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Full text of "Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France ... [sér. 1] t. 1-52, 1819-26; [sér. 2] t. 1-78, 1820-29"

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GENERAL  LIBRARY 
UNIVERSITY  OF  MICHIGAN. 


THE 


Hagerman  Collection 


OW    BOOKS    RILATINtt    TO 


NISTORY  AND  POUTICAL  SCIENCE 


BOI 


JAMES  J.  HAGERMAN  OF  CLASS  OF  *61 


IN 


OP 


Profcssor  Charles  Kcndall  Adams 


IN 


1883. 


I 


COLLECTION 


DES  MÉMOIRES 


MILATirS 


A  UHISTOIRE  DE  FRANCE, 


MÉMOIRES  DE  MADEMOISELLE  DE  MOJSTPENSIER, 

TOME  II. 


DE  l'imprimerie  DE   A.    BEUIf» 


COLLECTION 

DES  MÉMOIRES 


A.  L'HISTOIRE  DE  FRANCE, 


AVEC   DES   NOTICES  SUR    CBIQUE  AOTEUR, 
ET    DEi    OBSERVATIONS    SUK    CHAQl'E    OUVRAGE, 


PiB  M.   PETITOT. 


PARIS, 

FOUCADLT,  UBRAIRE,  RDE  DE  SORROWNE.  N».    9, 
i8a5. 


«    •. 


«;  '. 


MÉMOIRES 


DE 


W^  DE  MONTPENSIER 


SECONDE  PARTIE. 

[1647]  A.PRès  Pâques,  il  j  eut  une  assemblée  au 
Palais-Royal ,  à  cause  de  la  femme  d'un  ambassadeur 
de  Danemarck.  Le  prince  de  Galles  mena  au  bal  ma- 
demoiselle de  Guise  à  ma  prière,  au  lieu  de  mademoi- 
selle de  Longueville  qui  le  prëtendoit.  Le  comman- 
deur de  Jars ,  qui  est  serviteur  de  la  reine  d'Angle- 
terre, engageoit  autant  qu'il  le  pouvoit  le  prince  de 
Galles  à  faire  le  galant  de  mademoiselle  de  Guerchy  ^ 
il  souhaitoit  fort  qu'il  dit  qu'elle  ëtoît  plus  belle  que 
mademobelle  de  Châtillon  :  il  n'eut  pas  cette  com- 
plaisance pour  le  goût  du  commandeur  de  Jars.  Ce 
prince  avoit  oublié  dans  ce  bal-là  de  me  rendre  une 
courante,  comme  c'est  la  coutume  :  je  dis  au  prince 
Robert,  d'un  ton  qui  lui  fît  juger  que  je  le  trou- 
vois  mauvais,  que  c'étoit  bien  là  le  trait  d'un  habile 
homme  *,  et  tout  aussitôt  il  m'en  fit  toutes  les  excuses 
imaginables. 

Peu  de  temps  après  la  cour  partit  pour  Compiègne, 
et  de  là  elle  alla  à  Amiens  ;  et  le  désir  d'être  impéra- 
trice ,  qui  me  suivoit  partout ,  et  dont  reflet  me  pa- 
roissoit  toujours  proche,  me  faisoit  penser  qu'il  étoit 
T.  ^i.  i 


a  [1^47]  MÉMOIRES 

bon  que  je  prisse  par  avance  les  habitudes  qui  pou- 
voient  être  conformes  à  l'humeur  de  l'Empereur.  J'a- 
vois  ouï  dire  qu'il  ëtoit  dévot  j  et,  à  son  exemple ,  je 
la  devins  si  bien,   après  en  avoir  fait  l'apparence 
quelque  temps ,  que  j'eus  pendant  huit  jours  le  désir 
de  me  faire  religieuse  aux  Carmélites  :  dont  je  ne  fis 
confidence  à  personne.  J'étois  si  occupée  de  ce  désir, 
que  je  ne  mangeois  ni  ne  dormois  5  et  j'en  eus  une 
inquiétude  si  grande,  qvie,  jointe  à  celle  que  j'ai  natu- 
rellement ,  l'on  appréhenda  fort  que  je  ne  tombasse 
dangereusement  malade.  Toutes  les  fois  que  la  Reine 
alloit  dans  les  couvens  (ce  qui  arrivoit  souvent) ,  je 
demeurois  seule  dans  l'église,  et,  occupée  de  toutes 
les  personnes  qui  m'aimoient  et  qui  regrettoient  ma 
retraite,  je  me  mettois  à  pleurer.  Ce  qui  paroissoit 
en  cela  un  effet  du  détachement  de  moi-même  en 
ëtoit  un  de  la  tendresse  que  j'ai  seulement  :  je  puis 
dire  que  pendant  ces  huit  jours-là  l'Empire  ne  m'étoit 
rien.  Ce  n'étoit  pas  sans  avoir  quelque  vanité  de 
quitter  le  monde  dans  une  pareille  conjoncture,  qui 
feroit  dire  que  ce  n'étoit  que  la  connoissance  parfaite 
que  j'en  avois  qui  me  faîsoit  l'abandonner  malgré 
l'espérance  d'un  établissement  si  considérable  et  dont 
j*étois  satisfaite  ;  l'on  ne  pouvoit  pas  m'accuser  d'avoir 
pris  cette  résolution  par  aucun  dépit.  Confirmée  de 
jour  à  autre  dans  ce  dessein ,  je  me  déterminai  d^en 
parler  à  Monsieur  :  j'allai  chez  lui ,  et  il  étoit  au  jeu  ; 
je  ne  fis  qu'une  visite,  et  remis  la  communication  de 
mon  dessein  à  un  autre  jour.  Le  lendemain  il  vint  chez 
moi ,  et  j'étois  à  la  messe.  Après  avoir  manqué  plu- 
sieurs fois  l'occasion  de  l'entretenir,  il  vint  enfin  un 
soir  chez  moi ,  où  je  le  priai  de  m'entendre  sur  une 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [1647]  ^ 

affaire  dont  j'avois  à  lui  rendre  compte.  Il  me  tira 
aussitôt  à  part;  et  sur  l'ouverture  que  je  lui  fis  du 
bon  mouvement  qui  m'étoitvenu,  je  lui  demandai  la 
permission  d'examiner  cette  pensëe  et  de  Texëcuter , 
si  elle  continuoit  avec  les  sentimens  qui  lavoient  fait 
naître.  Il  me  dit  que  cela  venoit  de  ce  que  l'on  ne  tra- 
vailloit  pas  assez  à  mon  grë  à  me  marier  avec  TEmpe- 
reur.  Je  lui  répondis  que  cela  ne  pouvoit  pas  être, 
puisque  je  ne  m'en  souciois  plus  :  que  j'aimois  mieux 
servir  Dieu  que  d'avoir  toutes  les  couronnes  du 
monde.  A  quoi  j'ajoutai  mille  discours  de  cette  sorte, 
desquels  enfin  il  se  mit  en  colère ,  et  s'en  prit  aux  per- 
sonnes qui  me  voyoient  le  plus ,  et  me  dit  :  «  C'est 
((  madame  de  Brienne  et  ces  bigotes  qui  vous  met- 
«  tent  cela  en  tête;  vous  ne  leur  parlerez  plus,  et  je 
a  prierai  la  Reine  de  ne  vous  plus  mener  avec  eUe 
«  dans  les  couvens.  »  Lorsque  je  le  vis  prendre  ma 
déclaration  de  cette  sorte ,  la  crainte  que  j'eus  qu'il 
n'en  fit  du  bruit  me  détermina  à  le  supplier  de  n'en 
plus  parler,  et  je  l'assurai  que  je  ne  ferois  que  ce 
qu'il  me  commanderoit.  Aussi  n'a-t-on  jamais  mieux 
obéi  que  je  fis  en  cette  occasion-là  :  à  trois  jours  de 
là  je  ne  pensai  plus  à  ce  que  j'avois  dit  à  Son  Altesse 
Royale,  Madame  de  FouqueroUes  (0,  qui  l'avoit  dé- 

(i)  Madame  de  Fouquerolles  :  Jeanne^Lambert  d^Hcrbigny,  dont 
nous  avons  déjà  parle.  Elle  étoit  très-propre  h  détourner  Mademoiselle 
de  se  iàire  carmélite.  On  a  vu  qu^elle  avoit  eu  une  intrigne  avec  le  comte 
de  Maiilevrier,  et  que  les  billets  qui  avoient  été  trouvés  chez  madame  de 
Monibazon  avoient  causé  h  la  cour  une  grande  rumeur.  On  trouve  dans 
le  tome  XII  d^un  recueil  de  manuscrits  in*folio,  appartenant  à  la  biblio- 
thèque de  FArsenal ,  numérote  a83i ,  des  Mémoires  sous  le  nom  de  cette 
dame.  Voici  comment  elle  est  supposée  y  raconter  la  manière  dont  elle  fit 
connoissance.avec  Mademoiselle.  EUe  dit  qu'avant  la  mort  de  Louis  xiii , 

I. 


4  [^^4?]  MÉMOIKES 

couvert,  servit  à  m'en  détourner  5  et  Mondevergue , 
qui  me  parloit  incessamment  de  ce  mariage,  et  qui 
s'ëtoit  aperçu  de  ma  dévotion ,  disoit  quelquefois  : 
c(  Je  suis  le  diable  qui  vous  tente.  »  A  la  fin  Ton  eut 
à  la  cour  quelque  soupçon  de  Tintention  que  j'avois 
eue  de  me  retirer  du  monde  \  et  sur  ce  que  j'appris 
qu'on  en  avoit  raillé,  je  raillai  aussi,  et  me  défendis 
d'y  avoir  seulement  pensé. 

^tanc  devenae  yeuye ,  elle  se  brouilla  avec  son  père  ;  et  elle  ajoute  :  a  Je 
K  desirai  faire  la  rëvérence  à  Mademoiselle,  qui  e'toit  alors  fort  jeune  ;  et 
(c  ce  fut  un  de  mes  parens  qui  m^  mena.  Or ,  comme  je  paroissois  fort 
(c  retirée ,  je  ne  manquois  pas  de  faire  valoir  à  Mademoiselle  les  (re- 
«  queutes  visites  que  je  lui  rendois.  Mes  premiers  soins  eurent  un  suc- 
ft  ces  si  favorable  pour  moi,  que  cette  jeune  princesse  me  prit  en  amitié', 
c  attribuant  ce  que  je  faisois  pour  moi-m^me  à  un  effet  de  raffection  que 
«  j*avois  pour  elle.  Dans  ce  temps-là,  monsieur  son  pèreétoit  dans  le  plus 
(C  fort  de  ses  disgrâces ,  si  bien  qu'elle  n'étoit  visitée  que  de  peu  de  per- 
<  sonnes  :  ce  qui  fit  que  je  redoublai  mes  assiduités ,  desquelles  vérita' 
«  blement  elle  ne  me  devoit  guère  être  obligée,  puisque  je  ne  pouvois 
«c  avoir  d'occupation  meilleure ,  ni  plus  honorable  ;  mais  comme  elle 
(C  ne  le  pou  voit  discerner ,  elle  mVn  témoignoit  beaucoup  de  ressenti - 
H  ment.  Je  me  montrai  être  gaie  ou  triste  selon  les  événemens  des  af- 
«  faires  de  son  père ,  pour  qui  elle  a  toujours  eu  une  tendresse  non  pa- 
<c  reille  :  ce  qui  m'attiroit  d'autant  plus  son  amitié  qu'elle  ne  voyoit  pas 
a  que  j'étois  née  si  grande  comédienne ,  que ,  quelque  sentiment  que 
«  mon  visage  fit  paroitre,  j^en  avois  tout  le  contraire  dans  le  cœur,  et 
«  que  les  choses  m'étoient  indifiërentcs  quand  j'y  témoignois  le  plus 
«  d'affection.  J'agis  toujours  de  la  même  manière  ;  et  m'accommodant 
fc  an  temps ,  je  me  conformois  toujours  le  mieux  que  je  pouvois  à  tout 
fc  ce  que  je  jugeois  qui  lui  pouvoit  plaire.  Monsieur  revint  à  la  cour,  le 
ic  Boi  mourut ,  et  la  Reine  vint  k  Paris  :  de  sorte  que  les  assiduités  que 
fc  je  lui  rendois  furent  interrompues  par  celles  qu'elle  rendoit  à  la  Reine  ; 
(C  mais  je  ne  laissois  pas  de  la  voir  aussi  souvent  que  je  le  pouvois. 
«  J'étois  aussi  en  grande  amitié  avec  toutes  celles  pour  qui  elle  en  avoit, 
«  attendant  le  moment  que  je  serois  auprès  d'elle  mieux  que  personne 
«  ponr bâtir  ma  faveur  sur  leur  ruine....  »  Il  est  difficile  de  croire  qu'une 
femme  parle  ainsi  d'elle-même.  Nous  aurons  bientôt  occasion  de  donner 
nos  conjectures  sur  le  véritable  auteur  de  ces  Mémoires,  qui  ne  sont 
certainement  pas  de  madame  de  FonqueroUes. 


DB  MADEMOISELLE  XUB  MONTPSIfSIER.    [1647]  ^ 

Pendant  que  le  temps  de  la  campagne  se  passoit , 
notre  armée  n  ëtoit  occupée  qu'à  regarder  Farchiduc 
reprendre  une  partie  des  places  de  Flandre  que  Mon- 
sieur y  ayoit  prises  les  années  précédentes  avec  les 
armées  du  Roi.  Cette  oisiveté  qui  entretenoit  Thu- 
meur  mélancolique  de  Saujon ,  qui  y  étoit  et  qui  y  fai- 
soit  sa  charge  de  capitaine  aux  gardes ,  lui  donna  lieu 
de  s'entretenir  l'esprit  d'une  vision  qu'il  n'eut  pas 
plutôt  conçue  qu'il  la  fit  paroitre ,  et  dont  je  ne  dois 
pas  omettre  le  récit,  puisque  c'a  été  le  fondement 
d'une  affaire  qui  a  fait  assez  parler  à  la  cour  et  dans 
le  monde.  Yilermont,  gentilhomme  de  mérite,  capi- 
taine aux  gardes,  fut  fait  prisonnier  durant  cette  cam- 
pagne-là à  une  sortie  où  il  se  trouva,  pendant  que  le 
duc  d'Âmalfi  (Picolomini)  assiégeoit  Armentières.  Ce 
général  lui  permit  de  s'en  revenir  sur  sa  parole.  Avant 
que  de  partir  il  lui  donna  à  dîner  ;  et  comme  c'est  une 
chose  ordinaire  d'entretenir  les  étrangers  en  termes 
civils  et  avantageux  de  leur  pays,  le  duc  d'Amalfi, 
qui  est  estimé  un  des  plus  honnêtes  et  des  plus  galans 
hommes  de  notre  siècle ,  parloit  de  la  cour  de  France 
et  parla  de  moi  en  des  termes  avantageux ,  et  voulut 
faire  connoitre  que  j'étois  dans  son  pays  en  la  même 
estime  et  affection  avec  laquelle  il  venoit  de  s'expri- 
mer. Pour  finir  cet  éloge  il  dit  :  «  Nous  serions  trop 
u  heureux  d'avoir  en  ce  pays  une  princesse  faite  comme 
tt  celle-là.»  Yilermont,  qui  étoit  obligé  pour  venir  à 
la  cour  de  passer  par  l'armée ,  s'entretint  avec  Saujon, 
qui  étoit  son  ami ,  de  sa  prison ,  des  civilités  qu'on 
lui  avoit  faites,  et  des  nouvelles  du  pays  d'où  il  venoit. 
Il  lui  conta  ingénument  et  sans  dessein  les  propos  qui 
avoient  été  tenus  à  la  table  du  duc  d'Amalfi.  Saumon 


6  [1^47]  MEMOIRES 

s'imagina  qu  on  ne  devoit  pas  les  négliger,  par  le  grand 
profit  qu'il  -se  figuroit  qu'on  en  pouvoit  tirer  :  aussi 
fit-il  incontinent  connoître,  par  le  fondement  qu'il  en 
fit,  la  mince  portée  de  son  jugement.  Gomme  il  fai- 
soit  son  compte  sur  ce  discours  en  l'air,  il  m'écrivit 
par  Vilermont,  que  je  ne  connoissois  que  de  vue,  et 
qui  n'étoit  jamais  venu  chez  moi ,  afin  de  nous  obliger 
d'entrer  en  conversation  l'un  avec  l'autre  ;  il  me  manda 
que  Vilermont  avoit  souhaité  de  me  faire  la  révé- 
rence -,  que  c'étoit  un  homme  d'honneur  et  de  mérite; 
que  la  belle  action  qu'il  avoit  faite  pendant  cette 
campagne-là  le  prouvoit  bien  5  qu'il  s'étoit  jeté  dans 
Armentières,  où  éloit sa  compagnie-,  qu'il  passa  pour 
cela  déguisé  au  travers  de  l'armée  des  ennemis  ;  et' 
que  si  je  voulois  l'écouter,  il  me  diroit  beaucoup  de 
choses  particulières  que  je  serois  bien  aise  de  savoir. 
Après  avoir  lu  cette  lettre,  je  fis  la  meilleure  chère 
que  je  pus  à  Vilermont,  et  je  m'enquis  de  lui  de  ce 
qull  pouvoit  m'apprendre  du  pays  d'où  il  venoit. 
Après  m'en  avoir  dit  beaucoup  de  bien ,  il  me  rendit 
eùmpte  des  sentimens  qu'avoit  témoignés  à  mon  sujet 
le  duc  d'Amalfi ,  et  des  souhaits  qu'il  avoit  faits  ;  et 
ajouta  de  plus,  à  ce  que  je  viens  de  dire ,  que  ce  duc 
lui  avoit  demandé  si  l'on  me  marieroit  au  prince  de 
Galles  :  à  quoi  il  avoit  répondu  que  non.  Quoique  ce 
discours  ne  méritât  pas  la  moindre  réflexion ,  néan- 
moins les  termes  mystérieux  de  la  lettre  de  Saujon 
conférés  avec  ce  que  j'avois  déjà  reconnu  de  son  es- 
prit songe-creux  et  visionnaire,  je  jugeai  que  c'étoient 
là  les  importantes  affaires  qu'il  avoit  à  me  dire ,  et 
qu'il  vouloit  me  faire  comprendre  par  sa  dépêche. 
Pendant  que  l'on  perdoit  en  Flandre,  on  ne  gagnoit 


DE  MADEMOISELLJS  DE  MONTPESSIER.    [1647}  7 

pas  en  Catalogne.  La  Moussaye  arriva  à  Amiens,  en- 
voyé par  M.  le  prince  pour  apporter  la  noavelle.de 
la  levée  du  siège  de  Lérida.  Ceux  qui  étoient  bien 
aises  d'empêcher  que  M.  le  prince  ne  tirât  de  cette 
action  Thonneur  qui  lui  étoit  dû,  comme  s'il  n*y  en 
avoit  pas  à  acquérir  dans  les  disgrâces  aussi  bien  que 
dans  les  prospérités  de  la  guerre ,  voulurent  que  ce 
fût  un  malheur  capable  de  le  décrier  et  de  rabattre  un 
peu  de  sa  fierté.  Le  cardinal  Mazarin,  qui  étoit  le  plus 
flatté  de  cette  fausse  opinion,  y  trou  voit  pour  son  in- 
térêt particulier  plus  de  joie  que  personne.  Depuis 
le  refus  qu'on  avoit  fait  à  ce  prince  de  la  dépouille 
de  son  beau-frère,  dont  le  cardinal  avoit  profité  sous 
main,  ce  ministre  redoutoit  toujours  le  ressentiment 
qu'il  voyoit  bien  que  le  prince  en  pouvoit  conserver: 
de  sorte  qu'il  vouloit  se  servir  de  cette  oceasion  pour 
afibiblir  le  crédit  de  son  ennemi  dans  le  public, 
comme  il  faisoit  toujours  bien  aisément  dans  le  ca- 
binet. 11  alloit#u  devant  de  tout  ce  qui  pouvoit  être 
imputé  à  la  juAification  de  M.  le  prince ,  parce  qu'il 
savoit  *bien  qu'il  ne  s'étoit  vu  dans  la  nécessité  d*a- 
bandonner  ce  siège  que  parce  qu'on  l'avoit  laissé 
dans  la  nécessité  de  tout  ce  qu'il  falloit  pour  l'entre- 
prendre et  pour  l'achever.  Tous  ces  artifices  ne  pu- 
rent prévaloir  contre  la  vérité,  qui  fut  bientôt  connue 
de  tout  le  monde ,  qui  trouvoit  que  c'étoit  une  sagesse 
au-dessus  de  l'âge  de  M.  le  prince  d'avoir  su  si  bien 
prévoir  le  péril  où  on  l'avoit  engagé  d'exposer  l'armée 
du  Roi ,  de  l'avoir  conservée  par  une  retraite  qui ,  en 
lui  faisant  manquer  la  conquête  de  Lérida ,  lui  faisoit 
remporter  une  victoire  sur  son  humeur  et  sur  son 
inclination,  qui  lui  coûtoit  plus  que  toutes  les  fatigues 


8  [1^47]  MÉMOIRES 

de  ses  campagnes  passées.  Il  ayoit  à  la  vëritë  si  chè- 
rement acquis  la  réputation  d'une  incomparable  va- 
leur, qu'il  eût  fallu,  pour  la  rendre  seulement  douteuse 
daiis  le  monde ,  qu'il  eût  levé  autant  de  sièges  qu'il 
•avoit  pris  de  places ,  et  qu'il  eut  perdu  autant  de  ba- 
tailles qu'il  en  avoit  gagné.  Aussi  ce  que  ses  ennemis 
voulurent  en  cela  tourner  contre  sa  gloire  n'a  servi 
qu'à  la  relever  davantage ,  et  à  faire  dire  qu'il  étoit 
bienheureux ,  parce  qu'il  ne  manquoit  à  toutes  les 
preuves  qu'il  avoit  données  de  son  courage ,  qu'une 
occasion  d'en  donner  de  sa  prudence  pour  être  estimé 
le  plus  grand  capitaine  de  son  siècle ,  et  qu'il  n  avoit 
pas  perdu  le  temps  de  la  faire  parokre.  J'étois  pour- 
tant de  ceux  qui  appeloient  cela  disgrâce.  Quoique 
j'eusse  alors  de  l'aversion  pour  sa  personne  et  pour 
sa  maison ,  la  dévotion  où  j'étois  dans  ce  voyage-là 
fit  que  néanmoins  je  n'en  eus  pas  de  joie,  et  jusque- 
là  que  je  ne  pus  prendre  plaisir  à  le  voir  insulter,  et 
ne  voulus  pas  apprendre  les  chansonMuë  l'on  en  fit , 
et  je  ne  les  ai  sues  que  long-temps  après 

Depuis  la  nouvelle  de  la  levée  du  siège  de  Lérida, 
Ton  ne  fit  pas  grand  séjour  à  Amiens,  d'où  la  cour 
revint  à  Paris.  Quoique  le  dessein  d'être  religieuse 
m'eût  quittée ,  la  dévotion  qui  s'étoit  séparée  de  cette 
envie  m'étoit  demeurée,  et  je  me  l'étois  rendue  si  sé- 
vère que  je  n'allois  point  au  Cours,  je  ne  mettois 
point  de  mouches  ni  de  poudre  sur  mes  cheveux.  La 
négligence  que  j'avois  pour  ma  coiffure  les  rendoit  si 
mal  propres  et  si  longs,  que  j'en  étois  toute  déguisée  ; 
j'avois  trois  mouchoirs  de  cou  qui  m'étouffoient  en 
été,  et  pas  un  ruban  de  couleur,  comme  si  j'eusse 
voulu  avoir  Fair  d'une  personne  de  quarante  ans  ^  et  je 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.   [1647]  9 

pense  même  que  Ton  m'auroit  fait  plaisir  de  me  le 
dire,  quoique  je  fusse  très-éloignée  d'en  avoir  Tâge. 
Je  n'aTois  de  satisfaction  qu'à  lire  la  vie  de  sainte 
Thérèse,  et  de  parler  ou  d'entendre  parler  d'Alle- 
magne -,  il  y  avoit  une  telle  réforme  dans  ma  manière 
de  vivre  et  de  m'habiller ,  que  vous  ne  vous  étonnerez 
pas  que  cela  n'ait  pas  continué.  Ce  qui  m'abandonna 
le  dernier  fut  ma  pensée  pour  l'Allemagne.  Monsieur 
en  écrivit  à  M.  le  duc  François  de  Lorraine  qui  étoit 
à  Vienne,  qui  voulut  bien  s'en  entremettre*,  toute 
sorte  de  médiation  m'étoit  bonne,  sans  examiner 
quelle  elle  pouvoit  être.  La  qualité  de  celui-ci  ne  me 
faisoit  point  douter  de  sa  capacité  ni  de  son  crédit  : 
ainsi  j'en  attendois  beaucoup.  Ce  fut  l'abbé  de  La  Ri- 
vière qui  m'en  parla  le  premier ,  et  qui  fut  ravi  de 
m'amuser  de  ce  qui  pouvoit  me  plaire  pour  être  bien 
auprès  de  moi,  parce  que  je  ne  l'aimois  pas  naturel- 
lement. Ce  qui  lui  faisoit  le  plus  de  peine ,  c'est  que 
je  disois  librement  à  Monsieur  tout  ce  que  j'apprenoîs 
qu'on  disoit  dans  le  monde  de  son  ministère,  où  je 
n'apprenois  rien  à  son  avantage,  parce  qu'il  étoit  sou- 
vent soupçonné  de  trahir  son  maître ,  et  que  personne 
que  moi  n'osoit  le  faire  remarquer  à  Son  Altesse 
Royale.  Cet  incident  me  mit  dans  une  grande  amitié 
avec  Madame,  que  je  négligeois  assez  auparavant^  et, 
contre  ce  que  j'avois  accoutumé,  je  lui  rendois  de 
grands  soins  et  de  fréquentes  visites  sans  m'ennuyer 
avec  elle.  Je  savois  que  l'amour  de  Monsieur  pour 
mademoiselle  de  Saujon  ne  lui  plaisoit  pas  :  j'en  avertis 
la  demoiselle ,  et  la  grondai  de  ce  qu'elle  ne  faisoit 
pas  là-dessus  ce  qu'elle  devoit»  Ce  furent  des  répri- 
mandes inutiles,  parce  qu'elle  avoit  pris  là-dessus 


10  [^^4?]  MEMOIRES 

UQ  si  mauvais  pli,  que  la  manière  suffisante  dont  elle 
recevoit  ce  que  je  lui  disois  m'en  rebuta  :  de  sorte 
que  je  m'abstins  de  lui  parler  à  mon  ordinaire  ^  et  je 
ne  lui  parlai  presque  plus  ;  en  quoi  je  ne  fis  pas  plaisir 
à  Monsieur,  qui  devint  aussi  mal  satisfait  de  moi  que 
Madame  en  étoit  contente.  A  ce  propos  je  dirai  ici 
ce  que  j'ai  remarqué ,  et  qui  m'a  été  confirmé  par 
Monsieur  même,  qui  est  que  l'on  ne  sauroit  être  par- 
faitement bien  avec  lui  et  avec  Madame  ensemble , 
quoiqu'il  lui  témoigne  et  qu'il  ait  effectivement  beau- 
coup d'amitié  pour  elle ,  et  qu'il  vive  dans  sa  maison 
avec  la  même  facilité  d'humeur  et  de  complaisance 
qu'un  bon  bourgeois  vit  dans  sa  famille. 

Saujon  qui  ne  voyoit  point  de  réponse  à  sa  lettre, 
et  à  qui  il  ennuyoit  de  ne  pas  savoir  de  quelle  ma- 
nière je  m'étois  laissée  prendre  à  l'appât  de  l'entre- 
tien du  duc  d'Amalfi,  eut  impatience  d'en  venir  ap- 
prendre lui-même  des  nouvelles.  Il  fit  un  voyage  à 
Paris  pour  quelques  affaires  de  l'armée ,  par  l'ordre 
des  généraux^  dont  je  crcns  qu'il  les  sollicita,  afin 
d'avoir  un  prétexte  de  venir.  11  ne  concevoit  pas  que 
l'on  pût,  sans  manquer  de  bon  sens,  perdre  un  mo- 
ment de  temps  à  profiter  de  ce  que  Vilermont  lui 
avoit  rapporté.  La  dévotion  où  il  me  trouva,  les  ser- 
mons que  je  lui  fis  sur  le  bon  état  où  se  doivent 
lAettreles  gens  de  guerre,  qui  sont  plus  souvent  ex- 
posés que  les  autres  au  péril  de  la  mort,  l'étonnè- 
rent  tellement  qu'il  ne  me  parla  de  rien  :  ce  qui  lui 
en  ôta  encore  le  moyen  fut  que  je  ne  lui  nommai 
pas  seulement  le  nom  de  Vilermont. 

La  cour  fit  vers  l'automme  un  voyage  à  Fontaine- 
bleau ,  où  je  recommençai  à  prendre  goût  pour  les 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.   [1647]         '^ 

divertissemens  :  de  sorte  que  j'étois  avec  plaisir  aux 
promenades  ^  aux  divertissemens  et  aux  comédies. 
Cela  ne  servit  qu'à  modérer  l'excès  de  l'austëritë  où 
je  m'ëtois  réduite  :  il  resta  toujours  dans  mon  cœur  lea 
sentimens  de  la  dévotion  qui  m'avoient  pensé  con- 
duire jusques  aux  Carmélites.  Monsieur,  frère  du  Roi^ 
ne  fut  point  du  voyage  parce  qu'il  n'étoit  point  encore 
guéri  de  la  rougeole  qu'il  avoit  eue  dans  Tété ,  à  la* 
quelle  succéda  une  fort  grande  dysenterie  qui  le  mit 
en  danger.  Incontinent  que  la  nouvelle  en  fut  ap- 
portée à  Leurs  Majestés  ,  la  Reine  s'en  alla  en  toute 
diligence  à  Paris  ;  le  Roi  et  M.  le  cardinal  Mazarin  de- 
meurèrent à'  Fontainebleau  :  il  n'y  eut  que  moi  qui 
accompagnai  la  Reine.  L'on  ne  fut  pas  long-temps  dans 
l'appréhension  d'an  mauvais  événement  de  la  maladie 
de  M.  le  duc  d'Anjou  -,  nous  ne  fûmes  obligées  que 
d'être  deux  jours  à  Paris  pour  y  voir  l'amendement, 
après  lequel  la  Reine  reprit  le  chemin  de  Fontainebleau 
avec  la  même  diligence  qu'elle  en  étoit  partie.  Madame 
y  vint  ensuite ,  où  notre  amitié  et  mes  rigueurs  pour 
mademoiselle  de  Saujon  continuèrent  comme  aupara- 
vant :  aussi  Monsieur  n'en  étoit^il  pas  plus  content  là 
qu'à  Paris.  L'abbé  de  La  Rivière,  qui  s'en  apercevoît, 
me  disoit  quelquefois  que  si  je  voulois  je  serois  admi- 
rablement bien  avec  Monsieur ,  parce  que  je  ne  lui 
déplaisois  qu'en  certaines  choses  de  peu  de  consé- 
quence ,  auxquelles  je.pouvois  et  je  devois  prendre 
garde.  Je  lui  demandai  ce  que  c'étoit  :  il  me  répondit 
que  je  n'avois  qu'à  les  bien  étudier,  et  que  quand  je 
les  connoitrois  j'eusse  à  m'en  corriger.  Entre  les  di- 
vertissemens que  l'on  eut  à  Fontainebleau ,  il  y  eut  un 
bal  pour  Tsmiour  du  prince  de  Galles,  qui  y  vint  faire 


la  [164^]  MÉMOIRES 

un  tour.  L'afikire  d'Allemagne ,  qui  pour  lors  étoit  pu- 
blique et  pour  laquelle  on  croyoit  que  la  cour  agissoit 
de  bonne  foi ,  refroidit  un  peu  les  empressemens  du: 
prince  de  Galles,  et  Ton  dit  qu'il  faisoit  Tamant  dés- 
espéré :  je  n'étois  pas  tendre  là-dessus.  Il  ne  fut  que 
trois  jours  à  son  voyage ,  et  la  cour  revint  à  Paris,  où 
l'hiver  se  passa  à  l'ordinaire  en  bals  et  en  comédies  ; 
et  le  seul  M.  de  Guise  fut  la  matière  de  l'entretien  de 
toute  la  cour,  par  le  voyage  qu'il  fit  alors  à  Rome  pour 
solliciter  la  dissolution  de  son  mariage  avec  la  com- 
tesse de  Bossu ,  afin  de  pouvoir  épouser  mademoiselle 
de  Pons. 

[1648]  La  cour,  qui  n'avoit  eu  d'autre  intention  que 
de  me  tromper  dans  l'espérance  qu'elle  m'avoit  tou- 
jours donnée  de  me  marier  avec  l'Empereur,  et  qui 
savoit  qu'il  étoit  prêt  de  conclure  un  autre  mariage 
que  les  nouvelles  du  monde  rendroient  bientôt  pu- 
blic, se  vit  obligée  de  m'en  faire  part,  et  de  commencer 
par  là  à  se  dégager  de  la  parole  qu'on  m'avoit  donnée. 
Pour  ne  montrer  leur  fourbe  que  le  moins  grossière- 
ment qu'ils  pourroient ,  labbé  de  La  Rivière ,  qui  dans 
cette  comédie  jonoit  un  personnage  considérable,  fut 
le  premier  qui  me  vint  dire  que  les  nouvelles  d'Al- 
lemagne alloient  mal,  que  l'on  parloit  de  marier  l'Em- 
pereur avec  une  des  archiduchesses  du  Tyrol ,  et  me 
donna  à  entendre  que  ce  dessein  venoit  de  la  cour  d'Es- 
pagne :  qu'il  ne  falloit  pas  essayer  de  le  pouvoir  rompre. 
Le  dépit  que  j'en  eus  me  fit  rechercher  avec  tant  de  cu- 
riosité la  vérité  de  ce  fait,  que  je  découvris  que  le  car- 
dinal Mazarinetl'abbédeLaRivièrem'avoienttrompée; 
qu'ils  ne  m'avoient  fait  voir  de  belles  apparences  à  cet 
établissement  que  pour  m'entretenir  d'un  vain  espoir  i 


DB   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [1648J         l3 

qu  ilsn  avoient  en  effet  jamaistravaillé  aux moyensd^en 
faire  réussir  le  dessein.  Quoique  je  fusse  persuadée 
que  ces  gens-là  n  agissoient  point  de  bonne  foi ,  je  ne 
laissai  pas  d'être  sensiblement  saisie  de  colère  contre  la 
cour  -,  et  c'étoit  un  ressentiment  qui  me  faisoit  d'autant 
plus  de  peine  que  je  n'avois  pas  moyen  d'en  donner  des 
effets.  Pendant  que  j'étois  ainsi  leurrée  à  toute  heure  de 
tousles  établissemens  qui  me  pourroient  être  propres , 
Saujon  revint  de  l'armée ,  qui  ne  me  parla  de  rien  ;  il 
me  venoit  voir  souvent ,  et  un  jour  entre  autres  qu'il 
y  étoit ,  un  gentilhomme  qui  est  à  moi  nommé  La  Tour, 
que  j'aime  fort,  avec  qui ,  parla  confiance  que  j'ai  en 
lui,  je  m'entretenois  de  mon  chagrin  contre  la  cour, 
me  demanda  si  Saujon  ne  m'avoit  point  montré  de 
lettres  :  je  lui  dis  que  non.  Je  le  vis  sur  l'heure,  je 
l'appelai  :  il  m'en  fit  voir  une  qu'on  lui  avoit  écrite  de 
Flandre,  qui  portoit  que  le  bruit  avoit  succédé  aux 
souhaits  qu'ils  avoient  faits  ensemble  5  que  Ton  y  par* 
ioit  de  l'espérance  que  l'on  avoit  de  me  voir  mariée 
avec  l'archiduc;  que  l'on  ne  doutoit  point  qu'il  ne  de- 
vint souverain  du  pays  ;  et  ce  correspondant  lui  ftiar- 
quoit  que  par  les  grandes  habitudes  qu'il  avoit  auprès 
des  plus  considérables  de  ceux  qui  gouvernoient  pour 
le  roi  d'Espagne ,  et  même  auprès  de  ceux  qui  étoient 
le  mieux  dans  l'esprit  de  l'archiduc ,  il  lui  en  pouvoit 
mander  des  nouvelles  assurées.  Saujon  me  montra 
deux  ou  trois  lettres  qui  étoient  sur  le  même  ton  :  il 
m'entretenoit  souvent  du  bonheur  qui  pourroit  être 
attaché  à  cette  condition  future,  et  me  faisoit  com- 
prendre la  beauté  (}e  l'établissement  par  celle  du  pays. 
Je  comprenois  bien  ce  qu'il  disoit ,  non  pas  qu'il  fût 
capable  de  faire  réussir  un  tel  dessein.  Pour  me  le 


l4  [164SJ   MÉMOIRES 

rendre  encore  plus  indubitable,  il  me  demanda  per- 
mission de  se  défaire  d  une  compagnie  qu'il  avoit  au 
régiment  des  Gardes ,  pour  se  pouvoir  plus  librement 
attacher  auprès  de  moi.  Après  s'en  être  défait,  il  me 
dit  sur  la  fin  du  carême  qu'il  vouloit  penser  à  trouver 
un  prétexte  pour  faire  quelques  voyages  en  Flandre  : 
je  trouvois  cette  vision  assez  creuse  -,  de  plus  il  me  di- 
soit  que  je  verrois  combien  il  avanceroit  l'affaire.  Cette 
chimère  lui  dura  long-temps  dans  l'esprit  :  il  en  par- 
loit  souvent^  et  comme  j'aime  les  fous,  soit  gais,  soit 
mélancoliques,  et  que  je  ne  croyois  pas  que  cette  ac- 
tion pût  devenir  sérieuse,  je  l'écoutois.  J'allai  à  Saint- 
Denis  passer  la  semaine  sainte  aux  Carmélites ,  où 
j'avois  accoutumé  de  me  retirer  aux  bonnes  fêtes  :  il 
envoya  savoir  de  mes  nouvelles  sur  ce  qu'il  apprit  que 
je  m'étois  heurté  la  tête ,  afin  de  m'écrire  pour  me 
mander  qu'un  ordinaire  par  lequel  il  attendoit  des  nou- 
velles ne  lui  avoit  point  apporté  des  lettres.  Je  n'avois 
jamais  pris  cette  affaire  dans  une  autre  intention  que 
celle  que  je  viens  de  dire.  Quant  à  Saujon ,  je  ne  sais 
quelle  conduite  il  eut  :  je  le  vis  le  lendemain  que  je 
fus  revenue  de  Saint-Denis ,  et  je  fus  tout  étonnée 
que  le  jour  d'après  Vilermont  me  vint  voir,  et  me  dit 
que  Saujon  venoit  d'être  arrêté.  Je  ne  counoissois  point 
de  crime  dans  tout  ce  qu'il  avoit  fait  -,  j'en  demandai 
la  raison  à  Vilermont,  qui  me  dit  que  je  la  savoisbien*, 
et  après  l'avoir  cherchée ,  la  connoissance  que  nous 
avions  de  l'humeur  qu'il  a  de  se  faire  de  fête  mal  à 
propos  nous  fit  juger  à  tous  deux  en  même  temps 
que  ce  seroit  sa  prétendue  négociation  :  ce  qui  me  fit 
craindre  aussitôt  qu'il  n'en  eût  fait  plus  qu'il  ne  m'en 
avoit  dit.  Je  m'en  allai  d'abord  chez  la  Reine,  où  je 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l648]         l5 

rencontrai  Comminges  parent  de  Saujon ,  qui  m'an- 
nonça avec  surprime  la  même  nouvelle  que  m'avoit  dite 
Vilermont ,  dont  je  témoignai  de  rëtonnement  et  ne 
fis  pas  semblant  d'en  rien  savoir  :  ce  qu'il  ne  crut  ce- 
pendant pas. 

Je  fus  à  la  vërité  encore  plus  ëtonnëe  que  la  Heine 
ne  m'en  parlât  point,  et  de  ce  que  de  là  j'allai  au  Luxem- 
))oarg,  OUI  Monsieur  ne  m'en  dit  rien.  Pour  Madame, 
qui  je  crois  u'avoit  point  de  part  au  secret  de  cette 
conduite,  elle  me  témoigna  que,  selon  l'opinion  qu  elle 
avoit  que  Saujon  ëtoit  mon  serviteur,  elle  étoit  fâchée 
de  sa  disgrâce.  Je  voulus  voir  en  même  temps  la  sœur 
de  Saujon ,  qui  étoit  alors  fille  d'honneur  de  Madame 
et  présentement  sa  dame  d'atour  \  et  elle  n  y  étoit  pas. 
J'y  retournai  le  lendemain,  et  j'allai  dans  sa  chambre. 
Aussitôt  qu'elle  me  vit  elle  s'abandonna  à  de  grands 
cris  de  douleur,  m'adressa  ses  plaintes ,  et  se  prenoit 
à  moi  de  la  prison  de  son  frère ,  quoiqu'elle  ne  m'en 
dit  rien.  J'en  fus  assez  surprise  :  néanmoins  je  trouvai 
le  moyen  de  la  laisser  un  peu  consolée  ,  et  au  bout 
de  deux  jours  on  ne  parU  plus  de  cette  affaire  que 
comme  d'une  bagatelle.  Saujon  n'a  voit  encore  eu  jusque 
là  que  la  maison  du  prévôt  de  L'Isle  pour  prison ,  et 
l'on  ne  lui  disoit  riea  du  crime  dont  l'on  prétendoit 
l'accuser.  Je  trouvois  de  l'injustice  de  ce  qu'il  étoit 
traité  de  la  sorte  :  j'en  parlai  à  l'abbé  de  La  Rivière, 
pour  qu'il  en  parlât  au  cardinal  Mazarin.  La  Rivière 
me  dit  seulement  que  Saujon  étoit  fort  criminel  ;  et  à 
quelques  jours  de  là  il  me  vint  voir,  et  sans  me  parler 
du  prisonnier  il  se  mit  assez  hors  de  propos ,  ce  me 
semble ,  à  m'entretenir  d'Allemagne  et  des  partis  qui 
m'y  pouvoient  être  propres  ]  et  pour  me  lai^i^er  une 


l6  [1648J    MÉMOIRES 

impression  favorable  de  sa  conversation ,  il  me  dit  que 
Monsieur  n'avoit  jamais  été  plus  content  de  moi  qu'il 
rétoit  alors ,  et  que  j'étois  tout-à-fait  bien  avec  lui  : 
ce  que  je  croyois  assez  aisément,  parce  que  je  savois 
bien  n'avoir  rien  fait  qui  l'obligeât  au  contraire.  Ces 
deux  seuls  points  firent  tout  l'entretien  que  l'abbé  de 
La  Rivière  eut  avec  moi  ;  je  ne  sus  que  juger  de  son 
dessein,  sinon  qu'il  vouloit  me  dépayser  par  là,  pour 
m'ôter  de  l'esprit  qu'il  se  voulût  mêler  de  l'aflfeire  de 
Saujon  :  en  quoi  je  me  confirmai  par  un  message  que 
je  reçus  peu  ap^ès  de  la  part  de  Saujon ,  qui  me  fit 
savoir  qu'on  ne  l'avoit  pas  oublié.  Il  me  manda  que 
le  lieutenant  criminel  avoit  été  l'interroger  :  qu'il  lui 
avoit' demandé  s'il  avoit  été  en  Hollande,  et  s'il  y  écri- 
voit  quelquefois.  Il  répondit  affirmativement  à  ces  deux 
questions*,  et  pour  mieux  satisfaire  à  la  seconde,  il 
avoit  ajouté  qu'il  y  avoit  un  frère  capitaine  d'infanterie 
à  qui  il  écrivoit  tous  les  ans  une  fois  ou  deux^  qu'il 
lui  âvoit  demandé  s'il  avoit  été  en  Flandre ,  et  qu'il 
lui  avoit  répondu  qu'il  y  avoit  servi  deux  ou  trois 
campagnes-,  et  que  l'interrogatoire  avoit  fini  là.  M.  le 
cardinal  Mazarin  l'envoya  quérir ,  et  lui  fit  d'abord 
toutes  les  promesses  imaginables  pour  lui  faire  dire 
que  je  savois  ce  qu'il  avoit  fait  :  ce  qui  étoit  si  faux 
que  je  n'ai  jamais  pu  savoir  ce  que  portoit  sa  lettre  que 
l'on  avoit  surprise.  Saujon  nia  que  j'eusfse  aucune  con- 
noissance  de  sa  lettre.  Cette  conversation  dura  quel- 
ques heures  sans  que  le  cardinal  Mazarin  pût  tirer  de 
Saujon  que  la  vérité,  quoique  celle-là  ne  lui  fût  pas 
agréable,  puisqu'elle  me  justifioit  absolument*,  elle  ne 
rétoit  pas  encore  en  une  autre  manière  :  Saujon  n  étoit 
niagiéable  ni  éloquent.  Â  son  retour  de  chez  le  prévôt 


DB  MADEMOISELLE  DE  MO!ITPEllSI£R.   [l648]         17 

de  L*Isle,  il  envoya  chercher  son  frère  pour  me  mander 
par  loi  ce  qne  M.  le  cardinal  Mazarin  lui  aVoit  dit,  et 
qu'il  croyoit  que  la  Reine  et  Monsieur  me  feroient  une 
réprimande  là-dessus  \  qu*U  me  demandoit  pardon  d'en 
être  la  cause,  et  me  supplioit  de  considérer  qu'il  avoît 
fait  cela  à  bonne  intention.  Cette  affaire  me  devoit 
faire'songer  toute  ma  vie  à  n'avoir  point  de  commerce 
avec  des  gens  imprudens  ni  des  visionnaires.  Pai  une 
trop  grande  bontë  naturelle  qui  me  fait  croire  que 
tout  le  monde  a  toujours  les  intentions  aussi  droites 
que  moi,  et  par  la  suite  de  ces  Mémoires  vous  verrez 
comme  j'ai  encore  été  attrapée  par  des  gens  impru- 
dens. La  sincérité  avec  laquelle  j'agis ,  et  mon  inno- 
cence en  cette  renconlre ,  me  persuadèrent  qu'elles  me 
tireroient  de  ce  pas-là.  Ainsi  je  n'eus  nulle  inquiétude 
detoutceque  M.  lecardinalMazarinavoitditàSaujon, 
et  je  traitai  cela  de  bagatelle.  Je  me  promettois  bien 
plus  des  bontés  de  la  Reine  et  de  Monsieur  que  je  ne 
leur  en  trouvai.  J'allai  au  Palais-Royal  ensuite  de  l'avis 
de  Saujon,  comme  je  faisois  tous  le^  jours  :  on  ne  me 
dit  mot.  Comme  je  sortois  de  chez  mademoiselle  de 
Beaumont,  qîii  est  une  personne  libre  et  à  qui  j'ai  tou- 
jours permis  d'agir  de  cette  manière  avec  moi ,  elle 
me  cria  :«  Princesse,  l'on  dit  que  Saujon  vous  vouloit 
«  enlever  pour  vous  mener  épouser  l'archiduc.»  Je  me 
mis  à  rire ,  et  nous  traitâmes  cette  affaire-là,  elle  et  moi, 
de  ridicule,  comme  elle  l'étoit;  et  cela  tout  haut  dans 
la  chambre  de  la  Reine. 

Je  m'en  allai* au  palais  du  Luxembourg  dans  la  ré- 
solution d'en  parler  à  l'abbé  de  La  Rivière ,  puis  à 
Monsieur:  il  soupa  chez  M.  le  cardinal  Mazarin*,  il 
revint  si  tard  que  je  ne  l'attendis  point.  Pour  La  Ri- 
T.  4i-  ^ 


l8  [164^]    MÉMOIRES 

vière,  il  me  fit  des  excuses  de  ce  qu'il  ne  venoit  point 
me  parler:  qu'il  étoit  occupé  pour  les  affaires  de  Son 
Altesse  Royale  Monsieur.  Le  lendemain  le  jeune  Sau- 
jon  me  vint  voir,  et  me  dit  que  son  frère  avoit  encore 
eu  une  conversation  avec  M.  le  cardinal  Mazarin ,  et 
que  la  conclusion  avoit  été  que  puisque  Ton  ne  pou- 
voit  tirer  de  lui  ce  qu'on  désiroit,  la  Reine  et  Mon- 
sieur verroient  ce  qu'ils  auroient  à  faire  avec  moi. 
J'aUai  au  Palais-Royal ,  et  Ton  ëtoit  encore  au  con- 
seil 5  je  fis  cependant  une  visite,  résolue  de  tirer  quel- 
ques ëclaircissemens  de  cette  affaire.  Comme  j'y  re- 
tournai, l'abbë  de  J^ja  Rivière,  qui  sortit  des  premiers 
du  conseil,  vint  à.  moi,  et  me  dit  :  a  11  n'est  plus 
«  temp^  de  vous  celer  la  colère  où  la  Reine  et  Mon- 
«  sieur  sont  contre  vous  -,  ils  vous  le  témoigneront 
«  bientôt,  et  vous  n'en  ignorez  pas  le  sujet.  »  Je  lui 
répondis  que  je  ne  sa  vois  pas  ce  que  j'avois  pu  faire 
qui  pût  déplaire  à  la  Reine  et  à  Monsieur  ^  que  si  ma 
conduite  méritoit  un  aussi  mauvais  traitement  que 
celui  dont  il  me  menaçoit,  j'espérois  que  la  Reine 
prendroit  son  temps  pour  me  dire  ce  qu'il  lui  plairoit 
auVal-de-Grâce  en  particulier ,  et  Monsieur  dans  son 
cabinet  5  et  que  je  n'étois  pas  d'un  âge  à  me  faire  des 
réprimandes  devant  le  monde.  Comme  nous  en  étions 
là.  Monsieur  m'appela^  j'entrai  dans  la  galerie  de  la 
Reine.  Mademoiselle  de  Guise ,  qui  étoit  avec  moi , 
me  suivit 5  Monsieur  lui  ferma  la  porte  au. nez  avec 
assez  de  furie  :  ce  qui  m'eût  dû  effrayer  si  ma  cons- 
cience m'eût  causé  quelques  remords.  J*étoi&  fort 
tranquille*,  je  me  sentois  innocente  de  l'accusation 
formée  contre  moi.  J'avançai  vers  la  Reine  ^.  qui  me 
salua  d'une  mine  en  colère  *,  elle  dit  à  M.  le  cardinal 


DE   MÀDEMOISfiLLE   DE  MONTPENSIER.    [l648]  19 

Ma2ariii  :  «  Il  faut  attendre  que  son  père  soit  venu.  » 
Je  me  mis  dans  Une  fenêtre  qui  étoit  plus  ëleyëe  que 
le  reste  de  la  galerie ,  et  j'écoutai  là  avec  toute  la 
fierté  qu'on  peut  avoir  quand  elle  a  la  raison  de  son 
côté  :  ce  qui  est  beaucoup  avoir  par  dessus  les  per- 
sonnes qui  ont  tant  d'autres  prérogatives  au-dessus 
de  nous.  Comme  Monsieur  fut  venu,  la  Reine  eom- 
mença  d'un  ton  assez  aigre  :  a  Nous  savons ,  votre 
a  père  et  moi  9  les  menées  que  vous  avez  avec  Sau- 
^  jon ,  et  les  grands  desseins  qu'il  avoit.  »  Je  répondis 
que  je  n'en  avois  nulle  connoissance  :  que  j'avois  bien 
de  la  curiosité  de  savoir  ce  que  Sa  Majesté  vouloit 
dire,  et  qu'elle  me  feroit  bien  de  l'honneur  de  me 
l'apprendre.  Sur  quoi  elle  repartit  que  je  ne  Tignorois 
pas ,  puisqu'il  étoit  en  {prison  pour  l'amour  de  moi ,  et 
que  j'étois  la  cause  de  l'état  où  il  étoit.  Je  répliquai 
que  pour  être  mon  serviteur  cela  ne  donnoit  ni  4e  la 
prudence  ni  du  bonheur ,  et  que  quoique  Saujon  le 
fût,  il  pouvoit  bien  manquer  de  lun  et  de  l'autre.sans 
que  j'en  fusse  cause.  Elle  poursuivit  :  «  Nous  savons 
«  que  Saujon  vous  veut  marier  à  l'archiduc  y  qu'il 
«  vous  dit  qu'il  aura  les  Pays-Ba»  en  souveraineté ,  et 
<(  force  autres  chimères  dont  vous  vous  êtes  laissée 
«  persuader  comme  d'uqe  vérité  :  l'archiduc  est  le 
«  dernier  des  hommes ,  et  lé  plus  méchant  parti  qui 
a  se  puisse  trouver.  )> 

Gomme  je  ne  disois  mot,  la  Reine  me  disoit  :  a  Ré- 
«  pondeZh  »  Je  lui  obéis,  et  lui  répondis  qu'elle  fai-- 
soit  bien  de  l'honneur  à  Saujon ,  s'il  avoit  été  capable 
de  se  persuader  un  tel  dessein,  de  le  mettre  en  prî* 
son  comme  un  homme  raisonnable ,  et  que  les  Petites- 
Maisons  étoient  un  lieu  bien  plus  propre  si  le  Ëiit  étoit 

2. 


20  [l64^]   MÉMOIBES 

vérifie  ;  que  d'entreprendre  de  faire  ce  qui  n'appar- 
tenoit  qu'au  Roi  son  frère ,  il  falloit  être  fou  5.  que  pour 
moi,  jen'avois  pas  passé  jusquàçette  heure  pour  folle 
dans  le  monde ,  et  qu  il  faudroit  que  je  le  fusse  bien 
pour  laisser  le  soin  de  mon  établissement  à  M.  de 
Saujon;  et  que  je  devois  bien  espérer,  après  celui 
qu'elle  avoit  eu  d'établir  la  reine  de  Pologne,   qui 
n'étoit  ni  de  ma  qualité  ni  en  rien  égalje  à  moi ,  qu'elle 
feroit  paroitre  en  ma  personne  la  reconnoissance  des 
obligations  qu  elle  avoit  à  Monsieur ,  et  qu'ainsi  je  me 
reposois  entièrement  sur  elle^  de  ma  fortune  ^  que  je 
savois  combien  elle  étoit  obligée ,  pour  l'amour  de  lui , 
à  m'en  procurer  une  grande ,  et  conforme  à  ma  qualité 
et  à  la  reconnoissance  qu'elle  devoit  avoir  pour  Mon- 
sieur. Sa  Majesté  fut  assez  étonnée  de  la  manière  dont 
je  répondois  -,  elle  disoit  à  Monsieur  et  à  M.  le  cardi- 
nal Mazarin  :  a  Voyez  avec  quelle  assurance  elle  sou- 
«  tient  qu'elle  ne  sait  rien  de  toute  cette  affaire.  »  Je 
disois  :  «  L'on  en  a  beaucoup  pour  soutenir  la  vérité 
ce  quand  on  la  dit.  »  Elle  me  reprochoit  et  me  disoit  : 
((  Il  est  fort  beau  qu'une  personne  qui  est  attachée  à 
«  votre  Service ,  pour  récompense  vous  lui  mettiez  la 
(c  téte.sur l'échafaud !» 

Gomme  j'avois  ouï  dire  que  pour  le  service  de  la 
Reine  et  de  Monsieur  plusieurs  avoient  péri  de  cette 
manière,  et  que  cela  me  vint  dans  l'esprit  à  ce  pro- 
pos ,  je  répondis  :  «  Au  moins  ce  sera  le  premier.  » 
Soit  en  reproches ,  soit  en  questions  de  pareille  nature  » 
cela  dura  assez  long-temps  ;  je  me  lassois  d'y  répon- 
dre, et,  si  je  l'ose  dire ,  j'avois  pitié  de  la  Reine  et  de 
Monsieur,  de  les  voir  agir  ainsi.  La  Reine  disoit: 
«  Répondez  donc  à  ce  qu'on  vous  demande.  »  J'obéis, 


DB  MADEMOISELLS   DE  MOHTPEIfSlER.    [1648]         %l 

et  lui  dis  que  comme  je  n'avois  jamais  été  interrogée , 
je  nesavois  pa$  répondre  à  ce  qu^eUe  me  demandoit. 
M.  le  cardinal  Mazârin,  qui  étoit  de  sang-froid  et  qui 
écoutoit  cela ,  remarquoit  tout  ce  que  je  disois ,  et  en 
rioit.  Cette  dernière  parole  se  pouvoit  remarquer  :  1» 
Reine  et  Monsieur  avoient  été  interrogés  plusieurs 
fois  par  M.  le  chancelier  -,  Ton  pouvoit  croire  que  je 
leur  répondois  à  dessein  des  choses  aussi  fortes  que 
celles  qu'ils  me  disoient,  et  encore  plus,  puisque  la 
vérité  étoit  contre  eux,  et  qu'U  n'y  avoit  que  des 
suppositions  contre  moi.  La  conversation  me  parut 
longue  :  les  répétitions  qui  ne  nous  sont  pas  agréables 
paroissent  toujours  telles,  et  effectivement  elle  dura 
une  heure  et  demie  :  ce  qui  m'ennuya  ]  et  comme  je 
vis  que  si  je  ne  m'en  allois  cela  ne  finiroit  point,  je  dis 
à  la  Reine  :  «  Je  crois  que  Votre  Majesté  n'a  plus  rien 
«  à  me  dire.  »  Elle  me  répliqua  que  non  ^  je  fis  la  ré^ 
vérénce ,  et  sortis  assez  victorieuse  de  ce  combat , 
mais  fort  en  colère.  Comme  je  sortois ,  l'abbé  de  La 
Rivière  voulut  me  pjirler  ;  je  déchargeai  ma  colère 
contre  lui,  et  m'en  allai  chez  moi,  où  la  fièvre  me 
prit  :  ce  qui  ne  m'empêcha  pas  de  sortir  le  leudemaia 
pour  aller  voir  madame  de  Guise ,  qui  avoit  eu  nou- 
velle de  la  prison  de  M.  de  Guise ,  que  les  Espagnols 
avoient  fait  arrêter  à  Naples ,  comme  il  alloit  pour  le 
révolter.  :  et  même,  cela  étoit  fait ,  et  il  en  étoit  le 
maître  s'il  avoit  eu  autant  de  prudence  que  de  cou* 
rage,  et  un  peu  de  bonheur-,  il  eût  pu  soutenir  celte 
conquête ,  qu'il  avoit  acquise  avec  beaucoup  de  gloire. 
En  tout  ce  qu'il  a  fait  en  sa  vie ,  tout  lui  a  toujours 
manqué,  hors  le  courage. 

Au  retour  de  cette  visite  je  me  vins  mettre,  au  lit^ 


22  [l648]   MÉMOIRES     . 

et  la  crainte  que  j'eus  que  beaucoup  de  gens  ne  me 
vinrent  voir  plutôt  par  curiosité  que  pour  me  plain- 
dre me  fit  donner  ordre  à  ma  porte  que  je  ne  vou- 
lois  voir  personne,,  et  je  fis  dire  que  je  me  trouvois 
mal  :  ce  qui  étoit  véritable.  L'on  peut  juger  combien 
une  telle  affaire  dopne  de  douleur  à  une  personne  de 
mon  humeur-,  et  la  pensée  que  ces  bruits-là  cou- 
rôient  dans  les  pays  étrangers,  avec  les  mauvais  sen- 
timens  de  la  Reine  et  de  Monsieur  à  mon  égard ,  m'ac- 
cabloit  de  chagrin  et  de  mélancolie.  Il  se  trouva  que 
Tordre  que  j'avois  donné  à  ma  porte  fut  suivi  d'un 
pareil  de  Monsieur  à  madame  la  comtesse  de  Fies- 
que,  qui  étoit  une  manière  de  prison  qui  ne  me  fâ- 
cha pas,  puisque  je  m'y  étois  mise  moi-même  volon- 
tairement. Monsieur  commanda  aussi  à  madame  la 
comtesse  de  Fiesque  d'ôter  d'auprès  de  moi  une  pe- 
tite femme  de  chambre  que  j'avois ,  à  qui  Saujon  par- 
loit  souvent;  il  l'accusoit  d'être  de  cette  intrigue.  J'en 
fus  fort  touchée  par  l'éclat  que  cela  feroit,  parce  que 
je  n'avois  pour  elle  ni  amitié  ni  confiance  ;  et  même 
je  l'ai  chassée  deux  ans  après,  parce  qu'elle  s'étoit 
mariée  paf  amour.  Le  trouble  que  toutes  ces  circonsn 
tances  me  causèrent  alla  jusques  à  me  donner  la  fiè- 
vre double-tierce,  dont  j'eus  plusieurs  accès.  M.  l'abbé 
de  La  Rivière  me  vint  voir  avec  Soin  pendant  mon  mal  ; 
ses  visites  ne  le  diminuoient  pas.  :  j'étbis  persuadée 
qu'il  y  avoit  beaucoup  contribué.  La  suite  des  temps 
et  des  êvénemens  m'a  assez  fait  connoître  que  toutes 
les  personnes  qui  m'ont  voulu  rendre  de  mauvais  of- 
fices auprès  de  Monsieur  y  ont  réussi  j  d'autant  plus 
aisément  que  Son  Altesse  Royale  faisoit  la  moitié  du 
chemin:  à  la  moindre  ouverture  elles  étôient  obligées 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [1648]         23 

à  poursuivre ,  plutôt  pour  lui  plaire  que  pour  la  mau- 
▼aisé  intention  qu'eUes  ont  eue  pour  moi. 

Soit  que  l'abbé  de  La  Rivière  se  repentît  de  Fem- 
barras  qu'il  m'avoit  causé,  et  du  mauvais  pas  qu'il 
avoit  fait  faire  à  son  maître ,  il  me  vint  dire  que  Son 
Altesse  Royale  trouvoit  bon  que  je  visse  le  monde  dès 
que  ma  santé  me  le  permettroit.  Je  me  servis,  de  cette 
permission  ;  je  fus  visitée  de  toute  la  cour ,  qui  étoit 
dans  des  sentimens  fort  avantageux  pour  moi.  L'on 
blâmoit  fort  la  Reine  et  Monsieur  ;  et  l'on  ne  pouvoit 
comprendre  à  quelle  intention  ils  en  avoient  usé  ainsi 
envers  moi ,  puisque  le  blâme  en  tomboit  sur  eux.  L'on 
me  connoissoit  trop  bien  pour,  croire  que  je  fusse  ca- 
pable de  m'étre  mis  dans  la  tête  un  dessein  aussi  chi- 
mérique et  aussi  ridicule  que  celui  qu'ils  débitoient 
pour  justifier  leur  procédé.*  Je  n'avois  jamais  rien  fait 
en  ma  vie  qui  pût  faire  croire  que  j'eusse  eu  une  pen- 
sée si  à  mon  désavantage  ;  aussi  ma  douleur  n'étoit- 
elle  point  fondée  sur  ce  que  l'on  pouvoit  croire  de 
mes  intentions  :  elle  rouloit  sur  le  peu  de  tendresse 
que  Monsieur  faisoit  connoître  avoir  pour  moi.  Quand 
le  fait  auroit  été  véritable ,  il  l'auroit  dû  cacher.  Si 
j'avois  été  capable  du  doux  plaisir  que  donne  la  ven- 
geance contre  des  personnes  qui  me  sont  aussi  proches 
que  la  Reine  et  Monsieur ,  j'en  aurois  pu  prendre  de 
voir  la  confusion  dont  cette  affaire  les  couvrit  ;  je  vis 
cela  avec  confusion  moi-même,  et  songeois  à  ce  que 
j'avois  l'honneur  de  leur  être  avec  un  esprit  de  charité 
et  de  respect. 

Gomme  j^eus  vu  quelques  jours  le  monde,  et  que 
ma  santé  étoit  bonne ,  je  ne  m'avisai  pas  que  je  de- 
vois  voir  la  Reine  et  Monsieur.  Gçt  oubli-là  fit  peut 


a4  [164^]    MEMOIRES 

être  croire  à  Tabbë  de  La  Rivière  que  dans  le  monde 
l'on  attribueroit  cela  à  quelque  mépris  de  ma  part ,  et 
que  j'agissois  avec  hauteur,  quoique  ce  ne  fût  pas  ma 
pensée.  11  me  demanda  quand  je  voulois  voir  Mour 
sieur  et  la  Reine  ;  je  répondis  que  ce  seroit  quand  il 
leur  plairoit  ;  que  je  recevrois  cet  honneur^  avec  joie. 
11  me  manda  d'aller  au  Luxembourg  le  lendemain 
matin.  J'y  allai  :  l'on  ipe  fît  descendre  mystérieuse- 
ment à  un  degré  qui  donne  dans  Iç  cabinet  des  livres 
de  Monsieur  \  Tabbé  de  La  Rivière  me  vint  prendre  à 
mon  carrosse  9  et  me  mena  en  haut.  11  y  a  deux  cabi- 
nets ,  un  petit  par  où  l'on  passe ,  où  demeurèrent 
madame  la  comtesse  de  Fiesque  et  mon  écuyer  ^  j'en-, 
trai  dans  celui  de  Monsieur,  qui  changea  de  visiage  et 
me  parut  fort  interdit.  11  voulut  me  faire  une  répri- 
mande ,  et  commença  du  ton  dont  on  les  fait  ;  il  sentit 
qu'il  étoit  plutôt  obligé  à  me  faire  des  excuses  qu'à 
me  gronder  5  il  prit  ce  pàrti-là,  sans  toutefois  le  croire 
prendre.  Je  m'assure  que  qui  lui  demanderoit  ce  qu'il 
me  dit  lorsqu'il  me  gronda  le  prendroit  comme  moi 
pour  manière  d'excuse.  Je  pleurai  fort  :  je  ne  sais  si 
ce  fut  d'embarras  ou  de  tendresse  ^  il  vaut  mieux 
croire  que  ce  fut  l'un  que  l'autre.  Les  larmes  vinrent 
aux  yeux  de  Son  Altesse  Royale  -,  ensuite  M.  de  La 
Rivière  me  mena  chez  Madame.  Je  traversai  la  galerie, 
la  chambje  et  l'antichambre  de  Monsieur  ;  il  y  avoit 
beaucoup  de  gens  qui  regardoi^nt  :  ce  qui  est  assez 
ordinaire.  Madame  et  moi  nous  eûmes  peu  de  dis- 
cours. 

Je  m'en  allai  chez  la  Reine  :  c'étoit  au  Palais-Royal, 
où  je  fus  bien  regardée  encore.  J'entrai  avec  assez  de 
fierté ,  et  l'adversité  n'a  guère  diminué  celle  qui  m*^st 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPE5SIER.    [l648]         %S 

natnrelle ,  quoique  j'en  aie  beaucoup  eu  depuis  ce 
temp»-là.  La  Reine  sortoit  du  lit  :  quoique  j'aie  tou- 
jours entrée  à  toutes  les  heures  chez  elle ,  à  cause  de 
ce  que  je  suis  et  de  ce  que  j'ai  toujours  ëtë  avec  elle 
depuis  la  régence ,  et  qu'elle  a  vécu  avec  grande  fa- 
miliarité avec  moi ,  au  lieu  de  m'approcher  comme 
f  ayois  accoutumé,  je  demeurai  à  la  porte,  où  M.  le  duc 
d'Anjou  me  vint  embrasser  et  me  dire  :  «  Ma  cousine, 
a  j'ai  toujours  été  pour  vous ,  et  j'ai  pris  votre  parti 
ce  contre  tout  le  monde.  »  La  Reine  ne  me  disoit  mot  ; 
elle  s'avisa  de  médire  :  «Asseyez -vous,  vous  devez  être 
«  foible  après  avoir  été  malade.  »  Je  lui  répliquai  que 
ma  maladie  ne  m'avoit  point  affoiblie ,  et  que  j'avois 
assez  de  force  pour  me  tenir  debout.  Je  ne  sais  si  elle 
ne  crut  point ,  lorsque  je  parlai  de  ma  force,  que  j'é- 
tois  bien  aise  de  la  faire  souvenir  que  j'en  avois  assez 
eu  à  soutenir  les  persécutions  qu'elle  m'avoit  faites , 
et  si  eUe  ne  crbyoit  pas  que  j'avois  dit  cela  avec  quel- 
que esprit  de  picoterie,  et  même  je  ne  justifiai  pas 
mon  intention  -,  elle  rougit.  Comme  elle  fut  habillée 
et  prête  d'aller  à  la  messe ,  je  lui  présentai  ses  gants  ; 
elle  me  tira  à  part,  et  me  dit  peu  de  mots  :  je  me  sou- 
viens fort  bien  qu'ils  n'étoient  pas  des  plus  obligeans , 
mais  je  ne  les  puis  redire.  Si  j'eusse  eu  en  pensée  dans 
ce  temps-là'que  je  me  trouverois  un  jour  en  dessein 
d'écrire  mes  aventures ,  et  si  j'eusse  cru  même  qu'il 
m'en  fat  arrivé  autant  que  j'en  ai  eu  depuis  et  aussi 
dignes  d'être  écrites ,  j'aurois  bien  retenu  ces  propos, 
et  c'étoit  à  quoi  je  songeois  le  moins  dans  ce  temps- 
là.  Sa  Majesté  alla  à  la  messe ,  et  je  me  retirai.  Le  len- 
demain M.  le  cardinal  Mazarin  me  vint  voir ,  et  me 
témoigna  être  fort  fôché  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé , 


%6  [1648]  MÉMOIRES 

et  fit  son  possible  pour  me  persuader  qu'il  n  y  avoit  eu 
aucune  part.  Pour  moi ,  je  lui  laissai  croire  que  j'en 
étois  toute  persuadée  :  ce  qu'il  crut  aisément  5  il  se 
flatte  assez  d'avoir  ce  don-là. 

Depuis  tout  cela  j'allois  de  temps  à  autre  rendre 
mes  devoirs  à  la  Reine ,  mais  non  pas  si  souvent  que 
j 'a vois  accoutumé  ;  je  ne  croyois  pas  que  la  présence 
d'une  personne  qu'elle  avoit  si  fort  maltraitée  lui  pût 
être  agréable.  Je  compris  en  ce  temps-là  (ce  que  je 
fais  encore  mieux  présentement)  que  l'on  se  passe  ai- 
sément de  la  cour  quand  on^onnoît  n'y  être  pas  selon 
sa  qualité ,  et  avec^'éclat  que  l'on  y  doit  être.  J'allois 
souvent  à  ma  maison  de  Bois-le-Vicomte ,  où  j'étois 
trois  ou  quatre  jours  ;  je  fis  un  voyage  un  peu  plus 
long  :  j'allai  à  Montglat,  où  je  fus  reçue  avec  joie  et 
magnificence  du  maître  et  de  la  maîtresse  du  logis. 
J'allai  à  Pons  chez  madame  Bouthillier  ;  c*est  une  des 
plus  beUes  maisons  de  France  :  elle  eèt  située  à  mi- 
côte  ,  on  y  voit  des  fontaines,  des  canaux,  et  la  rivière 
de  Seine  au  bas  des^  jardins ,  qui  sont  en  terrasses  ;  les 
avenues  sont  belles',  et  la  maison  bâtie  par  un  surin- 
tendant. C'est  pour  laisser  juger  des  beautés  du  de- 
dans ,  des  meubles  et  de  la  magnificence  avec  laquelle 
je  fus  reçue.  J'y  restai  trois  jours,  et  j'y  dansai  forte- 
ment 5  je  me  promenai  à  cheval  ;  il  y  avoit  un  bateau 
le  plus  joli  du  monde  :  j'y  allai  peu ,  je  crains  l'eau. 
Madame  Bouthillier  avoit  pris  avec  elle  une  de  ses  pa- 
rentes nommée  mademoiselle  de  Neuville  (0 ,  jeune , 
jolie  et  spirituelle ,  qui  me  fit  fort  bien  l'honneur  de 
son  logis  :  c'est  madame  de  Frontenac  présentement. 

(0    Mademoiselle  de   Neuuille  :   Anne  Phclippcaiix.   Elle  eponsà 
Henri'  Biiade ,  comte  de  Frontenac. 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPEKSIER.   [1648]         27 

Dès  ce  moment  j'eus  de  Famitié  pour  elle ,  dont  elle  a 
depuis  senti  les  effets  ;  elle  dit  qu'elle  en  eut  aussi 
pour  moi  :  elle  m'en  a  donné  des  marcpes*.  Vous  la 
verrez  ma  compagne  dans  mes  triomphes  passés  et 
dans  mes  disgrâces  présentes. 

Après  un  jour  ou  deux  de  séjo\ir,  je  m'en  revins  au 
Bois-le-Vîcomte  ;  je  passai  par  Senart,  pour  y  faire  la 
fête  de  Notre-Dame  de  la  mi-août;  labbesse  étoit  de 
la  maison  de  La  Trémouille ,  et  fort  mon  amie  :  c'étoit 
une  religieuse  de  grande  vertu  et  de  beaucoup  de 
mérite. 

Un  jour  après  que  je  fus  au  Bois-le-Vicomte ,  la 
nouvelle  vint  de  la  bataille  de  Lens  que  M.  le  prince 
avoit  gagnée.  Comme  Ton  savoit  Taversion  que  j  avois 
pour  lui ,  personne  ne  me  Fosa  dire  :  Fon  mit  sur  ma 
table  la  relation  qui  étoit  venue  de  Paris  \  au  sortir  de 
mon  lit ,  je  vis  ce  papier  sur  ma  table  :  je  le  lus  avec 
beaucoup  d'étonnement  et  de  douleur.  Gommé  je  ne 
devois  pas  mêler  mon  aversion  à  un  si  grand  avantage 
pour  FEtat,  je  ne  savois  comment  démêler  Fun  de 
Fautre.  Dans  cette  rencontre  je  me  trouvois  moins 
bonne  Française  qu'ennemie  ;  je  me  sauvai ,  et  je  cou- 
vris mes  pleurs  par  les  plaintes  que  je  fis  de  quelques 
officiers  de  ma  connoissance  qui  avoient  été  tués.  Et 
comme  le  bon  naturel  est  louable ,  principalement 
aux  grands  qui  sont  accusés  de  n'en  guère  avoir,  et 
surtout  aux  grands  de  la  maison  de  Bourbon ,  je  m'at- 
tirai une  louange,  au  lieu  d'un  blâme  que  je  méritois. 
Je  ne  sais  comment  je  pouvois  être  sensible  aux  vic- 
toires de.  M.  le  prince  :  il  en  gagnoit  si  souvent  que 
je  devois  m'y  accoutumer.  Mais  Fon  ne  s'accoutume 
pas  à  ce  qui  déplaît. 


28  [l64^]   MÉMOIRES. 

Monsieur  me  manda  de  revenir  à  Paris  pour  me 
réjouir  avec  la  Reine  :  ee  commandement  me  déplut 
fort.  Le  traitement  qu'elle  m'a  voit  Tait  étoit  encore  si 
récent,  que  ce  qui  lui  donnoit.de  la  joie  ne  m'en  don- 
noit  guère  ;  joint  à  cela  celui  qui  avoit  gagné  la  ba- 
taille, vous  pouvez  juger  comment  je  m'en  souciois. 
J'obéis  cependant  et  m'en  vins  à  Paris ,  et  le  jour  de 
Saint-Louis  je  trouvai  la  Reine  qui  s'en  alloit  aux  Jé- 
suites ;  je  lui  dis  que  j'étois  revenue  sur  la  bonne  nou- 
velle ,  et  que  je  croyois  qu'elle  me  feroit  bien  l'hon- 
neur de  croire  que  j'y  prenois  la  part  que  je  devois.  Ce 
n'étoit  pas  beaucoup  dire  :  je  n'étois  pas  trop  obligée 
à  en  prendre  à  ce  qui  la  regardoit.  Le  lendemain,  jour 
assez  remarquable ,  j'allai  au  Te  J)eum  avec  elle  à 
Motre-Dame  ^  je  me  mis  auprès. du  cardinal  Mazarin  : 
et  comme  il  étoit  en  bonne  humeur ,  je  lui  parlai  de 
la  Ubeité  de  Saujon ,  pour  laquelle  il  me  promit  de 
travailler  auprès  de  la  Reine,  que  je  laissai  au  Palais- 
Royal  ,  et  ni/'en  allai  diner. 

Je  ne  fus  pas  plus  tôt  arrivée  à  mon  logis  que  l'on  me 
vint  dire  la  rumeur  qui  étoit  dans  la  ville  ;  que  le  bour- 
geois prenoit  les  armes,  et  faisait  des  barricades  sur 
ce  que  l'on  avoit  arrêté  ie  président  de  Blancmenil 
et  M.  de  Brousse!.  Ce  dernier  étoit  bien  plus  aimé  que 
l'autre ,  et  parmi  le  peuple  ils  l'appeloient  leur  père. 
C'étoit  un  homme  de  bien  et  de  vertu,  au  reste  de  peu 
d'esprit  :  quand  je  l'ai  vu ,  je  me  suis  étonnée  comme 
il  put  soutenir  si  long-temps  une  telle  réputation  avec 
si  peu  de  capacité.  Je  m'en  allai  au  Luxembourg  *,  je 
passai  le  long  du  quai  de  la  galerie  du  Louvre ,  où  je 
ne  trouvai  que  des  compagnies  des  régimens  des  Gar-^ 
des  suisses  et  françaises  sous  les  armes  :  comme  feus 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.  {l648]         dQ 

passé  le  Polit-Neuf,  je  trouvai  force  chaînes  tendues. 
Le  peuple  de  Paris  m'a  toi\jours  beaucoup  aimée, 
parce  que  j'y  suis  née  et  que  j'y  ai  été  nourrie  :  cela 
leur  a  donné  un  respect  pour  moi  et  une  inclination 
plus  grande^  que  celle  qu'ils  ont  ordinairement  pour 
les  j)er^nnes  de  ma  qualité  ^  de  sorte  que  dès  qu'ils 
voy oient  mes  valets  de  pied ,  ils  abattoient  le$  chdnes. 
Après  avoir  fait  ma  visite  chez  Madame ,  je  m'en  allai 
au  Palais-Royal,  où  tout* le  monde  étoit  en  grande 
rumeur ,  étonné  de  ce  mouvement  peu  considérable 
par  lui-même ,  et  seulement  par  les  suites  qui  en  pou- 
voient  arriver,  et  par  les  exemples  des  choses  passées, 
dont  toutes  nos  histoires  sont  remplies.  Pour  moi  qui 
n'en  avois  jamais  vu ,  et  qui  n'étois  pas  en  âge  de  £aire 
aucune  réflexio»,  toutes  les  nouveautés  me  réjouis* 
soient  ^  et  comme  j^  n'étois  pas  fort  satisfaite  de  la 
Reine  ni  de  Monsieur  dans  ce  temps-là ,  ce  m'étoit  un 
grand  plaisir  que  de  les  voir  embarrassés.  De  quel- 
que importance  que  pût  être  une  affaire ,  pourvu 
qu  elle  pût  servir  à  mon  divertissement ,  je  ne  son- 
geois  qu'à  cela  tout  le  soir  ;  et  les  jours  qui  suivirent 
je  ne  m'amusois  qu'à  regarder  tous  les  gens  qui  avoient 
des  épées  qui  n'avoient  pas  coutume  d'en  porter ,  et 
qui  les  portoient  de  mauvaise  grâce.  Voilà  à  quoi  je 
m'amusois  pehdant  que  toute  la  .France  trembloit, 
quoique  j'eusse  grand  intérêt  à  sa  conservation.  Les 
régimens  des  Gardes  suisses  et  françaises  dont  j'ai 
parlé  demeurèrent  toute  la  nuit  où  j'ai  dit ,  et  dans 
la  rue  devant  les  Tuileries,  de  peur  que  le  bourgeois 
ne  se  saisît, dç  la  porte  de  la  Conférence. 

Sur  le  soir  de  ce  jour-là ,  les  bourgeois  étoient  en 
armes  dans  tous  les  quartiers,  avec  des  corps-de-garde 


3o  [164^]   MÉMOIRES 

dans  tous  les  carrefours  ;  et  une  entreprise  terrible, 
c'est  qu'ils  en  avoient  posé  un  à  la  barrière  des  Ser- 
gens  de  Saint-Honorë ,  où  il  y  avoit  une  sentinelle  qui 
n'étoit  qu  à  dix  pas  de  celle  de  la  garde  du  Roi.  Le 
lendemain  je  ftis  éveillée  par  le  tambour  qui  battoit 
aux  champs  de  bonne  l^eure,  pour  aller  prendre  la 
tourdeNesle,  que  quelques  coquins  avoient  prise.  Je 
me  jetai  hors  du  lit,  et  courus  à  la  fenêtre  pour  les 
voir  partir  -,  ils  eurent  bientôt  fait  cette  expédition  : 
des  gens  aguerris  font  bientôt  quitter  prise  à  des  co- 
quins. Toutefois  ils  blessèrent  quelques  soldats ,  les- 
quels suivirent  leur  compagnie  qui  revenoit  à  son 
poste.  Je  voyois  ces  blessés  par  la  fenêtre  avec  grande 
pitié  et  frayeur-,  je  n'en  avois  jamais  vu  :  le  malheur 
des  temps  cpii  ont  suivi  m  aguerrit* à  voir  des  morts 
et  des  blessés,  sans  m'ôter  les  premiers  séntin^ens-de 
pitié  que  j'eus  pour  ceux-là. 

Comme  toutes  les  histoires  et  les  Mémoires  de  force 
gens  qui  écrivent  disent  tout  ce  qui  se  passa ,  comme 
M.  le  chancelier  alla  au  Palais,  et  fut  ensuite  contraint 
de  se  sauver  à  Fhôtel  de  Luynes ,  et  toutes  les  autres 
circonstances  des  barricades,  je  n'en  dirai  pas  davan- 
tage ,  si  ce  n'est  que  je  me  trouvai  au  Palais-Royal  dans 
le  temps  que  tout  le  parlement  y  venoit  voir  le  Roi. 
.Après  que  l'on  eut  résolu  de  leur  rendre  les  prison- 
niers ,  ils  sortirent  fort  iSèrement ,  et  d'un  air  à  faire 
croire  qu'ils  s'en  prévaudroient ,  et  qu'ils  connois- 
soient  les  gens  avec  qui  ils  avoient  affaire  :  dès  lors  ils 
comimencèrent  à  fronder  M.  le  cardinal ,  et  même  pen- 
dant qu'ils  parloient  au  Roi  je  me  trouvai  auprès  d'un, 
que  je  ne  coniioissois  point  pour  lors ,  qui  m'en  parla 
fort  librement^ 


DE  MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIER.    [1648J         3l 

Ce  fut  là  Torigine  des  troubles  qui  ont  suivi ,  et  où 
Fautorité  du  Roi  a  commencé  à  être  attaquée.  Cela 
doit  bien  fsâre  connoitre  aux  rois ,  quand  ils  sont  en 
âge  de  gouverner,  et,  quand  ils  n y  sont  pas ,  aux 
personnes  entre  les  mains  de  qui  Fautorité  est  en 
dépôt,  qu'il  faut  peser  tout  exactement,  même  les 
moindres  choses,  (et  en  examiner  les  suites.  Trop  de 
clémence  dans  un  temps  est  aussi  blâmable  que  trop 
de  rigueur  dans  un  autre-,  et  quand Fon  a  embrassé 
Fun  de  ces  deux  partis,  il ^eroit quelquefois  plus  né- 
cessaire de  le  continuer  que  d'en  changer  :  Fun  et 
Fautre ,  en  beaucoup  de  rencontres  importantes  dans 
tous  les  empires  du  monde ,  ont  causé  de  mauvais  effets. 
Je  ne  suis  ni  assez  capable  pour  en  décider ,  ni  d'hu- 
meur à  le  faire  :  il  faut  laisser  à  de  plus  habiles  gens  à 
donfier  leurs  avis.  Dieu  les  veuille  inspirer  à  les  don- 
ner de  manière  qu  après  avoir  été-  suivis  ils  puissent 
à. l'avenir  profiter  à  toute  la  chrétienté,  et  surtout  à 
nos  rois  ! 

Quoique  le  mot  de  Froiide  ne  soit  venu  que  sur  une 
bagatelle ,  il  faut  que  je  mette  ici  son  origine.,  Un  jour, 
dans  ce  commencement  de  troubles  que  le  parlement 
s'assembloit  souvent,  Bachaumont,  cokiseiller ,  par- 
loit  d'une  affaire  qu'ii  avoit  ;  il,  dit  de  sa  partie  :  Je  le 
fronderai  bien  -,  et  comme  chacun  étoitassisà  sa  place , 
Fon  commença  h  parler  contre  M.  le  cardinal,  sans 
cependant  le  nommer ,;  quoique  Fon  le  fit  assez  con- 
noitre. Barillon  Fainé  commença  à  chanter  : . 

Un  vent  de  fronde 
S'est  levé  ce  matin  : 
Je  crois  qu'il  gronde 
Contre  le  Mazarin. 


3a  [1648]   MÉMOIRES 

Un  vent  de  fronde 
S'est  Ijevé  ce  matin. 

Peu  après ,  Leurs  Majestés  sortirent  de  Paris  sous 
prétexte  de  faire  nettoyer  le  Palais^Royal ,  et  allèrent 
à  Ruel.  Le  château  de  Saint-Germain  étoit  occupé  par 
la  reine  d'Angleterre,  dont  le* fils,  M.  le  prince  de 
Galles,  étoit  allé  en  Hollande.  Monsieur  ne  sortit 
point  de  Paris,  ni  moi  non  plus  *,  j'y  allois  seulement 
deux  ou  trois  fois  la  semaine  faire  ma  cour ,  et  je 
prenois  mon  temps  les  Jours  d^  conseil.  Je  voulois 
voir  M.  le  cardinal  pour  lui  parler  de  la  liberté  de 
Saujon  :  ce  n  étoit  pas  tant  par  sa  considération  que 
par  la  mienne,  parce  qu'il  me  sembloit  que  tant  qu'il 
seroit  çn  prison  l'on  me  croiroit  mal  à  la  cour ,  ou  bien 
l'on  m'accuseroit  d^abandonner  les  gens  attachas  à 
moi.  Gomme  on  étoit  persuadé  que  celui-là  l'étoit,  il 
m'étoit  dur  d'entendre  ces  deux  raisons,  et  surtout 
la  dernière.  Etre  mal  à  la  cour,  quoique  cela  soit  fâ- 
cheux ,  comme  c'est  un  malheur  et  non  pas  un  défaut, 
Ton  s'en  console  plus  aisément ,  puisque  le  temps  fait 
qu'on  se  raccommode.  Saujon  avoit  été  transféré  de 
chez  le  prévôt  de  L'Isle  au  château  de  Pierre-Encise  à 
Lyon ,  quelque  temps  avant  que  la  cour  partit  de  Paris. 

Pendant  que  la  cour  étoit  à  Ruel ,  le  parlement  s'as- 
sembloit  tous  les  jours  pour  le  même  sujet  qu'il  avoit 
commencé  :  c'étoit  pour  la  révx)cation  de  la  paùlette, 
et  il  continuoit  à  frôndèr  M*  le  cardinal  ;  ce  qui  avoit 
plus  contribué  à  faire  aller  la  cour  à  Ruel  que  le  net- 
toiement du  Palais-Royal.  L-absence  du  Roi  augmenta 
beaucoup  la  licence  et  la  liberté  avec  laquelle  l'on 
parloit  dans  Paris  et  le  parlement.  Ce  corps  fit  même 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTP£!SSIER.    [l648]         33 

quelques  démarches  qui  déplurent  à  la  cour  ;  de  sorte 
quelle  fut  obligée  d'aller  à  Saint-Germain,  d'où  la 
reine  d'Angleterre  délogea,  et  Tinta  Paris.  Monsieur, 
qui  couchoit  quelquefois  à  Ruel ,  y  étoit  pendant  ce 
temps-là ,  et  manda  à  Madame  de  quitter  Paris ,  et 
d'emmener  avec  elle  ses  deux  filles  qui  étoieht  très- 
petites,  ma  sœur  d'Orléans  et  ma  sœur  d'Alençon. 
Madame  la  princesse  manda  M.  le  duc  d'Enghien  son 
petit-fils^  et  je  me  trouvai  assez  embarrassée  d'être  la 
seule  de  la  maison  royale  à  Paris  à  laquelle  on  ne 
mandoit  rien.  Comme  l'on  ne  doit  jamais  balancer  à 
faire  son  devoir ,  quoique  notre  inclluation  ne  nous  y 
porte  pas ,  je  m'en  allai  à  Ruel  ^  et  j'arrivai  comme  la 
Reine  alloit  partir  pour  Saint-Germain.  Elle  me  de- 
nranda  d'où  je  venois  :  je  lui  dis  que  je  venois  de  Paris, 
et  que  sur  le  bruit  de  son  départ ,  je  m'étois  rendue 
auprès  d'elle  pour  avoir  l'honneur  de  l'accompagner  ; 
et  que  quoiqu'elle  ne  m'eût  pas  fait  l'honneur  de  me 
le  commander,  il  m'avoit  semblé  que  je  ne  pouvois 
manquer  à  feire  ce  à  quoi  j'étois  obligée ,  et  que  j'es- 
pérois  qu'elle   auroit  assez  de   bonté   pour  l'avoir 
agréable.  Elle  me  répondit  par  un  souris  que  ce  que 
j'avois  fait  ne  lui  déplaisoit  pas,  et  que  c'étoit  beau-- 
coup  pour  moi,  après  la  manière  dont  on  m'avoit 
traitée ,  de  voir  que  l'on  me  soufTroit.  Quoique  mon 
procédé  méritât  bien  qu'ils  en  eussent  un  obligeant 
pour  moi  pour  réparer  le  passé,  je  témoignai  à  Mon- 
sieur et  à  l'abbé  de  La  Rivière  que  je  n  étois  pas  con- 
tente que  l'on  eût  envoyé  quérir  jiisques  aux  petits 
enfans,  et  qu'à  moi  l'on  ne  m'eût  dit  mot.  La  ré|>onsc 
ne  fut  que  de  gens  fort  embarrassés.  Quand  l'on  man- 
que envers  des  personnes  qui  ne  manquent  jamais , 
T.  4^»  3 


34  [l648]  MÉMOIRES 

leur  conduite  nous  coûte  beaucoup  de  confusion ,  et 
pour  Tordinaire  dans  cet  état  Ton  tient  des  discours 
meilleurs  à  être  oubliés  qu'à  être  retenus.  Pendant  ce 
voyage,  je  ne  fis  ma  cour  que  par  la  nécessité  qui  m'y 
obligeoit.  J'étois  logée  dans  la  même  maison  que  la 
Reine  :  je  ne  pouvois  manquer  de  la  voir  tous  les  jours; 
ce  n  étoit  pas  avec  le  même  soin  et  la  même  assiduité 
que  j'avois  fait  depuis  la  régence  :  aussi  n'y  avois-je 
pas  les  mêmes  agrémens.  Il  faut  laisser  quelque  temps 
Saint*Germain  pour  parler  de  mademoiselle  d'Eper- 
non,  et  puis  j'y  reviendrai  trouver  la  cour. 

L'onavoit  fait  parler  à  M.  le  cardinal  du  mariage  du 
prince  Casimir ,  frère  du  roi  de  Pologne ,  qui  en  est 
maintenant  roi,  avec  mademoiselle  d'Epernon  (■). 
Dès  lors  il  en  étoit  présomptif  héritier,  autant  qu'on 
le  peut  être  d'un  royaume  électif-,  il  y  en  avoit  beau- 
coup d'apparence ,  et  la  suite  a  fait  voir  qu'^e  étoit 
bien  fondée.  J'avoue  que^orsque  je  sus  c^tte  nou- 
velle ,  j'eus  la  plus  grande  joie  du  monde.  Quoique 
l'Empereur  fût  marié,  il  avoit  un  fils  qui  étoit  roi 
d'Hongrie ,  d'un  âge  proportionné  au  mien,  et  prince 
de  bonne  espérance.  Ainsi  la  proximité  de  l'Allé- 
magne  et  de  la  Pologne  me  faisoit  croire  que  nous 
passerions  nos  jours  quasi  ensemble ,  ma  bonne  amie 
et  moi.  Je  la  trouvois  hautement  vengée  de  mademoi- 
selle de  Guise  et  de  M.  de  Joyeuse  ;  il  n'y  avoit  en 
cette  affaire  aucune  circonstance  qui  ne  me  plût,  et 
l'on  en  peut  juger  de  la  manière  dont  je  lui  en  écri- 
vois-,  et  si  je  ne  la  détournois  pas  d'être  carmélite, 
la  conjoncture  étoit  la  plus  favorable  du  monde.  Le 
prince  Casimir  demandoit  à  M.  le  cardinal  une  Fran- 

(i)  MadMtnoiêêHe  d'Epernon  :  Annc-Loaite-Chriitine. 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPBNSIER.    [1648J         35 

çaise ,  et  M.  le  cardinal  souhaitoit  avec  passion  le 
mariage  de  M.  le  duc  de  Candale  (<)  avec  une  de  ses 
nièces  :  à  quoi  M.  d'Epernon  ne  consentoit  pas  vo- 
lontiers pour  lors.  Gomme  c  est  un  homme  qui  a  beau«- 
coup  d'ambition  /lorsqu'il  eut  vu  sa  filleTeine ,  il  eût 
consenti  volontiers  au  mariage  de  son  fils.  La  dévo- 
tion de  mademoiselle  d'Epernon  rompit  ce  dessein, 
et  elle  préféra  la  couronne  d'épines  à  celle  de  Pologne. 
Quoiqu'elle  ne  rebutât  point  cette  proposition  et  qu'elle 
la  reçût  comme  un  grand  honneur,  elle  feignit  d'être 
malade ,  et  se  fit  ordonner  les  eaux  de  Bourbon ,  afin 
de  se  mettre  dans  le  premier  tj)uvent  de  carmélites 
qu'elle  trouveroit  sur  le  chemin.  Elle  savoitbien  qu'en 
pas  un  couvent  du  gouvernement  de  monsieur  son 
père  on  ne  l'oser  oit  pas  recevoir.  Madame  d'Epernon 
la  mena  à  ce  voyage  sans  savoir  son  dessein  ^  elles  pas- 
sèrent à  Bourges,  où  le  lendemain  elle  s'alla  mettre  dans 
les  Carmélites,  qui  savoient  bien  dès  Bordeaux  qu'elle 
ydevoitaller.  Elle  y  prit  l'habit,  avec  une  des  demoi- 
selles de  madame  d'Epernon,  laquelle  sitôt  qu'elle 
eut  appris  cette  nouvelle,  alla  au  couvent  :  les  larmes 
ni  les  prières  ne  purent  rien  obtenir  sur  mademoiselle 
d'Epernon.  Elle  m'avoit  écrit  là  veille  d'une  de  mes 
terres  où  elle  avoit  passé ,  et  ne  me  mandoit  riea  de 
l'exécution  de  son  dessein,  dont  elle  s'étoit  pourtant 
fiée  à  moi  ;  ce  qui  redoubla  mon  déplaisir  lorsque 
je  la  sus  aux  Carmélites,  de  voir  que  sa  confiance 
pour  moi  étoit  diminuée  :  je  craignis  qu'elle  ne  cessât 
aussi  son  amitié.  Ellç  m'écrivit  dès  qu'cdle  fatà  Bourges 
d'un  style  monastique ,  (4eia  de  sermons  et  de  com- 

(i)  Le  due  de  Candale  :  Loais-Charlet  Gaaton  de  Nogaret ,  Irère  de 
mademoiselle  d?EperEon. 

3. 


36  [^^4^]  MÉMOIRES 

plimens ,  qui  ne  me  paroissoient  pas  aussi  tendres  et 
aussi  francs  qu'à  son  ordinaire.  Elle  me  mandoit  qu  elle 
venoit  dans  lé  grand  couvent  à  Paris ,  quoiqu'elle  eût, 
paru  toujours  en  avoir  un  grand  éloignement.  Je  lui 
écrivis  pour  lui  témoigner  mon  déplaisir ,  et  pour  tâ- 
cher de  la  persuader  de  se  mettre  dans  le  petit  cou- 
vent, ou  dans  celui  de  Saint-Denis  ou  de  Pontoise; 
je  n  aimois  pas  la  maison  qu'elle  avoit  choisie.  Je  ne 
devois  pas  m'étonner  qu'elle  eût  changé  de  résolution  : 
quand  l'on  renonce   au  monde,   c'est-à-dire  à   sea 
proches ,  à  ses  amis ,  à  une  couronne  et  à  soi-même , 
le  reste. n'est  rien.  L'ayêrsion  que  j'avois  pour  ce  lieu 
venoit  de  ce  que  madame  la  princesse  y  alloit  souvent, 
et  c'en  étoit  là  le  fondement,  quin'étoit  pas  trop  bon. 
Cependant  mademoiselle  d'Epernon  ne  pouvoit  pas 
être  mieux  :  c'est  une  grande  maison ,  un  bon  air ,  une 
nombreuse  communauté  remplie  de  quantité  de  filles 
de  qualité  et  d'esprit,  qui  ont  quitté  le  monde  qu'elles 
connoissoient  et  qu'elles  méprisoient  :  et  c'est  ce  qui 
fait  les  bonnes  religieuses.  .Quand  mon  aversion  ftxl 
passée ,  je  trouvai  qu'elle  y  étoit  fort  bien  et  pour  elle 
et  pour  moi,  puisqu'elle  étoit  carmélite,  quoique  je 
l'eusse  mieux  aimée  dans  le  monde.  Comme  Paris  est 
le  lieu  où  l'on  demeure  quasi  toujours ,  au  moins  l'on 
la  peut  voir  souvent. 

Lorsqu'elle  fut  arrivée ,  elle  m'envoya  prier  de  l'aller 
voir  5  j'y  allai  dans  un  esprit  de  colère  et  d'une  per- 
sonne outrée  d'une  violente  douleur,  et  bien  résolue 
de  lui  témoi^er  mon  ressentiment  sur  tous  les  sujets 
que  j'avois  de  me  plaindre  d'elle.  Lorsque  je  la  vis , 
je  ne  fus  touchée  que  de  tendresse  ^  et  tous  les  autres 
sentimens  cédèrent  si  fort  à  celui-là  qu'il  me  fut  im* 


DK   MADEMOISELLE    DE   MONTPENSIER.    [l648]         87 

possible  de  le  lui  cacher ,  puisque  mes  larmes  et  l'ex- 
trême douleur  que  j  avois  m»'empécbèrent  de  lui  pou- 
voir parler  :  elles  ne  discontinuèrent  pas  pendant  ' 
deux  heures  que  je  fus  ayec  elle,  sans  lui  pouvoir 
dire  une  parole.  Elle  reçiat  cela  avec  la  dernière 
cruauté  :  peut-être  que  les  autres  trouvèrent  cela  fer- 
meté \  l'amitié  que  j'avois  eue  pour  elle  fait  que  je 
ne  la  puis  nommer  autrement.  Elle  me  plaignoit  de 
plaindre  ainsi  son  bonheur ,  et  me  reprochoit  que  ce 
n'étoit  pas  l'aimer  que  d'en  user  ainsi;  puis  elle  me 
fit  des  sermons  qui  ne  me  touchèrent  point  :  je  n'en 
pus  profiter ,  je  m'affligeai  seulement.  Cette  dureté 
ne  me  rebuta  point  :  j'y  retournai  deux  jours  après, 
ce  fut  la  même  vie  ;  et  je  crois  que  si  je  n'eusse  quitté 
Paris  pour  suivre  la  cour ,  il  y  auroit  toujours  eu  la 
même  douleur  en  moi  et  la  même  dureté  en  elle.  Le 
temps  m'a  fait  connoitre  dans  la  suite  le  bonheur  dont 
ellejouissoit^  mes  déplaisirs  m'ont  fait  sentir  qu'elle 
étoit  plus  heureuse  que  moi ,  et  que  c'étoit  à  moi  à 
avoir  de  la  joie  pour  elle ,  et  à  elle  de  la  douleur  de 
me  voir  au«si  avant  dans  le  monde ,  et  aussi  peu  tou- 
chée de  ce  qui  regarde  Dieu.  Quant  à  l'amitié  que  j'ai, 
pour  elle ,  elle  durera  autant  que  ma  vie. 

Pendant  que  la  cour  étoit  à  Saint^Germain ,  on  fit 
force  allées  et  venues  pour  s'accommoder  avec  le  par- 
lement. Ils  envoyèrent. des  députés  qui  conférèrent 
avec  M.  le  cardinal,  en  vertu  d'une  déclaration  que.le 
Roi  donna.  Elle  est  si  célèbre  que  quand  il  n'y  au- 
rait que  les  registres  du  parlement  qui  en  feroient 
mention ,  ce  seroit  assez  pour  me  dispenser  d'en  dire 
davantage.  L'on  disoit alors  (et  je  l'ai  encore  ouï  dire 
depuis  )  qu'elle  auroit  été  fort  utile  pour  le  bien  de 


38  [1^4^]  MÉMOIRES 

FEtat  et  le  repos  public ,  si  elle  fût  demeurée  en  son 
entier.  Il  est  à  croire  qu'elle  n'est  pas  tout-à-fait  con- 
forme à  l'autorité  du  Roi ,  puisqu'il  sembloit  qu  elle 
avoit  été  obtenue  quasi  par  force ,  et  donnée  à  dessein 
d'apaiser  les  troubles  dont  l'on  étoit  menacé  si  on 
l'eût  refusée.  Les  connoisseurs  et  les  politiques  juge- 
ront mieux  que  je  ne  pourrois  faire  si  on  a  eu  raison 
de  l'enfreindre. 

Madame  accoucha,  pendant  le  séjour  de  Saint-Ger- 
main, d'une  fille  que  Ton  appela  mademoiselle  de  Valois; 
comme  elle  est  délicate ,  elle  ne  put  venir  à  Paris  avec 
la  cour,  qui  partit  la  veille  de  la  Toussaint  pour  s'y 
rendre.  Un  jour  avant  la  Reine  et  Monsieur  avoient 
eu  un  grand  démêlé  sur  le  chapeau  de  cardinal  qu'elle 
avoit  promis  à  l'abbé  de  La  Rivière  :  en  quoi  elle  l'avoit 
trompé. en  faveur  du  prince  de  Conti.  Ce  n'est  pas 
que  la  justice  ne  fût  tout-à-fait  du  côté  du  dernier  : 
aussi  Son  Altesse  Royale  n'auroit-elle  pas  préféré  les 
intérêts  d'un  de  ses  domestiques  à  ceux  d'un  prince 
de  son  sang.  Le  cardinal  Mazarin,  qu'on  accusoit  dans 
ce  temps-là  d'avoir  dit  qu'il  n' étoit  pas  esclave  de  sa 
parole,  en  avoit  usé  comme  un  homme  qui  ne  l'étoit 
pas,  à  ce  que  disoit  Monsieur,  qui  prétendoit  quil  lui 
en  avoit  manqué.  11  dit  à  M.  le  prince  que  Monsieur 
ne  vouloit  point  que  son  frère  fût  cardinal  ;  de  sorte 
que  cela  l'anima  contre  Monsieur.  11  se  joignit  à  la 
Reine  et  au  cardinal ,  et  c'aurait  été  un  grand  sujet  de 
division  dans  la  cour ,  si  Monsieur  avoit  été  d'une 
autre  humeur.  Sa  bonté  naturelle  le  fit  passer  par 
dessus  toute  considération  pour  le  repos  et  le  bien  de 
l'Etat.  Il  fut  seulement  quelques  jours  sans  voir  la 
Reine ,  pendant  lequel  temps  tous  les  mécontens  lui 


DX  MADEMOISELLE   DB  MOMTPENSIER.    [1648]        Sq 

firent  la  cour  à  Tordinaire  ;  et ,  à  dire  le  vrai ,  il  y  en 
avoit  peu  d  autres.  Quoiqu'il  fût  lieutenant-gënëral 
de  rStat ,  Ton  prëvoyoit  bien  ce  qui  arriveroit.  Pen- 
dant ce  temps-là  ceux  qui  négocioient  alloient  les  soirs 
en  cachette  du  Palais-Royal  à  celui  d'Orléans ,  et  on 
les  nomma  oublieurs  {O,  parce  qu'ils  n  alloient  que 
la  nuit. 

La  déclaration  dont  j'ai  parlé  fut  fort  avantageuse 
aux  prisonniers ,  parce  qu'il  y  avoit  un  article  qui 
portoit  qu'ils  ne  le  seroient  que  vingt-quatre  heures 
sans  être  interrogés,  et  que  les  coupables  seroient 
punis,  etlesinnocens  mis  en  liberté.  G'étoit  terrible- 
ment borner  l'autorité  du  Roi ,  et  c'étoit  bien  là  un 
article  passé  en  minorité.  Quoiqu'il  faille  rendre  la 
justice  à  tout  le  monde ,  il  est  des  crimes  qui  ne  vont 
pas  à  la  mort,  et  qui  toutefois  doivent  obliger  le  Roi 
de  retenir  les  gens  en  prison ,  sans  rendre  compte  des 
sujets  pour  lesquels  on  les  y  met.  Comme  il  ne  doit 
compte  de  ses  actions  qu'à  Dieu ,  il  étoit  bien  rude 
que  l'on  voulût  par  cette  déclaration  le  contraindre  à 
le  rendre  au  parlement.  Je  suis  née  d'uae  qualité  si 
peu  propre  à  approuver  cet  endroit  de  la  déclaration , 
qu'il  est  vraisemblable  que  les  gens  qui  y  sont  infé- 
rieurs l'approuvent,  par  la  pente  naturelle  que  chacun 
auroit  à  être  maître.  Il  me  semble  que  l'autorité  d'un 
seul  tient  tant  de  la  Divinité ,  que  l'on  devroit  avec 
joie  et  respect  s'y  soumettre  par  son  propre  choix , 

(1)  Allasion  2i  ces  garçons  pAtissiers  qui ,  sur  les  hait  hearet  dn  soir , 
Tont  Phirer  par  Paris  crier  des  oublies,  qui  sont  nne  espèce  de  pAte  fiiite 
de  farine,  d?eeafs  et  de  miel ,  qn^on  fait  cntieentic  dcuL  fers  1       1 
Ces  onblieors  Ont  évà  chaiiés  depau  qndqnes  aouénk  {th^dê 
4e  1735.) 


4o  [^^4^]  MÉMOIRES 

quand  Dieu  ne  nous  y  auroit  pas  fait  naitre.  Pour  moi, 
je  comprends  fort  bien  que  si  j'ëtois  née  dans  une 
république ,  je  serois  toute  propre  à  la  révolter  si  je 
pouvois,  quand  même  ce  ne  seroit  pas  pour  moi\ 
tant  j'estime  la  monarchie.  Saujon  se  trouva  fort  bien 
de  la  déclaration.  L'on  envoya  les  ordres  du  Roi  à 
M.  l'abbé  d'Ainay ,  lieutenant  du  Roi  en  Lyonnais , 
et  qui  commande  à  Lyon  en  l'absence  de  son  frère 
M.  le  maréchal  de  Villeroy.  L'ordre  portoit  que  Sau- 
jon s'en  iroit  ei\  l'une  de  ses  maisons  :  ce  qui  auroit 
été  fort  difficile.  Saujon  étoit  un  gentilhomme  qui 
n'avoit  que  la  cape  et  l'épée. 

Pendant  que  la  cour  fut  à  Paris ,  elle  n  y  eut  pas 
tout  le  contentement  qu'elle  pouvoit  désirer  -,  cela 
obligea  M.  le  cardinal  de  conseiller  d'en  sortir  :  ce  qui 
étoit  nn  dessein  un  peu  hardi  lorsque  Ton  considéroit 
l'incertitude  de  l'événement.  Comme  Monsieur  et 
M.  le  prince  ëtoient  les  gens  les  plus  intéressés  au 
bien  de  TEtat,  il  voyoit  que  selon  toute  vraisemblance 
ils  en  dévoient  être  les  maîtres ,  et  que  ce  qui  pour- 
roit  arriver  de  ce  conseil  tomberoit  plutôt  sur  eux 
que  sur  lui.  La  suite  a  fait  voir  que  l'on  eût  pu  se  pas- 
ser de  ce  voyage,  qui  a  été  cause  de  tous  les  fâcheux 
troubles  qui  ont  suivi ,  et  de  l'absence  de  M.  le  prince, 
qui  est  à  compter  pour  beaucoup.  Monsieur  et  M.  le 
prince  disoient  que  le  cardinal  eut  beaucoup  de  peine 
à  les  faire  consentir  à  ce  dessein  ;  ils  y  consentirent 
enfin  ,  et  ils  disent  aussi  s'en  être  bien  repentis  de- 
puis :  ils  Font  dû  faire ,  ils  en  ont  bien  pâti  tous  deux. 
Monsieur  avoit  la  goutte  depuis  quelque  temps ,  et 
deux  jours  avant  le  départ  la  Reine  alla  tenir  conseil 
pliez  lui  :  ce  fut  là  que  la  dernière  résolution  de  ce 


DE  MADEMOISELLE   DE  MOISTPENSIËR.    [1649]         4' 

voyage  se  prit  [1649].  ^'^^  trouva  que  la  nuit  du  jour 
des  Rois  étoit  propre  pour  ce  dessein  ,  pendant  que 
tout  le  monde  seroit  en  débauche ,  afin  d'être  à  Saint- 
Germain  avant  que  personne  s'en  aperçût.  J'avois 
soupe  ce  jour-là  chez  Madame ,  et  toute  la  soirée  j'avois 
été  dans  la  chambre  de  Monsieur ,  où  quelqu'un  de  ses 
gens  me  vint  dire  en  grand  secret  que  l'on  partoit  le 
lendemain  :  ce  que  je  ne  pouvois  croire  à  cause  de 
l'état  où  Monsieur  étoit.  Je  lui  allai  débiter  cette  nou- 
velle par  raillerie-,  le  silence  qu'il  garda  là-dessus- me 
donna  lieu  de  soupçonner  la  vérité  du  voyage.  Il  me 
donna  le  bon  soir  un  moment  après ,  sans  avoir  rien 
répondu.  Je  m'en  allai  dans  la  chambre  de  Madame; 
nous  parlâmes  long-temps  là-dessus  :  elle  étoit  de  la 
même  opinion  que  moi ,  que  le  silence  de  Monsieur 
marquoit  la  vérité  de  ce  voyage.  Je  m'en  allai  à  mon 
logis  assez  tard. 

Entre  trois  et  quatre  heures  du  matin,  j'entendis 
heurter  fortement  à  la  porte  de  ma  chambre  ;  je  me 
doutai  bien  de  ce  que  c'étoit:  j'éveillai  mes  femmes,  et 
envoyai  ouvrir  ma  porte.  Je  vis  entrer  M.  de  Com- 
minges  -,  je  lui  demandai  :  «  Ne  faut-il  pas  s'en  aller  ?  » 
Il  me  répondit  :  «  Oui,  mademoiselle-,  le  Roi,  la  Reine 
«  et  Monsieur  vous  attendent  dans  le  Cours,  et  voilà 
a  une  lettre  de  Monsieur.  »  Je  la  pris,  la  mis  sous 
mon  chevet,  et  lui  dis  :  «  Aux  ordres  du  Roi  et  de  la 
a  Reine  il  n'est  «pas  nécessaire  d'en  joindre  de  Mon- 
«  sieur  pour  me  faire  obéir.  »  Il  me  pressa  de  la  lire  ; 
elle  contenoit  seulement  que  j'obéisse  avec  diligence. 
La  Reine  avoit  désiré  que  Monsieur  me  donnât  cet 
ordre,  dans  l'opinion  que  je  n'obéirois  pas  au  sien ,  et 
que  j'aurois  été  ravie  de  demeurer  à  Paris  pour  me 


4^  [1649]  MÉMOIRES 

mettre  d'un  parti  contre  elle  ;  car  contre  le  Roi ,  je 
ne  vis  jamais  personne  qui  avouât  d'en  avoir  été  :  c  est 
toujours  contre  quelque  autre  personnage  que  le  Roi. 
Si  elle  ne  s'étoit  pas  plus  trompée  en  tout  ce  qu'elle 
auroit  pu  prévoir  quen  cette  crainte,  elle  auroit  été 
plus  heureuse  et  auroit  eu  moins  de  chagrins.  Jamais 
rien  ne  fut  si  vrai  que  ce  que  j'ai  pensé  cent  fois 
depuis. 

Au  moment  que  M«  de  Comminges  m^  parla,  j'étois 
toute  troublée  de  joie  de  voir  qu'ils  alloient  faire  une 
faute ,  et  d'être  spectatrice  des  misères  qu'elle  leur 
'  causeroit  :  cela  me  vengeoit  un  peu  des  persécutions 
que  j'avois  souffertes.  Je  ne  prévoyois  pas  alors  que 
je  me  trouverois  dans  un  parti  considérable ,  où  je 
pour  rois  faire  mon  devoir  et  me  venger  en  même 
temps  :  cependant,  en  exerçant  ces  sortes  de  ven- 
geances ,  l'on  se  venge  bien  contre  soi-même.  Je  me 
levai  avec  toute  la  diligence  possible,  et  je  m'en  allai 
dans  le  carrosse  de  Comminges-,  le  mien  n'étoit  pas 
prêt,  ni  celui  de  la  comtesse  de  Fiesque.  La  lune 
finissoit,  et  le  jour  ne  paroissoit  pas  encore  ^  je  re- 
commandai à  la  comtesse  de  Fiesque  de  m  amener 
au  plus  tôt  mon  équipage.  Lorsque  je  montai  dans  le 
carrosse  de  la  Reine ,  je  dis  :  «  Je  veux  être  au  devant 
«  où  au  derrière  du  carrosse  ^  je  n'aime  pas  le  froid , 
«  et  je  veux  être  à  mon  aise.  »  Cétoit  en  intention  d'en 
faire  ôter  madame  la  princesse ,  qui  avoit  accoutumé 
d'être  en  l'une  des  deux  places.  La^Reine  me  répon- 
dit :  «  Le  Roi  mon  fils  et  moi  nous  y  sommes ,  et  ma- 
ie dame  la  princesse  la  mère.  »  Je  répondis  ;  a  U  l'y 
K  faut  laisser:  les  jeunes  gens  doivent  les  bonnes 
(i  places  aux  vieux.  »  Je  demeurai  à  la  portière  avec 


DE  MADEMOISELLE  DE  MOIiTPEI^SIER.    [1649]         4^ 

M.  le  prince  de  Gonti  ^  à  Fautre  ëtoit  madame  la  prin* 
cesse  la  fille ,  et  madame  de  Senecay.  La  Reine  me 
demanda  si  je  n'avois  pas  été  bien  surprise  ;  je  lui  dis 
que  non,  et  que  Monsieur  me  Tavoit  dit,  quoiqu'il 
n'en  fût  rien.  Elle  me  pensa  surprendre  en  cette  men-^ 
terie ,  parce  qu'elle  me  demanda  :  <(  Gomment  vous 
«  étes-YOus  donc  couchée  ?»  Je  Ipi  répondis  :  r  J*ai 
«*été  bien  aise  de  faire  proyision  de  sommeil,  dans 
<c  Fincertitude  si  j'aurois  mon  lit  cette  nuit  »  Jamais 
je  n  ai  vu  une  créature-  si  gaie  qu'elle  étoit  ;  quand 
elle  auroit  gagné  une  bataille ,  pris  Paris ,  et  fait 
pendre  tous  ceux  qui  lui  auroient  déplu ,  elle  ne 
l'aufoit  pas  plus  été:  et  cependant  elle  étoit  bien 
éloignée  de  tout  cela. 

Gomme  Fon  fut  arrivé  à  Saint-Germain  (  c'étoit  le 
jour  des  Rois),  Fon  descendit  droit  à  la  chapelle  pour 
entendre  la  messe ,  et  tout  le  reste  de  la  journée  se 
passa  à  questionner  tous  ceux  quiarrivoient,  sur  ce 
que  Fon  disoit  et  faisoit  à  Paris.  Chacun  en  parloit  à 
sa  mode,  et  tout  le  monde  étoit  d'accord  que  personne 
ne  témoignoit  de  déplaisir  du  départ  du  Roi.  L'onbat-r 
toit  le  tambour  par  toute  la  ville ,  et  chacun  prit  les 
armes.  J'étois  en  grande  inquiétude  de  mon  équi- 
page -,  je  connoissois  madame  la  comtesfte  de  Fiesquc 
d'une  humeur  timide  mal  à  propos,  et  dont  je  crai- 
gnois  de  pâtir,  comme  je  fis:  elle  ne  vouloit  point 
sortir  de  Paris  dans  la  rumeur ,  ni  faire  passer  mon 
équipage  :  ce  qui  m'étoit  le  plus  nécessaire  *,  quant  à 
elle ,  je  m'en  serois  bien  passée.  Elle  m'envoya  un  car- 
rosse, qui  passa  parmi  les  plus  mutins  sans  qu'on  lui  dit 
rien  :  le  reste  auroit  passé  de  même.  Ceux  qui  ëtoient 
dedans  reçurent  toutes  sortes  de  civilités,  quoique 


44  ['649]    MÉMOIl^ES 

ce  fût  de  la  part  de  gens  qui  n  en  font  guère  ^  et  cela 
me  fut  rapporté.  Elle  m'envoya  dans  ce  carrosse  un 
matelas  et  un  peu  de  linge.  Comme  je  me  vis  en  si 
mauvais  équipage ,  je  m'en  allai  chercher  secours  au 
château  neuf,  où  logeoient  Monsieur  et  Madame ,  qui 
me  prêta  deux  de  ses  femmes  de  chambre  :  comme 
elle  n'avoit  pas  toutes  ses  hardes  non  plus  que  moi ,  le 
tout  alla  plaisamment.  Je  me  couchai  dans  une  fart 
belle  chambre  en  galetas  bien  peinte ,  bien  dorée  et 
grande ,  avec  peu  de  feu ,  et  point  de  vitres  ni  de 
fenêtres  :  ce  qui  n'est  pas  agréable  au  mois  de  janvier. 
Mes  matelas  étoient  par  terre ,  et  ma  sœur ,  qui  n'avoit 
point  de  lit,  coucha  avec  moi.  11  falloit  chanter  pour 
l'endormir ,  et  son  somme  ne  duroit  pas  long-temps  ; 
elle  troubla  fort  le  mien  :  elle  se  tournoit,  me  sentoit 
auprès  d'elle,  se  réveilloit,  et  crioit  qu'elle  voyoit  la 
bête  ;  de  sorte  que  l'on  chantoit  de  nouveau  pour 
l'endormir ,  et  la  nuit  se  passa  ainsi.  Jugez  si  j'étois 
agréablement  pour  une  personne  qui  avoit  peu  dormi 
l'autre  nuit ,  et  qui  avoit  été  malade  tout  l'hiver  de 
maux  de  gorge  et  d'un  rhume  violent!  Cependant 
toute  cette  fatigue  me  guérit.  Heureusement  pour  moi 
les  lits  de  Monsieur  et  de  Madame  vinrent  :  Monsieur 
eut  la  bonté  de  me  donner  sa  chambre-,  il  avoit  cou- 
ché dans  un  lit  que  M.  le  prince  lui  avoit  prêté. 
Comme  j'étois  dans  la  chambre  de  Monsieur ,  où  l'on 
ne  savoit  point  que  je  logeasse ,  je  me  réveillai  par  le 
bruit  que  j'entendis  -,  j'ouvris  mon  rideau  :  je  fus  fort 
étonnée  de  voir  ma  chambre  toute  pleine  de  gens  k 
grands  collets  de  buffle,  qui  furent  fort  étonnés  de  me 
voir,  et  que  je  connoissois  aussi  peu  qu'ils  me  con- 
noissoient.  Je  navois  point  de  linge  à  changer,  et 


DE    MADEMOISELLE    DE    M01STPE>'SIER.    [1649]         4^ 

Ton  blanchissoit  tna  chemise  de  nuit  pendant  le  jour, 
et  ma  chemise  de  jour  pendant  la  nuit;  je  navois 
point  mes  femmes  pour  me  coiffer  et  habiller  :  ce  qui 
est  très-incommode-,  je  mangeois  avec  Monsieur  qui 
fait  très-mauvaise  chère.  Je  ne  laissois  pas  pour  cela 
d'être  gaie,  et  Monsieur  admiroit  que  je  ne  me  plai- 
gnois  de  rien.  Pour  Madame ,  elle  n  étoit  pas  de  même  : 
aussi  suis-je  une  créature  qui  ne  m'incommode  de  rien, 
et  fort  au-dessus  des  bagatelles.  Je  demeurai  ainsi  dix 
jours  chez  Madame,  au  bout  desquels  mon  équipage 
arriva,  et  je  fus  fort  aise  d'avoir  toutes  mes  commo- 
dités. Je  m'en  allai  loger  au  château  vieux ,  où  étoit  la 
Reine-,  j'étois  résolue ,  si  mon  équipage  ne  fût  venu , 
d'envoyer  à  Rouen  me  faire  faire  des  hardes  et  un  lit  : 
et  pour  cela  je  demandai  de  l'argent  au  trésorier  de 
Monsieur  ;  et  l'on  m'en  pouvoit  bien  donner ,  puisque 
l'on  jouissoit  de  mon  bien  :  si  l'on  m'en  eût  refusé,  je 
n'aurois  pas  laissé  de  trouver  qui  m'en  eût  prêté. 

Saujon ,  qui  étoit  hors  de  Pierre-Encise ,  étoit  venu 
à  Orléans  voir  son  frère  -,  et  sur  le  bruit  de  la  sortie  du 
Roi  et  de  la  guerre ,  il  s'étoit  approché  de  Saint-Ger- 
main. Il  envoya  son  frère  demander  perniission ,  au. 
lieu  de  venir  à  la  cour,  d'aller  à  l'armée  servir  à  sa 
compagnie  qui  étoit  à  Saint-Denis  -,  j'en  parlai  à  Mon- 
sieur qui  en  parla  à  M.  le  cardinal ,  et  il  le  fit  trouver 
bon  à  la  Reine  :  de  sorte  que  Saujon  revint  à  Saint- 
Germain,  et  y  fut 'bien  reçu;  puis  il  s'en  alla  à-  son 
quartier.  11  revenoit  de  fois  à  autres  à  Saint-Germain; 
ensuite  il  alla  à  Pontoise ,  où  il  commandoit  cinq  ou 
six  compagnies  de  son  corps ,  et  c'étoit  en  ce  temps-là 
une  place  considérable. 

Saujon  hors  de  prison^  je  navois  plus  de  sujet  ap- 


46  ['649J   MÉMOIRES 

parent  de  bouder  contre  la  cour  et  de  m'en  plaindre  5 
de  sorte  que  comme  j'avois  fort  demande  sa  liberté  à 
M.  le  cardinal ,  je  fus  obligée  de  lui  en  faire  de  grands 
remercîmens ,  et  à  la  Reine,  qui  avoit  d'autant  plus  de 
joie  de  me  témoigner  de  la  bonté  et  de  me  faire  des 
amitiés,  qu  elle  savoit  bien  que  cela  ne  faisoit  pas  plai- 
sir à  madame  la  princesse ,  qui  étoit  lors  assez  mal 
avec  elle ,  parce  que  le  prince  de  Conti ,  qu'elle  a 
toujours  mieux  aimé  que  M.  le  prince,  quoique  leur 
mérite  fût  différent,  étoit  allé  à  Paris  avec  M.  de  Lon- 
gueville  :  ce  qui  faisoit  croire  à  la  Reine  qu'elle  avoit 
plus  de  zèle  pour  le  parti  de  Paris  que  pour  celui  du 
Roi.  Cela  m'en  donna  pour  les  intérêts  de  la  cour  : 
j'étoîs  toujours  opposée  à  elle.  Ce  départ  alarma  assez 
d'abord ,  et  ce  n'étoit  pas  pour  le  regret  qu'on  eût  du 
prince  de  Conti   ni  de  M.   de  Longueville,    ni  la 
crainte  du  mal  qu'ils  pouvoient  faire.  M.  le  prince 
étoit  allé  visiter  Charenton ,  qui  n'éloit  pas  encore  oc- 
cupé par  les  gens  de  Paris,  et  où  l'on  avoit  intention 
de  mettre  du  monde;  il  arriva  très-tard,  et  l'on  crai- 
gnoit  qu'il  ne  fût  de  la  partie ,  et  que  les  autres  ne 
l'eussent  éié  joindre.  Son  retour  et  sa  conduite  pen- 
dant toute  cette  guerre  justifient  bien  que  son  inten- 
tion étoit  contraire  à  celle  de  son  frère.  Les  occa- 
sions de  combat  ne  furent  pas  fréquentes  pendant 
oette  guerre:  elle  dura  peu,  et  l'on  fut  long-temps  à 
Saint-Germain,  sans  que  les  troupes   qui  dévoient 
assiéger  Paris  fussent  venues.  L'on  n'eut  jamais  des- 
sein de  l'assiéger  dans  les  formes  ;  la  circonvallation 
eût  été  un  peu  trop  grande ,  et  l'armée  trop  petite. 
L'on  se  contenta  de  la  séparer  en  deux  quartiers,  l'un 
à  Saint-Glond  et  Tautre  :à  Saint-Denis  :  c'étoit  celui  de 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPET^SIER.    [1649]         4? 

Monsieur ,  et  Tautre  de  M.  le  prince.  L'on  prenoit 
quelquefois  des  charrettes  de  pain  de  Gonesse  et  quel- 
ques bœufs  y  et  Ton  venoit  le  dire  en  grande  hâte  à 
Saint^Germain  :  Ton  faisoit  des  prisonniers ,  et  c'é- 
toient  gens  peu  considérables.  La. grande  occasion  fut 
à  Charenton,  que  Ton  prit  en  deux  heures  ;  Monsieur 

• 

et  M.  le  prince  y  étoient  en  personne  :  ils  y  assistèrent 
tous  deux  à  leur  ordinaire ,  et  celui  qui  le  dëfendoit 
s'appeloit  Clanleu.  Il  avoit  été  à  Monsieur ,  et  Tavoit 
quitté  :  il  ne  vouloit  point  de  quartier.  M.  de  Châ* 
tillon  y  fut  blessé ,  et  mourut  le  lendemain  au  bois 
de  Vincennes,  et  M.  de  Saligny,  tous  deux  de  la 
maison  de  Coligny.  11  arriva  une  aventure  assez  re- 
marquable ,  et  qui  paroit  plutôt  un  roman  qu'une  vé- 
rité. Le  marquis  de  Cugniac,  petit-fils  du  vieux  ma- 
réchal de  La  Force,  qui  étoit  dedans,  voulut  se  sauver 
et  se  jeter  sur  un  bateau  *,  la  rivière  étoit  gelée ,  et  un 
glaçon  le  porta  de  l'autre  côté  de  Teau,  et  même 
plusieurs  ont  dit  qu'il  le  porta  jusqu'à  Paris. 

Après  cet  exploit ,  les  deux  armées  furent,  assez 
long-temps  en, bataille  entre  le  bois  de  Vincennes  et 
Piquepus,  et  personne  ne  se  battit.  L'on  eut  une 
grande  joie  à  Saint-Germain  de  cette  expédition  :  il  n'y 
eut  que  madame  de  Châtillon  qui  fut  affligée.  Son  afflic- 
tion fut  modérée  par  l'amitié  que  son  mari  avoit  pour 
mademoiselle  de  Guerchy,  et  même  dans  le  combat 
il  avoit  une  de  ses  jarretières  nouée  à  son  bras  :  comme 
elle  étoit  bleue ,  cela  la  fit  remarquer ,  et  en  ce  temps^ 
^  là  l'on  n'avoit  pas  encore  vu  d'écharpe  de  cette  cou- 
leur. La  magnificence  n  étoit  pas  grande  à  Saint*£er- 
main  :  personne  n'avoit  tout  son  équipage  ^  ceux  qui 
avoient  des  lits  n'avoient  point  de  tapis^ries ,  et  ceux 


48  [^^49]   MÉMOIRES 

qui  avoient  des  tapisseries  n  avoient  point  d'habits , 
et  l'on  y  étoit  très-pauvrement.  Le  Roi  et  la  Reine 
furent  long-temps  à  n'avoir  que  des  meubles  de  M.  le 
cardinal.  Dans  la  crainte  que  l'on  avoit  à  Paris  de 
laisser  sortir  les  eflets  du  cardinal ,  sous  prétexte  que 
ce  fût  ceux  du  Roi  et  de  la  Reine,  ils  ne  vouloient 
rien  laisser  sortir ,  tant  l'aversion  étoit  grande.  Cela 
n'est  pas  sans  exemple  que  les  peuples  soient  capables 
de  haïr  et  d'aimer  les  mêmes  gens  en  peu  de  temps, 
et  surtout  les  Français.  Le  Roi  et  la  Reine  manquoient 
de  tout,  et  moi  j'avois  tout  ce  qu'il  me  plaisoit ,  et  ne 
manquois  de  rien.  Pour  tout  ce  que  j'envoyois  quérir 
à  Paris,  l'on  donnoit  des  passeports,  on  l'escortoit; 
rien  n'étoit  égal  aux  civilités  que  l'on  me  faisoit. 

La  Reine  me  pria  d'envoyer  un  charriot  pour  em- 
mener de  ses  bardes  5  je  l'envoyai  avec  joie ,  et  l'on  en 
a  assez  d'être  en  état  de  rendre  service  à  de  telles 
gens,  et  de  voir  que  l'on  est  en  quelque  considéra- 
tion. Parmi  les  bardes  que  la  Reine  fit  venir,  il  y  avoit 
un  coffre  de  gants  d'Espagne  ;  comme  on  les  visitoit , 
les  bourgeois  commis  pour  cette  visite,  qui  n'étoient 
pas  accoutumés  à  de  si  fortes  senteurs ,  éternuèrent 
beaucoup,  à  ce  que  rapporta  le  page  que  j'avois  en- 
voyé ,  et  qui  étoit  mon  ambassadeur  ordinaire.  La 
Reine,  Monsieur  et  M.  le  cardinal  rirent  fort  à  l'en- 
droit de  cette  relation ,  qui  étoit  sur  les  bonneurs  qu'il 
avoit  reçus  à  Paris.  Il  étoit  entré  au  parlement  à  la 
grand'cbambre ,  où  il  avoit  dit  que  je  Tenvoyois  pour 
apporter  des  bardes  que  j'avois  laissées  à  Paris  ;  on  lui 
dit  que  je  n'avois  qu'à  témoigner  tout  ce  que  je  dési- 
rerois ,  que  je  trouverois  la  compagnie  toujours  pleine 
de  tout  le  respect  qu  elle  me  devoit  ^  et  enfin  ils  lui 


DE  MADEMOISELLE   DE   MOTTTPENSIER.    [1649]         49 

firent  mille  honnêtetés  pour  moi.  Mon  page  disoit 
aussi  <pi'en  son  particulier  'on  lui  en  avoit  beaucoup 
fait,  U  ne  fut  point  étonné  de  parler  devant  la  Reine 
et  M.  le  cardinal  :  pour  Monsieur,  il  Tavoit  vu  sou- 
vent, et  lui  alloit  parler  de  ma  paît.*  Il  eut  une  longue 
audience ,  il  fut  fort  questionné.  :  il  avoit  vu  tout  ce 
qui  se  passoit  à  Paris,  où  je  ne  doute  pas  qu'on  ne  l'eut 
aussi  beaucoup  questionné  ^  et  pour  un  garçqn  de 
quatorze  ou  quinze  ans,  il  se  démêla  fort  bien  de 
cette  commission.  Depuis,  Monsieur  et  toute  la  cour, 
ne  l'appeloient  plus  que  l'ambassadeur  ^  et  quand  je 
fus  à  Paris,  il  alloit  voir  tous  ces  messieurs,  et  étoit 
si  connu   dans  le  parlement  qu'il  y  recommandoit 
avec  succès  les  affaires  de  ses  amis. 

M.  le  duc  de  Beaufort  étoit  sorti  pour  aller  au  de- 
vant d'un  convoi  5  il  trouva  le  maréchal  de  Gramont 
à  Juvisy ,  qui  étoit  allé  pour  le  charger  :  il  y  eut  un- 
petit  combat  où  M.  de  Nerlieu,  de  la  maison  de  Beau- 
veau  ,  colonel  de  cavalerie ,  homme  de  grand  mérite , 
fut  tué  par  M.  le  duc  de  Beaufort.  En  une  autre  ac- 
tion ,  il  donna  un  coup  d'épée  à  M.  de  BrioUes ,  qui 
commandoit  le  régiment  de  Condé  cavalerie ,  et  laissa 
son  épée  dans  la  cuisse  de  Briolles.,  parce  qu'il  sur- 
vint du  monde  et  fut  obligé  de  se  retirer.  Briolles 
étoit  un  fort  honnête  homme,  et  qui  étoit  de  mes  amis. 
M.  de  Beaufort  s'avisa  d'écrire  à  M.  de  Nemours,  et 
donna  sa  lettre  à  un  soldat  des  gardes  de  la  compa- 
gnie de  Boiseleau,  et  il  demanda  permission  à  son 
capitaine  de  la  prendre.  Le  capitaine  craignoit  de  se 
brouiller-,  il  dit  au  soldat  qu'il  prît  sa  lettre,  et  qu'il 
n'en  pfenoit  point  de  connoissance ,  à  ce  qu'il  m'a  dit 
depuis.  M.  de  Nemours  me  tira  à  part  dans  la  chambre 
T.  4ï  4 


.50  [1649]  MEMOIRES 

de  Madame,  me  montra  Ja  lettre  de  M.  de  Beauforl, 
qui  ne  contenoit  que  des  propositions  fort  avanta* 
geuses  pour  lui,  avec  intention  de  lui  persuader  d'aller 
à  Paris.  11  lui  envoyoit  une  lettre  pour  Son  Altesse 
'  Royale  à  même  intention ,  et  toute  ouverte  :  elle  le 
chargeoit  d'en  communiquer  avec  moi.  Il  m'a  tou- 
jours témoigné  beaucoup  de  confiance  et  d'affection  ; 
cependant,  en  cette  rencontre,  M.  de  Nemours  et 
moi  nous  n'étions  pas  fort  aises  d'en  recevoir  des 
marques  :  si  on  l'eût  su ,  cela  nous  auroit*pu  nuire.  La 
lettre  pour  Son  Altesse  Royale  étoit.  dans  des  termes 
fort  respectueux  de  sa  part  et  de  tout  le  parti  pour 
l'exhorter. d'aller  à  Paris,  et  il  lui  disoit  tout  ce  qui 
pouvoit  l'y  obliger.  Sur  les  dispositions  où  nous 
voyions  Son  Altesse  Royale,  nous  résolûmes,  M.  de 
Nemours  et  moi,  de  brûler  les  lettres,  et  nous  nous 
jurâmes  l'un  l'autre  qu'il  n'en  seroit  jamais  fait  aucune 
mention. 

M.  de  J^emours  commençoit  alors  à  faire  le  galant 
de  madame  de  Châtillo'n*,  cet  amour  avoit  commencé 
dès  le  premier  voyage  de  Saint-Germain ,  et  la  galan- 
terie de  son  mari ,  qui  avoit  commencé  en  ce  temps-là 
pour  Guerchy ,  fit  que  celle  de  M.  de  Nemours  lui 
déplut  moins.  Auparavant  rien  n'étoit  égal  à  leurs 
amours,  etc'étoit  par  lui  qu'ils  s'étoient  mariés.  Quoi- 
qu'ils fussent  tous  deux  de  grande  qualité  (  elle  étoit 
de  la  maison  de  Montmorency,  et  lui  de  celle  de  Co- 
ligny"),  ils  rl'étoient  pas  riches  tous  deux,  et  leurs 
parens  s'y  opposoient-,  de  sorte  qu  il  l'enleva..  Ainsi 
l'on  devoit  croire  que  l'amitié  succéderoit  à  l'amour  : 
la  belle  intelligence  devoit  dureç  toujours.  Cela  n'au- 
roit  .pas  été ,  si  la  mort  n  eût  prévenu  l'un  des  d'eux. 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [1649]         ^^ 

L'on  remarqua  que  le  jour  que  Ton  Talla  consoler  de  la 
mort  de  son  mari,  elle  ëtoit  fort  ajustée  dans  son  lit: 
ce  qui  confirma  que  Taffliction  n  étoit  pas  grande , 
parce  que  quand  elle  Test  l'on  n'a  soin  de  rien.  M.  de 
Ghâtillon  étoit  beau ,  bien  fait  de*sa  personne ,  et  brave 
au  dernier  point  :  comme  je  le  connoissois  peu ,  je  ne 
dirai  rien  de  son  esprit . 

Il  courut  un  bruit  dsins  ce  temps  que  Saint-Mesgrin 
ëtoit  amoureux  de  madame  la  princesse ,  et  lui  ren- 
doit  ses  devoirs  avec  soin  ^  ce  n'en  étoit  pas  une  mar- 
que :  l'on  ne  manque  pas  de  les  rendre  aux  personnes 
de  cette  qualité.  La  Reine  alloit  tous  les  jours  aux  li-  . 
tanies  à  la  chapelle.,  et  elle  se  mettoit  dans  un  petit 
oratoire  au  bout  de  la  tribune  où  les  autres  demeu- 
roient;  et  comme  la  Reine  demeuroit  long -temps 
après  qu'elles  étoient  dites,  celleis  qui  n'avoient'pas 
tant  de  dévotion  s^amusoient  à  causer,  et  l'on  obsçrva 
que  M.  de  Saint-Mesgrin  parloit  à  madame  la  prin- 
cesse. Pour  moi,  je  n'en  voyoisrien  :  j'étois  dans  l'ora- 
toire avec  la  Reine ,  où  le  plus  souvent  je  m'endor- 
mois,  parce  que  je  n'étois  pas  une  demoiselle  à  si 
longues  prières  ni  à  méditations.  Je  pensois  que  des 
amis  de  M.  deSaint-Mesgrinl'avertiroièntdesnpprimer 
ces  conversations,  et  que  ^i  elles  venoienJt  à  la  con- 
noissance  de  M.  le  prince ,  cela  ne  lui  plairoit  pas , 
quoique  madïime  sa  femme  fût  fort  sage  et  qu'il  s'en 
souciât  très-rpeu.  M.  de  Saint-Mesgrin  prit  ce  parti*là  ; 
et  l'on  n'en  parla  pas  davantage. 

Je  voyois  souvent  madame  la  princesse  de  Cari- 
gnan,  femme  de  M.  le  prince  Thomas  de  Savoie.  Elle 
est  sœur  de  feu  M.  le  comte  de  Soissons.  C'est  une. 
femme  laide  qui  a  cependant  bonne  mine,  l'air  et  le 

4. 


5a  [^649]   MÉMOIRES 

procédé  d'une  grande  princesse  :  elle  est  libérale  jus- 
que9  à  la  prodigalité  -,  elle  a  un  train  et  un  équipage 
fort  grand;  tout  ce  qu'elle  a  est, magnifique.  Elle  a 
de  l'esprit,  mais  point  de  jugement  :  ce  qui  fait  qu'elle 
parle  beaucoup,  et  dit  peu  de  vérités  -,  cela  va  à  un  tel 
excès  qu'elle  fait  des  contes  même  au-delà  du  vrai- 
semblable. Comme  elle  a  été  en  Piémont  et  en  Espa- 
gne, en  liberté  et  en  prison,  c'^est  de  ces  lieux  où 
elle  invente  tout  ce  qu'elle  dit  ;  du  reste ,  c'est  une 
assez  bonne  femme.   Elle  avoit  beaucoup  d'amitié 
pour  moi  :  ce  qui  empêchoit  qu'elle  ne  se  fâchât  quand 
je  lui  riois  au  nez  de  toutes  les  menteries  qu'elle  me 
disoit.  Elle  avoit  avec  elle  sa  iille  la  princesse  Courci , 
et  qui  a  de  l'esprit  et  beaucoup  plus  de  retenue  et  de 
jugement  que  sa  mère,  et  qui  étoit  aussi  fort  de  mes 
amies.  Quand  j'avois  envie  de  me  réjouir ,  j'éntrete- 
nois  la  mère  5  et  quand  je  voulois  parler  sérieusen&ent, 
je  m'adressois  à  sa  fille.  Madame  de  Carignan  a  tou- 
jours ses  poches  pleines  de  confitures-,  et  la  Reine  me 
faisoit  la  guerre  que  je  ne  l'aimois  que  pour  qu'elle 
m'en  apportât,  sans  que  j'eusse  la  peine  d'en  charger 
mes  poches. 

Quand  l'on  parla  d^  paix,  je  m'ea  souciois  peu  :  je 
ne  songeoi«  en  ce  temps-là  qu'à  mes  divertissemens. 
Je  me  plaisois  fort  à  Saint-Germain,  et  j'aurois  sou- 
haité y  pouvoir  passer  toute  ma  vie.  Le  bien  public 
n'étoit  pas  alors  trop  connu  de  moi  non  plus  que  celui 
de  l'Etat,  quoique  par  la  naissance  on  y  ait  assez  d'in- 
térêt-, mais  quand  on  est  fort  jeune  et  fort  inappli- 
quée, on  n'a  pour  but  que  le  plaisir  de  son  âge.  11 
•y  eut  plusieurs  conférences  à  Ruel  avec  M.  le  prince 
«t  k  cardinal  Mazarin  :  comme  le  détail  en  est  su  de 


DE   MADEMOISELLE   DE    MOiSTPKNSIEil.    [lG4c^]         iÀ 

tout  le  monde,  je  ne  m'embarquerai  ici  en  aucune 
grande  aGTaire/  parce  que  je  n  en  ai  pas  une  parfaite 
connoissance ;  et  pour  ne  m'en  pas  dpuner  la  peine, 
je  dirai  seulement  que  je  ne  crois  pas  qu'elle  fût  fort 
avantageuse.au  Roi.  Je  fus  des  premières  qui  allai 
à  Paris  dès  que  la  paix  fut  faite  (0  ;  je  demandai 
congé  à  la  Reine  et  à  Monsieur  d'y  aller  :  madame  de 
Carîgnan  y  vint  avec  moi.  Comme  je  n'y  avois  aucune 
affaire,  je  n'aurois  pas  demandé  congé  si  je  n'avoi& 
eu  un  beau  prétexte,  savoir  de  visiter  la  reine  d'An- 
gleterre sur  la  mort  du  Roi  son  mari ,  auquel  le  parle- 
ment d'Angleterre  avoit  fait  couper  le  cou  il  n'y  avoit 
que  (Jeux  mois.  L'on  nen  porta  point  le  deuil  à  la 
cour,  c'est-à-dire  comme  ou  l'auroit  dû;  il  n'y  eut  que 
les  personnes  et  point  les  équipages ,  faute  d'argent  : 
la  raison  est  bien  pauvre.  Quand  j'ai  parlé  ci-devant 
de  la  misérable  situation  où  l'on  étoit ,  j'avois  oublié 
de  dire  que  nous  étions  à  Saint-Germain  en  l'état  où 
nous  voulions  mettre  Paris  :  l'intention  étoit  de  l'af- 
famer, et  néanmoins  les  habitans  y  ayoient  tout  en 
abondance,  et  à  Saint-Germain  l'on  manquqit  souvent 
de  vivres  ;  les  troupes  qui  étoient  aux  environs  pre- 
noient  tout  ce  qu'on  y  apportoit.  Ainsi  l'on  étoit  quasi 
affamé  :  ce  qui  faisoit  dire  souvent  que  M.  le  cardinal 
ne  prenoit  pas  bien  ses  mesures ,  et  que  c'étoit  ce  qui 
empéchoit  les  affairés  de  bien  réussir. 

Je  partis  donc  des  premières  pour  Paris -,  j'allai  des- 
cendre au  Louvre,  où  logeoit  la  reine  d'Angleterre, 
que  je  ne  trouvai  pas  si  sensiblement  touchée  qu'elle 
auroit  dû  l'être  par  l'amitié  que  le  Roi  son  mari  avoit 

(i)  Dès  que  la  paix  fut  faite  ;  Cette  paix  pea  solide   fut  signée  le 
II  mari. 


54  [1^49]   MÉMOIRES 

pour  elle,  et  de  qui  elle  étoit  parfaitement  bien  trai- 
tée 5  elle  ëtoit  maîtresse  de  tout,  joint  à  cela  que  le 
genre  de  sa  mort  me  sembloit  devoir  ajouter  beaucoup 
à  son  affliction.  Pour  moi,  je  crois  que  c'étoit  par  fotce 
d'esprit  qu'elle  paroissoit  ainsi  :  Dieu  en  donne  d'ex- 
traordinaires dans  les  occasions  qui  le  sont  aussi,  afin 
que  l'on  se  soumette  avec  résignation  à  ses  volontés  5 
sans  cela  il  y  en  a  auxquelles  il  seroit  difficile  de  ré-. 
sister>  et  quelquefois  aussi  l'accablement  et  la  contin 
nuation  des  déplaisirs  abattent  tellement  et  accoutu- 
ment si  fortaux^ouleurs,  que  l'on  devient  insensible. 
C'est  encore  un  effet  de  la  providence  de  Dieu,  dotit 
la  bonté  soutient  notre  faiblesse ,  et  qui  ne  laisse  pas 
de  nous  être  méritoire  devant  lui  :  ainsi  il  n'iitaporte 
pas  d'en  être  blâmé  devant  les  hommes.  Je  trouvai 
chez  la  reine  d'Angleterre  son  second  fils  le  duc 
d'Yorek  -,  il  venoit  de  Hollande  d'auprès  de  sa  sœur  la 
princesse  d'Orange,  où  il  avoit  été  depuis  qu'il  s'étoit 
sauvé  des  prisons  où  l'on  l'a  voit  tenu  depuis  long- 
temps en  Angleterre.  C'étoit  alors  un  jeune  prince  de 
treize  à  quatorze  ans,  fort  joli,  bien  fait,  et  beau  de 
visage;  il  étoit  blond  et  parloit  bien  fi-ançais:  ce  qui 
lui  donnoit  un  meilleur  air  qu'au  Roi  son  frère.  Rien 
né  défigure  tant  une  personne,  à  mon  gré,  que  de  ne 
pouvoir  parler  ;  il  parloit  fort  à  propos,  et  je  sortis 
de  la  conversation  que  nous  eûmes  ensemble  fort  sa- 
tisfaite de  lui.  Dès  que  je  fus  en  mon  logis,  tout  le' 
monde  me  vint  voir,  les  plus  grands  et  les  plus  petits; 
les  trois  jours  que  je  fus  à  Paris,  ma  maison  ne  dés- 
emplit point.  Comme  je  n'étois  venue  à  Paris  que 
pour  voir  la  reine  d'Angleterre ,  je  lui  rendois  aussi 
tous  les  jours  mes  visites  ;  je  rendois  les  mêmes  au 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [1649]         55 

Cours  :  c'est  une  promenade  que  j'ai  toujours  aimëe, 
et  que  j'aimerai  bien  encore  quand  je  retournerai  à 
Paris.  Le  duc  d'Yorck  y  venoit  avec  moi  ;ce  qui  lui 
donnoit  une  grande  joie. 

Quand  je  fus  de  retour- à  Saint-Germain,  la  Reine 
me  questionna  fort  sur  ce  que  j'avois  vu ,  fait  et  dit 
à  Paris  :  dont  je  lui  rendis  un  compte  très-fidèle ,  et  à 
Monsieur  aussi.  Tous  les  jours  on  ne  voyoit  que  nou- 
veaux venus  à  Saint-Germain  ;  tous  les  gens  du  parti 
contraire  vinrent  saluer  Leurs  Majestés  quand  l'am- 
nistie fut  vérifiée ,  hors  M.  de  Beaufort  et  M.  le  coad- 
juteur  de  Paris ,  maintenant  M.  le  cardinal  de  Retz. 
M,  de  Vendôme  étoit  à  Saint-Germain,  et  M.  de  Mer- 
cœur;  l'on  commençoit  déjà  de  parler  de  le  marier 
avec  une  dés  nièces  de  M.  le  cardinal. 

Après  tous  les.  devoirs  rendus  au  Roi  par  le  par- 
lement, le  corps  de  ville  et  toutes  les  autres  compa- 
gnies souveraines ,  les  autres  corps  vinrent  remercier 
le  Roi  de  leur  avoir  donné  la  paix.  On  parla  d'aller  à 
Compiègne  :  ce  qui  me  fit  demander  la  permission 
d'aUer  encore  faire  un  petit  tour  à  Paris  avant  le  dé- 
part de  Leurs  Majestés,  que  je  voulois  accompagner. 
Monsieur  y  vint  comme  j'y  étois  ;  il  y,  fut  très-peu,  et 
s'en  alla  faire  un  tour  à  Blois.  Pendant  le  séj.our  que 
j'y  fis,  je  mourois  d'envie  de  voir  madame  de  jChe- 
vreuse,  laquelle  étoit  revenue  depuis  quinze  jours 
dç  Flandre.  Lorsque  je  partis  de  Saint-Germain  on 
m'avoit  défendu  de  la  voir,  et  c'étoit  ce  qui  m'en  don- 
noit le  plus  d'envie  ;  jç  lui  envoyai  faire  compliment 
et  lui  témoigner  le  déplaisir  que  j'avois  de  l'ordre 
qu'on  m'avoit  donné ,  puisqu'il  m'empêchoit  de  la 
voir;  que  si  ejle  vouloit  aller  à  Montmartre,  où  elle 


56  [^^49]  MÉMOIRES 

avoit  deux  filles  et  mpi  ma  tante ,  nous  nous  y  rencon- 
trerions; que  j'en  aurois  bieade  la  joie,  et  que  je  ne 
croyois  pas  être  obligée  à  la  fuir  si  je  la  rencontrais. 
Elle  me  manda  qu  elle  s  y  en  alloit  ;  je  ne  manquai 
pas  de  m'y  rendre  :  elle  se  trouva  mal,  et  manqua  au 
rendez-vous.  Mademoiselle  de  Chevreuse  y  vint,  qui 
me  conta  tous  les  divertissemens  de  Flandre-,  elle 
étoit  fort  satisfaite  de  la  beauté  de  cette  cour-là.  Pour 
moi,  qui  ai  bien  entendu  parler  à  Monsieur  du  temps 
de  l'infanJte  Isabelle,  cela  ne  me  surprenoit  pas.  Cette 
cour-là  n'est  pas  présentement  comme  elle  étoit  en 
ce  temps-là.  Elle  me  parla  de  l'archiduc,  et  m'en  dit 
plus  de  bien  que  je  n'en  avois  entendu  dire  à  plusieurs 
gens  qui  venoient  de  Flandre  ;  elle  me  dit  aussi  que 
l'on  me  souhaitoit  fort  en  ce  pays-là  -,  et  pour.  Iprs  il 
y  avoit  plus  d'apparence  qu'il  n'y  en  a  eu  depuis  que 
M.  l'archiduc  auroit  pu-  être  souverain  des  Pays-Bas. 
Véritablement  cet  établissement  m'a   toujours  fort 
plu ,  et  j'ai  écouté  avec  plaisir  les  personnes  qui  me 
disoient  que  l'on  me  souhaitoit. en  ce  pays-là,  et  que 
celui  qui  y  commajidoit  seroit  souverain  comme  éloit 
l'archiduc  Albert. 

De  Montmartre  je  m'en  allai  chez  la  reine  d'Angle- 
terre, 011  je  trouvai  des  gens  de  la  Reine  qui  s'en  al- 
loient  à  Saint-Germain  ;  je  les  chargeai  de  lui  dire 
comme  j'avois  trouvé  par  hasard  mademoiselle  de  Che- 
vreuse à  Montmartre,  et  que  je  n'avois  pas  cru  de 
mon  devoir  de  m'enfuir;  que  si  c'eût  été  sa  mère,  je 
l'aurois  fait  ;  que  pour  elle ,  il  me  sembloit  que  cela  ne 
tiroit  à  aucune  conséquence ,  vu  que  nous  avions 
toujours  été  amies.  J'en  dis  autant  à  Monsieur,  qui  le 
prit  fort  bien. 


DE   MADEMOISELLK    DE    MONTPE^VSIER.    [1649]         ^7 

M.  de  Beaufort  pendant  la  guerre  de  Paris  aToit  fait 
le  galant  de  mademoiselle  de  Lougueville «  et  cctoit 
mi  parti  fort  avantageux  ^  c'est  une  fort  grande  héri- 
tière du  côté  de  feu  madame  sa  mère ,  qui  étoit  de 
fionrbon,  et  sœur  de  feu  M.  le  comte  deSoissons  mort 
sans  enfans.  Elle  auroit  bien  fait  de  lépouser :  c'est 
un  prince  fort  bien  fait  de  sa  pei^oime,  qui  a  beau- 
coup de  cœur  et  de  mérite  ;  il  vaut  bien  un  suné ,  et 
même  celui  de  sa  maison.  Ainsi  personne  ne  s  eton- 
noit  ni  de  ces  bruits  ni  de  ses  soins  auprès  d^Ile  ;  on 
étoit  seulement  surpris  que  madame  de  Montbazon 
le  souiTrit.  Beaucoup  de  gens  croyoient  que  comme 
il  la  voyoit  souvent,  et  que  c'est  une  fort  belle  per- 
sonne, elle  le  ménageoit  pour  Tépouser  quand  son 
mari  seroit  mort.  D  un  autre  côté  il  alloit  fort  souvent 
chez  madame  de  Ghevreuse  ;  et  comme  mademoiselle 
sa  fille  étoit  fort  bellc^t  riche  héritière ,  Ton  croyoit 
aussi  qu'il  lui  en  vouloit.  Ainsi  M.  de  Beaufort  étoit 
regardé  comme  le  bon  parti  à  qui  toutes  les  princesses 
en  vouloient.  Madame  de  Nemours  désiroit  avec 
toutes  les  passions  imaginables  mademoiselle  de  Lou- 
gueville pour  l'avantage  de  son  frère ,  et  par  la  crainte 
qu'il  n'épousât  madame  de  Montbazon  ^  de  sorte  que 
tout  ce  qui  engageoit  son  frère  à  cette  recherche  lui 
donnoit  de  grandes  joies.  Comme  j'étois  à  Paris,  M.  de 
Beaufort  me  dit  qu'il  vouloit  me  donner  les  violons  : 
j'acceptai  volontiers  cette  offre.  Madame  de  Nemours 
et  mademoiselle  la  princesse  Louise  vinrent  souper 
avec  moi.  Nous  envoyâmes  chercher  mademoiselle 
de  Longueville^  elle  n'éloit  pas  chez  elle,  et  elle  s'ex- 
cusa ensuite ,  et  dit  qu'elle  étoit  malade  ;  puis  elle  vint 
chez  moi.  Les  violons  jouèrent  dans  les  Tuileries  : 


58  [l^9]  MÉMOIRES 

nous  étions  sur  la  terrasse  qui  règne  le  long  du  corps 
de  logis,  et  tous  les  hommes  étoient  dans  le  jardin  ; 
pas  un  ne  monta  où  nous  étions.  M.  de  Beaufort  me 
manda  qu'il  me  prioit  de  proposer  de  les  faire  passer 
dans  un  parterre  de  l'autre  côté  du  logis,  et  que  je 
les  entendrois  de  la  salle  -,  je  crus ,  et  avec  raison,  qu'il 
seroit  bien  aise  que  cette  sérénade  sertît  à  mademoi- 
selle de  Chevreuse  aussi  bien  qu'à  mademoiselle  de 
Longueville  :  l'hôtel  de  Chevreuse  avoit  vue  sur  ce 
parterre  -,  l'on  peut  juger  par  là  de  l'attachement  du 
chevalier.  Pour  moi,  qui  ne  lui  ai  jamais  vu  aucune 
inclination  pour  le  mariage,  je  me  doutois  bien  que 
toutes  ces  galanteries  n'auroient  aucune  suite,  à  mon 
grand  regret  ;  je  souhaitois  aussi  bien  que  madame  de 
Nemours  que  l'affaire  de  mademoiselle  de  Longue- 
ville  s'achevât.  Pendant  que  jious  étions  dans  cette 
salle,  M.  de  Beaufort  s'y  cacha  aerrière  une  porte,  pour 
entretenir  mademoiselle  de  Longueville  qui  alloit  et 
venoit  5  je  fis  semblant  de  ne  le  point  voir,  quoique  je 
le  visse  bien.  Si  j'eusse  pu  demeurer  davantage  à  Paris, 
ces  sérénades  auroient  pu  durer  davantage ,  et  on 
auroit  pu  même  avoir  quelques  bals;  cependant  la 
Reine  m'envoya  quérir  :  il  fkllut  partir  dès  le  lende- 
main. La  cour  partoitle  jour  d'après  pour  Compiègne  : 
de  sorte  que  je  me  rendis  à  Saint-Germain  comme  il 
m'étoit  prescrit.  Madame  y  demeura:  elle  étoit  indis- 
posée ;  peu  de  temps  après  elle  vint  rejoindre  la  cour, 
et  Monsieur  en  fit  de  même. 

Dès  qu]il  fut  arrivé ,  l'abbé  de  La  Rivière  me  vint 
trouver  5  il  me  dit  que  la  reine  d'Angleterre  faisoît 
toutes  les  instances  possibles  auprès  de  Monsieur  pour 
l'obliger  de  consentir  au  mariage  du  Roi  son  fils  et  do 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l64g]         Sg 

TOoi,  et  que  milord  Germain  ëtoit  arrivé  pour  Tea 
prier  encore  de  sa  part  ;  que  je  devois  songer  à  prendre 
une  résolution  là-dessus  ;  que  Monsieur  m'en  parleroit. 
Pour  lui,  il  m'en  parla  sans  mêle  conseiller  ni  m'en  dis- 
suader, et  me  dit  le  bon  et  le  mauvais  :  le  dernier 
prévaloit  sur  l'autre.  Monsieur  me  parla  sur  ce  sujet, 
et  me  dit  :  «  La  reine  d'Angleterre  m'a  fait  la  propo- 
«  sition  que  vous  a  dite  l'abbé  de  La  Rivière:  voyez 
«  ce  que  vous  avez  à  dire  là-dessus.  »  Je  lui  répondis 
que  je  lui  obéirpis  en  tout ,  et  qu'il  connoissoit  bien 
mieux  ce  qui  m'étoit  propre  que  moi;  que  je  me  re- 
mettois  à  son  déisir ,  que  je  n'avois  point  d'autre  vo- 
lonté que  la  sienne.  Peu  de  jours  après ,  le  roi  d'Aur 
gleterre  envoya  milord  Perron  faire  des  complimens 
à  Leurs  Majestés,  et  leur  demander  la  permission  de 
venir  en  France.  Ce  milord  me  fit  de  grands  compK- 
mens,  et  Germain  et  lui  me  firent  soigneusement  leur 
cour.  La  Reine  me  témoigna  fort  désirer  ce  mariage, 
et  M.  le  cardinal  deinéme ,  et  il  m'assura  que  la  France 
assisteroit  puissamment  le  roi  d'Angleterre  5  qu'il  avoit 
beaucoup  d'intelligences ,  et  même  des  provinces  qui 
lui  étoient  encore  soumises;  qu'il  étoit  maître  du 
royaume  d'Irlande  tout  entier.  La  Reine  me  dit  qu'elle 
m'aimoit  comme  sa  fille-,  et  que  si  elle  ne  trouvoit 
cette  condition  avantageuse  pour  moi ,  elle  ne  me  la 
proposeroit  pas ,  parce  qu'elle  ^  me  souliaitoit  toute 
sorte  de  bonheur  ;  que  je  connoissois  la  reine  d'An- 
gleterre, qui  étoit  la  meilleure  personne  du  monde, 
et  qui  avoit  tout-àrfait  de  l'amitié  pour  moi  ;  que  son 
fils  en  étoit  passionnément  amoureux,  et  qu'il  nesou- 
haitoit  rien  davantage  que  de  m'épouser.  Je  lui  ré- 
]x>ndis  qu'il  me  faisoit  beaucoup  d'honneur  de  me 


•  • 


6o  [1649]   MÉMOIRES 

vouloir ,  et  que  quoique  les  aifaires  du  Roi  ne  lui 
permissent  pas  de  lui  donner  un  secours  aussi  con- 
sidérable qu'il  lui  en  falloit  pour  le  remettre  en  ses 
Etats,  que  je  ferois  néanmoins  tout  ce  qu'elle  et  Mon- 
sieur ordonneroienl.  La  Reine  me  railloit  devant  mi- 
lord  Germain,  Ton  mefaisoitlaguerre,êt  jerougissois. 
M.  de  La  Rivière  me  vint  encore  voir  sur  ce  sujet,  et 
me  dit  que  Germain  s'en  alloit  quérir  le  roi  d'Angle- 
terre en  Hollande  où-  il  étoit ,  et  qu'il  demandoit  une 
réponse  positive ,  parce  que  ses  affaires  Tobligeoient 
de  passer  en  Irlande  promptement-,  et  que  si  je  con- 
sentois  à  la  proposition,  le  roi  d'Angleterre» viendroit 
à  la  cour  ;  qu'il  y  seroit  deux  jours ,  qu'ensuite  il  m'é- 
pouseroit  5  qu'après  le  mariage  il  y  seroit  encore  autant, 
pour  me  donner  le  plaisir  de  passer  devant  la  Reine  ; 
et  qu'après  cela  je  m'enirois  avec  lui  à  Saint-Germain, 
où  étoit  retournée  la  reine  d'Angleterre  depuis  que 
la  cour  en  étôit  partie  *,  qu'il  s'en  iroit  en  Irlande  :  que 
pour  moi ,  je  demeurerois  à  Paris  si  je  voulois ,  cpmme 
j'avois  accoutumé.  Je  lui  disque  cette  dernière  condi- 
tion étoit  impossible  :  que  j'irois  en  Irlande  avec  le 
Roi  s'il  le  vouloit,  et  que  s'il  ne  le  vouloit  point,  je 
demeurerois  avec  la  Reine  sa  mère ,  ou  bien' en  quel- 
ques-unes de  mes  maisons  *,  qu'il  n'étoit  pas  de  la 
bienséance  que  je  fusse  dans  le  commerce  du  monde 
et  dans  les  divertissemens  pendant  que  le  Roi  seroit 
à  l'armée,  ni  que  je  m'engageasse  à  la  dépense  à  la- 
quelle les  personnes  de  ma  qualité  se  trouvent  obli- 
gées ,  lorsque  je  devrois  me  passer  de  tout  pour  en- 
voyer au  Roi  de  l'argent  -,  que  je  ae  pourrois  être  sans 
inquiétude  de  le  voir  embarrassé  dans  une  guerre 
telle  que  celle-là  -,  et  qu'enfin  si  je  l'épouçois ,  il  fau- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEMSIF.R.   [1649]        ^^ 

droit  bien  à  la  longue  prendre  des  résolutions  bien 
plus  difficiles  à  suivre ,  et  que  je  ne  pourrois  jamais 
m^empécher  de  yendre  tout  mon  bien  et  de  le  hasarder 
pour  reconquérir  son  royaume  \  et  qu'il  faut  avouer 
que  ces  pensées  m'cffrayoient  un  peu ,  et  qu'après 
avoir  toujours  été  heureuse  et  nourrie  dans  Topulence, 
ces  réflexions  m'épouvantoientfort.  11  meditquej'avois 
raison  :  que  je  devois  pourtant  songer  qu'il  n'y  avoit 
point  d'autre  parti  pour  moi  dans  l'Europe  -,  que  l'Em- 
pereur et  le  roi  d'Espagne  étoient  mariés  -,  que  le  roi 
de  Hongrie  étoit  accordé  avec  l'infante  d'Espagne; 
pour  l'archiduc,  qu'il  ne  seroit  jamais  souverain  des 
Pays-Bas  ;  que  je  ne  voulois  point  des  souverains 
d'Allemagne  ni  d'Italie  -,  qu'en  France  le  Roi  et  Mon- 
sieur étoient  trop  jeunes  pour  se  marier  ;  que  M.  le 
prince  l'étoit  il  y  avoit  dix  ans ,  et  que  sa  femme  se 
portoit  trop  bien.  Je  me  mis  à  rire ,  et  lui  répliquai  : 
«  L'Impératrice  estgrosse,  et  elle  mourra  en  couche.  » 
Après  avoir  bien  raisonné ,  et  m'être  fort  inquiétée 
(cette  aifaire  en  valoit  bien  la  peine),  je  lui  di§: 
«  Si  Monsietir  veut  que  j'épouse  le  roi  d'Angleterre, 
«  et  qu'il  soit  persuadé  que  ce  mariage  soit  inévitable, 
<i  j'aime  mieu'x  épouser  ce  prince  lorsqu'il  est  mal- 
«  heureux  ,  parce  qu'en  cet  état  il  m'aura  obligation  ; 
«  et  quand  il  rentrera  dans  ses  Etats  il  me  consi- 
«  dérera ,  parce  que  j'en  aurai  été  Is^  cause ,  par  les 
«  secours  qu'il  aura  reçus  de  ma  maison,  et  à  ma 
«  considération.  » 

Le  lendemain  nous  partîmes  pour  Amiens.  J'infor- 
mai ma  belle-mère  de  toute  cette  affaire ,  parce  que  je 
savois  bien  qu'elle  ne  la  souhaitoitpas,  et  qu'elle  mo 
serviroit  auprès  de  Monsieur  pour  l'empêcher:  ce 


6^  [ï649]    MÉMOIRES 

qu  elle  fit.  Milord  Germain  me  vint  voir  à  Amiens  :  ii 
me  pressa  fort  de  lui  dire  mes  sentimens,  et  me  fit 
mille  belles  protestations  de  la  part  du  roi  d'Angle- 
terre. Je  connus  par  son  discours  que  la  Reine  et 
Monsieur ,  qui  ne  vouloient  pas  se  brouiller  avec  la 
reine  d'Angleterre ,  avoient  dit  de  moi  :  «  C'est  une 
«  créature  qu'il  faut  gagner  ;  elle  ne  fait  que  ce  qu'elle 
«  veut,  et  nous  n'avons  point  de  pouvoir  sur  elle,  n 
Il  est  vrai  qu'ils  avoient  raison  sur  le  sujet  du  mariage 
d'avoir  cette  pensée  :  j'ai  toujours  cru  que  depuis  que 
l'on  avoitl'âge  de  raison  l'on  devoitl'employer  en  cette 
rencontre  comme  la  plus  importante  de  la  vie,  parce 
qu'ily  va  de  tout  son  repos,  et  qu'ainsi  il  falloit  plutôt 
songer  à  ses  intérêts  qu'à  ceux  dé  ses  proches.  Comme 
je  vis  que  Germain  entroit  en  tiers  en  matière  avec 
moi  (  ce  qui  ne  se  pratique  pas  d'ordinaire  avec  des 
filles  quand  il  s'agit  de  les  marier^ ,  je  songeai  à  me 
tirer  d'affaire  avec  la  reine'd' Angleterre  5  je  lui  dis  que 
je  l'honorois  infiniment,  et  que  si  je  Tosois  dire,  je 
l'aimois  de  même  (  et  je  disois  vrai)  ;  que  sa  considé- 
ration étoit  la  plus  forte  que  j'eusse  en  cette  occurrence, 
et  qu'elle  me  feroit  passer  par  dessus  toutes  les  diffi- 
cultés qui  se  rencontroient  en  l'état  où  étoit  le  Roi  son 
fils-,  que  pour  la  religion,  c'étoit  un  obstacle  que  je 
ne  pouvois  surmonter-,  que  si  le  Roi  avoit  quelque 
amitié  pour  moi ,  il  devoit  lever  cette  difficulté ,  et  que 
je  me  faisois  bien  d'autres  violences  de  mon  côté.  Il 
me  dit  que  dans  la  situation  où  étoit  le  roi  d'Angle- 
terre, il  ne  pouvoit  ni  ne  devoit  se  faire  catholique, 
et  m'allégua  de  fort  bonnes  raisons,  qui  sont  trop 
longues  à  dire,  et  dont  voici  la  principale  :  que  s'il  se 
faisoit  à  présent  catholique,  c'étoit  s'exclure  lui-même 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEVSIER.    [1649]         63 

pour  jamais  de  ses  royaumes.  Nous  disputâmes  long- 
temps là-dessus,  puis  il  prit  congë  de  moi,  et  me  fit 
connoitre  que  ce  que  je  lui  avois  dit  lui  faisoit  espérer 
que  les  difficultés  que  je  faisois  ne  seroient  pas  de 
longue  durée.  Depuis  que  la  Reine  et  Monsieur  m'eu- 
rent parlé  à  Gompiègne ,  je  fus  fort  en  inquiétude , 
et  j'avois  l'esprit  très-embarrassé ,  sur  le  point  oii  j'é- 
tois  de  conclure  une  si  grande  affaire  et  de  si  longue 
durée.  Gela  ne  dura  pas  long-temps  :  on  ne  m'en  parla 
plus ,  ni  même  du  roi  d'Angleterre ,  qu'après  être  re- 
tournée à  Gompiègne  un  jour  avant  son  arrivée. 

