Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/confrencesetleOObraz
~
CONFÉRENCES ET LETTRES
dj:
P. SAVORGNAN DE BRAZZA
ASNIERES. — IMPRIMERIE I.OCIS B 0 Y E H El I .
§ik
TEXT. -par
NAPOLEON NEY
CONFÉRENCES ET LETTRES
P. SAVORGNAN DE BRAZ
SUR SES
TROIS EXPLORATIONS DANS L'OUEST AFRICAIN
DE 1875 à 1886
OUVRAGE ILLUSTRE
De deux eaux-fortes et de dessins
exécutés d'après nature ou d'après les documents authentiques
ainsi que de cartes
1 â : .
■ i ■■*. ■
■■'"A. <
s»e •'-'
PARIS
MAURICE DREYFOUS: EDJJ
13, RUE DU FAUBOURG-MONT. MARTRE, 13
188*;
Droits di propriété el de traduction réservés
PRÉFACE
Celivre avait d'abord été annoncé sous ce titre:
TROIS EXPLORATIONS DANS L'OUEST AFRICAIN
Ne II ÉES DE i
Par P. SAYORGXAN DE BRAZZA
Ouvra-./ illustré de deux eaux-fortes, de dessins el de croquis
utés d'après nature par Jacques de Brazza. Texte coordonné et mis en œuvre
Par Napoléon Xly
.1/. Pic-re de Brazza ayant craint que le public se mé-
prît à cause du titre sur la nature du présent ouvrage, je
l'ai, d'accord avec M. Dreyfous, modifié afin d'éviter tout
malentendu.
Je me fais l' n r r<i i phi isi r de dire i,-i que notre vaillant ex-
plorateur commencera bientôt dans le Tour du Monde le
récit de chacune de ses expéditions. Son œuvre définitive,
absolument personnelle, formera ultérieurement trois forts
volumes in-octavo nui seront successivement publiés par la
Librairie Hachette.
Il est bien entendu, que ce livre n'engage ni la responsa-
bilité politique nila responsabilité privée de M. de Brazza .
Les textes français et italiens des Conférences et des
Lettres, etc., dans lesquelles Pierre de Brazza, mon ami
depuis dix ans, a raconté ses voyages dans V Ouest-Afri-
cain,ont été depuis longtemps publiés et réimprimés dans
dire es ouvrages. J'ai tiré de ces textes la matière de ce Hère
en me servant des textes mêmes; en en respectant la forme et,
par conséquent, en conservant partout le « Jeu dont s'est
servi l'explorateur dans ses communications au public.
Pour atteindre un résultat meilleur, il m'est arrivèpar-
fois de compléter les Conférences eu y juxtaposant les
détails intéressants empruntés à des communications faites
aux Sociétés de géographie .
Il m'est, de même, arrivé — maistrès rarement — de rem-
plir par de petits raccords les intervalles qui existaient
entre deux citations, lorsque cela était indispensable pour
éviter des redites.
Afin de rendre In lecture plus facile à l'esprit et plus
légère à l'œil, le texte provenant des Conférences a été
! 1 PRÉ F A ( : E
découpêpar moi en chapitres. Tai écrit en tête de chacun
de ces chapitres un sommaire qui le résume.
Voilà à proprement parler, ma seule copie.
La première partie intitulée : Conférence présente un
tableau général d< Vœuvre accomplie do ns chaque explo-
ration.
La deuxième partie contient les lettres adressées par
M. de Brazza à sa famille.
Je crois payer une dette de reconnaissance en remerciant
ici madame I" Comtesse de Brazza, quipour m'aider dans
mon travail a eu V obligeance défaire renie de Rome cette
collection de lettres et de me I" remettre.
Les conférences font connaître l'ensemble de l'explora-
tion, les lettres disent la vie de l'explorateur. Elles ont un
caractère primesautier, fiévreux et intime qui donne au
panorama un peu sévère que forme le récit, une intensité
dévie quile transforme. Les Conférences sont le corps du
tirée; les lettres en sont l'orne.
La correspondance qui a trait au troisième voyage émane
pour la plus grande partie de M. Jacques de Brazza, frère
de l'explorateur, et pour le reste, de M. A. Pecile, natura-
liste attaché à la troisième mission. Elle est traduite des
Bulletins de la Société de Géographie de Rome.
A la fm du volume figure une série de documents em-
pruntés aux Archives publiques et aux notices publiées par
les sociétés savantes. Elle complète les renseignements four-
nis par les premières parties 'I'1 livre.
Mon travail, on le voit, est de bien mince importance.
Mon but ''nique en l'accomplissant a été de montrer au
public que si depuis dix ans il a accordé sa confiance à
M . de Brazza, les résultats acquis prouvent aujourd'hui
qu'il a eu raison de le foire.
Je ne veux pas terminer sans remercier M. Maurice
Dreyfous du soin et de la conscience avec lesquels il a ras-
semblé tous les documents authentiques: gravures, dessins,
eaux-fortes, etc. dont quelques-unes proviennent de M. Jac-
ques de Brazza et qui lu\ ont permis de produire un ouvrage
aussibien illustré, et d'une exécution typographique aussi
claire et aussi parfaite.
Napoléon NEY
CONFERENCES ET LETTRES
DE P. SAVORGNAN DE BRAZZA
SUR SES TROIS EXPLORATIONS DANS L'OUEST AFRICAIN
EXPLORATIONS DE 1875 A 1878
PREMIERE PARTIE
CONFÉRENCE
CHAPITRE PREMIER
En croisière sur les côtes d'Afrique. — A bord de La Vénus. — Projets d'explo-
ration. — Voyage de MM. de Gompiègne et Marche. —Le secret de l'Ogôouê.
— A l'intérieur du continent mystérieux. — Insuccès des expéditions étrangè-
res. — Ma lettre au ministre. — Plan du voyage. — Organisation de l'expé-
dition. — Missions diverses.
En 1842, la France occupait, comme chacun sait, la côte
abandonnée du Gabon, dans le but d'avoir un point de refuge
et de ravitaillement destiné aux navires qu'elle envoyait croi-
ser dans les eaux de l'Afrique occidentale pour empêcher la
traite des nègres.
Dans ce temps, les géographes ignoraient presque encore
2 TROIS EXPLORATIONS
l'existencede l'Ogôoué. Bien que ce fleuve apportàtài'Atrantique
méridional un tribut d'eau véritablement démesuré, il était,
jusque dans ces temps derniers, demeuré inconnu à tous. La
cause en était la multiplicité de ses embouchures dissimulées
et perdues sur un long parcours de marais boisés aux émana-
tions pestilentielles qui s'étendent delà baie de Nazareth jus-
qu'au cap Sainte-Catherine. De fait, les cartes suffisamment
récentes ne portaient pas les traces de l'Ogôoué.
Le premier qui en soupçonna l'importance fut Du Ghaillu
quand, en 1SG2, il arriva à Ngunié, ayant suivi par voie déterre
un des affluents de la rive gauche de l'Ogôoué. Mais l'honneur
d'avoir signalé, sur cette côte perdue, l'existence du grand fleuve,
de l'avoir, des premiers, remonté presque jusqu'au-dessus de
l'immense Delta, cet honneur appartient à deux officiers de la
marine française: MM. Serval et G ri f on du Bellay. Plus tard,
en 1867, M. Aynes le remonta jusqu'à l'affluent de Ngunié,
et en 1873, M. Walker remontant le premier les rapides du
fleuve, poussa ses reconnaissances jusqu'à Lopé, près des
Okanda.
L'année suivante, MM. de Gompiègne et Marche voulurent
pénétrer plus avant, et montant des pirogues manœuvrées par
les Okanda, ils arrivèrent jusqu'au confluent de l'Ivindo.
Mais là, au milieu de leurs plus belles espérances, au mo-
ment où ils voyaient s'étendre devant eux le fleuve aux eaux
immenses, assaillis par une multitude d'Ossyeba (tribu belli-
queuse et réputée anthropophage) armée de fusils à pierres et
de zagaies, ils durent rétrograder précipitamment, entraînés
par le courant et par l'épouvante des noirs de leur escorte qui
s'étaient précipités sur leurs avirons. Ge désastre fut vivement
déploré d'autant que, de cette façon, le problème des grandes
lignes hydrographiques de l'Afrique restait irrésolu.
Presqu'en même temps enfin, Livingstone avait découvert
DANS L'OUEST AFRICAIN li
dans le cœur de l'Afrique un grand cours d'eau : le Lualaba
qui, coulant du midi, se dirigeait vers le nord.
Deux solutions étaient en présence : le Lualaba se jetait-il
dans les vastes lacs équatoriaux, donnait-il un débouché droit
vers l'Atlantique; ou comment finissait-il? Tout cela était dou-
teux, et l'opinion que l'Ogôoué devait son origine soit au Lua-
laba, soit aux lacs équatoriaux, était, jusqu'à ces temps der-
niers, des plus accréditée.
Pour résoudre cette question hardie, (Jameron et Stanley
PAUL li r i:h.uui;
étaient déjà partis de Zanzibar et on était sans nouvelles d'eux.
Je présentai le projet d'une exploration de l'Ogôoué pour en
démontrer l'importance comme route de communication vers
les régions centrales de l'Afrique.
Attaché depuis deux ans à la station navale de l'Atlantique
/, TROIS EXPLORATIONS
sud, j'avais acquis pendanl 1rs loisirs de ma vie d'Afrique la
conviction que l'Ogôoué, enamonl des premiers rapides, était
un fleuve très considérable et une voie de pénétration dans le
i-on tin eut mystérieux.
Le 23 juin 1874, embarqué sur La frégate La. Vénus, j'adressai
au ministre de la marine et des colonies qui était alors l'amiral
deMontaignac une lettre datée du Gabon: a A bord delà Venus»,
où je faisais part officiellement pour la première fois, à mes
supérieurs hiérarchiques, de mon projet d'exploration de
l'Ogôoué. Si le fleuve n'avait pas un parcours aussi considé-
rable que je pensais, j'en serais quitte pour m'enfoncer vers
l'est-nord-est. Et m'arrêtant chez les différentes peuplades, et
apprenant peu à peu leur langue, je continuerais ma route à la
recherche des lacs ou des fleuves, par où doit s'écouler la grande
masse d'eau qui tombe sous l'équateur.
Le volume des eaux déversées par les lacs méridionaux qui
donnent en effet naissance au Lualaba de Livingstone, est beau-
coup trop considérable pour le débit du Nil supérieur. Ce débit
devait, en effet, être double ou même triple de celui que les
explorateurs avaient accusé. L'opinion que les eaux du Lua-
laba devaient trouver un écoulement vers l'Ouest et alimenter
soit une grande mer extérieure, soit plutôt un des ileuves qui
vont déboucher dans l'Atlantique, était généralement accréditée.
C'est cette opinion qui avait décidé les belles entreprises de
Gameron et de Stanley à l'est et du côté de l'ouest, les entre-
prises plus laborieuses des Allemands vers le Congo, et du
docteur autrichien Lenz sur l'Offôoué.
Si le Congo, par son débit, pouvait en partie être considéré
comme un déversoir des grands lacs équatoriaux, la situation
australe de son embouchure, le grand nombre et l'importance
de ses affluents déjà connus semblaient expliquer l'immense
niasse liquide qu'il verse dans l'Océan Atlantique.
DANS ]/<>!' EST A.FB [GAIN
L'Ogôoué, au contraire, donnait naissance, dans sa partie
inférieure, à un grand nombre de lacs étendus et profonds. Et
lapins grande quantité de ses eaux semblait se perdre dans le
vaste promontoire de sable et de terrains alluvionnaires qui
s'étend du Gabon au sud du cap Lopez. L'Ogôoué semblait donc
LE MARQUIS DE C 0 II P I E G X E
emprunter son cours, soit au Lualaba, soit à quelque branche
détournée de ce grand fleuve.
Le voyage de MM. Compiègne et Marche n'avait pas été d'ail-
leurs sans fournir quelques résultats importants. En jetant un
coup d'oeil sur la carte de l'Afrique équatoriâle publiée par le
docteur Pétermann dans ses célèbres Mitheilungen en 1874,
l'itinéraire de nos compatriotes, reproduit avec une parfaite
bonne foi, du reste, par le géographe allemand, seprolongedans
8 TROIS EXPLORATIONS
^intérieur des terres bien au-delà de celui des voyageurs anglais
ou allemands.
En même temps que la modeste expédition entreprise aux
fraisd'un naturaliste français, M. Bouvier, trois expéditions
avaienl été organisées: une par l'Angleterre, celle de M M. Grandy,
et deux par l'Allemagne, celle de MM. Bastian et Gùssfelds. Bien
que munie des plus larges ressources, elles échouèrent complè-
tement pour des causes qu'il serait trop long d'énumérer ici.
Pendanl ce temps nos compatriotes, dit Malte-Brun dans son
Rapport annuels la Société géographique en 1875, « avaient
planté le drapeau français au-delà des chiites de « Samba, s
dans le pays des Iveia, où jamais blanc n'avait mis le pied.
Ils s'étaient surtout conduits parmi ces tribus sauvages de
manière à laisser des souvenirs d'humanité, de dignité et de
bonne foi qui contribueront sans doute à bien faire recevoir
le voyageur et surtout le voyageur français qui viendra der-
rière eux. »
L'amiral du Quilio, qui commandait la station de l'Atlantique
sud, voulut se rendre compte par lui-même de l'importance de
ce fleuve, et, accompagné de l'amiral Duperré, alors comman-
dant la Vénus, et du docteur Gaigneron, il remonta jusqu'au
confluent et là il conclut des traités avec Benoqué, chef des
Inengas,et avec N'gombi, chef des Galois.
Dans la lettre que j'adressai au ministre, j'indiquais seule-
ment les grandes lignes de mon projet. Je voulais d'abord être
le seul blanc de l'expédition. Je compris vite que j'augmenterais
de beaucoup les chances de réussite, si je pouvais m'adj oindre
un autre blanc, deux tout au plus : blancs qui ayant déjà,
comme moi, vécu sous un climat semblable, croiraient pouvoir
résister aux fatigues de l'expédition. — C'est à la Pointe-Fé-
tiche, où l'Okanda se jette dans l'Ogôoué, que devait réellement
commencer l'expédition.
DA NS L'OU EST A PB [GAIN 11
Dans ces pays malsains, parmi des peuples qui monopoli-
sent la traite et qui doivent craindre de perdre Le monopole de
nos marchandises si les blancs remontent le fleuve, la prudence
bien raisonnée consiste à s'enfoncer résolument dans l'intérieur
en remontant le plus rapidement possible le cours du fleuve et
en n'ayant, avec les villages riverains, que les relations stricte-
ment nécessaires.
Ma lettre se terminait ainsi :
e Je connais, monsieur le ministre, 1rs dangers auxquels je
m'expose. Et quoique ma santé pendant mon séjour sur la côte
d'Afrique n'ait pas été altérée par les fatigues que, en prévision
de cette expédition, je me suis imposées, je sais que la santé la
plus robuste n'affronte pas impunément dans ces climats, des
fatigues et des privations pareilles. Je sais aussi qu'il faut que
je sois très heureux pour que le résultat que j'espère, vienne
couronner mes efforts. Néanmoins, fermement décidé et avec
un ardent désir de réussir, je l'entreprends et je n'aurai pas été
inutile si l'Ogôoué a par moi sa première victime. Car un autre,
plus heureux, reprendra la route que j'ai ouverte. »
Le rapport fait au ministre par le directeur du Dépôt des
Cartes et plans de la marine à la suite de ma lettre concluait en
faveur de mon projet, Je reçus l'ordre de fournir une esquisse
plus étendue et mieux étudiée de l'expédition que je projetais.
Cette note fut remise par moi à Paris le 14 décembre 181/ \.
J'exposai le plan général de mon voyage.
Il s'agissait d'abord de remonter le fleuve jusqu'à la Pointe
Fétiche, au village de Lambaréné. Là se trouvait un vieux roi,
Renoqué, qui, quoique aveugle, était le chef le plus influent du
fleuve, et dont la puissance s'étendait jusqu'aux Okandas qui
habitent la partie supérieure des rapides. Ces peuples ayant le
plus grand intérêt à reprendre leurs relations commerciales
avec le haut du fleuve accueilleraient certainement nia venue
tg TRO I S EXPLORATIONS
favorablement. Il est vrai que sur l'autre rive habitaient de-
puis peu les Ossyeba (tribu des Pahouins anthropophages) qui
jouissent d'une forl mauvaise réputation.
Rien d'ailleurs, si ce n'est le goût de la chair humaine — et
Les nègres en général apprécient fort peu la chair du blanc — ne
prouvait que les Ossyeba nous seraient hostiles. Un voyageur
arrivant chez eux accompagné de deux Pahouins du Congo pour
interprètes serait vraisemblablement bien accueilli, s'il appor-
tait avec lui quelques radeaux, et surtout s'il laissait entrevoir
L'effet d'armes perfectionnées. Voudraient-ils même s'opposer
à mon passage que leurs fusils à pierre, de peu de portée, char-
gés avec des fragments de métal, seraient impuissants à me
créer de sérieux dangers.
Les Ossyebas une fois franchis je me trouverais chez les Adu-
ma, peuplade amie des Okanda, qui, à partir de Lopé, fournis-
senties piroguiers. L'Ogôoué, dont les rapides cessent avant la
rivière ïvindo, coule, autant qu'on peut le savoir, sans causer
de nouvelles difficultés à la navigation.
Il était permis d'espérer que je pourrais, à l'aide du fleuve,
m'avancer déjà forl loin dans l'intérieur. Dans les cas où les
circonstances me rendraient possible, en quittant cette voie, de
continuer à m'enfoncer par terre vers l'est, il va sans dire que
mon intention était de poursuivre le voyage. Je me trouverais
alors dans une contrée entièrement inconnue, dont les Anglais
et les Allemands s'efforçaient à l'envi d'être les premiers explo-
rateurs.
Il était à désirer que la France n'abandonnât pas à d'autres
l'honneur "de cette exploration, dont le point de départ est une
terre française. Et j'avais le plus ferme espoir de mener à
bonne fin une pareille entreprise.
L'aviso ta vapeur le Marabout devait me conduire jusqu'à la
Pointe-Fétiche. A partir de ce point, quatre grandes pirogues
DANS L'OUEST A FRIGA I X i:;
pouvant porter chacune vingt à vingt-quatre pagayeurs, m'é-
taient indispensables. Elles devaient être sans quilles el sem-
blables à celles dont se servent les Galois et les Inengas pour
remonter les rapides. Commepersonnel: douze laptots bien choi-
sis, parmi lesquels des hommes parlant les langues de l'inté-
M. A L F RE D M ARC II E
rieur. J'avais déjà fixé mon choix sur quatre: le gabonais
Ghilo, qui avait été chez les Okanda; Shallon, pahouin, ancien
domestique de M. Tinclair et enfin deux Pahouins du Congo
parlant la langue m'ponguée. Mon matériel se composerai! «l'ar-
mes, d'instruments d'observation, d'armement, de munitions,
de médicaments, de vivres.
Mon matériel se décomposait ainsi :
Armes. — Quatorze chassepots d'artillerie à cartouches
14 11! ()1S KXI'Ln RATION S
métalliques; quatre fusils de tirailleurs sénégalais; revolvers.
Instruments. — Deux sextans de poche; doux horizons
àglace, à huile el à mercure; un cercle; trois compas d'em-
barcation; trois compas de poche ; trois baromètres anéroïdes;
'i thermomètres; deux chronomètres
Armement. — Quatre grappins avec faux-bras; deux cents
mètres de filin de petit diamètre; gaffes, marteaux, haches,
scies, etc.
Campement. — Dix-sept couvertures de laine (couvertures
d'équipage); 3 couvertures de laine (couvertures d'officier); dix-
sept havre-sacs de soldat (construits avec soin) ; des caisses amé-
nagées pour l'arrimage facile des objets à transporter ; 8 barils,
tortis, etc.
Munitions. — Cinq fusées de guerre dans une boite étanche
en plomb; vingt-quatre fusées de signaux par paquets de huit,
dans trois boites étanches en plomb ; trois mille cartouches
métalliques de chassepot, par paquet de deux cents, dans des
boites étanches en plomb ; deux mille cartouches métalliques
de chassepot pour exercer les laptots au tir avant le départ;
cinq cents cartouches de revolver ; vingt kilogrammes de
poudre à fusil.
Médicaments. — Sulfate de quinine, alcool et poudre de
quinquina, arséniate de soude, émétique, sulfate de morphine,
laudanum, rhubarbe, pilules de fer, nitrate d'argent, glycérine,
acide phénique, extrait de saturne, camphre, sinapismes, toile
à cataplasmes, taffetas gommé, agaric, charpie, bandes.
Vivres. — Biscuit, riz, café, sucre, sardines en daubage, eau-
de-vie, vivres d'hôpital, chocolat.
J'emportais à titre de marchandises sixeents kilogrammes de
sel et quarante fusils à pierre destinés à être offerts en ca-
deaux, et des étoiles, verroteries, couteaux, rasoirs, fusils
à pierre, objets qui en Afrique remplacent la monnaie et seuls
DANS L'OUEST AFRICAIN 15
donnent le moyen de capter l'amitié des chefs et d'acquérir
d'eux les vivres nécessaires.
Pour collaborateurs dans cette entreprise ardue, on me don-
nait le docteur Ballay, médecin delà marine, M. Alfred Mar-
che qui avait pris part à l'expédition précédente m'était
adjoint en qualité de naturaliste, et le quartier- maître de ma-
rine Victor Hamon dont la robuste santé et l'habileté dans
son métier devaient m'être du plus grand secours.
Notre escorte consistait en treize laptots marins mahométans
noirs du Sénégal, dressés à l'exercice du chassepot et quatre
Gabonais interprètes parmi lesquels un certain Gico, chré-
tien converti de la mission catholique, interprète et cuisi-
nier de l'expédition ; ce dernier talent ne devant pas lui donner
grand'chose à faire. A une subvention en marchandises et en
armes fournies par le gouvernement français et par quelques
sociétés scientifiques, j'avais pu ajouter quelques ressources
à moi personnelles.
Après un an de préparatifs minutieux, tout le matériel, et
les marchandises que nous devions emporter étaient prêts.
CHAPITRE II
Départ de Bordeaux (4 avril 1875). — Au Sénégal, puis au Gabon. — Dans
l'Ogôoué — Lambaréné, point extrême des établissements européens. — Cupi-
dité des indigènes. — Des pirogues et des porteurs. — Difficultés avec les
Okota. — LeDr Ballay malade. — La fièvre (1876).— Chez les Apingis. —
Naufrage dans les cliâlis. — Pillés. — Les Okanda. — Lopé quartier géné-
ral, _ Négociations. — Les malades évacués sur le Gabon. — Excursion chez
les Fans cannibales, avec trois hommes. — Voyage très pénible. Souffrances
et privations. — Loyauté de Zaburet. — Le Dr Lenz. — Arrivée de MM. Bal-
lay et Marche au pays des Sébés. — Très malade. — M. Marche à la ri-
vière Lékélé. — 1877. Betenu à Lopé. — M. Marche malade rentre en Europe.
Partis de Bordeaux au mois d'août 1875, nous touchions le
4 septembre à Saint-Louis du Sénégal, où nous embarquions
nos laptots, exercés depuis quelque temps au maniement des
armes perfectionnées qu'on allait mettre entre leurs mains.
Nous arrivâmes au Gabon le 20 octobre. Le vapeur français,
le Marabout, commandé par M. le lieutenant de vaisseau le
Troquer, nous transporta jusqu'à Lambaréné, point extrême
des établissements européens.
A Lambaréné même, nous pûmes constater que les indi-
gènes se montraient sinon hostiles, du moins peu empressés à
nous être agréables. Nous ne pouvions nous passer de leur
travail pour conduire nos pirogues, en raison de la grande
quantité de marchandises que nous étions forcés d'emporter
en Afrique. Partout où s'arrêtent les établissements européens,
il est impossible de se procurer à prix d'or ou d'argent
les objets et les aliments les plus indispensables, et tout
DANS L'OUEST AFRICAIN i;
se paye avec des étoiles, des verroteries, de la poudre, des
armes ou autres produits d'échange auxquels les noirs atta-
chent une valeur arbitraire et souvent variable suivant les
pays.
Nous avions aussi à surmonter des difficultés d'un autre
ordre. Les rives de l'Ogôoué sont peuplées de tribus diffé-
rentes dont chacune a ses exigences et prétend rançonner
LE DOCTEUB LENZ
les blancs que la Providence lui envoie. En outre, ces tri-
bus sont le plus souvent en querelle, sinon en guerre les
unes avec les autres.
Ce ne fut donc pas sans peine que nous réussîmes â
entrer en relation avec les premières peuplades sur le ter-
ritoire desquelles nous allions passer. < !es négociations furent
ez longues. Mais elles me permirent de faire l'acquisition
js TRO is EX PLORATIONS
de huit grandes pirogues el de louer 1rs services d'une cen-
taine d'indigènes.
Chez les Okota, où M. Marche avait pris les devants pour
enrôler des pagayeurs, nouveaux déboires! Loin de se prêtera
nos désirs, cette peuplade avait fait en sorte de déterminer la
désertion des Bakalais que nous avions engagés.
Nous parvînmes assez rapidement jusqu'à Samquita, chez les
Bakalais, mais avec le regret de laisser en arrière le docteur
Ballay, qui payait alors son tribut aux premières fièvres.
Je parle ici une fois pour toutes de la fièvre, ce triste compa-
gnon des voyageurs européens dans l'Afrique équatoriale. De-
puis cette époque, en elt'et, nous eûmes constamment à lutter
contre elle. Et il nous fallut un grand effort pour ne pas nous
laisser décourager par l'affaiblissement et l'anémie , consé-
quences inévitables du mal. Au moment où j'allais marcher en
avant avec les hommes restés fidèles, je fus moi-même atteint
par la maladie et paralysé dans mes mouvements.
Ces événements se passaient dans les premières semaines de
janvier 187G. Bientôt j'étais assez bien remis pour remonter les
premiers rapides avec onze pirogues.
Il me fallut alors, pour la première fois, agir d'autorité sur
un des chefs qui m'accompagnait et qui s'était approprié comme
esclave une femme du pays que nous allions traverser. Gomme
il refusait de rendre cette femme à sa tribu et menaçait du cou-
teau le laptot que j'avais chargé d'aller reprendre l'esclave, je
lui fis enlever son poignard et lier les mains. Soit crainte, soit
approbation tacite de ma conduite, la pirogue de ce chef fut dès
lors celledont j'eus le moins à me plaindre tant qu'elle marcha
sous mes ordres.
Nous arrivâmes à la lin de janvier chez les Apingis, à l'en-
droit où le fleuve présente des rapides fort dangereux. L'inhabi-
leté ou la mauvaise volonté des pagayeurs firent que sept
DANS L'OUEST AFRICAIN 10
pirogues chavirèrent. La perte qui en résulta nous semblait
d'autant plus cruelle que nous étions au début de notre expédi-
tion. Les Apingis se trouvèrent à point sur le lieu du désastre
pour piller un ballot de tabac et une grande partie de nos mar-
chandises. Une perte plus grave encore fut celle de plusieurs
instruments, dont les uns disparurent et les autres demeu-
rèrent avariés.
Nous arrivâmes enfin vers le milieu de février à Lopé, vil-
lage de la tribu des Okanda, situé à 9° 10 de longitude Est de
Paris. Je résolus d'y établir mon quartier général, car il fallait,
d'une part, entamer des négociations avec les riverains du cours
supérieur, dont l'expédition précédente avait reçu un si mau-
vais accueil et, d'autre part, pourvoir au remplacement des
marchandises perdues.
J'envoyai chercher le docteur Ballay, qui était resté malade à
Samquita et le chargeai de ramener avec lui les marchandises
qui nous faisaient défaut.
Au retour du docteur, les indigènes ne voulaient remonter le
ileuve qu'à l'époque de la baisse des eaux, ce qui nous condam-
nait à une station forcée de plusieurs mois. Je profitai de ce
temps d'arrêt pour renvoyer au Gabon un certain nombre
d'hommes malades ou hors d'état de continuer la campagne. Le
docteur Ballay les accompagna, avec la mission d'en engager
d'autres.
J'étais pendant ce temps entré en relations avec les Fans
Ossyeba qui avaient arrêté MM. Compiègne et Marche. Un de
leurs chefs, Mamiaka, chez lequel j'étais allé plusieurs fois
presque seul et sans escorte, se décida à me venir voir avec
plusieurs de ses hommes et m'assura de ses bonnes intentions
à notre égard. lime fit faire, par terre, le difficile voyage des
chutes de Booué, où j'entrai en rapport avec d'autres chefs ;
enfin il m'offrit de me faire conduire par son neveu Za-
l'HOIS E XPLO RATIONS
buret, jusqu'au pays des Aduraa, inexploré jusqu'alors.
L'entreprise était périlleuse mais tentante. J'allais traverser
le pays îles Ossyeba ou Pahouins anthropophages qui avaient
arrêté MM. Marche et de Gompiègne. Je partis avec trois
hommes d'escorte seulement, dont deux Sénégalais, et quel-
ques Fans pour porter mes bagages. Ce voyage fut extrême-
ment pénible; nous eûmes à supporter des souffrances et des
privations de toutes sortes et je fus forcé de laisser en arrière
dans la forêt deux de mes hommes malades et incapables de
me suivre; je revins les chercher ensuit".
A mitre arrivée à Lopé, nous avions rencontré un explora-
teur autrichien, le docteur Lenz, envoyé par la Société de
géographie allemande, il m'avait précédé de huit mois environ.
Mais arrivé au seuil de la terre inconnue, il y fut arrêté, empê-
ché dans sa marche en avant par les tribus Ossyeba. Après de
vaines tentatives pour pénétrer dans l'intérieur, ce voyageur
avait été rejeté d'une peuplade à l'autre sous divers prétextes.
Depuis deux ans il déployait une énergie et une persistance
extrêmes, mais sa santé et ses ressources commençaient à
s'épuiser. Il lit cependant, à ce moment, une nouvelle tenta-
tive, vint par terre avec les Fans et me rejoignit au pays des
Ossyeba. Nous marchâmes ensemble jusqu'au pays des Adu-
ma, où je m'arrêtai, pendant qu'il poussait la reconnaissance
du cours inconnu de l'Ogôoué jusqu'à la rivière Sébé. Ce fut
son dernier elfort, après lequel il rentra en Europe (1).
(1) L'honneur d'avoir les premiers exploré ce pays appartient aux Français.
La lettre ci-dessous du Dr Ballay en fait foi.
Lopé, 21 juillet 1870.
M. le docteur Lenz, qui se trouvait ici depuis plus d'un an sans avoirtrouvé
le moyen d'avancer, profitant de la route que venait d'ouvrir M. de Brazza, sui-
vait sa trace, à quelques jours de distance, et arrivait ainsi à rejoindre M. de
Brazza au pays des Aduma. Pendant que M. de Brazza s'occupait de faire
redesendre les Aduma pour chercherle matériel de l'expédition, le docteur Lenz
DANS L* OU ES T A F R I C A 1 N 21
J'avais espéré faire descendre les Ossyeba el les A.duma
jusqu'au pays des Okanda, mais je ne pus rien en obtenir.
Ignorant ce que faisaient mes compagnons, surexcité parles
mensonges, la fourberie et la duplicité des naturels, épuisé par
cette longue marche à travers les terres, je me trouvai dans un
état de santé tel que je crus ma dernière heure venue. Le doc-
teur Ballay me prodigua tous ses soins, et me déposa au village
de Gième, où je passai deux mois entre la vie et la mort.
Pour ne pas perdre tout ce temps d'inaction causée par ma
maladie, MM. Ballay et Marche avaient pu remonter l'Ogôoué.
Ils avaient trouvé le meilleur accueil sur toutes les rives habi-
tées parles Fans qui leur avaientprêté aide à la chute de Bomié,
et dans plusieurs passages difficiles. Après avoir dépassé la
rivière Ivindo, dernier point atteint sur le fleuve parla précé-
dente expédition, ils me rejoignirent au pays des Ossyeba au
moment où, épuisé, je descendais chercher leurs soins.
Je remis alors le commandement de l'expédition au docteur
Ballay, fortement affaibli lui-même par des accès de fièvre vio-
lents et répétés. Je chargeai M. Marche de pousser une recon-
naissance au-delà du point atteint par le docteur Lenz. Il par-
vint ainsi au confluent de la rivière Lékélé, au village M'poco
où il arriva en septembre 1876, augmentant de soixante-quinze
kilomètres nos connaissances sur le cours supérieur de
l'Ogôoué.
s'avançait à trois journées de pirogue au-delà du point atteint par M. do Brazza
mais dans un pays qui ne présentait aucune difficulté. Le docteur Lenz est de
retour et rentre au Gabon...
J'ai tenu, commandant, à vous rendre compte de ces faits immédiatement, et
sans attendre le retour de M. de Brazza, afin que le mérite d'avoir franchi le
premier le passage difficile revînt à qui de droit. Kl le mérite revient à M. de
Brazza et à lui seul.
■I'1 suis. etc.
Ballay.
(Lettre du docteur Ballay au Commandant Supérieur du Gai
TROIS EXPLO RATIONS
Malheureusement ilavait fallu laisser en arrière une certaine
quantité de marchandises sous la garde du quartier-maître
Hamon et de quelques hommes; aussi, dès que je fus un peu
remis de ma maladie, je redescendis au quartier général de
Lopé pour}' chercher un dernier ravitaillement.
Au mois d'avril 1877, j'étais de nouveau revenu à Dumé avec
tout le personnel de l'expédition. Nous eûmes, à ce moment-là,
le regret de nous séparer de M. Marche, que l'état de sa santé
rappela en Europe.
CHAPITRE III
Seconde partie du voyage. — Dans l'inconnu. Où vais-je? — Infructueux palabre
avec les Aduma. — Un grand féticheur soudoyé : opportune malédiction du
Bas-Fleuve. — La petite vérole. — « Les caisses de maladie ». — Ballay grand
féticheur. — Départ de chez les Aduma. — Les bonnes caisses. — Naufrages
successifs. — Je perds mes instruments. — Nouveau quartier général aux
chutes Poubara (confluent de l'Ogôoué, résolu. — Le pavillon français connu
et respecté dans l'intérieur de l'Afrique. — L'Afrique inconnue. — Le secret de
l'Est. — Plus de porteurs.
Nous allions entreprendre Ja seconde partie, la plus fatigante,
de cette campagne dans des conditions fort peu encourageantes,
sans communication avec la côte, par conséquent avec les pays
civilisés; affaiblis par diverses épreuves, mais soutenus par le
désir de mener à bonne fin la reconnaissance géographique de
rOgôoué, et désireux de ne revenir en Europe qu'avec un résul-
tat satisfaisant.
La chute de Pubara dont nous avons entendu parler par les
Adumas,fut désignée comme postedu nouveau quartier général
et le docteur Ballay et le quartier-maître m'y précédèrent avec
toutes les marchandises; ils y arrivèrent en juillet 1877. Quant
à moi, je n'y vins que plus tard, et seulement lorsque je sus
qu'ils y étaient arrivés.
Les difficultés de tout genre suscitées par la vanité, l'obstina-
tion, la mauvaise foi, la cupidité des Aduma, qui cherchaient
chaque prétexte pour conserver nos marchandises sur leur
territoire, ces difficultés, dis-je, furent telles et si nombreuses
■-"i DANS L'OUEST A.FRICA I N
que nous désespérions presque de pouvoir les surmonter.
Nous pûmes triompher de cette difficulté en gagnant le grand
féticheur à prix (For, c'est-à-dire en sacrifiant un fort lot do mar-
chandises et en lui faisant lancer une sorte d'interdit sur le
cours en aval du fleuve, et menacer des malheurs les plus hor-
ribles les audacieuses pirogues qui oseraient descendre
l'Ogôoué.
Chez ces peuples superstitieux, la résistance ouverte ou dis-
simulée aux féticheurs serait non seulement pour le coupable,
mais pour la tribu tout entière, l'origine des plus épouvanta-
bles désastres.
Pour partir nous eûmes recours à la ruse.
Un certain nombre de caisses vides qui, soigneusement fer-
mées et chargées d'objets sans valeur, paraissaient constituer
]e plus net de notre capital furent placées en évidence.
Lorsque l'heure du départ fut arrivée, le docteur Ballay et
le quartier-maître Hamon chargèrent les bonnes caisses sur les
pirogues et remontèrent le fleuve. Pour n'éveiller aucune dé-
fiance, je restai au quartier général avec quelques-uns de mes
laptots.
Quand les Adumas rentrèrent dans leur pays, je leur fis voir
les caisses vides et leur annonçai que j'allais partir à mon tour,
mais aucun d'eux ne voulut m'accompagner. Je dus donc m'era-
barquer avec mes laptots pour aller rejoindre mes compagnons.
C'était une tentative assez périlleuse, caria partie de l'Ogôoué
que nous avions à remonter est semée de rapides et mes
hommes n'étaient pas habitués à cette navigation. Mais, en
somme, nous ne risquions guère que notre peau. Il est vrai
qu'elle fut soumise à de rudes épreuves, car notre inexpé-
rience nous fit chavirer à maintes et maintes reprises. J'y per-
dis ma meilleure boussole, mon chronomètre et mon sextant
qui furent avariés. Cependant, après une succession de bains
TYPES DE B.VKALAIS (d'APRÊS UNE PHOTOGRAPHIE DE I87G).
DANS L'OUEST AFRICAIN
forcés, de heurts et de mésaventures de tout genre, nous par-
vînmes à rejoindre nos compagnons et leur précieux charge-
ment.
M. Ballay avait établi le nouveau quartier général aux
chutes Poubara, dans le pays des Avumbo. Là, le fleuve
se divise en deux branches, l'Ogôoué, que les indigènes
appellent Rebagni, et la rivière Passa. Les deux cours d'eau,
interrompus par des chutes et des rapides rapprochés,
ont perdu leur importance et ne servent plus de voie de
communication. C'est à peine si Ton y voit encore quel-
ques pirogues petites et mal faites, qui ne servent d'ailleurs
qu'à traverser d'une rive à l'autre. La rivière Passa et
l'Ogôoué diminuent rapidement d'importance et peuvent
bientôt être franchis à gué.
Dans cette partie du haut fleuve, les peuplades riveraines
sont assez nombreuses et embrouillées.
Les Okota, les Sciache, les Auangi, les Scébé, les
Obamba se succèdent à. brève distance; après viennent les
Oclimbo dont l'arme favorite est l'arc court avec lequel ils
lancent de petites flèches dout la pointe est empoisonnée et
faite de façon à rester dans la blessure.
Les Avumbo occupent ensuite le pays qui s'étend au nord
des chutes du Pubara et du fleuve Passa. Ce dernierfleuve forme
la limite de leur territoire avec les Batékésà l'estet au nord avec
les Umbétés, peuple belliqueux qui, à mon avis, est à l'est, et,
sous peu, au nord, destiné à occuper toute la rive gauche de
l'Ogôoué de Pubara jusqu'à Dumé. Quelques villages In-
dumbo sont au-delà du fleuve Passasur un chemin de collines.
Je fus bien surpris un soir que je devais aller faire visite à
quelques chefs Indumbo, de trouver devant moi un pont sus-
pendu grandiose fabriqué seulement avec des cordes faites par
des lianes qui joignaient les deux rives du Passa.
■js TRO [S EX P LORATIONS
Le poids de quelques hommes qui étaient au milieu du
pont pour attendre mon arrivée lui imprimait nue légère cour-
bure et le pont décrivail sur l'horizon nue ligne presque droite,
ou plutôt convexe.
Les femmes des Avumbo s'occupent de la pêche et sont
célèbres par leur manière spéciale de préparer le manioc en
lui faisant subir nue douille cuisson. Les hommes, en outre,
sont fort experts dans le travail du fer, ils en recueillent le
minerai dans leur ruisseau et en extraient le métal d'après la
méthode catalane. Ils le réduisent ensuite en barres du poids
d'un kilo; ces barres sont un objet de commerce et d'échange
avec les tribus voisines. Ils ont des marteaux et des enclumes
avec lesquels ils fabriquent des couteaux et des armes de formes
variées. A Puhara, le fleuve se divise en deux bras : l'Ogôoué
proprement dit, que les indigènes appellent aussi Rebagny, et
le Passa déjà nommé; ces deux cours d'eau cessent vite
d'être navigables et perdent ainsi leur importance pratique. La
cascade que forme l'Ogôoué à Pubara se précipitant d'une hau-
teur de plus de 20 mètres est assez pittoresque. Le Passa en
forme une semblable à trois jours environ de son embouchure
où il court, encaissé entre des rochers qui semblent des mu-
railles verticales; tous les ruisseaux qui y jettent leurs eaux en
forment autant déchûtes d'une hauteur qui varie de 15 à 20
mètres. Cette cascade du Passa, que les indigènes n'appellent
pas d'un nom spécial, je l'appelai moi Cascade Montaignac,
payant ainsi un petit tribut de reconnaissance à l'illustre ami-
ral qui m'avait mis à la tête de cette expédition.
Du sommet du Passa et de l'Ogôoué me fut indiquée
la chaîne de montagnes qui se dirige vers le sud et dont le
versant occidental porte les eaux à l'Atlantique vers le côté de
Mayombé.
L'Ogôoué n'avait plus de secrets pour nous. Il était clair main-
1) A N S L ' 0 U E S T A F R I G A I X 2! >
tenant que son cours d'importance secondaire, ne constituait
pas une route directe pour lu centre du continent africain.
La mission de l'Ogôoué ne put nous donner satisfaction par
ce fleuve qui avait si longtemps trompé nos espérances. Mais
notre làclie n'était point finie. Notre objectif fut alors de nous
avancer vers l'Est et de tenter de soulever le voile sous lequel
se cachait l'immense contrée inconnue qui nous séparait des
régions du Haut-Nil et du Tanganika, où nous croyions con-
centrés les efforts de Stanley et de Cameron.
Maintenant, il nous fallait nous frayer une route par terre et
transporter nos bagages à dos d'hommes. Comment se procurer
des porteurs dans un pays où il n'y en a pas?
CHAPITRE IV
Difficultés inouïes pour les porteurs. — Emploi des esclaves futurs affranchis. —
L'odieux esclavage. — Au pays de Batékés. — Le domaine du lion. — Sans
chaussures.— Nous marcherons pieds nus! — En danger. — Nos Batékés
révoltés. — Hostilité croissante. — Dispositions suprêmes. — Une Sainte-
Barbe. — Prêts à sauter.— Fétiche! —Sauvés. — L'Alima. — Le sel du Sou-
dan. — Vais-je au Ouaday?
Les nombreuses tribus, avec lesquelles nous étions entrés
en contact, étaient alors en guerre entre elles; et notre quar-
tier général de Masciogo était un point neutre où se rencon-
traient souvent les chefs des peuplades en guerre.
Quel chemin prendre sans une route tracée, sans un fil pour
se guider dans ce labyrinthe de peuples insoumis, sans la
connaissance du pays qui nous entourait.
Gomment trouver les ressources nécessaires au ravitaillement
que nous devions tripler et, en même temps, fallait-il prendre
la voie de terre et transporter nos ballots à dos d'homme ?
Le docteur Ballay avait dû réduire notre bagage à quatre-
vingts caisses.
C'est à droite et à gauche qu'il fallait aller raccoler un à un des
hommes qui, une fois le paiement reçu, abandonnaient le plus
souvent leur fardeau à moitié chemin. Pour comble d'exaspé-
ration, nous constatâmes, une fois le transport terminé, que
plusieurs de nos caisses avaient été ouvertes et en partie déva-
lisées.
D AN S L" 0 U E S T A F RI C AIN 31
Réduits à d'aussi tristes moyens d'action, nous étions dans
l'impossibilité d'avancer. Nous allions, en effet, traverser
l'étendue pays qui sépare les peuplades de l'Ogôoué de cellesde
de l'est. Or, les unes et les autres se livraient une guerre achar-
née, et personne n'aurait voulu me suivre sur ce terrain qui
venait d'être dévasté par des combats continuels. Les gens de
notre escorte eux-mêmes, épouvantés de quitter le fleuve qui
devait les ramener dans leur pays, nous créaient par leur résis-
tance passive les plus sérieuses difficultés.
Il nous restait une dernière ressource : celle d'employer des
esclaves comme porteurs. J'avais déjà essayé, l'année précé-
dente, d'utiliser des esclaves comme interprètes ; mais l'essai
n'avait point réussi. A peine rentraient-ils dans leur pays qu'ils
me quittaient, usant de la liberté que je leur avais donnée dès
l'origine, pour aller retrouver ceux qui les avaient déjà vendus et
qui les revendraient encore. Nous avons vu même l'un d'eux
mettre presque immédiatement la bûche de l'esclavage aux
pieds de son compagnon de liberté.
Pénétrant dans les montagnes sablonneuses et nues qui limi-
tent àl'estlebassin de l'Ogôoué, nous arrivâmes fin mars 1878,
dans la région de Batékés dont la population, aussi bien que la
nature du sol, diffère entièrement des peuplades et des régions
que nous avions parcourues jusqu'alors.
Dans la région boisée et fertile, mais malsaine que nous
venions de traverser, nous avions trouvé une abondance rela-
tive de vivres.
Le pays de Batékés, au contraire, dans lequel nous allions
nous engager, nous était dépeint sous les couleurs les pins
sombres, comme peuplé par des hommes adonnés à la guerre
et au pillage pays; dénué de vivres et présentant, par conséquent,
les plus grandes difficultés de ravitaillement pour un personnel
que nous avions triplé.
:;■.' L'ROIS EXPLORATIONS
J'avais d'ailleurs pu vérifier une partie de ces dires dans deux
reconnaissances qui avaient pour but de déterminer la route à
faire suivre à notre caravane. Le pays se présentait, en effet,
sous la forme d'un désert, avec îe sable pour sol, creusé par
endroitsde gorges profondes d'où émergent des roches grani-
tiques. J'y pus relever des traces du passage du lion, dont le
Romaine semblait succéder à celui de l'éléphant et du gorille
qui habitenl le bassin de l'Ogôoué.
Depuis quelque temps déjà, nous venions d'éprouver une
c nielle déception. La caisse en fer blanc soudée qui renfermait
les provisions dechaussures et que nous croyions parfaitement
étanche s'était remplie d'eau dès les premiers naufrages que
nous avions essuyé sur l'Ogôoué. Lorsque nous l'ouvrîmes à
Pubara, son contenu était entièrement hors de service, en
sorte qu'après avoir laissé sur la route les lambeaux de nos
vieilles chaussures nous en fûmes réduits à marcher pieds nus.
Ce mode de locomotion, qui semble si naturel chez les noirs,
était très dur pour nous ; cependant, il fallut nous y résigner
pendant près de sept mois. Nous commencions à nous y faire
lorsque nos vêtements en lambeaux laissèrent nos jambes
exposées aux atteintes des broussailles et des buissons épineux.
La saison des pluies n'était pas encore terminée, qu'impa-
tients de continuer notre voyage, nous nous mettions en route
sans avoir souci des ondées qu'un ciel inclément versait chaque
soir sur nos corps fatigués.
Dès lors la marche devint plus rapide ; en vingt jours nous
traversâmes le pays des Umbétés pour entrer dans celui
des Batékés où, de nouveaux porteurs libres s'étant offerts,
nous eûmes une dernière fois la naïveté d'accepter leurs ser-
vices.
La leçon devait être décisive.
Comme M. Ballay était resté en arrière avec nos porteurs
DANS L'OUEST AFRICAIN 33
spéciaux, les Batékés au nombre de cinquante jetèrent à un
moment donné leurs fardeaux à terre et nous entourèrent en
nous menaçant de leurs sagaies. Un instant de faiblesse eût
tout perdu, car ces gens là n'attendaient que l'occasion de piller
les bagages; heureusement la fermeté de notre contenance les
tint en respect,
Ils se décidèrent à reprendre leurs bagages, mais à contre-
UNE CATARACTE DE LA RIVIERE PASSA.
cœur. Et en raison de leur mécontentement qui pouvait donner
naissance à une nouvelle algarade, je les arrêtai dans le pre-
mier village que nous rencontrâmes. Ce village était situé sur
les bords d'un ruisseau qui devint ensuite la rivière N'coni.
Croyant les gens du village animés de bonnes intentions, je
renvoyai Hamon à M. Ballay pour lui indiquer la route la plus
courte par laquelle il devait me rejoindre.
Après le départ d'Hamon, des grands attroupements formés
des gens du village et de ceux des villages voisins commen-
31 TROIS EXPLORATIONS
cèrent à m'entourer avec des démonstrations peu paciliqùes.
Resté seul avec trois hommes sur le courage desquels je
pouvais compter, je dus prendre des mesures pour préserver
les marchandises dont j'avais la garde.
Heureusement ces faits s'étaient produits à la chute du jour,
après avoir fait une sorte de retranchement à l'aide de mes
caisses à bagage, je voulus au moins être prêt pour une attaque
de nuit et j'enterrai en avant de la position une caisse de pou-
dre à laquelle il me serait facile de mettre le feu.
Cette opération nocturne, entourée des précautions que récla-
mait la circonstance, eut un tout autre effet que celui que
j'avais imaginé. Les Batékés, d'abord intrigués de mes allures,
puis croyant que je me livrais à quelque exorcisme, furent tout
à coup saisis d'une frayeur superstitieuse. Le mot de «Fétiche»
ayant été prononcé, tous mes maraudeurs se reculèrent le plus
loin possible de l'endroit où j'étais et finirent par me laisser en
paix.
Cependant le nombre des porteurs réguliers était insuffisant;
il fallait faire trois voyages pour un, c'est-à-dire ne transporter
à la fois que le tiers des marchandises. On arrivait cependant,
non sans peine, à faire deux étapes en cinq jours.
En cheminant de la sorte, nous atteignîmes une petite rivière
appelée par les indigènes N'gambo ; puis deux autres, la N'guéré
et M'pama. Toutes trois forment l'Alima. Ses eaux sont extrême-
ment limpides, et le sable de son lit s'aperçoit fort bien à une
profondeur de quatre hommes ; de largeur ordinaire, il est cepen-
dant difficile à traverser à cause de sa profondeur et de la
nature de ses rives marécageuses, couvertes d'une végétation
tropicale, formée de palmiers, de bambous qui font deux haies
tellement touffues qu'elles barrent le passage.
Nous pensions alors que l'Alima nous conduirait vers quel-
que grand lac intérieur au Sud du Soudan.
DANS L'OUEST AFRICAIN 35
Par un chef d'un village Obambo, vieillard sympathique à
longue barbe, venu à notre rencontre la pipe à la bouche, nous
pûmes avoir de précieux renseignements.
A quelque distance de nous, vers l'est, coulait un fleuve con-
sidérable qui, du Sud-Sud-Est, se dirigeait vers l'Est-Nord-Est.
De nombreuses pirogues y naviguaient, et les peuplades des
régions lointaines venaient chercher du manioc chez les rive-
rains, apportant en échange du poisson fumé.
Ils montraient un sel noir dont ils font usage, qui selon moi
ne pouvait venir que des lacs salés du centre, soupçonnés par
Nachtigal et Piaggia, desquels ce fleuve, l'Alima,semblaitdevoir
être tributaire. Cette opinion s'affirmait d'après les indications
qu'ils nous donnaient d'énormes espaces d'eau sans lin, et qui
pour nous étaient les grands lacs.
La guerre et la mauvaise récolte du manioc rendaient dans
cette région les amis très rares et la faim était notre constante
compagne de voyage; à peine 250 grammes de manioc par jour
pour chacun de nos hommes et nous fûmes vite forcés de man-
ger des feuilles d'ananas et, foulant aux pieds les préjugés euro-
péens, de manger également des fourmis blanches, des chenilles
et des sauterelles confites dans l'huile de palme; la première
répulsion vaincue, je trouvai les insectes fort mangeables.
CHAPITRE V
Dénués de tout. — Faut-il retourner en arrière? — Je tiens conseil. — Unanimes-
— En avant vers l'inconnu ! — Renseignements précieux. — Le peuple Apfou-
rou. — Premiers campements. — Effroi de ce peuple. — Les Apfourou appri-
voisés.— Achat de pirogues. — I /industrieux quartier-maître Hamon. — Sur
le fleuve. — La guerre ! — Coups de fusil. — Bloqués dans la passe. — Branle-
bas de combat.
L'Alima nous offrait une occasion beaucoup trop favorable
de continuer notre route vers l'Est, pour qu'il nous fût permis
de la négliger.
Mais notre situation donnait à réfléchir. Ce n'était pas im-
punément que nous venions de passer plus de deux ans en
Afrique; notre santé était délabrée et nous manquions de tout,
même de cartouches, que nous commencions à ménager.
Où nous conduirait ce fleuve qui semblait ne pas devoir dé-
boucher à la mer? Avec nos ressources épuisées et notre rudi
ment d'escorte, comment nous dégager des contrées où l'Alima
allait nous enfermer?
Je ne me reconnus pas le droit d'entraîner, sans leur consen-
tement, mes compagnons de route dans une entreprise aussi
téméraire. Je les consultai et retrouvai en eux cette énergie et
cette abnégation qui ne se sont pas démenties un seul instant
dans toutes nos épreuves.
La route qui nous était ouverte allait nous entraîner au cen-
tre du continent inconnu. Nous nous résolûmes à tenter l'aven-
DANS L OUEST AFRICAIN îfi
tare, et à marcher devant nous, cherchant une issue vers l'Est,
sans songer un seul instant à revenir sur nos pas.
Les Batékés peu à peu s'étaient humanisés en constatant que
nos relations étaient fort amicales et surtout accompagnées de
grandes générosités. Bientôt ils devinrent nos amis et nous
donnèrent des renseignements précieux sur les populations de
l'Alima.
On y trouve, disaient-ils, les établissements d'un peuple qui
habite à l'extrémité de la rivière, au point où elle se jette dans
une plus grande, où l'on peut naviguer pendant des mois en-
tiers. Ce peuple s'appelle Apfourou. Il vient dans le haut de
l'Alima pour amener du manioc et de l'ivoire, en retour des-
quels il se procure de la poudre, des armes et des pagnes
blancs. Mais comme ici il n'est pas établi à demeure et comme
il s'est approprié, en vertu du droit du plus fort, la possession
du cours navigable de l'Alima, il abuse souvent de sa supério-
rité pour extorquer les pauvres gens avec lesquels il trafique.
C'est ainsi qu'il avait réduit cette année le pays à la famine en
lui enlevant toutes ses provisions. C'eût été une bénédiction
que des blancs pussent attaquer les Apfourou et les réduire à
la raison.
Nous étions bien loin d'entrer dans les vues des Batékés;
nous voulions nous appliquer, au contraire, à nouer avec les Ap-
fourou des relations amicales et à gagner leurs bonnes grâces,
comme nous l'avions fait pour les Fans.
Je commençai donc à suivre le cours de [l'Alima, jusqu'à ce
qu'il me tût permis d'entrer en relation avec un établissement
d'Apfourou. Le premier campement que nous aperçûmes sur
le rivage s'était en quelque sorte vidé comme par enchante-
ment.
J'examinai alors le campement ; tout indiquait les préparatifs
d'un départ précipité, causé sans doute par notre approche.
m TROIS EXPLORATIONS
Deux pirogues étaient accostées à la rive et on y avait entassé
en désordre les objets les plus précieux.
Pour témoigner de la loyauté de mes intentions, je pris du
tabac et quelque peu d'aliments, à laplace desquels je posai des
marchandises pour une valeur dix fois supérieure, et je me re-
tirai.
On m'observait, sans doute, car lorsque nous arrivâmes à un
autre campement, les Apfourou manifestèrent moins d'effroi
et nous pûmes peu à peu entrer en pourparlers avec ces hom-
mes méfiants.
Le lendemain, je fus rassuré sur les intentions des Apfou-
rou. Ils nous proposèrent l'acquisition d'une nouvelle piro-
gue, ce qui porta à huit le nombre des embarcations dont nous
pouvions disposer. Il est vrai que plusieurs d'entre elles étaient
en mauvais état, mais notre industrieux quartier-maître, dont
l'esprit inventif et l'adresse naturelle suppléaient à tout, trouva
le moyen de les radouber avec de la gomme copal qu'il fallut
faire fondre et dont l'emploi nous valut de cuisantes brûlures
aux mains et aux pieds.
Nous embarquâmes donc nos bagages, notre escorte et nos
porteurs, enchantés à la seule idée de faire en quelques jours
plus de chemin que nous n'en avions fait depuis trois mois,
mais nous ne tardâmes pas à voir se dissiper nos illusions. Les
Apfourou n'entendaient pas qu'on naviguât sur leurs eaux,
surtout avec des marchandises. Les noirs sont, en effet, les com-
merçants les plus défiants et les plus impitoyables que je con-
naisse. Nous nous engagions d'ailleurs dans cette région inhos-
pitalière où Stanley avait dû livrer tant de combats.
Les Batékés venaient nous donner à chaque instant des ren-
seignements surjles alluresdes Apfourou qui, disaient-ils, vou-
laient s'opposera notre descente dans leur pays où l'Alima de-
vait nous mener.
DANS L'OUEST AFRICAIN 30
Ils avaient abandonné une partie de leur campement pour se
concentrer sur ceux qui étaient situés dans des positions straté-
giques plus avantageuses, afin de nous barrer le passage. L'in-
dice le plus manifeste de leur résolution d'entrer en guerre était
le renvoi de leurs femmes et de leurs enfants qu'ils avaient mis
à l'abri dans leur pays.
Nous persistions cependant, dans l'espoir que notre attitude
inofïensive et nos dispositions pacifiques conjureraient au der-
nier moment les dispositions hostiles des Apfourou.
Le 2 juillet 1878, embarqués sur huit pirogues, nous com-
mençâmes à effectuer la descente. Le premier village Ap-
fourou nous laissa passer sans nous inquiéter. Cette tolé-
rance provenait-elle d'un revirement d'idées ou de la sur-
prise causée par la rapidité de notre marche? Notre incertitude
cessa bientôt, carie cri de guerre retentit et plusieurs pirogues
se mirent à notre poursuite sans toutefois se rapprocher de
nous. Mais, quand nous découvrîmes dans le lointain un nou-
veau village, les cris des pagayeurs qui nous suivaient redou-
blèrent d'intensité. On leur répondait des villages devant les-
quels nous allions passer et où l'on se préparait à nous accueil-
lir à coups de fusils.
Il ne pouvait nous rester aucun doute et nos porteurs ne
s'y trompaient pas. Ils abandonnaient leurs pagaies pour se
blottir au fond des pirogues. Nos hommes d'escorte durent
alors quitter leurs fusils pour maintenir les embarcations
au milieu du fleuve. Nous étions partis de bonne heure et
nous avions fourni une assez longue descente au moment
où les premiers coups de feu partaient des rives. La fusillade,
d'abord rare et mal assurée, devint plus nourrie et plus dange-
reuse.
Trois de mes rameurs ayant été légèrement blessés, il fut im-
possible de les empêcher de laisser leurs pagaies et de faire le
TROIS EXPLORATIONS
coup de feu, inconvénient fort grave, car nos porteurs étant
couchés au fond des pirogues, ncs hommes étaient seuls à la
manœuvre.
— — ^ r^^gf^ffife*
CAMPEMENT AU NORD DE L'oGOOL'É.
Pendant ce temps, des rives etduhautdes collines qui domi-
nent le fleuve, nous entendionsdes cris de sinistre augure, res-
V }
SSII
1
WœÊÈ
DANS L'OUEST AFRICAIN 43
semblant à des hennissements de chevaux qui se répétaient à
distance.
Les Obemghi signalaient ainsi notre arrivée aux villages que
nous devions traverser.
Pendant le reste de cette longue journée, nous fûmes atta-
qués par tous les villages devant lesquels nous passions et en
même temps poursuivis parleurs pirogues.
Le soleil avait disparu sous l'horizon, et la nuit allait bientôt
être noire. Elle fut la bienvenue, car elle nous permettait de
protéger notre descente. Mais notre espérance fut vite déçue.
Nous venions d'être aperçus par une pirogue envoyée en recon-
naissance, et nos mouvements étaient signalés aux villages qui
se trouvaient en aval.
La passe dans laquelle nous allions nous engager était formi-
dablement défendue et dominée par de nombreux villages sur
les deux rives. Les habitants à l'annonce de notre arrivée pous-
saient des clameurs formidables et semblaient prêts depuis
longtemps à nous attaquer.
Il aurait été téméraire de s'engager dans une affaire de nuit
contre des gens qui connaissaient la rivière et avaient sans
doute pris toutes leurs mesures pour nous barrer le passage.
Nos pirogues allèrent s'adosser à un banc d'herbes flottantes et
attendirent. Soit que les Apfourou eussent deviné notre projet,
soit qu'ils voulussent se tenir en éveil, des feux nombreux fu-
rent allumés sur chaque rive et nous enlevèrent tout espoir de
passer inaperçus.
La nuit fut continuellement troublée par les clameurs, par
les chants de guerre, par le son du tam-tam et par les ombres
qui circulaient à distance autour de notre groupe. On entendait
vers l'Est le bruit des pagaies; c'étaient les pirogues des éta-
blissements d'aval qui remontaient le fleuve pour prendre part
à la lutte. Nous entendions nos ennemis chanter que nous étions
\\ TROIS EXPLORATIONS
de la viande pour leur festin de victoire. En présence de ces
préparatifs et d'une attitude franchement belliqueuse, je jugeai
prudent de prendre position sur la rive, où mes laptots se trou-
vaient plus libres de leurs mouvements que dans nos embarca-
tions.
CHAPITRE VI
Bataille gagnée. — Courage des Apfourou. — Insuffisance des munitions. —
Résolution suprême. — En retraite. — Regrets. — Les collections sacrifiées.
— Pénible retraite. — Personne ne faiblit. — Retour au pays des Batékès.
— La soif. — Rationnement. — Hors du bassin de l'Alima. — En éclaireurs.
— Division de la colonne. — Les Anghiés. — Le pays mystérieux de La
Licona. — Peuples aquatiques.
Au point du jour, nous vîmes déboucher d'une pointe qui
masquait le bas du fleuve, une trentaine de pirogues chargées
de noirs armés de fusils. Cette flottille se distribuait régulière-
ment sur les deux ailes, de manière à attaquer des deux côtés à
la fois. Quand les Apfourou furent arrivés à une distance d'une
quarantaine de mètres, le feu commença de part et d'autre.
Nous avions quinze fusils entre des mains suffisamment exer-
cées. La rapidité de notre tir et la précision de nos armes eurent
bientôt raison de nos ennemis. Quelques minutes s'étaient à
peine écoulées, qu'ils cherchaient un prompt salut dans la
fuite.
Nous pûmes jouir alors de quelque répit, mais il fallait pren-
dre une résolution rapide. Mon intention était de profiter du
premier moment de stupeur des Apfourou pour franchir le
passage. Mais un inventaire de nos munitions me démontra
qu'elles seraient épuisées avant que nous fussions arrivés au
terme de l'immense route.
Il était évident, en effet, qu'à mesure que nous descendions,
40 TROIS EXPLORATIONS
nous allions traverser une quantité toujours croissante d'enne-
mis, d'autant plus que nous n'étions pas encore sur le
véritable territoire des Apfourou, mais seulement sur celui de
leurs établissements d'amont.
Ces Apfourou se battaient avec courage. Je me souviendrai
toujours de l'homme qui était dans la pirogue de tête, celle sur
laquelle se concentra tout notre feu. Il ne cessa jamais de se
tenir debout et d'agiter son fétiche au-dessus de sa tête. Il fut
préservé des balles qui pleuvaient autour de lui.
Notre ignorance du pays, la faiblesse de notre escorte, ne
nous permettaient pas de nous frayer un passage le long du
fleuve. Ce n'eût plus été du courage, mais une témérité insen-
sée dont le moindre inconvénient, sans compter les risques
que couraient nos existences, était de compromettre les résul-
tats que nous avions acquis.
J'ai regretté depuis lors de n'avoir pas obéi à ma première
inspiration, lorsque j'appris, par le récit des voyages de Stan-
ley, qu'en moins de cinq jours, nous nous serions, par une
pointe hardie, engagés dans les eaux du Congo, au lieu d'abou-
tir à quelque impasse lacustre où nous aurions été à la merci
des Apfourou.
Pour nous mettre à l'abri de ceux-ci, il nous fallait reprendre
la marche par terre, si pénible à cause du manque de souliers.
Pour que ce mouvement fût rapidement opéré, il importait de
garder seulement la charge de bagages que nos porteurs pou-
vaient enlever en une seule lois. Je fis donc noyer sept caisses
de marchandises ; c'est là que le docteur dut sacrifier ses pré-
cieuses collections. Pendant ce temps nous étions informés que
les Apfourou faisaient des préparatifs pour une seconde
attaque qu'ils se proposaient de livrer le lendemain. Cette
fois, nous devions être assaillis non seulement de tous les
points de la rivière, mais du côté même de la terre où l'on se
DANS L'OUEST AFRICAIN >û
disposait à nous cerner. Ces nouvelles furent confirmées par
l'apparition d'un espion dans la forêt marécageuse où nous
nous supposions à l'abri, mais qui, investie par l'ennemi, aurait
en effet été notre tombeau. Nous y perdions dans une lutte
corps à corps tout l'avantage de nos fusils à tir rapide.
Aussitôt que la nuit fut venue, nous nous mimes en marche tou-
jours résolus à pousserversl'Est aussi loin qu'il serait possible.
Les débuts de cette retraite furent très pénibles car nous
avions à nous dégager d'une forêt marécageuse sur une étendue
de plus de cinq cents mètres. Il ne nous fallut pas moins de
trois heures pour nous tirer de ce bourbier, à la lueur fumeuse
des torches de bambou.
Au point du jour, nous avions atteint le pied des. collines les
plus rapprochées, et le soir nous étions hors de portée des
Apfourou.
En récapitulant notre malencontreuse navigation de l'Alima
nous pûmes constater que nous avions, en deux jours, des-
cendu cette rivière sur un parcours d'une centaine de kilo-
mètres à vol d'oiseau.
Je suis heureux de dire cependant qu'en dépit de tant
d'obstacles et d'épreuves, la bonne amitié et le parfait accord
qui régnaient entre nous n'eurent à souffrir aucune atteinte. Et
c'est avec une fierté légitime qu'en ma qualité de chef de l'expé-
dition je puis donner à mes courageux collaborateurs Ballay et
Hamon les éloges auxquels ils ont droit.
Une nouvelle série de souffrances et d'épreuves nous atten-
dait au pays des Batékés, sur lequel nous venions de rentrer.
Le territoire était, comme je l'ai déjà dit, désolé par la famine
et, pour comble de malheur, l'eau y était devenue si rare qu'il
fallait la payer à des prix excessifs; je résolus alors que nous,
les blancs, nous devions les premiers, donner à nos gens
l'exemple de l'abstinence. Les vivres et l'eau furent divisés en
48 TROIS EXPLORATIONS
autant de rations égales que nous étions d'hommes: les por-
teurs sénégalais, les interprètes et nous. Après que les hom •
mes de notre escorte avaient reçu leur ration, les autres parts
étaient prises par le quartier-maître, par le docteur et par moi.
Notre résolution eut le meilleur effet et les privations de toutes
espèces furent supportées sans aucune espèce de plainte.
Notre attitude en présence des Apfourou, la rapidité avec
laquelle nous avions dissipé leurs attaques nous avaient placés
en haute estime auprès des Batékés qui se montrèrent dès lors
plus hospitaliers. Il nous fut donc possible de franchir le bassin
de l'Alima et de nous engager dans celui .des affluents de la
Lecerca.
L'état de la majeure partie de ma suite était des plus miséra-
bles. Les plaies causées par la marche et les privations, les
empêchaient d'aller de l'avant, et je fus pour cala obligé, après
délibération, de diviser ma petite troupe en deux.
Je gardai avec moi six hommes d'escorte et dix porteurs des
plus valides et je laissai les autres sous les ordres de Ballay et
de Hamon, avec ordre de m'attendre près de l'Ogôoué dans
les environs de Pubara.
Moi, alors, plus libre dans mes mouvements, je passai de là
au Lebai Nguco occupé par les Umbétés. Ma renommée m'avait
précédé et je trouvai chez eux quelques perles bleues dont j'avais
fait cadeau à ceux qui occupaient les régions du haut Ogôoué.
Nous approchions du territoire des Anghiés où aucun indi-
gène ne voulait nous conduire.
Ces Anghiés forment une tribu guerrière et redoutée de tous
les peuples voisins; ils sont armés de fusils et font de fréquen-
tes razzias hors de leurs frontières. Ils habitent les bords d'une
grande rivière. Les esclaves qu'ils font dans leurs razzias
sont emmenés [dans des contrées si lointaines qu'on n'a pas
souvenir d'en avoir revu jamais un seul.
DANS L'OUEST AFRICAIN
19
A une trentaine de kilomètres au Nord du Lebaï N'gouco, je
rencontrai la Licona, un peu'moins importante au point où je la
traversai que l'Ali ma. Elle suit approximativement la direction
de la ligne équatoriale dans le sens de l'Ouest à l'Est et reçoit
un peu. en aval le confluent de l'Obo et du Lebaï N'gouco. Elle
devient bientôt si considérable qu'il faut, au dire des indigènes,
plus d'une demi-journée pour la traverser d'une rive à l'autre.
Il y a des liommes qui y naviguent pendant des mois entiers,
se réfugiant le soir dans des îles pour y passer la nuit. Ce sont
ces gens-là qui viennent chereber les esclaves enlevés par les
Anghiés et qui emmènent leur marchandise humaine dans des
régions dont personne ne revient. Ces mêmes gens ont de la
poudre, des fusils et des pagnes (étoffes blanches) de fabrica-
tion européenne.
Ces indications, qui me semblaient alors suspectes, se justi-
fient aujourd'hui, lorsque je réfléchis que les indigènes con-
fondaient le cours inférieur de la Licona avec celui du Gonuo
VIEUX CHEF AI'FOUROU
CHAPITRE VII
Jambes enflées. Je ne puis plus marcher. — L'oiseau de la saison des pluies. —
Triste retour sur l'Ogôoué. — Encore le sel. — Le problème africain est résolu.
— Importance de l'Alima. — Le bassin de l'Ogôoué relié à celui du Congo. —
Importance pour la France. — Pauvres porteurs. — L'esclavage. — Rapide
descente de l'Ogôoué. — Voie des Okanda. — Envoi de la Société de Géogra-
phie et du roi des Belges. — Enfin! La police française. — Témoignages de
reconnaissance. — L'œuvre est à peine commencée.
A partir de la Licona, le voyage devint extrêmement pénible.
Mes jambes, trop cruellement maltraitées [par les broussailles,
étaient couvertes de plaies ; mon escorte et mes porteurs n'étaient
guère en meilleur état, si habitués qu'ils fussent à marcher
dans la brousse. Les marchandises touchaient à leur fin. C'est
à peine si j'en avais une quantité suffisante pour assurer mon
retour. L'imminence de la saison des pluies, qui menaçait le
pays d'une inondation générale, allait me couper la retraite. Je
parvins cependant jusqu'à la rivière Lebaï Ocoua, située à un
demi-degré au Nord, soit à cinquante-cinq kilomètres de l'équa-
teur et dont la rive opposée est habitée par les Okanda. Mais
l'oiseau qui annonce la saison des pluies avait chanté; je repris
tristement le chemin de l'Ogôoué. C'était le 11 août.
Presque jour pour jour, il y avait trois ans que j'avais quitté
l'Europe !
Lebaï Ocoua, dans la langue du pays, signifie : rivière de sel.
En effet, ce produit si précieux en Afrique est obtenu là par les
indigènes au moyen de l'évaporation de l'eau des petits ruis-
D A N S L' O U E S T A F R I G A I X 51
seaux qui descendent des collines riches en sel. Cette décou-
verte m'amenait à douter de l'existence des lacs de la région du
Ouaday auxquelles je pensais que l'Alima devait nous con-
duire. Le problème de l'hydrographie africaine me semblait
de plus en plus obscur, car je ne pouvais imaginer que le Congo
roulât ses ondes majestueuses en face de moi, dans la direction
du soleil levant. De mieux informés que moi doutèrent eux-
mêmes de ce fait extraordinaire lors des premières affirmations
de Stanley. Pour mon compte, à peine eus-je pris, à mon retour
en Europe, connaissance de la traversée de cet explorateur, que
tout s'illumina subitement. Cette succession de cours d'eau que
j'avais traversés aboutissait au grand fleuve de Livingstone et
de Stanley. Je compris alors que la découverte de l'Alima qui
devient navigable non loin du point où s'arrête la navigation
des pirogues dans l'Ogôoué était d'une importance considé-
rable, non seulement au point de vue géographique, mais en-
core au point de vue commercial.
En effet, la distance des deux rivières est fort restreinte; elle
est à peu près de cinquante milles, et le terrain est plat, com-
mode pour le transport soit des marchandises, soit des canots
démontables. Cette région, qui sépare le bassin de l'Ogôoué du
bassin du Congo, est formée par des collines sablonneuses de
médiocre hauteur offrant plusieurs passages des plus faciles,
où Ton ne rencontre pas une végétation épaisse, mais un pays
découvert.
Des canots à vapeur d'un fort tonnage peuvent naviguer dans
l'Alima au point où nous l'avons atteint. Ils pourraient re-
joindre le Congo au-delà des rapides qui barrent ce ileuve du
côté de l'Atlantique, point difficile à atteindre à cause de l'hos-
tilité de peuplades qui, de ce côté, monopolisent le commerce.
