CONDUITE
DE M. DE SANTO-DOMINGO,
commandant le vaisseau le Léopard,
Lue par lui-même à F Assemblée nationale,
le 7 octobre 175)0.
1/v
C O N D U I T E
DE M. JDE SANTO-DOMINGO,
Jûiie par lui-même à rassemblée nationale ,
le 7 octobre 1790.
Je me trouve dans une de ces positions rares
où la conduite la plus pure a cependant -be-
soin d'être justifiée. J'arrive à Brest , com-
mandant un vaisseau dont le capitaine, M.
de la Galissonniere , est resté à Saint-Domin-
gue. Ai-je bien fait de le remplacer ? c'est ce
que je soumets à la décision de l'assemblée na-
tionale et du roi.
Embarqué sur le vaisseau depuis dix- huit
mois , je devins second par la retraite d'un
de mes camarades. Le 29 juillet au matin,
M. de la Galissonniere voulant appareiller du
Port-au-Prince , l'équipage s'y refusa, disant
qu'il savoit que les citoyens dévoient y être
égorgés ; qu'ainsi ils vouloient rester pour les
secourir. M. de la Galissonniere leur répondit
qu'il y avoit deux partis dans la ville ; que celui
de l'assemblée générale vouloit l'indépendance.
Dans ce cas-là , répondit l'équipage , eli bien !
restons pour conserver la colonie à la France,
A a
(4)
Le capitaine , voyant qu'il ne pouvoit pas faire
appareiller, descendit à terre avec une partie
de son état-major. Le soir je fus au gouverne-
ment , et sachant que M. delaGalissonniereûe-
voit coucher à terre, je voulus retourner abord:
mais il m'ordonna dç rester. Je lui objectai que
l'ordre du service éxigeoit que j'y fusse , et qu'il
falloit , pour dérogera l'ordonnance , avoir un
ordre par écrit ; ce qu'il me donna. N° 1 .
Dans cette nuit, j'entendis des coups de ca-
non et de fusil : je sus que c'étoit le régiment
du Port-au-Prince qui a voit été saisir le co-
mité , qui tenoit ses séances au-dessus du
corps -de-garde national.
Le 3o juillet matin, M. de la Galissonniere
m'envoya chercher , et me dit que l'équipage
le demandoit , mais qu'il n'y iroit pas ; ainsi
qu'il falloit que je fusse à bord. Je m'y trans-
portai aussitôt , avec la proclamation du gé-
néral , qui accordoit la grâce à l'équipage du
Léopard, s'il rentroit dans son devoir. N° 2.
Cet équipage envoya aussitôt une invita-
tion par écrit à son capitaine de revenir pren-
dre son commandement , le prévenant que ,
dans le cas contraire , il seroit obligé de nom-
mer un capitaine. N° 3.
J'écrivis aussi moi-même à M. de la G a-
(M
lissonniere pour l'engager à revenir. N° 4.
Il me répondit qu'il ne retourneroit pas à
bord , qu'il avoit perdu la confiance de son
équipage , que dès lors il ne pouvoit plus le
commander. N° 5.
En même temps il marquoit à M. Le tendre ,
qu'il croyoit capitaine par le choix de l'équi-
page , que ce seroit rendre un service à la na-
tion , de conduire le vaisseau en France , dont
elle lui tiendroit compte. N° 6.
Alors l'équipage me pria très instamment do
prendre le commandement du vaisseau , et de le
conduire en France, en passant par S.- Marc
pour avoir des nouvelles de l'assemblée gé-
nérale.
L'ordre du service m'appeîloit au comman-
dement, et je l'acceptai (1).
Fort des lettres de M. de la Galissonniere et
de la prière que me faisoit l'équipage , je me
disposai à appareiller. Auparavant je fis mettre
(1) J'étois sûr qu'en refusant , l'équipage m'auroit
gardé à bord , parceque j'étois le second du vaisseau
et chargé du détail : or , puisque l'équipage avoit con-
fiance en moi, et que M. de la Galissonniere mandoit
que c'étoit un service à rendre à la nation que de con-
duire le vaisseau en France , j'ai cru qu'il étoit de mon
devoir d'en prendre le commandement.