La  disgrâce  qui  arriva  à  l'armée  du  Roi,  commandée 
par  le  comte  d'Harcourt ,  donna  assez  de  sujet  de  s'en- 
tretenir. M.  le  cardinal  Mazarin ,  qui  est  homme  de 
grands  desseins ,  avoit  fait  attaquer  Gambray  par  une 
fort  petite  armée  qui  n'étoit  pas  fournie  des  munitions 
nécessaires  pour  le  siège  d'une  place  de  cette  consé- 
quence, qui  est  des  meilleures  de  la  frontière ,  et  où 
les  ennemis  avoient  une  forte  garnison,  et  en  cam- 
pagne ime  armée  bien  plus  forte  que  la  nôtre  :  ce  qui 
rendoit  cette  entreprise  ridicule  à  ceux  qui  n'étoient 
pas  assez  du  secret  pour  savoir  s'il  avoit  quelque  in- 
telligence dans  la  place  :  ce  qui  ne  parut  pas  par  Tévé- 
nement.  Lesennemis-forcèrent  undesquartiersduRoi, 
et  jetèrent  un  secours  considérable  dans  la  place  ^  de 
sorte  que  le  comte  d'Harcourt  fut  obligé  de  lever  le 
siège.  Geux  qui  excusoient  le  cardinal  Mazarin  di- 
soient qu'il  avoit  entrepris  ce  siège  contre  toute  ap- 
parence ,  sur  ce  que  le  comte  d'Uarcouit  n'avoit  jamais 
si  bien  réussi  que  dans  des  aventures  de  cette  nature. 
Il  est  Vrai  qu'à  la  guerre ,  aussi  bien  qu'en  toute  autre 
occurrence ,  chacun  a  son  talent. 


64  ['^491    MÉMOIRES 

11  arriva  environ  ce  temps-là  une  assez  plaisante 
affaire  à  Paris.  M.  de  Jarzë  avoit  tenu  quelques  dis- 
cours de  M.  de  Beaufort  qui  lui  avoient  déplu  ;  de 
sorte  qu'il  le  menaça ,  et  Jarzé  dit  qu  il  ne  le  craignoit 
point,  et  qu'il  lui  disputeroit  le  haut  du  pavé  même 
dans  les  Tuileries.  Ensuite  de  quoi  M.  de  Beaufort 
alla  chez  Renard ,  où  Jarzé  soupoit  avec  M.  de  Can- 
dale,  Le  Freton ,  Fontrailles,  Ruvigni  et  les  comman- 
deurs de  Jars  et  de  Souvré ,  et  quelques  autres  dont 
je  ne  me  souviens  point.  11  prit  le  bout  de  la  nappe , 
jeta  tout  par  terre,  et  renversa  la  table  ;  l'on  mit  l'épée 
à  la  main  :  il  y  eut  une  grande  rumeur,  et  personne 
de  mort  ni  de  blessé.  Les  offensés  résolurent  de  se 
battre  contre  M.  de  Beaufort  :  ce  devoit  être  hors  de 
Paris,  parce  qu'il  y  étoit  trop  aimé,  et  ils  dévoient 
craindre  d'être  assommés  par  les  harangères-,  de  sorte 
qu'ils  vinrent  tous  à  la  cour ,  où  ils  firent  cette  plai- 
santerie qui  fut  assez  bien  reçue.  Peu  de  jours  après 
Monsieur  alla  à  Nanteuil  :  il  manda  M.  de  Beaufort  et 
tous  ses  amis ,  et  il  y  mena  les  autres  et  les  raccom- 
moda. On  avoit  cru  que  cela  causer  oit  de  grands 
combats  ^  et  je  ne  sais  si  M.  le  cardinal  n'eût  pas  été 
bien  aise  d'être  débarrassé  de  quelques  gens  par  cette 
voie ,  lorsque  Son  Altesse  Royale  pacifia  tout. 

Comme  le  roi  d'Angleterre  fut  arrivé  à  Peronne ,  on 
envoya  un  courrier  pour  en  avertir  Leurs  Majestés. 
Lors  la  Reine  me  dit  :  «  Voici  votre  galant  qui  vient.  » 
L'abbé  de  La  Rivière  me  tint  le  même  discours.  Je 
lui  répondis  :  «  Je  meurs  d'envie  qu'il  me  dise  des 
«  douceurs ,  parce  que  je  ne  sais  encore  ce  que  c'est  ; 
«  personne  ne  m'en  a  jamais  osé  dire  :  ce  n-est  pas  à 
«  cause  de  ma  qualité,  puisque  l'on  en  a  bien  dit  à 


DE   MADEMOISELLE  DE   M09TPENSIE1I.    [1649]         ^^ 

«  des  reines  àe  tna  connoissance  :  c'est  à  cause  de 
«  mon  humeur ,  que  Ton  connoît  bien  éloignée  de  la 
«  coquetterie.  Cependant ,  sans  être  coquette ,  j'en 
«  puis  bien  écouter  d'un  roi  avec  lequel  on  veut  me 
«  marier  :  ainsi  je  souhailerois  fort  qu'il  m'en  pût 
«  dire.  »  Le  jour  de  son  arrivée ,  Ton  se  leva  matin 
pour  le  prévenir;  il  ne  devoit  que  dîner  à  Compiègne, 
et  il  falloit  aller  de  bonne  heure  au  devant  de  lui. 
J'étois  frisée:  ce  qui  ne  m'arrivoit  pas  souvent -,  j'en- 
trai dans  le  carrosse  de  la  Reine,  elle  s'écria  :  «  On  voit 
«  bien  les  gens  qui  attendent  leurs  galans.  Comme 
«  elle  est  ajustée  !  »  Je  fus  toute  prête  de  répondre  : 
Ceux  qui  en  ont  eu  savent  bien  comment  on  se  met, 
et  les  soins  que  Toii  prend  pour  cela  -,  et  même  j'aurois 
pu  dire  que  le  mien  étant  pour  épouser ,  c'étoit  avec 
raison  que  je  m'ajustois  :  cependant  je  n'osois  rien 
dire.  Nous  allâmes  à  une  lieue  au  /devant  de  lui.  A  sa 
rencontre  on  mit  pied  à  terre  :  il  salua  Leurs  Majestés, 
et  moi  ensuite  ;  je  le  trouvai  de  fort  bonne  mine ,  et 
meilleure  qu'il  n'avoit  quand  il  partit  de  France  -,  si 
son  esprit  m'eût  paru  correspondre  à  sa  mine ,  peiit- 
être  m'eût-il  plu  dès  ce  temps-là.  Comme  il  fut  dans 
le  carrosse ,  le  Roi  lui  parla  de  chiens,  de  chevaux, 
du  prince  d'Orange ,  et  des  chasses  de  ce  pays-là  ;  il 
répondit  en  français.  La  Reine  lui  voulut  demander 
des  nouvelles  de  ses  affaires  :  il  n'y  répondit  point. 
Comme  on  le  questionna  plusieurs  fois  sur  des  faits 
fort  sérieux,  et  qui  lui  importoient  assez,  il  s'excusa 
de  ne  pouvoir  parler  notre  langue.  Je  vous  avoue  que 
dès  ce  moment  je  résolus  de  ne  pas  conclure  le  ma- 
riage ;  je  conçus  de  lui  une  fort  mauvaise  opinion , 
d'être  roi  à  son  âge  ,  et  n'avoir  aucune  connoissance 
T.  4'-  5 


66  [^^49]  MÉMOIRES 

de  ses  affaires.  Ce  n'est  pas  que  je  n'eusse  par  là  du 
reconnoitre  mon  sang  :  les  Bourbons  sont  gens  fort 
appliqués  2^tl  bagatelles  et  peu  solides;  peut-étrcl 
moi-même  aussi  bien  que  les  autres ,  qui  en  suis  de 
père  et  de  mère.  Aussitôt  après  être  arrivi^s,  on  dîna; 
il  ne  mangea  point  d'ortolans  :  il  se  jeta  sur  une  pièce 
de  bœuf  et  sur  une  épaule  de  mouton ,  comme  s'il 
n'eût  eu  que  cela.  Son  goût  me  parut  aussi  bon  en 
cela  qu'il  le  témoigna  avoir  sur  ce  qu'il  pensoit  pour 
moi.  Après  le  dîner  la  Reine  s'amusa ,  et  me  laissa  avec 
lui;  il  y  fut  un  quart-d'heure  sans  me  dire  uu  seul 
mot.  Je  veul  croire  que  son  silence  venoit  plutôt  de 
respect  que  de  manque  de  passion  ;  j'avoue  le  vrai 
qu'en  cette  rencontre  j'eusse  souhaité  qu'il  m'en  eût 
moins  rendu.  Comme  l'ennui  me  prit,  j'appelai  ma- 
dame de  Comminges  en  tiers  pour  tâcher  de  le  faire 
parler  :  ce  qui  réussit  heureusement.  M.  de  La  Rivière 
me  vint  dire  :  a  II  vous  a  regardée  tout  le  temps  du 
<t  dîner ,  et  vous  regarde  encore  incessamment.  »  Je 
lui  dis  :  (c  II  a*  beau  regarder  avant  que  de  plaire ,  tant 
«  qu'il  ne  dira  mot.  »  Il  me  dit  :  «  C'est  que  vous 
«  faites  finesse  des  douceurs  qu'il  vous  a  dites. — Par- 
ie donnez-moi,  luidis-je;  venez  auprès  de  moi  quand 
«  il  y  sera,  et  vous  verrez  comment  il  s'y  prend.  » 
La  Reine  se  leva ,.  je  m'approchai  du  roi  d'Angleterre , 
et  pour  le  faire  parler  je  lui  demandai  des  nouvelles 
de  quelques  gens  que  j'avoisvus  auprès  de  lui  ;  à  quoi 
il  répondit  sans  me  dire  aucunes  douceurs.  L'heure 
de  son  départ  venue ,  on  monta  en  carrosse ,  et  on 
l'alla  conduire  jusqu'au  milieu  de  la  forêt,  où  l'on  mit 
pied  à  terre,  comme  à  son  arrivée;  il  prit  congé  du 
Roi  et  vint  à  moi  avec  milord  Germain,  et  me  dit  : 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO^iTPENSlER.    [1649]         ^7' 

<(  Je  crois  que  milord  Germam ,  qui  parle  mieux  que 
((  moi ,  vous  aura  pu  expliquer  mes  senlimens  et  mon 
«  dessein  -,  je  suis  votre  très-obéissant  serviteur.  »  Je 
lui  répondis  que  j'étois  sa  très-obéissante  servante^ 
Germain  me  fit  beaucoup  de  complimens  :  ensuite  le 
Roi  me  salua,  et  s'en  alla. 

La  venue  du  roi  d'Angleterre  me  fit  perdre  ma- 
dame de  Carignan,  qui  m'étoit  un  grand  divertisse- 
ment. La  Reine  lui  manda  par  madame  de  Brionne, 
qui  étoit  fort  de  ses  amies ,  qu'au  dîner  du  roi  d'An- 
gleterre elle  seroit  à  table  et  non  pas  sa  fille,  et  qu'en 
cette  occasion-là  il  n'y  de  voit  avoir  que  des  princesses 
du  sang  ^  elle  en  fut  offensée  au  dernier  point ,  et  s'en 
alla  prômptement.  J'eus  le  bonheur  pourtant  de  n'être 
pas  brouillée  avec  elle  \  toute  la  cour  le  fut ,  hors 
moi  :  aussi  cela  n'auroit  pu  être  à  mon  égard  qu'in- 
justement. Je  suppliai  la  Reine  de  me  dispenser  d'être 
à  ce  dîner ,  plutôt  que  de  m'engager  à  dire  à  madame 
de  Carignan  ce  que  je  savois  bien  qui  lui  déplaisoit 
fort.  La  Reine  ne  vouhit  jamais  m'accorder  cela,  quoi- 
que je  le  lui  demandasse  avec  beaucoup  dHnstance. 
M.  le  prince,  qui  n'avoit  point  voulu  commander  l'ar- 
mée cette  campagne ,  étoit  allé  à  son  gouvernement 
de  Bourgogne ,  et  y  demeura  assez  long-temps  :  ce 
qui  alarma  la  cour  ;  U  revint  néanmoins  :  de  quoi. 
M.  le  cardinal  Mazarin,  qui  l'a  toujours  beaucoup 
craint,  fut  fort  réjoui.  11  alla  au  devant  de  lui ,  et  il 
fut  reçu  avec  de  grands  honneurs ,  dans  Ja  pensée 
qu'on  avoit  qu'il  ne  fût  mécontent  de  ce  que.la  Reine 
voidoit  donner  à  M.  de  Vendôme  la  charge  d'amiral  f 
en  faveur  du  mariage  de  mademoiselle  de  Mancini, 
nièce  de  M.  le  cardinal ,  avec  M.  de  Mercœur.  On 

5. 


68  [i^49]  MÉMOIRES 

crut  que  M.  le  prince  ëtoit  homme  à  se  repaître  de 
vent:  ainsi  onThonoRoit  fort;  mais  comme  Fhonneur 
qu  on  lui  faisoit  lui  ëtoit  dû ,  il  ne  s'en  tint  pas  aussi 
fort  obligé. 

Le  Roi  revint  à  Paris  (0;  tous  les  corps  de  ville  sor- 
tirent pour  aller  au  devant  de  lui  jusques  près  de 
Saint- Denis.  Çëtoit  une  confusion  de  peuple  non 
pareille  \  jamais  je  ne  me  suis  tant  erinuyëe  :  il  fit  le 
plus  grand  chaud  du  monde  ;  nous  étions  huit  dans 
le  carrosse  de  la  Reine ,  et  nous  fûmes  depuis  trois 
heures  après  midi  jusqu'à  huit  heures  du  soir  à  venir 
du  Bourget  à  Paris ,  où  il  n'y  a  que  deux  petites  lieues. 
Les  cris  de  vi^^e  le  Roi!  étoient  continuels,  et  les 
peuples  les  poussèrent  avec  plus  de  joie  parce  qu'il  y 
avoit  long-temps  qu'ils  n'a  voient  vu  Sa  Majesté  ,  et 
que  son  retour  après  une  guerre  sembloit  les  obliger 
à  témoigner  davantage  leur  joie.  Quoique  cela  m'en 
donnât  beaucoup,  je  n'en  étois  pas  moins  étourdie; 
aussi  j'en  avois  fort  mal  à  la  tête.  Après  l'arrivée  de 
Leurs  Majestés,  Monsieur  amena  M.  de Beaufort  saluer 
le  Roi  :  c'étoit  le  seul  qui  avoit  été  en  cette  guerre 
qui  ne  fût.point  venu  à  Compiègne  ou  à  Saint-Germain 
depuis  la  paix  ;  tout  le  monde  courut  pour  voir  la  mine 
qu'il  feroit,  et  comme  il  seroit  reçu.  La  fête  de  Saint- 
Louis  arriva  peu  après  :  le  Roi  alla  ce  jour-là  à  cheval 
aux  Jésuites  de  la  rue  Saint-Antoine  ;  les  princes  et 
seigneurs  qui  étoient  lors  à  Paris  l'accompagnèrent , 
tous  bien  vêtus,  avec  de  belles  housses  sur  leurs  che^ 
vaux.  Cette  cavalcade  étoit  fort  politique ,  et  belle  à 
voir.  M.  le  cardinal  fit  une  action  qui  étonna  assez, 

(i)  Le  Roi  reuint  a  Paris  ;  Cette  entrée  eut  lieu  le  i8  août.  Le  prince 
«le  Condé  et  le  cardinal  Mazarin  étoient  dans  le  carrosse  da  Aoi. 


DE    MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [1649]         ^ 

lui  que  Ton  accosoit  de  n'être  pas  hardi  :  il  alla  trouver 
le  Roi  aux  Jésuites,  passa  toute  la  ville  dans  son  caiv 
rosse  peu  accompagné,  et  personne  ne  lui  dit  un  seul 
mot.  J  arrivai  aux  Jésuites  un  peu  après  la  Reine  :  je 
n'avois  pu  la  suivre  parce  que  le  matin  j'avois  été  aux 
Carmélites  voir  mademoiselle  de  Saujon,  qui  s  y  étoit 
retirée.  Lorsque  j'entrai  aux  Jésuites,  la  Reine  me  dit  : 
«  L'Impératrice  est  morte  ^  c'est  cette  fois  qail  faut 
<(  faire toutcequeFonpourrapourquevouslasoyez.  )» 
Je  la  remerciai  très-humblement,  et  je  fus  assez  aise 
de  cette  nouvelle.  Lorsque  Ton.  fut  revenu  au  Palais- 
Royal,  M.  le  cardinal  eut  une  longue  conversation 
avec  moi  sur  la  mort  de  l'Impératrice;  il  me  dit  qu  abr 
solument  il  feroit  cetteaffaire,  et  qu'il  enverroit  cher- 
cher Mondevergue  pour  l'envoyer  en  Allemagne, 
parce  qu'il  savoit  que  je  serois  bien  aise  que  ce  fût  lui 
qui  fît  ce  voyage.  J'en  fus  contente. 

Monsieur  revint  le  lendemain  de  Limour-s  :  aussitôt 
qu'il  fut  arrivé  je  le  fus  voir;  il  me  parut  fort  affligé 
d'avoir  perdu  Saujon,  et  me  témoigna  être  fort  con- 
tent de  ce  que  je  l'avois  été  voir ,  et  de  ce  que  j'avois. 
fait  mon  possible  pour  la  faire  sortir  ;  il  me  dit  qu'abr 
solument  il  l'en  falloit  tirer,  et  que  pour  cela  ses 
frères  présenteroient  requête  :  je  l'approuvai  fort.  On 
mit  l'affaire  au  parlement.  Pendant  ce  temps-là  Son 
Altesse  Royale  venoit  souvent  conférer  avec  moi  ;  ce 
qu'il  faisoit  avec  grande  joie,,  parce  que  j'avois  de 
l'empressement  pour  faire  sortir  Saujon.  Je  m'imagi- 
nois  que  cela  seroit  utile  à  la  fortune  de  son  frère, 
que  je  croyois  plus  mo^n  serviteur  en  ce  temps-là  que 
je  ne  le  crois  présentement.  Quand  l'arrêt  fut  donné 
pour  la  faire  sortir ,  elle  ne  le  voulut  pas  :  de  sorte 


70  [^^49]    MÉMOIRES 

qu'il  fallut  que  j  allasse  moi-même  aux  Carmëlites  la 
quérir.  Avant  que  de  sortir,  elle  se  jeta  à  genoux  de- 
vant le  Saint-Sacrement,  et  fît  des  vœux,  à  ce  que 
m'ont  dit  les  religieuses,  avant  mon  arrivée.  Celui 
qu'elle  fit  devant  moi  est  extraordinaire  :  c'étoit  de 
n'être  jamais  religieuse  dans  un  autre  couvent  que 
celui-là.  Depuis  les  Carmélites  jusqu'au  Luxembourg, 
elle  ne  fit  que  pester  contre  ceux  qui  la  tiroient  du 
couvent.  Elle  fut  au  Luxembourg  cinq  ou  six  semaines 
dans  sa  chambre  :  elle  persistoit  toujours  à  vouloir  s'en 
retourner;  elle  coupa  ses  cheveux  et  coucha  sur  des 
claies  :  c'étoit  un  zèle  extrême.  On  fit  venir  le  père 
Léon,  carme  mitigé,  fort  habile  homme,  qui  étoit  allé 
prêcher  à  Auxerre  pour  la  dissuader  d'être  carmélite-, 
puis  messieurs  de  Saint-Sulpice  survinrent:  tous  cesca- 
suistes  ensemble  lui  persuadèrent  qu  elle  pouvoit  plus 
faire  de  bien  dans  le  monde  que  dans  le  couvent.  On 
lui  offrit  la  charge  de  dame  d'atour  de  Madame,  qu  elle 
accepta  5  et  ensuite  elle  revint  tout  comme  une  autre, 
excepté  qu'elle  n'étoit  habillée  que  de  serge,  etn'a- 
voit  que  du  linge  uni  iet  une  coiffe,  parce  qu'elle 
n'avoit  point  de  cheveux.  Cela  me  fit  souvenir  de 
madame  d'Aiguillon  lorsqu'elle  étoit  mademoiselle 
de  CombaUet,  qui  avoit  fait  une  pareille  équipée. 
A  mesure  que  les  cheveux  de  Saujon  revenoient,  elle 
les  montroit;  puis  elle  reprit  la  soie  et  la  dentelle  ;  et 
en  continuant  d'être  dévote ,  elle  s'est  mêlée  des  af- 
faires autant  qu'elle  a  pu ,  et  n'a  pas  négligé  le  bien. 
Je  crois  que  c'a  été  pour  en  faire  un  bon  usage.  Elle 
n'a  pas  discontinué  ses  conversations  avec  Monsieur  5 
elle  ne  manquoit  non  plus  à  se  trouver  aux  heures  ac- 
coutumées chez  mademoiselle  de  Rare,  qu'à  son  orai- 


DE  MADEMOISELLE  DE^  MOXIYE^fSIER.    [l(i49]  7^ 

80B  :  et  ça  été  {dotôt  Blonsieur  qu'elle  qui  j  a  manqué. 
Elle  nmle  fort  les  yeux  dans  la  tête  «  et  re^^rde  tou- 
jours en  haut  :  ce  qui  iait  qu'elle  choque  tout  ce 
qu'elle  trouve;  et  quand  elle  eu  (ait  des  excuses, 
elle  laisse  à  entendre  que  c'est  parce  que  son  esprit 
s'applique  peu  à  ce  qui  regarde  le  monde.  On  dis<ùt 
qu'elle  ne  s'étoit  mise  dans  on  couvent  que  pour  être 
plus  considérée ,  dans  la  pensée  que  si  on  la  retirmt , 
elle  ponrrmt  accuser  La  Rivière  de  l'avcnr  obligée  par 
ses  manières  d'y  aller,  et  partager  sa  faveur  par  de 
mauvais  offices ,  si  elle  ne  ponvoit  la  détruire  entière- 
ment. Elle  avoit  eu  beaucoup  de  démêlés  avec  Mon* 
sieur  depuis  qu'il  l'aimoit  :  elle  étoit  capricieuse ,  et 
point  du  tout  complaisante  ;  elle  en  avoit  eu  un  entre 
autres  sur  le  sujet  du  duc  de  Richdieu  à  Compiègne, 
qui  l'entretenoit  souvent ,  quoique  Monsieur  lui  eut 
défendu  de  loi  parler.  Elle  avoit  raison  de  l'honorer  : 
son  père  avoit  été  son  gouverneur  ;  elle  ne  l'entrete- 
noit pas  dans  la  pensée  qu'elle  étoit  fiUe  d'un  homme 
qui  avoit  mangé  de  son  pain  :  elle  pehsi^t  à  l'épouser; 
elle  croyoit  surprendre  ce  pauvre  sot  comme  ma- 
dame de  Pons  (0  a  fait  depuis,  qui  le  mena  à  une 
maison  de  campagne  où  M.  le  prince  et  madame  de 
LongueviUe  étoient ,  qui  la  lui  firent  épouser.  Mon- 
sieur est  extrêmement  jaloux  de  sa  maîtresse  ;  quoi- 
qu'il ne  l'aime  qu'en  tout  bien  et  honneur  (madame 
de  Saujon  :  on  l'appela  ainsi  depuis  qu  elle  fut  dame 
d'atour),  il  ne  vouloit  pas  qu'elle  se  mariât,  et  elle 
en  avoit  bien  envie.  M.  de  La  Rivière  se  servoit  de 

(i)  Madame  de  Pons  :  Anne  Ponssard  Du  Vigcan  ,  yeuvc  depuis  un 
an  de  François- Alexandre  d^Albret ,  seigneur  de  Pons.  Elle  c'pousa  Ar- 
nuAd-lean  de  Vigoerot,  duc  de  Bicbclien,  petit-ncTcn  du  cardinal. 


7  a  [^^49]   MÉMOIRES 

cette  circonstance  quand  il  Is^  vouloit  brouiller  avec 
Monsieur.  Elle  n'a  jamais  été  aimée  dans  la  maison  : 
elle  étoit  fort  glorieuse ,  et  depuis  qu'elle  a  eu  du 
crédit ,  elle  a  continué  dans  cette  humeur.  La  dévo- 
tion ne  Ta  point  corrigée  de  ce  défaut ,  non  plus  que 
de  celui  d'être  intéressée  ^  en  toute  sa  vie ,  elle  n*a 
servi  personne  pour  rien ,  et  il  ne  se  peut  rien  ajou- 
ter à  l'ingratitude  qu  elle  a  eue  pour  moi ,  aussi  bien 
que  son  frère  :  j'en  parlerai  ci-après.  Pour  la  sienne, 
elle  a  été  jusqu'au  point  de  me  rendre  de  mauvais  of- 
fices auprès  de  Monsieur  toutes  les  fois  qu  elle  a  pu; 
elle  a  expliqué  mal  ce  que  je  faisois  pour  s'en  servir, 
et  cela  avec  une  méchanceté  horrible.  Un  jour  que  je 
parlois  d'elle  à  Monsieur ,  il  me  dit  :  «  Détrompez-vous 
u  de  croire  qu'elle  soit  persuadée  vous  avoir  obliga- 
«  tioîi  :  eUe  m'a  dit  souvent  qu  elle  ne  vous  en  a  voit 
«  pas ,  parce  qu'autrefois  vous  avez  voulu  l'empêcher 
«  d'avoir  commerce  avec  moi,  et  d'y  être  bien.»  Jugez 
par  là  de  sa  dévotion ,  puisqu'au  moment  qu'elle  pa- 
roît  être  la  plus  forte,  elle  témoigne  de  l'aversion 
pour  les  gens  qui  l'ont  voulu  empêcher  de  faire  ga- 
lanterie :  à  quoi  elle  avoit  beaucoup  de  disposition. 
Monsieur  fit  un  jour  le  même  discours  à  M.  le  prince 
pendant  la  guerre,  lequel  me  vint  trouver,  et  rioit  à 
pâmer,  et  me  dit  :  «  A-t-on  jamais. ouï  parler  d'une 
<(  telle  plainte  pour  une  dévote  ?  »  Pendant  que  je  suis 
sur  le  chapitre  de  madame  de  Saujon,  je  me  souviens 
que  le  soir  que  j'allai  la  quérir  aux  Carmélites ,  Mon- 
sieur étoit  chez  la  Reine;  il  n'y  avoit  avec  eux  que 
M.  le  cardinal  et  moi  ;  il  parloit  du  peu  de  disposition 
qu'elle  avoit  à  être  carmélite ,  et  nous  dit  :  «  11  n'y  a 
((  que  peu  de  jours  que  nous  avons  eu  un  démêlé , 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [1649]         'ji 

a  parce  qu  elle  se  fardoit  et  que  je  ne  le  voulois 
((  pas.  »  Cette  affaire  m'avoit  mise  dans  une  grande 
faveur  auprès  de  Monsieur  :  comme  ma  destinée  n  a 
pas  été  d'en  être  autant  aimée  que  j'ose  dire  le  méri- 
ter, elle  ne  dura  pas  aussi.  Alors  Mondevergue  arriva 
à  Paris,  selon  les  ordres  qu'il  en  avoit  reçus  de  la 
cour,  et  il  se  disposa  à  partir  bientôt,  comme  il  le 
fit  :  ce  ne  fut  pas  sans  que  M.  le  cardinal  m'entretint 
souvent  sur  le  sujet  de  son  voyage,  qui  étoit  d'aller 
faire  compliment  de  condoléance  à  TEmpereur  de  la 
part  de  Leurs  Majestés  sur  la  mort  de  sa  femme. 

Le  roi  d'Angleterre ,  qui  ne  devoit  être  que  quinze 
jours  en  France,  y  fut  trois  mois.  Comme  la  cour  étoit 
à  Paris ,  et  lui  avec  la  Reine  sa  mère  à  Saint-Germain, 
on  les  voyoit  peu.  Lorsque  je  sus  qu'il  étoit  sur  son 
départ ,  j'allai  rendre  mes  devoirs  à  la  Reine  sa  mère , 
et  prendre  congé  de  luif  La  reine  d'Angleterre  me  dit: 
«  Il  se  faut  réjouir  avec  vous  de  la  mort  de  l'irapé- 
«  ratrice  :  il  y  a  apparence  que  si  cette  affaire  a 
a  manqué  autrefois ,  elle  ne  manquera  pas  celle-ci,  » 
Je  lui  répondis  que  c'étoit  à  quoi  je  ne  songeois  pas^. 
Elle  poursuivit  ce  discours ,  et  me  dit  :  a  Voici  un 
«  homme  qui  est  persuadé  qu'un  roi  de  dix-huit  anjs 
<c  vaut  mieux  qu'un  empereur  qui  en  a  cinquante ,  et 
<c  quatre  enfans.  »  Cela  dura  long-temps  eu  manière 
depicoterie,  et  elle  disoit  :  «  Mon  fils  est  trop  gueux 
ce  et  trop  misérable  pour  vous,  w  Puis  elle  se  radoucit, 
et  me  montra  une  dame  anglaise  dont  son  fils  étoit 
amoureux ,  et  me  dit  :  «  11  appréhende  tout-à-fait  que 
w  vous  ne  le  sachiez  ;  voyez  la  honte  qu'il  a  de  la  voir 
<(  où  vous  êtes,  dans  la  crainte  que  je  ne  vous  le 
a  dise.  »  D  s'en  alla  ^  ensuite  la  Reine  me  dit  :  «  Venez 


74  ^^*  [^649]   MÉMOIRES 

fL  dans  mon  cabinet.  »  Gomme  nous  y  fumes,  elle 
ferma  la  porte ,  et  me  dit  :  «  Le  Roi  mon  fils  m'a  priée 
«  de  vous  demander  pardon  si  la  proposition  que 
«  Ton  vous  a  faite  à  Compiègne  vous  a  dëpïu  :  il  en 
«  est  au  désespoir;  c'est  une  pensée  qu'il  a  toujours , 
«  et  de  laquelle  il  ne  peut  se  défaire  :  pour  moi ,  je 
«  ne  voulois  pas  me  charger  de  cette  commission  ;  il 
«  m'en  a  priée  si  instamment  que  je  n'ai  jamais  pu 
«  m'en  défendre.  Je  suis  de  votre  avis:  vous  auriez 
«  été  misérable  avec  lui ,  et  je  vous  aime  trop  pour 
tt  l'avoir  pu  souhaiter,  quoique  ce  fût  son  bien  que 
<(  vous  eussiez  été  compagne  de  sa  mauvaise  fortune. 
<i  Tout  ce  que  je  puis  souhaiter  est  que  son  voyage 
<c  soit  heureux,  et  qu'après  vous  veuillez  bien  de 
et  lui.  y> 

Je  lui  fis  là -dessus  i||es  complimens  le  mieux 
qu'il  me  fiit  possible  ,  et  en  termes  les  plus  respec- 
tueux et  les  plus  reconnoissans  que  je  pus ,  de  la  bonté 
avec  laquelle  elle  m'avoit  parlé.  Je  pris  congé  d'elle 
pour  aller  à  Poissy,  à  deux  lieues  de  là,  où  il  y  a  une 
abbaye  où  saint  Louis  est  né ,  en  laquelle  abbaye  on 
avoit  mis  deux  de  mes  sœurs  pendant  la  guerre  de 
Paris.  Le  duc  d'Yorck  me  dit  qu'il  venoit  avec  moi ,  et 
qu'à  mon  retour  je  le  ramenerois  à  feint-Germain.  11 
prit  envie  au  roi  d'Angleterre  d'y  venir  :  on  me  le  dit, 
je  ne  voulus  pas  l'emmener,  et  je  dis  qu'il  n'y  avoit 
pas  de  conséquence  pour  le  duc  d'Yorck,  parce  que 
c'étoit  un  petit  garçon.  Le  Roi  pria  la  Reine  sa  mère 
dY  venir  :  ce  qu'elle  fit  ;  de  sorte  qu'ils  vinrent  tous 
dans  mon  carrosse ,  et  le  long  du  chemin  la  Reine  ne 
parla  que  de  l'amitié  avec  laquelle  le  Roi  son  fils  vi- 
vroit  avec  sa  femme ,  et  qu'il  n'aimeroit  qu'elle  :  ce 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTTENSIER.    [1649]         7^ 

qu  il  confirma ,  et  dit  qu'il  ne  comprenoit  pas  (0  com- 
ment un  homme  qui  avoit  une  femme  raisonnable  en 
pouToit  aimer  une  autre;  que  pour  lui,  il  dëclaroit 
que  quelque  inclination  qu'il  pût  avoir  avant  que 
d'être  marie ,  dès  le  moment  qu'il  le  seroit  cela  fini- 
roit.  Je  crus  bien  (et  cela  étoit  assez  vraisemblable) 
que  ce  discours  étoit  à  dessein.  Je  fus  peu  à  Poissy, 
parce  qu'il  étoit  tard  :  je  pris  congé  de  la  Reine ,  qui 
y  demeura.  Le  Roi  me  vint  mener  à  mon  carrosse ,  et 
me  fit  force  complimens ,  iïans  me  dire  de  douceurs  : 
ce  qui  lui  auroit  été  assez  inutile,  parce  que  j^avois 
donné  dans  le  panneau  de  l'Empire,  et  que  je  ne  son- 
geois  qu'à  cela. 

Quelque  temps  après,  j'eus  une  maladie  qui  me 
bannit  assez  du  monde ,  et  qui  auroit  donné  beaucoup 
plus  d'inquiétude  à  d'autres  qu  elle  ne  rnexi  donna  : 
ce  fut  la  petite  vérole.  Quoique  je  ne  fusse  pas  belle , 
les  accidens  qui  arrivent  en  cette  maladie  sont  si  fâ- 
cheux, que  l'on  doit  avoir  quelque  peine  dans  la 
crainte  de  ce  qui  en  arrivera.  Je  n'en  eus  aucun  :  je 
n'avois  plus  de  fièvre  lorsque  la  petite  vérole  parut,  et 
je  me  sentois  en  assez  bon  état  pour  ne  craindre  point 
la  mort.  Je  sacrifiai  de  bon  cœur  le  peu  de  beauté 
que  je  pouvois  avoir  à  ma  vie,  et  pour  la  prolonger 
d*un  moment  je  la  sacrifierai  toujours  volontiers. 
Cette  maladie  me  traita  si  favorablement  que  je  n'en 
demeurai  pas  rouge  -,  devant  j'étois  fort  couperosée  : 
ce  qui  surprenoit  à  mon  âge ,  et  vu  la  santé  que  j'ai  •, 
cela  m'emporta  toutes  mes  rougeurs.  Il  y  a  peu  de 
gens  qui  voulussent  se  servir  de  tels  remèdes  pour 

(i)  Qu^U  ne  comprenoit  pas  :  Charles  ii ,  cotumc  on  le  sait,  fut  loin 
(le  pratiquer  ces  principes  lorsqu'il  fut  marie'  et  re'tabli  sur  le  tronc. 


9 6  [1649J    W^MOIRES. 

avoir  le  teint  beau.  Toute  la  cour  envoya  savoir  <Je 
mes  nouvelles  avec  tous  les.  soins  imaginables,  même 
des  gens  que  je  ne  connoissois  pas  ^  pour  mieux  dire, 
tout  le  monde ,  hors  M,  le  prince ,  qui  n'y  envoya  pasu 
Cela  redoubla  bien  l'aversion  que  j'avois  déjà  pour  lui. 
Ce  qui  me  le  fit  remarquer,  c'est  que,  pour  me  dir 
vertir  pendant  ma  maladie,  j'envoyois  chercher  tous 
les  soirs  le  billet  des  gens  qui  étoient  venus,  ou  qui 
avoient  envoyé  à  ma  porte  apprendre  de  ines  nou- 
velles. 11  arriva  une  assez  plaisante  histoire  à  la  coui;. 
Le  marquis  de  Jar^ë  devint  amoureux  de  la  Heine  : 
il  fut  chassé ,  et  tourné  en  ridicule  d'une  lettre  qu'il 
avoit  donnée  à  madame  de  Beauvais ,  première  femn^ 
de  chambre  de  la  Reine  ;  elle  fut  aussi  chassée  t,  et 
comme  je  ne  voyois  personne  en  ce  temps-là ,  je  ne 
m'informai  pas  du  détail  de  l'atraire  \  ainsi  je  n'en  dir^i 
pas  davantage.  Après  ma  guérison,  ma  première  sor- 
tie fut  employée  à  remercier  Dieu.  J'allai  ensuite  au 
Palais-Royal,  où  l'on  confirmoit  le  Roi  et  Monsieur, 
son  frère.  Monsieur  et  nioi  nous  fûmes  parrain  et  mar- 
raine du  Roi ,  et  M.  le  prince  et  madame  sa  mère  le 
furent  de  Monsieur.  M.  le  prince  viftt  à  moi  avec  un 
air  railleur,  et  me  dit  que  j'avois  fait  la  malade  et 
que  je  ne  l'avois  pas  été.  Je  ne  reçus  pas  bien  cette 
raillerie,  et  il  s'en  aperçut-,  il  étoit  alors  le  tQut  puisr 
sant  à  la  cour,  parce  que  Monsieur  le  voulait  bien  5 
s'il  l'eût  voulu  être ,  M.  le  prince  en  eût  été  bien  aise  : 
il  avoit  toujours  bien  vécu  avec  lui, 

[i65o]  Cette  grande  autorité  choqua  la  Reine  et 
M.  le  cardinal ,  et  leur  fit  prendre  la  résolution  de  faicç 
arrêter  M.  le  prince ,  M.  le  prince  de  Conti  et  M.  de 
Longueville.  Comme  ils  n'étoicnt  pas  toujours  t0L«> 


DE   MADEMOISELLE  DE    MONTPENSIER,    [l65o]         ^7 

tk'ois  ensemble,  cela  étoit  assez  difficile.  Monsieur 
ëtoit  tout  à  la  cour,  et  cela  se  fit  avec  sa  participation  ; 
beaucoup  de  gens  ont  cru  le  contraire ,  parce  qu'il 
navoit  pas  ëté  au  Palais-Royal  il  y  avoit  deux  jours, 
lorsqu'ils  furent  arrêtés.  Effectivement  il  étoit  pour 
lors  indisposé.  La  Reine  les  envoya  quérir,  et  leur 
manda  qu'il  y  avoit  quelques  affaires  qui  Tobligeoient 
à  tenir  conseil  extraordinaire.  On  avoit  averti  M.  le 
prince  du  dessein  que  l'on  avoit:  avant  qu'il  allât  chez 
la  Reine,  Vineuil  Je  vint  trouver,  et  lui  montra  un 
billet  par  lequel  l'on  Tavertissoit  de  prendre  garde  à 
lui.  Ce  qui  assuroit  M.  le  prince,  c'est  que  la  veille  il 
avoit  envoyé  le  président  Perrault,  qui  est  à  lui, 
trouver  M.  le  cardinal ,  lequel  lui  avoit  dit  tous  les 
avis  qu'avoit  M.  le  prince;  sur  quoi  M.  le  cardinal 
lui  donna  de  grandes  assurances  du  contraire,  et  telles 
que  Perrault  dit  à  M.  le  prince  qu'il  se  devoit  absolu- 
ment fier  à  tout  ce  que  le  cardinal  lui  promettoit.  En- 
suite de  cela  M.  le  prince  alla  le  soir  chez  la  Reine  : 
elle  étoit  au  lit  ;  il  se  mit  à  genoux  devant  elle  :  elle 
lui  témoigna  prendre  confiance  en  lui ,  et  qu'à  l'ave- 
nir'elle  le  traiteroit  comme  un  homme  à  elle.  11  la 
remercia,  lui  baisa  la  main ,  et  s'en  revint  enchanté.  Il 
avoit  résolu  il  y  avoit  environ  un  mois ,  avec  son  frère 
et  M.  de  Longuevillé,  qu'ils  n'iroient  pas  tous  trois 
ensemble  au  Palais-Royal,  persuadés  que  cela  feroit 
leur  sûreté  :  ce  jour  M.  de  Longuevillé  ne  put  refuser 
de  s'y  trouver,  parce  qu'il  y  devoit  mener  le  marquis 
de  Beuvron ,  pour  remercier  le  Roi  de  ce  qu'il  avoit 
promis  la  survivance  de  la  lieutenance  de  roi  en  Nor- 
mandie, et  du  gouvernement  du  vieux  Palais  de  Rouen 
à  son  fils  *,  c'est  pourquoi  cette  seule  raison  le  fit  aller 


^8  [l65o]  MÉMOIBES 

au  Palais-Royal.  Comme  ils  y  arrivèrent,  la  Reine  leur 
.fit  bonne  chère. 

J'allai  ce  jour-là  au  Luxembourg,  où  je  trouvai 
madame  de  Guëmcné,  qui  m'entretint  fort  long-temps 
de  ce  que  M.  le  prince  faisoit  pour  s'autoriser  et  pour 
se  faire  craindre  ;  elle  ne  Taimoit  pas ,  non  plus  que 
moi.,  et  elle  me  dit  que  j'en  devois  parler  à  Monsieur. 
J'allai  trouver  Monsieur,  et  je  lui  fis  reproche  de 
souffrir  tout  ce  que  j'avois  ouï  dire  de  M.  le  prince  ^ 
comme  j'ëtois  dans  le  dernier  emportement  contre 
lui,  et  que  la  conversation  d'une  personne  dans  les 
mêmes  séntimens  m'avoit  animëe ,  je  lui  dis  :  «  Vous 
«  le  devriez  faire  arrêter  :  on  a  bien  fait  arrêter  son 
«  père.  »  Il  me  dit  :  «  Patience ,  vous  aurez  bientôt 
«  contentement.  »  Comme  je  l'avois  trouvé  tout  le 
jour  fort  inquiet ,  je  jugeai  bien,  par  le  rapport  que  je 
fis  de  cette  inquiétude  avec  son  discours,  que  l'on 
txavailloit  au  désavantage  de  M.  le  prince. 

Je  m'en  allai  au  Palais-Royal  :  je  trouvai  sur  le  degré 
des  gens  de  M.  le  prince  de  Conti  fort  inquiets  ;  je 
leur  demandai  ce  que  l'on  faisoit  en  haut  :  ils  me  ré-  . 
pondirent  qu'ils  n'en  savoient  rien.  Je  trouvai  la  salle 
des  gardes  fermée,  et  toutes  les  portes  des  anti- 
chambres de  même,  contre  l'ordinaire.  A  la  porte  de 
la  chambre  de  la  Reine  il  y  avoit  deux  gardes  avec 
deux  carabines  :  ce  que  je  n'avois  jamais  vu  ^  alors  je 
ne  fus  plus  en  doute,  et  je  crus  ce  qui  étoit.  Tout  le 
monde  dans  l'antichambre  de  la  Reine  étoit  fort  en 
inquiétude  de  savoir  ce  qui  se  passoit  au  conseil, 
parce  qu'il  duroit  plus  long-temps  que  de  coutume , 
et  que  personne  n'en  étoit  sorti.  Enfin  il  finit,  et  l'on 
dit  à  la  Reine  que  j'étois  dans  sa  chambre;  elle  m'en- 


DB  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65oJ         79 

voya. quérir ,  et  me  dit  :  «  Vous  n  êtes  pas  fâchée  ?»  Je 
lui  dis  que  non ,  et  cela  ëtoit  bien  vrai  ;  elle  me  dit  : 
(f  N'en  parlez  pas  davantage.  »  Peu  après  elle  me  tira 
il  pari ,  et  nous  nous  entretînmes  comme  des  gens 
ravis  de  se  voir  vengées  des  personnes  qui  ne  nous 
aimoient  pas.  11  ny  avoit  rien  de  plus  injuste  que 
Taversion  que  j'avois  pour  M.  le  prince  ;  elle  a  bien- 
changé  depuis.  J'eus  la  curiosité  de  demande!:  à  la 
Reine  si  M.  de  La  Rivière  avoit  su  cette  affaire;  elle 
me  répondit  :  «  Vous  êtes  bien  curieuse.  — 11  est  vrai, 
«  madame,  lui  dis-je  ^  je  puis  me  passer  de  le  savoir» 
«  — ^  Je  crois,  dit-elle,  qu'il  ne  la  su  que  ce  matin. 
<c  —  Ah  !  madame,  le  mauvais  signe  pour  lui,  puisque 
«  la  confiance  qu'on  y  prend  n'est  plus  qu'un  ména- 
u  gement  de  six  heures  !  C'en  est  fait,  ou  je  suis  fort 
«  trompée  ;  ne  me  le  celez  point.  —  11  est  vrai ,  me 
«  dit  la  Reine^  j'avois  prié  Monsieur  de  ne  lui  ea 
«  point  parler  :  il  est  arrivé  fort  plaisamment ,  lors- 
«  qu'on  a  été  assemblé  dans  la  galerie  pour  aller  au 
<(  conseil ,  que  M.  le  cardinal  lui  a  dit  :  Venez  dans 
«  ma  chambre,  je  veux  vous  dire  un  mot.  Il  a  trouvé 
«  le  passage  plein  de  gardes  ^  il  est  devenu  pâle ,  et  a 
a  cru  qu'on  le  vouloit  arrêter.  Il  a  demandé  :  Est-ce 
«  pour  moi ,  monsieur,  ce  que  je  vois  ?  M.  le  cardi- 
a  nal  me  dit  qu'il  avoit  eu  fort  envie  de  rire.  Pen- 
«  dant  tout  cela  (0  Guitaut  a  arrêté  M.  le  prince,  et 
«  Comminges  M.  le  prince  de'  Conti  et  le  duc  de 
«  Longueville  ^  ils  sont  descendus  par  le  petit  degré , 
«  et  sont  sortis  par  le  jardin,  où  un  de  mes  car- 
«  rosses  les  attendoit ,  avec  les  gendarmes  et  les  che- 
«  vau-légers  du  Roi.  )>  Pendant  qu'elle  me  faisoit  ce 

(i)  PendaiU  fout  c^ia  :  Celte  arrestation  eut  liea  le  18  janvier  i65o. 


8o  [l65o]   MÉMOIRES 

rëcit,  Miossens ,  qui  commande  les  gendarmes,  revint, 
lequel  lui  conta  comme  M.  le  prince  avoit  verse,  et 
qu'il s'étoit  voulu  sauver,  et  que  M.  le  prince  lui  avoit 
dit  :  «  Ah!  Miossens,  vous  me  rendriez  un  grand  ser- 
«  vice  si  vpus  vouliez  ;  »  et  qu'il  lui  avoit  répondu  : 
w  Je  suis  au  désespoir  de  ce  que  mon  devoir  ne  me 
«  le  peut  permettre.  »  On  envoya  ordre  à  madame  la 
princesse  de  sortir  de  Paris,  et  à  madame  de  Longue- 
ville  de  venir  au  Palais-Royal  5  à  quoi  elle  n'obéit 
point.  Elle  se  sauva  avec  mademoiselle  de  Longueville 
en  Normandie  -,  elle  croyoit  y  trouver  beaucoup  de  se- 
cours  :  c'étoit  le  gouvernement  de  son  mari.  M.  de 
Beuvron ,  pour  les  intérêts  duquel  il  avoit  été  pris,  la 
reçut  d'abord  dans  le  vieux  Palais  de  Rouen  :  et  dès 
qu'il  eut  des  nouvelles  de  la  cour,  il  la  pria  d'en  sor- 
tir :  il  lui  fut  bien  sensible  de  se  voir  chassée  par  des 
gens  qui  lui  avoient  tant  d'obligations.  Madame  la  prin- 
cessedemeura quelques joursaux Carmélites,  puis  elle 
s'en  alla  à  Chantilly,  où  elle  emmena  avec  elle  madame 
sa  belle-fille  et  M.  le  duc  d'Enghien  son  petit-fils.  Tout 
le  monde  les  alla  voir  -,  pour  moi,  je  n'y  allai  point, 
j'y  envoyai 5  ma  visite  ne  leur  auroit  pas  été  agréable: 
ils  savoient  bien  les  sentimens  que  j'avois  là-dessus 
par  ma  conduite  en  tout  ce  qui  les  rcgardoit. 

Le  lendemain  que  les  princes  furent  arrêtés,  le  Roi 
envoya  quérir  les  cours  souveraines  et  tous  les  grands 
du  ro\j\ume-,  on  lut  un  écrit  contre  M.  le  prince,  qui 
a  été  su  de  tout  le  monde  :  c'est  pourquoi  je  n'en  par- 
lerai pas.  11  fut  envoyé  au  parlement,  où  il  ne  fut 
pas  enregistré  en  forme  comme  une  déclaration  :  ce 
qui  fut  trouvé  en  quelque  façon  favorable  à  M.  le 
prince,  et  ce  qui  déplut  fort  à  la  cour.  Le  jour  qu'on 


DE  MADEMOISELLE  DE  MOMTFElfSIER.   [l65o]        8t 

en  fit  la  lecture ,  il  arriva  une  assez  plaisante  aven- 
ture :  les  quatre  secrétaires  d'Etat  le  prirent  l'un  après 
l'autre  pour  le  lire ,  sans  que  pas  un^  en  pût  venir  à 
bout,  et  ils  s'excusèrent  sur  ce  que  l'écriture  étoit 
mauvaise  :  de  sorte  qu'il  fallut  le  donner  à  M.  de 
Lionne,  quil'avoit  écrit.  11  dit  qu'il  Tavoit  écrit  si  à  la 
bâte,  qu'il  ne  s'étonnoit  pas  si  on  avoit  peine  à  le  lire. 
L'abbé  de  La  Rivière  étoit  présent ,  qui  faisoit  bonne 
mine ,  et  qui  jugeoît  bien  qu'il  se  sentiroit  de  celte 
affaire,  puisque  Monsieur  n'avoit  plus  de  confiance 
en  lui ,  ni  la  cour  qui  l'avoit  toujours  maintenu  avec 
agrément  au  poste  ou  il  étoit  ;  et  qu'il  le  falloit  quitter. 
En  effet,  six  jours  après,  sur  ce  que  Monsieur  ne  le 
traitoit  plus  à  son  ordinaire ,  il  demanda  son  congé , 
et  s'en  alla  en  sa  maison  de  Petit-Bourg,  à  six  lieues 
de  Paris.  Un  jour  avant  son  départ ,  il  m'envoya  prier 
de  parler  en  sa  faveur-,  je  lui  mandai  qu'il  n'avoit  pas 
assez  bien  vécu  avec  moi  pour  m'obliger  à  le  faire  : 
que  je  me  contenterois  de  ne  pas  insulter  à  un  mal- 
heureux. Madame,  qui  nel'aimoit  pas,  n'en  usa  pas  de 
même  :  elle  le  poussa  vivement. 

On  parla  dans  ce  temps-là  d^envoyer  Monsieur  en 
Normandie,  pour  mettre  sous  l'obéissance  du  Roi  les 
villes  que  l'on  craignbit  qui  ne  tinssent  pour  M.  de 
LongueviUe,  et  pour  assurer  tout-à-fait  cette  pro- 
vince. Cela  fut  changé  :  le  Roi  et  la  Reine  y  allèrent  ; 
Monsieur  resta  à  Paris.  J'eus  une  vraie  douleur  de 
partir  le  premier  jour  de  février,  saison  qui  n'étoit 
pas  propre  à  faire  voyage ,  et  qui  convenoit  mieux  à 
la  danse. 

Avant  que  de  partir,  on  arrêta  madame  de  Bouillon, 
qui  étoit  grosse  ;  on  la  garda  dans  son  logis.  Mon* 
T.  4ï-  6 


82  [l65o]   MÉMOIRES 

sieur  son  mari  s'en  étoit  allé  en  ETmousin,  et  le  ma- 
réchal de  Turcnne  à  Stenay.  Madame  de  Carignan , 
qui  étoit  brouillée  à  la  cour  depuis  six  mois,  et  qui 
depuis  ce  temps-là  ne  voyoit  pas  la  Reine ,  fit  un  trait 
de  jugement  à  son  ordinaire  :  elle  se  raccommoda 
pour  faire  le  voyage  de  Normandie ,  où  on  alloit  pour 
déposséder  son  beau-frère.  Jugez  avec  quelle  bien- 
séance cela  se  pouvoit  faire  !  Quand  elle  n  auroit  pas 
été  mal  à  la  cour,  elle  auroit  dû  s  y  brouiller  pour  se 
dispenser  de  ce  voyage.  Dès  que  l'on  fut  à  Rouen , 
Ton  changea  la  garde  du  vieux  Palais ,  et  on  y  mit  des 
Suisses  du  régiment  des  Gardes  ;  et  on  envoya  à 
Dieppe  pour  arrêter  madame  de  Longueville,    où 
tous  les  habitans  résolurent  d'un  commun  accord  de 
la  -chasser.  Elle  se  retira  au  château  \  et  comme  elle 
vit  quelle  ne  pouvoit  pas  tenir  long-temps ,  elle  prit 
résolution  de  passer  en  Hollande ,  où  elle  arriva  heu- 
reusement ;  elle  vit  feu  M.  le  prince  d'Orange ,  et  de 
là  elle  alla  à  Stenay,  qui  est  une  place  à  M.  le  prince. 
Mademoiselle  de  Longueville  s'étoit  brouillée  avec 
elle  à  Dieppe-,  elle  Tavoit  quittée  ,  et  envoya  deman- 
der à  la  cour  protection  et  sûreté  :  on  lui  permit  de 
se  retirer  à  Golommiers,  maison  de  monsieur  son 
père. 

Nous  fûmes  quinze  jours  en  Normandie,  où  je 
m'ennuyai  fort ,  et  je  fus  bien  aise  de  me  retrouver 
à  Paris  au  carnaval.  Â  mon  retour ,  je  donnai  à  Saujon 
le  gouvernement  de  ma  souveraineté  de  Dombes, 
avec  deux  mille  écus  d'appointemens  ou  de  pension  ; 
il  étoit  vacant  par  la  mort  de  M.  le  marquis  de  Chatte. 
La  veille  du  mardi  gras,  la  Reine  dit,  au  sortir  du 
bal ,  qu'elle  partiroit  le  samedi  suivant  pour  aller  à 


DE   MADEMOISELLE   DE  MOTTTPESSIRR.    [l65o]         83 

IKjon.  Je  m'ëtois  si  fort  ennoyëe  en  Normandie ,  que 
je  résolus  de  ne  pas  faire  ce  vojzge ,  et  pour  ce  sujet 
défaire  la  malade^  Le  jour  du  caréme-prenant,  il  me 
fat  impossible  de  m'empécher  d'aller  au  bal  au 
Luxembourg ,  où  Monsieur  donnoit  à  souper  à  M.  le 
duc  d'Anjou  :  je  commençai  devant  eux  à  me  plaindre 
d'un  mal  de  goiçe ,  à  quoi  j'ëtois  fort  sujette.  Je  dis 
àSaujon,  le  jour  des  Cendres,  d'aller  voir  M.  le  cardi- 
nal Mazarin,  chez  qui  il  aUoit  quelquefois,  et  de  lui 
dire  que  je  serois  bien  aise  de  ne  pas  aller  en  Bour- 
gogne ,  en  cas  qu'il  lui  parlât  de  moi.  Je  me  mis  ce 
jour-là  au  lit,  pour  faire  ajouter  foi  au  mal  dont  je 
m'ëtois  plainte  la  veille.  Saujon  vint  chez  moi ,  et  me 
dit  que  M.  le  cardinal  Mazarin  lui  avoit  parle  du 
voyage  dès  qu'il  l'avoit  vu  -,  qu'il  avoit  exécute  mes 
ordres ,  et  que  M.  le  cardinal  trouvoit  que  je  pouvois 
demeurer  à  Paris.  J'en  fus  fort  aise.  Monsieur  me  vint 
voir,  auquel  je  dis  que  je  ne  pouvois  aller  en  Bour- 
gogne, et  que  j'étois  malade  ;  il  me  gronda  fort  :  je  ne 
laissai  pas  de  persister  dans  ma  résolution.  Saujon  en- 
tra ensuite,  à  qui  je  contai  ce  que  Monsieur  m'avoit 
dit  ;  il  me  conseilla  d'obéir,  et  de  suivre  la  cour.  Ma- 
dame de  Choisy  me  vint  voir  ;  je  lui  dis  :  «  Je  ne  sor- 
a  tirai  point  de  Paris.  ))  EUe  me  répondit  :  <(  J'en  suis 
«  ravie ,  vous  faites  parfaitement  bien.  »  Saujon  lui, 
répliqua  :  «  Ce  n'est  pas  parler  à  Mademoiselle  en  sAnie 
«  que  de  lui  conseiller  de  ne  pas  obéir  à  Monsieur.  » 
Comme  elle  eut  entendu  cela  et  que  Saujon  l'eut  en- 
tretenue, eUe  revint  à  son  avis.  Pour  moi,  qui. ne 
voulois  pas  le  suivre ,  je  grondai  horriblement  Sau- 
jon :  de  manière  que  madame  de  Choisy  fut  éton- 
née comment,  après  un  pareil  traitement,  il  ne  me 

6. 


84  [l65o]  MEMOIRES 

fai^oit  pas  la  rëvërence  pour  s  en  aller.  Saujon  vîttt 
le  lendemain  matin  me  trouver,  et  me  dit  :   «  Je 
ce  viens  de  chez  M.  le  cardinal,  lequel  m'a  dit  qu'il 
a  VOUS  viendroit  voir  aujourd'hui;  qu'il  souhaitoit 
«  fort  que  vous  fissiez  le  voyage.  »  Je  me  remis  aa 
lit  avec  beaucoup  de  diligence ,  et  j'attendis  M.  le 
cardinal.  Il  me  pressa  d'abord  de  suivre  la  Reine  au 
voyage ,  et  me  dit  qu'elle  àvoit  grande  amitié  pour 
moi ,  et  fort  envie  de  voir  un  établissement  qui  me  îàt 
propre  *,  qu'elle  souhaitoit  et  lui  aussi  que  le  voyage 
de  Mondevergue  fût  heureux  ;  et  mille  autres  beaux 
discours.  A  quoi  je  lui  répondis  que  je  commençoîs 
à  m'apercevoir  qu'elle  me  leurroit  de  toutes  les  ap»- 
parences  qui  ne  pouvoient  réussir  :  que  j'étois  tout-ï- 
fait  rebutée  de  la  Reine  et  de  lui.  Je  continuai  ma  con- 
versation de  cette  sorte ,  et  aussi  gracieusement.  Nous 
nous  séparâmes ,  et  je  lui  dis  :  «  Quand  je  verrai  des 
«  effets  de  vos  paroles,  j'y  ajouterai  foi.  »  Il  me  fit 
mille  protestations  de  services.  Lorsqu'il  sortit  de 
chez  moi,  il  trouva  madame  de  Choisy.  «  C'est  donc 
«  vous  qui  avez  empêché  Mademoiselle  de  venir  avec 
((  nous  ?  y)  Elle  lui  jura  le  contraire-,  il  lui  dit  :  <t  Je  le 
Il  sais,  Saujon  m'a  dit  que  vorus  le  lui  dites  hier.  ^ 
Madame  de  Choisy  me  le  dit  ;  je  le  crus ,  et  me  mis 
dans  tme  furie  fort  grande  contre  Saujon.  Je  jugeois 
qu'il  s'étoit  fait  fête  de  me  faire  faire  ce  voyage  par  le 
crédit  qu'il  avoit  auprès  de  moi,  et  que,  pour  cacher 
le  peu  qu'il  en  avoit,  il  avoit  inventé  cette  menterie^ 
j^  lui  fis  la  mine  trois  jours  durant,  et  j'appris  alors 
par  Comminges,  qui  étoit  son  parent  et  beaucoup 
plus  mon  ami ,  à  qui  j'en  fis  mes  plaintes,  qu'ail  se  van«- 
toit  de  me  gouverner ,  et  qu^  en  &isoit  le  capable. 


DE  MADEMOISELLE   DE   MOSTFENSIER.    [l65o]         8S 

Tj  ajoutai  foi  :  j'en  ayois  beaucoup  pour  tout  ce  que 
me  disoit  Comminges.  Ce  qui  me  Ûchoit  ëtoit  d  avoir 
eu  tant  de  confiance ,  et  si  bonne  opinion  d'un  homme 
qai  ne  le  mëritoit  pas.  Je  me  plaignis  à  ses  amis,  et 
entre  autres  à  M.  de  Yilermont,  qui  Texcusa  fort  et 
dauba  madame  de  Choisy  ;  il  dit  qu  elle  ëtoit  më- 
chante.  Il  disoit  vrai,  non  pas  en  cette  rencontre. 
Elle  conseilla  à  Saujon  de  s'ëckircir  avec  moi  :  ce  qu*it 
fit,  et  il  se  raccommoda  par  cette  voie. 

Le  Roi  entoya  un  de  se^  ordinaires  à  Chantilly  pour 
demeurer  auprès  de  madame  la  princesse  ;  il  avoît  su 
qu  elle  ayoît  des  intrigues  et  qu'elle  fai^it  des  ligues*^ 
Penda&t  ce  temps-là  madame  sa  beUe- fille  se  sauva 
avec  Monsieur  son  fils  à  Montrond ,  et  Du  Vouldy ,  qui 
ëtoit  l'ordinaire  du  Roi  commis  k  sa  garde ,  ne  s*en 
aperçut  points  il  aUa  à  sa  chambre  poor  la  voii^,  et  il 
crut  toujours  parler  à  elle ,  quoiqu'il  parlât  à  une  de 
s^  filles  qui  ëtoit  sur  un  lit  ^  et  il  prit  un  petit  garçon 
qu'elle  avoit  avec  elle  pour  M.  le  duc  d'Enghien  :  de 
sorte  qu'elle  ëtoit  à  Montrond  avant  que  la  cour  fût 
avertie  qu'elle  s'ëtoit  sauvëe. 

Le  siëge  de  Bellegarde  dura  assez  long4emps,  par 
la  rësistauce  du  gouverneur  et  de  quantitë  de  per- 
sonnes de  condition  qui  ëtoient  dans  cette  place ,  et 
y  firent  des  merveilles;  et  quoiqu'ils  fussent  tous  gens, 
presque  ëgaux  en  qualitë  et  en  service,  qui  pou  voient 
avec  justice  ne  se  point  cëder  le  commandement  les 
uns  aux  autres,  ils  s'accordoient  néanmoins  parfaite- 
ment bien  dans  le  dessein  qu'ils  avoient  de  servir 
M.  le  prince.  La  rësistance  fut  telle ,  qu'ils  arborèrent 
un  drap<eau  noir  sur  la  muraille  ;  l'on  sait  assez  ce  que 
cela  veut  dire ,  sans  que  je  m'amuse  à  m'expliquer  là- 


86  [l65o]    MÉMOIRES 

dessus  -,  il  sembleroit  que  je  voudrois  me  piquer  d'é- 
loquence :  à  quoi  je  ne  prétends  pas  ;  je  veux  seule- 
ment dire  ce  que  je  sais  simplement,  et  le  rendre  le 
plus  intelligible  qu'il  m'est  possible. 

Après  la  prise  de  Bellegarde,  la  cour  revint  à Parid, 
d'où  je  n'ëtois  pas  sortie,  ni  Monsieur  aussi.  Le  Roi 
avoit  même  laissé  des  compagnies  de  ses  régimens  des 
Gardes  françaises  et  suisses ,  qui  faisoient  garde  de-< 
vaut  le  Luxembourg  de  la  même  manière  que  pour  la 
personne  du  Roi.  Quelques  nouvelles  vinrent  de  la 
frontière ,  qui  obligèrent  Monsieur  de  les  y  envoyer^ 
Pendant  l'absence  de  la  cour ,  madame  la  princesse 
la  mère  s'étoit  approchée,  et  la  cour  la  trouva  à  deux 
lieues  de  Paris;  elle  avoit  été  quinze  jours  dans  la 
viUe  cachée  pour  prendre  son  temps  de  présenter 
requête  au  parlement  (ce  qu'elle  avoit  fait)  pour  la  li- 
berté de  messieurs  les  princes  ses  enfans.  Elle  disoit 
que  ses  enfans,  nés  princes  du  sang,  étoient  aussi  nés 
conseillers  du  parlement;  qu'ils  étoient  ainsi  de  la 
compagnie;  qu'ils  ne  dévoient  pas  être  laissés  sans  se- 
cours, et  que,  selon  la  déclaration  de  1648,  on  les 
devoit  mettre  en  liberté ,  ou  leur  faire  leur  procès  par 
leurs  juges  naturels.  Le  parlement  prit  la  requête  5 
elle  demanda  sûreté  pour  sa  personne-:  elle  l'obtint; 
et  pour  cet  effet  on  l'envoya  dans  une  maison  dans  la 
cour  du  palais  chez  M.  de  La  Grange,  où  toute  là terrç 
l'alla  voir.  Monsieur  fut  embarrassé  de  cette  aventure  ; 
il  la  fit  néanmoins  partir  un  jour  avant  l'arrivée  de  la 
cour  pour  aUer  au  Bourg-de-la-Reine  :  de  quoi  la  cour 
ne  fut  pas  satisfaite  ;  elle  prétendoit  que  Monsieur 
auroit  dû  faire  sortir  madame  la  princesse  dès  le  jour 
qu'elle  arriva.  La  Reine  me  fit  fort  bon  accueil  à  son 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPEHSIER.    [l65o]         87 

retour  ;  toutes  les  troupes  de  Bellegarde ,  soit  les  ré- 
gimens  de  M.  le  prince,  ses  compagnies  d'ordonnance 
ou  quelques  autres  troupes  de  personnes  attachées  à 
lui,  qui  s^ëtoient  jetées  dans  cette  place  lors  de  sa 
prison ,  furent  cassées.  On  ne  s'étonnera  pas  s'il  avoit 
beaucoup  de  serviteurs  parmi  les.  gens  de  guerre, 
après  avoir  si  souvent  commandé  les  armées  du  Roi 
avec  tant  de  succès,  et  y  avoir  acquis  tant  d'estime  et 
de  réputation.  Ainsi  Taffection  qu'ils  avoient  tous  pour 
son  service  les  porta  à  aller  tous  trouver  à  Stenay 
madame  de  Longueville  :  ce  qui  composa  un  corps 
fort  considérable  avec  les  troupes  qui  avoient  suivi 
M.  de  Turenne ,  lesquelles  étoient  composées  de  per- 
sonnes attachées  à  lui ,  et  qui  avoient  servi  sous  lui 
en  Allemagne.  M.  de  Turenne  commanda  cette  armée 
pour  le  service  de  M.  le  prince. 

Mondevergue  arriva  en  ce  temps-là  d'Allemagne,  et 
n'apporta  autre  nouvelle,  sinon  que  l'on  m'y  souhai- 
toit  fort.  Les  ministres  ne  s'étoient  pas  ouverts  à  lui 
sur  le  sujet  du  mariage  :  il  croyoit  que  cela  venoit  de 
ce  qu'il  étoit  auprès  de  M.  le  cardinal,  et  que  par  cette 
raison  on  n'avoit  voulu  prendre  aucune  confiance  en 
lui.  M.  le  cardinal  Mazarin  me  tint  là-dessus  mille 
beaux  discours,  et  m'assura  qu'il  vouloit  travailler  for- 
tement à  faire  réussir  raflaire.  Mondevergue  me  dit  un 
jour  qu'il  venoit  de  chez  M.  le  cardinal  -,  qu'il  lui  avoit 
dit  :  «  Je  veux  proposer  à  Mademoiselle  d'envoyer  en 
«  Allemagne  Saujon.  »  Je  fus  assez  sotte  pour  trouver 
cela  à  propos.  Le  soir  chez  la  Reine,  M.  le  cardinal  me 
confirma  le  même  dessein^  je  remis  à  lé  proposer  à 
Monsieur,  qui  y  consentit  :  de  sorte  que  le  voyage  de 
Saujon  fut  résolu  :  on  lui  donna  les  plus  belles  et  les 


88  [l65oj   MÉMOIRES 

plus  amples  instructions  du  monde  *,  il  me  les  montra  : 
je  les  trouvai  admirables,  et  je  ne  doutai  point  qu  avec 
cela  et  la  capacité  de  Saujon ,  dont  j'ëtois  persuadée , 
Taffaire  ne  réussît.  Son  départ  me  donna  grande  joie. 
Celui  de  la  cour  pour  Compiègne  arriva  bientôt  après. 
Madame  de  Long^eville  avoit  traité  avec  les  Espa- 
gnols ,  qui  lui  donnèrent  des  troupes  sous  le  comman- 
dement du  bacon  de  Clinchamp.  Elles  se  joignirent 
avec  celles  de  M.  de  Turenne  :  de  sorte  que  cette 
armée  se  rendit  considérable  ;  elle  entra  en  France , 
assiégea  Guise  pendant  que  nous  étions  à  Comjnègne, 
et  cette  place  fut  secourue. 

^aversion  que  le  parlement  de  Bordeaux  et  beau* 
coup  de  la  noblesse  de  Guienne  avoient  contre  M.  le 
duc  d'Epernon  fit  naître  des  rumeurs  dans  ce  pays- 
là  *,  de  manière  que  Ton  en  vint  à  l'extrémité  :  on  y 
fit  la  guerre  tout  de  bon.  Cela  obligea  madame  d*E- 
pernon  à  revenir  à  Paris  ]  elle  arriva  dans  le  temps  que 
j'avois  ht  petite  vérole  ;  elle  eut  tant  de  bonté  et  d'a- 
mitié pour  moi,  qu^elle  me  voulut  voir  en  cet  état. 
La  guerre  de  Guienne  eut  quelque  relâche  :  le  maré- 
chal Du  Plessis-Praslin,  qui  y  avoit  été  de  la  part  du 
Roi,  avoit  en  quelque  manière  pacifié  les  affaires. 
Madame  la  princesse  y  alla  avec  M.  le  duc  d'Enghien  son 
fils ,  messieurs  les  ducs  de  Bouillon  et  de  La  Roche- 
foucauld ,  et  force  personnes  de  qualité  qui  étoient 
dans  les  intérêts  de  M.  le  prince.  Comme  la  nouvelle 
vint  à  ta  cour  de  leur  arrivée  à  Bordeaux ,  le  Roi  manda 
Monsieur  cpii  étoit  à  Paris,  et  tous  les  ihinistres,  dont 
la  plus  grande  partie  étoit  à  Paris  pour  lors.  M.  le  chan- 
celier étoit  e]dlé,  et  M.  de  Chiteauneuf  étoit  garde 
des  sceaux.  L'on  résolut  que  là  cour  iroit  à  Bordeaux 


DE  MADEMOISELLE  DE   MOMTPENSIER.    [l65o]         89 

en  diligence;  Monsieur  demeura  pour  commander  à 
tznsy  et  on  laissa  auprès  de  lui  M.  Le  Tellier,  secré- 
taire d'Etat,  pour  les  expéditions.  M.  de  Châteauneuf 
demeura  aussi,  et  quelques  autres  ministres.  M.  le  duc 
de  La  Meilleraye  avoit  accepté  le  commandement  de 
Tannée,  et  y  étoit  arrivé  peu  de  temps  avant  le  Roi. 
L'on  rappela  M.  d'Epernon  :  il  vint  voir  Leurs  Majestés 
à  Ângouléme ,  et  de  là  s'en  alla  à  Loches.  Le  maréchal 
de  La  Meilleraye- vint  au  devant  de  Leurs  Majestés  à 
Coutras ,  lieu  fort  renommé  pour  la  bataille  que  le  Roi 
mon  grand-père  y  gagna,  lorsqu'il  étoit  roi  de  Na- 
varre^: ce  lieu  appartient  à  M.  le  prince  (0.  Le  mare- 
^  chai  de  La  Meilleraye  retourna  à  l'armée,  et  ne  la  trouva 
pas  si  belle  qu'il  la  croyoit  ;  il  n'en  dit  point  la  yérité 
à  la  Reine  ;  il  lui  dit  qu  eUe  étoit  la  plus  belle  du 
monde,  quoiqu'elle  fut  fort  foible*,  il  n'y  avoit  pas 
d'artillerie ,  bien  que  cela  fût  absolument  nécessaire 
pour  un  siège. 

M.  de  Comminges ,  capitaine  des  gardes  de  la  Reine 
en  survivance  de  M.  Guitaut  son  oncle,  avoit  été 
quelque  temps  absent  de  la  cour;  il  avoit  fait  un 
voyage  en  Guienne  pour  les  affaires  du  Roi ,  et  à  so^ 
gouvernement  de  Saumur  qu'il  avoit  depuis  peu. 
Comme  je  l'estimois  fort,  et  que  j^avois  bien  de  la  con- 
fiance en  lui ,  je  lui  parlai  du  voyage  de  Saujon ,  et  liii 
contai  comme  cela  s'étoit  fait.  Je  lui  dis  qu'il  étoit 
déjà  arrivé  à  Vienne  -,  il  me  dit  :  «  Si  Votre  Altesse 
«  Royale  me  permet  de  lui  dire  mes  sentimens  là-des- 
«  sus,  je  lui  dirai  que  je  suis  au  désespoir  que  vous 
«  ayez  consenti  que  Saujon  fit  ce  voyage;  et  je  ne  com- 
«  prends  pas  comment  il  a  été  assez  mal  habile  homme 

(i)  A  cause  du  daché  de  FronMc. 


90  [l65o]   MÉMOIRES 

<c  pour  accepter  cette  commission.  »  II  ajouta  :  <(  Vous 
«  êtes  la  plus  grande  princesse  du  monde,  le  plus 
«  considérable  parti  qu'il  y  ait  présentement  dans 
«  l'Europe  et  en  France  ;  cependant  il  faut  qu'il  pa- 
«  roisse  que  l'on  fait  des  démarches  pour  vous  marier 
<(  avec  l'Empereur,  qui  est  un  homme  vieux,  qui  a  des 
«  enfans,  et  lequel,  en  quelque  état  qu'il  fût,  devroit 
«  s'estimer  trop  heureux  de  vous  venir  demander  à 
<x  genoux  *,  que  néanmoins  on  connoisse  dans  le  monde 
«  que  c'est  par  votre  participation  que  l'on  agit ,  et 
K  que  cela  se  fait  par  une  personne  que  l'on  sait  être 
w  tout-à-fait  à  vous.  Je  vous  avoue  que  cette  affaire 
«  sera  une  tache  à  votre  vie,  et  que  je  voudrois  avoir 
«  dopné  tout  ce  que  je  puis  espérer ,  et  m'étre  trouvé 
«  à  Paris  lorsque  l'on  vous  parla  de  ce  voyage  :  j'au- 
«  rois  dit  à  Votre  Altesse  Royale  tout  ce  que  je  lui 
«  dis  présentement;  et  si  elle  n'àvoit  pas  goûté  ces 
«  vérités ,  j'aurois  bien  empêché  Saujon  de  partir , 
«  parce  qu'il  n'est  pas  capable  de  cette  commission  ; 
«  quoiqu'il  ne  manque  pas  d'esprit,  il  n'est  pas  propre 
«  pour  les  affaires  de  la  nature  de  celle  dont  il  est 
<ç  chargé ,  et  il  n'a  aucun  agrément  pour  la  conversa- 
((  tion.  »  Je  fus  fort  persuadée  de  tout  ce  qu'il  me  dit, 
et  je  compris  fort  bien  qu'il  avoit  raison^  je  fus  fort 
fâchée  de  ne  l'avoir  connu  que  lorsqu'il  n'y  avoit  plus 
de  remède. 

11  vint  des  députés  du  parlement  de  Paris  pour  faire 
des  propositions  de  paix  avec  les  Bordelais  :  on  ne  les 
voulut  pas  écouter,  ni  même  leur  permettre  de  de- 
meurer à  Libourne  une  nuit^  ils  n'y  firent  que  dîner. 
Monsieur  envoya  Le  Coudray-Montpensier  pour  le 
même  sujet,  et  il  disoit  que  rien  n'étoit  plus  nécessaiiT^ 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOMI^ENSIER .    [l65o]         Qf 

qpe  cette  paix  ;  que  les  ennemis  étoient  forts  sur  la 
frontière  de  Champagne.  Comme  j'avois  conçu  le 
voyage  de  Saujon  fort  désavantageux  pour  moi,  je  u  a- 
vois  pas  aussi  l'esprit  en  repos ,  et  je  ne  souhaitqjs  pas 
que  les  autres  en  eussent  plus  que  moi  ;  ainsi  j'avois 
peur  que  la  paix  ne  se  fît,  et  je  souhaitois  que  cette 
guerre  durât  jusqu'à  ce  que  l'on  sût  l'événement  de 
la  négociation  de  Saujon.  Je  ne  désirois  pas  d'aller  à 
Paris  avant  ce  temps-là  -,  si  je  ne  souhaitois  pas  l'affaire 
avec  autant  de  passion  que  j'avois  fait ,  aussi  ne  m'é- 
toit-elle  pas  tout-à-fait  indiS(érente.  Le  désir  de  voir 
continuer  la  guerre  se  trouva  conforme  à  celui  de  la 
cour  :  je  fis  bien  sur  cela  ma  cour  à  la  Reine.  Le  Cou- 
dray  alla  à  Bordeaux,  où  on  lui  fit  des  propositions  de 
paix  qui  ne  furent  pas  bien  reçues.  La  Reine,  qui  vou- 
loit  le  renvoyer  à  Paris  sans  faire  de  réponse  à  Bor- 
deaux, me  demanda  si  j'avois  quelque  pouvoir  sur 
son  esprit  ;  je  lui  dis  que  oui,  et  il  étoît  vrai.  Elle  m'or- 
donna ensuite  de  lui  persuader  de  dire  à  Monsieur 
que  l'on  ne  voilloit  pas  de  paix  à  Bordeaux;  que  l'on 
l'avoit  fort  mal  reçu ,  et  même  que  l'on  l'avoit  traité 
fort  incivilement.  Je  parlai  à  Coudray  de  la  manière 
que  la  Reine  lavoit  désiré  :  il  me  promit  de  faire  ce 
que  je  désirerois.  J'écrivis  à  Monsieur  conformément 
à  ce  que  je  lui  avois  dit.  M.  le  cardinal  me  pria  d'é- 
crire à  madame  de  Fouquerolles ,  qui  étoit  lors  de 
mes  amies,  et  de  lui  mander  qu'elle  montrât  ma  lettre 
à  M.  le  président  de  Mesmes ,  et  à  M.  d'Avaux  son 
oncle  -,  qu'ils  étoient  tous  deux  de  mes  amis ,  et  parti- 
culièrement le  dernier  ;  qu'ils  avoiept  confiance  en 
moi ,  et  qu'ainsi  on  ajouteroit  foi  à  ce  que  diroit  Le 
Coudray  quand  on  verroit  messieqrs  de  Mesmes  per- 


9^1  [itiSo]   MÉMOIRES 

suadës  de  la  même  chose.  Le  Goudray  partit ,  chargé 
de  beaucoup  de  lettres  et  de  peu  de  vérités  ;  dont  j'ai 
eu  bien  du  scrupule  depuis^ 

.La  nouvelle  de  Faccouchement  de  Madame  arriva^ 
elle  eut  un  fils  :  ce  qui  me  réjouit  infiniment.  Toute 
la  cour  en  témoigna  sa  joie  \  je  fis  faire  des  feux  de 
joie,  et  je  n  oubliai  rien  pour  donner  des  marques  dé 
la  mienne ,  que  je  sentois  dans  le  cœur  tout  de  même 
que  je  le  faisois  paroitre.  J'écrivis  à  Leurs  Altesses 
Royales  dans  des  transports  capables  d*amollir  les  ro*^ 
chers  pour  jamais.  Monsieur  me  témoigna  être  per- 
suadé de  mes  sentimens ,  par  la  lettre  qu  il  m'écrivit 
pour  me  donner  part  de  cette  heureuse  naissance  \ 
Madame  ne  douta  pas  aussi  de  ce  qu.e  je  sentois  pour 
elle  par  TaOection  que  j'ai  toujours  eue  pour  ma  mai- 
son. Pendant  que  je  suis  sur  le  chapitre  de  Madame^ 
le  séjour  de  Libourne  ne  fournissant  rien  d'ailleurs 
qui  mérite  de  charger  mes  Mémoires,  je  serai  bien 
aise  de  rapporter  ici  un  récit  auquel  j'ai  pris  beaucoup, 
de  plaisir  :  c'est  la  manière  dont  Madame  sortit  de 
Nancy  (0  quand  elle  aUa  trouver  Monsieur  en  Flandre^ 

Le  mariage  de  Madame  n'étoit  pas  déclaré  lorsque 
Nancy  fut  assiégé  par  l'armée  du  Roi;  elle  fut  bièa 
embarrassée,  et  ne  savoit  que  devenir.  Le  Roi  ne  vou-^ 
loit  point  absolument  ce  mariage  ;  de  sorte  qu'elle 
craignoit  de  tomber  entre  les  mains  des  Français ,  et 
appréhendoit  la  persécution  que  M.  le  cardinal  de 
Richelieu  auroit  pu  exciter  contre  elle  :  ce  qui  la  fit 
résoudre  à  se  sauver  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Elle 
croyoit  ne  pouvoir  trop  hasarder  pour  se  maintenir 

(i)  £«  manière  dont  Madame  sortit  de  Nancy  :  Madame  fit  oc 
voyage  périlleux  oa  i633. 


Dk   MADEIIOISCLLS  DB   MONTPEIfSIBR.  {l65o]         <)3 

làans  une  condition  qui  Jui  ëtoit  si  avantageuse  ;  elle 
prit  ses  mesures  pour  cela  avec  M.  le  prince  François 
de  Lorraine  son  frère,  qui  ëtoit  demeuré  à  Nancy 
comme  elle.  U  envoya  demamier  un  passe-port  pour 
sortir  de  Nancy  avec  trois  de  ses  gentilshommes,  pour 
aller  à  un  autre  lieu ,  du  nom  ducpiel  je  ne  me  sou- 
viens pas.;  on  lui  accorda  le  passe^port.  Madame  slia- 
Ulla  en  homme ^  elle  essaya  une  perruque  blonde: 
elle  ne  venok  pas  bien  ;  elle  en  prit  une  de  même 
que  ses  cheveux ,  et  se  barbouilla  le  visage  avec  de 
la  suie ,  mit  rëpëe  au  côte ,  et  s*en  alla  dire  adieu  à 
madamede  Remiremont ,  avec  laquelle  elle  demenroit , 
et  qui  logeoit  pour  lors  dans  le  même  couvent  où  elle 
avoit  ë^ë  mariée.  Elle  effiraya  fort  toutes  les  religieuses 
qui  ëtoient  à  Foraison ,  de  voir  un  homme  à  cinq  heures 
du  matin  dans  leur  église  ;  elle  se  recommanda  à  Dieu, 
et  ensuite  elle  sortit.  Monsieur  son  frère  passa  au  tra- 
vers de  Tarmëe  du  Roi;  on  arrêta  son  carrosse,  où 
elle  fétoît ,  au  quartier  de  M.  Du  Châtelier-Barlot ,  qui 
ëtoit  maréchal  de  camp  ;  on  ne  voulut  pas  le  laisser 
pass^  qu'on  n  eut  montré  le  passe-port.  Madame  dit 
que  cela  Im  donnoit  de  grandes  inquiétudes,  de  peur 
qu'il  ne  vint  ;  ilFeut  sans  doute  reconnue  :  par  bonheur 
y  ëtoit  si  matin  qu'il  n^oit  pas  levé.  U  envoya  faire 
Gompfiment  à  M.  le  prince  François  de  ce  qu'il  nV 
voit  pas  l'honneur  de  le  voir  :  que  la  crainte  de  le  £dre 
attendre  l'en  empêchoit.  Quand  ils  furent  à  trois  lieues 
de  Nancy ,  Madame  monta  à  cheval  sur  une  pie  qu'dle 
a  amenée  ici  avec  elle ,  «t  il  y  a  peu  d'années  qu'elle 
est  morte  ;  elle  av^t  avec  eUe  un  vieux  gentilhomme 
son  domestique ,  et  un  à  monsieur  son  frère.  Us  allè- 
rent drok  à  TlHonville^  où  ils  arrivèrent  heureusement; 


^4  [l65o]   MÉMOIRES 

iJs  attendirent  qu'un  gentilhomme  qu'elle  avoit  en- 
voyé au  gouverneur  fût  de  retour.  Elle  se  coucha  sur 
l'herbe  à  la  porte  de  la  ville  •,  et  elle  étoit  si  lasse  qu'elle 
ne  pouvoit  plus  se  tenir  à  cheval.  Ils  avoient  trouvé 
en  chemin  des  gens  de  guerre  :  ce  qui  les  obligea  de 
se  jeter  dans  un  bois ,  où  ils  furent  trois  ou  quatre 
heures.  Comme  Madame  attendoit  son  gentilhomme 
qui  ëtoit  aile  vers  le  gouverneur,  la  sentineUe  rail- 
loit ,  et  disoit  :  «  Voilà  un  jeune  cadet  qui  n'est  encore 
«  guère  accoutumé  à  la  fatigue,  w  Le  comte  de  Wilthz 
qui  étoit  gouverneur  de  ThionviUe ,  et  qui  avoit  ordre 
de  l'Infant  de  laisser  passer  tous  ceux  qui  viendroient 
de  la  part  de  M.  de  Lorraine,  se  douta  que  c'étoit 
Madame  ;  il  envoya  un  officier  à  la  porte  la  quérir , 
de  peur  que  s'il  y  aUoit  lui-même,  cela  ne  la  fît  recon- 
noître.  Dès  qu'eUe  fut  dans  la  ville,  la  femme  du 
gouverneur  lui  envoya  des  habits ,  et  elle  l'aUa  voir 
après. 

Madame  demanda  au  comte  deux  courriers,  un  pour 
dépécher  à  Monsieur  à  Bruxelles ,  et  l'autre  k  M.  de 
Lorraine ,  afin  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  fût  en  peine 
d'elle.  Quand  elle  se  fut  un  peu  reposée,  l'impatience 
ne  lui  permit  pas  de  demeurer  long-temps  à  Thion- 
viUe :  elle  s'en  alla  à  Bruxelles  -,  Monsieur  vint  au 
devant  d'elle  à  quelques  journées.  L'on  peut  juger  de 
la  joie  qu'ils  eurent  de  se  voir  :  la  Reine  mère  vint 
aussi  au  devant  d'elle  avec  l'Infante,  qui  eut  pour  Ma- 
dame des  bontés  aussi  grandes  qu'elle  avoit  eues  pour 
la  Reine  et  pour  Monsieur.  Elle  les  avoit  logés  dans 
son  palais;  elle  y  logea  aussi  Madame,  à  laquelle  elle 
envoya  des  coffres  pleins  de  toutes  sortes  de  choses , 
depuis  les  plus  nécessaires  jusqu'aux  plus  jolies  dont 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65o]         gS 

on  puisse  s'aviser.  Cette  princesse  (0  avoit  trouvé 
moyen  de  joindre  la  magnificence  à  la  vertu  la  plus 
haute  et  la  plus  sévère  ;  c'ëtoit  la  plus  grande  princesse 
qui  eût  jamais  ëtë ,  et  il  ne  s'en  trouvera  point  dans 
les  histoires  qui  aient  aussi  dignement  gouverne  les 
Etats  ,  ni  avec  tant  d'approbation  ni  tant  d'amitië  des 
peuples  qu'elle  a  fait  les  siens.  Elle  ëtoit  très-chari- 
table ,  et  la  meilleure  du  monde  ;  elle  rëpondoit  elle- 
même  à  toutes  les  requêtes  des  pauvres  comme  elle 
faisoit  à  celle  des  grands.  Si  je  voulois  dire  toutes  les 
grandes  qualités  qu'elle  possédoit ,  et  dont  j'ai  ouï 
parler  quelquefois  à  Monsieur  et  à  tous  ses  gens ,  il 
faudroit  un  volume  entier  :  cela  même  me  détourne- 
roit  de  la  suite  de  mon  discours.  C'est  pourquoi  il 
suffit  de  ce  que  j'ai  dit  pour  témoigner  la  reconnois- 
sance  que  j'ai  des  bontés  et  des  honneurs  que  Mon- 
sieur et  Madame  en  ont  reçus. 

Revenons  à  Libourne,  où  l'on  fut  un  mois,  depuis 
le  départ  de  M.  Du  Coudray ,  à  s'ennuyer  assez.  11  y 
faisoit  une  chaleur  horrible.  Pour  en  moins  sentir 
rincommodijté ,  la  Reine  demeuroit  tout  le  jour  sur 
son  lit  9  sans  s'habillej^  que  le  soir  :  ainsi  elle  ne  voyoit 
personne.  Jétois  toujours  dans  sa  chambre.  Le  plus 
grand  divertissement  que  j'eusse  ëtoit  d'écrire  à  Paris; 
je  n'aimois  pas  lors  à  lire  :  ce  que  j'aime  beaucoup 
présentement.  Après  ce  temps-là ,  la  cour  alla  à  Bourg, 
qui  est  sur  la  rivière  de  Dordogne ,  quasi  vis-à-vis  le 
Bec  d'Ambez.  La  situation  en  est  fort  agréable  :  ce 
qui  contribuoit  à  avoir  moins  d'ennui.  Pour  moi ,  je 

(i)  Cette  princesse  :  Isabelle-Claire-Eugënie ,  fille  de  Philippe  ii, 
qui  du  temps  de  la  Ligae  aroic  éié  destinée  à  être  reine  de  France.  Les 
cloges  que  lui  donne  Mademoiselle  ne  sont  point  exage're's. 


[t65o]  MÉMOIRRS 

a  fenétrt 


96 

regardois  sans  cesse  à  la  fenêtre  de  ma  chambre  î 
river  des  bateaux;  et  quand  j'ëtoîs  chez  la  Reine,  je 
travaillois  tout  le  jour  en  tapisserie.  Quoiqu'il  fit  le 
plus  beau  temps  du  monde ,  la  Reine  ne  voulut  point 
se  promener  :  ce  qui  me  donna  beaucoup  de  mortifi- 
cation de  ne  bouger  d'une  chambre. 

M.  le  cardinal  alla  au  sïégu  de  Bordeaux,  qui  fut  un 
siège  imaginaire  ;  on  prit  un  faubourg  avec  peu  de  r«f- 
sistance,  et  cependant  on  en  fit  un  bruit  comme  si 
c'eût  Été  une  occasion  admirable.  M.  le  cardinal  étoit 
auhautdu  clocher  de  Saint-Yvony  (ce  faubourg  s'ap- 
pelle ainsi)  à  regarder  ce  qui  se  passolt.  Je  pense  que 
M,  le  maréchal  de  La  Meilleraye  s'entendoït  avec  ceux 
de  dedans .  puisqu'après  avoir  pris  une  si  grande 
quantité  de  places  qu'il  en  a  prises  si  heureusement 
et  si  vaillamment ,  U  est  bien  k  croire  que  Bordeaux 
étant  une  mt^chante  place  qu'on  atlaquoit  du  côtt^leplus 
'  foible,  il  l'auroit  pu  emporter  en  bien  peu  de  temps. 

Monsieur  qui  étoit  fi  Paris ,  et  qui  voyoit  le  mauvais 
état  des  afTaires  du  Roi  de  tous  côtés  par  les  entre- 
prises bizarresde  M.  le  cardiual  Mazarin,  lequel  pour 
venger  M.  d'Epernon  iaissoit  la  ^ontière  sans  troupes 
et  l'abandonnoit  aux  ennemis  pour  prendre  Bordeaux, 
renvoya  M.  Du  Coudray  avec  messieurs  de  Lartège  et 
Bilault,  conseillers  du  parlement  de  Paris,  avec  ordre 
de  la  compagnie  de  travailler  incessamment ,  avec  les 
dépntés  qui  viendroient  de  Bordeaux,  h  faire  la  paix. 
Le  Coudray  avoit  aussi  ordre  de  Son  Altesse  Royale  de 
se  joindre  ii  eux  pour  représenter  à  Leurs  Majestés  de 
quelle  importance  étoit  cette  alFaire.  On  eut  nouvelle 
à  la  cour  qu'ils  venoient;  et  quand  ilsfurent  venus,  la 
Reine  et  M.  le  cardinal  Mazarin  en  furent  fort  fâchés . 


W  DE    MADEMOISELLE   DE  HONTPEItSIER.    [l65o]         m 

I  et  me  dirent  que  c'étoit  le  coadjateor  et  M.  de  Beau- 
fort  qui  &isoîeiil  luire  cela  à  ^lonsieur;  et  la  Reîae 
ajouta  qu'elle  mouroil  de  peur  qu'ils  ne  voulussent 
faire  sortir  M.  le  prince.  L^-dessuâ  j'eutrai  dans  ses 
sfintimens ,  j'avois  ta  m^mc  frayeur  :  je  souhaitois  avec 
passion  que  M.  le  prince  passât  sa  vie  en  prison.  Les 
députés  de  Bordeauï ,  qui  avoient  envoyé  des  passe- 
ports, arrivèrent  en  même  temps  que  ceux  de  Paris; 
ils  ne  conf(!rèrent  point  avec  M.  le  cardinal  Mazarin  : 
ils  confiîrèrent  avec  M.  Servien,  le  maréchal  de  Vil- 
leroy  et  les  secrétaires  d'Etat.  Les  députés  de  Bor- 
deaux étoient  sept,  savoir  :  nn  président  à  mortier, 
trois  conseillers,  un  procureur  syndic  de  la  ville,  et 
denx  autres  bourgeois;  on  conféra  plusieurs  fois  sans 
rien  conclure.  J'étois  logée  à  Bourg  chez  un  de  ces 
conseillers ,  et  c'étoit  dans  cette  maison-U  où  ils  s'as- 
sembloient  et  oii  ils  étoient  tout  le  jour  :  ce  qui  me  fit 
faire  connoissance  avec  eux.  Comme  Monsieur  se  mé- 
loit  de  cette  affaire ,  les  députés  de  Bordeaux  m'ea 
venoient  aussi  rendre  compte  fort  soigneosement.  La 
peu  d'occupation  que  j'avois  me  faisoit  prendre  soin 
d'en  envoyer  quérir  tons  les  jours  quelques-uns, 
pour  savoir  ce  qui  se  passoit  dans  leurs  conférences  : 
ce  qui  les  accoutuma  k  m'en  venir  dire  des  nouvelles, 
sans  que  j'eusse  la  peine  dans  la  suite  du  temps  de  les 
envoyer  chercher.  U  se  rencontra  quelques  difficulté» 
dans  leur  traité  ;  ce  qui  les  obligea  de  s'en  retourner 
à  Bordeaux,  où  messieurs  les  conseillers  de  Paris  et 
Le  Coudray  allèrent  aussi.  Pendant  cette  première 
conférence ,  il  n'y  avoit  pas  de  Irtive;  M.  le  maréchal 
de  La  MeiUerayc  avoit  la  goutte ,  et  M.  le  cardinal  ^Coit 
au  camp. 


98  [l65o]   MÉMOIRES 

Cependant  il  arriva  un  courrier  avec  la  nouvelle  que 
M.  de  Turenne  ëtoit  entré  fort  avant  ep  France ,  et 
qu'il  devoit  être  à  Dammartih  la  nuit  qu'il  ëtoit  parti 
(  ce  lieu  n'est  qu'à  huit  lieues  de  Paris  ) ,  et  que  l'ar- 
chiduc ëtoit  à  Fimes  j  que  l'on  avoit  été  obligé  sur 
cette  nouvelle  d'ôter  les  prisonniers  du  bois  de  Vin- 
cennes ,  et  de  les  amener  à  Marcoussy ,  qui  est  un 
vieux  château  très-fort  appartenant  à  M.  d'Entragues. 
J'allai  parler  de  cela  à  la  Reine,  qui  me  traita  de  ri- 
dicule ;  trois  jours  après  elle  le  sut.  On  n'avoit  osé  le 
lui  dire  d'abord.  11  fallut  qu'elle  en  apprit  la  nouvelle 
par  M.  le  cardinal  Mazarin  :  autrement  elle  ne  l'auroit 
pas  cru.  On  savoit  aussi  comme  l'archiduc  avoit  écrit 
à  Son  Altesse  Royale  qu'il  avoit  plein  pouvoir  de  faire 
la  paix ,  et  que  pour  ce  sujet  il  avoit  grande  envie 
de  le  voir  et  de  conférer  avec  lui  :  sur  quoi  Son  Al- 
tesse Royale  lui  fit  réponse  qu'elle  le  souhaitoit  avec 
passion,  et  qu'elle  envoya  le  baron  de  Verderonne  avec 
don  Gabriel  de  Tolède ,  qu'il  lui  avoit  envoyé  pour  lui 
rapporter  de  ses  nouvelles.  La  Reine  ne  crut  celle-là 
non  plus  que  les  autres.  Son  Altesse  Royale  envoya 
un  courrier  pour  demander  un  plein  pouvoir  de  trai- 
ter ^  que  l'on  trouvât  bon  qu'il  menât  avec  lui  M.  le 
nonce  du  Pape  et  M.  l'ambassadeur  de  Venise ,  que 
l'archiduc  avoit  témoigné  désirer  de  voir;   et  que 
M.  d'Avaux  l'accompagnât.  11  jugeoit  que  Ion  ne 
pouvoit  pas  se  passer  de  lui ,  par  la  grande  connois- 
sance  qu'il  avoit  des  aifaires  :  il  avoit  été  plénipoten- 
tiaire à  Munster ,  et  il  n'étoit  pas  d'avis  qu'on  envoyât 
M.  Servien ,  qui  étoit  en  horreur  aux  peuples ,  dans 
Topinion  que  l'on  avoit  que  c'étoit  lui  de  qui  on  s'é- 
toit  servi  pour  empêcher  la  paix  générale.  La  Reine 


DB    KàDEIIOISKLLE   DE    HOiTTVEIlSIEB.   [l65o] 

me  fit  llioiuieiir  de  m'enrojer  H.  de  Lionne 
secrétaire,  poor  m  apprendre  cette  nonvelle; 
me  Int  la  lettre.  Je  me  tronvai  on  peu  mal  ce  joar-li. 
L'après-dinëe  la  Reine  me  vint  voir ,  et  me  témoigna 
qu'elle  ne  croyoit  pas  qae  les  Espagnols  vonlossent 
la  paix,  et  qu'ils  se  moqnoient;  poarmoi,  qui  la  soo- 
Ji^tois  avec  passion,  je  le  croyois.  M.  le  cardinal 
revint,  et  on  envoya  à  Monsieur  un  pouvoir  le  plus 
grand  et  le  plus  ample,  à  ce  que  l'on  dit ,  qoi  ait  ja- 
mais été  donné  à  homme  de  sa  condition':  en  ces 
rencontres ,  on  se  fie  quelquefois  plus  à  un  particulier 
qu'à  de  grands  princes.  M.  le  cardinal  Mazarin  ne 
parut  point  satisfait  de  ce  que  Monsieur  avoit  envoyé 
Verderonne,  et  avoit  fait  réponse  à  l'archiduc  avant 
que  d'en  faire  demander  la  permission  au  Roi.  Iltron- 
voit  que  c'étoit  trop  faire  le  maître,  et  cela  n'est 
pas  tout-à'fait  sans  raison  ;  il  y  eut  plus  de  gens  pour 
qae  contre  cette  opinion.  Je  crois  que  M.  le  cardinal 
Mazarin  n'avoit  pas  trop  envie  que  l'aiTaîre  réussît, 
et  il  n'avoit  pas  tort  de  ce  côté-là.  Pour  moi ,  qui  n'é- 
tois  pas  faite  pour  lui  cacher  ce  que  je  pensois,  je  lui 
dis  que  je  ne  pouvois  pas  blâmer  Monsieur  de  ce  qu'il 
avoit  fait  :  que  le  rang  qu'il  tenoit  dans  l'Etat  par  sa 
naissance,  et  celui  que  lui  donnoit  encore  une  ré- 
gence ,  ne  lui  permettoient  pas  d'attendre  une  réponse 
de  la  cour  pour  une  aOâire  qui  paroissoit  aussi  belle 
et  aussi  avantageuse  que  l'étoit  celle  d'une  conférence 
en  l'état  où  étoient  les  affaires,  les  ennemis  étant  aux 
portes  de  Paris,  qui  payoient  partout,  et  qui  par 
cette  raison  seroient  bénis  des  peuples,  qui  étoient 
révoltés  de  tous  côtés  :  en  sorte  qu'il  étCfit  à  craindre 
que  s'ils  venoient ,  on  ne  les  y  reçût  sans  que  Mon- 


\'     'i^\IOO  [l65o]     MÉMOIRES 

#  •  's;  , 
'    'rsieur  le  put  empêcher.  Enfin  je  lui  dis  toutes  les 

raisons  qui  pouvoient  prouver  celles  que  Monsieur 
avoit ,  le  service  qu'il  rendoit  au  Roi  et  à  son  Etat  5 
quand  même  cela  ne  rëussiroit  pas ,  que  le  blâme 
tomberait  sur  les  Espagnols,  et  que  lui,  en  son  par- 
ticulier, seroit  justifié  de  ce  que  l'on  Taccusoit  d'avoir 
empêché  la  paix  à  Munster  ;  que  si  elle  se  faisoit , 
rien  n  étoit  plus  avantageux  dans  un  temps  où  tout 
étoit  en  trouble,  et  que  ce  seroit  le  moyen  de  garder 
M.  le  prince  tant  qu'on  voudroit  en  prison;  que  son 
parti  étoit  à  bas.  Je  raisonnai  de  toute  ma  force  :  je  ne 
sais  si  je  raisonnois  bien.  Les  députés  revinrent  de 
Bordeaux  ;  l'ennui  que  j'eus  à  Libourne  m'avoit  fait 
changer  la  pensée  que  j'avois  de  reculer  la  paix  de 
tout  mon  possible ,  en  un  désir  fort  ardent  de  l'avancer 
si  je  pouvois  ;  de  sorte  que  tous  les  jours  je  parlois  à 
M.  le  cardinal  Mazarin  pour  le  portera  l'accommo- 
dement, et  je  lui  représentois  l'intérêt  que  j'àvois  à  y 
contribuer  :  ce  qu'il  recevoit  fort  bien.  Il  rioit ,  et  me 
disoit:  «  Vous  respirez  par  vos  fenêtres  un  air  borde- 
<i  lais  qui  pourroit  à  la  longue  vous  faire  devenir 
«  frondeuse.  »  Les  affaires  s'avancèrent  :  on  fit  une 
trêve  ,  pendant  laquelle  on  eut  dessein  de  se  rendre 
maître  de  la  ville ,  parce  qu'on  y  entroit  librement. 
M.  Du  Coudray,  que  j'avois  un  peu  corrompu  pen- 
dant que  j'étois  à  Libourne ,  se  laissa  achever  de  cor- 
rompre par  M.  le  cardinal  Mazarin.  Il  me  dit  de  Bor- 
deaux :  «  Pendant  qu'on  entre  librement  en  cette 
«  ville ,  si  on  se  saisissoit  d'une  porte ,  on  verroit  beau 
«  jeu.  »  Je  ne  fis  pas  semblant  de  le  remarquée;  je 
jiigeai  cependant,  au  ton  dont  il  me  le  disoit,  que 
l'on  Favpijt  proposé ,  et  que  La  bonne  foi  n'étoit  pas  lu 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l65oJ       10 1 

chose  à  quoi  Ton  prît  le  plus  garde  en  cette  affaire. 
Comme  je  suis  fort  sincère,  cela  me  choqua  au  der-. 
nier  point. 

M.  Servien  trouva  quelque  obstacle  nouveau  à  la 
paix  :  ce  qui  donna  lieu  à  tous  de  crier  ;  on  disoit 
qu'il  étoit  ennemi  de  la  paix.  Sur  quoi  je  pris  la  liberté 
de  dire  à  la  Reine  que  Ton  ne  devoit  pa&  faire  de  dif- 
ficulté de  conclure  la  paix;  que  si  elle  se  rompoit,  on 
recevroit  un  fort  grand,  affront  de  lever  le  siège  de 
Bordeaux,  et  quon  seroit  bien  contraint  d'en  venir 
là  ;  qu'il  n'y  avoit  plus  d'armée ,  que  les  maladies  l'a- 
voient  fait  périr  faute  de  munitions;  que  du. côté  de 
Paris  l'on  donneroit  l'arrêt  de  1617,  qui  étoit  celui 
qui  fut  donné  contre  le  maréchal  d*Ancre,  qui  ex- 
cluoii  les  étrangers  du  gouvernement,  et  qui  étoit 
l'épouvantail  du  cardinal  Mazarin.  Elle  me  répondit  : 
a  Eh  bien,  quitte  pour  n'aller  jamais  à  Paris.  »  Je  lui 
dis  :  «  Il  faudra  renoncer  à  Paris  et  à  toutes  les  villes 
«c  où  il  y  a  des  parlemens  qui  donneront  le  même  ar- 
ec rét^  et  si  les  affaires  s'aigrissent,  les  présidiaux 
(c  feront  les  mauvais  aussi ,  et  l'on  n'ira  plus  que  dans 
«  les  bourgs  fermés.— Eh  bien,  dit  la  Reine,  il  s'y 
«  faudra  résoudre  ;  »  et  me  reprocha  que  j'étois  fron- 
deuse. Je  lui  répliquai  :  «  Je  vous  dis  la  vérité ,  et 
tt  personne  ne  vous  la  dit  ;  et  je  vous  avoue  que , 
Ci  pour  une  diflGiculté  de  rien,  cela  est  bien  étrange 
«  de  vouloir  passer  ses  jours  de  village  en  village , 
« .  et  par  là  exposer  l'autorité  du  Roi ,  qui  est  déjà  si 
OL  déchue.  »  Le  soir  j'en  dis  bien  davantage  à  M.  le 
cardinal  Mazarin. 

Je  ne  sais  si  ce  fut  la  peur  que  je  lui  fis,  ou  quel- 
que espérance  de  négociation  par  M.  de  Bouillon  : 


I02  [l65o]    MÉMOIRES    • 

ils  accordèrent  Tamnistie  (0  telle  que  les  Bordelais 
vouloient.  Les  députes  saluèrent  Leurs  Majestés*,  et 
s'en  retournèrent.  M.  le  cardinal  me  dit  que  le  len- 
demain il  devoit  voir  M.  de  Bouillon  k  trois  lieues 
de  Bourg  ^  je  lui  dis  :  «  Vous  serez  bien  aises  tous 
((  deux ,  vous  vous  promettrez  tout  ce  que  vous  ne 
«  tiendrez  pas.  »  Il  partit  pour  ce  voyage  le  matin 
comme  il  avoit  dit.  Je  demeurai  tout  ce  jour-là  en- 
fermée dans .  ma  chambré  à  lire  les  lettres  que  j'avois 
reçues  de  Paris,  et  à  y  faire  réponse.  L'on  me  vint 
dire  que  madame  la  princesse  alloit  arriver  :  cela  me 
surprit  assez.  Je  m'en  allai  diligemment  chez  la  Reine, 
qui  me  dit  lorsque  j'entrai  :  «  Hé  bien ,  ma  nièce , 
«  n'êtes-vous  pas  bien  étonnée  de  savoir  madame  la 
«  princesse  si  près?  »  Je  lui  dis  :  «  Oui,  madame,  je 
(c  Tai  su  par  hasard ,  et  j'en  suis  bien  aise  -,  sans  cela 
tt  je  ne  l'aurois  pas  vue  :  j'avois  fait  dessein  de  ne 
«  point  sortir.  »  Elle  me  dit  :  a  Jevousl'aurois mandé.  » 
Je  ne  lui  répondis  rien  :  elle  vit  bien  que  ce  procédé 
ne  me  plaisoit  pas.  Elle  envoya  un  gentilhomme  à 
madame  la  princesse  lui  faire  des   complimens,  et 
M.  le  maréchal  de. La  Meilleraye  Talla  quérir  au  bord 
de  l'eau.  Comme  M.  le  cardinal  Mazarin  vint  chez  la 
Reine ,  il  s'approcha ,  et  dit  à  la  Reine  devant  moi  : 
<(  Monsieur  n'est  pas  ici ,  il  ne  faut  rien  faire  sans  la 
((  participation  de  Mademoiselle  :  du  moins  il  ne  se 
(i  plaindra  pas  qu'on  agisse  sans  lui  quand  elle  y  sera.  » 
Ensuite  il  dit  :  «  Il  faut  aviser  si  on  recevra  madame 
«  la  princesse  devant  le  monde ,  .ou  en  particulier  ; 
<(  Mademoiselle,  dites  votre  opinion.  »  Je  répondis  : 

(0  ils  accordèrent  F  amnistie:  La  pacification  de  Bordeaux  fut  signcc 
à  Bourg  ic  I*'  octobre  i65o. 


DE   MADEMOISELLE   DE  MO^TPE9SIER.    [l65o]      loi 

«  Si  on  me  Fayoit  demandée  pour  des  affaires  plus 
«  importantes,  je  la  donnerois  pour  des  bagatelles  ;  je 
ce  n'ai  point  en  de  part  à  celles-ci ,  je  ne  veux  point 
«  avoir  de  part  aux  autres.  »  Ils  résolurent  de  la  voir 
en  particulier.  La  Reine  entra  dans  sa  chambre  avec 
le  Roi ,  Monsieur  frère  du  Roi ,  M.  le  cardinal ,  le  ma- 
réchal de  Villeroy  et  moi.  Je  tirai  à  part  M.  le  cardinal 
Mazarin ,  et  je  lui  dis  :  «  Voici  un  mystère  que  je  ne 
n  comprends  pas;  je  vois  bien  pourtant,  par  les  em* 
«  pressemens  que  Ton  a  pour  madame  Is^  princesse , 
u  qu'il  y  a  quelque  négociation  ;  vous  en  serez 
«  mauvais  marchand  si  vous  agissez  sans  Monsieur  : 
«'  il  vous  abandonnera,  et  vous  ne  sauriez  vous  pas- 
«  ser  de  lui;  quoique  vous  vous  flattiez  de  M.  le 
«  prince ,  il  ne  vous  protégera  jamais  contre  Mon- 
«  sieur.  »  11  me  jura  et  protesta  qu'il  n'avoit  rien  fait; 
que  l'arrivée  de  madame  la  princesse  étoit  un  pur  ha- 
sard. Je  lui  dis  que  je  le  souhaitois  pour  l'amour  de 
lui  ;  que  j'étois  assurée  que  Monsieur  ne  le  trouveroit 
pas  bon,  et  que  tout  au  moins  il  lui  roanderoit  de 
prendre  garde  à  ce  qu'il  faisoit ,  parce  qu'à  la  (in  il 
s'accableroit  de  tant  de  mauvaises  affaires  que,  quel- 
ques bontés  qu'il  eût  pour  lui ,  il  seroit  contraint  de 
l'abandonner. 

Comme  nous  étions  en  cette  conversation ,  qui  fut 
assez  longue ,  madame  la  princesse  entra  ;  elle  avoit 
été  saignée  la  veille  :  ce  qui  lui  faisoit  porter  une 
écharpe  mise  si  ridiculement ,  aussi  bien  que  le  reste 
de  son  habillement,  que  la  Reine  eut  grande  peine  à 
s'empêcher  de  rire ,  aussi  bien  que  moi.  M.  le  duc 
d'Enghien  étoit  avec  elle,  le  plus  joli  du  monde,  et 
messieurs  les  ducs  de  Bouillon  et  de  La  Rochefoucauld. 


lo4  [l65o]   MEMOIRES 

Après  ayoir  salué  la  Reine ,  elle  lui  parla  de  sa  mala- 
die et  de  son  fils  ;  puis  ils  se  jetèrent  à  genoux  devant 
Leurs  Majestés  pour  leur  demander  la  liberté  de  M.  le 
prince  :  ce  qu'elle  fit  de  mauvaise  grâce.  La  Reine  les 
releva,  et  leur  répondit  peu  favorablement-,  sa  visite 
fut  fort  courte.  Je  lui  allai  faire  mon  compliment.  Mes- 
sieurs de  Bouillon  et  deLa  Rochefoucauld  demeurèrent 
après  elle  un  moment;  ils  me  vinrent  voir  ensuite. 
J'écrivis  à  Monsieur  une  fort  longue  relation  de  tout 
ce  qui  s'étoit  passé ,  persuadée  que  M.  le  cardinal 
Mazarin  n  auroit  pas  hâte  de  lui  rendre  compte  de  ce 
qu'il  avoit  fait-,  j'écrivis  jusqu'à  quatre  heures  du  ma* 
tin  :  ce  qui  fut  cause  que  le  lendemain  madame  la 
princesse  me  trouva  encore  endormie  lorsqu'elle  me 
vînt  voir.  Mes  femmes  furent  assez  habiles  pour  m'é- 
veiller.  Elle  me  parut  telle  qu'elle  avoit  accoutumé 
d'être,  et  je  ne  trouvai  pas  que  les  affaires  l'eussent 
beaucoup  faite  (0  :  ce  qui  me  6t  croire  qu'elle  avoit 
eu  peu  de  part  à  tout  ce  qui  avoit  été  fait  en  son  nom. 
Elle  ne  me  parla  que  de  bagatelles ,  et  à  peine  me 
répondit-elle  quand  je  lui  fis  des  complimens  pour 
monsieur  son  mari. 

L'après-dînée ,  M.  le  cardinal ,  qui  croyoit  être  le 
plus  pers.uasif  de  tous  les  hommes,  m'entretint  quatre 
heures  du  zèle  qu'il  avoit  pour  le  service  de  Monsieur, 
de  Tamitié  que  Monsieur  avoit  pour  lui ,  de  celle  qu'il 
avoit  pour  moi ,  et  de  l'envie  que  le  mariage  de  l'Em- 
pereur réussit:  dont  je  ne  me  souciois  plus;  je  ne 

(i)  Je  ne  trouvai  pas  que  les  affaires  teussent  beaucoup  faite  :  On 
remarque  ici  Pinjuste  pr<^vention  de  Mademoiselle  ;  car  la  princesse  de 
Condé  déploya ,  pendant  son  se  jour  h  Bordeaux ,  un  très^grand  carac- 
tère. 


DE  MADEMOISELLE  DE   MO^fTPENSIER.    [l65o]       Io5 

prenois  quasi  pas  la  peine  de  lire  les  lettres  que  Sau- 
jon  m^ëcmoit.  11  me  parla  aussi  des  soins  qu'il  aToil 
pris,  et  de  Fenvie  qu'il  avoit  eue  de  me  marier  au  roi 
d'Espagne  ;  il  fit  une  récapitulation  de  ce  qu'il  m  aToit 
dit  tant  de  fois  quand  il  ne  savoit  plus  que  me  dire  \  il 
s'enquit  de  mon  bien  et  de  mes  affaires,  dont  j'ëtois 
mal  informée  :  le  tout  étoit  entre  les  mains  des  gens 
de  Monsieur.  Il  crut  me  faire  sa  cour  de  me  proposer 
de  parler  à  Monsieur ,  pour  m'en  faire  donner  la  dis- 
position; que  j'avois  de  l'argent;  qu'il  Youloit  être 
mon  intendant.  11  n'y  eut  bagatelles  dont  il  ne  m'en- 
trednt,  quoiqu'elles  n'eussent  nul  rapport  à  l'affaire 
dont  il  étoit  question,  à  quoi  je  revenois  toujours.  Je 
lui  dis  :  ci  II  n'y  a  bassesse  dont  yous  ne  vous  avisiea 
«  ce  matin.  Comme  M.  Lenet,  qui  est  à  M.  le  prince 
«  et  qui  vient  de  Bordeaux ,  étoit  avec  moi ,  il  est 
K  venu  un  de  vos  pages  le  quérir  pour  diner,  et  lui 
K  dire  que  vous  l'attendiez;  nous  nous  sommes  mo- 
%  qués  de  vous ,  lui  et  moi.  Voyez ,  m'a-t-il  dit.,  que 
«  son  ministère  est  à  craindre!  avant-hier  il  me  vouloit 
«  faire  pendre,  aujourd'hui  il  me  veut  donner  à  dt- 
«  ner.  »  Le  cardinal  Mazarin  me  répondit  que  ce  n  étoit 
pas  lui,  et  me  donna  une  fort  mauvaise  excuse.  Le 
soir  M.  Lenet,  que  je  connois  assez,  me  vint  dire 
adieu  ;  je  lui  dis  :  «  Je  vous  trouve  bien  ridicule  tous 
((  de  négocier  avec  M.  le  cardinal  Mazarin  pour  la 
«  liberté  de  M.  le  prince;  si  c'est  sans  la  participa- 
«  tion  de  Monsieur ,  ce  n'est  rien  faire.  M.  le  prince 
((  voudra-t-il  être  obligé  à  un  tel  homme,  et  s'engager 
«  à  prendre  sa  protection  contre  toute  la  France  qui 
<i  le  hait  fort  ?  Je  ne  le  crois  pas  ;  et  quoique  je  n'aime 
u  point  votre  M.  le  prince,  je  ne  laisserai  pas  que 


Io6  [l65o]  MÉMOIRES 

«  d'être  bien  aise  que  Monsieur  s'unisse  avec  lui  eJL  le 
«  fasse  sortir.  »  Lenet  m  assura  fort  qu'il  n'avoit  écouté 
aucune  des  propositions  de  M.  le  cardinal ,  et  qu  i) 
savoit  bien  que  M.  le  prince  ne  sortiroit  jamais  que  par 
Monsieur.  Nous  étions  tous  deux  assez  mal  informés 
de  ce  qui  se  passoit  à  Paris  dans  ce  temps-là  :  les  amis 
de  Monsieur  travailloient  à  les  unir  d'intérêt  Monsieur 
et  lui. 

Ce  fut  dans  ce  temps-là  que  M.  de  Memours,  qui 
s'étoit  engagé  dans  le  parti  de  M.  le  prince  par  l'en- 
tremise de  madame  de  Châtillon ,  voulut  le  sauver  -, 
l'entreprise  manqua ,  pour  n'avoir  pas  été  bien  con- 
duite. Nous  partîmes  pour  Bordeaux  le  même  jour 
que  M.  Lenet  pour  Montrond  :  il  alloit  faire  exécuter 
le  traité ,  et  cesser  toutes  les  hostilités  qui  se  commet- 
taient par  la  garnison  contre  tout  le  Berri.  Comme 
nous  étions  dans  le  bateau,  M.  le  cardinal  Mazarin 
me  dit:  «  M.  Lenet,  qui  nous  voudroit  brouiller,  m'a 
«  bien  dit  des  particularités  ^  »  et  il  me  rapporta  mot 
pour  mot  la  conversation  que  j'avois  eue  le  soir  avec 
lui.  Ce  qui  me  surprit  sans  que  je  le  témoignasse.  Je 
lui  dis  :  «  Il  a  donc  bien  fait  des  tentatives  de  tous 
«  côtés!  Il  m'a  dit  que  vous  lui  aviez  fait  mille  pro- 
<(  positions  d'accommodement  sans  Monsieur,  et  il 
«c  m'a  semblé  ne  lui  pouvoir  pas  moins  répondre  que 
«  de  la  manière  que  j'ai  fait.  Cela  est  assez  vraisem- 
<(  blable  :  il  n'est  guère  habile  homme  de  croire  nous 
<(  brouiller.  »  II  fut  assez  surpris  de  ce  que  je  lui 
avois  parlé  de  lui  si  librement.  Ce  voyage  se  fit  fort 
agréablement:  le  temps  étoit  le  plus  beau  du  monde , 
et  les  avenues  de  Bordeaux  fort  agréables-,  les  navires 
qui  étoient  venus  pour  le  siège  arrivèrent  tous  le  jour 


K  MAOCSOisBixE  HE  iiœrmacsiEm.  [i65o]    lerj 

que  la  poix  fat  signée.  Us  nous  accompoigiièreiil.  el 
firent  grand  fen  à  notre  arriTêe  à  Bordeaux  ;  les  ca- 
nons de  la  TÎUe  y  répondirent  ;  tonte  la  caTalerie  ëtoit 
en  haie  an  bord  de  Fean:  elle  fit  nne  dëcîiarge.  Le 
corps  de  Tille  rint  haranguer  le  Roi  ayant  qn'il  sortît 
du  bateau  «  il  j  aToit  sur  le  quai  une  foule  de  peuple 
incroyable ,  Ton  témoigna  grande  joie  de  Toir  le  Roi , 
et  Ton  ne  dit  pas  un  mot  à  H.  le  cardinal  Mazarin.  L^on 
craignoit  que  Ton  ne  criit  au  Mazarin  :  ce  qui  eut  été 
assez  bizarre  dcTant  le  Roi  ;  ces  gens-là  laToient  pits 
d'un  air  à  en  pouvoir  tout  craindre.  Nous  trouvâmes  à 
la  porte  de  la  ville  des  troupes  d^infanterie  en  haie 
avec  des  officiers:  cela  me  surprit.  Selon  le  traité^  le 
bourgeois  devoit  quitter  les  armes ,  et  les  troupes  du 
Roi  ne  dévoient  bouger  de  leurs  quartiers.  Je  deman- 
dai an  cardinal  Mazarin  :  «  Qui  sont  ces  gons-Ià  ?  d  11 
me  répondit  :  «  Je  n  en  sais  rien.  )>  Je  lui  dis  :  «  Ils 
«  sont  bien  mal  vêtus,  et  ont  la  mine  trop  aguerrie 
«  pour  des  bourgeois,  et  les  officiers  saluent  trop 
a  bien.  »  Je  demandai  :  «  Quelle  troupe  est-ce  là  ?  » 
Ils  répondirent:  «  Le  régiment  de  Navailles.  »  Je  n'en 
parlai  plus. 

Dès  que  j'eus  mené  Leurs  Majestés  à  larchevéché 
où  elles  logeoient,  je  m'en  allai  en  mon  logis.  C'étoit 
chez  M.  le  président  de  Pontac ,  dont  la  femme  est 
ma  parente  et  sœur  de  M.  de  Thon;  son  logis  est  fort 
beau  et  fort  magnifique.  Quoique  je  n'eusse  nulle  cou- 
noissance  qu'elle  dans  la  ville  de  Bordeaux ,  je  ne  lais- 
sai pas  de  recevoir  bien  des  visites  dès  le  jour  même 
de  mon  arrivée.  Je  ne  me  trompai  pas  quand  je  jugeai 
que  les  troupes  ne  feroient  pas  un  fort  bon  etlet  : 
j'appris  que  le  parlement,  qui  vit  avant  l'arrivée  du 


I08  [l65o]  MÉMOIRES 

Roi  toutes  les  portes  prises  par  des  gens  de  guerre , 
contre  ce  que  Ton  avoit  promis ,  s'assembla  pour  rë-r 
soudre  d'aller  saluer  le  Roi,  et. fit  des  plaintes  aux 
députes  qui  avoient  nëgojc^îë  à  Bourg  de  Finfractioa 
du  traite ,  et  même  il  iut  propose  de  reprendre  les 
armes.  Dans  la  crainte  que  la  nuit  suivante  Ton  ne  fit 
quelque  entreprise^  il  fut  résolu  que  les  députés  cher- 
cheroient  M.  Du  Coudray ,  et  qu'ensemble  ils  iroient 
trouver  ceux  avec  qui  ils  avoient  traité.  Comme*  ils 
croyoient  M.  Du  Coudray  mazarin,  ils  jugèrent  à  pro- 
pos de  me  venir  trouver  ;  ils  me  contèrent  Tafiaire ,  et 
me  prièrent  de  Tenvoyer  quérir  :  ce  que  je  lis  aussitôt. 
Je  lui  dis  de  s'en  aller  trouver  la  Reine,  et  de  lui  dire 
l'importance  dont  cela  étpit,  puisque,  pour  avoir 
manqué  à  ce  que  l'on  avoit  promis,  sûrement  ou 
prendroit  les  armes  dans  la  ville  ^  l'embarras  où  Ton 
se  trouveroit,  et  les  mauvaises  suites  qui  en  arrive- 
roient,  avec  le  méchant  effet  que  cela  feroit  dans  les 
pays  étrangers.  La  Reine  dit  au  Coudray  :  a  Mademoi- 
(c  selle  devient  furieusement  frondeuse  -,  »  et  lui  té- 
moigna n'être  pas  tout-à-fait  contente  de  moi.  Comme 
j'étois  assurée  qu'elle  ne  m'en  osoit  rien  dire,  je  ne 
faisois  pas  semblant  de  le  savoir.  L'on  promit  au  Cou-^ 
dray  que  l'armée  commenceroit  à  passer  l'eau  dès  le 
lendemain,  et  que  l'on  ne  feroit  gardes  aux  portes 
que  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  passée ,  de  crainte  que  les 
soldats  et  cavaliers  n'entrassent  dans  la  ville ,  et  n'y 
fissent  du  désordre.  Ces  messieurs,  à  qui  il  vint  rendre 
réponse  à  mon  logis ,  furent  fort  contens ,  et  le  dirent 
le  lendemain  à  leur  compagnie ,  et  le  firent  savoir  dès 
le  soir  même  dans  la  ville ,  pour  apaiser  les  esprits  quk 
étoient  fort  alarmés. 


DE  MADEMOISELLE  DE  MOMTPE9SIER.    [l65o]       I09 

Après  qae  le  paiiemeat  et  tous  les  autres  corps  de 
U  ville  eurent  salue  Leurs  Majestés,  nous  allâmes  sur 
la  rivière  Yoir  tous  les  vaisseaux.  L'on  tira  mille  volées 
de  canon  :  toute  Tartillerie  de  dessus  fit  son  devoir; 
toute  la  ville  de  Bordeaux  ëioit  aux  fenêtres  du  port. 
M.  le  cardinal  Mazarin  me  disoit  :  «  Au  moins  les'Bor- 
f(  délais  voient  que  si  on  avoit  voulu  leur  faire  du 
M  mal  Ton  le  pouvoit,  avec  une  si  belle  armée  na- 
«  vale.  »  Pour  moi,  quoique  je  ne  me  connoisse  pas 
en  armement  naval ,  je  ne  trouvai  pas  celui-là  beau, 
et  je  ne  jugeai  cette  promenade  propre  qu  à  donner 
une  nouvelle  matière  aux  ennemis  de  M.  le  cardi- 
nal Mazarin  de  se  moquer  de  le  voir  triompher  de 
fii  peu  de  chose.  La  ville  de  Bordeaux  est  dans  la 
fdus  belle  situation  du  monde  :  rien  n'est  si  beau  qne 
la  rivière  de  la  Garonne  et  son  port  ;  les  rues  sont 
belles ,  et  les  maisons  bien  bâties  -,  il  y  a  de  fort  hon- 
nêtes gens  et  fort  spirituels,  et  qui  sont  néanmoins  plus 
propres  pour  Texécution  que  pour  le  conseil  :  ils  vont 
fort  vite,  etuont  pas  grand  jugement.  Pendant  les  dix 
joiirs  que  la  cour  y  séjourna ,  personne  n'alloit  chez 
la  Reine ,  et  quand  elle  passoit  dans  les  rues  on  ne  s^en 
soucioit  guère  :  je  ne  sais  si  elle  avoit  fort  agréable 
d  entendre  dire  que  ma  cour  étoit  grosse ,  et  que  tout 
le  monde  ne  bougeoit  de  chez  moi  pendant  qu'il  en 
ailoit  si  peu  chez  elle.  Le  courrier  que  j'envoyai  à 
Monsieur  revint ,  et  it  m*écrivit  sur  le  même  ton  que 
j'avois  parlé  à  M.  le  cardinal  Mazarin.  Son  Altesse 
Royale  lui  écrivit  une  lettre ,  ainsi  que  je  lui  avois  pré- 
dit-, il  ne  s'en  vanta  pas.  Dès  quil  sut  que  j'avois  reçu 
un  courrier ,  il  fut  dans  la  dernière  inquiétude  de  sa- 
voir ce  que  Ton  m'avoit  mandé  :  il  m'envoya  Le  Cou- 


1 1 0  [  1 65o]    MÉMOIRES  • 

dray  me  questionner,  à  qui  je  ne  voulus  rien  dire. 
Comme  je  revenois  de  la  messe ,  je  trouvai  M.  le  cardi- 
nal Mazarin  chez  moi ,  qui  me  fit  excuse  de  ne  m'étre 
pas  encore  venu  voir  ;  qu'il  avoit  eu  tant  d'affaires 
qu'il  lui  avoit  été  impossible.  Il  s'attendoit  que  je  lui 
conterois  en  grande  hâte  tout  ce  que  Monsieur  m'a- 
voit  mandé  :  je  ne  lui  en  parlai  point.  Comme  je  vis 
qu'il  ne  m'en  disoit  rien ,  je  lui  demandai  :  «  N'avez- 
<(  vous  pas  reçu  des  nouvelles  de  Paris  ?  —  Et  vous , 
«  n'en  avez-vous  point  eu?  me  répondit-il.  »  Je  lui 
dis  que  non  ;  qu'il  m'étoit  venu  un  courrier  que  j'avois 
envoyé  ;  que  ce  n  étoit  que  pour  des  affaires  domes- 
tiques :  qu'ainsi  je  n'avois  des  lettres  que  de  mes  gens, 
qui  ne  me  parloient  de  rien.  Je  pense  qu'il  s'en  alla 
assez  mal  satisfait  de  sa  visite,  et  je  connus  qu'elle 
avoit  été  à  une  autre  fin. 

Le  parlement  de  Bordeaux  avoit  député  deux  prési- 
dens  et  dix  ou  douze  conseillers ,  pour  aller  visiter 
Monsieur,  frère  du  Roi^  et  à  cause  de  l'obligation 
qu'ils  avoient  à  Monsieur  de  la  paix,  ils  avoientjugé 
ne  lui  pouvoir  donner  des  marques  d'une  plus  grande 
reconnoissance  que  de  me  rendre  un  honneur  qui  ne 
m'étoit  pas  dû,  et  de  me  faire  une  visite  pareille  à 
celle  qu'ils  avoient  faite  à  Monsieur.  Cela  avoit  fâché 
M.  le  cardinal  Mazarin  :  il  avoit  su  qu'ils  l'avoient  ainsi 
résolu,  et  en  même  temps  de  ne  le  point  voir.  On  les 
avoit  voulu  empêcher  de  voir  Monsieur ,  et  c  avoit  été 
en  vain  -,  il  les  avoit  fait  aussi  prier  de  ne  me  point  voir 
pour  satisfaire  la  Reine ,  parce  qu'ils  ne  voyoient  pas 
M.  le  cardinal  Mazarin  :  ils  n'eurent  nul  égard  à  sa 
prière ,  et  vinrent  chez  moi  au  sortir,  de  chez  Mon*- 
sieur.  Us  me  firent  une  harangue  qui  témoignoit  la 


^DE   MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIER.    [l65o]       III 

reconnoissance  qu'ils  avoient  envers  Son  Altesse 
Royale,  et  d'une  manière  aussi  fort  obligeante  pour 
moi.  M.  le  cardijial  Mazarin,  qui  vit  que  la  visite  ëtoit 
faite ,  ne  laissa  pas  d'avoir  en  tête  d'en  avoir  une , 
par  l'éclat  que  cela  feroit ,  qu'un  parlement  lui  eût  en- 
voyé des  députés.  Il  crut  que  cette  députation ,  qui  ne 
s'étoit  point  faite  à  son  arrivée ,  se  devoit  faire  à  son 
départ.  Le  comte  de  Palluau  me  vint  voit:  c'est  un 
homm'e  fort  attaché  à  M.  le  cardinal  Mazarin,  qui  a 
beaucoup  d'esprit,  et  qui  est  de  fort  agréable  con- 
versation ,  avec  lequel  je  prenois  beaucoup  de  plaisir. 
Après  avoir  été  quelque  temps  avec  moi,  et  ip'avoir 
trouvée  avec  des  gens  du  parlement  qui  me  voyoient 
souvent  (les  Gascons  se  familiarisent  aisément ,  et  font 
bientôt  connoissance ) ,  il  me  dit:  «  Ne  voulez-vous 
«  pas  faire  voir  le  crédit  que  vous  avez  parmi  ces  gens- 
«  là ,  et  rendre  un  service  à  un  de  vos  amis  ?  m  Je  lui 
demandai  quel  service,  et  à  quel  ami^  il  me  répon- 
dit: «  A  M. le  cardinal  Mazarin;  faites-lui  rendre  unç 
«  visite.  »  Je  lui  répondis  :  «  S'il  m'en  prie,  je  le  ferai  : 
«  sinon  je  ne  m'en  mêlerai  pas;  il  croiroit  que  je  me 
«  voudrois  faire  de  fête,  et  cela  seroit  assez  ridicule 
<i  de  croire  avoir  du  crédit  auprès  des  gens  que  je  ne 
«  connois  que  depuis  peu  de  temps.  »  Sur  quoi  il  me 
dit  :  «  Il  seroit  de  meilleure  grâce  à  vous  de  le  faire 
«  sans  qu'il  vous  en  priât.  »  Je  l'assurai  que  je  n'en 
ferois  rien.  J'allai  chez  la  Reine  ;  Palluau  y  vint  me 
dire  :  «  Il  faut  que  vous  parliez  de  ce  que  je  vous  ai 
((  tantôt  dit  à  M.  le  cardinal  Mazarin.  »  Je  l'assurai  pour 
la  seconde  fois  que  je  n'en  ferois  rien  :  nous  dispu- 
tâmes long-temps  là-dessus ,  et  je  lui  témoignai  que  je 
connois'sois  bien  que  c'étoit  de  la  part  de  M.  le  car- 


112  [l65o]    MÉMOIRES 

dinal  Mazarin  que  Toti  me  parloit ,  et  qu'ainsi  toutes 
ces  façons  ëtôient  inutiles.  11  me  l'avoua,  et  me  pria 
de  n'en  point  parler.  Cependant,  pour  disposer  les 
affaires  de  manière  que  M.  le  cardinal  les  agréât ,  nous 
convînmes  que  lorsque  le  parlement  seroit  chez  la 
Reine ,  si  M.  le  cardinal  ëtoit  auprès  de  moi,  je  lui 
dirois  :  «  Demandez  à  Palluau  ce  que  nous  avons  dit 
«  tantôt.  »  11  s'y  trouva ,  et  je  le  lui  dis  ;  il  me  répon- 
dit :  «  M.  de  Palluau  me  l'a  dit,  et  je  vous  en  suis  très- 
ce  obligé  ^  je  ne  me  soucie  point  de  ces  gens-là.  Quand 
«  ils  me  viendroient  voir,  je  leur  ferois  fermer  la 
«  porte ,  si  ce  n'étoit  pour  le  service  du  Roi  qu'il  est 
«  nécessaire  que  je  les  voie.  »  Il  me  fit  mille  rodo- 
montades, et  conclut  par  me  prier  de  faire  tout  mon 
possible  pour  qu'ils  l'allassent  voir.  J'envoyai  quérir 
tous  ceux  que  je  connoissois ,  et  avec  M.  Du  Coudray 
je  les  pressai  fort^  ils  me  dirent  tous  que  si  je  le  leur 
ordônnois  de  la  part  de  Son  Altesse  Royale,  ils  le 
feroient  :  qu'autrement  cela  ne  se  pouvoit.  Je  leur  dis 
que  je  croyois  que  cela  seroit  fort  agréable  à  Son 
Altesse  Royale;  que  je  ne  leur  pouvois  pas  dire  qu'il 
me  l'avoit  commandé  ;  que  je  n'a  vois  point  d'ordre.  Le 
lendemain  ceux  à  qui  j'avois  parlé  firent  cette  propo- 
sition à  la  compagnie  ;  et  on  la  trouva  si  ridicule  au 
palais,  qu'il  eût  mieux  valu  qu'on  n'en  eût  point  parlé. 
Quant  à  moi ,  M.  le  cardinal  prit  si  ma!  ma  démarche, 
qu'il  m'accusa  de  lui  avoir  fait  cette  pièce  5  de  quoi  je 
ne  me  souciols  guère. 

Quoique  je  me  divertisse  bien  à  Bordeaux ,  j'avois 
une  telle  envie  d'aller  à  Paris,  que  j'étoîs  fort  aise  de 
rebuter  M.  le  cardinal  Mazarin ,  et  l'obliger  à  partir  le 
plus  promptement  qu'il  se  pourroit  :  ce  qui  arriva  ; 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPEIISIBR.    [l65oj       Il3 

et  j'eus  une  grande  joie  de  me  voir  en  chemin.  Nous 
trouvâmes  à  Saintes  M.  Tarchevéque  d'Embrun ,  qui 
ëtoit  envoyé  de  la  part  du  clergé  pour  supplier  Leurs 
Majestés  de  permettre  que  Ton  wït  M.  le  prince  de 
Conti  en  liberté  pour  le  traiter,  parce  qu'il  étoit  en 
danger  de  sa  vie.  Cet  envoyé  ne  fut  point  agréable  : 
et  comme  on  en  fut  averti,  on  lui  fit  dire  que. Ton 
ne  le  vouloit  pas  voir  ;  et  M.  le  cardinal  Mazarin  et  la 
Reine  me  dirent  :  u  L'archevêque  d'Embrun  est  de  vos 
a  amis  :  il  fautique  vous  le  détourniez  de  nous  parler 
a  de  cette  affaire.  »  La  maison  de  La  Feuilladé  a  tou- 
jours été  à  Son  Altesse  Royale  ;  le  père  et  trois  enfans 
sont  morts  k  son  service  :  ainsi  j'avois  beaucoup  d'ha- 
bitude avec. eux-,  l'archevêque  en  son  particulier  a 
toujours  été  de  mes  amis.  Je  l'envoyai  quérir,  et  lui 
proposai  ce  que  l'on  m'avoit  ordonné.  Je  le  trouvai 
d'une  fort  bonne  volonté  pour  ce  que  je  lui  disois , 
et  plus  disposé  à  suivre  les  ordres  de  la  cour  que  ceux 
de  son  corps  ^  et  je  mje  suis  depuis  aperçue  que,  pour 
pdaire  à  la  cour,  il  se  chargea  d'assez  bonnes  af*^ 
faires ,  suivant  ce  que  je  lui  avois  conseillé  aupara- 
vant. Je  rendis  compte  de  ma  commission  à  M.  le 
cardinal  Mazarin,  puis  à  la  Reine,  qui  furent  très- 
satisfaits;  de  sorte  que  M.  l'archevêque  d'Embrun 
salua  Leurs  Majestés  et  le  cardinal  sans  parler  de 
rien. 

La  Reine  vit  à  Saintes  une  dévote  séculière  dans  les 
Carmélites,  laquelle  étoit  impotente,  qui  lui  avoit  fait 
dire  par  madame  de  Brienne  qu'elle  souhaitoit  avec 
passion  de  la  voir  ;  .elle  lui  avoit  fait  dire  la  même 
demande  lorsqu'elle  avoit  passé  ,^  et  elle  la  pria  pour 
lors  de  lui  envoyer  quelque  personne  de  créance  à 
T.  4i«  ^ 


Il4  [l65o]   MÉMOIRES 

qui  elle  pût  confier  ce  quelle  avoit  à  dire.  La  Reine 
y  avoit  envoyé  le  père  Faure ,  cordelier ,  lequel  est  à 
présent  évêque  de  Glandèves  (0,  qui  n  avoit  osé  à 
son  retour  à  Libourne  dire  à  la  Reine  tout  ce  qu'il 
avoit  su  de  la  dévote,  parce  que  cela  étoit  directe- 
ment contre  M.  le  cardinal  Mazarin  ;  il  étoit  parti  d'An- 
gouléme  pour  l'aller  trouver  à  La  Rochelle  où  elle 
demeuroit,  et  elle  s'étoit  fait  porter  exprès  à  Saintes 
pour  voir  la  Reine  à  son  passage.  M.  de.  Glandèves  dit 
à  la  Reine  :  n  Madame  Laine  (  elle  s'appeloit  ainsi)  ne 
a  m'a  rien  voulu  dire ,  et  ne  veut  parler  qu'à  Votre 
«  Majesté.  »  La  Reine  l'alla  voir ,  et  eut  avec  elle  une 
fort  longue  conversation  qui  m'ennuya  beaucoup,  et  à 
tel  point  que  je  m'en  impatientai.  Je  m'approchai  pour 
l'interrompre,  et  j'entendis  que  la  Reine  lui  disoit  : 
«  Vous  ne  le  connoissez  pas  :  il  n'a  d'autres  intérêts 
«  que  ceux  du  Roi.  »  Je  me  doutai  qu'elle  parloit 
contre  M.  le  cardinal  Mazarin. 

Comme  nous  fumes  dans  le  carrosse ,  la  Reine  dit 
à  madame  de  Brienne  :  «  Quelle  visite  vous  m'avez  fait 
«  faire!  »  Je  lui  dis  :  «  Je  crois,  madame,  que  vous 
«  n'offrirez  point  de  chandelle  à  Saintes. — ^Tu  as  donc 
«  ouï  ce  qu'elle  m'a  dit?  »  Je  lui  répondis  que  j'en 
avois  ouï  une  partie  ;  sur  quoi  elle  me  réplicjua  :  «  Elle 
a  ma  tenu  mille  discours  contre  M.  le  cardinal  -,  c'est 
<(  une  pauvre  femme  à  qui  on  a  fait  dire  tout  cela  ;  » 
et  n'en  dit  pas  davantage. 

J'ai  su  depuis  qu'elle  lui  avoit  dit  que  M.  le  cardi- 
nal portoit  un  tel  malheur  à  la  France  et  à  elle,  qu'il 
seroit  cause  de  leur  ruine  ;  que  si  elle  ne  le  chassoit 
dans  peu ,  on  le  chasseroit  par  force  ;  et  qtie  pour  mar- 

(i)  Il  fut  depuis  ëvéque  d^ Amiens. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65o]      Il5 

que  de  la  vérité  de  ce  qa'elle  lui  disoit ,  elle  Tasauroit 
qu'elle  seroit  malade  dans  trois  jours  :  ce-  qui  arriva  ; 
lorsqu'elle  fut  à  Poitiers ,  elle  eut  la  fièvre ,  et  fut  con- 
trainte de  se  faire  saigner.  Ce  mal  lui  continua  jusqu'à 
Amboise,  où  elle  fut  obligée  de  séjourner  huit  jours, 
pendant  lesquels  son  mal  augmenta  jusqu'à  donner 
delà  crainte:  ce  qui  fâcha  fort  M.  le  cardinal  Ma- 
zarin-,  il  avoit  toutes  les  impatiences  possibles  d'être 
à  Paris,  poijr  persuader  Son  Altesse  Royale  de  con- 
sentir qu'on  menât  M.  le  prince  au  Havre  \  quoique 
l'on  lui  eut  envoyé  plusieurs  courriers  pour  cela ,  il 
n'avoit  jamais  voulu  :  ce  qui  donna  à  la  cour  de  grands 
soupçons  de  ce  qui  est  arrivé  depuis.  M.  le  cardinal 
Mazarin  me  proposa  d'aller  un  jour  à  Paris  pendant 
le  séjour  de  la  Reine  à  Amboise  :  ce  que  j'aurois  pu 
faire  aisément  en  deux  jours  en  relais.  J'en  avois  un 
prétexte  le  plus  beau  du  monde  :  madame  de  Guise 
ma  grand'mère  étoit  malade,  etjen'osoism'embarquer 
à  ce  voyage  sans  la  permission  de  Son  Altesse  Royale. 
Pendant  ce  temps -là  la  Reine  se  porta  mieux,  et  l'on 
partit.  L'intention  de  M.  le  cardinal  Mazarin  avoit  été 
que  j'eusse  fait  en  sorte  auprès  de  Son  Altesse  Royale 
qu'il  vint  au  devant  de  Leurs  Majestés  à  Orléans  :  j'au- 
rois {toujours  été  avec  lui,  et  tâché  de  le  persuader 
à  consentir  à  ce  qu'on  voiiloit  lui  proposer. 

Sur  les  chemins,  M.  le  cardinal  Mazarin  me  faisoit 
part  des  nouvelles  qu'il  reçevoit,  qui  ne  lui  étoient 
pas  agréables  :  on  lui  mandoit  que  les  amis  de  M.  le 
prince  n'abandonnoient  pas  Monsieur,  et  faisoient  de 
grands  progrès  auprès  de  lui  ;  que  madame  de  Ghe- 
vreuse,  le  coadjuteur,  madam^e  de  Montbazon,  et  toute 
cette  cabale  de  Fronde  et  leurs  dëpendans,  étoient 

8. 


1 1 6  [  1 65o]   MÉMOIRES 

dans  les  intérêts  de  M.  le  prince.  La  princesse  palatine 
avoit  beaucoup  servi  à  toute  cette  union  -,  elle  com- 
mença en  ce  temps-là  à  se  rendre  considérable ,  et  à 
faire  parler  d'elle  dans  les  affaires  :  auparavant  Ton 
n'avoit  parlé  que  de  ses  aventures  pendant  que  la 
reine  de  Pologne  étoit  ici  -,  quoique  sa  sœur  et  l'aînée, 
elle  ne  la  voyoit  guère  :  ce  qui  %e  remarquoit^  elles 
logeoient  dans  Ja  même  maison.  M.  de  Guise.,  tout 
archevêque  de  Reims  qu'il  étoit,  la  redierchoit  comme 
s'il  eût  été  en  l'état  où  il  est  maintenant,  d'une  mà- 
riière  à  la  vérité  tout  extraordinaire-,  il  faisoit  l'amour 
comme  dans  les  romans.  Quand  il  sortit  de  France  , 
elle  en  étoit  aussi  sortie  :  peu  de  temps  après  elle  s'ha- 
billa en  homme,  et  s*en  alla  droit  à  Besançon  pour 
passer  de  là  en  Flandre  :  elle  s'y  fit  appeler  madame 
de  Guise  ;  lorsqu'elle  parloit  ou  écrivoit ,  elle  disoit  : 
«  Mon  mari.  »  Elle  n'omettoit  rien  de  tout  ce  qui  dé- 
claroit  son  mariage.  Pendant  qu'elle  étoit  à  Besançon 
et  lui  à  Bruxelles,  il  devint  amoureux  de  madame  la 
comtesse  de  Bossu,  qu'il  épousa;  elle  revint  à  Paris  et 
reprit  son  nom  de  madame  la  princesse  Anne,  comme 
si  de  rien  n'eût  été  :  peu  d'années  après  elle  épousa 
en  cachette,  et  sans  le  consentement  de  la  cour,  M.  le 
prince  Edouard,  l'un  des  cadets  de  M.  l'électeur  pa- 
latin. Cette  princesse  fit  la  paix  avec  la  Reine:  elle 
revint  à  la  cour  ;  et  comme  son  mari  étoit  fort  gueux 
et  jaloux ,  et  elle  d'humeur  fort  galante ,  elle  l'obligea 
de  consentir  qu'elle  vît  le  grand  monde ,  et  lui  per- 
suada que  c'étoit  le  moyen  de  subsister  et  d'avoir  des 
bienfaits  de  la  cour  -,  alors  elle  suivit  son  inclination, 
et  força  celle  de  son  mari  par  la  raison  et  la  nécessité. 
A  la  guerre  de  Paris,  son  mari  prit  emploi,  et  ce  fut 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIËR.    [l65o]       1 17 

alors  qu'elle  fit  grande  amitié  avec  M.  de  Longueville 
et  le  prince  de  Gonti. 

La  çonr  x^e  trouva  pas  Monsieur  à  Orléans  comme 
elle  avoit  espéré ,  ni  même  M.  Le  T.ellier^  qui  y  devoit 
venir.  L'on  apprit  seulement  que  J'oa  avoit  pendu  en 
effigie  M.  le  cacdinal  Mazarin  à  tous  les  carrefours  de 
Paris:  ce  qui  ne  lui  étoit  pas  agréable.  L'on  trouva 
M.  Le  Tellier  à  Pluviers ,  qui  n'assura  pas  que  Son  Al- 
tesse Royale  viendroit  à  Fontainebleau ,  ni  qu'elle  eût 
des  sentimens  favorables  pour  la  cour.  On  y  fut  trois 
ou  quatre  jours ,  sans  que  Son  Altesse  Royale  y  vînt  ; 
M.  de  Ghâteauneuf  y  arriva,  et  assura  qu'il  y  viendroit  : 
comme  il  étoit  de  la  cabale  du  coadjuteur,  qui  deve- 
noitle  favori  de  Monsieur,  il  se  faisoit  valoir  de  ce, que 
Monsieur  faisoit.  Le  Roi  et  M.  le  cardinal  Mazarin 
furent  au  devant  de  Monsieur  ^  l'on  peut  juger,  par  les 
empressemens  que  l'on  avoit  de  sa  venue ,  de  ceux 
qu'ils  lui  témoignèrent.  Monsieur  ne  fut  pas  sitôt  ar- 
rivé qu'il  leur  marqua  le  déplaisir  et  le  ressentiment 
qu'il  avoit  eu  lorsque  l'on  avoit  transféré  M:  le  prince 
du  bois  de  Vincennes.  J'ai  dit,  à  ce  qu'il  me  semble, 
que  c'étoit  à  cause  de  Tapproche  des  ennemis  que 
Fon  avoit  transféré  les  princes  :  il  est  bien  vrai  que 
l'on  se  servit  de  ce  prétexte  -,  et  cependant  on  les  mena 
à  Marcoussis,  sans  que  Monsieur  le  sût  que  lorsqu'ils 
y  étoient,  contre  la  parole  que  la  Reine  lui  en  avoit 
donnée.  Lorsque  l'on  partit  pour  aller  en  Guienne,  la 
Reine  dit  à  M.  de  Bar  qui  gardoit  les  princes ,  et  en 
présence  de  Monsieur ,  qu'il  ne  les  remît  en  liberté  ni 
qu'il  ne  les  transférât  par  les  ordres  de  l'un  ou  de 
l'autre  séparés,  mais  seulement  quand  il  en  verroit  un 
signé  de  tous  deux  ensemble.  Je  crois  avoir  appris  ceci 


Il8  [l65o*]  MÉMOIRES 

en  un  voyage  [que  je  fis  à  Blois  dépuis  que  j'ai  écrit 
ce  qui  est  ci-devant  :  comme  je  ne  m'amuse  à  ces  Mé- 
moires que  pour  moi ,  et  qu'ils  ne  seront  peut-être 
jamais  vus  de  qui  que  ce  soit,  au  moins  durant  ma  vie, 
je  ne  m'attacherai  point  à  les  corriger ,  persuadée 
que  je  ne  feroispas  mieux,  parce  que  je  ne  me  crois 
pas  capable  d'en  connoitre  les  défauts.  Revenons  au 
sujeL 

On  peut  juger  si  Monsieur  avoit  lieu  d'être  satisfait  : 
il  voyoit  que  l'on  ne  vouloit  transférer  M.  le  prince 
au  Havre  que  pour  être  en  lieu  où  M.  le  cardinal 
Mazarin  en  fût  absolument  le  maître,  pour  s'en  servir 
dans  un  grand  besoin  ;  et  quand  il  seroit  abandonné 
de  tout  le  monde,  le  lâcher  comme  une  foudre  pour 
accabler  tous  ses  ennemis,  et  dissiper  tout  ce  qui  lui 
sèroit  contraire  :  l'on  pouvoit  assez  faire  ce  jugement. 
M.  le  prince  avoit  été  si  heureux ,  qu'il  sembloit  que 
rien  né  lui  pût  résister^  et  comme  ce  n'étoit  point  le 
compte  de  Monsieur  que  cela  se  fit  sans  sa  participa- 
tion ,  il  y  résistpit.  Je  l'allai  voir  à  sa  chambre  à  Fon- 
tainebleau: il  étoit  fort  en  colère.  11  me  déchargea  son 
cœur,  et  me  dit  que,  quelques  moyens  que  l'on  em- 
ployât pour  avoir  son  consentement  à  ce  changement, 
il  ne  le  donneroit  jamais ,  et  que  c'étoit  le  vrai  moyen 
d'augmenter  les  troubles ,  par  les  raisons  que  j'ai  dites 
que  l'on  croyoit  que  M.  le  cardinal  Mazarin  avoit  pour 
cela  *,  que  le  parlement  fronderoit  plus  que  jamais,  et 
qu'il  étoit  résolu  de  ne  se  plus  mêler  de  rien.  11  ne 
vint  point  chez  la  Reine  ce  jour-là  -,  l'on  fit  force  allées 
et  venues  -,  enfin  il  y  vint  le  soir.  Les  affaires  au  lieu 
de  s'adoucir  s'aigrirent  ;  il  se  sépara  d'avec  la  Reine 
àe  cette  manière.  M.  le  cardinal  Mazarin  envoya  vers 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOINTPENSIER.    [i65o]       1 19 

la  pointe  du  jour  m'éveiller  pour  me  prier  de  m'en 
aller  chez  Monsieur,  pour  voir  s'il  n'y  auroit  point 
moyen  de  le  faire  demeurer.  Sa  résolution  ëtoit  si 
fortement  prise ,  qu6  rien  ne  le  put  arrêter.  La  Reine 
envoya  M.  le  comte  d'Harcourt  quérir  les  princes  à 
Marcoussis,  et  les  mener  au  Havre ,  et  dit  à  Monsieur  : 
«  Puisque  vous  ne  voulez  pas  y  consentir  lorsque  les 
a  affaires  du  Roi  le  requièrent,  il  suffit.  »  Monsieur 
dit  :  a  Le  Roi  est  le  maître  :  ce  n'est  pas  mon  avis.  » 
Ainsi  il  partit  pour  Paris  assez  mal  content^  la  cour  le 
suivit  un  jour  après.  Monsieur,  ennuyé  de  ce  qui  se 
passoit,  s'allia  tout-à-fait  avec  les  amis  de  M.  le  prince  *, 
ce  détail  m'est  tout-à-fait  inconnu.  Monsieur,  qui  sa- 
voit  l'aversion  que  j'avois  pour  M.  le  prince ,  se  cacha 
de  moi  ;  et  quand  les  affaires  sont  passées  et  que  l'on 
n'a  point  le  dessein  de  les  écrire ,  l'on  s'en  informe 
peu  5  en  ce  temps-là  je  ne  croyois  pas  être  jamais  en 
lieu  où  cette  pensée  me  pût  venir.  Tout  ce  qui  vint 
à  ma  connoissance  est  que  Monsieur  agit  de  concert 
avec  le  parlement  pour  la  liberté  de  M.  le  prince  :  à 
quoi  il  réussit ,  comme  je  dirai  ci-après. 

Madame  la  princesse  mourut  à  Châtillon  après  une 
longue  maladie ,  dans  les  sentimens  les  plus  beaux  et 
les  plus  chrétiens  qu'il  est  possible  ^  elle  ayoit  vécu 
dans  ses  dernières  années  avec  beaucoup  de  dévotion, 
et  même  cela  lui.  faispit  abandonner  les  intérêts  de 
son  fils,  soit  qu'elle  fût  fort  résignée,  ou  qu'elle  eût 
moins  de  tendresse  :  M.  le  prince  sait  ce  qui  en  étoil, 
et  pour  moi  je  n'en  jugerai  pas.  M.  le  cardinal  Maza- 
rin  partit  de  Paris  pour  aller  en  Champagne  -,  il  reprit 
Rethel,  que  M.  de  Turenne  avoit  pris-,  ensuite  le 
maréchal  Du  Plessis-Praslin,  qui  commandoit  lar- 


120  [l65oJ    MÉMOIRES 

mëe  du  Roi,  donna  une  bataille  à  Sommepy  (0  :  il  la 
gagna,  et  fit  beaucoup  de  prisonniers-,  M.  de  Turenne, 
qui  commandoit  l'armée  de  M.  le  prince ,  fut  fort 
heureux  de  se  sauver.  M.  le  cardinal  Mazarin  voulut 
que  Ton  l'appelât  la  bataille  de  Rethel,  parce  qu'il 
étoit  dans  la  ville ,  et  que  l'on  pût  croire  que  c'étoit 
lui  qui  l'avoit  gagnëe ,  quoiqu'il  en  fût  à  deux  lieues  9 
et  sur  cette  victoire  du  cardinal  on  fit  des  vers  assez 
plaisans  :  ce  qui  tourna  sa  bravoure  en  ridicule.  Il  m'a 
semblé  que  je  les  de  vois  mettre  ici.      ' 

L'on  doit  au  cardinal  rémunération  ': 
Sans  cet  absent  vainqueur  l'on  n'eût  rien  fait  qui  vaille. 
Il  a  mené  nos  gens  à  l'expédition  y 
Et  de  loin  gagné  la  bataille , 
'  Ainsi  qu'un  bedeau  fait  la  prédication;    • 

Lorsque  la  nouvelle  de  cette  journée  arriva ,  Son 
Altesse  Royale  étoit  au  palais  -,  l'on  fut  bien  aise  de  la 
mander  en  ce  lieu-là  :  on  croyoit  donner  de  la  terreur 
à  tous  les  amis  de  M.  le  prince ,  lorsqu'ils  sauroiènt 
son  armée  défaite.  Cela  fit  un  effet  tout  contraire  :  la 
peur  que  M.  le  cardinal  Mazarin  ne  s'en  prévalût  les 
fortifia  dans  le  dessein  de  servir  M.  le  prince ,  pour 
se  délivrer  par  lui  d'un  tel  ennemi.  Monsieur,  au 
retour  de  chez  la  Reine,  me  Tint  dire  cette  nouvelle, 
et  ajouta  :  «  Rien  n'est  moins  avantageux  à  la  cour  que 
<c  le  gain  de  cette  bataille  ^  elle  profitera  plus  à  M.  le 
«  prince  de  cette  manière,  que  si  M.  de  Turenne  l'a- 
«  voit  gagnée.  » 

[i65i]M.  le  cardinal  (^)  revint,  le  dernier  jour  de 

(i)  Une  bataille  à  Sommepy  :  Cette  bataille  fut  livre'e  le  i5  dé- 
cembre i65o.  — ^  (a)  M.  le  cardinal  :  D^autres  Mémoires  disent  que  Ma- 
tarin  fit  son  entrée  à  Paris  le  i"  janvier  i65i. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65l]       IVtl 

Tannée  i65o ,  le  plus  fier  et  le  plus  triomphant  du 
monde  \  je  ne  Tai  jamais  vu  si  gai.  La  Reine  ëtoit  en- 
core malade  de  cette  maladie  qui  avoit  commencé  à  ' 
Poitiers ,  et  ne  se  levoit  point  ;  comme  j'entrai  dans 
sa  chambre ,  et  que  j'approchai  de  son  lit,  elle  me  dit  : 
a  Ma  nièce ,  avez-vous  vu  M.  le  cardinal  ?  »  Je  lui  ré- 
pondis que  non  ;  le  Roi,  qui  y  étoit,  Talla  quérir  :  j'allai 
au  devant  de  lui.  J'étois  daas  la  chambre  comme  il 
s'approcha  de  moi  ^  il  se  mit  quasi  à  genoux ,  tant  il 
me  salua  humblement;,  je  le  relevai  et  l'embrassai  ^  il 
me  fit  mille  civilités  que  je  lui  rendis.  La  joie  se  trou- 
bla par  les  fréquentes  assemblées  du  parlement ,  où 
Monsieur  nemanquoit pas  d'aller,  et  où  il  parloit  de 
me  marier:  ce  qui  faisoit  craindre  à  la  cour  qu'il  ne 
fût  pour  M.  le  prince ,  dont  les  serviteurs  et  les  amis 
commençoient  à  se  rassembler.  11  s'en  trouva  beaucoup 
à  un  bal  chez  la  comtesse  de  Fiçsque  la  jeune ,  de  qui 
le  mari  étoit  fort  attaché  aux  intérêts  de  M.  le  prince. 
L'amitié  que  l'un  et  l'autre  avoient  pour  lui  étoit 
cause  que  la  comtesse  ne  me  voyoit  pas  si  souvent 
qu'elle  a  fait  depuis  :  je  vis  à  ce  bal  le  comte  de  Ta- 
vannes  et  plusieurs  autres  attachés  à  M.  Iç  prince ,  à 
qui  je  fis  de  grandes  civilités.  Cet  hiver-là ,  malgré  les 
inquiétudes  et  les  brouilleries  du  Palais-Royal ,  l'on 
dansa  et  l'on  se  réjouit  assez.  ^.  de  Mercœur  faisoit 
fort  le  galant  de  mademoiselle  de  Mancini,  avec  la- 
quelle il  étoit  quasi  accordé  ^  l'affaire  en  étoit  demeu- 
rée là  :  M.  le  prince  ne  l'avoit  pas  voulu.  Le  parlement 
fit  des  remontrances  fort  vives  pour  la  liberté  de  M.  le 
prince  :  ce  qui  obligeoit  la  cour  à  y  répondre.  Mon- 
sieur ,  qui  la  souhaitoit  et  qui  la  jugeoit  même  néces- 
saire ,  en  pressa  la  Reine  5  et  ce  fut  sur  cela  que  M.  le 


122  [l65l]  MEMOIRES 

cardinal  Mazarin  fit  ce  beau  discours  de  Gromwell  et 
de  Fairfax  (0 ,  sur  lequel  Monsieur  s'emporta  contre 
lui ,  et  dit  à  la  Reine  qu'il  ne  mettroit  jamais  le  pied 
dans  les  conseils  du  Roi  tant  que  ce  personnage-là 
y  seroit.  Le  détail  de  cette  conversation  est  imprimé 
et  su  de  tout  le  monde  ^  ainsi  je  ne  le  mettrai  pas  ici. 

J^étois  sortie  du  Palais-Royal  lorsque  cela  arriva.  Le 
lendemain,  Goulas,  secrétaire  de  Monsieur,  qui  s'en 
alloit  au  Havre  avec  de  Lyonne  pour  traiter  avec  M.  le 
prince  sur  sa  liberté ,  me  conta  ce  qui  s'étoit  pasisé 
dans  ce  démêlé  de  Monsieur  et  de  M.  le  cardinal  Ma- 
zarin. U  étoit  venu,  sur  ce  qu'il  se  plaignoit  que  Mon- 
sieur avoit  mis  les  affaires  en  un  état  que  l'on  ne  se 
pouvoit  plus  défendre  de  faire  sortir  M.  le  prince ,  et 
qu'il  n'en  sauroit  nul  gré,  parce  qu'il  paroissoit  que 
sa  liberté  avoit  été  forcée.  Gomme  je  sus  ce  désordre, 
je  m'en  allai  au  plus  vite  chez  Son  Altesse  Royale,  qui 
me  conta  toute  l'affaire,  et  me  dit  qu'il  n'iroit  plus  au 
Palais-Royal  tant  que  le  Mazarin  y  seroit.  Je  ne  fus 
pas  fâchée  de  cette  résolution,  quoique  je  n'aimasse 
pas  M.  le  prince  :  j'aimois  néanmoins  tant  Monsieur , 
que  j'étois  ravie  qu'il  entreprît  deux  aussi  grandes 
affaires  que  celles  de  faire  sortir  M.  le  prince  de  pri- 
son et  M.  le  cardinal  Mazarin  dû  ministère ,  puisqu'il 

(l)  Ce  beau  discours  de  C/hmwell  et  de  Fairfax  :  Gaston  se  trou- 
▼ant  au  Palais-Royal  avec  la  Reine  et  son  ministre ,  4a  conversation 
tomba  sur  les  afTaires  présent^  ,  et  devint  très-vive.  Mazarin  ,  se  lais- 
sant emporter,  compara  le  parlement  de  Paris  au  parlement  d'Angle- 
terre, lecoadjuteur  h  Cromwcll ,  et  le  duc  de  Beaufort  à  Fairfax.  Gaston 
lui  répondit  avec  chaleur  que  la  comparaison  ëtoit  odieuse.  La  dis- 
pute s^aninia  ;  et  la  Reine  ayant  pris  le  parti  de  son  ministre ,  Gaston 
sortit  précipitamment  du  Palais-Royal ,  dans  la  crainte  dV'trc  arrétiî. 
Il  signa  bientôt  uu  traite  avec  les  partisans  du  prince  de  Condc  (  3i  jau- 
vier  i65i  ). 


.  DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [[65l]       123 

l'avoit  fâche.  La  crainte  que  j'ayois  en  même  temps 
.qu'il  ne  se  lassât  des  embarras  de  cette  affaire,  et  qu'il 
ne  la  poussât  pas  à  bout ,  me  donnoit  la  dernière  in- 
quiétude. Tous  les  amis  de  M,  le  prince  vinrent  dans 
cette  rencontre  au  Luxembourg  :  je  leur  fis  mille  com- 
plimens/etdans  ce  moment  je  résolus  de  surmonter 
la  déraisonnable  aversion  que  j'avois  pour  M.  lé  prince. 
Guitaut  (i),  qui  est  à  lui  et  en  qui  il  a  beaucoup  de 
confiance,  qui  l'a  fort  bien  servi  pendant  sa  prison, 
me  vint  voir  ;  je  lui  fis  mille  protestations  de  bien  vi- 
vre avec  M.  le  prince  et  avec  toute  sa  maison ,  et  du 
regret  que  j'avois  de  ne  l'avoir  pas  fait  par  le  passé. 
Il  m'assura  fort  de  leur  respect  et  de  leur  amitié ,  et 
de  la  douleur  qu'ils  avoient  de  la  mwière  dont  je  les 
avôis  traités. 