Aussi, si l'Ogôoué n'est pas une voie directe vers l'intérieur, il
en est indirectement une, puisqu'il ouvre le Congo et acquiert
52 T R O I S E X P L 0 R A TI 0 N S
par là une importance capitale. Notre persistance à ne pas bor-
ner notre exploration au cours de l'Ogôoué et à la pousser plus
loin malgré l'état de dénùment dans lequel nous nous trouvions
était donc couronné d'un résultat qui dépassait nos espé-
rances.
Au moment de descendre le fleuve (ce qui n'était pour nous
qu'un jeu), je pensai à mes porteurs. Qu'allaient-ils devenir?
Ils étaient trop heureux de se retrouver dans leur pays natal
pour songer à me suivre au Gabon, le seul endroit où leur
liberté pouvait être sauvegardée. Ils partirent en grand nombre
et presque tous furent arrêtés et réduits en esclavage dans les
premiers villages qu'ils rencontrèrent. Ce fut une leçon pour
ceux qui étaient restés et qui se décidèrent à nous accompa-
gner au Gabon. Ils n'ont pu que se féliciter d'avoir pris ce parti,
car je leur ai donné un village où leurs cases sont entourées de
plantations et habitées par une population de poules, de
cabris, etc. Leur existence est luxueuse et fait à peu de frais
l'envie de leurs voisins. Heureux de pouvoir se livrer à cette
douce nonchalance qui constitue pour le nègre la parfaite béati-
tude, ils se raillent ajuste titre de la sottise de leurs anciens
compagnons qui, trop pressés de me quitter, sont allés se livrer
eux-mêmes à leurs persécuteurs et sont trahies à travers le pays
la fourche au cou et la bûche aux pieds.
Pour moi, ce n'est pas sans tristesse que je songe à ces
humbles auxiliaires à qui j'aurais voulu de meilleures desti-
nées. Le malheur auquel ils semblent perpétuellement voués,
l'obstination avec laquelle ils acceptent les dures conditions de
leur existence ont souvent préoccupé ma pensée. J'ai déploré
de ne pouvoir les arracher à leur misère. Mais en présence de
ces mœurs sauvages et de l'obstination résignée des pauvres
gens qui en sont victimes, j'ai dû reconnaître mon impuissance.
Il faudra bien des interventions généreuses pour triompher des
DANS L'OUEST AFRICAIN b3
préjugés barbares qui sont encore plus profondément enraci-
nés chez les esclaves que chez leurs trafiquants eux-mêmes.
Notre descente de l'Ogôoué fut rapide. Nous avions à notre
disposition les plus adroits pagayeurs et leur zèle était encore
stimulé par la pensée qu'ils allaient nous ramener au pays où
Ton désespérait peut-être de nous revoir. Chacun rivalisait
VILLAGE INDIGÈNE (D'APRÈS UNE l'HC TOI-UAI'HIE LE ltwU;
d'adresse et d'entrain. Les bonnes relations que nous avions
nouées avec les riverains ne pouvaient guère opposer à notre
voyage d'autre retard que celui de répondre à leurs démonstra-
tions amicales. C'eût été une descente triomphale si un accident
n'était venu nous apprendre que tous les triomphes ont leur
revers.
54 TROIS EXPLORATION S
Ma pirogue venait de descendre les rapides lorqu'un hippo-
potame alla donner sur l'embarcation de Ballay qui nous sui-
vait à une cinquantaine de mètres. Atteinte en pleine violence
du courant par la rencontre du monstrueux animal, la pirogue
fut culbutée d'avant en arrière et tournoya comme une frêle
épave au milieu du fleuve. Heureusement le docteur Ballay
avait pu se cramponner à l'embarcation et je réussis à arriver à
temps pour le tirer de ce danger.
De retour chez les Okanda nous étions désormais sinon en
pays civilisé, du moins en pays ami. Nous ressentîmes ici un
premier effet de cette civilisation dont nous étions séparés
depuis si longtemps. Au pays des Okanda, en effet, nous
attendaient des caisses que la Société de géographie de Paris
nous avait envoyées. Par malheur elles étaient arrivées au
Gabon même pillées des objets qui nous eussent été le plus
précieux, s'ils avaient pu nous parvenir en temps utile. Ai. le
commandant Boitard, commandant supérieur du Gabon, avait
pris soin de compléter les vides des caisses dans les conditions
les plus appropriées à nos besoins probables.
A ce sujet nous devons ici rendre un hommage de vive recon-
naissance au commandant Boitard, dont la sollicitude éclairée
autant que prévoyante n'a cessé de veiller sur nous.
Chez les Okanda également, nous apprîmes qu'un second
envoi fait par les soins de la Société de géographie n'avait
pas été plus heureux que le précédent, malgré les précau-
tions les plus intelligentes. Il s'était dispersé, celui-là, entre
les mains d'hommes inconscients et timorés. Nous le devions
à la liante bienveillance du roi des Belges, président de l'Asso-
ciation africaine internationale. Que Sa Majestéleroi Léopold II
daigne agréer ici l'expression de notre gratitude. Nous avons
appris en effet au retour que le Comité belge de l'Associa-
tion africaine avait tenu à affirmer le caractère internatio-
DANS L' OUEST AFRICAIN 57
nal de l'œuvre en venant au secours de voyageurs français.
A partir de ce jour notre marche fut accélérée par les lapides
qui l'avaient si péniblement entravée au début du voyage. Ils
emportèrent nos pirogues comme des flèches jusqu'à la station
où pour la première fois nous revîmes des représentants de
notre civilisation. Il eût été difficile de les trouver plus géné-
reux, plus hospitaliers que ne le furent le docteur Nassau, mis-
sionnaire américain, et son aimable femme, mes collègues en
exploration. MM. Gameron et Stanley avaient, à leur départ de
la côte orientale, trouvé un précieux appui chez les mission-
naires catholiques français de Bagamoyo ; à notre retour, nous
reçûmes l'accueil le plus cordial dans une mission protestante.
Quatre jours après la réception cordiale du docteur Nassau
nous étions sur terre française au Gabon. Le commandant
par intérim, M. de Cordière, nous fit un accueil dont nous con-
servons le durable souvenir.
Nos escales vers l'Europe nous mirent à même d'apprécier
l'hospitalité de M. Fonseca, gouverneur de l'ile des Princes et
fidèle interprète du bon vouloir du gouvernement portugais en
faveur des explorations africaines.
A Lisbonne, l'un des plus augustes parmi les membres de
notre société de géographie, Sa Majesté le roi Louis de Por-
tugal, auquel nous fûmes obligeamment présentés par M. de
Laboulaye, ministre de France, nous donna de précieuses
marques de sa haute bienveillance. Sa Majesté Don Luis dai-
gnera me pardonner si, depuis longtemps absent d'Europe,
depuis trois années, je pus manquer en quelque point, et en
particulier par mon costume, aux règles de l'étiquette indis-
pensable pour paraître devant un monarque. Ma garde-robe en
effet n'était rien moins que brillante au retour.
Je n'ai donné ici qu'un aperçu à vol d'oiseau de notre voyage
dans l'Afrique équatoriale. On ne raconte pas en quelques mots
58 TROIS EXPLORATIONS
trois années d'incidents variés, de tentatives vaines, de succès
imprévus, d'impressions pénibles ou agréables, mais plus
généralement pénibles.
Je ne terminerai pas sans taire remarquer la place relative-
ment petite que tient sur. la carte d'Afrique le territoire reconnu
parla première expédition française. Il faut en tirer cet ensei-
gnement que la conquête géographique de l'immense continent
doit coûter bien des peines encore. Plus d'un voyageur y usera
sa santé, peut-être sa vie. Les explorateurs français n'ont jamais
failli à la tâche qui leur incombe.
Pour ma part, à peine rentré en France, j'étais prêt à reprendre
la campagne et je me mettais au courant des découvertes les
plus récentes en Afrique pour continuer mon œuvre inachevée,
tout en rétablissant ma santé.
DEUXIÈME PARTIE
LETTRES
lit Gabon, 2 Novembre 1875
.1 bord du Marabout.
Je suis arrivé ici à bord du Loiret le 20 du mois d'octobre et
demain matin je pars avec leMarabout pour l'Ogôoué. LeMara-
bout me quittera quand il ne pourra plus remonter le fleuve et
alors, avec les hommes du roi Renoqué, je continuerai à le
remonter en pirogue. Le Marabout me déposera vers le '•>
du mois prochain à environ 210 milles marins de la côte.
Pour ce qui regarde le docteur allemand Lenz, si je m'en
rapporte aux renseignements que j'ai reçus récemment ils
m'ont appris qu'il se trouverait au milieu des rapides du
fleuve en présence des Ossyeba, qui, malgré les cadeaux
qu'il leur a donnés, n'ont pas voulu le laisser passer. Je
compte le rejoindre d'ici un mois à un mois et demi; je crois
que selon toute probabilité j'irai suffisamment vite vu le traité
passé au mois de mai ent re Renoqué et le capitaine du Mara-
G3 TROIS EXPLORATIONS
bout, d'autan! plus que celui-là lui a déjà envoyé depuis cinq
jours M. Marche afin de commencer à lui faire préparer les
pirogues et les hommes. Je suis revenu hier du fleuve Cama où
le commandant du Gabon avait envoyé le Marabout pour régler
certaines affaires et j'ai profité de cette circonstance pour
prendre deux interprètes M'pangué que le commandant du Ga-
bon connaissait depuis trois ans; en tout j'ai trois interprètes
M'pangué, deux d'entre eux me sont inconnus. Le voyage au
fleuve Cama a servi à me donner la certitude que les Osyeba,
qui peut-être tenteront de s'opposer à mon voyage, parlent la
même langue que les M'pangué. Au reste, tout va bien pour
l'expédition et je suis en bonne santé ainsi que tous mes com-
pagnons.
Un baiser à tous en hâte.
%•■
II
Ilimba-Reni, 13 novembre 1873
De Lansacqui te portera ma lettre pourra te donner de mes
nouvelles. Pour l'instant, je suis obligé de rester ici encore un
mois avant que les Iriinga et les Gala soient prêts à remonter
le fleuve jusque chez les Okancla.
En ce moment, les eaux de l'Ogôoué sont trop hautes pour
qu'on puisse remonter le fleuve. Ilimba-Reni est le village du
roi Renoqué chez lequel est venu le premier européen en 186G.
Me voici dans un pays où domine la plus ancienne dynastie de
cette partie de l'Afrique, dynastie qui, au temps de la traite des
esclaves, était forte et puissante. Depuis vingt ans elle est com-
plètement déchue de son ancienne splendeur. En ce moment,
je t'assure, rien n'est plus ridicule que de voir le roi actuel (on
peut donner ce titre à Renoqué) se promener dans son village
avec un magnifique chapeau haut de forme et une non moins
magnifique couronne de marquis en cuivre doré ornée de
pierres précieuses en cristal et placée en haut de ce chapeau:
cadeau qu'il a reçu de ma munificence.
Quant au docteur Lenz il est encore chez les Okancla et je
TU Dis EXP LO RATIO NS
crois que ses ressources sont presque épuisées. Il a renvoyé
une partie des hommes qui lui servaient d'escorte. Sous peu,
je t'enverrai de plus amples détails. Mon voyage s'annonce
. bien. Nous sommes tous en bonne santé.
Baisers à tous.
m
llimba-Reni, 54 décembre 1875
Me voici ici depuis novembre, et le Marabout m'a déposé sur
la rive. Le fleuve était alors trop haut pour pouvoir remonter
les rapides et aller chez les Okanda; c'est àgrand'peine et après
de nombreuses fatigues, que j'ai pu avoir des hommes pour
monter dans mes pirogues. Le docteur Lenz les a payés si cher
qu'il m'est fort difficile d'en trouver aujourd'hui, j'ai environ
quatre-vingts hommes, je serai obligé de les payer 35 fr. chacun.
Le marquis de Compiègne et Marche les payaient 25 fr.; mais
le docteur Lenz leur ayant donné 50 francs, je considère comme
un beau résultat de les avoir eus pour 35 francs. Ce nombre ne
nie suffit pas, aussi ai-je envoyé Marche à Sam-Quita afin qu'il
remonte chez les Okanda et m'envoie d'autres pirogues pour
que le reste de mes marchandises puisse remonter le fleuve. Le
docteur Lenz est encore, d'après ce qui m'a été dit, chez les
Okanda ou chez les Bauguni, leurs voisins, sans avoir pu pas-
ser de là chez les Ossyeba. Tout ce qu'il a fait ici n'a eu, d'ail-
leurs, d'autre résultat que de me créer des difficultés.
Alugu, alugu (eau-de-vie, eau-de-vie) est le fond de la langue
du pays! Et moi qui, par humanité, n'en avais voulu apporter
c,', TROIS EXPLORAT] ONS
(|uo le moins possible, je ne puis plus rien faire sans cela. Les
noirs de ce village s'amusent à me montrer un tonneau d'eau-de-
vie d'au moins 150 litres, cadeau du docteur Lenz. Ils ont l'air
de se moquer de moi parce que je ne leur en donne jamais;
mais, d'un autre côté, ils regardent avec un certain respect mes
caisses pleines de marchandises.
Mon séjour ici ne peut qu'être nuisible à nos Sénégalais à
cause du mauvais exemple, et je ne vois malheureusement pas
le moyen de partir. Ce peuple chez lequel je me trouve, est
encore plus paresseux que les autres, et ce sont les esclaves
achetés dans le haut fleuve qui travaillent.
Faire travailler les Ininga est chose fort difficile; quand j'ai
besoin d'une pirogue, j'ai toutes sortes de difficultés à réunir
douze hommes que je paie mensuellement, ici ce sont seule-
ment les femmes et les enfants qui travaillent et je t'assure
qu'ils ne me font pasgrand'chose. Tous mendient, à commencer
par leur chef qui vient me demander la charité d'un verre d'eau-
de-vie. En un mot, il faut une dose de patience peu commune
pour vivre parmi eux. Bah! d'ici vingt jours j'espère être parti;
mais je ne puis m'empècher de penser, avec horreur à tous
les ennuis que les Ininga comme les Galoa vont me causer
durant les quinze jours de pirogue qu'il me faudra passer avant
d'arriver chez les Okanda.
Aujourd'hui, nous avons reçu des nouvelles du Gabon et on
m'a dit que le lieutenant Cameron était parti de la côte orien-
tale et de Tanganika et était arrivé à Saint-Paul de Loanda
après avoir suivi le fleuve Congo partant de sa source. Il a donc
traversé l'Afrique un peu plus au nord que le docteur Livings-
tone et maintenant, la partie réellement inconnue se trouve
devant moi. Cameron esta la fin de ses fatigues et moi, je suis
encore à la porte de la civilisation.
A vrai dire, je suis dans de bonnes conditions pour acconi-
DANS L'OUEST AFRICAIN 65
plir mon voyage, étant donné que j'ai le plus important, c'est-à-
dire la santé. Rien ne dit pourtant que je n'aurai pas à m'en
plaindre quelque jour.
Nous commençons à nous ressentir du climat et surtout de
L'abondance des pluies. Ballay et Hamon sont encore dans leur
lit (si on peut appeler lit le meuble peu commode qui sert à cet
usage dans le pays).
Je ne t'ai pas encore parlé de mon personnel. Outre les treize
laptots que j'ai pris au Sénégal, parmi lesquels il en est un sur
qui je puis compter sérieusement, il s'appelle Délie, j'ai encore
avec moi trois Mpangué dont un parlant fort bien le français,
Denis Dolimnie; les deux autres sontlsengonet Mando-Mango.
Il y a encore un homme du Congo à moitié Gabonais et Gico,
bête mais dévoué. Parmi ses qualités, il en estime que j'ap-
précie fort et qui m'étonne : il n'est pas menteur. En somme,
il est précieux, mais malheureusement, ne paie pas de mine.
Mon vieux Sénégalais Délie, est de haute stature, mais n'a plus
que le pouce et l'index de la main gauche; il est pittoresque,
vêtu des longs vêtements de son pays, mais a l'air fort lour-
daud lorsqu'il est vêtu de ses habits de marin. Ne rions cepen-
dant pas de ce bonhomme, il me sera utile, j'en suis sûr, le
jour où j'aurai besoin de lui.
Une petite histoire sur son compte. A mon départ du Séné-
gal, j'avais défendu à mes hommes d'emporter avec eux autre
chose que des habits de marin que je leur avais prêtés. Imagine
toi qu'un jour que je visitai leurs sacs j'en trouvai un apparte-
nant à Délie, et plein de grigris. Les grigris mahométans sont
des amulettes contre toute espèce d'accidents à balles, coups de
couteaux, coups de pierres, chiens de mer, serpents, etc., etc.
Il y en avait tellement que j'en suis resté véritablement stu-
péfié.
Au moins ce brave homme croit à la protection divine. Dans
ci; TB OIS EX PLORATIONS
ce sac, il y avait encore un vêtement de son pays littéralement
«ouvert de grisgris. J'ai oublié de te parler d'une petite aventure
qui m'est arrivée près du lac Zilé, voisin du village où je suis
actuellement. J'étais avec Denis, le Upangué, dans une pirogue,
lorsque je me trouvai surpris par une tornade, petite tempête
assez fréquente sur le fleuve; et ma pirogue chavira. Il y a ici
une infinité de petites iles formées d'herbes flottantes qui ont
quelques racines au fond. Et, souvent ces iles disparaissent
sous l'eau lorsqu'on y met le pied. Il conduisit à la nage
ma pirogue chavirée vers une de ces petites iles et la remit
à Ilots en attendant dans les herbes que le vent fût passé et
peu rassuré sur la solidité de mon abri. Puis tenant mon fusil
dans une main, et la pirogue à Ilots, le vent ayant sensiblement
diminué, je repartis ayant soin de me diriger vers la rive. Mais,
le vent croissant, la pirogue se remplissant de nouveau d'eau,
j'accostai une de ces iles, et me décidai contre fortune bon
cœurà passer la nuit sans dîner. Tout au contraire, je servais
de repas aux moustiques. Mais j'avais compté sans ma mau-
vaise chance qui m'avait conduit, demander l'hospitalité à une
espèce d'animaux terribles dans ce pays ; les fourmis, qui font
des blessures fort douloureuses. D'un commun accord Upangué
et moi nous repartîmes poussant de nouveau à la nage la
pirogue encore pleine d'eau pour aller accoster une autre de ces
iles d'herbes flottantes. A ce moment, non sans un certain
plaisir, je vis Marche arriver dans une pirogue. Il commençait
à être inquiet sur mon compte. Me sachant seul avec Upangué
dans une petite pirogue, il était parti à ma recherche. Quant à
moi j'étais fort satisfait d'éviter la nuit peu agréable que j'aurais
passée dans une ile incertaine, si le vent avait continué. Quand
les noirs m'eurent pris dans leur pirogue, ils me saisirent avec
tant de précipitation, que j'en perdis, presque mon fusil que
j'avais sauvé jusqu'alors non sans peine. En effet, quand
DANS L'OUEST AFRICAIN <r,
j'étais parti chassé par les fourmis, j'avais été sur le point
d'oublier mon ami.
En somme, je n'ai perdu qu'un de mes sacs à plomb et
encore je l'ai perdu parce que je pouvais difficilement tenir en
main mon arme, trois sacs de plomb et pousser, avec la même
main, la pirogue chavirée, et, ce qui m'ennuyait fort, c'était les
trois jours que j'allais passer à nettoyer à fond mon fusil
rouillé. En ce moment j'essaie dérégler mes trois chronomètres.
Peine inutile, ils semblent se ressentir du climat, attendu
que chacun va pour son compte. Il est probable que d'ici peu,
je serai réduit à faire des observations avec les distances
lunaires, chose assez peu exacte.
Bon Noël.
P.-S. — 27 décembre 1875.
Finalement je suis vaincu, mettant de côté toute considéra-
tion d'humanité j'ai maintenant le moyen de tenir dans le
devoir les Ininga et les Galoa; je viens de me faire expédier
quatre cents litres d'eau-de-vie.
Ces barils, à leur arrivée dans le village, ont été accueillis
par les Ininga avec tous les honneurs dus à un semblable pro-
duit. D'ici à trois jours, le bateau à vapeur de la factorerie
prussienne devant remonter à Sam-Quita, je profiterai de
l'occasion pour y aller moi-même et j'emporterai avec moi les
caisses que les Ininga et les Galoa ne peuvent transporter dans
leurs pirogues et dans les miennes. Je laisserai ces caisses à
Sam Quita et je les ferai reprendre ensuite par les Okanda que
j'espère pouvoir décider à venir les chercher.
Je partirai d'ici probablement avec dix pirogues sans compter
celles avec lesquelles Marche partira de Sam-Quita.
Les pirogues que j'ai achetées, ont été payées en moyenne
chacune : cinq barils de poudre, cinq fusils, deux grands
bassins en cuivre, dix barres de cuivre (ces barettes sont faites
G8 T 11 < ) I S E X P LOUA T I 0 N S
de fil de cuivre de la grosseur des tringles de rideaux), dix
corbeilles, deux haches, une caisse de sel, dix pierres à fusil,
dix miroirs, des pierres assorties et vingt-cinq pieds de tabac.
Probablement, sûrement même, cinq ou dix esclaves achetés
avec ces marchandises descendront d'ici, dans trois ou quatre
mois, à la côte pour être vendus aux mulâtres portugais de
l'Ile du Prince à Saint-Thomas, lesquels continuent ce trafic.
Ceci ne me regarde pas, mais sois assuré du plaisir avec lequel
je me rappelle la prise par le Marabout il y a quelques mois
déjà de deux pirogues portant un pareil chargement.
Presque tous les esclaves qui sont envoyés à la côte, viennent
du fleuve Mgumé qui se jette dans l'Ogôouéà la pointe Fétiche.
IV
Ilimba-Reni, 10 janvier 1876
Demain matin je pars pour le pays des Okanda qui est situé
à mi-chemin des rapides; je me mets en route avec neuf
pirogues et cent-vingt Galoa ou Ininga. J'y arriverai après envi-
ion treize jours de pirogue et ne vas pas croire que ce soit une
mince fatigue, treize jours passés continuellement en pirogue,
au soleil et à la pluie, sans cesse occupé à batailler avec les
hommes qui ne veulent pas ramer, assis enfin, sur une table
placée à l'arrière.
Bah! je suis maintenant en bonne santé et, arrivé chez les
Okanda, je pourrai prendre un peu de repos.
Ces pirogues qui forment ma tlotte sont larges d'environ
1 mètre, longues de 15 à 17 mètres, hautes sur l'eau (quand
elles sont chargées), de 0"',08 à 0'",10. Les plus grandes con-
tiennent vingt rameurs ou plutôt pagayeurs.
Pour te donner une idée de ce que sera mon voyage, tu sauras
qu'on part le matin de bonne heure et qu'on voyage jusqu'à
midi; à midi on descend sur un banc de sable, on fait une
courte halte et on en profite pour déjeuner. A deux heures, de
nouveau en route jusqu'à la soirée. Alors, on redescend de
70 TROIS E XP L 0 Ii A T IONS
nouveau sur un banc de sable, et tous se préparent à passer la
unit et à dormir tout en se garantissant de la pluie du mieux
qu'on peut, chose fort difficile.
Cette première partie de mon voyage, partie la plus facile,
j'espère te la raconter quand je serai arrivé, au pays de Okanda
et je souhaite à ma lettre, d'arriver sauve à destination.
Aujourd'hui, je vais vous donner de mes ^nouvelles à partir
de ma dernière expédition.
Rien de nouveau les premiers jours; j'ai continué à recruter
avec peine mes rameurs pagayeurs, ce qui m'a causé les plus
grandes difficultés à cause du passage du docteur Lenz qui, à
présent comme tu sais, est toujours retenu chez les Okanda
qui ne veulent pas lui permettre d'avancer. Gela m'a causé
grand préjudice car il avait réellement semé et éparpillé sur sa
route marchandises et eau-de-vie.
Enfin, j'ai réussi à réunir le nombre nécessaire, c'est pareeque
j'ai mis en concurrence les Akellés qui ont fait déjà le même
trajet avec les Ininga et les Galoa. Avec les quelques Akellés
que j'avais, j'ai envoyé Marc/ie droit à Sam-Quita avec ordre
de remonter avant moi chez les Okanda. Je lui ordonnai, en
outre, s'il n'en trouvait pas un nombre suffisant, de m'envoyer
chercher par les Okanda même. Apprenant cela, les Galoa et,
les Ininga se décidèrent vite à venir.
Profitant des jours qui devaient se passer avant mon départ
et en même temps d'une chaloupe à vapeur de la factorerie, je
voulus moi-même remonter des marchandises à Marche à
Sam-Quita.
Je partis d'ici le 20 décembre. Le petit vapeur remorquant
une de mes grandes pirogues et je profitai de l'occasion pour
me mettre à faire la carte du fleuve.
M'étant surmené à faire des observations, le second jour, la
fièvre me reprit.
DANS L'OUEST AFRIC AIN 71
N'y faisant pas attention, je continuai à relever mes points
et le soir même de mon arrivée à Sam-Qnita, je voulus faire
des observations astronomiques, observations lunaires pour
relever la position exacte de Sam-Qnita. Ces observations
avivèrent la fièvre qui m'avait repris, et le peu de facilité que
j'avais à lire les indications de mes instruments (j'étais obligé
de faire usage de magnésium) me donneront j'en suis sûr des
résultats peu exacts. Le lendemain matin, après avoir fait
d'autres observations solaires cette fois, je me remis de nou-
veau en voyage pour retourner à Ilimba-Reni.
Je croyais alors aller mieux mais je m'aperçus vite que
mon état de santé s'était aggravé; la migraine et le vertige m'in-
terdirent toute occupation et j'avais en outre des vomissements
incessants. Heureusement, mon hamac suspendu dans le
roufle du vapeur, me donnait un gîte commode. Le roule,
comme tu le sauras, se trouve à l'avant du bateau.
Nous n'étions pas loin d'Ilimba-Reni, où j'étais impatient
d'arriver, quand tout à coup, un grand choc et le roufle, le
hamac et moi, nous nous trouvâmes dans l'eau. Quelques
instants avant je ne croyais pas avoir la force de remuer les
pieds et cependant, je t'assure que je mis peu de temps à me
débarrasser du roufle, du hamac et de la couverture et à me
mettre à la nage : Tu peux supposer ce que ce bain improvisé
me fit du bien, malgré mes habits je pus remonter sur le bateau
avant d'être entraîné par le courant très violent en cet endroit ;
le vapeur descendait le fleuve à grande vitesse, avait rencontré
un grand arbre ensablé et pendant ce temps, le roufle sous
lequel j'étais, fort peu solide, avait continué sa route et était
tombé à l'eau.
Le soir, j'arrivai à Ilimba-Reni dans une petite pirogue,
laissant bien entendu le vapeur et l'arbre à la place où ils
s'étaient rencontrés.
TROIS EXPLORATIONS
Par bonheur, dans toul ce bouleversement, mes deux chro-
nomètres n'ont pas souffert, seulement une de mes boussoles a
été fracassée.
J'ai perdu ma couverture n'ayant pu la prendre avec moi en
retournant à la nage au bateau ; ce n'est pas un grand malheur,
j'en ai une autre. Tout ceci s'est passé le 2 janvier. Une fois de
retour, je me suis soigné et, de l'ipécacuana, du sulfate de
soude et 2 grammes et demi de quinine m'ont, en trois jours,
remis sur pieds et en bonne santé.
Quant à la carte de Sam-Quita, pour laquelle j'avais mis un
certain amour-propre, il me sera difficile de l'avoir n'ayant pu
faire les observations nécessaires quand je redescendais le
fleuve. De plus, je suis occupé à mettre au net et à recopier les
observations déjà faites.
Les difficultés que me donnaient mes cent-vingt hommes
n'étaient pas encore au bout; trois jours après mon retour
réunis autour de moi pour faire la distribution de tabac et
d'eau-de-vie promise de montant des 10 francs) ils voulaient
avoir le double de ce que je devais leur donner pour cette
somme; n'ayant pu céder à leurs prétentions, ils sont tous
repartis à l'exception des Ininga qui sont moins turbulents que
les Galoa. Deux jours après voyant que je ne cédais pas, ils
revinrent me faire des excuses et accepter mes conditions. A la
première occasion je renverrai au Gabon deux deslaptots séné-
galais qui sont malades et pourraient nuire par la suite à la
marche de l'expédition.
Mon personnel se compose comme suit :
Samba Gamon, chef de ïaptots sénégalais, Samba Sidnon,
Iougo Falli Gem, Amar Guin, Amadi Samba, Metonfa, Ditre,
Malie Cumba, Balla Turi, Nonni, Damba Gialo, tous Laptots
du Sénégal, Gico Gabunese ancien esclave, Congo cuisinier et
interprète en Mpungoué, Mando Mango d'Oguta, interprète en
DANS L'OUEST AFRICAIN 7i>
Mpungué ,Mpangué Bakelle, Incigoue Mpungué, interprète en
Mpangné Mpongué.
Voilà tout le personnel du ministre de la marine. Deux Séné-
galais Birohim. Il reste au Gabon, Ton et Latir Drop. J'ai pris
à ma solde comme interprète un esclave de Renoki, roi des
Ininga lequel esclave est originaire d'une tribu très éloignée de
la côte.
Quanta moi, je suis en excellentissime santé. Le Docteur
Ballay et le quartier-maître se sont également remis.
Nous partirons demain et si Marche n'est pas parti d'ici
quelques jours, il partira sous peu avec les Akillés.
Adieu, je pars dans de bonnes conditions avec bon espoir et
surtout fort satisfait de ma santé qui me semble bien résister au
climat.
P.-S. — Xe pas t'épouvanter de mes bains, je t'assure que
cela ne me tourmente pas.
Accolade.
V
Lopê, le 6 avril 187G
Depuis le 12 janvier je n'ai pas dormi une seule fois dans
une case; jamais je n'ai eu une table pour écrire et je n'ai pas
écrit une fois sans me donner une courbature de reins. Voilà
pourquoi mes lettres ont été jusqu'à présent si laconiques.
Aujourd'hui encore je dois t'écrire sur mes genoux, ce qui est
pour moi un vrai supplice.
Par les lettres que j'ai expédiées de Lopé (quand les Okanda
partirent pour aller chercher Ballay) au président de la Société
de Géographie (lettres que je l'ai prié de vous communiquer)
vous devez connaître mes désastres dans les gorges du fleuve.
Je dois ajouter que la Providence m'a puissamment servi
dans la nuit qui suivit le désastre des pirogues chavirées dans
le fleuve. Cette nuit là, après les fatigues de la journée pendant
que couché sur un banc de sable, je cherchais en vain le som-
meil, partageant avec Marche alors malade, ma seule couver-
ture restée sèche, une de mes pirogues mal amarrée se détacha
et s'en fut à la dérive. La perte était certaine parce que, entraî-
née par le courant, elle devait inévitablement se rompre contre
les rochers du dangereux passage traversé pendant le jour. Je
DANS L'OUEST AFRICAIN 77
considérais les quarante-quatre caisses que contenait la pirogue
comme perdues. Néanmoins, je tentai l'impossible pour arriver
à sauver quelque chose du naufrage. Me levant en toute hâte
pieds nus, je pris mon revolver; je descendis rapidement le
fleuve sur les rochers du rivage, laissant de distance en distance
un homme de mon escorte en observation. Durant trois heures
je descendis ainsi le long du rivage, et déjà depuis longtemps,
tous mes laptots étaient bien loin derrière moi.
Quand j'arrivai à un passage assez étroit où le fleuve est
barré par les rochers, là, réunissant des broussailles et des
herbes sèches sous un arbre immense abattu dans le fleuve,
j'allumai un vrai incendie qui, se reflétant surles eaux, me per-
mit de voir si la pirogue passait, emportée par le courant. J'étais
tellement occupé à regarder que je ne sentais même pas la dou-
leur que me causaient mes pieds mis en sang par les cailloux.
Les heures passaient, je ne voyais rien; alors, perdant toute
espérance je cherchai à m'accommoder le mieux possible pour
passer le reste de la nuit, situation peu agréable quand demi-
vètu on a seulement pour se garantir du froid vif et du vent
matinal un feu qui vous brûle le visage, sans réchauffer le
corps.
Tu t'étonneras certainement de in entendre nie lamenter du
froid; c'est d'ailleurs la première fois.
A présent, au furet à mesure que j'avancerai dans l'intérieur,
je dois m'y attendre.
Le temps passait lentement et je restais pensant à mes pertes
que je cherchais à évaluer. Tant de caisses perdues ! une grande
partie de mes instruments de précision gâtés par l'eau, mes
cartes et mes journaux trempés : et, pour comble d'infortune,
les documents recueillis avec tant de peine qui devaient me
servir à faire une carte du fleuve, détrempés par l'eau, à tel
point que je n'ai jamais pu m'y reconnaître. Ce travail m'avait
78 TROIS EXPLORATIONS
non seulement coûté grand'peine, mais m'avait, en outre,
valu la fièvre. Je me rappelais encore toute la peine et tout
le temps employés à mes préparatifs en Europe, peine et temps
perclus. Ce qui m'affligeait le plus, était l'idée que tout ce
temps, j'aurais si bien pu le consacrer à ma famille.
La perte de la pirogue dont j'attendais les débris au passage
m'était encore plus sensible parce que les caisses qu'elle conte-
nait, étaient toutes destinées à être portées à dos d'homme
quand je serais obligé d'abandonner le fleuve... Cependant, la
fortune m'avait favorisé : au lever du jour, à quelques portées
de fusil devant moi, je vis la pirogue arrêtée par un rocher au
milieu du torrent, elle était encore intacte, mais à chaque
vague elle menaçait de se rompre pour reprendre sa course ver-
tigineuse.
Une pirogue Apingi qui suivait ma flottille de loin avait aper-
çu ma pirogue en détresse et ne me sachant pas là, s'avançait
doucement pour la pousser à la dérive et la piller ensuite dans
le bas du fleuve. Seul et sans pirogue, je ne pouvais rien. Mais,
DANS L'OUEST AFRICAIN 79
une balle de mon revolver qui siffla sur leur tête lit arrêter les
pillards. Une autre balle tirée plus bas les fit accoster sur la
rive où j'étais et ils m'aidèrent à rentrer en possession d'une
partie de mes richesses que j'avais bien crues perdues.
Actuellement, je me trouve chez les Ossyeba qui sont la
branche d'un peuple, ancienne connaissance à moi : les Pah-
ouins au milieu desquels je me suis trouvé en 1873.
Je confie cette lettre à un des chefs, propriétaire d'une belle
«lent d'éléphant : la lettre de change qui l'accompagne (payez
deux fusils et deux barils de poudre au porteur) est pour moi un
sur garant que ces lettres ne seront pas perdues mais quand
arriveront-elles, qui sait ? elles suivront le même chemin que
la dent que mon ami noir dit vouloir vendre aux blancs. Le
propriétaire Ossyeba confiera la susdite dent à un Pahouin Make
ayant en gage deux de ses femmes; les lettres seront de la
même manière remises du Pahouin Make à un Pahouin Bachi
lequel les remettra à un Skekiani qui les remettra à un Pon-
gone lequel les portera àun établissement. Dix fusils, dixbaiïls
de poudre, 200 mètres d'étoffe', etc., etc., prix de la dent, à
peine la dixième partie de ce qu'elle vaut, seront donnés à
l'Ossyeba qui a tué l'éléphant : voilà comment se fait le com-
merce clans ce pays. Je suis établi à Lopé près des Okanda d'où
je fais de fréquentes excursions dans l'intérieur attendant les
temps secs pour remonter à la tète de tous les Okanda au pays
des Aduma et des Ossyeba :
Ce peuple voudrait nous barrer le passage, c'est lui qui, en
1874, a arrêté l'expédition d'Alfred Marche et du marquis de
Compiègne. Il est vrai que j'ai pour alliés les Okanda, mais ils
ne sont point belliqueux. Et les deux cents hommes qui
rament sur mes pirogues ne valent pas un seul des Sénégalais
démon escorte, seule force réelle sur laquelle je puisse comp-
ter. Malheureusement, mon escorte est déjà diminuée parles
80 TROIS EXPLORATIONS
maladies et le sera probablement encore pins. En ce moment,
je ne puis disposer que de sept Sénégalais. Mais j'espère éviter
une attaque qui ne pourrait que nuire à la réussite de l'expé-
dition.
VI
Lopê, 22 avril
Mes hommes craignent en ce moment une attaque des
Ossyeba, je suis beaucoup plus inquiet des Okanda, entre les
mains desquels je suis. De fait, les Okanda, heureux devoir
dans leur pays quatre blancs et même cinq en comptant le doc-
teur Lenz, avec beaucoup de marchandises, peuvent parfaite-
ment ne plus vouloir remonter chez les Aduma; la seule raison
pour laquelle ils remontaient le fleuve est d'avoir des esclaves
et de l'ivoire.
A présent les blancs leur donnent en échange de leurs pou-
lets et des bananes, les marchandises qui leur sont nécessaires.
Je crains surtout que les Okanda veuillent bien remonter
avec moi près des Aduma, mais ne veulent à aucun prix
laisser sortir de leur territoire mes marchandises, d'autant plus
que si j'emmène mes marchandises plus loin, tout leur com-
merce s'en ressentira par la suite; l'abondance des objets d'Eu-
rope dans ce pays fera, bien entendu, diminuer la valeur de
leurs échanges. Voilà pourquoi les Okanda veulent m'opposer
la seule force que je craigne, la seule contre laquelle je ne
puisse rien : la force d'inertie.
83 T It O I S E X P L 0 R A TI 0 N S
Que faire si les Okanda ne voulaient pas remonter le fleuve ?
que faire s'ils ne voulaient pas transporter mes bagages? Rien.
Voilà comment depuis un mois que je suis ici, j'ai jugé la
situation. Heureusement les choses viennent de changer ; en
voici la cause :
Pour éviter une attaque des Ossyeba, quand j'eus remonté le
fleuve, il ne me restait qu'un moyen : leur donner une telle
idée de ma force, que l'impossibilité de me résister leur fût
démontrée et les dissuadât d'une entreprise qui leur aurait coûté
de grandes pertes. Je résolus d'aller chez eux, en avant-garde.
Je traversai leur frontière, le fleuve Afué, il allait au village
deMamiaka qui est à un jour de chemin de ce fleuve.
Mamiaka, chef du village dont il a pris le nom, était prévenu
de ma visite, j'arrivai chez lui accompagné par mes quatre Sé-
négalais et par mes Pahouins.
Bien que les Ossyeba se tinssent à distance, je fus bien reçu
et, au bout de deux jours, la glace était rompue et nous étions
devenus amis.
Je pus alors leur montrer l'effet des fusées à la Congrève, des
armes à longue portée, des balles explosibles et, chose qui les
stupéfia le plus, la lumière du magnésium et les petits ser-
pents dits serpents pharaons formés par l'inflammation d'un
petit cône blanc comme le plâtre.
Les habitants du village de Mamiaka et des villages voisins
proclamaient en peu de temps la renommée de mes hauts faits
et après ce voyage les Ossyeba commencèrent à me craindre.
Avant de partir je leur dis que bientôt je reviendrais et qu e
je m'avancerais vers l'Est.
Restait à trouver le moyen d'empêcher l'inertie prévue des
Okanda.
A cet effet, je proposai à Mamiaka de m'accompagner avec
quelques-uns de ses hommes à Lopé, lui expliquant qu'il serait
DANS L'OUEST AFRICAIN
■s:;
sous ma protection et que je lui donnerais, en outre, une
escorte pour le reconduire dans son pays. J'arrivai non sans
peine à le décider à m'accompagner avec neuf Ossyeba. Ma-
miaka traversa ainsi tout le pays des Okanda, ennemis jurés
des Ossveba.
FEMME ET ENFANT OSSYEBA OU PAHOXJINE
Les Okanda avaient cherché en m'efïrayant à me dissuader
d'aller chez les Ossyeba, ils furent curieusement surpris de me
voir revenir accompagné par leurs ennemis qui venaient pas-
ser trois jours à Lopé.
8J TROIS KN PLORAT] ONS
En outre je déjouais leurs machiavéliques combinaisons.
La menace d'abandonner leur territoire en employant des
Ossyeba au transport de mes bagages, fit faire aux Okanda tout
ce que je voulais.
Quand Mamiaka partit, je lui dis que sous peu je retourne-
rais le voir, et hier soir, non sans être fort étonné, j'ai vu arri-
ver à Lopé, Mamiaka accompagné de trente-cinq Ossyeba qui
venaient me chercher.
Pour faire croire aux Okanda que je compte retourner chez
eux après être allé à Adouma et pour attendre en même temps le
plus commodément possible la fin de la saison des pluies, je
fis construire une grande case à l'admiration des Okanda
qui n'en avaient jamais vu de pareille. Je profitai du temps
pendant lequel je comptais rester encore ici pour envoyer Bal-
layau Gabon. Il emmène avec lui quatre hommes malades démon
escorte, fera les achats qui nous sont nécessaires et remontera
avec quatre hommes remplaçant les malades. Il sera de retour
ici, je l'espère tout au moins, à la fin de juillet, époque à
laquelle je commencerai les préparatifs du départ.
Je profite de cette circonstance que je n'espérais pas depuis
quinze jours, pour t'envoyer ces lettres. La route qu'elles sui-
vront sera plus rapide et plus sûre. Le docteur Ballay partira
demain matin à la pointe du jour, dans une pirogue d'un
Okanda, qui le conduira jusqu'à Lambaréné où on l'attendra
pour le ramener ici. Vos nouvelles qu'il m'apportera seront, je
l'espère, bonnes.
Demain, je pars et je vais avec Mamiaka chez les Ossyeba
dont je n'ai maintenant rien à craindre d'autant plus que j'y
vais sans marchandises. Si, comme je l'espère, je puis arriver
au pays des Aduma, les difficultés que je rencontrerai par la
suite seront, je crois, moins grandes que celles que j'ai déjà
surmontées. Mais alors les communications avec l'Europe
DANS L'OUEST AFRICAIN 85
seront complètement interrompues, probablement jusqu'à
l'époque de mon retour.
Rappelez-vous bien que plus je m'avancerai dans l'intérieur,
plus je suis en sûreté et plus mon voyage deviendra facile.
Donc, le manque de nouvelles sera toujours une bonne nou-
velle. Ce sera avec un sensible plaisir que je pourrai entrer dans
notre case quand celle-ci sera finie et que je pourrai apprécier
la douceur d'un lit bien fait sur une table.
En vérité je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant de différence
entre dormir par terre et dormir sur une table quoique moi qui
parle de posséder une case je ne doive en profiter que fort peu,
étant le plus souvent en excursion.
Je suis heureux de vous dire que je suis en excellente santé,
le climat d'ici est beaucoup plus sain que celui du bas fleuve.
VII
Lopè, 23 novembre 1878
MA CHÈRE MAMAN,
J'avais commencé àt'écrire au mois d'avril le commencement
de mon voyage. Aujourd'hui manquant d'autre papier, je t'en-
voie cette lettre écrite sur les feuilles de mon album, j'ai perdu
le premier récit de mon voyage au pays inconnu des Sébé.
Quand Ballay fut parti pour le Gabon, je partis à mon tour
pouraller chez les Paliouins des chutes de Dunié ; ceux-là mêmes
qui attaquèrent et firent reculer le marquis de Compiègne et
Alfred Marche. Je ne pouvais arriver sans difficulté, lechef Naa-
man refusant de me laisser visiter son village. Je finis cepen-
dant par réussir et après être restéavec lui quelques jours, nous
nous séparâmes en bons termes. Il ne me fut pas possible de
pénétrer jusqu'au village du fleuve Ivindo.
A mon retour au village de Mamiaka (le chef qui était venu,
avec moi, à Lopé) je trouvai le docteur Lenz, qui, s'étant décidé
à suivre mon exemple, était arrivé enfin chez les Ossyeba.
Tu sais déjà que le Dr Lenz était arrivé chez les Okanda
en juin 1875.
DANS L'OUEST AFRICAIN s;
Ils s'étaient fait payer pour le conduire chez les Alluma et
chez les Ossyeba mais, après un simulacre de départ ils
Tavaieut abandonné à l'embouchure du fleuve Ofué. Depuis un
an il n'avait pas avancé.
Quanta moi, je voyage en toute sécurité chez les Ossyeba,
malgré leur mauvaise réputation. Ami des chefs les plus
influents j'étais connu partout et accueilli avec des démonstra-
tions de joie. Les chefs du fleuve Ivindo ayant su mon inten-
tion d'aller chez eux, vinrent me voir au village de Mamiaka et
m'invitèrent à les accompagner chez eux. En outre ils me de-
mandaient de les conduire chez les blancs quand je redescen-
cendrais vers le fleuve.
Etre voisin des blancs est le but auquel tendent sans cesse
tous les Ossyeba.
Le 21 mai, j'étais de retour à Lopé, ramenant des Ossyeba des-
tinés à me servir de piroguiers.
Mamiaka m'avait fourni les hommes, son neuveu Zaburet
devait me servir de guide. Ses guerriers faisaient campagne con-
tre les villages des bords du fleuve et ne pouvaient, par consé-
quent, prendre la route ordinaire. Ils me dirent que le chemin
qu'ils allaient parcourir traversait la forêt vierge, d'ailleurs on
ne rencontrait aucun village, suivant des sentiers tracés à peine
par les chasseurs. Après quatre jours de marche, nous serions
arrivés dans leur village qui est à une journée de route des
villages Ossyeba.
Arrivé le 2G au village de Mamiaka je lui donnai du sel pour
qu'il pût acheter des vivres, et quatorzeliommesetdeux femmes
Ossyeba devaient porter mon bagage. Le lendemain nous par-
tîmes à travers la forêt.
... Avant de continuer j'ouvre une parenthèse. Tu t'étonneras
sans doute de trouver tant de taches d'huile sur ma lettre.
Mais comme je ne suis pas très à mon aise pour t'écrive, tu
88 T R O I S E X P LO R A I IONS
m'excuseras, J ai pour lauipe une vieille boîte de sardines
pleine d'huile de palme et les mille papillons et autres insectes
qui abondent dans ce pays arrivent, attirés par la lumière, et
finissent par tomber dans l'huile dans lequelle ils font le diable.
Ils viennent ensuite se poser sur mon papier.
Le lendemain je pénétrai, comme je te l'ai déjà dit, dans la
forêt, le premier jour je fus tout seul, sans voir trace d'ani-
maux et l'on ne fit que monter et descendre. Je n'avais même
pas vu Zaburet consulter les autres guides pour savoir si nous
étions dans le bon chemin et j'avais cru que nous n'en sui-
vions aucun. Pour t'en donner une idée, sache seulement que
lorsque je perdais de vue l'homme qui marchait devant moi,
j'étais obligé de crier mon nom pour qu'on sache où me retrou-
ver. A chaque moment, nous traversions des ruisseaux et trois
fois nous fûmes obligés de monter et de descendre pendant vingt
ou trente minutes le long d'un petit fleuve avec de l'eau jus-
qu'aux genoux. Par bonheur, les arbres gigantesques de la forêt
formaient un dôme [de verdure que le soleil ne traversait pas,
autrement il eût été impossible pour moi de faire pareille
marche, bien que j'en eusse pris l'habitude lorsque j'étais chez
les Okanda.
Souvent, quelques-uns de ces arbres immenses tombés par
vétusté ou abattus par la foudre servaient de route et on cheminait
alors sur leurs troncs pendant une cinquantaine de pas. Quelle
b auteur devaient-ils avoir quand leur tronc était chargé de
branches? Ailleurs de petits ruisselets barraient la route,
on suivait leurs cours jusqu'à ce que l'on pût trouver un
pont naturel fait d'un tronc abattu à travers le fleuve. Je tra-
versai le ruisselet Boall sur un de ces troncs long de cinquante-
six pas et à une hauteur de 0 à 8 mètres de l'eau. Mes hommes
pesamment chargés cheminaient sur ce pont et moi, bien que
j'aie la réputation d'être bon équilibriste, j'étais souvent obligé
DANS L'OUEST AFRICAIN 91
de les laisser passer devant moi, et de marcher seul pour que
les oscillations que produisait leur marche ne me fissent pas
tomber. Là comme sur la terre, le seul signe de vie qui m'arri-
vait aux oreilles dans la forêt était le croassement lointain
dutouraco bruyant. J'oubliais de te dire que, presque toujours,
on est obligé de marcher courbé et enfin à quatre pattes en
écartant avec les mains le réseau des lianes et des bambous
qui barrent la route.
Enfin, arrivé au village de Zaburet, je vis avec grand déplaisir
mon pauvre chapeau entièrement usé par devant à force d'avoir
rasé les branches.
On était dans la saison des pluies et "la route étant inondée
d'eau retardait notre marche. Lorsque la forêt devint plus
obscure, ce qui prouve que le soleil que nous n'avions pas vu
se tournait au couchant, nous nous arrêtâmes.
Et, alors qu'un Européen se fût trouvé embarrassé pour
manger et dormir sur la terre humide ou plutôt sur les débris
de feuilles tombées, les Pahouins, vrais hommes des bois,
surent avec énormément de prestesse, allumer le feu, construire
une case et se faire des lits. Les uns recueillèrent du bois, les
autres, à l'aide de petits échalas, formèrent l'armature légère
d'un toit, sur lequel ils appliquèrent de larges feuilles que
d'autres étaient allés chercher; l'eau ne traverse pas de pareils
toits et ils ne craignent que le vent, qui cependant ne souffle
jamais au pied de ces arbres immenses. Lorsque les leuilles
vinrent à leur manquer, ils se servirent de l'écorce d'un certain
arbre, écorce qui pouvait facilement se détacher du tronc, et en
firent les toits de leurs cases.
Quant aux lits, ils les avaient construits avec quatre fourches
fichées en terre sur lesquelles ils avaient étendu d'autres bran-
ches pour y dormir, il fallait y être habitué ; cependant ces lits
ont l'avantage de vous garantir de l'humidité du sol, les leux
9'2 T lî 0 I S E KP L 0 RATIONS
allumés des deux côtés tiennent Lieu d'habits el de couvertures.
Toutceci est fait, comme je viens de le dire, avec une telle pres-
tesse qu'en moins de vingt minutes mes hommes avaient fini et
se tenaient autour du feu en bavardant.
J'admirais leur habileté sans pensera mon lit qui était facile
à faire ; je ne suis pas marin pour rien, j'avais un hamac sus-
pendu entre deux arbres à un mètre ou deux de hauteur et ma
couverture étendue au-dessus de ma tète me servait de tente ;
tout cela parfaitement arrangé grâce à un morceau de toile et à
quelques cordes.
Lorsque j'avais marché du matin au soir sous la pluie, c'était
pour moi un grand bonheur de pouvoir me coucher sur ce bien-
heureux morceau de toile que je faisais sécher devant le feu. Et
quand les Ossyeba (Pahouins) bien qu'ils aient construit sous
la pluie leur lit de feuilles, se furent sèches, ils se couchèrent
et leur couverture fut une simple écorce flexible.
Le 28 mai nous repartîmes tous au point du jour. Le pays
présentait alors le même aspect, il fallait monter et descendre
continuellement, la forêt gardant un silence majestueux. Vers
midi, un Pahouin tua avec sa lance un serpent gros mais court
et portant trois cornes sur le nez : je reconnus que c'était
une vipère cornue (très dangereuse vipère). Nous commençons
à voir les traces d'éléphants et Zaburet m'avertit que, la pluie
ayant retardé notre marche, sept jours de route nous séparaient
encore de son village ; il me prévint, en outre, que n'ayant pas
assez de vivres pour arriver à un village abandonné depuis peu
et où nous comptions nous ravitailler, il était absolumentnéces-
saire de tuer quelque animal.
Je fis triste mine quand j'entendis de quelles folles espéran-
ces se flattaient les Pahouins pour avoir à manger et je restai
très découragé quand, les passant en revue, je m'aperçus
qu'ils avaient des vivres pour deux jours à peine et que, en
DANS L'OUEST AFRICAIN 93
comptant mes ressources, on ne pouvait à la rigueur donner des
vivres à toute la troupe que pour trois ou quatre jours seulement.
Et cependant la sobriété des Pahouins est exemplaire quand
ils sont en voyage.
La réputation de chasse ar dont je jouis parmi eux fait qu'ils
croient qu'il m'est toujours possible de tuer quelque animal,
et surtout depuis que j'ai eu la chance, étant au milieu d'eux,
d'abattre au vol des grues et surtout une énorme antilope ; que
j'ai tirée à Bingilli quand j'allais à la chute de Bné.
Je pensai d'abord retourner sur mes pas, craignant la faim, et
si je ne m'y décidai pas, ce fut parce queZaburetme parla comme
d'une chose certaine des vivres que nous devions trouver
au village voisin. Je continuai donc ma route toujours pensif.
Je m'étais proposé de ne jamais tirer qu'à coup sûr, toutes
les fois que je serais en présence des Pahouins, néanmoins je
marchais scrutant souvent la cime des arbres pour tâcher de
découvrir quelque singe ou autre animal sur lequel j'aurais
tiré encore que je n'eusse eu que peu d'espérance de le tuer.
Versles deux heures nous nous arrêtâmes pour manger et les
Pahouins se partagèrent le serpent qu'ils avaient tué. Quels
marcheurs que ces Pahouins! sur l'épaule, une caisse de
24 kilos, ils parcourent les chemins les plus difficiles comme
s'ils ne portaient rien.
Vers le soir étant resté un peu en arrière je m'entendis appe-
ler à voix basse par les Pahouins; je croyais qu'ils avaient dé-
couvert quelque singe et, passant devant ma petite troupe, mon
interprète me parla d'un éléphant qu'ils avaient entendu arri-
ver; tous les yeux se tournèrent vers moi; pleins de joie comme
si l'animal eût déjà été abattu (chose de laquelle je n'étais pas
du tout sûr, d'autant plus que ma carabine avait seulement un
de ses canons rayé).
Le manque de vivres me décida clone à donner la chasse à
M4 TROIS EXPLORATIONS
l'éléphant; mais, n'ayant pas de projectile pour le canon lisse
de ma carabine, j'y introduisis une balle du calibre de son au-
tre canon ; résolu alors de ne tirer qu'à « brûle poil » et pour nie
détendre. J'avais en outre peur de voir éclater mon arme.
Je m'avançai donc avec Métouta, un de mes deux Sénégalais,
pendant que les Pahouins très prudents se cachaient derrière
les cases, d'ailleurs n'ayant que leurs fusils à pierre, je compre-
nais parfaitement qu'ils pussent avoir peur du pachyderme.
Après avoir suivi sa piste pendant quelque temps, ce fut alors
Métouta qui, lui aussi, commença à avoir peur, il resta un peu en
arrière mais me suivit cependant à quelque distance. Je déses-
pérais déjà de trouver l'éléphant et je m'avançais rapidement
sans faire aucune attention quand, sur ma gauche, le bruit de
branches et de feuilles brisées m'annonça sa présence. Faisant
volte-face je le vois à vingt pas à peine entre les feuilles et
les lianes, qui me présentait le front et me regardait.
Sur le premier moment, surpris de me trouver aussi près de
ce gros animal, j'eus une certaine émotion, émotion que je ne
crois pas devoir désavouer; il n'est pas même certain que l'idée
de fuir ne me vint pas tout d'abord à l'esprit.
« Attention! il faut tirer juste, » me dis-je à moi-même.
Et pour cela, je mis un genou en terre, prêt à faire feu. A ce
moment j'éprouvai une émotion, ma foi, très agréable ; je restai
ainsi au moins deux minutes. L'éléphant me regardait et ne
bougeait pas ; pendant ce temps, j'attendais qu'il changeât de
place. Enfin, je pris mon point de mire avec grande attention,
cherchant à lui envoyer la balle de façon à ce que, rasant la
tète, je pusse lui fracasser l'épaule et le cou. Le coup partit,
je ne bougeais pas, je ne distinguais rien; la fumée m'empè-
chant totalement de voir, je crus l'éléphant frappé au cœur et
mort sur le coup. J'allais m'approcher plus près de lui quand
un énorme fracas m'avertit qu'il n'était nullement mort, et
DANS L'OUEST AFRICAIN 95
qu'il allait me charger. A l'instant, en deux bonds je m'élançai
le fusil sur l'épaule, mais la bête était déjà en fuite, bien que
tout le sang répandu sur le sol me montrât qu'elle avait été
frappée mortellement.
Je rappelai alors Métouta, qui, mecroyantabsolument broyé,
criait mon nom d'une voix épouvantée. Jusqu'alors je n'avais
pas eu peur et cependant je confesse qu'à ce moment, l'émotion
me prit en pensant aux dangers courus. J'avais si bien toute
ma présence d'esprit que je me rappelle avoir crié à Métouta
de sauter de côté au moment où je croyais que l'éléphant allait
courir sur moi.
Deux des Pahouins le sachant frappé à mort, décidèrent de
suivre avecmoisestraces.Nousmarchonspendantau moins une
demi-heure en suivant les larges taches de son sang. Arrivés
près d'un ruisseau, un grandbruit dans l'eau me fit croire que
nous avions trot vé ; nous nous trompions, c'était un troupeau de
quatre bœufs sauvages que notre présence faisaitfuir. J'en abat-
tis un l'épine dorsale brisée par une balle.
Le bifteck de filet de bœuf que je désirais tant en quittant la
côte était enfin trouvé et je n'avais plus à craindre la faim pour
lereste du voyage. C'était une vraie bonnefortune. Meshommes
et moi serions facilement morts de faim, attendu que nous n'a-
vions rien trouvé dans le village abandonné, les éléphants
avaient tout mangé.
Nous nous arrêtâmes dans ce village pour fumer la chair du
bœuf , niais je ne pus cependant avoir le « beefsteah » tant désiré,
les Pahouins l'ayant dépecé de telle façon qu'il fut impossible
de trouver un peu de filet.
Le lendemain nous fûmes éveillés par une pluie torrentielle
et passâmes la journée à fumer notre bœuf.
Le soir, Métouta avait la fièvre et crachait le sang. J'en fus
fort découragé, carde tous mes Sénégalais, c'était lui qui m'était
96 TROIS EXPLORATIONS
le plus dévoué; j'avais de mon côté une grande affection pour
lui. J'eusse été très malheureux, s'il m'avait l'allume séparer de
lui, je donnai à Métouta ma propre couverture, la sienne étant
encore trempée.
Nous partîmes au lever du jour. Mes hommes portaient vrai-
ment une lourde charge, outre les caisses ils avaient encore la
chair de notre bœuf dont nous n'avions laissé que la carcasse.
Nous nous arrêtâmes à nuit close, trempés jusqu'aux os par
la pluie qui tombait depuis longtemps sans interruption.
Mouillé comme je l'étais, je ne me couchai pas, je m'assis
devant le feu. Ce fut ce qu'on peut appeler une nuit musicale,
attendu que j'en passai la plus grande partie à chanter tous les
airs qui me venaient à l'esprit et qui me faisaient penser aux
pays lointains. J'avais dîné de manioc et debœuf séché et j'avais
bu du thé, que j'avais à ce moment le bonheur de posséder : du
thé sans sucre bien entendu, le sucre étant un luxe permis
seulement en Europe.
La pluie avait continué toute la nuit, accompagné notre mar-
che toute la journée et n'avait cessé que le soir. Gela me permit
défaire sécher mes vêtements et je pus dormir le reste delà nuit.
Nous cheminons tout le lendemain sur les larges traces des
éléphants et des bœufs sauvages. Nos Pahouins ne se rassure-
rent que lorsqu'ils eurent constaté que ces animaux suivaient
une direction opposée à la nôtre.
Le trois juin j'arrivai aux bords du fleuve et ce qui me récom-
pensa de mes fatigues, ce fut l'émotion profonde que j'éprouvai.
Le premier Européen je voyais l'Ogôoué au-delà des chutes.
J'allais les voir ! je me trompais ! les chutes étaient encore à
plus de quatre jours de marche.
De mon côté je construisis un radeau avec quelques arbres
légers, et passai le fleuve, large en cet endroit de 7 ou 800
mètres.
DANS L'OUEST AFRICAIN 97
Ces radeaux oubarquesd.es Ossyeba, comme onles appelle dans
le pays, sont un moyen de transport assez peu agréable, mais
c'est le seul qu'emploient les habitants pour traverser le fleuve.
Trois ou quatre troncs d'arbres coupés dans la forêt et attachés
ensemble par des lianes forment un radeau qu'on abandonne au
courant après s'en être servi. Pour comble d'infortune, en tra-
versant ainsi le fleuve, les quelques provisions d'Europe, que
j'avais avec moi, furent entièrement gâtées par l'eau.
4 juin. Nous campons sur l'autre rive du fleuve, et les fiè-
vres me reprennent. La nuit, un coup de fusil a été tiré sur
un tigre qui tournait autour de nous. L'espèce en est com-
mune dans ce pays, et j'en ai souvent vu 1ers traces.
5 juin. — Marché toute la journée.
Nous sommes arrivés au village de Zaburet. Ce village est
composé moitié d'Ossyebaet moitié de Shake qui sont un peuple
très nombreux. Ils me semblent d'ailleurs différer peu des pre-
miers, et se trouvent, d'après mes renseignements, au Sud-Est
des Ossyeba.
A peine arrivé j'envoie un Shake, N'dolla, chez les Ossyeba
pour leur faire dire qu'un blanc est arrivé qui désire visiter le
pays. Je demandais en outre une pirogue pour remonter le
fleuve; afin d'être cru je remets au porteur mon bâton et un feu
de bengale.
N'dolla devait être de retour le 7. Le 8, le 9, le 10 et le 11 juin
j'attendis vainement N'dolla et la pirogue.
Je me décidai alors àpartirmoi-mêmechercherla pirogue chez
les Ossyeba; je repassai alors le fleuve accompagné de Zaburet
et de ses hommes. Le soir je m'arrêtais à Gioconda, village shake.
Le 13 juin, je quitte le village de Gioconda. Mais épuisé par
trois mois de voyage en pleine saison des pluies, je fus repris
par une très forte fièvre qui m'empêcha de marcher et fus obligé
de revenir sur mes pas.
98 TEOIS EXPLORATIONS
Le 14 juin, je partis de nouveau. Mais après deux heures de
marche, malgré L'ipécacuana et une forte dose de quinine, la
fièvre me repril encore avec plus de force.
J'envoyai mon interprète Denis, le seul homme qui nie
restai, chercher la pirogue tant désirée.
Les Pahouins furent très irrités quand ils virent que Denis
mon interprète partait avec ma carabine. Et quandje leur mon-
trai mon petit revolver de poche, ils furent assez peu rassurés
et : « Le tigre est grand et le fusil est petit, » dirent-ils, le soir.
Croirais-tu que ces « farouches cannibales » de Gompiègne vou-
laient me faire cuire vivant. Us avaient déjà réuni et rassemblé
autour de moi tant de bois que cela eût certainement suffi à
me faire cuire sinon immédiatement du moins à petit feu, après
quoi, satisfaits de leur œuvre, ils se sont couchés sur le
liane.
Heureusement, il ne s'est montré aucun tigre ; sans quoi, je
crois qu'ils m'eussent faitrôtirde peur d'être mangés tout crus.
L'après-midi arriva l'interprète avec une pirogue de Djurnba,
roi des Ossyeba.
J'emploie, le mot roi car c'est ainsi que l'appelle Renoqué,
lequel n'a pas moins d'influence chez les Inenga que Djurnba,
dans son pays.
Le soir j'étais de nouveau au village de Zaburet, comptant y
passer la nuit, et j'eus l'heureuse surprise d'y rencontrer le doc-
teur Lenz ; je pouvais alors lui taire les honneurs du pays.
11 était arrivé le malin.
Jusqu'au 24 j uin j e restai avec le docteur Lenz dans le village
de Djurnba, explorant les environs. Enfin le 20 je demande à
Djurnba des pirogues et des hommes pour descendre chercher
nies marchandises, mais il me répond qu'il a perdu sa grande
pirogue et qu'il fera demain abattre un arbre pour m'en fournir
une autre.
DANS L'OUEST AFRICAIN 99
A mon arrivée eut lieu la cérémonie de la circoncision.
Le bruit internai, accompagnement obligé de chaque fête en
Afrique, m'empêche pendant trois nuits de dormir. La circonci-
sion se pratique à l'âge de dix-huit à vingt ans, la fête dure trois
jours qui se passent en danses et en tam-tam. Après ces trois
jours, les jeunes gens sont portés en procession vêtus de leurs
habits de fête avec tous leurs ornements, perles et bracelets de
cuivre qu'ils peuvent trouver à emprunter; ils ont, de plus, la
figure toute blanchie avec une espèce de chaux; ils font de cette
façon le tour du village à grand renfort de tam-tam, de chants,
de cris et de coups de fusils.
Le sorcier suspend aux hautes branches ou aux troncs d'arbres
fichés dans le sol un pot de terre ; ce pot renferme de la viande
cuite avec diverses herbes, il est ensuite recouvert d'une peau
de bête enchantée.
Les jours suivants après la cérémonie, chacun des jeunes
gens, après avoir tiré un coup de fusil, va se mettre sous un
arbre, chacun a le sien. Un homme qui est grimpé dans l'arbre,
fait descendre dans sa bouche, au moyen d'un fil, un peu de la
viande en question, après quoi, et après avoir tiré un autre coup
de fusil, tous retournent chez eux, les circoncis sont mis clans
une case à part où ils vivent seuls. Vn mois après, ils repren-
nent la vie commune.
Le 25. — Je pars pour Dumé.
Le 2G. — Je fais halte dans un village Aduma voisin de celui
où est le DrLenz avec qui je repars. Lui aussi va à Dumé.
Le 27. — Nous voyageons ensemble et nous passons la soirée
au village N'guémé.
Le 28. — Je m'arrête au village de Cumba Maribo. Le doc-
teur Lenz reste un peu en arrière.
Le 29. — A neuf heures du matin, le premier parmi lesEuro-
péens, j'eus la satisfaction d'arriver aux cascades de Dumé.
100 TROIS EXPLORATIONS
Le 30. — Le docteur Lenz me rejoinl à Dumé el moi, devant
trouver chez lesAduma et chez les Ossyeba,le moyeu de me pro-
curer hommes et pirogues, je descends de nouveau le fleuve;
JEUNE FETICHEl'I; GALOIS
tandis que lui, compte le remonter plus haut. J'ai su par lui,
lorsque le 11 juillet, il a traversé le village de Djumha pour
descendre chez les Okanda et de là rentrer en Europe (il était
parti le 2 juillet de Dume) que, arrivé au confluent du fleuve
DANS L'O i EST A.FB h : A I X loi
Sébé (un jour et demi de pirogue de Dumé) tous ses hommes
l'ayant quitté la nuit; il n'avait pu continuel' le voyage.
Parti de Dumé je m'arrêtai chez N'guémé, chef influent des
Adiima, je fis réunir les chefs des villages voisins e1 ceux-ci me
promirent des pirogues. Je m'arrêtai ensuite au village Adunia
m'bouri fétiche
de Numba, ayant entendu dire qu'un chef que j'avais vu à Lopé
avait remonté le fleuve et voulait me rejoindre.
L'arrivée de Dumha confirmait les craintes qui, comme je te
l'ai déjà dit, m'avaient en grande partie conseillé ce voyage
chez les Okanda. Les événements.m'expliquèrent ensuite cette
arrivée de Dumba. Les Okanda auxquels il déplaisait de nie
voir partir chez les Adunia et chez les Ossyeba l'avaient envoyé'
L02 TRO IS EX PLO RAT [ONS
ici pour les menacer de ne plus faire decommerce avec eux s'ils
ne donnaienl des pirogues.
Ignoranl alors tout cela, je quittai alors le village de Dumba
pour aller dans celui de Djumba croyant qu'il ne tarderait pas
à arriver avec un nombre de pirogues suffisant pour transporter
mon quartier général de Lopé à Dumé, comme j'en avaisl'inten-
tion.
Arrivé chez Dumba, je fus très content de voirque lapirogue
déjà mise à réaliserait entièrement finieen cinqjours; six jours
après, je remontai chez Dumba pour chercher les autres piro-
guespromises.
Je ne trouvai dans ce village rien de prêt pour le départ, et
Dumba se moqua de moi, faisant repartir ma pirogue et m'en
promettant une autre pour redescendre au village de Djumba ;
et il me la refusa ensuite.
Je fis fouetter par mes deuxhommes le chef d'un des villages
des bords du fleuve où Dumba m'avait conduit et qui, à son
instigation, s'était également moqué de moi.
Sachant qu'aucun de mes hommes ne nageait suffisamment,
je dos moi-même traverser le fleuve à la nage pour aller prendre
au village de Dumba, la petite pirogue qui m'était nécessaire
pour redescendre chez Djumba, ce que je fis le jour suivant.
Arrivé à une cascade, ma pirogue chavira, comme je m'y
attendais, mes deux hommes n'ayant pas l'habitude de conduire
pareil esquif.
J'avais fort bien reçu à Lopé le chef Dumba et lui avais fait
divers cadeaux; en somme, je ne pouvais d'autant moins m'ex-
pliquer sa conduite et le changement de sa manière d'être
vis-à-vis de moi que, dès son arrivée, il était venu avec plu-
sieurs chefs qui tout d'abord m'avaient fort bien reçu.
Depuis déjà quelque de temps, j'épargnais mes provisions en
cas d'événements imprévuset vivais de manioc; mais outre que
DANS L'OUEST AFRICAIN 103
j'étais repris parla fièvre tierce qui commençait à m'affaiblir,
j'avais hâte d'être de retour à Lopé où j'étais sûr de trouver au
moins un bien-être relatif. Déplus la conduite de Dumba me
donnait de grandes inquiétudes ; je craignais que les Okanda ne
remontassent pas le fleuve ou le fissent sans mes marchan-
dises.
. J'avais trouvé un homme qui voulait bien travailler à la
pirogue à mes frais, mais le chef ne voulut pas le lui permettre
et m'affirma que Souga ne voulait pas descendre le fleuve et
m'avait retenu seulement pour avoir de moi un cadeau d'usage.
En dépit de mon impatience, je dus attendre les événements.
Pendant ce temps, j'avais revu Djumba deux fois, chaque
fois il avait voulu retourner dans son village, promettant de
descendre avec moi, mais je refusai et lui fis des menaces. Je
sus par la suite qu'il avait fait une sorcellerie contre moi.
Gomme pour donner raison à la sorcellerie, le 12, la fièvre me
reprit avec violence accompagnée de vomissements que je ne
pouvais retenir. Je commençai alors à être faible, à ne pou-
voir manger; je ne pouvais plus supporter autre chose que de
l'eau dans laquelle on avait fait bouillir de la canne à sucre.
. Il faut que je te dise qu'à mon arrivée dans ce village, j'avais
ordonné que Metouta, un de mes Sénégalais, descendrait par le
fleuve jusqu'à Lopé pour porter une dénies lettres; il devait
descendre dans une pirogue contenant à peine place pour deux
hommes. L'indigène qui la montait pouvait à peine se tenir
assis dans le fond.
Metouta parti, je me tranquillisai un peu parce que je mettais
Eallay en garde contre la mauvaise foi des Okanda.
La pirogue fut conduite par le fils du chef lequel, avant de
rien faire, consulta ses sorciers qui procédèrent alors à la céré-
monie suivante.
Après avoir mis des bananes dans un panier et les avoir
m TROIS EXPLORATION S
offertes aux esprits, ils prirent la crécellequi sert aies réveiller,
ei la secouant, ils demandèrenl : « Fais-je bien d'envoyer mon
fils chez les ( Ikanda avec l'homme blanc? »
La réponse lut sans doute affirmative, puisque, secouant de
nouveau la crécelle, le sorcier demanda : « Doit-il partir aujour-
d'hui?» La réponse dut être de nouveau affirmative attendu que
le garçon se prépara à partir et se coupa une mèche de cheveux
surlanuque, une autre sur le haut de la tête, un ongle despieds
et un de la main. Son père prit tout cela et en lit an paquet qu'il
mil dans la case du sorcier sous la protection duquel il devait
se trouver désormais pendant le voyage.
Je continue donc. Et, d'abord, avant de te dire que j'ai été
malade je t'avertis qu'en ce moment je me porte admirablement
bien.
Jusqu'au 10 août, je commençai à m'affaiblir de jour en jour
et je me souviens qu'un esclave Okota qui avait déjà montré
quelque attention pour moi, me voyant marcher avec grand'-
peine, me donna un bâton pour pouvoir m' appuyer.
Le 11, j'étais tellement faible que je résolus de descendre à
Lopé à tout prix et quand j'eusse même dû, à mon grand regret,
user même de violence.
Et comme je n'avais jamais pu nie mettre en route avec ma
petite pirogue, mes hommes ne sachant la diriger, je me décidai
à aller le lendemain au village de Djumba pour y prendre sa
grande pirogue et descendre le fleuve tout en conservant, s'il
était possible, les hommes qui m'avaient conduit. Le soir,
j'envoyai dans ma petite pirogue Denis, mon interprète, voir
où était la grande pirogue.
Le 17 août, enfin, je partis avec quatre hommes du village
parmi lesquels l'esclave Okota. Arrivé chez Djumba et ne
voyant pas sa pirogue, probablement parce que, ayant deviné
mon intention, il l'avait cachée, je me décidai à descendre
DANS L'OUEST A.FRICA.] X
107
avec la mienne, menaçant
de tuer ceux de mes hom-
mes qui ne vomiraient
pas me conduire chez les
Okanda.
