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Full text of "Connaissance de l'Est"

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19  Zo 


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PAUL  CLAUDEL 

CONNAISSANCE 
DE  L'EST 


<3    V-JÊÏ'rQ   V 


EDITIONS  LAROUSSE 
PARIS  VIENNE 


Connaissance  de  l'Est 


LA  VENTE  DE  CE  VOLUME  EST  INTERDITE  EN  FRANCE, 
DANS  LES  COLONIES  FRANÇAISES  ET   EN  BELGIQUE 


DU  MEME  AUTEUE 

(ÉDITIONS  DU  MERCURE  DE  FRANCE) 

Art  poétique 
L'Arbre 

(LIBRAIRIE  DE  L'ART  INDÉPENDANT) 

Tête  d'or 
La  Ville 

(ÉDITIONS  DE  LA  NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE) 

La  Messe  là-bas 

Les  Cboépbores  d'Escbyle 

Cinq  grandes  Odes 

Trois  poèmes  de  guerre 

Antres  poèmes  durant  la  guerre 


PAUL  CLAUDEL 


Connaissance  de  l'Est 


EDITIONS   LAROUSSE 
PARIS  VIENNE 

VIENNE  (Autriche),  20,  Kohlmarkt 


Zk05 


139199 


1895  —  1900 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/connaissancedeleOOclau 


LE  COCOTIER 


Tout  arbre  chez  nous  se  tient  debout  comme 
un  homme,  mais  immobile;  enfonçant  ses  ra- 
cines dans  la  terre,  il  demeure  les  bras  étendus. 
Ici,  le  sacré  banyan  ne  s'exhausse  point  unique: 
des  fils  en  pendent  par  où  il  retourne  chercher 
le  sein  de  la  terre,  semblable  à  un  temple  qui 
s'engendre  lui-même.  Mais  c'est  du  cocotier 
seulement  que  je  veux  parler. 

Il  n'a  point  de  branches;  au  sommet  de  sa 
tige,  il  érige  une  touffe  de  palmes. 

La  palme  est  l'insigne  du  triomphe,  elle  qui, 
aérienne,  amplification  de  la  cime,  s'élançant, 
s'élargissant  dans  la  lumière  où  elle  joue,  suc- 
combe au  poids  de  sa  liberté.  Par  le  jour  chaud 
et  le  long  midi,  le  cocotier  ouvre,  écarte  ses 
palmes  dans  une  extase  heureuse,  et  au  point  où 
elles  se  séparent  et  divergent,  comme  des  crânes 
d'enfants  s'appliquent  les  têtes  grosses  et  vertes 
des  cocos.  C'est  ainsi  que  le  cocotier  fait  le  geste 
de  montrer  son  cœur.  Car  les  palmes  inférieures, 


8  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

tandis  qu'il  s'ouvre  jusqu'au  fond,  se  tiennent 
affaissées  et  pendantes,  et  celles  du  milieu  s'é- 
cartent de  chaque  côté  tant  qu'elles  peuvent,  et 
celles  du  haut,  relevées,  comme  quelqu'un  qui 
ne  sait  que  faire  de  ses  mains  ou  comme  un 
homme  qui  montre  qu'il  s'est  rendu,  font  lente- 
ment un  signe.  La  hampe  n'est  point  faite  d'un 
bois  inflexible,  mais  annelée,  et,  comme  une 
herbe,  souple  et  longue,  elle  est  docile  au  rêve 
de  la  terre,  soit  qu'elle  se  porte  vers  le  soleil, 
soit  que,  sur  les  fleuves  rapides  et  terreux  ou 
au-dessus  de  la  mer  et  du  ciel,  elle  incline  sa 
touffe  énorme. 

La  nuit,  revenant  le  long  de  la  plage  battue 
avec  une  écume  formidable  par  la  masse  toni- 
truante de  ce  léonin  Océan  Indien  que  la  mous- 
son du  sud-ouest  pousse  en  avant,  comme  je 
suivais  cette  rive  jonchée  de  palmes  pareilles  à 
des  squelettes  de  barques  et  d'animaux,  je  voyais 
à  ma  gauche,  marchant  par  cette  forêt  vide  sous 
un  opaque  plafond,  comme  d'énormes  araignées 
grimper  obliquement  contre  le  ciel  crépuscu- 
laire. Vénus,  telle  qu'une  lune  toute  trempée  de 
plus  purs  rayons,  faisait  un  grand  reflet  sur  les 
eaux.  Et  un  cocotier,  se  penchant  sur  la  mer  et 
l'étoile,  comme  un  être  accablé  d'amour,  faisait 
le  geste  d'approcher  son  cœur  du  feu  céleste.  Je 
me  souviendrai  de  cette  nuit,  alors  que,  m'en 
allant,    je   me   retournai.  Je  voyais  pendre  de 


1895—1900 


grandes  chevelures,  et,  à  travers  le  haut  péris- 
tyle de  la  forêt,  le  ciel  où  l'orage  posant  ses 
pieds  sur  la  mer  s'élevait  comme  une  montagne, 
et  au  ras  de  la  terre  la  couleur  pâle  de  l'Océan. 
Je  me  souviendrai  de  toi,  Ceylan!  de  tes  feuil- 
lages et  de  tes  fruits,  et  de  tes  gens  aux  yeux 
doux  qui  s'en  vont  nus  par  tes  chemins  couleur 
de  chair  de  mangue,  et  de  ces  longues  fleurs 
roses  que  l'homme  qui  me  traînait  mit  enfin 
sur  mes  genoux  quand,  les  larmes  aux  yeux, 
accablé  d'un  mal,  je  roulais  sous  ton  ciel  plu- 
vieux, mâchant  une  feuille  de  cinnamome. 


PAGODE 


Je  descends  de  ma  voiture  et  un  épouvantable 
mendiant  marque  le  commencement  de  la  route. 
D'un  œil  unique  plein  de  sang  et  d'eau,  d'une 
bouche  dont  la  lèpre,  la  dépouillant  de  ses 
lèvres,  a  découvert  jusqu'aux  racines  les  dents 
jaunes  comme  des  os  et  longues  comme  des 
incisives  de  lapin,  il  regarde;  et  le  reste  de  sa 
figure  n'est  plus  rien.  Des  rangées  de  misé- 
rables, d'ailleurs,  garnissent  les  deux  côtés  du 
chemin,  qu'encombrent,  à  cette  sortie  de  ville, 
les  piétons,  les  portefaix  et  les  brouettes  à  roue 
centrale  chargées  de  femmes  et  de  ballots.  Le 
plus  vieux  et  le  plus  gros  est  appelé  le  roi  des 
mendiants;  devenu  fou,  de  la  mort  de  sa  mère 
on  dit  qu'il  en  porte  la  tête  avec  lui  sous  ses 
vêtements.  Les  dernières,  deux  vieilles,  ficelées 
dans  des  paquets  de  loques,  la  face  noire  de 
la  poussière  de  la  route  où  elles  se  prosternent 
par  moments,  chantent  une  de  ces  plaintes  entre- 
coupées de  longues  aspirations  et  de  hoquets, 
qui  est  le  désespoir  professionnel  de  ces  abîmés. 


11 


Je  vois  la  Pagode  au  loin  entre  les  bosquets 
de  bambous,  et,  prenant  à  travers  champs,  je 
coupe  au  court. 

La  campagne  est  un  vaste  cimetière.  Partout, 
des  cercueils;  des  monticules  couverts  de  ro- 
seaux flétris,  et,  dans  l'herbe  sèche,  des  rangées 
de  petits  pieux  en  pierre,  des  statues  mitrées, 
des  lions,  indiquent  les  sépultures  antiques.  Les 
corporations,  les  riches,  ont  bâti  des  édifices 
entourés  d'arbres  et  de  haies.  Je  passe  entre  un 
hospice  pour  les  animaux  et  un  puits  rempli  de 
cadavres  de  petites  filles  dont  leurs  parents  se 
sont  débarrassés.  On  l'a  bouché,  une  fois 
comble;  il  en  faudra  creuser  un  autre. 

Il  fait  chaud;  le  ciel  est  pur;  je  marche  dans 
la  lumière  de  Décembre. 

Les  chiens  me  voient,  aboient,  s'enfuient; 
j'atteins,  je  dépasse  les  villages  aux  toits  noirs, 
je  traverse  les  champs  de  cotonniers  et  de  fèves, 
les  ruisseaux  sur  de  vieux  ponts  usés,  et,  lais- 
sant à  ma  droite  de  grands  bâtiments  déserts 
(c'est  une  usine  à  poudre),  j'arrive.  On  entend 
un  bruit  de  sonnettes  et  de  tambour. 

J'ai  devant  moi  la  tour  à  sept  étages.  Un 
Indien  à  turban  doré,  un  Parsi  coiffé  d'un 
coude  de  poêle  en  soie  prune  y  entrent;  deux 
autres  messieurs  circulent  sur  le  dernier  balcon. 

Il  faut  d'abord  parler  de  la  Pagode  propre- 
ment dite. 


12  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Elle  se  compose  de  trois  cours  et  de  trois 
temples,  flanqués  de  chapelles  accessoires  et  de 
dépendances.  Le  lieu  religieux  ici  n'enferme 
pas,  comme  en  Europe,  unique  et  clos,  le  mys- 
tère d'une  foi  et  d'un  dogme  circonscrits.  Sa 
fonction  n'est  pas  de  défendre  contre  les  appa- 
rences extérieures  l'absolu;  il  établit  un  certain 
milieu,  et,  suspendu  en  quelque  sorte  au  ciel, 
l'édifice  mêle  toute  la  nature  à  l'offrande  qu'il 
constitue.  Multiple,  de  plain  pied  avec  le  sol,  il 
exprime,  par  les  relations  d'élévation  et  de  dis- 
tance des  trois  arcs  de  triomphe  ou  temples 
qu'il  lui  consacre,  l'espace;  et  Bouddha,  prince 
de  la  Paix,  y  habite  avec  tous  les  dieux.  L'ar- 
chitecture chinoise  supprime,  pour  ainsi  dire, 
les  murs;  elle  amplifie  et  multiplie  les  toits,  et, 
en  exagérant  les  cornes  qui  se  relèvent  d'un  élé- 
gant élan,  elle  en  retourne  vers  le  ciel  le  mouve- 
ment et  la  courbure;  ils  demeurent  comme  sus- 
pendus, et,  plus  la  fabrique  du  toit  sera  ample 
et  chargée,  plus,  par  sa  lourdeur  même,  s'en 
accroîtra  la  légèreté,  de  toute  l'ombre  que  pro- 
jette au-dessous  de  lui  son  envergure.  De  là 
l'emploi  des  tuiles  noires  formant  des  rainures 
profondes  et  de  fortes  côtes,  qui,  en  haut  lais- 
sant entre  elles  des  jours,  détachent  et  dégagent 
le  faîte:  amenuisé,  fleuri,  il  découpe  dans  l'air 
lucide  sa  frise.  Le  temple  est  donc  un  portique, 
un  dais,  une  tente  dont  les  coins  relevés  sont 


1895—1900  13 

attachés  à  la  nue,  et  les  idoles  de  la  terre  sont 
installées  dans  son  ombre. 

Un  gros  poussah  doré  habite  sous  le  premier 
portique.  Son  pied  droit,  retiré  de  dessous  lui, 
indique  la  troisième  attitude  de  la  méditation, 
où  subsiste  la  conscience.  Ses  yeux  sont  fermés, 
mais  sous  l'épidémie  d'or  laissant  voir  la  chair 
rouge  d'une  bouche  distendue  dont  l'ouverture 
longue  comme  un  soupirail  s'élargit  aux  coins 
comme  un  8,  il  rit,  de  ce  rire  d'une  face  qui  dort. 
De  quoi  jouit  l'obèse  ascète?  Que  voit-il  de  ses 
yeux  fermés?  De  chaque  côté  de  la  salle,  deux  à 
droite,  deux  à  gauche,  quatre  colosses  peints  et 
vernis,  aux  jambes  courtes,  aux  torses  énormes, 
sont  les  quatre  démons,  les  gardiens  des  quatre 
plages  du  ciel.  Imberbes  comme  des  enfants, 
l'un  agite  des  serpents,  un  autre  joue  de  la 
viole,  un  autre  brandit,  un  engin  cylindrique 
pareil  à  un  parasol  fermé  ou  à  un  pétard.  Je 
pénètre  dans  la  seconde  cour;  un  grand  brûle- 
parfum  de  fonte,  tout  couvert  d'écriture,  se 
dresse  au  milieu. 

Je  suis  en  face  du  pavillon  principal.  Sur  les 
arêtes  du  toit,  des  groupes  de  petits  person- 
nages coloriés  se  tiennent  debout  comme  s'ils 
passaient  d'un  côté  à  l'autre  ou  montaient  en 
conversant.  Sur  le  faîte,  aux  angles,  deux  pois- 
sons roses,  dont  les  longues  palpes  de  cuivre 
tremblotent,  se  recourbent,  la  queue  en  l'air;  au 


14  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

centre,  les  deux  dragons  se  disputent  le  joyau 
mystique.  J'entends  des  chants  et  des  batteries 
de  timbres,  et  par  la  porte  ouverte  je  vois  évo- 
luer les  bonzes. 

La  salle  est  haute  et  spacieuse,  quatre  ou  cinq 
colosses  dorés  en  occupent  le  fond.  Le  plus 
grand  est  assis  au  milieu  sur  un  trône.  Ses  yeux 
et  sa  bouche  sont  clos,  ses  pieds  retirés  sous  lui 
et  sa  main  qui  pend  dans  le  «geste  du  témoi- 
gnage »  indique  la  terre.  Tel,  sous  l'arbre  sacré, 
se  conçut  le  parfait  Bouddha:  échappé  à  la  roue 
de  la  vie,  il  participe  à  sa  propre  immobilité. 
D'autres,  juchés  au-dessus  de  lui,  choient,  des 
mêmes  yeux  baissés,  leurs  abdomens.  Assis  sur 
le  lotus,  ce  sont  les  Bouddhas  célestes,  Avalok- 
hita,  Amitabha,  le  Bouddha  de  la  lumière  sans 
mesure,  le  Bouddha  du  Paradis  de  l'Ouest.  A 
leurs  pieds  les  bonzes  accomplissent  les  rites. 
Ils  ont  une  robe  grise,  un  grand  manteau  d'un 
ton  léger  de  rouille  attaché  sur  l'épaule  comme 
une  toge,  des  houseaux  de  toile  blanche,  et  quel- 
ques-uns, une  sorte  de  mortier  sur  la  tête.  Les 
autres  exhibent  des  crânes  où  des  marques 
blanches  de  moxas  indiquent  le  nombre  des 
vœux.  Les  uns  derrière  les  autres,  en  file,  ils 
évoluent,  marmottant.  Le  dernier  qui  passe  est 
un  garçon  de  douze  ans.  Je  gagne,  par  le  côté, 
la  troisième  cour,  et  voici  le  troisième  temple. 

Quatre  bonzes,  juchés  sur  des  escabeaux,  dé- 


1895—1900  15 

cantent  à  l'intérieur  de  la  porte.  Leurs  chaus- 
sures sont  restées  à  terre  devant  eux,  et  sans 
pieds  détachés,  impondérables,  ils  siègent  sur 
leur  propre  pensée.  Ils  ne  font  pas  un  mouve- 
ment; leur  bouche,  leurs  yeux  fermés  n'appa- 
raissent plus  que  comme  des  plis  et  des  mèches 
de  rides  dans  la  chair  macérée  de  leurs  visages, 
pareils  à  la  cicatrice  de  l'ombilic.  La  conscience 
de  leur  inertie  suffit  à  la  digestion  de  leur  intel- 
ligence. Sous  une  niche,  dans  le  milieu  de  la 
salle,  je  distingue  les  membres  luisants  d'un 
autre  Bouddha.  Une  confuse  assistance  d'idoles 
est  rangée  le  long  des  murs,  dans  l'obscurité. 

Me  retournant,  je  vois  le  temple  central  par 
derrière.  Au  haut  du  mur  d'accul,  un  tympan 
polychrome  représente  quelque  légende  parmi 
les  oliviers.  Je  rentre.  Le  derrière  du  reposoir 
où  les  colosses  sont  exposés  est  une  grande 
sculpture  peinte:  l'Amitofou  monte  au  ciel  au 
milieu  des  flammes  et  des  démons.  Le  soleil  la- 
téral, passant  par  les  ouvertures  treillissées 
qu'on  a  ménagées  au  haut  de  la  paroi,  balaie 
de  ses  rayons  horizontaux  la  caisse  sombre  de 
la  salle. 

Les  bonzes  continuent  la  cérémonie.  Age- 
nouillés maintenant  devant  les  colosses,  ils 
psalmodient  un  chant  dont  le  coryphée,  debout 
devant  une  cloche  à  forme  de  tonne,  mène  le 
train  scandé  de  batteries  de  tambour  et  de  coups 


16  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

de  sonnette;  il  choque  à  chaque  verset  la  jarre, 
tirant  de  sa  panse  d'airain  une  voix  volumi- 
neuse. Puis,  debout  en  face  l'un  de  l'autre,  sur 
deux  lignes,  ils  récitent  quelque  litanie. 

Les  bâtiments  latéraux  sont  destinés  à  l'habi- 
tation des  bonzes.  L'un  d'eux  entre,  portant  un 
seau  d'eau.  Je  regarde  le  réfectoire  où  les  bols  à 
riz  sont  disposés  deux  par  deux  sur  les  tables 
vides. 

Me  voici  de  nouveau  devant  la  tour. 

De  même  que  la  Pagode  exprime  par  son  sys- 
tème de  cours  et  d'édifices  l'étendue  et  les  di- 
mensions de  l'espace,  la  tour  en  est  la  hauteur. 
Juxtaposée  au  ciel,  elle  lui  confère  une  mesure. 
Les  sept  étages  octogonaux  sont  une  coupe  des 
sept  cieux  mystiques.  L'architecte  en  a  pincé  les 
cornes  et  relevé  les  bords  avec  art;  chaque 
étage  produit  au-dessous  de  lui  son  ombre;  à 
chaque  angle  de  chaque  toit  il  a  attaché  une 
sonnette,  et  le  globule  du  battant  pend  au 
dehors.  Syllabe  liée,  elle  est  de  chaque  ciel  la 
voix  imperceptible,  et  le  son  inentendu  y  est 
suspendu  comme  une  goutte. 

Je  n'ai  pas  autre  chose  à  dire  de  la  Pagode. 
Je  ne  sais  comment  on  la  nomme. 


VILLE    LA    NUIT 


Il  pleut  doucement,  la  nuit  est  venue.  Le  poli- 
cier prend  la  tête,  et,  cessant  de  parler  de  l'é- 
poque où,  marmiton  lui-même  dans  le  corps 
d'occupation,  il  vit  le  chef  de  bataillon  installé 
dans  le  sanctuaire  du  Génie  de  la  Longévité,  il 
tourne  à  gauche.  Le  chemin  que  nous  suivons 
est  singulier:  par  une  série  de  venelles,  de  pas- 
sages, d'escaliers  et  de  poternes,  nous  débou- 
chons dans  la  cour  du  temple,  qui,  de  ses  bâti- 
ments aux  faites  ongles,  aux  longues  cornes 
angulaires,  fait  au  ciel  nocturne  un  cadre  noir. 

Un  feu  sourd  émane  du  portique  obscur.  Nous 
pénétrons  dans  la  salle. 

L'antre  est  rempli  d'encens,  embrasé  d'une 
clarté  rouge;  on  ne  voit  point  le  plafond.  Une 
grille  de  bois  sépare  l'idole  de  ses  clients  et  de 
la  table  des  offrandes  où  sont  déposés  des  guir- 
landes de  fruits  et  des  bols  de  nourriture;  on 
distingue  vaguement  le  visage  barbu  du  géant. 
Les    prêtres,    assis  autour  d'une  table  ronde, 

2 


18  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

dînent.  Contre  le  mur,  un  tambour,  énorme 
comme  un  foudre,  un  grand  gong  en  forme  d'as 
de  pique.  Deux  cierges  rouges,  pareils  à  des 
pilastres  carrés,  se  perdent  dans  la  fumée  et  la 
nuit  où  flottent  vaguement  des  banderolles. 

En  marche! 

L'étroit  boyau  des  rues  où  nous  sommes  enga- 
gés au  milieu  d'une  foule  obscure  n'est  éclairé 
que  par  les  boutiques  qui  le  bordent,  ouvertes 
tout  entières  comme  de  profonds  hangars.  Ce 
sont  des  ateliers  de  menuiserie,  de  gravure,  des 
échoppes  de  tailleurs,  de  cordonniers  et  de 
marchands  de  fourrures;  d'innombrables  cui- 
sines, d'où,  derrière  l'étalage  des  bols  pleins 
de  nouilles  ou  de  bouillon,  s'échappe  un  cri  de 
friture;  des  enfoncements  noirs  où  l'on  entend 
un  enfant  qui  pleure;  parmi  des  empilements 
de  cercueils,  un  feu  de  pipe;  une  lampe,  d'un 
jet  latéral,  éclaire  d'étranges  fouillis.  Aux  coins 
des  rues,  au  tournant  des  massifs  petits  ponts 
de  pierre,  derrière  des  barreaux  de  fer  dans  une 
niche,  on  distingue  entre  deux  chandelles  rouges 
des  idoles  naines.  Après  un  long  chemin  sous 
la  pluie,  dans  la  nuit,  dans  la  boue,  nous  nous 
trouvons  soudain  dans  un  cul-de-sac  jaune 
qu'une  grosse  lanterne  éclaire  d'un  feu  brutal. 
Couleur  de  sang,  couleur  de  peste,  les  hauts 
murs  de  la  fosse  où  nous  sommes  sont  badi- 
geonnés d'une  ocre  si  rouge  qu'ils  paraissent 


1895—1900  19 

dégager  eux-mêmes  la  lumière.   Une  porte  fait 
sur  notre  droite  un  trou  rond. 

Une  cour.  Il  y  a  encore  là  un  temple. 

C'est  une  salle  ténébreuse  d'où  s'exhale  une 
odeur  de  terre.  Elle  est  garnie  d'idoles,  qui,  des 
trois  côtés  de  la  pièce  disposées  sur  deux  files, 
brandissent  des  épées,  des  luths,  des  roses  et 
des  branches  de  corail:  on  nous  dit  que  ce 
sont  «les  Années  de  la  Vie  humaine».  Tandis 
que  je  cherche  à  reconnaître  la  vingt-septième, 
je  suis  resté  le  dernier,  et,  avant  de  partir,  j'ai 
l'idée  de  regarder  dans  le  recoin  qui  se  trouve 
de  l'autre  côté  de  la  porte.  Un  démon  brun  à 
quatre  paires  de  bras,  la  face  convulsée  par  la 
rage,  s'y  tient  caché  comme  un  assassin. 

En  marche!  Les  rues  deviennent  de  plus  en 
plus  misérables,  nous  longeons  de  hautes  palis- 
sades de  bambous,  et,  enfin,  franchissant  la 
porte  du  Sud,  nous  tournons  vers  l'Est.  Le 
chemin  suit  la  base  de  la  haute  muraille  créne- 
lée. A  l'autre  main  se  creuse  la  profonde  tran- 
chée d'un  arroyo.  Nous  voyons,  au  fond,  les 
sampans  éclairés  par  le  feu  des  marmites:  un 
peuple  d'ombres  y  grouille,  pareil  aux  mânes 
infernaux. 

Et  c'est  sans  doute  cette  rive  lamentable  qui 
formait  le  terme  obscurément  proposé  à  notre 
exploration,    car  nous  revenons  sur  nos  pas. 

2* 


20  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Cité  des  lanternes,  nous  voici  derechef  parmi 
le  chaos  de  tes  dix  mille  visages. 

Si  l'on  cherche  l'explication,  la  raison  qui  si 
complètement  distingue  de  tous  souvenirs  la 
ville  où  nous  cheminons,  on  est  bientôt  frappé 
de  ce  fait:  il  n'y  a  pas  de  chevaux  dans  les 
rues.  La  cité  est  purement  humaine.  Les  Chi- 
nois observent  ceci  d'analogue  à  un  principe  de 
ne  pas  employer  un  auxiliaire  animal  et  méca- 
nique à  la  tâche  qui  peut  faire  vivre  un  homme. 
Cela  explique  l'étroitesse  des  rues,  les  escaliers, 
les  ponts  courbes,  les  maisons  sans  murs,  les 
cheminements  sinueux  des  venelles  et  des  cou- 
loirs. La  ville  forme  un  tout  cohérent,  un  gâ- 
teau industrieux  communiquant  avec  lui-même 
dans  toutes  ses  parties,  foré  comme  une  four- 
milière. Quand  la  nuit  vient,  chacun  se  barri- 
cade. Le  jour,  il  n'y  a  pas  de  portes,  je  veux  dire 
pas  de  portes  qu'on  ferme.  La  porte  n'a  point 
ici  de  fonction  officielle  :  ce  n'est  qu'une  ouver- 
ture façonnée;  pas  de  mur  qui,  par  quelque 
fissure,  ne  puisse  livrer  passage  à  un  être  leste 
et  mince.  Les  larges  rues  nécessaires  aux 
mouvements  généraux  et  sommaires  d'une  vie 
simplifiée  et  automatique  ne  sauraient  se  re- 
trouver ici.  Ce  ne  sont  que  des  couloirs  collée 
leurs,  des  passages  ménagés. 

Une  fumerie  d'opium,  le  marché  aux  prosti- 
tuées, les  derniers  remplissent  le  cadre  de  mon 


1695—1900  21 

souvenir.  La  fumerie  est  un  vaste  vaisseau,  vide 
de  toute  la  hauteur  de  ses  deux  étages  qui  super- 
posent leurs  terrasses  intérieures.  La  demeure 
est  remplie  d'une  fumée  bleue,  on  aspire  une 
odeur  de  marron  brûlé.  C'est  un  parfum  pro- 
fond, puissant,  macéré,  chargé  comme  un  coup 
de  gong.  Fumigation  sépulcrale,  elle  établit 
entre  notre  air  et  le  songe  une  atmosphère 
moyenne  que  le  client  de  ces  mystères  inhale. 
On  voit  à  travers  le  brouillard  les  feux  des  pe- 
tites lampes  à  opium,  telles  que  les  âmes  des 
fumeurs  qui  vont  arriver  plus  nombreux,  main- 
tenant il  est  trop  tôt. 

Sur  d'étroits  escabeaux,  la  tête  casquée  de 
fleurs  et  de  perles,  vêtues  d'amples  blouses  de 
soie  et  de  larges  pantalons  brodés,  immobiles 
et  les  mains  sur  les  genoux,  les  prostituées, 
telles  que  des  bêtes  à  la  foire,  attendent  dans  la 
rue,  dans  le  pêle-mêle  et  la  poussée  des  pas- 
sants. A  côté  des  mères  et  vêtues  comme  elles, 
aussi  immobiles,  des  petites  filles  sont  assises 
sur  le  même  banc.  Derrière,  un  brûlot  de  pétrole 
éclaire  l'ouverture  de  l'escalier. 

Je  passe,  et  j'emporte  le  souvenir  d'une  vie 
touffue,  naïve,  désordonnée,  d'une  cité  à  la  fois 
ouverte  et  remplie,  maison  unique  d'une  famille 
multipliée.  Maintenant,  j'ai  vu  la  ville  d'autre- 
fois, alors  que  libre  de  courants  généraux 
l'homme  habitait  son  essaim  dans  un  désordre 


22  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

naïf.  Et  c'est,  en  effet,  de  tout  le  passé  que  j'eus 
l'éblouissement  de  sortir,  quand,  dans  le  tohu- 
bohu  des  brouettes  et  des  chaises  à  porteur,  au 
milieu  des  lépreux  et  des  convulsionnaires  fran- 
chissant la  double  poterne,  je  vis  éclater  les 
lampes  électriques  de  la  Concession. 


JARDINS 


Il  est  trois  heures  et  demie.  Deuil  blanc:  le 
ciel  est  comme  offusqué  d'un  linge.  L'air  est 
humide  et  cru. 

J'entre  dans  la  cité.  Je  cherche  les  jardins. 

Je  marche  dans  un  jus  noir.  Le  long  de  la 
tranchée  dont  je  suis  le  bord  croulant,  l'odeur 
est  si  forte  qu'elle  est  comme  explosive.  Cela 
sent  l'huile,  l'ail,  la  graisse,  la  crasse,  l'opium, 
l'urine,  l'excrément  et  la  tripaille.  Chaussés 
d'épais  cothurnes  ou  de  sandales  de  paille,  coif- 
fés du  long  capuce  du  foumao  ou  de  la  calotte 
de  feutre,  emmanchés  de  caleçons  et  de  jam- 
bières de  toile  ou  de  soie,  je  marche  au  milieu 
de  gens  à  l'air  hilare  et  naïf. 

Le  mur  serpente  et  ondule,  et  sa  crête,  avec 
son  arrangement  de  briques  et  de  tuiles  à  jour, 
imite  le  dos  et  le  corps  d'un  dragon  qui  rampe; 
une  façon,  dans  un  flot  de  fumée  qui  boucle,  de 
tête  le  termine.  —  C'est  ici.  Je  heurte  mysté- 
rieusement à  une  petite  porte  noire:  on  ouvre. 


24  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Sous  des  toits  surplombants,  je  traverse  une 
suite  de  vestibules  et  d'étroits  corridors.  Me 
voici  dans  le  lieu  étrange. 

C'est  un  jardin  de  pierres.  —  Comme  les 
anciens  dessinateurs  italiens  et  français,  les 
Chinois  ont  compris  qu'un  jardin,  du  fait  de 
sa  clôture,  devait  se  suffire  à  lui-même,  se  com- 
poser dans  toutes  ses  parties.  Ainsi  la  nature 
s'accommode  singulièrement  à  notre  esprit,  et, 
par  un  accord  subtil,  le  maître  se  sent,  où  qu'il 
porte  son  œil,  chez  lui.  De  même  qu'un  paysage 
n'est  pas  constitué  par  de  l'herbe  et  par  la 
couleur  des  feuillages,  mais  par  l'accord  de  ses 
lignes  et  le  mouvement  de  ses  terrains,  les 
Chinois  construisent  leurs  jardins  à  la  lettre, 
avec  des  pierres.  Ils  sculptent  au  lieu  de  peindre. 
Susceptible  d'élévations  et  de  profondeurs,  de 
contours  et  de  reliefs,  par  la  variété  de  ses 
plans  et  de  ses  aspects,  la  pierre  leur  a  semblé 
plus  docile  et  plus  propre  que  le  végétal,  réduit 
à  son  rôle  naturel  de  décoration  et  d'ornement, 
à  créer  le  site  humain.  La  nature  elle-même  a 
préparé  les  matériaux,  suivant  que  la  main  du 
temps,  la  gelée,  la  pluie,  use,  travaille  la  roche, 
la  fore,  l'entaille,  la  fouille  d'un  doigt  profond. 
Visages,  animaux,  ossatures,  mains,  conques, 
torses  sans  tête,  pétrifications  comme  d'un  mor- 
ceau de  foule  figée,  mélangée  de  feuillages  et 
de  poissons,  l'art  chinois  se  saisit  de  ces  objets 


1895—1900  25 

étranges,  les  imite,  les  dispose  avec  une  subtile 
industrie. 

Le  lieu  ici  représente  un  mont  fendu  par  un 
précipice  et  auquel  des  rampes  abruptes  don- 
nent accès.  Son  pied  baigne  dans  un  petit  lac 
que  recouvre  à  demi  une  peau  verte  et  dont  un 
pont  en  zigzag  complète  le  cadre  biais.  iVssise 
sur  des  pilotis  de  granit  rose,  la  maison-de-thé 
mire  dans  le  vert-noir  du  bassin  ses  doubles 
toits  triomphaux,  qui,  comme  des  ailes  qui  se 
déploient,  paraissent  la  lever  de  terre.  Là-bas, 
fichés  tout  droit  dans  le  sol  comme  des  chande- 
liers de  fer,  des  arbres  dépouillés  barrent  le  ciel, 
dominent  le  jardin  de  leurs  statures  géantes.  Je 
m'engage  parmi  les  pierres,  et  par  un  long  laby- 
rinthe dont  les  lacets  et  les  retours,  les  montées 
et  les  évasions,  amplifient,  multiplient  la  scène, 
imitent  autour  du  lac  et  de  la  montague  la  cir- 
culation de  la  rêverie,  j'atteins  le  kiosque  du 
sommet.  Le  jardin  paraît  creux  au-dessous  de 
moi  comme  une  vallée,  plein  de  temples  et  de 
pavillons,  et  au  milieu  des  arbres  apparaît  le 
poème  des  toits. 

Il  en  est  de  hauts  et  de  bas,  de  simples  et  de 
multiples,  d'allongés  comme  des  frontons,  de 
turgides  comme  des  sonnettes.  Ils  sont  surmon- 
tés de  frises  historiées,  décorés  de  scolopendres 
et  de  poissons:  la  cime  arbore  à  l'intersection 
ultime   de  ses  arêtes,  —   cerf,  cigogne,  autel, 


26  CONNAISSANCE  DE  I/EST 

vase  ou  grenade  ailée,  —  emblème.  Les  toitures 
dont  les  coins  remontent,  comme  des  bras  on 
relève  une  robe  trop  ample,  ont  des  blancheurs 
grasses  de  craie,  de  noirs  de  suie  jaunâtres  et 
mats.  L'air  est  vert,  comme  lorsqu'on  regarde 
au  travers  d'une  vieille  vitre. 

L'autre  versant  nous  met  face  au  grand  Pa- 
villon, et  la  descente  qui  lentement  me  ramène 
vers  le  lac  par  des  marches  irrégulières  gradue 
d'autres  surprises.  A  l'issue  d'un  couloir,  je  vois 
les  cinq  ou  six  cornes  du  toit  dont  le  corps 
m'est  dérobé  pointer  en  désordre  contre  le  ciel. 
Rien  ne  peint  le  jet  ivre  de  ces  proues  fées,  la 
fière  élégance  de  ces  pédoncules  fleuris  qui  diri- 
gent obliquement  vers  la  nue  chagrine  un  lys. 
Pourvue  de  cette  fleur,  la  forte  membrure  se 
relève  comme  une  branche  qu'on  lâche. 

J'ai  atteint  le  bord  de  l'étang,  dont  les  tiges 
des  lotus  morts  traversent  l'eau  immobile.  Le 
silence  est  profond  comme  dans  un  carrefour  de 
forêt  l'hiver. 

Ce  lieu  harmonieux  fut  construit  pour  le  plai- 
sir des  membres  du  «  Syndicat  du  commerce  des 
haricots  et  du  riz  »,  qui,  sans  doute,  par  les 
nuits  de  printemps,  y  viennent  boire  le  thé  en 
regardant  briller  le  bord  inférieur  de  la  lune. 

L'autre  jardin  est  plus  singulier. 

Il  faisait  presque  nuit,  quand,  pénétrant  dans 
l'enclos  carré,  je  le  vis  jusqu'à  ses  murs  rempli 


1895-1900  27 

par  un  vaste  paysage.  Qu'on  se  figure  un  char- 
rieraent  de  rochers,  un  chaos,  une  mêlée  de 
blocs  culbutés,  entassés  là  par  une  mer  en  dé- 
bâcle, une  vue  sur  une  région  de  colère,  cam- 
pagne blême  telle  qu'une  cervelle  divisée  de  fis- 
sures entre-croisées.  Les  Chinois  font  des  écor- 
chés  de  paysages.  Inexplicable  comme  la  nature, 
ce  petit  coin  paraissait  vaste  et  complexe  comme 
elle.  Du  milieu  de  ces  rocailles  s'élevait  un  pin 
noir  et  tors;  la  minceur  de  sa  tige,  la  couleur  de 
ses  houppes  hérissées,  la  violente  dislocation  de 
ses  axes,  la  disproportion  de  cet  arbre  unique 
avec  le  pays  fictif  qu'il  domine,  —  tel  qu'un 
dragon  qui,  fusant  de  la  terre  comme  une  fumée, 
se  bat  dans  le  vent  et  la  nuée,  —  mettaient  ce 
lieu  hors  de  tout,  le  constituaient  grotesque  et 
fantastique.  Des  feuillages  funéraires,  çà  et  là, 
ifs,  thuyas,  de  leurs  noirs  vigoureux,  animaient 
ce  bouleversement.  Saisi  d'étonnement,  je  con- 
sidérais ce  document  de  mélancolie.  Et  du 
milieu  de  l'enclos,  comme  un  monstre,  un  grand 
rocher  se  dressait  dans  la  basse  ombre  du  cré- 
puscule comme  un  thème  de  rêverie  et  d'énigme. 


FÊTE  DES   MORTS  LE   SEPTIÈME    MOIS 


Ces  lingots  de  carton  sont  la  monnaie  des 
morts.  Dans  un  papier  mince  on  a  découpé  des 
personnes,  des  maisons,  des  animaux.  «Pa- 
trons» de  la  vie,  le  délunt  se  fait  suivre  de  ces 
légers  simulacres,  et,  brûlés,  ils  l'accompagnent 
où  il  va.  La  flûte  guide  les  âmes,  le  coup  du 
gong  les  rassemble  comme  des  abeilles.  Dans 
les  noires  ténèbres,  l'éclat  de  la  flamme  les 
apaise  et  les  rassasie. 