Madame  de  FouqueroUes ,  qui  est  la  plus  intrigante 
personne  du  monde  et  n'est  pas  la  plus  prudente ,  me 
vint  faire  des  propositions  de  la  part  de  M.  le  cardinal 
Mazarin.  Je  ne  sais  si  elle  auroit  été  avouée ,  ou  si  elle 
sefaisoit  de  fête  :  elle  disoit  que  si  Monsieur  vouloit  se 
raccommoder  aVec  M.  le  cardinal  Mazarin,  il  lui  don- 
neroit  la  carte  blanche  pour  faire  tout  ce  que  bon  lui 
sembleroit  pour  lui  et  pour  sa  famille ,  et  qu'il  pou- 
voit  faire  pour,  moi  beaucoup  plus  que  pour  les  au- 
tres. Ce  panneau  étoit  assez  beau ,  mais  je  ne  fus  pas 
assez  ridicule  pour  y  donner.  L'après-dînée  du  même 
jour ,  Servien  me  vint  trouver  de  la  part  de  la  Reine , 
pour'me  prier  de  faire  tout  mon  possible  pour  adoucir 

Monsieur  envers  le  cardinal  :  elle  me  pr^oit  de  me 

*  -  .      • 

(i)  Guitaut  :  Guillaume  de  Pechpeyron.  Ce  nVtoit  pas  le  ménie  que 
celui  qui  avoit  arrêté  les  princes.  On  appeloit  celui-ci  le  vieux  Guitaut, 
et  l'autre  le  petit  Guitaut. 


124  [l65l]  MEMOIRES 

souvenir  de  Tamitié  qu'elle  avoit  toujours  eae pour  moi^ 
qu  elle  étoit  bien  fâchëe  de  n'avoir  pu  m'en  donner 
des  marquas ,  et  qu'au  moment  qu'elle  avoit  dessein 
de  m'en  dodner  de  bien  sensibles ,  Monsieur  se  brouil- 
loit  avec  elle  pour  l'en  empêcher  ;  que  c'étoit  ce  qui 
l'affligeoit  le  plus  -,  que  quand  je  ne  songerôis  pas  à 
elle  par  amitié ,  je  devois  y  penser  par  mon  intérêt  par- 
ticulier^ que  cette  brouillerie  me  seroit  tout-à-fait 
nuisible.  Je  dis  à  M.  Servien  que  j'avois  beaucoup  de 
déplaisir  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé  ;  que  j'étois  très- 
humble  servante  de  la  Reine  ;  que  je  ferois  toujours 
tout  içon  possible  pour  le  lui  témoigner  -,  qu'elle  de- 
voit  considérer  qu'il  y  avoit  long-temps  que  M.  le  car- 
dinal Mazarin  vivoit  fort  mal  avec  Monsieur  ^  qu'à  sa 
considération  il  en  avoit  beaucoup  enduré ,  et  qu'il 
étoit  bien  mal  aisé  à  un  homme  de  la  qualité  de  Mon- 
sieur de  souffrir  de  M.  le  cardinal  Mazarin  le  mépris 
qu'il  en  faisoit  en  toute  rencontre. 

Je  m'en  allai  rendre  compte  à  Monsieur  de  cette 
conversation  5  les  frondeurs  de  toutes  professions 
étoient  en  grand  nombre  au  Luxembourg  :  ils  conseil- 
lèrent à  Monsieur  de  m'envoyer  chez  la  Reine,  J'y  allai, 
elle  me  demanda  :  a  Hé  bien  !  n'êtes-vous  pas  bien 
<(  étonnée  de  voir  que  votre  père  me  veuille  persécu- 
«  ter,  et  chasser  M.  le  cardinal ,  lui  qui  Faimoit  avec 
«(  des  passions  inouïes  ? — Monsieur  ne  hait  point  M.  le 
«  cardinal ,  lui  répondis-je  :  il  aime  le  Roi  et  l'Etat 
«  comme  il  le  doit^  et  persuadé  qu'il  est  du  mauvais 
<(  état  des  affaires  par  la  connoissance  qu'il  en  a ,  il 
«  croit  qu*ll  ne  sert  pas  le  Roi  :  c'^cst  la  raison  qui 
((  l'oblige  à  souhaiter  son  éloignement.  »  La  Reine  me 
répliqua  :  a  Que  ne  l'a-t-il  dit  plus  tôt  ?  »  Je  repartis  : 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l65l]       1^5 

«  Le  respect  qu'il  porte  à  Votre  Majesté  est  cause  qu'il 
«  en  a  souffert  tant  qu'il  a  pu ,  dans  l'espérance  qu'il 
«  avoit  qu'il  profiteroit  des  avis  qu'il  lui  donnoit  ;  lors- 
«  qu'il  a  vu  qu'il  les  méprisoit,  et  qu'il  farsoit  tout  le 
«  contraire ,  il  a  crû  être  oblige  de  faire  la  déclara- 
«  tion  publique  qu'il  a  faite  ce  matin  au  parlement , 
«  de  peur  que  l'on  ne  l'accusât  un  jour  d'avoir  mal 
«  servi  le  Roi.  »  Je  lui  témoignai  le  déplaisir  que  j'en 
avois ,  et  la  joie  que  ce  me  seroit  si  l'on  poiivoit 
trouver  un  tempérament  pour  tout  pacifier;  je  lui  fis 
toutes  les  civilités  et  tous  les  complimèns  possibles  :  à 
quoi  je  me  sent  ois  obligée.  La  cour  fut  toute  partagée, 
et  l'on  s'étonna  fort  que  M.  le  duc  d'Elbœuf  se  fût  dé- 
claré  contre  Monsieur,  à  qui  il  avoit  beaucoup  d'obli- 
gation ,  et  avec  qui  il  avoit  traité  à  la  guerre  de  Paris, 
pour  l'aversion  qu'il  avoit  pour  M.  le  cardinal  Mazarin 
lorsqu'il  étoit  de  ses  amis  :  ainsi  il  faisoit  connoître 
que  l'amitié  ou.  la  haine  de  Monsieur  lui  en  faisoit 
prendre  pour  les  gens.  Il  vint  pour  parler  de  la  part 
du  Roi  à  Monsieur ,  qui  lui  dit  :  «  Les  paroles  du  Roi , 
«  qui  sont  sacrées,  nedoiventpoint  être  portées  par 
<(  un  homme  fait  comme  vous  :  c'est  pourquoi  je  n'en 
«  recevrai  point  -,  »  et  le  renvoya,  avec  quantité  de  pa- 
reils discours  dont  je  ne  me  souviens  pas.  Le  prince  de 
Tarente ,  fils  de  M.  le  duc  de  La  Trémouille ,  alla  aussi 
s'embarquer  mal  à  propos  à  lever  des  troupes  pour 
servir  Bordeaux  contre  M.  le  prince ,  lui  qui  avoit 
l'honneur  d'être  son  proche  parent  :  l'on  croyoit  que 
c'étoitM.  le  landgrave  de  Hesse ,  dont  il  avoit  épousé 
la  fille ,  qui  l'y  avoit  obligé.  Cela  fut  trouvé  fort  étrange 
de  s'offrir  à  M.  le  cardinal  Mazarin  dans  le  temps  que 
l'on  travailloit  à  la  liberté  de  M.  leprince  :  je  lui  en 


126  [l65l]   BfÉMOIRES 

dis  mon  sentiment.  C'est  un  honnête  homme ,  qui  est 
mon  parent  et  mon  ami.  J'avois  bien  du  déplaisir  qu'il 
eût  fait  cette  faute ,  qu'il  a  bien  réparée  depuis.  Il  est 
vrai  que  M.  le  prince  avoit  manqué  envers  lui  dans 
une  occasion  où  il  s'agissoit  des  intérêts  de  M.  de  La 
Trémouille  et  de  M.  de  Rohan;  il  avoit  été  pour  ce 
dernier ,  sans  aucune  autre  raison  apparente  que  parce 
qu'il  étoit  son  confident  lorsqu'il  aimoit  mademoiselle 
Du  Vigean. 

J'étois  toujours  au  Luxembourg  avec  des  conseil- 
lers, et  n'entendois  parlera  Monsieur  que  de  ce  que 
l'on  faisoit  au  Palais.  Je  lui  témoignai  avoir  envie  d'y 
aller  :  à  quoi  il  consentit  ;  j'allai  dans  la  lanterne  du 
côté  du  greffe.  Ce  jour  on  résolut  de  nouvelles  remon- 
trances au  Roi  pour  l'éloignement  de  M.  le  cardinal 
Mazarin  :  l'on  en  avoit  fait  un  jour  devant.  Je  vis  en- 
core ce  jour-là  la  Reine ,  qui  me  fit  conter  ce  qui  se 
faisoit  au  Palais  ^  je  lui  fis  la  plus  succincte  relation 
qu'il  me  fut  possible  ;  je  connoissois  qu'elle  ne  lui  étoit 
pas  agréable.  Je  la  trouvai  ce  jour-là  plus  mélancoli- 
que qu'elle  n'avoit  été  tous  les  autres  jours  :  aussi  étoit- 
ce  celui  que  M.  le  cardinal  Mazarin  devoit  partir  (0. 
J'avois  fait  dessein  de  me  coucher  de  bonne  heure , 
parce  que  je  m'étois  levée  fort  matin  :  ce  que  je  ne  fis 
pas.  Comme  je  me  déshabillois ,  on  me  vint  dire  qu'il 
y  avoit  grande  rumeur  dans  la  ville  ^  la  curiosité  me 
prit  d'aller  sur  une  terrasse  qui  est  aux  Tuileries  où 
je  logeois  :  elle  regarde  de  plusieurs  côtés.  Il  faisoit 
lors  beau  clair  de  lune  ;  je  vis  au  bout  de  la  rue,  à  une 
barrière  du  côté  de  l'eau ,  des  cavaliers  qui  gardpient 

(i)  Que  M.  le  cardinal  Mazarin  devoit  partir:  Mazarin  sortit  de 
Paris  dans  la  nuit  d^  7  'au  8  février. 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65l]       1^7 

la  barrière  pour  favoriser  ]a  sortie  de  M.  le  cardinal 
Mazarin  par  la  porte  de  la  Conférence  :  les  bateliers 
se  mirent  cpntre  les  cavaliers  ^  plusieurs  valets  et  mes 
violons  allèrent  chasser  les  cavaliers  de  la  barrière: 
il  y  eut  quantité  de  coups  de  tirés.  Comme  je  voyois 
du  feu  et  que  j'entendois  des  coups,  j'envoyai  pour 
faire  retirer  mes  gens  :  ce  qui  fut  impossible;  je  n'a- 
vois  pour  lotfs.pas  un  honnête  homme  dans  le  logis: 
ils  me  croyoient  retirée.  Le  grand  bruit  alla  jusqu'à 
mon  écurie;  il  vint  du  monde ^  et  ce  fut  trop  tard:  il 
étoit  arrivé  du  désordre,  dont  j'eus  beaucoup  de  dé- 
plaisir. Ils  prirent  un  prisomiier  à  cette  belle  occasion; 
il  se  trouva  que  c'étoit  M.  de  Roncherolles,  gouver- 
neur deBellegarde.  Je  marchandai  si  je  deyois  le  laisser 
aller  ;  après  je  songeai  que  Bellegarde  n  étoit  pas  un 
lieu  où  M.  le  cardinal  Mazarin  se  pût  retirer  ;  j'envoyai 
un  gentilhomme  le  quérir,  nommé  La  Guérinière,  et 
je  lui  fis  force  excuses  de  ce. qui  lui  étoit  arrivé,  et 
en  sa.  présence  j'envoyai  quérir  mes  gens.  Lorsqu'il 
les  eut  vus,  il  jugea  bien  qu'ils  n'étoient  pas  auteurs 
de  ce  désordre ,  et  que  je  n'étois  pas  en  pouvoir  de 
l'empêcher.  Je  le  fis  accompagner  pour  sa  sûreté  par 
mes  gens  jusque  hors  la  ville  ;  il  dit  à  La  Guérinière  : 
«  M.  le  cardinal  devoit  passer  par  ici,  j'avois  un 
«  homme  avec  moi  :  je  l'ai  envoyé  avertir  de  prendre 
a  un  autre  chemin.  »  L'on  avoit  pris  en  même  temps 
d'Estrades ,  gouverneur  de  Dunkerque ,  en  qui  M.  le 
cardinal  Mazarin  avoit  beaucoup  de  confiance  :  ce  qui 
me  le  fit  garder  jusqu'à  ce  que  je  susse  de  Monsieur 
ce  que  j'en  ferois.  J'y  envoyai  Préfontaine  pion  secré- 
taire l'en  avertir ,  et  en  même  temps  que  M.  le  car- 
dinal Mazarin  étoit  sorti ,  et  que  mes  valets  de  pied 


128  [l65l]    MÉMOIRES 

lavoient  vu  passer  en  habit  gris ,  et  qu'il  avoit pris  le 
chemin  de  la  porte  de  Richelieu.  Cet  avis  n  étoit  pas 
une  nouvelle  pour  Monsieur  :  il  savoit  bien  que  M.  le 
cardinal  Mazarin  devoit  s'en  aller ,  et  il  avoit  promis 
à  la  Reine  que  Ton  n  iroit  pas  après  lui  5  il  me  manda 
de  laisser  aller  M,  d'Estrades,  que  j'avois  fait  mener 
dans  le  gros  pavillon  des  Tuileries,  afin  que  si  l'on  ve- 
noitme  le  demander  de  la  part  du  Roi^je  pusse  dire: 
«  11  n'est  plus  ici.  »  Je  mandai  en  même  temps  à  La 
Guérinière,  à  qui  je  Tavois  donné  en  garde,  de  le 
mener  par  le  Pont-Rouge  au  Luxembourg.  Je  trouvai 
que  Monsieur  avoit  bien  de  la  bonté  de  le  laisser  aller  : 
s'il  l'eût  retenu,  il  étoit  maître  de  Dunkerque  ;  le  lieu^ 
tenant  de  roi,  nommé  Saint-Quentin,  étoit-  son  do- 
mestiqué ,  homme  d'esprit ,  et  qui  eût  bien  servi  Son 
Altesse  Royale.  J'obéis  à  ses  commandemens  :  je  ne 
voulus  point  voir  d'Estrades  ;  après  l'avoir  tenu  plus 
long-temps  que  Roncherolles ,  il  me  sembla  qu'il  se, 
•devoit  plaindre  de  moi,  et  que  les  personnes  de  ma 
naissance  ne  doivent  voir  les  captifs  que  pour  leur 
donner  la  liberté.  J'envoyai  Préfontaine  pour  la  lui 
donner,  et  lui  faire  des  complimens  de  ce  que  je  ne 
l'avois  pas  vu,'  parce  que  j'étois  déshabillée. 

L'on  eut  peur  que  le  Roi  ne  partît  de  Paris  :  les 
bourgeois  prirent  les  armes,  et  firent  garde  aux  portes. 
Comme  il  y  avoit  quantité  d'officiers  des  troupes  de 
M.  le  prince ,  et  même  de  leurs  cavaliers ,  ils  faisoient 
des  gardes  de  cavalerie  aux  avenues  du  Palais-Royal, 
battoient  l'estrade  toute  la  nuit,  et  arrêtoient  les  pas- 
sans.  Un  soir  que  je  revenois  du  Luxembourg,  une 
vedette  m'arrêta  -,  je  lui  demandai  qui  il  étoit ,  il  mfe 
répondit  :  «  Je  suis  des  chevau-légers  de  M.  le  prince, 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.   [l65l]       129 

K  et  j'ai,  ordre  de  M.  Guitaut  de  ne  laisser  passer  per- 
te sonne.  »  Je  lui  dis  :  a  Quoi  !  vous  ne  me  connoissez 
<(  pas?  ))  Il  me  dit  qu'il  me  connoissoit  bien,  qu'il 
croyoit  que  je  ne  trouverois  pas  mauvais  qu'il  obéît 
exactement  à  ce  qui  lui  avoit  ëtë  commandé  *,  et  enfin 
il  me  laissa  passer.  Tous  les  gens  du  Roi  et  de  la  Reine 
mouroient  de  peur  de  s^en  aller  :  de  sorte  que  Ton 
avoit  tous  les  jours  cent  avis  du  dessein  que  Leurs 
Majestés  avoient  de  se  sauver ,  et  des  déguisemens 
qu'ils  destinoient  pour  cela*;  jamais  je  n'ai  rien  vu. dé 
si  plaisant.  Monsieur  envoyoit  tous  les  soirs  de  Sou- 
ches ,  qui  étoit  à  lui ,  donner  le  bon  soir  à^la  Reine , 
et  avoit  ordre  de  voir  le  Roi ,  afin  de  détromper  les 
gens  qui  disoient  qu'ils  s'en  vouloient  aller.  Jugez 
comme  ce  compliment  étoit  agréable  à  la  Reine  !  L'on 
menoit  de  Souches  chez  le  Roi ,  qui  le  voy  oit  dans  son 
lit;  quelquefois  il  revenoit  deux  fois,  et  même  tiroit 
son  rideau  et  l'éveilloit  :  la  Reine  s'en  est  bien  sou- 
venue, et  à  dire  le  vrai,  ces  circonstances  ae  s'oublient 
guère.  J'allois  pendant  ce  temps-là  tous  les  Jours  au 
Luxembourg.  Le  lendemain  que  M.  le  cardinal  fut 
parti ,  je  trouvai  le  carrosse  de  Monsieur  dans  la  cour  : 
cela  me  surprit,  parce  que  l'on  me  dit  que  c'étoit  pour 
aller  chez  la  Reine.  Il  y  avoit  beaucoup  de  gens  qui 
lui  conseilloieut  de  faire  cette  visite  ^  pour  moi,  je n'é- 
tois  pas  de  leur  avis ,  et  le  priai  de  toute  ma  force  de 
n'y  pas  aller,  et  que  le  péril  étoit  bien  plus  grand  après 
le  départ  de  M.  le  cardinal  ;  que  quand  on  Farréteroit 
on  diroit  :  «  Il  ne  s'en  faut  plus  prendre  à  M,  le  car- 
«  dinal,  il  n'y  est  plus.  »  Qu'il  devoit  attendre  que 
M.  le  prince  fût  venu.  Il  écoutolt  volontiers  mon  avis, 
parce  qu'il  donnoit  dans  son  sens  -,  il  est  fort  soup- 
T.  4i.  9 


[iG5i]  u^moihes 
^onneux,  aussi  bien  que  moi  :  il  me  semble  que  l'on  ne 
sauroit  JoISmer  ceux  qui  le  sont  sur  ]a  liberté,  qui  est 
$i  chère.  On  lui  dîsoil  d'ailleurs  que  la  Reine  auroit 
grand  sujet  de  se  plaindre,  et  qu'elle  pou rroit  l'ac- 
cuser d'avoir  de  farauds  desseins  par  ses  craintes,  puis- 
qu'il avoit  dit  que ,  dès  que  le  cardinal  seroit  sorti,  il 
îroit  au  Palais-Royal;  que  s'il  n'y  alloit point,  il  mon- 
Ireroît  que  ce  seroil  seulement  un  prétexte.  Comme 
il  disoit  qu'il  n'y  vouioit  pas  aller  que  M.  le  prince 
ne  fût  venu,  les  geus  raisonnables  Irouvtrent  qu'il 
avoit  raison. 

La  nouvelle  de  la  sortie  de  M.  le  prince  (>)  du 
Havre  rtîjouit  tout  le  monde  ;  elle  me  réjouit  double- 
ment: jel'étois  de  sa  sortie,  et  de  connoître  par  elle 
le  pouvoir  que  j'avois  sur  moi  d'avoir  passé ,  dt>s  que 
je l'avois  voulu,  delaliaineàramitié.  Avec  cette  nou- 
velle ,  celle  de  l'arrivée  du  cardinal  Mazarin  au  Davre 
vint,  et  donna  assez  de  matière  de  songer  aux  spë- 
cutatifs ,  aussi  bien  qu'à  ceux  qui  ne  Tétoient  pas  :  je 
ne  sais  pas  même  si  Monsieur  n'en  fut  point  inquiet. 
Quoi  qu'i!  en  soit,  il  ne  laissa  pas  d'aller  an  Palais- 
Royal.  La  Reine  étoit  sur  son  lit  :  il  s'assit ,  et  lui  parla 
des  affaires;  je  pense  qu'il  lui  fit  quelques  complîmens 
lorsqu'il  y  entra.  J'arrivai  un  peu  après;  nos  visites 
furent  courtes  :  on  est  assez  embarrassé  avec  les  gens 
à  qui  on  sait  avoir  mis  le  poignard  dans  le  cœur.  Je 
connoissois  la  Reine  :  je  ne  pouvoîs  douter ,  après  la 
manière  dont  elle  m'avoit  parlé  de  M.  le  cardinal  Ma- 
zarin toutes  les  fois  qu'elle  avoit  craint  que  Monsieur 

lataria  allii  iDi-m^me  <l<ilivrcr  la 
il  un<  •nli^  uiomphinti:  le  )6  Ju 


SB  MADEUOISELLK  DK  HOMTFBItSIER.    [l6Sl]      l3r 

ne  le  poussât ,  des  sentimons  qu'elle  avoit  !t  l'heure 
qu'il  l'avoit  fait. 

M.  le  prince  arriva  le  lendemaiu  ;  Monsieur  alla  Bti 
devant  de  lui  jusqu'il  SainL-Denis  ,  el  de  toute  la  cour 
il  ne  resta  au  Palais-Royal  que  des  femmes  et  des  mà- 
zarins  :  i'on  commença  alors  à  appeler  ses  amis  ainsi. 
Tout  le  chemin  depuis  Saint-Denis  jusqu'à  Paris  étoit 
bordé  de  carrosses;  jamais  on  n'a  vu  une  joii*si  grande 
que  celle  que  tout  le  peuple  témoigna  de  voir  M.  le 
princCi  Je  fus  toute  l'après-dinée  chez  la  Reine;  elle 
enrageoit  de  voir  toute  la  pi'esse  qui  ëtoit  dans  sa 
chambre  pour  le  voir  arriver,  et  elle  se  plaignoit  sans 
cesse  du  chaud  :  la  cause  lui  ëtoit  plus  fôcheuse  à  sup- 
porter que  le  chaud  même.  Elle  affecta  de  paroître 
gaie,  quoique  personne  ne  le  crût  et  ne  se  laissât 
tromper  à  cette  apparence.  Messieurs  les  princes  arri- 
vèrent; M.  le  prince  lui  fit  un  compliment  assez  court, 
M.  le  prince  de  Conti  et  M.  de  Longueviile  ensuite; 
puis  ils  se  mirent  à  railler  avec  la  Reine  et  tout  ce  qui 
ëtoit  là  de  gens,  comme  si  M.  le  prince  eut  encore 
cté  au  Havre ,  et  M.  le  cardinal  Mazarin  à  la  cour.  Les 
rieurs  étoient  bien  de  notre  côte,  et  non  pas  de  celui 
de  cette  pauvre  Reine,  qui  tëmoigna  en  cette  occasion 
beaucoup  de  force  et  de  vertu  à  supporter  cette  afflic- 
tion ,  et  à  voir  devant  ses  yeux  les  plus  grands  enne- 
mis du  cardinal  Mazarin  triomphans  de  sa  perte.  Mes- 
sieurs les  princes all(;rent,  au  sortir  de  chez  la  Reine, 
souper  au  Luxembourg  avec  Sou  Altesse  Royale  ;  ils 
vinrent  dans  la  chambre  de  Madame  où  j'ëtois,  où, 
après  l'avoir  saluée,  ils  vinrent  à  moi  et  me  firent  mille 
complimens;  et  M.  lu  prince  me  témoigna  en  parti- 
culier avoir  ëté  bien  aise  lorsque  Guitaul  lavoit  as- 


1 


l3a  [l65lj   MÉMOIRES 

siirë  du  repentir  qae  j*avois  d'avoir  eu  tant  d'aversion 
pour  lui.  Les  complimens  finis ,  nous  nous  avouâmes 
Taversion  que  nous  avions  eue  lun  pour  Fautre ;  il 
me  confessa  avoir  été  ravi  lorsque  j'avois  eu  la  petite 
vérole ,  avoir  souhaité  avec  passion  que  j'en  fusse 
marquée ,  et  qu'il  m'en  restât  quelque  difformité;  que 
rien  ne  s^pouvoit  ajouter  à  la  haine  qu'il  avoit  pour 
moi.  Je  lui  avouai  n'avoir  jamais  eu  de  joie  pareille  à 
celle  de  sa  prison  ;  que  j'avois  fort  souhaité  que  cela 
arrivât  *,  que  je  ne  pouvois  songer  à  lui  que  pour  lui 
souhaiter  du  mal.  Cet  éclaircissement  dura  assez  long- 
temps, réjouit  fort  la  compagnie,  et  finit  par  beaucoup 
d'assurances  d'amitié  de  part  et  d'autre.  Je  lui  de- 
mandai pourquoi  il  n'avoit  point  envoyé  savoir  de 
mes  nouvelles  pendant  que  j'avois  la  petite  vérole  :  il 
me  dit  que  je  m'étois  offerte  à  M.  le  cardinal  Mazarin 
contre  lui,  dans  un  démêlé  qu'il  avoit  eu  avec  lui 
l'année  de  la  guerre  de  Paris ,  au  retour  de  Compiègne, 
quand  il  vouloit  que  l'on  tint  la  parole  à  M.  de  Lon- 
gueville  de  lui  donner  le  Pont-de-l'Arche ,  qui  lui 
avoit  été  promis.  Gela  fit  un  grand  murmure  à  la  cour  ; 
l'on  le  lui  donna  à  la  fin ,  et  M.  le  cardinal  Mazarin 
faisoit  toujours  ainsi  :  il  promettoit  légèrement,  et 
quand  il  en  falloit  venirà  Texécution,  il  faisoit  des  que- 
relles pour  s'en  débarrasser  ;  et  après ,  quand  il  étoit 
bien  pressé ,  il  le  donnoit  d'une  manière  qu'on  ne  lui 
étoit  point  obligé.  J'avouai  à  M.  le  prince  que  j'avois 
eu  tort  encore  plus  qu'il  ne  croyoit ,  parce  que  j'avois 
prié  Monsieur ,  quasi  à  genoux ,  de  prendre  la  pro- 
tection de  M.  le  cardinal,  et  de  le  pousser  à  bout. 
M.  le  prince  de  Conti  s'approcha  ensuite,  et  je  l'as- 
surai que  pour  lui  je  n'avois  pas  eu  de  joie  de  sa  pri- 


DB  MADEMOISELLE  DK   MONTFËNSIER.    [i65l]       li'i 

son ,  et  que  j'en  avois  été  touchée  :  dont  il  me  re- 
mercia fort.  M.  le  prince  nous  conta  comme  M.  le 
cardinal  Mazarin  étoit  arrivé  au  Havre ,  et  qu'il  s'étoit 
quasi  mis  à  genoux  lorsqu'il  Tavoit  salué  ^  qu'il  avoit 
fait  tout  son  possible  pour  l'assurer  qu'il  n'avoit  point 
de  part  à  sa  prison,  et  que  c'avoient  été  Monsieur  et 
les  frondeurs  ;  que  pour  sa  sortie,  Leurs  Majestés  l'a- 
Toient  accordée  à  ses  très-humbles  prières.  Je  ne  sais 
s'il  le  crut  :  au  moins  ne  le  témoigna*t-il  pas  par  ses 
discours.  Us  dînèrent  ensemble  ^  M.  le  prince  dit  que 
M.  le  cardinal  Mazarin  n'étoit  pas  si  en  humeur  de 
rire  que  lui,  et  qu'il  étoit  fort  embarrassé  :  après  dîner 
ils  se  séparèrent.  La  liberté  de  sortir  avoit  eu  plus 
de  charmes  pour  M.  le  prince  que  la  compagnie  de 
M.  le  cardinal  Mazarin  *,  il  dit  qu'il  sentit  une  mer- 
veilleuse joie  de  se  voir  hors  du  Havre  l'épée  au  côté  : 
il  peut  aimer  à  la  porter,  il  s'en  sert  assez  bien.  Lors- 
qu'il sortit ,  il  se  tourna  vers  M.  le  cardinal  Mazarin, 
et  lui  dit  :  tt  Adieu ,  M.  le  cardinal  Mazarin ,  »  qui  lui 
baisa  la  botte. 

Saujon  revint  d'Allemagne  ^  je  ne  lui  dis  pas  un 
seul  mot  de  son  voyage  -,  je  me  repentois  d'avoir  con- 
senti qu'il  l'eût  fait,  et  je  ne  me  souciois  plus  du  sujet 
pour  lequel  il  étoit  allé  le  faire.  La  chose  étoit  abso- 
lument manquée  :  l'Empereur  étoit  accordé  à  la  priur 
cesse  de  Mantoue.  Je  ne  .songeai  plus  à  cette  affaire 
qu'avec  beaucoup  de  regret,  pour  l'avoir  trop  affec- 
tionnée :  et  c'est,  comme  j'ai  déjà  dit,  le  vilain  endroit 
de  ma  vie;  et  je  puis  dire  sans  vanité  que  Dieu,  qui 
est  juste,  n'a  pas  voulu  donner  une  femme  telle. que 
moi  à  un  homme  qui  ne  me  méritoit  pas. 

Monsieur  et  M.  le  prince  vécurent  toujours.en  très 


l34  [l65l]  MÉMOIRES 

grande  union ,  et  avec  la  Reine  bien ,  en  apparence. 
L'on  parla  peu  de  temps  après  da  mariage  de  M.  te 
prince  de  Conti  avec  mademoiselle  de  Chevreuse: 
c'ëtoit  nne  affaire  qne  Ton  disoit  avoir  été  résolue 
pendant  la  prison  de  M.  le  prince;.  Ce  mariage  fit  grand 
bruit,  et  Ton  envoya  des  courriers  à  Rome  pour  la  dis- 
pense. M.  le  prince  de  Conti  ne  bougeoitde  Thôtelde 
Chevreuse  ;  M.  le  prince  y  alloit  souvent.  L'on  envoya 
^erir  en  même  temps  à  Rome  la  dispense  pour  que 
M.  le  duc  d'Enghien  pût  tenir  les  bénéfices  que  quit- 
toit  M.  le  prince  de  Conti ,  et  qui  étoient  fort  considé- 
rables. 

Madame  de  Longueville  revint  de  Stehay  -,  madame 
4e  Chevreuse  alla  au  devant  d'elle,  et  faisoit  l'hon- 
neur de  son  logis  à  ceux  qui  l'alloient  voir.  J'y  allai  dès 
le  soir  qu'elle  arriva  -,  nous  nous  fîmes  des  amitiés  non 
pareilles  :  nous  parlâmes  fort  du  passé  aussi  bien  que 
de  ce  que  j'avois  fait  à  monsieur  son  frère ,  avec  moins 
de  vérité  dans  les  protestations  d'amitié  :  au  moins  de 
mon  côté  je  n'en  avois  pas  beaucoup  pour  elle.  Dès  ce 
jour-là  nous  fîmes  mille  parties  de  nous  divertir  et  de 
nous  voir  souvent,  et  toutes  deux  en  dessein  de  n'en 
lien  faire  :  nous  n'étions  pas  de  pareille  humeur.  Ma- 
dame la  princesse  revint  de  Montrond  peu  de  temps 
après;  je  l'allai  voir,  elle  me  parut  ce  jour-là  plus 
habile  qu'à  l'ordinaire  :  à  dire  le  vrai,  j'y  restai  peu  5 
elle  étoit  si  transportée  de  joie  de  voir  beaucoup  de 
Inonde  chez  elle ,  que  hors  de  son  naturel  elle  se  sur* 
inontoit  elle-même. 

11  se  passa  Mne  grande  affaire  à  la  cour  la  semaine 
4e  la  Passion.  Monsieur  et  M.  le  prince  furent  deux 
îonfs  9sm  voir  la  Reine  ;  l'on  dta  les  sceaux  à  M.  de 


DE   MADBMOISKLLK   DK   MONTPfilfSIER.    [l65l]       l3S 

Ghâteauneuf ,  et  onlea  donna  à  M.  de  Mole,  premier 
président  an  parlement  de  Paris  ;  Ton  rappela  M.  le 
chancelier  qui  était  exilé ,  et  M.  de  Chavigny  qui  avoit 
été  arrêté  au  bois  de  Yincennes  après  les  Barricades^ 
et  qui,,  depuis  en  être  dehors,  avoit  été  exilé  en  ses 
Biaisona.  Il  y  eut  beaucoup  de  changemens  et  d  m-r 
triguea,  desdUelles  je  ne  dirai  rien,  non  pas  faute  de 
m'en  souyenir,  puisqu'il  y  a  si  peu  de  temps  que  cela 
s'est  passé  :  mois  c'est  qu  il  y  avoit  trop^  de  gens  que 
j'aime  qui  ne  trouveroient  pas  leur  place  aus^i  avan- 
tageuaeraent  eu  ce  Keu  qu'ils  \e  feront  ailleurs  *,  et  où 
il  me  semblera  que  n^es.  amis  auront  manqué ,  j'aime 
fliieux  n'en  dire  rien  que  de  le^  blâmer.  Monsieur  fut 
la  dupe  de  toute  cette  affaire. 

La  disgrâce  de  M.  de  Châteauneuf  „  qui  étoit  fort  ami 
de  madame  de  Ghevreuse ,  fit  craindre  que  le  mariage 
ne  se  rompit,  dans  l'opinion  commune  que  quand  le 
malheur  tombe  sur  une  cabal^e,  tout  suit.  L'on  vit 
bientôt  l'effet  de  cette  prédiction:  il  fut  rompu  sur  les 
articles  ;  jamais  M.  le  prince  de  Conti  ne  témoigna  être 
si  gai.  Madame  la  princesse  fut  grièvement  malade 
d'une  érésipèle  qui  lui  rentra,  et  qui  fit  dire  à  beau- 
coup de  gens  que  si  elle  mouroit,  je  pourrois  bien 
épouser  M.  le  prince.  Cela  vint  jusqu'à  moi,  j'y  rêvai; 
çt  le  soir,  que  je  me  promenois  dans  ma  chambre  avec 
Préfontaine,  je  raisonnai  avec  lui  là-dessus*,  je  trouvai 
que  la  chose  étoit  fort  faisable ,  par  la  grande  union 
qui  étoit  entre  Monsieur  et  lui  ,^  et  par  l'aversion  que 
la  Reine  avoit  pour  Monsieur ,  qui  rendoit  te  mariage 
du  Roi  impossible.  Ainsi  je  trouvai  que  les  grandes 
qualités  de  M.  le  prince ,  le  mérite  qu'il  s'étoit  acquis 
par  ses  grapdes  actions ,  lui  donnoient  tout  ce  qui  lui 


1.36  [l65l]   MÉMOIRES 

eût  pu  manquer  :  pour  la  naissance ,  nous  sommes  de 
ipéme  sang.  Je  songeois  aussi  que  la  cour  ne  consen- 
tiroit  point  à  Funion  de  nos  deux  maisons  (je  dis  de 
nos  deux  branches ,  puisque  nous  sommes  de  même 
nom  )  9  parce  que  Monsieur ,  outre  ce  qu  il  étoit  dans 
TEtat ,  soutenu  et  poussé  par  M.  le  prince ,  seroit  bien 
redoutable.  Les  trois  jours  querextrémitéde  madame 
la  princesse  dura,  ce  fut  le  sujet  de. mon  entretien 
avec  Préfontaine  ;  je  ù'en  eusse  point  parle  à  d'autres. 
Nous  agitions  toutes  ces  questions ,  et  ce  qui  m'en 
donnoit  sujet,  outré  ce  que  j'en  entendois dire ,  c'est 
que  M.  le  prince  venoit  me  voir  tous  les  jours.  La  gué- 
rison  de  madame  la  princesse  fit  finir  le  chapitre ,  et 
à  l'instant  l'on  n'y  pensa  plus. 

J'allai  deux  jours  à  Nemours  avec  Son  Altesse 
Royale  ;  j'y  menai  avec  moi  la  plus  agréable  compa- 
gnie et  la  plus  belle ,  qui  étoit  quasi  toujours  avec  moi. 
C'étoit  madame  de  Frontenac  et  mesdemoiselles  de 
La  Loupe,  toutes  trois  jolies  et  spirituelles  :  nous  ne 
faisions  que  danser ,  et  nous  promener  à  pied  et  à 
cheval.  J'allai  plusieurs  fois  cette  année  au  Bois-le- Vi- 
Comte  ^  Remecourt ,  fille  d'honneur  de  Madame ,  y 
venoit  :  elle  étoit  boutfonne ,  et  son  esprit  étoit  tout- 
à-fait  tourné  à  la  raillerie  ;  elle  aimoit  le  monde ,  et 
cependant  elle  le  quitta  bientôt  :  peu  après  elle  s'alla 
rendre  carmélite  au  grand  couvent  à  Paris.  Elle  iie 
suivit  pas  l'exemple  de  madame  de  Saujon:  elle  y  est 
demeurée  la  meilleure  religieuse  du  monde. 

Le  parlement  s'assembloit  et  décrétoit  contre  Bartet, 
Brachet  et  l'abbé  Fouquet,  ambassadeurs  ordinaires 
de  M.  le  cardinal  Mazarin  vers  la  Reine.  Liron  en  étoit 
aussi.  M.  de  Mercœur  déclara  un  jour  en  plein  parle-» 


D£   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65l]       iZ'J 

ment  son  mariage  avec  mademoiselle  de  Mancini  de 
la  plas  sotte  manière  du  monde,  et  telle  que  je  ne 
m'en  suis  pas  souvenue ,  parce  qu  il  n'étoit  pas  tourné 
d'un  ridicule  plaisant.  Tout  ce  que  Ton  peut  dire  de 
son  mariage,  c'est  qu'il  n'ëtoitpas  intéressé;  ill'épousa 
dans  le  fort  des  malheurs  de  M.  le  cardinal  Mazarin. 

M.  le  prince  fit  arrêter  près  de  Chantilly  un  valet 
de  chambre  de  M.  le  cardinal  Mazarin ,  qui  venoit 
d'auprès  de  lui,  chargé  de  quantité  de  lettres  pour  la 
cour.  Il  les  fit  mettre  entre  les  mains  duparlement;  en- 
suite il  fut  mené  à  la  Conciergerie.  Les  lettres  ne  furent 
point  lues  :  l'on  porta  le  respect  dû  aux  personnes  à 
qui  elles  s'adressoient ,  et  ce  même  resppct  empêcha 
que  l'on  ne  poussât  cette  affaire  plus  avant.  Après  que 
ce  valet  de  chambre  eut  été  quelque  peu  de  temps 
dans  la  Conciergerie,  la  Reine  le  fit  sortir.  M.  le  prince 
eut  un  grand  soupçon  d'une  conférence  qui  s'étoil 
faite  chez  M.  de  Montrésor,  où  étoient  le  coadjuteur , 
M.  Servien  et  Lionne  ;  l'on  lui  donna  avis  que  l'on  le 
vouloit  arrêter  :  de  sorte  qu'il  s'en  alla  la  nuit  à  Saint- 
Maur,  qui  n'est  qu'à  trois  lieues  de  Paris.  Cela  surprit 
assez  la  cour  :  l'on  négocia  pour  le  faiçe  revenir,  et  Mon- 
sieur, qui  étoit  toujours  fort  bien  avec  lui,  s'en  entre- 
mit. Il  envoya  un  gentilhomme  au  parlement ,  que  M.  ]e 
prince  de  Conti  présenta  à  la  compagnie ,  à  laquelle 
il  donna  une  lettre  de  M.  le  prince,  par  laquelle  il 
donnoit  avis  au  parlement  qu'il  s'étoit  éloigné  de  Paris; 
qu'il  ne  s'y  croyoit  pas  en  sûreté  tant  que  MM.  Ser- 
vien ,  Le  Tellier  et  Lionne  seroient  auprès  de  la  Reine; 
qu'ils  étoient  créatures  de  Mazarin.  Le  parlement  dé- 
puta vers  le  Roi ,  pour  le  supplier  de  rappeler  M.  le 
prince  auprès  de  lui ,  et  pour  cela  ôter  tous  les  em- 


i38  [i65i]  MéiioiHEs 

péchemens  à  son  retour.  La  Reine  fut  assez  long-temps 
sans  s'y  pouvoir  résoudre  \  elle  jetoit  feu  et  flamme  ^ 
et  disoit  incessamment  qu'elle  n  ëloigberoit  point  les. 
trois  personnes  que  Ton  demandoit.  Néanmoins  ell€ 
le  fit ,  et  M.  le  prince  revint  à  Paris ,  où  il  fut  quelque 
temps  sans  voir  le  Roi  ni  la  Reine  :  ce  qui  ëtoutaoit 
fort  le  luonde.  I^e  Roi  s'alloit  baigner  tous  tes  jours , 
et  revenoit  par  le  Cours,  où  il  rencontra  un  jour  M.  le 
prince  :  la  Reine  trouva  fort  mauvais  qu'il  se  présen- 
tât en  des  lieux  où  étoit  le  Roi  sans  avoir  été  chez  lui.. 
Monsieur  l'y  menst  une  fois. 

Peu  après  Monsieur  s'en  alla  à  Limourspour  quelque 
léger  mécontentement.  Il  y  demeura  peu  ;  M.  le  prince 
s'employa  pour  le  faire  revenir.  Je  me  souviens  que  la 
Heine  me  commanda  d'aller  à  Limours  ^  elle  me  prêta 
inéme  son  carrosse  et  ses  petits  chevaux  isabelles 
pour  me  servir  de  relais,  afin  que  je  ne  perdisse  pas, 
un  jour  l'occasion  d'aller  au  Cours.  Lorsque  je  revins, 
je  trouvai  le  président  Mole  dans  un  carrosse  de  M.  le 
prince  qui  y  alloit  5  et  Monsieur  revint  ensuite. 

La  princesse  palatine  abandonna  M.  le  prince  sans 
#ujet  \  elle  en  prit  le  prétexte  sur  ce  qu'il  avoit  manqué 
d'aller  au  Palais  un  jour  que  l'onjugeoitun  procès 
qui  la  r^gardoit.  Véritablement  il  y  avoit  huit  jours 
qu'il  y  alloit  tous  les  matins  à  cinq  heures.  Ce  qui 
Tempécha  de  se  trouver  au  jugement ,  c'est  qu'il  avoit 
la  fièvre  et  avoit  été  saigné  deux  fois  :  elle  prit  cela 
pour  une  mauvaise  excuse.  Elle  s'attacha  tout-à-fait  à 
ja  Reine  et  à  M:  le  cardinal  Mazarin.  Bartet  étoit  rési- 
dent du  roi  de  Pologne  son  beau-frère ,  et  fort  bien 
^ec  elle.  Madame  de  Choisy  avoit  grand  commerce 
gvcc  eux  :  elle  avoit  toujours  été  servante  de  la  reine 


DE   MADEMOISELLE  DE   MQNTFEIISIER.   [l65l]       iSq 

de  Pologne  ;  la  palatine  alloit  souvent  à  son  logis  :  son 
humeur  ëtoit  propre  à  toutes  sortes  de  divertissemens. 
Madame  de  Choisy  me  vint  trouver  un  jour ,  et  me 
dit  qu'elle  avoit  une  afikire  considérable  à  me  dire  ] 
j'entrai  dans  mon  cabinet ,  çlle  commença  :  «  Je  viens 
«  £ûre  votre  fortune.  »  Je  lui  dis  :  «  Ce  discours  est 
«  assez  bizarre  à  faire  à  une  personne  comme  moi  : 
«  il  n'en  est  cependant  pas  ainsi*  lorsque  cela  vient 
«  de  madame  de  Choisy.  )>  Et  je  ris  un  peu  à  ce  com- 
mencement de  discours  sérieux,'  Elle  poursuivit  : 
«  C'est  que  Bartet ,  qui  m'honore  à  cause  de  ma  reine 
«  de  Pologne ,  et  qui  pour  l'amour  d'elle  me  voit  sou- 
te vent ,  me  dit  hier  :  Qu'est-ce  que  votre  Mademoi-r 
«  selle  se  propose  ?  quel  est  son  caractère?  Je  lui  ré- 
«  pondis  que  vous  étiez  une  fort  honnête  personne , 
«  et  plus  habile  qu'on  ne  pensoit  5  il  s'écria  :  Je  la 
H  veux  faire  reine  de  France.  Je  lui  répondis  :  Si  voui 
«  le  faites ,  je  vous  promets  le  Bois-le-Vicomte.  »  Je 
l'écoutois  avec  beaucoup  d'attention ,  et  je  navois 
garde  de  l'interrompre.  «  Vous  savez ,  continua-t-elle, 
«  que  ces  sortes  de  gens  sont  les  patrons  de  la  cour , 
ic  qu'ils  font  tout  faire  au  cardinal  -,  et  lui  est  le  maître 
«  de  l'esprit  de  la  Reine  :  ainsi  j'ai  bonne  opinion  de 
«  l'affaire.  »  A  cinq  ou  six  jours  de  là  elle  me  revint 
voir,  et  me  dit:  «  La  princesse  palatine,  qui  est  in- 
«  comparablement  plus  habile  et  plus  puissante  que 
«  Bartet ,  se  veut  mêler  de  notre  affaire  5  elle  est 
«  gueuse  :  ainsi  il  faut  que  vous  lui  promettiez  trois. 
«  cent  mille  écus  si  elle  la  fait  réussir.  »  Je  disois  oui 
à  tout.  <(  Et  moi,  je  veux  que  mon  mari  soit  votre 
«  chancelier.  Nous  passerons  bien  le  temps  -,  la  pala- 
«  tine  sera  votre  surintendante,  avec  vingt  mille  écus 


l4o  [  1 65 1]  MÉMOIRES 

<i  d'appoiiitemens  ;  elle  vendra  toutes  les  chargés  de 
«  votre  maison  :  ainsi  je  juge  que  votre  affaire  est  in- 
«  faillible ,  par  le  grand  intérêt  qu'elle  y  aura.  Nous 
«  aurons  tous  les  jours  la  comédie  au  Louvre;. elle 
a  gouvernera  le  Roi.  »  On  pouvoit  juger  quel  charme 
c'étoit  pour  moi  de  me  proposer  une  telle  dépendance, 
comme  le  plus  grand  plaisir  du.  monde.  «  Le  Roi, 
tt  dit-elle  ensuite,,  sera  majeur  dans  quinze  jours; 
«  huit  jours  après  vous  serez  maries.  »  Quoique  je  ne 
soi^  point  de  trop  fausse;  croyance,  je  n'en  savois  que 
croire  ;  elle  ajoutoit  :  a  La  palatine  ira  proposer  cette 
<(  affaire  à  Monsieur ,  et  leretour  du  cardinal  en  même 
«  temps;  il  accordera  le  dernier,  par  la  joie  qu'il  aura 
«  de.  l'autre.  »  Je  lui  répondis  que  j'en  doutois;  que 
je  connoissois  l'engagement  de  Monsieur  au  contraire, 
et  le  peu  de  considération  et  d'amitié  qu'il  avoit  tou- 
jours eu  pour  moi  lorsqu'il  s'étoit  agi  de  quelque  éta- 
blissement. Elle  me  répondit  ;  «  Il  faudroit  qu'il  fut 
«  bien  fou  pour  n'accorder  pas  le  retour  du  cardinsd 
«  à  cette  condition;  et  quand  il  ne  Taccorderoit  pas , 
«  la  palatine,  de  qui  l'intérêt  est  en  votre  aflfeire, 
n  persuadera  au  cardinal  qu'elle  lui  est  nécessaire, 
n  et  il  la  croira.  »  Je  lui  répondis  que  je  ne  la  croyois 
point.  Bartet  proposa  à  madame  de  Choisy  de  me 
venir  voir  un  soir  en  cachette ,  et  qu'il  voyoit  bien  la 
Reine  de  cette  même  façon  :  je  ne  le  voulus  pas  abso- 
lument. 

M.  le  prince  s'en  alla  à  Chantilly  quelques  jours 
avant  la  majorité  du  Roi ,  et  de  là  à  Saint-Maur  :  ma- 
dame la  princesse  et  madame  de  LongueviDe  étoient, 
il  y  avoit  quelques  mois,  à  Montrond.  M.  le  prince  ne 
vint  point  à  la  cérémonie  de  la  majorité  du  Roi  :  j'alr 


DE   MADEMOISELLE.  DE   MONTPENSIER.    [l65l]      1 /^l 

lai  le  voir  passer  à  l%6tel  de  Schomberg ,  et  ensuite 
au  Pdais  dans  la  lanterne  -,  je  menai  .avec  moi  la  Reine 
d'Angleterre,  quiétoit  inconnue.  La  princesse  palatine 
y  vint  aussi  -,  elle  me  parla  de  Taffairede  madame  de 
Choisy  comme  si  elle  eût  dû  être  achevée  dans  deux 
jours.  Avant  la  majorité ,  on  fut  se  promener  sept  ou 
huit  fois ,  et  j'allois  à  cheval  avec  le  Roi  ;  madame  de 
Frontenac  m'y  suivoit.  Le  Roi  paroissoit  prendre  grand 
plaisir  à  être  avec  nous  ,  et  tel  que  la  Reine  crut  qu'il 
étoit  amoureux  de  madame  de  Frontenac',  et  là-dessus 
rompit  les  parties  qui  étoient  fipiites  :  ce  qui  faicha  le 
Roi  au  dernier  point.  Comme  on  ne  lui  en  disoit  pas 
la  raison ,  il  offroit  à  la  Reine  cent  pistoles  pour  les 
pauvres  toutes  les  fois  qu'il  iroit  promener.  11  croyoit 
que  ce  motif  de  charité  surmonteroit  sa  paresse  :  ce 
qu'il  croyoit  qui  la  faisoit  agir.  Quand  il  vit  qu'elle  re-» 
fusoit  cette  offre ,  il  dit  :  a  Quand  je  serai  le  maître, 
«  j'irai  où  je  voudrai  ;  et  je  le  serai  bientôt.  »  11  s'en  alla. 
La  Reine  pleura  fort,  et  lui  aussi  -,  l'on  les  raccommodai 
La  Reine  lui  défendit  de  parler  à  madame  de  Fron- 
tenac ,  et  lui  dit  qu'elle  étoit  parente  de  M.  de  Cha» 
vigny ,  qui  étoit  ami  de  M.  le  prince.  Je  crois  que  la 
plus  véritable  raison  de  cette  défense  étoit  dans  la 
crainte  que  le  Roi  ne  s'accoutumât  trop  à  moi,  et 
qu'avec  le  temps ,  soit  par  ce  que  lui  diroit  madame 
de  Frontenac ,  ou  par  habitude ,  il  ne  vînt  à  m'aimer  ; 
et  que  s'il  m'aimoit,  il  ne  connut  que  j'étois  le  meilleur 
parti  de  toutes  celles  que  Ton  lui  pouvoit  donner,  hors 
l'infante  d'Espagne.  Madame  de  Choisy  me  vint  conter 
tout  ce  qui  s'étoit  passé  entre  le  Roi  et  la  Reine.  Bartet 
le  lui  avoit  dit,  afin  que  je  ne  parlasse  plus  de  prome- 
nade, de  crainte  de  déplaire  à  la  Reine.  L'on  ne  laissa 


1 4^  [  1 65 1  ]  MÉMoiàEA 

p^  d  aller  encore  une  fois  se  proniener  k  cheval  ^  et 
le  Roi  n'approcha  ni  de  madame  de  Frontenac  ni  de 
moi,  et  baissoit  toujours  lés  yeux  lorsqu'il  passoit  de- 
vant nous.  Je  vous  avoue  que  j'en  fus  fort  fâchée  ;  je 
faisois  plus  de  fondement  sûr  la  manière  avec  laquelle 
le  Roi  en  agissoit  avec  moi  et  le  plaisir  qu'il  prenoit 
en  ma  compagnie,  que  sur  la  négociation  de  madame 
de  Ghoisy  :  et  cette  voie  d'être  reine  m'étoit  pItM 
agréable  que  lautre. 

L'on  ôtapour  la  seconde  fois  les  sceaux  à  M.  le  chan- 
celier, et  on  les  donna  à  M.  le  premier  président;  Ton 
éloigna  M.  le  chancelier.  L'on  fit  aussi  M.  de  La  Vieu- 
ville  surintendant  ;  ]\Ionsieur  le  trouva  mauvais,  et 
jfut  quelques  jours  sans  voir  la  Reine.  11  alloit  tous  les 
jours  chez  le  Roi  :  le  Roi  l'y  mena  -,  il  ne  vouloit  plus 
aller  au  conseil.  J'étois  ravie  quand  Monsieur  se  mu- 
tinoit  avec  la  cour,  dans  l'espérance  que  cela  le  ren- 
droit  plus  considérable  ;  ce  ravissement  duroit  peu  :  il 
étoit  aussitôt  adouci.  Je  n'étois  point  fâchée  de  ce  que 
M.  de  La Vieuville  étoit  surintendant,  parce  que  c'é- 
toit  une  marque  de  l'autorité  de  la  palatine  :  ce  qui 
me  faisoit  croire  qu  elle  en  pouvoit  donner  d'autres, 
M.  de  La  Vieuville  lui  avoit  donné  beaucoup  d'ar- 
gent j  de  plus,  le  chevalier  son  fils  étoit  son  galant  :  de 
sorte  que  l'on  peut  dire  que  deux  passions  Tavoient 
fait  surintendant.  Il  ne  se  passa  presque  rien  après  la 
majorité  :  le  Roi  demeura  à  Paris,  d'où  il  partit  pour 
le  voyage  de  Berri.  Quoique  j'eusse  accoutumé  de 
suivre  la  Reine  à  tous  les  voyages  qu'elle  faisoit ,  dans 
l'état  où  Monsieur  étoit  avec  elle ,  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  me  disant  rien,  je  ne  me  disposai  pas  à  partir.  Le 
sçir,  la  Reine  n^e  témoigna  être  fâchée  que  les  aQaires 


DÉ  itlDBlltOISELLE   DE  MO^TPBNSIER.    [l65l]       10 

ne  fussent  pas  de  manière  que  je  la  pusse  suivre  : 
ainsi  je  pris  congé  d'elle  avec  regret  en]ce  moment-là  ^ 
par  la  grande  habitude  que  j'#vois  à  la  suiTrc.  Un 
quart-d'beure  après ,  je  n  y  songeai  plus  ;  j'ëtois 
étourdie  de  toutes  les  •nouveautés  qui  plaisent  aux 
Français ,  et  surtout  aux  jeunes  personnes,  qui  ne  font 
jamais  de  solides  réflexions,  et  qui  ne  conçoivent  des 
espérances  que  sur  des  chimères.  Voilà  la  véritable 
situation  où  j'étois. 

On  alla  droit  à  Bourges ,  et  on  assiégea  la  tour ,  qui 
tint  quelque  temps  ;  comme  elle  fut  prête  à  se  rendre, 
M.  de  Longueville,  qui  étoit  resté  à  Montrônd  de^ 
puis  le  départ  de  madame  la  princesse  pour  Bordeaux, 
se  sauva  avec  M.  le  prince  de  Conti,  M.  de  Nemours, 
et  beaucoup  d'autres  personnes  considérables  de  leur 
parti.  Lorsque  la  cour  eut  pris  la  tour  de  Bourges , 
elle  la  fit  abattre ,  et  s'en  alla  à  Poitiers,  pendant  que 
l'armée,  commandée  par  M.  le  comte  d'Harcourt, 
composée  des  meilleures  troupes  du  Roi ,  s'opposoit 
à  une  poignée  de  nouvelles  milices,  à  la  tête  des* 
quelles  étoit  M.  le  prince.  Us  se  battirent  plusieurs 
fois  sans  pertes  considérables  ^  ils  prenoient  et  repre* 
noient  des  ponts  sur  la  Charente ,  et  tout  autre  que 
M.  le  prince  auroit  été  défait  à  la  première  rencontre 
par  M.  d'Harcourt,  qui  est  le  plus  généreux  et  le  plus 
brave  homme  du  monde  :  à  dire  le  vrai ,  M.  le  prince 
est  aussi  généreux  que  lui ,  et  incomparablement  plus 
capitaine. 

M.  de  Gaucour  étoit  demeuré  auprès  de  Monsieur 
pour  y  ménager  les  intérêts  de  M.  le  prince  ;  il  sou- 
haitoit  fort  d'engager  Monsieur  à  se  déclarer  ouver- 
tement. J'avois  oublié  de  dire  que  le  roi  d'Angle* 


t44  [i65i}  mémoires 

terre  passa  par  la  France  pour  s'en  aller  en  Ecosse ,  et 
que  la  Reine  sa  mèreFalla  voir  à  ^eauvais;  à  son  re^ 
tottr  elle  me  dit  :  «  Leifloi  mon  fils  est  incorrigible ,  il 
<(  vous  aime  plus  que  jamais:  je  Ten  ai  fort  gronde;  » 
et  souvent  elle  me  parloit  de  lui.  11  àvoit  mis  sur 
pied  une  armëe  considérable,  qui  étoit  entrée  en 
Angleterre  :  elle  étoit  deux  fois  plus  forte  que  celle 
de  ses  ennemis;  cependant,  par  je  ne  sais  quel  mal- 
heur qui  raccompagne  en  tout  jusqu'à  cette  heure , 
après  avoir  fait  les  plus  belles  actions  qui  se  pussent 
faire,  il  fut  défait  à  plate  couture,  et  contraint  de  se 
sauver.  La*  nouvelle  de  ce  désastre  arriva  à  Paris  à  la 
Reine  sa  mère ,  que  tout  le  monde  alla  consoler  ;  et 
ce  qui  augmentoit  davantage  sa  douleur ,  c'est  qu^eUe 
ne  savoit  s'il  étoit  mort  ou  prisonnier.  Cette  inquié- 
tude ne  dura  pas  long-temps  :  elle  apprit  qu'il  étoit  à 
Rouen,  et  qu'il  venoità  Paris;  elle  alla  au  devant  de 
lui.  Il  y  avoit  quelque  temps  que  je  n'osois  sortir  : 
j'avois  une  fluxion  au  visage  ;  je  crus  qu'en  cette  oc- 
casion je  ne  pouvois  m'en  dispenser  :  c'est  pourquoi 
j'allai  le  lendemain  chez  la  reine  d'Angleterre  sans 
être  coiffée.  Elle  me  dit  :  «  Vous  trouverez  mon  fils 
«  bien  ridicule;  pour  se  sauver,  il  a  coupé  ses  che- 
«  veux,  et  a  un  habit  fort  extraordinaire.  »  Dans  ce 
moment  il  entra  ;  je  le  trouvai  fort  bien  fait ,  et  de 
beaucoup  meilleure  mine  qu'il  n'avoit  devant  son 
départ,  quoiqu'il  eût  les  cheveux  courts  et  beaucoup 
de  barbe  :  ce  qui  change  les  gens.  Je  trouvai  qu'il 
parloit  fort  bon  français.  Il  nous  conta  qu'après  avoir 
perdu  la  bataille,  il  repassa  avec  quarante  ou  cin- 
quante cavaliers  au  travers  de  l'armée  ennemie 'et  de 
la  ville,  au-delà  de  laquelle  s'étoit  donné  le  combat; 


DE   HADEMOISELLI^  DB   MONTQI^lïSXER.    [l65l]       l45 

qu'après  cela  il  les  avoit  tous  congédies,  et  étoit  de^ 
meorë  seul  avec  un  milord  ;  qu'il  avoit  été  long-temps 
sur  un  arbre,  ensuite  dans  la  maison  d'un  paysan,  où 
il  avoit  coupé  ses  cheveux  ^  qu'un  gentilhomme  qu  il 
avoit  reconnu  sur  le  chemin  l'avoit  mené  chez  lui, 
où  il  avoit  séjourné  ^  et  qu'il  avoit  été  à  Londres  avec 
le  frère  du  gentilhomme,  derrière  lui  en  croupe^ 
qu'il  y  avoit  couché  une  nuit ,  et  avoit  dormi  dix 
heures  avec  la  dernière  tranquillité^  qu'il  s'étoit  mis 
dans  un  bateau  à  Londres  pour  aller  jusqu'au  port,  où 
il  s'embarqua ,  et  que  le  capitaine  du  vaisseau  Favoit 
reconnu  :  ainsi  il  arriva  à  Dieppe.  Il  me  vint  conduire 
jusqu'à  mon  logis  par  cette  galerie  dont  j'ai  parlé  au 
commencement  de  ces  Mémoires,  qui  va  du  Louvre 
aux  Tuileries  -,  et  le  long  du  chemin  il  ne  nde  p^rla  que 
delà  misérable  vie  qu'il  avoit  menée  en  Ecosse;  qu'il 
n'y  avoit  pas  une  femme  ;  que  les  gens  y  étoient  si 
rustres,  qu'ils  croyoient  que  c'étoit  ua  péché  d'en- 
tendre des  violons  ;  qu'il  s'y  étoit  furieusement  en- 
nuyé; que  la  perte  de  la  bataille  lui  avoit  été  moins 
sensible ,  .sur  l'espérance  de  venir  en  France ,  où  il 
trouvoit  tant  de  charmes  en  des  personnes  poiir  qui 
il  avoit  beaucoup  d'amitié.  11  me  demanda  si  l'on  ne 
commenceroit  pas  bientôt  à  danser  :  il  me  parut,  par 
tout  ce  qu'il  me  disoit,  un  amant  timide  et  craintif, 
qui  ne  m'osoit  dire  tout  ce  qu'il  sent  oit  pour  moi,  çt 
qui  aimoit  mieux  que  je  le  crusse  insensible  à  ses 
malheurs  que  de  m'en  ennuyer  par  le  récit.  Aux  au- 
tres personnes  il  ne  pari  oit  point  de  la  joie  qu'il  avoit 
d'être  en  France,  ni  de  son- envie  de  danser.  Il  ne 
me  déplut  pas  ;  et  vous  le  pouvez  voir  par  la  favo- 
rable explication  que  j'ai  donnée  à  <:e  qu'il  me  dit  en 

T.   4^'  lO 


l46  [l65l]  MéMOIRES 

assez  mauvais  français.  A  la  seconde  visite  qu'il  me 
rendit,  il  me  demanda  en  grâce  de  lui  faire  entendre 
ma  bande  de  violons,  qui  étoit  fort  bonne:  je  les 
envoyai  quérir,  et  nous  dansâmes;  et  comme  cette 
fluxion  dont  j'ai  parlé  m'obligea  à  garder  le  logis  toat 
l'hiver,  il  yenoit  tous  les  deux  jours  me  voir,  et  nous 
dansions.  Tout  ce  qu'il  j  avoit  de  jeunes  gens  et  de 
jolies  personnes  à  Paris  y  venoient  5  il  n'y  avoit  de  cour 
à  faire  à  personne  qu'à  moi  :  la  Reine  n'ëtoit  pas  à 
Paris,  et  Madame  avoit  une  santë  si  incertaine,  que 
cela  l'empêcha  d'aimer  à  voir  le  monde  ni  aucuns 
plaisirs.  Nos  assemblées  étoîent  asset  jolies  pour  les 
nommer  ainsi;  elles  cominençoient  à  cinq  ou  six 
heures ,  et  finissoient  à  neuf.  La  reine  d'Angleterre  y 
vint  souveiit.^Un  soir  elle  me  surprit,  et  vint  souper 
avec  moi  ;  elle  y  amena  le  Roi  son  fils  et  M.  le  duc 
d'Yorck.  Quoique  mon  ordinaire  fût  aussi  bon  que  le 
sien ,  les  maisons  royales  sont  toutes  faîtes  les  unes 
comme  les  autres  ;  je  fus  fâchée  de  ne  lui  avoir  pas 
fait  m^leure  chère.  Après  souper ,  on  joua  à  de  pe- 
tits jeux  :  ce  qui  fut  cause  que  l'on  prit  résolution  de 
continuer,  et  de  partager  le  temps  entre  la  danse  et 
le  jeu. 

Le  roi  d'Angleterre  faisoit  toutes  les  mines  que  l'on 
dit  que  tous  les  amans  font.  Il  avoit  de  grandes  défé- 
rences pour  moi ,  me  regardoit  sans  cesse ,  et  m'en- 
tretenoit  tant  qu'il  pouvoit  :  il  me  disoit  des  douceurs, 
à  ce  que  m'ont  dit  des  gens  qui  nous  écoutoient,  et 
parloit  si  bien  français  lorsqu'il  me  tenoit  ces  propos- 
Jà,  qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  doive  convenir  que 
l'Amour  étoit  Français  plutôt  que  de  toute  autre  na- 
tion. Quand  le  Roi  parloit  ma  laàgue,  il  oubKoit  la 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.   [l65l]      l47 

sienne,  et  n'en  perdoit  1  usage  qaavec  moi.  Les  autres 
ne  Tentendoient  pas  si  bien. 

Comme  la  princesse  palatine  fut  prête  à  partir  pour 
Poitiers^  elle  désira  me  voir  ailleurs  que  chez  moi.  Je 
fus  long-temp^  à  song^  comment  cela  se  pourroit 
faire  :  je  n'avois  que  les  fêtes  et  dimanches.  J'allois  à  la 
messe  aux  FeuîUans'  par  le  jardin  des  Tuileries  ;  je 
m'imaginai  que  je  la  rencontrerois  par  ce  chemin-là 
par  hasard,  que  je  Faccosterois,  et  que  nous  parlerions 
ensemble  :  cela  réussit.  Nous  eûmes  une  longue  con- 
versation; elle  me  fit  de  grandes  promesses,  et  vouloit 
m'en  persuader  la  vérité  par  la  force  de  son  raisonne* 
ment  :  à  quoi  j'avois  grande  peine  d'ajouter  foi  ;  elle 
me  parla  fort  du  roi  d'Angleterre,  de  qui  son  mari 
est  cousin-germain  ;  et  par  cette  raison  il  auroit  trouvé 
beaucoup  à  redire  s'il  avoit  eu  connoissance  qu'elle 
m'eût  fait  des  propositions  contraires  au  dessein  qu'il 
avoit,  et  dont  le  succès  lui  seroit  si  avantageux.  Ma- 
dame de  Choisy  arriva  là-dessus ,  laquelle  dit  :  k  II 
«  ne  faut  point  absolument  que  Mademoiselle  voie  si 
«  souvent  le  roi  d'Angleterre  :  cela  fera  un  mauvais 
c(  efiet  à  la  cour.  »  La  princesse  palatine  dit  que  cela 
seroit  ridicule,  et  que  je  devois  vivre  avec  lui  à  mon 
ordinaire.  En  ce  temps-là  j'écrivois  quelquefois  à  la 
Reine ,  qui  me  faisoit  réponse  -,  j'écrivis  aussi  à  M.  le 
chevalier  dé  Guise,  mon  oncle,  avec  beaucoup  de 
zèle  pour  la  cour  :  je  croyois  que  l'on  ouvroit  les 
lettres  à  la  poste ,  comme  j'avois  vu  que  l'on  avoit  fiât 
au  voyage  de  Bordeaux,  et  qu'ainsi  on  verroit  les 
bonnes  intentions  que  j'avois,  et  que  l'on  m'cnsw- 
roit  gré. 

Madame  de  ChâtiUon  étoit  à  Paris,  laquelle  avoit 

lO. 


l4B      '  [l65l]   MEMOIRES 

eu  toute  sa  vie  peu  de  commerce  avec  moi,  à  cause 
de  rattachement  qu'elle  avoit  à  feu  madame  la  pria- 
cesse  :  eUe  avoit  Thonneur  d'être  sa  parente.  Elle  dé- 
sira de  me  voir ,  et  dit  à  la  marquise  de  Mouy,  femme 
du  premier  ëcuyer  de  Monsieur,  et*  qui  mie  voyoit 
très-souvent  (elle  étoit  aimable  de  sa  personne  et  par 
son  esprit),  de  savoir  de  moi  si  je  trouvois  bon  qu'elle 
me  fit  sa  cour  avec  assiduité*  Gomme  c'est  une  per- 
sonne de  grande  qualité ,  fort  belle  et  de  bonne  com^ 
pagnie,  j'en  fus  fort  aise -,  je  crois  que  je  le  désirois 
.  par  le  cas  qu'elle  faisoit  de  moi  ;  je  pense  aussi  qu'elle 
étoit  bien  aise  d'être  de  quelque  partie ,  parce  que 
l'on  s'ennuie  bien  quand  on  n'est  de  rien.  M.  de  Ne- 
mours étoit  de  ses  adorateurs  le  plus  considérable;  et 
comme  il  étoit  à  Bordeaux ,  elle,  n'en  avoit  point  :  de 
sorte  que  je  crois  que  cela  l'ennuyoit  fort,  et  qu'elle 
étoit  persuadée  que  le  roi  d'Angleterre  lui  échappe- 
roit  mal  aisément  quand  elle  voudroit  lui  plaire.  Elle 
ne  jugeoit  pas  que  les  sentimens  qu'il  avoit  pour  moi 
l'en  dussent  empêcher,  puisqu'en  cela  il  n'avoit  d'autre 
dessein  que  de  se  marier  à  un  parti  avantageux.  Elle 
venoit  fort  souvent  à  nos  divertissemens ,  et  faisoit 
mille  flatteries  :  elle  est  naturellement  la  plus  flatteuse 
personne  du  monde,  et  elle  tâchoit  fort  à  me  per- 
suader l'attachement  qu'elle  avoit  pour  moi. 

Pendant  que  toutes  ces  choses  se  passoient,  la 
reine  d'Angleterre  me  parla  un  jour  du  mariage  de 
son  fils,  et  me  dit  que  la  manière  dont  son  fils  et  elle 
avoient  toujours  vécu  avec  moi  ne  leur  permettoit  pas 
d'en  parler  à' Monsieur  sans  savoir  si  je  l'avois  agréa- 
ble-, qu'en  un  temps  où  il  auroit  été  plus  heureux, 
il  eût  fait  la  proposition  à  Monsieur  sans  me  le  de- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MÔNTPEIfSIRR.    [l65l]      l49 

mander,  persuade  qu  il  n  y  avoit  rien  en  sa  personne 
qui  me  déplût;  que  maintenant  qu'il  y  avoit  tant  à 
dire  à  sa  fortune  si  je  voulois  de  iuî,  il  youloit  tenic 
cela  de  ma  générosité,  et  non  de  Monsieur.  Je  lui  ré- 
pondis que  Fétat  auquel  j'étois  étoit  si  heureux ,  que 
je  ne  songeois  point  à  me  marier  ;  que  j'étois  con-^ 
tente  du  rang  qtie  j  avois  et  du  bien  que  je  possédoîs  ^ 
que  je  n'avois'riiîn  À  désirer,  et  qu  ainsi  j'avois  peine 
à  me  marier  ;  que  je  recevois  avec  tout  le  respect  que 
je  devois  cette  proposition  ;  que  cependant  je  lui  de^ 
mandois  du  temps  pour  y  songer.  Elle  me  dit  qu'ell^^ 
me  donnoit  huit  jours ,  et  qu'elle  me  prioit  de  consi- 
dérer que  je  seiN>is  toujours,  maîtresse  de  mon  bien , 
quoique  je  fusse  mariée-,  que  le  Rolson  fils  vivroit  avec 
son  train  des  deux  cent  mille^icus  qu'il  tîroit  tant  d'An- 
gleterre que  dje  ce  que  le  Roi  lui  donnoit  *y  que  ja  se- 
rais reine ,  et  la  plus  heureuse  personne  du  monde  par 
la  tendresse  et  l'amitié  que.le  Roi  son  fils  auroi^pour 
moi-,  qu'il  y  avoit  plusieurs  princes;  en  Allemagne  qui  lui 
promett oient  de  grands  secours;  qu'il  avoit  une  grande 
faction  en  Angleterre,  et  que  lorsqu'on  verrqit  qu'il 
auroit  une  alliance  si  considérable,  cela^ lui  serviroit 
beaucoup;  qu'avec  cela  et  les  secours  qu'il  espéroit, 
il  pourroit  promptement  se  irétablir  en  ses  Etats.  JNolr« 
conversation  finit  ainsi.^ 

Le  roi  d'Angleterre  me  diaoit  souvent  :  «  La  Reine 
«  a  grande  impatience  de  vous  voir.  »  Et.moi  je  ne 
me  hâtois  point  de  lui  faire  réponse  :  je  ne  savois  q(ie 
lui  répondre.  Elle  mé  vint  voir  un  jour,  et  me  dit:, 
«  Ma  nièce ,  j'ai  su  qu'il  y  avoit  eu  pour  vous  quelque- 
ce  espérance  d'épouser  le  Roi ,  et  qu'il  y  a  eu  une  né- 
a  gociation  en  campagne  pour  cela  *,  je  vous  assure- 


l5o  [l65l]  MÉMOIKES 

«  que  mon  fils  et  moi  ne  prétendons  point  la  traver- 
«  ser ,  et  que  nous  vous  feisons  justice ,  persuadés 
«  qu'il  vous  est  plus  avantageux  d'être  reine  de 
a  France  que  d'Angleterre  :  c'est  pourquoi  nous  ne 
a  vous  pressons  pas  ;  promettez-nous  seulement  que 
f(  si  ce  dessein  ne  réussissoit  pas ,  vous  feriez  notre 
«  affaire.»  Je  lui  dis  que  je  ne  savois  ce. qu'elle  vooloit 
dire ,  que  je  n'en  avois  jamais  ouï  parler  ;  que  pour 
mStrque  de  cela ,  je  consentois  qu'elle  parlât  à  Mon- 
sieur. Je  ne  croyois  pas  trop  m'engager  y  je  savois  que 
Monsieur  ne  désiroit  pas  ce  mariage  :  je  ne  sais  si  c'é- 
toit  parce  que  l'état  où  étoit  le  roi  d'Angleterre  ne  de- 
voitpasl'y  faire  consentir,  ou  l'aversion  qu'il  a  tou- 
jours eue  de  me  voir  établie.  Milord  Germain ,  qui  est 
ministre  de  la  reine  d'Angleterre  et  du  Roi  son  fils,  me 
venoit  voir  souvent,  et  raisonnoit  fort  avec  moi  sur 
cette  affaire  *,  elle  l'envoya  peu  de  temps  après  me  dire 
qu'elle  s'en  alloit  au  Luxembourg  pour  parler  à  Son 
Altesse  Royale:  à  quoi  je  consentis,  comme  j'avois 
déjà  fait  ;  et  cela  me  parut  aussi  fort  civil  de  n  y  avQir 
pas  voulu  aller  sans  m'en  faire  encore  parler.  J'y  allai 
aussi:  la  reine  d'Angleterre  parla  à  Monsieur,  lequel 
me  dit 'ensuite  ce  qu'elle  lui  avoit  dit,  et  ce  qu'il  lui 
avoit  répondu ,  savoir  :  que  je  n'étois  pas  à  lui ,  que 
j'étois  au  Roi  et  à  l'Etat  ;  qu'il  falloit  le  consentement 
de  Sa  Majesté;  et  qu'il  lui  avoit  fait  une  civilité  sur 
l'honneur  que  le  Roi  son  fils  et  elle  me  faisoient.  Je 
lui  témoignai  être  bien  aise  qu'il  eût  fait  une  réponse 
qui  ne  concluoit  rien ,  parce  qu'en  l'état  où  étoit  l'An- 
gleterre, je  naurois  pas  été  heureuse  .d'eu  être  reine. 
Gomme  je  fus  de  retour  à  mon  logis,  le  roi  d'Angle- 
terre y  vint;  il  croyoit  l'afl&ire  faite,  parce  qu'il  étoit 


DE  lf4DElfOISCLLK  DE  M OlfTPEKSIEB .   [l65l]      l5l 

persoad^  qu'il  n'y  avoît  aucun  obstacle  du  côté  de  la 
cour,  n  me  tënoigna  la  joie  qu'il  avoit  de  la  favorable 
réponse  que  Monsieur  avoit  faite  à  la  Reine  sa  mère  ; 
ce  qui  lui  donnoit  lieu  d'oser  me  parler  de  son^  des- 
sein ;  que  jusqu'à  cette  beure  il  s'étoit  contenté  de 
laisser  parler  la  Reine  sa  m^e.  Et  sur  cela  il  me  tint 
force  beaux  discours  :  qu'il  auroit  fdus  de  désir  que 
jamais  de  rentrer  dans  ses  Etats ,  puisqu'il  partageroit 
sa  bonne  fortune  avec  moi  :  ce  qui  la  lui  rendroit  plus 
agréable.  Je  lui  répondis  que  s'il  n'y  aUoit  lui-même , 
il  seroit  difiicile  qu'il  parvint  à  les  ravoir  sitôt.  11  me 
répliqua  :  «  QucÀ  !  dès  que  je  vous  aurai  épousée  ^ 
«  vous  voulez  que  je  m'en  aille  ?»  Je  lui  dis  :  a  Oui, 
«  si  cela  est ,  je  serai  pins  obligée  que  je  ne  suis  de 
a  prendre  vos  intérêts;  je  vous  verrois  ici  avec  dou- 
«  leur  dansant  le  triolet  et  vous  divertir,  lorsque  vous 
«  devriez  être  en  lieu  où  vous  vous  fissiez  casser  la 
«  tête,  ou  vous  remettre  la  couronne  dessus.  »  J'ajou- 
tai qu'il  seroit  indigne  de  la  porter  s'il  ne  l'alloit  quérir 
à  la  pointe  de  son  épée,  et  au  péril  de  sa  vie.  Madame 
d'Epemon  ^  qui  souhaitoit  cette  aiTaire  avec  passion  y. 
avoit  beaucoup  de  joie  de  nous  vqir  entretenir.  Je  fus 
un  peu  malade  :  il  me  venoit  voir ,  et  envoyoil  sou- 
vent savoir  de  mes  nouvelles  avec  les  derniers  soins. 
Quoique  je  n'eusse  point  de  hâte  de  la  conclusion  de 
cette  affaire ,  je  recommençai  néanmoins  les  bals  à 
l'ordinaire.  Madame  la  comtesse  de  Fiesque  la  mère 
^moignoit  grande  amitié  pour  le  roi  d'Angleterre ,  et 
di&oit  qu'il  falloitle  faire  catholique,  et  me  prioit  sans 
cesse  de  lui  en  parler.  Je  le  fis  une  fois;  il  me  ré- 
pondit qu'il  feroit  tout  pour  moi;  que,  pour  me  sa- 
crifier sa  conscience  et  son  saAit,  il  fdloit  que  je  m'enr 


l5a  [ï65l]   MÉMOIRES 

gageasse  à  Taffaire  dont  il  m'avoit  tant  parlé,  et  qu'à 
moins  de  cela  il  n'en  feroitrien.  Madame  la  duchesse 
d'Aiguillon,  nièce  de  feu  M.  le  cardinal  de  Richelieu, 
fort  dévote,  et  toutefois  fort  de  la  cour,  me  pressoit 
terriblement  de  lui  promettre  de  l'épouser  s'il  se  faisoit 
catholique  5  que  j'y  étois  obligée ,  et  que  je  serois  res- 
ponsable devant  Dieu  du  salut  de  son  ame.  Milord 
Montaigû  vint  voir  madame' la  comtesse  de  Fiesque 
pour  chercher  avec  elle  le  biais,  afin  de  m'engager  en 
cette  affaire  d'une  manière  que  je  ne  pusse  m'en  dé- 
fendre ;  et  comme  je  vis  celaf^  je  connus  que  la  cour 
Ja  souhaitoit ,  afin  de  ruiner  Monsieur  de  toutes  fa- 
çons ,  et  lui  donner  une  alliance  qui  ne  pouvoit  être 
utile  dans  la  conjoncture  présente.  J'en  parlai  à  Cou- 
las au  Luxembourg  ]  il  me  dit  qu'il  m'en  viendroit 
entretenir  à  loisir  un  matin.  Il  y  avoit  eu  comédie 
chez  moi;  le  roi  d'Angleterre  y  étoit  venu  ce  jour-là 
sans  que  je  lui  en  eusse  parlé,  de  sorte  qu'il  s'en 
plaignit.  Je  ne  m'en  souciai  point  :  et  cela  fit  qu'il  fut 
quelques  jours  sans  venir  chez  moi,  pendant  lesquels 
Germain  me  demanda  audience.  Je  lui  donnai  heure 
pour  le  lendemain  au  matin  :  il  arriva  comme  Goulas 
étoit  dans  mon  cabinet;  il  ne  voulut  pas  entrer,  et 
attendit.  Goulas  m'allégua  le  misérable  état  où  je  se- 
rois si  j'épousois  le  roi  d'Angleterre  -,  et  quoique 
j'eusse  de  grands  biens ,  je  n'en  avois  néanmoins  pas 
assez  pour  subvenir  à  une  guerre  telle  qu'il  falloit  qail 
la  fît  ;  et  quand  il  auroit  vendu  tout  mon  bien ,  et  qu'il 
n'auroit  pas  reconquis  son  royaume,  je  mourroisfle 
faim  ;  qu'il  pouvoit  mourir ,  et  que  si  cela  arrivoit , 
je  serois  la  plus  misérable  reine  du  monde;  que  je 
serois  à  charge  à  Monsieur,  au  lieu  de  le  pouvoir 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO^iTPENSIER.    [l65l]       l53 

sernr  ;  que  je  de  vois  voir  Famitié  que  Ton  a  voit  pour 
moi  à  la  cour  par  cette  proposition  ;  que  les  fréquentes 
visites  du  roi  d'Angleterre,  les  respects  et  lés  défé- 
rences qu'il  me  reudoit  étoient  dés  galanteries  à  un 
roi ,  et  que  cette  déclaration  ouverte  qu'il  en  faisoit 
pourroit  un  jour  produire  de  mauvais  effets  pour  moi 
dans  les  pays  étrangers ,  et  empêcher  tous  les  autres 
princes  de  songer  à  moi  :  qu'ainsi  je  ne  pouvois  trop 
tôt  rompre  ce  commerce. 

Quelques  jours  auparavant,  la  princesse  palatine 
étoit  partie  pour  aller  à  Poitiers ,  sûr  ce  qu'on  disoit 
que  le  cardinal  Mazarin  y  devoit  bientôt  arriver.  Elle 
me  voulut  voir  chciz  madame  de  Chèisy ,  où  j'allai  : 
elle  me  tint  les  mêmes  discours  qu'elle  avoit  accou- 
tumé ,  et  me  dit  que  je  devois  faire  mon  possible 
afin  c{ue  le  coadjuteur  me  rendit  de  bons  offices  au- 
près de  Monsieur.  Comme  c'étoit  un  homme  avec  le- 
quel je  n'avois  nul  commerce  depuis  quelques  années,, 
quoiqu'il  eût  été  de  mes  amis  autrefois,  et  parce 
qu'au  voyage  de  Bordeaux  j'avois  été  un  peu  contre 
lui  avec  la  Reine,  il  nem'avoit  pas  vue;  cependant 
un  conseiller  de  ses  amis ,  nomfné  Caumartin ,  m'avoit 
dit  qu'il  avoït  beaucoup  de  zèle  pour  moi.  Comme  ce 
n'étoit  qu'un  compliment ,  et  qu'il  rendoit  de  grands 
devoirs  à  Madame,  avec  qui  je  n'étois  pas  trop  bien, 
je  trouvois  que  d'établir  beaucoup  de  commerce 
avec  lui,  cela  me  seroit  difficile.  Monsieur  me  dit  un 
jour  :  «  Vous  avez  connu  M.  le  coadjuteur  :  pourquoi 
«  ne  vous  plaît-il  plus  ?  »  Je  lui  dis  que  je  n'en  savois 
rien  -,  il  me  répliqua  qu'il  nous  falloit  raccommoder. 
Je  lui  dis  que  s'il  faisoit  des  avances  pour  cela,  j'en 
serois  bien  aise;  qu'il  ne  me  sembloit  pas  que  j'en 


l54  [l65l]   MÉMOIRES 

dusse  &ire.  Je  le  trouvai  chez  Monsieur  ;  il  vint  à 
moi ,  et  il  me  dit  :  «  Je  vous  supplie  que  j'aie  l'hon- 
«  neur  de  vous  parler,  n  Nous  allâmes  à  une  fenêtre , 
où  nous  eûmes  un  grand  éclaircissement,  duquel 
nous  sortîmes  bons  amis.  La  palatine  eut  grande  joie 
de  savoir  cela  avant  que  de  partir  ;  quoiqu'elle  m'eut 
dit  adieu,  elle  demeura  encore  quinzejoursàParis, 
pendant  lesqueb  madame  de  Cfaoisy  vint  me  trouver 
pour  me  dire  :  «  La  palatine  a  besoin  d'argent ,  elle 
«  vent  avmr  deux  cent  mille  écus.  i»  Je  lui  dis  que 
j'ordonnerois  k  mes  gens  de  les  trouver.  Sur  quoi  elle 
me  répliqua  :  «  La  palatine  ne  veut  pas  que  vos  gens 
«  le  sachent  ;  elle  vous  en  fera  trouver,  et  les  sûretés 
«  à  ceux  ((cà  vous  les  prêteront,  parce  que  vous  n'êtes 
«  pas  en  âge,  afin  qu'il  n'y  ait  nuHe  difficulté.  »  Je 
n^en  voulus  rien  faire,  voyant  bien  qu'elle  me  vouloit 
prendre  pour  dupe  ;  et  comme  ceci  s'est  passé  avant 
la  conversation  de  Goulas ,  je  l'ai  interrompue  pour 
le  mettre  ici  comme  ime  circonstance  à  n^être  pas 
oubliée. 

Après  que  Goulas  fat  parti ,  Germain  entra ,  et  me 
dit  :  «  Je  n'ai  garde  de  croire  que  nos  aflfaires  ne 
«  soient  pas  faites  :  M.  Goulas  est  un  fort  bon  solli- 
« .  citeur.  »  Je  lui  dis  que  le  roi  d'Angleterre  me  fai- 
soit  beaucoup  d'honneur,  que  les  affaires  n'étoient 
pas  en  état  de  se  conclure  -,  que  je  le  "supidiois  de  ne 
me  pas  venir  voir  si  souvent ,  parce  que  tout  le  monde 
y  trouvoit  à  redire ,  et  que  cela  me  faisoit  tort.  11  fut 
surpris  de  ce  que  je  lui  disois,  et  me  dit  tout  ce  que 
l'on  pouvoit.dire  pour  modérer  cet  arrêt;  et  j'en  de- 
meurai là.  Le  roi  d'Angleterre  fut  ensuite  trois  se- 
maines sans  me  voir  rje  crob  que  cela  le  fâcha  et  lui 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPEHSIER.    [l65l]      l55 

donna  de  Tennui  ;  il  n'avoit  nul  divertissement  :  Ton 
vit  bi^L  qae  le  mien  ne  consistoit  pas  en  llionneiur 
de  sa  conversation  et  de  sa  vne.  Mes  assemblées  con- 
tinuèrent anssi. fréquentes  et  jdus  belles  que' quand 
il  y  étoit ,  parce  que  |dusieurs  gens  qui  n  avoient  pas 
llionneur  d'être  ccmnus  de  lui  n*y  osoient  venir. 
Madame  d'Epemon  bouda  un  peu  du  discours  que 
j'avois  fait  à  Germain  sans  lui  en  parler;  et  comme 
elle  ne  savoit  pas  ce  qui  m'y  avoit  obligée ,  elle  crut 
que  j'avois  tort.  Elle  vint  moins  souvent  me  voir  ;  et 
les  jours  que  Ton  dansa  chez  moi ,  le  roi  d'Ang^terre 
aUachez  elle,  oùils  jouoientdes  bijoux,  et  vouloient 
qu'on  crut  qu'ils  se  divertissoient  fort  Inen.sans  mm: 
ce  que  je  ne  croyois  point,  et  surtout  madame  d^- 
pemon.  Je  m'aperçus  fort  bien  que  je  ne  la  voyois  plus 
si  souvent:  j'ai  toujours  eu  tant  de  tendresse  pour  elle, 
que  ses  moindres  froideurs  m'inquiétoient.  Aussi  nous 
fumes  bientôt  raccommodées ,  et  je  lui  dis  que  j'avois 
su  que  M.  de  Fienne  disoit  par  le  monde  que  j'aimois 
passionnément  le  roi  d'Angleterre,  et  que  je  l'épouse- 
rois  par  amour  :  cela  me  déplut  au  dernier  point.  Je 
sus  «ncore  que  milord  Germain  alloit  tous  les  soirs 
chez  madame  de  Beringhen ,  et  tenoit  les  mêmes  dis- 
cours en  présence  de  tout  le  monde  ;  et  il  ajoutoit  : 
«  Nous  retrancherons  son  train ,  et  nous  vendrons 
«  ses  terres.  »  Cette  manière  d'empire  que  Ton  vou- 
loit  prendre  sur  moi  ne  me  plut  non  plus  que  l'amdur  : 
de  sorte  que  sur  cela  je  pris  ma  r^lution.  A  la  vérité 
elle  fut  un  peu  brusque  :  c'est  mon  humeur. 

L'on  parla  dans  le  même  temps  de  marier  made- 
moiselle de  Longueville  à  M.  le  duc  d' Yorck.  Il  l'alloit 
souvent  visiter  :  cela  étoit  quasi  (ait.  Je  témoigiiai  an 


l56  [1652]  MÉMOIRES 

roi  et  à  la  reine  d'Angiélen-e  que  je  ne  crojroîs  pas 
que  ce  fût  leur  avantage  ;  que  cinquante  mille  écus 
(le  rente  n'ëtoient  pas  suffisans  pour  faire  subsister 
M.  le  duc  d'Yorek  avec  unefe)nme  et  des  enfans  quand 
ils  en  auroient.  Ils  crurent  que  je  n'enavois  pas  en- 
vie ;  je  ne  sais  si  c^étoit  cette  raison  ou  bien  celle  dé 
leurs  intérêts,  qui  ëtoit  assez  grande,  qui  rompit 
Taffaire.  La  première  fois  que  je  vis  la  reine  d'Angle- 
terre après  la  conversation  de  Germain ,  elle  me  fit 
mille  reproches 5  et  comme  le  Roi  son  fils  entra  (il 
avoit  toujours  accoutumé  de  se  mettre  sur  un  siège 
devant  moi),  Ton  lui  apporta  une  grande  chaise  où  H 
se  mit  :  je  .crois  qu'il  crut  me  faire  un  grand  dépit ,  eh 
cela  ne  m'en  fit  nul. 

[1662]  11  arriva  une  bien  plus  grande  affaire  :  M.  le 
cardinal  Mazarin  entra  en  France.  Au  môme  moment 
que  Monsieur  le  sut,  il  envoya  quérir  ses  troupes  qui 
étoient  dans  l'armée  du  Roi,  commandée  pat  M.  le  ma- 
réchal d'Harcourt,  qui  consistoient  en  ses  compagnies 
de  gendarmes,  de  chevau-légers,  et  celles  de  M.  le  duc 
de  Valoir  mon  firère ,  et  les  régimens  de  cavalerie  et 
d'infanterie  de  l'un  et  de  l'autre,  avec  le  régiment  de 
Languedoc  ^  dont  Monsieur  est  gouverneur.  Le  comte 
de  Mare,  qui  étoità  Monsieur,  amena  son  régiment 
de  cavalerie  ^  le  comte  de  Hollac ,  Allemand ,  homme 
de  grande  qualité  et  de  mérite  à  qiii  Monsieur,  à  ma 
prière ,  avoit  fait  donner  un  régiment  de  cavalerie  de  sa 
nation ,  le  .vint  trouver  *,  et ,  à  son  imitation ,  M.  Sester , 
neveu  du  maréchal  de  Rantzau,  y  vint  aussi  avec  son 
régiment.  Monsieur  envoya  ces  troupes  se  poster  sur 
tous  les  passages  des  rivières,  pour  empêcher  le  pas- 
sage de  M.  le  cardinal  Mazarin.Xè  parlement  députa 


DE   MXDEMOISELLE  DE   ]IOXTPE2C»Em.    [l65a]       l57 

des  conseillers  poar  envoyer  sur  la  route  à  la  même 
intention;  MM.  Da Coodray ,  Genier  et  Bitant  y  furent 
pour  cet  elTet,  et  se  tronrèrent  à  Pont-sur- Yonne 
lorscpe  M.  le  cardinal  Maiarin  y  arriva  avec  Farmëe, 
cfuiTescortoit.  Comme  il  n  y  avoit  à  ce  pont  que  cent 
mousquetaires  de  Languedoc ,  commandés  par  un  ca- 
pitaine nommé  Moraogé,  qui  résista  fort  long-temps 
avec  son  peu  de  troupes  contre  un  nombre  considé- 
rable ,  et  fit  en  cette  rencontre  une  très-belle  action  » 
MM.  Bitaut  et  Ou  Goudray  furent  obligés  de  se  sauver  : 
le  premier  fut  fidt  prispnnier,  et  iautre  se  défendit 
en  trè&-brave  gentilhomme  comme  il  est ,  et  se  sauva* 
M.  le  cardinal  Mazarin  passa  la  rivière  de  Loire  k  Gien 
sans  aucune  résistance  :  les  habitansavoient  refusé  de 
laisser  entrer  les  troupes  de  Son  Altesse  Royale,  qui 
sj  vouloieat  jeter.  Il  passa  partout  sans  nulle  diffi- 
culté ,  et  arriva  heureusement  k  la  cour ,  où  il  reçut 
tons  les  témoignages  possibles  de  joie  et  de  contente- 
ment. 

M.  le  coadjuteur  me  vint  voir  ensuite  de  Féclair- 
cissement  que  nous  avions  eu  ensemble  ;  il  me  parla 
du  dessein  du  roi  d'Angleterre ,  et  me  dit  qu'il  avoit 
voulu  rengager  à  en  parler  à  Monsieur  ;  qu'il  ne  Tavoit 
pas  voulu  faire  \  qu'il  auroit  toute  la  joie  possible  de 
m.e  voir  reine  de  France ,  et  qu'il  me  supplioit  de 
croire  qu'il  n'y  auroit  rien  au*monde  qu'il  ne  fit  pour 
cela.  Sa  conduite  ne  répondit  pas  à  son  discours.  Je  le 
voyois  peu. 

Comme  Monsieur  se  fut  déclaré  contre  M.  le  car- 
dinal Mazarin,  madame  de  Choisy  me  vint  voir  un 
matin.  Je  lui  dis  que  je  la  suppliois  d'écrire  à  la  pala- 
tine que  je  la  remerciois  des  offres  qu'elle  m'avoit 


t5S  [l65d]  MÉMOIRES 

faites  de  me  servir;  que  si  elle- croy  oit  avoir  qaelqae 
engagement  avec  moi,  je  la  priois  de  croire  que  je 
n'en  voulois  plus  avoir  avec  elle,  et  que  les  deux  cent 
mille  ëcus  que  madame  de  Clioisy  m'avoit  demandés 
pour  elle  seroient  employés  pour  le  service  de  Mon- 
sieur pour  faire  la  guerre  à  M.  le  cardinal  Mazarin , 
et  que  par  cette  voie  je  serois  plus  tôt  reine  de  France. 
Madame  de  Choisy ,  qui  va  comme  une  girouette  à 
tous  vents  et  de  tous  côtés ,  approuva  fort  mon  dire^ 
et  me  répondit:  a  Je  venois  vous  dire  justement  ce  que 
«  vous  m'avez  dit.  »  Je  la  priai  que  Ton  ne  parlât  ja- 
mais de  cette  affaire,  parce  que  si  on  la  savoif  dans 
le  monde ,  on  croiroit  que  j'aurois  été  leur  dupe  *,  et 
que  je  serois  obligée  de  m'en  défendre ,  et  de  dire 
que  quand  les  gens  ne  donnent  point  leur  argent  à 
ceux  qui  les  veulent  attraper ,  Ton  n'est  pas  dupe.  Elle 
me  répondit  que  cela  demeureroit  dans  Toubli. 

M.  de  Nemours  arriva  à  Paris.  Ilrevenoit  de  Guienne 
d'auprès  de  M.  le  prince  :  il  s'en  alloit  en  Flandi*e 
quérir  ses  troupes  qui  y  étoient  avec  celles  que  le  roi 
d'Espagne  lui  donnoit.  Lorsque  M.  le  prince  partit 
pour  Aller  en  Guienne,  ses  troupes  faisoient  un  corps 
séparé  de  l'armée  du  Roi ,  et  étoient  à  Maries  :  de  sorte 
qu'elles  purent  sans  peine  passer  en  Flandre.  11  fui 
quelques  jours  à  Paris,  et  vint  aut  assemblées  du 
Luxembourg.  Madame  de  Chitillon  s'y  trouva  la  pre- 
mière fois  qu'il  y  vint,  ajustée  au  dernier  point  et  belle 
comme  un  ange  :  ce  qui  fut  d'autant  plus  remarqué 
que  tout  Thiver  elle  n'avoit  point  sorti  et  ne  s'étoit 
point  habillée. 

M.  le  comte  de  Fiesque  arriva  après ,  de  la  part  de 
M*  le  prince,  avec  un  plein  pouvoir  de  signer  un 


DE  MADKMOISELLB  OB  MOSTPEHtlKB.   [l65a]       l5g 

traké  avec  Monsieur.  Ifadame  fit  tous  «escïTorts  pour 
empêcher  Monsieur  de  signer  ;  elle  n  ent  pas  asseï  de 
crédiL  M.  de  Nemours  me  témoigna  en  être  fort  mé* 
content ,  et  qu'il  le  feroit  savoir  à  M.  le  prince,  de  la 
part  dn<[uel  il  me  fit  mille  protestations  de  services  : 
à  quoi  je  répondis  assez  froidement*  Le  comte  de 
Fiesqne ,  en  qui  j'avob  une  grande  confiance  depuis 
longtemps,  me  donna  aussi  de  grandes  assurances  du 
zèle  que  M.  le  prince  avoit  de  me  servir ,  et  de  sa  joie 
si  je  pouvtts  être  persuadée  que  nos  intérêts  étoient 
communs ,  parens  comme  nous  étions  ;  qu'il  désiroit 
que  je  fiisse  reine  de  France  \  qpe  c'étoit  le  plus  grand 
avantage  pour  lui ,  et  qu'il  se  croiroit  heureux  si  j'a- 
vois  la  bonté  d'avoir  {Jus  de  confiance  en  lui  que  par 
le  passé.  Je  reçus  fort  bien  ce  compliment ,  et  témoi- 
gnai au  comte  de  Fiesque  que  j'aimerois  mieux  que 
M.  le  prince  se  mêlât  de  mes  intérêts  que  qui  que  ce 
fut  ;  que  je  lui  donnerois  des  marques  de  cette  vérité 
par  ma  conduite ,  et  que  je  voulois  être  avec  sincérité 
de  ses  amies  k  Favenir.  De  sorte  que  M.  le  comte  de 
Fiesque ,  qui  avoit  une  lettre  de  M.  le  prince  à  me 
donner ,  me  l'apporta  le  lendemain.  «Tai  jugé  néces- 
saire de  la  mettre  id ,  aussi  bien  que  quelques  autres. 

«  Mademoiselle, 

«  Rapprends  avec  la  plus  grande  joie  du  monde  les 
bontés  que  vous  avez  pour  moi  ;  je  souhaiterois  avec 
passion  vous  pouvoir  donner  des  preuves  de  ma  re^ 
connoissance.  J'ai  prié  M.  le  comte  de  Fiesque  de 
vous  témoigner  l'envie  que  j'ai  de  mériter  par  nés 
services  la  ccmtinuation  de  vos  bonnes  grâces.  Je  vous 
supplie  d'avrâr  créance  à  ce  qu'il  vous  dira  de  ma  part, 


l6o  [lÔSa]   MEMOIRES 

et  d*âtre  persuadée  que  personne  du  monde  n'est  avec 
plus  de  passion  et  de  respect ,  mademoiselle , 

((  Louis  DE  Bourbon.  » 

Cette  lettre  ëtoit  assez  obligeante  pour  des  compli- 
mens  que  j'avois  faits  à  ses  amis ,  et  marquoit  bien 
Fenyie  qu'il  avoit  d'être  des  miens ,  comme  il  Ta  té- 
moigné depuis  en  toutes  occasions  :  aussi  de  mon  côté 
n'en  ai-je  perdu  aucune  de  prendre  ses  intérêts,  et 
de  faite  connoitre  combien  ils  m'étoient  chers.  Quand 
la  nouvelle  vint  que  M.  de  Nemours  étoit  entré  en 
France  avec  son  armée,  j'en  fus  bien  aise.  Comme  il 
s'approcha ,  Monsieur  s'inquiéta  fort  pour  faire  passer 
la  rivière  de  Seine  à  ses  troupes  :  ce  que  l'on  fit  à 
Meulan.  M.  le  duc  de  Sully,  qui  en  est  gouverneur, 
servit  parfaitement  bien  le  parti  -,  il  auroit  été  à  sou- 
haiter que  Son  Altesse  Royale  y  eut  été  :  cela  eût  pu 
obliger  M.  de  Longueville  à  l'y  venir  recevoir ,  parce 
que  c'étoit  dans  son  gouvernement  *,  et  cette  entrevue 
auroit  pu  l'engager  à  faire  pour  M.  le  prince  ce  qu'il 
n'avoit  point  fait.  M.  le  coadjuteur  l'empêcha  de  faire 
ce  voyage  -,  il  fut  fait  cardinal  aux  quatre-temps  du 
carême  :  ce  qui  donna  une  grande  joie  à  Mpnsieur  et 
à  ses  amis.  11  m'en  envoya  donner  part  dès  le  matin, 
et  ensuite  me  vint  voir  revêtu  des  marques  de  cette 
nouvelle  dignité;  de  sorte  que  nous  l'appelâmes  à 
Paris  le  cardinal  de  Retz.  Cette  dignité  lui  donna  lieu 
de  manifester  davantage  la  haine  qu'il  avoit  contre 
M.  le  prince  *,  il  fit  faire  une  assemblée  de  noblesse, 
amenée  par  quelques-uns  de  ses  amis  dans  le  Vexin 
pour  empêcher  M.  de  Nemours  de  passer,  et  pour  le 
charger.  Cela  fut  fort  inutile  :  ces  gens-là  ne  parurent 


DE  MADEMOISELLE  DE  MOMTPENSIER.  [l65a]      1^1 

pas  seulement,  et  Fon  fit  croire  à  Monsieur  que  ce 
pairti  ëtoit  considërabie  :  ce  qui  caûsoit  son  inquié- 
tude. M.  de  Nemours ,  après  avoir  passé  la  rivière , 
.vint  ici  voir  Monsieur,  et  amena  avec  lui  M.  le  baron 
de  Glinchamp,  qui  commandoit  toutes  les  troupes 
que  le  roi  d'Espagne  avoit  données  à  M.  le  prince ,  et 
quantité  de  ses  officiers ,  qui  étoient  étrangers ,  et  qui 
vouloient  voir  Paris.  Cependant  Tarmée  de  Monsieur, 
dont  M.  le  duc  de  Beaufort  étoit  général ,  étoit  allée 
en  toute  diligence  secourir  Angers ,  où  M.  de  Rohan 
avoit  tenu  bon  pour  M.  le  prince ,  à  ce  qu'il  disoit  : 
la  suite  le  fera  connoitre.  11.  demandoit  du  secours  en 
grande,  hâte;  il  étoit  pressé  par  Farmée  du  Roi,  cpm* 
mandée  par  le  maréchald'Hocquincourt.  Lorsqu'il  de* 
manda  du  secours,  il  avoit  marqué  un  jour  jusqu'au- 
quel  il  tiendroit;  il  se  rendit  cependant  deux  jours 
devant,  quoiqu'il  sûtl'armée  proche,  et  qu'elle devoit 
arriver  le  jour  qu'il  Favoit  demandée.  Plusieurs  croient 
qu'il  s'engagea  dès  ce  momenl  à  M.  le  cardinal  Ma- 
larin ,  et  qu'il  ne  vint  à  Paris  que  pour  l'y  servir.  11  le 
servoit,  et  assurément  il  fuinoit  les  troupes  par  les 
grandes  marches  qu'il  leur  faisoit  faire  :  ce  qui  les  fa- 
tiguoit  beaucoup  assez  inutilement. 

M.  de  Clinchamp,  après  avoir  rendu  ses  devoirs 
à  Son  Altesse  Royale ,  me  vint  voir.  Je  fus  fort  con- 
tenue de  lui:  c'étoit  un  honnête  homme,  de  beau- 
coup.  d'esprit  et  de  mérite.  En  sa  considération  et 
celles  de  tous  ses  officiers ,  Monsieur  voulut  que  Fon 
fit  une  grande  assemblée  chez  moi  le  jour  de  la  mi- 
caréme  :  à  quoi  j'obéis  volontiers.  11  y  eut  un  ballet 
assez  joli:  ce  qu^il  admira  moins  que  la  beauté  des 
dames  de  France,  aussi  bien  quêtons  les  colonels. 

T.  4ï-  '*    " 


l6%  [l65a]  MÉMOIRES 

Pour  lui ,  quoiqu'il  servît  le  roi  d'Espagne ,  il  étoit 
Français  de  la  frontière  de  Lorraine  y  il  avoit  ëtë  dans 
sa  jeunesse  nourri  dans  cette  cour,  et  M.  de  Lorraine 
Tavoit  engage  au  service  des  Espagnols.  11  me  vint 
voir  souvent ,  et  témoignoit  qu  il  n  eût  rien  souhaite 
avec  plus  de  passion  que  de  me  voir  maîtresse  des 
Pays-Bas.  Je  tournois  ce  discours  en  raillerie;  je  ne 
le  connoissois  pas  assez  pour  le  pouvoir  prendre  autre- 
ment ,  comme  j'ai  fait  depuis.  Avant  qu'il  partît  d'ici, 
M.  de  Nemours  et  lui  me  prièrent  qu'ils  pussent  voir 
encore  une  assemblée  chez  moi.  Je  leur  donnai  un 
ballet  *,  il  fut  plus  petit  que  l'autre.  Us  ne  restèrent 
que  huit  jours  à  Paris;  il  falloit  qu'ils  marchassent 
pour  se  joindre  aux  troupes  de  Son  Altesse  Royale. 

Angers  pris ,  la  cour  revint  du  côté  de  Paris  ;  elle 
s'arrêta  quelque  temps  à  Blois,  d'où  l'on  envoya  à 
Orléans  savoir  si  l'on  y  recevroit  le  Roi  avec  le  car- 
dinal Mazarin:  ce  qui  n  étoit  pas  sans  difficulté.  L'ar- 
mée de  M.  d'Hocquincourt  avoit  tellement  ruiné  toutes 
les  terres  de  Son  Altesse  Royale ,  et  généralement 
tout  le  pays  Blaisois,  que*  ceux  d'Orléans  craignoient 
un  pareil  traitemeht,  et  avoient  assez  de  raison  de 
craindre  d'en  être  pillés  ;  tous  les  blés  de  la  province 
et  tous  les  meubles  de  tout  le  pays,  de  la  noblesse  et 
des  autres,  étoient  entrés  dans  leur  ville.  Sur  cette 
première  lettre  du  Roi ,  les  habitans  envoyèrent  à  Son 
Altesse  Royale  savoir  ce  qu'ils  feroient.  Elle  y  envoya 
M.  le  comte  de  Fiesque  et  M.  de  Gramont ,  qui  est  unde 
ses  gentilshommes  *,  ils  apaisèrent  tout  le  trouble  que 
la  crainte  et  l'effroi  y  avoient  fait  naître.  L'éloquence 
avec  laquelle  le  comte  de  Fiesque  parla  au  peuple  le 
rangea  sous  l'obéissance  de  Son  Altesse  Royale,  et 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEKSIER.    [l65a]       l63 

umltousles  esprits  d'une  telle  manière  que  Imtendint, 
qu  ils  croyoient  lliomme  de  M.  le-  cardinal  Mazarin 
et  non  celui  du  Roi , .  fat  presque  assommé  lorsqu'il 
passa  par  une  place  qui  s  appelle  le  Martroy  :  ils  çrioient 
nu  mazarin!  De  sorte  que,  pour  se  sauver  de  cette 
furie  du  peuple ,  il  fallut  que  le  comte  de  Fiesque  Ten 
allât  retirer  ;  et  on  ne  voulut  jamais  le  lui  rendre  qu'il 
n  eût  crié  vive  le  Boi  et  non  Mazarin  I  ce  qtt^il  fit. 
Il  monta  sur  les  degrés  qui'  sont  au  milieu  de  la  placé 
pour  obéir  à  leurs  ordres.  Cela  fut  assez  plaisant  de 
voir  ce  pauvre  M.  Le  Gras,  qui  est  un  ancien  maître  des 
requêtes,  avec  sa  robe  de  satin  se  soumettre  aux  lois 
d'une  populace  émue  pour  sauver  sa  vie  :  il  n'y  a  rien 
de  si  ridicule. 

M.  le  marquis  de  Sourdis ,  gouverneur  de  la  pro* 
▼ince  et  dis  la  ville ,  y  étoit  peu  en  crédit ,  et  sa  con- 
duite envers  Son  Altesse  Royale  étoit  telle v  que  Fou 
étoit  bien  aise  de  la  voir.  Ainsi  M.  le  comte  de  Fiesque 
revint  en  diligence  pour  obliger  Son  Altesse  Royale 
d'aller  à  Orléans ,  sa  présence  y  étant  tout-à-fait  né* 
cessaire  pour  la  conservation  de  cette  grande  ville  : 
poste  si  considérable  en  temps  de  guerre  civile ,  et 
un  pays  si  renommé  pour  son  commerce.  La  commu* 
fiîeation  de  la  Guienne  étoit  encore  nécessaire  au  parti 
et  aux  intérêts  de  M.  le  prince,  qui  recommandoit 
que  l'on  eût  soin  de  ménager  Orléans^  de  sorte  que 
tous  ses  amis  pressoient  fort  Monsieur  d'y  aller  :  à 
quoi  il  se  résolut  le  samedi  de  Piques  fleuries  an  soir, 
U  m'avôit  dit  quelques  jours  auparavant  que  les  boàr* 
gebis  dIOrléans  l'avoient  envoyé  prier ,  au  cas  qn*il 
n'y  pût  aller,  de  m'y  envoyer.  Je  répondis  à  cela 
qu'il  savoit  bien  que  j'étois  toujours  prête  à  lui  obéir. 

II. 


164  [r65a]  mémoires 

Comme  Ton  me  dit  le  dimanche  au  matin  qtie.Mdii^ 
sieur  partoit  pour  Orlëanis  le  lendemain ,  et  que  cela 
étoit  résolu  ;  qu'ilavpit  envoyé  à  messieurs  les  ducs  de 
Beaufort  et  de  Nemours  leur  dire  de  lui  envoyer  une 
escorte  au  delà  d'Etampes ,  je  dis  à  Prëfontaine  :  «  Je 
«  gagerois  que  j*irai  à  Orléans.  »  Il  me  répliqua  qu*il 
ne  comprenoit  pas  sur  quoi  j'avois  celte  pensée.  Je 
lui  dis  que  Monsieur  ^'étoit  engagé  à  faire  ce  voyage 
Icontre  le  sentiment  du  cardinal  de  Retz  ;  qu'il  ne 
pouvoit  demeurer  à  Paris  sans  qu'il  m'envoyât  à  sa 
place,  et  que  je  nen  serois  point  fâchée,  parce  que 
c'étoit  ce  qui  tenoit  {dus  au  cœur  à  M.  le  prince  ;  et 
qu'il  étoit  fort  beau ,  lorsque  Ton  s'engageoit  à  être 
ami  des  gens,  de  leur  rendre  un  service  si  considé^ 
fable  ;  que  cela  le  rendroit  redoutable  pour  jamais  ; 
que  rendre  en  même  temps  ce  service  au  parti ,  c'étoit 
obliger  tout  ce  qui  en  étoit. 

.  Jtivois  fait  dessein  d'aller  coucher  ce  soir-là  aux 
Carmélites  de  Saint-Denis  pour  y  passer  la  semaine 
sainte ,  comme  je  faisois  quasi  toutes  les  grandes  fêtes  ; 
je  Tavois  même  dit  à  Monsieur,  et  j'avois  pris  congé 
de  lia.  Je  remis  mon  voyage  au  lendemain ,  à  cause 
de  celui  de  M.  de  B^ufort ,  qui  étoit  venu  depuis  le 
comte  de  Fiesque  pour  presser  Monsieur  d'aller  à  Or- 
léans. Il  me,  vint  voir  et  médit  :  «  Si  Monsieur  n'y  veut 
«  pas  aller,  il  faut  que  ce  soit  vous.  »  Je  m'en  allai  aux 
Capucins  die  Saint-Honoré,  où  préchoit  le  père  Georges, 
grand  frondeur.  Monsieur  y  étoit  ;  je  lui  dis  que  j'avois 
différé  mon  voyage  sur  ce  que  j'avois  appris  le  sien. 
J'allai  ensuite  au  Luxembourg ,  où  je  le  trouvai  fort 
inquiet  \  il  se  plaignit  à  moi  de  la  persécution  que  les 
ami»de  M.  le  prince  lui  faisoient  d'aller  à  Orléans;  que 


DB  IUI>Sli01âBU.K  DB  MORTPBKSIEli.   [iGSs]      l65 

S  il  akandonnoit  Paris,  lont  ëtoit  perda ,  et  quHl  n  inHt 
point.  ToBies  les  conversations  que  r<m  avoit  avec 
lui ,  lorsqu'il  n'ëtoit  pas  satisfait  des  gens  qui  le  vou- 
loient  Êdre  agir,  finisaoient  toujours  par  des  soukait» 
d'être  en  repos  à  Blois ,  et  par  le  bonheur  des  gens 
qui  ne  se  mêlent  de  rien.  A  dire  le  vrai ,  cela  ne  ma 
plaisoit  point  ^  je  jugeois  par  lii  qu'à  la  suite  du  temps 
celte  affaire  iroît  à  rien,  et  qu'on  se  verroit  réduis, 
comme  on  a  été,  chacun  chez  soi  :.  ce  qui.  ne  convient 
guère  aux  gens  de  notre  qualité ,  et  convenoit  encore 
moins  à  avancer  ma  fortune  ;  de  manîèreque  ces  sortes 
de  discojurs  me  faisoient  toujours  verser  de&larmes,  et 
me  causoient  beaucoup  de  chagrin.  Je  demeurai  àsses 
tard  chez  Monsieur  ;  tout  le  monde  me  venoit  dire  i. 
«  Vous  irez  assurément  à  Orléans.  »  M.  de  Chavigny,- 
qui  étoit  un  homme  de  grand  esprit  et  de  grande  ca- 
pacité, qui  avoit  été  élevé  pkr  le  cardinal  de  Richelieu 
aux  ailàires.,  et  qui  étoit  connu  de  lui  pour  tel  que  je 
viens  de  dire ,  étoit  fort  de  mes  amis  et  fort  de  ceux 
de  M.  le  prince  ;  il  me  dit  :  <c  Voici  la  pins  belle  actioa 
«  du  monde  à  faire  pour  vous ,  et  qui  obligera  sensî-. 
%  blement  M^  le  prince.  »  Monsieur  entraîne  cela ,  au- 
quel  j^e  donnai  le  bon  soir,  el  m'en  allai  à  mon  logi^. 
Comme  je  soupois ,  le  comte  de  Tavannes,  lieuteiuint 
général  de  l'armée  de  M.  le  prince,  entra,  et  me  dit 
tout  bas  :  n  Nous  sommes  trop  heureux ,  c'est  vous  qui 
«  venez  à  Orléans  -,  n'en  <Utes  mot  :  M.  de  Rohan  vous  le 
«  va  venir  dire  de  la  part  de  Monsieur.  »  M.  de  Rohan 
arriva ,  m'apporta  cet  ordre  :  ce  que  je  reçus,  comme 
j'ai  toujours  fait  les  commandemens  de  Monsieur,  avec 
beaucoup  de  joie  de  lui  obéir -,  j'en  sentois  une  dans 
le  c«eur  qui  me  marquoit  une  fortune  aussi  extraor- 


i6G  [i65a]  MÉMoiRt:s 

dinaire  que  le  fut  rexëcution  de  cette  affisiire.  M.  de 
Rohan  me  dit  qu'il  y  yiendroit  avec  moi  -,  je  priai  le 
comte  et  la  comtesse  de  Fiesque  de  m'y  accompagner, 
et  madame  de  Frontenac  :  ce  qu'ils  firent  avec  beau- 
coup de  satisfaction.  Je  donnai  ordre  à  mon  équipage 
et  à  tout  ce  qui  m'étoit  nécessaire-,  je  me  couchai  à 
deux  heures  après  minuit^  et  le  lendemain,  qui  étoit 
le  jour  de  la  Notre-Dame  de  mars,  j'allai  à  sept  heures 
du  matin  faire  mes  dévotions.  Je  crus ,  pour  com- 
mencer mon  voyage,  que  je  devois  me  mettre  en  état 
que  Dieu  y  pût  donner  la  bénédiction  que  je  désirois  -, 
puis  je  revins  à  mon  logis  y  donner  encore  quelques 
ordre39  et  je  m'en  allai  dîner  au  Luxembourg,  où  Mon- 
sieur me  dit  qu'il  avoit  envoyé  le  marquis  de  Flamarin 
dire  à  Orléans  que  j'y  allois,  et  avoit  écrit  que  Ton  fit 
tout  ce  que  j'ordonneroîs  comme  si  j'étoîs  lui-même. 
Son  Altesse  Royale  dit  à' messieurs  de  Croissy  et  de 
Bermont,  conseillers  au  parlement  :  «  Il  faut  que  vous 
«  alliez  à  Orléans  avec  ma  fille.  »  Ils  lui  répondirent 
qu'ils  obéiroient  à  ses  ordres.  Le  premier  étoit  tout- 
à-fait  attaché  aux  intérêts  de  M.  le  prince.  Je  ne  le 
connoissois  pas  par  lui-même  :  j'en  avois  seulement  ouï 
parler  beaucoup  à  ses  amis,  qui  étoîent  les  miens  ^ 
Fautre  étoit  fort  de  ma  connoissance.  Après  avoir  été 
quelques  heures  au  Luxembourg  à  m'entretenir  avec 
tout  le  monde ,  je  connus  les  sentimens  de  tous  sur 
mon  voyage.*  Les  amis  du  cardinal  de  Retz  le  trou- 
voiient  ridicule ,  ceux  de  M.  le  prince  en  étoient  ravis  : 
comme  je  n'avois  pas  encore  la  dernière  confiance 
aux  derniers ,  ce  qu'en  avoiént  dit  les  autres  me  trou- 
bloit  un  peu.   M.  de  Chavigny  me  dit  qu'il  témoi- 
gneroit  à  M.  le  prince  l'obligation  qu'il  m'avoit  \  qu'il 


DS   MADEMOISELLE   DE   MO^TPEXSIKR.    [l()5*Jl]       !<>; 

ëtoit  assuré  qo^il  prendroit  k  présent  mes  iatéréU 
comme  les  siens  propres,  c'esl-à-dire  «vec  le  dernier 
empressement  ;  et  que  si  pendant  mou  absence  Ton 
faisoit  quelque  traité ,  je  verrois  comme  les  amis  de 
M.  le  prince  me  serviroient. 

Pour  montrer  comme  tous  les  amis  de  M.  le  prince 
étoicnt  bien  intentionnés  pour  moi,  je  dirai  que  ma* 
dame  de  Châtillon ,  pendant  que  M.  de  Nemoui^  étoit 
ici,  me  dit  :  «  Vous  savez  bien  Tobligation  que  j  ai  à 
((  être  attachée  aux  intérêts  de  M.  le  prince ,  et  Tin-» 
(i  clination  que  j'ai  pour  vous ,  qui  m'a  toujours  fait 
(c  souhaiter  de  vous  voir  bien,  ensemble.  Vous  y  voilà  : 
«  je  souhaite  que  vous  y  soyez  encore  mieux.  M.  de 
«  Nemours ,  qui  a  la  dernière  passion  pour  votre  scr* 
«  vice,  et  moi  aussi,  comit^e  vous  saver,  parlâmes 
«(  hier  deux  heures  de  vous  faire  reine  de  France. 
«  Ne  doutez  jpas  que  M.  le  prince  n'y  travaille  de  tout 
«  son  cœur;  et  comme  la  paix  ne  se  négociera  jamais 
«  que  pnr  M.  de  Chavigny ,  Monsieur  Ta  promis  k 
«  M.  le  prince.  Nous  lui  en  avons  parlé  :  il  trouve  que 
a  rien  n'est  si  à  propos  ni  si  utile  pour  la  France, 
«  pour  le  bien  public,  pour  votre  famille  et  pour 
«  TOUS  ;  que  cela  est  tout-à-fait  avantageux  h  M.  le 
<c  prince.  C'est  pourquoi,  quand  le  comte  de  Fiesque 
K  partira  (ce  qui  sera  bientôt),  faites-lui-en  dire  deux 
«  mots.  »  Je  n'avois  garde  de  lui  dire  que  M.  le 
comte  de  Fiesque  m'eqavoit  parlé,  ni  que  j'avois  fait 
réponse  à  M.  le  prince  là-dessus.  £lle  appela  M.  de 
Nemours,  qui  m'entretint  fort  Ipng-temps  sur  ce 
chapitre,  et  me  fit  mille  pi^otestations  de  services ^  et 
continua  depuis  à  m'en  parler  auasi  bien  que  ma* 
dame  de  GhAtillon  et  M.  de  Chavigfiy.  Je  n*eua  qné 


i68  [i65a]  MÉMOIRES 

faire  de  charger  de  rien  le  comte  de  Fiesque  :  il  ne 
partit  point,  il  vint  avec  moi  à  Orléans.  Madame  de 
Châlillon  me  vint  dire  adieu  an  Luxembourg,  fort 
dolente.  Elle  ayoit  bien  envie  dé  venir  avec  moi  ;  je 
ne  l'en  pressai  pas  :  je  jugeai  que  cela  feroit  parler  le 
monde ,  à  cause  de  M.  de  Nemours.  Madame  de  Ne- 
mours y  vouloit  fortement  venir  \  et  pour  cela  je  ne 
savois  comment  m'en  débarrasser,  et  je  savois  que 
son  mari  auroit  été  au  désespoir  si  elle  y  fût  venue. 
Quelques  personnes  de  ses  amis  l'en  détournèrent. 

Après  avoir  dit  tous  mes  adieux,  je  pris  congé  de 
Son  Alles3e  Royale,  qui  me  dit  :  «  M.  Tévêque  d'Or- 
«  léans ,  qui  est  de  la  maison  d'Elbène ,  vous  instruira 
^  ¥.  de  l'état  de  la  ville  -,  prenez  aussi  avis  des  comtes 
<(  de  Fiesque  et  de  Gramont  :  ils  y  ont  été  assez  long- 
ue temps  pour  connoître  ce  qu'il  y  a  à  faire  -,  surtout 
H  empêchez ,  à  quelque  prix  que  ce  soit ,  que  l'armée 
a  ne  passe  la  rivière  de  Loire  :  je  n'ai  que  cela  à  vous 
M  ordonner.  » 

Je  montai  en  carrosse  avec  madame  de  Frontenac, 
madame  la  comtesse  de  Fiesque  et  sa  fille.  Son  Altesse 
Royale  fut  toujours  à  la  fenêtre  jusqu'à  ce  qu'elle 
m'eût  vu  partir  ^  \xn  nombre  infini  de  peuple  qui  étoit 
dans  la  cour  me  souhaitoit  des  bénédictions  par  toutes 
les  rues  qù  je  passai.  Son  Altesse  Royale  me  donna 
un  lieutenant  de  ses  gardes ,  nommé  Pradine ,  deux 
exempts ,  six  gardes  et  six  Suisses.  Lorsque  je  partis 
de  Paris,  je  ne  pus  aller  coucher  qu'à  Châtres ,  à  cause 
que  j'étois  partie  tard  -,  le  soir  M.  de  Rohan  me  vint 
voir,  et  me  fit  mille  complimens  sur  la  joie  qu'il  avoit 
evie.  d'être  choisi  pour  m'accompagner.  Je  le  reçus 
fqrt;  bien.  Croissy  m'en  ftt  aussi ,  et  me  dit  :  «  Je  sais 


DB  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSISR.   [lÔS^J      169 

K  que ,  faute  d'avoir  rhoimeur  d'être  connu  de  Vptre 
«  Altesse  Royale ,  elle  croira  que  je  suis  un  hourru 
«  qui  fait  le  capaije ,  et  qui  n'obéira  pas  aveugléipent 
«  à  ses  ordres  ^  je  la  puis  assurer  que  ma  conduite 
«  prouvera  Je  contraire.  »  Il  n^e  dit  vrai  :  je  me  suiai 
fort  louée  de  lui.  Je  partis  de  Châtres  fort  matin  : 
avant  que  de  partir,  M.  de  Rohan  proposa  à  Pradine 
de  faire  venir  cinquante  gardes  à  lui  pour  me  suivre, 
parce  que  j'avois  peu  de  gens  avec  moi.  Pradine  lui 
répondit  que  si  j'en  avois  voulu  davantjige,  l'on  m'en 
auroit  donné  ;  que  je  n'en  avois  pas  demandé ,  et  que 
les  gardes  des  particuliers  ne  se  mélo.ient  point  avec 
ceux  de  Monsieur.  11  me  le  vint  dire  aussitôt,  je  lui 
dis  qu'il  avoit  fort  bien  répondu ,  et  que- je  ne  le  vou- 
lois  pas  :  je  le  mandai  à  Monsieur,  qui  ne  le  trouva 
pas  bon.  Comme  je  sortois  de  Châtres,  M.  de  Beau- 
fort  arriva,  qui  m'accompagna  toujours  à  cheval  à  la 
portière  de  mon  carrosse.  Nous  dînâmes  à  (Itampes, 
et  M.  de  Beaufort  avec  moi.  A  deux  lieues  de  là  je 
trouvai  l'escorte  de  cinq  cents  chevaux  commandés 
par  M.  de  Yalon ,  maréchal  de  camp  dans  l'armée  de 
Monsieur  ;  l'escorte  étoit  composée  de  gendarmes  e( 
chevau-légers  de  Monsieur  et  de  mon  frère ,  et  de 
gens  détachés.  Français  et  étrangers^  ils  étoient  ei| 
bataille ,  et  me  saluèrent  \  puis  les  chevau-légers  allè- 
rent devant  mon  carrosse,  les  gendarmes  après,  les 
gardes  et  le  reste  par  escadrons  devant,  derrière  et  à 
côté.  Comme  je  fus  dans  les  plaines  de  Beauce^  JQ 
montai  à  cheval,  parce  qu'il  faisoit  fort  beau  temps 
et  que  mon  carrosse  étoit  endommagée  ce  qui  donna 
à  ces  troupes  bien  de  la  joie  de  me  voir  commencer 
là  à  donner  mes  ordres.  Je  fis  arrêter  deux  ou  trois 


170  [l65a]  MÉMOIRES 

courriers,  dont  Tunëtoit  un  homme  d'Orléans,  qui  al- 
loit  trouver  Son  Altesse  Royale  pour  lui  dire  que  le 
Roi  leur  avoit  mandé  que  dette  nuit-là  il  couehoit  à 
Cleiy,  et  que  de  là  il  passoit  outre  sans  aller  à  Or- 
léans, et  qu'il  j  envoyoit  le  conseil.  Je  menai  ce 
courrier  avec  moi  jusqu'à  Toury,  afin  de  le  dépécher 
là-dessus  à  Son  Altesse  Royale. 

Arrivée  à  Toury,  j'y  trouvai  messieurs  de  Nemours, 
Glinchamp  et  quantité  d'autres  officiers ,  qui  me  té- 
moignèrent avoir  grande  joie  de  me  voir ,  et  même 
plus  que  si  c'eût  été  Monsieur.  Us  me  dirent  qu'il 
falloit  tenir  conseil  de  guerre  devant  moi.  Je  trouvai 
cela  assez  nouveau  pour  moi;  je  me  mis  à  rire.  M.  de 
Nemours  me*  dit  qu'il  falloit  bien  que  je  m'accoutu- 
masse à  entendre  parler  d'affaires  et  de  guerre,  que 
l'on  ne  feroit  plus  rien  sans  mes  ordres  ;  nous  nous 
mîmes  donc  à  parler  pour  voir  ce  qu'il  y  avoit  à  faire. 
M.  de  Rohan  me  tira  à  part ,  et  me  dit  :  a  Vous  savez 
«  bien  que  l'intention  de  Monsieur  est  que  l'armée 
m  ne  passe  point  la  rivière  ;  qu'il  craint  que  l'on  ne 
«  l'abandonne  à  Paris:  ainsi  parlez  à  ces  messieurs.  » 
Et  ensuite  il  me  dit  qu'il  souhaitoit  avec  la  dernière 
passion  que  ce  voyagé  réussît  au  contentement  de 
Monsieur,  afin  que  cela  lobligeâtà  porter  mes  inté- 
rêts dans  les  affaires  essentielles;  et  que  comme  il 
étoit  mieux  informé  des  intentions  de  Monsieur  que 
moi,  il  riie  diroit,  selon  l'occurrence,  ce  qu'il  y 
avoit  à  faire.  Ce  discours  ne  me  plut  point,  sur  ce  que 
M.  de  Rohan  faisoit  le  capable  ;  je  jugeai  qu'il  croyoit 
que  je  ne  l'étois  guère ,  et  peu  propre  à  agir  dans  les 
affaires.  J^  ne  lui  en  témoignai  rien,  je  le  laissai,  et 
tli*en  retournai  avec  toute  la  compagnie.  Je  dis  à 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPEHSIER.    [l65a]       I7I 

M.  de  Nemoars  et  à  tous  ces  messieurs  qui  comman- 
doient  les  troupes,  que  j'ëtois  fort  persuadée  qu*ils 
agiroient  en  tout  de  concert  avec  moi,  et  que  je  he 
craignois  point  qu'ils  voulussent  passer  la  Loire  pour 
secourir  Montrond ,  et  abandonner  Monsieur  à  Paris 
sans  aucunes  troupes  ;  que  les  amis  du  cardinal  de 
Retz  et  lui-même  ne  souhaitoient  que  la  division  de 
Monsieur  et  de  M.  le  prince ,  qui  ëtoit  ce  que  je  crai- 
gnois  le  plus  ;  qu'ainsi  je  les  priois,  pour  prévenir  les 
gens  mal  intentionnés,  de  medonner  leur  parole  qu'ils 
ne  passeroient  point  la  rivière  sans  ordre  de  Monsieur. 
Us  me  la  donnèrent,  et  voulurent  signer  :  ce  que  je  ne 
crojoispas  nécessaire.  J'écrivis  à  Finstant  à  Monsieur 
en  leur  présence  ce  qu'ils  m'avoient  dit  ;  et  ensuite  ils 
me  protestèrent  de  ne  plus  rien  faire  désormais  sans 
mes  ordres ,  et  qu'ils  croyoient  en  cela  se  conformer 
à  Tintention  de  M.  le  prince.  Ensuite  on  résolut  que 
notre  armée  marcheroit  à   Gergeau,  et  se  logeroit 
dans  le  faubourg  de  Saint-Denis,  qui  est  au. bout  du 
pont  de  Dieu;  que  si  la  ville  étoit  dans  un  état  que 
l'on  la  pût  prendre  d'emblée  dès  que  l'on  l'altaque- 
roit,  il  seroit  très-nécessaire  d'être  maître  d'un  posle^ 
sur  la  rivière  de  Loire  ;  que  l'on  couperoit  la  cour,  qui 
n'entremit  point  à  Orléans  selon  les  apparences ,  et 
qu'elle  prendroit  le  chemin  de  Gien;  que  s'ils  com- 
battoient ,  nous  étions  les  plus  forts.  Le  maréchal  de 
La  Ferté  n'avoit  point  encore  joint  avec  son  armée, 
ni  Vaubecour  avec  un  petit  corps  qu'il  commandoit  ; 
que  s'ils  reconnoissoient  leur  foiblesse ,  et  qu'ils  s*en 
retournassent  sur  leurs  pas ,  le  pays  ou  ils  auroient 
passé  seroit  tout  ravagé  ;  qu'ils  ne  trouveroient  au- 
cune subsistance  ni  pour  l'armée  ni  pour  la  cour  ;  que 


17a  [l65a}  MÉMOIRES 

cela  perdroit  leurs  troupes  ;  que  si  La  Ferté  et  Vau-% 
becour  vouloient  les  aller  joindre ,  on  les  attaqueroit  ^ 
que,  par  mille  bonnes  raisons  aussi  fortes  que  celles 
ei ,  Gergeau  ëtoit  de  la  dernière  utilité  au  parti  *,  que 
s'il  y  avoit  beaucoup  de  gens  dedajis ,  on  ne  Tattaque*. 
roit  pas^  que  Ton  ne  vouloit  pas  au  commencementi 
d'une  campagne  se  mettre  au  hasard  de  perdre  beau- 
coup d'infanterie  aussi  belle  qu'étoit  la  nôtre ,  et  que 
ce  n'étoit  pas  le  compte  des  guerres  civiles  que  les. 
sièges,  et  surtout  en  France,  parce  que  qui  est  le 
n^iître  de  la  campagne  est  maître  du  pays  6ù  Ion  est. 
Les  petites  villes  ne  sont  bonnes  que  pour  contribuer- 
à  la  subsistance  des  armëes. 

M.  de  Nemours  dit  qu'il  marcheroit  le  lendemain 
dès  la  pointe  du  jour,  et  qu'il  se  rendroit  le  soir  à 
Orléans  pour  me  rendre  compte  de  l'état  où  oa 
trouveroit  Gergeau  ,  pour  recevoir  mes  ordres  encore, 
làijdessus,  avant  que  de  rien  exëcuier.  Je  dis  à  M.  de. 
Beaufort.  d'en  faire  de  même  ^  il  répondit  :  <c  J'ai  les. 
«  ordres  de  Monsieur  dans. ma  poche ,  et  je  sais  ce  que 
<(  j'ai  à  faire.  »  M.  de  Nemours  le  pressa  de  les  mon- 
trer, et  lui  dit  qu'il  lui  sembloit  qu'il  me  les  devoit 
communiquer.  Ce  procédé  de  M.  de  Beaufort  me  fâ- 
choit-,  je  lui  dis  que  je  ne  crpyois  pas  que  Monsieur- 
eût  changé  d'intention  quatre  heqres.  après  mon  dé- 
part,  puisqu'il  n'étoit  parti  que  ce  temps-là  après  moi^ 
que  je  ne  croypis  pas  que  Monsieur  m'eût  envoyée 
pour  donner  des  ordres  dont  je  n'avois  nulle  connoisT. 
sauce,  et  qu'ainsi  il  les  pouvoit  jeter  dans  le  feu, 
parce  qu'ils  étoient  inutiles.  11  n'en  pSirla  plus,  et  dit 
qu'il  m'obéiroit.  Je  lui  donnai  l'ordre  et  à  M.  de  Ne-^ 
mpursyqui  s'en  alloit  coucher  en  sou  quartier,  de 


DE   MADEMOISELLE  DB  MONTPEIîSIER.    [lÔSa}      173 

faire  ôiarcher  les  armées  dès  la  petite  pointe  du  jour  ; 
je  m'occupai  le  soir  à  visiter  les  lettres  du  courrier 
d'Orlëaos  à  Paris,  afin  de  voir  ce  qui  s'y  passoit.  Je 
n  y  trouvai  rien  qui  me  pût  servir  ;  j  appris  seulement 
le  peu  de  considération  où  étoit  le  marquis  de  Sourdis 
leur  gouverneur,  qu'ils  avoient  arrêté  deux  jours  de- 
vant lorsqu'il  faisoit  la  ronde;  et  quand  il  s'étoit 
nommé,  ils  ne  l'avoient  pas  laissé  passer  sans  le  de- 
mander an  corps<de-garde  ;  qu'une  nuit  ils  avoient 
barricadé  sa  porte ,  et  que  le  matin  il  n'avoit  pu  sor- 
tir. Je  ne  savois  si  je  devois  m'en  réjouir  ou  fôcher, 
parce  que  Monsieur,  à  qui  j'avois  demandé  comment 
il  étoit  pour  lui,  ne  me  l'avoit  su  dire. 

Le  lendemain  je  partis  de  fort  grand  matin  ;  cela 
ne  servit  de  rien.  M.  de  Beaufort  avoit  oublié  de 
donner  l'ordre  pour  l'escorte  dès  le  soir;  il  ne  s*en 
souvint  que  le  matin  assez  tard  :  de  sorte  que  je 
marchai  trois  ou  quatre  lieues  au  pas  pour  l'attendre. 
Comme  je  fus  à  Artenay,  le  marquis  de  Flamarin  s  y 
trouva ,  qui  venoit  au  devant  de  moi ,  et  me  dit  qu'il 
avoit  beaucoup  d'affaires  à  me  communiquer;  sur  quoi 
il  falloit  voir  ce  que  l'on  avoit  à  faire.  Je  mis  pied  à 
terre  dans  une  hôtellerie  pour  l'entendre  ;  il  me  dit 
que  messieurs  de  la  ville  d'Orléans  ne  me  vouloient 
point  recevoir,  et  qu'ils  lui  avoient  dit  que  le  Roi 
d'un  côté  et  moi  de  l'autre  les  rendoient  bien  embar- 
rassés à  qui  ils  ouvriroient  leurs  portes;  que,  pour 
éviter  cet  embarras ,  ils  avoient  jugé  à  propos  de  me 
supplier  de  m'en  aller  en  quelque  maison  proche  de 
là  et  d  y  faire  la  malade ,  et  qu'ils  me  promettoient  de 
n'y  point  laisser  entrer  le  Roi ,  et  que  dès  qu'il  se- 
ront passjé ,  j'y  serois  la  bien  venue  ;  qu'ils  me  sup- 


1^4  [l652j    MÉMOIRES 

plioient  de  n'y  point  mener  M.  de  Rohan;  qu'ils  étoient 
fort  en  peine  de  ce  que  des  conseillers  du  parlement 
y  alloient  faire.  Je  dis  à  M.  de  Rohan  :  «  Pour  vous , 
«  monsieur ,  vous  êtes  trop  considérable  pour  vous  y 
«  mener  malgré  eux  *,  pour  messieurs  de  Bermont  et  de 
K  Croissy,  Ton  ne  les  connoit  point  ^  quand  ils  seront 
«  daas  les  carrosses  de  mes  écuyers,  Ton  les  pren- 
«  dra  pour  être  de  mes  gens  ;  quant  à  moi ,  il  n'y  a 
K  rien  à  délibérer  :  je  m'en  vais  droit  à  Orléans.  S'ils 
«  me  refusent  la  porte  d'abord ,  je  ne  me  rebuterai 
«  point  :  peut-être  que  la  persévérance  l'emportera  ; 
a  si  j'entre  dans  la  ville,  ma  présence  fortifiera. -les 
«  esprits  de  ceux  qui  sont  bien  intentionnés  pour  le 
a  service  de  Son  Altesse  Royale  ;  elle  fera  revenir 
«  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Quand  on  voit  des  per- 
ce sonnes  de  ma  qualité  s'exposer,  cela  anime  terrible- 
«  ment  les  peuples,  et  il  est  quasi  impossible  qu'ils 
«  ne  se  soumettent  de  gré  ou  de  force  à  des  gens 
H  qui  ont  un  peu  de  résolution.  Si  la  cabale  des  ma- 
«  zarins  est  la  plus  forte ,  je  tiendrai  tant  que  je  pour- 
ri rai^  si  à  la  fin  iPme  faut  sortir,  je  m'en  irai  à  Tar- 
ie mée ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  sûreté  pour  moi 
«  aiUeurs.  A  porter  le  tout  au  pis,  je  tomberai  entre 
«  les  mains  de  gens  qui  parlent  même  langue  que 
«  moi ,  qui  me  connoissent ,  et  qui  me  rendront  dans 
«  ma-  captivité  tout  le  respect  qui  est  dû  à  ma  nais* 
«i  sance  :  et  même  j'ose  dire  que  l'occasion  don- 
«  nera  de  la  vénération  pour  moi;  assurément  il  ne 
«  me  sera  pas  honteux  de  m'étre  ainsi  exposée  là  pour 
«  le -service  de  Monsieur.  »  Us  furent  tous  étonnés  dd 
ma  résolution  ;  ils  ne  parurent  pas  en  avoir  tant  que 
moi  'y  ils  craignôieht  tout  ce  qui  pouvoit  arriver ,  et  le 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEXSIER.    [lG5a]       1^5 

disoient  pour  m'arréter.  Sans  rien  écouler ,  je  montai 
en  carrosse^  je  laissai  mon  escorte  pour  aller  pins 
vite}  je  ne  menai  avec  moi  que  les  compagnies  de 
Monsieur  et  de  mon  frère,  parce  que  ce  peu  de 
troupes  pouvoit  aller  aussi  vite  que  moi. 

Je  trouvai  quantité  de  gens  de  la  cour  qui  y  alloient 
avec  des  passeports  de  Monsieur  :  sans  quoi  je  les 
aurois  fait  arrêter  ^  ils  me  dirent  que  c'étoit  en  vain  que 
je  me  hâtois  tant  *,  que  le  Roi  étoit  dans  Orléans  (  cela 
étoit  faux),  et  que  je  n'aurois  pas  le  succès  de  mon 
entreprise  que  je  prétendois.  Cela  ne  m'effraya  point, 
parce  que  je  suis  assez  résolue  de  mon  naturel  :  ce 
qui  paroitra  assez  dans  ces  Mémoires  aux  actions  les 
plus  considérables  de  ma  vie.  Je  trouvai  Pradine,  que 
j'avois  envoyé  le  matin  à  Orléans  pour  faire  savoir 
aux  habitans  llieure  que  j'arriverois  ;  il  mHipporta  une 
lettre  assez  soumise.  Depuis  qu'ils  Tavoient  écrite,  ils 
avoient  changé  d'avis ,  et  Tavoient  redemandée  à  Pr^ 
dine,  qui  ne  la  leur  voulut  pas  rendre  ;  ils  lui  dirent 
qu'ils  me  supplicient  de  ne  point  aller  à  Orléans, 
parce  qu'ils  seroient  obligés  et  avec  douleur  de  me 
refuser  la  porte.  11  les  laissa  assemblés,  parce  que 
M.  le  garde  des  sceaux  et  le  conseil  du  Roi  étoient  à 
la  porte  qui  demandoient  à  entrer.  J'arrivai  sur  les 
onze  heures  du  matin  à  la  porte  Bannière ,  qui  étoit 
fermée  et  barricadée.  Après  que  l'on  eut  fait  dire  que 
c'étoit  moi,  ils  n'ouvrirent  point  ^  j'y  fus  trois  heures. 
M  étant  ennuyée  pendant  ce  temps-là  dans  mon  car- 
rosse, je  montai  dans  une  chambre  de  l'hôtellerie 
proche  la  porte ,  qui  se  nomme  le  Port  de  Salut.  Je  le 
fus  de  cette  pauvre  ville  :  ils  étoient  perdus  sans  moi. 
Comme  il  faisoit  très-beau ,  après  m'étre  divertie  i 


1^6  [l^S^]    HÉHOIRGS 

faire  ouvrir  les  lettres  du  courrier  de  Bordeaux,  qui 
n'en  avoil  point  de  pl»îs»ntes,  je  m'en  allai  prome- 
ner. M.  le  gouverneur  m'envoya  des  confitures,  et 
ce  qui  me  parut  assez  plaisant ,  c'est  qu'il  me  fit  con- 
nollre  qu'il  n'avoit  aucun  cri^dit  ;  il  ne  me  manda  rien 
lorsqu'il  me  IfS  envoya.  Le  marquis  d'Halluys  ^toit  à 
la  fenêtre  de  la  guf^rite,  qui  me  regardoil  promener 
sur  le  foss^.  Cette  promenade  fut  contre  l'avis  de  tons 
les  messieurs  qui  éloîent  avec  moi,  et  que  j'appelois 
mes  ministres;  ils  disoient  que  la  joie  qu'auroît  le 
menu  peuple  de  me  voir  élonneroît  Je  gros  bourgeois: 
de  sorte  que  l'envie  d'aller  fit  qne  je  ne  pris  conseil 
que  de  ma  tête.  Le  rempart  ctoit  bordé  du  peuple, 
qui  crioit  sans  cesse:  five  le  Roi,  les  princes!  et 
point  Mazaiin!  Je  ne  pus  m'empécher  de  leur 
crier  ;  «  Allez  à  l'Iiôtel-de-ville  me  faire  ouvrir  la 
«  porte,  >j  quoique  mes  ministres  m'eussent  bien  dit 
que  cela  n'(!toit  pas  à  propos,  A  force  de  martlier ,  je 
metrouvai  à  l'endroit  d'une  porte;  la  garde  prit  les 
armes,  et  se  mit  en  baie  sur  le  rempart.  Jugez,  quels 
honneurs!  Je  criai  au  capitaine  de  m'ouvrir  la  porte, 
lime  fit  signe  qu'd  n'avoit  point  les  clefs;  je  luidisois  : 
n  11  faut  la  rompre  ;  et  vous  me  devez  plus  d'obéis- 
K  sance  qu'à  messieurs  de  ville,  puisque  je  suis  la 
,«  fille  de  leur  maître.  »  Je  m'echaufilài  jusqu'à  le 
menacer  :  à  quoi  il  ne  répondoit  qu'en  rtJvtïrences. 
Tous  ceux  qui  tutoient  avec  moi  me  disoient  :  «  Vous 
H  vous  moquez  de  menacer  des  gens  de  qui  vous  avez 
H  affaire.  »  Je  leur  dis  :  h  U  faut  voir  s'ils  feront  plus 
«  par  menaces  que  pr  amitit!.  » 

Le  jour  que  je  partis  de  Paris ,  le  marquis  de  Vilene, 
homme  d'esprit  et  de  savoir,  qui  passe  pour  un  des 


habileâ  utrolognes  de  ce  temps .  me  lira  à  pnrl  dans 
le  dbinet  de  Madame,  ot  me  dîl  :  ••  Toul  ce  que  vous 
■  tfii  Ire  prendrez  le  mercredi  37  mars  dopiiU  midi  jus- 
-  tjuam  TCDdredi  vous  nfnssira,  rt  mémo  dans  ce 
«  temps-là  TOUS  {fie?,  des  airaircs  exlraoïdinjiires. 
Xavob  <k:rit  celle  préiliclion  snr  mon  îi^enda,  ponr  1 
obsen-er  ce  qui  en  arriveroil .  quoiqtie  j'^r  ajoutasse  , 
peu  de  foi;  je  m'en  souvins .  el  je  me  innniai  vers 
mesdames  de  Fiesqae  et  de  FronlPtuc  sar  je  fossé, 
pour  leur  dire  :  ■  Il  n'arrivera  dr  leTlraordiiuire  >«- 
n  jourd'hai .  j  ai  la  prëdiction  dans  ma  poche  ;  je  ferai 
1  rompre  des  portes,  ou  escaladerai  la  ville.  1  Elles 
se  moquèrent  de  moi  comme  je  faisois  d'elles;  car 
lorsque  je  leur  tenoîs  tels  propos,  il  n'y  avoît  aucune 
apparence,  A  force  d'aller  je  me  Iroinnî  cependant  an 
bord  de  l'eau,  où  tous  les  bateliers,  qui  sont  en  grand 
nombre  à  Orléans ,  me  vinrent  offrir  leur  service.  Je 
l'acceptai  volonlicrs;  je  leur  lins  de  beau:(  discours. 
et  tels  qu'ils  conviennent  à  ces  sortes  de  ^ens  pour  les 
animer  à  fairr  ce  que  l'on  désire  d'eus.  Comme  je  les 
vis  bien  disposés ,  je  leur  demandai  s'ils  pouvoîent 
me  mener  en  batean  jusqu'à  la  porte  de  laFaui, 
parce  qu'elle  donnoit  sur  i'cau;  ils  me  dirent  qu'il 
étoit  bien  plus  aisé  d'en  rompre  une  qaî  étoit  sur  le 
quai  plus  proche  du  lieu  où  j'élois ,  et  que  si  jo  voii- 
lois  ils  y  alloîenl  travailler.  Je  leur  dis  qu'ils  se  hâ- 
tassent; je  leur  donnai  de  Targent,  et  pour  le.i  voir 
travailler  et  les  animer  par  ma  présence ,  je  montai 
sur  une  butte  de  terre  assez  haute  qui  re^ardott  cette 
porte.  Je  songeai  peu  à  prendre  le  bon  chemin  pour 
y  parvenir  ;  je  ^rapai  comme  lui  chat  ;  je  me  prenois 
aux  ronces  et  aux  <-pines ,  et  Je  sautai  toutes  les  haies 

T.    4,.  ■  ■       l. 


l'jS  [16^2]   MÉMOIRES 

^ans  me  faire  aucun  mal.  Comme  je  fus  au  haut,  tous 
ceux  qui  ëtoient  avec  moi  craignoientque  je  ne  m'ex- 
posasse trop  :  ils  faisoient  tout  leur  possible  pour 
m'obliger  à  m'en  retourner  ^  leurs  prières  m'importu- 
noient:  je  leur  imposai  silence.  Madame  de  Bréauté, 
qui  est  la  plus  poltronne  créature  du  monde ,  se  mit  à 
crier  contre  moi  etcontre  tout  ce  qui  me  suivoit  ;  même 
je  ne  sais  si  le  transport  où  elle  ëtoit  ne  la  fit  point 
jurer  :  ce  me  fut  un  grand  divertissement.  Je  n'avois 
voulu  d'abord  envoyer  personne  des  miens  avec  les 
bateliers ,  afin  de  pouvoir  désavouer  que  ce  fût  par 
mon  ordre,  si  l'entreprise  ne  réussissoit  pas.  Je  n'y 
eus  qu'un  chevau-léger  de  Son  Altesse  Royale  qui  re- 
çut un  coup  de  pierre ,  dont  il  fut  légèrement  blessé. 
C'étoit  un  garçon  qui  étoit  de  la  ville ,  et  qui  m'avoit 
demandé  la  grâce  de  me  suivre.  J'avois  laissé  les 
compagnies  qui  m'escortoient  à  un  quart  de  lieue  de 
la  ville,  de  pem*  deTeffrayer  à  l'aspect  de  ces  troupes; 
et  elles  m'attendirent  pour  me  suivre  à  Gergeau ,  si 
je  ne  pouvois  entrer.  L'on  me  vint  dire  que  l'affaire 
avançoit:  j'y  envoyai  un  des  exempts  de  Monsieur  qui 
étoit  avec  moi ,  nommé  Visé ,  et  un  de  mes  écuyers  qui 
s'appeloit  Vantelet.  Us  firent  fort  bien ,  et  je  descendis 
du  lieu  où  j'étois  peu  après  pour  aller  voir  de  quelle 
manière  tout  se  passoit.  Comme  le  quai  en  cet  endroit 
étoit  revêtu ,  et  qu'il  y  avoit  un  fond  où  la  rivière  en- 
troit  et  battoit  la  muraille ,  quoique  l'eau  fût  basse  , 
l'on  amena  deux  bateaux  pour  meservir  de  pont,  dans 
le  dernier  desquels  on  me  mit  une  échelle,  par  la- 
quelle je  D^ontai.  Elle  étoit  assez  haute  5  je  ne  mar- 
quai pas  le  nombre  des  échelons  :  je  me  souviens  seu- 
lement qu'il  y  en  avoit  un  rompu,  et  qui  m'incommoda 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPE^SIER.    [l(>5!l]       179 

à  manier.  Rien  ne  me  coûtoit  alors  pour  l'exécution 
d'une  circonstance  avantageuse  à  mon  parti ,  et  que 
je  pensois  Fétre  fort  pour  moi. 

Lorsque  je  fus  montée ,  je  laissai  mes  gardes  anx 
bateaux,  et  leur  ordonnai  de  s'en  retourner  où  étoient 
mes  carrosses ,  pour  montrera  messieurs  d'Orléans  que 
j'entroisdans  leur  ville  avec  toute  sorte  de  confiance, 
puisque  je  n  avois  point  de  gendarmes  avec  moi  ;  quoi- 
que le  nombre  des  gardes  fût  petit ,  cela  ne  laissoit 
pas  de  me  paroitre  faire  un  meilleur  eifet  de  ne  les 
pas  mener.  Ma  présence  animoit  les  bateliers,  et  ils 
travailloient  avec  plus  de  vigueur  à  rompre  la  porte  ; 
le  bourgeois  en  faisoit  de  même  dans  la  ville  :  Gra* 
mont  les  faisoit  agir ,  et  ceux  de  la  garde  de  cette  porte 
étoient  sur  les  armes,  spectateurs  de  cette  rupture, 
sans  Fempécher.  L'hôtel-de-ville  étoit  toujours  assem- 
blé ,  et  tous  les  officiers  de  nos  troupes  qui  se  trou- 
vèrent alors  dans  Orléans  y  avoient  excité  une  sédition 
qui  auroit  sans  doute  fait  résoudre  à  me  venir  ouvrir 
la  porte  Bannière ,  s'ils  ne  m'eussent  su  entrée  par  la 
porte  Brûlée  :  cette  illustre  porte ,  et  qui  sera  tant  re- 
nommée par  mou  entrée ,  s'appelle  ainsi.  Quand  je  la 
vis  rompue,  et  que  l'on  en  eut  ôté  deux  planches  du 
milieu  (l'on  n'auroit  pu  l'ouvrir  autrement  :  il  y  avoit 
deux  barres  de  fer  en  travers  d'une  grosseur  exces- 
sive) ,  Gramont  me  fit  signe  d'avancer  :  comme  il  y 
avoit  beaucoup  de  boue ,  un  valet  de  pied  me  prit , 
me  porta ,  et  mé  fourra  par  ce  trou,  où  je  n'eus  pas  si- 
tôt la  tête  passée  que  l'on  battit  le  tambour.  Je  donnai 
la  main  an  capitaine,  et  je  lui  dis:  «  Vous  serez  bien 
«  aise  de  vous  pouvoir  vanter  que  vous  m'avez  fait 
«  entrer.  »  Les  cris  de  vi^^e  le  Roi^  les  princes!  et 

J2. 


l8o  [^652]    MÉMOIRES 

point  de  Mazarin!  redoublèrent  :  deux  hommes  me 
prirent,  et  me  mirent  sur  une  chaise  de  bois.  Je  ne 
sais  si  j'étois  assise  dedans  ou  sur  les  bras ,  tant  la  joie 
où  j'étois  m'avoit  mise  hors  de  moi-même  ;  tout  Je 
monde  me  baisoit  les  mains,  et  je  me  pâmois  de  rire 
de  me  voir  en  un  si  plaisant  état.  Après  avoir  passe 
quelques  rues ,  portée  en  triomphe,  je  leur  dis  que  je 
savois  marcher,  et  que  je  les  priois  de  me  mettre  à 
terre:  ce  qu'ils  fanent;  je  m'arrêtai  pour  attendre  les 
dames ,  qui  arrivèrent  un  moment  après  crottées  aussi 
bien  que  moi,  et  fort  aises  aussi.  11  marchoit  devant 
moi  une  compagnie  de  la  ville ,  tambour  battant ,  qui 
me  faisoit  faire  place  ;  je  trouvai  à  moitié  chemin  de 
la  porte  à  mon  logis  M.  le  gouverneur,  qui  étoit  assez 
embarrassé  (et  Ton  Test  bien  à  moins) ,  avec  messieurs 
de  ville,  qui  me  saluèrent.  Je  leur  parlai  la  première  : 
je  leur  dis  que  je  croyois  qu'ils  étoient  surpris  de  me 
voir  entrer  de  cette  manière  ;  que ,  fort  impatiente  de 
mon  naturel ,  je  m'étois  ennuyée  d'attendre  à  la  porte 
Bannière-,  que j'avois  trouvé  la  porte  Brûlée  ouverte, 
quej'étois  entrée-  qu'ils  en  dévoient  être  bien  aises, 
afin  que  la  cour,  qui  étoit  à  Clery,  ne  leur  sut  point 
mauvais  gré  de  m'avoir  fait  entrer  5  que  cela  les  dis- 
culpoit ,  et  que  pour  l'avenir  ils  ne  seroient  plus  garans 
de  rien,  puisque  l'on  se  prendroit  à  moi  de  tout;  que 
l'on  savoit  bien  que  lorsque  des  personnes  de  ma  qua- 
lité sont  dans  un  lieu  elles  y  sont  les  maîtresses ,  et  avec 
assez  de  justice.  «  J  e  la  dois  être,  ajoutai-je,  en  celui- 
«  ci,  puisqu'il  esta-Monsieur.»  Ils  me  firent  leurs  com- 
plimens,  assez  effrayés;  je  leur  répondis  quej'étois 
fort  persuadée  de  ce  qu'ils  me  disoient  qu'ils  m'alloient 
ouvrir  la  porte  ;  que  les  raisons  que  je  leuravois  dites 


DE    MADEMOISELLE    DE    MO^TPËSSlER.    [lÔSs]       l8l 

étoient  cause  que  je  ne  les  avoîs  pas  attendus.  Je  causai 
avec  eux  tout  le  long  du  chemin ,  comme  si  de  rien 
n'eût  été;  je  leur  dis  que  je  voulois  aller  à  Thôtel- 
de-viUe  pour  assistera  la  délibération  qui  sy  devoit 
faire  sur  l'entrée  du  conseil  dans  la  ville.  Ils  m'avoient 
mandé ,   par  la  lettre  que  Pradine  m'avoit  apportée , 
qu'ils  m'attendoient  pour  cela  *,  ils  me  dirent  qu'elle 
étoit  prise,  et  qu'ils  l'avoient  refusée.  Je  leur  témoi* 
gnai  en  être  satisfaite ,  puisque  c'étoit  ce  que  je  dési- 
rois.  J'envoyai  un  de  mes  exempts  quérir  mon  équi- 
page, et  depuis  ce  moment  je  commandai  dans  la  ville 
comme  s'ils  m'en  avoient  suppliée.   Arrivée  à  mon 
logis,  je  reçus  les  harangues  de  tous  les  corps  et  les 
honneurs  qui  m'étoient  dus ,  comme  en  un  autre  temps. 
Ces  messieurs,  qui  étoient  demeurés  à  l'hôtellerie , 
arrivèrent-,  ils  me  témoignèrent  des  joies  non  pareilles 
de  ce  que  j'a^ois  fait  ;  ils  ne  laissèrent  pas  de  me  faire 
paroître  parmi  cette  alégresse  le  regret  de  ne  m'avoir 
pas  accompagnée  en  cette  occasion.  Je  ne  fus  pas  peu 
fatiguée  cette  journée-là;  je  ne  mangeai  point  de  tout 
le  jour,  quoique  je  me  fusse  levée  dès  cinq  heures 
du  matin  ;  et  au  lieu  de  me  reposer  après  cette  arrivée, 
il  fallut  dépêcher  un  courrier  à  Son  Altesse  Royale  et 
unàl'arraée:  desortequej'écrivisjusqu'à  trois  heures. 
Ma  joie  étoit  telle  que  je  ne  sentois  rien;  et  même, 
après  avoir  fait  mes  dépêches,  je  m'amusai  à  rire  avec 
les  comtesses  et  Préfontaine  de  toutes  les  aventures 
qui  nous  étoient  arrivées.  M.  le  gouverneur  me  donna 
à  souper  :  mes  gens  étoient  arrivés  trop  tard  pour 
m'en  «apprêter  ;  et  pour  ne  paj»  me  donner  la  peine 
d'aller  à  son  logis ,  il  Je  fît  apporter  au  mien.  Sa  femme 
me  vint  voir  ;  elle  étoit  fort  laide ,  mais  elle  avoit  bien 


]8a  [l65a]  MEMOIRES 

de  Tesprit,  et  ëtoit  fille  du  comte  de  Cramail.  Je 
m'informai  si  M.  Tintendant  étoit  dans  la  ville,  afin 
de  lui  donner  toute  sûreté  pour  en  sortir  :  comme  on 
me  dit  qu'il  en  étoit  sorti  le  malin ,  j'appris  par  M.  Té- 
vêque  que  madame  Le  Tellier  y  étoit ,  et  qu'elle  s'é- 
toit  mise  dans  un  couvent.  M.  Le  Tellier  étoit  pour 
lors  retourné  à  la  cour-,  et  comme  c'étoit  un  homme 
de  mérite,  et  sa  femme  aussi,  et  que  je  les  connois- 
sois,  je  leur  aurois  fait  de  mon  chef  de  grandes  civilités  ; 
et  je  savois  de  plus  qu'il  étoit  particulier  serviteur  de 
Monsieur.  M.  l'évéque  me  demanda  si  je  trouvois  bon 
qu'elle  demeurât  dans  la  ville  :  je  lui  dis  que  je  le 
trouvois  bon.  J'envoyai  Préfontaine  à  l'instant  lui  faire 
compliment  de  ma  part  ^  il  me  l'amena.  Je  crois  qu'elle 
fut  fort  satisfaite  de  moi.  Je  la  vis  souvent  chez  moi 
et  dans  le  couvent  où  elle  demeuroit.  Elle  eut  nou*- 
velle  que  l'un  de  ses  fils  étoit  malade  5*  elle  envoya 
quérir  Préfontaine  pour  savoir  si  je  trouvois  bon  qu'elle 
s'en  allât,  et  pour  me  demander  un  passeport:  ce  que 
je  lui  accordai.  Elle  vint  prendre  congé  de  moi  ;  je 
mandai  à  l'armée  que  Ton  l'escortât,  et  que  l'on  lui 
fît  toutes  les  honnêtetés  possibles. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  qui  étoit  le  jeudi 
saint,  l'on  me  vint  éveiller  à  sept  heures  pour  m'en 
aller  promener  dans  les  rues,  et  pour  prévenir  la 
tentative  que  le  garde  des  sceaux  vouloit  faire  pour 
entrer  avec  le  conseil.  Je  m'habillai  en  grande  hâte , 
et  j'envoyai  quérir  le  maire  de  la  ville  et  le  gouver- 
neur pour  m'accompagner.  Comme  les  chaînes  étoient 
tendues  dans  les  rues,  je  ne  voulois  pas  que  l'on  les 
baissât;  je  m'en  allai  à  la  messe  à  pied  à  Sainte-Cathe- 
rine, qui  est  une  église  proche  du  pont  :  je  montai 


DE    XÀDEMOISEIXK   DE   MOIO^ESSIER.    [iGSsJ       l83 

sur  les  tourelles  du  bout  qui  r^jardeat  sur  le  Poite*- 
reau,  qui  est  le  faubourg  de  ce  côtë4à^  puis  je  vis 
M.  de  Chamfdâtreux  qui  se  promeuoit  devant  les  Au- 
gustinsavec  quantité  de  gens  de  la  cour.  Gomme  j^a- 
vois  beaucoup  d'officiers  de  nos  troupes  ayec  moi,  je 
pris  plaisir  de  les  faire  paroitre  afin  que  Ton  vit  leurs 
écharpes  bleues,  pour  Ëdre  connoitrepar  là  que  j'ëtoi» 
patronne  dans  Orléans.  Toutlepeujde  qui  étoit  sur  le 
pont  crioit  :  f^is^  le  Roi^  les  princes  !  et  poiiU  de  Mor 
zarin!  Ceux  du  Portereau  répondoient  de  même; 
ainsi  les  cris  ne  cessoient  point ,  et  je  crois  qu  ils  furent 
entendus  du  garde  des  sceaux,  qui  en  étoit  à  un  quart 
de  lieue.  La  garde  du  pont  fit  une  salve ,  après  laquelle 
les  cris  redoublèrent,  aussi  Jbien  que  les  gardes  que 
j'ocdonnai  être  augmentées,  parce  que  je  les  trouvois 
trop  foibles  :  ainsi  les  mazarins  connurent  n  avoir  p^s 
rien  à  espérer.  Le  Roi  partit  ce  jour-là  de  Clery  pouf 
aller  coucher  à  Sully.  Je  dînai  chez  .M.  Tévêque, 
homme  de  mérite;  et  j'eus  grand  sujet  de  me  louer 
de  sa  conduite  pendant  ce  voyage.  Comme  j'étois 
chez  lui ,  le  lieutenant  général,  qui  étoit  fort  mazarin, 
m  apporta  une  lettre  qu  il  avoit  reçue  du  garde  des 
sceaux,  parce  qu  il  savoit  quej'avois  appris  qu'il  lavoit 
reçue  ;  je  la  brûlai ,  et  lui  défendis  d'y  faire  aucune 
réponse.  J'envoyai  arrêter  des  chevaux  dans  une  hô- 
tellerie que  le  commissionnaire  de  l'armée  ennemie 
avoit  achetés  :  j'agissois  avec  une  autorité  tout  entière  % 
j'allai  à  l'hôtel-de-ville ,  où  j'avois  ordonné  que  l'on 
s'assemblât.  J'avois  envoyé  Flamarin  dans  le  faubourg 
entretenir  M.  de  Nemours,  qui  s'y  étoit  rendu,  selon 
ce  que  nous  avions  résolu  à  Toury  \  il  y  avoit  été  le 
jour  de  devant,  et  M.  de  Beaufort  aussi  5  et  j'eus  trop 


l84  [1652J   MÉMOIRES 

d'affaires  pour  y  aller.  L'on  y  attendoit  aussi  M.  de 
Beaufori,  et  j'avois  dit  à  Flamarin  de  me  venir  dire 
quand  il  y  seroit  arrivé,  afin  que  je  leur  allasse  parler. 
Gomme  je  fus  à  l'hôtel-de-ville  (0,  assise  dans  une 
grande  chaise,  et  que  je  vis  un  profond  silence  pour 
m'écouter ,  j'avoue  que  je  fus  dans  le  dernier  embar- 
ras; je  n'avois  jamais  parlé  en  public,  et  j'étois  fort 
ignorante  -,  la  nécessité  et  les  ordres  de  Monsieur  me 
donnèrent  de  l'assurance  et  les  moyens  de  me  bien 
expliquer.  Je  commençai  donc  ainsi  : 

«  Son  Altesse  Royale  n'a  pu  quitter  les  grandes  et 
importantes  affaires  qu'elle  a  à  Paris  -,  elle  n'a  pas  cru 
pouvoir  vous  envoyer  une  personne  qui  lui  fût  plus 
chère  que  moi ,  et  en  qui  il  pût  prendre  plus  de  con- 
fiîgiice,  fondée  sur  l'honneur  que  j'ai  d'être  ce  que  je 
lui  suis,  pour  vous  protéger  contre  les  mauvais  des- 
seins du  cardinal  Mazarin ,  ou  pour  périr  avec  vous  si 
l'on  ne  s^en  peut  défendre.  Son  Altesse  Royale  est 
très-persuadée  du  zèle  que  vous  avez  pour  son  service 
et  pour  la  conservation  de  ce  pays.  Elle  m'a  com- 
mandé de  vous  faire  connoître  qu'en  cette  rencontre 
vos  propres  intérêts  lui  sont  aussi  chers  que  les  siens  , 
et  qu'ils  se  trouvent  tellement  unis  qu'il  seroit  diffi- 
cile de  les  séparer.  Elle  a  appris  avec  beaucoup  de 
douleur  les  désordres  que  les  troupes  ont  commis 
dans  Blois  et  aux  environs,  et  elle  souffre  avec  peine 
que  la  vengeance  du  cardinal  Mazarin  contre  elle 
tombe  sur  tant  de  personnes  innocentes  qui  en  sont 

(1)  Comme  je  fus  a  i  hotel-de-vUlc  :  Ou  v«)il  <{uc  iMudcmoisellc  s'ef- 
força de  joner  à  Orléans  le  rAle  que  la  princesse  de  Coudé  avoit  joué  \ 
Bordeaux  en  i65o. 