Alors, quand nousfùmes
près de leur village, ils
voulurent accoster; les
ayant menacés en vain, je
tirai aux oreilles de leur
chefun coup de fusil pour
leur faire peur; tous alors
se mirent à essayer de faire
chavirer la pirogue. Im-
médiatement, j'arrêtai ce
mouvement en tuant le chef
pendant que Denis, avec
une carahine, en tuait un
autre; il se trouva que ce
fût l'esclave Okota dont je
veux te parler; quant aux
deux derniers, ils se jetè-
rent à l'eau. Du village
partirent quelques coups
de fusil que je fis immé-
diatement taire en tirant
au-dessus de leurs têtes
un coup de revolver. En-
fin je descendis le lleuve
avec mes deux hommes.
J'étais désolé de ces deux
morts, surtout de celle du
108 TROIS EXPLORAT IONS
pauvre esclave Okota, mais je n'en éprouvais aucun remords,
je n'avais l'ait que défendre ma vie. En ce moment je me croyais
gravement malade.
Le soir, j'arrivai au village de Zaburet et, le lendemain matin,
quand je me préparais à repartir, ce fut avec la plus grande
surprise et avec la satisfaction la plus grande que je vis les
vingt-deux pirogues des Okanda, lesquelles, conduites par Bal-
lay, portaient la meilleure partie de mes provisions.
Je confesse qu'alors je me sentis guéri.
Le D'Ballaymedit que j'étais uniquement fatigué parles priva-
tions et que j'avais une fluxion de poitrine mais tellement légère
que je pouvais poursuivre le voyage, ce que je fis en retournant
en arrière avec lui. Nous remontâmes alors le fleuve et nous
nous arrêtâmes 1 jours après au village de M'quémé.
La majeure partie de mon bagage était alors déjà remontée,
le quartier-maitre Hamon était resté à Lopé avec le surplus que
nous nous proposions de faire repartir avec les Aduma ou avec
les Okanda même quand ils remonteraient le fleuve une seconde
fois.
Quelquesjours après notre arrivée dans le village de M'quémé
j'envoyai Marche reconnaître le fleuve au-delà des cataractes de
Dumé, il parvint presque jusqu'au territoire des Alzana.
LeTi septembre les Okanda vinrent me dire qu'ils descendaient
par l'Ogôoué mais ils avaient peur d'être attaqués parles Pa-
houins maintenant qu'ils n'avaient avec eux aucun blanc; je
me décidai alors à les accompagner, mon but étant de dresser
la carte du 11 cuve.
Dix pirogues Aduma s'étaient jointes à celles des Okanda;
j'avais donc avec moi environ trente-quatre pirogues de celles
qui peuvent contenir plus de trente hommes. Les Okanda
avaient acheté cent quatre-vingt-deux esclaves parmi lesquels
il y en avait de vieux à cheveux blancs et des enfants de trois ans
DANS L'OUEST AFRICAIN 109
sans leur mère. A mon arrivée je leur fis enlever la pièce de
bois (la gangue des Chinois à peu près) où ils avaient les mains
prises, c'était d'ailleurs la seule chose que, vu les circonstances
de l'expédition, je pusse faire pour eux.
Le 30, dans la soirée, nous nous arrêtâmes à l'embouchure
du fleuve Ivindo, dans l'île même où avait eu lieu l'attaque
contre le marquis de Gompiègne et Alfred Marche.
Le lendemain matin, nous repartîmes et un des chefs Okanda,
dont la pirogue avait chaviré, se noya. Grâce à moi, six hommes
de cette pirogue avaient été sauvés et comme mon embarcation
était trop petite, je dus aller abord pour les faire descendre et
en retourner chercher d'autres, et ce ne fut pas sans peine.
Le 2 octobre, j'arrivai à Lopé et envoyai Hamon avec les
Okanda, lesquels allaient chez les Snenga pour les prévenir de
l'heureuse réussite de leur voyage : Hamon devait prendre à la
factorerie de Lambarené trois grosses caisses que j'attendais
d'Europe; c'étaient des vivres dont nous commencions tous à
avoir besoin pour nous donner un peu de bien-être, bien-
être relatif, d'autant plus qu'à présent, nous avions à notre
disposition des moyens de transport qui devaient nous man-
quer par la suite pour communiquer avec la factorerie.
J'écrivis, par l'entremise de Ballay, le priant, s'il y avait
moyen, de faire verser ma solde au Trésor du Gabon, et j'at-
tends encore sa réponse; je crois que c'était chose difficile.
Je te prie d'envoyer à mon nom par l'entremise du Ministère,
au Trésor du Gabon, la somme de... francs pour payer ce
qu'Hamon prendra à la factorerie, d'autant plus que les dépenses
faites par Ballay au Gabon surpassent de 7 à 000 francs la
somme que je t'avais demandée de Lopé et celle que j'avais à
ma disposition à cette époque au Gabon.
A présent, il m'est indispensable d'y avoir à ma disposition
une petite somme pour payer les hommes qui, au moyen d'un
HO T 11 OIS E X 1» L 0 11 A T I 0 M S
bon sur la factorerie, conseillent à porter mes lettres. Je crois
que maintenant cela ne sera plus souvent possible. Quant à
la présente, Renoqué descendra la porter d'ici à deux mois, et
De sera probablement La dernière.
Donc, chère maman, c'est le cas ou jamais de dire : « Pas
de nouvelles, lionnes nouvelles. » Plus je m'avancerai dans l'in-
térieur, et plus grande sera la difficulté de t'écrire.
Ici, les vivres sont en ce moment assez restreints; on se nour-
rit de viande salée, de bœuf sauvage et on s'arrange comme on
peut pour se procurer le nécessaire. La cause de ce manque de
vivres est que les Okanda, étant partis en voyage, n'ont pas
pu travailler aux plantations. J'ai bien peur que pareille
chose n'arrive également chez les Aduma au commencement
de l'année prochaine; ils se sont occupés de faire du commerce
avec les Okanda et n'ont pas travaillé davantage.
Les difficultés devant lesquelles je vais me trouver sont le
manque d'interprète chez les peuples au-delà des Aduma ainsi
que le manque d'hommes pour conduire les pirogues. Gela me
mettra entièrement entre les mains de ces peuples.
J'ai reçu, par l'entremise de Ballay, toutes vos lettres.
Adieu.
VIII
Damé, Eebagni, Aduma, 20 avril 187?
Mon cher Antoine,
C'est le 20 août 1875 que je me suis embarqué pour l'Afri-
que, voilà doue vingt mois que j'ai quitté l'Europe. La dernière
occasion de t'envoyermes notes s'offre à moi. Bientôt la route
fluviale va être barrée par les Ossyeba.
J'en profite pour te faire un récit fidèle de ma situation pré-
sente. Je te dirai tout ce que je pense, ce que j'espère ou ce que
je crains pour l'avenir.
Le 31 mars 1877, je suis arrivé pour Ja seconde fois, à Dumé
avec les Okanda et j'ai laissé le reste des marchandises à Lopé.
C'est là que nous nous sommes trouvés de nouveau tous réunis
depuis le 24 avril 1876 et que j'ai définitivement installé mon
quartier général.
Quand je suis arrivé ici pour la première fois l'année der-
nière, le 20 juin 187G, j'avais pour tout bagage un sac de sol-
dat et j'étais accompagné seulement de Denis, l'interprète
Pahouin. Je t'assure qu'il m'a fallu une bonne dose de patience
11-2 TROIS EXPLORATIONS
et de temps pour arriver à installer ici le quartier général en
question.
Me voilà avec mes magasins remplis, tandis que nos plan-
talions commencent à donner des résultats : les radis noirs,
les haricots indigènes, le sacre, le tabac, les épinards, etc.
Permets-moi une digression. Si par hasard, il te prenait la
fantaisie de goûter ces épinards qui ont paru assez souvent sur
notre table, tu peux te donner ce plaisir en faisant cuire ces
larges feuilles qui sont près de la fontaine de notre jardin à
Rome avec de la graisse de mouton, du poivre et du sel; c'est
un mets véritablement délicieux (pour les gens du pays s'entend,
à deux mille lieues de l'Europe.
Dnmé est le site le plus à l'Est du pays des Aduma. Quand
j'arrivai l'année dernière, les eaux étaient liasses et se trou-
vaient barrées par une espèce de gradin gigantesque haut de
1 m. 50 et long de 400 mètres environ. L'eau passait sur ce
gradin et formait une petite cascade. La hauteur était trop
faible pour que je puisse lui donner le nom de chute. Mais
comme ce n'est pas non plus un rapide, je lui ai donné le nom
de cataracte. Maintenant les eaux sont hautes, la cataracte
n'existe plus et je suis obligé de retirer aussi le nom de cata-
racte.
Notre village est sur la rive gauche du fleuve à une altitude
de G ou 8 mètres du niveau moyen de l'eau, bien aéré, et en-
touré par les bananiers de nos jardins. La position n'est pas
mauvaise et, ayant fait cadeau d'une chaîne au chef le plusin-
11 uent dans un rayon de 20 kilomètres, nous avons l'avantage
de ne pas craindre les vols nocturnes.
Ce chef qui nous protège des voleurs s'appelle Le Tigre.
Enfin Dumé est la station la plus favorable pour nous au point
de vue de nos projets de pénétration dans l'intérieur. Le fleuve
commence à devenir très rapide près du territoire des Azzana
DANS L'OUEST AFRICAIN 118
ou des Bakani qui se trouvent à cinq ou six jours de Dumé, de là
nous continuerons très probablement jusqu'à une chute que les
noirs appellent Pubara, ou Publié. Cette chute est située,
d'après leurs indications, à quinze ou vingt jours de Dumé,
exactement entre le pays des Batékésou Atékés, et le pays des
Avombo lesquels sont sur la rive du fleuve et de la rivière Li-
bumbay, affluent à la gauche de l'Ogôoué ou Rebagni.
Les Batékés ou Atékés, sont l'objet de la superstition des
noirs. Ils disent que ce peuple a des couteaux dont la lance
est énorme. Lorsqu'ils en portent seulement un coup dans une
case ils font mourir le village tout entier! Mais voilà qui est
plus terrible.
Les Unibétés, un autre peuple, qui habite sur la rive droite, et
à une assez grande distance du fleuve, prennent feu lorsqu'il
s'élève dans les airs et retombe en pluie de feu sur la terre....
Tous ces noms se trouvent dans les anciennes cartes portu-
gaises exécutées de 1G à 1700 d'après les indications des noirs,
mais je les retrouve aune distance' et à une place bien diffé-
rentes de leur place réelle. Ainsi la rivière Libumbay est
signalée (sur ces cartes portugaises) comme un affluent de la
rive droite du Congo tandis que je suis sûr que la rivière
Libumbay est un affluent de la rive gauche de l'Ogôoué.
Quant aux Batékés, aux Umbétés , aux M'bamba, aux
Avombo et aux Shake, je les retrouve tous sur la carte portu-
gaise faite d'après les seules indications que les missionnaires
aient pu tirer des noirs de la mission deConcobella qui est en-
viron à 250 milles au Sud-Sud-Est de l'endroit où Marche et
ensuite le Docteur Ballay arrivèrent pendant que j'étais malade.
C'est près de cette chute de Pubara que je voudrais transporter
mon quartier général. Cet emplacement, que je ne connais que
d'après les seules indications des noirs, me semble offrir
l'avantage de pouvoir me permettre d'entrer en rapports avec les
114 TROIS EXPLORAT IONS
Batékés, qui se trouvent au-delà de Pubara. Et comme les
Aduma il y a déjà quinze ou vingt ans arrivaient à Pubara
pour faire leur commerce, j'espère pouvoir les décider à m'y
emmener. Les peuplades au-dessus de Dumé ne savent pas
s'en servir et (railleurs n'ont pas de ces grandes pirogues avec
lequelles j'ai remonté le fleuve jusqu'ici. Ce sont toutes des
peuplades de la brousse qui n'ont construit leurs villages sur
les rives de l'Ogôoué, que relativement longtemps après que
leurs frères noirs y avaient installé les leurs, c'est ce qui
explique la rareté des pirogues grandes ou petites, et à plus
forte raison celle des pagayeurs sachant les conduire. Jus-
que-là j'avais un Aduma comme pagayeur.
Il y a quelque temps déjà, quand les communications entre
les Aduma et les Okanda n'étaient pas encore barrées par les
Ossyeba, les premiers tiraient leurs esclavesdu pays quis'étend
de Dumé jusqu'aux chutes de Pubara, pays qu'ils n'avaient
jamais dépassé. Ils payaient ces esclaves avec des marchan-
dises reçues de la côte par les Okanda.
Lorsque les marchandises vinrent à leur manquer, le che-
min étant barré, ils continuèrent à faire leur voyage du côté
de Pubara. Et pour se procurer pendant quelque temps
encore des esclaves ils prirent le parti de s'emparer par
tromperie et par violence de leurs anciens amis et ils les vendi-
rent comme esclaves. Depuis cette entreprise, la crainte des
représailles, les a fait renoncer à leur voyage, et ils ne se mon-
trent qu'à trois ou quatre jours au-delà de Dumé.
Le manque de marchandise « esclaves » n'en fit pas aug-
menter le prix, et depuis, les Aduma ont trouvé utile d'appliquer
ce système en famille. Le père a vendu le fils, le frère a vendu
son frère et le fils, sa mère... Ne vas pas croire que j'exagère.
Sur treize esclaves achetés par moi, trois ont été vendus par le
père, trois par leur frère aine, deux par leur frère cadet et un par
DANS L'OUEST AFRICAIN IJ5
son oncle. Je les ai achetés de seconde ou troisième main
#ux Okanda et aux Galois.
Pour les raisons que je viens de dire, ces Aduma, sauf quel-
ques rares exceptions, n'ont guère envie de remonter avec moi
à Pubara, d'autant plus que maintenant les Batékés ont com-
mencé à apporter des marchandises européennes venant du
Congo, ce qui a diminué la valeur des marchandises que les
Aduma pouvaient tirer de leur région. Quel peuple est celui-ci,
mon cher Antoine ! c'est le plus mauvais de ceux que je con-
nais, et parmi ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, c'est celui qui
ôccupele rang le moins élevé dans l'échelle sociale. Il n'a pas
la plus lointaine idée de quelque chose qui ressemble à un
sentiment quelconque. La matière brute est tout pour ces gens.
Ils manquent absolument de principe et de tradition quels
qu'ils soient. Le plus souvent, le fils ne pourrait te dire ouest
né son père, et si on lui demande ce qu'étaient les Adumas il y
a soixante-dix ou cent ans, il ne sait te répondre sur rien. Il
n'existe parmi ces sauvages aucune espèce de poésie quel-
conque, même grossière.
Quand ils vont en pirogue, ils chantent, et battent la mesure
pour arriver à plonger leurs rames correctement. Quand avec la
voix ils s'accompagnent au son du tamtam, leurs paroles n'ont
aucun sens et ne signifient rien du tout. Ils sont lâches, pervers
e1 intraitables. Voilà la perle précieuse que j'ai découverte en
1876 et que j'ai l'honneur de présenter au monde civilisé. Voilà
lepeuple auquel je dois m'adresser pour m'emmener à Pubara.
Conclusion : Ma seule route est le fleuve, mon seul moyen
de transport, la pirogue, mes seuls rameurs, les Aduma. Je
t'avoue que j'ai peur de faire « fiasco ».
Parmi les différents chefs deux s'appelant Mata et Guégo
sont ceux qui jouissent de la plus grande influence. Sous leur
protection, la route du fleuve en-dessus de Dumé, devient
116 TROIS EXPLORATIONS
sûre, et Mata est, en effet, le seul qui puisse réunir les
hommes d'un certain nombre de villages pour conduire nos
pirogues. Et pourtant au début nos relations étaient peu
amicales.
Rapace, fourbe, avare, il me prenait pour une vache à lait.
Il prétendit d'abord que les siens ne connaissaient pas le fleuve.
Je dus lui prouver le contraire, il finit par me promettre qu'il
réunirait tous ses Aduma pour nous conduire ensemble
nos marchandises et moi jusqu'à la chute du Pubara.
De mon côté, je lui ai fait un petit cadeau et de grandes
promesses pour le moment où nous serions arrivés là-bas.
Il va s'occuper de réunir ses gens, réussira-t-il? Je suis
presque sûr que non. Si j'ai des hommes, je le devrai aux
grandes promesses avec lesquelles j'ai séduit les différents
chefs.
Pour transporter là-bas toutes les marchandises, il faudra
plusieurs voyages.
Un grand obstacle que tout d'abord, j'espérais pouvoir éviter
et qui maintenant se présente d'une façon imminente, c'est la
petite vérole.
Justement, cette affreuse maladie vient d'éclater dans tous
les villages voisins avec une intensité épouvantable, maladie
qui, avec le choléra, est beaucoup plus forte qu'en Europe.
Quand je pense que d'une semaine à l'autre, je puis perdre la
moitié de mes hommes, il me vient des frissons. Impossible de
les isoler à moins de les exposer à mourir de faim; je dois me
limitera desimpies précautions hygiéniques. Une excitation
nerveuse m'empêche de rester tranquille dans mon lit plus
de six ou sept heures et j'ai recommencé mes promenades
nocturnes.
Dans le village voisin, — village de vingt-cinq âmes, — il y a
eu hier deux morts et huit cas de maladie.
DANS L'OU E S T A F E I C AIN 1 17
De plus, en bas du fleuve, et chez les Okanda, le lléau sévit
également. Les Okanda d'Asetuka, fous de peur, se sont enfuis
pour retourner dans leur pays sans attendre les esclaves que
nous avons déjà payés. Les Okanda de Lopé sont restés, bien
que la petite vérole fit également des victimes. Avec leur
départ, je vois se rompre le dernier lien qui m'attachait à l'Eu-
rope. La maladie s'étant manifestée le long de la route que je
dois parcourir, a mis dans la tète des noirs toujours prêts à
croire les choses les plus extraordinaires, que je suis la cause
de toutle mal. Ils en sont tous convaincus et me demandent
seulement de quelle façon j'ai pu éviter la mort.
Un Aduma me parlant me démontrait qu'il savait parfaite-
ment comment les choses étaient arrivées : « Quand nous
» sommes descendus avec toi, dans le pays Okanda, chercher
» tes marchandises, la maladie n'existait pas encore, quand
» nous avons reçu les marchandises, qui est-ce qui a dit :
» Okanda et Aduma, le moment du départ est arrivé, nous
» nous mettons en route à la fin de la lune, les Aduma se
» sont réunis sur le banc de sable de Passangoi pour partir. Tu
» es alors venu sur le banc et as demandé : Où sont les Okanda
» et le reste des Aduma? Nous t'avons dit : Ils viendront
» demain. Le fléau n'était pas encorearrivé. Tu as attendu trois
» ou quatre jours et les Okanda n'étaient pas là. Alors, tu t'es
» mis dans une grande colère et quand les Okanda sont enfin
» arrivés, tu as envoyé la maladie par l'air de façon qu'elle se
» répande sur tous les hommes. »
Voici de plus une seconde version , par une confidence d'un
de mes esclaves, j'ai su qu'un chef Okanka avait dit ceci :
« Le chef blanc est mauvais et porte avec lui une caisse pleine
» de maladies. Lorsqu'il passe dans un village il ouvre la caisse,
» toutes les maladies sortent et ces maladies font mourir tous
ï les hommes du village. »
118 T I ; 0 I S E X P I, O R A TI 0 K S
Voilà donc ton frère métamorphosé en Pandore antique ; ce
mauvais renom qui s'est répandu plus vite et beaucoup plus
loin qu'on ne le pense, ne m'ouvrira certainement pas la route.
Le docteur Ballay est toujours en mouvement pour prescrire
des remèdes et soigner les malades.
Jusqu'à aujourd'hui, personne n'a pu être garanti de la mort
mais Ballay espère bien en sauver quelques-uns. S'il arrive
à ce résultat, il sera pris pour une divinité et une divinité
bien utile que nous ne laisserions pas échapper facilement.
Une autre difficulté en face de laquelle je vais bientôt me
trouver aux prises est le manque d'interprètes quand je serai à
Pubara.
Présentement les langues M'Pongowe, Bakalais, Fan,
Make, Bacci et Okanda, que nos interprètes savent à peu près
bien, me suffiront. Mais après, je ne sais pas ce que je ferai ;
les esclaves que j'avais achetés dans ce but s'étant presque
tous enfuis.
« Ma vie n'est pas en danger, et il paraît que quant à présent,
» je ne: prendrai pas rang dans la glorieuse phalange de martyrs
» dont la science s'honore, et qui ont jalonné de leurs cadavres
» la route, qu'ils ont ouverte à la civilisation et à la science. »
Rien n'a égalé la stupéfaction des indigènes le jour où la
canonnière « Marabout », qui relâchait près de Renoqué en
novembre 1876, m'a salué au départ d'un coup de canon,
lorsque je remontai le fleuve. Nous étions alors bien pourvus et
possédions environ quatre cents caisses, colis, ballots de toutes
dimensions. Figure-toi qu'ils m'avaient pris pour un grand
chef des Français et, détrompé par moi, on a demandé avec-
un grand étonnement : « Quel est donc ce Nabab si magni-
fique, qui a avec lui des marchandises plus qu'un village n'en
peut contenir et qui ne vient pas ici pour faire du commerce? »
Ils auraient bien voulu me dépouiller sous prétexte de rançon
DANS L'OUEST AFRICAIN | |;i
et de tribut, mais ils me trouvaient armé de trop lionnes
dents sous la forme de treize Sénégalais armés de mousque-
tons système Gras.
Le 1er janvier 1870 eut lieu une grande fête dans la factorerie
; -
LE DOCTEUB BALLAÏ
en face de Lambaréné et je me rappelle cette date parce que
j'ai mangé du pain, la seule fois que j'en eusse mangé pendant
l'année 1876. Somme toute, jusqu'à aujourd'hui ma santé était
restée bonne et je n'avais eu à déplorer que quelques accès
de fièvre. Ceux-ci m'ont repris plus souvent à Lopé parce que,
devant m'absenter souvent et pendant longtemps, comme
120 TROIS EXPLORATIONS
lorsque je fis ma pénible excursion dans le pays des Ossyeba,
j'étais forcé alors, de vivre avec les seules ressources du pays.
De temps en temps, je retournais, pour quatre ou cinq jours, au
quartier général de Lopé, et alors je m'y considérais comme
dans un Eden, chèvre, mouton, sucre, café, etc., etc., se trou-
vaient en abondance, grâce auxquels je reprenais mes forces,
débilité par les fièvres et par les fatigantes excursions à l'hu-
midité et au soleil dans ces régions malsaines. J'étais alors
robuste et avec l'appétit que j'avais, je digérais bien le pain
indigeste du pays, pain fait de manioc et de banane.
Quand, le 24 mai, j'ai quitté Lopé, la carabine à l'épaule et
accompagné seulement de trois hommes, quand je suis allé
chez les Aduma en traversant le territoire Ossyeba, la fièvre
commençait alors à faire des siennes; les vivres manquaient et
j'étais bien heureux quand je pouvais trouver un œuf et quel-
ques bananes, seules choses qui paraissent sur ma table.
Depuis, il m'est arrivé de me nourrir cinq ou six jours seule-
ment de bananes que je ne pouvais plus digérer. Je commen-
çais alors à me sentir très débilité et le 10 août je tombai
malade d'une maladie à moi inconnue.
Le 17 août, par bonheur, pendant que je descendais le
lleuve, avec espérance d'arriver vivant à Lopé, comme tu sais,
je rencontrai Ballay qui remontait le ileuve avec plusieurs
pirogues Okanda. Il me fit de suite arrêter au village de
Guémé pour soigner ma maladie des organes respiratoires.
La première fois que je sortis de la cabane où on m'avait
donné l'hospitalité, j'étais un vrai squelette. Quand je dis
« sortis » j'aurais dû dire « je fus transporté » attendu que pen-
dant dix jours deux hommes venaient me sortir de mon lit de
bambou, me tenantl'un par la tète, l'autre parles pieds, et me
portaient ainsi à l'air et à l'ombre, devant la case. Tu vois que
je dis franchement par quelles épreuves j'ai passé.
PAGAYEURS PAHOUIXS
DANS L'OUEST AFRICAIN 123
Je me remis assez vite, évitant ainsi l'honneur de faire
partie de cette glorieuse phalange dont je viens de te parler.
En somme, je trouve qu'un bon bâton est le meilleur moyen
pour faire la route et je confesse que j'aurais eu un grand désir
de venir vous embrasser et de revoir tous ceux dont le sou-
venir m'a accompagné jusqu'ici.
Tous les jours, je sentais de plus en plus revenir mes forces.
A Lopé, où je retournai pour aider le quartier-maitre Hamon, à
remonter le fleuve, de nouveaux accès de fièvre me reprirent. Je
ne pouvais plus supporter ni le manioc ni les bananes. J'avais
faim et je ne pouvais manger que très peu, un demi-poulet seu-
lement. Mon estomac n'en supportait pas davantage.
Ce fut une grande fête pour moi quand la chasse put me pro-
curer pour quelques jours des biftecks à l'anglaise. Mais trop
faillie pour chasser sérieusement, malgré la faim je suis resté
prudent. Je n'ai pas voulu me fatiguer et je me suis contenté de
profiter des occasions qui se présentaient à moi. Une fois que
je parle de chasse, tu sais que je ne m'arrête pas vite. Pendant
mon séjour à Lopé nous avons tiré vingt-quatre bœufs sau-
vages, j'en puis réclamer pour ma part plus de moitié. Ils
avaientbeaucoup de peine à mourir; j'en ai vu un s'enfuir ayant
dans le corps huit ou dix balles que lui avait tirées le quartier-
maitre Hamon. J'en ai vu un autre auquel mes laptots avaient
envoyé dans le corps douze balles de fusil système Gras, tomber
à terre, se relever d'un bond et s'élancer sur les assaillants de
telle façon qu'il fallut l'achever d'un coup de couteau à la gorge.
Une autre fois j'ai fait un beau doublé ou, pour être plus exact,
j'ai tiré avec mon mousqueton Gras deux coups successifs fort
bien dirigés. Je me rappelle qu'un jour où je rentrais d'une expé-
dition chez les Pahouins, où je venais de faire mettre en liberté
deux Okanda prisonniers, j'aperçois devant moi à la distance de
loi» ou 200 mètres, un troupeau de bœufs sauvages. Mais ce qui
124 TRO [S EXP LO RATIONS
me tenta plus que tout le reste, c'était, à la queue du troupeau,
deux veaux dont la chair devait être tendre. Le temps de mettre
le genou en terre et de tirer mes deux coups, le troupeau étail
déjà depuis longtemps en fuite mais les deux veaux étaient par
terre, l'épine dorsale fracassée. Le cœur et l'épine dorsale sont
les seuls endroits qu'il convient de prendre comme point de
mire quand on ne veut pas gaspiller ses balles. C'était un coup
difficile, je le sais, mais je me pique de n'être pas mauvais
tireur.
Depuis, après des alternatives de mieux et de rechutes, je
reprends enfin de jour en jour mes forces. Mon appétit revient;
j'en profite pour manger deux pains et demi par jour. Il n'est
certes pas fait avec toute la perfection désirable, ce pain, mais
nous le trouvons cependant délicieux et meilleur que celui que
nous mangions en France, car c'est du vrai pain fait avec de la
vraie farine de froment. Un baril de 100 kilos en a été ap-
porté par Hamon. Heureusement que l'eau avait pénétré dans
le baril formant une croûte de pâte, cette croûte a sauvé la moi-
tié du contenu du baril.
Me voici donc propriétaire de 60 à 70 kilos d'excellente farine
qui nous donne du pain, le sucre et le café ont fait également
leur réapparition sur la table, et quelquefois , — rarement —
figure àla place d'honneur une bouteille de vin... Tous les jours,
cependant, nous avons un peu d'eau-de-vie, mais je ne la prends
et ne m'en sers que comme cordial, n'étant pas habitué à
l'alcool. Quand je suis fatigué de la route, une gorgée me suffit
pour me rendre des forces. Nous avons mis de côté un peu de
farine et de biscuits auxquels nous ne devons toucher qu'à la
dernière extrémité. En somme, tous nos soins doivent tendre
maintenant à nous remettre sur pieds et à nous fortifier pour
pouvoir supporter de nouvelles privations.
Arriverons-nous à Pubara? Pouvons-nous dépasser ce point
DANS L'OUEST AFRICAIN 125
et nous enfoncer plus avant? Qui sait? j'ai très peur. Le jour où
je me verrai abandonné de mes hommes et dans l'impossibilité
matérielle de continuer ma route en avant, je ferai un effort
"suprême et je m'avancerai par terre vers l'est, accompagné de
deux ou trois hommes dévoués, sans autre bagage que ce qui
peut se porter à l'épaule. Mes marchandises seront vite épuisées
mais je compte pouvoir continuer cette vie pendant trois ou
six mois et avancer ainsi de trois cent milles du point extrême
de mon quartier général.
Pour la santé d'un Européen je ne crois pas possible de faire
plus. Je sais fort bien que quand je retournerai au dernier
endroit où j'ai déposé mes marchandises, je serai dans un état
déplorable, mais je me déciderai alors à revenir en Europe.
Descendre au Gabon par eau n'est pas chose difficile. La joie
de me trouver au milieu de vous et de mes amis m'aura vite
guéri.
Je ne te parle pas des ennuis que me donne le comman-
dement de l'expédition; ils sont de peu d'importance, il y a
cependant beaucoup à faire et la responsabilité n'est pas légère.
Le talisman qui m'a toujours servi est celui-ci, infaillible
quand on l'emploie :
Être plus dur pour soi que pour les autres.
J'espérais que Hamon m'aurait apporté du Gabon mes éphé-
mérides astronomiques pour 1877, mais la négligence des
vapeurs aété telle, que je suis resté privé des caisses que j'atten-
dais et de ce livre sans lequel je ne puis relever les positions
d'une manière précise. En effet, depuis la fin de 1876, et à cause
du mauvais état de l'atmosphère, je n'ai pu faire une seule
observation astronomique; il n'y a cependant pas de ma faute,
je ne sais combien de nuits j'ai perdues à observer une éclipse
d'étoile ou une éclipse de satellites de Jupiter. Le ciel n'a jamais
voulu se montrer serein au moment de ces phénomènes.
126 TB OIS EXPLO RAT EONS
Je voudrais écrire à chacun de mes frères aussi souvent que
je pense à eux, mais le temps me manque.
Autant de baisers à chacun à la maison el rappelle-moi à
mes amis de Rome.
A toi ; une accolade et un baiser qui renferme tout ce que
mon cœur te souhaite.
IX
lï juin J817
Le temps me manque, mon cher Antoine, pour t'écrire lon-
guement comme j'aurais voulu. Si je n'avais pas la preuve que
l'on ne peut compter eri rien sur les Aduma, je te dirais que
les Okanda redescendent le fleuve aujourd'hui et que d'ici
quatre jours, j'aurai ici trois ou quatre pirogues et quarante ou
cinquante pagayeurs Aduma tout prêts à remonter avec Ballay,
Hamon et moi jusqu'à Puhara.
Une des conditions du départ est le paiement fait d'avance, je
m'attends néanmoins à ce que les pirogues soient abandonnées
à la première occasion. Un premier voyage ayant déjà été fait
sans accident, un second sera plus facile.
La petite vérole a ravagé beaucoup le bas Aduma. Ici, dans
bjs villages voisins, grâce à Ballay, les victimes sont peu nom-
breuses. Aucun de mes hommes n'a été malade. Marche des-
cend avec les Okanda et retourne en France pour motif de santé.
Ma santé à moi est parfaite et Ballay se porte bien aussi. Quant
à Hamon, il se porte toujours parfaitement; bien entendu, on
ne doit pas tenir compte de quelques accès de fièvre de temps
en temps. Que nous réserve l'avenir1 qui peut jamais le prévoir?
m
D ANS L - 0 U E S T A F I i I G A I X
Peut-être serai-je de retour eu Europe eu 1878, mais tout
dépend des circonstances.
Pour faciliter notre départ, j'ai barré pour tous mes Aduina,
le fleuve au-dessus de Dumé jusqu'au départ de mes pirogues.
Je confie cette lettre à un Okanda qui retourne dans son pays.
Un baiser au papa et à la maman à laquelle je n'ai pas le
temps d'écrire aujourd'hui.
Adieu.
X
Dumè, 3 juillet 1877
Mon cher papa
Je dois des excuses à tous et surtout à toi si je ne t'écris pas
plus souvent, mais quand vient l'occasion d'envoyer mon cour-
rier à la côte, c'est précisément à ce moment que je dois m'oc-
cuper d'organiser mon départ, chose qui, je t'assure, n'est pas
facile dans ce pays. Pour toi, j'ai une autre excuse, tu souffres
des yeux, mon écriture étant peu déchiffrable, je finis, d'ordi-
naire, pour ne te point fatiguer, par envoyer à maman mes
pattes de mouche accoutumées. Gomme tu sais déjà, j'ai quitté
définitivement en mars le pays des Okanda et j'ai rejoint le
docteur Ballay que j'avais laissé près d'Aduma. Depuis le
commencement d'avril je n'ai fait que d'aller de village en vil-
lage organiser le départ d'Aduma. J'essaye d'établir mon quar-
tier géûéral plus à l'Est. L'endroit que j'ai choisi est la chute ae
Pubara que je connais seulement d'après les renseignements
que j'ai eus non sans peine des Aduma Okota et Okanda. Cet
endroit me semble bon pour préparer un nouveau voyage tout
en me servant des peuplades qui sont dans le voisinage. Ces
peuples, je n'en connais pas même le nom...
Dans ma dernière lettre adressée du milieu de juin à maman
130 TROIS EXPLORATIONS
je ne croyais pas que je pusse me mettre si vite en route, car
je doutais de mes forces. Je t'apprends maintenant que, non
sans une peine terrible, Ballay et le quartier-maître Hamonsont
partis il y a deux jours, avec cent vingt Aduma et trente piro-
gues. Quant à moi, je reste ici pour enlever aux Aduma qui sont
partis, toute velléité de quitter Ballay et Hamon. Je reste en outre
pour leur faire croire que je ne quitte pas leur pays et que je
réside encore ici avec une grande quantité de marchandises.
Autrement il me serait impossible de préparer le départ. Tu
ne saurais croire combien de peines, combien de temps, com-
bien de diplomatie et surtout quelle immense dose de patience
il faut avoir en ce pays.
En ce qui concerne la patience, véritablement je m'admire...
Mais cette patience a été mise à une dure épreuve, étant donné
ce que j'ai eu à supporter dans mes négociations avec Duona-
lambomba,leplus influent des chefs Aduma. Jeté confesse pour-
tant que si je n'avais pas eu la crainte de me voir planté défini-
tivement à Dumé, je n'eusse jamais été aussi tolérant. J'ai dû
bloquer le haut fleuve, menacer de la guerre les Aduma s'ils ne
me donnaient des hommes pour remonter mes marchandises et
j'ai dû, de plus, trouver le moyen de gagner à ma cause Boaya
et Mbuengia, les deux chefs Okanda qui sont venus jusqu'ici
pour acheter des esclaves. Enfin j'ai promis une paye extraor-
dinaire à chacun des hommes (4 mètres d'étoffe, une petite boite
de poudre, un couteau, une mesure de sel, un miroir, une
chaîne de cuivre, un Nchan — (il serait trop long de t'expliquer
ce que c'est) — une sonnette, une barre de cuivre, un grelot,
deux colliers de perles, quatre pierres à fusil, du fil de laiton,
un mouchoir, et à chacun des chefs un fusil, un tonneau de
poudre, 10 mètres d'étoffes, un bonnet rouge, une marmite,
trois mesures de sel, deux bracelets de cuivre, deux miroirs,
un collier de Congolo, un d'Irendi, deux couteaux, quatre
DANS L'OUEST AFRICAIN 181
pierres à fusil et un sabre). Ce n'est pas tout de promettre, il
faut payer. Autrement, je serais abandonné en route. — En
somme nous sommes partis.
Il ne reste plus ici aucune marchandise. J'ai avec moi un
Sénégalais et quatre hommes du Gabon — c'est seulement
quand les Aduma seront de retour, que je partirai avec mes
hommes, dans une petite pirogue ne mesurant pas plus de cin-
quante centimètres de large et devant être manœuvrée par des
gens qui ne savent pas ramer, ce qui n'est pas facile surtout
dans les rapides. Je me promets un vrai voyage d'agrément.
A chaque coup de pagaye, l'eau embarquera. J'ai déjà cha-
viré cinq ou six fois avec d'habiles rameurs : le nombre
de mes plongeons va donc encore augmenter. C'est un petit
malheur en somme, il faut faire contre mauvaise fortune bon
cœur.
Mes expériences philanthropiques sur l'esclavage n'ont pas
été heureuses. Malgré les conseils amicaux des Okanda, qui
me disent que puisque les esclaves ne s'enfuyaient jamais on
pouvait les faire travailler, les bàtonner souvent, ne leur
donnera manger que des racines et presque jamais de viande,
je leur ai fait enlever l'espèce de carcan dans lequel ils étaient
pris par les pieds, je leur ai donné la liberté soit de partir soit
de rester avec moi leur promettant nourriture et cadeaux s'ils
m'accompagnaient. Ils sont restés pendant quelque temps,
mais après, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de leur
pays, ils m'ont presque tous abandonné pour retourner chez
ceux-là mêmes qui, il y quelques mois, les avaient vendus
comme esclaves. De mes nombreux esclaves donc, il ne me
restait que Madianga,Licupa,Gnéméet un autre qui, blessé, ne
pouvait marcher et que je soignais matin et soir du mieux que
je pouvais. Le blessé même s'enfuit une belle nuit, en me volant
une pirogue. Madianga et Licupa me demandèrent avec une
182 TROIS EXPLORATIONS
telle insistance de s'en aller, que je leur permis départir sur un
radeau de leur façon.
Longtemps après, j'ai dû passer par le village natal de Licupa
et je l'ai trouvé en train de vendre son malheureux compagnon
Madianga attaché par les pieds à une solive et devenu son es-
clave; pour punir Licupa j'ai mis Madianga en liberté et ie
LANDA » LA PIROGUE AM1RALE
remmenai avec Madianga jusqu'à Dumé. J'ordonnai à Ma-
dianga, très jeune alors, de rester avec moi. Le croirez-vous,
mon père, ils se sont enfuis, de nouveau, tous les deux
ensemble.
J'ai parlé dans une autre lettre d'un chef Aduma aussi
fourbe que méchant; il est mort, je ne sais si c'est de la petite
vérole ou de faim. Attaqué par la variole, il fut transporté
DANS L'OUEST AFRICAIN 133
par ses femmes (il en avait sept) dans le bois où on lui cons-
truisit une case.
Pendant quelques jours, les femmes lui portèrent à manger,
mais ensuite, aifolées par la peur, elles l'ont laissé mourir de
faim ou de maladie; c'était une canaille : enfin, qu'il repose
en paix.
Encore un trait des coutumes de ces peuplades :
Ballay, depuis deux mois, s'était donné une peine infinie pour
soigner les malades des villages voisins et, grâce à lui, la
mortalité avait été très faible. Un jour, après avoir visité l'un
d'eux il demande à sa mère de l'eau, celle-ci ne lui en apporta
point et lui demanda de plus ce que le docteur lui donnerait en
paiement pour avoir soigné son malade.
Gnémé est le seul esclave qui me soit resté fidèle.
Ici tout va bien. Une lourde monotonie a succédé à l'agita-
tion fébrile dans laquelle je vivais pour préparer le départ. A
ce moment j'étais réellement fatigué de tant d'agitation tandis
qu'en ce moment, je commence à me fatiguer de cette mono-
tonie.
Comme je te l'ai déjà dit, je ne tarderai pas à rejoindre le
docteur Ballay à la chute de Pubara, je crois le trouver chez
les Bakani. Selon moi, Pubara est à une distance de douze jours
de pirogue; là nous verrons de nouveau comment nous pour-
rons continuer d'avancer dans l'intérieur. Les difficultés que
nous trouverons seront encore augmentées par celle qui résul-
teront de la différence des ^dialectes qu'on parle dans les pays
que nous allons traverser, espérons que Chico, cuisinier-inter-
prète, qui connaît les langues parlées au Congo, pourra nous
être utile.
Nos pirogues commencent à vieillir. « Landa », la pirogue
amirale connue sur tout le fleuve et certainement connue de
nom dans les pays de l'intérieur, a fini sa carrière.
tS4 TRO J S EXPLORATIONS
Elle n'a pu faire ce voyage. C'était une belle et grande pirogue
de 20 mètres de longueur sur QrfiO de largeur, La plus belle pirogue
qui ait jamais existé sur FOgôoué. La pirogue amirale est la
petite que j'avais conservée avec moi. J'aime mieux une petite
pirogue parce qu'il est plus facile de surveiller les autres. A
partir de maintenant, ne soyez plus étonné de ne pas recevoir
de lettre. Les communications avec la côte ne sont plus pos-
sibles et je doute même que cette lettre t ! parvienne. Je la
confie à un Aduma qui la donnera à un Okanda au moment où
ils remonteront de nouveau ici. L'Okandà, à son tour, la
remettra à un Inenga, lequel Inenga la remettra finalement à
un établissement européen.
Voilà déjà treize ans que je vagabonde à travers le monde,
et si je ne me trompe pas, j'avais treize ans la première fois
que j'ai quitté ma famille et l'Italie. Je suis retourné chez
moi à de bien rares intervalles et, cependant, au lieu de
devenir cosmopolite, mon cœur est toujours resté dans ma
famille et mes pensées ont toujours été parmi vous.
Adieu, portez-vous bien.
DEUXIEME VOYAGE
(1870-1882)
M
w
DEUXIÈME VOYAGE
(1870-1882)
PREMIÈRE PARTIE
RÉSUMÉ DU VOYAGE
CHAPITRE PREMIER
Résultats incomplets du premier voyage. — Appui clans le monde savant. — Les
découvertes de Stanley — Ses coûteux projets. — Note au Ministre de la Ma-
rine. — Je pars seul.
De 1875 à 1878, tandis que l'intrépide Stanley traversait
l'Afrique de l'Est à l'Ouest j'avais remonté en compagnie de
MM. Rallay et Marche, mes courageux et dévoués compagnons,
la vallée du fleuve Ogôoué, à la recherche d'une voie commer-
ciale verâ l'intérieur de l'Afrique. Sortant du bassin de l'Ogôoué,
lorsque je fus arrivé à sa source je m'avançai jusqu'à Okanga,
au nord de l'équateur, après avoir traversé deux cours d'eau
navigables, l'Alima et la Licona dont l'embouchure restait in-
connue pour moi.
L'hostilité des indigènes Apfourou Oubandji s'opposa aune
descente complète de l'Alima que j'avais tentée en barque et le
manque absolu de ressources m'empêcha de reconnaître la
Licona.
Si depuis trois ans que nous parcourions ces contrées jus-
188 T It 0 I S E X P L < > I ! A T I 0 N S
qu'alors inconnues notre but n'eût été que de faire une course
au clocher vers l'intérieur, de sillonner sans Lut des contrées
inconnues, nous aurions pu, malgré bien des empêchements,
faire de plus nombreuses découvertes. Notre but était tout
autre.
Nous voulions amener pacifiquement à la civilisation ces
contrées éloignées.
Notre marche avait donc été lente. Mais notre patience était
soutenue par la conviction que l'application de notre pro-
gramme scientifique et humanitaire établirait sur une base iné-
branlable notre influence dans ces régions. La renommée des
procédés pacifiques employés jusqu'alors par nous pénétrant
jusqu'au coeur de l'Afrique y devait faciliter notre tache future.
Nous avions dû semer pas à pas; mais la récolte était cer-
taine. Et en effet nous n'avions pas encore mis le pied sur le sol
de la patrie que nous apprenions la magnifique reconnaissance
du Congo par Stanley. Alors, voyant sur la carte le tracé des
fleuves, tous nos doutes s'évanouirent. La position de l'Alima,
les dispositions des riverains qui ne connaissaient les blancs
que par les nombreux combats livrés à leurs frères établis dans
l'Est, tout indiquait que l'Alima était un affluent du grand
fleuve. Tandis que la vallée de l'Ogôoué donne un accès relati-
vement facile jusqu'à la rivière navigable l'Alima, trente-deux
cataractes interrompent la navigation du Congo entre Stanley-
Pool et Vivi, sur une longueur de deux cent vingt kilomètres.
De pareils obstacles n'étaient pas faits pour décourager Stan-
ley. Aussitôt rentré en Europe, il avait proposé le plan qu'il
exécuta plus tard. Il voulait, entre Vivi et Stanley-Pool, ouvrir
une route parallèle au Congo, hisser et affaler le long de ces
interminables montées et descentes des vapeurs démontables
qui, lancés définitivement en amont des rapides, iraient sil-
lonner, de gré ou de force, les douze ou quinze mille kilomètres
DANS L'OUEST AFRICAIN 141
de voies fluviales présentées par le Congo et ses affluents et
draineraient vers Stanley-Pool les produits d'un bassin aussi
étendu que le tiers de l'Europe.
Pour réaliser ce hardi projet, il fallait des millions et encore
des millions. La générosité du roi des Belges les lui fournit. En
certains pays on ne se serait pas contenté de la réputation de
richesse de l'Afrique équatoriale. On aurait voulu des chiffres,
des devis de tout genre, on se serait inquiété de la diminution
de bénéfices causée par la concurrence prochaine et certaine
d'autres voies de communication. Et on aurait eu tort. Ce qu'on
aurait eu raison dépenser c'est que la voie accidentée du Congo
entre Stanley-Pool et son embouchure ne répondait pas à l'im-
portance du transit africain. Et qu'en tous cas des relations
commerciales par une route plus avantageuse ne pouvaient s'éta-
blir avec fruit au milieu de populations considérables mal dis-
posées et frémissantes encore au souvenir des blancs dont le
passage avait été aussi rapide que celui d'un ouragan.
Je demandai donc à repartir pour l'Afrique ; la Société de géo-
graphie, le Comité français de l'Association africaine, le Parle-
ment etles ministères de l'Instruction publique, de la Marine et
des Affaires étrangères voulurent bien contribuer aux dépenses
de ma double mission scientifique et humanitaire.
Si je n'avais pas sans peine triomphé des résistances de tout
genre et de tout ordre qui parfois se dressaient sur ma route...
en France, je trouvais en revanche autour de moi des appuis
chaleureux et des concours dévoués. Qu'il me soit permis de
payer ici un tribut de reconnaissance plus particulièrement à
M. l'amiral de la Roncière le Noury, alors président de la So-
ciété de géographie de France, et à M. Ferdinand de Lesseps.
Après certaines hésitations le ministère (1) de la Marine
(1) Voir Appendice: Note à M. le Ministre de la Marine.
142 TROIS EXPLORATIONS
approuva mon programme, consentit à me laisser partir et me
fournit les crédits nécessaires. Ainsi que je l'avais proposé, le
docteur Ballay restait en France avec le soin de compléter les
préparatifs d'exploration. Il devait venir me rejoindre en ame-
nant nos vapeurs démontables destinés à la navigation de
l'Alima et du Congo et être accompagné du personnel définitif
des stations.
Du jour au lendemain, je partis seul d'Europe. C'était le
27 décembre 1879.
Pourtant Stanley, qui pouvait compter sur des millions, était
déjà depuis plusieurs mois dans le bas Congo.
Avec la promesse d'une centaine de mille francs destinés à
subvenir à tous les frais de l'expédition, je m'élançais, encore
malade, mais plein d'ardeur vers l'Ogôoué, non pas en rival,
mais en émule d'un homme dont j'admire les qualités.
CHAPITRE II
Organisation de ma caravane au Gabon, — MM. Noguez et Michaud. — Au con-
fluent de la Passa et de l'Ogôoué. — Achat d'un village. — Fondation de Fran-
ceville(juin 1880). — Le morceau d'étoffe. — La femme au Congo. — Privilège
du grand chef blanc.
A mon arrivée au Gabon je trouvai tout prêts à me suivre de
nouveau mes interprètes et mes anciens porteurs du haut
Ogooué, esclaves que j'avais rendus à la liberté et établis dans
notre colonie. J'organisai donc sans difficulté ma caravane,
secondé par deux compatriotes, M. Noguez et M. Michaud.
Hélas ! un an et demi après mon départ, la fièvre devait m'en-
lever mon brave Noguez que j'allais placer à la tète de notre
première station. Mais si je ne peux payer qu'un juste tribut de
regret et de reconnaissance à la mémoire d'un compagnon
dévoué qui est tombé à son poste j'eus du moins la consolation
de ramener Michaud, mon jeune collaborateur, qui est rentré en
France avec moi après deux ans et demi d'absence. Personne
n'aurait dit à sa bonne mine qu'il avait partagé toutes nos fati-
gues, et que lui aussi avait payé son tribut à la fièvre. Mais sa
physionomie ne saurait autrement tromper. Toutes les qualités
qu'elle reflète il a su les montrer, soit en conduisant et en com-
mandant avec prudence et fermeté dans des circonstances quel-
quefois difficiles des caravanes de sept à huit cents hommes,
soit en me secondant toujours avec zèle et intelligence dans le
cours de mes explorations.
144 TROIS EXPLORATI ONS
Après avoir pris chez les Inenga et plus loin toutes les dis-
positions pour faciliter les relations commerciales et les pro-
chains transports de personnel et de matériel, je remontai
l'Ogôoué.
Mes précédentes explorations m'avaient permis de fixer sans
hésitation au confluent de l'Ogôoué et de la rivière Passa la posi-
tion approchée de notre première station. On était là en com-
munication directe avec l'Atlantique et à proximité de l'Alima
et du Congo. Restait à choisir le site le plus convenable.
Les circonstances me favorisèrent. Quelques discussions
d'intérêt ayant amené un désaccord entre deux tribus voisines,
l'une d'elles résolut de se transporter sur la rive droite de la
Passa et y avait déjà installé deux villages, lorsque nous arri-
vâmes. Considérant notre présence comme garantie de paix,
celle-ci renonça à se déplacer et consentit à nous vendre le vil-
lage et les plantations déjà commencées près de Nghmi.
Ainsi fut fondée, en juin 1880, la première station du comité
français de l'association africaine.
Depuis cette époque, sur cet établissement auquel on a donné
le beau nom de Franceville se déploie notre pavillon. Aujour-
d'hui toutes les populations de l'Ogôoué et du Congo inférieur
ne voient pas dans « le morceau d'étoffe » qui est le drapeau le
signe d'une exploitation prochaine menaçante pour leurs habi-
tudes et leurs intérêts, mais bien un emblème de paix et de
liberté.
Je ne voudrais décourager personne, cependant je dois recon-
naître que la tribu chez laquelle nous étions installés était
réputée pour la vertu — relative — de ses femmes. Le contraste
avec les tribus voisines était même assez marqué.
En quittant les factoreries de la côte dont la latitude géogra-
phique excuse une certaine légèreté de costume, on remarque
que lamoralité varie en raison inverse des dimensions dupagne
DANS L'OUEST AFRICAIN 143
en fil de palmier ou d'ananas qui compose à peu près tout le
costume des indigènes. A mesure qu'on avance vers l'intérieur
le pagne diminue et dans la région la plus éloignée il est réduit
à un morceau grand comme la main. Ces pagnes sont, comme
les voiles des femmes turques, d'autant plus transparents qu'on
occupe dans la hiérarchie sociale un rang plus élevé. Non moins
curieuse est cette coutume de considérer un grand chef comme
le mari des femmes des autres chefs. Je me hâte d'ajouter que
ce titre— un peu platonique — ne comporte guère pour la femme
d'autre devoir que celui de faire la cuisine de son époux no-
minal. En ma qualité de grand chef blanc je n'ai jamais manqué
de cuisinières de tout âge et de tout pagne.
Quelque intéressantes que soient ces naïves et bonnes popu-
lations, nous les quitterons pour aller remplir la seconde partie
de notre tâche.
lu
CHAPITRE III
A la rencontre de Ballay. — En route pour le Congo avec le sergent Malamine.
— Jugé par M. Stanley. — A.u-devant drs A.pfourou. — Changement de pay-
sage. — Au feu les fourches d'esclavage! — Abolition de ce trafic. — Les Aboma-
- - Le roi Makok". — Message de paix. — Tour la France! — Le fleuve. —
Patriotique émotion.
Vers la mi-juin, pensant que M. Ballay elle personnel des
stations étaient arrivés à la côte, je les envoyai chercher par sept
cent soixante-dix hommes montés sur quarante-quatre pirogues
sons la direction de M. Michaud. Pour la première tois les gens
du liant Ogôoué allaient desrendre jusqu'aux factoreries.
Je remis alors à M. Noguez la direction de Franceville et
prenant une petite quantité de marchandises je partis pour le
Congo accompagné de mon fidèle interprète Ossiah, du ser-
gent Malamine(l) et de quelques indigènes.
ii Voici un portrait de Malamine, tracé par Stanley qu'un ne saurait accuser de partia
lit'' en sa faveur du vaillant collaborateur de M. Brazza.
« ... Nous vîmes approcher un drapeau français haut et précédé d'un pèr-
o sonnage d'allure très crâne que je pris pour un nègre européanisé, bien que
» les traits de son visage appartinssent à un type supérieur. Il portait, un cos-
» tume de marin, avec manches ornées de galons de sous-officier. C'était Mala-
» mine, le sergent sénagalais que M. de Brazza avait laissé derrière lui. Deux
a matelots, nègres du Gabon, en pantalons et chemises bleus, le suivaient, l'un
» tenant le drapeau que nous avions aperçu.
» Malamine parlait fort bien le français, et son attitude respirait une mâle
» franchise... Je n'eus pas plutôt lié connaissance avec Malamine que je reconnus
» en lui un homme supérieur, tout Sénégalais au teint bronzé qu'il fut. Jl se
h trouvait là dans son élément, et exécutait les instructions de son maître avec
') un tact et une habileté rares... »
Voir : Cinq années au Congo, par H. M. Stanley. 1 vol. in-8°.
NOTE DE L'ÉDITEUR.
DANS L'OUEST AFRICAIN 149
Je savais bien que nous allions retrouver près du grand fleuve
ces Apfourou dont les avant-postes établis surl'Alirria nous
avaient autrefois barré la route. Mais j'espérais que notre répu-
tation nous aiderait à conclure avec eux un traité de paix sans
lequel il ne fallait pas songer à installer notre deuxième sta-
tion.
Si l'état de ma santé eût été plus satisfaisant j'aurais regardé
comme une charmante excursion la traversée des cinq cents
kilomètres en pays inconnu que j'estimais avoir à faire pour
atteindre le Congo.
A deux ou trois journées de Franceville l'aspect change subi-
tement.
Au sol argileux du bassin de l'Ogôoué, à ses humides vallées,
cachées sous d'épaisses forêts, à ses collines couvertes de hautes
herbes, succède d'abord un terrain accidenté, sablonneux et
déboisé, où ça etlà quelques rares palmiers dénotent la présence
d'un village. Nous voici à la limite des bassins de l'Atlantique
et du Congo inférieur. Nous constatons que depuis l'équateur
jusqu'à Stanley-Pool ces lignes sablonneuses de partage des
eaux sont habitées par une même peuplade, les Batékés. On
leur a fait une réputation exagérée de cannibalisme ; elles se
montrent pacifiques quand on n'attaque pas leurs monopoles.
Pendant quelque temps nous suivons une de leurs routes. Trop
souvent nous y rencontrons des fourches, instrument dont on
se sert ici au lieu de chaîne pour conduire les troupeaux d'es-
claves. A cette vue mes Gabonais, anciens esclaves devenus
libres, allument joyeusement leurs feux avec ces objets qui leur
rappelaient tant de misères.
Quant à moi, dont tous les efforts, partout où j'ai pu séjour-
ner, ont été consacrés à combattre cette ignoble institution, je
cherchais non sans tristesse par quel moyen on obtiendrait les
plus grands et les plus rapides résultats. Il me semble que si le
150 TROIS EXPLORATIONS
commerce compris de certaine façon entretient l'esclavage, il
peut aussi être une arme puissante contre lui. Nous ferons un
jour, je l'espère, pour les Batékés ce que nous avons pu faire
pour les frères de l'Ogôoué.
Nous fûmes bien accueillis par Ngango, chef indépendant
des Achicouya, assez beaux hommes, plus propres et mieux
vêtus que les Batékés. Non moins curieux que pacifiques ils se
pressaient sur notre passage en poussant des cris de joie, et
ne craignaient pas de ravager leurs plantations en nous accom-
pagnant par centaines à travers les champs de maïs, de manioc,
de tabacs et d'arachides qui couvrent toute la contrée.
Le même accueil nous attendait de l'autre côté de la Mpama,
chez les Aboma, dont le pays est moins cultivé que le précé-
dent. Le commerce des esclaves, la fabrication d'étoffes très
fines en fil de palmier et la navigation sont les principales res-
sources des Aboma.
Ces noirs, les plus beaux et les plus courageux qu'on
rencontre entre le Gabon et le Congo, me parlèrent pour la
première fois de ce dernier fleuve appelé ici Oloumo, sur lequel
commande le puissant chef Makoko dont ils dépendent.
Nous suivions depuis peu la rivière Léfmé (Lawson) et nous
venions de construire un radeau, lorsqu'un chef portant le
collier distinctif des vassaux de Makoko, se présente à moi.
« Makoko, me dit-il, connaît depuis longtemps le grand chef
blanc de l'Ogôoué ; il sait que ses terribles fusils n'ont jamais
servi à l'attaque et que la paix et l'abondance accompagnent ses
pas. Il me charge de te porter la parole de paix et de guider son
ami. »
Rarement j'éprouvai une joie plus vive, et déjà j'aurais voulu
être auprès de cet excellent Makoko. Toutefois ne me rendant
pas un compte exact du lieu de sa résidence et craignant de
faire un trop grand détour je continuai à descendre leLéfiné en
DANS L'OUEST AFRICAIN 151
radeau, accompagné de l'envoyé qui partageait généralement
avec nous les provisions qu'on lui apportait de tous côtés.
Arrivés à Ngampo nous laissâmes notre radeau, marchant
pendant deux jours sur un plateau inhabité. Brûlé par le soleil,
plusieurs fois égaré et me croyant perdu je commençais à me-
nacer mon guide lorsque à onze heures du soir après une der-
VUE DU CONGO A N'GANTCHOU, EMBOUCHURE DE L'ALIMA
nière marche forcée notre vue s'étendit tout à coup sur une im-
mense nappe d'eau dont l'éclat argenté allait se tondre dans
l'ombre des plus hautes montagnes. Le Congo, le mystérieux
fleuve, venant du Nord-Est où il apparaissait comme l'horizon
d'une mer et coulait majestueusement à nos pieds ses Ilots ar-
gentés sans que le sommeil de la nature fût troublé par le bruit
de son tranquille courant.
152 TROIS EXPLORATIONS
C'était là un de ces spectacles qui imposent au voyageur un
religieux silence. Dans ce silence, un cœur de Français battait
plus fort en songeant qu'ici allait se décider le sort de sa mis-
sion.
CHAPITRE IV
Encore les Apfourou. — « Cartouche ou pavillon. » — Le Batéké Ossiah. —
Dans les États de Makoko. — Audience solennelle. — Cordialité de l'accueil.
— Dynastie de Makoko. — Bonté des noirs. — Échange de la terre et de dra-
peau. — Le pavillon français symbole d'amitié et du protection.
On se le rappelle, mon bnt était de faire la paix avec les
Oubandji, connus à mon premier voyage sous le nom d'Apfou-
rou. Ces Oubandji naissent, vivent et meurent avec leurs
familles dans les belles pirogues sur lesquelles ils font seuls
les transports d'ivoire et de marchandises entre le haut Alima
et Stanley-Pool. C'est avec leurs chefs., maîtres de la navi-
gation du fleuve, qu'il fallait traiter.
Le chef des N'gampos nous montra de bienveillantes dispo-
sitions et se chargea de transmettre aux chefs Oubandji mes
propositions. « Choisissez, leur faisais-je dire, entre la car-
touche et le pavillon que je vous envoie. L'une sera le signe
d'une guerre sans merci, l'autre le symbole d'une paix aussi
profitable à vos intérêts qu'aux nôtres. »
Il me sera permis de dire ici quelques mots d'un homme
précieux qui m'a accompagné dans tous mes voyages. Le
Batéké Ossiah parlant presque tous les idiomes de l'Ogôoué et
du Congo inférieur était plus qu'un simple interprète; c'était
aussi un précieux conseiller. Absolument dévoué à ma per-
sonne et à nos projets dont il comprenait l'avantage pour son
l.V, TROIS EXPLORATIONS
pays, il a été la cheville ouvrière de mon entreprise, et c'est
à lui qu'est dû en grande partie mon succès.
Donnant aux esprits un peu surexcités sur le Congo le temps
de se calmer, je me rendis alors chez Makoko.
Dans cette partie du pays, les plateaux sont fertiles, mieux
cultivés qu'à l'intérieur; la population, plus dense, est égale-
ment pacifique. Sous ce rapport, je dirai une fois pour toutes
que l'élément musulman n'ayant pas pénétré dans cette partie
de l'Afrique, la civilisation européenne peut y rencontrer une
défiance bien naturelle pour tout ce qui est nouveau, mais non
cette hostilité, cette haine, ce fanatisme qui. nous oblige, par
exemple, à n'avancer qu'avec des troupes armées du Sénégal
au Niger. Là-bas, il faudrait une colonne expéditionnaire pour
assurer le transport d'une tonne de marchandises. Ici le grand
chef blanc peut maintenant exprimer un désir : des milliers
d'indigènes sont prêts à marcher. Si nous n'avons obtenu ce
résultat que petite petit, c'est que le grand nombre des tribus
et des chefs rendaient la tâche plus longue.
En arrivant au Palais des Tuileries de Makoko, composé
d'un certain nombre de grandes cases qu'une palissade détend
contre la curiosité du public, nous fûmes prévenus que le roi
désirait nous recevoir immédiatement.
Nous procédâmes à un astiquage général et revêtîmes nos
meilleurs effets, nous ne faisions, ma foi, pas trop mauvaise
figure.
En ce qui me concerne, j'avais tiré de sa caisse ma grande
tenue d'enseigne de vaisseau, un peu fripée, mais dont les
dorures faisaient pourtant assez bon effet. Tandis qu'Ossiah
allait frapper sur les doubles cloches du palais pour prévenir
la cour de l'achèvement de nos préparatifs; je fis taire la haie à
mes hommes qui, suivant l'usage du pays, portaient les armes,
le canon incliné vers la terre.
DANS L'OUES T A F 11 I G A I N 157
Aussitôt la porte s'ouvrit. Do nombreux serviteurs étendi- '
rent devant nies ballots de riches tapis et la peau de lion, attri-
but delà royauté. On apporta aussi un beau plat eu cuivre de
fabrication portugaise et datant de deux ou trois siècles, sur
lequel Makoko devait poser les pieds. Un grand dais de couleur
rouge ayant été déposé autour de ce trône, le roi s'avança pré-
cédé de son grand féticheur, entouré de ses femmes et de ses
principaux officiers.
Makoko s'étendit sur sa peau de lion, accoudé sur des cous- '
sins : ses femmes et ses enfants s'accroupirent à ses côtés.
Alors le grand féticheur s'avança gravement vers le roi et se
précipita à ses genoux en plaçant ses mains dans les siennes.
Puis se relevant il en fit autant avec moi, assis sur mes ballots
en face de Makoko. Le mouvement de génuflexion ayant été
imité successivement par les assistants, les présentations
étaient accomplies. Elles fuivnt suivies d'un court entretien
dont voici à peu près le résumé :
« Makoko est heureux de recevoir le fils du grand chef blanc
de l'occident, dont les actes sont ceux d'un homme sage. Il le
reçoit en conséquence et il veut que lorsqu'il quittera ses États
il puisse dire à ceux qui l'ont envoyé que Makoko sait bien
recevoir les blancs qui viennent chez lui, non en guerriers mais
en hommes de paix. »
La dynastie du roi de Makoko est fort ancienne. Son nom (
était connu à la côte au xvc siècle. Bartholomé Diaz et Cada
Mosto le citent comme un des plus grands potentats de l'Afrique^
équatoriale de l'Ouest.
Bien que les cartes du xvi" siècle qui mentionnent le
royaume de Makoko, lui assignent une position géographique
passablement exacte, Iialez l'avait traversé, sans avoir
connaissance de cette dynastie qui l'intriguait vivement.
Quoique diminué par suite des investitures octroyées aux
158
TROIS EXPLORATIONS
membres de la famille royale et par d'autres causes dynastiques
la puissance de Makoko est encore assez grande.
Son influence, d'un caractère religieux, s'étend jusqu'à l'em-
bouchure de FAlimà et même au-delà.
!
LE ROI MAKOKO
Si en face du pays où Stanley livra son dernier combat je suis
parvenu à conclure la paix avec les tribus les plus occidentales,
qui sont les navigateurs par excellence du Congo, c'est à l'in-
fluence de Makoko que je le dois. En effet, c'est par son inter-
médiaire qu'en signe de paix et de protection le pavillon fran-
D A N S L • 0 U E S T A F R I G A I X L59
çais a été arboré par ces tribus dont nous avions besoin pour
assurer par l'Ogôoué et l'Alima, nos communications avec le
Congo qui est appelé à cet endroit Mali Makoko.
Makoko tenait beaucoup à ce qu'on établit près de sa rési-
dence de Nduo le nouveau village des blancs. Ce n'est pas
sans regret qu'il accéda à ma demande de le fixer plus loin, à
N'couna, même après que je lui eus expliqué la raison de
mon choix qui était d'ouvrir sur ce point une route plus facile
aux blancs français (Fallas). « Ntamo m'appartient, dit-il, je
te donne d'avance la partie que tu désigneras. Ngahimi don-
nera ma parole aux chefs qui tiennent la terre en mon nom et
qui dépendent désormais de toi. »
C'est pour répondre à sa demande que j'ai ensuite laissé sili-
ce terrain concédé, le sergent Malamine et deux hommes, à
l'entretien desquels il s'offrit de pourvoir jusqu'à mon retour,
tant il savait que j'étais dénué de ressources.
Je suis resté vingt-cinq jours sous le toit de Makoko, j'ai
séjourné deux mois dans ses Etats.
Il n'aurait pas mieux traité ses enfants que nous l'avons été
par lui. Tous les matins, pendant notre séjour chez lui, sa femme
m'apportait elle-même des provisions. Tout le monde voulait
nous faire des cadeaux que la modicité de nos ressources nous
obligeait à rendre beaucoup moins en espèces qu'en amabilité.
Chaque jour j'eus des entretiens familiers avec Makoko, dont
la curiosité était insatiable.
Ne connaissant les blancs que par la traite des noirs et l'écho
des coups de fusil tirés sur le Congo, il était resté longtemps
incrédule aux récits que ses sujets lui faisaient de notre con-
duite. « Sans redouter la guerre plus que les blancs, nous
préférons la paix. J'ai interrogé l'âme d'un grand sage,
mon quatrième ancêtre, et, convaincu que nous n'aurions
l>as à lutter contre deux partis, j'ai résolu d'assurer complète-
160 TROIS EXPLORATIONS
ment la paix en devenant l'ami de celuiyqui m'inspirait con?
fiance. »
Accueillis comme ils méritaient de l'être, ers sentiments
de bon vouloir et d'amitié nous conduisirent à la conclusion
d'un traité aux tenues duquel le roi plaçait ses États sons la
protection de la France et nous accordait une concession de
territoire à notre choix sur les rives du Congo.
TRAITÉ
CONCLU EX THE LE CHEF N G ALIENE
AGISSANT AU NOM DE MAKOKO
Souverain des Batèkès du Congo
M. P. S. DE BRAZZA
AGISSANT DANS L ' I N T É R È T DE LA F R A N C E
Acte de prise de possession d'un territoire cédé et adhésion
donnée à son acceptation par les chefs feudataires de Makoko
qui l'occupent.
Au nom de la France et en vertu des droits qui m'ont été con-
férés le 10 septembre 1880 et le 3 octobre 1880 par le roi Makoko
j'ai pris possession du territoire qui s'étend entre la rivière
d'Iné et Impila. En signe de cette prise de possession j'ai
planté le pavillon français à Okila en présence de Ntaba,
Scianho Ngaekadah, Fgaeko, Jouma Xoula, chefs vassaux de
Makoko et en présence aussi de Ngaliémé, le représentant
officiel de l'autorité de Makoko en cette circonstance. J'ai
DANS L'OUEST Al'lilCAIX ic,j
remisa chacun des chefs qui occupent cett'j partie du territoire
an pavillon français afin qu'ils l'arborent sur leurs villages en
signe de ma prise de possession au nom de la France. Ces
Chefs, officiellement informés par Ngaliémé dé la décision de
Makoko. s'inclinent devant son autorité et acceptent le pavillon.
Et par leur signe fait ci-dessous ils donnent acte de leur adhé-
sion à la cession de territoire faite par Makoko. Le sergent
Malamine avec deux matelots reste à la garde du pavillon et est
nommé provisoirement chef de station française de Xcouna.
Par l'envoi à Makoko de ce document fait en triple et revêtu
de ma signature et du signe des chefs, ses vassaux, je donne à
Makoko acte de nia prise de possession de cette partie de son
territoire pour l'établissement d'une station française;
Fait à Ncouna, dans les États de Makoko, 3 octobre 1880.
Signé : l'Enseigne de vaisseau,
P. S. DE BllAZZA.
Ont apposé leur signe :
Le chef Ngaliémé, représentant de Makoko.
Le chef Ngaeko.
Le chef Sciaxho NGAEKALA.qui porte le collier d'inves-
titure donné par Makoko,
Et commande à Xcouna, sous la souveraineté de Ma-
koko.
Le chef Jo-cma Noula.
Le chef X'taba.
Tels sont les traits principaux de ce traité, qui fut ratifié
une vingtaine de jours après mon arrivée dans une assemblée
solennelle de tousles chefs immédiats et vassaux de Makoko. Le
H P. A 7. 7.X H
162 TROIS EXPLORATIONS
traité étant signé le roi et les chefs mirent un peu de terre dans
une boite. En me la présentant, le grand féticheur me dit: «Prends
cette terre et porte-la au grand chef des blancs; elle lui rappel-
lera que nous lui appartenons. »
Et moi, plantant notre pavillon devant la case de Makoko :
« Voici, leur dis-je, le signe d'amitié et de protection que je
vous laisse. La France est partout où tlotte cet emblème de
paix, et elle fait respecter les droits de tous ceux qui s'en cou-
vrent. » J'ajoute que depuis cette époque Makoko ne manque-
pas un seul jour, matin et soir, de faire hisser et amener le
pavillon sur sa case comme il me voyait le faire sur la mienne.
CHAPITRE V
Une flotte africaine. — Imposant palabre à Nganchou.no. — Dignité des chefs
Oubandji. — L'îlot fatal. — La guerre enterrée. — Distribution de pavillons. —
Une flotte française. — Sur Le Congo. N'counia (Stanley-Pool). — N'tamo (Braz-
zaville). — Malamine et trois hommes restent à N'tamo. — En route vers
l'Ouest. — Volés en musique. — Solo de fusils . — Mines de cuivre. — Traces
de blancs. — Rencontre de Stanley. — Deux explorateurs.
Celui qui m'eût dit quelque temps auparavant que nous
nous consoliderions aussi vite m'eût trouvé fort incrédule.
En outre Makoko, tenu au courant de mes démarches auprès
des chefs Oubandji et intéressé à leur succès, les avait appuyées
de toute son influence. Grâce à lui le résultat fut favorable et
il fallut, non sans regret, nous séparer de Makoko pour aller
avec Nganchouno sur le grand fleuve, où devait avoir lieu
l'assemblée des chefs Oubandji.
(Juelques jours plus tard toute une flotille de magnifiques
pirogues creusées dans un seul tronc d'arbre et portant cha-
cune cent hommes descendait le fleuve et venait aborder en
face de Ngombila. Toutes les tribus Oubandji du bassin
occidental du Congo, entre l'équateur et Makoko, avaient tenu
à être représentées à ce palabre d'où sortirait la paix ou la
guerre. La réunion de ces quarante chefs revêtus de leurs plus
beaux costumes était véritablement un spectacle imposant.
Ce fut au milieu d'un profond silence que je pris la parole.
Tous savaient que dans le haut Alima nous ne nous étions
166 TROIS EXPLORATIONS
servi de nos armes que pour notre défense. Nous eussions pu
continuer. Mais en nous retirant devant leur défense d'avancer,
en vivant en paix partout où nous allions, nous avions donné
des gages de nos bonnes intentions. Aujourd'hui nous dési-
rions installer un village dans le haut Alima et un autre à
N'tamo dans le but d'y échanger les produits européens et afri-
cains. L'intérêt de leurs peuples comme le nôtre était donc de
conclure la paix nécessaire à ces relations.
La discussion fut longue, car bien des intérêts divers étaient
en jeu. Mais la plus forte appréhension desOubandji, contenue
jusqu'alors, allait se faire jour. L'un d'eux s'avança vers moi
avec autant de fierté que de gravité et, me montrant un ilôt
voisin :
« Regarde, me dit-il, cet îlot. Il me semble placé Là pour nous
mettre en garde contre la promesse des blancs. Car il nous
rappellera toujours qu'ici le sang Oubandji a été versé par le
premier blanc que nous avons vu. Un des tiens qui l'a aban-
donné te donnera à N'tamo le nombre de ses morts et de ses
blessés... Nos ennemis ont pu échapper à notre vengeance en
(1 iscendant le ileuve comme le vent : mais s'ils essayent de le
remonter ils ne nous échapperont pas. »
Tout en m'attendant à rencontrer ces sentiments parmi les
riverains du Congo, j'avoue que la façon hardie dont ils furent
exprimés ne laissa pas de me causer une certaine impression.