(»)
les effets du capitaine et des officiers à bord
d'une goélette : j'allois y mettre aussi ses pa-
piers ; l'équipage s'y opposa.
Je mis à la voile le 3i juillet. Etant par le
travers de Saint-Marc , deux commissaires de
l'assemblée générale vinrent à bord pour nous
apporter les ordres du roi , qui avoient été
interceptés.
En outre on me remit un décret de l'assem-
blée générale. Dans les premiers , le ministre
de la marine marque à M. de Peynier qu'il
pourra être guidé par le vœu de l'assemblée
coloniale, qui aura été convoquée en vertu du
décret de l'assemblée nationale que le roi a
anctionné. N° 7.
Dans le second, cette assemblée m'invite
à aller mouiller à Saint-Marc , parcequ'elle est
menacée d'être détruite par deux armées.
N° 8. D'après cela je fis voile pour Saint-
Marc et y mouillai le même soir.
Quelques jours après, une armée comman-
dée par M. de Vincent vint débarquer aux Go-
naïves , rade voisine de Saint - Marc. Ce chef
écrivit que si, au bout de dix-huit heures , Ras-
semblée ne se séparoit pas , il alloit la dissou-
dre par la force. Alors rassemblée générale,
avare du sang de ses concitoyens , et voulant
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se Justifier de l'inculpation qu'on lui faisoît
de tendre à l'indépendance , arrêta qu'elle
s'embarqueroit pour venir demander justice à
l'assemblée nationale. NQ g.
Je la reçus à mon bord. Par là j'évitois une
guerre civile prête à éclater à Saint-Domin-
gue ; et si je m'étois refusé à l'embarquement
de cette assemblée , elle m'auroit rendu res-
ponsable envers la nation de tous les malheurs
qui en seroient résultés (1).
Ainsi , dans toute ma conduite , je me suis
conformé aux intentions de M. de la Galisson-
niere; j'ai suivi les ordres du roi, servi l'hu-
manité , et ramené un vaisseau à la nation : et
je crois avoir bien mérité de ma patrie.
Nota. Toutes les pièces sont déposées sur
le bureau de l'assemblée nationale.
Signé, de Santo-Domingo,
(i) Car, dès l'instant que toutes les paroisses qui
étoient en marche pour venger le sang de leurs frères ,
qui avoit coulé au Port-au-Prince , ont su que l'as-
semblée générale étoit embarquée pour la France,
chacune de ces paroisses , sur l'invitation même de
l'assemblée , s'est retirée chez elle. J'ai donc empêché
que la colonie fut mise à feu et à sang ; donc j'ai bien
Xait de la ramener en France : de plus , innocente ou
coupable , je ne l'ai pas soustraite à la justice de la na-
tion et du roi.
(8)
P. S. Je sais qu'on me reproche d'être entré à Saint-
Marc sans ordre.
Je réponds, i°. que la lettre de M. de la Galisson-
niere dit de conduire le vaisseau en France , et ne dé"
fend pas d'entrer dans cette rade j
s0. Que si le vaisseau avoit eu de bons cables et
avoit su trouver des vivres , au lieu de ne faire que
passer devant Saint-Marc , il y fut entré. Je n'avois de
"biscuit que pour quarante jours -, les vins , légumes et
salaisons n'étoient pas en même quantité ; il n'y avoit
point de rafraîchissements pour les malades.
L'assemblée générale me fit offrir un cable et des
vivres : dès lors il étoit de mon devoir d'y entrer,
puisque je m'exposois à manquer de vivres et compro-
mettre la santé de l'équipage en faisant voile avec si
peu de vivres. J'aurois trouvé ces secours dans la ville
du Cap ; mais l'équipage craignoit cette rade autant que
celle du Port-au-Prince. Dès lors je ne balançai pas
d'aller mouiller à Saint-Marc.