DE    MADEMOISELLE   DE    MO>TPE»lER.    [l65a]       l85 

les  victimes.  Son  Altesse  Royale  ne  doute  pas  que  si 
cette  armée  entroit  dans  Orléans ,  elle  ne  traitât  cette 
ville  avec  beaucoup  de  rigueur,  puisque  c'est  la 
capitale  de  son  apanage ,  et  celle  dont  Son  Altesse 
Royale  porte  le  nom  ;  et  comme  tout  ce  qui  lui  arri- 
veroit  lui  seroit  sensible,  elle  ma  envoyé  pour  dé- 
fendre riionneur,  les  biens  et  les  vies  de  ses  habita  ns, 
et  exposer  la  mienne  en  toutes  rencontres  pour  les 
conserver.  Et  comme  la  seule  voie  pour  y  parvenir 
est  de  n  y  point  laisser  entrer  Tennemi  commun ,  il 
se  trouvera  peut-être  quelques  gens  parmi  vous  qui 
croiroient  manquer  à  leur  devoir ,  lorsque  Ton  refuse 
l'entrée  au  Roi-,  c'est  le  servir  en  cette  rencontre  que 
de  lui  conserver  la  plus  belle  et  la  plus  importante 
ville  de  son  royaume.  Qui  ne  sait  pas  qu'en  Tâge  où 
est  le  Roi ,  personne  ne  doit  avoir  plus  de  part  en  ses 
conseils  que  Monsieur  et  M.  le  prince ,  puisque  per- 
sonne n'a  plus  d'intérêt  à  l'Etat  et  à  sa  conservation  ? 
Ainsi  il  ne  faut  que  le  bon  sens  pour  connoitre  qu^on 
doit  suivre  leur  parti ,  et  que  c'est  celui  du  Roi, 
quoique  sa  personne  n'y  soit  pas  :  c'est  ce  qui  cause 
tous  nos  malheurs  présens,  de  le  voir  entre  les  mains 
d'un  étranger  qui  ne  songe  qu'à  ses  intérêts ,  et  qui 
ne  se  soucie  guère  ni  du  Roi  ni  de  TEtat.  C'est  pour- 
quoi les  ordres  qui  viennent  de  lui ,  où  il  met  en  tête 
par  abus  le  nom  du  Roi ,  ne  doivent  pcfint  être  sui- 
vis, puisque  les  véritables  sont  ceux  de  Son  Altesse 
Royale,  entre  les  mains  de  qui  légitimement  sa  per- 
sonne et  son  autorité  doivent  être.  Vous  êtes  plus 
obligés  que  tout  le  reste  de  la  France  à  lui  obéir,  par 
Thonneur  que  vous  avez  de  lui  appartenir.  Son  Altesse 
Royale  m'a  ordonné  de  vous  témoigner  qu'elle  est 


l86  [l^S^]   MÉMOIRES 

satisfaite  des  bons  sentîmcns  que  vous  avez  pour  elle, 
de  vous  en  demander  la  continuation ,  de  vous  assu- 
rer de  sa  protection  et  de  sa  bonne  volonté ,  avec 
espérance  de  recevoir  aussi  les  effets  de  la  Vôtre. 
Son  Altesse  Royale  m'a  aussi  commande  de  vous  dire 
qu'elle  jugeoit  que  la  proximité  de  son  armée  et  de 
celle  de  M.  le  prince,  qui  y  est  jointe,  pourroit  incom- 
moder en  quelque  façon  la  ville  ^  elle  m'a  ordonné  de 
l'en  faire  éloigner  au  plus  tôt  ^  et  pour  cela  j'ai  mandé 
à  messieurs  les  ducs  de  Nemours  et  de  Beaufort  de  me 
venir  trouver  pour  conférer  avec  eux  sur  ce  sujet. 
Ces  messieurs  m'ont  fait  dire  qu'ils  seroient  bien  aises 
que  les  oJQficiers  qui  sont  dans  la  ville  en  sortissent: 
c'est  pourquoi  je  désirois  qu'ils  fissent  publier  un  ban 
dans  la  ville  pour  faire  sortir  les  officiers  des  troupes 
dans  vingt-quatre  heures,  hors  qu'ils  fussent  ma- 
lades, ou  que  je  leur  donnasse  permission  de  de- 
meurer ,  afin  de  leur  faire  connoître  que  l'on  vouloit 
éloigner  tout  ce  qui  pouvoit  leur  être  suspect  •,  que» 
je  les  priois  de  ne  rien  faire  dans  la  suite  sans  ma 
participation^  que  je  ne  ferois  rien  de  mon  côté  sans 
la  leur,  et  que  je  voulois  établir  entre  nous  la  der- 
nière confiance.  » 

Us  me  remercièrent ,  et  après  je  m'en  allai.  Lors- 
que je  sortis ,  je  vis  les  fenêtres  des  prisons  de  l'hôtel- 
de-ville  toutes  pleines  de  nos  soldats ,  qui  me  deman- 
doient  leur  liberté  ;  je  demandai  à  ces  messieurs  qui 
me  conduisoient  ce  qu'ils  avoient  fait  :  ils  me  dirent 
qu'il  y  avoit  plusieurs  accusations  contre  eux.  Je  leur 
offris  de  les  faire  tous  pendre  dans  les  places  pu- 
bliques de  la  ville  :  ils  le  refusèrent,  et  me  les  ren- 


DE   MiDEMOISELLE  DE   MO^TTPEN'SIER.    [l65!l]       187 

dirent  tous;  je  les  envoyai  dès  le  soir  à  rarmëe ,  et  ils 
leur  firent  rendre  leurs  armes  et  leurs  chevaux  :  il 
y  avoit  environ  quarante  ou  cinquante  cavaliers. 

Comme  je  fus  de  retour  à  mon  logis,  je  demandati 
à  ces  messieurs  s'ils  ëtoient  contens  de  moi.  Avant 
que  d'aller  à  Thôtel-de-ville  ^  ils  m  avoient  dit  qu  il 
seroit  bon  de  concerter  ce  que  je  dirois.  «  Je  sais  sur 
«  quoi  j  ai  à  parler  :  si  j'y  songeois,  je  ne  ferois  rien 
«  qui  vaille  ;  il  faut  que  je  dise  tout  ce  qui  me  vien- 
a  dra  dans  la  tête  ,  et  surtout  mettez-vous  derrière 
Cl  moi  :  si  Ion  me  regarde ,  je  ne  saurai  plus  où  j'en 
(c  suis.  »  Ils  me  dirent  qu'il  avoit  bien  paru  que  je  neles 
voyois  pas ,  et  que  j'avois  fort  bien  parlé.  J'ëtois  re- 
venue à  mon  logis  pour  y  attendre  des  nouvelles  de  mes- 
sieurs de  Beaufort  et  de  Nemours;  il  n'en  venoit  point  : 
ce  qui  me  donna  beaucoup  d'inquiëtude.  Le  soir  très- 
tard  ,  M.  de  Beaufort  me  manda  qu'il  li'avoit  pu  venir, 
parce  qu'il  avoit  attaque  Gergeau.  Cela  me  mit  fort  en 
colère  ;  il  le  fit  de  sa  tête  sans  en  parler  à  M.  de  Ne- 
mours. Cette  action  fut  fort  imprudente,  et  fort  peu 
d'un  capitaine  :  elle  ëtoit  faite  mal  à  propos  ;  je  n'en 
dirai  rien ,  sinon  que  nous  voulions  conserver  un  pont 
que  Ton  rompit.  Nous  y  perdîmes  assez  de  gens ,  entre 
autres  M.  le  baron  de  Vitaux ,  homme  de  qualitë ,  de 
mërite  et  de  réputation  parmi  les  gens  de  guerre.  11  y 
reçut  une  blessure  au  riienton ,  dont  il  mourut  quel- 
ques jours  après  à  Orléans.  Je  l'y  avois  fait  porter  pour 
être  mieux  traité  :  tous  les  soins  que  l'on  put  prendre 
ne  servirent  de  rien.  C'étoit  un  homme  nourri  dès  sa 
naissance  dans  les  armées  de  l'Empereur  en  Allemagne; 
parla  l'on  peut  juger  de  son  expérience  dans  la  guerre, 
ou  il  avoit  reçu  un  honneur  assez  extraordinaire 


l88  [1652J   MÉMOIRES 

digne  de  remarque,  et  que  peu  de  gens  ont  eu,  de  faire 
le  coup  de  pistolet  contre  trois  rois,  savoir  de  Bohême, 
de  Pologne  et  de  Suède  5  et  même  il  perça  le  chapeau 
de  ce  dernier.  Les  médecins  dirent  qu'il  mourut  de 
chagrin.  C'étoit  un  homme  couvert  de  coups,  qui 
avoit  servi  le  Roi  fort  long-temps  ,  et  même  à  la  ba- 
taille de  Rocroy  il  contribua  beaucoup  à  la  victoire  , 
autant  que  les  officiers  qui  ont  un  chef  aussi  brave , 
aussi  grand  capitaine  et  aussi  généreux  que  M.  le 
prince,  pouvoient  y  servir  -,  ensuite  il  ne  fut  pas  récom- 
pensé comme  il  croyoit  le  mériter  :  ce  qui  l'obligea 
de  quitter,  et  de  s'en  aller  chez  lui  en  Bourgogne,  où 
Monsieur  l'envoya  quérir.  Lorsque  notre  armée  fut  en 
Beauce ,  comme  j'ai  dit ,  elle  étoit  fort  en  état  d'agir  -, 
nos  coureurs  alloient  jusqu'à  Blois,  et  donnoient  beau- 
coup d'effroi.  Monsieur  désiroit  et  vouloit  une  entre- 
prise considérable ,  et  croyoit  que  M.  de  Beaufort  dé-» 
féreroit  à  ses  avis  :  ce  qu'il  ne  fit  pas.  Je  crois  aussi 
qu'il  avoit  ordre  de  Monsieur  de  ne  rien  faire  :  le  bon 
homme  Vitaux  se  fâchoit  de  ne  point  faire  paroître 
combien  il  étoit  capable  dans  la  guerre.  L'on  manqua 
encore  une  autre  fois  Gergeau  :  de  sorte  que  toutes  ces 
circonstances  causèrent  plus  sa  mort  que  sa  blessure. 
Il  mourut  fort  chrétiennement,  et  avec  beaucoup  de 
résolution.  J'eus  soin  qu'on  lui  rendît  tous  les  hon- 
neurs funèbres  qui  furent  possibles,  et  je  le  fis  enterrer 
à  Saint-Pierre  à  Orléans.  L'on  lui  a  mis  une  épitaphe 
que  plusieurs  ont  cru  que  j'ai  fait  faire ,  parce  qu'elle 
est  fort  frondeuse  5  je  ne  l'ai  cependant  vue  que  long- 
temps après. 

Revenons  à  M.  de  Beaufort  :  la  colère  que  j'avois 
contre  lui  se  passa  contre  Brelle,  qu'il  m'avoit  envoyé  5 


DE    MADEMOISELLE    DE    MONTPFNSIER.    [l65!i]       189 

Ton  lui  dit  de  n'en  rien  dire  à  son  maître ,  auquel  je 
mandai  de  me  venir  trouver  le  lendemain,  et  M.  de 
iSemours  aussi.  Comme  j'eus  reçu  le  matin  de  leurs 
nouvelles ,  Ton  mit  en  délibération  si  je  prpposerois  à 
messieurs  de  ville  de  les  faire  entrer  :  je  juj^eai  que 
cela  n'étoit  pas  à  propos,  et  que  ce  seroit  leur  donner 
quelque  soupçon  de  faire  entrer  nos  généraux  accom- 
pagnés de  tous  les  oflBciers ,  qu  ils  ne  pouvoient  se 
dispenser  de  mener  avec  eux:  :  de  sorte  que  cette  dif- 
ficulté fut  vidée  par  la  résolution  que  je  fis  d'aller  au 
faubourg  parler  à  eux.  11  en  naquit  une  de  celte  ré- 
solution :  ces  messieurs  doutoient  que  je  dusse  sortir 
de  la  ville,  de  crainte  que  Ton  ne  me  laissât  pas  ren- 
trer 5  pour  moi,  je  ne  mis  point  cela  en  doute,  et  j 'étois 
très-assurée  que  Ton  me  laisseroit  rentrer,  et  qu'ainsi 
je  neferois  aucune  difficulté  de  sortir,  et  que  dans  le 
peu  d'intelligence  qui  étoit  enti-e  nos  généraux  ils  ne 
prend roient  aucune  résolution  qu'en  ma  présence,  et 
que  la  marche  de  l'armée  étoit  si  nécessaire,  qu'il  fal- 
loit  absolument  que  j'allasse  la  faire  résoudi'C;  et  que 
pour  lèverions  soupçons  je  meltroispied  à  terre  à  la 
porte  de  la  ville ,  que  j'y  laisserois  mon  carrosse  et  mes 
gardes,  et  qu'il  n'y  auroit  rien  à  craindre.  J'envoyai 
quérir  messieurs  de  ville,  auxquels  je  dis  :  «  Comme 
«  je  ne  veux  rien  faire  sans  votre  participation  ,  j'ai 
«  voulu  vous  avertir  que  je  vais  dans  le  faubourg  Saint- 
«  Vincent  voir  messieurs  les  ducs  de  Beaufort  et  de 
«  Nemours,  pour  faire  partir  l'armée  dès  demain  ;  et 
u  quoique  j'eusse  cru  que  vous  auriez  été  bien^aises 
((  de  les  voir,  je  n'ai  pas  voulu  vous  le  proposer,  dans 
«  Tappréhension  que  la  quantité  des  officiers  qui. 
«  les  suivent  ne  donnât  quelque  soupçon  au  menu 


igo  [i65a]  mémoires 

«  peuple.  »  Ils  me  remercièrent  de  ma  bonté^  je  partis 
aussitôt ,  et  j'exécutai  à  la  porte  ce  que  j'avois  résolu  : 
messieurs  les  comtes  de  Fiesque  et  de  Gramont  demeu- 
rèrent soqs  la  porte  à  entretenir  monsieur  le  maire  et 
quelques  échcvins.  J'entrai  dans  une  fort  misérable 
maison  dégarnie  de  tout,  où  tous  ces  messieurs  arri- 
vèrent aussitôt  après  moi.  M.  de  Beaufort  me  salua 
assez  froidement  •,  M.  de  Nemours  me  fit  de  grands 
complimens  sur  ce  qui  s'étoit  passé  à  mon  entrée  ^ 
comme  fit  tout  ce  qui  étoit  là  d'officiers.  Après  avoir 
parlé  quelques  momens  de  ma  conquête ,  je  leur  dis 
qu'il  falJoit  parler  des  affaires  pour  lesquelles  on  étoit 
venu  :  de  sorte  que  tous  les  gens  qui  n'assistoient  pas 
au  conseil  sortirent.  11  ne  demeura  que  messieurs  de 
Nemours,  Beaufort,  de  Clinchamp ,  lieutenant  général 
des  étrangers,  le  comte  de  Tavannes,  qui  l'étoit  de  l'ar- 
mée de  M.  le  prince ,  et  les  maréchaux  de  camp  des 
deux  armées  :  Coligny ,  Mare ,  Langue,  Valon  et  Villars 
Orondate;  le  comte  de  HoUac  et  Saumery  ne  l'étoient 
pas.  Comme  ils  commandoient ,  le  premier  le  régi- 
ment des  étrangers ,  le  second  celui  de  cavalerie  de 
Son  Altesse  Royale,  et  l'autre  celui  d'infanterie,  je 
fus  bien  aise  de  les  y  faire  entrer.  Gouville  y  étoit  aussi 
maréchal  de  bataille  de  l'armée  de  M.  le  prince  :  mes- 
sieurs de  Rohan  et  Flamarin  y  assistèrent  aussi  ^  mes- 
sieurs de  Fiesque ,  Bréauté  et  de  Frontenac  étoient  en 
un  coin,  et  messieurs  de  Croissy  et  Bcrmont.  Cléram- 
baut  ne  voulut  pas  être  du  (îonseil ,  quoique  maréchal 
de  camp ,  à  cause  qu'il  servoit  en  Guienne.  Pradine, 
Préfontaine  et  La  Tour  étoient  aussi  à  l'autre  coin  de 
.la  chambre. 

La  grande  question  étoit  de  savoir  de  quel  côté 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO^TPENSlER.    [iGSî]       191 

iroit  larmée.  Valon  opina  le  premier  pour  Montargis  : 
Çlinchamp  fut  de  cet  avis  ^  celui  de  Tavannes  fût  d'aller 
passer  ]a  rivière  à  Blois  -,  et  M.  de  Nemours  aussi,  qui 
se  mit  fort  en  colère  contre  ceux  qui  étoient  d'avis 
contraire  ;  il  vouloit  que  Ton  passât  la  rivière  à  quel- 
que prix  que  ce  fût,  quoiqu'il  m'eût  promis  le  con- 
traire. Je  le  lui  dis  :  il  se  mit  en  une  furie  horrible 
contre  moi  ;  nous  étions  M.  de  Beauforfet  moi  sur  un 
coffre  de  bois,  et  Çlinchamp,  qui  ne  se  pouvoit tenir 
debout  long-temps  à  cause  d'une  vieille  blessure, 
ëtoit  assis  sur  un  châlit.  Après  que  tout  le  monde  eut 
opiné,  je  demandai  à  ces  messieurs  les  conseillers 
leurs  avis  :  ce  qu'ils  refusèrent  d'abord ,  et  ils  dirent 
que  ce  n  étoit  pas  là  leur  métier  -,  à  quoi  je  répliquai 
que  ce  n'étoit  pas  non  plus  le  mien  :  de  sorte  qu'ils 
se  laissèrent  aller  à  nos  persuasions ,  et  furent  du 
grand  avis  qui  fut  le  mien  ^  j'opinai  de  même.  L'on 
jugera  aisément  que  ce  ne  fut  pas  bien^  les  demoi- 
selles parlent  pour  l'ordinaire  mal  de  la  guerre:  je 
vous  assure  qu'en  cela  comme  en  toute  autre  circons- 
tance le  bon  sens  règle  tout ,  et  que  quand  on  en  a, 
il  n'y  a  dame  qui  ne  commandât  bien  des  armées.  Je 
conclus  pour  Montargis  :  c'étoit  le  meilleur  pays  où 
les  troupes  subsisteroient  bien  -,  que  si  on  y  arrivoit 
assez  tôt,  l'on  pourroit  envoyer  des  gens  à  Montereau  ^ 
qu'ainsi  l'on  seroit  maître  des  rivières  de  Loire  et 
d'Yonne ,  et  que  l'on  couperoit  le  chemin  à  la  cour , 
que  l'on  empécheroit  d'aller  à  Fontainebleau  ;  que 
l'avis  de  Blois  ine  paroissoit  mauvais  en  ce  que  l'on 
iroit  dans  un  pays  où  l'armée  des  ennemis  avpit  été 
trois  semaines,  et  avoit  tout  pillé-,  et  que  de  donner, 
dix  jours  de  marche  aux  enuemis  quand  on  les  pou- 


igT.  [1652]    MÉMOIRES 

voit  couper ,  il  me  sembloit  que  ce  ii'ëtoit  pas  prendre 
le  bon  partie  que  tout  le  monde  avoit  ëté  pour  Mon- 
targis,  qu'il  y  falloit  aller  absolument.'  M.  de  Nemours 
se  mit  à  jurer  et  à  pester  que  Ton  abandonnoit  M.  le 
prince,  et  que  s'il  faisoit  bien  il  se  sëpareroit  de 
Monsieur.  Je'lui.dis  que  je  çroyois  que  .M.  le. prince 
le  dësavoueroit  de  ce  qu'il  disoit ,  et  qu'il  ne  devoit 
point  avoir  Un  tel  emportement  sur  une  affaire  qui 
n  ëtoit  point  contre  les  intérêts  de  M.  le  prince ,  qui 
m'étoient  aussi  chers  qu'à  lui.  Je  lui  dis  tout  ce  que 
je  pus  pour  le  ramener  :  il  me  menaça* de  s'en  aller-, 
je  le  priai  de  m'en  avertir  quand  il  le  voudroit  faire , 
parce  que  les  ennemis  ëtoient  proches  et  forts  -,  qu'il 
ëtoit  bon  de  savoir  bientôt  s'il  se  voudroit  sëparer  des 
troupes  de  Monsieur  -,  que  je  ne  voulois  pas  qu'elles 
passassent  la  rivière ,  et  que  je  verrois  à  les  mettre  en 
lieu  de  sûretë.  11  ëtoit  si  en  colère  qu'il  ne  savoit  ce 
qu'il  disoit  5  il  se  mit  encore  à  pester  et  à  jurer  que  l'on 
trompoit  M.  le  prince ,  et  qu'il  savoit  bien  qui  c' ëtoit. 
M.  de  Beaufort  lui  demanda  :  «  Qui  est-ce?  »  Il  lui  ré- 
pondit :  (c  C'est  vous.  »  Sur  quoi  ils  se  frappèrent  tous 
deux.  Comme  j'avois  la  tête  tournée,  et  que  je  parlois 
à  Clinchamp,  je  ne  vis  point  qui  frappa  le  premier  ; 
j'ai  su  de  ceux  qui  y  ëtoient  que  ce  fut  M.  de  Beau- 
fort ,  et  c'est  ce  qui  a  causé  ce  qui  est  arrivé  depuis  ; 
ils  mirent  l'ëpëe  à  la  main ,  et  l'on  se  jeta  dessus  pour 
les  sëparer.  Au  moment  tout  le  monde  qui  ëtoit  de- 
hors entra  :  ce  fut  une  confusion  et  un  bruit  horrible, 
dont  M.  de  Clinchamp  fut  bien  scandalisé.  Parmi  les 
étrangers,  on  a  plus  de  respect  envers  les  gens  à  qui 
^l'on  en  doit.  M.  de  Nemours  ne  voulut  jamais  donner 
son  ëpée  à  personne  qu'à  moi,  avec  grande  peine  ;  je 


D^  MADEMOISELLE-  DE  MOXTPEXSIEB.    [iGSs]        198 

la  donnai  an  lieutenant  des  {^rdes  de  Monsieur,  qui 
étoit  avec  moi ,  aussi  bien  que  celle  de  M.  de  Beau- 
fort ,  que  je  menai  dans  un  jardin  ;  il  se  mit  à  genoux 
devant  moi,  et  me  demanda  pardon,  avec  tous  les 
déplaisirs  possibles  de  m'avoir  manqué  de  respect. 
M.  de  Nemours  n  en  fit  pas  de  même  :  il  fut  une  heure 
dans  une  telle  furie ,  que  rien  n  étoit  égal  ;  je  le  prê- 
chois,  et  lui  disois  que  cette  action  étoit  la  plus  dés- 
avantageuse du  monde  pour  le  parti ,  et  que  les  en- 
nemis s'en  réjouiroient  comme  d'un  grand  avantage 
qu'ils  remportoient  sur  nous  ^  qu'il  montrât  en  cette 
occasion  le  zèle  qu  iJ  a  voit  pour  le  parti  de  M.  le  prince^ 
qu'il  sacrifiât  sa  passion  à  ses  intérêts.  Il  n  entendoit 
rien.  D'un  autre  côté  j'étois  en  grande  inquiétude  de 
voir  qu'il  étoit  une  heure  de  nuit,  et  que  j'avois  à 
rentrer  dans  une  ville  où  le  bourgeois  pouvoit  s'alar- 
mer :  il  y  avoit  sujet  de  le  craindre  ;  néanmoins  je  ne 
voulus  point  partir  que  je  ne  les  eusse  raccommodés. 
Coligny  etTavannes  pressèrent  si  fort  M.  de  Nemours, 
qu'ils  obtinrent  avec  beaucoup  de  peine  qu'il  me  fe-  • 
roit  dès  excuses*  Je  le  priai  d'embrasser  M.  de  Peau- 
fort  -,  il  me  le  promit  d'une  fort  méchante  manière  :  il 
falloif  prendre  de  lui  ce  que  l'on  pouvoît.  Je  ih'en 
allai  quérir  M.  de  Beaufort,  et  je  di»  ai  l'un  et  à  l'autre 
tout  ce  que  je  croyois  qu'ils  se  dévoient  dire  ^  je  sà- 
vois  bien  que  M.  de  Nemours  n'auroit  pas  dit  à  M.  de 
Beaufort  ce  qu'il  devoit  lui  dire.  M.  de  Beaufort  té- 
moigna la  dernière  tendresse  à  M.  de  Nemours,  et 
beaucoup  de  douleur  .de  s'être  emporte  contre  son 
beau-frère^  l'autre  ne  lui  dit  rien ,  et  l'embrassa  comme 
il  au  roit  fait  un  valet.  La  tendresse  de  M.  de  Beaufort 
alla  jusqu'à  pleurer  :  de  quoi  la  compagnie  rit  un  peu, 
T.  4i-  •  '3 


Ig4  [1652]   MÉMOIRES 

et  moi  toute  la  première  ;  ce  que  je  ne  devois  pas 
'  faire  :  je  ne  pus  m'en  empêcher.  Cette  dispute  un  peu 
calmée,  je  m'en  allai.;  j'ordonnai  à  tous  les  officiers 
de  garder  chacun  leur  général ,  et  de  ne  leur  pas  obéir 
jusqu'à  ce  qu'ils  se  fussent  tout-à-fait  raccommodés , 
et  leur  enjoignis  de  tenir  la  main  à  les  remettre  en 
bonne  intelligence. 

'  Je  retournai  en  ma  ville ,  où  je  trouvai  quantité  de 
bourgeois  qui  étoient  ravis  de  me  revoir,  sans  que  pas 
un  demandât  pourquoi  j'avois  tant  tardé ,  ni  témoi- 
gnât de  défiance  du  séjour  que  j'avois  fait  dans  le 
faubourg;  je  le  dis  pourtant  aux  principaux,  comme 
pour  leur  en  donner  part.  Dès  que  je  fus  en  mon  logis, 
je  dépéchai  un  courrier  à  Monsieur,  pour  lui  donner 
avis  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé  ;  et  le  lendemain  j'en- 
voyai les  ordres  à  l'armée  de  marcher ,  qui  partit  le 
jour  d'après  dès  la  pointe  du  jour.  J'écrivis  à  messieurs 
de  Nemours  et  de  Beaufort  pour  les  prier  de  bien  vivre 
ensemble  -,  ils  m'envoyèrent  un  courrier  pour  m'as- 
•  surer  qu'ils  avoient  satisfait  à  mes  ordres,  tant  en  cela 
qu'à  marcher-,  et  M.  de  Clinchamp  me  manda  qu'ils 
avoient  dîné  ensemble. 

Le  samedi  de  Pâques,  l'on  me  vint  dire  le* matin 
qu'il  y  avoit  du  Canon  à  Saint-Mesmin  qui  avoit  re- 
monté sur  la  rivière  depuis  Blois ,  et  qu'ils  attendoient 
de  quoi  le  mener  et  l'escorter  à  l'armée.  A  l'instant 
j'envoyai  quérir  ces  messieurs ,  et  je  leur  dis  :  «  Voici 
«  une  occasion,  il  faut  aller  à  Saint-Mesmin  ;  j'irai  à 
u  cheval ,  et  tous  mes  chevaux  de  carrosse  serviront  à 
«  amener  ici  le  canon.  Tout  ce  qui  est  à  moi  montera 
«  à  cheval  :  il  y  aura  cent  bons  hommes  bien  mon- 
((  tés  ;  je  prendrai  deux  cents  mousquetaires  de  la 


DE   MADEMOISELLE    DE   MOTPEX51ER.    [lt>5l]       I<p 

Cl  Tille  :  aiosi  TesoDrle  sera  assez  forte  «  et  nous  aurons 
m.  leur  canon.  »  Us  se  mirent  tous  à  rire  de  tout  IVn- 
vie  gue  j'avois  de  faire  quelque  chose  ;  je  ne  trouvois 
rien  d^'impossible.  Us  me  dirent  que  si  j'avois  des  trou- 
pes cela  se  pourroit  faire  «  mais  que  n>n  ayant  points 
cela  ëtoit  difficile  :  dont  je  fus  très-fîchëe.  Je  reçus 
le  même  jour  la  réponse  de  Son  Altesse  Royale  à  la 
lettre  que  je  lui  ayois  écrite  «  qui  me  donna  une  sen- 
sible joie ,  par  la  tendresse  dont  elle  me  parut  rem- 
plie :  ce  qui  m'oblige  de  la  mettre  ici. 

«  Ma  fille, 

a  Vous  pouvez  penser  la  joie  que  j'ai  eue  de  Faction 
que  vous  venez  de  faire  :  vous  m  avez  sauvé  Orléans, 
et  assuré  Paris;  c'est  une  joie  publique,  et  tout  le 
monde  dit  que  votre  action  est  digne  de  la  petite-fille 
de  Henri-le-Grand.  Je  ne  doutois  pas  de  votre  cœur, 
mais  en  cette  action  j'ai  vu  que  vous  avez  encore  plus 
de  prudence  que  de  cœur.  Je  vous  dirai  encore  que 
je  suis  ravi  de  ce  que  vous  avez  fait ,  autant  pour  Fa- 
mour  de  vous  que  pour  Famour  de  moi.  Dorénavant 
faites-moi  écrire  par  la  main  de  votre  secrétaire  les 
choses  importantes,  pour  les  raisons  que  vous  savez. 

«  Gaston.  » 

Cette  raison  est  que  j'écris  si  mal  qu  on  a  toutes  les 
peines  du  monde  à  lire  mon  écriture. 

A  mon  arrivée  à  Orléans,  je  reçus  force  plaintes  des 
bourgeois  et  gentilshommes  des  environs,  des  dés- 
ordres des  gens  de  guerre ,  qui  prenoient  les  bestiaux 
et  les  chevaux  des  laboureurs,  battoient  et  faisoient 
toutes  les  violences  imaginables,  à  ce  que  Fon  disoit  ; 
brûloient  les  pieds  des  paysans  pour  avoir  de  Fargent; 

i3. 


196  [l65!ij   MÉMOIRES 

enfin  tous  les  contes  fabuleux  que  Ton  fait  aux  bonnes 
femmes  des  champs.  Comme  je  suis  fort  sensible  à  la 
misère  des  pauvres ,  cela  m'attendrit  ^  et  aimant  fort 
la  justice ,  je  fis  faire  de  grandes  perquisitions  pour 
y  donner  ordre  :  les  bestiaux  et  les  chevaux  que  Ton 
trouva  dans  les  quartiers  furent  rendus ,  et  les  labou- 
reurs retournèrent  à  leurs  charrues  vingt-quatre  heures 
après  mon  arrivée ,  comme  en  pleine  paix  *,  Ton  alla 
aussi  aux  marches.  Pour  tous  les  autres  désordres  et 
violences,  ils  furent  trouvés  faux,  et  je  fis  tout  rendre  : 
de  sorte  que  Ton  me  donna  autant  de  bénédictions 
dans,  la  campagne  que  dans  la  ville.   On  ne  vendoit 
plus  le  sel,  et  les  autres  droits  du  Roi  ne  s'y  pay oient 
plus  5  ceux  qui  avoient  accoutumé  de  les  recevoir  s'é- 
toient  cachés ,  craignant  autant  pour  leurs  personnes 
que  pour  l'argent  qu'ils. avoient  déjà  reçu;  et  ce  n'é- 
toit  pas  sans  raison ,  par  l'exemple  de  ce  qui  avoit  déjà 
été  fait  dans  les  autres  villes.  On  crut  si  bien  que  je 
devois  mettre  la  main  sur  cet  argent ,  qu'on  me  vint 
donner  avis  qu'il  y  avoit  des  sommes  considérables , 
et  que  je  les  pouvois  prendre  :  pour  me  le  mieux  per- 
suader, l'on  me  dit  que  je  le  devois  faire  pour  payer 
nos  troupes ,  et  pour  en  lever  de  nouvelles  5  que  ce 
seroit  rendre  un  grand  service  au  parti  ;  que  je  le  pou- 
vois même  garder  pour  moi.  Je  ne  fus  pas  seulement 
fâchée ,  mais  j'eus  même  horreur  de  cette  dernière 
proposition.  La  première  m^auroit  pu  toucher ,  sans 
la  crainte  que  j'avois  que  cela  ne  fit  quelque  préju- 
dice aux  particuliers  qui  en  étoient  chargés;  ainsi  je 
n'écoutai  rien  là-dessus.  Je  fis  venir  tous  les  rece- 
veurs qui  étoient  à  la  ville  et  aux  environs ,  pour  les 
rassurer  et  pour  leur  dire  qu'ils  ne  craignissent  rien  : 


DB   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [iGSsJ       I97 

que  Taisent  du  Roi  serait  en  sûretë  ;  qa'ils  continuas- 
sent leurs  emplois.  J'ai  toujours  cru  (0  qu'il  faut  en 
tout  temps  remire  à  César  ce  qui  appartient  à  César  : 
cette  règle  a  été  faite  aussi  bien  pour  les  souverains 
que  pour  les  sujets  ;  et  ils  sont  obligés  de  laisuivre 
également.  Je  les  assurai  tous  de  ma  protection,  sous 
laquelle  ils  recommencèrent  la  levée  de  tous  les  droits 
du  Roi ,  dont  ils  me  surent  un  très-bon  gré  \  et  je 
m'en  sus  aussi  à  moi-même  de  n'avoir  manqué  à  au- 
cun de  mes  devoirs.  Il  y  avoit  quelques  gfficiers  du 
présidial ,  qui  avoient  des  pareçs  dans  le  service  du 
cardinal  Mazarin ,  qur  ne  savoient  s'ils  dévoient  sortir 
ou  demeurer  ;  je  les  envoyai  quérir ,  et  leur  dis  que , 
pourvu  qu'ils  ne  se  mêlassent  de  rien .  je  les  laisserois 
en  repos  chez  eux  :  ce  qu'ils  firent.  Ce  sont  d'hon* 
nétes  gens  qui  s'appellent  Brachet  *,  leur  onde,  nommé 
Belebat ,  étoit  recevewr  de  la  ville.  # 

Comme  je  revenois  de  complies  des  filles  de  Sainte- 
Marie  ,  l'on  me  dit  que  M.  le  président  de  Nesmond 
et  messieurs  les  conseillers  du  parlement  de  Paris, 
députés  vers  le  Roi  pour  lui  remontrer  la  nécessité 
•qu'il  y  avoit  pour  le  bien  de  FEtat  d'éloigner  M.  le 
cardinal  Mazarin,  étoient  à  la  porte  d'Orléans  qui  at- 
tendoient  il  y  avoit  une  heure  pour  entrer.  A  l'instant 
je  donnai  ordre  qu'on  y  allât,  et  messieurs  de  Croissy 
et  de  Bermont  furent  au  devant  d'eux.  Aussitôt  après 
leur  arrivée  ils  me  virirent  voir ,  et  me  firent  part  du 
sujet  de  leur  voyage,  quoique  je  le  susse.  Je  leur  en 

(i)  J*ai  toujours  cru:  La  condaite  de  Mademoiselle  dans  cette  circons- 
tance est  d^aattint  plus  louable  que^  dans  ces  temps  d^anarcliie,  les  chefs 
des  rebelles  ne  se  faisoient  aucun  scrupule  de  s^emparcr  des  deniers  du 
Roi.  Ou  en  verra  un  exemple  remarquable  dans  les  Mémoires  de  GeurrHlc. 


I()ft  [l65»]    MÉMOIRES 

donnai  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé  à  Orléans  depuis 
que  j'y  étois,  et  de  toutes  les  choses  que  j'avois  dessein 
de  faire  :  ce  qu'ils  approuvèrent  fort.  Ils  y  séjournè- 
rent le  lendemain  à  cause  de  la  fête  -,  et  comme  ils 
ëtoien^en  mon  logis,  on  leur  vint  dire  qu'il  y  avoit 
un  valet  de  pied  de  la  part  du  Roi  qui  les  demandpit 
avec  des  lettres  ;  ils  s'en  allèrent  ^  et  aussitôt  après  les 
avoir  lues  ils  me  les  envoyèrent  montrer  par  M.  de 
Bermont  leur  confrère ,  qui  étoit  avec  moi.  Ces  lettres 
portoient  quelle  Roi  leur  ordonnoit  de  l'aller  attendre 
à  Gien,  où  il  se  rendroit  dans  peu  de  jours.  Ces  mes- 
sieurs répondirent  qu'en  passant  à  Sully 'ils  s'y  ar- 
rêteroient  pour  voir  s'ils  pourroient  avoir  l'honneur 
d'être  ouïs  de  Sa  Majesté ,  sinon  qu'ils  passeroient  à 
Gien.  Ils  partirent  le  lendemain;  ils  me  demandèrent 
deux  de  mes  gardes  pour  les  escorter  jusqu'à  ce  que 
l'escorte  que  j'avois  mandée  qu'on  leur  envoyât  de 
l'armée  les  eût  joints.  Ces  gardes  rapportèrent  une 
nouvelle  qui  me  donna  grande  joie,  qui  fut  l'arrivée 
de  M.  le  prince  à  l'armée  (O.  Je  ne  le  pouvois  croire, 
tant  je  le  désirois;  et  dans  la  crainte  que  cela  ne  fût 
point  vrai,  je  ne  voulus  pas  que  l'on,  le  dît.  Le  len-» 
demain  à  mon  réveil  j'en  eus  la  certitude  par  Guitaut 
qu'il  m'envoya  aussitôt  après  être  arrivé  à  l'armée,  par 
lequel  il  m'écrivit  et  me  fit  faire  toutes  les  civilités  et 
les  assurances  de  services  possibles,  comme  vous  pou- 
vez voir  par  sa  lettre. 

(i)  L'arrivée  de  M,  le  prince  a  V armée  :  Le  prince  de  Confie  <?toil 
paili  presque  seul  d'Agfn  le  dimanche  des  Rameanx  24  wiars.  Après 
avoir  couiu  les  plus  grands  dangers,  il  joignit  le  lundi  i"  avril,  dans 
la  foréi  d'^Or Jeans  ,  Farmëe  comnrandce  par  les  ducs  de  Nemours  et  de 
Bçaufort. 


DE   !IIADE!«OISF.LLE    DE    MO>TPE>SlER.    [l65*2]       IÇ^ 

(i  Mademoiselle  « 

«  Aussitôt  que  j^ai  été  arrivé  ici ,  j*ai  cru  être  obligé 
de  vous  dépécher  Guitaut ,  pour  vous  témoigner  la 
reconooissance  que  j'ai  de  toutes  les  bontés  que  vous 
faites  paroitre  pour  moi ,  et  en  même  temps  de  me  ré- 
jouir avec  vous  de  ITieureux  succès  de  votre  entrée  à 
Orléans.  Cest  un  coup  qui  n'appartient  qu'à  vous ,  et 
qui  est  de  la  dernière  importance.  Faites-moi  la  grâce 
d'être  persuadée  que  je  serai  toujours  inséparablement 
attaché  aux  intérêts  de  Monsieur,  et  que  je  vous  té- 
moignerai toujours  que  je  suis  avec  tous  les  respects 
et  la  passion  imaginables,  mademoiselle,  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur , 

((  Louis  DE  Bourbon.  >» 

La  joie  que  j'eus  de  son  arrivée  fut  très-grande  :  car 
j'espérois  que  sa  bonne  fortune  accoutumée  seroit 
avantageuse  au  parti ,  et  qu'elle  ne«  l'abandonneroit 
pas  dans  les  occasions  à  l'avenir,  comme  elle  avoit 
fait  par  le  passé  :  ce  qui  parut  bientôt  après.  Je  me  fis 
conter  par  Guitaut  toutes  les  aventures  qui  lui  étoient 
arrivées  par  le  chemin  ^  il  se  sauva  miraculeusement 
des  troupes  du  Roi ,  car  Sainte-Maure  ne  le  manqua 
que  d'un  quart-d'heure  ;  vs'il  eût  été  pris,  on  ne  lui  au- 
roit  point  fait  de  quartier  ;  c'auroit  été  un  grand  mal- 
heur pour  la  France  de  perdre  un  prince  qui  la  si 
bien  servie,  et  qui  continue  toujours  en  faisant  la 
guerre  au  cardinal  Mazarin,  pour  tâcher  de  le  chasser. 
Il  est  vrai  que  les  services  qu'il  lui  reéd  présentement 
ne  paroissent  pas  aux  yeux  tels  que  ceux  des  batailles 
deRocroy,  Fribourg,  Nordlinguc  et  de  Lens,  et  d'un 
nombre  infini  de  places  qu'il  a  prises  -,  mais  il  faut  que 


200  [l652]  MÉMOIRES 

les  intentions  des  grands  (0  soient  comme  les  mys- 
tères de  la  Foi.  Il  n'appartient  pas  aux  hommes  d'y 
pénétrer  ;  on  les  doit  réyérer,  et  croire  qu'elles  ne  sont 
jamais  que  pour  Je  bien  et  le  salùt  de  la  patrie.  L'on 
doit  juger  ainsi  de  celles  de  M.  le  prince  ^  puisque 
c'est  l'homme  du  monde  le  plus  raisonnable.  11  fut 
assez  embarrassé  à  une  hôtellerie  de  son  déguisement, 
car  il  fjaisoit  le  valet  \  e];  comme  on  lui  dit  de  brider 
et  seller  un  cheval ,  jamais  il  n'en  put  venir  à  bout. 

Pendant  sa  prison ,  M.  de  Vendôme  eut  le  gouver-  - 
nement  de  Bourgogne  par  commission  y  M.  le  comte 
d'Harcourt  celui  de  Normandie ,  le  maréchal  de  L'Hô- 
pital celui  de  Champagne,  dont  il  est  lieutenant  de 
roi.  A  leur  sortie ,  M.  le  prince  changea  celui  de  Bour- 
gogne en  celui  de  Guienne  avec  M.  d'Epernon ,  et  le 
prince  de  Conti  reprit  la  Champagne  jusqu'à  ce  que 
M.  le  duc  d'Enghien  fût  en  âge  de  l'avoir  :  car  c'est 
le  Berry  qui  est  à  M.  le  prince  de  Conti.  L'on  passa 
en  ce  temps-là  le  contrat  de  mariage  au  Palais-Royal , 
en  présence  de  Leurs  Majestés,  de  M.  le  duc  d'En- 
ghien  avec  ma  sœur  dç  Valois,  troisième  fille  du  se- 
cond mariage  de  Monsieur.  J'ai  parlé  de  l'échange  de 
ces  gouvernemens ,  parce  que  l'on  n'auroit  pas  com- 
•  pris  comment  M.  le  prince  n'étant  pas  bien  à  la  cour, 
l'on  lui  avoit  laissé  passer  toute  la  France  pour  aller 
à  Bordeaux  •,  et  comme  il  y  avoit  long-temps  qu'il  par- 
loit  de  faire  ce  voyage  pour  s'y  faire  recevoir ,  cela  ne 
surprit  point.  U  fit  faire  une  litière  pour  faire  son  en- 

(i)  Il  faut  que  les  intentions  des  grands:  Cette  singulière  doctrine 
est  un  des  traits  les  pius^  marquans  du  caractère  de  Mademoiselle.  Ce 
quVllc  présente  de  révoltant  est  adouci  par  Textréme  naïveté  avec  la- 
quelle on  la  voit  développée. 


DB  MAOQIOISELLE  BB  MOyT»EXSIER.    [165^]      »Ot 

trée,  la  plus  magnîfiqoe  do  monde.  Comme  il  porioil 
encore  le  deuil,  elle  élcHt  noire,  tonte  chanmrée  d'ar* 
gent,  et  son  carrosse?  de  même. 

Ontre  les  avantages  que  Ton  ponroit  espérer  dé  la 
venue  de  H.  le  prince,  comme  j  ai  déjà  dit ,  elle  ëtoit 
d'une  nécessite  extrême ,  les  ducs  de  Beaufort  et  de 
Nemours  n étant  réconciliés  qu'en  apparence,  et  ne 
Tétant  point  dans  le  cœur.  Cela  faisoit  naître  sans 
cesse  des  démêlés  entre  eux  qui  causoient  des  divi* 
sions  et  partialités  parmi  les  officiers ,  et  avoient  mis 
tels  soupçons  dans  les  régimens  étrangers,  qu'ils  étoient 
quasi  tous  prêts  à  quitter  ^  et  pour  y  remédier,  M.  de 
Clinchamp  et  les  autres  officiers  généraux  avoient 
résolu  de  m'envoyer  prier  de  venir  à  Tarmée ,  pour 
que  toutes  choses  parussent  se  faire  avec  ma  partie!* 
pation ,  et  que  cela  seul  pourroit  rétablir  la  confiance 
des  étrangers,  qui  en  avoient  beaucoup  en  moi.  C(^ 
n^est  pas  que  ces  messieurs  les  généraux  fissent  rien 
de  leur  tête  depuis  que  je  fus  à  Orléans  ^  ils  envoyoient 
tous  les  jours  me  rendre  compte  de  toutes  choses  : 
sur  quoi  j'ordonnois  ce  qui  me  plaisoit.  M.  de  Clin* 
champ  envoyoit  aussi  tous  les  jours ,  et  il  étoit  plus 
soigneux  de  me  rendre  toutes  sortes  de  respects  et 
devoirs  que  les  gens  de  Monsieur  ^  et  quand  j'cnvoyois 
des  officiers  en  sauve-gardes  pour  conserver  des  mai- 
sons ou  villages ,  j'envoy ois  plutôt  de  ceux  de  M.  de 
Clincham}U{ue  des  nôtres. 

Dieu  les  délivra  de  Fembarras  où  ils  étoient  en  leur 
envoyant  un  général ,  le  plus  habile  et  le  plus  expé- 
rimenté qui  soit  au  monde.  En  arrivant,  Ton  Tarrêta  à 
la  garde  -,  il  trouvoit  mauvab  que  Ton  ne  le  laissât  pas 
passer,  et  ne  vouloit  pas  dire  qui  il  étoit.  Un  colonel 


20?.  (l652]    MÉMOIRES 

allemand ,  nommé  d'Estouan,  qui  étoit  de  garde  comme 
il  arriva,  se  douta  que  c'étoit  M.  le  prince ,  mit  pied 
à  terre  et  lui  embrassa  les  genoux.  A  l'instant  toute 
Tarmée  le  sut ,  et  ce  fut  la  plus  grande  joie  du  monde. 
Il  jugea  qu'il  ëtoit  nécessaire  de  tenir  conseil,  pour 
délibérer  ce  qu'il  y  auroitàfaire,  voyant  bien  que  Ton 
ne  pouvoit  pas  demeurer  plus  long-temps  au  poste 
où  on  étoit,  tant  à  cause  du  lieu  que  pour  l'utilité  des 
affaires.  M.  de  Nemours,  qui  croy oit  qu'il  changeroit 
tout  ce  qu'on  avoit  résolu,  et  qu'il  suivroit  son  avis , 
lui  conta  tout  ce  qui  s'étoit  passé  dans  le  faubourg 
d'Orléans.  M.  le  prince  dit  que  les  résolutions  prises 
dans  un  conseil  où.j'avois  bien  voulu  être  dévoient 
être  suivies,  quand  elles  ne  seroient  pas  bonnes  -,  mais 
que  celles  que  Ton  avoit  prises  étoient  telles  que  le 
roi  de  Suède  n'eût  pu  mieux  prendre  son  parti ,  et  que 
^pour  lui  il  Fauroit  fait  quand  je  ne  l'aurois  pas  or- 
donné :  dont  M.  de  Nemours  fut  fort  attrapé  ;  de  sorte 
qu'il  fit  marcher  l'armée  à  l'instant ,  et  alla  droit  à 
Montargis.  Lorsque  l'armée  y  avoit  été ,  M.  de  Beau- 
fort  y  avoit  laissé  cent  mousquetaires  de  Son  Altesse 
Royale  (  car  l'on  appeloit  les  régimens  de  Monsieur 
ainsi),  et  cinquante  maîtres  de  celui  de  cavalerie  :  de 
sorte  que  Ton  croyoitque  ces  gens-là  étoient  maîtres 
de  Montargis  -,  et  j'avois  envoyé  un  ordre  aux  habi- 
tans  et  au  gouverneur  d'y  recevoir  l'armée.  M.  le 
prince ,  ayant  appris  cela ,  ne  douta  pas  d'^  être  reçu  -, 
mais  les  gens  de  Monsieur,  qui  Bont  peu  prévoyans , 
et  qui  ne  songent  pas  toujours  à  ce  qu'ils  font,  avoient 
donné  un  ordre  de  Monsieur  à  M.  Faurc,  qui  en  étoit 
gouverneur,  pour  faire  retourner  à  l'armée  les  mous- 
quetaires et  les  cavaliers. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO>TPENS]EH.    [l65a]      ao3 

En  partant,  .les  secrétaires  de  Monsieur  avoient 
donné  au  mien  des  blancs  signés  de  Son  Altesse 
Royale  j  pour  s'en  servir  quand  je  le  jugerois  à  pro- 
pos ;  de  sorte  que  quelquefois  j'en  envoyois  dans  le 
commencemeiit.  C'étoit  donc  un  de  ceux-là  qu'un 
garde  avoit  porté  à  Montargis  •,  il  trouva  ces  troupes 
sorties  du  matin  seulement.  Sur  le  bruit  de  l'arrivée 
de  l'armée ,  il  y  eut  quelque  effroi  dans  la  ville  -,  et 
Mondreville,  gentilhomme  de  ce  pays-là,  qui  est  au 
cardinal ,  se  servit  de  cette  frayeur  pour  obliger  les 
bourgeois  à  fermer  les  portes.  M.  le  prince  leur  en- 
voya dire  qu'ils  les  ouvrissent,  et  regarda  à  sa  montre , 
et  leur  manda  que  si  dans  une  heure  ils  n'ouvroient 
les  portes,  il  feroit  piller  la  ville  et  pendre  lés  habi- 
tans  ;  ils  obéirent.  Nous  disions  qu'il  avoit  pris  Mon- 
targis avec  sa  montre.  J'écrivis  au  secrétaire  de  Mon- 
sieur de  bonne  manière,  et  j'avois  quelque  raison, 
d'être  un  peu  fâchée-,  car,  sachant  quej'étois  plus 
proche  qu'eux ,  ils  me  dévoient  laisser  faire,  et  je  me- 
naçai fort  sur  cela  de  tout  quitter  et  de  m'en  aller. 

Je  renvoyai  Guitaut ,  et  avec  lui  un  gentilhomme 
pour  aller  faire  mes  complimens  à  M,  le  prince:  M.  le 
comte  de  Fiesqûe  et  tous  ces  autres  messieurs  allèrent 
le  voir  aussi.  Pendant  leur  absence ,  cej  messieurs  du 
parlement  repassèrent,  qui  avoient  vu  le  Roi  à  Sully, 
à  qui  la  remontrance  avoit  aussi  peu  profité  que  les 
précédentes.  La  réponse  étant  enregistrée  au  parle- 
ment ,  il  seroit  inutile  de  la  mettre  ici.  M.  de  Nes- 
mond  me  demanda  où  étoient  ces  messieurs  les  con- 
seillers :  je  lui  dis  qu'ils  étoient  allés  voir  M.  le  prince  -, 
il  me  répondit  :  «  Si  vous  le  leur  avez  commandé ,  ils 
a  ne  sauroient  faillir  ^  mais  vous  Icà  auriez  pu  dispen- 


aô4  [l65l]   MÉMOIRES 

«  ser  de  ce  voyage  :  il  ne  convient  guères  à  des  gens 
«  de  notre  mëtier  d'aller  ainsi  parmi  Jes  armées ,  non 
«  plus  que  d'opiner  au  conseil  de  guerre  :  ce  que  je 
c(  ne  crois  pas  qu'ils  aient  fait.  ))  Je  lui  dis  qu'ils  n'a- 
voient  garde. 

Monsieur  m'écrivoit  très-soigneusement,  tantôt  de 
sa  main,  et  quelquefois  de  celles  de  ses  secrétaires  , 
car  il  n'aime  pas  à  écrire.  Goulas  me  manda  que  Mon- 
sieur avoit  jugé  nécessaire  de  m'envoyer  un  plein 
pouvoir  pour  commander  dans  tout  son  apanage 
comme  lui-même,  et  pour  que  les  officiers  de  l'armée 
m^obéissent.  Je  mandai  que  cela  n'étoit  pas  néces- 
saire ,  et  que  l'on  m'obéissoit  très-volontiers  -,  et  j'eus 
assez  de  vanité  pour  croire  que  cela  choquoit  l'auto- 
rité de  ma  naissance,  qu'on  s'imaginât  qu'un  morceau 
de  parchemin  m'en  piit  donner.  Pourtant  il  ne  laissa 
pas  à  quelques  jours  de  là  d'envoyer  cette  patente  à 
Préfontaine ,  qui  la  garda  dans  sa  cassette  sans  que 
personne  le  sût,  ne  jugeant  pas  à  propos  de  le  dire. 

Au  retour  de  ces  messieurs ,  qui  étoient  allés  rendre 
leurs  devoirs  à  M.  le  prince,  ils  me  dirent  qu'il  sou- 
haitoit  fort  de  me  venir  voir ,  mais  qu'il  seroit  bien 
aise  de  savoir  si  on  le  trouveroit  bon  à  Orléans.  Le 
marquis  de  Sourdis  avoit  eu  une  conduite  dans  toute 
cette  afiaire  qui  donnoit  assez  de  sujet  de  croire  qu'il 
étoit  mazarin.  Pourtant,  comme  l'on  doit  juger  dès 
gens  selon  leur  intérêt,  le  sien  n étoit  pas  de  l'être, 
tous  ses  établissemens  dépendatis  quasi  de  Monsieur. 
Il  a  toujours  été  assez  de  mes  amis  -,  je  le  pris  un  jour 
à  part  pour  lui  demander  sincèrement  pour  qui  il 
étoit  :  que  sa  conduite  envers  Monsieur  étoit  assez 
mauvaise,  mais  que  je  voulois  croire  aussi  que  l'on  lui 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEXSTKR.    [idSl]      HoS 

avoit  renda  de  mauVais  offices  ;  et  qirà  lavenir  il 
se  condoiroit  tout  autrement,   et  pa^ticuli^^e^lent 
ayant  aOàire  à  moi  :  que  de  cette  sorte  il  réparéroit 
le  passé.  11  me  fit  mille  protestations  de  services ,  et 
m'assura  qu'il  en  rendrait  à  Monsieur  et  à  moi  en 
toutes  choses,  et  que  j  aurois  sujet  d'être  satisfaite  de 
lui.  Je  le  crus  sincèrement ,  et  qu  il  seroit  en  toutes 
occasions  ce  que  je  voudrais  :  ce  qui  me  fit  croire 
qu'il  aurait  de  la  joie  de  voir  M.  le  prince  ;  mais  le 
lui  ayant  propose ,  il  me  dit  que  je  me  gardasse  bien 
d'en  parler,  et  que  je  gâterois  tout  si  je  le  proposoisà 
la  ville  :  ce  qui  ne  me  rebuta  point.  J'envoyai  quérir 
messieurs  de  ville,  à  qui  je  donnai  une  lettre  de  Mon- 
sieur, qui  portoit  qu'ayant  su  Farrivëe  de  M.  le  prince 
à  l'armée,  et  qu'il  seroit  peut-être  nécessaire  qu'il 
vint  à  Orléans  pour,  me  voir ,  qu'en  ce  cas-là  ils  eussent 
à  le  recevoir  selon  sa  qualité ,  et 'comme  étant  parfai- 
tement uni  à  ses  intérêts.  Us  me  dirent  qu'ils  s'en  al- 
loient  assembler  la  ville  pour  voir  cette  lettre ,  qu'ils 
doutoient  être  venue  de  Paris.  Ils  avoient  quelque 
raison  en  cela ,  car  elle  n'avoit  fait  de  chemin  que  de 
la  chambre  de  Préfontaine  à  la  mienne.  J'appris  que 
la  peur  que  le  marquis  de  Sourdis  avoit  de  la  venue 
de  M.  le  prince  étoit  qu'il  craignoit  qu'il  ne  le  chas- 
sât. Cette  pensée  me  fîLcha;  car  si  je  Favois  voulu 
mettre  dehors,  je  n'aurois  eu  que  faire  de  M.  le  prince  : 
j'avois  assez  d'autorité  ;  et  où  il  auVoit  été  question 
de  la  montrer,  je  n'aurois  pas  voulu  que  M.  le  prince 
y  eût  été ,  dans  la  crainte  que  l'on  eût  cru  que  la 
mienne  seule  n'eût  pas  été  assez  forte  sans  soutien. 
Le  soir,  messieurs  de  ville  me  vinrent  dire  qu'ils 
ne  pouvoient  point  recevoir  M.  le  prince  sans  en- 


aoG  [lôSa]  mémoires 

voyer  à  Monsieur  :  ce  que  je  trouvai  fort  mauvais  ;  et 
je  leur  dis  qu'il  n'étoit  pas  -nécessaire  d'envoyer  à 
Paris ,  que  Monsieur  m'avoit  écrit  que  tout  ce  que  je 
ferois  il  le  trouveroit  bon ,  et  trouveroit  fort  mauvais 
s'ils  ne  faisoient  les  choses  que  je  désirois.  Sur  cela, 
je  m'emportai  un  peu  ;  je  les  grondai  fort,  et  je  leur 
dis  qu'ils  s'en  repentiroient,  et  que  j'enverrois  dans 
une  heure" Préfontaine  leur  dire  ce  que  je  vbulois 
qu'ils  fissent.  Je  dis  à  ces  messieurs  qui  étoient  avec 
moi  qu'il  falloit  pousser  cette  affaire  ;  et  que  si 
M.  le  prince ,  après  avoir  témoigné  de  désirer  de  me 
voir,  ne  venoit  point ,  parce  que  je  n'aurois  pas  eu  Je 
crédit  de  le  faire  entrer  dans  Orléans ,  cela  feroit  voir 
que  je  n'y  aurois  point  de  crédit ,  et  commettroit 
mon  autorité  et  celle  de  Monsieur  ;  que  je  devois 
tout  faire  à  l'égard  de  M.  le  prince  dans  le  commen- 
cement d'un  raccommodement.  Je  leur  appris  que 
Préfontaine  avoit  un  pouvoir  dans  5a  cassette  :  il 
Talla  quérir;  et  aprèsi  le  leur  avoir  montré,  ils  me 
conseillèrent  de  le  faire  voir  dans  une  assemblée  gé- 
nérale, que  je  proposai  de  faire  le  lendemain.  J'en- 
voyai Préfontaine  dire  à  la  ville  que  je  voulois  qu'on 
s'assemblât ,  et  aue  je  me  trouverois  à  l'hôtel-de-ville. 
Je  mandai  M.^de  Sourdis,  auquel  je  montrai  mon 
pouvoir,  et  je  lui  demandai*  s'il  n'y  avoit  rien  qui 
le  choquât  -,  il  me  dit  que  non  ,  et  qu'il  ne  feroit  ja- 
mais difficulté  de  m'obéir.  J'envoyai  aussi  quérir  tous 
les  principaux  qui  dévoient  être  à  cette  assemblée 
séparément ,  pour  leur  faire  connoître  mes  intentions  ; 
j'en  trouvai  quantité  de  mazarins,  que  je  menaçai ,  et 
à  qui  je  parlai  en  demoiselle  de  ma  qualité.  Il  y  en  . 
eut  un  assez  hardi  pour  me  dire  que  le  nom  de  M.  le 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65a]      IO7 

prince  étoit  assez  odieux  à  la  ville  d'Orlëans ,  et  que 
son  grand-père  j  avoit  fait  de  si  grands  maux  que 
Ton  ne  le  pardonneroit  jamais  au  nom.  Je  lui  dis  : 
(f  Le  mien  ëtoit  du  même  parti  du  temps  dont  vous 
«  me  parlez ,  et  il  n'appartient  pas  à  des  bourgeois 
«  d'Orléans  ,  ni  à  qui  que  ce  soit  en  France ,  de  par- 
«  1er  ainsi  des  princes  du  sang  :  on  les  doit  respecter 
«  comme  des  gens  qui  peuvent  être  les  maîtres  des 
«  autres.  » 

Le  lendemain  j'allai  à  Thô tel-de-ville,  où  d'abord 
je  disque  Tobéissance  que  Ton  m'avoit  rendue  jusqu'à 
présent  m'avoit  empêchée  de  faire  voir  le  pouvoir 
que  Monsieur  m'avtnt  envoyé  -,  et  qu'étant  persuadée 
que  l'on  en  devoit  plus  à  ma  naissance  qu'à  toutes  les 
patentes ,  j'avois  négligé  de  le  montrer  -,  mais  puis- 
qu'il y  avoit  des  gens  qui  n'étoient  pas  soumis,  qu'il 
étoit  bon  de  le  leur  faire  voir.  Préfontaine  le  donna 
au  greffier  de  la  ville-,  et  après  que  la  lecture  en  fut 
faite ,  je  dis  à  l'assemblée  :  «  Présentement  que  vous 
«  voyez  le  pouvoir  que  Monsieur  me  donne ,  je  pense 
«  que  vous  ne  ferez  plus  de  difficulté  d'obéir  à  mes 
«  ordres.  Je  suis  venue  ici  pour  vous  dire  que  M.  ^e 
«  prince  étant  arrivé  à  l'armée ,  désire  de  me  ve- 
«  nir  voir  ^  je  ne  doute  point  que  vous  ne  lui  ren- 
((  diez  tous  les  respects  qui  sont  dus  à  sa  naissance , 
«  et  encore  plus  par  l'union  dans  laquelle  il  est  avec 
«  Monsieur,  et  à  ma  considération  :  c'est  un  prince 
«  à  qui  toute  la  France  a  tant  d'obligations,  qu'il 
«  n'y  a  pas  une  ville  qui  en  son  particulier;  ne  lui 
«  doive  toute  la  reconnoissance  possible.  »  Je  m'éten- 
dis davantage  que  je  ne  fais  sur  ce  que  Ton  devoit  à 
la  naissance  et  au  mérite  de  M.  le  prince,  et  à  l'obéis- 


aoB  [l652]    MÉMOIRES 

sance  que  Ton  me  devoit  ;  et  cela  avec  tant  de  fierté 
que  Ton  m'accuse  d'en  avoir  en  toutes  mes  actions. 
D'abord  je  parloîs  trop  bas,  l'on  ne  m'entendit  point; 
j'en  fus  assez  étonnée ,  parce  que  je  m'étois  attendue 
que  l'on  me  diroit  que  l'on  feroit  tout  ce  que  Je  vou- 
drois.  Je  ne  me  rebutai  point,  je  recommençai  ;  et  je 
dis  que  je  voyois  bien  que  j'a vois  parlé  trop  basL,  puis- 
que l'on  ne  répondoit  rien.  Comme  je  finissois  ces 
paroles,  tout  le  monde  cria  :  «  Tout  ce  qu'il  plaira  à 
«  Mademoiselle ,  il  faut  le  faire ,  et  que  M.  le  prince 
«  vienne.  »  Je  sortis  satisfaite ,  et  j'allai  dépécher  un 
courrier  à  M.  le  prince.  Le  soir,  le  marquis  de  Sourdis 
me  voulut  parler  -,  je  le  grondai  fort,  et  lui  dis  qu'il 
n'avoit  que  faire  de  craindre  M.  le  prince  ;  que  si  j'a- 
vois  voulu  le  chasser,  je  l'aurois  fait ,  et  que  je  n'at- 
tendois  personne  quand  je  voulois  faire  des  coups 
d'autorité. 

Comme  j'avois  montré  mon  pouvoir  à  la  ville ,  il  le 
falloit  faire  enregistrer  au  présidial.  D'abord  que  l'on 
en  parla  à  cette  compagnie ,  quelques-uns  en  firent 
difficulté ,  sur  ce  que  M.  le  marquis  de  Sourdis  étant 
pourvu  par  le  Roi ,  Monsieur  pouvoit  lui  commander, 
et  non  pas  donner  ce  pouvoir  à  un  autre ,  et  qu'il  n'y 
avoit  point  d'exemple  que  jamais  fils  de  France  en  eût 
usé  de  cette  manière  dans  son  apanage.  J'en  conférai 
avec  les  conseillers  du  parlement  de  Paris  qui  étoient 
avec  moi ,  à  qui  je  dis  qu'il  me  sembloit  qu'en  l'état 
où  j'étois  à  Orléans ,  rien  ne  me  devoit  être  impos- 
sible ,  et  que  quand  il  n'y  auroit  point  d'exemple  de 
chose  pareille ,  je  serois  bien  aise  d'en  faire  un  pour 
l'avenir  -,  qu'il  y  avoit  de  la  gloire  de  l'être  d'une  chose 
avantageuse  comme  celle-^là,  et  que  c'en  seroit  un  à 


DK  MADEJIOLSKLLE   DK   MOyTFK^iSlER.    [l65lj      %og 

l'avenir  pour  toos  les  fils  de  France  de  pouvoir  com- 
mettre en  des  occasions  où  il  n  y  avoit  en  que  le  Roi 
qm  refit  fait.  Comme  la  chose  n  étoit  pas  injuste ,  ils 
furent  de  mon  avis.  J'envoyai  quérir  les  gens  du  Roi 
du  pr»idial ,  entre  les  mains  desquels  on  mit  cette 
patente  pour  donner  leurs  conclusions;  jVnvojai  pa- 
reillement quérir  le  lieutenant  général ,  homme  fort 
mazarin,  et  duquel  j'étois  fort  mal  satisfaite.  Comme 
cette  affaire  fut  engagée,  Saujon  ,ca  pitaine  des  gardes  de 
Monsieur,  arriva,  qui  ne  toit  pas  trop  bien  avec  moi  à 
cause  de  certaines  intrigues  qu'il  avoit  eues  avec  ma- 
demoiselle de  FouqueroUes ,  dont  je  n'étois  pas  satis- 
faite ;  car  je  n'aime  pas  que  Ton  se  vienne  mêler  dans 
mon  domestique^  si  je  ue  l'ordonne.  11  venoit  chez 
moi ,  et  je  le  souffrois;  mais  c'est  être  fort  mal  quand 
on  est  réduit  là.  Après  avoir  eu  part  à  quelque  con- 
fiance ,  il  mit  dans  la  tête  du  marquis  de  Sourdis  qu'il 
me  feroit  faire  tout  ce  qu'il  voudroit  r,  de  sorte  que 
ledit  marquis  en  étant  persuadé ,  et  du  crédit  qu'il 
avoit  auprès  de  Monsieur,  s'imagina  qu'il  étoit  fort  à 
propos  de  ne  me  plus  voir,  et  de  prendre  prétexte  sOr 
ce  pouvoir  qui  choquoit  le  sien,  quoiqu'il  l'eût  ap- 
prouvé ,  et  de  ne  vouloir  point  que  l'on  l'enregistrât  : 
de  sorte  que  tous  ces  messieurs  me  vinrent  trouver 
pour  me  dire  qu'il  ne  falloit  point  se  commettre,  parce 
que  M.  de  Sourdis  faisant  une  opposition  à  l'enregis- 
trement ,  ou  je  me  trouverois  nécessitée  h  pousser  une 
affaire  de  laquelle  l'événement  étoit  incertain ,  ou  à 
lui  céder  ;  et  pour  me  persuader  que  la  chose  n'étoit 
rien ,  ils  me  dirent  sans  cesse  ce  que  j'avois  dit  tant 
de  fois ,  qu^  la  chose  étoit  si  au-dessous  de  moi  qu'il 
la  falloit  traiter  de  cette  manière.  J'en  convenoisj 
T.  4i-  *î 


210  [iGSa]    MÉMOIRES 

mais  je  trouvois  que,  pour  d'habiles  gens,  ils  m'ayaient 
embarquée  mal  à  propos ,  puisque  c  ëtoit  même  contre 
mes  sentimens;  mais  qu'il  me  sembloit  qu'étantau  point 
oùj  etois,  la  chose  étoit  si  peu  importante  qu  il  falloit 
l'achever,  et  que  même  en  des  bagatçUes  il  étoit  rude  à 
des  personnes  comme  moi  de  se  dédire.  Je  me  mis  en 
colère,  et  jeparlai  quatre  heui-es  là-dessus,  tournant  l'af- 
faire detQus  côtés,  et  leur  faisant  voir  toujours  le  but,  de 
quelque  manière  que  je  la  tournasse.  Je  ne  sais  si  j'étois 
bien  fondée,  mais  je  défendis  si  bien  ma  cause  qu  ils  en 
furent  tous  fort  satisfaits,  etme  dirent  que  j'avois  raison. 
Us  ne  s'y  rendirent  pourtant  pas:  de  sorte  que  ma  colère 
ne  se  diminuant  point ,  elle  me  mena  jusqu'aux  pleurs , 
m'écriant  que  l'on  croiroit  que  M.  de  Sourdis  tiroit  au 
bâton  avec  moi,  et  qu'il  l'emporteroit.  Enfin,  après  force 
lamentations  impérieuses,  ce  qui  mefaisoit  enrager, 
c^est  que  tous  m'avoient  engagée  à  cela,  et  puis  l'un 
après  l'autre  avoient  changé  ;  les  conseillers  du  parle- 
ment avoient  tenu  ferme  les  derniers,  car  ils  avoient  été 
jusqu'à  me  dire  qu'ils  croy oient  qu'on  n'auroit  pas  fait 
cette  difficulté  de  l'enregistrer  au  parlement  de  Paris , 
pour  en  faire  l'exemple  dont  j'ai  parlé.  Ces  messieurs 
m'alléguoient  que  j'avois  peu  de  crédit  dans  le  prési- 
dial  *,  qu'ils  étoient  tous  fort  mazarins ,  et  que  j'y 
devois  avoir  égard.  Je  n'en  avois  à  rien ,  étant  fort 
aheurtée  à  mon  opinion  :  de  sorte  que  tout  le  jour  se 
passa  ainsi  et  tout  le  soir  y  et  même ,  comme  je  ne 
dormois  point ,  jç  ks  envoyai  réveiller  les  uns  après 
les  autres  pour  venir  parler  à  moi ,  afin  de  tâcher  de 
le$  engager  séparément ,  et  de  les  avoir  tous  pour  moi 
lorsque  je  les  reverrois  tous  ensemble.  Le  matin  ib 
vinrent  me  dire  que  j'étois  la  maîtresse ,  que  je  fevoia 


DE    MADEMOISELLE   DE   M05TPE>SrER.    [lÔSaJ       211 

tout  ce  que  je  vondrois  ;  mais  qu  il  falloit  $e  rendre  à 
la  raison ,  et  que  ce  seroit  à  cela  que  je  me  rendrois  et 
non  à  leurs  très-humbles  prières,  et  quil  ctoit  très- 
important  pour  le  service  de  Monsieur  que  j'en  usasse 
ainsi  ^  enfin  je  me  rendis ,  et  j'envoyai  Prëfontaine  dire 
à  messieurs  du  présidial  de  me  venir  trouver  au  retour 
de  ma  messe.  Comme  j'arrivai ,  et  que  je  sus  qti'ils 
étoient  dans  mon  logis ,  je  me  remis  à  pleurer  -,  je  fis 
fermer  les  fenêtres  de  ma  chambre,  j'essuyai  mes  lar- 
mes et  je  les  fis  entrer ,  et  leur  dis  que  je  savois  qu^ls 
avoient  opiné  sur  l'aifaire  que  je  leur  avois  proposée  ; 
que  je  les  priois  d'en  demeurer  là  et  de  ne  pas  pïisset' 
outre ,  et  cela  avec  une  mine  riante ,  comme  si  c'eét 
été  la  chose  du  monde  qui  m'eût  le  plus  satisÉiit.  Voilà 
le  tempérament  que  ces  messieurs  trouvèrent  :  à  qilot 
je  consentis.  Je  laisseà  juger  si  je  ne  me  fusse  pasmieu:^ 
trouvée  de  suivre  mes  premiers  sentimens  éti  cefel 
comme  j'avois  fait  en  autre  chose.  M.  de  Sourdîs  We 
revint  voir ,  et  nous  nous  raccommodâmes.  Il  avdlt 
accoutumé  de  me  donner  tous  les  jours  un  paquet  de 
confitures,  en  ayant  de  très-bonnes,  et  pendant  tidtrc 
démêlé  je  n'en  avois  point  eu  ;  de  sorte  que  je  dis  à 
M.  l'évêque  d'Orléans,  qui  riotis  raccomitidda,  quil 
me  restituât  tout  ce  qui  m'appartenoit  :  ce  qu'il  fit , 
car  je  ne  perdis  pas  un  de  mes  paquets.  Aih^i  j'eil  etiS 
beaucoup  au  raccommodement. 

Le  lendemain  que  j'eus  été  à  Thétel-de-^ville  pàùt 
la  venue  de  M.  le  prince,  les  mazarltts  firent  courir 
un  bruit  que  j'avois  eu  un  consentement  fordé.  J'éH- 
voyai  quérir  le  corps  de  ville ,  dans  lequel  celui  des 
marchands  est  compris,  auxquels  je  dis  ce  faux  bruit, 
et  que  c'étoit  une  chose  si  ridicule  à  dire  qu'elle  se 


If 


ll.a  [1653]    MÉMOIRES 

détruisoit  d'elle-même,  puisqu étant  dans  leur  ville 
avec  ma  maison  seulement ,  je  n'étois  pas  en  ëtat  de 
leur  rien  faire  faire  de  force  ;  puis  nous  eûmes  une 
conversation  sur  les  affaires  publiques  :  ce  qui  ne  man- 
quoit  point  toutes  les  fois  qu'il  venoitchez  moi,' car 
cela  tient  les  esprits  alertes,  et  est  très-bon  en  guerre 
civile.  Je  vis  aussi  les  capitaines  de  la  ville  qui  font 
un  corps  sépare  à  Orléans ,  auxquels  je  dis  la  même 
chose  ;  de  sorte  que  tous  les  entretiens  de  l'étape  et 
du  Martroy  ne  furent  le  soir  qu'à  tourner  les  maza- 
rins  en  ridicule ,  qu'à  me  louer  et  souhaiter  la  venue 
dé  M.  le  prince ,  lequel  ne  put  venir  dans  le  temps 
qu'il  reçut  mon  courrier,  car  il  étoit  occupé  au  com- 
bat de  Bleneau  (0.  La  nouvelle  de  ce  combat  arriva 
à  Orléans  le  matin  par  un  paysan ,  qui  le  dit  au  capi- 
taine qui  étoit  de  garde  à  la  porte  ,  lequel  à  l'instant 
me  l'amena.  Il  me  dit  que  M.  le  prince  avoit  gagné  un 
combat .  j'en  eus  grande  joie  ;  le  soir  elle  fut  changée 
en  incertitude ,  car  j'appris,  par  des  gens  qui  avoient 
passé  à  Gien  par  eau ,  que  M.  de  Nemours  étoit  blessé 
à  mort  5  je  ne  savois  qu'en  croire ,  n'ayant  point  de 
nouvelles  de  M.  le  prince.  Je  fus  tout  le  jour  sur  le 
pont  pour  voir  arriver  les  bateaux  qui  venoient  dé 
Gien  *,  les  gens  qui  étoient  dedans  disoient  tous  la 
même  chose.  11  m'envoya  le  lendemain  à  trois  heures 
un  courrier ,  et  m'écrivit  la  relation  du  combat ,  par 
laquelle  cette  action  étoit  mieux  écrite  que  je  ne 
pourrois  faire  moi-même  :  d'est  pourquoi  j'ai  jugé  à 
propos  de  la  mettre  ici. 

(i)  Au  eombat  de  Bleneau  :  C«tte  afFaÎFe  eut  lieu  le  8  avril.  Turenne 
répara  lei  fautes  du  maréchal  d'Hocquincourt ,  et  sauva  la  iamille 
royale. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEIf SIER .    [iGS^]      SfciS 

tt  Mademoiselle  , 

«  Je  reçois  tant  de  nouvelles  marques  de  vos  bon- 
tés ,  que  je  n'ai  point  de  paroles  pour  vous  en  remer- 
cier :  seulement  vous  assurerai-je  qu'il  n'y  a  rien  au 
monde  que  je  ne  fisse  pour  votre  service  5  faites-moi 
l'honneur  d'en  être  persuadée ,  et  de  faire  un  fonde- 
ment certain  là-dessus.  J'eus  hier  avis  que  l'armée 
mazarine  avoit  passé  la  rivière,  ets'étoit  séparée  en 
plusieurs  quartiers.  Je  résolus  à  l'heure  même  de 
l'aller  attaquer  dans  ses  quartiers  ;  cela  me  réussit  si 
bien,  que  je  tombai  dans  leurs  premiers  quartiers  avant 
qu'ils  en  eussent  eu  avis  ;  j'enlevai  trois  régimens  de 
dragons  d'abord ,  et  après  je  marchai  au  quartier-gé- 
néral d'Hocquincourt,  que  j'enlevai  aussi.  11  y  eut  un 
peu  de  résistance ,  mais  enfin  tout  fut  mis  en  déroute  : 
nous  les  suivîmes  trois  heures,  après  lesquelles  nous 
allâmes  à  M.  de  Turenne  -,  mais  nous  le  trouvâmes 
posté  si  avantageusement,  et  nos  gens  si  las  de  la 
grande  traite  et  si  chargés  du  butin  qu'ils  avoient 
fait ,  que  nous  ne  crûmes  pas  le  devoir  attaquer  dans 
<Hn  poste  si  avantageux  :  cela  se  passa  en  coups  de  ca- 
non -,  enfin  il  se  retira.  Toutes  les  troupes  d'Hocquin- 
court ont  été  en  déroute ,  tout  le  bagage  pris  ;  et  le 
butin  va  à  deux  ou  trois  mille  chevaux ,  quantité  de 
prisonniers ,  et  leurs  munitions  de  guerre.  M.  de  Ne- 
mours y  a  fait  des  merveilles  et  a  été  blessé  d'un  coup 
de  pistolet  au  haut  delà  hanche,  qui  n'est  pas  dange* 
reux-,  M.  de  Beaufort  y  a  eu  un  cheval  de  tué,  et  y  a 
fort  bien  fait-,  M.  de  La  Rochefoucauld  très -bien; 
Clinchamp,  Tavannes,  Valon  de  même ,  et  tous  les  au- 
tres maréchaux  de  camp  ;  Mare  est  blessé  d'un  coup 


21 4  [l^SaJ   MÉMOIRES 

de  canon.  Hors  cela ,  nous  n'avons  pas  perdu  trente 
hommes.  Je  crois  que  vous  serez  bien  aise  de  cette  nou- 
velle, et  que  vous  ne  douterez  pas  que  je  ne  sois,  made- 
nxoiseJle,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

«  Louis  DE  Bourbon. 

«  A  Cbâtillon-sur-Loing  ,  ce  8  d'avril  i652.  »> 

])^aJQie  fut  augmentée  et  mon  inquiétude  cessa , 
lorsque  je  sus  que  M.  de  Nemours  n  étoit  pas  blessé 
^^ngereusement.  Je  fus  bien  fâchée  de  la  blessure  du 
muvre  comte  de  Mare ,  qui  en  mourut  quelque  temps 
après.  Il  y  eut  le  nommé  La  Tour ,  lieutenant  colonel 
d^p§  le  l^nguedoc,  qui  fut  tué,  et  le  marquis  de  L^ 
C)iL^is.e  j  premier  capitaine  au  régiment  de  cavalerie  de 
YîJoi3,  tous  deux  fort  braves  et  honnêtes  gens.  Aus- 
si0t  que?  Ton  sut  à  Paris  cet  heureux  succès,  cela  fit^ 
\m  fort  bon  effet  pour  le  parti,  et  donna  bien  de  Fin- 
.  quiétud,e  aux  personnes  qui  s'intéressoient  pour  M.  de 
Nempurs,  quoique  sa  blessure  ne  fût  pas  mortelle. 
Madame  ^e  Nemours  partit  aussitôt  pour  le  venir 
trouver  ^  madame  de  Châtillon  vint  avec  elle  jusqu'à 
Montargis.  Elle  disoit  qu  elle  alloit  pour  conserver  sa? 
maison  de  Châtillon  \  mais  comme  elle  fut  arrivée  à 
Montargis,  elle  jugea  que  de  là  elle  cônserveroit  bien 
ses  terres,  et  qu'il  y  avoit  plus  de  sûreté  pour  elle  à 
se  mettre  dans  les  filles  de  Sainte-Marie,-  d'où  elle  ne 
sortoit  que  deux  ou  trois  fois  pour  aller  voir  M.  de 
Nemours,  quoique  des  officiers  qui  vinrent  à  Or- 
léans en  ce  temps-là  me  dii-ent  qu'elle  alloit  tous  lies 
soirs  voirM.  de  Nemours  toute  seule  avec  une  écharpe; 
(pi'ellc  croyoit  être  bien  cachée,  mais  qu'il  n'y  avoit 
pas  un  soldat  dans  larméé  qui  ne  la  connût» 


DE   MADEIM>1>K1XK    DE    MO>TPEX:i|KR.    [ld5^]      ^t3 

Rien  ne  lot  égal  à  la  consternation  de  la  cour.  Le 
jour  de  ce  combat.  Ton  enroja  tons  les  bagages  a«^ 
delà  dn  pont ,  afin  d'être  pins  en  état  de  se  sairrer  à 
Ut  première  alarme,  et  de.rompre  le  pont.  Si  M.  le 
prince  eût  bien  connu  le  pays*  quelque  £aitîgnt%  que 
fussent  les  soldats,  il  eut  poussé  les  affaires  bien  ayant, 
et  par  conséquent  la  cour;  rien  ne  lui  eût  été  pliisaisë. 
Et  comme  Bleneau  nestqu^à  trois  lieues  d'ici ,  et  que 
j  y  ai  souvent  passé  en  allant  à  Blois  et  à  Orléans  y  je 
me  sois  Eût  montrer  le  lieu  du  combat;  mais  je  ne  le 
Yoyois  qu  avec  regret  :  de  quoi  les  choses  n  allèrent  pas 
miens  pour  nous,  car  Ton  n^auroitpas  tant  essuyé  de 
chagrins  que  Ton  a  fait  depuis.  Ce  fut  un  des  canaux 
de  communication  du  canal  de  Briare  qui  empêcha 
que  Ion  n'allât  après  M.  de  Turenne  \  car  M«  le*  prince 
n  ayant  personne  du  pays  avec  lui,  et  la  nuit  ne  lui 
{permettant  pas  de  reconnoitreles  lieux ,  il  ne  savoit  aï 
c  etoit  une  rivière,  et  si  elle  étoit  guéable  :  celalarréta* 

Aussitôt  après  il  fut  obligé  daller  ;\  Paris,  M.  de 
Chavigny  lui  ayant  mandé  que  sa  personne  y  étoil 
nécessaire  pour  s'opposer  à  ce  que  M.  le  cardinal  de 
Retz  pourroit  faire  contre  lui  en  son  absence  auprès 
de  Son  Altesse  Royale.  11  mena  avec  lui  M.  de  Beau* 
fort,  et  M.  de  Nemours  y  alla  dès  qu'il  put  être  trans-^ 
porté.  Pour  moi  j'ëtois  à  Orléans,  où  je  me  divertissois 
à  faire  prendre  tous  les  courriers  qui  passoient , 
n'ayant  plus  autre  chose  à  faire.  Les  uns  étoient  char- 
gés de  dépêches ,  les  autres  de  poulets  et  de  lettres 
de  famille  assez  ridicules;  de  sorte  c|ue  quand  je 
n'en  faisois  pas  de  profit  pour  le  parti ,  j'avois  celui  de 
m'en  divertir.  L'on  prit  des  j,'ontilshomnies  du  Poitou, 
par  losefucls  M.  Le  Tettier  t'crivoit  à  dos  iiUendans 


2l6  [l65a]   MÉMOIRES 

que  Fabbë  de  Guyon  s'en  aJloit  en  Guienne ,  Angon- 
mois  et  Poitou ,  qui  ëtoit  charge  de  toutes  les  affaires' 
du  Roi.  A  Finstant  je  résolus  de  le  faire  arrêter,  ju- 
geant bien  qu'il  avoit  beai^coup  de  choses  qui  regar- 
doient  les  intérêts  de  M.  le  prince  en  ces  provinces , 
et  partant  ceux  de  Monsieur,  avec  lequel  il  étoit  font 
uni.  J'envoyai  un  exempt  des  gardes  de  Monsieur , 
qui  étoit  avec  moi,  avec  ordre  de  l'arrêter  lorsqu'il 
passeroit.  Le  jour  qu'il  partit,  il  arriva  des  ëvêques  à 
Orléans,  et  les  agens  du  clergé  qui  vt^noient  de  la 
cour.  Ils  me  vinrent  voir ^  je  leur  demandai  si  l'abbé 
Guyon  étoit  parti  de  Gien  -,  ils  me  dirent  qu'il  étoit 
venu  avec  eux  jusqu'à  Sully,  mais  qu'il  n'avoit  osé 
passer  par  Orléans,  de  peur  que  je  ne  le  fisse  arrêter  -, 
que  même  il  ne  passeroit  point  à  Blois.  Je  mandai  à 
Texempt  de  venir  au  devant  de  lui  à  Saint-Laurent- 
des-Eaux.  Il  y  arriva  si  heureusement  qu'il  prit  son 
valet  avec  sa  cassette,  où  étoient toutes  ses  dépêches. 
Il  sut  qu'il  ne  faisoit  que  de  partir  :  il  courut  après , 
et  le  prit  près  de  Chambord ,  où  il  le  mena.  Le  Ralle 
ëtoit  avec  lui ,  et  il  l'arrêta  aussi ,  sachant  que  c'étoit 
un  brave  homme,  et  grand  ingénieur,  et  qui  pouvoit 
nuire  au  parti.  Il  me  le  manda  aussitôt,  et  m'envoya 
la  cassette,  dans  laquelle  on  trouva  force  commissions 
pour  lever  des  troupes  5  il  y  en  avoit  aussi  pour  lever 
des  deniers,  et  des  ordres  pour  faire  raser  le  château  , 
de  Taillebourg ,  qui  est  à  M.  le  prince  de  Tarente , 
M.  de  La  Trémouille  le  lui  ayant  donné  en  mariage. 
11  y  avoit  un  projet  pour  assiéger  Brouage ,  assez  mal 
conçu,  et  encore  plus  difficile  à  exécuter.  Le  cardinal 
Mazarin  écrivoit  à  tous  les  officiers  généraux  de  l'ar- 
mée de  Guienne,  et  aux  gouverneurs  des  places  des 


DB  XAOEMOISELLS  DE   1I05TPEXVE1I .    [l63^]      II 7 

prOTinces  que  j*ai  nommées  :  le  tout  en  créance  snr 
l'abbé  de  Guyon  ;  ce  qui  faisoit  Toir  que  s^  prise  étoît 
assez  utile.  Je  FenTOvai  à  Blois  «  et  dépêchai  un  coui^ 
rier  à  Son  Altesse  Royale;  j^écrivis  aussi  à  M.  le  prince 
pour  lui  donner  part  de  la  capture  que  j  avois  faite, 
et  lui  témoigner  la  joie  que  j^aurois  si  cela  lui  pou* 
voit  être  utile.  Monsieur  me  manda  de  faire  mener 
Fabbé  de  Guyon  à  Montargis  ;  j'envoyai  quérir  pour 
cela  de  Fescorte ,  et  Le  Ralle  demeura  à  Orléans  sur  sa 
parole,  parce  quli  étoit  malade. 

En  même  temps  j'appris  que  Gouille^  qui  étoit  ca- 
pitaine dans  le  régiment  de  cavalerie  de  Condé<»  avoit 
été  Eut  prisonnier  en  escortant  madame  de  Châtillon, 
qui  n  avoit  osé  s'en  retourner  à  Paris  à  cause  des  pé- 
rils du  chemin  :  elle  avoit  été  avec  Farmée  jusqu'à 
Etampes.  Tenvoyai  un  trompette  à  M.  de  Turenne  et 
au  maréchal  d'Hocquincourt  5  je  leur  écrivis  pour 
changer  Le  Ralle  contre  Gouille.  Ils  me  mandèrent 
qu'ils  Favoient  renvoyé  à  la  prière  de  madame  de  Châ- 
tillon  ;  et  le  maréchal  d'Hocquincourt ,  qui  étoit  ami 
particulier  du  Ralle,  me  pria  de  le  lui  renvoyer,  et 
qu'il  espéroit  bien  cette  grâce  de  moi  ;  qu'en  revanche , 
de  quelque  qualité  que  pussent  être  mes  prisonniers, 
il  me  les  renverroit.  Aussitôt  que  j'eus  reçu  sa  lettre, 
j'envoyai  quérir  Le  Ralle ,  et  lui  dis  que  je  le  metiois 
en  liberté,  mais  que  je  serois  bien  aise  qu  il  ne  ser- 
vît point  contre  nous:  ce  qu'il  me  promit,  hors  dans 
son  gouvernement  de  Rethel,  où  il  voulut  être  libre. 
Comme  c'étoit  une  chose  juste,  je  la  lui  accordai.  Il 
partit  pour  continuer  son  voyage  vers  le  Poitou,  où 
-il  avoit  des  aQaires  particulières.  Comme  je  n'en  avois 
plus  à  Orléans,  l'impatience  me  prit  d'aller  à  Paris; 


j  écrivis  sans  cosse   à  Monsieur   et   :i  M.    le  priiicc 
pour  les  presser  de  me  donner  con^é.  EnTattcndant* 
j\*us  curiosité  de  savoir  s'il  n'y  avoit  personne  ia  Or- 
léans qui  eiit  commerce  avec  la  cour,  et  on  chercki 
les  moyens  de  parvenir  à  le  savoir.  L'on  trouva  qae 
pour  cela  il  ialloit  faire  arrêter  un  messa<;cr  à  pied 
<|ui  va  deux  fois  la  semaine  d'Orléans  à  Briare,  pour 
y  porter  les  lettres  que  Ton  envoie  à  Lyon ,  oii  le 
courrier  ordinaire  passe.  IVabord  cette  proposition 
me  déplut ,  ne  comprenant  pas  de  quel  air  Ton  po«- 
\oit  faire  prendre  et  ouvrir  les  lettres  de  mille  mar- 
chands, dont  cela  pourroit  interrompre  le  commerce-f 
enfin  comme  Ton  m'eut  représenté  Futilité   que  k 
jKuti  en  pourroit  recevoir,  je  mV  résolus,  ponrw 
que  Ton  ne  sut  point  ([ui  favoit  fait  faire.  Pour  c^eb, 
j'envoyai  un  valet  de  chambre  de  M.  le  prince,  qn 
pa.tsoit  à  Orléans  avec  (pu'hpies-uns  de  ses  gardes» 
faire  cette  e\|K'dilion,  dont  il  revint  heureusement; 
car  le  soir  il  m'apporla  toules  les  lettres.  Il  y  en  airoît 
({uantité  de  marchands  qui  me  tirent  s^rande  peine  à 
hnllcr,   pour  la  pitié  que  j'avois  de  rembari-as  qvc 
ci'la  leur  frroit.  Il  y  en  avoit  cpiantité  de  tous  côtM 
pour  ia  cour,  et  l'ulre  autres  une  de  Guienne  en  chiffre 
(|ue  j\ruvoyai  a  M.  le  princ(\  cpii  ia  fit  déchitlrer,  et 
tpii  me  manda  lui  axoir  été  fort  ulih*.  11  ny  en  avoit 
|>oiiil  il'(hli'*aMs.  mais  hiende  I\iris.  et  d'un  lieu  où  je 
uauroi.N  jamais  cru  (ju'un  m'  IVil  a\iM*  d"('rrire  à  M.  le 
urdinai  Ma/.aiin.  Noyant  au-d('»UN  quelle  sadressoil 
.1  lui,  j  eii.N  lM':nit-oii|>  d('  |nii',  <'|  l:\  tnunai  datée  «le 
S.iiul-Siil|ii(i'.  t/«tnil    |\il)bé   ({«'   Xalavoir,    frère  ilr 
\aLi\oir  (|ni  roniiii.uulc  le  ri-i'iiurnl  de  .M.  le  cardi- 
nal M.i/..ui!i.  Klli*  r(>:r.i*:U)!t  i'i>  4|ui  ^\\\^ 


DE    MADKMOISKLl.fc    DE    MONTPENSILR.    [lÔSi]       3tiy 
«    Moi^SEIGNEUR , 

«  Je  h'aurois  jamais  cru   qu'en   ce  lieu  j'aurois 
trouvd  occasion  de  pouvoir  servir  Votre  Eminence  ^ 
mais  madame  de   Saujon  ayant  su  que  j  y  <5tois  a 
désir(5  de  me  voir ,  et  m\i  fait  dire  qu'elle  me  parleroit 
dans  un  confessional ,  afin  que  personne  ne  s'en  aper- 
çût. Cela  a  éié  cause  que  j'ai  paru  au  monde  plus 
homme  de  bien  que  je  ne  suis ,  ayant  prolongé  ma 
retraite.  Elle  m'a  donc  dit  que  j'avertisse  Votre  Emi- 
nence du  désir  qu'elle  a  de  la  servir,  et  que  pour  y 
parvenir  et  lui  donner  moyen  de  faire  revenir  Mon- 
sieur, il  n'y  a  qu'à  le  leurrer  du  mariage  du  Roi  avec 
mademoiselle  d'Orléans  -,  que  c'étoit  un  panneau  où 
il  donneroit  toutes  et  quantes  fois  que  l'on  voudra  -,  et 
'  que  pour  Mademoiselle ,  il  ne  s'en  soucioit  point-,  que 
l'on  pouvoit  gagner  Madame  par  une  première  femme 
de    chambre  nommée  Claude,  et  que  l'on  FauroiL 
pour  peu  d'argent.  Enfin ,  monseigneur ,  elle  est  ve- 
nue de  si  bonne  volonté  h  moi ,  que  je  ne  doute  pas 
qu'elle  ne  continue  :  c'est  pourquoi  j'entretiendrai  ce 
commerce  pour  le  service  de  Votre  Eminence,  et 
pour  lui  témoigner  que  je  suis ,  etc. 

«  l'abbé  de  Valavoir.  » 

Il  pouvoit  y  avoir  encore  autre  chose  ^  mais  voilà 
la  substance  et  le  plus  essentiel  de  cette  dépêche.  Je 
l'envoyai  à  Monsieur,  et  une  copie  à  M.  le  prince.  Jo 
crois  bien  ([ue  cela  ne  plut  pas  à  Son  Altesse  Royale, 
laquelle  me  lit  réponsi,'  cjue  les  gens  qui  croyoient  ce 
qui  étoit  dans  (!clte  lettre  le  connoissoienl  mal ,  et  qu'il 
n'avoit  nul  dessein  ^  et  ne  me  dit  ps  un  moi  de  ma- 
dame de  Saujon. 


220  [l()5l]   MÉMOIRES 

Monsieur  nie   inandoit  toujours  que  je  fisse  un 
maire  et  les  échevins:  ce  qui  nétoit  plus  nécessaire  • 
ceux  qui  y  éloient  ayant  fait  tout  ce  que  j  avois  désire. 
La  forte  passion  que  j  avois  d'obliger  M.  le  prince  oe 
faisoit  chercher  les  moyens  de  secourir  Montrond^ 
mais  comme  ils  me  manquÎTcnt ,  cela  me  rendit  en- 
core mon  séjour  plus  ennuyeux.  J'eus  aussi  nouvelle 
de  Paris  de  la  confc^rence  que  M.  de  Rohan  devoit 
avoir  à  Saint-Germain ,  où  étoit  la  cour ,  avec  mes^ 
sieurs  de  Chavigny  et  Goulas.  Quoique  M.  le  prince 
mVcrivit  avec  soin  tout  ce  qui  se  passoit ,  je  ne  laissai 
pas  néanmoins  de  presser  Monsieur  de  me  permettre 
de  laller  trouver.  II  ne  me  répondit  f>oint  lÀ-dessus,et 
me  parloit  toujours  de  ce  maire  et  de  ces  échevins. 
Comme  je  vis  que  mon  retour  ne  tenoitqu'à  cela,  et 
que  je  connus  la  chose  absolument  inutile,  je  dépê- 
chai un  trompette  à  M.  de  Turenne  et  au  maréchal 
d'Uocquincourt,  qui  étoient  campés  à  Châtres,  sur 
le  {;rand  chemin  de  Paris  a  Etampes,  pour  leur  de- 
mander des  passe-ports.  Je  les  priai  de  me  les  envoyer 
prompli'munt,  parce  que  j'avois  envie  d'aller  à  Paris; 
et  l'omme  ils  me  connoissoient  fort  impatiente,  ils 


fâeheroient  fort  s'ils  retardoient  mon  voyaj^e.  Je  dé- 
pêchai aussi  en  même  trmps  à  Monsieur ,  et  lui  man- 
dai  ({u'ayant  fait  tout  ce  qui  étoit  nécessaire  pour  soa 
service  à  Orléans,  et  nrcnnnyant  de  n'avoir  pas 
riionneur  de  le  voir,  j'avois  envoyé  demander  des 
passe-ports  aux  f^éncVaux  des  troup«'s  du  parti  con- 
traire; c|ue  s'ils  n*osoi(»nt  m'en  donner,  je»  les  sup- 
pliois  d'en  envoyer  demander  à  la  cour. 

Je  partis  le  9.  de  mai  d'Orléans,  et  j'allai  àEtampes.  Je 
trouvai  à  An^<Tville  l\»srorle<jue  l'on  m'avoit  envoyée; 


DE   MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [l65;i]      111 

Ci  comme  il  faisoit  très-beau  temps,  je  montai  à  cheTal 
avec  mesdames  les  comtesses  ^de  Fiesque  et  de  Fron- 
tenac ,  lesquelles  m'avoient  toujours  accompagnée  ;  et 
à  cause  de  cela  Monsieur  leur  avoit  écrit,  après  mon 
entrée  à  Orléans,  des  complimens  sur  leur  bravoure 
d'avoir  monté  à  Téchelle  en  me  suivant  ;  et  au-dessus 
de  la  lettre  il  y  avoit  mis  :  A  mesdames  les  comtesses 
maréchales  de  camp  dans  V  armée  de  ma  fille  contre 
le  Mazarin.  Depuis  ce  temps-là  tous  les  officiers  de 
nos  troupes  les  honoroient  fort  -,  de  sorte  que  Cha- 
vagnac ,  qui  étoit  le  maréchal  de  camp  qui  comman- 
doit  mon  escorte ,  leur  dit  :  «  11  est  juste  que  Ton  vous 
«  reçoive,  étant  ce  que  vous  êtes.  »  En  même  temps  il 
fit  faire  halte  à  un  escadron  d'Allemands  qui  marchoit 
devant  moi ,  et  il  dit  au  colonel ,  qui  se  nommoit  le 
comte  de  Quinski ,  de  saluer  la  comtesse  de  Frontenac, 
qui  étoit  la  maréchale  de  camp.  Ils  mirent  tous  Fépée 
à  la  main  et  la  saluèrent  à  Tallemande ,  et  il  fit  tirer 
tout  un  escadron  pour  lui  faire  honneur  :  entrant  aussi 
bien  dans  cette  plaisanterie  que  s'il  eût  été  Français. 
Ce  comte  étoit  personne  de  qualité,  et  neveu  de  feu 
Walstein.  A  un  quart  de  lieue  d'Etampes ,  tous  les  gé- 
néraux et  quantité  d'olficiers  vinrent  au  devant  de 
moi;  Ton  tira  le  canon,  et  je  trouvai  le  quartier  des 
étrangers ,  par  lequel  je  passai  en  armes.  En  arrivant 
à  mon  logis ,  je  reçus  réponse  de  M.  de  Turenne ,  qui 
memandoit  qu'il  avoit  envoyé  à  Saint-Germain  où  étoit 
la  cour  pour  les  passe-ports  que  j'avois  demandés ,  et 
qu  il  me  les  enverroit  le  lendemain  :  ce  qui  me  fit  sé- 
journer un  jour  à  Etampes.  J'y  voulois  voir  toute  Far- 
mée  en  bataille  -,  mais  les  officiers  en  firent  quelque 
difficulté ,  disant  que  les  ennemis  pourroient  par  ce 


22  a  [ï^Stj]     MÉMOIRES 

moyen  savoir  au  vrai  le  nombre  qu'ils  étoient  :  ce  qiîi 
arrêta  tout  court  ma  curiosité,  aimant  mieux  me  pri- 
ver de  cette  satisfaction  que  de  faire  la  moindre  chose 
qui  pût  nuire  au  parti. 

Tout  ce  jour-là  j'eus  une  grande  cour  de  tous  les  olïi- 
ciers  de  Farmée,  qui  s'étoient  parés:  de  sorte  qu'ils 
étoientaussi  braves  extérieurement  qu'intérieurement. 
Le  matin  j'allai  à  la  messe  à  pied  ^une  église  quiétoit 
si  près  de  mon  logis  que  ma  garde  en  joignoit  la  porte, 
avec  un  nombre  infini  de  gens  qui  me  suivirent-,  le 
tambour  de  la  garde  battit,  et  force  trompettes  et 
timballes  marchoient  devant  moi  :  cela  étoit  tout-à-fait 
beau.  L'après-dînée  j'allai  me  promener  à  cheval  à 
une  maison  ([ui  n  est  qu  a  un  quart  de  lieue  d'Etampes, 
ayant  à  ma  suite  tous  les  ollicicrs  de  l'armée:  la  fan- 
taisie me  prit  d'aller  sur  une  hauteur,  mais  Ton  m'en 
empêcha.  Si  j'eusse  suivi  mon  mouvement,  j'eusse  vu 
charger  un  parti  des  ennemis  qui  ne  le  fut  pas ,  parce 
que  La  Valette  qui  le  vit  crut  que  c'étoit  un  corps- 
de-garde  avancé  que  l'on  a  voit  mis  à  cause  de  moi  ; 
et  ainsi  force  chevaux  de  notre  armée  furent  pris  au 
fourrage.  La  raison  que  l'on  eut  pour  m'empêcherdV 
aller  fiît  que  messieurs  de  Tavannes  et  de  Valon  ,  qui 
ne  m'avoient  pas  quittée  d'un  moment ,  •  avoient  mis 
pied  à  terre  dans  la  maison ,  et  que  par  l'envie  que 
j'avois 'de galoper,  j'étois  allée  à  toute  bride  dans  l'a- 
venue de  cette  maison -,  si  j'y  eusse  été',  ilsauroient  evt 
autant  de  douleur  de  n'avoir  pas  été  à  cette  action 
que  j'en  eus  de  ne  l'avoir  pas  vue.  Le  soir  à  mon  re- 
tour, je  trouvai  un  trompette  que  M.  de  ïurcnne  et 
k  maréchal  d'Hocquincourt  m'envoyoient  avec  de^ 
passe^port»,  et  ils  me  mandèrent  qu'ils  espéroient  me 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPBNSIRR.    [l652]       %1ti 

Yoir  le  lendemain ,  et  me  venir  recevoir  hors  de  leurs 
quartiers  avec  larmëe  en  bataille.  Clinehamp,qui 
ëloit  un  vieux  routier  en  guerre,  dit  :  «  Assurément 
u  ils  n  attendront  point  Mademoiselle ,  ils  savent 
«  qu  elle  n  a  point  vu  nos  troupes  ;  ils  croient  que 
tf  nous  serons  dehors,  et  nous  veulent  attaquer  :  mais 
(c  il  n  importe  ,  il  faut  demain  faire  voir  Farmëe  à  Ma- 
ie demoiselle.  »  Je  leur  dis  :  a  Mais  si  cela  engageoit  à 
<(  un  combat,  j'en  serois  bien  fâchée  ^  je  ne  veux  point 
a  la  voir.  )>  Clinchamp  dit  :  a  Gela  seroit  du  dernier 
c(  ridicule  que  Les  ennemis  eussent  proposé  de  vous 
«  rendre  un  honneur,  et  que  nous  ne  l'eussions  pas 
li  fait;  nous  nous  mettrons  en  lieu  de  combat  s  il  est 
«1  à  propos ,  sinon  de  nous  retirer..  »  Us  me  demao» 
dèrent  Fheure  que  j'irois  les  voir  :  je  leur  dis  que  j  y 
serois  à  six  heures;  je  me  réveillai  bien  plus  matin, 
car  ce  fut  la  diane  qui  m'éveilla  ;  je  me  levai  et  m'ha- 
billai en  grande  diligence,  et  m'en  allai  aux  Capucins 
pour  entendre  la  messe.  En  entrant  dans  l'église  ^ 
je  trouvai  le  trompette  qui  étoit  venu  le  soir,  et  que 
l'on  avoit  envoyé  toute  la  nuit  pour  demander  des 
passe-ports  pour  l'escorte  qui  me  devoit  accompagner 
jusqu'à  leur  quartier.  Ce  trompette  me  dit  :  «  Je  n'ai 
K  trouvé  personne  ;  notre  armée  marche  vers  Long* 
c(  jumeau.  »  Je  ne  doutai  point  qu'elle  ne  vint  à  nous, 
et  j'envoyai  à  l'instant  avertir  nos  généraux,  et  je  m'en 
allai  entendre  la  messe.  J'avoue  que  je  l'entendis  avec 
beaucoup  de  dévotion,  et  que  je  priai  Dieu  avec  bien 
de  la  ferveur  de  nous  faire  gagner  la  bataille ,  qoe  je 
souhaitai  passionnément  que  l'on  donnât  *,  car  je  ne 
doutois  pas  que  ma  présence  et  l'amitié  que  toute 
l'armée  avoit  pour  moi  ne  leur  donnassent  beaucoup 


2^4  [l652]   MÉMOIRES 

plus  de  courage  -,  et  pour  peu  d'augmentation  c'eût 
été  une  <:h'o$e  extraordinaire ,  car  jamais  il  n  j  eut 
de  si  bonnes  troupes  ni  de  si  bons  officiers  que  les 
nôtres. 

Après  avoir  entendu  la  messe ,  je  montai  à  cheval 
pour  m'en  aller  où  étoit  l'armée.  Je  trouvai  en  chemin 
messieurs  deTavannes,  Glinchamp  etValon,  qui  ve- 
noient  au  devant  de  moi  5  ils  me  dirent  que  les  en- 
nemis venoient  à  nous ,  et  qu'il  n'y  avoit  de  temps  que 
celui  qu'il  falloit  pour  prendre  résolution  s'il  falloit 
combattre  ou  non  ;  qu'il  seroit  bon  pour  cela  de  nous 
retirer  à  part.  Nous  nous  éloignâmes  du  monde ,  et 
j'appelai  mesdames  les  comtesses ,  que  l'on  nommoit 
mes  maréchales  de  camp,  pour  assister  au  conseil  de 
guerre  *,  la  comtesse  de  Fiesquecria  de  dix  pas  :  «  Je  ne 
<(  suis  pas  d'avis  que  l'on  se  batte.  »  Valon  me  dit  qu'il 
avoitnin  ordre  exprès  de  ne  point  combattre  5  Ta  vannes 
dit  qu'il  en  avoit  un  pareil  de  Rfe  le  prince  5  pour 
Glinchamp,  il  dit  :  (c  Là  où  est  Mademoiselle,  les  ordres 
«  que  l'on  a ,  qui  ne  sont  pas  d'elle ,  ne  subsistent  plus*, 
«  l'on  ne  doit  reconnoître  que  les  siens ,  et  nous  de- 
«  vous  tous  être  persuadés  que  Monsieur  et  M.  le 
«  prince  approuveront  tout  ce  que  fera  Mademoiselle.  » 
Je  leur  dis  :  «  Si  je  suivois  mon  inclination,  l'on  com-- 
tt  battroit;  mais  pour  cela  il  faut  s'en  rapporter  à  ceux 
«  qui  savent  ce  que  c'est  :  c'est  votre  métier  et  non 
«  pas  le  mien,  c'esfe  pourquoi  je  vous  demande  à  tous 
«  vos  avis.  »  Glinchamp  dit  que  nos  forces  étoient 
quasi  égales  à  celles  des  ennemis;  qu'ils  n'avoientpas 
mille  chevaux  plus  que  nous,  et  que  ce  n'étoit  pas 
une  force  si  au-dessus  de  la  nôtre  qu'on  ne  pût  es- 
pérer une  bonne  issue  du  combat  -,  que  j'étois  la  ma|- 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [l65a]      as5 

tresse ,  qoe  c'ëtoit  à  moi  de  décider ,  et  que  Taffaire 
pressoit.  Je  leur  dis  que  j  appréhendois  Fëvënement 
d'un  combat ,  et  qu'il  valoit  mieux  rentrer  dans  la  ville; 
je  leur  ordonnai  pour  cela  de  faire  marcher  toutes  les 
troupes  :  de  sorte  que  le  peu  de  temps  qu'elles  de- 
meurèrent en  bataille  me  les  fit  voir  assez  à  la  hâte  y 
ne  voulant  pas  seulement  qu  elles  s  arrêtassent  pour 
me  saluer.  Tous  les  soldats  me  demandoientà  se  battre, 
et  me  crioient  bataille  !  Je  leur  disois  :  a  11  n'est  pas 
«  à  propos  de  la  donner.  »  Après  avoir  vu  toute  far- 
mée  rentrée  dans  la  ville ,  je  montai  en  carrosse  pour 
continuer  mon  voyage  à  Paris. 

Comme  j'arrivai  à  Châtres,  où  étoit  postée  larmée 
mazarine ,  je  trouvai  à  la  garde  un  maréchal  de  camp 
nommé  le  baron  d'Apremont ,  qui  me  fit  compliment 
sur  le  déplaisir  que  messieurs  les  généraux  avoient 
eu  de  ne  me  pouvoir  attendre ,  comme  ils  m  avoient 
mandé  \  qu'ils  étoient  partis  en  diligence  pour  aller 
attaquer  Etampes.  J'eus  une  vraie  douleur  d'en  être 
partie ,  car  ils  n  auroient  jamais  fait  cette  entreprise  si 
j'y  eusse  été.  Il  m'offrit  à  dîner,  et  me  dit  que  M.  de 
Turenne  avoît  donné  ordre  que  l'on  me  l'apprêtât  à 
son  logis  en  chair  et  poisson ,  car  c'étoit  un  jour  maigre; 
je  l'en  remerciai ,  ne  voulant  pas  m'amuser.  Ledit  sieur 
d'Apremont  me  donna  vingt  maîtres  et  un  cornette 
qui  les  commandoit,  du  régiment  de  La  Marconsse, 
pour  m'escorter  -,  et  lui  me  vint  conduire  à  un  q«Ht 
de  Keue  de  Châtres ,  que  je  trouvai  fort  d^anari  dm 
troupes  :  la  garde  de  cavalerie  étoit  fort  foible ,  et 
celle  d'infanterie  de  même  ^  et  il  n'étoit  resté  nulle» 
troupes  dans  le  quartier  que  le  régiment  de  la  Cou^• 
ronne  qui  étoit  arrivé ,  fort  foible  et  fort  fatigué  d'une 


a%6  [^65*2]  Mj^iiioiREs 

longue  nîarche.  Le  lieutenant  colonel  nommé  Laloin 
m  accompagna ,  aussi  bien  que  M.  d'Apremont  -,  il  par- 
loit  bien  davantage  :  ce  qui  me  réjouit  fort ,  car  j  avois 
bien  envie  de  trouver  quelqu'un  qui  me  répondît  à 
mes  questions.-,  M.  d'Apremont  ne  le  faisoit  que  par 
monosyllabes,  et  Laloin  n'étoit  pas  de  même.  Après 
qu'ils  m'eurent  quittée  ,  passant  à  Longjumeau ,  Ton  y 
fit  repaître  mes  chevaux ,  et  pendant  ce  temps  j'en- 
tretins mon  ofticier ,  qui  n'avoit  jamais  vu  Paris  et  qui 
souhaitoit  fort  de  le  voir.  Il  se  fût  volontiers  donné  à 
moi^  mais  je  ne  trouvai  pas  que  lui  ni  sa  troupe  nous 
fussent  utiles,  et  négligeai  fort  le  zèle  qu'il  me  parut 
avoir  pour  moi.  11  passa  un  courrier  -,  et  Thabitude 
que  j'avois  de  faire  arrêter  tous  ceux  que  je  voyois 
me  fit  dire  qu'on  l'arrêtât.  Aussitôt  il  commanda  quatre 
ou  cinq  maîtres  pour  aller  après.  L'on  me  l'amena.  Je 
lui  demandai  où  il  alloit  -,  il  me  répondit  :  «  A  Taille- 
«  bourg  en  Saintonge ,  pour  le  faire  raser.  »  Je  lui 
dis  :  ((  Je  lai  empêché  une  fois  de  l'être,  je  suis  bien 
«  fâchée  de  ne  pouvoir  faire  la  même  chose  -,  passez 
«  votre  chemin  :  si  je  vous  avois  trouvé  plus  avant , 
«  vous  n'auriez  pas  passé  librement.  »  Comme  nous 
fûmes  vers  le  fiourg^a-Reine ,  cet  officier  qui  m'escor- 
toit  me  demanda  si  j'avois  dit  en  partant  dTtampes 
que  nos  partis  qui  étoient  en  campagne  ne  lui  dissent 
rien-,  je  lui  dis  que  non,  et  sur  cela  il  me  demanda  un 
passe-port.  J'envoyai  quérir  mon  secrétaire,  qui  le  fit 
sur  la  portière  de  mon  carrosse,  et  je  le  signai.  Cela 
ëtoit  assez  honorable  pour  moi ,  qu'à  deux  lieues  de 
son  quartier  et  douze  du  nôtre  il  n'osât  faire  ce  chç- 
min  sans  passe-port. 

Je  trouvai  M.  le  prince  au  Bourg-la-Reinc ,  qui  ve- 


DE   BIADEMOISELLB   DE   MONTPENSIER.    [iGStl]     ^^J 

noit  aa  devant  de  moi  ;  il  ëtoit  accompagne  de  M.  de 
Beaufort,  du  prince  de  Tarente ,  de  M.  de  Rohan,  et 
de  tout  ce  qu'il  avoit  de  gens  de  qualité  de  Paris.  Il 
mit  pied  h  terre,  il  me  salua,  et  monta  dans  mon  car- 
rosse -,  et  après  m'avoir  fait  mille  complimens  et  pro- 
testations de  service ,  il  me  dit  que  Monsieur  étoit  en 
colère  contre  moi  de  ce  que  j'ëlois  revenue  sans  ordre; 
quç  nonobstant  cela  il  Tauroit  amené  avec  lui,  sans 
qu'il  étoit  au  lit  avec  un  peu  de  fièvre  ;  et  après  cela 
il  se  mit  à  féliciter  les  comtesses  de  s'être  trouvées  en 
tant  de  belles  occasions.  Je  rencontrai  mesdames  les 
duchesses  d'Epsrnon  et  de  Sully ,  qui  venoient  aussi 
au  devant  de  moi  ;  j'arrêtai  pour  les  mettre  dans  mon 
carrosse.  M.  le  prince  et  elles  me  firent  conter  tout  ce 
qui  s'étoil  passé  à  mon  entrée  à  Orléans,  et  à  quoi  je 
m'occupois  pendant  le  séjour  que  j'y  avoisfait.  Je  leur 
dis  que  les  premières  semaines  je  ne  sortois  point, 
que  je  me  promenois  dans  les  places,  que  j'allois  aux 
couvens  à  la  messe,  et  au  salut  dans  les  églises;  que 
je  jouois  aux  quilles  dans  mon  jardin;  que  j'entrete* 
uois  deux  ou  trois  fois  par  jour  M.  le  maire ,  les  éclie- 
vins  et  le  prévôt  de  la  police  ;  que  j'écrivois  à  Paris 
et  à  l'armée,  et  signois  mille  passe-ports  ;  que  je  me 
moquois  de  moi-même  de  me  voir  occupée  à  des 
choses  à  quoi  j'étois  si  peu  propre  :  et  je  trouvois 
après  que  j'avois  tort,  m'en  acquittant  fort  bien;  et 
que  sur  la  fin  je  sortois  de  la  ville,  que  je  m'allois  pro- 
mener à  cheval  et  faire  collation  à  toutes  les  jolies 
maisons  près  d'Orléans,  et  que  M.  le  marquis  de. 
Sourdis  m'en  avoit  donné  une,  et  M.  l'évêque;  mais 
que  tous  ces  divertissemens  ne  m'avoient  pas  em- 
pêché d'avoir  envie  de  revenir,  ni  redoubler,  par  le 

i5 


228  [l652]   MÉMOIRES 

regret  que  j'avois  de  les  perdre ,  la  joie  que  je  sentois 
de  les  voir. 

Comme  j'arrivai  à  Paris,  tout  le  peuple  sortit  hors 
de  la  ville,  et  je  trouvai  le  chemin  une  lieue  durant 
bordë  de  carrosses;  tout  le  monde  portoit  sur  le  vi- 
dage la  joie  que  Ton  avoit  de  mon  retour,  et  du  bon 
succès  de  mon  voyage.  Je  trouvai  le  palais  d*Ojrléans 
rempli  de  monde  ;  j'abordai  Monsieur  :  il  me  parut  la 
mine  assez  riante  *,  j'allai  le  saluer  dans  son  lit.  M.  le 
prince  demeura  toujours  en  tiers ,  de  peur  que  Mon- 
sieur ne  me  dît  quelques  rudesses  sur  mon  retour.  Je 
lui  voulois  rendre  compte  de  mon  voyage  :  il  me  dit 
qu'il  ëtoit  malade ,  et  qu'il  ne  pouvoit  ouïr  parler  d'af- 
faires-, «que  ce  seroit  pour  une  autre  fois.  Je  ne  laissai 
pas  de  lui  conter  ce  que  j'avois  appris  en  passant  dans 
le  quartier  des  ennemis  -,  qu  ils  étoient  allés  attaquer 
Etampes  :  ce  qui  lui  donna  un  peu  d'inquiétude ,  et  à 
M.  le  prince  aussi;  mais  je  les  assurai  que  j'avois  laissé 
les  oflBiciers  si  alertes,  que  je  ne  pouvois  croire  qu'il 
en  fût  mal  arrivé.  J'allai  saluer  Madame  à  sa  chambre, 
laquelle  m'avoit  attendue  patiemment ,  n'ayant  guère 
de  joie  de  me  voir  revenir  triomphante  d  une  occasion 
où  j'avois  été  si  -jutile  au  parti  5  elle  songeoit  qu'elle 
n'étoit  bonne  à  rien.  M.  le  prince  m'y  mena  ;  comme 
elle  n'avoit  pas  grande  amitié  pour  lui ,  elle  se  récria 
^e  ses  bottes  sentoient  le  roussi  :  c^est  une  senteur 
qu'elle  hait  fort,  et  qui  la  bannit  quasi  de  tout  com- 
merce -,  de  sorte  que  M.  le  prince  fut  contraint  de 
sortir  de  sa  chambre.  Il  alla  dans  le  cabinet,  ou  il  fut 
en  bonne  compagnie  ;  car  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 
femmes  à  Paris  m'y  étoient  Venues  attendre.  Madame 
me  reçut  assez  bien  ;  je  fis  ma  visite  courte ,  à  mon 


DE    llAI>CMOIS£LLK  DK   N02(TPE5S1ER.    [l65a]      %2lf^ 

:e,  et  m'en  allai  en  rendre  une  à  tout  ce  qui 
m'atlendoit  dans  son  cabinet.  M.  le  prince  me  dit  : 
«  II  £iut  que  tous  alliez  au  Cours:  tout  le  monde 
«  seroit  bien  aise  de  vous  y  toît  ;  et  pour  la  rareté 
«  du  fiit  d'avoir  vu  en  même  jour  une  armée  et  le 
«  Cours.  »  Madame  de  liemours  m  j  mena  dans  son 
carrosse  avec  mesdames  les  duchesses  d'Eperuon , 
de  Sully  et  de  Châtillon ,  et  mesdames  les  comtesses. 
Ty  voulus  £adre  mettre  M.  le  prince ,  mais  il  me  dit 
qu'il  m'y  suivroit  dans  son  carrosse  avec  M.  de  Beau- 
fort  et  force  autres  gens. 

Je  partis  donc  du  Luxembourg ,  et  dans  les  rues 
Ton  conroit  après  moi  comme  si  l'on  ne  m'eût  jamais 
vue  \  j'en  étois  hontense.  Comme  l'on  se  douta  que 
j'irois  au  Cours,  il  étoit  si  rempli  de  carrosses  que  j'eus 
peine  à  y  entrer  ;  tous  mes  amis  me  félxcitoient  en 
passant  :  enfin  si  l'applaudissement  universel  et  les 
témoignages  de  bonne  volonté  sont  capables  de  satis* 
faire,  je  la  dus  être  ce  jourtlà;  aussi  je  la  fus  tout<à- 
fait.  En  arrivant  à  mon  logis ,  j'y  trouvai  M.  le  prince, 
qui  m'aida  à  descendre  de  carrosse  ^  au  même  moment 
mille  gens  arrivèrent,etentre  autresM.  deNemoursqui 
n'avoit  sorti  que  ce  jour-ià.  Je  m'en  allai  l'entretenir, 
disant  à  M.  le  prince  et  à  madame  d'Epernon  de  faire 
l'honneur  de  mon  logis ,  et  d'entretenir  la  compagnie 
pendant  que  je  pailerois à  M.  de  Nemours ,  lequel  me 
dit  :)((Tout  est  bien  changé  depuis  que  je  n'ai  eul'hon- 
a  neur  de  vous  voir  ^  car  alors  si  on  eût  songé  à  la  paix, 
«  c'éUxit  pour  nous  couper  la  gorge  ^,et  maintenant  si 
«  l'on  neda  fait,  nous  sommes  perdus.  »  Ce  discours 
m'étonna,  et  je  lui  soutins  fort  le  contraire,  parce  que 
je  ne  voyois  point  nos  affaires  en  mauvais  étal  :  j'avois 


a3o  [1652J   MÉMOIRES 

pris  Orléans ,  M.  le  prince  avoit  battu  les  ennemis  à 
Bleneau ,  nos  troupes  étoient  dans  le  meilleur  état  du 
monde ,  et  nous  étions  maîtres  à  Paris.  Après  lui  avoir 
allégué  tout  cela,  il  médit  :  <c  Vous  ne  savez  ce  qui  vous 
K  est  bon  ;  car  si  Ton  tait  la  paix  présentement,  vous 
f(  serez  reine  de  France  :  et  si  on  attend  à  la  faire  quand 
«  nous  ne  serons  plus  les  maîtres ,  vous  ne  serez  rien , 
a  non  plus  que  les  autres.  »  Là-dessus  je  me  radoucis 
un  peu ,  et  il  me  dit  que  M.  le  prince  étoit  tout-àrfait 
bien  intentionné  pour  moi. 

Après  cette  conversation  j'allai  avec  la  compagnie, 
où  M.  le  prince  ne  me  laissa  guère ,  me  disant  :  «  11  est 
«  juste  que  j'aie  l'honneur  de  vous  entretenir,  ayant  as- 
((  sez  de  chosesà  vous  dire.»  11  commença,  (décrois  que 
a  le  comte  de  Fiesque  vous  aura  dit  beaucoup  de  choses 
«  de  ma  part  touchant  votre  établissement  :  présente- 
«  ment  les  affaires  y  sont  plus  disposées  que  jamais,  et 
d  je  vous  promets  qu'il  ne  se  passera  aucun  traité  de 
<(  paix  où  vous  ne  soyez  comprise.»  Il  me  témoigna  que 
c'étoit  la  chose  du  monde  qu'il  sonhaitoit  avec  le  plus 
de  passion  que  de  me  voir  reine  de  France  ;  que  son 
intérêt  s'y  renconti'oit  5  que  rien  ne  lui  étoit  plus  avan- 
tageux ,  voyant  les  bontés  que  j'avois  pour  lui  ;  et  qiie 
la  confiance  qu'il  avoit  en  moi  le  persuadoit  que  je  le 
considérerois  toujours  comme  l'homme  du  monde  le 
plus  dépendant  de  moi  ^  qu'il  n'y  avoit  rien  qu'il  ne 
fît  pour  voir  réussir  cette  affaire  ^  que  je  n'avois  qu'à 
commander,  qu'il  ra'obéiroit  en  tout  comme  un  sei*- 
viteur  très-fidèle  et  très-zélé  ,  et  qu'il  me  supplioitde 
a'en  pas  douter.  Nous  nous  fîmes  force  protestations 
d'amitié  -,  ce  fut  sincèrement  de  ma  part ,  et  je  crois 
de  la  sienne  aussi. 


DE   MADEMOISELLK   DE   MO^TPENSIER.    [i65a]      23 1 

Madame  de  Châtillon,  depuis  son  retour,  s'ëtoit 
fort  plainte  du  peu  de  soin  que  M.  le  prince  avoit  eo 
de  ses  terres ,  et  m'avoil  écrit  qu  elle  vouloit  être  ma- 
zarine  pour  s'en  venger  -,  de  sorte  que  je  lui  demandai 
si  son  courroux  continuoit ,  et  si  elle  ne  lui  avoit  point 
pardonné.  Elle  me  dit  :  «  11  fait  beaucoup  d'avances 
ce  pour  se  raccommoder  avec  moi  y  mais  j  ai  peine  à 
«  les  recevoir.  )>  Pourtant  il  lui  vint  parler,  et  il  me 
semble  qu'elle  lui  donnoit  une  assez  longue  audience 
et  favorable  attention  ;  et  depuis  ils  ont  été  assez  bien 
ensemble. 

Le  lendemain  il  arriva  un  courriel*  de  l'armée  qui 
apporta  nouvelle  que  les  ennemis  avoient  attaciué  un 
faubourg  d'Etampes,  et  que  nous  y  avions  été  fort 
battus,  et  qu  ils  avoient  pris  force  prisonniers.  Par  le 
plus  grand  malheur  du  monde ,  nos  généraux ,  après 
avoir  vu  toutes  nos  troupes  rentrer  dans  la  ville  avec 
une  grande  confiance  que  l'on  ne  les  viendroit  point 
attaquer,  s'en  étoient  allés  chacun  en  leur  logis  dîner 
fort  tranquillement.  On  attaqua  le  quartier  des  étran- 
gers, qui  furent  surpris-,  comme  l'on  alla  avertir  dans  les 
autres ,  chacun  prit  les  armes  pour  les  secourir  ;  mais 
la  foule  et  l'étonnement  où  ils  furent  furent  cause 
qu'ils  ne  savoient  quasi  ce  qu'ils  faisoient.  11  se  ren* 
contra  encore  un  embarras  qui  retarda  le  secours  que 
l'on  pouvoit  donner  :  c'est  que,  pendant  que  les  trou- 
pes étoient  sorties  le  matin  ,  l'on  avoit  mené  tous  les 
bagages  dans  la  ville  ^  et  comme  Etampés  n'est  quasi 
qu'une  rue ,  elle  se  trouva  si  pleine  et  si  embarrassée 
que  l'on  eut  peine  à  passer.  L'onpK>uvoit  dire  que  de- 
puis que  les  troupes  étoient  rentrées,  l'on  auroit  bien 
pu  les  renvoyer  chacune  en  leurs  quartiers  5  et  l'on 


a33  [l^^^]  MÉMOIRES 

pourroit  de  même  croire  que  les  ennemis  ëtant  si 
proches ,  Ton  se  seroit  tenu  en  ëtat  de  les  recevoir 
s'ils  eussent  voulu  les  attaquer  ;  mais  Ton  peut  juger 
admirablement  bien  des  choses  quand  elles  sont  ar*- 
rivées  :  il  est  souvent  malaisé  de  les  prévoir ,  et  ce 
n'est  pas  la  première  faute  qui  ait  été  faite  en  guerre. 
Il  y  eut  peu  de  gens  de  condition  de  tués ,  et  .peu  de 
soldats  ;  Ton  y  perdit  seulement  le  colonel  Broue , 
sergent  de  bataille  des  troupes  espagnoles,  et  le  comte 
de  Furstemberg ,  capitaine  de  cavalerie  du  régiment 
du  duc  Ulric  de  Wirtemberg ,  et  un  capitaine  d'infan- 
terie de  TÂltesse ,  nommé  Rubel. 

J'avoue  que  cet  accident  me  toucha  fort  :  car  j  etois 
très-sensible  à  tout  ce  qui  arrivoit  au  parti ,  et  lamitié 
que  tous  nos  officiers  et  toute  l'armée  m'avoient  té- 
moignée faisoitque  je  Tétois  beaucoup  poiur  eux.  L'of- 
tficier  qui  vint ,  nommé  Despouis ,  lieutenant-colonel 
de  l'Altesse,  dit  à  M.  le  prince  :  «  L'on  doit  bénir  Dieu 
fc  de  ce  que  Mademoiselle  y  avoit  été  ce  jour-là,  car 
4i  sans  cela  le  désor/lre  eût  été  plus  grand .  »  Il  le  pensoit 
ainsi,  car  pour  moi  je  ne  le  crois  pas.  Les  colonels  pri- 
sonniers furent  quasi  tous  étrangers  :  il  n'y  eut  de 
Français  que  Montai ,  premier  capitaine  dans  Condé 
in&nterie  ]  le  marquis  de  Vassé ,  mestre  de  camp  du 
régiment  deBourgogne.  Dèsque  je  sus  cela, je  résolus 
<le  changer  l'abbé  de<juyon ,  qui  étoit  mon  prisonnier, 
contre  un  colonel  étranger;  et  pour  cela  je  choisis  le 
baron  de  Barle ,  colonel  d'infanterie ,  qui  servoit  de 
sergent  de  bataille.  Ainsi  il  dxit  peu  en, prison,  et 
M.  l'abbé  de  Guyon  fut  fort  aise  d'en  sortir  :  et  lors- 
qu^'il  me  vint  remercier  de  sa  liberté ,  je  lui  dis  que 
cela  lui  vaudroitunévéché-,  cequi  arriva,  et  peu  de 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO^TPJîNSiER.    [l65a]     a33 

temps  après  on  lui  donna  celui  de  Tulles.  Il  le  mé- 
ritoit  Uen ,  car  c'est  un  honnête  hoonme.  Je  fus  visitée 
de  tout  Paris  le  premier  jour  après  mon  retour  ;  il  y 
avoit  une  si  grande  foule  chez  moi  qu'on  ne  pouvoit 
s  y  tourner.  Le  roi  d'Angleterre  me  vint  voir  ;  il  n  etoit 
point  dans  nos  intérêts ,  car  il  avoit  envoyé  monsieur 
son  frère  le  duc  dTorck ,  volontaire  dans  Tarmée  de 
M.  de  Turenne.  11  ne  me  parla  pas  de  ce  qui  s'étoit 
passé  à  Etampes,  sachant  bien  que  cela  ne  me  devoit 
pas  être  agréable. 

Lorsque  la  reine  d'ÂngleteiTC  sut  que  j'étois  entrée 
à  Oriiéans ,  elle  dit  qu  elle  ne  s'étonnoit  pas  que  j'eusse 
sauvé  Orléans  des  mains  de  mes  ennemis  comme  ayoit 
autrefois  fait  la  pucelle  d'Orléans ,  et  que  j'avois  com- 
mencé comme  elle  à  chasser  les  Anglais  :  en  voulant 
dire  que  j'avois  chassé  son  fils  de  chez  moi.  Cela  fut 
fort  remarqué ,  et  toutes  les  lettres  que  je  reçus  deux 
jours  durant  ne  portoient  autre  chose.  Je  lui  rendis 
mes  devoirs ,  et  la  trouvai  fort  attachée  aux  intérêts 
de  la  cour  :  ce  qui  m'obligea  à  ne  lui  pas  rendre  des 
visites  si  fréquentes ,  n'y  ayant  pas  de  plaisir  à  disputer 
avec  des  personnes  à  qui  Ton  doit  respect.  EUe  sut  que 
je  m'étois  plainte  de  quelques  impertinens  discours 
que  madame  de  Fienne  avoit  faits  contre  notre  parti, 
et  m'en  fit  faire  excuse  :  ce  qui  m'obligea  d'y  retour- 
ner. Je  trouvai  madame  de  Choisy  toujours  fort  em- 
presiée  pour  moi  ^  je  l'étois  peu  pour  elle ,  car  ja  sus 
qu'aile  avoit  conté  à  beaucoup  de  personnes  comm^ 
la  palatine  et  elle  m'avoient  fait  donner  dans  le  pan- 
neau ,  et  que  je  ne  leur  avois  pas  tenu  ce  que  je  leur 
avois  piromis  :  c'étoit  néanmoins  tout  le  contraire,  et 
elles  n'étoient  emportées  contre  moi  que  parce  que 


a34  [1652]  MEMOIRFS 

je  n'avois  pas  été  leur  dupe,  et  c'étoit  ce  qui  lesfaisoit 
enrager.  Je  ne  pris  pas  plaisir  à  ses  discours  ;  je  l'en- 
voyai quérir,  et  lui  témoignai  que  je  nétoispas  con- 
tente d'elle  ;  que  je  lui  dëfendois  de  jamais  parler  de 
moi  de  la  manière  que  je  savois  qu'elle  avoit  fait,  et 
que  je  la  priois  de  ne  plus  venir  chez  moi  aussi  sou- 
vent qu'elle  avoit  accoutumé,  et  même  ne  point  choisir 
les  heures  de  familiarité,  ne  voulant  point  avoir  de 
conversation  avec  elle ,  ni  même  que  l'on  le  crût  :  ce 
qu'elle  fit  pendant  quelque  temps,  après  lequel  elle 
tâcha ,  autant  qu'il  lui  fut  possible,  à  se  raccommoder  j 
mais  ce  fut  inutilement.  Néanmoins  l'on  la  souffroit, 
parce  qu'elle  est  de  fort  bonne  compagnie. 

Peu  de  jours  après  mon  retour ,  l'on  vint  me  dire 
que  M.  le  prince  étoit  à  Saint-Cloud  pour  7  mettre 
du  monde  et  se  rendre  maître  de  ce  poste ,  comme 
l'on  avoit  fait  de  celui  du  pont  de  Neuilly;  mais  il 
ne  se  contenta  pas  de  cela  :  il  s'en  alla  à  Saint-Denis, 
c[u'il  prit  sans  beaucoup  de  résistance,  y  ayant  peu 
de  monde,  et  la  ville  étant  de  médiocre  défense;  il 
y  prit  un  capitaine  suisse  nommé  Dumont,  que  je 
connois,  qui  est  fort  honnête  homme,  et  quelques  au- 
tres officiers  de  cette  nation.  Il  y  mit  des  Landes  pour 
y  commander,  qui  étoit  capitaine  dans  son  régiment 
d'infanterie.  Cette  place  fut  prise  vers  la  pointe  du 
jour,  et  sur  les  quatre  heures  du  soir  l'on  vint  dire  que 
les  ennemis  la  venoient  attaquer.  Monsieur  et  M.  le 
prince  y  envoyèrent  M.  de  Beaufort  pour  la  secourir  : 
ce  qui  fut  inutile,  étant  arrivé  trop  tard.  Nous  ne  fumés 
pas  victorieux  en  cette  rencontre,  et  voici  ce  qui  se 
passa,  que  j'ai  su  depuis  d'un  homme  de  qualité  qui 
y  étoit  5  car  comme  la  chose  ne  se  passa  pas  à  l'avan- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MO>TPENSfER.    [l65a]      ^35 

lage  de  ceux  qui  y  étoient,*il$  ne  la  racontèrent  pas 
comme  elle  s'ëtoît  passée.  An  retour ,  M.  de  Beaufort 
pensa  être  pris,  ayant  ëtë  abandonne.  Tout  ce  que 
Ton  peut  dire  à  la  justification  des  officiers,  c'est  que 
c'ëtoient  des  troupes  nouyellement  levées,  et  des  bour- 
geois de  Paris  qui  les  commandoîent. 

Le  Roi  et  ta  Reine  eurent  avis  de  la  prise  de  Saint- 
Denis  par  M.  le  comte  de  Grandpré,  qui,  étant  en 
parlîe  près  de  cette  ville ,  la  vit  prendre  d'assaut  par 
M.  le  prince.  Incontinent  Leurs  Majestés  commandè- 
rent messieurs  de  Miossens  et  de  Saint-Mesgrin,  lieu- 
tenans  généraux,  avec  quatre  cents  hommes  du  régi- 
ment des  Gardes,  leurs  gendarmes  et  chevau-légers, 
trois  escadrons ,  à  la  tête  d'un  desquels  étoil  M.  le 
comte  de  Grandpré ,  un  autre  mené  par  M.  de  Ren- 
neville ,  et  le  dernier  par  le  colonel  cravate  Raie. 
Ces  troupes  arrivèrent  devant  cette  place  environ  le 
midi ,  et  entrèrent  dedans  avec  peu  d'elFort.  Le  sieur 
des  Landes ,  capitaine  d'infanterie  au  régiment  de 
Condé,  quiy  commandoit,  se  retira  dans  l'tfglise,  qu'il 
conserva  trois  jours  à  son  maître  avec  beaucoup  de 
courage.  Comme  il  l'alloit  rendre,  M.  de  Beaufort  se 
montra  près  du  village  de  La  Chapelle  avec  neuf  es- 
cadrons de  cavalerie  qui  marchoient  en  fort  bon  ordre, 
et  une  multitude  de  fantassins  épars  par  toute  la 
plaine;  il  se  mit  au  sortir  dudit  village  en  bataille 
derrière  une  croix  qui  en  est  éloignée  de  cinq  cents 
pas.  L'on  monta  à  cheval  dans  Saint-Denis  le  plus  vite 
que  Ton  put;  et  comme  les  trois  escadrons  de  l'armée 
s'y  trouvèrent  plus  tôt  que  la  maison  du  Roi ,  l'on  les 
fit  sortir  par  la  porte  de  Pontoise ,  et  couler  le  long 
de  la  rivière.  Messieurs  de  Grandpré  et  de  Renncville 


236  [l652]    MÉMOIRES 

les  commandoient.  Ils  détachèrent  M.  le  chevalier  de 
Joyeuse  avec  trente  coureurs ,  qui  se  mêla  fort  brus- 
quement avec  les  troupes  de  M.  de  Beaufort  ^  il  le^ 
mena  ballant  jusqu  a  leur  gros  ;  il  fut  suivi  de  fort 
près  de  ceux  qu'ils  avoient  détachés,  et  menèrent  les 
troupes  de  Paris  en  désordre  dans  La  Chapelle ,  où  ils 
avoient  de  Tinfanterie.  Messieurs  de  Grandpré  et  de 
Renneville  marchèrent,  laissèrent  La  Chapelle  à  main 
gauche ,  et  furent  pour  les  couper  entre  Paris  et  ce 
village,  mais  ik  s'en  alloient trop  vite  :  Tonies joignit 
pourtant  au  mpulin  à  vent  qui  .est  au  sortir  de  La  Cha- 
pelle pour  alli&r  à  Paris.  On  les  suivit  jusqu'au  corps- 
de-garde  du  faubourg  Saint-Denis  ;  Ton  prit  près  de 
quatre-vingts  de  leursprisonniers,  qui  apprirent  qu'ils 
Soient  commandés  par  M.  Clerambault,  capitaine  de 
cavalerie  du  régiment  de  Condé ,  et  M.  Du  Buisson , 
officier  des  gendarmes  de  M.  le  prince  de  Condé. 
Comme  l'on  se  retiroit ,  Ton  tailla  en  pièces  quelques 
cinq  cents  bourgeois  de  Paris ,  qui  se  jetèrent  sotte- 
ment dans  les  troupes  du  Roi ,  qui  leur  firent  très- 
mauvais  quartier^  et  sans  la  nuit  qui  survint,  ils  au- 
roient  bien  souffert  davantage.  Fontaine  Chandré,  lieu- 
tenant aux  gardes,  fut  tué  à  la  prise  de  Saint-Denis, 
après  laquelle  l'on  renvoya  les  officiers  suisses  qui 
avoient  été  pris.  Us  vinrent  me  voir,  car  les  Suisses 
m'aiment  fort  ;  et  il  ne  faut  pas  que  j'oublie  une  chose 
qu'ils  ont  faite  ,pour  moi ,  qui  est  très-honnéte.  Quel- 
que temps  avant  ces  derniers  troubles,  leur  paiement 
manqua,  et  comme  dit  le  vieux  proverbe,  point  d'ar^ 
genty  point  de  Suisses;  ils  laissèrent  leurs  armes a^ 
CQrpsHdergarde,.et  s  en  allèrent.  Tout  le  monde  offi*it 
de  l'argeat  au  Roi  \  ^pour  moi  ^qui  p'en  avois  point ,  je 


DE   MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIER.    [l65a]      287 

portai  un  grand  diamant  qui  me  venoit  de  mademoi- 
selle de  Guise ,  qui  Tavoit  donné  à  ma  mère  en  la  ma- 
riant-, et  ce  diamant  a  voit  été  donné  à  M.  le  duc  de 
Joyeuse  mon  aïeul  par  Henri  m,  dont  il  étoit  favori. 
Il  vaut  plus  de  deux  cent  mille  livres  :  au  moins  me 
Ta-t-on  donné  pour  cela.  Le  Roi  et  la  Reine  reçurent 
fort  bien  ma  bonne  volonté ,  et  je  le  mis  enti'e  les 
mains  du  cardinal  Mazarin.  Le  Roi  donna  beaucoup 
de  diamans  de  la  couronne  pour  gages  aux  Suisses, 
pour  ce  qu'on  leur  devoit.  Us  apprirent  que  j'avois 
donné  le  mien  ;  ils  vinrent  me  trouver  quatre  ou  cinq 
de  la  part  de  tous  les  cantons ,  pour  me  dire  qu'ayant 
appris  qu'il  y  avoit  un  diamant  à  moi  parmi  ceux  que 
le  Roi  leur  avoit  donnés ,  ils  venoient  me  demander 
comment  il  étoit  fait,  pour  le  rapporter;  et  qu'ils  se 
Soient  à  ma  parole.  Je  trouvai  cela  fort  obligeant,  et 
j'eus  lieu  de  connoître  par  là  que  ma  bonne  foi  étoit 
connue  dans  les  pays  étrangers,  et  que  ceux  qui  se 
fioient  le  moins  prenoient  confiance  en  moi.  Cela 
me  réjouit  tout-à-fait;  je  les  remerciai  avec  toute  h 
reconnoissancc  possible,  comme  étant  tout-à-fait  tou- 
chée de  ce  qu'ils  me  disoient.  Le  diamant  n'étoit  pmc 
en  leurs  mains  :  le  cardinal  Mazarin  l'avoit  di 
munitionnaire  d'Italie  ;  lorsqu'il  fut  brouillé; 
sieur,  Son  Altesse  Royale  eut  grand  soin  de: 
mander  si  on  me  Favoit  rendu:  cela  avait 
ou  six  jours  devant.  Quoique  les 
jamais  que  le  Roi,  et  que  dans  toutes  le!:  JH^Be«<r  -> 
voit  point  qu'ils  aient  envoyé  de  êecam&xz:sxrx  7. 
moins  dans  celles  que  j'ai  lues. 2^ s:- est-  ^:.  — 
suisses  qui  me  dirent  que  si 
de  leur  nation ,  à  ma  coj 


^38  [lÔSs]    MÉMOIRES 

(loiincroient ,  et  qu'ils  auroientune  grande  joie  de^m^ 
rendre  service.  Mais  la  guerre  n'allant  pas  de  manière 
à  continuer,  nous  n'en  voulûmes  points  etje  les  re- 
merciai avec  beaucoup  de  témoignages  d'affection. 

11  est  bon  de  dire  deux  mots  du  voyage  que  mes- 
sieurs de  Rohan ,  Chavigny  et  Goulas  firent  à  Saint- 
Germain.  Après  y  être  arrivés  et  avoir  demandé  leur 
audience  à  la  Reine,  ils  y  allèrent.  Sa  Majesté  les  mena 
dans  son  cabinet ,  et  dit  que  l'on  allât  quérir  le  ca]>- 
dinal  Mazarin.  Comme  il  entroit ,  ils  voulurent  sortir 
en  disant  qu'ils  n'avoient  pas  ordre  de  conférer  avec 
lui 5  ils  firent  force  façons,  après  lesquelles  ils  demeu- 
rèrent et  même  furent  trois  heures  enfermés  avec  lui, 
après  que  Leurs  Majestés  en  furent  sorties.  L'on  fut 
d'accord  de  toutes  choses  :  Monsieur  et  M.  le  prince 
avoient  tout  ce  qu'ils  désiroient  ;  le  cardinal  jVk^rin 
consentoit  à  s'éloigner  dé  la  cour ,  pourvu  qu'il  allât 
pour  traiter  la  paix.  Monsieur  n'y  voulut  jamais  con- 
sentir, et  l'on  rompit  là-dessus  :  dont  M.  le  prince  fut 
fort  fSché.  Monsieur  et  M.  le  prince  venoient  tous  les 
jours  en  mon  logis,  et  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  per- 
sonnes considérables  dans  le  parti,  tant  hommes  que 
femmes  ;  de  sorte  que  la  cour  éloit  chez  moi,  et  j'é- 
tois  comme  la  reine  de  Paris,  Madame  aimant  aussi 
peu  à  voir  le  monde  qu'il  aimoit  à  aller  chez  elle.  Je 
passois  fort  bien  mon  temps ,  j'étois  honorée  au  der- 
nier point,  et  en  grande  considération  :  je  ne  sais  si 
c'étoit  par  la  mienne  propre,  ou  parce  que  l'on  croyoit 
que  j'avois  beaucoup  de  part  aux  affaires  ;  c'étoit  une 
chose  assez  vraisemblable  que  j'y  en  avois.  Mais  une 
très-véritable  et  trcs-malaisée  à  croire,  c'est  que  je 
n'y  en  avois  point ,  Monsieur  ne  m'ayant  jamais  fait 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65a]      ^39 

rhonneur  d'avoir  confiance  en  moi.  Cet  aveu  m'est 
rade  à  faire ,  beaucoup  plus  pour  Tamour  de  lui  que 
pour  lamour  de  moi  :  car  quiconque  m'aura  connue 
jugera  que  je  l'ai  assez  méritée  -,  et  ceux  qui  liront  ces 
Mémoires ,  et  ne  me  connoîtront  que  par  là ,  juge- 
ront aisément  que  je  méritois  cet  honneur.  Pour  M.  le 
prince,  il  n'en  faisoit  pas  de  même,  car  il  ne  sa  voit 
rien  dont  il  ne  me  fît  part.  Quand  il  me  cachoit  quel- 
que chose ,  c'étoit  de  celles  en  quoi  il  croyoit  man- 
quer ,  et  qu'il  auroit  bien  voulu  se  cacher  à  lui-même. 
Souvent  me  voulant  conter  ce  qui  se  passoit ,  je  lui 
disois  :  «  Je  suis  lasse  d'entendre  toujours  parler  de  la 
«  même  chose  ;  »  et  ces  sortes  d'affaires  m'ennuyoient 
assez,  car  je  ne  les  aime  pas,  et  personne  du  monde 
n'aime  moins  l'intrigue  que  moi.  Cela  faisoit  que 
je  négligeois  les  choses  dont  j'aurois  pu  avec  bien- 
séance me  mêler. 

Le  maréchal  de  Turenne  assiégea  Etampes  contre 
son  avis,  à  ce  que  l'on  dit-,  et  il  étoit  assez  aisé  à  croire  : 
car  comme  il  est  fort  grand  capitaine  et  qu'il  sait 
fort  bien  prendre  son  parti ,  celui  d'assiéger  Etampes 
nen  étoit  pas  un  fort  bon-,  son  armée  n'étoit  pas  assez 
forte  pour  faire  ce  siège  dans  les  formes  :  aussi  ne 
l'attaqua-t-on  que  d'un  côté,  car  il  n'ouvrit  la  tran- 
chée que  de  celui  d'Orléans.  La  circonvallation  d'E- 
tampes  étoit  trop  grande  à  faire ,  n'y  ayant  que  huit 
mille  hommes  à  l'attaquer  ^  la  nôtre  étoit  de  cinq  mille 
hommes  tant  cavalerie  qu'infanterie.  Les  troupes  fran- 
çaises de  Monsieur  et  de  M.  le  prince  étoient  des  gens 
d'élite  :  il  n'y  avoit  pas  un  homme  de  rebut ,  ni  pas  un 
ollicier  de  manque,  ipie  ceux  qui  avoient  été  blessés 
à  l'attaque  du  faubourg  ou  au  combat  de  Bleneau. 


l4o  [1652]  MEMOIRES 

L'on  peut  dire  à  )a  louange  de  nos  officiers  qu'il  n'y 
en  a  jamais  eu  de  plus  brares.  Ce  siëge  ne  nous  alarma 
pas  ;  le  nombre  des  troupes  que  nous  avions ,  et  de  la 
manière  que  je  les  ai  dépeintes,  le  doivent  assez  faire 
croire^  Ils  ne  manquèrent  non  plus  de  toutes  les  cho- 
ses nécessaires  que  de  courage  ;  Ton  peut  juger  par  là 
s'ils  en  étoient  bien  pourvus.  La  poudre  leur  manqua 
sur  la  fin;  nous  en  avions  tous  les  jours  des  nouvelles, 
et  ils  mandoient  qu'ils  n'étoient  embarrassés  que  dans 
la  crainte  que  nous  ne  le  fussions  à  Paris  pour  eux. 
Ce  siège  fit  périr  une  partie  de  l'armée  de  M.  de  Tu- 
renne  ,  car  nos  gens  faisoient  des  sorties  épouvanta- 
bles, et  s'acquéroient  assez  d'honneur  parmi  les  enne- 
mis. Us  perdoient  tous  les  jours  du  monde:  le  che- 
valier de  La  A^ieuviUe  y  fut  blessé,  et  porté  à  Melun  où 
ëtoit  la  cour ,  et  y  mourut  de  sa  blessure  ;  il  fut  fort 
regretté,  particulièrement  des  dames.  Le  cardinal  Ma- 
zarin  mena  le  Roi  au  siège  y  et  y  envoya  un  trompette 
dire  que  le  Roi  commandoit  à  son  armée  d'Etampes 
de  ne  point  tirer ,  et  qu'il  y  venoit.  11  demanda  à  parler 
à  messieurs  de  Tavannes,  de  Clinchamp  ou  Yalon, 
pour  leur  faire  cette  harangue  ;  mais  ils  étoient  tous 
trois  malades,  et  ne  lui  purent  parler  :  de  sorte  que 
Fofficier  de  la  garde  à  qui  il  en  parla  s'étant  trouvé 
étranger,  et  n'entendant  point  le  français,  il  n'eut 
point  de  réponse  ;  et  on  ne  laissa  pas  de  tirer  où  étoit 
h  cardinal  Mazarin ,  car  Ton  avoit  vu  que  le  Roi  n'y 
étoit  pas.  Néanmoins  les  mazarins  ont  toujours  dit  que 
l'on  avoit  tiré  sur  le  Roi.  L'on  s'étonnera  assez  que 
l'on  avouoit  nos  troupes  pour  être  celles  du  Roi ,  les 
traitant  tous  les  jours  de  rebelles  -,  et  à  dire  le  vrai , 
celles  d'Espagne  y  étant  jointes,  c'étoit  quelque  chose 


DE   MADEMOISELLE   OK    MONTFEXSIEK.    [l65a]      ^\l 

d'an  peu  extraordinaire ,  et  en  cette  rencontre  on  ne 
comprit  pas  la  politique  du  cardinal  Mazarin. 

Madame  de  ChâtiUon  discontinua  ses  plaintes  contre 
M.  le  prince  ;  il  lui  rendit  risite  avec  autant  d  assî* 
duité  que  M.  de  Nemours^  et  Ton  s^ëtonnoit  fort  de 
Famitié  qui  ëtoit  entre  eux,  parce  que  Ton  les  croyoil 
rivaux-,  mais  la  suite  des  choses  a  Inen  £siit  connoitre 
que  M.  le  prince  n'ëtoit  point  amoureux.  Comme  il 
avoit  grande  confiance  en  elle .  il  lui  parloit  de  ses  af^ 
faires ,  et  donnoit  rendez-vous  chez  elle  à  ceux  à  qui 
il  en  avoit ,  et  y  tenoit  ses  conseils.  Comme  il  ëtoit 
occupe  auprès  de  Son  Altesse  Royale  à  beaucoup 
d  autres  choses  tous  les  jours,  il  passoit  quasi  toutes 
les  nuits  chez  elle ,  et  ne  perdit  cette  coutume  que 
parce  qu'on  lavertit qu en  revenant  chez  lui  rë|çlë- 
ment  à  une  même  heure,  Ton  lui  pourroit  faire  un 
mauvais  parti ,  ayant  affaire  à  des  gens  où  il  n  y  avoit 
point  de  suretë  :  cela  lui  lit  changer  Theure  de  ses 
visites.  Ce  qpi  persuadoit  à  tout  le  monde  qu*il  y 
avoit  de  Tamour ,  c'est  que  la  terre  de  MarlcH»  »  que 
feu  madame  la  princesse  lut  avoit  donnée  sa  vit 
durant  par  son  testament,  M.  le  prince  la  lui  donna 
en  propre  ^  mais  j'ai  ouï  dire  à  ses  gens ,  qui  croyoient 
le  bien  savoir,  qu'il  ne  lui  avoit  fait  ce  don  que  parce 
quilcroyoit  queMarlou  tomberoik  dans  le  partage  du 
prince  de  Conti ,  qai  ne  lui  feroit  peut-être  pas  cette 
libëralitë.  Pour  moi ,  il  me  semble  qu'il  la  lui  auroit  pu 
faire  sans  qu'on  eût  rien  dit,  puisque  cela  est  digne 
d'un  grand  prince  d'enchérir  sur  celles  des  autres  \ 
mais  cela  arrive  si  peu  aux  Bourbons,  que  quand  ils 
font  des  libératitës,  on  les  applique  toujours  à  mal. 
Pour  moi,  cela  ne  m'empêchera  pas  d'en  faire  quand 
T.  4^*  '^ 


24^  [ï^Sîi]    MÉMOIRES 

j'en  trouverai  les  occasions,  etquejelejugerai  àpropos. 
Depuis  que  Monsieur  s'étoit  déclaré ,  il  avoit  en- 
voyé plusieurs  fois  à  M.  de  Lorraine  ,  qui  lui  faisoit 
toujours  espérer  qu'il  viendront  ^  M.  le  prince  y  en- 
voyoit  aussi.  Enfin  M.  le  comte  de  Fiesque  arriva,  et 
dit  qu'il  viendroit  tout  de  bon  :  ce  fut  à  la  considéra- 
tion des  Espagnols,  et  point  du  tout  à  celle  de  Mon- 
sieur ni  de  M.  le  prince.  Un  beau  matin  l'on  vint  dire: 
K  M.  le  duc  de  Lorraine  est  à  Dammartin,  »  qui 
n'est  qu'à  huit  lieues  de  Paris ,  sans  que  l'on  l'eût  su 
en  chemin.  Aussitôt  Son  Altesse  Royale  et  M.  le  prince 
montèrent  à  cheval  pour  l'aller  voir  :  car  l'on  ne  croyoit 
pas  que  ce  jour-là  il  dût  venir  coucher  à  Paris.  J'en- 
voyai un  gentilhomme  pour  lui  offrir  ma  maison  de 
Bois-le-Vicomte ,  qui  est  à  moitié  chemin  de  Dam- 
martin à  Paris.  Monsieur  et  M.  le  prince  le  trouvèrent 
au-delà  du  Mesnil,  et  dès  qu'il  les  eut  vus  il  résolut 
de  venir  avec  eux  à  Paris  ;  en  même  temps  Monsieur 
en  envoya  avertir  Madame,  qui  me  le  manda.  JTétois 
au  Cours  ;  je  m'en  allai  au  Luxembourg  en  toute  dili- 
gence -,  il  arriva  tard.  En  entrant  dans  la  chambre  de 
Madame ,  il  vint  à  moi  pour  me  saluer  ;  je  me  reculai, 
ne  trouvant  pas  à  propos  qu'il  commençât  par  moi.  Il 
se  mit  à  railler  avec  elle  sur  tout  ce  qui  lui  étoit  ar- 
rivé depuis  qu'il  ne  l'avoit  vue ,  ensuite  avec  moi  : 
puis  il  se  tourna  sur  le  sérieux,  et  me  fit  mille  civilités. 
Il  me  parla  de  la  vénération  que  les  Espagnols  a  voient 
pour  moi,  à  cause  de  l'affaire  d'Orléans  -,  bref,  cette  con- 
versation fut  plus  à  malouange  que  sur  nul  autre  cha- 
pitre. Je  le  trouvai  le  plus  agréable  du  monde ,  et  l'on 
ne  s'en  étonnera  pas  ^  car  il  est  assez  doux  d'entendre 
dire  du  bien  de  soi  ^  mais  tout  de  bon  il  l'étoit  en  tous 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [iGSs]       ^43 

ses  autres  discours.  Comme  il  ëtoit  fort  tard,  je  me 
retirai  ;  il  me  vint  conduire  à  mon  carrosse,  et  après 
que  j'y  fus  montée ,  il  vint  à  pied  jusqu'à  la  moitié  de 
la  rue  de  Tournon  la  main  sur  la  portière ,  voulant 
venir  jusques  en  mon  logis.  Je  fus  fort  embarrassée  de 
cette  civilité  ^  enfin  il  s'en  alla.  Le  lendemain  il  me 
vint  visiter  :  comme  c' ëtoit  dans  l'octave  du  Saint- 
Sacrement ,  j'allois  au  salut  comme  il  arriva  ^  il  y  vint 
avec  moi ,  et  ensuite  au  Cours  :  il  trouva  madame  de 
Frontenac  fort  à  son  gré.  Monsieur  nous  envoya  cher- 
cher au  Cours  ,  et  manda  qu'il  nous  attendoit  à  mon 
logis  avec  M,  le  prince.  Nous  y  allâmes  aussitôt^  M.  le 
prince  me  dit  qu'il  étoit  assez  embarrassé  de  M.  de 
Lorraine ,  parce  qu'il  ne  faisoit  faire  que  deux  lieues 
par  jour  à  Ses  troupes,  et  qu'il  ne  téraoignoit  pas  par  là 
d'avoir  grande  hâte  de  secourir  Etampes  -,  qu'il  a  voit  de 
grandes  conférences  avec  les  amis  du  cardinal  de  Retz, 
avec  madame  de  Chevreuse  et  M.  de  Châteauneuf , 
et  que  cela  ne  lui  plaisoit  guère.  D'un  autre  côté  Ma- 
dame ne  désiroit  rien  tant  que  de  voir  Monsieur  séparé 
des  intérêts  de  M.  le  prince.  Ainsi  toutes  ces  choses 
lui  causoîent  assez  d'inquiétude  ;  et  quoiqu'il  sut  que 
M.  de  Lorraine  avoit  promis  aux  Espagnols  de  secourir 
Etampes,  néanmoins  il  craignoit  que  sa  longueur  ne 
l'en  empêchât ,  étant  assuré  qu'il  trouveroit  assez  de 
prétextes  de  s'excuser  envers  les  Espagnols.  Il  de- 
meura à  Paris  six  jours ,  pendant  lesquels  il  venoit 
avec  moi  au  Cours  ,  me  divertissant  fort ,  et  évitant 
les  conférences  avec  Monsieur  et  M.  le  prince ,  de 
peur  de  conclure  quelque  chose.  Je  me  trouvai  une 
fois  avec  Monsieur  et  Madame,  et  lui  ;  l'un  et  l'autre  le 
pressoient  fort  sur  des  nouvelles  qui  étoient  venues 

16. 


a4/{  [1652]   MÉMOIRES 

d'Etampes,  mais  il  se  défendit  le  mieux  du  monde 
de  rien  faire,  et  pourtant  il  leur  laissoit  comprendre 
qu'il  ëtoit  fort  bien  intentionné  ;  et  quand  il  ne  vouloit 
plus  répondre ,  il  chantoit  et  se  mettoit  à  danser,  en 
sorte  que  l'on  ëtoit  contraint  de  rire.  Si  Ton  ne  le 
connoissoit  pour  un  très-habile  homme ,  à  voir  tout 
cela,  l'on  l'eût  pris  pour  un  fou.  Monsieur  l'envoya 
quérir  une  fois  que  le  cardinal  de  Retz  étoit  dans  son 
cabinet  et  lui  vouloit  parier  d affaire;  il  dit  :  a  Avec 
«  des  prêtres ,  il  faut  prier  Dieu;  que  Ton  me' donne 
«  un  chapelet  :  ils  ne  se  doivent  mêler  d'autre  chose 
«  que  de  prier,  et  faire  prier  Dieu  aux  autres,  v  A 
un  moment  do  là  ,  Madame  et  mesdames  de  Che- 
vreuse  et  de  Montbazon  vinrent  ;  l'on  voulut  encore 
lui  parler  ;    il  prit  une   guitare.   «  Dansons ,   mes- 
«  dames;  cela  vous  convient  bien  mieux  que  de  par- 
fit 1er  d'affaires.  » 

Comme  l'on  sut  qu'ils  manquoient  de  poudre  à 
Etampes  ,  l'on  songea  à  y  envoyer  le  comte  d'Escars , 
qui  étoit  premier  capitaine  du  régiment  de  cavalerie 
de  Monsieur.  11  venoit  de  prison  de  Flandre,  où  il  avoit 
été  pris  l'année  précédente ,  servant  de  marréchal  de 
camp  dans  l'armée  du  Roi.  M.  de  Lorraine,  de  qui  il 
étoit  prisonnier ,  le  rendit  à  Monsieur.  Il  s'offrit  à  faire 
passer  ce  convoi  de  poudre  :  ce  qui  réussit  le  plus  heu- 
reusement du  monde  ;  il  fit  en  cela  une  très-belle  ac- 
tion ,  très-périlleuse  et  très-avantageuse  au  parti  :  aussi 
c'est  un  fort  bon  ofiicier  et  très-brave.  Nos  gens  fai^ 
soient  des  sorties  tous  les  jours  les  plus  furieuses  du 
monde  avec  des  faux  :  tous  les  officiers  de  cavalerie  y 
alloient.  Le  marquis  de  La  Londe  y  fut  tué  :  il  étoit 
capitaine  lieutenant  des  gendarmes  de  Son  Altesse 


DE    MADEMOISELLE   DK   MOMTPENSIER.    [iGSs]      !i^5 

Royale  ;  Diolet,  capitaine  de  soii  résinent  de  cavaletie, 
y  fut  tué  aussi.  A  la  mort  du  marquis  de  La  Londë , 
Saintorin  ,  capitaine  d'infanterie  dans  le  régiment  de 
Son  Altesse  Royale,  vint  à  Paris  pour  demander  le  gui- 
don de  la  compagnie.  L'on  le  fit  parler  à  M.  de  Lor- 
raine pour  lui  rendre  compte  de  1  état  de  toutes  choses  ; 
et  comme  il  lui  disoit  qu  en  peu  de  temps  on  feroit  le 
chemin  d'Etampes,  marchant  jour  et  liuit ,  il  s  écria  : 
u  Quoi  !  marche-t-onla  nuit  en  ce  pays-ci  ?  »  Saintorin 
étoit  tout  étonné  de  lui  entendre  fair^  des  réponses 
et  des  questions  de  cette  force  ;  eniin  1  on  le  dépêcha 
pour  aller  dire  que  très-assurément  il  marcheroit  pour 
les  secourir  ;  et  pour  donner  plus  de  croyance  aux 
étrangers ,  il  envoya  un  de  ses  officiers  avec  lui. 