Je dus employer toute ma diplomatie pour dégager notre res-
ponsabilité de laits auxquels nous n'avions pris aucune part, et
pour les bien convaincre que nos relations, loin de nous servir
à les exploiter, assureraient au contraire contre toute éventua-
lité leur tranquillité et leur bonheur.
La paix fut conclue . Et d'abord on enterra la guerre.
En face de ce malencontreux ilôt qui avait failli nous jouer
un si vilain tour on fit un grand trou. Chaque chef y déposa
1» ANS L'OUEST AFRICAIN 167
l'un une balle, l'autre une pierre à feu, un troisième y vida sa
poire à poudre, etc. Lorsque moi et mes hommes y eûmes jeté
des cartouches, on y planta le tronc d'un arbre qui repoussa
très rapidement. Eniin la terre fut rejetée sur le tout, et un des
chefs prononça ces paroles : « Nous enterrons la guerre si pro-
fondément que ni nous ni nos enfants ne pourront la déterrer,
et l'arbre qui poussera ici témoignera de l'alliance entre les
blancs et les noirs.
» — Nous aussi, ajoutai-je, nous enterrons la guerre. Puisse
la paix durer tant que l'arbre ne produira pas des balles, des car-
touches ou de la poudre. »
On me remit ensuite une poire à poudre vide en signe de paix
et je leur donnai mon pavillon. Mais alors tous les chefs vou-
lurent en avoir un qu'ils frottèrent contre le premier. Bientôt
toute la flottille Oubandji fut pavoisée aux couleurs trico-
lores.
La fondation de notre station du Congo était désormais as-
surée.
Sans vous faire assister aux tètes qui nous furent données,
nous descendrons ce grand fleuve pour aller mettre la dernière
main à l'œuvre si bienheureuseinent poursuivie.
La descente se fit sur une de ces belles pirogues dont je vous
ai parlé.
Au bout de cinq jours — la force du vent nous ayant quelque-
fois obligés à relâcher — l'aspect du Congo changea complète-
ment. Jusqu'ici il coulait entre des berges élevées, écartées de
huit cents à deux mille mètres ; maintenant l'horizon s'élargit.
Droit devant nous apparut un point noir semblable à un navire ;
d'autres surgirent à droite et à gauche ; ils grossirent; nous re-
connaissions des iles. Nos hommes criaient joyeusement :
«Ncouna », c'était le nom indigène d'une sorte de lac formé par
le Congo, lac appelé aujourd'hui Stanley-Pool et sur la rive
168 TROIS EXPLORATIONS
droite duquel se trouvait N'tamo, derniervillage avantles rapi-
des et but de notre voyage.
Par sa position, N'tamo est le chef du Congo intérieur. Nos
travaux allaient être récompensés. Les premiers nous allions
prendre cette clef, non pour fermer la voie, niais pour en assu-
rer la neutralité.
La faveurMont nous jouissions grâce à l'amitié de Makoko
ÎBAQUE JOUB MAKOKO FAIT HISSER LE PAVILLON DEVANT S .
nous valut dés notre arrivée un excellent accueil. Pendant dix-
huit jours ce fut à qui nous offrirait le plus de cadeaux.
Les chefs vinrent me rendre l'hommage auquel j'avais droit.
Dans un grand palabre, je leur déclarai que j'avais choisi pour
notre concession le territoire compris entre la rivière Djoué et
Nûpila sur la rive droite du Congo. L'acte de prise de posses-
DANS L ' 0 U E S T A F 1! I G AIN 1; I
sion fut rédigé et signé conformément aux ordres de Makoko,
et les villages arborèrent immédiatement le pavillon.
C'était le 1er octobre 1880. Trois moisà peine s'étaient écoulés
depuis notre départ de Franceville : dix hommes et un officier
avaient tranquillement parcouru près de sept cents kilomètres.
Outre les connaissances scientifiques acquises, ils rapportaient
un traité d'amitié et de protectorat conclu avec le chef le plus
puissant du pays et venaient de fonder la seconde station fran-
çaise sur le Congo au village de N'tamo, auquel la France a
donné le nom de Brazzaville.
Je remercie mes compatriotes. Le titre oblige, je ne l'ou-
blierai pas.
Je laissai mon brave sergent sénégalais Malamine et trois
hommes à la garde du poste, et je partis avec les autres.
Précédés jusqu'à présent par notre réputation, nousavions été
partout bien reçus. Ici nous nous trouvâmes presque égarés,
inconnus à tout le monde. Pour surcroit d'ennui dans le pré-
sent nous arrivâmes sans nous en douter dans un pays de mines
de cuivre où les habitants se montraient bien défiants.
Dans notre situation vouloir satisfaire notre curiosité c'était
compromettre le passé et l'avenir. Mieux valait changer de
route. J'avoue que cette sage détermination me coûta infiniment
car elle renvoyait la reconnaissance du Niari à une époque in-
déterminée.
Nous rentrâmes dans un pays accidenté où il fallait constani- 7
ment escalader et descendre des hauteurs de cinquante à cent
cinquante mètres, parfois plus, au sommet desquelles étaient
généralement situés des villages, dans une position militaire.^
On eût dit que nous étions condamnés à avancer sans relâche.
A peine arrivés dans un village nous trouvions des porteurs qui
débarrassaient les précédents de leurs charges et repartaient
avec le même entrain. Cela ne dura pas.
[73 TROIS EX PLO RATION s
Inclinant légèremenl noire route vers le Congo, nous rencon-
trâmes des populations moins naïves et moins empressées de
porter nos ciisscs que de les vider. Elles s'y prenaient, du reste,
d'une façon originale, choisissant pour nous voler le moment
où elles nous offraient une sorte de divertissement musi-
cal.
A leurs grandes et petites flûtes j'opposai les nôtres. Tout en
exposant au chef nos réclamations, j'envoyais quelques halles
de mon Winchester dans un arbre voisin, et aussitôt on retrouva
les objets volés au son d'une plus agréable musique.
^ Nous avions l'ait environ quatre-vingt-dix kilomètres lorsque
le voisinage de nouvelles mines de cuivre et de plomb motiva
un nouveau changement de direction, cette fois bien marqué
vers le Congo, à travers de grandes montagnes de quartz et de
grès colorées en rouge et en jaune par l'oxyde de fer.
Ici nous entendons parler des blancs. Nous revoyons des
plantes d'importation : goyavier, manguier, des étoffes euro-
péennes. Mais le pays est de moins en moins sur. L'hostilité
croissante à mesure que nous nous rapprochons d'établisse-
ments européens nous impose une excessive prudence. Et je
m'estime heureux d'avoir évité tout accident fâcheux en traver-
sant le chaos de montagnes qui, de la rivière Louala, s'étend à
< Mdambi Mbongo, l'endroit précis où je rencontrai Stanley.
( îe jour-là, le hasard réunit pendant un instant deux hommes,
deux antithèses : la rapidité et la lenteur, la hardiesse et la pru-
dence, la puissance et la faiblesse. Pourtant les extrêmes se
touchent; leurs sillons si différents, tracés avec la même per-
sévérance, convergent au même but : le progrès.
Stanley est un explorateur comme moi : nous sommes de.
bons camarades. Mais si notre but était le même, les intérêts
qui nous ont guidé étaient différents. Il n'y a donc rien d'ex-
traordinaire à ce que nos récits n'aient pas toujours été d'ac-
DANS L'OUEST AFRICAIN 173
cord. M. Stanley agissait au nom du roi des Belges pour la Bel-
gique qui voulait alors fonder en Afrique une sorte de comptoir
international où elle aurait la suprématie.
Sans doute le roi des Belges était complètement désintéressé.
Il donnait ses millions dans le seul but de civiliser les tribus
sauvages. Je croyais pourtant qu'il y avait une idée politique au
fond des sentiments humanitaires du roi des Belges. J'étais
loin de l'en blâmer, mais cela ne m'empêchait pas d'avoir mon
idée politique aussi. Et la mienne était fort simple, la voici. S'il
y avait un avantage à s'emparer du Congo, j'aimais mieux que
ce fût le drapeau français que le drapeau belge « internatio-
nal », qui flottât sur cette magnifique contrée africaine.
Je n'ai jamais eu l'habitude de voyager dans les pays africains
en guerrier, comme M. Stanley, toujours accompagné d'une
légion d'hommes armés et je n'ai pas eu besoin de faire des
échanges, parce que, voyageant en ami et non en conquérant,
j'ai trouvé partout des gens hospitaliers.
M. Stanley avait pris l'habitude de se faire respecter à coups
de fusil : je voyageais, moi, en ami et non en belligérant. C'est
pourquoi j'ai pu faire cette conquête pacifique qui a tant surpris
l'explorateur américain au service du roi des Belges. « Les rois
africains, dit M. Stanley, ne voient dans un drapeau qu'un
morceau d'étoffe plus ou moins heureusement bariolé, dont ils
peuvent se faire une ceinture. »
Voilà justement l'erreur de M. Stanley. Ces rois ont vu
dans mon « morceau d'étoffe » ce que je leur avais dit d'y voir.
Et M. Stanley lui-même a été le premier, en le respectant plus
tard, à leur montrer que je ne les avais pas trompés. J'ai dit au
roi : « Vous connaissez le frère blanc qui est venu ici et avec
lequel vous vous êtes battus. Eh bien, il en viendra d'autres et
des plus forts que lui. Si vous arborez le symbole que je vais
vous remettre, ils ne prendront pas pied chez vous sans votre
m TROIS EXPLORATIONS
permission, et ils ne tireront jamais un coup de fusil sur vos
sujets. » Ils ont fait ce quejeleur ait dit, et le drapeau français
les a protégés.
Le roi des Belges mit beaucoup d'argent à la disposition de
M, Stanley. « En France, disait le roi Léopold à un de ses amis
intimes, M. de Brazza aura beau se remuer, il ne réussiia
jamais à faire ratifier son traité. On jouera avec le Congo comme
avec un jouet. M. de Brazza emploierait bien plus utilement son
temps en venant se joindre à nous. » Je cite textuellement les
paroles du roi Léopold !
Inutile d'ajouter que je ne suis pas de son avis et que ma
confiance dans la clairvoyance de nos députés a ratifié l'espoir
que j'avais conçu que ma conquête pacifique ne serait pas per-
due pour mon pays.
Mais le jour où ils se serrèrent la main en Afrique, ces deux
hommes qui s'estiment ont reconnu la dure nécessité de leurs
tâches. Stanley m'a rendu justice. De son côté votre mission-
naire s'honorera toujours du cordial accueil que lui a fait le plus
intrépide explorateur de l'Afrique.
CHAPITRE VI
L'ennemi c'est l'esclavage! — Au Gabon. — Suis-je oublié? — En route pour
Franceville. — Mon propre chirurgien. — Potager, basse-cour et bétail. —
Gomme à Montmorency! — Route vers l'Alima. — Grosses difficultés.— Un
conseil mur des ponts et chaussées. — M. Mizon à Franceville. — JBallayn'esf
pas arrivé.
En descendant le Congo et remontant ensuite le long de la
cote de l'Atlantique, j'éprouvais un grand serrement de cœur
en apercevant des hommes portant au cou le hideux carcan de
l'esclavage! Je pensais que nous avions jadis ruiné nos colo-
nies par générosité... Mais je m'arrête : nous arrivons au Ga-
lion. Là du moins nos couleurs nationales ne couvrent pas le
seul adversaire contre lequel j'ai lutté partout, au nom de la
science et de l'humanité.
Nous débarquâmes à Libreville, le 15 décembre 1880. Une
cruelle déception nous attendait. Ni le docteur Ballay ni le per-
sonnel des stations n'étaient arrivés! Fallait-il donc en France
plus d'un an pour construire une chaloupe?
Avait-on renoncé à l'exploration de l'Alima?
Étions-nous oubliés, abandonnés!...
Je ne vous dirai pas ce que j'ai souffert en cherchant l'expli-
cation d'un retard si préjudiciable à nos projets. La mission que
m'avait confié le Comité français de l'association africaine était
remplie; je pouvais aller en Europe prendre le repos dont j'a-
vais besoin. Mais non, je ne pouvais pas, je ne devais pas aban-
176
TROIS EXPLORATIONS
donner sans ressources nos stations et les braves gens que
j'avais laissés à huit cents et douze cents kilomètres dans l'inté-
rieur. Aussi vingt-quatre heures après mon arrivée au Gabon,
JE PRIS MON COUTEAU ET JE TAILLAI...
je repartais avec ma troupe grossie de deux marins : Guiral et
Amiel et de plusieurs indigènes, charpentiers,|jardiniers, etc.
Tandis que nous quittions N'tamo. M. Michaud descendait
pour la seconde foisl'Ogôoué avec sa flottille de pirogues. De-
DANS L'OUEST AFRICAIN" 177
puis un mois etdemi ilétaitarrivé aux factoreries de Lambaréné,
là les piroguiers, découragés de ne voir encore rien venir,
menaçaient chaque jour de retourner chez eux et mettaient à
une rude épreuve la patience et l'habileté de M. Michaud lors-
que ma petite troupe fit son apparition.
A la nouvelle de notre retour, les esclaves des Gallois et des
Inengas venaient en foule me prier de leur accorder un refuge à
la station... Mais les ressources? Elles manquaient pour créer
d'autres postes.
Parl'établissementdes nouvelles stations, la question de Tes-
i <QfC'".'' JGBïalB&^ Vaswfe.- ' .. '~"~'s ?
fc;f ®y ri
Jt
-m
f^Éfes, "^ c~ ]^^^4
ASPECT GÉNÉRAL DE FRANCEYILLE EX 1882
clavage serait cependant résolue dans ce riche bassin ; riche, en
effet par le sol d'une fertilité exubérante où l'on dédaigne la noix
de palme, l'arachide, les essences les plus précieuses, bois
rouge, ébène..., où le commerce de l'ivoire et du caoutchouc
rapporte près de mille pour cent. Toute la contrée n'est qu'une
forêt de caoutchouc.
Je ne surprendrai malheureusementpersonne en disant par
qui commencent à être exploitées les richesses que nous avons
révélées. Mon patriotis me s'inquiète de l'absence de factoreries
françaises. Car les colonies et même les possessions ne sont
BRAZZA. 12
178 TROIS E XP L 0 R A 1 1 0 X s
que (les causes d'épuisement pour une nation lorsqu'elle ne
peut y envoyer que des soldats.
Ne soyons point les gendarmes de la colonisation moderne,
ce serait un mélier de dupe. Il faut être humanitaire soit, mais
avant tout patriote.
Aux chutes de l'Ogôoué, la pirogue chavira, nous dûmes tra-
vailler longtemps dans l'eau pour sauver ce chargement, et je
gagnai à cet exercice une dyssenterie qui m'a rendu plus maigre
encore. Pardessus le marché, je m'étais blessé assez sérieuse-
ment le pied gauche sur une roche. Un charlatan de l'endroit
appliqua sur la plaie un diahle d'onguent qui me fit entier le
pied gros comme la jamhe. Privé de médicaments et de ma
trousse que j'avais laissée aux officiers de la mission Stanley je
pris mon couteau et taillai dans le morceau jusqu'à un centi-
mètre de profondeur, supprimant tout ce qui n'avait pas une
jolie couleur de chair fraîche. J'en fus quitte pour deux mois
d'inaction, et en arrivant à Franceville, en février 1881, je fus
le premier voyageur à qui notre station hospitalière ait rendu
service.
Noguez n'avait pas perdu son temps. Je trouvai là réunis une
centaine d'indigènes : hommes, femmes, enfants déjà habitués
au travail. Il ne restait plus qu'à achever ce qu'ils avaient si
bien commencé. On fit de nouveaux magasins, de nouvelles
caves eton prépara de jolies chambres. Nos légumes, nos plan-
tations de goyaviers, d'orangers, de café... notre bétail : cabris,
moutons, porcs, etc., tout était soigné et prospérait. Déjà la
station vivait uniquement sur ses revenus. J'allais oublier notre
âne et notre ànesse, belles etbonnes bêtes qui en voyageant n'a-
vaient rienperdu de leur entêtement. Mais c'était bon là-bas de
les entendre braire et encore meilleur de parcourir, monté sur
leur dos, notre charmant domaine, tout comme sinouseussions
été à Montmorency.
■F *•
DANS L'OUEST AFRICAIN l?j
Nos relations étaient établies sur un excellent pied avec tous
nosvoisins.il ne s'agissait pas de se perdre dans les délices
de Franceville, prête à recevoir ses nouveaux hôtes qui arrive-
raient sans doute avec le matériel nécessaire à la navigation de
l'Alima.
Or, cent vingt kilomètres de route nous séparaient du con-
fluent de l'Obia et de la Sékéba, tributaire de l'Alima, point
choisi pour le lancement du vapeur. Mais cette route il fallait
l'ouvrir et la construire de façon qu'elle supportât la charge de
poids énormes ; installer un magasin de montage sur l'Alima
et enfin organiser le service des transports entre l'Alima et
l'Ogôoué.
La première partie n'exigeait que des jambes et des bras. En
effet, après avoir de nouveau exploré le pays afin de choisir le
meilleur tracé je me procurai assez facilement quatre cents tra-
vailleurs.
Les escouades de défricheurs et de terrassiers furent orça-
nisées ayant à leur tête les Gabonais, devenus conducteurs de
ponts et chaussées, dirigés par mes ingénieurs Michaud, Amiel
et Guiral. Bientôt la large et longue trouée ouverte à travers la
forêt fut transformée en une route praticable.
La seconde partie de notre plan était moins pénible mais
plus difficile à exécuter. Toutes les tribus dont l'amitié nous
était acquise n'étaient pas également intéressées à nos projets.
Il était donc nécessaire d'organiser ici comme sur l'Ogôoué
un service général confié à un seul et même personnel. Il im-
portait de l'établir avant que les modifications d'intérêt résul-
tant d'un premier transport eussent frappé l'esprit des diverses
tribus.
Voici comment après un premier essai infructueux je réussis
à vaincre les hésitations des porteurs de l'Alima qui n'étaient
jamais venus à Franceville. M. Michaud, que j'avais envoyé
180 TROIS EXPLORATIONS
ravitailler notre station du Congo, s' étant blessé à la chasse et ne
pouvant faire ce voyage, je partis à sa place. J'emmenai quel-
ques hommes île plus que j'employai à faire construire des
ponts et nous continuâmes lentement notre route. Arrivé chez
les Aboma, j'expédiai le ravitaillement à Malamineet jerevin s
aux sources de l'Alima. La nouvelle de la construction des
ponts rapides, répandue et amplifiée, avait produit son effet.
Craignant que le commerce ne prit la route de terre de Fran-
ceville à N'tamo, les tribus riveraines de l'Alima réclamaient
mon concours maintenant. Un grand palabre fut tenu auquel
assistaient tous les chefs venus de cinquante kilomètres à la
ronde.. J'obtins tout ce que je désirais pour l'installation denotre
poste de l'Alima et le service de transport entre cette rivière et
l'Ogôoué.
Ceci se passait en septembre 1881. Trop malade alors pour
me rendre à Franceville j'y envoyai un de meshommes prendre
«les médicaments et prévenir que tout était prêt pour l'exploita-
tion de l'Alima. Je m'imaginais que les compagnons attendus
depuis deux ans devaient être arrivés ! Je me trompais.
Seul un de mes camarades, M. Mizon enseigne de vaisseau,
désigné pour prendre la direction de Franceville était arrivé à la
station le 27 du même mois. J'appris par sa réponse que le doc-
teur Ballav était involontairement retenu au Gabon. De longues
réparations exigées par un matériel défectueux reculaient indé-
finiment notre exploration : peut-être même M. Ballav allait-il
retourner en Europe.
Vers le 10 octobre je pus aller à Franceville. Il ne me restait
qu'à remettre entre les mains de mon successeur une œuvre
dont il fallait maintenant tirer parti.
CHAPITRE VII
Malamine ravitaillé. — Les sources de l'Ogôoué. — Riche vallée du Quillou
Niari. — Coups de fusils. — Six blessés. — Eu retraite sous la pluie. - Les
Bassoundis. — Arrivée à Banaua (17 avril 1882). — Résultats politiques, géo-
graphiques et humanitaires du second voyage — à rendre définitif .
A la fin de janvier 1882 nous partions de Ngango sur la roui ■
de Franceville au Congo avec l'espoir d'en rapporter un nouvel
itinéraire. J'envoyais cinq hommes porter des marchandises à
Malamine, chef de notre station de N'tamo.
On a dit que, peu de temps après ma visite, Stanley, cédant à
un mouvement passager de dépit, avait essayé «le gagner les ser-
vices de Malamine et de détourner les chefs Batékés de leurs
engagements envers nous. Il n'y avait pas là de quoi s'alarmer.
Ma présence à N'tamo n'était même pas nécessaire pour faire
respecter nos droits et nos intérêts. Ils étaient entre des mains
fidèles et dévouées. Et non moins que sur les parchemins les
engagements des populations étaient gravées dans leurs cœurs.
Poursuivant notre route sur des montagnes sablonneuses
nous rencontrâmes les sources du Lékété,de M'jka. Le (S février
nous voyions une pet ite flaque d'eau. G'étaitla source de l'Ogôoué,
de ce fleuve que j'avais remonté pour la première fois il y a
six ans.
Cette découverte me lit une vive impression. Mon esprit
fatigué, surexcité par la lièvre, embrassa en quelques instants le
passé, le présent et l'avenir de l'œuvre à laquelle j'avais donné
fortune, jeunesse et santé. Ceux qui ont éprouvé la force du dé-
vouement à une idée me comprendront.
1 82 TB 0 IS EXP L O B A TI ONS
Un mois plus tard nous arrivions sur les bords du Niari,
jolie rivière de quatre-vingts à quatre-vingt-dix mètres de lar-
geur qui va se jeter à l'Océan sous le nom de la rivière de Quil-
lou.
Non loin de sa rive gauche se trouvent les fameuses mines
de cuivre et de plomb dont le voisinage nous avait obligé à
nous détourner en venant de N'tamo. De là j'aperçus au milieu
des montagnes qui encadrent à moitié l'horizon, la coupure qui
livre un facile passage pour se rendre à notre station du Congo.
Nous étions donc en bonne voie maintenant pour reprendre la
reconnaissance de la voie la'plus avantageuse entre N'tamo et
l'Atlantique. Pénétrés de l'importance de notre itinéraire, nous
continuâmes notre chemin sur la rive gauche du Niari.
La vallée assez large, plate et semée çà et là de petites cul-
tures isolées se prolonge à peu près à l'Ouest entre deux pla-
teaux de nature et de hauteur différentes. L'un, celui du Sud,
nous était déjà connu, car nous l'avions suivi pour nous ren-
dre chez Stanley.
Cette vallée du Niari est comme une large entaille au travers
d'énormes terrasses parallèles à l'Océan. Mais tandis que le
Congo les traverse à la façon d'un escalier le Niari jusqu'à son
confluent avec la Cali coule sans un seul rapide sur un sol uni
rt fertile dont la population plus dense que celle de la France
nous fit partout bon accueil.
Une centaine de kilomètres plus à l'Ouest le Niari incline un
peu vers le Nord. Nous nous en écartâmes après avoir traversé
son petit affluent, le Nréngé.
Nous commençâmes alors à nous élever vers un plateau. Là,
les indigènes avaient bien entendu parler des blancs mais ce
n'était pas de nous. L'accueil allait changer complètement.
Déjà nous avions eu plus d'un désagrément lorsqu'un jour
deux de mes hommes qui avaient pris une route différente fu-
DANS L'OUEST AFRICAIN 183
vent arrêtés et retenus dans un village. Les habitants croyaient
ainsi me rendre service tout en faisant une bonne affaire. « Là-
bas, disaient-ils, en montrant la direction du Congo, le blanc
paye quand on lui ramène ses esclaves; pourquoi ne payerait-
il pas ici ! » Vous pensez si ces méprises étaient faites pour en-
tretenir Famité entre la population et mes hommes.
Cette scène désagréable aurait pu être oubliée commele reste;
mais le lendemain en arrivant, à cinq heures du soir, au vil-
lage de M'btenga, nous rencontrons des dispositions les plus
mauvaises, les plus hostiles à notre égard. On nous refuse de
l'eau, du feu et une place pour nous reposer, même hors du
village. Tandis que je discutais avec le chef, mes hommes exci-
tés de leur côté par les naturels s'échauffaient, l'un deux me-
nacé veut montrer la puissance de nos armes en déchargeant
son fusil contre un arbre. Au même moment il reçoit une balle
qui lui traverse le poignet, On court au milieu des cris et du
cliquetis des armes : c'est un combat clans les plus mauvaises
conditions. En vain pour l'arrêter j'arrache à un de mes Séné-
galais le fusil qu'il vient d'enlever à un naturel et je le remets
au chef. Celui-ci le prend, me vise, me manque. Les balles sif-
flent de tous côtés et nous comptons six blessés avant de pou-
voir nous abriter et battre en retraite.
La situation laissait à désirer. N'ayant aucun espoir d'arran-
gement il fallait nous retirer au plus vite. Après la marche de la
journée et les coups de fusils qui nous avaient servi de souper,
nous marchâmes toute la nuit sous une pluie battante dans la
direction du Sud. Au jour nousétionsau sommet des montagnes
A nos pieds s'étendait la plaine verdoyante de Lœnia, dont
les sources étaient voisines.
Nous descendons et bientôt nous apercevons un groupe de
villages Mboco où le minerai de cuivre se ramasse à fleur de [
terre.
18 k T R 0 I S E X P LORATI 0 N S
Enfin, de Mboco nous marchons à l'Ouest en coupant la
grande corde que la Loundima dessine au Sud et nous venons
nous reposer à Rimounda, village bassoundi, situé entre la
Loundina et le Loango. Cinq ou six jours de marche à peine
nous séparent, soit de Borna sur le Congo, soit de Landana
sur la côte de l'Atlantique.
Les Bassoundi ne seraient pas moins intéressants à étudier
que les Bacamba, les Baboueudé et les Ballali dont nous
venions de traverser le pays. L'étude détaillée de tous ces peu-
ples intéressants sera l'objet de mes travaux ultérieurs.
Nous nous traînions alors épuisés de fatigue. Nous arrivâ-
mes enfin à Landana où, le 17 avril 1882, le supérieur de la
mission française et la colonie européenne nous ont donné de
si nombreuses et de si touchantes marques d'intérêt et d'affec-
tion que nous avons oublié une bonne part de nos misères, de
nos privations et de nos dangers.
En deux ans et demi, avec les faibles ressources mises à notre
disposition, ncus avions, au point de vue géographique, ajouté
à nos précédentes conquêtes un territoire aussi étendu que le
tiers de la France. Nos itinéraires relevés à l'estime et appuyés
sur de nombreuses observations astronomiques présentaient
un développement d'environ quatre mille kilomètres. Le calcul
de nos observations météorologiques fournissait une quantité
considérable d'altitudes.
Les divisions entre les bassins et les grandes voies de com-
munication étaient étudiées, et les collections que nous rappor-
tions ont permis d'avoir une idée générale de la constitution
géologique de cette contrée.
Au point de vue humanitaire, la fondation des stations hospi-
talières de l'Ogôoué et du Congo a nécessité une étude aussi
complète que possible du pays, de ses ressources, de son ave-
nir. Leur sécurité dépendait des bonnes dispositions des popu-
DANS I/O 1' EST AFRICAIN j,s;
lations et de leurs chefs. Nous avons rapporté des preuves que
toutes ces conditions ont été remplies.
Outre M. Michaud j'avais ramené de là-bas deux de mes
compagnons noirs. Ils étaient bien jeunes, mais leur conduite
me rappela que « la valeur n'attend pas le nombre des années ».
En terminant ce trop long récit, je dois encore une indication
plus précise sur ce que je croyais alors utile d'entreprendre.
Sans doute l'exploitation des bassins de l'Ogôoué et de l'Alima
pouvait rapporter des centaines de millions. Mais, la clef du
Congo intérieur, c'est-à-dire du réseau fluvial par lequel on
drainera toutes les richesses de l'Afrique équatoriale, était
N'tamo. Cette clef était dans nos mains. La voie la plus avanta-
geuse de N'tamo à l'Atlantique est celle que nous venions de
découvrir.
La voie ferrée à établir dans ces régions devait suivre la val-
lée du Quillou ou du Niari pour aboutir à notre station du
Congo. Il serait le complément de nos travaux.
Qu'on se rappelle les sentiments des populations, leurs inté-
rêts liés aux nôtres, les traités que les chefs avaient signés et
que ratifierait la France. Devions-nous les abandonner?
En route nous avions prouvé qu'il est possible de servir les
intérêts de sa patrie tout en combattant pour la science et la
civilisation.
IDETJXIÈiMIE! FARTIE
LETTRES
Haut Ogôoué, en partie au pays des Okanda
■ t partant pour Aduma
Le 5 Mars 1881
MA CHÈRE MÈRE,
J'ai reçu toutes teslettres au Gabon, ayant, en quittant Lain-
baréné, donné l'ordre qu'elles m'y fussent gardées.
Je ne m'étais pas trompé dans mes calculs ; si ces lettres
m'avaient suivi, jamais elles ne m'auraient trouvé, tandis que
je les reçus toutes ensemble lorsque, à l'embouchure du Congo,
i'arrivai au Gabon sur le steamer vapeur « Coanzo. » Tu pour-
ras t'imaginer facilement combien je fus heureux d'avoir de
bonnes nouvelles.
Excuse-moi de t'avoir écrit si rarement des lettres, qui res-
semblaient à des dépèches télégraphiques; j'ai, à la vérité, fort
peu écrit mais, d'autre part, ce que j'ai fait etle résultat obtenu
ont dépassé tout ce que je pouvais espérer.
Voici, en résumé, le but et les avantages assurés de ce voyage
pour lequel je suis parti sans pouvoir même dire adieu.
190 T 1 1 0 I S EXPLORA ï I 0 N S
J'étais chargé de chercher et de recueillir le meilleur point
de l'Ouest de l'Afrique pour rétablissement de deux stations
scientifiques et « hospitalières », Tune près du haut Ogôoué et
l'autre dans un endroit favorable à un moment d'humanité
et de civilisation que la France veut exercer dans la région qui
entoure le Gabon etl'Ogôoué, partie du Congo intérieur. Si j'en
trouvais l'occasion favorable, je devais commencer l'établisse-
seinent de Tune ou de ces deux stations et y laisser deux Euro-
péens qui m'accompagnaient.
Telles étaient mes instructions, c'était le premier pas que l'on
désirait faire dans l'avenir.
Il existe au cœur de l'Afrique une immense voie de commu-
nication que les vapeurs peuvent parcourir sur une distance
de 5000 kilomètres sûrs et 10000 probables, espaces parcourus
par le grand Livingston (Congo) de Urega jusqu'à Stanley-Pool
et de ses grands affluents : le M'pama (Alima et Licona), le
Quango, l'Ikelemba, le M'burn, l'Aruvimi. Ceci est un fait cons
taté et c'est ce point qui servira de pivot et où se soutiendra
chaque entreprise humanitaire et scientifique dans la partie la
plus riche et la plus peuplée de l'Afrique, la région qui s'étend
de l'Ouest de l'Uriga à la côte occidentale et du Nord du Zam-
bèse au Sud du Bimié et de l'Uadat, voilà maintenant le projet :
1 Lancer des bateaux à vapeur sur cette grande voie navigable.
2° Etablir entre un point de cette route navigable intérieure et
la côte de l'Atlantique des moyens de transport continus et
pratiques, c'est-à-dire mettre en relations constantes et com-
modes, l'intérieur du Congo avec la côte et avoir sur le fleuve
Congo des vapeurs pouvant parcourir en tous sens une étendue
de pays qui comprend le quart de l'Afrique.
D A X .S L'OUEST AFRICAIN 19]
< 'hoixdcs stations.
La station que je fondai à N'tamo est la base des opérations
des vapeurs qui devront tous aborder au Congo.
La station que j'établis au fleuve Passa ('Haut Ogôoué) est le
point le plus voisin du Congo intérieur qui peut être mis en
communication par eau avec l'Atlantique; la distance de la sta-
tion Nghimi (Franceville) est de 700 kilomètres.
Communie"/ ion entre Franceville et l'Atlantique.
Tu sais que dans ma première expédition, il me fallut au
moins deuxans pour remonter jusqu'au fleuve Passa jusqu'alors
inconnu. Le fleuve était alors divisé en trois parties et dans
chacune d'elles la navigation appartenait à différents peuples :
les Ininga,lesGaloa, les Okanda, les Aduma et les Ossyeba. Ce
monopole commercial de navigation existant déjà depuis des
siècles n'avait jamais permis à une tribu d'envahir les privi-
lèges de l'autre, de façon que, pour arriver au Haut Ogôoué, il
fallait changer trois fois de bateliers et de pirogues; de là, une
source inépuisable d'ennuis et de dépenses infinis; de là, la
différence énorme de valeur des marchandises au fur et à me-
sure qu'elles passaient d'une tribu dans l'autre. Chez les
Aduma, par exemple, 4 kilogr. de sel suffisaient pour acheter
un esclave. A mon arrivée cette dernière fois, je fis prendre une
face nouvelle à tout le pays.
Tous les peuples qui ontsu prendre en main une perche ou
manier une rame, ont pour la première fois parcouru tout le
fleuve des établissements européens de la côte à la station de
Franceville. En juillet, Franceville pouvait disposer de sept
cent quarante Aduma lesquels, à eux seuls, formaient une
caravane de secours et actuellement la station peut, au premier
192 TROIS EXPLORATIONS
signal, disposer d'une colonie de mille ou mille cinq cents ba-
teliers qui peuvent armer quatre vingts ou cent pirogues, avec
lesquelles une fois que les transports seront organisés (et ils le
sont à présent» la station peut recevoir tous les trois mois, de
quatre-vingts à cent tonnes de marchandises.
Communication entre Je. station de France ville
et N'tamo (Brazzaville).
Entre N'tamo et Franceville il va une distance de 180 milles.
LA STATION DE FRAXCI.MLLi:
Je partis de la station de l'Ogôoué avec vingt-quatre porteurs
chargés de marchandises et mes douze hommes ; aucun d'eux
ne me fut nécessaire et, cela, dans un pays que nous traver-
sions pour la première fois.
Parla suite, il sera très facile de trouver chez les peuples qui
habitent des deux côtés de la route, des porteurs comme dans
l'Ogôoué nous avons trouvé des bateliers.
Ces peuplades sont assez nombreuses et pacifiques, et les
DANS L'OUEST AFRICAIN
193
chemins pour arriver chez eux n'offrent aucune difficulté
naturelle et s'il n'y avait pas quelques obstacles dans mes trois
premières étapes, en pourrait parcourir le pays en voiture sans
aucune peine ; de plus, le climat y est très sain.
Plus haut, sur les coteaux hauts de 800 mètres, prospère la
culture du bananier et du froment.
Actuellement, avec les seuls habitants du pays, on peut faire
d'une station à l'autre des trafics d'une certaine importance. La
VÉRANDAH DE LA SALLE A MANGER A FRANCEVJLLE
réunion des deux stations assurera le transport des marchan-
dises destinées à payer les travaux que l'on fera faire par les
indigènes chez eux-mêmes, travaux consistant en constructions
de route et autres choses semblables.
Chemin de In station de Franceville à la station du Congo.
Tu sais que le point où nous sommes arrivés dans notre
première expédition près de l'Alima et où nous avons com-
mencé notre descente, se trouve à quarante-cinq milles de la
station de l'Ogôoué.
Voilà le chemin à faire, la route à tracer pour assurer le pas-
sage entre l'Altlantique et le Congo intérieur.
BRAZZA 13
194 TROIS EXPLORATIONS
La route choisie mesure donc, comme je l'ai dit, 45 milles.
Le pays ne présente pas d'obstacle important et il sera pos-
sible sans grande peine, de parcourir cette distance avec des
voitures chargées de 4 ou 500 kilos. Je puis dire que je connais
fort bien cette route, l'ayant parcourue plus de cinq fois.
Le pays n'est pas boisé; la végétation est faible et l'herbe
rare. Les collines sont à pente douce et une voiture peut passer
partout.
Travaux à exécuter.
Les travaux à exécuter sont les suivants : l'ouverture d'une
route de 5 à 0 kilomètres à travers une forêt voisine de la sta-
tion ; une route de 5 à 000 mètres un petit peu plus loin, un
pont sur le fleuve Ko m large de 25 mètres et profond de
2 mètres. Reste encore cinq ou six points difficiles à traverser, à
cause de la pente très forte à ces endroits ; heureusement ces
points difficiles sont de faible étendue et ne dépassent pas
500 mètres. Actuellement dans les villages qui se rencontrent
sur notre parcours, on peut trouver deux cents porteurs qui se
relayeront à chaque étape, mais il faut compter que très peu
pourront faire le parcours. Dans ce cas, on peut faire un choix
de six ou sept cents hommes (Batékés) comme porteurs ou bate-
liers.
De la sorte, on peut compter faire transporter sans grandes
difficultés, de la station du Passa (Ogôoué, Franceville) à l'A-
lima (ce qui ne veut pas dire le Congo intérieur) des vapeurs
chaloupes dont les parties pourraient se démonter, chaque pièce
pouvant peser de 150 à 200 kilos. Quant aux marchandises por-
tées à dos d'homme, en supposant que chaque porteur pût sup-
porter une charge de 25 kilos, cent hommes pourront porter à
chaque voyage, 2500 kilos. Tu vois qu'à l'heure qu'il est, tous
D A N S L'OUEST A F li. I C A I N 195
ces moyens de transport dépassent tout ce qu'un aurait pu
espérer.
Par la suite, on pourra même organiser des transports à dos
d'âne et même en leur donnant quelques marchandises, on
pourra faire faire par les indigènes les travaux nécessaires à
rendre praticables aux voitures les cinq ou six points qui em-
pêchent leur circulation.
Au lieu de se servir du transport à dos d'homme, on pourra
alors employer le charroi.
Avantages humanitaires déjà acquis par l'expédition.
Si, avec l'établissement de ces deux stations, l'organisation
de ces transports, la paix conclue avec les Apfourou — Ubanko
Oubangi, avec lesquels, de même que Stanley, j'ai dû me
battre, mon voyage rendit quelques services utiles à la science,
et fit quelque honneur au voyageur, je n'ose m'attribuer en tout
ceci qu'un seul mérite, celui d'avoir su profiter de l'occasion, du
prestige que j'avais dans le pays, et des ressources de la loca-
lité, pour le reste, je n'ai fait que récolter ce que j'avais semé
dans notre première longue expédition où j'eus besoin de tant
de patience et où j'éprouvai tant de peine. La satisfaction la plus
chère que je recueille maintenant des souffrances de ma pre-
mière expédition, estla joie d'avoir radicalement, sans violences,
sans hostilités, aboli de fait la traite des esclaves sur l'Ogôoué.
La station de l'Ogôoué est devenue le refuge des esclaves qui
cherchent la liberté dans les limites de leur territoire et toutes
les peuplades de l'Ogôoué reconnaissent ce droit d'asile et la
liberté de chaque esclave qui s'est mis sous ma protection.
Actuellement, j'ai une escorte de cent quatre personnes, hommes
femmes et enfants, tous esclaves fugitifs de Galoa. Ils sont
venus chercher leur liberté à la station de l'Ogôoué, ne pouvant
être en sûreté dans les établissements de la côte.
pi, TROIS EXPLORATIONS
Entreprise </<• Stanley.
L'entreprise dont j'ai jeté ici les premières bases n'est
pas la seule qui soit en cours d'exécution, celle de Stanley
a pour objet le Congo intérieur et comme seule différence la
route prise. Stanley attaque les obstacles de front. Voici ce
qu'il s'est dit : « Vivi, point extrême où les vapeurs remontent
le bas Congo, se trouve à 450 kilomètres de N'tamo ; transpor-
tons avec la peine nécessaire quelques chaloupes à vapeur
à travers ces 450 kilomètres et alors nous nous trouverons sur
le Congo intérieur navigable et l'Afrique équatoriale s'ouvrira
devant nous . »
Et ainsi Stanley a commencé à s'aventurer dans une route
dans laquelle la nature semble s'être complue à accumuler les
difficultés; c'est un travail de Titan qu'il a entrepris à coups
de millions. Pas avant deux ans selon moi, il ne pourra trans-
porter ses chaloupes à vapeur à N'tamo; et la route qu'il aura
ainsi tracée ne sera jamais un chemin commode à suivre. Cha-
cun de ses pesants chariots traîné par deux cents hommes et
avec l'aide de la grue, pourra surmonter les épouvantables
accidents de terrain semés sur le chemin en question mais
aucune autre voiture destinée aux transports réguliers ne
pourra suivre la même route. Tant il est vrai que les approvi-
sionnements sont transportés à dos d'hommes, de mulets et
d'ânes qui, en de certains endroits, ne peuvent même pas
suivre le chemin carossable.
A l'époque de mon passage, ces chaloupes à vapeur avaient
dé j à parcouru une distance d'environ 25 milles et se trouvaient à
Ndambi Mbongo et il employait constamment 00 ânes ou
mulets pour le service de ses approvisionnements.
Quelle quantité d'ânes et de mulets lui faudra-t-il donc
quand il en sera à 50 ou 100 milles.
DANS L' 0 U E S ï A F II I C A I N 197
Sais-tu ce que c'est que le transport le long des cataractes et
des rapides du Congo ? Pour t'en donner une idée je te dirai
qu'il semble que dans une période géologique antérieure, une
immense montagne de 650 mètres d'altitude ait séparé l'Atlan-
tique du Congo intérieur, et que le Congo se soit ouvert une
route coupant cette montagne. Cette montagnes par drainage,
:
ANCIENS ESCLAVES ÉMANCIPÉS (FRANCEVILL1. . .
successifs, se trouve ainsi sillonnée d'autant de vallées qu'il
y a de torrents affluents au Congo. Quand on suit son cours,
on ne fait que traverser toutes ces chaînes de montagnes,
restes de l'ancienne éminence. Les difficultés de cette route
sont telles que lorsqu'on apporte du sel à N'tamo (Stanley-
Pool) on ne suit pas cette route ; on prend un tout autre che-
min, plus long, il est vrai, mais aussi bien moins accidenté.
108
TROIS EXPLOR A ï IONS
Parallèle entre les deux routes du Congo et de VOgôouè.
Voici en quoi il consiste : dans la route de l'Ogôoué, on peut
se servir de ce fleuve jusqu'au point accessible aux canots. De
là, un trajet par terre de 40 à 45 milles suffit pour arriver au
point où l'Alima est navigable. Ce trajet se fait, en outre, dans
tiSS^
LA CASE DU VOYAGEIT, A FRAXCEVILf.E
un pays facile, où il n'y a pas d'obstacles et où il n'en existe pas
non plus pour remploi du charroi. Les chariots pesants
employés par Stanley, pourront, sans les moyens dont ils dis-
posent, sans même avoir besoin de la hache, même en de rares
occasions, parcourir toute cette route. Tout, dans cette partie
de l'Ogôoué, s'appuie sur la facilité naturelle du terrain.
DANS L'OUEST AFRICAIN 1 1.1
La route choisie par Stanley au contraire, va contre toutes
difficultés du sol, sans que rien ne vienne en aide à l'énergie
européenne. Pour lapremière route, travaux, vivres, hommes, on
trouve tout, réuni dans le pays.
Dans la seconde, au contraire, il n'y a que des roches e1 de
l'herbe sèche, voilà tout ce que le pays peut fournir à Stanley.
Non seulement son personnel se nourrit de riz d'Europe trans-
porté à épaules d'hommes ou à dos de mulets, mais les Anes et
les mulets eux mêmes mangent le foin et l'avoine d'Europe que
Von a fait venir à grands frais.
Il est clair que si le personnel européen consomme des vivres
conservés comme viande et légumes, tout le reste se trouve
dans le pays. Et, pendant que, ici, ce sont les indigènes qui
fournissent les bateliers, les manœuvres et les porteurs, l'à-bas
tout le travail est fait par les Zanzibarais et par les esclaves
achetés par Stanley qui, d'ailleurs, ne leur servent pas à grand'-
chose. Malgré les précautions prises, une partie s'est enfuie et
plusieurs de ceux qui y sont maintenant furent repris dans
les villages voisins où ils avaient vainement cherché un re-
fuge.
Au reste, là-bas les indigènes libres ne travaillent pas; je ne
parle pas d'une ou deux caravanes de commerce qui, pendant un
moment, voulurent bien consentir à traîner quelques voitures.
Là, au contraire, tout le travail est fait par les peuples des indi-
gènes; aux stations, les villages avoisinants envoyèrent leurs
hommes pour construire les cases. Quand, au mois de juillet,
je dus me procurer des approvisionnements qu'il me fallut
faire chercher dans les établissements de la côte, le personnel
qui escortait la colonne de 750 Aduma, qu'on y avait envoyés,
consistait en un seul Européen et deux Gabonais. Quant aux
Aduma, ils furent payés en marchandises, après la fin de leur
travail qui avaient duré neuf ou dix mois.
m
200 TROIS EXPLORATIONS
Si, entre la section de l'Ogôoué et les établissement de la côte
on devait exécuter des travaux, on pourrait facilement dis-
poser d'une certaine quantité de personnel vacante chez les
Pahouins.
En ce qui concerne le trajet entre l'Ogôoué et l'Alima, on
pense également se servir des peuples indigènes. Cette diffé-
rence caractéristique entre les deux routes, tient à ce que
l'Ogôoué possède une nombreuse population, que le pays en est
fertile et que de plus il n'a reçu que depuis peu les marchan-
dises européennes.
Au Congo, au contraire, la population est presque nulle, le
pays stérile et depuis longtemps les marchandises européen-
nes y sont connues.
Entre Vivi et Ndambi Mbongo, on trouve seulement six vil-
lages qui, en tout, n'ont pas quarante ou soixante hommes. Plus
haut les peuplades sont également très rares; les vivres le
sont tellement aussi, que de Ndambi Mbongo à Vivi, avec mes
seuls douze hommes (et je marchais à marche forcée) j'eus
peine à en trouver pour ma modeste suite.
Quelle différence avec l'Ogôoué où je m'arrêtai, avec sept
cents hommes dans un village. Deux heures après, je suivais ma
route chargé de vivres pour deux ou trois jours. Que m'avait
coûté tout cela ? trente kilos de sel. Et quand on arrive aux fac-
toreries, je suis obligé d'acheter mes provisions de bouche
avec des étoffes et s'il faut que j'en donne quatre mètres par
jour et par trente ou quarante hommes, on trouverait, je pense,
que les vivres sont bien chers.
Voilà ce qu'il est difficile d'imaginer. Alors que le per-
sonnel permanent, à ma solde, se compose en tout de vingt
Sénégalais et Gabonais, et de deux Européens seulement,
Stanley est accompagné par quatorze Européens, il a déjà
dépensé deux millions ; que ne dépense-t-il pas encore, je n'en
UNE FACTORERIE DE LIBI1EVILLJ
DANS L'OUEST AFRICAIN 203
sais rien, mais ce que je sais fort bien, c'est qu'il procède à coups
de millions.
Voilà qui ressemble peu aux moyens dont je dispose.
La somme de vingt mille francs qui m'a été donnée pour
commencer l'établissement de ces deux stations fut non seule-
ment dépensée et, comme tu le sais, je dus te demander, au
moment de mon départ de Manchester, de vouloir bien m'en-
voyer une lettre de change (lettre de change qui fut la flèche du
Parthe), pour compléter ma pauvre bourse particulière (main-
tenant complètement à sec); avec cela je dus pourvoir aux
besoins urgents et immédiats de l'expédition. Finalement, j'ai
dépensé jusqu'à présent, 45 000 francs. Gomme la première fois,
mon pauvre budget est venu au secours du budget de la
France, mais maintenant, je suis aux abois. Toutefois, je
puis me vanter d'avoir bien dépensé cet argent. La station de
N'tamo, bien que seulement commencée, et que je suis en
train d'organiser, offre un point d'appui et, grâce à mes quatre
hommes, une expédition arrivée à cinquante milles de ce
point pourrait trouver une colonne de secours de cent à cent
cinquante indigènes, en obtenir des moyens de transport et
forcer le monopole commercial des indigènes.
Aujourd'hui ; la station de l'Ogôoué est florissante ; elle pos-
sède des cases, des magasins, un dépôt de marchandises, des
munitions, un troupeau de plus de deuxcents brebis, des chèvres
et des cochons. Ajoutes-y un poulailler bien fourni. A la côte
on ne parle que de la belle vie qu'on mène à la station.
J'attends l'envoi des cent mille francs que devait apporter
le vapeur que je croyais trouver au Gabon à mon retour du
Congo. Quand j'y arrivai, quelle désillusion fut la mienne ! Je
crois que maintenant l'envoi sera arrivé et que de la station
partiront quarante ou cinquante pirogues pour prendre Ballay
etMizon. Un subside ultérieur m'est absolument nécessaire.
-o'i TROIS EXPLORATIONS
J'ai déjà écrit au comité français de Banann, du Gabon et de la
factorerie.
Tout bien considéré, je ne vais pas mal et ma santé est
bonne. Le courage ne me manque pas mais il est mis à une
dure épreuve par le manque de ressources.
Parti d'Europe à l'improviste, je n'ai pas pu m'organiser de
façon à me procurer les plus simples commodités. Je croyais
que dans huit mois je serais de retour mais mon voyage se
prolonge au-delà de mes pré visions. M on chapeau etmes pauvres
souliers sont à toute extrémité, ce qui me cause une certaine
impression. Ce que j'attends avec anxiété, ce sont les secours
pour l'expédition.
Ton affectionné fils.
III
EXPLORATIONS FAITES DE 1883 A 1886
13*
III
EXPLORATIONS DE 1883 A 1886
FK,E^EIÈI^E PARTIE
CONFÉRENCE
CHAPITRE PREMIER
Résultats du second vovage. — Encouragements. — Réception solennelle du
conseil municipal de Paris. — Le traité ratifié par le Parlement. — Les crédits
votés. — Nommé lieutenant de vaisseau et commissaire général de la Répu-
blique dans l'Ouest africain. — Composition de la mission.
Dans mon voyage effectué de 1879 à 1882 tout n'avait pas
marché au gré de nos désirs. L'imprévu, en prenant trop de
place, avait occasionné de préjudiciables retards. Des résultats
importants avaient été néanmoins acquis. Au cours de ces trois
années, j'avais pu faire un double périple d'exploration. Fran-
ceville avait été fondée et organisée ; une route était désormais
tracée entre les bassins de l'Ogôoué et du Congo, et la vallée du
Niari ou Quillou avait été reconnue. Enfin un traité avec
Makoko, souverain des Batékés, plaçait de grands territoires
sous la protection delà France et nous donnait la clef du Congo
supérieur. '
2C8 TKOIS EXPLORATIONS
D'accord avec le Comité français de l'Association internatio-
nale Africaine, la Société de Géographie avait voulu — je ne
suis point le coupable — donner à notre première station sur le
Congo, le nom de Brazzaville. Pourrais-je lui demander de ne
pas laisser mon nom seul attaché à l'Ouest Africain ? Le nom
de celui qui m'a précédé dans la tâche et qui appartient au pas-
sé, celui du regretté marquis de Compiègne, ne devrait-il pas
être attribué à l'une de nos stations de l'Ogôoué, pour perpétuer
sur ces rives le souvenir de l'explorateur qui les foula 3e
premier ?
« En vous rendant compte de ce dernier voyage, je terminais
ma conférence à la Sorbonne par ces mots : « Et quant à moi, le
» plus grand honneur que vous puissiez me faire, sera de me
» dire : « En avant ! »
» En avant ! vous l'avez voulu, Messieurs, vous l'avez dit. Le
Gouvernement m'a concédé cet honneur que je vous demandais;
cette tâche insigne et glorieuse entre toutes m'a été confiée,
d'aller porter là-bas encore la paix et la liberté au nom de la
France. Mon premier sentiment à ce souvenir est un sentiment
de profonde gratitude et je vous en remercie.
» Ai-je rempli cette tache au gré de l'attente du pays?
» Vous me pardonnerez denepas être juge en ma propre cause,
c'est à l'opinion publique d'instruire mon procès. Ce que je
puis vous affirmer, et vous affirmer en conscience, c'est que j'ai
fait tout ce qu'il était en moi de faire, c'est que j'ai gardé avec
un soin jaloux le souci des intérêts de la France et de l'hon-
neur du drapeau qui m'était confié. Si la déception est venue
parfois à son heure, si des retards et des lenteurs imprévus ont
entravé dans une certaine mesure la réalisation rapide du projet
et l'achèvement de l'œuvre (ce sont là des contretemps inhérents
(1) Voir Exposé présenté par C. Savorgnan de Brazz-a à la Société de Géogra-
phie lu 21 janvier 1886,
DANS L'OUEST AFRICAIN 209
aux entreprises nouvelles), jamais du moins ma foi n'a été
ébranlée ; elle a toujours été soutenue par la conviction que mes
actes seraient impartialement jugés le jour où je les porterais
devant l'opinion publique de notre pays.
» Ce jour est arrivé, Messieurs, et je comparais à votre barre,
rassuré par vos sympathies, déjà fier du chaleureux accueil que
m'ont l'ait la presse et le public à mon retour, heureux de vous
soumettre les résultats de mes efforts et de m'en rapporter à
vous.
» Ainsi que je vous le disais tout à l'heure, le Gouvernement,
déférantau désir du pays et àlavolontédesChambres(l), m'avait
(1) Le 27 décelable 188-2, eut lieu à la Chambre des députés la discussion du
projet de loi de finances destiné à subvenir aux dépenses de l'expédition dans
l'Ouest Africain . Le Gouvernement demandait un million deux cent soixante-
quinze mille francs, répartis entre les trois ministères: de l'instruction publique
(980,000 francs), des affaires étrangères (65,000 francs), de la marine et des colonies
(200,000 francs). La discussion fut très courte et se borna à un échange d'obser-
vations entre le rapporteur M. Turquet et MM. Cunéo d'Ornano et Gerville
Eéache. Le crédit fut voté à la presque unanimité de quatre cent quarante-une
voix sur quatre cent quarante-quatre votants. Et le 11 janvier 1883 la loi était
promulguée au Joue nul officiel..
Par décret du 15 février 1883 M. de Brazza fut nommé lieutenant de vaisseau.
En outre il recevait le litre de commissaire général de la République dans
l'Ouest Africain. Un petit bateau à vapeur YOlumo était mis à sa disposition
pour remonter le fleuve de l'embouchure aux slations à créer. Le matériel de la
mission devait être transporté par des navires de commerce. Le Ministre de la
guerre lui donnait en outre un détachement de tirailleurs algériens, qui se join-
draient aux trente tirailleurs sénégalais.
La mission était ainsi composée :
Êtat-Major
MM. Michklez, ancien élève de l'École des Mines.
de Lastours, ancien élève de l'École des Mines.
Blondel, comptable.
P. Michaud, ancien enlève des Arts et métiers.
Degazes, lieutenant de cavalerie, ayant longtemps séjourné au Sénégal.
Agenti auxiliaires
MM. de Chavannes, secrétaire du commandant de l'expédition.
Joseph Michaud, ancien élève des Arts et métiers, ayant déjà l'ait partie de
la mission précédente.
de Montagnac, ayant l'ait un séjour dans le Haut Sénégal.
Eckermann, employé.
Pierron, ayant séjourné longtemps à Madagascar.
BRAZZA 14
210 TROIS EXPLORATIONS
dit : c Eu avant! » Le traité qui établissait nos droits souve-
rains sur les rives du haut Congo avait été ratifié sur la propo-
sition du cabinet Duclerc, et un subside de 1 275 000 francs fut
voté à la charge de différents ministères; en ma qualité de
Commissaire du Gouvernement, j'avais pleins pouvoirs; enfin
ma mission fut placée plus spécialement sous le patronage du
Ministère de l'instruction publique : son caractère pacifique et
scientifique indiquait tout naturellement de quelle partie des
pouvoirs publics elle devait alors relever.
» Passons sur les détails peu intéressants d'une organisation
faite à la hâte. Il fallait agir vite; recrutement du personnel
nécessaire, acquisition de matériel et marchandises, préparatifs
de départ, tout dut se faire en moins de trois mois, très rapide-
ment, trop rapidement peut-être pour que tous les éléments de
l'expédition fussent parfaitement appropriés à leur but.
Vfisthoffer.
Rouf.
Ruffert, employé.
RORDERIE.
Le se ai:.
R ABU TE AU.
Henri Roghefort, fils.
Manchon.
DE MlÏNERVlLLE.
Flicotteaux.
CHAPITRE II
Départ de l'avant-garde avecM.de Lastours. Malamine à Dakar. — Difficultés
du Gabon pour le débarquement des marchandises. — Sur l'Ogôoué. — Les
établissements du fleuve. M. le lieutenant de vais-seau Gordier commandant le
Stagittaire. — Son habileté politique. — Traité du Loango. M. M. Dolisie et
Manchon sur la côte.
Mon avant-garde était partie le 1er janvier 1883, sous le
commandement de M. Rigail de Lastours. Avec elle partait
mon frère Jacques, que son titre de docteur ès-sciences natu-
relles avait fait agréer du Ministère, pour la réunion de collec-
tions et de données scientifiques, et que surtout l'affection
fraternelle poussait à me suivre.
Un mois après, M. le lieutenant Decazes partait pour recru-
ter au Sénégal les laptots, qui devaient nous être nécessaires,
pendant que M. le lieutenant Manchon allait chercher en Algé-
rie les tirailleurs que M. le Ministre de la guerre m'autorisait
à emmener.
Le 19 mars enfin je partais pour Bordeaux. Il était temps
pour le public qui avait hâte de me voir commencer la
tâche; temps pour moi surtout, qui, mieux que personne, com-
prenait le préjudice causé par ce retard dû aux exigences des
préparatifs indispensables.
Un bateau, des armateurs Tandonnet, le Précurseur } emme-
nait le personnel entier de l'expédition. C'était, en tout, une
212 T ROIS EXPLO RAT! ON S
troupe de quarante-huit Européens hiérarchiquement organi-
sés, toute aux enthousiasmes du début.
Dans 1rs premiers jours d'avril nous touchions à Dakar; cent
trente Laptots — toute notre force armée — montaient à bord, et
parmi eux, mon brave sergent Malamine, rentré depuis quelques
mois de Brazzaville, sur l'ordre de M. Mizon (1). Mélange de
sang arabe et de sang maure ce Malamine, dont j'ai déjà parlé,
est un homme de haute taille, solidement musclé. Son profil
est presque européen et sa physionomie respire une fierté virile.
On sent immédiatement en lui l'homme capable de remplir
intelligemment des ordres, avec le tact de les interpréter sui-
vant les circonstances. Quand, en 1880, je le laissai seul à la
garde du pavillon français sur le Congo, sans ressources et à
500 kilomètres de notre plus voisine station, je savais à l'avance
à qui je confiais ce dangereux honneur. Hardi défenseur des
faillies, Malamine fut vite aimé des indigènes, auxquels il
apprit à aimer la France.
— Avec lui plusieurs de mes vieux serviteurs d'autrefois
avaient voulu m'accompagner.
Nous prenions encore quelques Krouboys dans le golfe de
( Tiiinée, et le 22 avril 1883, après une excellente traversée, nous
jetions l'ancre en rade du Gabon. J'étais transporté sur mon
terrain de travail et c'est là vraiment que commencèrent les
difficultés.
Le débarquement du matériel et des marchandises (huit
cents tonneaux environ) au Gabon, dut se faire avec mes pro-
pres moyens. J'eus l'autorisation de me servir des chalands de
l'État et ce fut tout. Le petit vapeur que j'avais apporté à des-
tination du bas Ogôoué dut être monté sur une place et se
L'évacuation de Brazzaville, ordonnée par M. Mizon, fut annoncée en Eu-
rope par M. Stanley, vers la fin de 1882.
DANS L'OUEST AFRICAIN 213
transformer en remorqueur: matériel, marchandises, muni-
tions, vivres, tout vint s'empiler sur les quais et les routes,
exposé aux averses de la saison des pluies, aux vols et au gas-
pillage, faute de pouvoir trouver un abri dans les magasins de
la colonie.
Ce soin de ce qu'on appela « les intérêts absolus de la colo-
nie du Gabon » ne correspondait pas à la bienveillance que me
témoignaient les ordres envoyés d'Europe. Il me valut de payer
pour les retards dans le déchargement deux mille francs de
LE « STAGITTAIRE »
surrestarie au Précurseur; le manque d'abri pour mon maté-
riel et mes marchandises devait me coûter le centuple.
Que faire? A se lamenter on ne gagne pas de temps. Ma pré-
sence était nécessaire ailleurs; je laissai donc des ordres et je
partis. Un bateau de commerce me transporta dans le bas
Ogôoué où dès mon arrivée au Gabon, j'avais expédié, sous
les ordres de M. de Kerraoul, une fraction du personnel conve-
nablement ravitaillée et destinée à constituer mon premier
jalon.
C'était le 30 avril; j'avais passé moins de huit jours à Libre-
214 TROIS EXPLORATIONS
ville. Avec moi partaient une quinzaine d'Européens dont les
uns, sous la conduite de M. Michelez, devaient gagner France-
ville au plus vite, remettre mes ordres à M. de Lastours et se
porter sur l'Alima ; les autres allaient fonder le poste de Lam-
baréné, la station de X'Djolé et y établir, aussi vite que pos-
sible, des magasins pour abriter les ravitaillements destinés au
haut du fleuve.
C'est à Lambaréné que se donnaient mes instructions et que
les départs eurent lieu. Par un heureux hasard j'avais rencontré
là, plusieurs équipes d'Okanda descendus aux factoreries avec
leurs pirogues chargées de caoutchouc. Ces braves gens, anciens
pagayeurs que j'avais formés et conduits jadis enleurmontrant
la route de la côte, me tirent une véritable ovation et transpor-
tèrent à Franceville le premier convoi qui partait.
J'avais envoyé un Européen fonder au Cap Lopez la station
qui devait être notre vrai centre d'approvisionnement. Bien
vite je retournai à la cote, inquiet du résultat qu'avait pu obte-
nir à Loango M, Cordier, lieutenant de vaisseau.
Devancé que j'étais par les agents du Comité d'Études du
Congo, je pressentais, dès avant mon départ d'Europe, que
leur action aurait certainement pour effet de nous couper,
autant que possible, de nos possessions du Congo, par l'occu-
pation de la vallée du Quillou, l'un des plus beaux territoires
de la contrée.
Ce pressentiment, trop bien fondé d'ailleurs, m'avait fait
demander qu'un navire fût envoyé à Loango pour aviser. Et le
Gouvernement, tenant compte de mes appréhensions, avait
immédiatement expédié le Stagittaire, canonnière commandée
par M. Cordier. Aucun choix ne pouvait être meilleur. Le
commandant Cordier, avec une finesse, un tact et une fermeté
au-dessus de tout éloge, tira merveilleusement parti d'une
situation difficile. Ses traités au Loanço nous donnèrent la
DANS L'OUEST AFRICAIN 215
seule rade praticable de la côte, entre le Gabon et Banana.
Dès que j'eus ces nouvelles, je partis sur l'Oriflamme,
emmenant avec moi le personnel destiné à relever celui que le
Stagittaire avait établi dans ces postes provisoires sur la côte.
Une partie du matériel et des marchandises suivait.
Ayant malheureusement croisé en route le Stagittaire, je nie
trouvai à Loango privé des renseignements verbaux qu'aurait
pu me donner M. Cordier, et sans information sur des ques-
tions de détail qu'il m'eût été très utile de connaître. Mais le
hasard qui parfois m'a servi si mal, voulut me servir bien une
fois en me fournissant l'occasion d'obtenir vite et sans coup
férir, un territoire que convoitaient nos rivaux et au sujet du-
quel ils étaient en pourparlers. Une baleinière de VOriflamme
avait chaviré dans la barre; les marins de l'équipage s'étaient
débarrassés de tous leurs elïets pour avoir dans leur manœuvre
à la lame une plus grande liberté d'allures. Le sauvetage fini,
plus d'effets; tout était volé. Nos braves marins, furieux en
face d'un groupe d'indigène qui leur dissimulaient les voleurs
et riaient de leur infortune, employèrent vainement, pour ren-
trer en possession de leur bien, des arguments ad hominem,
où les avirons et les poings jouaient le rôle principal. Rien n'y
lit, et dans leur costume primitif ils durent revenir à la plage.
Nous jurâmes de punir ce méfait. Les voleurs avaient agi à
l'instigation d'un mafouh (chef) important, propriétaire du lieu
témoin du vol. Sans nous renvoyer au mafouk, dès le lende-
main, le roi de Loango, étranger au fait, réparait l'insulte par
la cession à la France d'une partie du territoire du coupable,
son subordonné.
Laissant la direction de la côte du Loango à M. Dolisie, avec-
ordre delà transférera M. Manchon quand ce dernier arrive-
rait, je revins sur mes pas avec une résolution bien arrêter
désormais. Nous avions à nous, il est vrai, la rade de Loango
816 TROIS EXPLORATIONS
et l'embouchure du Quillou, mais tout l'intérieur était acheté, •
occupé, enserré par l'Association, et ces contrées qui sem-
blaient nous revenir de droit, cette vallée de Niari-Quillou, que
j'avais le premier révélée, on voulait nous les enlever. D'ores
et déjà j'étais résolu à regagner, en faisant valoir la plénitude
de nos droits à l'intérieur, ce que nous avaient fait perdre les
retards entraînés par l'organisation de la mission. C'était le
premier but à atteindre et que j'allais immédiatement pour-
suivre en agissant à Brazzaville.
LE SERGENT MALAMINE
CHAPITRE III
A Lambaréné. — Ballay sur l'Àlima. — Le canot à vapeur est monté. — N'Djolé,
Ashouka, Madiville fondées. — Départ pour l'Europe de M. de Bhins. — A
Franceville. — Le Dr Ballay chez les Apfourou. — Le portage de l'Ogôoué
au Congo, organisé par M. de Chavannes. — Heureuse issue de négociations.
— Je rejoins Ballay. — Les Apfourou le conduisent au Congo.
A peine si je touchai de nouveau à Libreville où les mêmes
amoncellements de marchandises et de matériel gisaient encore
sur les mêmes quais, toujours exposés aux mêmes avaries et aux
mêmes risques. Tout inquiet sur mes ravitaillements avenir,
je dis adieu au Gabon, où je laissai l'agent comptable et deux
Européens.
A trois jours de là j'étais pour la seconde fois à Lambaréné,
où se trouvaient groupés tout le reste de mon personnel et les
ravitaillements qui avaient pu monter, tant bien que mal, dans
le désordre naissant de la côte.
M. de Lastours se trouvait aussi là, exact au rendez-vous que
je lui avais assigné; il était descendu de Franceville avec une
flottille de cinquante-huit pirogues et un armement de plus de
huit cents pagayeurs.
On chargea le convoi, mes dernières instructions furent en-
voyées en Europe, M. Decazes reçut mes pouvoirs généraux
sur la côte et devait les remettre à M. Laporte, commandant de
220 TROIS EXPLORATIONS
VOloitmo, à son arrivée. Le 10 juin, nous étions définitivement
en route pour l'intérieur.
Le docteur Ballay venait de m'apprendre par lettre qu'il était
installé sur l'Alima, à Ossika;le montage de son canota vapeur
allait ètie terminé. J'avais grande hâte de revoir mon ancien
compagnon. M. Mizon, que j'avais rencontré dans le delta du
fleuve, remontait avec moi pour explorer, à l'aide des moyens
que je lui fournissais, une nouvelle route directe de France-
ville à la côte. Deux Pères de la mission apostolique du Gabon,
le Père Davezac et le Père Bichet, avaient demandé à m'accom-
pagner, pour chercher à fonder un établissement d'instruction
dans le haut Ogôoué. Le gros du personnel partait avec moi.
En remontant, nous fondions des stations et des postes.
N'Djolé était établi à la porte des rapides par M. de Kerraoul,
puis, successivement, Asoukaet Madiville (1).
M. Dutreuil de Rhins, qui était venu prendre une idée géné-
rale du pays et avait exécuté un croquis très détaillé de
l'Ogôoué, nous quittait au confluent de la rivière Lolo, pour
rentrer en Europe. Il devait par la suite nous envoyer des ravi-
taillements qui nous parvinrent au moment où nous en avions
le plus grand besoin. Le 22 juillet, sans péripéties bien remar-
quables, la tête du convoi arrivait à Franceville.
La situation de Franceville est réellement belle sur la haute
pointe d'un mouvement de terrain qui, après s'être sensible-
ment élevé à partir du confluent de l'Ogôoué et de la Passa,
tombe, par une pente rapide, d'une hauteur de plus de cent
mètres sur la rivière qui coule à ses pieds. L'horizon lointain
des plateaux, dans un panorama presque circulaire, les aligne-
ments réguliers des villages qui couvrent les pentes basses, la
note fraîche des plantations de bananiers tranchant sur les tons
1. Ville de l'huile.
DANS L'OUEST AFRICAIN 221
rouges des terres argileuses, font de ce point une des vues les
plus jolies et les plus séduisantes de l'Ouest africain. Elle
inspire comme un besoin de se reposer en admirant, et en
même temps comme un vague désir de marcher vers les hori-
zons qu'on découvre.
En me rendant à France ville, j'avais conclu de nouveaux
traités faits surtout en vue d'une organisation dont j'aurai à
parler plus loin et par lesquels, dès ce moment, notre service
de pagayeurs était assuré.
A Franceville, quels ne furent pas ma surprise et mon désap-
pointement de trouver encore là la fraction d'avant-garde, partie
de Lambaréné depuis trois mois et que je croyais sur PAlima
depuis longtemps.
Mon premier soin fut de me mettre en communication avec
M. Ballay, et j'appris cette bonne nouvelle que des pourpar-
lers étaient engagés avec les Bafourou, ceux-là mêmes qui au-
trefois nous avaient barré le chemin quand nous descendions
l'Alima. Ces pourparlers étaient si près d'aboutir, me disait
M. Ballay, qu'ils lui faisaient retarder le voyage chez Makoko
qu'une dépêche ministérielle lui avait donné l'ordre de faire.
C'était vraiment là une bonne nouvelle capable de me faire
oublier bien des ennuis.
La fraction d'avant-garde qui était demeurée à Franceville
dut être renvoyée à la côte. Dès ce moment les vides se creu-
sèrent dans les rangs du personnel. Maladies, défections, inca-
pacités, nous réduisirent, tant à la côte qu'à l'intérieur, à un
chiffre bien faible pour suffire à la tâche. Mais ceux qui demeu-
raient étaient des vaillants, je pouvais compter sur eux. Le dé-
vouement et le zèle de ceux-là n'a jamais faibli; ils ont été
courageusement à la peine, se multipliant partout et sans
cesse; il est juste qu'ils soient à l'honneur et que je vous cite
quelques noms. C'étaient :
222 TROIS EXPLORATIONS
Près de moi, sur l'Ogôoué: MM. Devy, Roche, Flicotteau,
Jegou.
A la côte: MM. Decazes, Manchon, P. Michaud, V. Ghollet,
Kleindienst, J. Michaud, etc.
M. Dufourcq, envoyé par le Ministère de l'instruction publi-
que, n'était pas encore arrivé. Dans la pénurie de personnel
où je me trouvais, je n'hésitai pas à me priver de mon secré-
taire et à lui imposer la charge d'une nouvelle besogne. Il
partit pour rejoindre M. Ballay, et l'aider, aussi bien à orga-
niser notre nouvelle station de Diélé, qu'à créer le service de
M X
M. JOSEPH MICHAUD
portage par terre, entre les deux bassins de l'Ogôoué et du
Congo. Ce service, dont jadis M. Ballay et moi avions jeté
les bases, fut organisé avec tant de précautions et de tact que
quelques jours après une caravane de cent soixante porteurs
arrivait prendre charge à Franceville et d'autres caravanes la
suivirent; mes espérances de ce côté étaient largement dépas-
sées. Ce service a, depuis lors, constamment et admirablement
fonctionné. Mon vieux et fidèle laptot Metouta et trois Séné-
galais ont conduit toutes ces caravanes, sans qu'il ait jamais
DANS L'OUEST AFRICAIN 223
été nécessaire de distraire un Européen pour cette pénible beso-
gne. Dans ce service des transports, où la surveillance sem-
blait devoir être insuffisante, jamais le [moindre vol n'a été
commis.
. Dès que la chose fut possible, c'est-à-dire après avoir sur-
veillé l'installation de nos magasins à Franceville et initié aux
choses du pays les Européens qui devaient y demeurer, je
partis pour rejoindre M. Ballay. Les négociations avec les Ba-
fourou traînaient en longueur, et j'appréhendais de voir l'avan-
tage que devait nous donner la libre descente de l'Alima com-
promis par une perte de temps considérable.
Quel vif plaisir ce fut pour moi de retrouver mon ancien
compagnon de fatigue! Avec quelle joie je l'embrassai après
une séparation de trois années !
L'éloge du docteur Ballay n'est pas à faire. Tous savent quel
cœur, quelle intelligence, quelle volonté patiente et forte se
cachent sous cette physionomie qu'une modestie excessive fait
paraître douce, presque timide. Ces qualités ont été justement
reconnues quand on a désigné M. Ballay pour faire partie des
délégués français à la Conférence de Berlin; il y apportait, avec
ses connaissances spéciales, les documents qui assuraient nos
droits.
A l'envi M. Ballay et moi nous pressâmes les négociations
en cours pendant que le brigadier Roche, au prix de bien des
fatigues et de quelques ennuis, amenait sur trois chariots, les
chaudières du canot à vapeur qui ilottait impatient sur l'Alima.