Le  long  de  la  berge,  les  barques  toutes  prêtes 
attendent  que  la  nuit  soit  venue.  Au  bout  d'une 
perche  est  fixé  un  oripeau  écarlate,  et,  soit  qu'at- 
taché au  ciel  couleur  de  feuille,  le  fleuve  par  ce 
tournant  ait  l'air  d'en  dériver  les  eaux,  soit  que, 
sous  les  nues  accumulées,  il  roule  obscurément 
sa  masse  pullulante,  à  la  proue  le  brûlot  flam- 
boyant, au  mât  le  feston  ballotté  des  lanternes^ 
rehausse  d'une  touche  ardente  l'air  éteint, 
comme  dans  une  chambre  spacieuse  une  chan- 
delle que  l'on  tient  au  poing  éclaire  le  vide  solen- 


1895—1900  29 

nel  de  la  nuit.  Cependant,  le  signal  est  donné; 
les  flûtes  éclatent,  le  gong  tonne,  les  pétards 
pètent,  les  trois  bateliers  s'attellent  à  la  longue 
godille.  La  barque  part  et  vire,  laissant  dans  le 
mouvement  de  son  sillage  une  file  de  feux  :  quel- 
qu'un sème  de  petites  lampes.  Lueurs  précaires, 
sur  la  vaste  coulée  des  eaux  opaques,  cela  cli- 
gnote un  instant  et  périt.  Un  bras  saisissant  le 
lambeau  d'or,  la  botte  de  feu  qui  fond  et  flam- 
boie dans  la  fumée,  en  touche  le  tombeau  des 
eaux:  l'éclat  illusoire  de  la  lumière,  tels  que 
des  poissons,  fascine  les  froids  noyés.  D'autres 
barques  illuminées  vont  et  viennent;  on  entend 
au  loin  des  détonations,  et  sur  les  bateaux  de 
guerre  deux  clairons,  s'enlevant  l'un  à  l'autre 
la  parole,  sonnent  ensemble  l'extinction  des 
feux. 

L'étranger  attardé  qui,  du  banc  où  il  demeure, 
considère  la  vaste  nuit  ouverte  devant  lui  comme 
un  atlas,  entendra  revenir  la  barque  religieuse. 
Les  falots  se  sont  éteints,  l'aigre  hautbois  s'est 
tu,  mais  sur  un  battement  précipité  de  baguettes, 
étoffé  d'un  continu  roulement  de  tambour,  le 
métal  funèbre  continue  son  tumulte  et  sa  danse. 
Qui  est-ce  qui  tape?  Cela  éclate  et  tombe,  finit, 
repart,  et  tantôt  c'est  un  vacarme  comme  si  des 
mains  impatientes  battaient  la  lame  suspendue 
entre  deux  mondes,  et  tantôt  avec  solennité  sous 


30  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

des  coups  espacés  elle  répercute  à  pleine  voix  le 
heurt.  Le  bateau  se  rapproche,  il  longe  la  rive 
et  la  flotte  des  barques  amarrées,  et,  s'engage? nt 
dans  l'ombre  épaisse  des  pontons  à  opium,  le 
voici  à  mes  pieds.  Je  ne  vois  rien,  mais  l'or- 
chestre funèbre,  qui  d'un  long  intervalle,  à  la 
mode  de  chiens  qui  hurlent,  s'était  tu,  fait  de 
nouveau  explosion  dans  les  ténèbres. 

Ce  sont  les  fêtes  du  septième  mois,  où  la 
Terre  entre  dans  son  repos. 

Sur  la  route,  les  traîneurs  de  petites  voitures 
ont  fiché  en  terre,  entre  leurs  pieds,  des  bâtons 
d'encens  et  de  petits  bouts  de  chandelles  rouges. 
Il  faut  rentrer:  demain  je  viendrai  m'asseoir  à 
la  même  place.  Tout  s'est  tu,  et  tel  qu'un  mort 
sans  yeux  au  fond  de  l'infini  des  ondes,  encore, 
j'entends  le  ton  du  sistre  sépulcral,  la  clameur 
du  tambour  de  fer  dans  l'ombre  compacte 
heurté  d'un  coup  terrible. 


PENSÉE    EN    MER 


Le  bateau  fait  sa  route  entre  les  îles;  la  mer 
est  si  calme  qu'on  dirait  qu'elle  n'existe  pas.  Il 
est  onze  heures  du  matin,  et  l'on  ne  sait  s'il 
pleut  ou  non. 

La  pensée  du  voyageur  se  reporte  à  l'année 
précédente.  Il  revoit  sa  traversée  de  l'Océan 
dans  la  nuit  et  la  rafale,  les  ports,  les  gares, 
l'arrivée  le  dimanche  gras,  le  roulement  vers  la 
maison,  tandis  que  d'un  œil  froid  il  considérait 
au  travers  de  la  glace  souillée  de  boue  les  fêtes 
hideuses  de  la  foule.  On  allait  lui  remontrer  les 
parents,  les  amis,  les  lieux,  et  puis  il  faut  de 
nouveau  partir.  Amère  entrevue!  comme  s'il 
était  permis  à  quelqu'un  d'étreindre  son  passé. 

C'est  ce  qui  rend  le  retour  plus  triste  qu'un 
départ.  Le  voyageur  rentre  chez  lui  comme  un 
hôte;  il  est  étranger  à  tout,  et  tout  lui  est 
étrange.  Servante,  suspends  seulement  le  man- 
teau de  voyage  et  ne  l'emporte  point.  De  nou- 
veau, il  faudra  partir!  A  la  table  de  famille  le 


32  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

voici  qui  se  rassied,  convive  suspect  et  précaire. 
Mais,  parents,  non!  Ce  passant  que  vous  avez 
accueilli,  les  oreilles  pleines  du  fracas  ûes  trains 
et  de  la  clameur  de  la  mer,  oscillant,  comme 
un  homme  qui  rêve,  du  profond  mouvement 
qu'il  sent  encore  sous  ses  pieds  et  qui  va  le 
remporter,  n'est  plus  le  même  homme  que  vous 
conduisîtes  au  quai  fatal.  La  séparation  a  eu 
lieu,  et  l'exil  où  il  est  entré  le  suit. 


VILLES 

De  même  qu'il  y  a  des  livres  sur  les  ruches, 
sur  les  cités  de  nids,  sur  la  constitution  des 
colonies  de  madrépores,  pourquoi  n'étudie-t-on 
pas  les  villes  humaines? 

Paris,  capitale  du  Royaume,  dans  son  déve- 
loppement égal  et  concentrique,  multiplie,  en 
l'élargissant,  l'image  de  l'île  où  il  fut  d'abord 
enfermé.  Londres,  juxtaposition  d'organes,  em- 
magasine et  fabrique.  New- York  est  une  gare 
terminus,  on  a  bâti  des  maisons  entre  les  tracks, 
un  pier  de  débarquement,  une  jetée  flanquée  de 
wharfs  et  d'entrepôts;  comme  la  langue  qui 
prend  et  divise  les  aliments,  comme  la  luette  au 
fond  de  la  gorge  placée  entre  les  deux  voies, 
New- York  entre  ses  deux  rivières,  celle  du  Nord 
et  celle  de  l'Est,  a,  d'un  côté,  sur  Long  Island, 
disposé  ses  docks  et  ses  soutes;  de  l'autre,  par 
Jersey  City  et  les  douze  lignes  de  chemins  de 
fer  qui  alignent  leurs  dépôts  sur  Y embanhment 
de  l'Hudson,  elle  reçoit  et  expédie  les  marchan- 
dises de  tout  le  continent  et  l'Ouest;  la  pointe 
active    de  la   cité,   tout   entière   composée  de 

3 


34  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

banques,  de  bourses  et  de  bureaux,  est  comme 
l'extrémité  de  cette  langue  qui,  pour  ne  plus 
continuer  que  la  figure,  se  porte  incessamment 
d'un  point  à  l'autre.  Boston  est  composé  de 
deux  parties:  la  nouvelle  ville,  pédantesque, 
avare,  telle  qu'un  homme  qui,  exhibant  sa 
richesse  et  sa  vertu,  les  garde  pour  lui,  comme 
si  les  rues,  par  le  froid,  se  faisaient  plus  muettes 
et  plus  longues  pour  écouter  avec  plus  de  haine 
les  pas  du  piéton  qui  les  suit,  ouvrant  de  tous 
côtés  des  avenues,  grince  des  dents  à  la  bise;  le 
monticule  de  la  vieille  ville,  telle  qu'un  coli- 
maçon, contient  tous  les  replis  du  trafic,  de  la 
débauche  et  de  l'hypocrisie.  Les  rues  des  villes 
chinoises  sont  faites  pour  un  peuple  habitué  à 
marcher  en  file:  dans  le  rang  interminable  et 
qui  ne  commence  pas,  chaque  individu  prend 
sa  place:  entre  les  maisons,  pareilles  à  des 
caisses  défoncées  d'un  côté  dont  les  habitants 
dorment  pêle-mêle  avec  les  marchandises,  on  a 
ménagé  ces  interstices. 

N'y  aurait-il  pas  des  points  spéciaux  à  étu- 
dier? la  géométrie  des  rues,  la  mesure  des 
angles,  le  calcul  des  carrefour \?  la  disposition 
des  axes?  tout  ce  qui  est  mouvement  ne  leur 
est-il  pas  parallèle?  tout  ce  qui  est  repos  ou 
plaisir,  perpendiculaire? 

Livre. 


THÉÂTRE 


Le  palais  de  la  Corporation  Cantonaise  a  le 
recoin  de  son  dieu  d'or,  sa  salle  intérieure,  où 
de  grands  sièges  placés  avec  solennité  au  milieu 
invitent,  moins  au  repos,  vacants,  qu'ils  ne  l'in- 
diquent, et,  comme  les  clubs  européens  dispo- 
sent d'une  bibliothèque,  on  a,  de  l'autre  côté 
de  la  cour  qui  précède  tout  l'édifice,  établi  avec 
parade  et  pompe  le  théâtre.  C'est,  en  retrait 
entre  deux  bâtiments,  une  terrasse  de  pierre: 
bloc  haut  et  droit,  et  constituée  de  la  seule  diffé- 
rence de  son  niveau,  la  scène  entre  les  coulisses 
et  la  foule  dont  elle  surpasse  la  tête  établit  sa 
marche  vaste  et  plate.  Une  toiture  carrée 
l'obombre  et  la  consacre  comme  un  dais;  un 
second  portique  qui  la  précède  et  l'encadre  de 
ses  quatre  piliers  de  granit  lui  confère  la  solen- 
nité et  la  distance.  La  comédie  y  évolue,  la  lé- 
gende s'y  raconte  elle-même,  la  vision  de  la 
chose  qui  fut  s'y  révèle  dans  un  roulement  de 
tonnerre. 


36  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Le  rideau,  comparable  à  ce  voile  qu'est  la 
division  du  sommeil,  ici  n'existe  pas.  Mais, 
comme  si  chacun,  y  arrachant  son  lambeau, 
s'était  pris  dans  l'infranchissable  tissu,  dont  les 
couleurs  et  l'éclat  illusoire  sont  comme  la  livrée 
de  la  nuit,  chaque  personnage  dans  sa  soie  ne 
manifeste  rien  de  lui-même  que  le  mouvement 
dont  il  bouge;  sous  le  plumage  de  son  rôle,  la 
tête  coiffée  d'or,  la  face  cachée  sous  le  fard  et  le 
masque,  ce  n'est  plus  qu'un  geste  et  une  voix. 
L'empereur  pleure  sur  son  royaume,  la  prin- 
cesse injustement  accusée  fuit  chez  les  monstres 
et  les  sauvages,  les  armées  défilent,  les  combats 
se  livrent,  les  années  et  les  distances  d'un  geste 
s'effacent,  les  débats  s'engagent  devant  les  vieil- 
lards, les  dieux  descendent,  le  démon  surgit 
d'un  pot.  Mais  jamais,  comme  engagé  dans 
l'exécution  d'un  chant  ou  d'une  multiple  danse, 
aucun  des  personnages  pas  plus  que  de  cela  qui 
le  vêt,  ne  sort  du  rythme. et  de  la  mélopée  géné- 
rale qui  mesure  les  distances  et  règle  les  évolu- 
tions. L'orchestre  par  derrière,  qui  tout  au  long 
de  la  pièce  mène  son  tumulte  évocatoire,  comme 
si,  tels  que  les  essaims  d'abeilles  qu'on  ras- 
semble en  heurtant  un  chaudron,  les  phan- 
tasmes scéniques  devaient  se  dissiper  avec  le 
silence,  a  moins  le  rôle  musical  qu'il  ne  sert  de 
support  à  tout,  jouant,  pour  ainsi  dire  le  souf- 
fleur, et  répondant  pour  le  public.  C'est  lui  qui 


1895—1900  37 

entraîne  ou  ralentit  le  mouvement,  qui  relève 
d'un  accent  plus  aigu  le  discours  de  l'acteur,  ou 
qui,  se  soulevant  derrière  lui,  lui  en  renvoie, 
aux  oreilles,  la  bouffée  et  la  rumeur.  Il  y  a  des 
guitares,  des  morceaux  de  bois,  que  l'on  frappe 
comme  des  tympans,  que  l'on  heurte  comme  des 
castagnettes,  une  sorte  de  violon  monocorde 
qui,  comme  un  jet  d'eau  dans  une  cour  soli- 
taire, du  filet  de  sa  cantilène  plaintive  soutient 
le  développement  de  l'élégie;  et  enfin,  dans  les 
mouvements  héroïques,  la  trompette.  C'est  une 
sorte  de  bugle  à  pavillon  de  cuivre,  dont  le  son 
chargé  d'harmoniques  a  un  éclat  incroyable  et 
un  mordant  terrible.  C'est  comme  un  cri  d'âne, 
comme  une  vocifération  dans  le  désert,  une  fan- 
fare vers  le  soleil,  une  clameur  éructée  d'un 
cartilage  d'éléphant!  Mais  la  place  principale 
est  tenue  par  les  gongs  et  cymbales  dont  le 
tapage  discordant  excite  et  prépare  les  nerfs, 
assourdit  la  pensée  qui,  dans  une  sorte  de  som- 
meil, ne  vit  plus  que  du  spectacle  qui  lui  est 
présenté.  Cependant,  sur  le  côté  de  la  scène, 
suspendus  dans  des  cages  de  jonc,  deux 
oiseaux,  pareils  à  des  tourterelles  (ce  sont, 
paraît-il,  des  Pelitze,  ils  viennent  de  Tientsin), 
rivalisant  innocemment  avec  le  vacarme  où  ils 
baignent,  filent  un  chant  d'une  douceur  céleste. 
La  salle  sous  le  second  portique  et  la  cour 
tout  entière  sont  emplies  exactement  d'une  tarte 


38  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

de  têtes  vivantes,  d'où  émergent  les  piliers  et 
les  deux  lions  de  grès  à  gueules  de  crapauds 
que  coiffent  des  enfants  assis.  C'est  un  pavage 
de  crânes  et  de  faces  rondes  et  jaunes,  si  dru 
qu'on  ne  voit  pas  les  membres  et  les  corps; 
tous  adhèrent,  les  cœurs  du  tas  battant  l'un 
contre  l'autre.  Cela  oscille  et  d'un  seul  mouve- 
ment, tantôt  tendant  un  rang  de  bras,  est  pro- 
jeté contre  la  paroi  de  pierre  de  la  scène,  tantôt 
recule  et  se  dérobe  par  les  côtés.  Aux  galeries 
supérieures,  les  riches  et  les  mandarins  fument 
leurs  pipes  et  boivent  le  thé  dans  des  tasses 
à  soucoupes  de  cuivre,  envisageant  comme  des 
dieux  le  spectacle  et  les  spectateurs.  Comme 
les  acteurs  sont  cachés  dans  leur  robe,  c'est 
ainsi,  comme  s'il  se  passait  dans  son  sein  même, 
que  le  drame  s'agite  sous  l'étoffe  vivante  de  la 
foule. 


TOMBES.-RUMEURS 


L'on  monte,  l'on  descend;  on  dépasse  le 
grand  banyan,  qui,  comme  un  Atlas  s'affermis- 
sant  puissamment  sur  ses  axes  tordus,  du  genou 
et  de  l'épaule  a  l'air  d'attendre  la  charge  du  ciel  : 
à  son  pied  un  petit  édicule  où  l'on  brûle  tous  les 
papiers  que  marque  le  mot  noir,  comme  si,  au 
rude  dieu  de  l'arbre,  on  offrait  un  sacrifice 
d'écriture.  L'on  tourne,  l'on  se  détourne,  et,  par 
un  chemin  sinueux,  —  vraiment  sans  que  l'on 
fût  ailleurs,  car  nos  pas  depuis  le  départ  en  sont 
accompagnés,  —  nous  entrons  dans  le  pays  des 
tombes.  Comme  un  saint  en  prière  dans  la  soli- 
tude, l'étoile  du  soir  voit  au-dessous  d'elle  le 
soleil  disparaître  sous  les  eaux  profondes  et 
diaphanes. 

La  région  funèbre  que  nous  envisageons  à  la 
blême  lumière  d'un  jour  louche  est  tout  entière 
couverte  d'une  bourre  rude  et  jaune,  telle  qu'un 
pelage  de  tigre.  Du  pied  au  faîte,  les  collines 
entre  lesquelles  s'engage  notre  chemin,  et,  du 


40  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

côté  opposé  de  la  vallée,  d'autres  montagnes  à 
perte  de  vue,  sont  forées  de  tombes  comme  une 
garenne  de  terriers. 

La  mort,  en  Chine,  tient  autant  de  place  que 
la  vie.  Le  défunt,  dès  qu'il  a  trépassé,  devient 
une  chose  importante  et  suspecte,  un  protec- 
teur malfaisant,  —  morose,  quelqu'un  qui  est 
là  et  qu'il  faut  se  concilier.  Les  liens  entre  les 
vivants  et  les  morts  se  dénouent  mal,  les  rites 
subsistent  et  se  perpétuent.  A  chaque  instant 
on  va  à  la  tombe  de  famille,  on  brûle  de 
l'encens,  on  tire  des  pétards,  on  offre  du  riz  et 
du  porc,  sous  la  forme  d'un  morceau  de  papier 
on  dépose  sa  carte  de  visite  et  on  la  confirme 
d'un  caillou.  Les  morts  dans  leur  épais  cercueil 
restent  longtemps  à  l'intérieur  de  la  maison, 
puis  on  les  porte  en  plein  air,  ou  on  les  empile 
dans  de  bas  réduits,  jusqu'à  ce  que  le  géoman- 
cien  ait  trouvé  le  site  et  le  lieu.  C'est  alors 
qu'on  établit,  à  grand  soin  la  résidence  funèbre, 
de  peur  que  l'esprit,  s'y  trouvant  mal,  n'aille 
errer  ailleurs.  On  taille  les  tombes  dans  le  flanc 
des  montagnes,  dans  la  terre  solide  et  primi- 
tive, et  tandis  que,  pénible  multitude,  les  vivants 
se  pressent  dans  le  fond  des  vallées,  dans  les 
plaines  basses  et  marécageuses,  les  morts,  au 
large,  en  bon  lieu,  ouvrent  leur  demeure  au 
soleil  et  à  l'espace. 

Elle  affecte  la  forme  d'un  Si  appliqué  sur  la 


1895—1900  41 

pente  de  la  colline,  et  dont  le  demi-cercle  de 
pierre  prolongé  par  des  accolades  entoure  le 
mort  qui,  comme  un  dormeur  sous  les  draps, 
fait  au  milieu  sa  bosse:  c'est  ainsi  que  la  terre, 
lui  ouvrant,  pour  ainsi  dire,  les  bras,  le  fait 
sien  et  se  le  consacre  à  elle-même.  Devant  est 
placée  la  tablette  où  sont  inscrits  les  titres  et  le 
nom,  car  les  Chinois  pensent  qu'un  certain  tiers 
de  l'âme,  s'arrêtant  à  lire  son  nom,  séjourne 
dessus.  Elle  forme  comme  le  retable  d'un  autel 
de  pierre  sur  lequel  on  dépose  les  offrandes 
symétriques,  et,  au  devant,  la  tombe,  de  l'ar- 
rangement cérémonial  de  ses  degrés  et  de  ses 
balustrades,  accueille,  initie  la  famille  vivante 
qui,  aux  jours  solennels,  vient  y  honorer  ce  qui 
reste  de  l'ancêtre  défunt:  l'hiéroglyphe  primor- 
dial et  testamentaire.  En  face  l'hémicycle  réver- 
bère l'invocation. 

Toute  terre  qui  s'élève  au-dessus  de  la  boue 
est  occupée  par  les  tombes  vastes  et  basses, 
pareilles  à  des  orifices  de  puits  bouchés.  Il  en 
est  de  petites  aussi,  de  simples  et  de  multiples, 
de  neuves,  et  d'autres  qui  paraissent  aussi 
vieilles  que  les  rocs  où  elles  sont  accotées.  La 
plus  considérable  se  trouve  en  haut  de  la  mon- 
tagne et  comme  dans  le  pli  de  son  cou:  mille 
hommes  ensemble  pourraient  s'agenouiller  dans 
son  enceinte. 


42  CONNAISSANCE  D^  L'EST 

J'habite  moi-même  ce  .pays  de  sépultures,  et, 
par  un  chemin  différent,  je  regagne  le  sommet 
de  la  colline  où  est  ma  maison. 

La  ville  se  trouve  au  bas,  de  l'autre  côté  du 
large  Min  jaune  qui,  entre  les  piles  du  pont  des 
Dix-Mille-Ages,  précipite  ses  eaux  violentes  et 
profondes.  Le  jour,  on  voit,  tel  que  la  margelle 
des  tombes  dont  j'ai  parlé,  se  développer  le 
rempart  de  montagnes  ébréchées  qui  enserre  la 
ville  (des  pigeons  qui  volent,  la  tour  au  milieu 
d'une  pagode  font  sentir  l'immensité  de  cet 
espace),  des  toits  biscornus,  deux  collines  cou- 
vertes d'arbres,  s'élevant  d'entre  les  maisons,  et 
sur  la  rivière  une  confusion  de  trains  de  bois  et 
de  jonques  aux  poupes  historiées  comme  des 
images.  Mais  maintenant  il  fait  trop  sombre:  à 
peine  un  feu  qui  au-dessous  de  moi  pique  le  soir 
et  la  brume,  et,  par  le  chemin  que  je  connais, 
m'insinuant  sous  l'ombrage  funèbre  des  pins, 
je  gagne  mon  poste  habituel,  ce  grand  tombeau 
triple,  noir  de  mousse  et  de  vieillesse,  oxydé 
comme  une  armure,  qui  domine  obliquement 
l'espace  de  son  parapet  suspicieux. 

Je  viens  ici  pour  écouter. 

Les  villes  chinoises  n'ont  ni  usines,  ni  voi- 
tures: le  seul  bruit  qui  y  soit  entendu  quand 
vient  le  soir  et  que  le  fracas  des  métiers  cesse, 
est  celui  de  la  voix  humaine.  C'est  cela  que  je 


1895—1900  43 

viens  écouter,  car  quelqu'un,  perdant  son  inté- 
rêt dans  le  sens  des  paroles  que  l'on  profère 
devant  lui,  peut  leur  prêter  une  oreille  plus 
subtile.  Près  d'un  million  d'habitants  vivent  là: 
j'écoute  cette  multitude  parler  sous  le  lac  de 
l'air.  C'est  une  clameur  à  la  fois  torrentielle  et 
pétillante,  sillonnée  de  brusques  forte,  tels 
qu'un  papier  qu'on  déchire.  Je  crois  même  dis- 
tinguer parfois  une  note  et  des  modulations, 
de  même  qu'on  accorde  un  tambour,  en  posant 
son  doigt  aux  places  justes.  La  ville  à  divers 
moments  de  la  journée  fait-elle  une  rumeur 
différente?  Je  me  propose  de  le  vérifier.  — •  En 
ce  moment,  c'est  le  soir:  on  fait  une  immense 
publication  des  nouvelles  de  la  journée.  Chacun 
croit  qu'il  parle  seul:  il  s'agit  de  rixes,  de  nour- 
riture, de  faits  de  ménage,  de  famille,  de  métier, 
de  commerce,  de  politique.  Mais  sa  parole  ne 
périt  pas:  elle  porte,  de  l'innombrable  addition 
de  la  voix  collective  où  elle  participe.  Dépouillée 
de  la  chose  qu'elle  signifie,  elle  ne  subsiste  plus 
que  par  les  éléments  inintelligibles  du  son  qui 
la  convoie,  l'émission,  l'intonation,  l'accent.  Or, 
comme  il  y  a  un  mélange  entre  les  sons,  se  fait- 
il  une  communication  entre  les  sens,  et  quelle 
est  la  grammaire  de  ce  discours  commun?  Hôte 
des  morts,  j'écoute  longtemps  ce  murmure,  le 
bruit  que  fait  la  vie,  de  loin. 

Cependant  il  est  temps  de  revenir.  Les  pins 


44  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

entre  les  hauts  fûts  desquels  je  poursuis  ma 
route  accroissent  d'ombre  la  nuit.  C'est  l'heure 
où  l'on  commence  à  voir  les  mouches  à  feu, 
lares  de  l'herbe.  Comme  dans  la  profondeur  de 
la  méditation,  si  vite  que  l'esprit  n'en  peut  perce- 
voir que  la  lueur  même,  une  indication  sou- 
daine, c'est  ainsi  que  l'impalpable  miette  de  feu 
brille  en  même  temps  et  s'éteint. 


L'ENTRÉE    DE    LA   TERRE 


Plutôt  que  d'en  assaillir  le  flanc  de  la  pointe 
ferrée  de  mon  bâton,  j'aime  mieux  voir,  de  ce 
fond  plat  de  la  plaine  où  je  chemine,  les  mon- 
tagnes autour  de  moi  dans  la  gloire  de  l'après- 
midi  siéger  comme  cent  vieillards.  Le  soleil  de 
la  Pentecôte  illumine  la  Terre  nette  et  parée  et 
profonde  comme  une  église.  L'air  est  si  frais  et 
si  clair  qu'il  me  semble  que  je  marche  nu,  tout 
est  paix.  On  entend  de  toutes  parts,  comme  un 
cri  de  flûte,  la  note  à  l'unisson  des  norias  qui 
montent  l'eau  dans  les  champs  (trois  par  trois, 
hommes  et  femmes,  accrochés  des  bras  à  leur 
poutre,  riants,  la  face  couverte  de  sueur,  dan- 
sent sur  la  triple  roue),  et  devant  les  pas  du 
promeneur  s'ouvre  l'étendue  aimable  et  solen- 
nelle. 

Je  mesure  de  l'œil  le  circuit  qu'il  me  faudra 
suivre.  Par  ces  étroites  chaussées  de  terre  qui 
encadrent  les  rizières  (je  sais  que,  du  haut  de 
la  montagne,  la  plaine  avec  ses  champs  res- 


46  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

semble  à  un  vieux  vitrail  aux  verres  irréguliers 
enchâssés  dans  des  mailles  de  plomb:  les  col- 
lines et  les  villages  en  émergent  nettement),  j'ai 
fini  par  rejoindre  le  chemin  dallé. 

Il  traverse  les  rizières  et  les  bois  d'orangers, 
—  les  villages  gardés  à  une  issue  par  leur 
grand  banyan  (le  Père,  à  qui  tous  les  enfants 
du  pays  sont  donnés  à  adoption),  à  l'autre,  non 
loin  des  puits  à  eau  et  à  engrais,  par  le  fanum 
des  génies  municipaux,  qui,  tous  deux,  armés 
de  pied  en  cap  et  l'arc  au  ventre,  peints  sur  la 
porte  tordent  l'un  vers  l'autre  leurs  yeux  trico- 
lores; et  à  mesure  que  j'avance,  tournant  la 
tête  à  droite  et  à  gauche,  je  goûte  la  lente  modi- 
fication des  heures.  Car,  perpétuel  piéton,  juge 
sagace  de  la  longueur  des  ombres,  je  ne  perds 
rien  de  l'auguste  cérémonie  de  la  journée:  ivre 
de  voir,  je  comprends  tout.  Ce  pont  encore  à 
franchir  dans  la  paix  coite  de  l'heure  du  goûter, 
ces  collines  à  gravir  et  à  descendre,  cette  vallée 
à  passer,  et  entre  trois  pins  je  vois  déjà  ce  roc 
ardu  où  il  me  faut  occuper  maintenant  mon 
poste  et  assister  à  la  consommation  de  ceci  qui 
fut  un  jour. 

C'est  le  moment  de  la  solennelle  Introduction 
où  le  Soleil  franchit  le  seuil  de  la  Terre.  Depuis 
quinze  heures  il  a  passé  la  ligne  de  la  mer  incir- 
conscrite, et  comme  un  aigle  immobile  sur  son 
aile  qui  examine  au  loin  la  campagne,  il  a  gagné 


1895—1900  47 

la  plus  haute  partie  du  ciel.  Voici  maintenant 
qu'il  incline  sa  course  et  la  Terre  s'ouvTe  pour 
le  recevoir.  La  gorge  qu'il  va  emboucher, 
comme  dévorée  par  le  feu,  disparaît  sous  les 
rayons  plus  courts.  La  montagne  où  a  éclaté  un 
incendie  envoie  vers  le  ciel,  comme  un  cratère, 
une  colonne  énorme  de  fumée,  et  là-bas,  atteinte 
d'un  dard  oblique,  la  ligne  d'un  torrent  fores- 
tier fulgure.  Derrière  s'étend  la  Terre  de  la  Terre, 
l'Asie  avec  l'Europe,  l'élévation,  au  centre, 
de  l'Autel,  la  plaine  immense,  et  puis,  au 
bout  du  tout,  comme  un  homme  couché  à  plat 
ventre  sur  la  mer,  la  France,  et,  dans  le  fort 
de  la  France,  la  Champagne  gautière  et  labou- 
rée. L'on  ne  voit  plus  que  le  haut  de  la  bosse 
d'or  et,  au  moment  qu'il  disparaît,  l'astre  tra- 
verse tout  le  ciel  d'un  rayon  noir  et  vertical. 
C'est  le  temps  où  la  mer  qui  le  suit  arrive  et, 
se  soulevant  hors  de  son  lit  avec  un  cri  profond, 
vient  heurter  la  Terre  de  l'épaule. 

Maintenant  il  faut  rentrer.  Si  haut  que  je 
dois  lever  le  menton  pour  la  voir  et  dégagée 
par  un  nuage,  la  cime  du  Kuchang  est  suspen- 
due comme  une  île  dans  les  étendues  bienheu- 
reuses, et,  ne  pensant  rien  d'autre,  je  marche 
la  tête  isolée  de  mon  corps,  comme  un  homme 
que  l'acidité  d'un  parfum  trop  fort  rassasie. 


RELIGION  DU   SIGNE 

Que  d'autres  découvrent  dans  la  rangée  des 
caractères  chinois,  ou  une  tête  de  mouton,  ou 
des  mains,  les  jambes  d'un  homme,  le  soleil  qui 
se  lève  derrière  un  arbre.  J'y  poursuis  pour  ma 
part  un  lacs  plus  inextricable. 

Toute  écriture  commence  par  le  trait  ou  ligne, 
qui,  un,  dans  sa  continuité,  est  le  signe  pur  de 
l'individu.  Ou  donc  la  ligne  est  horizontale, 
comme  toute  chose  qui  dans  le  seul  parallélisme 
à  son  principe  trouve  une  raison  d'être  suffi- 
sante; ou,  verticale  comme  l'arbre  et  l'homme, 
elle  indique  l'acte  et  pose  l'affirmation;  ou, 
oblique,  elle  marque  le  mouvement  et  le  sens. 

La  lettre  romaine  a  eu  pour  principe  la  ligne 
verticale;  le  caractère  chinois  paraît  avoir  l'ho- 
rizontale comme  trait  essentiel.  La  lettre  d'un 
impérieux  jambage  affirme  que  la  chose  est 
telle;  le  caractère  est  la  chose  tout  entière  qu'il 
signifie. 


1895—1900  49 

L'une  et  l'autre  sont  également  des  signes; 
qu'on  prenne,  par  exemple,  les  chiffres,  l'une 
et  l'autre  en  sont  également  les  images  abs- 
traites. Mais  la  lettre  est  par  essence  analy- 
tique: tout  mot  qu'elle  constitue  est  une  énon- 
ciation  successive  d'affirmations  que  l'œil  et  la 
voix  épellent;  à  l'unité  elle  ajoute  sur  une  même 
ligne  l'unité,  et  le  vocable  précaire  dans  une 
continuelle  variation  se  fait  et  se  modifie.  Le 
signe  chinois  développe,  pour  ainsi  dire,  le 
chiffre;  et,  l'appliquant  à  la  série  des  êtres,  il 
en  différencie  indéfiniment  le  caractère.  Le  mot 
existe  par  la  succession  des  lettres,  le  caractère 
par  la  proportion  des  traits.  Et  ne  peut-on  rêver 
que  dans  celui-ci  la  ligne  horizontale  indique, 
par  exemple,  l'espèce,  la  verticale,  l'individu, 
les  obliques  dans  leurs  mouvements  divers  l'en- 
semble des  propriétés  et  des  énergies  qui  don- 
nent au  tout  son  sens,  le  point,  suspendu  dans 
le  blanc,  quelque  rapport  qu'il  ne  convient  que 
de  sous-entendre?  On  peut  donc  voir  dans  le 
caractère  chinois  un  être  schématique,  une  per- 
sonne scripturale,  ayant,  comme  un  être  qui  vit, 
sa  nature  et  ses  modalités,  son  action  propre  et 
sa  vertu  intime,  sa  structure  et  sa  physionomie. 

Par  là  s'explique  cette  piété  des  Chinois  à 
l'écriture;  on  incinère  avec  respect  le  plus 
humble  papier  que  marque  le  mystérieux  ves- 
tige. Le  signe  est  un  être,  et,  de  ce  fait  qu'il  est 

4 


50  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

général,  il  devient  sacré.  La  représentation  de 
l'idée  en  est  ici,  en  quelque  sorte,  l'idole.  Telle 
est  la  base  de  cette  religion  scripturale  qui  est 
particulière  à  la  Chine.  Hier  j'ai  visité  un  temple 
Confucianiste. 

Il  se  trouve  dans  un  quartier  solitaire  où  tout 
sent  la  désertion  et  la  chute.  Dans  le  silence  et 
les  solennelles  ardeurs  du  soleil  de  trois  heures, 
nous  suivons  la  rue  sinueuse.  Notre  entrée  ne 
sera  point  par  la  grande  porte  dont  les  vantaux 
ont  pourri  dans  leur  fermeture:  que  la  haute 
stèle  marquée  de  l'officielle  inscription  bilingue 
garde  le  seuil  âgé!  Une  femme  courte,  râblée 
comme  un  cochon,  nous  ouvre  des  passages 
latéraux  et  d'un  pied  qui  sonne  nous  pénétrons 
dans  l'enclos  désert. 

Par  les  proportions  de  sa  cour  et  des  péri- 
styles qui  l'encadrent,  par  les  larges  entreco- 
lonnements  et  les  lignes  horizontales  de  sa  fa- 
çade, par  la  répétition  de  ses  deux  énormes  toits, 
qui  d'un  mouvement  un  relèvent  ensemble  leur 
noire  et  puissante  volute,  par  la  disposition 
symétrique  des  deux  petits  pavillons  qui  le  pré- 
cèdent et  qui  au  sévère  ensemble  ajoutent  l'agré- 
ment grotesque  de  leurs  chapeaux  octogones, 
l'édifice,  appliquant  les  seules  lois  essentielles 
de  l'architecture,  a  l'aspect  savant  de  l'évidence, 
la  beauté,  pour  tout  dire,  classique,  due  à  une 
observation  exquise  de  la  règle. 


1895—1900  51 

Le  temple  se  compose  de  deux  parties.  Je 
suppose  que  les  allées  hypœthrales  avec  la  ran- 
gée des  tablettes,  chacune  précédée  de  l'étroit  et 
long  autel  de  pierre,  qui  en  occupent  la  paroi, 
offrent  à  une  révérence  rapide  la  série  exté- 
rieure des  préceptes.  Mais  levant  le  pied  pour 
franchir  le  seuil  barré  au  pas,  nous  pénétrons 
dans  l'ombre  du  sanctuaire. 

La  salle  vaste  et  haute  a  l'air,  comme  du  fait 
d'une  présence  occulte,  plus  vide,  et  le  silence, 
avec  le  voile  de  l'obscurité,  l'occupe.  Point 
d'ornements,  point  de  statues.  De  chaque  côté  de 
la  halle,  nous  distinguons,  entre  leurs  rideaux, 
de  grandes  inscriptions,  et,  au  devant,  des 
autels.  Mais  au  milieu  du  temple,  précédés  de 
cinq  monumentales  pièces  de  pierre,  trois  vases 
et  deux  chandeliers,  sous  un  édifice  d'or,  bal- 
daquin ou  tabernacle,  qui  l'encadre  de  ses 
ouvertures  successives,  sur  une  stèle  verticale 
sont  inscrits  quatre  caractères. 

L'écriture  a  ceci  de  mystérieux  qu'elle  parle. 
Nul  moment  n'en  marque  la  durée,  ici  nulle 
position,  le  commencement  du  signe  sans  âge: 
il  n'est  bouche  qui  le  profère.  Il  existe,  et  l'assis- 
tant face  à  face  considère  le  nom  lisible. 

Énonciation  avec  profondeur  dans  le  recule- 
ment  des  ors  assombris  du  baldaquin,  le  signe 
entre  les  deux  colonnes  que  revêt  l'enroulement 
mystique  du  dragon,  signifie  son  propre  silence. 