Comme  ses  troupes  furent  arrivées  à  Villeneuve- 
Saint-Georges ,  Monsieur  et  M.  le  prince  les  allèrent 
voir  dans  Tespérance  de  lelir  faire  passer  la  Seine ,  le 
pont  étant  fait  pour  cela.  Ils  me  menèrent  avec  eux. 
Comme  nous  arrivâmes  à  la  garde  du  pont ,  Ton  nous 
dit  :  «  Son  Altesse  n'y  est  pas.  »  L'on  demanda  de  quel 
côté  elle  étoit  allée  -,  l'on  nous  le  montra ,  et  nous  y 
allâmes.  Mous  le  rencontrâmes  tout  seul.  U  dit  qu'il 
venoit  de  pousser  un  parti  des  ennemis  qui  avoit  paru  ^ 
mais  en  etlét  il  venoit  de  négocieravecunhommédu 
cardinal  Mazarin.  Après  il  se  jeta  à  terre,  disant:  u  Je 
K  me  meurs;  je  m'allois  faire  saigner  ;  mais  comme  j'ai 
a  su  que  vous  m'ameniez  des  dames, «je  suis  allé  voir 
K  si  je  n'attraperois  point  quelque  courrier  qui  fut 
«  chargé  de  lettres ,  a&n  d'avoir  de  quoi  les  divertir  ^ 
u  car  que  feront-elles  à  l'armée  ?  »  Madame  la  duchesse 
de  Sully  étoit  à  cheval  avec  moi ,  les  comtesses  de 
Fiesqoe  et  de  Frontenac ,  et  madame  d'Olonne ,  qui 


^/{6  [1652]   MÉMOIRES 

est  Tainée  de  mesdemoiselles  de  La  Loupe  dont  j  ai 
parlé ,  qui  fut  mariée  l'hiver  de  devant  à  M.  le  comte 
d'Olonne,  de  la  maison  de  La  Trémouille.  L'on  s'é- 
tonna de  la  voir  là ,  âon  mari  étant  auprès  du  Roi  cor-* 
nette  de  seschevau-Iégers  ^  mademoiselle  de  La  Loupe 
sa  sœur  y  étoit  aussi.  Il  y  avoit  d'autres  dames  ^  mais 
comme  elles  étoient  en  carrosse ,  je  ne  les  nomme  pas» 
Après  que  M.  de  Lorraine  eut  été  quelque  temps 
couché  sur  le  sable  à  faire  mille  contes ,  Monsieur  le 
résolut  à  monter  à  cheval ,  et  ils  allèrent  dans  un  petit 
bois  :  ils  tinrent  conseil ,  où  M.  de  Lorraine  leur  pro- 
mit positivement  de  faire  passer  la  rivière  à  ses  trou- 
pes. Pendant  qu'ils  parloient  d'affaires  j'avois  passé  le 
pont,  et  j'étois  allée  voir  les  troupes,  qui  étoient  toutes 
en  bataille.  Sa  cavaleriç  étoit  fort  belle ,  mais  pour 
son  infanterie  elle  ne  l'étoit  pas  trop  5  il  y  avoit  des 
Irlandais ,  qui  pour  l'ordinaire  ne  sont  ni  de  bonnes 
ni  de  belles  troupes  :  tout  ce  qu'ils  ont  de  recomman- 
dable  sont  leurs  musettes.  Comme  nous  eûmes  vu 
tout ,  il  fit  passer  la  rivière  à  trois  ou  quatre  régimens 
de  cavalerie ,  qui  repassèrent  dès  que  nous  fûmes  par- 
ties. Il  demeura  cinq  ou  six  jours  en  ce  postc-là  :  tous 
les  marchands  de  Paris  y  alloient  vendre  leurs  den- 
rées ,  et  il  y  avoit  quasi  une  foire  dans  le  camp  ;  les 
dames  de  Paris  y  allèrent  aussi  tous  les  jours.  M.  de 
Lorraine  venoit  de  fois  à  autre  à  Paris  caché ,  en  sorte 
que  l'on  ne  le  pouvoit  trouver.  Il  vit  madame  de  Châ- 
tillon,  qu'il  trouva  fort  belle:  aussi  n'avoit-elle  rien 
oublié  pour  cela^  elle  eût  été  bien  aise  de  faire  encore 
cette  conquête,  du  moins  que  l'on  l'eût  cru.  Un  jour, 
après  avoir  été  visité  du  roi  d'Anjjleterre ,  il  nous 
manda  qu'il  étoit  fort  pressé ,  qu'il  seroit  obligé  do 


DE    MADEMOISELLE   DE    MOMTPEfISIER.    [l65a]       ^47 

donner  bataille ,  et  que  Ton  loi  envoyât  du  secours. 
Il  troubla  notre  divertissement,  car  nous  allions 
danser  quand  cette  nouvelle  vint.  M.  le  prince  s'en 
alla  changer  d'habit  pour  monter  à  cheval  et  aller  au 
devant  de  notre  cavalerie  ;  car  M.  de  Lorraine  avoît 
mandé  à  Etampes  que  dès  que  les  ennemis  auroient 
levé  le  piquet,  ils  sortissent ,  et  qu'il  iroit  les  joindre  : 
de  sorte  que  M.  le  prince  trouva  nos  troupes  vers  Es- 
sone  ;  elles  y  demeurèrent  le  reste  de  la  nuit.  M.  de 
Beaufort  partit  en  même  temps  que  M.  le  prince  pour 
mener  à  M.  de  Lorraine  ce  qu'il  y  avoit  ici  de  troupes, 
qui  n'étoientpas  bien  considérables,  n'étant  que  des 
recrues.  Dès  qu'il  fut  arrivé ,  il  lui  dit  qu'il  étoit  si 
pressé  qu'il  ne  pouvoit  plus  rester;  que  le  siège  d'E- 
tampes' étant  levé,  qui  étoit  le  seul  sujet  de  son  voyage, 
il  avoit  traité  avec  M.  de  Turenne ,  et  avoit  un  passe- 
port pour  s'en  retourner  avec  ses  troupes.  Il  fit  es- 
corter celles  que  M.  de  Beaufort  lui  avoit  amenées 
jusqu'aux  portes  de  Paris,  et  lui  marcha  pour  s'en 
retourner.  L'on  me  vint  dire  cette  nouvelle  à  mon 
réveil,  qui  me  donna  beaucoup  d'étonnement  et  de 
chagrin  des  embarras  où  cela  nous  pouvoit  mettre  ;  car 
pour  mon  intérêt  particulier  je  n'en  étois  pas  fâchée , 
puisque  Madame  pouvoit  par  lui  faire  valoir,  dans  un 
accommodement ,  les  intérêts  de  mes  sœurs  à  mon 
préjudice.  Quand  M.  le  prince  sut  cette  nouvelle ,  il 
laissa  la  cavalerie  où  elle  étoit ,  et  alla  au  devant  de 
l'infanterie  ;  il  amena  le  tout  camper  à  Juvisy ,  puis 
s'en  vint  ici  ;  il  amena  beaucoup  d'officiers  avec  lui. 
L'on  peut  juger  s'ils  étoient  fiers  d'avoir  fait  lever  le 
siège  à  M.  de  Turenne.  Je  fus  au  Luxembourg  ce  jour- 
là,  où  j  avoue  que  j'eus  un  peu  tort;  car  je  gourmandai 


^4^  {l65!l]    MÉMOIRRS 

Madame  comme  un  chien ,  et  je  lui  dis  pis  que  pendre 
de  afon  frère  :  ce  que  je  ne  devois  pas  faire ,  par  le  res- 
pect d'elle  et  de  M.  de  Lorraine  ;  mais  le  zèle  du  parti 
m'emporta.  Quoique  Madame  eut  beaucoup  de  crédit 
auprès  de  Monsieur,  et  que  Ton  l'y  crût  plus  en  con- 
BÎdëiAtion  que  moi ,  cela  ne  parut  guère  en  cette  oc- 
casion ,  car  il  sut  que  je  l'avois  maltraitée  *,  et  je  lui  en 
parlai  avec  la  dernière  libellé  sans  qu'il  m'en  dît  un 
mot.  11  me  traita  tout  aussi  bien  qu'à  l'ordinaire,  c'est- 
à  dire  en  apparence  :  il  me  fit  assez  bonne  chère  ; 
mais  pour  la  confiance ,  j'ai  dit  ce  qui  en  étoit ,  et  il 
me  semble  que  d'agir  civilement  n'est  pas  assez  pour 
un  père  à  une  telle  fiUe  que  mof. 

Tout  Paris  étoit  dans  des  déchaînemens  horribles 
contre  Jes  Lorrains  :  personne  n'osoit  se  dire  de  cette 
nation ,  de  peur  d'être  noyé  ;  l'on  n'en  avoit  pas  moins 
contre  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre,  que  l'on  croyoit 
avoir  fait  la  négociation  entre  la  cour  et  le  duc  de  Lor- 
raine. Us  étoient  renfermés  dans  le  Louvre  sans  oser 
sortir,  ni  pas  un  de  leurs  gens,  le  peuple  disant  :  «  Us 
a  nous  veulent  rendre  aussi  misérables  qu'eux,  et  font 
(c  tout  leur  possible  pour  ruiner  la  France  commeilsont 
tt  ùil  l'Angleterre.  »  L'on  n'est  point  maitce des  discours 
des  peuples  :  ainsi  l'on  ne  les  pouvpit  pas  empêcher 
de  dire  tout  ce  qui  leur  venoit  dans  la  tête  ;  mais  le 
roi  et  la  reine  d'Angleterre  les  évitèrent  avec  beau- 
coup -de  prudence ,  et  plus  que  nous  n'en  aurions  eu 
à  les  faire  taire  ;  car  Monsieur ,  M.  le  prince  et  moi 
nous  nous  étions  un  peu  emportés  contre  Leurs  Ma* 
jestés  Britanniques.  Monsieur  trouvoit  fort  à  redire 
que  sa  sœur ,  avec  qui  il  avoit  toujours  parfaitement 
bien  vécu ,  lui  témoignant  de  l'amitié ,  et  en  ayant 


DE   MADEMOISELLE  DR   MONTPENSIER.    [l65t)]      ^^g 

reçu  d'elle  des  marques  en  toutes  occasions^  agit  con- 
tre lui.  M.  le  prince  n'avoit  aussi  manque  en  rien  à  son 
égard ,  et  même ,  si  on  Tose  dire,  il  crovoit  que  ma* 
dame  sa  mère  Tavoit  assistée  dans  des  rencontres  où 
la  courrabandonnoit;  enfin  il  croyoit  que  tant  sa  con- 
duite que  celle  de  madame  sa  mère  et  de  M.  le  prince 
de  Conti ,  qui ,  pendant  la  guerre  de  Pai*is  en  1649  ) 
Tavoient  assistée  et  lai  avoient  fait  donner  de  l'argent 
par  messieurs  de  Paris,  pou  voit  bienTobliger  à  être 
neutre.  Pour  moi,  je  ne  blâmoispas  les  plaintes  de  Mon* 
sieur  et  de  M.  le  prince  :  je  criois  contre  eux  de  toute 
ma  force  -,  car  je  croyois  devoir  mettre  en  compte  la- 
raitié  qu'il  avoit  eue  pour  moi.  D  un  autre  côté  Ton 
devoit  excuser  Leurs  Majestés  Britanniques ,  parce 
que ,  tirant  toute  leur  subsistance  de  la  cour,  ils  en 
dévoient  avoir  de  la  reconnoissance  ;  mais  tout  con- 
sidéré, ils  auroient  bien  fait  d'être  neutres.  Je  pris  la 
liberté  de  le  dire  à  la  reine  d'Angleterre ,  et  de  lui  té- 
moigner qu  il  étoit  fâcheux  au  Roi  son  fils  et  à  elle 
d'avoir  été  le  prétexte  d'une  chose  qui  n'étoit  pas  ho- 
norable ,  dont  ils  avoient  été  les  dupes  ;  car  c'étoit  ma- 
dame la  princesse  de  Guémené  qui  avoit  obligé  M.  le 
prince  de  Lorraine  de  ne  point  aller  secourir  Etampes, 
et  de  s  en  retourner  comme  il  fit  :  mais  comme  elle 
ne  voulut  point  paroitre  en  cela,  de  crainte  d'être 
chassée  de  Paris  où  elle  étoit  bien  aise  de  demeurer, 
elle  chercha  sur  qui  l'on  pouvoit  mettre  la  chose.  L'on 
manda  le  roi  d'Angleterre,  qui  alla  à  Melun  ,  puis  à 
Villeneuve ,  et  qui  croyoit  avoir  fait  des  merveilles 
en  concluant  un  traité  qui  étoit  fait  avant  qu'il  arri- 
vât; et  assurément  il  s'en  seroit  pu  passer.  Enfin  M.  le 
prince  et  feu  madame  la  princesse  ontdonnéà  la  reine 


250  [l65!2]   MEMOIRES 

d'Angleterre  cent  mille  livres  (i)  en  plusieurs  années  : 
ce  qui  fît  dire  que  Je  roi  d'Angleterre  avoit  manqué  à 
lamour,  à  la  parenté  et  à  l'intérêt  tout  à  la  fois.  L'on 
jugera  aisément  par  là  que  l'on  entendoit  Monsieur , 
M.  le  prince  et  moi. 

Son  Altesse  Royale  alla  au  moulin  de  Châtillon ,  qui 
est  par  delà  Mont-Rouge ,  voir  passer  cette  armée  vic- 
torieuse qui  venoit  d'Etampes  et  s'en  alloit  à  Saint- 
Goud ,  où  M.  le  prince  l'amena ,  et  s'en  revint  à  Paris  ^ 
car  ce  n'étoit  pas  à  lui  à  coucher  au  quartier.  L'armée 
étant  si  proche ,  tous  les  officiers  av oient  beaucoup  de 
joie.  Ils  y  venoient  souvent  5  mais  cette  commodité  ne 
rendoit  pas  l'armée  meilleure  :  l'on  manquoit  au  ser- 
vice, et  les  plaisirs  et  les  débauches  de  Paris  minoient 
fort  les  troupes.  M.  de  Glinchamp  avoit  soin  de  me 
visiter,  et  de  s'informer  de  moi  des  choses  qui  se  pas- 
soient.  Il  ne  manquoit  pas  aussi  pendant  le  siège  d'E- 
tampes de  me  mander  des  nouvelles.  Comme  il  avoit 
beaucoup  de  zèle  pour  moi ,  il  y  avoit  pris  une  grande 
confiance  :'  aussi  il  m'entretenoit  de  tout  ce  qu'il  sa- 
voit  de  plus  particulier.  Il  me  faisoit  des  complimens 
de  M.  le  comte  de  Fuensaldague  ,  et  me  disoit  que  les 
Espagnols  avoient  une  si  forte  considération  pour 
moi  et  une  estime  si  particulière ,  que  si  l'archiduc 
étoit  un  assez  honnête  homme  pour  moi ,  ils  lui  don- 
neroient  la  souveraineté  des  Pays-Bas  comme  l'avoient 
l'archiduc  Albert  et  l'infante  Isabelle,  et  que  c'étoit 
la  chose  du  monde  que  tout  le  pays  souhaitoit  le  plus. 
Je  n'entrois  dans  ces  discours  qu'en  raillant ,  et  il 

(i)  Cçnt  mille  Hures  :  Ici ,  dans  IVdition  de  1729,  se  trouve  une  la- 
cune de  plusieurs  pages,  qui  est  remplie  dans  celle  de  fj^S  cpic  nous 
sniTons. 


DB   MADEMOISELLE   DE   MOINTPENSIER.    [lÔSs]      25 1 

s'en  fâchoit  :  de  sorte  que  je  fus  contrainte  de  l'écou- 
ter dans  le  dernier  sérieux.  U  me  disoit  que  c'étoit 
une  affaire  à  laquelle  les  Espagnols  avoient  toute  la 
disposition  imaginable ,  et  que  dès  qu'il  auroit  vu  le 
comte  de  Fuensaldague ,  il  ne  doutoit  point  que  cette 
affaire  ne  s'avançât ,  si  j'y  voulois  consentir. 

Pendant  que  nos  officiers  se  réjouissoient  J^  Paris 
et  dans  les  belles  maisons  de  Saint-Cloud ,  madame  de 
Châtillon ,  messieurs  de  Nemours  et  de  La  Rochefou- 
cauld, lesquels  espéroient  de  grands  avantages  par 
un  traité ,  la  première  cent  mille  écus ,  l'autre  un  gou- 
vernement ,  et  le  dernier  pareille  somme ,  ne  son- 
geoient  qu'à  en  faire  faire  un  à  M.  le  prince  à  quelque 
prix  que  ce  fût-,  et  pour  cela  ils  négocioient  sans  cesse 
avec  la  coiîr  :  aussi  l'on  ne  songeoit  point  à  faire  des 
recrues  ni  des  troupes  nouvelles.  Le  cardinal  Mazarin 
amusoit  toujours  ces  zélés ,  plus  en  vue  de  leurs  inté- 
rêts que  de  ceux  du  parti  5  et  cependant  il  faisoH  venir 
des  troupes  de  tous  côtés.  Quelque  temps  après  l'ar- 
rivée du  maréchal  de  La   Ferté,  il  envoya  de  ses 
troupes  pour  faire  un  pont  sur  la  Seine  vers  l'îJe  de 
Saint-Denis ,  afin  de  venir  attaquer  Saint-Cloud.  M.  le 
prince  en  étant  averti,  y  alla  en  grande  diligence. 
Ily  avoit  huit  ou  dix  jours  que  je  ne  l'avois  vu  chez 
moi  et  que  je  ne  lui  avois  parlé-,  il  venoit  néanmoins 
tous  les  jours  me  chercher,  mais  à  des  heures  qu'il 
savoit  bien  que  je  n'y  étois  pas  5  M.  de  Nemours  en 
faisoit  de  même.  Pour  madame  de  Châtillon ,  depuis 
mon  retour  d'Orléans  je  l'avois  moins  vue  que  je  ne 
faisois  l'hiver  :  aussi  avoit-elle  beaucoup  plus  d'af- 
faires. Quand  je  trouvois  les  uns  et  les  autres  au  Luxem- 
bourg, ils  me  fuyoient,  et  je  les  fuyois  aussi;  car 


a52  [1652]  MÉMOIRES 

comme  je  désapprouvois  fort  leur  conduite ,  ils  crai- 
gnoient  que  je  ne  leur  en  disse  mes  sentimens  trop 
librement;  et  M.  le  prince^  qui  sentoit  bien  qu'il  fai- 
soit  une  faute  de  s'amuser  à  ces  gens-là,  craignoit  que 
je  ne  lui  en  parlasse  :  car  il  ne  croyoit  pas  que  les 
choses  en  vinssent  où  elles  ont  été. 

Api:ès  avoir  été  voir  ce  qui  se  passoit  à  cette  île  de 
Saint-Denis ,  et  y  avoir  fait  dresser  une  batterie ,  M.  le 
prince  revint  voir  Monsieur  pour  lui  dire  qu'il  jugeoit 
à  propos  de  décamper  de  Saint-Cloud  et  de  s'en  aller 
prendre  le  poste  de  Charenton ,  ne  pouvaht  rester  à 
celui  de  Saint-Cloud  si  on  l'y  attaquoit.  Monsieur  le 
jugea  comme  lui  :  de  sorte  qu'il  s'en  alla  à  Saint- 
Cloud  en  grande  diligence,  et  fit  marcher  l'armée  ;  et 
cependant  il  alla  encore  faire  un  tour  à  cette  île , 
jugeant  bien  qu'il  avoit  assez  de  temps  pour  rat- 
traper l'armée.  11  y  avoit  deux  jours  que  je  n'avois 
sorti ,  étant  en  dessein  de  faire  quelques  remèdes  par 
précaution.  Je  m'en  allois  me  promener;  on  me  dit 
à  la  porte  de  la  Conférence ,  où  l'on  faisoit  garde , 
comme  à  toutes  celles  de  Paris  (  et  cette  garde  avoit 
commencé  le  lendemain  que  je  fus  arrivée  d'Orléans, 
et  je  croyois  que  c'étoit  moi  qui  l'attirois  partout  où 
j'allois  );  on  me  dit  donc  à  la  porte  de  la  Conférence 
qu'il  y  avoit  des  troupes  dans  le  Cours.  Cela  ne  m'ef- 
fraya pas  :  je  ne  laissai  pas  de  passer  mon  chemin.  Je 
trouvai  le  baron  de  Lemèque  de  la  maison  de  Cboi- 
seul,  qui  étoit  maréchal  de  camp,  un  fort  galant 
homme  et  bon  officier  ;  et  l'on  peut  dire  que  lui  et  le 
comte  d'Escars  avoient  soutenu  le  siège  d'Etampes , 
et  étoient  les  deux  meilleurs  officiers  généraux  qu'il 
y  eût,  et  les  plus  accrédités  dans  les  troupes  fran- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOKTPENSIER.    [l65aj      !l53 

caises.  Lemèque  donc  menoit  Tavant-garde  composée 
du  rëgiment  d'infanterie  de  Valois  et  de  toute  la  gen- 
darmerie, et  suivie  des  bagages.  Je  lui  demandai  où 
il  alloit.  II  me  dit  que  c'ëtoit  à  Gharenton,  mais  qu  il 
avoit  bien  peur  de  ne  pouvoir  pas  gagner  ce  poste 
fort  aisément ,  et  qu'il  se  trouvoit  employé  à  une  mé- 
chante commission  d'avoir  à  conduire  les  bagages-, 
dont  je  vis  passer  une  grande  partie ,  tant  au  Cours 
que  sur  la  terrasse  de  Renard ,  où  je  m'allai  promener. 
J'y  trouvai  madame  de  Ghàtillon  qui  se  lamentoit ,  et 
disoit  qu'elle  avoit  peur  qu'il  n'arrivât  quelque  mal  au 
parti,  et  qu'eUe  craignoit  furieusement  un  combat. 
Xétois  en  inquiétude  de  cette  marche  :  les  ennemis 
étant  plus  forts  que  nous  nous  pouvoient  aisément 
tailler  en  pièces  ;  car  c'est  la  chose  du  monde  la  plus 
aisée  que  de  défaire  une  armée  en  marche ,  et  qui 
montre  toujours  le  flanc  :  de  sorte  que  cela  m  animoit 
fort  contre  les  négociateurs,  que  je  croyois  nous  avoir 
mis  en  ce  dangereux  état.  Ainsi  en  termes  généraux 
je  fis  un  grarid  chapitre  tout  haut  devant  beaucoup  de 
monde  sur  ce  sujet.  Les  gens  qui  ne  se  méloient  de 
rien  entroient  dans  mon  sens;  les  autres  commen- 
çoient  à  croire,  par  la  crainte  de  l'événement,  que 
leur  parti  n'étoit  pas  bon ,  et  ne  doutoient  pas  que  je 
ne  parlasse  à  eux  :  de  sorte  qu'il  y  eut  du  monde  em- 
barrassé de  me  voir  parler  si  librement  et  si  véritaUe- 
ment.  Après  je  quittai  la  compagnie  et  m'en  allai  à  mon 
logis,  et  changeai  le  dessein  que  j'avois  de  prendre 
médecine,  jugeant  que  je  pouvois  être  utile  à  quelque 
chose. 

Le  lendemain  toutes  les  troupes  passèrent  pendant 
la  nuit;  et  comme  il  n'y  avoit  que  les  Tuileries  entre 


254  [l65a]    MÉMOIRES 

mon  logis  et  le  fosse,  on  entendoit  distinctement  les 
tambours  et  les  trompettes,  et  Ton  diseernoit  aisément 
les  marches  différentes.  Je  demeurai  appuyée  sur  ma 
fenêtre  jusqu'à  deux  heures  après  minuit  à  les  en- 
tendre passer ,  avec  assez  de  chagrin  de  penser  tout 
ce  qui  pouvoit  arriver  -,  mais  parmi  cela  j'avois  je  ne 
sais  quel  instinct  que  je  contribuerois  à  les  tirer  d'em- 
barras, et  même  je  dis  le  soir  à  Préfontaine  :  «  Je  ne 
((  prendrai  pas  demain  médecine ,  car  j'ai  dans  la  tête 
«  que  je  ferai  quelque  trait-  imprévu  aussi  bien  qu'à 
«  Orléans.  »  Il  me  répondit  qu'il  le  souhaitoit,  mais 
qu'il  craignoit  fort  que  cela  n'arrivât  pas.  Le  pauvre 
Flamarin  que  j'aimois  fort ,  et  avec  qui  j  avois  pris 
grande  habitude  à  mon  voyage  d'Orléans,  me  vint  voir 
et  me  dit  :  «  Je  ne  suis  point  en  inquiétude  de  ce  qui 
a  arrivera  demain,  car  je  suis  persuadé  que  les  affaires 
«  ne  sont  point  dans  l'état  où  on  les  pense^  et  pour 
«  moi  je  crois  la  paix  faite,  et  qu'elle  se  déclarera 
tt  demain  quand  les  armées  seront  en  présence.  »  Je 
lui  dis  en  riant  que  le  cardinal  Mazarin  feroit  donc 
comme  à  Casai  :  il  jetteroit  son  chapeau  pour  empê- 
cher le  combat,  et  pour  signal  de  paix.  «  Vous  êtes  une 
a  grande  dupe ,  et  nous  aussi ,  de  nous  être  amusés  à 
<(  des  négociations ,  au  lieu  de  mettre  nos  troupes  en 
«  bon  état.  Tout  ce  qui  arrivera  de  ceci  ne  peut  être  que 
(c  très-désavantageux,  et  je  n  y  ose  penser,  tant  cela  me 
«  donne  de  peine  pour  vous,  qui  croyez  toujours  tout 
«  ce  qu'on  vous  dit.  Ce  seroit  fort  bien  employé  si 
c(  demain  vous  aviez  quelque  bras  ou  quelque  jambe 
((  cassée.  »  Je  riois,  et  disois  cela  au  plus  loin  de  ma 
pensée.  Nous  nous  séparâmes  ainsi ,  et  il  me  dit  : 
tt  Nous  verrons  qui  sera  trompé  de  nous  deux.  » 


DE   MA.DEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [lÔSîx]       ^55 

A  six  heures  du  matin,  le  2  juillet  iBSa ,  j'entendis 
heurter  à  la  porte  de  ma  chambre.  Je  m'éveillai  en 
sursaut,  et  j'appelai  mes  femmes  pour  ouvrir  ma 
chambre.  Le  comte  de  Fiesque  entra ,  qui  me  dit  que 
M.  le  prince  l'avoit  envoyé  trouver  Monsieur  pour 
lui  dire  qu  il  avoit  été  attaqué  à  la  pointe  du  jour 
entre  Montmartre  et  La  Chapelle^  qu'il  avoit  été  re- 
fusé à  la  porte  Saint-Denis  en  allant  lui  rendre  compte 
de  l'état  où  Ton  étoit  et  prendre  ses  ordres  ^  qu'il  le 
supplioit  de  monter  à  cheval ,  et  qu'il  continueroit  sa 
marche,  ne  pouvant  attendre  au  lieu  où  il  étoit ^  que 
Monsieur  avoit  répondu  qu'il  se  trouvoit  mal,  et  que 
M.  le  prince  l'avoit  aussi  chargé  de  me  venir  trouver, 
et  de  me  prier  de  ne  le  point  abandonner.  Je  me  le- 
vai aussitôt  avec  toute  la  diligence  possible,  et  je  m'en 
allai  au  Luxembourg,  où  je  trouvai  Monsieur  au  haut 
du  degré  ^  je  lui  dis  :  «  Je  croyois  vous  trouver  au 
«  lit ,  le  comte  de  Fiesque  m'avoit  dit  que  vous  vous 
a  trouviez  mal.  »  11  me  répondit  :  n  Je  ne  suis  pas 
<(  assez  malade  pour  y  être ,  mais  je  le  suis  assez  pour 
((  ne  pas  sortir.  »  Je  le  priai,  autant  qu'il  me  fut  pos- 
sible, de  monter  à  cheval  pour  aller  au  secours  de 
M.  le  prince^  mais  ce  fut  en  vain  :  car  toutes  les  rai- 
sons dont  je  me  servis  pour  cela  ne  firent  aucun  effet 
sur  son  esprit  5  et  voyant  que  je  ne  pouvois  rien  obte- 
nir, je  le  priai  de  se  coucher,  trouvant  qu'il  devoit 
faire  le  malade ,  et  qu  il  y  alloit  autant  de  son  intérêt 
que  de  celui  de  M.  le  prince  à  en  user  comme  il  fai- 
soit.  Il  n'en  fit  rien,  et  mes  larmes  n'eurent  pas  plus  de 
pouvoir  sur  lui  que  mes  discours.  Il  étoit  difficile  de 
n'en  pas  verser  en  l'état  auquel  on  se  trouvoit;  quand 
l'intérêt  de  M.  le  prince  et  celui  de  quantité  d'amis 


256  [iGSa]  MÉMOIRES 

que  jy  avois  ne  s'y  seroit  pas  trouvé,  j'avois  grand 
pitié  de  force  ofliciers  des  troupes  de  Monsieur,  hon- 
nêtes et  braves  gens  qui  me  venoient  tour  à  tour  dans 
Fesprit.  Madame  de  Nemours ,  que  je  voyois  en  un 
état  pitoyable  où  la  jnettoit  l'inquiétude  qu'elle  avoit 
de  monsieur  wn  mari  et  d^M.  de  Beaufort  son  frère , 
augmentoit  encore  mes  peines.  J'avois  dans  ma  dou- 
leur bien  dudépit  de  voir  des  gens  de  Monsieur  dans 
une  grande  gaieté,  dans  l'espérance  que  M.  le  prince 
périroit.  Us  disoient  dans  des  occasions  comme  celles- 
ci  :  ((  Sauve  qui  peut  !  )>  Us  étoient  amis  du  cardinal 
de  Retz,  et  c'étoit  ce  qui  les  faisoit  parler  ainsi.  Mon- 
sieur alloit  et  venoit  :  je  lui  parlois  en  passant  ;  je  le 
pressai  jusques  à  lui  dire  :  a  Â  moins  que  d'avoir  un 
a  traité  fait  avec  la  cour  en  poche ,  je  ne  comprends 
<c  pas  comment  vous  pouvez  être  si  tranquille  ;  mais 
«  en  auriez-vous  bien  un  pour  sacrifier  M.  le  prince 
<(  au  cardinal  Mazarin  ?  »  11  ne  répondit  point  ^  tout  ce 
que  j'ai  dit  dura  une  heure ,  pendant  laquelle  tout  ce 
qu'on  avoit  d'amis  pouvoit  être  tué,  et  M.  le  prince 
tout  comme  un  autre ,  sans  que  Ton  s'en  souciât  :  cela 
me  paroissoit  une  grande  dureté.  Â  la  fin  messieurs 
de  Rohan  et  de  Chavigny  vinrent ,  qui  étoient  ceux 
en  qui  M.  le  prince  avoit  pour  lors  plus  de  confiance. 
La  comtesse  de.Fiesque  vint  me  trouver  ^  pour  ma- 
dame de  Frontenac ,  elle  étoit  auprès  de  son  mari , 
qui  étoit  malade  à  l'extrémité.  Messieurs  de  Rohan  et 
de  Chavigny,  après  avoir  quelque  temps  entretenu 
Son  Altesse  Royale ,  la  firent  résoudre  à  m'envoyer  à 
rhôtel-ile-ville  de  sa  part  pour  demander  les  choses  qui 
étoient  nécessaires.  Pour  cela  il  donna  une  lettre  à 
M.  de  Rohan  pour  messieurs  de  l'hôtel-de-ville ,  par 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPEIISIER.    [l65a]       IkSj 

laqaelle  il  se  remettoit  à  moi  à  leur  dire  son  intentioiié 
Je  partis  du  Luxembourg  accompagnée  de  madame 
de  Nemours ,  et  des  comtesses  de  Fiesque  mère  et 
fille;  je  trouvai  le  marquis  de  Jarzé  dans  la  rue  Dau* 
phine,  qui  alloit  prier  Monsieur  de  la  part  de  M.  le 
prince  de  faire  passer  par  dedans  la  ville  les  troupes 
qui  ëtoient  demeurées  à  Poissy ,  et  qui  attendoient  à 
la  porte  de  Saint-Honorë  qu'on  leur  ouvrit.  Jarzë  ëtoit 
blessé  d'un  coup  de  mousquet  au  bras  :  de  sorte  quHl 
Ta  voit  tout  en  sang,  n  ayant  pas  eu  le  loisiir  de  se 
faire  panser.  Je  lui  dis  quil  étoit  blessé  galamment^ 
et  qu'il  portoit  son  bras  d'une  manière  fort  agréable. 
11  me  répondit  qu'il  se  seroit  bien  passé  de  cette  gai- 
lanterie  ;  car  comme  son  coup  étoit  proche  du  coude , 
il  souSroit  des  douleurs  horribles,   quoiqu'il  allât 
comme  un  autre.  Tous  les  bourgeois  étoient  attrou- 
pés dans  les  rues,  qui  me  demandoient  en  passant: 
«  Que  feron&-nous?  Vous  n'avez  qu'à  commander, 
((  nous  sommes  tout  prêts  à  suivre  vos  ordres.  »  Us 
paroissoient  fort  zélés  pour  le  parti,  et  pour  la  conseil 
vation  de  la  persckine  de  M^  le  prince.  Comme  j'ar- 
rivai à  l'hôtel-de-ville ,  le  maréchal  de  L'Hôpital  ^  gou* 
vemeur  de  Paris ,  et  le  prévôt  des  marchands  qui 
étoit  pour  lors  M.  Le  Fèvre,  conseiÙer  au  parlement  ^ 
vinrent  au  devant  de  moi  au  haut  du  degré ,  et  me 
firent  excuse  de  n'être  pas  venus  plus  loin,  n'ayant 
pas  été  avertis.  Je  leur  dis  que  je  croyois  bien  que 
ma  venue  en  ce  lieu  les  devoit  avoir  surpris  en  toutes 
manières,  mais  que  c'étoit  Findisposition  de  Monsieur 
qui  en  étoit  la  cause.  Comme  nous  fûmes  dans  la 
grande  salle ,  je  demandai  :  «  Tout  le  mondé  est-il 
«  ici  ?»  Ils  me  dirent  qu'oui.  Je  leur  dis  :  «  Mon- 
T.  4^'  '7 


a58  [l65!2]   MÉMOIRES 

tt  sieur  s  étant  trouvé  mal,  il  na  pu  venir  ici  5  il  a 
«  chargé  M.  de  Rohan  de  vous  donner  une  lettre  de 
<c  sa  part.  »  Il  la  donna ,  et  le  greffier  de  la  vîUe  en 
fit  la  lecture  -,  elle  étoit  fort  obligeante  pour  moi ,  leur 
témoignant  la  confiance  qu  il  avoit  en  ma  conduite  par 
l'expérience  qu'il  en  avoit  eu  depuis  peu.  Après  la 
lecture  faite ,  je  leur  dis  que  Monsieur  m'avoit  com- 
mandé de  leur  dire  qu'il  désiroit  qu'on  fît  prendre  les 
armes  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville  :  ils  me  dirent 
que  cela  étoit  fait  -,  que  l'on  envoyât  à  M.  le  prince 
deux  mille  hommes  détachés  de  toutes  les  colonelles 
des  quartiers  :  ils  me  dirent  que  l'on  ne  détachoit  pas 
les  bourgeois  comme  les  gens  de  guerre ,  mais  que 
l'on  ne  laisseroit  pas  d'envoyer  les  deux  mille  hommes 
que  Son  Altesse  Royale  commandoit.  Je  leur  dis  que 
dès  qu'ils  auroient  donné  l'ordre ,  je  ne  me  mettois 
point  en  peine  de  l'exécution ,  connoissant  l'affection 
que  tous  les  bourgeois  avoient  pour  nous,  et  qu'ils 
seroient  ravis  de  tirer  M.  le  prince  du  péril  où  il  étoit 
exposé  ;  et  que  sa  personne  devoit  être  chère  à  tous 
les  bons  Français ,  et  que  je  croyois  qu'il  n'y  en  avoit 
pas  un  qui  n'exposât  sa  vie  pour  sauver  la  sienne.  Je 
leur  demandai  quatre  cents  hommes  pour  mettre 
dans  la  place  Royale  :  ce  qu'ils  accordèrent.  Je  gardai 
la  grande  demande  pour  la  fin ,  qui  étoit  de  donner 
passage  à  notre  armée.  Lànlessus  ils  se  regardèrent 
tous  -,  je  leur  dis  :  «  Il  me  semble  que  vous  n'avez 
<(  guère  à  délibérer.  Monsieur  a  toujours  témoigné 
u  tant  de  bonté  à  la  ville  de  Paris,  qu'il  est  bien  juste 
«  qu'en  cette  rencontre ,  où  il  y  va  de  son  salut  et  de 
ic  celui  de  M.  le  prince,  on  lui  en  témoigne  de  la 
H  reconnoissance  -,  U  faut  aussi  que  vous  soyez  per- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [iGSs]      ^Sq 

«  suadës  que  si  le  malheur  vouloit  que  les  troupes 
a  ennemies  battissent  M.  le  prince,  on  neferoit  pas 
«  plus  de  quartier  à  Paris  qu'aux  gens  de  guerre. 
«  cardinal  Mazarin  est  persuadé  que  Ton  ne  T^ime 
«  pas,  et  à  la  vérité  l'on  lui  en  a  donné  assez  de 
«  marques;  c'est  pourquoi,  ayant  la  vengeance  en 
«  main,  l'on  ne  doit  point  douter  qu'il  ne  se  satis- 
tt  fasse.  C'est  à  nous  à  l'éviter  par  nos  soins  5  et  nous 
«  ne  saurions  rendre  un  plus  grand  service  au  Roi 
a  que  de  lui  conserver  la  plus  grande  et  la  plus  belle 
«  ville  de  son  royaume ,  qui  en  est  la  capitale ,  et  qui 
«  a  toujours  eu  le  plus  de  fidélité  pour  son  service.  » 
Le  maréchal  de  L'Hôpital  prit  la  parole,  et  dit  : 
a  Vous  savez  bien,  mademoiselle ,  que  si  vos  troupes 
«  ne  fussent  point  approchées  de  cette  ville ,  celles 
«  du  Roi  n'y  fussent  pas  venues ,  et  qu'elles  ne  ve- 
«  noient  que  pour  les  en  chasser.  »  Madame  dé  Ne- 
mours trouva  cela  mauvais ,  et  se  mit  à  le  quereller. 
Je  rompis  le  discours  en  disant  :  «  11  n'est  point  ques- 
«  tion  à  qui  le  cardinal  Mazarin  en  veut ,  si  c'est  à  ce 
«  qui  est  dedans  ou  dehors  de  Paris  ^  l'on  peut  croire 
<(  que  son  intention  n'est  pas  bonne ,  ni  pour  les  uns 
«  ni  pour  les  autres;  mais  songez,  monsieur,  que 
<(  pendant  que  Ton  s'amuse  à  disputer  sur  des,  choses 
w  inutiles ,  M.  le  prince  est  en  péril  dans  vos  fau- 
«  bourgs.  Quelle  douleur  et  quelle  honte  seroit-ce 
«  pour  jamais  à  Paris  s'il  y  périssoit faute  de  secours! 
u  Vous  pouvez  lui  en  donner  :  faites-le  donc  au  plus 
«  tôt.  )»  Ils  se  levèrent  sur  cela ,  et  s!en  allèrent  dé- 
libérer dans  une  chambre  au  bout  de  la  salle  ;  et  moi 
cependant  je  priai  Dieu,  appuyée  sur  une  fenêtre 
qui  r^arde  dans  le  Saint-Esprit.  On  disoit  une  messe  ; 

ï7- 


2^6o  [l65a]  MÉMOIRES 

J6  ne  rentendis  pas  entièrement,  allant  et  venant 
^ur  envoyer  hâter  ces  messieurs  et  leur  demander 
une  réponse  ^  l'affaire  pour  laquelle  ils  ëtoient  assem- 
bles requérant  diligence  -,  et  que  s'ils  n'accordoient 
pas  ce  que  Ton  demandoit ,  il  faudroit  voir  à  prendre 
d'autres  mesures  ;  et  que  j'avois  tant  de  confiance  ait 
peuple  de  Paris ,  que  je  croyois  qu'il  ne  nous  aban-^ 
donneroit  pas.  Peu  après  que  je  leur  eus  fait  dire  cela , 
ils  sortirent,  et  me  donnèrent  tous  les  ordres  que  je 
demandois.  J'envoyai  en  toute  diligence  dire  à  M.  le 
prince  que  j'avois  obtenu  l'entrée  de  la  ville  pour  nos 
troupes  quand  il  voudroit ,  et  que  j'avois  envoyé  le 
marquis  de  La  Boulaye  à  la  porte  de  Saint-Honoré , 
pour  faire  entrer  celles  qui  venoient  de  Poissy. 

En  sortant  de  l'hô tel-do-ville ,  je  trouvai  les  bour- 
geois qui  s'étoient  amassés  dans  la  Grève,  qui  di- 
soient mille  choses  contre  le  maréchal  de  L'Hôpital. 
Il  y  en  eut  un  qui  me  dit ,  en  le  regardant  de  tout 
près,  car  il  me  menoit  :  «  Comment  souffrez-vous  ce 
«  masarin?  Si  vous  n'en  êtes  pas  contente,  nous  le 
«  noierons.  »  Il  voulut  le  battre;  je  Fen  empêchai, 
et  je  criai  :  a  J'en  suis  contente.  »  Néanmoins,  pour 
le  mettre  en  sûreté ,  je  le  fis  rentrer  dans  l'hôtel-de- 
ville  avant  que  mon  carrosse  marehftt.  Je  trouvai  dans 
la  rue  de  la  Tixeranderie  le  plus  pitoyable  et  le  jJus 
affreux  spectacle  qui  se  puisse  regarder  :  c'étoit 
M.  le  duc  de  La  Rochefoucauld  qui  avoit  un  coup  de 
mousquet  qui  entroit  par  un  coin  de  l'ceil  et  sortoit 
par  l'autre  :  de  sorte  que  les  deux  yeux  étoient  offen- 
sés *,  il  semMoit  qu'ils  lui  tombassent ,  tant  il  perdoit 
de  sang  :  tout  son  visage  en  étoit  {^in ,  et  il  souffloit 
sans  cesse  comme  sHl  eût  eu  crainte  que  celui  qui  Ivfl 


DE  MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIKR.    [l65s]      a6^ 

entroh  dans  la  bouche  ne  FétouffiSit.  Son  fils  le  tenoh 
par  une  main  et  Gourville  par  Fanitre ,  car  il  ne  voyoit 
goutte  ;  il  étôît  à  cheval ,  et  avoit  ttn  pourpoint  blanc 
^lissi  bien  que  ceux  qui  le  menoient ,  qui  ëtoient  tout 
couverts  de  sang  comme  lui  ;  ils  fondoient  en  larmes , 
car  à  le  voir  en  cet  étal^  je  n'eusse  jamais  cru  qu'il 
en  eût  pu  échapper.  Je  m'arrêtai  pour  parler  à  lui, 
mais  il  ne  répondit  pas  :  c'ëtoit  tout  ce  qu'il  pouvôit 
faire  que  d'entendre  un  gentilhomme  de  M.  de  Ne- 
mours, qui  vint  dire  à  madame  sa  femme  W  qu'il 
Fenvoyôît  avertir  qu'il  avoit  été  blessé  légèrement  à 
la  nifliù ,  et  que  ce  ne  seroît  rien ,  et  qu'il  s'étoit  dé« 
tourné  de  peur  de  l'effrayer,  parce  qu'il  étoit  tout  en 
sang^  elle  me  quitta  *  aussitôt  pour  l'aller  trouver. 
Beaucoup  de  personnes  dirent  ^  sur  les  blessures  d& 
ces  messieurs,  que  Dieu  les  avoit  punis,  et  que  leurs 
négociations ,  qui  étoient  cause  que  l'on  avoit  tout 
négligé,  avoieni  été^  celle  de  ce  combat,  où  ils  avoient 
été  étrillés.  Quoique  cette  pensée  me  fut  venue  aussi 
bien  qu'à  d'autres ,  je  ne  laissai  pas  d'avoir  beaucoup 
de  pitié*  de  M.  de  La  Rochefoucauld.  Après  l'avoir 
quitté,  je  trouvai ,  ii  l'entrée  de  la  rue  Sainte-Antoine , 
Guitaut  à  cheval ,  sans  chapeau ,  tout  déboutonné  , 
qu'un  homn^e  aidoit ,  parce  qu'il  n'eut  pu  se  soutenir 
sans  cela  ;  il  étoit  pâle  comme  la  mort.  Je  lui  criai  : 
t  Mourras-tu?  n  11  me  fit  signe  de  I9  tête  que  non  :  il 
avoit  pourtant  un  grand  coup  de  mousquet  dans  le 
corps;  puis  je  vis  Vallon,  qui  étoit  en  chaise,  qui 
s'approcha  de  mon  carrosse  ;  il  n'ayoit  qu'une  contu- 
sion aux  reins;  comme  il  est  fort  gras,  il  fallut  l'aller 
panser  promptement.  Il  me  dit  :  «  Hé  bien ,  ma  bonne 

(1)  Madame  ia  femme  :  ici  fiait  la  lacune  de  Pedition  de  1^39- 


262  [iGSî]    MÉMOIRES 

M  maîtresse ,  nous  sommes  tous  perdus.  »  Je  Tassurai 
que  non.  Il  me  dit  :  «Vous  me  donnez  la  vie,  dans 
«  l'espérance  d'avoir  retraite  pour  nos  troupes.  »  Je 
trouvai,  à  chaque  pas  que  je  fis  dans  la  rue  Saint- 
Antoine  ,  des  blessés ,  les  uns  à  la  tête ,  les  autres  au 
corps  ,  aux  bras ,  aux  jambes ,  sur  des  chevaux ,  à 
pied,  et  sur  des  échelles,  des  planches,  des  civières, 
et  des  corps  morts. 

Comme  je  fus  près  de  la  porte ,  j'envoyai  M.  de 
Rohan  porter  l'ordre  de  laisser  aller  et  venir  nos  gen» 
au  capitaine  qui  étoit  de  garde ,  afin  qu'il  fît  tout  ce 
que  je  lui  manderois.  Les  ordres  de  l'hotel-de-ville 
portoient  que  l'on  fît  tout  ce  que  j  ordonnerois.  J'en- 
trai dans  la  maison  d'un  maître  des  comptes,  nommé 
M.  de  La  Croix  ,  qui  me  la  vint  offrir  :  c'est  la  plus 
proche  de  la  Bastille ,  et  les  fenêtres  donnent  sur  la 
rue.  Aussitôt  que  j'y  fus ,  M.  le  prince  m'y  vint  voir  5 
il  étoit  dans  un  état  pitoyable  ;  il  avoit  deux  doigts  de 
poussière  sur  le  visage ,  ses  cheveux  tout  mêlés  5  son 
collet  et  sa  chemise  étoient  pleins  de  sang,  quoiqu'il 
n'eût  pas  été  blessé  ^  sa  cuirasse  étoit  pleine  de  coups , 
et  il  tenoit  son  épée  nue  à  sa  main ,  ayant  perdu  le 
fourreau  ^  il  la  donna  à  mon  écuyer.  Il  me  dit  :  «  Vous 
«  voyez  un  homme  au  désespoir,  j'ai  perdu  tous  mes 
«  amis  :  messieurs  de  Nemours ,  de  La  Rochefoucauld 
«  et  Clinchamp  sont  blessés  à  mort.  »  Je  l'assurai 
qu'ils  étoient  en  meilleur  état  qu'il  ne  les  croyoit  ;  que 
les  chirurgiens  ne  les  croyoient  pas  blessés  dange- 
reusement, et  que  tout  présentement  je  venois  de 
savoir  des  nouvelles  de  Clinchamp ,  qui  n'étoit  qu'à 
deux  portes  d'où  j'étois;  que  Préfontaine  l'avoit  vu, 
qu'il  n'étoit  en  aucun  danger.  Cela  le  réjouit  un  peu , 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [lÔSs]      ^63 

ilëtoit  tout-à-fait  afiligé  ;  Iprsqu'il  entra,  il  se  jeta  sur 
un  siëge ,  il  pleuroit ,  et  me  disoit  :  a  Pardonnez  à  la 
«  douleur  où  je  suis.  »  Après  cela ,  que  Ton  dise  qu'il 
naime  rien  ;  pour  moi,  je  Tai  toujours  connu  tendre 
pour  ses  amis  et  pour  ce  qu  il  aimoit.  Il  se  leva ,  et  me 
pria  d'avoir  soin  de  faire  passer  les  bagages  qui  ëtoient 
hors  de  la  porte ,  et  de  ne  point  sortir  d'où  j'ëtois , 
afin  que  Ton  se  pût  adresser  à  moi  pour  tout  ce  que 
l'on  auroit  à  faire ,  et  qu'il  avoit  si  hâte  qu'il  ne  pou- 
Yoit  demeurer  pl,us  long-temps.  Je  le  priai  instamment 
de  vouloir  rentrer  dans  la  ville  avec  son  armëe  :  il  me 
rëpondit  qu'il  n'avoit  garde  de  le  faire,  et  que  je  ne 
me  misse  point  en  peine ,  et  qu'il  ne  feroit  plus  qu'esr 
carmoucher  -,  qu'ainsi  il  n'y  avoit  plus  rien  à  craindre 
pour  mes  amis,  et  qu'il  me  rëpondoit  qu'il  rameneroit 
les  troupes  de  Monsieur  saines  et  sauves  *,  que  pour 
lui ,  il  ne  lui  seroit  pas  reproche  d'avoir  fait  retraite 
en  plein  midi  devant  les  mazarins.  Après  qu'il  fut 
parti,  le  marquis  de  LaRoche-Gaillard  passa  blesse  à  la 
tête  :  il  avoit  perdu  toute  connoissance  ^  il  ëtoit  ëtendu 
sur  une  ëchelle  comme  un  mort-,  il  me  fit  grande  pi- 
tië  :  c'ëtoit  un  homme  beau  et  bien  fait ,  et-  en  l'ëtat 
où  il  ëtoit  il  ne  laissoit  pas  d'être  de  bonne  mine  :  ce 
qui  est  de  pis ,  c'est  qu'il  ëtoit  de  la  religion.  Tout  ce 
jour-là  ne  se  passa  qu'à  voir  des  morts  et  des  blesses, 
et  je  m'aperçus  à  la  fin  de  ce  que  disent  les  gens  de 
guerre ,  que  la  quantité  que  l'on  en  voit  y  accoutume 
tellement ,  que  l'on  n'a  pas  tant  de  pitië  pour  les  der- 
niers que  pour  les  premiers,  et  surtout  pour  les  gens 
que  Ton  ne  connoit  pas.  11  y  avoit  de  pauvres  Alle- 
^lands  qui  ne  savoient  où  donner  de  la  tête ,  ni  com- 
B^ent  se  plaindre ,  ne  pouvant  parler  notre  langue  ;  je. 


a64  [lÔSs]  MÉMOIRES 

les  envoyai  dans  les  hôpitaux  ou  chez  les  chirnr'* 
giens  j  selon  leurs  grades. 

Tous  les  colonels  des  quartiers  envoyoient  recevoir 
mes  ordres  pour  faire  sortir  de  leurs  soldats  ;  je  crojois 
encore  être  à  Orléans ,  je  commandois  et  Ton  ra'obéis- 
soit.  Je  fis  filer  les  bagages ,  ainsi  que  M.  le  prince 
m^avoit  marque ,  et  j'ordonnai  que  Ton  les  menât  à  la 
place  Royale  ;  je  jugeois  qn  ils  y  seroient  fort  bien , 
qu'on  les  mettroit  au  milieu,  et  que  Ton  dételleroit 
les  chevaux  pour  les  faire  repaître  sous  les  galeries. 
M.  le  prince  avoit  oublié  de  me  dire  où  je  les  enver- 
rois  ;  ils  étoient  là  en  lieu  d'aller  partout  où  l'on  vou- 
droit  commodément ,  parce  que  Ton  ne  savoît  point 
pour  lors  où  l'on  camperoit.  Les  quatre  cents  mous- 
quetaires que  l'on  m'avoit  donnés  comme  un  corps  de 
réserve  pour  envoyer  à  M.  le  prince  selon  qu'il  en 
auroit  besoin,  je  les  envoyai  sur  le  soir,  la  moitié  sur 
le  boulevart  de  la  porte  Saint-Antoine ,  et  l'autre  sur 
celui  de  l'Arsenal ,  où  les  gens  du  grand-maître  firent 
quelques  difficultés  de  les  recevoir;  à  la  seconde  fois 
que  j'y  envoyai,  ils  y  entrèrent.  Il  me  semble  que  cela 
fit  un  bon  effet,  et  fit  voir  que  les  bourgeois  nous  dé- 
fendoient  et  se  défendoient  eux-mêmes  ;  que  les  ma- 
zarins  jugerpient  par  là  qu'ils  étoient  absolument  pour 
nous  :  pour  le  secours  que  l'on  en  auroit  pu  tirer,  je 
\e  çomptois  pour  rien.  Toutes  ces  circonstances  fai- 
soient  paroître  Paris  déclaré  pour  nous,  et  étoient 
avantageuses.  Je  me  tourmentai  horriblement  ce  jour- 
là;  je  n'eus  pas  sujet  de  plaindre  mes  peines ,  puis- 
qu'elles réussirent  si  bien. 

L'embarras  où  j'avois  vu  nos  affaires  le  matin  m'avoit 
laissé  beaucoup  d'inquiétude,  quoique  nous  en  fus- 


DE  IfADEMOISELLB  DE  MOUTPENSIER,   [;65a]      365 

sions  dehors.  La  conduite  que  Monaieur  avoit  eue  en-^ 
▼ers  M.  le  prince,  et  qui  faisoit  tant  contre  lai-mémé, 
me  mettoit  au  désespoir  :  de  sorte  que j'avois  Fespri  t  fun 
rieusement  troublé,  et  je  ne  comprends  pas  comment 
je  pus  faire  tout  ce  que  je  fis  dans  cette  agitation.  Ce 
fut  un  des  effets  du  miracle  que  Dieu  fît  ce  jour-là 
pour  nous  ;  sans  un  coup  du  ciel ,  les  affaires  ne  se 
seroient  pas  passées  comme  elles  firent. 

M.  le  prince  fut  attaqué  proche  le  faubourg  Saint- 
Denis  :  il  envojra  de  la  cavalerie  pour  amuser  les  en- 
nemis, pendant  quil  marchoiten  diligence  au  hu^ 
bourg  Saint-Antoine ,  où  il  fut  attaqué  par  toute  Tar- 
mée  de  M.  de  Turenne ,  qui  arriva  en  même  tempa 
que  lui.  11  se  barricada  dans  la  grande  rue  à  la  vue  des 
ennemis  le  mieux  qu'il  lui  fut  possible ,  et  il  envoya 
des  troupes  garder  les  autres  avenues.  Il  est  bon  de 
dire  (et  cela  est  assez  connu  )  que  ce  faubourg  est  ou- 
vert de  tous  côtés ,  et  qu'il  auroit  fallu  deux  fois  plus 
de  troupes  que  M.  le  prince  n'en  avoit  pour  garder 
une  seule  avenue.  Les  ennemis  étoient  plus  de  douze 
mille  hommes  :  M.  le  prince  n'en  avoit  que  cinq  ;  il 
leur  résista  cependant  l'espace  de  sept  ou  huit  heures, 
où  l'on  combattit  horriblement  :  il  étoit  partout.  Lesi 
ennemis  ont  dit  qu'à  moins  d'être  un  démon,  il  no 
pouvoit  pas  faire  humainement  tout  ce  qu'il  avoit  fait } 
il  étoit  à  toutes  les  attaques.  Les  ennemis  forcèrent  la 
grande  barricade  qui  tenoit  le  carrefour  qui  va  dan^ 
Picpus  et  à  Yincennes.  Notre  infanterie  fit  bien  ;  l^ 
cavalerie  prit  une  telle  épouvante  qu'elle  s'enfuit  ^ 
et  emmena  tout  ce  qu'eUe  trouva  en  son  chemin  jusk 
ques  à  la  butte  devant  l'abbaye  Saint-Antoine.  M.  le 
prince ,  enragé  de  cela,  retourna  l'épée  à  la  main  avec 


a66  [iGSa]  mémoires 

cent  mousquetaires,  et  ce  qu'il  trouva  d'oflGiciers  de 
cavalerie  ou  d'infanterie  sous  sa  main  au  nombre  de 
trente  ou  quarante,  et  quelques  volontaires-,  reprit  la 
barricade ,  et  en  chassa  les  ennemis.  EUe  ëtoit  défen- 
due par  le  régiment  des  Gardes ,  celui  de  la  marine, 
Picardie  et  Turenne,  qui  étoient  sans  doute  leurs 
meilleurs  régimens  et  les  plus  forts  qu'ils  eussent.  Il 
s'y  comporta  d'une  manière  qui  surpasse  l'imagina- 
tion ,  et  par  sa  grande  valeur  et  par  sa  prudence  *,  il 
agit  d'un  si  grand  sang-froid  en  cette  occasion ,  que 
tout  le  monde  l'admira.  J'étois  toujours  à  voir  passer 
les  bagages,  les  morts  et  les  blessés  :  il  y  eut  un  ca- 
valier qui  fut  tué  ,  et  qui  demeura  sur  son  cheval , 
lequel  suivoit  le  bagage  av£c  son  pauvre  maître  5  cela 
faisoitpitié.MadamedeChâtillonvintau  logis  où  j'étois, 
dans  le  carrosse  de  madame  de  Nemours  :  elle  venoit  de 
voir  Monsieur  son  mari  -,  elle  me  dit  :  «  Hélas  !  vous  êtes 
<(  bien  bonne  défaire  tout  ce  que  vous  faites  pour  M.  le 
«  prince  \  il  me  semble  que  depuis  quelques  jours  il  n'é- 
«  toit  pas  trop  bien  avec  vous ,  et  que  vous  aviez  sujet 
«  devons  plaindre  de  lui.  »  Je  lui  répondis  :  «  Si  M.  le 
«  prince  a  manqué  envers  moi,  ce  n'est  qu'en  des  baga- 
((  telles^  je  ne  lui  manquerai  jamais  :  c'est  ici  uçe  ajQTaire 
«  trop  importante  pour  songer  à  rien  qu'à  le  secourir. 
«  Si  j'étois  en  sa  place ,  j'étranglerois  les  gens  qui  m'y 
«  ont  mis  mal  pour  leurs  intérêts  particuliers.  »  Elle  ne 
dit  mot ,  et  demeura  auprès  de  moi  5  j'avois  bien  en- 
vie qu'elle  s'en  allât.  Le  président  Viole  vint  -,  elle  lui 
dit  que  l'on  disoit  que  Monsieur  avoit  traité  avec  la 
cour,  et  qu'il  savoit  bien  ce  qui  devoit  arriver,  et 
que  c'étoit  la  cause  qui  l'avoit  empêché  de  sortir.  Je 
le  dis   au  comt^  de  Fiesque ,  e%  reprochai  à  m$i- 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [iGSî]      1x67 

dame  de  Châtillon  que  pour  une  habile  femme  eUe 
donnoit  aisément  dans  les  panneaux  de  croire  une 
nouvelle  aussi  ridicule  que  celle-là ,  et  que  je  croyois 
que  si  Monsieur  en  savoit  l'auteur ,  il  le  feroit  jeter 
par  les  fenêtres-,  que  je  trouvois  comme  elle  que 
Monsieur  avoit  tort  de  n  avoir  pas  monté  à  cheval , 
que  je  Tavois  souhaité  passionnément ,  que  j'y  avois 
fait  tout  mon  possible,  mais  qu'il  ne  falloit  pas  infé- 
rer de  là  qu'il  trompât  M.  le  prince ,  et  qu'il  n'étoit  pas 
homme  que  l'on  pût  mener  ainsi.  Elle  fut  un  peu  em- 
barrassée, et  elle  avoit  sujet  de  l'être,  et  se  devoit  con- 
tenter de  ce  qu'elle  avoit  fait,  sans  accuser  les  autres. 
Cet  embarras  lui  avoit  fait  oublier  ses  charmes ,  il  n'y 
en  avoit  pas  un  d'étalé  ce  jour-là  ;  comme  eUe  est  fort 
brune  naturellement,  cela  paroissoit  extrêmement 
en  plein  jour.  Elle  s'avisa  de  faire  écrire  un  billet  à 
M.  le  prince  pour  lui  mander  qu'il  vînt  absolument , 
et  que  tous  ses  amis  et  serviteurs  le  lui  conseiUoient , 
et  que  c'étoit  Mademoiselle  et  madame  de  Châtillon , 
le  comte  de  Fiesque  et  le  président  Viole.  Elle  me  le 
montra,  et  me  demanda  sijel'approuvois-,  je  lui  dis  qu'il 
étoitfort  inutile  de  lui  rien  mander,  qu'il  savoit  ce  qu'il 
avoit  à  faire  ,  et  que  pour  son  billet  il  n'en  feroit  ni 
plus  ni  moins.  Elle  me  répondit  :  «  11  verra  au  moins 
«  par  làl'inquiétudeoùronestpourlui.  »  Ce  zèle  me  dé- 
plut fort  :  je  me  souvenois  que  c'étoit  elle  qui  lui  avoit 
attiré  cette  méchante  affaire  ;  je  ne  doutai  pas  qu'il 
ne  le  reçût  mal.  Le  comte  de  Béthune ,  qui  est  homme 
de  mérite  et  de  probité ,  me  vint  trouver  ;  je  lui  té- 
moignai le  déplaisir  que  j'avois  de  ce  que  Monsieur 
n'avoit  pas  fait  tout  ce  que  je  croyois  qu'il  devoit  faire 
envers  M.  le  prince  et  pour  lui-même  ;  il  entra  fort 


ft68  [i65a]  MÉMOIRES 

dans  mon  sens ,  et  me  dit  qu  il  s'en  ^lloit  trouver 
Monsieur  pour  tâcher  de  le  porter  à  raccommoder  les 
liffaires. 

Le  gouverneur  de  la  Bastille ,  nommé  de  la  Lon* 
vière ,  fils  de  M.  de  Broussel,  me  manda  que  pourvu 
qu'il  eût  un  ordre  de  Monsieur  par  écrit  ^  il  ëtoit  à 
lai,  et  qu'il  feroit  tout  ce  qu'on  lui  commanderoit. 
Je  priai  le  comte  de  Bëthune  de  le  dire  à  Monsieur , 
lequel  le  lui  envoya  par  M.  le  prince  de  Guémené. 
L'abbë  d'ElHat ,  qui  m'ëtoit  venu  voir  comme  beau- 
coup d'autres ,  vit  qu'il  ëtoit  tar4 ,  et  que  je  n'a  vois 
pas  dinë  ;  il  jugea  bien ,  par  la  hâte  dont  j'ëtois  sortie 
de  mon  logis ,  que  je  n  avois  pas  mange ,  et  que  j'en 
avois  besoin,  et  que  même  je  ne  m'en  aviserois  point, 
parce  que  j'avois  bien  d'autres  affaires  dans  la  tête. 
jl  m'en  offrit  •,  son  logis  ëtoit  tout  proche  :  je  l'accep- 
tai ;  il  m'en  fit  apporter  très-proprement  et  fort  à  pro- 
pos. J'avois  bien  faim  :  madame  de  Châtillon  dîna  avec 
moi  ;  elle  faisoit  des  mines  les  plus  ridicules  du  monr» 
de ,  et  dont  l'on  se  seroit  bien  moque  si  l'on  eût  ëtë 
en  humeur  de  cela. 

Le  comte  de  Bëthune  me  manda  sur  les  deux  heu- 
res que  Monsieur  viendroit  où  j'ëtois  :  j'envoyai  à  l'ins- 
tant le  comte  de  Fiesque  le  dire  à  M.  le  prince.  Ce 
comte  fit  mille  voyages  ce  jour-là  ;  il  alloit  et  venoit 
sans  cesse.  M.  de  Rohan ,  qui  avoit  ëtë  saigne  le  ma- 
tin, pensa  s'ëvanouir  de  toutes  les  fatigues  qu'il  eut  ; 
sa  femme  demeura  tout  le  jour  auprès  de  moi  et  de 
lui.  M.  le  prince  vint ,  je  le  vis  venir  par  la  fenêtre  , 
je  m'en  allai  au  devant  de  lui  sur  le  degrë  :  il  me  pa- 
rut tout  autre  qu'il  n'ëtoit  le  matin ,  quoiqu'il  n'eût 
changé  de  rien  ^  il  avoit  la  mine  riante  et  l'air  gai  ]  il; 


DE  MADEMOISELLE  DE   M0MTPE9SIER«    [lÔS^]      269 

m'aborda ,  et  me  fit  mille  complimens  et  remercîmens 
de  ce  qu'il  trouvoit  que  je  Favois  assez  servi.  Je  lui 
dis  :  «  J'ai  uae  grâce  à  vous  demander  :  c'est  de  ne  riea 
«  témoigner  à  Monsieur  delà  faute  qu'il  a  faite  envers 
«  vous.  »  11  me  répondit  :  «Je  n'ai  qu'à  le  remercier;  sans 
u  lui  je  ne  seroispas  ici.  »  Je  me  mis  à  rire,  et  lui  dis: 
tt  Trêve  de  railleries,  je  sais  les  sujets  que  vous  avez 
«  de  vous  plaindre  de  lui  :  j'en  suis  au  désespoir;  pour 
«  l'amour  de  moi,  n'en  parlez  point.  »  Il  me  le  promit 
sérieusement,  persuadé  que  Monsieur  avoit  effec- 
tivement de  l'amitié  pour  lui ,  et  que  c'étoient  les 
amis  du  cardinal  de  Retz  qui  l'avoient  empêché  d^ 
faire  ce  qu'il  avoit  désiré  ,  et  qu'il  savoit  bien  le  res* 
pect  qu'il  lui  devoit;  qu'il  savoit  bien  aussi,  il  y 
avoit  long-temps  ,  à  quoi  s'en  tenir.  Nous  entrâmes 
dans  la  salle  où  la  comtesse  de  Fiesque  étoit  avec 
madame  de  Ghâtilion  et  M.  de  Rohan.  Il  s'approcha 
d'eux ,  et  il  fit  les  plus  terribles  yeux  du  monde  à  ma* 
dame  de  Ghâtilion,  et  lui  marqua  par  sa  mine  qu'il  la 
méprisoit  fort  :  j'en  fus  fort  aise ,  et  elle  en  fut  si  sen- 
siblement touchée  qu'elle  pensa  s'évanouir  ;  il  lui  lal- 
lut  donner  de  l'eau ,  ensuite  elle  s'en  alla.  Monsieur 
arriva  \  il  embrassa  M.  le  prince  avec  une  mine  aussi 
gaie  que  s'il  ne  lui  eût  manqué  en  rien.  Il  lui  témoi- 
gna la  joie  qu'il  avoit  de  le  voir  hors  d'un  si  grand 
péril,  et  lui  fit  conter  le  combat-,  il  avoua  qu'il  n'a- 
voit  jamais  été  en  une  occasion  si  périlleuse.  L'oo 
plaignit  les  morts  et  les  blessés.  Le  marquis  de  Lai-^ 
gués,  de  la  religion,  avoit  été  le  matin  dangereusement 
blessé  ;  le  comte  de  Bossu ,  flamand ,  colonel  de  cava- 
lerie dans  les  troupes  de  Clinchamp,  mourut  le  soir^. 
Sester,  neveu  de  M.  le  maréchal  de  Rantzau,  qui 


rt'jO  [îÔSa]   MÉMOIRES 

commandoit  un  régiment  d'Allemands  dans  Tarmée 
de  M.  le  prince ,  fut  tué  sur  la^  place  ;  je  demandai 
le  régiment  pour  le  neveu  de  la  maréchale  de  Rant- 
ïau  qui  en  étoit  major,  nommé  Bandits ,  fils  du  feu 
général  Bandits  qui  servoit  le  roi  de  Suède  :  Mon- 
sieur lui  accorda  le  régiment,  à  ma  prière.  Il  y  eut 
beaucoup  d'autres  officiers  morts  ou  blessés-,  il  seroit 
fort  long  de  les  nommer.  Monsieur  et  M.  le  prince 
résolurent  que  l'armée  rentreroit  sur  le  soir  dans  la 
ville  -,  de  là  Monsieur  s'en  alla  à  l'hôtel-de-ville  pour 
remercier  le  corps  de  ville ,  et  M.  le  prince  s'en  re- 
tourna à  son  armée,  M.  de  Beaufort  se  démena  ex- 
trêmement, et  crut  avoir  tout  fait. 

Comme  ils  furent  partis,  je  m'en  allai  à  la  Bastille , 
où  je  n'avois  jamais  été  ;  je  me  promenai  long-temps 
sur  les  tours ,  et  je  fis  charger  le  canon ,  qui  étoit  tout 
pointé  du  côté  de  la  ville  ]  j'en  fis  mettre  du  côté  de 
l'eau  et  du  côté  du  faubourg  pour  défendre  le  bastion. 
Je  regardai  avec  une  lunette  d'approche,  je  vis  beau- 
coup de  monde  sur  la  hauteur  de  Charonne ,  et  même 
des  carrosses  :  ce  qui  me  fit  juger  que  c'étoit  le  Roi, 
et  j'ai  appris  depuis  que  je  ne  m'étois  point  trompée. 
Je  vis  aussi  toute  l'armée  ennemie  dans  le  fond ,  vers 
Bagnolet-,  elle  me  parut  très-forte  en  cavalerie.  L'on 
voyoit  les  généraux  sans  connoître  les  visages;  on 
les  reconnoissoit  par  leur  suite.  Je  vis  le  partage  qu'ils 
firent  de  leur  cavalerie  pour  nous  venir  couper  entre 
le  faubourg  et  le  foss'é  :  les  uns  furent  envoyés  du 
côté  de  Popincourt ,  et  les  autres  par  Neuilly ,  le  long 
de  Teau  ;  et  s'ils  l'eussent  fait  plus  tôt ,  nous  étions 
perdus.  J'envoyai  un  page  à  toute  bride  en  donner 
avb  à  M.  le  prince  -,  il  étoit  alors  au  haut  du  clocher 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPEKSIER.   [iGSft]      27 1 

tde  Tabbaye  Saint- Antoine -,  et  comme  je  lui  confirmai 
ce  qu'il  voyoit ,  il  commanda  que  l'on  marchât  pour 
entrer  dans  la  ville.  Je  m'en  revins  dans  la  maison  où 
j'avois  été  tout  le  jour  pour  voir  passer  l'armée;  je 
savois  bien  que  tous  les  officiers  seroient  ravis  de  me 
voir.  Je  ne  veux  pas  oublier  de  dire  que  le  matin  tous 
les  officiers  et  soldats  étoient  fort  consternés  ;  ils  ju- 
geoient  qu'il  n'y  avoit  point  de  quartier.  Dès  qu'ils 
surent  que  j'étois  à  la  porte,  ils  firent  des  cris  de  joie 
non  pareils,  et  dirent  :  a  Faisons  merveille,  nous 
<(  avons  une  retraite  assurée  ^  MademoiseUe  est  à  la 
<(  porte ,  qui  nous  la  fera  ouvrir  si  nous  sommes  trop 
t<  pressés.  »  M.  le  prince  me  manda  de  leur  envoyer 
du  vin  :  ce  que  je  fis  avec  beaucoup  de  diligence  5  et 
comme  ils  passoient  devant  les  fenêtres  où  j'étois ,  ils 
crioient  :  «  Nous  avons  bu  à  votre  santé ,  vous  êtes 
«  notre  libératrice.  »  11  n'y  a  point  d'honnêtes  gens  qui 
ne  m'eussent  tenu  le  même  discours  s'ils  y  eussent 
été.  Comme  le  régiment  de  Sester  passa,  j'appelai 
Bandits  qui  étoit  à  la  tête ,  fort  affligé  de  la  perte  de 
son  colonel  qui  étoit  son  ami,  pour  lui  dire  que 
j'avois  demandé  à  Monsieur  le  régiment  pour  lui ,  et 
qu'il  me  l'avoit  accordé.  M»  le  prince  vint  me  voir 
lorsqu'il  rentra  dans  la  ville  ;  et  comme  j'avois  envie 
de  lui  reprocher  tout  ce  qui  s'étoit  passé ,  je  lui  dis  : 
«  Voilà  de  belles  troupes ,  je  ne  les  trouve  point  dé- 
((  chues  depuis  que  je  les  vis  à  Etampes  ;  et  si  elles 
«  ont  soutenu  un  siège ,  essuyé  deux  combats ,  Dieu 
a  les  garde  des  négociations.  »  Il  devint  rouge ,  et  ne 
répondit  rien  ;  je  continuai,  et  je  lui  dis  :  «  Au  moins, 
fc  mon  cousin ,  vous  me  promettez  qu'il  n'y  en  aura 
«  plus.  »  Il  me  dit  :  a  Non.  »  Je  lui  répliquai  :  «  Je 


372  [l65!2]  MÉMOIRES 

«  ne  puis  m'empécher  de  vous  dire  que  cette  occasion 
«  vous  doit  faire  distinguer  vos  vëritables  amis  d  avec 
«  ceux  qui  ne  le  sont  que  pour  leurs  intérêts  parti- 
«  culiers ,  et  qui  ont  exposé  votre  personne  dans  Fes^ 
<c  pérance  d'avoir  cinquante  mille  écus  ^  pour  moi  ^ 
«  je  ne  vous  en  parle  que  par  amitié  ^  et  pour  vous 
«  y  faire  penser*,  d'autres  n  oseront  vous  le  dire^  1^ 
Les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  de  colère  ;  je  finis 
cette  conversation,  et  je  lui  dis  :  a  Cest  assez  pousser 
«  Tafiaire,  j'espère  que  vous  vous  corrigerez.  »  U  s'en 
alla ,  et  je  demeurai  jusques  à  ce  que  toutes  les  troupes 
fussent  passées.  Celles  que  messieurs  les  maréchaux 
de  Turenne  et  de  La  Ferté  avoient  envoyées  pour 
pousser  les  nôtres  s'avancèrent  près  de  la  ville  ;  l'on 
tira  de  la  Bastille  deux  ou  trois  volées  de  canon , 
comme  je  l'avois  ordonné  lorsque  j'en  sortis.  Cela  fit 
peur.  Le  canon  avoit  emporté  un  rang  de  cavalerie  : 
sans  cela  toute  l'infanterie  étrangère ,  la  gendarmerie 
et  quelque  cavalerie,  qui  étoient  à  l'arrière-garde, 
auroient  été  défaites ,  parce  que  ces  troupes  avoient 
été  obligées  d'attendre  du  canon  que  l'on  étoit  allé 
retirer  près  de  l'église  de  Sainte-Marguerite.  Cela  me 
donna  de  l'inquiétude  de  ce  qu'elles  étoient  si  long- 
temps à  passer-,  je  renvoyai  le  comte  de  Holac ,  qui 
m'étoit  venu  voir ,  les  faire  hâter  ;  et  quand  elles 
furent  toutes  passées,  j'allai  me  reposer  quelque 
temps  à  l'hôtel  de  Chavigny  pour  me  rafraîchir  :  il 
faisoit  un  chaud  horrible  ce  jour-là.  Nous  parlâmes 
fort  de  ce  qui  s'étoit  fait ,  puis  je  m'en  allai  au  Luxem- 
bourg ,  où  tout  le  monde  me  régaloit  de  ce  qui  s'étoit 
passé.  M.  le  prince  me  fit  mille  complimens ,  et  dit  à 
Monsieur  que  j'avois  assez  bien  fait  pour  qu'il  me  pût 


DE  MADEMOISELLE   DE  MODTPENSIER.    [l65a]      ^27  3 

louer.  Il  me  vint  dire  qu'il  étoit  satisfait  de  moi  :  ce  ne 
fut  pas  avec  la  tendresse  qu  il  auroit  dû  me  marquer. 
J'attribuai  cela  au  repentir  'qu'il  devoit  avoir  que 
j'eusse  fait  ce  qu'il  devoit  faire  :  de  sorte  que  son  in-* 
différence ,  qui  m'est  si  rude  à  supporter,  me  consola 
ce  jour-là  5  je  le  croyois  dans  dessentimens  oùj  aurois 
souhaité  qu'il  eût  toujours  été. 

Quand  je  songeai  le  soir ,  et  toutes  les  fois  que  j'y 
songe  encore,  quej'avois  sauvé  cette  armée ,  j'avoue 
que  ce  m'étoit  une  grande  satisfaction  et  en  même 
temps  un  grand  étonnement  de  penser  que  j'avois 
aussi  fait  rouler  les  canons  du  roi  d'Espagne  dans 
Paris ,  et  passer  les  drapeaux  rouges  avec  les  croix  de 
Saint-André.  La  joie  que  je  sentis  d'avoir  rendu  un 
service  si  considérable  au  parti ,  et  de  m'étre  com- 
portée en  cette  occasion  d'une  manière  si  peu  ordi- 
naire ,  et  qui  n'est  peut-être  jamais  arrivée  à  personne 
de  ma  condition  ,  m'empêcha  d'y  faire  les  réflexions 
qui  se  pouvoient  faire.  Le  marquis  de  Flamarin  fut 
tué ,  dont  j'eus  beaucoup  de  déplaisir  ;  il  étoit  mon 
ami  particulier  depuis  le  voyage  d'Orléans  ,  où  il 
m'avoit  suivie  et  très-bien  servie.  On  lui  avoit  prédit 
qu'il  mourroit  la  corde  au  cou,  et  il  l'avoit  dit  sou- 
vent pendant  le  voyage-,  il  s'en  moquoit,  et  le  disoit 
comme  une  ridiculité  :  il  ne  pouvoit  se  persuader  qu'il 
seroit  pendu.  Comme  on  alla  chercher  son  corps , 
on  le  trouva  la  corde  au  cou  en  la  même  place  ou 
quelques  années  auparavant  il  avoit  tué  Canillac  en 
duel.  Je  ne  dormis  point  toute  la  nuit ,  j'eus  tous  ces 
pauvres  morts  dans  la  tête.  Le  lendemain,  je  demeu- 
rai au  logis ,  où  il  vint  quantité  de  monde,  et  surtout 
les  oiliciers  de  l'armée  y  l'on  ne  parla  que  de  la  bra- 
T.  41.  18 


2^4  [l65a]   MEMOIRES 

voure  de  M.  le  prince  et  de  toutes  les  belles  actions 
qu'il  avoit  faites  -,  ils  en  étoient  tous  en  admiration.  Il 
me  vint  voir,  et  voulut  avoir  un  éclaircissement  avec 
moi  sur  tout  ce  qui  s'ëtoit  passe  avant  le  combat  •,  et 
la  conclusioa  fut  qu'il  ne  souhaitoit  de  l'avantage  au 
parti  que  pour  être  en  ëtat  de  pouvoir  contribuer  à  me 
voir  mariée  aussi  avantageusement  qu'il  souhaitoit,  et 
que  c'étoit  ce  qu'il  désiroit  avec  le  plus  de  passion. 

La  bonne  volonté  que  le  peuple  témoigna  le  jour 
du  combat  fut  tout  extraordinaire.  Ils  alloient  quérir 
les  morts  pour  les  faire  enterrer;  ils  donnoient  à 
boire  aux  sains  et  aux  blessés  comme  ils  passoient , 
et  faisoient  tout  ce  qui  leur  étoit  possible,  et  criôient  : 
yis^e  le  Roij  et  point  de  Mazarin  !  Nous  sûmes  que 
M.  de  Saint-Mesgrin,  lieutenant  général  et  lieutenant 
des  chevau-légers  du  Roi ,  étoit  mort  -,  Mancini ,  ne- 
veu du  cardinal  Mazarin,  blessé  dangereusement;  et 
Fouilloux ,  enseigne  des  gardes  de  la  Reine.  C'étoit 
une  espèce  de  favori  que  le  cardinal  poussoit  auprès 
du  Roi.  Le  marquis  de  Nantouillet,  volontaire,  y  fut 
tué  aussi  5  Saint-Mesgrin  le  fut  à  la  tête  des  chevau- 
légers,  en  très-galant  homme  comme  il  étoit;  il  y  avoit 
long-temps  qu'il  servoit,  et  avoit  beaucoup  d'acquis. 
Mancini  n'avoit  que  seize  ans  :  c'étoit  un  fort  joli  gar- 
çon et  de  grande  espérance  ;  il  fit  des  merveilles  à  la 
tête  du  régiment  de  la  marine ,  dont  il  étoit  mestre  de 
camp  ;  il  fut  fort  regretté.  Le  combat  avoit  duré  assez 
long  -  temps  le  matin ,    et  avoit  été  opiniâtre  ;  ils 
croyoient  à  la  cour  que  la  victoire  leur  étoit  certaine 
par  l'inégalité  des  troupes ,  qui  est  un  coup  certain 
quand  Dieu  n'assiste  pas  le  parti  le  plus  foible  de  sa 
protection ,  comme  il  le  fit  connoitre. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [lÔSs]      ^'j5 

La  Reine  j  qui  étoit  demeurée  à  Saint-Denis ,  en- 
voya un  de  ses  carrosses  pour  y  amener  M.  le  prince, 
qu'elle  croyoit  être  prisonnier.  J'appris  d'un  homme 
qui  ëtoit  avec  le  Roi  que  comme  Sa  Majesîté  entendit 
tirer  le  canon  de  la  Bastille ,  le  cardinal  dit  :  «  Bon , 
«  ils  tirent  sur  les  ennemis ,  »  et  jugeoit  cela  par  l'in- 
telligence qu'il  avoit  dans  Paris  ;  il  ne  doutoit  pas  d'y 
entrer  par  la  porte  du  Temple,  où  M.  de  Guénégaud, 
trésorier  de  l'épargne,  devoit  ce  jour-là  être  de  garde 
en  qualité  de  colonel  de  son  quartier.  Gomme  le  ca- 
non tira  encore  plusieurs  coups ,  quelqu'un  dit  :  «  J'ai 
«  peur  que  ce  soit  contre  nous.  »  D'autres  dirent  : 
a  C'est  peut-être  Mademoiselle  qui  est  allée  à  la  Bas- 
«  tille ,  et  l'on  a  tiré  à  son  arrivée.  »  Le  maréchal  de 
Villeroy  dit  :  «  Si  c'est  Mademoiselle ,  elle  aura  fait 
<i  tirer  sur  nous.  »  Us  furent  quelque  temps  sans  en 
être  éclaircis. 

Les  généraux ,  qui  avoient  envoyé ,  comme  j'ai  déjà 
dit ,  leur  cavalerie  pour  nous  couper ,  marchèrent 
avec  toute  l'infanterie  pour  forcer  les  barricades. 
Lorsqu'ils  croyoient  nous  prendre  de  tous  côtés,  ils 
ne  trouvèrent  plus  personne;  ils  ne  doutèrent  point 
que  nos  gens  ne  fussent  rentrés  triomphans  à  Paris. 
On  l'alla  dire  au  Roi  et  au  cardinal ,  qui  le  ramena  à 
Saint  -  Denis ,  où  ils  n'arrivèrent  qu'à  minuit ,  après 
avoir  eu  cent  fausses  alarmes.  Us  firent  souvent  halte , 
et  se  mettoient  en  ordre  de  bataille  *,  ils  croyoient 
qu'on  les  vouloit  attaquer  :  jamais  gens  n'ont  eu  tant 
de  peur  sans  sujet.  Les  troupes  étoient  si  fatiguées, 
qu'il  n'y  avoit  ni  officier  ni  soldat  qui  ne  songeât  à  se 
reposer. 

L'on  dit  à  la  Reine  que  nous  avions  été  battus ,  et 

i8. 


îi^6  {1652]    MÉMOIRES 

<ju'il  n  étôit  rentré  dans  Paris  que  des  morts  et  de^ 
blessés ,  et  que  cela  n'étoit  de  rien  au  Roi  de  ce  que 
l'on  avoit  donné  retraite  aux  troupes  5  que  le  peu  de 
gens  et  le  mauvais  état  où  ils  étoient  feroient  con- 
noître  au  peuple  de  Paris  Timpuissance  des  princes , 
et  par  là  qu'il  se  dégoûteroit  d'eux.  Le  comte  de 
Quinsky ,  colonel  allemand  ,  fut  pris  prisonnier ,  et 
quelques  autres  officiers.  Nous  en  eûmes  aussi  quel- 
ques-uns ,  et  entre  autres  des  capitaines  du  régiment 
des  Gardes  :  l'on  prit  treize  des  drapeaux ,  dont  la 
plupart  étoient  des  gardes.  Comme  nos  troupes  reu- 
troient  dans  Paris ,  l'on  portoit  ces  drapeaux  à  la  tête 
du  régiment  de  Son  Altesse  Royale  :  je  leur  envoyai 
dire  que  cela  n  étoit  pas  bien  d'en  faire  trophée ,  et 
qu'ils  étoient  au  Roi  à  qui  nous  devions  respect,  et 
qu'ils  les  fissent  porter  auprès  des  leurs,  afin  qu'on 
les  crût  être  du  régiment. 

Il  y  avoit  long-temps  que  l'on  parloit  de  faire  une 
assemblée  générale  à  l'hôtel-de-ville  pour  faire  une 
union  entre  elle ,  le  parlement ,  Monsieur  et  M.  le 
prince ,  pour  trouver  un  fonds  pour  payer  les  troupes 
et  pour  en  lever  de  nouvelles.  Cette  assemblée  fut 
donc  convoquée ,  et  elle  se  tint  le  4  de  juillet.  Pour 
se  reconnoître ,  M.  le  prince  avoit  fait  prendre  à  tous 
ses  soldats  de  la  paille  *,  je  ne  sais  comment  cela  fut 
su  parmi  le  peuple  :  ils  crurent  que ,  pour  être  zélés 
pour  le  parti,  il  en  falloit  avoir 5  de  sorte  que,  le  ma- 
tin du  4  ?  cela  courut  tellement  que  même  les  reli- 
gieux furent  contraints  d'en  porter  ;  et  ceux  qui  n'en 
avoient  point ,  on  leur  crioit  aux  mazarins  !  et  ils 
étoient  battus.  Je  m'en  allai  au  Luxembourg  dès  que 
j'eus  dîné  5  je  trouvai  Monsieur  fort  en  colère  contre 


DE   BftADEMOISRLLE    DE   MONTPENSIER.    [l65a]      1^77 

M.  le  prince ,  qui  le  pressoit  d'aller  à  l'hôtel-de-ville  : 
il  ne  le  vouloit  point.  Je  ne  savois  ce  que  c'étoit  que 
tout  ce  mystère  :  cela  m'effraya  fort  ^  j'envoyai  promp^ 
tement  chercher  M.  le  prince  qui  étoit  dans  la  cham« 
bre  de  Monsieur ,  et  lui  demandai  ce  que  c'ëtoit  que 
la  colère  où  ëtoit  Monsieur;  qu'il  paroisspit  que  c'étoit 
contre  lui.  11  me  dit  :  «  Ce  n'est  rien ,  Monsieur  craint 
((  une  sëditian  à  cause  de  la  paille,  d  Je  lui  dis  que  je  ne 
comprenois  pas  ce  que  c'étoit  ^  et  qu'il  me  l'expliquât  ; 
ce  qu'il  fit  en  la  manière  dont  j'ai  parlé.  Il  me  fit  con^ 
noître  que  rien  n'étoit  si  nécessaire^  en  l'état  où  étoient 
nos  affaires ,  que  l'assemblée  que  l'on  tenoit  en  l'hôr 
tel-de-ville  -,  que  si  Monsieur  n'y  alloit  point ,  cela 
feroit  un  très-mauvais  effet  -,  de  sorte  que  quand  Mon- 
3ieur  m'en  vint  parler,  je  le  pressai  fort  d'y  aller.  U 
me  paroissoit  être  bien  contraire  aux  sentimens  de 
M.  le  prince  ;  tout  d'un  coup  il  s'y  résolut ,  et  y  alla , 
un  peu  tarda  la  vérité.  L'assemblée  devoit  commencer 
à  deux  heures ,  et  Son  Altesse  Royale  n'y  alla  qu'à 
qqatre  :  ce  qui  fot  cause  qu'il  s'assembla  quantité  de 
peuple  autour  de  l'hôtel-de-ville ,  et  force  canaille. 
L'on  devoit  reconnoître  Monsieur  en  cette  assemblée 
pour  lieutenant  général  de  l'Etat ,  comme  l'on  avoit 
fait  au  parlement ,  avec  pouvoir  de  donner  ordre  à 
tout  en  vertu  de  l'autorité  du  Roi  qu'il  avoit  entre  les 
mains ,  tant  que  Sa  Majesté  seroit  prisonnière  eu 
celles  du  cardinal  Mazarin ,  déclaré  ennemi  de  l'Etat, 
perturbateur  du  repos  public  par  arrêts  de  tous  les 
parlemens ,  banni  pour  jamais  du  royaume  ,  et  ces 
arrêts  depuis  confirmés  par  plusieurs  déclarations  du 
Roi-,  que  depuis  Ton  avoit  mis  sa  tête  à  prix^  que 
toutes  ces  circonstances  le  rcndoient  indigne  d'être 


2^8  [l65îï]    MÉMOIRES 

dépositaire  d'une  personne  aussi  sacrée  que  celle  du 
Roi  ;  et  que  tout  cela  bien  considéré,  il  n'y  avoit  que 
Monsieur  en  France  en  droit  de  commander  au  nom 

• 

du  Roi  ;  et  que  les  peuples  qui  connoissoient  le  zèle 
de  Son  Altesse  Royale  pour  l'Etat  et  pour  Sa  Majesté, 
son  amour  pour  la  patrie  et  pour  le  bien  public , 
étoient  persuadés  que  toutes  les  affaires  prospére- 
roient  par  son  ministère.  M.  le  prince ,  conformément 
à  la  déclaration  du  parlement,  devoit  aussi  être  dé- 
claré généralissime  des  armées  du  Roi  :  cet  emploi 
ne  lui  convenoit  pas  mal,  et  je  crois  que  personne 
ne  doutoit  qu'il  ne  s'en  acquittât  bien.  Il  me  semble 
que  tout  cela  étoit  assez  considérable  pour  obliger 
Monsieur  à  ne  pas  faire  difficulté  d'y  aller,  encore 
que  lui  et  M.  le  prince  n'assistassent  pas  aux  délibé- 
rations de  l'hôtel-de-ville ,  parce  qu'ils  n'étoient  pas 
de  leur  corps,  après  avoir  déclaré  en  pleine  assem- 
blée, comme  ils  avoient  fait  en  parlement,  qu'ils 
n'avoient  d'intérêt  que  le  service  du  Roi  et  le  bien 
public ,  qu'ils  ne  faisoient  la  guerre  qu'à  cette  fin , 
et  pour  chasser  le  cardinal  Mazarin  hors  du  royaume, 
et  que ,  dès  qu'il  en  seroit  dehors ,  ils  mettroient  bas 
les  armes. 

Pendant  qu'ils  étoient  à  Fhôtel-de-ville ,  et  que  je 
ne  savois  que  faire,  je  m'étois  allée  promener  dans 
les  rues  avec  un  bouquet  de  paille  à  mon  éventail , 
noué  d  un  ruban  bleu  qui  étoit  la  couleur  du  parti. 
Tout  le  peuple  crioit  fort  ce  jour-là  :  J^ive  le  Boi^  les 
princes^  et  point  de  Mazarin  !  Je  m'en  retournai  au 
Luxembourg ,  où  Monsieur  arriva  un  moment  après , 
et  entra  dans  sa  chambre  pour  changer  de  chemise , 
parce  qu'il  avoit  eu  grand  chaud  à  l'hôtel-de-ville. 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPEIfSIER.   [l652]      a^g 

M.  le  prince  demeura  'avec  moi  dans  Tantichambre, 
où  ëtoient  madame  la  duchesse  de  Sully ,  la  comtesse 
de  Fiesque ,  et  madame  de  Villars.  Il  s'amusa  à  lire 
des  lettres  qu'un  trompette  de  M.  de  Turenne  lui 
apporta.  Je  lui  demandai  ce  que  c'ëtoit^  il  me  dit: 
«  C'est  pour  des  prisonniers  :  si  cela  pouvoit  vous  di- 
«vertir,  je  vous  montrerois  les  lettres.»  Dans  ce  mo- 
ment il  vint  un  bourgeois  essouffle ,  et  qui  ne  pouvoit 
quasi  parler,  tant  la  vitesse  dont  il  ëtoit  venu  et  la 
frayeur  qu'il  avoit  l'avoient saisi.  11  nous  dit:  «Le feu 
«  est  à  l'hôtel-de-ville,  l'on  y  tire ,  l'on  s'y  tue,  et  c'est 
((  la  plus  grande  pitié  du  monde.  »  M.  le  prince  entra 
pour  le  dire  à  Monsieur ,  qui  fut  si  surpris  de  cette  nou- 
velle ,  que  cela  lui  fit  oublier  qu'il  n  ëtoit  pas  habillé  \ 
il  sortit ,  et  vint  tout  en  chemise  devant  toutes  les  da- 
mes que  j'ai  nommëes.  11  dit  à  M.  le  prince  :  «  Mon 
«  cousin,  allez  àrhôtel-de-villej  vous  donnerez  ordre 
«  à  tout.»  llluirëpondit:  ((Monsieur,iln'y  a  pointd'oc- 
«  casion  où  je  n'aille  pour  votre  service;  cependant  je 
((  ne  suis  pas  homme  de  sëdition,  je  ne  m'y  entends 
<(  point,  et  j'y  suis  fort  poltron.  Envoyez-y  M.  de  Beau- 
ce  fort,  il  est  connu  et  aime  parmi  le  peuple  :  il  y  servira 
«  plus  utilement  que  je  ne  pourrois  faire.»  L'on  envoya 
M.  de  Beaufort.  Monsieur  et  M.  le  prince  me  parurent 
fort  ëtonuës  de  cet  accident ,  et  souhaitoient  fort  d'y 
remëdier  -,  ils  agissoiènt,  et  disoient  tout  ce  qui  ëtoit 
nécessaire  pour  cela.  J'entrai  dans  le  cabinet  de  Mon- 
sieur, et  lui  proposai  et  à  M.  le  prince  que  s'ils  vou- 
loient  j'irois  tout  pacifier  5  que  ce  seroit  faire  un  coup 
de  partie  si  l'on  se  servoit  de  cette  rencontre  pour 
mettre  le  maréchal  de  L'Hôpital  dehors ,  et  le  prévôt 
des  marchands  *,  que  le  peuple  en  seroit  fort  content , 


aSo  [l65a]  MÉMOIRES 

et  que  nous  ne  pouvions  donner  une  plus  grande  mar« 
que  de  lautorité  que  nous  avions  que  de  les  tirer  de 
rembarras  où  ils  étoient  d'être  entre  les  bras  d'un  peu- 
ple irrité  contre  eux.  Ils  dirent  que  sijepouvois  réus- 
sir, ce  seroit  une  affaire  très-utile  et  très-avantageuse, 
et  que  je  m'y  en  allasse.  M.  le  prince  voulut  venir 
avec  moi ,  je  ne  le  voulus  pas  :  tout  qe  qu'il  y  avoit  de 
gens  de  Son  Altesse  Royale  et  de  M.  le  prince  me  sui- 
virent *,  madame  de  Sully ,  qui  ëtoit  avec  moi ,  et  ma- 
dame de  Yillars-Orondate,  et  les  comtesses  de  Fies- 
que  et  de  Frontenac ,  avoient  assez  peur.  Nous  trou- 
vâmes au  sortir  du  Luxembourg  un  homme  mort  dans 
la  rue  :  cela  ne  servit  pas  à  les  rassurer  ^  si  nous  avions 
été  jusque  dans  la  Grève,  comme  c'ëtoit ma  pensée, 
Ton  auroit  couru  quelques  risques ,  et  beaucoup  plus 
que  dans  de  belles  occasions  :  de  sorte  que  nous  nous 
mimes  à  prier  Dieu  ,  dans  la  pensée  que  nous  allions 
nous  exposer,  et  chacun  songea  tout  de  bon  à  sa  con- 
science. Comme  je  fus  au  bout  de  la  rue  de  Gêvres 
prête  à  tourner  sur  le  pont  Notre-Dame ,  nous  vîmes 
rapporter  mort  M.  Ferrand ,  conseiller  au  parlement , 
fort  de  nos  amis^  j'en  eus  beaucoup  de  regret.  Ceux 
qui  venoient  de  là  disoient  que  l'on  avoit  tiré  même 
sur  le  Saint-Sacrement  :  de  sorte  que  Ton  m'empêcha 
d'y  aller  ^  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  avec  moi  mi- 
rent pied  à  terre,  et  entourèrent  mon  carrosse.  J'avois 
beau  envoyer  àThôtel-de-ville,  il  n  en  venoit  point  de 
réponse  :  l'on  y  tua  encore  un  autre  conseiller  nom^ 
mé  Miron,  fort  honnête  homme,  et  fort  de  nos  amis. 
Après  avoir  été  long-temps  sans  savoir  même  ce  qui  se 
passoit,  j'avois  résolu  d'envoyer  un  trompette,  et  de  le 
faire  sonner  :  il  ne  s'en  trouva  point.  Je  m'en  allai  à 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOISTPEIfSIER.    [l65!î]      281 

ITiôtel  de  Nemours  pour  en  demander  un,  où  je  n'en 
trouyaipoint.M.  de  Nemours  se  portoit  assez  bien  de  sa 
blessure  :  elle  avoit  été  très-légère.  Il  m'arriva  un  acci- 
dent sur  lePetit-Pont qui  m'auroitbien  effrayée  un  autre 
jour  que  j'aurois  eu  moins  d'affaires  dans  la  tête:  mon 
carrosse  s'accrocha  à  la  charrette  que  l'on  mène  toutes 
les  nuits  pleine  de  morts  del'Hôtel-Dieu  ;  je  ne  fis  que 
changer  de  portière,  de  crainte  que  quelques  pieds 
ou  mains  qui  sortoient  ne  me  donnassent  par  le  nez.  Je 
m'en  retournai  au  Luxembourg ,  où  je  rendis  compte 
de  mon  voyage  •,  j'eus  peu  de  choses  à  dire.  Monsieur 
voulut  que  j'y  retournasse  encore  :  ce  que  je  fis  avec 
les  mêmes  personnes  dans  mon  carrosse,  hors  madame 
de  Villars  qui  étoit  demeurée  à  l'hôtel  de  Nemours, 
et  la  bonne  femme  comtesse  de  Fiesque ,  qui  s'en  alla 
coucher.  J'étois  moins  accompagnée  que  la  première 
fois:  ceux  qui  savoient  qu'il  étoit  minuit,  et  que  j'é- 
tois au  Luxembourg ,  crurent  qu'il  n'y  avoit  plus  rien 
à  faire.  Je  trouvai  toutes  les  rues  pleines  de  corps  de 
garde ,  et  point  de  peuple  ;  tout  le  monde  étoit  retiré  : 
tous  les  corps  de  garde  me  donnoient  une  escouade 
pour  m'escorter .  Jetrouvai  madame  Le  Riche,  une  ven- 
deuse de  rubans,  en  chemise  ;  il  avoit  fait  fort  grand 
chaud  ce  jour-là,  et  la  nuit  étoit  la  plus  belle  qui  se 
puisse  voir  ^  elle  étoit  avec  le  bedeau  de  Saint-Jacques 
de  la  Boucherie ,  qu'elle  appeloit  son  compère  Pa- 
quier  :  il  étoit  en  caleçon.  Cette  mascarade  me  parut 
assez  plaisante  *,  ils  se  mirent  à  me  faire  mille  contes 
en  leurs  patois  de  francs  badauds  qui  me  firent  rire , 
nonobstant  l'embarras  où  Ton  étoit.  Comme  je  fus 
dans  la  place  de  Grève ,  où  mon  carrosse  étoit  arrêté, 
il  vint  un  homme  cpii  mit  la  main  sur  la  portière  où 


282  [l652]     MÉMOIRES 

j'élois ,  et  demanda  :  «  Le  prince  est-il  là  ?  »  Je  lui  ré- 
pondis :  «  Non  ;  y>  il  s'en  alla  :  il  ëtoit  sans  manteau.  Je 
vis,  à  la  lueur  des  flambeaux  qui  ëtoient  devant  mon 
carrosse ,  qu'il  avoit  quelques  armes  sous  son  bras , 
que  je  ne  pus  pas  bien  discerner. 

Après  qu'il  s'en  fut  allë ,  et  que  j'y  eus  fait  réflexion, 
je  jugeai  que  c'ëtoit  un  homme  qui  vouloit  tuer  M.  le 
prince.  Je  fus  bien  fâchée  de  n'avoir  pas  eu  cette  pen- 
sée d'abord ,  je  l'aurois  fait  arrêter  -,  je  ne  sais  même 
si  je  le  lui  ai  dit  depuis.  M.  de  Beaufort  vint  au  de- 
vant de  moi,  qui  fit  avancer  mon  carrosse,  et  qui  me 
mena  dans  l'hôtel-de-ville.  Nous  passâmes  par  dessus 
des  poutres  qui  étoient  encore  toutes  fumantes  du  feu 
qui  y  avoit  été  5  je  ne  vis  jamais  un  lieu  si  solitaire  : 
nous  tournâmes  tout  autour  sans  trouver  qui  que  ce 
fut.  Comme  je  fus  dans  la  grande  salle ,  je  m'amusai  à 
regarder  les  échafauds ,  et  la  disposition  de  l'assem- 
blée qui  y  avoit  été.  Il  vint  pendant  ce  temps-là  un 
nommé  Le  Fèvre ,  qui  est  maître  d'hôtel  de  la  ville ,  et 
qui  est  aussi  officier  de  Son  Altesse  Royale  ,  qui  me 
dit  que  M.  le  prévôt  des  marchands  étoit  dans  un  ca- 
binet, et  qu'il  seroit  bien  aise  de  me  voir  :  je  m'y  en 
allai.  Je  laissai  les  dames  dans  la  salle ,  et  je  menai  avec 
moi  messieurs  les  comtes  de  Fiesque  et  de  Béthune , 
et  Préfontaine.  Je  trouvai  M.  le  prévôt  des  marchands 
avec  une  perruque  qui  le  déguisoit ,  avec  un  visage 
aussi  serein  et  aussi  tranquille  que  s'il  ne  lui  fût 
rien  arrivé.  Je  lui  dis  :  «  Son  Altesse  Royale  m'a  en- 
ce  voyée  ici  pour  vous  tirer  d'affaire ,  j'ai  accepté  cette 
«  commission  avec  joie  -,  j'ai  toujours  eu  de  l'estime 
«  pour  vous.  Je  n'entre  point  dans  les  sujets  de  plainte^ 
«  sans  doute  vous  avez  cru  bien  faire  :  et  si  vous  avez 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIEK.    [1662]      283 

((  manque ,  ce  n'a  pas  été  votre  intention  ;  quelquefois 
«  on  a  des  amis  qui  embarquent  dans  des  affaires  fâr 
tt  cheuses.  »  Il  me  répondit  que  je  lui  faisois  beaucoup 
d'honneur  d'avoir  cette  pensëe  de  lui  ;  qu'il  étoit  très- 
humble  serviteur  de  Son  Altesse  Royale  et  le  mien , 
et  qu'il  ne  manqueroit  jamais  de  reconnoissance  des 
obligations  qu'il  nous  avoit  5  qu'il  agissoit  selon  qu'il 
croyoit  devoir  faire  en  honneur  et  en  conscience;  qu'il 
voyoit  bien  qu'on  le  vouloit  déposer ,  qu'il  ëtoit  tout 
prêt  à  me  donner  sa  démission,  et  qu'il  s'estimeroit 
fort  heureux,  dans  un  temps  comme  celui-ci,  de  n'ê- 
tre point  en  charge.  11  demanda  du  papier  et  de  l'en- 
cre. Je  lui  dis:  «Je  rendrai  compte  à  Son  Altesse  Royale 
«  de  ce  que  vous  me  dites;  si  l'on  veut  votre  démis- 
<c  sion,  on  vous  l'enverra  demander.  Pour  moi,  je  ne 
tt  m'en  veux  point  charger,  et  je  serois  très-fâchée  d'exi- 
«  ger  rien  d'un  homme  à  qui  je  viens  sauver  la  vie.  » 
M.  de  Beaufort  lui  demanda  :«  Que  voulez-vous  deve- 
tt  nir  ?  »  11  lui  répondit  qu'il  seroit  bien  aise  de  retour- 
ner à  son  logis ,  et  qu'il  s'y  croiroit  en  sûreté  :  de  sorte 
que,  pour  plus  grande  précaution ,  M.  de  Beaufort  alla 
reconnoître  une  petite  porte  par  où  il  vouloit  passer 
avec  un  de  ses  gens;  puis  il  le  vint  quérir.  Le  bon- 
homme me  parut  assez  aise  de  s'en  aller ,  et  me  fit 
mille  complimens  de  la  bonté  que  j'avois  eue  pour 
lui  ;  à  dire  le  vrai,  je  le  tirai  d'un  mauvais  pas.  Je  de- 
meurai là  jusques  à  ce  que  M.  de  Beaufort  fût  de  re- 
tour ;  puis  je  m'en  allai  dans  la  grande  salle,  où  j'appris 
de  madame  de  Sully  qu'il  avoit  passé  entre  la  comtesse 
de  Fiesque  et  elle  une  balle  de  mousquet  d'un  coup 
que  l'on  avoit  tiré  dans  la  place ,  qui  leur  avoit  fait 
grande  peur.  Je  m'en  allai  au  bout  de  la  salle  pour 


^84  [l65a]    MÉMOÎRES 

entrer  dans  une  chambre  où  Ton  m'avait  ditqu  étoii 
le  maréchal  de  L'Hôpital ,  pour  le  sauver  de  même  que 
le  prévôt  des  marchands;  je  le  lui  a  vois  mand^ ,  et  il 
m'avoit  dit  que  je  lui  ferois  beaucoup  d'honneur..  Je 
ne  sais  si  ce  fut  qu'il  se  méfiât  de  M.  de  Beaufort ,  qu'il 
eroyoit  avoir  causé  tout  ce  désordre  pour  être  gou- 
verneur de  Paris,  ou  s'il  ne  trouva  pas  que  cela  fût 
de  sa  dignité  de  chercher  sûreté  entre  les  bras  de  ses 
ennemis.  Au  lieu  de  m'attendre ,  il  passa  par  des  fe- 
nêtres ,  et  se  sauva  :  de  sorte  qu'après  avoir  été  long- 
temps à  la  porte  sans  qu'on  me  répondit,  je  m'en- 
nuyai. Le  jour  commençoitàêtre  assez  grand ,  le  peu* 
pie  se  rassembloit,  et  il  y  avoit  à  craindre  que,  dans 
l'humeur  où  il  étoit ,  il  n'eût  de  la  méfiance  du  long 
séjour  que  je  faisois  à  l'hôtel-de-ville.  Comme  j'en 
sortis,  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  me  disoit  :  «  Dieu 
«  vous  bénisse  !  tout  ce  que  vous  faites  est  bien  fait.  » 
Je  n'allai  point  au  Luxembourg  ;  il  étoit  quatre  heures 
du  matin,  je  m'en  allai  coucher,  et  je  dormis  le  len- 
demain tout  le  jour.  Sur  le  soir,  M.  le  comte  de  Fies- 
que  me  vint  dire  qu'il  avoit  rendu  compte  à  Son  Al- 
tesse Royale  de  ce  qui  s'étoit  passé ,  et  qu'elle  l'avoit 
chargé  avec  le  comte  de  Béthune  d'aller  chez  M.  le 
prévôt  des  marchands  pour  lui  demander  la  démission 
qu'il  m'avoit  promise  devant  eux ,  et  que  Prcfontaine 
qui  en  avoit  été  témoin  y  allât  aussi.  11  ne  fit  nulle 
difficulté  de  la  donner,  et  le  jour  d'après  on  fit  une 
assemblée  à  l'hôtel-de-ville  pour  créer  M.  de  Brous- 
sel  prévôt  des  marchands,  qui  vint  ensuite  au  Luxem- 
bourg ,  et  prêta  le  serment  entre  les  mains  de  Son  Al- 
tesse Royale  comme  Ton  a  accoutumé  de  faire  entre 
les  mains  du  Roi;  et  M.  le  président  de  Thou  fit  1q 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [lÔSa]      285 

secrétaire  d'Etat.  J'ëtois  dans  la  galerie  du  Luxem* 
bourg  lorsque  cela  se  passa,  et  j'avoue  que  cela  me 
parut  être  une  comédie.  L'on  a  parlé  diversement  de 
cette  affaire,  et  l'on  s'accordoit  toujours  à  en  donner 
le  blâme  à  Son  Altesse  Royale  et  à  M.  le  prince  5  je 
ne  leur  en  ai  jamais  parlé,  et  je  suis  bien  aise  de  l'i- 
gnorer, parce  que  s'ils  avoient  tort  je  serois  fâchée 
de  le  savoir. 

11  se  passa  quelques  jours  sans  qu'il  arrivât  rien  de 
nouveau;  cette  affaire  fut  le  coup  de  massue  du  parti  : 
elle  ôta  la  confiance  aux  gens  les  mieux  intentionnés, 
intimida  les  plus  hardis,  ralentit  le  zèle  de  ceux  qui 
en  avoient  beaucoup,  et  fit  les  plus  mauvais  effets  qui 
pussent  arriver.  L'on  parla  de  tenir  un  conseil  plus 
réglé  que  l'on  n'avoit  fait  encore;  il  fallut  pour  cela 
voir  ceux  qui  y  entreroient  :  et  comme  il  y  avoit 
beaucoup  de  princes ,  il  naquit  des  disputes  qui  sont 
ordinaires  en  ce  royaume,  où  rien  n'est  réglé,  et  où  il 
sera  difficile,  tant  qu'il  y  aura  des  princes  étrangers, 
que  les  préséances  le  puissent  être.  Les  maisons  de 
Lorraine  et  de  Savoie  ne  la  cédoient  point.  Depuis 
l'affaire  d'Orléans,  l'on  avoit  toujours  cru  que  M.  de 
Nemours  en  vouloit  à  M.  de  Beaufort:  cependant,  le 
jour  du  combat  du  faubourg  Saint-Antoine ,  ils  s'é- 
toient  fait  mille  amitiés  :  ce  qui  donna  bien  de  la  joie 
à  la  pauvre  madame  de  Nemours,  qui  aimoit  beau- 
coup son  mari ,  quoiqu'il  ne  l'aimât  guère ,  et  qui  eut 
toujours  beaucoup  de  tendresse  pour  son  frère,  qui  l'y 
obligeoit  bien  par  sa  conduite  et  par  une  tendresse 
réciproque.  Il  s'étout  donc  quelque  dispute  pour  le 
rang  entre  eux.  M.  de  Beaufort  prit  l'affaire  avec  au- 
tant de  douceur  que  M.  de  Nemours  la  prit  avec  ai- 


^86  [l652]   MÉMOIRES 

greur;  cela  donna  beaucoup  dmquiëtude  à  madame  de 
Nemours.  Monsieur  son  marine  sortoit  point  encore , 
à  cause  de  la  blessure  qu'il  avoit  reçue  à  la  porte  Saint- 
Antoine  ;  lorsqu'il  sortit ,  son  inquiétude  redoubla ,  et 
ce  jour-là  même  Son  Altesse  Royale  et  M.  le  prince 
lui  demandèrent  sa  parole  pour  vingt-quatre  heures 
qu'il  ne  diroit  rien  à  M.  de  Beaufort.  J'étois  à  mon 
logis  toute  seule  :  il  n'y  avoit  avec  moi  que  deux  con- 
seillers au  parlement,  Le  Coudray  et  Bermont ,  et  un 
capitaine  du  régiment  de  cavalerie  de  mon  frère ,  qui 
avoit  des  béquilles^  il  avoit  été  blessé  à  la  dernière 
occasion.  Il  vint  un  homme  qui  demanda  à  parler  à 
une  de  mes  femmes  ^  il  lui  dit  :  «  Je  vous  prie  de  dire 
«  à  Mademoiselle  que  M.  de  Beaufort  aquereUe,  et 
a  qu'il  se  promène  dans  le  jardin  des  Tuileries.  »  Je 
priai  ces  deux  messieurs  d'y  aller  :  il  ne  se  trouva  au 
logis  pas  un  de  mes  gentilshommes ,  ni  pages  ni  valets 
de  pied ,  et  qui  que  ce  soit ,  qu'un  valet  de  chambre 
que  j'envoyai  chez  Bautru ,  où  Son  Altesse  Royale 
alloit  souvent  jouer,  pour  l'en  avertir.  Cette  solitude 
dans  ma  maison  étoit  assez  extraordinaire  -,  il  y  avoit 
à  cette  heure-là  tous  les  jours  cent  officiers  qui  me 
venoient  faire  leur  cour.  Mon  valet  de  chambre  me 
rapporta  qu'il  n'avoit  point  trouvé  Son  Altesse  Royale, 
et  qu'il  avoit  trouvé  le  comte  de  Bury  qui  lui  avoit 
dit  :  «  Assurez  Mademoiselle  que  je  ne  quitterai  point 
«  M.  de  Beaufort.  »  Il  vint  un  de  ses  pages  à  mon 
logis:  je  l'envoyai  quérir  pour  lui  demander  où  étoit 
son  maître  ;  il  me  dit  qu'il  lui  avoit  commandé  de  le 
venir  attendre  chez  moi.  Ces  messieurs  les  conseillers 
que  j'avois envoyés  aux  Tuileries  le  cherchèrent,  et 
me  vinrent  rapporter  qu'ils  ne  l'avoient  point  trouvé 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [l65a]      287 

en  querelle  j  qu'il  y  avoit  quatre  ou  cinq  gentils- 
hommes avec  lui  :  ce  qui  faisoit  juger  qu'il  n'avoit 
point  de  querelle.  Madame  de  Chavigny  entra  lorsque 
nous  étions  en  cette  inquiétude ,  qui  me  dit  que  ce 
n'étoit  point  sans  raison ,  parce  que  madame  de  Ne- 
mours venoit  d'écrire  un  billet  à  M.  de  Chavigny  pour 
l'avertir  de  prendre  garde  à  son  mari  et  à  son  frère. 
Son  Altesse  Royale  arriva  là-dessus,  à  qui  je  dis  tout 
ce  que  j'avois  appris  *,  il  se  moqua  de  mes  avis ,  et  me 
dit  :  <c  Vous  croyez  toujours  que  les  gens  ont  que- 
ci  relie;  et  par  la  crainte  que  vous  en  avez ,  vous  se- 
<(  riez  toute  propre  à  faire  aviser  les  gens  d'en  avoir.  » 
Il  s'en  alla  aux  Tuileries  chez  Renard ,  qui  étoit  la 
promenade  ordinaire  depuis  que  l'on  n'alloit  point  au 
Cours.  J'y  allai  aussi  ;  et  comme  j'allois  plus  douce- 
ment ,  je  demeurai  derrière  à  parler  à  Jarzé.  Comme 
je  montois  un  degré  qui  mène  à  la  terrasse  du  jardin 
de  Renard ,  un  page  de  madame  de  Châtillon  me  tira 
par  ma  robe ,  et  me  dit  :  a  Madame  vous  mande  que 
«  M.  de  Nemours  est  aux  Petits-Pères,  qui  se  va  battre 
«  avec  M.  de  Beaufort;  elle  vous  prie  d'en  avertir 
<(  Monsieur.  »  Je  pris  ma  course  pour  aller  jusques  au 
banc  où  il  étoit  assis*,  je  lui  dis  :  «  Avois-je  tort  tantôt 
«  de  vous  avertir  ?  Madame  de  Châtillon  me  le  con- 
a  firme.  »  11  fut  fort  surpris,  et  commanda  au  comte  de 
Fiesque  et  à  Fontrailles ,  qui  se  trouvèrent  là ,  de  s'y 
en  aller  -,  ils  y  arrivèrent  trop  tard.  Un  moment  après , 
un  laquais  de  l'hôtel  de  Vendôme  vint  dire:  a  M.  de 
«  Nemours  vient  de  mourir ,  M.  de  Beaufort  l'a  tué.  » 
Monsieur  s'en  alla  aussitôt  au  Luxembourg ,  et  M.  le 
prince  chez  madame  de  Nemours,  où  j'allai  aussi;  elle 
étoit  dans  son  lit  sans  connoissance,  dans  une  afflic- 


îiB8  [l65î2]    MÉMOIRES 

lion  terrible ,  ses  rideaux  ouverts ,  tout  le  monde  au- 
tour d'elle.  Rien  n  étoit  plus  pitoyable,  aussi  bien  que 
la  manière  dont  elle  apprit  ce  malheureux  accident  : 
elle  étoit  dans  sa  chambre ,  dont  une  fenêtre  donn€ 
sur  la  cour-,  elle  entendit  crier  :  //  est  mort!  Elle 
s'ëvanouit.  Parmi  toute  cette  désolation ,  madame  de 
Béthune  dit  je  ne  sais  quoi  d'un  ton  lamentable  qui 
fit  rire  madame  de  Guise ,  qui  étoit  la  plus  sérieuse 
femme  du  monde-,  de  sorte  que  M.  le  prince  et  moi, 
qui  la  vîmes  rire ,  nous  éclatâmes  :  ce  fut  le  plus  grand 
scandale  du  monde.  Nous  allâmes,  madame  de  Guise, 
M.  le  prince  et  moi,  visiter  M.  de  Reims,  frère  de 
M.  de  Nemours ,  où  nous  eûmes  encore  assez  envie 
de  rire  :  il  étoit  dans  son  lit  tous  les  rideaux  fermés , 
et  parloit  au  travers.  Il  y  eut  une  grande  fatalité  à 
cette  mort  5  Monsieur  et  M.  le  prince  ne  se  mirent 
point  en  peine  de  la  prévenir,  parce  qu'ils  avoient  la 
parole  de  M.  de  Nemours  pour  vingt-quatre  heures. 
M.  de  Beaufort  fit  tout  ce  qu'il  put  au  monde  pour 
s'en  dispenser,  à  tel  point  que  M.  de  Nemours  se 
pensa  fâcher  contre  lui.  Comme  M.  de  Beaufort  ne  put 
plus  refuser ,  il  trouva  des  difiicultés  pour  l'exécu- 
tion, parce  qu'il  avoit  beaucoup  de  gentilshommes 
avec  lui  dont  il  ne  se  pouvoit  défaire ,  et  qu'il  falloit 
remettre  la  partie  à  un  autre  jour.  M.  de  Nemours, 
voyant  cela,  s'en  retourna  à  son  logis,  où  il  trouva  par 
malheur  le  nombre  de  gentilshommes  dont  il  avoit  af- 
faire-, il  revint  trouver  M.  de  Beaufort,  et  ils  se  batti- 
rent dans  le  marché  aux  chevaux,  derrière  l'hôtel  de 
Vendôme.  M.  de  Nemours  avoit  avec  lui  Villars,  le 
chevalier  de  La  Chaise,  Campan  et  Luserche.  M.  de 
Beaufort  avoit  le  comte  de  Bury,  de  Ris,  Brillet  et 


UE    MADEMOISELLE    DE    MOMPEN^IEB.    [l65aj      aSg 

Héricourt.  Le  comte  de  Bury  fat  fort  blessé  ;  de  Ris  et 
Héricourt  moururent  dans  les  viugt-quatrehetircs;  pour 
les  autres,  s'il  y  en  eut  de  blessés,  ce  futlëgèrement. 
M.  de  Nemours  avoit  porté  les  épées  et  les  pistolets, 
et  ils  avoient  «Jlé  chargés  chez  lui.  Comme  ils  forent 
en  présence,  M.  de  Beauforlhii  dit  :  n  Ali  !  mon  frère, 
«  quelle  honte!  oublions  le  passé,  soyons  bons  amis.» 
M.  de  Nemours  lui  cria:  «  Ah!  coquin,  il  faut  que  tu 
«  me  tues  ou  que  je  te  tue  !  n  II  tira  son  pistolet  qui 
manqua,  et  vint  à  M.  de  Beaiifort  l'épéeà  la  miùu:de 
sorte  qu'il  fut  obligé  de  se  défendre;  il  tira,  et  le  tua 
tout  roîdedc  trois  baik-s  qui  éluîeht  dans  le  pistolet. 
11  courut  du  monde  qui  étoit  dans  le  jardin  de  l'hôtel  1 
de  Vendôme ,  et  entre  autres  M.  l'abbé  de  Saint-Spire, 
qui  étoit  à  M.  de  Reims;  il  lui  cria  :  Jésus  Maria!  U  | 
dit  (pi'il  lui  serra  la  main  :  les  médecins  et  chirurgiens 
dirent  que  c'éloit  un  mouvement  convulsif,  et  qu'à 
moins  d'un  miracle,  il  falloit  mourir  tout  à  l'inslant. 
Il  faut  espérer  que  Dieu  lui  aura  donné  ce  moment  ^  ] 
de  vie  pour  se  reconnoîlre,  afin  que  l'on  ne  désespé- 
rât pas  de  son  salut,  et  que  l'on  osSt  prier  Dieu  pour 
lui.  M.  iarchevéque  de  Paris  défendit  que  l'on  fît  des 
prii'res  publiques  pour  lui  en  sa  paroisse,  qui  est  celle 
de  Saint- André ,  où  son  corps  fut  jusques  fi  ce  que  l'on 
le  portât  à  Nemours.  Cet  archevêque  disoit  qu'il  étoit 
défendu  dans  l'Eglise  de  Paris  de  prier  pour  des  per- 
sonnes qui  meurent  de  cette  manière  :  cela  d'onna 
beaucoup  de  déplaisir  à  madame  de  Nemours.  Bien 
des  gens  ont  voulu  blâmer  M.  de  Beaufort,  et  ont  dit 
qu'il  auroit  pu  éviter  cette  fâcheuse  rencontre;  que 
M,  de  Nemours  étoii  un  homme  foible  de  sa  bles- 
sure ,  qui  n'avoit  ps  la  force  de  tirer  un  coup  de  pis- 

T.    4'-  'Q 


^9%  [iGSaJ    MÉMOIRES 

bre  ;  je  m'en  allai  au  devant  d'elle ,  et  je  lui  fis  un 
compliment  sur  la  perte  qu'elle  avoit  faite  d'un  bon 
ami  :  ce  que  j'avois  déjà  fait  par  un  billet  dès  le  lende- 
main. Nous  nous  allâmes  asseoir  dans  un  coin,  où  elle 
fit  de  grandes  lamentations  ;  comme  nous  étions  sur 
le  mépris  du  monde,  Son  Altesse  Royale  et  M.  le 
prince  entrèrent,  et  s'approchèrent  de  nous  ^  elle  leva 
son  voile ,  et  se  mit  à  faire  une  mine  douce  et  riante  ; 
je  crus  voir  une  autre  personne  sous  cette  coiffe:  elle 
étoit  poudrée  et  avoit  des  pendans  d'oreilles  ;  rien  n'é- 
toit  plus  ajusté.  Dès  que  M.  le  prince  alloit  d'un  autre 
côté,  elle  rabaissoit  sa  coiffe ,  et  faisoit  mille  soupirs. 
Cette  farce  dura  une  heure,  et  réjouit  bien  les  spec- 
tateurs. 

Le  lendemain  de  la  mort  de  M.  de  Nemours,  il 
arriva  une  affaire  entre  M.  le  prince  et  M.  le  comte 
de  Ricux,  fds  de  M.  le  duc  d'Elbœuf,  qui  surprit 
assez.  Ce  fut  pour  quelque  dispute  de  rang:  je  pense 
que  c'étoit  avec*  M.  le  prince  de  Tarente,  fils  aîné  de 
M.  le  duc  de  La  Trémouille  ;  il  a  épousé  une  fille  de 
M.  le  landgrave  de  Hesse ,  et  ce  mariage  a  fait  qu'il  a 
été  long^temps  en  Allemagne ,  où  il  a  été  traité  comme 
les  autres  princes  -,  il  n'a  pas  cru  diminuer  lorsqu'il 
est  venu  en  son  pays,  où  la  maison  de  La  Trémouille 
a  toujours  tenu  les  premiers  rangs  entre  les  plus  con- 
sidérables du  royaume  :  ces  messieurs-là  souffrent 
assez  malaisément  les  princes  étrangers,  et  surtout  la 
quantité  de  cadets  de  la  branche  d'Elbœuf.  Le  mérite 
qu'avoient  autrefois  en  France  les  Lorrains ,  du  temps 
du  Balafre  et  de  tous  ces  illustres  messieurs  de  Guise , 
n'a  j>as  continué  dans  tout  ce  qui  est  resté  du  même 
nom ,  les  personnes  se  trouvant  moins  considérables  : 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [iGSîî]      agi 

de  Savoie,  où  il  eût  été  aussitôt  las  d'être  qu'en  celle 
de  France. 

Si  Dieu  lui  eût  fait  la  grâce  de  lui  donner  le  temps 
de  se  confesser ,  ses  amis  ne  l'eussent  pas  regretté , 
puisqu'il  s'ennuyoit  du  monde ,  et  que  le  monde  se 
seroit  bientôt  ennuyé  de  lui  :  aussi  d'abord  qu'il  passa 
en  Flandre  il  fut  aimé  des  troupes ,  qu'il  aima  au  der- 
nier point-,  et  lorsqu'il  mourut,  tous  les  officiers 
étoient  enragés  contre  lui.  Au  combat  de  Saint-An- 
toine il  en  avoit  fait  des  railleries,  et  avoit  dit  :  «  Rien 
«  n'égale  mes  troupes  pour  bien  fuir ,  et  il  n'y  eut 
«  jamais  de  si  bons  ofliciers  pour  une  prompte  re- 
<(  traite.  »  Cela  les  avoit  mis  au  désespoir.  Ce  n'est 
pas  la  faute  des  officiers  quand  les  troupes  fuient. 
Au  retour  donc  de  ce  combat  de  Saint-Antoine ,  nos 
troupes  allèrent  camper  dans  les  faubourgs  de  Saint- 
Victor  et  de  Saint-Marcel ,  où  elles  restèrent  dix  ou 
douze  jours ,  et  après  retournèrent  à  Saint-Cloud. 

M.  le  prince  témoigna  beaucoup  de  regret  de  la 
mort  de  M.  de  Nemours-,  l'on  voyoit  assez,  au  travers 
de  son  affliction ,  qu'il  se  trouvoit  débarrassé  d'un 
homme  dont  il  commençoit  à  être  las.  Il  y  en  avoit 
qui  disoient  qu'il  étoit  bien  aise  d'être  défait  d'un  ri- 
val :  c'est  de  quoi  il  ne  se  soucioit  guère.  M.  de  Ne- 
mours ne  payoit  que  d'agrémens,  et  M.  le  prince 
donnoit  des  terres.  La  première  fois  que  madame  de 
Châtillon  sortit  après  la  mort  de  M.  de  Nemours,  elle 
alla  aux  filles  de  Sainte-Marie ,  rue  Saint-Antoine ,  où 
madame  de  Nemours  s'étoit  retirée ,  et  où  j'e  l'avois 
été  voir-,  et  ensuite  elle  vint  aux  Tuileries.  Elle  avoit 
un  habit  tout  uni  et  une  grande  coiffe  comme  un 
voile ,  qui  lacachoit  toute.  Elle  entra  dans  ma  cham- 

'9- 


^9%  [lG5aJ    MLMOIRES 

bre  'j  je  m  en  allai  au  devant  d  elle ,  et  je  lui  fis  un 
compliment  sur  la  perte  qu'elle  avoit  faite  d'un  bon 
ami  :  ce  que  j'avois  déjà  fait  par  un  billet  dès  le  lende- 
main. Nous  nous  allâmes  asseoir  dans  un  coin ,  où  elle 
fit  de  grandes  lamentations^  comme  nous  dtions  sur 
le  mépris  du  monde,  Son  Altesse  Royale  et  M.  le 
prince  entrèrent,  et  s'approchèrent  de  nous-,  elle  leva 
son  voile ,  et  se  mit  à  faire  une  mine  douce  et  riante  ; 
je  crus  voir  une  autre  personne  sous  cette  coiffe:  elle 
étoit  poudrée  et  avoit  des  pendans d'oreilles;  rien  n'é- 
toit  plus  ajusté.  Dès  que  M.  le  prince  alloit  d'un  autre 
côté ,  elle  rabaissoit  sa  coiife ,  et  faisoit  mille  soupirs. 
Cette  farce  dura  une  heure,  et  réjouit  bien  les  spec- 
tateurs. 

Le  lendemain  de  la  mort  de  M.  de  Memours,  il 
arriva  une  affaire  entre  M.  le  prince  et  M.  le  comte 
de  Rieux,  fds  de  M.  le  duc  d'Elbœuf,  qui  surprit 
assez.  Ce  fut  pour  quelque  dispute  de  rang;  je  pense 
que  c'étoit  avec  M.  le  prince^  de  Tarente,  fils  aîné  de 
M.  le  duc  de  La  Trémouille-,  il  a  épousé  une  fille  de 
M.  le  landgrave  de  Hesse,  et  ce  mariage  a  fait  qu'il  a 
été  longtemps  en  Allemagne ,  où  il  a  été  traité  comme 
les  autres  princes  ;  il  n'a  pas  cru  diminuer  lorsqu'il 
est  venu  en  son  pays,  où  la  maison  de  La  Trémouille 
a  toujours  tenu  les  premiers  rangs  entre  les  plus  con- 
sidérables du  royaume  :  ces  messieurs-là  souOrent 
assez  malaisément  les  princes  étrangers,  et  surtout  la 
quantité  de  cadets  de  la  branche  d'Elbœuf.  Le  mérite 
quavoient  autrefois  en  France  les  Lorrains,  du  temps 
du  Balafre  et  de  tous  ces  illustres  messieurs  de  Guise, 
n'a  pas  conlinné  dans  tout  ce  cpii  est  resté  du  même 
nom  ,  les  personn^'s  se  trouvant  moins  considérables  : 


DE   MIDEMOISELLS   DE   MONTPENSIER.    [lÔSa]      'JIÇ;^ 

cela  leur  a  fait  disputer  plus  aisément  leurs  préro- 
gatives. 

M.  le  prince  prit  Je  parti  du  prince  de  Tarente, 
qui  lui  est  très-proche,  contre  le  comte  de  Rieux  ,  et 
il  s'échauffa  un  jour  dans  la  dispute  ;  il  crut  que  M.  le 
comte  de  Rieux  Tavoit  poussé  :  ce  qui  l'obligea  à  lui 
donner  un  souftlet;  le  comte  de  Rieux  lui  donna  en- 
suite un  coup.  M.  le  prince,  qui  n  avoit  point  d'épée, 
sauta  à  celle  du  baron  de  Migcnne,  qui  se  trouva  là; 
M.  de  Rohan  qui  y  étoit  se  mit  entre  deux ,  et  fit 
sortir  le  comte  de  Rieux,  que  Son  Altesse  Royale  en- 
voya à  la  Bastille  pour  avoir  osé  manquer  de  respect. 
Plusieurs  ont  dit  que  M.  le  prince  avoit  frappé  le  pre- 
mier; s'il  l'a  fait,  il  prit  quelques  gestes  du  comte  de 
Rieux  pour  une  insulte.  Quoiqu'il  soit  bien  emporté , 
il  ne  l'est  pas  à  tel  point  qu'il  eût  pu  faire  une  action 
de  cette  nature.  Je  le  vis  Taprès-dînée ,  et  il  me  dit: 
«  Vous  voyez  un  homme  qui  a  été  battu  pour  la  pre- 
«  mière  fois.  »  Le  comte  de  Rieux  demeura  à  la  Bas- 
tille jusques  à  la  venue  de  M.  de  Lorraine,  qui  le  fit 
sortir ,  et  blâma  fort  ce  qu'il  avoit  fait. 

Nous  fîmes  un  acte  sans  exemple  pour  M.  de  Ro- 
han. Il  avoit  eu,  comme  j'ai  dit,  lorsqu'il  se  maria,  le 
brevet  et  les  lettres  de  duc  pour  faire  revivre  le  du- 
ché de  Rohan  en  sa  personne  -,  il  étoit  question  de  la 
vérification  au  parlement  :  il  crut  que  le  temps  lui 
étoit  favorable  pour  cela,  il  ménagea  les  amis  qu'il 
avoit  dans  le  parlement ,  fit  sa  brigue  ;  et  quand  il  crut 
l'affaire  en  état,  il  supplia  Son  Altesse  Royale  et  M.  le 
prince  d'y  vouloir  aller.  Je  pense  qu'il  avoit  assez  de 
méfiance  de  beaucoup  de  gens,  même  de  notre  parti  ; 
de  sorte  que  Son  Altesse  Royale  et  M.  le  prince  ne 


^94  [l65a]   MÉMOIRES 

m'envoyèrent  solliciter  pour  lui  que  la  veille  qu'ils 
voulurent  aller  au  parlement.  Il  me  fit  la  même  prière  ; 
j'écrivis  à  tout  ce  que  je  connoissois  de  conseillers  de 
mes  amis,  et  j'allai  au  Palais  dans  la  lanterne  voir 
comment  cela  se  passeroit  :  madame  de  Rohan ,  ma- 
dame la  comtesse  de  Fiesque  et  mademoiselle  Chabot 
y  vinrent  avec  moi.  J'entrai  par  le  greffe,  où  je  parlai 
à  beaucoup  de  conseillers,  à  qui  je  tâchai  de  prouver 
par  de  vives  raisons  qu'ils  me  pouvoient  promettre, 
avant  que  d'entrer,  d'être  de  l'avis  qu^e  je  désirois, 
puisque  c'ëtoit  une  affaire  de  faveur ,  et  où  il  n'alloit 
point  de  leur  conscience.  Ils  m'alléguoient  toutes  les 
déclarations  de  1648  :  je  leur  rapportois  des  cas  où 
elles  avoient  été  enfreintes  ]  ils  me  répliquoient  que 
ce  nétoit  point  par  eux.  Comme  neuf  heures  sonnè- 
rent, j'eus  peur  que  l'on  ne  se  levât  à  la  grand'- 
chambre  -,  je  mandai  à  M.  le  premier  président  que 
Son  Altesse  Royale  alloit  venir,  qu'il  prioit  la  com- 
pagnie de  l'attendre.  A  l'instant  j'envoyai  dans  les 
chambres  des  çnquêtes  pour  leur  dire  d'y  venir  pren- 
dre leurs  places  :  ce  qu'ils  firent.  Comme  Son  Altesse 
Royale  fut  venue,  l'on  délibéra,  et  la  proposition  ne 
passa  que  de  deux  voix ,  qui  fut  de  deux  conseillers 
de  mes  amis  qui  le  firent  à  ma  prière  ^  de  sorte  qu'il 
prêta  son  serment  en  la  forme  accoutumée,  et  prit  la 
place  de  duc.  Ce  fut  une  grande  marque  du  crédit 
que  nous  avions  dans  la  compagnie  ;  l'affaire  fut  fort 
débattue ,  et  l'on  demeura  long-temps  aux  opinions. 
Cela  étoit  assez  plaisant  :  les  serviteurs  particuliers  de 
Son  Altesse  Royale ,  les  amis  de  M.  le  prince  et  les 
miens ,  quand  ils  avoient  opiné  en  faveur  de  M.  de 
Rohan,  nous  regardoient,  et  leur  mine  £aisoit  assez 


DE   MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [lÔSs]      ^gS 

connoitre  à  toute  la  compagnie  vers  qui  ils  dres- 
soient  leurs  intentions. 

L'on  avoit  proposé  de  faire  de  nouvelles  troupes  : 
comme  il  y  avoit  quantité  de  princes  et  de  grands 
seigneurs  dans  notre  parti  qui  vouloient  avoir  des 
rëgimens  d'infanterie,  de  cavalerie,  et  des  compagnies 
d'ordonnance ,  cela  faisoit  que ,  de  peur  de  mécon- 
tenter les  uns  et  les  autres,  rien  ne  s'avancoit.  M.  le 
prince  dit  que,  pour  lever  cette  difficulté,  il  falloit 
que  Son  Altesse  Royale  et  lui  et  M.  le  prince  deConti 
les  missent  tous  sous  des  noms  de  leurs  terres  ou  de 
leurs  gouvernemens.    Il  lui  prit  encore  fantaisie  de 
dire  :  «  11  faut  que  l'on  en  fasse  sous  celui  de  Made- 
c(  moiselle  -,  elle  a  tant  fait  d'actions  extraordinaires 
«  dans  cette  guerre ,  qu'il  faut  que  nous  en  fassions 
«  une  qui  la  soit  tout-à-fait  pour  elle.  »  Le  soir  à  son 
logis ,  comme  il  étoit  avec  de  ses  amis  particuliers  et 
domestiques,  il  se  mit  à  parler  de  cette  proposition  : 
c(  Songeons  à  qui   Mademoiselle  donnera  son  régi- 
«  ment  de  cavalerie.  »  M.  le  prince ,  après  avoir  un 
peu  pensé ,  dit  :  «  Ce  sera  au  comte  de  Brancas  :  c'est 
«  un  homme  de  qualité  qui  a  l'honneur  d'être  son  pa- 
«  rent-,  il  doit  servir  de  lieutenant  général ,  et  il  n'y 
«  a  que  sa  brouillerie  avec  M.  de  Beaufort  qui  l'en 
((  empêche.  Ce  sera  son  fait;  et  si  l'on  voit  que  Ma- 
«  demoiselle  travaille  à  les  raccommoder,  cela  sera 
<i  sûrement.  »  Le  même  jour  que  M.  le  prince  en 
parla,  Brancas  m'étoit  venu  voir  pour  me  prier  de 
faire  cette  proposition  à  Son  Altesse  Royale,  et  d(î  la 
communiquer  devant  à  M.  le  prince.  Il  me  dit  :  «  Ils 
M  seront  trop  heureux ,  dans  l'embarras  où  ils  sont  de 
«  faire  des  troupes,  d'en  mettre  sous  votre  nom  -,  vous 


%Cfl5  [1652]   MEMOIflES 

«  aurez  un  beau  régiment  qui  les  servira  bien.»  Comme 
j'ouvrois  la  bouche  pour  en  parler  à  M.  le  prince, 
il  devina  ce  que  je  lui  voulois  dire ,  et  me  dit  tout  ce 
qu'il  en  avoit  dit  le  soir.  Nous  parlâmes  à  Son  Altesse 
Royale;  il  en  parla  le  premier,  afin  de  l'y  disposer,  et 
lui  faire  connoître  comment  cela  seroit  à  propos.  Je  lui 
en  parlai  ensuite  :  il  le  trouva  très-bon,  etM.  deBrancas 
l'en  remercia.  L'on  fut  huit  jours  à  ne  parler  que  de 
mon  régiment:  il  n'y  avoit  personne  qui  ne  voulût  y 
avoir  des  compagnies,  et  il  n'y  en  avoit  que  douze; 
je  ne  pouvois  en  refuser  :  de  sorte  que  Brancas  et  moi 
comptions  depuis  le  matin  jusques  au  soir  pour  trou- 
ver moyen  de  ne  fâcher  personne.  Son  Altesse  Royale 
me  demanda  une  compagnie  pour  un  capitaine  de  son 
uniment  d'infanterie  nommé  d'Alais  -,  M.  le  prince 
m'en  demanda  une  pour  Du  Bourg ,  qui  avoit  été  en- 
seigne colonel  de  Conti.  J'en  donnai  aux  chevaliers  de 
Béthune  et  de  Sourdis  ;  les  autres ,  je  ne  m'en  souviens 
pas.  Comme  cela  fut  résolu ,  le  comte  de  Holac  me 
demanda  une  compagnie  de  gendarmes;  je  la  lui  ac- 
cordai ,  et  je  le  chargeai  de  proposer  au  comte  d'Es- 
cars  celle  de  chevau-légers  :  ce  qu'il  fit ,  et  il  me  l'a- 
mena le  lendemain  pour  m'en  remercier.  Comme  il 
fut  question  d'en  parler  à  Son  Altesse  Royale ,  il  se 
f&cha,  et  dit  que  tous  les  officiers  le  quittoient  pour 
se  donner  à  moi.  On  lui  représenta  que  Holac  ne  quit- 
teroit  point  son  régiment,  et  que  ce  seroit  un  nouvel 
attachement  qu'il  prendroit  à  son  service;  que  pour 
le  comte  d'Escars ,  qui  servoit  de  maréchal  de  camp , 
il  ne  servoit  plus  dans  son  régiment,  et  qu'il  lui  avoit 
promis  de  faire  un  autre  régiment  sous  son  nom  pour 
le  lui  donner ,  et  qu'il  aimeroit  autant  avoir  ma  comi- 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPENSIER.    [iCStïj       !^7 

pagnie.  A  la  fin  il  y  consentit,  et  je  donnai  la  sous- 
lieutenance  de  mes  gendarmes  au  comte  de  Lussan 
de  Languedoc,  qui  étoit  capitaine  de  cayalerie  dans 
le  régiment  de  Son  Altesse  Royale,  qui  se  fâcha  en- 
core. Je  donnai  Tenseigne  au  marquis  de  La  Noue,  et 
le  guidon  au  frère  de  M.  le  marquis  d'Humières,  qui 
étoit  un  petit  garçon  de  quinze  ans ,  et  qui  étoit  en- 
core îiFacadémie.  Toutes  ces  dispositions  faites ,  elles 
demeurèrent  sans  être  exécutées. 

M.  de  Valois  mon  frère  mourut  :  ce  qui  fut  une 
grande  affliction  pour  Son  Altesse  Royale.  Jamais  je 
ne  fus  plus  surprise  -,  je  me  promenois  chez  Renard, 
l'on  vint  me  dire  :  «  Monsieur  votre  frère  est  fort  ma- 
4i  lade.  »  Je  m'en  allai  au  Luxembourg  ^  Madame  me 
dit  qu'il  s'éloit  trouvé  un  peu  mal ,  et  que  ce  n  étoit 
rien,  qu'il  dormoit.  Lelendemainje  vinsde  fort  bonne 
heure,  et  j'allai  droit  dans  $a  chambre  ^  on  le  tenoit 
sur  les  bras  :  il  n  avoit  que  deux  ans.  Les  médecins  me 
dirent  qu'il  étoit  mieux ,  et  qu'il  en  échapperoit  :  son 
mal  étoit  un  dévoiement  qu'il  avoit  depuis  six  se- 
ipaiucs.  Je  rencontrai  le  soir  M.  le  prince  à  la  prome- 
nade :  je  lui  dis  que  mon  frère  se  mouroit^  cette  nou- 
velle le  surprit  fort.  J'y  envoyai  le  soir,  on  me  manda 
qu'il  étoit  mieux  :  le  matin  à  mon  réveil  on  me  dit  sa 
mort.  Je  m'en  allai  en  diligence  au  Luxembourg,  où 
je  trouvai  Monsieur  fort  pénétré  de  douleur ,  et  Ma- 
dame qui  mangeoit  un  potage ,  qui  me  dit  :  k  Je  suis 
«  obligée  de  me  conserver,  je  suis  grosse,  m  Je  m'en 
allai  dans  la  chambre  de  l'enfant,  qui  étoit  dans  son 
berceau,  beau  comme  un  ange^  des  prêtres  prioient 
Dieu  autour  de  lui ,  ou  pour  mieux  dire  le  louoient 
de  la  grâce  qu'il  lui  avoit  faite.  Cela  m'attendrit  fu- 


298  [l65'2]    MÉMOIRES 

rieiisemcnt -,  je  pleurai  jusques  aux  sanglots,  et  Ton 
fut  obligé  de  m'en  ôter.  L'on  a  grand  tort  de  pleurer 
les  enfans  qui  meurent  à  cet  âge,  et  c'est  bien  une 
marque  du  peu  de  connoissance  que  nous  avons  du 
vrai  bien  et  de  notre  foiblesse  naturelle  :  l'on  s'en  de- 
vroit  réjouir.  Pour  le  monde ,  cet  enfant  ne  donnoit 
nulle  espérance  :  à  deux  ans  il  ne  parloit  ni  ne  mar- 
choit,  et  n'avoit  point  la  connoissance  que  les  autres 
ont  à  cet  âge  ;  il  auroit  eu  une  difformité  extraordi- 
naire s'il  eût  vécu ,  une  jambe  toute  cambrée  sans 
être-  boiteux  :  et  les  médecins  disoient  que  cela  venoit 
de  ce  que  Madame  s'étoit  tenue  toute  d'un  côté  pen- 
dant sa  grossesse.  Je  reçus  beaucoup  de  complimens 
sur  cette  mort  :  Ton  en  prit  le  plus  grand  deuil  qu'il 
fut  possible.  M.  1<?  prince  avoit  un  manteau  qui  traî- 
noit  à  terre  :  s'il  ne  iht  affligé  dans  son  ame ,  il  le  con- 
trefaisoit  bien  ^  il  parut  l'être  en  cette  rencontre ,  et  en 
usa  tout-à-fait  obligeamment  pour  Monsieur.  L'on  mit 
son  corps  en  dépôt  au  Calvaire.  Monsieur  en  donna 
part  à  la  cour^  et  au  lieu  d'en  recevoir  des  lettres  de 
complimens ,  celle  qu'il  en  eut  fut  un  refus  de  l'en- 
terrer à  Saint-Denis  :  on  lui  marquoit  aussi  que  cette 
mort  étoit  une  visible  punition  de  Dieu  de  l'injuste 
guerre  qu'il  faisoit  ;  et  quantité  de  pareils  discours. 
L'on  attribua  cette  lettre  à  M.  Servien,  on  disoit 
qu'elle  étoit  de  son  style ,  et  cela  fut  assez  mal  reçu  : 
les  reproches  ne  peuvent  être  à  propos  dans  le  temps 
d'une  affliction ,  ni  en  nul  autre.  Ce  qui  fait  que  je  ne 
les  blâme  pas  tout-h-fait,  quoique  cela  soit  assez  blâ- 
mable, c'est  que  je  suis  assez  sujette  à  en  faire  ^  et 
c'est  un  de  mes  défauts. 

Comme  j'aime  fort  à  me  promener,  j'étois  au  dés- 


DE   MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [l652]       299 

espoir  que  ma  promenade  se  bornât  à  aller  tous  les 
jours  chez  Renard ,  et  de  n'oser  aller  plus  loin.  J'aime 
fort  à  aller  à  cheval  :  je  demandai  permission  à  Son 
Altesse  Royale  d'aller  au  bois  de  Boulogne ,  et  que 
j'enverrois  chercher  de  l'escorte  -,  il  me  le  permit.  J'y 
envoyai  un  page  au  galopa  et,  à  dire  le  vrai,  je  le 
suivois  de  près,  et  je  «e  jugeai  pas  qu'il  y  eût  beau- 
coup de  péril  :  de  sorte  que  je  me  promenai  long-temps 
dans  le  bois  avant  qu'elle  fût  venue ,  et  elle  ne  me 
servit  que  pour  le  retour ,  qu'elle  m'accompagna  jus- 
ques  au  Cours  :  ce  qui  réjouit  tous  ceux  qui  se  prome- 
noient  chez  Renard  ^  il  y  avoit  beaucoup  de  trompettes 
qui  faisoient  un  beau  concert.  J'y  allai  encore  une 
autre  fois  ;  et  comme  mon  page  n'y  trouva  point  d'of- 
ficiers généraux  français ,  parce  qu'ils  étoicnt  tous  al- 
lés à  Ruel ,  il  alla  au  quartier  des  étrangers ,  qui  furent 
bien  aises  de  me  rendre  ce  service.  J'avoue  que  quand 
je  songeois  que  pour  m'aller  promener  au  bois  de 
Boulogne  il  me  falloit  une  escorte  des  troupes  du  roi 
d'Espagne,  et  qu'en  tout  ce  qui  étoit  avec  moi  il  n'y 
avoit  pas  un  Français  que  mes  gens  ,  j'étois  étonnée , 
et  je  ne  pus  m'empêcher  de  faire  paroître  mon  éton- 
nement  à  l'officier  appelé  Barlot,  qui  parloit  français. 
11  me  dit  sur  cela  un  bon  mot  :  Qu'il  ne  falloit  pas 
s'étonner  de  voir  des  Espagnols  dans  le  parc  de 
Madrid. 

J'eus  un  petit  démêlé  avec  M.  le  prince  pour  le 
comte  de  Holac ,  sur  ce  que  Tavannes  avoit  fait  mettre 
un  officier  de  son  régiment  en  arrêt;  et  comme  Holac 
le  sut ,  il  le  trouva  mauvais ,  et  dit  que  les  Allemands 
ont  toujours  eu  le  privilège  d'être  les  maîtres  de  leurs 
gens.  Le  tort  qu'eut  Holac  fut  de  ne  s'en  pas  aller 


3oO  [1652]    MÉMOIRES 

plaindre  à  M.  le  prince ,  et  qu'il  envoya  appeler  Ta- 
vannes  par  Lussan  à  l'hôtel  de  Condë.  Lussan ,  qui 
croyoit  que  Ton  n'en  sauroit  rien ,  vint  chez  moi ,  où 
Monsieur  le  trouva.  Il  le  gronda  fort ,  l'envoya  à  la 
Bastille ,  et  dit  qu'il  en  feroit  autant  de  Holac ,  que 
j'envoyai  avertir  de  ne  se  pas  montrer ,  ni  même  d'être 
à  son  logis ,  mais  de  venir  dans  la  chambre  de  Prë- 
fontaine  :  ce  qu'il  fit. 

Je  trouvai  chez  Renard  M.  le  prince ,  qui  me  fit  de 
grandes  plaintes  de  Holac  avec  beaucoup  de  colère  et 
d'emportement ,  disant  qu'il  le  feroit  mettre  à  la  Bas- 
tille. Je  lui  maintins  qu'il  n'en  feroit  rien,  et  qu'il 
a  voit  trop  de  considération  pour  moi  -,  je  voulus  tour- 
ner l'afiaire  en  raillerie.  Comme  je  vis  qu'il  étoit  tou- 
jours en  colère,  je  m'y  mis  aussi,  et  je  lui  reprochai 
un  peu  les  obligations  quil  m'avoit;  que  Holac  n'a- 
voit  point  manqué,  que  c'étoit  un  homme  que  je  pro- 
tégeois,  un  étranger  que  j'avois  engagé  au  service  de 
Monsieur ,  et  que  tous  les  mauvais  traitemens  qu'on 
lui  feroit  je  m'en  tiendrois  offensée  5  que  j'avois  assez 
bien  servi  le  parti  pour  y  être  d'une  manière  à  y  pro- 
téger qui  il  me  plairoit.  Nous  nous  séparâmes  dans 
ime  grande  aigreur.  Je  ne  fus  pas  à  mon  logis ,  que 
M.  le  prince  courut  après  moi  pour  me  dire  :  a  11  faut 
tt  accommoder  Holac  etTavannes-,  envoyez-les  quérir 
c(  tous  deux,  et  puis  quand  cela  sera  fait,  vous  m'en- 
«  verrez  Holac  à  qui  je  vous  promets  que  je  ferai  bon 
«  accueil ,  comme  si  de  rien  n  étoit.  »  Je  me  récriai  : 
*  Vous  êtes  bien  radouci  -,  quelle  fantaisie  vous  a-t-il 
c(  pris  ?  Vous  avez  tort  présentement ,  et  tantôt  vous 
(1  disiez  merveilles.  »  11  se  mita  rire,  et  me  dit  :  a  Si 
K  l'on  manque  un  moment  à  ce  que  l'on  vous  doit , 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOKTPENSIER.    [l652]      3oi 

«(  croyez  que  vous  êtes  toujours  la  maîtresse,  et  que 
«  l'on  en  est  bien  fâché.  »  Après  j'envoyai  quérir 
Holac,  qui  étoit  enragé,  et  qui  attribuoit  cela  à  un 
'mépris  que  Ton  avoit  pour  lui  -,  et  les  Allemands  sont 
fort  glorieux  :  de  sorte  que  j'avois  quasi  autant  de 
peine  avec  lui  qu'avec  M.  le  prince  -,  pourtant  il  étoit 
fort  soumis  à  toutes  mes  volontés.  Tavannes  ne  put 
venir,  à  ce  que  me  manda  M.  le  prince ,  parce  qu'il 
étoit  tout  seul  officier  général  au  quartier  :  de  sorte 
que  je  fis  l'accommodement  le  lendemain,  et  j'envoyai 
ensuite  Holac  voir  M.  le  prince,  qui  le  reçut  fort  bien  ; 
et  l'on  fit  sortir  Lussan  de  la  Bastille.  Je  fus  fort  fâchée 
de  cette  rencontre  :  Tavannes  est  mon  parent  et  de 
mes  amis  ,  et  j'étois  obligée  d'être  contre  lui.  Cette 
affaire  fit  as'sez  de  bruit,  et  l'on  connut  que  je  portois 
avec  quelque  hauteur  les  intérêts  des  gens  qui  étoient 
en  ma  protection.  Ils  furent  encore  quelque  temps 
sans  se  parler  ;  et  même  Holac ,  qui  étoit  maréchal  de 
camp ,  quand  il  étoit  de  jour  et  que  Tavannes  étoit 
au  quartier ,  envoyoit  prendre  Tordre  par  un  autre. 
Cette  froideur  pouvoit  préjudicier  au  service,  et  ne 
me  sembla  pas  être  bienséante  entre  deux  personnes 
que  j'avois  raccommodées;  je  les  raccommodai  une 
seconde  fois ,  et  depuis  ils  furent  bons  amis  comme 
devant. 

L'on  jugea  à  propos  de  faire  revenir  l'armée  de 
Saint-Cloud  près  de  Paris  -,  on  la  mit  à  la  Salpêtrière , 
derrière  le  faubourg  de  Saint-Victor. Comme  ils  avoient 
logé  dans  ce  faubourg  et  dans  celui  de  Saint-Marcel, 
sans  savoir  s'il  falloit  aller  aux  mêmes  logemens ,  il  y 
eut  quantité  de  cavaliers  allemands  qui  y  allèrent  :  cela 
Ûcha  le  bourgeois ,  l'on  en  battit  quelques  uns  ;  de 


302  [iGSaJ    MÉMOIRES 

sorte  que  cela  fit  rumeur,  et  l'on  en  vint  avertir  Mon- 
sieur, qui  se  promenoit  chez  Renard.  M.  le  prince  y  alla 
aussitôt,  et  trouva  la  rumeur  apaisée.  Holacqui  étoità 
Paris,  et  qui  s'en alloit  au  quartier ,  trouva  tout  en  dés- 
ordre à  la  porte  Saint-Marcel  et  battit  des  cavaliers ,  et 
dit  aux  bourgeois  :  «  Voulez-vous  que  je  les  tue?  Or- 
«  donnez,  l'on  en  fera  telle  justice  qu'il  vous  plaira.  » 
De  sorte  qu'ils  furent  contens.  Comme  il  s'en  alloit , 
il  trouva  un  bataillon  du  régiment  de  Languedoc  qui 
marchoit  vers  la  ville  ^  il  le  renvoya.  Jugez  quel  mal- 
heur c'eût  été  s'ils  n'eussent  trouvé  personne!  Tout 
cela  arriva  parce  que  Vallon ,  qui  étoit  de  jour  lieu- 
tenant général ,  et  qui  devoit  marcher  avec  l'armée, 
étoit  demeuré  derrière  et  venoit  en  carrosse  :  s'il  eût 
été  au  logement,  cela  ne  fût  point  arrivé  ]  de  sorte  que 
M.  le  prince  le  gronda  fort ,  et  lui  commanda  expres- 
sément de  s'en  aller  coucher  au  quartier ,  et  qu'il  iroit 
le  lendemain  au  matin.  Le  lendemain  Vallon  vint  à 
l'hôtel  de  Condé;  M.  le  prince  lui  demanda  :  «  Venez- 
<(  vous  de  l'armée  ?  »  Il  lui  dit  que  non,  et  qu'il  s'y 
en  alloit.  M.  le  prince  lui  dit  :  <(  Allez-y  donc  promp- 
<(  tement,  je  vous  en  prie-,  je  m'y  en  vais.  »  M.  le 
prince  monta  à  cheval  et  s'y  en  alla.  Comme  il  arriva ,  il 
croyoit  trouver  les  troupes  en  bataille ,  comme  il  avoit 
commandé  à  M.  de  Vallon  de  les  y  faire  mettre;  il  n'y 
étoit  point.  Il  commanda  qu'on  prîtles  armes;  et  comme 
Vallon  fut  venu ,  il  lui  dit  qu'il  falloit  que  tous  lés  corps 
donnassent  un  soldat  pour  être  passé  par  les  armes , 
à  cause  de  ce  qui  étoit  arrivé,  et  que  dorénavant  tous 
les  commandans  répondroient  de  leurs  corps.  M.  le 
prince  avoit  avec  lui  des  échevins  qu'il  avoit  envoyés 
quérir,  afin  qu'ils  vissent  la  justice  qu'il  en  feroit  faire. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65'2]      3o3 

Valloa  lui  répondit  qu'il  ordonnât  ce  qu'il  voudroit , 
et  qu'il  n  iroit  point  chercher  les  gens  pour  les  faire 
pendre:  qu'il  n'étoit  point  bourreau.  M.  le  prince  se 
fâcha  tout  de  bon ,  et  voulut  le  tuer  :  heureusement 
pour  tous  deux,  M.  de  Beaufort  se  mit  devant  Vallon, 
et  l'emmena.  M.  le  prince  n'en  parla  pointa  Son  Al- 
tesse Royale ,  ni  Son  Altesse  Royale  à  M.  le  prince. 
Cette  affaire  pensa  causer  un  grand  ddsordre  -,  Vallon 
alla  dire  aux  officiers  que  M.  le  prince  les  vouloit 
faire  pendre.  Après  que  M.  le  prince  eut  fait  faire 
justice ,  et  qu'il  fut  parti ,  tout  ce  qu'il  y  avoit  d'offi- 
ciers d'infanterie  s'en  allèrent  faire  leur  cour  à  M.  de 
Vallon,  et  tout  le  régiment  de  Languedoc  et  celui  de 
Valois  jetèrent  les  armes,  et  s'en  allèrent.  Si  les  en- 
nemis fussent  venus  attaquer  l'armée  en  ce  moment , 
ils  eussent  trouvé  peu  de  gens  pour  les  recevoir, 
parce  qu'U  ne  demeura  que  les  régimens  de  M.  le 
prince  pour  l'infanterie  :  celle  des  étrangers  éloit  alors 
fort  déchue.  J'allai  au  Luxembourg  l'après-dînée-,  je 
parlai  de  ce  qui  s'étoit  passé  à  M.  le  prince  :  il  m'a- 
voua que  M.  de  Beaufort  lui  avoit  fait  un  fort  grand 
plaisir  de  se  mettre  devant  Vallon,  parce  que,  avant 
qu'il  eût  tiré  son  épée ,  sa  colère  étoit  passée ,  et  qu  il 
eût  été  fort  fâché  de  tuer  Vallon.  Nous  raisonnâmes 
sur  la  faute  qu'il  avoit  faite ,  et  nous  admirâmes  la 
bonté  de  Son  Altesse  Royale  de  n'en  dire  mot.  M.  le 
prince  disoit  :  «  Si  c'étoit  à  un  autre  que  cela  fût  ar- 
«  rivé,  je  ferois  tout  mon  possible  pour  que  l'on  re- 
«  médiat  aux  inconvéniens  qui  en  pourroient  ajriver; 
«  et  parce  que  c'est  à  moi,  je  laisserai  tout  en  dés- 
ce  ordre ,  puisque  Son  Altesse  Royale  le  trouve  bon 
tt  ainsi.  Il  me  semble  que  les  officiers  doivent  quelque 


3o4  [l65!t]  MÉMOIRES 

K  respect  à  leur  général ,  et  que  c'est  l'intérêt  de  Soii 
w  Altesse  Royale  que  Tordre  soit  maintenu,  et  qu'il 
«  va  en  cela  de  son  service  :  peut-être  que  je  ne  suis 
«  pas  d'assez  bonne  maisoa  pour  que  l'on  m'obéisse , 
((  ou  que  Son  Altesse  Royale  doute  de  ma  capacité , 
«  et  trouve  que  Vallon  en  a  davantage.  »  Vallon  fort 
sottement  s'en  alla  chez  lui ,  et  tous  les  officiers  de 
Languedoc  qu'il  commandoit  le  suivirent ,  après  avoir 
jeté  leurs  armes  :  beaucoup  de  l'Altesse  et  de  Valois 
en  firent  de  même.  M.  le  prince  n'en  disoit  rien  à 
Monsieur  :  c'étoit  un  désordre  épouvantable.  J'en- 
voyai quérir  les  principaux  officiers  de  FAltesse ,  je  les 
priai  pour  Tamour  de  moi  de  retourner  au  quartier , 
et  d'aller  le  lendemain  chez  M.  le  prince;  ils  éloient 
outrés  :  il  falloit  avoir  autant  d'autorité  que  j'en  avois 
sur  eux,  et  eux  autant  de  respect  pour  moi,  pour  les 
y  faire  retourner 5  ils  y  furent,  et  firent  le  lendemain 
leur  cour  à  M.  le  prince  qui  les  traita  fort  bien,  à  la 
réserve  de  ceux  de  Languedoc ,  qui  n'y  allèrent  point. 
On  laissa  passer  le  premier  feu  à  Vallon  ;  puis  M.  le 
prince  me  dit  :  «  Le  service  souffre  de  la  mésintellî- 
c(  gence  de  Vallon  et  de  moi;  si  Monsieur  avoit  fait 
«  ce  qui  est  dû  à  la  place  que  je  tiens  de  général  d'ar- 
«  mée ,  quand  je  ne  seroispas  ce  que  je  suis ,  tous  les 
«  officiers  de  Languedoc  seroient  châtiés,  et  Vallon  à 
«  la  Bastille.  Ce  n'est  pas  son  humeur,  on  ne  le  chan- 
«  géra  pas  ;  pour  ne  nuire  à  rien ,  il  faut  passer  sur 
«  bien  des  circonstances.  »  Il  me  dit  :  «  Je  vous  prie 
u  d'eavoyer  chercher  Vallon,  et  de  nous  raccommo- 
«  der;  ))  ce  que  je  fis.  11  me  vint  trouver;  je  lui  dis 
ce  qu'il  falloit:  il  me  répondit  :  «  Vous  m'êtes  sus- 
ce  pecte  ;  entre  vous  autres  princes ,  vous  vous  main- 


DE   MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [l652]      3o5 

<i  tenez  les  uns  les  autres.  »  Quand  je  vis  que  je  ne 
gagnerois  rien  à  lui  parler  avec  toute  la  douceur  et 
Thonnéteté  imaginables ,  je  changeai  de  ton,  et  lui 
parlai  aux  termes  que  je  le  devois  ;  je  le  menaçai  de 
le  faire  mettre  à  la  Bastille  ^  que  Monsieur  le  devoit , 
que  je  lui  ferois  bien  faire,  qu'il  m'en  croîroit^  que  je 
Tavois  assez  bien  servi  pour  l'obliger  à  m'accorder  ce 
que  je  lui  demandois  en  une  occasion  si  pressante  que 
celle  de  la  perte  de  son  armée  -,  que  je  ne  leur  avois 
pas  sauvé  la  vie  pour  se  révolter  ;  que  si  le  régiment 
de  Languedoc  ne  reprenoit  les  armes  le  lendemain, 
et  que  les  officiers  n'allassent  pas  au  camp,  sa  tête 
'm'en  répondroit  ;  qu'après  l'avoir  considéré  il  y  avoit 
long-temps,  j 'avois  pitié  de  l'état  où  je  le  voyois;  qu'il 
songeât  à  ne  pas  abuser  de  la  bonté  de  Monsieur  et  de 
la  mienne.  11  s'en  alla  là-dessus.  Le  lendemain  il  vint 
me  demander  pardon  ,  et  lîie  dire  qu'il  feroit  tout  ce 
que  je  voudrois.  M.  le  prince  vint  à  mon  logis  -,  je  les 
raccommodai  :  je  dis  raccommodai,  parce  que  M.  le 
prince  l'embrassa ,  et  le  traita  comme  s'il  eut  été  son 
égaL  Monsieur  ne  m'en  parla  point ,  ni  à  M.  le  prince^ 
Cette  occasion,  aussi  bien  que  plusieurs  autres,  feront 
connoitre  qu'ils  n'étoient  pas  malheureux  de  m'avoir, 
puisque  je  leur  redressois  bien  des  affaires. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  que  le  soir  et  le 
lendemain  de  l'affaire  de  la  porte  Saint-Antoîne,  j'en- 
voyai chez  tous  les  blessés  savoir  de  leurs  nouvelles 
de  la  part  de  Monsieur  et  de  M.  le  prince ,  et  faire 
des  complimens  aux  parens  :  ils  ne  s'en  seroient  ja- 
mais avisés ,  et  ces  sortes  de  soins  gagnent  les  cœurs , 
conservent  l'affection  qu'on  a  pour  les  grands,  et  leur 
fait  des  amis  et  des  serviteurs.  Le  même  jour  on  eut 
T.         4 1 .  '^o 


3o6  [1652]   MÉMOIRES 

nouvelle  de  Bordeaux  que  madame  la  princesse  se 
mouroit  :  elle  avoit  ]a  fièvre  continue .  et  étoit  grosse 
de  huit  mois.  Monsieur  lui  en  demanda  des  nouvelles  5 
il  lui  dit  qu'elle  étoit  dans  un  état  que  la  première 
qu'il  en  recevroit  seroit  celle  de  sa  mort.  M.  de  Cha- 
vigny  causoit  avec  madame  de  Frontenac,  laquelle 
commençoit  à  revenir  au  monde  :  son  mari  se  portoit 
mieux.  Nous  étions  tous  sur  la  terrasse  de  la  porte  du 
Luxembourg^  je  m'en  allai  à  eux,  et  leur  demandai 
ce  qu'ils  drsoient.  M.  de  Chavigny  me  dit  :  <(  Nouspar- 
tt  Ions  de  la  pauvre  madame  la  princesse ,  et  nous  re- 
«  marions  M.  le  prince.  »  Je  rougis,  et  m'en  allai.  Ma- 
dame de  Frontenac  me  dit  ensuite  que  M.  de  Chavi- 
gny lui  contoit  que  M.  le  prince  en  étoit  déjà  consolé, 
dans  l'espérance  de  m'épouser  -,  qu'ils  en  avoient  parlé 
ensemble  tout  le  matin ,  et  qu'ils  avoient  résolu  de 
faire  le  duc  d'Enghien  cardinal.  Après  cela ,  je  me 
fus  promener  chez  Renard  :  M.  le  prince  y  étoit;  nous 
fîmes  deux  tours  d'allées  sans  nous  dire  un  seul  mot; 
je  CTUS  qu'il  étoit  persuadé  que  tout  le  monde  le  re- 
gardoit,  et  j'avois  la  même  pensée  que  lui.  Pour  moi, 
j'avois  dans  l'esprit  tout  ce  que  madame  de  Frontenac 
m'avoit  dit  -,  ainsi  nous  étions  tous  deux  fort  embar- 
rassés. Un  jour  ou  deux  après ,  comme  je  me  prome- 
nois  chez  Je  même  Renard ,  où  j'attendois  Son  Altesse 
Royale ,  je  vis  entrer  son  écuyer,  qui  me  dit  :  «  Son 
«  Altesse  Royale  ne  viendra  point  ce  soir  ici  -,  il  est 
«  chez  M.  de  Chavigny,  et  vous  mande  de  l'y  venir 
u  trouver,  et  de  n'amener  avec  vous  que  madame  là 
((  comtesse  de  Fiesque  et  madame  de  Frontenac.  »  La 
première  n'y  étoit  pas,  je  l'envoyai  chercher;  comme 
on  me  vit  partir  promptement,  on  s'imagina  qu'on 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l652]      807 

Touloit  m'envoyer  en  quelque  lieu   pour  quelque 
grand  dessein ,  pour  voir  si  j'y  réussi  rois  aussi  bien 
que  j'avois  fait  à  Orléans  :  de  sorte  que  tout  le  monde 
me  vouloît  suivre  ^  je  m'en  <léfis  fort  bien ,  et  j'assurai 
que  si  j'avois  quelque  voyage  à  faire ,  j'en  avertlrois. 
En  chemin^  madame  de  Frontenac  me  dit  :  «  Je  crois 
«  que  madame  la  princesse  est  morte,  et  que  l'on  vous 
«  veut  parler  de  mariage ,  le  résoudre  et  le  faire  promp- 
«  tement  avant  qu'on  le  sache  à  la  cour ,  qui  feroit 
a  tout  son  possible  pour  l'empêcher.  »  A  cela  je  ne 
disois  rien,  et  ne  savois  que  penser.  Lorsque  je  des- 
cendis de  carrosse  chez  M.  de  Chavigny ,  je  trouvai 
M.  de  Clinchamp*,  je  lui  demandai:  «  Qu'est-ce  que 
«  l'on  me  veut?  w  II  me  répondit  :  «  Vous  le  saurez  là 
«  dedans.»  L'on  peutjuger  si  cela  redoubla  ma  curio- 
sité. Son  Altesse  Royale  et  M.  le  prince  quittèrent  le 
jeu ,  vinrent  à  moi ,  et  me  dirent  :  «  Devinez  ce  que 
«  l'on  vous  veut.  »  Je  ne  le  pus  comprendre,  et  ne 
devinai  jamais  rien.  M.  le  prince,  qui  tenoit  une  lettre 
de  M.  de  Lorraine,  me  la  montra ,  et  elle  portoit  :  «  Si 
K  vous  voulez  que  j'aille  vous  trouver ,  obtenez  mon 
a  pardon  de  Mademoiselle  ;  qu'elle  me  le  commande, 
K  et  madame  de  Frontenac  aussi  :  sans  cela  je  n'irai 
(i  jamais.  »  Saint-Etienne,  qui  avoit  apporté  la  lettre , 
me  tint  le  même  discours  :  de  sorte  qu'on  m'obligea 
d'écrire  une  lettre  à  M.  de  Lorraine ,  par  laquelle  je 
kii  pardonnois  tout  le  mal  qu'il  nous  avoit  fait ,  dans 
l'espérance  qu'il  viendroit  pour  le  réparer,  et  que 
j'avois  beaucoup  d'impatience  de  le  voir.  Madame  de 
Frontenac  lui  écrivit  aussi;  et  nos  dépêches  faites, 
je  m'en  retournai  fort  satisfaite  de  ma  curiosité. 
Je  demandai  permission  à  Monsieur  de  m'aller  pro- 

20. 