Les négociations aboutirent enfin. Le chef M'Dombi et plu-
sieurs autres chefs Bafourou, après avoir fait quelques visites
préliminaires à notre établissement de Diélé, se décidèrent à
un grand palabre. La patience et l'habileté de M. Ballay por-
taient leurs fruits.
Nos nouveaux alliés désormais nos amis s'engager eut à nous
224 T ROIS EXPLORATI 0 N S
vendre une immense pirogue et à escorter eux-mêmes la descente
de M. Ballay jusqu'au Congo.
Ils tinrent parole. Le 15 octobre 1883, une pirogue capable
de porter près de huit tonnes, venait s'amarrer au débarcadère
de Diélé; on y empilait les marchandises et les vivres néces-
saires pour six mois. Elle lendemain, M. Ballay, accompagné
de quatorze hommes, se laissait dériver au courant rapide de
l'Alima, emportant les adieux et les souhaits que couvraient les
chants des pagayeurs et les roulements sonores du tambour
bafourou.
Elle est saisissante l'impression que produit un départ dans
ces contrées lointaines. Ceux-là seuls qui en ont été témoins
savent quelle sorte d'émotion muette inspire la séparation,
quelle profonde amitié tient dans le dernier serrement de main
qu'on échange, quelle sorte de fraternelle tendresse il y a dans
le dernier embrassement.
Le Dr Ballay allait donc revoir cette place où jadis nous
avions dû nous arrêter devant des hostilités sans motifs. Quelle
émotion le gagnerait, quand il passerait entre ces rives basses
et boisées d'où jadis partaient des coups de feu? Que devions-
nous craindre encore? Pouvions-nous espérer atteindre pacifi-
quement le but? Telles étaient nos pensées en adressant à l'em-
barcation qui s'éloignait nos derniers signes d'adieu.
J'avais laissé M. Ballay partir seul, quel que fût mon désir
de l'accompagner et d'aller, par cette nouvelle route, remettre
au plus vite à notre allié Makoko la ratification de nos traités.
Une double inquiétude me retenait. Il m'était possible d'aller
sur le Congo sans être renseigné au préalable sur une situation
qui pouvait offrir de sérieuses difficultés, et dans laquelle en
m'engageant trop tôt, jerisquais de fairefausse route. Je sentais
d'autre part, mes derrières mal assurés par suite du désordre
où j'avais dû laisser nos ravitaillements à la côte.
DANS L'OUES T A F R I G A ] X o-r,
Quinze jours après, le D' Ballay, par un billet daté du con-
fluent de l'Alima et du Congo, m'informait que tout marchait à
souhait. Les indigènes avaient partout manifesté sur son pas-
sage une curiosité craintive, absolument sans danger. Ce senti-
ment s'était même parfois transformé en un véritable bon ac-
cueil. M. Ballay venait de nous ouvrir pacifiquement la voie.
15
CHAPITRE IV
Nouvelles stations créées. — Le Ballay. — Triste mort de Flicotteau. — Sans
nouvelles de la cûte. — En vapeur sur l'Alima. — Nouvelles du Gabon. —
Arrivée de M. Dufourcq. — Dans le Congo. — A N'Gantchou. — Salué par
une ambassade. — Audience solennelle. — Remise du traité. — Arrivée à
Brazzaville. — Fidélité et déférence des indigènes. — Mauvais vouloir des
agents de Stanley. — Palabre solennel. — Les droits de la France établis.
Cependant M. de Laslours avait reconnu le N'Coni, affluent
de TOgôoué, qui pénètre très avant chez les Batékés et permet-
trait peut-être d'économiser, sur les portages par terre, près de
cent kilomètres. A Diélé, nous nous séparâmes. M. de Chavan-
nes, avec quelques hommes, devait fonder la station de Lékéti,
point où l'Alima devient réellement navigable pour les vapeurs,
et centre commercial avancé des Bafourou. Mon frère devait
remonter l'Alima jusqu'à ses sources, puis, après une courte
halte au plateau central des Aehicouya, il rejoindrait la rivière
en aval, en descendant un de ses affluents, le Lékéti. M. Fli-
cotteau, par N'Gampo, allait chercher un point de raccord
entre l'Alima et le N'Coni, reconnu par M. de Lastours; M. Ro-
che menait les travaux de Diélé; quant au quartier- maître mé-
canicien, Ourset, il travaillait du matin au soir à la mise en
place des chaudières dans le canot à vapeur, qu'au prix de ru-
des fatigues le Dr Ballay avait amenées de la côte. Ce premier
vapeur français sur le Congo, je l'appelai le Ballay.
DANS L'OUEST AFKHIAIN
Une triste nouvelle me parvint au moment où moi-même je
retournais à Franceville pour compléter nos ravitaillements et
assurer autant que possible l'avenir : Flicotteau venait de mou-
rir, tué par un bœuf blessé. C'était un brave compagnon de
moins et dont bien des fois j'ai regretté l'activité intelligente et
les loyaux services.
À Franceville, je reçus quelques informations intéressantes.
CE PREMIER VAPEUR FRANÇAIS SUR LE CONGO JE L'APPELAI oc LE I3ALLEÏ »
Sous la direction intelligente et ferme de M. de Lastours, tout
allait bien; de nouveaux postes avaient été créés, parmi lesquels
le poste important de Bôoué, installé par M. Decazes. Mais, de
la côte, toujours pas denouvelles ! Ce silence me parut la preuve
du manque d'ordre que j'avais pressenti; l'indice delà désor-
ganisation qui se produisait en monabsence. A mou retour sur
l'Alima, j'étais fort inquiet à ce sujet, car j'allais être obligé de
partir bientôt pour le Congo avec des ravitaillements moins que
228 TROIS EXPLORATIONS
considérables, et de continuer à vivre avec cette économie, cette
frugalité d'ascète qui constituait le fond de notre existence
depuis six mois. Elle nous était imposée par le respect dû aux
malades qui n'ont jamais manqué de rien et aux devoirs de
l'hospitalité française envers les étrangers nos voisins d'en face.
Deux courriers successifs de M. Ballay me donnèrent de
bonnes nouvelles. Il était installé à N'Gantchou et avait été
cordialement reçu par Makoko, demeuré fidèle à sa parole,
malgré toutes les tentatives et toutes les promesses faites pour
l'en détourner. L'insuccès deces tentatives fut sans doute l'ori-
gine des bruits qui circulèrent alors en Europe et sur la foi
desquels on annonça que Makoko avait été détrôné; sa mort fut
annoncée ensuite, puis la mienne, puis celle de mon frère, trois
personnages qui ne se portaient pas mal et dont les affaires
allaient fort bien.
Le canot à vapeur était prêt, il avait fait ses essais. Notre
ravitaillement était transporté et accumulé à Lékéti; nous
avions acheté des pirogues; tout fut chargé et je partis. Nous
« stoppions » quelques jours dans le bas Alima où je voulais
en même temps gagner à nous les populations et choisir l'em-
placement d'un poste.
C'est là que cinq jours [tins tard M. de Chavannes me rejoi-
gnait avec un courrier important que lui avait remis M. Deca-
zes, arrivé à Diélé le lendemain de mon départ. Ces nouvelles,
les premières qui m'arrivaient de la côte, ne confirmèrent que
trop mes inquiétudes. Le Ministre de l'instruction publique
sachant que je devais demeurer longtemps à l'intérieur, m'avait
envoyé un second sur la côte, en nommant M. Dufourcq son
délégué direct dans la zone maritime. L'arrivée de M. Dufourcq
produisit un certain mécontentement dans un personnel habi-
tué depuis mon départ à en prendre à son aise; nous étions loin
de ce bel enthousiasme du début, de ces promesses de vail-
DANS L'OUEST AFRICAIN 229
lance, de ces serments de tout supporter sans plaintes. Tout
s'était évanoui devant la simple nécessité de renoncer à l'indo-
lence et au bien-être. Les vides furent heureusement comblés,
en partie, par un renfort de six Européens que M. Dufourcq
avait amenés avec lui. Je dois ajouter ici que plusieurs des an-
ciens restèrent fidèles, malgré tout, et ne dissimulèrent pas le
sentiment que leur inspirait la résolution prise parleurs cama-
rades.
En somme, j'aimais mieux qu'il en fût ainsi ; la part du feu
était réglée : j'avais derrière moi un homme d'activité qui
m'assurait de son dévouement, Je pouvais aller de l'avant, dé-
barrassé d'une inquiétude qui, jusque-là, m'avait poursuivi.
En constituant M. Dufourcq son délégué direct, le Ministère
de l'instruction publique m'a enlevé le droit d'en faire l'éloge;
je me bornerai donc à dire que M. Dufourcq s'est trouvé en-
touré de graves difficultés et que, même malade, il trouvait
dans son patriotisme l'énergie nécessaire pour résister à tous
les découragements et pour se multiplier sans cesse.
Après une nuit passée entière à l'expédition d'un courrier, je
rejoignis notre campement général, qui se trouvait quelque peu
en amont, tandis que M. de Ghavannes poursuivait sa route
sur le Congo, avec cinq pirogues emportant toute notre richesse.
Il s'arrêterait à N'Gantchou, près de M. Ballay, et y annonce-
rait notre prochaine arrivée. De mon côté j'achetai quelques
pirogues qui nous étaient encore nécessaires, et nous nous
mimes en route, définitivement cette fois. Partout m'accueilli-
rent des démonstrations d'amitié, qui ne laissaient aucun
doute suiTheureuse influence exercéepar le passage du docteur
Ballay.
À chaque agglomération de villages, toute une population
grouillante abandonnant ses occupations, nous entourait des
manifestations les plus cordiales.
•ri TROIS EX P LORAT tONS
L'Alima, après s'être infléchi longtemps au Nord-Est puis à
l'Est, se dirigeait maintenant de plus en plus bas; la végéta-
tion se transformait, les marécages du delta apparurent avec
leurs hantes herbes et les Borassus qui en émergent; tout à
coup, brusquement, nous débouchions dans le Congo. Magni-
fique spectacle ! Une immense nappe d'eau touchant le ciel à
l'horizon, semée d'innombrables îlots et sur laquelle s'épan-
dait à l'infini une lumière intense qui semblait noyer tous les
objets et tous les plans dans une buée tiède et jaunâtre.
Mais passons sur les beautés du site, aussi bien que sur les
incidents d'un voyage de quatre jours dans les méandres du
Congo. J'avais touché à la station de Bolobo et salué son chef,
M. Librecks, un très avenant et très aimable officier de l'armée
belge. Le 27 mars, j'arrivai à N'Gantchou. M. Ballay y était
parfaitement installé et dans les meilleurs termes avec les
chefs environnants, vassaux de Makoko. Je me retrouvais en
pays connu. C'est là que, trois ans auparavant, je m'étais
embarqué pour aller prendre possession des territoires cédés à
X'Couna, que vous connaissez sous le nom de Brazzaville.
Tous les chefs et nombre de leurs sujets étaient pour moi de
vieilles connaissances. Je fus assailli de visites et me fatiguai à
serrer la main de tous ces amis de jadis.
Makoko prévenu de mon arrivée m'avait envoyé saluer par
une ambassade. En grande hâte, nous réunissions les présents
destinés à récompenser sa loyauté, et une marche de nuit nous
conduisit aux abords de sa résidence.
Il serait trop long de décrire en détail la cérémonie de récep-
tion et la remise des traités : j'en fais un abrégé sommaire.
Est-il indispensable de dire que le cérémonial n'avait point
tout à fait la rigoureuse correction d'étiquette exigée en pareil
cas dans nos pays ?
Makoko me reçut avec une pompe peu usitée et des démons-
DANS L'OUEST AFRICAIN 331
trations de joie excessives. Tout d'abord, dans une chanson
improvisée en mon honneur, et faisant allusion aux faux bruits
qui avaient couru sur mon compte, aussi bien en Afrique
qu'en Europe, il disait au peuple présent :
« En vérité, en vérité,
» Vous tous, qui êtes là, voyez.
» Voilà celui qu'on disait mort;
» Il est revenu.
» Voilà celui qu'on disait pauvre ;
» Voyez ses présents. »
Et il désignait, en parlant ainsi, un magnifique tapis et un
coussin de velours, que nous avions placés sur ses peaux de
lion.
Le peuple reprenait en chœur et en manière de refrain :
« Ceux qui ont ainsi parlé sont des menteurs. >
Puis, suivant le cérémonial admis, se levant en même temps
que moi, et faisant le même nombre de pas, Makoko me donnai!
une vigoureuse accolade, ne se lassant pas de sourire à son an-
cien ami.
Je le priai de faire prévenir ses premiers vassaux, afin que la
remise des traités pût se faire en séance solennelle. La céré-
monie fut renvoyée au surlendemain.
Au jour dit, tous les chefs et leurs plus notables sujets
répondirent à la convocation. Le palabre se tint sous un vélum f
de laine rouge, semblable à celui sous lequel avait eu lieu notre
première réception. On avait déployé l'appareille plus brillant
des grands jours. Et, dans le but de donner plus de solennité
à la cérémonie, chacun avait apporté ses dieux lares pour les »
prendre à témoin.
C'était un spectacle bien étrange que cette nombreuse réu-
nion, foule compacte accroupie où, dans la bigarrure des
I .***
2X2 TROIS EXPLORATIONS
étoffes à couleurs vives, le mouvement d'une lance ou le dé-
placement d'un fusil faisait passer des éclairs. Çà et là, tran-
chant sur le reste, quelques pagnes de satin ou de velours qui
nous indiquaient que desgénérosités étrangères avaient devancé
les nôtres et que tous n'avaient pas eu, comme le grand chef,
le courage de refuser.
$ Makoko trônait sur ses peaux de lion, négligemment accoudé
sur des coussins, entouré de ses femmes et de ses favoris.
En face, à quelques pas de lui, M'pohontaba, l'un de ses pre-
miers vassaux, et les autres chefs assis à terre sur des peaux de
léopard, attendaient que le souverain donnât le signal du
palabre. Nous étions entre les deux groupes, un peu sur le côté.
Makoko, sans se lever, souhaita la bienvenue à tout son monde ;
il expliqua en quelques mots le but de la réunion. Puis chaque
• chef, M'pohontaba en tète, vint à genoux protester de sa fidélité
à Makoko, seul vrai chef, disaient-ils, seul propriétaire et sou-
verain de tous les territoires Batékés.
Tous se déclarèrent, comme autrefois, heureux et fiers d'être
placés sous la protection de notre drapeau et le jurèrent sur les
fétiches et par les mânes de leurs pères. A mon tour je rappelai
le passé en quelquesmots. Meshommes présentaient les armes,
on sonna aux champs et je lis à Makoko la remise des traités
au nom de la France.
Procès-verbal de la cérémonie fut dressé et signé, et on se
rendit sous le « hall » improvisé où se trouvaient, exposés à
l'admiration de tous, les présents destinés à chacun et étique-
tés à son nom. Les cris de surprise, les marques de joie, les
remerciements, jetèrent leur note bruyante et gaie dans le va-
et-vient d'une foule curieuse; puis, chacun emportant ses nou-
velles richesses, on se dit gaiement au revoir.
CHAPITRE V
■Monsieur de Ghavannes reste à Brazzaville — Sun habileté. — Ses notes. —
La chasse. Gent-un éléphants en trois jours. — Retour à Franceville par
terre. — En vapeur sur le Haut-Congo- — Rencontre de M. Dolisie, venu par
le Niari. — Je l'envoie vers l'Est. — Retenu à la côte (Décembre L884).
Il fallut rester chez Makoko quelques jours encore, pour l'ai-
der à terminer les différends survenus entre certains vassaux
depuis mon dernier passage.
M. de Ghavannes fut mon ambassadeur, et je me félicitai
d'avoir à ma disposition un diplomate d'un nouveau genre, dont
les premières négociations furent couronnées de succès. Pen-
dant ce séjour, comme jadis, je ne pus que me louer des pro-
cédés aimables dont on usa envers moi et des soins empressés
dont nous entourèrent la reine N'Gassa et ses servantes.
J'allais partir. Dans un palabre intime auquel assistèrent
seuls les principaux chefs il fut décidé que pendant que je me
rendais à Brazzaville par la voie du fleuve, M'pohontaba, muni
des pouvoirs de Makoko, s'y rendrait par terre pour me remettre
solennement, au nom de son chef, les territoires et les vassaux
secondaires qui les administrent. M'pohontaba, il faut le dire,
est ce grand vassal de Makoko, qui était censé avoir détrôné
son souverain (1).
1. Le traité conclu par un des agents du Comité avec M'pohontaba ''tait daté
Falla » 21 décembre 1882. Or, en langue du pays. Falla signifie Franc
nom fut donné par Makoko à la contrée en 1880, à la suite du traité conclu entre
lui et la France.
•y. *
236
TROIS EXPLORA T IONS
Le lendemain nous étions de retour auprès de M. Ballay;
deux jouis de nouveaux préparatifs et le canot à vapeur, suivi
d'une dizaine de pirogues, amenait à Brazzaville MM. Ballay,
de Chavannes et moi.
m'pohontaba premier vassal de makoko
A Brazzaville nous fûmes bien accueillis. On ne m'avait pas
oublié et deuxjours après notre arrivée, ces mêmes indigènes
qui avaient refusé les offres de M. Stanley et des agents de l'As-
sociation ; qui avaient même, par une réserve excessive, refusé
d'admettre sur leur territoire le R. P. Augouard et ses mission-
naires (1) ; ces sauvages qui, disait-on, devaient me mettre à la
(1) Voir appendice, lettre du R. P. Augouard.
DANS L'OUEST AFRICAIN 237
porte moi aussi, me donnaient toutes les marques de déférence,
sans que je leur eusse fait un seul cadeau. Ils consentaient
même à me céder, pour une valeur inférieure à deux cents
francs, tout un petit village dont les cases abritèrent mes
hommes, et que sa situation au bon air et dominant le fleuve
nous avait fait choisir pour le nouvel emplacement de la sta-
tion de Brazzaville.
Brazzaville, dont on a parlé si souvent, est située sur l'extré-
mité d'une croupe assez large qui domine le Congo et s'abaisse
brusquement à cent mètres de la rive, dans un éboulement de
sable argileux. Cette croupe semble être le premier obstacle
contre lequel se butte le fleuve pour aller en tournant se préci-
piter à la première cataracte. De là le regard embrasse dans
son entier l'immensité du Stanley-Pool et tout le cirque de
hautes montagnes qui l'entourent. Le pays est peuplé, le sol
est fertile, l'air est sain et la brise constante d'Ouest y apporte
la fraîcheur relative des plateaux qu'elle a traversés.
Au moment de mon départ de l'Europe, certaines feuilles
étrangères avaient affirmé qu'une « réception chaude » m'atten-
dait sur le Congo : elles ont eu raison. Mais non dans le sens
de leur pensée. Nous avons été, en elfet, très chaudement et
très cordialement accueillis.
Sur la bonne impression de cet accueil, M. Ballay nous
quitta pour prendre le chemin de l'Europe...
Nous étions établis sur la rive droite du fleuve, tout à fait
au-dessus des premiers rapides. L'Association internationale
avait installé en face, sur la rive gauche, trois ou quatre sta-
tions, au nombre desquelles Léopoldville. Tous ces établisse-
ments étaient situés sur un territoire administré par des vas-
saux secondaires de Makoko et n'avaient pas, par conséquent,
vis-à-vis de nous, l'indépendance absolue que l'Association
prétendait leur attribuer. Voulant de suite rendre nette notre
238 TROIS EXPLORATIONS
situation réciproque, je cherchai immédiatement à entrer en
pourparlers avec le représentant de M. Stanley; on fit la sourde
oreille à toutes mes propositions d'entente.
Vainement j'allai par trois fois à Léopoldville : trois fois on
prétexta d'une absence. J'invitai alors à venir me voir : on
était malade. J'écrivis: on me répondit toujours d'une ma-
nière évasive et sans avoir l'air de comprendre.
Lassé de ces faux-fuyants, qui répondaient mal à mes dis-
positions et à la franchise de mon attitude, j'envoyai M. Cha-
vannes faire une dernière fois mes offres d'entente. Et le len-
demain dans un palabre solennel, le délégué de Makoko me
présentant les chefs des deux rives du Congo leur ordonnait de
n'obéir qu'à moi. Puis prenant les mains de tous, il les mettait
dans les miennes en signe d'abandon.
Cette cérémonie n'était du reste que la répétition de celle qui
avait eu lieu à mon premier voyage en 1880. Le procès-verbal
en fut dressé et communiqué le lendemain au représentant de
L'Association. Il fut répondu à cet envoi par une lettre peu
courtoise. Mais habitué à ce genre de procédés, je déclarai
que j'en référerais à mon gouvernement, que je demandais un
arbitrage, puis je partis. Nos droits étaient établis, la solution
seule était ajournée.
Outre qu'il était strictement de mon devoir de faire valoir
dans leur intégrité les droits de la France, en gardant à Brazza-
ville la clef du Congo supérieur, j'avais un sur moyen de ren-
trer en possession de la vallée du Niari-Quillou et des trois
cent soixante kilomètres de côtes, que le Comité avait occu-
pées entre le Sette Bamaet Ciolango.
La résolution que j'emportais un an aupaiavant de Loango
était venue à effet. Mon premier but était atteint ; le dommage
causé par le temps perdu et par les désordres et l'apathie qui
avait régné à la côte était réparé.
DANS L'OUEST AFRICAIN 239
J'avais appris à connaître M. de Chavannes depuis plus d'un
an et je le savais assez patient, assez perspicace, pour se main-
tenir seul à Brazzaville, dans la situation embarrassante que
nous créaient les difficultés avec l'Association. Tout en le
plaignant de la situation peu enviable où il demeurait, je partis
sans inquiétude, en lui laissant mes pouvoirs.
C'était le 1er juin 1884. Il avait fallu plus d'un an pour
atteindre mon premier but; et quelque désireux que je fusse de
poursuivre immédiatement les autres, fatigué d'une continuelle
tension d'esprit et d'ailleurs malade, je me décidai à prendre
huit jours de repos à notre station de N'Gantchou.
Mieux portant au bout d'une semaine, j'essayai mes forces
en allant visiter Makoko, qui, sur la nouvelle des différends
survenus à Brazzaville entre le comité d'études du Congo et
nous, ne parlait de rien moins que de s'y rendre lui-même avec
les forces réunies de ses vassaux pour faire respecter ses
volontés. Ce ne fut pas sans peine que je parvins à le calmer.
Dans cette courte promenade, j'avais compté cent-un élé-
phants en trois jours et j'avais profité de leur bonne volonté
pour en tuer quatre, dont les défenses, données en présent à
certains chefs, me firent passer pour un homme complètement
désintéressé des biens de ce monde.
A peine si je serrai la main à M. Decazes en passant à Diélé ;
en quelques jours j'étais à Franceville et descendais l'Ogôoué
jusqu'aux Aduma. Sans doute il m'aurait fallu descendre à la
côte, voir un peu où en étaient nos affaires et causer un peu
avec M. Dufourcq; des renseignements verbaux l'eussent,
autrement que des lettres, instruit sur notre situation et
sur nos besoins à l'intérieur. Mais le défaut de personnel
me forçait à repartir pour aller moi-même pourvoir au plus
pressé au-dessus de l'Alima.
Avec la plus vive satisfaction, j'avais constaté les progrès
B40 TROIS EXPLORATIONS
que faisait l'Ogôoué suas la direction de M. d(j Lastours. Il
s'était bien tiré de sa tâche d'organisation : l'influence qu'il
avait prise sur les populations était considérable. Au mois de
mai il m'en avait donné la preuve, en amenant de l'Ogôoué au
Congo et en conduisant jusqu'à Brazzaville cinquante Aduma
ou Okanda dont la présence contribua alors sérieusement à
raccroître notre prestige.
IN POSTE DE L'ALIMA
Prenant donc avec moi un certain nombre de ces hommes je
repartis immédiatement avec mes nouveaux auxiliaires de
l'Ogôoué, pour aller agir au Congo. Mon intention était de
remonter ce dernier ileuve aussi haut que possible et d'y établir
notre influence par des traités.
Je brûlai l'étape de Franceville, celle des Batékés et nos
postes de l'Alima. Lorsque je débouchai sur le Congo avec le
canot à vapeur suivi de sa flottille, ce fut une heureuse surprise
pour moi de trouver là M. Dolisie, que j'avais laissé à Loango
jadis et qui avait rejoint le Congo supérieur, les vallées du
10
DANS L'UUEST A F 11 1 CA 1 N 243
Quillou et de la Luudima. Parti épuisé de Brazzaville, avec
l'intention d'aller prendre en Europe un repos bien nécessaire,
M. Dolisie avait trouvé dans l'air vif du fleuve et plus encore
dans l'énergie de son caractère le rétablissement imprévu de ses
forces. Quand je le rencontrai, il était presque en bonne santé
et me demanda lui-même de se remettre à l'action. J'y consentis
d'autant mieux que ma présence était nécessaire ailleurs et
que je savais M. Dolisie parfaitement capable de manœuvrer à
ma place dans le rayon où je voulais agir. A l'école de M. deCha-
vannes, il s'était vite assimilé les qualités de patience néces-
saire, avait pris l'habitude du pays et venait de conclure d'im-
portants traités chez les Oubangui, en amont de l'Alima. Je
lui laissai donc le canot à vapeur et après avoir donné de som-
maires instructions, je revins sur mes pas pour gagner rapide-
ment la côte, où j'arrivais le 1er décembre 1884.
À ce moment-là nos droits établis à Brazzaville nous assu-
raient par avance, la possession prochaine du Quillou et notre
intluence allait s'étendre sur la rive droite du Congo, en amont
de l'Alima. 11 restait désormais à faire certaines explorations
importantes que je n'avais pu entreprendre jusqu'alors faute de
monde; il restait également à produire une action aussi loin
que possible sur le haut Congo pour avoir en main, à l'heure
voulue, des éléments de compensation. C'était la seconde partie
du programme, la plus intéressante mais non la plus facile,
étant donnée l'exiguité de nos ressources et la faiblesse de nos
moyens d'action.
Avant de me consacrer à celte partie nouvelle de la tâche, il
fallait laisser derrière moi une situation aussi nette que pos-
sible, rassembler les éléments des expositions futures et les
pousser devant moi. J'employai près de trois mois à ce travail;
trois mois pendant lesquels je courus d'un point àl'autre, ré-
glant une difficulté à Loango, causant politique à Vivi, veillant
244 TROIS EXP L OUATIONS
au ravitaillement de tous, donnant partoul des conseils ou des
ordres et surveillanl Les préparatifs de mon propre départ.
Genl cinquante porteurs de Loango, recrutés par nies soins,
montaient à Franceville en longeant l'Ogôoué sous la conduite
du maréchal des logis Weistroffer. On était au commencement
de mars. Dix jours encore furent consacrés à mes derniers pré-
paratifs et, pour la seconde fois, je me lançai à l'intérieur, dé-
cidé à aller loin si rien ne venait entraver mes projets.
CHAPITRE VI
Rive de l'Ogôoué. — La canonnière hors de service. — M. Dolisie découvre le
Mossakaetle Shanga. — Nombreux traités. — Mortde M. de Lastours. — MM J.de
Brazza et Pécile vers le Benne. — • Convention de Berlin. — Préparatifs hos-
tiles. — Ordre de rentrer en France. — Arrivée à Libreville (Octobre 1885).
L'Ogôoué semblait fou cette année-là; une crue énorme sur-
venue à la meilleure époque de l'année avait causé, dès les pre-
miers jours, la perte de plusieurs pièces importantes de la
canonnière démontable le Djuê. Il fallait redemander en Eu-
rope le double des pièces perdues.
En attendant la baisse des eaux, je m'arrêtai à chaque agglo-
mération de villages riverains, pour achever l'importante orga-
nisation indigène dont j'avais jadis jeté les bases et que M. de
Lastours avait poussée suivant mes vues; ce n'était pas là per-
dre mon temps.
Je fus retenu à Madiville, station des Aduma, par la crue
persistante du fleuve. M. de Lastours organisait la première
des expéditions projetées à la tète de laquelle il devait partir.
Cette expédition quitterait l'Ogôoué pour gagner directement le
bassin de la Bénouée, en se maintenant autant que possible sur
la crête qui sépare le bassin du Congo des autres bassins
côtiers du Nord.
246 T R 0 I S E X P L 0 R A T I 0 N S
Enfin les eaux de l'Ogôoué ayant baissé de plusieurs mètres
en quelques jours, la navigation devenait normale; en une se-
maine je tus à Franceville, où je trouvais M. Decazes qui se
rétablissait d'une lièvre. Les nouvelles qu'il me donna du Congo
et de l'Alima étaient bonnes. M. Dolisie en deux voyages suc-
cessifs, avait découvert et reconnu le Mossaka et le Shanga,
puis le cours supérieur de l'Onbangui-N'Kundja et avait fait de
nombreux traités avec les tribus riveraines dans le liant cours
de ce fleuve et fondé de nouveaux postes.
M. Decazes, avec le tact patient qui est le fond de son carac-
tère, dirigeait tout son monde, aimé de tous. Sous sa direction,
notre influence s'était beaucoup développée chez les Batékés, et
avec cette influence la facilité d'obtenir des ressources soit en
vivres, soit en hommes. Le service des porteurs était si bien
organisé que notre vapeur le Djuë, dont le poids passait trente
tonnes avait été transporté en moins d'un mois de l'Ogôoué à
l'Alima
En denx autres endroits différents, une tâche semblable
était poursuivie simultanément. Le gouvernement de la Séné-
gambie a transporté du Sénégal au Niger, sur une route de
900 kilomètres, une canonnière d'un tonnage beaucoup plus
faible que le Djuè. Le prix du transport a été de 400.000 francs.
Le Comité d'études du Congo a transporté de Vivi à Léopold-
ville, sur une route de 450 kilomètres, un vapeur d'un tonnage
un peu supérieur, dont le transport a coûté plus de 400.000
francs. Le prix de transport du Djué, sur une route d'environ
700 kilomètres dans les Rapides et d'environ 200 kilomètres par
voie de terre, nous a coûté à peu près 27.000 francs. Ce résultat
est dû à l'organisation de notre service d'auxiliaires indigènes,
Le transport de terre a été effectué sans exiger d'autre surveil-
lance que celle de quatre soldats noirs du Sénégal.
Comme j'allais quitter Franceville et poursuivre ma route
DANS L'OUES T A F R I G AIN 247
avec tout mon monde, de mauvaises nouvelles apportées par
un exprès vinrent me retarder encore.
Deux des nouveaux membres de la mission, MM. Taburet et
Desseaux, venaient de succomber à la côte. Et M. de Lastours,
pris d'un accès de fièvre pernicieuse au moment où il allait se
mettre en marche, me suppliait de descendre en hâte à Madi-
ville, recevoir ses dernières volontés.
S'il est une situation cruelle, c'est bien celle de se voir placé
entre le cœur et la raison, entre les devoirs d'humanité et le de-
voir absolu de poursuivre sa tâche sans regarder derrière soi.
Un de mes plus zélés collaborateurs se mourait et me sup-
pliait de l'assister à ses derniers moments; le courant de fou
dre de l'Ogôoué pouvait me porter près de lui en moins de deux
jours ; j'hésitai un instant, puis, le cœur l'emportant sur la rai-
son, je sautai en pirogue et arrivai à temps pour serrer encore
une main qui semblait vouloir se souder à la mienne dans une
dernière étreinte, pour fermer des yeux qui s'éteignirent dans
les miens.
M. de Lastours était un Français dans toute l'acception du
mot, un de ces dévoués aux grandes idées, un de ces hommes
au chaleureux courage qui aiment leur patrie par-dessus tout.
Puissent aujourd'hui ces paroles payer à ceux qui dorment
là-bas le juste tribut de regrets qu'on n'est pas en droit d'ac-
corder au cours de l'œuvre. Ce n'est qu'après la lutte qu'on
peut songer à compter ses morts et à les pleurer. Les nôtres
gardent éternellement sur les rives de l'Ogôoué et du Congo le
nom de la France, martyrs de la foi patriotique et du dévoue-
ment au pays, muettes sentinelles endormies dans les plis du
drapeau national.
Aussitôt les derniers devoirs rendus à notre pauvre ami, je
fis violence à ma tristesse et me hâtai vers Franceville, J'espère
qu'on m'aura pardonné cette perte de temps de quinze jours.
248 TROIS EXPLORATIONS
sacrifice aune faiblesse de sentiment dont je n'avais pas su
triompher. Si je n'avais pas travaillé pendant ce temps-là, j'avais
du moins beaucoup souffert.
Quand j'arrivai à Franceville, M. Decazes et mon brave
Roche me consolèrent de leur mieux. M. Roche est ce brigadier
de la garde républicaine qui avait été, pendant quelque temps,
chef de la station de Diélé et que j'avais installé récemment
comme chef de Franceville. Scrupuleux observateur des consi-
gnes, il était amoureux d'ordre et d'économie, au point de se
refuser le nécessaire et de retrancher aux autres tout ce qu'il
croyait superflu.
En quittant les Aduma, et faute d'avoir d'autres Européens
immédiatement sous la main, j'avais chargé mon frère de con-
duire l'expédition dont M. de Lastours allait prendre le com-
mandement au moment où il succombait. Il eût été profondé-
dément regrettable de ne pas utiliser immédiatement les élé-
ments préparés pour ce voyage et qui se fussent sans cela désa-
grégés en pure perte. Mon frère partit donc accompagné d'un ca-
marade profondément dévoué qui l'avait suivi partout, M . Pécile.
Nous étions déjà au 15 juillet 1885, il semblait que ce fût
bien tard pour entreprendre un voyage de longue haleine. La
nouvelle de la convention du 5 février entre la France et l'Asso-
ciation et le résultat de la conférence de Berlin, qui vinrent me
trouver alors, rendaient inutile l'action projetée dans le haut
Congo. La Compagnie d'auxiliaires indigènes que je conduisais
allait me servir du moins, pensais-je, à continuer l'exploration
de la X'Kundja-Oubangui. On pousserait aussi loin qu'on
pourrait dans cet affluent, pour tâcher d'atteindre la limite de
son bassin et de reconnaître les nœuds orographiques qui déter-
minent, à proprement parler, le bassin du Congo, du côté du
Nord. Je rêvais de ces hypothèses quand vint me surprendre
l'ordre de rentrer en France.
DANS L'OUEST AFRICAIN 2M
La mission de l'Ouest Africain était déclarée terminée et
l'Administration de la Marine prenait la suite de mes travaux ;
je devais rentrer au plus vite.
Deux lignes de retour s'offraient à moi : revenir sur mes pas
par l'Ogôoué, où je n'avais rien à faire (des ravitaillements plus
que suffisants s'y trouvaient accumulés, et tout y était organisé
et tranquille). Ou bien poursuivre par l'Alima et le Congo et
rentrer par Brazzaville directement à la côte.
J'optai pour ce dernier parti, qui me permettrait de me ren-
dre compte de visu de la situation politique et matérielle de
de nos possessions du Congo, d'où j'étais absent depuis long-
temps. En outre il était de mon devoir de ne pas rentrer en Eu-
rope sans avoir donné une direction aux moyens et aux forces
que j'avais amenés, non sans difficulté, sur l'Alima ; c'eût été
sacrifier, en pure perte, un premier résultat. Je descendis donc
avec M. Decazes, auquel j'allais remettre en partant la direction
de tout l'intérieur.
Le jour même où notre flottille de quinze pirogues atteignait
le poste du bas Alima, M. de Cbavannes y arrivait. La vue de
nos pavillons en berne lui annonça de loin qu'il allait appren-
dre de tristes nouvelles. Lui aussi nous en apportait : le quar-
tier-maitre Le Briz venait de succomber sur le Congo. En brave
marin, il était mort comme il l'eût fait sur le pont de son vais-
seau, un jour de bataille. Quand vint la dernière minute : « Je
» m'en vas, dit-il, d'une voix ferme encore; vous direz à M. de
» Brazza que j'ai toujours fait mon devoir. » 11 semblait ne
regretter delà vie que la satisfaction du devoir accompli.
Ah ! que de grandes choses on ferait avec de tels hommes et
de tels dévouements.
M. de Cbavannes, que j'étais heureux de retrouver après une
longue séparation, me mit vite au courant des affaires de Congo
et nous reprimes tous notre route. M. Decazes allait droit nous
252 TROIS EXPLORATIONS
attendre à Brazzaville pendant que je montais à l'Oubangui.
L'ordre de rentrer au plus vite ne me permit pas de rester
aussi longtemps que je le désirais dans ces pays que je voyais
pour la première fois et où mes collaborateurs avaient établi
notre influence aussi bien et aussi sagement que j'eusse pu le
faire moi-même. M. Dolisie était de retour d'une troisième ex-
pédition dans UOubangui, poussée jusque par 3 degrés environ
M. DECAZES
an-dessus de l'équateur. Sur ces nouvelles rives, il avait jeté
les bases d'une future organisation.
Ayant fait une visite à notre poste de Bonga et de N'Kundja,
je quittai à regret ces parages où m'avait précédé une pacifique
renommée; je pressentais tout le parti à tirer de ces popula-
tions neuves, analogues par leur race, leurs mœurs et leur lan-
gage, à certaines peuplades turbulentes de l'Ogôoué.
Un court séjour au milieu de ces populations d'Oubangui
avait fait naître en mon esprit l'espoir d'unifier quelque jour ce
D A N S L ' 0 U E S ï A F R I G A I N 353
nouveau domaine avec l'ancien par une organisation simi-
laire.
Plaise à Dieu que ce résultat soit un jour atteint et que
ces contrées jusqu'ici vierges puissent, en un nombre restreint
d'années, se transformer au contact de notre civilisation; elles
payeront alors leur dette de gratitude à la France, en devenant
pour elle une source de développement et de richesses.
M. DE. CHAVANNES
Je me hâtai de revenir à Brazzaville, puis de gagner la côte à
Banana, en traversant la belle mission apostolique de Linzolo
et les stations du nouvel État du Congo, qui était né de deux
éléments différents : l'Association internationale Africaine, et
le Comité d'Études du Congo (1). Partout je reçus le plus cor-
dial accueil et la meilleure hospitalité. J'arrivai le 18 octobre de
1. L'Association internationale africaine avait pour devise : « Science et Hu-
manité. « Le Comité d'études du Congo avait pour devise : « Politique et Liberté
commerciale ».
25 S r R 0 IS E X P L 0 B A T 1 0 N s
celte Mimée à Libreville, où j'aurais voulu rester, afin d'initier
M. Pradier à une situation absolument neuve pour lui et à
une organisation si différente de celle de nos colonies. Mais le
maniement de cette organisation dépend surtout de l'initiative
et de l'expérience de ceux qui la dirigent sur place; d'ailleurs
l'activité, et l'intelligence, dont M. Pradier donnait des preuves,
étaient stérilisées d'avance par sa situation de gouverneur du
Gabon qui l'attache au rivage. Aurais-je pu, en quelque temps,
lui inculquer mon expérience de dix années? Qu'aurait-il pu, à
son tour, transmettre au bout d'un an à son successeur!
Enfin, après avoir remis définitivement mes pouvoirs, je ren-
trai en France deux ans et neuf mois après mon départ.
CHAPITRE VII
Conclusion. — Travaux de tous genres accomplis : astronomiques, géographiques
et hydrographiques. — Résultats économiques importants. — Conquêtes paci-
fiques des populations. — Nos possessions territoriales agrandies. — Les
desiderata.
Qu'avonsriious fait durant ce voyage de trente-trois mois?
Gomment ai-je profité, dans l'intérêt du pays, des pouvoirs et
des ressources pécuniaires qui m'ont été confiés?
Au point de vue géographique, de nombreux tracés ont été
faits; les travaux de MM. de Rhin s, Dufourcq, etc., ont com-
plété mes anciens travaux sur l'Ogôoué; le bassin de l'Alima
est donné par les travaux de MM. Ballay, de Chavannes, Deca-
zes, de mon frère Jacques et les miens propres ;cestravaux, qui
se contrôlent, oiïïent donc certaines garanties d'exactitude.
De la N'Kundja à Brazzaville, la rive et les deltas ont été
relevés par MM. Dulisieet de Chavannes. De remarquables tra-
vaux d'hydrographie, sur la côte du Loango, sont dûs à M. le
commandant Cordier ; la topographie sommaire delacôtemème
a été faite par M. Manchon qui occupait ainsi les loisirs de
sa corvée de gardien de territoires. Les itinéraires de M. Man-
chon et ceux de M. Dolisie relient Loango à nos stations de la
Loudima et à Brazzaville. Enfin deux expéditions marchent
aujourd'hui parallèlement dans le blanc delà carte, situé au
256 TRO 1 s i: \ p LORATIONS
Nord de l'Ogooué et de l'Alima. L'une est conduite par mon
frère Jacques, je l'ai dit plus haut; l'autre par M. Dolisie, aidé
de M. Froment, un homme jeune et tenace, qui venait de pas-
ser plus d'un an au milieu des populations de l'Oubangui. Ces
deux expéditions sont comme le couronnement de la tâche et
ne sauraient manquer d'amener des découvertes importantes à
tous égards.
Des données astronomiques ont été fournies pour fixer les
points géographiques et avec elles ont été effectuées des obser-
vations de météorologie, de minéralogie, de géologie. De belles
collections d'histoire naturelle (1) ont été réunies grâce au con-
cours de tous, par les soins spéciaux de mon frère ; elles doi-
vent arriver très prochainement à Paris. A ces collections vien-
1. Cent une caisses de collections arrivées à Paris en mars 1886.
Les premières caisses envoyées par MM. Schwebiseh de Thollon, se rappor-
tent surtout à l'ethnographie duhassin de l'Ogôoué; la botanique n'y tenait qu'une
place très secondaire, ainsi que la zoologie.
Puis, c'est la collection de M. Gholet. Cette collection, recueillie dans le Loango
et le bassin du Quillou-Niari, comprend cent-quarante-quatre pièces, dont qua-
rante-sept d'ouvrage de coton, libres et vannerie ; vingt-quatre de métallurgie,
instruments et produits; quinze instruments de musique; cinq articles de
fumeurs; trente-trois objets d'usage domestique, et quinze objets d'art, fétiches,
ornements, etc., enfin une collection d'insectes et des notes intéressantes sur les
mines de la Loudima.
Toutes ces collections, rapportées par M. Thollon, ont été recueillies principale-
ment dans le Haut-Ogôoué, l'Alima et le Congo. Au point de vue ethnogra-
phique, on y trouvera tous les produits de l'industrie indigène, parmi lesquels
des bracelets de famille de Makoko, et les colliers et bracelets de cuivre qu'il
donne à ses chefs vassaux.
Parmi les collections très complètes d'histoire naturelle, on remarquera des
insectes, reptiles, poissons; des singes et des gorilles d'espèce nouvelle du
Congo ; mais peu d'oiseaux nouveaux. Les collections géologiques sont, dit-on,
fort riches. La plupart des plantes utilisées dans la fabrication des produits indi-
gènes si' retrouvent dans les collections botaniques. Il était sage d'attendre encore
avant de faire des collections anthologiques ; mais on a peut-être trop négligé
les collections d'essences forestières.
Enfin de nombreux albums de dessins et environ quatre cents photographies
sont ducs principalement à MM. de Brazza, Pecile, de Chavanne, Beauguil-
laume, Didelof, etc.
Nous attendrons maintenant, qu'avec le concours de la société de géogranhie,
du Muséum, du musée d'ethnographie, etc., M. le ministre de l'instruction publi-
que organise l'exposition des travaux et des collections de la mission de l'Ouest
Africain, pour en apprécier la valeur.
DANS L'OUEST AFRICAIN £37
nent se joindre une quantité de croquis, de dessins, de photo-
graphies et de notes ethnographiques d'un grand intérêt.
Tous ces travaux ont été exécutés au milieu d'occupations
imposées par la création de huit stations ou postes dans le
bassin du Congo, de huit autres dans celui de l'Ogôoué, et de
cinq sur la côte ou dans la vallée du Quillou.
A côté de ces résultats scientifiques se placent des résultats
économiques plus importants encore.
Le premier est d'avoir conquis sur les populations cette in-
fluence définitive qui doit, à mon avis, constituer l'élément
primordial essentiel de toute création de colonie. Tirer parti
des indigènes, fondre leurs intérêts dans les nôtres, en faire
nos auxiliaires naturels, c'était là, suivant moi, un des plus
hauts objectifs de ma mission.
A l'heure présente les anciennes tribus de l'Ogôoué sont com-
plètement dans nos mains. Par les traités qui les lient, leurs
hommes nous doivent annuellement un temps déterminé de
service; en dehors de leur salaire, elles trouvent, dans de sé-
rieux avantages économiques et dans notre protection, une
compensation au temps qu'elles nous consacrent.
Les Pahouins eux-mêmes, ces tribus cannibales que de puis-
santes migrations conduisirent autrefois sur les bords de
l'Ogôoué et que leur sauvagerie comme leur instinct de pillage
avaient longtemps éloignés de nos vues, y arrivent enfin. Ces
mêmes Pahouins qui depuis vingt ans sont en révolte constante
contre l'autorité du Gabon, ont été amenés, par les intérêts que
nous leur avons créés, à traiter avec nous sur les mêmes bases
que les autres peuplades. Ils ontdû, eux aussi, consentir à nous
fournir des auxiliaires, et c'est là une garantie considérable au
point de vue de la tranquillité; peut-être est-ce même le seul
moyen de maintenir une sécurité complète dans un pays qui est
absolument — j'allais dire heureusement — hors de la portée
ERAZZA 17
258 TROIS EXPLORATIONS
des canonnières, Ces nouvelles recrues sont venues sans trop
de répugnance s'encadrer dans les rangs de nos premiers
auxiliaires : Adouma, Okanda, Apingui, Okota, Bangoués,
toutes tribus dont les avaient toujours éloignés aussi bien
une inimitié instinctive que des intérêts faussés et mai com-
pris.
Peu à peu ces Paliouins viendront doubler et tripler le nom-
bre de nos auxiliaires ; leurs aptitudes naturelles, leur force
physique, leur sobriété extrême, les rendent merveilleusement
propres à nous seconder dans ces contrées neuves.
C'est ainsi que se constitue l'homogénéité des éléments
maniables de l'Ogôoué ; tous ces hommes, réunis par les
mêmes intérêts dans un même sentiment de dépendance à notre
égard, sont aujourd'hui liés à nous par une organisation dont
l'idée première m'a été donnée par l'inscription maritime de la
France.
Pagayeurs, porteurs ou soldats, suivant les besoins, ces
hommes manœuvrent nos pirogues dans les rapides, transpor-
tent nos marchandises et sont toujours prêts à suivre et défen-
dre notre drapeau.
C'est enfin là la solution d'un problème que j'ai mis dix ans
à résoudre.
Dix ans pour arriver, dans ces contrées, à un embryon d'or-
ganisation à la fois économique et politique, peuvent sembler
un temps considérable aux personnes étrangères à cet ordre de
questions. Eh bien, je puis affirmer sincèrement qu'il y a dix
ans je ne croyais pas obtenir en si peu de temps un pareil ré-
sultat. Il n'a fallu rien moins que le concours intelligent de mes
collaborateurs et des soins constants, pour aboutir à la solu-
tion actuelle qui est, je crois, la seule possible. Ce que la pa-
tience et la persévérance ont fait en dix ans, la force n'eût pu
l'accomplir, même au prix des plus grands sacrifices.
DANS L'OUEST AFRICAIN 259
Ailleurs que dans l'Ogôoué, sur les plateaux qui séparent le
bassin de cette rivière de celui du Congo, nous avons, dans les
groupes de villages voisins de la route, plus de trois mille Ba-
tékés qui, pour n'être pas précisément encore enrôlés et disci-
plinés, n'en effectuent pas moins honnêtement et régulièrement
nos transports.
Les Batékés du haut Alima ont commencé à devenir nos
pagayeurs. Et à l'Ouest de Brazzaville, les Ballali, en attendant
de devenir nos porteurs, nous fournissent plus de travailleurs
qu'on n'en saurait utiliser.
Dan s le haut Congo, enfin, chez les peuplades encore bar-
bares, notre action est trop récente pour avoir pu produire de
semblables résultats; je ne doute pas, toutefois, que nous les
obtenions par la patience. Les immolations humaines, qui sont
dans les coutumes deces peuples, deviennent moins fréquentes.
Si nous avions voulu moraliser par la force, nous n'aurionspas
obtenu ce commencement de progrès, qui nous a dédommagés
de lents et pacifiques efforts.
En un mot, à différentstitresetdans des contrées différentes,
depuis l'indigène transformé en soldat et qui passe un an sous
les armes, jusqu'à celui qui porte un ballot pendant sept jours,
environ sept mille hommes sont employés annuellement par
nous. Ils perdent à notre contact les vices de leur sauvagerie
primitive, notre langue et notre influence se répandent dans
leurs familles et dans leurs tribus, et ce groupe, qui représente
une population d'environ cinq millions d'âmes se forme
progressivement à l'école du travailet du devoir. Une influence
ainsi basée doit être stable et féconde et je puis en donner une
preuve.
« Il y a douze ans, le seul commerce du haut Ogôoué était
la traite des esclaves; le chiffre total du commerce du Gabon
atteignait à peine deux millions; aujourd'hui le commerce
260 TROIS EXPLORATIONS
licite a remplacé l'ancien trafic et le chiffre des transactions at-
teint environ quatorze millions de francs (1). »
Enfin, nos possessions qui jadis ne comprenaient qu'une
Lande étroite et insignifiantede côte, entre le cap Saint-Jean et
le cap Sainte-Catherine, sont actuellement plus que centuplées.
Elles ont aujourd'hui pour limites : au nord, la rivière Gampo,
à l'Est, l'Afriquecentrale, puisque laconventiondu 5février 1885
nous donne le bassin de la N'Kunja-Oubangui: au Sud, enfin,
elles touchent le Congo, limite qui bornait au Nord les pré-
tentions d'une nation amie. Cette limite, historique plutôt que
réelle, nous avions tenu toujours à la respecter, nous en avons
donnéle gage ;le Portugal voudra certainement à son tour laresr
pecter aujourd'hui.
Il nous a fallu au Dr Ballay et à moi, dix ans pour atteindre
les résultats que je viens d'exposer. Dans ces dix années nous
avons dépensé deux millions deux cent cinquante mille francs.
Notre crédit moral auprès des indigènes et notre manière
d'agir ont été pour nous l'équivalent des sommes considérables
qu'à dû dépenser l'Association Africaine. Notre lenteur même
a valu à notre autorité de s'établir dans ces contrées sans coû-
ter de sang à l'Europe ni à l'Afrique et sans amener aucunfrois-
sement ni aucun trouble dans la politique générale de la
France.
Laissant maintenant le passé pour l'avenir, je me demande ce
qui reste encore à taire.
Ces contrées de l'Ouest Africain qui constituent notre nou-
velle colonie sont loin d'êtretoutes parfaitement étudiées, com-
plètement organisées etne peuvent entrer en exploitation que le
jour où les voies de communication auront relié à la mer l'im-
mense rése au navigable dans l'intérieur. Il reste donc à pour-
1. Les colonies françaises, par M. Louis Vignon. Paris Guillaumin et O, 1880
DANS L'OUEST AFRICAIN £<$1
suivre notre œuvre d'étude et d'organisation, et pour la con-
tinuer dans les meilleures conditions possibles il suffirait d'y
employer une cinquantaine d'Européens et à peu près deux
cents noirs, soit une dépense annuelle d'environ un million :
c'est prêter à un avenir que je crois solvable, mais il serait
de toute nécessité d'établir un sérieux programme d'ensemble.
Il faudrait, tout d'abord, que des crédits successifs fussent,
dès aujourd'hui, assurés d'année en année.
Sans un avenir ainsi garanti, un programme complet d'ex-
ploration et d'organisation ne saurait être exécuté, ni même
préparé.
J'ajoute que ce programme doit absolument s'inspirer des
vues et des procédés que nous avons employés, seule sauve-
garde de la sécurité et du sage développement commercial du
pays, seule garantie du maintien de nos moyens d'action et de
l'économie dans nos budgets futurs.
L'avenir du bassin du Congo, considéré d'une façon tout à
fait générale, dépend en partie des voies de communication à
créer. Dans les obscurités actuelles de la question, je ne sais ni
où, ni quand, ni comment ces voies seront établies. Mais je puis
affirmer qu'elles le seront quelque jour. Plus ou moins tôt, plus
on moins tard, cela dépendra encore plus des procédés que du
reste. Par là, je m'éloigne peut-être de certaines opinions qui,
trop légèrement émises, ne font pas assez la part du temps et des
circonstances. Ces opinions diffèrent encore des ^miennes, en
ce sens que je considère l'Ouest Africain et le bassin du Congo
comme un pays dont l'avenir dépend du commerce et de la cul-
ture des indigènes, non de la colonisation par l'émigration.
Nous sommes là en face d'un problème économique et social
fort ardu. Pour travailler à le résoudre la science n'aura pas
trop de toutes ses notions.
Voilà une contrée neuve encore, où s'acclimateront indivi-
26-2 T R 0 I S E X P L 0 R A T 1 0 N S
duellement quelques Européens, mais où l'Européen en géné-
ral, surtout celui du Nord, se trouve dans un milieu défavorable
à son tempérament. Cependant on convient que les richesses
naturelles de ce pays merveilleusement arrosé sont considéra-
bles. Mais il faut les aller chercher au cœur du continent ; en
former de grands courants et les diiiger vers la côte.
Il faut compter aussi que certaines cultures convenablement
établies s'ajouteraient encore à ces richesses naturelles, sons
une latitude qui, tout en étant plus à portée de l'Europe, est
celle de Sumatra, de Bornéo et du Brésil.
Sans parler ici de l'ouverture des voies de communication, à
laquelle il y aurait à pourvoir d'une manière spéciale; la récolte
des produits du sol, rétablissement des cultures, représentent
une main-d'œuvre considérable qu'on ne peut demander ni aux
Arabes, ni aux Chinois, ni surtout aux ouvriers de race
blanche.
Or cette main-d'œuvre, nous la trouvons sur place, dans dé-
populations fort primitives, il est vrai, mais non point inintelli-
gentes et qui sont assez maniables pour qui sait les man:er, ne
pas les heurter, apporter dans les relations avec elles beaucoup
de fermeté, une bienveillance sans faiblesse et une patience
sans limites.
En voulant leur imposer brusquement nos réglementations,
nos manières de faire, de voir et de penser, nous arriverions
infailliblement à une lutte où nous les conduirions à l'anéan-
tissement. A part même la question d'humanité, la protection
des indigènes me semble être, en ce cas. l'hygiène la plus sûre
pour la poule aux œufs d'or.
Aussi bien que personne, je connais les difficultés de création
d'une colonie sans en forcer le développement, sans vouloir
qu'elle rentre dans un type déterminé. Que le haut commerce
prenne garde de vouloir bien mettre trop vite en coupe réglée
DANS L'OUEST AFRICAIN 263
une possession qu'à vrai dire nous connaissons encore insuffi-
samment et dont les indigènes ne sont pas encore initiés à ce
que nous voulons d'eux.
Ainsi donc notre action, jusqu'à nouvel ordre, doit tendre
surtout à préparer la transformation des indigènes en agents de
travail, de production et de consommation ; plus tard viendra
l'Européen avec le simple rôle d'intermédiaire.
Je ne saurais assez le répéter ici : préparer un pays à la colo-
nisation est œuvre de temps et de patience. Ce qu'il reste donc
à faire, c'est d'étendre à nos possessions du haut ( longo l'action
qui s'exerce actuellement sur les rives de l'Ogôoué, cette tâche
ne saurait être ni l'œuvre d'un jour, ni celle d'organisateurs
qui aurainttoutà apprendre, quels que soient leur intelligence
et leur bon vouloir.
L'influence personnelle est grande maîtresse en ces questions.
Aussi, à des influences changeantes et variées il faudra préfé-
rer l'action continue et persistante des mêmes hommes, qui
conduit à tous les résultats chez des peuplades primitives. ( les
peuplades aiment d'abord le drapeau pour celui qui le porte, et
la plupart du temps personnifient en ceux qu'elles connaissent
l'idée vague du pays lointain dont on leur parle. Voilà pour-
quoi il faudrait, autant que possible, les mêmes volontés à la
même tâche, sur les mêmes lieux, les mêmes dévouements aux
mêmes intérêts. Faute de similitude dans les procédés dont on
use envers eux, les indigènes perdent rapidement confiance, et
de la méfiance à la peur et à la méchanceté il n'y a qu'un pas.
Outre que la force est un mauvais moyen, il est impossible de
l'employer actuellement dans les contrées de l'intérieur. La
présence de nos canonnières du Gabon clans le Remboé et le
Congo sont bien loin d'avoir civilisé ou pacifié dans le pays.
Les rapides de l'Ogôoué sont, du reste, pour ces engins de
guerre une barrière infranchissable
264 TÀOIS EXP LORATIONS
Ce qu'il faut redouter par-dessus tout, c'esl de renverser en
un jour l'œuvre de dix années, car l'intervention de la forée dans
une œuvre préparée par la patience et la douceur peut tout per-
dre d'un seul coup.
Il est juste aussi que je vous livre les noms de quelques-
uns des collaborateurs demeurés derrière moi, et qui, faisant
le sacrifice de leurs plus chers désirs, l'abandon de leur droit
au retour, ont consenti à demeurer au poste que leur expérience
est toujours prête à défendre. Ceux-là s'appellent :
Lieutenant Decaze, MM. de Kerraoul, Laneyrie, Chollet,
Weistroffer, l'adjudant Pierron. MM. Ponel, Roche, Jégou,
Manas (1), Devy, Pouplier, Kleindienst et d'autres, parmi les-
quels M. Thollon, doyen de tous, qui compte quatre ans de
séjour consécutif dans l'Ouest Africain où il a rendu de réels
services (2).
J'ai pleine confiance en ces hommes qui ont fait leurs preu-
ves, pleine confiance surtout en celui qui les dirige, M.
Decaze. Mais je ne puis me défendre d'une certaine appréhen-
sion en songeant qu'une partie du personnel noir, qui est là-
bas à notre service, a droit à son rapatriement depuis plus de
six mois, ce qui entraîne certains risques. Dès le mois de mai
dernier j'ai informé qui de droit de cet état de choses: je ne
saurais assumer désormais la responsabilité d'une situation
qui a cessé de m'appartenir.
Tel est le résumé de nos dernières opérations dans la région
de l'Ogôoué et du Congo. Ce sera l'honneur de ma vie que la
France ait adopté notre œuvre. Et aucune compensation plus
1. M. Manas a installe à Lékéti une usine primitive où il fabrique l'eau-de-vie
d'ananas, l'huile d'arachide et le savon, qui sont consommés par nos Européens
sur le Congo.
2. Je ne nomme pas tons les derniers venus; je dois citer encore M. Coste,
agent comptable.
"V
DANS L'OUEST AFRICAIN 2G7
grande ne pouvait être accordée aux quelques fatigues, aux
quelques soucis qu'il m'en a coûtés pour obtenir ce résultat.
Les territoires assez vastes déjà que les traités passés par
moi avec différents chefs avaient placés sous l'influence fran-
çaise, le Congrès de Berlin leur adonné plus d'ampleur encore.
Il a inscrit sur la carte d'Afrique, à côté des possessions portu-
gaises, deux États nouveaux : le Congo français, plus étendu
que la France elle-même, et FÉtat indépendant du Congo. Par
la vertu des protocoles, ces deux immenses contrées, peuplées
d'enfants de la nature, sont comme entrées dans le concert des
États civilisés. Je veux dire par là que suivant les circons-
tances et, bon gré mal gré, ils pèseront plus ou moins sur leurs
métropoles.
L'État indépendant du Congo, voisin du Congo français,
relève nominalement du Souverain d'un royaume avec lequel
la France entretient les meilleures relations; ces relations
seront certainement les mêmes sur les rives du Congo. Car je
ne doute pas que les nobles vues auxquelles le nouvel État
libre doit ses origines, continuent à présider de haut à son
développement.
DEUXIÈME PARTIE
LETTRES
Libreville, Gabon, 9 février 1883.
Le « Corisco », que nous attendions ici le 22, est arrivé seu-
lement hier soir. Pendant que je vous écris, je vois s'approcher
un autre bâtiment, non pas le bateau anglais qui croise quel-
quefois au Gabon avec le Corisco, mais bien celui qui portera le
courrier en Europe. La santé de tous est parfaite. Le Gabon
n'est pas si meurtrier qu'on le croit en Europe; je crois qu'on
lui attribue la même réputation fausse qu'à l'air de Rome. En
réalité le Gabon est bien moins malsain que bon nombre
d'autres colonies sur la côte d'Afrique.
Je vais à Lambaréné même, où on commence à connaître la
monnaie d'argent et les dollars, ce qui n'était pas encore arrivé
jusqu'à présent.
Ici, au Gabon, le corail vrai a une grande valeur et je crois
(1) Les Lettres du premier et du deuxième voyage sont de M. Pierre Savor-
gnan de Brazza. Les Lettres du troisième voyage sont de M. Jacques Savorgnan
de Brazza, son frère, docteur ès-sciences attaché à la mission. D'autres sont
de M. Attilio Pecile, également attaché à la mission. Les lettres de M. Jacques
de Brazza sont marquées J. B. et celles de M. Pecile A. P.
NOTE DE L'ÉDITEUR.
870 TROIS EXPLORATIONS
qu'il commence à être recherché sur l'Ogôoué où les négociants
Tout déjà introduit. Probablement aussi les perles Bapteros
roses (lui imitent le corail seront également recherchées par la
suite.
Avant-hier, nous nous sommes l'ait tous photographier en
groupe. Le photographe du Gabon est un noir qui ne parle
qu'anglais, qui porte des lunettes, d'ailleurs assez adroit.
Nous avons un cuisinier noir qui est une merveille. Je vou-
drais que tu aies vu ce type de nègre impassible. Le matin, il
vient prendre les ordres d'Attilio (Pécile) pour le déjeuner et il
semble qu'il ne comprenne rien de ce qu'il lui dit, il reste im-
passible comme une statue. Puis il nous sert un repas exquis.
Nous avons de la viande, quand il y en a, et volontiers des
écrevisses, du poisson frais, des aubergines frites à l'huile, de
la salade, et pour fruits d'excellentes bananes et des ananas en
abondance.
Pour la première fois, avant-hier, dans un dîner succulent,
j'ai essayé le fameux manioc, le pain africain. Que te dirai-j e
du manioc? Sache qu'avant tout on le vend en long saucisson
roulé dans une feuille de bananier; il a la couleur de la cire;
son odeur, franchement, n'est pas des plus agréables.
Au goût, il est un peu élastique et piquant, et je crois que,
pour ma part, il me remplacera notre pain sans trop grand
déplaisir.
J. B.
II
Libreville, Gabon, 'l'-) février 1883.
J'espère que tu seras heureux d'apprendre que j'ai déjà eu la
lièvre. Quant à moi, j'en suis très content parce que j'ai appris
comment on la traite et que, maintenant, je n'aurai plus que
les rares accès qui durent quelques heures et qui n'arrivent
qu'une fois par mois environ. J'ai été malade, ainsi que me
l'avait prédit le médecin, comme tous les Européens qui arri-
vent pour la première fois au Gabon; généralement après
quinze ou vingt jours la fièvre arrive et dure cinq, six, et au
plus huit jours, après quoi tout est fini.
Ma fièvre a duré sixjours; le thermomètre n'a jamais marqué
que 39 degrés 5; depuis ces sixjours, j'ai retrouvé mon solide
appétit et me voici, depuis le 19, en pleine santé et fort gai.
Attilio a eu également la fièvre un jour après moi. Le len-
demain, plus de fièvre et grand appétit. Conclusion : nous nous
portons tous bien et nous nous préparons à partir pour Lam-
baréné d'ici à trois ou quatre jours au plus tard. Le bateau de
Hambourg vient d'arriver et nous a apporté tout notre matériel.
Il existe ici en grande abondance une espèce de roche
272 TROIS EXPLORATIONS
appelée sphérosidérite, très riche en fer; il y a aussi une couche
épaisse (je ne saurais te dire de combien) formée de sable sili-
ceux qui a la couleur de l'hydrate de fer.
Je t'assure que les observations de géologie dans ce pays, ne
sont pas la chose la plus facile du inonde. La végétation tropi-
cale semble jalouse des trésors de la terre et recouvre tout de
ses plantes.
Hier nous avons eu une température maxima de 28° 4 c, et
minima de 24° 8. Aujourd'hui nous avons 28° 5 ; tu vois que la
chaleur n'est pas forte.
L'humidité est très pénible; l'hygromètre marque aujour-
d'hui 93°7. Dans ce bienheureux pays tout moisit ;le baromètre
Fortin, placé à 17 mètres du niveau de la mer et réduit
à 0, marque à l'heure présente m. m. 758,05.
Maintenant que j'ai fini de déjeuner, je reprends ma lettre,
la table est déjà desservie, M. de Lastours fume la cigarette.
Attilio revoit la note des caisses et moi, j'écris. De temps en
temps, sur mon papier blanc, court quelque blatte, mais on ne
s'en inquiète pas, attendu que cet insecte infeste toutes les
cases et s'y cache partout. Nginghé, un des hommes qui étaient
avec Pierre dans la première expédition et qui maintenant est
avec nous, a un petit garçon tout petit qui marche comme une
oie, il s'appelle Joseph. Le petit Joseph est toujours à sautiller
dans les deux chambres qui forment notre grand appartement,
c'est un vrai crapaud tout nu ; il a seulement pendu au cou avec
une ficelle comme un gros cigare de la havane de la couleur
d'un nerf de bœuf sec; devine un peu quel est ce cigare? c'est
un morceau de son cordon ombilical que, à sa naissance, on
lui a suspendu au cou pour le défendre des maladies que peu-
vent avoir les enfants.
18
III
Lambarênê, 4 mars 1883.
D'ici à deux ou trois jours, nous partirons pour Franceville où
nous pourrons, je crois, charger douze pirogues. Attilio reste à
Lambaréné pour en attendre d'autres et ainsi nous pourrons
faire remonter à Franceville toutes nos marchandises.
Je ne pourrai avoir tout mon équipage de naturaliste à Fran-
ceville avant cinq mois.
Pour en revenir maintenant à la partie comique je vais te
faire la description de ma chambre, qui est vraiment africaine.
La petite case où je suis se compose de deux chambres minuscu-
les. Attilio occupe l'une et moi l'autre; je t'y écris. Ces petites
chambrettes, faites d'après le système .du pays, à claire-
voie, d'une espèce de plante qu'on appelle bambou, plante
qui n'a cependant rien à faire avec le bambou que l'on
connaît, parce que c'est une sorte de palmier que je crois
n'avoir pas encore vue. Cette plante forme des bâtons longs,
lisses et qui ont de l'aspect de la tige d'une feuille de pal-
mier. Ces bâtons sont mis l'un sur l'autre et attachés avec
des lianes au travers desquelles on peut passer la main. Le
toit est formé de feuilles larges de 5 centimètres et longues
de 70 centimètres, disposées comme des tuiles et liées ensemble
27G TROIS EXPLORATIONS
très fortement; elles form Mit un toit impénétrable à l'eau et ex-
trêmement léger.
Gomme plancher, la terre et comme lit, une table, sur la-
quelle une couverture de laine me sert tout à la fois de mate-
las et de draps; par-dessus tout, un moustiquaire rose qui
m'enferme avec ma lumière; quelques moustiques pénètrent
cependant et les moustiques d'Afrique sont de bonne qualité.
Ma position pour t'écrire est des plus incommodes; je suis
étendu sur mon lit, un livre me sert de table et j'ai mal aux
reins.
Mon album de dessins augmente et j'en suis content, et d'au-
tant plus que je vois que le travail me rend plus adroit.
J. B.
IV
Village de Bundana, 26 mars 188.'!.
La première chose que je t'écris est que nous sommes en
bonne santé. Mon voyage s'est fort bien passé à l'exception d'un
petit accès de fièvre qui m'a duré trois jours.
Nous sommes partis de Lambaréné le 9 mars avec quinze piro-
gues,la navigation sur l'Ogôoué à été jusqu'à présent très bonne,
pas une pirogue n'a chaviré, et nous sommes dans la meilleure
saison pour remonter les rapides. Je dessine, je fais de la géo-
logie quand je peux et je recueille despierres.
Hier les chefs Okanda, Ciinbouata, Boja et Désu sont venus
nous voir et nous porter des cadeaux. Quand ils surent que
j'étais le frère du grand commandant, du même père et de la
même mère, ils en furent émerveillés. La première chose qu'ils
observèrent et d'après laquelle ils me reconnurent ce fut mes
pieds, et, après les avoir bien regardés, ils poussèrent de grandes
exclamations. Après m' avoir regardé la figure, ma manière de
marcher, le comble fut quand ils me virent pendus au cou le
petit crucifix et le médaillon que tu m'as donnés. Du reste, sur
le projet que j'avais fait d'aller pieds nus au Congo, je ne sais
quel chef me dit « que l'on ne pouvait pas se fier à un homme
blanc qui cachait ses pieds ».
278 TROIS EXPLORATIONS
Des trois chefs que j'ai nommés, Cimbouata estleplus caracté-
ristique. Il porte la barbe nattée et dans chaque natte sont pen-
dues trois perles baptéros : une blanche et deux bleu ciel;
quand il bouge, les nattes sont en mouvement et font un cu-
rieux effet.
Les femmes ont d'énormes chevelures avec des coiffures faites
au moyen d'une espèce d'argile mêlée avec de l'huile de palme;
quand elles vont aux plantations et quand il pleut, elles se cou-
vrent avec un sale petit morceau d'étoffe. Les enfants sont beaux,
gras et ronds à plaisir et avec de grands yeux noirs très intelli-
gents. Ce matin, j'étais en train de dessiner près de notre cam-
pement, et j'avais pour voisin un bel enfant qui me regardait
faire ; de temps en temps, il touchait mon papier, y laissant des
marques noires, puis touchait mon crayon, ma pipe, mes habits et
me regardait avec ses grands yeux sans Longer et sans avoir peur.
Toutes les femmes du village venaient me voir, les hommes
leur ayant dit que j'étais le frère du grand commandant. Elles
avaient toutes bras et jambes chargés d'anneaux de laiton, les
reins couverts seulement d'un tout petit morceau d'étoffe.
Dans le village, j'ai trouvé une vieille femme qui fabrique des
marmites avec de l'argile jaunâtre, un peu de colle et des mor-
ceaux de quartz, elle les fait à la main à l'aide d'un petit mor-
ceau de bois, les marmites sont minces, elles sèchent au soleil
et on peut alors les mettre près du feu ; elles ont toutes la même
forme simple.
Les rapides du fleuve que nous commençons à rencontrer et à
remonter depuis huit jours, ne sont pas aussi mauvais que je
croyais. Pour t'en donner une idée, figure-toi que tu remontes
en pirogue la Torre lorsqu'elle est dans sacrue. A chaque instant,
l'eau fait des bonds; alors on tire la pirogue par la corde et on
remonte à coups de perche. Quand on ne le peut pas, on tour-
noie au milieu des petits canaux secondaires.
DANS L'OUEST AFRICAIN 279
La chaleur n'est pas excessive, la nuit, depuis 7 heures jusque
près du lever du soleil, le thermomètre centigrade marque pres-
que toujours 25 degrés, il est vrai que depuis 11 heures jusqu'à
3heuresdumatin, le sable aune température d'environ 60 degrés.
Donc tu comprendras que cheminer pieds nus sur le sable est
loin d'être un plaisir. Depuis Franceville, je ne mets plus de
chaussures, attendu que ce n'est pas pratique : 15 jours de pluie
su ['lisent à les moisir.
Le temps est beau, depuis trois jours il ne pleut pas, bien que
ce soit la saison des grandes pluies. Je crois que, également en
Afrique, les lois météorologiques sont sens dessus dessous
comme en Europe.
Demain, je partirai de bonne heure et, tant que je ne serai
pas à Franceville je n'aurai plus le temps de t'écrire.
Aujourd'hui, temps superbe, il ne pleut pas et les eaux du
fleuve commencent à baisser
J. B.
V
De Dumé, 14 avril 1883.
Au village de Dumba, rive droite de l'Ogôoué à une journée
et demie de pirogue de Dumé.
Nous sommes arrivés à Dumba hier à midi.
Avant tout, sachez que la santé est bonne, que l'appétit ne
manque pas et, ce qui est encore mieux, que je ne souffre
pas de la chaleur comme les autres. Le soleil de Rome, en été
quand on fait des excursions dans la campagne, n'a rien à en-
vier, comme chaleur, à celui d'ici; les soirées sont toujours
fraîches. Il y a quelques jours, il est vrai, le thermomètre placé
sur la couverture que j'ai dans ma pirogue marquait 53 degrés;
à l'ombre, il descendit à 35, et hier à onze heures du matin,
il ne marquait plus que 20°,5; l'autre soir 21 degrés; tu vois
que la chaleur n'est pas grand'chose et qu'en tout cas, le
soir on jouit du frais.
Hier, ma pirogue a chaviré dans un rapide; heureusement,
'avais changé d'embarcation ; je ne sais comment il se fait que
je n'ai rien perdu et comment mon baromètre Fortin est resté
sauf malgré son bain forcé.
DANS L'OUEST AFRICAIN :>81
La formation géologique d'une grande partie de l'Ogôoué, à
partir de Boue, est granitique, elle continue sans interruption
jusqu'aux monts de Dumba.
Je crois qu'il me serait difficile de trouver une saison des
pluies plus clémente ; depuis que nous avons quitté Lamba-
réné il a plu seulement pendant cinq jours.
J. B.
VI
Lantbarênè, 3 mai 1883.
Pierre de Brazza est arrivé, et avec lui toute l'expédition.