52  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

L'immense  salle  rouge  imite  la  couleur  de 
l'obscurité,  et  ses  piliers  sont  revêtus  d'une 
laque  écarlate.  Seuls,  au  milieu  du  temple, 
devant  le  sacré  mot,  deux  fûts  de  granit  blanc 
semblent  des  témoins,  et  la  nudité  même,  reli- 
gieuse et  abstraite,  du  lieu. 


LE  BANYAN 


Le  banyan  tire. 

Ce  géant  ici,  comme  son  frère  de  l'Inde,  ne  va 
pas  ressaisir  la  terre  avec  ses  mains,  mais,  se 
dressant  d'un  tour  d'épaule,  il  emporte  au  ciel 
ses  racines  comme  des  paquets  de  chaînes.  A 
peine  le  tronc  s'est-il  élevé  de  quelques  pieds 
au-dessus  du  sol  qu'il  écarte  laborieusement  ses 
membres,  comme  un  bras  qui  tire  avant  le  fais- 
ceau de  cordes  qu'il  a  empoigné.  D'un  lent 
allongement  le  monstre  qui  haie  se  tend  et  tra- 
vaille dans  toutes  les  attitudes  de  l'effort,  si  dur 
que  la  rude  écorce  éclate  et  que  les  muscles  lui 
sortent  de  la  peau,  Ce  sont  des  poussées  droites, 
des  flexions  et  des  arcs-boutements,  des  torsions 
de  reins  et  d'épaules,  des  détentes  de  jarret,  des 
jeux  de  cric  et  de  levier,  des  bras  qui,  en  se 
dressant  et  en  s'abaissant,  semblent  enlever  le 
corps  de  ses  jointures  élastiques.  C'est  un  nœud 
de  pythons,  c'est  une  hydre  qui  de  la  terre  te- 


54  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

nace  s'arrache  avec  acharnement.  On  dirait  que 
le  banyan  lève  un  poids  de  la  profondeur  et 
le  maintient  de  la  machine  de  ses  membres 
tendus. 

Honoré  de  l'humble  tribu,  il  est,  à  la  porte 
des  villages,  le  patriarche  revêtu  d'un  feuillage 
ténébreux.  On  a,  à  son  pied,  installé  un  fourneau 
à  offrandes,  et  dans  son  cœur  même  et  l'écarte- 
ment  de  ses  branches,  un  autel,  une  poupée  de 
pierre.  Lui,  témoin  de  tout  le  lieu,  possesseur 
du  sol  qu'il  enserre  du  peuple  de  ses  racines, 
demeure,  et,  où  que  son  ombre  se  tourne,  soit 
qu'il  reste  seul  avec  les  enfants,  soit  qu'à  l'heure 
ou  tout  le  village  se  réunit  sous  l'avancement 
tortueux  de  ses  bois  les  rayons  roses  de  la  lune 
passant  au  travers  des  ouvertures  de  sa  voûte 
illuminent  d'un  dos  d'or  le  conciliabule,  le  co- 
losse, selon  la  seconde  à  ses  siècles  ajoutée, 
persévère  dans  l'effort  imperceptible. 

Quelque  part  la  mythologie  honora  les  héros 
qui  ont  distribué  l'eau  à  la  région,  et,  arrachant 
un  grand  roc,  délivré  la  bouche  obstruée  de  la 
fontaine.  Je  vois  debout  dans  le  Banyan  un 
Hercule  végétal,  immobile  dans  le  monument  de 
son  labeur  avec  majesté.  Ne  serait-ce  pas  lui, 
le  monstre  enchaîné,  qui  vainc  l'avare  résistance 
de  la  terre,  par  qui  la  source  sourd  et  déborde, 
et  l'herbe  pousse  au  loin,  et  l'eau  est  maintenue 
à  son  niveau  dans  la  rizière?  Il  tire. 


VERS    LA    MONTAGNE 

Sortant  pieds  nus  sous  la  vérandah,  je  regarde 
vers  la  gauche:  au  front  du  mont,  parmi  les 
nues  bouleversées,  une  touche  de  phosphore 
indique  l'aube.  Le  mouvement  des  lampes  par 
la  maison,  le  manger  dans  l'ensommeillé  et 
gourd,  les  paquets  que  l'on  arrime:  en  route. 
Par  la  côte  roide  nous  plongeons  dans  le  fau- 
bourg indigène. 

C'est  l'heure  indécise  où  les  villes  se  réveil- 
lent. Déjà  les  cuisiniers  de  plein  vent  allument 
le  feu  sous  les  poêles  :  déjà  au  fond  de  quelques 
boutiques  un  vacillant  lumignon  éclaire  des 
membres  nus.  Malgré  les  planches  garnies  de 
pointes  qu'on  a  posées  à  plat  sur  les  devantures, 
en  suspens  sur  les  corniches,  rapetassés  dans 
les  encoignures,  à  toutes  les  places  libres,  des 
gens  gisent  et  dorment.  L'un,  à  demi  réveillé,  se 
grattant  le  côté  du  ventre,  nous  regarde  d'un 
œil  vide  et  bée  d'un  air  de  délice;  l'autre  dort  si 
serré  qu'on  dirait  qu'il  colle  à  la  pierre.  Quel- 


56  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

qu'un,  la  jambe  de  son  pantalon  retroussée  jus- 
qu'à la  hanche  et  montrant  le  vésicatoire  qu'il 
porte  fixé  par  une  feuille  sur  le  plat  de  la  fesse, 
pisse  contre  son  mur  près  de  sa  porte  ouverte; 
une  vieille  qui  a  l'air  vêtue  de  ces  peaux  qui  se 
forment  sur  les  eaux  croupies  peigne  à  deux 
mains  son  crâne  galeux.  Et  enfin  je  me  rappel- 
lerai ce  mendiant  à  tête  de  cannibale,  la  touffe 
sauvage  de  la  chevelure  hérissée  comme  un 
buisson  noir,  qui,  dressant  droit  un  genou  sec, 
gisait  à  plat  sous  le  petit  jour. 

Rien  de  plus  étrange  qu'une  ville  à  cette  heure 
que  l'on  dort.  Ces  rues  semblent  des  allées  de 
nécropoles,  ces  demeures  aussi  abritent  le  som- 
meil, et  tout,  du  fait  de  sa  fermeture,  me  paraît 
solennel  et  monumental.  Cette  singulière  modi- 
fication qui  paraît  sur  le  visage  des  morts,  cha- 
cun la  subit  dans  le  sommeil  où  il  est  enseveli. 
Comme  un  petit  enfant  aux  yeux  sans  prunelles 
qui  gémit  et  pétrit  d'une  faible  main  la  gorge  de 
sa  nourrice,  l'homme  qui  dort  avec  un  grand 
soupir  remord  à  la  terre  profonde.  Tout  est 
silencieux,  car  c'est  l'heure  où  la  terre  donne  à 
boire  et  nul  de  ses  enfants  en  vain  ne  s'est  repris 
à  son  sein  libéral;  le  pauvre  et  le  riche,  l'enfant 
et  le  vieillard,  le  juste  et  le  coupable,  et  le  juge 
avec  le  prisonnier,  et  l'homme  comme  les  ani- 
maux, tous  ensemble,  comme  de  petits  frères,  ils 
boivent!  Tout  est  mystère,  car  voici  l'heure  où 


1895—1900  57 

l'homme  communique  avec  sa  mère.  Le  dormeur 
dort  et  ne  peut  se  réveiller,  il  tient  au  pis  et 
ne  lâche  point  prise,  cette  gorgée  encore  est 
à  lui. 

La  rue  sent  toujours  son  odeur  de  crasse  et 
de  cheveu. 

Cependant  les  maisons  deviennent  plus  rares. 
L'on  rencontre  des  groupes  de  banyans,  et  dans 
l'étang  qu'ils  ombragent  un  gros  buffle  dont  on 
ne  voit  que  l'échiné  et  la  tête  coiffée  du  crois- 
sant démesuré  des  cornes  dirige  sur  nous  ses 
yeux  avec  stupeur.  Nous  longeons  les  files  de 
femmes  qui  vont  aux  champs;  quand  l'une  rit, 
son  rire  se  propage  en  s'affaiblissant  sur  les 
quatre  faces  qui  la  suivent  et  s'efface  à  la  cin- 
quième. A  l'heure  où  le  premier  trait  du  soleil 
traverse  l'air  virginal,  nous  gagnons  l'étendue 
vaste  et  vide,  et  laissant  derrière  nous  un  chemin 
tortueux,  nous  nous  dirigeons  vers  la  montagne 
à  travers  les  champs  de  riz,  de  tabac,  de  hari- 
cots, de  citrouilles,  de  concombres  et  de  cannes 
à  sucre. 


LA    MER    SUPÉRIEURE 


Ayant  monté  un  jour,  j'atteins  le  niveau,  et, 
dans  son  bassin  de  montagnes  où  de  noires  îles 
émergent,  je  vois  au  loin  la  Mer  Supérieure. 

Certes,  par  un  chemin  hasardeux,  il  m'est 
loisible  d'en  gagner  les  bords,  mais  que  j'en 
suive  le  contour  ou  qu'il  me  plaise  d'embarquer, 
cette  surface  demeure  impénétrable  à  la  vue. 

Ou,  donc,  je  jouerai  de  la  flûte:  je  battrai  le 
tamtam,  et  la  batelière  qui,  debout  sur  une 
jambe  comme  une  cigogne,  tandis  que  de  l'autre 
genou  elle  tient  son  enfant  attaché  à  sa  mamelle, 
conduit  son  sampan  à  travers  les  eaux  plates, 
croira  que  les  dieux  derrière  le  rideau  tiré  de  la 
nue  se  jouent  dans  la  cour  de  leur  temple. 

Ou,  délaçant  mon  soulier,  je  le  lancerai  au 
travers  du  lac.  Où  il  tombe,  le  passant  se  pros- 
terne, et  l'ayant  recueilli,  avec  superstition  il 
l'honore  de  quatre  bâtons  d'encens. 


1895—1900  59 

Ou,  renversant  mes  mains  autour  de  ma 
bouche,  je  crie  des  noms:  le  mot  d'abord  meurt, 
puis  le  son;  et,  le  sens  seul  ayant  atteint  les 
oreilles  de  quelqu'un,  il  se  tourne  de  côté  et 
d'autre,  comme  celui  qui  s'entend  appeler  en 
rêve  s'efforce  de  rompre  le  lien. 


LE  TEMPLE  DE  LA  CONSCIENCE 


Au  flanc  vertical  où  il  est  ménagé  du  roc  noir, 
je  n'ai  pas  mis  un  jour  seul  à  le  découvrir,  et  ce 
n'est  que  par  cette  finissante  après-midi  que  je 
me  sais  engagé  dans  le  sentier  certain. 

De  la  hauteur  vertigineuse  où  je  chemine,  la 
vaste  rizière  apparaît  dessinée  comme  une  carte, 
et  le  bord  que  je  suis  est  si  strict  que  mon  pied 
droit,  quand  je  le  lève,  a  l'air,  comme  sur  un 
tapis,  de  se  poser  sur  la  jaune  étendue  des 
champs  semés  de  villages. 

Silence.  Par  un  antique  escalier  recouvert 
d'un  lichen  chenu,  je  descends  dans  l'ombre 
arrière  des  lauriers,  et,  le  sentier  à  ce  tournant 
soudain  barré  par  un  mur,  j'arrive  devant  une 
porte  fermée. 

J'écoute.  Rien  ne  parle,  ni  voix,  ni  tambour. 
C'est  en  vain  que  rudement  je  secoue  à  deux 
mains  la  poignée  de  bois  et  heurte. 

Durant  que  pas  un  oiseau  ne  crie,  j'opère 
l'escalade. 


1895—1900  61 

Ce  lieu,  après  tout,  est  habité,  et  tandis 
qu'assis  sur  la  balustrade  où  sèchent  les  linges 
domestiques  j'enfonce  la  dent  et  les  doigts  dans 
l'écorce  épaisse  d'une  pamplemousse  dérobée 
aux  offrandes,  le  vieux  moine  à  l'intérieur  me 
prépare  une  tasse  de  thé. 

Ni  l'inscription  au-dessus  de  la  porte,  ni  les 
idoles  dilapidées  qu'au  fond  de  cette  humble 
caverne  honore  la  fumée  d'un  mince  encens  ne 
me  paraissent  constituer  la  religion  du  lieu,  ni 
ce  fruit  acide  où  je  mords.  Mais  là,  sur  cette 
basse  estrade  qu'entoure  une  mousseline,  ce 
paillasson  circulaire  où  le  Bhiku  viendra  tout  à 
l'heure  s'accroupir  pour  méditer  ou  dormir  est 
tout. 

Ne  comparerai-je  pas  ce  vaste  paysage  qui 
s'ouvre  devant  moi  jusqu'à  la  double  enceinte 
des  monts  et  des  nuages  à  une  fleur  dont  ce 
siège  est  le  cœur  mystique?  N'est-il  pas  le  point 
géométrique  où  le  lieu,  se  composant  dans  son 
harmonie,  prend,  pour  ainsi  dire,  existence  et 
comme  conscience  de  lui-même,  et  dont  l'occu- 
pant unit  dans  la  contemplation  de  son  esprit 
une  ligne  et  l'autre? 

Le  soleil  se  couche.  Je  gravis  les  marches  de 
velours  blanc  que  jonchent  les  pommes  de  pin 
ouvertes,  telles  que  des  roses. 


OCTOBRE 

C'est  en  vain  que  je  vois  les  arbres  toujours 
verts. 

Qu'une  funèbre  brume  l'ensevelisse,  ou  que 
la  longue  sérénité  du  ciel  l'efface,  l'an  n'est  pas 
d'un  jour  moins  près  du  fatal  solstice.  Ni  ce 
soleil  ne  me  déçoit,  ni  l'opulence  au  loin  de  la 
contrée;  voici  je  ne  sais  quoi  de  trop  calme,  un 
repos  tel  que  le  réveil  est  exclu.  Le  grillon  à 
peine  a  commencé  son  cri  qu'il  s'arrête;  de  peur 
d'excéder  parmi  la  plénitude  qui  est  seul 
manque  du  droit  de  parler,  et  l'on  dirait  que 
seulement  dans  la  solennelle  sécurité  de  ces 
campagnes  d'or  il  soit  licite  de  pénétrer  d'un 
pied  nu.  Non,  ceci  qui  est  derrière  moi  sur  l'im- 
mense moisson  ne  jette  plus  la  même  lumière, 
et  selon  que  le  chemin  m'emmène  par  la  paille, 
soit  qu'ici  je  tourne  le  coin  d'une  mare,  soit  que 
je  découvre  un  village,  m'éloignant  du  soleil, 
je  tourne  mon  visage  vers  cette  lune  large  et 
pâle  qu'on  voit  pendant  le  jour. 


1805—1900  63 

Ce  fut  au  moment  de  sortir  des  graves  oli- 
viers, où  je  vis  s'ouvrir  devant  moi  la  plaine 
radieuse  jusqu'aux  barrières  de  la  montagne, 
que  le  mot  d'introduction  me  fut  communiqué. 
0  derniers  fruits  d'une  saison  condamnée!  dans 
cet  achèvement  du  jour,  maturité  suprême  de 
l'année  irrévocable.  C'en  est  fait. 

Les  mains  impatientes  de  l'hiver  ne  viendront 
point  dépouiller  la  terre  avec  barbarie.  Point  de 
vents  qui  arrachent,  point  de  coupantes  gelées, 
point  d'eaux  qui  noient.  Mais  plus  tendrement 
qu'en  mai,  ou  lorsque  l'insatiable  juin  adhère  à 
la  source  de  la  vie  dans  la  possession  de  la 
douzième  heure,  le  Ciel  sourit  à  la  Terre  avec 
un  ineffable  amour.  Voici,  comme  un  cœur  qui 
cède  à  un  conseil  continuel,  le  consentement; 
le  grain  se  sépare  de  l'épi,  le  fruit  quitte  l'arbre, 
la  Terre  fait  petit  à  petit  délaissement  à  l'invin- 
cible solliciteur  de  tout,  la  mort  desserre  une 
main  trop  pleine!  Cette  parole  qu'elle  entend 
maintenant  est  plus  sainte  que  celle  du  jour  de 
ses  noces,  plus  profonde,  plus  tendre,  plus 
riche:  Cm  est  fait!  L'oiseau  dort,  l'arbre 
s'endort  dans  l'ombre  qui  l'atteint,  le  soleil  au 
niveau  du  sol  le  couvre  d'un  rayon  égal,  le  jour 
est  fini,  l'année  est  consommée.  A  la  céleste 
interrogation,  cette  réponse  amoureusement 
C'en  est  fait  est  répondue. 


NOVEMBRE 


Le  soleil  se  couche  sur  une  journée  de  paix 
et  de  labeur.  Et  les  hommes,  les  femmes  et  les 
enfants,  la  tignasse  pleine  de  poussière  et  de 
fétus,  la  face  et  les  jambes  maculées  de  terre, 
travaillent  encore.  Ici  l'on  coupe  le  riz;  là  on 
ramasse  les  javelles,  et  comme  sur  un  papier 
peint  est  reproduite  à  l'infini  la  même  scène,  de 
tous  les  côtés  se  multiplie  la  grande  cuve  de 
bois  quadrangulaire  avec  les  gens  qui  face  à  face 
battent  les  épis  à  poignées  contre  ses  parois;  et 
déjà  la  charrue  commence  à  retourner  le  limon. 
Voici  l'odeur  du  grain,  voici  le  parfum  de  la 
moisson.  Au  bout  de  la  plaine  occupée  par  les 
travaux  agricoles  on  voit  un  grand  fleuve,  et  là- 
bas,  au  milieu  de  la  campagne,  un  arc  de 
triomphe,  coloré  par  le  couchant  d'un  feu  ver- 
meil, complète  le  paisible  tableau.  Un  homme 
qui  passe  auprès  de  moi  tient  à  la  main  une 
poule  couleur  de  flamme,  un  autre  porte  aux 


1895—1900  65 

extrémités  de  son  bambou,  devant  lui,  une 
grosse  théière  d'étain,  derrière  un  paquet  formé 
d'une  botte  verte  d'appétits,  d'un  morceau  de 
viande  et  d'une  liasse  de  ces  taëls  de  papier 
d'argent  que  l'on  brûle  pour  les  morts,  un  pois- 
son pend  au-dessous  par  une  paille.  La  blouse 
bleue,  la  culotte  violette  éclatent  sur  l'or  verni 
de  l'éteule. 


-  Que  nul  ne  raille  ces  mains  oisives! 
L'ouragan  même  et  le  poids  de  la  mer  qui 
charge  n'ébranlent  pas  la  lourde  pierre.  Mais 
le  bois  s'en  va  sur  l'eau,  la  feuille  cède  à  l'air. 
Pour  moi,  plus  léger  encore,  mes  pieds  ne  se 
fixent  point  au  sol,  et  la  lumière,  quand  elle  se 
retire,  m'entraîne.  Par  les  rues  sombres  des 
villages,  à  travers  les  pins  et  les  tombes,  et  par 
la  libre  étendue  de  la  campagne,  je  suis  le  soleil 
qui  descend.  Ni  l'heureuse  plaine,  ni  l'harmonie 
de  ces  monts,  ni  sur  la  moisson  vermeille  l'ai- 
mable couleur  de  la  verdure,  ne  satisfont  l'œil 
qui  demande  la  lumière  elle-même.  Là-bas,  dans 
cette  fosse  carrée  que  la  montagne  enclôt  d'un 
mur  sauvage,  l'air  et  l'eau  brûlent  d'un  feu  mys- 
térieux: je  vois  un  or  si  beau  que  la  nature  tout 
entière  me  semble  une  masse  morte,  et  au  prix 
de  la  lumière  même,  la  clarté  qu'elle  répand  une 
nuit  profonde.  Désirable  élixir!  par  quelle  route 


66  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

mystique,  où?  me  sera-t-il  donné  de  participer 
à  ton  flot  avare. 

Ce  soir  le  soleil  me  laisse  auprès  d'un  grand 
olivier  que  la  famille  qu'il  nourrit  est  en  train 
de  dépouiller.  Une  échelle  est  appliquée  à 
l'arbre,  j'entends  parler  dans  le  feuillage.  Dans 
la  clarté  éteinte  et  neutre  de  l'heure,  je  vois 
éclater  des  fruits  d'or  sur  la  sombre  verdure. 
M'étant  approché,  je  vois  chaque  vergette  se 
dessiner  finement  sur  le  sinople  du  soir,  je  con- 
sidère les  petites  oranges  rouges,  je  respire 
l'arôme  amer  et  fort.  0  moisson  merveilleuse,  à 
un  seul,  à  un  seul  promise!  fruit  montré  à  je  ne 
sais  quoi  en  nous  qui  triomphe  ! 

Avant  que  je  n'atteigne  les  pins,  voici  la  nuit 
et  déjà  la  froide  lune  m'éclaire.  Ceci  me  semble 
être  une  différence,  que  le  soleil  nous  regarde  et 
que  nous  regardons  la  lune;  son  visage  est 
tourné  vers  ailleurs,  et  comme  un  feu  qui  illu- 
mine le  fond  de  la  mer,  par  elle  les  ténèbres 
deviennent,  seulement,  visibles.  — ■  Au  sein  de 
cet  antique  tombeau,  dans  l'herbe  épaisse  de  ce 
temple  ruiné,  sous  la  forme  de  belles  dames  ou 
de  sages  vieillards,  vêtus  de  blanc,  ne  vais-je 
point  rencontrer  une  compagnie  de  renards? 
Déjà  ils  me  proposent  des  vers  et  des  énigmes; 
ils  me  font  boire  de  leur  vin,  et  ma  route  est 
oubliée.  Mais  ces  hôtes  civils  veulent  me  donner 
un  divertissement;  ils  montent  debout  l'un  sur 


67 


l'autre,  —  et  mon  pied  désabusé  s'engage  dans 
le  sentier  étroit  et  blanc  qui  me  ramène  vers  ma 
demeure. 


Mais  déjà  au  fond  de  la  vallée  je  vois  brûler 
un  feu  humain. 


PEINTURE 


Que  l'on  me  fixe  par  les  quatre  coins  cette 
pièce  de  soie,  et  je  n'y  mettrai  point  de  ciel;  la 
mer  et  ses  rivages,  ni  la  forêt,  ni  les  monts,  n'y 
tenteront  mon  art.  Mais  du  haut  en  bas  et  d'un 
bord  jusqu'à  l'autre,  comme  entre  de  nouveaux 
horizons,  d'une  main  rustique  j'y  peindrai  la 
terre.  Les  limites  des  communes,  les  divisions 
des  champs  y  seront  exactement  dessinées,  ceux 
qui  sont  déjà  en  labour,  ceux  où  demeure  debout 
le  bataillon  des  gerbes  encore.  Aucun  arbre  ne 
manquera  au  compte,  la  plus  petite  maison  y 
sera  représentée  avec  une  naïve  industrie.  Re- 
gardant bien,  on  distinguera  les  gens,  celui-ci 
qui,  un  parasol  à  la  main,  franchit  un  ponceau 
de  pierre,  celle-là  qui  lave  ses  baquets  à  la  mare, 
cette  petite  chaise  qui  chemine  sur  les  épaules 
de  ses  deux  porteurs  et  ce  patient  laboureur  qui 
le  long  du  sillon,  conduit  un  autre  sillon.  Un 
long  chemin  bordé  d'une  double  rangée  de  pi- 
nasses traverse  d'un  coin  à  l'autre  le  tableau,  et 
dans  l'une  de  ces  douves  circulaires  on  voit, 
avec  un  morceau  d'azur  au  lieu  d'eau,  les  trois 
quarts  d'une  lune  à  peine  jaune. 


LE    CONTEMPLATEUR 

Ai-je  jamais  habité  ailleurs  que  ce  gouffre 
rond  creusé  au  cœur  de  la  pierre?  Un  corbeau, 
sans  doute,  à  trois  heures,  ne  manquera  pas  de 
m'apporter  le  pain  qui  m'est  nécessaire,  à  moins 
que  le  bruit  perpétuel  de  l'eau  qui  se  précipite 
ne  me  repaisse  assez.  Car  là-haut,  à  cent  pieds, 
comme  si  elle  jaillissait  de  ce  ciel  radieux  lui- 
même  avec  violence,  entre  les  bambous  qui  le 
fourrent,  franchissant  le  bord  inopiné,  le  torrent 
s'engloutit  et  d'une  colonne  verticale,  moitié 
obscure  et  moitié  lumineuse,  frappe,  assénant 
un  coup,  le  parquet  de  la  caverne  qui  tonne. 
Nul  œil  humain  ne  saurait  me  découvrir  où  je 
suis;  dans  ces  ombres  que  midi  seul  dissipe, 
la  grève  de  ce  petit  lac  qu'agite  le  bond  éternel 
de  la  cascade  est  ma  résidence.  Là-haut,  à  cet 
échancrement  qu'elle  dépasse  d'un  flot  intaris- 
sable, cette  goulée  d'eau  rayonnante  et  de  lait 
est  tout  cela  qui,  par  un  chemin  direct,  m'arrive 
du  ciel  munificent.  Le  ruisseau  fuit  par  ce  dé- 
tour, et  parfois,  avec  les  cris  des  oiseaux  dans 
la  forêt,  j'entends,  parmi  la  voix  de  ce  jaillisse- 
ment où  j'assiste,  derrière  moi  le  bruit  volubile 
et  perdu  des  eaux  qui  descendent  vers  la  terre. 


DÉCEMBRE 


Balayant  la  contrée  et  ce  vallon  feuillu,  ta 
main,  gagnant  les  terres  couleur  de  pourpre  et 
de  tan  que  tes  yeux  là-bas  découvrent,  s'arrête 
avec  eux  sur  ce  riche  brocart.  Tout  est  coi  et 
enveloppé;  nul  vert  blessant,  rien  de  jeune  et 
rien  de  neuf  ne  forfait  à  la  construction  et  au 
chant  de  ces  tons  pleins  et  sourds.  Une  sombre 
nuée  occupe  tout  le  ciel,  dont  remplissant  de 
vapeur  les  crans  irréguliers  de  la  montagne,  on 
dirait  qu'il  s'attache  à  l'horizon  comme  par  des 
mortaises.  De  la  paume  caresse  ces  larges  orne- 
ments que  brochent  les  touffes  de  pins  noirs 
sur  l'hyacinthe  des  plaines,  des  doigts  vérifie 
ces  détails  enfoncés  dans  la  trame  et  la  brume 
de  ce  jour  hivernal,  un  rang  d'arbres,  un  vil- 
lage. L'heure  est  certainement  arrêtée;  comme 
un  théâtre  vide  qu'emplit  la  mélancolie,  le  pay- 
sage clos  semble  prêter  attention  à  une  voix  si 
grêle  que  je  ne  la  saurais  ouïr. 

Ces  après-midi  de  décembre  sont  douces. 


71 


Rien  encore  n'y  parle  du  tourmentant  avenir. 
Et  le  passé  n'est  pas  si  peu  mort  qu'il  souffre 
que  rien  lui  survive.  De  tant  d'herbe  et  d'une  si 
grande  moisson,  nulle  chose  ne  demeure  que 
de  la  paille  parsemée  et  une  bourre  flétrie;  une 
eau  froide  mortifie  la  terre  retournée.  Tout  est 
fini.  Entre  une  année  et  l'autre,  c'est  ici  la  pause 
et  la  suspension.  La  pensée,  délivrée  de  son 
travail,  se  recueille  dans  une  taciturne  allé- 
gresse, et,  méditant  de  nouvelles  entreprises, 
elle  goûte,  comme  la  terre,  son  sabbat. 


TEMPETE 


Au  matin,  laissant  une  terre  couleur  de  rose 
et  de  miel,  notre  navire  entre  dans  la  haute  mer 
et  les  fumées  de  vapeurs  basses  et  molles.  Quand 
—  m'étant  éveillé  de  ce  sombre  songe,  —  je 
cherche  le  soleil,  je  vois  derrière  nous  qu'il  se 
couche:  mais  au  devant  de  nous,  limitant  l'es- 
pace noir  et  mort  de  la  mer,  un  long  mont,  tel 
qu'un  talus  de  neige,  barre,  d'un  bout  à  l'autre 
du  ciel,  le  Nord;  rien  ne  manque  à  l'Alpe,  ni 
l'hiver,  ni  la  rigidité.  Seul  au  milieu  de  la 
solitude,  comme  un  combattant  qui  s'avance 
dans  l'énorme  arène,  notre  navire  vers  l'obstacle 
blanc  qui  grandit  fend  les  eaux  mélancoliques. 
Et  tout  à  coup  la  nuée,  comme  une  capote  de 
voiture  que  l'on  tire,  nous  dérobe  le  ciel:  dans 
cette  fente  de  jour  qu'elle  laisse  à  l'horizon  pos- 
térieur, d'un  regard  je  veux  voir  encore  l'appa- 
rence du  soleil,  des  îles  éclairées  comme  d'un 
feu  de  lampe,  tiois  jonques  debout  sur  l'arête 
extrême  de  la  mer.  Nous  fonçons  maintenant  au 


1895—1900  73 

travers  du  cirque  ravagé  des  nuages.  La  plaine 
oscille,  et,  selon  le  propre  mouvement  de  l'abîme 
où  participe  notre  planche,  la  proue,  solennelle- 
ment comme  si  elle  saluait,  ou  comme  un  coq 
qui  mesure  l'adversaire,  se  lève  et  plonge.  Voici 
la  nuit;  du  Nord  avec  âpreté  sort  un  souffle 
plein  d'horreur.  D'une  part,  une  lune  rouge  en 
marche  par  la  nue  désordonnée  la  fend  d'un 
tranchant  lenticulaire;  de  l'autre  Fanal  la  lampe 
au  visage  convexe  de  verre  ridé  est  hissée  à  notre 
misaine.  Cependant  tout  est  calme  encore;  la 
gerbe  d'eau  jaillit  toujours  devant  nous  avec 
égalité,  et,  traversée  d'un  feu  obscur,  comme  un 
corps  fait  de  larmes,  se  roule  en  ruisselant  sur 
notre  taillemer. 


LE    PORC 


Je  peindrai  ici  l'image  du  Porc. 

Cest  une  bête  solide  et  tout  d'une  pièce; 
sans  jointure  et  sans  cou,  ça  fonce  en  avant 
comme  un  soc.  Cahotant  sur  ses  quatre  jambons 
trapus,  c'est  une  trompe  en  marche  qui  quête, 
et  toute  odeur  qu'il  sent,  y  appliquant  son  corps 
de  pompe,  il  l'ingurgite.  Que  s'il  a  trouvé  le 
trou  qu'il  faut,  il  s'y  vautre  avec  énormité.  Ce 
n'est  point  le  frétillement  du  canard  qui  entre 
à  l'eau,  ce  n'est  point  l'allégresse  sociable  du 
chien;  c'est  une  jouissance  profonde,  solitaire, 
consciente,  intégrale.  Il  renifle,  il  sirotte,  il  dé- 
guste, et  l'on  ne  sait  s'il  boit  ou  s'il  mange;  tout 
rond,  avec  un  petit  tressaillement,  il  s'avance  et 
s'enfonce  au  gras  sein  de  la  boue  fraîche;  il 
grogne,  il  jouit  jusque  dans  le  recès  de  sa  tripe- 
rie, il  cligne  de  l'œil.  Amateur  profond,  bien 
que  l'appareil  toujours  en  action  de  son  odorat 
ne  laisse  rien  perdre,  ses  goûts  ne  vont  point 
aux  parfums  passagers  des  fleurs  ou  de  fruits 


1895—1900  75 

frivoles;  en  tout  il  cherche  la  nourriture:  il 
l'aime  riche,  puissante,  mûrie,  et  son  instinct 
l'attache  à  ces  deux  choses,  fondamental:  la 
terre,  l'ordure. 

Gourmand,  paillard,  si  je  vous  présente  ce 
modèle,  avouez-le:  quelque  chose  manque  à 
votre  satisfaction.  Ni  le  corps  ne  se  suffit  à  lui- 
même,  ni  la  doctrine  qu'il  nous  enseigne  n'est 
vaine.  «N'applique  point  à  la  vérité  l'œil  seul, 
mais  tout  cela  sans  réserve  qui  est  toi-même.  » 
Le  bonheur  est  notre  devoir  et  notre  patrimoine. 
Une  certaine  possession  parfaite  est  donnée. 

—  Mais  telle  que  celle  qui  fournit  à  Enée  des 
présages,  la  rencontre  d'une  truie  me  paraît 
toujours  augurale,  un  emblème  politique.  Son 
flanc  est  plus  obscur  que  les  collines  qu'on  voit 
au  travers  de  la  pluie,  et  quand  elle  se  couche, 
donnant  à  boire  au  bataillon  de  marcassins  qui 
lui  marche  entre  les  jambes,  elle  me  paraît 
l'image  même  de  ces  monts  que  traient  les 
grappes  de  villages  attachées  à  leurs  torrents, 
non  moins  massive  et  non  moins  difforme. 

Je  n'omets  pas  que  le  sang  de  cochon  sert  à 
fixer  l'or. 


LA     DÉRIVATION 


Que  d'autres  fleuves  emportent  vers  la  mer 
des  branches  de  chêne  et  la  rouge  infusion  des 
terres  ferrugineuses;  ou  des  roses  avec  des 
écorces  de  platane,  ou  de  la  paille  épandue,  ou 
des  dalles  de  glace;  que  la  Seine,  par  l'humide 
matinée  de  décembre,  alors  que  la  demie  de 
neuf  heures  sonne  au  clocher  de  la  ville,  sous 
le  bras  roide  des  grues  démarre  des  barges 
d'ordures  et  des  gabarres  pleines  de  tonneaux; 
que  la  rivière  Haha  à  la  crête  fumante  de  ses 
rapides  dresse  tout  à  coup,  comme  une  pique 
sauvage,  le  tronc  d'un  sapin  de  cent  pieds,  et 
que  les  fleuves  équatoriaux  entraînent  dans  leur 
flot  turbide  des  mondes  confus  d'arbres  et 
d'herbes:  à  plat  ventre,  amarré  à  contre-cou- 
rant, la  largeur  de  celui-ci  ne  suffit  pas  à  mes 
bras  et  son  immensité  à  mon  engloutissement. 

Les  promesses  de  l'Occident  ne  sont  pas 
mensongères!  Apprenez-le,  cet  or  ne  fait  pas 
vainement  appel  à  nos  ténèbres,   il  n'est  pas 


1895—1900  77 

dépourvu  de  délices.  J'ai  trouvé  qu'il  est  insuffi- 
sant de  voir,  inexpédient  d'être  debout;  l'exa- 
men de  la  jouissance  est  de  cela  que  je  possède 
sous  moi.  Puisque  d'un  pied  étonné  descendant 
la  berge  ardue  j'ai  découvert  la  dérivation!  Les 
richesses  de  l'Ouest  ne  me  sont  pas  étrangères. 
Tout  entier  vers  moi,  versé  par  la  pente  de  la 
Terre,  il  coule. 

Ni  la  soie  que  la  main  ou  le  pied  nu  pétrit,  ni 
la  profonde  laine  d'un  tapis  de  sacre  ne  sont 
comparables  à  la  résistance  de  cette  épaisseur 
liquide  où  mon  poids  propre  me  soutient,  ni  le 
nom  du  lait,  ni  la  couleur  de  la  rose  à  cette  mer- 
veille dont  je  reçois  sur  moi  la  descente.  Certes 
je  bois,  certes  je  suis  plongé  dans  le  vin!  Que 
les  ports  s'ouvrent  pour  recevoir  les  cargaisons 
de  bois  et  de  grains  qui  s'en  viennent  du  pays 
haut,  que  les  pêcheurs  tendent  leurs  filets  pour 
arrêter  les  épaves  et  les  poissons,  que  les  cher- 
cheurs d'or  filtrent  l'eau  et  fouillent  le  sable:  le 
fleuve  ne  m'apporte  pas  une  richesse  moindre. 
Ne  dites  point  que  je  vois,  car  l'œil  ne  suffit 
point  à  ceci  qui  demande  un  tact  plus  subtil. 
Jouir,  c'est  comprendre,  et  comprendre,  c'est 
compter. 

A  l'heure  où  la  sacrée  lumière  provoque  à 
toute  sa  réponse  l'ombre  qu'elle  décompose,  la 
surface  de  ces  eaux  à  mon  immobile  navigation 
ouvre  le  jardin  sans  fleurs.  Entre  ces  gras  replis 


78  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

violets,  voici  l'eau  peinte  comme  du  reflet  des 
cierges,  voici  l'ambre,  voici  le  vert  le  plus  doux, 
voici  la  couleur  de  l'or.  Mais  taisons-nous: 
cela  que  je  sais  est  à  moi,  et  alors  que  cette  eau 
deviendra  noire,  je  posséderai  la  nuit  tout  en- 
tière avec  le  nombre  intégral  des  étoiles  visibles 
et  invisibles. 


PORTES 

Toute  porte  carrée  ouvre  moins  que  ne  clôt 
le  vantail  qui  l'implique. 

Plusieurs,  d'un  pas  occulte,  ont  gagné  le  soli- 
taire Yamen  et  cette  cour  qu'emplit  un  grand 
silence;  mais  si,  ayant  gravi  les  degrés,  au 
moment  que  leur  main  suspend  un  coup  sur  le 
tambour  offert  au  visiteur  ayant  perçu  comme 
une  voix  assombrie  par  la  distance  leur  nom 
(car  l'épouse  ou  le  fils  de  toutes  ses  forces  crie 
dans  l'oreille  gauche  du  mort),  ils  vainquent 
une  fatale  langueur  jusqu'à  s'éloigner  d'un  et 
deux  pas  des  battants  que  disjoint  la  désirable 
fissure,  l'âme  retrouve  son  corps;  mais  nulle 
mélodie  d'un  nom  ne  ramènera  celui  qui  au 
travers  du  seuil  sourd  a  fait  le  pas  irréparable. 
Et  tel  est  sans  doute  le  lieu  que  j'habite,  alors 
que,  posé  sur  la  dalle  plate  où  cette  sombre 
mare  me  contient  dans  son  cadre  baroque,  je 
goûte  l'oubli  et  le  secret  du  taciturne  jardin. 

Un  ancien  souvenir  n'a  pas  plus  de  détours  et 
do  plus  étranges  passages  que  le  chemin  qui,  par 
une  suite  de  cours,  de  grottes  et  de  corridors, 
m'a  emmené  où  je  suis.  L'art  de  ce  lieu  restreint 


80  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

est  de  me  dérober,  en  m'égarant,  ses  limites. 
Des  murs  onduleux  qui  montent  et  qui  descen- 
dent le  divisent  en  compartiments,  et,  tandis 
que  des  cimes  d'arbres  et  des  toits  de  pavillons 
qu'ils  laissent  voir  ils  semblent  inviter  l'hôte  à 
pénétrer  leur  secret,  renouvelant  sous  ses  pas  la 
surprise  avec  la  déception,  ils  l'amènent  plus 
loin.  Qu'un  sage  nain,  avec  son  crâne  pareil  à 
une  panse  de  gourde  ou  qu'un  couple  de  cigo- 
gnes en  surmonte  le  sommet  ouvragé,  le  calice 
du  toit  n'ombrage  point  une  salle  si  déserte 
qu'un  bâton  d'encens  à  demi  consumé  n'y  fume 
ou  qu'une  fleur  oubliée  ne  s'y  décolore.  La  Prin- 
cesse, le  Vieillard  vient  à  peine  de  se  lever  de 
ce  siège,  et  l'air  vert  cèle  encore  le  froissement 
de  l'illustre  soie. 

Fabuleuse,  certes,  est  mon  habitation!  Je  vois 
dans  ces  murs,  dont  les  faîtes  ajourés  semblent 
se  dissiper,  des  bancs  de  nuages,  et  ces  fan- 
tasques fenêtres  sont  des  feuillages  confusément 
aperçus  par  des  échappées;  le  vent,  laissant  de 
chaque  côté  des  languettes  dont  le  bout  se 
recourbe,  tailla  dans  la  brume  ces  brèches  irré- 
gulières. Que  je  ne  cueille  point  la  fleur  de 
l'après-midi  à  un  autre  jardin  qu'où  m'introduit 
une  porte  qui  a  la  forme  d'un  vase,  ou  d'une 
feuille,  ou  d'une  gueule  par  la  fumée,  ou  du 
soleil  qui  se  couche  alors  que  son  disque  atteint 
la  ligne  de  l'eau,  et  de  la  lune  qui  se  lève. 


LE    FLEUVE 


Du  fleuve  vaste  et  jaune  mes  yeux  se  repor" 
tent  sur  le  sondeur  accroché  au  flanc  du  bateau, 
qui,  d'un  mouvement  régulier  faisant  tourner 
la  ligne  à  son  poing,  envoie  le  plomb  à  plein  vol 
au  travers  de  ce  flot  tourbeux. 

Comme  s'allient  les  éléments  du  parallélo- 
gramme, l'eau  exprime  la  force  d'un  pays  ré- 
sumé dans  ses  lignes  géométriques.  Chaque 
goutte  est  le  calcul  fugace,  l'expression  à  raison 
toujours  croissante  de  la  pente  circonféren- 
cielle,  et,  d'une  aire  donnée  ayant  trouvé  le 
point  le  plus  bas,  un  courant  se  forme,  qui  d'un 
poids  plus  lourd  fuit  vers  le  centre  plus  profond 
d'un  cercle  plus  élargi.  Celui-ci  est  immense  par 
la  force  et  par  la  masse.  C'est  la  sortie  d'un 
monde,  c'est  l'Asie  en  marche  qui  débouche. 
Puissant  comme  la  mer,  cela  va  quelque  part 
et  tient  à  quelque  chose.  Point  de  branches  ni 
d'affluents,  la  coulée  est  unique;  nous  aurons 
beau  remonter  des  jours,  je  n'atteins  point  la 

fi 


82  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

fourche,  et  toujours  devant  nous,  d'une  poussée 
volumineuse  ouvrant  largement  la  terre  par  le 
milieu,  le  fleuve  interrompt  d'une  égale  coupure 
l'horizon  d'ouest. 

Toute  eau  nous  est  désirable;  et,  certes,  plus 
que  la  mer  vierge  et  bleue,  celle-ci  fait  appel  à 
ce  qu'il  y  a  en  nous  entre  la  chair  et  l'âme,  notre 
eau  humaine  chargée  de  vertu  et  d'esprit,  le 
brûlant  sang  obscur.  Voici  l'une  des  grandes 
veines  ouvrières  du  monde,  l'un  des  troncs  de 
distribution  de  la  vie,  je  sens  marcher  sous  moi 
le  plasma  qui  travaille  et  qui  détruit,  qui  charrie 
et  qui  façonne.  Et,  tandis  que  nous  remontons 
cela  d'énorme  qui  fond  sur  nous  du  ciel  gris 
et  qu'engloutit  notre  route,  c'est  la  terre  tout 
entière  que  nous  accueillons,  la  Terre  de  la 
Terre,  l'Asie,  mère  de  tous  les  hommes,  cen- 
trale, solide,  primordiale:  ô  abondance  du  sein! 
Certes,  je  le  vois,  et  c'est  en  vain  que  l'herbe 
partout  le  dissimule,  j'ai  pénétré  ce  mystère: 
comme  une  eau  par  sa  pourpre  atteste  la  bles- 
sure irrécusable,  la  Terre  a  imprégné  celle-ci 
de  sa  substance:  il  n'est  de  rien  matière  que 
l'or  seul. 

Le  ciel  est  bas,  les  nuées  filent  vers  le  Nord; 
à  ma  droite  et  à  ma  gauche,  je  vois  une  sombre 
Mésopotamie.  Point  de  villages  ni  de  cultures; 
à  peine,  çà  et  là,  entre  les  arbres  dépouillés, 
quatre,  cinq  huttes  précaires,  quelques  engins  de 


1895—1900  83 

pêche  sur  la  berge,  une  barque  ruineuse  qui 
vogue,  vaisseau  de  misère  arborant  pour  voile 
une  loque.  L'extermination  a  passé  sur  ce  pays, 
et  ce  fleuve  qui  roule  à  pleins  bords  la  vie  et  la 
nourriture  n'arrose  pas  une  région  moins  dé- 
serte que  n'en  virent  ces  eaux  issues  du  Para- 
dis, alors  que  l'homme,  ayant  perforé  une  corne 
de  bœuf,  fit  entendre  pour  la  première  fois  ce  cri 
rude  et  amer  dans  des  campagnes  sans  écho. 


LA     PLUIE 


Par  les  deux  fenêtres  qui  sont  en  face  de  moi, 
les  deux  fenêtres  qui  sont  à  ma  gauche  et  les 
deux  fenêtres  qui  sont  à  ma  droite,  je  vois, 
j'entends  d'une  oreille  et  de  l'autre  tomber  im- 
mensément la  pluie.  Je  pense  qu'il  est  un  quart 
d'heure  après  midi:  autour  de  moi,  tout  est 
lumière  et  eau.  Je  porte  ma  plume  à  l'encrier, 
et,  jouissant  de  la  sécurité  de  mon  emprisonne- 
ment, intérieur,  aquatique,  tel  qu'un  insecte 
dans  le  milieu  d'une  bulle  d'air,  j'écris  ce 
poème. 

Ce  n'est  point  de  la  bruine  qui  tombe,  ce  n'est 
point  une  pluie  languissante  et  douteuse.  La  nue 
attrape  de  près  la  terre  et  descend  sur  elle  serré 
et  bourru,  d'une  attaque  puissante  et  profonde. 
Qu'il  fait  frais,  grenouilles,  à  oublier,  dans 
l'épaisseur  de  l'herbe  mouillée,  la  mare!  Il  n'est 
point  à  craindre  que  la  pluie  cesse;  cela  est 
copieux,  cela  est  satisfaisant.  Altéré,  mes  frères, 
à  qui  cette  très  merveilleuse  rasade  ne  suffirait 


1895—1900 


85 


pas.  La  terre  a  disparu,  la  maison  baigne,  les 
arbres  submergés  ruissellent,  le  fleuve  lui-même 
qui  termine  mon  horizon  comme  une  mer  paraît 
noyé.  Le  temps  ne  me  dure  pas,  et,  tendant 
l'ouïe,  non  pas  au  déclanchement  d'aucune 
heure,  je  inédite  le  ton  innombrable  et  neutre 
du  psaume. 

Cependant  la  pluie  vers  la  fin  du  jour  s'inter- 
rompt, et  tandis  que  la  nue  accumulée  prépare 
un  plus  sombre  assaut,  telle  qu'Iris  du  sommet 
du  ciel  fondait  tout  droit  au  cœur  des  batailles, 
une  noire  araignée  s'arrête,  la  tête  en  bas  et 
suspendue  par  le  derrière  au  milieu  de  la  fenêtre 
que  j'ai  ouverte  sur  les  feuillages  et  le  Nord 
couleur  de  brou.  Il  ne  fait  plus  clair,  voici  qu'il 
faut  allumer.  Je  fais  aux  tempêtes  la  libation  de 
cette  goutte  d'encre. 


LA   NUIT    A   LA  VÊRANDAI1 


Certains  Peaux-Rouges  croient  que  l'âme  des 
enfants  mort-nés  habite  la  coque  des  clovisses. 
J'entends  cette  nuit  le  chœur  ininterrompu  des 
rainettes,  pareil  à  une  élocution  puérile,  à  une 
plaintive  récitation  de  petites  filles,  à  une  ébul- 
lition  de  voyelles. 

—  J'ai  longuement  étudié  les  mœurs  des 
étoiles.  Il  en  est  qui  vont  seules,  d'autres  mon- 
tent par  pelotons.  J'ai  reconnu  les  Portes  et  les 
Trivoies.  A  l'endroit  le  plus  découvert  gagnant 
le  point  le  plus  haut  Jupiter  pur  et  vert  marche 
comme  un  veau  d'or.  La  position  des  astres 
n'est  point  livrée  au  hasard;  le  jeu  de  leurs  dis- 
tances me  donne  les  proportions  de  l'abîme, 
leur  branle  participe  à  notre  équilibre,  vital 
plutôt  que  mécanique.  Je  les  tâte  du  pied. 

—  L'arcane,  arrivant  à  la  dernière  de  ces  dix 
fenêtres,  est  de  surprendre  à  l'autre  fenêtre  au 


1895— 190J  87 

travers  de  la  chambre  térrébreuse  et  inhabitée 
un  autre  fragment  de  la  carte  sidérale. 

—  Rien  d'intrus  ne  dérangera  tes  songes, 
tels  célestes  regards  n'inquiéteront  point  ton 
repos  au  travers  de  la  muraille,  si,  avant  de  te 
coucher,  tu  prends  soin  de  disposer  ce  grand 
miroir  devant  la  nuit.  La  Terre  ne  présente  pas 
aux  astres  une  mer  si  large  sans  offrir  plus  de 
prise  à  leur  impulsion  et  son  profond  bain, 
pareil  au  révélateur  photographique. 

—  La  nuit  est  si  calme  qu'elle  me  parait 
salée. 


SPLENDEUR    DE    LA    LUNE 

A  cette  clef  qui  me  débarrasse,  ouvre  à  mon 
aveuglement  la  porte  de  laine,  à  ce  départ  in- 
coercible, à  cette  mystérieuse  aménité  qui  m'a- 
nime, à  cette  réunion,  fœtal,  avec  mon  cœur 
à  l'explosion  muette  de  ces  réponses  inex- 
plicables, je  comprends  que  je  dors,  et  je 
m'éveille. 

J'avais  laissé  à  mes  quatre  fenêtres  une  nuit 
opaque  et  sombre,  et,  maintenant,  voici  que,  sor- 
tant sous  la  vérandah,  je  vois  toute  la  capacité 
de  l'espace  emplie  de  ta  lumière,  soleil  des 
songes!  Bien  loin  de  l'inquiéter,  ce  feu  qui  se 
lève  du  fond  des  ténèbres  consomme  le  som- 
meil, accable  d'un  coup  plus  lourd.  Mais  ce 
n'est  pas  en  vain  que,  tel  qu'un  prêtre  éveillé 
pour  les  mystères,  je  suis  sorti  de  ma  couclie 
pour  envisager  ce  miroir  occulte.  La  lumière  du 
soleil  est  un  agent  de  vie  et  de  création,  et  notre 
vision  participe  à  son  énergie.  Mais  la  splendeur 
de  la  lune  est  pareille  à  la  considération   de 


1895—1900  89 

la  pensée.  Dépouillée  de  ton  et  de  chaleur,  c'est 
elle  seule  qui  m'est  proposée  et  la  création  tout 
entière  se  peint  en  noir  dans  son  éclatante  éten- 
due. Solennelles  orgies!  Antérieur  au  matin,  je 
contemple  l'image  du  monde.  Et  déjà  ce  grand 
arbre  a  fleuri  :  droit  et  seul,  pareil  à  un  immense 
lilas  blanc,  épouse  nocturne,  il  frissonne,  tout 
dégouttant  de  lumière. 

0  soleil  de  r après-minuit!  ni  la  polaire  au 
sommet  du  ciel  vertigineux,  ni  le  feu  rouge  du 
Taureau,  ni  au  cœur  de  cet  arbre  profond  cette 
planète  que  cette  feuille  en  se  soulevant  dé- 
couvre, claire  topaze!  n'est  la  reine  qui  m'est 
élue;  mais  là-haut  l'étoile  la  plus  lointaine  et 
la  plus  écartée  et  perdue  dans  tant  de  lumière, 
que  mon  œil  battant  d'accord  avec  mon  cœur 
ce  coup,  ne  la  reconnaît  qu'en  l'y  voyant  dis- 
paraître. 


REVES 


La  nuit  quand  tu  vas  entendre  de  la  musique, 
prends  soin  de  commander  la  lanterne  pour  le 
retour:  n'aie  garde,  chaussé  de  blanc,  de  per- 
dre de  vue  chacun  de  tes  souliers:  de  peur 
qu'ayant  une  fois  confié  ta  semelle  à  un  invisi- 
ble marchepied,  par  l'air,  par  la  brume,  une 
route  insolite  ne  te  ménage  un  irrémédiable 
égarement,  et  que  l'aube  ne  te  retrouve  empêtré 
dans  la  hune  d'un  mât  de  tribunal,  ou  à  la  corne 
d'un  mur  de  temple,  agriffé  comme  une  chauve- 
souris  à  la  tête  d'une  chimère. 

—  Voyant  ce  pan  de  mur  blanc  éclairé  par  le 
feu  violent  de  la  lune,  le  prêtre,  par  le  moyen 
de  gouvernail,  ne  douta  pas  d'y  précipiter  son 
embarcation;  et  jusqu'au  matin  une  mer  nue  et 
illuminée  ne  trahit  point  l'immersion  occulte  de 
la  rame. 

—  Le  pêcheur,  ayant  digéré  ce  long  jour  de 
silence  et  de  mélancolie,  le  ciel,  la  campagne, 


1895—1900  91 

les  trois  arbres  et  l'eau,  n'a  point  prolongé  si 
vainement  son  attente  que  rien  ne  se  soit  pris 
à  son  amorce;  dans  le  fond  de  ses  intestins  il 
sent  avec  le  croc  de  l'hameçon  la  traction  douce 
du  fil  rigide,  qui,  traversant  la  surface  immobile, 
l'emporte  vers  le  plafond  noir:  une  feuille  tom- 
bant à  rebours  n'ébranle  point  le  verre  de 
l'étang. 

—  Qui  sait  où  tu  ne  serais  pas  exposé,  un 
jour,  à  rencontrer  le  vestige  de  ta  main  et  le 
sceau  de  ton  pouce,  si,  chaque  nuit,  avant  de 
t'endormir,  tu  prenais  soin  d'enduire  tes  doigts 
d'une  encre  grasse  et  noire? 

—  Amarré  à  l'orifice  extérieur  de  ma  chemi- 
née, le  canot,  presque  vertical,  m'attend. 
Ayant  fini  mon  travail,  je  suis  invité  à  prendre 
le  thé  dans  l'une  de  ces  îles  qui  traversent  le 
ciel  dans  la  direction  Est-Sud-Ouest.  Avec  l'en- 
tassement de  ses  constructions,  les  tons  chauds 
de  ses  murs  de  marbre,  la  localité  ressemble  à 
une  ville  d'Afrique  ou  d'Italie.  Le  système  des 
égouts  est  parfait,  et  de  la  terrasse  où  nous 
sommes  assis  on  jouit  d'un  air  salubre  et  de 
la  vue  la  plus  étendue.  Des  ouvrages  inachevés, 
quais  en  ruines,  amorces  de  ponts  qui  croulent, 
entourent  de  toutes  parts  la  Cyclade. 

—  Depuis  que  la  jetée  de  boue  jaune  où  nous 


92  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

vivons  est  enchâssée  dans  ce  plateau  de  nacre, 
de  l'inondation  dont,  chaque  soir,  je  vais  aux 
remparts  surveiller  le  progrès,  montent  vers  moi 
l'illusion  et  le  prestige.  C'est  en  vain  que,  de 
l'autre  côté  de  la  lagune,  des  barques  viennent 
sans  cesse  nous  apporter  de  la  terre  pour  con- 
solider no'tre  talus  qui  s'émie.  Quel  fond  au- 
rais-je  pu  faire  sur  ces  campagnes  vertes  et 
traversées  de  chemins,  à  qui  l'agriculteur  ne 
doutait  pas  de  confier  sa  semence  et  son  labeur; 
alors  qu'un  jour  étant  remonté  au  mur  je  les 
vis  remplacées  par  ces  eaux  couleur  d'aurore? 
un  village  seul,  çà  et  là,  émerge,  un  arbre  noyé 
jusqu'aux  branches,  et  à  cet  endroit  où  piochait 
mie  jaune  équipe,  je  vois  des  barques  pareilles 
à  des  cils.  Mais  je  lis  des  menaces  encore  dans 
le  soir  trop  beau!  Pas  plus  qu'un  antique  pré- 
cepte contre  la  volupté,  ce  mur  ruineux,  d'où 
les  misérables  soldats  qui  en  gardent  les  portes 
dénoncent  la  nuit  en  soufflant  dans  des  trom- 
pettes de  quatre  coudées,  ne  défendra  contre  le 
soir  et  contre  la  propagation  irrésistible  de  ces 
eaux  couleur  de  roses  et  d'azur  nos  noires 
usines  et  les  magasins  gorgés  de  peaux  de  va- 
ches et  de  suifs.  Comme  la  vague  qui  arrive 
me  déleste  de  mon  poids  et  m'emporte  en  m'en- 
levant  par  les  aisselles... 

-  Et  je  me  revois  à  la  plus  haute  fourche  !du 


1895—1900 


93 


vieil  arbre  dans  le  vent,  enfant  balancé  parmi 
les  pommes.  De  là  comme  un  dieu  sur  sa  tige, 
spectateur  du  théâtre  du  monde,  dans  une  pro- 
fonde considération,  j'étudie  le  relief  et  la  con- 
formation de  la  terre,  la  disposition  des  pentes 
et  des  plans;  l'œil  fixe  comme  un  corbeau,  je 
dévisage  la  campagne  déployée  sous  mon  per- 
choir, je  suis  du  regard  cette  route  qui,  parais- 
sant deux  fois  successivement  à  la  crête  des 
collines,  se  perd  enfin  dans  la  forêt.  Rien  n'est 
perdu  pour  moi,  la  direction  des  fumées,  la  qua- 
lité de  l'ombre  et  de  la  lumière,  l'avancement 
dos  travaux  agricoles,  cette  voiture  qui  bouge 
sur  le  chemin,  les  coups  de  feu  des  chasseurs. 
Point  n'est  besoin  de  journal  où  je  ne  lis  que  le 
passé;  je  n'ai  qu'à  monter  à  cette  branche,  et, 
dépassant  le  mur,  je  vois  devant  moi  tout  le 
présent.  La  lune  se  lève;  je  tourne  la  face  vers 
elle,  baigné  dans  cette  maison  de  fruits.  Je  de- 
meure immobile,  et  de  temps  en  temps  une 
pomme  de  l'arbre  choit  comme  une  pensée 
lourde  et  mûre. 


A  RDEDR 

La  journée  est  plus  dure  que  l'enfer. 

Au  dehors  un  soleil  qui  assomme,  et  dévo- 
rant toute  ombre  une  splendeur  aveuglante,  si 
fixe  qu'elle  paraît  solide.  Je  perçois  dans  ce  qui 
m'entoure  moins  d'immobilité  que  de  stupeur, 
l'arrêt  dans  le  coup.  Car  la  Terre  durant  ces 
quatre  lunes  a  parachevé  sa  génération;  il  est 
temps  que  l'Époux  la  tue,  et,  dévoilant  les  feux 
dont  il  brûle,  la  condamne  d'un  inexorable 
baiser. 

Pour  moi,  que  dirai-je?  Ah!  si  ces  flammes 
sont  effroyables  à  ma  faiblesse,  si  mon  œil  se 
détourne,  si  ma  chair  sue,  si  je  plie  sur  la  triple 
jointure  de  mes  jambes,  j'accuserai  cette  ma- 
tière inerte,  mais  l'esprit  viril  sort  de  lui-même 
dans  un  transport  héroïque!  Je  le  sens!  mon 
âme  hésite,  mais  rien  que  de  suprême  ne  peut 
satisfaire  à  cette  jalousie  délicieuse  et  horrible. 
Que  d'autres  fuient  sous  la  terre,  obstruent  avec 
soin  la  fissure  de  leur  demeure;  mais  un  cœur 


1895—1900  95 

sublime,  serré  de  la  dure  pointe  de  l'amour,  em- 
brasse le  feu  et  la  torture.  Soleil,  redouble  tes 
flammes,  ce  n'est  point  assez  que  de  brûler,  con- 
sume: ma  douleur  serait  de  ne  point  souffrir 
assez.  Que  rien  d'impur  ne  soit  soustrait  à  la 
fournaise  et  d'aveugle  au  supplice  de  la  lu- 
mière! 


CONSIDÉRATION    DE    LA    CITÉ 


A  l'heure  où,  pressé  d'un  haut  pressentiment, 
l'homme  sans  femme  et  sans  fils  atteint  avec  la 
crête  du  mont  le  niveau  du  soleil  qui  descend, 
au-dessus  de  la  terre  et  des  peuples,  dans  le 
ciel  la  disposition  solennelle  d'une  représenta- 
tion de  cité  historié  le  suspens  énorme. 

C'est  une  cité  de  temples. 

On  voit  dans  les  villes  modernes  les  rues  et 
les  quartiers  se  presser  et  se  composer  autour 
des  bourses  et  des  halles,  et  des  écoles,  et  des 
bâtiments  municipaux  dont  les  hauts  faîtes  et 
les  masses  coordonnées  se  détachent  au-dessus 
des  toits  uniformes.  Mais  monument  par  le  soir 
selon  la  forme  d'une  triple  montagne,  l'image 
ici  posée  de  la  cité  éternelle  ne  trahit  aucun 
détail  profane  et  né  montre  rien  dans  l'aménage- 
ment infini  de  ses  constructions  et  l'ordre  de 
son  architecture  qui  ne  se  rapporte  à  un  ser- 
vice  si  sublime,  qu'il  n'est  pas  à  qui  ne  soit 
postérieure  la  préparation  de  ses  degrés. 


1895—1900  97 

Et  comme  le  citoyen  du  Royaume,  que  le  che- 
min met  en  présence  de  la  capitale,  cherche  à 
en  reconnaître  l'immense  ouvrage,  c'est  ainsi 
que  le  contemplateur,  au  pied  de  qui  tient  mal 
un  vil  soulier,  envisageant  Jérusalem  s'étudie 
à  surprendre  la  loi  et  les  conditions  de  ce  sé- 
jour. Ni  ces  nefs,  ni  le  système  et  les  répu- 
bliques des  coupoles  et  des  pylônes  ne  sont 
soustraits  aux  exigences  d'un  culte,  ni  le  mouve- 
ment et  le  détail  des  rampes  et  des  terrasses  ne 
sont  indifférents  au  développement  de  la  céré- 
monie. Les  douves  des  tours,  la  superposition 
des  murailles,  les  basiliques  et  les  cirques,  et 
les  réservoirs,  et  les  cimes  d'arbres  dans  les 
jardins  carrés,  sont  faits  de  la  même  neige,  et 
cette  nuance  violacée  qui  les  assombrit,  peut- 
être,  n'est  que  le  deuil  qu'une  distance  irré- 
parable y  ajoute. 

Telle,  un  instant,  dans  le  soir,  m'apparut  une 
cité  solitaire. 


LA   DESCENTE 


Ah!  que  ces  gens  continuent  à  dormir!  que 
le  bateau  n'arrive  pas  présentement  à  l'escale! 
que  ce  malheur  soit  conjuré  d'entendre  ou  de 
l'avoir  proférée,  une  parole! 

Sortant  du  sommeil  de  la  nuit,  je  me  suis 
réveillé  dans  les  flammes. 

Tant  de  beauté  me  force  à  rire!  Quel  luxe! 
quel  éclat!  quelle  vigueur  de  la  couleur  inextin- 
guible! C'est  l'Aurore.  0  Dieu,  que  ce  bleu  a 
donc  pour  moi  de  la  nouveauté  !  que  ce  vert  est 
tendre!  qu'il  est  frais!  et,  regardant  vers  le  ciel 
ultérieur,  quelle  paix,  de  le  voir  si  noir  encore 
que  les  étoiles  y  clignent.  Mais  que  tu  sais  bien, 
ami,  de  quel  côté  te  tourner,  et  ce  qui  t'est 
réservé,  si,  levant  les  yeux,  tu  ne  rougis  point 
d'envisager  les  clartés  célestes.  Oh!  que  ce  soit 
précisément  cette  couleur  qu'il  me  soit  donné 
de  considérer!  Ce  n'est  point  du  rouge,  et  ce 
n'est  point  la  couleur  du  soleil;  c'est  la  fusion 
du  sang  dans  l'or!  c'est  la  vie  consommée  dans 


1895—1900  99 

la  victoire,  c'est,  dans  l'éternité,  la  ressource  de 
la  jeunesse  I  La  pensée  que  c'est  le  jour  qui  se 
lève  ne  diminue  point  mon  exultation.  Mais  ce 
qui  me  trouble  comme  un  amant,  ce  qui  me  fait 
frémir  dans  ma  chair,  c'est  Y  intention  de  gloire 
de  ceci,  c'est  mon  admission,  c'est  l'avancement 
à  ma  rencontre  de  cette  joie! 

Bois,  ô  mon  cœur,  à  ces  délices  inépuisables! 

Que  crains-tu?  ne  vois-tu  pas  de  quel  côté  le 
courant,  accélérant  la  poussée  de  notre  bateau, 
nous  entraîne?  Pourquoi  douter  que  nous  n'ar- 
rivions, et  qu'un  immense  jour  ne  réponde  à 
l'éclat  d'une  telle  promesse?  Je  prévois  que  le 
soleil  se  lèvera  et  qu'il  faut  me  préparer  à  en 
soutenir  la  force.  O  lumière!  noie  toutes  les 
choses  transitoires  au  sein  de  ton  abîme.  Vienne 
midi,  et  il  me  sera  donné  de  considérer  ton 
règne,  Été,  et  de  consommer,  consolidé  dans  ma 
joie,  le  jour,  —  assis  parmi  la  paix  de  toute 
la  terre,  dans  la  solitude  céréale. 


LA    CLOCHE 


L'air  jouissant  d'une  parfaite  immobilité,  à 
l'heure  où  le  soleil  consomme  le  mystère  de 
Midi,  la  grande  cloche,  par  l'étendue  sonore  et 
concave  suspendue  au  point  mélodique,  sous  le 
coup  du  bélier  de  cèdre  retentit  avec  la  Terre; 
et  depuis  lors  avec  ses  retraits  et  ses  avance- 
ments, au  travers  de  la  montagne  et  de  la  plaine, 
une  muraille,  dont  on  voit  au  lointain  hori- 
zon les  constructions  des  portes  cyclopéennes 
marquer  les  intervalles  symétriques,  circonscrit 
le  volume  du  tonnerre  inférieur  et  dessine  la 
frontière  de  son  bruit.  Une  ville  est  bâtie  dans 
une  corne  de  l'enceinte;  le  reste  du  lieu  est 
occupé  par  des  champs,  des  bois,  des  tombes, 
et  ici  et  là  sous  l'ombre  des  sycomores  la  vibra- 
tion du  bronze  au  fond  d'une  pagode  réfléchit 
l'écho  du  monstre  qui  s'est  tu. 

J'ai  vu,  près  de  l'Observatoire  où  Kang-chi 
vint  étudier  l'étoile  de  la  vieillesse,  l'édicule  où, 
sous  la  garde  d'un  vieux  bonze,  la  cloche  réside, 


1895—1900  101 

honorée  d'offrandes  et  d'inscriptions.  L'enver- 
gure d'un  homme  moyen  est  la  mesure  de  son 
évasement.  Frappant  du  doigt  la  paroi  qui 
chante  au  moindre  choc  dans  les  six  pouces  de 
son  épaisseur,  longtemps  je  prête  l'oreille.  Et 
je  me  souviens  de  l'histoire  du  fondeur. 

Que  la  corde  de  soie  ou  de  boyau  résonnât 
sous  l'ongle  ou  l'archet,  que  le  bois,  jadis  ins- 
truit par  les  vents,  se  prêtât  à  la  musique,  l'ou- 
vrier ne  mettait  point  là  sa  curiosité.  Mais  se 
prendre  à  l'élément  même,  arracher  la  gamme 
au  sol  primitif,  lui  semblait  le  moyen  de  faire 
proprement  retentir  l'homme  et  d'éveiller  tout 
entier  son  vase.  Et  son  art  fut  de  fondre  des 
cloches. 

La  première  qu'il  coula  fut  ravie  au  ciel  dans 
un  orage.  La  seconde,  comme  on  l'avait  chargée 
sur  un  bateau,  tomba  dans  le  milieu  du  Kiang 
profond  et  limoneux.  Et  l'homme  résolut,  avant 
de  mourir,  de  fabriquer  la  troisième. 

Et  il  voulut,  cette  fois,  dans  la  poche  d'un 
profond  vaisseau,  recueillir  l'âme  et  le  bruit 
entier  de  la  Terre  nourricière  et  productrice,  et 
ramasser  dans  un  seul  coup  de  tonnerre  la  pléni- 
tude de  tout  son.  Tel  fut  le  dessein  qu'il  conçut; 
et  le  jour  qu'il  en  commença  l'entreprise,  une 
fille  naquit. 

Quinze  ans  il  travailla  à  son  œuvre.  Mais  c'est 
en  vain  qu'ayant  conçu  sa  cloche  il  en  fixa  avec 


102  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

un  art  subtil  les  dimensions  et  le  galbe  et  le  cali- 
bre; ou  que  des  plus  secrets  métaux  dégageant 
tout  ce  qui  écoute  et  frémit,  il  sut  faire  des  lames 
si  sensibles  qu'elles  s'émussent  à  la  seule  ap- 
proche de  la  main;  ou  qu'en  un  seul  organe 
sonore  il  s'étudia  à  en  fondre  les  propriétés  et 
les  accords;  du  moule  de  sable  avait  beau  sortir 
un  morceau  net  et  sans  faute,  le  flanc  d'airain 
à  son  interrogation  ne  faisait  jamais  la  réponse 
attendue;  et  le  battement  de  la  double  vibration 
avait  beau  s'équilibrer  en  de  justes  intervalles, 
son  angoisse  était  de  ne  point  sentir  là  la  vie  et 
ce  je  ne  sais  quoi  de  moelleux  et  d'humide  con- 
féré par  la  salive  aux  mots  que  forme  la  bouche 
humaine. 

Cependant,  la  fille  grandissait  avec  le  déses- 
poir de  son  père.  Et  déjà  elle  voyait  le  vieillard, 
rongé  par  sa  manie,  ne  plus  chercher  des 
alliages  nouveaux,  mais  il  jetait  dans  le  creuset 
des  épis  de  blé,  et  de  la  sève  d'aloès,  et  du  lait, 
et  le  sang  de  ses  propres  veines.  Alors  une 
grande  pitié  naquit  dans  le  cœur  de  la  vierge, 
pour  laquelle  aujourd'hui  les  femmes  viennent, 
près  de  la  cloche,  vénérer  sa  face  de  bois  peint. 
Ayant  fait  sa  prière  au  dieu  souterrain,  elle  vêtit 
le  costume  de  noces,  et  comme  une  victime 
dévouée,  s'étant  noué  un  brin  de  paille  autour 
du  cou,  elle  se  précipita  dans  le  métal  en  fusion. 

C'est  ainsi  qu'à  la  cloche  fut  donnée  une  âme 


1895—1900  103 

et  que  le  retentissement  des  forces  élémentaires 
conquit  ce  port  femelle  et  virginal  et  la  liquidité 
ineffable  d'un  lien. 

Et  le  vieillard,  ayant  baisé  le  bronze  encore 
tiède,  le  frappa  puissamment  de  son  maillet,  et 
si  vive  fut  l'invasion  de  la  joie  au  son  bienheu- 
reux qu'il  entendit  et  la  victoire  de  la  majesté, 
que  son  cœur  languit  en  lui-même,  et  que,  pliant 
sur  ses  genoux,  il  ne  sut  s'empêcher  de  mourir. 

Depuis  lors  et  le  jour  qu'une  ville  naquit  de 
l'amplitude  de  sa  rumeur,  le  métal,  fêlé,  ne  rend 
plus  qu'un  son  éteint.  Mais  le  Sage  au  cœur 
vigilant  sait  encore  entendre  (au  lever  du  jour, 
alors  qu'un  vent  faible  et  froid  arrive  des  cieux 
couleur  d'abricot  et  de  fleur  de  houblon),  la 
première  cloche  dans  les  espaces  célestes,  et,  au 
sombre  coucher  du  soleil,  la  seconde  cloche 
dans  les  abîmes  du  Kiang  immense  et  limoneux. 


LA    TOMBE 

Au  fronton  du  portail  funèbre  je  lis  l'intima- 
tion de  mettre  pied  à  terre;  à  ma  droite  quelques 
débris  sculptés  dans  les  roseaux,  et  l'inscription 
sur  un  formidable  quartier  de  granit  noir  avec 
inanité  détaille  la  législation  de  la  sépulture; 
une  menace  interrompue  par  la  mousse  interdit 
de  rompre  les  vases,  de  pousser  des  cris,  de 
ruiner  les  citernes  lustrales. 

Il  est  certainement  plus  de  deux  heures,  car 
au  tiers  déjà  du  ciel  blafard  j'aperçois  le  soleil 
terne  et  rond.  Je  puis  jusqu'au  mont  droit  em- 
brasser la  disposition  de  la  nécropole,  et,  pré- 
parant mon  cœur,  par  la  route  des  funérailles, 
je  me  mets  en  marche  au  travers  de  ce  lieu 
réservé  à  la  mort,  lui-même  défunt. 

Ce  sont  d'abord,  l'une  après  l'autre,  deux 
montagnes  carrées  de  briques.  L'évidement  cen- 
tral s'ouvre  par  quatre  arches  sur  les  quatre 
points  cardinaux.  La  première  de  ces  salles  est 
vide;  dans  la  seconde  une  tortue    de    marbre 


1895-1900 


105 


géante,  si  haute  que  de  la  main  je  puis  à  peine 
atteindre  à  sa  tête  moustachue,  supporte  la  stèle 
panégyrique.  «  Voici  le  porche  et  l'apprentissage 
de  la  terre;  c'est  ici  »,  dis-je,  «  que  la  mort  faisait 
halte  sur  un  double  seuil  et  que  le  maître  du 
monde,  entre  les  quatre  horizons  et  le  ciel,  rece- 
vait un  suprême  hommage.  » 

Mais  à  peine  suis-je  sorti  par  la  porte  septen- 
trionale (ce  n'est  pas  en  vain  que  je  franchis  ce 
ruisseau),  je  vois  devant  moi  s'ouvrir  le  pays 
des  Mânes. 

Car,  formant  une  allée  de  leurs  couples  alter- 
natifs, à  mes  yeux  s'offrent  de  monstrueux  ani- 
maux. Face  à  face,  répétant  successivement  age- 
nouillés et  debout,  leurs  paires,  béliers,  chevaux 
unicornes,  chameaux,  éléphants,  jusqu'à  ce 
tournant  où  se  dérobe  la  suite  de  la  procession, 
les  blocs  énormes  et  difformes  se  détachent  sur 
le  triste  herbage.  Plus  loin  sont  rangés  les  man- 
darins militaires  et  civils.  Aux  funérailles  du 
Pasteur  les  animaux  et  les  hommes  ont  député 
ces  pierres.  Et  comme  nous  avons  franchi  le 
seuil  de  la  vie,  plus  de  véracité  ne  saurait  con- 
venir à  ces  simulacres. 