3o9  [l652J   MÉMOIRES 

mener  le  lendemain  à  Vincennes  ;  j'avois  envie  de  voir 
mes  compagnies  de  gendarmes  et  de  chevau-Iégers , 
qui  étoient  sur  pied.  Je  ne  voulus  pas  lever  un  régi- 
ment de  cavalerie ,  parce  qu'il  falloit  pour  cela  cent 
mille  livres  :  je  m'attachai  plutôt  à  mes  deux  compar 
gnies,  parce  qu'il  ne  falloit  que  vingt  mille  livres 
pour. les  lever;  je  ne  voulus  pas  même  que  Ton  sût 
que  j'en  donnois  l'argent.  J'envoyai  les  comtes  de  Ho- 
lac  et  d'Escars  chez  M.  le  prince  pour  lui  dire  qu'ils 
vouloient  lever  ces  deux  compagnies  à  leurs  dépens, 
et  qu'ils  le  supplioient  d'en  obtenir  la  permission  de 
Son  Altesse  Royale  :  ce  qui  ne  fut  pas  bien  difficile , 
parce  qu'il  ne  lui  en  coûtoit  rien.  Ces  deux  compa- 
gnies vinrent  au  devant  de  moi  comme  j'allois  à  Vin- 
cennes ,  et  passèrent  la  rivière  :  je  n'avois  pas  voulu 
qu'elles  uie  vinssent  prendre  à  mon  logis.  L'armée 
étoit  pour  lors  à  la  Salpétrière  :  mes  compagnies  ne 
me  joignirent  qu'au  faubourg  Saint-Antoine.  J'avoue 
que  je  les  trouvai  fort  belles  -,  elles  vinrent  au  devant 
de  moi  en  escadron ,  les  officiers  à  leur  tête ,  l'épée 
nue  à  la  main  (  les  Français  ont  pris  cette  mode  des 
Allemands  )  ;  puis  elles  se  mirent  devant  et  derrière 
mon  carrosse.  Il  n'y  avoit  point  de  cornette  à  mes 
chevau-Iégers,  parce  que  madame  la  marquise  de 
Bréauté  me  l'avoit  demandée  pour  un  de  ses  neveux , 
qui  ne  vint  point.  Un  capitaine  du  régiment  de  cavale- 
rie de  Son  Altesse  Royale ,  nommé  le  chevalier  de  La 
Motte,  me  la  demanda  avec  beaucoup  d'instance  :  je 
la  lui  donnai.  Le  soir,  à  mon  retour  de  Vincennes, 
je  permis  que  mes  compagnies  me  suivissent  jusques 
à  mon  logis ,  et  cela  fut  assez  beau  à  voir  :  j'avoue 
que  je  fus  un  peu  enfantpour  cela-,  je  sentis  beaucoup 


\  DE   MADEMOISELLE    DE   MÔPTNSIKR.    [lÔSi]      3oQ 

^  de  joie,  el  que  le  son  des  tronttes  me  réjouissoit 
-  .  so.*-^^*  •  jamais  troupes  n'ont  été  éj  bon  ordre  que  mes 
dâfelfe^^pagiïies.  Le^c9frar1lolac  fut  fort  fâché 
d'être  oblige  a^^e  quitter  à  la  poirte  Saint-Antoine  ; 
il  y  trouva  Monsieur  et  ses  valets  de  pied ,  qui  lui 
dirent  que  M.  le  prince  étoit  allë  à  Charenton ,  pour 
voir  où  camperoit  Fatmée  le  lendemain  ;  et  comme 
le  comte  de  Holac  étoit  de  jour ,  il  me  demanda  là  per- 
mission d'aller  joindre  M.  le  prince ,  lequel  séroit  as- 
surément fort  fâché  contre  lui  s'il  avoit  quitté  le  quar- 
tier pour  autre  raison  que  pout  me  suivre.  Je  revins 
depuis  le  bois  de  Vincennes  jusques  à  la  ville  à  cheval , 
et  je  me  fis  montrer  par  d'Escars  et  par  Holac  toutes  les 
attaques ,  et  comme  tout  se  passa  le  jour  du  Combat. 
•  Je  ne  fus  pas  plutôt  arrivée  aux  Tuileries  que  Son 
Altesse  Royale  m'envoya  Saintorin  pour  me  dire  qu'il 
vehoit  d'avoir  des  nouvelles  de  M.  de  Lorraine,  et 
qu'il  étoit  à  Brie-Comte-Robert;  qu'il  avoit  trouvé  lés 
maréehaux-des-logis  de  Tarméë  de  La  Ferté  qui  fai- 
soient  les  l'c^emens ,  et  qu'il  s'y  étoit  mis  avec  ses 
troupes.  Cette  nouvelle  me  réjouit  fort.  Le  lendemaifi 
on  m'éveilla  pour  me  donner  une  lettre  de  M.  de 
Lorraine  :  c'étoit  la  réponse  à  celle  que  je  lui  avoi$ 
écrite-,  elle  me  fut  rendue  par  un  gentilhomme  de 
M.  le  prince ,  lequel  me  dit  que  M.  de  Lorraine  seroit 
le  soir  même  à  Paris.  A  deuxheuréfe  de  là,  Monsieur 
me  manda  que  M.  de  Lorraine  étoit  arrivé,  et  que 
j'allasse  au  Luxembourg  sur  les  quatre  heures.  Comme 
j'étois  un  peu  embarrassée  de  tout  ce  que  j'avois  dit 
de  lui ,  non  paè  pour  lui ,  il  est  fort  honnête  homme  qui 
entend  raillerie  :  c'étoit  pour  Madame ,  qui  avoit  peur 
qu^ilne  me  picotât;  pour  cette  raison,  je  n'allai  point 


3io  [1662]  MÉMOIRES 

au  Luxembourg.  L'on  m'envoya  quérir  deux  fois  -,  jt* 
mandai  qu'il  faisoit  trop  chaud ,  et  que  j'avois  P^^T^ 
que  cela  ne  me  fît  laml  Je  sortir.  Sur  les  sept  Iji^értfres 
je  résolus  de  sortir  ;  j'espérOi»>i|«?jt«i^v<^.|l.  de  Lor- 
raine parti,  parce  que  je  savois^^^ErM.  le  prince  le 
pressoit  de  s'en  retourner  en  son  quartier ,  et  qu'il 
n'y  avoit  pas  de  sûreté  d'aller  la  nuit  sans  escorte.  Il 
monta  sur  le  premier  cheval  qu'il  trouva  à  la  porte 
du  Luxembourg  pour  venir  chez  moi-,  je  le  rencontrai 
près  de  la  porte  Saint-Germain  :  il  mit  pied  à  terre 
et  se  mit  à  genoux  dans  la  rue,  et  ne  voulut  pas  se 
relever  que  je  ne  lui  eusse  pardonné.  Je  le  relevai 
et  l'embrassai.  M.  le  prince  arriva  là-dessus ,  qui  le 
pressoit  de  s'en  aller  ;  je  lui  dis  :  <(  Montez  dans  mon 
«  carrosse,  je  vous  mènerai  jusquesàla  porte  Saint-Ber- 
«  nard.  »  Notre  armée  étoit  campée  pour  lors  à  Limée 
et  aux  villages  voisins  ^  celle  de  M.  de  Lorraine  étoit  à 
Cfaarenton  :  les  ennemis  étoient  à  Villeneuve-Saint- 
Georges  et  lieux  circonvoisins.  Les  armées  s'étoienl 
retranchées  pour  être  hors  d'insulte.  Après  que  M.  de 
Lorraine  y  eut  été  deux  jours,  il  y  laissa  M.  le  prince 
tout  seul,  et  s'en  revint  en  cette  ville.  M.  le  chevalier 
de  Guise  commandoit  son  armée  5  il  aVoit  pris  cet 
emploi  dès  le  premier  voyage  que  fit  ici  M.  de  Lor- 
raine, et  s'en  étoit  allé  avec  lui.  Il  y  avoit  des  gens 
qui  Irouvoient  à  f  edire  qu'il  eut  quitté  la  France  ;  sa 
maison  y  avoit  de  si  grands  établissemens ,  qu'il  n*eut 
pas  su  prendre  un  meilleur  parti.  A  cela  on  disoit  que 
pour  lui  il  n'avoit  aucune  charge  à  la  cour;  que  les 
premières  années  de  la  régence  il  avoit  suivi  Son  Al- 
tesse Royale  aux  campagnes  de  Flandre-,  qu'ensuite  il 
avoit  été  à  Malte  servir  la  religion  5  qu'en  l'âgé  où  il 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIËR.    [l652]      3lX 

étoit,  iJ  lui  étoit  bien  rude  de  suivre  toujours  la  per- 
sonne du  Roi  sans  avoir  quelque  emploi ,  et  qu'il  lui 
eut  été  encore  plus  fâcheux  d'en  demander  un  pour 
servir  contre  Son  Altesse  Royale,  de  qui  il  étoit 
beau-frère.  De  sorte  que,  sur  la  rupture  de  Son  Al- 
tesse Royale  avec  la  cour ,  il  partit  de  Poitiers ,  et  vint 
en  cette  ville  voir  ce  qu'il  pouvoit  faire.  Il  trouva  que 
Son  Altesse  Royale  avoit  donné  le  commandement  de 
son  armée  à  M.  de  Beaufort  -,  ainsi  il  crut  ne  pouvoir 
prendre  un  meilleur  parti  que  celui  de  suivre  son 
souverain  et  Tainé  de  sa  maison,  qui  lui  donna  le 
commandement  de  son  armée. 

Sitôt  que  M.  de  Lorraine  fut  en  cette  ville,  il  vint 
me  voir-,  j'étois  au  lit ,  parce  que  je  me  trouvois  mal  ; 
il  se  mit  à  genoux  devant  mon  lit,  et  me  dit  :  k  Jusques 
«  à  cette  heure  j'ai  raillé  avec  vous ,  et  je  ne  vous  ai 
«  point  parlé  sérieusement  ;  je  sais  ce  que  vous  valez , 
«  je  veux  être  votre  serviteur,  et  avoir  en  vous  toute 
«  la  confiance  possible  :  c'est  pourquoi  je  me  veux 
«  justifier  de  tout  ce  qui  s'est  passé  à  mon  dernier 
«  voyage ,  et  vous  dire  comme  le  tout  est.  »  Il  m'avoua 
qu'il  étoit  venu  ici  en  intention  de  servir  Son  Altesse 
Royale  en  tout  ce  qu'il  pourroit ,  et  qu'il  n'avoit  rien 
promis  aux  Espagnols-,  qu'à  l'égard  de  M.  le  prince, 
il  n'avoit  eu  aucun  dessein  de  secourir  Etampes,  parce 
qu'aussitôt  qu'il  avoit  été  ici  il  s'étoit  laissé  empau- 
merpar  des  amis  du  cardinal  de  Retz  qui  l'en  avoient 
dissuadé  ,  et  qu'il  avoit  aussi  écouté  des  propositions 
de  la  cour  ;  que  tout  cela  ensemble  l'avoit  tellement 
embarrassé ,  qu'il  s'en  étoit  allé  comme  je  l'avois  vu. 
La  conclusion  fut  qu'il  venoit  de  bonne  foi ,  qu'il  agi- 
roit  en  tout  ce  qu'il  pourroit  pour  le  parti  et  poup 


3  12  [iGSaj    MÉMOIRES 

celui  de  M.  le  prince,  parce  qu'il  étoit  de  mes  amis , 
et  que  tous  deux  feroient  leur  possible  pour  porter 
les  affaires  à  un  accommodement  avantageux,  oii  Ton 
pût  me  procurer  un  établissement  tel  que  je  le  mé- 
ritois  ;  que  Madame  ëtoit  sa  sœur  ;  qu'il  me  supplioit 
très-humblement  de  croire  qu'il  me  considëroit  plus 
que  ses  filles ,  et  que  mes  intérêts  alloient  devant  les 
leurs;  qu'il  étoit  fort  fâché  que  Madame  et  moi  ne 
fussions  pas  bien  ensemble  ;  que ,  de  crainte  que  l'on 
pût  croire  qu'il  se  partialisât ,  il  ne  vouloit  point  se 
mêler  de  nous  raccommoder  ;  qu'enfin  il  étoit  mon 
serviteur.  Je  répondis  à  cela  comme  je  le  devois.  Il 
ajouta  qu'il  me  feroit  part  de  tout  ce  qui  se  passerait  ; 
qu'il  me  prioit  de  trouver  bon  qu'il  me  priât  de  parler 
à  M.  le  prince ,  parce  que ,  comme  il  étoit  fort  prompt 
et  lui  aussi ,  il  craignoit  d'avoir  des  démêlés ,  et  que 
j'étois  toute  propre  aies  empêcher. 

Alors  on  eut  des  nouvelles  que  madame  la  prin- 
cesse étoit  hors  de  danger  :  de  sorte  que  cela  fit  cesser 
les  bruits  qui  avoient  couru  de  mon  mariage  avec 
M.  le  prince.  Je  ne  sais  si  cela  lui  en  fit  cesser  la  pensée. 
Madame  la  princesse  resta  dans  un  grand  abattement , 
que  tout  le  monde  disoit  n'être  pas  bon  à  une  femme 
grosse  dé  neuf  mois. 

Monsieur  alla  à  l'armée  rendre  une  visite  à  M.  le 
prince  et  à  M.  de  Lorraine,  qui  alloit  et  venoit.  Pour 
6ler  l'embarras  de  donner  l'ordre ,  Monsieur  le  donna 
pour  huit  jours.  Us  désirèrent  que  j'allasse  à  l'armée  : 
ce  que  je  fis  volontiers  ;  ce  ne  fut  pas  sans  embarras. 
Madame  de  Châtillon  voulut  y  venir  avec  moi,  et  ma- 
dame la  duchesse  de  Montbazon.  Je  m'en  excusai  sur 
ce  que  j'avois  promis  toutes  les  places  de  mon  carrosse. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEMSIER.    [l652]      3l3 

Madame  la  duchesse  de  SuUy  devoit  venir  avec  moi  ; 
madame  de  Ghoisy,  la  comtesse  de  Fiesque ,  madame 
de  Frontenac  y  mademoiselle  de  Beaumont ,  madame 
de  Bonnelle ,  madame  de  Rare ,  gouvernante  de  mes 
sœurs,  parce  que  madame  la  comtesse  de  Fiesque  la 
mère ,  et  madame  de  Brëauté  sa  fille ,  étoient  affli- 
gées de  la  mort  de  M.  le  comte  de  Tilliers,  frère  de 
la  première ,  qui  étoit  arrivée  ce  jour-là  -,  et  M.  de  Lor- 
raine et  moi  :  c'ëtoient  neuf;  le  carrosse  eût  été  bien 
rempli.  Ces  dames  eurent  quelque  envie  de  s'en  fâ- 
cher ;  elles  virent  bien  que  mon  excuse  étoit  fondée 
en  raison  :  j'étois  bien  aise  en  mon  ame  de  lavoir  eue  ; 
les  étrangers  auroient  trouvé  fort  à  redire  que  j'eusse 
mené  ces  dames,  et  auroient  sans  doute  dit  :  «  Quoi! 
«  Mademoiselle  amène  avec  elle  la  maîtresse  de  M.  le 
«  prince  et  celle  de  M.  de  Beaufort!  »  Ces  messieurs 
croyoient  tout  ce  qu'on  leur  disoit -sans  examen.  Ma- 
dame de  Sully  se  trouva  mal  la  nuit  ;  elle  envoya  s'ex- 
cuser ;  madame  de  Choisy  en  fit  autant  :  de  sorte  que 
nous  n'étions  que  sept  dans  mon   carrosse.   J'allai 
prendre  M.  de  Lorraine  à  l'hôtel  de  Chavigny,  où  je 
lui  avois  donné  rendez-vous;  il  me  fit  attendre  quel- 
que temps ,  et  s  excusa  sur  ce  qu'il  vouloit  entendre 
la  messe.  Je  portois  le  deuil  de  mon  frère ,  j'étois  ha- 
billée de  noir,  et  je  nouai  à  ma  manche  un  cordon 
bleu,  et  toutes  les  dames  qui  étoientavec  moi  aussi, 
et  au  milieu  du  bleu ,  qui  étoit  fort  touffu ,  on  y  mit 
un  petit  ruban  jaune  ,  à  cause  que  c' étoit  la  couleur 
des  Lorrains.  Je  leur  dis  :  «  Il  ne  faut  point  faire  de 
«  façon  d'y  mettre  un  ruban  de  couleur  de  feu  parmi  : 
«  on  l'expliquera  comme  on  le  voudra.  »  Nous  par- 
tîmes de  l'hôtel  de  Chavigny  à  onze  heures  et  demie  ; 


3l4  [l655l]    MÉMOIRES 

nous  trouvâmes  au  pont  de  Cliarenton  M.  le  prince 
avec  les  trois  compagnies  de  M.  de  Lorraine ,  qui  ve- 
noient  pour  nous  escorter.  M.  le  prince  n'avoit  pas 
voulu  amener  de  nos  troupes ,  et  ces  trois  compagnies 
étoient  de  cent  hommes  chacune,  montées  Tune  sur 
des  chevaux  bais ,  l'autre  sur  des  noirs  ,  et  la  troi- 
sième sur  des  blancs  :  de  sorte  qu'on  les  appeloit  les 
compagnies  baie ,  noire  et  blanche  ;  tous  les  cavaliers 
avoient  des  cuirasses  :  cela  étoit  beau  à  voir.  M.  de 
Beaufort  et  beaucoup  d'officiers  accompagnèrent  M.  le 
prince  -,  il  se  mit  dans  mon  carrosse  ;  il  ëtoitfort  ajusté, 
contre  son  ordinaire  :  c'est  Thomme  du  monde  le  plus 
malpropre  ;  il  avoit  la  barbe  faite  et  les  cheveux  pou- 
drés, un  collet  de  buffle  avec  une  écharpe  bleue ,  un 
mouchoir  blanc  à  son  cou.  Sa  propreté  étonna  la 
compagnie  :  et  il  en  fit  des  excuses  comme  d'un  grand 
crime ,  sur  ce  qu'on  lui  avoit  dit  que  ces  nouvelles 
troupes  étrangères  qui  étoient  arrivées  disoient  qu'il 
ne  se  distinguoit  pas  des  autres ,  et  qu'il  étoit  fait 
comme  un  simple  cavalier.  M.  de  Lorraine  et  lui  con- 
vinrent d'envoyer  dire  aux  ennemis  qu'il  falloit  faire 
trêve  pendant  que  je  serois  à  l'armée ,  parce  qu'il  se- 
roit  ridicule  que  l'on  tirât  en  un  lieu  où  je  serois.  Je 
ne  le  voulois  point  -,  ils  dirent  que  Ton  me  devoit  ce 
respect  ;  je  me  rendis  à  cette  raison  :  j'aime  fort  qu'on 
me  respecte.  Nous  arrivâmes  à  Gros-Bois ,  où  nous 
dînâmes  ;  M.  le  prince  y  fit  grande  chère,  quoique 
M.  de  Lorraine  ne  lui  eût  mandé  que  le  matin  que 
j'irois  à  l'armée.  Les  dames  qui  étoient  venues  avec 
moi  y  dînèrent  aussi ,  avec  M.  le  prince,  M.  de  Lor- 
raine, M.  de  Beaufort  et  le  cheValier  de  Guise ,  qui 
étoient  venus  au  devant  de  moi  à  Charenton.  Ils  burent 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONJPENSIER.    [lÔSs]      3l5 

à  ma  santé  à  genoux,  firent  sonner  les  trompettes, 
et  toutes  les  simagrées  que  Ton  est  accoutumé  de  faire 
à  l'armée  en  pareille  occasion  :  même  je  crois  qu'ils 
firent  tirer  quelques  petites  pièces  de  canon  qui  étoient 
dans  le  château.  M.  le  prince  reçut  la  réponse  des  ma- 
réchaux de  Turenne  et  de  La  Ferté ,  qui  lui  firent 
mille  civilités  pour  moi ,  et  lui  mandèrent  que  je  pou- 
vois  commander:  que  j'étois  maîtresse  dans  leur  ar- 
mée comme  dans  la  nôtre. 

Pendant  le  dîner,  M.  de  Lorraine  dit  à  M.  le  prince  : 
«  Il  y  a  long-temps  que  nous  n'avons  dîné  en  si  bonne 
«  compagnie.  »  11  lui  répondit  qu'il  seroit  assez  dif- 
ficile d'en  trouver  de  meilleure.  Je  pris  la  parole,  et 
leur  dis  :  «  Il  n'a  pas  tenu  à  moi  qu'elle  ne  fût  encore 
«  meilleure  j  je  voulois  amener  mesdames  de  Mont- 
«  bazon  et  de  Châtillon^  je  n'ai  pu,  parce  que  je 
«  croyois  que  mesdames  de  Sully  et  de  Choisy  vien- 
«  droient  :  elles  se  sont  envoyé  excuser,  comme  je 
«  montois  en  carrosse.  »  M.  le  prince  fit  là-dessus  une 
terrible  mine,  et  il  me  sembla  qu'il  avoit  pris  cela 
plutôt  pour  une  picoterie  que  pour  une  civilité  5  pour 
M.  de  Beaufort,  il  prit  cela  en  bonne  part.  M.  de  Clin- 
champ  ,  qui  nous  voyoit  dîner ,  me  dit  au  sortir  de 
table  :  «  Je  suis  ravi  que  vous  ne  les  ayez  pas  ame- 
«  nées  :  nos  Allemands  sont  des  gens  qui  n'entendent 
ce  pas  le  français ,  et  ils  auroient  pris  ces  dames  pour 
«  d'autres  qu'elles  ne  sont.  » 

Aussitôt  après  le  dîner  je  montai  à  cheval,  et  je 
m'en  allai  voir  l'armée.  Je  trouvai  celle  de  M.  de  Clin- 
champ  fort  grosse  :  les  Espagnols  avoient  envoyé  de 
nouvelles  troupes  5  le  duc  Ulric  de  Wirteraberg  les 
avoit  amenées ,  et  il  étoit  malade  à  Paris  dans  l'hôtel 


3l6  [itiS^]    MÉMOIRES 

de  Coudé,  où  M.  le  prince  Tavoit  logé.  Il  avoit  deux 
sergens  de  bataille  ,  savoir  :  le  comte  d'Hennin ,  fds 
aîné  du  duc  de  Bournonville ,  et  le  frère  du  comte  de 
Saint- Amour.  Je  les  avois  vus  à  Paris,  où  ils  m'étoient 
venus  faire  la  révérence  :  ils  me  suivirent  toujours. 
Je  parlois  aux  officiers  que  j'avois  vas  à  Etampes  ;  ils 
étoient  très-étonnés  que  je  les  connusse ,  et  que  j'eusse 
retenu  leurs  noms.  Je  pense  que  les  princesses  de  la 
maison  d'Autriche  parlent  peu  en  pareille  occasion  ; 
ils  admiroient  ma  civilité ,  et  je  leur  donnois  lieu  de 
dire  mille  biens  de  moi.  Je  ne  vis  point  l'infanterie 
française.    M.  le  prince  me  dit  ;  <c  Vous  connoissez 
tt  tous  nos  régimens-,  bien  qu'il  y  en  ait  une  treri- 
c<  taine ,  encore  est-il  bon  d'en  laisser  quelqu'un  pour 
«  garder  le  quartier  pendant  que  tout  est  dehors  : 
«  c'est  pourquoi  je  n'ai,  point  laissé  sortir  l'infanterie^ 
«  pour  la  cavalerie ,  elle  étoit  dehors  avec  l'escorte 
a  de  l'armée.  »  Je  vis  les  escadrons  où  étoient  mes 
gendarmes  ^  ils  escadronnoient  avec  ceux  dé  Son  Al- 
tesse Royale  et  de  Valois  :  cela  n'est  pas  trop  hono- 
rable à  dire ,  que  trois  compagnies  ne  fissent  qu'un 
escadron  -,  la  vérité  me  force  à  le  dire. 

Après  que  les  officiers  m'eurent  saluée ,  ils  me  vin- 
rent dire  le  déplaisir  qu'ils  avoient  eu  de  ne  point 
venir  au  devant  de  moi  ;  que  M.  le  prince  leur  avoit 
défendu,  pour  laisser  l'honneur  de  m'escorter  aux 
troupes  lorraines.  Je  passai  plus  avant,  et  même  notre 
garde  avancée  ^  j'allai  jusques  à  celle  des  ennemis.  Il 
vint  trois  ou  quatre  cavaliers  à  nions  ;  je  crus  que  c'é- 
toit  M.  deTurennç  :  ce  n'étoitqueMesolieu ,  premier 
capitaine  dp  son  régiment  de  cavalerie,  qui  embrassa 
bien  les  jambes  de  M.  le  prince ,  avec  les  larmes  aux 


DE  MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [l652]      817 

yeux.  Je  conçus  de  cette  action  une  bonne  opinion 
de  lui ,  qui  s'est  confirmée  depuis  que  je  lai  connu  : 
c'est  un  fort  honnête  homme.  Le  comte  de  Quinçay 
le  fils  y  étoit.aussi.  Je  leur  parlai  quelque  temps  ; 
^rès  je  poussai  mon  cheval ,  parce  que  j'avois  grande 
envie  d'aller  jusque  dans  le  camp  des  ennemis.  M.  le 
prince  courut  au  devant,  sauta  à  la  bride  de  mon 
cheval ,  le  fit  tourner  pour  aller  au  quartier  des  Lor- 
rains ,  et  me  dit  que  je  mettrois  M.  de  Turenne  au 
désespoir  si  je  l'allois  voir  :  ce  que  je  ne  pouvois 
croire  ;  je  ne  jugeois  pas  que  l'on  pût  s'embarrasser 
de  si  peu.  J'ai  trouvé  que  M.  le  prince  avoit  eu  raison 
de  me  parler  de  lui  de  cette  sorte.  Comme  je  m'étois 
avancée ,  il  fallut  faire  assez  de  chemin  pour  gagner 
le  quartier  des  Lorrains  :  de  sorte  qu'il  étoit;  clair  de 
lune  avant  que  j'eusse  joint  toutes  les  troupes  5  je  les 
trouvai  fort  belles  et  en  fort  bon  état  :  je  les  avois 
déjà  vues  à  ViUeneuve-Saint-Georges ,  et  elles  n'é- 
toient  pas  rangées  si  avantageusement.  Selon  ce  que 
j'en  ai  entendu  dire^  elles  étoientplus  belles  à  voir  qu'à 
combattre;  jusques  alors  elles  n'avoient  pas  fait  gran- 
des merveilles.  M.  le  prince  me  vintdire  :  «  L'ordre  que 
«  Monsieur  a  donné  est  fini  aujourd'hui  :  donnez-le- 
«  nous  ;  et  pour  ne  le  point  donner  à  l'un  ou  à  l'autre  le 
«  premier,  quand  vous  parlerez  à  M.  de  Lorraine,  j'a- 
tt  vancerai  auprès  de  vous ,  et  vous  nous  le  donnerez  à 
<(  tous  deux  en  même  temps.  »  Ainsi  comme  nous  étions 
M.  de  Lorraine  et  moi  ensemble ,  M.  le  prince  fit  ce 
qu'il  m'avoit  dit,  me  demanda  l'ordre.  Je  fis  quelque 
façon  de  le  donner  5  ils  m'en  prièrent  tous  les  deux  ; 
je  leur  dis  :  Saint  Louis  et  Paris,  M.  le  prince  dit: 
«  Vous  me  le  donnâtes  tout  pareil  le  jour  que  vous  ar- 


3l8  [1652]   MÉMOIRES 

«  rivâtes  d'Orléans ,  que  j'envoyai  un  parti  à  la  campa- 
«  gne.  ))  Ces  messieurs  me  le  demandèrent  pour  le  len^ 
demain  *,je  leur  donnai  SctinteAnneet  Orléans.  M.  le 
prince  dit  :  «  J'aurois  devine  entre  tous  les  saints  et 
(c  saintes  du  paradis  celle  que  vous  nous  avez  donnée  , 
«  et  entre  toutes  les  villes  de  France ,  Orléans  5  et  si 
a  je  fais  jamais  la  guerre  contre  vous ,  et  qu'il  n'y  ait 
«  que  deux  jours  à  donner  l'ordre,  je  passerai  par- 
ce tout  à  coup  sûr.  » 

Après  avoir  tout  vu ,  je  m'en  revins  à  Paris ,  escortée 
par  les  troupes  lorraines.  Je  ne  voulus  pas  que  M.  le 
prince  vînt  à  Charenton;  je  le  laissai  à  l'armée,  et 
M.  de  Lorraine  revint  avec  moi  :  il  venoit  souvent 
souper  avec  moi ,  et  après  souper  nous  jouions  à  de 
petits  jeux.  11  y  avoit  ordinairement  madame  la  du- 
chesse d'Epernon.  Madame  de  Choisy ,  qui  n'y  étoit 
point  venue  souper  depuis  le  démêlé  dont  j'ai  parlé , 
fut  bien  aise  d'être  agréable  à  M.  de  Lorraine,  et  de 
tâcher  par  là  à  se  remettre  dans  le  particulier  avec 
moi  :  mesdames  de  Fiesque  et  de  Frontenac ,  et  ma- 
demoiselle de  Mortemart,  en  étoient aussi.  M.  deLor- 
raine  nous  faisoit  des  histoires  admirables  :  c'est  un 
fort  plaisant  homme.  Entre  autres  histoires ,  il  nous 
en  fit  une  de  M.  de  Brégy ,  qui  avoit  été  envoyé  de 
la  cour  vers  lui  avant  qu'il  vînt  la  première  fois  ;  il 
disoit  qu'il  avoit  dressé  des  articles  d'accommodement 
sur  la  restitution  de  ses  Etats ,  de  la  forme  et  de  la 
manière  que  cela  se  feroit  :  à  chaque  article  M.  de 
Lorraine  disoit  :  «Qui  me  sera  caution  de  l'exécution?  » 
M.  de  Brégy  disoit  :  a  Ce  sera  moi  ;  »  et  M.  de  Lorraine 
ajoutoit  :  «  Apostillezdonc  les  articles  -,  »  ensorte  quede 
Brégy  mettoit  :  Et  le  comtede  Brégjr  répond  de  Vexé- 


DE   MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [iGSa]      3ig 

cation.  Ainsi  il  le  lui  fit  mettre  à  tous  les  articles ,.  sans 
que  M.  de  Brëgy  s'aperçût  qu  il  se  moquoit  de  lui. 
11  nous  fit  ce  conte  assez  plaisamment.  Comme  M.  de 
Brégy  prit  congé  de  lui ,  il  lui  dit  :  a  Ne  revenez  plus 
«  que  les  affaires  ne  soient  faites  ;  et  même  quand  vous 
<c  serez  une  fois  parti  d'ici ,  ne  tournez  point  la  tête  du 
«  côte  de  deçà  :  »  et  il  ordonna  à  deux  officiers  de  ses 
troupes  de  l'accompagner,  et  leur  dit  :  «  Si  M.  le  comte 
tt  tourne  la  tête ,  donnez-lui  un  coup  de  pistolet  :  il 
«  m'a  promis  de  ne  point  regarder  derrière  lui.  » 

M.  le  prince  vint  un  matin  dîner  à  Paris  ^  il  me  vint 
voir  l'après-dînée  :  je  me  faisois  peindre,  il  y  avoit 
beaucoup  de  monde  chez  moi.  Il  m'envoya  prier  de 
lui  aller  parler  à  la  porte.  Comme  nous  étions  en- 
semble ,  le  roi  d'Angleterre  entra  chez  moi  :  la  Reine 
sa  mère  s'étoit  raccommodée  pour  lors  avec  Monsieur, 
et  j'ose  bien  dire  que  j'avois  contribué  à  cet  accom- 
modement, parce  que  j'avois  eu  l'honneur  de  la  voir 
devant  Monsieur.  Elle  avoit  fait  un  voyage  à  Saint- 
Germain  avec  le  Roi  son  fils  ;  je  les  avois  accompagnés 
jusques  à  la  porte  de  la  ville.  M.  le  prince  fit  des  ex- 
cuses au  roi  d'Angleterre  de  se  montrer  si  malpropre, 
et  dit  qu'il  venoit  de  l'armée  et  s'y  en  retournoit  :  le 
roi  d'Angleterre  lui  dit  qu'il  se  pouvoit  bien  .montrer 
devant  lui ,  puisqu'il  se  montroit  bien  devant  moi.  Je 
suppliai  le  roi  d'Angleterre  de  me  permettre  de  dire 
un  mot  à  M.  le  prince ,  à  qui  j'avois  affaire  :  de  sorte 
qu'il  s'en  alla  avec  toute  la  compagnie  qui  étoit  dans 
ma  chambre.  M.  lé  prince  me  dit  :  «  M.  l'abbé  Fouquet 
«  a  été  ici ,  Monsieur  l'a  vu  chez  M.  de  Chavigny ,  et 
«  ensuite  il  a  écrit  une  lettre  que  je  vous  enverrai  ^  je 
«  n'ai  pas  le  loisir  de  vous  en  dire  davantage.  »  Ce  jour- 


3ao  [1652]  MÉMOIRES 

là  madame  de  Choisy  me  donnoit  une  comëdie  et  une 
collation,  où  je  priai  le  roi  d'Angleterre  de  venir.  Je 
m'en  allai  au  Luxembourg ,  où  je  trouvai  encore  M.  le 
prince,  quoiqu'il  fût  fort  tard  :  ce  qui  me  surprit, 
parce  qu'il  m'a  voit  dit  qu'il  devoit  s'en  aller.  Je  lui 
demandai  ce  qui  l'avoit  retenu ,  et  s'il  ne  viendroitpas 
chez  madame  de  Choisy,  il  me  dit  que  non,  qu'il 
avoit  un  grand  mal  de  tête ,  qu'il  se  mouroit ,  et  que 
cela  l'empêchoit  de  retourner  à  l'armée.  J'eus  la  cu- 
riosité d'envoyer  voir  s'il  étoit  au  logis,  et  je  trouvai 
qu'après  être  sorti  du  Luxembourg  et  arrivé  chez  lui , 
il  s'étoit  mis  au  lit.  La  fête  chez  madame  de  Choisy 
étoit  fort  jolie ,  et  tout  ce  qu'il  y  avoit  d'hommes  à 
Paris  y  vint 5  pour  des  femmes,  il  n'y  eut  que  celles 
que  j'ai  nommées ,  et  qui  étoient  d'ordinaire  chez  moi 
les  soirs. 

Monsieur  avoit  vu  M.  l'abbé  Fouquet  au  Luxem- 
bourg une  fois ,  à  ce  que  l'on  disoit ,  et  M.  le  prince 
prétendoit  que  c'étoit  sans  sa  participation  ;  et  Mon- 
sieur ,  de  son  côté ,  disoit  que  M.  le  prince  en  avoit 
fait  de  même.  M.  le  prince  m'envoya  par  Jarzé  la  lettre 
de  l'abbé  Fouquet ,  comme  il  me  l'avoit  promis ,  et 
m'écrivit  un  billet  pour  me  prier  de  la  faire  copier, 
parce  qu'elle  étoit  de  sa  main.  Je  ne  sais  si  Monsieur 
avoit  voulu  avoir  l'original  :  quoi  qu'il  en  soit,  je  la 
copiai  moi-même.  Elle  fut  prise  par  des  .cavaliers  du 
régiment  de  Holac ,  qui  étoient  allés  en  parti  :  ils  ap- 
portèrent cette  lettre  à  M.  Ide  qui  la  donna  à  M.  le 
prince ,  qui  la  fit  voir  à  Son  Altesse  Royale ,  lequel 
en  fut  un  peu  étonné  5  et  c'est  par  là  que  l'on  apprit 
toutes  les  circonstances  qui  avoient  été  cachées  jus- 
qu'alors. En  voici  le  contenu  : 


DE   MADEMOISEIXB  DE  MONTPENSIRtl.    [l652]      321 

«  Ce  matin  N****  avoit  promis  de  venir  5  il  a  ap- 
pris que  M.  de  Turenne  avoit  envoyé  deux  mille  che- 
vaux au  fourrage:  il  est  allé  après.  J'ai  été  au  Palais- 
Royal  ,  où  il  est  venu  un  grand  nombre  de  boui^eois , 
qui  pour  signal  avoient  mis  du  papier. à  leurs  cha- 
peaux^ lorsqu'ils  m'ont  vu ,  ils  «ont  venus  à  moi  avec 
la  dernière  Joie ,  et  m'ont  demandé  ce  qu'ils  avoient 
à  faire ,  et  quels  ordres  il  y  avoit  pour  eux.  Ils  vou- 
loient  aller  au  palais  d'Orléans,  et  exciter  des  séditions 
par  les  rues.  Je  n'ai  pas  cru  que  l'aifaire  se  dût  em«< 
barquer^  j'ai  cru  qu'il  étoit  nécessaire  que  j'envoyasse 
demander  en  diligence  les  hommes  de  commande- 
ment que  l'on  vouloit  mettre  à  leur  tête*  11  n'y  fallut 
pas  perdre  un  moment  de  temps.  Le  maréchal  d'E- 
lampes  passa  :  ils  l'obligèrent  à  prendre,  du  papier, 
dont  il  a  été  assez  embarrassé  ;  et  sur  ce  que  je  lui  ai 
dit  qu'il  en  verroit  bien  d'autres ,  il  m'a  répondu  qu'il 
ne  falloît  point  faire  de  rodomontade ,  qu'il  falloit 
faire  la  paix.  J'ai  été  une  heure  avec  lui  ;  j'ai  trouvé 
seulement  qu'il  a  un  peu  insisté  sur  les  troupes,  et  di- 
soit  qu'il  ne  vouloit  que  sortir  honorablement  de  ceUe 
affaire.  Je  lui  ai  dit  que  quand  même  on  les  accordc- 
roit,  elles  seroient  cassées  au  premier  jour.  11  m'a  dit 
que  si  l'on  en  réformoit  d'autres,  il  consëntoit  que 
celles-là  le  fussent  aussi.  11  m'a  dit  de  plus  qu'il  n'é- 
toit  point  d'avis  que  l'on  mît,  par  un  article  séparé, 
que  M.  de  Beaufort  sorliroit  de  Paris ,  et  qu'il  lui  feroit 
faire  ce  qu'il  trouveroit  juste,  aussi  bien  que  la  récom- 
pense que  l'on  propose  de  donner  au  fils  de  M.  Bf'ous- 
sel  pour  son  gouvernement.  Il  m'a  dit  que  pour  le 
parlement ,  il  seroit  bien  aise  que  la  réunioii  se  fit  de 
manière  qu'elle  ne  blessât  point  l'autorité  du  Rot  ; 
T.  4i«  ^I 


32%  [lÔSa]   MÉMOIRES 

qu'il  seroit  bien  aise  que  le  parlement  ne  fût  pas  mal 
satisfait  de  lui  ;  çt ,  par  dessus  tout ,  M.  de  Ghavigny 
m'a  assure  que  quand  M.  le  prince  ne  s'accommode'^ 
roit  pas,  Monsieur  s'accommoderoit.  J  ai  vu  qu'il  vou* 
loit  être  médiateur  entre  la  cour  et  M.  le  prince  :  il 
youloit  entrer  dans  le  détail  des  articles.  Nous  aurons 
contentement  de  celui  de  La  Rochelle  et  de  la  cour 
des  aides ,  pourvu  qu'il  ne  vienne  point  de  faux  jours 
à  travers  qui  détournent  M.  le  duc  d'Orléans.  Tous  les 
amis  de  M.  le  prince  approuvent  les  propositions  de 
la  manière  que  la  cour  souhaite  qu'elles  se  passent  ^ 
j'espère  une  trêve  dès  demain.  11  y  a  une  circonstance 
que  M.  de  Ghavigny  me  propose  :  c'est  que  M.  le  duc 
d'Orléans  auroit  peine  à  consentir  que  M.  le  cardinal 
fût  nommé  dans  l'amnistie  ;  qu'il  croyoit  qu'il  étoit 
bon  que  l'on  cassât  tous  les  arrêts  qui  ont  été  donnés, 
et  que  M.  le  cardinal  fut  justifié  par  une  déclaration 
particulière  :  et  la  raison  de  cela  est  qu'il  falloit  que 
Monsieur  reçût  l'amnistie,  et  qu'il  aimoit  mieux  sol- 
liciter secrètement  la  justification ,  et  que  la  réunion 
étoit  le  premier  article.  Si  cela  étoit  stipulé ,  il  n'y 
auroit  rien  de  fait  :  ainsi ,  que  M.  le  cardinal  auroit  sa 
sûreté  tout  entière.  M.  de  Ghavigny  et  M.  de  Rohan 
sont  allés  au  camp  pour  amener  ici  demain  M.  le 
prince.  Autant  que  je  le  puis  conjecturer ,  les  affaires 
iront  bien  ^  peut-être  demandera-t-on  quelque  argent 
pour  le  rétablissement  de  Taillebourg.  Pour  Jarzé, 
je  n'ai  point  d'ordre  de  rien  accorder  :  je  me  tiendrai 
fei;me  là-dessus.  M.  de  Broussel  s'est  démis  de  la  pré- 
vôté des  marchands ,  dont  il  s'est  repenti  deux  heures 
après ,  et  sur  ce  repentir ,  M.  le  duc  d'Orléans  de- 
manda à  Ghavigny  ce  qu'il  avoit  à  faire  ;  il  lui  répondit  :' 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPSNSIER.    [lôSs]      3^3 

<(  Il  ^*en  est  demis  sans  vous  en  parler  :  parlez-lui-eu 
«  sans  le  rétablir.  »  Si  les  affaires  s'échauffent  un  peu, 
c'est  un  homme  que  je  vois  bien  que  l'on  pourra  ac- 
cabler. Le  cardinal  de  Retz  fut  hier  deux  heures  avec 
M.  de  Lorraine ,  et  lui  fit  espérer  de  grands  avan- 
tages s'il  se  vouloit  lier  avec  lui ,  et  dit ,  en  même 
temps  qu'il  a  fait  dire  aux  têtes  de  papier  (c'est  ainsi 
que  Ton  nomme  la  nouvelle  union),  qu'il  gouvernoit 
tout  à  la  cour ,  et  qu'ils  ne  réussiront  jamais  s'ils  ne 
le  demandoient  pour  leur  chef ,  dont  la  plupart  me 
sont  venus  demander  avis.  Je  leur  ai  dit  qu'il  étoit 
bon  d'avoir  des  gens  de  guerre  à  leur  tête  ;  qu'il  fal- 
loit  faire  beaucoup  de  civilités  au  cardinal  d.e  Retz, 
et  même,  s'il  a  des  amis,  lui  demander  secours  ;  que , 
pour  suivre  ses  ordres ,  je  ne  croyois  pas  cela  néces- 
saire ;  qu'il  étoit  bon  que  je  me  raccommodasse  avec 
lui  en  apparence,  si  je  croyois  qu'il  voulût  servir. 
Demain  à  dix  heures  du  matin  j'aurai  la  dernière  réso- 
lution de  toutes  les  affaires.  M.  le  prince ,  si  la  paix 
ne  se  conclut  point,  ne  croit  plus  de  sûreté  pour  lui 
dans  Paris  -,  il  est  nécessaire  que  l'on  vous  envoie  des 
placards  imprimés.  » 

Je  me  souviens  que  la  veille  que  cette  sédition  du 
papier  (0  arriva ,  M.  de  Lorraine  étoit  à  mon  logis,,  et 

(i)  Cette  sédition  du  papier:  Ce  mouvement,  qui  u^eut  pas  de 
succès,  fut  excité  par  Prëvot,  chanoine  de  Notre-Dame,  conseiller  au 
parlement  de  Paris ,  ïële'  royaliste.  Comme  les  frondcnrs  avoicnt  pris 
qoelqae  temps  auparavant,  pour  signe  déraillement,  un  bouquet  de 
paille ,  il  ût  prendre  aux  royalistes  un  morceau  de  papier  attaché  au 
chapeau.  Ce  parti  se  réunit  dans  lé  jardin  du  Palais-Koyal  le  a5  sep- 
tembre, et  Prévôt  le  harangua;  mais  le  maréchal  d'Etampes ,  gouver- 
neur de  Paris ,  survint ,  et  dissipa  facilement  le  rassemblement. 

IX, 


iOLf[  [l65îl]  MÉHfOIRES  ' 

nous  dit  que  la  comtesse  de  Fiesque  étoit  au  lit,  et 
qu  il  alloit  force  dames  jouer  chez  elle.  M.  de  Lor- 
raine me  proposa  d'y  aller  ;  nous  y  allâmes.  J'y  de- 
meurai tout  le  soir-,  j'envoyai  quérir  mon  souper  et 
les  comédiens.  Au  milieu  de  la  comëdie  on  vint  dire 
à  M.  de  Lorraine  que  Son  Altesse  Royale  le  demaii- 
doit;  il  eut  de  la  peine  à  y  aller.  On  revint  une  se- 
conde fois  le  demander  :  ce  qui  l'obligea  de  quitter 
la  comédie ,  qu  on  n'acheva  point.  Nous  attendîmes 
son  retour.  11  nous  dit  :  «  ^è  n'est  rien ,  c'est  votre 
a  père  à  qui  on  donne  des  terreurs  paniques.  M.  de 
«  Chavigny  est  venu  sans  manchettes  ni  collet ,  effrayé 
«  au  dernier  point,  pour  lui  donner  avis  que  demain  il 
K  se  passera  quelque  affaire  considérable  et  fort  terri- 
«  blé ,  et  que  l'on  a  beaucoup  à  craindre.  Pour  moi,  je 
«  m'en  mets  l'esprit  en  repos  -,  et  s'il  arrive  quelque 
a  accident ,  je  périrai  en  bonne  compagnie.  »  Le  len- 
demain ,  à  mon  réveil,  j'appris  que  l'assemblée  dont  la 
lettre  parle  s'étoit  faite  au  Palais-Royal ,  et  que  l'on 
prenoit  du  papier.  J'allai  au  palais  d'Orléans,  et  je  dis  à 
Son  Altesse  Royale  :  «  Voici  une  occasion  de  ma  force  : 
((  je  voussupplie  de  me  permettre  d'aller  au  Palais-Royal 
tt  avec  ce  qu'il  y  a  de  gens  ici  ^  je  prendrai  les  princi- 
«  pàux  chefs,  et  si  l'on  rtie  croit  on  en  pendra  quel- 
le ques-uns-,  et  s'il  y  a  des  officiers  des  troupes,  on  les 
<(  mettra  à  la  Bastille.  »  Son  Altesse  Royale  ne  voulut 
point  me  permettre  d'y  aller.  En  même  temps  Gramont, 
qui  est  à  Son  Altesse  Royale ,  reçut  une  lettre  d'un  de 
ses  neveux ,  qui  est  capitaine  dans  le  régiment  de  Pié- 
mont ,  lequel  lui  mandoit  :  a  Nous  sommes  comman- 
«  dés  cent  officiers  sous  M.  de  Pradelles,  avec  ordre  de 
a  faire  main  basse  sans  exception;  je  souhaite  que  vous 


DE   MAOKMOISfiUiB   OK  MONTPlbiSISlËR.    [iGSa]      ^%S 

«  é?itieiK  cette  occa^on,  ou  que  ce  dessein  manque, 
a  Je  Vous  en  avertis  afin  que  vous  vous  en  défendiez*» 
PradeUes  vint  avec  madame  de  FouqueroUes  sans 
passe-port  pour  lui  *,  cette  dame  en  avoit  un  de  Son 
Altesse  Royale  que  madame  de  Saujon  lui  avoit  fait 
donner  :  elle  favorisoit  volontiers  les  gens  malinten- 
tionnés pour  le  partie  Monsieur  se  mit  fort  en  colère 
contre  madame  de  FouqueroUes ,  et  lui  dit  qu'elle  ré- 
pondroit  de  Pradelles.  On  le  fit  chercher  pour  Farré* 
ter,  et  on  ne  le  trouva  pas.  Cette  affaire  alla  à  rien ,  et 
les  eunemis  purent  connoitre  le  peu  de  crédit  qu'ils 
avoient  dans  Paris  ^  leurs  placards  firent  horreur  ^  ils 
disoient  que  le  Roi  autorisoit  ce  nouveau  parti  pour 
la  destruction  du  notre ,  et  qu'il  donaeroit  grâce  à 
tous  ceux  qui  enseroient,  et  qui  tnerpientqui  que  ce 
fût  sans  exception  de  personne.  M.  le  prince  étoit 
dans  son  lit^  malade  d'une  douleur  de  tête  fort  grande  : 
force  gens  crurent  qu'il  avoit  une  autre  maladie.  Cela 
étoit  faux ,  et  on  lui  faisoit  tort ,  aussi  bien  qu'à  la 
dame  que  l'on  disoit  la  lui  avoir  donnée. 

L'on  établit  un  parlement  à  Pontoise ,  pour  ne  plus 
reconnoître  celui  de  Paris ,  à  qui  on  avoit  donné  ordre 
d'aller  à  Montargis:  à  quoi  il  n'a  voit  pas  obéi.  Depuis 
oe  temps4à  celui  de  Pontoise  se  nOmmoit  le  parlement 
de  Paris,  transféré  en  ce  lieu  par  les  ordres  du  Roi.  il 
étoitjustement  composé  de  cequ'il  falloit  de  juges  pour 
faire  un  arrêt.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  en  eût  plus  de 
douze  (  et  pour  marquer  leur  petit  nombre,  Benserad^^» 
homme  d'esprit,  et  qui  s'est  signalé  dans  ces  temps  par 
ses  beaux  vers ,  dit  un  jour  à  la  Reine ,  qui  demandoit 
d'où  il  venoit  :  «  Je  viens  de  la  prairie ,  madame ,  où 
«  tout  le  parlement  étoit  dans  un  carrosse  coupé.  ^ 


326  [iGSs]  MÉMOIRES 

M.  de  Lorraine  recevoit  souvent  des  lettres  de 
la  cour  ;  Bartet  le  vint  trouver  de  la  part  de  M.  le  car- 
dinal :  il  me  montroit  toutes  se3  lettres ,  et  souvent  y 
faisoit  réponse  dans  mon  cabinet.  Il  vouloit  même  me 
faire  voir  celles  que  la  cour  lui  envoyoit  5  je  n'osai  les 
voir,  j'avois  peur  que  cela  ne  fâchât  Monsieur.  Ma- 
dame de  Châtillon  mouroit  d'envie  de  donner  dans  la 
vue  à  M.  de  Lorraine  ;  elle  vint  un  soir  chez  moi , 
parëe ,  ajustée ,  la  gorge  découverte ,  et  disoit  :  «  Au 
c(  moins  je  ne  suis  pas  bossue.  Ma  robe  est-elle  bien 
«  faite?  Je  ne  vous  le  demande  pas,  monsieur,  les 
((  hommes  ne  se  connoissent  piàs  à  cela  *,  pour  aux 
«  pierreries ,  vous  vous  y  connoissez  :  je  vous  prie  de 
«  me  dire  comme  vous  trouvez  mes  perles.  »  Il  ne 
prit  quasi  pas  la  peine  de  lui  répondre  ^  il  me  disoit  : 
c<  Ne  la  retenez  pas  à  souper ,  je  vous  en  prie  ;  je  vou- 
«  drois  qu'elle  s'en  fût  déjà  allée.  »  A  là  fin  elle  s'en 
alla.  Dès  qu'elle  fut  partie ,  M.  de  Lorraine  nous  dit  : 
«  Voilà  la  plus  sotte  femme  du  monde ,  elJe  me  dé- 
«  plaît  au  dernier  point.  »  II  me  conta  qu'il  *  avoit 
été  la  voir  il  n'y  avoit  qu'un  jour  ou  deux ,  et  qu'elle 
avoit  fait  trouver  chez  elle  un  marchand  avec  quan- 
tité de  pierreries ,  dans  l'intention ,  à  ce  qu'il  croyoit, 
qu'il  lui  feroit  quelque  présent.  11  l'attrapa  bien  ;  il 
dit  au  marchand  qu'il  n'avôit  point  d'argent.  Elle  lui 
disoit  :  «  On  vous  fera  crédit ,  si  vous  avez  envie  de 
«  quelques  pierreries.  »  Il  nous  fit  cette  histoire  le 
plus  agréablement  du  monde  et  le  plus  ridiculetiient 
pour  elle. 

Un  soir  que  M.  de  Lorraine  étoit  chez  moi ,  un 
des  amis  du  maréchal  d'Hocquincourt  me  vint  trou- 
ver pour  me  dire  qu'il  étoit  plus  que  jamais  dans  le 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [lÔSs]      3^7 

dessein  de  traiter  avec  nous.  Je  lui  dis  :  «  Je  ne  com- 
«  prends  pas  pourquoi  :  c'est  un  homme  établi  qui 
(c  n'a  que  faire  de  nous,  et  je  n'ai  jamais  été  si  surprise 
«  lorsque  Monsieur  m'a  commande  de  lui  écrire  que , 
«  pour  toute  réponse ,  il  me  mandât  qu'il  avoit  bu 
«  à  ma  santé '^  je  ne  trouvai  pas  qu'il  put  répondre 
«  plus  à  propos  que  de  ne  répondre  rien.  »  Ce  gentil- 
homme ,  nommé  le  marquis  de  Vignacourt ,  me  dit 
qu'iJ  étoit  las  d'être  inutile ,  et  qu'à  quelque  prix  que 
ce  fût  il  vouloit  traiter  avec  moi  sans  traiter  avec 
M.  le  prince.  J'en  parlai  à  M.  de  Lorraine;  il  me  dit  : 
«  Voici  la  meilleure  affaire  du  monde.  Peronne  est 
(c  sur  le  chemin  de  Flandres  :  on  ira  et  on  viendra 
«  aisément,  et  il  n'y  a  rien  que  les  Espagnols  ne  las- 
«  sent  pour  cela.  »  Je  lui  dis  que  je  ne  voulois  point 
traiter  avec  les  Espagnols  ;  il  me  dit  :  «  Voici  un  ex- 
«  pédient  :  vous  traiterez  avec  moi ,  et  moi  avec  les 
«  Espagnols;  faisons  cette  affaire  sans  en  parler  à 
«  Son  Altesse  Royale  ni  à  M.  le  prince  :  ils  seront  trop 
K  heureux,  lorsqu'elle  sera  faite,  de  l'apprendre.  » 
M.  de  Lorraine  dit  à  M.  de  Vignacourt  :  <(  Croyez-vous 
«  que  le  maréchal  d'Hocquincourt  remette  Ham  et 
«  Peronne  entre  les  mains  de  Mademoiselle,  c'est-à- 
«  dire  s'il  souhaite  qu'elle  en  soit  maîtresse,  pourvu 
c(  que  l'on  lui  donne  un  corps  à  commander?  »  11  n'en 
fit  aucune  difficulté,  et  dit  qu'il  feroit  tout  ce  qu'on 
désireroit.  A  l'instant  M.  de  Lorraine  appela  Clin- 
champ  ,  qui  étoit  dans  ma  chambre  -,  nous  entrâmes 
ensemble  dans  mon  cabinet  pour  lui  dire  ce  que  nous 
venions  de  dire.  Nous  résolûmes  que  l'on  paieroît 
les  garnisons  de  Ham  et  de  Peronne  à  M.  d'Hocquin- 
court ;  qu'on  lui  donneroit  encore  trois  régimens  de 


3^8  {i65!ij  MÉMOiaEs 

cavalerie ,  savoir  :  le  sieu,  celui  d*ua  de  ses  fils ,  et  un 

autre  pour  un  gentilhomme  de  ses  amis  nommé  Blain* 

ville,  qui  serviroitde  maréchal- de  camp;  son  régi* 

'  ment  d'infanterie ,  un  de  dragons ,  une  compagnie  de 

gendarmes  et  de  chevau-légers.  Je  devois  mettre  sur 

pied  un  régiment  d'infanterie  et  un  de  cavalerie  sous 

mon  nom;  je  navois  encore  destiné  personne  pour 

en  être  mestre  de  camp  ;  mes  deux  compagnies  de 

gendarmes  et  chevau-^légers  eussent  aussi  servi  dans 

cette  armée  :  c'auroit  été  la  mienne.  Monsieur  avoit 

la  sienne ,  et  M.  le  prince  aussi  ;  de  sorte  que  celle-là 

on  Teût  appelée  Tarmée  de  Mademoiselle.  Je  préten- 

dois  que  les  comtes  d'Escars  et  de  Holac  eussent 

quitté  celle  de  Monsieur  pour  servir  dans  la  mienne, 

puisqu'il  y  avoit  assez  d'officiers  généraux  dans  celle 

de  Monsieur.  Les  Espagnols   auroient  donné  des 

troupes  sans  donner  des  officiers  généraux  pour  les 

commander ,  et  toutes  les  nécessités  pour  cela. 

Notre  plan  fait  avec  M.  de  Lorraine  et  de  Clin^ 
champ ,  lequel  me  répondit  que  le  comte  de  Fuen* 
saldague  seroit  ravi  d'avoir  cette  occasion  de  me  don- 
ner des  marques  de  la  vénération  qu'il  avoit  pour 
moi,  nous  appelâmes  M.  de  Vignacourt,  lequel  pro- 
mitde  partir  le  lendemain,  et  me  demanda  quelqu'un 
à  moi  pour  aller  avec  lui.  11  nous  dit  qu'il  croyoit  que 
lorsque  les  troupes  seroient  sur  pied ,  M.  le  maréchal 
d'Hocquincourt  seroit  bien  aise  que  Mademoiselle  fit 
un  tour  à  Peronne ,  pour  faire  voir  que  c'étoit  entre 
ses  mains  qu'il  remet  la  place,  et  que  c'est  elle  qui  le 
met  à  la  tête  de  son  armée.  Je  lui  dis  :  «  Quand  nous 
tt  en  serons  là ,  j'irai  très-volontiers.  »  M.  de  Lorraine 
et  Clinchamp  écrivirent  au  comte  de  Fuensaldague  ; 


DE   MADEMOISELLS   DE   MONTPEnSIER.    [lÔSa]       3^9 

le  geiuilhoinme  que  j*y  voulus  envoyer  tomba  ma- 
lade et  a'y  put  aller.  Peu  de  temps  après,  M.  de  Lor- 
raine partit  avec  Tarmëe.  Je  pense  que  cette  marche 
et  le  retour  du  Roi  à  Paris  firent  connoitre  au  maré- 
chal d'Hocquincourt  qu'il  ëtoit  tard  de  s'engager  avec 
nous  -,  de  sorte  que  nous  n'eûmes  point  de  réponse. 
Ainsi  ce  beau  dessein  n  eut  aucune  suite. 

Comme  j'ëtois  à  Orléans ,  il  se  présenta  une  occa- 
sion semblable  à  celle-ci ,  en  ce  que  c'étoit  un  grand 
dessein  dont  la  fin  fut  aussi  pstreille. 

On  me  vint  avertir  qu  il  y  avoit  force  gens  à  la 
porte ,  et  entre  autres  un  gentilhomme  nommé  Des 
Broies,  qui  venoit  de  la  cour  et  qui  s'en  alloità  Paris. 
Je  lui  demandai  des  nouvelles  de  la  cour  :  il  me  dit 
qu'il  n'en  savoit  point ,  et  qu'il  y  étoit  ailé  pour  faire 
sortir  un  frère  qu'il  avoit  prisonnier  dans  le  château 
d'Âmboise  pour  quelques  affaires  qui  regardoient 
Brisac;  il  avoit  deux  autres  frères  dans  Brisac.  Je  lui 
dis  qu'il  n'avoit  qu'à  s'en  aller  :  il  me  supplia  qu'il  pût 
demeurer  ce  soir  à  coucher  dans  la  ville  -,  j'en  fis  beau* 
coup  de  difiiculté.  11  me  demanda  permission  de  me 
dire  un  mot  en  particulier  ^  je  Técoutai.  11  me  dit  :  . 
(c  J'ai  deux  frères  dans  Brisac  qui  y  ont  quelque  cré- 
n  dit ,  et  je  serai  bien  aise  de  vous  entretenir  là-des- 
<(  sus.  »  Je  lui  permis  de  demeurer,  et  le  soir  il  me  ' 
conta  que  dans  l'incertitude  où  étoit  Gharlevoi  du 
parti  qu'il  avoit  à  prendre,  ses  frères  lui  avoient  pro- 
posé de  se  mettre  entre  les  mains  de  Son  Altesse 
Royale  ^  qu'il  lui  en  avoit  fait  la  proposition  \  que  Son 
Altesse  Royale  lui  avoit  ordonné  d'en  parler  à  M.  de 
Saujon,  et  qu'il  lui  avoit  dit  que  Monsieur  ne  pou- 
Yoit  pas  donner  les  fonds  pour  payer  ce  qui  étoit  dû 


33o  [1652J   MÉMOIRES 

à  la  garnison ,  et  que  l'afiaire  en  ëtoit  demeurée  là  ^ 
que  si  les  affaires  ëtoient  en  même  ëtat  y  et  que  la 
cour  n'eût  rien  fait  avec  Charlevoi ,  il  ne  doutoit  pas 
que,  si  j'y  voulois  entendre  ,  U  ne  se  donnât  à  moi 
avec  bien  plus  de  joie  qu'il  n'auroit  fait  à  Son  Altesse 
Royale.  Je  lui  dis  d'écrire  à  ses  frères  que  je  trouve- 
rois  du  jour  au  lendemain  de  quoi  payer  la  garnison  et 
récompenser  Charlevoi,  s'il  vouloit  sortir  de  la  place  ^ 
que  je  serois  fort  aise  d'en  être  maîtresse. 

Je  trouvai  la  proposition  la  plus  belle  du  monde 
et  la  plus  digne  de  moi-,  cela  m^auroit  fait  considérer 
dans  notre  parti ,  et  particulièrement  à  la  cour ,  et 
auroit  servi  dans  un  traité  :  j'y  aurois  mieux  trouvé 
mon  compte  ;  outre  que  cela  auroit  contribué  à  mon 
établissement,  cela  auroit  obligé  de  plus  le  Roi  à  me 
donner  satisfaction  sur  beaucoup  de  démêlés  que  j'ai 
avec  lui,  lorsque  je  lui  aurois  remis  la  place,  pour 
raison  de  la  succession  de  feu  M.  le  connétable 
de  Bourbon  et  mes  prétentions  sur  Sedan ,  à  cause  du 
testament  de  Robert  de  La  Marck  en  faveur  de  M.  de 
Montpensier.  Gomme  je  prétendois  faire  l'affaire  sans 
en  rien  dire  à  Monsieur  qu'elle  ne  fût  achevée ,  j'avois 
peur  que  si  je  lui  en  eusse  parlé,  il  ne  s'en  fût  rendu 
le  maître.  Je  m'étois  propesé  que  quand  le  sieur  des 
Brûles  auroit  réponse  de  ses  frères  4  j'enverrois  le 
comte  de  Holac  qui  n'est  pas  loin  de  Brisac ,  lequel 
demanderoit  congé  à  Son  Altesse  Royale  d'aller  en 
son  pays ,  sous  prétexte  de  quelque  affaire  pressée  -, 
que  je  lui  donnerois  le  gouvernement  de  Brisac,  et 
que  j'y  mettrois  une  garnison  de  Suisses  et  d'Alle- 
mands ,  et  qu'après  je  verrois  si  j'y  en  mettrois  d'au- 
tres, et  qu'il  paroîtroit  que  le  comte  de  Holac  pen- 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [iGSft]      33  IL 

dant  son  séjour  en  son  pays  auroit  trouvé  occasion 
de  s'en  rendre  maître  et  me  Tauroit  ensuite  envoyé 
offrir,  et  que  je  n'y  aurois  eu  autre  part.  Voilà  comme 
j  avoisprojeté  l'affaire,  qui  manqua  aussi  bi^n  que  celle 
de  M.  d'Hocquincourt,  parce  que  Charlevoi  avoit  traité 
avec  la  cour.  Ainsi  Son  Altesse  Royale ,  par  son  bon 
ménage ,  avoit  laissé  échapper  cette  entreprise ,  que  je 
manquai  de  peu.  L'argent  ne  me  retiendra  jamais  dans 
toutes  mes  actions  :  j'ai  la  volonté  et  le  pouvoir  de 
le  bien  employer. 

M.  le  prince  fut  quelque  temps  malade ,  et  on  ap- 
prit que  madame  sa  femme  étoit  accouchée  d'un 
fils.  Je  lui  envoyai  faire  compliment  :  il  me  manda 
qu'il  n'y  avoit  pas  sujet  de  se  réjouir  5  que  l'enfant  ne 
pouvoit  vivre  deux  ou  trois  jours.  Après  on  eut  nou- 
veUe  que  madame  la  princesse  étoit  à  l'extrémité  ; 
cela  réveilla  fort  les  bruits  passés  de  mon  mariage 
avec  M.  le  prince.  M.  de  Ghavigny  eut  grand  démêlé 
avec  lui ,  et  le  même  jour  il  tomba  malade  d'une  ma- 
ladie de  laqueUe  il  mourut  dix  ou  douze  jours  après. 
Beaucoup  ont  cru  que  c'étoit  de  saisissement  de  ce 
que  M.  le  prince  l'avoit  gourmande  ^  d'autres  disoient 
que  c'étoit  de  déplaisir  de  ce  que  M.  le  prince  n'avoit 
plus  de  confiance  en  lui.  Le  jour  qu'il  agonisoit ,  la 
comtesse  de  Fiesque  donna  une  fête  chez  elle ,  fort 
jolie  ;  il  y  eut  un  festin  fort  magnifique ,  la  comédie 
et  les  violons.  Madame  de  Frontenac  n'y  vint  point , 
parce-^e  M.  de  Ghavigny  étoit  son  proche  parent. 
Jamais  fête  ne  fut  plus  ennuyeuse  :  M.  le  prince  étoît 
de  mauvaise  humeur,  et  M.  de  Lorraine  aussi.  Mon- 
sieur n'y  voulut  pas  demeurer  ;  madame  de  Ghâtillon 
y  vint  étaler  tous  ses  charmes ,  que  M.  le  prince  mé- 


ii^  [l65ll]   MKMOJRl!;5 

prisa  fort;  il  ne  la  regarda  point,  et  même  on  disoit 
que  pendant  sa  maladie  il  lui  ayoit  fait  refuser  sa 
porte  toutes  les  fois  qu'elle  étoît  venue  pour  le  voir  : 
je  n*en  sais  pas  la  vérité.  Il  étoit  ce  jour-là  négligé  au 
dernier  point  :  il  avoit  un  justaucorps  de  velours ,  un 
manteau  par  dessus;  point  poudré.  Comme  on  lui 
demanda  où  il  vouloit  manger,  il  répondit  :  a  Je  ne 
tt  prends  que  des  bouillons  ^  je  suis  encore  malade  ;  » 
se  mit  derrière  moi  durant  la  comédie ,  et  il  me  di- 
soit  :  c(  Je  servirai  de  capitaine  des  gardes  à  Mademoi- 
«  selle  \  je  ne  veux  pas  me  montrer  pour  n^ettre  mon 
u  chapeau  ;  je  suis  vieux  et  malade,  »  Jamais  on  n'a 
vu  une  plus  jolie  fête,  et  où  Ton  se  soit  plus  ennuyé. 
Pendant  la  maladie  de  M.  le  prince  les  ennemis 
décampèrent,  battirent  aux  champs,  et  partirent  à  la 
vue  de  notre  armée ,  sans  que  Ton  se  mît  en  devoir 
de  les  charger  :  ce  qui  eût  été  fort  à  propos  et  assez 
aisé ,  et  assurément  fort  avantageux.  Quand  M.  le 
prince  le  sut,  il  fut  dans  la  dernière  colère  ;  il  dit  : 
((  Il  faudroit  donner  des  brides  àTavannes  et  à  Vallon  : 
«  ce  sont  des  ânes.  »  On  loua  fort  M.  de  Turenne  de 
cette  retraite ,  et  cette  belle  action  ne  surprit  pas  le 
monde  :  c'est  un  fort  grand  capitaine ,  et  celui  de  ce 
temps-là  qui  est  le  plus  vanté  pour  savoir  bien  prendre 
son  parti ,  et  éviter  de  combattre  quand  il  croit  ne  le 
pouvoir  faire  avantageusemait.  U  fit  marcher  son 
armée  près  de  Melun ,  et  prit  Brie*Comte-Robert ,  où 
nous  avions  une  foible  garnison.  Dès  lors  on  parla  de 
faire  décamper  notre  armée  ,  parce  que  la  proximité 
de  Paris  faisoit  fort  crier  ;  et  quand  celle  des  enne- 
mis étoit  en  présence ,  on  disoit  que  nous  n'étions 
aux  portes  de  Paris  que  pour  défendre  la  ville  des 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPEKSIER.    [lÔSs]      333 

mauvais  desseins  que  les  ennemis  avoîent  sur  elle. 
M.  de  Lorraine  continuoit  à  ne  bouger  de  chez 
moi  ;  il  avoît  dans  la  tête  de  me  marier  avec  Farchiduc, 
et  de  faire  en  sorte  que  le  roi  d'Espagne  lui  donnât 
les  Pays-Bas.  Il  me  disoit  :  a  Vous  serez  la  plus  heu- 
«  reuse  personne  du  monde  •,  il  ne  se  mêlera  de  rien  : 
«  il  sera  tout  le  jour  avec  les  jësuites ,  ou  à  composer 
«  des  vers  et  les  mettre  en  musique-,  et  vous  gouver- 
n  nerez.  Je  suis  assuré  que  les  Espagnols  auront  la 
«  dernière  confiance  en  vous  ;  et  la  seule  contrainte 
u  que  vous  aurez  avec  Farchiduc ,  c'est  qu'il  vous  fera 
((  voir  des  comédies  en  musique  qui  vous  ennuieront, 
<c  parce  que  vous  ne  les  aimez  pas  :  sans  cela  elles 
«  sont  assez  divertissantes.  C'est  le  meilleur  homme 
«  du  monde  -,  et  sérieusement  ne  le  voulez-vous  pas 
«  bien?  »  Je  lui  répondis  :  «  Je  suis  de  ces  gens  qui 
«  veulent  toujours  leurs  avantages ,  et  la  demeure  de 
«  Flandre  me  plairoit  assez.  »  Il  me  disoit  :  <(  Il  fera 
«  beau  voir  ce  que  nous  ferons  quand  nous  serons  en 
«  Flandre.  »  Il  y  avoit  deuï  jours  qu'il  me  disoit  : 
«  Aujourd'hui  je  vous  trouve  bien  éloignée  de  mon 
«  dessein.  »  Je  lui  répondis  :  <(  C'est  que  se  marier  est 
(c  une  si  grande  affaire,  qu'on  ne  peut  en  entendre 
«  parler  si  souvent  sans  chagrin.  »  M.  le  prince  n'a* 
voit  aucune  part  à  ce  dessein  :  il  n'y  avoit  que  M.  de 
Lorraine,  madame  de  Frontenac  et  moi.  Le  jour  du 
départ  de  M.  le  prince  et  de  M.  de  Lorraine  arriva  ; 
ils  vinrent  tous  deux  le  soir  me  dire  adieu  :  ils  té- 
moignèrent être  fort  satisfaits  des  assurances  que  Son 
Altesse  Royale  leur  avoit  données  de  ne  point  traiter 
sans  leur  participation,  et  de  ne  les  point  abandon* 
ner.  Le  dimanche  au  matin ,  jour  de  leur  départ ,  M.  le 


334  [l65a]    MÉMOIRES 

prince  dit  à  Prëfontaine,  qui  étoit  allé  prendre  congé 
de  lui  :  «  Allez-vous-en  dire  à  Mademoiselle  que  je  la 
«  supplie  de  ne  point  sortir  ^  M.  de  Lorraine  veut 
«  que  nous  allions  recevoir  ses  commandemens.  »  Ils  ^ 
y  vinrent  tous  deux;  je  les  entretins  séparément ,  puis 
tous  deux  ensemble.  Us  me  dirent  :  «  Son  Altesse 
a  Royale  vient  de  nous  donner  encore  les  dernières 
((  assurances  qu'il  ne  traitera  point  sans  notre  parti- 
el cipation;  qu'il  ne  souffrira  point  que  les  capitaines 
«  des  quartiers  aillent  à  Saint-Germain  supplier  le  Roi 
«  d'y  revenir,  et  qu'il  fera  son  possible  pour  les  'en 
«  empêcher;  de  sorte  que  nous  nous  en  allons  contens. 
a  Tâchez  à  faire  quelque  action  considérable  le  reste 
((  de  ce  beau  temps;  puis  quand  nous  aurons  mis  les 
«  tro.upes  en  quartier  d'hiver,  nous  reviendrons  aux 
«  bals  et  aux  comédies,  et  prendre  du  plaisir,  après 
«  toutes  le»  peines  que  nous  aurons "^ues.  » 

Rien  n'étoit  si  beau  que  de  voir  la  grande  allée  des 
Tuileries  toute  pleine  de  monde  bien  vêtu  :  tous  les 
habits  étoient  neufs,  parce  que  ce  jour-là  on  avoit 
quitté  le  deuil  de  M.  de  Valois ,  et  que  c'étoit  aussi 
la  saison  d'avoir  des  habits  neufs  d'hiver.  M.  le  prince 
en  avoit  un  fort  joli ,  avec  une  petite  oie  de  couleur 
de  feu ,  de  For  et  de  l'argent ,  et  du  noir  sur  du  gris , 
et  l'écharpe  bleue  à  l'allemande ,  sous  un  justaucorps 
qui  n'étoit  point  boutonné.  J'eus  grand  regret  de  les 
voir  partir  :  j'avoue  que  je  pleurai  lorsque  je  leur  dis 
adieu.  M.  de  Lorraine  me  divertissoit  fort  ;  ils  me  firent 
entendre  la  messe  à  deux  heures  sonnées.  Après  leur 
départ  on  se  trouva  si  étonné  de  ne  voir  plus  personne, 
que  cela  donnoit  de  l'ennui  ;  et  il  fut  bien  augmenté 
par  le  bruit  qui  courut  que  le  Roi  venoit ,  et  que  nous 


DE   MADEMOftELLE   DE   MONTPENSIeR.    [iÔSs]       335 

serions  tous  chassés.  Je  recevois  tous  les  jours  des 
nouvelles  de  M.  le  prince  et  de  M.  de  Lorraine ,  et 
je  leur  en  mandois  de  Paris.  Monsieur  me  manda  un 
jour  da'Uer  me  promener  avec  lui  à  cheval  dans  la 
plaine  de  Grenelle  \  je  lui  dis  les  mauvais  bruits  qui 
couroient ,  et  que  Ton  disoit  que  Ton  me  relégueroit 
à  Dombes  :  que  cela  ne  me  plaisoit  guère  ^  il  m'assura 
fort  du  contraire.  Du  côté  de  la  cour  on  avoit  .levé 
tous  les  obstacles  qui  pouvoient  empêcher  le  Roi  d'être 
agréablement  reçu  -,  le  cardinal  Mazarin  étoit  retourné 
en  Allemagne.  Les  capitaines  des  quartiers  furent  man- 
dés par  le  Roi ,  et  donnèrent  avis  à  Son  Altesse  Royale 
qu'ils  s'en  alloient  à  Saint-Germain^ je  m'en  allai  au 
Luxembourg  pour  lui  représenter  ce  qu'il  avoit  promis 
à  M.  le  prince  et  à  M.  de  Lorraine.  Je  trouvai  M.  de 
Rohan  fort  affairé  -,  il  me  dit  :  «  11  faut  que  Monsieur 
a  empêche  cela.  »  Comme  je  lui  en  parlai ,  il  me  dit  : 
«  Je  n'ai  rien  promis  à  M.  le  prince  ^  il  est  en  état  de 
«  traiter  quand  il  voudra ,  et  moi  je  suis  ici  tout  seul 
<(  abandonné.  »  Cela  ne  me  plut  guère  ^  je  l'écrivis  à 
M.  le  prince. 

Les  capitaines  des  quartiers  partirent  pour  Saint- 
Germain.  M.  de  Rohan  me  dit:  n  II  faut  que  Monsieur 
<i  monte  à  cheval ,  et  aille  aux  portes  pour  les  empê- 
<c  cher  d'entrer.  »  M.  de  Rohan  envoya  ses  chevaux 
l'attendre  devant  les  Tuileries;  il  se  démena  fort,  fit 
grand  bruit  et  peu  de  besogne.  Le  samedi  au  matin , 
comme  je  me  coiffois,  Sanguin,  maître  d'hôtel  ordi- 
naire du  Roi ,  entra  dans  ma  chambre ,  et  me  dit  : 
((  Voilà  une  lettre  que  le  Roi  m'a  commandé  de  vous 
te  rendre.  »  EUe  contenoit  qu'il  s'en  alloità  Paris; 
qu'il  n'avoit  point  d'autre  logement  à  donner  à  Mon- 


336  [l65îl]  MÉMOIRES** 

sieur  son  frère  que  les  Tuileries  ;  qu'il  me  prioit  d'en 
déloger  dès  demain  midi ,  et  que,  jusques  à  ce  que 
j'eusse  trouvé  un  autre  logis,  je  pouvois  aller  loger 
dans  la  rue  de  Tournon  chez  Damville.  Je  dis  à  San- 
guin que  j'obéirois  aux  ordres  du  Roi ,  et  que  je  m'en 
atllois  en  rendre  compte  à  Son  Altesse  Royale  ^  qu'il 
revînt  l'après-dînée  ;  que  je  me  donnerois  l'honneur 
de  faire  réponse  à  Sa  Majesté. 

Je  m'en  allai  au  Luxembourg,  je  trouvai  Son  Al- 
tesse Royale  fort  étonnée  ;  je  lui  demandai  ce  que 
j'avois  à  faire  :  il  me  dit  d'obéir;  J'envoyai  chercher  le 
président  Viole ,  etCroissy,  conseiller  au  parlement, 
k  qui,  à  son  départ,  M.  le  prince  m'avoit  priée  de 
faire  donner  part  de  toutes  les  ail'aires,  comme  à  ses 
deux  meilleurs  amis,  et  en  qui  il  avoit  plus  de  con*- 
fiance.  Le  président  Viole  me  dit  que  le  bruit  couroit 
que  Son  Altesse  Royale  étoit  d'accord  avec  la  cour, 
et  me  montra  les  articles-,  je  lui  dis  :  «  Vous  le  con- 
te noisscz,  je  ne  réponds  rien  de  lui.  En  quoi  puis-je 
«  servir  M.  le  prince  ?  C'est  ce  qu'il  faut  que  nous 
<(  voyions.  »  Il  fut  d'avis  que  je  pi'en  allasse  loger  à 
l'Arsenal,  et  que  je  ferois  dépita  la  cour  ;  Croissy  fut 
du  même  avis.  Je  m'en  allai  le  soir  au  Luxembourg , 
où  je  fis  cette  proposition  à  Monsieur  ;  il  me  dit  qu'il 
le  trouvoit  bon.  Comme  je  revins  chez  moi,  je  trouvai 
madame  d'Epernon  et  madame  de  Châtillon  qui  m'at- 
tendoient ,  et  qui  étoient  fort  affligées ,  aussi  bien  que 
moi,  de  ce  que  je  quittois  les  Tuileries,  parce  que 
c'est  le  plus  agréable  logement  du  monde,  et  que 
j'aimois  fort,  comme  un  lieu  où  j'avois  demeuré  toute 
ma  vie.  Ces  dames  me  demandèrent  si  j'irois  chez 
Damville;  je  leur  dis  que  non,  et  que  j'irois  k  l'Ar- 


DK    MADEMOISELLE   DE   MONTPEIiSIBR.    [iÔSs]      33^ 

senal.  Madame  de  Châtillon  me  dit  :  «  Je  ne  sais  pas 
«  qui  vous  a  donne  ce  conseil  :  rien  n'est  plus  mal  à 
«  propos  ni  si  inutile  à  M.  le  prince  ;  et  si  quelqu'un 
((  de  ses  amis  vous  a  donné  ce  conseil ,  je  ne  sais  pas 
«  à  quoi  il  a  pense.  »  Je  lui  dis  que  c'étoient  le  pré- 
sident Viole  et  Croissy.  Elle  me  répliqua  :  «  Quoi  ! 
«  feriez-vous  des  barricades  en  Fétat  où  sont  les  af- 
«  faires,  et  pourriez-vous  tenir  contre  la  cour  ?  Ne  vous 
(c  mettez  point  cela  dans  la  tête  :  songez  seulement 
«  à  votre  retraite.  Je  vous  avertis,  comme  votre  ser- 
«  vante ,  que  monsieur  votre  père  a  traité ,  qu'il  est 
u  d'accord,  et  qu'il  a  dit  qu'il  ne  répondoit  point  de 
«  vous,  qu'il  vous  abandonnoitV  » 

Je  la  remerciai  de  son  avis,  que  je  trouvai  de  bonne 
foi,  et  j'ordonnai  à  Préfontaine  d'aller  de  grand  matin 
voir  le  président  Viole  et  Croissy ,  et  leur  dire  ce  que 
j'avois  appris,  et  que  sur  cela  il  me  paroissoitqueje 
devois  changer  de  résolution.  Ils  en  convinrent.  U  y 
eut  quelques  gens  qui  furent  d'avis  que  j'allasse  loger 
^u  palais  Mazarin , parce  que,  pour  m'en  ôter,  la  cour 
me  donneroit  quelque  beau  logement.  Son  Altesse 
Royale  ne  fut  point  de  cet  avis,  ni  moi  non  plus.  Je 
voulus  aller  lo;;er  en  la  maison  de  feu  M.  des  Noyers, 
secrétaire  d'Etat ,  parce  qu'elle  étoit  vide  et  commode, 
qu'il  y  avoit  une  porte  dans  les  Tuileries  pour  me 
promener ,  et  que  mon  écurie ,  où  logeoient  quasi 
tous. mes  gens,  n'en  étoit  pas  éloignée.  Le  fils  de  feu 
M.  des  Noyers  se  trouva  à  la  campagne  avec  toutes  les 
clefs-,  je  les  envoyai  quérir,  et  cependant  je  pris  la 
résolution  d'aller  coucher  chez  la  comtesse  de  Fiesque 
la  jeune.  Je  fus  voir  le  logis  de  M.  d'Emery ,  que  l'on 
vouloit  louer.  Son  Altesse  Royale  me  vit  dans  cet  em- 
T.  4i*  ^^ 


338  [l652]  MÉMOIRES 

barras  de  ne  savoir  où  loger  sans  m'oflTrir  une  chambre 
au  Luxembourg  ^  j'étois  si  peu  accoutumée  à  recevoir 
de  lui  des  marques  d'amitié ,  que  je  ne  m'apercevois 
pas  qu  il  dût  m'offrir  un  logement.  Je  m'en  allai  cou- 
cher chez  la  comtesse  de  Fiesque ,  assez  étourdie  de 
ce  que  je  voyois.  Le  lendemain  ,  comme  je  revenois 
de  la  messe  des  Feuillans ,  où  j'étois  allée  par  les 
Tuileries  à  pied ,  on  me  vint  dire  que  Monsieur  avoit 
eu  ordre  de  s'en  aller.  J'envoyai  au  Luxembourg,  et 
je  lui  écrivis  un  billet  par  un  page ,  auquel  il  com- 
manda de  me  dire  que  je  ne  savois  ce  quejedisois. 
Madame  de  Châtillon  entra  comme  je  dinois,  et  que 
mes  violons  jouoient-,  elle  me  dit:  «  Avez-vous  le 
((  cœur  d'entendre  ces  violons,  pendant  que  Ton 
«  assure  que  nous  serons  tous  chassés  ?  )>  Je  lui  ré- 
pondis :  «  Il  faut  attendre,  et  se  résoudre.  »  Je  ne 
laissai  pas  ^de  me  faire  coiffer ,  dans  l'incertitude  où 
j'étois  si  je  verrois  la  Reine.  Après  avoir  vu  madame 
la  princesse  la  venir  voir  à  Bourg  au  sortir  de  Bor- 
deaux ,  je  trouvois  qu'il  n'y  avoit  pas  de  difficulté 
pour.  moi.  Nous  nous  en  allâmes  chez  madame  de 
Choisy,  dont  le  logis  a  une  fenêtre  qui  donne  sur  la 
place  du  Louvre,  pour  voir  passer  le  Roi.  Il  y  avoit 
un  homme  qui  vendoit  des  lanternes  pour  mettre  aux 
fenêtres ,  comme  l'on  fait  les  jours  de  réjouissances,  et 
qui  crioit  :  Lanternes  à  la  rojale  !  Je  lui  criai  étourdi- 
ment:  «  N'en  avez-vous  point  à  la  Fronde?^)  Madame 
de  Choisy  me  dit  :  a  Vous  me  voulez  faire  assommer.  » 
Monsieur  alla  le  matin  au  Palais  assurer  le  parle- 
ment qu'il  n  avoit  point  fait  de  traité ,  et  qu'il  ne  se 
sépareroit  point  des  intérêts  de  la  compagnie,  et 
qu'il  périroit  avec  elle  ;  il  parla  à  ces  messieurs  en  ces 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l65a]       339 

termes  :  la  compagnie  le  remercia.  Cëtoit  le  lundi 
au  matin.  On  nous  vint  dire  que  Son  Altesse  Royale 
avoit  ordre  de  s'en  aller.  Je  m'en  allai  au  plus  vite 
au  Luxembourg.  A  mon  entrée  je  trouvai  M.  de  Rohan, 
qui  étoit  accusé,  et  avec  assez  de  raison,  d'être  bien 
à  la  cour ,  et  d'avoir  abandonné  les  intérêts  de  M.  le 
prince ,  à  qui  il  avoit  assez  d'obligation.  Je  lui  en  dis 
mon  sentiment  assez  vertement;  puis  j'entrai  dans  le 
cabinet  de  Madame ,  où  je  trouvai  Monsieur,  à  qui  je 
demandai  s'il  avoit  ordre  de  s'en  aller.  Il  me  dit  qu'il 
n  avoit  point  de  compte  à  me  rendre.  Je  lui  répliquai  : 
c(  Quoi  !  vous  abandonnez  M.  le  prince  et  M.  de  Lor- 
«  raine!  »  Il  me  tint  encore  le  même  discours.  Je  le 
suppliai  de  me  dire  si  je  serois  chassée;  il  me  dit  qu'il 
ne  se  mêloit  point  de  ce  qui  me  regardoit  :  que  je 
ra'étois  si  mal  gouvernée  avec  la  cour,  qu'il  déclaroit 
qu'il  ne  se  mêleroit  point  de  mes  intérêts,  puisque  je 
n'avois  pas  cru  ses  conseils.  Je  pris  la  liberté  de  lui 
dire  :   «  Quand  j'ai  été  à  Orléans ,  ça  été  par  votre 
«  ordre  :  je  ne  l'ai  pas  par  écrit ,  parce  que  vous  me 
i(  le  commandâtes  vous  -  même  ;  mais  j'ai  plusieurs 
a  lettres  de  Votre  Altesse  Royale  plus  obligeantes 
n  qu'il  ne  m'appartenoit ,   par  où  vous  me  témoi- 
«  gniez  des  sentimens  de  bonté  et  de  tendresse  qui 
4(  ne  me  faisoient  pas  croire  pour  lors  que  Votre  Al- 
«  tesse  Royale  en  dût  user  comme  elle  fait  pré- 
«  sentement.  »  Là -dessus  il  me  dit  :  a  Ne  croyez- 
«  vous  pas,  mademoiselle,  que  l'affaire  de  Saint-An- 
«  toine  ne  vous  ait  pas  nui  à  la  cour?  Vous  avez  été 
4t  bien  aise  de  faire  l'héroïne,  et  que  l'on  vous  ait  dit 
<(  que  vous  l'étiez  de  notre  parti ,  que  vous  l'aviez 
«  sauvé  deux  fois.  Quoi  qu'il  vous  arrive ,  vous  vous 

22 


34o  [1653]  MÉMOIRBS 

«  en  consolerez ,  quand  vous  vous  souviendrez  des 
«  louanges  que  l'on  vous  a  données.  »  J'avoue  que 
j'ëtois  dans  un  grand  étonnement  de  le  voir  de  cette 
humeur.  Je  lui  répondis  :  «  Je  ne  crois  pas  vous  avoir 
«  plus  mal  servi  à  la  porte  Saint-Antoine  qu'à  Orléans. 
«  Ces  deux  actions  si  reprochables,  je  les  ai  faites  par 
<i  votre  ordre-,  si  elles  étoient  à  recommencer,  je  les 
<(  ferois  encore ,  parce  que  mon  devoir  m'y  oblige- 
«  roit.  Je  ne  pouvois  pas  me  dispenser  de  vous  obéir 
«  et  de  vous  servir.  Si  vous  êtes  malheureiix ,  il  est 
«  juste  que  je  partage  votre  disgrâce  et  votre  mau- 
«  vaise  fortune  :  quand  je  ne  vous  aurois  pas  servi , 
a  je  ne  laisserois  pas  d'y  participer.  Ainsi,  à  mon  sens, 
«  il  vaut  mieux  avoir  fait  ce  que  j'ai  fait ,  que  de  pâtir 
«  pour  n'avoir  rien  fait.  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que 
«  d'être  héroïne  :  je  suis  d'une  naissance  à  ne  jamais 
«  rien  faire  que  de  grand  et  d'élevé.  On  appellera 
«  cela  comme  on  voudra  ;  pour  moi ,  j'appelle  cela 
«  suivre  mon  inclination  et  aller  mon  chemin  ^  je  suis 
((  née  à  n'en  pas  prendre  d'autres.  » 

Après  que  cette  boutade  de  Son  Altesse  Royale  fut 
passée,  il  revint  -,  je  le  suppliai  de  me  permettre  de 
loger  au  Luxembourg ,  ne  jugeant  pas  à  propos  d'être 
si  près  du  Louvre ,  puisque  je  n'y  allois  plus.  Il  me 
répondit  :  «  Je  n'ai  point  de  logement.  »  Je  lui  ré- 
pondis :  c(  Il  n'y  a  personne  ici  qui  ne  me  cède  le  sien , 
«  et  je  pense  que  personne  n'a  plus  de  droit  d'y  loger 
«  que  moi.  »  Il  me  repartit  :  <(  Tous  ceux  qui  y  sont 
«  me  sont  nécessaires ,  et  n'en  délogeront  point.  — 
«  Puisque  Son  Altesse  Royale  ne  le  veut  pas  ,  lui  dis- 
t(  je,  je  m'en  vais  loger  à  l'hôtel  de  Condé ,  où  il  n'y  a 
<c  personne.  »  11  me  dit  :  w  Je  ne  le  veux  pas.  »  Je  lui 


BB  MADEMOISBLLS   DB   MOUTPBICSIBR.   [l65a]      ^4^ 

demandai  où  il  vouloit  que  j'allasse.  Il  me  répondit  : 
«  Où  vous  voudrez  ^  »  et  puis  il  s'en  alla.  Je  m'en  allai 
aussi  chez  la  comtesse  de  Fiesque,  qui  ëtoit  au  lit; 
elle  s'ëtoit  blessée  il  n'y  avoit  que  deux  jours.  Je  lui 
demandai  si  elle  n  avoit  vu  personne ,  et  si  elle  n  avoit 
rien  appris  depuis  que  la  cour  étoit  arrivée  ;  elle  me 
dit  que  les  uns  disoient  que  je  serois  chassée,  les 
autres  que  Ton  me  vouloit  arrêter  :  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  bruits  ne  me  plurent.  Sa  vieille  mère  étoit  jMré- 
sente ,  qui  me  dit  :  «  Je  vois  bien  que  sur  cela  vous 
«  voulez  prendre  quelque  résolution;  je  suis  vieille 
«  et  malsaine ,  je  ne  veux  point  me  brouiller  à.  la 
<c  cour.  Adieu,  je  m'en  vais  à  ma  chambre ,  afin  que 
«  si  on  me  demande  de  vos  nouvelles,  je  puisse  dire 
«  en  vérité  que  je  n'en  sais  point.  »  Il  resta  avec  nous 
madame  de  Frontenac  et  Préfontaine  y  lequel  me  dit 
qu'il  ne  voyoit  pas  quel  sujet  j'avois  de  m'inquiéter; 
que  pour  m'arrêter,  c'ëtoit  une  terreur  panique  ;  que 
cela  ne  seroit  point  sûrement  ;  et  que  pour  me  chas- 
ser, le  Roi  étoit  le  maître,  et  qu'en  quelque  lieu  que 
je  fusse ,  on  me  trouveroit  bien  pour  me  donner  le* 
ordres  du  Roi  ;  que  d'être  dans  Paris  cachée,  je  me- 
nerois  une  vie  assez  incommode ,  et  qu'il  ne  falloit 
pas  que  des  personnes  de  ma  condition  fissent  des 
mystères  de  rien  et  inutilement.  Je  lui  répondis  :  «  Je 
«  verrai  ce  que  Monsieur  fera ,  et  je  ne  veux  point 
a  coucher  ici  absolument.  »  La  comtesse  de  Fiesque 
me  proposa  d'aller  coucher  chez  madame  de  Bonnelle, 
qui  est  son  intime  amie  ;  je  songeai  que  c'étoit  une 
joueuse,  que  son  mari  tient  quelquefois  table,  que 
c'étoit  une  maison  où  il  alloit  beaucoup  de  gens  de  la 
«•ur  :  qu'ainsi  on  y  seroit  mal  aisément  caché.  Ma- 


34^  [l65a]  MEMOIKES  ^ 

dame  de  Frontenac  me  proposa  la  maison  de  madame 
de  Montmort ,  sa  belle-sœur  5  que  c'ëtoient  des  gens 
retirés ,  qui  ne  voyoiént  quasi  personne ,  et  que  la 
maison  ëtoit  fort  grande  :  je  trouvai  cela  fort  à  pro- 
pos. Je  m'en  allai  à  ma  chambre,  je  demandai  mon 
souper ,  et  dis  :  «  Que  tout  le  monde  sorte  !  je  veux 
«  écrire  -,  qu'il  ne  demeure  que  madame  de  Fronte- 
c(  nac ,  Préfontaine  et  Pajot,  »  qui  ast  une  de  mes  fem- 
mes de  chambre.  Comme  la  porte  fut  fermée,  je  sortis 
par  une  autre,  et  nous  montâmes  tous  quatre  dans  le 
carrosse  de  Préfontaine.  Nous  allâmes  droit  chez  ma- 
dame de  Montmort,  qui  n'y  étoit  pas^  elle]  étoit allée 
voir  arriver  le  Roi  avec  madame  de  Beringhen.  Nous 
allâmes  chez  Choisy,  qui  étoit  tout  proche  :  Préfon- 
taine descendit  pour  lui  parler ,  et  il  n'y  étoit  pas.  Le 
président  Viole,  que  j'avois  envoyé  chercher,  arriva; 
il  se  mit  dans  mon  carrosse ,  et  il  étoit  fort  étonné 
de  tout  ce  qu'il  voyoit ,  et  de  ne  savoir  ce  que  devien- 
droit  Monsieur.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  décrire  une 
badinerie  qui  me  fit  assez  rire,  et  dont  je  rirai  bien 
encore  lorsque  je  verrai  le  président  Viole.  On  avoit 
fait  une  chanson  qui  disoit  : 

Messieurs  de  la  noire  cour , 
Rendez  grâces  à  la  guerre  ; 
Vous  êtes  dieux  sur  la  terre , 
Et  dansez  au  Luxembourg. 
Petites  gens  de  chicane , 
Tombera  canne  sur  vous, 
Et  Ton  verra  madame  Anne 
Vous  faire  rouer  de  coups. 

11  passa  un  petit  garçon  qui  la  chantoit.  Tout  d'un 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIÈR.    [16S2]      34^ 

coup  le  président  me  dit  :  a  Je  vous  assure  que  je  ne 
«  puis  m'empêcher  dédire  que  je  ne  trouve  pas  cette 
fc  chanson  de  bon  augure ,  et  que  je  ne  suis  guère 
((  aise  de  Tentendre.  »  Puis  nous  reprîmes  notre  con- 
versation. Je  lui  promis  de  lui  faire  savoir  le  lende- 
main de  mes  nouvelles ,  et  je  le  chargeai  de  me  man- 
der ou  de  me  venir  dire  ce  qu'il  appr endroit.  Nous 
retournâmes  chez  madame  de  Montmort;  madame  de 
Frontenac  entra  la  première:  je  demeurai  dans  le 
carrosse.  Un  moment  après  on  le  fit  entrer ,  et  ma- 
dame de  Montmort  me  témoigna  bien  de  la  joie  de  la 
confiance  que  j'avois  en  elle.  Dès  que  j'y  fus,  je  lui 
demandai  de  quoi  écrire  ;  elle  me  mena  dans  un  fort 
joli  cabinet ,  où  j'écrivis  à  M.  le  prince  et  à  M.  de  Loi"- 
raine  ce  qui  se  passoit ,  et  le  déplaisir  que  j'aurois  s'il 
falloit  que  je  passasse  inon  hiver  à  la  campagne.  Je 
regardois  cela  comme  impossible,  et  je  ne  comprenois 
pas  que  l'on  y  pût  vivre  :  de  sorte  que  je  les  priois  de 
faire  des  actions  si  extraordinaires  qu'ils  fussent  en 
état  de  faire  la  paix ,  afin  que  nous  pussions  passer 
tout  le  carnaval  à  Paris  avec  bien  de  la  joie.  Je  ne  ren- 
dis pas  de  bons  offices  à  Son  Altesse  Royale  auprès  de 
ces  messieurs  ;  je  leur  mandai  la  vérité ,  qui  ne  lui 
étoit  pas  avantageuse.  Dans  le  moment  que  je  leur 
écrivois ,  j'étois  dans  le  dessein  de  rester  à  Paris  ca- 
chée ,  et  j'espérois  qu'il  arriveroit  quelque  moment 
dans  lequel  je  triompherois ,  et  où  je  mettrois  les  af- 
faires en  un  état  de  faire  une  paix  avantageuse ,  parce 
que  j'étois  fort  lasse  de  la  guerre.  Préfontaine ,  à  qui 
je  montrois  mes  lettres ,  me  disoit  :  «  Je  suis  au  déses- 
«  poir  que  Votre  Altesse  Royale,  qui  a  tant  d'esprit, 
«  se  repaisse  d'idées  si  chimériques ,  et  qu^elle  n'ait 


344  [l652]   MÉMOIRES 

K  pas  des  pensées  pins  solides  dans  une  conjoncture 
a  de  laquelle  dépend  sa  bonne  ou  sa  mauvaise  for- 
«  tune.  ))  Je  lui  dis  :  «  Taisez-vous,  vous  ne  savez 
«  ce  que  vous  dites.  »  Je  fermai  mes  lettres ,  et  les 
envoyai  à  un  officier  de  M.  le  prince,  qui  devoit  par- 
tir le  lendemain  de  grand  matin.  Madame  de  Montmort 
me  fit  de  grandes  excuses  de  ce  qu  elle  me  donneroit 
mal  à  souper  ^  que  tout  le  monde  avoit  soupe  chez 
elle^  que  si  on  envoyoit  à  la  ville,  on  s'apercevroit 
qu'il  y  auroit  quelqu'un  d'extraordinaire.  Je  la  priai 
de  n'y  pas  envoyer ,  et  l'assurai  que  je  serois  fort  con- 
tente de  ce  que  l'on  me  donneroit.  J'allai  souper  d'une 
très-bonne  fricassée  de  viande  froide ,  et  de  bonnes 
confitures  5  je  mangeai  fort  bien  :  cela  me  remit  un 
peu.  Quelque  belle  résolution  que  je  témoignasse 
dans  mes  lettres,  j'étois  au  désespoir  de  ce  qui  se 
passoit,  et  je  pense  que  M.  le  prince  et  M.  de  Lorraine 
s'en  aperçurent  bien  lorsqu'ils  les  lurent  :  je  sais  bien 
que  quand  je  les  reins  je  pleurai  fort.  Le  comte  de 
Holac  n'avoit  pas  suivi  M.  le  prince,  à  cause  d'une 
grande  maladie  qui  lui  survint  dans  le  temps  de  son 
départ  -,  je  demandai  à  Monsieur  ce  qu'il  lui  plaisoit 
qu'il  fît.  11  me  dit  :  «  Qu'il  se  vienne  loger  proche  de 
«  moi ,  et  qu'il  se  tienne  à  Paris.  » 

Après  avoir  soupe  chez  madame  de  Montmort ,  je 
me  mis  à  chercher  les  lieux  obscurs  où  je  pourrois 
demeurer,  afin  que  le  long  séjour  que  je  ferois  en 
chacun  ne  me  put  point  faire  découvrir.  Préfontaine 
me  dit  :  «  Vous  ne  songez  pas,  mademoiselle,  que  la 
«  vie  sédentaire  est  fort  contraire  à  votre  santé,  et 
a  que  de  ne  bouger  d'une  chambre ,  où  vous  ne  pren- 
«  drez  point  l'air,  cela  vous  feroit  mal.  Voici  une 


•E    MADEMOISELLE    DE    MONTPEiSSIEB.    fltiSaj       34$ 

«  saison  dans  laquelle  vous  êtes  quasi  toujours  atta- 
«  quëe  de  votre  mal  de  gorge  ;  si  vous  venez  à  tomber 
«  malade ,  il  faudra  bien  vous  découvrir  :  c'est  pour- 
ce  quoi,,  prenez  vos  mesures  là-dessus^  vous  n'êtes 
«  pas  maîtresse  de  votre  santé  comme  vous  Têtes 
<(  de  votre  personne.  »  Je  trouvai  qu'il  avoit  raison  ^ 
sur  cela,  madame  de  Frontenac  me  dit  :  «  Si  vous  vou- 
«  lez  aller  à  Pont-sur-Seine,  madame  de  Bouthillier 
«  y  est,  qui  aura  la  plus  grande  joie  du  monde  de 
«  vous  y  recevoir:  c'est  un  bon  air,  vpus  y  serez  fort 
«  secrètement,  et  vous  vous  promènerez  tant  qu'il 
«  vous  plaira.  »  Je  trouvai  sa  proposition  admirable  : 
je  me  résolus  d'y  aller.  Je  donnai  charge  à  Préfontaine 
de  m'amencr  tout  ce  qui  é toit. nécessaire  pour  partir 
le  lendemain  ,  et  d'en  faire  avertir  le  comte  de  Holac , 
parce  que  de  là  il  pouvoit  facilement  aller  joindre 
M.  le  prince.  Je  le  chargeai  de  n'aller  point  aux  Tui- 
leries, et  de  ne  rien  dire  à  pas  un  de  mes  gens. 

Le  lendemain  matin  il  me  vint  éveiller  à  huit  heures 
et  demie,  et  me  dit  que  Goulas  venoit  de  lui  écrire 
un  billet  pour  lui  apprendre  que  Son  Altesse  Royale 
étoit  partie  pour  Limours;  qu'elle  luicommandoitde 
l'aller  trouver.  Je  l'envoyai^  il  trouva  Monsieur  près 
de  Berny.  11  descendit  du  carrosse ,  et  lui  dit  :  «  Je 
«  vous  ai  envoyé  quérir  afin  que  vous  disiez  à  ma 
«  fille,  de  ma  part,  qu'elle  s'en  aille  au  Bois-le- 
«  Vicomte,  et  qu'elle  ne  s'amuse  point  aux  espé- 
«  rances  que  M.  de  Beaufort,  madame  de  Montbazon 
«  et  madame  de  Bonnelle  lui  pourroient  donner,  de 
«  servir  M.  le  prince  par  quelque  action  considérable  -, 
«  il  n'y  a  plus  rien  à  faire.  Vous  savez  que  je  suisplus 
<(  aime  et  plus  considéré  qu'elle  :  néanmoins  on  m\i 


346  [iGSa]  MÉMOIRES 

«  vu  partir  sans  me  rien  dire  -,  c'est  pourquoi  elle  ne 
(c  se  doit  attendre  à  rien:  il  faut  qu'elle  s'en  aille.  » 
Prëfontaine  lui  dit  :  «  L'intention  de  Mademoiselle 
«  est  de  suivre  Vptre  Altesse  Royale ,  et  de  ne  la 
«  point  quitter,  ou  de  demeurer  auprès  de  Madame. 
<(  Quand  la  bienséance  n'y  seroit  pas ,  Votre  Altesse 
«  Royale  considérera,  s'il  lui  plaît,  que  Bois-le-Vi- 
c(  comte  est  une  maison  au  milieu  de  la  campagne , 
c(  et  que  les  armées  sont  tout  autour,  qui  pillent  ce 
c(  qui  passe.  Ainsi  les  pourvoyeurs  de  Mademoiselle 
«  seront  tous  les  jours  pillés,  et  il  n'y  a  pas  plaisir, 
«  dans  la  conjoncture  présente,  de  dépendre  à  tout 
«  moment  de  ces  messieurs  les  généraux.  De  plus, 
«  la  bonté  de  Mademoiselle  a  fait  qu'elle  a  permis 
(t  pendant  cette  guerre  à  quantité  de  gens  de  se  re- 
a  tirer  dans  ce  château  ,  où  il  y  a  plusieurs  malades  ; 
«  de  sorte  qu'il  faudroitun  longtemps  pour  ôter  Fin- 
ce  fection  qui  y  est.  »  Monsieur  lui  répondit  :  «  Je  ne 
((  veux  point  qu'elle  vienne  avec  moi,  ni  qu'elle  aille 
«  avec  Madame;  elle  est  prête  d'accoucher  :  ma  fille 
«  l'importuneroit.  Pour  Bois-le- Vicomte ,  si  elle  ne 
«  veut  pas  y  aller,  qu'elle  aille  en  quelqu'une  de  ses 
«  autres  maisons.  »  Préfontaine  le  pressa  de  me  per- 
mettre de  l'aller  trouver ,  et  lui  dit  même  :  «  Quelque 
<(  défense  que  Votre  Altesse  Royale  lui  en  fasse,  je 
«  crois  qu'elle  ne  laissera  pas  d'y  aller;  elle  ne  sou- 
«  haite  rien  avec  tant  de  passion  que  d'être  auprès 
«  de  Votre  Altesse  Royale.  »  11  se  mit  en  colère,  et 
lui  dit  :  «  Non ,  je  ne  la  veux  pas  ;  et  si  elle  y  vient , 
«  je  l'en  chasserai.  »  Prëfontaine  alla  à  M.  de  Rohan, 
qui  étoit  à  sa  suite ,  pour  le  prier  de  demander  cette 
permission  à  Monsieur  ;  jams^is  il  ne  voulut  :  ce  qui 


DE   MADEMOISELLE  DE    MONTPENSIER.    [lÔSîJ      347 

me  fâcha  fort  lorsque  Prëfontaine  me  le  dit.  Aussi  il 
m'étoit  bien  sensible  de  me  voir  abandonner  dans 
une  disgrâce  de  celui  qui  en  ëtoit  la  cause.  Le  refus 
du  logement  au  Luxembourg  me  revint  alors  dans 
l'esprit,  et  je  ne  Tai  pu  oublier  dépuis.* 

Holac  me  vint  trouver,  en  grande  inquiétude  de  ce 
que  Monsieur  ëtoit  paiti  sans  me  dire  adieu  :  il  fut 
fort  console  de  me  trouver.  Je  lui  donnai  rendez- 
vous  à  la  halle  de  Saint-Antoine  -,  je  le  chargeai  d'en- 
voyer dans  tous  les  logis  garnis  où  il  sauroit  que  tous 
les  officiers  de  M.  le  prince  avoient  accoutume  de 
loger,  pour  les  amener,  afin  qu'ils  sortissent  de  Paris 
avec  moi.  J'avois  une  honte  et  une  douleur  incroyable 
que  Son  Altesse  Royale  les  eût  laisses  exposes,  et  il  me 
sembloit  que  les  soins  que  j'en  prenois  excusoient  en 
quelque  manière  sa  négligence.  Je  reçus  ce  jour-là 
vingt  billets  d'écritures  différentes,  qui  s'adressoient 
à  la  comtesse  de  Fiesque ,  et  qu'elle  m'envoyoit  pour 
me  donner  avis  que  l'on  me  vouloit  arrêter ,  et  que 
l'on  enverroit  des  compagnies  des  gardes  investir  la 
maison  où  Ton  croyoit  que  j'étois  ,  de  peur  que  je  ne 
me  sauvasse. 

J'envoyai  avertir  le  président  Viole  du  dessein  que 
j'avois  de  partir,  et  de  l'heure  résolue  pour  cela;  il 
me  manda  qu'il  ne  pouvoit  venir  avec  moi.  Croissy 
me  vint  voir ,  qui  trouva  la  résolution  que  j'avois 
prise  fort  bonne.  J'avois  envoyé  Prëfontaine  à  la  ville 
pour  apprendre  des  nouvelles.  A  son  retour,  il  me 
trouva  fort  alarmée  de  ces  billets  que  la  comtesse  de 
Fiesque  m'avoit  envoyés  ;  il  trouva  que  tout  cela  n'a- 
voit  aucun  fondement ,  et  fit  tout  ce  qu'il  put  pour 
me  faire  changer  mon  voyage  de  Pont  en  celui  de 


348  [l65îi]  MÉMOIRES 

Bois-le- Vicomte.  Il  me  disoit  qu'il  n'y  avoit  rien  k 
craindre  pour  ma  liberté-,  que  de  m'éloigner  sans 
ordre,  c'éloit  donner  des  marques  de  mes  respects 
qui  seroient  agréables  à  Leurs  Majestés  -,  qu'il  n'y 
avoit  que  quatre  lieues  de  Paris  à  Bois-le- Vicomte; 
que  les  gens  de  la  cour  me  viendroient  voir  5  que 
Ton  se  raccoutumeroit  à  moi  ;  que  lorsque  l'on  en- 
tendroit  parler  souvent  de  ma  bonne  conduite,  il  y 
auroit  cent  occasions  qui  me  pourroient  faire  aller  et 
venir  à  Paris  ;  qu'après  y  avoir  fait  quelques  voyages 
sans  témoigner  d'affectation  d'y  être ,  à  la  fin  on  trou- 
veroit  bon  que  j'y  demeurasse.  Il  me  représenta  le 
mieux  qu'il  put  tout  ce  qu'il  croyoit  être  obligé  de 
me  dire,  comme  un  bon  et  fidèle  serviteur;  et  c'est 
quelquefois  ceux  que  l'on  croit  le  moins.  Je  me  fâchai 
contre  lui ,  et  lui  dis  que  s'il  avoit  envie  de  ne  pas 
s'éloigner  de  Paris ,  je  lui  permettois  d'y  demeurer, 
et  que  je  me  passerois  bien  de  lui.  Il  me  dit  qu'il  se 
tairoit ,  et  me  suivroit  au  bout  du  monde  si  j'y  allois  , 
et  que  je  le  lui  voulusse  permettre.  Il  s'en  alla  en- 
suite à  son  logis. 

Le  lendemain  je  m'éveillai  fort  matin,  avec  unt 
grande  impatience  d'être  hors  de  Paris.  Préfontaine 
ne  vint  qu'à  neuf  heures;  je  le  grondai  horriblement. 
Quand  je  lui  eus  dit  tout  ce  que  j'avois  à  lui  dire,  il  me 
dit  :  u  Encore  ne  pouvez-vous  ni  ne  devez  pas  sortir 
c(  de  Paris  sans  un  sou  ;  je  viens  de  chercher  de  l'ar- 
ec gent  comme  vous  me  l'aviez  ordonné;  j'ai  donné 
«  tous  les  ordres  nécessaires  pour  faire  partir  votre 
a  maison.  Après  cela,  mademoiselle ,  je  ne  pense  pas 
((  méi'iter  d'être  grondé  pour  m'être  rendu  ici  un 
((  quart -d'heure  plus  tard  que  vous  ne  souhaitiez,  n 


I»I    MiDSMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [l652]      34} 

Je  me  rendis  à  toutes  ses  raisons  ^  je  montai  dans  un 
carrosse  sans  armes,  que  madame  de  Montmort  me 
prêta,  avec  deux  chevaux  et  un  qpcher  à  moi  vêtu  de 
gris,  et  quelques  uns  de  mes  valets  de  pied  habilles 
de  même,  un  laquais  de  Préfontarne  et  un  de  ma- 
dame de  Frontenac ,  laquelle  se  mit  dans  le  carrosse 
avec  moi,  une  demoiselle  à  elle,  deux  de  mes  fem- 
mes de  chambre,  et  Préfontaine. 

A  la  halle  du  faubourg  Saint-Antoine ,  où  étoit  le 
rendez-vous  ,  je  trouvai  mes  quatre  autres  chevaux  ; 
un  gentilhomme  à  moi  nommé  Lj  Guérinière,  qui  est 
un  de  mes  maîtres  d'hôtel,  et  qui  étoit  pour  lor*  en 
quartier  5  un  écuyer  fort  étourdi,  que  je  ne  voulus  pas 
mener  pour  cette  raison.  Il  y  avoit  encore  un  gentil- 
homme de  M.  de  Frontenac  qui  est  un  fort  honnête 
homme:  j'avois  voulu  qu'il  vîut  avec  moi.  Nous  ne 
trouvâmes  point  le  comte  de  Holac  :  cela  me  mit  fort 
en  inquiétude.  Préfontaine  vit  un  cavalier  avec  un 
justaucorps  rouge;  il  s'imagina  qu'il  étoit  au  comte 
de  Holac  :  il  l'appela  en  allemand ,  et  lui  demanda  où 
il  étoit  ;  il  lui  répondit  qu'il  l'a  voit  vu  le  matin,  et  qu'il 
lui  avoit  dit  qu'il  seroit  là  à  neuf  heures.  On  l'envoya 
à  la  porte  pour  voir  s'il  ne  venoit  point  ;  il  vint  dire 
que  non.  Nous  nous  en  allâmes  au  petit  pas.  Gomme 
nous  fûmes  à  Picpus,  Préfontaine,  qui  me  voyoit  en 
inquiétude ,  s'en  alla  le  chercher  et  monta  à  cheval. 
Comme  j'étois  au  pont  de  Charonne ,  il  arriva  fort  fa- 
tigué \  il  n'avoit  quasi  pas  la  force  de  se  soutenir.  Il 
monta  en  carrosse. 

Dès  que  j'eus  passé  la  rivière  de  Marne,  je  ne  son- 
geai plus  à  Paris  ;  je  me  sentis  toute  résolue  à  faire 
tout  ce  que  le  destin  voudroit  de  moi.  Nous  trouvâmes 


35o  [lÔSaJ   MÉMOIRES 

quantité  de  cavaliers  de  la  garnison  de  Melun ,  qui  ne 
nous  dirent  mot.  Nous  fimes  repaître  nos  chevaux  à 
Brie-Comte-Robert^  dtos  une  hôtellerie  hors  de  la 
ville  :  rhôte  nous  dit  beaucoup  de  mal  des  troupes  des 
princes;  nous  renchérîmes  là-dessus.  Comme  nous 
allions  manger  de  la  viande  qui  étoitdans  le  carrosse, 
on  nous  vint  dire  que  Ton  entendoit  sonner  une  cloche  : 
ce  qui  nous  alarma.  Nous  demandâmes  ce  que  c'étoit  : 
Thôtesse  nous  dit  que  Ton  sonnoit  cette  cloche  quand  il 
arrivoit  des  carrosses  ou  des  cavaliers;  la  peur  nous  prit: 
nous  nous  en  aUâmes,  et  achevâmes  notre  dîner  dans 
le  carrosse.  Nous  arrivâmes  à  une  heure  de  nuit  à  une 
maisonde  madame  de  Bouthillier  qui  s'appelle  TEpine, 
où  nous  étions  en  sûreté  ,  parce  qu'elle  est  fossoyée. 
Madame  de  Frontenac  dit  au  concierge  :  «  C'est  une 
«  dame  de  mes  amies  qui  est  avec  moi  ;  qu'on  lui  accom- 
«  mode  une  chambre.  »  Nous  soupâmes  fort  bien  de 
notredîner -,  il  en  resta  pour  faire  des  grillades.  Comme 
madame  de  Bouthillier  a  des  ménageries  par  toutes  ses 
maisons,  nous  fîmes  des  fricassées  de  poulets  et  de 
pigeons  -,  il  étoit  trop  tard  pour  en  faire  rôtir.  Nous 
devions  partir  de  grand  matin  ;  on  en  rôtit  toute  la  nuit 
pour  le  lendemain.  Il  y  avoit  des  fromages  admirables; 
jamais  je  n'ai  tant  mangé.  Je  fis  manger  mes  femmes 
avec  i^oi,  le  comte  de  Holac  et  mes  gens.  Ils  étoient 
si  étonnés  de  se  voir  ainsi  à  table  avec  moi ,  que  pour 
peu  que  ceux  qui  nous  servoient  eussent  été  habiles , 
ils  eussent  aisément  reconnu  que  c'étoit  une  farce. 
Nous  avions  pris  chacun  un  nom  :  nous  nous  appe- 
lions mon  frère,  ma  sœur,  mon  cousin  et  ma  cousine. 
Cette  plaisanterie  nous  réjouit  quelques  jours. 

J'envoyai  de  là  La  Guérinière  trouver  M.  le  prince 


DE   MADEMOISELLE  DE    MONTPENSIER.    [lÔSs]      35 1 

et  M.  de  Lorraine,  pour  leur  donner  avis  de  la  manière 
dont  j'étois  sortie  de  Paris ,  et  comme  Monsieur  en 
avoit  usé  pour  moi;  et  que  je  m'en  allois  à  Pont,  où 
j'attendrois  de  leurs  nouvelles  devant  que  de  m'en  aller 
dans  des  provinces  plus'ëloignëes.  Je  partis  le  lende- 
main de  bon  matin ,  sans  rencontrer  personne  qu'à 
Provins.  Comme  j'étois  descendue  à  une  montagne,  il 
passa  l'enseigne  des  gendarmes  de  la  Reine  qui  nous 
salua ,  comme  on  fait  ordinairement  des  dames  qui 
ont  l'air  de  qualité  ;  et  après  être  passé  il  se  retourna 
et  nous  regarda,  et  ensuite  fit  quantité  de  révérences 
bien  basses.  Je  me  tins  droite,  pour  ne  pas  faire  con- 
noitre  que  je  croyois  que  ce  fût  à  moi.  Nous  allâmes 
faire  repaître  nos  chevaux  à  un  village  à  deux  lieues 
de  là.  Lorsque  j'arrivai ,  je  mis  pied  à  terre ,  et  j'entrai 
dans  la  cuisine  du  logis,  où  il  y  avoit  un  jacobin  qui 
étoit  à  table  -,  et  comme  il  n'avoit  point  son  manteau 
noir  et  qu'il  étoit  vêtu  de  blanc,  je  ne  savois  de  quel 
ordre  il  étoit.  Je  le  lui  demandai;  il  me  dit:  «Vous  êtes 
m  bien  curieuse.  »  Je  lui  répondis  que  ma  curiosité 
étoit  raisonnable  ;  sur  quoi  il  me  dit  :  a  Je  suis  jaco- 
<(  bin.  »  Je  lui  demandai  d'où  il  venoit  ;  il  me  dit  : 
«  De  Nancy.»  Il  voulut  savoiraussid'où  je  venois^jelui 
dis  :  «  De  Paris.  »  Je  m'informai  de  lui  quelle  nouvelle 
on  disoit  de  Lorraine ,  et  particulièrement  de  M.  de 
Lorraine,  et  si  on  l'aimoit  bien  ;  il  me  dit  que  oui,  et 
que  c'étoit  un  brave  prince.  Il  me  demanda  ensuite  si 
les  nouvelles  qu'il  avoit  apprises  à  Troyes  du  retour 
du  Roi  à  Paris  étoient  véritables  -,  je  lui  dis  que  oui , 
et  qu'il  étoit  arrivé  depuis  deux  jours,  et  que  M.  le 
duc  d'Orléans  et  Mademoiselle  s'en  étoient  allés.  Il  me 
dit  :  «  J'en  suis  fâché  ;  Monsieur  est  un  bon  homme, 


35*%  [l652]   MÉMOIRES 

et  Mademoiselle  une  brave  fille  ;  elle  porteroit  aussi 
bien  une  pique  qu'un  masque  :  elle  a  du  courage.  Il 
me  demanda  :  w  Ne  la  connoissez-vous  point  ?  »  Je  lui 
répondis  que  non.  a  Quoi  l  ne  savez-vous  pas  qu'elle 
a  a  sauté  les  murailles  d'Orléans  pour  y  entrer ,  et 
«  qu'elle  a  sauvé  la  vie  à  M.  le  prince  à  la  porte  Saint- 
ce  Antoine?  »>  Je  lui  dis  que  j'en  avois  entendu  parler. 
Il  me  demanda  si  je  ne  l'avois  jamais  vue  -,  je  lui  dis  que 
non.  Il  se  mit  à  me  dépeindre ,  et  me  dit  :  a  C'est  une 
<(  grande  fille  de  belle  taille,  grande  comme  vous , 
«  assez  belle  ^  elle  a  le  visage  assez  long,  le  nez  grand  ; 
«  je  ne  sais  pas  si  vous  lui  ressemblez  autant  de  visage 
«  que  de  taille  ^  si  vous  ôtiez  votre  masque,  je  le  ver- 
u  rois.  »  Je  lui  dis  que  je  ne  le  pouvois  pas  ôter;  que 
j'avois  eu  la  petite  vérole  depuis  peu ,  et  que  j'en  étois 
encore  rouge.  Je  lui  demandai  s'il  av oit  autrefois  parlé 
à  elle  -,  il  me  dit  :  a  Mille  fois  5  je  la  reconnoîtrois  entre 
((  cent  personnes.  Je  lavoyoisauxFeuillans  où  elle  en- 
«  tendoit  la  messe,  et  en  notre  maison  de  Saint-Honoré 
«  où  elle  venoit  presque  tous  les  premiers  dimanches 
«  du  mois  avec  la  Keine^  et  je  connois  son  aumônier.  » 
Je  lui  demandai  si  elle  étoitdévote  :  il  me  dit  que  non  ; 
qu'il  lui  prit  une  fois  envie  de  letre ,  mais  qu'elle  s'en 
ennuya ,  et  que  cela  s'étoit  passé  ^  elle  s'y  étoit  prise 
trop  violemment  pour  que  cela  pût  durer.  Je  lui 
demandai  s'il  connoissoit  sa  belle-mère  ^  il  me   dit 
que  oui  ^  qu'elle  étoit  de  ces  saintes  qu'on  ne  fête 
point.  ((.C'est  une  femme,  dit-il ,  qui  est  toujours  dans 
((  une  chaise ,  qui  ne  fait  pas  un  pas ,  et  qui  est  une 
a  vraie  cendreuse  ^  pour  Mademoiselle ,  elle  a  de  Tes- 
<i  prit  et  va  vite  ^  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  elles. 
«  Et  vous,  madame,  qui  me  questionnez  tant,  qui 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTFENSIER.    [l65a]      353' 

%L  êtes-vous  ?  »  Je  lui  dis  que  j!éiois  la veuved'un  gen- 
tilhomme de  Sologne  -,  que  ma  maison  avoit  été  pillée 
par  l'armée  lorsqu'elle  avoit  passé  en  ce  pays^là  ;  que 
j'étois  retirée  pour  lors  à  Orléans ,  d'où  j'avois  été  assez 
malheureuse  de  sortir  le  jour  que  MademoiseUe  y  ar- 
riva j  et  ma  belle-sœur  qu'il  voyoit  avec  moi.  Il  me  dit  : 
c(  Si  vous  venez  jamais  à  Paris ,  venez  nous  voir  dans 
a  notre  couvent  de  Saint-Honoré.  »  Je  lui  dis  que 
j'étois  de  la  religion.  Il  voulut  me  convertir-,  je  lui  ré- 
pondis que  c'étoit  une  affaire  trop  sérieuse  pour  la 
traiter  à. la  passade*,  que  j'espérois  d'aller  l'hiver  à 
Paris;  qu'alors  nous  parlerions  de  controverse.  Il  me 
dit  son  nom,  et  je  l'ai  oublié;  puis  nous  nous  séparâmes. 
Comme  il  partoit ,  il  se  plaignit  d'être  las  -,  je  lui  de- 
mandai si  les  jacobins  n'alloient  point  à  cheval  ou 
dans>des  coches,  Jl  tne  dit  que  oui ,  et  que  lorsqu'il 
étoit  parti 'de  Troyes  il  avoit  voulu  se  mettre  dans  le 
'coche  ;  que  le  cocher  avoit  été  trop  cher,  qu'il  s'étoit 
dépité-;  que  depuis  il  l'avoit  trouvé  par  le  chemin,  qui 
n'avoit  personne  ;  qu'il  l'avbit  prié  de  s'y  mettre  pour 
rien  ;  qu'il  ne  l'avoit  pas  voulu ,  et  qu'il  avoit  du 'cœur  ; 
que  l'habit  qu'il  portoit  n'empéchoit  pas  que  Ton  ne 
sentît  le  bien  ou  le  mal. 

Cette  aventure  me  réjouit  fort ,  et  me  fit  bien  au- 
gurer de  la  suite  de  mon  voyage.  Nous  arrivâmes  de 
nuit  à  Pont  :  madame  de  Bouthillier  eut  beaucoup  de 
joie  de  me  voir  ;  j'étois  la  seule  de  ses  amies  qu'elle  eût 
vuedepuis  la  mort  de  M.  deChavigny  son  fils ,  qu'elle? 
aimoit  tendrement  ;  elle  n'avoit  jamais  eu  que  lui.  Je 
me  trouvai  en  ce  lieu-là  en  grand  repos  :  c'est  une 
maison ,  comme  j'ai  déjà  dit ,  où  l'on  fait  grande  chère 
et  Je  plus  proprement  du  monde.  Personne  ne  m'y 
T.  4^»  ^^ 


354  [l65a]  MÉMOIRES 

connoîssoit,  quune  demoiselle  de  madame  de  Bou- 
Ihillier  et  quelques  anciens  domestiques  :  le  reste  me 
prit  pour  madame  Duprë.  Il  y  vint  une  dame  des 
bonnes  amies  de  madame  de  Bouthillier ,  nommée 
madame  de  Marsilly  \  elle  étoit  si  accoutumée  à  la 
maison,  que  si  on  la  lui  eût  reiusée ,  elle  eût  cru  qu'il 
y  auroit  eu  du  mystère  *,  ain^i  on  la  reçut.  Elle  arriva 
comme  jMtois  au  jardin^  on  me  vint  avertir-,  je  nen 
revins  point  qu  il  ne  fût  nuit,  et  je  montai  à  macham- 
bre.  Madame  de  Bouthillier  dit  à  cette  dame  :  «  De- 
«  puis  quelques  jours  je  me  suis  trouvée  mal  ;  je  soupe 
a  et  je  me  couche  de  bonne  heure.  >x  Elle  la  fit  sou- 
per à  six  heures  et  coucher  à  sept  ou  huit ,  et  puis 
on  renferma  dans  sa  chambre.  Après  Fon  mena  ses 
gens  loger  dans  la  basse-cour  ;  et  comme  ils  s'y  pro- 
menoient,  ils  virent,  par  les  fenêtres  de  la  cuisine  qui 
regardent  dans  le  fossé ,  que  Ton  apprétoit  un  autre 
souper  :  ils  le  dirent  le  matin  à  leur  maîtresse ,  la-* 
quelle  poussée  de  curiosité  dit  à  madame  de  Bon-* 
thillier  :  «  Qu'est-ce  qu'il  y  a  eu  ici  cette  nuit?  L'on 
((  m'a  dit  que  l'on  ne  s'est  point  couché  à  la  cuisine , 
d.  et  que  l'on  a  apprêté  à*  manger  :  est-ce  qu'il  vous 
(t  dpit  venir  compagnie  ?  »  Madame  de  Bouthillier  dit 
qu'elle  n'en  savoit  rien ,  et  la  fit  partir  le  plus  tôt  qu'il 
lui  fut  possible. 

J'allai  à  une  foire  à  deux  lieues  de  là,  où  personne 
ne  me  connut*,  on  donna  la  collation  à  madame  de 
Frontenac  qui  étoit  fort  connue  en  ce  pays-là ,  et  on 
ypuloit  m'obliger  à  ôter  mon  masque  pour  manger  \  je 
m'en  excusois,  sur  ce  que  j'avois  eu  la  petite  vérole 
depuis  peu.  Quand  M.  le  comte  de  Holac  se  porta 
mieux ,  il  partit  pour  aller  trouver  M.  le  pnnoe;  je  le 


DE   MADEMOISELLK   D£   M01«TPENS1E11.   [l65l]      355 

priai ,  quand  les  troupes  de  Son  Altesse  Royale  reviea- 
droient ,  de  garder  son  régiment  :  je  ne  doutois  pas 
qu'il  ne  demeurât  avec  ma  compagnie  de  gendarmes  f 
qu'il  commandoit.  Je  le  chargeai  aussi  de  dire  au 
comte  d'Escars  de  demeurer ,  quelque  ordre  que  je 
lui  pusse  envoyer  9  aussi  bien  qu'au  comte  de  Holac  ^ 
de  revenir ,  parce  que  peut-être  m'obligeroit-on  de 
le  leur  ordonner  :  comme  je  serois  forcée  aie  faire; 
qu'ils  m'obligeroient  en  cela  de  ne  point  exécuter 
mes  ordres,  et  de  demeurer  auprès  de  M.  la  prince; 
que  si  je  changeois  d'avis,  je  trouverois  bien  le  moyen 
de  le  leur  faire  savoir. 

On  étoit  en  peine  de  savoir  où  j'étois  à  Paris  aussi 
bien  qu'à  Blois.  J'avois  écrit  une  lettre  à  Son  Altesse 
Royale  à  mon  départ  de  Paris;  je  hii  mandois  que 
puisque  j'étois  assez  malheureuse  pour  qu'il  ne  me 
voulût  pas  souffrir  auprès  de  lui,  je  m'en  allois  en  un 
lieu  de  sûreté ,  chez  une  personne  de  condition  de 
mes  amies ,  attendre  ce  que  deviendroient  les  affaires  / 
et  que  je  croyois  qu'après  m'avoir  dénié  sa  protec- 
tion ,  il  ne  trouveroit  pas  mauvais  que  j'en  cherchasse 
parmi  mes  proches  et  mes  amis.  J'étois  bien  aise  de 
mettre  cela  pour  lui  donner  de  l'inquiétude  et  du 
soupçon  ;  je  croyois  bien  que^,  par  ces  mots  de  proches 
et  d'amis ,  il  seroit  persuadé  que  je  youlois  parler  de 
M.  le  prince  et  de  M.  de  Lorraine.  Madame  la  comtesse 
de  Fiesque ,  qui  se  doutoit  bien  que  je  n'irois  pas  à 
Bois-le- Vicomte ,  ne  bougea  de  Paris,  et  disoit  à  tout 
le  monde  que  j'étois  allée  en  Flandre  y  et  sur  cda  tne 
dauboit  comme  il  falloit,  au  lieu  de  m'excnser.  On 
tint  beaucoup  de  discours  sur  ce  prétendu  voyage. 
J'appris  un  accident  qui  étoit  arrivé  lorsque  mon 

s3. 


356  [l652]    MÉMOIRES 

train  s'en  alla  à  Bois-le- Vicomte ,  (fxi  me  donna  quel*- 
ques  jours  de  l'inquiétude-,  quatre  ou  cinq  soldats 
vinrent  attaquer  le  carrosse  de  Prëfontâine ,  qui  sui- 
voitles  miens  :  il  sembloit  que  cela  le  dût  garantir  de 
toute  aventure  5  néanmoins  la  sottise  d'un  de  mes 
gens  fut  cause  qu'il  fut  pillé.  Au  premier  coup  que 
Ton  tira,  tous  mes  gens  prirent  la  fuite 5  il  n'y  eut 
qu'un  page  et  un  valet  de  chambre  qui  tâchèrent  à 
le  secourir,  et  ce  fut  inutilement.  Dans  ce  carrosse 
ëtoient  toutes  les  caésettes  de  Prëfontâine ,  avec  mes 
papiers  les  plus  importans  :  te  qui  in'inquiëtoit  le 
plus,  c'étoit  une  certaine  Viede  madame  deFouque- 
roUes  (0  que  j'avois  faite ,  un  Royauihe  de  la  Lune, 
des  vers  de  madame  de  Frontenac ,  et  des  papiers 
de  cette  conséquence.  Je  voulois  envoyer  un  courrier 
exprès  à  messieurs  de  Turenne  et  de  La  Ferté  pour 
les  avoir-,  Préfontaine  étoit  en  colère  de  ce  que  je  ne 
regrettois  que  cela.  Deux  jodrs  après,  nous  eûmes 
nouvelles  que  par  les  soins  et  les  diligences  des  gens 
de  Prëfontâine  on  lui  avoit  rendu  ses  chevaux  ,  qui  se 
trouvèrent  encore  à  l'armée  entre  les  mains  des  vo- 
leurs -,  ils  avoient  laissé  tous  mes  papiers  dans  les  cas- 
settes, et  s'étoient  contentés  de  prendre  de  l'argent, 
le  linge  et  les  habits  de  Prëfontâine ,  dont  je  ne  me 
souciois  guère,  dès  que  j'eus  les  papiers  qui  me  te- 
noient  au  cœur.  Pour  lui,  qui  aimoit  mieux  le  sérieux , 


(1)  Urie  certaine  f^ie  de  madame  de  Fouquerolles  ;  11  est  vraisem- 
blable «jue  cet  ouvrage  étoit  le  même  que  celui  dont  nous  avons  cité  tin 
fragment  dans  la  note  de  la  page  1 14,  tome  i^r.  Mademoiselle,  qui  avoit 
eu  beaucoup  &  se  plaindre  de  madame  de  FouqucroUes  ,  sVtoit  proba« 
blement  amusée  Si  la  peindre  dans  des  Mémoires  oii  elle  la  faisoit  parler 
elle-même. 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [iGSa]       357 

il  auroit  fort  plaint  son  argent ,  si  Ton  n  eût  recouvré 
que  ceux-là. 

L'on  vint  avertir  madame  de  Bouthillier  qu'il  avoit 
couché  un  exempt  à  TEpine  (c'est  une  petite  maison 
sur  le  chemin  de  Paris),  lequel  me  cherchoit.  Cette 
nouvelle  m'effraya  ;  j'avois  encore  dans  la  tête  que 
l'on  me  vouloit  arrêter.  Madame  de  Bouthillier,  qui 
s'en  aperçut,  me  dit  :  «  Voyez  si  vous  voulez  aller  à 
«  Fougeon  :  c'est  un  petit  château  fossoyé,  à  une 
«  demi-lieue  de  Pt)nt;  si  on  vous  vient  chercher,  je 
«  dirai  que  je  ne  sais  où  vous  êtes.  Si  vous  voulez 
«  aller  plus  loin,  j'ai  deux  fermes,  où  il  y  a  deux 
«  chambres  logeables  dans  chacune  ^  si  vou^  voulez 
«  passer  l'eau ,  il  y  aura  toujours  un  bateau  pour  aller 
c(  en  Brie.  »  Préfontaine  arriva  là-dessus*,  il  ne  s'ef- 
frayoit  pas  aisément,  il  me  dit  :  a  Vous  ne  sauriez 
«  courir  si  vite  qu'on  ne  vous  attrape  5  si  vous  vous 
c(  retirez  dans  d'autres  maisons  de  madame  Bouthil- 
((  lier,  vous  la  brouillerez  avec  la  cour;  quand  elle 
((  dira  qu'elle  ne  sait  pas  où  vous  êtes,  ce  seroit  abu- 
«  ser  de  la  bonté  qu'elle  a  pour  Votre  Altesse  Royale  : 
((  aiiisi  je  suis  d'avis  que  vous  attendiez  patiemment 
«  pour  voir  ce  que  l'on  vous  dira.  »  Une  heure  après 
je  reçus  des  lettres  par  lesquelles  on  me  mandoit  que 
Dominique  me  venoit  chercher  de  la  part  de  Son 
Altesse  Royale  :  cela  me  rassura  fort.  Un  moment 
après ,  je  m'en  allai  me  promener  au  devant  de  lui  ; 
c'étoit  un  garçon  que  j'avois  vu  à  Orléans ,  et  sur  qui 
j'avois  autant  de  pouvoir  que  son  maître.  Il  me  donna 
une  lettre  de  Son  Altesse  Royale  assez  aigre,  par  la- 
quelle il  me  mandoit  que  je  devois  m'en  aller  en  quel- 
cju'une  de  mes  maisons.  Je  lui  fis  réponse,  et  je  lui 


358  [l659]    MÉMOIRES 

mandai  que  c'ëtoit  mon  intention ,  et  que  j'ëtois  bien 
heureuse  qu'elle  fut  conforme  à  ses  ordres. 

La  Guérinière  revint;  il  m'apporta  une  lettre  de 
M.  le  prince,  la  plus  obligeante  du  monde,  paria- 
quelle  il  m'offrit  tout  ce  qui  dëpendoit  de  lui,  et  au 
surplus  il  remit  le  reste  à  La  Guérinière.  Il  étoit  d'avis 
que  je  me  retirasse  dans  un  château  qui  ëtoit  à  ma- 
dame de  Guise ,  nomme  Encerville ,  qui  est  sur  la 
frontière,  à  deux  ou  trois  lieues  de  Stenay,  et  qu'il 
m'y  viendroit  voir  souvent  avec  M.  de  Lorraine  ;  que 
ti  j'avois  besoin  de  troupes  pour  me  garder,  ils  m'en 
donneroient;  que  je  ne  devois  faire  aucune  difficulté 
d'aller  en  ce  lieu-là  plutôt  qu'en  une  de  mes  maisons , 
parce  qu'il  n'y  avôit  aucune  sûreté  pour  moi  au  milieu 
de  la  France,  après  ce  qui  s' étoit  passé;  que  ce  châ- 
teau appartenoit  à  ma  grand^mère ,  et  que  personne 
ne  pouvoit  trouver  à  redire  que  j'y  allasse  :  je  ne  fus 
pas  de  cet  avis.  La  Guérinière  me  conta  comment 
M.  le  prince  et  M.  de  Lorraine Favoient  reçu,  avec  la 
plus  grande  joie  du  monde  d'apprendre  de  mes  nou- 
velles; qu'il  étoit  arrivé  le  matin  comme  ils  s'en  al- 
loient  dîner  chez  la  comtesse  de  Fuensaldague  ;  qu'ils 
lui  avoient  dit  :  «  Ne  vous  informez  pas  chez  qui  nous 
a  vous  menons  dîner  :  suivez-nous  seulement.  »  Ils 
burent  fort  à  ma  santé.  Le  comte  de  Fuensaldague 
lui  dit  qu'il  le  prioit  de  m'assurer  du  profond  respect 
qu'il  avoit  pour  moi,  et  qu'il  ne  m'osoit  rien  offrir; 
qu'il  me  supplioit  de  croire  que  j'étois  la  maîtresse  en 
Flandre,  et  que  le  Roi  son  maître  le  désavoueroit 
s'il  en  usoit  autrement;  qu'il  s'en  alloit  au  conseil  avec 
M.  le  prince  et  M.  de  Lorraine  pour  délibérer  ce  qu'il 
y  auroit  à  faire  pour  le  dépécher.  Comme  ils  en  sor- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTF£I«SIER.    [l65aj      359 

tirent,  M.  ]e  prince  lui  dit  :  «  Je  n'écrirai  pas  par  vous , 
c<  j'enverrai  Saint-Mars  (  c'étoit  son  premier  gentil* 
et  homme  de  la  chambre  )  à  Mademoiselle.  » 

La  Guërinière  arriva,  charmé  de  la  manière  dont  il 
avoit  ouï  parler  de  moi  à  tout  le  monde.  Le  lende-- 
main  Saint-Mars  arriva  ;  il  dit  à  madame  de  Bouthilli^ 
que  c'étoit  un  capitaine  du  régiment  de  mon  père , 
afin  que  si  on  lui  reprochoit  qu'elle  avoit  reçu  un  des 
gens  de  M.  le  prince,  elle  pût  dire  qu'elle  n'en  avoit 
point  vu;  elle  sut  néanmoins  ce  qu'il  étoit;  il  me 
donna  la  lettre  que  voici  : 

<(  J'ai  reçu  par  La  Guérinière  la  lettre  que  vous^ 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  ;  je  crois  que  vous 
ne  doutez  point  du  sensible  déplaisir  que  j'ai  de  ce 
qai  est  arrivé  à  Paris  :  la  plus  grande  peine  que  j'ai , 
c'est  de  voir  l'état  où  vous  êtes.  S'il  ne  falloit  que  ma 
vie  pour  vous  en  tirer,  je  vous  l'offre  de  tout  mon 
cœur;  cependant  je  vous  offre  mes  places  et  mon  ar- 
mée ;  M.  de  Lorraine  en  fait  de  même ,  et  M.  le  comte 
de  Fuensaldague  aussi.  J'ai  chargé  Saint-Mars  devons, 
dire  tous  mes  sentimens ,  et  de  recevoir  vos  ordres; , 
que  j'exécuterai  fidèlement ,  y  allât-il  de  la  perte  de 
ma  vie.  Je  vous  supplie  de  le  croire ,  et  que  je  suis 
absolument  à  vous.  Ce  26  octobre  i652.  » 
.Et  de  l'autre  côté  de  la  lettre  il  y  avoit  de  sa  main  : 
((  11  est  ordonné  aux  sieurs  comtes  de  Bouteville , 
de  Meille  et  de  Chamilly  d'obéir  aux  ordres  de  Made- 
moiselle comme  aux  miens  propres. 

«  Louis  DE  Bourbon.  » 
Je  fus  fort  contente  de  cette  lettre ,  et  fort  surprise 


3(}0  [1652]  MÉMOIRES 

de  Tordre,  qui  y  étoit  joint;  ensuite  nous  allâmes  dî- 
aer.  Saint-Mar$  étoit  le  plus  étonné  du  monde  dé  se 
voir  à  table  avec  moi  ;  et  à  tout  moment,  au  lieu  de  me 
'parler  de  Paris,  d'où  il  m'avoit  dit  qu'il  venoit ,  il  me 
parloit  de  l'armée.  Cela  étoit  assez  plaisant  :  madame 
de  Bouthillier  ne  faisoit  pas  semblant  de  l'entendre. 
Après  dîner,  je  m'en  allai  l'entretenir-,  il  commença 
par  me  faire  mille  assurances  des  services  de  M.  le 
prince  et  du  comte  de  Fuensaldague ,  du  déplaisir 
qu'il  avoit  de  ce  que  j'étois  sortie,  et  de  la  conduite 
que  Son  Altesse  Royale  avoit  tenue  à  mon  égard  et  au 
sien.  Ce  chapitre  étoit  assez  ample  pour  une  longue 
conversation:  je  lui  en  contai  une  que  Son  Altesse 
Royale  avoit  faite ,  qui  me  sembloit  bien  digne  d'elle  ; 
elle  avoit  demandé  un  passe-port  pour  s'en  aUer  à 
Limours ,  comme  si  une  personne  de  sa  qualité  ne 
passoit  paii  partout ,  particulièrement  après  avoir  pris 
l'amnistie  !  Ce  passe-port  étoit  daté  du  samedi  ;  le  lundi 
suivant  il  alla  faire  tant  de  belles  protestations  d'a- 
mitié au  parlement  de  le  protéger  et  assister.  Saint- 
Mars  disoit  qu'il  ne  comprenoit  pas  comme  Son  Altesse 
Royale  avoit  quitté  Paris ,  et  que  la  cour  ne  l'en  auroit 
pu  chasser.'  Je  lui  dis  ce  que  Son  Altesse  Royale 
m'avoit  mandé  par  Préfontaine ,  et  ce  que  j'avois  ap- 
pris que  l'on  disoit  dans  le  monde  :  qu'à  l'approche 
du  Roi  il  avoit  envoyé  plusieurs  personnes,  et  entre 
autres  Damvillè ,  demander  au  Roi ,  qui  étoit  déjà  au 
Cours,  permission  de  demeurer  dans  sa  maison,  et 
qu'on  le  lui  avoit  refusé,;  que  M.  de  Turenne  avoit  dit 
au  Roi  et  à  la  Reine  :  «  11  y  va  de  votre  autorité  de  le 
«  faire  sortir  de  Paris;  et  s'il  ne  le  veut  de  bon  gré, 
«  il  faut  le  lui  faire  faire  de  force ,  quand  Votre  Ma- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIEll.    [lÔSa]      36l 

«  jesté  devroit  elle-même  ajler  au.  palais  d'Orléatis 
«  avec  son  régiment  des  Gardes.  »  Celte  rigoureuse 
réponse  alarma  tellement  Son  Altesse  Royale,  qu'elle 
délogea  avec  beaucoup  de  diligence.  Je  lui  dis  :  «  Pén- 
a  dantque  je  suis  sur  ce  chapitre  des  manquèmena  de 
«  mes  proches  envers  M.  le  prince,  parlons  de  M.  de 
a  Guise,  tu  II  alla  au  devant  du  Roi  à  Saint-Germain,  et 
le  lendemain  que  le  parlement  s'assembla  au  Louvre  il 
y  alla  prendre  sa  place ,  et  fut  présent  à  tout  ce  qui  s'y 
passa  contre  tout  le  monde.  Ces  circonstances  sont 
écrites  en  tant  de  lieux,  qu'il  n'est  pas  à  propos  de  l^si^ 
mettre  ici. 

M.  de  Guise  (O.étoit, prisonnier  en  Espagne,  gardé 
d'une  manière  qu'il  n'en  fut  jamais  sorti.  M.  le  prince, 
sans  aucune  habitude  avec  lui,  par  pure  générosité,  le 
demanda  aux  Espagnols  au  lieu  des  sommes  consi- 
dérables qu'ils  lui  dévoient;  le  roi  d'Espagne  le  lui 
accorda;  il  revint  à  Paris,  et  deux  jours  après  qu'il 
y  fut  il  en  usa  comme  j'ai  dit.  Saint-Mars ,  qui  savoit 
mieux  que  personne  les  obligations  qu'il  avoit  à  M.  le 
prince,  en  étoit  aussi  plus  étonné  qu'un  autre;  puis 
nous  passâmes  àtnon  sujet.  11  me  dit  que  M,  le  prince 
étoit  d'avis  que  je  m'en  allasse  à  Honûeur,  port  de 
mer  en  Normandie  qui  est  à  moi ,  et  que  si  je  ne 
trouvois  pas  la  place  en  bon  état ,  sous  prétexte  de  m'y 
loger  et  de  faire  ajuster  la  maison ,  je  la  feroîs  fortifier  ; 
•  que  M.  de  Longueville,  qui  ne  s'étoit  point  encore 
déclaré ,  se  déclareroit ,  si  la  cour  trouvoit  mauvais 
que  j'y  fusse.  Je  lui  dis  :  «  Voilà  un  beau  dessein  ; 
«  Honfleur  est  en  fort  mauvais  état ,  et  quelque  pré- 

(i)  ilf.  de  Guise  :  11  s^igit  du  duc  de  Guise  qui  avoit  ctc  fait  prisonnier 
par  les  Espagnols ,  après  s^étre  mis  a  la  tétc  do  la  rc'voltcdes  Napolitains. 


363  [l652]  MÉMOIRES 

«  texte  que  je  prenne  de  m  y  loger,  il  y  a  bien  de  ia 
tt  différence  entre  une  cloison  dé  sapin  pour  faire  une 
«  alçove,  et  un  bastion.  Si  la  cour  le  trouvoit  mauvais, 
«  et  qu  elle  vint  attaquer  la  place ,  je  ne  serois  point 
«  en  état  de  m'y  défendre  ;  $i  j'en  fortifie  la  garnison , 
«  c'est  me  déclarer:  il  n'y  a  que  trois  ou  quatre  jours 
«  de  marche  tout  au  plus  de  Paris  à  Honfleur.  —  Ce 
«sera  alors,  dit-il,  que  M.  de  Longue  ville  vous  se- 
«  courra.  —  Et  avec  quoi  ?  lui  répliquai-je  -,  avec  les 
ft  mortel-payes  de  ses  châteaux,  qui  sont  à  quarante 
«(  lieues  les  uns  des  autres  ?  Pour  la  noblesse  de  Nof- 
<c  mendie,  c'est  un  foible  secours  :  trois  jours  passés , 
a.  les  Normands  ne  découchent  point  de  chez  eux,  et 
a  M.  de  Longueville  y  a  si  peu  d'amis  qu'en  pareille 
tt  occasion  il  viendroit  tout  seul;  et  je  ne  comprends 
tt  pas  que  M.  le  prince  fasse  quelque  fondement  sur  ces 
tt  hommes-là.  Lorsque  nous  avons  été  les  maîtres  de 
tt  tout  dans  Paris,  que  Son  Altesse  Royale  étoit  dedans, 
tt  et  que  nous  étions  en  un  état  que  jamais  parti  en 
tt  francen'a  été  si  fort  ni  si  heureux,  et  sur  lequel  on 
tt  ait  eu  lieu  de  fonder  de  plus  certaines  espérances 
«  d  un  bel  avenir,  il  n'a  pas  voulu  se  déclarer;  et  lors- 
tt  que  Monsieur  est  à  Blois,  M.  le  prince  en  Flandre 
tt  où  en  chemin ,  il  prendroit  son  parti  ?  Il  n'est  pas  si 
tt  fou.  »  Saint-Mars  me  dit  que  tout  ce  que  je  disois  étoit 
fort  bien  dit;  que  M.  de  Longueville  pouvoit  enfin  agir 
d'une  manière  extraordinaire;  que  sans  lui  je  pourrois 
demeurer  à  HonQeur;  que  Ton  me  pourroit  donner  du 
secours  par  Ostende ,  et  que  tout  au  pis  je  me  pourrois 
sauver  par  mer;  que  l'on  diroit  dans  le  monde  que  la 
tyrannie  étoit  bien  établie  en  France,  puisque  l'on 
obligeoit  une  personne  de  ma  naissance  à  sortir  du 


DE  BiADEMOISELLE  DE  MOr(TP£lfSIER«   [l652]      363 

royaume.  Je  répondis  à  cela  :  «  Je  crains  Feau  à  un 
«  tel  point ,  que  si  M.  le  prince  le  savoit ,  il  ne  me 
«  conseiUeroit  jamais  de  m'y  hasarder.  »  Après  avoir 
long-temps  raisonné  avec  Saint-Mars,  la  conclusion 
fut  que  je  ne  devois  point  m'embarquer  à  faire  aucun 
acte  dliostilité  contre  la  cour  par  toutes  sortes  de  rai- 
sons  9  à  moins  qu-*elle  ne  me  poussât  ii  bout  \  que  Son 
Altesse  Royale  m'avoit  ordonné  de  m'en  aller  à  iine 
de  mes  maisons*,  que  je  m'en  irois  à  Saint-Fargean  \ 
que  j'en  àvois  observé  la  situation  avec  soin^  que  j'a- 
vois  reconnu  qu'elle  étoit  proche  de  tout,  qu-'ellen'étoit 
qu'à  trois  journées  de  Paris  pour  en  avoir  des  nou- 
velles ,  et  à  pareille  distance  de  Blois  ;  et  qu'en  cela  je 
sauverois  les  apparences  de  ce  côté-là.  Je  savois  assez 
dès  ce  temps-là  à  quoi  m'en  tenir,  et  qu'en  quatre 
jours  tout  au  plus  on  aUoitetvenoit  de  Sàint-Fargeau 
à  Stenay ,  qui  étoit  un  lieu  où  apparemment  M.  le 
prince  passeroit  l'hiver;  qu'ainsi  j'étdis  proche. du 
monde ,  de  mes  amis  et  de  ceux  qui  dévoient  l'être , 
et  cependant  dans  un  grand  désert  ;  et  parce  que 
Saint-Fargeau  étoit  un  lieu  peu  connu ,  que  l'on  croi- 
roit  que  je  serois  dans  une  autre  maison.  Voilà  de 
quoi  je  le  chargeai  pour  M.  le  prince,  avec  une  lettre 
par  laquelle  je  le  remercJois,  et  lui  témoignois  ma  re- 
connoissance  de  toutes  les  offres  t[u'il  me  faisoit.  Je 
lui  en  donnai  aussi  une  pour  M.  de  Lorraine ,  à  qui  je 
témoignois  combien  j'étois  sensible  aux  marques  d'af- 
fection qu'il  m'avoit  données  par  La  Guérinière  et  par 
sa  lettre. 

J'oubliois  de  dire  que  comme  Là  Guérinière  partit 
d'auprès  de  M.  le  prince ,  le  comte  de  Fuensddague 
lui  dit  :  «  M.  le  prince  et  M.  de  Lorraine  m'ont  dit  que 


364  [l65î]    MÉMOIRES 

«  je  pouvois  prendre  la  liberté  de  vous  charger  de 
«  dire  à  Mademoiselle  que  je  lui  offrois  quelque  place 
«  qu'il  lui  plût  en  Flandre,  si  elle  est  obligée  d'y  ve- 
«  nir;  que  j'en  ôterois  la  garnison,  et  «qu'elle  y  en 
«  mettra  une  telle  qu'il  lui  plaira  ;  qu'on  aura  soin  de 
((  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  sa  subsistance  ; 
Cl  que  si  elle  ne  veut  point  avoir  de  commerce  avec 
a  les  Espagnols ,  nous  n'aurons  pas  l'honneur  de  la 
«  voir;  si  elle  veut  bien  souflrir  nos  respects,  que 
«  nous  lui  en  rendrons  avec  la  dernière  joie;  que 
(c  nouà  avons  pour  sa  personne  aussi  bien  que  pour 
a  6a  qualité  toute  la  vénération  possible.  )>  Je  char- 
geai Saint-Mars  de  le  remercier  de  toutes  ses  offres , 
et  de  lui  dire  que  je  les  recevois  avec  beaucoup  de 
reconnoissance  ;  que  j'étois  bien  aise"  de  connoître  la 
bonne  volorité  que  l'on  avoit  pour  moi,  mais  qUe  je 
serois  fâchée  d'être  obligée  de  l'éprouver. 

Je  demeurai  encore  un  jour  à  Pont,  puis  j'en  partis 
pour  Saint-Fargeau.  A  la  couchée  de  Pont,  qui  est 
une  petite  maison  à  madame  dé  Bouthillier,  nommée 
Micherie ,  il  vint  un  de  mes  valets  de  pied  que  ma- 
dame la  comtesse  de  Fiesque  m'envoya ,  pour  me  dire 
qu'elle  avoit  fait  partir  quelques-uns  de  mes  gens 
pour  Saint-Fargeau  -,  que  toute  ma  maison  ne  partiroit 
point  de  Paris  qu'elle  ne  me  sût  partie  de  Pont,  pour 
n'aller  point  à  fausses  enseignes ,  comme  je  les  avois 
fait  aller  à  Bois-le-Vicomte.  Cela  me  fâcha  fort,  et 
encore  plus  de  ce  que  ma  maison  étoit  à  Paris  ;  j'avois 
ordonné  qu'elle  n'y  passât  pas  ,  et  même  j'avois  mar- 
qué les  journées  qu'elle  feroit,  et  le  chemin  que  je 
voulois  qu'elle  tînt.  11  me  semble  que  quand  on  est 
hors  de  la  cour,  et  de  la  manière  dont  j'en  étois  éloi- 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.   [l652]       365 

gnëe ,  il  étoit  ridicule,  que  mon  train  passât  et  repassât 
sans  cesse  par  Paris.  Ce  ne  fut  pas  seulement  cela  qui 
me  fâcha  :  ce  valet  de  pied  me  dit  qu'elle  avoit  de- 
mandé des  gardes  du  Roi  pour 'escorter  mon  équi- 
page, et  qu'on  lui  en  avoit  promis  douze.  Cette  peur 
que  l'on  ne  pillât  mes  mulets  avec  mes  couvertures 
me  parut  fort  bizarre  ;  il  me  sembloit  que  mes  livrées 
les  mettoient  à  couvert  des  voleurs  et  des  gens  de 
guerre  qu'ils  pourroient  rencontrer  par  les  chemins  : 
cela  me  parut  aller  de  la  même  force  que  le  passe-port 
que  Monsieur  avoit  demandé  ^  la  différenQe  étoit  que 
je  ne  l'avois  pas  demandé,  et  je  crois  que  l'on  jugea 
bien  à  la  cour  que  cela  me  feroit  beaucoup  de  dépit, 
et  que  madame  la  comtesse  de  Fiesque  seroit  désa- 
vouée. Elle  m'envoya  une  lettre  du  Roi,  laquelle  je 
crus  qu'elle  avoit  demandée-,  je  ne  comprenois  pas 
autrement  comment  on  se  seroit  avisé  de  m'écrire. 
Par  cette  lettre,  le  Roi  me  mandoit  qu'il  avoit  appris 
la  résolution  que  j'avois  prise  de  choisir  pour  ma  de- 
meure ma  maison  de  Saint-Fargeau  :  qu'il  avoit  été 
bien  aise  de  me  témoigner  que  ce  choix  lui  étoit  fort 
agréable,  etm'assurer  en  même  temps  que  j'y  pour- 
rois  demeurer  en  toute  sûreté.  J'y  fis  réponse,  et  le 
remerciai  de  l'honneur  qu'il  lui  avoit  plu  de  me  faire 
par  les  marques  qu'il  me  donnoit  de  son  souvenir  ; 
que  j'étois  bien  aise  que  mon  séjour  à  Saint-Fargeau 
lui  fût  agréable  ^  que  pour  la  sûreté  de  ma  personne , 
je  n'en  avois  point  douté  ^  que  je  n'avois  rien  sur  ma 
conscience  qui  me  pût  faire  cVaindre  le  contraire^ 
que  ma  conduite  et  mes  intentions  avoient  toujours 
été  fidèles  pour  le  service  de  Sa  Majesté  ;  que  je  ne 
^raignois  rien,  et  que  j'étoîs  incapable  de  faire  au*- 


366  [idSa]  MÉMOIRES 

cune  actioa  indigne  de  la  qualité  où  Dieu  m'avoit  fait 
naître,  et  d'une  bonne  Franca^ise. 

Je  poursuivis  mon  chemin  vers  Saint-Fargeau* 
Comme  j'en  fus  à  deux  lieues,  il  vint  un  de  mes  va- 
lets de  chambre  pour  me  dire  qu'il  y  avoit  à  Ghâtillon, 
qui  n'est  qu'à  huit  lieues  de  Saint-Fargean  sur  le  che- 
min de  Paris,  un  exempt  des  gardes  du  Roi  avec  six 
gardes  ;  qu'il  les  avoit  vus  lorsqu'il  y  avoit  passé*,  qu'il 
disoit  n'y  séjourner  que  pour  faire  reposer  leurs  che- 
vaux, qui  étoient  boiteux  :  ce  qui  nétoit  pas  vrai,  h  ce 
que  disoit  l'hôte  du  logis.  Cet  exempt  s^étoit  enquis 
de  mes  gens  quand  j'arriverois,  et  si  je  pouvois 
prendre  un  autre  chemin  r  cela  m'alarma  ^  il  me  dit 
encore  que  tous  les  environs  de  Saint-Fargeau  étoient 
pleins  de  gens  de  guerre  qui  faisoient  payer  la  taille. 
Les  gens  effrayés  se  font  toujours  des  fantômes  pour 
les  copfibattre  •,  je  dis  :  «  Assurément  c'est  pour  moi 
«  que  ces  troupes  sont  là ,  et  non  pour  les  tailles  5  la 
«  comtesse  de  Fiesque  aura  donné  dans  le  panneau 
«  lorsqu'elle  a  demandé  l'escorte  :  et  les  douze  gardes 
«<  lorsqu'ils  auront  joint  l'officier ,  et  six  gardes  qui 
«  sont  à  Châtillon ,  ils  seront  ensemble  dix-huit.  »  Cela 
me  mettoit  en  grande  inquiétude  :  Préfontaine ,  qui  a 
l'esprit  ferme  et  résolu ,  me  rassura ,  et  La  Guérinière 
de  même.  On  dit  que  j'ai  l'esprit  assez  ferme  :  j'avoue 
qu'en  cette  rencontre  j'étois  si  fort  persuadée  que 
l'on  me  vduloit  arrêter  ^  et  j'en  avois  une  si  grande 
crainte ,  que  j'eii  étois  hors  de  moi. 

Nous  arrivâmes  à  Saint-Fargeau  à  deux  heures  de 
nuit  *,  il  fallut  mettre  pied  à  terre  :  le  pont  étoit  rom- 
pu. J'entrai  dans  une  vieille  maison  où  il  n'y  avoit  ni 
porte  ni  fenêtres ,  et  de  l'herbe  jusqu'aux  genoux  dans 


DE   MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIER.    [iGSa}      867 

la  cour  :  cela  me  donna  une  grande  aversion  et  une 
grande  horreur  de  la  maison.  L'on  me  mena  dans 
une  vilaine  chambre ,  au  milieu  de  laquelle  il  y  avoit 
un  poteau*,  la  peur  et  le  chagrin  me  surprirent  à  tel 
point,  que  je  me  mis  à  pleurer;  je  me  trouvai  bien 
malheureuse  d'être  hors  de  la  cour,  et  de  n  avoir  pas 
une  plus  belle  demeure.  Comme  cela  fut  passe,  j'ap* 
pelai  madame  de  Frontenac ,  Prëfontaine  et  La  Guë-- 
rinière  :  ils  avoient  été  tous  deux  s'informer  s'il  iv'y 
avoit  pas  quelque  lieu  proche  où  je  pusse  aller  pour  me 
guérir  de  la  crainte  où  j'ëtois^  ils  me  dirent  qu'il  y  avoit 
un  petit  château  fossoyé ,  à  deux  lieues  de  là ,  qui  ap* 
partenoità  un  nommé  Davaux,  qui  est  un  contrôleur  de 
mesdomaines ,  où  jepouvois  aller  jusqu'à  ce  quejefusse 
éclaircie.  Je  chargeai  le  gentilhomme  de  Frontenac, 
que  j'avois  avec  moi,  d'aller  le  lendemain  à  Châtillon 
pour  savoir  ce  que  Texempt  y  faisoit  avec  ses  gardes. 
Après  que  j'eus  soupe,  je  donnai  le  bonsoir  ^^  et  dis  : 
<(  Je  veux  demain  dormir  tout  le  jour-,  que  l'on  ne 
((  m'éveille  point.  »  Ensuite  je  montai  à  cheval,  ma<^ 
dame  de  Frontenac  et  moi ,  et  l'une  de  mes  femmes 
de  chambre,  Préfontaine  et  La  Guérinière.  Jugez  avec 
quel  plaisir  je  fis  cette  traite!  Je  m'étois  levée  deux 
heures  devant  le  jour ,  j'avois  fait  vingt-deux  lieues , 
et  j'étois  sur  un  cheval  qui  en  avoit  fait  autant.  Noos 
arrivâmes  à  la  maison  de  Davaux ,  qui  se  nomme 
t)annery ,  sur  les  trois  heures  du  matin  ;  je  me  cou* 
chai  en  grande  diligence.  Le  lendemain  La  Guérinière, 
qui  étoit  aliéna  Saint-Fargeau ,  revint,  et  me  dit  que 
ma  maison  étoit  bonne  et  forte ,  que  l'on  ne  m'y  poù- 
voit  point  surprendre^  que  s'il  entroit  des  gens  par  une 
porte ,  je  pouvois  me  sauver  par  l'autre ,  et  même  que 


368  .fl65îi]   MÉMOIRES 

Ton  polirroit  arrêter  ceux  qui  me  voudroient  arrêter- 
Cela  me  plut  fort,  et  j'attendois  des  nouvelles  de  Châ- 
tillon  :  le  gentilhomme  que  j'y  avois  envoyé  revint , 
lequel  me  conta  que  lorsqu'il  arriva  à  Cbâtillon  en 
riiôtellerie  où  étoit  logé  l'exempt ,  il  l'accosta  et  lui 
demanda  où  ëtoit  la  cour ,  parce  qu'il  venoit  d'Italie, 
et  qu'il  étpit  obligé  d'aller  à  la  cour  pour  quelque 
affaire.  L'exempt  lui  répondit  qu'elle  étoit  à  Paris , 
et  lui  demanda  où  il  avoit  couché  :  le  gentilhomme 
lui  dit  :  ((  A  Saint-Fargeau.  »  L'exempt  lui  demanda  $i 
on  n'y  attendoit  point  Mademoiselle  -,  l'autre  lui  répon- 
dit :  «  Elle  y  arriva  hier  au  soir.  »  L'exempt  parut 
surpris,  et  dit  :  «  Jecroyois  qu'elle  ne pouvoit passer 
«  que  par  ici.  »  Le  gentilhomme  lui  demanda  s'il  se- 
roit  long -temps  à  Châtillon-,  il  lui  répondit  qu'il 
attendoit  quelque  ordre  de  la  cour ,  après  quoi  il 
marcheroit.  Mes  gens  me  pressèrent  ensuite  d'aller  à 
Saint-Fargeau  :  je  fus  deux  jours  à  m'y  résoudre  ^  je 
ne  m'ennuyois  point  en  cette  petite  maison  :  j'y  trou- 
vois  des  livres,  je  me  promenois,  je  me  couchois  de 
bonne  heure,  et  je  me  levois  tard.  Je  reçus  une  nou- 
velle qui  me  surprit  fort  :  c'étoit  la  mort  de  mademoi- 
selle de  Chevreuse ,  arrivée  en  trois  jours  ;  je  la  plai- 
gnis extrêmement  :  c'étoit  une  belle  et  bonne  fille  (0, 
qui  n'avoit  pas  beaucoup  d'esprit.  Un  matin ,  je  m'en 
allai  à  SaintEacgêâJi.5  on  me  mena  dans  un  appar- 
tement que  je  n'avois  pas  vu;  je  le  trouvai  plus  com- 
mode que  celui  où  j'avois  logé  pour  la  première  fois. 
M.  le  duc  de  Bellfegarde  l'avoit  fait  accommoder; 

(0  CPctoit  une  belle  et  bonne  fille:  Ou  a] vu,  dans  i^Jutrodiiction  aux 
Mémoires  de  Briennc,  le  rôle  qu'elle  joua  dans  la  Fronde.  Elle  avoil  moins 
de  bottté  et  plus  d'esprit. qiiç  ne  lui  en  prèle  Mademoiselle,   *• 


DE   MADEMOISELLE   DB   MONTPENSIER.    [iGSs]      ^69 

Monsieur  lui  en  avoit  donné  I4  jouissance,  et  la  per- 
mission de  demeurer  dans  cette  maison  pendant  ma 
minorité,  en  considération  des  pertes  qu'il  avoit  faites 
pour  son  service.  Cet  appartement  étoit  fait  d'une 
partie  d'une  belle  galerie  retranchée ,  qui  est  suc 
répaisseur  d'une  muraille.  Dès  ce  même  jour-là  je 
voulus  changer  les  cheminées  et  les  portes ,  y  faire 
une  alcôve ,  et  m'informai  s'il  n'y  avoit  point  d'archi- 
tecte dans  le  pays.  Je  fis  commencer  à  ajuster  le  de* 
dans  de  l'appartement  où  j'étois,  et  pour  cela  il  fallut 
le  quitter  et  m'en  aller  loger  au  grenier  ;  avec  ce  dés- 
a<{rément ,  j'étois  mal  couchée.  Madame  la  coiBtesse 
de  Fiesque  fit  si  bien,  que  mon  lit  n'arriva  quo  dix 
jours  après  que  je  fus  à  Saint -Fargeau.  Mes  gens 
avoient  été  assez  sots  pour  lui  obéir;  je  les  grondai 
comme  ils  le  méritoient  du  peu  de  soin  qu  ils  av<»ent 
eu  de  me  venir  trouver,  et  je  les  louai  de  leur  bravoure 
à  secourir  le  carrosse  de  Préfontaine  lorsqu'il  avoit 
été  pillé.  Par  bonheur^  le  bailli  de  Saint-Fargeau  étoit 
marié  depuis  peu:  ainsi  il  avoit  un  lit  neuf.  Madaiâ^e 
la  duchesse  de  Sully  et  madame  de  Laval  me  vinurent 
voir  peu  aprùs  mon  arrivée.  Je  fus  dans  la  plus  grande 
honte  du  monde  de  n'avoir  point  de  quoi  les  loger 
dans  ma  maison  :  il  falloit  qu'elles  allassent  tous  les 
soirs  coucher  chez  le  bailti,  où  étoit  le  lit  dans  lequel 
j'àvois  couché  avant  l'arrivée  de  mon  train.  11  vint  en- 
core d'autres  dames ,  qui  logèrent  toutes  dans  laf  ville  ; 
j'envoyai  à  Bois-le-Vicomté  quérir  des  meubles  que 
j:'y  avois,  afin  de  n'avoir  plus  cette  hcmte. 

Comme  j'étois  dans  la  maison  de  d'Avaux,  j'eus  une 
grande  peur  :  je  me  réveillai ,  et  j'entendis  oovrir  le 
rideau  de  ntadaime  de  Frontenac,  qui  étoit  coiuchée 

T.  4i«  ^4 


370  [l652]  BIÉMOIRBS 

dans  un  lit  proche  du  mien ,  et  à  Tinstant  je  Tentendis 
refermer.  Je  lui  dis  :  «  Révez-vous,  à  l'heure  qu'il  est, 
«  d'ouvrir  votre  rideau  ?  »  Elle  me  répondit  :  «  C'est 
((  le  vent.  »  Nous  étions  logées  dans  une  chambre 
basse,  où  il  n y  avoit  de  fenêtres  que  d'un  côté, 
et  ce  jour-là  il  ne  faisoit  point  de  vent  :  la  peur  me 
prit  ;  je  lui  dis  :  a  Venez  coucher  avec  moi.  »  Elle  ne 
s'en  fit  pas  prier  -,  et  comme  elle  passoit  de  son  lit  au 
mien ,  j'entendis  encore  ouvrir  le  rideau.  Jusqu'à  ce 
qu'il  fût  jour ,  ni  elle  ni  moi  ne  parlâmes  point.  Comme 
le  jour  fut  venu ,  elle  m'avoua  qu'elle  avoit  vu  ouvrir 
son  rideau  (  il  y  a  toujours  de  la  lumière  dans  ma 
chambre  la  nuit);  que  son  premier  mouvement  avoit 
été  de  se  jeter  dans  mon  lit;  qu'elle  avoit  conservé 
du  jugement,  crainte  de  me  manquer  de  respect  et 
de  me  faire  peur  ;  qu'elle  avoit  vu  ouvrir  et  fermer 
deux  fois  son  rideau.  Nous  nous  entretînmes  sur  ce  que 
cepouvoit  être  sans  le  trouver.  Quelques  jours  après 
j'appris  qu'un  garçon  qui  étoit  à  moi  et  mon  frère  de 
lait ,  lequel  s'en  étoit  allé  avec  le  comte  de  Holac  , 
avoit  été  tué  dans  ma  compagnie  de  gendarmes  :  je  ne 
doutai  pas  que  ce  ne  fût  lui  qui  me  venoit  dire  adieu; 
je  lui  fis  dire  des  messes. 

Après  que  M.  le  prince  eut  reçu  de  mes  nouvelles 
de  Pont,  et  qu'il  eut  su  que  je  ne  voulois  point  être 
ailleurs  qu'à  Saint -Fargeau,  il  s'en  alla  prendre  Châ- 
teau-Portien ,  Rethel,  et  d'autres  petits  châteaux. 
M.  de  Lorraine  prit  Bar-le-Duc  avec  son  armée,  et 
quelques  châteaux.  Foges,  l'un  de  ses  généraux,  fut 
tué;  ensuite  ils  assiégèrent  Sainte -Menehould.  La 
cour  avoit  dessein  que  Son  Altesse  Royale  Ùt  revenir 
ses  troupes ,  qui  tf toient  avec  M.  le  prince  :  pour  cet 


DE  MADEMOISELLE   DE  MONTPEKSIER.    [lÔSs]      871 

effet.  Monsieur  envoya  Gëdoin,  enseigne  de  ses  gen- 
darmes, les  quérir.  Il  arriva  à  Tannée  de  M.  le  prince 
devant  Sainte-Menehould  comme  les  troupes  de  Son 
Altesse  Royale  faisoient  un  logement,  après  lequel  on 
devoit  donner  l'assaut.  M.  le  prince  consentit  que  les 
troupes  partissent  le  lendemain  :  les  officiers  ne  le 
voulurent  pas.  Après  avoir  fait  leur  logement  avec 
toute  la  bravoure  et  le  bonheur  possible ,  ils  dirent  à 
Gëdoin  :  «  Nous  voulons  donner  Tassant  5  »  ce  qu'ils 
firent;  et  après  que  la  place  eut  capitulé,  au  lieu 
d'entrer  dedans  ils  prirent  congé  de  M.  le  prince, 
avec  tous  les  regrets  imaginables  de  le  quitter  et  toute 
la  reconnoissance  possible  des  honneurs  qu'ils  en 
avoient  reçus.  Il  leur  témoigna  aussi  avoir  beaucoup 
d'estime  des  ofliciers  et  des  troupes ,  et  un  extrême 
déplaisir  de  ce  qu'ils  le  quittoient.  Holac  fit  mettre 
son  régiment  en  bataille,  et  dit  aux  officiers  et  cava- 
liers :  «  Vous  êtes  à  Son  Altesse  Royale ,  vous  avez 
<(  l'honneur  de  porter  son  nom  :  allez  le  trouver; 
a  pour  moi,  je  demeurerai  à  la  compagnie  de  M.  le 
((  prince.  »  Dans  l'instant  son  régiment,  au  lieu  de 
marcher  avec  les  autres ,  rentra  dans  le  camp ,  et  celui 
de  Bandits  le  suivit ,  lequel  dit  à  Gédoin  qu'il  étoit 
inutile  à  Son  Altesse  Royale ,  et  qu'il  pouvoit  servir 
M.  le  prince  ;  qu'il  croyoit  qu'il  n'en  seroit  pas  fâché. 
Pour  le  comte  d'Escars ,  qui  n'avoit  de  troupes  que 
ma  compagnie  de  chevau-légers,  il  demeura  aussi 
avec  M.  le  prince. 

La  cour  étoit  à  Paris ,  accablée  de  harangues  de 
tous  côtés;  elle  n'avoit  point  assez  d'oreilles  pour 
écouter  tous  les  gens  qui  demandoient  pardon.  M.  le 
cardinal  de  Retz  salua  le  Roi  et  la  Reine ,  et  se  croyoit 


372  [^^^^1  Ml^QXRBS 

le  mieux  di)  monde  à  la  cour,  lorsqu'un  jour  quHl 
venoit  la  faire ,  YiUequier ,  capitaine  des  gardes  du 
corps,  Tarréta  (0,  et  l^mena,  par  la  galerie  do  Louvre, 
monter  en  carrosise  a^  pavillon ,  et  de  là  au  bois  de 
Vincei^nes.  Depuis  que  Ton  eut  pris  ce  dessein ,  on 
fût  quelques  jours  sans  Fexëcuter ,  parce  qu'il  ne  ve- 
noit  guère  au  Louvre.  Quand  on  y  entre  et  qu'on  a 
dessein  d'arrêter  les  gens,  il  est  difficile  de  s'échapper, 
et  rien  n'est  si  véritable  qu'un  vers  de  Nîcomède,  qui 
est  une  tragédie  de  Corneille ,  qui  fut  mise  au  jour  W 
aussitôt  après  la  liberté  de  M.  le  prince ,  en  laquelle 
il  y  a  : 

Qaieonque  entre  au  palais  porte  sa  tête  aux  rois. 

Quand  la  Reine  envoya  quérir  Villequier  pour  lui 
donner  l'ordre ,  il  n'y  avoit  avec  elle  que  le  Roi  et 
M.  LeTellier,  î^ce  que  je  lui  ai  ouï  dire  depuis.  Ville- 
quier lui  dit  :  (c  Madame  ,  c'est  un  homme  qui  a  tou- 
«  jours  quantité'  de  braves  avec  lui  5  s'ils  se  mettent 
«  en  défense ,  que  ferai-je  ?  le  prendrai-je  mort  ou 
u  vif?  »  Tout  le  monde  se  regarda.  Il  répliqua  :  «  Que 
u  le  Roi  me  donne  un  mot  de  sa  main  de  ce  que  j'ai 
«  à  faire.  »  Le  Roi  écrivit  qu'il  lui  ordonnoit de  prendre 
le  cardinal  de  Ret:^  de  quelque  manière  que  ce  fât. 
J'ai  appris  ceci  de  la  Reine ,  lorsque  je  causois  avec 
elle  de  ce  qui  s'étoit  passé.  Elle  me  disoit  souvent  que 

(r)  Varréta:  Le  cardinal  de  Retz  fat  arrête'  le  19  décembre  i65a.  — 
(q)  Qui  fui  mise  au  jour  :  Celte  pièce  fut  repre'scntee  pour  la  première 
fois  en  iS5a.  <t  Les  prii^ces ,  dit  an  des  cditears  de  Corneille,  étant  sortis 
M  de  prison  dans  le  temps  qfi^on  réprésentoit  Nicômède ,  qaelqqes  tsrf 
«  donnèrent  matière  à  des  applications  qui  augmentèrent  le  ^accèf  de 
Il  Gcue  tragédie.  »  (Jotî»Y,  avertissement  des  poèmes  dramatigucs  de 
M.  Corneille.  ) 


DE  MÀDEMÔÎSELLÊ   DE   MONTPEÎNSIE'R.    [iGSll]       3^^ 

M.  le  prince  avoit  Famé  bonne  -,  qu'on  lui  àvoit  con- 
seillé de  s  eu  défaire ,  et  qu  elle  avoit  fait  une  grande 
faute  de  ne  s'en  être  pas  défaite  au  bois  de  Yincennes  ; 
qu'elle  ne  se  repentirt>it  jamais  de  ne  l'avoir  pas  fait  ; 
qu'elle  étoit  incapable  d'avoir  celte  pensée ,  quelque 
mal  qu'il  lui  eût  pu  faire  ^  fion  plus  qu'à  M.  le  car- 
dinal. 

A  l'arrivée  de  la  cour  à  Paris ,  M.  de  Bealifort  fut 
exilé ,  aussi  bien  que  madame  àe  Moutbazon  et  ma- 
dame de  Bonelle.  Frontenac  eut  une  lettre  pour  sa 
femme  )  elle  étoit  partie  avec  moi  :  la  comtesse  de 
Fiesque  eut  le  même  ordre  ;  et  parce  qu'elle  étoit  ma- 
lade on  lui  donna  dés  gardes,  et  elle. ne  voyôit  per- 
sonne. . 

Il, se  passa  à  la  cour  une  affaire  moins  importante 
que  celle  dU  cardinal  de  Retz ,  qui  y  fit  beaucoup  de 
bruit  :  ce  fut  le  mariage  du  marquis  dé  Richelieu  avec 
mademoiselle.de  Beau  vais,  fille  de  la  première  femme 
de  chambre  de  la  Reine.  Ce  garçon  étoit  bien  fait , 
jeune,  plein  d'esprit  et  de  courage,  et  nourri  dans 
l'élévation  où  sont  d'ordinaire  les  gens  de  faveur.  Son 
frère  aîné  n'a  point  d'enfans  et  est  fort  malsain  :  ainsi 
toute  la  dépouille  de  cette  faveur  le  regardoit  et  le 
regarde. encore,  mais  beaucoup  moins  à  présent  que 
dans  ce  temps-là .  parce  que  madame  d'Âigâillôn , 
qui  en  possède  une  bonne  partie  et  qui  en  est  mai- 
tresse  ,  lui  en  ôtera  tout  ce  qu'elle  pourra.  Ce  mariage 
surprit  tout  le  monde  -,  quoique  cette  fille  soit  jolie 
et  aimable ,  elle  n'est  pas  assez  belle  pour  faire  passer 
par  dessus  mille  considérations  qu'il  devoit  avoir  : 
ainsi  dès  le  lendemain  madame  d'Aiguillon  l'enleva 
et  l'envoya  en  Italie ,  pour  voir  s'il  ptersévëroit  à  l'ai- 


374  [iGSl]  MEMOIRES 

mer.  Au  bout  de  quelque  temps  il  revint,  et  Ta  tou- 
jours fort  aimée.  Elle  disoit  dans  sa  douleur  :  «  Mes 
<c  neveux  vont  toujours  de  pis  en  pis  \  j'espère  que  le 
«  troisième  épousera  la  fille  du  bourreau.  »  Il  est  vrai 
qu'elle  avoit  grand  sujet  de  se  plaindre ,  de  ce  que 
l'un  et  l'autre  n'avoient  pas  pris  de  bonùes  et  de 
grandes  alliances.  Madame  de  Beauvais  ne  lui  avoit 
nulle  obligation ,  et  n'étoit  point  obligée  de  négliger 
son  bien  à  ses  dépens ,  comme  étoit  madame  de  Pons , 
fille  de  madame  Du  Vigean ,  dont  la  mère  est  comme 
la  femme  de  charge  de  sa  maison.  Tout  ce  qui  peut 
se  dire  là-dessus ,  c'est  que  si  le  cardinal  de  Richelieu 
pouvoit  voir  de  l'autre  monde  l'état  où  est  sa  maison, 
je  crois  que  tous  ceux  qu'il  a  persécutés  en  seroient 
assez  vengés. 

Madame  accoucha  d'une  quatrième  fille ,  que  l'on 
nomma  mademoiselle  de  Chartres.  Monsieur  en  fut 
assez  fâché  :  il  espéroit  toujours  d'avoir  un  garçon. 
Elle  fut  malade  à  l'extrémité  5  j'envoyai  avec  beaucoup 
de  soin  en  apprendre  des  nouvelles  à  Paris ,  faire  des 
complimens  à  Monsieur,  et  le  prier  d'avoir  agréable 
que  je  l'allasse  voir  ;  il  me  manda  qu'il  n'étoit  pas  en- 
core temps. 

Pendant  la  maladie  de  Madame ,  la  Reine  l'alla  voir 
avec  beaucoup  de  bonté.  Madame  la  comtesse  de 
Fiesque  lui  fit  demander  si  elle  auroit  agréable  qu'elle 
la  vît  ;  la  Reine  répondit  qu'elle  la  verroit  comme 
comtesse  de  Fiesque ,  et  non  pas  comme  ma  gouver- 
nante. EUe  me  renonça  pour  avoir  cet  honneur  5  et 
quand  la  Reine  lui  parla  de  moi,  elle  me  dauba  de 
toute  sa  force.  Comme  Madame  se  porta  mieux ,  je 
crus  que  Son  Altesse  Royale ,  qui  étoit  de  meilleure 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [tÔSn}      ijS 

humeur,  seroit  bien  aise  de  me  Yoir.  J'envoyai  La  Gué- 
rinière  ;  et  comme  je  vis  qu'il  ne  yenoit  point ,  et  que 
je  ne  pouvois  pas  croire  que  Son  Altesse  Royale  re- 
fusât de  me  yoir,  je  partis  dans  Fespërance  de  le 
trouver  en  chemin  :  <;e  qui  arriva.  Je  le  rencontrai  au 
pont  de  Gien  /  où  j'avois  mis  pied  à  terre  ;  il  me  donna 
une  lettre  de  Monsieur,  par  laquelle  il  me  mandoit 
que  je  lui  envoyasse  deux  lettres ,  lune  pour  le  comte 
de  Holac  et  Tautre  pour  le  comte  d'Escars ,  par  les- 
quelles je  leur  ordonnasse  de  revenir  avec  mes  com- 
pagnies, et  que  jusques  à  ce  que  cela  fût  fait  il  ne 
me  pouvoit  voir,  parce  que  la  cour  le  trouveroit  mau- 
vais ,  et  diroit  que  c*ëtoit  de  concert  avec  lui  qu  ils  y 
sont  demeures.  Je  poursuivis  jmon  chemin  jusques  à 
SuUy,  où  je  devois  coucher;  et,  dès  que  j'y  fus  arr 
rivëe ,  j'écrivis  à  Son  Altesse  Royale.  Je  lui  mandai 
que  j'ëtois  bien  malheureuse  qu'il  ne  me  voulût  pas 
voir  ;  que  je  ne  pouvois  pas  répondre  de  ce  que  fai-r 
soient  messieurs  d'Escars  et  de  Holac  ;  et  pour  marque 
qi^  je  voulois  contribuer  à  leur  retour,  j'envoyois  à 
Son  Altesse  Royale  les  deux  lettres  qu'elle  me  deman-^ 
doit.  Ces  lettres  n'étoient  pas  de  ma  main,  et  conte^ 
noient  : 

«  Son  Altesse  Royale  a  désiré  que  je  vous  écrivisse 
pour  vous  mander  de  revenir;  je  pense  que  son  com- 
mandement a  assez  de  pouvoir  sans  que  mes  ordres  y 
soient  nécessaires  :  tout  ce  que  je  puis  faire ,  c'est 
d'en  user  comme  je  fais,  etc.  d  Je  signai  les  deux 
lettres  de  ma  main.  Voilà  à  peu  près  ce  qu'elles  con- 
tenoient  -,  je  ne  me  souviens  pas  du  reste.  Je  pense 
qu'il  y  avoit  encore  :  «  Si  vous  ne  revenez,  j'aurai  su- 
jet de  me  plaindre  de  vous.  ».  Je;  dis  à  $6n  Altesse 


3^6  [ibSa]    MÉMOIRES 

Royale  que  si,  après  avoir  ces  deux  lettres,  la  cour 
n'ëtoit  pas  contente ,  ce  serbit  avoir  une  graiide  ty- 
rannie pour  moi  de  vouloir  que  je  dépendisse ,  pour 
voir  Monsieur ,  dje  ce  que  fei;oient  d'Escars  et  Holac. 
Je  dépéchai  mon  courrier,  par  lequel  je  demandoU 
des  carrosses  de  relais  \  il  revint  le  lendemain ,  et 
Monsieur  me  manda  qu'il  m'avoit  envoyé  des  relais. 
J'allai  au  commencement  de  décembre  dé  Sully  à 
Hms  en  un  jour  :  j'avois  avec  moi  madame  de  Fron- 
tenac et  madame  la  comtesse  de  Fiesque.  J'oubliois 
de  dire  qu'elle  arriva  en  litière  un  matin  que  Ton  ne 
songeoit  pas  à  elle ^  je  lui  dis  :  «  Ah!  madame,  com- 
te meut  étes-vous  venue  ici ,  vous  qui  me  croyiez  en 
4(  Flandre?»  Elle  me  parla  avec  assez  d'humilité; 
cela  me  toueha  le  cœur,  et  je  la  traitai  avec  plus  de 
bonté  qu'elle  ne  méritoit. 

J'arrivai  àBlois,  que  Monsieur  avoit  soupe.  J'avoue 
que  je  ne  savois  quelle  mine  il  me  feroit,  et  que  j'en 
étois  un  peu  inquiète  :  j'augurois  cependant  que  l'on 
me  feroit  bon  accueil ,  parce  qu'au  relais  je  troui^ai 
des  gardes ,  et  que  Saujon  n'auroit  pas  fait  cela  s'il 
eût  cru  que  Monsieur  l'eût  trouvé  mauvais.  11  vint  à 
la  porte  de  sa  chambre  au  devant  de  moi ,  et  me  dit  : 
«  Je  n'oserois  sortir,  parce  que  j'ai  la  bouche  enflée,  w 
11  salua  les  dames ,  et  d'abord  demanda  des  nouvelles 
de  la  maladie  de  Madame  à  madame  la  comtesse  de 
Fiesque.  J'étois  cependant  auprès  dn  feu,  ou  je.con- 
tois  laventure  d,u  jacobin  de  Provins.  Monsieur  vint, 
i{m  me  la  fit  conter  et  en  rit  5  puis  il  me  dit  :  «  Allez 
«  sopper,  bon  soir  ;  ne  revenez  point ,  parce  qu'il  est 
^  tard.  » 

Le  lendemain  il  vint  à  ma  chambre  dès  que  je  fus 


DE   MADEMOISFXLR   DE    MO^TPE^SlER.    [iGSî]      877 

ëveillëe  :  je  mangeai  avec  lui,  parce  que  je  n'avois 
point  amené  d'oflficiers.  Il  contoit  mille  affaires ,  et  me 
parloit  sans  cesse  de  M.  le  prince  ;  ses  gens  avoient 
remarque  qu'il  ne  Tavoit  pas  nomme  depuis  qu'il  étoit 
hors  de  Paris.  Il  me  traita  assez  bien  ce  voyage-là  ^  il 
est  vrai  qu'il  dura  peu  :  je  ne  restai  que  deux  jours  à 
Blois.  Le  comte  de  Bëthune  y  vint  ;  puis  il  me  con^ 
duisit  jusques  à.  Chambord,  où  nous  sëjournâmes 
deux  jours  ;  il  remercia  madame  de  Frontenac  d'être 
demeurée  avec  moi ,  témoigna  à  madame  la  comtesse 
de  Fiesque  qu'elle  n'avoit  pas  bien  fait  de  me  quitter^ 
et  dit  à  Préfontaine  :  ce  Je  suis  fort  content  de  vous  ; 
«  lorsque  l'on  m'a  dit  que  c'étoit  vous  qui  conseilliez 
«  ma  fille  de  s'en  aller,  je  n'en  ai  rien  cru*  »  A  Cham-- 
bord,  il  dit  à  Préfontaine  :  «  Je  vous  veux  mener  par- 
«  tout.  ))  Il  lui  montra  sa  maison  avec  plaisir^  cela 
m'en  fit  un  fort  grand  :  j'aimois  fort  que  l'on  consi* 
dérât  les  gens  qui  me  servoient  bien.  Le  soir  il  lui 
dit  :  «  Préfoutaine.,  je  vous  veux  mener  promener 
a  dans  mon  parc  de  grand  matin.  -»  Dans  la  prome* 
nade  il  lui  dit  :  «  J'aime  bien  ma  fille  ;  j'ai  cependant 
«  quelques  considérations  qui  font  que  je  serai  bien 
<c  aise  qu'elle  ne  demeure  guère  ici.  »  Préfontaine  lui 
dit  :  «  Votre  Altesse  Royale  voit  qu'elle  n'en  a  pas  usé 
«  comme  une  personne  qui  y  veut  demeurer;  elle 
«  est  Tenue  sans  équipage.  »  U  lui  tint  plusieurs  dis- 
cours pour  lui  témoigner  qu'il  n'avoit  songé  en  sa  vie 
à  rien  avec  tant  de  passion  qu'à  mon  établissement  ; 
que  j'étois  si  difficile ,  que  je  n'avois  pas  voulu  dé 
M.  l'électeur  de  Bavière.  Cela  est  vrai,  et  il  me  semble 
que  ce  n'étoit  pas  un  bon  parti  ;  il  avoit  son  père  et  sa 
mère  -,  il  n'avoit  que  quinze  ans ,  et  l'on  vivoit  dans 


378  [l652]   MEMOIRES 

cette  maison  un  peu  plus  solitairement  que  dans  un 
couvent.  Toute  sa  conversatiQn  ne  tendit  qu'à  lui 
faire  connoitre  la  tendresse  qu'il  avoit  pour  moi ,  le 
désir  qu'il  avoit  eu ,  lorsqu'il  ëtoit  en  pouvoir,  de  me 
procurer  un  établissement  -,  que  de  mon  cétë  je  n'avois 
pas  correspondu  à  ses  bonnes  intentions,  et  qu'en 
l'état  où  il  étoit  je  ne  devois  pas  désirer  de  lui  plus 
qu'il  ne  pouvoit/ Préfontaine  revint  fort  persuadé 
qu'il  disoit  vrai  :  que  c^éf oit  un  bomme  de  bonne 
amitié. 

Pendant  ce  voyage  on  parla  de  la  laideur  de  ma 
maison  de  Saint-Fargeau  5  que  j'en  devois  chercher 
quelqu'une  qui  fût  plus  belle ,  et  plus  proche  de 
Blois.  L'on  dit  que  Ghâteauneuf-surrLoire ,  qui  étoit 
aux  enfans  de  M.  d'Emery,  étoit  à  vendre.  Monsieur 
me  dit  :  «  Si  cela  est,  il  faut  que  vous  Tachetiez..  »  Je 
lui  dis  que  je  la  verrois  à  mon  retour.  Je  ne  croyois 
•être  qu'une  nuit  à  Orléans,  où  M.  de  Sourdis  me 
^onna  à  souper,  et  M.  l'évéque  à  dîner.  Madame  la 
comtesse  de  Fiesque  se  trouva  mal  ;  ce  qui  m'obligea 
à  y  demeurer  ce  jourJà.  J'allai  voir  Châteauneuf ,  que 
je  trouvai  une  belle  maison  :  ce  n'est  qu'un  corps  de 
logis  qui  est  fort  grand,  de  beaux  jardins  et  des  par- 
terres avec  des  fontaines,  un  grand  rond  d'eau,  un 
canal',  et  la  rivière  de  Loire  au  bout  du  parc ,  qui  en 
fait  un  grand  que  Ton  voit  de  la  maison.  J'eus  beau- 
coup de  plaisir  à  cette  promenade  :  il  faisoit  la  plus 
belle  journée  du  monde.  Madame  de  Sully  et  madame 
la  marquise  de  Laval,  quim'étoient  venues  trouver  à 
Orléans,  y  vinrent  avec  moi.  Madame  de  Sully  avoit 
beaucoup  de  passion  que  je  fisse  cette  acquisition  : 
c'étoit  proche  de  Sully.  Nous  primes  de  grands  des- 


DE  MADEMOISELLE   DE   M0NTPEI9SIER.    [l653]      ijg 

seins  de  bâtir  des  pavillons  et  d'ajuster  les  dedans  ; 
mais  ce  qui  me  dëplaisoit  fort  en  ce  lieu ,  c'est  qu  il 
n'y  avoit  point  du  tout  de  couvert ,  excepté  deux  pe- 
tits bois  de  charmes  fort  mal  venus. 

[i653]  A  mon  retour,  je  trouvai  M.  de  Beaufort  à 
Orléans  ^  il  ne  m'avoit  point  trouvée  à  Ghambord  -,  il 
étoit  venu  après  moi  à  tout  hasard.  Il  soupa  avec  nous, 
et  nous  fîmes  la  meilleure  chère  du  monde  sans  avoir 
d'officiers  :  il  y  a  à  Orléans  un  très-bon  traiteur.  Je 
repassai  par  Sully ,  où  je  fus  encore  un  jour ,  et  je 
m'établis  tout-à-fait  à  Saint-Fargeau -,  je  changeai  de 
chambre  lorsque  j'y  arrivai.  Il  avoit  fallu  percer  des 
cheminées  en  celles  où  j'étois^  de  sorte  que  j'en  fis 
une  autre  qui  avoit  une  belle  vue  :  ce  qui  n'est  pas 
extraordinaire,  parce  que  c'est  un  grenier.  Je  travail- 
lois  depuis  le  matin  jusques  au  soir  à  mon  ouvrage,  et 
.je  ne  sortois  de  ma  chambre  que  pour  aller  dîner  en 
bas,  et  à  la  messe.  Cet  hiver-là'  étoit  assez  vilain  pour 
ne  pouvoir  s'aller  promener.  Dès  qu'il  faisoit  un  mo- 
ment de  beau  temps ,  j'allois  à  cheval  •,  et  quand  il 
geloit  trop  je  me  promenois  à  pied ,  et  voyois  mes 
ouvriers.  Je  fis  d'abord  faire  un  mail ,  où  il  y  avoit  des 
arbres  entourés  de  tant  de  ronces  que  l'on  n'eût  pas 
jugé  possible  d'y  faire  une  allée.  A  force  de  couper 
des  broussailles  et  d'enlever  de  la  terre  et  d'en  porter, 
Ton  forma  une  belle  allée.  Je  ne  la  jugeois  pas  assez 
longue  pour  un  mail  ;  je  la  fis  alonger  de  cent  pas  en 
terrasse  :  ce  qui  fit  un  fort  bel  effet.  De  cette  terrasse 
on  voit  le  château ,  un  faubourg ,  des  bois ,  des  vignes, 
une  prairie  où  passe  une  rivière,  qui  est  l'hiver  un 
étang:  ce  paysage  n'est  pas  désagréable.  Saint-Far- 
geau  étoit  un  lieu  si  sauvage ,  que  l'on  n'y  trouvoit 


38o  [t653]    MEMOIRES 

pas  des  herbes  à  mettre  au  pot  lorsque  j'y  arrivai. 
Pendant  que  je  travaillois  à  mon  ouvrage ,  je  faisois 
lire  ^  et  ce  fut  en  ce  temps  que  je  commençai  à  aimer 
la  lecture ,  que  j'ai  toujours  fort  aimëe  depuis.  On 
rangea  mes  cassettes  et  mes  papiers  :  je  me  souvins 
de  la  Vie  de  madame  de  Fôuquerolles ,  que  Prëfon* 
taine  avoit  ;  il  me  Ja  rendit,  et  je  l'achevai  -,  et  comme 
j'avois  fort  envie  de  dire  un  mot  de  ce  qui  s'ëtoit  pas- 
se ,  je  trouvai  le  moyen  d'y  en  insérer  des  fragmens. 
A  la  fin  l'envie  me  prit  de  faire  imprimer  cet  ouvrage 
avec  un  manifeste  pour  me  justifier  des  plaintes  qu'elle 
avoit  faites  de  moi,  et  celui  qu'elle  avoit  fait  pour  y 
répondre.  Une  certaine  Lettre  du  royaume  de  la  Lune, 
de  madame  de  Frontenac,  et  une  que  j'avois  fait« 
aussi  avec  des  vers  de  sa  façon ,  parce  que  j'en  fais 
très-mal 5  et  si  Ton  en  veut  croire  beaucoup  de  gens, 
tous  les  vers  qui  sont  dans  ce  livre,  quoique  fort 
jolis ,  ne  sont  pas  d'elle  :  Ton  dit  que  c^étoît  un  cer- 
tain M.  Du  Ghâtelet  qui  les  faisoit. 

Je  fis  imprimer  tous  ces  recueils  ;  j'envoyai  quérir 
un  imprimeur  à  Auxerre ,  et  je  me  divertissois  à  le 
yoÎT  imprimer.  Il  avoit  une  chambre  dont  il  ne  sor- 
toit  point  :  c'ëtoit  un  grand  secret  -,  il  n'y  avoit  que 
madame  de  Frontenac,  Prëfontaine,  son  commis  et 
moi  qui  le  voyions. 

M.  le  prince  m'écrivoit  tous  les  ordinaires ,  et  me 
mandoit  ce  quil  savoît,  et  moi  de  même.  11  envoya 
le 'maréchal  des  logis  de  mes  gendarmes  pour  savoir 
ce  qu'il  me  plaisoit  que  Holac  et  d'Escars  fissent,  et 
dans  sa  lettre  il  y  avoit  :  a  Je  ne  puis  croire  que  ce 
«  soit  tout  de  bon  que  vous  vouliez  qu'ils  me  quittent': 
c(  si  vous  le  voulez,  vous  êtes  la  maltresse,  et  je  voua 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l653]       38 1 

«  obëirai  sans  en  rien  dire.  »  Dans  la  même  lettre  il 
me  marquoit  que  les  amis  du  cardinal  de  Ret2  le  fai- 
sotent  rechercher-,  qu'il  me  prioitde  lui  donner  mon 
avis  de  ce  qu  il  avoit  à  faire.  Je  dis  à  tout  le  monde,  à 
Saint-Fargeau ,  que  Saint-Germain  avoit  quitté  M.  le 
prince;  après  y  avoir  resté  quatre  ou  cinq  jours,  il 
dit  qu'il  s'en  alloit  chez  lui.  J'écrivis  à  M.  le  prince 
que  j'auTois  été  fâchée  qu'il  eut  renvoyé  d'Escars  et 
Holac;  qu'il  avoit  dû  juger,  par  la  manière  dont  je 
leur  écrivois ,  que  je  ne  désirois  pas  qu'ils  m'obéissent; 
qu^à  l'égard  du  cardinal  de  Retz ,  il  en  useroit  comme 
il  jugeroit  à  propos ,   et  que*  je  lui  conseilloîs  de 
prendre  ses  avantage  où  il  les  trou  ver  oit.  Le  garde 
que  Son  Altesse   Royale  avoit  envoyé  porter  mes 
lettres  à  Holac  et  à  d'Escars  vint  à  Saint-Fargeau  ;  il 
me  conta  qu'il  avoit  passé  à  Sedan,  où  étoit  le  cardi- 
nal Mazarin ,  qui  avoit  lu  mes  lettres  -,  et  que  comme 
il  les  avoit  rendues  à  ces  messieurs ,  ils  ne  les  avoient 
pas  voulu  lire;  qu'ils  les  avoient  portées  à  M.  le 
prince  ;  qu'il  s'étoit  entretenu  avec   eux ,    et  qu'il 
avoit  répondu  :  «  Assurez  Monsieur  et  MadenH)iselle 
«  de  mes  très -humbles  respects,  et  que*,  quoi  qu'ils 
«  fassent,  je  crois  qu'ils  ne  me  veulent  point  de 
a  mal.  »  D'Escars  et  Holac  m'éerivoient  de  belles 
lettres  :  ils  itie  supplioient  de  croire  qu'ils  né  man- 
queroient  jamais  au  respect  et  à  l'attachement  qu'ils 
avoient  pour  moi;   qu'ils  m'étoient  inutiles;  qu'ils 
croyoient  que  je  ne  pouvois  trouver  mauvais  qu'ils 
continuassent  à  servir  un  prince  de  si  grand  mérite, 
et  qui  m'étoit  si  proche  ;  que  la  bonne  opinion  que  je 
leur  avois  fait  l'honneur   de  leur  témoigner  étoit 
fondée  sur  la  réputation  qu'ils  avoient  acquise  ;  qu'ils 


38a  [i653]  mémoires 

la  perdroient  s'ils  quittoient  M.  le  prince ,  et  qu'en 
ce  cas  ils  seroient  privés  de  l'honneur  de  ma  bien- 
yeillance ,  qui  ëtoit  pour  eux  ce  qu'il  y  avoit  au  monde 
de  plus  cher.  Ils  firent  la  même  réponse  à  Son  Altesse 
Royale,  et  demeurèrent. 

Madame  la  duchesse  de  Vitry  me  vint  voir ,  et  quan- 
tité d'autres  dames  des  environs  :  il  y  avoi^  souvent 
compagnie.  Comme  la  comtesse  de  Fiesque  se  porta 
mieux ,  elle  m'envoya  un  certain  valet  qu'elle  avoit , 
qui  s'étoit  érigé  en  gentilhomme ,  nommé  d' Apre- 
mont  :  je  mets  son  nom ,  parce  que  ses  actions  me 
feront  parler  de  lui  plus  souvent  qu'il  ne  mérite.  Elle 
m'écrivoit  qu'elle  espéroit  être  bientôt  en  état  de  me 
venir  trouver  :  je  lui  mandai  qu'elle  seroit  la  bien 
venue.  Elle  écrivit  à  madame  de  Frontenac  pour  sa- 
voir si  je  trouverois  bon  qu'elle  amenât  avec  eUe  une 
certaine  mademoiselle  Doutrelais  de  Normandie ,  qui 
demeuroit  depuis  quelques  années  avec  elle  :  je  dis  à 
madame  de  Frontenac  que  non ,  et  qu'elle  lui  devoit 
mander  qu'elle  n'étoit  pas  de  condition  à  manger  tou- 
jours avec  moi  comme  les  autres  damcjSi  ni  à  aller 
dans  mon  carrosse  ;  qu'elle  seroit  embarrassée ,  et 
qu'elle  embarrasseroit  les  autres.  Je  dis  à  madame 
de  Frontenac  et  à  Préfontaine  :  «  Nous  serions  biea 
«  heureuses  si  cette  difficulté  pouvoit  empêcher  ma- 
a  dame  la  comtesse  de  Fresque  de  venir  ici  -,  elle  est 
«  vieille  et  intrigante  :  ces  sortes  d'esprits  sont  dan- 
<(  gereux  dans  lés  maisons.  »  Elle  surmonta  cette 
difficulté ,  et  vint.  Le  jour  qu'elle  arriva,  je  dis  à  ma- 
dame de  Frontenac  :  «  Je  vous  conjure  de  ne  faire 
«  aucune  liaison  avec  la  comtesse  de  Fiesque;  de 
<(  n'entrer  dans  aucun  de  ses  commerces,  parce  que 


DS  MADEMOISELLE   DB   MOfCTPENSIER.    [l653]      383 

a  j'ai  beaucoup  d'estime  et  d'amitië  pour  vous ,  et  je 
ce  sens  fort  bien  que  je  perdrois  Tune  et  l'autre.  »  Je 
fis  la  même  défense  à  Préfontaine ,  et  jusque-là  de 
n'aller  point  dans  sa  chambre  après  la  première  visite  ^ 
et  je  lui  dis  :  «  Les  gens  comme  vous  peuvent  aisé- 
«  ment  se  dispenser  de  Êiire  des  visites  ^  vous  avez 
«  des  affaires,  et  vous  la  verrez  tous  les  jours  dans 
tt  ma  chambre.  »  Comme  elle  arriva ,  sa  fille  madame 
de  Pienne  étoit  avec  elle  -,  elle  dit  à  madame  de  Fron- 
tenac :  «  Je  n'irai  point  coucher  dans  ma  chambre ,  je 
«  serois  trop  éloignée^  je  coucherai  avec  vous.  » 
Madame  de  Frontenac  couchoit  dans  ma  chambre  « 
parce  que  lorsque  nous  étions  arrivées  elle  y  avôit 
couché  9  j'y  étois  accoutumée,  et  j'en  étois  bien  aise^ 
parce  que  je  suis  peureuse^  Elle  nous  conta  mille  nou- 
velles, c'est  une  femme  assez  agréable  en  toutes  ma- 
nières :  son  procédé  est  noble  et  civil,  elle  faisoitle 
mieux  du  monde  les  honneurs  de  ma  maison  ^  pour 
madame  de  Frontenac,  elle  ne  prenoit  pas  la  peine 
de  parler  à  personne.  Nous  menions  une  vie  assez 
douce,  et  exempte  d'ennui^  aussi  suis-je  la  personne 
du  monde  qui  m'ennuie  le  moins  :  je  m'occupe  tou- 
jours, et  me  divertis  même  à  rêver.  Je  ne  m'ennuie 
que  quand  je  suis  avec  des  gens  qui  ne  me  plaisent 
pas,  ou  que  je  suis  contrainte. 
.  Quand  la  Vie  de  madame  de  Fouquerolles  fut  im- 
primée, je  trouvai  que  cette  occupation  m'avoit  di- 
vertie :  j'avoislu  des  Mémoires  de  la  reine  Marguerite  ^ 
tout  cela,  joint  à  la  proposition  que  la  comtesse  de 
Fiesque ,  madame  de  Frontenac  et  son  maf  i  me  firent 
d'écrire  des  Mémoires ,  m'engagea  à  commencer  ceux- 
ci.  Préfontaine  me  dit  aussi  que  si  cela  me  plaisoit , 


384  f  i653]  MÉnroiKEs 

*  j'en  devois  faire.  J'écrivis  en  pea  de  temps  tant  le 
commencement ,  jusques  à  Tafiaire  de  rhdteMs-^tiUe  ; 
et  comme  j'écris  fort  mal,  je  donnote  à  Prëfonfaine  à 
mesure  que.j'ëcrivois ,  pour  mettre  au  net.    i 

J'appris  que  Madame  partoit  de  Paris  ;  je  mandai  à 
Monsieur  que  je  l'irois  voir  à  Orléans.  Monsieur  me 
manda  que  je  n'y  allasse  pas  •,  qu'on  croiroit  ^  la  cour 
qu'on  s'assembleroit  en  un  lieu  où  il  s'étoit  passé  des 
affaires  qui  ne  leur  étoient  pas  agréables,  et  que 
quand  il  feroit  beau  je  viendrois  voir  Madame  à  Blois. 
Je  ne  me  le  tins  pas  pour  dit  ;  je  partis  de  Saint- 
Fargeau ,  et  je  m'en  allai  à  Orléans.  Monsieur  et  Ma- 
dame me  reçurent  fort  bien  ;  je  n'y  restai  qu'un  jour. 
J'y  trouvai  des  comédiens  :  c'étoit  une  très-bonne 
troupe  qui  avoit  été  tout  l'hiver  de  devant  à  Poitiers 
avec  la  cour,  et  l'avoit  suivie  à  Saumur  :  elle  avoit  eu 
beaucoup  d'approbation  de  toute  la  cour;  je  les  fis 
jouer  un  soir  à  mon  logis,  où  Son  Altesse  Royale  vint. 
L'on  ne  parloit  en  ce  temps*-Ià  que  du  retour  du  car- 
dinal Mazarin  (<)  à  la  cour,  dont  Son  Altesse  Royale 
n'étoit  pas  trop  contente. 

Il  vint  à  Orléans  un  certain  père  jésuite  qui  avoit 
déjà  été  à  Blois,  nommé  le  père  Jean-Antoine,  pour 
proposera  Monsieur  le  mariage  de  M.  le  duc  de  Nèu- 
bourg  avec  moi.  11  y  avoit  sept  ou  huit  mois  que  ce 
bon  père  étoit  à  Paris;  il  n avoit  pas  trouvé  plus  tôt 
l'occasion  de  parler  à  Son  Altesse  Royale.  Elle  m'&p«< 
pela  un  jour  dans  son  cabinet  en  présence  de  Ma- 
dame 5  et  me  fit  cette  proposition.  Je  lui  répondis 

(i)  Du  retour  du  cardinal  Mazarin  :  Ce  ministire  fit  à  Paris  une 
entrée  solennelle  le  9  février  »(553.  Lonis  tiv  rftoîl  allé  an  devant  de  lui* 
juscpi'au  Bourget. 


DB  BIADEMOI^LLE  DE  MOITTPEIÏSIER.    [l653J      385 

que  je  croyoîs  qu'il  se  moquoît  de  moi-,  ou  qu'il  avoît 
oublié  ce  qu'il  ëtoit  depuis  qu'il  n'ëtoit  plus  à  la  cour, 
de  me  vouloir  marier  à  un  petit  souverain  d'Allemagne. 
Madame  me  dit  qu'ils  avoient  eu  des  fdles  d'Autriche 
et  de  Lorraine.  Je  lui  rdpondis  que  les  autres  se  ma- 
rioient  comme  elles  vouloient;  que  pour  moi,  je  rfé- 
tois  pas  résolue  de  me  marier  de  telle  manière  :  nous 
n'en  dîmes  pas  davantage.  Monsieur  et  Madame  s'en 
allèrent  à  Blois,  et  moi. à  Saint-Fargeau.  Je  passai  par 
Sully,  où  je  fus  un  jour.  A  mon  arrivée,  je  ne  son- 
geai qu'à  faire  accommoder  un  théâtre  en  diligence  ^ 
il  y  a  à  Saint-Fargeau  une  grande  salle  qui  est  un  lieu 
fort  propre  pour  cela  :  j*éçoutois  la  comédie  avec  plus 
de  plaisir  que  je  n'avois  jamais  fait.  Le  théâtre  étoit 
bien  éclairé  et  bien  décoré  :  la  compagnie  à  la  vérité 
n'étoit  pas  grande  *,  il  y  avoit  des  dames  assez  bien 
faites.  Nous  avions ,  les  dames  et  mpi,  des  bonnets 
fourrés  avec  des  plumes  ;  j'avois  pris  cette  invention 
sur  un  que  madame  de  Sully  portoit  à  la  chasse  :  l'on 
avoit  augmenté  ou  diminué,  de  sorte  que  cela  étoit 
fort  joli.  Madame  de  Bellegarde,  qui  ne  demeure 
qu'à  dix  ou  douze  lieuea»de  Saint-Fargeau  ,  y  venoit 
souvent.  Après  le  plaisir  de  la  comédie,  que  le- ca- 
rême fît  finir,  le  jeu  du  volant  succéda  :  comme 
j'aime  les  jeux  d'exercice,  jy  jouois  deux  heures  le 
matin  et  autant  l'après-dlnée.  Mon  mail  s'acheva  :  j'y 
jouai  avec  madame  de  Frontenac  ^  qui  me  disputoit 
sans  cesse ,  quoiqu'elle  me  gagnât  toujours  ^  j'avois 
plus  d'adresse,  mais  la  force  l'emportoit. 

Son  Altesse  Royale ,  au  départ  d'Orléans ,  me  dit  : 
tt  L'affaire  de  votre  compte  de  tutèle  n'est  jpas  encore 
u  terminée^  je  la  veux  fin^r  avec,  vous:  ordonnez- 
T.  4^*  ^5 


386  [i653]  MÉMOIRES 

«  le  à  vos  gens.  »  J'en  écrivis  à  Paris ,  puis  à  Blois. 

Il  se  fit  là-dessus  quantité  d'écritures  qui  commen- 
çoient  de  part  et  d'autre  à  s'aigrir  un  peu  :  comme 
j'eritendois  parler  de  mes  affaires  plUs  qu'à  Paris ,  où 
je  ne  voulois  pas  les  écouter,  je  m'y  donnai  tout-à- 
fait,  et  y  pris  plaisir. 

Préfontaine  me  montroit  toutes  les  lettres  qu'il  re- 
cevoit  tous  les  ordinaires,  et  même  les  réponses  qu'il 
faisoit^  souvent  j'écrivois  moi-même.  Un  jour  je  lui 
dis  :  «  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  l'œil  sur  mes  procès , 
«  et  de  contribuer  à  l'augmentation  de  mon  revenu  : 
«  il  faut  aussi  voir  la  dépense  de  ma  maison.  Je  suis 
a  persuadée  que  l'on  me  vole  -,  et  poilr  éviter  cela ,  je 
«  veux  que  l'on  me  rende  compte ,  comme  l'on  fait  à 
((  un  particulier  :  cela  n'eât  point  au-dessous  d'une 
((  grande  princesse*,  moins  on  la  vole,  jplus  elle 'est 
«  en  état  de  faire  du  bien  :  et  quand  on  ]e  fait  avec 
<c  discernemerit,  l'on  en  sait  gré.  J'ai  toujours  ouï 
«  dire  que  l'infante  Isabelle  (0,  souveraine  des  Pays-^ 
«  Bas  9  voyoit  toutes  les  affaires ,  jusques  aux  plus  pe- 
«  tites ,  aussi  bien  qu'une  grande  duchesse  de  Tos- 
a  cane  (^)  de  la  maison  de  Lcft-raine,  toutes  deux  aussi 
«  illustres  par  leur  mérite ,  leur  capacité  et  leur  vertu 
a  que  par  leur  naissance  :  je  serai  fort  aise  de  les 
«  imiter.  »•  Préfontaine  le  fut  fort  de  ma  résolution, 
et  me  dit  que  je  ferois  très-bien  ;  et  pour  ce  sujet ,  il 
chercha  les  moyens  de  découvrir  -ce  que  je  voulois 
savoir.  Nous  trouvâmes  que  j'avois  été  fort  mal  ser- 

• 

(i)  L* infante  Isabelle  :  Voyez  la  Dote  de  la  page  gS  de  ce  Yolame. 
—  (a)  Une  grande  duchesse  de  Toscane:  Chrîstine,  fille  de  Charles  m, 
dac  de  Lorraine,  et  petite-fille  de  Catherine  de.  Mëdicis.  Elle  avoit 
ipOQtë ,  le  3o  avril  i58g,  Ferdinand  de  Médicis,  grand  dnc  de  Toscane. 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l653]      887 

vie ,  et  que  je  pouvois  beaucoap  retrancher  de  ma 
dépense  et  paroître  davantage.  J'envoyai  quérir  mes 
gens  avec  leurs  comptes  :  ils  m'en  apportèrent  de 
feux  5  je  leur  montrai  les  véritables  :  ils  furent  con- 
fondus et  contraints  de  m'en  demander  pardon ,  et  de 
me  prier  de  leur  donner  ce  qu'ils  m'avoient  dérobé. 
U  y  en  eut  un  qui  m'avoua  que  son  confesseur  lui 
avoit  refusé  l'absohition  jusqu'à  ce  qu'il  eût  restitué. 
Je  le  leur  donnai ,  à  condition  qu'à  l'avenir  ils  auroient 
une  meilleure  conduite.  Madame  de  Frontenac  m'a- 
voit  donné  un  contrôleur ,  le  mien  étoit  ïhort  •,  il  de- 
voit  faire  merveille,  il  avoit  fait  comme  les  autres; 

Après  que  j'eus  écrit  et  reçu  beaucoup  de  lettres 
de  Blois ,  Son  Altesse  Royale  envoya  M.  Duché  pour 
me  persuader  de  l'aller  trouver  la  semaine  sainte  à 
Orléans  ;  je  m'en  excusai.  U  fut  deux  jours  à  Saint- 
Fargeau  -,  il  m'importuna  fort.  La  comtesse  de  Fiesque 
et  madame  de  Frontenac  commencèrent  à  se  lier  en- 
semble d'amitié ,  nonobstant  ce  que  j'avois  dit  à  la 
dernière-,  et  comme  mes  affaires  me  donnoiënt  beau- 
coup de  chagrin,  et  que  je  ne  savois  à  qui  m'en  pren- 
dre, je  me  mettois  quelquefois  en  colère  contré  Pré- 
fontaine ,  parce  qu'il  étoit  parent  de  M.  de  Choisi , 
que  je  croyois  l'auteur  de  tout  l'embarras  où  j'étois. 
Je  mé  trompoisTort ,  comme  j'ai  vu  dé{)uis  -,  il  ne  Té- 
toit  point,  et  Préfontaine  nele  voyoit  plus  depuis  que 
je  le  lui  avois  défendu.  Un  jour  que  je  l'avois  grondé, 
et  qu'il  me  voyoit  en  méchante  humeur ,  il  s'en  alla 
coucher  chez  un  gentilhomme  nommé  La  Salle ,  qui 
h'e»t  qu'à  deux  ou  trois  lieues  de  Saint-Fargeau ,  le-* 
quel  en  est  présentement  gouverneur.  Pendant  son 
absence ,  ces  bonnes  dames ,  qui  lui  en  vouloient  sans 

a5. 


388  [i653]  MÉMOiRfis 

savoir  pourquoi,  engagèrent Latour ^  mon  ëciiyer,  à 
me  venir  parler  contre  lui ,  afin  qu'il  ne  revînt  plus 
auprès  de  moi.  Comme  je  suis  méfiante,  et  que  je  con- 
noissois  assez  de  sujet  de  Télre ,  je  rembarrai  La  Tour 
d'importance  \  et  pour  lui  faire  connoître  que  je  n'é- 
tois  pas  d'humeur  à  congédier  si  légèrement  des  gens 
qui  me  servent  bien ,  j'envoyai  un  homme  au  galop  le 
quérir ,  quoiqu'il  fut  dix  heures  du  soir  et  qu  il  plût. 
U  arriva  à  minuit,  fort  mouillé.  Lorsqu'il  entra ,  je  lui 
dis  :  «  Le  meilleur  moyen  du  monde  de  raccommoder 
((  les  gens  avec  moi,  c'est  quand  on  les  insulte.  »  .Je 
lui  contai  tout  ce  que  Latour  m'avoit  dit,. et  en  même 
temps  je  lui  dis  aussi  :  «  C'est  un  pauvre  homme  qui 
«  ne  sait  ce  qu'il  fait,  à  qui  les  comtesses  de  Fiesque 
«  la  mère  et  la  fille  ont  fait  faire  tout  cela ,  jcomme  le 
((  chat  qui  tire  les  marronsdufeu;  jesuispourtantbien 
u  aise  que  vous  voyiez  quel  homme  c'est  :  vous  m'im- 
((  portunez  sans  cesse  pour  lui  faire  du  bien,  et  vous 
u  voyezlareconnoissance  qu'il  en  a.  »  Pour  la  comtesse 
de  Fiesque  la  jeune,  je  ne  comprenois  pas  quel  inté» 
>ét  elle  avoit  à  cela  ^  aussi  ne  croyois-je  pas  trop  qu'elle 
y  eût  part  :  la  suite  de  sa  conduite  m'a  bien  fait  con- 
noître le  contraire.  Pour  madame  de  Frontenac,  je  ne 
l'en  accusois  en  façon  du  monde  *,  je  ne  la  croyois  pas 
liée  d'amitié  au  point  où  elle  étoit  avec  la  comtesse 
de  Fiesque^  Pour  la  vieille  comtesse  ,  il  y  avoit  long- 
temps que  je  voyois  bien  qu'elle  n'aimoit  pas  Préfon- 
taine ,  et  la  raison  çn  étoit  qu'il  ne  l'alloit  guère  voir , 
et  qu'il  ne  lui  parloit  qu'indiQéremment  \  et  elle  eût 
voulu  qu'il  lui  eût  rendu  compte  de  tout  ce  que  je  lui 
disois  et  de  toutes  mes  affaires ,  dont  elle  auroit  voulu 
être  maîtresse,  et  faire  des  micmacs  de  petits  ménages  : 


,    DB  MADEMOISELLE   DB   MONTPfi^SlER.    [i653J      389 

elle  ëtoit  fortintéressëe.  Puisqu'elle  avoit  connu  qu'il 
n'ëtoit  pas  homme  à  cela,  elle  Tavoit  haï  mbrtelle- 
nlent  :  sa  consolation  étoit  quelle  en  auroit  haï  tout 
autre  en  sa  place  qui  m'auroit  servie  de  même.  C'é- 
toit  moi  qui  ne  voulois  pas  qu^il  lui  parlât  de  rien.  La 
Tour  ne  fit  pas  long  séjour  à  Saint-Fargeau  après  cette 
équipée  ;  il  me  demanda  permission  de  s'en  aller  chez 
lui  :  je  la  lui  donnai  avec  beaucoup  de  joie. 

Uii  jour  que  j'entrai  dans  la  chambre  de  madame  la 
comtesse  de  Fiesque  la  nière,  je  trouvai  son  écritoire 
ouverte,  et  il  y  avoit  une  lettré  qu'elle  écrivoit  à  ma- 
dame la  duchesse  d'Aiguillon,  qui  n'étoit  pas  fermée. 
Elle  lui  témoignoit  le  déplaisir  qu'elle  avoit  de  ce  que 
M.  le  comte  de  Fiesque  étoit  dans  les  intérêts  de  M.  le 
prince  -,  qti'elle  souhaitoit  avec  toutes  les  passions  ima- 
ginables qu'on  l'en  pût  retirer ,  et  que  pour  cela  ilfal- 
loit  proposer  à  la  cour  quelque  négociation  pour  M.  le 
•prince  par  le  comte  de  Fiesque,  et  dire  que  te  comte 
de  Fiesque  étoit  un  bon  homme  plein  d'honneur , 
qui  étoit  aussi  aisé  à  tromper  qu'un  autre  ^  tju'elte 
avoit  beaucoup  de  pouvoir  sur  son  esprit  yqvte  s'il  étoit 
une  fois  ici ,  elle  le  feroit  bien  parler ,  et  tireroit  de 
lui  bien  des  circonstances,  si  ces  commerces étoient 
une  fois  établis*,  et  que  sous  prétexte  de  servir  M.  le 
prince,  pourvu  que  l'on  le  sût  bien  prendre,  et  lai 
'parler  toujours  dlionneur  et  de  probité ,  on  le  feroit 
passer  par  dessus.  Je  ne  fus  pas  surprise  de  voir  ces 
bonssentimens;  je  connoissbis  la  bassesse  de  son  ame, 
et  le  désir  qu'elle  avoit  de  s'intriguer  aux  dépens  de 
qui  que  ce  pût  être.  Après  le  retour  de  Duché  à  Blois , 
l'on  m'envoya  un  valet  de  pied  qui  m'apporta  une 
transaction  que  l'on  me  mandoit  de  signer ,  et  que  si 


390  [l653]   MEMOIRES 

jevouloisje  l'envoyasse  consulter  à  Paris.  Je  répon- 
dis qu  il  ne  falloit  point  de  conseil  là-dessus,  et  qu'il 
ne  falloit  que  savoir  lire  pour  connoître  qu  elle  m*é- 
toit  très^désavantageuse.  J'écrivis  à  Goulas  pour  sup* 
plier  Son  Altesse  Royale  de  vouloir  prendre  des  ar- 
bitres: il  me  manda  qu'il  prenoit  messieurs  de  Bous  et 
de  Cumont.  Je  lui  fis  réponse  que,  pour  marque  que  je 
voulois  promptement  sortir  d'afFaïre  avec  Son  Altesse 
Royale,  je  n'en  voulois  point  d'autres 5  que  je  les 
croyois  gens  de  probité.  Il  me  manda  ensuite  qu'il 
n'étoit  pas  de  la  dignité  d'un  fils  de  France  de  mettre 
ses  affaires  en  arbitrage ,  et  que  j'avois  mal  expliqué 
sa  lettre. 

Tout  ce  que  j'écrivois  étoit  pris  de  travers;  et  si 
Ton  me  répondoit  une  fois  à  propos,  et  que  je  con- 
vinsse de  ce  qu'ils  proposaient ,  aussitôt  ils  s'en  dé^ 
disoient. 

Vineuil,  qui  venoit  de  Flandre,  fut  pris  avec 
toutes  ses  lettres.  Il  en  avoit  une  entre  autres  sans 
dessus ,  où  l'on  parloit  de  M.  de  Lorraine  et  du  comte 
de  Fiesque.  Dès  qu'on  le  sut  en  Flandre,  M.  le  prince 
me  manda  :  «  Ne  soyez  point  en  inquiétude  des  let- 
«  très  dont  Vineuil  étoit  chargé  5  dans  celle  que  je 
«  vous  écrivois  il  n'y  avpit  rien.  »  L'on  jugea  à  la  cour 
que  cette  lettre  s'adressoit  à  moi.  Soit  pour  faire  plai- 
sir à  Son  Altesse  Royale,  ou  plutôt  pour  se  moquer 
de  tous  deux ,  l'on  chargea  l'archevêque  d'Embrun , 
qui  est  un  prélat  toujours  absent  de  spn  diocèse  et 
fort  affamé  de  mauvaises  commissions ,  comme  l'on 
peut  juger  par  celle-ci ,  d'aller  à  Blois  porter  la  co- 
pie de  cette  lettre ,  et  d'offrir  à  Son  Altesse  Royale 
sur  cela  de  m'ôter  la  disposition  de  mon  bien ,  et  de 


DE   MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.   [l653]      3gi 

la  lui  remettre ,  sous  prétexte  que  j'envoyois  de  l'ar- 
gent à  M.  le  prince.  Son  Altesse  Royale  refusa  cette 
offre ,  et  c'ëloit  trop  de  lavoir  écoutée  :  hors  le  ca- 
ractère, il  devoit  faire  jeter  par  les  fenêtres  tout 
homme  assez  mal  avisé  pour  lui  faire  ime  telle  propo- 
sition. L'on  me  l'écrivit  pour  m'intimider,  et  pour  me 
faire  hâter  d'aller  à  Orléans^  Je  leur  mandai  que  Ton 
ne  me  pouvoit  ôter  mon  bien  à  moins  que  d'être  dé- 
clarée ou  folle  ou  criminelle  ;  que  je  n'éiois  ni  l'une 
ni  l'autre.  Le  pauvre  archevêque  d'Embrun  (je  le 
nomme  ainsi  par  la  pitié  que  j'ai  de  sa  conduite  )  m'é- 
crivit pour  me  dire  qu'il  avoit  eu  beaucoup  de  joie  de 
voir  le  bon  naturel  de  Son  Altesse  Royale  pour  moi , 
par  la  manière  dont  il  avoit  reçu  la  proposition  qu'il 
ëtoit  allé  faire  contre  moi.  Jamais  homme  ne  s'étoit 
vanté  de  pareille  action  :  je  ne  lui  fis  aucune  réponse. 
J'avois  plus  de  sujet  de  me  plaindre  qu'il  eût  pris 
cette  commission  qu'un  autre  :  il  est  de  la  maison  de 
La  Feuillade ,  qui  a  toujours  été  attachée  à  Son  Altesse 
Royale;  son  père  et  trois  de  ses  frères  étoient  morts  à 
son  service ,  et  lui  il  avoit  toujours  fait  une  profession 
particulière  d'être  de  mes  amis,  et  je  le  traitoisfort  bien. 
Son  Altesse  Royale  retourna  à  Blois.  Nos  affaires 
allèrent  toujours  leur  train,  c'est-à-dire  qu'elles  ne 
s'avaneoient  point ,  quoique  l'on  s'écrivit  beaucoup 
de  lettres.  Son  Altesse  Royale  me  pressoit  fort  d'^er 
à  Blois,  et  disoit  que  la  cour  désiroit  que  je  fusse  au- 
près d'elle  9  et  qu'elle  avoit  beaucoup  d'affaires  à  me 
communiquer.  Elle  me  manda  d'y  envoyer  Fréfon- 
taine  \  je  lui  mandai  que  cela  ne  serviroit  de  rien  \ 
que  je  ne  me  fiois  à  personne  de  mes  affaires.  Du  côté 
de  Paris,  tout  le  monde  m'écrivoit  que  madame  la 


3g*i  [lbi>ij  MEMOIRES 

princesse  se  mouroit,  quelle  ne  pouvoit  échapper, 
et  que  l'on  craignoit  que  si  cela  arrivoit ,  M.  le  prince 
ne  me  vînt  enlever  à  Saint-Fargeau.  Monsieur  avoit 
promis  que  quand  je  serois  une  fois  à  Blois,  l'on  m'y 
arréteroit prisonnière,  et  que  je  n'en  partirois  plus; 
cela  redoubla  l'appréhebsion  que  j'avois  d  y  aller.  La 
comtesse  de  Fiesque  et  madame  de  Frontenac  me  di- 
soient sans  cesse  que  je  né  devois  point  quitter  Saint- 
Fargeau  ;  que  la  liberté  étoit  belle.  Préfonlaine  fai- 
soit  tout  ce  qu'il  poUvoit  pour  m'obliger  d'aller  .à 
Blois;  il  me  disoit  sans  cesse  qu'il  étoit  de  fort  mau- 
vaise grâce  à  moi  de  n'obéir  pas  à  Son  Altesse  Royale  ; 
que  pour  la  crainte  de  la  prison ,  si  le  Roi  voulôk 
me  faire  arrêter ,  il  le  pouvoit  à  Saint-Fargeau  comme 
à  Blois  ;  je  me  mettois  en  colère-  contre  lui,  et  c'étoit 
tout  ce  qui  en  arrivoit.  Quand  il  venoit  quelqu'un  de 
Blois,  je  faisois  la  malade;  je  disois  que  j'avois  la 
fièvre,  et  jp  n'aurois  pas  eu  une  plus-grande  joie 
que  de  l'avoir  en  effet.  Au  reste  je  me  portois  fort 
bien  ;  je  disois  sans  cesse  :  «  Voyez  que  je  suis  jaune  !  » 
et  j'avois  le  meilleur  visage  du  monde.  Le  régiment 
d'infanterie  de  Son  Altesse  Royale  étoit  pour  lors  en 
garnison  en  Nivernois  ;  et  comme  l'on  disoit  que  l'on 
vtendroit  m'arrêter  à  Saint-Fargeau,  je  leur  disois  : 
«  Vous  me  viendrez  secourir ,  »  sans  faire  réflexion 
sur  la  suite;  de  sorte  qu'ils  envoyèrent  tous  les  jours 
à  Tordre  un  officier  pour  savoir  si  je  n'avois  pas  be- 
soin d'eux.  Je  m'amusois  à  conter  tout  ce  que  nous 
ferions  si  nous  étions  assiégés ,  les  fortifications  qu'il 
faudroit  faire ,  et  mille  sottises  de  cette  nature,  dont 
Ton  rit ,  quoique  le  sujet  donne  assez  de  chagrin. 
Préfontaine  ne   donnoit  point   dans  ces  plaisante* 


DE   MADEMOISELI.B   DE   MONTPENSIER.    [l653J      3gi 

ries  :  il  ëtoifPau  désespoir  de  ce  que  je  les  faisois. 
Le  jësuite  du  due  de  Neubourg  vint  à  Saint-Far- 
geau ,  aUa  descendre  aux  Âugustins ,  et  f]#  ^voir  sa 
venue  à  madame  la  comtesse  de  Fiesque ,  qui  vint  le 
matin  avec  une*mine  fine  et  gaie  me  dire  :  w  Le  père 
«  jésuite  est  ici ,  Son  Altesse  Royale  lui  a  permis  dy 
«  venir  ;  je  vous  assure  que,  quoique  vous  en  riiez,  le 
«  duc  de  Neubourg  est  un  fort  bon  parti  :  c'est  un 
a  prince  de  la  m£[ison  de  Bavière  qui  n  a  que  trente 
c(  ans ,  bien  fait ,  de  Tesprit ,  du  mérite  et  de  beaux 
«  Etats.  Dusseldorff,  sa  ville  capitale ,  est  fort  belle  et 
«  bien  située;  son  palais  fort  beau,  et  guère  éloigné 
«  d'ici  :  c'est  un  prince  qui  peut  bien  être  empereur. 
«  En  l'état  où  vous  êtes  à  la  cour ,  peu  de  gens  vous 
«  recherchent,  et  lui  il  vous  veut  avec  tous  les  ém- 
et pressemens  imaginables;  quand  il  n'y  auroit  que 
c(  cette  circonstance ,  elle  est  assez  obligeante  :  si 
«  vous  ne  l'acceptez  pas,  Son  Altesse  Royale  croira 
«  que  vous  avez  des  engagemens  avec  M.  le  prince. 
«  Lorsque  vous  fûtes  voir  Madame  à  Orléans,  il  me 
«  dit  :  Je  suis  assuré  que  si  madame  la  princesse  meurt 
«  (ce  qui  arrivera:  elle  a  une  maladie  de  poumon 
c(  dont  personne  n'est  jamais  réchappé) ,  ma  fille  l'é- 
«  pousera,  et  je  crois  qu'ils  se  le  sont  proniis,  et 
a  même  qu'ils  sont  d'accord  de  rompre  le  mariage  de 
«  ma  fille  de  Valois,  et  de  faire  le  duc  d'Enghien  car- 
«  dinal.  »  Je  l'écoutai  fort  patiemment,  et  je  lui  de- 
mandai :  «  Avez-vbus  tout  dit  ?.  »  Elle  me  dit  :  «  Non  ; 
«  je  veux  vous  dire  que  vous  croyez  bien  que  j'ai- 
«  merois  cent  fois,  mieux  que  vous  épousassiez  M.  le 
«  prince  :  vous  ne  bougeriez  de  France  ;  et  d'ailleurs 
«  rattachement  que  mon  fils  y  a  me  le  feroit  désirer, 


394  [l653]    MÉMOIRES 

«  et  si  vous  avez  sérieusement  cela  datts  la  tête,  et 
((  autant  que  tout  le  monde  le  croit,  je  vous  conjure 
«  de  ma^I^dire  :  vous  pouvez  par  toutes  sortes  de  rai- 
«  sons  prendre  confiance  en  moi,  et  je  vous  assure 
<(  qu'il  n  y  a  rien  que  je  ne  fasse  auprès  de  Son  Altesse 
a  Royale  pour  vous  y  servir.  »  Je  pris  l^  parole,  et  je 
lui  dis  :  ((  Je  ne  trouve  point  le  duc  de  Neubourg  un 
«  parti  sortable  en  façon  du  monde  pour  moi  -,  il  n'y 
c(  a  jamais  eu  de  fille  de  France  mariée  à  de  petits 
<(  souverains  :  c'est  pourquoi  je  n'en  veux  point  ab-^ 
«  solument.  Pour  M.  le  prince,  je  n'y  songe  point  du 
((  tout;  je  vous  ferois  tous  les  sermens  imaginables 
«  qu'il  ne  m'a  jamais  parlé  de  Faffaire  dont  Monsieur 
<(  veut  que  nous  soyons  d'accord  :  les  gens  qui  ont 
«  le  sens  commun  ne  prennent  guère  de  mesures  de 
«  cette  nature  sur  la  mort  d'une  personne  qui  est 
c(  aussi  jeune  que  moi.  Madame  la  princesse  est  de 
«  mon  âge:  si  elle  mouroit,  qu'il  fût  r.entré  dans  les 
«  bonnes  grâces  du  Roi ,  que  Sa  Majesté  le  voulût  et 
«  Son  Altesse  Royale ,  et  que  pour  le  bien  de  la  ipai- 
«  son  royale  on  me  le  proposât,  je  crois  que  je 
«  l'épou^erois  ;  il  n'y  a  rien  en  sa  personne  que  de 
((  grand ,  d'héroïque  et  de  digne  du  nom  qu'il  porte, 
«  De  croire  que  je  me  marie  comme  les  demoiselles 
«  des  romans,  çt  qu'il  vienne  un  Amadis  me  quérir 
«  sur  un  palefroi ,  et  qu'il  pourfende  tout  ce  qu'il 
«  trouvera  en  son  chemin-,  que,  de  mon  côté,  je 
«  monte  sur  un  autre  palefroi  comme  Orianne,  je  vous 
«  assure  que  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  en  user  ainsi , 
tt  et  que  je  m'estime  fort  offensée  des  gens  qui  ont 
«  une  telle  pensée  de  moi.  »  La  bonne  femme  s'en 
alla  entretenir  son  père,  jésuite ,  qui  lui  donna  une 


DE   MADEMOISELLE   DE   MOIVTPENSIER.    [l653]      3q5 

lettre  que  le  duc  de  Neubourg  m'avoit  écrite,  qui 
étoit  un  peu  de  vieille  date.  Comme  la  bonne  femme 
me  la  voulut  donner ,  je  lui  dis  que  je  pensois  qu  elle 
se  moquoit  de  me  donner  une  telle  lettre  ^  elle  me 
dit:  «  Lisez-la,  puis  je  la  lui  rendrai,  et  lui  dirai  que 
"R  c'est  moi  qui  lai  ouverte.  »  De  cette  manière  je  la 
voulus  bien  lire,  et  en  voici  la  copie  : 

«  Mademoiselle  , 

«  Puisque  les  rares  vertus  et  perfections  que  le 
ciel  a  jointes  à  la  grandeur  de  la  naissance  de  Votre 
Altesse  Royale  ont  fait  éclater  ses  louanges  partout , 
j'espère  qu'elle  me  pardonnera  si  je  me  trouve  au 
nombre  de  ceux  qui  cherchent  l'honneur  de  la  servir. 
Ce  seroit  le  véritable  bonheur  qu'avec  passion  je  sou- 
haite, si  dès  cette  heure  il  m'étoit  permis  de  rendre 
à  Votre  Altesse  Royale  les  respects  et  les  obéissances 
que  je  désirerois  de  lui  vouer.  Comme  l'injure  des 
temps  et  les  conjonctures  présentes  ne  me  permettent 
pas  pour  cette  heure  l'acconplissêment  de  ce  désir, 
je  supplie  très-humblement  Votre  Altesse  Royale  de 
vouloir  permettre  au  révérend  père  Jean-Antoine, 
jésuite ,  de  lui  en  donner  les  assurances  de  ma  part , 
et  de  croire  qu'entre  tous  ceux  qui  font  profession  de 
la  servir,,  je  ne  céderai  à  qui  que  ce  soit  en  fidélité  et 
en  zèle.  Pour  en  donner  des  preuves  véritables ,  je  ne 
puis  aspirer  à  une  plus  grande  gloire  que  d'avoir  la 
permission  de  dire  que  je  suis  et  serai  toute  ma  vie 
très-véritablement,  mademoiselle,  de  Votre  Altesse 
Royale  le  très -humble,  très-obéissant  et  très-fidèle 
serviteur  et  cousin , 

«  Philippe-Guillaume,  comte  palatin.  )> 


396  [l653]   MÉMOIRES 

Après  que  j'eus  lu  et  copie  cette  missive,  madame 
la  comtesse  de  Fiesque  me  dit  :  «  N'a-t-il  pas  bien  de 
«  resprit  ?  n'ëcrit-il  pas  galamment  ?  »  Je  lui  répon- 
dis que  jeconnoissois  peu  les  poulets,  que  j'ëtois  la 
personne  du  monde  la  moins  propre  à  juger  de  cette 
matière.  Le  lendemain  matin  elle  envoya  quérir  Prë- 
fontaine,  lui  parla  fortement  de  cette  affaire,  et  voulut 
l'obliger  à  me  la  conseiller^  il  lui  répondit  que  quand 
je  lui  demandois  son  avis  il  me  le  donnoit  en  homme 
de  bien  et  d'honneur;  que  quand  je  ne  le  lui  deman- 
dois pas,  il  ne  s'ingéroit  pas  de  m'en  donner,  et  que 
j'étois  en  âge  de  savoir  ce  que  j'avois  à  faire ,  et  qu'il 
n'appartenoit  pas  à  mes  gens  de  me  donner  des  avis 
et  de  faire  les  capables.  Elle  lui  dit  :  <(  Je  crois  que 
«  Mademoiselle  voudroit  bien  voir  le  père ,  et  même 
t(  je  crois  qu'elle  le  doit-,  comme  j'ai  pris  médecine, 
<c  menez-le-lui.  »  Il  trouva  cela  fort  à  propos,  et  dit 
qu'il  feroit  ce  qu'elle  lui  ordonnoit.  Il  me  vint  rendre 
compte  de  cette  négociation  comme  je  m'en  allois  à 
la  messe  :  de  sortequaif  retour  j'allai  voir  te  comtesse 
de  Fiesque  ;  elle  me  tint  le  même  discours  qu'à  Pré- 
fontaine  sur  la  visite,  hors  qu'elle  ajouta  :  u  Si  nous 
«  pouvions  trouver  moyen  que  personne  ne  le  vîtT  y^ 
Je  crus  me  moquer ,  et  je  lui  dis  :  «  Lorsque  j'arrivai 
«  ici ,  je  m'allai  promener  par  toute  la  maison  :  Ton 
((  peut  aller  dans  les  galetas  et  partout*,  les  portes  en 
«  sont  fort  petites ,  il  n'y  passe  jamais  que  des  coû- 
te vireurs  de  maisons  ou  telles  autres  gens  :  et  si  je  ne 
«  me  trpmpe,  on  peut  rompre  des  portes  murées  et 
«  venir  dans  mon  cabinet.  »  Elle  trouva  cette  propo- 
sition admirable;  de  sorte  que  l'après-dînée  le  révé- 
rend père  vint  dans  sa  chambre.  Préfontaine  le  mena 


IbK  MADEMOISELLE   DE   MONTFENSIER.    [l653]      igj 

par  les  galetas,  où  il  se  pensa  rompre  le  cou  ;  et  comme 
il  eiït  mis  le  personnage  à  la  porte ,  il  vint  m'en  aver- 
tir et  j'entrai  dans  mon  cabinet,  et  Prëfontaine  lui 
ouvrit  la  porte,  Javois  caché  madame  de  Frontenac 
sous  la  table.  Son  entrée  fut  assez  plaisante  :  un  jé- 
suite botte  et  en  habit  de  campagne,  et  d'une  grotesque 
figure  !  Il  tenoit  son  manteau  des  deux  mains ,  d'une 
contenance  à  faire  rire^  et  comme  il  fut  proche  de 
moi,  il  clignoit  un  œil  pour  me  mieux  regarder;  je 
mourois  d'envie  de   rire.  Préfontaine  n'en  pouvoit 
plus  :  il  sortit  par  respect;  je  lui  avois  cependant  dit 
d'écouter  à  la  porte  tout  ce  qui  se  diroit.  Le  révérend 
père  commença  par  les  complimens  de  M.  le  duc  de 
Meubourg  ;  ensuite  il  me  dit  :  ((Je  crois  que  Son  Al- 
((  tesse  Royale  vous  a  dit  les  propositions  que  je  lui 
((  ai  faites,  qu'il  a  très-bien  reçues,  et  m'a  témoigné 
((  qu'il  seroit  bien  aise  que  j'eusse  l'honneur  de  vous 
((  voir ,  et  de  vous  les  faire  moi-même.  »  Je  lui  ré- 
pondis que  M,  le  duc  de  Neubourg  me  fai^oit  beau- 
coup d'honneur ,  et  que  les  pensées  qu'il  avoit  pour 
moi  étoient  une  marque  de  son  estime  :  que  je  lui  en 
serois  toujours  obligée  ;  qu'en  Fétat  où  nous  étions,  il 
n'y  avoit-  guère  d'a{!|>arence  de  me  marier  ;  que  toute 
ma  famille  étoit  divisée  ;  que  Son  Altesse  Royale  étoit 
mal  à  la  cour;  que  M.  le  prince  étoit  hors  de  JFrance , 
et  que  je  ne  voulois  pas  me  marier  qu'ils  ne  fussent 
tous  à  mes  noces,  afin  qu'elles  se  pussent  faire  avec 
l'éclat  et  la  dignité  qui  me  convenoit.  11  me  tira  un 
portrait  de  M.  de  Neubourg  de  sa  poche  en  petit ,  puis 
un  autre  en  image ,  et  me  dit  :  ((  C'est  le  meilleur 
a  homme  du  monde ,  vous  serez  trop  heureuse  avec 
((  lui  ;  sa  femme,  qui  étoit  sœur  du  roi  de  Pologne , 


398  [l653]  MÉMOIRES 

«  mourut  de  joie  de  le  voir  à  son  retour  d'un  voyage.  » 
Je  lui  répondis  :  a  Vous  me  faites  peur ,  je  craindrôis 
«de  le  trop  aimer  et  de  mourir  :  c'est  pourquoi  je  ne 
K  l'épouserai  pas.  »  II  fut  une  heure  à  me  conter  go- 
guette 5  après  il  me  dit  :  «  Croiriez-vous  être  trop 
«  jeune  pour  vous  marier  ?  »  Je  lui  dis  que  non ,  et 
que  je  Tétois  assez  pour  ne  me  point  hâter.  Comme 
il  vit  que  tout  ce  qu'il  me  disoit  ne  me  persuadoit 
point,  il  prit  congé  de  moi,  et  j'appelai  Préfonlaine 
ipour  le  remener;  il  fut  encore  un  jour  ou  deux  à 
Saint-Fargeau  à  venir  voir  madame  la  comtesse  de 
Fiesque  ;  pour  moi ,  je  ne  le  vis  plus.  Je  n'ai  jamais 
Compris  d'où  venoit  à  la  comtesse  cette  grande  amitié 
pour  le  duc  de  Neubourg ,  si  ce  n'est  qu'on  lui  avoit 
promis  de  l'argent -,  et  comme  elle  l'aimoit  fort,  il  étoit 
capable  de  lui  faire  faire  tout  ce  qui  se  pouvoit  ima- 
giner. Madame  la  duchesse  de  Sully  me  vint  voir  : 
elle  amena  avec  elle  M.  d'HerbauIt  et  M.  de  Fronte- 
nac; lorsque  Frontenac  avoit  passé  à  Saint-Fargeau, 
il  n'y  avoit  été  que  huit  jours ,  pendant  lesquels  il 
avoit  eu  la  fièvre ,  et  avoit  vécu  comme  un  convales- 
cent qui  revient  des  portes  de  la  rifort.  A  ce  voyage- 
ci  il  venoit  dans  une  fort  grande  l&nté  :  l'on  ne  savoit 
point  qu'il  viendroît  ;  comme  il  arriva  ,'•  sa  femme  fut 
fort  surprise,  et  son   étonnement  parut  à  tout  le 
monde,  et  même  il  ne  fut  pas  suivi  de  gaieté.  Au  lieu 
d'aller  entretenir  son  mari ,  elle  s'en  alla  se  cacher  5 
elle  pleuroit  et  crioit  les  hauts  cris,  parce  qu'il  avoit 
dit  qu'il  vouloit  qu'elle  allât  le  soir  avec  lui.  Je  fus 
fort  étonnée  de  voir  qu'elle  déclarât  si  haut  son  aver- 
rion,  de  laquelle  je  ne  m'étois  jamais  aperçue.  La 
comtesse  de  Fiesque  la  mère  lui  vint  faire  des  remon- 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l653]      899 

trances,  lui  dit  qu'elle  étoit  obligée  en  conscience 
d'aller  avec  son  mari  :  tout  cela  ne  faisoit  que  re- 
doubler ses  larmes.  Elle  lui  apporta  des  livres  pour 
lui  faire  voir  la  vérité  de  ce  qu'elle  disoit;  cela  fut 
poussé  si  loin ,  que  je  vi$  l'heure  que  l'on  alloit  qué- 
rir M.  le  curé  avec  l'eau  bénite  pour  l'exorciser.  Pour 
moi ,  j'étois  fort  étonnée  de  voir  cela  ;  j'avois  toujours 
eu  grande  aversion  pour  l'amour ,  même  pour  celui 
qui  alloit  au  légitime ,  tant  cette  passion  me  paroissoit 
indigne  d'une  ame  bien  faite.  Je  m'y  confirmai  encore 
davantage,  et  je  compris  bien  que  la  raison  ne  suit 
guère  ce  qui  est  fait  par  passion  ;  que  la  passion  cesse 
bientôt ,  et  qu'elle  n'est  jamais  dé  longue  durée  ;  que 
Ton  est  fort  malheureux  le  reste  de  ses  jours  quand 
c'est  pour  une  action  de  cette  durée  où  elle  engage 
comme  le  mariage,  et  que  Ton  est  bien  heureux, 
quand  on  veut  se  marier ,  que  ce  soit  par  raison  -,  même 
quand  l'aversion  y  seroit ,  je  crois  que  l'on  s'en  aime 
davantage  après  :  j'en  juge  par  ce  que  j'ai  vu  de  ma- 
dame de  Frontenac ,  et  tout  mon  raisonnement  n'est 
fondé  que  sur  elle.  Le  pauvre  M.  de  Frontenac  ne 
savoit  point  ce  qui  se  passoit.  Le  soir,  lorsque/je  me 
retirai ,  il  s'en  alla  gaillard  à  sa  chambre  dans  l'espé- 
rance d'avoir  sa  femme  ;  il  l'attendit  quelque  temps  : 
à  la  fin  elle  y  alla.  Le  lendemain  matin,  comme  je 
m'éveillois ,  je  fus  tout  étonnée  que  je  la  vis  entrer 
tout  habillée  dans  ma  chambré  ;  il  étoit  d'assez  bonne 
heure. 

Frontenac,  dont  la  maison  n'est  pas  éloignée  de 
Blois,  y  avoit  été  rendre  ses  devoirs  à  Son  Altesse 
Royale  ^  il  voulut  entrer  en  matière  sur  mes  affaires , 
et  sur  ce  que  Monsieur  lui  avoit  dit  -,  il  ne  devoit  pas 


4oO  [l653]    MEMOIRES 

en  être  trop  glorieux  :  Son  Altesse  Royale  ne  voyoit 
personne  à  qui  il  n'en  parlât.  Je  Fécoutai  prôner; 
il  en  parla  aussi  à  Préfontaine.  M.  le  marquis  Du 
Cbâtelet ,  qui  est  mestre  de  camp  du  régiment  de 
cavalerie  de  Son  Altesse  Royale ,  vint  de  Blois  ;  je  lui 
demandai  si  on  ne  lui  avoit  rien  dit  pour  me  dire; 
il  me  répondit  :  «  Je  ne  suis  pas  si  sot  que  de  me  faire 
«  de  fête,  pour  être  chargé  de  dire  à  Votre  Altesse 
«  Royale  ce  qui  lui  déplairoit.  »  Je  le  dis  à  Préfon- 
taine. Je  me  promenois  avec  madame  de  Sully  ;  Pré- 
fontaine  étoit  avec  madame  la  comtesse  de  Fiesque, 
à,  qui  il  conta  ce  que  le  marquis  Du  Châtelct  m'avoit 
dit ,  et  le  loua  et  dit  :  «  C'est  en  bien  user  pour  Ma- 
ie demoiselle  et  pour  lui ,  de  ne  se  pas  vouloir  mêler 
a  d'affaires  dont  il  ne  se  croit  pas  capable.  »  Âprè^  la 
promenade  je  m^en  revins  au  logis  :  nous  allâmes  dan- 
ser dans  la  grande  salle  ;  comme  nous  dansions ,  je 
vis  Préfontaine  qui  se  promenoit  à  l'autre  bout  avec 
Frontenac,  qui  parloit  d'action.  Je  m'aperçus  que  .cela 
duroit;  sa  femme  et  madame  de  Sully  le  remarquè- 
rent :  elles  me  parurent  en  être  inquiètes,  et  je  Tétois 
de  mon  côté.  Je  dis  :  u  M'avons-nous  pas  assez  dan- 
k  se?»  Madame  de  Sully  dit  que  oui:  nous  nous  en 
allâmes..  J'appelai  Préfontaine  ;  je  lui  demandai  : 
tt  Qu'est-ce  que  vous  disoit  Frontenac?»  Il  me  répon- 
dit :  c(  11  me  querelloit.  Je  n'ai  jamais  vu  pn  si  imper- 
((  tinent  homme.  »  J'entrai  dans  mon  cabinet  ;  madame 
de  Sully  m'y  suivit ,  et  la  comtesse  de  Fiesque  ;  ma- 
dame de  Sully  dit  :  «  J'étois  dans  la  plus  grande  peine 
«  du  monde  de  vous  voir  parler  d'action  avec  Fron- 
K  tenac  -,  il  est  venu  ici  en  si  mauvaise  humeur ,  que 
«  j'ayois  peur  qu'il  ne  vous  querellât  5  hier  il  nous 


DE   BiADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l653]      4^1 

«  pensa  manger  dans  le  carrosse.  »  La  comtesse  de 
Fiesque  dit  :  a  Ce  matin  il  a  été  voir  ma  beUe-mère , 
«  il  Ta  querellée,  w  Préfontaine  répliqua  :  «  Il  m'a  vou- 
«  lu  étrangler.  »  Puis  se  tournant  vers  la  comtesse  de 
Fiesque  :  «C'est ,  madame,  dit-il,  pour  ce  que  je  vous 
<(  contob  dans  le  jardin  de  M.  Du  Châtelet.  Je  disois 
<(  que  je  trou  vois  qu'il  avoit  bien  fait,  sans  dire  que 
a  M.  de  Frontenac  eût  tort  :  je  n'ai  jamais  vu  un  homme 
((  si  ridicule.  »  Nous  nous  mimes  tous  quatre  à  plain- 
dre la  pauvre  madame  de  Frontenac  d'avoir  un  mari 
si  extravagant,  et  à  trouver  qu'elle  avoit  raison  de 
ne  pas  aller  avec  lui.  Je  la  fis  appeler ,  et  lui  contai 
ce  démêlé-,  elle  pleura  fort;  puis  j'envoyai  quérir 
M.  d'Herbault ,  oncle  de  Frontenac,  qui  fit  force  ex- 
cuses à  Préfontaine.  Frontenac  fut  vingt-quatre  heures 
dans  sa  chambre ,  où  personne  ne  le  vit  que  sa  femme 
et  son  oncle  qui  le  gardoient,  jusqu'à  ce  que  son  ac- 
cès fût  passé.  Quand  il  fut  un  peu  revenu ,  il  se  plai- 
gnit de  ce  que  Préfontaine  lui  avoit  rendu  de  mauvais 
offices  auprès  de  moi ,  et  que  lorsque  d'Herbigny  n'a- 
voit  plus  été  mon  intendant ,  il  m'avoit  offert  le  ser- 
vice de  M.  de  Neuville  son  beau-père  pour  l'être  en 
sa  place ,  et  qu'il  savoit  bien  qu'il  m'avoit  empêchée 
de  l'agréer.  Jamais  vision  ne  fut  si  fausse  et  si  mal 
fondée  \  il  dit  à  Préfontaine  :  a  J'ai  dessein  de  proposer 
<(  à  Mademoiselle  mon  beau-père.  »  Préfontaine  lui 
répondit  que  je  ne  pouvois  pas  mieux  faire  ;  que  c'é- 
toit  un  fort  honnête  homme  ;  que  depuis  que  d'Her- 
bigny n'étoit  plus  à  moi ,  il  m'avoit  souvent  entendu 
dire  que  de  quelque  temps  je  ne  remplirois  pas  sa 
place.  A  l'instant  qu'il  eût  quitté  Préfontaine ,  il  me 
vint  trouver  et  me  dit  :  u  L'attachement  que  ma  femme 
T.  4^-  ^6 


402  [l653J   MÉMOIRES 

«  et  moi  avons  eu  au  service  de  Votre  Altesse  Royale 
«  m'a  fait  croire  que  je  devois  vous  offrir  le  service  de 
«  M.  de  Neuville.  »  Je  lui  dis  que  je  Testimois  et  que 
j*en  faisois  cas ,  aussi  bien  que  de  madame  de  Fron* 
tenac  et  de  lui  ^  et  que  j'avois  des  raisons  pour  ne 
prendre  personne  en  la  place  de  d'Herbigny -,  et  que 
madame  de  Frontenac  savoit  bien  que  j'avois  pris  cette 
résolution ,  lorsque  je  Pavois  congédié.  Quand  elle 
sut  que  son  mari  m'avoit  fait  cette  harangue,  elle  en 
fut  au  désespoir ,  et  encore  plus  lorsqu'il  s'en  ressou- 
vint pour  faire  une  plainte  sans  fondement  contre 
Préfontaine.  Madame  la  comtesse  d'Alet,  dont  j'ai  ci- 
devant  parlé  sous  le  nom  de  mademoiselle  d'Estain , 
qui  étoit  souvent  avec  moi  pendant  que  j'étois  petite , 
et  depuis  que  j'ai  été  grande  aussi ,  vint  à  Saint-Far- 
geau  lorsque  j'étois  allée  à  Orléans  voir  ma  belle- 
mère  ^  elle  dit  à  une  de  mes  femmes  :  u  Je  m'en  vais 
<(  à  Paris  jusqu'au  retour  de  Mademoiselle  -,  je  viens 
«  en  ce  pays  par  ordre  de  la  cour.  »  Ce  discours  me 
donna  assez  de  curiosité  ,  dont  je  fus  assez  tôt  éclair- 
cie.  Elle  ne  fit  pas  long  séjour  à  Paris ,  et  revint  à 
Saint-Fargeau  ^  elle  me  conta  comme  la  Reine  avoit 
demandé  de  mes  nouvelles  à  un  homme  qui  avoit  été 
à  son  père,  et  si  je  l'aimois  encore-,  qu'il  lui  avoit 
répondu  que  je  lui  écrivois  assez  souvent  ;  et  que 
sur  cela  la  Reine  lui  ayoit  dit  :  «  Je  serois  bien  aise 
<(  qu'elle  vînt  ici  -,  »  et  que  sur  cette  pensée-là  de 
pouvoir  me  servir ,  elle  avoit  entrepris  ce  voyage. 
Qu'un  ministre  qu'elle  ne  me  voulut  jamais  nommer, 
qui  me  parut  être  M.  Servien ,  de  la  manière  dont  elle 
m'en  parla  ,  lui  avoit  dit  :  «  Si  Mademoiselle  vouloit 
(c  écrire  à  M.  le  prince,  et  lui  persuader,  comme  elle 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIEll.    [l653]      4^3 

«  a  beaucoup  de  pouvoir  sur  son  esprit ,  de  revenir 
«  à  Paris  ,  elle  feroit  un  grand  coup  dont  on  lui  seroit 
«  fort  obligé  à  la  cour  -,  et  ce  seroit  le  moyen  d'y 
«  revenir.  »  Je  lui  répondis  :  «  Si  la  Reine  me  fait 
«  l'honneur  de  m'écrire  et  de  me  le  commander ,  et 
<(  de  m'envoyer  une  lettre  comme  il  lui  plaît  que  soit 
«  la  mienne,  je  la  copierai  et  m'estimerai  fort  heu- 
«  reuse  de  lui  obéir ,  et  de  servir  en  même  temps 
«  M.  le  prince  -,  autrement  je  ne  lui  écris  point,  et  je 
«  n'ai  nuj  commerce  avec  lui.  »  Elle  me  dit  :  «  Je  suis 
«  assurée  que  vous  lui  ferez  plaisir:  »  A  quoi  je  lui 
dis  :  <(  Les  affaires  de  ce  monde  ne  se  mènent  point 
«  ainsi  ;  les  gens  comme  moi  ne  s'arrêtent  pas  aux 
«  paroles ,  à  moins  que  de  voir  en  vertu  de  quoi  vous 
«  agissez.  Je  croirai  aisément  que  l'on  a  voulu  abuser 
«  de  votre  bonne  foi ,  et  de  l'amitié  que  l'on  sait  que 
«  vous  avez  pour  moi.  »  Elle  étôit  fort  étonnée  de  ce 
que  je  n'étois  pas  d'une  légère  croyance  comme  elle. 
Elle  resta  trois  ou  quatre  jours  à  Saint- Fargeau ,  pen- 
dant lequel  temps  elle  me  dit  qu'il  lui  étoit  venu  un 
courrier  à  qui  elle  alla  parler  à  la  ville ,  pour  savoir  ce 
que  je  lui  dirois  ^  auquel  je  pense  qu'elle  répondit  ce 
que  je  lui  a  vois  dit.  Je  n'ai  plus  ouï  parler  de  cette 
négociation  depuis.  Madame  de  Bonelle ,  dont  l'exil 
n'avoit  guère  duré  (  elle  ne  fut  que  trois  mois  en  sa 
maison),  écrivit  à  madame  la  comtesse  de  Fiesque  : 
«  Madame  d'Alet  a  été  ici  -,  on  l'a  voulu  charger  de 
«  parler  à  Mademoiselle  :  elle  en  a  fort  bien  usé..)) 

Le  comte  de  Fiesque ,  qui  étoit  mon  correspondant 
auprès  de  M.  le  prince,  m'écrivoit fort  souvent,  les 
premiers  mois  que  je  fus  à  Saint-Fargeau ,  que  je  n'y 
étois  point  en  sûreté ,  que  M.  le  prince  étoit  d'avis 

26. 


4o4  [l653]    MÉMOIRES 

que  j'allasse  à  Stenay  ou  à  Bellegarde  :  ce  que  je  ne 
jugeai  pas  à  propos.  11  m'ëcrivoit  très-soigneuseraent , 
et  c'étoit  lui  qui  chiffroit  toutes  les  lettres  de  M.  le 
prince.  J'en  reçus  une ,  qui  ëtoit  la  dernière  avant 
qu'il  partît  pour  aller  en  Espagne ,  assez  longue,  et  je 
trouvois  que  Prëfontaine  ëtoit  fort  long-temps  à  la 
dëchiffrer  ;  à  la  fin  il  me  l'apporta ,  et  nous  la  lûmes 
en  présence  de  mesdames  de  Fiesque  et  de  Frontenac. 
Il  y  avoit  à  la  fin  que  M,  le  prince  me  prioit  de  me 
dëfier  de  Prëfontaine ,  parce  qu'il  ëtoit  assure  qu'il 
n'ëtoit  pas  de  ses  amis  ,  et  qu'il  ëtoit  au  cardinal  Ma- 
zarin.  Je  trouvai  cela  fort  mauvais  ^  je  le  témoignai  à 
la  comtesse  de  Fiesque ,  que  j'accusai  d'abord  d'avoir 
fait  cette  pièce.  Je  dëpéchai  à  M.  le  prince  en  grande 
diligence  ,  et  je  lui  mandai  que  Prëfontaine  ëtoit  un 
garçon  fidèle  qui  n'a  voit  d'attachement  au  monde  qu'à 
mon  service  ;  qu'au  surplus  il  avoit  une  grande  véné- 
ration pour  lui.  M.  le  prince  me  fit  réponse  qu'il  ne 
savoit  pas  où  M.  le  comte  de  Fiesque  avoit  pris  cela , 
et  que  dans  le  billet  qu'il  lui  avoit  donné  à  mettre  en 
chiffres ,  il  n'y  avoit  pas  un  mot  de  Prëfontaine  ;  qu'il 
Testimoit  et  qu'il  le  croyoit  de  ses  amis ,  et  qu'il  me 
prioit ,  si  cela  avoit  fait  quelque  impression  sur  son 
esprit ,  de  l'en  détromper.  Je  lui  mandai  que  je  ne 
trouvois  pas  bon  qu'il  donnât  à  chiffrer  à  tout  le 
monde  les  lettres  qu'il  m'écrivoit,  et  que  celle-là  n'ëtoit 
ni  de  la  main  du  comte  de  Fiesque ,  ni  de  celle  de 
Caillet  son  secrétaire.  Quelque  perquisition  que  l'on 
en pûtfaire,  l'on  ne  sut  trouver  d'où  elle  venoit  -,  et 
dans  trois  ou  quatre  lettres  tout  de  suite ,  M.  le  prince 
y  parla  obligeamment  de  Prëfontaine  :  ce  qui,  je  crois, 
ne  donnoit  pas  trop  de  joie  à  la  comtesse  de  Fiesque. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l653]     4^5 

Plus  on  me  pressoit  d  aller  à  Blois ,  plus  j'en  étois 
éloignée.  Je  trouvai  une  invention  admirable  :  je  fis 
mettre  tous  mes  chevaux  au  vert,  afin  de  ne  pouvoir 
m'en  servir;  comme  je  donnai  cette  excuse  ,  l'on 
m'en  envoya  que  je  gardai  deux  mois.  L'on  me  man<- 
doit  de  Paris  que  si  j'allois  à  Blois ,  l'on  m'ôteroit 
les  comtesses  (  c'est  ainsi  que  l'on  appeloit  ces  deux 
dames  )  et  Préfontaine.  Ce  bruit  me  mettoit  au  dés- 
espoir-, et  Préfontaine,  qui  faisoit  tout  ce  qui  lui 
étoit  possible  pour  m'ôter  ces  craintes ,  et  pour  me  les 
faire  surmonter  par  de  bonnes  raisons ,  me  disoit  les 
mêmes  que  lorsque  je  craignois  que  l'on  m'arrêtât 
à  Paris  :  «  Si  Son  Altesse  Royale  veut  éloigner  ces 
«  dames  d'auprès  de  vous  et  moi,  elle  le  peut  de 
c(  .Blois  comme  si  vous  y  étiez;  c'est  pourquoi  il  faut 
«  que  votre  seule  conduite  vous  mette  au-dessus  de 
«  toutes  ces  craintes.  » 

M.  le  maréchal  d'Etampes  vint  à  Saint-Fargeau , 
pour  me  presser  d'aller  à  Blois.  Gomme  tout  ce  qui 
est  dans  le  monde  prend  fin ,  il  fallut  me  résoudre 
d'en  donner  une  à  ce  voyage,  et  de  l'exécuter  ;  je  me 
résolus  :  on  le  manda  à  Blois.  Ce  ne  fut  pas  sans  pleu- 
rer horriblement ,  et  à  tel  point  que  la  nuit  dont  je  par- 
tis le  matin ,  il  me  prit  un  mal  de  gorge  fort  grand  : 
mon  médecin  jugea  cependant  que  je  pouvois  partir. 
J'allai  coucher  à  Sully  ;  dès  que  j'y  fus  arrivée,  mon 
mal  de  gorge  augmenta  ,  et  il  me  prit  une  fièvre  fort 
violente  :  ce  qui  m'obligea  à  dépêcher  à  Blois,  pour 
m'excuser  si  je  n'arrivois  pas  à  point  nommé  le  jour 
que  j'avois  mandé.  L'on  me  saigna  du  pied,  et  cette 
saignée  dissipa  mon  mal.  Je  partis  dès  le  lendemain: 
je  ne  faisois  que  pleurer  dans  le  carrosse.  Gomme 


4o6  [l653]   MÉMOIRES 

j'arrivai  à  Blois  (c'étoit  le  soir  assez  tard),  je  ne  vou- 
lus point  aller  à  la  chambre  de  Son  Altesse  Royale  ^ 
je  pris  ma  course  au  sortir  du  carrosse ,  et  m'en  allai 
à  la  mienne.  Gomme  j'y  fus ,  je  m'assis  -,  et  je  disois  à 
tout  le  monde ,  et  même  à  ceux  qui  m'avoient  vue  cour 
rir,  sans  que  j'y  fisse  réflexion  j  tant  j'ëtois  hors  de  moi  : 
«  Je  suis  si  foible  que  je  ne  me  puis  pas  tenir  debout.  » 
Monsieur  désira  de  me  voir  ;  l'on  m'envoya  la  chaise 
de  Madame ,  dans  laquelle  l'on  me  porta  jusqu'à  la 
porte  de  la  chambre  de  Monsieur. 

Le  lendemain  Monsieur  me  vint  voir  ;  et  comme  je 
demeurai  au  lit,  Madame,  qui  ne  fait  pas  beaucoup 
de  chemin,  me  vint  voir;  elle  me  fit  mille  amitiés,  et 
Monsieur  aussi.  11  me  témoigna  que  j'avois  grand  tort 
d'avoir  feit  difficulté  de  le  venir  trouver ,  dans  l'ap- 
préhension qu'il  ne  me  contraignit  dans  les  affaires 
que  j'avois  avec  lui  -,  que  jamais  il  ne  s'étoit  servi  de 
son  autorité  pour  faire  violence  envers  qui  que  ce  soit; 
qu'il  ne  commenceroit  pas  par  moi.  11  me  dit  mer- 
veille ;  il  témoigna  les  sentimens  les  plus  tendres  du 
monde  à  Préfontaine  pour  moi ,  et  les  plus  obligeans 
pour  lui  :  de  sorte  que  j'étois  fort  contente.  Je  lui 
voulus  parler  un  jour  de  mes  affaires;  il  s'enfuit,  et 
ne  me  voulut  donner  aucune  attention.  Je  lui  de- 
mandai permission  de  faire  signifier  au  duc  de  Ri- 
chelieu que  je  voulois  retirer  Ghampigny  ;  il  me  le 
permit,  et  me  dit  .  «  J'ai  toujours  bien  cru  que  vous 
<c  le  retireriez ,  et  ce  que  j'en  ai  fait  a  été  par  force,  w 

Après  avoir  été  quinze  jours  à  Blois,  je  m'en  allai 
me  promener  en  Touraine.  Madame  la  comtesse  de 
Fiesque  la  mère  s'en  alla  à  une  maison  qu'elle  avoit  en 
Berri ,  et  madame  de  Rare ,  gouvernante  de  mes  sœurs, 


DE   MADEMOISELLE   DE    MOISTPENSIER.    [l65ii]      4o7 

vint  avec  moi  et  madame  de  Valençay^  de. sorte  que 
cela ,  joint  avec  ce  qui  étoit  avec  moi  d'ordinaire , 
embellissoit  ma  cour.  J'allai  de  filois  à  Amboise,  où 
le  marquis  de  Sourdis,  qui  en  étoit  gouverneur,  me 
traita  magnifiquement ,  et  me  reçut  au  bruit  du  ca- 
non: jamais  je  n'en  ai  ouï  un  si  grand.  Je  disois  que 
c'ëtoit  pour  réparer  le  peu  de  crédit  qu'il  témoigna 
avoir  lorsque  j'étois  à  Orléans.  J'allai  le  lendemain  à 
Chenonceaux,  où  M.  de  Beaufort  me  traita  aussi 
magnifiquement  qu'il  avoit  fait  l'autre  fois  que  j  y 
avois  été.  Les  comédiens  que  j'avois  eu  tout  l'hiver 
à  Saint-Fargeau  se  rencontrèrent  à  Tours  ;  de  sorte 
qu'à  mon  arrivée  j'allai  à  la  comédie.  J'y  séjournai  dix 
ou  douze  jours  sans  y  avoir  aucune  affaire  -,  j'étois  fort 
bien  logée  dans  l'archevêché ,  où  M.  l'archevêque  n'é- 
toit  pas  ^  j'étois  fort  visitée  -,  j'allois  tous  les  jours  à 
la  comédie,  et  me  promener  aux  environs  de  cette 
ville.  J'allai  à  Gouzières  visiter  madame  la  duchesse 
de  Montbazon,  qui  venoit  tous  les  jours  à  Tours  me 
voir  :  M.  de  Beaufort  y  venoit  souvent  aussi.  J'allai  à 
Villandry  me  promener ,  où  je  fus  fort  bien  reçue  ^  je 
tâchois  de  me  procurer  des  divertissemens ,  et  je  n'a- 
vois  point  d'autre  étude.  Je  trouvai  là  le  petit-fils  de 
Louison,  qui  étoit  fort  cru  depuis  le  voyage  de  Bor- 
deaux. 11  me  parut  qu'il  étoit  assez  joli,  et  quec'étoit 
dommage  qu'il  perdît  son  temps ,  c'est-à-dire  celui 
qui  lui  restoit  de  l'étude;  il  alloit  aux  jésuites,  et 
sûrement  parmi  les  bourgeois  de  Tours  il  ne  se  fut 
pa^  formé.  Je  le  pris  avec  moi;  je  songeai  que  peut- 
être  si  j'en  demandois  la  permission  à  Monsieur ,  il 
me  la  refuseroit;  que  s'il  n'avoit  pas  agréable  que  cet 
enfant  fût  avec  moi,  il  me  diroit  fort  librement  de  le 


4o8  [l653j  MEMOIRE^ 

renvoyer^  que  si  son  bonheur  vouloit  qu'il  ne  dît 
rien,  on  tâcheroit  d'en  faire  un  honnête  homme.  On 
ne  l'avoit  nomme  jusqu'alors  que  le  mignon  :  il  ëtoit 
trop  grand  pour  l'appeler  ainsi.  Je  fus  empêchée  extra- 
ordinairement  à  lui  donner  un  nom  :  je  n'avois  que 
de  grandes  terres  et  considérables ,  dont  beaucoup  de 
princes  du  sang  ont  porté  les  noms  ;  je  savois  bien  que 
cela  ne  déplairoit  pas  à  Son  Allasse  Royale ,  et  de  mon 
côté  je  ne  trouvai  pas  qu'il  fût  digne  de  les  porter» 
Après  y  avoir  bien  pensé,  je  me  souvins  que  j'avois  une 
terre  près  de  Saint-Fargeau,  qui  s'appeloit  Charny  :  c'est 
un  beau  nom  ^  je  le  fis  appeler  le  chevalier  de  Chamy. 
Comme  je  n'avois  entrepris  ce  voyage  de  Touraine 
que  pour  me  promener  et  passer  à  Champigny  que 
je  voulois  voir ,  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'aller  tout 
droit  :  je  rôdai  aux  environs-,  j'allai  à  Bourgueil,  où 
j'avois  été  autrefois  un  jour  ou  deux,  et  de  là  à  Saumur 
à  Notre-Dame  des  Ardilliers  \  l'on  tira  le  canon  du 
château  à  mon  arrivée  :  l'on  ne  me  traita  pas  comme 
une  demoiselle  exilée. 

•J'allai  à  Fontevrault ,  où  ma  tante  me  reçut  avec 
beaucoup  de  joie  ;  elle  me  pressa  fort  de  prier  Mon- 
sieur  et  Madame  de  lui  donner  une  de  mes  sœurs. 
Ensuite  j'allai  à  Chavigny,  qui  est  une  fort  belle  mai- 
son à  quatre  lieues  de  Richelieu,  où  j  allai  me  pro- 
mener ,  parce  que  madame  la  comtesse  de  Fiesque  et 
madame  de  Rare  ne  l'avoient  jamais  vue.  Je  passai  tout 
au  travers  de  Champigny,  où  je  dînai.  Quand  j'allai  à 
Châtellerault,  j'entendis  la  messe  à  la  Sainte  Chapelle, 
où  je  sentis  je  ne  sais  quoi  de  fort  tendre  pour  les  gens 
qui  y  sont  enterrés  ;  et  il  me  sembloit  qu'ils  m'inspi- 
roient  ce  que  j'avois  à  faire,  et  de  me  fortifier  dans  le 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPENSIER.    [l653]      4^9 

dessein  que  j'avois  de  retirer  leur  maison  des  mains  de 
gens  qui  les  avoient  indignement-traités.  Je  séjournai 
un  jour  à  Châtellerault  ;  je  ne  voulus  pas  loger  en  la 
maison  qui  s'appelle  le  Château,  parce  que  Ton  m'avoit 
donné  avis  à  Blois  que  Son  Altesse  Royale  pourroit  bien 
me  proposer  d  y  venir  demeurer,  afin  d'être  plus  proche 
d'elle,  et  qu'ainsi  elle  pourroit  mieux  répondre  de  moi 
à  la  cour.  Je  n'avois  nulle  envie  de  changer  de  de- 
meure 5  je  commençois  à  m' établir  à  Saint-Fargeau ,  j'a- 
vois dessein  d'y  faire  bâtir  ^j'étois  plus  proche  de  Paris, 
et  pas  plus  éloignée  de  Blois-,  et  je  suis  de  ces  gens  qui, 
quand  ils  sont  accoutumés  en  un  lieu ,  n'en  voudroient 
jamais  bouger:  de  sorte  que  je  n'allai  pas  seulement 
voir  ma  maison  -,  je  disois  :  Tout  y  tombe ,  il  n'y  a  pas 
une  poutre  qui  n'y  soit  en  danger  de  tomber. 

Le  matin  que  j'en  partis ,  Gourville,  dont  j'ai  déjà 
parlé ,  me  fit  éveiller ,  pour  me  dire  que  la  paix  de 
Bordeaux  (0  étoit  faite ,  et  que  M.  le  prince  de  Conti 
s'en  aUoit  en  Languedoc  en  une  de  ses  maisons ,  et 
que  madame  de  Longueville  attendoit  des  nouvelles 
de  son  mari  ;  que  pour  madame  la  princesse ,  elle  s'en 
iroit  en  Flandre  ;  que  l'on  lui  donneroit  un  passe-port , 
et  que  M.  le  duc  d'Enghien  s'en  iroit  par  mer^  que 
toutes  les  troupes  de  M.  le  prince  passeroient  au  mi- 
lieu de  la  France ,  avec  un  commissaire  qui  les  con- 
duiroit,  et  feroit  loger  par  ordre  du  Roi.  Cette  nou- 
velle ne  me  réjouit  point  du  tout:  je  savois  bien 
qu'elle  toucheroit  fort  M.  le  prince.  M.  le  prince 
de  Conti  se  sépara  en  cette  occasion  des  intérêts  de 
M.  le  prince  ;  et  il  s'en  est  excusé  depuis  sur  ce  qu'il 
disoit  que  Marsin  et  Lenet ,  en  qui  M.  le  prince  avoit 

(i)  La  paix  de  Bordeaux  :  Ce  traite  fut  signe  le  3i  juillet  i653. 


4 1 0  [  1 65 3]   MÉMOIRES 

une  entière  confiance ,  le  traitoient  de  petit  garçon , 
et  que  cela  Tavoit  oblige  de  faire  ce  qu'il  avoit  fait. 
Je  ne  m'amuserai  pas  à  décrire  en  détail  ce  que  je  n'ai 
point  vu.  Dire  ce  qu'on  entend  dire,  ce  ne  seroit  pas 
toujours  la  vérité  :  c'est  pourquoi  je  supprime  ce  que 
d'autres  écriront.  M.  le  prince  de  Conti  sortit  de  Bor- 
deaux avec  autant  de  joie  que  s'il  avoit  fait  la  plus 
belle  action  du  monde.  Pour  madame  de  Longueville , 
elle  étoit  au  dernier  désespoir;  elle  étoit  mal  avec 
M.  de  Longueville,  guère  mieux  avec  M.  le  prince, 
et  mal  aussi  avec  M.  le  prince  de  Conti  :  de  sorte 
qu'elle  ne  savoit  où  donner  de  la  tête.  La  cour  et 
M.  de  Longueville  trouvèrent  bon  qu'elle  se  retirât 
en  une  de  ses  terres  qui  est  auprès  de  Saumur ,  qui 
se  nomme  Montreuil.  J'envoyai  un  gentilhomme  lui 
faire  des  complimens,  et  lui  offrir  tout  ce  que  je 
pourrois.  Madame  la  princesse  ne  voulut  point  quit- 
ter monsieur  son  fils,  quoiqu'on  lui  eût  dit  qu'elle 
mourroit  en  chemin.  Elle  s'embarqua,  après  avoir 
communié  comme  une  personne  qui  croit  mourir. 

Le  même  jour  que  je  reçus  la  bonne  nouvelle  de  la 
paix  de  Bordeaux ,  la  fille  de  madame  de  Rare  se  cassa 
le  bras  lorsqu'elle  sortit  de  Châtellerault,  où  par  mal- 
heur mon  chirurgien  n'étoit  plus  ^  et  celui  qui  la  pansa 
d'abord  lui  remit  si  mal  le  bras,  qu'il  fallut  le  soir, 
lorsque  l'on  arriva  à  Pressigny,  qu'on  le  lui  rompît  do 
nouveau.  C'est  une  fort  belle  et  agréable  maison  qui 
est  au  marquis  de  Sillery,  où  je  restai  un  jour.  Quand 
un  lieu  me  plaît,  j'y  séjourne  volontiers.  J'allai  de  là 
à  Lille ,  où  est  la  maison  de  Frontenac ,  qui  est  assez 
jolie  pour  un  homme  comme  lui:  elle  est  proprement 
meublée.  11  m'y  fit  faire  fort  bonne  chère  ;  il  me  montra 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l653]      4^  > 

tous  les  desseins  qu'il  avoit  d'embellir  sa  maison  ,  et 
d'y  faire  des  jardins ,  des  fontaines  et  des  canaux.  Il 
faudroit  être  surintendant  pour  les  exécuter  ;  et  à 
moins  que  de  l'être ,  je  ne  comprends  pas  que  l'on 
les  puisse  concevoir.  Je  continuai  mon  chemin  vers 
Valençay;  j'y  arrivai  aux  flambeaux^  je  crus  entrer 
dans  une  maison  enchantée.  11  y  a  un  corps  de  logis, 
le  plus  beau  et  le  plus  magnifique  du  monde  ^  le  degré 
y  est  très-beau ,  et  l'on  y  arrive  par  une  galerie  à  ar- 
cades qui  a  du  magnifique.  Gela  étoit  parfaitement 
éclairé  5  il  y  avoit  beaucoup  de  monde  avec  madame 
de  Valençay ,  et  quelques  dames  du  pays ,  parmi  les- 
quelles étoient  de  belles  filles  :  cela  faisoit  le  plus 
agréable  effet  du  monde.  L'appartement  correspon- 
doit  bien  à  la  beauté  du  degré  par  les  embellissemens 
et  par  les  meubles.  11  plut  tout  le  jour  que  j'y  séjour- 
nai ,  et  il  semble  que  ce  temps-là  étoit  fait  exprès , 
parce  que  les  promenoirs  n'étoient  que  commencés. 
J'allai  de  là  à  Selles,,  qui  est  une  belle  maison,  et  dont 
j'ai  déjà  parlé.  M.  le  comte  de  Béthune  (0  et  sa  femme 
me  firent  fort  bien  les  honneurs  de  leur  maison,  avec 
une  chère  fort  magnifique ,  aussi  bien  qu'à  Valençay. 
Je  trouvai  du  divertissement  à  Selles.  M.  le  comte  de 
Béthune  a  quantité  de  très-beaux  tableaux  ^  comme 
je  ne  m'y  connois  pas  beaucoup ,  ce  ne  furent  pas  les 
plus  beaux  qui  m'occupèrent  :  les  portraits  des  hommes 
illustres  de  l'Europe,  et  particulièrement  ceux  de  la 
cour  du  Roi  mon  grand-père ,  du  feu  Roi  mon  oncle,  et 
de  celui-ci,  avec  des  écriteaux  qui  disent  ce  qu'ils  ont 
fait  de  plus  reniarquable  en  leur  vie,  attirèrent  prin- 
cipalement mon  attention.  Il  a  la  curiosité  des  ma- 

(1)  M.  U  comte  de  Béthune  :  Voy;  la  note  de  la  page  38i  da  tome  4')* 


4l3  [l653]  MÉMOIRES 

nuscrits  :  de  sorte  qu'il  y  en  a  un  nombre  infini  de 
volumes.  Je  pris  grand  plaisir  à  lire  des  lettres  du 
Roi  mon  grand-père,  et  toutes  les  histoires  de  ce 
tetnps-là  ;  je  ne  me  serois  jamais  ennuyée  en  ce  Keu  , 
où  je  demeurai  un  jour.         • 

Je  m'en  retournai  à  Blois,  où  Son  Altesse  Royale 
ne  demeura  que  deux  jours  5  elle  alla  passer  la  fête 
de  la  mi-aout  à  Orléans,  où  je  l'accompagnai-,  et 
comme  elle  retourna  à  Blois ,  je  m'en  allai  à  Saint- 
Fargeau.  Son  Altesse  Royale  sachant  que  j'avois  pris 
auprès  de  moi  le  chevalier  de  Charny ,   elle  dit  : 
«  Cette  amitié  ne  durera  guère  ;  ma  fille  le  renverra 
«  bientôt  à  ses  parens.  »  Elle  me  manda,  comme 
j'étois  à  Selles,  de  ne  le  point  mener  à  Blois  ni  à  Or- 
léans -,  je  l'envoyai  m'attendre  sur  le  chemin  de  Saint- 
Fargeau.  Au  retour  de  ce  voyage  de  Touraine ,  Mon- 
sieur s'enquit  de  tout  ce  que  j  avois  fait ,  et  me  parla 
de  tous  les  parens  et  de  la  mère  de  Louison  :  il  ne  me 
dit  rien  d'elle  ni  de  son  fils.  Je  m'acquittai  aussi  de  la 
commission  que  madame  de  Fontevrault  m'avoit  don- 
née de  presser  Son  Altesse  Royale  de  lui  donner  une 
de  mes  sœurs.  11  me  répondit  :  «  Parlez-en  à  Madame  5 
«  pour  ma  fille  d'Orléans,  vous  croyez  bien  que  Ion 
«  ne  l'y  mettra  pas;  ma  fille  de  Valois,  c'est  mon 
«  divertissement,  et  c'est  pourquoi  je  vous  l'ai  refu- 
«  sée.  »  Je  l'avois  demandée  lorsque  j'allai  à  Saint- 
Fargeau  pour  être  auprès  de  moi ,  où  j'ose  dire  qu'elle 
eût  été  heureuse  5  et  j'eus  beaucoup  de  regret  lors- 
que l'on  me  la  refusa.  Monsieur  me  dit  :  w  11  n'y  a  que 
«  ma  fille  d'Alencon  ;  Madame  l'a  mise  à  Charonne 
u  avec  la  mère  Madeleine:  elle  ne  l'en  voudra  jamais 
w  ôter.  Faites  ce  que  vous  pourrez  pour  ly  disposer; 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [i653]      4^^ 

«  j'en  serois  fort  ai3e.  »  J'en  parlai  à  Madame;  elle 
me  dit  qu'elle  en  seroit  fort  aise ,  et  que  Monsieur 
ëtoit  de  ces  gens  qui  ne  prennent  point  de  résolu- 
tion; qu'il  y  falloit  mener  la  petite  de  Valois.  Je 
m'offris  de  l'y  mener  ;  ell%me  répondit  que  rien  ne  la 
pressoit.  Je  pris  la  liberté  d|  lui  dire  que  quand  elles 
seroient  grandes,  il  seroit  difficile  de  les  y  mettre,  ou 
de  les  marier  ;  qu'il  ne  se  trouvoit  pas  tous  les  jours 
des  partis  sortables  ;  que  leur  condition  seroit  bien 
différente  de  la  mienne ,  quoique  nous  fussions  sœurs  ; 
que  pour  moi ,  j'étois  dans  un  état  où  j  attendois  pa- 
tiemment un  établissement,  et  que  même  je  ne  savois 
si  je  voudrois  changer  de  condition;  que  pour  elles, 
si  Monsieur  venoit  à  mourir ,  leur  état  seroit  bien 
pitoyable  ;  que  Madame  seroit  bien  embarrassée  d'a- 
voir quatre  filles  sur  les  bras ,  et  qu'il  étoit  bien  aisé 
de  les  tirer  d'un  couvent  pour  les  marier ,  et  fort  dif- 
ficile de  les  y  mettre  grandes.  Après  m'avoir  bien 
écoutée ,  elle  me  dit  :  «  J'ai  tant  de  sujet  de  me  fier 
((  à  la  Providence,  que  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'a- 
«  gisse  sur  mes  filles  comme  sur  moi;  ainsi  je  ne  m'en 
<(  mettrai  en  nulle  inquiétude.  »  Je  pensai  lui  dire 
qu'elle  avoit  raison ,  et  qu  elle  avoit  agi  d'une  manière 
si  extraordinaire  pour  elle,  que  la  maison  de  Bourbon 
n'étoit  pas  si  heureuse  que  celle  de  Lorraine. 

A  mon  arrivée  à  Saint-Fargeau ,  j'eus  une  de  ces 
joies  que  l'on  a  à  la  campagne  :  je  trouvai  l'apparte- 
ment que  j'avois  fait  accommoder  achevé  ;  je  le  fis 
meubler,  et  y  logeai.  11  y  avoit  une  antichambre  où 
j'avois  toujours  mangé,  une  galerie  devant  ma  cham- 
bre où  je  fis  mettre  des  portraits  de  mes  plus  proches, 
du  feu  Roi  mon  grand-père,  de  la  Reine  ma  grand'- 


4l4  [l653]  MÉMOIRES 

mère ,  du  roi  et  de  la  reine  d'Espagne ,  du  roi  d'An- 
gleterre et  de  la  Reine  sa  femme  -,  du  Roi,  de  la  Reine , 
de  Leurs  Altesses  Royales  ma  mère  et  ma  belle-mère , 
du  Roi  et  de  Monsieur ,  du  duc  d'Yorck ,  de  M.  le 
prince  et  de  madame  la  prîpcesse ,  et  de  M.  de  Mont- 
pensier,  qui  ëtoit  à  la  p]|^  belle  place,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  si  grand  seigneur  :  c'étoit  le  maître  du  logis  ; 
et  j'ai  éprouvé  que  s'il  ne  m'avoit  pas  laissé  du  bien , 
je  n'en  ayrois  point.  M.  et  madame  de  Guise  y  sont 
avec  leurs  enfans:  M.  le  prince  de  Joinville,  le  duc 
de  Joyeuse,  le  chevalier  de  Guise,  mademoiselle 
de  Guise.  Madame  de  Savoie  m'envoya  le  sien ,  et 
celui  de  son  mari ,  de  son  fils  et  de  ses  trois  filles , 
dont  l'aînée  a  épousé  le  prince  Maurice  son  oncle , 
l'autre  le  duc  de  Bavière,  et  madame  la  princesse 
Marguerite.  11  y  a  encore  des  places,  et  j'ai  assez  de 
cousins  germains  pour  les  remplir.  Dans  cette  galerie 
je  fis  mettre  un  jeu  de  billard  :  j'aime  les  jeux  d'exer- 
cice. Ma  chambre  est  assez  jolie,  avec  un  cabinet  au 
bout  et  une  garde-robe ,  et  un  petit  cabinet  où  il  n'y 
a  place  que  pour  moi.  Après  avoir  été  logée  huit 
mois  dans  un  grenier ,  je  me  trouvai  logée  comme 
dans  un  palais  enchanté.  J'ajustai  le  cabinet  avec 
quantité  de  tableaux  et  miroirs ,  et  je  croyois  avoir 
fait  le  plus  beau  chef-d'œuvre  du  monde.  Je  mon- 
trois  mon  appartement  à  tous  ceux  qui  me  venoient 
voir ,  avec  autant  de  complaisance  pour  mon  œuvre 
qu'auroit  pu  faire  la  Reine  ma  grand'mère  lorsqu'elle 
montroit  le  Luxembourg. 

Au  mois  de  septembre  j'appris  une  nouvelle  qui 
me  fâcha  fort  :  ce  fut  la  mort  de  mon  oncle  le  cheva- 
lier de  Guise,  que  j'aimois  extrêmement.  Je  lui  écri- 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPKNSIEK.    [l653]     4^^ 

vois  rinquiëtude  où  j'/étois  des  bruits  que  Ton  faisoit 
courir  à  Paris,  qu'il  étoit  mal  avec  M.  le  prince-,  dans 
ce  moment  l'ordinaire  de  Paris  arriva,  et  dans  la 
première  lettre  que  j'ouvris  j'appris  cette  malheu- 
reuse nouvelle ,  dont  je  fus  extrêmement  touchée.  Je 
l'aimois  beaucoup  5  il  s'étoit  fait  très-honnête  homme, 
et  plus  il  auroit  vécu ,  plus  il  le  seroit  devenu  dans 
le  train  de  vie  qu'il  menoit.  Il  fut  regretté  au  der- 
nier point  de  M.  de  Lorraine  et  de  M.  le  prince  ;  il 
étoit  fort  aimé  et  estimé  en  Flandre ,  et  dans  toutes 
les  troupes  lorraines  qu'il  commandoit.  M.  le  prince 
entra  en  France,  et  ses  coureurs  vinrent  jusque  sur 
la  rivière  d'Oise  :  il  donna  autant  d'alarmes  à  Paris 
que  l'armée  de  Corbie.  Les  deux  armées  furent  long- 
temps postées  l'une  devant  l'autre  au  Mont  Saint- 
Quentin  ;  tout  le  monde  croyoit  qu'il  donneroit  ba- 
taille. M.  le  prince  en  mouroit  d'envie,  et  s'étoit 
posté  si  avantageusement  qu'il  eût  contraint  M.  de 
Turenne  à  se  battre  :  ce  qui  n  est  pourtant  pas  aisé  ^ 
comme  il  connoissoit  M.  le  prince,  il  l'a  toujours 
redouté  et  évité.  Le  comte  de  Fuensaldague  voulut 
absolument  que  l'on  se  retirât ,  dont  M.  le  prince  eut 
tout  le  déplaisir  du  monde  :  il  me  le  témoigna  par 
une  lettre  qu'il  m'écrivit. 

La  cour  alla  en  Champagne  ;  le  maréchal  de  La 
Ferté  prit  Clermont  et  James.  M.  de  Turenne  dé- 
campa du  Mont  Saint-Quentin  aussi  bien  que  M.  le 
prince,  qui  marcha  à  Rocroy,  et  M.  de  Turenne  à 
Sainte-Menehould  (0.  La  fièvre  quarte  prit  à  M.  le 

(i)  SaintcMenehould:  Cette  ville,  défendue  par  Montai,  se  rendit 
le  26  novembre  i653  au  maréchal  Du  Plessis-Praslin  :  Turenne  et  La 
Ferté  couvroient  le  siège.  Le  Roi  étoit  à  Tarmée. 


4l6  [l653]    MÉMOIRES 

prince  pendant  ce  siège  :  ce  qui  Fempêcha  de  faire 
toute  la  diligence  qu'il  eût  désiré  pour  aller  secourir 
cette  place  \  sa  fièvre  étoit  fort  violente ,  et  il  étoit 
dans  un  chagrin  effroyable.  Madame  sa  femme  arriva 
en  Flandre  en  meilleure  santé  que  Ton  ne  croyoit  • 
personne  n  auroit  cru  qu'elle  eût  pu  réchapper.  11  lui 
manda  d'aller  à  Valenciennes.  Ses  troupes  de  Guienne 
l'avoient  joint  un  peu  avant  le  siège  de  Rocroy ,  et 
je  pense  même  qu'elles  n'y  servirent  pas ,  et  qu'il  les 
avoit  mises  dans  des  quartiers  pour  les  rafraîchir. 
Elles  en  avoient  bien  besoin  ^  elles  s'étoient  bien  fati- 
guées et  diminuées  par  les  chemins  :  aussi  avoient- 
elles  fait  une  longue  marche.  M.  le  prince  se  fit  ame- 
ner M.  le  duc  d'Enghien  à  Rocroy ,  et  l'envoya  aux 
jésuites  à  Nàmur.  M.  de  Lorraine ,  un  matin  pendant 
le  siège  de  Rocroy,  fit  battre  aux  champs  à  la  pointe 
du  jour,  et  s'en  alla  -,  son  quartier  demeura  vide  :  cela 
ne  fit  aucun  tort  au  siège  5  personne  ne  s'y  opposa. 
Les  troupes  de  M.  de  Turenne  étoient  occupées  à 
Sainte-Menehould ,  qui  se  défendit  fort  bien.  Le  gou- 
verneur, qui  se  nomme  Montai,  et  que  M.  le  prince 
a  depuis  mis  dans  Rocroy ,  est  le  plus  brave  homme 
qui  se  puisse  \  tout  le  vieux  Condé  infanterie  y  étoit , 
qui  est  un  des  meilleurs  régimens  du  monde  ^  les 
officiers  y  firent  merveille ,  entre  autres  Saler ,  qui  y 
perdit  son  frère.  M.  le  prince  croyoit  toujours  être 
en  état  de  secourir  Sainte-Menehould;  le  malheur 
voulut  que  le  feu  se  prit  au  magasin  des  poudres  : 
ainsi  ils  furent  contraints  de  se  rendre,  et  M.  de 
Turenne  se  mit  en  marche  pour  aller  secourir  Rocroy  : 
il  sut  qu'il  avoit  capitulé,  et  qu'il  n'étoitplus  temps. 
La  fièvre  dura  long-temps  à  M.  le  prince ,  qui  étoit 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l653]      4^7 

dans  une  mélancolie  extraordinaire-,  il m'écrivoit ,  et 
faisoit  de  grandes  lamentations  sur  son  malheur  et 
sur  l'état  où  il  étoit;  il  me  mandoit  :  (i  Je  me  sens  in- 
«  capable  de  tout,  hors  de  vous  servir;  et  s'il  s'en  pré- 
ce  sentoit  occasion,  je  crois  que  cela  me  rendroit  mes 
«  forces  ordinaires.  » 

L'on  parla  en  ce  temps-là  de  marier  mademoiselle 
de  Pienne ,  fille  de  la  comtesse  de  Fiesque ,  avec  le 
marquis  de  Guerchy ,  qui  n'étoit  qu'à  huit  lieues  de 
Saint-Fargeau.  Madame  de  Bouthillier  me  pria  fort 
d'aller  aux  vendanges  à  Pont  :  j'y  allai  sur  la  fin  de 
septembre.  Madame  la  comtesse  de  Fiesque  ne  vint 
point  à  ce  voyage  ,  à  cause  du  mariage  de  mademoi- 
selle de  Pienne ,  à  quoi  elle  travailloit.  Je  fus  cinq 
ou  six  jours  à  Pont ,  et  je  revins  par  Fontainebleau, 
que  madame  de  Frontenac  n'avoit  jamais  vu  ;  j'y  de- 
meurai deux  jours.  Je  ne  voulus  pas  demeurer  au  châ- 
teau ;  je  ne  trouvoispas  qu'il  fût  respectueux  de  loger 
dans  la  maison  du  Roi  pendant  l'exil.  Je  trouvai  à 
Fontainebleau  des  chevaux  anglais  que  j'avois  fait 
venir  ;  dont  je  fus  fort  aise  :  il  y  avoit  Iong-temp$  que 
j'avois  envie  d'en  avoir  un  nombre.  C'est  un  divertis- 
sement de  campagne  que  d'aimer  les  chevaux  :  les 
voir,  les  faire  promener ,  le§  monter  et  faire  monter  à 
ceux  qui  viennent  en  visite.  Ceux-là  se  trouvèrent 
beaux  et  bons  :  sur  quatre ,  il  s'en  trouva  deux  qui 
ni'étoient  propres.  Je  n'avois  jamais  aimé  les  chiens  ; 
je  commençai  à  les  aimer.  La  comtesse  de  Fiesque 
avoit  une  grande  et  belle  levrette  noire  qui  fit  des 
chiens  ^  elle  m'en  donna  une  qui  fut  fort  belle ,  que 
j'ai  encore,  et  que  j'aime  beaucoup.  L'on  reçut  nou- 
velle à  Fontainebleau  que  madame  la  comtesse  de 
T.  4'«  ^7 


4l8  [l653]   MÉMOIRES 

Fiesque  avoit  eu  la  fièvre.  Mon  médecin  mandoii 
qu  elle  avoit  beaucoup  mange  la  veille ,  et  qu'elle  étoit 
allée  à  Champinelle  voir  M.  deLanglée,  gentilhomme 
de  mon  voisinage  ;  et  que  cela  pouvoit  avoir  causé 
cette  fièvre.  Je  ne  voulus  pas  qu'on  enparlât  à  madame 
de  Brëauté  :  cela  l'auroit  mise  en  grande  inquiétude  ; 
je  lui  dis  seulement  à  Ghâtillon  :  «  Votre  mère  s'est 
a  un  peu  trouvée  mal ,  et  ce  n'est  rien.  »  Je  montai  à 
cheval ,  et  m'en  allai  au  galop  à  Saint-Fargeau.  Sitôt 
que  j'y  fus  arrivée,  je  montai  droit  à  la  chambre  de  la 
comtesse  de  Fiesque,  que  je  trouvai  fort  abattue  5  j'y 
demeurai  peu ,  parce  qu'il  y  sentoit  fort  mauvais  :  et 
cette  raison  m'empêcha  d'y  entrer  le  lendemain.  Le 
soir  à  dix  heures,  comme  je  jouois,  l'on  vint  me  dire  : 
«  La  comtesse  se  meurt  ;  elle  a  perdu  connoissance.  )>  Sa 
belle-fille,  qui  jouoit  avec  moi ,  quitta  son  jeu  et  y  cou- 
rut; j'y  allai  aussi;  et  comme  je  suis  peureuse,  j'hési- 
tai quelque  temps  à  entrer  dans  sa  chambre.  Je  sur- 
montai cette  frayeur;  je  lui  vis  donner  l'extréme- 
onction  :  elle  étoit  dans  un  état  pitoyable ,  dont  je  ne 
me  sentis  guère  attendrie.  On  lui  donna  l'émétique  ; 
elle  revint,  et  fut  en  état  que  l'on  lui  pût  donner  le 
viatique.   Comme  on  le  lui  proposa ,  elle  demanda  : 
«  Suis-je  assez  malade  pour  cela  ?  »  On  lui  dit  qu'elle 
avoit  reçu  l'extrême-onction  la  nuit,  et  qu'elle  avoit 
pensé  mourir.  Elle  fut  fort  effrayée.  J'allai  quérir  le 
viatique  à  l'église,  et  l'accompagnai  dans  sa  chambre. 
Sa  belle-fille  et  moi  avions  bien  peur  qu'elle  ne  nous 
fît  de  longs  sermons  ;  la  peur  de  la  mort  l'en  empêcha  ; 
elle  étoit  effrayée  à  un  point  qu'elle  ne  dit  pas  un  mot. 
Elle  ne  demanda  pardon  à  personne ,  quoiqu'il  soit 
assez  ordinaire ,  quand  on  meurt,  de  le  demander  aux 


DE   MADEMOISELLE    DE    MONTPENSIER.    [l653]      4^9 

personnes  avec  qui  on  a  vécu.  Tout  ce  jour-là  elle 
demeura  en  repos.  Le  mardi  qui  étoit  le  jour  de  son 
accès ,  dès  qu'il  lui  prit ,  elle  tomba  dans  le  même 
délire  où  elle  avoit  été  le  dimanche,  et  n'en  revint 
point,  et  mourut  le  mercredi  à  onze  heures  du  matin. 
J'avois  beaucoup  pleuré  le  jour  qu  elle  reçut  le  via- 
tique ,  et  Ton  me  faisoit  la  guerre  que  c'étoit  de  la 
voir  en  meilleur  état  :  c'étoit  la  réflexion  quejefaisois 
sur  l'état  où  l'on  se  trouve  quand  on  est  en  péril,  et 
je  pensois  à  moi. 

Dès  qu'elle  fut  morte ,  après  avoir  été  voir  madame 
de  Bréauté  à  sa  chambre,  je  m'en  allai  à  Ratilly ,  qui 
est  une  maison  qui  n'est  qu'à  quatre  lieues  de  Saint- 
Fargeau ,  qui  étoit  à  Menou ,  gouverneur  de  mon  du- 
ché de  Saint-Fargeau.  Comme  elle  est  petite,  j'y  menai 
peu  de  monde-,  et  même  je  n'y  gardai  point  de  car- 
rosse. J'allois  tous  les  matins  à  pied  à  la  paroisse,  qui 
est  à  un  quart  de  lieue  de  là  ^  je  chassai  le  lièvre  avec 
des  lévriers  de  quelques  gentilshommes  des  environs  : 
ce  qui  me  donna  envie  d'avoir  des  chiens.. J'envoyai 
dès  lors  quérir  une  meute  en  Angleterre.  Je  fus  cinq 
ou  six  jours  dans  ce  désert  pour  donner  le  temps 
d'ouvrir  le  corps  et  l'emporter,  et  aérer  la  chambre  : 
je  crains  la  senteur  des  morts  dans  une  maison ,  et  j'ai 
grande  peine  à  y  coucher  cjuand  il  y  en  a.  J'envoyai 
à  Blois  donner  part  de  cet  accident  à  Son  Altesse 
Royale,  et  la  supplier  de  trouver  bon  que  je  prisse 
madame  la  marquise  de  Bréauté  pour  ma  dame  d'hon- 
neur -,  je  n'étois  plus  en  âge  d'avoir  une  gouvernante. 
J'étois  fort  assurée  que  madame  de  Bréauté  n'accep  - 
teroit  point  l'offre  que  je  lui  faisois^  parce  que  c'est 
une  femme  retirée  qui  fuit  le  monde ,  et  qui  avoit 


4^0  [l653J    MÉMOIRES 

toutes  les  peines  du  monde  à  me  suivre  ^  et  par  ]à  elle 
montroit  bien  la  complaisance  qu'elle  avoit  pour  sa 
mère  :  sans  cette  certitude,  je  n'aurois  pas  demande  à 
Monsieur  son  agrément  pour  elle.  Quoiqu'elle  ne  fût 
pas  vieille ,  son  humeur  l'ëtoit  fort  -,  elle  est  assez  cri- 
tique ,  et  auroit  été  toute  propre  à  faire  la  gouver- 
nante plutôt  que  la  dame  d'honneur ,  et  moi  fort  peu 
propre  à  le  souffrir  -,  et  comme  j'étois  sûre  de  mon 
fait ,  je  donnois  cela  au  public  :  et  il  était  de  bonne 
grâce  qu'après  que  lamère  étoit  morte  auprès  de  moi, 
je  témoignasse  désirer  de  prendre  sa  fille.  Son  Altesse 
Royale  me  répondit  qu'elle  étoit  très-contente  du  choix 
que  j'avois  fait  ]  que  pour  garder  le  décorum  de  la 
maison  royale,  je  manderois  àDamville  d'en  deman- 
der l'agrément  à  la  Reine,  qui  le  donna.  Madame  de 
Bréauté  refusa  avec  beaucoup  de  respect  pour  moi  la 
proposition  :  dont  je  fus  bien  aise. 

J'allai  à  la  Toussaint  à  Orléans ,  où  étoient  Leurs 
Altesses  Royales.  Monsieur  alla  à  la  chasse  le  jour  de 
Saint  Hubert ,  et  m'y  mena.  Madame  de  Choisy  étoit 
alors  à  Orléans  ^  comme  j'étois  fort  déchaînée  contre 
son  mari ,  elle  ne  se  présenta  pas  devant  moi ,  et  je 
témoignai  que  je  ne  serois  pas  bien  aise  de  la  voir. 
Un  jour  ,  comme  je  sortois  de  table,  elle  entra  dans 
ma  chambre ,  et  me  dit  :  «  Ne  faut-il  pas  être  brave 
«  comme  un  César  pour  s'exposer  ainsi  à  la  furie  d'une 
«  ennemie  aussi  qualifiée  et  aussi  emportée  que  vous  ? 
«  Je  suis  innocente-,  je  vous  connois  sigénéreuse,  que 
«  j'ai  cru  que  c'étoit  le  seul  moyen  de  me  raccommoder 
«avec  vous  d'en  user  ainsi.  »  Je  lui  répondis  qiie  je 
lui  faisois  bon  quartier-,  elle  me  salua,  je  me  mis  à 
rire  5  nous  entrâmes  ensuite  en  conversation ,  et  ncfus 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l653]       4^  <^ 

fûmes  bonnes  amies.  Je  la  menai  chez  Madame ,  où 
tout  le  monde  la  félicitoit  de  la  voir  avec  moi. 

Un  mois  après  mon  retour  d'Orléans ,  où  je  m'é- 
tois  fort  bien  séparée  de  Son  Altesse  Royale  (.elle  ne 
m'avoitparJé  de  nos  affaires  en  aucune  façon),  on  me 
manda  de  Paris  qu  il  en  étoit  parti  un  sergent  qui  me 
portoit  un  exploit  de  sa  part.  Il  arriva  à  Saint-Fargeau 
un  matin  que  je  n^étois  pas  éveillée  \  il  se  promenoit 
dans  la  galerie.  Préfontaine,  qui  le  savoit  arrivé,  l'ac- 
costa et  lui  dit  :  ((  Que  demandez-vous  ?»  Le  pauvre  ser- 
gent lui  répondit  avec  tremblement.  Préfontaine  lui 
dit  :  «Il  faut  faire  éveiller  Mademoiselle.»  Ufit  appeler 
une  de  mes  femmes  pour  m'éveiller  :  ce  qu'elle  fit  -,  il 
amena  le  sergent,  qui  me  signifia  l'exploit.  Je  le  reçus 
avec  beaucoup  de  respect,  et  j'y  répondis  de  même  : 
il  est  vrai  que  j'écrivis  à  Blois ,  où  je  me  plaignois 
un  peu  des  gens  de  Monsieur  de  se  porter  à  une  telle 
extrémité  contre  moi.  Cela  n'empêcha  pas  que  je  ne 
fisse  venir  les  comédiens  à  Saint-Fargeau,  qui  y 
demeurèrent  deux  mois.  Javois  trouvé  à  mon  retour 
d'Orléans  la  compagnie  de  la  province  augmentée  de 
M.  de  Matha,  de  sa  femme,  et  de  mademoiselle  de 
Bourdeille  sa  sœur.  Comme  il  avoit  été  dans  les  in- 
térêts de  M.  le  prince ,  il  fut  bien  aise  de  s'éloigner 
de  la  Guienne,  où  avoit  été  tout  le  désordre  •,  il  vint 
demeurer  en  une  terre  qu'il  avoit  en  Nivernois, 
nommée  Saint-Amand ,  qui  n'est  qu'à  trois  lieues  de 
Saint-Fargeau.  C'est  un  homme  qui  a  de  l'esprit, 
fort  plaisant  en  conversation,  et  qui  joue  ^  sa  sœur 
est  aussi  très-bonne  fille  ;  ils  ne  bougeoient  de  Saint- 
Fargeau.  J'y  avois  aussi  trouvé  une  de  mes  anciennes 
connoissances ,  madame  de  Courtenai-Ghevillon  :  je 


4^2  [l^54]    MÉMOIRES 

l'avois  vue  chez  mademoiselle  de  Saisy  ;  comme  elle 
ëtoit  proche  parente  de  feu  madame  de  Saint- 
Georges,  elle  venoit  souvent  chez  moi.  C'est  une 
femme  qui  a  de  l'esprit;  elle  a  ëté  nourrie  fiJle  d'hon- 
neur de  madame  la  duchesse  de  Savoie ,  et  même  a 
été  sa  favorite-,  elle  sait  la  cour,  le  monde,  et  est 
d'agréable  conversation.  Dans  le  commencement  elle 
venoit  peu  à  Saint-Fargeau ,  parce  qu'elle  ne  se 
portoit  pas  trop  bien  -,  quand  sa  santé  fut  meilleure , 
elle  y  étoit  un  mois  de  suite ,  et  j'étois  fort  aise  de 
la  voir. 

[i654]  Ensuite  de  l'aventure  du  sergent ,  j'écrivis  k 
Blois  \  on  me  répondit  :  tout  cela  ne  conclut  rien.  Son 
Altesse  Royale  m'envoya  le  comte  de  Bury ,  par  le- 
quel elle  m'écrivoit  qu'elle  ne  vouloit  pas  s'amuser 
aux  formalités  de  justice  ,  et  que  si  je  ne  lui  donnois 
de  bonne  volonté  tout  ce  qu'elle  me  demandoit ,  elle 
se  mettroit  en  possession  de  tout  mon  bien ,  et  ne  me 
donneroit  que  ce  qu'il  lui  plairoit.  Je  fis  à  cela  une 
réponse  qui  ne  décidoit  rien.  Je  pense  qu'il  n'est  pas 
besoin  de  dire  ici  que ,  dans  les  temps  que  tels  mes- 
sagers arrivoient ,  je  m'enfermois  dans  mon  cabinet , 
pour  ôter  au  public  la  joie  d'entendre  tout  ce  que  le 
ressentiment  d'une  personne  fort  maltraitée ,  et  qui 
ne  le  mérite  pas,  fait  dire.  Je  pleurois,  je  m'affli- 
geois,  je  pâtissois  beaucoup  de  l'humeur  dont  je  suis, 
et  je  me  souvenois  assez  de  ce  que  j'avois  fait  pour 
Son  Altesse  Royale,  et  de  ce  qu'elle  avoit  fait  pour 
moi.  Préfontaine  me  dit  :  «  11  faut  jeter  les  yeux  sur 
t(  quelque  personne  de  condition,  qui  puisse  parler  à 
«  Monsieur  de  vos  intérêts  5  il  me  semble  que  M.  le 
((  comte  de  Béthune  y  seroit  bien  propre  :  c'est  un 


DS   MADEMOISELLE    DE   MOINTPENSIER.    [l654J      4^^ 

«  homme  de  mérite,  ami  commun,  et  porté  à  procurer 
«  la  paix.  »  Je  lui  écrivis,  et  j'ai  toujours  continué  de- 
puis ,  comme  il  se  verra.  Après  l'envoi  du  comte  de 
Bury,  Monàieur  fut  quelque  temps  sans  m'écrire  ,  et 
j'apprenois  qu'il  s'aigrissoit  fort  contre  moi.  Préfon- 
taine me  dit  :  «  Si  vous  proposiez  à  Son  Altesse  Royale 
«  que  madame  de  Guise  s'entremît  de  vous  accommo- 
«  der,  cela  ne  seroit-il  pas  bien  avantageux  pour  vous  ? 
«  Elle  a  l'honneur  d'être  votre  grand'mère  :  apparem- 
(i  ment  elle  ménagera  vos  intérêts  ^  cela  seroit  approuvé 
«  de  tout  le  monde,  et  vous  seriez  louée  de  ce  choix.» 
Je  lui  dis  :  «  Cela  est  tout  comme  vous  le  dites  ^ 
«  quoique  madame  de  Guise  n'ait*jamais  eu  d'amitié 
«  pour  moi,  cependant,  en  l'état  où  sont  mes  affaires, 
«  je  ne  saurois  prendre  un  autre  parti.  »  J'écrivis  à 
Monsieur  que  je  voulois  bien  que  madame  de  Guise 
se  mêlât  de  nos  intérêts;  que  je  serois  au  désespoir 
d'être  obligée  à  plaider  contre  lui;  que  si  cela  arri- 
voit,  ce  ne  seroit  qu  après  qu'il  me  Tauroit  comman- 
dé  -,  que  je  lui  obéirois  avec  beaucoup  de  regret  5  que 
j'espérois  qu'il  auroit  la  bonté  d'accepter  le  parti  que 
je  lui  proposois',  et  que,  pour  lui  faire  voir  que  ce 
que  je  faisois  étoit  par  un  mouvement  que  j'avois  eu 
dans  le  moment  que  je  lui  écrivois  sans  en  consulter 
personne ,  j'envoyois  en  même  temps  une  procura- 
tion à  madame  de  Guise.  Monsieur  me  manda  qu'il 
ayoit  cela  fort  agréable.  L'a/faire  parut  bientôt  être 
en -accommodement;  et  s'il  y  eut  des  longueurs, 
elles  ne  vinrent  point  de  ma  part.  Cela  réjouit  tous 
ceux  qui  nous  avoient  vus  sur  le  point  de  plaider  ; 
en  effet,  ma  requête  étoit  toute  prête  :  il  n'y  avoit 
qu'à  la  signifier. 


4^4  [ï^54]   MÉMOIRES 

Cependant  la  meute  que  j'avois  envoyé  quérir  en 
An};leterre  arriva  avec  des  chevaux.  Je  me  mis  à 
chasser  trois  fois  la  semaine  -,  j'y  prenois  un  grand 
divertissement.  Le  pays  de  Saint-Fargeau  est  fort 
beau  pour  la  chasse ,  et  fort  commode  pour  les  chiens 
anglais ,  qui  pour  l'ordinaire  vont  trop  vite  pour  des 
femmes  5  et  comme  le  pays  est  couvert,  cela  faisoit 
que  je  les  suivois  partout. 

Depuis  qtfe  la  comtesse  de  Fiesque  fut  morte,  j'a- 
vois souvent  parlé  à  Prëfontaine  des  personnes  que 
je  prendrois  pour  dames  d'honneur  :  je  n'eii  voulus 
prendre  aucune  qui  en  usât  aussi  mal  avec  moi  qu'a- 
voit  fait  la  défunte,  et  je  louois  Dieu  tous  les  jours 
d'en  être  défaite  ;  je  souhaitois  tant  de  qualités  en  la 
personne  que  je  voulois  choisir ,  que  je  trouvois  que 
toutes  celles  qui  me  venoient  dans  l'esprit  ne  le$ 
avoient  point.  Un  jour  il  me  vint  en  pensée  de  prendre 
madame  de  Frontenac  :  elle  étoit  fort  jeune;  elle  s'é- 
toit  attachée  à  moi  pendant  ma  disgrâce  ;  je  la  trouvois 
bonne  femme ,  et  qu'elle  avoit  de  l'amitié  et  de  la 
complaisance  pour  moi  -,  je  disois  :  Je  l'aime  et  je 
l'estime  ;  et  pour  être  jeune,  cela  n'importe ,  j'y  suis 
accoutumée.  En  même  temps,  je  songeois  que  son 
mari  n'étoit  pas  un  grand  seigneur-,  à  cela  je  disois: 
Il  est  dans  le  monde  comme  mille  gens  qui  le  portent 
fort  haut.  Tout  bien  considéré,  je  n'y  trouvois  à  redire 
qile  la  qualité.  Je  ne  savois  pas  encore  la  liaison  que 
madame  de  Frontenac  avoit    avec  la  comtesse  de 
Fiesque  :  ainsi  je  croyois  qu'elle  s'attacheroit  fort  fi- 
dèlement à  mon  service.  Comme  je  suis  un  peu  glo- 
rieuse, la  qualité  de  feu  madame  de  Saint-Georges 
et  celle  de  la  comtesse  de  Fiesque  me  paroissoient 


DE   MADEMOISELLE    DE    MOMTPENSIKR.    [l654]      4^5 

fort  au-dessus  de  la  sienne.  Préfontaine  entroit  dans 
mon  sens ,  et  me  disoit  :  «  Ce  que  vous  dites  est  à 
«  considérer 5  vous  aimez  madame  de  Frontenac-,  les 
«  personnes  de  votre  qualité  élèvent  les  gens  qui  leur 
«  plaisent ,  et  on  ne  peut  trouver  à  redire  que  vous 
«  fassiez  du  bien  à  madame  de  Frontenac.  »  Nous 
parlions  souvent  de  cela  sans  prendre  de  résolution  -, 
et  même  quand  je  fus  déterminée  à  prendre  pour  ma 
dame  d'honneur  la  comtesse  de  Frontenac ,  je  ne  lui 
en  parlai  point,  parce  que  je  ne  voulois  pas  encore  en 
venir  à  l'exécution  5  je  crus  qu'il  étoit  bon  de  n'en 
point  parler,  persuadée  que  je  pouvois  changer. 

A  mon  voyage  d'Orléans,  Monsieur  ne  me  parla 
point  de  dame  d'honneur  :  aussi  il  n'y  avoit  que  trois 
semaines  que  madame  de  Fiesque  étoit  morte.  Ma- 
dame de  Choisy,  qui  est  une  femme  qui  entre  en  ma- 
tière à  tort  et  à  travers ,  me  demanda  qui  je  prendrois 
pour  dame  d'honneur;  que  je  ne  pouvois  mieux  faire 
que  de  prendre  madame  de  Frontenac  :  «  Si  vous  ne  le 
a  £aiites,  son  mari  qui  est  un  bourru  ne  vous  la  laissera 
a  pas  ;  il  est  résolu  de  l'emmener  ce  voyage  -,  elle  ne 
«  l'aime  point  :  témoin  la  prière  que  vous  savez  qu'elle 
«  vous  a  faite  de  dire  à  M.  l'évêque  d'Orléans  de  ne 
«  lui  point  donner  de  chambre  dans  sa  maison ,  de 
«  peur  d'aller  avec  lui;  si  vous  l'aimez ,  voici  une  oc- 
«  casion  de  le  lui  témoigner.  »  Je  ne  lui  voulus  rien 
dire,  sinon  que  Frontenac  n'avoit  aucun  dessein 
d'emmener  sa  femme;  qu'il  étoit  bien  vrai  que  l'on 
m'en  donnoit  l'alarme,  afin  de  me  faire  expliquer.  Je 
partis  d'Orléans  sans  le  faire.  Pour  mon  malheur,  je 
m'avisai  un  jour ,  au  lieu  de  demeurer  dans  la  résolu- 
tion que  j'avois  prise  de  ne  me  point  déclarer,  d'avoir 


426  [lti54J    MÉMOIRES 

envie  de  le  lui  dire.  J'en  parlai  à  Préi'ontaine ,  qui  ne 
m'en  détourna  pas,  et  qui  ne  connoissoit  pas  la  dame 
aussi  bien  que  moi ,  et  comme  nous  lavons  connue 
depuis  à  nos  dépens  ;  de  sorte  que  j'ordonnai  à  Pré- 
fontaine de  le  lui  dire  de  ma  part.  Vous  pouvez  juger 
si  ce  discours  plut  à  la  comtesse  de  Frontenac  ;  elle 
m'en  remercia  les  larmes  aux  yeux ,  et  avec  des  dé- 
monstrations de  joie  et  de  reconnoissance  non  pa- 
reilles. Je  lui  ordonnai  de  n'en  parler  à  personne, 
non  pas  même  à  la  comtesse  de  Fiesque  :  je  pense 
que  l'inquiétude  lui  prit  qu'un  si  grand  bonheur 
qu'elle  recevoit  fût  su  de  tout  le  monde.  Madame  de 
Choisy,  qui  de  concert  avec  elle  m'en  avoit  parlé  à 
Orléans,  m'écrivit  que  l'on  disoit  que  la  Reine  me 
vouloit  donner  une  dame  d'honneur  qui  auroit  pour 
le  moins  soixante-dix  ans ,  et  que  l'on  n'en  savoit  pa& 
encore  le  nom  :  cela  m'alarma  au  dernier  point ,  et  me 
fit  déterminer  d'écrire  à  Monsieur  pour  avoir  son 
agrément.  Je  dis  à  madame  de  Frontenac  qu'il  en  fal- 
loit  faire  quelque  civilité  à  la  comtesse  de  Fiesque , 
lorsqu'elle  me  dit  n'y  avoir  jamais  prétendu.  Madame 
de  Bouthillier ,  qui  étoit  pour  lors  à  Saint-Fargeau , 
fut  transportée  de  joie  pour  l'honneur  que  je  faisois 
à  madame  de  Frontenac.  J'écrivis  à  Son  Altesse 
Royale ,  et  j'envoyai  la  lettre  par  M.  le  comte  de  Bé- 
thunepour  la  lui  présenter,  et  pour  appuyer  l'affaire  : 
ce  qui  ne  fut  pas  fort  dillicile.  Cependant  (  pauvre 
sotte  que  j'étois  !  )  je  donnai  dans  ce  panneau  le  plus 
lourdement  du  monde  -,  j'ai  su  depuis  que  la  comtesse 
de  Frontenac  disoit  :  «  Mademoiselle  croit  m'avoir 
«  choisie  ,  et  que  je  suis  à  elle  de  sa  main*,  si  elle  ne 
{i  l'eût  fait,  Son  Altesse  Royale  Tauroit  obligée  à  me 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l654J      4^7 

«  prendre^et  je  dépens  de  lui,  et  non  d'elle.»  Comme 
la  réponse  de  Blois  fut  arrivée,  qui  étoit  la  même  que 
pour  madame  de  Bréauté,  M.  de  La  Grange  m'envoya 
l'agrément  de  la  Reine ,  qu'elle  eut  bien  de  la  peine 
à  donner.  J'ai  su  qu'elle  avoit  dit  :  u  Ma  nièce  prend 
«  une  dame  d'honneur  qui  n'est  ni  de  qualité  ni  de 
«  mérite  à  l'être.»  La  Tour,  qui  revint  dans  ce  temps- 
là  de  chez  lui ,  d'où  il  n'avoit  bougé  depuis  l'équipée 
qu'il  avoit  faite ,  me  le  dit,  et  cela  ne  me  déplut  point, 
parce  que  je  n'aime  pas  que  l'on  blâme  ce  que  je  fais, 
encore  moins  ce  que  je  sens  que  l'on  peut  blâmer 
quand  on  le  peut  excuser:  je  voudrois  que  l'on  prît 
toujours  ce  parti-là.  J'avois  mandé  à  M.  le  prince  le 
dessein  que  j'avois  de  prendre  madame  de  Frontenac, 
par  Beauvais  qui  avoit  été  à  Saint-Fargeau ,  et  que 
je  n'avois  pas  été  trop  aise  de  voir  parce  que  c'étoit 
une  personne  en  qui  je  n'avois  aucune  confiance  ,  et 
que  je  n'étois  pas  bien  aise  qu'on  sût  à  la  cour  quand 
il  venoit  des  gens  de  M.  le  prince.  Comme  il  n'avoit 
ordre  que  de  me  voir  dans  son  passage  et  de  savoir 
de  mes  nouvelles,  cela  est  si  peu  remarquable  que 
je  ne  l'aurois  pas  mis  ici ,  si  <ce  n'est  que  lorsqu'il 
passa  par  Paris  il  fut  assez  imprudent  pour  le  dire. 
On  le  sut  à  la  cour ,  et  cela  fit  un  grand  vacarme 
contre  moi.  J'allai  à  Blois,  et  m'en  revins. 

Au  mois  de  février  i654  ?  '^^  Espagnols  firent  arrê- 
ter M.  le  duc  de  Lorraine.  M.  le  prince  étoit  alors  à 
Namur  ^  le  comte  de  Fuensaldague  le  lui  manda  -,  il 
apprit  cette  nouvelle  lorsqu'il  entra  dans  Bruxelles. 
Les  Espagnols  disoient  qu'ils  l'avoient  fait  arrêter 
parce  qu'il  traitoit  avec  la  France ,  et  qu'au  Mont  Saint- 
Quentin  il  n'avoit  osé  combattre  parce  qu'il  avoit 


4^8  [^^^4]   MEMOIRES 

promis  eu  cette  occasion  de  se  trouver  contre  FEs- 
pagne,  qui  lui  iraputoit  encore  pour  crime  d'être  parti 
des  lignes  de  Rocroy  sans  dire  adieu,  pour  donner 
occasion  de  le  secourir.  M.  le  prince  eut  peur  que  Ton 
ne  l'accusât  d'y  avoir  quelque  part  :  ce  que  tout  le 
inonde  ne  manqua  pas  de  faire.  H  m'envoya  un  gen- 
tilhomme nommé  Saler,  qui  est  un  brave  et  hon- 
nête garçon  que  je  connois  il  y  a  long-temps -,  il  arriva 
un  soir  fort  tard  à  Saint-Fargeau ,  et  alla  droit  chez 
Prëfontaine ,  qui  le  cacha  dans  un  cabinet ,  où  il  ne 
fut  vu  que  de  peu  de  gens.  Dès  qu'il  fut  arrive,  on  me 
le  vint  dire.  Je  le  fis  venir  comme  tous  mes  gens 
soupoient;  il  me  dit  que  M.  le  prince  savoit  combien 
M.  de  Lorraine  étoit  de  mes  amis  -,  qu'il  seroit  fâché 
que  je  crusse  qu'il  eût  part  à  sa  prison  -,  qu'il  me  sup- 
plioit  de  croire  que  s'il  pouvoit  contribuer  à  sa  liberté, 
il  le  feroit  avec  la  plus  grande  joie  du  monde  :  c'est 
de  quoi  Saler  étoit  chargé,  et  ce  que  portoit  sa  lettre , 
qu'il  me  rendit  de  la  part  de  M.  le  prince. 

Dans  le  temps  qu'il  étoit  à  Saint-Fargeau  ,  j'en  reçus 
une  d'un  conseiller  du  parlement  de  Paris ,  nommé 
Chenailles,  lequel  me  mandoit  que  madame  de  Lon- 
gueville  l'avoit  chargé  de  me  supplier  d'écrire  à  M.  le 
prince  pour  la  raccommoder  avec  lui  ;  que  je  lui  en- 
voyasse ma  lettre ,  qu'il  la  feroit  tenir ,  et  qu'il  m'en 
feroit  voir  la  réponse;  que  j'avois  assez  de  confiance 
en  lui  pour  en  user  ainsi  ;  que  je  savois  le  zèle  qu'il 
avoit  pour  le  service  de  M.  le  prince  et  pour  le  mien. 
J  e  ne  compris  point  ce  que  cela  vouloit  dire.  Il  y  avoit 
encore  dans  cette  lettre  :  aMadame  de  Longue  ville,  qui 
<c  n'a  point  de  commerce  avec  nous ,  m'a  chargé  de  cette 
«commission.  »  Moi,  qui  savois  que  j'avois  souvent 


DE   MADEMOISELLE   DR    MONTPENSIER.    [l654]     4^9 

de  ses  nouvelles ,  et  qu'on  ne  m'a  voit  jamais  rien  dit 
qui  approchât  de  cela ,  je  fus  fort  ëtonnée;  je  montrai 
la  lettre  à  Saler  ,  aux  comtesses  et  à  Prëfontaine  :  nous 
conclûmes  que  c'étoit  un  homme  qui  me  vouloit  tirer 
les  vers  du  nez ,  et  que  c'ëtoit  peut-être  madame  de 
Ghâtiiton,  dont  il  ëtoit  parent  et  ami,  qui  lui  faisoit 
faire  cela.  Je  lui  fis  réponse,  et  lui  mandai  que  j'avois 
toute  confiance  en  lui;  que  je  ne  doutois  point  de  son 
zèle  pour  mon  service ,  ni  de  son  affection  pour  celui 
de  M.  le  prince;  que  j'en  avois  aussi  beaucoup;  que 
je  ne  pouvois  le  servir  en  rien;  que  je  n'avois  nul  com- 
merce avec  lui ,  et  que  tout  ce  que  l'on  pouvoit  faire 
présentement ,  au  moins  les  personnes  comme  moi , 
c'étoit  de  prier  Dieu  de  lui  faire  la  grâce  de  rentrer 
dans  les  bonnes  grâces  du  Roi;  que  pour  madame  de 
Longueville ,  je  ne  savois  point  qu'elle  fût  mal  avec 
lui  ;  qu'une  lettre  ne  raccommodoit  guère  les  grands , 
et  qu'elle  étoit  assez  raisonnable  pour  comprendre 
que  j'avois  de  fortes  raisons  de  lui  en  refuser  une. 

J'eus  le  plus  grand  scrupule  du  monde  :  Saler  se 
trouva  à  Saint-Fargeau  le  jour  de  la  Notre-Dame  de 
mars  ;  il  n'entendit  point  la  messe ,  parce  qu'on  n'osoit 
le  montrer.  M.  le  prince  l'avoit  chargé  aussi  de  voir 
Son  Altesse  Royale  sur  le  même  sujet  de  la  prison  de 
M.  de  Lorraine ,  et  me  prioit  de  le  lui  présenter. 
Comme  je  devois  aller  la  semaine  sainte  à  Orléans, 
il  séjourna  huit  jours  à  Saint-Fargeau  ou  aux  envi- 
rons. Un  des  jours  que  j'avois  accoutumé  d'aller  à  la 
chasse,  je  fis  venir  mes  chiens  et  mes  chevaux  devant 
la  porte  du  logis,  afin  de  les  lui  faire  voir  par  la  fe- 
nêtre :  à  dire  le  vrai,  je  revins  de  la  chasse  de  meil- 
leure heure  que  je  n'avois  accoutumé.  Je  lui  deman- 


43o  r^6^4]    MÉMOIRES 

dai  des  nouvelles  de  madame  la  princesse  ;  il  me  dit 
que  le  jour  qu'il  étoit  parti  de  Namur,  le  médecin  de 
M.  le  prince  en  étoit  revenu  ;  qu'il  lui  avoit  dit  qu'elle 
paroissoit  mieux  -,  qu'en  effet  elle  étoit  fort  mal  ;  et 
que  pour  lui,  il  croyoit  qu'il  étoit  difficile  qu'elle  en 
réchappât.  M.  le  prince  n'avoit  point  écrit ,  lorsque 
Saler  partit  d'auprès  de  lui ,  à  Son  Altesse  Royale  -,  je 
pense  qu'il  s'en  avisa  depuis.  11  m'envoya  une  lettre 
par  l'ordinaire  -,  je  dis  à  Saler  qu'il  falloit  qu'il  la  ren- 
dît; que  j'arriverois  le  mercredi  à  Orléans,  et  qu'il  y 
arriveroit  le  jeudi  au  soir.  Madame  de  Frontenac  fut 
obligée  d'aller  faire  un  tour  à  Paris,  sur  la  nouvelle 
de  l'extrémité  ^de  son  père,  qu'elle  trouva  quasi  mort  : 
il  mourut  peu  de  jours  après  son  arrivée. 

Avant  que  de  partir  pour  Orléans ,  il  m'arriva  une 
fort  plaisante  circonstance.  J'étois  dans  mon  cabinet 
avec  Saler  :  il  n'y  avoit  que  la  comtesse  de  Fiesque  : 
j'avois  fort  mal  à  la  tête  ;  il  me  prit  un  étourdissement  ; 
je  pensai  m'évanouir,  et  elle  tout  de  même.  Saler  étoit 
fort  empêché  -,  il  n'osoit  appeler  du  secours  :  la  pensée 
,  de  cet  embarras  nous  donna  une  telle  envie  de  rire 
à  toutes  deux,  que  cela  nous  guérit.. Lorsque  j'arrivai 
à  Orléans ,  je  reçus  une  lettre  de  madame  de  Fronte- 
nac, par  laquelle  elle  me  mandoit  que  M.  Le  Tellier 
lui  venoit  de  dire  que  madame  la  princesse  avoit  la 
petite  vérole,  et  qu'elle  se  mouroit.  Cela  me  donna 
beaucoup  d'inquiétude  jusqu'à  ce  que  je  susse  qu'elle 
étoit  hors  de  danger ,  par  les  visions  que  l'on  avoit  à 
la  cour  et  à  celle  de  Son  Altesse  Royale.  Saler  arriva 
à  point  nommé,  comme  je  lui  avois  dit  ;  je  lui  dis  que 
je  croyois  que  Son  Altesse  Royale  seroit  bien  prépa- 
rée à  recevoir  ses  complimens ,  parce  que  je  lui  avois 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEIÏSIER .    [l654]      4^1 

parlé  de  la  prison  de  M.  de  Lorraine,  et  que  je  lui 
avois  dit  que  je  ne  croyoispas  que  M.  le  prince  y  eût 
aucune  part ,  et  qu'il  m'avoit  fort  témoigne  être  de 
mon  sentiment.  Le  vendredi  saint  après  la  messe ,  je 
dis  à  Son  Altesse  Royale  que  j'avois  à  lui  parler  ;  il  me 
mena  dans  un  coin  •,  je  lui  dis  :  «  Votre  Altesse  Royale 
«  sera  aussi  surprise  de  ce  que  j'ai  à  lui  dire ,  que  je 
«  le  fus  hier  au  soir.  Comme  je  ni'allois  coucher,  une 
«  de  mes  femmes  médit:  Voilà  un  gentilhomme  à  cette 
c(  porte  qui  demande  à  vous  parler.  Je  lui  répondis: 
«  Dites-lui  qu'à  l'heiure  qu'il  est  je  ne  vois  personne.  Il 
«  lui  répliqua  que  c'étoit  pour  une  affaire  pressée  -,  je 
«(  le  fis  entrer  ;  je  pensai  crier  d'étonnement  de  voir  un 
«  homme  de  M.  le  prince  -,  je  lui  dis  :  Que  faites-vous 
«  ici  ?  Il  me  répondit  :  M.  le  prince  m'envoie  vers  Son 
«  Altesse  Royale  sur  la  prison  de  M.  de  Lorraine,  et 
«  il  m'a  dit  que  si  vous  étiez  ici,  je  m'adressasse  à 
«  vous.  Je  lui  dis  :  Je  parlerai  à  Son  Altesse  Royale.  » 
Monsieur  fut  fort  effrayé ,  et  me  dit  :  «  Je  ne  le  veux 
«  point  voir  -,  qu'il  s'en  aille  le  plus  tôt  qu'il  pourra.  » 
Je  le  pressai  extrêmement  de  le  voir  ;  tout  ce  que  je 
pus  dire  ne  dissipa  point  sa  crainte^  il  me  chargea  de 
lui  faire  beaucoup  de  complimens  pour  M.  le  prince, 
et  de  l'assurer  qu'il  recevoit  bien  les  civilités  qu'il  lui 
faisoit  sur  la  prisoû  de  M.  de  Lorraine.  Tout  le  jour 
Son  Altesse  Royale  m'entretint,  et  me  fit  mille  ques- 
tions sur  ce  que  Saler  m'avoit  dit  ^  cela  le  mit  en  la 
meilleure  humeur  du  monde  :  il  étoit  ravi  que  M.  le 
prince  eû^  songé  à  lui  ;  il  se  méfie  du  cas  que  l'on  fait 
de  lui.  Je  dis  le  soir  à  Saler  comme  je  l'avois  trouvé  ; 
nous  i*ésolûmes  de  lui  donner  la  lettre. 
Daraville  arriva  à  Orléans  le  samedi  de  Pâques  ;  je 


432  [l6^4]  MÉMOIRES 

le  trouvai  chez  Monsieur  lorsque  j'y  allai-, il  me  fit 
mille  amitiës  :  c'est  un  fort  bon  garçon ,  qui  est  bien 
intentionné  pour  moi.  Après  l'avoir  entretenu,  je  dis 
à  Son  Altesse  Royale  que  je  serois  bien  aise  de  lui  dire 
un  mot-,  elle  entra  dans  un  cabinet-,  je  lui  dis: 
«  Comme  Saler  a  vu  que  Votre  Altesse  Royale  ne  le 
«  vouloit  pas  voir ,  il  m'a  donne  la  lettre  qu'il  avoit  à 
«  lui  rendre  de  M.  le  prince.  »  Je  la  tirai  de  ma 
poche;  Monsieur  la  prit,  et  me  demanda:  «Est-il 
tt  parti?  Dans  combien  de  jours  sera-t-il  hors  de 
«  France?  »  et  se  mit  à  me  faire  quantité  de  ques- 
tions, et  ne  lisoit  point  la  lettre.  Je  tirai  de  ma  poche 
des  ciseaux,  je  les  lui  présentai,  et  je  lui  dis:  «  Je 
«  pense  que  vous  oubliez  à  lire  la  lettre  que  je  vous 
«  ai  donnée.  »  11  l'ouvrit  et  la  lut.  Je  le  suppliai  de  la 
brûler ,  il  ne  le  voulut  pas  ;  je  l'en  pressai  fort ,  et  lui 
dis  :  «  Si  vous  la  montrez ,  tout  tombera  sur  moi  ;  en 
«  un  lieu  où  je  serai ,  on  ne  croira  jamais  que  ce  soit 
<(  un  autre  que  moi  qui  vous  donne  des  lettres  de 
«  M.  le  prince  ;  il  ne  faut  plus  que  cela  pour  m'ache- 
(i  ver  à  la  cour.  »  11  me  promit  fort  de  n'en  point 
parler. 

Le  lendemain  Damville  me  dit  que  Son  Altesse 
Royale  lui  avoit  conté  tout  ce  qui  s'éloit  passé ,  et  lui 
avoit  dit  :  «  J'ai  marchandé  à  ouvrir  la  lettre  ;  j'ai 
«  pensé  l'envoyer  toute  fermée  à  la  cour,  dans  le 
«  dessein  de  vous  en  faire  le  porteur.  »  Qu'il  lui  avoit 
répondu  qu'il  ne  se  chargeroit  jamais  d'une  commis- 
sion qui  fer  oit  pièce  à  deux  personnes  qu'il  honore , 
comme  Mademoiselle  et  M.  le  prince,  a  L'une  est  votre 
c(  fille ,  et  l'autre  votre  cousin  germain  :  brûlez  votre 
((  lettre ,  et  qu'il  n'en  soit  plus  parlé.  »  Je  dis  à  Dam- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l654]      4^^ 

ville  qu'il  étoit  un  bon  garçon  d'en  avoir  ainsi  usé ,  et 
lui  fis  comprendre  que  je  ne  pouvois  me  défendre  de 
rendre  cette  lettre  à  Son  Altesse  Royale  -,  que  SaJer 
avoit  demandé  à  me  parler  sans  se  renommer  de  per- 
sonne, et  qu'il  avoit  bien  fallu  que  je  l'écoutasse. 
Damville  prit  l'affaire  à  la  tourner  avantageusement 
pour  moi  à  la  cour,  s'il  eu  entendoit  parler.  J'eus 
terriblement  sur  le  cœur  ce  que  Monsieur  avoit  dit; 
autant  en  auroit-il  été  si  Damville  fût  entré  dans  ses 
sentimens ,  et  qu'fl  en  eût  donné  avis  à  la  cour  :  le 
pauvre  Saler  eût  été  pris.  Un  jour  ou  deux  après , 
nous  fûmes  à  la  chasse.  Nous  nons  mimes  à  parler  de 
la  cour  ]  Damville  y  étoit  ;  je  dis  à  Son  Altesse  Royale  : 
«  Je  m'attends  que  dans  un  mois  on  saura  que  Saler 
a  a  été  ici ,  et  qu'on  me  fera  quelque  peine ,  comme 
«  on  a  accoutumé;  et  vous  y  donnerez,  comme  si 
«  vous  ne  saviez  pas  de  quelle  manière  l'affaire  s'est 
«  passée.  »  Son  Altesse  Royale  me  dit  ;  «  Je  vous  dirai 
<c  la  vérité  ;  j'ai  conté  cela  à  Damville  de  façon  que  l'on 
<c  ne  le  pût  trouver  mauvais  à  la  cour.  »  Je  m'écriai  : 
«  Quoi  !  monsieur ,  vous  lui  avez  parlé  de  cela  ?  Ah  ! 
(c  quel  tort  vous  me  faites  !  je  suis  assurée  que  dans 
«  six  semaines  j'en  aurai  une  affaire.  »  Je  pris  congé 
de  Son  Altesse  Royale;  je  m'en  allai  à  Bellegarde, 
c'est-à-dire  à  Choisy,  que  l'on  appelle  présentement 
ainsi ,  où  Ghenailles  vint  ;  je  lui  demandai  si  madame, 
de  Longueville  lui  avoit  dit  de  m'écrire  ce  qu'il  m'a- 
voit  écrit.  Il  fut  assez  embarrassé ,  et  cela  me  confirma 
dans  la  pensée  que  j'avois  eue  de  lui  sur  ce  sujet.  Je 
séjournai  deux  jours  à  Montargis  pour  me  promener 
dans  la  forêt,  que  j  avois  trouvée  belle  lorsque  je  re- 
vins de  Fontainebleau  lautomne. 

T.  4i'  ^^ 


434  T'6^4]   MÉMOIRES 

Je  retournai  à  mon  Saint-Fargeau ,  où  je  fis  bâtir 
tout  de  bon.  Je  fis  venir  de  Paris  un  architecte  nommé 
Le  Vau.  Ce  bâtiment  a  dure  jusqu'à  ce  que  j'en  sois 
partie ,  et  je  le  laissai  en  état  d'y  loger.  11  n'y  a  plus 
que  la  peinture.  Assurément  je  n'ai  pas  perdu  mon 
temps  à  cela  :  ce  bâtiment  m'a  donné  beaucoup  de 
divertissement ,  et  ceux  qui  le  verront  le  trouveront 
assez  magnifique ,  et  digne  de  moi.  Je  n'y  ai  pu  faire 
davantage;  je  n'ai  fait  que  raccommoder  une  vieille 
maison,  qui  avoit  cependant  du  grand,  quoiqu'elle 
eût  été  bâtie  par  un  particulier.  C'étoit  toutefois  un 
surintendant  des  finances  sous  Charles  vii;  en  ce 
temps-là  ces  messieurs  n  étoient  pas  si  magnifiques 
qu'ils  le  sont  à  présent.  J'aurois  souhaité  qu'ils  l'eus- 
sent été  autant  que  ceux  qui  sont  maintenant  en 
charge,  et  que  ma  maison  fût  aussi  belle  que  les  leurs  : 
je  n'aurois  pas  été  obligée  d'y  faire  la  dépense  que 
j'y  ai  faite  de  deux  cent  mille  livres,  qui  est  beau- 
coup pour  moi ,  et  peu  pour  ces  messieurs.  11  est  bon 
de  dire  comme  elle  m'est  venue,  parce  que  de  Jacques 
de  Cœur  à  moi  il  y  a  quelque  distance.  Comme  il  fut 
disgracié,  on  décréta  son  bien-,  Antoine  de  Cha- 
bannes,  grand-maître  de  France ,  l'acheta.  Depuis, 
sous  le  règne  de  Louis  xi ,  où  il  fut  disgracié ,  on  vou- 
lut lui  imputer  de  s'être  prévalu  de  sa  faveur  et  de  la 
disgrâce  de  Jacques  de  Cœur ,  pour  avoir  son  bien  à 
bonlnafché.  Il  l'acheta  une  seconde  fois:  il  ne  vouloit 
pas  qu'il  lui  fût  reproché  d'avoir  pour  rien  le  bien 
d'un  homme  disgracié.  Je  suis  bien  informée  de  ce 
que  je  dis ,  parce  que  j'en  ai  trouvé  les  contrats  dans 
le  trésor  de  Saint-Fargeau  :  ce  qui  m'a  bien  réjouie. 
J'aurois  été  en  fort  grand  scrupule  d'avoir  du  bien 


DE  MADEMOISELLE   DE   MONTϻENSIER.    [l654]      /\i5 

d'autrui  \  et  même  il  me  déplairoit  fort  s'il  y  eh  âvoit 
parmi  le  mien  qui  vînt  de  confiscation.  Dieu  merci, 
je  n'ai  pas  ce  déplaisir  :  tout  celui  que  je  possède  est 
venu  par  de  bonnes  voies ,  et  j'en  àurois  encore  da- 
vantage si  Ton  me  rendoit  celui  que  l'on  a  à  moi.  Ce 
grand-maître  de  Chabannes  eut  de  Marie  de  Nanteuil 
un  fils ,  nomme  Jean  de  Chabannes ,  comte  de  Dam- 
martin,  qui  épousa  Suzanne  de  Bourbon,  comtesse 
de  Roussillon;  et  Antoinette  de  Chabannes  leur  fille 
épousa  René  d'Anjou,  marquis  de  Mézières;  leur  fils 
s'appela  Nicolas  d'Anjou,  qui  eut  de  Gabrielle  de 
Mareuil  Renée  d'Anjou,  femme  de  François  de  Bour- 
bon ,  dit  de  Montpensier ,  père  et  mère  de  mon  grand- 
père.  Voilà  à  quoi  le  séjour  de  Saint-Fargeau  m'a  servi  : 
il  m'a  appris  ma  généalogie.  J'eus  la  curiosité  de  savoir 
les  armes  de  Chabannes ,  et  pourquoi  elles  étoient  par 
toute  la  maison-,  et  comme  je  les  ai  fait  effacer  et 
abattre  lorsque  j'ai  rebâti  la  maison ,  il  m'a  semblé 
que  puisque  j'avois  beaucoup  de  bien  de  ceux  qui 
les  portoient,  je  devois  les  faire  remettre.  Ainsi  j'ai 
fait  peindre  exprès  une  chambre  des  alliances  de 
cette  maison,  qui  est  très-bonne  et  très-illustre  ;  et  j'ai 
beaucoup  de  joie  d'en  être  descendue.  Ces  généalo- 
gies m'ont  fort  divertie.  Je  fis  venir  une  fois  à  Saint- 
Fargeau  le  sieur  d'Hozier  pour  me  dresser  des  quar- 
tiers que  je  voulois  faire  mettre  dans  la  salle  de  Saint- 
Fargeau  -,  et  pendant  le  séjour  qu'il  y  fit ,  après  qu'il 
m'eut  fait  connoître  que  j'étois  de  la  plus  illustre 
maison  du  monde  (  ce  qui  est  assez  agréable  à  savoir 
à  une  personne  de  mon  humeur),  il  me  fit  voir  les 
alliances  de  quantité  de  grandes  maisons  du  royaume. 
Il  seroit  assez  nécessaire  que  les  personnes  relevées 

28. 


436  [l654]   MÉMOIRES 

en  qualité  au  dessus  des  autres  eussent  ces  connois- 
sances  pour  y  mettre  la  différence  qu'il  doit  y  avoir, 
et  qui  n'y  est  pas  par  l'ignorance  que  l'on  en  a. 

Le  maréchal  de  Gramont ,  qui  s'en  ail  oit  en  Berri, 
passa  par  Blois  et  visita  Son  Altesse  Royale ,  et  lui  fit 
des  plaintes  du  voyage  de  Saler ,  et  de  ce  qu'il  avoit 
été  à  Saint-Fargeau.  On  me  dépêcha  un  exprès  de  Blois  \ 
Son  Altesse  Royale  m'écrivit  une  lettre  assez  succincte. 
Goulas  me  manda  que  le  maréchal  de  Gramont  avoit 
proposé  à  Son  Altesse  Royale  de  m'envoyer  à  Fron- 
tenac -,  que  c'étoit  l'intention  du  Roi ,  laquelle  ne 
changeroit  point,  et,  pour  la  mieux  exprimer,  il  leur 
dit  (au  moins  ces  termes  étoient  exprès  dans  la  lettre 
de  Goulas)  :  «  Quand  des  gens  comme  le  Roi  ont  une 
«  fois  mis  les  chevaux  au  carrosse  et  qu'ils  sont  en  che- 
«  min  ,  ils  ne  reculent  plus.  »  Sur  cela,  Son  Altesse 
Royale  m'ordonnoit  de  l'aller  trouver.  Je  la  suppliai 
très-humblement  de  m'en  dispenser,  sur  ce  que  je 
m'étois  fait  saigner  et  purger  pour  me  baigner  -,  et  que 
je  m'en  allois  à  Pont  pour  cet  effet ,  l'eau  de  la  rivière 
de  Seine  étant  meilleure  qu'une  autre.  J'écrivis  une 
belle  et  longue  lettre  pour  me  défendre  -,  La  Tour  en 
fut  le  porteur.  Je  lui  défendis  de  voir  Goulas ,  et  j'ai 
su  depuis  qu'il  alla  descendre  chez  lui ,  et  qu'il  y  avoit 
toujours  mangé  pendant  son  séjour  à  Blois.  Le  comte 
de  Béthune ,  qui  étoit  pour  lors  à  Blois  ,  me  manda 
que  tout  ce  que  le  maréchal  de  Gramont  avoit  dit 
n'étoit  que  raillerie ,  et  que  je  ne  m'en  devois  pas 
mettre  en  peine.  La  Tour  me  rapporta  que  Son  Altesse 
Royale  ne  jugeoit  pas  à  propos  que  j'allasse  à  Pont, 
parce  que  la  cour  étoit  à  Fontainebleau ,  et  que  c'étoit 
m'en  approcher.  Je  renvoyai  un  valet  de  pied ,  par 


DE   MADEMOISELLE  DE  MOmTPEKSIER.    [l654]       4^7 

lequel  j'écrivis  les  raisons  pressantes  de  ma  santé ,  et 
je  ne  laissai  pas  de  partir.  U  arriva  comme  je  mon- 
tois  en  carrosse ,  et  m'apporta  des  ordres  exprès  pour 
ne  bouger  de  Saint-Fargeau.  Je  m'excusai  d'être  partie 
sur  ce  que  je  m'étois  trouvée  mal ,  et  de  ne  pas  re- 
tourner parce  que  j'étois  trop  avancée.  Madame  de 
Bouthillier  n'étoit  point  à  Pont  5  j'y  fus  près  de  six  se- 
maines sans  me  pouvoir  baigner.  Il  fit  des  pluies  si 
grandes  que  la  rivière  déborda  ;  et  comme  elle  vint 
dans  les  prés,  cela  la  rendit  si  verte  et  si  boueuse, 
qu'il  fallut  du  temps  pour  la  purifier  :  ce  que  le  grand 
soleil  fit  quand  le  temps  s'échauffa  ;  ensuite  je  me 
baignai.  Beaucoup  de  personnes  me  vinrent  voir.  Ma- 
dame de  Bouthillier  maria  une  de  ses  fiUes  ;  elle  me 
donna  une  collation  dans  un  bois ,  avec  des  lumières 
et  des  violons.  Ce  fut- une  jolie  fête  à  voir ,  et  encore 
plus  à  mander,  pour  montrer  qu'on  ne  s'ennuyoit 
point  hors  de  Paris.  Je  m'en  approchai  à  dix  lieues  ^ 
j'allai  à  une  maison  nommée  Boisseaux ,  qui  est  à  taon 
trésorier ,  où  je  fis  mon  conseil  pour  donner  ordre  à 
mes  affaires.  Je  m'en  retournai  à  Pont,  et  je  passai  à 
Montglat,  où  le  maître  et  la  maîtresse  du  logis  me  re- 
çurent avec  joie  et  magnificence.  Il  y  a  une  patte  d'oie 
dans  le  parc  qui  est  fort  belle ,  et  au  bout  de  chaque 
allée  il  y  avoit  un  amphithéâtre  tout  plein  de  lumières  : 
ce  qui  faisoit  le  plus  bel  effet  du  monde  dans  le  vert 
des  arbres.  J'allai  aussi  au  Marais  ;  on  me  reçut  par* 
faitement  bien. 

Le  comte  d'Escars,  à  qui  j'avois  mandé  par  Saler 
de  revenir  ,  sur  ce  que  Monsieur  m'en  avoit  fait  de 
nouvelles  instances ,  arriva  comme  j'étois  à  Pont. 
Après  qu'il  m'eut  fait  les  complimens  de  M.  le  prince, 


438  [l654]   MÉMOIRES 

il  me  dit  qu  Apremont  avoit  été  souvent  en  Flandre , 
et  qu'il  lui  avoit  écrit  un  billet  pour  le  prier  de  ne 
m'en  point  parler  -,  que  cette  précaution  lui  avoit  fait 
croire  qu'il  y  avoit  quelque  affaire  en  tout  cela  qui 
regardoit  mon  service ,  et  qu'ainsi  il  m'en  donnoit 
avis.  Cela  me  surprit  fort;  je  n'en  avois  aucune  con- 
noissance;  je  lui  dis  que  je  n'en  savois  rien^  que  la 
précaution  que  d'Apremont  prenoit  ne  valoit  rien 
pour  madame  de  Fiesque ,  après  la  lettre  que  j'avois 
reçue, depuis  de  M.  le  prince.  Je  contai  à  d'Escars 
comme  elle  m'avoit  donné  une  lettre  en  chiffre  ; 
qu'après  que  Préfontaine  l'eût  déchiffrée  ,  je  la  lus 
en  présence  des  comtesses  de  Fiesque  et  de  Fron- 
tenac -,  que  M.  le  prince  me  mandoit  qu'il  étoit  fort 
étonné  de  la  proposition  que  Beauvais  lui  avoit  faite, 
de  ma  part  et  de  celle  de  madame  de  Longueville , 
de  s'accommoder  avec  la  cour  ^  que  jamais  conjonc- 
ture ne  lui  fut  moins  favorable-,  qu'il  avoit  une 
armée  forte  et  considérable ,  et  prête  à  mettre  en 
campagne;  qu'il  étoit  sur  le  point  de  faire  un  traité 
avec  les  Anglais,  et  que  je  jugeasse  parla  ce  qui  lui 
étoit  le  plus  avantageux  ]  qu'il  se  soumettroit  tou- 
jours à  mes  volontés  en  tout ,  et  que  je  serois  la 
maîtresse  de  son  accommodement  ;  que  je  savois 
qu'il  m'en  avoit  toujours  écrit  de  cette  sorte ,  et 
qu'il  m'en  assuroit  encore  ;  qu'il  osoit  me  représenter 
que  pour  aller  à  Paris  six  mois  plus  tôt  ou  plus  tard  , 
cela  ne  valoit  pas  la  peine  de  tout  abandonner;  que 
j'avois  si  bien  commencé  à  soutenir  avec  force ,  vi- 
gueur et  résolution  ma  disgrâce ,  qu'il  se  promettoit 
que  j'irois  jusqu'au  bout. 
En  ce  temps"-  là  je  croyois  que  Monsieur  ne  s'ac- 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [l654]      4^9 

commoderoit  point  ^  Son  Altesse  Royale  en  parloit 
^insi ,  et  assuroit  qu'il  ne  le  feroit  point  que  M.  le 
prince  ne  s'accommodât  au^si.  Pour  madame  de  Lon- 
gueville ,  M.  le  prince  me  mandoit  dans  sa  lettre  : 
a  Quant  à  ma  sœur ,  je  lui  apprendrai  à  se  mêler  de 
«  ce  qu'elle  n'a  que  faire.  »  Après  cette  lecture  ,  je 
pensai  tomber  de  mon  haut.  Il  dloit  certain  que  je 
i^i'avois  point  vu  Beauvais.  Je  regardai  la,  comtesse 
de  Fiesque  \  elle  se  mit  à  rire  ,  et  me  dit  :  «  Je  vous 
«  dirai  ce  que  c'est.  Beauvais  vint ,  il  y  a  environ 
a  deux  mois ,  à  Saint- Fargeau  \  et  comme  il  ne  vous 
«^  plaît  pas ,  et  qu'il  n'avoit  rien  à  vous  dire  de  la 
((  part  de  M.  le  prince ,  lorsqu'il  me  fit  ayertir  qu'il 
a  ëtoit  venu,  je  lui  mandai  qu'il  me  vînt  attendre 
«  dans  le  petit  bois ,  et  que  j'irois  parler  à  lui.  »  11 
n'y  a  point  de  parc  à  Saint-Fargeau ,  et  les  prome- 
nades ne  sont  point  encore  fermées  de  murailles  : 
de  sorte  qu'il  est  aisé  d'y  aller  de  dehors  sans  qu'on 
le  voie.  La  comtes3e  ajouta  que  Beauvais  Tétoit  venu 
voir  -,  qu'elle  avoit  causé  avec  lui ,  et  lui  avoit  dit  : 
<(  11  faudroit  que  M.  le  prince  fit  sa  paix ,  et  que 
c(  ce  fussent  Mademoiselle  et  madame  de  Longue  r 
«  ville  qui  s'en  entremissent ,  qu'elles  en  eussent 
a  l'honneur ,  et  que  madame  de  Longueville  agît 
«  aussi  pour  cela.  11  faut  que  Beauvais  ait  dit  cela  à 
a  M.  le  prince  5  il  aura  pris  sérieusement  ce  que  je 
<i  ne  contois  que  comme  une  bagatelle.  »  Pendant  ce 
récit ,  elle  se  pâmoit  de  rire  :  pour  moi ,  je  n'en  ris 
point;  je  lui  dis  assez  sèchement,  sans  me  mettre 
en  colère,  que  je  la  priois  dorénavant  de  ne  plus 
me  nommer  sur  des  atfaires  de  cette  nature.  Elle  vit 
bien  que  cela  ne  m'avoit  pas  plu.  J'écrivis ,  dès  le 


44o  [l654]   MÉMOIRES 

soir ,  à  M.  le  prince  pour  lui  dire  que  je  m'éton- 
nois  qu'il  eût  pu  croire  que  si  j'avois  eu  une  affaire 
sérieuse  et  importante  à  lui  mander,  je  l'eusse  confiée 
à  Beauvais  et  à  la  comtesse  de  Fiesque  -,  qu'il  savoit 
bien  que  je  lui  avois  mandé  par  Saler  qu'il  ne  m'en- 
voyât jamais  Beauvais ,  que  je  ne  me  fiois  point  à 
lui  ;  qu'il  pouvoit  envoyer  Saler  lorsqu'il  auroit 
quelque  affaire  d'importance  à  me  mander.  Pour  la 
comtesse ,  que  c'étoit  une  créature  que  je  connois- 
sois  pour  une  folle,  en  qui  je  ne  prendr  ois  jamais 
aucune  confiance  5  que  je  la  croyois  imprudente  et 
peu  affectionnée  pour  moi  -,  que  je  me  réjouissois 
de  ce  qu'il  avoit  donné  dans  leurs  panneaux  ;  que 
je  souhaiterois  fort  qu'il  fît  une  paix  lorsqu'il  y 
trouveroit  son  avantage  ;  que  je  ne  me  mêlerois 
point  de  lui  donner  des  conseils,  dans  la  crainte 
que  l'événement  ne  fût  pas  tel  que  je  pourrois  dé- 
sirer-, que  l'envie  d'aller  à  Paris  ne  me  feroit  jamais 
conseiller  à  mes  amis  d'agir  contre  leurs  avantages  ; 
que  je  seroîsfort  fâchée  qu'on  pût  me  reprocher  que , 
par  la  considération  de  mes  intérêts,  je  me  vou- 
lusse prévaloir  du  crédit  que  j'ai  sur  eux  pour  ha- 
sarder les  leurs. 

A  quelque  temps  de  là  M.  le  prince  m'écrivit ,  et 
me  manda  qu'il  me  demandoit  mille  pardons  de 
m'avoir  écrit  tant  de  faussetés  ;  que  Beauvais.  étoit 
arrivé  le  soir ,  comme  il  s'alloit  coucher  ;  qu'il  l'a- 
voit  entretenu  jusqu'à  ce  qu'il  fût  endormi.  «  Il  me 
«  parla,  ajoutôit-il,  de  ma  sœur  et  de  plusieurs  autres 
tt  affaires;  je  rêvai  toute  la  nuit,  et  songeai  tout  ce 
K  que  je  vous  écrivis  le  lendemain  matin  :  ce  qui  n'é- 
«  toit  qu'un  songe.  Quoique  je  fusse  persuadé  alors 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l654]       44' 

c(  que  c'étoit  le  discours  de  Beauvais,  je  l'ai  entretenu 
<(  depuis  ,  et  il  m'a  détrompé,  et  j'ai  cru  être  obligé 
«  de  vous  détromper  aussi  ,  pour  que  vous  ne  le 
«  croyiez  pas  capable  de  dire  de  votre  part  ce  que  vous 
«  ne  lui  auriez  pas  commandé.  »  Comme  la  comtesse 
de  Fiesque  m'avoit  avoué  ce  qu'elle  avoit  dit  à  Beau- 
vais lorsqu'il  la  vint  voir  à  Saint- Fargeau,  je  vis 
bien  qu'elle  avoit  écrit  à  M.  le  prince  ,  et  qu'impru- 
dente comme  elle  est ,  elle  ne  lui  avoit  pas  mandé 
positivement  ce  qu'il  mé  falloit  écrire  ;  et  que  lui ,  par 
bonté,  m'a  voit  trop  écrit.  Je  lui  mandai  :  a  Au  lieu  de 
«  raccommoder  les  affaires ,  vous  les  gâtez  ;  vous  en 
<(  dites  trop.  Je  vous  ai  déjà  écrit  mes  sentimens  pour 
c(  la  comtesse  de  Fiesque  -,  je  n'en  changerai  jamais. 
<c  C'est  une  dame  qui  fait  fort  bien  des  assemblées , 
c(  chez  qui  il  y  a  plaisir  d'en  aller  voir;  qui  pare  un 
«  cercle ,  mais  avec  qui  il  n'y  a  pas  plaisir  de  demeu- 
«  rer.  Je  vous  assure  que  je  ne  l'aurois  pas  retenue 
c(  chez  moi,  ou  du  moins  je  ne  l'aurois  pas  gardée  si 
«  long-temps ,  sans  la  considération  de  son  mari  que 
«  j'aime  et  estime ,  parce  qu'il  a  du  mérite  ,  et  qu'il 
«  est  mon  parent ,  et  attaché  à  votre  service.  » 

Pendant  ce  temps-là ,  mademoiselle  de  Vertus ,  que 
j'avois  vue  en  passant  à  Montargis ,  me  parla  fort  de 
madame  de  Longueville,  pour  qui  elle  a  beaucoup 
d'attachement,  et  qu'elle  servoit  en  tout  ce  qu'elle 
pouvoit  en  ses  affaires  pour  son  raccommodement  avec 
son  mari  :  car  de  Montreuil-Bellay  elle  avoit  eu  ordre 
d'aller  demeurer  dans  le  château  de  Nevers ,  où 
elle  fut  fort  peu ,  prenant  un  meilleur  parti ,  de  se 
mettre  dans  les  filles  de  Sainte-Marie  de  Moulins 
avec  madame  la  duchesse  de  Montmorency  sa  tante , 


44^  [l6^4]   MÉMOIRES 

personne  d'une  extrême  vertu  et  mérite.  Elle  fit 
tout  cela  pour  parvenir  à  se  raccommoder  avec  mon- 
sieur son  mari ,  qui  avoit  désiré  qu'elle  n'eût  plus 
de  commerce  avec  M.  le  prince.  Mademoiselle  de 
Vertus  m'écrivit  donc  :  «  Vous  avez  une  belle  ami- 
ce  tié  pour  madame  de  Longueville  !  Au  lieu  de  tâ- 
«  cher  à  la  raccommoder  avec  son  mari ,  et  de  lui 
(c  conseiller  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  cela , 
«  comme  vous  me  fîtes  l'honneur  de  me  dire ,  lors- 
«  que  je  passai  à  Montargis,  que  c'étoit  votre  senti- 
«  ment,  vous  l'embarrassez  dans  de  nouvelles  affaires. 
«  Quand  j'aurai  l'honneur  de  vous  voir ,  je  vous  en 
<(  dirai  davantage,  et  je  prendrai  la  liberté  de  vous 
«  gronder.  »  Je  lui  répondis  que  je  ne  savois  ce  qu'elle 
me  vouloit  dire.  J'avois  écrit  à  madame  de  Longue- 
ville  une  lettre  fort  aigre;  je  croyois  qu elle  se  ser- 
voit  de  mon  nom  pour  faire  les  propositions  qu'elle 
n'osoit  faire.  Comme  elle  ne  savoit  ce  que  je  vouJois 
dire ,  elle  m'écrivit  avec  beaucoup  de  douceur. 

Quand  je  fus  arrivée  à  Saint-Fargeau ,  mademoi- 
selle de  Vertus  y  vint  5  elle  s'en  alloit  à  Moulins  voir 
madame  de  Longueville.  Elle  me  conta  que  M.  le  car- 
dinal Mazarin  avoit  envoyé  quérir  La  Croizette.  C'est 
un  gentilhomme  à  M.  de  Longueville ,  qui  est  une 
manière  de  favori,  lequel  avoit  été  mal  avec  madame 
de  Longueville  pendant  la  prison  de  messieurs  ses 
frères  et  de  monsieur  son  mari.  Elle  prétendoit  quilles 
avoit  très-mal  servis ,  et  elle  aussi  ;  depuis  il  a  bien 
réparé  cela.  Il  se  raccommoda  avec  elle  par  le  n^oyen 
de  mademoiselle  de  Vertus  qui  est  son  amie  intime , 
et  il  a  agi  pour  faire  consentir  la  cour  que  madame  de 
Longueville  retournât  avec  son  mari.  Comme  il  ti:a- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l654]      44^ 

vailloit  à  cela ,  et  qu'il  répondoit  qu'elle  n'avoit  point 
de  commerce  avec  M.  le  prince  ,  M,  le  cardinal  Ma- 
zarin  l'envoya  un  jour  quérir  ,  et  lui  montra  une  lettre 
de  M.  le  prince ,  et  lui  dit  ;  «  Vous  voyez  comme  ils 
«  n'ont  point  de  commerce  !  »  Par  cette  lettre  il  la 
gourmaudoit  fort  des  propositions  qu  elle  lui  avoit 
fait  faire  par  Beauvais  ;  et  il  y  avoit  aussi  dedans  que 
sur  ce  que  je  lui  avois  écrit  sur  les  mêmes  proposi- 
tions ,  il  m'avoit  fait  réponse  avec  beaucoup  de  res- 
pect, et  suppliée  de  ne  lui  en  plus  faire  de  cette  na- 
ture ;  qu'il  voyoit  bien  que  c'étoit  ce  qui  m'avoit  obli- 
gée de  donner  cet  ordre  à  Beauvais.  M.  le  cardinal 
Mazarin  dit  à  La  Croizette  :  «  Elle  ne  se  contente  pas 
«  d'avoir  des  commerces,  elle  veut  que  les  autres 
«  en  aient.  »  La  Croizette  ne  sut  que  répondre  à 
cela  :  il  connoissoit  l'écriture  de  M.  le  prince.  Je  fus 
fort  étonnée  de  tout  cela  ;  et  quoi  que  mademoiselle 
de  Vertus  me  pût  dire,  je  crois  que  madame  de  Lon- 
gueville  en  eut  quelque,  connolssance.  Je  lui  contai 
tout  ce  qui  s'étoit  passé  à  mon  égard.   Madame  de 
Longueville  m'écrivit  une  grande  lettre  sur  tout  cela, 
quand  mademoiselle  de  Vertus  l'eut  entretenue  ;  elle 
me  manda  que ,  pour  se  mie^x  justifier,  elle  me  prioit 
de  considérer  qu'elle  connoissoit  la  comtesse  de  Fies- 
que  :  qu'aiqsi  elle  ne  pouvoit  ni  ne  devoit  par  aucune 
raison  se  fier  à  elle.  Je  lui  fis  une  réponse  encore 
très-sèche. 

Comme  j'étois  à  Pont,  la  cour  partit  de  Paris,  après 
être  de  retour  de  Fontainebleau ,  pour  s'en  aller  à 
Reims  faire  sacrer  le  Roi.  Si  j'avois  été  fort  curieuse, 
j'aurois  pu  y  aller  inconnue  pour  voir  une  aussi  belle 
cérémonie  que  celle-là.  Madame  de  Bouthillier  m'y 


444  [ï654]   MÉMOIRES 

voulut  mener  ;  quantité  de  gens  m'en  pressèrent.  Il 
m'a  toujours  semblé  que  les  gens  comme  moi  jouent 
un  mauvais  personnage  quand,  au  lieu  où  elles  sont 
nées ,  et  où  leur  rang  est  aussi  considérable  que  le 
mien  est  à  la  cour,  elles  sont  en  masque  :  cela  n'est 
bon  qu'au  carnaval ,  quand  on  y  va  volontairement  ; 
et  la  curiosité  n'est  point  permise  lorsque,  pour  se 
satisfaire,  il  faut  agir  d'une  manière  basse.  J'avoue 
que  je  suis  fort  éloignée  des  pensées  qui  le  sont.  La 
cérémonie  du  sacre  est  fort  belle,  à  ce  que  je  crois  j 
mais  quand  on  en  a  vu  d'autres  en  sa  vie ,  que  l'on 
sait  comme  la  cour  est  faite  et  tous  les  gens  qui  là 
composent,  ou  que  l'on  en  a  lu  les  circonstances  dans 
un  livre ,  c'est  tout  de  même  que  si  on  l'avoit  vu  5  on 
n'en  a  pas  le  chaud ,  ni  la  peine  de  se  lever  fort  matin 
pour  voir  cette  cérémonie.  Ce  qui  fut  remarquable  à 
ce  sacre ,  c'est  que  de  tous  ceux  qui  dévoient  y  être 
personne  n'y  a  été.  M.  l'archevêque  de  Reims  (0,  qui 
étoit  pour  lors  de  la  maison  de  Savoie  de  la  branche 
de  Nemours ,  n'étoit  pas  prêtre  :  ce  fut  M.  de  Sois- 
sons  ,  un  de  ses  sufFragans ,  qui  fit  la  cérémonie  ; 
tous  les  autres  prirent  aussi  la  place  l'un  de  l'autre , 
et  personne  ne  joua  son  véritable  rôle  :  chacun  y 
faisoit  celui  d'autrui.  Pour  les  pairs ,  hors  Monsieur , 
frère  du  Roi ,  tous  les  autres  étoient  si  peu  propres  à 
être  dans  les  places  où  sont  d'ordinaire  des  princes 
du  sang ,  que  personne  ne  s'en  est  souvenu.  On  le 
manda  à  Monsieur ,  et  eh  même  temps  on  lui  laissa 
la  liberté  de  n'y  pas  venir  :  ce  qu'il  fit  avec  joie.  Il 

(i)  M.  Varchevéquc  de  Reu/ts  ;  Henri  de  Savoie  ,  frère  du  duc  de 
I^emours  ,  lue'  par  le  duc  de  Beaufort.  Il  épousa  depuis  mademoiselle  de 
LoDgueville.  Le  sacre  de  Louis  xiv  se  fit  le  7  juin  i654* 


DE  MADEMOISELLE  DE   MONTPENSIER.    [l654]      44^ 

n'étoit  pas  encore  accommodé  avec  la  cour  :  il  y 
auroit  eu  lieu  de  s'étonner  s'il  y  eût  été. 

De  Reims ,  la  cour  s'en  alla  à  Sedan  ;  on  fît  le  siège 
de  Stenay.  M.  Fabert ,  qui  est  à  présent  maréchal  de 
France  et  gouverneur  de  Sedan,  fit  ce  siège.  M.  de 
Turenne  étoit  sur  la  frontière  de  Picardie  5  les  enne- 
mis assiégèrent  Arras  :  et  comme  cette  place  étoit 
beaucoup  plus  forte  que  Stenay,  il  fut  pris  en  peu  de 
temps ,  et  la  cour  eut  le  loisir  de  revenir  à  Peronne. 
Le  maréchal  de  La  Ferté  joignit  avec  son  corps  M.  de 
Turenne  ;  on  en  fit  un  autre  des  troupes  de  la  maison 
du  Roi,  et  on  le  donna  à  commander  au  maréchal 
d'Hocquincourt.  Ils  se  joignirent  tous,  et  allèrent 
attaquer  les  ligues  d'Arras  ;  ils  y  eurent  le  succès  du 
monde  le  plus  favorable  et  le  plus  surprenant.  Rien 
n'est  si  aisé  à  des  gens  retranchés  que  de  se  bien  dé- 
fendre. Les  Espagnols  ne  firent  aucune  résistance  -,  ils 
se  retirèrent  promptement.  Du  côté  de  M.  le  prince , 
on  y  combattit  fort  vigoureusement  •,  et  bien  qu'a- 
bandonné de  la  plupart  des  troupes,  il  fit  la  plus 
belle  retraite  qui  se  soit  jamais  faite.  M.  le  duc  Fran- 
çois de  Lorraine  étoit  avec  l'archiduc  ;  les  Espagnols 
l'avoient  envoyé  quérir  en  Allemagne  après  la  prise  de 
monsieur  sonfrère,  que  l'on  transféra  en  Espagne  ;  et  lui 
il  demeura  au  service  des  Espagnols  avec  ses  troupes. 
Cette  victoire  (0  d'Arras  donna  une  joie  extraordinaire 
à  la  cour  :  j'en  appris  la  nouvelle  par  un  gentilhomme 
que  j'avois  envoyé  à  la  Reine,  pour  lui  faire  compli- 
ment sur  la  mort  du  roi  des  Romains  son  neveu.  J'a- 

(i)  Cette  victoire  :  Elle  fut  remportée  le  a5  août  i654>Leroi  d^Es- 
pagne  écrivit  k  Cond<î  :  «  J^ai  su  cpie  tout  étoit  perdu ,  et  que  tous  ares 
«  tout  conscrré.  9 


446,  [l654]    MÉMOIRES 

voue  qu'en  l'état  où  j'étois,  toutes  les  prospérités  de  la 
cour  ne  me  donnoient  aucune  joie-,  et  comme  il  me 
sembloit  que  les  disgrâces  qui  arrivoient  à  M.  le 
prince  l'éloignoient  de  s'accommoder ,  ce  n'étoit  pas 
le  moyen  que  j'en  eusse.  A  dire  le  vrai ,  je  n'ai  point 
souhaité  que  les  Espagnols  remportassent  des  avan- 
tages sur  les  Français  :  je  souhaitois  fort  ceux  de  M.  le 
prince ,  et  je  ne  pouvois  me  persuader  que  cela  fût 
contre  le  service  du  Roi.  Je  passai  cet  été-là  à  Saint- 
Fargeau  à  chasser,  lesj ours  qu'il  ne  faisoit  pas  soleil; 
et  les  autres,  je  ne  me  promenois  que  le  soir,  après 
qu'il  étoit  couché. 

M.  de  Joyeuse  fut  blessé  en  une  occasion ,  deux 
jours  avant  l'attaque  des  lignes  d'Arras,  au  bras,  qu'il 
eut  cassé.  11  servoit  dans  sa  charge  de  colonel  géné- 
ral de  la  cavalerie ,  qu'il  avoit  eue  par  la  mort  de  M.  le 
duc  d'Angoulême  son  beau-frère.  On  l'apporta  à  Paris, 
où  il  fut  long-temps  malade ,  et  mourut  sur  la  fin  de 
septembre  i654.  J'en  appris  la  nouvelle  à  Chambord. 
Je  demeurai  tout  le  mois  d'octobre  à  Blois-,  il  y  avoit 
des  comédiens,  dont  Monsieur  et  Madame  n'avoient 
point  le  divertissement  ;  il  n'y  avoit  que  moi  et  mes 
sœurs  qui  y  allassent.  Mes  sœurs  en  étoient  ravies, 
parce  qu'elles  n'avoient  aucun  divertissement.  Leurs 
Altesses  Royales  vinrent  passer  la  Toussaint  à  Orléans 
à  leur  ordinaire ,  et  chassèrent  à  laSaint-iHubert  -,  je  les 
y  accompagnai,  puis  je  m'en  retournai  à  Saint-Fargeau. 
Nos  affaires  alloient  toujours  du  même  train  entre  les 
mains  de  madame  de  Guise,  qui  de  temps  à  autre  me 
demandoit  des  procurations  nouvelles.  J'eus  les  comé- 
diens à  mon  ordinaire.  11  ne  se  passa  rien  de  nouveau 
à  Saint-Fargeau,  que  le  mariage  de  mademoiselle  de 


DE  MADEMOISELLE  DE  MONTPENSIER.    [l654]      44? 

Pienne  avec  le  marquis  de  Guerchy  :  je  lui  donnai  de 
beaux  pendans  d'oreilles  de  diamans.  Il  s'en  fit  un  à 
la  cour  bien  plus  considérable ,  de  mademoiselle  de 
Martinozzi ,  nièce  du  cardinal  Mazarin ,  avec  M.  le 
prince  de  Conti,  au  mois  de  février  i654*,  de  quoi 
M.  le  prince  n'eut  pas  beaucoup  de  joie.  Cette  nou- 
velle et  la  campagne  d'Arras  lui  furent  fort  désagréa- 
bles ;  il  m'en  témoigna  son  ressentiment  par  ses 
lettres.  Après  l'affaire  d'Arras ,  il  me  mandoit  qu'il 
n'avoit  pu  m'écrire  ,  et  qu'un  homme  aussi  inutile  et 
aussi  malheureux  que  lui  devoit  souhaiter  qu'on  l'ou- 
bliât -,  que  sa  plus  grande  douleur  étoit  de  ne  pou- 
voir me  rendre  tous  les  services  qu'il  auroit  souhaité 
et  qu'il  auroit  voulu  me  rendre^  Il  m'envoya  un  autre 
chiffre  :  le  sien  étoit  dans  sa  cassette ,  qui  avoit  été 
prise  5  il  m'avertit  qu'il  avoit  brûlé  toutes  mes  lettres, 
et  que  je  ne  serois  point  brouillée  à  la  cour  par  sa 
négligence. 

[i655]  Le  premier  jour  de  janvier,  il  arriva  à 
Saint-Fargeau  un  accident  qui  me  déplut.  M.  et  ma- 
dame de  Matha  s'en  aUoient  à  Paris  ;  pour  l'amour 
d'eux  j'avois  fait  jouer  la  comédie  aussitôt  après  mon 
dîner ,  parce  qu'ils  dévoient  aller  coucher  à  Bleneau, 
à  deux  lieues  de  Saint-Fargeau.  Comme  la  comédie 
fut  finie ,  ils  prirent  congé  de  moi  ;  je  m'en  allai  dans 
mon  cabinet  écrire  un  jour  d'ordinaire.  Un  moment 
après  il  vint  un  petit  page  effrayé ,  qui  me  dit  : 
«  M.  de  La  Boulenerie  vient  de  se  rompre  le  cou.  » 
C'étoit  un  vieux  gentilhomme  voisin  de  Matha  et  de 
Saint-Fargeau.  Je  sortis  de  mon  cabinet,  je  trouvai 
M.  de  Matha  qui  rentroit  dans  ma  chambre  les  larmes 
aux  yeux  ^  il  me  conta  qu'après  que  madame  de  Matha 


44B  [l655]  MEMOIRES 

étoit  montée  en  carrosse,  ils  avoient  trouvé  qu'il 
étoit  trop  nuit  pour  s'en  aller;  qu'ils  étoient  rentrés. 
La  Boulenerie  menoit  madame  de  Matha  -,  ils  ren- 
contrèrent le  chevalier  de  Charny ,  qui  la  prit  par 
la  main.  Ce  pauvre  gentilhomme  demeura  derrière; 
et  comme  on  ne  voyoit  goutte ,  au  lieu  d'entrer  sur  le 
pont-levis ,  il  se  jeta  dans  le  fossé  et  se  cassa  le  cou. 
Cet  accident  donna  beaucoup  de  peine  et  de  chagrin 
à  tout  le  monde.  La  mort ,  de  quelque  manière  qu'elle 
arrive ,  donne  beaucoup  d'effroi ,  et  particulièrement 
quand  elle  vient  assaillir  des  personnes  d'une  manière 
si  surprenante.  Pour  moi  qui  la  crains  beaucoup,  je 
suis  fort  tendre  pour  les  gens  qu'elle  attaque.  Le  len- 
demain j'allai  à  la  chasse  ;  comme  je  rentrois  dans 
Saint-Fargeau ,  le  même  petit  page  me  vint  dire  qu'un 
de  mes  officiers  ,  que  j'avois  vu  lorsque  j'étois  partie 
pour  la  chasse,  venoit  de  mourir  d'apoplexie.  Je  me 
tournai  vers  Préfontaine  qui  étoit  derrière  moi,  et  je 
lui  dis  :  (c  Je  crains  furieusement  cette  année ,  et  j'ai 
«  beaucoup  de  peur  qu'elle  ne  me  soit  pas  favorable, 
t(  à  voir  la  manière  dont  elle  commence.  »  Il  me  dit  : 
«  Ces  appréhensions  sont  des  vapeurs  de  rate ,  qu'un 
<(  sujet  mélancolique  émeut ,  et  dont  vous  devez  vous 
«  éloigner  autant  qu'il  vous  sera  possible.  » 

Madame  de  Guise  m'écrivit  si  je  voulois  qu'elle 
prît  pour  nos  arbitres  et  examinateurs  de  nos  affaires 
des  maréchaux  de  France  et  des  évêques.  Je  lui  fis 
réponse  que  je  n'avois  point  de  querelle  avec  Son 
Altesse  Royale  ;  qu'ainsi  les  maréchaux  de  France  n'é- 
toientpas  nécessaires,  non  plus  que  les  évéques  pour 
me  donner  l'absolution,  puisque  je  n'avois  point 
manqué.  Elle  me  demanda  ensuite  si  je  ne  voulois 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      449 

pas  bien  des  conseillers  da  grand  conseil ,  ou  de  ceux 
de  la  cour  des  aides,  ou  des  maîtres  des  comptes.  Je 
lui  répondiis  qu  au  grand  conseil  ils  savoient  les  af- 
faires bénéficiales  parfaitement  bien;  que  la  cour  des 
aides  avoit  une  connoissance  particulière  des  tailles , 
que  les  comptes  Ucj  tutèies  n'étoient  point  leur  mé- 
tier-, que c'étoit  plutôt  le  fait  des  maîtres  des  comptes, 
parce  qu'il  y  a  des  calculs*,  que  néanmoins  je  ne 
cro3rois  pas  qu'il  fût  nécessaire  d'en  prendre.  Que  «î 
eUe  Youloit  prendre  des  conseillers  du  parlement, 
elle  pouvoit  en  prendre  de  celui  de  Rouen  et  de 
Dijon  5  que  je  n'a  vois  du  bien  que  dans  ces  ressorts; 
que  pour  le  bien  que  j'avois.  dans  le  pays  de  la  cou- 
tume du  droit  écrit,  il  n'étoit  pas  juste  que  l'on  prît 
un  conseiller  du  parlement  de  Dombes,  parce  que 
ce  parlement  dépend  de  moi  -,  que  la  même  coutume 
s'observoit  dans  le  Lyonnais;  que  Ton  pouvoit  en 
prendre  du  présidial  de  Lyon.  11  me  semble  que  tout 
ce  que  je  mandai  sur  ce  sujet  étoit  juste  :  néanmoins 
elle  ne  me  répondit  point  sur  cela. 

La  comtesse  de  Fiesque  me  paroissoit  agir  avec 
moi  comme  une  personne  qui  crôyoit  que  je  me  dé- 
fiois  d'elle ,  et  elle  n'avoit  pas  tort.  Je  voyois  ses  in- 
trigues du  côté  de  Flandre ,  où  je  Faurois  mise  au 
pis.  Je  connoissois  les  sentimens  que  M.  le  prince 
avoit  pour  moi ,  et  que  personne  ne  les  changerôit , 
parce  qu'ils  étoient  fondés  sur  la  persuasion  qu'il 
avoit  de  m'avoir  obligation  de  sa  vie  à  la  porte  Saint- 
Antoine;  et  cela  ne  s'oublie  jamais.  Ses  intrigues  s'é- 
tendoient  à  Blois ,  et  je  m'apercevois  qu'elle  témoi- 
gnoit  plus  d'affection  pour  les  gens  de  Monsieur  que 
pour  raoi«  Quand  j'en  parlois  à  madame  de  Frontenac, 
T.  4i«  29 


45o  [l655J   MÉHOIRGS 

et  que  je  lui  dëfendois  d'avoir  commerce  avec  elle, 
elle  me  répondoit  :  «  Je  ne  sais  ce  qu'elle  fait  ni  ce 
ce  qu'elle  écrit ^  je  ne  le  lui  demande  point,  et  elle  ne 
((  m'en  parle  point.  »  Au  voyage  que  je  fis  à  Cham- 
bord ,  je  me  promenois  dans  le  parc  avec  Son  Altesse 
Royale  k  cheval  ;  il  me  dit  :  a  Je  ne  f^ais  si  vous  save?; 
«  qu'Apremont  va  et  vient  de  Bruxelles  à  Saint-Far- 
tt  geau,  comme  Ton  fait  d'Orléans  à  Paris.  »  Je  lui 
dis  que  c'étoit  sans  ma  participation ,  et  que  pour 
marque  de  cela  il  m'étoit  venu  faire  des  complimens 
de  M.  le  prince;  que  j'avois  feit  reproche  à  la  com- 
tesse de  Fiesque  de  ce  qu'elle  l'envoyoit  ainsi  sans 
m?  le  dire  ;  qu'elle  m'avoit  répondu  :  a  Je  ne  savois 
H  pas  qu'il  y  fût  allé  ;  il  a  été  pour  ses  allaires  par- 
ti ticulières.  »  Je  contai  aussi  à  Sou  Altesse  Royale 
ce  qu'elle  avoit  mandé  par  Be;\uvais ,  et  toute  cette 
histoire.  Il  témoigna  être  bien  aise  que  je  ne  me 
confiasse  point  en  elle  -,  qu'il  la  connoissoit  pour  une 
créature  imprudente ,  et  dont  la  conduite  ne  lui.  plai- 
soit  pas;  que  je  serois  bien  heureuse  si  j'en  étois  dé- 
faite. Je  le  supplia^  de  trouver  le  moyen  de  m'en 
débarrasser  :  je  lui  dis  qu'il  le  pouvoit,  qu'il  n'avoit 
qu'à  me  le  faire  commander  par  la  cour ,  sous  pré- 
texte que ,  de  la  qualité  dont  j'étois,  je  ne  devois  pas 
avoir  auprès  de  moi  la  femme  d'un  homme  qui  étoit 
à  Madrid  ambassadeur  de  M.  le  prince ,  lequel  étoit 
en  Flandre;  que  cela  me  disculperoit  envers  soa 
mari ,  pour  qui  j'avois  des  égards ,  et  que  je  n'en 
avois  aucunement  pour  elle.  Il  me  répondit  :  «  Il 
((  faut  voir.  » 

Le  carême  venu  et  la  semaine  sainte,  qui  étoit  le 
temps  que  j'avois.coutume  d'aller  à  Orléans ,  je  me  mis 


D£   MADEMOISEI.LE  DE   MONTPEIiSIER.    [l655]      ^Sl 

eu  chçww  avec  aussi  peu  de  joie  qu'à  l'ordinaire  : 
ces  voyages  me  causoieut  toujours  beaucoup  de  cha-r 
grin.  J'écrivis  à  madame  de  Guise  pour  la  supplier 
de  hâter  nos  affaires ,  et  que  j'espérois  bientôt  d'avoir 
l'honneur  de  la  voir.  Je  ne  trouvai  point  Son  Altesse 
Royale  à  Orléans  ;  j'appris  qu'elle  ayoit  mal  à  un 
doigt.  Je  m'en  allai  à  Blois ,  dont  le  séjour  me  déplaît 
fort ,  et  où  Faiv  m'est  absolument  contraire  :  je  n'y 
suis  jamais  quinze  jours  que  je  n'y  sente  de  très- 
grandes  douleurs  de  tête,  et  que  je  n'y  aie  de  grands 
rhumes ,  bien  que  je  sois  fort  saine  partout  ailleurs. 
Le  mal  que  Sou  Altesse  Royalei  avoit  n'étoit  qu'au 
doigt;  il  étoit  cependant  incommode  et  douloureux. 
Je  le  trouvai  fort  changé.  Ma  sœur  avçit  aussi  mtd  au 
doigt.  Son  Altesse  Royale  me  reçut  avec  beaucoup 
d'amitié  :  il  n'est  pas  chiche  d'en  donner  des  marques 
extérieures.'  J'y  trouvai  le  comte  de  Béthune ,  qui  me 
dit  qu'il  se  plaignoit  des  longueurs  que  j'apportois  à 
la  conclusion  de  no^  affaires  :  je  lui  dis  qu'il  n'y  pvoit 
rien  que  je  ne  fissç  pour  les  hâter,  et  que  je  le  prioia 
de  le  dire  à  Son  Altesse  Royale  ;  ce  qu'il  fit  ;  et  Son 
Altesse  Royale  le  chargea  d'écrire  à  madame  de  Guise 
de  sa  part  et  de  la  mienue  pour  hâter  les  affaires 
autant  qu'il  se  pourroit. 

Le  mercredi  de  la  semaine  sainte  j'arrivai  à  Blois. 
Le  samedi  M.  le  comte  de  Béthune  me  dit  :  «  Son  AU 
a  tesse  Royale  veut  vous  parler  aujourd'hui.  »  Le  jour 
se  passa  néanmoins  sans  qu'il  se  mit  en  devoir  de  cela. 
Le  soir  il  alla  à  confesse  :  ce  qui  m^  fit  croire  que  je 
ne  le  verrois  plus  de  ce  jour-là.  Le  comte  de  Béthune 
m'assura  pourtant  qu'il  viendroit  à  mon  appartement. 
Je  l'attendis  avec  beaucoup  de  dévotion  :  je  me  per- 


45  a  ^  [i655]  MÉMOIRES 

suadois  que  celle  où  il  ëtoit  à  cause  de  la  bonne  fête 
i'obligeroit  à  me  traiter  plus  favorablement  qu'il  n'a- 
voit  fait  jusques  à  présent.  Comme  je  m'éntretenois 
avec  Préfontaine',  il  me  vint  une  pensée  :  «  Si  Monsieur 
(t  vouloit  envoyer  quérir  quelques  gens  de  messieurs 
«  du  parlement  (on  ne  travaille  pointées  fêtes),  ils 
(i  viendroient  avec  joie ,  et,  en  sa  présence  et  en  la 
c(  mienne,  on  accommoderoit  nos  affaires  enunmo- 
«  ment.  Madame  de  Guise  viendroit  aussi.  »  Préfon- 
taine, qui  a  un  esprit  de  pacification,  et  qui  souhaitoit 
surtout  de  me  voir  bien  avec  Monsieur,  trouva  ce  que 
je  lui  disois  admirable.  Dans  ce  moment  Monsieur 
entra  :  il  me  mena  dans  la  ruelle  de  mon  lit,  et  me 
dit  qu'il  souhaitoit  fort  de  voir  les  affaires  que  nous 
avions  ensemble  terminées,  à  cause  de  l'affection 
qu'il  avoit  pour  moi.  Je  lui  répondis  avec  autant  de 
tendresse  qu'il  m'en  faisoit  paroître,  et  je  lui  fis  la 
proposition  que  je  venois  de  dire  à  Préfontaine  ;  à 
quoi  j'ajoutai  ce  que  je  ne  lui  avois  pas  dit,  qui  étoit 
que  je  trouvois  messieurs  de  Nesmond,  Le  Boiie,  et 
Bignon  avocat  général ,  fort  propres  pour  cela.  Il  me 
répondit  fort  aigrement  :  «  Cela  est  bon  à  vous,  ma- 
((  demoiselle ,  qui  êtes  fort  habile ,  de  faire  décider 
«  nos  affaires  devant  vous.  Pour  moi  qui  ne  les  sais 
«  point ,  et  qui  ne  suis  point  préparé  à  ce  que  vous  me 
u  dites ,  je  ne  le  veux  point.  »  Je  lui  dis  :  «  Monsieur, 
(i  ne  refusez  point  cela  \  au  moins  nous  aurons  le 
«  plaisir ,  vous  et  moi ,  de  voir  si  nos  gens  nous  ont 
(c  trompés  ;  si  leur  intérêt  particulier  a  prévalu  sur  les , 
«  nôtres ,  et  s'ils  ont  eu  par  leur  longueur  intention 
«  de  nous  brouiller,  ils  seroient  bien  attrapés.  »  U 
.  me  répandit  d'une  même  façon  :  «  On  ne  me  surprend 


DE    MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      4^^ 

«  pas  ainsi.  »  Je  lui  dis,  les  larmes  aux  yeux  :  a  Je 
«  suis  bien  malheureuse  que  tout  ce  que  je  vous  pro- 
«  pose  avec  la  plus  sincère  intention  qu'il  se  puisse , 
«  vous. le  tourniez  à  mal,  et  que  Ton  vous  ait  mis 
«  dans  une  telle  disposition  pour  moi.  »  Il  me  répon- 
dit :  «  Il  est  tard,  et  demain  une  bonne  fête  :  n'en  par- 
ce Ions  plus.  D  Et  il  s^en  alla. 

M.  de  Bëthune,  qui  causoit  dans  un  coin  de  la 
chambre  avec  Préfontaine ,  étoit  dans  une  grande  in- 
quiétude d'entendre  hausser  la  voix  de  Monsieur;  ils 
l'aUèrent  accompagner  jusqu'en  sa  chambre,  et  au 
retour  ils  vinrent;  en  la  mienne.  Le  comte  de  Béthune 
me  dit  qu'il  lui  avoit  dit  en  chemin  :  a  Ma  fille  m'a  fait 
«  une  proposition  fort  captieuse  ;  je  vois  bien  qu'elle 
«  l'avoit  concertée,  et  qu'elle  me' veut  surprendre;  »  et 
il  lui  conta  ce  qui  s'étoit  passé.  Le  comte  de  Béthune 
lui  dit  :  «  Vous  prenez  cette  affaire  d'une  manière 
ce  étrange  ;  »  et  lui  parla  vertement ,  pour  lui  faire 
comprendre  l'injustice  qu'il  me  faisoit,  Ni  ce  dis- 
cours ,  ni  la  bonne  fête ,  ne  lui  firent  point  changer 
de  pensée  :  l'agrément  que  l'on  a  de  demeurer  avec 
une  personne  de  cette  humeur  n'est  pas  fort  grand. 
Je  m'allois  promener  avec  Son  Altesse  Royale  pendant 
le  séjour  que  je  fis  à  Blois;  quand  il  étoit  de  bonne 
humeur  il  me  parloit  de  ce  qui  s'étoit  passé  pendant 
notre  guerre,  et  s'étonnoit  de  ce  que  je  savois  beau- 
coup de  circonstances  qu'il  croyoit  que  j'ignorasse. 
Il  me  parloit  de  M.  le  prince  avec  beaucoup  d'amitié, 
et  me  témoigna  être  persuadé  qu'il  en  avoit  beaucoup 
pour  lui;  il  disoit  :  «  Je  suis  la  personne  du  monde 
«  en  qui  M.  le  prince  a  plus  de  créance  ;  et  comme  il 
«  n'est  pas  grand  politique ,  et  que  je  passe  pour  l'êlrc 


456  [^^5]    MÉMOIRES 

«  tranquillement  des  malheurs  dont  vous  dites  qaeîa 
«  France  est  menacée  -,  pour  Vous ,  monsieur ,  de  îa 
c(  qualité  dont  vous  êtes,  cela  me  paroît  terrible  ;  et 
«  quand  vous  seriez  dévot ,  il  n'y  a  point  de  détache- 
«  ment  du  monde  qui  vous  pût  donner  ces  vues  sans 
«  beaucoup  de  douleur  ^'pour  moi  J'en  suis  transie.  » 
11  ne  me  tenoit  jamais  que  des  discours  capables  de 
mettre  au  désespoir. 

L'air  de  Blois  me  donna  un  rhume  épouvantable, 
qui  me  dura  trois  semaines.  Je  ne  sortois,  ne  dor* 
mois,  ni  ne  mangeois^  je  m'amusai  à  jouer,  parce 
que  cela  m'ennuyoit  moins  que  d'entretenir  les  gens 
que  je  voyois.  La  comtesse  de  Fiesque  commença  en 
ce  voyage  à  se  déchsdner  contre  moi.  Je  ne  l'ai  su 
que  depuis  pour  le  certain.  Je  ne  laissois  pas  de  voir 
qu'elle  alloit  souvent  chez  madame  de  Rare,  gou- 
vernante de  mes  soeurs  ^  et  comme  sa  chambre  étoit 
dans  la  même  galerie  que  la  mienne,  j'y  allois  aussi. 
Je  m'aperçns^qu'ily  avoit  toujours  un  laquais  à  la  porte 
qui  alloit  avertir  quand  j'arrivois^  et  quand  j'entrois 
brusquement,  elles  étoient  déconcertées,  et  Son  Al- 
tesse Royale  tout  le  premier.  Madame  de  Frontenac 
ne  venoit  point  à  la  messe  avec  moi ,  pour  entretenir 
Monsieur  pendant  ce  temps-là.   J'avois  de  grands 
soupçons  de  tout  cela.  Je  disois  à  Préfontaine  :  <c  11 
«  seroit  à  souhaiter  pour  moi  que  mes  affaires  avec 
a  Son  Altesse  Royale  ne  fussent  jamais  finies;  je  suis 
a  assurée  que  dès  qu'elles  le  seront  il  se  déchaînera 
et  contre  moi ,  et  qu'il  ajoutera  encore  de  nouvelles 
tt  persécutions  à  celles  qu'il  me  cause  et  que  je  souffre 
«  à'  son  sujet.  »  Préfontaine  ne  pouvoit  croire  ce  que 
je  disois*,  il  me  répondoit:  «Monsieur  a  un  fonds  de 


DE   MADEMOISRLLE   DR    MONTPEKSIER.    [l655]      /\5^ 

dre  lui  envoyoit.  Otte  médaille  étoit  dans  la  lettre 
de  M.  le  prince-,  de  sorte  que  le  soir  je  la  donnai  à 
Son  Altesse  Royale,  et  lui  dis  qu'elle  ëtoit  dans  le 
papier  du  paquet  que  Ton  avoit  ramassé.  Je  pense  qu'il 
se  douta  bien  de  la  vérité ,  quoiqu'il  n  en  fit  pas  le 
semblant.  Toutes  les  fois  que  j  avois  des  nouvelles  de 
Flandre,  je  lui  en  disois,  et  il  me  rëpondoit  :  a  Ce 
<(  sont  des  gens  de  Paris  qui  ont  commerce  en  ce 
«  pays- là  qui  vous  en  mandent.  »  Je  lui  disois  : 
«  Oui,  monsieur;  vous  croyez  bien  que  pour  moi  je 
((  ny  en  voudrois  pas  avoir.  ;>  Il  pestoit  souvent  contre 
tout  ce  qui  se&isoit  à  la  cour.  U  avoit  une  grande  peur 
que  le  Roi  n  épousât  mademoiselle  de  Mancini.  U  en 
étmt  fort  amoureux ,  à  ce  que  portcHent  toutes  les 
nouvelles  quivenoient  de  la  cour.  Comme  je  n'y  étois 
pas  pour  lors,  je  n'en  ai  rien  vu.  U  disoit  à  tout  mo*-, 
ment  qu'il  n'y  retourneroit  jamais;  que  si  onluiôtok 
ses  prétentions,  et  que  l'on  cmt  le  preadre  par  la 
famine,  il  se  camperoit  à  Ghambord  avec  tout  son 
train-,  qu'il  y  avoit  assez  de  gibier  pour  le  nourrir  long^ 
temps ,  et  qu'il  mangeroit  jusqu'au  dernier  cerf  avant 
que  d'aller  à  la  cour.  Comme  je  le  connoissois ,  j'avois 
peine  à  croire  qu'il  de meurâtlong-temps  dans  cette  ré* 
solution.  Il  contoit  iin  jour  qu'il  croyoit  que  la  monar- 
chie alloit  finir  ;  qu'en  l'état  où  étoit  le  royauœe  il  n(^ 
pouvoit  subsister  ;  que  dans  toutes  celles  qui  ^voient 
fini,  leur  décadence  avoit  commencé  par  des  mouve- 
mens  pareils  à  ceux  qu'il  voyoit.  11  se  mit  à  faire  une 
longue  dissertation  de  comparaisons  pour  prouver  son 
dire  par  les  exemples  passés.  Après  qu'il  eut  toul  dit , 
je  lui  dis  :  «  Si  c'étoit  un  valet  de  pied  qui  est  à  cette 
«  portière,  je  ne  m'étomierois  pas 4e  l'eflutendre  parler 


456  [i655]  MÈMOuiEs 

«  tranquillement  des  malheurs  dont  vous  dites  que  f» 
«  France  est  menacée  \  pour  vous ,  monsieur ,  de  la 
«  qualité  dont  vous  êtes,  cela  me  paroit  terrible  ;  et 
«  quand  vous  seriez  dévot ,  il  n'y  a  point  de  dëtache- 
«  ment  du  monde  qui  vous  pût  donner  ces  vues  sans 
«  beaucoup  de  douleur  ^'pour  moi  j'en  suis  transie.  » 
11  ne  me  tenoit  jamais  que  des  discours  capables  de 
mettre  au  désespoir. 

Lair  de  Blois  me  donna  un  rhume  épouvantable, 
qui  me  dura  trois  semaines.  Je  ne  sorlois,  ne  dor* 
mois,  ni  ne  mangeois;  je  m'amusai  à  jouer,  parce 
que  cela  m'ennuyoit  moins  que  d'entretenir  les  gens 
que  je  voyois.  La  comtesse  de  Fiesque  commença  en 
ce  voyage  à  se  déchsâner  contre  moi.  Je  ne  Tai  su 
que  depuis  pour  le  certain.  Je  ne  laissois  pas  de  voir 
qu'elle  alloit  souvent  chez  madame  de  Rare,  gou- 
vernante de  mes  sœurs  ;  et  comme  sa  chambre  étoit 
dans  la  même  galerie  que  la  mienne,  j  y  allois  aosst. 
Je  m  aperçns^qu  ily  avoit  toujours  un  laquais  k  h  porte 
qui  alloit  avertir  quand  j'arrivois^  et  quand  j'entrois 
brusquement,  elles  étoient  déconcertées,  et  Son  Al- 
tesse Royale  tout  le  premier,  ftladame  de  Frontenac 
ne  venoit  point  à  la  messe  avec  moi ,  pour  entretenir 
Monsieur  pendant  ce  temps-là.   Javois  de  grands 
soupçons  de  tout  cela.  Je  disois  à  Préfontaine  :  «  Il 
«  seroit  à  souhaiter  pour  moi  que  mes  afTaires  avec 
«  Son  Altesse  Royale  ne  fussent  jamais  finies;  je  suis 
«  assurée  que  dès  qu  elles  le  seront  il  se  déchaînera 
«  contre  moi ,  et  qu'il  ajoutera  encore  de  nouvelles 
«  persécutions  à  celles  qu'il  me  cause  et  que  je  souffre 
«  à  son  sujet.  »  Préfontainc  ne  pouvoit  croire  ce  que 
je  disois  *,  il  me  répondoit  :  «  Monsieur  a  un  fonds  de 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655j      4^7 

«  bonté  non  pareil,  et  je  suis  fort  persuadé  qu'il  a  beau- 
tt  coup  d'amitié  pour  vous.  »  Je  lui  répondois  :  a  Je  le 
«  connois  mieux  que  vous ,  et  je  vous  verrai  un  jour 
a  détrompé  de  lui.  Dieu  veuille  que  ce  ne  soit  point 
tt  à  vos  dépens  et  aux  miens!  »  Toutes  ces  circons- 
tances et  mon  rhume  m'avoient  mise  dans  une  telle 
mélancolie  que  je  pleurois  souvent,  et  cette  envie 
me  prenoit  dès  que  je  voyois  Monsieur.  Un  jour  il 
trouva  que  je  pleurois  chez  madame  de  Rare  ;  je  me 
jetai  sur  le  lit,  il  s'approcha  de  moi  et  me  dit  :  «  Je 
<c  demande  à  tout  le  monde  ce  que  vous  avez  à'pleu- 
tt  rer  sans  cesse,  et  ce  qui  vous  cause  une  si  grande 
tt  mélancolie.  On  m'a  dit  que  vous  croyez  mourir  parce 
tt  qu'il  y  a  sept  ou  huit  jours  que  vous  ne  dormez 
«  point  et  que  vous  n'avez  point  d'appétit  :  on  ne 
«  meurt  pas  si  promptement  et  d'une  si  légère  raa- 
«  ladie*,  vous  êtes  folle  d'avoir  ainsi  des  terreurs  pani- 
«  qnes.  »  Je  ne  lui  répondois  rien,  et  pleurois  encore 
davantage.  Il  me  pressoit  de  lui  répondre  ;  il  me  pressa 
tant  que  je  lui  dis  :  «  L'état  où  vous  êtes  et  celui  où 
«  vous  me  mettez  ne  doivent  pas  faire  (aire  des  réfle- 
«  xions  fort  gaies,  ni  sur  ma  vie  présente,  ni  sur  l'avenir, 
tt  et  surtout  le  peu  d'amitié  que  vous  avez  pour  moi.  » 
Il  me  dit  quelques  douceurs;  et  plus  on  en  dit  quand 
on  est  persuadé  du  contraire,  plus  cela  fâche. 

Madame  de  Puisicux  étoit  à  Blois  dans  les  filles 
Sainte-Marie.  C'est  une  femme  d'un  esprit  assez  bi- 
zarre ,  et  qui  a  des  boutades  plaisantes  et  agréables. 
Je  la  voyois  souvent  :  elle  étoit  aimée  de  Goulas ,  et 
j'apprenois  toujours  quelques  nouvelles  d'elle.  Vi- 
neuil  revint  de  Flandre  avec  permission  du  Roi  de 
demeurer  dans  la  maison  de  son  frère ,  qui  n'est  qu'à 


458  [i655]  MÊMomEs 

deux  lieues  de  Blois.  Je  feignis  un  jour  de  me  trouver 
mal,  et  je  dis  que  je  voulois  aller  prefidre  l'air  à 
Beauregard.  Monsieur  vint  dans  ma^chambre,  et  ne 
me  demanda  point  où  j'allois  -,  je  ne  lui  dis  point  aussi. 
Par  malheur ,  comme  je  dinois  il  vint  un  vent  et  un 
orage  qui  rendirent  le  temps  fort  froid  et  fort  vilain , 
et  toutes  les  personnes  qui  étoîent  dans  ma  chambre 
disoient  :  «  Vous  vous  enrhumerez  de  sortir  par  ce 
«  temps*là.  »  Je  leur  disois  :  «  J'ai  la  tête  étourdie , 
«  il  me  feut  de  l'air.  »  Après  le  dîné  je  m'en  allai  à 
Beauregard.  Lorsque  j'y  arrivai ,  j'y  trouvai  Vineuil 
dans  la  cour;  je  m'écriai  :  «  Qui  vous  croyoit  trouver 
f(  ici!  »  Je  l'entretins  long-temps  dans  le  jardin:  le 
beau  temps  revint.  J 'a vois  envie  de  savoir  des  nou- 
velles de  M.  le  prince ,  et  comme  tout  se  passoit  en 
Flandre,  Le  soir  je  dis  à  Monsieur  que  j'avois  vu  Vi- 
neuil. Il  me  répondit  :  «  Je  savoii^  bien  que  vous  le 
«  Verriez,  lorsque  vous  êtes  partie.»  Je  lui  dis  :  a  Je  ne 
a  vous  en  avois  point  demandé  la  permission ,  parce 
K  que  cela  vous  eût  peut-être  embarrassé-,  vous  n'auriez 
«  osé  me  l'accorder,  -et  vous  êtes  bien  aise  que  j'y 
((  aie  été.)i  Pendant  mon  séjour  à  Blois  il  se  passa  mille 
affaires  désagréables  pour  moi,  dont  je  né  me  souviens 
que  parle  chagrin  que  cela  me  donna,  et  non  en  détail. 
Je  me  souvins  en  ce  voyagé  d'une  pensée  que  j'a- 
vois eue  quelques  mois  avant  mon  retour  d'Orléans  à 
Paris,  dont  Prëfontaine  avoit  eu  connoissance  par 
madame  de  Frontenac.  11  m'en  détourna.  Comme 
j'allois  quelquefois  aux  Carmélites  voir  mademoiselle 
d'Epernon,  en  ce  temps-là  je  redoublai  mes  visites; 
J'en  fis  cinq  ou  six  tout  de  suite.  J'allai  un  jour  voir 
un  appartement  que  feu  madame  la  princesse  y  avoit 


DE    MADEMOISELLE   DE    MOlfTPElSSIER.    fl655]      4^f) 

fait  faire,  et  où  elJe  navoit  point  logé.  Je  le  trouvai 
fort  joli,  et  je  m'informai  de  ce  qui  ëtoit  dehors.  Je 
regardois^  et  disois  :  Si  on  faisoit  Ik  un  parloir,  cela  se- 
roit  bien  commode.  Je  dispojM)is  de  la  place  du  lit ,  de 
la  tiUe ,  et  de  tout,  sans  songer  que  ceux  qui  étoient 
avec  moi  reconnoitroient  que  je  ne  disois  pas  cela 
«ans  dessein.  Il  se  rencontra  que  toutes  les  fois  que 
jallois  aux  Carmélites,  j'en  revenois  toujours  fort 
mëlancoliqùe^  madame  de  Frontenac  y  avoit  remar- 
qué tout  ce  que  j'y  avois  dit ,  et  en  fit  le  récit  à  Pré- 
fontaine. Il  parloit  avec  moi  un  jour  que  j'y  avoisété  -, 
il  me  demanda  comment,  étoit  fait  le  logement  dé 
feu  madame  la  princesse.  Je  le  lui  contai  avec  plai- 
sir^ il  me  dit  que  j  en  pvenois  beaucoup  depuis  quel- 
que tempsi  à  y  aller ,  et  qu'il  me  trouvoit  toute  mé- 
lancolique depuis  ce  temp&-là«  Je  nfle  mis  à  pleurer, 
et  lui  dis  que  le  peu  d'amitié  que  Monsieur  meté- 
moignoit  ne  me  donnoit  pas  lieu  d'espérer  un  grand 
établissement  *,  que  la  considération  où  il  étoit  n'étoit 
pas  encore  un  fondement  de  grande  espérance;  que 
je  considérois  qu'au  premier  jour  il  feroit  un  accom- 
modement bizarre  ;  qu'il  s'en  iroit  à  Blois  ;  que  de  l'y 
suivre ,  ce  me  seroit  le  dernier  ennui ,  et  que  j'en  au- 
rois  beaucoup  à  aller  demeurer  en  quelqu'une  de  mes 
maisons  à  la  campagne.  De  sorte  qu'il  lii'étoit  venu 
dans  l'esprit  de  me  retirer  aux  Carmélites-,  que  ce 
n'étoit  pas  pour  me  faire  religieuse  :  que  Dieu  ne 
m'avoit  pas  fait  la  grâce  de  m'en  donner  l'eilvie  ;  que 
je  voulois  me  retirer  du  monde  pour  quelques  années; 
que  je  casserois  mon  train;  que  jegarderois  fort  peu 
de  monde;  que  j'amasserois  beaucoup  d'argent  ;  qu'à 
l'arrivée  de  la  cour  elle  ne  songeroît  pas  k  m'exiler  si 


46o  [l655j   MÉMOIRES 

e]le  me  trouvoit  au  couvent*,  qu  elle  s'aiccoutumeroit 
peu  à  peu  à  moi  ^  qu'alors  je  pourrois  quitter  ma  so- 
litude ,  et  retourner  à  la  cour  avec  la  dignité  dans 
laquelle  je  suis  nëe-,  que  pendant  ma  retraite  je  ver- 
rois  à  la  grille  deux  fois  la  semaine  le  monde  *,  que  les 
autres  jours  je  les  emploierois  à  mes  affaires  et  à  voir 
mes  amis  particuliers-,  que  j'irois  aux  offices,  que  je 
travaillerois et  lirois.Pour  ce <lernier  divertissement, 
je  ne  l'avois  pas  encore  goûté  -,  je  faisois  un  projet 
tout  propre  à  ne  mepas  ennuyer-,  quand  je  songeois  aux 
motifs  de  mon  dessein  et  à  la  clôture ,  je  redoublois 
mes  larmes.  Je  fus  deux  ou  trois  jours  à  penser  à  cela. 

Prëfontaine ,  comme  j'ai  déjà  dit ,  fit  tout  son  pos- 
sible pour  m'en  détourner.  11  voyoit  bien  que  cette 
vie  me  précipiteroit  dans  un  tel  chagrin  que  ma  santé 
en  seroit  en  péril.  S'il  eût  prévu,  et  moi  aussi,  tous 
ceux  que  j'ai  eus  depuis,  j'aurois  bien  pris  celui-là, 
et  il  eût  été  sûrement  bien  moindre.  On  ne  prévoit 
pas  tout  ce  qui  doit  arriver^  et  surtout  les  événemens 
extraordinaires.  Je  lui  ai  reproché  souvent  depuis  ce 
qui  est  arrivé ,  et  je  lui  disois  :  «  Si  j'étois  dans  les 
«  Carmélites ,  je  serois  bien  heureuse.  »  11  me  répon- 
doit  :  <(  Je  ne  me  repentirai  jamais  de  vous  en  ayoir 
«  détournée  -,  j'ai  cru  le  devoir  faire  pour  la  considé- 
«  ration  de  votre  santé.  »  Madame  de  Frontenac  m'en 
dissuada  aussi.  Préfontaine  ne  se  trouvoit  pas  a3sez 
fort  tout  seul  pour  obtenir  de  moi  par  ses  supplica- 
tions de  changer  ma  résolution  :  il  s'unit  à  ce  dessein 
avec  madame  de  Frontenac;  il  savoit  que  je  l'aimois 
fort  en  ce  temps-là,  parce  que  j'étois  persuadée  qu'elle 
m'aimoit. 

Madame  de  Guise  dépécha  un  courrier ,  et  écrivit  à 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEWSIER.    [l655]      4^1 

Son  Aitesse  Royale  et  à  moi*,  elle  nous  supplioit  de 
lui  donner  pouvoir  de  prendre  telles  gens  qu'il  lui 
plairoit  pour  examiner  notre  affaire ,  sans  que  nous 
sussions  leurs  noms ,  et  d'ordonner  à  nos  gens  de  lui 
remettre  entre  les  mains  nos  papiers,  et  de  signer 
comme  les  procureurs  tout  ce  qu'elle  voudroit  sans  le 
savoir.  Il  y  avoit  une  circonstance  dans  ma  lettre  qui 
n'ëtoit  point  dans  celle  de  Monsieur  ;  elle  me  disoit 
qu'elle  me  promettoit ,  après  nos  affaires  terminées , 
de  me  rendre  compte  de  ce  qu'elle  auroit  fait,  et 
pourquoi  elle  l'auroit  fait.  La  proposition  de  signer 
sans  voir  me  parut  captieuse  ;  et  comme  j'étois  déjà 
persuadée  du  peu  de  bonne  foi  avec  laquelle  on  en 
usoit  avec  moi ,  cela  me  donna  quelque  chagrin.  J'é- 
tois  néanmoins  si  fort  assurée  que  s'il  y  avoit  des  juges 
qui  s'en  mêlassent ,  ils  ne  trahiroient  ni  leur  honneur 
ni  leur  conscience  pour  faire  leur  cour  aux  gens  de 
Son  Altesse  Royale  5  que  cela  me  rassuroit.  J'envoyai 
demander  à  voir  la  lettre  que  Son  Altesse  Royale 
avoit  écrite  à  madame  de  Guise  et  à  M.  de  Choisy  son 
chancelier ,  pour  en  écrire  une  toute  pareille  à  ma- 
dame de  Guise  et  à  mon  intendant.  Au  lieu  de  m'en- 
voyer  les  lettres  mêmes,  on  m'envoya  les  copies  dans 
une  même  maison  d'une  chambre  à  l'autre.  Ce  pro- 
cédé me  parut  fort  bizarre  -,  j'en  dis  mon  sentiment 
avec  assez  de  chaleur  :  ce  qui  m'étoit  ordinaire  -,  je  suis 
prompte  et  sensible  plus  que  personne  du  monde.  Je 
ne  laissai  pas  que  de  montrer  mes  lettres  à  Monsieur 
avant  que  de  les  envoyer  à  Paris. 

A  cinq  ou  six  jours  de  là,  Nau  me  manda  que  ma- 
dame de  Guise  avoit  choisi  messieurs  de  Gumont,  de 
Saveuse  et  Regnard ,  tous  trois  conseillers  du  parle- 


4()12  [l65^]    MÉMOIRES 

meut  de  Paris.  Le  premier  me  plat  fort,  parce  que 
c'étoit  un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  de  mérite , 
fort  éclairé  dans  sa  profession ,  et  serviteur  particu- 
lier de  M.  le  prince.  Ainsi ,  s'il  y  eût  eu  quelqu'un  à 
favoriser,  c'auroit  été  plutôt  moi  que  mon  père.  M.  de 
Savense  a  du  mérite  aussi ,  et  ne  pa^e  pas  pour  être 
si  habile;  il  est  d'église  et  dévot:  cela  me  faisoit  ap^^ 
préhender  qu'il  ne  se  laissât  prévenir  par  des  moines, 
avec  lesquels  je  n'ai  point  d'habitude  «  et  ma  belle-^ 
mère  y  en  a  beaucoup.  Pour  M.  Regnard ,  je  ne  le 
connoissois  point:  je  le  croyois  capable  -^  et  quand  il 
ne  l'auroit  pas  été ,  il  étoit  tout  propre  à  suivre  les 
sentimens  de  M.  de  Cumont,  qu'il  connoissoitfort  ;  ils 
ctoient  de  la  même  chambre.  Je  sus  à  ppint  nommé 
quand  ils  avoient  conféré  avec  madame  de  Guise ,  et 
ce  qui  avoit  été  résolu.  Ce  que  j'apprenois  ne  m'.étoit 
point  désavantageux  :  l'on  me  faisoit  justice  ;  l'onobli^ 
geoit  Son  Altesse  Royale  à  payer  toutes  les  dettes  de 
la  maison ,  parce  qu'il  avoit  joui  de  mon  bien  pendant 
ma  minorité  *,  et  outre  cela  il  étoit  obligé  à  me  donner 
des  sommes  considérables ,  et  néanmoins  on  le  dé- 
cbargeoit  de  beaucoup  d'autres  qu'il  me  devoit.  On 
me  mandoit  :  a  II  y  a  encore  bien  des  articles  à  juger  ; 
«  madame  de  Guise  a  eu  mal  à  la  téta ,  elle  a  mis  la 
«séance  à  un  autre  jour.  »  Peu  de  jours  après  elle  écri- 
vit à  Monsieur  et  à  moi  que  toutes  les  affaires  étoient 
résolues,  et  qu'elle. viendpoit  à  Orléans  lorsque  nous 
irions.  Nouspartîmes  pour  ce  voyage  sur  ia  fin  de  mai; 
elle  arriva  à  Orléans  le  lendemain  du  jour  que  nous  y 
arrivâmes.  J'allai  au  devant  d'elle  avec  tous  les  res- 
pects et  toutes  les  amitiés  imaginables  :  elle  m'en  fit 
de  même;  je  lui  donnai  à  diner. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      4^3 

Le  lendemain ,  qui  ëtoit  le  jour  dç  la  Fête-Dieu  ^ 
après  vêpres ,  comme  elle  ëtoit  chez  Madame ,  Mon- 
sieur lui  manda  qu'il  ëtoit  chez  elle.  Elle  alla  le  trou- 
ver. On  m'envoya  chercher;  je  témoignai  qu'il  ëtoit  à 
propos  que  Madame  y  vînt  aussi  :  ce  qu  elle  fit.  11  y 
avoit  Monsieur  et  Madame,  messieurs  de  Bëthune  et 
de  Beaufort,  auxquels  madame  de  Guise  n  avoit  donné 
aucune  part  de  ce  qui  s'ëtoit  passe,  quoique  Son  Al<* 
tesse  Royale  et  moi.  leur  eussions  tëmoignë  que  nous 
en  aurions  ëtë  bi^a  aises  ;  M.  Tëvéque  d'Orlëans ,  le 
marëchal  d'Etampes  et  les  deux  notaires.  Je  demandai 
pourquoi  Goulas  n  y  ëtoit  pas  ;  que  c'ëtoit  un  acteur 
nécessaire  à  cette  scène;  qu'il  avoit  assez  bien  joue 
son  personnage  pendant  toute  l'affaire.  Je  poussai 
cela  un  peu  trop  loin  et  trop  vigoureusement.  Ma- 
dame de  Guise  prit  la  transaction ,  et  dit  :  a  Voici  ce 
<(  que  Votre  Altesse  Royale  et  Mademoiselle  m'ont 
c(  fait  l'honneur  de  me  confier ,  et  je  viens  leur  rendre 
«  compte  s  il  leur  plaît  de  l'avoir  agrëable.  »  Je, dis  : 
H  II  n'est  pas  nëcessaire  ;  quand  on  a  donné  pouvoir 
u  à  ses  agens  de  signer  sans  voir,  tout  est  fait;  iLfaut 
«  que  la  ratification  se  fasse  de  même.  »  De  sorte  que 
les  notaires  écrivirent  que  nous  avions  ouï  la  lecture , 
et  que  nous  avions  approuvé  et  ratifié  la  transaction. 
Monsieur  signa,  et  moi  aussi.  Gomme  je  signois,  je  lui 
dis  :  ((Dieu  veuille  que  cela  me  donne  du  repos,  et 
n  l'honneur  de  vos  bonnes  grâces  !  J'ai  bien  peur  ce- 
«  pendant  de  n'avoir  ni  l'un  ni  l'autre.  »  11  m'em- 
brassa et  me  dit  :  ((  Je  vous  demande  mon  repos,  et 
tt  assurez-vous  de  mon  amitié.  »  Je  lui  répliquai  que  je 
ne  manquerois  jamais  au  respect  que  je  lui  devois,  et 
que  je  ne  songeois  plus  à  tout  ce  qui  s'étoit  passé,  et 


464  [l655]  MËMOIKRS 

qui  m'a  voit  bien  donne  du  chagrin^  qu'au  reste  je  ne 
pardonnerois  jamais  à  ceux  qui'  m'avoient  brouillée 
avec  lui  si  injustement  ^  que  je  lui  en  demandois  jus- 
tice ,  et  que  s'il  ne  me  la  faisoit ,  je  me  la  ferois  moi- 
même.  Il  devint  rouge  et  dit  :  «  Voici  un  étrange  dis- 
«  cours  !  »  et  s'en  alla.  J'achevai  lé  reste  de  mou  dis- 
cours sur  cette  matière  devant  toute  l'assemblée.  On 
me  dit  que  Monsieur  étoit  un  peu  scandalisé  de  ce 
que  j'avois  dit,  et  qu'il  falloit  que  je  lui  en  fisse  ex- 
cuse :  ce  que  je  fis  très-volontiers.  Je  ne  voulois  man- 
quer en  rien  envers  lui ,  et  me  so'ûmettre  à  tout  ce 
qu'il  désireroit  de  moi.  J  e  lui  dis  que  l'amitié  que  j'avois 
pour  lui  étoit  capable  de  me  faire  emporter  sur  des 
chapitres  sur  lesquels  je  voyois  que  la  sienne  avoit 
été  altérée  pour  moi  5  et  que  ma  faute  partoit  de  ce 
principe  ,  et  que  j'espérois  qu'il  nie  la  pardonneroit. 
Nousjvoilà  raccommodés. 

J'avois  envie  de  lire  la  transaction.  J'envoyai  le 
lendemain  Préfontaine  la  demander  à  madame  de 
Guise  -,  elle  m'en  envoya  une  copie ,  comme  elle  avoit 
fait  à  Monsieur.  J'étois  chez  Madame ,  je  m'en  allai 
à  mon  logis  pour  l'enfermer  dans  ma  cassette  jus- 
qu'au soir  *,  je  ne  voulois  pas  que  Préfontaine  la  vît 
devant  moi.  Le  soir ,  comme  je  fus  de  retour  à  mon 
logis,  je  la  lus ,  et  je  trouvai  qu'elle  étoit  conçue  en 
d'autres  termes  que  ce  qui  avoit  été  résolu  -,  elle  me 
faisoit  payer  la  moitié  des  dettes  que  Son  Altesse 
Royale  devoit  payer.  Selon  elle  ,  il  ne  me  devoit 
que  huit  cent  mille  livres  ,  et  il  avoit  quarante  mille 
livres  de  rente  à  prendre  sur  mon  bien  ,  par  les 
coutumes  des  pays  où  étoient  mes  terres  ,  afin  que 
pour  n'avoir  rien  à  lui  payer  je  lui  remisse  les  huit 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      4^5 

cent  mille  livres.  Je  fus  fort  étonnëe  qu*elle  n'^eût 
pas  suivi  l'avis  des  conseillers  qu'elle  avoit  choisis 
pour  régler  cette  affaire  ,    et  tous  les  articles  qui 
avoient  été  discutes  ;  pour  la  coutume   en  consé- 
quence de  laquelle  elle  prétendoit  que  Monsieur  de- 
voit  jouir  de  mon  bien,  elle  lavoit  jugée  elle-même. 
Je  ne  veux  entrer  ici  dans  le  détail  de  cette  transac- 
tion que  le  moins  qu'il  me  sera  possible  ;  rien  n'est 
si  fâcheux  que  les  affaires  des  autres ,    et  surtout 
les  affaires  de  chicane  :  il  faudroit  avoir  avec  soi  un 
coutumier ,  pour  expliquer  ce  qui  est  dit  ;  et  la  lec* 
tare  n'en  est  pas  agréable.  La  transaction  portoit  que 
tout  ce  qu  elle  avoit  fait  étoit  par  l'avis  de  messieurs 
de  Cumont ,  Regnard  et  de  Saveuse.  Je  dis  à  Pré- 
fontaine :  <(  Personne  n'est  maître  des  premiers  mou- 
a  vemens ,   et  surtout  à  l'égard  des  gens  que  l'on 
a  accuse  d'avoir  manqué  en  une  affaire  de  ï'impor- 
tt  tance  dont  étoit  celle-ci  :  c'est  pourquoi  il  faut 
tt  envoyer  à  Paris.  »  A  l'instant  j'écrivis  à  ces  mes- 
sieurs ,  et  me  plaignis  de  la  manière  dont  ils  m'a- 
voient  traitée ,  assurée  qu'ils  diroient  sur  cela  ,  lors- 
qu'ils recevroient  mes  plaintes,  plus  qu'ils  ne  feroient 
si  on  attendoit  plus  long-temps.  J'oubliois  à  dire 
que ,  pour  qu'il  parût  que  Monsieur  ne  devoit  que 
huit  cent  mille  livres ,  il  avoit  fallu  cacher  mille  ar^ 
ticles  où  l'on  avoit  si  lourdement  manqué  au  calcul , 
qu'il  y  avoit  une  erreur  si  visible ,  qu'il  ne  falloit 
que  savoir  lire  pour  la  voir-,  et  je  m'en  étois  aperçue. 
J'écrivis  à  Nau  ce  qui  m'avoit   semblé  de  la  trans-» 
action,  et  l'intention  avec  laquelle  j'écrivois  à  ces 
messieurs ,  et  lui  ordonnois  de  prendre  garde  à  leur 
mine  lorsqu'ils  liroient  mes  lettres.  Dès  qu'ils  eu» 
T.  4*'  3o 


466  [i655]  MÉMOIRES 

reiït  lu  mes  lettres ,  ils  s'écrièrent  tous  trois  qu'ils 
navoient  point  vu  la  transaction,  et  que  madame 
de  Guise  ne  pouvoit  diminuer  les  sommes  qui  m'ë- 
toient  dues  ,  sans  que  j'en  fusse  d  accord.  M.  de  Cu- 
mont  dit  à  Nau  :  «  J'ai  fort  pressé  madame  de  Guise 
«  de  me  montrer  la  transaction,  »  et  je  lui  dis  quej'a- 
vois  peur  quil  n'y  eût  quelque  erreur  de  calcid; 
parce  que  s'il  y  en  avoit ,  la  transaction  ne  vaudroit 
rien,  et  que  dans  cent  ans  d'ici  les  héritiers  de  Ma- 
demoiselle pourroient  inquiéter  les.  enfans  de  Mon* 
sieur.  11  ajouta  qu'il  étoit  tout  prêt  à  s'en  aller  à 
Orléans  rendre  compte  à  Monsieur  et  à  Mademoiselle 
de  ce  qu'il  avoit  fait  \  et  je  crois  que  cela  auroit  été 
assez  utile.  Les  deux  autres  dirent  que  si  on  avoit  be- 
soin d'eux ,  ils  se  transporteroient  volontiers  à  Orléans. 
J'eus  ces  nouvelles  le  lendemain  ^  dont  je  fus  fort  aise. 
Je  fus  trois  jours  sans  rien  dire.  Quand  quelqu'un  me 
disoit  :  «  Quoi  !  aimerez-vous  que  Monsieur  ait  du  bien 
«  à  prendre  parmi  le  vôtre  ?  »  je  répondois  :  «  J'aurai 
c(  grand  soin  que  mes  fermiers  le  paient  bien ,  et  j'en 
<(  aurai  aussi  beaucoup  de  l'être  bien  de  lui.  » 

Comme  ce  n'étoit  pas  mon  intention  que  l'affaire 
en  demeurât  là ,  quelqu'un  me  dit  que  Monsieur  se 
plaignoit  de  ce  que  je  ne  voulois  pas  faire  une  com- 
pensation de  ses  jouissances  avec  mes  huit  cent  mille 
livres.  J'envoyai  Préfontaine  chez  madame  de  Guise 
pour  la  snpplier  de  me  faire  voir  l'arrêté  de  ces 
messieurs  les  conseiljiers ,  eh  vertu  duquel  elle  avoit 
fait  dresser  la  transaction  ,  ainsi  qu'elle  m'avoit  .fait 
l'honneur  de  me  le  promettre  par  la  lettre  par  la- 
quelle elle  avoit  mandé  que  l'on  signât  sans  voir. 
EUe  dit  à  Préfontaine  que  l'on   n'avoit  pas  accou- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [.l655]      4^^ 

tumë  de  rendre  compte  de  telles  affaires.  Je  Fallai 
voir  l'après-dînée  ;  M.  de  Beaufort  y  ëtoit ,  le  comte 
de  Bëtbune  ,  l'évêque  d'Orlëaas ,  mademoiseUe  de 
Guise,  Préfontaine  et  moi.  Je  lui  fis  la  même  prière 
que  Prëfontaine  lai  aroit  faite  de  ma  part  ;  elle  me 
répondit  que  Ton  ne  demandoit  guère  compte  de 
pareilles  affaires.  Je  lui  rëpondis  que  si  elle  ne  me 
Farok  offert,  je  ne  lui  en  parlerois  pâs^  que  comme 
elle  me  l'avoit  promis  ,  je  ne  croyois  pas  que  cela  lui 
dét  dëplaire.  Elle  me  dit  que  quand  elle  seroit  à  Paris, 
elle  yerroit  si  elle  troureroit  encore  ces  papier^. 

Je  lui  dis  ensuite  :  «Je  suis  bien  aise,  madaitte, 
«  de  vous  dire  devant  tous  ces  messieurs  qu'il  y  a 
a  une  erreur  de  calcul  dans  la  transaction  :  ce  qui 
«  la  rendra  nulle  toutes  et  qtiantes  fois  qu'il  me 
«  frfaîra }  et  comme  je  veux  agir  de  bonne  foi  avec 
«  Monsieur ,  j'en  avertis  ,  afin  que  l'on  y  remëdie  : 
«  et  pour  cela  il  me  semble  qu'il  seroit  à  propos 
(c  de  faire  veiur  les  trois  conseillers  de  qui  vous 
a  avez  pris  avis.  Apparemment  cette  faute  n'a  pQ6 
((  été  faite  de  leur  connoissance  :  ils  sont  trop  ha- 
«  biles  gens ,  et  verront  bien-  que  ce  seroit  une  faute 
((  <{tii  ne  se  pourroit  couvrir.  Cela  vient  absoljimeDt 
ce  de  celui  qui  a  fait  le  caktri  :  si  ces  messieurs 
a  ëtoieiit  ici  ^  ils  rëgleroient  en  un  moment  tout  ce 
ic  qu'ii  y  auroit  à  faire  ,  et  an  moins  ok  termineroit 
<t  cette  afl^ire  pour  jamais.  J'ai  toujours  fort  son- 
a  haitë  que  M)0osieur  connut  ce  qu'il  me  doit  et  ce 
(t  qoe  je  lui  remettrois.  Ce  n'est  pas  pour  qu'il  m  en 
<c  ait  obligation  -^  coBnite  il  a  ëtë  tnal  servi ,  et  que 
«  j'ai  un  juste  sujet  de  me  plaindre  de  ses  gen»,  il 
a  connoitroit  que  leurs  intërêts  particuliers  les  ont 

3o. 


468  [l655J    MÉMOIRES 

«  toujours  fait  agir  ,  et  les  ont  obliges  à  me  rendre 
K  auprès  de  lui  tous  les  mauvais  olliees  qu'ils  m'ont 
«  rendus  5  et  ce  seroit  un  vrai  moyen  d'ôter ,  à  tous 
«  ceux  qui  m'en  voudr oient  rendre  à  l'avenir ,  la 
c(  facultë  de  le  faire.  )>  Madame  de  Guise  dit  que  le 
calcul  ëtoit  fort  bien  fait-,  qu'elle  répondoit  de  celui 
qu'elle  en  avoit  chargé',  et  qu'elle  ne  vouloit  point 
que  l'on  regardât  à  une  affaire  qu'elle  avoit  faite. 
Tout  ce  qui  ëtoit  là  entra  assez  dans  mon  sens  pour 
la  prier  de  faire  ce  qui  ëtoit  nëcessaire,  afin  de  ter- 
miner l'affaire  sans  retour.  Jamais  elle  ne  le  voulut. 
Mademoiselle  de  Guise ,  prenant  la  parole ,  dit  : 
«  Mademoiselle  ,  qui  est  votre  petite-fille,  vous  de- 
((  mande  l'explication  d'une  affaire  que  vous  avez 
«  rëglée  avec  tout  l'examen  et  les  consîdërations 
«  imaginables  :  rien  n'est  plus  offensant.  »  On  trouva 
mademoiselle  de  Guise  un  peu  emportée  de  dire  cela; 
madame  de  Guise  parut  fort  fâchëe  de  ce  que  l'on 
connoissoit  les  finesses  qu'elle  avoit  pratiquées  pour 
m'ôter  mon  bien,  elle  qui  me  l'auroit  dû  conserver. 
Je  pense  que  sur  cela  je  lui  dis  qu'il  paroissoit  bien 
qu'elle  considëroit  la  maison  de  Lorraine  plus  que  celle 
de  Bourbon  5  qu'elle  avoit  raison  de  chercher  à  don- 
ner du  bien  à  mes  sœurs  ,  parce  qu'elles  en  auroient 
peu  du  côté  de  Monsieur ,  et  que  cela  me  faisoit  voir 
que  j'ëtois  une  grande  dame  d'avoir  de  quoi  me  pas- 
ser des  autres ,  et  que  la  fortune  de  ma  famille  s'ëta- 
blissoit  sur  ce  que  l'on  pouvoit  attraper  de  moi-,  que 
j'ëtois  assez  au-dessus  d'elles  pour  qu'elles  pussent  re- 
cevoir des  bienfaits  de  moi  ;  ainsi  qu'il  valoit  mieux 
les  tenir  de  ma  libéralité  que  de  me  les  escroquer  ; 
que  cela  ëtoit  mieux  selon  Dieu  et  selon  le  monde. 


DE   MADEMOISELLE   DE    MONTPENSIER.    [l655]       4^ 

Nous  fûmes  trois  heures  enfermées  sans  rien  con- 
clure. Madame  de  Guise  ne  répondoit  rien  à  tout 
ce  qu'on  lui  disoit ,  et  mademoiselle  de  Guise  avoit 
une  telle  peur  qu'elle  ne  se  rendît  à  la  raison  , 
qu'elle  parloit  pour  elle,  et  lui  disoit  ce  qu'il  falloit 
qu'elle  répondit.  Sur  la  fin  chacun  s'aigrit ,  et  la 
conférence  finit  par  des  propos  mal  gracieux.  Le 
soir ,  on  me  vint  dire  que  Monsieur  vouloit  absolu- 
ment que  je  passasse  un  acte  pour  compenser  les 
jouissances  avec  mes  huit  cent  mille  livres  :  il  es- 
péroitque  cela  rectifieroit  la  transaction  et  l'erreur 
de  calcul,  puisque  je  l'avois  vue,  et  que  je  m'en 
étois  plainte  -,  que  cet  acte  l'approuveroit.  Je  fis  ré- 
ponse que  je  passerons  tout  ce  que  Son  Altesse 
Royale  voudroit ,  et  que  je  mettrois  dans  l'acte  que 
je  signerois:  Sauf  erreur  de  calcul;  que  je  ne  vou- 
lois  point  être  dupée  *,  que  je  donncrois  à  Madame 
ce  qu'il  désireroit  de  moi  de  bonne  volonté ,  et  non 
point  par  force.  Monsieur  résolut,  sur  ma  réponse, 
de  partir  :  sa  maison  et  celle  de  Madame  partirent  ; 
il  ne  me  vouloit  point  voir.  Ce  fut  une  grande  ru- 
meur. Enfin ,  on  le  fit  résoudre  à  demeurer  encore 
un  jour  à  Orléans.  11  ne  voulut  pas  rester  chez  lui  : 
l'après-dîner  il  alla  se  promener  \  pour  moi ,  je  m'en 
allai  chez  Madame ,  où  je  fis  porter  mon  dîner.  Elle 
n'avoit  plus  d'officiers ,  et  étoit  fort  fâchée  de  voir 
tout  ce  désordre  :  comme  elle  n'entend  pas  les  af- 
faires ,  elle  ne  sa  voit  que  dire.  Tout  le  monde  étoit 
fort  étonné  que  madame  de  Guise  voulût  rompre 
une  telle  affaire  par  opiniâtreté.  On  consulta  tous 
les  docteurs  de  droit,  qui  sont  en  grand  nombre  à 
Orléans ,  savoir  :  si  je  pouvois  passer  cet  acte  que 


470  [l655j  MËMOIEËS 

mddame  de  Guise  proposoit ,  saa$  y  mettre  sauf 
erreur  de  calcul j  ils  dirent  tous  que  non.  Tout  le 
Ifnonde  voyoit  que  j'avois  raison ,  et  personne  n  osoit 
]e  dire  9  de  peur  de  blâmer  madame  de  Quise.  Je 
ne  ^ais  si  on  en  parla  à  Monsieur  ^  le  matin  qu  il 
partit,  il  vpuloit  bien  me  voir.  J'allai  dire  adieu  à 
madame  de  Guise  ;  cela  se  passa  assez  froidement. 
J'allai  ch^z  Monsieur  ;  il  n'y  avoit  que  le  cpmte  de 
Béthune  ,  ftj.  de  Beaufort,  Beloy  et  moi.  Je  lui  dis  ; 
#  Monsieur,  tout  ce  que  je  fais ,    c'est  pour  votie 
a  avantage.  Si  j'avois  dessein  de  vous  tromper,  je 
K   ne  vous  aurois  pas   fait   remarquer  Terreur  de 
«  calcul.  Tout  ce  que  j'ai  k  vous  demander,  c'est 
n  d'âtre  persuadé  que  j'agis  de  bonne  foi  ^  que  je 
^  serai  bien  aise  de  faire  du  bien  à  vos  enfans , 
<<  quoique  ypus  ne  m  y  ayez  pas  obligée  ;  cela  sera 
K  d'autant  plus  glorieuic  pour  moi.   »  11  me  dit  : 
«  Vous  savez  bien  que  je  suis  en  un  état  que  je  ne 
((  saurois  rien  faire  pour  vous ,  et  qu'il  ne  me  reste 
a  que  la  bonne  volonté.  >»  Je  lui  répondis  un  peu 
rudement  •    <(  Je  l'avoue  ,  )>   et  lui  dis  :  «  Quand 
i{  vous  eu  avieaç  le  pouvoir ,  vous  n'en  aviez  pas  la 
((  bonne  volonté  ^  c'est  pourquoi  je  ne  vous  en  suis 
^  pas  obligée  présentement,  »  Il  me  dit  :  «  11  faut 
tt  que  vous  vous  ôtiez  de  la  tête  d'aimer  à  plaider , 
u  et  ne  pas  croire  vos  gens  là -dessus.    Us  vous 
c(  font  un  procès  pour  un  banc  d'église.  »  Je  lui  dis  : 
K  Je  n'aime  point  les  procès ,  et  mes  gens  ne  m'en 
a  font  point  faire  mal  à  propos.  Si  les  vôtres  avoient 
<^  eu  autant  soin  de  mes  aiTaires ,  je  n'en  aurois  avec 
m  peJTSonne.  Us  ont  laissé  usurper  mon  bien  de  tous 
a  côtés  ',  de  sorte  que  pour  le  retirer ,  il  faut  bien 


DE   MADEMOISELLE   DG   MONTPEISSIER.    [l655]      4?  < 

«  plaider.  D'ordinaire ,  on  ne  rend  pas  yolontiers 
a  ce  que  Ton  a  pris  ;  après  cela  vos  gens  vous  font 
((  accroire  que  c'est  pour  des  bancs  d'ëglise.  Je  suis 
«  bien  aise  de  vous  dire ,  monsieur  ,  que  la  trans- 
«  action  ne  me  défend  pas  de  poursuivre  l'affaire 
«  de  Ghampigny ,  parce  qu'elle  ne  le  peut ,  et  que 
«  je  m'en  vais  la  faire  pousser  fort  vigoureusement  ; 
«  ne  le  trouvez-vous  pas  bon  ?  »  11  me  dit  qu'oui  ^ 
je  le  lui  fis  dire  deux  fois ,  et  ensuite  je  dis  à  ces 
messieurs  qui  étoient  présens  :  «  Vous  entendez 
«  comme  Monsieur  le  permet  et  y  consent-,  parce 
«  que  si  dans  la  suite  de  l'affaire  il  se  rencontre 
«  quelque  difficulté  qui  lui  put  préjudicier  par  la 
«  faute  de  ses  gens ,  au  moins  cela  ne  tomberoit 
«  pas  sur  moi.  »  Monsieur  me  promit  fort  que  non , 
et  m'embrassa.  Nous  nous  séparâmes  en  assez  bonne 
amitié ,  et  à  pouvoir  croire  que  nos  affaires  ne  l'obli- 
geroient  pas  à  faire  tout  ce  qu'il  a  fait  depuis.  Ma- 
dame me  fit  des  amitiés  non  pareilles. 

Je  partis  pour  Saint-Fargeau  en  même  temps  que  Son 
Altesse  Royale  pour  Blois.  Gomme  il  faisoit  fort  chaud, 
je  m'en  allai  en  quatre  jours  :  le  dernier  il  faisoit  un 
temps  couvert  et  assez  frais  ;  il  n'y  avoit  que  six  à  sept 
lieues  de  La  Bussière,  où  j'avois  couché.  A  moitié  che- 
min je  montai  à  cheval,  et  j'envoyai  mon  carrosse  de- 
vant. Gomme  je  galopois  dans  un  chemin  fort  sec , 
où  il  avoit  passé  des  bestiaux  pendan^  ^'il  étoit 
mouillé ,  cela  l'avoit  rendu  raboteux,  et  cela  fit  bron- 
cher mon  cneval.  J'eus  peur ,  je  révois  :  cela  me  sur- 
prit, et  m'empêcha  de  lui  tenir  la  bride  ^  je  me  jetai 
de  l'autre  côté-,  je  tombai  sur  le  bras  droit,  où  je 
sentis  une  extrême  douleur  :  je  crus  l'avoir  cassé.  On 


47^  [l655]   MÉMOIRES 

me  releva ,  et  on  me  coucha  sur  le  bord  d'un  fosse  ; 
je  pensai  m'évanouir  de  douleur.  Par  bonheur  le  car- 
rosse de  madame  de  Frontenac,  qui  ëtoit  demeuré 
derrière,  passa;  mon  chirurgien  ëtoit  dedans;  il  re- 
garda mon  bras,  et  me  dit  qu'il  n'y  avoit  rien  de  rompu 
ni  de  demis;  que  par  les  grandes  douleurs  que  je 
sentois,  il  falloit  craindre  que  l'os  ne  fût  fêlé;  que 
l'on  n'y  pouvoit  rien  faire  qu'à  Saint-Fargeau.  Je  me 
couchai  dans  le  carrosse  ;  et  quoiqu'il  n'aUât  qu'au 
petit  pas ,  je  ne  laissai  pas  de  sentir  des  douleurs  hor- 
ribles ;  je  craignois  fort  que  l'on  ne  me  fît  des  inci- 
sions, et  d'être  estropiée  :  tous  les  accidens  fâcheuic 
qui  pouvoient  arriver  me  vinrent  dans  l'esprit.  Cela, 
et  le  chagrin  où  j'étois  déjà  depuis  mon  voyage  de 
Blois ,  ne  contribuèrent  pas  peu  à  me  donner  beau- 
coup d'inquiétude.  Dès  que  je  fus  arrivée  à  Saint- 
Fargeaa ,  je  me  mis  au  lit  pour  me  faire  saigner  :  le 
grand  saisissement  que  j'avois  eu  fut  cause  qu'il  ne 
vint  point  de  sang.  Après  m'être  reposée ,  ma  douleur 
se  passa  un  peu  par  les  drogues  que  l'on  mit  sur  mon 
mal  ;  le  bras  et  la  main  s'enflèrent  considérablement  ; 
je  fus  quitte  de  la  douleur  en  deux  fois  vingt-quatre 
heures,  et  deux  jours  sans  m'aider  de  mon  bras.  J'ap- 
pris que  Leurs  Majestés  alknt  se  promener  à  La  Fère , 
où  elles  étoient,  elles  passèrent  sur  un  pont  où  il  n'y 
avoit  point  de  garde-fous  ;  que  les  chevaux  s'étoient 
jetés  daift  l'eau ,  et  que  si  l'on  n'eût  été  bien  diligent 
à  couper  les  rênes.  Leurs  Majestés  auroient  couru 
risque  de  se  noyer.  Cela  arriva  dans  le  même  temps 
et  je  crois  le  même  jour  que  je  me  pensai  casser  le 
bras.  La  maison  royale  étoit  bien  menacée  d'accidens , 
dont,  Dieu  merci ,  elle  se  sauva  heureusement.  J'en* 


DE   MADEMOISELLE    DE   MONTPENSIER.    [r655]      4?^ 

lAyai  en  faire  mes  complimens  à  Leurs  Majestés, 
Le  premier  jour  de  juillet,  il  vint  un  sergent  à 
Saint-Fargeau ,  pour  signifier  à  Prëfontaine  de  ne  rien 
expédier  pour  Dombes  ni  pour  mes  terres  de  Nor- 
mandie ,  que  de  concert  avec  les  gens  de  Son  Altesse 
Royale ,  lequel  envoya  à  tous  les  fermiers  dire  que 
Ton  ne  me  payât  pas  qu'il  n'eût  été  payé.  Je  laissai 
faire  tout  cela  le  plus  paisiblement  du  monde  ^  je 
pressois  toujours  madame  de  Guise  de  me  montrer  ce 
qu'elle  m'avoit  promis  :  elle  temporisoit.  Un  jour  que 
Nau  étoit  allé  voir  M.  de  Cumont ,  pendant  qu'il  étoit 
allé  parler  à  quelque  partie ,  il  trouva  l'extrait  de  ce 
que  ces  messieurs  avoient  arrêté  avec  madame  de 
Guise ,  et  le  copia  en  grande  diligence  :  et  cela  lui 
donna  lieu  de  disputer  avec  elle  plus  fortement  qu'il 
n'avoit  fait.  Monsieur  envoya  à  Paris  à  ces  messieurs, 
pour  savoir  leur  sentiment-,  ils  lui  jnandèrent  tout 
franc  ce  qu'ils  avoient  fait ,  et  qqe  la  transaction  avoit 
été  dressée  sans  leur  participation.  Gela  déconcerta 
toutes  les  mesures ,  et  donna  lieu  à  Goulas  et  à  tous 
les  gens  mal  intentionnés  pour  moi  de  dresser  de  nou- 
velles batteries  :  ce  qui  leur  réussit ,  comme  l'on  verra. 
J'étois  dans  mon  château  de  Saint-Fargeau,  où, 
après  avoir  donné  ordre  à  mes  affaires  (  ce  que  je  fai- 
sois  deux  fois  la  semaine  ),  je  ne  songeois  qu'à  me  di-^ 
vertir.  Madame  la  comtesse  de  Maure  et  mademoi- 
selle de  Vandy  me  vinrent  voir  comme  elles  revenoient 
de  Bourbon  j  ce  me  fut  une  visite  très-agréable  :  elles 
étoient  des  personnes  d'esprit  et  de  mérite ,  et  que 
j'estime  fort.  Mesdames  de  Monglat,  Lavardin  et  de 
Sévigné  y  vinrent  exprès  de  Paris:  la  première  y  étoit 
déjà  venue  deux  fois  ^  madame  de  Sully  y  vint  pen- 


474  [l655]  MÉMOIRES 

dant  qu'elles  y  étoient,  et  M.  et  madame  de  Bëthunf, 
qui  s'en  alloient  aux  eaux  de  l^ougues:  tout  cela  fai- 
soit  une  cour  fort  agréable.  Monsieur  de  Matha  y  étoit 
aussi  :  il  commencoit  d'être  amoureux  de  madame  de 
Frontenac-,  son  mari,  Saujon  et  d'autres  s'y  trouvè- 
rent. Nous  allions  nous  promener  dans  les  plus  jolies 
maisons  des  environs  de  Saint  -  Fargeau ,  où  l'on  me 
donnoit  de  fort  belles  coUalions  *,  j'en  donnois  aussi 
dans  de  beaux  endroits  des  bois  avec  mes  violons  : 
on  tâchoit  de  se  divertir.  Le  comte  de  Béthune  me  té- 
moigna que  Monsieur  étoit  fort  étonné  de  tout  ce  qu'il 
voyoit ,  et  qu'il  avoit  grande  passion  de  finir  son  affaire 
avec  moi  ;  qu'il  lui  avoit  dit  :  «  Il  y  a  des  gens  qui 
«  m'ont  conseillé  d'user  de  violence  avec  ma  fille ,  de 
«  lamettre  dans  le  château  d'Amboise ,  et  que  là  je  lui 
a  ferois  faire  tout  ce  que  je  voudrois,  et  à  ma  mode  ; 
«  pour  moi ,  qui  n'ai  pas  l'esprit  violent,  je  n'en  veux 
«  pas  user  ainsi.  »  Le  comte  de  Béthune  me  dit  qu'il 
l'avoit  fort  loué  de  n'avoir  pas  écouté  de  si  mauvais 
conseils  -,  et  dans  la  crainte  qu'il  eut  que  l'on  ne  lui 
en  donnât  de  pareils  pendant  qu'il  seroit  aux  eaux, 
il  lui  dit  :  «  Puisque  Votre  Altesse  Royale  me  fait  pa- 
«  roître  tant  de  désir  de  sortir  d'affaire  avec  Made- 
«  moiselle  à  l'amiable,  je  m'en  vais  la  trouver,  et  je 
«  suis  assuré  que  je  la  trouverai|dans  la  même  dispo- 
a  sition ,  et  que  je  rapporterai  à  Votre  Altesse  Royale 
<(  toute  sorte  de  satisfaction.  Je  la  supplie  aussi  que 
«  pendant  mon  absence  il  ne  se  passe  rien,  et  que 
«  Votre  Altesse  Royale  [ne  se  laisse  aller  à  aucuns 
«  mauvais  conseils  qu'on  lui  pourroit  donner.  »  Son 
Altesse  Royale  donna  sa  parole  au  comte  de  Béthune 
que  même  il  ne  m'écriroit  qu'après  son  retour.  Le 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPEMSIER.    [l655]      4?^ 

comte  de  Bëthune  lui  écrivit  de  Saint-Fargeau,  et  lui 
manda  :  a  J'ai  parlé  à  Mademoiselle  de  ce  que  Votre 
c(  Altesse  Royale  mavoit  ordonné  ;  je  l'ai  trouvée  dans 
«  toutes  les  dispositions  possibles  de  lui  plaire  en  tout, 
u  et  de  tâcher  d'avoir  ses  bonnes  grâces ,  et  en  dessein 
u  de  favoriser  mesdemoiselles  ses  sœurs;  et  comme 
a  le  détail  de  tout  ce  qu  elle  m'a  dit  sur  les  affaires 
«  que  vous  avez  ensemble  se  peut  mieux  dire  qu'é- 
«  crire,  j'en  rendrai  compte  à  Votre  Altesse  Royale. 
<(  Je  la  puis  encore  assurer  qu'elle  aura  toute  satisfac* 
u  tion  de  Mademoiselle.  Jusqu'à  ce  que  j'aie  l'honneur 
u  de  voir  Votre  Altesse  Royale  Je  la  supplie  très-hum- 
<(  blement  de  se  souvenir  de  la  parole  qu'elle  m'a  don- 
ce  née  de  ne  se  point  laisser  prévenir  par  des  gens  qui 
<(  ne  veulent  que  la  discorde  dans  sa  famille ,  et  qui 
<(  sont  fort  mal  intentionnés  pour  l'un  et  pour  Tautre.  » 
Comme  le  comte  de  Béthune  eut  écrit  cette  lettre , 
j'eus  l'esprit  en  repos,  après  les  paroles  que  Son  Al- 
tesse Royale  lui  avoit  données ,  et  celles  que  le  comte 
de  Béthune  lui  donnoit  de  ma  part.  Pendant  qu'il  étoit 
à  Saint-Fargeau,  je  reçus  des  nouvelles  de  Paris  que 
j'avois  gagné  mon  procès  contre  M.  de  Richelieu.  U 
étoit  dit  que  je  rentrerois  dans  la  terre  de  Champi- 
gny;  que  je  lui  rendrois  Bois-le-Vicomte  et  La  Verna- 
lière  \  que  M.  de  Richelieu  me  paieroit  les  démolitions 
de  ma  maison ,  et  qu'il  auroit  son  recours  contre  Mon- 
3ieur ,  qui  s'étoit  engagé  à  la  garantie  en  son  propre 
et  privé  nom;  que  dans  quinze  jours  le  duc  de  Ri- 
chelieu opteroit  s'il  feroit  rebâtir  ma  maison,  ou  s'il 
me  donneroit  de  l'argent  pour  cela;  que  le  rapporteur, 
qui  étoit  M.  de  La  Madelaine ,  iroit  sur  les  lieux ,  et 
prendroit  des  experts  pour  estimer  les  bâtimens  et 


476  [l655]   MÉMOIRES 

les  lieux  dégrades^  qu  il  iroit  aussi  au  Bois-le-Vicomte 
pour  les  réparations  qui  y  ëloient  à  faire ,  et  qui  me 
regardoient^  que  je  ne  rëpondrois  point  de  celles 
dont  la  cause  venoit  des  mauvais  fondemens  et  de  la 
mauvaise  situation  du  lieu.  Cet  arrêt  me  donna  une 
joie  infinie-,  le  recours  de  M.  de  Richelieu  contre 
Monsieur  me  déplut  fort  :  je  jugeois  bien  que  ce  se- 
roit  une  semence  de  division  nouvelle.  Pour  Chau- 
nant,  qui  étoit  un  fief  que  madame  de  Guise  avoit 
vendu  au  cardinal  de  Richelieu  pendant  la  minorité 
de  ma  mère ,  et  pendant  qu  on  parloit  de  son  mariage 
avec  Monsieur  (il  auroit  été  bien  difficile  dans  cette 
conjoncture  de  ne  le  pas  donner),  comme  il  fut  in- 
corporé au  duché  de  Richelieu ,  qui  est  tout  de  pièces 
et  de  morceaux,  et  qu'il  y  a  uncôté  de  la  basse-cour  bâti 
dans  ce  fief,  M.  de  Richelieu  me  le  devoit  aussi  payer, 
eu  égard  à  la  commodité  qu'il  apporteroit  au  duché  et 
à  l'incommodité  que  j'en  recevrois,  laquelle,  à  dire 
le  vrai ,  n'est  pas  grande  :  Chaunant  étoit  à  une  lieue 
de  Champigny, 

On  apprit  en  ce  temps-là  ce  que  l'on  n  avoit  point 
su ,  que  Goulas  avoit  excédé  son  pouvoir ,  et  avoit  fait 
Monsieur  garant  en  son  propre  et  privé  nom  :  c'est  ce 
qui  fit  que  les  juges  donnèrent  à  M.  de  Richelieu  la 
garantie  contre  Son  Altesse  Royale.  On  dit  en  ce 
temps-là  que  son  affaire  avoit  été  mal  défendue,  et  que 
M.  de  Choisy  ne  l'avoit  point  sollicitée  pour  faire  dé- 
plaisir à  Goulas  :  la  vérité  est  que  Goulas  ne  s'étoit 
point  vanté  de  ce  qu'il  avoit  fait ,  et  que  s'il  l'eût  dit , 
on  y  auroit  pu  remédier  :  il  tenoit  cela  caché.  La  rage 
qu'il  eut  de  cette  affaire  fit  que  pour  CQUvrir  sa  faute 
il  la  jeta  sur  Préfontaine  et  sur  Nau,  et  dit  à  Monsieur 


DE    MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655J      4?? 

que  c'étoient  eux  qui  avoient  embarqué  l'affaire ,  et 
qui  étoient  cause  que  je  Pavois  remuée.  Monsieur 
étoit  prévenu  faussement  que  c'étoient  eux  qui  me 
mettoient  dans  la  tête  le  compte  de  tutële  ;  madame 
de  Guise  se  joignit  à  Goulas,  et  ils  lui  firent  prendre 
la  résolution  de  les  ôter  de  mon  service. 

Le  9  de  septembre  l'on  me  vint  éveiller  pour  me 
dire  que  de  Saint-Frique  étoit  arrivé  de  la  part  de  Son 
Altesse  Royale.  Je  le  fis  entrer;  il  me  donna  une  lettre 
qui  étoit  assez  aigre  pour  moi,  par  laquelle  Son  Altesse 
Royale  me  commandoit  d'ôter  Nau  de  mon  service , 
et  de  lui  obéir.  Dans  l'instant  je  me  levai  et  je  m'en 
allai  dans  la  chambre  de  madame  de  Frontenac ,  où 
étoient  son  mari  et  la  comtesse  de  Fiesque  ;  j'envoyai 
chercher  Préfontaine  -,  je  leur  lus  la  lettre ,  et  je  pieu- 
rois.  Je  leur  dis  :  «  Elle  est  bien  différente  de  celle 
a  qu'il  ïn'écrivit  à  Orléans  ;  il  avoit  besoin  de  moi 
«  en  ce  temps-là,  et  à  cette  heure  je  lui  suis  très- 
ci  inutile.  »  Je  fus  fort  touchée  de  ce  mauvais  traite- 
ment, et  assurément  il  est  inouï  qu'à  une  personne 
qui  a  vingt-cinq  ans  passés  (0  on  lui  chasse  ses  do- 
mestiques ,  et  qu'il  ne  lui  soit  pas  permis  de  se  servir 
de  qui  il  lui  plaît.  Nau  est  un  homme  qui  ne  sait  ce 
que  c'est  que  le  monde  ni  la  cour  :  il  n'a  jamais  fré- 
quenté que  le  palais^  aussi  je  ne  l'avois  pas  pris  pour 
un  homme  d'intrigue  :  c'étoit  seulement  pour  dé- 
brouiller les  procès  qu'il  avoit  plu  aux  gens  de  Mon* 
sieur  de  me  laisser.  On  l'accusoit  le  plus  faussement 
du  monde  de  m'avoir  portée  à  pousser  mes  affaires 
contre  Son  Altesse  Royale  et  M.  de  Richelieu ,  ainsi 

(i)  Qui  a  vingt'cinq  ans  passés  :  Mademoiselle  avoit  alors  vingt-huit 
ans. 


478  [l655]  MÉMOIRES 

que  je  Tai  déjà  dit  :  TafTaire  fut  commencée  par  For-» 
dre  de  Monsieur,  et  toutes  les  semaines Nau  me  man- 
doit  ce  qui  avoit  été  résolu  sur  cela  en  mon  conseil  ; 
je  lui  écrivois  moi-même  ce  que  je  voulois  que  Ton 
fît,  et  il  arrivoit  souvent  que  ce  que  je  lui  mandois 
étoit  tout  opposé  à  son  avis.  Je  lui  disois  dans  mes 
lettres  :  «  Vous  êtejS  plus  habile  que  moi;  cependant 
«  ce  sont  mes  affaires,  c'est  mon  bien-,  je  veux  que  Ton 
K  agisse  à  ma  mode.  )»  Il  me  semble  après  cela  qu'il 
est  bien  injuste  de  se  prendre  à  meê  domestiques  de 
ce  qu'ils  font  pour  le  service  de  leurs  maîtres ,  quand 
les  maîtres  font  tout  eux-mêmes ,  et  que  Ton  ne  suit 
que  leurs  ordres  :  c'est  pourquoi  le  mauvais  traite- 
ment qu'il  recevoit  à  cause  de  moi,  je  le  pris  comme 
fait  à  moi-même. 

Je  voulus  faire  réponse  à  Son  Altesse  Royale ,  et 
Saint-Frique  me  dit  :  «  J'ai  ordre  de  ne  point  recevoir 
«  de  réponse  sans  que  je  ne  l'aie  vue,  parce  que 
a  Monsieur  n'en  veut  point,  si  vous  ne  lui  mandez  pas 
«  que  vous  lui  obéirez  sans  y  rien  ajouter.  »  Je  hri 
voulus  envoyer  une  lettre  pour  Madame  -,  il  crut  qu'il 
y  en  avoit  une  pour  Monsieur:  il  la  refusa.  J'envoyai 
àBlois  un  gentilhomme  nommé  L'Epinay*,  Monsieur 
ne  le  voulut  pas  voir.  Je  dis  ce  jour-là  à  Préfontaine  : 
«  Je  crains  fort  que  cela  ne  vienne  jusqu'à  vous  pour 
«  me  réduire  dans  la  dernière  nécessité  5  SoK  Altesse 
«  Royale  et  ses  gens  voudront  que  je  n'aie  plus  per- 
n  sonne  à  me  servir  dans  mes  affaires.  »  Préfontaine,  qui 
est  sage  et  qui  me  voyoit  sensiblement  toucftée  dte  la 
perte  de  Nau ,  voulut  me  détourner  de  Tappréhension 
où  j'étois  pour  lui-,  il  voyoit  bien  que  j'en  serois  fort 
fâchée;  il  me  disoit  :  u  Mademoiselle,  ne  voyez-vous 


DE   MADEMOISELLE  DIÇ   MONTPEIfSIEK.    [l655J      479 

«  pas  que  Monsieur  me  fait  Thonneur  de  me  parler 
<(  lorsque  vous  allez  à  Blois;  comme  il  me  traite  bien? 
«  Il  s'est  toujours  plaiut  de  M.  Nau  :  il  lui  faut  obéir; 
((  dans  peu  les  affaires  changeront,  vous  serez  bien 
tt  avec  lui  et  vous  obtiendrez  son  retour.  »  Je  lui  disois  : 
*i  Je  sais  bien  qu  il  ne  se  plaiut  point  de  vous;  il  dira 
<t  cependant  que  vous  êtes  ami  de  Nau ,  et  que  c'est 
«  vous  qui  l'avez  mis  à  mon  service;  que  vous  avez 
«  toujours  agi  de  concert  ensemble;  que  vous  êtes 
<t  persuadé  qu'il  est  habile ,  et  que  par  cette  raison  l'on 
<(  prendra  toujours  ses  conseils  tant  que  vous  serez  à 
((  moi.  Ne  savez-vous  pas  comme  on  en  use  quand  on 
tt  veut  faire  des  querelles  d'Allemand  aux  gens  ?  Je  con- 
«  nois  Monsieur  :  il  est  pour  moi  d'une  manière  qu'il 
«  n'y  a  mauvais  traitement  que  je  n'en  doive  attendre.  » 
Je  fus  depuis  le  jeudi  jusqu'au  dimanche  à  pleurer. 

Lorsque  les  lettres  de  Paris  arrivèrent,  j'ouvris  un 
paquet  de  M.  Le  Roi,  frère  de  Préfontaine,  à  qui  il 
cnvoyoit  une  lettre  qu'il  avoit  reçue  de  Monsieur. 
Avant  que  de  l'ouvrir,  je  lui  dis  :  «  Voici  votre  congé.» 
Nous  fumes  quelque  temps  lui  et  moi  sans  la  pouvoir 
lire  ;  enfin  je  la  lus,  et  je  vis  que  Son  Altesse  Royale 
mandoit  à  M.  Le  Roi  que  la  considération  qu'il  avoit 
pour  lui  et  pour  son  frère  faisoit  qu'il  ne  vouloit  pas 
le  traiter  de  même  manière  que  Nau  ;  qu'il  le  prioit 
de  faire  que  son  frère  se  retirât  de  mon  service  :  il  y 
avoit  ensuite  des  discours  obligeans  pour  M.  Le  Roi,  et 
rien  de  rude  et  de  désobligeant  pour  Préfontaine.  Je 
redoublai  mes  pleurs  ;  j'avois  double  sujet  d'en  verser, 
et  cela  avec  une  telle  véhémence  que  les  comtesses  de 
Fiesque  et  de  Frontenac  vinrent  dans  mon  cabinet  : 
elles  savoient  bien  ce  que  c'v5toit ,  et  n'en  faisoient  pas 


48o  [l655]    MÉM0IRB6 

semblant;  elles  se  mirent  à  pleurer  avec  moi.  Je  dis  à 
Préfontaine  :  «  C'en  est  trop;  il  ne  faut  point  que  vous 
a  me  quittiez,  ni  Nau  non  plus;  voilà  le  procédé  le 
<(  plus  étrange  du  monde.  »  11  me  vint  en  pensée  d'é- 
crire à  la  Reine,  et  même  à  M.  le  cardinal  Mazarin, 
pour  leur  demander  leur  protection  -,  et  d'envoyer  le 
comte  dTscars  à  la  cour  et  de  Frontenac  à  Blois,  et 
mander  que  dans  la  crainte  que  Ton  ne  continuât  à 
porter  Monsieur  à  en  user  aussi  violemment  jusqu'à  ma 
personne ,  j'allois  me  mettre  au  Val-de-Grâce  jusqu'à 
ce  que  mes  affaires  avec  lui  fussent  finies,  puisqu'elles 
étoientla  cause  de  ma  persécution.  Ces  dames  trou- 
vèrent mon  dessein  fort  bon,  et  dirent  que  je  ne  pou- 
vois  mieux  faire.  Préfontaine  ne  fut  point  de  cet  avis, 
et  dit  que  les  personnes  de  mon  âge  et  de  ma  qualité 
ne  dévoient  point  en  user  comme  tous  les  particuliers  ; 
que  de  se  mettre  dans  un  couvent,  cela  tire  à  de 
grandes  conséquences;  que  si  j'y  étois  une  fois,  on 
seroit  peut-être  bien  aise  de  m'y  laisser  lorsque  j'en 
voudrois  sortir;  que  cela  fâcheroit  davantage  Monsieur; 
qu'il  n'y  avoit  point  de  parti  à  prendre  pour  moi  que 
celui  de  l'obéissance  en  tout,  et  de  tâcher  d'obtenir  par 
làdeSonAltesse  Royale  l'honneurde  ses  bonnes  grâces. 
Je  trouvai  qu'il  avoit  raison,  et  je  fus  de  son  avis. 

Je  dépéchai  à  l'instant  au  comte  de  Béthune ,  et  lui 
mandois  ce  qui  étoit  arrivé ,  pour  le  prier  de  me  venir 
trouver  :  ce  qu'il  fit  deux  jours  après.  11  fut  fort  étonné 
de  ce  que  Monsieur  avoit  fait,  après  les  paroles  qu'il 
lui  avoit  données;  il  me  parut  être  fort  scandalisé  de 
ce  qu'on  lui  avoit  manqué  de  parole.  Préfontaine  de- 
meura dix  jours  à  Saint-Fargeau  après  avoir  reçu  son 
ordre,  parce  qu'il  en  avoit  beaucoup  à  donner  pour 


D£  MADEMOISELLE   DE  MONTPEMSIER.    [l655j      4^1 

moi ,  et  pour  laisser  tous  mes  papiers  en  état  que  je 
m'en  pusse  servir.  Puis  il  s'en  alla  à  Tabbaye  de  Gram- 
mont  en  Limousin,  chez  Tabbé,  qui  ëtoit  de  ses  amis. 

11  cherchoit  le  dësert  le  plus  éloigné  qu'il  put,  pour 
montrer  qu  il  ne  se  vouloit  point  mêler  des  affaires 
du  monde.  On  peut  croire  avec  quel  déplaisir  il  me 
quitta,  et  celui  que  je  ressentis  de  le  voir  partir  : 
tout  ce  qui  étoit  à  Saint-Fargeau  en  fut  fort  fâché , 
hors  les  comtesses  de  Fiesque  et  de  Frontenac ,  et 
quelques-uns  de  mes  gens  qui  étoient  de  leur  cabale. 
Le  comte  de  Béthune  demeura  encore  huit  jours  à 
Saint-Fargeau,  et  sa  femme  aussi,  pendant  lesquels 
je  fus  malade-,  j'eus  une  fluxion  horrible  à  la  gorge, 
avec  la  fièvre.  Il  eût  été  assez  difficile  que  je  n'eusse 
pas  eu  quelque  mal: je  m'étois  fâchée,  etc'étoitla 
saison  de  l'automne,  où  j'avois  toujours  mal  à  la  gorge 
depuis  quelques  années. 

Quand  le  comte  de  Béthune  fut  parti,  je  ne  parloir 
plus  qu'au  comte  d'Escars  :  j'étois  persuadée ,  et  avec 
raison ,  que  les  dames  qui  étoient  avec  moi  n'étoient 
pas  fâchées  de  tout  ce  qui  m'étoit  arrivé  ;  ainsi  je 
n'avois  pas  grand  commerce  avec  elles. 

Depuis  la  fin  de  septembre  jusqu'à  Noël  que  d'Escars 
s'en  alla  à  Paris,  je  fus  sans  parler  qu'à  lui,  à  moins 
qu'il  ne  vînt  du  monde  de  dehors.  Le  matin  dès  quç 
j'étois  éveillée,  et  pendant  que  je  m'habillois,  on  lisoit 
jusqu'à  la  messe  ^  après  dîner  je  travaillois  à  mon 
ouvrage  :  on  lisoit  encore  jusqu'à  ce  qu'on  ne  vît  plus 
goutte  ;  j'allois  me  promener  aux  flambeaux  dans  la 
galerie,  puis  je  venois  travailler  jusqu'à  souper,  après 
lequel  je  me  promenois  encore  avec  le  comte  d'Escars. 
Je  parlois  au  commis  de  Préfontaine,  que  j'avois 
T.  4i'  ^^ 


I 

ifilk  [l655]  MÉMOIRES 

Toulû  qu'il  me  laissât ,  pont  compter  toutes  les  se-* 
maines  avec  mes  ouvriers,  et  pour  écrire  dans  mes 
terres  et  expédier  ce  qu'il  falloit;  de  sorte  que  tous 
les  jours  il  me  rendoit  compte  de  ce  qu'il  faisoit. 
Comme  on  ëcrivoit  à  Paris  deux  fois  la  semaine ,  ces 
jours-là  je  ne  travaillois  point  :  j'allois  m'enfermer 
pour  écrire.  Nous  avons  souvent  remarqué,  d'Escars 
et  moi ,  que  pendant  que  je  dînois  ou  soupois ,  j'avois 
quelquefois  envie  de  pleurer  -,  les  larmes  me  venoient 
aux  yeux  :  les  comtesses  me  regardoient  et  me  rioient 
au  nez.  Comme  M.  le  comte  de  Béthune  fut  arrivé 
chez  lui ,  Son  Altesse  Royale  l^i  manda  d  aller  à  Elois; 
il  y  alla ,  et  le  trouva  fort  emporté  contre  moi  :  il  étoit 
en  colère  dès  qu'on  lui  nommoit  mon  nom,  et  revenoit 
toujours  à  dire  :  «  Elle  n'aime  point  ses  sœurs  ^  elle 
«  dit  que  ce  sont  des  gueuses  \  qu'après  ma  mort  elle 
«  leur  verra  demander  l'aumône  sans  leur  en  donner.  » 
H  ajoutoit  encore  d  autres  discours  que  la  colère  lui 
faisoit  dire,  qui  ne  signifioient  rien,  qui  faisoient 
cependant  connoître  son  principe.  Il  se  plaignoit  aussi 
d'une  particularité  qu'il  prétendôit  que  j'avois  dite , 
et  que  je  trouvois  fort  plaisante  :  que  Madame  n'avoit 
eu  en  mariage  que  des  piques  et  des  mousquets  pour 
armer  deux  régimens  ^  ensuite  il  disoit  :  «  Cela  est 
«  vrai,  et  elle  n'a  pas  bonne  grâce  de  le  dire  et  de  se 
«  moquer,  parce  qu'en  ce  temps-là  je  faisois  la  guerre, 
«i  et  cela  m'étoit  fort  considérable  alors.  » 

M.  le  comte  de  Béthune  m'envoya  une  grande  re- 
lation de  tout  ce  qu'il  avoit  dit.  Les  discours  d'un 
homme  en  colère  ne  sont  pas ,  pour  Tordinaire,  fort 
agréables  à  redire.  Ils  étoient  si  peu  avantageux  pour 
lui  et  pour  moi ,  qu'il  vaut  mieux  les  passer  sous 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655}      4^3 

silence.  11  témoigna  au  comte  de  Béthune  trouver 
mauvais  que  le  commis  de  Préfontaine  fût  demeuré 
près  de  moi.  Dès  que  je  le  sus  je  le  renvoyai ,  et 
demeurai  sans  qui  que  ce  soit  qui  me  pût  servir  en 
manière  de  secrétaire.  Je  recevois  toutes  les  lettres 
des  officiers  de  mes  terres  et  de  mes  fermiers ,  et 
j'y  faisois  réponse  ;  je  faisois  faire  les  expéditions^ 
par  le  premier  qui  se  trou  voit  ;  je  les  dressois ,  et  on 
les  copioit  •,.  j'écrivois  à  Paris  à  mes  avocats  pour 
toutes  mes  affaires.  Il  n'a  pas  tenu  aux  gens  de  Son 
Altesse  Royale  que  je  n'aie  été  bien  habile  ^  ils  m'ont 
mise  en  état  de  la  devenir.  Je  connus  bien  en  ce 
temps-là  que  Préfontaine  avoit  eu  raison  de  vouloir 
que  je  susse  «les  affaires ,  et  de  me  persécuter  de 
les  voir  lorsque  je  n'en  avois  point  d'envie  :  parce 
que ,  si  je  les  eusse  ignorées ,  elles  auroient  bien 
plus  dépéri  qu'elles  n'ont  fait.  On  est  bien  heureux, 
de  quelque  qualité  que  Ton  soit ,  d'avoir  des  servi- 
teurs fidèles  -,  outre  qu'ils  sont  utiles  dans  le  temps 
que  l'on  les  a ,  on  s'aperçoit  toujours  qu'on  les  a 
eus.  Qui  m'auroit  dit,  du  temps  que  j'étois  à  la  cour, 
que  je  saurois  combien  vaut  la  brique ,  la  chaux  et  le 
sable ,  le  plâtre ,  les  voitures ,  les  journées  d'ouvriers , 
et  tout  le  détail  d'un  bâtiment,  et  que  tous  les  samedis 
j'arréterois  leur  compte  ;  cela  m'auroit  bien  surpris. 
Néanmoins  j'ai  fait  ce  métier-là  un  an  et  plus,  parce  que 
je  n' avois  personne  à  qui  je  m'en  voulusse  confier. 

Lorsque  Préfontaine  vint  à  mon  service,  ce  fut  la 
première  année  que  Monsieur  me  donna  la  jouissance 
de  mon  bien.  Je  fus  si  aise  de  l'avoir,  que  je  dé- 
pensois  au-delà  de  plus  de  trois  cent  mille  livres  de 

mon  revenu.    Je  ne  diminuai  point  pour  cela  ma 

3i. 


484  [l655]   MÉMOIRES 

dépense  ordinaire  les  années  suivantes,  ni  même 
pendant  mon  exil  :  je  l'augmentai  ^  j'avois  des  chiens 
et  des  chevaux  plus  qu'à  l'ordinaire-,  il  venoit  beau- 
coup de  compagnies  me  voir ,  je  bâtissois ,  et  cepen- 
dant pour  tout  cela  mon  trésorier  n'étoit  point  ou 
peu  en  avance,  lorsque  Préfontaine  a  quitté  mon 
service.  On  peut  attribuer  cela  à  sa  bonne  conduite. 
M.  d'Erbigny  ,  conseiller  au  parlement ,  n'a  été  que 
deux  ans  mon  intendant,  et  agissoit  pea^  pour  Nau, 
il  n'agissoit  que  par  les  ordres  de  Préfontaine  ,  et 
pour  ces  sortes  d'affaires  domestiques  il  s'en  méloit 
peu  :  il  entendoit  mieux  celles  du  palais ,  dont  Pré- 
fontaine ne  se  mêloit  guère  ^  il  .n'en  avoit  pas  de 
connoissance ,  et  n'étoit  pas  d'humeur  d'agir  dans 
des  affaires  dont  il  ne  se  croyoit  pas  tout-à-fait  ca- 
pable. Voilà  donc  où  Préfontaine  et  Nau  laissèrent 
mes  affaires  quand  ils  s'en  allèrent.  J'étois  prête  de 
conclure  avec  M.  le  duc  de  Mantoue  l'acquisition  du 
duché  de  Nevers  -,  je  lui  en  offris  huit  cent  mille  écus, 
et  je  pense  que  je  l'aurois  eu  pour  ce  prix.  Madame 
de  Guise  me  pressoit  d'acheter  le  comté  d'Eu ,  que 
j'aurois  aussi  acheté  la  même  somme  :  il  faut  être  en 
bon  état  pour  faire  de  telles  acquisitions.  Voici  de 
quoi  je  les  prétendois  payer  :  premièrement  de  beau- 
coup de  bois  que  j'ai  -,  de  l'argent  de  l'affaire  de 
Champigny  que  M.  de  Richelieu  me  devoit  donner  : 
et  comme  madame  de  Guise  avoit  soixante-dix  ans , 
je  regardois  sa  succession  comme  un  bien  assuré  dans 
peu  d'années  ;  et  quand  on  se  veut  régler,  le  revenu 
de  deux  grandes  terres  paie  tous  les  ans  de  grands 
intérêts,  et  en  rachette  :  ainsi  je  trouvois  que  cela 
se  pouvoit  faire  sans  m'incommoder. 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      4^5 

Le  départ  de  mes  gens  renversa  tous  mes  des- 
seins ,  et  me  réduisit  à  conserver  ce  qui  me  restoit  le 
mieui  qu'il  me  fut  possible  et  avec  beaucoup  de 
peine ,  sans  songer  à  en  acquérir  davantage.  On  si- 
gnifia l'arrêt  de  Champigny  à  madame  d'Aiguillon 
aussitôt  après  qu'il  fut  donné-,  et  ce  fut  deux  ou  trois 
jours  après  que  Monsieur  eut  donné  ordre  à  Nau  de 
se  retirer  de  mon  service.  Son  Altesse  Royale  envoya 
à  Paris  lui  en  faire  le  commandement  avec  beaucoup 
de  rudesse.  Madame  d'Aiguillon  répondit  au  sergent: 
«  Les  gens*de  Mademoiselle  songent  encore  à  cette 
((  affaire  ,  comme  si  on  ne  les  avoit  pas  fait  chasser 
«  pour  cela.  »  Ce  qui  me  parut  bien  imprudent  à 
elle ,  et  un  grand  manque  de  respect  envers  une 
personne  comme  moi.  J'appris  aussi  qu'elle  avoit  dit 
à  quelques  personnes  de  ses  amis ,  qui  lui  avoient 
été  faire  des  complimens  sur  la  perte  de  son  procès  : 
((  Je  ne  m'en  mets  pas  en  peine  :  les  gens  de  Ma- 
<(  demoiselle  qui  ont  agi  dans  cette  affaire  en  pâ- 
<(  tiront  ;  et  comme  elle  jie  les  aura  plus ,  elle  sera 
<(  bien  embarrassée  dans  la  suite.  J'ai  assez  d'amis 
«  auprès  de  Son  Altesse  Royale  pour  y  maintenir 
((  mes  intérêts.  Je  pense  que  lui  et  Mademoiselle 
«  ne  se  raccommoderont  jamais  ensemble  ,  que  je 
tt  n'y  trouve  mon  compte.  »  Ce  discours  est  encore 
moins  prudent  que  le  premier ,  et  part  d'un  esprit 
élevé  dans  une  fortune  insolente ,  et  né  dans  une 
grande  bassesse.  J'apprenois  de  tous  ceux  qui  avoient 
vu  Son  Altesse  Royale ,  qu'il  ne  se  plaignoit  de  Pré- 
fontaine que  parce  qu'il  n'avoit  pas  voulu  se  séparer 
des  intérêts  de  Nau  ^  et  Préfontaine  me  dit ,  devant 
que  de  sortir  de  mon  service ,  que  pendant  mon  se- 


486  [l655j   MÉMOIRES 

jour  à  Blois  madame  de  Paisieux  lui  avoit  dit,  de  la 
part  de  Son  Altesse  Royale ,  qu'elle  se  plaignoit  de 
ce  qu'il  ëtoit  des  amis  de  Nau  ,  et  qu'il  le  maintenoit 
auprès  de  moi  ;  que  Son  Altesse  Royale  dësiroit 
qu'il  s'en  séparât ,  parce  qu'il  avoit  de  l'estime  et  de 
l'amitié  pour  lui  -,  que  c'étoit  la  seule  circonstance 
qu'il  trouvoit  à  redire  en  lui.  Préfontaine  lui  répon- 
dit :  a  11  est  vrai  que  c'est  moi  qui  ai  donné  M.  Nau 
«  à  Mademoiselle,  parce  que  j'ai  cru- qu'il  ëtoit  ca- 
«  pable  de  la  bien  servir  ;  et  je  le  crois  encore.  Du 
«  moment  que  je  verrai  le  contraire ,  je  serai  le  pre- 
n  mier  à  dire  à  Mademoiselle  qu'il  faut  qu'elle  le 
tt  chasse.  Je  ne  vois  rien  en  lui  contre  son  devoir  : 
«  je  le  servirai  comme  mon  ami.  Tout  le  défaut 
a  qu'il  a ,  c'est  de  déplaire  à  M.  Goulas  ;  il  est  bien 
((  malheureux  que  cela  lui  ait  attiré  la  haine  de  Son 
«  Altesse  Royale.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  veut  que 
«  je  fasse  sur  son  sujet  ^  pour  moi ,  je  ne  conseillerai 
«  jamais  à  Mademoiselle  de  chasser  un  homme  qui 
«  la  sert  bien ,  pour  faire  ma  cour  auprès  de  Mon- 
a  sieur.  Vous  connoissez  assez  Mademoiselle  pour 
«  ne  prendre  conseil  de  personne  -,  et  si  elle  en  de- 
«  mande  ,  c'est  pour  avoir  le  plaisir  de  ne  le  pas  sui- 
«  vre  :  et  personne  du  monde  ne  lui  peut  faire  faire 
«  ce  qu'elle  n'a  pas  dans  la  tête.  Je  m'étonne  que 
«  Monsieur ,  qui  la  connoit  telle  qu'elle  est ,  s'en 
«  prenne  à  quelqu'un  de  ce  qu'elle  fait.  »  Je  grondai 
Préfontaine  de  ne  m'avoir  pas  dit  cela  plus  tôt  ;  il  me 
dit  :  «  Cela  n'auroit  servi  qu'à  vous  faire  déchaîner 
«  de  nouveau  contre  Goulas ,  et  tenir  des  discours 
«c  qui  auroient  aigri  Monsieur,  et  qui  n'auroient 
«  servi  de  rien.  J'ai  toujours  cru  qu'à  faire  mon  de- 


DE   MADEMOISELLE   DE   MONTPENSIER.    [l655]      4^7 

«  voir ,  Monsieur  connoîtroit  tôt  ou  tard  que  j'ëtois 
«  un  homme  de  bien  qui  va  son  chemin  .et  ne  se 
«  mêle  de  rien.  »  Cette  plainte  de  Son  Altessç  Royale 
sur  Préfontaine  étoit  assez  extraordinaire  lc  qu'est-ce 
qu'il  pouvoit  faire  contre  Nau,  quand  je  l'aurois 
voulu  garder  à  mon  service  ?  quand  il  m'en  auroit 
dit  du  mal ,  je  ne  l'aurois  pas  cru.  Je  ne  suis  point 
comme  les  autres  personnes  de  ma  condition  auprès 
de  qui  les  mauvais  offices  font  effet  contre  les  gens 
de  bien.  Quand  je  suis  prévenue  de  bonne  opinion 
pour  quelqu'un  par  la  connoissance  que  j'en  ai ,  je 
ne  change  point,  s'il  ne  se  comporte  de  manière  à 
me  donner  occasion  de  le  faire. 

Au  mois  de  février  de  cette  année ,  j'allai  à  Le- 
signy ,  à  six  lieues  de  Paris.  Cette  maison  étoit  à 
vendre,  et  j'avois  envie  d'en  acheter  une  :  j'allai  la 
voir  à  ce  dessein ,  et  je  ne  la  trouvai  pas  à  ma  fan- 
taisie. Il  y  vint  du  monde  de  Paris  me  voir  •,  j'eus 
néanmoins  plus  de  complimens  que  de  visites.  J'a- 
vois fait  tout  le  monde  malade  ^  tous  ceux  qui  n'o- 
soient  me  mander  qu'ils  craignoient  de  se  brouiller 
avec  la  cour  feignirent  d'être  malades ,  ou  qu'il  leur 
étoit  arrivé  quelque  accident.  J'envoyai  faire  un 
compliment  à  Leurs  Majestés ,  et  j'avois  chargé  celui 
que  j'y  avois  envoyé  de  dire,  sans  qu'on  lui  de- 
mandât ,  que  je  m'en  retournois  dans  deux  jours. 
Tout  le  séjour  que  je  fis  à  Lesigny  ne  fut  que  de 
trois  ou  quatre  jours.  J'envoyai  quérir  messieurs 
Guenaut  et  Brayer  ,  médecins  célèbres  de  la  Faculté 
de  Paris ,  pour  les  consulter  sur  mes  maux  de  gorge 
et  de  tête.  Ils  s'étonnèrent,  à  voir  mon  visage,  et 
lorsqu'ils  apprirent  que  je  dormois  et  mangeois  bien, 


488  [l655]   MÉMOIRES 

que  je  pusse  être  malade.  Ils  me  dirent  que  ces 
maux  me  feroient  vivre  cent  ans  ,  et  que  c'ëtoit  tout 
le  mal  .qui  m'en  arriveroit  ;  qu  ik  me  conseilloient 
de  prendre  des  eaux  de  Saint-Mion  cinq  ou  six  jours, 
et  ensuite  de  celles  de  Forges.  Lorsque  je  fus  de  re- 
tour de  ce  malheureux  voyage  de  Blois,  je  me  purgeai 
pour  me  mettre  en  état  de  prendre  des  eaux.  J'en  en- 
voyai quérir  :  je  commençai  par  celles  de  Saint-Mion; 
je  les  trouvai  si  acres  ,  que  je  n'en  bus  qu'un  verre. 

Il  arriva  à  Paris  une  aventure  (0  assez  nouvelle. 
Bartet,  secrétaire  du  cabinet  du  Roi,  qui  étoit  tant 
célèbre  par  ses  voyages  pendant  que  le  cardinal  Ma- 
zarin  étoit  en  Allemagne,  dit  un  jour  dans  les  Tuile- 
ries, comme  on  parloit  de  M.  de  Caudale  et  de  sa 
bonne  mine  :  «  Je  le  voudrois  voir  sans  canons  et  sans 
«  moustaches,  je  crois  qu'il  ne  seroit  pas  mieux  qu'un 
<(  autre.  »  M.  de  Caudale  sut  cela,  et  s'en  tint  offensé  ; 
des  ennemis  de  Bartet  furent  bien  aises  de  le  pousser 
par  M.  de  Caudale  ;  ils  ne  l'osoient  faire  eux-mêmes , 

(])  Une  aventure  :  Cette  aventure  arriva  à  la  fin  du  mois  de  juin  i655. 
Madame  de  Se'vigne  eu  parle  ainsi  h  Bussy  dans  une  lettre  du  19  juillet 
de  la  m^me  année  :  <(  Je  ne  vous  dis  rien  de  Taffaire  de  Bartet.  Je  crois 
(f  qu^on  vous  Tanra  mandée,  et  qu^elle  vous  aura  fort  diverti  :  pour  moi, 
n  je  Tai  trouvée  tout-à-fait  bien  imaginée.  Il  y  a  une  dame  qu'on  accuse 
«  d'avoir  c'të  les  premiers  jours  dcmandçr  si  cV'toit  un  affront  que  cela, 
«  parce  qu'elle  a  voit  ouï  dire  à  l'inte'ressë  que  ce  n'ctoit  qu'nne  baga- 
tt  telle.  On  dit  que  pre'sentement  il  commence  à  sentir  son  mal ,  et  à 
<i  trouver  qu'il  eût  été  mieux  qu'il  n'eût  pas  été  tondu.  »  M.  de  Mon- 
merqué  observe  ,  d'après  les  Mémoires  inédits  de  Conrart ,  que  Bartet 
faisoit  la  cour  à  la  marquise  de  Gourville ,  maîtresse  du  dac  de  Caudale, 
et  que  ce  fut  chez  elle  qu'il  tint  le  propos  qui  lui  attira  un  cbAtiment  s> 
rigoureux.  Quoique  Bartet  eût  beaucoup  de  crédit ,  l'affaire  n'eut  au- 
cune suite,  parce  que  le  duc  de  Caudale  étoit  alors  très  en  faveur  prèç- 
de  Mazarin,  et  dcvoit  même  épouser  une  de  ses  nièces,  mademoiselle 
Martinozzi ,  qui  devint  depuis  princesse  de  Conti. 


DE   MADEMOISELLE   DE  MONTPENSIER.    [l655]      4^9 

prévenus  qu'il  devoit  faire  un  éclat.  Un  jour  dans  la 
rue  Saint-Thomas-du-Louvre  quatre  ou  cinq  hommes 
à  M.  de  Caudale,  sans  masques  et  fort  connoissable^, 
firent  arrêter  le  carrosse  de  Bartet  dans  lequel  il  étoit, 
lui  coupèrent  les  cheveux  d'un  côté ,  une  moustache, 
et  lui  déchirèrent  les  canons  de  sa  culotte,  et  lui  di- 
rent que  c'étoit  pour  lui  apprendre  à  parler  d'une 
personne  de  la  qualité  de  M.  de  Caudale.  Cette  affaire 
fit  beaucoup  de  bruit  :  les  uns  l'approuvoient ,  les 
autres  la  blâmoient  ;  ainsi ,  dans  tout  ce  qui  arrive 
dans  le  monde,  il  y  a  des  partisans  pour  et  contre. 
Bartet  n'étoit  pas  aimé:  on  étoit  bien  aise  qu'il  lui  fût 
arrivé  quelque  insulte  ;  on  s  étolinoit  aussi  que  M.  de 
Caudale  eût  fait  un  tel  éclat  pour  si  peu.  Cela  eut  son 
temps;  il  partit  peu  après  pour  Catalogne  ;  il  passa  par 
Saint-Fargeau  ,  et  me  conta  qu'à  tihaqùe^pas  qu'il  fai- 
soit  il  rencontroit  des  gens  qui  lui  disoicnt:  «  Pre- 
<(  nez  garde  à  vous,  Bartet  vous  attend.  »  On  lui  don- 
na un  pareil  avis  à  Saint-Fargeau  ^  il  envoya  un  gen- 
tilhomme connoîtrc  ce  qui  se  passoit,  qui  lui  rapporta 
qu'on  y  avoit  vu  des  cavaliers  qui  avoient  demandé 
s'il  y  avoit  passé  :  de  sorte  qu'à  son  départ  de  Saint- 
Fargeau  ,  messieurs  de  Matha,  d'Escars,  Saujon,  et 
force  gentilshommes  tant  à  moi  que  du  pays,  fallè- 
rent  accompagner ,  et  ils  ne  rencontrèrent  persoifne. 
Je  reviens  à  mes  affaires  ;  j'en  étois  accablée ,  et  du 
chagrin  qu'elles  me  cauôoient.  Dès  que  je  fus  tout-à- 
fait  brouillée  avec  Son  Altesse  Royale ,.  je  l'écrivis  à 
M.  le  princQ ,  qui  m'en  témoigna  beaucoup  de  déplai- 
sir et  de  ressentiment  contre  les  gens  de  Monsieur 
qui  agissoient  contre  moi ,  et  m'offroit  de  se  porter 
contre  eux  à  toutes  les  extrémités,  sans  nul  égard 


49^  [l655]   MÉMOIRES 

pour  Son  Altesse  Royale,  si  je  jugeois  que  cela  me  fût 
utile;  et  qu  il  n  en  auroit  jamais  pour  personne  où  il 
iroit  de  mes  intérêts,  après  les  ol>ligations  qu'il  m  avoit. 
Je  lui  fis  réponse  que  ce  que  Ton  feroit  à  présent  ne 
me  seroit  point  utile;  que  j'étois  bien  aise  de  con-: 
noître  sa  bonne  volonté  ;  qu'en  Fétat  oùj*étois,  brouil- 
lée avec  la  cour  et  avec  mon  père ,  il  me  sembloit 
que  si  on  me  vouloit  persécuter,  on  prendroit  occa- 
sion sur  le  commerce  que  j'avois  avec  lui  ;  que  je  le 
prioisde  ne  me  plus  écrire;  que  si  je  le  pouvois  ser- 
vir,  je  ne  lui  ferois  pas  cette  prière  ;  qu'il  sa  voit  bien 
•  que  tant  que  j'avois  pu  j'avois  tenu  bon  ;  que  mainte- 
nant il  falloit  se  rendre ,  et  que  si  je  pouvois  avec  hon- 
neur et  sans  faire  des  bassesses  prendre  des  mesures 
avec  le  cardinal  Mazarin,  je  le  ferois  pour  me  tirer  des 
persécutions  de  Son  Altesse  Royale;  que  je  croyois  qu'il 
trouveroit  cela  à  propos ,  et  que  je  le  souhaitois  parce 
que  je  voyois  que  la  nécessité  m'obligeoit  à  le  faire. 

Peu  après,  le  comte  de  Béthune  passa  à  Saint- 
Fargeau ,  comme  il  revenoit  de  Blois  :  il  s'en  alloit  à 
Paris.  Je  lui  dis  :  a  Vous  croyiez  que  l'exil  de  mes 
«  gens  ne  dureroit  que  deux  mois  ;  il  y  en  a  trois  de 
«  passés  sans  qu'il  y  ait  espérance  de  retour.  »  11  me 
répondit  :  «  11  faut  patienter ,  le  temps  amène  tout.  » 
Je  lui  fis  de  grandes  plaintes  de  la  mauvaise  conduite 
de  la  comtesse  de  Fiesque  et  de  madame  de  Fronte- 
nac :  cette  dernière  l'alla  trouver  les  larmes  aux  yeux, 
et  lui  témoigna  le  déplaisir  qu'elle  avoit  que  je  ne  la 
traitasse  plus  comme  à  l'ordinaire.  11  se  laissa  si  bien 
duper  par  ce  qu'elle  lui  dit ,  et  moi  aussi,  qu'il  nous 
raccommoda;  elle  pleura  encore  beaucoup ,  et  me  fit 
paroitre  une  grande  tendresse  pour  ma  personne; 


DE  MADEMOISELLE. DE   MONtPENSIER.    [l655]      49' 

blâma  la  conduite  de  madame  de  Fiesque ,  et  me  dit 
qu'elle  renonçoit  à  tout  commerce  avec  elle,  hors 
celui  à  quoi  la  bienséance  Tobligeoit.  Le  comte  de 
Bëthune  s'en  alla  à  Paris ,  et  m'écrivit  que  M.  le  car^ 
dinal  lui  avoit  parlé  de  moi  avec  des  témoignages 
d'estime ,  et  qu'il  étoit  bien  fâché  de  ne  me  pouvoir 
pas  servir,  de  crainte  que  Son  Altesse  Royale  ne 
voulut  engager  la  cour  à  me  persécuter  sur  le  com- 
merce que  j'avois  avec  M.  le  prince  ;  qu'il  faJloit  que 
je  le  fisse  cesser.  Le  comte  de  Béthune  lui  donna  sa 
parole  qu'il  finiroit ,  et  m'en  écrivit.  Je  lui  fis  réponse 
d'une  manière  à  montrer  -à  M.  le  cardinal  que  je  ne 
désavouois  point  mon  commerce  passé ,  et  je  promet- 
tois  positivement  de  n'en  plus  avoir  à  l'avenir,  et 
même  je  disois  que  je  l'avois  mandé  à  M.  le  prince. 

On  jugea  à  propos  que  Préfontaine  allât  à  Paris. 
Nau ,  pour  témoigner  à  Son  Altesse  Royale  qu'il  n'a- 
voit  aucune  pensée  de  revenir  à  mon  service ,  voulut 
acheter  une  charge  de  conseiller  au  parlement  de 
Metz.  Je  voulois  que  Préfontaine  en  eût  une  de  maître 
des  comptes ,  parce  qu'il  n'avoit  pas  étudié ,  et  qu'il 
n'en  pouvoit  avoir  une  de  conseiller  au  parlement  de 
Paris.  Cette  occasion  se  présentoit  de  leur  faire  du 
bien  :  j'envoyai  à  Préfontaine  un  blanc  signé  pour 
emprunter  de  l'argent  pour  avoir  cette  charge;  mon 
intention  étoit  de  lui  donner  vingt  mille  écus  pour 
cela,  et  dix  mille  à  Nau.  Préfontaine  me  renvoya 
mon  blanc  signé  déchiré ,  et  me  ^supplia  très-humble- 
ment de  n'en  donner  de  ma  vie  de  cette  manière , 
parce  que  l'on  en  pouvoit  abuser  :  aussi  n'en  donne- 
rai-je  jamais.  11  ne  voulut  point  de  mon  argent,  et  me 
manda  qu'il  ne  m'avoit  pas  assez  bien  servie  ni  asses^