Si tu voyais toute cette foule et ce va-et-vient. Nous sommes ici
plus de trois cents personnes, parmi lesquelles, une vingtaine de
blancs.
L'arrivée de Pierre de Brazza a été quelque chose de fort émou-
vant, et je t'assure que j ai les yeux humides à voir l'accueil que
lui ont fait les noirs.
La nouvelle de son arrivée s'est répandue très vite. De toutes
parts arrivaient les pirogues surchargées de noirs qui venaient
pour le voir le saluer, criaient d'une voix forte :
Notre père est revenu! notre père est revenu.
Les Adouma, peuplade du haut Ogôoué qui se trouvaient ac-
tuellementici, pour le transport du caoutchouc, vinrent tous lui
serrer la niaineti'embrasse.
Ici tous voudraient partir avec lui, sans cela, ils quitteraient
les traficants, avec lesquels ils sont descendus et se mettraient
aux ordres de Pierre de Brazza. Je t'assure que je ne peux com-
DANS L'OUEST AFRICAIN 283
prendre comment un blanc a pu inspirer tant de confiance et
d'affection à ces gens défiants, ingrats, et de tempérament
faux.
Depuis quinze ou vingt jours, j'attends les pirogues de Fran-
ceville, sur lesquelles je dois remonter le fleuve, pour rejoindre
Jacques de Brazza.
A. P.
VII
Poste de l'Alima ou plutôl de Kenkuna,
dans l'angle formé par le Diélé et le Gambo,
qui, réunis, forment l'Alima.
5 juillet 1884.
Le 24 mai, avec Ballay et quarante-cinq porteurs Batékés
nous partîmes ensemble de Ngliimi et le soir nous étions arri-
vés à Ninmanaciné où finit la route que Pierre a tracée dans la
forêt à partir de Franceville, tout étonnés des travaux qu'il a
fallu faire pour cette route, quand je vois les arbres qu'on a dû
abattre.
De plus, les arbres, les lianes et les herbes qui forment taillis
ont eu le temps de croitre très épais; on pourra cependant les
abattre facilement.
Aussitôt après Niamanaciné commence le pays des Batékés
où la route est très bonne et surtout serait excellente pour les
chameaux.
Le 25 mai; nous passâmes la nuit sur la colline des Batékés,
colline sablonneuse et onduleuse; il y a plus de cailloux que
d'herbe, laquelle, parait-il, pousse à peine dans ce sol formé de
sable léger pur quartz; ces cailloux sont généralement gris-
DANS L'OUEST AFRICAIN 28T»
clair; ils doivent cette couleur à la pauvreté de l'humus fourni
par les herbes qui, tous les ans, sont brûlées et dont les cendres
presque toutes emportées par le vent sont, en petite quantité,
DE TEMPS EN TEMPS IL TOUCHAIT MON PAPIER
mêlées au sable. Soit dans les bas-fonds, soit dans le lit des
ruisseaux, ces cailloux blancs sont comme du sel et ressem-
blent absolument à de l'eau de mer évaporée.
La lueur reflétée par un soleil perpendiculaire, fait mal aux
yeux; nous marchons depuis longtemps sans avoir d'autre
28U TROIS EXPLORATIONS
ombre que celle de notre chapeau. A l'endroit où nous avons
passé la nuit, nous avions, d'un côté, le pays des Batékés, pays
délabré, où l'œil ne suit que les courbes monotones du sol qui
s'étend à l'infini, interrompu ça et là par quelque chétif groupe
d'arbres épars comme de petites îles au milieu de cette merde
soleil. Derrière nous, au contraire, la forêt verdoyante sans in-
terruption à travers laquelle on voit Franceville et derrière
encore la forêt sans fin qui se confond avec l'horizon et avec le
ciel.
Quand on a vu un coin du pays des Batékés, on Ta vu tout
entier, de même qu'une goutte d'eau ressemble à une autre
goutte d'eau.
Le 26, j'arrivai au premier village Batéké ou pour mieux dire
au groupe de villages de Lekey, d'où nos porteurs étaient ori-
ginaires.
Il faudrait que tu eusses une idée bien claire de ce qu'est un
village Batéké. Ne vas pas croire qu'il est formé d'un groupe de
maisons où habitent un chef et d'autres familles réunies; ici
au contraire, c'est un groupe de cases habitées par un chef avec
ses femmes et quelque esclave; puis, distant de 200 mètres ou
plus, un autre groupe de cases et ainsi de suite.
Cependant, le village Lekey n'est pas du tout semblable aux
autres villages Batéké parce que celui-là est exposé en plein
soleil tandis quepresque tous se trouvent près des arbres qui
couvrent le fond d'une gorge de laquelle sort un petit ruisselet ;
ce ruisseau plus au Sud se réunit à un autre qui passe près du
village Ngiayole et celui-là, à son tour, se jette dans le bassin.
Mais pour en revenir à nos moutons, il faut observer qu'un
vrai village Batéké a ses cases sous un bouquet de palmiers assez
épais, et il n'y en a guère quin aient le leur. Quand on fonde un
village nouveau, on plante d'abord quelques bananiers qui
croissent étiques et chétifs.
DANS L'OUEST AFRICAIN 287
Si le village existe depuis longtemps, on voit les palmiers de
trois, quatre, cinq hauteurs différentes lesquelles hauteurs indi-
quent les générations successives.
Si l'endroit du village vient d'être abandonné, les palmiers
restent et alors servent pendant plusieurs années à indiquer
lesvestiges d'une ancienne peuplade deBatékés. Ce sontees grou-
pes de palmiers, ceux-ci plus jeunes, ceux-là plus vieux ou déjà
décrépits qui, tant de fois, interrompent çà et là les légères cour
hes stériles de l'horizon Batéké. Le palmier (je te dirai son nom
quand mon herbier sera prêt) sert à faire le pagne qui est le tissu
propre du pays , tissu grossier, et fait à peine de la grandeur
d'un mouchoir ordinaire. Plusieurs pagnes réunis ensemble
forment une espèce de grand linceul dont s'enveloppent les
chefs. Ces pagnes ont une couleur de soie écrue qui peu de
temps après est complètement salie par la teinture rouge et
l'huile de palme dont les indigènes s'enduisent le corps. Et
c'est précisément parce que ces palmes servent à la fabrication
des pagnes, que, en arrivant dans un village, je vis que les
palmiers étaient dépouillés de toutes leurs feuilles, excepté
le seul bouquet du haut ce qui rappelle le « palma palmata » le
seul qui pousse spontanément en Italie, le chamèrops humilis.
A l'ombre de ces palmiers, entourés de quelques rares bana-
niers, sont plantées quelques légumineuses (plante arborescen-
te à fleurs blanches et à fruits velus laquelle, paraît-il, broyée
avec une autre plante que je ne connais pas sert à empoisonner
le poisson). Il y a en'outre quelques plans de racines, quelques
euphorbes (dont on se sert pour empoisonner les flèches), quel-
ques citrouilles, quelques extormiers et autresplantes qui existent
aujourd'hui, qui manqueront demain mais qui servent à indiquer
la présence de l'homme. A l'ombre de ces quelques palmiers,
pullule la nombreuse peuplade des BaUkés. Tous les jours, ou
plu tôt chaque nuit on dansele tam-tam et, chaqueinatin toutes les
288 TROIS EXPLORATIONS
femmes avec le panier, la hotte, et la pioche (une vraie pioche)
vont aux plantations voisines tracées chacune régulièrement,
également distantes Tune de l'autre, en formant de longs paral-
lélogrammes, l'un touchant l'autre, comme nos champs. Le
manioc y abonde ainsi que le mil, la canne à sucre, le maïs, le
tabac et la pistache.
Si je voulais entrer dans les détails je n'en finirais pas. J'au-
rais voulu te causer de leurs paniers qui ont mille formes et de
leurs hottes dans lesquelles ils vont chercher de l'eau.
J'aurais voulu te parler de leurs hâtons dont l'extrémité est
attachée avec de la filasse végétale qui sert aux femmes pour at-
traper les sauterelles et autres insectes dont ils sont très avides.
De leurs ananas qui poussent dans ce pays comme les mau-
vaises herbes; les herbes y sont d'ailleurs très saines parce que le
sol y est exclusivement couvert de cette plante. A chaque halte
on en boit avidement le suc qui remplace l'eau souvent man-
quante. J'eusse encore voulu te parler de ce que j'ai vu manger
aux Batékés; des petites pousses vertes claires de divers arbres ;
le fruit agreste et amer de quelques lianes, la petite bulbe rouge
d'une plante basse à feuilles coriaces avec des fleurs qui sortent
de terre. Je m'exprime mal en disant bulbe, c'est plutôt une es-
pèce d'œuf dont on mange la pulpe blanche, peu succulente, qui
a une saveur semblable à celle de l'ail.
En outre il y a des sauterelles en quantité. Tout le long de la
route nos porteurs mettaient le feu aux herbes et couraient après
ces insectes qu'ils mangent dans une boulette de manioc plus
grosse qu'un abricot et qu'ils avalent comme une pilule. Pour
leur repas le plus exquis, ils prennent des larves de papillons,
ils les mettent dans une feuille, les font rôtir et les mangent.
Voici les dernières lignes de mon journal de ce jour : Les Ba-
tékés que le DrBallay avait envoyé chercher à Apiré sont arrivés.
Ils se sont tous assis en rond, ont posé à terre leur panier, fiché
J'J
DANS L'OUEST AFHICAIN 291
dans le sable leurzagaye et Leur couteau. Le soleil disparaissait
déjà derrière toutes ces tètes couvertes d'un sale petit morceau
de pagne indigène qui encadrait leur visage décharné.
Au 30 niai nous sommes arrivés au village Diélé après avoir
traversé le fleuve Diélé.
INSECTES UUE MANGENT LES BATEKES
Le 31 mai, nous traversions le Nconi et arrivions au village
des Apiri.
Le 3 juin, départ des Apiri; et je passe la nuit près de Bala où
je reçus une énorme averse.
LAKVE DE TAPILLON QUE M...NUEXT LES BATEKEs
Le 4 juin, à 11 heures du matin, j'arrive à la station d'Osika
située dans une excellentissime position à 30 mètres du fleuve
Lékila et placée à 100 mètres sur le niveau du fleuve même.
Note bien que les arrêts de trois ou quatre jours dans ce village
furent employés à chercher des porteurs. A Apiri nous n'avions
pas pu en avoir assez à cause d'un grand tam-tam, de sorte que
je suis parti seul en avant avec 33 Batékés; j'avais avec moi les
charges les moins lourdes. Le D' Ballay a pu partir le même
jour avec d'autres porteurs. Jusqu'au 24 juin, je suis resté à la
station d'Osika; j'ai continué, sans interruption, mes observa-
tions barométriques et météorologiques.
292 l l; dis EXP LORATI ON S
Voici les notes prises dans mon journal Le 18 juin :
Aujourd'hui, journée formidable. Nous avons lancé la cha-
1 »upe; sa quille toute peinte en rouge comme ha-
billée de pourpre , soutenue par des Séné-
galais, des Gabonais, des Pahouins et des Ga-
ina, tons gens au service de l'expédition, glis-
sait sur des rouleaux de bois, et à quatre heures
et demie du soir, au milieu des hourrah et des
cris de nos hommes, elle flottait sur les bords
du Lékila à Osika par 1°34 latitude sud et 12°
15 longitude ouest à environ '380 mètres d'aïti-
S^-- ^ lude du niveau de la mer. Le
" «g? soleil, qui était déjà descendu ,
derrière la colline, empour-
, f»
CHALOUPE
DU DOCTKUI! BA1.I.AY
AVANT
SON LANCEMENT
prait, incendiait loin le ciel, cependant que la lune se mon-
DANS L'OUEST AFRICAIN '.,.:
trait blafarde au travers de l'inextricable réseau des branches
pendantes et des lianes agitées par le vent.
A la nuit close, l'illumination devint générale
J'ai un petit accès de fièvre qui m'avertit de prendre demain
une bonne dose de quinine : Quelle vilaine chose que la fièvre !
mais quand je l'ai, je pense alors au beau ciel d'Italie et en y
pensant mon esprit se raffermit.
Tu me diras que je suis devenu un peu romantique ; mais
que veux-tu? Je t'écris et cette idée me fait considérer lajournée
que je passe avec toi comme je regarderais un paysage pour le
dessiner et je t'assure que j'écris simplement les impressions
comme je les ressens.
Le 23 juin, un homme de la station de Kenkuna est arrivé
vers les trois heures de l'après-midi, me dire que quelques
Apfourou voulaient parler au blanc; ils étaient huit hommes
et trois femmes dans une pirogue, laquelle était chargée de
manioc. Que faire? Avant tout, faire ses bagages pour partir
le lendemain. Ce que me disait l'homme de la station de Ken-
kuna n'était pas chose sûre. Les Apfourou voulaient probable-
ment recommencer ce qu'ils avaient fait à Mizon qui, lorsqu'il
s'approchait d'eux, les mettait en fuite.
Jl est vrai que Mison les cherchait et que, au contraire, ils
venaient, eux-mêmes, chercher le blanc. En tous cas, je me rap-
pelai ce vers : Tirneo danaos, etc.
Le 24 juin, je pars avec quatre Batékés de la station d'Osika
pour aller à celle de l'Alima ou même à Kenkuna nom du
village près duquel cette station est établie, j'y arrivai au soleil
couchant.
Le 25 au soir, arriva le Dr Ballay. Le 27 au matin, Firmin,
que nous avionsexpédié avecUgulaau camp des Apfourou, était
•20'. TROIS EXP LOB ATI ON S
de retour disant mille belles choses de ces mêmes Apfourou qui
attendaient pour parler au blanc.
Vers deux heures de l'après-midi, M Ballay, Firmin, moi et
et Renkekisa, nous partîmes pour le camp des Apfourou où nous
arrivâmes à nuit close. Nous avions traversé tous les villages
Batékë, ce qui avait allongé le chemin. Nous avions de plus
traversé dans une petite pirogue le fleuve Gambo et passé à gué
deux ruisseaux, l'eau nous venant jusqu'à la ceinture. J'ai
oublié de te dire que le fils de Kenkuna était avec nous.
Ne pouvant perdre du temps à t'écrire sous une nouvelle
Jorme ce que j'ai déjà relaté dans mon journal, je t'en envoie
une partie, tout en omettant la description des instruments et
du manioc des Apfourou dont je t'ai déjà parlé.
Il était déjà nuit noire quand, grimpés sur une colline au coin
d'un bois qui borde l'Alima, nous vîmes briller un feu, c'était
le camp Apfourou; j'envoyai en avant le fils de Kenkuna pour
annoncer l'arrivée des blancs; quelques minutes après nous
nous trouvions assis sur une espèce de petit banc plat près
du feu et entourés par les Apfourou qui, étonnés, nous regar-
daient de la pointe du chapeau à la pointe des pieds.
Après avoir serré la main au chef et frappé une main contre
l'autre, les interrogations commencèrent. Ugula, qui parle for-
bien le Batéké et le Pongué, servait d'interprète et, grâce à lui,
nous pûmes compléter divers renseignements qu'on avait réussi
à recueillir. La journée passée avec les Apfourou, nous servit
d'autant mieux qu'ils connaissaient Makoko et Kunkuna où
j'étais déjà allé avec Pierre.
Ils préféraient d'ailleurs pouvoir rejoindre cette fois Makoko
en pirogue au lieu de faire le chemin par terre.
La première impression que me causèrent les Apfourou à la
lueur du feu au milieu duquel bouillait la marmite caracté-
ristique fut que c'étaient des hommes braves, grands, robustes,
DANS L'OUEST AFRICAIN 295
ayant de forts bras, le visage étonné mais loyal. Quelle diffé-
rence avec ces squelettes de Batéké !
La contemplation intense dont nous étions l'objet se mani-
festait à chaque moment par quelque exclamation répétée à son
tour par chaque bouche. — Le feu, qui brûlait sans flamme,
était à chaque instant attisé avec des brindilles que les Apfou-
rou s'empressaient de mettre sucessivement pour pouvoir
s'éclairer et observer à leur aise. Ce fut un interminable exa-
men des pieds et des chaussures; ces dernières, ils les voulaient
examiner scrupuleusement et les passaientde main en main au
milieu de l'admiration générale. Qui aurait dit à mon cordon-
nier d'Udine que ses chaussures auraient fait la stupeur des
Apfourou! Pour moi, c'était un vrai rêve de voir ces visages noirs
illuminés par la ilamme et dont les seuls traits éclairés se
découpaient sur le bois obscur : au-dessus de notre tète un
beau ciel tout constellé sans lune et à travers les arbres 1rs
eaux de l'Alima. Je pensais à tant de choses, je me rappelais
Pierre quand, pour la première fois, il se trouva sur ce fleuve
inconnu arrêté par de nombreuses pirogues pleines de noirs
armés de fusils, c'était alors le 3 juillet 1877.
L'endroit où nous étions étaitprobablement celui où pour la
première fois Pierre avait vu et découvert l'Alima ; c'était pro-
bablement le même jour avec une différence de cinq années
Je ne te parlerai pas du repas fait de manioc, de poisson fu-
mé et de noix de palme rôties ; je ne te dirai pas notre nuit
passée tout entière à la discrétion des moustiques qui nous
empêchèrent de fermer l'œil et qui nous firent vivement désirer
de voir apparaître le jour.
Il serait trop long de teparlerdes innombrables paniers dans
lesquels ils mettent le manioc; ils l'échangent avec les Batékés
contre du poisson fumé, le manioc est alors en racine, ils le pré-
parent ensuite.
896 CROIS 1 : X 1 ' I. ni; A 'II ONS
La conclusion du discours avec le chef fut que, la premièrefois
qu'il était venu un blanc, il avait fait la guerre mais que mainte-
nant tout était fini et qu'alors ils voulaient être grands amis des
blancs.
Celui-ci voulait que le blanc vînt chez lui pour pouvoir faire
avec lui un grand commerce d'ivoire. Son frère qui avait fait la
guerre était mort, et, lui, il voulait s'accorder avec les blancs.
Ce chef s'appelle Dombi, il avait la chair de la jambe traversée
par une balle dont nous nous sommes bien gardés de lui de-
mander la provenance.
De notre côté, nous lui dîmes que d'autres blancs viendraient
volontiers avec de nombreuses marchandises, que nous vou-
lions descendre chez Makoko et que nous les apporterions dans
leurs pirogues.
Il fut alors décidé que M. Ballay porterait les marchandises
déjà arrivées à Séné, sur les bords du Diélé, et que, lorsque tout
serait prêt, je lui enverrais un de nos enfants (c'est ainsi que
nous appelions nos hommes) pour le prévenir. Il se mettrait
alors en route avec une très grande pirogue à cent rameurs où
seraient réunies toutes les marchandises. Le paiement fut fixé
ainsi : un fusil à capsule pour Dombi, et trois pagnes d'étoiïe
par chaque homme. Un pagne mesure un peu plus de trois
mètres.
Le palabre ainsi terminé, nous retournâmes à notre campe-
ment après avoir fait notre distribution de cadeaux: un gros
grelot, un pagne, du sel, des perles, de la poudre, quelques
petits grelots et des kauris (petits coquillages), ils en parurent
d'ailleurs fort satisfaits; ce dont ils sont le plus avide c'est
l'étoffe rouge.
L'Alima, parait-il, se descend en huit jours jusqu'au point le
plus voisin de Makoko; ce point serait indiqué sur la carte sous
le nom de Nganchino et je crois„qu'il doit s'écrire Gancin.
JACQUES DE BR.VZZA
DANS L'OUEST AFRICAIN 200
De chez Makoko jusqu'à Franceville ou va très commodé-
ment eu douze ou quinze jours au plus.
P. S. Campement de Ballay au confluent du Lckina et du
Diélé...-.
La santé continue à être très bonne. Je suis arrivé ici partant
du fleuve l'Alima, descendant le Gambo en pirogue et remontant
le Diélé.
J. B.
VIII
Franceville, 3 août 1883.
Nous voici finalement arrivés à Franceville, après cinquante-
deux jours de voyage heureux, mais fort souvent ennuyeux.
De Asuka (Aduma) aux cascades de Boue, rien de remarqua-
ble, excepté les Paliouins du haut Ogôoué, qui sont un peuple
vraiment intéressant. Bien qu'ils soient sauvages jusque dans la
moelle des os, intelligents et courageux, c'est l'unique peuplade
de la rivière qui ait un caractère délié et qui ne ressemble pas à
un troupeau de singes stupides,de poltrons comme tout le reste
des tribus du fleuve.
A Boue nous avons eu quelques difficultés avec ces braves
gens. Il était beau de voir le courage et la joie de ces sauvages,
et comment ils allaient au-devant de la fusillade, et avec quelle
habileté ils s'embarquaient pour soutenir l'attaque. Heureuse-
ment tout finit pourlemieux et nousnous quittâmes bons amis.
Le Pahouin a un type particulier, et de fait différent des
autres tribusde la rivière, tant pour la coiffure que par les armes
dont il se sert, par ses habitudes et par sa langue.
DANS L'OUEST AFRICAIN yol
Lus femmes des Pahouins sont, autant qu'un peut le dire, lai-
des: et, je dirai plus, dégoûtantes. Elles sont petites, ivrognesses,
elles ont des cheveux longs et crépus qui leur forment une espèce
de perruque, irisée comme celle d'un caniche. Leurs jambes sont
recouvertes jusqu'aux genoux de gros anneaux de fer ou de cui-
vre, mais elles n'ont rien aux bras. Leur vêtement consiste en
un collier de perles au cou et un au-dessous des lianes soutenus
par les reins. A ce collier est pendu un bout de peau de gazelle
de forme carrée large de 50 centimètres, dure etroide comme une
planche ; le tout est gras, sale, rougi par l'habitude que les
tribus de la rivière ont de se teindre le corps en rouge après
qu'ils se sont oints préablement avec de l'huile de palme.
Les Pahouins étant une peuplade de l'intérieur, ne savent ni
nager, ni pagayer, ni construire une pirogue. Celles qu'ils pos-
sèdent, ils les ont toutes volées aux tribus voisines. Ils emploient
le radeau pour descendre le fleuve!
Quand je suis arrivé à un village Pahouin, tous les hommes
étaient sur pieds armés, de leurs fusils, qu'ils ne quittent jamais,
et du couteau caractéristique dont je t'ai envoyé un échantillon.
L'homme, comme dans toutes les tribus le long de la rivière,
est un peu plus adroit que la femme, mais pas beaucoup.
Les Pahouins sont des commerçants très-habiles et ont pour
ainsi dire le monopole du trafic de l'ivoire. Ils sont d'ailleurs
adroits chasseurs et vendent leur chasse fumée (très bonne)
aux peuplades voisines. Un de leurs objets de chasse le plus
usité est le long filet en corde avec lequel ils prennent une
énorme quantité d'antilopes et de sangliers :
Les Pahouins tendent pour la plupart toujours à se rappro-
cher de la. côte où ils sont arrivés déjà les premiers ; d'autres
émigrent continuellement. Des villages entiers descendent.
Je crois que lorsque les Pahouins seront à la côte, ils pour-
ront rendre de réels services à la colonie, qui se servira de ce
302 TROIS EXPLORATIONS
peuple laborieux et intelligent et de beaucoup supérieur à toute
cette stupiderace des Mpongué, d'ailleurs race presque complè-
tement éteinte.
Les Pahouins étant dégoûtamment sales (ils ne se baignent
jamais) ont le corps couvert d'énormes poux; nous en avons
presque tous attrapé après avoir simplement traversé leur vil-
lage et sans avoir même passé une nuit chez eux.
Après les Pahouins viennent les Aduma, autre peuple très
intéressant, non par lui-même, mais parce qu'il est très nom-
breux et essentiellement navigateur.
Le pays des Adouma est le seul de la rivière qui ait un aspect
agréable, fertile, cultivé et qui fasse exception à l'éternelle mono-
tonie du paysage, monotonie qui vous poursuit, ennuyeuse
au possible de Lambarené à Franceville.
De l' Adouma comme peuple, je ne te parlerai pas ; il est peu
intelligent ; comme industrie, l'huile de palme, les nattes (très
belles) et les étoffes indigènes faites de feuilles de palmier.
Ces gens cultivent beaucoup et bien: ils construisent des piro-
gues et les mènent dans la perfection. Du reste, comme peuple
sauvage, il n'a rien de caractéristique; il est pacifique et poltron.
Il me suffira de te dire que je suis allé seul, dans un village
avec ton fusil à l'épaule : je leur dis que j'étais venu pour faire
la guerre. Je liai le chef du village et tous les autres prirent la
fuite. De sorte que si j'avais voulu, je pouvais incendier tout
le village et emmener le chef prisonnier, tout cela, sans tirer
plus d'un coup de fusil en l'air.
Les Adouma sont extrêmement avides de viande. Il ni'arriva
un jour d'interroger un chef et de lui demander pourquoi il
n'élevait pas des porcs dans son pays, comme le font les autres
tribus voisines; il me répondit qu'il avait bien essayé, mais
qu'il les avait trouvés si bons qu'il avait toujours fini par les
manger tous.
DANS L'OUEST AFRICAIN 303
Après les Adouma, il y a encore quelques petites tribus qui
n'ont rien de particulier; les Dangiaka et les Obamba. Les
Obamba sont remarquables par la façon relativement merveil-
leuse avec laquelle ils travaillent le fer, qu'ils tirent eux aussi
du minerai. Ils sont toujours armés de une ou de plusieurs
zagayes fort bien faites, d'un petit arc et d'un carquois de flèches
empoisonnées, plus d'unbeau couteau d'une forme particulière.
La zagaye est une fort bonne arme.
Dans le bas de la rivière, les étoffes, la poudre, le fusil et le
tabac sont les principaux objets d'échange, tandis qu'à Boue le
sel est le Dieu des noirs et l'étoffe, les perles et les fusils sont ce
qu'on donne, non pour leurs besoins journaliers, mais comme
cadeaux et comme paiement aux hommes.
Pour une cuillerée de sel, on achète une poule, quatre œufs,
un régime de plus de cinquante bananes.
Quant aux verroteries, leur valeur dépend de la mode et des
demandes plus ou moins nombreuses ; mais le sel reste malgré
tout le maître des marchandises. A peine donné il est mangé et, à
peine mangé, il est de nouveau désiré ; il en est ainsi de la pou-
dre qu'on brûle aux trois quarts dans l'air.
Et maintenant parlons un peu de Franceville.
Première chose à noter; il y a près de Franceville un pont
suspendu sur le fleuve, long d'une soixantaine de mètres et fait
avec des lianes. Ce pont est construit d'après les mêmes principes
que nos ponts suspendus avec cette seule différence que ce sont
deux grands arbres qui soutiennent, sinon les trois cordes princi-
pales, du moins les cordes de suspension.
La liane présente l'aspect d'une grosse canne de l'Inde elle est
iibreuse et très forte.
Franceville est placée sur le haut d'une colline d'où l'on jouit
d'une vue étendue et très belle. Tout le paysage consiste en
collines pas très élevées mais couvertes d'une herbe très haute
304 T 1 1 0 1 S E XPLOE A T IONS
(plus haute que moi) dure et sèche; et, à l'heure qu'il est, pour la
plus grande partie brûlée, tandis que tous les vallons du fond
sont couverts d'arbres, ce qui rend étrange le contraste entre
l'aspect sombre des collines et l'aspect riant de la vallée. Je crois
que dans la saison des pluies quand toute les collines qui nous
entourent seront couvertes de verdures, le paysage ne sera plus
ni trop vilain ni trop uniforme.
La station consiste en un groupe de cases, les unes faites de
paille et de bambou, les autres de troncs d'arbres avec une belle
petite case en planches pour le chef, quelques bananiers, des
palmiers et quelques arbres entourent le village.
Comme centre dédiasse Franceville n'est pas mauvais, mais
pour tuer quelque chose il faut s'éloigner un peu et faire quel-
ques jours d'excursions. On y trouve alors le bœuf, l'éléphant
et la panthère, sans compter le petit gibier comme les singes, le
faisan, etc.
Ma santé a été parfaite pendant le trajet, sauf quelques accès
de lièvre, l'appétit est toujours bon, comme l'humeur.
Pendant le voyage, on a tué un crocodile long de plus de trois
mètres, deux énormes hippopotames, un serpent boa et un
bœuf sauvage. Naturellement on mange de tout cela et je te
dirai de suite ce que j'en pense. Le crocodile est du vrai caout-
chouc mais n'a rien de dégoûtant. L'hippopotame a une chair
tendre et savoureuse comme celle du bœuf, et la première fois
qu'on en mange, on le trouve très bon, mais on lui découvre
ensuite un certain goût de ménagerie qui ne vous va plus
autant. Le bouillon en est excellent.
Le serpent boa est très dur, mais il a bon goût. A mon avis
ce qu'il y a de vraiment bon en fait de gibier, c'est le singe
et l'antilope.
Quand nous mangerons une soupe à la tortue je t'en donnerai
des nouvelles.
ENGAGEMENT DE PORTEURS BATÉKÉS
BRAZZA
20
DANS L'OUEST AFRICAIN
8U7
Le lendemain de mon arrivée ici, Jacques de Brazza arrivait
del'Alima, où il avait accompagné Ballay. J'espère partir avec
lui au Congo, mais je ne sais pas encore bien comment nous
ferons. J'ai trouvé Jacques un peu maigri, mais bien, il a l'air
de quelqu'un qui vient de passer un mois dans la montagne.
A. P.
IX
De l'Alima (bouches du Leketi), 21 décembre 1883.
Je suis à Franceville déjà depuis un mois et travaille déses-
pérément à faire des collections de toutes sortes ; je pouvais
partir pour le pays des Batékés, d'où je serais revenu à la station
de Diélé.
De Franceville à Diélé il y a cinq jours de marche à travers
un pays habité par les tribus Batékés, peuplade qui s'étend jus-
qu'au Congo, et qui est de race différente de toutes les tribus
de rOgùoué.
C'est dans leur pays' que se trouve l'euphorbe vénéneuse,
avec laquelle ils empoisonnent leurs flèches.
Une particularité.
Les ananas croissent ici beaux et gros comme on n'en voit
pas en Europe et font le repas favori des éléphants et des bœufs
sauvages.
Le Batéké est fort peu sympathique, de nature emportée et
méfiante. Il est anthropophage mais il ne mange pas les morts
et ne tue pas les esclaves pour les manger, cependant il mange
les prisonniers de guerre, et l'ennemi qu'il a tué par vengeance.
DANS L'OUEST AFRICAIN 309
En fait d'armes de guerre, il n'a que la zagaye et un grand cou-
teau qu'il porte presque constamment sous le bras.
L'arc petit et primitif lui sert presque exclusivement d'arme
de chasse. Le fusil n'est employé que par quelques chefs.
Ce qu'il y a de bon chez les Batékés, c'est qu'ils sont un peuple
de porteur. Ils portent avec une espèce de hotte, du genre de
celle portée par nos colporteurs et un homme chemine jour
par jour avec 25 ou 30 kilos sur l'épaule d'uii pas rapide, sans
s'arrêter avant le soir.
Le Batéké est d'une sobriété singulière. Avec un peu de
manioc, quelques sauterelles ou quelques chenilles qu'il ramasse
à sespiedstouten marchant et, sans s'arrêter, il satisfait son appétit.
Ils sont maigres comme des squelettes et il est surprenant de
voir ces carcasses ambulantes porter d'assez forts poids avec
tant de désinvolture. Tous ces gens sont gagnés à l'expédition,
et tous font régulièrement le service de transport de Franceville
à leur pays. Pour quatre jours de «portage » de Franceville
ici, ils reçoivent quatre brassées d'une cotonnade à 0 fr. 25 le
mètre, bien teinte et bien empesée, un verre de sel et un de pou-
dre; 20 perles de verre transparent et 20 kauris, petit coquillage
qui produit un petit bruit lorsqu'on l'approche de l'oreille. Ils
reçoivent en outre un miroir d'un sou et un couteau; le tout en
Europe vaut bien 2 francs. Ils comprennent tous les avantages
qu'ils ont d'être parmi des blancs, et ils les servent surtout
fort bien. Tous les villages voudraient posséder une station de
blancs, surtout ceux qui sont sur notre route et qui ont travaillé
pour nous.
Je restai à Diéléencore huit jours et partis reconnaître les chu-
tes du Gambo, affluent du Diélé. C'est là que l'expédition désire-
rait créer un poste et étudier l'installation possible d'une scierie
hydraulique sur les cataractes.
Je partis avec trois hommes et, après trois jours de marche,
810 T R O I S E X P L O R A T I O \ S
j'arrivai àla chute. Là, quelques difficultés à s'entendre avec
la population du village, population encore sauvage. Mais, à
l'aide de beaucoup de patience, de plusieurs discours et de quel-
ques cadeaux, je laissai les choses en bonne voie et les noirs
déjà à l'œuvre pour nous fabriquer une première case, sous la
direction d'un noir de confiance laissé sur leslieux. Après avoir
ainsi terminé cette mission peu difficile sur le Gambo, je retour-
nai à piedjusqu'à Diélé, n'ayant pu me procurer de pirogue. En
ayant trouvé une je descendis jusqu'à l'Alimaoù je me trouve
et d'où je vous écris. Ici nous sommes en pays Batéké mais
entre deux campements d'Apfourou.
Les Apfourou sont un peuple du Congo dont je t'ai déjà parlé.
DANS L'OUEST AFRICAIN 311
Ils campent tout le long du fleuve, sont industrieux et labo-
rieux en même temps que vigoureux et guerriers. Brazza leur
fit la guerre dans sa dernière campagne et ce furent eux qui con-
duisirent Ballay sur le Congo dans une de leurs pirogues. Tous
ces poltrons de Pahouins du bas Ogôoué étaient menteurs, s'il
faut en croire les dires des noirs. Michaud, un fidèle de Brazza,
était tranquillement au Gabon quand les Pahouins lui ont tiré
des coups de fusil. Ce fut lui qui apporta le courrier et il fut
fort surpris quand il rencontra Lastours qui descendait tout
armé pour faire la guerre aux fantômes.
Je suis en très bonne santé, l'air est des plus sain ; depuis que
je suis ici je n'ai plus les fièvres et mes pieds sont complète-
ment guéris.
A la première occasion, je forai faireet vous enverrai ma pho-
tographie.
Minuit vient de sonner.
Ma lumière, un lumignon formé d'une pièce d'étoffe roulée que
je tiens dans une vieille boîte de cirage, est devenue petite pe-
tite..Te vous envoie un baiser.
A. P.
X
Des bords de VAUma, 26 décembre 1883.
Brazza traite les indigènes en frères; en peu de temps, tous
seront pour lui.
Brazza est très content de ce mode de procéder ; ces quel-
ques nouvelles partiront avec le courrier qu'il fait partir et
arriveront en Europe sous le moins de temps possible.
Il est difficile de vous donner une idée claire de ce pays.
Si moi ou quelqu'autre vous disons que le pays est beau et les
noirs de bonnes gens, un autre de l'expédition vous dira qu'il
n'a pas pu y résister parce que le pays est insupportable, que les
noirs sont sauvages, qu'avec eux on ne peut arriver à rien, que
l'air est mauvais et que l'on ne peut vivre des années avec du
manioc et quelques poules étiques.
Moi, je m'y trouve bien et Brazza a su en faire son pays, non
en employant la force, mais à sa manière. Tu peux aller te pro-
mener tous les jours avec ton bâton à la main et quelques perles
dans ta- poche, comme si tu étais à la campagne en Europe.
En somme l'expédition vit des ressources du pays sans tou-
cher aux vivres de conserve qui sont gardés pour le Congo
DANS L'OUEST A Kl! [GAIN 315
manioc, bananes, igname excellente, aussi bonne que la patate,
poules et œufs, un peu de gibier et de poisson constituent la
base de notre nourriture ; ajoutes-y l'arachide qui, rôtie, ressem-
ble à l'amande, l'oseille, l'ajaka (espèce d'épinard fait avec des
feuilles de manioc) la patate douce, le mil, le maïs, l'ananas et
(Vautres petites choses, qui donnent une certaine variété à notre
menu.
Si l'on ne vit pas d'une façon splendide, du moins on mange
des vivres sains. Mon estomac est devenu meneur, et, depuis
huit mois, je n'ai pas souffert de la moindre perturbation dans
mes organes digestifs. Je ne crois pas avoir maigri d'un kilo.
Seul parmi les membres de l'expédition, j'ai conservé mes
couleurs de paysan et le soleil du tropique les a rendues plus
paysannes encore. Je crois que la fièvre aurait quelque mal à
me faire devenir anémique.
Les noirs sont, en général, de bonnes gens, le tout est de
savoir les prendre ; il faut agir avec eux comme avec les enfants :
les prendre tantôt de front, tantôt de côté, tantôt les persuader
tout en leur donnant des bonbons comme aux enfants. Pour
TUdumbo, par exemple, il faut le commander sans toutefois le
maltraiter. Le Batéké au contraire, plus fier et plus méfiant, se
prend avec des cadeaux et beaucoup de patience. Quant à l'Ap-
fourou, peuple guerrier mais intelligent, franc et loyal, on obtient
tout de lui avec la persuasion, les discours et aussi quelques
cadeaux qui au fond sont le moyen le plus sûr.
Le service de communication et de transport de la côte par
l'Ogôoué au Congo est complètement organisé; des convois de
pirogues vont et viennent continuellement de Franceville à
Ngioué et transportent à la station de Franceville des marchan-
dises qu'on peut évaluer en une année pour plus de 100 tonnes.
Lastours et Michaud sont à la tète de ce service qui est tout
entier fait par les indigènes Aduma et Okanda; ceux-ci sont
filG TROIS EXPLORATIONS
enrégimentés et disciplinés et font un excellent service. Les
marchandises arrivées à Franceville seront transportées à Diélé
par centaines et centaines de Batékés qui sont toujours prêts à
prêter leur concours à l'expédition.
De Diélé, les marchandisesdescendrontpari'Alima au Congo
et ce service sera fait en partie par les pirogues Apfourou et en
partie par les chaloupes à vapeur dont la première avant une
quinzaine de jours, sillonnera les eaux de l'Alima. On établira
ensuite d'autres postes pareils et on y mettra en dépôt les provi-
sions du pays à destination du Congo.
J'écris pour tuer le temps; je suis ici (Nghiini) depuis deux
jours tout seul, sans un livre, sans un fusil de chasse et les
pieds pleins d'ampoules.
Nghimi est, ou plutôt était le dépôt des marchandises de l'ex-
pédition. J'y suis venu pour traiter avec les gens des villages
voisins de la construction d'une case pour Jacques et pour moi;
ce point ayant été choisi par nous pour centre de séjour ordi-
naire. Ici, nous nous tenons à environ 10 kilomètres de la sta-
tion de Franceville ; l'endroit n'est pas très gai parce qu'il est
bas et enfermé, mais nous avons le grand avantage d'y être seuls
et tranquilles, condition essentielle pour nos travaux.
J'attends ici depuis un jour ou deux Jacques qui doit m'ap-
porter effets, livres et amis, ainsi que quelque chose pour la
« fabrique de l'appétit ». À l'heure où je t'écris (10 heures du
matin), j'ai sur une table deux œufs et un peu de manioc, mon
repas de la journée; à moins que quelque âme charitable ne
me vienne apporter quelques ananas ou une poule.
Ne fais pas attention si ma lettre est stupide et décousue, j'ai
un peu de fièvre et n'ai pas ma tête à moi. Je vous écris parce
que je me sens le besoin de m'entretenir avec vous. (J'inter-
romps ma lettre pour prendre un demi-gramme de quinine.)
La cabane dans laquelle je me trouve est faite d'écorce d'ar-
DANS L'OUEST AFRICAIN 317
bres et contient des caisses et des hamacs appartenant à l'expé-
dition, une table et deux banquettes, plus deux lits indigènes
formés de deux perches sur lesquelles sont attachées avec des
lianes une trentaine de pieux qui ressemblent à deséchalas plus
ou moins tordus sur lesquels on étend une natte et une couver-
ture quand on en a une. C'est tout autre chose que moelleux et
cependant on y dort.
En ce moment mon boy m'apporte mon repas plus luxueux
que je ne l'aurais espéré ; quatre plats : du manioc, des bananes
et des pistaches rôties, et un ananas.
Je ne crois pas t' avoir fait rénumération complète des « plaies
d'Afrique » compagnes invisibles des malheureux explorateurs.
1" Les moustiques. — Ils se trouvent partout ici, comme chez
nous sur les marais. Fort heureusement, l'usage du mousti-
quaire est connu également chez les noirs, et il sert à se
défendre au moins la nuit de leurs attaques, étant donné, bien
entendu, <{iie tu apportes un soin spécial dans l'aménagement
du lit et du moustiquaire.
2° Les « Furù », moucherons presque invisibles, qui persé-
cutent matin et soir, et qui se cachent partout, sans qu'il soit
possible de les entendre ni de les voir. Leur piqûre, semblable
à celle du moustique, rend presque fou. On ne peut s'y sous-
traire qu'en entrant dans une case indigène, où le feu et la
fumée les font fuir.
3° La teigne et les poux, qu'il est impossible d'éviter, lors-
qu'on est en contact avec les noirs.
En ce moment, je me soigne d'un commencement de gale, qui
va disparaissant..
4" Le « chic », qui est un des pires lléaux aussi bien chez les
blancs que chez les noirs.
Le chic, à l'état normal, est presque pareil à une petite puce
el saute comme elle, mais il pénètre sous la peau et spéciale-
318 • TROIS EXPLORATIONS
ment sous lis ongles des pieds. — Si on ne l'enlève pas entière-
ment il devient gros comme un petit pois, dépose ses œufs qui
occasionnent des plaies. — Les plaies deviennent les nids de
ces animalcules, qui Unissent par vous ravager la plante des
pieds, chose qui arrive souvent aux noirs, trop indolents pour
se soigner matin el soir comme nous le faisons nous tous. Néan-
moins la chaussette en préserve complètement, mais on ne
[Kiit pas toujours en porter dans ces pays. Chaque soir, après
être allés dans les villages, on s'en enlève quinze ou vingt.
Ajoutez à cela, que lorsqu'on a les pieds malades, chaque chic
enlevé laisse une place suppurante.
Cet animalcule a été importé du Mexique au Gabon (peut-être
par les négriers) depuis dix ou douze ans, et s'est propagé dans
ee pays avec une rapidité incroyable. Les premiers temps, lors-
qu'il était inconnu, il amenait mort d'homme, à la suite de
plaies et de chancres incurables. La conséquence naturelle de
cela est que, dans ce pays, on a toujours ses pieds dans ses
mains.
5° Les Crocro. — Accidents dus aux Crocro ! Ouels sont-
ils? Pourquoi arrivent-ils? Comment les guérit-on ? Je crois
que personne ne peut le dire. Le fait est que le coup de pied, les
jambes et quelquefois aussi les reins en sont fleuris. Il se for-
me d'abord une petite cloche, il s'en forme une à côté, qui, en-
suite, se gâte et forme des plaies et des croûtes, jusqu'à ce
qu'un beau jour tout cela soit sec ' et guéri mais en donnant
d'autres plaies et d'autres croûtes.
Lorsqu'on se soigne, ces plaies restent superficielles et peu
douloureuses, mais ce qui à la longue devient Insupportable est
qu'il faut se couvrir de bandelettes, se laver à l'eau phéni-
quée, se poudrer d'amidon deux ou trois fois par jour et avoir
toujours les jambes et les pieds malades.
De cette façon, lorsqu'on part pour une marche de quelques
DANS L'OUEST AFRICAIN 319
jours, on ne sait si vos jambes vous le permettront, attendu
qu'elles se gonflent, que l'humeur en coule et que cela vous fait
un mal du diable.
Naturellement, ici, on ne s'arrête pas, mais il est fort en-
nuyeux de marcher lorsqu'on est invalide. Les tempéraments
forts et sanguins sont les plus sujets au Grocro; il s'attaque sur-
tout aux nouveaux venus, moi, par exemple, qui ai toutes les
qualités requises pour cela. Ajoute à cela que chaque petite
blessure aux mains et aux pieds, chaque égratignure dégénère
en Grocro et huit ou dix jours après, on se trouve avoir une fort
jolie plaie. Du reste, on s'y habitue comme à tout.
G0 La fièvre, qui semble être ce qu'il y a de plus mauvais, est
peut-être ce qu'il y a de moins ennuyeux. Elle suit son cours,
et ensuite vous laisse libre pendant un certain temps sans entraî-
ner de conséquences.
7" Les serpents venimeux, les mille pattes, les scorpions, les
araignées, etc., etc. Bien que le pays soit plein de ces bêtes peu
sympathiques, accidents de morsures et de piqûres sont rares.
Ajoutes-y les fourmis rouges qui, lorsqu'elles envahissent
la case pendant la nuit, forcent à faire des bonds et à vous réfu-
gier ailleurs.
Maintenant que l'énumération des sept plaies d'Afrique est
terminée je m'en vais sur ma « plume moelleuse » me reposer
de mon peu de fatigue de la journée.
Bonne nuit et à un autre jour la suite.
A. P
XI
Poste de Lèkètè sur l'Alima, rive gauche, uu peu plus
près de l'embouchure du Lékété.
•M décembre 1883.
MON CHER AMI,
Je reçois aujourd'hui tout le courrier. Depuis lelo septembre
j'étais sans nouvelles d'Europe ; j'ai écrit toute la nuit etce ma-
tin les lettres doivent partir; excuse-moi donc d'être si pressé.
Voici, brièvement, le récit de monexcursion. Le 11 décembre
je suis parti du poste Diélé et j'ai remonté le fleuve dans une
pirogue Apfourou montée par mes trois hommes; ilm'a fallu
cinq jours jusqu'au village d'Atoro;puis, parterre, je suis allé à
Mpini dans l'angle formé par le Lékété et le Gialinkei, d'où je
suis remonté sur la colline Scicuya, village Egighi du chef
Mbumi, où j'ai passé un jour à admirer cette colline superbe
couverte de belle terre végétale — Je suis revenu sur mes pas, et
j'ai descendu parle fleuve Lékété, inconnu jusqu'alors, de Mpini
jusqu'à l'embouchure de l'Alima. Je suis enfin arrivé après cinq
jours de pirogue (un simple tronc d'arbre creusé, dans lequel
BRAZZA
•Jl
DANS L'OUEST AFRICAIN
323
on entre avec peine), après avoir chaviré une fois. Je craignais
d'avoir perdu mon calepin, aussi ai-je continué à faire mon
tracé du fleuve sur du papierà cigarettes que j'avais par hasard.
Heureusement, j'ai retrouvé, une heure après, mon calepin
dans le fond de la petite pirogue, au milieu du manioc, du maïs
et des arachides, nos provisions débouche.
Le fleuve est beau, large en moyenne de 00 mètres, mais à de
U£. s
.
POSTE DE LEKE SUR L AL1JIA
certains endroits il a plus de 100 mètres. Il n'a pas de rapides,
son cours n'est pas trop impétueux, et adroite et à gauche, il est
bordé de bois marécageux, où le bambou abonde, et embellit
cette magnifique flore équatoriale qui se mire dans cette eau
légèrement grisâtre.
Outre mes mesures barométriques et hypsométriques, j'ai
tracé toute la carte de la route suivie.
J'y ai marqué comme reconnus par moi, pour la première
334 TROIS EXPLORATIONS
ibis, le Diélé et le Lékété. Je n'ai pasle temps de t'envoyer mon
tracé, il n'est pas encore sur mes calepins.
Ici la santé de tous est excellente et nous ne vous envions
point la santé et la bonne humeur, dont vous jouissez en
Europe. Dieu veuille que la nouvelle année prochaine soit aussi
heureuse que la précédente. Encore un an, je penserai alors à
amener les voiles, et je songerai à mes souliers ferrés, à mon
alpenstock et aux chamois que les fatigues d'Afrique n'ont pas
su me faire oublier.
J. B.
XII
Gancin,rJ9 février 1884.
Je vis, je mange, et j'ai des habits. Je commence ainsi ma
lettre, parce que, arrivé chez l'ami Ballay le 14 courant, nous
nous sommes embrassés fort, bien fort, comme si nous étions
ressuscites. Dernièrement un Anglais avait porté à Ballay la
nouvelle que Jacques de Brazza, vulgo Jacques, était mort. En
somme, je vais fort bien et il y a beau temps que je n* connais
plus la fièvre.
Je suis parti de Diélé le 2 courant, et le 14 au soir, j'arrivai à
une heure tardive chez Ballay. Le voyage fait, autant sur l'Ali-
raa que sur le Congo, a été très heureux. Toutes les peuplades
que j'ai rencontrées m'ont fait l'accueil le plus cordial.
La partie supérieure de l'Alima est remplie de campements
et de villages Apfourou qui se succèdent les uns aux autres. Le
nombre des paniers de manioc amoncelé sur la rive, est incroya-
ble, on les compte par centaines. Tout le long de la descente du
fleuve, j'airencontré des pirogues Apfourou chargées de manioc,
et des pirogues vides qui venaient prendre d'autres paniers.
326 TROIS EXPLORATIONS
Ce que je ne m'explique pas, c'est que l'immense quantité
de manioc recueillie dans la partie supérieure de l'Alima, et qui
en descend, ail disparu avant d'être arrivée jusqu'au Congo.
Où va cette énorme coulée de manioc, qui ne parvient pas au
Congo? Voilà ce que je me demande.
Le fait est que l'Alima débouche comme un immense marais
coupé par mille canaux.
En sortant de la -région de l'Alima où se fabriquent et se rem-
plissent les paniers de manioc, les rivages deviennent plus
marécageux, les villages plus petits, et les cases construites sui-
des îlots de la grandeur des cases mêmes. Ce sont de petites
langues de terre que l'homme défend avec des pierres contre la
vivacité des eaux. Sur ces petites langues de terre croissent le
bananier, le maïs et quelques plants de manioc.
J'ai vu dans ces cases lacustres, une quantité de marmites,
de plats, d'écuelles fabriqués pour les pêcheurs, la pèche
étant très abondante.
Arrivé à l'embouchure de l'Alima, près du Congo, ou plutôt
à une des bouches de l'Alima (je crois qu'il y en a trois ou
quatre), l'impression que je ressentis fut indicible. C'est, sans
exagération, quelque chose de grandiose, d'immense, de fou,
le Congo est un énorme lac, garni d'une quantité d'iles au tra-
vers desquelles on ne voit que le ciel et l'eau.
De vrais troupeaux d'hippopotames barrent souvent le pas-
sage, j'en ai vu des troupes de cinquante. Quelquefois l'arrière de
la pirogue se trouve sur une des bêtes du troupeau, c'est alors que
mon fusil parle. Dans unjourj'en ai tué trois, dont deux étaient
vraiment colossaux. Il faut les tirer à la tète, si on veut les
avoir. J'en ai tué un avec une seule balle entre l'œil et l'oreille,
l'autre a reçu la balle à deux doigts environ de l'oreille. Lepro-
j ectile est entré dans la tête, de plus de 4 centimètres, etcependant
labète se débattait encore, et deux balles mises au même endroit
DANS L'OUEST AFRICAIN 327
que la première, mais de l'autre côté, ontachevé le pachyderme,
qui est tombé sur un banc de sable.
Mais, laissons de côté la chasse qui est abondante ici, en
bœufs sauvages, éléphants, hippopotames ; la panthère n'est
pas rare. Une panthère est venue voler un gigot de chèvre en-
veloppé dans une couverture de laine, qu'un des hommes avait
mis sous son lit. Elle a été tuée avant mon arrivée, avec un
fusil à piège, à la bouche duquel était attachée une poule. Le
KS*Ç J
-^s^fk^^
MARECAGE AUX BOUCHES DE LALIMA
lendemain, dans la journée, une autre énorme panthère était
tuée par le même système à la station de Stanley, station en
face de nous, sur la rive opposée.
Ici, sur le Congo, la vie est la plus agréable du monde, il
semble qu'on soit sur le bord de la mer. Pour les collections et
les études, c'est un vrai paradis.
Le commerce y est des plus curieux. Les indigènes viennent
acheter de l'étoffe avec des barrettes (bout de fil de laiton long
d'environ 60 centimètres, et de un demi-centimètre de diamètre).
■
:ï28 TROIS EXPLORATIONS
Lu prakié vaut 3, 5 ou 10 barrettes. Ils achètent aussi avec ces
barrettes de quoi manger: manioc, poulets, chèvres, vin de
canne à sucre (malafou), boisson délicieuse. S'ils voulaient faire
directement leurs achats avec des étoffes, ils perdraient énor-
mément, voilà pourquoi on tait d'abord l'échange de l'étoffe
contre du fil de laiton.
Je n'ai jamais vu d'indigènes aussi ivrognes que ceux-là. Ce
sont de vraies éponges, ils se mettent à vingt ou trente autour
d'un immense vase en terre de la grandeur et de la forme d'un
baril d'huile (j'en ai quelquefois vu de la hauteur d'un mètre1
et là, ils boivent jusqu'à ce que le vase soit vide et eux pleins
comme des outres.
Ces indigènes sont riches, poltrons et cependant pleins de
prétentions.
XIII
Bords de VAlima, à 3 jours du Congo, 7 mars 1884.
Je suis en route pour le Congo depuis quelquesjours. Je suis
descendu ici avec Pierre de Brazza sur la chaloupe à vapeur
qui, pour la première fois, sillonne les eaux de l'Alima. Nous
nous sommes arrêtés à un peu plus de moitié de chemin entre
Diélé et le Congo pour attendre d'autres pirogues et d'autres
marchandises. Il y a déjà une quinzaine de jours que nous
sommes campés dans une belle prairie sur les bords du fleuve
et, dans ce pays, le gibier ne manque pas .
Nous avons déjà tué cinq cerfs et une cinquantaine de pha-
raons; mais ce sont les seules occupations que nous ayons et le
temps nous paraît long et nous fait désirer le moment du dé-
part; si tout va bien, j'espère que sous quatre ou cinq jours,
nous lèverons l'ancre pour filer droit à Makoko.
A. P.
XIV
Gancin, 26 avril 1884.
Pierre est arrivé et j'ai envoyé un message à Makoko, pour
lui annoncer l'arrivée du Commandant. Les préparatifs termi-
nés, le 7 avril, vers les '2 heures de l'après-midi, Chavannes,
Attilio et moi, avec soixante hommes chargés de cadeaux, nous
sommes partis chez le grand Makoko. Vers les 5 heuresdu soir,
le dernier ruisseau traversé, nous arrivâmes sur la hauteur où
nous mangeâmes et attendîmes le lever de la lune. A 9 heures
du soir, on se remit en marche en file indienne et à ~) heures du
matin nous arrivâmes au village de Pontâaba, après avoir par-
couru sur la hauteur 40 kilomètres. C'est une vraie plaine, unie
comme un miroir, sans un arbre, sans rien qui repose l'œil ; des
herbes, toujours des herbes, pas un filet d'eau.
Nous nous reposâmes un jour au village de Pontâaba, et le
lendemain on partit en grande pompe au village de Makoko.
Tous étaient donc en grand gala. Pierre en grande tenue, en
chapeau à plumes, ouvre la marche.
Ajoute à cette tenue une ombrelle faite en morceaux de toutes
DANS L'OUEST AFRICAIN 333
couleurs, pour se préserver du soleil, attendu que les chapeaux
à plumes ne sont pas faits pour les soleils africains. Venait
ensuite un dais, sous lequel était le traité, renfermé dans une
magnifique cassette de cristal et de métal ciselé. Les grands
espadons, les hallebardiers, le drapeau de soie marchaient à
côté du dais. Après quoi le peuple (Ghavannes, Attilio et moi)
qui rions comme des fous de nous voir faire partie d'une mas-
carade. Le beau de l'affaire fut le passage de la rivière qui
sépare les deux villages. Nous fûmes forcés de la traverser
complètement nus, parce que l'eau nous arrivait au dessus de
la poitrine. Quand nous fûmes sur la rive opposée on refit toi-
lette, et enfin nous voici arrivés au fameux village, où de nom-
breuses bandes de laine rouge flottaient sur les pieux d'un grand
hangar. C'est là que devait avoir lieu la grande réception.
Gomme dans les grandes cours, Makoko se fit attendre au
moins une heure. La réception eut lieu en avant de la double
enceinte qui entoure le palais royal, palais royal qui n'est
autre chose qu'une case comme les autres, mais plus grande.
Elle est faite en paille, et le toit en est rond.
Pierre était assis sur un pliant couvert d'un tapis de velours
bleu brodé, et avait ses pieds sur une peau de léopard; en face
de lai, par terre, des peaux de lions et sur ces peaux un grand
coussin rouge.
Les tams tains résonnent, les cloches sonnent, les trompet-
tes se font entendre, Makoko sort de l'enceinte, en marchant
sur la pointe des pieds, un grand bâton à la main et, au cou, le
fameux collier, qui est le signe de sa puissance; il est recouvert
d'un autre collier.
Il avait le chef couvertd'un béret rouge et bleu, brodé à grands
points (façon indigène) et surmonté de deux grandes plumes
de coq. Ses bras étaient couverts de bracelets de fer et de cuivre
(travail du pays) et son visage rayonnait de joie. La reine
334 TROIS EXPLORATIONS
Ngassa le suivait, portant, elle aussi, le fameux collier, toutes
les femmes de sa cour en grand gala venaient ensuite.
Makoko s'assit, et la foule se mit tout autour du grand vélum
qui le protégeait du soleil couchant
Pierre et Makoko se levèrent enfin, Makoko embrassa Pierre
deux ou trois fois puis le regarda, le réembrassa, le regarda
encore et de nouveau l'embrassa. Chaque embrassade était ac-
compagnée d'un mouvement de hanches, ou plutôt de derrière
le plus ridicule du monde. Makoko, très excité et content, nous
sourit à tous, qui après les premières embrassadesétions allés
lui donner la main.
Toute la cour, y compris les femmes, vint ensuite faire ce
qu'on appelle le « mfumei » c'est-à-dire, tous se mirent à ge-
noux devant nous en étendant les deux paumes de la main dans
lesquelles ceux à qui on vient faire le « mfumei » posent les
leurs, et choquent ensemble leurs paumes.
Quand tous ces saluts furent finis, Makoko se leva et dit :
« megnua » « megnua » (c'est vrai, c'est vrai) puis il dit au peu-
ple, en montrant Pierre :
On a ditqu'ilavait fui et qu'il était mort, le voilà, regardez-le.
Celui qui a dit cela a menti. Le peuple répondit, affirmant la
vérité : — On'a ditqu'il étaitpauvre, sans marchandises, regardez
le, le voilà riche ; et il indiquait le superbe tapis de velours
rouge brodé d'or qui était mis là, par hasard, sur les peaux de
lions. — Celui qui a dit cela, a menti. Le peuple de nouveau,
répondant en chœur, affirma que c'était vrai.
Pierre parla alors, il leur dit qu'il avait tenu sa promesse et
qu'il lui apportait le traité soussigné et approuvé par le chef
des Fans (Français).
Makoko répondit que rien n'était changé depuis la première
fois. Il raconta comment Walke était venu dans son village
pour lui apporter des cadeaux, mais Tembo (nom donné par
DANS L'OUEST AFRICAIN 335
les indigènes à Walke) avait dû partir sans tambour ni trom-
pettes, et penaud. Tembo, voyant qu'il avait fait unfiasco com-
plet, avait du coup tué Makoko (dans les journaux) et mis Pon-
tàaba à sa place.
Le lendemain de la réception eut lieu le grand palabre auquel
assistèrent Pontâaba, ainsi que Galion et Gancin avec tous
leurs hommes.
La réception eut lieu dans l'enceinte royale. Tout le monde
était debout et chacun essayait d'avoir un peu d'ombre, mais
comme ils étaient trop nombreux, tous leshommes de Pontâaba
soutenaient avec leur fusil (gueule en bas) le grand tapis de
laine rouge formant toit. C'était un vrai tableau duquel For-
tuny eût fait une de ces toiles si pleines de vie, de lumière et de
coloris. Il était étonnant de voir ce peuple noir vêtu de pagnes
plusbariolés les uns que les autres, couverts de fétiches, comme
cornes d'antilope, dents de lion, plumes de coq, etc., etc.
Pontâaba, Galion et Gancin parlaient à genoux à Makoko
attestant et confirmant mille fois, et d'une manière absolue,
qu'ils étaient ses vassaux. Tous disaient, et Pontâaba le pre-
mier, que Makoko leur avait donné la terre pour la gouverner,
mais que la terre appartenait toujours à Makoko et qu'ils n'en
pouvaient disposer.
XV
8 mars 1884.
Hier, avant midi, Pierre Brazza est parti avec la chaloupe et
le mécanicien à une journée d'ici pour acheter une grande
pirogue, je crois qu'il s'écoulera quatre ou cinq jours avant
qu'il soit de retour; je suis donc ici seul avec mon boy et un
noir; tu peux t'imaginer combien je m'amuse
Depuis que je suisici j'ai lu du commencement jusqu'à la fin
y compris les annonces de quatrième page les douze paquets
de journaux que j'avais reçus dernièrement ainsi qu'un autre
paquet de journaux que m'avait envoyé Brazza. Entre autres
belles nouvelles, il y avait la mort de Pierre et celle de
son frère Jacques. D'une part, toutes ces histoires m'ont fait
rire, mais d'un autre côté, je me suis dit qu'il était stupide de
mettre dans les journaux de semblables nouvelles, uniquement
pour lancer une nouveauté dans le monde, sans penser que les
explorateurs d'Afrique ont une mère et une famille.
A l'heure où je t'écris, je suis assis par terre sur une natte,
DANS L'OUEST AFRICAIN 337
entouré'parune vingtaine d'Apfourou qui me regardent avec sur-
prise tremper la plume dans un gobelet de carton qui me sert
d'encrier et tracer ensuite ces lignes.
Ils comprennent que les blancs savent mettre leurs paroles
sur le papier.
Tout le long du cours de l'Alima on continue à trouver des
campements d'Apfourou ; quelques-uns même sont de vrais et
d'anciens villages.
J'ai travaillé deux jours entiers à me faire un costume, un
splendide complet de cretonne blanche à riches dessins, cos-
tume que j'ai en ce moment. Il consiste en une chemise à man-
ches très larges faite à la mode sénégalaise et une paire de
sandales mauresques, pantalon à la turque, un vrai costume
de pierrot qui me donne l'air d'un échappé de mascarade.
J'ai, à Franceville, des caisses pleines de vêtements d'Eu-
rope mais depuis que je suis dans l'intérieur je n'ai jamais en-
dossé que des vêtements de cambrie confectionnés comme je
viens de te le dire. Je trouve cela plus commode et plus frais et
je dirai mieux, plus hygiénique que les étoffes prescrites qui
sont les étoffes et les grandes ceintures de laine. Avec mon sys-
tème, je n'ai jamais eu ni refroidissement, ni diarrhée, ni co-
liques, c'est pourquoi je continue à préférer cela au vêtement
classique qui vous fait suer le corps et l'âme.
A mon arrivée en Afrique, dans les commencements, j'aurais
cru qu'il n'était pas possible de se bouger sans avoir au moins
une paire de revolvers à la ceinture et qu'il n'était pas non plus
possible de se trouver au milieu d'une tribu sauvage sans être
armé : il y a maintenant huit ou neuf mois que les revolvers
reposent au fond de ma caisse et que j'erre de village en village
sans même me souvenir qu'ils existent.
L'autre jour, allant à la chasse et surpris par la nuit, je per-
dis mon chemin et dormis dans un village que je trouvai sur
338 TROIS EXPLORATIONS
nia route; eh bien, il ne m'est pas venu l'idée de charger mon
fusil avant de m'endormir. Il n'y a pas de gens plus tranquilles
que ces sauvages quand on sait bien les prendre.
A peine arrivé dans le village, il était environ huit heures
du soir, je me mis à plumer un des pharaons que j'avais tirés
et l'ayant enfilé dans une brochette, je le fis rôtir.
Durant l'opération, les indigènes qui, à mon arrivée, s'étaient
CELA ME DONNE L AIR D UN ECHAPPE DE MASCARADE
tous enfuis épouvantés, commencèrent à s'approcher de moi et
lorsque le pharaon fut cuit, j'en donnai un quartier au chef, un
quartier à une femme qui portait un petit bébé dans ses bras,
j'en gardai un quartier pour moi, et le reste, je le distribuai aux
plus pauvres. Gela suffit pour les rassurer tous sur mon compte
et nous rendre amis.
DANS L'OUEST AFRICAIN 339
Ensuite, le chef m'apporta des nattes et du manioc. J'ai dormi
tranquillement et le lendemain matin je me suis fait conduire
à notre campement par le chef auquel je payai son" manioc et à
qui je fis présent d'un miroir qui le rendit le plus heureux de
tous les hommes.
A. P.
XVI
9 mars 1884.
Il a plu toute la nuit et cela continue plus ou moins. Ce ma-
tin, entre deux gouttes et pour passer le temps, je jetai l'hameçon
dans le fleuve; les poissons qui, d'ordinaire, résistent à l'amorce,
probablement à cause de la limpidité de l'eau, aujourd'hui pa-
raissaient mordre par mépris; mon hameçon fut emporté cinq où
six fois jusqu'à ce que ayant attaché une grosse amorce à une
forte ficelle j'amenai sur le bord un magnifique poisson qui
pesait bien 5 à 6 kilos. C'est dommage que, étant ici seul, je
n'aie pu partager avec le commandant le produit de ma pêche ; au
lieu de cela, j'ai du me contenter de faire le bonheur de deux
noirs qui sont avec moi.
( l'est incroyable à dire, mais dans ce pays, coupé de fleuves
et de ruisseaux dans tous les sens, on ne peut jamais avoir un
peu de poisson frais. Depuis que je suis parti du Gabon je n'en
ai mangé qu'une dizaine de fois, pas davantage. Les indigènes
ne pèchent que fort peu et n'aiment pas le poisson, en vendent
rarement ; il est également étrange que moi, qui ne pouvais pas
le souffrir en Europe, je le trouve maintenant à mon goût. Je
DANS L'OUEST AFRICAIN 341
crois que cela dépend du besoin qu'on éprouve de changer
d'alimentation quand on est astreint comme ici à l'éternel ré-
gime du poulet — quand il y en a. En ce moment, mon boy est
en train de m'acheter deux poulardes et du manioc. Les pou-
lets se payent ici un petit miroir ; le tour est un métal doré ou
argenté et, si je ne me trompe, coûte en Europe deux centimes
et demi ; la glace mesure environ quatre centimètres et demi sur
trois centimètres et demi.
Le manioc se paie en raison d'une perle pour deux pains, les
perles les plus courantes sont les Congolais ; ce sont de petits
anneaux en verre bleu d'une épaisseur de deux millimètres. Puis
viennent ensuite les perles bleues et blanches en verre de six
millimètres de diamètre.
Le manioc peut s'acheter sous trois formes différentes :
l'En racine.
Et alors il sert spécialement à faire la farine après que la tige
est grattée et torréfiée.
2° En racine fermentée.
C'est la forme sous laquelle les Apfourou font leurs expé-
ditions. Dans cet état, il peut se conserver trois ou quatre mois.
3" En pain, et cuit et prêt à être mangé.
Pour rendre comestible cette racine, on la prépare et on
la broie énergiquement après sa fermentation, après en
avoir enlevé les fibres; on en forme ensuite des bâtons un
peu plus grands qu'une saucisse et on l'enveloppe de feuilles.
Ainsi préparés ces bâtons se mettent dans une marmite avec
très peu d'eau et bien couverts de feuilles de façon que la cuisson
est faite exclusivement par la vapeur.
342 TROIS EXPLORATIONS
La forme et la grandeur du manioc varient suivant les pays;
les Aduma en font des boules du poids de 5 ou 6 kilos.
Voici la chaloupe , au revoir.
A. P
XVII
13 mars 1884.
Pierre est parti hier soir pour le Congo et je reste de nouveau
seul ici avec mes deux noirs et cette fois, si Dieu ne m'aide, je
ne sais pour combien de temps j'y suis.
P. S. Aujourd'hui, trois heures de l'après-midi, les pirogues
viennent d'arriver, et je pars demain.
A. P.
XVIII
Gancin, 9 mai 1884.
Pierre, Ballay et Ghavannes sont déjàpartisdepuis quatorze
jours pour Ncuna donner la dernière main aux opérations.
Pierre et Ghavannes retarderont un peu leur départ et Ballay
remontera le premier; il retournera ensuite en Europe porter,
en personne, les nouvelles de chacun.
La vie que nous menons ici est des plus monotones : On fait
des collections et on est fort heureux les jours où la chasse et
les promenades suffisent à user le temps. Quand je n'ai pas à
préparer des petits oiseaux, je dessine et je fais de la photogra-
phie, j'écris mon journal qui, comme tu peux le croire, est très
monotone. A l'heure où je t'écris, je suis de retour d'une petite
excursion faite en forêt; j'ai encore pu tuer deux délicieux
petits oiseaux au coloris superbe. Je ne peux pas te dire à quelles
espèces ils appartiennent mais ce que je sais, c'est qu'ils feraient
fureur sur un chapeau de femme. Ils ont toutes les couleurs
de l'arc-en-ciel, du rouge à l'azur, et tout ce coloris est métal-
lique.
La chasse, clans ce pays, est des plus divertissante. Je suis, à
344 TROIS EXPLORATIONS
l'heure qu'il est, obligé d'aller moi-même à la chasse plus sou-
vent que d'habitude, mes hommes n'étantpasdeschasseurs.J'en
ai bien quelques-un s, mais ceux-ci sont occupés aux travaux
essentiels de la station, laquelle, du reste, sera bientôt ter-
minée et alors Casimir retournera à lâchasse.
Hier, nous sommes allés faire une visite à la station d'en
TOUTES LES FEMMES DU VILLAGE VEULENT VOIB LE FRÈRE DU « GRAND COMMANDANT
face, voisine de Gabila ; elle a comme chef un nommé West-
mark, un Suédois avec lequel je suis en excellents rapports,
comme aus si avec un M. Paghel s, également Suédois, qui esta la
station Nena(Kuango). Ces deux stations sont distantes de Gan-
cin d'environ deux heures de pirogue, ce qui fait que nous nous
voyons souvent et que nos petits dîners sont cordiaux et sans
politique, ce qui est à désirer.
DANS L'OUEST AFRICAIN 345
Je crois, en outre, que les bonnes relations se maintiennent
parce que nous possédons une excellentissime cantine, parfaite-
mentfournie de vin, de rhum et de cognac, etc., tandis qu'ils n'ont
jamais eu un verre d'alcool ni une bouteille de vin, pas même
en cas de maladie. Pour aujourd'hui, je clos mon bavardage en
te disant que, depuis quinze jours, je suis un homme très heu-
reux parce que deux chèvres m'ont donné chaque matin une
grande tasse de lait.
J. B.
XIX
Ganein, 18 mai 1884.
Ballay, arrivé de Nfa, apporte d'excellentes nouvelles de Pierre
et de Gliavannes. La station de Nfa (Brazzaville) est déjà com-
posée de seize cases qui ont été achetées ; les relations avec les
indigènes sont excellentes, les rapports avec les Belges de la
rive opposée sont très bons, amicaux, mais un peu contenus.
En peu de mots, tout va très bien.
Ballay est reparti de Brazzaville avec le père Paris, que j'ai
dû accompagner chez Makoko qu'il désirait voir.
Parti d'ici le 13, je suis revenu ce matin à 8 heures après
être resté chez Makoko deux jours. Rien de nouveau chez
Makoko, il est toujours le même, j'ai fait sa photographie que
je n'ai pas eu le temps de développer, de sorte qu'elle ne part pas
avec ce courrier. Makoko nous a reçus d'une façon parfaite, il
était assis sur une peau de lion dans sa grande case enfumée,
appuyé sur un énorme coussin et entouré de toutes ses femmes;
une entre autres était très belle, un vrai type européen, lignes
minces, nez non déprimé, figure svelte,œil intelligent et magni-
fique stature.
Je n'ai rien de nouveau à te dire... Si, cependant, une chose qui
DANS L'OUEST AFRICAIN 347
mérite d'être remarquée, le système commercial employé dans
les stations d'autres rives du Congo.
Pour moi, le commerce du Congo sur place est totalement
absurde, je le répéterai mille fois; voici quelquesexemples pour
se convaincre :
La pièce de mouchoirs formée de douze mouchoirs ou quatre
coudées d'étoffe, est payée vingt-cinq barrettes (fil de laiton long de
65 et épais de 2 millimètres). La barrette coûte en Europe de
dix à quinze centimes, ce qui fait revenir la pièce de mouchoirs
à un prix bien moindre que celui qu'il coûte en Europe en
fabrique (1 fr. 50) ; les étoffes qui se vendent le mieux sont ven-
dues pour des barrettes au prix de fabrique d'Europe, ce qui veut
dire qu'on ne compte pas aux noirs le prix d'emballage et de
transport d'Europe jusqu'au centre de l'Afrique. Figure-toi
qu'au Gabon, la moindre pièce de mouchoirs est vendue vingt
francs les quatre coudées, cela peut te donner une idée de leur
commerce ici, ce que je te dis pour un article, je puis te le répé-
ter pour tous les autres. Pour conclure, on vend l'ivoire meil-
leur marché au Gabon et sur la cùte qu'on ne le vend dans l'in-
térieur de l'Afrique.
Aujourd'hui même, Attilio et moi nous avons arrangé la
nouvelle petite case que nous avons fait faire et qui est un
vrai bijou....
Chavannes à déjà pensé à expédier à de Rhins les photo-
graphies de Makoko pour les faire publier en Europe; bien
qu'elles n'aient pas été très réussies, elles pourront cependant
servir à quelque chose. Inclus deux photographies de Makoko,
une de la reine Ngassa et une de la cérémonie qui eut lieu
lorsque Pierre remit en grande pompe le traité à Makoko.
