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Full text of "Conférences et lettres de P. Savorgnan de Brazza sur les trois explorations dans l'ouest africain de 1875 à 1886. Texte publié et coordonné par Napoléon Ney"

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University  of  Ottawa 


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~ 


CONFÉRENCES  ET  LETTRES 


dj: 


P.  SAVORGNAN   DE   BRAZZA 


ASNIERES.     —     IMPRIMERIE     I.OCIS    B  0  Y  E  H    El     I       . 


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TEXT.  -par 


NAPOLEON     NEY 


CONFÉRENCES  ET  LETTRES 


P.  SAVORGNAN  DE  BRAZ 

SUR      SES 

TROIS  EXPLORATIONS  DANS  L'OUEST  AFRICAIN 

DE  1875  à  1886 

OUVRAGE     ILLUSTRE 

De  deux  eaux-fortes  et  de  dessins 

exécutés  d'après   nature  ou  d'après  les  documents  authentiques 

ainsi  que  de  cartes 


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PARIS 
MAURICE    DREYFOUS:    EDJJ 

13,     RUE     DU     FAUBOURG-MONT. MARTRE,     13 


188*; 

Droits  di  propriété  el  de  traduction  réservés 


PRÉFACE 

Celivre  avait  d'abord  été  annoncé  sous  ce  titre: 
TROIS   EXPLORATIONS  DANS  L'OUEST  AFRICAIN 

Ne  II  ÉES  DE  i 

Par  P.  SAYORGXAN  DE  BRAZZA 

Ouvra-./  illustré  de  deux  eaux-fortes,  de  dessins  el  de  croquis 
utés  d'après  nature  par  Jacques  de  Brazza.  Texte  coordonné  et  mis  en  œuvre 
Par  Napoléon  Xly 

.1/.  Pic-re  de  Brazza  ayant  craint  que  le  public  se  mé- 
prît à  cause  du  titre  sur  la  nature  du  présent  ouvrage,  je 
l'ai,  d'accord  avec  M.  Dreyfous,  modifié  afin  d'éviter  tout 
malentendu. 

Je  me  fais  l' n  r  r<i  i phi  isi r  de  dire  i,-i  que  notre  vaillant  ex- 
plorateur commencera  bientôt  dans  le  Tour  du  Monde  le 
récit  de  chacune  de  ses  expéditions.  Son  œuvre  définitive, 
absolument  personnelle,  formera  ultérieurement  trois  forts 
volumes  in-octavo  nui  seront  successivement  publiés  par  la 
Librairie  Hachette. 

Il  est  bien  entendu,  que  ce  livre  n'engage  ni  la  responsa- 
bilité politique  nila  responsabilité  privée  de  M.  de  Brazza . 

Les  textes  français  et  italiens  des  Conférences  et  des 
Lettres,  etc.,  dans  lesquelles  Pierre  de  Brazza,  mon  ami 
depuis  dix  ans,  a  raconté  ses  voyages  dans  V Ouest-Afri- 
cain,ont  été  depuis  longtemps  publiés  et  réimprimés  dans 
dire  es  ouvrages.  J'ai  tiré  de  ces  textes  la  matière  de  ce  Hère 
en  me  servant  des  textes  mêmes;  en  en  respectant  la  forme  et, 
par  conséquent,  en  conservant  partout  le  «  Jeu  dont  s'est 
servi  l'explorateur  dans  ses  communications  au  public. 

Pour  atteindre  un  résultat  meilleur,  il  m'est  arrivèpar- 
fois  de  compléter  les  Conférences  eu  y  juxtaposant  les 
détails  intéressants  empruntés  à  des  communications  faites 
aux  Sociétés  de  géographie . 

Il  m'est, de  même,  arrivé —  maistrès  rarement  —  de  rem- 
plir par  de  petits  raccords  les  intervalles  qui  existaient 
entre  deux  citations,  lorsque  cela  était  indispensable  pour 
éviter  des  redites. 

Afin  de  rendre  In  lecture  plus  facile  à  l'esprit  et  plus 
légère  à  l'œil,  le   texte  provenant   des  Conférences  a  été 


!  1  PRÉ  F A  (  :  E 

découpêpar  moi  en  chapitres.  Tai  écrit  en  tête  de  chacun 
de  ces  chapitres  un  sommaire  qui  le  résume. 

Voilà  à  proprement  parler,  ma  seule  copie. 

La  première  partie  intitulée  :  Conférence  présente  un 
tableau  général  d<  Vœuvre  accomplie  do  ns  chaque  explo- 
ration. 

La  deuxième  partie  contient  les  lettres  adressées  par 
M.  de  Brazza  à  sa  famille. 

Je  crois  payer  une  dette  de  reconnaissance  en  remerciant 
ici  madame  I"  Comtesse  de  Brazza,  quipour  m'aider  dans 
mon  travail  a  eu  V  obligeance  défaire  renie  de  Rome  cette 
collection  de  lettres  et  de  me  I"  remettre. 

Les  conférences  font  connaître  l'ensemble  de  l'explora- 
tion, les  lettres  disent  la  vie  de  l'explorateur.  Elles  ont  un 
caractère  primesautier,  fiévreux  et  intime  qui  donne  au 
panorama  un  peu  sévère  que  forme  le  récit, une  intensité 
dévie  quile  transforme.  Les  Conférences  sont  le  corps  du 

tirée;  les  lettres  en  sont  l'orne. 

La  correspondance  qui  a  trait  au  troisième  voyage  émane 
pour  la  plus  grande  partie  de  M.  Jacques  de  Brazza,  frère 
de  l'explorateur,  et  pour  le  reste,  de  M.  A.  Pecile,  natura- 
liste attaché  à  la  troisième  mission.  Elle  est  traduite  des 
Bulletins  de  la  Société  de  Géographie  de  Rome. 

A  la  fm  du  volume  figure  une  série  de  documents  em- 
pruntés aux  Archives  publiques  et  aux  notices  publiées  par 
les  sociétés  savantes.  Elle  complète  les  renseignements  four- 
nis par  les  premières  parties  'I'1  livre. 

Mon  travail,  on  le  voit,  est  de  bien  mince  importance. 
Mon  but  ''nique  en  l'accomplissant  a  été  de  montrer  au 
public  que  si  depuis  dix  ans  il  a  accordé  sa  confiance  à 
M .  de  Brazza,  les  résultats  acquis  prouvent  aujourd'hui 
qu'il  a  eu  raison  de  le  foire. 

Je  ne  veux  pas  terminer  sans  remercier  M.  Maurice 
Dreyfous  du  soin  et  de  la  conscience  avec  lesquels  il  a  ras- 
semblé tous  les  documents  authentiques:  gravures,  dessins, 
eaux-fortes,  etc.  dont  quelques-unes  proviennent  de  M.  Jac- 
ques de  Brazza  et  qui  lu\  ont  permis  de  produire  un  ouvrage 
aussibien  illustré,  et  d'une  exécution  typographique  aussi 
claire  et  aussi  parfaite. 

Napoléon  NEY 


CONFERENCES   ET  LETTRES 

DE  P.  SAVORGNAN  DE  BRAZZA 

SUR     SES     TROIS     EXPLORATIONS      DANS     L'OUEST     AFRICAIN 


EXPLORATIONS    DE    1875    A    1878 


PREMIERE      PARTIE 
CONFÉRENCE 


CHAPITRE   PREMIER 


En  croisière  sur  les  côtes  d'Afrique.  —  A  bord  de  La  Vénus.  —  Projets  d'explo- 
ration. —  Voyage  de  MM.  de  Gompiègne  et  Marche.  —Le  secret  de  l'Ogôouê. 
—  A  l'intérieur  du  continent  mystérieux.  —  Insuccès  des  expéditions  étrangè- 
res. —  Ma  lettre  au  ministre.  —  Plan  du  voyage.  —  Organisation  de  l'expé- 
dition. —  Missions  diverses. 


En  1842,  la  France  occupait,  comme  chacun  sait,  la  côte 
abandonnée  du  Gabon,  dans  le  but  d'avoir  un  point  de  refuge 
et  de  ravitaillement  destiné  aux  navires  qu'elle  envoyait  croi- 
ser dans  les  eaux  de  l'Afrique  occidentale  pour  empêcher  la 
traite  des  nègres. 

Dans  ce  temps,  les  géographes  ignoraient  presque  encore 


2  TROIS    EXPLORATIONS 

l'existencede  l'Ogôoué.  Bien  que  ce  fleuve  apportàtài'Atrantique 
méridional  un  tribut  d'eau  véritablement  démesuré,  il  était, 
jusque  dans  ces  temps  derniers,  demeuré  inconnu  à  tous.  La 
cause  en  était  la  multiplicité  de  ses  embouchures  dissimulées 
et  perdues  sur  un  long  parcours  de  marais  boisés  aux  émana- 
tions pestilentielles  qui  s'étendent  delà  baie  de  Nazareth  jus- 
qu'au cap  Sainte-Catherine.  De  fait,  les  cartes  suffisamment 
récentes  ne  portaient  pas  les  traces  de  l'Ogôoué. 

Le  premier  qui  en  soupçonna  l'importance  fut  Du  Ghaillu 
quand,  en  1SG2,  il  arriva  à  Ngunié,  ayant  suivi  par  voie  déterre 
un  des  affluents  de  la  rive  gauche  de  l'Ogôoué.  Mais  l'honneur 
d'avoir  signalé,  sur  cette  côte  perdue,  l'existence  du  grand  fleuve, 
de  l'avoir,  des  premiers,  remonté  presque  jusqu'au-dessus  de 
l'immense  Delta,  cet  honneur  appartient  à  deux  officiers  de  la 
marine  française:  MM.  Serval  et  G  ri  f  on  du  Bellay.  Plus  tard, 
en  1867,  M.  Aynes  le  remonta  jusqu'à  l'affluent  de  Ngunié, 
et  en  1873,  M.  Walker  remontant  le  premier  les  rapides  du 
fleuve,  poussa  ses  reconnaissances  jusqu'à  Lopé,  près  des 
Okanda. 

L'année  suivante,  MM.  de  Gompiègne  et  Marche  voulurent 
pénétrer  plus  avant,  et  montant  des  pirogues  manœuvrées  par 
les  Okanda,  ils  arrivèrent  jusqu'au  confluent  de  l'Ivindo. 

Mais  là,  au  milieu  de  leurs  plus  belles  espérances,  au  mo- 
ment où  ils  voyaient  s'étendre  devant  eux  le  fleuve  aux  eaux 
immenses,  assaillis  par  une  multitude  d'Ossyeba  (tribu  belli- 
queuse et  réputée  anthropophage)  armée  de  fusils  à  pierres  et 
de  zagaies,  ils  durent  rétrograder  précipitamment,  entraînés 
par  le  courant  et  par  l'épouvante  des  noirs  de  leur  escorte  qui 
s'étaient  précipités  sur  leurs  avirons.  Ge  désastre  fut  vivement 
déploré  d'autant  que,  de  cette  façon,  le  problème  des  grandes 
lignes  hydrographiques  de  l'Afrique  restait  irrésolu. 

Presqu'en  même  temps  enfin,  Livingstone  avait  découvert 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  li 

dans  le  cœur  de  l'Afrique  un  grand  cours  d'eau  :  le  Lualaba 
qui,  coulant  du  midi,  se  dirigeait  vers  le  nord. 

Deux  solutions  étaient  en  présence  :  le  Lualaba  se  jetait-il 
dans  les  vastes  lacs  équatoriaux,  donnait-il  un  débouché  droit 
vers  l'Atlantique;  ou  comment  finissait-il?  Tout  cela  était  dou- 
teux, et  l'opinion  que  l'Ogôoué  devait  son  origine  soit  au  Lua- 
laba, soit  aux  lacs  équatoriaux,  était,  jusqu'à  ces  temps  der- 
niers, des  plus  accréditée. 

Pour  résoudre  cette   question  hardie,  (Jameron  et  Stanley 


PAUL    li  r     i:h.uui; 


étaient  déjà  partis  de  Zanzibar  et  on  était  sans  nouvelles  d'eux. 
Je  présentai  le  projet  d'une  exploration  de  l'Ogôoué  pour  en 
démontrer  l'importance  comme  route  de  communication  vers 
les  régions  centrales  de  l'Afrique. 

Attaché  depuis  deux  ans  à  la  station  navale  de  l'Atlantique 


/,  TROIS    EXPLORATIONS 

sud,  j'avais  acquis  pendanl  1rs  loisirs  de  ma  vie  d'Afrique  la 
conviction  que  l'Ogôoué,  enamonl  des  premiers  rapides,  était 
un  fleuve  très  considérable  et  une  voie  de  pénétration  dans  le 
i-on  tin  eut  mystérieux. 

Le 23  juin  1874, embarqué  sur  La  frégate  La.  Vénus,  j'adressai 
au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  qui  était  alors  l'amiral 
deMontaignac  une  lettre  datée  du  Gabon:  a  A  bord  delà  Venus», 
où  je  faisais  part  officiellement  pour  la  première  fois,  à  mes 
supérieurs  hiérarchiques,  de  mon  projet  d'exploration  de 
l'Ogôoué.  Si  le  fleuve  n'avait  pas  un  parcours  aussi  considé- 
rable que  je  pensais,  j'en  serais  quitte  pour  m'enfoncer  vers 
l'est-nord-est.  Et  m'arrêtant  chez  les  différentes  peuplades,  et 
apprenant  peu  à  peu  leur  langue,  je  continuerais  ma  route  à  la 
recherche  des  lacs  ou  des  fleuves,  par  où  doit  s'écouler  la  grande 
masse  d'eau  qui  tombe  sous  l'équateur. 

Le  volume  des  eaux  déversées  par  les  lacs  méridionaux  qui 
donnent  en  effet  naissance  au  Lualaba  de  Livingstone,  est  beau- 
coup trop  considérable  pour  le  débit  du  Nil  supérieur.  Ce  débit 
devait,  en  effet,  être  double  ou  même  triple  de  celui  que  les 
explorateurs  avaient  accusé.  L'opinion  que  les  eaux  du  Lua- 
laba devaient  trouver  un  écoulement  vers  l'Ouest  et  alimenter 
soit  une  grande  mer  extérieure,  soit  plutôt  un  des  ileuves  qui 
vont  déboucher  dans  l'Atlantique,  était  généralement  accréditée. 

C'est  cette  opinion  qui  avait  décidé  les  belles  entreprises  de 
Gameron  et  de  Stanley  à  l'est  et  du  côté  de  l'ouest,  les  entre- 
prises plus  laborieuses  des  Allemands  vers  le  Congo,  et  du 
docteur  autrichien  Lenz  sur  l'Offôoué. 

Si  le  Congo,  par  son  débit,  pouvait  en  partie  être  considéré 
comme  un  déversoir  des  grands  lacs  équatoriaux,  la  situation 
australe  de  son  embouchure,  le  grand  nombre  et  l'importance 
de  ses  affluents  déjà  connus  semblaient  expliquer  l'immense 
niasse  liquide  qu'il  verse  dans  l'Océan  Atlantique. 


DANS  ]/<>!'  EST  A.FB  [GAIN 

L'Ogôoué,  au  contraire,  donnait  naissance,  dans  sa  partie 
inférieure,  à  un  grand  nombre  de  lacs  étendus  et  profonds.  Et 
lapins  grande  quantité  de  ses  eaux  semblait  se  perdre  dans  le 
vaste  promontoire  de  sable  et  de  terrains  alluvionnaires  qui 
s'étend  du  Gabon  au  sud  du  cap  Lopez.  L'Ogôoué  semblait  donc 


LE      MARQUIS     DE       C  0  II  P  I  E  G  X  E 


emprunter  son  cours,  soit  au  Lualaba,  soit  à  quelque  branche 
détournée  de  ce  grand  fleuve. 

Le  voyage  de  MM.  Compiègne  et  Marche  n'avait  pas  été  d'ail- 
leurs sans  fournir  quelques  résultats  importants.  En  jetant  un 
coup  d'oeil  sur  la  carte  de  l'Afrique  équatoriâle  publiée  par  le 
docteur  Pétermann  dans  ses  célèbres  Mitheilungen  en  1874, 
l'itinéraire  de  nos  compatriotes,  reproduit  avec  une  parfaite 
bonne  foi,  du  reste,  par  le  géographe  allemand,  seprolongedans 


8  TROIS   EXPLORATIONS 

^intérieur  des  terres  bien  au-delà  de  celui  des  voyageurs  anglais 
ou  allemands. 

En  même  temps  que  la  modeste  expédition  entreprise  aux 
fraisd'un  naturaliste  français,  M.  Bouvier,  trois  expéditions 
avaienl  été  organisées:  une  par  l'Angleterre,  celle  de  M  M.  Grandy, 
et  deux  par  l'Allemagne,  celle  de  MM.  Bastian  et  Gùssfelds.  Bien 
que  munie  des  plus  larges  ressources,  elles  échouèrent  complè- 
tement pour  des  causes  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer  ici. 
Pendanl  ce  temps  nos  compatriotes,  dit  Malte-Brun  dans  son 
Rapport  annuels  la  Société  géographique  en  1875,  «  avaient 
planté  le  drapeau  français  au-delà  des  chiites  de  «  Samba,  s 
dans  le  pays  des  Iveia,  où  jamais  blanc  n'avait  mis  le  pied. 
Ils  s'étaient  surtout  conduits  parmi  ces  tribus  sauvages  de 
manière  à  laisser  des  souvenirs  d'humanité,  de  dignité  et  de 
bonne  foi  qui  contribueront  sans  doute  à  bien  faire  recevoir 
le  voyageur  et  surtout  le  voyageur  français  qui  viendra  der- 
rière eux.  » 

L'amiral  du  Quilio,  qui  commandait  la  station  de  l'Atlantique 
sud,  voulut  se  rendre  compte  par  lui-même  de  l'importance  de 
ce  fleuve,  et,  accompagné  de  l'amiral  Duperré,  alors  comman- 
dant la  Vénus,  et  du  docteur  Gaigneron,  il  remonta  jusqu'au 
confluent  et  là  il  conclut  des  traités  avec  Benoqué,  chef  des 
Inengas,et  avec  N'gombi,  chef  des  Galois. 

Dans  la  lettre  que  j'adressai  au  ministre,  j'indiquais  seule- 
ment les  grandes  lignes  de  mon  projet.  Je  voulais  d'abord  être 
le  seul  blanc  de  l'expédition.  Je  compris  vite  que  j'augmenterais 
de  beaucoup  les  chances  de  réussite,  si  je  pouvais  m'adj oindre 
un  autre  blanc,  deux  tout  au  plus  :  blancs  qui  ayant  déjà, 
comme  moi,  vécu  sous  un  climat  semblable,  croiraient  pouvoir 
résister  aux  fatigues  de  l'expédition.  —  C'est  à  la  Pointe-Fé- 
tiche, où  l'Okanda  se  jette  dans  l'Ogôoué,  que  devait  réellement 
commencer  l'expédition. 


DA  NS  L'OU  EST  A  PB  [GAIN  11 

Dans  ces  pays  malsains,  parmi  des  peuples  qui  monopoli- 
sent la  traite  et  qui  doivent  craindre  de  perdre  Le  monopole  de 
nos  marchandises  si  les  blancs  remontent  le  fleuve,  la  prudence 
bien  raisonnée  consiste  à  s'enfoncer  résolument  dans  l'intérieur 
en  remontant  le  plus  rapidement  possible  le  cours  du  fleuve  et 
en  n'ayant,  avec  les  villages  riverains,  que  les  relations  stricte- 
ment nécessaires. 

Ma  lettre  se  terminait  ainsi  : 

e  Je  connais,  monsieur  le  ministre,  1rs  dangers  auxquels  je 
m'expose.  Et  quoique  ma  santé  pendant  mon  séjour  sur  la  côte 
d'Afrique  n'ait  pas  été  altérée  par  les  fatigues  que,  en  prévision 
de  cette  expédition,  je  me  suis  imposées,  je  sais  que  la  santé  la 
plus  robuste  n'affronte  pas  impunément  dans  ces  climats,  des 
fatigues  et  des  privations  pareilles.  Je  sais  aussi  qu'il  faut  que 
je  sois  très  heureux  pour  que  le  résultat  que  j'espère,  vienne 
couronner  mes  efforts.  Néanmoins,  fermement  décidé  et  avec 
un  ardent  désir  de  réussir,  je  l'entreprends  et  je  n'aurai  pas  été 
inutile  si  l'Ogôoué  a  par  moi  sa  première  victime.  Car  un  autre, 
plus  heureux,  reprendra  la  route  que  j'ai  ouverte.  » 

Le  rapport  fait  au  ministre  par  le  directeur  du  Dépôt  des 
Cartes  et  plans  de  la  marine  à  la  suite  de  ma  lettre  concluait  en 
faveur  de  mon  projet,  Je  reçus  l'ordre  de  fournir  une  esquisse 
plus  étendue  et  mieux  étudiée  de  l'expédition  que  je  projetais. 
Cette  note  fut  remise  par  moi  à  Paris  le  14  décembre  181/  \. 

J'exposai  le  plan  général  de  mon  voyage. 

Il  s'agissait  d'abord  de  remonter  le  fleuve  jusqu'à  la  Pointe 
Fétiche,  au  village  de  Lambaréné.  Là  se  trouvait  un  vieux  roi, 
Renoqué,  qui,  quoique  aveugle,  était  le  chef  le  plus  influent  du 
fleuve,  et  dont  la  puissance  s'étendait  jusqu'aux  Okandas  qui 
habitent  la  partie  supérieure  des  rapides.  Ces  peuples  ayant  le 
plus  grand  intérêt  à  reprendre  leurs  relations  commerciales 
avec  le  haut  du  fleuve  accueilleraient  certainement  nia  venue 


tg  TRO  I  S   EXPLORATIONS 

favorablement.  Il  est  vrai  que  sur  l'autre  rive  habitaient  de- 
puis peu  les  Ossyeba  (tribu  des  Pahouins  anthropophages)  qui 
jouissent  d'une  forl  mauvaise  réputation. 

Rien  d'ailleurs,  si  ce  n'est  le  goût  de  la  chair  humaine  —  et 
Les  nègres  en  général  apprécient  fort  peu  la  chair  du  blanc  —  ne 
prouvait  que  les  Ossyeba  nous  seraient  hostiles.  Un  voyageur 
arrivant  chez  eux  accompagné  de  deux  Pahouins  du  Congo  pour 
interprètes  serait  vraisemblablement  bien  accueilli,  s'il  appor- 
tait avec  lui  quelques  radeaux,  et  surtout  s'il  laissait  entrevoir 
L'effet  d'armes  perfectionnées.  Voudraient-ils  même  s'opposer 
à  mon  passage  que  leurs  fusils  à  pierre,  de  peu  de  portée,  char- 
gés avec  des  fragments  de  métal,  seraient  impuissants  à  me 
créer  de  sérieux  dangers. 

Les  Ossyebas  une  fois  franchis  je  me  trouverais  chez  les  Adu- 
ma,  peuplade  amie  des  Okanda,  qui,  à  partir  de  Lopé,  fournis- 
senties  piroguiers.  L'Ogôoué,  dont  les  rapides  cessent  avant  la 
rivière  ïvindo,  coule,  autant  qu'on  peut  le  savoir,  sans  causer 
de  nouvelles  difficultés  à  la  navigation. 

Il  était  permis  d'espérer  que  je  pourrais,  à  l'aide  du  fleuve, 
m'avancer  déjà  forl  loin  dans  l'intérieur.  Dans  les  cas  où  les 
circonstances  me  rendraient  possible,  en  quittant  cette  voie,  de 
continuer  à  m'enfoncer  par  terre  vers  l'est,  il  va  sans  dire  que 
mon  intention  était  de  poursuivre  le  voyage.  Je  me  trouverais 
alors  dans  une  contrée  entièrement  inconnue,  dont  les  Anglais 
et  les  Allemands  s'efforçaient  à  l'envi  d'être  les  premiers  explo- 
rateurs. 

Il  était  à  désirer  que  la  France  n'abandonnât  pas  à  d'autres 
l'honneur  "de  cette  exploration,  dont  le  point  de  départ  est  une 
terre  française.  Et  j'avais  le  plus  ferme  espoir  de  mener  à 
bonne  fin  une  pareille  entreprise. 

L'aviso  ta  vapeur  le  Marabout  devait  me  conduire  jusqu'à  la 
Pointe-Fétiche.  A  partir  de  ce  point,  quatre  grandes  pirogues 


DANS  L'OUEST  A  FRIGA  I  X  i:; 

pouvant  porter  chacune  vingt  à  vingt-quatre  pagayeurs,  m'é- 
taient indispensables.  Elles  devaient  être  sans  quilles  el  sem- 
blables à  celles  dont  se  servent  les  Galois  et  les  Inengas  pour 
remonter  les  rapides.  Commepersonnel:  douze  laptots  bien  choi- 
sis, parmi  lesquels  des  hommes  parlant  les  langues  de  l'inté- 


M.    A  L  F  RE  D     M  ARC  II  E 


rieur.  J'avais  déjà  fixé  mon  choix  sur  quatre:  le  gabonais 
Ghilo,  qui  avait  été  chez  les  Okanda;  Shallon,  pahouin,  ancien 
domestique  de  M.  Tinclair  et  enfin  deux  Pahouins  du  Congo 
parlant  la  langue  m'ponguée.  Mon  matériel  se  composerai!  «l'ar- 
mes, d'instruments  d'observation,  d'armement,  de  munitions, 
de  médicaments,  de  vivres. 

Mon  matériel  se  décomposait  ainsi  : 

Armes.  —   Quatorze  chassepots    d'artillerie    à    cartouches 


14  11!  ()1S    KXI'Ln  RATION  S 

métalliques;  quatre  fusils  de  tirailleurs  sénégalais;  revolvers. 

Instruments.  —  Deux  sextans  de  poche;  doux  horizons 
àglace,  à  huile  el  à  mercure;  un  cercle;  trois  compas  d'em- 
barcation; trois  compas  de  poche  ;  trois  baromètres  anéroïdes; 
'i  thermomètres;  deux  chronomètres 

Armement.  —  Quatre  grappins  avec  faux-bras;  deux  cents 
mètres  de  filin  de  petit  diamètre;  gaffes,  marteaux,  haches, 
scies,  etc. 

Campement.  —  Dix-sept  couvertures  de  laine  (couvertures 
d'équipage); 3  couvertures  de  laine  (couvertures  d'officier);  dix- 
sept  havre-sacs  de  soldat  (construits  avec  soin)  ;  des  caisses  amé- 
nagées pour  l'arrimage  facile  des  objets  à  transporter  ;  8  barils, 
tortis,  etc. 

Munitions.  —  Cinq  fusées  de  guerre  dans  une  boite  étanche 
en  plomb;  vingt-quatre  fusées  de  signaux  par  paquets  de  huit, 
dans  trois  boites  étanches  en  plomb  ;  trois  mille  cartouches 
métalliques  de  chassepot,  par  paquet  de  deux  cents,  dans  des 
boites  étanches  en  plomb  ;  deux  mille  cartouches  métalliques 
de  chassepot  pour  exercer  les  laptots  au  tir  avant  le  départ; 
cinq  cents  cartouches  de  revolver  ;  vingt  kilogrammes  de 
poudre  à  fusil. 

Médicaments.  —  Sulfate  de  quinine,  alcool  et  poudre  de 
quinquina,  arséniate  de  soude,  émétique,  sulfate  de  morphine, 
laudanum,  rhubarbe,  pilules  de  fer,  nitrate  d'argent,  glycérine, 
acide  phénique,  extrait  de  saturne,  camphre,  sinapismes,  toile 
à  cataplasmes,  taffetas  gommé,  agaric,  charpie,  bandes. 

Vivres.  —  Biscuit,  riz,  café,  sucre,  sardines  en  daubage,  eau- 
de-vie,  vivres  d'hôpital,  chocolat. 

J'emportais  à  titre  de  marchandises  sixeents  kilogrammes  de 
sel  et  quarante  fusils  à  pierre  destinés  à  être  offerts  en  ca- 
deaux, et  des  étoiles,  verroteries,  couteaux,  rasoirs,  fusils 
à  pierre,  objets  qui  en  Afrique  remplacent  la  monnaie  et  seuls 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  15 

donnent  le  moyen  de  capter  l'amitié  des  chefs  et  d'acquérir 
d'eux  les  vivres  nécessaires. 

Pour  collaborateurs  dans  cette  entreprise  ardue,  on  me  don- 
nait le  docteur  Ballay,  médecin  delà  marine,  M.  Alfred  Mar- 
che qui  avait  pris  part  à  l'expédition  précédente  m'était 
adjoint  en  qualité  de  naturaliste,  et  le  quartier- maître  de  ma- 
rine Victor  Hamon  dont  la  robuste  santé  et  l'habileté  dans 
son  métier  devaient  m'être  du  plus  grand  secours. 

Notre  escorte  consistait  en  treize  laptots  marins  mahométans 
noirs  du  Sénégal,  dressés  à  l'exercice  du  chassepot  et  quatre 
Gabonais  interprètes  parmi  lesquels  un  certain  Gico,  chré- 
tien converti  de  la  mission  catholique,  interprète  et  cuisi- 
nier de  l'expédition  ;  ce  dernier  talent  ne  devant  pas  lui  donner 
grand'chose  à  faire.  A  une  subvention  en  marchandises  et  en 
armes  fournies  par  le  gouvernement  français  et  par  quelques 
sociétés  scientifiques,  j'avais  pu  ajouter  quelques  ressources 
à  moi  personnelles. 

Après  un  an  de  préparatifs  minutieux,  tout  le  matériel,  et 
les  marchandises  que  nous  devions  emporter  étaient  prêts. 


CHAPITRE  II 


Départ  de  Bordeaux  (4  avril  1875).  —  Au  Sénégal,  puis  au  Gabon.  —  Dans 
l'Ogôoué  —  Lambaréné,  point  extrême  des  établissements  européens.  —  Cupi- 
dité des  indigènes.  —  Des  pirogues  et  des  porteurs.  —  Difficultés  avec  les 
Okota.  —  LeDr  Ballay  malade.  —  La  fièvre  (1876).—  Chez  les  Apingis. — 
Naufrage  dans  les  cliâlis.  —  Pillés.  —  Les  Okanda.  —  Lopé  quartier  géné- 
ral, _  Négociations.  —  Les  malades  évacués  sur  le  Gabon.  — Excursion  chez 
les  Fans  cannibales,  avec  trois  hommes.  —  Voyage  très  pénible.  Souffrances 
et  privations.  —  Loyauté  de  Zaburet.  —  Le  Dr  Lenz.  —  Arrivée  de  MM. Bal- 
lay et  Marche  au  pays  des  Sébés.  —  Très  malade.  —  M.  Marche  à  la  ri- 
vière Lékélé.  — 1877.  Betenu  à  Lopé.  —  M.  Marche  malade  rentre  en  Europe. 


Partis  de  Bordeaux  au  mois  d'août  1875,  nous  touchions  le 
4  septembre  à  Saint-Louis  du  Sénégal,  où  nous  embarquions 
nos  laptots,  exercés  depuis  quelque  temps  au  maniement  des 
armes  perfectionnées  qu'on  allait  mettre  entre  leurs  mains. 
Nous  arrivâmes  au  Gabon  le  20  octobre.  Le  vapeur  français, 
le  Marabout,  commandé  par  M.  le  lieutenant  de  vaisseau  le 
Troquer,  nous  transporta  jusqu'à  Lambaréné,  point  extrême 
des  établissements  européens. 

A  Lambaréné  même,  nous  pûmes  constater  que  les  indi- 
gènes se  montraient  sinon  hostiles,  du  moins  peu  empressés  à 
nous  être  agréables.  Nous  ne  pouvions  nous  passer  de  leur 
travail  pour  conduire  nos  pirogues,  en  raison  de  la  grande 
quantité  de  marchandises  que  nous  étions  forcés  d'emporter 
en  Afrique.  Partout  où  s'arrêtent  les  établissements  européens, 
il  est  impossible  de  se  procurer  à  prix  d'or  ou  d'argent 
les  objets  et  les   aliments   les  plus  indispensables,    et  tout 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  i; 

se  paye  avec  des  étoiles,  des  verroteries,  de  la  poudre,  des 
armes  ou  autres  produits  d'échange  auxquels  les  noirs  atta- 
chent une  valeur  arbitraire  et  souvent  variable  suivant  les 
pays. 

Nous  avions  aussi  à  surmonter  des  difficultés  d'un  autre 
ordre.  Les  rives  de  l'Ogôoué  sont  peuplées  de  tribus  diffé- 
rentes dont  chacune  a   ses   exigences  et    prétend    rançonner 


LE     DOCTEUB     LENZ 


les  blancs  que  la  Providence  lui  envoie.  En  outre,  ces  tri- 
bus sont  le  plus  souvent  en  querelle,  sinon  en  guerre  les 
unes  avec  les  autres. 

Ce  ne  fut  donc   pas  sans    peine  que    nous   réussîmes   â 
entrer  en  relation  avec  les  premières  peuplades   sur   le  ter- 
ritoire desquelles  nous  allions  passer.  <  !es  négociations  furent 
ez  longues.  Mais  elles  me  permirent  de  faire  l'acquisition 


js  TRO  is   EX  PLORATIONS 

de  huit  grandes  pirogues  el  de  louer  1rs  services  d'une  cen- 
taine d'indigènes. 

Chez  les  Okota,  où  M.  Marche  avait  pris  les  devants  pour 
enrôler  des  pagayeurs,  nouveaux  déboires!  Loin  de  se  prêtera 

nos  désirs,  cette  peuplade  avait  fait  en  sorte  de  déterminer  la 
désertion  des  Bakalais  que  nous  avions  engagés. 
Nous  parvînmes  assez  rapidement  jusqu'à  Samquita,  chez  les 

Bakalais,  mais  avec  le  regret  de  laisser  en  arrière  le  docteur 
Ballay,  qui  payait  alors  son  tribut  aux  premières  fièvres. 

Je  parle  ici  une  fois  pour  toutes  de  la  fièvre,  ce  triste  compa- 
gnon des  voyageurs  européens  dans  l'Afrique  équatoriale.  De- 
puis cette  époque,  en  elt'et,  nous  eûmes  constamment  à  lutter 
contre  elle.  Et  il  nous  fallut  un  grand  effort  pour  ne  pas  nous 
laisser  décourager  par  l'affaiblissement  et  l'anémie  ,  consé- 
quences inévitables  du  mal.  Au  moment  où  j'allais  marcher  en 
avant  avec  les  hommes  restés  fidèles,  je  fus  moi-même  atteint 
par  la  maladie  et  paralysé  dans  mes  mouvements. 

Ces  événements  se  passaient  dans  les  premières  semaines  de 
janvier  187G.  Bientôt  j'étais  assez  bien  remis  pour  remonter  les 
premiers  rapides  avec  onze  pirogues. 

Il  me  fallut  alors,  pour  la  première  fois,  agir  d'autorité  sur 
un  des  chefs  qui  m'accompagnait  et  qui  s'était  approprié  comme 
esclave  une  femme  du  pays  que  nous  allions  traverser.  Gomme 
il  refusait  de  rendre  cette  femme  à  sa  tribu  et  menaçait  du  cou- 
teau le  laptot  que  j'avais  chargé  d'aller  reprendre  l'esclave,  je 
lui  fis  enlever  son  poignard  et  lier  les  mains.  Soit  crainte,  soit 
approbation  tacite  de  ma  conduite,  la  pirogue  de  ce  chef  fut  dès 
lors  celledont  j'eus  le  moins  à  me  plaindre  tant  qu'elle  marcha 
sous  mes  ordres. 

Nous  arrivâmes  à  la  lin  de  janvier  chez  les  Apingis,  à  l'en- 
droit où  le  fleuve  présente  des  rapides  fort  dangereux.  L'inhabi- 
leté ou  la  mauvaise  volonté  des  pagayeurs   firent  que   sept 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  10 

pirogues  chavirèrent.  La  perte  qui  en  résulta  nous  semblait 
d'autant  plus  cruelle  que  nous  étions  au  début  de  notre  expédi- 
tion. Les  Apingis  se  trouvèrent  à  point  sur  le  lieu  du  désastre 
pour  piller  un  ballot  de  tabac  et  une  grande  partie  de  nos  mar- 
chandises. Une  perte  plus  grave  encore  fut  celle  de  plusieurs 
instruments,  dont  les  uns  disparurent  et  les  autres  demeu- 
rèrent avariés. 

Nous  arrivâmes  enfin  vers  le  milieu  de  février  à  Lopé,  vil- 
lage de  la  tribu  des  Okanda,  situé  à  9°  10  de  longitude  Est  de 
Paris.  Je  résolus  d'y  établir  mon  quartier  général,  car  il  fallait, 
d'une  part,  entamer  des  négociations  avec  les  riverains  du  cours 
supérieur,  dont  l'expédition  précédente  avait  reçu  un  si  mau- 
vais accueil  et,  d'autre  part,  pourvoir  au  remplacement  des 
marchandises  perdues. 

J'envoyai  chercher  le  docteur  Ballay,  qui  était  resté  malade  à 
Samquita  et  le  chargeai  de  ramener  avec  lui  les  marchandises 
qui  nous  faisaient  défaut. 

Au  retour  du  docteur,  les  indigènes  ne  voulaient  remonter  le 
ileuve  qu'à  l'époque  de  la  baisse  des  eaux,  ce  qui  nous  condam- 
nait à  une  station  forcée  de  plusieurs  mois.  Je  profitai  de  ce 
temps  d'arrêt  pour  renvoyer  au  Gabon  un  certain  nombre 
d'hommes  malades  ou  hors  d'état  de  continuer  la  campagne.  Le 
docteur  Ballay  les  accompagna,  avec  la  mission  d'en  engager 
d'autres. 

J'étais  pendant  ce  temps  entré  en  relations  avec  les  Fans 
Ossyeba  qui  avaient  arrêté  MM.  Compiègne  et  Marche.  Un  de 
leurs  chefs,  Mamiaka,  chez  lequel  j'étais  allé  plusieurs  fois 
presque  seul  et  sans  escorte,  se  décida  à  me  venir  voir  avec 
plusieurs  de  ses  hommes  et  m'assura  de  ses  bonnes  intentions 
à  notre  égard.  lime  fit  faire,  par  terre,  le  difficile  voyage  des 
chutes  de  Booué,  où  j'entrai  en  rapport  avec  d'autres  chefs  ; 
enfin  il   m'offrit  de   me  faire    conduire  par  son    neveu    Za- 


l'HOIS   E  XPLO  RATIONS 

buret,    jusqu'au    pays  des   Aduraa,    inexploré    jusqu'alors. 

L'entreprise  était  périlleuse  mais  tentante.  J'allais  traverser 
le  pays  îles  Ossyeba  ou  Pahouins  anthropophages  qui  avaient 
arrêté  MM.  Marche  et  de  Gompiègne.  Je  partis  avec  trois 
hommes  d'escorte  seulement,  dont  deux  Sénégalais,  et  quel- 
ques Fans  pour  porter  mes  bagages.  Ce  voyage  fut  extrême- 
ment pénible;  nous  eûmes  à  supporter  des  souffrances  et  des 
privations  de  toutes  sortes  et  je  fus  forcé  de  laisser  en  arrière 
dans  la  forêt  deux  de  mes  hommes  malades  et  incapables  de 
me  suivre;  je  revins  les  chercher  ensuit". 

A  mitre  arrivée  à  Lopé,  nous  avions  rencontré  un  explora- 
teur autrichien,  le  docteur  Lenz,  envoyé  par  la  Société  de 
géographie  allemande,  il  m'avait  précédé  de  huit  mois  environ. 
Mais  arrivé  au  seuil  de  la  terre  inconnue,  il  y  fut  arrêté,  empê- 
ché dans  sa  marche  en  avant  par  les  tribus  Ossyeba.  Après  de 
vaines  tentatives  pour  pénétrer  dans  l'intérieur,  ce  voyageur 
avait  été  rejeté  d'une  peuplade  à  l'autre  sous  divers  prétextes. 
Depuis  deux  ans  il  déployait  une  énergie  et  une  persistance 
extrêmes,  mais  sa  santé  et  ses  ressources  commençaient  à 
s'épuiser.  Il  lit  cependant,  à  ce  moment,  une  nouvelle  tenta- 
tive, vint  par  terre  avec  les  Fans  et  me  rejoignit  au  pays  des 
Ossyeba.  Nous  marchâmes  ensemble  jusqu'au  pays  des  Adu- 
ma,  où  je  m'arrêtai,  pendant  qu'il  poussait  la  reconnaissance 
du  cours  inconnu  de  l'Ogôoué  jusqu'à  la  rivière  Sébé.  Ce  fut 
son  dernier  elfort,  après  lequel  il  rentra  en  Europe  (1). 


(1)  L'honneur  d'avoir  les  premiers  exploré  ce  pays  appartient  aux  Français. 
La  lettre  ci-dessous  du  Dr  Ballay  en  fait  foi. 

Lopé,  21  juillet  1870. 

M.  le  docteur  Lenz,  qui  se  trouvait  ici  depuis  plus  d'un  an  sans  avoirtrouvé 
le  moyen  d'avancer,  profitant  de  la  route  que  venait  d'ouvrir  M.  de  Brazza,  sui- 
vait sa  trace,  à  quelques  jours  de  distance,  et  arrivait  ainsi  à  rejoindre  M.  de 
Brazza  au  pays  des  Aduma.  Pendant  que  M.  de  Brazza  s'occupait  de  faire 
redesendre  les  Aduma  pour  chercherle  matériel  de  l'expédition,  le  docteur  Lenz 


DANS   L*  OU  ES  T  A  F  R  I  C  A  1  N  21 

J'avais  espéré  faire  descendre  les  Ossyeba  el  les  A.duma 
jusqu'au  pays  des  Okanda,  mais  je  ne  pus  rien  en  obtenir. 
Ignorant  ce  que  faisaient  mes  compagnons,  surexcité  parles 

mensonges,  la  fourberie  et  la  duplicité  des  naturels,  épuisé  par 
cette  longue  marche  à  travers  les  terres,  je  me  trouvai  dans  un 
état  de  santé  tel  que  je  crus  ma  dernière  heure  venue.  Le  doc- 
teur Ballay  me  prodigua  tous  ses  soins,  et  me  déposa  au  village 
de  Gième,  où  je  passai  deux  mois  entre  la  vie  et  la  mort. 

Pour  ne  pas  perdre  tout  ce  temps  d'inaction  causée  par  ma 
maladie,  MM.  Ballay  et  Marche  avaient  pu  remonter  l'Ogôoué. 
Ils  avaient  trouvé  le  meilleur  accueil  sur  toutes  les  rives  habi- 
tées parles  Fans  qui  leur  avaientprêté  aide  à  la  chute  de  Bomié, 
et  dans  plusieurs  passages  difficiles.  Après  avoir  dépassé  la 
rivière  Ivindo,  dernier  point  atteint  sur  le  fleuve  parla  précé- 
dente expédition,  ils  me  rejoignirent  au  pays  des  Ossyeba  au 
moment  où,  épuisé,  je  descendais  chercher  leurs  soins. 

Je  remis  alors  le  commandement  de  l'expédition  au  docteur 
Ballay,  fortement  affaibli  lui-même  par  des  accès  de  fièvre  vio- 
lents et  répétés.  Je  chargeai  M.  Marche  de  pousser  une  recon- 
naissance au-delà  du  point  atteint  par  le  docteur  Lenz.  Il  par- 
vint ainsi  au  confluent  de  la  rivière  Lékélé,  au  village  M'poco 
où  il  arriva  en  septembre  1876,  augmentant  de  soixante-quinze 
kilomètres  nos  connaissances  sur  le  cours  supérieur  de 
l'Ogôoué. 


s'avançait  à  trois  journées  de  pirogue  au-delà  du  point  atteint  par  M.  do  Brazza 
mais  dans  un  pays  qui  ne  présentait  aucune  difficulté.  Le  docteur  Lenz  est  de 
retour  et  rentre  au  Gabon... 

J'ai  tenu,  commandant,  à  vous  rendre  compte  de  ces  faits  immédiatement,  et 
sans  attendre  le  retour  de  M.  de  Brazza,  afin  que  le  mérite  d'avoir  franchi  le 
premier  le  passage  difficile  revînt  à  qui  de  droit.  Kl  le  mérite  revient  à  M.  de 
Brazza  et  à  lui  seul. 

■I'1  suis.  etc. 

Ballay. 

(Lettre  du  docteur  Ballay  au  Commandant  Supérieur  du  Gai 


TROIS    EXPLO RATIONS 

Malheureusement  ilavait  fallu  laisser  en  arrière  une  certaine 
quantité  de  marchandises  sous  la  garde  du  quartier-maître 
Hamon  et  de  quelques  hommes;  aussi,  dès  que  je  fus  un  peu 
remis  de  ma  maladie,  je  redescendis  au  quartier  général  de 
Lopé  pour}'  chercher  un  dernier  ravitaillement. 

Au  mois  d'avril  1877,  j'étais  de  nouveau  revenu  à  Dumé  avec 
tout  le  personnel  de  l'expédition.  Nous  eûmes,  à  ce  moment-là, 
le  regret  de  nous  séparer  de  M.  Marche,  que  l'état  de  sa  santé 
rappela  en  Europe. 


CHAPITRE  III 


Seconde  partie  du  voyage.  —  Dans  l'inconnu.  Où  vais-je?  —  Infructueux  palabre 
avec  les  Aduma.  —  Un  grand  féticheur  soudoyé  :  opportune  malédiction  du 
Bas-Fleuve.  —  La  petite  vérole.  —  «  Les  caisses  de  maladie  ».  — Ballay  grand 
féticheur.  —  Départ  de  chez  les  Aduma.  —  Les  bonnes  caisses.  —  Naufrages 
successifs.  —  Je  perds  mes  instruments.  —  Nouveau  quartier  général  aux 
chutes  Poubara  (confluent  de  l'Ogôoué,  résolu.  —  Le  pavillon  français  connu 
et  respecté  dans  l'intérieur  de  l'Afrique.  —  L'Afrique  inconnue.  —  Le  secret  de 
l'Est.  —  Plus  de  porteurs. 


Nous  allions  entreprendre  Ja  seconde  partie,  la  plus  fatigante, 
de  cette  campagne  dans  des  conditions  fort  peu  encourageantes, 
sans  communication  avec  la  côte,  par  conséquent  avec  les  pays 
civilisés;  affaiblis  par  diverses  épreuves,  mais  soutenus  par  le 
désir  de  mener  à  bonne  fin  la  reconnaissance  géographique  de 
rOgôoué,  et  désireux  de  ne  revenir  en  Europe  qu'avec  un  résul- 
tat satisfaisant. 

La  chute  de  Pubara  dont  nous  avons  entendu  parler  par  les 
Adumas,fut  désignée  comme  postedu  nouveau  quartier  général 
et  le  docteur  Ballay  et  le  quartier-maître  m'y  précédèrent  avec 
toutes  les  marchandises;  ils  y  arrivèrent  en  juillet  1877.  Quant 
à  moi,  je  n'y  vins  que  plus  tard,  et  seulement  lorsque  je  sus 
qu'ils  y  étaient  arrivés. 

Les  difficultés  de  tout  genre  suscitées  par  la  vanité,  l'obstina- 
tion, la  mauvaise  foi,  la  cupidité  des  Aduma,  qui  cherchaient 
chaque  prétexte  pour  conserver  nos  marchandises  sur  leur 
territoire,  ces  difficultés,  dis-je,  furent  telles  et  si  nombreuses 


■-"i  DANS    L'OUEST    A.FRICA  I  N 

que   nous  désespérions  presque  de   pouvoir  les  surmonter. 

Nous  pûmes  triompher  de  cette  difficulté  en  gagnant  le  grand 
féticheur  à  prix  (For,  c'est-à-dire  en  sacrifiant  un  fort  lot  do  mar- 
chandises et  en  lui  faisant  lancer  une  sorte  d'interdit  sur  le 
cours  en  aval  du  fleuve,  et  menacer  des  malheurs  les  plus  hor- 
ribles les  audacieuses  pirogues  qui  oseraient  descendre 
l'Ogôoué. 

Chez  ces  peuples  superstitieux,  la  résistance  ouverte  ou  dis- 
simulée aux  féticheurs  serait  non  seulement  pour  le  coupable, 
mais  pour  la  tribu  tout  entière,  l'origine  des  plus  épouvanta- 
bles désastres. 

Pour  partir  nous  eûmes  recours  à  la  ruse. 

Un  certain  nombre  de  caisses  vides  qui,  soigneusement  fer- 
mées et  chargées  d'objets  sans  valeur,  paraissaient  constituer 
]e  plus  net  de  notre  capital  furent  placées  en  évidence. 

Lorsque  l'heure  du  départ  fut  arrivée,  le  docteur  Ballay  et 
le  quartier-maître  Hamon  chargèrent  les  bonnes  caisses  sur  les 
pirogues  et  remontèrent  le  fleuve.  Pour  n'éveiller  aucune  dé- 
fiance, je  restai  au  quartier  général  avec  quelques-uns  de  mes 
laptots. 

Quand  les  Adumas  rentrèrent  dans  leur  pays,  je  leur  fis  voir 
les  caisses  vides  et  leur  annonçai  que  j'allais  partir  à  mon  tour, 
mais  aucun  d'eux  ne  voulut  m'accompagner.  Je  dus  donc  m'era- 
barquer  avec  mes  laptots  pour  aller  rejoindre  mes  compagnons. 
C'était  une  tentative  assez  périlleuse,  caria  partie  de  l'Ogôoué 
que  nous  avions  à  remonter  est  semée  de  rapides  et  mes 
hommes  n'étaient  pas  habitués  à  cette  navigation.  Mais,  en 
somme,  nous  ne  risquions  guère  que  notre  peau.  Il  est  vrai 
qu'elle  fut  soumise  à  de  rudes  épreuves,  car  notre  inexpé- 
rience nous  fit  chavirer  à  maintes  et  maintes  reprises.  J'y  per- 
dis ma  meilleure  boussole,  mon  chronomètre  et  mon  sextant 
qui  furent  avariés.  Cependant,  après  une  succession  de  bains 


TYPES  DE  B.VKALAIS  (d'APRÊS  UNE    PHOTOGRAPHIE  DE    I87G). 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN 

forcés,  de  heurts  et  de  mésaventures  de  tout  genre,  nous  par- 
vînmes à  rejoindre  nos  compagnons  et  leur  précieux  charge- 
ment. 

M.  Ballay  avait  établi  le  nouveau  quartier  général  aux 
chutes  Poubara,  dans  le  pays  des  Avumbo.  Là,  le  fleuve 
se  divise  en  deux  branches,  l'Ogôoué,  que  les  indigènes 
appellent  Rebagni,  et  la  rivière  Passa.  Les  deux  cours  d'eau, 
interrompus  par  des  chutes  et  des  rapides  rapprochés, 
ont  perdu  leur  importance  et  ne  servent  plus  de  voie  de 
communication.  C'est  à  peine  si  Ton  y  voit  encore  quel- 
ques pirogues  petites  et  mal  faites,  qui  ne  servent  d'ailleurs 
qu'à  traverser  d'une  rive  à  l'autre.  La  rivière  Passa  et 
l'Ogôoué  diminuent  rapidement  d'importance  et  peuvent 
bientôt  être  franchis  à  gué. 

Dans  cette  partie  du  haut  fleuve,  les  peuplades  riveraines 
sont  assez  nombreuses  et  embrouillées. 

Les  Okota,  les  Sciache,  les  Auangi,  les  Scébé,  les 
Obamba  se  succèdent  à.  brève  distance;  après  viennent  les 
Oclimbo  dont  l'arme  favorite  est  l'arc  court  avec  lequel  ils 
lancent  de  petites  flèches  dout  la  pointe  est  empoisonnée  et 
faite  de  façon  à  rester  dans  la  blessure. 

Les  Avumbo  occupent  ensuite  le  pays  qui  s'étend  au  nord 
des  chutes  du  Pubara  et  du  fleuve  Passa.  Ce  dernierfleuve  forme 
la  limite  de  leur  territoire  avec  les  Batékésà  l'estet  au  nord  avec 
les  Umbétés,  peuple  belliqueux  qui,  à  mon  avis,  est  à  l'est,  et, 
sous  peu,  au  nord,  destiné  à  occuper  toute  la  rive  gauche  de 
l'Ogôoué  de  Pubara  jusqu'à  Dumé.  Quelques  villages  In- 
dumbo  sont  au-delà  du  fleuve  Passasur  un  chemin  de  collines. 

Je  fus  bien  surpris  un  soir  que  je  devais  aller  faire  visite  à 
quelques  chefs  Indumbo,  de  trouver  devant  moi  un  pont  sus- 
pendu grandiose  fabriqué  seulement  avec  des  cordes  faites  par 
des  lianes  qui  joignaient  les  deux  rives  du  Passa. 


■js  TRO  [S    EX  P  LORATIONS 

Le  poids  de  quelques  hommes  qui  étaient  au  milieu  du 
pont  pour  attendre  mon  arrivée  lui  imprimait  nue  légère  cour- 
bure et  le  pont  décrivail  sur  l'horizon  nue  ligne  presque  droite, 
ou  plutôt  convexe. 

Les  femmes  des  Avumbo  s'occupent  de  la  pêche  et  sont 
célèbres  par  leur  manière  spéciale  de  préparer  le  manioc  en 
lui  faisant  subir  nue  douille  cuisson.  Les  hommes,  en  outre, 
sont  fort  experts  dans  le  travail  du  fer,  ils  en  recueillent  le 
minerai  dans  leur  ruisseau  et  en  extraient  le  métal  d'après  la 
méthode  catalane.  Ils  le  réduisent  ensuite  en  barres  du  poids 
d'un  kilo;  ces  barres  sont  un  objet  de  commerce  et  d'échange 
avec  les  tribus  voisines.  Ils  ont  des  marteaux  et  des  enclumes 
avec  lesquels  ils  fabriquent  des  couteaux  et  des  armes  de  formes 
variées.  A  Puhara,  le  fleuve  se  divise  en  deux  bras  :  l'Ogôoué 
proprement  dit,  que  les  indigènes  appellent  aussi  Rebagny,  et 
le  Passa  déjà  nommé;  ces  deux  cours  d'eau  cessent  vite 
d'être  navigables  et  perdent  ainsi  leur  importance  pratique.  La 
cascade  que  forme  l'Ogôoué  à  Pubara  se  précipitant  d'une  hau- 
teur de  plus  de  20  mètres  est  assez  pittoresque.  Le  Passa  en 
forme  une  semblable  à  trois  jours  environ  de  son  embouchure 
où  il  court,  encaissé  entre  des  rochers  qui  semblent  des  mu- 
railles verticales;  tous  les  ruisseaux  qui  y  jettent  leurs  eaux  en 
forment  autant  déchûtes  d'une  hauteur  qui  varie  de  15  à  20 
mètres.  Cette  cascade  du  Passa,  que  les  indigènes  n'appellent 
pas  d'un  nom  spécial,  je  l'appelai  moi  Cascade  Montaignac, 
payant  ainsi  un  petit  tribut  de  reconnaissance  à  l'illustre  ami- 
ral qui  m'avait  mis  à  la  tête  de  cette  expédition. 

Du  sommet  du  Passa  et  de  l'Ogôoué  me  fut  indiquée 
la  chaîne  de  montagnes  qui  se  dirige  vers  le  sud  et  dont  le 
versant  occidental  porte  les  eaux  à  l'Atlantique  vers  le  côté  de 
Mayombé. 

L'Ogôoué  n'avait  plus  de  secrets  pour  nous.  Il  était  clair  main- 


1)  A  N  S  L  '  0  U  E  S  T  A  F  R  I  G  A  I  X  2!  > 

tenant  que  son  cours   d'importance  secondaire,  ne  constituait 

pas  une  route  directe  pour  lu  centre  du  continent  africain. 
La  mission  de  l'Ogôoué  ne  put  nous  donner  satisfaction  par 
ce  fleuve  qui  avait  si  longtemps  trompé  nos  espérances.  Mais 
notre  làclie  n'était  point  finie.  Notre  objectif  fut  alors  de  nous 
avancer  vers  l'Est  et  de  tenter  de  soulever  le  voile  sous  lequel 
se  cachait  l'immense  contrée  inconnue  qui  nous  séparait  des 
régions  du  Haut-Nil  et  du  Tanganika,  où  nous  croyions  con- 
centrés les  efforts  de  Stanley  et  de  Cameron. 

Maintenant,  il  nous  fallait  nous  frayer  une  route  par  terre  et 
transporter  nos  bagages  à  dos  d'hommes.  Comment  se  procurer 
des  porteurs  dans  un  pays  où  il  n'y  en  a  pas? 


CHAPITRE  IV 


Difficultés  inouïes  pour  les  porteurs.  —  Emploi  des  esclaves  futurs  affranchis.  — 
L'odieux  esclavage.  —  Au  pays  de  Batékés.  —  Le  domaine  du  lion.  —  Sans 
chaussures.—  Nous  marcherons  pieds  nus!  —  En  danger.  —  Nos  Batékés 
révoltés.  —  Hostilité  croissante. —  Dispositions  suprêmes.  —  Une  Sainte- 
Barbe.  —  Prêts  à  sauter.—  Fétiche!  —Sauvés.  —  L'Alima.  —  Le  sel  du  Sou- 
dan. —  Vais-je  au  Ouaday? 


Les  nombreuses  tribus,  avec  lesquelles  nous  étions  entrés 
en  contact,  étaient  alors  en  guerre  entre  elles;  et  notre  quar- 
tier général  de  Masciogo  était  un  point  neutre  où  se  rencon- 
traient souvent  les  chefs  des  peuplades  en  guerre. 

Quel  chemin  prendre  sans  une  route  tracée,  sans  un  fil  pour 
se  guider  dans  ce  labyrinthe  de  peuples  insoumis,  sans  la 
connaissance  du  pays  qui  nous  entourait. 

Gomment  trouver  les  ressources  nécessaires  au  ravitaillement 
que  nous  devions  tripler  et,  en  même  temps,  fallait-il  prendre 
la  voie  de  terre  et  transporter  nos  ballots  à  dos  d'homme  ? 
Le  docteur  Ballay  avait  dû  réduire  notre  bagage  à  quatre- 
vingts  caisses. 

C'est  à  droite  et  à  gauche  qu'il  fallait  aller  raccoler  un  à  un  des 
hommes  qui,  une  fois  le  paiement  reçu,  abandonnaient  le  plus 
souvent  leur  fardeau  à  moitié  chemin.  Pour  comble  d'exaspé- 
ration, nous  constatâmes,  une  fois  le  transport  terminé,  que 
plusieurs  de  nos  caisses  avaient  été  ouvertes  et  en  partie  déva- 
lisées. 


D  AN  S  L"  0  U  E  S  T  A  F  RI  C  AIN  31 

Réduits  à  d'aussi  tristes  moyens  d'action,  nous  étions  dans 
l'impossibilité  d'avancer.  Nous  allions,  en  effet,  traverser 
l'étendue  pays  qui  sépare  les  peuplades  de  l'Ogôoué  de  cellesde 
de  l'est.  Or,  les  unes  et  les  autres  se  livraient  une  guerre  achar- 
née, et  personne  n'aurait  voulu  me  suivre  sur  ce  terrain  qui 
venait  d'être  dévasté  par  des  combats  continuels.  Les  gens  de 
notre  escorte  eux-mêmes,  épouvantés  de  quitter  le  fleuve  qui 
devait  les  ramener  dans  leur  pays,  nous  créaient  par  leur  résis- 
tance passive  les  plus  sérieuses  difficultés. 

Il  nous  restait  une  dernière  ressource  :  celle  d'employer  des 
esclaves  comme  porteurs.  J'avais  déjà  essayé,  l'année  précé- 
dente, d'utiliser  des  esclaves  comme  interprètes  ;  mais  l'essai 
n'avait  point  réussi.  A  peine  rentraient-ils  dans  leur  pays  qu'ils 
me  quittaient,  usant  de  la  liberté  que  je  leur  avais  donnée  dès 
l'origine,  pour  aller  retrouver  ceux  qui  les  avaient  déjà  vendus  et 
qui  les  revendraient  encore.  Nous  avons  vu  même  l'un  d'eux 
mettre  presque  immédiatement  la  bûche  de  l'esclavage  aux 
pieds  de  son  compagnon  de  liberté. 

Pénétrant  dans  les  montagnes  sablonneuses  et  nues  qui  limi- 
tent àl'estlebassin  de  l'Ogôoué,  nous  arrivâmes  fin  mars  1878, 
dans  la  région  de  Batékés  dont  la  population,  aussi  bien  que  la 
nature  du  sol,  diffère  entièrement  des  peuplades  et  des  régions 
que  nous  avions  parcourues  jusqu'alors. 

Dans  la  région  boisée  et  fertile,  mais  malsaine  que  nous 
venions  de  traverser,  nous  avions  trouvé  une  abondance  rela- 
tive de  vivres. 

Le  pays  de  Batékés,  au  contraire,  dans  lequel  nous  allions 
nous  engager,  nous  était  dépeint  sous  les  couleurs  les  pins 
sombres,  comme  peuplé  par  des  hommes  adonnés  à  la  guerre 
et  au  pillage  pays;  dénué  de  vivres  et  présentant,  par  conséquent, 
les  plus  grandes  difficultés  de  ravitaillement  pour  un  personnel 
que  nous  avions  triplé. 


:;■.'  L'ROIS    EXPLORATIONS 

J'avais  d'ailleurs  pu  vérifier  une  partie  de  ces  dires  dans  deux 
reconnaissances  qui  avaient  pour  but  de  déterminer  la  route  à 
faire  suivre  à  notre  caravane.  Le  pays  se  présentait,  en  effet, 
sous  la  forme  d'un  désert,  avec  îe  sable  pour  sol,  creusé  par 
endroitsde  gorges  profondes  d'où  émergent  des  roches  grani- 
tiques. J'y  pus  relever  des  traces  du  passage  du  lion,  dont  le 
Romaine  semblait  succéder  à  celui  de  l'éléphant  et  du  gorille 
qui  habitenl  le  bassin  de  l'Ogôoué. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  nous  venions  d'éprouver  une 
c nielle  déception.  La  caisse  en  fer  blanc  soudée  qui  renfermait 
les  provisions  dechaussures  et  que  nous  croyions  parfaitement 
étanche  s'était  remplie  d'eau  dès  les  premiers  naufrages  que 
nous  avions  essuyé  sur  l'Ogôoué.  Lorsque  nous  l'ouvrîmes  à 
Pubara,  son  contenu  était  entièrement  hors  de  service,  en 
sorte  qu'après  avoir  laissé  sur  la  route  les  lambeaux  de  nos 
vieilles  chaussures  nous  en  fûmes  réduits  à  marcher  pieds  nus. 
Ce  mode  de  locomotion,  qui  semble  si  naturel  chez  les  noirs, 
était  très  dur  pour  nous  ;  cependant,  il  fallut  nous  y  résigner 
pendant  près  de  sept  mois.  Nous  commencions  à  nous  y  faire 
lorsque  nos  vêtements  en  lambeaux  laissèrent  nos  jambes 
exposées  aux  atteintes  des  broussailles  et  des  buissons  épineux. 

La  saison  des  pluies  n'était  pas  encore  terminée,  qu'impa- 
tients de  continuer  notre  voyage,  nous  nous  mettions  en  route 
sans  avoir  souci  des  ondées  qu'un  ciel  inclément  versait  chaque 
soir  sur  nos  corps  fatigués. 

Dès  lors  la  marche  devint  plus  rapide  ;  en  vingt  jours  nous 
traversâmes  le  pays  des  Umbétés  pour  entrer  dans  celui 
des  Batékés  où,  de  nouveaux  porteurs  libres  s'étant  offerts, 
nous  eûmes  une  dernière  fois  la  naïveté  d'accepter  leurs  ser- 
vices. 

La  leçon  devait  être  décisive. 

Comme  M.  Ballay  était  resté  en  arrière  avec  nos  porteurs 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  33 

spéciaux,  les  Batékés  au  nombre  de  cinquante  jetèrent  à  un 
moment  donné  leurs  fardeaux  à  terre  et  nous  entourèrent  en 
nous  menaçant  de  leurs  sagaies.  Un  instant  de  faiblesse  eût 
tout  perdu,  car  ces  gens  là  n'attendaient  que  l'occasion  de  piller 
les  bagages;  heureusement  la  fermeté  de  notre  contenance  les 
tint  en  respect, 
Ils  se  décidèrent  à  reprendre  leurs  bagages,  mais  à  contre- 


UNE  CATARACTE   DE  LA  RIVIERE  PASSA. 


cœur.  Et  en  raison  de  leur  mécontentement  qui  pouvait  donner 
naissance  à  une  nouvelle  algarade,  je  les  arrêtai  dans  le  pre- 
mier village  que  nous  rencontrâmes.  Ce  village  était  situé  sur 
les  bords  d'un  ruisseau  qui  devint  ensuite  la  rivière  N'coni. 

Croyant  les  gens  du  village  animés  de  bonnes  intentions,  je 
renvoyai  Hamon  à  M.  Ballay  pour  lui  indiquer  la  route  la  plus 
courte  par  laquelle  il  devait  me  rejoindre. 

Après  le  départ  d'Hamon,  des  grands  attroupements  formés 
des  gens  du  village  et  de  ceux  des  villages  voisins  commen- 


31  TROIS    EXPLORATIONS 

cèrent  à  m'entourer  avec  des  démonstrations  peu  paciliqùes. 
Resté  seul  avec  trois  hommes  sur  le  courage  desquels  je 
pouvais  compter,  je  dus  prendre  des  mesures  pour  préserver 
les  marchandises  dont  j'avais  la  garde. 

Heureusement  ces  faits  s'étaient  produits  à  la  chute  du  jour, 
après  avoir  fait  une  sorte  de  retranchement  à  l'aide  de  mes 
caisses  à  bagage,  je  voulus  au  moins  être  prêt  pour  une  attaque 
de  nuit  et  j'enterrai  en  avant  de  la  position  une  caisse  de  pou- 
dre à  laquelle  il  me  serait  facile  de  mettre  le  feu. 

Cette  opération  nocturne,  entourée  des  précautions  que  récla- 
mait la  circonstance,  eut  un  tout  autre  effet  que  celui  que 
j'avais  imaginé.  Les  Batékés,  d'abord  intrigués  de  mes  allures, 
puis  croyant  que  je  me  livrais  à  quelque  exorcisme,  furent  tout 
à  coup  saisis  d'une  frayeur  superstitieuse.  Le  mot  de  «Fétiche» 
ayant  été  prononcé,  tous  mes  maraudeurs  se  reculèrent  le  plus 
loin  possible  de  l'endroit  où  j'étais  et  finirent  par  me  laisser  en 
paix. 

Cependant  le  nombre  des  porteurs  réguliers  était  insuffisant; 
il  fallait  faire  trois  voyages  pour  un,  c'est-à-dire  ne  transporter 
à  la  fois  que  le  tiers  des  marchandises.  On  arrivait  cependant, 
non  sans  peine,  à  faire  deux  étapes  en  cinq  jours. 

En  cheminant  de  la  sorte,  nous  atteignîmes  une  petite  rivière 
appelée  par  les  indigènes  N'gambo  ;  puis  deux  autres, la  N'guéré 
et  M'pama.  Toutes  trois  forment  l'Alima.  Ses  eaux  sont  extrême- 
ment limpides,  et  le  sable  de  son  lit  s'aperçoit  fort  bien  à  une 
profondeur  de  quatre  hommes  ;  de  largeur  ordinaire,  il  est  cepen- 
dant difficile  à  traverser  à  cause  de  sa  profondeur  et  de  la 
nature  de  ses  rives  marécageuses,  couvertes  d'une  végétation 
tropicale,  formée  de  palmiers,  de  bambous  qui  font  deux  haies 
tellement  touffues  qu'elles  barrent  le  passage. 

Nous  pensions  alors  que  l'Alima  nous  conduirait  vers  quel- 
que grand  lac  intérieur  au  Sud  du  Soudan. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  35 

Par  un  chef  d'un  village  Obambo,  vieillard  sympathique  à 
longue  barbe,  venu  à  notre  rencontre  la  pipe  à  la  bouche,  nous 
pûmes  avoir  de  précieux  renseignements. 

A  quelque  distance  de  nous,  vers  l'est,  coulait  un  fleuve  con- 
sidérable qui,  du  Sud-Sud-Est,  se  dirigeait  vers  l'Est-Nord-Est. 
De  nombreuses  pirogues  y  naviguaient,  et  les  peuplades  des 
régions  lointaines  venaient  chercher  du  manioc  chez  les  rive- 
rains, apportant  en  échange  du  poisson  fumé. 

Ils  montraient  un  sel  noir  dont  ils  font  usage,  qui  selon  moi 
ne  pouvait  venir  que  des  lacs  salés  du  centre,  soupçonnés  par 
Nachtigal  et  Piaggia,  desquels  ce  fleuve,  l'Alima,semblaitdevoir 
être  tributaire.  Cette  opinion  s'affirmait  d'après  les  indications 
qu'ils  nous  donnaient  d'énormes  espaces  d'eau  sans  lin,  et  qui 
pour  nous  étaient  les  grands  lacs. 

La  guerre  et  la  mauvaise  récolte  du  manioc  rendaient  dans 
cette  région  les  amis  très  rares  et  la  faim  était  notre  constante 
compagne  de  voyage;  à  peine  250  grammes  de  manioc  par  jour 
pour  chacun  de  nos  hommes  et  nous  fûmes  vite  forcés  de  man- 
ger des  feuilles  d'ananas  et,  foulant  aux  pieds  les  préjugés  euro- 
péens, de  manger  également  des  fourmis  blanches,  des  chenilles 
et  des  sauterelles  confites  dans  l'huile  de  palme;  la  première 
répulsion  vaincue,  je  trouvai  les  insectes  fort  mangeables. 


CHAPITRE  V 


Dénués  de  tout.  — Faut-il  retourner  en  arrière?  —  Je  tiens  conseil.  —  Unanimes- 
—  En  avant  vers  l'inconnu  !  —  Renseignements  précieux.  —  Le  peuple  Apfou- 
rou.  —  Premiers  campements.  —  Effroi  de  ce  peuple.  —  Les  Apfourou  appri- 
voisés.—  Achat  de  pirogues. —  I /industrieux  quartier-maître  Hamon.  —  Sur 
le  fleuve.  —  La  guerre  !  —  Coups  de  fusil.  —  Bloqués  dans  la  passe.  —  Branle- 
bas  de  combat. 


L'Alima  nous  offrait  une  occasion  beaucoup  trop  favorable 
de  continuer  notre  route  vers  l'Est,  pour  qu'il  nous  fût  permis 
de  la  négliger. 

Mais  notre  situation  donnait  à  réfléchir.  Ce  n'était  pas  im- 
punément que  nous  venions  de  passer  plus  de  deux  ans  en 
Afrique;  notre  santé  était  délabrée  et  nous  manquions  de  tout, 
même  de  cartouches,  que  nous  commencions  à  ménager. 

Où  nous  conduirait  ce  fleuve  qui  semblait  ne  pas  devoir  dé- 
boucher à  la  mer?  Avec  nos  ressources  épuisées  et  notre  rudi 
ment  d'escorte,  comment  nous  dégager  des  contrées  où  l'Alima 
allait  nous  enfermer? 

Je  ne  me  reconnus  pas  le  droit  d'entraîner,  sans  leur  consen- 
tement, mes  compagnons  de  route  dans  une  entreprise  aussi 
téméraire.  Je  les  consultai  et  retrouvai  en  eux  cette  énergie  et 
cette  abnégation  qui  ne  se  sont  pas  démenties  un  seul  instant 
dans  toutes  nos  épreuves. 

La  route  qui  nous  était  ouverte  allait  nous  entraîner  au  cen- 
tre du  continent  inconnu.  Nous  nous  résolûmes  à  tenter  l'aven- 


DANS  L   OUEST  AFRICAIN  îfi 

tare,  et  à  marcher  devant  nous,  cherchant  une  issue  vers  l'Est, 
sans  songer  un  seul  instant  à  revenir  sur  nos  pas. 

Les  Batékés  peu  à  peu  s'étaient  humanisés  en  constatant  que 
nos  relations  étaient  fort  amicales  et  surtout  accompagnées  de 
grandes  générosités.  Bientôt  ils  devinrent  nos  amis  et  nous 
donnèrent  des  renseignements  précieux  sur  les  populations  de 
l'Alima. 

On  y  trouve,  disaient-ils,  les  établissements  d'un  peuple  qui 
habite  à  l'extrémité  de  la  rivière,  au  point  où  elle  se  jette  dans 
une  plus  grande,  où  l'on  peut  naviguer  pendant  des  mois  en- 
tiers. Ce  peuple  s'appelle  Apfourou.  Il  vient  dans  le  haut  de 
l'Alima  pour  amener  du  manioc  et  de  l'ivoire,  en  retour  des- 
quels il  se  procure  de  la  poudre,  des  armes  et  des  pagnes 
blancs.  Mais  comme  ici  il  n'est  pas  établi  à  demeure  et  comme 
il  s'est  approprié,  en  vertu  du  droit  du  plus  fort,  la  possession 
du  cours  navigable  de  l'Alima,  il  abuse  souvent  de  sa  supério- 
rité pour  extorquer  les  pauvres  gens  avec  lesquels  il  trafique. 
C'est  ainsi  qu'il  avait  réduit  cette  année  le  pays  à  la  famine  en 
lui  enlevant  toutes  ses  provisions.  C'eût  été  une  bénédiction 
que  des  blancs  pussent  attaquer  les  Apfourou  et  les  réduire  à 
la  raison. 

Nous  étions  bien  loin  d'entrer  dans  les  vues  des  Batékés; 
nous  voulions  nous  appliquer,  au  contraire,  à  nouer  avec  les  Ap- 
fourou des  relations  amicales  et  à  gagner  leurs  bonnes  grâces, 
comme  nous  l'avions  fait  pour  les  Fans. 

Je  commençai  donc  à  suivre  le  cours  de  [l'Alima,  jusqu'à  ce 
qu'il  me  tût  permis  d'entrer  en  relation  avec  un  établissement 
d'Apfourou.  Le  premier  campement  que  nous  aperçûmes  sur 
le  rivage  s'était  en  quelque  sorte  vidé  comme  par  enchante- 
ment. 

J'examinai  alors  le  campement  ;  tout  indiquait  les  préparatifs 
d'un  départ  précipité,  causé  sans  doute  par  notre  approche. 


m  TROIS    EXPLORATIONS 

Deux  pirogues  étaient  accostées  à  la  rive  et  on  y  avait  entassé 
en  désordre  les  objets  les  plus  précieux. 

Pour  témoigner  de  la  loyauté  de  mes  intentions,  je  pris  du 
tabac  et  quelque  peu  d'aliments,  à  laplace  desquels  je  posai  des 
marchandises  pour  une  valeur  dix  fois  supérieure,  et  je  me  re- 
tirai. 

On  m'observait,  sans  doute,  car  lorsque  nous  arrivâmes  à  un 
autre  campement,  les  Apfourou  manifestèrent  moins  d'effroi 
et  nous  pûmes  peu  à  peu  entrer  en  pourparlers  avec  ces  hom- 
mes méfiants. 

Le  lendemain,  je  fus  rassuré  sur  les  intentions  des  Apfou- 
rou. Ils  nous  proposèrent  l'acquisition  d'une  nouvelle  piro- 
gue, ce  qui  porta  à  huit  le  nombre  des  embarcations  dont  nous 
pouvions  disposer.  Il  est  vrai  que  plusieurs  d'entre  elles  étaient 
en  mauvais  état,  mais  notre  industrieux  quartier-maître,  dont 
l'esprit  inventif  et  l'adresse  naturelle  suppléaient  à  tout,  trouva 
le  moyen  de  les  radouber  avec  de  la  gomme  copal  qu'il  fallut 
faire  fondre  et  dont  l'emploi  nous  valut  de  cuisantes  brûlures 
aux  mains  et  aux  pieds. 

Nous  embarquâmes  donc  nos  bagages,  notre  escorte  et  nos 
porteurs,  enchantés  à  la  seule  idée  de  faire  en  quelques  jours 
plus  de  chemin  que  nous  n'en  avions  fait  depuis  trois  mois, 
mais  nous  ne  tardâmes  pas  à  voir  se  dissiper  nos  illusions.  Les 
Apfourou  n'entendaient  pas  qu'on  naviguât  sur  leurs  eaux, 
surtout  avec  des  marchandises.  Les  noirs  sont,  en  effet,  les  com- 
merçants les  plus  défiants  et  les  plus  impitoyables  que  je  con- 
naisse. Nous  nous  engagions  d'ailleurs  dans  cette  région  inhos- 
pitalière où  Stanley  avait  dû  livrer  tant  de  combats. 

Les  Batékés  venaient  nous  donner  à  chaque  instant  des  ren- 
seignements surjles  alluresdes  Apfourou  qui,  disaient-ils,  vou- 
laient s'opposera  notre  descente  dans  leur  pays  où  l'Alima  de- 
vait nous  mener. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  30 

Ils  avaient  abandonné  une  partie  de  leur  campement  pour  se 
concentrer  sur  ceux  qui  étaient  situés  dans  des  positions  straté- 
giques plus  avantageuses,  afin  de  nous  barrer  le  passage.  L'in- 
dice le  plus  manifeste  de  leur  résolution  d'entrer  en  guerre  était 
le  renvoi  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  qu'ils  avaient  mis 
à  l'abri  dans  leur  pays. 

Nous  persistions  cependant,  dans  l'espoir  que  notre  attitude 
inofïensive  et  nos  dispositions  pacifiques  conjureraient  au  der- 
nier moment  les  dispositions  hostiles  des  Apfourou. 

Le  2  juillet  1878,  embarqués  sur  huit  pirogues,  nous  com- 
mençâmes à  effectuer  la  descente.  Le  premier  village  Ap- 
fourou nous  laissa  passer  sans  nous  inquiéter.  Cette  tolé- 
rance provenait-elle  d'un  revirement  d'idées  ou  de  la  sur- 
prise causée  par  la  rapidité  de  notre  marche?  Notre  incertitude 
cessa  bientôt,  carie  cri  de  guerre  retentit  et  plusieurs  pirogues 
se  mirent  à  notre  poursuite  sans  toutefois  se  rapprocher  de 
nous.  Mais,  quand  nous  découvrîmes  dans  le  lointain  un  nou- 
veau village,  les  cris  des  pagayeurs  qui  nous  suivaient  redou- 
blèrent d'intensité.  On  leur  répondait  des  villages  devant  les- 
quels nous  allions  passer  et  où  l'on  se  préparait  à  nous  accueil- 
lir à  coups  de  fusils. 

Il  ne  pouvait  nous  rester  aucun  doute  et  nos  porteurs  ne 
s'y  trompaient  pas.  Ils  abandonnaient  leurs  pagaies  pour  se 
blottir  au  fond  des  pirogues.  Nos  hommes  d'escorte  durent 
alors  quitter  leurs  fusils  pour  maintenir  les  embarcations 
au  milieu  du  fleuve.  Nous  étions  partis  de  bonne  heure  et 
nous  avions  fourni  une  assez  longue  descente  au  moment 
où  les  premiers  coups  de  feu  partaient  des  rives.  La  fusillade, 
d'abord  rare  et  mal  assurée,  devint  plus  nourrie  et  plus  dange- 
reuse. 

Trois  de  mes  rameurs  ayant  été  légèrement  blessés,  il  fut  im- 
possible de  les  empêcher  de  laisser  leurs  pagaies  et  de  faire  le 


TROIS    EXPLORATIONS 

coup  de  feu,  inconvénient  fort  grave,  car  nos  porteurs  étant 
couchés  au  fond  des  pirogues,  ncs  hommes  étaient  seuls  à  la 
manœuvre. 


—  —  ^  r^^gf^ffife* 


CAMPEMENT  AU    NORD    DE   L'oGOOL'É. 


Pendant  ce  temps,  des  rives  etduhautdes  collines  qui  domi- 
nent le  fleuve,  nous  entendionsdes  cris  de  sinistre  augure,  res- 


V } 


SSII 


1 


WœÊÈ 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  43 

semblant  à  des  hennissements  de  chevaux  qui  se  répétaient  à 
distance. 

Les  Obemghi  signalaient  ainsi  notre  arrivée  aux  villages  que 
nous  devions  traverser. 

Pendant  le  reste  de  cette  longue  journée,  nous  fûmes  atta- 
qués par  tous  les  villages  devant  lesquels  nous  passions  et  en 
même  temps  poursuivis  parleurs  pirogues. 

Le  soleil  avait  disparu  sous  l'horizon,  et  la  nuit  allait  bientôt 
être  noire.  Elle  fut  la  bienvenue,  car  elle  nous  permettait  de 
protéger  notre  descente.  Mais  notre  espérance  fut  vite  déçue. 
Nous  venions  d'être  aperçus  par  une  pirogue  envoyée  en  recon- 
naissance, et  nos  mouvements  étaient  signalés  aux  villages  qui 
se  trouvaient  en  aval. 

La  passe  dans  laquelle  nous  allions  nous  engager  était  formi- 
dablement défendue  et  dominée  par  de  nombreux  villages  sur 
les  deux  rives.  Les  habitants  à  l'annonce  de  notre  arrivée  pous- 
saient des  clameurs  formidables  et  semblaient  prêts  depuis 
longtemps  à  nous  attaquer. 

Il  aurait  été  téméraire  de  s'engager  dans  une  affaire  de  nuit 
contre  des  gens  qui  connaissaient  la  rivière  et  avaient  sans 
doute  pris  toutes  leurs  mesures  pour  nous  barrer  le  passage. 
Nos  pirogues  allèrent  s'adosser  à  un  banc  d'herbes  flottantes  et 
attendirent.  Soit  que  les  Apfourou  eussent  deviné  notre  projet, 
soit  qu'ils  voulussent  se  tenir  en  éveil,  des  feux  nombreux  fu- 
rent allumés  sur  chaque  rive  et  nous  enlevèrent  tout  espoir  de 
passer  inaperçus. 

La  nuit  fut  continuellement  troublée  par  les  clameurs,  par 
les  chants  de  guerre,  par  le  son  du  tam-tam  et  par  les  ombres 
qui  circulaient  à  distance  autour  de  notre  groupe.  On  entendait 
vers  l'Est  le  bruit  des  pagaies;  c'étaient  les  pirogues  des  éta- 
blissements d'aval  qui  remontaient  le  fleuve  pour  prendre  part 
à  la  lutte.  Nous  entendions  nos  ennemis  chanter  que  nous  étions 


\\  TROIS   EXPLORATIONS 

de  la  viande  pour  leur  festin  de  victoire.  En  présence  de  ces 
préparatifs  et  d'une  attitude  franchement  belliqueuse,  je  jugeai 
prudent  de  prendre  position  sur  la  rive,  où  mes  laptots  se  trou- 
vaient plus  libres  de  leurs  mouvements  que  dans  nos  embarca- 
tions. 


CHAPITRE  VI 


Bataille  gagnée.  —   Courage  des   Apfourou.  —  Insuffisance   des  munitions.  — 
Résolution    suprême.  —  En  retraite.  —  Regrets.  —  Les  collections    sacrifiées. 

—  Pénible   retraite.   —  Personne  ne  faiblit.  —  Retour  au  pays  des  Batékès. 

—  La  soif.  —  Rationnement.  —  Hors  du  bassin  de  l'Alima.  —  En  éclaireurs. 

—  Division  de   la  colonne.  —  Les  Anghiés.  —  Le    pays   mystérieux  de    La 
Licona.  —  Peuples  aquatiques. 


Au  point  du  jour,  nous  vîmes  déboucher  d'une  pointe  qui 
masquait  le  bas  du  fleuve,  une  trentaine  de  pirogues  chargées 
de  noirs  armés  de  fusils.  Cette  flottille  se  distribuait  régulière- 
ment sur  les  deux  ailes,  de  manière  à  attaquer  des  deux  côtés  à 
la  fois.  Quand  les  Apfourou  furent  arrivés  à  une  distance  d'une 
quarantaine  de  mètres,  le  feu  commença  de  part  et  d'autre. 
Nous  avions  quinze  fusils  entre  des  mains  suffisamment  exer- 
cées. La  rapidité  de  notre  tir  et  la  précision  de  nos  armes  eurent 
bientôt  raison  de  nos  ennemis.  Quelques  minutes  s'étaient  à 
peine  écoulées,  qu'ils  cherchaient  un  prompt  salut  dans  la 
fuite. 

Nous  pûmes  jouir  alors  de  quelque  répit,  mais  il  fallait  pren- 
dre une  résolution  rapide.  Mon  intention  était  de  profiter  du 
premier  moment  de  stupeur  des  Apfourou  pour  franchir  le 
passage.  Mais  un  inventaire  de  nos  munitions  me  démontra 
qu'elles  seraient  épuisées  avant  que  nous  fussions  arrivés  au 
terme  de  l'immense  route. 

Il  était  évident,  en  effet,  qu'à  mesure  que  nous  descendions, 


40  TROIS   EXPLORATIONS 

nous  allions  traverser  une  quantité  toujours  croissante  d'enne- 
mis, d'autant  plus  que  nous  n'étions  pas  encore  sur  le 
véritable  territoire  des  Apfourou,  mais  seulement  sur  celui  de 
leurs  établissements  d'amont. 

Ces  Apfourou  se  battaient  avec  courage.  Je  me  souviendrai 
toujours  de  l'homme  qui  était  dans  la  pirogue  de  tête,  celle  sur 
laquelle  se  concentra  tout  notre  feu.  Il  ne  cessa  jamais  de  se 
tenir  debout  et  d'agiter  son  fétiche  au-dessus  de  sa  tête.  Il  fut 
préservé  des  balles  qui  pleuvaient  autour  de  lui. 

Notre  ignorance  du  pays,  la  faiblesse  de  notre  escorte,  ne 
nous  permettaient  pas  de  nous  frayer  un  passage  le  long  du 
fleuve.  Ce  n'eût  plus  été  du  courage,  mais  une  témérité  insen- 
sée dont  le  moindre  inconvénient,  sans  compter  les  risques 
que  couraient  nos  existences,  était  de  compromettre  les  résul- 
tats que  nous  avions  acquis. 

J'ai  regretté  depuis  lors  de  n'avoir  pas  obéi  à  ma  première 
inspiration,  lorsque  j'appris,  par  le  récit  des  voyages  de  Stan- 
ley, qu'en  moins  de  cinq  jours,  nous  nous  serions,  par  une 
pointe  hardie,  engagés  dans  les  eaux  du  Congo,  au  lieu  d'abou- 
tir à  quelque  impasse  lacustre  où  nous  aurions  été  à  la  merci 
des  Apfourou. 

Pour  nous  mettre  à  l'abri  de  ceux-ci,  il  nous  fallait  reprendre 
la  marche  par  terre,  si  pénible  à  cause  du  manque  de  souliers. 
Pour  que  ce  mouvement  fût  rapidement  opéré,  il  importait  de 
garder  seulement  la  charge  de  bagages  que  nos  porteurs  pou- 
vaient enlever  en  une  seule  lois.  Je  fis  donc  noyer  sept  caisses 
de  marchandises  ;  c'est  là  que  le  docteur  dut  sacrifier  ses  pré- 
cieuses collections.  Pendant  ce  temps  nous  étions  informés  que 
les  Apfourou  faisaient  des  préparatifs  pour  une  seconde 
attaque  qu'ils  se  proposaient  de  livrer  le  lendemain.  Cette 
fois,  nous  devions  être  assaillis  non  seulement  de  tous  les 
points  de  la  rivière,  mais  du  côté  même  de  la  terre  où  l'on  se 


DANS  L'OUEST    AFRICAIN  >û 

disposait  à  nous  cerner.  Ces  nouvelles  furent  confirmées  par 
l'apparition  d'un  espion  dans  la  forêt  marécageuse  où  nous 
nous  supposions  à  l'abri,  mais  qui,  investie  par  l'ennemi,  aurait 
en  effet  été  notre  tombeau.  Nous  y  perdions  dans  une  lutte 
corps  à  corps  tout  l'avantage  de  nos  fusils  à  tir  rapide. 

Aussitôt  que  la  nuit  fut  venue,  nous  nous  mimes  en  marche  tou- 
jours résolus  à  pousserversl'Est  aussi  loin  qu'il  serait  possible. 

Les  débuts  de  cette  retraite  furent  très  pénibles  car  nous 
avions  à  nous  dégager  d'une  forêt  marécageuse  sur  une  étendue 
de  plus  de  cinq  cents  mètres.  Il  ne  nous  fallut  pas  moins  de 
trois  heures  pour  nous  tirer  de  ce  bourbier,  à  la  lueur  fumeuse 
des  torches  de  bambou. 

Au  point  du  jour,  nous  avions  atteint  le  pied  des.  collines  les 
plus  rapprochées,  et  le  soir  nous  étions  hors  de  portée  des 
Apfourou. 

En  récapitulant  notre  malencontreuse  navigation  de  l'Alima 
nous  pûmes  constater  que  nous  avions,  en  deux  jours,  des- 
cendu cette  rivière  sur  un  parcours  d'une  centaine  de  kilo- 
mètres à  vol  d'oiseau. 

Je  suis  heureux  de  dire  cependant  qu'en  dépit  de  tant 
d'obstacles  et  d'épreuves,  la  bonne  amitié  et  le  parfait  accord 
qui  régnaient  entre  nous  n'eurent  à  souffrir  aucune  atteinte.  Et 
c'est  avec  une  fierté  légitime  qu'en  ma  qualité  de  chef  de  l'expé- 
dition je  puis  donner  à  mes  courageux  collaborateurs  Ballay  et 
Hamon  les  éloges  auxquels  ils  ont  droit. 

Une  nouvelle  série  de  souffrances  et  d'épreuves  nous  atten- 
dait au  pays  des  Batékés,  sur  lequel  nous  venions  de  rentrer. 
Le  territoire  était,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  désolé  par  la  famine 
et,  pour  comble  de  malheur,  l'eau  y  était  devenue  si  rare  qu'il 
fallait  la  payer  à  des  prix  excessifs;  je  résolus  alors  que  nous, 
les  blancs,  nous  devions  les  premiers,  donner  à  nos  gens 
l'exemple  de  l'abstinence.  Les  vivres  et  l'eau  furent  divisés  en 


48  TROIS   EXPLORATIONS 

autant  de  rations  égales  que  nous  étions  d'hommes:  les  por- 
teurs sénégalais,  les  interprètes  et  nous.  Après  que  les  hom  • 
mes  de  notre  escorte  avaient  reçu  leur  ration,  les  autres  parts 
étaient  prises  par  le  quartier-maître,  par  le  docteur  et  par  moi. 
Notre  résolution  eut  le  meilleur  effet  et  les  privations  de  toutes 
espèces  furent  supportées  sans  aucune  espèce  de  plainte. 

Notre  attitude  en  présence  des  Apfourou,  la  rapidité  avec 
laquelle  nous  avions  dissipé  leurs  attaques  nous  avaient  placés 
en  haute  estime  auprès  des  Batékés  qui  se  montrèrent  dès  lors 
plus  hospitaliers.  Il  nous  fut  donc  possible  de  franchir  le  bassin 
de  l'Alima  et  de  nous  engager  dans  celui  .des  affluents  de  la 
Lecerca. 

L'état  de  la  majeure  partie  de  ma  suite  était  des  plus  miséra- 
bles. Les  plaies  causées  par  la  marche  et  les  privations,  les 
empêchaient  d'aller  de  l'avant,  et  je  fus  pour  cala  obligé,  après 
délibération,  de  diviser  ma  petite  troupe  en  deux. 

Je  gardai  avec  moi  six  hommes  d'escorte  et  dix  porteurs  des 
plus  valides  et  je  laissai  les  autres  sous  les  ordres  de  Ballay  et 
de  Hamon,  avec  ordre  de  m'attendre  près  de  l'Ogôoué  dans 
les  environs  de  Pubara. 

Moi,  alors,  plus  libre  dans  mes  mouvements,  je  passai  de  là 
au  Lebai  Nguco  occupé  par  les  Umbétés.  Ma  renommée  m'avait 
précédé  et  je  trouvai  chez  eux  quelques  perles  bleues  dont  j'avais 
fait  cadeau  à  ceux  qui  occupaient  les  régions  du  haut  Ogôoué. 

Nous  approchions  du  territoire  des  Anghiés  où  aucun  indi- 
gène ne  voulait  nous  conduire. 

Ces  Anghiés  forment  une  tribu  guerrière  et  redoutée  de  tous 
les  peuples  voisins;  ils  sont  armés  de  fusils  et  font  de  fréquen- 
tes razzias  hors  de  leurs  frontières.  Ils  habitent  les  bords  d'une 
grande  rivière.  Les  esclaves  qu'ils  font  dans  leurs  razzias 
sont  emmenés  [dans  des  contrées  si  lointaines  qu'on  n'a  pas 
souvenir  d'en  avoir  revu  jamais  un  seul. 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN 


19 


A  une  trentaine  de  kilomètres  au  Nord  du  Lebaï  N'gouco,  je 
rencontrai  la Licona,  un  peu'moins  importante  au  point  où  je  la 
traversai  que  l'Ali  ma.  Elle  suit  approximativement  la  direction 
de  la  ligne  équatoriale  dans  le  sens  de  l'Ouest  à  l'Est  et  reçoit 
un  peu.  en  aval  le  confluent  de  l'Obo  et  du  Lebaï  N'gouco.  Elle 
devient  bientôt  si  considérable  qu'il  faut,  au  dire  des  indigènes, 
plus  d'une  demi-journée  pour  la  traverser  d'une  rive  à  l'autre. 
Il  y  a  des  liommes  qui  y  naviguent  pendant  des  mois  entiers, 
se  réfugiant  le  soir  dans  des  îles  pour  y  passer  la  nuit.  Ce  sont 
ces  gens-là  qui  viennent  chereber  les  esclaves  enlevés  par  les 
Anghiés  et  qui  emmènent  leur  marchandise  humaine  dans  des 
régions  dont  personne  ne  revient.  Ces  mêmes  gens  ont  de  la 
poudre,  des  fusils  et  des  pagnes  (étoffes  blanches)  de  fabrica- 
tion européenne. 

Ces  indications,  qui  me  semblaient  alors  suspectes,  se  justi- 
fient aujourd'hui,  lorsque  je  réfléchis  que  les  indigènes  con- 
fondaient le  cours  inférieur  de  la  Licona  avec  celui  du  Gonuo 


VIEUX    CHEF    AI'FOUROU 


CHAPITRE  VII 


Jambes  enflées.  Je  ne  puis  plus  marcher.  — L'oiseau  de  la  saison  des  pluies.  — 
Triste  retour  sur  l'Ogôoué.  —  Encore  le  sel.  —  Le  problème  africain  est  résolu. 
—  Importance  de  l'Alima.  —  Le  bassin  de  l'Ogôoué  relié  à  celui  du  Congo.  — 
Importance  pour  la  France.  —  Pauvres  porteurs.  —  L'esclavage.  —  Rapide 
descente  de  l'Ogôoué.  —  Voie  des  Okanda.  —  Envoi  de  la  Société  de  Géogra- 
phie et  du  roi  des  Belges.  —  Enfin!  La  police  française.  —  Témoignages  de 
reconnaissance.  —  L'œuvre  est  à  peine  commencée. 


A  partir  de  la  Licona,  le  voyage  devint  extrêmement  pénible. 

Mes  jambes,  trop  cruellement  maltraitées  [par  les  broussailles, 
étaient  couvertes  de  plaies  ;  mon  escorte  et  mes  porteurs  n'étaient 
guère  en  meilleur  état,  si  habitués  qu'ils  fussent  à  marcher 
dans  la  brousse.  Les  marchandises  touchaient  à  leur  fin.  C'est 
à  peine  si  j'en  avais  une  quantité  suffisante  pour  assurer  mon 
retour.  L'imminence  de  la  saison  des  pluies,  qui  menaçait  le 
pays  d'une  inondation  générale,  allait  me  couper  la  retraite.  Je 
parvins  cependant  jusqu'à  la  rivière  Lebaï  Ocoua,  située  à  un 
demi-degré  au  Nord,  soit  à  cinquante-cinq  kilomètres  de  l'équa- 
teur  et  dont  la  rive  opposée  est  habitée  par  les  Okanda.  Mais 
l'oiseau  qui  annonce  la  saison  des  pluies  avait  chanté;  je  repris 
tristement  le  chemin  de  l'Ogôoué.  C'était  le  11  août. 

Presque  jour  pour  jour,  il  y  avait  trois  ans  que  j'avais  quitté 
l'Europe  ! 

Lebaï  Ocoua,  dans  la  langue  du  pays,  signifie  :  rivière  de  sel. 
En  effet,  ce  produit  si  précieux  en  Afrique  est  obtenu  là  par  les 
indigènes  au  moyen  de  l'évaporation  de  l'eau  des  petits  ruis- 


D  A  N  S   L'  O  U  E  S  T   A  F  R  I  G  A  I  X  51 

seaux  qui  descendent  des  collines  riches  en  sel.  Cette  décou- 
verte m'amenait  à  douter  de  l'existence  des  lacs  de  la  région  du 
Ouaday  auxquelles  je  pensais  que  l'Alima  devait  nous  con- 
duire. Le  problème  de  l'hydrographie  africaine  me  semblait 
de  plus  en  plus  obscur,  car  je  ne  pouvais  imaginer  que  le  Congo 
roulât  ses  ondes  majestueuses  en  face  de  moi,  dans  la  direction 
du  soleil  levant.  De  mieux  informés  que  moi  doutèrent  eux- 
mêmes  de  ce  fait  extraordinaire  lors  des  premières  affirmations 
de  Stanley.  Pour  mon  compte,  à  peine  eus-je  pris,  à  mon  retour 
en  Europe,  connaissance  de  la  traversée  de  cet  explorateur,  que 
tout  s'illumina  subitement.  Cette  succession  de  cours  d'eau  que 
j'avais  traversés  aboutissait  au  grand  fleuve  de  Livingstone  et 
de  Stanley.  Je  compris  alors  que  la  découverte  de  l'Alima  qui 
devient  navigable  non  loin  du  point  où  s'arrête  la  navigation 
des  pirogues  dans  l'Ogôoué  était  d'une  importance  considé- 
rable, non  seulement  au  point  de  vue  géographique,  mais  en- 
core au  point  de  vue  commercial. 

En  effet,  la  distance  des  deux  rivières  est  fort  restreinte;  elle 
est  à  peu  près  de  cinquante  milles,  et  le  terrain  est  plat,  com- 
mode pour  le  transport  soit  des  marchandises,  soit  des  canots 
démontables.  Cette  région,  qui  sépare  le  bassin  de  l'Ogôoué  du 
bassin  du  Congo,  est  formée  par  des  collines  sablonneuses  de 
médiocre  hauteur  offrant  plusieurs  passages  des  plus  faciles, 
où  Ton  ne  rencontre  pas  une  végétation  épaisse,  mais  un  pays 
découvert. 

Des  canots  à  vapeur  d'un  fort  tonnage  peuvent  naviguer  dans 
l'Alima  au  point  où  nous  l'avons  atteint.  Ils  pourraient  re- 
joindre le  Congo  au-delà  des  rapides  qui  barrent  ce  ileuve  du 
côté  de  l'Atlantique,  point  difficile  à  atteindre  à  cause  de  l'hos- 
tilité de  peuplades  qui,  de  ce  côté,  monopolisent  le  commerce. 
Aussi,  si  l'Ogôoué  n'est  pas  une  voie  directe  vers  l'intérieur,  il 
en  est  indirectement  une,  puisqu'il  ouvre  le  Congo  et  acquiert 


52  T  R  O  I  S   E  X  P  L  0  R  A  TI 0 N  S 

par  là  une  importance  capitale.  Notre  persistance  à  ne  pas  bor- 
ner notre  exploration  au  cours  de  l'Ogôoué  et  à  la  pousser  plus 
loin  malgré  l'état  de  dénùment  dans  lequel  nous  nous  trouvions 
était  donc  couronné  d'un  résultat  qui  dépassait  nos  espé- 
rances. 