Ici,  ce  large  tumulus  qui  cache,  dit-on,  les 
trésors  et  les  os  d'une  dynastie  plus  antique, 
cessant  de  barrer  le  passage,  la  voie  se  retourne 
vers  l'est.  Je  marche  maintenant  au  milieu  des 
soldats  et  des  ministres.  Les  uns  sont  entiers  et 


106  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

debout;  d'autres  gisent  sur  la  face;  un  guerrier 
sans  tête  serre  encore  du  poing  le  pommeau  de 
son  sabre.  Et  sur  un  triple  pont  la  voie  franchit 
le  second  canal. 

Maintenant,  par  une  série  d'escaliers  dont  le 
bandeau  médian  divulgue  encore  le  reptile  impé- 
rial, je  traverse  le  cadre  ravagé  des  terrasses  et 
des  cours.  C'est  ici  l'esplanade  du  souvenir,  le 
vestige  plat  dont  le  pied  humain  en  le  quittant  a 
enrichi  le  sol  perpétuel,  le  palier  du  sacrifice, 
l'enceinte  avec  solennité  où  la  chose  abolie 
atteste,  parmi  ce  qui  est  encore,  qu'elle  fut.  Au 
centre  le  trône  supporte,  le  baldaquin  encore 
abrite  l'inscription  dynastique.  Alentour  les 
temples  et  les  xénodoques  ne  forment  plus 
qu'un  décombre  confus  dans  les  ronces. 

Et  voici,  devant  moi,  la  tombe. 

Entre  les  avancements  massifs  des  bastions 
carrés  qui  le  flanquent,  et  derrière  la  tranchée 
profonde  et  définitive  du  troisième  rû,  un  mur 
ne  laisse  point  douter  que  ce  soit  ici  le  terme 
de  la  route.  Un  mur  et  rien  qu'un  mur,  haut 
de  cent  pieds  et  large  de  deux  cents.  Meurtrie 
par  l'usure  des  siècles,  l'inexorable  barrière 
montre  une  face  aveugle  et  maçonnée.  Seul 
dans  le  milieu  de  la  base  un  trou  rond,  gueule 
de  four  ou  soupirail  de  cachot.  Ce  mur  est  la 
paroi  antérieure  d'une  sorte  de  socle  trapézoé- 
drique  détaché  du  mont  qui  le  surplombe.  Au 


1895-1900  107 

bas  une  moulure  rentrante  sous  une  corniche 
en  porte-à-faux  le  dégage  comme  une  console. 
Nul  cadavre  n'est  si  suspect  que  d'exiger  sur  lui 
l'asseoiement  d'une  pareille  masse.  C'est  le 
trône  de  la  Mort  même,  l'exhaussement  régalien 
du  sépulcre. 

Un  couloir  droit  remontant  en  plan  incliné 
traverse  de  part  en  part  le  tertre.  Au  bout  il  n'y 
a  plus  rien,  que  le  mont  même  dont  le  flanc 
abrupt  en  lui  recèle  profondément  le  vieux 
Ming. 

Et  je  comprends  que  c'est  ici  la  sépulture  de 
l'Athée.  Le  temps  a  dissipé  les  vains  temples 
et  couché  les  idoles  dans  la  poudre.  Et  seule 
du  lieu  la  disposition  demeure  avec  l'idée.  Les 
pompeux  catafalques  du  seuil  n'ont  point  retenu 
le  mort,  le  cortège  défunt  de  sa  gloire  ne  le 
retarde  pas;  il  franchit  les  trois  fleuves,  il  tra- 
verse le  parvis  multiple  et  l'encens.  Ni  ce  monu- 
ment qu'on  lui  a  préparé  ne  suffit  à  le  con- 
server; il  le  troue  et  entre  au  corps  même  et 
aux  œuvres  de  la  terre  primitive.  C'est  l'en- 
fouissement simple,  la  jonction  de  la  chair  crue 
au  limon  inerte  et  compact;  l'homme  et  le  roi 
pour  toujours  est  consolidé  dans  la  mort  sans 
rêve  et  sans  résurrection. 

Mais  l'ombre  du  soir  s'étend  sur  le  site  farou- 
che. 0  ruines!  la  tombe  vous  a  survécu,  et  à  la 


108  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

mort  même  le  signe  parfait  dans  le  brutal  éta- 
blissement de  ce  bloc. 

Comme  je  m'en  retourne  parmi  les  colosses 
de  pierre,  je  vois  dans  l'herbe  flétrie  un  cadavre 
de  cheval  écorché  qu'un  chien  dépèce.  La  bête 
me  regarde  en  léchant  le  sang  qui  lui  découle 
des  babines,  puis,  appliquant  de  nouveau  ses 
pattes  sur  l'échiné  rouge,  il  arrache  un  long 
lambeau  de  chair.  Un  tas  d'intestins  est  ré- 
pandu à  côté. 


TRISTESSE    DE    L'EAU 


Il  est  une  conception  dans  la  joie,  je  le  veux, 
il  est  une  vision  dans  le  rire.  Mais  ce  mélange 
de  béatitude  et  d'amertume  que  comporte  l'acte 
de  la  création,  pour  que  tu  le  comprennes,  ami, 
à  cette  heure  où  s'ouvre  une  sombre  saison,  je 
t'expliquerai  la  tristesse  de  l'eau. 

Du  ciel  choit  ou  de  la  paupière  déborde  une 
larme  identique. 

Ne  pense  point  de  ta  mélancolie  accuser  la 
nuée,  ni  ce  voile  de  l'averse  obscure.  Ferme  les 
yeux,  écoute!  la  pluie  tombe. 

Ni  la  monotonie  de  ce  bruit  assidu  ne  suffit 
à  l'explication. 

C'est  l'ennui  d'un  deuil  qui  porte  en  lui-même 
sa  cause,  c'est  l'embesognement  de  l'amour, 
c'est  la  peine  dans  le  travail.  Les  cieux  pleurent 
sur  la  terre  qu'ils  fécondent.  Et  ce  n'est  point 
surtout  l'automne  et  la  chute  future  du  fruit 
dont  elles  nourrissent  la  graine  qui  tire  ces  lar- 
mes de  la  nue  hivernale.  La  douleur  est  l'été  et 


110  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

dans  la  fleur  de  la  vie  l'épanouissement  de  la 
mort. 

Au  moment  que  s'achève  cette  heure  qui  pré- 
cède Midi,  comme  je  descends  dans  ce  vallon 
qu'emplit  la  rumeur  de  fontaines  diverses,  je 
m'arrête  ravi  par  le  chagrin.  Que  ces  eaux  sont 
copieuses!  et  si  les  larmes  comme  le  sang  ont 
en  nous  une  source  perpétuelle,  l'oreille  à  ce 
chœur  liquide  de  voix  abondantes  ou  grêles, 
qu'il  est  rairaîchissant  d'y  assortir  toutes  les 
nuances  de  sa  peine!  Il  n'est  passion  qui  ne 
puisse  vous  emprunter  ses  larmes,  fontaines! 
et  bien  qu'à  la  mienne  suffise  l'éclat  de  cette 
goutte  unique  qui  de  très  haut  dans  la  vasque 
s'abat  sur  l'image  de  la  lune,  je  n'aurai  pas  en 
vain  pour  maints  après-midi  appris  à  connaître 
ta  retraite,  val  chagrin. 

Me  voici  dans  la  plaine.  Au  seuil  de  cette 
cabane  où,  dans  l'obscurité  intérieure,  luit  le 
cierge  allumé  pour  quelque  fête  rustique,  un 
homme  assis  tient  dans  sa  main  une  cymbale 
poussiéreuse.  Il  pleut  immensément;  et  j'en- 
tends seul,  au  milieu  de  la  solitude  mouillée,  un 
cri  d'oie. 


LA    NAVIGATION    NOCTURNE 

J'ai  oublie  la  raison  de  ce  voyage  que  j'entre- 
pris, pareil  à  Confucius  quand  il  vint  porter 
la  doctrine  au  prince  de  Ou,  et  quelle  fut  la 
matière  de  ma  négociation.  Assis  tout  le  jour 
dans  le  fond  de  ma  chambre  vernie,  ma  hâte  sur 
les  eaux  calmes  ne  devançait  pas  le  progrès 
cycnéen  de  l'embarcation.  Parfois  seulement,  au 
soir,  je  venais  avec  sagesse  considérer  l'aspect 
de  la  contrée. 

Notre  hiver  n'a  point  de  sévérité.  Saison 
chère  au  philosophe,  ces  arbres  nus,  l'herbe 
jaune,  marquent  assez  la  suspension  du  temps 
sans  qu'un  froid  atroce  et  des  violences  meur- 
trières l'attestent,  superflus,  définitive.  A  ce 
douzième  mois  encore,  cimetière  et  potager,  la 
campagne,  avec  les  tertres  partout  des  tombes, 
s'étend  producLve  et  funèbre.  Les  bosquets  de 
bambous  bleus,  les  pins  sombres  au-dessus  des 
sépultures,  les  roseaux  glauques,  arrêtent  avec 
art  le  regard  en  le  satisfaisant,  et  les  fleurs  jau- 


112  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

nés  du  Chandelier-de-l'An-Neuf,  avec  les  baies 
de  l'arbre-à-suif,  confèrent  au  grave  tableau  une 
parure  honnête.  Je  vogue  en  paix  au  travers  de 
la  région  modérée. 

Maintenant  il  fait  nuit.  J'attendrais  en  vain,  à 
l'avant  de  la  jonque  où  je  suis  posté,  que  l'ap- 
pât de  notre  ancre  de  bois  attirât  sur  l'eau  béate 
l'image  de  cette  lune  endommagée  que  le  seul 
Minuit  nous  réserve.  Tout  est  sombre;  mais, 
sous  l'impulsion  de  la  godille  où  que  vire  notre 
proue,  il  n'est  pas  à  penser  que  route  faille  à 
notre  navigation.  Ces  canaux  comportent  des 
ramifications  sans  nombre.  Poursuivons  avec 
tranquillité  le  voyage,  l'œil  à  cette  étoile  soli- 
taire. 


HALTE    SUR    LE    CANAL 


Mais,  dépassant  le  point,  où  de  leur  lointain 
village  chassés  par  le  désir  de  manger,  le  Vieux 
et  la  Vieille,  sur  le  radeau  que  fait  la  porte  de 
la  maison  guidés  par  le  canard  familier,  connu- 
rent, à  l'aspect  de  ces  eaux  où  il  semblait  que 
l'on  eût  lavé  du  riz,  qu'ils  pénétraient  dans  une 
région  d'opulence,  poussant  au  travers  de  ce 
canal  large  et  rectiligne,  que  limite  la  muraille 
rude  et  haute  par  où  la  cité  est  enclose  avec  son 
peuple,  à  ce  lieu  où  l'arche  exagérée  d'un  pont 
encadre  avec  le  soir  sur  le  profond  paysage  la 
tour  crénelée  de  la  porte,  nous  assujettissons 
notre  barque  par  le  dépôt  dans  l'herbe  des  tom- 
bes d'une  pierre  carrée,  comparable  à  l'apport 
obscur  de  l'épitaphe. 

Et  notre  perquisition  commence  avec  le  jour, 
nous  nous  engageons  au  couloir  infini  de  la  rue 
chinoise,  tranchée  obscure  et  mouillée  dans 
une   odeur   d'intestin   au   milieu   d'un   peuple 

8 


114  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

mélangé  avec  sa  demeure  comme  l'abeille  avec 
sa  cire  et  son  miel. 

Et  longtemps  nous  suivons  l'étroit  sentier 
dans  un  tohu-bohu  de  foirail.  Je  revois  cette 
petite  fille  dévidant  un  écheveau  de  soie  verte, 
ce  barbier  qui  cure  l'oreille  de  son  client  avec 
une  pince  fine  comme  des  antennes  de  lan- 
gouste, cet  ânon  qui  tourne  sa  meule  au  milieu 
d'un  magasin  d'huiles,  la  paix  sombre  de  cette 
pharmacie  avec,  au  fond,  dans  le  cadre  d'or 
d'une  porte  en  forme  de  lune,  deux  cierges 
rouges  flambant  devant  le  nom  de  l'apothicaire. 
Nous  traversons  maintes  cours,  cent  ponts;  che- 
minant par  d'étroites  venelles  bordées  de  mu- 
railles couleur  de  sépia,  nous  voici  dans  le  quar- 
tier des  riches.  Ces  portes  closes  nous  ouvri- 
raient des  vestibules  dallés  de  granit,  la  salle 
de  réception  avec  son  large  lit-table  et  un  petit 
pêcher  en  fleur  dans  un  pot,  des  couloirs  fu- 
meux aux  solives  décorées  de  jambons  et  de 
bottes.  Embusqué  derrière  ce  mur,  dans  une 
petite  cour,  nous  découvrons  le  monstre  d'une 
glycine  extravagante;  ses  cent  lianes  se  lacent, 
s'entremêlent,  se  nouent,  se  nattent  en  une 
sorte  de  câble  difforme  et  tortu,  qui,  lançant 
de  tous  côtés  le  long  serpent  de  ses  bois,  s'épa- 
nouit sur  la  treille  qui  recouvre  sa  fosse  en  un 
ciel  épais  de  grappes  mauves.  Traversons  la 
ruine  de  ce  long  faubourg  où  des  gens  nus  tis- 


1895-1900  115 

sent  la  soie  dans  les  décombres:  nous  gagnons 
cet  espace  désert  qui  occupe  le  midi  de  l'en- 
ceinte. 

Là,  dit-on,  se  trouvait  jadis  la  résidence  Im- 
périale. Et  en  effet,  le  triple  guichet  et  le  qua- 
druple jambage  de  portes  consécutives  barrent 
de  leur  charpente  de  granit  la  voie  large  et 
dallée  où  notre  pied  s'engage.  Mais  l'enclos  où 
nous  sommes  ne  contient  rien  qu'une  herbe 
grossière;  et  au  lieu  où  se  rejoignent  les  quatre 
Voies  qui  sous  des  arches  triomphales  s'écartent 
vers  les  Quatre  points  cardinaux,  prescription, 
inscription  comme  une  carte  préposée  à  tout 
le  royaume,  la  Stèle  impériale,  raturée  par  la 
fêlure  de  son  marbre,  penche  sur  la  tortue  déca- 
pitée qu'elle  chevauche. 

La  Chine  montre  partout  l'image  du  vide 
constitutionnel  dont  elle  entretient  l'économie. 
«Honorons»,  dit  le  Tao  teh  king,  «la  vacuité, 
qui  confère  à  la  roue  son  usage,  au  luth  son  har- 
monie. »  Ces  décombres  et  ces  jachères  que  l'on 
trouve  dans  une  même  enceinte  juxtaposés 
aux  multitudes  les  plus  denses,  à  côté  de  minu- 
tieuses cultures  ces  monts  stériles  et  l'étendue 
infinie  des  cimetières,  n'insinuent  pas  dans 
l'esprit  une  idée  vaine.  Car  dans  l'épaisseur  et 
la  masse  de  ce  peuple  cohérent,  l'administra- 
tion, la  justice,  le  culte,  la  monarchie,  ne  dé- 
couvrent pas  par  des  contrastes  moins  étranges 

8* 


116  CONNAISSANCE  J)E  L'EST 

une  moins  béante  lacune,  de  vains  simulacres 
et  leurs  ruines."  La  Chine  ne  s'est  pas,  comme 
l'Europe,  élaborée  en  compartiments;  nulles 
frontières,  nuls  organismes  particuliers  n'op- 
posaient dans  l'immensité  de  son  aire  de  ré- 
sistance à  la  propagation  des  ondes  humaines. 
Et  c'est  pourquoi,  impuissante  comme  la  mer 
à  prévoir  ses  agitations,  cette  nation,  qui  ne 
se  sauve  de  la  destruction  que  par  sa  plasti- 
cité, montre  partout,  —  comme  la  nature,  — 
un  caractère  antique  et  provisoire,  délabré, 
hasardeux,  lacunaire.  Le  présent  comporte  tou- 
jours la  réserve  du  futur  et  du  passé.  L'homme 
n'a  point  fait  du  sol  une  conquête  suivie,  un 
aménagement  définitif  et  raisonné;  la  multitude 
broute  par  l'herbe. 

Et  soudain  un  cri  lugubre  nous  atterre!  Car 
le  gardien  de  l'enclos,  au  pied  d'une  de  ces 
portes  qui  encadrent  la  campagne  du  dessin 
d'une  lettre  redressée,  sonne  de  la  longue  trom- 
pette chinoise,  et  l'on  voit  le  tuyau  de  cuivre 
mince  frémir  sous  l'effort  du  souffle  qui  l'emplit. 
Rauque  et  sourd  s'il  incline  le  pavillon  vers  la 
terre,  et  strident  s'il  le  lève,  sans  inflexion  et 
sans  cadence,  le  bruit  avec  un  morne  éclat  finit 
dans  le  battement  d'une  quarte  affreuse:  do-fa! 
do-fa!  L'appel  brusque  d'un  paon  n'accroît  pas 
moins  l'abandon  du  jardin  assoupi.  (Test  la 
corne  du  pasteur,  et  non  pas  le  clairon  qui  arti- 


1895-1900  117 

cule  et  qui  commande;  ce  n'est  point  le  cuivre 
qui  mène  en  chantant  les  armées,  c'est  l'éléva- 
tion de  la  voix  bestiale,  et  la  horde  ou  le  trou- 
peau s'assemblent  confusément  à  son  bruit. 
Mais  nous  sommes  seuls;  et  ce  n'est  pour  rien 
de  vivant  que  le  Mongol  corne  à  l'intersection 
solennelle  de  ces  routes. 

Quand  nous  regagnons  notre  bateau,  c'est 
presque  la  nuit,  au  couchant  tout  l'horizon  des 
nuages  a  l'air  d'être  teint  en  bleu,  et  sur  la 
terre  obscure  les  champs  de  colzas  éclatent 
comme  des  coups  de  lumière. 


LR     PIM 

L'arbre  seul,  dans  la  nature,  pour  une  raison 
typifique,  est  vertical,  avec  l'homme. 

Mais  un  homme  se  tient  debout  dans  son  pro- 
pre équilibre,  et  les  deux  bras  qui  pendent, 
dociles,  au  long  de  son  corps,  sont  extérieurs 
à  son  unité.  L'arbre  s'exhausse  par  un  effort,  et 
cependant  qu'il  s'attache  à  la  terre  par  la  prise 
collective  de  ses  racines,  les  membres  multiples 
et  divergents,  atténués  jusqu'au  tissu  fragile  et 
sensible  des  feuilles,  par  où  il  va  chercher  dans 
l'air  même  et  la  lumière  son  point  d'appui, 
constituent  non  seulement  son  geste,  mais  son 
acte  essentiel  et  la  condition  de  sa  stature. 

La  famille  des  conifères  accuse  un  caractère 
propre.  J'y  aperçois  non  pas  une  ramification 
du  tronc  dans  ses  branches,  mais  leur  articula- 
tion sur  une  tige  qui  demeure  unique  et  dis- 
tincte, et  s'exténue  en  s'effilant.  De  quoi  le  sa- 
pin s'offre  pour  un  type  avec  l'intersection  sy- 


1895—1900  119 

métrique  de  ses  bois,  et  dont  le  schéma  essen- 
tiel serait  une  droite  coupée  de  perpendiculaires 
échelonnées. 

Ce  type  comporte,  suivant  les  différentes 
régions  de  l'univers,  des  variations  multiples. 
La  plus  intéressante  est  celle  de  ces  pins  que 
j'ai  étudiés  au  Japon. 

Plutôt  que  la  rigidité  propre  du  bois,  le  tronc 
fait  paraître  une  élasticité  charnue.  Sous  l'effort 
du  gras  cylindre  de  fibres  qu'elle  enserre,  la 
gaîne  éclate,  et  l'écorce  rude,  divisée  en  écailles 
pentagonales  par  de  profondes  fissures  d'où 
suinte  abondamment  la  résine,  s'exfolie  en  for- 
tes couches.  Et  si,  par  la  souplesse  d'un  corps 
comme  désossé,  la  tige  cède  aux  actions  exté- 
rieures qui,  violentes,  l'assaillent,  ou,  ambian- 
tes, la  sollicitent,  elle  résiste  par  une  énergie 
propre,  et  le  drame  inscrit  au  dessin  tourmenté 
de  ces  axes  est  celui  du  combat  pathétique  de 
l'Arbre. 

Tels,  le  long  de  la  vieille  route  tragique  du 
Tokkaido,  j'ai  vu  les  pins  soutenir  leur  lutte 
contre  les  Puissances  de  l'air.  En  vain  le  vent 
de  l'Océan  les  couche:  agriffé  de  toutes  ses 
racines  au  sol  pierreux,  l'arbre  invincible  se 
tord,  se  retourne  sur  lui-même,  et  comme  un 
homme  arc-bouté  sur  le  système  contrarié  de  sa 
quadruple  articulation,  il  fait  tête,  et  des  mem- 


120  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

bres  que  de  tous  côtés  il  allonge  et  replie,  il 
semble  s'accrocher  à  l'antagoniste,  se  rétablir, 
se  redresser  sous  l'assaut  polymorphe  du 
monstre  qui  l'accable.  Au  long  de  cette  plage 
solennelle,  j'ai,  ce  sombre  soir,  passé  en  revue 
la  rangée  héroïque  et  inspecté  toutes  les  péripé- 
ties de  la  bataille.  L'un  s'abat  à  la  renverse  et 
tend  vers  le  ciel  la  panoplie  monstrueuse  de 
hallebardes  et  d'écus  qu'il  brandit  à  ses  poings 
d'hécatonchire;  un  autre,  plein  de  plaies,  mu- 
tilé comme  à  coups  de  poutre,  et  qui  hérisse 
de  tous  côtés  des  échardes  et  des  moignons, 
lutte  encore  et  agite  quelques  faibles  rameaux; 
un  autre,  qui  semble  du  dos  se  maintenir  contre 
la  poussée,  se  rassoit  sur  le  puissant  contre- 
fort de  sa  cuisse  roidie;  et  enfin  j'ai  vu  les 
géants  et  les  princes,  qui,  massifs,  cambrés  sur 
leurs  reins  musculeux,  de  l'effort  géminé  de 
leurs  bras  herculéens  maintiennent  d'un  côté 
et  de  l'autre  l'ennemi  tumultueux  qui  les  bat. 

Il  me  reste  à  parler  du  feuillage. 

Si,  considérant  les  espèces  qui  se  plaisent 
aux  terres  meubles,  aux  sols  riches  et  gras,  je 
les  compare  au  pin,  je  découvre  ces  quatre  ca- 
ractères en  elles:  que  la  proportion  de  la  feuille 
au  bois  est  plus  forte,  que  cette  feuille  est  ca- 
duque, que,  plate,  elle  offre  un  envers  et  un 
endroit,  et  enfin,  que  la  frondaison,  disposée 
sur  les  rameaux  qui  s'écartent   en    un    point 


1895—1900  121 

commun  de  la  verticale,  se  compose  en  un  bou- 
quet unique.  Le  pin  pousse  dans  des  sols  pier- 
reux et  secs;  par  suite,  l'absorption  des  éléments 
dont  il  se  nourrit  est  moins  immédiate  et  né- 
cessite de  sa  part  une  élaboration  plus  forte  et 
plus  complète,  une  activité  fonctionnelle  plus 
grande,  et,  si  je  puis  dire,  plus  personnelle. 
Obligé  de  prendre  l'eau  par  mesure,  il  ne  s'élar- 
git point  comme  un  calice.  Celui-ci,  que  je  vois, 
divise  sa  frondaison,  écarte  de  tous  côtés  ses 
manipules;  au  lieu  de  feuilles  qui  recueillent 
la  pluie,  ce  sont  des  houppes  de  petits  tubes  qui 
plongent  dans  l'humidité  ambiante  et  l'absor- 
bent. Et  c'est  pourquoi,  indépendant  des  sai- 
sons, sensible  à  des  influences  plus  continues 
et  plus  subtiles,  le  pin  montre  un  feuillage 
pérennel. 

J'ai  du  coup  expliqué  son  caractère  aérien, 
suspendu,  fragmentaire.  Comme  le  pin  prête 
aux  lignes  d'une  contrée  harmonieuse  l'encadre- 
ment capricieux  de  ses  bois,  pour  mieux  rehaus- 
ser le  charmant  éclat  de  la  nature  il  porte  sur 
tout  la  tache  de  ses  touffes  singulières:  sur  la 
gloire  et  la  puissance  de  l'Océan  bleu  dans  le 
soleil,  sur  les  moissons,  et  interrompant  le  des- 
sin des  constellations  ou  l'aube,  sur  le  ciel.  Il 
incline  ses  terrasses  au-dessous  des  buissons 
d'azalées  en  flammes  jusqu'à  la  surface  des  lacs 
bleu  de  gentiane,  ou  par-dessus  les  murailles 


122  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

abruptes  de  la  cité  impériale,  jusqu'à  l'argent 
verdi  d'herbe  des  canaux:  et  ce  soir  où  je  vis  le 
Fuji  comme  un  colosse  et  comme  une  vierge 
trôner  dans  les  clartés  de  l'Infini,  la  houppe 
obscure  d'un  pin  se  juxtapose  à  la  montagne 
couleur  de  tourterelle. 


L'ARCHE    D'OR    DANS    LA   FORET 

Quand  je  quittai  Yeddo,  le  grand  soleil  flam- 
boyait dans  l'air  net;  à  la  fin  de  l'après-midi, 
arrivant  à  la  jonction  d'Utsonomiya,  je  vois  que 
la  nue  offusque  tout  le  couchant.  Faite  de  grands 
cumulus  amalgamés,  elle  présente  cet  aspect 
volumineux  et  chaotique  qu'arrange  parfois  le 
soir,  alors  qu'un  éclairage  bas,  comme  un  feu 
voilé  de  rampe,  porte  les  ombres  sur  le  champ 
nébuleux  et  accuse  à  rebours  les  reliefs.  Sur  le 
quai  à  cette  minute  assoupie  et  longtemps  dans 
le  train  qui  m'emporte  vers  l'Ouest,  je  suis  le 
spectateur  de  la  diminution  du  jour  conjointe  à 
l'épaississement  graduel  de  la  nue.  J'ai  d'un 
coup  d'œil  embrassé  la  disposition  de  la  con- 
trée. Au  fond  profondément  d'obscures  forêts  et 
le  repli  de  lourdes  montagnes;  au-devant  des 
banquettes  détachées  qui  l'une  derrière  l'autre 
barrent  la  route  comme  des  écrans  espacés  et 
parallèles.  La  terre,  telle  que  les  tranchées  que 
nous   suivons   en   montrent  les   couches,    est 


124  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

d'abord  un  mince  humus  noir  comme  du  char- 
bon, puis  du  sable  jaune,  et  enfin  l'argile,  rouge 
de  soufre  ou  de  cinabre.  L'Averne  devant  nous 
s'ouvre  et  se  déploie.  Ce  sol  brûlé,  ce  ciel  bas, 
cette  amère  clôture  de  volcans  et  de  sapins,  ne 
correspondent-ils  pas  à  ce  fond  noir  et  nul  sur 
lequel  se  lèvent  les  visions  des  songes?  Ainsi, 
avec  une  sagesse  royale,  l'antique  shogun  Ieyasu 
choisit  ce  lieu  pour  en  superposer  à  l'ombre 
qu'il  réintègre  les  ombrages,  et,  par  la  dissolu- 
tion de  son  silence  dans  leur  opacité,  opérer  la 
métamorphose  du  mort  dans  un  dieu,  selon 
l'association  d'un  temple  à  la  sépulture. 

La  forêt  des  cryptomères  est,  au  vrai,  ce 
temple. 

Hier,  déjà,  par  ce  sombre  crépuscule,  j'avais 
plusieurs  fois  coupé  la  double  avenue  de  ces 
géants  qui  à  vingt  lieues  de  distance  va  cher- 
cher conduire,  jusqu'au  pont  rouge,  l'ambassa- 
deur annuel  qui  porte  les  présents  Impériaux  à 
l'ancêtre.  Mais  ce  matin,  à  l'heure  où  les  pre- 
miers traits  du  soleil  font  paraître  roses,  dans  le 
vent  d'or  qui  les  balaie,  au-dessus  de  moi  les 
bancs  de  sombre  verdure,  je  pénètre  dans  la  nef 
colossale  qu'emplit  délicieusement  avec  le  froid 
de  la  nuit  l'odeur  pleine  de  la  résine. 

Le  cryptomère  ressort  à  la  famille  des  pins, 
et  les  Japonais  le  nomment  smgui.  C'est  un 
arbre  très  haut  dont  le  fût,  pur  de  toute  inflexion 


1895-1900  125 

et  de  tout  nœud,  garde  une  inviolable  rectitude. 
On  ne  lui  voit  point  de  rameaux,  mais  çà  et  là 
ses  feuillages,,  qui,  selon  le  mode  des  pins,  s'in- 
diquent non  par  la  masse  et  le  relief,  mais  par 
la  tache  et  le  contour,  flottent  comme  des  lam- 
beaux de  noire  vapeur  autour  du  pilier  mysti- 
que, et  à  une  même  hauteur,  la  forêt  de  ces 
troncs  recti lignes  se  perd  dans  la  voûte  confuse 
et  les  ténèbres  d'une  inextricable  frondaison. 
Le  lieu  est  à  la  fois  illimité  et  clos,  préparé  et 
vacant. 

Les  Maisons  merveilleuses  sont  éparses  par 
la  futaie. 

Je  ne  décrirai  point  tout  le  système  de  la  Cité 
ombragée,  telle  que  le  plan  en  est  sur  mon 
éventail  consigné  d'un  trait  minutieux.  Au 
milieu  de  la  forêt  monumentale,  j'ai  suivi  les 
voies  énormes  que  barre  un  torii  écarlate;  à  la 
cuve  de  bronze,  sous  un  toit  rapporté  de  la 
lune,  j'ai  empli  ma  bouche  de  la  gorgée  lustrale; 
j'ai  gravi  les  escaliers;  j'ai,  mêlé  aux  pèlerins, 
franchi  je  ne  sais  quoi  d'opulent  et  d'ouvert, 
porte  au  milieu  de  la  clôture  comme  d'un  rêve 
formée  d'un  pêle-mêle  de  fleurs  et  d'oiseaux; 
j'ai,  pieds  nus,  pénétré  au  cœur  de  l'or  inté- 
rieur; j'ai  vu  les  prêtres  au  visage  altier,  coiffés 
du  cimier  de  crin  et  revêtus  de  l'ample  pantalon 
de  soie  verte,  offrir  le  sacrifice  du  matin  aux 
sons  de  la  flûte  et  de  l'orgue  à  bouche.  Et  la 


126  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Jcagura  sacrée  sur  son  estrade,  le  visage  enca- 
dré de  la  coiffe  blanche,  tenant  dévotieusement 
entre  ses  mains  la  touffe  d'or,  le  rameau  glan- 
difère,  a  pour  moi  exécuté  la  danse  qui  consiste 
à  revenir  toujours,  à  s'en  aller,  à  revenir 
encore. 

Au  lieu  que  l'architecture  chinoise  a  pour 
élément  premier  le  baldaquin,  les  pans  relevés 
sur  des  pieux  de  la  tente  pastorale:  au  Japon, 
le  toit  de  tuiles  ou  celui,  si  puissant  et  si  léger, 
d'écorce  comme  un  épais  feutre,  ne  fait  voir 
qu'une  courbure  faible  à  ses  angles:  il  n'est, 
dans  son  élégante  puissance,  que  le  couvercle, 
et  toute  la  construction  ici  évolue  de  l'idée  de 
boîte.  Depuis  le  temps  où  Jingô  Tennô  sur  sa 
flotte  conquit  les  îles  du  Soleil-levant,  le  Japo- 
nais partout  conserve  la  trace  de  la  mer.  Cette 
habitude  de  se  trousser  jusqu'aux  reins,  ces 
basses  cabines  qui  sont  sa  demeure  sur  un  sol 
mal  sûr,  l'habile  multitude  des  petits  objets  et 
leur  soigneux  arrimage,  l'absence  de  meubles, 
tout  encore  ne  décèle-t-il  pas  la  vie  étroite  du 
matelot  sur  sa  planche  précaire?  Et  ces  maisons 
de  bois  que  voici,  elles-mêmes,  ne  sont  que 
l'habitacle  agrandi  de  la  galère  et  la  caisse  du 
palanquin.  Les  prolongements  entrecroisés  de 
la  charpente,  les  brancards  obliques  dont  les 
têtes  ouvragées  saillent  aux  quatre  angles,  en- 
core, rappellent  le  caractère  portatif.  Parmi  les 


1895—1900  127 

colonnes  du  Temple,  ce  sont  des  arches  dé- 
posées. 

Maisons,  oui;  le  sanctuaire  proprement  est 
ici  une  maison.  Plus  haut  sur  le  talus  de  la 
montagne  on  a  relégué  les  ossements  enfermés 
dans  un  cylindre  de  bronze.  Mais,  dans  cette 
chambre,  l'âme  du  mort,  assise  sur  le  nom  inal- 
térable, continue  dans  l'obscurité  de  la  splen- 
deur close  une  habitation  spectrale. 

Inverse  à  l'autre  procédé  qui  emploie  et  met 
en  valeur,  sans  l'apport  d'aucun  élément  étran- 
ger, la  pierre  et  le  bois,  selon  leurs  vertus  pro- 
pres, l'artifice  a  été  d'anéantir,  ici,  la  matière. 
Ces  cloisons,  les  parois  de  ces  caisses,  les  par- 
quets et  les  plafonds  ne  sont  plus  faits  de  pou- 
tres et  de  planches,  mais  d'une  certaine  conju- 
ration d'images  avec  opacité.  La  couleur  habille 
et  pare  le  bois,  la  laque  le  noie  sous  d'impéné- 
trables eaux,  la  peinture  le  voile  sous  ses  presti- 
ges, la  sculpture  profondément  l'affouille  et  le 
transfigure.  Les  têtes  d'ais,  les  moindres  clous, 
dès  qu'ils  atteignent  la  surface  magique,  se  cou- 
vrent d'arabesques  et  de  guillochures.  Mais 
comme  sur  les  paravents  on  voit  les  arbres  en 
fleur  et  les  monts  tremper  dans  une  brume 
radieuse,  ces  palais  émergent,  tout  entiers,  de 
l'or.  Aux  toits,  aux  façades  que  frappe  le  plein 
jour,  il  avive  seulement  les  arêtes  d'éclairs 
épars,  mais  dans  les  constructions  latérales  il 


128  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

éclate  par  l'ombre  en  vastes  pans;  et  au-dedans 
les  six  parois  de  la  boîte  sont  peintes  également 
de  la  splendeur  du  trésor  occulte,  flambeau  ab- 
sent décelé  par  d'invariables  miroirs. 

Ainsi  le  magnifique  Shogun  n'habite  point 
une  maison  de  bois;  mais  son  séjour  est  au 
centre  de  la  forêt  l'abaissement  de  la  gloire  ves- 
pérale, et  la  vapeur  ambrosienne  fait  résidence 
sous  le  rameau  horizontal. 

Par  l'immense  creux  de  la  région,  rempli 
comme  le  sommeil  d'un  dieu  d'une  mer 
d'arbres,  la  cascade  éblouissante  çà  et  là  jaillit 
du  feuillage  confondu  à  sa  rumeur  nombreuse. 


LE    PROMENEUR 

En  juin,  la  main  armée  d'un  bâton  tortueux, 
tel  que  le  dieu  Bishamon,  je  suis  ce  passant 
inexplicable  que  croise  le  groupe  naïf  de 
paysannes  rougeaudes,  et  le  soir,  à  six  heures, 
alors  que  la  nue  d'orage  dans  le  ciel  indéfini- 
ment continue  l'escalade  monstrueuse  de  la 
montagne,  sur  la  route  abîmée  cet  homme  seul. 
Je  ne  suis  allé  nulle  part,  mes  démarches  sont 
sans  but  et  sans  profit;  l'itinéraire  du  soldat  et 
du  marchand,  la  piété  de  la  femme  stérile  qui 
dans  un  espoir  humilié  fait  sept  fois  le  tour  du 
saint  Pic,  n'ont  point  de  rapport  avec  mon  circuit. 
La  piste  tracée  par  le  pas  ordinaire  ne  séduit  le 
mien  qu'assez  loin  pour  m'égarer,  et  bientôt, 
gêné  par  la  confidence  qu'il  y  a  pour  faire  à  la 
mousse,  au  cœur  de  ces  bois,  une  noire  feuille 
de  camélia  par  la  chute  d'un  pleur  inentendu, 
soudain,  maladroit  chevreuil,  je  fuis,  et  par  la 
solitude  végétale,  je  guette,  suspendu  sur  un 
pied,  l'écho.  Que  le  chant  de  ce  petit  oiseau  me 

9 


130  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

paraît  frais  et  risible!  et  que  le  cri  là-bas  de  ces 
grolles  m'agrée!  Chaque  arbre  a  sa  personna- 
lité, chaque  bestiole  son  rôle,  chaque  voix  sa 
place  dans  la  symphonie;  comme  on  dit  que 
l'on  comprend  la  musique,  je  comprends  la 
nature,  comme  un  récit  bien  détaillé  qui  ne  se- 
rait fait  que  de  noms  propres;  au  fur  de  la 
marche  et  du  jour,  je  m'avance  parmi  le  déve- 
loppement de  la  doctrine.  Jadis,  j'ai  découvert 
avec  délice  que  toutes  les  choses  existent  dans 
un  certain  accord,  et  maintenant  cette  secrète 
parenté  par  qui  la  noirceur  de  ce  pin  épouse 
là-bas  la  claire  verdure  de  ces  érables,  c'est 
mon  regard  seul  qui  l'avère,  et,  restituant  le 
dessein  antérieur,  ma  visite,  je  la  nomme  une 
révision.  Je  suis  l'Inspecteur  de  la  Création,  le 
Vérificateur  de  la  chose  présente;  la  solidité  de 
ce  monde  est  la  matière  de  ma  béatitude!  Aux 
heures  vulgaires  nous  nous  servons  des  choses 
pour  un  usage,  oubliant  ceci  de  pur,  qu'elles 
soient;  mais  quand,  après  un  long  travail,  au 
travers  des  branches  et  des  ronces,  à  Midi,  pé- 
nétrant historiquement  au  sein  de  la  clairière, 
je  pose  ma  main  sur  la  croupe  brûlante  du  lourd 
rocher,  l'entrée  d'Alexandre  à  Jérusalem  est 
comparable  à  l'énormité  de  ma  constatation. 

Et  je  marche,  je  marche,  je  marche!  Chacun 
renferme  en  soi  le  principe  autonome  de  son 
déplacement  par  quoi  l'homme  se  rend  vers  sa 


1895—1900  131 

nourriture  et  son  travail.  Pour  moi,  le  mouve- 
ment égal  de  mes  jambes  me  sert  à  mesurer  la 
force  de  plus  subtils  appels.  L'attrait  de  toutes 
choses,  je  le  ressens  dans  le  silence  de  mon 
âme. 

Je  comprends  l'harmonie  du  monde:  quand 
en  surprendrai-je  la  mélodie? 


9* 


ÇA    ET    LA 


Dans  la  rue  de  Nihon  bashi,  à  côté  des  mar- 
chands de  livres  et  de  lanternes,  de  broderies  et 
de  bronzes,  ou  vend  des  sites  au  détail,  et  je 
marchande  dans  mon  esprit,  studieux  badaud 
du  fantastique  étalage,  des  fragments  de  monde. 
Ces  lois  délicieuses  par  où  les  traits  d'un  pay- 
sage se  composent  comme  ceux  d'une  physiono- 
mie, l'artiste  s'en  est  rendu  subtilement  le  maî- 
tre; au  lieu  de  copier  la  nature,  il  l'imite,  et  des 
éléments  mêmes  qu'il  lui  emprunte,  comme  une 
règle  est  décelée  par  l'exemple,  il  construit  ses 
contrefaçons,  exactes  comme  la  vision  et  rédui- 
tes comme  l'image.  Tous  les  modèles,  par  exem- 
ple, de  pins  sont  offerts  à  mon  choix,  et  selon 
leur  position  dans  le  pot  ils  expriment  l'étendue 
du  territoire  que  leur  taille  mesure,  proportion- 
nelle. Voici  la  rizière  au  printemps;  au  loin  la 
colline  frangée  d'arbres  (ce  sont  des  mousses). 
Voici  la  mer  avec  ses  archipels  et  ses  caps;  par 
l'artifice  de  deux  pierres,  l'une  noire,  l'autre 


1895—1900  133 

rouge  et  comme  usée  et  poreuse,  on  a  représenté 
deux  îles  accouplées  par  le  point  de  vue,  et  dont 
le  seul  soleil  couchant,  par  la  différence  des 
colorations,  accuse  les  distances  diverses; 
même  les  chatoiements  de  la  couche  versicolore 
sont  joués  par  ce  lit  de  cailloux  bigarrés  que 
recouvre  le  contenu  de  deux  carafes. 

—  Or,  pour  que  j'insiste  sur  ma  pensée. 

L'artiste  européen  copie  la  nature  selon  le 
sentiment  qu'il  en  a,  le  Japonais  l'imite  selon 
les  moyens  qu'il  lui  emprunte;  l'un  s'exprime 
et  l'autre  l'exprime;  l'un  ouvrage,  l'autre  mime; 
l'un  peint,  l'autre  compose;  l'un  est  un  étu- 
diant, l'autre,  dans  un  sens,  un  maître  ;  l'un  re- 
produit dans  son  détail  le  spectacle  qu'il  en- 
visage d'un  œil  probe  et  subtil;  l'autre  dégage 
d'un  clignement  d'œil  la  loi,  et,  dans  la  li- 
berté de  sa  fantaisie,  l'applique  avec  une  con- 
cision scripturale. 

L'inspirateur  premier  de  l'artiste  est,  ici,  la 
matière  sur  laquelle  il  exerce  sa  main.  Il  en  con- 
sulte avec  bonne  humeur  les  vertus  intrin- 
sèques, la  teinte  et,  s 'appropriant  l'âme  de  la 
chose  brute,  il  s'en  institue  l'interprète.  De  tout 
le  conte  qu'il  lui  fait  dire,  il  n'exprime  que  les 
traits  essentiels  et  significatifs,  et  laisse  au 
seul  papier  à  peine  accentué  çà  et  là  par  des 
indications  furtives,  le  soin  de  taire  toute  Fin- 


134  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

finie  complexité  qu'une  touche  vigoureuse  et 
charmante  implique  encore  plus  qu'elle  ne  sons- 
entend.  C'est  le  jeu  dans  la  certitude,  c'est  le 
caprice  dans  la  nécessité,  et  l'idée  captivée  tout 
entière  dans  l'argument  s'impose  à  nous  avec 
une  insidieuse  évidence. 

Et  pour  parler  tout  d'abord  des  couleurs: 
nous  voyons  que  l'artiste  japonais  a  réduit  sa 
palette  à  un  petit  nombre  de  tons  déterminés 
et  généraux.  Il  a  compris  que  la  beauté  d'une 
couleur  réside  moins  dans  sa  qualité  intrin- 
sèque que  dans  l'accord  implicite  qu'elle  nour- 
rit avec  les  tons  congénères,  et,  du  fait  que 
le  rapport  de  deux  valeurs,  accrues  de  quanti- 
tés égales,  n'est  point  modifié,  il  répare  l'omis- 
sion de  tout  le  neutre  et  le  divers  par  la  vivacité 
qu'il  donne  à  la  conjonction  des  notes  essen- 
tielles; indiquant  sobrement  une  réplique  ou 
deux.  Il  connaît  que  la  valeur  d'un  ton  ré- 
sulte, plus  que  de  son  intensité,  de  sa  position, 
et,  maître  des  clefs,  il  transpose  comme  il  lui 
plaît.  Et  comme  la  couleur  n'est  autre  que  le 
témoignage  particulier  que  tout  le  visible  rend 
à  la  lumière  universelle,  par  elle,  et  selon  le 
thème  que  l'artiste  institue,  toute  chose  prend 
sa  place  dans  le  cadre. 

Mais  l'œil  qui  clignait  maintenant  se  fixe,  et 
au  lieu  de  contempler,  il  interroge.  La  couleur 
est  une  passion  de  la  matière,  elle  singularise 


1895—1900  135 

la  participation  de  chaque  objet  à  la  source  com- 
mune de  la  gloire:  le  dessin  exprime  l'énergie 
propre  de  chaque  être,  son  action,  son  rythme 
aussi  et  sa  danse.  L'une  manifeste  sa  place 
dans  l'étendue,  l'autre  fixe  son  mouvement 
dans  la  durée.  L'une  donne  la  forme,  et  l'autre 
donne  le  sens.  Et  comme  le  Japonais,  insou- 
cieux du  relief,  ne  peint  que  par  le  contour  et 
la  tache,  l'élément  de  son  dessin  est  un  trait 
schématique.  Tandis  que  les  tons  se  juxtaposent, 
les  lignes  s'épousent;  et  comme  la  peinture 
est  une  harmonie,  le  dessin  est  une  notion.  Et 
si  l'intelligence  qu'on  a  de  quoi  que  ce  soit  n'en 
est  qu'une  aperception  immédiate,  entière  et 
simultanée,  le  dessin,  aussi  bien  qu'un  mot  fait 
de  lettres,  donne  une  signification  abstraite  et 
efficace,  et  l'idée  toute  pure.  Chaque  forme, 
chaque  mouvement,  chaque  ensemble  fournit 
son  hiéroglyphe. 

Et  c'est  ce  que  je  comprends  alors  que  je  me 
vautre  parmi  les  liasses  d'estampes  japonaises, 
et  à  Shidzuoka  parmi  les  ex-votos  du  temple,  je 
vis  maints  exemples  admirables  de  cet  art.  Un 
guerrier  noir  jaillit  de  la  planche  vermoulue 
comme  une  interjection  frénétique.  Ceci  qui  se 
cabre  ou  rue  n'est  plus  l'image  d'un  cheval, 
mais  le  chiffre  dans  la  pensée  de  son  bond;  une 
sorte  de  6  retourné  accru  d'une  crinière  et  d'une 
queue  représente  son  repos  dans  l'herbage.  Des 


136  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

étreintes,  des  batailles,  des  paysages,  des  mul- 
titudes, enserrés  dans  un  petit  espace,  ressem- 
blent à  des  sceaux.  Cet  homme  éclate  de  rire, 
et,  tombant,  l'on  ne  sait  s'il  est  homme  encore, 
ou,  écriture  déjà,  son  propre  caractère. 

—  Le  Français  ou  l'Anglais  horrible,  crû- 
ment, n'importe  où,  sans  pitié  pour  la  Terre 
qu'il  défigure,  soucieux  seulement  d'étendre,  à 
défaut  de  ses  mains  cupides,  son  regard  au  plus 
loin,  construit  sa  baraque  avec  barbarie.  Il  ex- 
ploite le  point  de  vue  comme  une  chute  d'eau. 
L'Oriental,  lui,  sait  fuir  les  vastes  paysages 
dont  les  aspects  multiples  et  les  lignes  diver- 
gentes ne  se  prêtent  pas  à  ce  pacte  exquis  entre 
l'œil  et  le  spectacle  qui  seul  rend  nécessaire 
le  séjour.  Sa  demeure  ne  s'ouvre  pas  sur  tous 
les  vents;  au  recoin  de  quelque  paisible  vallée, 
son  souci  est  de  concerter  une  retraite  parfaite 
et  que  son  regard  soit  si  indispensable  à  l'har- 
monie du  tableau  qu'il  envisage,  qu'elle  for- 
close la  possibilité  de  s'en  disjoindre.  Ses  yeux 
lui  fournissent  tout  l'élément  de  son  bien-être, 
et  il  remplace  l'ameublement  par  sa  fenêtre  qu'il 
ouvre.  A  l'intérieur  l'art  du  peintre  calquant  in- 
génieusement sa  vision  sur  la  transparence  fic- 
tive de  son  châssis  a  multiplié  une  ouverture 
imaginaire.  Dans  cet  ancien  palais  impérial,  que 
j'ai  visité,  emporté  tout  le  magnifique  et  léger 


1895—1900  137 

trésor,  on  n'a  laissé  que  la  décoration  picturale, 
vision  familière  de  l'habitant  auguste  fixée 
comme  dans  une  chambre  noire.  L'appartement 
de  papier  est  composé  de  compartiments  suc- 
cessifs que  divisent  des  cloisons  glissant  sur  des 
rainures.  Pour  chaque  série  de  pièces  un  thème 
unique  de  décoration  a  été  choisi  et,  introduit 
par  le  jeu  des  écrans  pareils  à  des  portants 
de  théâtre,  je  puis  à  mon  gré  étendre  ou  res- 
treindre ma  contemplation;  je  suis  moins  le 
spectateur  de  la  peinture  que  son  hôte.  Et 
chaque  thème  est  exprimé  par  le  choix,  en  har- 
monie avec  le  ton  propre  du  papier,  d'un  ex- 
trême uniforme  de  couleur  marquant  l'autre 
terme  de  la  gamme.  C'est  ainsi  qu'à  Gosho  le 
motif  indigo  et  crème  suffit  pour  que  l'apparte- 
ment «  Fraîcheur-et-Pureté  »  semble  tout  empli 
par  le  ciel  et  par  l'eau.  Mais  à  Nijo  l'habitation 
impériale  n'est  plus  que  l'or  tout  seul.  Émer- 
geant du  plancher  qui  les  coupe,  lui-même 
caché  sous  des  nattes,  peintes  en  grandeur  na- 
turelle, des  cimes  de  pins  déploient  leurs  bois 
monstrueux  sur  les  parois  solaires.  Devant  lui, 
à  sa  droite,  à  sa  gauche,  le  Prince  en  son 
assise  ne  voyait  que  ces  grandes  bandes  de  feu 
fauve,  et  son  sentiment  était  de  flotter  sur  le 
soir  et  d'en  tenir  sous  lui  la  solennelle  four- 
naise. 


138  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

—  A  Shidzuoka,  au  temps  de  Rinzainji,  j'ai 
vu  un  paysage  fait  de  poussières  colorées;  on 
l'a  mis,  de  peur  qu'un  souffle  ne  l'emporte,  sous 
verre. 

—  Le  temps  est  mesuré,  là-haut  devant  le 
Bouddha  d'or  dans  les  feuilles,  par  la  combus- 
tion d'une  petite  chandelle,  et  au  fond  de  ce 
ravin  par  le  débit  d'une  triple  fontaine. 

—  Emporté,  culbuté  dans  le  croulement  et  le 
tohubohu  de  la  Mer  incompréhensible,  perdu 
dans  le  clapotement  de  l'Abîme,  l'homme  mor- 
tel de  tout  son  corps  cherche  quoi  que  ce  soit 
de  solide  où  se  prendre.  Et  c'est  pourquoi,  ajou- 
tant à  la  permanence  du  bois,  ou  du  métal,  ou 
de  la  pierre,  la  figure  humaine,  il  en  fait  l'objet 
de  son  culte  et  de  sa  prière.  Aux  forces  de  la 
Nature,  à  côté  du  nom  commun,  il  impose  un 
nom  propre,  et  par  le  moyen  de  l'image  con- 
crète qui  les  signifie  comme  un  vocable,  dans 
son  abaissement  encore  obscurément  instruit 
de  l'autorité  supérieure  de  la  Parole,  il  les 
interpelle  dans  ses  nécessités.  Assez  bien,  d'ail- 
leurs, comme  un  enfant  qui  de  tout  compose 
l'histoire  de  sa  poupée,  l'humanité  dans  sa  mé- 
moire alliée  à  son  rêve  trouva  de  quoi  alimen- 
ter le  roman  mythologique.  Et  voici  à  côté  de 
moi  cette  pauvre  petite  vieille  femme  qui,  frap- 


1895     1900  139 

pant  studieusement  dans  ses  mains,  accomplit 
sa  salutation  devant  ce  colosse  femelle  au  sein 
de  qui  un  ancien  Prince,  averti  par  le  mal  de 
dents  et  un  songe  d'honorer  son  crâne  anté- 
rieur, après  qu'il  l'eut  trouvé  pris  par  les 
mâchoires  dans  les  racines  d'un  saule,  inséra 
la  bulle  usée.  A  ma  droite  et  à  ma  gauche,  sur 
toute  la  longueur  de  l'obscur  hangar,  les  trois 
mille  Kwannon  d'or,  chacune  identique  à  l'autre 
dans  la  garniture  de  bras  qui  l'encadre,  s'ali- 
gnent en  gradins  par  files  de  cent  sur  quinze 
rangs  de  profondeur;  un  rayon  de  soleil  fait 
grouiller  ce  déversoir  de  dieux.  Et,  si  je  veux 
savoir  la  raison  de  cette  uniformité  dans  la 
multitude,  ou  de  quel  oignon  jaillissent  toutes 
ces  tiges  identiques,  je  trouve  que  l'adorateur 
ici,  sans  doute,  cherche  plus  de  surface  à  la 
réverbération  de  sa  prière,  et  s'imagine,  avec 
l'objet,  en  multiplier  l'efficacité. 

Mais  les  sages  longtemps  n'arrêtèrent  point 
leurs  yeux  aux  yeux  de  ces  simulacres  bruts, 
et,  s'étant  aperçus  de  la  cohérence  de  toutes 
choses,  ils  y  trouvèrent  l'assiette  de  leur  philo- 
sophie. Car  si  chacune  individuellement  était 
transitoire  et  précaire,  la  richesse  du  fond  com- 
mun demeurait  inépuisable.  Point  n'était  besoin 
que  l'homme  appliquât  à  l'arbre  sa  hache  et  au 
roc  son  ciseau:  dans  le  grain  de  mil  et  l'œuf, 
dans  les  convulsions  pareillement  et  l'immobi- 


140  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

lité  du  sol  et  de  la  mer,  ils  retrouvaient  le  même 
principe  d'énergie  plastique,  et  la  Terre  suffisait 
à  la  fabrication  de  ses  propres  idoles.  Et,  admet- 
tant que  le  tout  est  formé  de  parties  homogènes, 
si,  pour  la  mieux  poursuivre,  ils  reportaient 
sur  eux-mêmes  leur  analyse,  ils  découvraient 
que  la  chose  fugace  en  eux,  improuvable,  injus- 
tifiable, était  le  fait  de  leur  présence  sur  la  place, 
et  l'élément  affranchi  de  l'espace  et  de  la  durée, 
la  conception  même  qu'ils  avaient  de  ce  carac- 
tère contingent. 

Et  si  la  fraude  diabolique  ne  les  eût  à  ce 
moment  égarés,  ils  eussent  reconnu,  dans  ce 
rapport  d'un  principe  d'existence  indépendant 
selon  sa  notion  propre  de  tout  et  de  son  expres- 
sion précaire,  une  pratique  analogue  à  celle  de 
la  parole,  qui  implique,  restitution  intelligible 
du  souffle,  l'aveu.  Puisque  chaque  créature  née 
de  l'impression  de  l'unité  divine  sur  la  matière 
indéterminée  est  l'aveu  même  qu'elle  fait  à  son 
créateur,  et  l'expression  du  Néant  d'où  il  l'a 
tirée.  Tel  est  le  rythme  respiratoire  et  vital  de 
ce  monde,  dont  l'homme  doué  de  conscience  et 
de  parole  a  été  institué  le  prêtre  pour  en  faire 
la  dédicace  et  l'offrande,  et  de  son  néant  propre 
uni  à  la  grâce  essentielle,  par  le  don  filial  de 
soi-même,  par  une  préférence  amoureuse  et 
conjugale. 

Mais  ces  yeux  aveuglés  se  refusèrent  à  recon- 


1895—1900  141 

naître  l'être  inconditionnel,  et  à  celui  qu'on 
nomme  le  Bouddha  il  fut  donné  de  parfaire  le 
blasphème  païen.  Pour  reprendre  cette  même 
comparaison  de  la  parole,  du  moment  qu'il 
ignorait  l'objet  du  discours,  l'ordre  et  la  suite 
lui  en  échappèrent  ensemble,  et  il  n'y  trouva  que 
la  loquacité  du  délire.  Mais  l'homme  porte  en 
lui  l'horreur  de  ce  qui  n'est  pas  l'Absolu,  et 
pour  rompre  le  cercle  affreux  de  la  Vanité,  tu 
n'hésitas  point,  Bouddha,  à  embrasser  le  Néant. 
Car,  comme  au  lieu  d'expliquer  toute  chose  par 
6a  fin  extérieure  il  en  cherchait  en  elle-même  le 
principe  intrinsèque,  il  ne  trouva  que  le  Néant, 
et  sa  doctrine  enseigna  la  communion  mons- 
trueuse. La  méthode  est  que  le  Sage,  ayant  fait 
évanouir  successivement  de  son  esprit  l'idée  de 
la  forme,  et  de  l'espace  pur,  et  l'idée  même  de 
l'idée,  arrive  enfin  au  Néant,  et,  ensuite,  entre 
dans  le  Nirvana.  Et  les  gens  se  sont  étonnés  de 
ce  mot.  Pour  moi  j'y  trouve  à  l'idée  de  Néant 
ajoutée  celle  de  jouissance.  Et  c'est  là  le  mystère 
dernier  et  Satanique,  le  silence  de  la  créature 
retranchée  dans  son  refus  intégral,  la  quiétude 
incestueuse  de  l'âme  assise  sur  sa  différence 
essentielle. 


LE    SÉDENTAIRE 


J'habite  le  plus  haut  étage  et  le  coin  de  la 
demeure  spacieuse  et  carrée.  J'ai  encastré  mon 
lit  dans  l'ouverture  de  la  fenêtre,  et,  quand  le 
soir  vient,  tel  que  l'épouse  d'un  dieu  qui  monte 
avec  taciturnité  sur  la  couche,  tout  de  mon  long 
et  nu,  je  m'étends,  le  visage  contre  la  nuit.  A 
quelque  moment  soulevant  une  paupière  alour- 
die par  la  ressemblance  de  la  mort,  j'ai  mé- 
langé mon  regard  à  une  certaine  couleur  de 
rose.  Mais  à  cette  heure,  avec  un  gémissement 
émergeant  de  nouveau  de  ce  sommeil  pareil  à 
celui  du  premier  homme,  je  m'éveille  dans  la 
vision  de  l'or.  Le  tissu  léger  de  la  moustiquaire 
ondule  sous  l'ineffable  haleine.  Voici  la  lu- 
mière, dépouillée  de  chaleur,  même,  et  me  tor- 
dant lentement  dans  le  froid  délectable,  si  je 
sors  mon  bras  nu,  il  m'est  loisible  de  l'avancer 
jusqu'à  l'épaule  dans  la  consistance  de  la  gloire, 
de  l'enfoncer  en  fouillant  de  la  main  dans  le 
jaillissement  de  l'éternité,  pareil  au  frissonne- 


1395—1900  143 

ment  de  la  source.  Je  vois,  avec  une  puissance 
irrésistible,  de  bas  en  haut  déboucher  l'estuaire 
de  magnificence  dans  le  ciel  tel  qu'un  bassin 
concave  et  limpide,  couleur  de  feuille  de  mûre. 
Seule  la  face  du  soleil  et  ses  feux  insuppor- 
tables me  chasseront  de  mon  lit,  seule  la  force 
mortelle  de  ses  dards.  Je  prévois  qu'il  me  fau- 
dra passer  la  journée  dans  le  jeûne  et  la  sé- 
paration. Quelle  eau  sera  assez  pure  pour  me 
désaltérer?  de  quel  fruit,  pour  en  assouvir  mon 
cœur,  détacherai-je  avec  un  couteau  d'or  la 
chair  ? 

Mais  après  que  le  soleil,  suivi  comme  un  ber- 
ger par  la  mer  et  par  le  peuple  des  hommes 
mortels  qui  se  lèvent  en  rangs  successifs,  a 
achevé  de  monter,  il  est  Midi,  et  tout  ce  qui 
occupe  une  dimension  dans  l'espace  est  enve- 
loppé par  lame  du  feu,  plus  blanche  que  la  fou- 
dre. Le  monde  est  effacé,  et  les  sceaux  de  la 
fournaise  rompus,  toutes  choses,  au  sein  de  ce 
nouveau  déluge,  se  sont  évanouies.  J'ai  fermé 
toutes  les  fenêtres.  Prisonnier  de  la  lumière,  je 
tiens  le  journal  de  ma  captivité.  Et  tantôt,  la 
main  sur  le  papier,  j'écris,  par  une  fonction  en 
rien  différente  du  ver-à-soie  qui  fait  son  fil  de  la 
feuille  qu'il  dévore;  tantôt  j'erre  par  les  cham- 
bres ténébreuses,  de  la  salle  à  manger,  par  le 
salon,  ou  un  moment  je  suspends  ma  main  sur 
le  couvercle  de  l'orgue,  à  cette  pièce  nue,  au 


144  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

centre  de  qui  redoutablement  se  tient  seule  la 
table  du  travail.  Et  intérieur  à  ces  lignes  blan- 
ches qui  marquent  les  fissures  de  ma  prison 
hermétique,  je  mûris  la  pensée  de  l'holocauste; 
ah!  s'il  est  enviable  de  se  dissoudre  dans  l'é- 
treinte flamboyante,  enlevé  dans  le  tourbillon 
du  souffle  véhément,  combien  plus  beau  le  sup- 
plice d'un  esprit  dévoré  par  la  lumière! 

Et  quand  l'après-midi  s'imprègne  de  cette 
brûlante  douceur  par  qui  le  soir  est  précédé, 
semblable  au  sentiment  de  l'amour  paternel, 
ayant  purifié  mon  corps  et  mon  esprit  je  re- 
monte à  la  chambre  la  plus  haute.  Et,  me  sai- 
sissant d'un  livre  inépuisable,  j'y  poursuis  l'é- 
tude de  l'Être,  la  distinction  de  la  personne  et 
de  la  substance,  des  qualités  et  des  prédica- 
ments.  Entre  les  deux  rangées  de  maisons,  la  vi- 
sion d'un  fleuve  termine  ma  rue;  l'énorme  cou- 
lée d'argent  fume,  et  les  grands  navires  aux 
voiles  blanches  avec  une  grâce  molle  et  superbe 
traversent  la  splendide  coupure.  Et  je  vois  de- 
vant moi  ce  «  Fleuve  »  même  «  de  la  Vie  »,  dont 
jadis,  enfant,  j'empruntais  l'image  aux  discours 
de  la  Morale.  Mais  je  ne  nourris  plus  la  pensée 
aujourd'hui,  nageur  opiniâtre,  d'atterrir  parmi 
les  roseaux,  le  ventre  dans  la  vase  de  l'autre 
rive:  sous  la  salutation  des  palmes,  dans  le 
silence  interrompu  par  le  cri  du  perroquet,  que 
la  cascade  grêle  derrière  le  feuillage  charnu  du 


1895-1900  145 

magnolia  claquant  sur  le  gravier  m'invite,  que 
le  rameau  fabuleux  descende  sous  le  poids  des 
myrobolants  et  des  pommes-grenades,  je  ne 
considérerai  plus,  arrachant  mon  regard  à  la 
science  angélique,  quel  jardin  est  offert  à  mon 
goûter  et  à  ma  récréation. 


10 


LA   TERRE    VUE    DE    LA    MER 


Arrivant  de  l'horizon,  notre  navire  est  con- 
fronté par  le  quai  du  Monde,  et  la  planète  émer- 
gée déploie  devant  nous  son  immense  architec- 
ture. Au  matin  décoré  d'une  grosse  étoile,  mon- 
tant à  la  passerelle,  à  mes  yeux  l'apparition 
toute  bleue  de  la  Terre.  Pour  défendre  le  Soleil 
contre  la  poursuite  de  l'Océan  ébranlé,  le  Con- 
tinent établit  le  profond  ouvrage  de  ses  forti- 
fications; les  brèches  s'ouvrent  sur  l'heureuse 
campagne.  Et  longtemps,  dans  le  plein  jour, 
nous  longeons  la  frontière  de  l'autre  monde. 
Animé  par  le  souffle  alizé,  notre  navire  file  et 
bondit  sur  l'abîme  élastique  où  il  appuie  de 
toute  sa  lourdeur.  Je  suis  pris  à  l'Azur,  j'y 
suis  collé  comme  un  tonneau.  Captif  de  l'infini, 
pendu  à  l'intersection  du  Ciel,  je  vois  au-dessous 
de  moi  toute  la  Terre  sombre  se  développer 
comme  une  carte,  le  Monde  énorme  et  humble. 
La  séparation  est  irrémédiable;  toutes  choses 
me  sont  lointaines,  et  seule  la  vision  m'y  rat- 


1895—1900  147 

tache.  Il  ne  me  sera  point  accordé  de  fixer  mon 
pied  sur  le  sol  inébranlable,  de  construire  de 
mes  mains  une  demeure  de  pierre  et  de  bois, 
de  manger  en  paix  les  aliments  cuits  sur  le 
foyer  domestique.  Bientôt  nous  retournerons 
notre  proue  vers  cela  qu'aucune  rive  ne  barre, 
et  sous  le  formidable  appareil  de  la  voilure, 
notre  avancement  au  milieu  de  l'éternité  mons- 
trueuse n'est  plus  marqué  que  par  nos  feux 
de  position. 


10* 


SALUTATION 


Et  je  salue  de  nouveau  cette  terre  pareille  à 
celles  de  Gessen  et  de  Chanaan.  Cette  nuit, 
notre  navire  à  l'entrée  du  fleuve  ballotté  dans 
le  clair-de-lune  couleur  de  froment,  quel  signe 
bien  bas  au-delà  de  la  mer  m'a  fait  le  feu  des 
«  Chiens  »,  veilleur  d'or  au  pied  du  pan  d'astres, 
splendeur  lampante  à  l'horizon  du  Globe.  Mais, 
des  eaux  faciles  nous  ayant  introduits  au  sein 
de  la  région,  je  débarque,  et  sur  ma  route  je 
vois  au-dessous  de  moi  se  répéter  au  cœur  des 
champs  l'image  du  rond  soleil,  rubiconde  dans 
le  riz  vert. 

Il  ne  fait  ni  froid,  ni  trop  chaud:  toute  la  na- 
ture a  la  chaleur  de  mon  corps.  Que  le  faible 
cri  des  cigales  sous  l'herbe  me  touche!  à  cette 
fin  de  la  saison,  dans  l'instant  testamentaire, 
l'union  du  ciel  et  de  la  terre,  amoureuse  aujour- 
d'hui moins  qu'elle  n'est  sacramentelle,  con- 
somme la  solennité  matrimoniale.  0  sort  bien 
durl  n'est-il  de  repos  que  hors  de  moi?  n'est-il 


1895—1900  149 

point  de  paix  pour  le  cœur  de  l'homme?  Ah!  un 
esprit  né  pour  la  seule  jouissance  ne  pardonne 
aucun  délai.  La  possession  même  un  jour  ne 
tarira  point  mes  larmes;  nulle  joie  de  moi 
n'aura  raison  assez  pour  que  l'amertume  de  la 
réparation  s'y  perde. 

Et  je  saluerai  cette  terre,  non  point  avec  un 
jet  frivole  de  paroles  inventées,  mais  en  moi  que 
la  découverte  soudain  d'un  immense  discours 
cerne  le  pied  des  monts  comme  une  mer  d'épis 
traversée  d'un  triple  fleuve.  Je  remplis,  comme 
une  plaine  et  ses  chemins,  le  compartiment  des 
montagnes.  Tous  les  yeux  levés  vers  les  mon- 
tagnes éternelles,  je  salue  populeusement  le 
corps  vénérable  de  la  Terre.  Je  ne  vois  plus  le 
vêtement  seul,  mais  le  flanc  même  à  travers 
l'air,  rassemblement  gigantesque  des  membres. 
0  bords  autour  de  moi  de  la  coupe!  c'est  de 
vous  que  nous  recevons  les  eaux  du  ciel,  et  vous 
êtes  le  récipient  de  l'Offrande!  Ce  matin  moite, 
au  tournant  de  la  route  dépassant  le  tombeau  et 
l'arbre,  j'ai  vu  la  sombre  côte  avec  énormité, 
barrée  au  bas  par  le  trait  fulgurant  du  fleuve, 
se  dresser  toute  ruisselante  de  lait  dans  le  clair- 
de-midi. 

Et  comme  un  corps  qui,  au  travers  de  l'eau, 
descend  par  la  force  de  son  poids,  durant  les 
quatre  heures  immobiles,  je  me  suis  avancé,  au 
sein,  sentant  une  résistance  divine,   de   la  lu- 


150  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

mière.  Je  me  tiens  debout  parmi  l'air  parfaite- 
ment blanc.  Je  célèbre  avec  un  corps  sans  om- 
bre l'orgie  de  la  maturité.  Ce  n'est  plus  l'affamé 
soleil  sous  la  force  de  qui  tout  à  coup  éclate, 
fleurit  avec  violence  la  terre  suante  et  déchirée. 
Instant  lustral!  Un  souffle  continuel  vient  sur 
nous  d'entre  l'Orient  et  le  Nord.  L'opulence  de 
la  moisson,  les  arbres,  surchargés  de  leur  ré- 
colte, remuent  intarissablement  repoussés  sous 
l'haleine  puissante  et  faible.  Les  fruits  de  la 
terre  immensément  sont  agités  dans  la  clarté 
purificatoire.  Le  ciel  n'est  plus  bien  loin  au- 
dessus  de  nous;  abaissé  tout  entier,  il  nous 
immerge  et  nous  mouille.  Moi,  nouvel  Hylas, 
comme  celui  qui  considérait  au-dessus  de  lui  les 
poissons  horizontaux  suspendus  dans  l'espace 
vitreux,  je  vois  de  ce  lait,  de  cet  argent  où  je 
suis  noyé  jaillir  un  éblouissant  oiseau  blanc  à 
gorge  rose  et  de  nouveau  s'y  perdre  de  ce  côté 
dont  l'œil  ne  peut  soutenir  la  candeur. 

Et  la  journée  tout  entière  n'épuisera  point  ma 
salutation.  A  l'heure  sombre  où,  par  la  forêt 
d'orangers,  le  cortège  nuptial  armé  de  torches 
flamboyantes  conduit  la  chaise  de  l'époux,  au- 
dessus  du  cercle  farouche  des  montagnes  fu- 
mantes de  tout  mon  être  vers  le  Signe  rouge  que 
je  vois  s'élève  l'applaudissement  et  l'acclama- 
tion. Je  salue  le  seuil,  l'évidence  brutale  de 
l'Espoir,  la  récompense  de  l'homme  incompro- 


1895—1900  151 

mis;  je  lève  les  mains  vers  l'ostension  de  la 
couleur  virile  !  Triomphateur  automnal,  le  feuil- 
lage au-dessus  de  ma  tête  est  mélangé  de  petites 
oranges.  Mais  il  me  faut,  une  fois  encore,  ra- 
mener chez  les  hommes  ce  visage  dès  l'enfance 
levé,  comme  du  chanteur  qui,  les  lèvres 
ouvertes,  le  cœur  anéanti  dans  la  mesure,  l'œil 
fixé  sur  son  papier,  attend  le  moment  de 
prendre  sa  partie,  vers  la  Mort. 


LA    MAISON    SUSPENDUE 

Par  un  escalier  souterrain  je  descends  dans 
la  maison  suspendue.  De  même  que  l'hiron- 
delle entre  Tais  et  le  chevron  maçonne  l'abri  de 
sa  patience  et  que  la  mouette  colle  au  roc  son 
nid  comme  un  panier,  par  un  système  de  cram- 
pons et  de  tirants  et  de  poutres  enfoncées  dans 
la  pierre,  la  caisse  de  bois  que  j'habite  est  soli- 
dement attachée  à  la  voûte  d'un  porche  énorme 
creusé  à  même  la  montagne.  Une  trappe  ména- 
gée dans  le  plancher  de  la  pièce  inférieure  m'of- 
fre des  commodités:  par  là,  tous  les  deux  jours, 
laissant  filer  mon  corbillon  au  bout  d'une  corde, 
je  le  ramène  garni  d'un  peu  de  riz,  de  pistaches 
grillées  et  de  légumes  confits  dans  la  saumure. 
Dans  un  coin  de  la  formidable  margelle,  comme 
un  trophée  fait  du  scalp  de  la  Parque,  est  sus- 
pendue une  fontaine  dont  le  gouffre  ravit  le 
pleur  intarissable;  je  recueille,  par  le  moyen 
d'une  corde  nouée  entre  les  claires  mèches,  l'eau 
qui  m'est  nécessaire,  et  la  fumée  de  ma  cuisine 
se  mêle  au  ruissellement  de  la  cascade.  Le  tor- 
rent se  perd  parmi  les  palmiers,  et  je  vois  au- 
dessous  de  moi  les  cimes  de  ces  grands  arbres 


1895—1900  153 

d'où  l'on  retire  les  parfums  sacerdotaux.  Et 
comme  un  bris  de  cristal  suffit  à  ébranler  la 
nuit,  tout  le  clavier  de  la  terre  éveillé  par  le 
tintement  neutre  et  creux  de  la  pluie  perpétuelle 
sur  le  profond  caillou,  je  vois  dans  le  mons- 
trueux infondibule  où  je  niche  l'ouïe  même  de 
la  montagne  massive,  telle  qu'une  oreille  creu- 
sée dans  le  rocher  temporal;  et,  mon  attention 
recueillie  sur  la  jointure  de  tous  mes  os,  j'essaie 
de  ressentir  cela  sur  quoi  sans  doute,  au-dessous 
des  rumeurs  de  feuillages  et  d'oiseaux,  s'ouvre 
l'énorme  et  secret  pavillon  :  l'oscillation  des  eaux 
universelles,  le  plissement  des  couches  terra- 
quées,  le  gémissement  du  globe  volant  sous  l'ef- 
fort contrarié  de  la  gravitation.  Une  fois  par 
année,  la  lune,  se  levant  à  ma  gauche  au-dessus 
de  cet  épaulement,  coupe  à  la  hauteur  de  ma 
ceinture  l'ombre  d'un  niveau  si  exact  qu'il  m'est 
possible,  avec  beaucoup  de  délicatesse  et  de 
précaution,  d'y  faire  flotter  un  plat  de  cuivre. 
Mais  j'aime  surtout  la  dernière  marche  de  cet 
escalier  qui  descend  dans  le  vide.  Que  de  fois 
ne  m'y  suis-je  pas  réveillé  de  la  méditation, 
tout  baigné,  comme  un  rosier,  des  pleurs  de  la 
nuit,  ou  par  le  confortable  après-midi  n'y  âi-je 
point  paru,  pour  jeter  avec  bénignité  aux  singes 
au-dessous  de  moi  juchés  sur  les  branches  ex- 
trêmes des  poignées  de  letchis  secs  tels  que  des 
grelots  rouges! 


LA    SOURCE 


Le  corbeau,  comme  l'horloger  sur  sa  montre 
ajustant  sur  moi  un  seul  œil,  me  verrait,  mi- 
nime personnage  précis,  une  canne  semblable 
à  un  dard  entre  les  doigts,  m'avancer  par  l'é- 
troit sentier  en  remuant  nettement  les  jambes. 
La  campagne  entre  les  monts  qui  l'enserrent 
est  plate  comme  le  fond  d'une  poêle.  A  ma  droite 
et  à  ma  gauche,  c'est  immensément  le  travail  de 
la  moisson;  on  tond  la  terre  comme  une  brebis. 
Je  dispute  la  largeur  de  la  sente  et  de  mon  pied 
à  la  file  ininterrompue  des  travailleurs,  ceux 
qui  s'en  vont,  la  sape  à  la  ceinture,  à  leur  champ, 
ceux  qui  s'en  reviennent,  ployant  comme  des 
balances  sous  le  faix  d'une  double  corbeille  dont 
la  forme  à  la  fois  ronde  et  carrée  allie  les  sym- 
boles de  la  terre  et  du  firmament.  Je  marche 
longtemps,  l'étendue  est  close  comme  une  cham- 
bre, l'air  est  sombre,  et  de  longues  fumées  sta- 
gnantes surnagent,  telles  que  le  résidu  de  quel- 
que bûcher  barbare.  Je  quitte  la  rizière  rase  et 


1895^1900  155 

les  moissons  de  la  boue,  et  je  m'engage  peu  à 
peu  dans  la  gorge  qui  se  resserre.  Aux  champs 
de  cannes  à  sucre  succèdent  les  roseaux  vains, 
et,  les  souliers  à  la  main,  je  traverse  à  trois 
reprises  les  eaux  rapides  rassemblées  dans  le 
corps  d'une  rivière.  A  cet  endroit  où  elle  naît  du 
cœur  d'une  quintuple  vallée,  j'entreprends  de 
trouver  la  tête  d'un  des  rus  qui  l'alimentent. 
L'ascension  devient  plus  rude  à  mesure  que  le 
filet  des  cascades  s'exténue.  Je  laisse  sous  moi 
les  derniers  champs  de  patates.  Et  tout-à-coup 
je  suis  entré  dans  un  bois  pareil  à  celui  qui  sur 
le  Parnasse  sert  aux  assemblées  des  Muses!  Des 
arbres  à  thé  élèvent  autour  de  moi  leurs  sar- 
ments contournés  et,  si  haut  que  la  main  tendue 
ne  peut  y  pénétrer,  leur  feuillage  sombre  et  net. 
Retraite  charmante!  ombrage  bizarre  et  docte 
émaillé  d'une  floraison  pérennelle!  un  parfum 
délié  qui  semble,  plutôt  qu'émaner,  survivre, 
flatte  la  narine  en  récréant  l'esprit.  Et  je  décou- 
vre dans  un  creux  la  source.  Comme  le  grain 
hors  du  furieux  blutoir,  l'eau  de  dessous  la  terre 
éclate  à  saut  et  à  bouillons.  La  corruption  ab- 
sorbe; ce  qui  est  pur  seul,  l'original  et  l'immé- 
diat jaillit.  Née  de  la  rosée  du  ciel,  recueillie 
dans  quelque  profonde  matrice,  l'eau  vierge  de 
vive  force  s'ouvre  issue  comme  un  cri.  Heureux 
de  qui  une  parole  nouvelle  jaillit  avec  violence! 
que  ma  bouche  soit  pareille   à  celle   de   cette 


156  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

source  toujours  pleine,  qui  naît  là  d'une  nais- 
sance perpétuelle  toute  seule,  insoucieuse  de 
servir  aux  travaux  des  hommes  et  de  ces  bas 
lieux  où,  nappe  épandue,  mélangée  comme  une 
salive  à  la  boue,  elle  nourrira  la  vaste  moisson 
stagnante. 


LA    MARÉE    DE    MIDI 


Au  temps  qu'il  ne  peut  plus  naviguer,  le  ma- 
rin fait  son  lit  près  de  la  mer:  et  quand  elle  crie, 
comme  une  nourrice  qui  entend  le  petit  enfant 
se  plaindre,  dans  le  milieu  de  la  nuit  il  se  lèvera 
pour  voir,  n'endurant  plus  de  dormir.  Moi  de 
même,  et  comme  une  ville  par  ses  secrets  égôuts, 
mon  esprit,  par  la  vertu  vivante  de  ce  liquide 
dont  je  suis  compénétré,  communique  au  mou- 
vement des  eaux.  Durant  que  je  parle,  ou  que 
j'écris,  ou  repose,  ou  mange,  je  participe  à  la 
mer  qui  m'abandonne  ou  qui  monte.  Et  souvent 
à  midi,  citoyen  momentané  de  cette  berge  com- 
merciale, je  viens  voir  ce  que  nous  apporte  le 
flot,  la  libration  de  l'Océan,  résolue  dans  ce 
méat  fluvial  en  un  large  courant  d'eau  jaune. 
Et  j'assiste  à-  la  montée  vers  moi  de  tout  le 
peuple  de  la  Mer,  la  procession  des  navires  re- 
morqués par  la  marée  comme  sur  une  chaîne 
de  toue;  les  jonques  ventrues  tendant  au  vent 
de  guingois,  quatre  voiles   raides   comme   des 


158  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

pelles,  celles  de  Foutchéou  qui  portent  ficelé  à 
chaque  flanc  un  énorme  fagot  de  poutres,  puis, 
parmi  l'éparpillement  des  sampans  tricolores, 
les  Géants  d'Europe,  les  voiliers  américains 
pleins  de  pétrole,  et  tous  les  chameaux  de  Ma- 
dian,  les  cargos  de  Hambourg  et  de  Londres, 
les  colporteurs  de  la  côte  et  des  Iles.  Tout  est 
clair;  j'entre  dans  une  clarté  si  pure  que  ni  l'in- 
time conscience,  semble-t-il,  ni  mon  corps  n'y 
offrent  résistance.  Il  fait  délicieusement  froid; 
la  bouche  fermée,  je  respire  le  soleil,  les  narines 
posées  sur  l'air  exhilarant.  Cependant,  midi 
sonne  à  la  tour  de  la  Douane,  la  boule  du  sé- 
maphore tombe,  tous  les  bateaux  piquent 
l'heure,  le  canon  tonne,  l'Angélus  tinte  quelque 
part,  le  sifflet  des  manufactures  longtemps  se 
mêle  au  vacarme  des  sirènes.  Toute  l'humanité 
se  recueille  pour  manger.  Le  sampanier  à  l'ar- 
rière de  sa  nacelle,  soulevant  le  couvercle  de 
bois,  surveille  d'un  œil  bien  content  la  matu- 
rité de  son  fricot;  les  grands  coulis  déchargeurs 
empaquetés  d'épaisses  loques,  la  palanche  sur 
l'épaule  comme  une  pique,  assiègent  les  cui- 
sines en  plein  vent,  et  ceux  qui  sont  déjà  ser- 
vis, assis  sur  le  rebord  de  la  brouette  à  roue 
centrale,  tout  riants,  la  boule  de  riz  fumante 
entre  les  deux  mains,  en  éprouvent,  du  bout 
gourmand  de  la  langue,  la  chaleur.  Le  niveau 
régulateur  s'exhausse;  toutes  les  bondes  de  la 


1803  -1900  159 

Terre  comblées,  les  fleuves  suspendent  leur 
cours,  et  mélangeant  son  sel  à  leurs  sables,  la 
mer  à  leur  rencontre  s'en  vient  boire  tout  en- 
tière à  leurs  bouches.  C'est  l'heure  de  la  pléni- 
tude. Maintenant  les  canaux  tortueux  qui  tra- 
versent la  ville  sont  un  long  serpent  de  barques 
amalgamées  qui  s'avance  dans  les  vociférations, 
et  la  dilatation  des  eaux  irrésistibles  détache 
de  la  boue,  allège  comme  des  bouchons  les  pon- 
tons et  les  corps-morts. 


LE    RTSQUE    DE    LA    MER 

Comme  on  ne  peut  manger,  je  remonte  à  la 
dunette,  un  morceau  de  pain  dans  la  poche,  et 
je  joins,  titubant,  assourdi,  souffleté,  de  violen- 
tes ténèbres  et  le  bruit  sans  lieu  de  la  con- 
fusion. Séparant  mes  lèvres  dans  la  nullité,  j'y 
conduis  une  bouchée  aveugle,  mais  bientôt,  par- 
tant de  la  lueur  de  l'habitacle,  mes  yeux  peu 
à  peu  habitués  reconnaissent  la  forme  du  na- 
vire, et  au-delà,  jusqu'aux  limites  de  l'horizon 
rétréci,  l'Élément  en  proie  au  Souffle.  Je  vois 
dans  le  cirque  noir  errer  les  pâles  cavaleries  de 
l'écume.  Il  n'y  a  point  autour  de  moi  de  soli- 
dité, je  suis  situé  dans  le  chaos,  je  suis  perdu 
dans  l'intérieur  de  la  Mort.  Mon  cœur  est  serré 
par  le  chagrin  de  la  dernière  heure.  Ce  n'est 
point  une  menace  vers  moi  brandie;  mais  simple- 
ment je  suis  intrus  dans  l'inhabitable;  j'ai  perdu 
ma  proportion,  je  voyage  au  travers  de  l'In- 
différent. Je  suis  à  la  merci  des  élations  de  la 
profondeur  et  du  Vent,  la  force  du  Vide;  avec 


1895—1900  161 

le  bouleversement  qui  m'entoure  aucun  pacte, 
et  la  poignée  d  aines  humaines  que  contient  cet 
étroit  vaisseau,  comme  un  panier  de  son  se 
dissiperait  dans  la  matière  liquide.  Sur  le  sein 
de  l'Abîme,  qui,  prêt  à  m'engloutir,  me  circon- 
vient avec  la  complicité  de  ce  poids  que  je  con- 
stitue, je  suis  maintenu  par  une  fragile  équation. 
Mais  je  descends,  pressé  d'échapper  à  la  vision 
de  tristesse,  dans  ma  cabine,  et  me  couche.  Cap 
au  vent,  le  bateau  se  lève  à  la  lame,  et  parfois 
l'énorme  machine,  avec  ses  cuirasses  et  ses 
chaudières,  et  son  artillerie,  et  ses  soutes  gor- 
gées de  charbon  et  de  projectiles,  se  rassied  tout 
entière  sur  la  vague  comme  l'écuyère  qui,  prête 
à  bondir,  se  ramasse  sur  les  jarrets.  Puis  vient 
un  petit  calme,  et  j'entends  bien  loin  au-dessous 
de  mon  oreille  l'hélice  continuer  son  bruit  faible 
et  domestique. 

Mais  le  jour  qui  suit,  avant  qu'il  ne  finisse, 
voit  entrer  notre  navire  à  ce  port  retiré  que  la 
montagne  enclôt  comme  un  réservoir.  Voici,  de 
nouveau,  la  Vie!  Touché  d'une  joie  rustique, 
je  me  reprends  au  spectacle  interrompu  de  cette 
exploitation  fervente  et  drue  qu'elle  est,  naïve- 
ment originale  du  fonds  commun,  cette  opéra- 
tion assidue,  multiple,  entremêlée,  par  laquelle 
toutes  choses  existent  ensemble.  Dans  le  mo- 
ment que  nous  affourchons  nos  ancres,  le  Soleil 

il 


162  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

par  les  échancrures  de  la  montagne  qui  l'occulte 
dirige  sur  la  terre  quatre  jets  d'un  feu  si  dense 
qu'ils  semblent  une  émission  de  sa  substance 
même.  Avant  qu'il  ne  les  relève  verticalement 
vers  le  ciel  illimité,  le  Roi,  debout  sur  la  crête 
ultime,  l'Œil  de  nos  yeux,  dans  le  miséricor- 
dieux éploiement  de  la  Vision  visible,  à  l'heure 
suprême  avec  majesté  fait  ostension  de  la  dis- 
tance et  de  la  source.  J'ai  pour  bienvenue  cet 
adieu  plus  riche  qu'une  promesse  !  La  montagne 
a  revêtu  sa  robe  d'hyacinte,  le  violet,  hymen  de 
l'or  et  de  la  nuit.  Je  suis  saisi  d'une  allégresse 
basse  et  forte.  J'élève  vers  Dieu  le  remerciement 
de  n'être  point  mort,  et  mes  entrailles  se  dila- 
tent dans  la  constatation  de  mon  sursis. 

Je  ne  boirai  point,  cette  fois  encore,  l'Eau 
amère. 


PROPOSITION    SUR   LA   LUMIÈRE 

Je  ne  puis  penser,  tout,  au  fond  de  moi,  re- 
pousse la  croyance  que  les  couleurs  constituent 
l'élément  premier  et  que  la  lumière  ne  soit  que 
la  synthèse  de  leur  septénaire.  Je  ne  vois  point 
que  la  lumière  soit  blanche,  et,  pas  plus  qu'au- 
cune couleur  n'en  intéresse  la  vertu  propre,  leur 
accord  ne  la  détermine.  Point  de  couleur  sans 
un  support  extrinsèque:  d'où  l'on  connaîtra 
qu'elle  est,  elle-même,  extérieure,  le  témoignage 
divers  que  la  matière  rend  à  la  source  simple 
d'une  splendeur  indivisible.  Ne  prétendez  pas 
décomposer  la  lumière:  quand  c'est  elle  qui 
décompose  l'obscurité,  produisant,  selon  l'inten- 
sité de  son  travail,  sept  notes.  Un  vase  plein 
d'eau  ou  le  prisme,  par  l'interposition  d'un  mi- 
lieu transparent  et  dense  et  le  jeu  contrarié  des 
facettes,  nous  permettent  de  prendre  sur  le  fait 
cette  action:  le  rayon  libre  et  direct  demeure 
invarié;  la  couleur  apparaît  dès  qu'il  y  a  une 
répercussion  captive,  dès  que  la  matière  assume 

il* 


164  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

une  fonction  propre;  le  prisme,  dans  l'écarte- 
ment  calculé  de  ses  trois  angles  et  le  concert  de 
son  triple  miroir  diédrique,  enclôt  tout  le  jeu 
possible  de  la  réflexion  et  restitue  à  la  lumière 
son  équivalent  coloré.  Je  compare  la  lumière  à 
une  pièce  qu'on  tisse,  dont  le  rayon  constitue 
la  chaîne,  et  l'onde  (impliquant  toujours  une 
répercussion),  la  trame;  la  couleur  n'intéresse 
que  celle-ci. 

Si  j'examine  l'arc-en-ciel  ou  le  spectre  projeté 
sur  une  muraille,  je  vois  une  gradation,  aussi 
bien  que  dans  la  nature  des  teintes,  dans  leur 
intensité  relative.  Le  jaune  occupe  le  centre  de 
l'iris  et  le  pénètre  jusqu'à  ces  frontières  latérales 
qui,  seules,  l'excluent  au  fur  qu'elles  s'obscur- 
cissent. Nous  pouvons  appréhender  en  lui  le 
voile  le  plus  immédiat  de  la  lumière,  tandis  que 
le  rouge  et  le  bleu  en  font,  réciproques,  l'image, 
la  métaphore  aux  deux  termes  équilibrés.  Il  joue 
le  rôle  de  médiateur;  il  prépare  en  s'associant 
aux  bandes  voisines  les  tons  mixtes  et  par  ceux- 
ci  provoque  les  complémentaires;  en  lui  et  par 
lui,  l'extrême  rouge,  combiné  avec  le  vert,  de 
même  que  le  bleu  combiné  avec  l'inverse  orange, 
disparaissent  dans  l'unité  du  blanc. 

La  couleur  est  donc  un  phénomène  particulier 
de  réflexion,  où  le  corps  réfléchissant,  pénétré 
par  la  lumière,  se  l'approprie  et  la  restitue  en 
l'altérant,  le  résultat  de  l'analyse  et  de  l'examen 


1895—1900  165 

de  tout  par  le  rayon  irrécusable.  Et  l'intensité 
des  tons  varie,  suivant  une  gamme  dont  le  jaune 
forme  la  tonique,  selon  la  mesure  plus  ou  moins 
complète  où  la  matière  répond  aux  sollicitations 
de  la  lumière.  Qui  ne  serait  choqué  de  cette 
affirmation  de  la  théorie  classique  que  la  teinte 
d'un  objet  résulte  de  son  absorption  en  lui  de 
tous  les  rayons  colorés  à  l'exception  de  celui 
dont  il  fait  paraître  la  livrée?  Je  veux  penser, 
au  contraire,  que  cela  qui  constitue  l'individua- 
lité visible  de  chaque  chose  en  est  une  qualité 
originale  et  authentique,  et  que  la  couleur  de 
la  rose  n'en  est  pas  moins  la  propriété  que  son 
parfum. 

—  Ce  que  l'on  a  mesuré  n'est  point  la  vitesse 
de  la  lumière,  mais  la  résistance  seulement  que 
le  milieu  lui  oppose,  en  la  transformant. 

—  Et  la  visibilité  même  n'est  qu'une  des  pro- 
priétés de  la  lumière:  diverses  suivant  les  sujets 
différents. 


HEURES    DANS    LE  JARDIN 


Il  est  des  gens  dont  les  yeux  tout  seuls  sont 
sensibles  à  la  lumière;  et  même  qu'est,  pour  la 
plupart,  le  soleil,  qu'une  lanterne  gratuite  à  la 
clarté  de  quoi  commodément  chacun  exécute  les 
œuvres  de  son  état,  l'écrivain  conduisant  sa 
plume  et  l'agriculteur  son  bœuf.  Mais  moi, 
j'absorbe  la  lumière  par  les  yeux  et  par  les  oreil- 
les, par  la  bouche  et  par  le  nez,  et  par  tous  les 
pores  de  la  peau.  Comme  un  poisson,  j'y  trempe 
et  je  l'ingurgite.  De  même  que  les  feux  du  matin 
et  de  l'après-midi  mûrissent,  dit-on,  comme  des 
grappes  de  raisin  encore,  le  vin  dans  sa  bouteille 
qu'on  leur  expose,  le  soleil  pénètre  mon  sang  et 
désopile  ma  cervelle.  Jouissons  de  cette  heure 
tranquille  et  cuisante.  Je  suis  comme  l'algue 
dans  le  courant  que  son  pied  seul  amarre,  sa 
densité  égalant  l'eau,  et  comme  ce  palmier  d'Aus- 
tralie, touffe  là-haut  sur  un  long  mât  juchée  de 
grandes  ailes  battantes,  qui,  toute  traversée  de 
l'or  du  soir,  ploie,  roule,  rebondit  dessus  de  l'en- 


1895—1900  167 

vergure  et  du  balan  de  ses  vastes  frondes  élas- 
tiques.. 

—  D'une  dent,  sans  doute,  égarée,  d'entre  cel- 
les dont  Cadmus  ensemença  le  labour  Thébain, 
naquit  le  formidable  aloès.  Le  soleil  tira  d'un 
sol  féroce  ce  hoplite.  C'est  un  cœur  de  glaives,  un 
épanouissement  de  courroies  glauques.  Senti- 
nelle de  la  solitude,  couleur  de  mer  et  d'armure, 
il  croise  de  toutes  parts  l'artichaut  de  ses  scies 
énormes.  Et  longtemps  ainsi  il  montera  rang  sur 
rang  sa  herse,  jusqu'à  ce  qu'ayant  fleuri  il  meure, 
jusqu'à  ce  que  de  son  cœur  jaillisse  le  membre 
floral  comme  un  poteau,  et  comme  un  candéla- 
bre, et  comme  l'étendard  enraciné  aux  entrailles 
du  dernier  carré! 

—  On  a  fermé  par  mon  ordre  la  porte  avec 
la  barre  et  le  verrou.  Le  portier  dort  dans  sa 
niche,  la  tête  avalée  sur  la  poitrine;  tous  les  ser- 
viteurs dorment.  Une  vitre  seule  me  sépare  du 
jardin,  et  le  silence  est  si  fin  que  tout  jusqu'aux 
parois  de  l'enceinte,  les  souris  entre  deux  plan- 
chers, les  poux  sous  le  ventre  des  pigeons,  la 
bulle  de  pissenlit  dans  ses  racines  fragiles,  doi- 
vent ressentir  le  bruit  central  de  la  porte  que 
j'ouvre.  La  sphère  céleste  m'apparaît  avec  le 
soleil  à  la  place  que  j'imaginais,  dans  la  splen- 
deur de  l'après-midi.  Un  milan  très  haut  plane 
en  larges  cercles  dans  l'azur;  du  sommet  du  pin 


168  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

choit  une  fiente.  Je  suis  bien  où  je  suis.  Mes 
démarches  dans  ce  lieu  clos  sont  empreintes  de 
précaution  et  d'une  vigilance  taciturne  et  coite, 
tel  que  le  pêcheur  qui  craint  d'effaroucher  l'eau 
et  le  poisson,  s'il  pense.  Rien  ici  d'une  campagne 
ouverte  et  libre  qui  distrait  l'esprit  en  emme- 
nant le  corps  ailleurs.  Les  arbres  et  les  fleurs 
conspirent  à  ma  captivité,  et  le  repli  cochléaire 
de  l'allée  toujours  me  ramène  vers  je  ne  sais  quel 
point  focal  qu'indique,  tel  qu'au  jeu  de  l'Oie, 
retiré  au  plus  secret,  le  Puits;  ménagé  à  travers 
toute  l'épaisseur  de  la  colline,  par  le  moyen  de 
la  corde  qui  fait  l'axe  du  long  goulot,  j'agite  le 
iseau  invisible.  Tel  qu'un  fruit  comme  un  poète 
en  train  de  composer  son  sucre,  je  contouche 
dans  l'immobilité  cela  au-dedans  de  quoi  la  vie 
nous  est  mesurée  par  la  circulation  du  soleil,  par 
le  pouls  de  nos  quatre  membres  et  par  la  crois- 
sance de  nos  cheveux.  En  vain  la  tourterelle  au 
loin  fait-elle  entendre  son  appel  pur  et  triste. 
Je  ne  bougerai  point  pour  ce  jour.  En  vain  du 
fleuve  grossi  m'arrive  la  rumeur  grave. 

—  A  minuit,  revenant  de  ce  bal,  où  pendant 
plusieurs  heures  je  considérai  des  corps  hu- 
mains, les  uns  revêtus  de  fourreaux  noirs,  les 
autres  de  bizarres  drapeaux,  qui  tournaient  par 
couples  (chaque  figure  exprimant  une  satisfac- 
tion incompréhensible),  aux  modulations  gym- 


1895—1900  169 

nastiques  d'un  piano,  au  moment  que  les  por- 
teurs, m'ayant  monté  jusqu'au  haut  du  perron, 
relèvent  le  rideau  de  ma  chaise,  j'aperçois  dans 
le  feu  de  ma  lanterne,  sous  la  pluie  torrentielle, 
le  magnolia  tout  pavoisé  de  ses  gros  lampions 
d'ivoire.  0  fraîche  apparition!  ô  confirmation 
dans  la  nuit  du  trésor  indéfectible! 

—  Le  thème  de  la  Terre  est  exprimé  par  les 
détonations  de  ce  distant  tambour,  ainsi  que 
dans  le  cellier  caverneux  on  entend  le  tonnelier 
percuter  à  coups  espacés  les  foudres.  La  magni- 
ficence du  monde  est  telle  qu'on  s'attend  à  tout 
moment  à  avoir  le  silence  fracassé  par  l'explo- 
sion effroyable  d'un  cri,  le  taraba  de  la  trom- 
pette, l'exultation  délirante,  l'enivrante  explica- 
tion du  cuivre  !  La  nouvelle  se  propage  que  les 
fleuves  ont  renversé  leurs  cours,  et,  chargeant 
la  veine  dilatée  de  l'infiltration  qui  gagne,  toute 
la  batellerie  de  la  mer  descend  dans  le  continent 
intérieur  pour  y  négocier  les  produits  de  l'hori- 
zon. Le  travail  des  champs  bénéficie  de  la  vicis- 
situde; les  noriahs  fonctionnent  et  confabulent, 
et  jusqu'à  ce  que  la  moisson  inondée  mire  mêlé 
à  sa  sombre  prairie  (une  touffe  quelque  part 
passée  dans  l'anneau  de  la  lune),  le  soir  couleur 
de  goyave,  toute  l'étendue  est  remplie  de  la 
rumeur  hydraulique.  (Autre  part,  à  l'heure  la 
plus  éclatante,  quatre  amours  liés  à  une  canne  à 


170  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

sucre,  trépignant  sur  les  rouettes  d'or,  font 
monter  dans  le  champ  trop  vert  un  lait  bleu  et 
blanc  pareil  à  de  l'eau  de  mer.)  Et  à  l'instant 
dans  l'azur  se  fait  place  cette  jeune  face  bachi- 
que toute  enflammée  de  colère  et  d'une  gaieté 
surhumaines,  l'œil  étincelant  et  cynique,  la  lèvre 
tordue  par  le  quolibet  et  l'invective!  Mais  le 
coup  sourd  du  hachoir  dans  la  viande  m'indique 
assez  où  je  suis,  et  ces  deux  bras  de  femme  qui, 
rouges  jusqu'aux  coudes  d'un  sang  pareil  à  du 
jus  de  tabac,  extraient  des  paquets  d'entrailles 
du  fond  de  cette  grande  carcasse  nacrée.  Un 
bassin  de  fer  que  l'on  retourne  fulgure.  Dans  la 
lumière  rose  et  dorée  de  l'automne,  je  vois 
toute  la  berge  de  ce  canal  dérobé  à  ma  vue  gar- 
nie de  poulies  qui  retirent  des  cubes  de  glace, 
des  pannerées  de  cochons,  de  pesants  bouquets 
de  bananes,  de  ruisselants  poudingues  d'huîtres, 
et  les  cylindres  de  ces  poissons  comestibles, 
aussi  grands  que  des  requins  et  luisants  comme 
des  porcelaines.  J'ai  la  force  encore  de  noter 
cette  balance  alors  qu'un  pied  posé  sur  le  pla- 
teau, un  poing  cramponné  à  la  chaîne  de  bronze 
vont  basculer  le  tas  monstrueux  des  pastèques 
et  des  potirons  et  des  bottes  de  cannes  à  sucre 
ficelées  de  lianes  d'où  jaillissent  des  fusées  de 
fleurs  couleur  de  bouche.  Et  relevant  soudain  le 
menton,  je  me  retrouve  assis  sur  une  marche  du 
perron,  la  main  dans  la  fourrure  de  mon  chat. 


SUR    LA    CERVELLE 

La  cervelle  est  un  organe.  L'étudiant  acquiert 
un  principe  solide  s'il  étreint  fortement  cette 
pensée  que  l'appareil  nerveux  est  homogène 
dans  son  foyer  et  dans  ses  ramifications,  et  que 
la  fonction  en  est  telle,  simplement,  que  la  dé- 
termine son  efficacité  mécanique.  Rien  ne  justi- 
fie l'excès  qu'on  impute  à  la  matière  blanche  ou 
grise,  accessoirement  au  rôle  sensitif  et  moteur, 
de  «  sécréter  »  ainsi  que  bruit  une  apparence 
de  paroles,  l'intelligence  et  la  volonté,  comme 
le  foie  fait  de  la  bile.  La  cervelle  est  un  organe, 
au  même  titre  que  l'estomac  et  le  cœur;  et,  de 
même  que  les  appareils  digestif  ou  circulatoire 
ont  leurs  fonctions  précises,  le  système  nerveux 
a  la  sienne,  qui  est  la  production  de  la  sensation 
et  du  mouvement. 

J'ai  employé  le  mot  «  production  »  à  dessein. 
Il  serait  inexact  de  voir  dans  les  nerfs  de  simples 
fils,  agents  par  eux-mêmes  inertes  d'une  double 


172  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

transmission,  afférente,  comme  ils  disent,  ici,  là 
eff  évente  ;  prêts  indifféremment  à  télégraphier 
un  bruit,  un  choc,  ou  l'ordre  de  l'esprit  inté- 
rieur. L'appareil  assure  l'épanouissement,  l'ex- 
pansion à  tout  le  corps  de  l'onde  cérébrale,  cons- 
tante comme  le  pouls.  La  sensation  n'est  point 
un  phénomène  passif;  c'est  un  état  spécial  d'ac- 
tivité. Je  le  compare  à  une  corde  en  vibration 
sur  laquelle  la  note  est  formée  par  la  juste  posi- 
tion du  doigt.  Par  la  sensation,  je  constate  le 
fait,  et  je  contrôle,  par  le  mouvement,  l'acte. 
Mais  la  vibration  est  constante. 

Et  cette  vue  nous  permet  d'avancer  plus  loin 
notre  investigation.  Toute  vibration  implique 
un  foyer,  comme  tout  cercle  un  centre.  La 
source  de  la  vibration  nerveuse  réside  dans  la 
cervelle,  qui  remplit,  séparée  de  tous  les  autres 
organes,  la  cavité  entière  du  crâne  hermétique. 
La  règle  d'analogie  indiquée  à  la  première  ligne 
défend  d'y  voir  autre  chose  que  l'agent  de  récep- 
tion, de  transformation  et  comme  de  digestion 
de  la  commotion  initiale.  On  peut  imaginer  que 
ce  rôle  est  spécialement  dévolu  à  la  matière  péri- 
phérique, que  le  substrat  blanc  forme  comme  un 
agent  d'amplification  et  de  composition,  et  en- 
fin que  les  organes  compliqués  de  la  base  sont 
autant  d'ateliers  de  mise  en  œuvre,  le  tableau 
de  distribution,  les  claviers  et  les  compteurs,  les 
appareils  de  commutation  et  de  réglage. 


1895—1900  173 

Nous  devons  maintenant  considérer  la  vibra- 
tion elle-même.  J'entends  par  là  ce  mouvement 
double  et  un  par  lequel  un  corps  part  d'un  point 
pour  y  revenir.  Et  c'est  là  l'« élément»  même, 
le  symbole  radical  qui  constitue  essentiellement 
toute  vie.  La  vibration  de  notre  cervelle  est  le 
bouillonnement  de  la  source  de  la  vie,  l'émotion 
de  la  matière  au  contact  de  l'unité  divine  dont 
l'emprise  constitue  notre  personnalité  typifique. 
Tel  est  l'ombilic  de  notre  dépendance.  Les  nerfs, 
et  la  touche  qu'ils  nous  donnent  sur  le  monde 
extérieur,  ne  sont  que  l'instrument  de  notre 
connaissance,  et  c'est  en  ce  sens  seulement 
qu'ils  en  sont  la  condition.  Comme  on  fait  l'ap- 
prentissage d'un  outil,  c'est  ainsi  que  nous 
faisons  l'éducation  de  nos  sens.  Nous  apprenons 
le  monde  au  contact  de  notre  identité  intime. 

La  cervelle,  donc,  n'est  rien  d'autre  qu'un 
organe:  celui  de  la  connaissance  animale,  sen- 
sible seulement  chez  les  bêtes,  intelligible  chez 
l'homme.  Mais  si  elle  n'est  qu'un  organe  parti- 
culier, elle  ne  saurait  être  le  support  de  l'intel- 
ligence, ou  de  l'âme.  On  ne  saurait  faire  à  au- 
cune partie  de  notre  corps,  image  vivante  et 
active  de  tout  Dieu,  ce  détriment.  L'âme  hu- 
maine est  cela  par  quoi  le  corps  humain  est  ce 
qu'il  est,  son  acte,  sa  semence  continuellement 
opérante,  et,  selon  que  prononce  l'École,  sa 
forme. 


LA    TERRE    QUITTÉE 

C'est  la  mer  qui  est  venue  nous  rechercher. 
Elle  tire  sur  notre  amarre,  elle  décolle  de  l'ap- 
pontement  le  flanc  de  notre  bateau.  Lui,  dans  un 
grand  tressaillement,  agrandit  peu  à  peu  l'inter- 
valle qui  le  sépare  du  quai  encombré  et  de  l'es- 
cale humaine.  Et  nous  suivons  dans  son  lacet 
paresseux  le  fleuve  tranquille  et  gras.  C'est  ici 
l'une  de  ces  bouches  par  où  la  terre  dégorge,  et, 
crevant  dans  une  poussée  de  pâte,  vient  rumi- 
ner la  mer  mélangée  à  son  herbage.  De  ce  sol 
que  nous  habitâmes,  il  ne  reste  plus  que  la  cou- 
leur, l'âme  verte  prête  à  se  liquifier.  Et  déjà 
devant  nous,  là-bas  un  feu  dans  l'air  limpide 
indique  la  ligne  et  le  désert. 

Cependant  que  l'on  mange,  je  ressens  que 
l'on  s'est  arrêté,  et  dans  tout  le  corps  du  bateau 
et  le  mien  la  respiration  de  l'eau  libre.  On  dé- 
barque le  pilote.  Sous  le  feu  de  la  lampe  élec- 


1895—1900  175 

trique,  de  son  canot  qui  danse,  il  salue  de  la 
main  notre  navire  affranchi;  on  largue  l'é- 
chelle, nous  partons.  Nous  partons  dans  le  clair- 
de-lune  ! 

Et  je  vois  au-dessus  de  moi  la  ligne  courbe 
de  l'horizon,  telle  que  la  frontière  d'un  som- 
meil démesuré.  Tout  mon  cœur  désespérément, 
comme  l'opaque  sanglot  avec  lequel  on  se  ren- 
dort, fuit  le  rivage  derrière  nous  qui  s'éteint.  Ah! 
mer,  c'est  toi!  Je  rentre.  Il  n'est  pas  de  sein  si 
bon  que  l'éternité,  et  de  sécurité  comparable  à 
l'espace  incirconscrit.  Nos  nouvelles  du  monde 
désormais,  celles  que  chaque  soir  se  levant  à 
notre  gauche  nous  apporte  la  face  de  la  Lune. 
Je  suis  libéré  du  changement  et  de  la  diversité. 
Point  de  vicissitudes  que  celles  du  jour  et  de  la 
nuit,  de  proposition  que  le  Ciel  à  nos  yeux  et  de 
demeure  que  ce  sein  des  grandes  Eaux  qui  le 
réfléchissent.  Pureté  purifiante!  Voici  avec  moi 
pour  nous  absoudre  l'Absolu.  Que  m'importe 
maintenant  la  fermentation  des  peuples,  l'intri- 
gue des  mariages  et  des  guerres,  l'opération  de 
l'or  et  des  forces  économiques,  et  toute  la  con- 
fuse partie  là-bas  engagée?  Tout  se  réduit  au 
fait  et  à  la  passion  multiforme  des  hommes  et 
de  la  chose.  Or,  ici,  je  possède  dans  sa  pureté 
le  rythme  principal,  la  montrance  alternative  du 
soleil  et  son  occultation,  et  le  fait  simple,  l'ap- 
parition sur  l'horizon   des   figures   sidérales  à 


176  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

l'heure  calculée.  Et  tout  le  jour  j'étudie  la  mer 
comme  on  lit  les  yeux  d'une  femme  qui  com- 
prend, sa  réflexion  avec  l'attention  de  quelqu'un 
qui  écoute.  Au  prix  du  pur  miroir,  qu'est-ce 
pour  moi  que  la  transmutation  grossière  de  vos 
tragédies  et  de  vos  parades? 


1900-1905 


12 


LA    LAMPE    ET   LA    CLOCHE 


De  cette  attente  de  tout  l'univers  (et  de  mon 
malheur  d'être  vivant),  l'une  est  le  signe  et  l'au- 
tre l'expression,  l'une,  la  durée  même,  et  l'autre, 
tout  à  coup  sonore,  un  moment.  L'une  mesure 
le  silence,  et  l'autre  approfondit  l'obscurité; 
l'une  me  sollicite  et  l'autre  me  fascine.  0  guet! 
ô  amère  patience!  Double  vigilance,  l'une  en- 
flammée et  l'autre  computatrice  ! 

La  nuit  nous  ôte  notre  preuve,  nous  ne  savons 
plus  où  nous  sommes.  Lignes  et  teintes,  cet 
arrangement,  à  nous  personnel,  du  monde  tout 
autour  de  nous,  dont  nous  portons  avec  nous 
le  foyer  selon  l'angle  dont  notre  œil  est  à  tout 
moment  rapporteur,  n'est  plus  là  pour  avérer 
notre  position.  Nous  sommes  réduits  à  nous- 
mêmes.  Notre  vision  n'a  plus  le  visible  pour 
limite,  mais  l'invisible  pour  cachot,  homogène, 
immédiat,  indifférent,  compact.  Au  sein  de  cet 
obscurcissement,  la  lampe  est,  quelque  part, 
quelque  chose.  Elle  apparaît  toute  vivante!  Elle 

12* 


180  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

contient  son  huile;  par  la  vertu  propre  de  sa 
flamme,  elle  se  boit  elle-même.  Elle  atteste 
cela  dont  tout  l'abîme  est  l'absence.  Comme 
elle  a  pris  au  soir  antérieur,  elle  durera  jusqu'à 
ce  feu  rose  au  ciel!  jusqu'à  cette  suspension  de 
vapeurs  pareilles  à  l'écume  du  vin  nouveau! 
Elle  a  sa  provision  d'or  jusqu'à  l'aube.  Et  moi, 
que  je  ne  périsse  peint  dans  la  nuit!  que  je  dure 
jusqu'au  jour!  Que  je  ne  m'éteigne  que  dans  la 
lumière  ! 

Mais  si  la  nuit  occlut  notre  œil,  c'est  afin  que 
nous  écoutions  plus,  non  point  avec  les  oreilles 
seulement,  mais  par  les  ouïes  de  notre  âme  res- 
pirante à  la  manière  des  poissons.  Quelque  chose 
s'accumule,  mûrit  dans  le  nul  et  vaste  son 
nombre  qu'un  coup  décharge.  J'entends  la 
cloche,  pareille  à  la  nécessité  de  parler,  à  la  ré- 
solution de  notre  silence  intestin,  la  parole  in- 
térieure au  mot.  Pendant  le  jour  nous  ne  ces- 
sons pas  d'entendre  la  phrase  avec  une  activité 
acharnée  ou  par  tourbillons,  que  tissent  sur  la 
portée  continue  tous  les  êtres  reliés  par  l'obli- 
gation du  chœur.  La  nuit  l'éteint,  et  seule  la 
mesure  persiste.  (Je  vis,  je  prête  l'oreille).  De 
quel  tout  est-elle  la  division?  Quel  est  le  mouve- 
ment, qu'elle  bat?  Quel,  le  temps?  Voici  pour 
le  trahir  l'artifice  du  sablier  et  de  la  clepsydre; 
le  piège  de  l'horloge  contraint  l'heure  à  éclater. 
Moi,  je  vis.  Je  suis  reporté  sur  la  durée;  je  suis 


1900—1905  181 

réglé  à  telle  marche  et  à  tant  d'heures.  J'ai  mon 
échappement.  Je  contiens  le  pouls  créateur. 
Hors  de  moi,  le  coup  qui  soudain  résonne  atteste 
à  tout  le  travail  obscur  de  mon  cœur,  moteur 
et  ouvrier  de  ce  corps. 

De  même  que  le  navigateur  qui  côtoie  un 
continent  relève  tous  les  feux  l'un  après  l'autre, 
de  même,  au  centre  des  horizons,  l'astronome, 
debout  sur  la  Terre  en  marche  comme  un  marin 
sur  sa  passerelle,  calcule,  les  yeux  sur  le  cadran 
le  plus  complet,  l'heure  totale.  Machination  du 
signe  énorme!  L'innombrable  univers  réduit  à 
l'établissement  de  ses  proportions,  à  l'élabora- 
tion de  ses  distances!  Aucune  période  dans  le 
branle  des  astres  qui  ne  soit  combinée  à  notre 
assentiment,  ni  dessein  noué  par  le  concert  des 
mondes  auquel  nous  ne  soyons  intéressés!  Au- 
cune étoile  dénoncée  par  le  microscope  sur  la 
glace  photographique  à  laquelle  je  ne  sois 
négatif.  L'heure  sonne,  de  par  l'action  de  l'im- 
mense ciel  illuminé!  De  la  pendule  enfouie  au 
cœur  d'une  chambre  de  malade  au  grand  Ange 
flamboyant  qui  dans  le  Ciel  successivement 
gagne  tous  les  points  prescrits  à  son  vol  circu- 
laire, il  y  a  une  exacte  réponse.  Je  ne  sers  pas 
à  computer  une  autre  heure.  Je  ne  l'accuse  pas 
avec  une  moindre  décision. 


LA  DÉLIVRANCE  D'AMATERASU 


Nul  homme  mortel  ne  saurait  sans  incongruité 
honorer  par  un  culte  public  la  Lune,  comptable 
et  fabricatrice  de  nos  mois,  filandière  d'un  fil 
avarement  mesuré.  A  la  bonne  lumière  du  jour, 
nous  nous  réjouissons  de  voir  toutes  choses  en- 
semble, avec  beauté,  comme  une  ample  étoffe 
multicolore;  mais  dès  que  le  soir  vient,  ou  que 
la  nuit,  déjà,  est  venue,  je  retrouve  la  fatale 
Navette  toute  enfoncée  au  travers  de  la  trame 
du  ciel.  Que  ton  œil  seul,  amie,  doré  par  sa. 
lumière  maléfique,  l'avoue,  et  ces  cinq  ongles 
qui  brillent  au  manche  de  ton  luth! 

Mais  le  soleil  toujours  pur  et  jeune,  toujours 
semblable  à  lui-même,  très  radieux,  très  blanc, 
manque-t-il  donc  rien  chaque  jour  à  l'épanouis- 
sement de  sa  gloire,  à  la  générosité  de  sa  face? 
et  qui  la  regardera  sans  être  forcé  de  rire  aussi- 
tôt? D'un  rire  donc  aussi  libre  que  l'on  accueille 
un  beau  petit  enfant,  donnons  notre  cœur  au 


1900—1905  183 

bon  soleil!  Quoi!  dans  la  plus  mince  flaque, 
dans  la  plus  étroite  ornière  laissée  au  tournant 
de  la  route  publique,  il  trouvera  de  quoi  mirer 
son  visage  vermeil,  et  seule  l'âme  secrète  de 
l'homme  lui  demeurera-t-elle  si  close  qu'elle  lui 
refuse  sa  ressemblance  et  du  fond  de  ses  ténèbres 
un  peu  d'or? 

A  peine  la  race  rogneuse  des  Fils  de  la  Boue 
eut-elle  commencé  à  barboter  sur  le  sein  de  la 
terre  nourrissante  que,  pressés  de  la  fureur  de 
manger,  ils  oublièrent  la  Chose  splendide,  l'éter- 
nelle Epiphanie  dans  laquelle  ils  avaient  été 
admis  à  être  vivants.  Comme  le  graveur  bien 
appliqué  à  tailler  sa  planche  suivant  le  fil  du  bois 
s'occupe  peu  de  la  lampe  au-dessus  de  sa  tête 
qui  l'éclairé,  de  même  l'agriculteur,  toutes  cho- 
ses pour  lui  réduites  à  ses  deux  mains  et  au  cul 
noir  de  son  buffle,  avait  soin  seulement  de  mener 
droit  son  sillon,  oublieux  du  cœur  lumineux  de 
l'Univers.  Alors  Amaterasu  s'indigna  dans  le 
soleil.  Elle  est  l'âme  du  soleil  par  quoi  il  brille 
et  ce  qu'est  le  souffle  de  la  trompette  sonnante. 
«  La  bête  »,  dit-elle,  «  quand  elle  a  repu  son 
ventre  m'aime,  elle  jouit  avec  simplicité  de  mes 
caresses;  elle  dort  dans  la  chaleur  de  ma  face 
toute  remplie  du  choc  régulier  de  son  sang  à  la 
surface  de  son  corps,  le  battement  intérieur  de 
la  vie  rouge.  Mais  Vhomme  brutal  et  impie 
n'est  jamais  rassasié  de  manger.    La  fleur,  tout 


184  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

au  long  du  jour,  m'adore,  et  nourrit  de  la  vertu 
de  mon  visage  son  cœur  dévot.  L'homme  seul  est 
mal  recueilli  sur  sa  tige;  il  me  dérobe  ce  sacré 
miroir  en  lui  fait  pour  me  réfléchir.  Fuyons 
donc.  Cachons  cette  beauté  sans  honneur!  » 
Aussitôt  comme  une  colombe  qui  se  glisse  au 
trou  d'une  muraille,  elle  occupe,  à  l'embouchure 
du  fleuve  Yokigawa,  cette  caverne  profonde  et 
d'un  quartier  de  roc  énorme  en  bouche  hermé- 
tiquement l'ouverture. 

Tout  soudain  s'éteignit  et  d'un  seul  coup  le 
ciel  qu'il  y  a  pendant  le  jour  apparut  avec  tou- 
tes ses  étoiles.  Ce  n'était  point  la  nuit,  mais  ces 
ténèbres  mêmes  qui  avant  le  monde  étaient  là, 
les  ténèbres  positives.  La  nuit  atroce  et  crue 
touchait  la  terre  vivante.  Il  y  avait  une  grande 
absence  dans  le  Ciel:  l'Espace  était  vidé  de  son 
centre;  la  personne  du  Soleil  s'était  retirée 
comme  quelqu'un  qui  s'en  va  pour  ne  pas  vous 
voir,  comme  un  juge  qui  sort.  Alors  ces  ingrats 
connurent  la  beauté  d'Amaterasu.  Qu'ils  la 
cherchent  maintenant  dans  l'air  mort!  Un  grand 
gémissement  se  propagea  à  travers  les  Iles,  l'a- 
gonie de  la  pénitence,  l'abomination  de  la  peur. 
Comme  le  soir  les  moustiques  par  myriades 
remplissent  l'air  malfaisant,  la  terre  fut  livrée  au 
brigandage  des  démons  et  des  morts  que  l'on  re- 
connaît d'avec  les  vivants  à  ce  signe  qu'ils  n'ont 
pas  de  nombril.  Comme  un  pilote  pour  mieux 


1900—1905  185 

percer  la  distance  fait  étouffer  les  lumières  pro- 
chaines, par  la  suppression  de  la  lampe  centrale 
l'Espace  s'était  agrandi  autour  d'eux.  Et  d'un 
côté  inopiné  de  l'horizon,  ils  voyaient  une 
étrange  blancheur  outre-ciel,  telle  que  la  fron- 
tière d'un  monde  voisin,  le  reflet  d'un  soleil  pos- 
térieur. 

Alors  tous  les  dieux  et  déesses,  les  génies 
officieux  et  domestiques,  qui  assistent  l'homme 
et  sont  ses  assidus  tels  que  les  chevaux  et  les 
bœufs,  s'émurent  aux  cris  misérables  de  la  créa- 
ture qui  n'a  point  de  poils  sur  le  corps,  pareils 
au  jappement  de  petits  chiens.  Et  à  l'embou- 
chure du  fleuve  Yokigawa,  ils  s'assemblèrent 
tous,  ceux  de  la  mer  et  de  l'air,  tels  que  des 
troupeaux  de  buffles,  tels  que  des  bancs  de 
sardines,  tels  que  des  vols  d'étourneaux,  à  l'em- 
bouchure du  torrent  Yokigawa,  là  où  la  vierge 
Amaterasu  s'était  cachée  dans  un  trou  de  la 
terre,  comme  un  rayon  de  miel  dans  le  creux 
d'un  arbre,  comme  un  trésor  dans  un  pot. 

«  La  lampe  ne  s'éteint  que  dans  une  lumière 
plus  vive.  Amaterasu,  »  disent-ils,  «  est  là.  Nous 
ne  la  voyons  point,  cependant  nous  savons 
qu'elle  ne  nous  a  point  quittés,  fia  gloire  n'a 
point  souffert  de  diminution.  Elle  s'est  cachée 
dans  la  terre  connue  une  cigale,  comme  un 
ascète  dans  l'intérieur  de  sa  propre  pensée. 
Comment  la  ferons-nous  sortir?    Quel  appât  lui 


186  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

présenterons-nous?  et  que  lui  offrir  qui  soit  aussi 
beau  qu'elle-même?  > 

Aussitôt  d'une  pierre  tombée  du  ciel  ils  firent 
un.  miroir  très  pur,  parfaitement  rond.  Ils  arra- 
chèrent un  pin,  et  comme  une  poupée  ils  l'em- 
maillottèrent  de  vêtements  d'or  et  d'écarlate.  Ils 
le  parèrent  comme  une  femme  et  ils  lui  mirent 
le  miroir  pour  visage.  Et  ils  le  plantèrent  tout 
droit,  le  sacré  gohei,  en  face  de  la  caverne, 
pleine,  de  la  poche  qui  contenait  l'âme  indignée 
de  la  lumière. 

Quelle  voix  choisirent-ils  assez  puissante  pour 
percer  la  terre,  pour  dire:  Amaterasu,  je  suis 
là?  «  Je  suis  là  et  nous  savons  que  tu  es  là  aussi. 
Sois  présente,  ô  vision  de  mes  yeux!  Sors  de  la 
sépulture,  ô  vie  !  »  La  voix  familière,  la  première 
voix  qu'elle  entend  dès  qu'elle  dépasse  l'horizon 
humain,  au  premier  dard  rouge  le  coq  partant 
de  tous  les  côtés  dans  les  fermes!  Il  est  l'éclat 
du  cri,  la  trompette  que  nulle  obscurité  ne  fait 
mourir.  La  nuit,  le  jour,  indifférent  à  la  pré- 
sence visible  de  son  dieu  ou  à  son  éloignement, 
il  pousse  infatigablement  sa  fanfare,  il  articule 
avec  précision  la  foi.  Au  devant  d'Amaterasu 
dans  la  terre,  ils  amènent  le  grand  oiseau  blanc. 
Et  aussitôt  il  chanta.  Et  ayant  chanté,  il  chante 
encore. 

Aussitôt,  comme  s'il  ne  pouvait  manquer  à 


1900—1905  187 

son  ban,  se  réveilla  tout  le  bruit  de  la  vie,  le 
murmure  de  la  journée,  l'active  phrase  inter- 
minable, l'occupation  de  tout  le  temps  par  la 
masse  en  marche  du  mot  fourmillant  dont  le 
bonze,  au  fond  de  son  temple,  scande  le  cours 
avec  son  maillet  de  bois  :  ils  bruirent  à  la  fois, 
tous  les  dieux,  mal  différents  du  nom  qui  les 
contient.  Cela  était  très  timide,  très  bas.  Cepen- 
dant Amaterasu  dans  la  terre  les  entendit  et 
s'étonna. 

Et  ici  il  faudrait  coller  l'image  d'Uzumé,  telle 
justement  que  dans  les  petits  livres  populaires 
elle  interrompt  la  pluie  noire  des  lettres.  C'est 
elle  qui  avait  tout  inventé,  la  bonne  déesse  !  C'est 
elle  qui  combina  le  grand  stratagème.  La  voici 
qui  danse  intrépidement  sur  la  peau  tendue  de 
son  tambour,  frénétique  comme  l'espérance!  Et 
tout  ce  qu'elle  trouve,  pour  délivrer  le  soleil, 
c'est  une  pauvre  chanson  comme  en  inventent 
les  petits  enfants:  Hito  futa  miyo... 

Hito  futa  miyo 
Itsu  muyu  nana 
Yokokono  tari 
Momochi  yorodzu 

ce  qui  veut  dire:  Un,  deux,  trois,  quatre,  cinq, 
six,  sept,  huit,  neuf,  dix,  cent,  mille,  dix  mille, 
—  et  ce  qui  veut  dire  aussi:  Vous  tous, 
regardez    la    porte!    —    Sa    Majesté    apparaU, 


188  CONNAISSANCE  DR  L'EST 

hourra!    —    Nos  cœurs  sont  très  satisfaits.    — 
Regardez  mon  ventre  et  mes  cuisses. 

Car,  dans  la  fureur  de  la  danse,  elle  dénoue, 
elle  jette  impatiemment  sa  ceinture,  et,  la  robe 
toute  ouverte,  riante,  criante,  elle  trépigne  et 
bondit  sur  la  peau  élastique  et  tonnante  qu'elle 
travaille  de  ses  talons  durs.  Et  quand  ils  virent 
son  corps  robuste  et  replet  comme  celui  d'une 
petite  fille,  l'aise  entra  dans  le  cœur  de  tous  et 
ils  se  mirent  à  rire.  Le  soleil  n'est  plus  dans  le 
ciel  et  cependant  ce  ne  sont  point  des  lamenta- 
tions, ils  rient!  Amaterasu  les  entendit  et  elle 
fut  mortifiée  dans  son  cœur,  et  ne  pouvant  sur- 
monter sa  curiosité,  tout  doucement  elle  entr' ou- 
vrit la  porte  de  sa  caverne:  «Pourquoi  riez- 
vous  ?  » 

Un  grand  rayon  fulgurant  traversa  les  dieux 
assemblés,  il  franchit  le  bord  de  la  terre,  il 
alluma  la  lune  dans  le  ciel  vide;  soudain  l'étoile 
de  l'aurore  flamboya  dans  le  ciel  inanimé. 
Comme  crève  un  fruit  trop  gros,  comme  la  mère 
s'ouvre  sous  l'enfant  qui  fait  force  de  la  tête, 
voyez!  la  terre  aveugle  ne  peut  plus  contenir 
l'Œil  jaloux,  la  cuisante  curiosité  du  Feu  placé 
dans  le  centre,  la  femme  qui  est  le  Soleil! 
«  Pourquoi  riez-vous  ?»  — ■  «  0  Amaterasu  !  »  dit 
Uzumé. 

(Et  tous  les  dieux  en  même  temps  dirent: 


1900-1905  1S9 

«  0  Amaterasu  !  »,  consommèrent  la  prosterna- 
tion.) 

«  0  Amaterasu,  tu  n'étais  point  avec  nous, 
tu  croyais  nous  avoir  laissés  sans  ta  face? 
Mais  regarde,  voici  celle  qui  est  plus  belle  que 
toi.  Regarde  !  »  dit-elle,  montrant  le  gohei,  mon- 
trant le  miroir  sacré  qui,  concentrant  la  flamme, 
produisait  un  or  insoutenable.  «  Regarde  I  » 

Elle  vit,  et,  jalouse,  ravie,  étonnée,  fascinée, 
elle  fît  un  pas  hors  de  la  caverne  et  aussitôt  la 
nuit  ne  fut  pas.  Tous  les  grands  mondes  qui 
tournent  autour  du  soleil  comme  un  aigle  qui 
couvre  sa  proie  s'étonnèrent  de  voir  éclater  le 
jour  dans  ce  point  inaccoutumé,  et  la  petite  terre 
toute  mangée  de  gloire,  telle  qu'un  chandelier 
qui  disparaît  dans  sa  lumière. 

Elle  fit  un  pas  hors  de  la  caverne,  et  aussitôt 
le  plus  fort  de  tous  les  dieux  se  précipitant  en 
referma  la  porte  derrière  elle.  Et  tout  debout 
devant  son  image,  entourée  de  sept  arcs-en- 
ciel,  adorable  aorasie,  feu  vivant  d'où  n'émer- 
geaient avec  le  divin  visage  que  deux  mains  et 
deux  pieds  roses  et  les  anneaux  de  la  chevelure, 
la  jeune,  la  formidable!  se  tenait  l'âme  essen- 
tielle et  fulminante!  Et  comme  l'alouette  qui 
au-dessus  de  la  mire  scintillante  s'élève  en  cer- 
cles toujours  plus  larges,  Amaterasu,  recon- 
quise par  son  image,  remonta    vers    le    trône 


190  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

céleste.  Et  ce  fut  un  nouveau  temps,  le  premier 
jour. 

— -  Au  portail  des  temples  Shinto,  de  par  une 
corde  de  paille,  la  Terre,  telle  que  cette  épouse 
qui  montrait  ses  seins  à  l'époux  révolté,  fait 
encore  au  Soleil  interdiction  de  ses  profondeurs. 
Et  au  recès  dernier  du  sanctuaire  nu,  on  cache, 
au  lieu  du  feu  Eleusinien,  un  petit  miroir  rond 
de  métal  poli. 


VISITE 


Il  faut  de  longs  cris  avant  qu'elle  s'ouvre,  de 
furieuses  batteries  sur  la  porte  patiente,  avant 
que  le  domestique  intérieur,  sensible  à  leur 
concert,  vienne  reconnaître  l'étranger  au  milieu 
de  ses  porteurs  déposé  devant  le  seuil  dans  une 
caisse.  Car  ici  point  de  sonnette  profonde,  point 
de  timbre  dont  la  traction  d'un  fil  au  travers  des 
murs  s'attachant  au  plus  secret  détermine  l'ex- 
plosion soudain,  pareille  à  l'aboi  d'une  bête  que 
l'on  pince.  La  Montagne  Noire  est  le  quartier 
des  vieilles  familles  et  le  silence  y  est  grand.  Ce 
qui  chez  les  Européens  sert  pour  la  récréation 
et  les  jeux,  les  Chinois  le  consacrent  à  la  retraite. 
Dans  le  gâteau  animal,  entre  ces  rues  toutes 
bouillonnantes  d'une  humanité  impure,  il  se  ré- 
serve des  lieux  oisifs  que  cloisonnent  large- 
ment tel  enclos  vide  ou  l'hoirie  de  quelque  per- 
sonne isolée,  adjointe  à  des  lares  antiques;  que 
seul  un  noble  toit  aménage  l'ombre  énorme  des 
banyans  plus  anciens  que  la  ville  et  des  letchis 


192  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

qui  croulent  sous  la  charge  de  leurs  glands  de 
pourpre!  Je  suis  entré;  j'attends;  je  suis  tout 
seul  dans  le  petit  salon;  il  est  quatre  heures; 
il  ne  pleut  plus  ou  est-ce  qu'il  pleut  encore? 
La  terre  a  reçu  son  plein  d'eau,  la  feuille  abreu- 
vée largement  respire  à  l'aise.  Et  moi,  je  goûte, 
sous  ce  ciel  sombre  et  bon,  la  componction  et 
la  paix  que  l'on  éprouve  à  avoir  pleuré.  En  face 
de  moi  se  dresse  un  mur  au  faîte  inégal,  où 
s'ouvrent  trois  fenêtres  carrées  que  barrent  des 
bambous  de  porcelaine.  Comme  on  ajuste  sur 
les  papiers  diplomatiques  la  «grille»  qui  isole 
les  mots  vrais,  on  a  appliqué  à  ce  paysage  trop 
large  de  verdure  et  d'eau  cet  écran  au  triple 
jour,  on  l'a  réduit  au  thème  et  aux  répliques 
d'un  triptyque.  Le  cadre  fixe  le  tableau,  les  bar- 
reaux qui  laissent  passer  le  regard  m'excluent 
moi-même,  et,  mieux  qu'une  porte  fermée  de 
son  verrou,  m'assurent  par  dedans.  Mon  hôte 
n'arrive  pas,  je  suis  seul. 


LE    RIZ 


C'est  la  dent  que  nous  mettons  à  la  terre 
même  avec  le  fer  que  nous  y  plantons,  et  déjà 
notre  pain  y  mange  à  la  façon  dont  nous  allons 
le  manger.  Le  soleil  chez  nous  dans  le  froid 
Nord,  qu'il  mette  la  main  à  la  pâte;  c'est  lui 
qui  mûrit  notre  champ,  comme  c'est  le  feu  tout 
à  nu  qui  cuit  notre  galette  et  qui  rôtit  notre 
viande.  Nous  ouvrons  d'un  soc  fort  dans  la 
terre  solide  la  raie  où  naît  la  croûte  que  nous 
coupons  de  notre  couteau  et  que  nous  broyons 
entre  nos  mâchoires. 

Mais  ici  le  soleil  ne  sert  pas  seulement  à 
chauffer  le  ciel  domestique  comme  un  four  plein 
de  sa  braise:  il  faut  des  précautions  avec  lui. 
Dès  que  l'an  commence,  voici  l'eau,  voici  les 
menstrues  de  la  terre  vierge.  Ces  vastes  campa- 
gnes sans  pente,  mal  séparées  de  la  mer  qu'elles 
continuent  et  que  la  pluie  imbibe  sans  s'écou- 
ler, se  réfugient,  dès  qu'elles  ont  conçu,  sous 
la  nappe  durante  qu'elles  fixent  en  mille  cadres. 

13 


194  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

Et  le  travail  du  village  est  d'enrichir  de  maints 
baquets  la  sauce:  à  quatre  pattes,  dedans, 
l'agriculteur  la  brasse  et  la  délaie  de  ses  mains. 
L'homme  jaune  ne  mord  pas  dans  le  pain;  il 
happe  des  lèvres,  il  engloutit  sans  le  façonner 
dans  sa  bouche  un  aliment  semi-liquide.  Ainsi 
le  riz  vient,  comme  on  le  cuit,  à  la  vapeur.  Et 
l'attention  de  son  peuple  est  de  lui  fournir 
toute  l'eau  dont  il  a  besoin,  de  suffire  à  l'ardeur 
soutenue  du  fourneau  céleste.  Aussi,  quand  le 
flot  monte  les  noriahs  partout  chantent  comme 
des  cigales.  Et  l'on  n'a  point  recours  au  buffle; 
eux-mêmes,  côte  à  côte  cramponnés  à  la  même 
barre  et  foulant  comme  d'un  même  genou 
l'ailette  rouge,  l'homme  et  la  femme  veillent  à 
la  cuisine  de  leur  champ,  comme  la  ménagère 
au  repas  qui  fume.  Et  l'Annamite  puise  l'eau 
avec  une  espèce  de  cuiller;  dans  sa  soutane 
noire  avec  sa  petite  tête  de  tortue,  aussi  jaune 
que  la  moutarde,  il  est  le  triste  sacristain  de 
la  fange;  que  de  révérences  et  de  génuflexions 
tandis  que  d'un  seau  attaché  à  deux  cordes  le 
couple  des  îihaqués,  va  chercher  dans  tous  les 
creux  le  jus  de  crachin  pour  en  oindre  la  terre 
bonne  à  manger! 


LE    POINT 


Je  m'arrête:  il  y  a  un  point  à  ma  promenade 
comme  à  une  phrase  que  l'on  a  finie.  C'est  le 
titre  d'une  tombe  à  mes  pieds,  à  ce  détour  où 
le  chemin  descend.  De  là  je  prends  ma  dernière 
vue  de  la  terre,  j'envisage  le  pays  des  morts. 
Avec  ses  bouquets  de  pins  et  d'oliviers,  il  se 
disperse  et  s'épand  au  milieu  des  profondes 
moissons  qui  l'entourent.  Tout  est  consommé 
dans  la  plénitude.  Cérès  a  embrassé  Proserpine. 
Tout  étouffe  l'issue,  tout  trace  la  limite.  Je 
retrouve,  droit  au  pied  des  monts  immuables, 
la  grande  raie  du  fleuve;  je  constate  notre  fron- 
tière; j'endure  ceci.  Mon  absence  est  configurée 
par  cette  île  bondée  de  morts  et  dévorée  de 
moissons.  Seul  debout  parmi  le  peuple  enterré 
et  mes  pieds  entre  les  noms  proférés  par  l'herbe, 
je  guette  cette  ouverture  de  la  Terre  où  le  vent 
doux,  comme  un  chien  sans  voix,  continue  de- 
puis deux  jours  d'entrer  l'énorme  nuage  qu'il  a 
détaché  derrière  moi  des  Eaux.  C'est  fini;  le 

13* 


196  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

jour  est  bien  fini;  il  n'y  a  plus  qu'à  se  retour- 
ner et  à  remesurer  le  chemin  qui  me  rattache  à 
la  maison.  A  cette  halte  où  s'arrêtent  les  por- 
teurs de  bières  et  de  baquets,  je  regarde  longue- 
ment derrière  moi  la  route  jaune  qui  va  des 
vivants  chez  les  morts  et  que  termine,  comme 
un  feu  qui  brûle  mal,  un  point  rouge  dans  le 
ciel  bouché. 


LIBATION    AU    JOUR    FUTUR 

Je  suis  monté  au  plus  haut  de  la  montagne 
pour  porter  mon  toast  au  jour  futur  —  (au  jour 
nouveau,  à  celui  qui  viendra,  il  succède  à  cette 
nuit  même  peut-être).  Jusqu'au  plus  haut  de  la 
montagne,  avec  cette  coupe  de  glace  qu'elle 
porte  aux  lèvres  de  l'Aurore!  Je  suis  dedans 
tout  nu;  elle  était  si  pleine  qu'en  y  entrant  j'ai 
fait  crouler  l'eau  comme  une  cataracte.  Je  danse 
dans  l'ébullition  de  la  source  comme  un  grain 
de  raisin  dans  une  coupe  de  Champagne.  Je  ne 
distingue  pas  cette  couche  jaillissante  que  je 
pétris  du  ventre  et  des  genoux  du  gouffre  d'air 
dont  me  sépare  le  bord  mince:  au-dessous  de 
moi  surgit  l'aigle  criard.  Belle  Aurore!  d'un 
trait  tu  es  ici  de  la  mer  là-bas  entre  les  îles! 
Bois,  que  je  ressente  jusqu'aux  plantes  dans  le 
sein  de  cette  liqueur  où  je  suis  enfoncé  l'ébran- 
lement de  ta  lèvre  qui  s'y  trempe.  Que  le  soleil 
se  lève!  que  je  voie  l'ombre  légère  de  mon  corps 
suspendu  se  peindre  sous  moi  sur  le  sable  de  la 
piscine  entouré  de  l'iris  aux  sept  couleurs! 


LE    JOUR   DE    LA    FÊTE-DE-TOUS-LES-FLEC VES 

Le  jour  de  la  fête-de-tous-les-fleuves,  nous 
sommes  allés  souhaiter  la  sienne  au  nôtre,  qui 
est  large  et  rapide.  Il  est  la  sortie  du  pays,  il  est 
la  force  incluse  en  ses  flancs;  il  est  la  liquéfac- 
tion de  la  substance  de  la  terre,  il  est  l'éruption 
de  l'eau  liquide  enracinée  au  plus  secret  de  ses 
replis,  du  lait  sous  la  traction  de  l'Océan  qui 
tette.  Ici,  sous  le  bon  vieux  pont  de  granit,  entre 
les  bateaux  de  la  montagne  qui  nous  apportent 
les  minerais  et  le  sucre,  et,  de  l'autre  côté,  les 
jonques  de  la  mer  multicolore,  qui,  prises  à 
l'hameçon  de  l'ancre,  dirigent  vers  les  piles 
infranchissables  leurs  gros  yeux  patients  de 
bêtes  de  somme,  il  débouche  par  soixante 
arches.  Quel  bruit,  quelle  neige  il  fait,  quand 
l'Aurore  sonne  de  la  trompette,  quand  le  Soir 
s'en  va  dans  le  tambour!  Il  n'a  point  de  quais 
comme  les  tristes  égouts  de  l'Occident;  de  plain- 
pied  avec  lui  dans  une  familiarité  domestique, 
chacune  y  vient  laver  son  linge,  puiser  l'eau  de 


1900—1905  199 

son  souper.  Même,  au  printemps,  dans  la  tur- 
bulence de  sa  jouerie,  le  dragon  aux  anneaux 
bouillonnants  envahit  nos  rues  et  nos  maisons. 
Comme  la  mère  chinoise  offre  le  petit  enfant 
au  chien  de  la  maison  qui  lui  nettoie  le  derrière 
avec  soin,  il  efface  en  un  coup  de  langue  l'im- 
mense ordure  de  la  ville. 

Mais  aujourd'hui  c'est  la  fête  du  fleuve;  nous 
célébrons  son  carnaval  avec  lui  dans  le  roulant 
tumulte  des  eaux  blondes.  Si  tu  ne  peux  passer 
le  jour  enfoncé  dans  le  remous  comme  un  buffle 
jusqu'aux  yeux  à  l'ombre  de  ton  bateau,  ne 
néglige  pas  d'offrir  au  soleil  de  midi  de  l'eau 
pure  dans  un  bol  de  porcelaine  blanche;  elle 
sera  pour  l'an  qui  vient  un  remède  contre  la 
colique.  Et  ce  n'est  pas  le  temps  de  rien  ména- 
ger: qu'on  descelle  la  plus  pesante  cruche, 
courge  potable  d'or  à  l'écorce  de  terre,  que  l'on 
suce  au  goulot  même  le  thé  du  quatrième  mois  ! 
Que  chacun,  par  cette  après-midi  de  pleine  crue 
et  de  plein  soleil,  vienne  palper,  taper,  étreindre, 
chevaucher  le  grand  fleuve  municipal,  l'animal 
d'eau  qui  fuit  d'une  échine  ininterrompue  vers 
la  mer.  Tout  grouille,  tout  tremble  d'une  rive  à 
l'autre  de  sampans  et  de  bateaux,  où  les  convi- 
ves de  soie  pareils  à  de  clairs  bouquets  boivent 
et  jouent;  tout  est  lumière  et  tambour.  De  çà, 
de  là,  de  toutes  parts,  jaillissent  et  filent  les  piro- 
gues à  têtes  de  dragons,  aux  bras  de  cent  pa- 


200  CONNAISSANCE  DE  L'EST 

gayeurs  nus  que  dans  le  milieu  pousse  au  délire 
ce  grand  jaune  des  deux  mains  battant  sa  charge 
de  démon!  Si  fines,  elles  semblent  un  sillon,  la 
flèche  même  du  courant,  qu'active  tout  ce  rang 
de  corps  qui  y  plongent  jusqu'à  la  ceinture.  Sur 
la  rive  où  j'embarque,  une  femme  lave  son 
linge;  la  cuvette  de  laque  vermillon  où  elle 
empile  ses  hardes  a  un  rebord  d'or  qui  éclate  et. 
qui  fulmine  au  soleil  de  la  solennité.  Regard 
brut  pour  un  éclair  créé  et  œil  au  jour  de 
l'honorable  fleuve. 


L'HEURE  JAUNE 


De  toute  l'année  voici  l'heure  la  plus  jaune! 
Comme  l'agriculteur  à  la  fin  des  saisons  réalise 
les  fruits  de  son  travail  et  en  recueille  le  prix, 
le  temps  vient  en  or  que  tout  y  soit  transmué, 
au  ciel  et  sur  la  terre.  Je  chemine  jusqu'au  cou 
dans  la  fissure  de  la  moisson;  je  pose  le  menton 
sur  la  table  qu'illumine  le  soleil  à  son  bout,  du 
champ;  passant  aux  monts,  je  surmonte  la  mer 
des  graines.  Entre  ses  rives  d'herbes,  l'immense 
flamme  sèche  de  la  plaine  couleur  de  jour,  où 
est  l'ancienne  terre  obscure?  L'eau  s  est  changée 
en  vin;  l'orange  s'allume  dans  le  branchage 
silent.  Tout  est  mûr,  grain  et  paille,  et  le  fruit 
avec  la  feuille.  C'est  bien  de  l'or;  tout  fini,  je 
vois  que  tout  est  vrai.  Dans  le  fervent  travail  de 
l'année  évaporant  toute  couleur,  à  mes  yeux 
tout  à  coup  le  monde  comme  un  soleil!  Moi! 
que  je  ne  périsse  pas  avant  l'heure  la  plus 
jaune. 


DISSOLUTION 


Et  je  suis  de  nouveau  reporté  sur  la  mer 
indifférente  et  liquide.  Quand  je  serai  mort,  on 
ne  me  fera  plus  souffrir.  Quand  je  serai  enterré 
entre  mon  père  et  ma  mère,  on  ne  me  fera  plus 
souffrir.  On  ne  se  rira  plus  de  ce  cœur  trop 
aimant.  Dans  l'intérieur  de  la  terre  se  dissou- 
dra le  sacrement  de  mon  corps,  mais  mon  âme, 
pareille  au  cri  le  plus  perçant,  reposera  dans  le 
sein  d'Abraham.  Maintenant  tout  est  dissous, 
et  d'un  œil  appesanti  je  cherche  en  vain  autour 
de  moi  et  le  pays  habituel  à  la  route  ferme  sous 
mon  pas  et  ce  visage  cruel.  Le  ciel  n'est  plus 
que  de  la  brume  et  l'espace  de  l'eau.  Tu  le  vois, 
tout  est  dissous  et  je  chercherais  en  vain  autour 
de  moi  trait  ou  forme.  Rien,  pour  horizon,  que 
la  cessation  de  la  couleur  la  plus  foncée.  La 
matière  de  tout  est  rassemblée  en  une  seule  eau, 
pareille  à  celle  de  ces  larmes  que  je  sens  qui 
coulent  sur  ma  joue.  Sa  voix,  pareille  à  celle 


1900—1905  203 

du  sommeil  quand  il  souffle  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sourd  à  l'espoir  en  nous.  J'aurais  beau 
chercher,  je  ne  trouve  plus  rien  hors  de  moi, 
ni  ce  pays  qui  fut  mon  séjour,  ni  ce  visage  beau- 
coup aimé. 


TABLE 

1895-1900  Pages 

Le  cocotier 7 

Pagode 10 

Ville  la  nuit 17 

Jardins 23 

Fête  des  morts  le  septième  mois  .          28 

Pensée  en  mer 31 

Villes 33 

Théâtre 35 

Tombes-Eumeurs 39 

L'entrée  de  la  terre 45 

Religion  du  signe 48 

Le  banyan 53 

Vers  la  montagne 55 

La  mer  supérieure 58 

Le  temple  de  la  conscience 60 

Octobre 62 

Novembre 64 

Peinture 68 

Le  contemplateur 69 

Décembre 70 

Tempête 72 

Le  porc 74 

La  dérivation 76 

Portes 79 

Le  fleuve 81 

La  pluie .  84 

La  nuit  à  la  vérandah 86 

Splendeur  de  la  lune 88 

Rêves 90 


206  TABLE 

Pages 

Ardeur 94 

Considération  de  la  cité 96 

La  descente 98 

La  cloche 100 

La  tombe 104 

Tristesse  de  l'eau 109 

La  navigation  nocturne 111 

Halte  sur  le  canal 113 

Le  pin     .     . 118 

L'arche  d'or  dans  la  forêt 123 

Le  promeneur 129 

Çà  et  là 132 

Le  sédentaire 142 

La  terre  vue  de  la  mer 146 

Salutation 148 

La  maison  suspendue 152 

La  source 154 

La  marée  de  midi 157 

Le  risque  de  la  mer     . 160 

Proposition  sur  la  lumière 163 

Heures  dans  le  jardin       166 

Sur  la  cervelle 171 

La  terre  quittée 174 

1900—1905 

La  lampe  et  la  cloche 179 

La  délivrance  d'Amaterasu 182 

Visite 191 

Le  riz 193 

Le  point 195 

Libation  au  jour  futur 197 

Le  jour  de  la  fête-de-tous-les-fleuves 198 

L'heure  jaune       201 

Dissolution       202 


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