La dernière fois que je suis allé chez lui, j'ai fait encore du
grand roi trois photographies desquelles, je l'espère, une au
moins sera bien réussie.
348 TROIS EXPLORATIONS
Je t'envoie quelques autres photographies qui te feront plaisir
et qui te montreront que nous allons tous bien. Il y en a une
de Pierre, la mienne (un vrai Jean Labre) et celle d'Attilio
laquelle fera un immense plaisir à sa famille, et j'espère pou-
voir faire une magnifique collection de poissons du Congo. Les
poissons sonttous pareils plus ou moins etparmi eux, j'en ai trou-
vé un de la famille des'ganoïdes dont les représentants se trou-
vent seulement à l'état fossile. Ce poisson, d'après ce que disent
les indigènes, va à terre et grimpe sur les arbres, ce qui fait
qu'il a les nageoires antérieures très développées et quasiment
articulées.
J. B.
XX
19 mai 1884.
Ballay ne part plus aujourd'hui, le nouveau courrier venant
d'arriver enfin.
Une petite pirogue montée par un homme seul nous l'a
apporté de Diélé. Tu vois que
nous n'avons peur ni du Congo,
ni de l'Alima. Le seul accident
qui est arrivé
à la petite pi-'1
rogue est qu'un hippopotame l'a fait chavirée. Le Pahouin qui la
montait a tout perdu; heureusement il a pu sauver le courrier
qui, bien qu'ayant pris un bain forcé, n'est pas arrivé trop en
mauvais état.
J. B.
XXI
■ ■ r;,: • ■■ * #■ .;• !.:;'',',.:.,"Jl''i,.;:1|r.-"
$
'(2s3
Ganein, 26 mai 1884.
1»/
..?"«>
.^^Ji^ --■< ■,.:■ "-'■■; v ■
■
iZ. ■■» -sXX
..'V;."3r„i»— i'
..ii;^;':::^.--- ,ijw.„wm^
„„ aJ|r<ir
\
■"%
:ar^r
- La petite pirogue
^s^^^-t^Sé^ est arrivée ce ma
tin portant le cour-
rier. Elle fait mes
délices, tous les ma-
tins je vais chasser
dans les petits bras
du Congo, dans cette
embarcation. .Mais
ii faut bien faire
attention de ne pas
chavirer, vu l'abon-
dance des croco-
diles.
J. B.
CASE DES GALOIS PRES DE FRANCEVILLE
XXII
27 mai 1884.
Un accès de fièvre m'a forcé d'interrompre ma lettre. La
fièvre, mon cher ami, est le désagrément de ces riches pays,
et je ne comprends pas comment elle nous vient, à nous sans
cesse occupés à travailler. Je me suis dit bien des fois : il y a
tant de désœuvrés en Europe, pour qui la fièvre serait une oc-
cupation, tandis que c'est nous fort occupés dans cette belle
Afrique, qui en jouissons.
J'ai trouvé chez Makoko,le bijoutier du roi, auquel j'ai com-
mandé collier et bracelets de mains et de pieds. Figure-toi un
« Marchesini » de la Maison Royale. Ce qu'il fait est véritable-
ment original et fort bien exécuté. Il est surprenant de le voir
travailler avec des instruments aussi primitifs, Ses bijoux sont
en cuivre, il les combine aussi avec du fer. C'est chez lui, que
j'ai vu pour la première fois des fétiches en cuivre sculpté ser-
vant d'ornements à un collier comme seul il sait en faire. Il
a aussi fait un bracelet, qui, j'en suis sûr, à peinearrivé en Eu-
rope, sera fait en or et en argent comme porte-bonheur. Les
colliers de Makoko et des vassaux qui gouvernent ses terres
35£ TROIS EXPLORATIONS
sont un fort gracieux type de travail africain. A première vue
on dirait un travail de médiocre valeur. C'est un collier plat,
dentelé et à motifs sculptés. — Ces motifs sont seulement ceux
qu'onpuisse exécuter avec des lignes droites. C'est sur la demande
expresse de Pierre et avec la permission de Makoko, que le bi-
joutier me fera ce collier.
Ce pauvre homme me dit alors, en me montrant le travail
commencé, qu'il avait besoin d'une chèvre et d'un chien pour
manger, sans quoi, il ne pourrait travailler; je lui promis alors
de les lui donner lorsqu'il viendrait à la station de Gancin.
L'artisan, pour faire pareil travail, fond les barrettes. Lors
qu'il a obtenu une barre de cuivre de la grandeur voulue, il
commence à la marteler et à la mettre au feu légèrement. Après
avoir donné une dizaine de coups de marteau, il la remet au feu,
et ainsi de suite. Il arrive alors à lui donner au marteau la forme
voulue.
Le soufflet dont il se sert est formé de quatre vaisseaux, qui
ressemblent à des tambours de basque, entourés d'une peau qui
forme sac. Deux hommes tiennent les bâtons qui sont placés
dans le milieu du sac et produisent ainsi un courant d'air
continu.
Une nouvelle qui fera sensation est que Lastours a conduit
sur le Congo cinq pirogues armées par des Adouma. Tu vois
que les indigènes de l'Ogôoué nous serviront ici aussi bien que
sur le Congo. Il y a ici cinquante-quatre Adouma,gais et contents,
qui font de vraies débauches de viandes d'hippopotame fumé,
de manioc et d'arachides.
A peine Ballayétait-ilparti d'ici pourl'Europe sur la chaloupe,
peut-être y avait-il une heure qu'elle avait disparu, lorsque jela
vis reveniravec d'autres pirogues, accompagnée de celle de Las-
tours avec ses Adouma. Tu ne saurais croire quel effetm'ont pro-
duit ces chants Adouma, sur l'immensité du Congo. Mais je
BRAZZA
23
DANS L'OUEST AFRICAIN 35ô
confesse que les Adouma ne font pas belle figure, à côté des
Apfourou il ont tous l'air de nains.
Lastours et Ballay descendent L'Alima vers Brazzaville ; ils
sont accompagnés par une pirogue Adouma.
29 mai. — La journée d'hier a été employée, à préparer les
peaux des oiseaux et à soigner Attilio malade d'un fort accès de
fièvre; aujourd'hui il va bien.
Cette nuit, j'ai entendu rugir deux lions sur la colline près de
la station. Ces chers animaux, qui passent la nuit à chanter
leur chanson sonore, ne sont pas trop éloignés de nous.
Quand j'ai passé la nuit dans les deux stations, je les ai en-
tendus rugir, et à ce moment ils étaient fort près des habi-
tations.
J. B.
XXIII
Brazzaville, 8 août 1884.
Je t'écris de Brazzaville où, comme tu le sais, je suis arrivé
avant-hier, quittant Gancin pour venir faire visite à Chavannes
et changer un peu d'air.
J'ai eu un peu de fièvre, qui m'a fort affaibli et, ce qui m'ennuie
le plus, m'a totalement enlevé l'appétit. Malgré cela, comme les
accès viennent assez loin les uns des autres, j'ai pu me remettre
à aller k la chasse comme d'habitude. La fièvre s'est ensuite
changée en fièvre tierce qui a duré assez longtemps. La qui-
nine ne me faisait déjà presque plus d'effet, et j'avais essayé
la cure par l'arsenic qui avait fait tant de bien à Attilio, et
la fièvre tierce persistait cependant.
Ce que voyant, j'ai pris la décision d'aller sur la colline de
Makoko où l'air est plus vif et plus sain, la position étant
bien plus élevée. J'ai campé pendant quelques jours sous un
arbre, et ce changement m'a totalement réussi. La fièvre tierce
s'est interrompue, depuis je n'ai plus eu le moindre soupçon de
fièvre. — J'ai même, ce qui vaut mieux, recommencé à manger
et de grand appétit, ce qui m'a rendu mes forces habituelles et
DANS L'OUEST AFRICAIN 857
mes couleurs ordinaires. Je continue cependant ma cure par
l'arsenic.
Attilio se porte également bien. Dolisie est arrivé ici le jour
même que Pierre quittait la station de Gancin. — Parti avec
vingt-cinq hommes, il a dû laisser ses marchandises à l'endroit
où il a fondé une station (il laissait deux blancs pour les garder)
et il est arrivé ici avec vingt-sept hommes et deux blancs, en
fort bonne santé et, résultat précieux, sans avoir tiré un coup
de fusil.
Dolisie est un garçon sympathique, très instruit, gai et de
fort bonne compagnie.
Pendant mon voyage de Gancin à Brazzaville, je reçus l'hos-
pitalité de M. Westmark à Msuatà et du capitaine Kontens
à bord de la chaloupe « En avant ».
Le 5 août nous entrions à Sta-nley-Pool vers les huit heures
du soir.
La lune dans son plein, déjà haute, rouge dans les nuages,
éclairait ce beau paysage. Le Congo se présentait comme un
immense lac etdelà, au travers des grandes îles, s'avançait à erte
de vue, confondant ses eaux grises avec le ciel de même couleur.
Le ventagitait fortement les eaux, qui avaient l'airdeformer une
barre . La lune mirait sa face d'argent dans les ondes et le ba-
teau allait, lentement et doucement bercé. A moi, il me semblait
que ce fût une partie de plaisir faite en Europe sur quelque
beau lac.
Stanley-Pool ressemble absolument à la partie large du
Congo supérieur, et les îles s'y répètent comme de nombreux
bancs de sable.
De temps en temps, une grosse bande d'hippopotames, qui
paissaient sur le rivage, se jettent à l'eau avec grand fracas sans
faire attention au bateau.
A neuf heures du soir nous sommes arrivés à la station de son
858 TROIS EXPLORATIONS
illustre Altesse, àKimpoko, station d'abord abandonnée et re-
prise maintenant. Les cases n'étaient pas encore construites,
aussi aUje passé la nuit sous une tente.
Vers les neuf heures du matin nous partîmes pourBrazzavillo
où nous arrivâmes vers une heure de l'après-midi; là, le capi-
taine Kontens me quitta, et alla à la station faire visite à Cha-
vannes, qu'il croyait seul et qu'il trouva avec Dolisie.
Le capitaine se montra fort aimable, il me fit cadeau d'un
MAKOKO REVETU DE SON COLLIER
couteau du haut Congo, à mon grand plaisir, et me donna de
plus deux cahiers de papier à cigarettes.
Attilio et moi, nous attendons un convoi qui descend pour
pouvoir remonter avec nos collections faites sur le Congo. Nous
en avons rempli une énorme caisse, longue de 0m,65 surOm,85,
caisse qui me servira beaucoup pour remonter jusqu'au Diélé,
De la sorte nos collections seront garanties de la pluie qui com-
mencera vers le 15 du mois prochain. La position de Brazzaville
est très belle, et bientôt avec de la patience, il y aura une belle
base; déjà les palissades sont faites.
DANS L'OUEST AFRICAIN 359
A propos de palissades, hier, un éléphant blessé est venu au
clair de lune, près d'une allée faite de palissades mises là pour
le séchage, et couvertes de nattes, un vrai sentier, il l'a parcouru
d'un bout à l'autre.
Ici la chasse est abondante, et la cuisine variée, ce qui ne me
déplaît pas, car le poulet commence à nous dégoûter.
Les matériaux pour faire une grande belle case sont prêts, et
nous attendons Michaud l'ingénieur, qui la construira. A l'heure
présente nous avons fait une case provisoire pour y pouvoir at-
tendre la saison des pluies.
Demain, j'irai à la mission de Saint-Joseph de Linolo porter
mon courrier aux missionnaires.
J. B.
XXIV
Saint-Joseph de Linolo, 13 août 1884.
Voici deux jours que je suis à la mission où j'ai reçu des
missionnaires la plus charmante et la plus cordiale hospitalité.
Mon impression a été vive de voir tous les travaux qu'ils ont
pu exécuter jusqu'à présent. Ils ont déjà réuni dans leur mis-
sion ce qui leur était essentiellement nécessaire, ils ont déboisé
d'énormes quantités de terrains et lorsqu'on connaît les forêts
vierges d'Afrique, — celles de ce pays-ci — on est comme
moi surpris de voir le terrain défriché, les troncs et les ra-
cines enlevés, le tout se présentant comme une ferme modèle
en Europe. Tu verrais des champs hien tracés, droits, parallèles,
un potager hien approvisionné où abondent la salade, les to-
mates, les navets, les carottes les céleris, les choux, les oignons,
en somme un vrai potager européen tout à fait hien réussi.
Tu ne pourrais t'imaginer avec quel plaisir j'ai mangé de tous
ces légumes après plus d'un an et demi d'abstinence.
Les missionnaires ont déplus, un beau troupeau décochons,
des chèvres en abondance, deux moutons et un agneau, des ca-
nards et des poulets en grande quantité.
DANS L'OUEST AFRICAIN 3G3
Ils ont également une quantité d'arbres à fruits qui sont pe-
tits et fort intelligemment cultivés.
Ils sont en train de construire une magnifique case en bri-
ques séchées au soleil et placées sur des pilotis. Cette habitation
sera achevée avant un mois; il y a neuf cases en paillis et des
cabanes pour les animaux, tout cela fait avec très peu de inonde;
le grand mérite à été de pouvoir se servir de travailleurs indi-
gènes, lesquels le font tous les jours pour un prix modéré.
Pour qui connaît cette race, indolente et poltronne jusqu'à la
moelle des os, il y a lieu d'être surpris d'un tel résultat dû au
seul savoir-faire des missionnaires.
La position de la mission est saine, belle et pittoresque, dis-
tante de Brazzaville de cinq bonnes heures de marche.
En une heure on arrive au Gougo, à l'endroit où sont les
rapides, que les Aduma et les Okanda passent facilement avec
leurs pirogues.
Tout autour de la mission, il y a des villages; non loin de là
existe un grand marché et la mission est sur la route des cara-
vanes qui viennent faire leur commerce d'avoine à Nfa.
Les travailleurs indigènes travaillent environ huit jours et
retournent ensuite dans leur village; ils sont obligés d'y faire
des nattes pour le chef; après quoi ils sont libre de revenir.
Les indigènes d'ici appartiennent à la tribu de Balali, mais
mêlée desangBatéké. Ils ontbien quelques petits défauts comme,
par exemple, d'être anthropophages. Quand les missionnaires
furent arrivés ici pour la première fois, et lorsque les indigènes
surent que deux hommes de leur caravane étaient morts et déjà
ensevelis, ils ont fait mille gestes et se sont écriés eu clapant de
la langue comme si l'eau leur en fût venue à la bouche: « Oh com-
bien de bonne viande perdue ! pourquoi ne nous avez-vous
pas apporté les cadavres; nous vous aurions donné eu échange
des moutons, des bananes et des poulets. »
S64 TROIS EXPLORATIONS
Le paysage s'appelle ici l'Ondunido; aux alentours de France-
ville il y a de belles vallées et de belles collines coupées, ça et
là, par de beaux herbages. Le terrain, sur les hauteurs, est sa-
blonneux et rappelle un peu les sables du pays des Batékés sur
la haute Àlima.
Attilio n'est pas encore arrivé ici ; mais à l'aide de la pirogue en-
voyée par lui, qui est arrivée avant-hier, il m'a envoyé une lettre
datée du 24 août. Il me dit que la santé est fort bonne et que
depuis mon départ il n'a pas eu le moindre petit accès de
fièvre. Il me conte que Casimir, allant à la chasse, a trouvé trois
lions qui venaient d'abattre un bœuf; Casimir a blessé le plus
grand, qui est parti en faisant un bond ; il a usé les cartouches
qu'il avait en poche sans toucher les deux autres qui ont dis-
paru comme s'il n'y en avait jamais eu.
Il a couru alors chercher Attilio et Perron qui étaient alors
chefs de la station de Gancin; ceux-ci sont venus sur les lieux
mais les lions avaient jugé prudent de déguerpir, laissant un
bœuf tout frais, dont ils n'avaient mangé que la langue.
Je n'ai pas le temps d'écrire à la famille d' Attilio, je te prie
de lui communiquer ces lignes en ajoutant mille choses de ma
part. Prière de dire que, d'ici à deux ou trois jours, j'irai à Gan-
cin, en pirogue, chercher Attilio pour l'amener ici; de là, nous
partirons ensemble quand les pirogues du Diélé arriveront;
cela, je crois, dans une vingtaine de jours.
Le 25 août dernier, nous avons eu la première des grandes
pluies qui ouvrent la saison. La tempête est arrivée de E.-N.-E.
L'averse a duré toute la nuit. Demain matin nous nous mettons
en route avec Dolisie, un charmant garçon, très instruit et de
compagnie fort agréable ; il sort de l'Ecole polytechnique. Cette
lettre partira avec le courrier qui part de Léopoldville le 18 de
chaque mois.
Aujourd'hui, entendant tout près d'ici des coups de fusil, et
DANS L'OUEST AFRICAIN 365
des cloches indigènes et du tam-tam dans la direction du
cimetière noir, je suis allé voir si, par hasard, ce serait un
enterrement et c'est avec un grand plaisir que je vis un grand
catafalque que douze ou vingt hommes portaient sur leurs
épaules. Le catafalque était comme une tour formée d'étoffes
de laine rouge et de pièces de mouchoirs rouges, bleus, blancs de
dessins différents, les uns en soie, les autres en coton que
le vent faisait voltiger; au-dessus de cette tour, il y avait mille
plumes, des feuilles d'une espèce de mimosa et tout autour
des peaux de chat-tigre et des rubans.
Le catafalque était placé sur trois longues perches dont
chaque extrémité était tenue par trois ou quatre hommes.
Il est difficile de se faire une idée d'un pareil spectacle.
Figure-toi une tour haute de deux mètres carrés par la base, et
bigarrée; figure-toi, en outre, que tous les hommes qui sont à
l'extrémité de chaque perche, tournent comme si le catafalque
était fixé sur un pivot et tout en tournant soutiennent toujours
la tour qui penche et qui tourne. Les hommes qui la portent et
qui la font tourner suent et |crient à pleins poumons. A la fin ils
font le mort et tombent épuisés, ils se relèvent ensuite, empoi-
gnent la perche et se remettent à tourner en sautant et trébu-
chant dans les buissons et dans les troncs d'arbres.
Ajoute à cette confusion que toute la multitude regarde, crie,
bat le tara tam, tire des coups de fusil, etc., etc.
Enfin, le catafalque cesse son tournoiement vertigineux et
s'approche de la fosse .
Elle était creusée d'avance, de forme cylindrique de un mètre
de diamètre et profonde deux de mètres. Le catafalque posé par
terre, on détache toutes les pièces d'étoffe qui lui donnaient sa
forme (il y en avait une vingtaine) et chacun reprend celle qu'il
a prêté pour la cérémonie. Sous le catafalque se trouve un cylin-
dre d'un mètre de diamètre et haut d'un mètre et demi recouvert
3G6 TROIS EXPLORATIONS
de laine ronge ; d'un côté du cylindre jusqu'à la partie supérieure
ilyaunecorde quipartdu point où se trouve labouchedumort; le
cylindre est alors pris par les hommes et mis à côté de la fosse ;
on tire alors un coup de fusil on laisse glisser le cylindre dans le
trou et de nouveau on tire des coups de fusil. Sur ce cylindre on
a mis nue clochette en bois, puis une boite de fétiches, les
femmes tirent ensuite la ficelle au-dessus de la fosse conique ;
au-dessus de la petite ficelle on pratique un trou dans le
cylindre, et c'est par là qu'on fait boire au mort du vin de palme ;
puis tous se retirent.
Avec tout cela imagine-toi que le mort que j'avais vu ensevelir
aujourd'hui, avait expiré depuis déjà un mois et qu'on l'avait
gardé en cet état dans sa case. Une seule chose m'étonne c'est
qu'il n'y ait ici aucune trace de puanteur.
J. B.
XXV
Brazzaville, '30 août 1884.
Aujourd'hui, journée de fatigue; cependant la chaleur n'est
pas aussi forte que celle qu'on ressent souvent à Rome : Le
ciel est resté serein depuis le lever du soleil et « Maestro bajoc-
cone » resplendit sous un ciel d'un blanc de plomb. Ne crois
pas que ce soient les belles teintes de la chère Italie et ses beaux
couchers du soleil pleins d'ombre, de lumière et de reflets ; ici
le ciel n'est jamais bleu, l'eau n'a jamais le reflet de la nôtre.
En face, le grand lac, le Stanley Pool qui se perd dans l'espace
et se confond avec le ciel. Quelque île, voilée comme une timide
vierge, s'allonge et trace sur les eaux un long reflet.
Tout autour de moi, des curieux et des curieuses m'examinent
comme d'habitude, admirant mon appareil photographique; c'est
une chose qui les divertit fort. En ce moment il y a trois jeunes
garçons qui sont émerveillés et qui tirent la langue chaque fois
que quelque chose les étonne, il y en a un qui a un tatouage
récent sur l'épaule, lequel tatouage n'est pas encore complète-
ment cicatrisé.
J. B.
XXVI
22 septembre 1884.
Le passage des magnifiques foliotocol recommence, onentend
de Loin leurs chants cararactéristiques. Si tu voyais la beauté de
ces petites créatures ailées ce sont de vrais émeraudes vivantes;
on entend aussi les merles à plumage métallique, mais leur
chant est bien loin de la beauté de leur plumage velouté et
argenté, on croirait entendre une clef qui grince pour ouvrir une
serrure rouillée.
Tu ne pourrais te faire une idée de la quantité d'hippopo-
tames qui se baignent dans Stanley Pool, c'est quelque chose
d'énorme ! Quand il arrive quelqu'un on prend la pirogue
et on s'en va à la basse-cour des hippopotames comme si
l'on allait tuer un poulet. Les missionnaires de Linzolo,
quand ils ont besoin de viande, envoient un billet pour prévenir
que le lendemain ils enverront des hommes en chercher, et tou-
jours, le lendemain, la viande est prête.
Et c'est par ce seulmoyenque les missionnaires arrivent à
faire travailler les Ballali. La viande, voilà leur gloutonnerie.
Les Batékés de Stanley Pool sont les indigènes les plus pa-
resseux ({ne j'aie jamais vus : c'est pour ainsi dire la quintes-
DANS L'OUEST AFRICAIN ÎJ69
sence de la poltronnerie, c'est un vrai peuple gâté parles mar-
chandises.
Le travail n'existe pas chez eux et comme ils sont en déca-
dence, tôt ou tard ils seront remplacés par les Apfourou ou les
Bajanj i, le peuple le plus travailleur et le plus intelligent que je
connaisse.
NAVIGATION A VOILE SUR L AL1MA
Aujourd'hui les Bajanji qui descendent le Congo avec des pi-
rogues chargées d'ivoire sont obligés de vendre leurs marchan-
dises à ces poltrons de Batékés qui cà leur tour vendent l'ivoire
auxBacongo qui viennent de la côte, avec des caravanes chargées
de marchandises.
Les Batékés d'ici ne sont pas le même peuple que les Batékés
de l'intérieur des terres ; il n'existe, pour ainsi dire, aucun rap-
ERAZZA 24
370 TROIS EXPLORATIONS
port entre ces deux peuplades. Le tatouage, la façon de s'habil-
ler, la coiffure, tout est différent.
Autant que les Assicuja, ou mieux Guja, les Batékés d'ici se
ressemblent dans leur tatouage, dans leur façon de se vêtir, de
se coiffer; leur langue ressemble à celle des Batékés proprement
dits, mais ce n'est pas celle que parlent les Batékés primitifs qui
sont sur le haut Alima (Mbosi); mais, selon moi, les Cuja de
même que les Batékés d'ici appartiennent tous comme origine
au même peuple primitif des Batékés.
XXV II
Brazzaville, 'Sj septembre 1884.
En même temps que j'écris, je pense à un article sur le Gons
go, article que j'ai lu dans un journal dont je ne me rappelle plu-
ie nom. Onyparle entre autres choses de lâchasse que les Aplbu-
rou (Bajanji) font à l'hippopotame clans le Sfcanley-Pool. L'au-
teur de l'article raconte, avec emphase, comment les Bajanji
descendent en sourdine dans leurpirogue, sur l'avant de laquelle
se tient un homme armé d'un harpon ou d'une zagaye. — Ce
harpon est attaché par une corde à l'extrémité de laquelle se
trouve un morceau de bois qui sert de flotteur. L'Apfourou arri-
vé près de l'hippopotame lance le harpon, l'animal prend la
fuite, se débat et meurt enfin, et le flotteur sert à faire retrouver
la bête. 11 n'y a pas ombre de vérité, dans tout cela, et je ne sais
comment on ose présenter au public dépareilles niaiseries vues
probablement en songe, pendant un accès de fièvre. Les indi-
gènes font la chasse à l'hippopotame, très rarement, et seule-
ment quand l'animal est à terre et assez éloigné de l'eau, ils le
hassent alors avec leurs fusils. Quand je dis qu'ils la font très
372 ? TROIS EXPLORATIONS
rarement, je devrais dire qu'ils ne la font presque jamais, et la
raison c'est qu'ils ont une peur terrible de l'hippopotame.
L'eau protège trop bien l'animal et les indigènes savent par-
faitement que là leurs fusils ne servent à rien.
LA CASE DE JACQUES DE BRAZZA ET KL' ATTILIÙ PECILL
Ce n'est pas comme avec l'éléphant et comme aveclebœuf,
qui, une fois frappés, peuvent être suivis par les indigènes.
Au reste, il suffit d'avoir chassé une fois l'hippopotame, pour
savoir combien il est lent à mourir,e1 combien sont limitées les
parties du corps où la balle peut produire quelque effet.
Aussi, tu ne seras pas surpris, si un jour ou l'autre, tu lis
dans quelque journal, que des Européens se sont servis d'hip-
DANS L'OUEST AFRICAIN H7:i
popotames pour faire remonter le Congo à leur embarcation.
Je vais maintenant te parler un peu de Brazzaville, la grande
ville qui porte notre nom.
Brazzaville est placée sur une belle colline au bord deStanley-
Pool, à environ 30 mètres du niveau de l'eau.
La position est magnifique, et le Congo se présente non pas
comme un fleuve, mais comme la nue vue dans l'intérieur d'un
estuaire. — Le ciel se confond avec les eaux en une seule
teinte d'un bleu céleste et limpide. Au milieu de la colline qui
descend en pente rapide vers les eaux, se trouve une végétation
luxuriante, et une foule d'arbres et de plantes rampantes qui
grimpent les uns sur les autres pour chercher l'air et la lumière.
Au-dessus de tout cela, le palmier épineux, à tige mince et
flexible, s'attache aux plantes voisines à l'aide de ses feuilles
garnies de fortes épines et son sommet seul dépasse le reste de la
végétation.
Cette végétation tropicale est vraiment de toute beauté —
chaque feuille dénote une fécondité sans pareille. — Au-dessous
de ce toit de verdure, sont les fougères, qui, cherchant l'ombre
et l'humidité, trouvent là un bien-être parfait.
Le sol est sablonneux, argileux et de couleur gris cendré; à un
mètre de profondeur, se trouvent les sables jaunâtres colorés par
le fer.
Je ne te parlerai pas géologie pour l'instant, mais quand j'aurai
étudié la rive du Stanley-Pool, peut-être t'endirai-je quelque
chose.
Le géologue, dans ce pays, se trouve dans la situation la plus
avantageuse, pour étudier la nature du sol, dans ses rapports
stratigraphiques. Le manque de fossile est un fait qui finale-
ment est avéré ; de plus le terrain étant légèrement ondulé, les
falaises sont rares et souvent nées d'une végétation fictive.
Ici l'étude devient compliquée, et où le Congo commence, à
374 TROIS EXPLORATIONS
partir de Stanley-Pool, et se change en rapide, le sol change
également de structure, et on peut voir des roches porphyriques ;
de même j'ai trouvé à Linzolo des terrains granitiques qui, pro-
bablement, datent de l'époque pendant laquelle se sont formés
la plupart des rapides de l'Ogôoué.
Mais revenons à Brazzaville.
Brazzaville est entourée de plantations de manioc. L'eau pota-
1) le du ruisseau voisin est excellente, limpide, fraîche et sans le
moindre goût de matières hétérogènes. Et c'est encore ici que
j'ai bu la meilleure eau. Je t'assure que l'eau de Brazzaville n'a
rien à envier à celle de Trévi.
D'ici peu, Brazzaville aura un potager, le terrain est presque
prêt. Pour la saison des pluies, on pourra récolter l'igname, les
patates et de la salade, la saison sèche étant celle où l'on peut
voir toutes les plan tes potagères européennes, et nous en aurons
alors en abondance.
La basse-cour est dans d'excellentes conditions. Les chèvres y
sont nombreuses et toutes pleines; il y en a déjà une qui a mis
bas deux petits, la portée étant de deux ici. Quelquefois, rare-
ment, elles en mettent bas trois, mais alors, il en meurt souvent
un.
Dans un village un peu au-dessus de Jancui, j'ai vu une
chèvre qui avait cinq petits, tous vivants, elle avait les pis
comme ceux d'une vache.
Il y a aussi des moutons qui viennent de l'Ogôoué ; les brebis
ont aussi leurs petits. Ajoutez-y les cochons, les canards, les
poules, le tout complété par une chasse abondante. Les anti-
lopes y sont excellents, les bœufs aussi, la cervelle d'hippopo-
tame est exquise, de même le bouillon fait avec sa chair.
La trompe d'éléphant est le nec plus vitra et certainement
en Europe, sa chair serait goûtée par les bouches les plus déli-
cates des plus fins gourmets.
DANS L'OUEST AFRICAIN 875
A propos de trompe d'éléphant, nous en avons mangé une, le
jour que Dolisie est parti pour la station de Diélé, et rien que
d'y penser, l'eau me vient à la bouche. Malamine avait tué un
éléphant, qui, fait curieux, avait l'extrémité de la trompe
mangée par un crocodile ; il en manquait environ 20 centi-
mètres. La blessure était déjà cicatrisée depuis longtemps.
On coupe la trompe à l'extrémité, et on la cuit par le système
africain. On fait un trou en terre, on y allume un grand feu
qu'on alimente pendant six heures, après quoi, on enlève le
brasier et on enterre la trompe garnie de sa peau. On la
recouvre ensuite de braise. Vingt-quatre heures après, la trompe
est cuite, et mise sur table. Gela a le même goût et la même
consistance que la langue de bœuf.
27 septembre. — Ce matin, à peine après avoir fini de déjeu-
ner, Malamine est venu me dire que les Bajanji venaient de
descendre apportant la mauvaise nouvelle que, à la station de
Bolobo, ils s'étaient de nouveau battus, il y a une vingtaine de
iours.
.T. B,
XXVIII
Brazzaville, 22 octobre 1884.
Cette lettre suivra la route de l'Ogôoué et sera au Gabon dans
près d'un mois.
Voilà comment vont ici les choses.
Pierre, parti de Jancui, comme je te l'ai déjà écrit, parle
Diélé, est allé chez les Adouma. il redescend l'Alima avec une
grande escorte d' Adouma; il arrivera à sou embouchure le
11 août.
Avant de remonter, il m'a écrit qu'il tenait à ma disposition des
Adouma et des pirogues. Il m'approuvait en outre de remonter le
Congo et de rejoindre Dolisie, qui restera deux ou trois mois
chez les Bangala.
Tu peux comprendre si j'ai reçu avec plaisir une telle lettre,
et tu comprendras encore mieux combien a été grand ce plaisir
lorsque tu sauras que je me trouve en ce moment empêché de
continuer ou plutôt de terminer ma carte, bien que j'aie mené ce
travail à bon point.
Je te parlerai dans un instant de cette carte.
Donc, après avoir visité le pays des Bangala, il redescendra
DANS L'OUEST AFRICAIN :;?.!
avec Dolisie, et continuera par Brazzaville, pendant que j'enfi-
lerai l'Alima.
Ce qui me réjouit, c'est que mes collections n'auront pas
besoin d'être ballotées jusqu'à Bangala. Je pourrai les laisser à
un jour de montagne de l'Alima, où nous avons maintenant
une nouvelle station.
La belle chose quand on pont voir un pays nouveau t
J'espère bien, chez les Bangala, pouvoir augmenter mes col-
lections, et surtout mes collections d'armes. Je compte y faire
également des observations astronomiques, qui sont d'une
réelle importance.
Quand j'aurai enfilé l'Alima, je serai alors, mon cher ami, sur
la route du beau pays de mes rêves.
Mais il vaut mieux n'y pas penser encore.
En attendant, revenons à la question de la carte de Stanley-
Pool.
Gomme je viens de te le dire à l'instant même et comme je
l'ai déjà écrit dans mes dernières lettres à toi et à B., j'avais
l'intention de faire la carte de Stanley-Pool, carte géologique
et topographique, attendu que tous les détails qui ysonl man-
quent totalement d'exactitude.
Pour ce faire, j'avais déjà mesuré la hase, et j'avais déjà
obtenu une bonne base trigonométrique. J'avais pris la position
de différents points et de diverses iles, et j'attendais que la
pirogue fût arrivée pour pouvoir aller exécuter les mesures
trigonométriques de l'autre côté de Pool, c'est-à dire, comme
tu le sais, sur le territoire occupé par l'Association internatio-
nale.
Les pirogues arrivées, immédiatement, — c'était hier, —
j'allai avec Ghavannes à Léopoldville, pour demander au
capitaine 8... s'il voyait un inconvénient quelconque à ce que
mon compagnon et moi, nous abordions à la rive gauche du
380 TROIS EXPLORATIONS
Stanley-Pool dour pouvoir y mettre notre théodolithe en place.
Je lui faisais bien remarquer que nous étions tous deux étran-
gers à l'administration française et que nous avions une mis-
sion purement scientifique émanant non d'un ministère poli-
tique mais du ministère de l'Instruction publique.
Je le lui répétai, en lui expliquant bien quelles étaient exac-
tement la teneur et les limites de notre mission et en ajoutant
que mon compagnon et moi nous étions Italiens et non pas
fonctionnaires français.
Chavannes, représentant de Pierre ici, lui donna ensuite sa
parole d'honneur, qu'il ne s'agissait d'autres choses que
d'études scientifiques.
Le capitaine parut tout d'abord assez embarrassé, mais il se
réclama vite de la consigne à lui donnée par le colonel de Win-
ton, à savoir, que chacun devait rester sur son propre territoire.
Je n'aurais jamais cru que cela pût arriver, d'autant plus
que le même capitaine n'avait pas hésité, peu de temps avant, à
envoyer un blanc de son personnel de Léopoldville, installer
une station sur le Giné, avant de savoir s'il pouvait aller de
Léopoldville sur le Giné (Gordon Bennett) sans toucher le terri-
toire français. De fait le canot du blanc a dû aborder sur notre
territoire, et il a dû y descendre avec ses Zanzibarites.
Et voilà comment s'acheva mon travail de relèvement de
Stanley-Pool.
Ne t'inquiète pas pour nous, il n'y a pas de quoi.
Nous allons faire une excursion qui durera environ trois mois
et nous nous divertirons comme jamais nous ne l'avons fait.
En ce qui regarde ma santé, je n'ai jamais été aussi bien que
maintenant. Depuis que je t'ai écrit de Linzolo,je n'ai plus eu
l.i lièvre. Nous mangeons comme quatre et sommes fort gais. —
Que faut-il de plus ? Massari. qui était à la station de Mamianga
Nord, a remonté, je crois, le Quango, le fleuve qui était sur la
DANS L'OUEST AFRICAIN m
rive gauche, près de la station de Gauchi. Je n'ai pas pu le voir
mais je sais qu'il m'a laissé deux lignes au poste de Gancin,
quand il est passé. J'étais alors encore ici, et je n'ai pas reçu sa
lettre, qui, je crois, arrivera aujourd'hui ou demain avec les pi-
rogues qui descendent.
Xe te tourmente pas si pendant ces trois mois, au moins, tu ne
reçois pas de nouvelles de nous.
Ces trois mois écoulés, tu recevras probablement un billet
que je laisserai à la station de Lucolela (Société internationale)
avant de remonter l'Alun a.
J. B.
XXIX
Brazzaville, 22 octobre 18S'i.
Je n'ai pas le temps de t'écrire : je suis en train de charger
LE Sl'ANLEY-l'OUL VUE DE LKuPU Ll) VI L LE
les pirogues, qui nie serviront p our remonter le fleuve,
DANS L'OUEST AFRICAIN U8U
Je t'envoie seulement deux lignes pour Le dire que Attilio se
porte Lien.
Ici, rien de nouveau.
J'ai vu Massari l'autre jour à Léopoldville ; je l'attendais
ici, mais il n'est pas encore venu.
J. B.
XXX
",'o octobre 1884.
Je reprends ma lettre, j'en ai le temps. Les pluies, ici, à Braz-
zaville, n'ont pour ainsi dire pas encore commencé, lions avons
en trois ouragans, mais il n'est tombé que fort peu d'eau.
Le vent venant généralement ici, del'Ouest-Sud-Ouest, iln'ya
jamais depluie. Quand il change et qu'il vient de l'Est-Nord-Est
il pleut alors, et avec les grands vents arrivent les ouragans et
les tempêtes.
Maintenant le soleil a donné tonte la journée en plein, et il y
a des jours où le thermomètre, placé sur le sable, donne -f- 63*.
Je te garantis que, lorsque le soleil est aussi bouillant, on ne
marche pas facilement, et nos hommes cherchent l'ombre,
comme les chiens ({ni courent dans les rues sur l'asphalte quand
le soleil les a bien chauffés.
Al'ombrela température maxima n'a jamais dépassé 31° et en
ce moment la température minima n'atteint pas 18°; tu vois qu'il
y a certaine différence de chaleur avec les 40 et 41 degrés, que
nous avons de temps en temps à Rome.
DANS L'OUEST AFRICAIN 383
De plus ici, a Brazzaville, nous jouissons d'un bon petit vent
et jeté promets que vous êtes plus à plaindre, vous à Rome,
que nous à Brazzaville.
A propos de météorologie, puisque nous y sommes, je tiens à
te parler aussi de la lumière zodiacale de ces pays, attendu que
les taits m'ont paru être le contraire de ce qui se dit communé-
ment. — On dit que dans ce pays, la lumière zodiacale est
très belle, quant à moi, je confesse que du jour où j'ai abordé,
au Gabon, jusques à aujourd'hui, je n'ai jamais vu de lumière
zodiacale autant avant le lever du soleil, qu'après son coucher,
et je te réponds que pour la voir j'y ai mis toutela bonne volonté
possible.
Cette lune se présente ici à mes yeux comme un grand incen-
die. Parfois elle se teinte en rouge, quelquefois elle passe au
jaune pâle, mais elle prend rarement la teinte sous laquelle on
montre la voie lactée.
J'ai toujours observé que cette lumière, quand elle est ronge,
dure plus longtemps. Hier soir, par exemple, la lune était éblouis-
sante et rouge. On eût dit que le soleil était couché depuis peu,
mais en même temps le ciel était criblé d'étoiles scintillantes et
la lune resplendissait vivement sans pourtant effacer la lumière
de la nuit.
L'atmosphère était limpide; au ciel, pas la plus petite nuée.
Je te donnerai plus tard des détails très précis sur tous ces
phénomènes. — A mon retour en Europe, tu pourras également
tout en feuilletant mon journal, trouver d'autres particula-
rités sur cette question.
J. B.
25
XXXI
Village de Mongo, rive droite du Congo,
à deux jours de pirogue des bouches de l'Alima.
18 décembre 1884.
MON CHER ANTOINE,
Je t'écris ces lignes pour ne pas perdre l'occasion qui m'est
offerte de t'envoyer des nouvelles.
Dans ma dernière lettre, je t'ai dit quelles étaient celles qui
m'étaient parvenues.
Vous deviez alors être ennuyés de savoir que toutes les autres
lettres étaient perdues. — Mais maintenant ce n'est plus la même
chose, parce que, outre les lettres en question, j'en ai reçu un
autre paquet pour moi et pour Attilio, avec un volume de Johns-
ton et ainsi, je crois avoir reçu tout votre courrier.
Maintenant voici ce qui nous concerne. J'ai trouvé enfin Do-
lisie, qui m'attendait au village de Mongo, près des bouches de
l'Alima. Nous sommes donc ensemble et en fort bonne com-
pagnie et nous partons chez les Mongala.
C'est un voyage qui nous prendra au moins deux mois ; tu
connais notre manière de voyager, cheminer lentement et nous
DANS L'OUEST AFRICAIN 387
arrêter dans les villages, en faisant des cadeaux aux enfants et
aux femmes. La nouvelle de notre arrivée nous précède alors
de village en village, et nous sommes reçus avec expansion et
cordialité. Dolisie est le chef de l'expédition, je m'occupe seule-
ment de géologie et d'histoire naturelle.
A propos de géologie, c'est ici à Mongo, que j'ai vu, pour la
première fois, la terre ferme n'étant pas marécageuse. Le village
est environ de 15 à 20 mètres au-dessus du niveau du fleuve.
L'orographie de cette région est chose presque indéchiffrable,
on rencontre de vastas marais et d'énormes îles qui semblent
être terre ferme. Le village de Mongo est une île.
Selon moi, nous nous trouvons en présence d'un delta du
fleuve et tout me confirme clans cette opinion. Mais des indigènes
il est impossible d'avoir un renseignement. Et cela aussi pour
les noms des villages, ce qui est une chose également très sé-
rieuse.
Ici le gibier est fort abondant et les bœufs sauvages très nom-
breux. Casimir en a tué trois hier. Les indigènes les chassent
aussi avec fureur, ils se servent pour cela de leurs zagayes;
Ainsi, une heure avant d'arriver d'ici au village de Mongo, nous
avons trouvé clans l'eau un bœuf sauvage tué d'un coup dezagaye;
au village même nous en avons vu un autre, tué de la même
manière. Parmi les trois bœufs abattus par Casimir, un portait
diverses cicatrices.
J'ai trouvé une nouvelle espèce de singe, inconnue sur l'Ogôoué.
C'est un singe à poil roux et à très longue queue.
J'ai eu la bonne fortune d'acheter pour une collection, un
couteau des plus intéressants. C'est un couteau Niam-Niam.
C'est une de ces armes de jet, décrites dans le livre de Scliwein-
furth. Je crois crue j'ai eu de la chance de pouvoir l'acheter, parce
que c'est un de ces couteaux qui ont une grande valeur ethnogra-
phique, mais qu'on ne peut se procurer à aucun prix. Dans ce
388 TROIS EXPLORATIONS
cas, bienmalgré moi, je me résigne àn'en prendre que le croquis.
Voici l'esquisse de celui dont je t'ai parlé. Il est tout en fer et
long d'environ 50 centimètres. Hors le manche, toutes les par-
ties en sont tranchantes.
Que te dirai-je, que Dolisie parlant à un chef à propos delà
Licona, a entendu pour la première fois le nom de Niam-Niam
qui seraient, parait-il, parents de cette peuplade.
Pour l'instant, je note le fait, je le discuterai eu temps utile.
Par malheur, tousles fils horizontaux qui composent le tissu
rétieulaire de mon théodolite se sont rompus. Il en restait en-
core un hier mais aujourd'hui, quand j'ai eu mis rûistnimen1
en position pour prendre la méridienne, je l'ai trouvé rompu.
Heureusement, le malheur n'est point irréparable, j'ai un filet
de rechange ; l'opération est à la vérité un peu délicate, mais
j'espère pouvoir la mener à Lien.
La santé de tous est bonne et j'espère être en mai au Gabon.
J. B.
XXXII
Slalion de Dièlê, 22 octobre 1884.
MON CHER ANTOINE,
Me voici à la station de Diélé, dans la plus délicieuse campa-
gne ;Decazes est le plus « charmant homme » que je connaisse.
La campagne est, je le répète, extrêmement agréable.
Actuellement, je me trouve occupé à préparer le départ.
La journée se passe à emballer des caisses, à achever ses
journaux, à envelopper les peaux et les zagayes, etc., etc. Tout
cela est enfermé dans des boites de fer-blanc, des sortes de bidons.
Ah la méchante perspective que la descente de l'Ogôoué, qui
nous attend la gueule ouverte pour engloutir le travail de deux
ans et demi d'Afrique. Mes cheveux se hérissent, à la pensée
qu'un bout de roche au milieu des rapides peut casser en deux
ma pirogue et engloutir tant de richesses réunies avec tant de
fatigues. — Bah ! du courage î J'espère que ma bonne étoile,
qui m'a suivi jusqu'ici, me protégera jusqu'à la fin.
Je t'avoue que je pense avec plaisir au jour où, assis dans mon
bateau à vapeur, j'aurai toutes mes caisses dans ses soutes
sauvées des rapides écornants de l'Ogôoué. Gomme je respire-
390 TROIS EXPLORATIONS
rai ! je vous enverrai alors un baiser brûlant à tous, plus brû-
lant ({ne les sables batékés.
Vers le 15 mai j'espère pouvoir partir de Franceville par la
côte. Je n'écrirai plus désormais, j'ai trop à faire.
La date de mon arrivée, je ne te la donne pas, d'abord, parce
que je ne la sais pas, ensuite, parce que deux mois de plus, ou
un de moins, ne comptent plus pour moi.
La santé d'Attilio et la mienne sont des meilleures.
XXXIII
Madiville (Aduma), 24 mai 188Ô.
Aux derniers jours d'octobre 1884 Attilio etmoinous partîmes
de Brazzaville dans deux pirogues montées par des pagayeurs
Aduma. Les pirogues avaient chacune leur mât avec leur voile
respective, tout cela fait dans les règles de l'art. C'était un nou-
veau genre de navigation, que nous, les premiers, nous inau-
gurions. Pourtant la saison de sécheresse et des vents touchait
à sa fin, si bien que, lorsque nous fûmes arrivés a la station de
Gancin, ce fut avec une grande satisfaction que nous dûmes
abandonner le nouveau système, les vents forts de S.-O avaient
cessé de souffler.
Nous passâmes une semaine à Gancin et, pendant ce temps,
j'allai faire visite à Makoko.
Les premiers jours de novembre, nous repartîmes ; les eaux
étaient alors très fortes.
Nos deux pirogues étaient chargées de nos collections, et si
nous avions eu unecaisse en plus elle n'auraitpas trouvé déplace.
392 TROIS EXPLORATIONS
Les eaux du Grand Fleuve (je ne sais pas si le nom de
« Congo » existe dans la vallée de Stanley-Pool, mais il n'existe
pas en fait, tant chez les Apfourou que chez les Batékés: ceux-ci
dans leur langue appellent le Congo, le Grand Fleuve) ; les
eaux du Grand Fleuve, dis-je, étaient à leur maximum de hau-
teur, à tel point qu'à Bolobo et à l'embouchure de l'Alima
(Mbossi) nous avions été obligés de dormir en pirogue, n'ayant
pu trouver un mètre carré de terre pour aborder. Tout était
inondé, aussi bien les iles couvertes de bois que les vastes her-
bages. Ce fut avec le plus grand plaisir que nous arrivâmes à
la station du bas Adouma, sans avoir mouillé nos collections.
Nous les laissâmes ici, et repartîmes rejoindre M. Dolisie, qui
nous attendait sur le Congo, au Nord de l'Alima; nous le trou-
vâmes au village de Bonga, où nous passâmes une quinzaine de
jours, pour radouber la chaloupe à vapeur « Ballay » dont j'ai
déjà parlé.
Le village de Bonga est planté comme tous les villages du bas
Mbossi, où les cases occupent tout le sol qui n'est point inondé.
Le village est assez grand et sillonné de canaux qui vont dans
toutes les directions et se perdent dans les herbes. L'hydro-
graphie de ces canaux est impossible à déchiffrer. Il y en a qui
viennent directement du grand coude Nord de l'Alima, et c'est
par ces canaux que l'énorme quantité de manioc, qui se prépare
le long de l'Alima, arrive au Congo. A cet endroit du fleuve il
n'existe aucune espèce de plantations quelconques, par cette
unique raison, qu'il n'existe pas de terre où l'on puisse planter
quoi que ce soit. A chaque saison, s'il reste un peu de terre
sèche, il surgit un village dont les cases ont de l'eau jusqu'à
leur seuil, pendant les grandes crues.
Le village de Bonga est vraiment pittoresque. Les cases sont
longues d'une cinquantaine de mètres et forment de vraies rues,
qui vont dans toutes les directions et aboutissent naturellement
DANS L'OUEST AFRICAIN 393
à la rivière. Plusieurs de ces cases sont pleines de monde,
d'autres sontabandonnées et ensevelies sous les grandes herbes ;
leurs propriétaires sont partis en pirogue pour leur commerce.
Dès leur retour les herbes seront fauchées, les toits en paille re-
, i»-v=~^sr=^^^y^
BANANIERS ET PALMIERS
faits, etc. Les Apfourou ouBajanji (ce qui est la même chose) sont
de vrais marins et ne peuvent vivre, s'ils ne sont pas toujours
en pirogues.
Je te disais que le village de Bonga est pittoresque, de fait,
outre les cotonniers colossaux hauts de 50 à 00 mètres, et chargés
S9i TROIS EXPLORATIONS
de grappes blanches etde « plongeurs » il y a une grande quantité
de palmiers à huile, sous lesquels croissent de beaux bananiers.
Ça et là, près d'une case, un champ de mais ou quelques
plants de tabac, de citrouilles. Le tabac est extrêmement rare;
au Nord de l'embouchure de l'Alima, jusqu'aux chutes de Stanley
il manque entièrement. Ici on a l'habitude de fumer le chanvre;
le précieux tabac se hime d'une façon fort curieuse; on détache
la feuille du plant, on la sèche devant un grand feu, et ce n'est
que lorsqu'elle est devenue cassante, on la met dans la pipe et
alors on la fume.
A Bonga,le gibier" abonde. Je me rappelle que, une après-
midi, comme quatre bœufs sauvages gisaient dans le village,
tonte la population, hommes, femmes et enfants s'étaient grou-
pés autour de leurs cadavres et s'en disputaient la chair comme
une bande de vautours.
Ce que j'ai trouvé de plus curieux à Bonga, ce sont les cou-
teaux et les lances. Quels beaux couteauxet quelles belles lances!
Malheureusement, il n'y a 'pas moyen d'en acheter: c'était le
couteau du père ou de l'aïeul, ou le couteau fétiche : c'était le
couteau qui avait tranché telle tète, ce qui le rendait sacré ; en
somme, la c tnclusi m fut que j'en devais faire la collection en
les dessinant sur mon calepin.
Plusieurs de ces armes ressemblent à celles des Niam-Niam-
Il y a maintenant à Bonga une station française.
De Bonga, en trois ou quatre jours nous arrivâmes au village
de Mongo, nous étions alors dans les premiers dix jours de
novembre.
Mongo est située sur des petites iles qui sont sur le bord
septentrional du Congo. Ce sont les premiers ilôts du fleuve
qui ne soient pas à fleur d'eau. Ces ilôts émergent d'une
trentaine de mètres et sont formés à peu de chose près comme
ceux qui se trouvent en abondance au Gabon.
DANS L'OUEST AFRICAIN :i :■;,
Le Congo est un vrai labyrinthe sans fin, et la carte détaillée
n'en sera pas faite avant un demi-siècle. Pour te faire une idée de
ce qu'est le Congo, figure-toi que sur la rive opposée, où est la
station internationale de l'Equateur, on ne savait pas que de
l'autre côté du fleuve, existaient des Européens.
Et si je te disais que pendant huit jours nous avons positi-
vement cru être sur un autre fleuve, tandis que nous étions
toujours sur le Congo, je crois que cela suffira à te donner
une idée de ce Congo, qui, près de l'Alima, n'est plus un grand
fleuve, mais un faisceau de fleuves, l'un voisin dij l'autre, et
communiquant ensemble.
Pour ne pas te fatiguer la mémoire, je ne te nomme pas tous les
villages rencontrés. Qu'il te suffise de savoir que nous sommes
passés à l'embouchure de la Licona, qui ne s'appelle nullement
la Licona dans ce pays-ci, du moins les indigènes la nomment,
soit Ncumta, soit Oubargui.
Le point extrême où nous sommes arrivés est à environ
O30 lat. N. Le 1er de l'an 1885 nous sommes redescendus,
M. Dolisie étant très malade (maintenant il est remis et se porte
assez bien).
Pendant ce voyage, j'ai fait la carte de l'embouchure de l'Ali-
ma, jusqu'au point extrême atteint. J'ai pu prendre des lati-
tudes et des longitudes sérieuses ave^ un bon théodolite.
Fin janvier nous étions à la station de Diélé, où nous com-
mençâmes à emballer nos collections pour descendre les rapides
de l'Ogôoué.
.T. B.
NOTES ET DOCUMENTS
NOTES ET DOCUMENTS
PREMIERE PARTIE
NOTES ET DOCUMENTS RELATIFS AU PREMIER VOYAGE
EN RECONNAISSANCE CHEZ LES OSSYEBA
Ayant perdu l'espoir de pouvoir voyager avoc l'aide des
Okanda, je fus forcé de prendre une résolution. Je me décidai
donc à quitter seul le quarier général de Lopé, je parie une
bonne carabine, et aprè avoir serré la main à]mes compagnons,
je partis seul, par la forêt, au village des Ossyeba.
Enme voyant partir, la stupeurdes^Okanda fut à son comble.
Mon bagage ressemblait à celui d'un de ces prestidigitateurs
ambulants qui parcourent nos villagesjl'Europe. J'arrivai ainsi
chez les Ossyeba.
De ce que je me présentai ainsi à eux, sans aucun apprêt
400 T R 0 I S E X P L 0 R A T 1 0 N S
offensif, je leur inspirai confiance et le sentiment qu'éveillait
chez eux l'apparition d'un blanc ne fut pas un sentiment d'hos-
tilité mais bien de surprise. Un nombre imposant d'Ossyeba
appartenant aux villages limitrophes m'entoura vite; tous
étaient armés mais aucun ne faisait montre d'intentions hos-
tiles. Je m'assis au milieu d'eux et quelques instants après la
glace était rompue.
Deuxjours après, Mamiaka,le chef d'un village considérable,
était devenu mon grand ami, et j'avais mis en œuvre toutes les
séductions possibles pour capter la bienveillance de ces sau-
vages aux dents aiguisées. Ce furent de vraies séances de pres-
tidigitation et de pyrotechnie, secousses données par la pile
électrique, fusées à la congrève, et autres feux. Mais j'obtins le
plus grand succès avec la lumière du magnésium. Je leur
montrai l'effet des balles explosibles et je leur persuadai
qu'avec ma carabine je pouvais tirer autant de coups que je
voulais sans jamais m'arrèter. Je réussis donc au-delà de tout
ce que je pouvais espérer à me gagner leur amitié et leur donner
une haute idée de la puissance des blancs. Désormais, j'étais
assuré que lors de notre passage chez eux nous ne serions pas
molestés.
Pour mieux montrer une idée de l'accueil qui me fut fait par
les Ossyeba, je vais rappeler quelques détails.
Un jour que j'étais en excursion pour visiter les chutes de
Boue, j'avais demandé et obtenu du chef du village, l'hospi-
talité. Nàhman, le chef noir à la longue barbe tressée, m'as-
signa pour habitation une petite cabane en branches peu diffé-
rente de nos petites niches à chien. J'y pénétrai par une petite
ouverture basse et m'y blottis. Alors, comme d'habitude, le chef
envoya ses femmes me servir à manger et je les entendis
alors dire : « Venez, venez, si vous voulez voir, je vais lui don-
ner à manger. Quand elles me portèrent des vivres, une cou-
BRAZZA
26
DANS L'OUEST AFRICAIN 403
groupe de seize têtes (j'ai eu le temps de les compter) était tout
autour de la porte et resta en contemplation tout le temps que
dura l'opération. Le soir, nouveau repas et nouveaux curieux
qui restèrent àleur poste jusqu'à ce que je me fusse accommodé
pour dormir. Il parait qu'ils attendaient ce moment avec une
grande impatience et quand finalement, me déchaussant, j'en-
levai mes chaussettes, ils crièrent tous : Il a cinq doigts, il a
cinq doigts, et s'en allèrent.
Je retournai ensuite chezMamiaka. Cette lois mon triomphe
fut complet, lorsque je pus décider ce chef à m'accompagner
lui-même lors de mon retour à Lopé, chez les Okanda, avec
trente-cinq de ses Ossyeha auxquels je jurai qu'ils seraient par
moi protégés de toute hostilité et renvoyés chez eux avec des
présents.
Je partis donc avec eux, et cette fois de notre station de Lopé.
Grande fut la joie de mes compagnons quand ils me virent
revenir avec une si brillante escorte, l'accueil fut enthousiaste.
II
LE PAYS DES BATEKÉS
Le bananier, qui prospère seulement dans les pays d'une vé-
gétation luxuriante, disparait pour ainsi dire entièrement.
L'arbre du manioc persiste encore et produit, et le mil, que
je n'avais pas encore rencontré, est cultivé par les indigènes
sur une large échelle et ressemble à un tubercule de couleur
jaunâtre, delà famille et de la saveur de la pomme de terre,
mais de goût un peu amer.
Voilà en quoi consistent les récoltes annuelles et périodiques
de la contrée. Le labeur continuel, que la stérilité du sol impose
aux habitants, élève de beaucoup le niveau de ce peuple dans
l'échelle sociale, et je contemplai ce spectacle fort inattendu, de
voir trente ou quarante indigènes travailler ensemble, avec des
pioches, le même champ de mil ou de manioc. Les villages
construits sur le haut d'une colline assez élevée sont ombragés
de palmiers qui abritent les cases des rayons du soleil cuisant.
Chaque groupe de village est sous les ordres d'un chef hérédi-
taire qu'ils appellent « Ngancie », auquel appartient en pro-
priété le terrain avoisinant. C'est par ses soins que sont faites
les plantations dont les différentes hauteurs indiquent les tra-
vaux successifs des différentes générations. Ces palmiers,
■encore qu'ils ne produisent pas de dattes, sont cependant d'un
DANS L'OUEST AFRICAIN 403
aide puissant à ces peuples laborieux ; de la graine ils extraient
une huile qui sert de condiment, et du tronc une boisson fer-
m entée, le vin de palme.
La manière de l'obtenir est des plus simples : ils pratiquent
une ouverture là où le tronc commence à se couvrir de palmes,
et ils y appliquent une courge vidée; le suc en coule avec abon-
dance en même temps que la chaleur du soleil le fait fermenter
immédiatement. Avec les feuilles tressées de ce même palmier,
ils font une étoffe qui leur sert à recouvrir la courge.
Excepté quelques rares poules, les animaux domestiques
manquent. La viande leur manquant, ils recherchent avec avi-
dité dans tout le règne animal ce que peuvent leur procurer les
insectes, et mangent gaiement des fourmis blanches qu'ils
extraient de terre, ainsi que des chenilles et des sauterelles
fumées qu'ils accommodent à l'huile de palme.
Malgré les pluies tropicales fréquentes, il y a quelquefois
disette d'eau causée par la trop grande perméabilité du sol, et
on n'en trouve que dans les vallées liasses et dans les puits
creusés dans les sables fort difficiles à découvrir et que les
habitants cachent aux étrangers. Le pays tient un peu du
désert; le bois, pour allumer le feu, y est précieux et il est arrivé
souvent que, le soir, ayant coupé quelques broussailles près de
notre campement, nous ayons eu des difficultés avec les chefs
propriétaires du sol, qui criaient à l'usurpation et qui, pour
preuve de leur droit de propriété, montraient les limites de
leurs plantations.
Nous avons pu constater des relations commerciales assez
suivies entre ces tribus et les habitants de la côte. Des caravan-
nes de cinquante à cent personnes apportaient le sel blanc et des
tissus de la côte de Majombe. Ils me furent indiqués comme peu-
ples habitant la région Sud-Ouest, après les Bollari, lesBagas-
cia,lesBa'cù, les Agide, les Aiembo. Les Batékés sont de tempe-
406 TROIS EXPLORATIONS
rament belliqueux, mais ils combattent tribu contre tribu. Quel-
quefois cachés danslesbroussailles qui sont sur les hauteurs,
ils attendent au passage les caravanes, les attaquent et s'empa-
rent des marchandises. Les fusils, très appréciés, sont fort rares
chez eux. Leur arme de prédilection est le sabre ou le couteau
courbe à lame large et effilée, qu'ils manient avec dextérité,
et les javelots qu'ils lancent très loin avec une précision vraiment
admirable,
III
LE PEUPLE APFOUROU OUBANGUI
Un matin, pendant que je précédais le reste de l'expédition,
accompagné par trois hommes et suivant le bord du fleuve pour
en connaître l'importance, au détour d'un groupe d'arbres, je
me trouvai en face d'une cabane de forme extraordinaire. La
façade était de 50 mètres comme une place de village ; quatre
ou cinq hommes étaient assis à l'ombre et parlaient ensemble,
n'ayant pas entendu mon arrivée. Pour ne pas les épouvanter }
j'accrochai le fusil à une espèce de vérandah et m'assis tranquil-
lement. Ceux qui étaient tournés de mon côté, dès qu'ils me
virent, prirent immédiatement la fuite; mais un de ceux qui,
assis sur une natte, me tournaient le dos, avant d'avoir pu se
tourner pour chercher la raison de cette fuite, se trouva si
voisin de moi qu'il eut peur de bouger. Mon interprète fumant
tranquillement lui adressa la parole, mais la réponse fut
incompréhensible, Rassuré par notre immobilité et notre con-
tenance pacifique, il se leva d'un bond et disparut aussi.
Voici comment eut lieu notre première rencontre avec les
408 TROIS EXPLORATIONS
Apfourou que les Batékés nous avaient décrits comme un
peuple hostile et armé de nombreux fusils.
C'était doue là ce peuple dont l'arrivée sur les bords de
l'Alima, arrivée qui devait avoir lieu sous peu, causait aux Ba-
tékés la plus grande peur. Surpris et restés seuls avec l'interprète
Denis, nous eussions volontiers fait honneur aux aliments qui
bouillaient dans une marmite et que la fuite de leurs proprié-
taires avait laissés à notre disposition; mais, fidèle à mon sys-
tème du respect le plus scrupuleux de la propriété, je me con-
tentai de prendre une noix de coco et de déposer en échange
quelques verroteries, un petit miroir et un petit couteau, lais-
sant ainsi des échantillons de nos marchandises.
La cabane qui se dressait devant nous était très longue puis-
qu'elle mesurait plus de 30 mètres et qu'elle était divisée en
chambres de même dimension. Les ffortes donnaient sur le
fleuve, le toit était fait de grandes nattes et d'herbes de marais
inconnues aux Batékés et soutenues avec des pieux plantés et
enfoncés dans le sol qui formaient devant la case une espèce de
portique à l'abri du soleil. C'était une habitation provisoire,
apte à être facilement défaite et transportée ailleurs. Nous trou-
vâmes des filets, des nasses très ingénieusement faites et des
harpons. Pendant ce temps, nous vimespasser un canot le long
du fleuve ; les rameurs chantaient une petite chanson qui leur
servait à plonger en mesure leurs rames dans l'eau et qui indi-
quait une longue pratique de cet exercice.
Deux pirogues amarrées à la rive nous donnèrent l'occasion
d'en observer minutieusement la construction, différente de
celles del'Ogôoué, ce qui nous démontra qu'elles n'étaient pas
destinées ànaviguer sur des cours d'eau interrompus par des
rapides. En effet l'avant et l'arrière n'étaient pas relevés, et le
fond était courbe, l'épaisseur des bordages (environ de deux cen-
timètres) n'eût certes pu résister à une navigation dans les
DANS L'OUEST AFRICAIN Ml
rapides. Dans le fond des pirogues nous trouvâmes des r'ou-
leauxdetabac enrôle que nous avionsvu fabriquer chez les Baté-
kés, ainsi que des corbeilles d'une forme spéciale dont nous ne
pûmes examiner le contenu, fermées qu'elles étaient par des
feuilles et attachées par des lianes.
Un petit bout de chemin, dont une partie traversait un petit
bois, nous conduisit au seuil du village Apfourou qu'une palis-
sade protégeait entièrement du côté de terre. Quand j'y fus
arrivé, et après avoir averti le chef du village de ma visite, j'en-
trai dans l'enceinte. Au seuil du passage que je trouvai ouvert,
sur le terrain, était répandue une couche de cendres, de lianes
entrelacées et nouées entre elles ainsi que d'herbes ; tous ces
sortilèges étaient faits à cause de moi.
Une fois en présence du chef, après avoir échangé les quel-
ques politesses d'usage, je lui fis immédiatement un cadeau
composé de tout ce qui me restait en marchandises.
Mes cadeaux et surtout ma boîte de poudre du poids d'un
kilo, furent reçus avec une joie mal dissimulée.
Le village était composé de cases basses, longues, adossées
sans ordre à la forêt, toutes pareilles ayant leurs ouvertures
(c'est à tort que j'appellerais ça des portes) du côté du fleuve.
Il présentait un aspect caractéristique et différent des villages
Batékés environnants. Des bananiers (toto) donnaient de l'ombre
aux cases, et le niveau du sol s'élevait de peu au-dessus de celui
du fleuve.
Je sus que je ne me trouvais pas, comme je le pensais, aux
confins de leur pays, mais bien dans une des nombreuses fac-
toreries pour le commerce et la manipulation du manioc, qu'ils
ont près de leur pays; la récolte faite, ils le macèrent et le
réduisent, et l'enferment dans des boîtes de 15 à 20 kilos, de
forme spéciale. Ce manioc, une fois arrangé de cette manière,
outre qu'il sert pour provision de voyage, se vend aux peuplades
412 TROIS EXPLORATIONS
qui naviguent sur le fleuve immense où Ton voyage pendant
des mois et des mois, eu l'échangeant pour de la poudre et des
fusils que leur fournissent les Aboma.
La nuit qui approchait à grands pas mit un terme à cette
importante conférence avec le chef des Oubangui, et je pris
congé après avoir bu dans le verre qu'il me présentait. Il avait
d'abord eu soin de se marquer au front d'une raie de plâtre et
d'approcher de ses lèvres le verre avant de me l'offrir.
DEUXIÈME PARTIE
NOTES ET DOCUMENTS RELATIFS AU DEUXIÈME VOYAGE
I
EXTRAIT DE LA NOTE AU MINISTÈRE DE LA MARINE
(1879)
Monsieur le Ministre,
« Les dernières découvertes en Afrique nous ont appris que
» le Congo, barré dans son cours inférieur par des rapides et par
» des chutes, est navigable dans son cours supérieur pendant
» près de deux mille kilomètres sans compter la partie navi-
» gable que peuvent présenter neuf affluents qu'il reçoit dans
» cette région.
» L'embouchure du Congo n'appartient à aucune puissance
» européenne. Un peu au-dessus se trouve la colonie portugaise
» d'Angola ; un peu au Nord la colonie française du Gabon. Le
» fleuve, venant du Nord, sa portion navigable se trouve vers
» le Gabon. Des explorateurs français venant du Gabon ont
» déjà planté le pavillon national sur deux grands affluents du
» fleuve qui coule à l'Est du Gabon.
» Frappés des avantages commerciaux que présente cette
414 TROIS EXPLORATIONS
» grande artère, diverses nations cherchent à en prendre pos-
» session. Le gouvernement belge, en particulier, vient d'y
» envoyer Stanley avec un matériel considérable et des res-
» sources illimitées. Seule la France, qui a plus de droits que
» toute autre puissance etparla situation de sa colonie du Gabon
» et par l'exploration officielle faite par un officier français, ne
» peut s'abstenir dans cette lutte pacifique. Il suffirait pour
» réserver nos droits, et sans engager l'avenir, d'aller planter le
» drapeau français à Stanley Pool avant que l'expédition belge
» n'ait pu le faire. Ce serait possible si, pendant que Stanley,
» obligé de se frayer une route dans un pays difficile, a sa
» marche ralentie par un matériel considérable et des unpêcli-
» menta nombreux, M. de Brazza connaissant le pays partait de
» la colonie française sans bagages et arrivait par une marche
» rapide au-dessus des chutes du ileuve.
» 1° M. de Brazza partirait immédiatement avec un petit
» nombre d'hommes qui lui seraient fournis par le gouverneur
» du Gabon : une dizaine environ. Il remonterait l'Ogôoué en
» pirogue jusqu'à Moshogo et de là irait par terre le plus rapi-
» dément possible jusqu'à Stanley-Pool, tête de la région navi-
» gable, où il planterait le pavillon français.
» 2° M. Ballay préparerait pendant ce temps tout le matériel
» nécessaire pour une expédition complète et l'établissement
» de deux stations : l'une sur l'Ogôoué, l'autre sur le Congo, et
» ferait construire deux canots à vapeur démontables. Ces pré-
» paratifs demanderaient environ quatre mois. M. Ballay parti-
» rait alors et transporterait tout ce matériel sur le hautOgôoué.
» 3° M. de Brazza viendrait rejoindre M. Ballay. On lui in-
» diquerait un point sur le Congo où. M. Ballay devrait le
» rejoindre après avoir fondé la station sur l'Ogôoué.
» 4D Les canots à vapeur seraient lancés sur le Congo» On
» ferait l'hydrographie du fleuve et de ses affluents,
DANS L'OUEST AFRICAIN 41.j
» Pour arriver à ce résultat il faudrait :
» 1° Que M. le ministre de la marine consentit à donnera
» M. de Brazza la mission d'aller planter le drapeau français à
» Stanley-Pool. Cette mission resterait secrète, et ne serait mise
» à exécution que dans le cas où il arriverait avant Stanley.
» Dans le cas contraire, il paraîtrait l'aire une simple explo-
» ration géographique.
» 2° Que M. le ministre de la marine donnât Tordre au gou-
)> verneur du Gabon de fournir à M. de Brazza, sur le personnel
» noir de la colonie, dix hommes disposés à le suivre.
» 3e Que M. le ministre de la marine donnât l'ordre de cons-
» traire les deux canots à vapeur démontables.
» 4° Que M. le ministre fournit à M. Ballay les moyens de
» préparer son expédition dans les arsenaux et fit porter le
» matériel par les transports de l'État.
» 5° Qu'on fournit au Gabon les trois Européens et les vingt-
» quatre noirs nécessaires pour conduire les canots à vapeur.
II
NOMINATION DU SERGENT MALAMINE
i" Nomination du sergent Malamine
Le sergent Malamine est nomme provisoirement chef de la
station française de Ncouna ; il gardera ce poste jusqu'au jour
on il sera remplacé par le chef définitif.
Gomme chef de la station française de Ncouna, le sergent
Malamine doit, dans la mesure de ses moyens, protection, aide
et assistance aux voyageurs européens qui viendraient dans la
contrée, quelle que soit leur nationalité.
Le sergent Malamine fixera sa résidence soit à Okila, soit au
village d'Otiulu ou à n'importe quelle autre place voisine, sans
toutefois sortir des États de Makoko.
L'enseigne de vaisseau, Commandant provisoire des Stations Françaises
un Haut-Ogôoué et du Congo intérieur.
Signé : P. Savorgnan de Brazza.
Okila, le :! octobre 1880.
m
LETTRE DU R. P. AUGOUARD
Banana (Embouchure du Coïk/o)
Le iJ août 1881
Mardi 2 août. — Nous n'avons eu aujourd'hui rien de parti-
culier, sinon que du haut d'une colline nous avons aperçu les
dernières catacartes, au-delà desquelles' s'élargissait, comme
une mer, l'étang de Stanley. Gela donna du courage à mes
hommes; aussi, le lendemain nous finies une marche rapide au
milieu d'une immense plaine où nous relevions continuelle-
ment des traces d'éléphants et d'hippopotames.
A onze heures nous arrivâmes à la rivière Djué (nommée
Gordon Bennet par Stanley). Mais nous fûmes arrêtés par le
mauvais vouloir et les exigences du canotier qui ne consentit
pas à nous passer à moins de quarante brasses d'étoffe. A peine
BRAZZA 87
418 TROIS EXPLORATIONS
avais-je passé la rivière que je vis arriver M. Stanley, venant
à ma rencontre. Notre entrevue lut des plus courtoises. Je
remis à l'illustre explorateur le pli dont je m'étais chargé pour
lui et nous causâmes pendant plus de deux heures. Il meraconta
qu'il était arrivé cinq jours avant moi. Il avait été fort mal reçu
par les indigènes, qui avaient construit une immense barricade
derrière laquelle ils s'étaient retranchés, armés de leurs fusils
et de leurs zagayes.
Évidemment M. Stanley, avec ses blancs et ses soixante-dix
Zanzibars armés de fusils à quatorze coups, pouvait balayer
toute la place en moins de dix minutes. Mais il ne voulait point
avoir recours à la violence, et le hardi voyageur se laissa con-
duire dans une espèce de marécage d'où les indigènes lui défen-
dirent de sortir.
C'est dur pour un homme qui avait ouvert lui-même le
chemin et qui trois années auparavant avait laissé le pays ami
et parfaitement tranquille. Toutefois je le félicitai de la con-
duite pacifique qu'il tenaitpour ne point compromettre l'avenir.
M. Stanley meconseilla décamper à l'endroit où je me trouvais,
car si j'allais directement au village il craignait que je ne fusse
reçu à coups de fusil. Je suivis son conseil et j'envoyai prévenir
le roi de l'arrivée d'un Français, les seuls nationaux qu'il sou-
frait depuis le passage de M. de Brazza.
Jeudi 4. — Le lendemain, sur l'invitation du roi, je me rendis
à son village et je voulus aller m'établir sur les bords du fleuve.
Mais les sauvages Batékés, qui nous regardaient avec un air
moins que rassurant, s'y opposèrent.