Au  moment  de  descendre  le  fleuve  (ce  qui  n'était  pour  nous 
qu'un  jeu),  je  pensai  à  mes  porteurs.  Qu'allaient-ils  devenir? 
Ils  étaient  trop  heureux  de  se  retrouver  dans  leur  pays  natal 
pour  songer  à  me  suivre  au  Gabon,  le  seul  endroit  où  leur 
liberté  pouvait  être  sauvegardée.  Ils  partirent  en  grand  nombre 
et  presque  tous  furent  arrêtés  et  réduits  en  esclavage  dans  les 
premiers  villages  qu'ils  rencontrèrent.  Ce  fut  une  leçon  pour 
ceux  qui  étaient  restés  et  qui  se  décidèrent  à  nous  accompa- 
gner au  Gabon.  Ils  n'ont  pu  que  se  féliciter  d'avoir  pris  ce  parti, 
car  je  leur  ai  donné  un  village  où  leurs  cases  sont  entourées  de 
plantations  et  habitées  par  une  population  de  poules,  de 
cabris,  etc.  Leur  existence  est  luxueuse  et  fait  à  peu  de  frais 
l'envie  de  leurs  voisins.  Heureux  de  pouvoir  se  livrer  à  cette 
douce  nonchalance  qui  constitue  pour  le  nègre  la  parfaite  béati- 
tude, ils  se  raillent  ajuste  titre  de  la  sottise  de  leurs  anciens 
compagnons  qui,  trop  pressés  de  me  quitter,  sont  allés  se  livrer 
eux-mêmes  à  leurs  persécuteurs  et  sont  trahies  à  travers  le  pays 
la  fourche  au  cou  et  la  bûche  aux  pieds. 

Pour  moi,  ce  n'est  pas  sans  tristesse  que  je  songe  à  ces 
humbles  auxiliaires  à  qui  j'aurais  voulu  de  meilleures  desti- 
nées. Le  malheur  auquel  ils  semblent  perpétuellement  voués, 
l'obstination  avec  laquelle  ils  acceptent  les  dures  conditions  de 
leur  existence  ont  souvent  préoccupé  ma  pensée.  J'ai  déploré 
de  ne  pouvoir  les  arracher  à  leur  misère.  Mais  en  présence  de 
ces  mœurs  sauvages  et  de  l'obstination  résignée  des  pauvres 
gens  qui  en  sont  victimes,  j'ai  dû  reconnaître  mon  impuissance. 
Il  faudra  bien  des  interventions  généreuses  pour  triompher  des 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  b3 

préjugés  barbares  qui  sont  encore  plus  profondément  enraci- 
nés chez  les  esclaves  que  chez  leurs  trafiquants  eux-mêmes. 
Notre  descente  de  l'Ogôoué  fut  rapide.  Nous  avions  à  notre 
disposition  les  plus  adroits  pagayeurs  et  leur  zèle  était  encore 
stimulé  par  la  pensée  qu'ils  allaient  nous  ramener  au  pays  où 
Ton  désespérait  peut-être  de   nous   revoir.  Chacun  rivalisait 


VILLAGE  INDIGÈNE  (D'APRÈS   UNE   l'HC TOI-UAI'HIE  LE  ltwU; 

d'adresse  et  d'entrain.  Les  bonnes  relations  que  nous  avions 
nouées  avec  les  riverains  ne  pouvaient  guère  opposer  à  notre 
voyage  d'autre  retard  que  celui  de  répondre  à  leurs  démonstra- 
tions amicales.  C'eût  été  une  descente  triomphale  si  un  accident 
n'était  venu  nous  apprendre  que  tous  les  triomphes  ont  leur 
revers. 


54  TROIS   EXPLORATION  S 

Ma  pirogue  venait  de  descendre  les  rapides  lorqu'un  hippo- 
potame alla  donner  sur  l'embarcation  de  Ballay  qui  nous  sui- 
vait à  une  cinquantaine  de  mètres.  Atteinte  en  pleine  violence 
du  courant  par  la  rencontre  du  monstrueux  animal,  la  pirogue 
fut  culbutée  d'avant  en  arrière  et  tournoya  comme  une  frêle 
épave  au  milieu  du  fleuve.  Heureusement  le  docteur  Ballay 
avait  pu  se  cramponner  à  l'embarcation  et  je  réussis  à  arriver  à 
temps  pour  le  tirer  de  ce  danger. 

De  retour  chez  les  Okanda  nous  étions  désormais  sinon  en 
pays  civilisé,  du  moins  en  pays  ami.  Nous  ressentîmes  ici  un 
premier  effet  de  cette  civilisation  dont  nous  étions  séparés 
depuis  si  longtemps.  Au  pays  des  Okanda,  en  effet,  nous 
attendaient  des  caisses  que  la  Société  de  géographie  de  Paris 
nous  avait  envoyées.  Par  malheur  elles  étaient  arrivées  au 
Gabon  même  pillées  des  objets  qui  nous  eussent  été  le  plus 
précieux,  s'ils  avaient  pu  nous  parvenir  en  temps  utile.  Ai.  le 
commandant  Boitard,  commandant  supérieur  du  Gabon,  avait 
pris  soin  de  compléter  les  vides  des  caisses  dans  les  conditions 
les  plus  appropriées  à  nos  besoins  probables. 

A  ce  sujet  nous  devons  ici  rendre  un  hommage  de  vive  recon- 
naissance au  commandant  Boitard,  dont  la  sollicitude  éclairée 
autant  que  prévoyante  n'a  cessé  de  veiller  sur  nous. 

Chez  les  Okanda  également,  nous  apprîmes  qu'un  second 
envoi  fait  par  les  soins  de  la  Société  de  géographie  n'avait 
pas  été  plus  heureux  que  le  précédent,  malgré  les  précau- 
tions les  plus  intelligentes.  Il  s'était  dispersé,  celui-là,  entre 
les  mains  d'hommes  inconscients  et  timorés.  Nous  le  devions 
à  la  liante  bienveillance  du  roi  des  Belges,  président  de  l'Asso- 
ciation africaine  internationale.  Que  Sa  Majestéleroi  Léopold  II 
daigne  agréer  ici  l'expression  de  notre  gratitude.  Nous  avons 
appris  en  effet  au  retour  que  le  Comité  belge  de  l'Associa- 
tion africaine   avait   tenu  à   affirmer  le   caractère    internatio- 


DANS   L' OUEST   AFRICAIN  57 

nal  de   l'œuvre  en  venant  au  secours  de  voyageurs  français. 

A  partir  de  ce  jour  notre  marche  fut  accélérée  par  les  lapides 
qui  l'avaient  si  péniblement  entravée  au  début  du  voyage.  Ils 
emportèrent  nos  pirogues  comme  des  flèches  jusqu'à  la  station 
où  pour  la  première  fois  nous  revîmes  des  représentants  de 
notre  civilisation.  Il  eût  été  difficile  de  les  trouver  plus  géné- 
reux, plus  hospitaliers  que  ne  le  furent  le  docteur  Nassau,  mis- 
sionnaire américain,  et  son  aimable  femme,  mes  collègues  en 
exploration.  MM.  Gameron  et  Stanley  avaient,  à  leur  départ  de 
la  côte  orientale,  trouvé  un  précieux  appui  chez  les  mission- 
naires catholiques  français  de  Bagamoyo  ;  à  notre  retour,  nous 
reçûmes  l'accueil  le  plus  cordial  dans  une  mission  protestante. 

Quatre  jours  après  la  réception  cordiale  du  docteur  Nassau 
nous  étions  sur  terre  française  au  Gabon.  Le  commandant 
par  intérim,  M.  de  Cordière,  nous  fit  un  accueil  dont  nous  con- 
servons le  durable  souvenir. 

Nos  escales  vers  l'Europe  nous  mirent  à  même  d'apprécier 
l'hospitalité  de  M.  Fonseca,  gouverneur  de  l'ile  des  Princes  et 
fidèle  interprète  du  bon  vouloir  du  gouvernement  portugais  en 
faveur  des  explorations  africaines. 

A  Lisbonne,  l'un  des  plus  augustes  parmi  les  membres  de 
notre  société  de  géographie,  Sa  Majesté  le  roi  Louis  de  Por- 
tugal, auquel  nous  fûmes  obligeamment  présentés  par  M.  de 
Laboulaye,  ministre  de  France,  nous  donna  de  précieuses 
marques  de  sa  haute  bienveillance.  Sa  Majesté  Don  Luis  dai- 
gnera me  pardonner  si,  depuis  longtemps  absent  d'Europe, 
depuis  trois  années,  je  pus  manquer  en  quelque  point,  et  en 
particulier  par  mon  costume,  aux  règles  de  l'étiquette  indis- 
pensable pour  paraître  devant  un  monarque.  Ma  garde-robe  en 
effet  n'était  rien  moins  que  brillante  au  retour. 

Je  n'ai  donné  ici  qu'un  aperçu  à  vol  d'oiseau  de  notre  voyage 
dans  l'Afrique  équatoriale.  On  ne  raconte  pas  en  quelques  mots 


58  TROIS   EXPLORATIONS 

trois  années  d'incidents  variés,  de  tentatives  vaines,  de  succès 
imprévus,  d'impressions  pénibles  ou  agréables,  mais  plus 
généralement  pénibles. 

Je  ne  terminerai  pas  sans  taire  remarquer  la  place  relative- 
ment petite  que  tient  sur.  la  carte  d'Afrique  le  territoire  reconnu 
parla  première  expédition  française.  Il  faut  en  tirer  cet  ensei- 
gnement que  la  conquête  géographique  de  l'immense  continent 
doit  coûter  bien  des  peines  encore.  Plus  d'un  voyageur  y  usera 
sa  santé,  peut-être  sa  vie.  Les  explorateurs  français  n'ont  jamais 
failli  à  la  tâche  qui  leur  incombe. 

Pour  ma  part,  à  peine  rentré  en  France,  j'étais  prêt  à  reprendre 
la  campagne  et  je  me  mettais  au  courant  des  découvertes  les 
plus  récentes  en  Afrique  pour  continuer  mon  œuvre  inachevée, 
tout  en  rétablissant  ma  santé. 


DEUXIÈME      PARTIE 


LETTRES 


lit  Gabon,  2  Novembre  1875 
.1  bord  du  Marabout. 


Je  suis  arrivé  ici  à  bord  du  Loiret  le  20  du  mois  d'octobre  et 
demain  matin  je  pars  avec  leMarabout  pour  l'Ogôoué.  LeMara- 

bout  me  quittera  quand  il  ne  pourra  plus  remonter  le  fleuve  et 
alors,  avec  les  hommes  du  roi  Renoqué,  je  continuerai  à  le 
remonter  en  pirogue.  Le  Marabout  me  déposera  vers  le  '•> 
du  mois  prochain  à  environ  210  milles  marins  de  la  côte. 
Pour  ce  qui  regarde  le  docteur  allemand  Lenz,  si  je  m'en 
rapporte  aux  renseignements  que  j'ai  reçus  récemment  ils 
m'ont  appris  qu'il  se  trouverait  au  milieu  des  rapides  du 
fleuve  en  présence  des  Ossyeba,  qui,  malgré  les  cadeaux 
qu'il  leur  a  donnés,  n'ont  pas  voulu  le  laisser  passer.  Je 
compte  le  rejoindre  d'ici  un  mois  à  un  mois  et  demi;  je  crois 
que  selon  toute  probabilité  j'irai  suffisamment  vite  vu  le  traité 
passé  au  mois  de  mai  ent  re  Renoqué  et  le  capitaine  du  Mara- 


G3  TROIS  EXPLORATIONS 

bout,  d'autan!  plus  que  celui-là  lui  a  déjà  envoyé  depuis  cinq 
jours  M.  Marche  afin  de  commencer  à  lui  faire  préparer  les 
pirogues  et  les  hommes.  Je  suis  revenu  hier  du  fleuve  Cama  où 
le  commandant  du  Gabon  avait  envoyé  le  Marabout  pour  régler 
certaines  affaires  et  j'ai  profité  de  cette  circonstance  pour 
prendre  deux  interprètes  M'pangué  que  le  commandant  du  Ga- 
bon connaissait  depuis  trois  ans;  en  tout  j'ai  trois  interprètes 
M'pangué,  deux  d'entre  eux  me  sont  inconnus.  Le  voyage  au 
fleuve  Cama  a  servi  à  me  donner  la  certitude  que  les  Osyeba, 
qui  peut-être  tenteront  de  s'opposer  à  mon  voyage,  parlent  la 
même  langue  que  les  M'pangué.  Au  reste,  tout  va  bien  pour 
l'expédition  et  je  suis  en  bonne  santé  ainsi  que  tous  mes  com- 
pagnons. 

Un  baiser  à  tous  en  hâte. 


%•■ 


II 


Ilimba-Reni,  13  novembre  1873 


De  Lansacqui  te  portera  ma  lettre  pourra  te  donner  de  mes 
nouvelles.  Pour  l'instant,  je  suis  obligé  de  rester  ici  encore  un 
mois  avant  que  les  Iriinga  et  les  Gala  soient  prêts  à  remonter 
le  fleuve  jusque  chez  les  Okancla. 

En  ce  moment,  les  eaux  de  l'Ogôoué  sont  trop  hautes  pour 
qu'on  puisse  remonter  le  fleuve.  Ilimba-Reni  est  le  village  du 
roi  Renoqué  chez  lequel  est  venu  le  premier  européen  en  186G. 
Me  voici  dans  un  pays  où  domine  la  plus  ancienne  dynastie  de 
cette  partie  de  l'Afrique,  dynastie  qui,  au  temps  de  la  traite  des 
esclaves,  était  forte  et  puissante.  Depuis  vingt  ans  elle  est  com- 
plètement déchue  de  son  ancienne  splendeur.  En  ce  moment, 
je  t'assure,  rien  n'est  plus  ridicule  que  de  voir  le  roi  actuel  (on 
peut  donner  ce  titre  à  Renoqué)  se  promener  dans  son  village 
avec  un  magnifique  chapeau  haut  de  forme  et  une  non  moins 
magnifique  couronne  de  marquis  en  cuivre  doré  ornée  de 
pierres  précieuses  en  cristal  et  placée  en  haut  de  ce  chapeau: 
cadeau  qu'il  a  reçu  de  ma  munificence. 

Quant  au  docteur  Lenz  il  est  encore  chez  les  Okancla  et  je 


TU  Dis   EXP LO RATIO NS 

crois  que  ses  ressources  sont  presque  épuisées.  Il  a  renvoyé 
une  partie  des  hommes  qui  lui  servaient  d'escorte.  Sous  peu, 
je  t'enverrai  de  plus  amples  détails.  Mon  voyage  s'annonce 
.  bien.  Nous  sommes  tous  en  bonne  santé. 

Baisers  à  tous. 


m 


llimba-Reni,  54  décembre  1875 


Me  voici  ici  depuis  novembre,  et  le  Marabout  m'a  déposé  sur 
la  rive.  Le  fleuve  était  alors  trop  haut  pour  pouvoir  remonter 
les  rapides  et  aller  chez  les  Okanda;  c'est  àgrand'peine  et  après 
de  nombreuses  fatigues,  que  j'ai  pu  avoir  des  hommes  pour 
monter  dans  mes  pirogues.  Le  docteur  Lenz  les  a  payés  si  cher 
qu'il  m'est  fort  difficile  d'en  trouver  aujourd'hui,  j'ai  environ 
quatre-vingts  hommes,  je  serai  obligé  de  les  payer  35  fr.  chacun. 
Le  marquis  de  Compiègne  et  Marche  les  payaient  25  fr.;  mais 
le  docteur  Lenz  leur  ayant  donné  50  francs,  je  considère  comme 
un  beau  résultat  de  les  avoir  eus  pour  35  francs.  Ce  nombre  ne 
nie  suffit  pas,  aussi  ai-je  envoyé  Marche  à  Sam-Quita  afin  qu'il 
remonte  chez  les  Okanda  et  m'envoie  d'autres  pirogues  pour 
que  le  reste  de  mes  marchandises  puisse  remonter  le  fleuve.  Le 
docteur  Lenz  est  encore,  d'après  ce  qui  m'a  été  dit,  chez  les 
Okanda  ou  chez  les  Bauguni,  leurs  voisins,  sans  avoir  pu  pas- 
ser de  là  chez  les  Ossyeba.  Tout  ce  qu'il  a  fait  ici  n'a  eu,  d'ail- 
leurs, d'autre  résultat  que  de  me  créer  des  difficultés. 

Alugu,  alugu  (eau-de-vie,  eau-de-vie)  est  le  fond  de  la  langue 
du  pays!  Et  moi  qui,  par  humanité,  n'en  avais  voulu  apporter 


c,',  TROIS   EXPLORAT]  ONS 

(|uo  le  moins  possible,  je  ne  puis  plus  rien  faire  sans  cela.  Les 
noirs  de  ce  village  s'amusent  à  me  montrer  un  tonneau  d'eau-de- 
vie  d'au  moins  150  litres,  cadeau  du  docteur  Lenz.  Ils  ont  l'air 
de  se  moquer  de  moi  parce  que  je  ne  leur  en  donne  jamais; 
mais,  d'un  autre  côté,  ils  regardent  avec  un  certain  respect  mes 
caisses  pleines  de  marchandises. 

Mon  séjour  ici  ne  peut  qu'être  nuisible  à  nos  Sénégalais  à 
cause  du  mauvais  exemple,  et  je  ne  vois  malheureusement  pas 
le  moyen  de  partir.  Ce  peuple  chez  lequel  je  me  trouve,  est 
encore  plus  paresseux  que  les  autres,  et  ce  sont  les  esclaves 
achetés  dans  le  haut  fleuve  qui  travaillent. 

Faire  travailler  les  Ininga  est  chose  fort  difficile;  quand  j'ai 
besoin  d'une  pirogue,  j'ai  toutes  sortes  de  difficultés  à  réunir 
douze  hommes  que  je  paie  mensuellement,  ici  ce  sont  seule- 
ment les  femmes  et  les  enfants  qui  travaillent  et  je  t'assure 
qu'ils  ne  me  font  pasgrand'chose.  Tous  mendient,  à  commencer 
par  leur  chef  qui  vient  me  demander  la  charité  d'un  verre  d'eau- 
de-vie.  En  un  mot,  il  faut  une  dose  de  patience  peu  commune 
pour  vivre  parmi  eux.  Bah!  d'ici  vingt  jours  j'espère  être  parti; 
mais  je  ne  puis  m'empècher  de  penser,  avec  horreur  à  tous 
les  ennuis  que  les  Ininga  comme  les  Galoa  vont  me  causer 
durant  les  quinze  jours  de  pirogue  qu'il  me  faudra  passer  avant 
d'arriver  chez  les  Okanda. 

Aujourd'hui,  nous  avons  reçu  des  nouvelles  du  Gabon  et  on 
m'a  dit  que  le  lieutenant  Cameron  était  parti  de  la  côte  orien- 
tale et  de  Tanganika  et  était  arrivé  à  Saint-Paul  de  Loanda 
après  avoir  suivi  le  fleuve  Congo  partant  de  sa  source.  Il  a  donc 
traversé  l'Afrique  un  peu  plus  au  nord  que  le  docteur  Livings- 
tone  et  maintenant,  la  partie  réellement  inconnue  se  trouve 
devant  moi.  Cameron  esta  la  fin  de  ses  fatigues  et  moi,  je  suis 
encore  à  la  porte  de  la  civilisation. 

A  vrai  dire,  je  suis  dans  de  bonnes  conditions   pour  acconi- 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  65 

plir  mon  voyage,  étant  donné  que  j'ai  le  plus  important,  c'est-à- 
dire  la  santé.  Rien  ne  dit  pourtant  que  je  n'aurai  pas  à  m'en 
plaindre  quelque  jour. 

Nous  commençons  à  nous  ressentir  du  climat  et  surtout  de 
L'abondance  des  pluies.  Ballay  et  Hamon  sont  encore  dans  leur 
lit  (si  on  peut  appeler  lit  le  meuble  peu  commode  qui  sert  à  cet 
usage  dans  le  pays). 

Je  ne  t'ai  pas  encore  parlé  de  mon  personnel.  Outre  les  treize 
laptots  que  j'ai  pris  au  Sénégal,  parmi  lesquels  il  en  est  un  sur 
qui  je  puis  compter  sérieusement,  il  s'appelle  Délie,  j'ai  encore 
avec  moi  trois  Mpangué  dont  un  parlant  fort  bien  le  français, 
Denis  Dolimnie;  les  deux  autres  sontlsengonet  Mando-Mango. 
Il  y  a  encore  un  homme  du  Congo  à  moitié  Gabonais  et  Gico, 
bête  mais  dévoué.  Parmi  ses  qualités,  il  en  estime  que  j'ap- 
précie fort  et  qui  m'étonne  :  il  n'est  pas  menteur.  En  somme, 
il  est  précieux,  mais  malheureusement,  ne  paie  pas  de  mine. 
Mon  vieux  Sénégalais  Délie,  est  de  haute  stature,  mais  n'a  plus 
que  le  pouce  et  l'index  de  la  main  gauche;  il  est  pittoresque, 
vêtu  des  longs  vêtements  de  son  pays,  mais  a  l'air  fort  lour- 
daud lorsqu'il  est  vêtu  de  ses  habits  de  marin.  Ne  rions  cepen- 
dant pas  de  ce  bonhomme,  il  me  sera  utile,  j'en  suis  sûr,  le 
jour  où  j'aurai  besoin  de  lui. 

Une  petite  histoire  sur  son  compte.  A  mon  départ  du  Séné- 
gal, j'avais  défendu  à  mes  hommes  d'emporter  avec  eux  autre 
chose  que  des  habits  de  marin  que  je  leur  avais  prêtés.  Imagine 
toi  qu'un  jour  que  je  visitai  leurs  sacs  j'en  trouvai  un  apparte- 
nant à  Délie,  et  plein  de  grigris.  Les  grigris  mahométans  sont 
des  amulettes  contre  toute  espèce  d'accidents  à  balles,  coups  de 
couteaux,  coups  de  pierres,  chiens  de  mer,  serpents,  etc.,  etc. 
Il  y  en  avait  tellement  que  j'en  suis  resté  véritablement  stu- 
péfié. 

Au  moins  ce  brave  homme  croit  à  la  protection  divine.  Dans 


ci;  TB  OIS  EX  PLORATIONS 

ce  sac,  il  y  avait  encore  un  vêtement  de  son  pays  littéralement 
«ouvert  de  grisgris.  J'ai  oublié  de  te  parler  d'une  petite  aventure 
qui  m'est  arrivée  près  du  lac  Zilé,  voisin  du  village  où  je  suis 
actuellement.  J'étais  avec  Denis, le  Upangué,  dans  une  pirogue, 
lorsque  je  me  trouvai  surpris  par  une  tornade,  petite  tempête 
assez  fréquente  sur  le  fleuve;  et  ma  pirogue  chavira.  Il  y  a  ici 
une  infinité  de  petites  iles  formées  d'herbes  flottantes  qui  ont 
quelques  racines  au  fond.  Et,  souvent  ces  iles  disparaissent 
sous  l'eau  lorsqu'on  y  met  le  pied.  Il  conduisit  à  la  nage 
ma  pirogue  chavirée  vers  une  de  ces  petites  iles  et  la  remit 
à  Ilots  en  attendant  dans  les  herbes  que  le  vent  fût  passé  et 
peu  rassuré  sur  la  solidité  de  mon  abri.  Puis  tenant  mon  fusil 
dans  une  main,  et  la  pirogue  à  Ilots,  le  vent  ayant  sensiblement 
diminué,  je  repartis  ayant  soin  de  me  diriger  vers  la  rive.  Mais, 
le  vent  croissant,  la  pirogue  se  remplissant  de  nouveau  d'eau, 
j'accostai  une  de  ces  iles,  et  me  décidai  contre  fortune  bon 
cœurà  passer  la  nuit  sans  dîner.  Tout  au  contraire,  je  servais 
de  repas  aux  moustiques.  Mais  j'avais  compté  sans  ma  mau- 
vaise chance  qui  m'avait  conduit,  demander  l'hospitalité  à  une 
espèce  d'animaux  terribles  dans  ce  pays  ;  les  fourmis,  qui  font 
des  blessures  fort  douloureuses.  D'un  commun  accord  Upangué 
et  moi  nous  repartîmes  poussant  de  nouveau  à  la  nage  la 
pirogue  encore  pleine  d'eau  pour  aller  accoster  une  autre  de  ces 
iles  d'herbes  flottantes.  A  ce  moment,  non  sans  un  certain 
plaisir,  je  vis  Marche  arriver  dans  une  pirogue.  Il  commençait 
à  être  inquiet  sur  mon  compte.  Me  sachant  seul  avec  Upangué 
dans  une  petite  pirogue,  il  était  parti  à  ma  recherche.  Quant  à 
moi  j'étais  fort  satisfait  d'éviter  la  nuit  peu  agréable  que  j'aurais 
passée  dans  une  ile  incertaine,  si  le  vent  avait  continué.  Quand 
les  noirs  m'eurent  pris  dans  leur  pirogue,  ils  me  saisirent  avec 
tant  de  précipitation,  que  j'en  perdis,  presque  mon  fusil  que 
j'avais   sauvé  jusqu'alors   non    sans  peine.   En  effet,  quand 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  <r, 

j'étais  parti  chassé  par  les  fourmis,  j'avais  été  sur  le  point 
d'oublier  mon  ami. 

En  somme,  je  n'ai  perdu  qu'un  de  mes  sacs  à  plomb  et 
encore  je  l'ai  perdu  parce  que  je  pouvais  difficilement  tenir  en 
main  mon  arme,  trois  sacs  de  plomb  et  pousser,  avec  la  même 
main,  la  pirogue  chavirée,  et,  ce  qui  m'ennuyait  fort,  c'était  les 
trois  jours  que  j'allais  passer  à  nettoyer  à  fond  mon  fusil 
rouillé.  En  ce  moment  j'essaie  dérégler  mes  trois  chronomètres. 
Peine  inutile,  ils  semblent  se  ressentir  du  climat,  attendu 
que  chacun  va  pour  son  compte.  Il  est  probable  que  d'ici  peu, 
je  serai  réduit  à  faire  des  observations  avec  les  distances 
lunaires,  chose  assez  peu  exacte. 
Bon  Noël. 

P.-S.  —  27  décembre  1875. 

Finalement  je  suis  vaincu,  mettant  de  côté  toute  considéra- 
tion d'humanité  j'ai  maintenant  le  moyen  de  tenir  dans  le 
devoir  les  Ininga  et  les  Galoa;  je  viens  de  me  faire  expédier 
quatre  cents  litres  d'eau-de-vie. 

Ces  barils,  à  leur  arrivée  dans  le  village,  ont  été  accueillis 
par  les  Ininga  avec  tous  les  honneurs  dus  à  un  semblable  pro- 
duit. D'ici  à  trois  jours,  le  bateau  à  vapeur  de  la  factorerie 
prussienne  devant  remonter  à  Sam-Quita,  je  profiterai  de 
l'occasion  pour  y  aller  moi-même  et  j'emporterai  avec  moi  les 
caisses  que  les  Ininga  et  les  Galoa  ne  peuvent  transporter  dans 
leurs  pirogues  et  dans  les  miennes.  Je  laisserai  ces  caisses  à 
Sam  Quita  et  je  les  ferai  reprendre  ensuite  par  les  Okanda  que 
j'espère  pouvoir  décider  à  venir  les  chercher. 

Je  partirai  d'ici  probablement  avec  dix  pirogues  sans  compter 
celles  avec  lesquelles  Marche  partira  de  Sam-Quita. 

Les  pirogues  que  j'ai  achetées,  ont  été  payées  en  moyenne 
chacune  :  cinq  barils  de  poudre,  cinq  fusils,  deux  grands 
bassins  en  cuivre,  dix  barres  de  cuivre  (ces  barettes  sont  faites 


G8  T 11  <  )  I  S   E  X  P  LOUA  T  I  0  N  S 

de  fil  de  cuivre  de  la  grosseur  des  tringles  de  rideaux),  dix 
corbeilles,  deux  haches,  une  caisse  de  sel,  dix  pierres  à  fusil, 
dix  miroirs,  des  pierres  assorties  et  vingt-cinq  pieds  de  tabac. 
Probablement,  sûrement  même,  cinq  ou  dix  esclaves  achetés 
avec  ces  marchandises  descendront  d'ici,  dans  trois  ou  quatre 
mois,  à  la  côte  pour  être  vendus  aux  mulâtres  portugais  de 


l'Ile  du  Prince  à  Saint-Thomas,  lesquels  continuent  ce  trafic. 
Ceci  ne  me  regarde  pas,  mais  sois  assuré  du  plaisir  avec  lequel 
je  me  rappelle  la  prise  par  le  Marabout  il  y  a  quelques  mois 
déjà  de  deux  pirogues  portant  un  pareil  chargement. 

Presque  tous  les  esclaves  qui  sont  envoyés  à  la  côte,  viennent 
du  fleuve  Mgumé  qui  se  jette  dans  l'Ogôouéà  la  pointe  Fétiche. 


IV 


Ilimba-Reni,   10  janvier  1876 


Demain  matin  je  pars  pour  le  pays  des  Okanda  qui  est  situé 
à  mi-chemin  des  rapides;  je  me  mets  en  route  avec  neuf 
pirogues  et  cent-vingt  Galoa  ou  Ininga.  J'y  arriverai  après  envi- 
ion  treize  jours  de  pirogue  et  ne  vas  pas  croire  que  ce  soit  une 
mince  fatigue,  treize  jours  passés  continuellement  en  pirogue, 
au  soleil  et  à  la  pluie,  sans  cesse  occupé  à  batailler  avec  les 
hommes  qui  ne  veulent  pas  ramer,  assis  enfin,  sur  une  table 
placée  à  l'arrière. 

Bah!  je  suis  maintenant  en  bonne  santé  et,  arrivé  chez  les 
Okanda,  je  pourrai  prendre  un  peu  de  repos. 

Ces  pirogues  qui  forment  ma  tlotte  sont  larges  d'environ 
1  mètre,  longues  de  15  à  17  mètres,  hautes  sur  l'eau  (quand 
elles  sont  chargées),  de  0"',08  à  0'",10.  Les  plus  grandes  con- 
tiennent vingt  rameurs  ou  plutôt  pagayeurs. 

Pour  te  donner  une  idée  de  ce  que  sera  mon  voyage,  tu  sauras 
qu'on  part  le  matin  de  bonne  heure  et  qu'on  voyage  jusqu'à 
midi;  à  midi  on  descend  sur  un  banc  de  sable,  on  fait  une 
courte  halte  et  on  en  profite  pour  déjeuner.  A  deux  heures,  de 
nouveau  en  route  jusqu'à  la  soirée.   Alors,  on  redescend  de 


70  TROIS  E  XP  L  0  Ii  A  T  IONS 

nouveau  sur  un  banc  de  sable,  et  tous  se  préparent  à  passer  la 
unit  et  à  dormir  tout  en  se  garantissant  de  la  pluie  du  mieux 
qu'on  peut,  chose  fort  difficile. 

Cette  première  partie  de  mon  voyage,  partie  la  plus  facile, 
j'espère  te  la  raconter  quand  je  serai  arrivé,  au  pays  de  Okanda 
et  je  souhaite  à  ma  lettre,  d'arriver  sauve  à  destination. 

Aujourd'hui,  je  vais  vous  donner  de  mes  ^nouvelles  à  partir 
de  ma  dernière  expédition. 

Rien  de  nouveau  les  premiers  jours;  j'ai  continué  à  recruter 
avec  peine  mes  rameurs  pagayeurs,  ce  qui  m'a  causé  les  plus 
grandes  difficultés  à  cause  du  passage  du  docteur  Lenz  qui,  à 
présent  comme  tu  sais,  est  toujours  retenu  chez  les  Okanda 
qui  ne  veulent  pas  lui  permettre  d'avancer.  Gela  m'a  causé 
grand  préjudice  car  il  avait  réellement  semé  et  éparpillé  sur  sa 
route  marchandises  et  eau-de-vie. 

Enfin,  j'ai  réussi  à  réunir  le  nombre  nécessaire,  c'est  pareeque 
j'ai  mis  en  concurrence  les  Akellés  qui  ont  fait  déjà  le  même 
trajet  avec  les  Ininga  et  les  Galoa.  Avec  les  quelques  Akellés 
que  j'avais,  j'ai  envoyé  Marc/ie  droit  à  Sam-Quita  avec  ordre 
de  remonter  avant  moi  chez  les  Okanda.  Je  lui  ordonnai,  en 
outre,  s'il  n'en  trouvait  pas  un  nombre  suffisant,  de  m'envoyer 
chercher  par  les  Okanda  même.  Apprenant  cela,  les  Galoa  et, 
les  Ininga  se  décidèrent  vite  à  venir. 

Profitant  des  jours  qui  devaient  se  passer  avant  mon  départ 
et  en  même  temps  d'une  chaloupe  à  vapeur  de  la  factorerie,  je 
voulus  moi-même  remonter  des  marchandises  à  Marche  à 
Sam-Quita. 

Je  partis  d'ici  le  20  décembre.  Le  petit  vapeur  remorquant 
une  de  mes  grandes  pirogues  et  je  profitai  de  l'occasion  pour 
me  mettre  à  faire  la  carte  du  fleuve. 

M'étant  surmené  à  faire  des  observations,  le  second  jour,  la 
fièvre  me  reprit. 


DANS  L'OUEST  AFRIC  AIN  71 

N'y  faisant  pas  attention,  je  continuai  à  relever  mes  points 
et  le  soir  même  de  mon  arrivée  à  Sam-Qnita,  je  voulus  faire 
des  observations  astronomiques,  observations  lunaires  pour 
relever  la  position  exacte  de  Sam-Qnita.  Ces  observations 
avivèrent  la  fièvre  qui  m'avait  repris,  et  le  peu  de  facilité  que 
j'avais  à  lire  les  indications  de  mes  instruments  (j'étais  obligé 
de  faire  usage  de  magnésium)  me  donneront  j'en  suis  sûr  des 
résultats  peu  exacts.  Le  lendemain  matin,  après  avoir  fait 
d'autres  observations  solaires  cette  fois,  je  me  remis  de  nou- 
veau en  voyage  pour  retourner  à  Ilimba-Reni. 

Je  croyais  alors  aller  mieux  mais  je  m'aperçus  vite  que 
mon  état  de  santé  s'était  aggravé;  la  migraine  et  le  vertige  m'in- 
terdirent toute  occupation  et  j'avais  en  outre  des  vomissements 
incessants.  Heureusement,  mon  hamac  suspendu  dans  le 
roufle  du  vapeur,  me  donnait  un  gîte  commode.  Le  roule, 
comme  tu  le  sauras,  se  trouve  à  l'avant  du  bateau. 

Nous  n'étions  pas  loin  d'Ilimba-Reni,  où  j'étais  impatient 
d'arriver,  quand  tout  à  coup,  un  grand  choc  et  le  roufle,  le 
hamac  et  moi,  nous  nous  trouvâmes  dans  l'eau.  Quelques 
instants  avant  je  ne  croyais  pas  avoir  la  force  de  remuer  les 
pieds  et  cependant,  je  t'assure  que  je  mis  peu  de  temps  à  me 
débarrasser  du  roufle,  du  hamac  et  de  la  couverture  et  à  me 
mettre  à  la  nage  :  Tu  peux  supposer  ce  que  ce  bain  improvisé 
me  fit  du  bien,  malgré  mes  habits  je  pus  remonter  sur  le  bateau 
avant  d'être  entraîné  par  le  courant  très  violent  en  cet  endroit  ; 
le  vapeur  descendait  le  fleuve  à  grande  vitesse,  avait  rencontré 
un  grand  arbre  ensablé  et  pendant  ce  temps,  le  roufle  sous 
lequel  j'étais,  fort  peu  solide,  avait  continué  sa  route  et  était 
tombé  à  l'eau. 

Le  soir,  j'arrivai  à  Ilimba-Reni  dans  une  petite  pirogue, 
laissant  bien  entendu  le  vapeur  et  l'arbre  à  la  place  où  ils 
s'étaient  rencontrés. 


TROIS    EXPLORATIONS 

Par  bonheur,  dans  toul  ce  bouleversement,  mes  deux  chro- 
nomètres n'ont  pas  souffert,  seulement  une  de  mes  boussoles  a 
été  fracassée. 

J'ai  perdu  ma  couverture  n'ayant  pu  la  prendre  avec  moi  en 
retournant  à  la  nage  au  bateau  ;  ce  n'est  pas  un  grand  malheur, 
j'en  ai  une  autre.  Tout  ceci  s'est  passé  le  2  janvier.  Une  fois  de 
retour,  je  me  suis  soigné  et,  de  l'ipécacuana,  du  sulfate  de 
soude  et  2  grammes  et  demi  de  quinine  m'ont,  en  trois  jours, 
remis  sur  pieds  et  en  bonne  santé. 

Quant  à  la  carte  de  Sam-Quita,  pour  laquelle  j'avais  mis  un 
certain  amour-propre,  il  me  sera  difficile  de  l'avoir  n'ayant  pu 
faire  les  observations  nécessaires  quand  je  redescendais  le 
fleuve.  De  plus,  je  suis  occupé  à  mettre  au  net  et  à  recopier  les 
observations  déjà  faites. 

Les  difficultés  que  me  donnaient  mes  cent-vingt  hommes 
n'étaient  pas  encore  au  bout;  trois  jours  après  mon  retour 
réunis  autour  de  moi  pour  faire  la  distribution  de  tabac  et 
d'eau-de-vie  promise  de  montant  des  10  francs)  ils  voulaient 
avoir  le  double  de  ce  que  je  devais  leur  donner  pour  cette 
somme;  n'ayant  pu  céder  à  leurs  prétentions,  ils  sont  tous 
repartis  à  l'exception  des  Ininga  qui  sont  moins  turbulents  que 
les  Galoa.  Deux  jours  après  voyant  que  je  ne  cédais  pas,  ils 
revinrent  me  faire  des  excuses  et  accepter  mes  conditions.  A  la 
première  occasion  je  renverrai  au  Gabon  deux  deslaptots  séné- 
galais qui  sont  malades  et  pourraient  nuire  par  la  suite  à  la 
marche  de  l'expédition. 

Mon  personnel  se  compose  comme  suit  : 

Samba  Gamon,  chef  de  ïaptots  sénégalais,  Samba  Sidnon, 
Iougo  Falli  Gem,  Amar  Guin,  Amadi  Samba,  Metonfa,  Ditre, 
Malie  Cumba,  Balla  Turi,  Nonni,  Damba  Gialo,  tous  Laptots 
du  Sénégal,  Gico  Gabunese  ancien  esclave,  Congo  cuisinier  et 
interprète  en  Mpungoué,  Mando  Mango  d'Oguta,  interprète  en 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  7i> 

Mpungué  ,Mpangué  Bakelle,  Incigoue  Mpungué,  interprète  en 
Mpangné  Mpongué. 

Voilà  tout  le  personnel  du  ministre  de  la  marine.  Deux  Séné- 
galais Birohim.  Il  reste  au  Gabon,  Ton  et  Latir  Drop.  J'ai  pris 
à  ma  solde  comme  interprète  un  esclave  de  Renoki,  roi  des 
Ininga  lequel  esclave  est  originaire  d'une  tribu  très  éloignée  de 
la  côte. 

Quanta  moi,  je  suis  en  excellentissime  santé.  Le  Docteur 
Ballay  et  le  quartier-maître  se  sont  également  remis. 

Nous  partirons  demain  et  si  Marche  n'est  pas  parti  d'ici 
quelques  jours,  il  partira  sous  peu  avec  les  Akillés. 

Adieu,  je  pars  dans  de  bonnes  conditions  avec  bon  espoir  et 
surtout  fort  satisfait  de  ma  santé  qui  me  semble  bien  résister  au 
climat. 

P.-S.  —  Xe  pas  t'épouvanter  de  mes  bains,  je  t'assure  que 
cela  ne  me  tourmente  pas. 
Accolade. 


V 


Lopê,  le  6  avril  187G 


Depuis  le  12  janvier  je  n'ai  pas  dormi  une  seule  fois  dans 
une  case;  jamais  je  n'ai  eu  une  table  pour  écrire  et  je  n'ai  pas 
écrit  une  fois  sans  me  donner  une  courbature  de  reins.  Voilà 
pourquoi  mes  lettres  ont  été  jusqu'à  présent  si  laconiques. 

Aujourd'hui  encore  je  dois  t'écrire  sur  mes  genoux,  ce  qui  est 
pour  moi  un  vrai  supplice. 

Par  les  lettres  que  j'ai  expédiées  de  Lopé  (quand  les  Okanda 
partirent  pour  aller  chercher  Ballay)  au  président  de  la  Société 
de  Géographie  (lettres  que  je  l'ai  prié  de  vous  communiquer) 
vous  devez  connaître  mes  désastres  dans  les  gorges  du  fleuve. 

Je  dois  ajouter  que  la  Providence  m'a  puissamment  servi 
dans  la  nuit  qui  suivit  le  désastre  des  pirogues  chavirées  dans 
le  fleuve.  Cette  nuit  là,  après  les  fatigues  de  la  journée  pendant 
que  couché  sur  un  banc  de  sable,  je  cherchais  en  vain  le  som- 
meil, partageant  avec  Marche  alors  malade,  ma  seule  couver- 
ture restée  sèche,  une  de  mes  pirogues  mal  amarrée  se  détacha 
et  s'en  fut  à  la  dérive.  La  perte  était  certaine  parce  que,  entraî- 
née par  le  courant,  elle  devait  inévitablement  se  rompre  contre 
les  rochers  du  dangereux  passage  traversé  pendant  le  jour.  Je 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  77 

considérais  les  quarante-quatre  caisses  que  contenait  la  pirogue 
comme  perdues.  Néanmoins,  je  tentai  l'impossible  pour  arriver 
à  sauver  quelque  chose  du  naufrage.  Me  levant  en  toute  hâte 
pieds  nus,  je  pris  mon  revolver;  je  descendis  rapidement  le 
fleuve  sur  les  rochers  du  rivage,  laissant  de  distance  en  distance 
un  homme  de  mon  escorte  en  observation.  Durant  trois  heures 
je  descendis  ainsi  le  long  du  rivage,  et  déjà  depuis  longtemps, 
tous  mes  laptots  étaient  bien  loin  derrière  moi. 

Quand  j'arrivai  à  un  passage  assez  étroit  où  le  fleuve  est 
barré  par  les  rochers,  là,  réunissant  des  broussailles  et  des 
herbes  sèches  sous  un  arbre  immense  abattu  dans  le  fleuve, 
j'allumai  un  vrai  incendie  qui,  se  reflétant  surles  eaux,  me  per- 
mit de  voir  si  la  pirogue  passait,  emportée  par  le  courant.  J'étais 
tellement  occupé  à  regarder  que  je  ne  sentais  même  pas  la  dou- 
leur que  me  causaient  mes  pieds  mis  en  sang  par  les  cailloux. 
Les  heures  passaient,  je  ne  voyais  rien;  alors,  perdant  toute 
espérance  je  cherchai  à  m'accommoder  le  mieux  possible  pour 
passer  le  reste  de  la  nuit,  situation  peu  agréable  quand  demi- 
vètu  on  a  seulement  pour  se  garantir  du  froid  vif  et  du  vent 
matinal  un  feu  qui  vous  brûle  le  visage,  sans  réchauffer  le 
corps. 

Tu  t'étonneras  certainement  de  in  entendre  nie  lamenter  du 
froid;  c'est  d'ailleurs  la  première  fois. 

A  présent,  au  furet  à  mesure  que  j'avancerai  dans  l'intérieur, 
je  dois  m'y  attendre. 

Le  temps  passait  lentement  et  je  restais  pensant  à  mes  pertes 
que  je  cherchais  à  évaluer.  Tant  de  caisses  perdues  !  une  grande 
partie  de  mes  instruments  de  précision  gâtés  par  l'eau,  mes 
cartes  et  mes  journaux  trempés  :  et,  pour  comble  d'infortune, 
les  documents  recueillis  avec  tant  de  peine  qui  devaient  me 
servir  à  faire  une  carte  du  fleuve,  détrempés  par  l'eau,  à  tel 
point  que  je  n'ai  jamais  pu  m'y  reconnaître.  Ce  travail  m'avait 


78  TROIS   EXPLORATIONS 

non  seulement  coûté  grand'peine,  mais  m'avait,  en  outre, 
valu  la  fièvre.  Je  me  rappelais  encore  toute  la  peine  et  tout 
le  temps  employés  à  mes  préparatifs  en  Europe,  peine  et  temps 
perclus.  Ce  qui  m'affligeait  le  plus,  était  l'idée  que  tout  ce 
temps,  j'aurais  si  bien  pu  le  consacrer  à  ma  famille. 

La  perte  de  la  pirogue  dont  j'attendais  les  débris  au  passage 
m'était  encore  plus  sensible  parce  que  les  caisses  qu'elle  conte- 
nait, étaient  toutes  destinées  à  être  portées  à  dos  d'homme 
quand  je  serais  obligé  d'abandonner  le  fleuve...  Cependant,  la 


fortune  m'avait  favorisé  :  au  lever  du  jour,  à  quelques  portées 
de  fusil  devant  moi,  je  vis  la  pirogue  arrêtée  par  un  rocher  au 
milieu  du  torrent,  elle  était  encore  intacte,  mais  à  chaque 
vague  elle  menaçait  de  se  rompre  pour  reprendre  sa  course  ver- 
tigineuse. 

Une  pirogue  Apingi  qui  suivait  ma  flottille  de  loin  avait  aper- 
çu ma  pirogue  en  détresse  et  ne  me  sachant  pas  là,  s'avançait 
doucement  pour  la  pousser  à  la  dérive  et  la  piller  ensuite  dans 
le  bas  du  fleuve.  Seul  et  sans  pirogue,  je  ne  pouvais  rien.  Mais, 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  79 

une  balle  de  mon  revolver  qui  siffla  sur  leur  tête  lit  arrêter  les 
pillards.  Une  autre  balle  tirée  plus  bas  les  fit  accoster  sur  la 
rive  où  j'étais  et  ils  m'aidèrent  à  rentrer  en  possession  d'une 
partie  de  mes  richesses  que  j'avais  bien  crues  perdues. 

Actuellement,  je  me  trouve  chez  les  Ossyeba  qui  sont  la 
branche  d'un  peuple,  ancienne  connaissance  à  moi  :  les  Pah- 
ouins  au  milieu  desquels  je  me  suis  trouvé  en  1873. 

Je  confie  cette  lettre  à  un  des  chefs,  propriétaire  d'une  belle 
«lent  d'éléphant  :  la  lettre  de  change  qui  l'accompagne  (payez 
deux  fusils  et  deux  barils  de  poudre  au  porteur)  est  pour  moi  un 
sur  garant  que  ces  lettres  ne  seront  pas  perdues  mais  quand 
arriveront-elles,  qui  sait  ?  elles  suivront  le  même  chemin  que 
la  dent  que  mon  ami  noir  dit  vouloir  vendre  aux  blancs.  Le 
propriétaire  Ossyeba  confiera  la  susdite  dent  à  un  Pahouin  Make 
ayant  en  gage  deux  de  ses  femmes;  les  lettres  seront  de  la 
même  manière  remises  du  Pahouin  Make  à  un  Pahouin  Bachi 
lequel  les  remettra  à  un  Skekiani  qui  les  remettra  à  un  Pon- 
gone  lequel  les  portera  àun  établissement.  Dix  fusils,  dixbaiïls 
de  poudre,  200  mètres  d'étoffe',  etc.,  etc.,  prix  de  la  dent,  à 
peine  la  dixième  partie  de  ce  qu'elle  vaut,  seront  donnés  à 
l'Ossyeba  qui  a  tué  l'éléphant  :  voilà  comment  se  fait  le  com- 
merce clans  ce  pays.  Je  suis  établi  à  Lopé  près  des  Okanda  d'où 
je  fais  de  fréquentes  excursions  dans  l'intérieur  attendant  les 
temps  secs  pour  remonter  à  la  tète  de  tous  les  Okanda  au  pays 
des  Aduma  et  des  Ossyeba  : 

Ce  peuple  voudrait  nous  barrer  le  passage,  c'est  lui  qui,  en 
1874,  a  arrêté  l'expédition  d'Alfred  Marche  et  du  marquis  de 
Compiègne.  Il  est  vrai  que  j'ai  pour  alliés  les  Okanda,  mais  ils 
ne  sont  point  belliqueux.  Et  les  deux  cents  hommes  qui 
rament  sur  mes  pirogues  ne  valent  pas  un  seul  des  Sénégalais 
démon  escorte,  seule  force  réelle  sur  laquelle  je  puisse  comp- 
ter. Malheureusement,  mon  escorte  est  déjà  diminuée  parles 


80  TROIS     EXPLORATIONS 

maladies  et  le  sera  probablement  encore  pins.  En  ce  moment, 
je  ne  puis  disposer  que  de  sept  Sénégalais.  Mais  j'espère  éviter 
une  attaque  qui  ne  pourrait  que  nuire  à  la  réussite  de  l'expé- 
dition. 


VI 


Lopê,  22  avril 


Mes  hommes  craignent  en  ce  moment  une  attaque  des 
Ossyeba,  je  suis  beaucoup  plus  inquiet  des  Okanda,  entre  les 
mains  desquels  je  suis.  De  fait,  les  Okanda,  heureux  devoir 
dans  leur  pays  quatre  blancs  et  même  cinq  en  comptant  le  doc- 
teur Lenz,  avec  beaucoup  de  marchandises,  peuvent  parfaite- 
ment ne  plus  vouloir  remonter  chez  les  Aduma;  la  seule  raison 
pour  laquelle  ils  remontaient  le  fleuve  est  d'avoir  des  esclaves 
et  de  l'ivoire. 

A  présent  les  blancs  leur  donnent  en  échange  de  leurs  pou- 
lets et  des  bananes,  les  marchandises  qui  leur  sont  nécessaires. 

Je  crains  surtout  que  les  Okanda  veuillent  bien  remonter 
avec  moi  près  des  Aduma,  mais  ne  veulent  à  aucun  prix 
laisser  sortir  de  leur  territoire  mes  marchandises,  d'autant  plus 
que  si  j'emmène  mes  marchandises  plus  loin,  tout  leur  com- 
merce s'en  ressentira  par  la  suite;  l'abondance  des  objets  d'Eu- 
rope dans  ce  pays  fera,  bien  entendu,  diminuer  la  valeur  de 
leurs  échanges.  Voilà  pourquoi  les  Okanda  veulent  m'opposer 
la  seule  force  que  je  craigne,  la  seule  contre  laquelle  je  ne 
puisse  rien  :  la  force  d'inertie. 


83  T  It  O  I S  E  X  P  L  0  R  A  TI 0  N  S 

Que  faire  si  les  Okanda  ne  voulaient  pas  remonter  le  fleuve  ? 

que  faire  s'ils  ne  voulaient  pas  transporter  mes  bagages?  Rien. 

Voilà  comment  depuis  un  mois  que  je  suis  ici,  j'ai  jugé  la 

situation.  Heureusement  les  choses  viennent  de  changer  ;  en 
voici  la  cause  : 

Pour  éviter  une  attaque  des  Ossyeba,  quand  j'eus  remonté  le 
fleuve,  il  ne  me  restait  qu'un  moyen  :  leur  donner  une  telle 
idée  de  ma  force,  que  l'impossibilité  de  me  résister  leur  fût 
démontrée  et  les  dissuadât  d'une  entreprise  qui  leur  aurait  coûté 
de  grandes  pertes.  Je  résolus  d'aller  chez  eux,  en  avant-garde. 

Je  traversai  leur  frontière,  le  fleuve  Afué,  il  allait  au  village 
deMamiaka  qui  est  à  un  jour  de  chemin  de  ce  fleuve. 

Mamiaka,  chef  du  village  dont  il  a  pris  le  nom,  était  prévenu 
de  ma  visite,  j'arrivai  chez  lui  accompagné  par  mes  quatre  Sé- 
négalais et  par  mes  Pahouins. 

Bien  que  les  Ossyeba  se  tinssent  à  distance,  je  fus  bien  reçu 
et,  au  bout  de  deux  jours,  la  glace  était  rompue  et  nous  étions 
devenus  amis. 

Je  pus  alors  leur  montrer  l'effet  des  fusées  à  la  Congrève,  des 
armes  à  longue  portée,  des  balles  explosibles  et,  chose  qui  les 
stupéfia  le  plus,  la  lumière  du  magnésium  et  les  petits  ser- 
pents dits  serpents  pharaons  formés  par  l'inflammation  d'un 
petit  cône  blanc  comme  le  plâtre. 

Les  habitants  du  village  de  Mamiaka  et  des  villages  voisins 
proclamaient  en  peu  de  temps  la  renommée  de  mes  hauts  faits 
et  après  ce  voyage  les  Ossyeba  commencèrent  à  me  craindre. 

Avant  de  partir  je  leur  dis  que  bientôt  je  reviendrais  et  qu  e 
je  m'avancerais  vers  l'Est. 

Restait  à  trouver  le  moyen  d'empêcher  l'inertie  prévue  des 
Okanda. 

A  cet  effet,  je  proposai  à  Mamiaka  de  m'accompagner  avec 
quelques-uns  de  ses  hommes  à  Lopé,  lui  expliquant  qu'il  serait 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN 


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sous  ma  protection  et  que  je  lui  donnerais,  en  outre,  une 
escorte  pour  le  reconduire  dans  son  pays.  J'arrivai  non  sans 
peine  à  le  décider  à  m'accompagner  avec  neuf  Ossyeba.  Ma- 
miaka  traversa  ainsi  tout  le  pays  des  Okanda,  ennemis  jurés 
des  Ossveba. 


FEMME    ET    ENFANT    OSSYEBA   OU    PAHOXJINE 


Les  Okanda  avaient  cherché  en  m'efïrayant  à  me  dissuader 
d'aller  chez  les  Ossyeba,  ils  furent  curieusement  surpris  de  me 
voir  revenir  accompagné  par  leurs  ennemis  qui  venaient  pas- 
ser trois  jours  à  Lopé. 


8J  TROIS    KN  PLORAT]  ONS 

En  outre  je  déjouais  leurs  machiavéliques  combinaisons. 

La  menace  d'abandonner  leur  territoire  en  employant  des 
Ossyeba  au  transport  de  mes  bagages,  fit  faire  aux  Okanda  tout 
ce  que  je  voulais. 

Quand  Mamiaka  partit,  je  lui  dis  que  sous  peu  je  retourne- 
rais le  voir,  et  hier  soir,  non  sans  être  fort  étonné,  j'ai  vu  arri- 
ver à  Lopé,  Mamiaka  accompagné  de  trente-cinq  Ossyeba  qui 
venaient  me  chercher. 

Pour  faire  croire  aux  Okanda  que  je  compte  retourner  chez 
eux  après  être  allé  à  Adouma  et  pour  attendre  en  même  temps  le 
plus  commodément  possible  la  fin  de  la  saison  des  pluies,  je 
fis  construire  une  grande  case  à  l'admiration  des  Okanda 
qui  n'en  avaient  jamais  vu  de  pareille.  Je  profitai  du  temps 
pendant  lequel  je  comptais  rester  encore  ici  pour  envoyer  Bal- 
layau  Gabon.  Il  emmène  avec  lui  quatre  hommes  malades  démon 
escorte,  fera  les  achats  qui  nous  sont  nécessaires  et  remontera 
avec  quatre  hommes  remplaçant  les  malades.  Il  sera  de  retour 
ici,  je  l'espère  tout  au  moins,  à  la  fin  de  juillet,  époque  à 
laquelle  je  commencerai  les  préparatifs  du  départ. 

Je  profite  de  cette  circonstance  que  je  n'espérais  pas  depuis 
quinze  jours,  pour  t'envoyer  ces  lettres.  La  route  qu'elles  sui- 
vront sera  plus  rapide  et  plus  sûre.  Le  docteur  Ballay  partira 
demain  matin  à  la  pointe  du  jour,  dans  une  pirogue  d'un 
Okanda,  qui  le  conduira  jusqu'à  Lambaréné  où  on  l'attendra 
pour  le  ramener  ici.  Vos  nouvelles  qu'il  m'apportera  seront,  je 
l'espère,  bonnes. 

Demain,  je  pars  et  je  vais  avec  Mamiaka  chez  les  Ossyeba 
dont  je  n'ai  maintenant  rien  à  craindre  d'autant  plus  que  j'y 
vais  sans  marchandises.  Si,  comme  je  l'espère,  je  puis  arriver 
au  pays  des  Aduma,  les  difficultés  que  je  rencontrerai  par  la 
suite  seront,  je  crois,  moins  grandes  que  celles  que  j'ai  déjà 
surmontées.  Mais   alors  les    communications   avec  l'Europe 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  85 

seront  complètement  interrompues,  probablement  jusqu'à 
l'époque  de  mon  retour. 

Rappelez-vous  bien  que  plus  je  m'avancerai  dans  l'intérieur, 
plus  je  suis  en  sûreté  et  plus  mon  voyage  deviendra  facile. 
Donc,  le  manque  de  nouvelles  sera  toujours  une  bonne  nou- 
velle. Ce  sera  avec  un  sensible  plaisir  que  je  pourrai  entrer  dans 
notre  case  quand  celle-ci  sera  finie  et  que  je  pourrai  apprécier 
la  douceur  d'un  lit  bien  fait  sur  une  table. 

En  vérité  je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  y  eût  tant  de  différence 
entre  dormir  par  terre  et  dormir  sur  une  table  quoique  moi  qui 
parle  de  posséder  une  case  je  ne  doive  en  profiter  que  fort  peu, 
étant  le  plus  souvent  en  excursion. 

Je  suis  heureux  de  vous  dire  que  je  suis  en  excellente  santé, 
le  climat  d'ici  est  beaucoup  plus  sain  que  celui  du  bas  fleuve. 


VII 


Lopè,  23  novembre  1878 
MA    CHÈRE    MAMAN, 

J'avais  commencé  àt'écrire  au  mois  d'avril  le  commencement 
de  mon  voyage.  Aujourd'hui  manquant  d'autre  papier,  je  t'en- 
voie cette  lettre  écrite  sur  les  feuilles  de  mon  album,  j'ai  perdu 
le  premier  récit  de  mon  voyage  au  pays  inconnu  des  Sébé. 

Quand  Ballay  fut  parti  pour  le  Gabon,  je  partis  à  mon  tour 
pouraller  chez  les  Paliouins  des  chutes  de  Dunié  ;  ceux-là  mêmes 
qui  attaquèrent  et  firent  reculer  le  marquis  de  Compiègne  et 
Alfred  Marche.  Je  ne  pouvais  arriver  sans  difficulté,  lechef  Naa- 
man  refusant  de  me  laisser  visiter  son  village.  Je  finis  cepen- 
dant par  réussir  et  après  être  restéavec  lui  quelques  jours,  nous 
nous  séparâmes  en  bons  termes.  Il  ne  me  fut  pas  possible  de 
pénétrer  jusqu'au  village  du  fleuve  Ivindo. 

A  mon  retour  au  village  de  Mamiaka  (le  chef  qui  était  venu, 
avec  moi,  à  Lopé)  je  trouvai  le  docteur  Lenz,  qui,  s'étant  décidé 
à  suivre  mon  exemple,  était  arrivé  enfin  chez  les  Ossyeba. 

Tu  sais  déjà  que  le  Dr  Lenz  était  arrivé  chez  les  Okanda 
en  juin  1875. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  s; 

Ils  s'étaient  fait  payer  pour  le  conduire  chez  les  Alluma  et 
chez  les  Ossyeba  mais,  après  un  simulacre  de  départ  ils 
Tavaieut  abandonné  à  l'embouchure  du  fleuve  Ofué.  Depuis  un 
an  il  n'avait  pas  avancé. 

Quanta  moi,  je  voyage  en  toute  sécurité  chez  les  Ossyeba, 
malgré  leur  mauvaise  réputation.  Ami  des  chefs  les  plus 
influents  j'étais  connu  partout  et  accueilli  avec  des  démonstra- 
tions de  joie.  Les  chefs  du  fleuve  Ivindo  ayant  su  mon  inten- 
tion d'aller  chez  eux,  vinrent  me  voir  au  village  de  Mamiaka  et 
m'invitèrent  à  les  accompagner  chez  eux.  En  outre  ils  me  de- 
mandaient de  les  conduire  chez  les  blancs  quand  je  redescen- 
cendrais  vers  le  fleuve. 

Etre  voisin  des  blancs  est  le  but  auquel  tendent  sans  cesse 
tous  les  Ossyeba. 

Le  21  mai,  j'étais  de  retour  à  Lopé,  ramenant  des  Ossyeba  des- 
tinés à  me  servir  de  piroguiers. 

Mamiaka  m'avait  fourni  les  hommes,  son  neuveu  Zaburet 
devait  me  servir  de  guide.  Ses  guerriers  faisaient  campagne  con- 
tre les  villages  des  bords  du  fleuve  et  ne  pouvaient,  par  consé- 
quent, prendre  la  route  ordinaire.  Ils  me  dirent  que  le  chemin 
qu'ils  allaient  parcourir  traversait  la  forêt  vierge,  d'ailleurs  on 
ne  rencontrait  aucun  village,  suivant  des  sentiers  tracés  à  peine 
par  les  chasseurs.  Après  quatre  jours  de  marche,  nous  serions 
arrivés  dans  leur  village  qui  est  à  une  journée  de  route  des 
villages  Ossyeba. 

Arrivé  le  2G  au  village  de  Mamiaka  je  lui  donnai  du  sel  pour 
qu'il  pût  acheter  des  vivres,  et  quatorzeliommesetdeux  femmes 
Ossyeba  devaient  porter  mon  bagage.  Le  lendemain  nous  par- 
tîmes à  travers  la  forêt. 

...  Avant  de  continuer  j'ouvre  une  parenthèse.  Tu  t'étonneras 
sans  doute  de  trouver  tant  de  taches  d'huile  sur  ma  lettre. 
Mais  comme  je  ne  suis  pas  très  à  mon  aise  pour  t'écrive,  tu 


88  T  R  O  I S  E  X  P  LO  R  A I  IONS 

m'excuseras,  J  ai  pour  lauipe  une  vieille  boîte  de  sardines 
pleine  d'huile  de  palme  et  les  mille  papillons  et  autres  insectes 
qui  abondent  dans  ce  pays  arrivent,  attirés  par  la  lumière,  et 
finissent  par  tomber  dans  l'huile  dans  lequelle  ils  font  le  diable. 
Ils  viennent  ensuite  se  poser  sur  mon  papier. 

Le  lendemain  je  pénétrai,  comme  je  te  l'ai  déjà  dit,  dans  la 
forêt,  le  premier  jour  je  fus  tout  seul,  sans  voir  trace  d'ani- 
maux et  l'on  ne  fit  que  monter  et  descendre.  Je  n'avais  même 
pas  vu  Zaburet  consulter  les  autres  guides  pour  savoir  si  nous 
étions  dans  le  bon  chemin  et  j'avais  cru  que  nous  n'en  sui- 
vions aucun.  Pour  t'en  donner  une  idée,  sache  seulement  que 
lorsque  je  perdais  de  vue  l'homme  qui  marchait  devant  moi, 
j'étais  obligé  de  crier  mon  nom  pour  qu'on  sache  où  me  retrou- 
ver. A  chaque  moment,  nous  traversions  des  ruisseaux  et  trois 
fois  nous  fûmes  obligés  de  monter  et  de  descendre  pendant  vingt 
ou  trente  minutes  le  long  d'un  petit  fleuve  avec  de  l'eau  jus- 
qu'aux genoux.  Par  bonheur,  les  arbres  gigantesques  de  la  forêt 
formaient  un  dôme  [de  verdure  que  le  soleil  ne  traversait  pas, 
autrement  il  eût  été  impossible  pour  moi  de  faire  pareille 
marche,  bien  que  j'en  eusse  pris  l'habitude  lorsque  j'étais  chez 
les  Okanda. 

Souvent,  quelques-uns  de  ces  arbres  immenses  tombés  par 
vétusté  ou  abattus  par  la  foudre  servaient  de  route  et  on  cheminait 
alors  sur  leurs  troncs  pendant  une  cinquantaine  de  pas.  Quelle 
b auteur  devaient-ils  avoir  quand  leur  tronc  était  chargé  de 
branches?  Ailleurs  de  petits  ruisselets  barraient  la  route, 
on  suivait  leurs  cours  jusqu'à  ce  que  l'on  pût  trouver  un 
pont  naturel  fait  d'un  tronc  abattu  à  travers  le  fleuve.  Je  tra- 
versai le  ruisselet  Boall  sur  un  de  ces  troncs  long  de  cinquante- 
six  pas  et  à  une  hauteur  de  0  à  8  mètres  de  l'eau.  Mes  hommes 
pesamment  chargés  cheminaient  sur  ce  pont  et  moi,  bien  que 
j'aie  la  réputation  d'être  bon  équilibriste,  j'étais  souvent  obligé 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  91 

de  les  laisser  passer  devant  moi,  et  de  marcher  seul  pour  que 
les  oscillations  que  produisait  leur  marche  ne  me  fissent  pas 
tomber.  Là  comme  sur  la  terre,  le  seul  signe  de  vie  qui  m'arri- 
vait  aux  oreilles  dans  la  forêt  était  le  croassement  lointain 
dutouraco  bruyant.  J'oubliais  de  te  dire  que,  presque  toujours, 
on  est  obligé  de  marcher  courbé  et  enfin  à  quatre  pattes  en 
écartant  avec  les  mains  le  réseau  des  lianes  et  des  bambous 
qui  barrent  la  route. 

Enfin,  arrivé  au  village  de  Zaburet,  je  vis  avec  grand  déplaisir 
mon  pauvre  chapeau  entièrement  usé  par  devant  à  force  d'avoir 
rasé  les  branches. 

On  était  dans  la  saison  des  pluies  et  "la  route  étant  inondée 
d'eau  retardait  notre  marche.  Lorsque  la  forêt  devint  plus 
obscure,  ce  qui  prouve  que  le  soleil  que  nous  n'avions  pas  vu 
se  tournait  au  couchant,  nous  nous  arrêtâmes. 

Et,    alors  qu'un  Européen  se  fût  trouvé  embarrassé  pour 

manger  et  dormir  sur  la  terre  humide  ou  plutôt  sur  les  débris 

de  feuilles  tombées,  les  Pahouins,  vrais   hommes  des  bois, 

surent  avec  énormément  de  prestesse,  allumer  le  feu,  construire 

une  case  et  se  faire  des  lits.   Les  uns  recueillèrent  du  bois,  les 

autres,  à  l'aide  de  petits  échalas,   formèrent  l'armature  légère 

d'un  toit,  sur  lequel  ils  appliquèrent  de   larges   feuilles  que 

d'autres  étaient  allés  chercher;  l'eau  ne  traverse  pas  de  pareils 

toits  et  ils  ne  craignent  que  le  vent,  qui  cependant  ne  souffle 

jamais  au  pied  de  ces  arbres  immenses.  Lorsque  les  leuilles 

vinrent  à  leur  manquer,  ils  se  servirent  de  l'écorce  d'un  certain 

arbre,  écorce  qui  pouvait  facilement  se  détacher  du  tronc,  et  en 

firent  les  toits  de  leurs  cases. 

Quant  aux  lits,  ils  les  avaient  construits  avec  quatre  fourches 
fichées  en  terre  sur  lesquelles  ils  avaient  étendu  d'autres  bran- 
ches pour  y  dormir,  il  fallait  y  être  habitué  ;  cependant  ces  lits 
ont  l'avantage  de  vous  garantir  de  l'humidité  du  sol,  les  leux 


9'2  T  lî  0  I  S    E  KP  L  0  RATIONS 

allumés  des  deux  côtés  tiennent  Lieu  d'habits  el  de  couvertures. 
Toutceci  est  fait,  comme  je  viens  de  le  dire,  avec  une  telle  pres- 
tesse qu'en  moins  de  vingt  minutes  mes  hommes  avaient  fini  et 
se  tenaient  autour  du  feu  en  bavardant. 

J'admirais  leur  habileté  sans  pensera  mon  lit  qui  était  facile 
à  faire  ;  je  ne  suis  pas  marin  pour  rien,  j'avais  un  hamac  sus- 
pendu entre  deux  arbres  à  un  mètre  ou  deux  de  hauteur  et  ma 
couverture  étendue  au-dessus  de  ma  tète  me  servait  de  tente  ; 
tout  cela  parfaitement  arrangé  grâce  à  un  morceau  de  toile  et  à 
quelques  cordes. 

Lorsque  j'avais  marché  du  matin  au  soir  sous  la  pluie,  c'était 
pour  moi  un  grand  bonheur  de  pouvoir  me  coucher  sur  ce  bien- 
heureux morceau  de  toile  que  je  faisais  sécher  devant  le  feu.  Et 
quand  les  Ossyeba  (Pahouins)  bien  qu'ils  aient  construit  sous 
la  pluie  leur  lit  de  feuilles,  se  furent  sèches,  ils  se  couchèrent 
et  leur  couverture  fut  une  simple  écorce  flexible. 

Le  28  mai  nous  repartîmes  tous  au  point  du  jour.  Le  pays 
présentait  alors  le  même  aspect,  il  fallait  monter  et  descendre 
continuellement,  la  forêt  gardant  un  silence  majestueux.  Vers 
midi,  un  Pahouin  tua  avec  sa  lance  un  serpent  gros  mais  court 
et  portant  trois  cornes  sur  le  nez  :  je  reconnus  que  c'était 
une  vipère  cornue  (très  dangereuse  vipère).  Nous  commençons 
à  voir  les  traces  d'éléphants  et  Zaburet  m'avertit  que,  la  pluie 
ayant  retardé  notre  marche,  sept  jours  de  route  nous  séparaient 
encore  de  son  village  ;  il  me  prévint,  en  outre,  que  n'ayant  pas 
assez  de  vivres  pour  arriver  à  un  village  abandonné  depuis  peu 
et  où  nous  comptions  nous  ravitailler,  il  était  absolumentnéces- 
saire  de  tuer  quelque  animal. 

Je  fis  triste  mine  quand  j'entendis  de  quelles  folles  espéran- 
ces se  flattaient  les  Pahouins  pour  avoir  à  manger  et  je  restai 
très  découragé  quand,  les  passant  en  revue,  je  m'aperçus 
qu'ils  avaient  des  vivres  pour   deux  jours  à  peine   et  que,  en 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  93 

comptant  mes  ressources,  on  ne  pouvait  à  la  rigueur  donner  des 
vivres  à  toute  la  troupe  que  pour  trois  ou  quatre  jours  seulement. 
Et  cependant  la  sobriété  des  Pahouins  est  exemplaire  quand 
ils  sont  en  voyage. 

La  réputation  de  chasse  ar  dont  je  jouis  parmi  eux  fait  qu'ils 
croient  qu'il  m'est  toujours  possible  de  tuer  quelque  animal, 
et  surtout  depuis  que  j'ai  eu  la  chance,  étant  au  milieu  d'eux, 
d'abattre  au  vol  des  grues  et  surtout  une  énorme  antilope  ;  que 
j'ai  tirée  à  Bingilli  quand  j'allais  à  la  chute  de  Bné. 

Je  pensai  d'abord  retourner  sur  mes  pas,  craignant  la  faim,  et 
si  je  ne  m'y  décidai  pas,  ce  fut  parce  queZaburetme  parla  comme 
d'une  chose  certaine  des  vivres  que  nous  devions  trouver 
au  village  voisin.  Je  continuai  donc  ma  route  toujours  pensif. 
Je  m'étais  proposé  de  ne  jamais  tirer  qu'à  coup  sûr,  toutes 
les  fois  que  je  serais  en  présence  des  Pahouins,  néanmoins  je 
marchais  scrutant  souvent  la  cime  des  arbres  pour  tâcher  de 
découvrir  quelque  singe  ou  autre  animal  sur  lequel  j'aurais 
tiré  encore  que  je  n'eusse  eu  que  peu  d'espérance  de  le  tuer. 

Versles  deux  heures  nous  nous  arrêtâmes  pour  manger  et  les 
Pahouins  se  partagèrent  le  serpent  qu'ils  avaient  tué.  Quels 
marcheurs  que  ces  Pahouins!  sur  l'épaule,  une  caisse  de 
24  kilos,  ils  parcourent  les  chemins  les  plus  difficiles  comme 
s'ils  ne  portaient  rien. 

Vers  le  soir  étant  resté  un  peu  en  arrière  je  m'entendis  appe- 
ler à  voix  basse  par  les  Pahouins;  je  croyais  qu'ils  avaient  dé- 
couvert quelque  singe  et,  passant  devant  ma  petite  troupe,  mon 
interprète  me  parla  d'un  éléphant  qu'ils  avaient  entendu  arri- 
ver; tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  moi;  pleins  de  joie  comme 
si  l'animal  eût  déjà  été  abattu  (chose  de  laquelle  je  n'étais  pas 
du  tout  sûr,  d'autant  plus  que  ma  carabine  avait  seulement  un 
de  ses  canons  rayé). 

Le  manque  de  vivres  me  décida  clone  à  donner  la  chasse  à 


M4  TROIS   EXPLORATIONS 

l'éléphant;  mais,  n'ayant  pas  de  projectile  pour  le  canon  lisse 
de  ma  carabine,  j'y  introduisis  une  balle  du  calibre  de  son  au- 
tre canon  ;  résolu  alors  de  ne  tirer  qu'à  «  brûle  poil  »  et  pour  nie 
détendre.  J'avais  en  outre  peur  de  voir  éclater  mon  arme. 

Je  m'avançai  donc  avec  Métouta,  un  de  mes  deux  Sénégalais, 
pendant  que  les  Pahouins  très  prudents  se  cachaient  derrière 
les  cases,  d'ailleurs  n'ayant  que  leurs  fusils  à  pierre,  je  compre- 
nais parfaitement  qu'ils  pussent  avoir  peur  du  pachyderme. 

Après  avoir  suivi  sa  piste  pendant  quelque  temps,  ce  fut  alors 
Métouta  qui,  lui  aussi,  commença  à  avoir  peur,  il  resta  un  peu  en 
arrière  mais  me  suivit  cependant  à  quelque  distance.  Je  déses- 
pérais déjà  de  trouver  l'éléphant  et  je  m'avançais  rapidement 
sans  faire  aucune  attention  quand,  sur  ma  gauche,  le  bruit  de 
branches  et  de  feuilles  brisées  m'annonça  sa  présence.  Faisant 
volte-face  je  le  vois  à  vingt  pas  à  peine  entre  les  feuilles  et 
les  lianes,  qui  me  présentait  le  front  et  me  regardait. 

Sur  le  premier  moment,  surpris  de  me  trouver  aussi  près  de 
ce  gros  animal,  j'eus  une  certaine  émotion,  émotion  que  je  ne 
crois  pas  devoir  désavouer;  il  n'est  pas  même  certain  que  l'idée 
de  fuir  ne  me  vint  pas  tout  d'abord  à  l'esprit. 

«  Attention!  il  faut  tirer  juste,   »  me  dis-je  à  moi-même. 

Et  pour  cela,  je  mis  un  genou  en  terre,  prêt  à  faire  feu.  A  ce 
moment  j'éprouvai  une  émotion,  ma  foi,  très  agréable  ;  je  restai 
ainsi  au  moins  deux  minutes.  L'éléphant  me  regardait  et  ne 
bougeait  pas  ;  pendant  ce  temps,  j'attendais  qu'il  changeât  de 
place.  Enfin,  je  pris  mon  point  de  mire  avec  grande  attention, 
cherchant  à  lui  envoyer  la  balle  de  façon  à  ce  que,  rasant  la 
tète,  je  pusse  lui  fracasser  l'épaule  et  le  cou.  Le  coup  partit, 
je  ne  bougeais  pas,  je  ne  distinguais  rien;  la  fumée  m'empè- 
chant  totalement  de  voir,  je  crus  l'éléphant  frappé  au  cœur  et 
mort  sur  le  coup.  J'allais  m'approcher  plus  près  de  lui  quand 
un  énorme  fracas  m'avertit  qu'il   n'était  nullement  mort,   et 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  95 

qu'il  allait  me  charger.  A  l'instant,  en  deux  bonds  je  m'élançai 
le  fusil  sur  l'épaule,  mais  la  bête  était  déjà  en  fuite,  bien  que 
tout  le  sang  répandu  sur  le  sol  me  montrât  qu'elle  avait  été 
frappée  mortellement. 

Je  rappelai  alors  Métouta,  qui,  mecroyantabsolument  broyé, 
criait  mon  nom  d'une  voix  épouvantée.  Jusqu'alors  je  n'avais 
pas  eu  peur  et  cependant  je  confesse  qu'à  ce  moment,  l'émotion 
me  prit  en  pensant  aux  dangers  courus.  J'avais  si  bien  toute 
ma  présence  d'esprit  que  je  me  rappelle  avoir  crié  à  Métouta 
de  sauter  de  côté  au  moment  où  je  croyais  que  l'éléphant  allait 
courir  sur  moi. 

Deux  des  Pahouins  le  sachant  frappé  à  mort,  décidèrent  de 
suivre  avecmoisestraces.Nousmarchonspendantau  moins  une 
demi-heure  en  suivant  les  larges  taches  de  son  sang.  Arrivés 
près  d'un  ruisseau,  un  grandbruit  dans  l'eau  me  fit  croire  que 
nous  avions  trot  vé  ;  nous  nous  trompions,  c'était  un  troupeau  de 
quatre  bœufs  sauvages  que  notre  présence  faisaitfuir.  J'en  abat- 
tis un  l'épine  dorsale  brisée  par  une  balle. 

Le  bifteck  de  filet  de  bœuf  que  je  désirais  tant  en  quittant  la 
côte  était  enfin  trouvé  et  je  n'avais  plus  à  craindre  la  faim  pour 
lereste  du  voyage.  C'était  une  vraie  bonnefortune.  Meshommes 
et  moi  serions  facilement  morts  de  faim,  attendu  que  nous  n'a- 
vions rien  trouvé  dans  le  village  abandonné,  les  éléphants 
avaient  tout  mangé. 

Nous  nous  arrêtâmes  dans  ce  village  pour  fumer  la  chair  du 
bœuf , niais  je  ne  pus  cependant  avoir  le  «  beefsteah  »  tant  désiré, 
les  Pahouins  l'ayant  dépecé  de  telle  façon  qu'il  fut  impossible 
de  trouver  un  peu  de  filet. 

Le  lendemain  nous  fûmes  éveillés  par  une  pluie  torrentielle 
et  passâmes  la  journée  à  fumer  notre  bœuf. 

Le  soir,  Métouta  avait  la  fièvre  et  crachait  le  sang.  J'en  fus 
fort  découragé,  carde  tous  mes  Sénégalais,  c'était  lui  qui  m'était 


96  TROIS    EXPLORATIONS 

le  plus  dévoué;  j'avais  de  mon  côté  une  grande  affection  pour 
lui.  J'eusse  été  très  malheureux,  s'il  m'avait  l'allume  séparer  de 
lui,  je  donnai  à  Métouta  ma  propre  couverture,  la  sienne  étant 
encore  trempée. 

Nous  partîmes  au  lever  du  jour.  Mes  hommes  portaient  vrai- 
ment une  lourde  charge,  outre  les  caisses  ils  avaient  encore  la 
chair  de  notre  bœuf  dont  nous  n'avions  laissé  que  la  carcasse. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  nuit  close,  trempés  jusqu'aux  os  par 
la  pluie  qui  tombait  depuis  longtemps  sans  interruption. 
Mouillé  comme  je  l'étais,  je  ne  me  couchai  pas,  je  m'assis 
devant  le  feu.  Ce  fut  ce  qu'on  peut  appeler  une  nuit  musicale, 
attendu  que  j'en  passai  la  plus  grande  partie  à  chanter  tous  les 
airs  qui  me  venaient  à  l'esprit  et  qui  me  faisaient  penser  aux 
pays  lointains.  J'avais  dîné  de  manioc  et  debœuf  séché  et  j'avais 
bu  du  thé,  que  j'avais  à  ce  moment  le  bonheur  de  posséder  :  du 
thé  sans  sucre  bien  entendu,  le  sucre  étant  un  luxe  permis 
seulement  en  Europe. 

La  pluie  avait  continué  toute  la  nuit,  accompagné  notre  mar- 
che toute  la  journée  et  n'avait  cessé  que  le  soir.  Gela  me  permit 
défaire  sécher  mes  vêtements  et  je  pus  dormir  le  reste  delà  nuit. 

Nous  cheminons  tout  le  lendemain  sur  les  larges  traces  des 
éléphants  et  des  bœufs  sauvages.  Nos  Pahouins  ne  se  rassure- 
rent  que  lorsqu'ils  eurent  constaté  que  ces  animaux  suivaient 
une  direction  opposée  à  la  nôtre. 

Le  trois  juin  j'arrivai  aux  bords  du  fleuve  et  ce  qui  me  récom- 
pensa de  mes  fatigues,  ce  fut  l'émotion  profonde  que  j'éprouvai. 
Le  premier  Européen  je  voyais  l'Ogôoué  au-delà  des  chutes. 
J'allais  les  voir  !  je  me  trompais  !  les  chutes  étaient  encore  à 
plus  de  quatre  jours  de  marche. 

De  mon  côté  je  construisis  un  radeau  avec  quelques  arbres 
légers,  et  passai  le  fleuve,  large  en  cet  endroit  de  7  ou  800 
mètres. 


DANS  L'OUEST   AFRICAIN  97 

Ces  radeaux  oubarquesd.es  Ossyeba, comme  onles  appelle  dans 

le  pays,  sont  un  moyen  de  transport  assez  peu  agréable,  mais 
c'est  le  seul  qu'emploient  les  habitants  pour  traverser  le  fleuve. 
Trois  ou  quatre  troncs  d'arbres  coupés  dans  la  forêt  et  attachés 
ensemble  par  des  lianes  forment  un  radeau  qu'on  abandonne  au 
courant  après  s'en  être  servi.  Pour  comble  d'infortune,  en  tra- 
versant ainsi  le  fleuve,  les  quelques  provisions  d'Europe,  que 
j'avais  avec  moi,  furent  entièrement  gâtées  par  l'eau. 

4  juin.  Nous  campons  sur  l'autre  rive  du  fleuve,  et  les  fiè- 
vres me  reprennent.  La  nuit,  un  coup  de  fusil  a  été  tiré  sur 
un  tigre  qui  tournait  autour  de  nous.  L'espèce  en  est  com- 
mune dans  ce  pays,  et  j'en  ai  souvent  vu  1ers  traces. 

5  juin.  —  Marché  toute  la  journée. 

Nous  sommes  arrivés  au  village  de  Zaburet.  Ce  village  est 
composé  moitié  d'Ossyebaet  moitié  de  Shake  qui  sont  un  peuple 
très  nombreux.  Ils  me  semblent  d'ailleurs  différer  peu  des  pre- 
miers, et  se  trouvent,  d'après  mes  renseignements,  au  Sud-Est 
des  Ossyeba. 

A  peine  arrivé  j'envoie  un  Shake,  N'dolla,  chez  les  Ossyeba 
pour  leur  faire  dire  qu'un  blanc  est  arrivé  qui  désire  visiter  le 
pays.  Je  demandais  en  outre  une  pirogue  pour  remonter  le 
fleuve;  afin  d'être  cru  je  remets  au  porteur  mon  bâton  et  un  feu 
de  bengale. 

N'dolla  devait  être  de  retour  le  7.  Le  8,  le  9,  le  10  et  le  11  juin 
j'attendis  vainement  N'dolla  et  la  pirogue. 

Je  me  décidai  alors  àpartirmoi-mêmechercherla  pirogue  chez 
les  Ossyeba;  je  repassai  alors  le  fleuve  accompagné  de  Zaburet 
et  de  ses  hommes.  Le  soir  je  m'arrêtais  à  Gioconda,  village  shake. 

Le  13  juin,  je  quitte  le  village  de  Gioconda.  Mais  épuisé  par 
trois  mois  de  voyage  en  pleine  saison  des  pluies,  je  fus  repris 
par  une  très  forte  fièvre  qui  m'empêcha  de  marcher  et  fus  obligé 
de  revenir  sur  mes  pas. 


98  TEOIS   EXPLORATIONS 

Le  14  juin,  je  partis  de  nouveau.  Mais  après  deux  heures  de 
marche,  malgré  L'ipécacuana  et  une  forte  dose  de  quinine,  la 
fièvre  me  repril  encore  avec  plus  de  force. 

J'envoyai  mon  interprète  Denis,  le  seul  homme  qui  nie 
restai,  chercher  la  pirogue  tant  désirée. 

Les  Pahouins  furent  très  irrités  quand  ils  virent  que  Denis 
mon  interprète  partait  avec  ma  carabine.  Et  quandje  leur  mon- 
trai mon  petit  revolver  de  poche,  ils  furent  assez  peu  rassurés 
et  :  «  Le  tigre  est  grand  et  le  fusil  est  petit,  »  dirent-ils,  le  soir. 
Croirais-tu  que  ces  «  farouches  cannibales  »  de  Gompiègne  vou- 
laient me  faire  cuire  vivant.  Us  avaient  déjà  réuni  et  rassemblé 
autour  de  moi  tant  de  bois  que  cela  eût  certainement  suffi  à 
me  faire  cuire  sinon  immédiatement  du  moins  à  petit  feu,  après 
quoi,  satisfaits  de  leur  œuvre,  ils  se  sont  couchés  sur  le 
liane. 

Heureusement,  il  ne  s'est  montré  aucun  tigre  ;  sans  quoi,  je 
crois  qu'ils  m'eussent  faitrôtirde  peur  d'être  mangés  tout  crus. 

L'après-midi  arriva  l'interprète  avec  une  pirogue  de  Djurnba, 
roi  des  Ossyeba. 

J'emploie,  le  mot  roi  car  c'est  ainsi  que  l'appelle  Renoqué, 
lequel  n'a  pas  moins  d'influence  chez  les  Inenga  que  Djurnba, 
dans  son  pays. 

Le  soir  j'étais  de  nouveau  au  village  de  Zaburet,  comptant  y 
passer  la  nuit,  et  j'eus  l'heureuse  surprise  d'y  rencontrer  le  doc- 
teur Lenz  ;  je  pouvais  alors  lui  taire  les  honneurs  du  pays. 

11  était  arrivé  le  malin. 

Jusqu'au  24  j uin  j e restai  avec  le  docteur  Lenz  dans  le  village 
de  Djurnba,  explorant  les  environs.  Enfin  le  20  je  demande  à 
Djurnba  des  pirogues  et  des  hommes  pour  descendre  chercher 
nies  marchandises,  mais  il  me  répond  qu'il  a  perdu  sa  grande 
pirogue  et  qu'il  fera  demain  abattre  un  arbre  pour  m'en  fournir 
une  autre. 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  99 

A  mon  arrivée  eut  lieu  la  cérémonie  de  la  circoncision. 

Le  bruit  internai,  accompagnement  obligé  de  chaque  fête  en 
Afrique,  m'empêche  pendant  trois  nuits  de  dormir.  La  circonci- 
sion se  pratique  à  l'âge  de  dix-huit  à  vingt  ans,  la  fête  dure  trois 
jours  qui  se  passent  en  danses  et  en  tam-tam.  Après  ces  trois 
jours,  les  jeunes  gens  sont  portés  en  procession  vêtus  de  leurs 
habits  de  fête  avec  tous  leurs  ornements,  perles  et  bracelets  de 
cuivre  qu'ils  peuvent  trouver  à  emprunter;  ils  ont,  de  plus,  la 
figure  toute  blanchie  avec  une  espèce  de  chaux;  ils  font  de  cette 
façon  le  tour  du  village  à  grand  renfort  de  tam-tam,  de  chants, 
de  cris  et  de  coups  de  fusils. 

Le  sorcier  suspend  aux  hautes  branches  ou  aux  troncs  d'arbres 
fichés  dans  le  sol  un  pot  de  terre  ;  ce  pot  renferme  de  la  viande 
cuite  avec  diverses  herbes,  il  est  ensuite  recouvert  d'une  peau 
de  bête  enchantée. 

Les  jours  suivants  après  la  cérémonie,  chacun  des  jeunes 
gens,  après  avoir  tiré  un  coup  de  fusil,  va  se  mettre  sous  un 
arbre,  chacun  a  le  sien.  Un  homme  qui  est  grimpé  dans  l'arbre, 
fait  descendre  dans  sa  bouche,  au  moyen  d'un  fil,  un  peu  de  la 
viande  en  question,  après  quoi,  et  après  avoir  tiré  un  autre  coup 
de  fusil,  tous  retournent  chez  eux,  les  circoncis  sont  mis  clans 
une  case  à  part  où  ils  vivent  seuls.  Vn  mois  après,  ils  repren- 
nent la  vie  commune. 

Le  25.  —  Je  pars  pour  Dumé. 

Le  2G.  —  Je  fais  halte  dans  un  village  Aduma  voisin  de  celui 
où  est  le  DrLenz   avec  qui  je  repars.  Lui  aussi  va  à  Dumé. 

Le  27.  —  Nous  voyageons  ensemble  et  nous  passons  la  soirée 
au  village  N'guémé. 

Le  28.  —  Je  m'arrête  au  village  de  Cumba  Maribo.  Le  doc- 
teur Lenz  reste  un  peu  en  arrière. 

Le  29.  —  A  neuf  heures  du  matin,  le  premier  parmi  lesEuro- 
péens,  j'eus  la  satisfaction  d'arriver  aux  cascades  de  Dumé. 


100  TROIS    EXPLORATIONS 

Le  30.  —  Le  docteur  Lenz  me  rejoinl  à  Dumé  el  moi,  devant 
trouver  chez  lesAduma  et  chez  les  Ossyeba,le  moyeu  de  me  pro- 
curer hommes  et  pirogues,  je  descends  de  nouveau  le  fleuve; 


JEUNE    FETICHEl'I;    GALOIS 


tandis  que  lui,  compte  le  remonter  plus  haut.  J'ai  su  par  lui, 
lorsque  le  11  juillet,  il  a  traversé  le  village  de  Djumha  pour 
descendre  chez  les  Okanda  et  de  là  rentrer  en  Europe  (il  était 
parti  le  2  juillet  de   Dume)  que,  arrivé  au  confluent  du  fleuve 


DANS  L'O  i    EST  A.FB  h  :  A  I X  loi 

Sébé  (un  jour  et  demi  de  pirogue  de  Dumé)  tous  ses  hommes 
l'ayant  quitté  la  nuit;  il  n'avait  pu  continuel'  le  voyage. 

Parti  de  Dumé  je  m'arrêtai  chez  N'guémé,  chef  influent  des 
Adiima,  je  fis  réunir  les  chefs  des  villages  voisins  e1  ceux-ci  me 
promirent  des  pirogues.  Je  m'arrêtai  ensuite  au  village  Adunia 


m'bouri  fétiche 


de  Numba,  ayant  entendu  dire  qu'un  chef  que  j'avais  vu  à  Lopé 
avait  remonté  le  fleuve  et  voulait  me  rejoindre. 

L'arrivée  de  Dumha  confirmait  les  craintes  qui,  comme  je  te 
l'ai  déjà  dit,  m'avaient  en  grande  partie  conseillé  ce  voyage 
chez  les  Okanda.  Les  événements.m'expliquèrent  ensuite  cette 
arrivée  de  Dumba.  Les  Okanda  auxquels  il  déplaisait  de  nie 
voir  partir  chez  les  Adunia  et  chez  les  Ossyeba  l'avaient  envoyé' 


L02  TRO  IS    EX  PLO  RAT  [ONS 

ici  pour  les  menacer  de  ne  plus  faire  decommerce  avec  eux  s'ils 
ne  donnaienl  des  pirogues. 
Ignoranl  alors  tout  cela,  je  quittai  alors  le  village  de  Dumba 

pour  aller  dans  celui  de  Djumba  croyant  qu'il  ne  tarderait  pas 
à  arriver  avec  un  nombre  de  pirogues  suffisant  pour  transporter 
mon  quartier  général  de  Lopé  à  Dumé,  comme  j'en  avaisl'inten- 
tion. 

Arrivé  chez  Dumba,  je  fus  très  content  de  voirque  lapirogue 
déjà  mise  à  réaliserait  entièrement  finieen  cinqjours;  six  jours 
après,  je  remontai  chez  Dumba  pour  chercher  les  autres  piro- 
guespromises. 

Je  ne  trouvai  dans  ce  village  rien  de  prêt  pour  le  départ,  et 
Dumba  se  moqua  de  moi,  faisant  repartir  ma  pirogue  et  m'en 
promettant  une  autre  pour  redescendre  au  village  de  Djumba  ; 
et  il  me  la  refusa  ensuite. 

Je  fis  fouetter  par  mes  deuxhommes  le  chef  d'un  des  villages 
des  bords  du  fleuve  où  Dumba  m'avait  conduit  et  qui,  à  son 
instigation,  s'était  également  moqué  de  moi. 

Sachant  qu'aucun  de  mes  hommes  ne  nageait  suffisamment, 
je  dos  moi-même  traverser  le  fleuve  à  la  nage  pour  aller  prendre 
au  village  de  Dumba,  la  petite  pirogue  qui  m'était  nécessaire 
pour  redescendre  chez  Djumba,   ce  que  je  fis  le  jour  suivant. 

Arrivé  à  une  cascade,  ma  pirogue  chavira,  comme  je  m'y 
attendais,  mes  deux  hommes  n'ayant  pas  l'habitude  de  conduire 
pareil  esquif. 

J'avais  fort  bien  reçu  à  Lopé  le  chef  Dumba  et  lui  avais  fait 
divers  cadeaux;  en  somme,  je  ne  pouvais  d'autant  moins  m'ex- 
pliquer  sa  conduite  et  le  changement  de  sa  manière  d'être 
vis-à-vis  de  moi  que,  dès  son  arrivée,  il  était  venu  avec  plu- 
sieurs chefs  qui  tout  d'abord  m'avaient  fort  bien  reçu. 

Depuis  déjà  quelque  de  temps, j'épargnais  mes  provisions  en 
cas  d'événements  imprévuset  vivais  de  manioc;  mais  outre  que 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  103 

j'étais  repris  parla  fièvre  tierce  qui  commençait  à  m'affaiblir, 
j'avais  hâte  d'être  de  retour  à  Lopé  où  j'étais  sûr  de  trouver  au 
moins  un  bien-être  relatif.  Déplus  la  conduite  de  Dumba  me 

donnait  de  grandes  inquiétudes  ;  je  craignais  que  les  Okanda  ne 
remontassent  pas  le  fleuve  ou  le  fissent  sans  mes  marchan- 
dises. 

.  J'avais  trouvé  un  homme  qui  voulait  bien  travailler  à  la 
pirogue  à  mes  frais,  mais  le  chef  ne  voulut  pas  le  lui  permettre 
et  m'affirma  que  Souga  ne  voulait  pas  descendre  le  fleuve  et 
m'avait  retenu  seulement  pour  avoir  de  moi  un  cadeau  d'usage. 
En  dépit  de  mon  impatience,  je  dus  attendre  les  événements. 

Pendant  ce  temps,  j'avais  revu  Djumba  deux  fois,  chaque 
fois  il  avait  voulu  retourner  dans  son  village,  promettant  de 
descendre  avec  moi,  mais  je  refusai  et  lui  fis  des  menaces.  Je 
sus  par  la  suite  qu'il  avait  fait  une  sorcellerie  contre  moi. 
Gomme  pour  donner  raison  à  la  sorcellerie,  le  12,  la  fièvre  me 
reprit  avec  violence  accompagnée  de  vomissements  que  je  ne 
pouvais  retenir.  Je  commençai  alors  à  être  faible,  à  ne  pou- 
voir manger;  je  ne  pouvais  plus  supporter  autre  chose  que  de 
l'eau  dans  laquelle  on  avait  fait  bouillir  de  la  canne  à  sucre. 
.  Il  faut  que  je  te  dise  qu'à  mon  arrivée  dans  ce  village,  j'avais 
ordonné  que  Metouta,  un  de  mes  Sénégalais,  descendrait  par  le 
fleuve  jusqu'à  Lopé  pour  porter  une  dénies  lettres;  il  devait 
descendre  dans  une  pirogue  contenant  à  peine  place  pour  deux 
hommes.  L'indigène  qui  la  montait  pouvait  à  peine  se  tenir 
assis  dans  le  fond. 

Metouta  parti,  je  me  tranquillisai  un  peu  parce  que  je  mettais 
Eallay  en  garde  contre  la  mauvaise  foi  des  Okanda. 

La  pirogue  fut  conduite  par  le  fils  du  chef  lequel,  avant  de 
rien  faire,  consulta  ses  sorciers  qui  procédèrent  alors  à  la  céré- 
monie suivante. 

Après  avoir  mis  des  bananes  dans  un  panier  et  les  avoir 


m  TROIS  EXPLORATION  S 

offertes  aux  esprits,  ils  prirent  la  crécellequi  sert  aies  réveiller, 
ei  la  secouant,  ils  demandèrenl  :  «  Fais-je  bien  d'envoyer  mon 
fils  chez  les  (  Ikanda  avec  l'homme  blanc?  » 

La  réponse  lut  sans  doute  affirmative,  puisque,  secouant  de 
nouveau  la  crécelle,  le  sorcier  demanda  :  «  Doit-il  partir  aujour- 
d'hui?» La  réponse  dut  être  de  nouveau  affirmative  attendu  que 
le  garçon  se  prépara  à  partir  et  se  coupa  une  mèche  de  cheveux 
surlanuque,  une  autre  sur  le  haut  de  la  tête,  un  ongle  despieds 
et  un  de  la  main.  Son  père  prit  tout  cela  et  en  lit  an  paquet  qu'il 
mil  dans  la  case  du  sorcier  sous  la  protection  duquel  il  devait 
se  trouver  désormais  pendant  le  voyage. 

Je  continue  donc.  Et,  d'abord,  avant  de  te  dire  que  j'ai  été 
malade  je  t'avertis  qu'en  ce  moment  je  me  porte  admirablement 
bien. 

Jusqu'au  10  août,  je  commençai  à  m'affaiblir  de  jour  en  jour 
et  je  me  souviens  qu'un  esclave  Okota  qui  avait  déjà  montré 
quelque  attention  pour  moi,  me  voyant  marcher  avec  grand'- 
peine,  me  donna  un  bâton  pour  pouvoir  m' appuyer. 

Le  11,  j'étais  tellement  faible  que  je  résolus  de  descendre  à 
Lopé  à  tout  prix  et  quand  j'eusse  même  dû,  à  mon  grand  regret, 
user  même  de  violence. 

Et  comme  je  n'avais  jamais  pu  nie  mettre  en  route  avec  ma 
petite  pirogue,  mes  hommes  ne  sachant  la  diriger,  je  me  décidai 
à  aller  le  lendemain  au  village  de  Djumba  pour  y  prendre  sa 
grande  pirogue  et  descendre  le  fleuve  tout  en  conservant,  s'il 
était  possible,  les  hommes  qui  m'avaient  conduit.  Le  soir, 
j'envoyai  dans  ma  petite  pirogue  Denis,  mon  interprète,  voir 
où  était  la  grande  pirogue. 

Le  17  août,  enfin,  je  partis  avec  quatre  hommes  du  village 
parmi  lesquels  l'esclave  Okota.  Arrivé  chez  Djumba  et  ne 
voyant  pas  sa  pirogue,  probablement  parce  que,  ayant  deviné 
mon   intention,  il  l'avait    cachée,  je  me  décidai  à  descendre 


DANS   L'OUEST  A.FRICA.]  X 


107 


avec  la  mienne,  menaçant 
de  tuer  ceux  de  mes  hom- 
mes qui  ne  vomiraient 
pas  me  conduire  chez  les 
Okanda. 

Alors,  quand  nousfùmes 
près  de  leur  village,  ils 
voulurent  accoster;  les 
ayant  menacés  en  vain,  je 
tirai  aux  oreilles  de  leur 
chefun  coup  de  fusil  pour 
leur  faire  peur;  tous  alors 
se  mirent  à  essayer  de  faire 
chavirer  la  pirogue.  Im- 
médiatement, j'arrêtai  ce 
mouvement  en  tuant  le  chef 
pendant  que  Denis,  avec 
une  carahine,  en  tuait  un 
autre;  il  se  trouva  que  ce 
fût  l'esclave  Okota  dont  je 
veux  te  parler;  quant  aux 
deux  derniers,  ils  se  jetè- 
rent à  l'eau.  Du  village 
partirent  quelques  coups 
de  fusil  que  je  fis  immé- 
diatement taire  en  tirant 
au-dessus  de  leurs  têtes 
un  coup  de  revolver.  En- 
fin je  descendis  le  lleuve 
avec  mes  deux  hommes. 
J'étais  désolé  de  ces  deux 
morts,  surtout  de  celle  du 


108  TROIS    EXPLORAT  IONS 

pauvre  esclave  Okota,  mais  je  n'en  éprouvais  aucun  remords, 
je  n'avais  l'ait  que  défendre  ma  vie.  En  ce  moment  je  me  croyais 
gravement  malade. 

Le  soir,  j'arrivai  au  village  de  Zaburet  et,  le  lendemain  matin, 
quand  je  me  préparais  à  repartir,  ce  fut  avec  la  plus  grande 
surprise  et  avec  la  satisfaction  la  plus  grande  que  je  vis  les 
vingt-deux  pirogues  des  Okanda,  lesquelles,  conduites  par  Bal- 
lay,  portaient  la  meilleure  partie  de  mes  provisions. 

Je  confesse  qu'alors  je  me  sentis  guéri. 

Le  D'Ballaymedit  que  j'étais  uniquement  fatigué  parles  priva- 
tions et  que  j'avais  une  fluxion  de  poitrine  mais  tellement  légère 
que  je  pouvais  poursuivre  le  voyage,  ce  que  je  fis  en  retournant 
en  arrière  avec  lui.  Nous  remontâmes  alors  le  fleuve  et  nous 
nous  arrêtâmes  1  jours  après  au  village  de  M'quémé. 

La  majeure  partie  de  mon  bagage  était  alors  déjà  remontée, 
le  quartier-maitre  Hamon  était  resté  à  Lopé  avec  le  surplus  que 
nous  nous  proposions  de  faire  repartir  avec  les  Aduma  ou  avec 
les  Okanda  même  quand  ils  remonteraient  le  fleuve  une  seconde 
fois. 

Quelquesjours  après  notre  arrivée  dans  le  village  de  M'quémé 
j'envoyai  Marche  reconnaître  le  fleuve  au-delà  des  cataractes  de 
Dumé,  il  parvint  presque  jusqu'au  territoire  des  Alzana. 

LeTi  septembre  les  Okanda  vinrent  me  dire  qu'ils  descendaient 
par  l'Ogôoué  mais  ils  avaient  peur  d'être  attaqués  parles  Pa- 
houins  maintenant  qu'ils  n'avaient  avec  eux  aucun  blanc;  je 
me  décidai  alors  à  les  accompagner,  mon  but  étant  de  dresser 
la  carte  du  11  cuve. 

Dix  pirogues  Aduma  s'étaient  jointes  à  celles  des  Okanda; 
j'avais  donc  avec  moi  environ  trente-quatre  pirogues  de  celles 
qui  peuvent  contenir  plus  de  trente  hommes.  Les  Okanda 
avaient  acheté  cent  quatre-vingt-deux  esclaves  parmi  lesquels 
il  y  en  avait  de  vieux  à  cheveux  blancs  et  des  enfants  de  trois  ans 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  109 

sans  leur  mère.  A  mon  arrivée  je  leur  fis  enlever  la  pièce  de 
bois  (la  gangue  des  Chinois  à  peu  près)  où  ils  avaient  les  mains 
prises,  c'était  d'ailleurs  la  seule  chose  que,  vu  les  circonstances 
de  l'expédition,  je  pusse  faire  pour  eux. 

Le  30,  dans  la  soirée,  nous  nous  arrêtâmes  à  l'embouchure 
du  fleuve  Ivindo,  dans  l'île  même  où  avait  eu  lieu  l'attaque 
contre  le  marquis  de  Gompiègne  et  Alfred  Marche. 

Le  lendemain  matin,  nous  repartîmes  et  un  des  chefs  Okanda, 
dont  la  pirogue  avait  chaviré,  se  noya.  Grâce  à  moi,  six  hommes 
de  cette  pirogue  avaient  été  sauvés  et  comme  mon  embarcation 
était  trop  petite,  je  dus  aller  abord  pour  les  faire  descendre  et 
en  retourner  chercher  d'autres,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine. 

Le  2  octobre,  j'arrivai  à  Lopé  et  envoyai  Hamon  avec  les 
Okanda,  lesquels  allaient  chez  les  Snenga  pour  les  prévenir  de 
l'heureuse  réussite  de  leur  voyage  :  Hamon  devait  prendre  à  la 
factorerie  de  Lambarené  trois  grosses  caisses  que  j'attendais 
d'Europe;  c'étaient  des  vivres  dont  nous  commencions  tous  à 
avoir  besoin  pour  nous  donner  un  peu  de  bien-être,  bien- 
être  relatif,  d'autant  plus  qu'à  présent,  nous  avions  à  notre 
disposition  des  moyens  de  transport  qui  devaient  nous  man- 
quer par  la  suite  pour  communiquer  avec  la  factorerie. 

J'écrivis,  par  l'entremise  de  Ballay,  le  priant,  s'il  y  avait 
moyen,  de  faire  verser  ma  solde  au  Trésor  du  Gabon,  et  j'at- 
tends encore  sa  réponse;  je  crois  que  c'était  chose  difficile. 

Je  te  prie  d'envoyer  à  mon  nom  par  l'entremise  du  Ministère, 
au  Trésor  du  Gabon,  la  somme  de...  francs  pour  payer  ce 
qu'Hamon  prendra  à  la  factorerie, d'autant  plus  que  les  dépenses 
faites  par  Ballay  au  Gabon  surpassent  de  7  à  000  francs  la 
somme  que  je  t'avais  demandée  de  Lopé  et  celle  que  j'avais  à 
ma  disposition  à  cette  époque  au  Gabon. 

A  présent,  il  m'est  indispensable  d'y  avoir  à  ma  disposition 
une  petite  somme  pour  payer  les  hommes  qui,  au  moyen  d'un 


HO  T  11  OIS   E  X  1»  L  0  11 A  T I  0  M  S 

bon  sur  la  factorerie,  conseillent  à  porter  mes  lettres.  Je  crois 
que  maintenant  cela  ne  sera  plus  souvent  possible.  Quant  à 
la  présente,  Renoqué  descendra  la  porter  d'ici  à  deux  mois,  et 
De  sera  probablement  La  dernière. 

Donc,  chère  maman,  c'est  le  cas  ou  jamais  de  dire  :  «  Pas 
de  nouvelles,  lionnes  nouvelles.  »  Plus  je  m'avancerai  dans  l'in- 
térieur, et  plus  grande  sera  la  difficulté  de  t'écrire. 

Ici,  les  vivres  sont  en  ce  moment  assez  restreints;  on  se  nour- 
rit de  viande  salée,  de  bœuf  sauvage  et  on  s'arrange  comme  on 
peut  pour  se  procurer  le  nécessaire.  La  cause  de  ce  manque  de 
vivres  est  que  les  Okanda,  étant  partis  en  voyage,  n'ont  pas 
pu  travailler  aux  plantations.  J'ai  bien  peur  que  pareille 
chose  n'arrive  également  chez  les  Aduma  au  commencement 
de  l'année  prochaine;  ils  se  sont  occupés  de  faire  du  commerce 
avec  les  Okanda  et  n'ont  pas  travaillé  davantage. 

Les  difficultés  devant  lesquelles  je  vais  me  trouver  sont  le 
manque  d'interprète  chez  les  peuples  au-delà  des  Aduma  ainsi 
que  le  manque  d'hommes  pour  conduire  les  pirogues.  Gela  me 
mettra  entièrement  entre  les  mains  de  ces  peuples. 

J'ai  reçu,  par  l'entremise  de  Ballay,  toutes  vos  lettres. 

Adieu. 


VIII 


Damé,  Eebagni,  Aduma,  20  avril  187? 


Mon  cher  Antoine, 

C'est  le  20  août  1875  que  je  me  suis  embarqué  pour  l'Afri- 
que, voilà  doue  vingt  mois  que  j'ai  quitté  l'Europe.  La  dernière 
occasion  de  t'envoyermes  notes  s'offre  à  moi.  Bientôt  la  route 
fluviale  va  être  barrée  par  les  Ossyeba. 

J'en  profite  pour  te  faire  un  récit  fidèle  de  ma  situation  pré- 
sente. Je  te  dirai  tout  ce  que  je  pense,  ce  que  j'espère  ou  ce  que 
je  crains  pour  l'avenir. 

Le  31  mars  1877,  je  suis  arrivé  pour  Ja  seconde  fois,  à  Dumé 
avec  les  Okanda  et  j'ai  laissé  le  reste  des  marchandises  à  Lopé. 
C'est  là  que  nous  nous  sommes  trouvés  de  nouveau  tous  réunis 
depuis  le  24  avril  1876  et  que  j'ai  définitivement  installé  mon 
quartier  général. 

Quand  je  suis  arrivé  ici  pour  la  première  fois  l'année  der- 
nière, le  20  juin  187G,  j'avais  pour  tout  bagage  un  sac  de  sol- 
dat et  j'étais  accompagné  seulement  de  Denis,  l'interprète 
Pahouin.  Je  t'assure  qu'il  m'a  fallu  une  bonne  dose  de  patience 


11-2  TROIS    EXPLORATIONS 

et  de  temps  pour  arriver  à  installer  ici  le  quartier  général  en 
question. 

Me  voilà  avec  mes  magasins  remplis,  tandis  que  nos  plan- 
talions  commencent  à  donner  des  résultats  :  les  radis  noirs, 
les  haricots  indigènes,  le  sacre,  le  tabac,  les  épinards,  etc. 

Permets-moi  une  digression.  Si  par  hasard,  il  te  prenait  la 
fantaisie  de  goûter  ces  épinards  qui  ont  paru  assez  souvent  sur 
notre  table,  tu  peux  te  donner  ce  plaisir  en  faisant  cuire  ces 
larges  feuilles  qui  sont  près  de  la  fontaine  de  notre  jardin  à 
Rome  avec  de  la  graisse  de  mouton,  du  poivre  et  du  sel;  c'est 
un  mets  véritablement  délicieux  (pour  les  gens  du  pays  s'entend, 
à  deux  mille  lieues  de  l'Europe. 

Dnmé  est  le  site  le  plus  à  l'Est  du  pays  des  Aduma.  Quand 
j'arrivai  l'année  dernière,  les  eaux  étaient  liasses  et  se  trou- 
vaient barrées  par  une  espèce  de  gradin  gigantesque  haut  de 
1  m.  50  et  long  de  400  mètres  environ.  L'eau  passait  sur  ce 
gradin  et  formait  une  petite  cascade.  La  hauteur  était  trop 
faible  pour  que  je  puisse  lui  donner  le  nom  de  chute.  Mais 
comme  ce  n'est  pas  non  plus  un  rapide,  je  lui  ai  donné  le  nom 
de  cataracte.  Maintenant  les  eaux  sont  hautes,  la  cataracte 
n'existe  plus  et  je  suis  obligé  de  retirer  aussi  le  nom  de  cata- 
racte. 

Notre  village  est  sur  la  rive  gauche  du  fleuve  à  une  altitude 
de  G  ou  8  mètres  du  niveau  moyen  de  l'eau,  bien  aéré,  et  en- 
touré par  les  bananiers  de  nos  jardins.  La  position  n'est  pas 
mauvaise  et,  ayant  fait  cadeau  d'une  chaîne  au  chef  le  plusin- 
11  uent  dans  un  rayon  de  20  kilomètres,  nous  avons  l'avantage 
de  ne  pas  craindre  les  vols  nocturnes. 

Ce  chef  qui  nous  protège  des  voleurs  s'appelle  Le  Tigre. 
Enfin  Dumé  est  la  station  la  plus  favorable  pour  nous  au  point 
de  vue  de  nos  projets  de  pénétration  dans  l'intérieur.  Le  fleuve 
commence  à  devenir  très  rapide  près  du  territoire  des  Azzana 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  118 

ou  des  Bakani  qui  se  trouvent  à  cinq  ou  six  jours  de  Dumé,  de  là 
nous  continuerons  très  probablement  jusqu'à  une  chute  que  les 
noirs  appellent  Pubara,  ou  Publié.  Cette  chute  est  située, 
d'après  leurs  indications,  à  quinze  ou  vingt  jours  de  Dumé, 
exactement  entre  le  pays  des  Batékésou  Atékés,  et  le  pays  des 
Avombo  lesquels  sont  sur  la  rive  du  fleuve  et  de  la  rivière  Li- 
bumbay,  affluent  à  la  gauche  de  l'Ogôoué  ou  Rebagni. 

Les  Batékés  ou  Atékés,  sont  l'objet  de  la  superstition  des 
noirs.  Ils  disent  que  ce  peuple  a  des  couteaux  dont  la  lance 
est  énorme.  Lorsqu'ils  en  portent  seulement  un  coup  dans  une 
case  ils  font  mourir  le  village  tout  entier!  Mais  voilà  qui  est 
plus  terrible. 

Les  Unibétés,  un  autre  peuple,  qui  habite  sur  la  rive  droite,  et 
à  une  assez  grande  distance  du  fleuve,  prennent  feu  lorsqu'il 
s'élève  dans  les  airs  et  retombe  en  pluie  de  feu  sur  la  terre.... 
Tous  ces  noms  se  trouvent  dans  les  anciennes  cartes  portu- 
gaises exécutées  de  1G  à  1700  d'après  les  indications  des  noirs, 
mais  je  les  retrouve  aune  distance' et  à  une  place  bien  diffé- 
rentes de  leur  place  réelle.  Ainsi  la  rivière  Libumbay  est 
signalée  (sur  ces  cartes  portugaises)  comme  un  affluent  de  la 
rive  droite  du  Congo  tandis  que  je  suis  sûr  que  la  rivière 
Libumbay  est  un  affluent  de  la  rive  gauche  de  l'Ogôoué. 

Quant  aux  Batékés,  aux  Umbétés ,  aux  M'bamba,  aux 
Avombo  et  aux  Shake,  je  les  retrouve  tous  sur  la  carte  portu- 
gaise faite  d'après  les  seules  indications  que  les  missionnaires 
aient  pu  tirer  des  noirs  de  la  mission  deConcobella  qui  est  en- 
viron à  250  milles  au  Sud-Sud-Est  de  l'endroit  où  Marche  et 
ensuite  le  Docteur  Ballay  arrivèrent  pendant  que  j'étais  malade. 
C'est  près  de  cette  chute  de  Pubara  que  je  voudrais  transporter 
mon  quartier  général.  Cet  emplacement,  que  je  ne  connais  que 
d'après  les  seules  indications  des  noirs,  me  semble  offrir 
l'avantage  de  pouvoir  me  permettre  d'entrer  en  rapports  avec  les 


114  TROIS   EXPLORAT  IONS 

Batékés,  qui  se  trouvent  au-delà  de  Pubara.  Et  comme  les 
Aduma  il  y  a  déjà  quinze  ou  vingt  ans  arrivaient  à  Pubara 
pour  faire  leur  commerce,  j'espère  pouvoir  les  décider  à  m'y 
emmener.  Les  peuplades  au-dessus  de  Dumé  ne  savent  pas 
s'en  servir  et  (railleurs  n'ont  pas  de  ces  grandes  pirogues  avec 
lequelles  j'ai  remonté  le  fleuve  jusqu'ici.  Ce  sont  toutes  des 
peuplades  de  la  brousse  qui  n'ont  construit  leurs  villages  sur 
les  rives  de  l'Ogôoué,  que  relativement  longtemps  après  que 
leurs  frères  noirs  y  avaient  installé  les  leurs,  c'est  ce  qui 
explique  la  rareté  des  pirogues  grandes  ou  petites,  et  à  plus 
forte  raison  celle  des  pagayeurs  sachant  les  conduire.  Jus- 
que-là j'avais  un  Aduma  comme  pagayeur. 

Il  y  a  quelque  temps  déjà,  quand  les  communications  entre 
les  Aduma  et  les  Okanda  n'étaient  pas  encore  barrées  par  les 
Ossyeba,  les  premiers  tiraient  leurs  esclavesdu  pays  quis'étend 
de  Dumé  jusqu'aux  chutes  de  Pubara,  pays  qu'ils  n'avaient 
jamais  dépassé.  Ils  payaient  ces  esclaves  avec  des  marchan- 
dises reçues  de  la  côte  par  les  Okanda. 

Lorsque  les  marchandises  vinrent  à  leur  manquer,  le  che- 
min étant  barré,  ils  continuèrent  à  faire  leur  voyage  du  côté 
de  Pubara.  Et  pour  se  procurer  pendant  quelque  temps 
encore  des  esclaves  ils  prirent  le  parti  de  s'emparer  par 
tromperie  et  par  violence  de  leurs  anciens  amis  et  ils  les  vendi- 
rent comme  esclaves.  Depuis  cette  entreprise,  la  crainte  des 
représailles,  les  a  fait  renoncer  à  leur  voyage,  et  ils  ne  se  mon- 
trent qu'à  trois  ou  quatre  jours  au-delà  de  Dumé. 

Le  manque  de  marchandise  «  esclaves  »  n'en  fit  pas  aug- 
menter le  prix,  et  depuis,  les  Aduma  ont  trouvé  utile  d'appliquer 
ce  système  en  famille.  Le  père  a  vendu  le  fils,  le  frère  a  vendu 
son  frère  et  le  fils,  sa  mère...  Ne  vas  pas  croire  que  j'exagère. 
Sur  treize  esclaves  achetés  par  moi,  trois  ont  été  vendus  par  le 
père,  trois  par  leur  frère  aine,  deux  par  leur  frère  cadet  et  un  par 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  IJ5 

son  oncle.  Je  les  ai  achetés  de  seconde  ou   troisième  main 
#ux  Okanda  et  aux  Galois. 

Pour  les  raisons  que  je  viens  de  dire,  ces  Aduma,  sauf  quel- 
ques rares  exceptions,  n'ont  guère  envie  de  remonter  avec  moi 
à  Pubara,  d'autant  plus  que  maintenant  les  Batékés  ont  com- 
mencé à  apporter  des  marchandises  européennes  venant  du 
Congo,  ce  qui  a  diminué  la  valeur  des  marchandises  que  les 
Aduma  pouvaient  tirer  de  leur  région.  Quel  peuple  est  celui-ci, 
mon  cher  Antoine  !  c'est  le  plus  mauvais  de  ceux  que  je  con- 
nais, et  parmi  ceux  que  j'ai  rencontrés  jusqu'ici,  c'est  celui  qui 
ôccupele  rang  le  moins  élevé  dans  l'échelle  sociale.  Il  n'a  pas 
la  plus  lointaine  idée  de  quelque  chose  qui  ressemble  à  un 
sentiment  quelconque.  La  matière  brute  est  tout  pour  ces  gens. 
Ils  manquent  absolument  de  principe  et  de  tradition  quels 
qu'ils  soient.  Le  plus  souvent,  le  fils  ne  pourrait  te  dire  ouest 
né  son  père,  et  si  on  lui  demande  ce  qu'étaient  les  Adumas  il  y 
a  soixante-dix  ou  cent  ans,  il  ne  sait  te  répondre  sur  rien.  Il 
n'existe  parmi  ces  sauvages  aucune  espèce  de  poésie  quel- 
conque, même  grossière. 

Quand  ils  vont  en  pirogue,  ils  chantent,  et  battent  la  mesure 
pour  arriver  à  plonger  leurs  rames  correctement.  Quand  avec  la 
voix  ils  s'accompagnent  au  son  du  tamtam,  leurs  paroles  n'ont 
aucun  sens  et  ne  signifient  rien  du  tout.  Ils  sont  lâches,  pervers 
e1  intraitables.  Voilà  la  perle  précieuse  que  j'ai  découverte  en 
1876  et  que  j'ai  l'honneur  de  présenter  au  monde  civilisé.  Voilà 
lepeuple  auquel  je  dois  m'adresser  pour  m'emmener  à  Pubara. 

Conclusion  :  Ma  seule  route  est  le  fleuve,  mon  seul  moyen 
de  transport,  la  pirogue,  mes  seuls  rameurs,  les  Aduma.  Je 
t'avoue  que  j'ai  peur  de  faire  «  fiasco  ». 

Parmi  les  différents  chefs  deux  s'appelant  Mata  et  Guégo 
sont  ceux  qui  jouissent  de  la  plus  grande  influence.  Sous  leur 
protection,   la  route  du  fleuve  en-dessus  de  Dumé,  devient 


116  TROIS  EXPLORATIONS 

sûre,  et  Mata  est,  en  effet,  le  seul  qui  puisse  réunir  les 
hommes  d'un  certain  nombre  de  villages  pour  conduire  nos 
pirogues.  Et  pourtant  au  début  nos  relations  étaient  peu 
amicales. 

Rapace,  fourbe,  avare,  il  me  prenait  pour  une  vache  à  lait. 
Il  prétendit  d'abord  que  les  siens  ne  connaissaient  pas  le  fleuve. 
Je  dus  lui  prouver  le  contraire,  il  finit  par  me  promettre  qu'il 
réunirait  tous  ses  Aduma  pour  nous  conduire  ensemble 
nos  marchandises  et  moi  jusqu'à  la  chute  du  Pubara. 

De  mon  côté,  je  lui  ai  fait  un  petit  cadeau  et  de  grandes 
promesses  pour  le  moment  où  nous  serions  arrivés  là-bas. 
Il  va  s'occuper  de  réunir  ses  gens,  réussira-t-il?  Je  suis 
presque  sûr  que  non.  Si  j'ai  des  hommes,  je  le  devrai  aux 
grandes  promesses  avec  lesquelles  j'ai  séduit  les  différents 
chefs. 

Pour  transporter  là-bas  toutes  les  marchandises,  il  faudra 
plusieurs  voyages. 

Un  grand  obstacle  que  tout  d'abord,  j'espérais  pouvoir  éviter 
et  qui  maintenant  se  présente  d'une  façon  imminente,  c'est  la 
petite  vérole. 

Justement,  cette  affreuse  maladie  vient  d'éclater  dans  tous 
les  villages  voisins  avec  une  intensité  épouvantable,  maladie 
qui,  avec  le  choléra,  est  beaucoup  plus  forte  qu'en  Europe. 
Quand  je  pense  que  d'une  semaine  à  l'autre,  je  puis  perdre  la 
moitié  de  mes  hommes,  il  me  vient  des  frissons.  Impossible  de 
les  isoler  à  moins  de  les  exposer  à  mourir  de  faim;  je  dois  me 
limitera  desimpies  précautions  hygiéniques.  Une  excitation 
nerveuse  m'empêche  de  rester  tranquille  dans  mon  lit  plus 
de  six  ou  sept  heures  et  j'ai  recommencé  mes  promenades 
nocturnes. 

Dans  le  village  voisin,  —  village  de  vingt-cinq  âmes,  —  il  y  a 
eu  hier  deux  morts  et  huit  cas  de  maladie. 


DANS   L'OU  E  S  T   A  F  E  I  C  AIN  1 17 

De  plus,  en  bas  du  fleuve,  et  chez  les  Okanda,  le  lléau  sévit 
également.  Les  Okanda  d'Asetuka,  fous  de  peur,  se  sont  enfuis 
pour  retourner  dans  leur  pays  sans  attendre  les  esclaves  que 
nous  avons  déjà  payés.  Les  Okanda  de  Lopé  sont  restés,  bien 
que  la  petite  vérole  fit  également  des  victimes.  Avec  leur 
départ,  je  vois  se  rompre  le  dernier  lien  qui  m'attachait  à  l'Eu- 
rope. La  maladie  s'étant  manifestée  le  long  de  la  route  que  je 
dois  parcourir,  a  mis  dans  la  tète  des  noirs  toujours  prêts  à 
croire  les  choses  les  plus  extraordinaires,  que  je  suis  la  cause 
de  toutle  mal.  Ils  en  sont  tous  convaincus  et  me  demandent 
seulement  de  quelle  façon  j'ai  pu  éviter  la  mort. 

Un  Aduma  me  parlant  me  démontrait  qu'il  savait  parfaite- 
ment comment  les  choses  étaient  arrivées  :  «  Quand  nous 
»  sommes  descendus  avec  toi,  dans  le  pays  Okanda,  chercher 
»  tes  marchandises,  la  maladie  n'existait  pas  encore,  quand 
»  nous  avons  reçu  les  marchandises,  qui  est-ce  qui  a  dit  : 
»  Okanda  et  Aduma,  le  moment  du  départ  est  arrivé,  nous 
»  nous  mettons  en  route  à  la  fin  de  la  lune,  les  Aduma  se 
»  sont  réunis  sur  le  banc  de  sable  de  Passangoi  pour  partir.  Tu 
»  es  alors  venu  sur  le  banc  et  as  demandé  :  Où  sont  les  Okanda 
»  et  le  reste  des  Aduma?  Nous  t'avons  dit  :  Ils  viendront 
»  demain.  Le  fléau  n'était  pas  encorearrivé.  Tu  as  attendu  trois 
»  ou  quatre  jours  et  les  Okanda  n'étaient  pas  là.  Alors,  tu  t'es 
»  mis  dans  une  grande  colère  et  quand  les  Okanda  sont  enfin 
»  arrivés,  tu  as  envoyé  la  maladie  par  l'air  de  façon  qu'elle  se 
»  répande  sur  tous  les  hommes.  » 

Voici  de  plus  une  seconde  version ,  par  une  confidence  d'un 
de  mes  esclaves,  j'ai  su  qu'un  chef  Okanka  avait  dit  ceci  : 
«  Le  chef  blanc  est  mauvais  et  porte  avec  lui  une  caisse  pleine 
»  de  maladies.  Lorsqu'il  passe  dans  un  village  il  ouvre  la  caisse, 
»  toutes  les  maladies  sortent  et  ces  maladies  font  mourir  tous 
ï  les  hommes  du  village.  » 


118  T  I  ;  0  I S   E  X  P  I,  O  R  A  TI  0  K  S 

Voilà  donc  ton  frère  métamorphosé  en  Pandore  antique  ;  ce 
mauvais  renom  qui  s'est  répandu  plus  vite  et  beaucoup  plus 
loin  qu'on  ne  le  pense,  ne  m'ouvrira  certainement  pas  la  route. 
Le  docteur  Ballay  est  toujours  en  mouvement  pour  prescrire 
des  remèdes  et  soigner  les  malades. 

Jusqu'à  aujourd'hui,  personne  n'a  pu  être  garanti  de  la  mort 
mais  Ballay  espère  bien  en  sauver  quelques-uns.  S'il  arrive 
à  ce  résultat,  il  sera  pris  pour  une  divinité  et  une  divinité 
bien  utile  que  nous  ne  laisserions  pas  échapper  facilement. 

Une  autre  difficulté  en  face  de  laquelle  je  vais  bientôt  me 
trouver  aux  prises  est  le  manque  d'interprètes  quand  je  serai  à 
Pubara. 

Présentement  les  langues  M'Pongowe,  Bakalais,  Fan, 
Make,  Bacci  et  Okanda,  que  nos  interprètes  savent  à  peu  près 
bien,  me  suffiront.  Mais  après,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai  ; 
les  esclaves  que  j'avais  achetés  dans  ce  but  s'étant  presque 
tous  enfuis. 

«  Ma  vie  n'est  pas  en  danger,  et  il  paraît  que  quant  à  présent, 
»  je  ne:  prendrai  pas  rang  dans  la  glorieuse  phalange  de  martyrs 
»  dont  la  science  s'honore,  et  qui  ont  jalonné  de  leurs  cadavres 
»  la  route,  qu'ils  ont  ouverte  à  la  civilisation  et  à  la  science.  » 

Rien  n'a  égalé  la  stupéfaction  des  indigènes  le  jour  où  la 
canonnière  «  Marabout  »,  qui  relâchait  près  de  Renoqué  en 
novembre  1876,  m'a  salué  au  départ  d'un  coup  de  canon, 
lorsque  je  remontai  le  fleuve.  Nous  étions  alors  bien  pourvus  et 
possédions  environ  quatre  cents  caisses,  colis,  ballots  de  toutes 
dimensions.  Figure-toi  qu'ils  m'avaient  pris  pour  un  grand 
chef  des  Français  et,  détrompé  par  moi,  on  a  demandé  avec- 
un  grand  étonnement  :  «  Quel  est  donc  ce  Nabab  si  magni- 
fique, qui  a  avec  lui  des  marchandises  plus  qu'un  village  n'en 
peut  contenir  et  qui  ne  vient  pas  ici  pour  faire  du  commerce?  » 
Ils  auraient  bien  voulu  me  dépouiller  sous  prétexte  de  rançon 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  |  |;i 

et  de  tribut,  mais  ils  me  trouvaient  armé  de  trop  lionnes 
dents  sous  la  forme  de  treize  Sénégalais  armés  de  mousque- 
tons système  Gras. 

Le  1er  janvier  1870  eut  lieu  une  grande  fête  dans  la  factorerie 


;    - 


LE     DOCTEUB      BALLAÏ 


en  face  de  Lambaréné  et  je  me  rappelle  cette  date  parce  que 
j'ai  mangé  du  pain,  la  seule  fois  que  j'en  eusse  mangé  pendant 
l'année  1876.  Somme  toute,  jusqu'à  aujourd'hui  ma  santé  était 
restée  bonne  et  je  n'avais  eu  à  déplorer  que  quelques  accès 
de  fièvre.  Ceux-ci  m'ont  repris  plus  souvent  à  Lopé  parce  que, 
devant    m'absenter    souvent  et  pendant    longtemps,    comme 


120  TROIS    EXPLORATIONS 

lorsque  je  fis  ma  pénible  excursion  dans  le  pays  des  Ossyeba, 
j'étais  forcé  alors,  de  vivre  avec  les  seules  ressources  du  pays. 
De  temps  en  temps, je  retournais,  pour  quatre  ou  cinq  jours,  au 
quartier  général  de  Lopé,  et  alors  je  m'y  considérais  comme 
dans  un  Eden,  chèvre,  mouton,  sucre,  café,  etc.,  etc.,  se  trou- 
vaient en  abondance,  grâce  auxquels  je  reprenais  mes  forces, 
débilité  par  les  fièvres  et  par  les  fatigantes  excursions  à  l'hu- 
midité et  au  soleil  dans  ces  régions  malsaines.  J'étais  alors 
robuste  et  avec  l'appétit  que  j'avais,  je  digérais  bien  le  pain 
indigeste  du  pays,  pain  fait  de  manioc  et  de  banane. 

Quand,  le  24  mai,  j'ai  quitté  Lopé,  la  carabine  à  l'épaule  et 
accompagné  seulement  de  trois  hommes,  quand  je  suis  allé 
chez  les  Aduma  en  traversant  le  territoire  Ossyeba,  la  fièvre 
commençait  alors  à  faire  des  siennes;  les  vivres  manquaient  et 
j'étais  bien  heureux  quand  je  pouvais  trouver  un  œuf  et  quel- 
ques bananes,  seules  choses  qui  paraissent  sur  ma  table. 
Depuis,  il  m'est  arrivé  de  me  nourrir  cinq  ou  six  jours  seule- 
ment de  bananes  que  je  ne  pouvais  plus  digérer.  Je  commen- 
çais alors  à  me  sentir  très  débilité  et  le  10  août  je  tombai 
malade  d'une  maladie  à  moi  inconnue. 

Le  17  août,  par  bonheur,  pendant  que  je  descendais  le 
lleuve,  avec  espérance  d'arriver  vivant  à  Lopé,  comme  tu  sais, 
je  rencontrai  Ballay  qui  remontait  le  ileuve  avec  plusieurs 
pirogues  Okanda.  Il  me  fit  de  suite  arrêter  au  village  de 
Guémé  pour  soigner  ma   maladie  des    organes  respiratoires. 

La  première  fois  que  je  sortis  de  la  cabane  où  on  m'avait 
donné  l'hospitalité,  j'étais  un  vrai  squelette.  Quand  je  dis 
«  sortis  »  j'aurais  dû  dire  «  je  fus  transporté  »  attendu  que  pen- 
dant dix  jours  deux  hommes  venaient  me  sortir  de  mon  lit  de 
bambou,  me  tenantl'un  par  la  tète,  l'autre  parles  pieds,  et  me 
portaient  ainsi  à  l'air  et  à  l'ombre,  devant  la  case.  Tu  vois  que 
je  dis  franchement  par  quelles  épreuves  j'ai  passé. 


PAGAYEURS      PAHOUIXS 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  123 

Je  me  remis  assez  vite,  évitant  ainsi  l'honneur  de  faire 
partie  de  cette  glorieuse  phalange  dont  je  viens  de  te  parler. 
En  somme,  je  trouve  qu'un  bon  bâton  est  le  meilleur  moyen 
pour  faire  la  route  et  je  confesse  que  j'aurais  eu  un  grand  désir 
de  venir  vous  embrasser  et  de  revoir  tous  ceux  dont  le  sou- 
venir m'a  accompagné  jusqu'ici. 

Tous  les  jours,  je  sentais  de  plus  en  plus  revenir  mes  forces. 
A  Lopé,  où  je  retournai  pour  aider  le  quartier-maitre  Hamon,  à 
remonter  le  fleuve,  de  nouveaux  accès  de  fièvre  me  reprirent.  Je 
ne  pouvais  plus  supporter  ni  le  manioc  ni  les  bananes.  J'avais 
faim  et  je  ne  pouvais  manger  que  très  peu,  un  demi-poulet  seu- 
lement. Mon  estomac  n'en  supportait  pas  davantage. 

Ce  fut  une  grande  fête  pour  moi  quand  la  chasse  put  me  pro- 
curer pour  quelques  jours  des  biftecks  à  l'anglaise.  Mais  trop 
faillie  pour  chasser  sérieusement,  malgré  la  faim  je  suis  resté 
prudent.  Je  n'ai  pas  voulu  me  fatiguer  et  je  me  suis  contenté  de 
profiter  des  occasions  qui  se  présentaient  à  moi.  Une  fois  que 
je  parle  de  chasse,  tu  sais  que  je  ne  m'arrête  pas  vite.  Pendant 
mon  séjour  à  Lopé  nous  avons  tiré  vingt-quatre  bœufs  sau- 
vages, j'en  puis  réclamer  pour  ma  part  plus  de  moitié.  Ils 
avaientbeaucoup  de  peine  à  mourir;  j'en  ai  vu  un  s'enfuir  ayant 
dans  le  corps  huit  ou  dix  balles  que  lui  avait  tirées  le  quartier- 
maitre  Hamon.  J'en  ai  vu  un  autre  auquel  mes  laptots  avaient 
envoyé  dans  le  corps  douze  balles  de  fusil  système  Gras,  tomber 
à  terre,  se  relever  d'un  bond  et  s'élancer  sur  les  assaillants  de 
telle  façon  qu'il  fallut  l'achever  d'un  coup  de  couteau  à  la  gorge. 
Une  autre  fois  j'ai  fait  un  beau  doublé  ou,  pour  être  plus  exact, 
j'ai  tiré  avec  mon  mousqueton  Gras  deux  coups  successifs  fort 
bien  dirigés.  Je  me  rappelle  qu'un  jour  où  je  rentrais  d'une  expé- 
dition chez  les  Pahouins,  où  je  venais  de  faire  mettre  en  liberté 
deux  Okanda  prisonniers,  j'aperçois  devant  moi  à  la  distance  de 
loi»  ou  200  mètres,  un  troupeau  de  bœufs  sauvages.  Mais  ce  qui 


124  TRO  [S  EXP  LO  RATIONS 

me  tenta  plus  que  tout  le  reste, c'était,  à  la  queue  du  troupeau, 
deux  veaux  dont  la  chair  devait  être  tendre.  Le  temps  de  mettre 
le  genou  en  terre  et  de  tirer  mes  deux  coups,  le  troupeau  étail 
déjà  depuis  longtemps  en  fuite  mais  les  deux  veaux  étaient  par 
terre,  l'épine  dorsale  fracassée.  Le  cœur  et  l'épine  dorsale  sont 
les  seuls  endroits  qu'il  convient  de  prendre  comme  point  de 
mire  quand  on  ne  veut  pas  gaspiller  ses  balles.  C'était  un  coup 
difficile,  je  le  sais,  mais  je  me  pique  de  n'être  pas  mauvais 
tireur. 

Depuis,  après  des  alternatives  de  mieux  et  de  rechutes,  je 
reprends  enfin  de  jour  en  jour  mes  forces.  Mon  appétit  revient; 
j'en  profite  pour  manger  deux  pains  et  demi  par  jour.  Il  n'est 
certes  pas  fait  avec  toute  la  perfection  désirable,  ce  pain,  mais 
nous  le  trouvons  cependant  délicieux  et  meilleur  que  celui  que 
nous  mangions  en  France,  car  c'est  du  vrai  pain  fait  avec  de  la 
vraie  farine  de  froment.  Un  baril  de  100  kilos  en  a  été  ap- 
porté par  Hamon.  Heureusement  que  l'eau  avait  pénétré  dans 
le  baril  formant  une  croûte  de  pâte,  cette  croûte  a  sauvé  la  moi- 
tié du  contenu  du  baril. 

Me  voici  donc  propriétaire  de  60  à  70  kilos  d'excellente  farine 
qui  nous  donne  du  pain,  le  sucre  et  le  café  ont  fait  également 
leur  réapparition  sur  la  table,  et  quelquefois ,  —  rarement  — 
figure  àla  place  d'honneur  une  bouteille  de  vin...  Tous  les  jours, 
cependant,  nous  avons  un  peu  d'eau-de-vie,  mais  je  ne  la  prends 
et  ne  m'en  sers  que  comme  cordial,  n'étant  pas  habitué  à 
l'alcool.  Quand  je  suis  fatigué  de  la  route,  une  gorgée  me  suffit 
pour  me  rendre  des  forces.  Nous  avons  mis  de  côté  un  peu  de 
farine  et  de  biscuits  auxquels  nous  ne  devons  toucher  qu'à  la 
dernière  extrémité.  En  somme,  tous  nos  soins  doivent  tendre 
maintenant  à  nous  remettre  sur  pieds  et  à  nous  fortifier  pour 
pouvoir  supporter  de  nouvelles  privations. 

Arriverons-nous  à  Pubara?  Pouvons-nous  dépasser  ce  point 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  125 

et  nous  enfoncer  plus  avant?  Qui  sait?  j'ai  très  peur.  Le  jour  où 
je  me  verrai  abandonné  de  mes  hommes  et  dans  l'impossibilité 
matérielle  de  continuer  ma  route  en  avant,  je  ferai  un  effort 
"suprême  et  je  m'avancerai  par  terre  vers  l'est,  accompagné  de 
deux  ou  trois  hommes  dévoués,  sans  autre  bagage  que  ce  qui 
peut  se  porter  à  l'épaule.  Mes  marchandises  seront  vite  épuisées 
mais  je  compte  pouvoir  continuer  cette  vie  pendant  trois  ou 
six  mois  et  avancer  ainsi  de  trois  cent  milles  du  point  extrême 
de  mon  quartier  général. 

Pour  la  santé  d'un  Européen  je  ne  crois  pas  possible  de  faire 
plus.  Je  sais  fort  bien  que  quand  je  retournerai  au  dernier 
endroit  où  j'ai  déposé  mes  marchandises,  je  serai  dans  un  état 
déplorable,  mais  je  me  déciderai  alors  à  revenir  en  Europe. 
Descendre  au  Gabon  par  eau  n'est  pas  chose  difficile.  La  joie 
de  me  trouver  au  milieu  de  vous  et  de  mes  amis  m'aura  vite 
guéri. 

Je  ne  te  parle  pas  des  ennuis  que  me  donne  le  comman- 
dement de  l'expédition;  ils  sont  de  peu  d'importance,  il  y  a 
cependant  beaucoup  à  faire  et  la  responsabilité  n'est  pas  légère. 

Le  talisman  qui  m'a  toujours  servi  est  celui-ci,  infaillible 
quand  on  l'emploie  : 

Être  plus  dur  pour  soi  que  pour  les  autres. 

J'espérais  que  Hamon  m'aurait  apporté  du  Gabon  mes  éphé- 
mérides  astronomiques  pour  1877,  mais  la  négligence  des 
vapeurs  aété  telle,  que  je  suis  resté  privé  des  caisses  que  j'atten- 
dais et  de  ce  livre  sans  lequel  je  ne  puis  relever  les  positions 
d'une  manière  précise.  En  effet,  depuis  la  fin  de  1876,  et  à  cause 
du  mauvais  état  de  l'atmosphère,  je  n'ai  pu  faire  une  seule 
observation  astronomique;  il  n'y  a  cependant  pas  de  ma  faute, 
je  ne  sais  combien  de  nuits  j'ai  perdues  à  observer  une  éclipse 
d'étoile  ou  une  éclipse  de  satellites  de  Jupiter.  Le  ciel  n'a  jamais 
voulu  se  montrer  serein  au  moment  de  ces  phénomènes. 


126  TB  OIS  EXPLO  RAT  EONS 

Je  voudrais  écrire  à  chacun  de  mes  frères  aussi  souvent  que 
je  pense  à  eux,  mais  le  temps  me  manque. 

Autant  de  baisers  à  chacun  à  la  maison  el  rappelle-moi  à 
mes  amis  de  Rome. 

A  toi  ;  une  accolade  et  un  baiser  qui  renferme  tout  ce  que 
mon  cœur  te  souhaite. 


IX 


lï  juin  J817 

Le  temps  me  manque,  mon  cher  Antoine,  pour  t'écrire  lon- 
guement comme  j'aurais  voulu.  Si  je  n'avais  pas  la  preuve  que 
l'on  ne  peut  compter  eri  rien  sur  les  Aduma,  je  te  dirais  que 
les  Okanda  redescendent  le  fleuve  aujourd'hui  et  que  d'ici 
quatre  jours,  j'aurai  ici  trois  ou  quatre  pirogues  et  quarante  ou 
cinquante  pagayeurs  Aduma  tout  prêts  à  remonter  avec  Ballay, 
Hamon  et  moi  jusqu'à  Puhara. 

Une  des  conditions  du  départ  est  le  paiement  fait  d'avance,  je 
m'attends  néanmoins  à  ce  que  les  pirogues  soient  abandonnées 
à  la  première  occasion.  Un  premier  voyage  ayant  déjà  été  fait 
sans  accident,  un  second  sera  plus  facile. 

La  petite  vérole  a  ravagé  beaucoup  le  bas  Aduma.  Ici,  dans 
bjs  villages  voisins,  grâce  à  Ballay,  les  victimes  sont  peu  nom- 
breuses. Aucun  de  mes  hommes  n'a  été  malade.  Marche  des- 
cend avec  les  Okanda  et  retourne  en  France  pour  motif  de  santé. 
Ma  santé  à  moi  est  parfaite  et  Ballay  se  porte  bien  aussi.  Quant 
à  Hamon,  il  se  porte  toujours  parfaitement;  bien  entendu,  on 
ne  doit  pas  tenir  compte  de  quelques  accès  de  fièvre  de  temps 
en  temps.  Que  nous  réserve  l'avenir1  qui  peut  jamais  le  prévoir? 


m 


D  ANS   L  -  0  U  E  S  T   A  F  I  i  I  G  A  I  X 


Peut-être  serai-je  de  retour  eu  Europe  eu  1878,  mais  tout 
dépend  des  circonstances. 

Pour  faciliter  notre  départ,  j'ai  barré  pour  tous  mes  Aduina, 
le  fleuve  au-dessus  de  Dumé  jusqu'au  départ  de  mes  pirogues. 
Je  confie  cette  lettre  à  un  Okanda  qui  retourne  dans  son  pays. 

Un  baiser  au  papa  et  à  la  maman  à  laquelle  je  n'ai  pas  le 
temps  d'écrire  aujourd'hui. 


Adieu. 


X 


Dumè,  3  juillet  1877 

Mon  cher  papa 

Je  dois  des  excuses  à  tous  et  surtout  à  toi  si  je  ne  t'écris  pas 
plus  souvent,  mais  quand  vient  l'occasion  d'envoyer  mon  cour- 
rier à  la  côte,  c'est  précisément  à  ce  moment  que  je  dois  m'oc- 
cuper  d'organiser  mon  départ,  chose  qui,  je  t'assure,  n'est  pas 
facile  dans  ce  pays.  Pour  toi,  j'ai  une  autre  excuse,  tu  souffres 
des  yeux,  mon  écriture  étant  peu  déchiffrable,  je  finis,  d'ordi- 
naire, pour  ne  te  point  fatiguer,  par  envoyer  à  maman  mes 
pattes  de  mouche  accoutumées.  Gomme  tu  sais  déjà,  j'ai  quitté 
définitivement  en  mars  le  pays  des  Okanda  et  j'ai  rejoint  le 
docteur  Ballay  que  j'avais  laissé  près  d'Aduma.  Depuis  le 
commencement  d'avril  je  n'ai  fait  que  d'aller  de  village  en  vil- 
lage organiser  le  départ  d'Aduma.  J'essaye  d'établir  mon  quar- 
tier géûéral  plus  à  l'Est.  L'endroit  que  j'ai  choisi  est  la  chute  ae 
Pubara  que  je  connais  seulement  d'après  les  renseignements 
que  j'ai  eus  non  sans  peine  des  Aduma  Okota  et  Okanda.  Cet 
endroit  me  semble  bon  pour  préparer  un  nouveau  voyage  tout 
en  me  servant  des  peuplades  qui  sont  dans  le  voisinage.  Ces 
peuples,  je  n'en  connais  pas  même  le  nom... 

Dans  ma  dernière  lettre  adressée  du  milieu  de  juin  à  maman 


130  TROIS   EXPLORATIONS 

je  ne  croyais  pas  que  je  pusse  me  mettre  si  vite  en  route,  car 
je  doutais  de  mes  forces.  Je  t'apprends  maintenant  que,  non 
sans  une  peine  terrible,  Ballay  et  le  quartier-maître  Hamonsont 
partis  il  y  a  deux  jours,  avec  cent  vingt  Aduma  et  trente  piro- 
gues. Quant  à  moi,  je  reste  ici  pour  enlever  aux  Aduma  qui  sont 
partis,  toute  velléité  de  quitter  Ballay  et  Hamon.  Je  reste  en  outre 
pour  leur  faire  croire  que  je  ne  quitte  pas  leur  pays  et  que  je 
réside  encore  ici  avec  une  grande  quantité  de  marchandises. 

Autrement  il  me  serait  impossible  de  préparer  le  départ.  Tu 
ne  saurais  croire  combien  de  peines,  combien  de  temps,  com- 
bien de  diplomatie  et  surtout  quelle  immense  dose  de  patience 
il  faut  avoir  en  ce  pays. 

En  ce  qui  concerne  la  patience,  véritablement  je  m'admire... 
Mais  cette  patience  a  été  mise  à  une  dure  épreuve,  étant  donné 
ce  que  j'ai  eu  à  supporter  dans  mes  négociations  avec  Duona- 
lambomba,leplus  influent  des  chefs  Aduma.  Jeté  confesse  pour- 
tant que  si  je  n'avais  pas  eu  la  crainte  de  me  voir  planté  défini- 
tivement à  Dumé,  je  n'eusse  jamais  été  aussi  tolérant.  J'ai  dû 
bloquer  le  haut  fleuve,  menacer  de  la  guerre  les  Aduma  s'ils  ne 
me  donnaient  des  hommes  pour  remonter  mes  marchandises  et 
j'ai  dû,  de  plus,  trouver  le  moyen  de  gagner  à  ma  cause  Boaya 
et  Mbuengia,  les  deux  chefs  Okanda  qui  sont  venus  jusqu'ici 
pour  acheter  des  esclaves.  Enfin  j'ai  promis  une  paye  extraor- 
dinaire à  chacun  des  hommes  (4  mètres  d'étoffe,  une  petite  boite 
de  poudre,  un  couteau,  une  mesure  de  sel,  un  miroir,  une 
chaîne  de  cuivre,  un  Nchan  —  (il  serait  trop  long  de  t'expliquer 
ce  que  c'est)  —  une  sonnette,  une  barre  de  cuivre,  un  grelot, 
deux  colliers  de  perles,  quatre  pierres  à  fusil,  du  fil  de  laiton, 
un  mouchoir,  et  à  chacun  des  chefs  un  fusil,  un  tonneau  de 
poudre,  10  mètres  d'étoffes,  un  bonnet  rouge,  une  marmite, 
trois  mesures  de  sel,  deux  bracelets  de  cuivre,  deux  miroirs, 
un  collier   de  Congolo,    un  d'Irendi,  deux  couteaux,  quatre 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  181 

pierres  à  fusil  et  un  sabre).  Ce  n'est  pas  tout  de  promettre,  il 
faut  payer.  Autrement,  je  serais  abandonné  en  route.  —  En 
somme  nous  sommes  partis. 

Il  ne  reste  plus  ici  aucune  marchandise.  J'ai  avec  moi  un 
Sénégalais  et  quatre  hommes  du  Gabon  —  c'est  seulement 
quand  les  Aduma  seront  de  retour,  que  je  partirai  avec  mes 
hommes,  dans  une  petite  pirogue  ne  mesurant  pas  plus  de  cin- 
quante centimètres  de  large  et  devant  être  manœuvrée  par  des 
gens  qui  ne  savent  pas  ramer,  ce  qui  n'est  pas  facile  surtout 
dans  les  rapides.  Je  me  promets  un  vrai  voyage  d'agrément. 
A  chaque  coup  de  pagaye,  l'eau  embarquera.  J'ai  déjà  cha- 
viré cinq  ou  six  fois  avec  d'habiles  rameurs  :  le  nombre 
de  mes  plongeons  va  donc  encore  augmenter.  C'est  un  petit 
malheur  en  somme,  il  faut  faire  contre  mauvaise  fortune  bon 
cœur. 

Mes  expériences  philanthropiques  sur  l'esclavage  n'ont  pas 
été  heureuses.  Malgré  les  conseils  amicaux  des  Okanda,  qui 
me  disent  que  puisque  les  esclaves  ne  s'enfuyaient  jamais  on 
pouvait  les  faire  travailler,  les  bàtonner  souvent,  ne  leur 
donnera  manger  que  des  racines  et  presque  jamais  de  viande, 
je  leur  ai  fait  enlever  l'espèce  de  carcan  dans  lequel  ils  étaient 
pris  par  les  pieds,  je  leur  ai  donné  la  liberté  soit  de  partir  soit 
de  rester  avec  moi  leur  promettant  nourriture  et  cadeaux  s'ils 
m'accompagnaient.  Ils  sont  restés  pendant  quelque  temps, 
mais  après,  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  de  leur 
pays,  ils  m'ont  presque  tous  abandonné  pour  retourner  chez 
ceux-là  mêmes  qui,  il  y  quelques  mois,  les  avaient  vendus 
comme  esclaves.  De  mes  nombreux  esclaves  donc,  il  ne  me 
restait  que  Madianga,Licupa,Gnéméet  un  autre  qui,  blessé,  ne 
pouvait  marcher  et  que  je  soignais  matin  et  soir  du  mieux  que 
je  pouvais.  Le  blessé  même  s'enfuit  une  belle  nuit,  en  me  volant 
une  pirogue.  Madianga  et  Licupa  me  demandèrent  avec  une 


182  TROIS   EXPLORATIONS 

telle  insistance  de  s'en  aller,  que  je  leur  permis  départir  sur  un 
radeau  de  leur  façon. 

Longtemps  après,  j'ai  dû  passer  par  le  village  natal  de  Licupa 
et  je  l'ai  trouvé  en  train  de  vendre  son  malheureux  compagnon 
Madianga  attaché  par  les  pieds  à  une  solive  et  devenu  son  es- 
clave; pour  punir  Licupa  j'ai  mis  Madianga  en  liberté  et  ie 


LANDA    »    LA    PIROGUE   AM1RALE 


remmenai  avec  Madianga  jusqu'à  Dumé.  J'ordonnai  à  Ma- 
dianga, très  jeune  alors,  de  rester  avec  moi.  Le  croirez-vous, 
mon  père,  ils  se  sont  enfuis,  de  nouveau,  tous  les  deux 
ensemble. 

J'ai  parlé  dans  une  autre  lettre  d'un  chef  Aduma  aussi 
fourbe  que  méchant;  il  est  mort,  je  ne  sais  si  c'est  de  la  petite 
vérole  ou  de  faim.  Attaqué  par  la  variole,  il  fut  transporté 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  133 

par  ses  femmes  (il  en  avait  sept)  dans  le  bois  où  on  lui  cons- 
truisit une  case. 

Pendant  quelques  jours,  les  femmes  lui  portèrent  à  manger, 
mais  ensuite,  aifolées  par  la  peur,  elles  l'ont  laissé  mourir  de 
faim  ou  de  maladie;  c'était  une  canaille  :  enfin,  qu'il  repose 
en  paix. 

Encore  un  trait  des  coutumes  de  ces  peuplades  : 

Ballay,  depuis  deux  mois,  s'était  donné  une  peine  infinie  pour 
soigner  les  malades  des  villages  voisins  et,  grâce  à  lui,  la 
mortalité  avait  été  très  faible.  Un  jour,  après  avoir  visité  l'un 
d'eux  il  demande  à  sa  mère  de  l'eau,  celle-ci  ne  lui  en  apporta 
point  et  lui  demanda  de  plus  ce  que  le  docteur  lui  donnerait  en 
paiement  pour  avoir  soigné  son  malade. 

Gnémé  est  le  seul  esclave  qui  me  soit  resté  fidèle. 

Ici  tout  va  bien.  Une  lourde  monotonie  a  succédé  à  l'agita- 
tion fébrile  dans  laquelle  je  vivais  pour  préparer  le  départ.  A 
ce  moment  j'étais  réellement  fatigué  de  tant  d'agitation  tandis 
qu'en  ce  moment,  je  commence  à  me  fatiguer  de  cette  mono- 
tonie. 

Comme  je  te  l'ai  déjà  dit,  je  ne  tarderai  pas  à  rejoindre  le 
docteur  Ballay  à  la  chute  de  Pubara,  je  crois  le  trouver  chez 
les  Bakani.  Selon  moi,  Pubara  est  à  une  distance  de  douze  jours 
de  pirogue;  là  nous  verrons  de  nouveau  comment  nous  pour- 
rons continuer  d'avancer  dans  l'intérieur.  Les  difficultés  que 
nous  trouverons  seront  encore  augmentées  par  celle  qui  résul- 
teront de  la  différence  des  ^dialectes  qu'on  parle  dans  les  pays 
que  nous  allons  traverser,  espérons  que  Chico,  cuisinier-inter- 
prète, qui  connaît  les  langues  parlées  au  Congo,  pourra  nous 
être  utile. 

Nos  pirogues  commencent  à  vieillir.  «  Landa  »,  la  pirogue 
amirale  connue  sur  tout  le  fleuve  et  certainement  connue  de 
nom  dans  les  pays  de  l'intérieur,  a  fini  sa  carrière. 


tS4  TRO  J  S  EXPLORATIONS 

Elle  n'a  pu  faire  ce  voyage.  C'était  une  belle  et  grande  pirogue 
de  20  mètres  de  longueur  sur  QrfiO  de  largeur,  La  plus  belle  pirogue 

qui  ait  jamais  existé  sur  FOgôoué.  La  pirogue  amirale  est  la 
petite  que  j'avais  conservée  avec  moi.  J'aime  mieux  une  petite 
pirogue  parce  qu'il  est  plus  facile  de  surveiller  les  autres.  A 
partir  de  maintenant,  ne  soyez  plus  étonné  de  ne  pas  recevoir 
de  lettre.  Les  communications  avec  la  côte  ne  sont  plus  pos- 
sibles et  je  doute  même  que  cette  lettre  t  !  parvienne.  Je  la 
confie  à  un  Aduma  qui  la  donnera  à  un  Okanda  au  moment  où 
ils  remonteront  de  nouveau  ici.  L'Okandà,  à  son  tour,  la 
remettra  à  un  Inenga,  lequel  Inenga  la  remettra  finalement  à 
un  établissement  européen. 

Voilà  déjà  treize  ans  que  je  vagabonde  à  travers  le  monde, 
et  si  je  ne  me  trompe  pas,  j'avais  treize  ans  la  première  fois 
que  j'ai  quitté  ma  famille  et  l'Italie.  Je  suis  retourné  chez 
moi  à  de  bien  rares  intervalles  et,  cependant,  au  lieu  de 
devenir  cosmopolite,  mon  cœur  est  toujours  resté  dans  ma 
famille  et  mes  pensées  ont  toujours  été  parmi  vous. 
Adieu,  portez-vous  bien. 


DEUXIEME   VOYAGE 

(1870-1882) 


M 


w 


DEUXIÈME  VOYAGE 

(1870-1882) 


PREMIÈRE      PARTIE 
RÉSUMÉ    DU     VOYAGE 


CHAPITRE  PREMIER 


Résultats  incomplets  du  premier  voyage.  —  Appui  clans  le  monde  savant.  —  Les 
découvertes  de  Stanley  —  Ses  coûteux  projets.  —  Note  au  Ministre  de  la  Ma- 
rine. —  Je  pars  seul. 


De  1875  à  1878,  tandis  que  l'intrépide  Stanley  traversait 
l'Afrique  de  l'Est  à  l'Ouest  j'avais  remonté  en  compagnie  de 
MM.  Rallay  et  Marche,  mes  courageux  et  dévoués  compagnons, 
la  vallée  du  fleuve  Ogôoué,  à  la  recherche  d'une  voie  commer- 
ciale verâ  l'intérieur  de  l'Afrique.  Sortant  du  bassin  de  l'Ogôoué, 
lorsque  je  fus  arrivé  à  sa  source  je  m'avançai  jusqu'à  Okanga, 
au  nord  de  l'équateur,  après  avoir  traversé  deux  cours  d'eau 
navigables,  l'Alima  et  la  Licona  dont  l'embouchure  restait  in- 
connue pour  moi. 

L'hostilité  des  indigènes  Apfourou  Oubandji  s'opposa  aune 
descente  complète  de  l'Alima  que  j'avais  tentée  en  barque  et  le 
manque  absolu  de  ressources  m'empêcha  de  reconnaître  la 
Licona. 

Si  depuis  trois  ans  que  nous  parcourions  ces  contrées  jus- 


188  T  It  0  I  S  E  X  P  L  <  >  I  !  A  T  I  0  N  S 

qu'alors  inconnues  notre  but  n'eût  été  que  de  faire  une  course 
au  clocher  vers  l'intérieur,  de  sillonner  sans  Lut  des  contrées 
inconnues,  nous  aurions  pu,  malgré  bien  des  empêchements, 
faire  de  plus  nombreuses  découvertes.  Notre  but  était  tout 
autre. 

Nous  voulions  amener  pacifiquement  à  la  civilisation  ces 
contrées  éloignées. 

Notre  marche  avait  donc  été  lente.  Mais  notre  patience  était 
soutenue  par  la  conviction  que  l'application  de  notre  pro- 
gramme scientifique  et  humanitaire  établirait  sur  une  base  iné- 
branlable notre  influence  dans  ces  régions.  La  renommée  des 
procédés  pacifiques  employés  jusqu'alors  par  nous  pénétrant 
jusqu'au  coeur  de  l'Afrique  y  devait  faciliter  notre  tache  future. 

Nous  avions  dû  semer  pas  à  pas;  mais  la  récolte  était  cer- 
taine. Et  en  effet  nous  n'avions  pas  encore  mis  le  pied  sur  le  sol 
de  la  patrie  que  nous  apprenions  la  magnifique  reconnaissance 
du  Congo  par  Stanley.  Alors,  voyant  sur  la  carte  le  tracé  des 
fleuves,  tous  nos  doutes  s'évanouirent.  La  position  de  l'Alima, 
les  dispositions  des  riverains  qui  ne  connaissaient  les  blancs 
que  par  les  nombreux  combats  livrés  à  leurs  frères  établis  dans 
l'Est,  tout  indiquait  que  l'Alima  était  un  affluent  du  grand 
fleuve.  Tandis  que  la  vallée  de  l'Ogôoué  donne  un  accès  relati- 
vement facile  jusqu'à  la  rivière  navigable  l'Alima,  trente-deux 
cataractes  interrompent  la  navigation  du  Congo  entre  Stanley- 
Pool  et  Vivi,  sur  une  longueur  de  deux  cent  vingt  kilomètres. 

De  pareils  obstacles  n'étaient  pas  faits  pour  décourager  Stan- 
ley. Aussitôt  rentré  en  Europe,  il  avait  proposé  le  plan  qu'il 
exécuta  plus  tard.  Il  voulait,  entre  Vivi  et  Stanley-Pool,  ouvrir 
une  route  parallèle  au  Congo,  hisser  et  affaler  le  long  de  ces 
interminables  montées  et  descentes  des  vapeurs  démontables 
qui,  lancés  définitivement  en  amont  des  rapides,  iraient  sil- 
lonner, de  gré  ou  de  force,  les  douze  ou  quinze  mille  kilomètres 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  141 

de  voies  fluviales  présentées  par  le  Congo  et  ses  affluents  et 
draineraient  vers  Stanley-Pool  les  produits  d'un  bassin  aussi 
étendu  que  le  tiers  de  l'Europe. 

Pour  réaliser  ce  hardi  projet,  il  fallait  des  millions  et  encore 
des  millions.  La  générosité  du  roi  des  Belges  les  lui  fournit.  En 
certains  pays  on  ne  se  serait  pas  contenté  de  la  réputation  de 
richesse  de  l'Afrique  équatoriale.  On  aurait  voulu  des  chiffres, 
des  devis  de  tout  genre,  on  se  serait  inquiété  de  la  diminution 
de  bénéfices  causée  par  la  concurrence  prochaine  et  certaine 
d'autres  voies  de  communication.  Et  on  aurait  eu  tort.  Ce  qu'on 
aurait  eu  raison  dépenser  c'est  que  la  voie  accidentée  du  Congo 
entre  Stanley-Pool  et  son  embouchure  ne  répondait  pas  à  l'im- 
portance du  transit  africain.  Et  qu'en  tous  cas  des  relations 
commerciales  par  une  route  plus  avantageuse  ne  pouvaient  s'éta- 
blir avec  fruit  au  milieu  de  populations  considérables  mal  dis- 
posées et  frémissantes  encore  au  souvenir  des  blancs  dont  le 
passage  avait  été  aussi  rapide  que  celui  d'un  ouragan. 

Je  demandai  donc  à  repartir  pour  l'Afrique  ;  la  Société  de  géo- 
graphie, le  Comité  français  de  l'Association  africaine,  le  Parle- 
ment etles  ministères  de  l'Instruction  publique,  de  la  Marine  et 
des  Affaires  étrangères  voulurent  bien  contribuer  aux  dépenses 
de  ma  double  mission  scientifique  et  humanitaire. 

Si  je  n'avais  pas  sans  peine  triomphé  des  résistances  de  tout 
genre  et  de  tout  ordre  qui  parfois  se  dressaient  sur  ma  route... 
en  France,  je  trouvais  en  revanche  autour  de  moi  des  appuis 
chaleureux  et  des  concours  dévoués.  Qu'il  me  soit  permis  de 
payer  ici  un  tribut  de  reconnaissance  plus  particulièrement  à 
M.  l'amiral  de  la  Roncière  le  Noury,  alors  président  de  la  So- 
ciété de  géographie  de  France,  et  à  M.  Ferdinand  de  Lesseps. 

Après   certaines  hésitations    le  ministère  (1)  de  la  Marine 

(1)  Voir  Appendice:  Note  à  M.  le  Ministre  de  la  Marine. 


142  TROIS  EXPLORATIONS 

approuva  mon  programme,  consentit  à  me  laisser  partir  et  me 
fournit  les  crédits  nécessaires.  Ainsi  que  je  l'avais  proposé,  le 
docteur  Ballay  restait  en  France  avec  le  soin  de  compléter  les 
préparatifs  d'exploration.  Il  devait  venir  me  rejoindre  en  ame- 
nant nos  vapeurs  démontables  destinés  à  la  navigation  de 
l'Alima  et  du  Congo  et  être  accompagné  du  personnel  définitif 
des  stations. 

Du  jour  au  lendemain,  je  partis  seul  d'Europe.  C'était  le 
27  décembre  1879. 

Pourtant  Stanley,  qui  pouvait  compter  sur  des  millions,  était 
déjà  depuis  plusieurs  mois  dans  le  bas  Congo. 

Avec  la  promesse  d'une  centaine  de  mille  francs  destinés  à 
subvenir  à  tous  les  frais  de  l'expédition,  je  m'élançais,  encore 
malade,  mais  plein  d'ardeur  vers  l'Ogôoué,  non  pas  en  rival, 
mais  en  émule  d'un  homme  dont  j'admire  les  qualités. 


CHAPITRE  II 


Organisation  de  ma  caravane  au  Gabon,  —  MM.  Noguez  et  Michaud.  —  Au  con- 
fluent de  la  Passa  et  de  l'Ogôoué.  —  Achat  d'un  village.  —  Fondation  de  Fran- 
ceville(juin  1880).  —  Le  morceau  d'étoffe.  —  La  femme  au  Congo.  —  Privilège 
du  grand  chef  blanc. 


A  mon  arrivée  au  Gabon  je  trouvai  tout  prêts  à  me  suivre  de 
nouveau  mes  interprètes  et  mes  anciens  porteurs  du  haut 
Ogooué,  esclaves  que  j'avais  rendus  à  la  liberté  et  établis  dans 
notre  colonie.  J'organisai  donc  sans  difficulté  ma  caravane, 
secondé  par  deux  compatriotes,  M.  Noguez  et  M.  Michaud. 

Hélas  !  un  an  et  demi  après  mon  départ,  la  fièvre  devait  m'en- 
lever  mon  brave  Noguez  que  j'allais  placer  à  la  tète  de  notre 
première  station.  Mais  si  je  ne  peux  payer  qu'un  juste  tribut  de 
regret  et  de  reconnaissance  à  la  mémoire  d'un  compagnon 
dévoué  qui  est  tombé  à  son  poste  j'eus  du  moins  la  consolation 
de  ramener  Michaud,  mon  jeune  collaborateur,  qui  est  rentré  en 
France  avec  moi  après  deux  ans  et  demi  d'absence.  Personne 
n'aurait  dit  à  sa  bonne  mine  qu'il  avait  partagé  toutes  nos  fati- 
gues, et  que  lui  aussi  avait  payé  son  tribut  à  la  fièvre.  Mais  sa 
physionomie  ne  saurait  autrement  tromper.  Toutes  les  qualités 
qu'elle  reflète  il  a  su  les  montrer,  soit  en  conduisant  et  en  com- 
mandant avec  prudence  et  fermeté  dans  des  circonstances  quel- 
quefois difficiles  des  caravanes  de  sept  à  huit  cents  hommes, 
soit  en  me  secondant  toujours  avec  zèle  et  intelligence  dans  le 
cours  de  mes  explorations. 


144  TROIS  EXPLORATI  ONS 

Après  avoir  pris  chez  les  Inenga  et  plus  loin  toutes  les  dis- 
positions pour  faciliter  les  relations  commerciales  et  les  pro- 
chains transports  de  personnel  et  de  matériel,  je  remontai 
l'Ogôoué. 

Mes  précédentes  explorations  m'avaient  permis  de  fixer  sans 
hésitation  au  confluent  de  l'Ogôoué  et  de  la  rivière  Passa  la  posi- 
tion approchée  de  notre  première  station.  On  était  là  en  com- 
munication directe  avec  l'Atlantique  et  à  proximité  de  l'Alima 
et  du  Congo.  Restait  à  choisir  le  site  le  plus  convenable. 

Les  circonstances  me  favorisèrent.  Quelques  discussions 
d'intérêt  ayant  amené  un  désaccord  entre  deux  tribus  voisines, 
l'une  d'elles  résolut  de  se  transporter  sur  la  rive  droite  de  la 
Passa  et  y  avait  déjà  installé  deux  villages,  lorsque  nous  arri- 
vâmes. Considérant  notre  présence  comme  garantie  de  paix, 
celle-ci  renonça  à  se  déplacer  et  consentit  à  nous  vendre  le  vil- 
lage et  les  plantations  déjà  commencées  près  de  Nghmi. 

Ainsi  fut  fondée,  en  juin  1880,  la  première  station  du  comité 
français  de  l'association  africaine. 

Depuis  cette  époque,  sur  cet  établissement  auquel  on  a  donné 
le  beau  nom  de  Franceville  se  déploie  notre  pavillon.  Aujour- 
d'hui toutes  les  populations  de  l'Ogôoué  et  du  Congo  inférieur 
ne  voient  pas  dans  «  le  morceau  d'étoffe  »  qui  est  le  drapeau  le 
signe  d'une  exploitation  prochaine  menaçante  pour  leurs  habi- 
tudes et  leurs  intérêts,  mais  bien  un  emblème  de  paix  et  de 
liberté. 

Je  ne  voudrais  décourager  personne,  cependant  je  dois  recon- 
naître que  la  tribu  chez  laquelle  nous  étions  installés  était 
réputée  pour  la  vertu  —  relative  —  de  ses  femmes.  Le  contraste 
avec  les  tribus  voisines  était  même  assez  marqué. 

En  quittant  les  factoreries  de  la  côte  dont  la  latitude  géogra- 
phique excuse  une  certaine  légèreté  de  costume,  on  remarque 
que  lamoralité  varie  en  raison  inverse  des  dimensions  dupagne 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  143 

en  fil  de  palmier  ou  d'ananas  qui  compose  à  peu  près  tout  le 
costume  des  indigènes.  A  mesure  qu'on  avance  vers  l'intérieur 
le  pagne  diminue  et  dans  la  région  la  plus  éloignée  il  est  réduit 
à  un  morceau  grand  comme  la  main.  Ces  pagnes  sont,  comme 
les  voiles  des  femmes  turques,  d'autant  plus  transparents  qu'on 
occupe  dans  la  hiérarchie  sociale  un  rang  plus  élevé.  Non  moins 
curieuse  est  cette  coutume  de  considérer  un  grand  chef  comme 
le  mari  des  femmes  des  autres  chefs.  Je  me  hâte  d'ajouter  que 
ce  titre— un  peu  platonique  —  ne  comporte  guère  pour  la  femme 
d'autre  devoir  que  celui  de  faire  la  cuisine  de  son  époux  no- 
minal. En  ma  qualité  de  grand  chef  blanc  je  n'ai  jamais  manqué 
de  cuisinières  de  tout  âge  et  de  tout  pagne. 

Quelque  intéressantes  que  soient  ces  naïves  et  bonnes  popu- 
lations, nous  les  quitterons  pour  aller  remplir  la  seconde  partie 
de  notre  tâche. 


lu 


CHAPITRE  III 


A  la  rencontre  de  Ballay.  —  En  route  pour  le  Congo  avec  le  sergent  Malamine. 

—  Jugé  par  M.    Stanley.  —  A.u-devant  drs  A.pfourou.  —  Changement  de  pay- 
sage. —  Au  feu  les  fourches  d'esclavage!  —  Abolition  de  ce  trafic.  —  Les  Aboma- 

-  -  Le  roi  Makok".  —  Message  de  paix.  —  Tour  la  France!  —    Le    fleuve.  — 
Patriotique  émotion. 


Vers  la  mi-juin,  pensant  que  M.  Ballay  elle  personnel  des 

stations  étaient  arrivés  à  la  côte,  je  les  envoyai  chercher  par  sept 
cent  soixante-dix  hommes  montés  sur  quarante-quatre  pirogues 
sons  la  direction  de  M.  Michaud.  Pour  la  première  tois  les  gens 
du  liant  Ogôoué  allaient  desrendre  jusqu'aux  factoreries. 

Je  remis  alors  à  M.  Noguez  la  direction  de  Franceville  et 
prenant  une  petite  quantité  de  marchandises  je  partis  pour  le 
Congo  accompagné  de  mon  fidèle  interprète  Ossiah,  du  ser- 
gent Malamine(l)  et  de  quelques  indigènes. 

ii  Voici  un  portrait  de  Malamine,  tracé  par  Stanley  qu'un  ne  saurait  accuser  de  partia 
lit''  en  sa  faveur  du  vaillant  collaborateur  de  M.  Brazza. 

«  ...  Nous  vîmes  approcher  un  drapeau  français  haut  et  précédé  d'un  pèr- 
o  sonnage  d'allure  très  crâne  que  je  pris  pour  un  nègre  européanisé,  bien  que 
»  les  traits  de  son  visage  appartinssent  à  un  type  supérieur.  Il  portait,  un  cos- 
»  tume  de  marin,  avec  manches  ornées  de  galons  de  sous-officier.  C'était  Mala- 
»  mine,  le  sergent  sénagalais  que  M.  de  Brazza  avait  laissé  derrière  lui.  Deux 
a  matelots,  nègres  du  Gabon,  en  pantalons  et  chemises  bleus,  le  suivaient,  l'un 
»  tenant  le  drapeau  que  nous  avions  aperçu. 

»  Malamine  parlait  fort  bien  le  français,  et  son  attitude  respirait  une  mâle 
»  franchise...  Je  n'eus  pas  plutôt  lié  connaissance  avec  Malamine  que  je  reconnus 
»  en  lui  un  homme  supérieur,  tout  Sénégalais  au  teint  bronzé  qu'il  fut.  Jl  se 
h  trouvait  là  dans  son  élément,  et  exécutait  les  instructions  de  son  maître  avec 
')  un  tact  et  une  habileté  rares...  » 

Voir  :  Cinq  années  au  Congo,  par  H. M.  Stanley.  1  vol.  in-8°. 

NOTE    DE    L'ÉDITEUR. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  149 

Je  savais  bien  que  nous  allions  retrouver  près  du  grand  fleuve 
ces  Apfourou  dont  les  avant-postes  établis  surl'Alirria  nous 
avaient  autrefois  barré  la  route.  Mais  j'espérais  que  notre  répu- 
tation nous  aiderait  à  conclure  avec  eux  un  traité  de  paix  sans 
lequel  il  ne  fallait  pas  songer  à  installer  notre  deuxième  sta- 
tion. 

Si  l'état  de  ma  santé  eût  été  plus  satisfaisant  j'aurais  regardé 
comme  une  charmante  excursion  la  traversée  des  cinq  cents 
kilomètres  en  pays  inconnu  que  j'estimais  avoir  à  faire  pour 
atteindre  le  Congo. 

A  deux  ou  trois  journées  de  Franceville  l'aspect  change  subi- 
tement. 

Au  sol  argileux  du  bassin  de  l'Ogôoué,  à  ses  humides  vallées, 
cachées  sous  d'épaisses  forêts,  à  ses  collines  couvertes  de  hautes 
herbes,  succède  d'abord  un  terrain  accidenté,  sablonneux  et 
déboisé,  où  ça  etlà  quelques  rares  palmiers  dénotent  la  présence 
d'un  village.  Nous  voici  à  la  limite  des  bassins  de  l'Atlantique 
et  du  Congo  inférieur.  Nous  constatons  que  depuis  l'équateur 
jusqu'à  Stanley-Pool  ces  lignes  sablonneuses  de  partage  des 
eaux  sont  habitées  par  une  même  peuplade,  les  Batékés.  On 
leur  a  fait  une  réputation  exagérée  de  cannibalisme  ;  elles  se 
montrent  pacifiques  quand  on  n'attaque  pas  leurs  monopoles. 
Pendant  quelque  temps  nous  suivons  une  de  leurs  routes.  Trop 
souvent  nous  y  rencontrons  des  fourches,  instrument  dont  on 
se  sert  ici  au  lieu  de  chaîne  pour  conduire  les  troupeaux  d'es- 
claves. A  cette  vue  mes  Gabonais,  anciens  esclaves  devenus 
libres,  allument  joyeusement  leurs  feux  avec  ces  objets  qui  leur 
rappelaient  tant  de  misères. 

Quant  à  moi,  dont  tous  les  efforts,  partout  où  j'ai  pu  séjour- 
ner, ont  été  consacrés  à  combattre  cette  ignoble  institution,  je 
cherchais  non  sans  tristesse  par  quel  moyen  on  obtiendrait  les 
plus  grands  et  les  plus  rapides  résultats.  Il  me  semble  que  si  le 


150  TROIS   EXPLORATIONS 

commerce  compris  de  certaine  façon  entretient  l'esclavage,  il 
peut  aussi  être  une  arme  puissante  contre  lui.  Nous  ferons  un 
jour,  je  l'espère,  pour  les  Batékés  ce  que  nous  avons  pu  faire 
pour  les  frères  de  l'Ogôoué. 

Nous  fûmes  bien  accueillis  par  Ngango,  chef  indépendant 
des  Achicouya,  assez  beaux  hommes,  plus  propres  et  mieux 
vêtus  que  les  Batékés.  Non  moins  curieux  que  pacifiques  ils  se 
pressaient  sur  notre  passage  en  poussant  des  cris  de  joie,  et 
ne  craignaient  pas  de  ravager  leurs  plantations  en  nous  accom- 
pagnant par  centaines  à  travers  les  champs  de  maïs,  de  manioc, 
de  tabacs  et  d'arachides  qui  couvrent  toute  la  contrée. 

Le  même  accueil  nous  attendait  de  l'autre  côté  de  la  Mpama, 
chez  les  Aboma,  dont  le  pays  est  moins  cultivé  que  le  précé- 
dent. Le  commerce  des  esclaves,  la  fabrication  d'étoffes  très 
fines  en  fil  de  palmier  et  la  navigation  sont  les  principales  res- 
sources des  Aboma. 

Ces  noirs,  les  plus  beaux  et  les  plus  courageux  qu'on 
rencontre  entre  le  Gabon  et  le  Congo,  me  parlèrent  pour  la 
première  fois  de  ce  dernier  fleuve  appelé  ici  Oloumo,  sur  lequel 
commande  le  puissant  chef  Makoko  dont  ils  dépendent. 

Nous  suivions  depuis  peu  la  rivière  Léfmé  (Lawson)  et  nous 
venions  de  construire  un  radeau,  lorsqu'un  chef  portant  le 
collier  distinctif  des  vassaux  de  Makoko,  se  présente  à  moi. 

«  Makoko,  me  dit-il,  connaît  depuis  longtemps  le  grand  chef 
blanc  de  l'Ogôoué  ;  il  sait  que  ses  terribles  fusils  n'ont  jamais 
servi  à  l'attaque  et  que  la  paix  et  l'abondance  accompagnent  ses 
pas.  Il  me  charge  de  te  porter  la  parole  de  paix  et  de  guider  son 
ami.  » 

Rarement  j'éprouvai  une  joie  plus  vive,  et  déjà  j'aurais  voulu 
être  auprès  de  cet  excellent  Makoko.  Toutefois  ne  me  rendant 
pas  un  compte  exact  du  lieu  de  sa  résidence  et  craignant  de 
faire  un  trop  grand  détour  je  continuai  à  descendre  leLéfiné  en 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  151 

radeau,  accompagné  de  l'envoyé  qui  partageait  généralement 
avec  nous  les  provisions  qu'on  lui  apportait  de  tous  côtés. 

Arrivés  à  Ngampo  nous  laissâmes  notre  radeau,  marchant 
pendant  deux  jours  sur  un  plateau  inhabité.  Brûlé  par  le  soleil, 
plusieurs  fois  égaré  et  me  croyant  perdu  je  commençais  à  me- 
nacer mon  guide  lorsque  à  onze  heures  du  soir  après  une  der- 


VUE     DU      CONGO     A    N'GANTCHOU,    EMBOUCHURE  DE   L'ALIMA 


nière  marche  forcée  notre  vue  s'étendit  tout  à  coup  sur  une  im- 
mense nappe  d'eau  dont  l'éclat  argenté  allait  se  tondre  dans 
l'ombre  des  plus  hautes  montagnes.  Le  Congo,  le  mystérieux 
fleuve,  venant  du  Nord-Est  où  il  apparaissait  comme  l'horizon 
d'une  mer  et  coulait  majestueusement  à  nos  pieds  ses  Ilots  ar- 
gentés sans  que  le  sommeil  de  la  nature  fût  troublé  par  le  bruit 
de  son  tranquille  courant. 


152  TROIS    EXPLORATIONS 

C'était  là  un  de  ces  spectacles  qui  imposent  au  voyageur  un 
religieux  silence.  Dans  ce  silence,  un  cœur  de  Français  battait 
plus  fort  en  songeant  qu'ici  allait  se  décider  le  sort  de  sa  mis- 
sion. 


CHAPITRE  IV 


Encore  les  Apfourou.  —  «  Cartouche  ou  pavillon.  »  —  Le  Batéké  Ossiah.  — 
Dans  les  États  de  Makoko.  —  Audience  solennelle.  —  Cordialité  de  l'accueil. 
—  Dynastie  de  Makoko.  —  Bonté  des  noirs.  —  Échange  de  la  terre  et  de  dra- 
peau. —  Le  pavillon  français  symbole  d'amitié  et  du  protection. 


On  se  le  rappelle,  mon  bnt  était  de  faire  la  paix  avec  les 
Oubandji,  connus  à  mon  premier  voyage  sous  le  nom  d'Apfou- 
rou.  Ces  Oubandji  naissent,  vivent  et  meurent  avec  leurs 
familles  dans  les  belles  pirogues  sur  lesquelles  ils  font  seuls 
les  transports  d'ivoire  et  de  marchandises  entre  le  haut  Alima 
et  Stanley-Pool.  C'est  avec  leurs  chefs.,  maîtres  de  la  navi- 
gation du  fleuve,  qu'il  fallait  traiter. 

Le  chef  des  N'gampos  nous  montra  de  bienveillantes  dispo- 
sitions et  se  chargea  de  transmettre  aux  chefs  Oubandji  mes 
propositions.  «  Choisissez,  leur  faisais-je  dire,  entre  la  car- 
touche et  le  pavillon  que  je  vous  envoie.  L'une  sera  le  signe 
d'une  guerre  sans  merci,  l'autre  le  symbole  d'une  paix  aussi 
profitable  à  vos  intérêts  qu'aux  nôtres.  » 

Il  me  sera  permis  de  dire  ici  quelques  mots  d'un  homme 
précieux  qui  m'a  accompagné  dans  tous  mes  voyages.  Le 
Batéké  Ossiah  parlant  presque  tous  les  idiomes  de  l'Ogôoué  et 
du  Congo  inférieur  était  plus  qu'un  simple  interprète;  c'était 
aussi  un  précieux  conseiller.  Absolument  dévoué  à  ma  per- 
sonne et  à  nos  projets  dont  il  comprenait  l'avantage  pour  son 


l.V,  TROIS    EXPLORATIONS 

pays,  il  a  été  la  cheville  ouvrière  de  mon  entreprise,  et  c'est 
à  lui  qu'est  dû   en  grande  partie  mon  succès. 

Donnant  aux  esprits  un  peu  surexcités  sur  le  Congo  le  temps 
de  se  calmer,  je  me  rendis  alors  chez  Makoko. 

Dans  cette  partie  du  pays,  les  plateaux  sont  fertiles,  mieux 
cultivés  qu'à  l'intérieur;  la  population,  plus  dense,  est  égale- 
ment pacifique.  Sous  ce  rapport,  je  dirai  une  fois  pour  toutes 
que  l'élément  musulman  n'ayant  pas  pénétré  dans  cette  partie 
de  l'Afrique,  la  civilisation  européenne  peut  y  rencontrer  une 
défiance  bien  naturelle  pour  tout  ce  qui  est  nouveau,  mais  non 
cette  hostilité,  cette  haine,  ce  fanatisme  qui.  nous  oblige,  par 
exemple,  à  n'avancer  qu'avec  des  troupes  armées  du  Sénégal 
au  Niger.  Là-bas,  il  faudrait  une  colonne  expéditionnaire  pour 
assurer  le  transport  d'une  tonne  de  marchandises.  Ici  le  grand 
chef  blanc  peut  maintenant  exprimer  un  désir  :  des  milliers 
d'indigènes  sont  prêts  à  marcher.  Si  nous  n'avons  obtenu  ce 
résultat  que  petite  petit,  c'est  que  le  grand  nombre  des  tribus 
et  des  chefs  rendaient  la  tâche  plus  longue. 

En  arrivant  au  Palais  des  Tuileries  de  Makoko,  composé 
d'un  certain  nombre  de  grandes  cases  qu'une  palissade  détend 
contre  la  curiosité  du  public,  nous  fûmes  prévenus  que  le  roi 
désirait  nous  recevoir  immédiatement. 

Nous  procédâmes  à  un  astiquage  général  et  revêtîmes  nos 
meilleurs  effets,  nous  ne  faisions,  ma  foi,  pas  trop  mauvaise 
figure. 

En  ce  qui  me  concerne,  j'avais  tiré  de  sa  caisse  ma  grande 
tenue  d'enseigne  de  vaisseau,  un  peu  fripée,  mais  dont  les 
dorures  faisaient  pourtant  assez  bon  effet.  Tandis  qu'Ossiah 
allait  frapper  sur  les  doubles  cloches  du  palais  pour  prévenir 
la  cour  de  l'achèvement  de  nos  préparatifs;  je  fis  taire  la  haie  à 
mes  hommes  qui,  suivant  l'usage  du  pays,  portaient  les  armes, 
le  canon  incliné  vers  la  terre. 


DANS  L'OUES  T  A  F  11  I G  A I N  157 

Aussitôt  la  porte  s'ouvrit.  Do  nombreux  serviteurs  étendi-  ' 
rent  devant  nies  ballots  de  riches  tapis  et  la  peau  de  lion,  attri- 
but delà  royauté.  On  apporta  aussi  un  beau  plat  eu  cuivre  de 
fabrication  portugaise  et  datant  de  deux  ou  trois  siècles,  sur 
lequel  Makoko  devait  poser  les  pieds.  Un  grand  dais  de  couleur 
rouge  ayant  été  déposé  autour  de  ce  trône,  le  roi  s'avança  pré- 
cédé de  son  grand  féticheur,  entouré  de  ses  femmes  et  de  ses 
principaux  officiers. 

Makoko  s'étendit  sur  sa  peau  de  lion,  accoudé  sur  des  cous-  ' 
sins  :  ses  femmes  et  ses  enfants  s'accroupirent  à  ses  côtés. 
Alors  le  grand  féticheur  s'avança  gravement  vers  le  roi  et  se 
précipita  à  ses  genoux  en  plaçant  ses  mains  dans  les  siennes. 
Puis  se  relevant  il  en  fit  autant  avec  moi,  assis  sur  mes  ballots 
en  face  de  Makoko.  Le  mouvement  de  génuflexion  ayant  été 
imité  successivement  par  les  assistants,  les  présentations 
étaient  accomplies.  Elles  fuivnt  suivies  d'un  court  entretien 
dont  voici  à  peu  près  le  résumé  : 

«  Makoko  est  heureux  de  recevoir  le  fils  du  grand  chef  blanc 
de  l'occident,  dont  les  actes  sont  ceux  d'un  homme  sage.  Il  le 
reçoit  en  conséquence  et  il  veut  que  lorsqu'il  quittera  ses  États 
il  puisse  dire  à  ceux  qui  l'ont  envoyé  que  Makoko  sait  bien 
recevoir  les  blancs  qui  viennent  chez  lui,  non  en  guerriers  mais 
en  hommes  de  paix.  » 

La  dynastie  du  roi  de  Makoko  est  fort  ancienne.  Son  nom   ( 
était  connu  à  la  côte  au  xvc  siècle.  Bartholomé  Diaz  et  Cada 
Mosto  le  citent  comme  un  des  plus  grands  potentats  de  l'Afrique^ 
équatoriale  de  l'Ouest. 

Bien  que  les  cartes  du  xvi"  siècle  qui  mentionnent  le 
royaume  de  Makoko,  lui  assignent  une  position  géographique 
passablement  exacte,  Iialez  l'avait  traversé,  sans  avoir 
connaissance    de    cette    dynastie    qui  l'intriguait    vivement. 

Quoique  diminué  par  suite  des  investitures  octroyées  aux 


158 


TROIS   EXPLORATIONS 


membres  de  la  famille  royale  et  par  d'autres  causes  dynastiques 
la  puissance  de  Makoko  est  encore  assez  grande. 

Son  influence,  d'un  caractère  religieux,  s'étend  jusqu'à  l'em- 
bouchure de  FAlimà  et  même  au-delà. 
! 


LE       ROI      MAKOKO 


Si  en  face  du  pays  où  Stanley  livra  son  dernier  combat  je  suis 
parvenu  à  conclure  la  paix  avec  les  tribus  les  plus  occidentales, 
qui  sont  les  navigateurs  par  excellence  du  Congo,  c'est  à  l'in- 
fluence de  Makoko  que  je  le  dois.  En  effet,  c'est  par  son  inter- 
médiaire qu'en  signe  de  paix  et  de  protection  le  pavillon  fran- 


D  A  N  S  L  •  0  U  E  S  T  A  F  R I G  A I  X  L59 

çais  a  été  arboré  par  ces  tribus  dont  nous  avions  besoin  pour 
assurer  par  l'Ogôoué  et  l'Alima,  nos  communications  avec  le 
Congo  qui  est  appelé  à  cet  endroit  Mali  Makoko. 

Makoko  tenait  beaucoup  à  ce  qu'on  établit  près  de  sa  rési- 
dence de  Nduo  le  nouveau  village  des  blancs.  Ce  n'est  pas 
sans  regret  qu'il  accéda  à  ma  demande  de  le  fixer  plus  loin, à 
N'couna,  même  après  que  je  lui  eus  expliqué  la  raison  de 
mon  choix  qui  était  d'ouvrir  sur  ce  point  une  route  plus  facile 
aux  blancs  français  (Fallas).  «  Ntamo  m'appartient,  dit-il,  je 
te  donne  d'avance  la  partie  que  tu  désigneras.  Ngahimi  don- 
nera ma  parole  aux  chefs  qui  tiennent  la  terre  en  mon  nom  et 
qui  dépendent  désormais  de  toi.  » 

C'est  pour  répondre  à  sa  demande  que  j'ai  ensuite  laissé  sili- 
ce terrain  concédé,  le  sergent  Malamine  et  deux  hommes,  à 
l'entretien  desquels  il  s'offrit  de  pourvoir  jusqu'à  mon  retour, 
tant  il  savait  que  j'étais  dénué  de  ressources. 

Je  suis  resté  vingt-cinq  jours  sous  le  toit  de  Makoko,  j'ai 
séjourné  deux  mois  dans  ses  Etats. 

Il  n'aurait  pas  mieux  traité  ses  enfants  que  nous  l'avons  été 
par  lui.  Tous  les  matins,  pendant  notre  séjour  chez  lui,  sa  femme 
m'apportait  elle-même  des  provisions.  Tout  le  monde  voulait 
nous  faire  des  cadeaux  que  la  modicité  de  nos  ressources  nous 
obligeait  à  rendre  beaucoup  moins  en  espèces  qu'en  amabilité. 

Chaque  jour  j'eus  des  entretiens  familiers  avec  Makoko,  dont 
la  curiosité  était  insatiable. 

Ne  connaissant  les  blancs  que  par  la  traite  des  noirs  et  l'écho 
des  coups  de  fusil  tirés  sur  le  Congo,  il  était  resté  longtemps 
incrédule  aux  récits  que  ses  sujets  lui  faisaient  de  notre  con- 
duite. «  Sans  redouter  la  guerre  plus  que  les  blancs,  nous 
préférons  la  paix.  J'ai  interrogé  l'âme  d'un  grand  sage, 
mon  quatrième  ancêtre,  et,  convaincu  que  nous  n'aurions 
l>as  à  lutter  contre  deux  partis,  j'ai  résolu  d'assurer  complète- 


160  TROIS    EXPLORATIONS 

ment  la  paix  en  devenant  l'ami  de  celuiyqui  m'inspirait  con? 

fiance.  » 

Accueillis  comme  ils  méritaient  de  l'être,  ers  sentiments 
de  bon  vouloir  et  d'amitié  nous  conduisirent  à  la  conclusion 
d'un  traité  aux  tenues  duquel  le  roi  plaçait  ses  États  sons  la 
protection  de  la  France  et  nous  accordait  une  concession  de 
territoire  à  notre  choix  sur  les  rives  du  Congo. 


TRAITÉ 


CONCLU  EX  THE  LE  CHEF  N  G  ALIENE 

AGISSANT    AU     NOM     DE     MAKOKO 

Souverain  des  Batèkès  du  Congo 


M.   P.   S.   DE   BRAZZA 

AGISSANT     DANS     L  '  I  N  T  É  R  È  T    DE    LA     F  R  A  N  C  E 

Acte  de  prise  de  possession  d'un  territoire  cédé  et  adhésion 
donnée  à  son  acceptation  par  les  chefs  feudataires  de  Makoko 
qui  l'occupent. 

Au  nom  de  la  France  et  en  vertu  des  droits  qui  m'ont  été  con- 
férés le  10  septembre  1880  et  le  3  octobre  1880  par  le  roi  Makoko 
j'ai  pris  possession  du  territoire  qui  s'étend  entre  la  rivière 
d'Iné  et  Impila.  En  signe  de  cette  prise  de  possession  j'ai 
planté  le  pavillon  français  à  Okila  en  présence  de  Ntaba, 
Scianho  Ngaekadah,  Fgaeko,  Jouma  Xoula,  chefs  vassaux  de 
Makoko  et  en  présence  aussi  de  Ngaliémé,  le  représentant 
officiel  de  l'autorité  de  Makoko   en  cette    circonstance.  J'ai 


DANS  L'OUEST  Al'lilCAIX  ic,j 

remisa  chacun  des  chefs  qui  occupent  cett'j  partie  du  territoire 
an  pavillon  français  afin  qu'ils  l'arborent  sur  leurs  villages  en 

signe  de  ma  prise  de  possession  au  nom  de  la  France.  Ces 
Chefs,  officiellement  informés  par  Ngaliémé  dé  la  décision  de 
Makoko.  s'inclinent  devant  son  autorité  et  acceptent  le  pavillon. 
Et  par  leur  signe  fait  ci-dessous  ils  donnent  acte  de  leur  adhé- 
sion à  la  cession  de  territoire  faite  par  Makoko.  Le  sergent 
Malamine  avec  deux  matelots  reste  à  la  garde  du  pavillon  et  est 
nommé  provisoirement  chef  de  station  française  de    Xcouna. 

Par  l'envoi  à  Makoko  de  ce  document  fait  en  triple  et  revêtu 
de  ma  signature  et  du  signe  des  chefs,  ses  vassaux,  je  donne  à 
Makoko  acte  de  nia  prise  de  possession  de  cette  partie  de  son 
territoire  pour  l'établissement  d'une  station  française; 

Fait  à  Ncouna,  dans  les  États  de  Makoko,  3  octobre  1880. 

Signé  :  l'Enseigne  de  vaisseau, 

P.    S.    DE  BllAZZA. 

Ont  apposé  leur  signe  : 

Le  chef  Ngaliémé,  représentant  de  Makoko. 

Le  chef  Ngaeko. 

Le  chef  Sciaxho  NGAEKALA.qui  porte  le  collier  d'inves- 
titure donné  par  Makoko, 

Et  commande  à  Xcouna,  sous  la  souveraineté  de  Ma- 
koko. 

Le  chef  Jo-cma  Noula. 

Le  chef  X'taba. 

Tels  sont  les  traits  principaux  de  ce  traité,  qui  fut  ratifié 
une  vingtaine  de  jours  après  mon  arrivée  dans  une  assemblée 
solennelle  de  tousles  chefs  immédiats  et  vassaux  de  Makoko.  Le 

H  P.  A  7.  7.X  H 


162  TROIS   EXPLORATIONS 

traité  étant  signé  le  roi  et  les  chefs  mirent  un  peu  de  terre  dans 
une  boite.  En  me  la  présentant,  le  grand  féticheur  me  dit:  «Prends 
cette  terre  et  porte-la  au  grand  chef  des  blancs;  elle  lui  rappel- 
lera que  nous  lui  appartenons.  » 

Et  moi,  plantant  notre  pavillon  devant  la  case  de  Makoko  : 
«  Voici,  leur  dis-je,  le  signe  d'amitié  et  de  protection  que  je 
vous  laisse.  La  France  est  partout  où  tlotte  cet  emblème  de 
paix,  et  elle  fait  respecter  les  droits  de  tous  ceux  qui  s'en  cou- 
vrent. »  J'ajoute  que  depuis  cette  époque  Makoko  ne  manque- 
pas  un  seul  jour,  matin  et  soir,  de  faire  hisser  et  amener  le 
pavillon  sur  sa  case  comme  il  me  voyait  le  faire  sur  la  mienne. 


CHAPITRE  V 


Une  flotte  africaine.  —  Imposant  palabre  à  Nganchou.no.  —  Dignité  des  chefs 
Oubandji. —  L'îlot  fatal.  —  La  guerre  enterrée.  —  Distribution  de  pavillons.  — 
Une  flotte  française.  —  Sur  Le  Congo.  N'counia  (Stanley-Pool). —  N'tamo  (Braz- 
zaville). —  Malamine  et  trois  hommes  restent  à  N'tamo.  —  En  route  vers 
l'Ouest.  —  Volés  en  musique.  —  Solo  de  fusils  .  —  Mines  de  cuivre.  —  Traces 
de  blancs.  —  Rencontre  de  Stanley.  —  Deux  explorateurs. 


Celui  qui  m'eût  dit  quelque  temps  auparavant  que  nous 
nous  consoliderions  aussi  vite  m'eût  trouvé  fort  incrédule. 

En  outre  Makoko,  tenu  au  courant  de  mes  démarches  auprès 
des  chefs  Oubandji  et  intéressé  à  leur  succès,  les  avait  appuyées 
de  toute  son  influence.  Grâce  à  lui  le  résultat  fut  favorable  et 
il  fallut,  non  sans  regret,  nous  séparer  de  Makoko  pour  aller 
avec  Nganchouno  sur  le  grand  fleuve,  où  devait  avoir  lieu 
l'assemblée  des  chefs  Oubandji. 

(Juelques  jours  plus  tard  toute  une  flotille  de  magnifiques 
pirogues  creusées  dans  un  seul  tronc  d'arbre  et  portant  cha- 
cune cent  hommes  descendait  le  fleuve  et  venait  aborder  en 
face  de  Ngombila.  Toutes  les  tribus  Oubandji  du  bassin 
occidental  du  Congo,  entre  l'équateur  et  Makoko,  avaient  tenu 
à  être  représentées  à  ce  palabre  d'où  sortirait  la  paix  ou  la 
guerre.  La  réunion  de  ces  quarante  chefs  revêtus  de  leurs  plus 
beaux  costumes  était  véritablement  un  spectacle  imposant. 

Ce  fut  au  milieu  d'un  profond  silence  que  je  pris  la  parole. 
Tous  savaient  que  dans  le  haut  Alima  nous  ne  nous  étions 


166  TROIS   EXPLORATIONS 

servi  de  nos  armes  que  pour  notre  défense.  Nous  eussions  pu 
continuer.  Mais  en  nous  retirant  devant  leur  défense  d'avancer, 
en  vivant  en  paix  partout  où  nous  allions,  nous  avions  donné 
des  gages  de  nos  bonnes  intentions.  Aujourd'hui  nous  dési- 
rions installer  un  village  dans  le  haut  Alima  et  un  autre  à 
N'tamo  dans  le  but  d'y  échanger  les  produits  européens  et  afri- 
cains. L'intérêt  de  leurs  peuples  comme  le  nôtre  était  donc  de 
conclure  la  paix  nécessaire  à  ces  relations. 

La  discussion  fut  longue,  car  bien  des  intérêts  divers  étaient 
en  jeu.  Mais  la  plus  forte  appréhension  desOubandji,  contenue 
jusqu'alors,  allait  se  faire  jour.  L'un  d'eux  s'avança  vers  moi 
avec  autant  de  fierté  que  de  gravité  et,  me  montrant  un  ilôt 
voisin  : 

«  Regarde,  me  dit-il,  cet  îlot.  Il  me  semble  placé  Là  pour  nous 
mettre  en  garde  contre  la  promesse  des  blancs.  Car  il  nous 
rappellera  toujours  qu'ici  le  sang  Oubandji  a  été  versé  par  le 
premier  blanc  que  nous  avons  vu.  Un  des  tiens  qui  l'a  aban- 
donné te  donnera  à  N'tamo  le  nombre  de  ses  morts  et  de  ses 
blessés...  Nos  ennemis  ont  pu  échapper  à  notre  vengeance  en 
(1  iscendant  le  ileuve  comme  le  vent  :  mais  s'ils  essayent  de  le 
remonter  ils  ne  nous  échapperont  pas.  » 

Tout  en  m'attendant  à  rencontrer  ces  sentiments  parmi  les 
riverains  du  Congo,  j'avoue  que  la  façon  hardie  dont  ils  furent 
exprimés  ne  laissa  pas  de  me  causer  une  certaine  impression. 
Je  dus  employer  toute  ma  diplomatie  pour  dégager  notre  res- 
ponsabilité de  laits  auxquels  nous  n'avions  pris  aucune  part,  et 
pour  les  bien  convaincre  que  nos  relations,  loin  de  nous  servir 
à  les  exploiter,  assureraient  au  contraire  contre  toute  éventua- 
lité leur  tranquillité  et  leur  bonheur. 

La  paix  fut  conclue .  Et  d'abord  on  enterra  la  guerre. 

En  face  de  ce  malencontreux  ilôt  qui  avait  failli  nous  jouer 
un  si  vilain  tour  on  fit  un  grand  trou.  Chaque  chef  y  déposa 


1»  ANS  L'OUEST  AFRICAIN  167 

l'un  une  balle,  l'autre  une  pierre  à  feu,  un  troisième  y  vida  sa 
poire  à  poudre,  etc.  Lorsque  moi  et  mes  hommes  y  eûmes  jeté 
des  cartouches,  on  y  planta  le  tronc  d'un  arbre  qui  repoussa 
très  rapidement.  Eniin  la  terre  fut  rejetée  sur  le  tout,  et  un  des 
chefs  prononça  ces  paroles  :  «  Nous  enterrons  la  guerre  si  pro- 
fondément que  ni  nous  ni  nos  enfants  ne  pourront  la  déterrer, 
et  l'arbre  qui  poussera  ici  témoignera  de  l'alliance  entre  les 
blancs  et  les  noirs. 

»  —  Nous  aussi,  ajoutai-je,  nous  enterrons  la  guerre.  Puisse 
la  paix  durer  tant  que  l'arbre  ne  produira  pas  des  balles,  des  car- 
touches ou  de  la  poudre.  » 

On  me  remit  ensuite  une  poire  à  poudre  vide  en  signe  de  paix 
et  je  leur  donnai  mon  pavillon.  Mais  alors  tous  les  chefs  vou- 
lurent en  avoir  un  qu'ils  frottèrent  contre  le  premier.  Bientôt 
toute  la  flottille  Oubandji  fut  pavoisée  aux  couleurs  trico- 
lores. 

La  fondation  de  notre  station  du  Congo  était  désormais  as- 
surée. 

Sans  vous  faire  assister  aux  tètes  qui  nous  furent  données, 
nous  descendrons  ce  grand  fleuve  pour  aller  mettre  la  dernière 
main  à  l'œuvre  si  bienheureuseinent  poursuivie. 

La  descente  se  fit  sur  une  de  ces  belles  pirogues  dont  je  vous 
ai  parlé. 

Au  bout  de  cinq  jours  —  la  force  du  vent  nous  ayant  quelque- 
fois obligés  à  relâcher  —  l'aspect  du  Congo  changea  complète- 
ment.  Jusqu'ici  il  coulait  entre  des  berges  élevées,  écartées  de 
huit  cents  à  deux  mille  mètres  ;  maintenant  l'horizon  s'élargit. 
Droit  devant  nous  apparut  un  point  noir  semblable  à  un  navire  ; 
d'autres  surgirent  à  droite  et  à  gauche  ;  ils  grossirent;  nous  re- 
connaissions des  iles.  Nos  hommes  criaient  joyeusement  : 
«Ncouna  »,  c'était  le  nom  indigène  d'une  sorte  de  lac  formé  par 
le  Congo,  lac  appelé  aujourd'hui  Stanley-Pool  et  sur  la  rive 


168  TROIS   EXPLORATIONS 

droite  duquel  se  trouvait  N'tamo,  derniervillage  avantles  rapi- 
des et  but  de  notre  voyage. 

Par  sa  position,  N'tamo  est  le  chef  du  Congo  intérieur.  Nos 
travaux  allaient  être  récompensés.  Les  premiers  nous  allions 
prendre  cette  clef,  non  pour  fermer  la  voie,  niais  pour  en  assu- 
rer la  neutralité. 

La  faveurMont  nous  jouissions  grâce  à  l'amitié  de   Makoko 


ÎBAQUE     JOUB     MAKOKO     FAIT     HISSER     LE     PAVILLON     DEVANT      S  . 


nous  valut  dés  notre  arrivée  un  excellent  accueil.  Pendant  dix- 
huit  jours  ce  fut  à  qui  nous  offrirait  le  plus  de  cadeaux. 

Les  chefs  vinrent  me  rendre  l'hommage  auquel  j'avais  droit. 
Dans  un  grand  palabre,  je  leur  déclarai  que  j'avais  choisi  pour 
notre  concession  le  territoire  compris  entre  la  rivière  Djoué  et 
Nûpila  sur  la  rive  droite  du  Congo.  L'acte  de  prise  de  posses- 


DANS   L  '  0  U  E  S  T  A  F  1!  I  G  AIN  1;  I 

sion  fut  rédigé  et  signé  conformément  aux  ordres  de  Makoko, 
et  les  villages  arborèrent  immédiatement  le  pavillon. 

C'était  le  1er  octobre  1880.  Trois  moisà peine  s'étaient  écoulés 
depuis  notre  départ  de  Franceville  :  dix  hommes  et  un  officier 
avaient  tranquillement  parcouru  près  de  sept  cents  kilomètres. 
Outre  les  connaissances  scientifiques  acquises,  ils  rapportaient 
un  traité  d'amitié  et  de  protectorat  conclu  avec  le  chef  le  plus 
puissant  du  pays  et  venaient  de  fonder  la  seconde  station  fran- 
çaise sur  le  Congo  au  village  de  N'tamo,  auquel  la  France  a 
donné  le  nom  de  Brazzaville. 

Je  remercie  mes  compatriotes.  Le  titre  oblige,  je  ne  l'ou- 
blierai pas. 

Je  laissai  mon  brave  sergent  sénégalais  Malamine  et  trois 
hommes  à  la  garde  du  poste,  et  je  partis  avec  les  autres. 

Précédés  jusqu'à  présent  par  notre  réputation,  nousavions  été 
partout  bien  reçus.  Ici  nous  nous  trouvâmes  presque  égarés, 
inconnus  à  tout  le  monde.  Pour  surcroit  d'ennui  dans  le  pré- 
sent nous  arrivâmes  sans  nous  en  douter  dans  un  pays  de  mines 
de  cuivre  où  les  habitants  se  montraient  bien  défiants. 

Dans  notre  situation  vouloir  satisfaire  notre  curiosité  c'était 
compromettre  le  passé  et  l'avenir.  Mieux  valait  changer  de 
route.  J'avoue  que  cette  sage  détermination  me  coûta  infiniment 
car  elle  renvoyait  la  reconnaissance  du  Niari  à  une  époque  in- 
déterminée. 

Nous  rentrâmes  dans  un  pays  accidenté  où  il  fallait  constani-  7 
ment  escalader  et  descendre  des  hauteurs  de  cinquante  à  cent 
cinquante  mètres,  parfois  plus,  au  sommet  desquelles  étaient 
généralement  situés  des  villages,  dans  une  position  militaire.^ 

On  eût  dit  que  nous  étions  condamnés  à  avancer  sans  relâche. 
A  peine  arrivés  dans  un  village  nous  trouvions  des  porteurs  qui 
débarrassaient  les  précédents  de  leurs  charges  et  repartaient 
avec  le  même  entrain.  Cela  ne  dura  pas. 


[73  TROIS    EX  PLO  RATION  s 

Inclinant légèremenl  noire  route  vers  le  Congo,  nous  rencon- 
trâmes des  populations  moins  naïves  et  moins  empressées  de 
porter  nos  ciisscs  que  de  les  vider. Elles  s'y  prenaient,  du  reste, 
d'une  façon  originale,  choisissant  pour  nous  voler  le  moment 
où  elles  nous  offraient  une  sorte  de  divertissement  musi- 
cal. 

A  leurs  grandes  et  petites  flûtes  j'opposai  les  nôtres.  Tout  en 
exposant  au  chef  nos  réclamations,  j'envoyais  quelques  halles 
de  mon  Winchester  dans  un  arbre  voisin,  et  aussitôt  on  retrouva 
les  objets  volés  au  son  d'une  plus  agréable  musique. 
^  Nous  avions  l'ait  environ  quatre-vingt-dix  kilomètres  lorsque 
le  voisinage  de  nouvelles  mines  de  cuivre  et  de  plomb  motiva 
un  nouveau  changement  de  direction,  cette  fois  bien  marqué 
vers  le  Congo,  à  travers  de  grandes  montagnes  de  quartz  et  de 
grès  colorées  en  rouge  et  en  jaune  par  l'oxyde  de  fer. 

Ici  nous  entendons  parler  des  blancs.  Nous  revoyons  des 
plantes  d'importation  :  goyavier,  manguier,  des  étoffes  euro- 
péennes. Mais  le  pays  est  de  moins  en  moins  sur.  L'hostilité 
croissante  à  mesure  que  nous  nous  rapprochons  d'établisse- 
ments européens  nous  impose  une  excessive  prudence.  Et  je 
m'estime  heureux  d'avoir  évité  tout  accident  fâcheux  en  traver- 
sant le  chaos  de  montagnes  qui,  de  la  rivière  Louala,  s'étend  à 
<     Mdambi  Mbongo,  l'endroit  précis  où  je  rencontrai  Stanley. 

(  îe  jour-là,  le  hasard  réunit  pendant  un  instant  deux  hommes, 
deux  antithèses  :  la  rapidité  et  la  lenteur,  la  hardiesse  et  la  pru- 
dence, la  puissance  et  la  faiblesse.  Pourtant  les  extrêmes  se 
touchent;  leurs  sillons  si  différents,  tracés  avec  la  même  per- 
sévérance, convergent  au  même  but  :  le  progrès. 

Stanley  est  un  explorateur  comme  moi  :  nous  sommes  de. 
bons  camarades.  Mais  si  notre  but  était  le  même,  les  intérêts 
qui  nous  ont  guidé  étaient  différents.  Il  n'y  a  donc  rien  d'ex- 
traordinaire à  ce  que  nos  récits  n'aient  pas  toujours  été  d'ac- 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  173 

cord.  M.  Stanley  agissait  au  nom  du  roi  des  Belges  pour  la  Bel- 
gique qui  voulait  alors  fonder  en  Afrique  une  sorte  de  comptoir 
international  où  elle  aurait  la  suprématie. 

Sans  doute  le  roi  des  Belges  était  complètement  désintéressé. 
Il  donnait  ses  millions  dans  le  seul  but  de  civiliser  les  tribus 
sauvages.  Je  croyais  pourtant  qu'il  y  avait  une  idée  politique  au 
fond  des  sentiments  humanitaires  du  roi  des  Belges.  J'étais 
loin  de  l'en  blâmer,  mais  cela  ne  m'empêchait  pas  d'avoir  mon 
idée  politique  aussi.  Et  la  mienne  était  fort  simple,  la  voici.  S'il 
y  avait  un  avantage  à  s'emparer  du  Congo,  j'aimais  mieux  que 
ce  fût  le  drapeau  français  que  le  drapeau  belge  «  internatio- 
nal »,  qui  flottât  sur  cette  magnifique  contrée  africaine. 

Je  n'ai  jamais  eu  l'habitude  de  voyager  dans  les  pays  africains 
en  guerrier,  comme  M.  Stanley,  toujours  accompagné  d'une 
légion  d'hommes  armés  et  je  n'ai  pas  eu  besoin  de  faire  des 
échanges,  parce  que,  voyageant  en  ami  et  non  en  conquérant, 
j'ai  trouvé  partout  des  gens  hospitaliers. 

M.  Stanley  avait  pris  l'habitude  de  se  faire  respecter  à  coups 
de  fusil  :  je  voyageais,  moi,  en  ami  et  non  en  belligérant.  C'est 
pourquoi  j'ai  pu  faire  cette  conquête  pacifique  qui  a  tant  surpris 
l'explorateur  américain  au  service  du  roi  des  Belges.  «  Les  rois 
africains,  dit  M.  Stanley,  ne  voient  dans  un  drapeau  qu'un 
morceau  d'étoffe  plus  ou  moins  heureusement  bariolé,  dont  ils 
peuvent  se  faire  une  ceinture.  » 

Voilà  justement  l'erreur  de  M.  Stanley.  Ces  rois  ont  vu 
dans  mon  «  morceau  d'étoffe  »  ce  que  je  leur  avais  dit  d'y  voir. 
Et  M.  Stanley  lui-même  a  été  le  premier,  en  le  respectant  plus 
tard,  à  leur  montrer  que  je  ne  les  avais  pas  trompés.  J'ai  dit  au 
roi  :  «  Vous  connaissez  le  frère  blanc  qui  est  venu  ici  et  avec 
lequel  vous  vous  êtes  battus.  Eh  bien,  il  en  viendra  d'autres  et 
des  plus  forts  que  lui.  Si  vous  arborez  le  symbole  que  je  vais 
vous  remettre,  ils  ne  prendront  pas  pied  chez  vous  sans  votre 


m  TROIS  EXPLORATIONS 

permission,  et  ils  ne  tireront  jamais  un  coup  de  fusil  sur  vos 
sujets.  »  Ils  ont  fait  ce  quejeleur  ait  dit,  et  le  drapeau  français 
les  a  protégés. 

Le  roi  des  Belges  mit  beaucoup  d'argent  à  la  disposition  de 
M,  Stanley.  «  En  France,  disait  le  roi  Léopold  à  un  de  ses  amis 
intimes,  M.  de  Brazza  aura  beau  se  remuer,  il  ne  réussiia 
jamais  à  faire  ratifier  son  traité.  On  jouera  avec  le  Congo  comme 
avec  un  jouet.  M.  de  Brazza  emploierait  bien  plus  utilement  son 
temps  en  venant  se  joindre  à  nous.  »  Je  cite  textuellement  les 
paroles  du  roi  Léopold  ! 

Inutile  d'ajouter  que  je  ne  suis  pas  de  son  avis  et  que  ma 
confiance  dans  la  clairvoyance  de  nos  députés  a  ratifié  l'espoir 
que  j'avais  conçu  que  ma  conquête  pacifique  ne  serait  pas  per- 
due pour  mon  pays. 

Mais  le  jour  où  ils  se  serrèrent  la  main  en  Afrique,  ces  deux 
hommes  qui  s'estiment  ont  reconnu  la  dure  nécessité  de  leurs 
tâches.  Stanley  m'a  rendu  justice.  De  son  côté  votre  mission- 
naire s'honorera  toujours  du  cordial  accueil  que  lui  a  fait  le  plus 
intrépide  explorateur  de  l'Afrique. 


CHAPITRE  VI 


L'ennemi  c'est  l'esclavage!  —  Au  Gabon.  —  Suis-je  oublié?  —  En  route  pour 
Franceville.  —  Mon  propre  chirurgien.  —  Potager,  basse-cour  et  bétail.  — 
Gomme  à  Montmorency!  —  Route  vers  l'Alima.  —  Grosses  difficultés.—  Un 
conseil  mur  des  ponts  et  chaussées. —  M.  Mizon  à  Franceville.  — JBallayn'esf 
pas  arrivé. 


En  descendant  le  Congo  et  remontant  ensuite  le  long  de  la 
cote  de  l'Atlantique,  j'éprouvais  un  grand  serrement  de  cœur 
en  apercevant  des  hommes  portant  au  cou  le  hideux  carcan  de 
l'esclavage!  Je  pensais  que  nous  avions  jadis  ruiné  nos  colo- 
nies par  générosité...  Mais  je  m'arrête  :  nous  arrivons  au  Ga- 
lion. Là  du  moins  nos  couleurs  nationales  ne  couvrent  pas  le 
seul  adversaire  contre  lequel  j'ai  lutté  partout,  au  nom  de  la 
science  et  de  l'humanité. 

Nous  débarquâmes  à  Libreville, le  15  décembre  1880.  Une 
cruelle  déception  nous  attendait.  Ni  le  docteur  Ballay  ni  le  per- 
sonnel des  stations  n'étaient  arrivés!  Fallait-il  donc  en  France 
plus  d'un  an  pour  construire  une  chaloupe? 

Avait-on  renoncé  à  l'exploration  de  l'Alima? 

Étions-nous  oubliés,  abandonnés!... 

Je  ne  vous  dirai  pas  ce  que  j'ai  souffert  en  cherchant  l'expli- 
cation d'un  retard  si  préjudiciable  à  nos  projets.  La  mission  que 
m'avait  confié  le  Comité  français  de  l'association  africaine  était 
remplie;  je  pouvais  aller  en  Europe  prendre  le  repos  dont  j'a- 
vais besoin.  Mais  non,  je  ne  pouvais  pas,  je  ne  devais  pas  aban- 


176 


TROIS  EXPLORATIONS 


donner  sans  ressources  nos  stations  et  les  braves  gens  que 
j'avais  laissés  à  huit  cents  et  douze  cents  kilomètres  dans  l'inté- 
rieur. Aussi  vingt-quatre  heures  après  mon  arrivée  au  Gabon, 


JE    PRIS     MON    COUTEAU     ET    JE    TAILLAI... 


je  repartais  avec  ma  troupe  grossie  de  deux  marins  :  Guiral  et 

Amiel  et  de  plusieurs    indigènes, charpentiers,|jardiniers,  etc. 

Tandis  que  nous  quittions  N'tamo.  M.  Michaud  descendait 

pour  la  seconde  foisl'Ogôoué  avec  sa  flottille  de  pirogues.  De- 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN"  177 

puis  un  mois  etdemi  ilétaitarrivé  aux  factoreries  de  Lambaréné, 
là  les  piroguiers,  découragés  de  ne  voir  encore  rien  venir, 
menaçaient  chaque  jour  de  retourner  chez  eux  et  mettaient  à 
une  rude  épreuve  la  patience  et  l'habileté  de  M.  Michaud  lors- 
que ma  petite  troupe  fit  son  apparition. 

A  la  nouvelle  de  notre  retour,  les  esclaves  des  Gallois  et  des 
Inengas  venaient  en  foule  me  prier  de  leur  accorder  un  refuge  à 
la  station...  Mais  les  ressources?  Elles  manquaient  pour  créer 
d'autres  postes. 

Parl'établissementdes  nouvelles  stations,  la  question  de  Tes- 


i  <QfC'".''  JGBïalB&^  Vaswfe.-  '    ..  '~"~'s  ? 

fc;f  ®y  ri 


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f^Éfes,      "^     c~  ]^^^4 


ASPECT     GÉNÉRAL     DE    FRANCEYILLE    EX     1882 


clavage  serait  cependant  résolue  dans  ce  riche  bassin  ;  riche,  en 
effet  par  le  sol  d'une  fertilité  exubérante  où  l'on  dédaigne  la  noix 
de  palme,  l'arachide,  les  essences  les  plus  précieuses,  bois 
rouge,  ébène...,  où  le  commerce  de  l'ivoire  et  du  caoutchouc 
rapporte  près  de  mille  pour  cent.  Toute  la  contrée  n'est  qu'une 
forêt  de  caoutchouc. 

Je  ne  surprendrai  malheureusementpersonne  en  disant  par 
qui  commencent  à  être  exploitées  les  richesses  que  nous  avons 
révélées.  Mon  patriotis  me  s'inquiète  de  l'absence  de  factoreries 
françaises.  Car  les  colonies  et  même  les  possessions  ne  sont 

BRAZZA.  12 


178  TROIS   E  XP  L  0  R  A  1 1  0  X  s 

que  (les  causes  d'épuisement  pour  une  nation  lorsqu'elle  ne 
peut  y  envoyer  que  des  soldats. 

Ne  soyons  point  les  gendarmes  de  la  colonisation  moderne, 
ce  serait  un  mélier  de  dupe.  Il  faut  être  humanitaire  soit,  mais 
avant  tout  patriote. 

Aux  chutes  de  l'Ogôoué,  la  pirogue  chavira,  nous  dûmes  tra- 
vailler longtemps  dans  l'eau  pour  sauver  ce  chargement,  et  je 
gagnai  à  cet  exercice  une  dyssenterie  qui  m'a  rendu  plus  maigre 
encore.  Pardessus  le  marché,  je  m'étais  blessé  assez  sérieuse- 
ment le  pied  gauche  sur  une  roche. Un  charlatan  de  l'endroit 
appliqua  sur  la  plaie  un  diahle  d'onguent  qui  me  fit  entier  le 
pied  gros  comme  la  jamhe.  Privé  de  médicaments  et  de  ma 
trousse  que  j'avais  laissée  aux  officiers  de  la  mission  Stanley  je 
pris  mon  couteau  et  taillai  dans  le  morceau  jusqu'à  un  centi- 
mètre de  profondeur,  supprimant  tout  ce  qui  n'avait  pas  une 
jolie  couleur  de  chair  fraîche.  J'en  fus  quitte  pour  deux  mois 
d'inaction,  et  en  arrivant  à  Franceville,  en  février  1881,  je  fus 
le  premier  voyageur  à  qui  notre  station  hospitalière  ait  rendu 
service. 

Noguez  n'avait  pas  perdu  son  temps.  Je  trouvai  là  réunis  une 
centaine  d'indigènes  :  hommes,  femmes,  enfants  déjà  habitués 
au  travail.  Il  ne  restait  plus  qu'à  achever  ce  qu'ils  avaient  si 
bien  commencé.  On  fit  de  nouveaux  magasins,  de  nouvelles 
caves  eton  prépara  de  jolies  chambres.  Nos  légumes,  nos  plan- 
tations de  goyaviers,  d'orangers,  de  café...  notre  bétail  :  cabris, 
moutons,  porcs,  etc.,  tout  était  soigné  et  prospérait.  Déjà  la 
station  vivait  uniquement  sur  ses  revenus.  J'allais  oublier  notre 
âne  et  notre  ànesse, belles  etbonnes  bêtes  qui  en  voyageant  n'a- 
vaient rienperdu  de  leur  entêtement.  Mais  c'était  bon  là-bas  de 
les  entendre  braire  et  encore  meilleur  de  parcourir,  monté  sur 
leur  dos,  notre  charmant  domaine,  tout  comme  sinouseussions 
été  à  Montmorency. 


■F     *• 

DANS  L'OUEST  AFRICAIN  l?j 

Nos  relations  étaient  établies  sur  un  excellent  pied  avec  tous 
nosvoisins.il  ne  s'agissait  pas  de  se  perdre  dans  les  délices 
de  Franceville,  prête  à  recevoir  ses  nouveaux  hôtes  qui  arrive- 
raient sans  doute  avec  le  matériel  nécessaire  à  la  navigation  de 
l'Alima. 

Or,  cent  vingt  kilomètres  de  route  nous  séparaient  du  con- 
fluent de  l'Obia  et  de  la  Sékéba,  tributaire  de  l'Alima,  point 
choisi  pour  le  lancement  du  vapeur.  Mais  cette  route  il  fallait 
l'ouvrir  et  la  construire  de  façon  qu'elle  supportât  la  charge  de 
poids  énormes  ;  installer  un  magasin  de  montage  sur  l'Alima 
et  enfin  organiser  le  service  des  transports  entre  l'Alima  et 
l'Ogôoué. 

La  première  partie  n'exigeait  que  des  jambes  et  des  bras.  En 
effet,  après  avoir  de  nouveau  exploré  le  pays  afin  de  choisir  le 
meilleur  tracé  je  me  procurai  assez  facilement  quatre  cents  tra- 
vailleurs. 

Les  escouades  de  défricheurs  et  de  terrassiers  furent  orça- 
nisées  ayant  à  leur  tête  les  Gabonais,  devenus  conducteurs  de 
ponts  et  chaussées,  dirigés  par  mes  ingénieurs  Michaud,  Amiel 
et  Guiral.  Bientôt  la  large  et  longue  trouée  ouverte  à  travers  la 
forêt  fut  transformée  en  une  route  praticable. 

La  seconde  partie  de  notre  plan  était  moins  pénible  mais 
plus  difficile  à  exécuter.  Toutes  les  tribus  dont  l'amitié  nous 
était  acquise  n'étaient  pas  également  intéressées  à  nos  projets. 

Il  était  donc  nécessaire  d'organiser  ici  comme  sur  l'Ogôoué 
un  service  général  confié  à  un  seul  et  même  personnel.  Il  im- 
portait de  l'établir  avant  que  les  modifications  d'intérêt  résul- 
tant d'un  premier  transport  eussent  frappé  l'esprit  des  diverses 
tribus. 

Voici  comment  après  un  premier  essai  infructueux  je  réussis 
à  vaincre  les  hésitations  des  porteurs  de  l'Alima  qui  n'étaient 
jamais  venus  à  Franceville.  M.  Michaud,  que  j'avais  envoyé 


180  TROIS   EXPLORATIONS 

ravitailler  notre  station  du  Congo,  s' étant  blessé  à  la  chasse  et  ne 
pouvant  faire  ce  voyage,  je  partis  à  sa  place.  J'emmenai  quel- 
ques hommes  île  plus  que  j'employai  à  faire  construire  des 
ponts  et  nous  continuâmes  lentement  notre  route.  Arrivé  chez 
les  Aboma,  j'expédiai  le  ravitaillement  à  Malamineet  jerevin  s 
aux  sources  de  l'Alima.  La  nouvelle  de  la  construction  des 
ponts  rapides,  répandue  et  amplifiée,  avait  produit  son  effet. 

Craignant  que  le  commerce  ne  prit  la  route  de  terre  de  Fran- 
ceville  à  N'tamo,  les  tribus  riveraines  de  l'Alima  réclamaient 
mon  concours  maintenant.  Un  grand  palabre  fut  tenu  auquel 
assistaient  tous  les  chefs  venus  de  cinquante  kilomètres  à  la 
ronde.. J'obtins  tout  ce  que  je  désirais  pour  l'installation  denotre 
poste  de  l'Alima  et  le  service  de  transport  entre  cette  rivière  et 
l'Ogôoué. 

Ceci  se  passait  en  septembre  1881.  Trop  malade  alors  pour 
me  rendre  à  Franceville  j'y  envoyai  un  de  meshommes  prendre 
«les  médicaments  et  prévenir  que  tout  était  prêt  pour  l'exploita- 
tion de  l'Alima.  Je  m'imaginais  que  les  compagnons  attendus 
depuis  deux  ans  devaient  être  arrivés  !  Je  me  trompais. 

Seul  un  de  mes  camarades,  M.  Mizon  enseigne  de  vaisseau, 
désigné  pour  prendre  la  direction  de  Franceville  était  arrivé  à  la 
station  le  27  du  même  mois.  J'appris  par  sa  réponse  que  le  doc- 
teur Ballav  était  involontairement  retenu  au  Gabon.  De  longues 
réparations  exigées  par  un  matériel  défectueux  reculaient  indé- 
finiment notre  exploration  :  peut-être  même  M.  Ballav  allait-il 
retourner  en  Europe. 

Vers  le  10  octobre  je  pus  aller  à  Franceville.  Il  ne  me  restait 
qu'à  remettre  entre  les  mains  de  mon  successeur  une  œuvre 
dont  il  fallait  maintenant  tirer  parti. 


CHAPITRE  VII 


Malamine  ravitaillé.  —  Les  sources  de  l'Ogôoué.  —  Riche  vallée  du  Quillou 
Niari.  —  Coups  de  fusils.  —  Six  blessés.  —  Eu  retraite  sous  la  pluie.  -  Les 
Bassoundis.  — Arrivée  à  Banaua  (17  avril  1882).  —  Résultats  politiques,  géo- 
graphiques  et  humanitaires  du  second  voyage  —  à  rendre  définitif  . 


A  la  fin  de  janvier  1882  nous  partions  de  Ngango  sur  la  roui  ■ 
de  Franceville  au  Congo  avec  l'espoir  d'en  rapporter  un  nouvel 
itinéraire.  J'envoyais  cinq  hommes  porter  des  marchandises  à 
Malamine,  chef  de  notre  station  de  N'tamo. 

On  a  dit  que,  peu  de  temps  après  ma  visite,  Stanley,  cédant  à 
un  mouvement  passager  de  dépit,  avait  essayé  «le  gagner  les  ser- 
vices de  Malamine  et  de  détourner  les  chefs  Batékés  de  leurs 
engagements  envers  nous.  Il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  s'alarmer. 
Ma  présence  à  N'tamo  n'était  même  pas  nécessaire  pour  faire 
respecter  nos  droits  et  nos  intérêts.  Ils  étaient  entre  des  mains 
fidèles  et  dévouées.  Et  non  moins  que  sur  les  parchemins  les 
engagements  des  populations  étaient  gravées  dans  leurs  cœurs. 

Poursuivant  notre  route  sur  des  montagnes  sablonneuses 
nous  rencontrâmes  les  sources  du  Lékété,de  M'jka.  Le  (S  février 
nous  voyions  une  pet  ite  flaque  d'eau. G'étaitla  source  de  l'Ogôoué, 
de  ce  fleuve  que  j'avais  remonté  pour  la  première  fois  il  y  a 
six  ans. 

Cette  découverte  me  lit  une  vive  impression.  Mon  esprit 
fatigué,  surexcité  par  la  lièvre,  embrassa  en  quelques  instants  le 
passé,  le  présent  et  l'avenir  de  l'œuvre  à  laquelle  j'avais  donné 
fortune,  jeunesse  et  santé.  Ceux  qui  ont  éprouvé  la  force  du  dé- 
vouement à  une  idée  me  comprendront. 


1 82  TB  0 IS  EXP L  O B  A  TI ONS 

Un  mois  plus  tard  nous  arrivions  sur  les  bords  du  Niari, 
jolie  rivière  de  quatre-vingts  à  quatre-vingt-dix  mètres  de  lar- 
geur qui  va  se  jeter  à  l'Océan  sous  le  nom  de  la  rivière  de  Quil- 
lou. 

Non  loin  de  sa  rive  gauche  se  trouvent  les  fameuses  mines 
de  cuivre  et  de  plomb  dont  le  voisinage  nous  avait  obligé  à 
nous  détourner  en  venant  de  N'tamo.  De  là  j'aperçus  au  milieu 
des  montagnes  qui  encadrent  à  moitié  l'horizon,  la  coupure  qui 
livre  un  facile  passage  pour  se  rendre  à  notre  station  du  Congo. 
Nous  étions  donc  en  bonne  voie  maintenant  pour  reprendre  la 
reconnaissance  de  la  voie  la'plus  avantageuse  entre  N'tamo  et 
l'Atlantique.  Pénétrés  de  l'importance  de  notre  itinéraire,  nous 
continuâmes  notre  chemin  sur  la  rive  gauche  du  Niari. 

La  vallée  assez  large,  plate  et  semée  çà  et  là  de  petites  cul- 
tures isolées  se  prolonge  à  peu  près  à  l'Ouest  entre  deux  pla- 
teaux de  nature  et  de  hauteur  différentes.  L'un,  celui  du  Sud, 
nous  était  déjà  connu,  car  nous  l'avions  suivi  pour  nous  ren- 
dre chez  Stanley. 

Cette  vallée  du  Niari  est  comme  une  large  entaille  au  travers 
d'énormes  terrasses  parallèles  à  l'Océan.  Mais  tandis  que  le 
Congo  les  traverse  à  la  façon  d'un  escalier  le  Niari  jusqu'à  son 
confluent  avec  la  Cali  coule  sans  un  seul  rapide  sur  un  sol  uni 
rt  fertile  dont  la  population  plus  dense  que  celle  de  la  France 
nous  fit  partout  bon  accueil. 

Une  centaine  de  kilomètres  plus  à  l'Ouest  le  Niari  incline  un 
peu  vers  le  Nord.  Nous  nous  en  écartâmes  après  avoir  traversé 
son  petit  affluent,  le  Nréngé. 

Nous  commençâmes  alors  à  nous  élever  vers  un  plateau.  Là, 
les  indigènes  avaient  bien  entendu  parler  des  blancs  mais  ce 
n'était  pas  de  nous.  L'accueil  allait  changer  complètement. 

Déjà  nous  avions  eu  plus  d'un  désagrément  lorsqu'un  jour 
deux  de  mes  hommes  qui  avaient  pris  une  route  différente  fu- 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  183 

vent  arrêtés  et  retenus  dans  un  village.  Les  habitants  croyaient 
ainsi  me  rendre  service  tout  en  faisant  une  bonne  affaire.  «  Là- 
bas,  disaient-ils,  en  montrant  la  direction  du  Congo,  le  blanc 
paye  quand  on  lui  ramène  ses  esclaves;  pourquoi  ne  payerait- 
il  pas  ici  !  »  Vous  pensez  si  ces  méprises  étaient  faites  pour  en- 
tretenir Famité  entre  la  population  et  mes  hommes. 

Cette  scène  désagréable  aurait  pu  être  oubliée  commele  reste; 
mais  le  lendemain  en  arrivant,  à  cinq  heures  du  soir,  au  vil- 
lage de  M'btenga,  nous  rencontrons  des  dispositions  les  plus 
mauvaises,  les  plus  hostiles  à  notre  égard.  On  nous  refuse  de 
l'eau,  du  feu  et  une  place  pour  nous  reposer,  même  hors  du 
village.  Tandis  que  je  discutais  avec  le  chef,  mes  hommes  exci- 
tés de  leur  côté  par  les  naturels  s'échauffaient,  l'un  deux  me- 
nacé veut  montrer  la  puissance  de  nos  armes  en  déchargeant 
son  fusil  contre  un  arbre.  Au  même  moment  il  reçoit  une  balle 
qui  lui  traverse  le  poignet,  On  court  au  milieu  des  cris  et  du 
cliquetis  des  armes  :  c'est  un  combat  clans  les  plus  mauvaises 
conditions.  En  vain  pour  l'arrêter  j'arrache  à  un  de  mes  Séné- 
galais le  fusil  qu'il  vient  d'enlever  à  un  naturel  et  je  le  remets 
au  chef.  Celui-ci  le  prend,  me  vise,  me  manque.  Les  balles  sif- 
flent de  tous  côtés  et  nous  comptons  six  blessés  avant  de  pou- 
voir nous  abriter  et  battre  en  retraite. 

La  situation  laissait  à  désirer.  N'ayant  aucun  espoir  d'arran- 
gement il  fallait  nous  retirer  au  plus  vite.  Après  la  marche  de  la 
journée  et  les  coups  de  fusils  qui  nous  avaient  servi  de  souper, 
nous  marchâmes  toute  la  nuit  sous  une  pluie  battante  dans  la 
direction  du  Sud. Au  jour  nousétionsau  sommet  des  montagnes 

A  nos  pieds  s'étendait  la  plaine  verdoyante  de  Lœnia,  dont 
les  sources  étaient  voisines. 

Nous  descendons  et  bientôt  nous  apercevons  un  groupe   de 
villages  Mboco  où  le  minerai  de  cuivre  se  ramasse  à  fleur  de  [ 
terre. 


18 k  T  R 0  I  S     E X  P  LORATI  0  N  S 

Enfin,  de  Mboco  nous  marchons  à  l'Ouest  en  coupant  la 
grande  corde  que  la  Loundima  dessine  au  Sud  et  nous  venons 
nous  reposer  à  Rimounda,  village  bassoundi,  situé  entre  la 
Loundina  et  le  Loango.  Cinq  ou  six  jours  de  marche  à  peine 
nous  séparent,  soit  de  Borna  sur  le  Congo,  soit  de  Landana 
sur  la  côte  de  l'Atlantique. 

Les  Bassoundi  ne  seraient  pas  moins  intéressants  à  étudier 
que  les  Bacamba,  les  Baboueudé  et  les  Ballali  dont  nous 
venions  de  traverser  le  pays.  L'étude  détaillée  de  tous  ces  peu- 
ples intéressants  sera  l'objet  de  mes  travaux  ultérieurs. 

Nous  nous  traînions  alors  épuisés  de  fatigue.  Nous  arrivâ- 
mes enfin  à  Landana  où,  le  17  avril  1882,  le  supérieur  de  la 
mission  française  et  la  colonie  européenne  nous  ont  donné  de 
si  nombreuses  et  de  si  touchantes  marques  d'intérêt  et  d'affec- 
tion que  nous  avons  oublié  une  bonne  part  de  nos  misères,  de 
nos  privations  et  de  nos  dangers. 

En  deux  ans  et  demi,  avec  les  faibles  ressources  mises  à  notre 
disposition,  ncus  avions,  au  point  de  vue  géographique,  ajouté 
à  nos  précédentes  conquêtes  un  territoire  aussi  étendu  que  le 
tiers  de  la  France.  Nos  itinéraires  relevés  à  l'estime  et  appuyés 
sur  de  nombreuses  observations  astronomiques  présentaient 
un  développement  d'environ  quatre  mille  kilomètres.  Le  calcul 
de  nos  observations  météorologiques  fournissait  une  quantité 
considérable  d'altitudes. 

Les  divisions  entre  les  bassins  et  les  grandes  voies  de  com- 
munication étaient  étudiées,  et  les  collections  que  nous  rappor- 
tions ont  permis  d'avoir  une  idée  générale  de  la  constitution 
géologique  de  cette  contrée. 

Au  point  de  vue  humanitaire,  la  fondation  des  stations  hospi- 
talières de  l'Ogôoué  et  du  Congo  a  nécessité  une  étude  aussi 
complète  que  possible  du  pays,  de  ses  ressources,  de  son  ave- 
nir. Leur  sécurité  dépendait  des  bonnes  dispositions  des  popu- 


DANS  I/O  1'  EST  AFRICAIN  j,s; 

lations  et  de  leurs  chefs.  Nous  avons  rapporté  des  preuves  que 
toutes  ces  conditions  ont  été  remplies. 

Outre  M.  Michaud  j'avais  ramené  de  là-bas  deux  de  mes 
compagnons  noirs.  Ils  étaient  bien  jeunes,  mais  leur  conduite 
me  rappela  que  «  la  valeur  n'attend  pas  le  nombre  des  années  ». 

En  terminant  ce  trop  long  récit,  je  dois  encore  une  indication 
plus  précise  sur  ce  que  je  croyais  alors  utile  d'entreprendre. 

Sans  doute  l'exploitation  des  bassins  de  l'Ogôoué  et  de  l'Alima 
pouvait  rapporter  des  centaines  de  millions.  Mais,  la  clef  du 
Congo  intérieur,  c'est-à-dire  du  réseau  fluvial  par  lequel  on 
drainera  toutes  les  richesses  de  l'Afrique  équatoriale,  était 
N'tamo.  Cette  clef  était  dans  nos  mains.  La  voie  la  plus  avanta- 
geuse de  N'tamo  à  l'Atlantique  est  celle  que  nous  venions  de 
découvrir. 

La  voie  ferrée  à  établir  dans  ces  régions  devait  suivre  la  val- 
lée du  Quillou  ou  du  Niari  pour  aboutir  à  notre  station  du 
Congo.  Il  serait  le  complément  de  nos  travaux. 

Qu'on  se  rappelle  les  sentiments  des  populations,  leurs  inté- 
rêts liés  aux  nôtres,  les  traités  que  les  chefs  avaient  signés  et 
que  ratifierait  la  France.  Devions-nous  les  abandonner? 

En  route  nous  avions  prouvé  qu'il  est  possible  de  servir  les 
intérêts  de  sa  patrie  tout  en  combattant  pour  la  science  et  la 
civilisation. 


IDETJXIÈiMIE!      FARTIE 
LETTRES 


Haut  Ogôoué,  en  partie  au  pays  des  Okanda 
■  t  partant  pour  Aduma 

Le  5  Mars  1881 
MA   CHÈRE  MÈRE, 

J'ai  reçu  toutes  teslettres  au  Gabon,  ayant,  en  quittant  Lain- 
baréné,  donné  l'ordre  qu'elles  m'y  fussent  gardées. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé  dans  mes  calculs  ;  si  ces  lettres 
m'avaient  suivi,  jamais  elles  ne  m'auraient  trouvé,  tandis  que 
je  les  reçus  toutes  ensemble  lorsque,  à  l'embouchure  du  Congo, 
i'arrivai  au  Gabon  sur  le  steamer  vapeur  «  Coanzo.  »  Tu  pour- 
ras t'imaginer  facilement  combien  je  fus  heureux  d'avoir  de 
bonnes  nouvelles. 

Excuse-moi  de  t'avoir  écrit  si  rarement  des  lettres,  qui  res- 
semblaient à  des  dépèches  télégraphiques;  j'ai,  à  la  vérité,  fort 
peu  écrit  mais,  d'autre  part,  ce  que  j'ai  fait  etle  résultat  obtenu 
ont  dépassé  tout  ce  que  je  pouvais  espérer. 

Voici,  en  résumé,  le  but  et  les  avantages  assurés  de  ce  voyage 
pour  lequel  je  suis  parti  sans  pouvoir  même  dire  adieu. 


190  T  1 1  0  I S   EXPLORA  ï  I  0  N  S 

J'étais  chargé  de  chercher  et  de  recueillir  le  meilleur  point 
de  l'Ouest  de  l'Afrique  pour  rétablissement  de  deux  stations 
scientifiques  et  «  hospitalières  »,  Tune  près  du  haut  Ogôoué  et 
l'autre  dans  un  endroit  favorable  à  un  moment  d'humanité 
et  de  civilisation  que  la  France  veut  exercer  dans  la  région  qui 
entoure  le  Gabon  etl'Ogôoué,  partie  du  Congo  intérieur.  Si  j'en 
trouvais  l'occasion  favorable,  je  devais  commencer  l'établisse- 
seinent  de  Tune  ou  de  ces  deux  stations  et  y  laisser  deux  Euro- 
péens qui  m'accompagnaient. 

Telles  étaient  mes  instructions,  c'était  le  premier  pas  que  l'on 
désirait  faire  dans  l'avenir. 

Il  existe  au  cœur  de  l'Afrique  une  immense  voie  de  commu- 
nication que  les  vapeurs  peuvent  parcourir  sur  une  distance 
de  5000  kilomètres  sûrs  et  10000  probables,  espaces  parcourus 
par  le  grand  Livingston  (Congo)  de  Urega  jusqu'à  Stanley-Pool 
et  de  ses  grands  affluents  :  le  M'pama  (Alima  et  Licona),  le 
Quango,  l'Ikelemba,  le  M'burn,  l'Aruvimi.  Ceci  est  un  fait  cons 
taté  et  c'est  ce  point  qui  servira  de  pivot  et  où  se  soutiendra 
chaque  entreprise  humanitaire  et  scientifique  dans  la  partie  la 
plus  riche  et  la  plus  peuplée  de  l'Afrique,  la  région  qui  s'étend 
de  l'Ouest  de  l'Uriga  à  la  côte  occidentale  et  du  Nord  du  Zam- 
bèse  au  Sud  du  Bimié  et  de  l'Uadat,  voilà  maintenant  le  projet  : 

1  Lancer  des  bateaux  à  vapeur  sur  cette  grande  voie  navigable. 
2°  Etablir  entre  un  point  de  cette  route  navigable  intérieure  et 
la  côte  de  l'Atlantique  des  moyens  de  transport  continus  et 
pratiques,  c'est-à-dire  mettre  en  relations  constantes  et  com- 
modes, l'intérieur  du  Congo  avec  la  côte  et  avoir  sur  le  fleuve 
Congo  des  vapeurs  pouvant  parcourir  en  tous  sens  une  étendue 
de  pays  qui  comprend  le  quart  de  l'Afrique. 


D  A  X  .S  L'OUEST  AFRICAIN  19] 

<  'hoixdcs  stations. 

La  station  que  je  fondai  à  N'tamo  est  la  base  des  opérations 
des  vapeurs  qui  devront  tous  aborder  au  Congo. 

La  station  que  j'établis  au  fleuve  Passa  ('Haut  Ogôoué)  est  le 
point  le  plus  voisin  du  Congo  intérieur  qui  peut  être  mis  en 
communication  par  eau  avec  l'Atlantique;  la  distance  de  la  sta- 
tion Nghimi  (Franceville)  est  de  700  kilomètres. 

Communie"/ ion  entre  Franceville  et  l'Atlantique. 

Tu  sais  que  dans  ma  première  expédition,  il  me  fallut  au 
moins  deuxans  pour  remonter  jusqu'au  fleuve  Passa  jusqu'alors 
inconnu.  Le  fleuve  était  alors  divisé  en  trois  parties  et  dans 
chacune  d'elles  la  navigation  appartenait  à  différents  peuples  : 
les  Ininga,lesGaloa,  les  Okanda,  les  Aduma  et  les  Ossyeba.  Ce 
monopole  commercial  de  navigation  existant  déjà  depuis  des 
siècles  n'avait  jamais  permis  à  une  tribu  d'envahir  les  privi- 
lèges de  l'autre,  de  façon  que,  pour  arriver  au  Haut  Ogôoué,  il 
fallait  changer  trois  fois  de  bateliers  et  de  pirogues;  de  là,  une 
source  inépuisable  d'ennuis  et  de  dépenses  infinis;  de  là,  la 
différence  énorme  de  valeur  des  marchandises  au  fur  et  à  me- 
sure qu'elles  passaient  d'une  tribu  dans  l'autre.  Chez  les 
Aduma,  par  exemple,  4  kilogr.  de  sel  suffisaient  pour  acheter 
un  esclave.  A  mon  arrivée  cette  dernière  fois,  je  fis  prendre  une 
face  nouvelle  à  tout  le  pays. 

Tous  les  peuples  qui  ontsu  prendre  en  main  une  perche  ou 
manier  une  rame,  ont  pour  la  première  fois  parcouru  tout  le 
fleuve  des  établissements  européens  de  la  côte  à  la  station  de 
Franceville.  En  juillet,  Franceville  pouvait  disposer  de  sept 
cent  quarante  Aduma  lesquels,  à  eux  seuls,  formaient  une 
caravane  de  secours  et  actuellement  la  station  peut,  au  premier 


192  TROIS    EXPLORATIONS 

signal,  disposer  d'une  colonie  de  mille  ou  mille  cinq  cents  ba- 
teliers qui  peuvent  armer  quatre  vingts  ou  cent  pirogues,  avec 
lesquelles  une  fois  que  les  transports  seront  organisés  (et  ils  le 
sont  à  présent»  la  station  peut  recevoir  tous  les  trois  mois,  de 
quatre-vingts  à  cent  tonnes  de  marchandises. 

Communication  entre  Je. station  de  France  ville 
et  N'tamo  (Brazzaville). 

Entre  N'tamo  et  Franceville  il  va  une  distance  de  180  milles. 


LA     STATION     DE     FRAXCI.MLLi: 


Je  partis  de  la  station  de  l'Ogôoué  avec  vingt-quatre  porteurs 
chargés  de  marchandises  et  mes  douze  hommes  ;  aucun  d'eux 
ne  me  fut  nécessaire  et,  cela,  dans  un  pays  que  nous  traver- 
sions pour  la  première  fois. 

Parla  suite,  il  sera  très  facile  de  trouver  chez  les  peuples  qui 
habitent  des  deux  côtés  de  la  route,  des  porteurs  comme  dans 
l'Ogôoué  nous  avons  trouvé  des  bateliers. 

Ces  peuplades  sont  assez  nombreuses  et  pacifiques,  et  les 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN 


193 


chemins  pour  arriver  chez  eux  n'offrent  aucune  difficulté 
naturelle  et  s'il  n'y  avait  pas  quelques  obstacles  dans  mes  trois 
premières  étapes,  en  pourrait  parcourir  le  pays  en  voiture  sans 
aucune  peine  ;  de  plus,    le  climat  y  est  très  sain. 

Plus  haut,  sur  les  coteaux  hauts  de  800  mètres, prospère  la 
culture  du  bananier  et  du  froment. 

Actuellement,  avec  les  seuls  habitants  du  pays,  on  peut  faire 
d'une  station  à  l'autre  des  trafics  d'une  certaine  importance.  La 


VÉRANDAH     DE    LA     SALLE     A     MANGER     A     FRANCEVJLLE 

réunion  des  deux  stations  assurera  le  transport  des  marchan- 
dises destinées  à  payer  les  travaux  que  l'on  fera  faire  par  les 
indigènes  chez  eux-mêmes,  travaux  consistant  en  constructions 
de  route  et  autres  choses  semblables. 


Chemin  de  In  station  de  Franceville  à  la  station  du  Congo. 

Tu  sais  que  le  point  où  nous  sommes  arrivés  dans  notre 
première  expédition  près  de  l'Alima  et  où  nous  avons  com- 
mencé notre  descente,  se  trouve  à  quarante-cinq  milles  de  la 
station  de  l'Ogôoué. 

Voilà  le  chemin  à  faire,  la  route  à  tracer  pour  assurer  le  pas- 
sage entre  l'Altlantique  et  le  Congo  intérieur. 

BRAZZA  13 


194  TROIS   EXPLORATIONS 

La  route  choisie  mesure  donc,  comme  je  l'ai  dit,  45  milles. 

Le  pays  ne  présente  pas  d'obstacle  important  et  il  sera  pos- 
sible sans  grande  peine,  de  parcourir  cette  distance  avec  des 
voitures  chargées  de  4  ou  500  kilos.  Je  puis  dire  que  je  connais 
fort  bien  cette  route,  l'ayant  parcourue  plus  de  cinq  fois. 

Le  pays  n'est  pas  boisé;  la  végétation  est  faible  et  l'herbe 
rare.  Les  collines  sont  à  pente  douce  et  une  voiture  peut  passer 
partout. 

Travaux  à  exécuter. 

Les  travaux  à  exécuter  sont  les  suivants  :  l'ouverture  d'une 
route  de  5  à  0  kilomètres  à  travers  une  forêt  voisine  de  la  sta- 
tion ;  une  route  de  5  à  000  mètres  un  petit  peu  plus  loin,  un 
pont  sur  le  fleuve  Ko  m  large  de  25  mètres  et  profond  de 
2  mètres.  Reste  encore  cinq  ou  six  points  difficiles  à  traverser,  à 
cause  de  la  pente  très  forte  à  ces  endroits  ;  heureusement  ces 
points  difficiles  sont  de  faible  étendue  et  ne  dépassent  pas 
500 mètres.  Actuellement  dans  les  villages  qui  se  rencontrent 
sur  notre  parcours,  on  peut  trouver  deux  cents  porteurs  qui  se 
relayeront  à  chaque  étape,  mais  il  faut  compter  que  très  peu 
pourront  faire  le  parcours.  Dans  ce  cas,  on  peut  faire  un  choix 
de  six  ou  sept  cents  hommes  (Batékés)  comme  porteurs  ou  bate- 
liers. 

De  la  sorte,  on  peut  compter  faire  transporter  sans  grandes 
difficultés,  de  la  station  du  Passa  (Ogôoué,  Franceville)  à  l'A- 
lima  (ce  qui  ne  veut  pas  dire  le  Congo  intérieur)  des  vapeurs 
chaloupes  dont  les  parties  pourraient  se  démonter,  chaque  pièce 
pouvant  peser  de  150  à  200  kilos.  Quant  aux  marchandises  por- 
tées à  dos  d'homme,  en  supposant  que  chaque  porteur  pût  sup- 
porter une  charge  de  25  kilos,  cent  hommes  pourront  porter  à 
chaque  voyage,  2500  kilos.  Tu  vois  qu'à  l'heure  qu'il  est,  tous 


D  A  N  S   L'OUEST  A  F  li.  I C  A I  N  195 

ces  moyens  de  transport  dépassent  tout  ce  qu'un  aurait  pu 
espérer. 

Par  la  suite,  on  pourra  même  organiser  des  transports  à  dos 
d'âne  et  même  en  leur  donnant  quelques  marchandises,  on 
pourra  faire  faire  par  les  indigènes  les  travaux  nécessaires  à 
rendre  praticables  aux  voitures  les  cinq  ou  six  points  qui  em- 
pêchent leur  circulation. 

Au  lieu  de  se  servir  du  transport  à  dos  d'homme,  on  pourra 
alors  employer  le  charroi. 

Avantages  humanitaires  déjà  acquis  par  l'expédition. 

Si,  avec  l'établissement  de  ces  deux  stations,  l'organisation 
de  ces  transports,  la  paix  conclue  avec  les  Apfourou  —  Ubanko 
Oubangi,  avec  lesquels,  de  même  que  Stanley,  j'ai  dû  me 
battre,  mon  voyage  rendit  quelques  services  utiles  à  la  science, 
et  fit  quelque  honneur  au  voyageur,  je  n'ose  m'attribuer  en  tout 
ceci  qu'un  seul  mérite,  celui  d'avoir  su  profiter  de  l'occasion,  du 
prestige  que  j'avais  dans  le  pays,  et  des  ressources  de  la  loca- 
lité, pour  le  reste,  je  n'ai  fait  que  récolter  ce  que  j'avais  semé 
dans  notre  première  longue  expédition  où  j'eus  besoin  de  tant 
de  patience  et  où  j'éprouvai  tant  de  peine. La  satisfaction  la  plus 
chère  que  je  recueille  maintenant  des  souffrances  de  ma  pre- 
mière expédition, estla  joie  d'avoir  radicalement, sans  violences, 
sans  hostilités,  aboli  de  fait  la  traite  des  esclaves  sur  l'Ogôoué. 

La  station  de  l'Ogôoué  est  devenue  le  refuge  des  esclaves  qui 
cherchent  la  liberté  dans  les  limites  de  leur  territoire  et  toutes 
les  peuplades  de  l'Ogôoué  reconnaissent  ce  droit  d'asile  et  la 
liberté  de  chaque  esclave  qui  s'est  mis  sous  ma  protection. 
Actuellement,  j'ai  une  escorte  de  cent  quatre  personnes,  hommes 
femmes  et  enfants,  tous  esclaves  fugitifs  de  Galoa.  Ils  sont 
venus  chercher  leur  liberté  à  la  station  de  l'Ogôoué,  ne  pouvant 
être  en  sûreté  dans  les  établissements  de  la  côte. 


pi,  TROIS    EXPLORATIONS 

Entreprise  </<•  Stanley. 

L'entreprise  dont  j'ai  jeté  ici  les  premières  bases  n'est 
pas  la  seule  qui  soit  en  cours  d'exécution,  celle  de  Stanley 
a  pour  objet  le  Congo  intérieur  et  comme  seule  différence  la 
route  prise.  Stanley  attaque  les  obstacles  de  front.  Voici  ce 
qu'il  s'est  dit  :  «  Vivi,  point  extrême  où  les  vapeurs  remontent 
le  bas  Congo,  se  trouve  à  450  kilomètres  de  N'tamo  ;  transpor- 
tons avec  la  peine  nécessaire  quelques  chaloupes  à  vapeur 
à  travers  ces  450  kilomètres  et  alors  nous  nous  trouverons  sur 
le  Congo  intérieur  navigable  et  l'Afrique  équatoriale  s'ouvrira 
devant  nous .  » 

Et  ainsi  Stanley  a  commencé  à  s'aventurer  dans  une  route 
dans  laquelle  la  nature  semble  s'être  complue  à  accumuler  les 
difficultés;  c'est  un  travail  de  Titan  qu'il  a  entrepris  à  coups 
de  millions.  Pas  avant  deux  ans  selon  moi,  il  ne  pourra  trans- 
porter ses  chaloupes  à  vapeur  à  N'tamo;  et  la  route  qu'il  aura 
ainsi  tracée  ne  sera  jamais  un  chemin  commode  à  suivre.  Cha- 
cun de  ses  pesants  chariots  traîné  par  deux  cents  hommes  et 
avec  l'aide  de  la  grue,  pourra  surmonter  les  épouvantables 
accidents  de  terrain  semés  sur  le  chemin  en  question  mais 
aucune  autre  voiture  destinée  aux  transports  réguliers  ne 
pourra  suivre  la  même  route.  Tant  il  est  vrai  que  les  approvi- 
sionnements sont  transportés  à  dos  d'hommes,  de  mulets  et 
d'ânes  qui,  en  de  certains  endroits,  ne  peuvent  même  pas 
suivre  le  chemin  carossable. 

A  l'époque  de  mon  passage,  ces  chaloupes  à  vapeur  avaient 
dé  j  à  parcouru  une  distance  d'environ  25  milles  et  se  trouvaient  à 
Ndambi  Mbongo  et  il  employait  constamment  00  ânes  ou 
mulets  pour  le  service  de  ses  approvisionnements. 

Quelle  quantité  d'ânes  et  de  mulets  lui  faudra-t-il  donc 
quand  il  en  sera  à  50  ou  100  milles. 


DANS  L'  0  U  E  S  ï  A  F  II  I C  A I N  197 

Sais-tu  ce  que  c'est  que  le  transport  le  long  des  cataractes  et 
des  rapides  du  Congo  ?  Pour  t'en  donner  une  idée  je  te  dirai 
qu'il  semble  que  dans  une  période  géologique  antérieure,  une 
immense  montagne  de  650  mètres  d'altitude  ait  séparé  l'Atlan- 
tique du  Congo  intérieur,  et  que  le  Congo  se  soit  ouvert  une 
route  coupant  cette  montagne.  Cette  montagnes  par  drainage, 


: 


ANCIENS    ESCLAVES     ÉMANCIPÉS     (FRANCEVILL1. . . 

successifs,  se  trouve  ainsi  sillonnée  d'autant  de  vallées  qu'il 
y  a  de  torrents  affluents  au  Congo.  Quand  on  suit  son  cours, 
on  ne  fait  que  traverser  toutes  ces  chaînes  de  montagnes, 
restes  de  l'ancienne  éminence.  Les  difficultés  de  cette  route 
sont  telles  que  lorsqu'on  apporte  du  sel  à  N'tamo  (Stanley- 
Pool)  on  ne  suit  pas  cette  route  ;  on  prend  un  tout  autre  che- 
min, plus  long,  il  est  vrai,  mais  aussi  bien  moins  accidenté. 


108 


TROIS  EXPLOR  A  ï  IONS 


Parallèle  entre  les  deux  routes  du  Congo  et  de  VOgôouè. 

Voici  en  quoi  il  consiste  :  dans  la  route  de  l'Ogôoué,  on  peut 
se  servir  de  ce  fleuve  jusqu'au  point  accessible  aux  canots.  De 
là,  un  trajet  par  terre  de  40  à  45  milles  suffit  pour  arriver  au 
point  où  l'Alima  est  navigable.  Ce  trajet  se  fait,  en  outre,  dans 


tiSS^ 


LA  CASE  DU   VOYAGEIT,  A  FRAXCEVILf.E 


un  pays  facile,  où  il  n'y  a  pas  d'obstacles  et  où  il  n'en  existe  pas 
non  plus  pour  remploi  du  charroi.  Les  chariots  pesants 
employés  par  Stanley,  pourront,  sans  les  moyens  dont  ils  dis- 
posent, sans  même  avoir  besoin  de  la  hache,  même  en  de  rares 
occasions,  parcourir  toute  cette  route.  Tout,  dans  cette  partie 
de  l'Ogôoué,  s'appuie  sur  la  facilité  naturelle  du  terrain. 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  1  1.1 

La  route  choisie  par  Stanley  au  contraire,  va  contre  toutes 
difficultés  du  sol,  sans  que  rien  ne  vienne  en  aide  à  l'énergie 
européenne.  Pour  lapremière  route,  travaux,  vivres,  hommes,  on 
trouve  tout,  réuni  dans  le  pays. 

Dans  la  seconde,  au  contraire,  il  n'y  a  que  des  roches  e1  de 
l'herbe  sèche,  voilà  tout  ce  que  le  pays  peut  fournir  à  Stanley. 
Non  seulement  son  personnel  se  nourrit  de  riz  d'Europe  trans- 
porté à  épaules  d'hommes  ou  à  dos  de  mulets,  mais  les  Anes  et 
les  mulets  eux  mêmes  mangent  le  foin  et  l'avoine  d'Europe  que 
Von  a  fait  venir  à  grands  frais. 

Il  est  clair  que  si  le  personnel  européen  consomme  des  vivres 
conservés  comme  viande  et  légumes,  tout  le  reste  se  trouve 
dans  le  pays.  Et,  pendant  que,  ici,  ce  sont  les  indigènes  qui 
fournissent  les  bateliers,  les  manœuvres  et  les  porteurs,  l'à-bas 
tout  le  travail  est  fait  par  les  Zanzibarais  et  par  les  esclaves 
achetés  par  Stanley  qui,  d'ailleurs,  ne  leur  servent  pas  à  grand'- 
chose.  Malgré  les  précautions  prises,  une  partie  s'est  enfuie  et 
plusieurs  de  ceux  qui  y  sont  maintenant  furent  repris  dans 
les  villages  voisins  où  ils  avaient  vainement  cherché  un  re- 
fuge. 

Au  reste,  là-bas  les  indigènes  libres  ne  travaillent  pas;  je  ne 
parle  pas  d'une  ou  deux  caravanes  de  commerce  qui,  pendant  un 
moment,  voulurent  bien  consentir  à  traîner  quelques  voitures. 
Là,  au  contraire,  tout  le  travail  est  fait  par  les  peuples  des  indi- 
gènes; aux  stations,  les  villages  avoisinants  envoyèrent  leurs 
hommes  pour  construire  les  cases.  Quand,  au  mois  de  juillet, 
je  dus  me  procurer  des  approvisionnements  qu'il  me  fallut 
faire  chercher  dans  les  établissements  de  la  côte,  le  personnel 
qui  escortait  la  colonne  de  750  Aduma,  qu'on  y  avait  envoyés, 
consistait  en  un  seul  Européen  et  deux  Gabonais.  Quant  aux 
Aduma,  ils  furent  payés  en  marchandises,  après  la  fin  de  leur 
travail  qui  avaient  duré  neuf  ou  dix  mois. 


m 


200  TROIS    EXPLORATIONS 

Si,  entre  la  section  de  l'Ogôoué  et  les  établissement  de  la  côte 
on  devait  exécuter  des  travaux,  on  pourrait  facilement  dis- 
poser d'une  certaine  quantité  de  personnel  vacante  chez  les 
Pahouins. 

En  ce  qui  concerne  le  trajet  entre  l'Ogôoué  et  l'Alima,  on 
pense  également  se  servir  des  peuples  indigènes.  Cette  diffé- 
rence caractéristique  entre  les  deux  routes,  tient  à  ce  que 
l'Ogôoué  possède  une  nombreuse  population,  que  le  pays  en  est 
fertile  et  que  de  plus  il  n'a  reçu  que  depuis  peu  les  marchan- 
dises européennes. 

Au  Congo,  au  contraire,  la  population  est  presque  nulle,  le 
pays  stérile  et  depuis  longtemps  les  marchandises  européen- 
nes y  sont  connues. 

Entre  Vivi  et  Ndambi  Mbongo,  on  trouve  seulement  six  vil- 
lages qui,  en  tout,  n'ont  pas  quarante  ou  soixante  hommes.  Plus 
haut  les  peuplades  sont  également  très  rares;  les  vivres  le 
sont  tellement  aussi,  que  de  Ndambi  Mbongo  à  Vivi,  avec  mes 
seuls  douze  hommes  (et  je  marchais  à  marche  forcée)  j'eus 
peine  à  en  trouver  pour  ma  modeste  suite. 

Quelle  différence  avec  l'Ogôoué  où  je  m'arrêtai,  avec  sept 
cents  hommes  dans  un  village.  Deux  heures  après, je  suivais  ma 
route  chargé  de  vivres  pour  deux  ou  trois  jours.  Que  m'avait 
coûté  tout  cela  ?  trente  kilos  de  sel.  Et  quand  on  arrive  aux  fac- 
toreries, je  suis  obligé  d'acheter  mes  provisions  de  bouche 
avec  des  étoffes  et  s'il  faut  que  j'en  donne  quatre  mètres  par 
jour  et  par  trente  ou  quarante  hommes,  on  trouverait,  je  pense, 
que  les  vivres  sont  bien  chers. 

Voilà  ce  qu'il  est  difficile  d'imaginer.  Alors  que  le  per- 
sonnel permanent,  à  ma  solde,  se  compose  en  tout  de  vingt 
Sénégalais  et  Gabonais,  et  de  deux  Européens  seulement, 
Stanley  est  accompagné  par  quatorze  Européens,  il  a  déjà 
dépensé  deux  millions  ;  que  ne  dépense-t-il  pas  encore,  je  n'en 


UNE     FACTORERIE     DE     LIBI1EVILLJ 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  203 

sais  rien,  mais  ce  que  je  sais  fort  bien,  c'est  qu'il  procède  à  coups 
de  millions. 

Voilà  qui  ressemble  peu  aux  moyens  dont  je  dispose. 

La  somme  de  vingt  mille  francs  qui  m'a  été  donnée  pour 
commencer  l'établissement  de  ces  deux  stations  fut  non  seule- 
ment dépensée  et,  comme  tu  le  sais,  je  dus  te  demander,  au 
moment  de  mon  départ  de  Manchester,  de  vouloir  bien  m'en- 
voyer  une  lettre  de  change  (lettre  de  change  qui  fut  la  flèche  du 
Parthe),  pour  compléter  ma  pauvre  bourse  particulière  (main- 
tenant complètement  à  sec);  avec  cela  je  dus  pourvoir  aux 
besoins  urgents  et  immédiats  de  l'expédition.  Finalement,  j'ai 
dépensé  jusqu'à  présent,  45  000  francs.  Gomme  la  première  fois, 
mon  pauvre  budget  est  venu  au  secours  du  budget  de  la 
France,  mais  maintenant,  je  suis  aux  abois.  Toutefois,  je 
puis  me  vanter  d'avoir  bien  dépensé  cet  argent.  La  station  de 
N'tamo,  bien  que  seulement  commencée,  et  que  je  suis  en 
train  d'organiser,  offre  un  point  d'appui  et,  grâce  à  mes  quatre 
hommes,  une  expédition  arrivée  à  cinquante  milles  de  ce 
point  pourrait  trouver  une  colonne  de  secours  de  cent  à  cent 
cinquante  indigènes,  en  obtenir  des  moyens  de  transport  et 
forcer  le  monopole  commercial  des  indigènes. 

Aujourd'hui  ;  la  station  de  l'Ogôoué  est  florissante  ;  elle  pos- 
sède des  cases,  des  magasins,  un  dépôt  de  marchandises,  des 
munitions,  un  troupeau  de  plus  de  deuxcents  brebis,  des  chèvres 
et  des  cochons.  Ajoutes-y  un  poulailler  bien  fourni.  A  la  côte 
on  ne  parle  que  de  la  belle  vie  qu'on  mène  à  la  station. 

J'attends  l'envoi  des  cent  mille  francs  que  devait  apporter 
le  vapeur  que  je  croyais  trouver  au  Gabon  à  mon  retour  du 
Congo.  Quand  j'y  arrivai,  quelle  désillusion  fut  la  mienne  !  Je 
crois  que  maintenant  l'envoi  sera  arrivé  et  que  de  la  station 
partiront  quarante  ou  cinquante  pirogues  pour  prendre  Ballay 
etMizon.  Un  subside  ultérieur  m'est  absolument  nécessaire. 


-o'i  TROIS    EXPLORATIONS 

J'ai  déjà  écrit  au  comité  français  de  Banann,  du  Gabon  et  de  la 
factorerie. 

Tout  bien  considéré,  je  ne  vais  pas  mal  et  ma  santé  est 
bonne.  Le  courage  ne  me  manque  pas  mais  il  est  mis  à  une 
dure  épreuve  par  le  manque  de  ressources. 

Parti  d'Europe  à  l'improviste,  je  n'ai  pas  pu  m'organiser  de 
façon  à  me  procurer  les  plus  simples  commodités.  Je  croyais 
que  dans  huit  mois  je  serais  de  retour  mais  mon  voyage  se 
prolonge  au-delà  de  mes  pré  visions.  M  on  chapeau  etmes  pauvres 
souliers  sont  à  toute  extrémité,  ce  qui  me  cause  une  certaine 
impression.  Ce  que  j'attends  avec  anxiété,  ce  sont  les  secours 
pour  l'expédition. 

Ton  affectionné  fils. 


III 

EXPLORATIONS  FAITES  DE  1883  A  1886 


13* 


III 

EXPLORATIONS    DE   1883   A   1886 


FK,E^EIÈI^E      PARTIE 
CONFÉRENCE 


CHAPITRE   PREMIER 


Résultats  du  second  vovage.  —  Encouragements.  —  Réception  solennelle  du 
conseil  municipal  de  Paris.  —  Le  traité  ratifié  par  le  Parlement.  — Les  crédits 
votés.  — Nommé  lieutenant  de  vaisseau  et  commissaire  général  de  la  Répu- 
blique dans  l'Ouest  africain.  —  Composition  de  la  mission. 


Dans  mon  voyage  effectué  de  1879  à  1882  tout  n'avait  pas 
marché  au  gré  de  nos  désirs.  L'imprévu,  en  prenant  trop  de 
place,  avait  occasionné  de  préjudiciables  retards.  Des  résultats 
importants  avaient  été  néanmoins  acquis.  Au  cours  de  ces  trois 
années,  j'avais  pu  faire  un  double  périple  d'exploration.  Fran- 
ceville  avait  été  fondée  et  organisée  ;  une  route  était  désormais 
tracée  entre  les  bassins  de  l'Ogôoué  et  du  Congo,  et  la  vallée  du 
Niari  ou  Quillou  avait  été  reconnue.  Enfin  un  traité  avec 
Makoko,  souverain  des  Batékés,  plaçait  de  grands  territoires 
sous  la  protection  delà  France  et  nous  donnait  la  clef  du  Congo 
supérieur.     ' 


2C8  TKOIS    EXPLORATIONS 

D'accord  avec  le  Comité  français  de  l'Association  internatio- 
nale Africaine,  la  Société  de  Géographie  avait  voulu — je  ne 
suis  point  le  coupable  —  donner  à  notre  première  station  sur  le 
Congo,  le  nom  de  Brazzaville.  Pourrais-je  lui  demander  de  ne 
pas  laisser  mon  nom  seul  attaché  à  l'Ouest  Africain  ?  Le  nom 
de  celui  qui  m'a  précédé  dans  la  tâche  et  qui  appartient  au  pas- 
sé, celui  du  regretté  marquis  de  Compiègne,  ne  devrait-il  pas 
être  attribué  à  l'une  de  nos  stations  de  l'Ogôoué,  pour  perpétuer 
sur  ces  rives  le  souvenir  de  l'explorateur  qui  les  foula  3e 
premier  ? 

«  En  vous  rendant  compte  de  ce  dernier  voyage,  je  terminais 
ma  conférence  à  la  Sorbonne  par  ces  mots  :  «  Et  quant  à  moi,  le 
»  plus  grand  honneur  que  vous  puissiez  me  faire,  sera  de  me 
»  dire  :  «  En  avant  !  » 

»  En  avant  !  vous  l'avez  voulu,  Messieurs,  vous  l'avez  dit.  Le 
Gouvernement  m'a  concédé  cet  honneur  que  je  vous  demandais; 
cette  tâche  insigne  et  glorieuse  entre  toutes  m'a  été  confiée, 
d'aller  porter  là-bas  encore  la  paix  et  la  liberté  au  nom  de  la 
France.  Mon  premier  sentiment  à  ce  souvenir  est  un  sentiment 
de  profonde  gratitude  et  je  vous  en  remercie. 

»  Ai-je  rempli  cette  tache  au  gré  de  l'attente  du  pays? 

»  Vous  me  pardonnerez  denepas  être  juge  en  ma  propre  cause, 
c'est  à  l'opinion  publique  d'instruire  mon  procès.  Ce  que  je 
puis  vous  affirmer,  et  vous  affirmer  en  conscience,  c'est  que  j'ai 
fait  tout  ce  qu'il  était  en  moi  de  faire,  c'est  que  j'ai  gardé  avec 
un  soin  jaloux  le  souci  des  intérêts  de  la  France  et  de  l'hon- 
neur du  drapeau  qui  m'était  confié.  Si  la  déception  est  venue 
parfois  à  son  heure,  si  des  retards  et  des  lenteurs  imprévus  ont 
entravé  dans  une  certaine  mesure  la  réalisation  rapide  du  projet 
et  l'achèvement  de  l'œuvre  (ce  sont  là  des  contretemps  inhérents 

(1)  Voir  Exposé  présenté  par  C.  Savorgnan  de  Brazz-a  à  la  Société  de  Géogra- 
phie lu  21  janvier  1886, 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  209 

aux  entreprises  nouvelles),  jamais  du  moins  ma  foi  n'a  été 

ébranlée  ;  elle  a  toujours  été  soutenue  par  la  conviction  que  mes 
actes  seraient  impartialement  jugés  le  jour  où  je  les  porterais 
devant  l'opinion  publique  de  notre  pays. 

»  Ce  jour  est  arrivé,  Messieurs,  et  je  comparais  à  votre  barre, 
rassuré  par  vos  sympathies,  déjà  fier  du  chaleureux  accueil  que 
m'ont  l'ait  la  presse  et  le  public  à  mon  retour,  heureux  de  vous 
soumettre  les  résultats  de  mes  efforts  et  de  m'en  rapporter  à 
vous. 

»  Ainsi  que  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  le  Gouvernement, 
déférantau  désir  du  pays  et  àlavolontédesChambres(l),  m'avait 

(1)  Le  27  décelable  188-2,  eut  lieu  à  la  Chambre  des  députés  la  discussion  du 
projet  de  loi  de  finances  destiné  à  subvenir  aux  dépenses  de  l'expédition  dans 
l'Ouest  Africain .  Le  Gouvernement  demandait  un  million  deux  cent  soixante- 
quinze  mille  francs,  répartis  entre  les  trois  ministères:  de  l'instruction  publique 
(980,000  francs),  des  affaires  étrangères  (65,000  francs),  de  la  marine  et  des  colonies 
(200,000  francs).  La  discussion  fut  très  courte  et  se  borna  à  un  échange  d'obser- 
vations entre  le  rapporteur  M.  Turquet  et  MM.  Cunéo  d'Ornano  et  Gerville 
Eéache.  Le  crédit  fut  voté  à  la  presque  unanimité  de  quatre  cent  quarante-une 
voix  sur  quatre  cent  quarante-quatre  votants.  Et  le  11  janvier  1883  la  loi  était 
promulguée  au  Joue  nul  officiel.. 

Par  décret  du  15  février  1883  M.  de  Brazza  fut  nommé  lieutenant  de  vaisseau. 

En  outre  il  recevait  le  litre  de  commissaire  général  de  la  République  dans 
l'Ouest  Africain.  Un  petit  bateau  à  vapeur  YOlumo  était  mis  à  sa  disposition 
pour  remonter  le  fleuve  de  l'embouchure  aux  slations  à  créer.  Le  matériel  de  la 
mission  devait  être  transporté  par  des  navires  de  commerce.  Le  Ministre  de  la 
guerre  lui  donnait  en  outre  un  détachement  de  tirailleurs  algériens,  qui  se  join- 
draient aux  trente  tirailleurs  sénégalais. 

La  mission  était  ainsi  composée  : 

Êtat-Major 

MM.  Michklez,  ancien  élève  de  l'École  des  Mines. 
de  Lastours,  ancien  élève  de  l'École  des  Mines. 
Blondel,  comptable. 

P.  Michaud,  ancien  enlève  des  Arts  et  métiers. 
Degazes,  lieutenant  de  cavalerie,  ayant  longtemps  séjourné  au  Sénégal. 

Agenti  auxiliaires 

MM.  de  Chavannes,  secrétaire  du  commandant  de  l'expédition. 

Joseph  Michaud,   ancien  élève  des  Arts  et  métiers,  ayant  déjà   l'ait  partie  de 

la  mission  précédente. 
de  Montagnac,  ayant  l'ait  un  séjour  dans  le  Haut  Sénégal. 
Eckermann,  employé. 
Pierron,  ayant  séjourné  longtemps  à  Madagascar. 

BRAZZA  14 


210  TROIS   EXPLORATIONS 

dit  :  c  Eu  avant!  »  Le  traité  qui  établissait  nos  droits  souve- 
rains sur  les  rives  du  haut  Congo  avait  été  ratifié  sur  la  propo- 
sition du  cabinet  Duclerc,  et  un  subside  de  1  275  000  francs  fut 
voté  à  la  charge  de  différents  ministères;  en  ma  qualité  de 
Commissaire  du  Gouvernement,  j'avais  pleins  pouvoirs;  enfin 
ma  mission  fut  placée  plus  spécialement  sous  le  patronage  du 
Ministère  de  l'instruction  publique  :  son  caractère  pacifique  et 
scientifique  indiquait  tout  naturellement  de  quelle  partie  des 
pouvoirs  publics  elle  devait  alors  relever. 

»  Passons  sur  les  détails  peu  intéressants  d'une  organisation 
faite  à  la  hâte.  Il  fallait  agir  vite;  recrutement  du  personnel 
nécessaire,  acquisition  de  matériel  et  marchandises,  préparatifs 
de  départ,  tout  dut  se  faire  en  moins  de  trois  mois,  très  rapide- 
ment, trop  rapidement  peut-être  pour  que  tous  les  éléments  de 
l'expédition  fussent  parfaitement  appropriés  à  leur  but. 


Vfisthoffer. 

Rouf. 

Ruffert,  employé. 

RORDERIE. 

Le  se  ai:. 

R ABU TE AU. 

Henri  Roghefort,  fils. 
Manchon. 

DE   MlÏNERVlLLE. 

Flicotteaux. 


CHAPITRE   II 


Départ  de  l'avant-garde  avecM.de  Lastours.  Malamine  à  Dakar.  —  Difficultés 
du  Gabon  pour  le  débarquement  des  marchandises.  —  Sur  l'Ogôoué.  —  Les 
établissements  du  fleuve.  M.  le  lieutenant  de  vais-seau  Gordier  commandant  le 
Stagittaire.  —  Son  habileté  politique.  —  Traité  du  Loango.  M. M.  Dolisie  et 
Manchon  sur  la  côte. 


Mon  avant-garde  était  partie  le  1er  janvier  1883,  sous  le 
commandement  de  M.  Rigail  de  Lastours.  Avec  elle  partait 
mon  frère  Jacques,  que  son  titre  de  docteur  ès-sciences  natu- 
relles avait  fait  agréer  du  Ministère,  pour  la  réunion  de  collec- 
tions et  de  données  scientifiques,  et  que  surtout  l'affection 
fraternelle  poussait  à  me  suivre. 

Un  mois  après,  M.  le  lieutenant  Decazes  partait  pour  recru- 
ter au  Sénégal  les  laptots,  qui  devaient  nous  être  nécessaires, 
pendant  que  M.  le  lieutenant  Manchon  allait  chercher  en  Algé- 
rie les  tirailleurs  que  M.  le  Ministre  de  la  guerre  m'autorisait 
à  emmener. 

Le  19  mars  enfin  je  partais  pour  Bordeaux.  Il  était  temps 
pour  le  public  qui  avait  hâte  de  me  voir  commencer  la 
tâche;  temps  pour  moi  surtout,  qui,  mieux  que  personne,  com- 
prenait le  préjudice  causé  par  ce  retard  dû  aux  exigences  des 
préparatifs  indispensables. 

Un  bateau,  des  armateurs  Tandonnet,  le  Précurseur }  emme- 
nait le  personnel  entier  de  l'expédition.  C'était,  en  tout,  une 


212  T  ROIS    EXPLO  RAT!  ON  S 

troupe  de  quarante-huit  Européens  hiérarchiquement  organi- 
sés, toute  aux  enthousiasmes  du  début. 

Dans  1rs  premiers  jours  d'avril  nous  touchions  à  Dakar;  cent 
trente  Laptots  —  toute  notre  force  armée  —  montaient  à  bord, et 
parmi  eux,  mon  brave  sergent  Malamine,  rentré  depuis  quelques 
mois  de  Brazzaville,  sur  l'ordre  de  M.  Mizon  (1).  Mélange  de 
sang  arabe  et  de  sang  maure  ce  Malamine,  dont  j'ai  déjà  parlé, 
est  un  homme  de  haute  taille,  solidement  musclé.  Son  profil 
est  presque  européen  et  sa  physionomie  respire  une  fierté  virile. 
On  sent  immédiatement  en  lui  l'homme  capable  de  remplir 
intelligemment  des  ordres,  avec  le  tact  de  les  interpréter  sui- 
vant les  circonstances.  Quand,  en  1880,  je  le  laissai  seul  à  la 
garde  du  pavillon  français  sur  le  Congo,  sans  ressources  et  à 
500  kilomètres  de  notre  plus  voisine  station,  je  savais  à  l'avance 
à  qui  je  confiais  ce  dangereux  honneur.  Hardi  défenseur  des 
faillies,  Malamine  fut  vite  aimé  des  indigènes,  auxquels  il 
apprit  à  aimer  la  France. 

—  Avec  lui  plusieurs  de  mes  vieux  serviteurs  d'autrefois 
avaient  voulu  m'accompagner. 

Nous  prenions  encore  quelques  Krouboys  dans  le  golfe  de 
(  Tiiinée,  et  le  22  avril  1883,  après  une  excellente  traversée,  nous 
jetions  l'ancre  en  rade  du  Gabon.  J'étais  transporté  sur  mon 
terrain  de  travail  et  c'est  là  vraiment  que  commencèrent  les 
difficultés. 

Le  débarquement  du  matériel  et  des  marchandises  (huit 
cents  tonneaux  environ)  au  Gabon,  dut  se  faire  avec  mes  pro- 
pres moyens.  J'eus  l'autorisation  de  me  servir  des  chalands  de 
l'État  et  ce  fut  tout.  Le  petit  vapeur  que  j'avais  apporté  à  des- 
tination du  bas  Ogôoué  dut  être  monté  sur  une  place  et  se 


L'évacuation  de  Brazzaville,  ordonnée  par  M.  Mizon,  fut  annoncée  en  Eu- 
rope par  M.  Stanley,  vers  la  fin  de  1882. 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  213 

transformer  en  remorqueur:  matériel,  marchandises,  muni- 
tions, vivres,  tout  vint  s'empiler  sur  les  quais  et  les  routes, 
exposé  aux  averses  de  la  saison  des  pluies,  aux  vols  et  au  gas- 
pillage, faute  de  pouvoir  trouver  un  abri  dans  les  magasins  de 
la  colonie. 

Ce  soin  de  ce  qu'on  appela  «  les  intérêts  absolus  de  la  colo- 
nie du  Gabon  »  ne  correspondait  pas  à  la  bienveillance  que  me 
témoignaient  les  ordres  envoyés  d'Europe.  Il  me  valut  de  payer 
pour  les  retards  dans  le  déchargement  deux  mille  francs  de 


LE  «   STAGITTAIRE    » 


surrestarie  au  Précurseur;  le  manque  d'abri  pour  mon  maté- 
riel et  mes  marchandises  devait  me  coûter  le  centuple. 

Que  faire?  A  se  lamenter  on  ne  gagne  pas  de  temps.  Ma  pré- 
sence était  nécessaire  ailleurs;  je  laissai  donc  des  ordres  et  je 
partis.  Un  bateau  de  commerce  me  transporta  dans  le  bas 
Ogôoué  où  dès  mon  arrivée  au  Gabon,  j'avais  expédié,  sous 
les  ordres  de  M.  de  Kerraoul,  une  fraction  du  personnel  conve- 
nablement ravitaillée  et  destinée  à  constituer  mon  premier 
jalon. 

C'était  le  30  avril;  j'avais  passé  moins  de  huit  jours  à  Libre- 


214  TROIS    EXPLORATIONS 

ville.  Avec  moi  partaient  une  quinzaine  d'Européens  dont  les 
uns,  sous  la  conduite  de  M.  Michelez,  devaient  gagner  France- 
ville  au  plus  vite,  remettre  mes  ordres  à  M.  de  Lastours  et  se 
porter  sur  l'Alima  ;  les  autres  allaient  fonder  le  poste  de  Lam- 
baréné,  la  station  de  X'Djolé  et  y  établir,  aussi  vite  que  pos- 
sible, des  magasins  pour  abriter  les  ravitaillements  destinés  au 
haut  du  fleuve. 

C'est  à  Lambaréné  que  se  donnaient  mes  instructions  et  que 
les  départs  eurent  lieu.  Par  un  heureux  hasard  j'avais  rencontré 
là,  plusieurs  équipes  d'Okanda  descendus  aux  factoreries  avec 
leurs  pirogues  chargées  de  caoutchouc.  Ces  braves  gens,  anciens 
pagayeurs  que  j'avais  formés  et  conduits  jadis  enleurmontrant 
la  route  de  la  côte,  me  tirent  une  véritable  ovation  et  transpor- 
tèrent à  Franceville  le  premier  convoi  qui  partait. 

J'avais  envoyé  un  Européen  fonder  au  Cap  Lopez  la  station 
qui  devait  être  notre  vrai  centre  d'approvisionnement.  Bien 
vite  je  retournai  à  la  cote,  inquiet  du  résultat  qu'avait  pu  obte- 
nir à  Loango  M,  Cordier,  lieutenant  de  vaisseau. 

Devancé  que  j'étais  par  les  agents  du  Comité  d'Études  du 
Congo,  je  pressentais,  dès  avant  mon  départ  d'Europe,  que 
leur  action  aurait  certainement  pour  effet  de  nous  couper, 
autant  que  possible,  de  nos  possessions  du  Congo,  par  l'occu- 
pation de  la  vallée  du  Quillou,  l'un  des  plus  beaux  territoires 
de  la  contrée. 

Ce  pressentiment,  trop  bien  fondé  d'ailleurs,  m'avait  fait 
demander  qu'un  navire  fût  envoyé  à  Loango  pour  aviser.  Et  le 
Gouvernement,  tenant  compte  de  mes  appréhensions,  avait 
immédiatement  expédié  le  Stagittaire,  canonnière  commandée 
par  M.  Cordier.  Aucun  choix  ne  pouvait  être  meilleur.  Le 
commandant  Cordier,  avec  une  finesse,  un  tact  et  une  fermeté 
au-dessus  de  tout  éloge,  tira  merveilleusement  parti  d'une 
situation  difficile.  Ses  traités  au  Loanço    nous    donnèrent   la 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  215 

seule  rade  praticable  de   la  côte,  entre  le  Gabon  et  Banana. 

Dès  que  j'eus  ces  nouvelles,  je  partis  sur  l'Oriflamme, 
emmenant  avec  moi  le  personnel  destiné  à  relever  celui  que  le 
Stagittaire  avait  établi  dans  ces  postes  provisoires  sur  la  côte. 
Une  partie  du  matériel  et  des  marchandises  suivait. 

Ayant  malheureusement  croisé  en  route  le  Stagittaire,  je  nie 
trouvai  à  Loango  privé  des  renseignements  verbaux  qu'aurait 
pu  me  donner  M.  Cordier,  et  sans  information  sur  des  ques- 
tions de  détail  qu'il  m'eût  été  très  utile  de  connaître.  Mais  le 
hasard  qui  parfois  m'a  servi  si  mal,  voulut  me  servir  bien  une 
fois  en  me  fournissant  l'occasion  d'obtenir  vite  et  sans  coup 
férir,  un  territoire  que  convoitaient  nos  rivaux  et  au  sujet  du- 
quel ils  étaient  en  pourparlers.  Une  baleinière  de  VOriflamme 
avait  chaviré  dans  la  barre;  les  marins  de  l'équipage  s'étaient 
débarrassés  de  tous  leurs  elïets  pour  avoir  dans  leur  manœuvre 
à  la  lame  une  plus  grande  liberté  d'allures.  Le  sauvetage  fini, 
plus  d'effets;  tout  était  volé.  Nos  braves  marins,  furieux  en 
face  d'un  groupe  d'indigène  qui  leur  dissimulaient  les  voleurs 
et  riaient  de  leur  infortune,  employèrent  vainement,  pour  ren- 
trer en  possession  de  leur  bien,  des  arguments  ad  hominem, 
où  les  avirons  et  les  poings  jouaient  le  rôle  principal.  Rien  n'y 
lit,  et  dans  leur  costume  primitif  ils  durent  revenir  à  la  plage. 

Nous  jurâmes  de  punir  ce  méfait.  Les  voleurs  avaient  agi  à 
l'instigation  d'un  mafouh  (chef)  important,  propriétaire  du  lieu 
témoin  du  vol.  Sans  nous  renvoyer  au  mafouk,  dès  le  lende- 
main, le  roi  de  Loango,  étranger  au  fait,  réparait  l'insulte  par 
la  cession  à  la  France  d'une  partie  du  territoire  du  coupable, 
son  subordonné. 

Laissant  la  direction  de  la  côte  du  Loango  à  M.  Dolisie,  avec- 
ordre  delà  transférera  M.  Manchon  quand  ce  dernier  arrive- 
rait, je  revins  sur  mes  pas  avec  une  résolution  bien  arrêter 
désormais.  Nous  avions  à  nous,  il  est  vrai,  la  rade  de  Loango 


816  TROIS    EXPLORATIONS 

et  l'embouchure  du  Quillou,  mais  tout  l'intérieur  était  acheté,  • 
occupé,  enserré  par  l'Association,  et  ces  contrées  qui  sem- 
blaient nous  revenir  de  droit,  cette  vallée  de  Niari-Quillou,  que 
j'avais  le  premier  révélée,  on  voulait  nous  les  enlever.  D'ores 
et  déjà  j'étais  résolu  à  regagner,  en  faisant  valoir  la  plénitude 
de  nos  droits  à  l'intérieur,  ce  que  nous  avaient  fait  perdre  les 
retards  entraînés  par  l'organisation  de  la  mission.  C'était  le 
premier  but  à  atteindre  et  que  j'allais  immédiatement  pour- 
suivre en  agissant  à  Brazzaville. 


LE    SERGENT    MALAMINE 


CHAPITRE  III 


A  Lambaréné.  —  Ballay  sur  l'Àlima.  —  Le  canot  à  vapeur  est  monté.  —  N'Djolé, 
Ashouka,  Madiville  fondées.  —  Départ  pour  l'Europe  de  M.  de  Bhins.  —  A 
Franceville.  —  Le  Dr  Ballay  chez  les  Apfourou.  —  Le  portage  de  l'Ogôoué 
au  Congo,  organisé  par  M.  de  Chavannes.  —  Heureuse  issue  de  négociations. 
—  Je  rejoins  Ballay. —  Les  Apfourou  le  conduisent  au  Congo. 


A  peine  si  je  touchai  de  nouveau  à  Libreville  où  les  mêmes 
amoncellements  de  marchandises  et  de  matériel  gisaient  encore 
sur  les  mêmes  quais,  toujours  exposés  aux  mêmes  avaries  et  aux 
mêmes  risques.  Tout  inquiet  sur  mes  ravitaillements  avenir, 
je  dis  adieu  au  Gabon,  où  je  laissai  l'agent  comptable  et  deux 
Européens. 

A  trois  jours  de  là  j'étais  pour  la  seconde  fois  à  Lambaréné, 
où  se  trouvaient  groupés  tout  le  reste  de  mon  personnel  et  les 
ravitaillements  qui  avaient  pu  monter,  tant  bien  que  mal,  dans 
le  désordre  naissant  de  la  côte. 

M.  de  Lastours  se  trouvait  aussi  là,  exact  au  rendez-vous  que 
je  lui  avais  assigné;  il  était  descendu  de  Franceville  avec  une 
flottille  de  cinquante-huit  pirogues  et  un  armement  de  plus  de 
huit  cents  pagayeurs. 

On  chargea  le  convoi,  mes  dernières  instructions  furent  en- 
voyées en  Europe,  M.  Decazes  reçut  mes  pouvoirs  généraux 
sur  la  côte  et  devait  les  remettre  à  M.  Laporte,  commandant  de 


220  TROIS  EXPLORATIONS 

VOloitmo,  à  son  arrivée.  Le  10  juin,  nous  étions  définitivement 
en  route  pour  l'intérieur. 

Le  docteur  Ballay  venait  de  m'apprendre  par  lettre  qu'il  était 
installé  sur  l'Alima,  à  Ossika;le  montage  de  son  canota  vapeur 
allait  ètie  terminé.  J'avais  grande  hâte  de  revoir  mon  ancien 
compagnon.  M.  Mizon,  que  j'avais  rencontré  dans  le  delta  du 
fleuve,  remontait  avec  moi  pour  explorer,  à  l'aide  des  moyens 
que  je  lui  fournissais,  une  nouvelle  route  directe  de  France- 
ville  à  la  côte.  Deux  Pères  de  la  mission  apostolique  du  Gabon, 
le  Père  Davezac  et  le  Père  Bichet,  avaient  demandé  à  m'accom- 
pagner,  pour  chercher  à  fonder  un  établissement  d'instruction 
dans  le  haut  Ogôoué.  Le  gros  du  personnel  partait  avec  moi. 

En  remontant,  nous  fondions  des  stations  et  des  postes. 
N'Djolé  était  établi  à  la  porte  des  rapides  par  M.  de  Kerraoul, 
puis,  successivement,  Asoukaet  Madiville  (1). 

M.  Dutreuil  de  Rhins,  qui  était  venu  prendre  une  idée  géné- 
rale du  pays  et  avait  exécuté  un  croquis  très  détaillé  de 
l'Ogôoué,  nous  quittait  au  confluent  de  la  rivière  Lolo,  pour 
rentrer  en  Europe.  Il  devait  par  la  suite  nous  envoyer  des  ravi- 
taillements qui  nous  parvinrent  au  moment  où  nous  en  avions 
le  plus  grand  besoin.  Le  22  juillet,  sans  péripéties  bien  remar- 
quables, la  tête  du  convoi  arrivait  à  Franceville. 

La  situation  de  Franceville  est  réellement  belle  sur  la  haute 
pointe  d'un  mouvement  de  terrain  qui,  après  s'être  sensible- 
ment élevé  à  partir  du  confluent  de  l'Ogôoué  et  de  la  Passa, 
tombe,  par  une  pente  rapide,  d'une  hauteur  de  plus  de  cent 
mètres  sur  la  rivière  qui  coule  à  ses  pieds.  L'horizon  lointain 
des  plateaux,  dans  un  panorama  presque  circulaire,  les  aligne- 
ments réguliers  des  villages  qui  couvrent  les  pentes  basses,  la 
note  fraîche  des  plantations  de  bananiers  tranchant  sur  les  tons 

1.  Ville  de  l'huile. 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  221 

rouges  des  terres  argileuses,  font  de  ce  point  une  des  vues  les 
plus  jolies  et  les  plus  séduisantes  de  l'Ouest  africain.  Elle 
inspire  comme  un  besoin  de  se  reposer  en  admirant,  et  en 
même  temps  comme  un  vague  désir  de  marcher  vers  les  hori- 
zons qu'on  découvre. 

En  me  rendant  à  France  ville,  j'avais  conclu  de  nouveaux 
traités  faits  surtout  en  vue  d'une  organisation  dont  j'aurai  à 
parler  plus  loin  et  par  lesquels,  dès  ce  moment,  notre  service 
de  pagayeurs  était  assuré. 

A  Franceville,  quels  ne  furent  pas  ma  surprise  et  mon  désap- 
pointement de  trouver  encore  là  la  fraction  d'avant-garde,  partie 
de  Lambaréné  depuis  trois  mois  et  que  je  croyais  sur  PAlima 
depuis  longtemps. 

Mon  premier  soin  fut  de  me  mettre  en  communication  avec 
M.  Ballay,  et  j'appris  cette  bonne  nouvelle  que  des  pourpar- 
lers étaient  engagés  avec  les  Bafourou,  ceux-là  mêmes  qui  au- 
trefois nous  avaient  barré  le  chemin  quand  nous  descendions 
l'Alima.  Ces  pourparlers  étaient  si  près  d'aboutir,  me  disait 
M.  Ballay,  qu'ils  lui  faisaient  retarder  le  voyage  chez  Makoko 
qu'une  dépêche  ministérielle  lui  avait  donné  l'ordre  de  faire. 
C'était  vraiment  là  une  bonne  nouvelle  capable  de  me  faire 
oublier  bien  des  ennuis. 

La  fraction  d'avant-garde  qui  était  demeurée  à  Franceville 
dut  être  renvoyée  à  la  côte.  Dès  ce  moment  les  vides  se  creu- 
sèrent dans  les  rangs  du  personnel.  Maladies,  défections,  inca- 
pacités, nous  réduisirent,  tant  à  la  côte  qu'à  l'intérieur,  à  un 
chiffre  bien  faible  pour  suffire  à  la  tâche.  Mais  ceux  qui  demeu- 
raient étaient  des  vaillants,  je  pouvais  compter  sur  eux.  Le  dé- 
vouement et  le  zèle  de  ceux-là  n'a  jamais  faibli;  ils  ont  été 
courageusement  à  la  peine,  se  multipliant  partout  et  sans 
cesse;  il  est  juste  qu'ils  soient  à  l'honneur  et  que  je  vous  cite 
quelques  noms.  C'étaient  : 


222  TROIS    EXPLORATIONS 

Près  de  moi,  sur  l'Ogôoué:  MM.  Devy,  Roche,  Flicotteau, 
Jegou. 

A  la  côte:  MM.  Decazes,  Manchon,  P.  Michaud,  V.  Ghollet, 
Kleindienst,  J.  Michaud,  etc. 

M.  Dufourcq,  envoyé  par  le  Ministère  de  l'instruction  publi- 
que, n'était  pas  encore  arrivé.  Dans  la  pénurie  de  personnel 
où  je  me  trouvais,  je  n'hésitai  pas  à  me  priver  de  mon  secré- 
taire et  à  lui  imposer  la  charge  d'une  nouvelle  besogne.  Il 
partit  pour  rejoindre  M.  Ballay,  et  l'aider,  aussi  bien  à  orga- 
niser notre  nouvelle  station  de  Diélé,  qu'à  créer  le  service  de 


M       X 


M.     JOSEPH    MICHAUD 


portage  par  terre,  entre  les  deux  bassins  de  l'Ogôoué  et  du 
Congo.  Ce  service,  dont  jadis  M.  Ballay  et  moi  avions  jeté 
les  bases,  fut  organisé  avec  tant  de  précautions  et  de  tact  que 
quelques  jours  après  une  caravane  de  cent  soixante  porteurs 
arrivait  prendre  charge  à  Franceville  et  d'autres  caravanes  la 
suivirent;  mes  espérances  de  ce  côté  étaient  largement  dépas- 
sées. Ce  service  a,  depuis  lors,  constamment  et  admirablement 
fonctionné.  Mon  vieux  et  fidèle  laptot  Metouta  et  trois  Séné- 
galais ont  conduit  toutes  ces  caravanes,  sans  qu'il  ait  jamais 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  223 

été  nécessaire  de  distraire  un  Européen  pour  cette  pénible  beso- 
gne. Dans  ce  service  des  transports,  où  la  surveillance  sem- 
blait devoir  être  insuffisante,  jamais  le  [moindre  vol  n'a  été 
commis. 

.  Dès  que  la  chose  fut  possible,  c'est-à-dire  après  avoir  sur- 
veillé l'installation  de  nos  magasins  à  Franceville  et  initié  aux 
choses  du  pays  les  Européens  qui  devaient  y  demeurer,  je 
partis  pour  rejoindre  M.  Ballay.  Les  négociations  avec  les  Ba- 
fourou  traînaient  en  longueur,  et  j'appréhendais  de  voir  l'avan- 
tage que  devait  nous  donner  la  libre  descente  de  l'Alima  com- 
promis par  une  perte  de  temps  considérable. 

Quel  vif  plaisir  ce  fut  pour  moi  de  retrouver  mon  ancien 
compagnon  de  fatigue!  Avec  quelle  joie  je  l'embrassai  après 
une  séparation  de  trois  années  ! 

L'éloge  du  docteur  Ballay  n'est  pas  à  faire.  Tous  savent  quel 
cœur,  quelle  intelligence,  quelle  volonté  patiente  et  forte  se 
cachent  sous  cette  physionomie  qu'une  modestie  excessive  fait 
paraître  douce,  presque  timide.  Ces  qualités  ont  été  justement 
reconnues  quand  on  a  désigné  M.  Ballay  pour  faire  partie  des 
délégués  français  à  la  Conférence  de  Berlin;  il  y  apportait,  avec 
ses  connaissances  spéciales,  les  documents  qui  assuraient  nos 
droits. 

A  l'envi  M.  Ballay  et  moi  nous  pressâmes  les  négociations 
en  cours  pendant  que  le  brigadier  Roche,  au  prix  de  bien  des 
fatigues  et  de  quelques  ennuis,  amenait  sur  trois  chariots,  les 
chaudières  du  canot  à  vapeur  qui  ilottait  impatient  sur  l'Alima. 
Les  négociations  aboutirent  enfin.  Le  chef  M'Dombi  et  plu- 
sieurs autres  chefs  Bafourou,  après  avoir  fait  quelques  visites 
préliminaires  à  notre  établissement  de  Diélé,  se  décidèrent  à 
un  grand  palabre.  La  patience  et  l'habileté  de  M.  Ballay  por- 
taient leurs  fruits. 

Nos  nouveaux  alliés  désormais  nos  amis  s'engager  eut  à  nous 


224  T ROIS   EXPLORATI  0  N  S 

vendre  une  immense  pirogue  et  à  escorter  eux-mêmes  la  descente 
de  M.  Ballay  jusqu'au  Congo. 

Ils  tinrent  parole.  Le  15  octobre  1883,  une  pirogue  capable 
de  porter  près  de  huit  tonnes,  venait  s'amarrer  au  débarcadère 
de  Diélé;  on  y  empilait  les  marchandises  et  les  vivres  néces- 
saires pour  six  mois.  Elle  lendemain,  M.  Ballay,  accompagné 
de  quatorze  hommes,  se  laissait  dériver  au  courant  rapide  de 
l'Alima,  emportant  les  adieux  et  les  souhaits  que  couvraient  les 
chants  des  pagayeurs  et  les  roulements  sonores  du  tambour 
bafourou. 

Elle  est  saisissante  l'impression  que  produit  un  départ  dans 
ces  contrées  lointaines.  Ceux-là  seuls  qui  en  ont  été  témoins 
savent  quelle  sorte  d'émotion  muette  inspire  la  séparation, 
quelle  profonde  amitié  tient  dans  le  dernier  serrement  de  main 
qu'on  échange,  quelle  sorte  de  fraternelle  tendresse  il  y  a  dans 
le  dernier  embrassement. 

Le  Dr  Ballay  allait  donc  revoir  cette  place  où  jadis  nous 
avions  dû  nous  arrêter  devant  des  hostilités  sans  motifs.  Quelle 
émotion  le  gagnerait,  quand  il  passerait  entre  ces  rives  basses 
et  boisées  d'où  jadis  partaient  des  coups  de  feu?  Que  devions- 
nous  craindre  encore?  Pouvions-nous  espérer  atteindre  pacifi- 
quement le  but?  Telles  étaient  nos  pensées  en  adressant  à  l'em- 
barcation qui  s'éloignait  nos  derniers  signes  d'adieu. 

J'avais  laissé  M.  Ballay  partir  seul,  quel  que  fût  mon  désir 
de  l'accompagner  et  d'aller,  par  cette  nouvelle  route,  remettre 
au  plus  vite  à  notre  allié  Makoko  la  ratification  de  nos  traités. 
Une  double  inquiétude  me  retenait.  Il  m'était  possible  d'aller 
sur  le  Congo  sans  être  renseigné  au  préalable  sur  une  situation 
qui  pouvait  offrir  de  sérieuses  difficultés,  et  dans  laquelle  en 
m'engageant  trop  tôt,  jerisquais  de  fairefausse  route.  Je  sentais 
d'autre  part,  mes  derrières  mal  assurés  par  suite  du  désordre 
où  j'avais  dû  laisser  nos  ravitaillements  à  la  côte. 


DANS  L'OUES  T  A  F  R I G  A  ]  X  o-r, 

Quinze  jours  après,  le  D'  Ballay,  par  un  billet  daté  du  con- 
fluent de  l'Alima  et  du  Congo,  m'informait  que  tout  marchait  à 
souhait.  Les  indigènes  avaient  partout  manifesté  sur  son  pas- 
sage une  curiosité  craintive,  absolument  sans  danger.  Ce  senti- 
ment s'était  même  parfois  transformé  en  un  véritable  bon  ac- 
cueil. M.  Ballay  venait  de  nous  ouvrir  pacifiquement  la  voie. 


15 


CHAPITRE   IV 


Nouvelles  stations  créées.  —  Le  Ballay.  —  Triste  mort  de  Flicotteau.  —  Sans 
nouvelles  de  la  cûte.  —  En  vapeur  sur  l'Alima.  —  Nouvelles  du  Gabon.  — 
Arrivée  de  M.  Dufourcq.  —  Dans  le  Congo.  —  A  N'Gantchou.  —  Salué  par 
une  ambassade.  —  Audience  solennelle.  —  Remise  du  traité.  —  Arrivée  à 
Brazzaville.  —  Fidélité  et  déférence  des  indigènes.  —  Mauvais  vouloir  des 
agents  de  Stanley.  —  Palabre  solennel.  —  Les  droits  de  la  France  établis. 


Cependant  M.  de  Laslours  avait  reconnu  le  N'Coni,  affluent 
de  TOgôoué,  qui  pénètre  très  avant  chez  les  Batékés  et  permet- 
trait peut-être  d'économiser,  sur  les  portages  par  terre,  près  de 
cent  kilomètres.  A  Diélé,  nous  nous  séparâmes.  M.  de  Chavan- 
nes,  avec  quelques  hommes,  devait  fonder  la  station  de  Lékéti, 
point  où  l'Alima  devient  réellement  navigable  pour  les  vapeurs, 
et  centre  commercial  avancé  des  Bafourou.  Mon  frère  devait 
remonter  l'Alima  jusqu'à  ses  sources,  puis,  après  une  courte 
halte  au  plateau  central  des  Aehicouya,  il  rejoindrait  la  rivière 
en  aval,  en  descendant  un  de  ses  affluents,  le  Lékéti.  M.  Fli- 
cotteau, par  N'Gampo,  allait  chercher  un  point  de  raccord 
entre  l'Alima  et  le  N'Coni,  reconnu  par  M.  de  Lastours;  M.  Ro- 
che menait  les  travaux  de  Diélé;  quant  au  quartier- maître  mé- 
canicien, Ourset,  il  travaillait  du  matin  au  soir  à  la  mise  en 
place  des  chaudières  dans  le  canot  à  vapeur,  qu'au  prix  de  ru- 
des fatigues  le  Dr  Ballay  avait  amenées  de  la  côte.  Ce  premier 
vapeur  français  sur  le  Congo,  je  l'appelai  le  Ballay. 


DANS   L'OUEST  AFKHIAIN 

Une  triste  nouvelle  me  parvint  au  moment  où  moi-même  je 
retournais  à  Franceville  pour  compléter  nos  ravitaillements  et 
assurer  autant  que  possible  l'avenir  :  Flicotteau  venait  de  mou- 
rir, tué  par  un  bœuf  blessé.  C'était  un  brave  compagnon  de 
moins  et  dont  bien  des  fois  j'ai  regretté  l'activité  intelligente  et 
les  loyaux  services. 

À  Franceville,  je  reçus  quelques  informations  intéressantes. 


CE     PREMIER      VAPEUR    FRANÇAIS     SUR    LE    CONGO    JE    L'APPELAI     oc   LE    I3ALLEÏ  » 


Sous  la  direction  intelligente  et  ferme  de  M.  de  Lastours,  tout 
allait  bien;  de  nouveaux  postes  avaient  été  créés, parmi  lesquels 
le  poste  important  de  Bôoué,  installé  par  M.  Decazes.  Mais,  de 
la  côte,  toujours  pas  denouvelles  !  Ce  silence  me  parut  la  preuve 
du  manque  d'ordre  que  j'avais  pressenti;  l'indice  delà  désor- 
ganisation qui  se  produisait  en  monabsence.  A  mou  retour  sur 
l'Alima,  j'étais  fort  inquiet  à  ce  sujet,  car  j'allais  être  obligé  de 
partir  bientôt  pour  le  Congo  avec  des  ravitaillements  moins  que 


228  TROIS    EXPLORATIONS 

considérables,  et  de  continuer  à  vivre  avec  cette  économie,  cette 
frugalité  d'ascète  qui  constituait  le  fond  de  notre  existence 
depuis  six  mois.  Elle  nous  était  imposée  par  le  respect  dû  aux 
malades  qui  n'ont  jamais  manqué  de  rien  et  aux  devoirs  de 
l'hospitalité  française  envers  les  étrangers  nos  voisins  d'en  face. 

Deux  courriers  successifs  de  M.  Ballay  me  donnèrent  de 
bonnes  nouvelles.  Il  était  installé  à  N'Gantchou  et  avait  été 
cordialement  reçu  par  Makoko,  demeuré  fidèle  à  sa  parole, 
malgré  toutes  les  tentatives  et  toutes  les  promesses  faites  pour 
l'en  détourner.  L'insuccès  deces  tentatives  fut  sans  doute  l'ori- 
gine des  bruits  qui  circulèrent  alors  en  Europe  et  sur  la  foi 
desquels  on  annonça  que  Makoko  avait  été  détrôné;  sa  mort  fut 
annoncée  ensuite,  puis  la  mienne,  puis  celle  de  mon  frère,  trois 
personnages  qui  ne  se  portaient  pas  mal  et  dont  les  affaires 
allaient  fort  bien. 

Le  canot  à  vapeur  était  prêt,  il  avait  fait  ses  essais.  Notre 
ravitaillement  était  transporté  et  accumulé  à  Lékéti;  nous 
avions  acheté  des  pirogues;  tout  fut  chargé  et  je  partis.  Nous 
«  stoppions  »  quelques  jours  dans  le  bas  Alima  où  je  voulais 
en  même  temps  gagner  à  nous  les  populations  et  choisir  l'em- 
placement d'un  poste. 

C'est  là  que  cinq  jours  [tins  tard  M.  de  Chavannes  me  rejoi- 
gnait avec  un  courrier  important  que  lui  avait  remis  M.  Deca- 
zes,  arrivé  à  Diélé  le  lendemain  de  mon  départ.  Ces  nouvelles, 
les  premières  qui  m'arrivaient  de  la  côte,  ne  confirmèrent  que 
trop  mes  inquiétudes.  Le  Ministre  de  l'instruction  publique 
sachant  que  je  devais  demeurer  longtemps  à  l'intérieur,  m'avait 
envoyé  un  second  sur  la  côte,  en  nommant  M.  Dufourcq  son 
délégué  direct  dans  la  zone  maritime.  L'arrivée  de  M.  Dufourcq 
produisit  un  certain  mécontentement  dans  un  personnel  habi- 
tué depuis  mon  départ  à  en  prendre  à  son  aise;  nous  étions  loin 
de  ce  bel  enthousiasme  du  début,  de  ces  promesses  de  vail- 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  229 

lance,  de  ces  serments  de  tout  supporter  sans  plaintes.  Tout 
s'était  évanoui  devant  la  simple  nécessité  de  renoncer  à  l'indo- 
lence et  au  bien-être.  Les  vides  furent  heureusement  comblés, 
en  partie,  par  un  renfort  de  six  Européens  que  M.  Dufourcq 
avait  amenés  avec  lui.  Je  dois  ajouter  ici  que  plusieurs  des  an- 
ciens restèrent  fidèles,  malgré  tout,  et  ne  dissimulèrent  pas  le 
sentiment  que  leur  inspirait  la  résolution  prise  parleurs  cama- 
rades. 

En  somme,  j'aimais  mieux  qu'il  en  fût  ainsi  ;  la  part  du  feu 
était  réglée  :  j'avais  derrière  moi  un  homme  d'activité  qui 
m'assurait  de  son  dévouement,  Je  pouvais  aller  de  l'avant,  dé- 
barrassé d'une  inquiétude  qui,  jusque-là,  m'avait  poursuivi. 

En  constituant  M.  Dufourcq  son  délégué  direct,  le  Ministère 
de  l'instruction  publique  m'a  enlevé  le  droit  d'en  faire  l'éloge; 
je  me  bornerai  donc  à  dire  que  M.  Dufourcq  s'est  trouvé  en- 
touré de  graves  difficultés  et  que,  même  malade,  il  trouvait 
dans  son  patriotisme  l'énergie  nécessaire  pour  résister  à  tous 
les  découragements  et  pour  se  multiplier  sans  cesse. 

Après  une  nuit  passée  entière  à  l'expédition  d'un  courrier,  je 
rejoignis  notre  campement  général,  qui  se  trouvait  quelque  peu 
en  amont,  tandis  que  M.  de  Ghavannes  poursuivait  sa  route 
sur  le  Congo,  avec  cinq  pirogues  emportant  toute  notre  richesse. 
Il  s'arrêterait  à  N'Gantchou,  près  de  M.  Ballay,  et  y  annonce- 
rait notre  prochaine  arrivée.  De  mon  côté  j'achetai  quelques 
pirogues  qui  nous  étaient  encore  nécessaires,  et  nous  nous 
mimes  en  route,  définitivement  cette  fois.  Partout  m'accueilli- 
rent des  démonstrations  d'amitié,  qui  ne  laissaient  aucun 
doute  suiTheureuse  influence  exercéepar  le  passage  du  docteur 
Ballay. 

À  chaque  agglomération  de  villages,  toute  une  population 
grouillante  abandonnant  ses  occupations,  nous  entourait  des 
manifestations  les  plus  cordiales. 


•ri  TROIS    EX  P  LORAT  tONS 

L'Alima,  après  s'être  infléchi  longtemps  au  Nord-Est  puis  à 
l'Est,  se  dirigeait  maintenant  de  plus  en  plus  bas;  la  végéta- 
tion se  transformait,  les  marécages  du  delta  apparurent  avec 
leurs  hantes  herbes  et  les  Borassus  qui  en  émergent;  tout  à 
coup,  brusquement,  nous  débouchions  dans  le  Congo.  Magni- 
fique spectacle  !  Une  immense  nappe  d'eau  touchant  le  ciel  à 
l'horizon,  semée  d'innombrables  îlots  et  sur  laquelle  s'épan- 
dait  à  l'infini  une  lumière  intense  qui  semblait  noyer  tous  les 
objets  et  tous  les  plans  dans  une  buée  tiède  et  jaunâtre. 

Mais  passons  sur  les  beautés  du  site,  aussi  bien  que  sur  les 
incidents  d'un  voyage  de  quatre  jours  dans  les  méandres  du 
Congo.  J'avais  touché  à  la  station  de  Bolobo  et  salué  son  chef, 
M.  Librecks,  un  très  avenant  et  très  aimable  officier  de  l'armée 
belge.  Le  27  mars,  j'arrivai  à  N'Gantchou.  M.  Ballay  y  était 
parfaitement  installé  et  dans  les  meilleurs  termes  avec  les 
chefs  environnants,  vassaux  de  Makoko.  Je  me  retrouvais  en 
pays  connu.  C'est  là  que,  trois  ans  auparavant,  je  m'étais 
embarqué  pour  aller  prendre  possession  des  territoires  cédés  à 
X'Couna,  que  vous  connaissez  sous  le  nom  de  Brazzaville. 
Tous  les  chefs  et  nombre  de  leurs  sujets  étaient  pour  moi  de 
vieilles  connaissances.  Je  fus  assailli  de  visites  et  me  fatiguai  à 
serrer  la  main  de  tous  ces  amis  de  jadis. 

Makoko  prévenu  de  mon  arrivée  m'avait  envoyé  saluer  par 
une  ambassade.  En  grande  hâte,  nous  réunissions  les  présents 
destinés  à  récompenser  sa  loyauté,  et  une  marche  de  nuit  nous 
conduisit  aux  abords  de  sa  résidence. 

Il  serait  trop  long  de  décrire  en  détail  la  cérémonie  de  récep- 
tion et  la  remise  des  traités  :  j'en  fais  un  abrégé  sommaire. 

Est-il  indispensable  de  dire  que  le  cérémonial  n'avait  point 
tout  à  fait  la  rigoureuse  correction  d'étiquette  exigée  en  pareil 
cas  dans  nos  pays  ? 

Makoko  me  reçut  avec  une  pompe  peu  usitée  et  des  démons- 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  331 

trations  de  joie  excessives.  Tout  d'abord,  dans  une  chanson 
improvisée  en  mon  honneur,  et  faisant  allusion  aux  faux  bruits 
qui  avaient  couru  sur  mon  compte,  aussi  bien  en  Afrique 
qu'en  Europe,  il  disait  au  peuple  présent  : 

«  En  vérité,  en  vérité, 

»  Vous  tous,  qui  êtes  là,  voyez. 

»  Voilà  celui  qu'on  disait  mort; 

»  Il  est  revenu. 

»  Voilà  celui  qu'on  disait  pauvre  ; 

»  Voyez  ses  présents.  » 

Et  il  désignait,  en  parlant  ainsi,  un  magnifique  tapis  et  un 
coussin  de  velours,  que  nous  avions  placés  sur  ses  peaux  de 
lion. 

Le  peuple  reprenait  en  chœur  et  en  manière  de  refrain  : 
«  Ceux  qui  ont  ainsi  parlé  sont  des  menteurs.  > 

Puis,  suivant  le  cérémonial  admis,  se  levant  en  même  temps 
que  moi,  et  faisant  le  même  nombre  de  pas,  Makoko  me  donnai! 
une  vigoureuse  accolade,  ne  se  lassant  pas  de  sourire  à  son  an- 
cien ami. 

Je  le  priai  de  faire  prévenir  ses  premiers  vassaux,  afin  que  la 
remise  des  traités  pût  se  faire  en  séance  solennelle.  La  céré- 
monie fut  renvoyée  au  surlendemain. 

Au  jour  dit,  tous  les  chefs  et  leurs  plus  notables  sujets 
répondirent  à  la  convocation.  Le  palabre  se  tint  sous  un  vélum  f 
de  laine  rouge,  semblable  à  celui  sous  lequel  avait  eu  lieu  notre 
première  réception.  On  avait  déployé  l'appareille  plus  brillant 
des  grands  jours.  Et,  dans  le  but  de  donner  plus  de  solennité 
à  la  cérémonie,  chacun  avait  apporté  ses  dieux  lares  pour  les  » 
prendre  à  témoin. 

C'était  un  spectacle  bien  étrange  que  cette  nombreuse  réu- 
nion, foule  compacte  accroupie  où,   dans   la    bigarrure    des 


I     .*** 


2X2  TROIS   EXPLORATIONS 

étoffes  à  couleurs  vives,  le  mouvement  d'une  lance  ou  le  dé- 
placement d'un  fusil  faisait  passer  des  éclairs.  Çà  et  là,  tran- 
chant sur  le  reste,  quelques  pagnes  de  satin  ou  de  velours  qui 
nous  indiquaient  que  desgénérosités  étrangères  avaient  devancé 
les  nôtres  et  que  tous  n'avaient  pas  eu,  comme  le  grand  chef, 
le  courage  de  refuser. 

$  Makoko  trônait  sur  ses  peaux  de  lion,  négligemment  accoudé 
sur  des  coussins,  entouré  de  ses  femmes  et  de  ses  favoris. 
En  face,  à  quelques  pas  de  lui,  M'pohontaba,  l'un  de  ses  pre- 
miers vassaux,  et  les  autres  chefs  assis  à  terre  sur  des  peaux  de 
léopard,  attendaient  que  le  souverain  donnât  le  signal  du 
palabre.  Nous  étions  entre  les  deux  groupes,  un  peu  sur  le  côté. 
Makoko,  sans  se  lever,  souhaita  la  bienvenue  à  tout  son  monde  ; 
il  expliqua  en  quelques  mots  le  but  de  la  réunion.  Puis  chaque 

•  chef,  M'pohontaba  en  tète,  vint  à  genoux  protester  de  sa  fidélité 
à  Makoko,  seul  vrai  chef,  disaient-ils,  seul  propriétaire  et  sou- 
verain de  tous  les  territoires  Batékés. 

Tous  se  déclarèrent,  comme  autrefois,  heureux  et  fiers  d'être 
placés  sous  la  protection  de  notre  drapeau  et  le  jurèrent  sur  les 
fétiches  et  par  les  mânes  de  leurs  pères.  A  mon  tour  je  rappelai 
le  passé  en  quelquesmots.  Meshommes  présentaient  les  armes, 
on  sonna  aux  champs  et  je  lis  à  Makoko  la  remise  des  traités 
au  nom  de  la  France. 

Procès-verbal  de  la  cérémonie  fut  dressé  et  signé,  et  on  se 
rendit  sous  le  «  hall  »  improvisé  où  se  trouvaient,  exposés  à 
l'admiration  de  tous,  les  présents  destinés  à  chacun  et  étique- 
tés à  son  nom.  Les  cris  de  surprise,  les  marques  de  joie,  les 
remerciements,  jetèrent  leur  note  bruyante  et  gaie  dans  le  va- 
et-vient  d'une  foule  curieuse;  puis,  chacun  emportant  ses  nou- 
velles richesses,  on  se  dit  gaiement  au  revoir. 


CHAPITRE  V 


■Monsieur  de  Ghavannes  reste  à  Brazzaville  —  Sun  habileté.  —  Ses  notes.  — 
La  chasse.  Gent-un  éléphants  en  trois  jours.  —  Retour  à  Franceville  par 
terre.  —  En  vapeur  sur  le  Haut-Congo-  —  Rencontre  de  M.  Dolisie,  venu  par 
le  Niari.  —  Je  l'envoie  vers  l'Est.  —  Retenu  à  la  côte  (Décembre  L884). 


Il  fallut  rester  chez  Makoko  quelques  jours  encore,  pour  l'ai- 
der à  terminer  les  différends  survenus  entre  certains  vassaux 
depuis  mon  dernier  passage. 

M.  de  Ghavannes  fut  mon  ambassadeur,  et  je  me  félicitai 
d'avoir  à  ma  disposition  un  diplomate  d'un  nouveau  genre,  dont 
les  premières  négociations  furent  couronnées  de  succès.  Pen- 
dant ce  séjour,  comme  jadis,  je  ne  pus  que  me  louer  des  pro- 
cédés aimables  dont  on  usa  envers  moi  et  des  soins  empressés 
dont  nous  entourèrent  la  reine  N'Gassa  et  ses  servantes. 

J'allais  partir.  Dans  un  palabre  intime  auquel  assistèrent 
seuls  les  principaux  chefs  il  fut  décidé  que  pendant  que  je  me 
rendais  à  Brazzaville  par  la  voie  du  fleuve,  M'pohontaba,  muni 
des  pouvoirs  de  Makoko,  s'y  rendrait  par  terre  pour  me  remettre 
solennement,  au  nom  de  son  chef,  les  territoires  et  les  vassaux 
secondaires  qui  les  administrent.  M'pohontaba,  il  faut  le  dire, 
est  ce  grand  vassal  de  Makoko,  qui  était  censé  avoir  détrôné 
son  souverain  (1). 

1.  Le  traité  conclu  par  un  des  agents  du  Comité  avec  M'pohontaba  ''tait  daté 
Falla  »  21  décembre  1882.  Or,  en  langue  du  pays.  Falla   signifie   Franc 

nom  fut  donné  par  Makoko  à  la  contrée  en  1880,  à  la  suite  du  traité  conclu  entre 

lui  et  la  France. 


•y.  * 


236 


TROIS    EXPLORA  T IONS 


Le  lendemain  nous  étions  de  retour  auprès  de  M.  Ballay; 
deux  jouis  de  nouveaux  préparatifs  et  le  canot  à  vapeur,  suivi 
d'une  dizaine  de  pirogues,  amenait  à  Brazzaville  MM.  Ballay, 
de  Chavannes  et  moi. 


m'pohontaba    premier   vassal    de   makoko 

A  Brazzaville  nous  fûmes  bien  accueillis.  On  ne  m'avait  pas 
oublié  et  deuxjours  après  notre  arrivée,  ces  mêmes  indigènes 
qui  avaient  refusé  les  offres  de  M.  Stanley  et  des  agents  de  l'As- 
sociation ;  qui  avaient  même,  par  une  réserve  excessive,  refusé 
d'admettre  sur  leur  territoire  le  R.  P.  Augouard  et  ses  mission- 
naires (1)  ;   ces  sauvages  qui,  disait-on,  devaient  me  mettre  à  la 

(1)  Voir  appendice,  lettre  du  R.  P.  Augouard. 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  237 

porte  moi  aussi,  me  donnaient  toutes  les  marques  de  déférence, 
sans  que  je  leur  eusse  fait  un  seul  cadeau.  Ils  consentaient 
même  à  me  céder,  pour  une  valeur  inférieure  à  deux  cents 
francs,  tout  un  petit  village  dont  les  cases  abritèrent  mes 
hommes,  et  que  sa  situation  au  bon  air  et  dominant  le  fleuve 
nous  avait  fait  choisir  pour  le  nouvel  emplacement  de  la  sta- 
tion de  Brazzaville. 

Brazzaville,  dont  on  a  parlé  si  souvent,  est  située  sur  l'extré- 
mité d'une  croupe  assez  large  qui  domine  le  Congo  et  s'abaisse 
brusquement  à  cent  mètres  de  la  rive,  dans  un  éboulement  de 
sable  argileux.  Cette  croupe  semble  être  le  premier  obstacle 
contre  lequel  se  butte  le  fleuve  pour  aller  en  tournant  se  préci- 
piter à  la  première  cataracte.  De  là  le  regard  embrasse  dans 
son  entier  l'immensité  du  Stanley-Pool  et  tout  le  cirque  de 
hautes  montagnes  qui  l'entourent.  Le  pays  est  peuplé,  le  sol 
est  fertile,  l'air  est  sain  et  la  brise  constante  d'Ouest  y  apporte 
la  fraîcheur  relative  des  plateaux  qu'elle  a  traversés. 

Au  moment  de  mon  départ  de  l'Europe,  certaines  feuilles 
étrangères  avaient  affirmé  qu'une  «  réception  chaude  »  m'atten- 
dait sur  le  Congo  :  elles  ont  eu  raison.  Mais  non  dans  le  sens 
de  leur  pensée.  Nous  avons  été,  en  elfet,  très  chaudement  et 
très  cordialement  accueillis. 

Sur  la  bonne  impression  de  cet  accueil,  M.  Ballay  nous 
quitta  pour  prendre  le  chemin  de  l'Europe... 

Nous  étions  établis  sur  la  rive  droite  du  fleuve,  tout  à  fait 
au-dessus  des  premiers  rapides.  L'Association  internationale 
avait  installé  en  face,  sur  la  rive  gauche,  trois  ou  quatre  sta- 
tions, au  nombre  desquelles  Léopoldville.  Tous  ces  établisse- 
ments étaient  situés  sur  un  territoire  administré  par  des  vas- 
saux secondaires  de  Makoko  et  n'avaient  pas,  par  conséquent, 
vis-à-vis  de  nous,  l'indépendance  absolue  que  l'Association 
prétendait  leur  attribuer.  Voulant  de  suite  rendre  nette  notre 


238  TROIS   EXPLORATIONS 

situation  réciproque,  je  cherchai  immédiatement  à  entrer  en 
pourparlers  avec  le  représentant  de  M.  Stanley;  on  fit  la  sourde 
oreille  à  toutes  mes  propositions  d'entente. 

Vainement  j'allai  par  trois  fois  à  Léopoldville  :  trois  fois  on 
prétexta  d'une  absence.  J'invitai  alors  à  venir  me  voir  :  on 
était  malade.  J'écrivis:  on  me  répondit  toujours  d'une  ma- 
nière évasive  et  sans  avoir  l'air  de  comprendre. 

Lassé  de  ces  faux-fuyants,  qui  répondaient  mal  à  mes  dis- 
positions et  à  la  franchise  de  mon  attitude,  j'envoyai  M.  Cha- 
vannes  faire  une  dernière  fois  mes  offres  d'entente.  Et  le  len- 
demain dans  un  palabre  solennel,  le  délégué  de  Makoko  me 
présentant  les  chefs  des  deux  rives  du  Congo  leur  ordonnait  de 
n'obéir  qu'à  moi.  Puis  prenant  les  mains  de  tous,  il  les  mettait 
dans  les  miennes  en  signe  d'abandon. 

Cette  cérémonie  n'était  du  reste  que  la  répétition  de  celle  qui 
avait  eu  lieu  à  mon  premier  voyage  en  1880.  Le  procès-verbal 
en  fut  dressé  et  communiqué  le  lendemain  au  représentant  de 
L'Association.  Il  fut  répondu  à  cet  envoi  par  une  lettre  peu 
courtoise.  Mais  habitué  à  ce  genre  de  procédés,  je  déclarai 
que  j'en  référerais  à  mon  gouvernement,  que  je  demandais  un 
arbitrage,  puis  je  partis.  Nos  droits  étaient  établis,  la  solution 
seule  était  ajournée. 

Outre  qu'il  était  strictement  de  mon  devoir  de  faire  valoir 
dans  leur  intégrité  les  droits  de  la  France,  en  gardant  à  Brazza- 
ville la  clef  du  Congo  supérieur,  j'avais  un  sur  moyen  de  ren- 
trer en  possession  de  la  vallée  du  Niari-Quillou  et  des  trois 
cent  soixante  kilomètres  de  côtes,  que  le  Comité  avait  occu- 
pées entre  le  Sette  Bamaet  Ciolango. 

La  résolution  que  j'emportais  un  an  aupaiavant  de  Loango 
était  venue  à  effet.  Mon  premier  but  était  atteint  ;  le  dommage 
causé  par  le  temps  perdu  et  par  les  désordres  et  l'apathie  qui 
avait  régné  à  la  côte  était  réparé. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  239 

J'avais  appris  à  connaître  M.  de  Chavannes  depuis  plus  d'un 
an  et  je  le  savais  assez  patient,  assez  perspicace,  pour  se  main- 
tenir seul  à  Brazzaville,  dans  la  situation  embarrassante  que 
nous  créaient  les  difficultés  avec  l'Association.  Tout  en  le 
plaignant  de  la  situation  peu  enviable  où  il  demeurait,  je  partis 
sans  inquiétude,  en  lui  laissant  mes  pouvoirs. 

C'était  le  1er  juin  1884.  Il  avait  fallu  plus  d'un  an  pour 
atteindre  mon  premier  but;  et  quelque  désireux  que  je  fusse  de 
poursuivre  immédiatement  les  autres,  fatigué  d'une  continuelle 
tension  d'esprit  et  d'ailleurs  malade,  je  me  décidai  à  prendre 
huit  jours  de  repos  à  notre  station  de  N'Gantchou. 

Mieux  portant  au  bout  d'une  semaine,  j'essayai  mes  forces 
en  allant  visiter  Makoko,  qui,  sur  la  nouvelle  des  différends 
survenus  à  Brazzaville  entre  le  comité  d'études  du  Congo  et 
nous,  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  s'y  rendre  lui-même  avec 
les  forces  réunies  de  ses  vassaux  pour  faire  respecter  ses 
volontés.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  je  parvins  à  le  calmer. 

Dans  cette  courte  promenade,  j'avais  compté  cent-un  élé- 
phants en  trois  jours  et  j'avais  profité  de  leur  bonne  volonté 
pour  en  tuer  quatre,  dont  les  défenses,  données  en  présent  à 
certains  chefs,  me  firent  passer  pour  un  homme  complètement 
désintéressé  des  biens  de  ce  monde. 

A  peine  si  je  serrai  la  main  à  M.  Decazes  en  passant  à  Diélé  ; 
en  quelques  jours  j'étais  à  Franceville  et  descendais  l'Ogôoué 
jusqu'aux  Aduma.  Sans  doute  il  m'aurait  fallu  descendre  à  la 
côte,  voir  un  peu  où  en  étaient  nos  affaires  et  causer  un  peu 
avec  M.  Dufourcq;  des  renseignements  verbaux  l'eussent, 
autrement  que  des  lettres,  instruit  sur  notre  situation  et 
sur  nos  besoins  à  l'intérieur.  Mais  le  défaut  de  personnel 
me  forçait  à  repartir  pour  aller  moi-même  pourvoir  au  plus 
pressé  au-dessus  de  l'Alima. 

Avec  la  plus  vive  satisfaction,  j'avais  constaté  les  progrès 


B40  TROIS   EXPLORATIONS 

que  faisait  l'Ogôoué  suas  la  direction  de  M.  d(j  Lastours.  Il 
s'était  bien  tiré  de  sa  tâche  d'organisation  :  l'influence  qu'il 
avait  prise  sur  les  populations  était  considérable.  Au  mois  de 
mai  il  m'en  avait  donné  la  preuve,  en  amenant  de  l'Ogôoué  au 
Congo  et  en  conduisant  jusqu'à  Brazzaville  cinquante  Aduma 
ou  Okanda  dont  la  présence  contribua  alors  sérieusement  à 
raccroître  notre  prestige. 


IN    POSTE     DE     L'ALIMA 


Prenant  donc  avec  moi  un  certain  nombre  de  ces  hommes  je 
repartis  immédiatement  avec  mes  nouveaux  auxiliaires  de 
l'Ogôoué,  pour  aller  agir  au  Congo.  Mon  intention  était  de 
remonter  ce  dernier  ileuve  aussi  haut  que  possible  et  d'y  établir 
notre  influence  par  des  traités. 

Je  brûlai  l'étape  de  Franceville,  celle  des  Batékés  et  nos 
postes  de  l'Alima.  Lorsque  je  débouchai  sur  le  Congo  avec  le 
canot  à  vapeur  suivi  de  sa  flottille,  ce  fut  une  heureuse  surprise 
pour  moi  de  trouver  là  M.  Dolisie,  que  j'avais  laissé  à  Loango 
jadis  et  qui  avait  rejoint  le  Congo  supérieur,  les  vallées   du 


10 


DANS    L'UUEST    A  F  11  1 CA 1  N  243 

Quillou  et  de  la  Luudima.  Parti  épuisé  de  Brazzaville,  avec 
l'intention  d'aller  prendre  en  Europe  un  repos  bien  nécessaire, 
M.  Dolisie  avait  trouvé  dans  l'air  vif  du  fleuve  et  plus  encore 
dans  l'énergie  de  son  caractère  le  rétablissement  imprévu  de  ses 
forces.  Quand  je  le  rencontrai,  il  était  presque  en  bonne  santé 
et  me  demanda  lui-même  de  se  remettre  à  l'action.  J'y  consentis 
d'autant  mieux  que  ma  présence  était  nécessaire  ailleurs  et 
que  je  savais  M.  Dolisie  parfaitement  capable  de  manœuvrer  à 
ma  place  dans  le  rayon  où  je  voulais  agir.  A  l'école  de  M.  deCha- 
vannes,  il  s'était  vite  assimilé  les  qualités  de  patience  néces- 
saire, avait  pris  l'habitude  du  pays  et  venait  de  conclure  d'im- 
portants traités  chez  les  Oubangui,  en  amont  de  l'Alima.  Je 
lui  laissai  donc  le  canot  à  vapeur  et  après  avoir  donné  de  som- 
maires instructions,  je  revins  sur  mes  pas  pour  gagner  rapide- 
ment la  côte,  où  j'arrivais  le  1er  décembre  1884. 

À  ce  moment-là  nos  droits  établis  à  Brazzaville  nous  assu- 
raient par  avance,  la  possession  prochaine  du  Quillou  et  notre 
intluence  allait  s'étendre  sur  la  rive  droite  du  Congo,  en  amont 
de  l'Alima.  11  restait  désormais  à  faire  certaines  explorations 
importantes  que  je  n'avais  pu  entreprendre  jusqu'alors  faute  de 
monde;  il  restait  également  à  produire  une  action  aussi  loin 
que  possible  sur  le  haut  Congo  pour  avoir  en  main,  à  l'heure 
voulue,  des  éléments  de  compensation.  C'était  la  seconde  partie 
du  programme,  la  plus  intéressante  mais  non  la  plus  facile, 
étant  donnée  l'exiguité  de  nos  ressources  et  la  faiblesse  de  nos 
moyens  d'action. 

Avant  de  me  consacrer  à  celte  partie  nouvelle  de  la  tâche,  il 
fallait  laisser  derrière  moi  une  situation  aussi  nette  que  pos- 
sible, rassembler  les  éléments  des  expositions  futures  et  les 
pousser  devant  moi.  J'employai  près  de  trois  mois  à  ce  travail; 
trois  mois  pendant  lesquels  je  courus  d'un  point  àl'autre,  ré- 
glant une  difficulté  à  Loango,  causant  politique  à  Vivi,  veillant 


244  TROIS   EXP  L  OUATIONS 

au  ravitaillement  de  tous,  donnant  partoul  des  conseils  ou  des 
ordres  et  surveillanl  Les  préparatifs  de  mon  propre  départ. 

Genl  cinquante  porteurs  de  Loango,  recrutés  par  nies  soins, 
montaient  à  Franceville  en  longeant  l'Ogôoué  sous  la  conduite 
du  maréchal  des  logis  Weistroffer.  On  était  au  commencement 
de  mars.  Dix  jours  encore  furent  consacrés  à  mes  derniers  pré- 
paratifs et,  pour  la  seconde  fois,  je  me  lançai  à  l'intérieur,  dé- 
cidé à  aller  loin  si  rien  ne  venait  entraver  mes  projets. 


CHAPITRE  VI 


Rive  de  l'Ogôoué.  —  La  canonnière  hors  de  service.  —  M.  Dolisie  découvre  le 
Mossakaetle  Shanga. — Nombreux  traités. — Mortde  M.  de  Lastours. — MM  J.de 
Brazza  et  Pécile  vers  le  Benne.  — •  Convention  de  Berlin.  —  Préparatifs  hos- 
tiles. —  Ordre  de  rentrer  en  France.  —  Arrivée  à  Libreville  (Octobre  1885). 


L'Ogôoué  semblait  fou  cette  année-là;  une  crue  énorme  sur- 
venue à  la  meilleure  époque  de  l'année  avait  causé,  dès  les  pre- 
miers jours,  la  perte  de  plusieurs  pièces  importantes  de  la 
canonnière  démontable  le  Djuê.  Il  fallait  redemander  en  Eu- 
rope le  double  des  pièces  perdues. 

En  attendant  la  baisse  des  eaux,  je  m'arrêtai  à  chaque  agglo- 
mération de  villages  riverains,  pour  achever  l'importante  orga- 
nisation indigène  dont  j'avais  jadis  jeté  les  bases  et  que  M.  de 
Lastours  avait  poussée  suivant  mes  vues;  ce  n'était  pas  là  per- 
dre mon  temps. 

Je  fus  retenu  à  Madiville,  station  des  Aduma,  par  la  crue 
persistante  du  fleuve.  M.  de  Lastours  organisait  la  première 
des  expéditions  projetées  à  la  tète  de  laquelle  il  devait  partir. 
Cette  expédition  quitterait  l'Ogôoué  pour  gagner  directement  le 
bassin  de  la  Bénouée,  en  se  maintenant  autant  que  possible  sur 
la  crête  qui  sépare  le  bassin  du  Congo  des  autres  bassins 
côtiers  du  Nord. 


246  T  R  0  I  S    E  X  P  L  0  R  A  T  I  0  N  S 

Enfin  les  eaux  de  l'Ogôoué  ayant  baissé  de  plusieurs  mètres 
en  quelques  jours,  la  navigation  devenait  normale;  en  une  se- 
maine je  tus  à  Franceville,  où  je  trouvais  M.  Decazes  qui  se 
rétablissait  d'une  lièvre.  Les  nouvelles  qu'il  me  donna  du  Congo 
et  de  l'Alima  étaient  bonnes.  M.  Dolisie  en  deux  voyages  suc- 
cessifs, avait  découvert  et  reconnu  le  Mossaka  et  le  Shanga, 
puis  le  cours  supérieur  de  l'Onbangui-N'Kundja  et  avait  fait  de 
nombreux  traités  avec  les  tribus  riveraines  dans  le  liant  cours 
de  ce  fleuve  et  fondé  de  nouveaux  postes. 

M.  Decazes,  avec  le  tact  patient  qui  est  le  fond  de  son  carac- 
tère, dirigeait  tout  son  monde,  aimé  de  tous.  Sous  sa  direction, 
notre  influence  s'était  beaucoup  développée  chez  les  Batékés,  et 
avec  cette  influence  la  facilité  d'obtenir  des  ressources  soit  en 
vivres,  soit  en  hommes.  Le  service  des  porteurs  était  si  bien 
organisé  que  notre  vapeur  le  Djuë,  dont  le  poids  passait  trente 
tonnes  avait  été  transporté  en  moins  d'un  mois  de  l'Ogôoué  à 
l'Alima 

En  denx  autres  endroits  différents,  une  tâche  semblable 
était  poursuivie  simultanément.  Le  gouvernement  de  la  Séné- 
gambie  a  transporté  du  Sénégal  au  Niger,  sur  une  route  de 
900  kilomètres,  une  canonnière  d'un  tonnage  beaucoup  plus 
faible  que  le  Djuè.  Le  prix  du  transport  a  été  de  400.000  francs. 
Le  Comité  d'études  du  Congo  a  transporté  de  Vivi  à  Léopold- 
ville,  sur  une  route  de  450  kilomètres,  un  vapeur  d'un  tonnage 
un  peu  supérieur,  dont  le  transport  a  coûté  plus  de  400.000 
francs.  Le  prix  de  transport  du  Djué,  sur  une  route  d'environ 
700  kilomètres  dans  les  Rapides  et  d'environ  200  kilomètres  par 
voie  de  terre,  nous  a  coûté  à  peu  près  27.000  francs.  Ce  résultat 
est  dû  à  l'organisation  de  notre  service  d'auxiliaires  indigènes, 
Le  transport  de  terre  a  été  effectué  sans  exiger  d'autre  surveil- 
lance que  celle  de  quatre  soldats  noirs  du  Sénégal. 

Comme  j'allais  quitter  Franceville  et  poursuivre  ma   route 


DANS   L'OUES  T  A  F  R I G  AIN  247 

avec  tout  mon  monde,  de   mauvaises  nouvelles  apportées  par 
un  exprès  vinrent  me  retarder  encore. 

Deux  des  nouveaux  membres  de  la  mission,  MM.  Taburet  et 
Desseaux,  venaient  de  succomber  à  la  côte.  Et  M.  de  Lastours, 
pris  d'un  accès  de  fièvre  pernicieuse  au  moment  où  il  allait  se 
mettre  en  marche,  me  suppliait  de  descendre  en  hâte  à  Madi- 
ville,  recevoir  ses  dernières  volontés. 

S'il  est  une  situation  cruelle,  c'est  bien  celle  de  se  voir  placé 
entre  le  cœur  et  la  raison,  entre  les  devoirs  d'humanité  et  le  de- 
voir absolu  de  poursuivre  sa  tâche  sans  regarder  derrière  soi. 

Un  de  mes  plus  zélés  collaborateurs  se  mourait  et  me  sup- 
pliait de  l'assister  à  ses  derniers  moments;  le  courant  de  fou 
dre  de  l'Ogôoué  pouvait  me  porter  près  de  lui  en  moins  de  deux 
jours  ;  j'hésitai  un  instant,  puis,  le  cœur  l'emportant  sur  la  rai- 
son, je  sautai  en  pirogue  et  arrivai  à  temps  pour  serrer  encore 
une  main  qui  semblait  vouloir  se  souder  à  la  mienne  dans  une 
dernière  étreinte,  pour  fermer  des  yeux  qui  s'éteignirent  dans 
les  miens. 

M.  de  Lastours  était  un  Français  dans  toute  l'acception  du 
mot,  un  de  ces  dévoués  aux  grandes  idées,  un  de  ces  hommes 
au  chaleureux  courage  qui  aiment  leur  patrie  par-dessus  tout. 

Puissent  aujourd'hui  ces  paroles  payer  à  ceux  qui  dorment 
là-bas  le  juste  tribut  de  regrets  qu'on  n'est  pas  en  droit  d'ac- 
corder au  cours  de  l'œuvre.  Ce  n'est  qu'après  la  lutte  qu'on 
peut  songer  à  compter  ses  morts  et  à  les  pleurer.  Les  nôtres 
gardent  éternellement  sur  les  rives  de  l'Ogôoué  et  du  Congo  le 
nom  de  la  France,  martyrs  de  la  foi  patriotique  et  du  dévoue- 
ment au  pays,  muettes  sentinelles  endormies  dans  les  plis  du 
drapeau  national. 

Aussitôt  les  derniers  devoirs  rendus  à  notre  pauvre  ami,  je 
fis  violence  à  ma  tristesse  et  me  hâtai  vers  Franceville,  J'espère 
qu'on  m'aura  pardonné  cette  perte  de  temps  de  quinze  jours. 


248  TROIS   EXPLORATIONS 

sacrifice  aune  faiblesse  de  sentiment  dont  je  n'avais  pas  su 
triompher.  Si  je  n'avais  pas  travaillé  pendant  ce  temps-là,  j'avais 
du  moins  beaucoup  souffert. 

Quand  j'arrivai  à  Franceville,  M.  Decazes  et  mon  brave 
Roche  me  consolèrent  de  leur  mieux.  M.  Roche  est  ce  brigadier 
de  la  garde  républicaine  qui  avait  été,  pendant  quelque  temps, 
chef  de  la  station  de  Diélé  et  que  j'avais  installé  récemment 
comme  chef  de  Franceville.  Scrupuleux  observateur  des  consi- 
gnes, il  était  amoureux  d'ordre  et  d'économie,  au  point  de  se 
refuser  le  nécessaire  et  de  retrancher  aux  autres  tout  ce  qu'il 
croyait  superflu. 

En  quittant  les  Aduma,  et  faute  d'avoir  d'autres  Européens 
immédiatement  sous  la  main,  j'avais  chargé  mon  frère  de  con- 
duire l'expédition  dont  M.  de  Lastours  allait  prendre  le  com- 
mandement au  moment  où  il  succombait.  Il  eût  été  profondé- 
dément  regrettable  de  ne  pas  utiliser  immédiatement  les  élé- 
ments préparés  pour  ce  voyage  et  qui  se  fussent  sans  cela  désa- 
grégés en  pure  perte.  Mon  frère  partit  donc  accompagné  d'un  ca- 
marade profondément  dévoué  qui  l'avait  suivi  partout,  M .  Pécile. 

Nous  étions  déjà  au  15  juillet  1885, il  semblait  que  ce  fût 
bien  tard  pour  entreprendre  un  voyage  de  longue  haleine.  La 
nouvelle  de  la  convention  du  5  février  entre  la  France  et  l'Asso- 
ciation et  le  résultat  de  la  conférence  de  Berlin,  qui  vinrent  me 
trouver  alors,  rendaient  inutile  l'action  projetée  dans  le  haut 
Congo.  La  Compagnie  d'auxiliaires  indigènes  que  je  conduisais 
allait  me  servir  du  moins,  pensais-je,  à  continuer  l'exploration 
de  la  X'Kundja-Oubangui.  On  pousserait  aussi  loin  qu'on 
pourrait  dans  cet  affluent,  pour  tâcher  d'atteindre  la  limite  de 
son  bassin  et  de  reconnaître  les  nœuds  orographiques  qui  déter- 
minent, à  proprement  parler,  le  bassin  du  Congo,  du  côté  du 
Nord.  Je  rêvais  de  ces  hypothèses  quand  vint  me  surprendre 
l'ordre  de  rentrer  en  France. 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  2M 

La  mission  de  l'Ouest  Africain  était  déclarée  terminée  et 
l'Administration  de  la  Marine  prenait  la  suite  de  mes  travaux  ; 
je  devais  rentrer  au  plus  vite. 

Deux  lignes  de  retour  s'offraient  à  moi  :  revenir  sur  mes  pas 
par  l'Ogôoué,  où  je  n'avais  rien  à  faire  (des  ravitaillements  plus 
que  suffisants  s'y  trouvaient  accumulés,  et  tout  y  était  organisé 
et  tranquille).  Ou  bien  poursuivre  par  l'Alima  et  le  Congo  et 
rentrer  par  Brazzaville  directement  à  la  côte. 

J'optai  pour  ce  dernier  parti,  qui  me  permettrait  de  me  ren- 
dre compte  de  visu  de  la  situation  politique  et  matérielle  de 
de  nos  possessions  du  Congo,  d'où  j'étais  absent  depuis  long- 
temps. En  outre  il  était  de  mon  devoir  de  ne  pas  rentrer  en  Eu- 
rope sans  avoir  donné  une  direction  aux  moyens  et  aux  forces 
que  j'avais  amenés,  non  sans  difficulté,  sur  l'Alima  ;  c'eût  été 
sacrifier,  en  pure  perte,  un  premier  résultat.  Je  descendis  donc 
avec  M.  Decazes,  auquel  j'allais  remettre  en  partant  la  direction 
de  tout  l'intérieur. 

Le  jour  même  où  notre  flottille  de  quinze  pirogues  atteignait 
le  poste  du  bas  Alima,  M.  de  Cbavannes  y  arrivait.  La  vue  de 
nos  pavillons  en  berne  lui  annonça  de  loin  qu'il  allait  appren- 
dre de  tristes  nouvelles.  Lui  aussi  nous  en  apportait  :  le  quar- 
tier-maitre  Le  Briz  venait  de  succomber  sur  le  Congo.  En  brave 
marin,  il  était  mort  comme  il  l'eût  fait  sur  le  pont  de  son  vais- 
seau, un  jour  de  bataille.  Quand  vint  la  dernière  minute  :  «  Je 
»  m'en  vas,  dit-il,  d'une  voix  ferme  encore;  vous  direz  à  M.  de 
»  Brazza  que  j'ai  toujours  fait  mon  devoir.  »  11  semblait  ne 
regretter  delà  vie  que  la  satisfaction  du  devoir  accompli. 

Ah  !  que  de  grandes  choses  on  ferait  avec  de  tels  hommes  et 
de  tels  dévouements. 

M.  de  Cbavannes,  que  j'étais  heureux  de  retrouver  après  une 
longue  séparation,  me  mit  vite  au  courant  des  affaires  de  Congo 
et  nous  reprimes  tous  notre  route.  M.  Decazes  allait  droit  nous 


252  TROIS   EXPLORATIONS 

attendre  à  Brazzaville  pendant  que  je  montais  à  l'Oubangui. 
L'ordre  de  rentrer  au  plus  vite  ne  me  permit  pas  de  rester 
aussi  longtemps  que  je  le  désirais  dans  ces  pays  que  je  voyais 
pour  la  première  fois  et  où  mes  collaborateurs  avaient  établi 
notre  influence  aussi  bien  et  aussi  sagement  que  j'eusse  pu  le 
faire  moi-même.  M.  Dolisie  était  de  retour  d'une  troisième  ex- 
pédition dans  UOubangui,  poussée  jusque  par  3  degrés  environ 


M.    DECAZES 


an-dessus  de  l'équateur.  Sur  ces  nouvelles  rives,  il  avait  jeté 
les  bases  d'une  future  organisation. 

Ayant  fait  une  visite  à  notre  poste  de  Bonga  et  de  N'Kundja, 
je  quittai  à  regret  ces  parages  où  m'avait  précédé  une  pacifique 
renommée;  je  pressentais  tout  le  parti  à  tirer  de  ces  popula- 
tions neuves,  analogues  par  leur  race,  leurs  mœurs  et  leur  lan- 
gage, à  certaines  peuplades  turbulentes  de  l'Ogôoué. 

Un  court  séjour  au  milieu  de  ces  populations  d'Oubangui 
avait  fait  naître  en  mon  esprit  l'espoir  d'unifier  quelque  jour  ce 


D  A  N  S  L  '  0  U  E  S  ï  A  F  R I  G  A I  N  353 

nouveau  domaine  avec  l'ancien  par  une  organisation   simi- 
laire. 

Plaise  à  Dieu  que  ce  résultat  soit  un  jour  atteint  et  que 
ces  contrées  jusqu'ici  vierges  puissent,  en  un  nombre  restreint 
d'années,  se  transformer  au  contact  de  notre  civilisation;  elles 
payeront  alors  leur  dette  de  gratitude  à  la  France,  en  devenant 
pour  elle  une  source  de  développement  et  de  richesses. 


M.     DE.  CHAVANNES 


Je  me  hâtai  de  revenir  à  Brazzaville,  puis  de  gagner  la  côte  à 
Banana,  en  traversant  la  belle  mission  apostolique  de  Linzolo 
et  les  stations  du  nouvel  État  du  Congo,  qui  était  né  de  deux 
éléments  différents  :  l'Association  internationale  Africaine,  et 
le  Comité  d'Études  du  Congo  (1).  Partout  je  reçus  le  plus  cor- 
dial accueil  et  la  meilleure  hospitalité.  J'arrivai  le  18  octobre  de 

1.  L'Association  internationale  africaine  avait  pour  devise  :  «  Science  et  Hu- 
manité. «  Le  Comité  d'études  du  Congo  avait  pour  devise  :  «  Politique  et  Liberté 
commerciale  ». 


25 S  r  R  0 IS   E  X  P  L  0  B  A  T  1  0  N  s 

celte  Mimée  à  Libreville,  où  j'aurais  voulu  rester,  afin  d'initier 
M.  Pradier  à  une  situation  absolument  neuve  pour  lui  et  à 
une  organisation  si  différente  de  celle  de  nos  colonies.  Mais  le 
maniement  de  cette  organisation  dépend  surtout  de  l'initiative 
et  de  l'expérience  de  ceux  qui  la  dirigent  sur  place;  d'ailleurs 
l'activité,  et  l'intelligence,  dont  M.  Pradier  donnait  des  preuves, 
étaient  stérilisées  d'avance  par  sa  situation  de  gouverneur  du 
Gabon  qui  l'attache  au  rivage.  Aurais-je  pu,  en  quelque  temps, 
lui  inculquer  mon  expérience  de  dix  années?  Qu'aurait-il  pu,  à 
son  tour,  transmettre  au  bout  d'un  an  à  son   successeur! 

Enfin,  après  avoir  remis  définitivement  mes  pouvoirs,  je  ren- 
trai en  France  deux  ans  et  neuf  mois  après  mon  départ. 


CHAPITRE    VII 


Conclusion.  —  Travaux  de  tous  genres  accomplis  :  astronomiques,  géographiques 
et  hydrographiques.  —  Résultats  économiques  importants.  —  Conquêtes  paci- 
fiques  des  populations.  —  Nos  possessions  territoriales  agrandies.  —  Les 
desiderata. 


Qu'avonsriious  fait  durant  ce  voyage  de  trente-trois  mois? 
Gomment  ai-je  profité,  dans  l'intérêt  du  pays,  des  pouvoirs  et 
des  ressources  pécuniaires  qui  m'ont  été  confiés? 

Au  point  de  vue  géographique,  de  nombreux  tracés  ont  été 
faits;  les  travaux  de  MM.  de  Rhin  s,  Dufourcq,  etc.,  ont  com- 
plété mes  anciens  travaux  sur  l'Ogôoué;  le  bassin  de  l'Alima 
est  donné  par  les  travaux  de  MM.  Ballay,  de  Chavannes,  Deca- 
zes,  de  mon  frère  Jacques  et  les  miens  propres  ;cestravaux,  qui 
se  contrôlent,  oiïïent  donc  certaines  garanties  d'exactitude. 

De  la  N'Kundja  à  Brazzaville,  la  rive  et  les  deltas  ont  été 
relevés  par  MM.  Dulisieet  de  Chavannes.  De  remarquables  tra- 
vaux d'hydrographie,  sur  la  côte  du  Loango,  sont  dûs  à  M.  le 
commandant  Cordier  ;  la  topographie  sommaire  delacôtemème 
a  été  faite  par  M.  Manchon  qui  occupait  ainsi  les  loisirs  de 
sa  corvée  de  gardien  de  territoires.  Les  itinéraires  de  M.  Man- 
chon et  ceux  de  M.  Dolisie  relient  Loango  à  nos  stations  de  la 
Loudima  et  à  Brazzaville.  Enfin  deux  expéditions  marchent 
aujourd'hui  parallèlement  dans  le  blanc  delà  carte,   situé  au 


256  TRO  1  s   i:  \  p  LORATIONS 

Nord  de  l'Ogooué  et  de  l'Alima.  L'une  est  conduite  par  mon 
frère  Jacques,  je  l'ai  dit  plus  haut;  l'autre  par  M.  Dolisie,  aidé 
de  M.  Froment,  un  homme  jeune  et  tenace,  qui  venait  de  pas- 
ser plus  d'un  an  au  milieu  des  populations  de  l'Oubangui.  Ces 
deux  expéditions  sont  comme  le  couronnement  de  la  tâche  et 
ne  sauraient  manquer  d'amener  des  découvertes  importantes  à 
tous  égards. 

Des  données  astronomiques  ont  été  fournies  pour  fixer  les 
points  géographiques  et  avec  elles  ont  été  effectuées  des  obser- 
vations de  météorologie,  de  minéralogie,  de  géologie.  De  belles 
collections  d'histoire  naturelle  (1)  ont  été  réunies  grâce  au  con- 
cours de  tous,  par  les  soins  spéciaux  de  mon  frère  ;  elles  doi- 
vent arriver  très  prochainement  à  Paris.  A  ces  collections  vien- 

1.  Cent  une  caisses  de  collections  arrivées  à  Paris  en  mars  1886. 

Les  premières  caisses  envoyées  par  MM.  Schwebiseh  de  Thollon,  se  rappor- 
tent surtout  à  l'ethnographie  duhassin  de  l'Ogôoué;  la  botanique  n'y  tenait  qu'une 
place  très  secondaire,  ainsi  que  la  zoologie. 

Puis,  c'est  la  collection  de  M.  Gholet.  Cette  collection,  recueillie  dans  le  Loango 
et  le  bassin  du  Quillou-Niari,  comprend  cent-quarante-quatre  pièces,  dont  qua- 
rante-sept d'ouvrage  de  coton,  libres  et  vannerie  ;  vingt-quatre  de  métallurgie, 
instruments  et  produits;  quinze  instruments  de  musique;  cinq  articles  de 
fumeurs;  trente-trois  objets  d'usage  domestique,  et  quinze  objets  d'art,  fétiches, 
ornements,  etc.,  enfin  une  collection  d'insectes  et  des  notes  intéressantes  sur  les 
mines  de  la  Loudima. 

Toutes  ces  collections,  rapportées  par  M.  Thollon,  ont  été  recueillies  principale- 
ment dans  le  Haut-Ogôoué,  l'Alima  et  le  Congo.  Au  point  de  vue  ethnogra- 
phique, on  y  trouvera  tous  les  produits  de  l'industrie  indigène,  parmi  lesquels 
des  bracelets  de  famille  de  Makoko,  et  les  colliers  et  bracelets  de  cuivre  qu'il 
donne  à  ses  chefs  vassaux. 

Parmi  les  collections  très  complètes  d'histoire  naturelle,  on  remarquera  des 
insectes,  reptiles,  poissons;  des  singes  et  des  gorilles  d'espèce  nouvelle  du 
Congo  ;  mais  peu  d'oiseaux  nouveaux.  Les  collections  géologiques  sont,  dit-on, 
fort  riches.  La  plupart  des  plantes  utilisées  dans  la  fabrication  des  produits  indi- 
gènes si'  retrouvent  dans  les  collections  botaniques.  Il  était  sage  d'attendre  encore 
avant  de  faire  des  collections  anthologiques  ;  mais  on  a  peut-être  trop  négligé 
les  collections  d'essences  forestières. 

Enfin  de  nombreux  albums  de  dessins  et  environ  quatre  cents  photographies 
sont  ducs  principalement  à  MM.  de  Brazza,  Pecile,  de  Chavanne,  Beauguil- 
laume,  Didelof,  etc. 

Nous  attendrons  maintenant,  qu'avec  le  concours  de  la  société  de  géogranhie, 
du  Muséum,  du  musée  d'ethnographie,  etc.,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publi- 
que organise  l'exposition  des  travaux  et  des  collections  de  la  mission  de  l'Ouest 
Africain,  pour  en  apprécier  la  valeur. 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  £37 

nent  se  joindre  une  quantité  de  croquis,  de  dessins,  de  photo- 
graphies et  de  notes  ethnographiques  d'un  grand  intérêt. 

Tous  ces  travaux  ont  été  exécutés  au  milieu  d'occupations 
imposées  par  la  création  de  huit  stations  ou  postes  dans  le 
bassin  du  Congo,  de  huit  autres  dans  celui  de  l'Ogôoué,  et  de 
cinq  sur  la  côte  ou  dans  la  vallée  du  Quillou. 

A  côté  de  ces  résultats  scientifiques  se  placent  des  résultats 
économiques  plus  importants  encore. 

Le  premier  est  d'avoir  conquis  sur  les  populations  cette  in- 
fluence définitive  qui  doit,  à  mon  avis,  constituer  l'élément 
primordial  essentiel  de  toute  création  de  colonie.  Tirer  parti 
des  indigènes,  fondre  leurs  intérêts  dans  les  nôtres,  en  faire 
nos  auxiliaires  naturels,  c'était  là,  suivant  moi,  un  des  plus 
hauts  objectifs  de  ma  mission. 

A  l'heure  présente  les  anciennes  tribus  de  l'Ogôoué  sont  com- 
plètement dans  nos  mains.  Par  les  traités  qui  les  lient,  leurs 
hommes  nous  doivent  annuellement  un  temps  déterminé  de 
service;  en  dehors  de  leur  salaire,  elles  trouvent,  dans  de  sé- 
rieux avantages  économiques  et  dans  notre  protection,  une 
compensation  au  temps  qu'elles  nous  consacrent. 

Les  Pahouins  eux-mêmes,  ces  tribus  cannibales  que  de  puis- 
santes migrations  conduisirent  autrefois  sur  les  bords  de 
l'Ogôoué  et  que  leur  sauvagerie  comme  leur  instinct  de  pillage 
avaient  longtemps  éloignés  de  nos  vues,  y  arrivent  enfin.  Ces 
mêmes  Pahouins  qui  depuis  vingt  ans  sont  en  révolte  constante 
contre  l'autorité  du  Gabon,  ont  été  amenés,  par  les  intérêts  que 
nous  leur  avons  créés,  à  traiter  avec  nous  sur  les  mêmes  bases 
que  les  autres  peuplades.  Ils  ontdû,  eux  aussi,  consentir  à  nous 
fournir  des  auxiliaires,  et  c'est  là  une  garantie  considérable  au 
point  de  vue  de  la  tranquillité;  peut-être  est-ce  même  le  seul 
moyen  de  maintenir  une  sécurité  complète  dans  un  pays  qui  est 
absolument —  j'allais  dire  heureusement —  hors  de  la  portée 

ERAZZA  17 


258  TROIS     EXPLORATIONS 

des  canonnières,  Ces  nouvelles  recrues  sont  venues  sans  trop 
de  répugnance  s'encadrer  dans  les  rangs  de  nos  premiers 
auxiliaires  :  Adouma,  Okanda,  Apingui,  Okota,  Bangoués, 
toutes  tribus  dont  les  avaient  toujours  éloignés  aussi  bien 
une  inimitié  instinctive  que  des  intérêts  faussés  et  mai  com- 
pris. 

Peu  à  peu  ces  Paliouins  viendront  doubler  et  tripler  le  nom- 
bre de  nos  auxiliaires  ;  leurs  aptitudes  naturelles,  leur  force 
physique,  leur  sobriété  extrême,  les  rendent  merveilleusement 
propres  à  nous  seconder  dans  ces  contrées  neuves. 

C'est  ainsi  que  se  constitue  l'homogénéité  des  éléments 
maniables  de  l'Ogôoué  ;  tous  ces  hommes,  réunis  par  les 
mêmes  intérêts  dans  un  même  sentiment  de  dépendance  à  notre 
égard,  sont  aujourd'hui  liés  à  nous  par  une  organisation  dont 
l'idée  première  m'a  été  donnée  par  l'inscription  maritime  de  la 
France. 

Pagayeurs,  porteurs  ou  soldats,  suivant  les  besoins,  ces 
hommes  manœuvrent  nos  pirogues  dans  les  rapides,  transpor- 
tent nos  marchandises  et  sont  toujours  prêts  à  suivre  et  défen- 
dre notre  drapeau. 

C'est  enfin  là  la  solution  d'un  problème  que  j'ai  mis  dix  ans 
à  résoudre. 

Dix  ans  pour  arriver,  dans  ces  contrées,  à  un  embryon  d'or- 
ganisation à  la  fois  économique  et  politique,  peuvent  sembler 
un  temps  considérable  aux  personnes  étrangères  à  cet  ordre  de 
questions.  Eh  bien,  je  puis  affirmer  sincèrement  qu'il  y  a  dix 
ans  je  ne  croyais  pas  obtenir  en  si  peu  de  temps  un  pareil  ré- 
sultat. Il  n'a  fallu  rien  moins  que  le  concours  intelligent  de  mes 
collaborateurs  et  des  soins  constants,  pour  aboutir  à  la  solu- 
tion actuelle  qui  est,  je  crois,  la  seule  possible.  Ce  que  la  pa- 
tience et  la  persévérance  ont  fait  en  dix  ans,  la  force  n'eût  pu 
l'accomplir,  même  au  prix  des  plus  grands  sacrifices. 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  259 

Ailleurs  que  dans  l'Ogôoué,  sur  les  plateaux  qui  séparent  le 
bassin  de  cette  rivière  de  celui  du  Congo,  nous  avons,  dans  les 
groupes  de  villages  voisins  de  la  route,  plus  de  trois  mille  Ba- 
tékés  qui,  pour  n'être  pas  précisément  encore  enrôlés  et  disci- 
plinés, n'en  effectuent  pas  moins  honnêtement  et  régulièrement 
nos  transports. 

Les  Batékés  du  haut  Alima  ont  commencé  à  devenir  nos 
pagayeurs.  Et  à  l'Ouest  de  Brazzaville,  les  Ballali,  en  attendant 
de  devenir  nos  porteurs,  nous  fournissent  plus  de  travailleurs 
qu'on  n'en  saurait  utiliser. 

Dan  s  le  haut  Congo,  enfin,  chez  les  peuplades  encore  bar- 
bares, notre  action  est  trop  récente  pour  avoir  pu  produire  de 
semblables  résultats;  je  ne  doute  pas,  toutefois,  que  nous  les 
obtenions  par  la  patience.  Les  immolations  humaines,  qui  sont 
dans  les  coutumes  deces  peuples,  deviennent  moins  fréquentes. 
Si  nous  avions  voulu  moraliser  par  la  force,  nous  n'aurionspas 
obtenu  ce  commencement  de  progrès,  qui  nous  a  dédommagés 
de  lents  et  pacifiques  efforts. 

En  un  mot,  à  différentstitresetdans  des  contrées  différentes, 
depuis  l'indigène  transformé  en  soldat  et  qui  passe  un  an  sous 
les  armes,  jusqu'à  celui  qui  porte  un  ballot  pendant  sept  jours, 
environ  sept  mille  hommes  sont  employés  annuellement  par 
nous.  Ils  perdent  à  notre  contact  les  vices  de  leur  sauvagerie 
primitive,  notre  langue  et  notre  influence  se  répandent  dans 
leurs  familles  et  dans  leurs  tribus,  et  ce  groupe,  qui  représente 
une  population  d'environ  cinq  millions  d'âmes  se  forme 
progressivement  à  l'école  du  travailet  du  devoir.  Une  influence 
ainsi  basée  doit  être  stable  et  féconde  et  je  puis  en  donner  une 
preuve. 

«  Il  y  a  douze  ans,  le  seul  commerce  du  haut  Ogôoué  était 
la  traite  des  esclaves;  le  chiffre  total  du  commerce  du  Gabon 
atteignait  à  peine  deux  millions;   aujourd'hui  le  commerce 


260  TROIS    EXPLORATIONS 

licite  a  remplacé  l'ancien  trafic  et  le  chiffre  des  transactions  at- 
teint environ  quatorze  millions  de  francs  (1).  » 

Enfin,  nos  possessions  qui  jadis  ne  comprenaient  qu'une 
Lande  étroite  et  insignifiantede  côte,  entre  le  cap  Saint-Jean  et 
le  cap  Sainte-Catherine,  sont  actuellement  plus  que  centuplées. 
Elles  ont  aujourd'hui  pour  limites  :  au  nord,  la  rivière  Gampo, 
à  l'Est,  l'Afriquecentrale,  puisque  laconventiondu  5février  1885 
nous  donne  le  bassin  de  la  N'Kunja-Oubangui:  au  Sud,  enfin, 
elles  touchent  le  Congo,  limite  qui  bornait  au  Nord  les  pré- 
tentions d'une  nation  amie.  Cette  limite,  historique  plutôt  que 
réelle,  nous  avions  tenu  toujours  à  la  respecter,  nous  en  avons 
donnéle  gage  ;le  Portugal  voudra  certainement  à  son  tour  laresr 
pecter  aujourd'hui. 

Il  nous  a  fallu  au  Dr  Ballay  et  à  moi,  dix  ans  pour  atteindre 
les  résultats  que  je  viens  d'exposer.  Dans  ces  dix  années  nous 
avons  dépensé  deux  millions  deux  cent  cinquante  mille  francs. 

Notre  crédit  moral  auprès  des  indigènes  et  notre  manière 
d'agir  ont  été  pour  nous  l'équivalent  des  sommes  considérables 
qu'à  dû  dépenser  l'Association  Africaine.  Notre  lenteur  même 
a  valu  à  notre  autorité  de  s'établir  dans  ces  contrées  sans  coû- 
ter de  sang  à  l'Europe  ni  à  l'Afrique  et  sans  amener  aucunfrois- 
sement  ni  aucun  trouble  dans  la  politique  générale  de  la 
France. 

Laissant  maintenant  le  passé  pour  l'avenir,  je  me  demande  ce 
qui  reste  encore  à  taire. 

Ces  contrées  de  l'Ouest  Africain  qui  constituent  notre  nou- 
velle colonie  sont  loin  d'êtretoutes  parfaitement  étudiées,  com- 
plètement organisées  etne  peuvent  entrer  en  exploitation  que  le 
jour  où  les  voies  de  communication  auront  relié  à  la  mer  l'im- 
mense rése  au  navigable  dans  l'intérieur.  Il  reste  donc  à  pour- 

1.  Les  colonies  françaises, par  M.  Louis  Vignon.  Paris  Guillaumin  et  O,  1880 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  £<$1 

suivre  notre  œuvre  d'étude  et  d'organisation,  et  pour  la  con- 
tinuer dans  les  meilleures  conditions  possibles  il  suffirait  d'y 
employer  une  cinquantaine  d'Européens  et  à  peu  près  deux 
cents  noirs,  soit  une  dépense  annuelle  d'environ  un  million  : 
c'est  prêter  à  un  avenir  que  je  crois  solvable,  mais  il  serait 
de  toute  nécessité  d'établir  un  sérieux  programme  d'ensemble. 
Il  faudrait,  tout  d'abord,  que  des  crédits  successifs  fussent, 
dès  aujourd'hui,  assurés  d'année  en  année. 

Sans  un  avenir  ainsi  garanti,  un  programme  complet  d'ex- 
ploration et  d'organisation  ne  saurait  être  exécuté,  ni  même 
préparé. 

J'ajoute  que  ce  programme  doit  absolument  s'inspirer  des 
vues  et  des  procédés  que  nous  avons  employés,  seule  sauve- 
garde de  la  sécurité  et  du  sage  développement  commercial  du 
pays,  seule  garantie  du  maintien  de  nos  moyens  d'action  et  de 
l'économie  dans  nos  budgets  futurs. 

L'avenir  du  bassin  du  Congo,  considéré  d'une  façon  tout  à 
fait  générale,  dépend  en  partie  des  voies  de  communication  à 
créer.  Dans  les  obscurités  actuelles  de  la  question,  je  ne  sais  ni 
où,  ni  quand,  ni  comment  ces  voies  seront  établies.  Mais  je  puis 
affirmer  qu'elles  le  seront  quelque  jour.  Plus  ou  moins  tôt,  plus 
on  moins  tard,  cela  dépendra  encore  plus  des  procédés  que  du 
reste.  Par  là,  je  m'éloigne  peut-être  de  certaines  opinions  qui, 
trop  légèrement  émises,  ne  font  pas  assez  la  part  du  temps  et  des 
circonstances.  Ces  opinions  diffèrent  encore  des  ^miennes,  en 
ce  sens  que  je  considère  l'Ouest  Africain  et  le  bassin  du  Congo 
comme  un  pays  dont  l'avenir  dépend  du  commerce  et  de  la  cul- 
ture des  indigènes,  non  de  la  colonisation  par  l'émigration. 

Nous  sommes  là  en  face  d'un  problème  économique  et  social 
fort  ardu.  Pour  travailler  à  le  résoudre  la  science  n'aura  pas 
trop  de  toutes  ses  notions. 
Voilà  une  contrée  neuve  encore,  où    s'acclimateront  indivi- 


26-2  T  R  0  I  S     E  X  P  L  0  R  A  T 1  0  N  S 

duellement  quelques  Européens,  mais  où  l'Européen  en  géné- 
ral, surtout  celui  du  Nord,  se  trouve  dans  un  milieu  défavorable 
à  son  tempérament.  Cependant  on  convient  que  les  richesses 
naturelles  de  ce  pays  merveilleusement  arrosé  sont  considéra- 
bles. Mais  il  faut  les  aller  chercher  au  cœur  du  continent  ;  en 
former  de  grands  courants  et  les  diiiger  vers  la  côte. 

Il  faut  compter  aussi  que  certaines  cultures  convenablement 
établies  s'ajouteraient  encore  à  ces  richesses  naturelles,  sons 
une  latitude  qui,  tout  en  étant  plus  à  portée  de  l'Europe,  est 
celle  de  Sumatra,  de  Bornéo  et  du  Brésil. 

Sans  parler  ici  de  l'ouverture  des  voies  de  communication,  à 
laquelle  il  y  aurait  à  pourvoir  d'une  manière  spéciale;  la  récolte 
des  produits  du  sol,  rétablissement  des  cultures,  représentent 
une  main-d'œuvre  considérable  qu'on  ne  peut  demander  ni  aux 
Arabes,  ni  aux  Chinois,  ni  surtout  aux  ouvriers  de  race 
blanche. 

Or  cette  main-d'œuvre,  nous  la  trouvons  sur  place,  dans  dé- 
populations fort  primitives,  il  est  vrai,  mais  non  point  inintelli- 
gentes et  qui  sont  assez  maniables  pour  qui  sait  les  man:er,  ne 
pas  les  heurter,  apporter  dans  les  relations  avec  elles  beaucoup 
de  fermeté,  une  bienveillance  sans  faiblesse  et  une  patience 

sans  limites. 

En  voulant  leur  imposer  brusquement  nos  réglementations, 
nos  manières  de  faire,  de  voir  et  de  penser,  nous  arriverions 
infailliblement  à  une  lutte  où  nous  les  conduirions  à  l'anéan- 
tissement. A  part  même  la  question  d'humanité,  la  protection 
des  indigènes  me  semble  être,  en  ce  cas.  l'hygiène  la  plus  sûre 
pour  la  poule  aux  œufs  d'or. 

Aussi  bien  que  personne,  je  connais  les  difficultés  de  création 
d'une  colonie  sans  en  forcer  le  développement,  sans  vouloir 
qu'elle  rentre  dans  un  type  déterminé.  Que  le  haut  commerce 
prenne  garde  de  vouloir  bien  mettre    trop  vite  en  coupe  réglée 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  263 

une  possession  qu'à  vrai  dire  nous  connaissons  encore  insuffi- 
samment et  dont  les  indigènes  ne  sont  pas  encore  initiés  à  ce 

que  nous  voulons  d'eux. 

Ainsi  donc  notre  action,  jusqu'à  nouvel  ordre,  doit  tendre 
surtout  à  préparer  la  transformation  des  indigènes  en  agents  de 
travail,  de  production  et  de  consommation  ;  plus  tard  viendra 
l'Européen  avec  le  simple  rôle  d'intermédiaire. 

Je  ne  saurais  assez  le  répéter  ici  :  préparer  un  pays  à  la  colo- 
nisation est  œuvre  de  temps  et  de  patience.  Ce  qu'il  reste  donc 
à  faire,  c'est  d'étendre  à  nos  possessions  du  haut  (  longo  l'action 
qui  s'exerce  actuellement  sur  les  rives  de  l'Ogôoué,  cette  tâche 
ne  saurait  être  ni  l'œuvre  d'un  jour,  ni  celle  d'organisateurs 
qui  aurainttoutà  apprendre,  quels  que  soient  leur  intelligence 
et  leur  bon  vouloir. 

L'influence  personnelle  est  grande  maîtresse  en  ces  questions. 
Aussi,  à  des  influences  changeantes  et  variées  il  faudra  préfé- 
rer l'action  continue  et  persistante  des  mêmes  hommes,  qui 
conduit  à  tous  les  résultats  chez  des  peuplades  primitives.  (  les 
peuplades  aiment  d'abord  le  drapeau  pour  celui  qui  le  porte,  et 
la  plupart  du  temps  personnifient  en  ceux  qu'elles  connaissent 
l'idée  vague  du  pays  lointain  dont  on  leur  parle.  Voilà  pour- 
quoi il  faudrait,  autant  que  possible,  les  mêmes  volontés  à  la 
même  tâche,  sur  les  mêmes  lieux,  les  mêmes  dévouements  aux 
mêmes  intérêts.  Faute  de  similitude  dans  les  procédés  dont  on 
use  envers  eux,  les  indigènes  perdent  rapidement  confiance,  et 
de  la  méfiance  à  la  peur  et  à  la  méchanceté  il  n'y  a  qu'un  pas. 

Outre  que  la  force  est  un  mauvais  moyen,  il  est  impossible  de 
l'employer  actuellement  dans  les  contrées  de  l'intérieur.  La 
présence  de  nos  canonnières  du  Gabon  clans  le  Remboé  et  le 
Congo  sont  bien  loin  d'avoir  civilisé  ou  pacifié  dans  le  pays. 
Les  rapides  de  l'Ogôoué  sont,  du  reste,  pour  ces  engins  de 
guerre  une  barrière  infranchissable 


264  TÀOIS   EXP  LORATIONS 

Ce  qu'il  faut  redouter  par-dessus  tout,  c'esl  de  renverser  en 
un  jour  l'œuvre  de  dix  années,  car  l'intervention  de  la  forée  dans 
une  œuvre  préparée  par  la  patience  et  la  douceur  peut  tout  per- 
dre d'un  seul  coup. 

Il  est  juste  aussi  que  je  vous  livre  les  noms  de  quelques- 
uns  des  collaborateurs  demeurés  derrière  moi,  et  qui,  faisant 
le  sacrifice  de  leurs  plus  chers  désirs,  l'abandon  de  leur  droit 
au  retour,  ont  consenti  à  demeurer  au  poste  que  leur  expérience 
est  toujours  prête  à  défendre.  Ceux-là  s'appellent  : 

Lieutenant  Decaze,  MM.  de  Kerraoul,  Laneyrie,  Chollet, 
Weistroffer,  l'adjudant  Pierron.  MM.  Ponel,  Roche,  Jégou, 
Manas  (1),  Devy,  Pouplier,  Kleindienst  et  d'autres,  parmi  les- 
quels M.  Thollon,  doyen  de  tous,  qui  compte  quatre  ans  de 
séjour  consécutif  dans  l'Ouest  Africain  où  il  a  rendu  de  réels 
services  (2). 

J'ai  pleine  confiance  en  ces  hommes  qui  ont  fait  leurs  preu- 
ves, pleine  confiance  surtout  en  celui  qui  les  dirige,  M. 
Decaze.  Mais  je  ne  puis  me  défendre  d'une  certaine  appréhen- 
sion en  songeant  qu'une  partie  du  personnel  noir,  qui  est  là- 
bas  à  notre  service,  a  droit  à  son  rapatriement  depuis  plus  de 
six  mois,  ce  qui  entraîne  certains  risques.  Dès  le  mois  de  mai 
dernier  j'ai  informé  qui  de  droit  de  cet  état  de  choses:  je  ne 
saurais  assumer  désormais  la  responsabilité  d'une  situation 
qui  a  cessé  de  m'appartenir. 

Tel  est  le  résumé  de  nos  dernières  opérations  dans  la  région 
de  l'Ogôoué  et  du  Congo.  Ce  sera  l'honneur  de  ma  vie  que  la 
France  ait  adopté  notre  œuvre.  Et  aucune  compensation  plus 


1.  M.  Manas  a  installe  à  Lékéti  une  usine  primitive  où  il  fabrique  l'eau-de-vie 
d'ananas,  l'huile  d'arachide  et  le  savon,  qui  sont  consommés  par  nos  Européens 
sur  le  Congo. 

2.  Je  ne  nomme  pas  tons  les  derniers  venus;  je  dois  citer  encore  M.  Coste, 
agent  comptable. 


"V 


DANS     L'OUEST   AFRICAIN  2G7 

grande  ne  pouvait  être  accordée  aux  quelques  fatigues,  aux 
quelques  soucis  qu'il  m'en  a  coûtés  pour  obtenir  ce  résultat. 

Les  territoires  assez  vastes  déjà  que  les  traités  passés  par 
moi  avec  différents  chefs  avaient  placés  sous  l'influence  fran- 
çaise, le  Congrès  de  Berlin  leur  adonné  plus  d'ampleur  encore. 
Il  a  inscrit  sur  la  carte  d'Afrique,  à  côté  des  possessions  portu- 
gaises, deux  États  nouveaux  :  le  Congo  français,  plus  étendu 
que  la  France  elle-même,  et  FÉtat  indépendant  du  Congo.  Par 
la  vertu  des  protocoles,  ces  deux  immenses  contrées,  peuplées 
d'enfants  de  la  nature,  sont  comme  entrées  dans  le  concert  des 
États  civilisés.  Je  veux  dire  par  là  que  suivant  les  circons- 
tances et,  bon  gré  mal  gré,  ils  pèseront  plus  ou  moins  sur  leurs 
métropoles. 

L'État  indépendant  du  Congo,  voisin  du  Congo  français, 
relève  nominalement  du  Souverain  d'un  royaume  avec  lequel 
la  France  entretient  les  meilleures  relations;  ces  relations 
seront  certainement  les  mêmes  sur  les  rives  du  Congo.  Car  je 
ne  doute  pas  que  les  nobles  vues  auxquelles  le  nouvel  État 
libre  doit  ses  origines,  continuent  à  présider  de  haut  à  son 
développement. 


DEUXIÈME      PARTIE 
LETTRES 


Libreville,  Gabon,  9  février  1883. 

Le  «  Corisco  »,  que  nous  attendions  ici  le  22,  est  arrivé  seu- 
lement hier  soir.  Pendant  que  je  vous  écris,  je  vois  s'approcher 
un  autre  bâtiment,  non  pas  le  bateau  anglais  qui  croise  quel- 
quefois au  Gabon  avec  le  Corisco,  mais  bien  celui  qui  portera  le 
courrier  en  Europe.  La  santé  de  tous  est  parfaite.  Le  Gabon 
n'est  pas  si  meurtrier  qu'on  le  croit  en  Europe;  je  crois  qu'on 
lui  attribue  la  même  réputation  fausse  qu'à  l'air  de  Rome.  En 
réalité  le  Gabon  est  bien  moins  malsain  que  bon  nombre 
d'autres  colonies  sur  la  côte  d'Afrique. 

Je  vais  à  Lambaréné  même,  où  on  commence  à  connaître  la 
monnaie  d'argent  et  les  dollars,  ce  qui  n'était  pas  encore  arrivé 
jusqu'à  présent. 

Ici,  au  Gabon,  le  corail  vrai  a  une  grande  valeur  et  je  crois 

(1)  Les  Lettres  du  premier  et  du  deuxième  voyage  sont  de  M.  Pierre  Savor- 
gnan  de  Brazza.  Les  Lettres  du  troisième  voyage  sont  de  M.  Jacques  Savorgnan 
de  Brazza,  son  frère,  docteur  ès-sciences  attaché  à  la  mission.  D'autres  sont 
de  M.  Attilio  Pecile,  également  attaché  à  la  mission.  Les  lettres  de  M.  Jacques 
de  Brazza  sont  marquées  J.  B.  et  celles  de  M.  Pecile  A.  P. 

NOTE    DE  L'ÉDITEUR. 


870  TROIS     EXPLORATIONS 

qu'il  commence  à  être  recherché  sur  l'Ogôoué  où  les  négociants 
Tout  déjà  introduit.  Probablement  aussi  les  perles  Bapteros 
roses  (lui  imitent  le  corail  seront  également  recherchées  par  la 
suite. 

Avant-hier,  nous  nous  sommes  l'ait  tous  photographier  en 
groupe.  Le  photographe  du  Gabon  est  un  noir  qui  ne  parle 
qu'anglais,  qui  porte  des  lunettes,  d'ailleurs  assez  adroit. 

Nous  avons  un  cuisinier  noir  qui  est  une  merveille.  Je  vou- 
drais que  tu  aies  vu  ce  type  de  nègre  impassible.  Le  matin,  il 
vient  prendre  les  ordres  d'Attilio  (Pécile)  pour  le  déjeuner  et  il 
semble  qu'il  ne  comprenne  rien  de  ce  qu'il  lui  dit,  il  reste  im- 
passible comme  une  statue.  Puis  il  nous  sert  un  repas  exquis. 

Nous  avons  de  la  viande,  quand  il  y  en  a,  et  volontiers  des 
écrevisses,  du  poisson  frais,  des  aubergines  frites  à  l'huile,  de 
la  salade,  et  pour  fruits  d'excellentes  bananes  et  des  ananas  en 
abondance. 

Pour  la  première  fois,  avant-hier,  dans  un  dîner  succulent, 
j'ai  essayé  le  fameux  manioc,  le  pain  africain.  Que  te  dirai-j e 
du  manioc?  Sache  qu'avant  tout  on  le  vend  en  long  saucisson 
roulé  dans  une  feuille  de  bananier;  il  a  la  couleur  de  la  cire; 
son  odeur,  franchement,  n'est  pas  des  plus  agréables. 

Au  goût,  il  est  un  peu  élastique  et  piquant,  et  je  crois  que, 
pour  ma  part,  il  me  remplacera  notre  pain  sans  trop  grand 
déplaisir. 

J.   B. 


II 


Libreville,  Gabon,  'l'-)  février  1883. 


J'espère  que  tu  seras  heureux  d'apprendre  que  j'ai  déjà  eu  la 
lièvre.  Quant  à  moi,  j'en  suis  très  content  parce  que  j'ai  appris 
comment  on  la  traite  et  que,  maintenant,  je  n'aurai  plus  que 
les  rares  accès  qui  durent  quelques  heures  et  qui  n'arrivent 
qu'une  fois  par  mois  environ.  J'ai  été  malade,  ainsi  que  me 
l'avait  prédit  le  médecin,  comme  tous  les  Européens  qui  arri- 
vent pour  la  première  fois  au  Gabon;  généralement  après 
quinze  ou  vingt  jours  la  fièvre  arrive  et  dure  cinq,  six,  et  au 
plus  huit  jours,  après  quoi  tout  est  fini. 

Ma  fièvre  a  duré  sixjours;  le  thermomètre  n'a  jamais  marqué 
que  39  degrés  5;  depuis  ces  sixjours,  j'ai  retrouvé  mon  solide 
appétit  et  me  voici,  depuis  le  19,  en  pleine  santé  et  fort  gai. 

Attilio  a  eu  également  la  fièvre  un  jour  après  moi.  Le  len- 
demain, plus  de  fièvre  et  grand  appétit.  Conclusion  :  nous  nous 
portons  tous  bien  et  nous  nous  préparons  à  partir  pour  Lam- 
baréné  d'ici  à  trois  ou  quatre  jours  au  plus  tard.  Le  bateau  de 
Hambourg  vient  d'arriver  et  nous  a  apporté  tout  notre  matériel. 

Il  existe  ici  en    grande  abondance    une   espèce  de   roche 


272  TROIS  EXPLORATIONS 

appelée  sphérosidérite,  très  riche  en  fer;  il  y  a  aussi  une  couche 
épaisse  (je  ne  saurais  te  dire  de  combien)  formée  de  sable  sili- 
ceux qui  a  la  couleur  de  l'hydrate  de  fer. 

Je  t'assure  que  les  observations  de  géologie  dans  ce  pays,  ne 
sont  pas  la  chose  la  plus  facile  du  inonde.  La  végétation  tropi- 
cale semble  jalouse  des  trésors  de  la  terre  et  recouvre  tout  de 
ses  plantes. 

Hier  nous  avons  eu  une  température  maxima  de  28°  4  c,  et 
minima  de  24°  8.  Aujourd'hui  nous  avons  28°  5  ;  tu  vois  que  la 
chaleur  n'est  pas  forte. 

L'humidité  est  très  pénible;  l'hygromètre  marque  aujour- 
d'hui 93°7.  Dans  ce  bienheureux  pays  tout  moisit  ;le  baromètre 
Fortin,  placé  à  17  mètres  du  niveau  de  la  mer  et  réduit 
à  0,  marque  à  l'heure  présente  m.  m.  758,05. 

Maintenant  que  j'ai  fini  de  déjeuner,  je  reprends  ma  lettre, 
la  table  est  déjà  desservie,  M.  de  Lastours  fume  la  cigarette. 
Attilio  revoit  la  note  des  caisses  et  moi,  j'écris.  De  temps  en 
temps,  sur  mon  papier  blanc,  court  quelque  blatte,  mais  on  ne 
s'en  inquiète  pas,  attendu  que  cet  insecte  infeste  toutes  les 
cases  et  s'y  cache  partout.  Nginghé,  un  des  hommes  qui  étaient 
avec  Pierre  dans  la  première  expédition  et  qui  maintenant  est 
avec  nous,  a  un  petit  garçon  tout  petit  qui  marche  comme  une 
oie,  il  s'appelle  Joseph.  Le  petit  Joseph  est  toujours  à  sautiller 
dans  les  deux  chambres  qui  forment  notre  grand  appartement, 
c'est  un  vrai  crapaud  tout  nu  ;  il  a  seulement  pendu  au  cou  avec 
une  ficelle  comme  un  gros  cigare  de  la  havane  de  la  couleur 
d'un  nerf  de  bœuf  sec;  devine  un  peu  quel  est  ce  cigare?  c'est 
un  morceau  de  son  cordon  ombilical  que,  à  sa  naissance,  on 
lui  a  suspendu  au  cou  pour  le  défendre  des  maladies  que  peu- 
vent avoir  les  enfants. 


18 


III 


Lambarênê,  4  mars  1883. 

D'ici  à  deux  ou  trois  jours,  nous  partirons  pour  Franceville  où 
nous  pourrons,  je  crois,  charger  douze  pirogues.  Attilio  reste  à 
Lambaréné  pour  en  attendre  d'autres  et  ainsi  nous  pourrons 
faire  remonter  à  Franceville  toutes  nos  marchandises. 

Je  ne  pourrai  avoir  tout  mon  équipage  de  naturaliste  à  Fran- 
ceville avant  cinq  mois. 

Pour  en  revenir  maintenant  à  la  partie  comique  je  vais  te 
faire  la  description  de  ma  chambre,  qui  est  vraiment  africaine. 
La  petite  case  où  je  suis  se  compose  de  deux  chambres  minuscu- 
les. Attilio  occupe  l'une  et  moi  l'autre;  je  t'y  écris.  Ces  petites 
chambrettes,  faites  d'après  le  système  .du  pays,  à  claire- 
voie,  d'une  espèce  de  plante  qu'on  appelle  bambou,  plante 
qui  n'a  cependant  rien  à  faire  avec  le  bambou  que  l'on 
connaît,  parce  que  c'est  une  sorte  de  palmier  que  je  crois 
n'avoir  pas  encore  vue.  Cette  plante  forme  des  bâtons  longs, 
lisses  et  qui  ont  de  l'aspect  de  la  tige  d'une  feuille  de  pal- 
mier. Ces  bâtons  sont  mis  l'un  sur  l'autre  et  attachés  avec 
des  lianes  au  travers  desquelles  on  peut  passer  la  main.  Le 
toit  est  formé  de  feuilles  larges  de  5  centimètres  et  longues 
de  70  centimètres,  disposées  comme  des  tuiles  et  liées  ensemble 


27G  TROIS     EXPLORATIONS 

très  fortement;  elles  form  Mit  un  toit  impénétrable  à  l'eau  et  ex- 
trêmement  léger. 

Gomme  plancher,  la  terre  et  comme  lit,  une  table,  sur  la- 
quelle une  couverture  de  laine  me  sert  tout  à  la  fois  de  mate- 
las et  de  draps;  par-dessus  tout,  un  moustiquaire  rose  qui 
m'enferme  avec  ma  lumière;  quelques  moustiques  pénètrent 
cependant  et  les  moustiques  d'Afrique  sont  de  bonne   qualité. 

Ma  position  pour  t'écrire  est  des  plus  incommodes;  je  suis 
étendu  sur  mon  lit,  un  livre  me  sert  de  table  et  j'ai  mal  aux 
reins. 

Mon  album  de  dessins  augmente  et  j'en  suis  content,  et  d'au- 
tant plus  que  je  vois  que  le  travail  me  rend  plus  adroit. 

J.    B. 


IV 


Village  de  Bundana,  26  mars  188.'!. 

La  première  chose  que  je  t'écris  est  que  nous  sommes  en 
bonne  santé.  Mon  voyage  s'est  fort  bien  passé  à  l'exception  d'un 
petit  accès  de  fièvre  qui  m'a  duré  trois  jours. 

Nous  sommes  partis  de  Lambaréné  le  9  mars  avec  quinze  piro- 
gues,la  navigation  sur  l'Ogôoué  à  été  jusqu'à  présent  très  bonne, 
pas  une  pirogue  n'a  chaviré,  et  nous  sommes  dans  la  meilleure 
saison  pour  remonter  les  rapides.  Je  dessine,  je  fais  de  la  géo- 
logie quand  je  peux  et  je  recueille  despierres. 

Hier  les  chefs  Okanda,  Ciinbouata,  Boja  et  Désu  sont  venus 
nous  voir  et  nous  porter  des  cadeaux.  Quand  ils  surent  que 
j'étais  le  frère  du  grand  commandant,  du  même  père  et  de  la 
même  mère,  ils  en  furent  émerveillés.  La  première  chose  qu'ils 
observèrent  et  d'après  laquelle  ils  me  reconnurent  ce  fut  mes 
pieds,  et,  après  les  avoir  bien  regardés,  ils  poussèrent  de  grandes 
exclamations.  Après  m' avoir  regardé  la  figure,  ma  manière  de 
marcher,  le  comble  fut  quand  ils  me  virent  pendus  au  cou  le 
petit  crucifix  et  le  médaillon  que  tu  m'as  donnés.  Du  reste,  sur 
le  projet  que  j'avais  fait  d'aller  pieds  nus  au  Congo,  je  ne  sais 
quel  chef  me  dit  «  que  l'on  ne  pouvait  pas  se  fier  à  un  homme 
blanc  qui  cachait  ses  pieds  ». 


278  TROIS     EXPLORATIONS 

Des  trois  chefs  que  j'ai  nommés,  Cimbouata  estleplus  caracté- 
ristique. Il  porte  la  barbe  nattée  et  dans  chaque  natte  sont  pen- 
dues trois  perles  baptéros  :  une  blanche  et  deux  bleu  ciel; 
quand  il  bouge,  les  nattes  sont  en  mouvement  et  font  un  cu- 
rieux effet. 

Les  femmes  ont  d'énormes  chevelures  avec  des  coiffures  faites 
au  moyen  d'une  espèce  d'argile  mêlée  avec  de  l'huile  de  palme; 
quand  elles  vont  aux  plantations  et  quand  il  pleut,  elles  se  cou- 
vrent avec  un  sale  petit  morceau  d'étoffe. Les  enfants  sont  beaux, 
gras  et  ronds  à  plaisir  et  avec  de  grands  yeux  noirs  très  intelli- 
gents. Ce  matin,  j'étais  en  train  de  dessiner  près  de  notre  cam- 
pement, et  j'avais  pour  voisin  un  bel  enfant  qui  me  regardait 
faire  ;  de  temps  en  temps,  il  touchait  mon  papier,  y  laissant  des 
marques  noires,  puis  touchait  mon  crayon,  ma  pipe,  mes  habits  et 
me  regardait  avec  ses  grands  yeux  sans  Longer  et  sans  avoir  peur. 
Toutes  les  femmes  du  village  venaient  me  voir,  les  hommes 
leur  ayant  dit  que  j'étais  le  frère  du  grand  commandant.  Elles 
avaient  toutes  bras  et  jambes  chargés  d'anneaux  de  laiton,  les 
reins  couverts  seulement  d'un  tout  petit  morceau  d'étoffe. 

Dans  le  village,  j'ai  trouvé  une  vieille  femme  qui  fabrique  des 
marmites  avec  de  l'argile  jaunâtre,  un  peu  de  colle  et  des  mor- 
ceaux de  quartz,  elle  les  fait  à  la  main  à  l'aide  d'un  petit  mor- 
ceau de  bois,  les  marmites  sont  minces,  elles  sèchent  au  soleil 
et  on  peut  alors  les  mettre  près  du  feu  ;  elles  ont  toutes  la  même 
forme  simple. 

Les  rapides  du  fleuve  que  nous  commençons  à  rencontrer  et  à 
remonter  depuis  huit  jours,  ne  sont  pas  aussi  mauvais  que  je 
croyais.  Pour  t'en  donner  une  idée,  figure-toi  que  tu  remontes 
en  pirogue  la  Torre  lorsqu'elle  est  dans  sacrue.  A  chaque  instant, 
l'eau  fait  des  bonds;  alors  on  tire  la  pirogue  par  la  corde  et  on 
remonte  à  coups  de  perche.  Quand  on  ne  le  peut  pas,  on  tour- 
noie au  milieu  des  petits  canaux  secondaires. 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  279 

La  chaleur  n'est  pas  excessive,  la  nuit,  depuis  7  heures  jusque 
près  du  lever  du  soleil,  le  thermomètre  centigrade  marque  pres- 
que toujours  25  degrés,  il  est  vrai  que  depuis  11  heures  jusqu'à 
3heuresdumatin,  le  sable  aune  température  d'environ  60  degrés. 
Donc  tu  comprendras  que  cheminer  pieds  nus  sur  le  sable  est 
loin  d'être  un  plaisir.  Depuis  Franceville,  je  ne  mets  plus  de 
chaussures,  attendu  que  ce  n'est  pas  pratique  :  15  jours  de  pluie 
su  ['lisent  à  les  moisir. 

Le  temps  est  beau,  depuis  trois  jours  il  ne  pleut  pas,  bien  que 
ce  soit  la  saison  des  grandes  pluies.  Je  crois  que,  également  en 
Afrique,  les  lois  météorologiques  sont  sens  dessus  dessous 
comme  en  Europe. 

Demain,  je  partirai  de  bonne  heure  et,  tant  que  je  ne  serai 
pas  à  Franceville  je  n'aurai  plus  le  temps  de  t'écrire. 

Aujourd'hui,  temps  superbe,  il  ne  pleut  pas  et  les  eaux  du 
fleuve  commencent  à  baisser 

J.  B. 


V 


De  Dumé,  14  avril  1883. 

Au  village  de  Dumba,  rive  droite  de  l'Ogôoué  à  une  journée 
et  demie  de  pirogue  de  Dumé. 

Nous  sommes  arrivés  à  Dumba  hier  à  midi. 

Avant  tout,  sachez  que  la  santé  est  bonne,  que  l'appétit  ne 
manque  pas  et,  ce  qui  est  encore  mieux,  que  je  ne  souffre 
pas  de  la  chaleur  comme  les  autres.  Le  soleil  de  Rome,  en  été 
quand  on  fait  des  excursions  dans  la  campagne,  n'a  rien  à  en- 
vier, comme  chaleur,  à  celui  d'ici;  les  soirées  sont  toujours 
fraîches.  Il  y  a  quelques  jours,  il  est  vrai,  le  thermomètre  placé 
sur  la  couverture  que  j'ai  dans  ma  pirogue  marquait  53  degrés; 
à  l'ombre,  il  descendit  à  35,  et  hier  à  onze  heures  du  matin, 
il  ne  marquait  plus  que  20°,5;  l'autre  soir  21  degrés;  tu  vois 
que  la  chaleur  n'est  pas  grand'chose  et  qu'en  tout  cas,  le 
soir  on  jouit  du  frais. 

Hier,  ma  pirogue  a  chaviré  dans  un  rapide;  heureusement, 
'avais  changé  d'embarcation  ;  je  ne  sais  comment  il  se  fait  que 
je  n'ai  rien  perdu  et  comment  mon  baromètre  Fortin  est  resté 
sauf  malgré  son  bain  forcé. 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  :>81 

La  formation  géologique  d'une  grande  partie  de  l'Ogôoué,  à 
partir  de  Boue,  est  granitique,  elle  continue  sans  interruption 
jusqu'aux  monts  de  Dumba. 

Je  crois  qu'il  me  serait  difficile  de  trouver  une  saison  des 
pluies  plus  clémente  ;  depuis  que  nous  avons  quitté  Lamba- 
réné  il  a  plu  seulement  pendant  cinq  jours. 

J.  B. 


VI 


Lantbarênè,  3  mai  1883. 


Pierre  de  Brazza  est  arrivé,  et  avec  lui  toute  l'expédition. 

Si  tu  voyais  toute  cette  foule  et  ce  va-et-vient.  Nous  sommes  ici 
plus  de  trois  cents  personnes,  parmi  lesquelles,  une  vingtaine  de 
blancs. 

L'arrivée  de  Pierre  de  Brazza  a  été  quelque  chose  de  fort  émou- 
vant, et  je  t'assure  que  j  ai  les  yeux  humides  à  voir  l'accueil  que 
lui  ont  fait  les  noirs. 

La  nouvelle  de  son  arrivée  s'est  répandue  très  vite.  De  toutes 
parts  arrivaient  les  pirogues  surchargées  de  noirs  qui  venaient 
pour  le  voir   le    saluer,    criaient    d'une  voix    forte  : 

Notre  père  est  revenu!  notre  père  est  revenu. 

Les  Adouma,  peuplade  du  haut  Ogôoué  qui  se  trouvaient  ac- 
tuellementici,  pour  le  transport  du  caoutchouc,  vinrent  tous  lui 
serrer  la  niaineti'embrasse. 

Ici  tous  voudraient  partir  avec  lui,  sans  cela,  ils  quitteraient 
les  traficants,  avec  lesquels  ils  sont  descendus  et  se  mettraient 
aux  ordres  de  Pierre  de  Brazza.  Je  t'assure  que  je  ne  peux  com- 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  283 

prendre  comment  un  blanc  a  pu  inspirer  tant  de  confiance  et 
d'affection  à  ces  gens  défiants,  ingrats,  et  de  tempérament 
faux. 

Depuis  quinze  ou  vingt  jours,  j'attends  les  pirogues  de  Fran- 
ceville,  sur  lesquelles  je  dois  remonter  le  fleuve,  pour  rejoindre 
Jacques  de  Brazza. 

A.  P. 


VII 


Poste  de  l'Alima  ou  plutôl  de  Kenkuna, 
dans  l'angle  formé  par  le  Diélé  et  le  Gambo, 
qui,  réunis,  forment  l'Alima. 


5  juillet  1884. 


Le  24  mai,  avec  Ballay  et  quarante-cinq  porteurs  Batékés 
nous  partîmes  ensemble  de  Ngliimi  et  le  soir  nous  étions  arri- 
vés à  Ninmanaciné  où  finit  la  route  que  Pierre  a  tracée  dans  la 
forêt  à  partir  de  Franceville,  tout  étonnés  des  travaux  qu'il  a 
fallu  faire  pour  cette  route,  quand  je  vois  les  arbres  qu'on  a  dû 
abattre. 

De  plus,  les  arbres,  les  lianes  et  les  herbes  qui  forment  taillis 
ont  eu  le  temps  de  croitre  très  épais;  on  pourra  cependant  les 
abattre  facilement. 

Aussitôt  après  Niamanaciné  commence  le  pays  des  Batékés 
où  la  route  est  très  bonne  et  surtout  serait  excellente  pour  les 
chameaux. 

Le  25  mai;  nous  passâmes  la  nuit  sur  la  colline  des  Batékés, 
colline  sablonneuse  et  onduleuse;  il  y  a  plus  de  cailloux  que 
d'herbe,  laquelle,  parait-il,  pousse  à  peine  dans  ce  sol  formé  de 
sable  léger  pur  quartz;   ces  cailloux  sont  généralement  gris- 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  28T» 

clair;  ils  doivent  cette  couleur  à  la  pauvreté  de  l'humus  fourni 
par  les  herbes  qui,  tous  les  ans,  sont  brûlées  et  dont  les  cendres 
presque  toutes  emportées  par  le  vent  sont,  en  petite  quantité, 


DE    TEMPS    EN    TEMPS    IL     TOUCHAIT    MON     PAPIER 

mêlées  au  sable.  Soit  dans  les  bas-fonds,  soit  dans  le  lit  des 
ruisseaux,  ces  cailloux  blancs  sont  comme  du  sel  et  ressem- 
blent absolument  à  de  l'eau  de  mer  évaporée. 

La  lueur  reflétée  par  un  soleil  perpendiculaire,  fait  mal  aux 
yeux;   nous  marchons  depuis  longtemps  sans    avoir   d'autre 


28U  TROIS    EXPLORATIONS 

ombre  que  celle  de  notre  chapeau.  A  l'endroit  où  nous  avons 
passé  la  nuit,  nous  avions,  d'un  côté,  le  pays  des  Batékés,  pays 
délabré,  où  l'œil  ne  suit  que  les  courbes  monotones  du  sol  qui 
s'étend  à  l'infini,  interrompu  ça  et  là  par  quelque  chétif  groupe 
d'arbres  épars  comme  de  petites  îles  au  milieu  de  cette  merde 
soleil.  Derrière  nous,  au  contraire,  la  forêt  verdoyante  sans  in- 
terruption à  travers  laquelle  on  voit  Franceville  et  derrière 
encore  la  forêt  sans  fin  qui  se  confond  avec  l'horizon  et  avec  le 
ciel. 

Quand  on  a  vu  un  coin  du  pays  des  Batékés,  on  Ta  vu  tout 
entier,  de  même  qu'une  goutte  d'eau  ressemble  à  une  autre 
goutte  d'eau. 

Le  26,  j'arrivai  au  premier  village  Batéké  ou  pour  mieux  dire 
au  groupe  de  villages  de  Lekey,  d'où  nos  porteurs  étaient  ori- 
ginaires. 

Il  faudrait  que  tu  eusses  une  idée  bien  claire  de  ce  qu'est  un 
village  Batéké.  Ne  vas  pas  croire  qu'il  est  formé  d'un  groupe  de 
maisons  où  habitent  un  chef  et  d'autres  familles  réunies;  ici 
au  contraire,  c'est  un  groupe  de  cases  habitées  par  un  chef  avec 
ses  femmes  et  quelque  esclave;  puis,  distant  de  200  mètres  ou 
plus,  un  autre  groupe  de  cases  et  ainsi  de  suite. 

Cependant,  le  village  Lekey  n'est  pas  du  tout  semblable  aux 
autres  villages  Batéké  parce  que  celui-là  est  exposé  en  plein 
soleil  tandis  quepresque  tous  se  trouvent  près  des  arbres  qui 
couvrent  le  fond  d'une  gorge  de  laquelle  sort  un  petit  ruisselet  ; 
ce  ruisseau  plus  au  Sud  se  réunit  à  un  autre  qui  passe  près  du 
village  Ngiayole  et  celui-là,  à  son  tour,  se  jette  dans  le  bassin. 
Mais  pour  en  revenir  à  nos  moutons,  il  faut  observer  qu'un 
vrai  village  Batéké  a  ses  cases  sous  un  bouquet  de  palmiers  assez 
épais,  et  il  n'y  en  a  guère  quin  aient  le  leur.  Quand  on  fonde  un 
village  nouveau,  on  plante  d'abord  quelques  bananiers  qui 
croissent  étiques  et  chétifs. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  287 

Si  le  village  existe  depuis  longtemps,  on  voit  les  palmiers  de 
trois,  quatre,  cinq  hauteurs  différentes  lesquelles  hauteurs  indi- 
quent les  générations  successives. 

Si  l'endroit  du  village  vient  d'être  abandonné,  les  palmiers 
restent  et  alors  servent  pendant  plusieurs  années  à  indiquer 
lesvestiges  d'une  ancienne  peuplade  deBatékés.  Ce  sontees  grou- 
pes de  palmiers,  ceux-ci  plus  jeunes,  ceux-là  plus  vieux  ou  déjà 
décrépits  qui,  tant  de  fois,  interrompent  çà  et  là  les  légères  cour 
hes  stériles  de  l'horizon Batéké.  Le  palmier  (je  te  dirai  son  nom 
quand  mon  herbier  sera  prêt)  sert  à  faire  le  pagne  qui  est  le  tissu 
propre  du  pays  ,  tissu  grossier,  et  fait  à  peine  de  la  grandeur 
d'un  mouchoir  ordinaire.  Plusieurs  pagnes  réunis  ensemble 
forment  une  espèce  de  grand  linceul  dont  s'enveloppent  les 
chefs.  Ces  pagnes  ont  une  couleur  de  soie  écrue  qui  peu  de 
temps  après  est  complètement  salie  par  la  teinture  rouge  et 
l'huile  de  palme  dont  les  indigènes  s'enduisent  le  corps.  Et 
c'est  précisément  parce  que  ces  palmes  servent  à  la  fabrication 
des  pagnes,  que,  en  arrivant  dans  un  village,  je  vis  que  les 
palmiers  étaient  dépouillés  de  toutes  leurs  feuilles,  excepté 
le  seul  bouquet  du  haut  ce  qui  rappelle  le  «  palma  palmata  »  le 
seul  qui  pousse  spontanément  en  Italie,  le  chamèrops  humilis. 

A  l'ombre  de  ces  palmiers,  entourés  de  quelques  rares  bana- 
niers, sont  plantées  quelques  légumineuses  (plante  arborescen- 
te à  fleurs  blanches  et  à  fruits  velus  laquelle,  paraît-il,  broyée 
avec  une  autre  plante  que  je  ne  connais  pas  sert  à  empoisonner 
le  poisson).  Il  y  a  en'outre  quelques  plans  de  racines,  quelques 
euphorbes  (dont  on  se  sert  pour  empoisonner  les  flèches),  quel- 
ques citrouilles, quelques  extormiers  et  autresplantes  qui  existent 
aujourd'hui, qui  manqueront  demain  mais  qui  servent  à  indiquer 
la  présence  de  l'homme.  A  l'ombre  de  ces  quelques  palmiers, 
pullule  la  nombreuse  peuplade  des  BaUkés.  Tous  les  jours,  ou 
plu  tôt  chaque  nuit  on  dansele  tam-tam  et,  chaqueinatin  toutes  les 


288  TROIS  EXPLORATIONS 

femmes  avec  le  panier,  la  hotte,  et  la  pioche  (une  vraie  pioche) 
vont  aux  plantations  voisines  tracées  chacune  régulièrement, 
également  distantes  Tune  de  l'autre,  en  formant  de  longs  paral- 
lélogrammes, l'un  touchant  l'autre,  comme  nos  champs.  Le 
manioc  y  abonde  ainsi  que  le  mil,  la  canne  à  sucre,  le  maïs,  le 
tabac  et  la  pistache. 

Si  je  voulais  entrer  dans  les  détails  je  n'en  finirais  pas.  J'au- 
rais voulu  te  causer  de  leurs  paniers  qui  ont  mille  formes  et  de 
leurs  hottes  dans  lesquelles  ils  vont  chercher  de  l'eau. 

J'aurais  voulu  te  parler  de  leurs  hâtons  dont  l'extrémité  est 
attachée  avec  de  la  filasse  végétale  qui  sert  aux  femmes  pour  at- 
traper les  sauterelles  et  autres  insectes  dont  ils  sont  très  avides. 

De  leurs  ananas  qui  poussent  dans  ce  pays  comme  les  mau- 
vaises herbes;  les  herbes  y  sont  d'ailleurs  très  saines  parce  que  le 
sol  y  est  exclusivement  couvert  de  cette  plante.  A  chaque  halte 
on  en  boit  avidement  le  suc  qui  remplace  l'eau  souvent  man- 
quante. J'eusse  encore  voulu  te  parler  de  ce  que  j'ai  vu  manger 
aux  Batékés;  des  petites  pousses  vertes  claires  de  divers  arbres  ; 
le  fruit  agreste  et  amer  de  quelques  lianes,  la  petite  bulbe  rouge 
d'une  plante  basse  à  feuilles  coriaces  avec  des  fleurs  qui  sortent 
de  terre.  Je  m'exprime  mal  en  disant  bulbe,  c'est  plutôt  une  es- 
pèce d'œuf  dont  on  mange  la  pulpe  blanche,  peu  succulente,  qui 
a  une  saveur  semblable  à  celle  de  l'ail. 

En  outre  il  y  a  des  sauterelles  en  quantité.  Tout  le  long  de  la 
route  nos  porteurs  mettaient  le  feu  aux  herbes  et  couraient  après 
ces  insectes  qu'ils  mangent  dans  une  boulette  de  manioc  plus 
grosse  qu'un  abricot  et  qu'ils  avalent  comme  une  pilule.  Pour 
leur  repas  le  plus  exquis,  ils  prennent  des  larves  de  papillons, 
ils  les  mettent  dans  une  feuille,  les  font  rôtir  et  les  mangent. 

Voici  les  dernières  lignes  de  mon  journal  de  ce  jour  :  Les  Ba- 
tékés que  le  DrBallay  avait  envoyé  chercher  à  Apiré  sont  arrivés. 
Ils  se  sont  tous  assis  en  rond,  ont  posé  à  terre  leur  panier,  fiché 


J'J 


DANS    L'OUEST   AFHICAIN  291 

dans  le  sable  leurzagaye  et  Leur  couteau.  Le  soleil  disparaissait 
déjà  derrière  toutes  ces  tètes  couvertes  d'un  sale  petit  morceau 
de  pagne  indigène  qui  encadrait  leur  visage  décharné. 

Au  30  niai  nous  sommes  arrivés  au  village  Diélé  après  avoir 
traversé  le  fleuve  Diélé. 


INSECTES     UUE     MANGENT   LES   BATEKES 


Le  31  mai,  nous  traversions  le  Nconi  et  arrivions  au  village 
des  Apiri. 

Le  3  juin,  départ  des  Apiri;  et  je  passe  la  nuit  près  de  Bala  où 
je  reçus  une  énorme  averse. 


LAKVE  DE  TAPILLON  QUE  M...NUEXT  LES  BATEKEs 

Le  4  juin,  à  11  heures  du  matin,  j'arrive  à  la  station  d'Osika 
située  dans  une  excellentissime  position  à  30  mètres  du  fleuve 
Lékila  et  placée  à  100  mètres  sur  le  niveau  du  fleuve  même. 
Note  bien  que  les  arrêts  de  trois  ou  quatre  jours  dans  ce  village 
furent  employés  à  chercher  des  porteurs.  A  Apiri  nous  n'avions 
pas  pu  en  avoir  assez  à  cause  d'un  grand  tam-tam,  de  sorte  que 
je  suis  parti  seul  en  avant  avec  33  Batékés;  j'avais  avec  moi  les 
charges  les  moins  lourdes.  Le  D'  Ballay  a  pu  partir  le  même 
jour  avec  d'autres  porteurs.  Jusqu'au  24  juin,  je  suis  resté  à  la 
station  d'Osika;  j'ai  continué,  sans  interruption,  mes  observa- 
tions barométriques  et  météorologiques. 


292  l  l;  dis      EXP  LORATI  ON  S 

Voici  les  notes  prises  dans  mon  journal  Le  18  juin  : 
Aujourd'hui,  journée  formidable.  Nous  avons  lancé  la  cha- 

1  »upe;    sa  quille  toute   peinte  en  rouge  comme  ha- 
billée   de    pourpre  ,    soutenue    par    des    Séné- 
galais, des    Gabonais,  des  Pahouins  et  des  Ga- 
ina, tons  gens  au  service  de  l'expédition,  glis- 
sait sur  des  rouleaux  de  bois,  et  à  quatre  heures 
et  demie  du  soir,  au  milieu   des  hourrah  et  des 
cris    de  nos  hommes,  elle  flottait  sur  les  bords 
du  Lékila  à  Osika  par  1°34  latitude  sud  et  12° 
15  longitude  ouest  à  environ  '380  mètres  d'aïti- 
S^-- ^    lude  du   niveau  de  la  mer.  Le 
"  «g?    soleil,  qui  était  déjà  descendu   , 
derrière  la  colline,   empour- 


,  f» 


CHALOUPE 

DU    DOCTKUI!    BA1.I.AY 

AVANT 

SON    LANCEMENT 


prait,   incendiait  loin  le  ciel,  cependant  que  la   lune  se  mon- 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  '.,.: 

trait  blafarde  au  travers  de  l'inextricable  réseau  des  branches 
pendantes  et  des  lianes  agitées  par  le  vent. 
A  la  nuit  close,  l'illumination  devint  générale 


J'ai  un  petit  accès  de  fièvre  qui  m'avertit  de  prendre  demain 
une  bonne  dose  de  quinine  :  Quelle  vilaine  chose  que  la  fièvre  ! 
mais  quand  je  l'ai,  je  pense  alors  au  beau  ciel  d'Italie  et  en  y 
pensant  mon  esprit  se  raffermit. 

Tu  me  diras  que  je  suis  devenu  un  peu  romantique  ;  mais 
que  veux-tu?  Je  t'écris  et  cette  idée  me  fait  considérer  lajournée 
que  je  passe  avec  toi  comme  je  regarderais  un  paysage  pour  le 
dessiner  et  je  t'assure  que  j'écris  simplement  les  impressions 
comme  je  les  ressens. 

Le  23  juin,  un  homme  de  la  station  de  Kenkuna  est  arrivé 
vers  les  trois  heures  de  l'après-midi,  me  dire  que  quelques 
Apfourou  voulaient  parler  au  blanc;  ils  étaient  huit  hommes 
et  trois  femmes  dans  une  pirogue,  laquelle  était  chargée  de 
manioc.  Que  faire?  Avant  tout,  faire  ses  bagages  pour  partir 
le  lendemain.  Ce  que  me  disait  l'homme  de  la  station  de  Ken- 
kuna n'était  pas  chose  sûre.  Les  Apfourou  voulaient  probable- 
ment recommencer  ce  qu'ils  avaient  fait  à  Mizon  qui,  lorsqu'il 
s'approchait  d'eux,  les  mettait  en  fuite. 

Jl  est  vrai  que  Mison  les  cherchait  et  que,  au  contraire,  ils 
venaient,  eux-mêmes,  chercher  le  blanc.  En  tous  cas,  je  me  rap- 
pelai ce  vers  :  Tirneo  danaos,  etc. 

Le  24  juin,  je  pars  avec  quatre  Batékés  de  la  station  d'Osika 
pour  aller  à  celle  de  l'Alima  ou  même  à  Kenkuna  nom  du 
village  près  duquel  cette  station  est  établie,  j'y  arrivai  au  soleil 
couchant. 

Le  25  au  soir,  arriva  le  Dr  Ballay.  Le  27  au  matin,  Firmin, 
que  nous  avionsexpédié  avecUgulaau  camp  des  Apfourou,  était 


•20'.  TROIS     EXP  LOB  ATI  ON  S 

de  retour  disant  mille  belles  choses  de  ces  mêmes  Apfourou  qui 
attendaient  pour  parler  au  blanc. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  M  Ballay,  Firmin,  moi  et 
et  Renkekisa,  nous  partîmes  pour  le  camp  des  Apfourou  où  nous 
arrivâmes  à  nuit  close.  Nous  avions  traversé  tous  les  villages 
Batékë,  ce  qui  avait  allongé  le  chemin.  Nous  avions  de  plus 
traversé  dans  une  petite  pirogue  le  fleuve  Gambo  et  passé  à  gué 
deux  ruisseaux,  l'eau  nous  venant  jusqu'à  la  ceinture.  J'ai 
oublié  de  te  dire  que  le  fils  de  Kenkuna  était  avec  nous. 

Ne  pouvant  perdre  du  temps  à  t'écrire  sous  une  nouvelle 
Jorme  ce  que  j'ai  déjà  relaté  dans  mon  journal,  je  t'en  envoie 
une  partie,  tout  en  omettant  la  description  des  instruments  et 
du  manioc  des  Apfourou  dont  je  t'ai  déjà  parlé. 

Il  était  déjà  nuit  noire  quand,  grimpés  sur  une  colline  au  coin 
d'un  bois  qui  borde  l'Alima,  nous  vîmes  briller  un  feu,  c'était 
le  camp  Apfourou;  j'envoyai  en  avant  le  fils  de  Kenkuna  pour 
annoncer  l'arrivée  des  blancs;  quelques  minutes  après  nous 
nous  trouvions  assis  sur  une  espèce  de  petit  banc  plat  près 
du  feu  et  entourés  par  les  Apfourou  qui,  étonnés,  nous  regar- 
daient de  la  pointe  du  chapeau  à  la  pointe  des  pieds. 

Après  avoir  serré  la  main  au  chef  et  frappé  une  main  contre 
l'autre,  les  interrogations  commencèrent.  Ugula,  qui  parle  for- 
bien  le  Batéké  et  le  Pongué,  servait  d'interprète  et,  grâce  à  lui, 
nous  pûmes  compléter  divers  renseignements  qu'on  avait  réussi 
à  recueillir.  La  journée  passée  avec  les  Apfourou,  nous  servit 
d'autant  mieux  qu'ils  connaissaient  Makoko  et  Kunkuna  où 
j'étais  déjà  allé  avec  Pierre. 

Ils  préféraient  d'ailleurs  pouvoir  rejoindre  cette  fois  Makoko 
en  pirogue  au  lieu  de  faire  le  chemin  par  terre. 

La  première  impression  que  me  causèrent  les  Apfourou  à  la 
lueur  du  feu  au  milieu  duquel  bouillait  la  marmite  caracté- 
ristique fut  que  c'étaient  des  hommes  braves,  grands,  robustes, 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  295 

ayant  de  forts  bras,  le  visage  étonné  mais  loyal.  Quelle  diffé- 
rence avec  ces  squelettes  de  Batéké  ! 

La  contemplation  intense  dont  nous  étions  l'objet  se  mani- 
festait à  chaque  moment  par  quelque  exclamation  répétée  à  son 
tour  par  chaque  bouche.  —  Le  feu,  qui  brûlait  sans  flamme, 
était  à  chaque  instant  attisé  avec  des  brindilles  que  les  Apfou- 
rou  s'empressaient  de  mettre  sucessivement  pour  pouvoir 
s'éclairer  et  observer  à  leur  aise.  Ce  fut  un  interminable  exa- 
men des  pieds  et  des  chaussures;  ces  dernières,  ils  les  voulaient 
examiner  scrupuleusement  et  les  passaientde  main  en  main  au 
milieu  de  l'admiration  générale.  Qui  aurait  dit  à  mon  cordon- 
nier d'Udine  que  ses  chaussures  auraient  fait  la  stupeur  des 
Apfourou!  Pour  moi,  c'était  un  vrai  rêve  de  voir  ces  visages  noirs 
illuminés  par  la  ilamme  et  dont  les  seuls  traits  éclairés  se 
découpaient  sur  le  bois  obscur  :  au-dessus  de  notre  tète  un 
beau  ciel  tout  constellé  sans  lune  et  à  travers  les  arbres  1rs 
eaux  de  l'Alima.  Je  pensais  à  tant  de  choses,  je  me  rappelais 
Pierre  quand,  pour  la  première  fois,  il  se  trouva  sur  ce  fleuve 
inconnu  arrêté  par  de  nombreuses  pirogues  pleines  de  noirs 
armés  de  fusils,  c'était  alors  le  3  juillet  1877. 

L'endroit  où  nous  étions  étaitprobablement  celui  où  pour  la 
première  fois  Pierre  avait  vu  et  découvert  l'Alima  ;  c'était  pro- 
bablement le  même  jour  avec  une  différence  de  cinq  années 

Je  ne  te  parlerai  pas  du  repas  fait  de  manioc,  de  poisson  fu- 
mé et  de  noix  de  palme  rôties  ;  je  ne  te  dirai  pas  notre  nuit 
passée  tout  entière  à  la  discrétion  des  moustiques  qui  nous 
empêchèrent  de  fermer  l'œil  et  qui  nous  firent  vivement  désirer 
de  voir  apparaître  le  jour. 

Il  serait  trop  long  de  teparlerdes  innombrables  paniers  dans 
lesquels  ils  mettent  le  manioc;  ils  l'échangent  avec  les  Batékés 
contre  du  poisson  fumé,  le  manioc  est  alors  en  racine,  ils  le  pré- 
parent ensuite. 


896  CROIS     1  :  X  1  '  I.  ni;  A 'II  ONS 

La  conclusion  du  discours  avec  le  chef  fut  que,  la  premièrefois 
qu'il  était  venu  un  blanc,  il  avait  fait  la  guerre  mais  que  mainte- 
nant tout  était  fini  et  qu'alors  ils  voulaient  être  grands  amis  des 
blancs. 

Celui-ci  voulait  que  le  blanc  vînt  chez  lui  pour  pouvoir  faire 
avec  lui  un  grand  commerce  d'ivoire.  Son  frère  qui  avait  fait  la 
guerre  était  mort,  et,  lui,  il  voulait  s'accorder  avec  les  blancs. 

Ce  chef  s'appelle  Dombi,  il  avait  la  chair  de  la  jambe  traversée 
par  une  balle  dont  nous  nous  sommes  bien  gardés  de  lui  de- 
mander la  provenance. 

De  notre  côté,  nous  lui  dîmes  que  d'autres  blancs  viendraient 
volontiers  avec  de  nombreuses  marchandises,  que  nous  vou- 
lions descendre  chez  Makoko  et  que  nous  les  apporterions  dans 
leurs  pirogues. 

Il  fut  alors  décidé  que  M.  Ballay  porterait  les  marchandises 
déjà  arrivées  à  Séné,  sur  les  bords  du  Diélé,  et  que,  lorsque  tout 
serait  prêt,  je  lui  enverrais  un  de  nos  enfants  (c'est  ainsi  que 
nous  appelions  nos  hommes)  pour  le  prévenir.  Il  se  mettrait 
alors  en  route  avec  une  très  grande  pirogue  à  cent  rameurs  où 
seraient  réunies  toutes  les  marchandises.  Le  paiement  fut  fixé 
ainsi  :  un  fusil  à  capsule  pour  Dombi,  et  trois  pagnes  d'étoiïe 
par  chaque  homme.  Un  pagne  mesure  un  peu  plus  de  trois 
mètres. 

Le  palabre  ainsi  terminé,  nous  retournâmes  à  notre  campe- 
ment après  avoir  fait  notre  distribution  de  cadeaux:  un  gros 
grelot,  un  pagne,  du  sel,  des  perles,  de  la  poudre,  quelques 
petits  grelots  et  des  kauris  (petits  coquillages),  ils  en  parurent 
d'ailleurs  fort  satisfaits;  ce  dont  ils  sont  le  plus  avide  c'est 
l'étoffe  rouge. 

L'Alima,  parait-il,  se  descend  en  huit  jours  jusqu'au  point  le 
plus  voisin  de  Makoko;  ce  point  serait  indiqué  sur  la  carte  sous 
le  nom  de  Nganchino  et  je  crois„qu'il  doit  s'écrire  Gancin. 


JACQUES  DE    BR.VZZA 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  200 

De  chez  Makoko  jusqu'à  Franceville  ou  va  très  commodé- 
ment eu  douze  ou  quinze  jours  au  plus. 

P.  S.  Campement  de  Ballay  au  confluent  du  Lckina  et  du 
Diélé...-. 

La  santé  continue  à  être  très  bonne.  Je  suis  arrivé  ici  partant 
du  fleuve  l'Alima,  descendant  le  Gambo  en  pirogue  et  remontant 
le  Diélé. 

J.  B. 


VIII 


Franceville,  3  août   1883. 


Nous  voici  finalement  arrivés  à  Franceville,  après  cinquante- 
deux  jours  de  voyage  heureux,  mais  fort  souvent  ennuyeux. 

De  Asuka  (Aduma)  aux  cascades  de  Boue,  rien  de  remarqua- 
ble, excepté  les  Paliouins  du  haut  Ogôoué,  qui  sont  un  peuple 
vraiment  intéressant.  Bien  qu'ils  soient  sauvages  jusque  dans  la 
moelle  des  os,  intelligents  et  courageux,  c'est  l'unique  peuplade 
de  la  rivière  qui  ait  un  caractère  délié  et  qui  ne  ressemble  pas  à 
un  troupeau  de  singes  stupides,de  poltrons  comme  tout  le  reste 
des  tribus  du  fleuve. 

A  Boue  nous  avons  eu  quelques  difficultés  avec  ces  braves 
gens.  Il  était  beau  de  voir  le  courage  et  la  joie  de  ces  sauvages, 
et  comment  ils  allaient  au-devant  de  la  fusillade,  et  avec  quelle 
habileté  ils  s'embarquaient  pour  soutenir  l'attaque.  Heureuse- 
ment tout  finit  pourlemieux  et  nousnous  quittâmes  bons  amis. 

Le  Pahouin  a  un  type  particulier,  et  de  fait  différent  des 
autres  tribusde  la  rivière,  tant  pour  la  coiffure  que  par  les  armes 
dont  il  se  sert,  par  ses  habitudes  et  par  sa  langue. 


DANS     L'OUEST     AFRICAIN  yol 

Lus  femmes  des  Pahouins  sont,  autant  qu'un  peut  le  dire,  lai- 
des: et,  je  dirai  plus, dégoûtantes. Elles  sont  petites, ivrognesses, 
elles  ont  des  cheveux  longs  et  crépus  qui  leur  forment  une  espèce 
de  perruque,  irisée  comme  celle  d'un  caniche.  Leurs  jambes  sont 
recouvertes  jusqu'aux  genoux  de  gros  anneaux  de  fer  ou  de  cui- 
vre, mais  elles  n'ont  rien  aux  bras.  Leur  vêtement  consiste  en 
un  collier  de  perles  au  cou  et  un  au-dessous  des  lianes  soutenus 
par  les  reins.  A  ce  collier  est  pendu  un  bout  de  peau  de  gazelle 
de  forme  carrée  large  de  50  centimètres,  dure  etroide  comme  une 
planche  ;  le  tout  est  gras,  sale,  rougi  par  l'habitude  que  les 
tribus  de  la  rivière  ont  de  se  teindre  le  corps  en  rouge  après 
qu'ils  se  sont  oints  préablement  avec  de  l'huile  de  palme. 

Les  Pahouins  étant  une  peuplade  de  l'intérieur,  ne  savent  ni 
nager,  ni  pagayer,  ni  construire  une  pirogue.  Celles  qu'ils  pos- 
sèdent, ils  les  ont  toutes  volées  aux  tribus  voisines. Ils  emploient 
le  radeau   pour  descendre  le  fleuve! 

Quand  je  suis  arrivé  à  un  village  Pahouin,  tous  les  hommes 
étaient  sur  pieds  armés,  de  leurs  fusils,  qu'ils  ne  quittent  jamais, 
et  du  couteau  caractéristique  dont  je  t'ai  envoyé  un  échantillon. 

L'homme,  comme  dans  toutes  les  tribus  le  long  de  la  rivière, 
est  un  peu  plus  adroit  que  la  femme,  mais  pas  beaucoup. 

Les  Pahouins  sont  des  commerçants  très-habiles  et  ont  pour 
ainsi  dire  le  monopole  du  trafic  de  l'ivoire.  Ils  sont  d'ailleurs 
adroits  chasseurs  et  vendent  leur  chasse  fumée  (très  bonne) 
aux  peuplades  voisines.  Un  de  leurs  objets  de  chasse  le  plus 
usité  est  le  long  filet  en  corde  avec  lequel  ils  prennent  une 
énorme  quantité  d'antilopes  et  de  sangliers  : 

Les  Pahouins  tendent  pour  la  plupart  toujours  à  se  rappro- 
cher de  la.  côte  où  ils  sont  arrivés  déjà  les  premiers  ;  d'autres 
émigrent  continuellement.  Des  villages  entiers  descendent. 

Je  crois  que  lorsque  les  Pahouins  seront  à  la  côte,  ils  pour- 
ront rendre  de  réels  services  à  la  colonie,  qui  se  servira  de  ce 


302  TROIS    EXPLORATIONS 

peuple  laborieux  et  intelligent  et  de  beaucoup  supérieur  à  toute 
cette  stupiderace  des  Mpongué,  d'ailleurs  race  presque  complè- 
tement éteinte. 
Les  Pahouins  étant  dégoûtamment  sales  (ils  ne  se  baignent 

jamais)  ont  le  corps  couvert  d'énormes  poux;  nous  en  avons 
presque  tous  attrapé  après  avoir  simplement  traversé  leur  vil- 
lage et  sans  avoir  même  passé  une  nuit  chez  eux. 

Après  les  Pahouins  viennent  les  Aduma,  autre  peuple  très 
intéressant,  non  par  lui-même,  mais  parce  qu'il  est  très  nom- 
breux et  essentiellement  navigateur. 

Le  pays  des  Adouma  est  le  seul  de  la  rivière  qui  ait  un  aspect 
agréable,  fertile,  cultivé  et  qui  fasse  exception  à  l'éternelle  mono- 
tonie du  paysage,  monotonie  qui  vous  poursuit,  ennuyeuse 
au  possible  de   Lambarené  à  Franceville. 

De  l' Adouma  comme  peuple,  je  ne  te  parlerai  pas  ;  il  est  peu 
intelligent  ;  comme  industrie,  l'huile  de  palme,  les  nattes  (très 
belles)  et  les  étoffes  indigènes  faites  de  feuilles  de  palmier. 

Ces  gens  cultivent  beaucoup  et  bien:  ils  construisent  des  piro- 
gues et  les  mènent  dans  la  perfection.  Du  reste,  comme  peuple 
sauvage,  il  n'a  rien  de  caractéristique;  il  est  pacifique  et  poltron. 
Il  me  suffira  de  te  dire  que  je  suis  allé  seul,  dans  un  village 
avec  ton  fusil  à  l'épaule  :  je  leur  dis  que  j'étais  venu  pour  faire 
la  guerre.  Je  liai  le  chef  du  village  et  tous  les  autres  prirent  la 
fuite.  De  sorte  que  si  j'avais  voulu,  je  pouvais  incendier  tout 
le  village  et  emmener  le  chef  prisonnier,  tout  cela,  sans  tirer 
plus  d'un  coup  de  fusil  en  l'air. 

Les  Adouma  sont  extrêmement  avides  de  viande.  Il  ni'arriva 
un  jour  d'interroger  un  chef  et  de  lui  demander  pourquoi  il 
n'élevait  pas  des  porcs  dans  son  pays,  comme  le  font  les  autres 
tribus  voisines;  il  me  répondit  qu'il  avait  bien  essayé,  mais 
qu'il  les  avait  trouvés  si  bons  qu'il  avait  toujours  fini  par  les 
manger  tous. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  303 

Après  les  Adouma,  il  y  a  encore  quelques  petites  tribus  qui 
n'ont  rien  de  particulier;  les  Dangiaka  et  les  Obamba.  Les 
Obamba  sont  remarquables  par  la  façon  relativement  merveil- 
leuse avec  laquelle  ils  travaillent  le  fer,  qu'ils  tirent  eux  aussi 
du  minerai.  Ils  sont  toujours  armés  de  une  ou  de  plusieurs 
zagayes  fort  bien  faites,  d'un  petit  arc  et  d'un  carquois  de  flèches 
empoisonnées,  plus d'unbeau  couteau  d'une  forme  particulière. 
La  zagaye  est  une  fort  bonne  arme. 

Dans  le  bas  de  la  rivière,  les  étoffes,  la  poudre,  le  fusil  et  le 
tabac  sont  les  principaux  objets  d'échange,  tandis  qu'à  Boue  le 
sel  est  le  Dieu  des  noirs  et  l'étoffe,  les  perles  et  les  fusils  sont  ce 
qu'on  donne,  non  pour  leurs  besoins  journaliers,  mais  comme 
cadeaux  et  comme  paiement  aux  hommes. 

Pour  une  cuillerée  de  sel,  on  achète  une  poule,  quatre  œufs, 
un  régime  de  plus  de  cinquante  bananes. 

Quant  aux  verroteries,  leur  valeur  dépend  de  la  mode  et  des 
demandes  plus  ou  moins  nombreuses  ;  mais  le  sel  reste  malgré 
tout  le  maître  des  marchandises.  A  peine  donné  il  est  mangé  et,  à 
peine  mangé,  il  est  de  nouveau  désiré  ;  il  en  est  ainsi  de  la  pou- 
dre qu'on  brûle  aux  trois  quarts  dans  l'air. 

Et  maintenant  parlons  un  peu  de  Franceville. 

Première  chose  à  noter;  il  y  a  près  de  Franceville  un  pont 
suspendu  sur  le  fleuve,  long  d'une  soixantaine  de  mètres  et  fait 
avec  des  lianes.  Ce  pont  est  construit  d'après  les  mêmes  principes 
que  nos  ponts  suspendus  avec  cette  seule  différence  que  ce  sont 
deux  grands  arbres  qui  soutiennent,  sinon  les  trois  cordes  princi- 
pales, du  moins  les  cordes  de  suspension. 

La  liane  présente  l'aspect  d'une  grosse  canne  de  l'Inde  elle  est 
iibreuse  et  très  forte. 

Franceville  est  placée  sur  le  haut  d'une  colline  d'où  l'on  jouit 
d'une  vue  étendue  et  très  belle.  Tout  le  paysage  consiste  en 
collines  pas  très  élevées  mais  couvertes  d'une  herbe  très  haute 


304  T  1 1  0  1  S     E  XPLOE  A T IONS 

(plus  haute  que  moi)  dure  et  sèche;  et, à  l'heure  qu'il  est, pour  la 
plus  grande  partie  brûlée,  tandis  que  tous  les  vallons  du  fond 

sont  couverts  d'arbres,  ce  qui  rend  étrange  le  contraste  entre 
l'aspect  sombre  des  collines  et  l'aspect  riant  de  la  vallée.  Je  crois 
que  dans  la  saison  des  pluies  quand  toute  les  collines  qui  nous 
entourent  seront  couvertes  de  verdures,  le  paysage  ne  sera  plus 
ni  trop  vilain  ni  trop  uniforme. 

La  station  consiste  en  un  groupe  de  cases,  les  unes  faites  de 
paille  et  de  bambou,  les  autres  de  troncs  d'arbres  avec  une  belle 
petite  case  en  planches  pour  le  chef,  quelques  bananiers,  des 
palmiers  et  quelques  arbres  entourent  le  village. 

Comme  centre  dédiasse  Franceville  n'est  pas  mauvais,  mais 
pour  tuer  quelque  chose  il  faut  s'éloigner  un  peu  et  faire  quel- 
ques jours  d'excursions.  On  y  trouve  alors  le  bœuf,  l'éléphant 
et  la  panthère,  sans  compter  le  petit  gibier  comme  les  singes,  le 
faisan,  etc. 

Ma  santé  a  été  parfaite  pendant  le  trajet,  sauf  quelques  accès 
de  lièvre,  l'appétit  est  toujours  bon,  comme  l'humeur. 

Pendant  le  voyage,  on  a  tué  un  crocodile  long  de  plus  de  trois 
mètres,  deux  énormes  hippopotames,  un  serpent  boa  et  un 
bœuf  sauvage.  Naturellement  on  mange  de  tout  cela  et  je  te 
dirai  de  suite  ce  que  j'en  pense.  Le  crocodile  est  du  vrai  caout- 
chouc mais  n'a  rien  de  dégoûtant.  L'hippopotame  a  une  chair 
tendre  et  savoureuse  comme  celle  du  bœuf,  et  la  première  fois 
qu'on  en  mange,  on  le  trouve  très  bon,  mais  on  lui  découvre 
ensuite  un  certain  goût  de  ménagerie  qui  ne  vous  va  plus 
autant.  Le  bouillon  en  est  excellent. 

Le  serpent  boa  est  très  dur,  mais  il  a  bon  goût.  A  mon  avis 
ce  qu'il  y  a  de  vraiment  bon  en  fait  de  gibier,  c'est  le  singe 
et  l'antilope. 

Quand  nous  mangerons  une  soupe  à  la  tortue  je  t'en  donnerai 
des  nouvelles. 


ENGAGEMENT    DE    PORTEURS    BATÉKÉS 


BRAZZA 


20 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN 


8U7 


Le  lendemain  de  mon  arrivée  ici,  Jacques  de  Brazza  arrivait 
del'Alima,  où  il  avait  accompagné  Ballay.  J'espère  partir  avec 
lui  au  Congo,  mais  je  ne  sais  pas  encore  bien  comment  nous 
ferons.  J'ai  trouvé  Jacques  un  peu  maigri,  mais  bien,  il  a  l'air 
de  quelqu'un  qui  vient  de  passer  un  mois  dans  la  montagne. 


A.  P. 


IX 


De  l'Alima  (bouches  du  Leketi),  21  décembre  1883. 


Je  suis  à  Franceville  déjà  depuis  un  mois  et  travaille  déses- 
pérément à  faire  des  collections  de  toutes  sortes  ;  je  pouvais 
partir  pour  le  pays  des  Batékés,  d'où  je  serais  revenu  à  la  station 
de  Diélé. 

De  Franceville  à  Diélé  il  y  a  cinq  jours  de  marche  à  travers 
un  pays  habité  par  les  tribus  Batékés,  peuplade  qui  s'étend  jus- 
qu'au Congo,  et  qui  est  de  race  différente  de  toutes  les  tribus 
de  rOgùoué. 

C'est  dans  leur  pays'  que  se  trouve  l'euphorbe  vénéneuse, 
avec  laquelle  ils  empoisonnent  leurs  flèches. 

Une  particularité. 

Les  ananas  croissent  ici  beaux  et  gros  comme  on  n'en  voit 
pas  en  Europe  et  font  le  repas  favori  des  éléphants  et  des  bœufs 
sauvages. 

Le  Batéké  est  fort  peu  sympathique,  de  nature  emportée  et 
méfiante.  Il  est  anthropophage  mais  il  ne  mange  pas  les  morts 
et  ne  tue  pas  les  esclaves  pour  les  manger,  cependant  il  mange 
les  prisonniers  de  guerre,  et  l'ennemi  qu'il  a  tué  par  vengeance. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  309 

En  fait  d'armes  de  guerre,  il  n'a  que  la  zagaye  et  un  grand  cou- 
teau qu'il  porte  presque  constamment  sous  le  bras. 

L'arc  petit  et  primitif  lui  sert  presque  exclusivement  d'arme 
de  chasse.  Le  fusil  n'est  employé  que  par  quelques  chefs. 

Ce  qu'il  y  a  de  bon  chez  les  Batékés,  c'est  qu'ils  sont  un  peuple 
de  porteur.  Ils  portent  avec  une  espèce  de  hotte,  du  genre  de 
celle  portée  par  nos  colporteurs  et  un  homme  chemine  jour 
par  jour  avec  25  ou  30  kilos  sur  l'épaule  d'uii  pas  rapide,  sans 
s'arrêter  avant  le  soir. 

Le  Batéké  est  d'une  sobriété  singulière.  Avec  un  peu  de 
manioc,  quelques  sauterelles  ou  quelques  chenilles  qu'il  ramasse 
à  sespiedstouten  marchant  et, sans  s'arrêter, il  satisfait  son  appétit. 
Ils  sont  maigres  comme  des  squelettes  et  il  est  surprenant  de 
voir  ces  carcasses  ambulantes  porter  d'assez  forts  poids  avec 
tant  de  désinvolture.  Tous  ces  gens  sont  gagnés  à  l'expédition, 
et  tous  font  régulièrement  le  service  de  transport  de  Franceville 
à  leur  pays.  Pour  quatre  jours  de  «portage  »  de  Franceville 
ici,  ils  reçoivent  quatre  brassées  d'une  cotonnade  à  0  fr.  25  le 
mètre,  bien  teinte  et  bien  empesée, un  verre  de  sel  et  un  de  pou- 
dre; 20  perles  de  verre  transparent  et  20  kauris,  petit  coquillage 
qui  produit  un  petit  bruit  lorsqu'on  l'approche  de  l'oreille.  Ils 
reçoivent  en  outre  un  miroir  d'un  sou  et  un  couteau;  le  tout  en 
Europe  vaut  bien  2  francs.  Ils  comprennent  tous  les  avantages 
qu'ils  ont  d'être  parmi  des  blancs,  et  ils  les  servent  surtout 
fort  bien.  Tous  les  villages  voudraient  posséder  une  station  de 
blancs,  surtout  ceux  qui  sont  sur  notre  route  et  qui  ont  travaillé 
pour  nous. 

Je  restai  à  Diéléencore  huit  jours  et  partis  reconnaître  les  chu- 
tes du  Gambo,  affluent  du  Diélé.  C'est  là  que  l'expédition  désire- 
rait créer  un  poste  et  étudier  l'installation  possible  d'une  scierie 
hydraulique  sur  les  cataractes. 

Je  partis  avec  trois  hommes  et,  après  trois  jours  de  marche, 


810  T  R  O I S  E  X  P  L  O  R  A  T  I  O  \  S 

j'arrivai àla  chute.  Là,  quelques  difficultés  à  s'entendre  avec 
la  population  du  village,  population  encore  sauvage.  Mais,  à 
l'aide  de  beaucoup  de  patience,  de  plusieurs  discours  et  de  quel- 
ques cadeaux,  je  laissai  les  choses  en  bonne  voie  et  les  noirs 
déjà  à  l'œuvre  pour  nous  fabriquer  une  première  case,  sous  la 
direction  d'un  noir  de  confiance  laissé  sur  leslieux.  Après  avoir 


ainsi  terminé  cette  mission  peu  difficile  sur  le  Gambo,  je  retour- 
nai à  piedjusqu'à  Diélé,  n'ayant  pu  me  procurer  de  pirogue.  En 
ayant  trouvé  une  je  descendis  jusqu'à  l'Alimaoù  je  me  trouve 
et  d'où  je  vous  écris.  Ici  nous  sommes  en  pays  Batéké  mais 
entre  deux  campements  d'Apfourou. 
Les  Apfourou  sont  un  peuple  du  Congo  dont  je  t'ai  déjà  parlé. 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  311 

Ils  campent  tout  le  long  du  fleuve,  sont  industrieux  et  labo- 
rieux en  même  temps  que  vigoureux  et  guerriers.  Brazza  leur 
fit  la  guerre  dans  sa  dernière  campagne  et  ce  furent  eux  qui  con- 
duisirent Ballay  sur  le  Congo  dans  une  de  leurs  pirogues.  Tous 
ces  poltrons  de  Pahouins  du  bas  Ogôoué  étaient  menteurs,  s'il 
faut  en  croire  les  dires  des  noirs.  Michaud,  un  fidèle  de  Brazza, 
était  tranquillement  au  Gabon  quand  les  Pahouins  lui  ont  tiré 
des  coups  de  fusil.  Ce  fut  lui  qui  apporta  le  courrier  et  il  fut 
fort  surpris  quand  il  rencontra  Lastours  qui  descendait  tout 
armé  pour  faire  la  guerre aux  fantômes. 

Je  suis  en  très  bonne  santé, l'air  est  des  plus  sain  ;  depuis  que 
je  suis  ici  je  n'ai  plus  les  fièvres  et  mes  pieds  sont  complète- 
ment guéris. 

A  la  première  occasion,  je  forai  faireet  vous  enverrai  ma  pho- 
tographie. 

Minuit  vient  de  sonner. 

Ma  lumière,  un  lumignon  formé  d'une  pièce  d'étoffe  roulée  que 
je  tiens  dans  une  vieille  boîte  de  cirage,  est  devenue  petite  pe- 
tite..Te  vous  envoie  un  baiser. 

A.  P. 


X 


Des  bords  de  VAUma,  26  décembre  1883. 


Brazza  traite  les  indigènes  en  frères;  en  peu  de  temps,  tous 
seront  pour  lui. 

Brazza  est  très  content  de  ce  mode  de  procéder  ;  ces  quel- 
ques nouvelles  partiront  avec  le  courrier  qu'il  fait  partir  et 
arriveront  en  Europe  sous  le  moins  de  temps  possible. 

Il  est  difficile  de  vous  donner  une  idée  claire  de  ce  pays. 
Si  moi  ou  quelqu'autre  vous  disons  que  le  pays  est  beau  et  les 
noirs  de  bonnes  gens,  un  autre  de  l'expédition  vous  dira  qu'il 
n'a  pas  pu  y  résister  parce  que  le  pays  est  insupportable,  que  les 
noirs  sont  sauvages,  qu'avec  eux  on  ne  peut  arriver  à  rien,  que 
l'air  est  mauvais  et  que  l'on  ne  peut  vivre  des  années  avec  du 
manioc  et  quelques  poules  étiques. 

Moi,  je  m'y  trouve  bien  et  Brazza  a  su  en  faire  son  pays,  non 
en  employant  la  force,  mais  à  sa  manière.  Tu  peux  aller  te  pro- 
mener tous  les  jours  avec  ton  bâton  à  la  main  et  quelques  perles 
dans  ta- poche,  comme  si  tu  étais  à  la  campagne  en  Europe. 

En  somme  l'expédition  vit  des  ressources  du  pays  sans  tou- 
cher aux  vivres  de  conserve  qui  sont  gardés  pour  le  Congo 


DANS  L'OUEST  A  Kl!  [GAIN  315 

manioc,  bananes,  igname  excellente,  aussi  bonne  que  la  patate, 
poules  et  œufs,  un  peu  de  gibier  et  de  poisson  constituent  la 
base  de  notre  nourriture  ;  ajoutes-y  l'arachide  qui,  rôtie,  ressem- 
ble à  l'amande,  l'oseille,  l'ajaka  (espèce  d'épinard  fait  avec  des 
feuilles  de  manioc)  la  patate  douce,  le  mil,  le  maïs,  l'ananas  et 
(Vautres  petites  choses,  qui  donnent  une  certaine  variété  à  notre 
menu. 

Si  l'on  ne  vit  pas  d'une  façon  splendide,  du  moins  on  mange 
des  vivres  sains.  Mon  estomac  est  devenu  meneur,  et,  depuis 
huit  mois,  je  n'ai  pas  souffert  de  la  moindre  perturbation  dans 
mes  organes  digestifs.  Je  ne  crois  pas  avoir  maigri  d'un  kilo. 

Seul  parmi  les  membres  de  l'expédition,  j'ai  conservé  mes 
couleurs  de  paysan  et  le  soleil  du  tropique  les  a  rendues  plus 
paysannes  encore.  Je  crois  que  la  fièvre  aurait  quelque  mal  à 
me  faire  devenir  anémique. 

Les  noirs  sont,  en  général,  de  bonnes  gens,  le  tout  est  de 
savoir  les  prendre  ;  il  faut  agir  avec  eux  comme  avec  les  enfants  : 
les  prendre  tantôt  de  front,  tantôt  de  côté,  tantôt  les  persuader 
tout  en  leur  donnant  des  bonbons  comme  aux  enfants.  Pour 
TUdumbo,  par  exemple,  il  faut  le  commander  sans  toutefois  le 
maltraiter.  Le  Batéké  au  contraire,  plus  fier  et  plus  méfiant,  se 
prend  avec  des  cadeaux  et  beaucoup  de  patience.  Quant  à  l'Ap- 
fourou, peuple  guerrier  mais  intelligent,  franc  et  loyal,  on  obtient 
tout  de  lui  avec  la  persuasion,  les  discours  et  aussi  quelques 
cadeaux  qui  au  fond  sont  le  moyen  le  plus  sûr. 

Le  service  de  communication  et  de  transport  de  la  côte  par 
l'Ogôoué  au  Congo  est  complètement  organisé;  des  convois  de 
pirogues  vont  et  viennent  continuellement  de  Franceville  à 
Ngioué  et  transportent  à  la  station  de  Franceville  des  marchan- 
dises qu'on  peut  évaluer  en  une  année  pour  plus  de  100  tonnes. 
Lastours  et  Michaud  sont  à  la  tète  de  ce  service  qui  est  tout 
entier  fait  par  les  indigènes  Aduma  et  Okanda;  ceux-ci   sont 


filG  TROIS  EXPLORATIONS 

enrégimentés  et  disciplinés  et  font  un  excellent  service.  Les 
marchandises  arrivées  à  Franceville  seront  transportées  à  Diélé 
par  centaines  et  centaines  de  Batékés  qui  sont  toujours  prêts  à 
prêter  leur  concours  à  l'expédition. 

De  Diélé,  les  marchandisesdescendrontpari'Alima  au  Congo 
et  ce  service  sera  fait  en  partie  par  les  pirogues  Apfourou  et  en 
partie  par  les  chaloupes  à  vapeur  dont  la  première  avant  une 
quinzaine  de  jours,  sillonnera  les  eaux  de  l'Alima.  On  établira 
ensuite  d'autres  postes  pareils  et  on  y  mettra  en  dépôt  les  provi- 
sions du  pays  à  destination  du  Congo. 

J'écris  pour  tuer  le  temps;  je  suis  ici  (Nghiini)  depuis  deux 
jours  tout  seul,  sans  un  livre,  sans  un  fusil  de  chasse  et  les 
pieds  pleins  d'ampoules. 

Nghimi  est,  ou  plutôt  était  le  dépôt  des  marchandises  de  l'ex- 
pédition. J'y  suis  venu  pour  traiter  avec  les  gens  des  villages 
voisins  de  la  construction  d'une  case  pour  Jacques  et  pour  moi; 
ce  point  ayant  été  choisi  par  nous  pour  centre  de  séjour  ordi- 
naire. Ici,  nous  nous  tenons  à  environ  10  kilomètres  de  la  sta- 
tion de  Franceville  ;  l'endroit  n'est  pas  très  gai  parce  qu'il  est 
bas  et  enfermé,  mais  nous  avons  le  grand  avantage  d'y  être  seuls 
et  tranquilles,  condition  essentielle  pour  nos  travaux. 

J'attends  ici  depuis  un  jour  ou  deux  Jacques  qui  doit  m'ap- 
porter  effets,  livres  et  amis,  ainsi  que  quelque  chose  pour  la 
«  fabrique  de  l'appétit  ».  À  l'heure  où  je  t'écris  (10  heures  du 
matin),  j'ai  sur  une  table  deux  œufs  et  un  peu  de  manioc,  mon 
repas  de  la  journée;  à  moins  que  quelque  âme  charitable  ne 
me  vienne  apporter  quelques  ananas  ou  une  poule. 

Ne  fais  pas  attention  si  ma  lettre  est  stupide  et  décousue,  j'ai 
un  peu  de  fièvre  et  n'ai  pas  ma  tête  à  moi.  Je  vous  écris  parce 
que  je  me  sens  le  besoin  de  m'entretenir  avec  vous.  (J'inter- 
romps ma  lettre  pour  prendre  un  demi-gramme  de  quinine.) 

La  cabane  dans  laquelle  je  me  trouve  est  faite  d'écorce  d'ar- 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  317 

bres  et  contient  des  caisses  et  des  hamacs  appartenant  à  l'expé- 
dition, une  table  et  deux  banquettes,  plus  deux  lits  indigènes 
formés  de  deux  perches  sur  lesquelles  sont  attachées  avec  des 
lianes  une  trentaine  de  pieux  qui  ressemblent  à  deséchalas  plus 
ou  moins  tordus  sur  lesquels  on  étend  une  natte  et  une  couver- 
ture quand  on  en  a  une.  C'est  tout  autre  chose  que  moelleux  et 
cependant  on  y  dort. 

En  ce  moment  mon  boy  m'apporte  mon  repas  plus  luxueux 
que  je  ne  l'aurais  espéré  ;  quatre  plats  :  du  manioc,  des  bananes 
et  des  pistaches  rôties,  et  un  ananas. 

Je  ne  crois  pas  t' avoir  fait  rénumération  complète  des  «  plaies 
d'Afrique  »  compagnes  invisibles  des  malheureux  explorateurs. 

1"  Les  moustiques.  —  Ils  se  trouvent  partout  ici,  comme  chez 
nous  sur  les  marais.  Fort  heureusement,  l'usage  du  mousti- 
quaire est  connu  également  chez  les  noirs,  et  il  sert  à  se 
défendre  au  moins  la  nuit  de  leurs  attaques,  étant  donné,  bien 
entendu,  <{iie  tu  apportes  un  soin  spécial  dans  l'aménagement 
du  lit  et  du  moustiquaire. 

2°  Les  «  Furù  »,  moucherons  presque  invisibles,  qui  persé- 
cutent matin  et  soir,  et  qui  se  cachent  partout,  sans  qu'il  soit 
possible  de  les  entendre  ni  de  les  voir.  Leur  piqûre,  semblable 
à  celle  du  moustique,  rend  presque  fou.  On  ne  peut  s'y  sous- 
traire qu'en  entrant  dans  une  case  indigène,  où  le  feu  et  la 
fumée  les  font  fuir. 

3°  La  teigne  et  les  poux,  qu'il  est  impossible  d'éviter,  lors- 
qu'on est  en  contact  avec  les  noirs. 

En  ce  moment,  je  me  soigne  d'un  commencement  de  gale,  qui 
va  disparaissant.. 

4"  Le  «  chic  »,  qui  est  un  des  pires  lléaux  aussi  bien  chez  les 
blancs  que  chez  les  noirs. 

Le  chic,  à  l'état  normal,  est  presque  pareil  à  une  petite  puce 
el  saute  comme  elle,  mais  il  pénètre  sous  la  peau  et  spéciale- 


318  •     TROIS  EXPLORATIONS 

ment  sous  lis  ongles  des  pieds.  —  Si  on  ne  l'enlève  pas  entière- 
ment il  devient  gros  comme  un  petit  pois,  dépose  ses  œufs  qui 
occasionnent  des  plaies. —  Les  plaies  deviennent  les  nids  de 
ces  animalcules,  qui  Unissent  par  vous  ravager  la  plante  des 
pieds,  chose  qui  arrive  souvent  aux  noirs,  trop  indolents  pour 
se  soigner  matin  el  soir  comme  nous  le  faisons  nous  tous.  Néan- 
moins la  chaussette  en  préserve  complètement,  mais  on  ne 
[Kiit  pas  toujours  en  porter  dans  ces  pays.  Chaque  soir,  après 
être  allés  dans  les  villages,  on  s'en  enlève  quinze  ou  vingt. 
Ajoutez  à  cela,  que  lorsqu'on  a  les  pieds  malades,  chaque  chic 
enlevé  laisse  une  place  suppurante. 

Cet  animalcule  a  été  importé  du  Mexique  au  Gabon  (peut-être 
par  les  négriers)  depuis  dix  ou  douze  ans,  et  s'est  propagé  dans 
ee  pays  avec  une  rapidité  incroyable.  Les  premiers  temps,  lors- 
qu'il était  inconnu,  il  amenait  mort  d'homme,  à  la  suite  de 
plaies  et  de  chancres  incurables.  La  conséquence  naturelle  de 
cela  est  que,  dans  ce  pays,  on  a  toujours  ses  pieds  dans  ses 
mains. 

5°  Les  Crocro.  —  Accidents  dus  aux  Crocro  !  Ouels  sont- 
ils?  Pourquoi  arrivent-ils?  Comment  les  guérit-on  ?  Je  crois 
que  personne  ne  peut  le  dire.  Le  fait  est  que  le  coup  de  pied,  les 
jambes  et  quelquefois  aussi  les  reins  en  sont  fleuris.  Il  se  for- 
me d'abord  une  petite  cloche,  il  s'en  forme  une  à  côté,  qui,  en- 
suite, se  gâte  et  forme  des  plaies  et  des  croûtes,  jusqu'à  ce 
qu'un  beau  jour  tout  cela  soit  sec  '  et  guéri  mais  en  donnant 
d'autres  plaies  et  d'autres  croûtes. 

Lorsqu'on  se  soigne,  ces  plaies  restent  superficielles  et  peu 
douloureuses,  mais  ce  qui  à  la  longue  devient  Insupportable  est 
qu'il  faut  se  couvrir  de  bandelettes,  se  laver  à  l'eau  phéni- 
quée,  se  poudrer  d'amidon  deux  ou  trois  fois  par  jour  et  avoir 
toujours  les  jambes  et  les  pieds  malades. 

De  cette  façon,  lorsqu'on  part  pour  une  marche  de  quelques 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  319 

jours,  on  ne  sait  si  vos  jambes  vous  le  permettront,  attendu 
qu'elles  se  gonflent,  que  l'humeur  en  coule  et  que  cela  vous  fait 
un  mal  du  diable. 

Naturellement,  ici,  on  ne  s'arrête  pas,  mais  il  est  fort  en- 
nuyeux de  marcher  lorsqu'on  est  invalide.  Les  tempéraments 
forts  et  sanguins  sont  les  plus  sujets  au  Grocro;  il  s'attaque  sur- 
tout aux  nouveaux  venus,  moi,  par  exemple,  qui  ai  toutes  les 
qualités  requises  pour  cela.  Ajoute  à  cela  que  chaque  petite 
blessure  aux  mains  et  aux  pieds,  chaque  égratignure  dégénère 
en  Grocro  et  huit  ou  dix  jours  après,  on  se  trouve  avoir  une  fort 
jolie  plaie.  Du  reste,  on  s'y  habitue  comme  à  tout. 

G0  La  fièvre,  qui  semble  être  ce  qu'il  y  a  de  plus  mauvais,  est 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  moins  ennuyeux.  Elle  suit  son  cours, 
et  ensuite  vous  laisse  libre  pendant  un  certain  temps  sans  entraî- 
ner de  conséquences. 

7"  Les  serpents  venimeux,  les  mille  pattes,  les  scorpions,  les 
araignées,  etc.,  etc.  Bien  que  le  pays  soit  plein  de  ces  bêtes  peu 
sympathiques,  accidents  de  morsures  et  de  piqûres  sont  rares. 

Ajoutes-y  les  fourmis  rouges  qui,  lorsqu'elles  envahissent 
la  case  pendant  la  nuit,  forcent  à  faire  des  bonds  et  à  vous  réfu- 
gier ailleurs. 

Maintenant  que  l'énumération  des  sept  plaies  d'Afrique  est 
terminée  je  m'en  vais  sur  ma  «  plume  moelleuse  »  me  reposer 
de  mon  peu  de  fatigue  de  la  journée. 

Bonne  nuit  et  à  un  autre  jour  la  suite. 


A.  P 


XI 


Poste  de  Lèkètè  sur  l'Alima,  rive  gauche,  uu  peu  plus 
près  de  l'embouchure  du  Lékété. 


•M  décembre  1883. 


MON    CHER  AMI, 

Je  reçois  aujourd'hui  tout  le  courrier.  Depuis  lelo  septembre 
j'étais  sans  nouvelles  d'Europe  ;  j'ai  écrit  toute  la  nuit  etce  ma- 
tin les  lettres  doivent  partir;  excuse-moi  donc  d'être  si  pressé. 

Voici,  brièvement,  le  récit  de  monexcursion.  Le  11  décembre 
je  suis  parti  du  poste  Diélé  et  j'ai  remonté  le  fleuve  dans  une 
pirogue Apfourou  montée  par  mes  trois  hommes;  ilm'a  fallu 
cinq  jours  jusqu'au  village  d'Atoro;puis,  parterre,  je  suis  allé  à 
Mpini  dans  l'angle  formé  par  le  Lékété  et  le  Gialinkei,  d'où  je 
suis  remonté  sur  la  colline  Scicuya,  village  Egighi  du  chef 
Mbumi,  où  j'ai  passé  un  jour  à  admirer  cette  colline  superbe 
couverte  de  belle  terre  végétale  —  Je  suis  revenu  sur  mes  pas,  et 
j'ai  descendu  parle  fleuve  Lékété,  inconnu  jusqu'alors,  de  Mpini 
jusqu'à  l'embouchure  de  l'Alima.  Je  suis  enfin  arrivé  après  cinq 
jours  de  pirogue  (un  simple  tronc  d'arbre  creusé,  dans  lequel 


BRAZZA 


•Jl 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN 


323 


on  entre  avec  peine),  après  avoir  chaviré  une  fois.  Je  craignais 
d'avoir  perdu  mon  calepin,  aussi  ai-je  continué  à  faire  mon 
tracé  du  fleuve  sur  du  papierà  cigarettes  que  j'avais  par  hasard. 
Heureusement,  j'ai  retrouvé,  une  heure  après,  mon  calepin 
dans  le  fond  de  la  petite  pirogue,  au  milieu  du  manioc,  du  maïs 
et  des  arachides,  nos  provisions  débouche. 
Le  fleuve  est  beau,  large  en  moyenne  de  00  mètres,  mais  à  de 


U£.    s 


. 


POSTE    DE     LEKE     SUR     L  AL1JIA 


certains  endroits  il  a  plus  de  100  mètres.  Il  n'a  pas  de  rapides, 
son  cours  n'est  pas  trop  impétueux,  et  adroite  et  à  gauche,  il  est 
bordé  de  bois  marécageux,  où  le  bambou  abonde,  et  embellit 
cette  magnifique  flore  équatoriale  qui  se  mire  dans  cette  eau 
légèrement  grisâtre. 

Outre  mes  mesures  barométriques  et  hypsométriques,  j'ai 
tracé  toute  la  carte  de  la  route  suivie. 

J'y  ai  marqué  comme  reconnus  par  moi,  pour  la  première 


334  TROIS  EXPLORATIONS 

ibis,  le  Diélé  et  le  Lékété.  Je  n'ai  pasle  temps  de  t'envoyer  mon 
tracé,  il  n'est  pas  encore  sur  mes  calepins. 

Ici  la  santé  de  tous  est  excellente  et  nous  ne  vous  envions 
point  la  santé  et  la  bonne  humeur,  dont  vous  jouissez  en 
Europe.  Dieu  veuille  que  la  nouvelle  année  prochaine  soit  aussi 
heureuse  que  la  précédente.  Encore  un  an,  je  penserai  alors  à 
amener  les  voiles,  et  je  songerai  à  mes  souliers  ferrés,  à  mon 
alpenstock  et  aux  chamois  que  les  fatigues  d'Afrique  n'ont  pas 
su  me  faire  oublier. 


J.  B. 


XII 


Gancin,rJ9  février  1884. 


Je  vis,  je  mange,  et  j'ai  des  habits.  Je  commence  ainsi  ma 
lettre,  parce  que,  arrivé  chez  l'ami  Ballay  le  14  courant,  nous 
nous  sommes  embrassés  fort,  bien  fort,  comme  si  nous  étions 
ressuscites.  Dernièrement  un  Anglais  avait  porté  à  Ballay  la 
nouvelle  que  Jacques  de  Brazza,  vulgo  Jacques,  était  mort.  En 
somme,  je  vais  fort  bien  et  il  y  a  beau  temps  que  je  n*  connais 
plus  la  fièvre. 

Je  suis  parti  de  Diélé  le  2  courant,  et  le  14 au  soir,  j'arrivai  à 
une  heure  tardive  chez  Ballay.  Le  voyage  fait,  autant  sur  l'Ali- 
raa  que  sur  le  Congo,  a  été  très  heureux.  Toutes  les  peuplades 
que  j'ai  rencontrées  m'ont  fait  l'accueil  le  plus  cordial. 

La  partie  supérieure  de  l'Alima  est  remplie  de  campements 
et  de  villages  Apfourou  qui  se  succèdent  les  uns  aux  autres.  Le 
nombre  des  paniers  de  manioc  amoncelé  sur  la  rive,  est  incroya- 
ble, on  les  compte  par  centaines.  Tout  le  long  de  la  descente  du 
fleuve,  j'airencontré  des  pirogues  Apfourou  chargées  de  manioc, 
et  des  pirogues  vides  qui  venaient  prendre  d'autres  paniers. 


326  TROIS   EXPLORATIONS 

Ce  que  je  ne  m'explique  pas,  c'est  que  l'immense  quantité 
de  manioc  recueillie  dans  la  partie  supérieure  de  l'Alima,  et  qui 
en  descend,  ail  disparu  avant  d'être  arrivée  jusqu'au  Congo. 
Où  va  cette  énorme  coulée  de  manioc,  qui  ne  parvient  pas  au 
Congo?  Voilà  ce  que  je  me  demande. 

Le  fait  est  que  l'Alima  débouche  comme  un  immense  marais 
coupé  par  mille  canaux. 

En  sortant  de  la -région  de  l'Alima  où  se  fabriquent  et  se  rem- 
plissent les  paniers  de  manioc,  les  rivages  deviennent  plus 
marécageux,  les  villages  plus  petits,  et  les  cases  construites  sui- 
des îlots  de  la  grandeur  des  cases  mêmes.  Ce  sont  de  petites 
langues  de  terre  que  l'homme  défend  avec  des  pierres  contre  la 
vivacité  des  eaux.  Sur  ces  petites  langues  de  terre  croissent  le 
bananier,  le  maïs  et  quelques  plants  de  manioc. 

J'ai  vu  dans  ces  cases  lacustres,  une  quantité  de  marmites, 
de  plats,  d'écuelles  fabriqués  pour  les  pêcheurs,  la  pèche 
étant  très  abondante. 

Arrivé  à  l'embouchure  de  l'Alima,  près  du  Congo,  ou  plutôt 
à  une  des  bouches  de  l'Alima  (je  crois  qu'il  y  en  a  trois  ou 
quatre),  l'impression  que  je  ressentis  fut  indicible.  C'est,  sans 
exagération,  quelque  chose  de  grandiose,  d'immense,  de  fou, 
le  Congo  est  un  énorme  lac,  garni  d'une  quantité  d'iles  au  tra- 
vers desquelles  on  ne  voit  que  le  ciel  et  l'eau. 

De  vrais  troupeaux  d'hippopotames  barrent  souvent  le  pas- 
sage, j'en  ai  vu  des  troupes  de  cinquante.  Quelquefois  l'arrière  de 
la  pirogue  se  trouve  sur  une  des  bêtes  du  troupeau,  c'est  alors  que 
mon  fusil  parle.  Dans  unjourj'en  ai  tué  trois,  dont  deux  étaient 
vraiment  colossaux.  Il  faut  les  tirer  à  la  tète,  si  on  veut  les 
avoir.  J'en  ai  tué  un  avec  une  seule  balle  entre  l'œil  et  l'oreille, 
l'autre  a  reçu  la  balle  à  deux  doigts  environ  de  l'oreille.  Lepro- 
j  ectile  est  entré  dans  la  tête,  de  plus  de  4  centimètres,  etcependant 
labète  se  débattait  encore,  et  deux  balles  mises  au  même  endroit 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  327 

que  la  première,  mais  de  l'autre  côté,  ontachevé  le  pachyderme, 
qui  est  tombé  sur  un  banc  de  sable. 

Mais,  laissons  de  côté  la  chasse  qui  est  abondante  ici,  en 
bœufs  sauvages,  éléphants,  hippopotames  ;  la  panthère  n'est 
pas  rare.  Une  panthère  est  venue  voler  un  gigot  de  chèvre  en- 
veloppé dans  une  couverture  de  laine,  qu'un  des  hommes  avait 
mis  sous  son  lit.  Elle  a  été  tuée  avant  mon  arrivée,  avec  un 
fusil  à  piège,  à  la  bouche  duquel  était  attachée  une  poule.  Le 


KS*Ç  J 


-^s^fk^^ 


MARECAGE    AUX    BOUCHES    DE    LALIMA 


lendemain,  dans  la  journée,  une  autre  énorme  panthère  était 
tuée  par  le  même  système  à  la  station  de  Stanley,  station  en 
face  de  nous,  sur  la  rive  opposée. 

Ici,  sur  le  Congo,  la  vie  est  la  plus  agréable  du  monde,  il 
semble  qu'on  soit  sur  le  bord  de  la  mer.  Pour  les  collections  et 
les  études,  c'est  un  vrai  paradis. 

Le  commerce  y  est  des  plus  curieux.  Les  indigènes  viennent 
acheter  de  l'étoffe  avec  des  barrettes  (bout  de  fil  de  laiton  long 
d'environ 60  centimètres,  et  de  un  demi-centimètre  de  diamètre). 


■ 


:ï28  TROIS    EXPLORATIONS 

Lu  prakié  vaut  3,  5  ou  10  barrettes.  Ils  achètent  aussi  avec  ces 
barrettes  de  quoi  manger:  manioc,  poulets,  chèvres,  vin  de 
canne  à  sucre (malafou),  boisson  délicieuse.  S'ils  voulaient  faire 
directement  leurs  achats  avec  des  étoffes,  ils  perdraient  énor- 
mément, voilà  pourquoi  on  tait  d'abord  l'échange  de  l'étoffe 
contre  du  fil  de  laiton. 

Je  n'ai  jamais  vu  d'indigènes  aussi  ivrognes  que  ceux-là.  Ce 
sont  de  vraies  éponges,  ils  se  mettent  à  vingt  ou  trente  autour 
d'un  immense  vase  en  terre  de  la  grandeur  et  de  la  forme  d'un 
baril  d'huile  (j'en  ai  quelquefois  vu  de  la  hauteur  d'un  mètre1 
et  là,  ils  boivent  jusqu'à  ce  que  le  vase  soit  vide  et  eux  pleins 
comme  des  outres. 

Ces  indigènes  sont  riches,  poltrons  et  cependant  pleins  de 
prétentions. 


XIII 


Bords  de  VAlima,  à  3  jours  du  Congo,  7  mars  1884. 


Je  suis  en  route  pour  le  Congo  depuis  quelquesjours.  Je  suis 
descendu  ici  avec  Pierre  de  Brazza  sur  la  chaloupe  à  vapeur 
qui,  pour  la  première  fois,  sillonne  les  eaux  de  l'Alima.  Nous 
nous  sommes  arrêtés  à  un  peu  plus  de  moitié  de  chemin  entre 
Diélé  et  le  Congo  pour  attendre  d'autres  pirogues  et  d'autres 
marchandises.  Il  y  a  déjà  une  quinzaine  de  jours  que  nous 
sommes  campés  dans  une  belle  prairie  sur  les  bords  du  fleuve 
et,  dans  ce  pays,  le  gibier  ne  manque  pas  . 

Nous  avons  déjà  tué  cinq  cerfs  et  une  cinquantaine  de  pha- 
raons; mais  ce  sont  les  seules  occupations  que  nous  ayons  et  le 
temps  nous  paraît  long  et  nous  fait  désirer  le  moment  du  dé- 
part; si  tout  va  bien,  j'espère  que  sous  quatre  ou  cinq  jours, 
nous  lèverons  l'ancre  pour  filer  droit  à  Makoko. 

A.  P. 


XIV 


Gancin,  26   avril   1884. 


Pierre  est  arrivé  et  j'ai  envoyé  un  message  à  Makoko,  pour 
lui  annoncer  l'arrivée  du  Commandant.  Les  préparatifs  termi- 
nés, le  7  avril,  vers  les  '2  heures  de  l'après-midi,  Chavannes, 
Attilio  et  moi,  avec  soixante  hommes  chargés  de  cadeaux,  nous 
sommes  partis  chez  le  grand  Makoko.  Vers  les  5  heuresdu  soir, 
le  dernier  ruisseau  traversé,  nous  arrivâmes  sur  la  hauteur  où 
nous  mangeâmes  et  attendîmes  le  lever  de  la  lune.  A  9  heures 
du  soir,  on  se  remit  en  marche  en  file  indienne  et  à  ~)  heures  du 
matin  nous  arrivâmes  au  village  de  Pontâaba,  après  avoir  par- 
couru sur  la  hauteur  40  kilomètres.  C'est  une  vraie  plaine,  unie 
comme  un  miroir,  sans  un  arbre,  sans  rien  qui  repose  l'œil  ;  des 
herbes,  toujours  des  herbes,  pas  un  filet  d'eau. 

Nous  nous  reposâmes  un  jour  au  village  de  Pontâaba,  et  le 
lendemain  on  partit  en  grande  pompe  au  village  de  Makoko. 

Tous  étaient  donc  en  grand  gala.  Pierre  en  grande  tenue,  en 
chapeau  à  plumes,  ouvre  la  marche. 

Ajoute  à  cette  tenue  une  ombrelle  faite  en  morceaux  de  toutes 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  333 

couleurs,  pour  se  préserver  du  soleil,  attendu  que  les  chapeaux 
à  plumes  ne  sont  pas  faits  pour  les  soleils  africains.  Venait 
ensuite  un  dais,  sous  lequel  était  le  traité,  renfermé  dans  une 
magnifique  cassette  de  cristal  et  de  métal  ciselé.  Les  grands 
espadons,  les  hallebardiers,  le  drapeau  de  soie  marchaient  à 
côté  du  dais.  Après  quoi  le  peuple  (Ghavannes,  Attilio  et  moi) 
qui  rions  comme  des  fous  de  nous  voir  faire  partie  d'une  mas- 
carade. Le  beau  de  l'affaire  fut  le  passage  de  la  rivière  qui 
sépare  les  deux  villages.  Nous  fûmes  forcés  de  la  traverser 
complètement  nus,  parce  que  l'eau  nous  arrivait  au  dessus  de 
la  poitrine.  Quand  nous  fûmes  sur  la  rive  opposée  on  refit  toi- 
lette, et  enfin  nous  voici  arrivés  au  fameux  village,  où  de  nom- 
breuses bandes  de  laine  rouge  flottaient  sur  les  pieux  d'un  grand 
hangar.  C'est  là  que  devait  avoir  lieu  la  grande  réception. 

Gomme  dans  les  grandes  cours,  Makoko  se  fit  attendre  au 
moins  une  heure.  La  réception  eut  lieu  en  avant  de  la  double 
enceinte  qui  entoure  le  palais  royal,  palais  royal  qui  n'est 
autre  chose  qu'une  case  comme  les  autres,  mais  plus  grande. 
Elle  est  faite  en  paille,  et  le  toit  en  est  rond. 

Pierre  était  assis  sur  un  pliant  couvert  d'un  tapis  de  velours 
bleu  brodé,  et  avait  ses  pieds  sur  une  peau  de  léopard;  en  face 
de  lai,  par  terre,  des  peaux  de  lions  et  sur  ces  peaux  un  grand 
coussin  rouge. 

Les  tams  tains  résonnent,  les  cloches  sonnent,  les  trompet- 
tes se  font  entendre,  Makoko  sort  de  l'enceinte,  en  marchant 
sur  la  pointe  des  pieds,  un  grand  bâton  à  la  main  et,  au  cou,  le 
fameux  collier,  qui  est  le  signe  de  sa  puissance;  il  est  recouvert 
d'un  autre  collier. 

Il  avait  le  chef  couvertd'un  béret  rouge  et  bleu,  brodé  à  grands 
points  (façon  indigène)  et  surmonté  de  deux  grandes  plumes 
de  coq.  Ses  bras  étaient  couverts  de  bracelets  de  fer  et  de  cuivre 
(travail  du  pays)  et  son  visage  rayonnait  de  joie.  La  reine 


334  TROIS   EXPLORATIONS 

Ngassa  le  suivait,  portant,  elle  aussi,  le  fameux  collier,  toutes 
les  femmes  de  sa  cour  en  grand  gala  venaient  ensuite. 

Makoko  s'assit,  et  la  foule  se  mit  tout  autour  du  grand  vélum 
qui  le  protégeait  du  soleil  couchant 

Pierre  et  Makoko  se  levèrent  enfin,  Makoko  embrassa  Pierre 
deux  ou  trois  fois  puis  le  regarda,  le  réembrassa,  le  regarda 
encore  et  de  nouveau  l'embrassa.  Chaque  embrassade  était  ac- 
compagnée d'un  mouvement  de  hanches,  ou  plutôt  de  derrière 
le  plus  ridicule  du  monde.  Makoko,  très  excité  et  content,  nous 
sourit  à  tous,  qui  après  les  premières  embrassadesétions  allés 
lui  donner  la  main. 

Toute  la  cour,  y  compris  les  femmes,  vint  ensuite  faire  ce 
qu'on  appelle  le  «  mfumei  »  c'est-à-dire,  tous  se  mirent  à  ge- 
noux devant  nous  en  étendant  les  deux  paumes  de  la  main  dans 
lesquelles  ceux  à  qui  on  vient  faire  le  «  mfumei  »  posent  les 
leurs,  et  choquent  ensemble  leurs  paumes. 

Quand  tous  ces  saluts  furent  finis,  Makoko  se  leva  et  dit  : 
«  megnua  »  «  megnua  »  (c'est  vrai,  c'est  vrai)  puis  il  dit  au  peu- 
ple, en  montrant  Pierre  : 

On  a  ditqu'ilavait  fui  et  qu'il  était  mort,  le  voilà,  regardez-le. 
Celui  qui  a  dit  cela  a  menti.  Le  peuple  répondit,  affirmant  la 
vérité  :  —  On'a  ditqu'il  étaitpauvre,  sans  marchandises,  regardez 
le,  le  voilà  riche  ;  et  il  indiquait  le  superbe  tapis  de  velours 
rouge  brodé  d'or  qui  était  mis  là,  par  hasard,  sur  les  peaux  de 
lions.  —  Celui  qui  a  dit  cela,  a  menti.  Le  peuple  de  nouveau, 
répondant  en  chœur,  affirma  que  c'était  vrai. 

Pierre  parla  alors,  il  leur  dit  qu'il  avait  tenu  sa  promesse  et 
qu'il  lui  apportait  le  traité  soussigné  et  approuvé  par  le  chef 
des  Fans  (Français). 

Makoko  répondit  que  rien  n'était  changé  depuis  la  première 
fois.  Il  raconta  comment  Walke  était  venu  dans  son  village 
pour  lui  apporter  des  cadeaux,  mais  Tembo  (nom  donné  par 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  335 

les  indigènes  à  Walke)  avait  dû  partir  sans  tambour  ni  trom- 
pettes, et  penaud.  Tembo,  voyant  qu'il  avait  fait  unfiasco  com- 
plet, avait  du  coup  tué  Makoko  (dans  les  journaux)  et  mis  Pon- 
tàaba  à  sa  place. 

Le  lendemain  de  la  réception  eut  lieu  le  grand  palabre  auquel 
assistèrent  Pontâaba,  ainsi  que  Galion  et  Gancin  avec  tous 
leurs  hommes. 

La  réception  eut  lieu  dans  l'enceinte  royale.  Tout  le  monde 
était  debout  et  chacun  essayait  d'avoir  un  peu  d'ombre,  mais 
comme  ils  étaient  trop  nombreux,  tous  leshommes  de  Pontâaba 
soutenaient  avec  leur  fusil  (gueule  en  bas)  le  grand  tapis  de 
laine  rouge  formant  toit.  C'était  un  vrai  tableau  duquel  For- 
tuny  eût  fait  une  de  ces  toiles  si  pleines  de  vie,  de  lumière  et  de 
coloris.  Il  était  étonnant  de  voir  ce  peuple  noir  vêtu  de  pagnes 
plusbariolés  les  uns  que  les  autres,  couverts  de  fétiches,  comme 
cornes  d'antilope,  dents  de  lion,  plumes  de  coq,  etc.,  etc. 

Pontâaba,  Galion  et  Gancin  parlaient  à  genoux  à  Makoko 
attestant  et  confirmant  mille  fois,  et  d'une  manière  absolue, 
qu'ils  étaient  ses  vassaux.  Tous  disaient,  et  Pontâaba  le  pre- 
mier, que  Makoko  leur  avait  donné  la  terre  pour  la  gouverner, 
mais  que  la  terre  appartenait  toujours  à  Makoko  et  qu'ils  n'en 
pouvaient  disposer. 


XV 


8  mars  1884. 


Hier,  avant  midi,  Pierre  Brazza  est  parti  avec  la  chaloupe  et 
le  mécanicien  à  une  journée  d'ici  pour  acheter  une  grande 
pirogue,  je  crois  qu'il  s'écoulera  quatre  ou  cinq  jours  avant 
qu'il  soit  de  retour;  je  suis  donc  ici  seul  avec  mon  boy  et  un 
noir;  tu  peux  t'imaginer  combien  je  m'amuse 

Depuis  que  je  suisici  j'ai  lu  du  commencement  jusqu'à  la  fin 
y  compris  les  annonces  de  quatrième  page  les  douze  paquets 
de  journaux  que  j'avais  reçus  dernièrement  ainsi  qu'un  autre 
paquet  de  journaux  que  m'avait  envoyé  Brazza.  Entre  autres 
belles  nouvelles,  il  y  avait  la  mort  de  Pierre  et  celle  de 
son  frère  Jacques.  D'une  part,  toutes  ces  histoires  m'ont  fait 
rire,  mais  d'un  autre  côté,  je  me  suis  dit  qu'il  était  stupide  de 
mettre  dans  les  journaux  de  semblables  nouvelles,  uniquement 
pour  lancer  une  nouveauté  dans  le  monde,  sans  penser  que  les 
explorateurs  d'Afrique  ont  une  mère  et  une  famille. 

A  l'heure  où  je  t'écris,  je  suis  assis  par  terre  sur  une  natte, 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  337 

entouré'parune  vingtaine  d'Apfourou  qui  me  regardent  avec  sur- 
prise tremper  la  plume  dans  un  gobelet  de  carton  qui  me  sert 
d'encrier  et  tracer  ensuite  ces  lignes. 

Ils  comprennent  que  les  blancs  savent  mettre  leurs  paroles 
sur  le  papier. 

Tout  le  long  du  cours  de  l'Alima  on  continue  à  trouver  des 
campements  d'Apfourou  ;  quelques-uns  même  sont  de  vrais  et 
d'anciens  villages. 

J'ai  travaillé  deux  jours  entiers  à  me  faire  un  costume,  un 
splendide  complet  de  cretonne  blanche  à  riches  dessins,  cos- 
tume que  j'ai  en  ce  moment.  Il  consiste  en  une  chemise  à  man- 
ches très  larges  faite  à  la  mode  sénégalaise  et  une  paire  de 
sandales  mauresques,  pantalon  à  la  turque,  un  vrai  costume 
de  pierrot  qui  me  donne  l'air  d'un  échappé  de  mascarade. 

J'ai,  à  Franceville,  des  caisses  pleines  de  vêtements  d'Eu- 
rope mais  depuis  que  je  suis  dans  l'intérieur  je  n'ai  jamais  en- 
dossé que  des  vêtements  de  cambrie  confectionnés  comme  je 
viens  de  te  le  dire.  Je  trouve  cela  plus  commode  et  plus  frais  et 
je  dirai  mieux,  plus  hygiénique  que  les  étoffes  prescrites  qui 
sont  les  étoffes  et  les  grandes  ceintures  de  laine.  Avec  mon  sys- 
tème, je  n'ai  jamais  eu  ni  refroidissement,  ni  diarrhée,  ni  co- 
liques, c'est  pourquoi  je  continue  à  préférer  cela  au  vêtement 
classique  qui  vous  fait  suer  le  corps  et  l'âme. 

A  mon  arrivée  en  Afrique,  dans  les  commencements,  j'aurais 
cru  qu'il  n'était  pas  possible  de  se  bouger  sans  avoir  au  moins 
une  paire  de  revolvers  à  la  ceinture  et  qu'il  n'était  pas  non  plus 
possible  de  se  trouver  au  milieu  d'une  tribu  sauvage  sans  être 
armé  :  il  y  a  maintenant  huit  ou  neuf  mois  que  les  revolvers 
reposent  au  fond  de  ma  caisse  et  que  j'erre  de  village  en  village 
sans  même  me  souvenir  qu'ils  existent. 

L'autre  jour,  allant  à  la  chasse  et  surpris  par  la  nuit,  je  per- 
dis mon  chemin  et  dormis  dans  un  village  que  je  trouvai  sur 


338  TROIS  EXPLORATIONS 

nia  route;  eh  bien,  il  ne  m'est  pas  venu  l'idée  de  charger  mon 
fusil  avant  de  m'endormir.  Il  n'y  a  pas  de  gens  plus  tranquilles 
que  ces  sauvages  quand  on  sait  bien  les  prendre. 

A  peine  arrivé  dans  le  village,  il  était  environ  huit  heures 
du  soir,  je  me  mis  à  plumer  un  des  pharaons  que  j'avais  tirés 
et  l'ayant  enfilé  dans  une  brochette,  je  le  fis  rôtir. 

Durant  l'opération,  les  indigènes  qui,  à  mon  arrivée,  s'étaient 


CELA   ME   DONNE   L  AIR   D  UN    ECHAPPE   DE   MASCARADE 

tous  enfuis  épouvantés,  commencèrent  à  s'approcher  de  moi  et 
lorsque  le  pharaon  fut  cuit,  j'en  donnai  un  quartier  au  chef,  un 
quartier  à  une  femme  qui  portait  un  petit  bébé  dans  ses  bras, 
j'en  gardai  un  quartier  pour  moi,  et  le  reste,  je  le  distribuai  aux 
plus  pauvres.  Gela  suffit  pour  les  rassurer  tous  sur  mon  compte 
et  nous  rendre  amis. 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  339 

Ensuite,  le  chef  m'apporta  des  nattes  et  du  manioc.  J'ai  dormi 
tranquillement  et  le  lendemain  matin  je  me  suis  fait  conduire 
à  notre  campement  par  le  chef  auquel  je  payai  son"  manioc  et  à 
qui  je  fis  présent  d'un  miroir  qui  le  rendit  le  plus  heureux  de 
tous  les  hommes. 

A.  P. 


XVI 


9  mars  1884. 


Il  a  plu  toute  la  nuit  et  cela  continue  plus  ou  moins.  Ce  ma- 
tin, entre  deux  gouttes  et  pour  passer  le  temps,  je  jetai  l'hameçon 
dans  le  fleuve;  les  poissons  qui,  d'ordinaire,  résistent  à  l'amorce, 
probablement  à  cause  de  la  limpidité  de  l'eau,  aujourd'hui  pa- 
raissaient mordre  par  mépris;  mon  hameçon  fut  emporté  cinq  où 
six  fois  jusqu'à  ce  que  ayant  attaché  une  grosse  amorce  à  une 
forte  ficelle  j'amenai  sur  le  bord  un  magnifique  poisson  qui 
pesait  bien  5  à  6  kilos.  C'est  dommage  que,  étant  ici  seul,  je 
n'aie  pu  partager  avec  le  commandant  le  produit  de  ma  pêche  ;  au 
lieu  de  cela,  j'ai  du  me  contenter  de  faire  le  bonheur  de  deux 
noirs  qui  sont  avec  moi. 

(  l'est  incroyable  à  dire,  mais  dans  ce  pays,  coupé  de  fleuves 
et  de  ruisseaux  dans  tous  les  sens,  on  ne  peut  jamais  avoir  un 
peu  de  poisson  frais.  Depuis  que  je  suis  parti  du  Gabon  je  n'en 
ai  mangé  qu'une  dizaine  de  fois,  pas  davantage.  Les  indigènes 
ne  pèchent  que  fort  peu  et  n'aiment  pas  le  poisson,  en  vendent 
rarement  ;  il  est  également  étrange  que  moi,  qui  ne  pouvais  pas 
le  souffrir  en  Europe,  je  le  trouve  maintenant  à  mon  goût.  Je 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  341 

crois  que  cela  dépend  du  besoin  qu'on  éprouve  de  changer 
d'alimentation  quand  on  est  astreint  comme  ici  à  l'éternel  ré- 
gime du  poulet —  quand  il  y  en  a.  En  ce  moment,  mon  boy  est 
en  train  de  m'acheter  deux  poulardes  et  du  manioc.  Les  pou- 
lets se  payent  ici  un  petit  miroir  ;  le  tour  est  un  métal  doré  ou 
argenté  et,  si  je  ne  me  trompe,  coûte  en  Europe  deux  centimes 
et  demi  ;  la  glace  mesure  environ  quatre  centimètres  et  demi  sur 
trois  centimètres  et  demi. 

Le  manioc  se  paie  en  raison  d'une  perle  pour  deux  pains,  les 
perles  les  plus  courantes  sont  les  Congolais  ;  ce  sont  de  petits 
anneaux  en  verre  bleu  d'une  épaisseur  de  deux  millimètres.  Puis 
viennent  ensuite  les  perles  bleues  et  blanches  en  verre  de  six 
millimètres  de  diamètre. 

Le  manioc  peut  s'acheter  sous  trois  formes  différentes  : 

l'En  racine. 

Et  alors  il  sert  spécialement  à  faire  la  farine  après  que  la  tige 
est  grattée  et  torréfiée. 

2°  En  racine  fermentée. 

C'est  la  forme  sous  laquelle  les  Apfourou  font  leurs  expé- 
ditions. Dans  cet  état,  il  peut  se  conserver  trois  ou  quatre  mois. 

3"  En  pain,  et  cuit  et  prêt  à  être  mangé. 

Pour  rendre  comestible  cette  racine,  on  la  prépare  et  on 
la  broie  énergiquement  après  sa  fermentation,  après  en 
avoir  enlevé  les  fibres;  on  en  forme  ensuite  des  bâtons  un 
peu  plus  grands  qu'une  saucisse  et  on  l'enveloppe  de  feuilles. 

Ainsi  préparés  ces  bâtons  se  mettent  dans  une  marmite  avec 
très  peu  d'eau  et  bien  couverts  de  feuilles  de  façon  que  la  cuisson 
est  faite  exclusivement  par  la  vapeur. 


342  TROIS    EXPLORATIONS 

La  forme  et  la  grandeur  du  manioc  varient  suivant  les  pays; 
les  Aduma  en  font  des  boules  du  poids  de  5  ou  6  kilos. 
Voici  la  chaloupe  ,  au  revoir. 

A.  P 


XVII 


13  mars  1884. 

Pierre  est  parti  hier  soir  pour  le  Congo  et  je  reste  de  nouveau 
seul  ici  avec  mes  deux  noirs  et  cette  fois,  si  Dieu  ne  m'aide,  je 
ne  sais  pour  combien  de  temps  j'y  suis. 

P.  S.  Aujourd'hui,  trois  heures  de  l'après-midi,  les  pirogues 
viennent  d'arriver,  et  je  pars  demain. 

A.  P. 


XVIII 


Gancin,  9  mai  1884. 


Pierre,  Ballay  et  Ghavannes  sont  déjàpartisdepuis  quatorze 
jours  pour  Ncuna  donner  la  dernière  main  aux  opérations. 
Pierre  et  Ghavannes  retarderont  un  peu  leur  départ  et  Ballay 
remontera  le  premier;  il  retournera  ensuite  en  Europe  porter, 
en  personne,  les  nouvelles  de  chacun. 

La  vie  que  nous  menons  ici  est  des  plus  monotones  :  On  fait 
des  collections  et  on  est  fort  heureux  les  jours  où  la  chasse  et 
les  promenades  suffisent  à  user  le  temps.  Quand  je  n'ai  pas  à 
préparer  des  petits  oiseaux,  je  dessine  et  je  fais  de  la  photogra- 
phie, j'écris  mon  journal  qui,  comme  tu  peux  le  croire,  est  très 
monotone.  A  l'heure  où  je  t'écris,  je  suis  de  retour  d'une  petite 
excursion  faite  en  forêt;  j'ai  encore  pu  tuer  deux  délicieux 
petits  oiseaux  au  coloris  superbe.  Je  ne  peux  pas  te  dire  à  quelles 
espèces  ils  appartiennent  mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'ils  feraient 
fureur  sur  un  chapeau  de  femme.  Ils  ont  toutes  les  couleurs 
de  l'arc-en-ciel,  du  rouge  à  l'azur,  et  tout  ce  coloris  est  métal- 
lique. 

La  chasse,  clans  ce  pays,  est  des  plus  divertissante.  Je  suis,  à 


344  TROIS   EXPLORATIONS 

l'heure  qu'il  est,  obligé  d'aller  moi-même  à  la  chasse  plus  sou- 
vent que  d'habitude,  mes  hommes  n'étantpasdeschasseurs.J'en 
ai  bien  quelques-un  s,  mais  ceux-ci  sont  occupés  aux  travaux 
essentiels  de  la  station,  laquelle,  du  reste,  sera  bientôt  ter- 
minée et  alors  Casimir  retournera  à  lâchasse. 

Hier,  nous  sommes  allés    faire  une  visite  à  la  station  d'en 


TOUTES    LES    FEMMES     DU    VILLAGE    VEULENT    VOIB     LE     FRÈRE      DU     «    GRAND     COMMANDANT 


face,  voisine  de  Gabila  ;  elle  a  comme  chef  un  nommé  West- 
mark,  un  Suédois  avec  lequel  je  suis  en  excellents  rapports, 
comme  aus si  avec  un  M.  Paghel  s,  également  Suédois,  qui  esta  la 
station  Nena(Kuango).  Ces  deux  stations  sont  distantes  de  Gan- 
cin  d'environ  deux  heures  de  pirogue,  ce  qui  fait  que  nous  nous 
voyons  souvent  et  que  nos  petits  dîners  sont  cordiaux  et  sans 
politique,  ce  qui  est  à  désirer. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  345 

Je  crois,  en  outre,  que  les  bonnes  relations  se  maintiennent 
parce  que  nous  possédons  une excellentissime  cantine,  parfaite- 
mentfournie  de  vin,  de  rhum  et  de  cognac,  etc.,  tandis  qu'ils  n'ont 
jamais  eu  un  verre  d'alcool  ni  une  bouteille  de  vin,  pas  même 
en  cas  de  maladie.  Pour  aujourd'hui,  je  clos  mon  bavardage  en 
te  disant  que,  depuis  quinze  jours,  je  suis  un  homme  très  heu- 
reux parce  que  deux  chèvres  m'ont  donné  chaque  matin  une 
grande  tasse  de  lait. 

J.  B. 


XIX 


Ganein,  18  mai   1884. 


Ballay,  arrivé  de  Nfa,  apporte  d'excellentes  nouvelles  de  Pierre 
et  de  Gliavannes.  La  station  de  Nfa  (Brazzaville)  est  déjà  com- 
posée de  seize  cases  qui  ont  été  achetées  ;  les  relations  avec  les 
indigènes  sont  excellentes,  les  rapports  avec  les  Belges  de  la 
rive  opposée  sont  très  bons,  amicaux,  mais  un  peu  contenus. 
En  peu  de  mots,  tout  va  très  bien. 

Ballay  est  reparti  de  Brazzaville  avec  le  père  Paris,  que  j'ai 
dû  accompagner  chez  Makoko  qu'il  désirait  voir. 

Parti  d'ici  le  13,  je  suis  revenu  ce  matin  à  8  heures  après 
être  resté  chez  Makoko  deux  jours.  Rien  de  nouveau  chez 
Makoko,  il  est  toujours  le  même,  j'ai  fait  sa  photographie  que 
je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  développer,  de  sorte  qu'elle  ne  part  pas 
avec  ce  courrier.  Makoko  nous  a  reçus  d'une  façon  parfaite,  il 
était  assis  sur  une  peau  de  lion  dans  sa  grande  case  enfumée, 
appuyé  sur  un  énorme  coussin  et  entouré  de  toutes  ses  femmes; 
une  entre  autres  était  très  belle,  un  vrai  type  européen,  lignes 
minces,  nez  non  déprimé,  figure  svelte,œil  intelligent  et  magni- 
fique stature. 

Je  n'ai  rien  de  nouveau  à  te  dire...  Si,  cependant,  une  chose  qui 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  347 

mérite  d'être  remarquée,  le  système  commercial  employé  dans 
les  stations  d'autres  rives  du  Congo. 

Pour  moi,  le  commerce  du  Congo  sur  place  est  totalement 
absurde,  je  le  répéterai  mille  fois;  voici  quelquesexemples  pour 
se  convaincre  : 

La  pièce  de  mouchoirs  formée  de  douze  mouchoirs  ou  quatre 
coudées  d'étoffe, est  payée  vingt-cinq  barrettes  (fil  de  laiton  long  de 
65  et  épais  de  2  millimètres).  La  barrette  coûte  en  Europe  de 
dix  à  quinze  centimes,  ce  qui  fait  revenir  la  pièce  de  mouchoirs 
à  un  prix  bien  moindre  que  celui  qu'il  coûte  en  Europe  en 
fabrique  (1  fr.  50)  ;  les  étoffes  qui  se  vendent  le  mieux  sont  ven- 
dues pour  des  barrettes  au  prix  de  fabrique  d'Europe,  ce  qui  veut 
dire  qu'on  ne  compte  pas  aux  noirs  le  prix  d'emballage  et  de 
transport  d'Europe  jusqu'au  centre  de  l'Afrique.  Figure-toi 
qu'au  Gabon,  la  moindre  pièce  de  mouchoirs  est  vendue  vingt 
francs  les  quatre  coudées,  cela  peut  te  donner  une  idée  de  leur 
commerce  ici,  ce  que  je  te  dis  pour  un  article,  je  puis  te  le  répé- 
ter pour  tous  les  autres.  Pour  conclure,  on  vend  l'ivoire  meil- 
leur marché  au  Gabon  et  sur  la  cùte  qu'on  ne  le  vend  dans  l'in- 
térieur de  l'Afrique. 

Aujourd'hui  même,  Attilio  et  moi  nous  avons  arrangé  la 
nouvelle  petite  case  que  nous  avons  fait  faire  et  qui  est  un 
vrai  bijou.... 

Chavannes  à  déjà  pensé  à  expédier  à  de  Rhins  les  photo- 
graphies de  Makoko  pour  les  faire  publier  en  Europe;  bien 
qu'elles  n'aient  pas  été  très  réussies,  elles  pourront  cependant 
servir  à  quelque  chose.  Inclus  deux  photographies  de  Makoko, 
une  de  la  reine  Ngassa  et  une  de  la  cérémonie  qui  eut  lieu 
lorsque  Pierre  remit  en  grande  pompe  le  traité  à  Makoko. 

La  dernière  fois  que  je  suis  allé  chez  lui,  j'ai  fait  encore  du 
grand  roi  trois  photographies  desquelles,  je  l'espère,  une  au 
moins  sera  bien  réussie. 


348  TROIS   EXPLORATIONS 

Je  t'envoie  quelques  autres  photographies  qui  te  feront  plaisir 
et  qui  te  montreront  que  nous  allons  tous  bien.  Il  y  en  a  une 
de  Pierre,  la  mienne  (un  vrai  Jean  Labre)  et  celle  d'Attilio 
laquelle  fera  un  immense  plaisir  à  sa  famille,  et  j'espère  pou- 
voir faire  une  magnifique  collection  de  poissons  du  Congo.  Les 
poissons  sonttous  pareils  plus  ou  moins  etparmi  eux,  j'en  ai  trou- 
vé un  de  la  famille  des'ganoïdes  dont  les  représentants  se  trou- 
vent seulement  à  l'état  fossile.  Ce  poisson,  d'après  ce  que  disent 
les  indigènes,  va  à  terre  et  grimpe  sur  les  arbres,  ce  qui  fait 
qu'il  a  les  nageoires  antérieures  très  développées  et  quasiment 
articulées. 

J.  B. 


XX 


19  mai  1884. 


Ballay  ne  part  plus  aujourd'hui,  le  nouveau  courrier  venant 
d'arriver  enfin. 

Une  petite  pirogue  montée    par  un  homme  seul  nous  l'a 
apporté    de    Diélé.    Tu   vois    que 
nous  n'avons  peur  ni  du  Congo, 
ni  de  l'Alima.  Le  seul  accident 
qui   est    arrivé 
à  la  petite  pi-'1 


rogue  est  qu'un  hippopotame  l'a  fait  chavirée.  Le  Pahouin  qui  la 
montait  a  tout  perdu;  heureusement  il  a  pu  sauver  le  courrier 
qui,  bien  qu'ayant  pris  un  bain  forcé,  n'est  pas  arrivé  trop  en 
mauvais  état. 

J.  B. 


XXI 


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Ganein,  26  mai  1884. 


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-         La  petite  pirogue 
^s^^^-t^Sé^     est  arrivée    ce  ma 


tin  portant  le  cour- 
rier. Elle  fait  mes 
délices,  tous  les  ma- 
tins je  vais  chasser 
dans  les  petits  bras 
du  Congo,  dans  cette 
embarcation.  .Mais 
ii  faut  bien  faire 
attention  de  ne  pas 
chavirer,  vu  l'abon- 
dance des  croco- 
diles. 

J.  B. 


CASE      DES    GALOIS     PRES    DE    FRANCEVILLE 


XXII 


27  mai   1884. 


Un  accès  de  fièvre  m'a  forcé  d'interrompre  ma  lettre.  La 
fièvre,  mon  cher  ami,  est  le  désagrément  de  ces  riches  pays, 
et  je  ne  comprends  pas  comment  elle  nous  vient,  à  nous  sans 
cesse  occupés  à  travailler.  Je  me  suis  dit  bien  des  fois  :  il  y  a 
tant  de  désœuvrés  en  Europe,  pour  qui  la  fièvre  serait  une  oc- 
cupation, tandis  que  c'est  nous  fort  occupés  dans  cette  belle 
Afrique,  qui  en  jouissons. 

J'ai  trouvé  chez  Makoko,le  bijoutier  du  roi,  auquel  j'ai  com- 
mandé collier  et  bracelets  de  mains  et  de  pieds.  Figure-toi  un 
«  Marchesini  »  de  la  Maison  Royale.  Ce  qu'il  fait  est  véritable- 
ment original  et  fort  bien  exécuté.  Il  est  surprenant  de  le  voir 
travailler  avec  des  instruments  aussi  primitifs,  Ses  bijoux  sont 
en  cuivre,  il  les  combine  aussi  avec  du  fer.  C'est  chez  lui,  que 
j'ai  vu  pour  la  première  fois  des  fétiches  en  cuivre  sculpté  ser- 
vant d'ornements  à  un  collier  comme  seul  il  sait  en  faire.  Il 
a  aussi  fait  un  bracelet,  qui,  j'en  suis  sûr,  à  peinearrivé  en  Eu- 
rope, sera  fait  en  or  et  en  argent  comme  porte-bonheur.  Les 
colliers  de  Makoko  et  des  vassaux  qui  gouvernent  ses  terres 


35£  TROIS     EXPLORATIONS 

sont  un  fort  gracieux  type  de  travail  africain.  A  première  vue 
on  dirait  un  travail  de  médiocre  valeur.  C'est  un  collier  plat, 
dentelé  et  à  motifs  sculptés.  —  Ces  motifs  sont  seulement  ceux 
qu'onpuisse  exécuter  avec  des  lignes  droites.  C'est  sur  la  demande 
expresse  de  Pierre  et  avec  la  permission  de  Makoko,  que  le  bi- 
joutier me  fera  ce  collier. 

Ce  pauvre  homme  me  dit  alors,  en  me  montrant  le  travail 
commencé,  qu'il  avait  besoin  d'une  chèvre  et  d'un  chien  pour 
manger,  sans  quoi,  il  ne  pourrait  travailler;  je  lui  promis  alors 
de  les  lui  donner  lorsqu'il  viendrait  à  la  station  de  Gancin. 

L'artisan,  pour  faire  pareil  travail,  fond  les  barrettes.  Lors 
qu'il  a  obtenu  une  barre  de  cuivre  de  la  grandeur  voulue,  il 
commence  à  la  marteler  et  à  la  mettre  au  feu  légèrement.  Après 
avoir  donné  une  dizaine  de  coups  de  marteau,  il  la  remet  au  feu, 
et  ainsi  de  suite.  Il  arrive  alors  à  lui  donner  au  marteau  la  forme 
voulue. 

Le  soufflet  dont  il  se  sert  est  formé  de  quatre  vaisseaux,  qui 
ressemblent  à  des  tambours  de  basque,  entourés  d'une  peau  qui 
forme  sac.  Deux  hommes  tiennent  les  bâtons  qui  sont  placés 
dans  le  milieu  du  sac  et  produisent  ainsi  un  courant  d'air 
continu. 

Une  nouvelle  qui  fera  sensation  est  que  Lastours  a  conduit 
sur  le  Congo  cinq  pirogues  armées  par  des  Adouma.  Tu  vois 
que  les  indigènes  de  l'Ogôoué  nous  serviront  ici  aussi  bien  que 
sur  le  Congo.  Il  y  a  ici  cinquante-quatre  Adouma,gais  et  contents, 
qui  font  de  vraies  débauches  de  viandes  d'hippopotame  fumé, 
de  manioc  et  d'arachides. 

A  peine Ballayétait-ilparti  d'ici pourl'Europe  sur  la  chaloupe, 
peut-être  y  avait-il  une  heure  qu'elle  avait  disparu,  lorsque  jela 
vis  reveniravec  d'autres  pirogues,  accompagnée  de  celle  de  Las- 
tours  avec  ses  Adouma.  Tu  ne  saurais  croire  quel  effetm'ont  pro- 
duit ces  chants  Adouma,  sur  l'immensité  du  Congo.   Mais  je 


BRAZZA 


23 


DANS    L'OUEST  AFRICAIN  35ô 

confesse  que  les  Adouma  ne  font  pas  belle  figure,  à  côté  des 
Apfourou  il  ont  tous  l'air  de  nains. 

Lastours  et  Ballay  descendent  L'Alima  vers  Brazzaville  ;  ils 
sont  accompagnés  par  une  pirogue  Adouma. 

29  mai.  —  La  journée  d'hier  a  été  employée,  à  préparer  les 
peaux  des  oiseaux  et  à  soigner  Attilio  malade  d'un  fort  accès  de 
fièvre;  aujourd'hui  il  va  bien. 

Cette  nuit,  j'ai  entendu  rugir  deux  lions  sur  la  colline  près  de 
la  station.  Ces  chers  animaux,  qui  passent  la  nuit  à  chanter 
leur  chanson  sonore,  ne  sont  pas  trop  éloignés  de  nous. 

Quand  j'ai  passé  la  nuit  dans  les  deux  stations,  je  les  ai  en- 
tendus rugir,  et  à  ce  moment  ils  étaient  fort  près  des  habi- 
tations. 

J.  B. 


XXIII 


Brazzaville,  8  août  1884. 


Je  t'écris  de  Brazzaville  où,  comme  tu  le  sais,  je  suis  arrivé 
avant-hier,  quittant  Gancin  pour  venir  faire  visite  à  Chavannes 
et  changer  un  peu  d'air. 

J'ai  eu  un  peu  de  fièvre,  qui  m'a  fort  affaibli  et,  ce  qui  m'ennuie 
le  plus,  m'a  totalement  enlevé  l'appétit.  Malgré  cela,  comme  les 
accès  viennent  assez  loin  les  uns  des  autres,  j'ai  pu  me  remettre 
à  aller  k  la  chasse  comme  d'habitude.  La  fièvre  s'est  ensuite 
changée  en  fièvre  tierce  qui  a  duré  assez  longtemps.  La  qui- 
nine ne  me  faisait  déjà  presque  plus  d'effet,  et  j'avais  essayé 
la  cure  par  l'arsenic  qui  avait  fait  tant  de  bien  à  Attilio,  et 
la  fièvre  tierce  persistait  cependant. 

Ce  que  voyant,  j'ai  pris  la  décision  d'aller  sur  la  colline  de 
Makoko  où  l'air  est  plus  vif  et  plus  sain,  la  position  étant 
bien  plus  élevée.  J'ai  campé  pendant  quelques  jours  sous  un 
arbre,  et  ce  changement  m'a  totalement  réussi.  La  fièvre  tierce 
s'est  interrompue,  depuis  je  n'ai  plus  eu  le  moindre  soupçon  de 
fièvre.  —  J'ai  même,  ce  qui  vaut  mieux,  recommencé  à  manger 
et  de  grand  appétit,  ce  qui  m'a  rendu  mes  forces  habituelles  et 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  857 

mes  couleurs  ordinaires.  Je  continue  cependant  ma  cure  par 
l'arsenic. 

Attilio  se  porte  également  bien.  Dolisie  est  arrivé  ici  le  jour 
même  que  Pierre  quittait  la  station  de  Gancin.  —  Parti  avec 
vingt-cinq  hommes,  il  a  dû  laisser  ses  marchandises  à  l'endroit 
où  il  a  fondé  une  station  (il  laissait  deux  blancs  pour  les  garder) 
et  il  est  arrivé  ici  avec  vingt-sept  hommes  et  deux  blancs,  en 
fort  bonne  santé  et,  résultat  précieux,  sans  avoir  tiré  un  coup 
de  fusil. 

Dolisie  est  un  garçon  sympathique,  très  instruit,  gai  et  de 
fort  bonne  compagnie. 

Pendant  mon  voyage  de  Gancin  à  Brazzaville,  je  reçus  l'hos- 
pitalité de  M.  Westmark  à  Msuatà  et  du  capitaine  Kontens 
à  bord  de  la  chaloupe  «  En  avant  ». 

Le  5  août  nous  entrions  à  Sta-nley-Pool  vers  les  huit  heures 
du  soir. 

La  lune  dans  son  plein,  déjà  haute,  rouge  dans  les  nuages, 
éclairait  ce  beau  paysage.  Le  Congo  se  présentait  comme  un 
immense  lac  etdelà,  au  travers  des  grandes  îles,  s'avançait  à  erte 
de  vue,  confondant  ses  eaux  grises  avec  le  ciel  de  même  couleur. 
Le ventagitait  fortement  les  eaux,  qui  avaient  l'airdeformer  une 
barre .  La  lune  mirait  sa  face  d'argent  dans  les  ondes  et  le  ba- 
teau allait,  lentement  et  doucement  bercé.  A  moi,  il  me  semblait 
que  ce  fût  une  partie  de  plaisir  faite  en  Europe  sur  quelque 
beau  lac. 

Stanley-Pool  ressemble  absolument  à  la  partie  large  du 
Congo  supérieur,  et  les  îles  s'y  répètent  comme  de  nombreux 
bancs  de  sable. 

De  temps  en  temps,  une  grosse  bande  d'hippopotames,  qui 
paissaient  sur  le  rivage,  se  jettent  à  l'eau  avec  grand  fracas  sans 
faire  attention  au  bateau. 

A  neuf  heures  du  soir  nous  sommes  arrivés  à  la  station  de  son 


858  TROIS  EXPLORATIONS 

illustre  Altesse,  àKimpoko,  station  d'abord  abandonnée  et  re- 
prise maintenant.  Les  cases  n'étaient  pas  encore  construites, 
aussi  aUje  passé  la  nuit  sous  une  tente. 

Vers  les  neuf  heures  du  matin  nous  partîmes  pourBrazzavillo 
où  nous  arrivâmes  vers  une  heure  de  l'après-midi;  là,  le  capi- 
taine Kontens  me  quitta,  et  alla  à  la  station  faire  visite  à  Cha- 
vannes,  qu'il  croyait  seul  et  qu'il  trouva  avec  Dolisie. 

Le  capitaine  se  montra  fort  aimable,  il  me  fit  cadeau  d'un 


MAKOKO  REVETU  DE  SON  COLLIER 


couteau  du  haut  Congo,  à  mon  grand  plaisir,  et  me  donna  de 
plus  deux  cahiers  de  papier  à  cigarettes. 

Attilio  et  moi,  nous  attendons  un  convoi  qui  descend  pour 
pouvoir  remonter  avec  nos  collections  faites  sur  le  Congo.  Nous 
en  avons  rempli  une  énorme  caisse,  longue  de  0m,65  surOm,85, 
caisse  qui  me  servira  beaucoup  pour  remonter  jusqu'au  Diélé, 
De  la  sorte  nos  collections  seront  garanties  de  la  pluie  qui  com- 
mencera vers  le  15  du  mois  prochain.  La  position  de  Brazzaville 
est  très  belle,  et  bientôt  avec  de  la  patience,  il  y  aura  une  belle 
base;  déjà  les  palissades  sont  faites. 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  359 

A  propos  de  palissades,  hier,  un  éléphant  blessé  est  venu  au 
clair  de  lune,  près  d'une  allée  faite  de  palissades  mises  là  pour 
le  séchage,  et  couvertes  de  nattes,  un  vrai  sentier,  il  l'a  parcouru 
d'un  bout  à  l'autre. 

Ici  la  chasse  est  abondante,  et  la  cuisine  variée,  ce  qui  ne  me 
déplaît  pas,  car  le  poulet  commence  à  nous  dégoûter. 

Les  matériaux  pour  faire  une  grande  belle  case  sont  prêts,  et 
nous  attendons  Michaud  l'ingénieur,  qui  la  construira.  A  l'heure 
présente  nous  avons  fait  une  case  provisoire  pour  y  pouvoir  at- 
tendre la  saison  des  pluies. 

Demain,  j'irai  à  la  mission  de  Saint-Joseph  de  Linolo  porter 
mon  courrier  aux  missionnaires. 

J.    B. 


XXIV 


Saint-Joseph  de  Linolo,  13  août  1884. 


Voici  deux  jours  que  je  suis  à  la  mission  où  j'ai  reçu  des 
missionnaires  la  plus  charmante  et  la  plus  cordiale  hospitalité. 
Mon  impression  a  été  vive  de  voir  tous  les  travaux  qu'ils  ont 
pu  exécuter  jusqu'à  présent.  Ils  ont  déjà  réuni  dans  leur  mis- 
sion ce  qui  leur  était  essentiellement  nécessaire,  ils  ont  déboisé 
d'énormes  quantités  de  terrains  et  lorsqu'on  connaît  les  forêts 
vierges  d'Afrique,  —  celles  de  ce  pays-ci  — on  est  comme 
moi  surpris  de  voir  le  terrain  défriché,  les  troncs  et  les  ra- 
cines enlevés,  le  tout  se  présentant  comme  une  ferme  modèle 
en  Europe.  Tu  verrais  des  champs  hien  tracés,  droits,  parallèles, 
un  potager  hien  approvisionné  où  abondent  la  salade,  les  to- 
mates, les  navets,  les  carottes  les  céleris,  les  choux,  les  oignons, 
en  somme  un  vrai  potager  européen  tout  à  fait  hien  réussi. 

Tu  ne  pourrais  t'imaginer  avec  quel  plaisir  j'ai  mangé  de  tous 
ces  légumes  après  plus  d'un  an  et  demi  d'abstinence. 

Les  missionnaires  ont  déplus,  un  beau  troupeau  décochons, 
des  chèvres  en  abondance,  deux  moutons  et  un  agneau,  des  ca- 
nards et  des  poulets  en  grande  quantité. 


DANS  L'OUEST  AFRICAIN  3G3 

Ils  ont  également  une  quantité  d'arbres  à  fruits  qui  sont  pe- 
tits et  fort  intelligemment  cultivés. 

Ils  sont  en  train  de  construire  une  magnifique  case  en  bri- 
ques séchées  au  soleil  et  placées  sur  des  pilotis.  Cette  habitation 
sera  achevée  avant  un  mois;  il  y  a  neuf  cases  en  paillis  et  des 
cabanes  pour  les  animaux,  tout  cela  fait  avec  très  peu  de  inonde; 
le  grand  mérite  à  été  de  pouvoir  se  servir  de  travailleurs  indi- 
gènes, lesquels  le  font  tous  les  jours  pour  un  prix  modéré. 

Pour  qui  connaît  cette  race,  indolente  et  poltronne  jusqu'à  la 
moelle  des  os,  il  y  a  lieu  d'être  surpris  d'un  tel  résultat  dû  au 
seul  savoir-faire  des  missionnaires. 

La  position  de  la  mission  est  saine,  belle  et  pittoresque,  dis- 
tante de  Brazzaville  de  cinq  bonnes  heures  de  marche. 

En  une  heure  on  arrive  au  Gougo,  à  l'endroit  où  sont  les 
rapides,  que  les  Aduma  et  les  Okanda  passent  facilement  avec 
leurs  pirogues. 

Tout  autour  de  la  mission,  il  y  a  des  villages;  non  loin  de  là 
existe  un  grand  marché  et  la  mission  est  sur  la  route  des  cara- 
vanes qui  viennent  faire  leur  commerce  d'avoine  à  Nfa. 

Les  travailleurs  indigènes  travaillent  environ  huit  jours  et 
retournent  ensuite  dans  leur  village;  ils  sont  obligés  d'y  faire 
des  nattes  pour  le  chef;  après  quoi  ils  sont  libre  de  revenir. 

Les  indigènes  d'ici  appartiennent  à  la  tribu  de  Balali,  mais 
mêlée  desangBatéké.  Ils  ontbien  quelques  petits  défauts  comme, 
par  exemple,  d'être  anthropophages.  Quand  les  missionnaires 
furent  arrivés  ici  pour  la  première  fois,  et  lorsque  les  indigènes 
surent  que  deux  hommes  de  leur  caravane  étaient  morts  et  déjà 
ensevelis,  ils  ont  fait  mille  gestes  et  se  sont  écriés  eu  clapant  de 
la  langue  comme  si  l'eau  leur  en  fût  venue  à  la  bouche:  «  Oh  com- 
bien de  bonne  viande  perdue  !  pourquoi  ne  nous  avez-vous 
pas  apporté  les  cadavres;  nous  vous  aurions  donné  eu  échange 
des  moutons,  des  bananes  et  des  poulets.  » 


S64  TROIS    EXPLORATIONS 

Le  paysage  s'appelle  ici  l'Ondunido;  aux  alentours  de  France- 
ville  il  y  a  de  belles  vallées  et  de  belles  collines  coupées,  ça  et 
là,  par  de  beaux  herbages.  Le  terrain,  sur  les  hauteurs,  est  sa- 
blonneux et  rappelle  un  peu  les  sables  du  pays  des  Batékés  sur 
la  haute  Àlima. 

Attilio  n'est  pas  encore  arrivé  ici  ;  mais  à  l'aide  de  la  pirogue  en- 
voyée par  lui,  qui  est  arrivée  avant-hier,  il  m'a  envoyé  une  lettre 
datée  du  24  août.  Il  me  dit  que  la  santé  est  fort  bonne  et  que 
depuis  mon  départ  il  n'a  pas  eu  le  moindre  petit  accès  de 
fièvre.  Il  me  conte  que  Casimir,  allant  à  la  chasse,  a  trouvé  trois 
lions  qui  venaient  d'abattre  un  bœuf;  Casimir  a  blessé  le  plus 
grand,  qui  est  parti  en  faisant  un  bond  ;  il  a  usé  les  cartouches 
qu'il  avait  en  poche  sans  toucher  les  deux  autres  qui  ont  dis- 
paru comme  s'il  n'y  en  avait  jamais  eu. 

Il  a  couru  alors  chercher  Attilio  et  Perron  qui  étaient  alors 
chefs  de  la  station  de  Gancin;  ceux-ci  sont  venus  sur  les  lieux 
mais  les  lions  avaient  jugé  prudent  de  déguerpir,  laissant  un 
bœuf  tout  frais,  dont  ils  n'avaient  mangé  que  la  langue. 

Je  n'ai  pas  le  temps  d'écrire  à  la  famille  d' Attilio,  je  te  prie 
de  lui  communiquer  ces  lignes  en  ajoutant  mille  choses  de  ma 
part.  Prière  de  dire  que,  d'ici  à  deux  ou  trois  jours,  j'irai  à  Gan- 
cin, en  pirogue,  chercher  Attilio  pour  l'amener  ici;  de  là,  nous 
partirons  ensemble  quand  les  pirogues  du  Diélé  arriveront; 
cela,  je  crois,  dans  une  vingtaine  de  jours. 

Le  25  août  dernier,  nous  avons  eu  la  première  des  grandes 
pluies  qui  ouvrent  la  saison.  La  tempête  est  arrivée  de  E.-N.-E. 
L'averse  a  duré  toute  la  nuit.  Demain  matin  nous  nous  mettons 
en  route  avec  Dolisie,  un  charmant  garçon,  très  instruit  et  de 
compagnie  fort  agréable  ;  il  sort  de  l'Ecole  polytechnique.  Cette 
lettre  partira  avec  le  courrier  qui  part  de  Léopoldville  le  18  de 
chaque  mois. 

Aujourd'hui,  entendant  tout  près  d'ici  des  coups  de  fusil,  et 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  365 

des  cloches  indigènes  et  du  tam-tam  dans  la  direction  du 
cimetière  noir,  je  suis  allé  voir  si,  par  hasard,  ce  serait  un 
enterrement  et  c'est  avec  un  grand  plaisir  que  je  vis  un  grand 
catafalque  que  douze  ou  vingt  hommes  portaient  sur  leurs 
épaules.  Le  catafalque  était  comme  une  tour  formée  d'étoffes 
de  laine  rouge  et  de  pièces  de  mouchoirs  rouges,  bleus,  blancs  de 
dessins  différents,  les  uns  en  soie,  les  autres  en  coton  que 
le  vent  faisait  voltiger;  au-dessus  de  cette  tour,  il  y  avait  mille 
plumes,  des  feuilles  d'une  espèce  de  mimosa  et  tout  autour 
des  peaux  de  chat-tigre  et  des  rubans. 

Le  catafalque  était  placé  sur  trois  longues  perches  dont 
chaque  extrémité  était  tenue  par  trois  ou  quatre  hommes. 

Il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  d'un  pareil  spectacle. 
Figure-toi  une  tour  haute  de  deux  mètres  carrés  par  la  base,  et 
bigarrée;  figure-toi,  en  outre,  que  tous  les  hommes  qui  sont  à 
l'extrémité  de  chaque  perche,  tournent  comme  si  le  catafalque 
était  fixé  sur  un  pivot  et  tout  en  tournant  soutiennent  toujours 
la  tour  qui  penche  et  qui  tourne.  Les  hommes  qui  la  portent  et 
qui  la  font  tourner  suent  et  |crient  à  pleins  poumons.  A  la  fin  ils 
font  le  mort  et  tombent  épuisés,  ils  se  relèvent  ensuite,  empoi- 
gnent la  perche  et  se  remettent  à  tourner  en  sautant  et  trébu- 
chant dans  les  buissons  et  dans  les  troncs  d'arbres. 

Ajoute  à  cette  confusion  que  toute  la  multitude  regarde,  crie, 
bat  le  tara  tam,  tire  des  coups  de  fusil,  etc.,  etc. 

Enfin,  le  catafalque  cesse  son  tournoiement  vertigineux  et 
s'approche  de  la  fosse . 

Elle  était  creusée  d'avance,  de  forme  cylindrique  de  un  mètre 
de  diamètre  et  profonde  deux  de  mètres.  Le  catafalque  posé  par 
terre,  on  détache  toutes  les  pièces  d'étoffe  qui  lui  donnaient  sa 
forme  (il  y  en  avait  une  vingtaine)  et  chacun  reprend  celle  qu'il 
a  prêté  pour  la  cérémonie.  Sous  le  catafalque  se  trouve  un  cylin- 
dre d'un  mètre  de  diamètre  et  haut  d'un  mètre  et  demi  recouvert 


3G6  TROIS  EXPLORATIONS 

de  laine  ronge  ;  d'un  côté  du  cylindre  jusqu'à  la  partie  supérieure 
ilyaunecorde  quipartdu  point  où  se  trouve  labouchedumort;  le 
cylindre  est  alors  pris  par  les  hommes  et  mis  à  côté  de  la  fosse  ; 
on  tire  alors  un  coup  de  fusil  on  laisse  glisser  le  cylindre  dans  le 
trou  et  de  nouveau  on  tire  des  coups  de  fusil.  Sur  ce  cylindre  on 
a  mis  nue  clochette  en  bois,  puis  une  boite  de  fétiches,  les 
femmes  tirent  ensuite  la  ficelle  au-dessus  de  la  fosse  conique  ; 
au-dessus  de  la  petite  ficelle  on  pratique  un  trou  dans  le 
cylindre,  et  c'est  par  là  qu'on  fait  boire  au  mort  du  vin  de  palme  ; 
puis  tous  se  retirent. 

Avec  tout  cela  imagine-toi  que  le  mort  que  j'avais  vu  ensevelir 
aujourd'hui,  avait  expiré  depuis  déjà  un  mois  et  qu'on  l'avait 
gardé  en  cet  état  dans  sa  case.  Une  seule  chose  m'étonne  c'est 
qu'il  n'y  ait  ici  aucune  trace  de  puanteur. 


J.  B. 


XXV 


Brazzaville,  '30  août  1884. 


Aujourd'hui,  journée  de  fatigue;  cependant  la  chaleur  n'est 
pas  aussi  forte  que  celle  qu'on  ressent  souvent  à  Rome  :  Le 
ciel  est  resté  serein  depuis  le  lever  du  soleil  et  «  Maestro  bajoc- 
cone  »  resplendit  sous  un  ciel  d'un  blanc  de  plomb.  Ne  crois 
pas  que  ce  soient  les  belles  teintes  de  la  chère  Italie  et  ses  beaux 
couchers  du  soleil  pleins  d'ombre,  de  lumière  et  de  reflets  ;  ici 
le  ciel  n'est  jamais  bleu,  l'eau  n'a  jamais  le  reflet  de  la  nôtre. 

En  face,  le  grand  lac,  le  Stanley  Pool  qui  se  perd  dans  l'espace 
et  se  confond  avec  le  ciel.  Quelque  île,  voilée  comme  une  timide 
vierge,  s'allonge  et  trace  sur  les  eaux  un  long  reflet. 

Tout  autour  de  moi,  des  curieux  et  des  curieuses  m'examinent 
comme  d'habitude,  admirant  mon  appareil  photographique;  c'est 
une  chose  qui  les  divertit  fort.  En  ce  moment  il  y  a  trois  jeunes 
garçons  qui  sont  émerveillés  et  qui  tirent  la  langue  chaque  fois 
que  quelque  chose  les  étonne,  il  y  en  a  un  qui  a  un  tatouage 
récent  sur  l'épaule,  lequel  tatouage  n'est  pas  encore  complète- 
ment cicatrisé. 

J.  B. 


XXVI 


22  septembre  1884. 


Le  passage  des  magnifiques  foliotocol recommence,  onentend 
de  Loin  leurs  chants  cararactéristiques.  Si  tu  voyais  la  beauté  de 
ces  petites  créatures  ailées  ce  sont  de  vrais  émeraudes  vivantes; 
on  entend  aussi  les  merles  à  plumage  métallique,  mais  leur 
chant  est  bien  loin  de  la  beauté  de  leur  plumage  velouté  et 
argenté,  on  croirait  entendre  une  clef  qui  grince  pour  ouvrir  une 
serrure  rouillée. 

Tu  ne  pourrais  te  faire  une  idée  de  la  quantité  d'hippopo- 
tames qui  se  baignent  dans  Stanley  Pool,  c'est  quelque  chose 
d'énorme  !  Quand  il  arrive  quelqu'un  on  prend  la  pirogue 
et  on  s'en  va  à  la  basse-cour  des  hippopotames  comme  si 
l'on  allait  tuer  un  poulet.  Les  missionnaires  de  Linzolo, 
quand  ils  ont  besoin  de  viande,  envoient  un  billet  pour  prévenir 
que  le  lendemain  ils  enverront  des  hommes  en  chercher,  et  tou- 
jours, le  lendemain,  la  viande  est  prête. 

Et  c'est  par  ce  seulmoyenque  les  missionnaires  arrivent  à 
faire  travailler  les  Ballali.  La  viande,  voilà  leur  gloutonnerie. 

Les  Batékés  de  Stanley  Pool  sont  les  indigènes  les  plus  pa- 
resseux ({ne  j'aie  jamais  vus  :  c'est  pour  ainsi  dire  la  quintes- 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  ÎJ69 

sence  de  la  poltronnerie,  c'est  un  vrai  peuple  gâté  parles  mar- 
chandises. 

Le  travail  n'existe  pas  chez  eux  et  comme  ils  sont  en  déca- 
dence, tôt  ou  tard  ils  seront  remplacés  par  les  Apfourou  ou  les 
Bajanj  i,  le  peuple  le  plus  travailleur  et  le  plus  intelligent  que  je 
connaisse. 


NAVIGATION     A     VOILE     SUR     L  AL1MA 


Aujourd'hui  les  Bajanji  qui  descendent  le  Congo  avec  des  pi- 
rogues chargées  d'ivoire  sont  obligés  de  vendre  leurs  marchan- 
dises à  ces  poltrons  de  Batékés  qui  cà  leur  tour  vendent  l'ivoire 
auxBacongo  qui  viennent  de  la  côte,  avec  des  caravanes  chargées 
de  marchandises. 

Les  Batékés  d'ici  ne  sont  pas  le  même  peuple  que  les  Batékés 
de  l'intérieur  des  terres  ;  il  n'existe,  pour  ainsi  dire,  aucun  rap- 

ERAZZA  24 


370  TROIS    EXPLORATIONS 

port  entre  ces  deux  peuplades.  Le  tatouage,  la  façon  de  s'habil- 
ler, la  coiffure,  tout  est  différent. 

Autant  que  les  Assicuja,  ou  mieux  Guja,  les  Batékés  d'ici  se 
ressemblent  dans  leur  tatouage,  dans  leur  façon  de  se  vêtir,  de 
se  coiffer;  leur  langue  ressemble  à  celle  des  Batékés  proprement 
dits,  mais  ce  n'est  pas  celle  que  parlent  les  Batékés  primitifs  qui 
sont  sur  le  haut  Alima  (Mbosi);  mais,  selon  moi,  les  Cuja  de 
même  que  les  Batékés  d'ici  appartiennent  tous  comme  origine 
au  même  peuple  primitif  des  Batékés. 


XXV  II 


Brazzaville,  'Sj  septembre  1884. 


En  même  temps  que  j'écris,  je  pense  à  un  article  sur  le  Gons 
go,  article  que  j'ai  lu  dans  un  journal  dont  je  ne  me  rappelle  plu- 
ie nom.  Onyparle  entre  autres  choses  de  lâchasse  que  les  Aplbu- 
rou  (Bajanji)  font  à  l'hippopotame  clans  le  Sfcanley-Pool.  L'au- 
teur de  l'article  raconte,  avec  emphase,  comment  les  Bajanji 
descendent  en  sourdine  dans  leurpirogue,  sur  l'avant  de  laquelle 
se  tient  un  homme  armé  d'un  harpon  ou  d'une  zagaye.  —  Ce 
harpon  est  attaché  par  une  corde  à  l'extrémité  de  laquelle  se 
trouve  un  morceau  de  bois  qui  sert  de  flotteur.  L'Apfourou  arri- 
vé près  de  l'hippopotame  lance  le  harpon,  l'animal  prend  la 
fuite,  se  débat  et  meurt  enfin,  et  le  flotteur  sert  à  faire  retrouver 
la  bête.  11  n'y  a  pas  ombre  de  vérité,  dans  tout  cela,  et  je  ne  sais 
comment  on  ose  présenter  au  public  dépareilles  niaiseries  vues 
probablement  en  songe,  pendant  un  accès  de  fièvre.  Les  indi- 
gènes font  la  chasse  à  l'hippopotame,  très  rarement,  et  seule- 
ment quand  l'animal  est  à  terre  et  assez  éloigné  de  l'eau,  ils  le 
hassent  alors  avec  leurs  fusils.  Quand  je  dis  qu'ils  la  font  très 


372  ?  TROIS    EXPLORATIONS 

rarement,  je  devrais  dire  qu'ils  ne  la  font  presque  jamais,  et  la 
raison  c'est  qu'ils  ont  une  peur  terrible  de  l'hippopotame. 
L'eau  protège  trop  bien  l'animal  et  les  indigènes  savent  par- 
faitement que  là  leurs  fusils  ne  servent  à  rien. 


LA    CASE    DE  JACQUES    DE    BRAZZA   ET   KL'   ATTILIÙ    PECILL 


Ce  n'est  pas  comme  avec  l'éléphant  et  comme  aveclebœuf, 

qui,  une  fois  frappés,  peuvent  être  suivis  par  les  indigènes. 

Au  reste,  il  suffit  d'avoir  chassé  une  fois  l'hippopotame,  pour 
savoir  combien  il  est  lent  à  mourir,e1  combien  sont  limitées  les 
parties  du  corps  où  la  balle  peut  produire  quelque  effet. 

Aussi,  tu  ne  seras  pas  surpris,  si  un  jour  ou  l'autre,  tu  lis 
dans  quelque  journal,  que  des  Européens  se  sont  servis  d'hip- 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  H7:i 

popotames  pour  faire  remonter  le  Congo  à  leur  embarcation. 
Je  vais  maintenant  te  parler  un  peu  de  Brazzaville,  la  grande 
ville  qui  porte  notre  nom. 

Brazzaville  est  placée  sur  une  belle  colline  au  bord  deStanley- 
Pool,  à  environ  30  mètres  du  niveau  de  l'eau. 

La  position  est  magnifique,  et  le  Congo  se  présente  non  pas 
comme  un  fleuve,  mais  comme  la  nue  vue  dans  l'intérieur  d'un 
estuaire.  —  Le  ciel  se  confond  avec  les  eaux  en  une  seule 
teinte  d'un  bleu  céleste  et  limpide.  Au  milieu  de  la  colline  qui 
descend  en  pente  rapide  vers  les  eaux,  se  trouve  une  végétation 
luxuriante,  et  une  foule  d'arbres  et  de  plantes  rampantes  qui 
grimpent  les  uns  sur  les  autres  pour  chercher  l'air  et  la  lumière. 
Au-dessus  de  tout  cela,  le  palmier  épineux,  à  tige  mince  et 
flexible,  s'attache  aux  plantes  voisines  à  l'aide  de  ses  feuilles 
garnies  de  fortes  épines  et  son  sommet  seul  dépasse  le  reste  de  la 
végétation. 

Cette  végétation  tropicale  est  vraiment  de  toute  beauté  — 
chaque  feuille  dénote  une  fécondité  sans  pareille.  — Au-dessous 
de  ce  toit  de  verdure,  sont  les  fougères,  qui,  cherchant  l'ombre 
et  l'humidité,  trouvent  là  un  bien-être  parfait. 

Le  sol  est  sablonneux,  argileux  et  de  couleur  gris  cendré;  à  un 
mètre  de  profondeur,  se  trouvent  les  sables  jaunâtres  colorés  par 
le  fer. 

Je  ne  te  parlerai  pas  géologie  pour  l'instant,  mais  quand  j'aurai 
étudié  la  rive  du  Stanley-Pool,  peut-être  t'endirai-je  quelque 
chose. 

Le  géologue,  dans  ce  pays,  se  trouve  dans  la  situation  la  plus 
avantageuse,  pour  étudier  la  nature  du  sol,  dans  ses  rapports 
stratigraphiques.  Le  manque  de  fossile  est  un  fait  qui  finale- 
ment est  avéré  ;  de  plus  le  terrain  étant  légèrement  ondulé,  les 
falaises  sont  rares  et  souvent  nées  d'une  végétation  fictive. 

Ici  l'étude  devient  compliquée,  et  où  le  Congo  commence,  à 


374  TROIS    EXPLORATIONS 

partir  de  Stanley-Pool,  et  se  change  en  rapide,  le  sol  change 
également  de  structure,  et  on  peut  voir  des  roches  porphyriques  ; 
de  même  j'ai  trouvé  à  Linzolo  des  terrains  granitiques  qui, pro- 
bablement, datent  de  l'époque  pendant  laquelle  se  sont  formés 
la  plupart  des  rapides  de  l'Ogôoué. 

Mais  revenons  à  Brazzaville. 

Brazzaville  est  entourée  de  plantations  de  manioc. L'eau pota- 

1)  le  du  ruisseau  voisin  est  excellente,  limpide,  fraîche  et  sans  le 

moindre  goût  de  matières  hétérogènes.  Et  c'est  encore  ici  que 

j'ai  bu  la  meilleure  eau.  Je  t'assure  que  l'eau  de  Brazzaville  n'a 

rien  à  envier  à  celle  de  Trévi. 

D'ici  peu,  Brazzaville  aura  un  potager,  le  terrain  est  presque 
prêt.  Pour  la  saison  des  pluies,  on  pourra  récolter  l'igname,  les 
patates  et  de  la  salade,  la  saison  sèche  étant  celle  où  l'on  peut 
voir  toutes  les  plan  tes  potagères  européennes,  et  nous  en  aurons 
alors  en  abondance. 

La  basse-cour  est  dans  d'excellentes  conditions.  Les  chèvres  y 
sont  nombreuses  et  toutes  pleines;  il  y  en  a  déjà  une  qui  a  mis 
bas  deux  petits,  la  portée  étant  de  deux  ici.  Quelquefois,  rare- 
ment, elles  en  mettent  bas  trois,  mais  alors,  il  en  meurt  souvent 
un. 

Dans  un  village  un  peu  au-dessus  de  Jancui,  j'ai  vu  une 
chèvre  qui  avait  cinq  petits,  tous  vivants,  elle  avait  les  pis 
comme  ceux  d'une  vache. 

Il  y  a  aussi  des  moutons  qui  viennent  de  l'Ogôoué  ;  les  brebis 
ont  aussi  leurs  petits.  Ajoutez-y  les  cochons,  les  canards,  les 
poules,  le  tout  complété  par  une  chasse  abondante.  Les  anti- 
lopes y  sont  excellents,  les  bœufs  aussi,  la  cervelle  d'hippopo- 
tame est  exquise,  de  même  le  bouillon  fait  avec  sa  chair. 

La  trompe  d'éléphant  est  le  nec  plus  vitra  et  certainement 
en  Europe,  sa  chair  serait  goûtée  par  les  bouches  les  plus  déli- 
cates des  plus  fins  gourmets. 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  875 

A  propos  de  trompe  d'éléphant,  nous  en  avons  mangé  une,  le 
jour  que  Dolisie  est  parti  pour  la  station  de  Diélé,  et  rien  que 
d'y  penser,  l'eau  me  vient  à  la  bouche.  Malamine  avait  tué  un 
éléphant,  qui,  fait  curieux,  avait  l'extrémité  de  la  trompe 
mangée  par  un  crocodile  ;  il  en  manquait  environ  20  centi- 
mètres. La  blessure  était  déjà  cicatrisée  depuis  longtemps. 

On  coupe  la  trompe  à  l'extrémité,  et  on  la  cuit  par  le  système 
africain.  On  fait  un  trou  en  terre,  on  y  allume  un  grand  feu 
qu'on  alimente  pendant  six  heures,  après  quoi,  on  enlève  le 
brasier  et  on  enterre  la  trompe  garnie  de  sa  peau.  On  la 
recouvre  ensuite  de  braise.  Vingt-quatre  heures  après,  la  trompe 
est  cuite,  et  mise  sur  table.  Gela  a  le  même  goût  et  la  même 
consistance  que  la  langue  de  bœuf. 

27  septembre.  —  Ce  matin,  à  peine  après  avoir  fini  de  déjeu- 
ner, Malamine  est  venu  me  dire  que  les  Bajanji  venaient  de 
descendre  apportant  la  mauvaise  nouvelle  que,  à  la  station  de 
Bolobo,  ils  s'étaient  de  nouveau  battus,  il  y  a  une  vingtaine  de 
iours. 


.T.   B, 


XXVIII 


Brazzaville,  22  octobre  1884. 


Cette  lettre  suivra  la  route  de  l'Ogôoué  et  sera  au  Gabon  dans 
près  d'un  mois. 

Voilà  comment  vont  ici  les  choses. 

Pierre,  parti  de  Jancui,  comme  je  te  l'ai  déjà  écrit,  parle 
Diélé,  est  allé  chez  les  Adouma.  il  redescend  l'Alima  avec  une 
grande  escorte  d' Adouma;  il  arrivera  à  sou  embouchure  le 
11  août. 

Avant  de  remonter,  il  m'a  écrit  qu'il  tenait  à  ma  disposition  des 
Adouma  et  des  pirogues.  Il  m'approuvait  en  outre  de  remonter  le 
Congo  et  de  rejoindre  Dolisie,  qui  restera  deux  ou  trois  mois 
chez  les  Bangala. 

Tu  peux  comprendre  si  j'ai  reçu  avec  plaisir  une  telle  lettre, 
et  tu  comprendras  encore  mieux  combien  a  été  grand  ce  plaisir 
lorsque  tu  sauras  que  je  me  trouve  en  ce  moment  empêché  de 
continuer  ou  plutôt  de  terminer  ma  carte,  bien  que  j'aie  mené  ce 
travail  à  bon  point. 

Je  te  parlerai  dans  un  instant  de  cette  carte. 

Donc,  après  avoir  visité  le  pays  des  Bangala,  il  redescendra 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  :;?.! 

avec  Dolisie,  et  continuera  par  Brazzaville,  pendant  que  j'enfi- 
lerai l'Alima. 

Ce  qui  me  réjouit,  c'est  que  mes  collections  n'auront  pas 
besoin  d'être  ballotées  jusqu'à  Bangala.  Je  pourrai  les  laisser  à 
un  jour  de  montagne  de  l'Alima,  où  nous  avons  maintenant 
une  nouvelle  station. 

La  belle  chose  quand  on  pont  voir  un  pays  nouveau  t 

J'espère  bien,  chez  les  Bangala,  pouvoir  augmenter  mes  col- 
lections, et  surtout  mes  collections  d'armes.  Je  compte  y  faire 
également  des  observations  astronomiques,  qui  sont  d'une 
réelle  importance. 

Quand  j'aurai  enfilé  l'Alima,  je  serai  alors,  mon  cher  ami,  sur 
la  route  du  beau  pays  de  mes  rêves. 

Mais  il  vaut  mieux  n'y  pas  penser  encore. 

En  attendant,  revenons  à  la  question  de  la  carte  de  Stanley- 
Pool. 

Gomme  je  viens  de  te  le  dire  à  l'instant  même  et  comme  je 
l'ai  déjà  écrit  dans  mes  dernières  lettres  à  toi  et  à  B.,  j'avais 
l'intention  de  faire  la  carte  de  Stanley-Pool,  carte  géologique 
et  topographique,  attendu  que  tous  les  détails  qui  ysonl  man- 
quent totalement  d'exactitude. 

Pour  ce  faire,  j'avais  déjà  mesuré  la  hase,  et  j'avais  déjà 
obtenu  une  bonne  base  trigonométrique.  J'avais  pris  la  position 
de  différents  points  et  de  diverses  iles,  et  j'attendais  que  la 
pirogue  fût  arrivée  pour  pouvoir  aller  exécuter  les  mesures 
trigonométriques  de  l'autre  côté  de  Pool,  c'est-à  dire,  comme 
tu  le  sais,  sur  le  territoire  occupé  par  l'Association  internatio- 
nale. 

Les  pirogues  arrivées,  immédiatement,  —  c'était  hier,  — 
j'allai  avec  Ghavannes  à  Léopoldville,  pour  demander  au 
capitaine  8...  s'il  voyait  un  inconvénient  quelconque  à  ce  que 
mon  compagnon  et  moi,  nous  abordions  à  la  rive  gauche  du 


380  TROIS    EXPLORATIONS 

Stanley-Pool  dour  pouvoir  y  mettre  notre  théodolithe  en  place. 
Je  lui  faisais  bien  remarquer  que  nous  étions  tous  deux  étran- 
gers à  l'administration  française  et  que  nous  avions  une  mis- 
sion purement  scientifique  émanant  non  d'un  ministère  poli- 
tique mais  du  ministère  de  l'Instruction  publique. 

Je  le  lui  répétai,  en  lui  expliquant  bien  quelles  étaient  exac- 
tement la  teneur  et  les  limites  de  notre  mission  et  en  ajoutant 
que  mon  compagnon  et  moi  nous  étions  Italiens  et  non  pas 
fonctionnaires  français. 

Chavannes,  représentant  de  Pierre  ici,  lui  donna  ensuite  sa 
parole  d'honneur,  qu'il  ne  s'agissait  d'autres  choses  que 
d'études  scientifiques. 

Le  capitaine  parut  tout  d'abord  assez  embarrassé,  mais  il  se 
réclama  vite  de  la  consigne  à  lui  donnée  par  le  colonel  de  Win- 
ton,  à  savoir,  que  chacun  devait  rester  sur  son  propre  territoire. 

Je  n'aurais  jamais  cru  que  cela  pût  arriver,  d'autant  plus 
que  le  même  capitaine  n'avait  pas  hésité,  peu  de  temps  avant,  à 
envoyer  un  blanc  de  son  personnel  de  Léopoldville,  installer 
une  station  sur  le  Giné,  avant  de  savoir  s'il  pouvait  aller  de 
Léopoldville  sur  le  Giné  (Gordon  Bennett)  sans  toucher  le  terri- 
toire français.  De  fait  le  canot  du  blanc  a  dû  aborder  sur  notre 
territoire,  et  il  a  dû  y  descendre  avec  ses  Zanzibarites. 

Et  voilà  comment  s'acheva  mon  travail  de  relèvement   de 
Stanley-Pool. 

Ne  t'inquiète  pas  pour  nous,  il  n'y  a  pas  de  quoi. 

Nous  allons  faire  une  excursion  qui  durera  environ  trois  mois 
et  nous  nous  divertirons  comme  jamais  nous  ne  l'avons  fait. 

En  ce  qui  regarde  ma  santé,  je  n'ai  jamais  été  aussi  bien  que 
maintenant.  Depuis  que  je  t'ai  écrit  de  Linzolo,je  n'ai  plus  eu 
l.i  lièvre.  Nous  mangeons  comme  quatre  et  sommes  fort  gais.  — 
Que  faut-il  de  plus  ?  Massari.  qui  était  à  la  station  de  Mamianga 
Nord,  a  remonté,  je  crois,  le  Quango,  le  fleuve  qui  était  sur  la 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  m 

rive  gauche,  près  de  la  station  de  Gauchi.  Je  n'ai  pas  pu  le  voir 
mais  je  sais  qu'il  m'a  laissé  deux  lignes  au  poste  de  Gancin, 
quand  il  est  passé.  J'étais  alors  encore  ici,  et  je  n'ai  pas  reçu  sa 
lettre,  qui,  je  crois,  arrivera  aujourd'hui  ou  demain  avec  les  pi- 
rogues qui  descendent. 

Xe  te  tourmente  pas  si  pendant  ces  trois  mois,  au  moins,  tu  ne 
reçois  pas  de  nouvelles  de  nous. 

Ces  trois  mois  écoulés,  tu  recevras  probablement  un  billet 
que  je  laisserai  à  la  station  de  Lucolela  (Société  internationale) 
avant  de  remonter  l'Alun  a. 


J.   B. 


XXIX 


Brazzaville,  22  octobre  18S'i. 


Je  n'ai  pas   le  temps  de  t'écrire  :  je  suis  en  train  de  charger 


LE    Sl'ANLEY-l'OUL     VUE    DE    LKuPU  Ll)  VI L  LE 


les  pirogues,  qui  nie  serviront  p  our  remonter  le  fleuve, 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  U8U 

Je  t'envoie  seulement  deux  lignes  pour  Le  dire  que  Attilio  se 
porte  Lien. 

Ici,  rien  de  nouveau. 

J'ai  vu  Massari  l'autre  jour  à  Léopoldville  ;  je  l'attendais 
ici,  mais  il  n'est  pas  encore  venu. 

J.  B. 


XXX 


",'o  octobre  1884. 


Je  reprends  ma  lettre,  j'en  ai  le  temps.  Les  pluies,  ici,  à  Braz- 
zaville, n'ont  pour  ainsi  dire  pas  encore  commencé,  lions  avons 
en  trois  ouragans,  mais  il  n'est  tombé  que  fort  peu  d'eau. 

Le  vent  venant  généralement  ici,  del'Ouest-Sud-Ouest,  iln'ya 
jamais  depluie.  Quand  il  change  et  qu'il  vient  de  l'Est-Nord-Est 
il  pleut  alors,  et  avec  les  grands  vents  arrivent  les  ouragans  et 
les  tempêtes. 

Maintenant  le  soleil  a  donné  tonte  la  journée  en  plein,  et  il  y 
a  des  jours  où  le  thermomètre,  placé  sur  le  sable,  donne  -f-  63*. 
Je  te  garantis  que,  lorsque  le  soleil  est  aussi  bouillant,  on  ne 
marche  pas  facilement,  et  nos  hommes  cherchent  l'ombre, 
comme  les  chiens  ({ni  courent  dans  les  rues  sur  l'asphalte  quand 
le  soleil  les  a  bien  chauffés. 

Al'ombrela  température  maxima  n'a  jamais  dépassé  31°  et  en 
ce  moment  la  température  minima  n'atteint  pas  18°;  tu  vois  qu'il 
y  a  certaine  différence  de  chaleur  avec  les  40  et  41  degrés,  que 
nous  avons  de  temps  en  temps  à  Rome. 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  383 

De  plus  ici,  a  Brazzaville,  nous  jouissons  d'un  bon  petit  vent 
et  jeté  promets  que  vous  êtes  plus  à  plaindre,  vous  à  Rome, 
que  nous  à  Brazzaville. 

A  propos  de  météorologie,  puisque  nous  y  sommes,  je  tiens  à 
te  parler  aussi  de  la  lumière  zodiacale  de  ces  pays,  attendu  que 
les  taits  m'ont  paru  être  le  contraire  de  ce  qui  se  dit  communé- 
ment. —  On  dit  que  dans  ce  pays,  la  lumière  zodiacale  est 
très  belle,  quant  à  moi,  je  confesse  que  du  jour  où  j'ai  abordé, 
au  Gabon,  jusques  à  aujourd'hui,  je  n'ai  jamais  vu  de  lumière 
zodiacale  autant  avant  le  lever  du  soleil,  qu'après  son  coucher, 
et  je  te  réponds  que  pour  la  voir  j'y  ai  mis  toutela  bonne  volonté 
possible. 

Cette  lune  se  présente  ici  à  mes  yeux  comme  un  grand  incen- 
die. Parfois  elle  se  teinte  en  rouge,  quelquefois  elle  passe  au 
jaune  pâle,  mais  elle  prend  rarement  la  teinte  sous  laquelle  on 
montre  la  voie  lactée. 

J'ai  toujours  observé  que  cette  lumière,  quand  elle  est  ronge, 
dure  plus  longtemps.  Hier  soir,  par  exemple,  la  lune  était  éblouis- 
sante et  rouge.  On  eût  dit  que  le  soleil  était  couché  depuis  peu, 
mais  en  même  temps  le  ciel  était  criblé  d'étoiles  scintillantes  et 
la  lune  resplendissait  vivement  sans  pourtant  effacer  la  lumière 
de  la  nuit. 

L'atmosphère  était  limpide;  au  ciel,  pas  la  plus  petite  nuée. 

Je  te  donnerai  plus  tard  des  détails  très  précis  sur  tous  ces 
phénomènes.  —  A  mon  retour  en  Europe,  tu  pourras  également 
tout  en  feuilletant  mon  journal,  trouver  d'autres  particula- 
rités sur  cette  question. 

J.  B. 


25 


XXXI 


Village    de    Mongo,  rive   droite    du    Congo, 
à  deux  jours  de  pirogue  des  bouches  de  l'Alima. 


18  décembre  1884. 
MON  CHER   ANTOINE, 

Je  t'écris  ces  lignes  pour  ne  pas  perdre  l'occasion  qui  m'est 
offerte  de  t'envoyer  des  nouvelles. 

Dans  ma  dernière  lettre,  je  t'ai  dit  quelles  étaient  celles  qui 
m'étaient  parvenues. 

Vous  deviez  alors  être  ennuyés  de  savoir  que  toutes  les  autres 
lettres  étaient  perdues. —  Mais  maintenant  ce  n'est  plus  la  même 
chose,  parce  que,  outre  les  lettres  en  question,  j'en  ai  reçu  un 
autre  paquet  pour  moi  et  pour  Attilio,  avec  un  volume  de Johns- 
ton  et  ainsi,  je  crois  avoir  reçu  tout  votre  courrier. 

Maintenant  voici  ce  qui  nous  concerne.  J'ai  trouvé  enfin  Do- 
lisie,  qui  m'attendait  au  village  de  Mongo,  près  des  bouches  de 
l'Alima.  Nous  sommes  donc  ensemble  et  en  fort  bonne  com- 
pagnie et  nous  partons  chez  les  Mongala. 

C'est  un  voyage  qui  nous  prendra  au  moins  deux  mois  ;  tu 
connais  notre  manière  de  voyager,  cheminer  lentement  et  nous 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  387 

arrêter  dans  les  villages,  en  faisant  des  cadeaux  aux  enfants  et 
aux  femmes.  La  nouvelle  de  notre  arrivée  nous  précède  alors 
de  village  en  village,  et  nous  sommes  reçus  avec  expansion  et 
cordialité.  Dolisie  est  le  chef  de  l'expédition,  je  m'occupe  seule- 
ment de  géologie  et  d'histoire  naturelle. 

A  propos  de  géologie,  c'est  ici  à  Mongo,  que  j'ai  vu,  pour  la 
première  fois,  la  terre  ferme  n'étant  pas  marécageuse.  Le  village 
est  environ  de  15  à  20  mètres  au-dessus  du  niveau  du  fleuve. 

L'orographie  de  cette  région  est  chose  presque  indéchiffrable, 
on  rencontre  de  vastas  marais  et  d'énormes  îles  qui  semblent 
être  terre  ferme.  Le  village  de  Mongo  est  une  île. 

Selon  moi,  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  delta  du 
fleuve  et  tout  me  confirme  clans  cette  opinion.  Mais  des  indigènes 
il  est  impossible  d'avoir  un  renseignement.  Et  cela  aussi  pour 
les  noms  des  villages,  ce  qui  est  une  chose  également  très  sé- 
rieuse. 

Ici  le  gibier  est  fort  abondant  et  les  bœufs  sauvages  très  nom- 
breux. Casimir  en  a  tué  trois  hier.  Les  indigènes  les  chassent 
aussi  avec  fureur,  ils  se  servent  pour  cela  de  leurs  zagayes; 
Ainsi,  une  heure  avant  d'arriver  d'ici  au  village  de  Mongo,  nous 
avons  trouvé  clans  l'eau  un  bœuf  sauvage  tué  d'un  coup  dezagaye; 
au  village  même  nous  en  avons  vu  un  autre,  tué  de  la  même 
manière.  Parmi  les  trois  bœufs  abattus  par  Casimir,  un  portait 
diverses  cicatrices. 

J'ai  trouvé  une  nouvelle  espèce  de  singe, inconnue  sur  l'Ogôoué. 
C'est  un  singe  à  poil  roux  et  à  très  longue  queue. 

J'ai  eu  la  bonne  fortune  d'acheter  pour  une  collection,  un 
couteau  des  plus  intéressants.  C'est  un  couteau  Niam-Niam. 
C'est  une  de  ces  armes  de  jet,  décrites  dans  le  livre  de  Scliwein- 
furth.  Je  crois  crue  j'ai  eu  de  la  chance  de  pouvoir  l'acheter,  parce 
que  c'est  un  de  ces  couteaux  qui  ont  une  grande  valeur  ethnogra- 
phique, mais  qu'on  ne  peut  se  procurer  à  aucun  prix.  Dans  ce 


388  TROIS    EXPLORATIONS 

cas,  bienmalgré  moi,  je  me  résigne àn'en prendre  que  le  croquis. 

Voici  l'esquisse  de  celui  dont  je  t'ai  parlé.  Il  est  tout  en  fer  et 
long  d'environ  50  centimètres.  Hors  le  manche,  toutes  les  par- 
ties en  sont  tranchantes. 

Que  te  dirai-je,  que  Dolisie  parlant  à  un  chef  à  propos  delà 
Licona,  a  entendu  pour  la  première  fois  le  nom  de  Niam-Niam 
qui  seraient,  parait-il,  parents  de  cette  peuplade. 

Pour  l'instant,  je  note  le  fait,  je  le  discuterai  eu  temps  utile. 

Par  malheur,  tousles  fils  horizontaux  qui  composent  le  tissu 
rétieulaire  de  mon  théodolite  se  sont  rompus.  Il  en  restait  en- 
core un  hier  mais  aujourd'hui,  quand  j'ai  eu  mis  rûistnimen1 
en  position  pour  prendre  la  méridienne,  je  l'ai  trouvé  rompu. 
Heureusement,  le  malheur  n'est  point  irréparable,  j'ai  un  filet 
de  rechange  ;  l'opération  est  à  la  vérité  un  peu  délicate,  mais 
j'espère  pouvoir  la  mener  à  Lien. 

La  santé  de  tous  est  bonne  et  j'espère  être  en  mai  au  Gabon. 

J.  B. 


XXXII 


Slalion  de  Dièlê,  22  octobre   1884. 


MON    CHER   ANTOINE, 

Me  voici  à  la  station  de  Diélé,  dans  la  plus  délicieuse  campa- 
gne ;Decazes  est  le  plus  «  charmant  homme  »  que  je  connaisse. 
La  campagne  est,  je  le  répète,  extrêmement  agréable. 

Actuellement,  je  me  trouve  occupé  à  préparer  le  départ. 
La  journée  se  passe  à  emballer  des  caisses,  à  achever  ses 
journaux,  à  envelopper  les  peaux  et  les  zagayes,  etc.,  etc.  Tout 
cela  est  enfermé  dans  des  boites  de  fer-blanc, des  sortes  de  bidons. 
Ah  la  méchante  perspective  que  la  descente  de  l'Ogôoué,  qui 
nous  attend  la  gueule  ouverte  pour  engloutir  le  travail  de  deux 
ans  et  demi  d'Afrique.  Mes  cheveux  se  hérissent,  à  la  pensée 
qu'un  bout  de  roche  au  milieu  des  rapides  peut  casser  en  deux 
ma  pirogue  et  engloutir  tant  de  richesses  réunies  avec  tant  de 
fatigues.  —  Bah  !  du  courage  î  J'espère  que  ma  bonne  étoile, 
qui  m'a  suivi  jusqu'ici,  me  protégera  jusqu'à  la  fin. 

Je  t'avoue  que  je  pense  avec  plaisir  au  jour  où,  assis  dans  mon 
bateau  à  vapeur,  j'aurai  toutes  mes  caisses  dans  ses  soutes 
sauvées  des  rapides  écornants  de  l'Ogôoué.  Gomme  je  respire- 


390  TROIS   EXPLORATIONS 

rai  !  je  vous  enverrai  alors  un  baiser  brûlant  à  tous,  plus  brû- 
lant ({ne  les  sables  batékés. 

Vers  le  15  mai  j'espère  pouvoir  partir  de  Franceville  par  la 
côte.  Je  n'écrirai  plus  désormais,  j'ai  trop  à  faire. 

La  date  de  mon  arrivée,  je  ne  te  la  donne  pas,  d'abord,  parce 
que  je  ne  la  sais  pas,  ensuite,  parce  que  deux  mois  de  plus,  ou 
un  de  moins,  ne  comptent  plus  pour  moi. 

La  santé  d'Attilio  et  la  mienne  sont  des  meilleures. 


XXXIII 


Madiville  (Aduma),  24  mai  188Ô. 


Aux  derniers  jours  d'octobre  1884  Attilio  etmoinous  partîmes 
de  Brazzaville  dans  deux  pirogues  montées  par  des  pagayeurs 
Aduma.  Les  pirogues  avaient  chacune  leur  mât  avec  leur  voile 
respective,  tout  cela  fait  dans  les  règles  de  l'art.  C'était  un  nou- 
veau genre  de  navigation,  que  nous,  les  premiers,  nous  inau- 
gurions. Pourtant  la  saison  de  sécheresse  et  des  vents  touchait 
à  sa  fin,  si  bien  que,  lorsque  nous  fûmes  arrivés  a  la  station  de 
Gancin,  ce  fut  avec  une  grande  satisfaction  que  nous  dûmes 
abandonner  le  nouveau  système,  les  vents  forts  de  S.-O  avaient 
cessé  de  souffler. 

Nous  passâmes  une  semaine  à  Gancin  et,  pendant  ce  temps, 
j'allai  faire  visite  à  Makoko. 

Les  premiers  jours  de  novembre,  nous  repartîmes  ;  les  eaux 
étaient  alors  très  fortes. 

Nos  deux  pirogues  étaient  chargées  de  nos  collections,  et  si 
nous  avions  eu  unecaisse  en  plus  elle  n'auraitpas  trouvé  déplace. 


392  TROIS    EXPLORATIONS 

Les  eaux  du   Grand  Fleuve  (je  ne  sais  pas  si  le  nom  de 

«  Congo  »  existe  dans  la  vallée  de  Stanley-Pool,  mais  il  n'existe 
pas  en  fait,  tant  chez  les  Apfourou  que  chez  les  Batékés:  ceux-ci 
dans  leur  langue  appellent  le  Congo,  le  Grand  Fleuve)  ;  les 
eaux  du  Grand  Fleuve,  dis-je,  étaient  à  leur  maximum  de  hau- 
teur, à  tel  point  qu'à  Bolobo  et  à  l'embouchure  de  l'Alima 
(Mbossi)  nous  avions  été  obligés  de  dormir  en  pirogue,  n'ayant 
pu  trouver  un  mètre  carré  de  terre  pour  aborder.  Tout  était 
inondé,  aussi  bien  les  iles  couvertes  de  bois  que  les  vastes  her- 
bages. Ce  fut  avec  le  plus  grand  plaisir  que  nous  arrivâmes  à 
la  station  du  bas  Adouma,  sans  avoir  mouillé  nos  collections. 
Nous  les  laissâmes  ici,  et  repartîmes  rejoindre  M.  Dolisie,  qui 
nous  attendait  sur  le  Congo,  au  Nord  de  l'Alima;  nous  le  trou- 
vâmes au  village  de  Bonga,  où  nous  passâmes  une  quinzaine  de 
jours,  pour  radouber  la  chaloupe  à  vapeur  «  Ballay  »  dont  j'ai 
déjà  parlé. 

Le  village  de  Bonga  est  planté  comme  tous  les  villages  du  bas 
Mbossi,  où  les  cases  occupent  tout  le  sol  qui  n'est  point  inondé. 
Le  village  est  assez  grand  et  sillonné  de  canaux  qui  vont  dans 
toutes  les  directions  et  se  perdent  dans  les  herbes.  L'hydro- 
graphie de  ces  canaux  est  impossible  à  déchiffrer.  Il  y  en  a  qui 
viennent  directement  du  grand  coude  Nord  de  l'Alima,  et  c'est 
par  ces  canaux  que  l'énorme  quantité  de  manioc,  qui  se  prépare 
le  long  de  l'Alima,  arrive  au  Congo.  A  cet  endroit  du  fleuve  il 
n'existe  aucune  espèce  de  plantations  quelconques,  par  cette 
unique  raison,  qu'il  n'existe  pas  de  terre  où  l'on  puisse  planter 
quoi  que  ce  soit.  A  chaque  saison,  s'il  reste  un  peu  de  terre 
sèche,  il  surgit  un  village  dont  les  cases  ont  de  l'eau  jusqu'à 
leur  seuil,  pendant  les  grandes  crues. 

Le  village  de  Bonga  est  vraiment  pittoresque.  Les  cases  sont 
longues  d'une  cinquantaine  de  mètres  et  forment  de  vraies  rues, 
qui  vont  dans  toutes  les  directions  et  aboutissent  naturellement 


DANS   L'OUEST  AFRICAIN  393 

à  la  rivière.  Plusieurs  de  ces  cases  sont  pleines  de  monde, 
d'autres  sontabandonnées  et  ensevelies  sous  les  grandes  herbes  ; 
leurs  propriétaires  sont  partis  en  pirogue  pour  leur  commerce. 
Dès  leur  retour  les  herbes  seront  fauchées,  les  toits  en  paille  re- 


,  i»-v=~^sr=^^^y^ 


BANANIERS     ET     PALMIERS 


faits, etc.  Les  Apfourou  ouBajanji  (ce  qui  est  la  même  chose)  sont 
de  vrais  marins  et  ne  peuvent  vivre,  s'ils  ne  sont  pas  toujours 
en  pirogues. 

Je  te  disais  que  le  village  de  Bonga  est  pittoresque,  de  fait, 
outre  les  cotonniers  colossaux  hauts  de  50  à  00  mètres,  et  chargés 


S9i  TROIS     EXPLORATIONS 

de  grappes  blanches  etde  «  plongeurs  »  il  y  a  une  grande  quantité 
de  palmiers  à  huile,  sous  lesquels  croissent  de  beaux  bananiers. 
Ça  et  là,  près  d'une  case,  un  champ  de  mais  ou  quelques 
plants  de  tabac,  de  citrouilles.  Le  tabac  est  extrêmement  rare; 
au  Nord  de  l'embouchure  de  l'Alima,  jusqu'aux  chutes  de  Stanley 
il  manque  entièrement.  Ici  on  a  l'habitude  de  fumer  le  chanvre; 
le  précieux  tabac  se  hime  d'une  façon  fort  curieuse;  on  détache 
la  feuille  du  plant,  on  la  sèche  devant  un  grand  feu,  et  ce  n'est 
que  lorsqu'elle  est  devenue  cassante,  on  la  met  dans  la  pipe  et 
alors  on  la  fume. 

A  Bonga,le  gibier" abonde.  Je  me  rappelle  que,  une  après- 
midi,  comme  quatre  bœufs  sauvages  gisaient  dans  le  village, 
tonte  la  population,  hommes, femmes  et  enfants  s'étaient  grou- 
pés autour  de  leurs  cadavres  et  s'en  disputaient  la  chair  comme 
une  bande  de  vautours. 

Ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  curieux  à  Bonga,  ce  sont  les  cou- 
teaux et  les  lances.  Quels  beaux  couteauxet  quelles  belles  lances! 
Malheureusement,  il  n'y  a 'pas  moyen  d'en  acheter:  c'était  le 
couteau  du  père  ou  de  l'aïeul,  ou  le  couteau  fétiche  :  c'était  le 
couteau  qui  avait  tranché  telle  tète,  ce  qui  le  rendait  sacré  ;  en 
somme,  la  c  tnclusi  m  fut  que  j'en  devais  faire  la  collection  en 
les  dessinant  sur  mon  calepin. 

Plusieurs  de  ces  armes  ressemblent  à  celles  des  Niam-Niam- 

Il  y  a  maintenant  à  Bonga   une  station  française. 

De  Bonga,  en  trois  ou  quatre  jours  nous  arrivâmes  au  village 
de  Mongo,  nous  étions  alors  dans  les  premiers  dix  jours  de 
novembre. 

Mongo  est  située  sur  des  petites  iles  qui  sont  sur  le  bord 
septentrional  du  Congo.  Ce  sont  les  premiers  ilôts  du  fleuve 
qui  ne  soient  pas  à  fleur  d'eau.  Ces  ilôts  émergent  d'une 
trentaine  de  mètres  et  sont  formés  à  peu  de  chose  près  comme 
ceux  qui  se  trouvent  en   abondance  au  Gabon. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  :i :■;, 

Le  Congo  est  un  vrai  labyrinthe  sans  fin,  et  la  carte  détaillée 
n'en  sera  pas  faite  avant  un  demi-siècle.  Pour  te  faire  une  idée  de 
ce  qu'est  le  Congo,  figure-toi  que  sur  la  rive  opposée,  où  est  la 
station  internationale  de  l'Equateur,  on  ne  savait  pas  que  de 
l'autre  côté  du  fleuve,  existaient  des  Européens. 

Et  si  je  te  disais  que  pendant  huit  jours  nous  avons  positi- 
vement cru  être  sur  un  autre  fleuve,  tandis  que  nous  étions 
toujours  sur  le  Congo,  je  crois  que  cela  suffira  à  te  donner 
une  idée  de  ce  Congo,  qui,  près  de  l'Alima,  n'est  plus  un  grand 
fleuve,  mais  un  faisceau  de  fleuves,  l'un  voisin  dij  l'autre,  et 
communiquant  ensemble. 

Pour  ne  pas  te  fatiguer  la  mémoire,  je  ne  te  nomme  pas  tous  les 
villages  rencontrés.  Qu'il  te  suffise  de  savoir  que  nous  sommes 
passés  à  l'embouchure  de  la  Licona,  qui  ne  s'appelle  nullement 
la  Licona  dans  ce  pays-ci,  du  moins  les  indigènes  la  nomment, 
soit  Ncumta,  soit  Oubargui. 

Le  point  extrême  où  nous  sommes  arrivés  est  à  environ 
O30  lat.  N.  Le  1er  de  l'an  1885  nous  sommes  redescendus, 
M.  Dolisie  étant  très  malade  (maintenant  il  est  remis  et  se  porte 
assez  bien). 

Pendant  ce  voyage,  j'ai  fait  la  carte  de  l'embouchure  de  l'Ali- 
ma, jusqu'au  point  extrême  atteint.  J'ai  pu  prendre  des  lati- 
tudes   et  des  longitudes  sérieuses   ave^  un  bon    théodolite. 

Fin  janvier  nous  étions  à  la  station  de  Diélé,  où  nous  com- 
mençâmes à  emballer  nos  collections  pour  descendre  les  rapides 
de  l'Ogôoué. 

.T.  B. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


NOTES  ET  DOCUMENTS 


PREMIERE   PARTIE 
NOTES  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  AU  PREMIER  VOYAGE 


EN    RECONNAISSANCE    CHEZ    LES    OSSYEBA 


Ayant  perdu  l'espoir  de  pouvoir  voyager  avoc  l'aide  des 
Okanda,  je  fus  forcé  de  prendre  une  résolution.  Je  me  décidai 
donc  à  quitter  seul  le  quarier  général  de  Lopé,  je  parie  une 
bonne  carabine,  et  aprè  avoir  serré  la  main  à]mes  compagnons, 
je  partis  seul,  par  la  forêt,  au  village  des  Ossyeba. 

Enme  voyant  partir,  la  stupeurdes^Okanda  fut  à  son  comble. 

Mon  bagage  ressemblait  à  celui  d'un  de  ces  prestidigitateurs 
ambulants  qui  parcourent  nos  villagesjl'Europe.  J'arrivai  ainsi 
chez  les  Ossyeba. 

De  ce  que  je  me  présentai  ainsi   à  eux,  sans  aucun  apprêt 


400  T  R  0  I S    E  X  P  L  0  R  A  T  1 0  N  S 

offensif,  je  leur  inspirai  confiance  et  le  sentiment  qu'éveillait 
chez  eux  l'apparition  d'un  blanc  ne  fut  pas  un  sentiment  d'hos- 
tilité mais  bien  de  surprise.  Un  nombre  imposant  d'Ossyeba 
appartenant  aux  villages  limitrophes  m'entoura  vite;  tous 
étaient  armés  mais  aucun  ne  faisait  montre  d'intentions  hos- 
tiles. Je  m'assis  au  milieu  d'eux  et  quelques  instants  après  la 
glace  était  rompue. 

Deuxjours  après,  Mamiaka,le  chef  d'un  village  considérable, 
était  devenu  mon  grand  ami,  et  j'avais  mis  en  œuvre  toutes  les 
séductions  possibles  pour  capter  la  bienveillance  de  ces  sau- 
vages aux  dents  aiguisées.  Ce  furent  de  vraies  séances  de  pres- 
tidigitation et  de  pyrotechnie,  secousses  données  par  la  pile 
électrique,  fusées  à  la  congrève,  et  autres  feux.  Mais  j'obtins  le 
plus  grand  succès  avec  la  lumière  du  magnésium.  Je  leur 
montrai  l'effet  des  balles  explosibles  et  je  leur  persuadai 
qu'avec  ma  carabine  je  pouvais  tirer  autant  de  coups  que  je 
voulais  sans  jamais  m'arrèter.  Je  réussis  donc  au-delà  de  tout 
ce  que  je  pouvais  espérer  à  me  gagner  leur  amitié  et  leur  donner 
une  haute  idée  de  la  puissance  des  blancs.  Désormais,  j'étais 
assuré  que  lors  de  notre  passage  chez  eux  nous  ne  serions  pas 
molestés. 

Pour  mieux  montrer  une  idée  de  l'accueil  qui  me  fut  fait  par 
les  Ossyeba,  je  vais  rappeler  quelques  détails. 

Un  jour  que  j'étais  en  excursion  pour  visiter  les  chutes  de 
Boue,  j'avais  demandé  et  obtenu  du  chef  du  village,  l'hospi- 
talité. Nàhman,  le  chef  noir  à  la  longue  barbe  tressée,  m'as- 
signa pour  habitation  une  petite  cabane  en  branches  peu  diffé- 
rente de  nos  petites  niches  à  chien.  J'y  pénétrai  par  une  petite 
ouverture  basse  et  m'y  blottis.  Alors,  comme  d'habitude,  le  chef 
envoya  ses  femmes  me  servir  à  manger  et  je  les  entendis 
alors  dire  :  «  Venez,  venez,  si  vous  voulez  voir,  je  vais  lui  don- 
ner à  manger.  Quand  elles  me  portèrent  des  vivres,  une  cou- 


BRAZZA 


26 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  403 

groupe  de  seize  têtes  (j'ai  eu  le  temps  de  les  compter)  était  tout 
autour  de  la  porte  et  resta  en  contemplation  tout  le  temps  que 
dura  l'opération.  Le  soir,  nouveau  repas  et  nouveaux  curieux 
qui  restèrent  àleur  poste  jusqu'à  ce  que  je  me  fusse  accommodé 
pour  dormir.  Il  parait  qu'ils  attendaient  ce  moment  avec  une 
grande  impatience  et  quand  finalement,  me  déchaussant,  j'en- 
levai mes  chaussettes,  ils  crièrent  tous  :  Il  a  cinq  doigts,  il  a 
cinq  doigts,  et  s'en  allèrent. 

Je  retournai  ensuite  chezMamiaka.  Cette  lois  mon  triomphe 
fut  complet,  lorsque  je  pus  décider  ce  chef  à  m'accompagner 
lui-même  lors  de  mon  retour  à  Lopé,  chez  les  Okanda,  avec 
trente-cinq  de  ses  Ossyeha  auxquels  je  jurai  qu'ils  seraient  par 
moi  protégés  de  toute  hostilité  et  renvoyés  chez  eux  avec  des 
présents. 

Je  partis  donc  avec  eux,  et  cette  fois  de  notre  station  de  Lopé. 

Grande  fut  la  joie  de  mes  compagnons  quand  ils  me  virent 
revenir  avec  une  si  brillante  escorte,  l'accueil  fut  enthousiaste. 


II 


LE    PAYS    DES    BATEKÉS 


Le  bananier,  qui  prospère  seulement  dans  les  pays  d'une  vé- 
gétation luxuriante,  disparait  pour  ainsi  dire  entièrement. 
L'arbre  du  manioc  persiste  encore  et  produit,  et  le  mil,  que 
je  n'avais  pas  encore  rencontré,  est  cultivé  par  les  indigènes 
sur  une  large  échelle  et  ressemble  à  un  tubercule  de  couleur 
jaunâtre,  delà  famille  et  de  la  saveur  de  la  pomme  de  terre, 
mais  de  goût  un  peu  amer. 

Voilà  en  quoi  consistent  les  récoltes  annuelles  et  périodiques 
de  la  contrée.  Le  labeur  continuel,  que  la  stérilité  du  sol  impose 
aux  habitants,  élève  de  beaucoup  le  niveau  de  ce  peuple  dans 
l'échelle  sociale,  et  je  contemplai  ce  spectacle  fort  inattendu,  de 
voir  trente  ou  quarante  indigènes  travailler  ensemble,  avec  des 
pioches,  le  même  champ  de  mil  ou  de  manioc.  Les  villages 
construits  sur  le  haut  d'une  colline  assez  élevée  sont  ombragés 
de  palmiers  qui  abritent  les  cases  des  rayons  du  soleil  cuisant. 
Chaque  groupe  de  village  est  sous  les  ordres  d'un  chef  hérédi- 
taire qu'ils  appellent  «  Ngancie  »,  auquel  appartient  en  pro- 
priété le  terrain  avoisinant.  C'est  par  ses  soins  que  sont  faites 
les  plantations  dont  les  différentes  hauteurs  indiquent  les  tra- 
vaux successifs  des  différentes  générations.  Ces  palmiers, 
■encore  qu'ils  ne  produisent  pas  de  dattes,  sont  cependant  d'un 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  403 

aide  puissant  à  ces  peuples  laborieux  ;  de  la  graine  ils  extraient 
une  huile  qui  sert  de  condiment,  et  du  tronc  une  boisson  fer- 
m  entée,  le  vin  de  palme. 

La  manière  de  l'obtenir  est  des  plus  simples  :  ils  pratiquent 
une  ouverture  là  où  le  tronc  commence  à  se  couvrir  de  palmes, 
et  ils  y  appliquent  une  courge  vidée;  le  suc  en  coule  avec  abon- 
dance en  même  temps  que  la  chaleur  du  soleil  le  fait  fermenter 
immédiatement.  Avec  les  feuilles  tressées  de  ce  même  palmier, 
ils    font  une  étoffe  qui  leur  sert  à  recouvrir  la  courge. 

Excepté  quelques  rares  poules,  les  animaux  domestiques 
manquent.  La  viande  leur  manquant,  ils  recherchent  avec  avi- 
dité dans  tout  le  règne  animal  ce  que  peuvent  leur  procurer  les 
insectes,  et  mangent  gaiement  des  fourmis  blanches  qu'ils 
extraient  de  terre,  ainsi  que  des  chenilles  et  des  sauterelles 
fumées  qu'ils  accommodent  à  l'huile  de  palme. 

Malgré  les  pluies  tropicales  fréquentes,  il  y  a  quelquefois 
disette  d'eau  causée  par  la  trop  grande  perméabilité  du  sol,  et 
on  n'en  trouve  que  dans  les  vallées  liasses  et  dans  les  puits 
creusés  dans  les  sables  fort  difficiles  à  découvrir  et  que  les 
habitants  cachent  aux  étrangers.  Le  pays  tient  un  peu  du 
désert;  le  bois,  pour  allumer  le  feu,  y  est  précieux  et  il  est  arrivé 
souvent  que,  le  soir,  ayant  coupé  quelques  broussailles  près  de 
notre  campement,  nous  ayons  eu  des  difficultés  avec  les  chefs 
propriétaires  du  sol,  qui  criaient  à  l'usurpation  et  qui,  pour 
preuve  de  leur  droit  de  propriété,  montraient  les  limites  de 
leurs  plantations. 

Nous  avons  pu  constater  des  relations  commerciales  assez 
suivies  entre  ces  tribus  et  les  habitants  de  la  côte.  Des  caravan- 
nes  de  cinquante  à  cent  personnes  apportaient  le  sel  blanc  et  des 
tissus  de  la  côte  de  Majombe.  Ils  me  furent  indiqués  comme  peu- 
ples habitant  la  région  Sud-Ouest,  après  les  Bollari,  lesBagas- 
cia,lesBa'cù,  les  Agide,  les  Aiembo.  Les  Batékés  sont  de  tempe- 


406  TROIS    EXPLORATIONS 

rament  belliqueux,  mais  ils  combattent  tribu  contre  tribu.  Quel- 
quefois cachés  danslesbroussailles  qui  sont  sur  les  hauteurs, 
ils  attendent  au  passage  les  caravanes,  les  attaquent  et  s'empa- 
rent des  marchandises.  Les  fusils,  très  appréciés,  sont  fort  rares 
chez  eux.  Leur  arme  de  prédilection  est  le  sabre  ou  le  couteau 
courbe  à  lame  large  et  effilée,  qu'ils  manient  avec  dextérité, 
et  les  javelots  qu'ils  lancent  très  loin  avec  une  précision  vraiment 
admirable, 


III 


LE  PEUPLE  APFOUROU  OUBANGUI 


Un  matin,  pendant  que  je  précédais  le  reste  de  l'expédition, 
accompagné  par  trois  hommes  et  suivant  le  bord  du  fleuve  pour 
en  connaître  l'importance,  au  détour  d'un  groupe  d'arbres,  je 
me  trouvai  en  face  d'une  cabane  de  forme  extraordinaire.  La 
façade  était  de  50  mètres  comme  une  place  de  village  ;  quatre 
ou  cinq  hommes  étaient  assis  à  l'ombre  et  parlaient  ensemble, 
n'ayant  pas  entendu  mon  arrivée.  Pour  ne  pas  les  épouvanter  } 
j'accrochai  le  fusil  à  une  espèce  de  vérandah  et  m'assis  tranquil- 
lement. Ceux  qui  étaient  tournés  de  mon  côté,  dès  qu'ils  me 
virent,  prirent  immédiatement  la  fuite;  mais  un  de  ceux  qui, 
assis  sur  une  natte,  me  tournaient  le  dos,  avant  d'avoir  pu  se 
tourner  pour  chercher  la  raison  de  cette  fuite,  se  trouva  si 
voisin  de  moi  qu'il  eut  peur  de  bouger.  Mon  interprète  fumant 
tranquillement  lui  adressa  la  parole,  mais  la  réponse  fut 
incompréhensible,  Rassuré  par  notre  immobilité  et  notre  con- 
tenance pacifique,  il  se  leva  d'un  bond  et  disparut  aussi. 

Voici  comment  eut  lieu  notre  première  rencontre  avec  les 


408  TROIS    EXPLORATIONS 

Apfourou  que  les  Batékés  nous  avaient  décrits  comme  un 
peuple  hostile  et  armé  de  nombreux  fusils. 

C'était  doue  là  ce  peuple  dont  l'arrivée  sur  les  bords  de 
l'Alima,  arrivée  qui  devait  avoir  lieu  sous  peu,  causait  aux  Ba- 
tékés la  plus  grande  peur.  Surpris  et  restés  seuls  avec  l'interprète 
Denis,  nous  eussions  volontiers  fait  honneur  aux  aliments  qui 
bouillaient  dans  une  marmite  et  que  la  fuite  de  leurs  proprié- 
taires avait  laissés  à  notre  disposition;  mais,  fidèle  à  mon  sys- 
tème du  respect  le  plus  scrupuleux  de  la  propriété,  je  me  con- 
tentai de  prendre  une  noix  de  coco  et  de  déposer  en  échange 
quelques  verroteries,  un  petit  miroir  et  un  petit  couteau,  lais- 
sant ainsi  des  échantillons  de  nos  marchandises. 

La  cabane  qui  se  dressait  devant  nous  était  très  longue  puis- 
qu'elle mesurait  plus  de  30  mètres  et  qu'elle  était  divisée  en 
chambres  de  même  dimension.  Les  ffortes  donnaient  sur  le 
fleuve,  le  toit  était  fait  de  grandes  nattes  et  d'herbes  de  marais 
inconnues  aux  Batékés  et  soutenues  avec  des  pieux  plantés  et 
enfoncés  dans  le  sol  qui  formaient  devant  la  case  une  espèce  de 
portique  à  l'abri  du  soleil.  C'était  une  habitation  provisoire, 
apte  à  être  facilement  défaite  et  transportée  ailleurs.  Nous  trou- 
vâmes des  filets,  des  nasses  très  ingénieusement  faites  et  des 
harpons.  Pendant  ce  temps,  nous  vimespasser  un  canot  le  long 
du  fleuve  ;  les  rameurs  chantaient  une  petite  chanson  qui  leur 
servait  à  plonger  en  mesure  leurs  rames  dans  l'eau  et  qui  indi- 
quait une  longue  pratique  de  cet  exercice. 

Deux  pirogues  amarrées  à  la  rive  nous  donnèrent  l'occasion 
d'en  observer  minutieusement  la  construction,  différente  de 
celles  del'Ogôoué,  ce  qui  nous  démontra  qu'elles  n'étaient  pas 
destinées  ànaviguer  sur  des  cours  d'eau  interrompus  par  des 
rapides.  En  effet  l'avant  et  l'arrière  n'étaient  pas  relevés,  et  le 
fond  était  courbe, l'épaisseur  des  bordages  (environ  de  deux  cen- 
timètres) n'eût  certes  pu  résister  à  une  navigation  dans  les 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  Ml 

rapides.  Dans  le  fond  des  pirogues  nous  trouvâmes  des  r'ou- 
leauxdetabac  enrôle  que  nous  avionsvu  fabriquer  chez  les  Baté- 
kés,  ainsi  que  des  corbeilles  d'une  forme  spéciale  dont  nous  ne 
pûmes  examiner  le  contenu,  fermées  qu'elles  étaient  par  des 
feuilles  et  attachées  par  des  lianes. 

Un  petit  bout  de  chemin,  dont  une  partie  traversait  un  petit 
bois,  nous  conduisit  au  seuil  du  village  Apfourou  qu'une  palis- 
sade protégeait  entièrement  du  côté  de  terre.  Quand  j'y  fus 
arrivé,  et  après  avoir  averti  le  chef  du  village  de  ma  visite,  j'en- 
trai dans  l'enceinte.  Au  seuil  du  passage  que  je  trouvai  ouvert, 
sur  le  terrain,  était  répandue  une  couche  de  cendres,  de  lianes 
entrelacées  et  nouées  entre  elles  ainsi  que  d'herbes  ;  tous  ces 
sortilèges  étaient  faits  à  cause  de  moi. 

Une  fois  en  présence  du  chef,  après  avoir  échangé  les  quel- 
ques politesses  d'usage,  je  lui  fis  immédiatement  un  cadeau 
composé  de  tout  ce  qui  me  restait  en  marchandises. 

Mes  cadeaux  et  surtout  ma  boîte  de  poudre  du  poids  d'un 
kilo,  furent  reçus  avec  une  joie  mal  dissimulée. 

Le  village  était  composé  de  cases  basses,  longues,  adossées 
sans  ordre  à  la  forêt,  toutes  pareilles  ayant  leurs  ouvertures 
(c'est  à  tort  que  j'appellerais  ça  des  portes)  du  côté  du  fleuve. 
Il  présentait  un  aspect  caractéristique  et  différent  des  villages 
Batékés  environnants.  Des  bananiers  (toto) donnaient  de  l'ombre 
aux  cases,  et  le  niveau  du  sol  s'élevait  de  peu  au-dessus  de  celui 
du  fleuve. 

Je  sus  que  je  ne  me  trouvais  pas,  comme  je  le  pensais,  aux 
confins  de  leur  pays,  mais  bien  dans  une  des  nombreuses  fac- 
toreries pour  le  commerce  et  la  manipulation  du  manioc,  qu'ils 
ont  près  de  leur  pays;  la  récolte  faite,  ils  le  macèrent  et  le 
réduisent,  et  l'enferment  dans  des  boîtes  de  15  à  20  kilos,  de 
forme  spéciale.  Ce  manioc,  une  fois  arrangé  de  cette  manière, 
outre  qu'il  sert  pour  provision  de  voyage,  se  vend  aux  peuplades 


412  TROIS     EXPLORATIONS 

qui  naviguent  sur  le  fleuve  immense  où  Ton  voyage  pendant 
des  mois  et  des  mois,  eu  l'échangeant  pour  de  la  poudre  et  des 
fusils  que  leur  fournissent  les  Aboma. 

La  nuit  qui  approchait  à  grands  pas  mit  un  terme  à  cette 
importante  conférence  avec  le  chef  des  Oubangui,  et  je  pris 
congé  après  avoir  bu  dans  le  verre  qu'il  me  présentait.  Il  avait 
d'abord  eu  soin  de  se  marquer  au  front  d'une  raie  de  plâtre  et 
d'approcher  de  ses  lèvres  le  verre  avant  de  me  l'offrir. 


DEUXIÈME   PARTIE 
NOTES  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  AU  DEUXIÈME  VOYAGE 


I 

EXTRAIT    DE    LA    NOTE   AU   MINISTÈRE    DE  LA    MARINE 

(1879) 


Monsieur  le  Ministre, 

«  Les  dernières  découvertes  en  Afrique  nous  ont  appris  que 
»  le  Congo,  barré  dans  son  cours  inférieur  par  des  rapides  et  par 
»  des  chutes,  est  navigable  dans  son  cours  supérieur  pendant 
»  près  de  deux  mille  kilomètres  sans  compter  la  partie  navi- 
»  gable  que  peuvent  présenter  neuf  affluents  qu'il  reçoit  dans 
»  cette  région. 

»  L'embouchure  du  Congo  n'appartient  à  aucune  puissance 
»  européenne.  Un  peu  au-dessus  se  trouve  la  colonie  portugaise 
»  d'Angola  ;  un  peu  au  Nord  la  colonie  française  du  Gabon.  Le 
»  fleuve,  venant  du  Nord,  sa  portion  navigable  se  trouve  vers 
»  le  Gabon.  Des  explorateurs  français  venant  du  Gabon  ont 
»  déjà  planté  le  pavillon  national  sur  deux  grands  affluents  du 
»  fleuve  qui  coule  à  l'Est  du  Gabon. 

»  Frappés  des  avantages  commerciaux  que  présente  cette 


414  TROIS    EXPLORATIONS 

»  grande  artère,  diverses  nations  cherchent  à  en  prendre  pos- 
»  session.  Le  gouvernement  belge,  en  particulier,  vient  d'y 
»  envoyer  Stanley  avec  un  matériel  considérable  et  des  res- 
»  sources  illimitées.  Seule  la  France,  qui  a  plus  de  droits  que 
»  toute  autre  puissance  etparla  situation  de  sa  colonie  du  Gabon 
»  et  par  l'exploration  officielle  faite  par  un  officier  français,  ne 
»  peut  s'abstenir  dans  cette  lutte  pacifique.  Il  suffirait  pour 
»  réserver  nos  droits,  et  sans  engager  l'avenir,  d'aller  planter  le 
»  drapeau  français  à  Stanley  Pool  avant  que  l'expédition  belge 
»  n'ait  pu  le  faire.  Ce  serait  possible  si,  pendant  que  Stanley, 
»  obligé  de  se  frayer  une  route  dans  un  pays  difficile,  a  sa 
»  marche  ralentie  par  un  matériel  considérable  et  des  unpêcli- 
»  menta  nombreux,  M.  de  Brazza  connaissant  le  pays  partait  de 
»  la  colonie  française  sans  bagages  et  arrivait  par  une  marche 
»  rapide  au-dessus  des  chutes  du  ileuve. 

»  1°  M.  de  Brazza  partirait  immédiatement  avec  un  petit 
»  nombre  d'hommes  qui  lui  seraient  fournis  par  le  gouverneur 
»  du  Gabon  :  une  dizaine  environ.  Il  remonterait  l'Ogôoué  en 
»  pirogue  jusqu'à  Moshogo  et  de  là  irait  par  terre  le  plus  rapi- 
»  dément  possible  jusqu'à  Stanley-Pool,  tête  de  la  région  navi- 
»  gable,  où  il  planterait  le  pavillon  français. 

»  2°  M.  Ballay  préparerait  pendant  ce  temps  tout  le  matériel 
»  nécessaire  pour  une  expédition  complète  et  l'établissement 
»  de  deux  stations  :  l'une  sur  l'Ogôoué,  l'autre  sur  le  Congo,  et 
»  ferait  construire  deux  canots  à  vapeur  démontables.  Ces  pré- 
»  paratifs  demanderaient  environ  quatre  mois.  M.  Ballay  parti- 
»  rait  alors  et  transporterait  tout  ce  matériel  sur  le  hautOgôoué. 

»  3°  M.  de  Brazza  viendrait  rejoindre  M.  Ballay.  On  lui  in- 
»  diquerait  un  point  sur  le  Congo  où.  M.  Ballay  devrait  le 
»  rejoindre  après  avoir  fondé  la  station  sur  l'Ogôoué. 

»  4D  Les  canots  à  vapeur  seraient  lancés  sur  le  Congo»  On 
»  ferait  l'hydrographie  du  fleuve  et  de  ses  affluents, 


DANS     L'OUEST     AFRICAIN  41.j 

»   Pour  arriver  à  ce  résultat  il  faudrait  : 

»  1°  Que  M.  le  ministre  de  la  marine  consentit  à  donnera 
»  M.  de  Brazza  la  mission  d'aller  planter  le  drapeau  français  à 
»  Stanley-Pool.  Cette  mission  resterait  secrète,  et  ne  serait  mise 
»  à  exécution  que  dans  le  cas  où  il  arriverait  avant  Stanley. 

»  Dans  le  cas  contraire,  il  paraîtrait  l'aire  une  simple  explo- 
»  ration  géographique. 

»  2°  Que  M.  le  ministre  de  la  marine  donnât  Tordre  au  gou- 
)>  verneur  du  Gabon  de  fournir  à  M.  de  Brazza,  sur  le  personnel 
»  noir  de  la  colonie,  dix  hommes  disposés  à  le  suivre. 

»  3e  Que  M.  le  ministre  de  la  marine  donnât  l'ordre  de  cons- 
»  traire  les  deux  canots  à  vapeur  démontables. 

»  4°  Que  M.  le  ministre  fournit  à  M.  Ballay  les  moyens  de 
»  préparer  son  expédition  dans  les  arsenaux  et  fit  porter  le 
»  matériel  par  les  transports  de  l'État. 

»  5°  Qu'on  fournit  au  Gabon  les  trois  Européens  et  les  vingt- 
»  quatre  noirs  nécessaires  pour  conduire  les  canots  à  vapeur. 


II 


NOMINATION    DU     SERGENT     MALAMINE 


i"  Nomination  du  sergent  Malamine 

Le  sergent  Malamine  est  nomme  provisoirement  chef  de  la 
station  française  de  Ncouna  ;  il  gardera  ce  poste  jusqu'au  jour 
on  il  sera  remplacé  par  le  chef  définitif. 

Gomme  chef  de  la  station  française  de  Ncouna,  le  sergent 
Malamine  doit,  dans  la  mesure  de  ses  moyens,  protection,  aide 
et  assistance  aux  voyageurs  européens  qui  viendraient  dans  la 
contrée,  quelle  que  soit  leur  nationalité. 

Le  sergent  Malamine  fixera  sa  résidence  soit  à  Okila,  soit  au 
village  d'Otiulu  ou  à  n'importe  quelle  autre  place  voisine,  sans 
toutefois  sortir  des  États  de  Makoko. 

L'enseigne  de  vaisseau,  Commandant  provisoire  des  Stations  Françaises 
un  Haut-Ogôoué  et  du  Congo  intérieur. 

Signé  :  P.  Savorgnan  de  Brazza. 


Okila,  le  :!  octobre  1880. 


m 


LETTRE    DU    R.    P.    AUGOUARD 


Banana  (Embouchure  du  Coïk/o) 


Le  iJ  août  1881 

Mardi  2  août.  —  Nous  n'avons  eu  aujourd'hui  rien  de  parti- 
culier, sinon  que  du  haut  d'une  colline  nous  avons  aperçu  les 
dernières  catacartes,  au-delà  desquelles' s'élargissait,  comme 
une  mer,  l'étang  de  Stanley.  Gela  donna  du  courage  à  mes 
hommes;  aussi,  le  lendemain  nous  finies  une  marche  rapide  au 
milieu  d'une  immense  plaine  où  nous  relevions  continuelle- 
ment des  traces  d'éléphants  et  d'hippopotames. 

A  onze  heures  nous  arrivâmes  à  la  rivière  Djué  (nommée 
Gordon  Bennet  par  Stanley).  Mais  nous  fûmes  arrêtés  par  le 
mauvais  vouloir  et  les  exigences  du  canotier  qui  ne  consentit 
pas  à  nous  passer  à  moins  de  quarante  brasses  d'étoffe.  A  peine 

BRAZZA  87 


418  TROIS    EXPLORATIONS 

avais-je  passé  la  rivière  que  je  vis  arriver  M.  Stanley,  venant 
à  ma  rencontre.  Notre  entrevue  lut  des  plus  courtoises.  Je 
remis  à  l'illustre  explorateur  le  pli  dont  je  m'étais  chargé  pour 
lui  et  nous  causâmes  pendant  plus  de  deux  heures.  Il  meraconta 
qu'il  était  arrivé  cinq  jours  avant  moi.  Il  avait  été  fort  mal  reçu 
par  les  indigènes,  qui  avaient  construit  une  immense  barricade 
derrière  laquelle  ils  s'étaient  retranchés,  armés  de  leurs  fusils 
et  de  leurs  zagayes. 

Évidemment  M.  Stanley,  avec  ses  blancs  et  ses  soixante-dix 
Zanzibars  armés  de  fusils  à  quatorze  coups,  pouvait  balayer 
toute  la  place  en  moins  de  dix  minutes.  Mais  il  ne  voulait  point 
avoir  recours  à  la  violence,  et  le  hardi  voyageur  se  laissa  con- 
duire dans  une  espèce  de  marécage  d'où  les  indigènes  lui  défen- 
dirent de  sortir. 

C'est  dur  pour  un  homme  qui  avait  ouvert  lui-même  le 
chemin  et  qui  trois  années  auparavant  avait  laissé  le  pays  ami 
et  parfaitement  tranquille.  Toutefois  je  le  félicitai  de  la  con- 
duite pacifique  qu'il  tenaitpour  ne  point  compromettre  l'avenir. 
M.  Stanley  meconseilla  décamper  à  l'endroit  où  je  me  trouvais, 
car  si  j'allais  directement  au  village  il  craignait  que  je  ne  fusse 
reçu  à  coups  de  fusil.  Je  suivis  son  conseil  et  j'envoyai  prévenir 
le  roi  de  l'arrivée  d'un  Français,  les  seuls  nationaux  qu'il  sou- 
frait depuis  le  passage  de  M.  de  Brazza. 

Jeudi  4.  —  Le  lendemain,  sur  l'invitation  du  roi,  je  me  rendis 
à  son  village  et  je  voulus  aller  m'établir  sur  les  bords  du  fleuve. 
Mais  les  sauvages  Batékés,  qui  nous  regardaient  avec  un  air 
moins  que  rassurant,  s'y  opposèrent. 

Je  voulus  m'établir  alors  dans  un  village  voisin,  niais  les 
habitants  déclarèrent  formellement  qu'ils  ne  permettraient 
jamais  à  un  blanc  de  dormir  sur  leur  terre.  Cela  me  paraissait 
d'autant  plus  extraordinaire  que  je  voyais  le  pavillon  français 
flotter  au-dessus  de   tous  les  villages.  Enfin  le  roi  lui-même 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  419 

vint  nie   chercher   et  fit  établir  mon  camp  près   do  sa  tente 
mais  non  sans  me  réclamer  le  paiement. 

Quelques  heures  après  mon  arrivée  an  village  d'Omfoa,  je  vis 
apparaître  le  sergent  Malainine,  laissé  par  M.  de  Brazza  à  la 
garde  du  pavillon  français  à  Stanley-Pool.  Il  me  montra  le  traité 
d'annexion  l'ait  par  M.  de  Brazza  et  dont  je  vous  envoie  la 
copie. 

Le  soir,  j'allai  rendre  visite  au  roi  avec  le  sergent  etFon m'of- 
frit un  siège,  le  plus  riche  que  j'aie  jamais  eu  de  ma  vie. 

C'était  vingt-cinq  grandes  défenses  d'ivoire  sur  lesquelles  on 
étendit  une  natte.  Le  roi  me  dit  que  les  indigènes  voyaient  d'un 
mauvais  œil  les  blancs  venir  dans  leur  pays  et  ne  permettraient 
absolument  à  personne  de  faire  une  case  avant  l'arrivée  de 
M.  de  Brazza,  qu'ils  attendent  depuis  plus  de  six  mois. 

Vendredi  5.  —  Le  lendemain  j'allai  au  camp  de  M.  Stanley 
pour  lui  rendre  la  visite  qu'il  m'avait  faite.  Il  était  établi  dans 
un  horrible  bas-fond  resserré  entre  le  ileuve  et  une  forêt  épaisse 
et  ayant  à  peine  vingt  mètres  carrés. 

C'est  là  ([ne  l'ont  relégué  les  noirs,  à  deux  kilomètres  du  vil- 
lage, complètement  bloqué  avec  défense  expresse  de  lui  vendre 
aucune  nourriture.  Nous  causâmes  pendant  plus  de  quatre 
heures  et  lesofficiers  belgesme  dirent  que  jamais  ils  ne  l'avaient 
vu  aussi  expansif  et  aussi  causeur. 

Il  voulut  absolument  me  retenir  à  dîner  et  en  mon  honneur 
il  invita  à  sa  table  MM.  Braconnier,  Valke  et  France,  ce  qu'il 
ne  fait  que  très  rarement. 

Avec  la  plus  grande  amabilité  il  me  donna  la  latitude  et  la 
longitude  de  Stanley-Pool  et  de  Manienka,  observations  qu'il 
venait  défaire  avec  la  plusgrande  précision,  il  me  dit  lui-même 
que  sur  sa  première  carte  il  a  commis  une  erreur  de  soixante- 
deux  milles  et  demi,  et  que  cela  est  dû  à  ce  qu'il  n'a  fait  que  des 
observations  rapides  et  approximatives,  ayant  perdu  son  cbro- 


420  TROIS    EXPLORATIONS 

nomètre  qui  aurait  été  cassé  dans  le  dernier  combat  soutenu 
dans  le  haut  du  fleuve. 

En  rentrant  à  mon  camp,  je  vis  une  foule  de  Batékés  armés, 
qui  entouraient  mes  hommes  et  qui  leur  montraient  des  dispo- 
sitions hostiles  en  leur  demandant  ce  qu'ils  venaient  faire  ici  et 
en  leur  disant  qu'ils  n'avaient  qu'à  partir,  car  les  indigènes 
n'avaient  pas  besoin  d'eux.  J'allai  me  plaindre  au  roi  de  la  con- 
duite de  ses  sujets,  mais  il  me  répondit  que  ce  n'était  point  lui 
qui  avait  parlé  et  que  je  pouvais  encore  rester  trois  ou  quatre 
jours  (c'est  à  dire  que,  si  je  n'étais  pas  parti  à  cette  date,  lui- 
même  me  ferait  la  guerre). 

Samedi  G.  —  Le  lendemain  je  retournai  au  camp  de  Stanley 
qui  m'avait  prié  de  venir  le  voir.  Gomme  la  veille  il  fut  d'une 
courtoisie  et  d'une  amabilité  très  grandes  et  pendant  près  de 
trois  heures  je  pus  jouir  du  charme  de  sa  conversation  pétil- 
lante d'esprit  et  de  finesse.  Pendant  notre  entretien  douze  Zan- 
zibars,  qui  étaient  allés  au  loin  pour  chercher  des  vivres,  revin- 
rent avec  de  sinistres  nouvelles.  Ils  avaient  appris  que,  pendant 
la  nuit,  les  trois  chefs  influents  de  Stanley-Pool  avaient  décrété 
la  mort  de  tous  ceux  qui  vendraient  des  vivres  à  Stanley  et  que, 
si  dans  quatre  jours  les  blancs  n'étaient  pas  partis,  ils  seraient 
massacrés.  Je  lui  dis  que  je  ne  croyais  guère  à  ces  rumeurs, 
mais  il  me  répondit  qu'il  en  était  d'autant  plus  certain,  qu'il 
avait  reçu  confirmation  de  cette  nouvelle  par  des  espions  parti- 
culiers qui  avaient  assisté  à  ce  conseil  de  mort. 

Je  retournai  à  mon  camp  et  j'allai  immédiatement  chez  le  roi 
qui  m'assura  que,  moi  Français,  je  n'avais  absolument  rien  à 
craindre,  mais  que  je  ne  pouvais  pas  faire  de  case  immédiate- 
ment. 

Voyant  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  devant  cet  entêtement,  je 
lui  annonçai  que  j'allais  partir,  et  je  lui  fis  présent  d'un  man- 
teau rouge  brodé  d'or  et  d'argent.   Sa  joie  ne  connut  plus  de 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  421 

bornes  et  il  proclama  bien  haut  que  j'étais  son  meilleur  ami.  Je 
lui  expliquai  le  but  de  ma  mission  et  il  me  répondit  que,  lorsque 
je  reviendrais  je  pourrais,  m'établir  pourvu  que  je  lui  apporte 
deux  ânes  et  un  grand  chien  noir,  parce  que  Stanley  avait  fait 
ce  cadeau  à  un  autre  chef  et  qu'il  en  était  jaloux. 

Dimanche  7.  —  Enfin  le  lendemain,  avec  les  plus  vives  pro- 
testations d'amitié  nous  nous  séparâmes  les  meilleurs  amis  du 
monde.  J'allai  seulement  camper  sur  la  rivière  Djué,  car  je 
n'avais  pas  l'habitude  de  marcher  le  dimanche,  et  je  me  tins 
prêt  à  marcher  le  lendemain.  M.  Stanley,  avec  une  courtoisie 
qui  me  toucha,  fit  une  longue  route  avec  ses  officiers  pour  venir 
me  faire  ses  adieux.  Sur  mon  chemin  et  en  partant  il  mit  à  ma 
disposition  son  vapeur  pour  descendre  de  Manianga  à  Man- 
ghila. 

Lundi  8.  —  Le  voyage  de  retour  s'effectua  rapidement,  car 
nous  n'étions  pas  arrêtés  par  l'inconnu  et  la  mauvaise  volonté 
desguides.  Aussi  parcourûmes-nous  en  cinq  jours  la  distance 
qui  sépare  Stanley-Pool  delà  station  Est  de  Stanley,  en  face  de 
Manianga. 

Après  avoir  attendu  six  jours  l'arrivée  de  M.  Valke,  que 
M.  Stanley  envoyait  pour  faire  le  voyage  avec  moi,  nous  par- 
tîmes de  la  station  belge  le  vendredi  19,  à  huit  heures  du  matin, 
avec  le  vapeur  «  Royal  ». 

Le  lendemain  (20),  vers  le  milieu  du  jour,  nous  arrivâmes  à 
Manghila. 

Le  lendemain(21)nous  nous  mimes  en  marche  pour  regagner 
Vivi  que  nous  atteignîmes  en  deux  jours  etdemi, après  avoir  fait 
douze  à  quatorze  lieues  dans  les  montagnes. 


6 


IV 


LETTRE     DE    M.     F.    F.     COMBE!! 


Monsieur, 

Je  suis  désireux  de  vous  écrire  au  sujet  du  traitement  subi 
pannes  deux  collègues,  MM.  Crudiugtou  et  Bentley,  à  Stanley- 
Pool  par  les  gens  de  la  ville  de  Makoko,  en  janvier  dernier. 

Je  suis  à  la  tète  d'une  mission  et  j'ai  reçu  pour  instructions 
de  fonder  une  station  à  Stanley-Pool.  Depuis  longtemps  nous 
avons  essayé  d'atteindre  ce  point,  de  San-Salvador,  par  Zambo 
ou  Makuta.  Mais  nous  avons  été  empêchés  par  les  marchands 
d'ivoire  de  ces  deux  districts.  Après  votre  heureux  voyage  à  la 
fin  de  l'année  dernière  nous  décidâmes  d'essayer  le  côté  du 
Nord  de  la  rivière.  Et  deux  de  mes  compagnons  parvinrent  à 
atteindre  Stanley-Pool,  en  passant  par  Isangila    et  Manianga. 

A  la  ville  de  Bwa-bwa-Njali,  ils  furent  très  bien  reçus.  A 
N'tamo,  chez  Nga-Liema,  ils  ne  furent  nimenacés  nimaltraités  ; 
mais  quand  ils  atteignirent  Nshasha,  escortés  par  les  soldats 
que  vous  y  aviez  laissés,  ils  se  trouvèrent  exposés  aux  dangers 
les  plus  sérieux  par  suite  de  l'attitude  hostile  des  habitants  qui 
se  livraient  à  leurs  danses  de  guerre  autour  d'eux  avec  leurs 
lances  et  leurs  couteaux.  Par  l'intermédiaire  de  leur  interprète, 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  523 

mes  compagnons  comprirent  que  la  raison  de  toute  cette  con- 
duite sauvage  et  menaçante  était  qu'on  avait  dit  à  ces  gens  de 
se  tenir  en  garde  contre  tous  les  blancs  qui  ne  viendraient  pas 
avec  le  pavillon  français,  à  notre  mission  n'était  pas  française, 
était  considérée  comme  ennemie. 

Toujours  est-il  qu'il  y  eut  malentendu.  Nous  en  avons  la 
ferme  conviction.  Les  gens  de  la  contrée  que  vous  avez  annexée 
au  nom  de  la  France  semblaient  croire  que,  n'étant  pas  Fran- 
çais, nous  étions  leurs  ennemis:  ils  nous  traitèrent  en  consé- 
quence. Nous  ne  sommes  que  de  simples  missionnaires  anglais, 
n'ayant  aucun  rapport  avec  notre  gouvernement,  non  salariés 
par  celui-ci,  et  ne  poursuivant  en  conséquence  aucun  but  poli- 
tique. 

Dans  six  mois  environ,  nous  espérons  être  de  nouveau  à 
Stanley- Pool,  pour  établir  une  station  dans  l'un  des  grands 
villages.  Si  vous  y  êtes  à  présent,  si  vous  y  arrivez  avant  nous, 
ou  si  vous  vous  trouvez  en  communication  avec  ces  gens  par 
l'entremise  de  l'un  des  membres  de  votre  expédition,  nous 
serions  heureux  si  vous  vouliez  bien  prendre  la  peine  de  chasser 
l'impression  qui  a  été  produite  par  notre  expédition,  que 
nous,  n'étant  pas  Français,  nous  devions  être  traités  en  enne- 
mis. 

Vous  souhaitant  beaucoup  de  succès  dans  votre  expédition 
ainsi  que  bonne  santé,  je  suis,  monsieur,  votre  bien  sincère. 

Signé:  F.  F.  Gomber, 


RAPPORT    POLITIQUE    AU    MINISTRE    DE    LA    MARINE 
SUR     LE     DEUXIÈME     VOYAGE 


Monsieur  le  Ministre, 

J'ai  l'honneur  de  remettre  entre  vos  mains  le  traité  conclu 
avec  le  roi  noir  Makoko,  dont  la  suprématie  s'étend  sur  le  ter- 
ritoire situé  sur  la  rive  droite  du  Congo,  en  amont  des  grandes 
cataractes  de  ce  fleuve. 

Par  ce  traité,  Makoko  se  met  sous  la  protection  de  la  France 
et  lui  cède  une  portion  de  son  territoire. 

Importance  géographique  du  territoire  occupé.  —  Le  terrain 
concédé  est  délimité  par  les  rivières  Impila  et  Djoué;  il  s'étend 
sur  toute  la  rive  droite  du  lac  nommé,  parles  indigènes,  Ncouna 
(N'tamo),  sur  un  espace  de  dix  milles,  le  long  du  Congo,  immé- 
diatement en  amont  de  la  dernière  cataracte.  C'est  le  point  com- 
mercialement  stratégique  autour  duquel  s'agite  la  question  du 
Congo. 

En  effet  c'est  seulement  entre  ces  limites  que  peuvent  débou- 
cher les  grandes  voies  de  communication  à  établir,  par  la  suite, 
sur  la  rive  droite  pour  relier  l'Atlantique  au  Congo  intérieur 
navigable. 

Ca  traité  mérite  toute  votre  attention  parce  que,  ratifié  dès  à 


DANS     L'OUEST    AFRICAIN  425 

présent,  il  tranche  cette  question  à  l'avantage  de  la  France. 
Sans  entrer  ici  dans  les  détails  que  j'ai  déjà  résumés  dans  un 
autre  rapport,  permettez-moi  de  vous  relater,  aussi  brièvement 
que  possible,  les  faits  qui  ont  provoqué  la  conclusion  du  traité, 
—  l'historique  de  notre  occupation,—  et  d'indiquer  les  avan- 
tages qui  en  résultent  pour  notre  avenir. 

Le  récit  de  ses  nombreux  combats  avait  précédé  Stanley  dans 
sa  descente  du  Congo  en  1877.  —  Les  tribus  qui  ne  se  sentaient 
pas  assez  fortes  pour  résister  s'écartaient  de  son  passage,  les 
peuplades  puissantes  engageaient  la  lutte.  De  là,  les  trois  prin- 
cipaux combats:  de  l'Arouïmi,  des  Mangala  et  enfin  celui 
qui  eut  lieu  en  aval  de  l'embouchure  du  Qouango,  en  face 
de  la  résidence  de  Makoko.  Depuis  ce  combat,  qui  fut  le 
dernier,  le  vide  s'était  formé  autour  du  voyageur.  Même  à 
Ncouna,  centre  populeux,  où  il  dut  s'arrêter  pour  avoir  des 
vivres  avant  de  s'engager  clans  les  rapides,  Stanley  ne  put 
s'en  procurer^que  grâce  à  Itsi,  seul  chef  avec  lequel  il  eût  des 
relations  et  dont  le  village  était  situé  sur  la  rive  gauche,  immé- 
diatement en  amont  du  premier  rapide. 

Ce  chef  avait  supplanté  son  père  contre  le  gré  de  Makoko.  Il 
se  trouvait  pour  cette  raison  en  mauvais  termes  avec  son  suze- 
rain et  fut  le  seul  qui  s'écarta  de  la  ligne  de  conduite  tracée. 

Le  calme  s'était  peu  à  peu  rétabli  dans  la  contrée.  Néanmoins 
les  indigènes  jetaient  encore  des  regards  méfiants  vers  le  bas 
Congo. 

Motifs  des  bonnes  dispositions  des  habitants  à  notre  égard.  — 
Sur  ces  entrefaites  ils  avaient  appris  que  d'autres  blancs,  —  les 
Fallàs  (c'est  ainsi  qu'ils  désignaient  les  Français)  établis  sur 
le  haut  Ogôoué  avaient  ouvert,  avec  les  peuplades  voisines,  des 
communications  avec  la  côte,  d'où  résultait  pour  la  contrée 
une  source  de  prospérité  et  de  commerce.  De  là  leur  désir  de 
gagner  l'amitié  de  ces  blancs  et  de  rechercher  leur  protection 


m  TROIS    EXPLORATIONS 

contre  ceux  du  Congo  dont  le  retour  était  annoncé  comme  une 
menace. 

Situation  politique.  —  La  dynastie  des  Makoko  est  fort  an- 
cienne et  son  nom  était  connu  à  la  côte  au  xve  siècle.  En  ellet, 
Bartholomeo,  Diaz  et  Ga  da  Mosto  le  citent  comme  un  des  plus 
grands  potentats  de  l'Afrique  équatoriale  de  l'Ouest. 

Bien  que  les  cartes  duxvi0  siècle,  qui  mentionnent  le  royaume 
de  Makoko,  lui  assignent  une  position  géographique  passable- 
ment exacte,  Stanley  l'avait  traversé  sans  avoir  connaissance  de 
cette  dynastie  qui  l'intriguait  vivement. 

Les  chefs  qui  occupent  les  deux  rives  de  Xcouna  (N'tamo, 
Stanley-Pool,  Brazzaville),  espèce  de  lac  formé  par  le  Congo 
en  amont  des  dernières  cataractes,  sont  tous  feudataires  de 
Makoko  et  reçoivent  de  lui,  à  chaque  succession,  leur  investi- 
ture, qui  implique  la  pérogative  de  s'asseoir  sur  une  peau  de 
tigre,  et  dont  le  signe  distinctif  est  un  collier  en  cuivre. 

Les  tribns  qui  ont  le  monopole  de  la  navigation  arborent  h' 
pavillon  français.  —  Si  en  face  de  l'îlot  où  Stanley  livra  son 
dernier  combat  je  parvins  à  conclure  la  paix  avec  les  tribus  les 
plus  occidentales,  —  qui  sont  les  navigateurs  par  excellence  du 
Congo,  —  c'est  à  l'influence  de  Makoko  que  je  le  dois.  —  En 
effet,  c'est  par  son  intermédiaire,  qu'en  signe  de  paix  et  de  pro- 
tection le  pavillon  français  fut  arboré  par  ces  tribus  dont  nous 
avions  besoin  pour  assurer  par  POgôoué  et  l'Alima  nos  commu- 
nications avec  le  Congo  qui  est  appelé  à  cet  endroit  Niali-Ma- 
koko. 

Lorsque  j'annonçai  que  les  blancs  de  l'Ogôoué  viendraient 
dans  le  Congo  par  l'Alima,  pour  nouer  dans  l'avenir  des  rela- 
tions commerciales  qui  amèneraient  la  prospérité  et  l'abon- 
dance, on  accueillit  cette  nouvelle  avec  enthousiasme. 

Préliminaires  du  traité.  —  Makoko  tenait  beaucoup  à  ce 
qu'on  établit  près  de  sa  résidence  de  Nduo  le  nouveau  village 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  427 

des  blancs.  Ce  n'est  pas  sans  regret  qu'il  accéda  à  ma  demande 
de  le  fixer  pins  loin,  à  Ncouna,  lors  même  que  je  lui  eus  ex- 
pliqué la  raison  de  mon  choix  qui  était  d'ouvrir  sur  ce  point 
une  route  plus  facile  aux  Blancs-Fallas.  —  «  Ncouna —  N'tamo 
m'appartient,  dit-il;  je  te  donne  d'avance  la  partie  que  tu  dési- 
gneras. Ngaliémé  donnera  ma  parole  aux  chefs  qui  tiennent  la 
terre  en  mon  nom,  et  qui  dépendront  désormais  de  toi.  i 

C'est  même  sur  sa  demande  que  je  laissai  ensuite  sur  le  ter- 
rain concédé  le  sergent  Malamine  et  deux  hommes,  à  l'entretien 
desquels  il  s'offrit  défaire  pourvoir  jusqu'à  mon  retour,  car  il 
savait  que  j'étais  dénué  de  ressources. 

Makoko  arbore  le  pavillon  français  en  signe  de  protection. 
—  En  partant  pour  Ncouna,  nous  nous  quittâmes  en  fort  bons 
lermes;  les  cadeaux  que  je  reçus  de  lui  furent  plus  considé- 
rables que  ceux  qu'il  obtint  de  moi.  Je  lui  fis  comprendre  que 
le  seul  fait  d'arborer  notre  pavillon  constituait  pour  lui  une 
protection  effective  envers  d'autres  Européens.  Voulant  lui 
donner  acte  des  mesures  qu'il  avait  prises  en  notre  faveur  tou- 
chant Ncouna,  je  lui  remis  un  pavillon. 

Signaturedu  traité.  —  Le  3  octobre  1880  l'acte  de  prise  de 
possession  fut  rédigé  et  signé  à  Ncouna.  La  décision  de  Ma- 
koko avait  été  signifiée  aux  indigènes  par  Ngaliémé  qui  se 
trouvait  alors  à  Ncouna  pour  percevoir  des  redevances. 

Occupation  de  la  rire  droite.  —  Tous  les  chefs  établis  sur 
le  terrain  concédé  arborèrent  le  pavillon  français  et  vinrent  me 
rendre  hommage  pour  confirmer  la  prise  de  possession. 

Les  chefs  de  la  rive  gauche  apprenant  que  ceux  de  la  rive 
droite  avaient  obtenu  de  moi  non-seulement  le  pavillon  fran- 
çais mais  qu'ils  allaient  jouir  d'avantages  par  rétablissement 
futur  d'Européens  dans  leur  contrée,  m'envoyèrent  une  dépu- 
tation  pour  obtenir  les  mêmes  faveurs. 

«  Nous  sommes,  aussi  bien  que  ceux  de  la  rive  droite,  vas- 


428  TROIS    EXPLORATIONS 

saux  de  Makoko,  disaient-ils,  et  nous  désirons  ne  pas  rester 
à  l'écart  de  la  prospérité  que  les  Fallàs  amèneront  dans  la 
contrée.  » 

Sur  ma  réponse  que  les  Français  ne  désiraient  pas  pour  le 
moment  se  fixer  de  l'autre  côté  du  fleuve  et  prendre  possession 
des  deux  rives,  ils  insistèrent  auprès  de  Ngaliémé  pour  avoir 
au  moins  un  pavillon  en  signe  de  protection.  Ils  réussirent  à 
obtenir  de  lui  que  les  chefs  des  deux  rives  auraient  la  charge  et 
la  responsabilité  des  hommes  que  je  laissais  dans  le  pays. 

J'acceptai  ce  compromis.  Mais  connaissant  la  situation  déli- 
cate d'Itsi  Ngaliémé  à  l'égard  de  Makoko,  je  refusai  de  le  voir 
et  de  lui  donner  un  pavillon.  Toutefois,  sur  l'instance  du  doyen 
des  chefs  je  laissai  un  pavillon  de  plus  à  condition  qu'il  le 
donnerait  à  Itsi  sous  sa  propre  responsabilité. 

Les  faits  qui  suivirent  ont  prouvé  que  ce  traité  avait  été  sti- 
pulé par  les  indigènes  avec  entière  connaissance  de  leurs  inté- 
rêts, et  qu'ils  l'ont  observé  fidèlement.  Le  seul  reproche  qu'on 
pourrait  leur  faire  c'est  d'avoir  un  peu  péché  par  excès  de  zèle. 
Arrivée  des  missionnaires  anglais. — Trois  mois  après  mon 
départ,  deux  missionnaires  évangéliques,  MM.  Grudington  et 
Bentley,  suivant  la  même  route  que  moi  mais  à  l'inverse,  arri- 
vèrent à  Xcouna  où,  surpris  de  voir  flotter  notre  pavillon,  ils 
demandèrent  avec  instance  aux  indigènes  s'ils  comprenaient 
l'engagement  qu'ils  avaient  contracté  en  donnant  leur  pays  à 
la  France. 

Les  indigènes  à  leur  tour  leur  ayant  demandé  s'ils  étaient 
Français,  ils  mirent  peut-être  trop  d'empressement  à  afficher 
«  qu'ils  n'avaient  rien  de  commun  avec  les  Français,  qu'ils 
étaient  Anglais,  une  tout  autre  nation  ». 

Pourparlers.  —  Cette  déclaration,  qui  décelait  un  certain 
antagonisme, et  la  direction  par  laquelle  ils  arrivaient  inspirèrent 
la  méfiance.  Ensuite,  leurs  démarches,  ayant  pour  but  de  s'éta- 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  429 

blir  sur  la  rive  gauche,  —  démarches  faites  exclusivement 
auprès  d'Itsi-Ngaliémé,  —  que  par  mépris  ils  confondaient 
avec  Ngaliémé,  le  représentant  de  Makoko,  —  dont  le  nom 
figurait  sur  le  traité,  —  leur  aliénèrent  tous  les  chefs  qui 
voyaient  dans  ces  pourparlers  dont  ils  étaient  exclus  une  intri- 
gue portant  atteinte  aux  droits  de  Makoko.  —  Aussi  témoignè- 
rent-ils aux  missionnaires  des  intentions  hostiles,  que  le 
manque  d'expérience  de  ces  derniers  et  l'ignorance  des  causes 
qui  les  motivaient  leur  firent  exagérer. 

Ayant  compliqué  la  situation,  ils  durent  accepter  la  pro- 
tection de  notre  sergent  Malamine  dont  ils  auraient  désiré  pou- 
voir se  passer.  Malamine  se  mit  à  leur  disposition,  conformé- 
ment aux  ordres  que  je  lui  avais  laissés.  Cette  offre  arrivait  à 
propos,  car  les  missionnaires  étaient  inquiets,  au  milieu  de 
cette  population  mal  disposée. 

Protection  donnée  par  le  pavillon.  —  Notre  sergent  réussit 
à  calmer  les  indigènes  en  leur  faisant  comprendre  que  les 
Anglais  étaient  frères  des  Français.  Son  offre  de  les  accompa- 
gner au  village  qu'il  habitait  fut  déclinée  par  les  missionnaires. 
Mais  à  leur  demande,  il  mit  pour  les  rassurer  un  de  ses  marins 
à  leur  garde. 

Départ  des  missionnaires.  —  Deux  jours  après,  protégés  par 
le  sergent,  les  missionnaires  quittaient  la  contrée. 

J'ose  affirmer,  comme  ils  le  reconnaissent  d'ailleurs  eux- 
mêmes,  que  notre  deuxième  station  ne  leur  a  pas  été  inutile, 
bien  qu'ils  aient  tenu  à  profiter  le  moins  possible  de  la  protec- 
tion que  notre  pavillon  leur  offrait. 

Arrivée  de  Stanley . — Stanley,  informé  de  ces  faits,  laissa 
en  arrière  à  Manianga  son  matériel  et  son  personnel  considé- 
rables, et  arriva  le  27  juillet  à  Ncouna,  à  la  tète  de  quatre  Eu- 
ropéens (dont  deux  officiers  belges)  et  de  soixante-dix  Zanzi- 
baiïtes. 


430  TROIS    EXPLORATIONS 

But  poursuivi.  —  Il  pensait  qu'une  démonstration  de  force 
et  de  puissance  intimiderait  ces  chefs  qui  semblaient  vouloir 
défendre  d'une  manière  si  exclusive  qu'on  portât  atteinte  aux 
droits  qu'ils  nous  avaient  donnés. 

Dès  son  arrivée,  Malamine,  suivant  les  instructions  reçues, 
alla  à  sa  rencontre  avec  deux  moutons  et  une  provision  de 
vivres  qu'il  lui  offrit  en  signe  de  bienvenue. 

M" "rais  accueil  fait  au  sergent.  —  Cédant  peut-être  à  un 
mouvement  de  dépit  momentané,  Stanley  eçut  très  durement 
le  modeste  sous-officier  représentant  l'occupation  par  la  France 
d'un  point  qui  depuis  deux  ans  était  l'objectif  de  l'Américain. 

Les  indigènes  déclarent  qu'ils  ont  cédé  leur  territoire  et  ne 
veillent  laisser  personne  s'y  établir. —  Repoussant  dédaigneuse- 
ment toute  offre  de  services  il  se  mettait  ouvertement  aux  yeux 
des  indigènes  en  antagonisme  avec  moi,  et  rendit  encore  plus 
vive  la  crainte  et  la  méfiance  que  son  seul  nom  inspirait.  Aussi, 
lorsqu'il  manifesta  l'intention  de  s'établir  dans  la  contrée,  les 
indigènes  répondirent  à  ses  avances  qu'ils  avaient  cédé  leur 
territoire  et  qu'ils  ne  voulaient  laisser  personne  s'établir  sans 
mon  autorisation. 

Les  indigènes  défèrent  leurs  droits.  —  A  un  déploiement 
de  force  qui  n'était  qu'une  menace,  ils  déclarèrent  qu'ils  répon- 
draient à  la  force  par  la  force  et  arborèrent  leur  pavillon  français. 

Préparatifs  du  départ  de  Stanley. —  Le  désir  de  se  conformer 
aux  instructions  reçues,  de  procéder  pacifiquement  et  le  respect 
dû  à  notre  drapeau,  firent  que  Stanley  n'osa  pas  ouvrir  les  hos- 
tilités contre  les  chefs  qui  se  couvraient  de  notre  pavillon  pour 
dé  tondre  leurs  droits.  Il  accepta  de  camper  à  l'endroit  que  les 
indigènes  lui  assignaient  pour  faire  ses  préparatifs  de  départ. 

Arrivée  d'un  missionnaire  français. —  Ce  fut  là  que  cinq 
jours  après  le  trouva  le  père  Augouard  que  Stanley  avait  tenu 
à  devancer.  Je  ne  sais  si  ce  missionnaire  français   comprit  le 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  431 

but  de  l'extrême  prévenance  de  Stanley  à  son  égard.  Mais  l'inti- 
mité qui  s'établit  entre  le  nouvel  arrivant  et  Stanley,  auparavant 
si  hostile  à  nous  (à  la  France),  eut  pour  effet  d'inspirer  aux 
indigènes  des  doutes  sur  la  nationalité  que  déclarait  le  père 
Augouard,  sans  hisser  de  pavillon.  En  un  mot  je  soupçonne 
que,  aux  yeux  des  indigènes,  le  missionnaire  se  plaça  trop  sous 
la  protection  de  la  puissance  apparente  de  Stanley  et  pas  assez 
à  l'abri  de  la  faiblesse  et  de  l'influence  réelle  du  sergent. 

Stanley  engage  le  missionnaire  français  à  partir.  —  Il  aurait 
pu  rester  sans  crainte.  Mais  ignorant  absolument  ce  qui  s'était 
passé  entre  Stanley  et  les  indigènes,  il  avait  mal  jugé  la  situa- 
tion. Il  quitta  Brazzaville  au  bout  de  trois  jours  à  la  grande  joie 
de  Stanley  qui,  voulant  se  débarrasser  d'un  témoin  importun, 
facilita  son  départ  de  toutes  les  manières. 

A  cette  époque  j'envoyai  des  marchandises  à  notre  sergent 
qui  depuis  six  mois  était  sans  nouvelles  de  nous.  Je  convoyai 
moi-même  ce  ravitaillement  jusqu'à  mi-chemin.  Gomme  j'avais 
-appris  vaguement  par  les  indigènes  l'arrivée  d'Européens  sur 
ce  point,  je  leur  écrivis  une  lettre  où,  offrant  mes  services, 
j'exposai  la  situation  et  réservai  nos  droits. 

Stanley  quitte  notre  territoire.  —  Stanley,  reconnaissant 
que  notre  occupation  était  un  fait  accompli,  jeta  les  yeux  sur 
la  rive  opposée. 

Intrigues  de  Stanley  avec  Itsi-Ngalièmè.  —  Je  ne  sais  s'il 
comprit  la  portée  des  intrigues  qu'il entamaavecltsi  et  la  signi- 
fication de  la  peau  de  tigre  qu'il  lui  envoya,  mais  ce  que  je  sais, 
c'est  que  le  but  poursuivi  était  d'amener,  sans  se  compromettre, 
ce  chef  à  abattre  le  pavillon  français,  sous  laprotectionduquel  il 
ne  voulaitpas  se  placer.  Il  l'aurait  ensuite  engagé  à  s'insurger  con- 
tre les  institutions  dupays,  enpromettantàcechef  sa  protection, 
et  en  l'engageant  à  s'appuyer  sur  les  Bacouo,  peuples  voisins. 
Stanley  apposte  des  hommes  sur  la  rire  gauche.  —  Itsi  n'au- 


432  TROIS     EXPLORATIONS 

rait  pas  osé  accepter  le  dangereux  honneur  d'être  nommé  par 
Stanley  chef  d'un  territoire  appartenant  à  Makoko  sans  les  fu- 
sils à  répétition  des  Zanzibars  laissés  en  garnison  dans  son 
village. 

Stanley  quitte  la  contrée.  —  Il  est  tout  naturel  que  les  indi- 
gènes l'aient  pris  par  la  famine  pour  le  forcer  à  un  départ  qui 
coupait  court  à  ses  démarches. 

Makoko  force  les  hommes  de  Stanley  à  quitter  la  contrée.  — 
Bien  que  Stanley  eût  su  mettre  à  profit  le  temps  de  son  séjour, 
les  germes  de  discorde  qu'il  sema  dans  la  contrée  avortèrent 
pour  le  moment.  Itsi  n'était  pas  assez  puissant,  ni  assez  sûr  de 
l'amitié  des  Bacouo.  Aussi  sous  la  pression  exercée  par  l'auto- 
rité de  Makoko  il  s'est  vu  bientôt  forcé  de  renvoyer  de  son  vil- 
lage la  garnison  des  Zanzibars  qui  portait  atteinte  aux  droits  du 
suzerain. 

Stanley  voyant  que  sa  manière  d'agir  lui  avait  aliéné  les  véri- 
tables chefs  du  pays  et  que  désormais  la  seule  chance  de  pren- 
dre pied  à  Stanley-Pool  se  trouvait  dans  les  mains  d'Itsi,  aban- 
donna la  rive  droite.  A  partir  de  Manianga  c'est  sur  la  rive 
gauche  qu'il  traîna  ses  vapeurs  pour  déboucher  à  Stanley-Pool, 
au  village  d'Itsi. 

Se  voyant  forcé  de  respecter  le  traité  qui  nous  cède  Brazza- 
ville, il  comprit  qu'il  fallait  compter  avec  nous  et  en  référa  à 
ses  commettants  en  leur  exposant  la  situation. 

Le  roi  de  Belgique  de  mande  notre  adhésion  à  rétablissement 
d'une  station.  —  Informé  de  l'influence  que  j'avais  acquise  à  la 
France,  le  roi  des  Belges  demanda  à  M.  de  Lesseps,  président 
du  comité  français  de  l'Association  africaine  s'il  n'avait  pas 
d'objection  à  faire  l'établissement  d'une  station  dans  notre  voi- 
sinage. Par  ce  seul  fait,  le  roi  des  Belges,  avant  de  s'établir, 
nous  a  donné  acte  de  la  reconnaissance  de  nos  droits,  et  de  la 
légalité  de  notre  occupation. 


DANS   L'OUEST   AFRICAIN  433 

Etablissement  d'eue  station  belge  sur  la  rive  gauche,  à 
Ncouna.  —  Depuis  les  dernières  nouvelles  Stanley  avait  renoué 
en  face  et  cette  fois  avec  succès  les  fils  d'une  politique  qui  avait 
déjà  subi  un  premier  échec. 

Tel  est  l'historique  de  la  première  station  belge,  établie  sur 
la  rive  gauche  du  Congo,  qui  date  de  décembre  1881,  c'est-à-dire 
d'un  an  et  trois  mois  après  notre  occupation  de  la  rive  droite. 
Permettez-moi  d'insister  sur  les  avantages  que  donne  à  la 
France  le  traité  dont  j'ai  l'honneur  de  demander  la  ratification 
présentement. 

Par  le  traité  que  j'ai  conclu  et  par  notre  occupation  jusqu'à 
ce  jour  nous  avons  acquis  des  droits  sur  un  point  qui  nous  as- 
sure une  situation  privilégiée  sur  les  débouchés  du  grand  bas- 
sin du  Congo  dont  ce  point  est  la  clef. 

Ce  sont  nos  concurrents  qui,  à  un  moment  où  ils  se  croyaient 
exclus,  ont  d'eux-mêmes  ratifié  nos  droits  en  demandant  à  par- 
ticiper aux  bénéfices  de  l'occupation  d'un  point  qui,  conquis  en 
premier  lieu  par  eux,  aurait  pu  devenir  à  tout  jamais  inacces- 
sible pour  nous. 

On  parle  de  la  neutralisation  du  Congo. 
Les  principaux  intéressés,  la  Belgique  et  l'Amérique,  sont 
partisans  de  ce  principe,  qui  n'est  en  réalité  que  fictif.  Il  n'est 
pas,  en  effet,  sans  intérêt  de  signaler  les  conventions  échan- 
gées entre  le  représentant  de  cette  idée  internationale  et  les  chefs 
indigènes. 

Par  ces  conventions,  à  partir  de  Vivi,  en  amont  sur  la  route 
qu'a  suivie  Stanley,  les  terrains  propres  à  être  utilisés  sont  la 
propriété  du  Comité  d'études  du  Congo. 

Particulièrement  aux  environs  de  Vivi  il  est  défendu  de  s'éta- 
blir sans  demander  à  Stanley  l'autorisation  spécifiée  dans  ces 
conventions  et  reconnaître  ainsi  au  Comité  d'études  du  Congo 
ou  la  souveraineté  ou  la  propriété  exclusive  du  sol. 

BB.AZZA  28 


434  TROIS    EXPLORATIONS 

La  rapidité  de  notre  action  et  la  priorité  de  notre  installa- 
tion à  Brazzaville,  sont  venues  déjouer  un  plan  de  monopolisa- 
tion de  la  voie  qui  semble  difficile  à  concilier  avec  la  neutralité 
réelle  du  Congo. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  juger  les  pourparlers  qui  ont  eu 
lieu  en  Europe,  entre  le  roi  de  Belgique  et  le  gouvernement 
français,  relativement  au  rappel  du  sergent  Malamine,  à  un 
moment  où  les  faits  qui  s'étaient  passés  en  Afrique  n'étaient 
connus  gwepar  la  correspondance  de  Stanley.  Je  dirai  seule- 
ment qu'ils  indiquent  l'habileté  de  nos  concurrents  à  profiter 
de  nos  moindres  fautes. 

Situation  politique.  —  Deux  drapeaux  flottent  actuellement 
sur  le  point  le  plus  rapproché  de  l'Atlantique  où  le  Congo  inté- 
rieur commence  à  être  navigable. Sur  la  rive  droite,  à  Brazzaville, 
le  pavillon  français  représente  notre  droit  d'accès  au  Congo 
intérieur.  En  face  de  nous,  à  Stanley-Pool,  un  pavillon  inconnu 
à  l'abri  d'une  idée  internationaled'humanité,  de  science  et  de 
civilisation  tend  à  inaugurer  le  monopole  commercial  d'une 
compagnie  qui  aspire  à  devenir  souveraine  et  dont  le  manda- 
taire agit  déjà  en  souverain. 

C'est  notre  droit  d'accès  que  nous  ratifions  en  ratifiant  le 
traité.  En  ne  le  ratifiant  pas  nous  laissons  le  champ  libre  à  la 
réalisation  d'une  neutralité  de  nom  et  d'un  monopole  de  fait  (1). 

Avantages  de  la  ratification  du  traite.  —  La  ratification  du 
traité  nous  évite  donc  des  complications  futures,  pour  le  cas 
où,  sans  abandonner  nos  vues  sur  ces  contrées,  nous  abandon- 
nerions nos  stations  aux  hasards  d'un  voisinage  envahisseur 
que  notre  indifférence  rendrait  plus  entreprenant. 

Où  nous  mènera  la  politique  d'exclusion  inaugurée  par  Stan- 
ley à  Vivi,  politique  que  j'ai  déjouée  à  Stanley-Pool  ? 

(I)  Ces  conventions  sont  entre  les  mains  des  chefs  indigènes,  voisins  de  Vivi. 
Le  père  A.ugouard  eut  l'occasion  de  les  voir,  mais  il  n'en  saisit  pas  la  portée. 


DANS   L'OUEST    AFRICAIN  435 

Telle  est  la  question  qu'il  faut  étudier  et  trancher. 

Si  nous  étions  restés  étrangers  au  mouvement  significatif 
qui  s'est  manifesté,  il  y  a  trois  ans,  Stanley  aurait  passé  à 
Ncouna  des  conventions  semblables  à  celles  de  Vivi  (1),  et  le 
dernier  arrivant  aurait  trouvé  la  place  prise.  C'était  là,  en 
effet,  le  sort  qui  nous  était  réservé,  si  je  ne  l'avais  'pas  de- 
vancé. 

Le  coup  porté  au  monopole  commercial  a  frappé  juste.  Stan- 
ley n'en  a  pas  caché  son  dépit. 

Mais  prenons  garde,  si  nous  laissons  l'influence  étrangère 
s'établir  sur  la  rive  droite  du  Congo  notre  Colonie  du  Gabon, 
réduite  aux  ressources  duseul  Ogôoué,  restera  à  jamais  un  mo- 
deste  comptoir  perdu  sur  la  côte. 

Il  est  à  remarquer  que  ce  traité  ne  nous  engage  qu'autant  que 
nous  le  voulons  bien.  Et  nous  n'avons  en  le  ratifiant  qu'à  pren- 
dre les  mesures  réclamées  par  nos  intérêts  les  plus  élémen- 
taires pour  le  maintien  de  notre  station  du  Congo. 

Le  traité  entraîne,  non  pas  une  acquisition  territoriale,  mais 
l'occupation  profitable  aux  intérêts  de  notre  pays  d'un  point 
stratégique  important  pour  le  combat  paisible  de  la  concur- 
rence commerciale. 

Le  présent  rapport  ayant  pour  but  de  prouver  l'urgente 
nécessité  de  reconnaître  un  traité  préparé  et  une  occupation 
elfectuée  au  nom  de  notre  pays,  par  ma  propre  initiative,  je  dois 


(1)  Si,  à  l'époque  où  j'appris  le  fâcheux  contre-temps  qui  retenait  le  docteur 
Ballay  avec  son  bateau  démontable, je  n'avais  pas  été  entièrement  dénué  de  res- 
sources, me  mettant  à  la  tête  des  piroguiers  de  l'Ogôoué,  dont  je  m'étais  fait  des 
auxiliaires,  j'aurais  pu,  au  pi'oflt  de  mon  influence,  les  lancer  pour  la  première 
fois  dans  le  Congo  intérieur  à  la  recherche  d'un  nouveau  marché  d'ivoire;' comme 
autrefois,  profitant  de  mon  influence,  je  les  avais  envoyés  à  la  côte,  à  la  recherche 
du  commerce  direct  avec  les  Européens. 

Ces  faits  donnent  la  mesure  de  l'influence  que  nous  pouvons  acquérir  par  la 
fondation  de  Brazzaville. 


436  T  ROIS     EXPLORATION  3 

constater  jusqu'à  quel  point  j'ai  engagé  la  responsabilité  d#  la 
France,  et  faire  observer  : 

1°  Que  la  ratification  du  traité  ne  présente  aucun  inconvé- 
nient. 

2°  Qu'elle  offre  des  avantages. 

3°  Qu'elle  exige<  certaines  mesures  immédiates,  indiquées 
ci-après. 

A  l'égard  du  gouvernement,  voici  quelle  était  ma  situation. 
Pendant  toute  la  durée  de  mon  voyage,  considéré  comme  em- 
barque  à  bord  de  l'Eurydice  avec  seize  matelots  noirs,  j'étais 
ainsi  que  mon  escorte  à  la  solde  du  département  de  la  marine. 
Par  conséquent  Brazzaville  se  trouve  avoir  été  occupée  provi- 
soirement pendant  deux  ans,  par  un  sergent  et  par  trois  mate- 
lots noirs  français  auxquels  j'avais  donné  le  droit  d'arborer 
notre  pavillon. 

N'ayant  pas  qualité  pour  traiter,  c'est  sous  ma  propre  res- 
ponsabilité, qu'en  occupant  Brazzaville,  j'ai  profité  des  bonnes 
dispositions  de  Makoko  à  l'égard  de  la  France  dont  j'étais  le 
représentant. 

N'ayant  fait  qu'accepter,  sous  bénéfice  d'inventaire,  une 
cession  de  territoire,  j'ai  l'honneur,  monsieur  le  ministre,  de 
vous  demander  la  ratification  d'un  traité  par  lequel  une  seule 
des  parties  contractantes  (les  cbefs  noirs)  se  trouve  liée. 

En  effet,  je  n'ai  engagé  la  responsabilité  delà  France,  ni  en 
assurant  d'autre  protection  que  celle  qui  résulterait  du  fait 
d'arborer  notre  pavillon,  ni  en  promettant  d'autres  avantages 
que  ceux  qui  découleraient  naturellement  dans  le  présent  de 
l'établissement  d'une  station  dans  la  contrée,  et  dans  l'avenir 
des  relations  commerciales  que  cette  station  contribuerait 
établir  avec  la  cote. 

Notre  ratification  n'aurait  pas  d'inconvénients. 

1°  Le  fait  que  ce  traité  a  été  maintenu  par  les  indigènes  et 


DANS    L'OUEST     AFRICAIN  437 

respecté  par  d'autres  États,  grâce  à  la  seule  présence  de  notre 
pavillon,  est  la  preuve  évidente  que  la  ratification  ne  donnera 
point  prise  à  des  complications  futures. 

2°  Nos  seuls  concurrents  ont  implicitement  reconnu  nos 
droits  de  premiers  occupants,  en  demandant  à  s'établir  en  face 
de  nous. 

3°  Aucune  complication  n'est  à  prévoir  de  la  part  des  indi- 
gènes, puisque  ce  sont  les  avantages  qu'ils  espèrent  tirer  de 
notre  présence,  qui  les  ont  engagés  à  venir  au  devant  de  nous. 

4°  La  France  et  le  Portugal  étant  par  leurs  colonies  recon- 
nues les  seules  nations  à  portée  de  cette  contrée,  il  n'y  a  que  ce 
dernier  pays  qui  pourrait  vouloir  profiter  de  sa  situation  géo- 
graphique pour  revendiquer  ses  droits  d'accès  au  Congo  inté- 
rieur par  la  rive  Sud.  Mais  en  donnant  même  la  plus  large 
interprétation  à  ces  traités,  tombés  en  désuétude  depuis  un 
siècle  et  demi,  nous  sommes  à  l'abri  de  ses  prétentions  puisque 
le  territoire  cédé  se  trouve  bien  en  dehors  des  limites  les  plus 
étendues  que  l'on  puisse  assigner  à  la  suprématie  nominale  du 
Portugal,  qui  n'a  jamais  dépassé  le  cinquième  degré  quinze 
minutes  latitude  Sud. 

~>n  L'Angleterre,  qui,  depuis  trois  ans,  a  jeté  les  yeux  sur  le 
bassin  du  Congo,  et  cherche,  par  ses  missionnaires,  à  se  créer 
des  droits,  n'a  actuellement  aucun  intérêt  commercial  à  y 
défendre.  En  effet,  la  seule  maison  anglaise  qui  existe  dans  le 
Bas-Congo,  n'est  qu'une  petite  succursale  d'un  comptoir  établi 
sur  la  côte. 

La  ratification  du  traité  aurait  des  avantages  : 

1°  En  effet,  le  traité  nous  permet  de  faire  valoir  sans  con- 
testation, dès  maintenant  et  dans  la  suite,  des  droits  de  souve- 
raineté effective  sur  ce  point.  En  ne  le  ratifiant  pas  nous  renon- 
çons de  fait  à  des  droits  que  nous  ne  pourrons  jamais 
reconquérir. 


438  T  R  0  I S    EXPLORATIONS 

2°  Il  nous  ferait  prendre  position  à  l'une  des  extrémités  de 
la  voie  qui  est  fatalement  appelée  à  jouer  un  rôle  considérable 
dans  l'avenir,  je  veux  parler  de  celle  qui  reliera  l'Atlantique  au 
Congo  intérieur  navigable. 

Les  mesures  immédiates  à  prendre  pour  sauvegarder  notre 
avenir  sont  : 

1°  Notifier  à  Makoko  et  aux  chefs  établis  sur  le  territoire 
cédé,  la  ratification  du  traité  et  leur  envoyer  les  cadeaux 
d'usage. 

2°  Continuer  l'occupation  du  point  concédé,  par  l'établis- 
sement effectif  d'une  station  scientifique  et  hospitalière. 

3°  Prendre  pied  à  l'autre  bout  de  la  voie,  à  Mayombé,  en 
aval  des  rapides  de  la  rivière  Quillou  et  Loango,  point  d'abou- 
tissement de  cette  voie  autour  de  laquelle  gravitent  les  intérêts 
en  question. 

Le  fait  fondamental  qui  ressort  de  ce  rapport  est  le  suivant  : 

Nous  renonçons  dès  aujourd'hui  à  toute  influence  dans  des 
contrées  fatalement  appelées  à  un  grand  avenir,  si  nous  ne 
sauvegardons  nos  intérêts  par  les  mesures  immédiates  que  je 
viens  d'indiquer. 

C'est  donc  une  lourde  responsabilité,  celle  qui  pèsera,  dans 
l'avenir,  sur  les  décisions  prises  maintenant  à  l'égard  du  Congo 
intérieur  navigable. 

L'occupation  des  deux  extrémités  de  la  voie,  par  des  stations 
d'un  caractère  humanitaire  et  scientifique,  nous  assurerait  en 
réalité  des  droits  politiques  pour  l'avenir  et  préparerait  une 
occupation  commerciale. 

En  effet,  notre  commerce  et  notre  industrie  y  gagneraient  la 
garantie  de  notre  protection  pour  le  jour  où  ils  se  seraient  créé 
dans  cette  région  des  intérêts  considérables. 

Je  viens  d'indiquer  les  mesures  réclamées  d'urgence.  Les 
mesures  à  prendre  par  la  suite  et  l'organisation  de  notre  action 


DANS    L'OUEST   AFRICAIN  439 

pour  préparer  le  développement  naturel  de  notre  colonie  du 
Gabon  feront  l'objet  d'une  note  spéciale  que  je  résume  ici. 

Ligne  de  politique  à  suivre.  — Il  importerait,  en  fondant  sur 
la  côte  des  stations  sans  caractère  politique,  de  développer  une 
influence  qui  nous  est  déjà  acquise  par  les  missions  françaises 
dont  il  serait  bon  d'ailleurs  de  favoriser  l'expansion.  Nous  affir- 
merions ainsi  la  réalité  de  notre  influence  et  rendrions  incon- 
testables des  droits  incontestés. 

En  maintenant  à  l'intérieur,  en  organisant  sérieusement  les 
stations  existantes,  et  en  établissant  des  nouvelles  sur  des 
points  indiqués  d'avance,  nous  consoliderions  les  bases  de 
notre  influence  future;  nous  ferions  ressortir  aux  yeux  des  indi- 
gènes les  avantages  des  relations  directes  avec  les  Européens 
de  la  côte,  et  nous  les  amènerions  ainsi,  sans  lutte,  à  renoncer 
aux  monopoles  particuliers  et  aux  jalousies  locales. 

En  un  mot,  nous  grouperions  sous  notre  influence  les  peu- 
plades les  plus  nombreuses  et  les  plus  puissantes  auxquelles 
nous  créerions,  en  les  mettant  en  relations  avec  la  côte,  des  inté- 
rêts qu'elles  se  chargeraient  de  défendre  elles-mêmes,  une  fois 
qu'elles  en  auraient  apprécié  l'importance. 

Cette  ligne  de  conduite  m'a  permis  dans  l'Ogôouéde  disposer 
de  mille  à  deux  mille  pagayeurs  dont  j'avais  besoin,  soit  pour 
défendre  la  route  du  fleuve  que  je  venais  d'ouvrir  à  travers  la 
peuplade  belliqueuse  des  Paliouins,  en  brisant  des  monopoles 
séculaires,  soit  pour  m'y  assurer  des  moyens  de  transports 
directs. 

Cette  ligne  de  conduite  m'a  permis  entre  l'Ogôoué  et  l'Alima 
d'avoir  à  ma  disposition  les  quatre  ou  six  cents  travailleurs  dont 
j'avais  besoin  pour  les  travaux  de  route  effectués  pour  le  pas- 
sage des  vapeurs  que  j'attendais  et  pour  m'y  assurer  le  concours 
d'un  nombre  considérable  de  porteurs. 

Parallèle  entre  les  questions  du  Niger  et  du  Congo.  —  Telle 


MO  TROIS     EXPLORATIONS 

est  la  ligne  de  conduite  qu'il  importerait  de  suivre  dans  la  vallée 
du  Niari.  Tout  en  nous  permettant  l'étude  technique  du  par- 
cours de  la  voie  ferrée  à  tracer  dans  ces  parages,  elle  préparerait 
des  populations  nombreuses  et  pacifiques  à  fournir  le  travail 
nécessaires  pour  établir  nos  moyens  de  communication. 

L'ensemble  de  notre  action  devrait  être  soutenue  par  la  vo- 
lonté politique  bien  arrêtée,  d'affermir  notre  prépondérance  sur 
la  côte,  jusqu'à  la  rive  droite  du  Congo,  en  profitant  avec  em- 
pressement de  toutes  les  circonstances  qui  pourraient  motiver 
notre  intervention. 

Je  dois  faire  ressortir  ici  la  grande  analogie  qui  existe  entre 
cette  question  et  celle  du  Niger  supérieur,  dont  le  Gouverne- 
ment se  préoccupe  avec  raison. 

Cette  analogie  se  pose  ainsi  : 

La  connexion  qui  existe  entre  l'Algérie,  le  Sénégal  et  le  Sou- 
dan justifie  les  lourds  sacrifices  supportés  pour  l'établissement 
d'une  influence  politique  et  pour  le  développement  d'un  com- 
merce depuis  longtemps  établi  sur  la  côte  au  Sénégal. 

Mais  la  question  du  Congo  et  du  Gabon,  bien  que  nos  intérêts 
commerciaux  n'y  datent  que  d'hier,  se  présente  avec  des  avan- 
tages bien  autrement  importants,  dont  le  premier  est  de  ne  pas 
imposer  les  lourdes  charges  que  comporterait  une  occupation 
militaire. 

Ces  avantages  se  résument  comme  suit  : 

—  Les  conditions  politiques  de  la  contrée  dont  les  habitants 
sont  groupés  sans  cohésion  nationale,  ce  qui  facilitera  l'établis- 
sement de  notre  suprématie  (1). 

—  L'absence  de  toute  influence  musulmane  qui  pourrait  réu- 

(1)  J'ai  pu,  en  effet,  établir  sur  le  Congo  un  simple  sergent,  dont  la  présence  a 
suffi  pour  faire  respecter  les  intérêts  qu'il  représentait,  et  deux  hommes  porteurs 
d'ordres  et  convoyant  des  marchandises  destinées  au  sergent  Malamine,  tout 
dernièrement,  ont  pu  aisément  parcourir  1,400  kilomètres  de  pays,  au  milieu  de 
populations  nombreuses. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  441 

nir  les  populations  dans  une  même  idée  politique  ou  religieuse. 

—  Un  plus  vaste  débouché. 

—  Des  richesses  naturelles  plus  nombreueses  et  plusabon- 
dantes  qui  peuvent  entrer  immédiatement  en  exploitation, 
telles  que  :  caoutchouc,  ivoire. 

—  Sur  le  parcours  de  la  voie  à  créer,  une  population  stable, 
pacifique,  adonnée  à  la  culture. 

—  La  main-d'œuvre  qu'on  trouverait  facilement  pour  la  cons- 
truction de  la  voie  à  travers  un  pays  très  peuplé  (1). 

—  L'étendue  peut-être  quintuple  du  réseau  des  voies  naviga- 
bles intérieures. 

—  La  longueur  moins  considérable  de  la  voie  à  construire 
pour  les  utiliser. 

Et  en  dernier  lieu,  l'avantage  qu'offre  cette  voie,  d'aboutir 
directement  à  l'Atlantique. 

Concurrence  anglaise  à  craindre  dans  le  Soudan.  — Si  l'im- 
portance de  nos  intérêts  au  Sénégal  justifie  l'énergie  de  notre 
intervention  les  avantages  que  je  viens  de  citer  en  faveur  du 
Gabon  et  du  Congo  sont  de  nature  à  motiver  une  action  non 
moins  énergique,  bien  que  d'un  tout  autre  caractère.  Cette  ac- 
tion serait,  pour  ainsi  dire,  le  complément  économique  de  celle 
qui  nous  pousse  à  chercher  nos  débouchés  dans  le  Soudan,  — 
complément  d 'autant plus  nécessaire  que  l'Angleterre  peut  nous 
faire  une  concession  sérieuse  dans  le  Soudan  oriental  par  la 
Benoué  et  dans  le  Soudan  occidental,  par  une  voie  latérale  aux 
rapides  de  Bussa  (2). 


(1)  Bien  qu'on  ne  puisse  compter  exclusivement  sur  le  travail  des  indigènes,  les 
ayant  employés  à  des  travaux  de  route  entre  l'Ogôouô  et  l'Alima,  je  connais 
l'avantage  qu'on  pourrait  en  tirer. 

(2)  Le  Bas-Niger,  exploité  par  deux  puissantes  compagnies  anglaises,  procure 
tous  les  mois  le  chargement  complet  de  trois  grands  paqueb  ots.  L'influence  an- 
glaise est  fortement  établie  dans  le  Haussa  qui  fournit  les    soldats   noirs   des 


\\l  TROIS     EXPLORATIONS 

Il  serait  donc  sage  de  ne  pas  compter  trop  exclusivement  pour 
notre  industrie  en  souffrance,  sur  les  débouchés  du  Soudan  et 
de  sauvegarder  notre  avenir  dans  le  bassin  du  Congo,  dont 
l'étendue  représente  un  cinquième  de  la  superficie  totale  de 
l'Afrique. 

En  acceptant  il  y  a  trois  ans  de  prêter  au  Comité  français  de 
l'Association  internationale  africaine  le  concours  qui  m'était 
demandé,  je  crus  de  mon  devoir  de  provoquer  la  décision  que 
l'établissement  de  ce  pavillon  international  sur  les  stations  oc- 
cidentales ne  viendrait  pas  léser  des  intérêts  politiques  et  com- 
merciaux français,  à  portée  d'une  de  nos  colonies. 

Seul,  à  bien  connaître  la  situation  privilégiée  faite  par  les 
dernières  découvertes  de  notre  colonie  du  Gabon,  je  crus  de 
mon  premier  devoir,  d'assurer  à  la  France  le  bénéfice  d'une 
priorité  d'occupation  qui  sauvegarde  ses  droits,  dans  une  con- 
trée devenue  l'objectif  de  toutes  les  nations. 

C'est  un  devoir  que  j'ai  accompli,  en  profitant  des  avantages 
delà  situation,  pour  occuper  de  ma  propre  initiative,  au  nom 
de  la  France,  un  point  dont  l'avenir  viendra  prouver  l'impor- 
tance politique  et  commerciale. 

C'est  un  devoir  que  j'ai  cru  accomplir  aussi  en  entraînant 
mon  pays  assez  loin,  pour  le  contraindre  à  étudier  la  portée  des 
intérêts  enjeu,  avant  de  renoncer  à  la  situation  acquise. 

Et  maintenant,  monsieur  le  ministre,  c'est  encore  un  devoir 
que  j'accomplis,  en  venant,  avec  l'autorité  que  peut  me  donner 
la  connaissance  de  la  contrée,  affirmer  que  la  question  du  Congo 
mérite  la  plus  sérieuse  attention. 

Si  profonde  est  ma  conviction  à  cet  égard,  que  je  n'ai  pas 


garnisons  anglaises  de  la  côte.  Il  est  trop  tard  déjà  pour  songer  à  supplanter  l'in- 
fluence anglaise  qui  finira  par  attirer  vers  le  Bas-Niger,  en  suivant  le  courant 
du  fleuve,  les  produits  du  Soudan. 


DANS    L'OUEST    AFRICAIN  44;] 

hésité,  même  an  prix  d'une  partie  de  ma  fortune,  à  faire  face  aux 
exigences  impérieuses  de  la  situation. 

Si  j'exprime  ici  ma  conviction  d'une  manière  qui  peut  paraî- 
tre trop  affirmative,  c'est  que,  pénétré  de  la  gravité  et  de  l'ur- 
gence de  la  situation,  je  tiens  à  mettre  entre  vos  mains,  dans 
V  intérêt  du  pays,  une  responsabilité  qui  pourrait,  par  la  suite, 
peser  lourdement  sur  moi. 


VI 


LOI  APPROUVANT  LE  TRAITÉ  PASSÉ  AVEC  LE  ROI  MAKOKO  (1) 


Loi  qui  approuve  les  traité  et  acte  signes  le  10  septembre  et  le  3  octobre    1880, 
par  M.  de  Brazza,  enseigne  de  vaisseau,  et  le  roi  Makoko. 

Le  Sénat  et  la  Chambre  des  députés   ont  adopté.   Le  Prési- 
dent de  la  République  promulgue  la  loi  dont  la  teneur  suit: 

Article  unique.  —  Le  Président  de  la  République  est  auto- 
risé à  ratifier  et  à  faire  ratifier  les  traité  et  acte  conclus,  les 
10  septembre  et  3  octobre  1880,  entre  M.  Savorgnan  de  Brazza, 
enseigne  de  vaisseau,  d'une  part,  et  le  roi  Makoko, suzerain  des 
Batékés  et  ses  chefs,  d'autre  part  ;  traité  et  acte  dont  le  texte  de- 
meure annexé  à  la  présente  loi.  —  La  présente  loi  délibérée  et 
adoptée  par  le  Sénat  et  par  la  Chambre  des  députés  sera  exé- 
cutée comme  loi  de  l'État. 


Fait  à  Paris,  le  30  novembre  1882. 


Jules    Grévy. 


Par  le  Président  de  la  République  : 

Le  Président  du  Conseil, 
Ministre  des  Affaires  étrangères. 

C.    DUGLERC. 

(1)  Cette  loi  fut  votée  à  l'unanimité  à  la  Chambre  des  députés  et  au  Sénat. 


TROISIÈME   PARTIE 


NOTE  RELATIVE  AU  TROISIÈME  VOYAGE 


A   PROPOS  DES    COLLECTIONS 
RECUEILLIES    PAR   LA   MISSION   DE   L'OUEST    AFRICAIN   (1) 

Le  Muséum  d'histoire  naturelle  et  le  Musée  d'ethnographie, 
combinant  leurs  efforts,  ont  réussi  à  installer  dans  la  grande 
orangerie  du  Jardin  des  Plantes  une  exposition  provisoire  des 
nombreux  objets  de  toute  sorte,  recueillis  parla  mission  de 
l'Ouest  africain.  Le  légitime  renom  conquis  par  M.  P.  de 
Brazza,  durant  les  dix  années  qu'il  a  consacrées  à  la  conquête 
pacifique  du  Congo  français,  l'intérêt  toujours  plus  grand  qui 
s'attache  en  France  à  tout  ce  qui  nous  vient  de  ces  lointaines 
contrées,  la  curiosité  de  plus  en  plus  vive  qu'excitent  chez  les 
personnes  cultivées  l'histoire  naturelle  et  l'ethnographie  ;  tout 
cela,  dit  M.  Hamy,  «  devrait  contribuer  à  assurer  le  succès  de 
notre  exposition,  succès  que  sont  venues  grandir  encore  les 
attaques  passionnées,  dirigées  dans  ces  derniers  jours  contre 

(1)  Cette  note  a  été  lue  parle  Docteur  Hamy  à  la  Société  de  Géographie,  à  la 
séance  du  14  juillet  1886. 


446  TROIS    EXPLORATIONS 

ceux  de  nos  compatriotes  qui  ont  été  chargés  de  définir  l'ex- 
trême limite  orientale  de  nos  possessions  du  Congo  ». 

Des  milliers  de  personnes  ([très  de  trente  mille)  se  sontsuccédé 
dans  le  local  où  étaient  accumulées  les  collections  formées  sur 
notre  territoire,  depuis  le  Niari  jusquà  l'Oubangui,  et  ont  pu  se 
confirmer  dans  cette  idée  que  le  Congo  français  est  une  terre 
particulièrement  intéressante  à  tous  égards  et  qui  remboursera 
un  jour  au  centuple  les  faibles  dépenses  que  son  organisation 
impose  en  ce  moment  à  notre  pays. 

M.  Hamy  passe  rapidement  en  revue  les  collections  d'his- 
toire naturelle,  et  montre  quelles  ressources  la  minéralogie,  la 
botanique,  la  zoologie  peuvent  fournir  à  l'indigène  et  au  colon. 
Il  étudie  ensuite  les  caractères  anthropologiques  et  ethnogra- 
phiques des  diverses  tribus,  en  s'arrêtant  plus  longuement  sur 
l'examen  de  celles  dont  les  industries,  les  mœurs,  les  croyan- 
ces, etc.,  sont  matérialisées  par  quelque  série  de  pièces  à  l'ex- 
position de  l'Ouest  africain. 

Les  races  nègres  sont  nombreuses  dans  les  territoires  fran- 
çais  de  l'Ouest.  Ce  sont  les  Akoa  ou  Pygmées  occidentaux, 
apparentés  de  fort  près  aux  Akka  ou  Tikki-Tikki  de  Schwein- 
l'nrth  et  de  Miani,  dispersés  un  peu  partout  dans  les  parties  les 
moins  habitables  du  pays,  estuaire  de  l'Ogùoué,  montagnes 
des  Njavis,  etc.;  les  Congo  proprement  dits,  qui  peuplent 
principalement  le  Sud  du  territoire  jusqu'au  bassin  de  la  Sette; 
les  Po/ges  ou  Pongoués  de  l'estuaire  du  Gabon,  auxquels  se 
rattachent  les  Orongou  du  Cap  Lopez,  les  nègres  du  Camnia, 
les  Galoas,  etc.;  les  Bengas  de  Corisco  et  des  côtes  voisines, 
avec  lesquels  il  faut  classer  les  Okota,  les  Okanda,  les  Apind- 
jis  et  quatre  ou  cinq  autres  tribus  de  l'Ogôoué;les  Fans  ou 
Pahouins,  Ossyeba,  Chaké,  etc.,  tout  un  groupe  d'anthropo- 
phages, dont  la  migration  est  récente  et  qui  ont  été  précédés 
dans  la  contrée  par  un  premier  ban  d'envahisseurs  de  même 


DANS     L'OUEST   AFRICAIN  447 

race,  les  Bakalais.  M.  Hamy  montre  que  l'état  de  dispersion 
des  diverses  familles  nègres  de  l'Ouest  africain,  à  l'exception 
de  cette  dernière,  demeurée  compacte  et  marchant  en  rangs 
serrés  du  Haut-Ogooué  vers  la  mer,  met  en  évidence  de  la  ma- 
nière la  plus  nette  une  loi  déjà  souvent  formulée  avec  plus  ou 
moins  de  précision  et  suivant  laquelle  les  tribus  nègres  se  dé- 
placent constamment  du  cœur  du  continent  vers  l'Ouest  ouïe 
Sud-Ouest.  Acculées  à  la  mer,  qu'elles  ont  enfin  trouvée  sur 
leur  route,  les  tribus  d'immigration  ancienne  finissent  par  suc- 
comber sous  la  pression  des  nouveaux  arrivants.  Les  Pygmées 
sont  disloqués  en  tout  petits  groupes;  les  Congo  ont  été  re- 
foulés dans  le  Sud  ;  les  Pongoués,  les  Benga  représentent  sur 
la  carte,  au  milieu  de  la  masse  des  envahisseurs  Bakalais  et 
Pahouins,  une  série  de  taches  irrégulièrement  parsemées. 
M.  Hamy  étudie  l'ethnographie  de  ces  anciens  habitants  de  ""} 
l'Ouest  africain  en  s'attachant  plus  particulièrement  aux  tribus 
de  la  Loudima  et  du  Niari,  chez  lesquelles  M.  Joseph  Cholet  a  , 
formé  une  belle  et  curieuse  collection,  dont  l'examen  vient  con- 
firmer à  bien  des  égards  les  rapprochements  établis  jadis  par 
Livingstone  entre  les  mœurs  des  noirs  de  cette  partie  de 
l'Afrique  et  celles  des  anciens  Égyptiens. 

Les  Ossyeba,  dont  les  séries  d'objets  recueillis  à  Booué  par 
M.  Michaud,  font  connaître  l'ethnographie  presque  entière,  ont 
été  rattachés  à  bon  droit  aux  Pahouins  du  Gabon  par  MM.  de 
Compiègne  et  Marche,  qui  les  ont  les  premiers  visités.  M.  Ha- 
my saisit  l'occasion  qui  se  présente  de  montrer  que  les  rensei- 
gnements publiés  par  M.  Fleuriot  de  Langle  sur  les  migrations 
de  ces  peuples  sont  entachés  de  grosses  erreurs  ;  les  Pahouins 
ou  Ossyeba  viennent  du  haut  de  l'Ivindo,  grand  affluent  de 
droite  del'Ogôoué,  à  la  source  duquel  MM.  Jacques  de  Brazza 
et  Pecile  ont  tout  récemment  retrouvé  leurs  tribus;  ils  ne  peu- 
vent pas  être  sortis  d'un  grand  lac  équatorial,  profondément 


148  TROIS     EXPLORATIONS 

ignorants,  comme  ils  le  sont,  des  choses  de  la  pèche  et  delà 
navigation.  D'autre  part,  ce  n'est  point  à  eux,  c'est  aux  Ovain- 
bo  du  haut  ileuve  (MM.  Tholon  et  Schwebisch  Font  montré 
les  premiers),  qu'appartiennent  ces  outils  en  forme  de  becs 
d'oiseaux,  improprement  qualifiés  de  couteaux  de  sacrifice,  et 
dont  l'existence  entre  les  mains  des  Pahouins  et  de  leurs  con- 
génères était  invoquée  à  l'appui  de  leur  origine  orientale  par 
MM.  Schweinfurth  et  de  Gompiègne.  Ces  deux  voyageurs  trou- 
vaient à  ces  couteaux  des  analogies  avec  les pingahs,  armes  de 
jet  en  fer  contourné,  des  Niam  Niam  de  l'Ouellé.  Les  nègres 
du  Congo  français  ont  d'autres  armes  bien  plus  semblables 
2LQ.pingah,  mais  c'est  beaucoup  plus  haut,  sur  l'Oubangui,  qu'il 
les  faut  aller  chercher. 

Les  tribus  aux  abords  de  Franceville,  Obambo,  Ondouin- 
bo,  Ovambo,  qu'on  ne  sait  encore  où  classer,  sont  les  plus 
industrieuses  et  les  plus  intelligentes  de  tout  le  pays.  M.  Hamy 
expose  en  détail  leur  ethnographie  mise  en  pleine  lumière  par 
les  énormes  collections  recueillies  par  MM.  Schwebisch  et  Tho- 
lon, J.  de  Brazza  et  Pecile. 

Les  Batékés,  qui  viennent  ensuite,  sont  encore  un  vieux  peu- 
ple, coupé  en  deux  par  l'immigration  des  Achicouya,  descendus 
du  Nord-Est.  M.  Hamy  rappelle,  à  leur  propos,  qu'on  trouve 
leur  nom  sous  la  forme  du  singulier  Met  iras  (M'Téké)  dans  la 
carte  de  Dapper,  qui  juxtapose  ce  mot  à  celui  de  Makoko,  titre 
héréditaire  des  souverains  du  pays.  Les  affinités  ethniques, 
révélées  par  l'étude  des  collections  rassemblées  chez  les  Baté- 
kés par  MM.  de  Chavannes,  J.  de  Brazza,  Pecile,  Tholon,  etc., 
nous  reportent  de  préférence  vers  le  Niger.  A  ne  juger  la  ques- 
tion qu'au  point  de  vue  purement  ethnographique,  on  se  sent 
tout  porté  à  croire  que  les  Batékés  se  rattacheraient  au  groupe 
guinéen,  tandis  que  les  peuplades  qui  habitent  en  amont  de 
Brazzaville  la  rive  française  du  Congo  et  les  berges  de  ses 


DANS     L'OUEST     AFRICAIN  'i'i'.i 

affluents,  Alima,  Sangha,  Nkoudja,  se  rapprochent  étonnam- 
ment parleurs  manifestations  industrielles  de  celles  du  centre 
de  l'Afrique  et  même  du  bassin  supérieur  du  Nil.  M.  Hamy 
cite,  à  l'appui  de  cette  manière  de  voir,  un  certain  nombre 
d'exemples  empruntés  aux  collections  formées  dans  leNord-Est 
du  Congo  français  par  MM.  de  Chavannes,  Dolisie  et  Tholon. 
Certaines  particularités,  comme  l'usage  de  l'oreiller  de  bois, 
sembleraient  même  indiquer  que  parmi  les  immigrants  Loban- 
gui,  qui  sont  d'origine  toute  récente  dans  le  bassin  de  la 
Nkoundja,  il  y  aurait  de  véritables  Ethiopiens.  Cette  interven- 
tion d'un  élément  éthiopien  est  d'ailleurs  fréquemment  observée 
dans  l'Afrique  équatoriale,  où  une  sorte  d'aristocratie  apparte- 
nant à  cette  race  supérieure,  domine  les  nègres  et  constitue 
chez  eux  une  véritable  féodalité. 

En  terminant  sa  communication,  M.  Hamy  t'ait  ressortir 
l'intérêt  des  recherches  ethnographiques  [tour  l'étude  des  rela- 
tions des  peuples  et  de  leurs  mouvements  à  la  surface  du  sol. 
C'est  parce  dernier  côté  que  l'ethnographie  se  rattache  surtout 
à  la  géographie.  Ce  sont  quelques-uns  de  ces  faits  bien  frap- 
pants, bien  démonstratifs,  observés  par  lui  dans  les  collections 
de  la  mission  de  l'Ouest  africain,  qui  l'ont  surtout  engagé  à 
accepter  la  proposition  qui  lui  était  faite  par  le  bureau  de  la 
Société  de  venir  entretenir  ses  collègues  de  l'exposition  du  Jar- 
din des  Plantes. 

«  C'était  aussi,  ajoute  l'orateur,  dans  le  but  de  contribuer,  si 
peu  que  ce  fût,  à  attirer  l'attention  du  public  scientifique  sur 
un  grand  pays,  aujourd'hui  français  et  qui  mérite  l'intérêt  le 
plus  réel.  C'était  enfin  pour  avoir  l'occasion  de  rendre  justice 
une  fois  de  plus  à  M.  Pierre  Savorgnan  de  Brazza  el  à  L'état- 
major  qui  l'environne.  Les  explorateurs  et  les  administrateurs 
de  l'Ouest  africain  ont  prouvé  que  la  science  pouvait  compter 
sur  eux;  ils  ont  rassemblé  sur  une  vaste  contrée,  hier  encore 

BRAZZA  29 


450  TROIS    EXPLORATIONS 

presque  inconnue,  les  documentsles  plus  nombreux  et  les  plus 
remarquables:  ils  peuvent  compter  sur  nos  efforts  pour  utiliser 
ce  magnifique  ensemble  au  mieux  des  intérêts  de  la  science  et 
de  la  patrie.  » 


F  1  \ 


TABLE    DES    MATIÈRES 


EXPLORATIONS    FAITES    DE    1875    A    1878 


PREMIÈRE    PARTIE 


CONFERENCE 


CHAPITRE     PREMIER 

En  croisière  sur  les  côtes  d'Afrique.  —  A  bord  de  La  Venus.  —  Projets 

d'exploration.  —  Voyage  de  MM.  de  Compiègne  et  Marche.  —  Le  secret 

TOgôoué    —  A  l'intérieur  du  continent  mystérieux.  —  Insuccès  des 

expéditions  étrangères.  —  Ma  lettre  au  ministre.  —  Plan  du  voyage.  — 

Organisation  de  l'expédition.  —  Missions  diverses 


CHAPITRE    II 


Départ  de  Bordeaux  (4  avril  1875).  —  Au  Sénégal,  puis  au  Gabon.— 
Dans  l'Ogôoué  . —  Lambaréné,  point  extrême  des  établissements  euro- 
péens. —  Cupidité  des  indigènes.  —  Des  pirogues  et  des  porteurs. — 
Difficultés  avec  les  Okota.  —  Le  Dr  Ballay  malade.  —  La  fièvre  (1876). 

29* 


452  TABLE    DES     MATIÈRES 

—  Chez  les  Apingis.  —  Naufrage  dans  les  chûlis.  —  Pillés.  —  Les 
Okanda.  —  Lopé  quartier  général.  —  Négociations.  —  Les  malades 
évacués  sur  le  Gabon.  — Excursion  chez  les  Fans  cannibales,  avec  trois 
hommes.  —  Voyage  très  pénible.  Souffrances  et  privations.  —  Loyauté 
de  Zaburet.  —  Le  Dr  Lenz.  —  Arrivée  de  MM.  Ballay  et  Marche  au 
pays  des  Sébés.  —  Très    malade.  —    M.  Marche  à  la  rivière  Lékélé. 

—  1877.  Retenu  à  Lopé.  —  M.  Marche  malade  rentre  en  Europe 16 


CHAPITRE  III 

Seconde  partie  du  voyage.  —  Dans  l'inconnu.  Où  vais-je?  —  Infructueux 
palabre  avec  les  Adouma.  —  Un  grand  féticheur  soudoyé  :  opportune 
malédiction  du  Bas-Fleuve.  —  La  petite  vérole.  —  «  Les  caisses  de  ma- 
ladie ».  —  Ballay  grand  féticheur.  —  Départ  de  chez  les  Adouma.  — Les 
bonnes  caisses.  —  Naufrages  successifs.  —  Je  perds  mes  instruments. 
—  Nouveau  quartier  général  aux  chutes  Poubara  (confluent  de  l'Ogôoué) 
résolu.  —  Le  pavillon  français  connu  et  respecté  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique. —  L'Afrique  inconnue.  —  Le  secret  de  l'Est.  —  Plus  de  por- 
teurs    23 


CHAPITRE   IV 


Difficultés  inouïes  pour  les  porteurs.  —  Emploi  des  esclaves  futurs  affran- 
chis.—  L'odieux  esclavage.  —  Au  pays  des  Batékés.  —  Le  domaine  du 
lien.  —  Sans  chaussures.  —  Nous  marcherons  pieds  nus!  —  En  dan- 
ger. —  Nos  Batékés  révoltés.  —  Hostilité  croissante.  —  Dispositions 
suprêmes.  —  Une  Sainte-Barbe.  —  Prêts  à  sauter.  —  Fétiche!  —  Sau- 
vés. —  L'Alima.  —  Le  sel  du  Soudan.  —  Vais-je  au  OuadayY 30 


CHAPITRE  V 


Dénués  de  tout.  —  Faut-il  retourner  en  arrière?  —  Je  tiens  conseil.  —  Una- 
nimes —  En  avant  vers  l'inconnu  !  —  Renseignements  précieux.  —  Le 
peuple  Apfourou.  —  Premiers  campements.  —  Effroi  de  ce  peuple. —  Les 
Apfourou  apprivoisés.  —  Achat  de  pirogues.  —  L'industrieux  quartier- 
maître  Hamon.  —  Sur  le  fleuve.  —  La  guerre  !  —  Coups  de  fusil.  —  Blo- 
bués  dans  la  passe.  —  Branle-bas  de  combat 3b' 


TABLE    DES    MATIÈRES 


453 


CHAPITRE   VI 


Bataille  gngnée.  —  Courage  des  Apfourou.  —  Insuffisance  des  munitions. 

—  Résolution  suprême.  —  En  retraite.  —  Regrets.  —  Les  collections  sa- 
crifiées. —  Pénible  retraite.  —  Personne  ne  faiblit.  —  Retour  au  pays 
des  Batékés.  —  La  soif.  —  Rationnement.  —  Hors  du  bassin  de  l'Alima. 

—  En  éclaireurs.  —  Division  de  la  colonne.  —  Les  Angbiés.  —  Le  pays 
mystérieux  de  La  Licona.  —  Peuples  aquatiques 


45 


CHAPITRE   VII 


Jambes  enflées.  Je  ne  puis  plus  marcher.  —  L'oiseau  de  la  saison  des 
pluies.  —  Triste  retour  sur  l'Ogôoué.  —  Encore  le  sel.  —  Le  problème 
africain  est  résolu.  —  Importance  de  l'Alima.  —  Le  bassin  de  l'Ogôoué 
relié  à  celui  du  Congo.  —  Importance  pour  la  France.  —  Pauvres  por- 
teurs. —  L'esclavage.  —  Rapide  descente  de  l'Ogôoué.  —  Voie  des  Okan- 
da.  —  Envoi  de  la  Société  de  Géographie  et  du  roi  des  Belges.  —  Enfin! 
La  police  française.  —  Témoignages  de  reconnaissance.  —  L'œuvre  est 
à  peine  commencée 


5i 


DEUXIÈME    PARTIE 


LETTRES 


I.  —  2  Novembre  1875. — Au  Gabon,  A  bord  du  Marabout 59 

II.  —  13  novembre  1875.  —  Ilimba-Reni 61 

III.  —  24  décembre  1875.  —  Ilimba-Reni 63 

IV.  —  10  janvier  1876.   — Ilimba-Reni 69 

V.  —  6  avril  1876.  —  Lopè 76 

VI.  —  22  avril  1870.  —  Lopè 81 

VII.  —  23  novembre  1876.  —Lopè 86 

VIII.  —  20  avril  1877.  —  Duvié,  Rebagni,  Adouma 111 

IX.  —  17  juin  1877 127 

X.  —  3  juillet  1877.  —  Dumè 129 


','.  TABLE    DES     MATIÈRES 


II 
EXPLORATIONS    FAITES  DE   1879   A    1882 


PREMIÈRE    PARTIE 


CONFERENCE 


CHAPITRE    PREMIER 


Résultats  mcomplets  du  premier  voyage.  —  Appui  dans  le  monde  savant. 
—  Les  découvertes  de  Stanley  —  Ses  coûteux  projets.  —  Note  au  Mi- 
nistre de  la  Marine.    —  Je  pars  seul 137 


CHAPITRE  II 


Organisation  de  ma  caravane  au  Gabon.  —MM.  Noguez  et  Michaud.  — 
Au  confluent  de  la  Passa  et  de  TOgôoué.  —  Achat  d'un  village.  —  Fonda- 
tion de  Franceville  (juin  1880).  —  Lo  morceau  d'étoffe.  —  La  femme  au 
Congo.  —  Privilège  du  grand  chef  blanc 143 


CHAPITRE   III 


A  la  rencontre  de  Ballay.  —  En  route  pour  le  Congo  avec  le  sergent  Ma- 
lamine.  —  Jugé  par  M.  Stanley.  —  Au-devant  des  Apfourou.  —  Chan- 
gement de  paysage.  —  Au  feu  les  fourches  d'esclavage!  —  Abolition  de  ce 
trafic.  —  Les  Aboma.  -  Le  roi  Makoko.  —  Message  de  paix.  —  Pour  la 
France!  —  Le  fleuve.—  Patriotique  émotion 148 


TABLE   DES    MATIÈRES  455 


l 


CHAPITRE   IV 

Encore  les  Apfourou.  —  «  Cartouche  ou  pavillon.  »  Le  Batéké  Ossiah.  — 
Dans  les  États  de  Makoko.  —  Audience  solennelle.  —  Cordialité  de 
l'accueil.  —  Dynastie  de  Makoko.  —  Bonté  des  noirs.  —  Echange  de  la 
terre  et  de  drapeau.  —  Le  pavillon  français  symbole  d'amitié  et  de  pro- 
tection         155 


CHAPITRE   V 


Une  flotte  africaine.  —  Imposant  palabre  à  Nganchouno.  —  Dignité  des 
chefs  Oubandji.  —  L'ilot  fatal.  —  La  guerre  enterrée.  —  Distribution  de 
pavillons.  —  Une  flotte  française.  —  Sur  le  Congo.  N'couma  (Stanley- 
Pool).  —  N'tamo  (Brazzaville).  —  Malamine  et  trois  hommes  restent  à 
N'tamo.  —  En  route  vers  l'Ouest.  — Volés  en  musique.  —  Solo  de  fusils. 
—  Mines  de  cuivre.  —  Traces  de  blancs.  —  Rencontre  de  Stanley.  —  f 
Deux  explorateurs 1(55 


CHAPITRE   VI 

L'ennemi  c'est  l'esclavage!  —  Au  Gabon.  —  Suis-je  oublié?  —  En  route 
pour  Franceville.  —  Mon  propre  chirurgien.  —  Potager,  basse-cour  et 
bétail.  —  Comme  à  Montmorency!  —  Route  vers  l'Alima.  —  Grosses 
difficultés. —  Un  conseil  noir  des  ponts  et  chaussées.  —  M.  Mizon  à 
Franceville .  —  Ballay  n'est  pas  arrivé 175 


CHAPITRE  VII 


Malamine  ravitaillé.  —  Les  sources  de  l'Ogôoué.  —  Riche  vallée  du  Quil- 
lou-Niari.   —  Coups   de    fusils.  —  Six  blessés.  —  En   retraite  sous   la 
pluie.  —  Les  Bassoundis.  —  Arrivée  à  Banana  (17  avril  1882).  —  Résul-    \j 
tats  politiques,  géographiques  et  humanitaires  du   second  voyage  —  à 
rendre  définitifs 181 


456  TABLE    DES    MATIERES 


DEUXIÈME  PARTIE 


LETTRES 


Le  4  mars  1881.  —  Haut-Ogôoué   en  partie  au  pays  des  Okanda  et  parlant 

pourAdouma 189 

Choix  des  stations 191 

Communication  entre  Franceville  et  l'Atlantique 191 

Communication  entre  la  station  de   Franceville  et  N'tamo  (Urazza- 

ville) 192 

Chemin  de  la  station  de  Franceville  à  la  station  du  Congo 193 

Travaux  à  exécuter 194 

Avantages  humanitaires  déjà  acquis  par  Vexpèditic n 1C5 

Entreprise  de  Stanley 196 

Parallèle  entre  les  deux  routes  du  Congo  et  de  VOgooué..., l£8 


III 

EXPLORATIONS  FAITES   DE    1883  A   1886 


PREMIÈRE    PAR  T 1 K 

CONFÉRENCE 

CHAPITRE   PREMIER 

Résultats  du  second  vovage.  —  Encouragements.  —  Réception  solen- 
nelle du  conseil  municipal  de  Paris.  —  Le  traité  ratifié  par  le  Parle- 
ment.—Les  crédits  votés.  —  Nommé  lieutenant  de  vaisseau  et  commis- 
saire général  de  la  République  dans  l'Ouest  africain.  —  Composition  de 
la.  mission 


207 


TABLE    DES    MATIÈRES  4Ô7 


CHAPITRE   II 


Départ  de  l'avant-garde  avec  M.  de  Lastours.  Malamine  à  Dakar.  —  Dif- 
ficultés du  Gabon  pour  le  débarquement  des  marchandises.  —  Sur  l'O- 
gôoué.  —  Les  établissements  du  fleure.  —  M.  le  lieutenant  de  vaisseau 
Gordier  commandant  le  Stagittaire.  —  Son  habileté  politique.  —  Trait''; 
du    Loango.  MM.  Dolisie  et    Manchon  sur  la  côte l>il 


CHAPITRE    III 


A  Lambaréné.  —  Ballay  sur  l'Alima.  —  Le  canot  à  vapeur  est  monté.  — 
N'Djolé,  Ashouka,  Madiville  fondées.  —  Départ  pour  l'Europe  de  M.  de 
Rhins.  —  A  Franceville.  —  Le  D'Ballay  chez  les  Apfourou.  —  Le  por- 
tage de  l'Ogôoué  au  Congo,  organisé  par  M.  de  Ghavannes.  —  Heureuse 
issue  de  négociations.  —  Je  rejoins  Ballay.  —  Les  Apfourou  le  condui- 
sent au  Congo 219 


CHAPITRE   IV 


Nouvelles  stations  créées.  —  Le  Ballay.  —  Triste  mort  de  Flicotteau.  — 
Sans  nouvelles  de  la  côte.  —  En  vapeur  sur  l'Alima.  —  Nouvelles  du 
Gabon.  —  Arrivée  de  M.  Dufourcq.  —  Dans  le  Congo.  —  A  N'Gant- 
chou.  —  Salué  par  une  ambassade.  —  Audience  solennelle.  —  Re- 
mise du  traité.  — Arrivée  à  Brazzaville.  —  Fidélité  et  déférence  des  indi- 
gènes. —  Mauvais  vouloir  des  agents  de  Stanley.  —  Palabre  solennel. 
—  Les  droits  de  la  France  établis oog 


CHAPITRE   V 

Monsieur  de  Ghavannes  reste  à  Brazzaville.  —  Son  habilelé.  —  Ses 
notes.  —  La  chasse.  Cent-un  éléphants  en  trois  jours.  —  Retour  à 
Franceville  par  teire.  —  En  vapeur  sur  le  Haut-Congo.  —  Rencontre  de 
M.  Dolisie,  venu  par  le  Niari.  —  Je  l'envoie  vers  l'Est.  —  Retenu  à  la 
côte  (décembre  1884) f. 235 


458  TABLE    DES    MATIÈRES 


CHAPITRE  VI 


fUve  de  l'Ogôoué.  —  La  canonnière  hors  de  service.  —  M.  Dolisie  dé- 
couvre le  Mossaka  et  le  Shanga.  —  Nombreux  traités.  —  Mort  de  M.  de 
Lastours.  —  MM.  J.  de  Brazza  et  Pécile  vers  le  Benne.  —  Convention 
de  Berlin.  —  Préparatifs  hostiles.  —  Ordre  de  rentrer  en  France.  — 
Arrivée  à  Libreville  (octobre  1885) 245 


CHAPITRE   VII 

Conclusion.  —  Travaux  de  tous  genres  accomplis  :  astronomiques,  géogra- 
phiques et  hydrographiques.  —  Résultats  économiques  importants.  — 
Conquêtes  pacifiques  des  populations.  —  Nos  possessions  territoriales 
agrandies.  —  Les  desiderata 255 


DEUXIÈME  PARTIE 


LETTRES 


I.  —  9  février  1883.—  Libreville,  Gabon 2G9 

II.  —  23  février  1883.—  Libreville,  Gabon 271 

III.  —  4  mars  1883.  —  Lambarènè 275 

IV.  —  26  mars  1883.—  Village  de  Bundana 277 

V.  —  14  avril  1883.  —  De  Dumè 280 

VI .  —  3  mai  1883.  —  Lambarènè 282 

VII.  —  »  juillet  1883.  — Poste  de  l'Alima  ou  plutôt  de  Kenkuna,  dans 
l'angle  formé  par  le  Diélé  et  le  Gambo,  qui,  réunis,  forment 

l'Alima 284 

VIII .  —  3août  1883.  —  Franceville 301 

IX.  —  21  décembre  1883.  —  De  l'Alima  (bouches  du  Lehété) 308 

X.  —  26  décembre  1883.  —  Des  bords  de  VAlima 312 

XI.  —  30décembre  1883.  —  Poste  de  Lékété  sur  l'Alima,  rive  gauche, 

un  peu  plus  près  de  l'embouchure  de  Lekété 320 

XII.  —  19  février  1884.  —  Gancin 325 

XIII .  —  7  mars  1884.  —  Bords  de  VAlima  à 3  jotirs  du  Congo 331 

XIV.  —  26  avril  1884.  —  Gancin 332 

XV.  —  8  mars  1884 336 

XVI.  —  9  mars  1884 340 


TABLE    DES    MATIÈRES  459 

XVII .   -  13  mars  1884 34â 

XVIII.  —  9  mai  1884.—  oanchi 34S 

XIX.  —  18  mai  1884.  —Gandin 346 

XX.    -  19  mai  1884 349 

XXI-  —  26  mai  18884.  —  Gancin 350 

XXII .  —  27  mai  1884 351 

XXIII.   —  8  août  1884.  —  Brazzaville 356 

XXIV .  —  13  août  184.  —  Saint-Joseph  de  Linodo 360 

XXV.  —  30  aoïLtl884.  —  Brazzaville 367 

XXVI.  —  22  septembre  1884 368 

XXVII.  —  25  septembre  1884.  —Brazzaville 371 

XXVIII.  —  22  octobre  1884.  -  Brazzaville 376 

XXIX.  —  22  octobre  1884.  —  Brazzaville 382 

XXX.  —  22  octobre   1881 384 

XXXI.  —  18  décembre  1884.  —Village  de  Mongo,  rive  droite  du  Congo, 

à  deux  jours  de  pirogue  des  bouches  de  l'Alima 389 

XXXII .  —  22  octobre  1884.  —  Station  de  Dièlè 386 

XXXIII .  —  24  mai  1885 .  —  Madiville  (Adouma) 391 


NOTES  ET  DOCUMENTS 

PREMIÈRE  PARTIE 
NOTES  ET  DOCUMENTS   RELATIFS    AU    PREMIER  VOYAGE 


I.  —  En  reconnaissance  chez  les  Ossyeba... 399 

II.  —  Le  pays  des  Batékés 404 

III .  —  Le  peuple  Apfourou-Oubangui • 407 


DEUXIÈME  PARTIE 
NOTES  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  AU  DEUXIÈME  'VOYAGE 


I.  —  Extrait  de  la  note  au  ministre  de  la  marine  (1879) 413 

II.  —  Nomination  du  sergent  Malamine —      ^16 


460  TABLE    DES    MATIÈRES 

III.  —  Lettre  du  R.  P.  Augouard 4 17 

IV.  —  Lettre  de  M.  F.  F.  Gomber /ri.» 

V.  —  Rapport  politique  au  ministre  de  la  marine  sur  le  deuxième 

voyage 4âç 

VI.  —  Loi  approuvant  le  traité  passé  avec  le  roi  Makoko 444 


TROISIÈME  PARTIE 


NOTE    RELATIVE    AU    TROISIEME   VOYAGE 


I.  —  A  propos  des    collections  recueillies    par  la  mission  de  l'Ouest 

africain 445 


FIN      DE     LA      TABLE     DES      MATIERES 


TABLE  DES    GJUYURE3 


TABLE   DES  GRAVURES 


Paul  du   Chaillu 3 

Carte  du  bassin  du  .Congo,  dressée  en  1877  d'après  les  itinéraires  de  Stan- 
ley et  de  Cameron 5 

Le  marquis  de  Compiègne. 7 

Un  rapide  de  l'Ogôoué 9 

M .  Alfred  Marche 13 

Le  docteur  Lenz 17 

Types  de  Bakalais  (d'après  une  photographie  de  1876) 25 

Une  cataracte  de  la  rivière  Passa 33 

Campement  au  nord  de  l'Ogôoué 40 

Un  instant  de  faiblesse  eût  tout  perdu 41 

Vieux  chez  Apfourou 49 

Village  indigène  (d'après  une  photographie  de  187  0) 53 

Un  hippopotame  renverra  l'embarcation  de  Baltay 55 

Je  conduisis  à  la  nage  ma  pirogue G8 

Groupe  de  porteurs  indigènes 73 

Mais  une  balle  de  mon  revolver  arrêta  les  pillards ^8 

Femme  et  enfant  Ossyeba  ou  Pahouine 83 

C'était  un  troupeau  de  cpiatre  bœufs  sauv.v;  :=3 89 

Jeune  féticheur  galois .  100 

M'bouri  fétiche 101 

Petite  pirogue  sur  l'Ogôoué 105 

Une  grande  pirogue  des  rapides 107 

Le  docteur  Ballay 119 

Pagayeurs  Pahouins 121 


4C2  TABLE     DES     GRAVURES 

«  Lancia  »  la  pirogue  amirale 1;2 

Les  Gabonais,  anciens  esclaves,  brûlent  les  fourches  d'esclavage 119 

M  arche  sur  le  plateau  des  Achicouya rJBt 

Vue  du  Congo  à  N'gantchou,  embouchure  de  l'Alima. *. .  151 

Le  grand  féticheur  de  Makoko  souhaitant  la  bienvenue 153 

Le  roi  Makoko 158 

Pvéception  solenuelle  chez  le  roi  Makoko 163 

Chaque  jour  Makoko  fait  hisser  le  pavillon  devant  sa  case 168 

...  Et  d'abord  on  enterra  «  la  guerre  » 169 

Je  pris  mon  couteau  et  je  taillai 176 

Aspect  général  de  Franceville  en  1882 177 

En  vain  j'arrachai  à  un  do  mes  Sénagalais  le  fusil 185 

La  station  de  Franceville 192 

Yérandah  de  la  salle  à  manger  à  Franceville 193 

Anciens  esclaves  émancipés  (Franceville) 197 

La  case  du  voyageur  à  Franceville 198 

Une  factorerie  de  Libreville 201 

Le  Stagittaire 213 

Le  sergent  Malamine 217 

M.  Joseph  Michaucl 222 

Ce  premier  vapeur  français  sur  le  Congo  je  l'appelai  le  Ballay 227 

Makoko  me  reçut  avec  une  pompe  peu  usitée  et  des  démonstrations  de  joie.  233 

M'pohontaba  premier  vassal  de  Makoko 236 

Un  poste  de  l'Alima 240 

Prenant  les  mains  de  tous  il  les  mettait  dans  les  miennes 241 

M.  Rigail  de  Lastours 249 

M .  Decazes 252 

M.  de  Chavannes.. 253 

P.  S.  de  Brazza 265 

Le  poste  de  Lambaréné 273 

De  temps  en  temps  il  touchait  mon  papier 285 

Une  halte  de  porteurs  Batékés 289 

Insectes  que  mangent  les  Batékés 291 

Larves  de  papillon  que  mangent  les  Batékés 291 

Chaloupe  du  docteur  Ballay  avant  son  lancement 292 

Jacques  de  Brazza 297 

Engagement  de  porteurs  Batékés 305 

Hadj  ou 310 

Nids  de  termites  ou  fourmis  blanches 313 

Un  troupeau  de  bœufs  sauvages  attaqués  par  des  lions 321 

Poste  de  Léké  sur  l'Alima. 327 

Marécage  aux  bouches  de  l'Alima 327 

Grandes  cases  de  Makoko 329 

Cela  me  donne  l'air  d'un  échappé  de   mascarade 338 


T  AELE    DES    GR  A  Y  U  11  E  S  463 

Toutes  les  femmes  du  village  veulent  voir  le  frère  du  grand  commandant.   .  344 

Village  de  Galois  à  Franeeville 349 

Case  de  Galois  près  de  Franeeville  350 

Factorerie  de  M.  Bruno  Stein  sur  l'Ogôoué 358 

Makoko  revêtu  de  son  collier 353 

Le  catafalque  était  comme  une  tour  formée  d'étoffes 364 

Navigation  à  voile  sur  l'Alima 369 

La  case  de  Jacques  de  Brazza  et  de  Attilio  Pecile ■>"î'i 

Grande  pirogue  de  M.  F.  Samba  sur  le  haut  Ogôoué.. 377 

Le  Stanley-Pool,  vue  Lëopoldville. 382 

Bananiers  et  palmiers 393 

Escorte  et  indigènes  ramenés  de  l'intérieur 101 

Caravane  de  marchands  pahouins 409 


ÏIN    DE    LA    TABLE    DES    GRAVURES 


iSNIEBES.     —    IMPRIMERIE     LOUIS     BOYER     ET    C1' 


JUL5     J97 1 


ÛT 


Savorgnan  de  Brazza,   lierre 
Paul  François  Camille,    comte, 
S38  1852-1905 

Conférences  et  lettres 


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