Je voulus m'établir alors dans un village voisin, niais les
habitants déclarèrent formellement qu'ils ne permettraient
jamais à un blanc de dormir sur leur terre. Cela me paraissait
d'autant plus extraordinaire que je voyais le pavillon français
flotter au-dessus de tous les villages. Enfin le roi lui-même
DANS L'OUEST AFRICAIN 419
vint nie chercher et fit établir mon camp près do sa tente
mais non sans me réclamer le paiement.
Quelques heures après mon arrivée an village d'Omfoa, je vis
apparaître le sergent Malainine, laissé par M. de Brazza à la
garde du pavillon français à Stanley-Pool. Il me montra le traité
d'annexion l'ait par M. de Brazza et dont je vous envoie la
copie.
Le soir, j'allai rendre visite au roi avec le sergent etFon m'of-
frit un siège, le plus riche que j'aie jamais eu de ma vie.
C'était vingt-cinq grandes défenses d'ivoire sur lesquelles on
étendit une natte. Le roi me dit que les indigènes voyaient d'un
mauvais œil les blancs venir dans leur pays et ne permettraient
absolument à personne de faire une case avant l'arrivée de
M. de Brazza, qu'ils attendent depuis plus de six mois.
Vendredi 5. — Le lendemain j'allai au camp de M. Stanley
pour lui rendre la visite qu'il m'avait faite. Il était établi dans
un horrible bas-fond resserré entre le ileuve et une forêt épaisse
et ayant à peine vingt mètres carrés.
C'est là ([ne l'ont relégué les noirs, à deux kilomètres du vil-
lage, complètement bloqué avec défense expresse de lui vendre
aucune nourriture. Nous causâmes pendant plus de quatre
heures et lesofficiers belgesme dirent que jamais ils ne l'avaient
vu aussi expansif et aussi causeur.
Il voulut absolument me retenir à dîner et en mon honneur
il invita à sa table MM. Braconnier, Valke et France, ce qu'il
ne fait que très rarement.
Avec la plus grande amabilité il me donna la latitude et la
longitude de Stanley-Pool et de Manienka, observations qu'il
venait défaire avec la plusgrande précision, il me dit lui-même
que sur sa première carte il a commis une erreur de soixante-
deux milles et demi, et que cela est dû à ce qu'il n'a fait que des
observations rapides et approximatives, ayant perdu son cbro-
420 TROIS EXPLORATIONS
nomètre qui aurait été cassé dans le dernier combat soutenu
dans le haut du fleuve.
En rentrant à mon camp, je vis une foule de Batékés armés,
qui entouraient mes hommes et qui leur montraient des dispo-
sitions hostiles en leur demandant ce qu'ils venaient faire ici et
en leur disant qu'ils n'avaient qu'à partir, car les indigènes
n'avaient pas besoin d'eux. J'allai me plaindre au roi de la con-
duite de ses sujets, mais il me répondit que ce n'était point lui
qui avait parlé et que je pouvais encore rester trois ou quatre
jours (c'est à dire que, si je n'étais pas parti à cette date, lui-
même me ferait la guerre).
Samedi G. — Le lendemain je retournai au camp de Stanley
qui m'avait prié de venir le voir. Gomme la veille il fut d'une
courtoisie et d'une amabilité très grandes et pendant près de
trois heures je pus jouir du charme de sa conversation pétil-
lante d'esprit et de finesse. Pendant notre entretien douze Zan-
zibars, qui étaient allés au loin pour chercher des vivres, revin-
rent avec de sinistres nouvelles. Ils avaient appris que, pendant
la nuit, les trois chefs influents de Stanley-Pool avaient décrété
la mort de tous ceux qui vendraient des vivres à Stanley et que,
si dans quatre jours les blancs n'étaient pas partis, ils seraient
massacrés. Je lui dis que je ne croyais guère à ces rumeurs,
mais il me répondit qu'il en était d'autant plus certain, qu'il
avait reçu confirmation de cette nouvelle par des espions parti-
culiers qui avaient assisté à ce conseil de mort.
Je retournai à mon camp et j'allai immédiatement chez le roi
qui m'assura que, moi Français, je n'avais absolument rien à
craindre, mais que je ne pouvais pas faire de case immédiate-
ment.
Voyant qu'il n'y avait rien à faire devant cet entêtement, je
lui annonçai que j'allais partir, et je lui fis présent d'un man-
teau rouge brodé d'or et d'argent. Sa joie ne connut plus de
DANS L'OUEST AFRICAIN 421
bornes et il proclama bien haut que j'étais son meilleur ami. Je
lui expliquai le but de ma mission et il me répondit que, lorsque
je reviendrais je pourrais, m'établir pourvu que je lui apporte
deux ânes et un grand chien noir, parce que Stanley avait fait
ce cadeau à un autre chef et qu'il en était jaloux.
Dimanche 7. — Enfin le lendemain, avec les plus vives pro-
testations d'amitié nous nous séparâmes les meilleurs amis du
monde. J'allai seulement camper sur la rivière Djué, car je
n'avais pas l'habitude de marcher le dimanche, et je me tins
prêt à marcher le lendemain. M. Stanley, avec une courtoisie
qui me toucha, fit une longue route avec ses officiers pour venir
me faire ses adieux. Sur mon chemin et en partant il mit à ma
disposition son vapeur pour descendre de Manianga à Man-
ghila.
Lundi 8. — Le voyage de retour s'effectua rapidement, car
nous n'étions pas arrêtés par l'inconnu et la mauvaise volonté
desguides. Aussi parcourûmes-nous en cinq jours la distance
qui sépare Stanley-Pool delà station Est de Stanley, en face de
Manianga.
Après avoir attendu six jours l'arrivée de M. Valke, que
M. Stanley envoyait pour faire le voyage avec moi, nous par-
tîmes de la station belge le vendredi 19, à huit heures du matin,
avec le vapeur « Royal ».
Le lendemain (20), vers le milieu du jour, nous arrivâmes à
Manghila.
Le lendemain(21)nous nous mimes en marche pour regagner
Vivi que nous atteignîmes en deux jours etdemi, après avoir fait
douze à quatorze lieues dans les montagnes.
6
IV
LETTRE DE M. F. F. COMBE!!
Monsieur,
Je suis désireux de vous écrire au sujet du traitement subi
pannes deux collègues, MM. Crudiugtou et Bentley, à Stanley-
Pool par les gens de la ville de Makoko, en janvier dernier.
Je suis à la tète d'une mission et j'ai reçu pour instructions
de fonder une station à Stanley-Pool. Depuis longtemps nous
avons essayé d'atteindre ce point, de San-Salvador, par Zambo
ou Makuta. Mais nous avons été empêchés par les marchands
d'ivoire de ces deux districts. Après votre heureux voyage à la
fin de l'année dernière nous décidâmes d'essayer le côté du
Nord de la rivière. Et deux de mes compagnons parvinrent à
atteindre Stanley-Pool, en passant par Isangila et Manianga.
A la ville de Bwa-bwa-Njali, ils furent très bien reçus. A
N'tamo, chez Nga-Liema, ils ne furent nimenacés nimaltraités ;
mais quand ils atteignirent Nshasha, escortés par les soldats
que vous y aviez laissés, ils se trouvèrent exposés aux dangers
les plus sérieux par suite de l'attitude hostile des habitants qui
se livraient à leurs danses de guerre autour d'eux avec leurs
lances et leurs couteaux. Par l'intermédiaire de leur interprète,
DANS L'OUEST AFRICAIN 523
mes compagnons comprirent que la raison de toute cette con-
duite sauvage et menaçante était qu'on avait dit à ces gens de
se tenir en garde contre tous les blancs qui ne viendraient pas
avec le pavillon français, à notre mission n'était pas française,
était considérée comme ennemie.
Toujours est-il qu'il y eut malentendu. Nous en avons la
ferme conviction. Les gens de la contrée que vous avez annexée
au nom de la France semblaient croire que, n'étant pas Fran-
çais, nous étions leurs ennemis: ils nous traitèrent en consé-
quence. Nous ne sommes que de simples missionnaires anglais,
n'ayant aucun rapport avec notre gouvernement, non salariés
par celui-ci, et ne poursuivant en conséquence aucun but poli-
tique.
Dans six mois environ, nous espérons être de nouveau à
Stanley- Pool, pour établir une station dans l'un des grands
villages. Si vous y êtes à présent, si vous y arrivez avant nous,
ou si vous vous trouvez en communication avec ces gens par
l'entremise de l'un des membres de votre expédition, nous
serions heureux si vous vouliez bien prendre la peine de chasser
l'impression qui a été produite par notre expédition, que
nous, n'étant pas Français, nous devions être traités en enne-
mis.
Vous souhaitant beaucoup de succès dans votre expédition
ainsi que bonne santé, je suis, monsieur, votre bien sincère.
Signé: F. F. Gomber,
RAPPORT POLITIQUE AU MINISTRE DE LA MARINE
SUR LE DEUXIÈME VOYAGE
Monsieur le Ministre,
J'ai l'honneur de remettre entre vos mains le traité conclu
avec le roi noir Makoko, dont la suprématie s'étend sur le ter-
ritoire situé sur la rive droite du Congo, en amont des grandes
cataractes de ce fleuve.
Par ce traité, Makoko se met sous la protection de la France
et lui cède une portion de son territoire.
Importance géographique du territoire occupé. — Le terrain
concédé est délimité par les rivières Impila et Djoué; il s'étend
sur toute la rive droite du lac nommé, parles indigènes, Ncouna
(N'tamo), sur un espace de dix milles, le long du Congo, immé-
diatement en amont de la dernière cataracte. C'est le point com-
mercialement stratégique autour duquel s'agite la question du
Congo.
En effet c'est seulement entre ces limites que peuvent débou-
cher les grandes voies de communication à établir, par la suite,
sur la rive droite pour relier l'Atlantique au Congo intérieur
navigable.
Ca traité mérite toute votre attention parce que, ratifié dès à
DANS L'OUEST AFRICAIN 425
présent, il tranche cette question à l'avantage de la France.
Sans entrer ici dans les détails que j'ai déjà résumés dans un
autre rapport, permettez-moi de vous relater, aussi brièvement
que possible, les faits qui ont provoqué la conclusion du traité,
— l'historique de notre occupation,— et d'indiquer les avan-
tages qui en résultent pour notre avenir.
Le récit de ses nombreux combats avait précédé Stanley dans
sa descente du Congo en 1877. — Les tribus qui ne se sentaient
pas assez fortes pour résister s'écartaient de son passage, les
peuplades puissantes engageaient la lutte. De là, les trois prin-
cipaux combats: de l'Arouïmi, des Mangala et enfin celui
qui eut lieu en aval de l'embouchure du Qouango, en face
de la résidence de Makoko. Depuis ce combat, qui fut le
dernier, le vide s'était formé autour du voyageur. Même à
Ncouna, centre populeux, où il dut s'arrêter pour avoir des
vivres avant de s'engager clans les rapides, Stanley ne put
s'en procurer^que grâce à Itsi, seul chef avec lequel il eût des
relations et dont le village était situé sur la rive gauche, immé-
diatement en amont du premier rapide.
Ce chef avait supplanté son père contre le gré de Makoko. Il
se trouvait pour cette raison en mauvais termes avec son suze-
rain et fut le seul qui s'écarta de la ligne de conduite tracée.
Le calme s'était peu à peu rétabli dans la contrée. Néanmoins
les indigènes jetaient encore des regards méfiants vers le bas
Congo.
Motifs des bonnes dispositions des habitants à notre égard. —
Sur ces entrefaites ils avaient appris que d'autres blancs, — les
Fallàs (c'est ainsi qu'ils désignaient les Français) établis sur
le haut Ogôoué avaient ouvert, avec les peuplades voisines, des
communications avec la côte, d'où résultait pour la contrée
une source de prospérité et de commerce. De là leur désir de
gagner l'amitié de ces blancs et de rechercher leur protection
m TROIS EXPLORATIONS
contre ceux du Congo dont le retour était annoncé comme une
menace.
Situation politique. — La dynastie des Makoko est fort an-
cienne et son nom était connu à la côte au xve siècle. En ellet,
Bartholomeo, Diaz et Ga da Mosto le citent comme un des plus
grands potentats de l'Afrique équatoriale de l'Ouest.
Bien que les cartes duxvi0 siècle, qui mentionnent le royaume
de Makoko, lui assignent une position géographique passable-
ment exacte, Stanley l'avait traversé sans avoir connaissance de
cette dynastie qui l'intriguait vivement.
Les chefs qui occupent les deux rives de Xcouna (N'tamo,
Stanley-Pool, Brazzaville), espèce de lac formé par le Congo
en amont des dernières cataractes, sont tous feudataires de
Makoko et reçoivent de lui, à chaque succession, leur investi-
ture, qui implique la pérogative de s'asseoir sur une peau de
tigre, et dont le signe distinctif est un collier en cuivre.
Les tribns qui ont le monopole de la navigation arborent h'
pavillon français. — Si en face de l'îlot où Stanley livra son
dernier combat je parvins à conclure la paix avec les tribus les
plus occidentales, — qui sont les navigateurs par excellence du
Congo, — c'est à l'influence de Makoko que je le dois. — En
effet, c'est par son intermédiaire, qu'en signe de paix et de pro-
tection le pavillon français fut arboré par ces tribus dont nous
avions besoin pour assurer par POgôoué et l'Alima nos commu-
nications avec le Congo qui est appelé à cet endroit Niali-Ma-
koko.
Lorsque j'annonçai que les blancs de l'Ogôoué viendraient
dans le Congo par l'Alima, pour nouer dans l'avenir des rela-
tions commerciales qui amèneraient la prospérité et l'abon-
dance, on accueillit cette nouvelle avec enthousiasme.
Préliminaires du traité. — Makoko tenait beaucoup à ce
qu'on établit près de sa résidence de Nduo le nouveau village
DANS L'OUEST AFRICAIN 427
des blancs. Ce n'est pas sans regret qu'il accéda à ma demande
de le fixer pins loin, à Ncouna, lors même que je lui eus ex-
pliqué la raison de mon choix qui était d'ouvrir sur ce point
une route plus facile aux Blancs-Fallas. — « Ncouna — N'tamo
m'appartient, dit-il; je te donne d'avance la partie que tu dési-
gneras. Ngaliémé donnera ma parole aux chefs qui tiennent la
terre en mon nom, et qui dépendront désormais de toi. i
C'est même sur sa demande que je laissai ensuite sur le ter-
rain concédé le sergent Malamine et deux hommes, à l'entretien
desquels il s'offrit défaire pourvoir jusqu'à mon retour, car il
savait que j'étais dénué de ressources.
Makoko arbore le pavillon français en signe de protection.
— En partant pour Ncouna, nous nous quittâmes en fort bons
lermes; les cadeaux que je reçus de lui furent plus considé-
rables que ceux qu'il obtint de moi. Je lui fis comprendre que
le seul fait d'arborer notre pavillon constituait pour lui une
protection effective envers d'autres Européens. Voulant lui
donner acte des mesures qu'il avait prises en notre faveur tou-
chant Ncouna, je lui remis un pavillon.
Signaturedu traité. — Le 3 octobre 1880 l'acte de prise de
possession fut rédigé et signé à Ncouna. La décision de Ma-
koko avait été signifiée aux indigènes par Ngaliémé qui se
trouvait alors à Ncouna pour percevoir des redevances.
Occupation de la rire droite. — Tous les chefs établis sur
le terrain concédé arborèrent le pavillon français et vinrent me
rendre hommage pour confirmer la prise de possession.
Les chefs de la rive gauche apprenant que ceux de la rive
droite avaient obtenu de moi non-seulement le pavillon fran-
çais mais qu'ils allaient jouir d'avantages par rétablissement
futur d'Européens dans leur contrée, m'envoyèrent une dépu-
tation pour obtenir les mêmes faveurs.
« Nous sommes, aussi bien que ceux de la rive droite, vas-
428 TROIS EXPLORATIONS
saux de Makoko, disaient-ils, et nous désirons ne pas rester
à l'écart de la prospérité que les Fallàs amèneront dans la
contrée. »
Sur ma réponse que les Français ne désiraient pas pour le
moment se fixer de l'autre côté du fleuve et prendre possession
des deux rives, ils insistèrent auprès de Ngaliémé pour avoir
au moins un pavillon en signe de protection. Ils réussirent à
obtenir de lui que les chefs des deux rives auraient la charge et
la responsabilité des hommes que je laissais dans le pays.
J'acceptai ce compromis. Mais connaissant la situation déli-
cate d'Itsi Ngaliémé à l'égard de Makoko, je refusai de le voir
et de lui donner un pavillon. Toutefois, sur l'instance du doyen
des chefs je laissai un pavillon de plus à condition qu'il le
donnerait à Itsi sous sa propre responsabilité.
Les faits qui suivirent ont prouvé que ce traité avait été sti-
pulé par les indigènes avec entière connaissance de leurs inté-
rêts, et qu'ils l'ont observé fidèlement. Le seul reproche qu'on
pourrait leur faire c'est d'avoir un peu péché par excès de zèle.
Arrivée des missionnaires anglais. — Trois mois après mon
départ, deux missionnaires évangéliques, MM. Grudington et
Bentley, suivant la même route que moi mais à l'inverse, arri-
vèrent à Xcouna où, surpris de voir flotter notre pavillon, ils
demandèrent avec instance aux indigènes s'ils comprenaient
l'engagement qu'ils avaient contracté en donnant leur pays à
la France.
Les indigènes à leur tour leur ayant demandé s'ils étaient
Français, ils mirent peut-être trop d'empressement à afficher
« qu'ils n'avaient rien de commun avec les Français, qu'ils
étaient Anglais, une tout autre nation ».
Pourparlers. — Cette déclaration, qui décelait un certain
antagonisme, et la direction par laquelle ils arrivaient inspirèrent
la méfiance. Ensuite, leurs démarches, ayant pour but de s'éta-
DANS L'OUEST AFRICAIN 429
blir sur la rive gauche, — démarches faites exclusivement
auprès d'Itsi-Ngaliémé, — que par mépris ils confondaient
avec Ngaliémé, le représentant de Makoko, — dont le nom
figurait sur le traité, — leur aliénèrent tous les chefs qui
voyaient dans ces pourparlers dont ils étaient exclus une intri-
gue portant atteinte aux droits de Makoko. — Aussi témoignè-
rent-ils aux missionnaires des intentions hostiles, que le
manque d'expérience de ces derniers et l'ignorance des causes
qui les motivaient leur firent exagérer.
Ayant compliqué la situation, ils durent accepter la pro-
tection de notre sergent Malamine dont ils auraient désiré pou-
voir se passer. Malamine se mit à leur disposition, conformé-
ment aux ordres que je lui avais laissés. Cette offre arrivait à
propos, car les missionnaires étaient inquiets, au milieu de
cette population mal disposée.
Protection donnée par le pavillon. — Notre sergent réussit
à calmer les indigènes en leur faisant comprendre que les
Anglais étaient frères des Français. Son offre de les accompa-
gner au village qu'il habitait fut déclinée par les missionnaires.
Mais à leur demande, il mit pour les rassurer un de ses marins
à leur garde.
Départ des missionnaires. — Deux jours après, protégés par
le sergent, les missionnaires quittaient la contrée.
J'ose affirmer, comme ils le reconnaissent d'ailleurs eux-
mêmes, que notre deuxième station ne leur a pas été inutile,
bien qu'ils aient tenu à profiter le moins possible de la protec-
tion que notre pavillon leur offrait.
Arrivée de Stanley . — Stanley, informé de ces faits, laissa
en arrière à Manianga son matériel et son personnel considé-
rables, et arriva le 27 juillet à Ncouna, à la tète de quatre Eu-
ropéens (dont deux officiers belges) et de soixante-dix Zanzi-
baiïtes.
430 TROIS EXPLORATIONS
But poursuivi. — Il pensait qu'une démonstration de force
et de puissance intimiderait ces chefs qui semblaient vouloir
défendre d'une manière si exclusive qu'on portât atteinte aux
droits qu'ils nous avaient donnés.
Dès son arrivée, Malamine, suivant les instructions reçues,
alla à sa rencontre avec deux moutons et une provision de
vivres qu'il lui offrit en signe de bienvenue.
M" "rais accueil fait au sergent. — Cédant peut-être à un
mouvement de dépit momentané, Stanley eçut très durement
le modeste sous-officier représentant l'occupation par la France
d'un point qui depuis deux ans était l'objectif de l'Américain.
Les indigènes déclarent qu'ils ont cédé leur territoire et ne
veillent laisser personne s'y établir. — Repoussant dédaigneuse-
ment toute offre de services il se mettait ouvertement aux yeux
des indigènes en antagonisme avec moi, et rendit encore plus
vive la crainte et la méfiance que son seul nom inspirait. Aussi,
lorsqu'il manifesta l'intention de s'établir dans la contrée, les
indigènes répondirent à ses avances qu'ils avaient cédé leur
territoire et qu'ils ne voulaient laisser personne s'établir sans
mon autorisation.
Les indigènes défèrent leurs droits. — A un déploiement
de force qui n'était qu'une menace, ils déclarèrent qu'ils répon-
draient à la force par la force et arborèrent leur pavillon français.
Préparatifs du départ de Stanley. — Le désir de se conformer
aux instructions reçues, de procéder pacifiquement et le respect
dû à notre drapeau, firent que Stanley n'osa pas ouvrir les hos-
tilités contre les chefs qui se couvraient de notre pavillon pour
dé tondre leurs droits. Il accepta de camper à l'endroit que les
indigènes lui assignaient pour faire ses préparatifs de départ.
Arrivée d'un missionnaire français. — Ce fut là que cinq
jours après le trouva le père Augouard que Stanley avait tenu
à devancer. Je ne sais si ce missionnaire français comprit le
DANS L'OUEST AFRICAIN 431
but de l'extrême prévenance de Stanley à son égard. Mais l'inti-
mité qui s'établit entre le nouvel arrivant et Stanley, auparavant
si hostile à nous (à la France), eut pour effet d'inspirer aux
indigènes des doutes sur la nationalité que déclarait le père
Augouard, sans hisser de pavillon. En un mot je soupçonne
que, aux yeux des indigènes, le missionnaire se plaça trop sous
la protection de la puissance apparente de Stanley et pas assez
à l'abri de la faiblesse et de l'influence réelle du sergent.
Stanley engage le missionnaire français à partir. — Il aurait
pu rester sans crainte. Mais ignorant absolument ce qui s'était
passé entre Stanley et les indigènes, il avait mal jugé la situa-
tion. Il quitta Brazzaville au bout de trois jours à la grande joie
de Stanley qui, voulant se débarrasser d'un témoin importun,
facilita son départ de toutes les manières.
A cette époque j'envoyai des marchandises à notre sergent
qui depuis six mois était sans nouvelles de nous. Je convoyai
moi-même ce ravitaillement jusqu'à mi-chemin. Gomme j'avais
-appris vaguement par les indigènes l'arrivée d'Européens sur
ce point, je leur écrivis une lettre où, offrant mes services,
j'exposai la situation et réservai nos droits.
Stanley quitte notre territoire. — Stanley, reconnaissant
que notre occupation était un fait accompli, jeta les yeux sur
la rive opposée.
Intrigues de Stanley avec Itsi-Ngalièmè. — Je ne sais s'il
comprit la portée des intrigues qu'il entamaavecltsi et la signi-
fication de la peau de tigre qu'il lui envoya, mais ce que je sais,
c'est que le but poursuivi était d'amener, sans se compromettre,
ce chef à abattre le pavillon français, sous laprotectionduquel il
ne voulaitpas se placer. Il l'aurait ensuite engagé à s'insurger con-
tre les institutions dupays, enpromettantàcechef sa protection,
et en l'engageant à s'appuyer sur les Bacouo, peuples voisins.
Stanley apposte des hommes sur la rire gauche. — Itsi n'au-
432 TROIS EXPLORATIONS
rait pas osé accepter le dangereux honneur d'être nommé par
Stanley chef d'un territoire appartenant à Makoko sans les fu-
sils à répétition des Zanzibars laissés en garnison dans son
village.
Stanley quitte la contrée. — Il est tout naturel que les indi-
gènes l'aient pris par la famine pour le forcer à un départ qui
coupait court à ses démarches.
Makoko force les hommes de Stanley à quitter la contrée. —
Bien que Stanley eût su mettre à profit le temps de son séjour,
les germes de discorde qu'il sema dans la contrée avortèrent
pour le moment. Itsi n'était pas assez puissant, ni assez sûr de
l'amitié des Bacouo. Aussi sous la pression exercée par l'auto-
rité de Makoko il s'est vu bientôt forcé de renvoyer de son vil-
lage la garnison des Zanzibars qui portait atteinte aux droits du
suzerain.
Stanley voyant que sa manière d'agir lui avait aliéné les véri-
tables chefs du pays et que désormais la seule chance de pren-
dre pied à Stanley-Pool se trouvait dans les mains d'Itsi, aban-
donna la rive droite. A partir de Manianga c'est sur la rive
gauche qu'il traîna ses vapeurs pour déboucher à Stanley-Pool,
au village d'Itsi.
Se voyant forcé de respecter le traité qui nous cède Brazza-
ville, il comprit qu'il fallait compter avec nous et en référa à
ses commettants en leur exposant la situation.
Le roi de Belgique de mande notre adhésion à rétablissement
d'une station. — Informé de l'influence que j'avais acquise à la
France, le roi des Belges demanda à M. de Lesseps, président
du comité français de l'Association africaine s'il n'avait pas
d'objection à faire l'établissement d'une station dans notre voi-
sinage. Par ce seul fait, le roi des Belges, avant de s'établir,
nous a donné acte de la reconnaissance de nos droits, et de la
légalité de notre occupation.
DANS L'OUEST AFRICAIN 433
Etablissement d'eue station belge sur la rive gauche, à
Ncouna. — Depuis les dernières nouvelles Stanley avait renoué
en face et cette fois avec succès les fils d'une politique qui avait
déjà subi un premier échec.
Tel est l'historique de la première station belge, établie sur
la rive gauche du Congo, qui date de décembre 1881, c'est-à-dire
d'un an et trois mois après notre occupation de la rive droite.
Permettez-moi d'insister sur les avantages que donne à la
France le traité dont j'ai l'honneur de demander la ratification
présentement.
Par le traité que j'ai conclu et par notre occupation jusqu'à
ce jour nous avons acquis des droits sur un point qui nous as-
sure une situation privilégiée sur les débouchés du grand bas-
sin du Congo dont ce point est la clef.
Ce sont nos concurrents qui, à un moment où ils se croyaient
exclus, ont d'eux-mêmes ratifié nos droits en demandant à par-
ticiper aux bénéfices de l'occupation d'un point qui, conquis en
premier lieu par eux, aurait pu devenir à tout jamais inacces-
sible pour nous.
On parle de la neutralisation du Congo.
Les principaux intéressés, la Belgique et l'Amérique, sont
partisans de ce principe, qui n'est en réalité que fictif. Il n'est
pas, en effet, sans intérêt de signaler les conventions échan-
gées entre le représentant de cette idée internationale et les chefs
indigènes.
Par ces conventions, à partir de Vivi, en amont sur la route
qu'a suivie Stanley, les terrains propres à être utilisés sont la
propriété du Comité d'études du Congo.
Particulièrement aux environs de Vivi il est défendu de s'éta-
blir sans demander à Stanley l'autorisation spécifiée dans ces
conventions et reconnaître ainsi au Comité d'études du Congo
ou la souveraineté ou la propriété exclusive du sol.
BB.AZZA 28
434 TROIS EXPLORATIONS
La rapidité de notre action et la priorité de notre installa-
tion à Brazzaville, sont venues déjouer un plan de monopolisa-
tion de la voie qui semble difficile à concilier avec la neutralité
réelle du Congo.
Il ne m'appartient pas de juger les pourparlers qui ont eu
lieu en Europe, entre le roi de Belgique et le gouvernement
français, relativement au rappel du sergent Malamine, à un
moment où les faits qui s'étaient passés en Afrique n'étaient
connus gwepar la correspondance de Stanley. Je dirai seule-
ment qu'ils indiquent l'habileté de nos concurrents à profiter
de nos moindres fautes.
Situation politique. — Deux drapeaux flottent actuellement
sur le point le plus rapproché de l'Atlantique où le Congo inté-
rieur commence à être navigable. Sur la rive droite, à Brazzaville,
le pavillon français représente notre droit d'accès au Congo
intérieur. En face de nous, à Stanley-Pool, un pavillon inconnu
à l'abri d'une idée internationaled'humanité, de science et de
civilisation tend à inaugurer le monopole commercial d'une
compagnie qui aspire à devenir souveraine et dont le manda-
taire agit déjà en souverain.
C'est notre droit d'accès que nous ratifions en ratifiant le
traité. En ne le ratifiant pas nous laissons le champ libre à la
réalisation d'une neutralité de nom et d'un monopole de fait (1).
Avantages de la ratification du traite. — La ratification du
traité nous évite donc des complications futures, pour le cas
où, sans abandonner nos vues sur ces contrées, nous abandon-
nerions nos stations aux hasards d'un voisinage envahisseur
que notre indifférence rendrait plus entreprenant.
Où nous mènera la politique d'exclusion inaugurée par Stan-
ley à Vivi, politique que j'ai déjouée à Stanley-Pool ?
(I) Ces conventions sont entre les mains des chefs indigènes, voisins de Vivi.
Le père A.ugouard eut l'occasion de les voir, mais il n'en saisit pas la portée.
DANS L'OUEST AFRICAIN 435
Telle est la question qu'il faut étudier et trancher.
Si nous étions restés étrangers au mouvement significatif
qui s'est manifesté, il y a trois ans, Stanley aurait passé à
Ncouna des conventions semblables à celles de Vivi (1), et le
dernier arrivant aurait trouvé la place prise. C'était là, en
effet, le sort qui nous était réservé, si je ne l'avais 'pas de-
vancé.
Le coup porté au monopole commercial a frappé juste. Stan-
ley n'en a pas caché son dépit.
Mais prenons garde, si nous laissons l'influence étrangère
s'établir sur la rive droite du Congo notre Colonie du Gabon,
réduite aux ressources duseul Ogôoué, restera à jamais un mo-
deste comptoir perdu sur la côte.
Il est à remarquer que ce traité ne nous engage qu'autant que
nous le voulons bien. Et nous n'avons en le ratifiant qu'à pren-
dre les mesures réclamées par nos intérêts les plus élémen-
taires pour le maintien de notre station du Congo.
Le traité entraîne, non pas une acquisition territoriale, mais
l'occupation profitable aux intérêts de notre pays d'un point
stratégique important pour le combat paisible de la concur-
rence commerciale.
Le présent rapport ayant pour but de prouver l'urgente
nécessité de reconnaître un traité préparé et une occupation
elfectuée au nom de notre pays, par ma propre initiative, je dois
(1) Si, à l'époque où j'appris le fâcheux contre-temps qui retenait le docteur
Ballay avec son bateau démontable, je n'avais pas été entièrement dénué de res-
sources, me mettant à la tête des piroguiers de l'Ogôoué, dont je m'étais fait des
auxiliaires, j'aurais pu, au pi'oflt de mon influence, les lancer pour la première
fois dans le Congo intérieur à la recherche d'un nouveau marché d'ivoire;' comme
autrefois, profitant de mon influence, je les avais envoyés à la côte, à la recherche
du commerce direct avec les Européens.
Ces faits donnent la mesure de l'influence que nous pouvons acquérir par la
fondation de Brazzaville.
436 T ROIS EXPLORATION 3
constater jusqu'à quel point j'ai engagé la responsabilité d# la
France, et faire observer :
1° Que la ratification du traité ne présente aucun inconvé-
nient.
2° Qu'elle offre des avantages.
3° Qu'elle exige< certaines mesures immédiates, indiquées
ci-après.
A l'égard du gouvernement, voici quelle était ma situation.
Pendant toute la durée de mon voyage, considéré comme em-
barque à bord de l'Eurydice avec seize matelots noirs, j'étais
ainsi que mon escorte à la solde du département de la marine.
Par conséquent Brazzaville se trouve avoir été occupée provi-
soirement pendant deux ans, par un sergent et par trois mate-
lots noirs français auxquels j'avais donné le droit d'arborer
notre pavillon.
N'ayant pas qualité pour traiter, c'est sous ma propre res-
ponsabilité, qu'en occupant Brazzaville, j'ai profité des bonnes
dispositions de Makoko à l'égard de la France dont j'étais le
représentant.
N'ayant fait qu'accepter, sous bénéfice d'inventaire, une
cession de territoire, j'ai l'honneur, monsieur le ministre, de
vous demander la ratification d'un traité par lequel une seule
des parties contractantes (les cbefs noirs) se trouve liée.
En effet, je n'ai engagé la responsabilité delà France, ni en
assurant d'autre protection que celle qui résulterait du fait
d'arborer notre pavillon, ni en promettant d'autres avantages
que ceux qui découleraient naturellement dans le présent de
l'établissement d'une station dans la contrée, et dans l'avenir
des relations commerciales que cette station contribuerait
établir avec la cote.
Notre ratification n'aurait pas d'inconvénients.
1° Le fait que ce traité a été maintenu par les indigènes et
DANS L'OUEST AFRICAIN 437
respecté par d'autres États, grâce à la seule présence de notre
pavillon, est la preuve évidente que la ratification ne donnera
point prise à des complications futures.
2° Nos seuls concurrents ont implicitement reconnu nos
droits de premiers occupants, en demandant à s'établir en face
de nous.
3° Aucune complication n'est à prévoir de la part des indi-
gènes, puisque ce sont les avantages qu'ils espèrent tirer de
notre présence, qui les ont engagés à venir au devant de nous.
4° La France et le Portugal étant par leurs colonies recon-
nues les seules nations à portée de cette contrée, il n'y a que ce
dernier pays qui pourrait vouloir profiter de sa situation géo-
graphique pour revendiquer ses droits d'accès au Congo inté-
rieur par la rive Sud. Mais en donnant même la plus large
interprétation à ces traités, tombés en désuétude depuis un
siècle et demi, nous sommes à l'abri de ses prétentions puisque
le territoire cédé se trouve bien en dehors des limites les plus
étendues que l'on puisse assigner à la suprématie nominale du
Portugal, qui n'a jamais dépassé le cinquième degré quinze
minutes latitude Sud.
~>n L'Angleterre, qui, depuis trois ans, a jeté les yeux sur le
bassin du Congo, et cherche, par ses missionnaires, à se créer
des droits, n'a actuellement aucun intérêt commercial à y
défendre. En effet, la seule maison anglaise qui existe dans le
Bas-Congo, n'est qu'une petite succursale d'un comptoir établi
sur la côte.
La ratification du traité aurait des avantages :
1° En effet, le traité nous permet de faire valoir sans con-
testation, dès maintenant et dans la suite, des droits de souve-
raineté effective sur ce point. En ne le ratifiant pas nous renon-
çons de fait à des droits que nous ne pourrons jamais
reconquérir.
438 T R 0 I S EXPLORATIONS
2° Il nous ferait prendre position à l'une des extrémités de
la voie qui est fatalement appelée à jouer un rôle considérable
dans l'avenir, je veux parler de celle qui reliera l'Atlantique au
Congo intérieur navigable.
Les mesures immédiates à prendre pour sauvegarder notre
avenir sont :
1° Notifier à Makoko et aux chefs établis sur le territoire
cédé, la ratification du traité et leur envoyer les cadeaux
d'usage.
2° Continuer l'occupation du point concédé, par l'établis-
sement effectif d'une station scientifique et hospitalière.
3° Prendre pied à l'autre bout de la voie, à Mayombé, en
aval des rapides de la rivière Quillou et Loango, point d'abou-
tissement de cette voie autour de laquelle gravitent les intérêts
en question.
Le fait fondamental qui ressort de ce rapport est le suivant :
Nous renonçons dès aujourd'hui à toute influence dans des
contrées fatalement appelées à un grand avenir, si nous ne
sauvegardons nos intérêts par les mesures immédiates que je
viens d'indiquer.
C'est donc une lourde responsabilité, celle qui pèsera, dans
l'avenir, sur les décisions prises maintenant à l'égard du Congo
intérieur navigable.
L'occupation des deux extrémités de la voie, par des stations
d'un caractère humanitaire et scientifique, nous assurerait en
réalité des droits politiques pour l'avenir et préparerait une
occupation commerciale.
En effet, notre commerce et notre industrie y gagneraient la
garantie de notre protection pour le jour où ils se seraient créé
dans cette région des intérêts considérables.
Je viens d'indiquer les mesures réclamées d'urgence. Les
mesures à prendre par la suite et l'organisation de notre action
DANS L'OUEST AFRICAIN 439
pour préparer le développement naturel de notre colonie du
Gabon feront l'objet d'une note spéciale que je résume ici.
Ligne de politique à suivre. — Il importerait, en fondant sur
la côte des stations sans caractère politique, de développer une
influence qui nous est déjà acquise par les missions françaises
dont il serait bon d'ailleurs de favoriser l'expansion. Nous affir-
merions ainsi la réalité de notre influence et rendrions incon-
testables des droits incontestés.
En maintenant à l'intérieur, en organisant sérieusement les
stations existantes, et en établissant des nouvelles sur des
points indiqués d'avance, nous consoliderions les bases de
notre influence future; nous ferions ressortir aux yeux des indi-
gènes les avantages des relations directes avec les Européens
de la côte, et nous les amènerions ainsi, sans lutte, à renoncer
aux monopoles particuliers et aux jalousies locales.
En un mot, nous grouperions sous notre influence les peu-
plades les plus nombreuses et les plus puissantes auxquelles
nous créerions, en les mettant en relations avec la côte, des inté-
rêts qu'elles se chargeraient de défendre elles-mêmes, une fois
qu'elles en auraient apprécié l'importance.
Cette ligne de conduite m'a permis dans l'Ogôouéde disposer
de mille à deux mille pagayeurs dont j'avais besoin, soit pour
défendre la route du fleuve que je venais d'ouvrir à travers la
peuplade belliqueuse des Paliouins, en brisant des monopoles
séculaires, soit pour m'y assurer des moyens de transports
directs.
Cette ligne de conduite m'a permis entre l'Ogôoué et l'Alima
d'avoir à ma disposition les quatre ou six cents travailleurs dont
j'avais besoin pour les travaux de route effectués pour le pas-
sage des vapeurs que j'attendais et pour m'y assurer le concours
d'un nombre considérable de porteurs.
Parallèle entre les questions du Niger et du Congo. — Telle
MO TROIS EXPLORATIONS
est la ligne de conduite qu'il importerait de suivre dans la vallée
du Niari. Tout en nous permettant l'étude technique du par-
cours de la voie ferrée à tracer dans ces parages, elle préparerait
des populations nombreuses et pacifiques à fournir le travail
nécessaires pour établir nos moyens de communication.
L'ensemble de notre action devrait être soutenue par la vo-
lonté politique bien arrêtée, d'affermir notre prépondérance sur
la côte, jusqu'à la rive droite du Congo, en profitant avec em-
pressement de toutes les circonstances qui pourraient motiver
notre intervention.
Je dois faire ressortir ici la grande analogie qui existe entre
cette question et celle du Niger supérieur, dont le Gouverne-
ment se préoccupe avec raison.
Cette analogie se pose ainsi :
La connexion qui existe entre l'Algérie, le Sénégal et le Sou-
dan justifie les lourds sacrifices supportés pour l'établissement
d'une influence politique et pour le développement d'un com-
merce depuis longtemps établi sur la côte au Sénégal.
Mais la question du Congo et du Gabon, bien que nos intérêts
commerciaux n'y datent que d'hier, se présente avec des avan-
tages bien autrement importants, dont le premier est de ne pas
imposer les lourdes charges que comporterait une occupation
militaire.
Ces avantages se résument comme suit :
— Les conditions politiques de la contrée dont les habitants
sont groupés sans cohésion nationale, ce qui facilitera l'établis-
sement de notre suprématie (1).
— L'absence de toute influence musulmane qui pourrait réu-
(1) J'ai pu, en effet, établir sur le Congo un simple sergent, dont la présence a
suffi pour faire respecter les intérêts qu'il représentait, et deux hommes porteurs
d'ordres et convoyant des marchandises destinées au sergent Malamine, tout
dernièrement, ont pu aisément parcourir 1,400 kilomètres de pays, au milieu de
populations nombreuses.
DANS L'OUEST AFRICAIN 441
nir les populations dans une même idée politique ou religieuse.
— Un plus vaste débouché.
— Des richesses naturelles plus nombreueses et plusabon-
dantes qui peuvent entrer immédiatement en exploitation,
telles que : caoutchouc, ivoire.
— Sur le parcours de la voie à créer, une population stable,
pacifique, adonnée à la culture.
— La main-d'œuvre qu'on trouverait facilement pour la cons-
truction de la voie à travers un pays très peuplé (1).
— L'étendue peut-être quintuple du réseau des voies naviga-
bles intérieures.
— La longueur moins considérable de la voie à construire
pour les utiliser.
Et en dernier lieu, l'avantage qu'offre cette voie, d'aboutir
directement à l'Atlantique.
Concurrence anglaise à craindre dans le Soudan. — Si l'im-
portance de nos intérêts au Sénégal justifie l'énergie de notre
intervention les avantages que je viens de citer en faveur du
Gabon et du Congo sont de nature à motiver une action non
moins énergique, bien que d'un tout autre caractère. Cette ac-
tion serait, pour ainsi dire, le complément économique de celle
qui nous pousse à chercher nos débouchés dans le Soudan, —
complément d 'autant plus nécessaire que l'Angleterre peut nous
faire une concession sérieuse dans le Soudan oriental par la
Benoué et dans le Soudan occidental, par une voie latérale aux
rapides de Bussa (2).
(1) Bien qu'on ne puisse compter exclusivement sur le travail des indigènes, les
ayant employés à des travaux de route entre l'Ogôouô et l'Alima, je connais
l'avantage qu'on pourrait en tirer.
(2) Le Bas-Niger, exploité par deux puissantes compagnies anglaises, procure
tous les mois le chargement complet de trois grands paqueb ots. L'influence an-
glaise est fortement établie dans le Haussa qui fournit les soldats noirs des
\\l TROIS EXPLORATIONS
Il serait donc sage de ne pas compter trop exclusivement pour
notre industrie en souffrance, sur les débouchés du Soudan et
de sauvegarder notre avenir dans le bassin du Congo, dont
l'étendue représente un cinquième de la superficie totale de
l'Afrique.
En acceptant il y a trois ans de prêter au Comité français de
l'Association internationale africaine le concours qui m'était
demandé, je crus de mon devoir de provoquer la décision que
l'établissement de ce pavillon international sur les stations oc-
cidentales ne viendrait pas léser des intérêts politiques et com-
merciaux français, à portée d'une de nos colonies.
Seul, à bien connaître la situation privilégiée faite par les
dernières découvertes de notre colonie du Gabon, je crus de
mon premier devoir, d'assurer à la France le bénéfice d'une
priorité d'occupation qui sauvegarde ses droits, dans une con-
trée devenue l'objectif de toutes les nations.
C'est un devoir que j'ai accompli, en profitant des avantages
delà situation, pour occuper de ma propre initiative, au nom
de la France, un point dont l'avenir viendra prouver l'impor-
tance politique et commerciale.
C'est un devoir que j'ai cru accomplir aussi en entraînant
mon pays assez loin, pour le contraindre à étudier la portée des
intérêts enjeu, avant de renoncer à la situation acquise.
Et maintenant, monsieur le ministre, c'est encore un devoir
que j'accomplis, en venant, avec l'autorité que peut me donner
la connaissance de la contrée, affirmer que la question du Congo
mérite la plus sérieuse attention.
Si profonde est ma conviction à cet égard, que je n'ai pas
garnisons anglaises de la côte. Il est trop tard déjà pour songer à supplanter l'in-
fluence anglaise qui finira par attirer vers le Bas-Niger, en suivant le courant
du fleuve, les produits du Soudan.
DANS L'OUEST AFRICAIN 44;]
hésité, même an prix d'une partie de ma fortune, à faire face aux
exigences impérieuses de la situation.
Si j'exprime ici ma conviction d'une manière qui peut paraî-
tre trop affirmative, c'est que, pénétré de la gravité et de l'ur-
gence de la situation, je tiens à mettre entre vos mains, dans
V intérêt du pays, une responsabilité qui pourrait, par la suite,
peser lourdement sur moi.
VI
LOI APPROUVANT LE TRAITÉ PASSÉ AVEC LE ROI MAKOKO (1)
Loi qui approuve les traité et acte signes le 10 septembre et le 3 octobre 1880,
par M. de Brazza, enseigne de vaisseau, et le roi Makoko.
Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté. Le Prési-
dent de la République promulgue la loi dont la teneur suit:
Article unique. — Le Président de la République est auto-
risé à ratifier et à faire ratifier les traité et acte conclus, les
10 septembre et 3 octobre 1880, entre M. Savorgnan de Brazza,
enseigne de vaisseau, d'une part, et le roi Makoko, suzerain des
Batékés et ses chefs, d'autre part ; traité et acte dont le texte de-
meure annexé à la présente loi. — La présente loi délibérée et
adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés sera exé-
cutée comme loi de l'État.
Fait à Paris, le 30 novembre 1882.
Jules Grévy.
Par le Président de la République :
Le Président du Conseil,
Ministre des Affaires étrangères.
C. DUGLERC.
(1) Cette loi fut votée à l'unanimité à la Chambre des députés et au Sénat.
TROISIÈME PARTIE
NOTE RELATIVE AU TROISIÈME VOYAGE
A PROPOS DES COLLECTIONS
RECUEILLIES PAR LA MISSION DE L'OUEST AFRICAIN (1)
Le Muséum d'histoire naturelle et le Musée d'ethnographie,
combinant leurs efforts, ont réussi à installer dans la grande
orangerie du Jardin des Plantes une exposition provisoire des
nombreux objets de toute sorte, recueillis parla mission de
l'Ouest africain. Le légitime renom conquis par M. P. de
Brazza, durant les dix années qu'il a consacrées à la conquête
pacifique du Congo français, l'intérêt toujours plus grand qui
s'attache en France à tout ce qui nous vient de ces lointaines
contrées, la curiosité de plus en plus vive qu'excitent chez les
personnes cultivées l'histoire naturelle et l'ethnographie ; tout
cela, dit M. Hamy, « devrait contribuer à assurer le succès de
notre exposition, succès que sont venues grandir encore les
attaques passionnées, dirigées dans ces derniers jours contre
(1) Cette note a été lue parle Docteur Hamy à la Société de Géographie, à la
séance du 14 juillet 1886.
446 TROIS EXPLORATIONS
ceux de nos compatriotes qui ont été chargés de définir l'ex-
trême limite orientale de nos possessions du Congo ».
Des milliers de personnes ([très de trente mille) se sontsuccédé
dans le local où étaient accumulées les collections formées sur
notre territoire, depuis le Niari jusquà l'Oubangui, et ont pu se
confirmer dans cette idée que le Congo français est une terre
particulièrement intéressante à tous égards et qui remboursera
un jour au centuple les faibles dépenses que son organisation
impose en ce moment à notre pays.
M. Hamy passe rapidement en revue les collections d'his-
toire naturelle, et montre quelles ressources la minéralogie, la
botanique, la zoologie peuvent fournir à l'indigène et au colon.
Il étudie ensuite les caractères anthropologiques et ethnogra-
phiques des diverses tribus, en s'arrêtant plus longuement sur
l'examen de celles dont les industries, les mœurs, les croyan-
ces, etc., sont matérialisées par quelque série de pièces à l'ex-
position de l'Ouest africain.
Les races nègres sont nombreuses dans les territoires fran-
çais de l'Ouest. Ce sont les Akoa ou Pygmées occidentaux,
apparentés de fort près aux Akka ou Tikki-Tikki de Schwein-
l'nrth et de Miani, dispersés un peu partout dans les parties les
moins habitables du pays, estuaire de l'Ogùoué, montagnes
des Njavis, etc.; les Congo proprement dits, qui peuplent
principalement le Sud du territoire jusqu'au bassin de la Sette;
les Po/ges ou Pongoués de l'estuaire du Gabon, auxquels se
rattachent les Orongou du Cap Lopez, les nègres du Camnia,
les Galoas, etc.; les Bengas de Corisco et des côtes voisines,
avec lesquels il faut classer les Okota, les Okanda, les Apind-
jis et quatre ou cinq autres tribus de l'Ogôoué;les Fans ou
Pahouins, Ossyeba, Chaké, etc., tout un groupe d'anthropo-
phages, dont la migration est récente et qui ont été précédés
dans la contrée par un premier ban d'envahisseurs de même
DANS L'OUEST AFRICAIN 447
race, les Bakalais. M. Hamy montre que l'état de dispersion
des diverses familles nègres de l'Ouest africain, à l'exception
de cette dernière, demeurée compacte et marchant en rangs
serrés du Haut-Ogooué vers la mer, met en évidence de la ma-
nière la plus nette une loi déjà souvent formulée avec plus ou
moins de précision et suivant laquelle les tribus nègres se dé-
placent constamment du cœur du continent vers l'Ouest ouïe
Sud-Ouest. Acculées à la mer, qu'elles ont enfin trouvée sur
leur route, les tribus d'immigration ancienne finissent par suc-
comber sous la pression des nouveaux arrivants. Les Pygmées
sont disloqués en tout petits groupes; les Congo ont été re-
foulés dans le Sud ; les Pongoués, les Benga représentent sur
la carte, au milieu de la masse des envahisseurs Bakalais et
Pahouins, une série de taches irrégulièrement parsemées.
M. Hamy étudie l'ethnographie de ces anciens habitants de ""}
l'Ouest africain en s'attachant plus particulièrement aux tribus
de la Loudima et du Niari, chez lesquelles M. Joseph Cholet a ,
formé une belle et curieuse collection, dont l'examen vient con-
firmer à bien des égards les rapprochements établis jadis par
Livingstone entre les mœurs des noirs de cette partie de
l'Afrique et celles des anciens Égyptiens.
Les Ossyeba, dont les séries d'objets recueillis à Booué par
M. Michaud, font connaître l'ethnographie presque entière, ont
été rattachés à bon droit aux Pahouins du Gabon par MM. de
Compiègne et Marche, qui les ont les premiers visités. M. Ha-
my saisit l'occasion qui se présente de montrer que les rensei-
gnements publiés par M. Fleuriot de Langle sur les migrations
de ces peuples sont entachés de grosses erreurs ; les Pahouins
ou Ossyeba viennent du haut de l'Ivindo, grand affluent de
droite del'Ogôoué, à la source duquel MM. Jacques de Brazza
et Pecile ont tout récemment retrouvé leurs tribus; ils ne peu-
vent pas être sortis d'un grand lac équatorial, profondément
148 TROIS EXPLORATIONS
ignorants, comme ils le sont, des choses de la pèche et delà
navigation. D'autre part, ce n'est point à eux, c'est aux Ovain-
bo du haut ileuve (MM. Tholon et Schwebisch Font montré
les premiers), qu'appartiennent ces outils en forme de becs
d'oiseaux, improprement qualifiés de couteaux de sacrifice, et
dont l'existence entre les mains des Pahouins et de leurs con-
génères était invoquée à l'appui de leur origine orientale par
MM. Schweinfurth et de Gompiègne. Ces deux voyageurs trou-
vaient à ces couteaux des analogies avec les pingahs, armes de
jet en fer contourné, des Niam Niam de l'Ouellé. Les nègres
du Congo français ont d'autres armes bien plus semblables
2LQ.pingah, mais c'est beaucoup plus haut, sur l'Oubangui, qu'il
les faut aller chercher.
Les tribus aux abords de Franceville, Obambo, Ondouin-
bo, Ovambo, qu'on ne sait encore où classer, sont les plus
industrieuses et les plus intelligentes de tout le pays. M. Hamy
expose en détail leur ethnographie mise en pleine lumière par
les énormes collections recueillies par MM. Schwebisch et Tho-
lon, J. de Brazza et Pecile.
Les Batékés, qui viennent ensuite, sont encore un vieux peu-
ple, coupé en deux par l'immigration des Achicouya, descendus
du Nord-Est. M. Hamy rappelle, à leur propos, qu'on trouve
leur nom sous la forme du singulier Met iras (M'Téké) dans la
carte de Dapper, qui juxtapose ce mot à celui de Makoko, titre
héréditaire des souverains du pays. Les affinités ethniques,
révélées par l'étude des collections rassemblées chez les Baté-
kés par MM. de Chavannes, J. de Brazza, Pecile, Tholon, etc.,
nous reportent de préférence vers le Niger. A ne juger la ques-
tion qu'au point de vue purement ethnographique, on se sent
tout porté à croire que les Batékés se rattacheraient au groupe
guinéen, tandis que les peuplades qui habitent en amont de
Brazzaville la rive française du Congo et les berges de ses
DANS L'OUEST AFRICAIN 'i'i'.i
affluents, Alima, Sangha, Nkoudja, se rapprochent étonnam-
ment parleurs manifestations industrielles de celles du centre
de l'Afrique et même du bassin supérieur du Nil. M. Hamy
cite, à l'appui de cette manière de voir, un certain nombre
d'exemples empruntés aux collections formées dans leNord-Est
du Congo français par MM. de Chavannes, Dolisie et Tholon.
Certaines particularités, comme l'usage de l'oreiller de bois,
sembleraient même indiquer que parmi les immigrants Loban-
gui, qui sont d'origine toute récente dans le bassin de la
Nkoundja, il y aurait de véritables Ethiopiens. Cette interven-
tion d'un élément éthiopien est d'ailleurs fréquemment observée
dans l'Afrique équatoriale, où une sorte d'aristocratie apparte-
nant à cette race supérieure, domine les nègres et constitue
chez eux une véritable féodalité.
En terminant sa communication, M. Hamy t'ait ressortir
l'intérêt des recherches ethnographiques [tour l'étude des rela-
tions des peuples et de leurs mouvements à la surface du sol.
C'est parce dernier côté que l'ethnographie se rattache surtout
à la géographie. Ce sont quelques-uns de ces faits bien frap-
pants, bien démonstratifs, observés par lui dans les collections
de la mission de l'Ouest africain, qui l'ont surtout engagé à
accepter la proposition qui lui était faite par le bureau de la
Société de venir entretenir ses collègues de l'exposition du Jar-
din des Plantes.
« C'était aussi, ajoute l'orateur, dans le but de contribuer, si
peu que ce fût, à attirer l'attention du public scientifique sur
un grand pays, aujourd'hui français et qui mérite l'intérêt le
plus réel. C'était enfin pour avoir l'occasion de rendre justice
une fois de plus à M. Pierre Savorgnan de Brazza el à L'état-
major qui l'environne. Les explorateurs et les administrateurs
de l'Ouest africain ont prouvé que la science pouvait compter
sur eux; ils ont rassemblé sur une vaste contrée, hier encore
BRAZZA 29
450 TROIS EXPLORATIONS
presque inconnue, les documentsles plus nombreux et les plus
remarquables: ils peuvent compter sur nos efforts pour utiliser
ce magnifique ensemble au mieux des intérêts de la science et
de la patrie. »
F 1 \
TABLE DES MATIÈRES
EXPLORATIONS FAITES DE 1875 A 1878
PREMIÈRE PARTIE
CONFERENCE
CHAPITRE PREMIER
En croisière sur les côtes d'Afrique. — A bord de La Venus. — Projets
d'exploration. — Voyage de MM. de Compiègne et Marche. — Le secret
TOgôoué — A l'intérieur du continent mystérieux. — Insuccès des
expéditions étrangères. — Ma lettre au ministre. — Plan du voyage. —
Organisation de l'expédition. — Missions diverses
CHAPITRE II
Départ de Bordeaux (4 avril 1875). — Au Sénégal, puis au Gabon.—
Dans l'Ogôoué . — Lambaréné, point extrême des établissements euro-
péens. — Cupidité des indigènes. — Des pirogues et des porteurs. —
Difficultés avec les Okota. — Le Dr Ballay malade. — La fièvre (1876).
29*
452 TABLE DES MATIÈRES
— Chez les Apingis. — Naufrage dans les chûlis. — Pillés. — Les
Okanda. — Lopé quartier général. — Négociations. — Les malades
évacués sur le Gabon. — Excursion chez les Fans cannibales, avec trois
hommes. — Voyage très pénible. Souffrances et privations. — Loyauté
de Zaburet. — Le Dr Lenz. — Arrivée de MM. Ballay et Marche au
pays des Sébés. — Très malade. — M. Marche à la rivière Lékélé.
— 1877. Retenu à Lopé. — M. Marche malade rentre en Europe 16
CHAPITRE III
Seconde partie du voyage. — Dans l'inconnu. Où vais-je? — Infructueux
palabre avec les Adouma. — Un grand féticheur soudoyé : opportune
malédiction du Bas-Fleuve. — La petite vérole. — « Les caisses de ma-
ladie ». — Ballay grand féticheur. — Départ de chez les Adouma. — Les
bonnes caisses. — Naufrages successifs. — Je perds mes instruments.
— Nouveau quartier général aux chutes Poubara (confluent de l'Ogôoué)
résolu. — Le pavillon français connu et respecté dans l'intérieur de
l'Afrique. — L'Afrique inconnue. — Le secret de l'Est. — Plus de por-
teurs 23
CHAPITRE IV
Difficultés inouïes pour les porteurs. — Emploi des esclaves futurs affran-
chis.— L'odieux esclavage. — Au pays des Batékés. — Le domaine du
lien. — Sans chaussures. — Nous marcherons pieds nus! — En dan-
ger. — Nos Batékés révoltés. — Hostilité croissante. — Dispositions
suprêmes. — Une Sainte-Barbe. — Prêts à sauter. — Fétiche! — Sau-
vés. — L'Alima. — Le sel du Soudan. — Vais-je au OuadayY 30
CHAPITRE V
Dénués de tout. — Faut-il retourner en arrière? — Je tiens conseil. — Una-
nimes — En avant vers l'inconnu ! — Renseignements précieux. — Le
peuple Apfourou. — Premiers campements. — Effroi de ce peuple. — Les
Apfourou apprivoisés. — Achat de pirogues. — L'industrieux quartier-
maître Hamon. — Sur le fleuve. — La guerre ! — Coups de fusil. — Blo-
bués dans la passe. — Branle-bas de combat 3b'
TABLE DES MATIÈRES
453
CHAPITRE VI
Bataille gngnée. — Courage des Apfourou. — Insuffisance des munitions.
— Résolution suprême. — En retraite. — Regrets. — Les collections sa-
crifiées. — Pénible retraite. — Personne ne faiblit. — Retour au pays
des Batékés. — La soif. — Rationnement. — Hors du bassin de l'Alima.
— En éclaireurs. — Division de la colonne. — Les Angbiés. — Le pays
mystérieux de La Licona. — Peuples aquatiques
45
CHAPITRE VII
Jambes enflées. Je ne puis plus marcher. — L'oiseau de la saison des
pluies. — Triste retour sur l'Ogôoué. — Encore le sel. — Le problème
africain est résolu. — Importance de l'Alima. — Le bassin de l'Ogôoué
relié à celui du Congo. — Importance pour la France. — Pauvres por-
teurs. — L'esclavage. — Rapide descente de l'Ogôoué. — Voie des Okan-
da. — Envoi de la Société de Géographie et du roi des Belges. — Enfin!
La police française. — Témoignages de reconnaissance. — L'œuvre est
à peine commencée
5i
DEUXIÈME PARTIE
LETTRES
I. — 2 Novembre 1875. — Au Gabon, A bord du Marabout 59
II. — 13 novembre 1875. — Ilimba-Reni 61
III. — 24 décembre 1875. — Ilimba-Reni 63
IV. — 10 janvier 1876. — Ilimba-Reni 69
V. — 6 avril 1876. — Lopè 76
VI. — 22 avril 1870. — Lopè 81
VII. — 23 novembre 1876. —Lopè 86
VIII. — 20 avril 1877. — Duvié, Rebagni, Adouma 111
IX. — 17 juin 1877 127
X. — 3 juillet 1877. — Dumè 129
','. TABLE DES MATIÈRES
II
EXPLORATIONS FAITES DE 1879 A 1882
PREMIÈRE PARTIE
CONFERENCE
CHAPITRE PREMIER
Résultats mcomplets du premier voyage. — Appui dans le monde savant.
— Les découvertes de Stanley — Ses coûteux projets. — Note au Mi-
nistre de la Marine. — Je pars seul 137
CHAPITRE II
Organisation de ma caravane au Gabon. —MM. Noguez et Michaud. —
Au confluent de la Passa et de TOgôoué. — Achat d'un village. — Fonda-
tion de Franceville (juin 1880). — Lo morceau d'étoffe. — La femme au
Congo. — Privilège du grand chef blanc 143
CHAPITRE III
A la rencontre de Ballay. — En route pour le Congo avec le sergent Ma-
lamine. — Jugé par M. Stanley. — Au-devant des Apfourou. — Chan-
gement de paysage. — Au feu les fourches d'esclavage! — Abolition de ce
trafic. — Les Aboma. - Le roi Makoko. — Message de paix. — Pour la
France! — Le fleuve.— Patriotique émotion 148
TABLE DES MATIÈRES 455
l
CHAPITRE IV
Encore les Apfourou. — « Cartouche ou pavillon. » Le Batéké Ossiah. —
Dans les États de Makoko. — Audience solennelle. — Cordialité de
l'accueil. — Dynastie de Makoko. — Bonté des noirs. — Echange de la
terre et de drapeau. — Le pavillon français symbole d'amitié et de pro-
tection 155
CHAPITRE V
Une flotte africaine. — Imposant palabre à Nganchouno. — Dignité des
chefs Oubandji. — L'ilot fatal. — La guerre enterrée. — Distribution de
pavillons. — Une flotte française. — Sur le Congo. N'couma (Stanley-
Pool). — N'tamo (Brazzaville). — Malamine et trois hommes restent à
N'tamo. — En route vers l'Ouest. — Volés en musique. — Solo de fusils.
— Mines de cuivre. — Traces de blancs. — Rencontre de Stanley. — f
Deux explorateurs 1(55
CHAPITRE VI
L'ennemi c'est l'esclavage! — Au Gabon. — Suis-je oublié? — En route
pour Franceville. — Mon propre chirurgien. — Potager, basse-cour et
bétail. — Comme à Montmorency! — Route vers l'Alima. — Grosses
difficultés. — Un conseil noir des ponts et chaussées. — M. Mizon à
Franceville . — Ballay n'est pas arrivé 175
CHAPITRE VII
Malamine ravitaillé. — Les sources de l'Ogôoué. — Riche vallée du Quil-
lou-Niari. — Coups de fusils. — Six blessés. — En retraite sous la
pluie. — Les Bassoundis. — Arrivée à Banana (17 avril 1882). — Résul- \j
tats politiques, géographiques et humanitaires du second voyage — à
rendre définitifs 181
456 TABLE DES MATIERES
DEUXIÈME PARTIE
LETTRES
Le 4 mars 1881. — Haut-Ogôoué en partie au pays des Okanda et parlant
pourAdouma 189
Choix des stations 191
Communication entre Franceville et l'Atlantique 191
Communication entre la station de Franceville et N'tamo (Urazza-
ville) 192
Chemin de la station de Franceville à la station du Congo 193
Travaux à exécuter 194
Avantages humanitaires déjà acquis par Vexpèditic n 1C5
Entreprise de Stanley 196
Parallèle entre les deux routes du Congo et de VOgooué..., l£8
III
EXPLORATIONS FAITES DE 1883 A 1886
PREMIÈRE PAR T 1 K
CONFÉRENCE
CHAPITRE PREMIER
Résultats du second vovage. — Encouragements. — Réception solen-
nelle du conseil municipal de Paris. — Le traité ratifié par le Parle-
ment.—Les crédits votés. — Nommé lieutenant de vaisseau et commis-
saire général de la République dans l'Ouest africain. — Composition de
la. mission
207
TABLE DES MATIÈRES 4Ô7
CHAPITRE II
Départ de l'avant-garde avec M. de Lastours. Malamine à Dakar. — Dif-
ficultés du Gabon pour le débarquement des marchandises. — Sur l'O-
gôoué. — Les établissements du fleure. — M. le lieutenant de vaisseau
Gordier commandant le Stagittaire. — Son habileté politique. — Trait'';
du Loango. MM. Dolisie et Manchon sur la côte l>il
CHAPITRE III
A Lambaréné. — Ballay sur l'Alima. — Le canot à vapeur est monté. —
N'Djolé, Ashouka, Madiville fondées. — Départ pour l'Europe de M. de
Rhins. — A Franceville. — Le D'Ballay chez les Apfourou. — Le por-
tage de l'Ogôoué au Congo, organisé par M. de Ghavannes. — Heureuse
issue de négociations. — Je rejoins Ballay. — Les Apfourou le condui-
sent au Congo 219
CHAPITRE IV
Nouvelles stations créées. — Le Ballay. — Triste mort de Flicotteau. —
Sans nouvelles de la côte. — En vapeur sur l'Alima. — Nouvelles du
Gabon. — Arrivée de M. Dufourcq. — Dans le Congo. — A N'Gant-
chou. — Salué par une ambassade. — Audience solennelle. — Re-
mise du traité. — Arrivée à Brazzaville. — Fidélité et déférence des indi-
gènes. — Mauvais vouloir des agents de Stanley. — Palabre solennel.
— Les droits de la France établis oog
CHAPITRE V
Monsieur de Ghavannes reste à Brazzaville. — Son habilelé. — Ses
notes. — La chasse. Cent-un éléphants en trois jours. — Retour à
Franceville par teire. — En vapeur sur le Haut-Congo. — Rencontre de
M. Dolisie, venu par le Niari. — Je l'envoie vers l'Est. — Retenu à la
côte (décembre 1884) f. 235
458 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE VI
fUve de l'Ogôoué. — La canonnière hors de service. — M. Dolisie dé-
couvre le Mossaka et le Shanga. — Nombreux traités. — Mort de M. de
Lastours. — MM. J. de Brazza et Pécile vers le Benne. — Convention
de Berlin. — Préparatifs hostiles. — Ordre de rentrer en France. —
Arrivée à Libreville (octobre 1885) 245
CHAPITRE VII
Conclusion. — Travaux de tous genres accomplis : astronomiques, géogra-
phiques et hydrographiques. — Résultats économiques importants. —
Conquêtes pacifiques des populations. — Nos possessions territoriales
agrandies. — Les desiderata 255
DEUXIÈME PARTIE
LETTRES
I. — 9 février 1883.— Libreville, Gabon 2G9
II. — 23 février 1883.— Libreville, Gabon 271
III. — 4 mars 1883. — Lambarènè 275
IV. — 26 mars 1883.— Village de Bundana 277
V. — 14 avril 1883. — De Dumè 280
VI . — 3 mai 1883. — Lambarènè 282
VII. — » juillet 1883. — Poste de l'Alima ou plutôt de Kenkuna, dans
l'angle formé par le Diélé et le Gambo, qui, réunis, forment
l'Alima 284
VIII . — 3août 1883. — Franceville 301
IX. — 21 décembre 1883. — De l'Alima (bouches du Lehété) 308
X. — 26 décembre 1883. — Des bords de VAlima 312
XI. — 30décembre 1883. — Poste de Lékété sur l'Alima, rive gauche,
un peu plus près de l'embouchure de Lekété 320
XII. — 19 février 1884. — Gancin 325
XIII . — 7 mars 1884. — Bords de VAlima à 3 jotirs du Congo 331
XIV. — 26 avril 1884. — Gancin 332
XV. — 8 mars 1884 336
XVI. — 9 mars 1884 340
TABLE DES MATIÈRES 459
XVII . - 13 mars 1884 34â
XVIII. — 9 mai 1884.— oanchi 34S
XIX. — 18 mai 1884. —Gandin 346
XX. - 19 mai 1884 349
XXI- — 26 mai 18884. — Gancin 350
XXII . — 27 mai 1884 351
XXIII. — 8 août 1884. — Brazzaville 356
XXIV . — 13 août 184. — Saint-Joseph de Linodo 360
XXV. — 30 aoïLtl884. — Brazzaville 367
XXVI. — 22 septembre 1884 368
XXVII. — 25 septembre 1884. —Brazzaville 371
XXVIII. — 22 octobre 1884. - Brazzaville 376
XXIX. — 22 octobre 1884. — Brazzaville 382
XXX. — 22 octobre 1881 384
XXXI. — 18 décembre 1884. —Village de Mongo, rive droite du Congo,
à deux jours de pirogue des bouches de l'Alima 389
XXXII . — 22 octobre 1884. — Station de Dièlè 386
XXXIII . — 24 mai 1885 . — Madiville (Adouma) 391
NOTES ET DOCUMENTS
PREMIÈRE PARTIE
NOTES ET DOCUMENTS RELATIFS AU PREMIER VOYAGE
I. — En reconnaissance chez les Ossyeba... 399
II. — Le pays des Batékés 404
III . — Le peuple Apfourou-Oubangui • 407
DEUXIÈME PARTIE
NOTES ET DOCUMENTS RELATIFS AU DEUXIÈME 'VOYAGE
I. — Extrait de la note au ministre de la marine (1879) 413
II. — Nomination du sergent Malamine — ^16
460 TABLE DES MATIÈRES
III. — Lettre du R. P. Augouard 4 17
IV. — Lettre de M. F. F. Gomber /ri.»
V. — Rapport politique au ministre de la marine sur le deuxième
voyage 4âç
VI. — Loi approuvant le traité passé avec le roi Makoko 444
TROISIÈME PARTIE
NOTE RELATIVE AU TROISIEME VOYAGE
I. — A propos des collections recueillies par la mission de l'Ouest
africain 445
FIN DE LA TABLE DES MATIERES
TABLE DES GJUYURE3
TABLE DES GRAVURES
Paul du Chaillu 3
Carte du bassin du .Congo, dressée en 1877 d'après les itinéraires de Stan-
ley et de Cameron 5
Le marquis de Compiègne. 7
Un rapide de l'Ogôoué 9
M . Alfred Marche 13
Le docteur Lenz 17
Types de Bakalais (d'après une photographie de 1876) 25
Une cataracte de la rivière Passa 33
Campement au nord de l'Ogôoué 40
Un instant de faiblesse eût tout perdu 41
Vieux chez Apfourou 49
Village indigène (d'après une photographie de 187 0) 53
Un hippopotame renverra l'embarcation de Baltay 55
Je conduisis à la nage ma pirogue G8
Groupe de porteurs indigènes 73
Mais une balle de mon revolver arrêta les pillards ^8
Femme et enfant Ossyeba ou Pahouine 83
C'était un troupeau de cpiatre bœufs sauv.v; :=3 89
Jeune féticheur galois . 100
M'bouri fétiche 101
Petite pirogue sur l'Ogôoué 105
Une grande pirogue des rapides 107
Le docteur Ballay 119
Pagayeurs Pahouins 121
4C2 TABLE DES GRAVURES
« Lancia » la pirogue amirale 1;2
Les Gabonais, anciens esclaves, brûlent les fourches d'esclavage 119
M arche sur le plateau des Achicouya rJBt
Vue du Congo à N'gantchou, embouchure de l'Alima. *. . 151
Le grand féticheur de Makoko souhaitant la bienvenue 153
Le roi Makoko 158
Pvéception solenuelle chez le roi Makoko 163
Chaque jour Makoko fait hisser le pavillon devant sa case 168
... Et d'abord on enterra « la guerre » 169
Je pris mon couteau et je taillai 176
Aspect général de Franceville en 1882 177
En vain j'arrachai à un do mes Sénagalais le fusil 185
La station de Franceville 192
Yérandah de la salle à manger à Franceville 193
Anciens esclaves émancipés (Franceville) 197
La case du voyageur à Franceville 198
Une factorerie de Libreville 201
Le Stagittaire 213
Le sergent Malamine 217
M. Joseph Michaucl 222
Ce premier vapeur français sur le Congo je l'appelai le Ballay 227
Makoko me reçut avec une pompe peu usitée et des démonstrations de joie. 233
M'pohontaba premier vassal de Makoko 236
Un poste de l'Alima 240
Prenant les mains de tous il les mettait dans les miennes 241
M. Rigail de Lastours 249
M . Decazes 252
M. de Chavannes.. 253
P. S. de Brazza 265
Le poste de Lambaréné 273
De temps en temps il touchait mon papier 285
Une halte de porteurs Batékés 289
Insectes que mangent les Batékés 291
Larves de papillon que mangent les Batékés 291
Chaloupe du docteur Ballay avant son lancement 292
Jacques de Brazza 297
Engagement de porteurs Batékés 305
Hadj ou 310
Nids de termites ou fourmis blanches 313
Un troupeau de bœufs sauvages attaqués par des lions 321
Poste de Léké sur l'Alima. 327
Marécage aux bouches de l'Alima 327
Grandes cases de Makoko 329
Cela me donne l'air d'un échappé de mascarade 338
T AELE DES GR A Y U 11 E S 463
Toutes les femmes du village veulent voir le frère du grand commandant. . 344
Village de Galois à Franeeville 349
Case de Galois près de Franeeville 350
Factorerie de M. Bruno Stein sur l'Ogôoué 358
Makoko revêtu de son collier 353
Le catafalque était comme une tour formée d'étoffes 364
Navigation à voile sur l'Alima 369
La case de Jacques de Brazza et de Attilio Pecile ■>"î'i
Grande pirogue de M. F. Samba sur le haut Ogôoué.. 377
Le Stanley-Pool, vue Lëopoldville. 382
Bananiers et palmiers 393
Escorte et indigènes ramenés de l'intérieur 101
Caravane de marchands pahouins 409
ÏIN DE LA TABLE DES GRAVURES
iSNIEBES. — IMPRIMERIE LOUIS BOYER ET C1'
JUL5 J97 1
ÛT
Savorgnan de Brazza, lierre
Paul François Camille, comte,
S38 1852-1905
Conférences et lettres
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY