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Full text of "Contes des provinces de France"

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LA  FRANCE  MERVEILLEUSE  ET  LÉGENDAIRE 

Par  h.  GAIDOZ  et  Paul  SÉBILLOT 


CONTES 

DES  PROYINCES  DE  FRANCE 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


Contes  populaires  de  r,.\  Haute-Bretagne,  1''  série.  Bibliothèque 
Charpentier.  1880,  in-18 3  fr.  50 

Contes  des  paysans  et  des  pêcheurs,  2"  série  des  Contes  popu- 
laires de  la  Haicte-Brctagne.  Bibliothèque  Charpentier,  1881,  in-18 

3  fr.  50 

[Ouvrages  autorisés  jwur  les  Bibliothèques  populaires  et  les  Biblio- 
thèques de  la  Marine). 

Littérature  orale  de  la  Haute-Bretagne.  Paris,  Maisonneuve. 
1881.  in-12  elzévir 7  fr.  50 

Contes  des  marins,  3«  série  des  Contes  populaires  de  la  Haute-Bre- 
Saqiie.  Bibliothèque  Charpentier.  1882,  in-18 3  fr.  50 

Traditions  et  superstitions  de  la  Haute-Bretagne.  Paris,  Mai- 
sonneuve, 1882,  2  vol.  in-12  elzévir 15  fr. 

Contes  de  terre  et  de  mer.  Lé^çendes  de  la  Haute-Bretagne  (illus- 
trations de  Bellenger,  Léonce  Petit,  Sahib).  1  vol.  in-S".  Char- 
pentier, 1883 ". •     10  J'r. 

Gargantua  dans  les  traditions  populaires.  Paris,  Maisonneuve, 
1883,  inl2  elzévir 7  Ir.  50 

Sous  presse  : 

Les  coutumes,  les  usages  et  les  fêtes  de  la  Haute-Bretagne. 

En  préparation  : 

Les  coutumes  et  les  superstitions  de  la  mer. 

La  minéralogie  populaire  de  la  France. 

]jE  blason  populaire  de  la  Bretagne. 

Chansons  populaires  de  la  Haute-Bretagne. 

Légendes  chrétiennes  de  la  Haute-Bretagne. 

La  médecine  populaire  et  superstitieuse. 

Gossaire    Gallo    ou    Dictionnaire  des  mots   patois   et  provinciaux 

eu  usage  dans  riUe-el-Vilaine  et  dans  la  partie  française  des  Côtes- 

du-Nord. 
Bibliographie  des  traditions  et   de  la   littérature  populaire 

DE  la  Frange  (eu  collaboration  avec  M.  H.  Gaidoz). 


iA  FRANCE  MERVEILLEUSE  ET  LÉGENDAIRE 
AR    n.  GAIDOZ  ET   Paul    SÉBILLOT 


CONTES 


DES 


PROVINCES  DE  FRANCE 


PAUL  SEBILLOT 


PARIS 

LIBRAIRIE   LÉOPOLD   CERF 

^      i3,   RUE   DE  MÉDICIS,    13 


1884 

Tous  droits  réservés. 


'««^ 


PRÉFACE 


Le  trésor  légendaire  de  la  France  a  été  formé 
lentement,  et  dans  cette  voie  nous  avons  été 
devancés  par  presque  tous  nos  voisins.  Tandis 
que  partout  en  l'Europe  on  recueillait  avec  soin 
les  récits  populaires,  chez  nous  on  ne  s'en  occu- 
pait guère.  Si  parfois  quelque  lettré  s'avisait  d'im- 
primer un  conte,  il  se  croyait  obligé  de  l'enjoliver 
et  de  lui  faire  subir  une  préparation  littéraire; 
les  grossièretés,  les  défauts  de  goût  disparaissaient 
sans  doute;  mais  ce  n'était  plus  le  récit  naïf  du 
peuple,  c'était  une  sorte  de  création  nouvelle.  On 
n'osait  être  simple,  comme  l'avait  été  Perrault, 
comme  le  furent  les  frères  Grimm,  et  l'on  sem- 
blait généralement  persuadé  que  si  jadis  il  avait 
pu  exister  chez  nous  des  récits  merveilleux  ana- 
logues à  ceux  que  nos  voisins  du  Nord  et  du 
Midi  publiaient  à  l'envi,  le  temps  de  les  recueillir 
était  depuis  longtemps  passé. 


VI  l'KEKAClfi 

On  admettait  toutefois  qu'en  certaines  provinces 
reculées,  on  racontait  encore  au  coin  du  feu  :  la 
Bretagne  bretonnante  passa  longtemps  pour  le 
dernier  refuge  des  conteurs.  Il  paraissait  assez 
naturel  qu'un  pays  qui  avait  conservé  le  costume 
d'un  autre  âge,  qui  parlait  une  langue  réputée 
antique,  prît  encore  plaisir  à  écouter  les  fables  du 
temps  passé  ;  mais  on  aurait  été  fortement  surpris 
d'apprendre  que  les  paysans  en  blouses  et  en 
pantalons  des  provinces  les  plus  anciennement 
françaises  conservaient  l'amour  du  merveilleux 
aussi  fidèlement  que  les  hommes  à  bragou  et  à 
longs  cheveux. 

Grâce  à  ce  préjugé  les  contes  de  Souvestre  furent 
bien  accueillis  du  public  :  c'est  lui  et  ses  imitateurs 
qui  marquent  la  première  période  du  conte  popu- 
laire en  France  au  xjx"  siècle,  celle  qu'on  pour- 
rait qualifier  de  romantique.  Le  thème  recueilli  de 
la  bouche  du  peuple  subissait  de  profondes  modi- 
fications :  d'une  fable  simple  on  faisait  une  sorte 
de  petit  roman,  où,  au  rebours  de  la  narration 
populaire,  les  descriptions  de  paysage  et  la  cou- 
leur locale  jouaient  un  grand  rôle. 

Plus  tard  une  évolution  se  produisit  :  les  em- 
bellissements et  les  préoccupations  littéraires 
furent  laissés  de  côté,  et  l'on  écouta  parler  le 
peuple  pour  reproduire  ses  récits  avec  une  scrupu- 
leuse fidélité.  On  osa  être  simple,  ce  qui  est  plus  dif- 
ficile qu'on  ne  croit.  11  y  avait  d'ailleurs  en  France 


même  des  précédents  :  certains  contes  de  Per- 
rault ont  l'allure  véritablement  populaire.  Le  Petit 
Chaperon  rouge,  par  exemple,  a  pu  être  conté  au 
jeune  Perrault  d'Armancour  presque  sous  la  forme 
que  nous  connaissons  :  l'enfant  l'aura  dit  à  son 
père,  et,  grâce  à  une  légère  et  discrète  mise  au 
point,  nous  possédons  un  chef-d'œuvre  de  narra- 
tion simple.  Au  siècle  dernier,  Restif  de  la  Bre- 
tonne inséra  dans  ses  Contemporaines  par  gra- 
dation  cinq  contes,  qu'il  avait  sans  doute  bien 
écoutés,  et  qu'il  reproduisit  avec  le  souci  du  fond 
et  de  la  forme  qu'aurait  aujourd'hui  un  folk- 
loriste  de  profession.  On  en  trouvera  un  plus  loin, 
qui  n'est  pas  dépaysé  au  milieu  de  ceux  dont  se 
compose  ce  recueil. 

Stœber  en  Alsace,  Luzelen  Bretagne,  furent  les 
premiers  à  recueillir  d'après  cette  méthode;  mais 
pendant  longtemps  les  contes  populaires  français 
furent  goûtés  des  seuls  savants  et  de  quelques 
déhcats  qui  trouvaient  à  ces  récits  une  bonne 
odeur  de  campagne  et  de  plein  air.  Le  public  ad- 
mirait la  poésie  des  légendes  du  Nord,  mais  se 
refusait  à  l'admettre  dans  celles  de  la  France. 
C'était  à  grand'peine  que  certaines  revues  vou- 
laient bien  donner  une  toute  petite  place  aux 
écrivains  qui  s'étaient  contentés  d'être  les  sténo- 
graphes du  peuple.-  Quant  aux  éditeurs,  ils  con- 
naissaient trop  leur  public  pour  se  hasarder  à 
publier  des  volumes  de  contes. 


Depuis  quelques  années  un  revirement  semble 
s'être  produit  :  certains  recueils  ont  eu  quelque 
succès,  et  la  cause  des  littératures  populaires 
paraît  enfin  gagnée  ^ 

Maintenant  que  l'élan  est  donné,  on  songe  un 
peu  partout  en  France  à  recueillir  des  contes  : 
ceux  qui  composent  le  présent  recueil  sont  em- 
pruntés à  plus  de  vingt  de  nos  anciennes  pro- 
vinces. Parmi  elles  la  Bretagne,  le  pays  Basque  et 
la  Lorraine  ont  été  les  mieux  explorées;  mais  au 
Nord  comme  au  Midi,  à  l'Est  comme  à  l'Ouest,  on 
a  entrepris  la  moisson  des  contes.  Souvent,  surtout 
à  leur  début,  ceux  qui  recueillent  les  récits  du 
peuple  y  sont  poussés  par  une  sorte  de  patrio- 
tisme local,  qui  leur  fait  croire  que  tel  ou  tel  d'entre 
eux  est  particulier  à  leur  pays.  C'est  une  illusion 
qui  part  d'un  bon  naturel;  mais  il  est  bien  rare  de 
trouver  des  contes  dont  les  similaires  n'existent 
pas  quelque  part.  S'ils  n'ont  pas  été  encore  notés, 
ils  le  seront  bientôt,  parfois  à  l'autre  extrémité  du 
globe. 

C'est  que  le  fond  semble  commun  aux  peuples 
les  plus  éloignés,  aux  civilisations  les  plus  diffé- 
rentes; mais  chaque  groupe  provincial  ou  national 
donne  au  thème  primitif  un  développement  qui 


'  Depuis  1880,  on  a  fondé  deux  collections  spéciales  aux  littéra- 
tures populaires,  celle  des  Littératures  populaires  de  toutes  les  nations 
Maisonueu-^e,  éditeur),  qui  en  est  déjà  à  son  dix-liuiiième  vo'ume,  et 
celle  des  Contes  et  chants  pojnilaires  (Leroux,  éditeur),  qui,  jusqu'à 
présent,  a  surtout  publié  des  documents  étrangers. 


lui  est  propre,  et  l'on  pourrait  presque  dire  qu'en 
ce  sens  les  contes  sont  le  miroir  fidèle  des  vices  et 
des  vertus  d'un  peuple  et  de  ses  aspirations. 

Si  l'on  excepte  les  récits  comiques,  oii  parfois 
la  ruse  peu  scrupuleuse  triomphe,  chaque  conte 
a  sa  part  d'idéal.  S'il  peut  paraître  un  peu  terre 
à  terre,  cet  idéal  n'en  existe  pas  moins.  Pour 
les  pauvres  gens  il  consiste  à  avoir  du  repos  à  la 
fin  de  leurs  jours  et  le  pain  quotidien  assuré  :  aussi 
parmi  les  présents  habituels  des  fées  ou  des  di- 
vinités figure  le  don  d'un  pain  inépuisable,  d'une 
serviette  magique.  Quelquefois  les  aspirations  sont 
plus  hautes  :  un  homme  sorti  du  peuple,  berger, 
marin  ou  soldat,  devient  prince  ou  roi;  mais 
presque  toujours  il  a  conquis  ce  haut  rang  par  son 
courage  ou  son  intelligence.  Souvent  le  héros 
véritable,  c'est  le  faible,  le  dernier  enfant,  qui  vient 
à  bout  d'une  entreprise  dans  laquelle  ses  aînés  ou 
de  plus  forts  que  lui  ont  échoué.  C'est  lui  qui  dé- 
livre la  princesse  prisonnière  après  avoir  vaincu 
les  monstres  que  les  rois  et  les  guerriers  ont  vai- 
nement combattus.  Et  si  les  puissances  supérieures 
lui  viennent  en  aide,  presque  toujours  il  a  mérité 
leur  bienveillance  en  les  respectant,  alors  qu'il  les 
croyait  pauvres  ou  vieilles.  A  ce  point  de  vue,  on 
peut  dire  sans  paradoxe  que  les  contes  pris  dans 
leur  ensemble  forment  une  véritable  école  de 
morale.  Quelquefois  même  ils  l'enseignent  dans 
ce  qu'elle  a  do  plus  raffiné  :  bien  avant  la  loi 


Grammont  les  héros  du  peuple  étaient  bienveil- 
lants «  pour  les  animaux  du  bon  Dieu  ». 

Dans  le  présent  Recueil,  j'ai  essayé  de  former 
une  sorte  d'anthologie  des  contes  des  provinces 
de  France,  en  choisissant  à  la  fois  les  types  les 
plus  populaires  et  les  plus  caractéristiques  de 
chaque  groupe.  Pour  cela  j'ai  puisé  dans  la  plu- 
part des  recueils  français,  et  sauf  deux,  tous  ceux 
de  quelque  importance  y  sont  représentés,  au 
moins  par  une  pièce.  Souvestre  n'y  figure  point, 
parce  que  ses  contes  sont  avant  tout  littéraires, 
et  que  les  arrangements  de  l'auteur  ont  parfois 
porté  sur  le  fond  lui-même  ;  le  recueil  de  Luzel 
me  fournissait  d'ailleurs  des  versions  plus  pures 
et  plus  véritablement  populaires.  Bien  que  les 
contes  flamands  de  Deulin  soient  d'une  lecture 
très  amusante,  ils  n'ont  pu  trouver  place  au  milieu 
d3  récits  recueillis  de  la  bouche  du  peuple;  l'au- 
teur avoue  lui-même  qu'ils  ne  sont  flamands  que 
de  nom,  et  que,  pour  les  compléter,  il  s'est  assez 
fréquemment  servi  de  versions  étrangères. 

Les  savants  ont  émis  bien  des  systèmes  pour 
expliquer  la  quasi-universalité  de  la  plupart  des 
contes.  Pour  les  uns,  tout  vient  de  l'Orient,  patrie 
primitive  de  la  race  aryenne;  mais  des  doutes 
sont  permis  quand  on  retrouve  des  mythes  sem- 
blables à  ceux  de  l'Inde  et  de  l'Europe  chez  des 
peuplades  très  éloignées  et  qui  paraissent  ne  pas 
avoir  eu  de  rapports  avec  ces  pays.  D'autres  veu- 


PRÉFACE  XI 

lent  que  les  contes  soient  une  sorte  de  produit  na- 
turel qui  se  développe  d'une  manière  identique 
chez  les  peuples.  A  un  certain  degré  de  civili- 
sation, les  mêmes  objets,  les  mêmes  aspirations, 
les  mêmes  besoins  leur  inspirent  des  mythes,  qui, 
en  raison  de  ce  point  de  départ  commua,  présen- 
tent, sous  les  latitudes  les  plus  diverses,  de  très 
grands  points  de  similitude.  La  tradition  orale  les 
transmet  de  génération  en  génération,  après  que 
la  faculté  créatrice  initiale  a  été  perdue.  C'est 
ainsi  qu'ils  se  transforment  quant  au  développe- 
ment des  épisodes  et  à  la  forme,  les  lignes  géné- 
rales étant  conservées  fidèlement. 

Je  n'ai  ni  la  volonté  ni  le  pouvoir  d'essayer  de 
trancher  des  questions  si  graves.  Les  contes  sont 
pour  le  peuple  qui  les  écoute  et  pour  les  lettrés 
qui  les  lisent,  un  amusement  sans  fatigue  ;  c'est 
ainsi  que  je  les  ai  envisagés  dans  le  présent  Re- 
cueil, et,  puisque  nous  sommes  en  plein  pays 
légendaire,  au  lieu  de  rechercher  les  voies  mys- 
térieuses de  leur  transmission,  j'aime  assez  à 
penser  que  tous  ces  récits  merveilleux,  terribles 
ou  charmants,  ont  été  imaginés  par  notre  mère 
Eve  pour  amuser  ses  enfants  :  ceux-ci  les  ont 
transmis  aux  leurs,  et  c'est  pour  cela  que,  depuis 
que  le  monde  est  monde,  petits  et  grands  aiment  à 
les  entendre. 


TABLE  PAR  PROVINCES 


1.  ALSACE. 

^  Stœber.  —  Sœur  et  mi-sœur ■ .  91 

*  —        —  Le  Compagnon  tailleur 294 

*  Christophorus.  —  La  foire  de  Moos , 207 

Flaxland.  —  La  tête  de  mort  qui  parle 227 

2.  ANJOU. 

'^^  Querueau-Lamerie.  —  La  fée 171 

3.  AUVERGNE. 

*  ^  Paulin.  —  Les  enfants  des  limbes 194 

**        —      —  La  femme  avare 213 


4.  PAYS  BASQUE. 

*  Webster.  —  Le  Tartaro  reconnaissant 3 

*  —         —  La  Belle  et  la  Bêle 117 

*  —        —  Mahistiuba 164 

*  —         — Le  Voleur  habile 273 

ViNSON.  —  Les  douze  mystères 146 

—      —  Le  prêtre  sans  ombre 241 

Cerquand.  —  La  baie  de  joncs 206 

—          —  Les  cinq  sous  des  bohémiens 217 

'  Les  contes   marqués    de  deux  **"  sont  inédits ,    ceux    précédés 
d'un  *  sont  traduits  en  français  pour  la  première  fois. 


TABLE   PAR   PROVINCES 


5.  BOURGOGNE. 


Restif  de  la  Bretonne.  —  La  marraine  damnée  . .     261 
Beauvois.  —  Cadet  Cruchon 290 


G.  BRESSE. 

*  ■    \iNGTRiNiER .   —  Le  renard  et  le  loup 320 

7.  BASSE-BRETAGNE. 

LizEi..  —  La  princesse  de  Tronkolaine 37 

—  —  Le  Morgan  et  la  fille  de  la  terre 81 

—  —  Le  Berger  qui  obtint  la  fille  du  roi 131 

—  —  Jésus-Christ  et  le  bon  larron 189 

—  —  La  vache  de  la  vieille  femme 20'.i 

—  — L'homme  juste 2(54 

—  —  Les  deux  bossus 243 

FouQUET.  —  Saint-Yves 221 

—        —  Le  douanier  emporté  par  le  diable 252 

8.  HAUTE-BRETAGNE. 

Sébillot  (Paul).  — Le  châteaususpendu  dans  les  airs  15 

—  —  L'origine  des  vents G4 

**               —              —  Le  navire  des  fées 105 

—  —  Misère 1 49 

—  —  La  Sirène  de  la  Fresnaye 174 

—  —  Saint  Pierre  en  voyage 202 

—  —  Le  papillon  et  le  pauvre 215 

—  —  Le  pilote  de  mer 231 

—  —  Les  deux  fiancés 259 

—  —  Les  Jaguens  à  la  cour 290 

—  —  Jeanne  la  Diote 324 


9.  CHAMPAGNE. 

Marelle  (Charles'.—  Le  petit  bonhomme  Maugréant.       40 


TABLE  PAR   PROVINCES 


10.   CORSE. 

(_)uïOLi .  —  Il  faut  mourir 56 

—  —  La  Fée  amoureuse 128 

—  —  L'Auneau  enchanté 158 

—  —  La  mère  de  saint  Pierre 219 


11.  FOREZ. 

Smith  (V.) .  —  Le  roi  et  ses  trois  fils 143 

12.  GASCOGNE. 

Bladé.  —  Le  Prince  des  sept  vaches 29 

—  —  Le  jeune  homme  et  la  Grand'  bête 135 

—  —  Le  voyage  de  Notre-Seigneur 195 

—  —  L'innocent 256 

13.  GUERNESEY. 

*  Clarke  (Louisa).  —  Histoire  du  p'tit  Colinel 74 

14.  LANGUEDOC. 

MoNTEL  et  Lambert.  —  Turlendu 317 

15.  LORRAINE. 

CosQuiN  (E.].  —  Les  deux  soldats 24 

—  —  La  bourse,  le  sifflet  et  le  chapeau 112 

—  —  Le  petit  Bossu 180 

—  —  Le  Follet 239 

QuÉPAT .  —  Jean  Bout  d'homme 313 

16.  NIVERNAIS. 

**  MiLLiEN  (Ach.).    —   Pourquoué  qu'n'on  dit   que   les 

chavans  c'est  du  monde 124 

*^              —               —  La  fontaine  rouge 151 


XVI  TABLE   PAR   PROVINCES 

17.  NORMANDIE. 
Fleury  (Jean) .  —  Le  paj's  des  Margricltes i . . . .       95 

18.  PICARDIE. 

Carnoy.  —  Les  trois  frères 66 

—       —  Le  Souper  du  fantôme 247 

Croedur .  —  Trop  gratter  cuit 311 

19.  POITOU. 
PoEY  Davant  (Clémentine).  —  La  Mouété  d'quêne...     281 

20.  PROVENCE. 

*  Jan  dis  Escanourgue.  —  Amen 200 

*  Cascarelet  (Mistral).  —  Le  gros  poisson 306 

21.  QUERGY. 

Devig  (Marcel) .  —  Le  temps  long 308 

22.  CONTES  DE  MARINS. 

Sébillot  (Paul).  —  Le  château  suspendu   dans  les 

airs 15 

—  —  L'origine  des  vents 64 

**               —              —  Le  navire  des  Fées 105 

—  —  Le  Pilote  de  mer 231 

"  Webster.  —  Mahistruba,  le  capitaine  marin 164 


BIBLIOGRAPHIE 


Beauvois  (E.).  Contes  populaires  de  la  Norwège,  de  la  Finlande 
et  de  la  Bourgogne.  Dentu,  1861,  in-16. 

Les  contes  bourguignons  sont  au  nombre  de  4. 

Bladk  (J.-F.).   Contes  poindaires  recueillis  en  Agenais.  Paris, 
1874,  in-80. 

Contient  18  contes  avec  notes  comparatives  de  R. 
Kœhler. 

—  Trois  nouveaux  contes  recueillis  à  Lectoure.  Agen,  Noubel, 
1880,  in-8°  (tiré  à  50  exemplaires). 

Carnoy  (h.).  Littérature  orale  de  la  Picardie.  Paris,  Maison- 
neuve,  1883,  petit  in-12  elzévir. 
Contient  58  contes. 

C!er QUAND.  Légendes  et  récits  populaires  du  pays  Basque.  Pau, 
1876-1882,  4  fascicules  in-8'>. 

Cette  collection,  accompagnée  de  commentaires,  se 
compose  de  110  contes  :  à  la  fin  de  chaque  partie  se 
trouve  le  texte  basque. 

CosQuiN.  Contes  populaires  lorrains. 

Cette  collection,  remarquable  surtout  par  les  commen- 


-WIll  BIBLIOGRAPHIE 

laires  et  los  notes  comparatives  qui  l'accompaj-^neut,  a 
paru  dans  la  Roniania  de  187G  à  1882.  Les  contes  sont 
au  nombre  de  83. 

Fleury  (J.)-  Littérature  orale  de  la  Basse-Normandie.  Paris, 
Maisonneuve,  1883,  petit  in-12  elzévir. 

La  première  partie  se  compose  de  32  contes. 

CLA.RKE  (Louisa-Lane).  Guide  to  Guernsey  and  Jersey.  Gucrm  - 
sey,  1852,  in-18. 

FouQUET  (DO.  Légendes  du  Morbihan.  Vannes,  Cauderan,  1857, 
in-12. 

Collection  de  27  contes  ou  légendes. 

LuzEL.  Légendes  chrétiennes  de  la  Basse-Bretagne.  Maison- 
neuve,  1882,  2  vol.  petit  in-12  elzévir. 

Collection  de  72  contes,  quelques-uns  avec  commen- 
taires. 

Marelle  (Charles).  Contes  et  chants  populaires  français  dans 
Herrig's  Archiv  fur  das  Studium  der  neueren  Spracben. 
Brauuschweig,  1876,  v.  p.  3G3-82. 

Oktoli  (J.-B.).  Contes  populaires  de  l'île  de  Corse.  Maisonneuve, 
1883,  petit  in-12  elzévir. 
Collection  de  53  contes. 

MÉLusiNE.  Recueil  de  mythologie,  publié  par  II.  Gaidoz  et 
E.  Rolland.  Paris,  1878,  in-4°. 

Sébillot  (Paul).  Contes  populaires  de  la  Haute-Bretagne, 
V  série.  Charpentier,  1880,  in-18. 

—  Contes  des  paysans  et  des  pêcheurs,  '2^  série  des  Contes  po- 
pulaires de  la  Haute-Bretagne.  Charpentier,  1881,  in-18. 

—  Contes  des  marins,  3*  série  des  Contes  populaires  de  la 
Haute- Bretagne.  Charpentier,  1882,  in-18. 

Cette    collection    de    trois    volumes    se    compose    de 
200  contes  environ. 


BIBLIOGRAPHIK  XIX 

Sébillot  (Paul).  Littérature  orale  de  la  Haute  Bretagne.  Mai- 
sonneuve,  1881,  petit  ia-12  eizévir. 

La  première  partie  contient  41  contes,  avec  des  rappri  - 
chements  limités  aux  contes  français, 

—  Traditions  et  superstitions  de  la  Haute-Bretagne.  Maison- 
neuve,  1882,  2  vol.  petit  in-12  eizévir. 

Contient  un  certain  nombre  de  contes  relatifs  aux  su- 
perstitions et  aux  animaux. 

Stœber  (Auguste).  Elsœssisches  Vollisbiichleiu.Siviyiiho\\ï<^,\'!iV2. 
iu-80. 

Contient  dix  contes  eu  patois  alsacien. 

ViNSON  (Julien).  Le  Folk-Lore  du  pays  basque.  Paris,  Maison- 
neuve,  1883,  petit  in-12  eizévir. 
Contient  36  contes. 

Webster  (W.).  Basque  legends.  London,  Griffîth,  1877,  in-S". 
Cette  collection  se  compose  de  17  contes,  non  compris 
les  variantes  ;  quelques  -uns   sont  accompagnés  de  com- 
mentaires. 


I 

LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 


LE  TARTARO  RECONNAISSANT 

ET  LE  SERPENT  A  SEPT  TÈTES. 

(conte  basque.) 


De  même  que  beaucoup  de  ceux  qui  sont,  ont  été  ou 
seront  en  ce  monde,  il  y  avait  un  roi,  sa  femme  et 
leurs  trois  fils.  Un  jour  que  le  roi  était  allé  à  la 
chasse,  il  rencontra  un  Tartaro  '  :  il  l'emmena  à  son 
palais,  l'enferma  dans  une  écurie,  et  fit  publier  à  son 
de  trompe  que  tous  ceux  de  sa  cour  se  réuniraient  le 
lendemain  à  sa  demeure,  qu'il  leur  donnerait  un  grand 
dîner,  et  qu'ensuite  il  leur  montrerait  un  animal  tel 
qu'ils  n'avaient  jamais  vu  son  pareil. 

Le  lendemain,  deux  des  fils  du  roi  jouaient  à  la  balle 
contre  les  murailles  de  l'écurie  où  était  enfermé  le 
Tartaro  ;  leur  balle  vint  à  y  tomber,  et  l'un  des  enfants 
dit  au  Tartaro  : 

—  Renvoyez-moi  ma  balle,  je  vous  prie, 

—  Oui,  répondit-il,  si  vous  voulez  me  délivrer. 

—  Oui,  oui,  dit  l'enfant  ;  et  le  Tartaro  lui  renvoya  sa 


*■  Le  Tartaro  ou  Tartare  est  une  sorte  d'homme  fantastique  qui  a, 
comme  le  cyclope  antique,  un  œil  au  milieu  du  front.  Ou  verra  plus 
loin,  dans  le  conte  du  Tartare  et  des  deux  soldats,  que  de  même  qu'à 
Polyphème  cet  œil  lui  fut  un  jour  crevé. 


4  LKS    AVENTURKS    MERVEII.LRUSES 

balle.  Un  moment  après ,  elle  roula  encore  dans  la 
prison  du  Tartaro  ;  l'enfant  la  lui  redemanda  et  il  ré- 
pondit : 

—  Si  vous  voulez  me  délivrer,  je  vous  la  donnerai. 
L'enfant  dit  :  «  Oui,  oui  »,  i)rit  sa  balle  et  sortit. 

Pour  la  troisième  fois  il  la  lança  dans  la  prison  du 
Tartaro  ;  mais  celui-ci  déclara  qu'il  ne  la  lui  rendrait 
que  lorsqu'il  serait  sorti  de  sa  prison.  L'enfant  ré- 
pondit qu'il  n'avait  pas  la  clé;  le  Tartaro  lui  dit  : 

—  Va  trouver  ta  mère,  et  dis-lui  de  te  regarder  dans 
l'œil  droit,  que  tu  as  quelque  chose  qui  t'y  fait  mal; 
elle  a  la  clé  dans  sa  poche  gauche,  et  pendant  qu'elle 
sera  occupée  tu  la  lui  prendras. 

L'enfant  fit  ce  que  le  Tartaro  lui  avait  dit  :  il  prit  la 
clé  et  le  délivra  ;  quand  le  Tartaro  fut  sur  le  point  de 
partir,  l'enfant  lui  dit  : 

—  Que  faire  maintenant  de  la  clé  ?  je  suis  perdu. 

—  Non,  répondit  le  Tartaro;  retourne  à  ta  mère, 
dis-lui  que  ton  œil  gauche  te  fait  mal;  pendant  quelle 
le  regardera,  tu  lui  glisseras  la  clé  dans  la  poche. 

Le  Tartaro  lui  dit,  toutefois,  que  bientôt  il  aurait 
besoin  de  lui,  mais  qu'il  n'avait  qu'à  l'appeler,  car  le 
Tartaro  serait  pour  toujours  son  serviteur. 

L'enfant  alla  reporter  la  clé  ;  bientôt  chacun  arriva 
pour  le  dîner  ;  lorsque  les  courtisans  furent  rassasiés, 
le  roi  leur  dit  de  sortir  avec  lui  parce  qu'il  allait  leur 
montrer  la  curiosité  promise.  Ils  l'accompagnèrent  ; 
mais,  en  arrivant  à  l'écurie,  le  roi  vit  qu'elle  était  vide. 
Qu'on  juge  de  sa  colère  et  de  sa  honte;  il  s'écria  : 

—  Je  voudrais  manger  le  cœur,  à  moitié  cuit  et  sans 
sel,  de  celui  qui  a  laissé  ma  bête  s'échapper  ! 

Quelque  temps  après  les  deux  frères  eurent  dispute 
en  présence  de  leur  mère,  et  l'un  dit  à  l'autre  : 

—  J'irai  raconter  à  notre  père  l'affaire  du  Tartaro. 


LK   TAUXaRO   KKCOMNAibSAiM'  5 

Quand  la  mère  entendit  cela,  elle  eut  peur  pour  sou 
fils,  et  lui  dit  : 

—  Prends  autant  d'argent  que  tu  voudras.  Et  elle 
lui  donna  aussi  la  Fleur-de-lis,  en  ajoutant  :  —  Par  ce 
signe,  tu  pourras  faire  connaître  à  tout  le  monde  que 
tu  es  fils  de  roi. 

Petit-Yorge  s'en  alla  loin,  loin,  bien  loin  :  il  dépensa 
et  gaspilla  tout  son  argent,  et  il  ne  savait  plus  com- 
ment faire.  Alors  il  se  souvint  du  Tartaro,  et  il  l'appela 
aussitôt.  Celui-ci  vint,  et  Petit-Yorge  lui  dit  qu'il  était 
bien  malheureux,  car  il  n'avait  pas  un  sou  vaillant  et 
ne  savait  que  devenir. 

Le  Tartaro  lui  dit  : 

—  Après  avoir  marché  encore  quelque  temps,  tu 
arriveras  à  une  ville.  Un  roi  y  habite  :  tu  iras  à  son 
palais,  et  on  te  prendra  comme  jardinier.  Tu  arra- 
cheras tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  jardin,  et  le  lendemain 
tout  y  reviendra  plus  beau  qu'auparavant.  Il  y  pous- 
sera aussi  trois  belles  fleurs;  tu  les  porteras  aux  trois 
filles  du  roi,  et  tu  donneras  la  plus  belle  à  la  plus 
jeune. 

Petit-Yorge  se  mit  en  route,  ainsi  que  le  lui  avait  dit 
le  Tartaro,  et  alla  demander  si  l'on  avait  besoin  d'un 
jardinier  :  «  Oui,  certes,  lui  répondit-on,  nous  en  avons 
grand  besoin.  »  Il  alla  au  jardin  et  se  mit  à  arracher 
les  plus  beaux  choux  et  les  plus  beaux  poireaux.  La 
plus  jeune  des  filles  du  roi  le  vit  et  vint  raconter  à  son 
père  ce  que  faisait  le  jardinier;  le  roi  lui  répondit: 

—  Laissez-le  tranquille,  nous  verrons  ensuite  ce 
qu'il  fera. 

Et  le  lendemain  il  vit  des  choux  et  des  poireaux  plus 
beaux  que  tous  ceux  qu'il  avait  vus  jusqu'alors.  Petit- 
Yorge  porta  une  fleur  à  chacune  des  filles  du  roi. 
L'aînée  dit  : 


LES   AVEMURES   MERVEILLEUSES 

—  J'ai  une  fleur  que  le  jardinier  m"a  apportée,  et 
elle  n'a  pas  sa  pareille  au  monde. 

La  cadette  dit  qu'elle  en  avait  une  aussi,  et  que 
jamais  personne  n'en  avait  vu  de  si  belle.  La  plus 
jeune  assura  que  la  sienne  était  encore  plus  belle 
que  les  leurs,  et  les  autres  furent  obligées  d'en  con- 
yenir. 

La  plus  jeune  des  princesses  trouvait  le  jardinier 
tout  à  fait  à  son  goût,  et  chaque  jour  elle  venait  lui 
apporter  son  dîner.  Au  bout  d'un  certain  temps  elle 
lui  dit  : 

—  Vous  devriez  m'épouser. 

—  C'est  impossible,  répondit  le  garçon  ;  le  roi  ne 
voudra  jamais  d'un  pareil  mariage. 

Alors  la  jeune  fille  lui  dit  : 

—  Bien!  pourtant  il  m'arrivera  quelque  chose  de 
pis;  dans  huit  jours  je  dois  être  dévorée  parle  ser- 
pent. 

Pendant  huit  jours  elle  continua  à  lui  apporter  son 
dîner  :  le  soir  du  huitième,  elle  lui  dit  qu'elle  le  lui 
apportait  pour  la  dernière  fois,  et  le  jeune  homme  lui 
répondit  qu'elle  le  lui  apporterait  encore  et  que  quel- 
qu'un lui  porterait  secours. 

Le  lendemain  à  huit  heures,  Petit-Yorge  sortit  pour 
appeler  le  Tartaro  et  lui  raconta  ce  qui  était  arrivé. 
Le  Tartaro  lui  donna  un  beau  cheval ,  des  vêtements 
superbes  et  une  épée,  puis  il  lui  dit  d'aller  à  un  cer- 
tain endroit,  d'ouvrir  avec  son  épée  la  porte  d'un^ 
voiture  qu'il  y  verrait  et  de  couper  deux  des  têtes  du 
serpent. 

Petit-Yorge  se  rendit  à  l'endroit  désigné  ;  il  vit  la 
jeune  dame  dans  une  voiture,  et  lui  dit  de  lui  ou- 
vrir la  porte.  Elle  lui  répondit  qu'elle  ne  le  pouvait, 
qu'il  y   avait  sept  portes,  et  elle  le  supplia  de  s'en 


LE    TARÏARO    RECONNAISSANT  7 

aller  en  disant  que  c'était  bien  assez  qu'une  seule  per- 
sonne fût  dévorée. 

Petit-Yorge  ouvrit  les  portes  avec  son  épée  et  s'assit 
à  côté  de  la  jeune  dame;  il  lui  dit  qu'il  avait  à  l'œil 
quelque  chose  qui  lui  faisait  mal,  et  la  pria  de  voir  ce 
que  c'était;  pendant  qu'elle  le  regardait,  il  coupa,  sans 
qu'elle  s'en  aperçût,  un  morceau  de  chacune  des  sept 
robes  qu'elle  portait.  Au  même  moment  le  serpent 
arriva  et  il  cria  : 

—  Au  lieu  d'un,  j'en  aurai  trois  à  manger. 
Petit-Yorge  sauta  sur  son  cheval  et  dit  : 

—  Tu  ne  toucheras  à  aucun  ;  tu  n'auras  aucun  de 
nous. 

Ils  commencèrent  à  se  battre;  avec  son  épée,  il 
coupa  une  des  tètes,  le  cheval  en  coupa  une  autre, 
avec  son  pied;  et  le  serpent  demanda  quartier  jusqu'au 
lendemain.  Petit-Yorge  prit  congé  de  la  jeune  dame; 
celle-ci  était  bien  joyeuse,  et  elle  voulait  l'emmener 
avec  elle;  mais  il  répondit  qu'il  ne  le  pouvait,  parce 
qu'il  avait  fait  vœu  d'aller  à  Rome;  mais,  ajouta-t-il, 
«  demain  mon  frère  viendra,  et  il  sera  aussi  capable  de 
faire  quelque  chose.  » 

La  jeune  dame  revint  au  palais  et  Petit-Yorge  à  son 
jardin;  à  midi,  elle  vint  lui  apporter  son  dîner  et  il 
lui  dit  : 

—  Vous  voyez  que  ce  que  je  vous  avais  prédit  est 
arrivé;  il  ne  vous  a  pas  mangée. 

—  Non,  mais  demain  il  me  mangera.  Comment  pour- 
rait-il en  être  autrement? 

—  Non,  nonl  demain  vous  viendrez  encore  m'appor- 
ter  mon  dîner;  il  vous  arrivera  sans  doute  quelque 
secours. 

Le  lendemain  à  huit  heures,  Petit-Yorge  appela  en- 
core le  Tartaro  qui  lui  donna  un  nouveau  cheval,  un 


s  LES   AVKxNTUKliS  .MERVEILLEUSEi^ 

habillement  différent,  et  une  belle  épée.  A  dix  heures 
Petit- Yorge  arriva  à  l'endroit  où  était  la  jeune  dame, 
et  il  lui  commanda  d'ouvrir  la  porte;  mais  elle  lui 
répondit  qu'il  lui  était  impossible  d'ouvrir  quatorze 
portes,  qu'il  ferait  mieux  de  passer  son  chemin,  que 
c'était  assez  d'une  victime  ,  et  qu'elle  était  peinée 
de  le  voir  rester  là.  Mais  aussitôt  que  Petit- Yorge  eut 
touché  les  quatorze  portes  avec  son  épée,  elles  s'ou- 
vrirent; il  s'assit  à  côté  de  la  jeune  dame,  et  lui^dit  de 
regarder  derrière  son  oreille  parce  qu'il  y  avait  mal. 
Pendant  ce  temps  il  coupa  un  morceau  de  chacune  des 
quatorze  robes  que  portait  la  princesse.  Aussitôt  le 
serpent  arriva,  disant  d'un  air  joyeux: 

—  Je  n'en  mangerai  pas  seulement  un,  j'en  mangerai 
trois. 

—  Pas  même  un  seul!  répondit  Petit- Yorge. 

Il  sauta  sur  son  cheval  et  le  combat  commença.  Le 
serpent  faisait  de  terribles  bonds,  et  la  lutte  fut  longue; 
mais,  à  la  fin,  Petit-Yorge  fut  vainqueur.  Il  coupa 
une  des  têtes,  le  cheval  en  coupa  une  autre  avec  son 
pied.  Le  serpent  demanda  quartier  jusqu'au  lendemain; 
Petit-Yorge  le  lui  accorda  et  le  serpent  s'en  alla. 

La  jeune  dame  voulait  emmener  le  jeune  homme  au 
palais  pour  le  présenter  à  son  père,  mais  il  ne  voulut 
point  y  consentir.  Il  lui  dit  qu'il  devait  aller  à  Rome, 
et  qu'il  était  obligé  de  se  remettre  en  route  dés  aujour- 
d'hui, qu'il  avait  fait  un  vœu;  mais  que  le  lendemain, 
il  enverrait  son  cousin,  un  homme  hardi,  et  qui  n'avait 
peur  de  rien. 

La  jeune  dame  revint  au  ])alais  de  son  père  et  Petit- 
Yorge  à  son  jardin;  le  roi  était  bien  joyeux;  mais  il 
ne  comprenait  rien  à  toute  cette  aventure.  La  jeune 
dame  vint  apporter  le  dîner  du  jardinier  qui  lui  dit  : 

—  Vous  voyez  que  vous  êtes  encore  revenue  aujour- 


LE  ÏARTARO   RECONNAISSANT  9 

il'hui:  je  vous  l'avais  bien  dit;  et  demain  vous  revien- 
drez encore. 

—  J'en  serai  bien  aise,  répondit  la  princesse. 

Le  lendemain  matin  Petit-Yorge  sortit  à  huit  heures 
pour  appeler  le  Tartaro  ;  il  lui  dit  qu'il  restait  encore 
trois  têtes  au  serpent,  et  que  pour  les  couper  il  avait 
besoin  de  toute  son  aide.  Le  Tartaro  lui  répondit  : 

—  Sois  tranquille,  sois  tranquille  ;  tu  le  vaincras. 

Il  lui  donna  un  nouvel  habit,  plus  beau  que  les 
autres,  un  cheval  plus  vigoureux,  un  chien  terrible, 
une  épée  et  une  bouteille  d'eau  de  senteur,  puis  il  lui 
dit: 

—  Le  serpent  va  te  crier  :  «  Ah!  si  j'avais  une  étin- 
celle entre  ma  tête  et  ma  queue,  comme  je  te  brûlerais, 
toi,  ta  dame,  ton  cheval  et  ton  chien!  »  Et  toi,  tu  lui 
répondras  alors  :  «  Moi,  si  je  pouvais  respirer  l'eau  de 
senteur,  je  couperais  une  de  tes  têtes,  le  cheval  l'autre 
et  le  chien  la  troisième.  »  Tu  donneras  cette  bouteille 
à  la  jeune  dame  qui  la  cachera  dans  son  sein,  et  au 
moment  où  tu  diras  ces  paroles,  elle  en  jettera  quelques 
gouttes  sur  ta  tête,  sur  ton  cheval  et  sur  le  chien. 

Le  jeune  homme  se  mit  en  route  sans  peur,  parce 
que  le  Tartaro  l'avait  rempli  de  confiance.  11  arriva  à 
la  voiture,  et  la  jeune  dame  lui  dit  : 

—  Oïl  allez-vous?  bientôt  le  serpent  va  venir  :  c'est 
bien  assez  qu'il  me  mange  toute  seule. 

Il  lui  répondit  :  «  Ouvrez  la  porte.  » 

Elle  lui  dit  que  c'était  impossible,  et  qu'il  y  avait 
vingt  et  une  portes  au  carrosse.  Il  les  toucha  avec  son 
épée,  et  elles  s'ouvrirent  d'elles-mêmes.  Alors  il  lui  dit 
en  lui  remettant  la  bouteille  : 

—  Quand  le  serpent  dira  :  «  Si  j'avais  une  étincelle 
entre  ma  tête  et  ma  queue,  je  te  brûlerais!  »  je  lui 
répondrai  :  «  Et  moi  si  j'avais  sur  le  nez  une  goutte 


10  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

d'eau  de  senteur.,.,  »  alors  vous  prendrez  la  bouteille, 
et,  à  l'instant,  vous  en  répandrez  quelques  gouttes  sur 
moi. 

Il  la  pria  de  regarder  dans  son  oreille,  et  pendant 
qu'elle  y  jetait  les  yeux,  il  coupa  un  morceau  de  cha- 
cune des  vingt  et  une  robes  dont  la  princesse  était  re- 
vêtue. Au  même  moment,  le  serpent  arriva,  en  disant 
avec  joie  : 

—  Au  lieu  d'un  seul,  j'en  aurai  quatre  à  manger. 
Le  jeune  homme  lui  répondit  : 

—  A  aucun  prix,  vous  ne  toucherez  l'un  de  nous. 

Il  sauta  sur  son  cheval  plein  d'ardeur,  et  ils  se  bat- 
tirent avec  plus  d'acharnement  que  jamais.  Le  cheval 
sautait  aussi  haut  qu'une  maison,  et  le  serpent  en 
colère  s'écria  : 

—  Si  j'avais  une  étincelle  de  feu  entre  ma  tête  et  ma 
queue,  je  te  brûlerais,  toi,  ta  dame,  ce  cheval  et  ce 
terrible  chien. 

Le  jeune  homme  répondit  : 

—  Et  moi,  si  j'avais  sur  le  nez  une  goutte  de  l'eau  de 
senteur,  je  te  couperais  une  de  tes  tête»,  le  cheval 
l'autre  et  le  chien  la  troisième. 

Au  moment  où  il  parlait  ainsi,  la  jeune  dame  se 
leva,  ouvrit  la  bouteille,  et  avec  beaucoup  d'adresse, 
jeta  l'eau  juste  à  l'endroit  désigné.  Le  jeune  homme 
coupa  une  tête  avec  son  épée  ,  le  cheval  en  coupa 
une  autre  et  le  chien  la  troisième  ;  et  c'est  ainsi 
qu'ils  vinrent  à  bout  du  serpent.  Le  jeune  homme 
ramassa  les  sept  langues  et  laissa  là  les  têtes.  Qu'on 
juge  de  la  joie  de  la  jeune  dame!  Elle  voulait,  disait- 
elle,  retourner  tout  de  suite  chez  son  père  avec  son 
sauveur,  afin  que  son  père  pût  aussi  le  remercier, 
puisqu'il  lui  devait  la  vie  de  sa  fille.  Mais  le  jeune 
homme  répondit  que  cela  lui  était  tout  à  fait  impos- 


l,b;    TAUTARO    KKCO.NNAISSANT  11 

i^ible,  parce  qu'il  fallait  qu'il  se  trouvât  à  Rome  avec 
son  cousin  pour  accomplir  le  vœu  qu'ils  avaient  fait  ; 
mais  il  promit  que  tous  les  trois,  à  leur  retour,  se  pré- 
senteraient au  palais  du  roi. 

La  jeune  dame  était  contrariée;  toutefois,  elle  alla 
sans  perdre  de  temps  raconter  à  son  père  ce  qui  était 
arrivé.  Celui-ci  fut  très  joyeux  d'apprendre  que  le 
serpent  était  désormais  détruit,  et  il  fit  publier  dans 
tout  le  pays  que  celui  qui  avait  tué  le  monstre  pouvait 
se  présenter  avec  des  preuves  à  l'appui. 

La  jeune  dame  vint  ce  jour-là  porter  le  dîner  au 
jardinier.  Il  lui  dit  : 

—  Ne  vous  avais-je  pas  dit  la  vérité  en  assurant  que 
vous  ne  seriez  pas  dévorée?  Sans  doute  quelqu'un  a 
tué  le  serpent. 

Elle  lui  raconta  comment  cela  s'était  passé. 

Mais,  hélas!  quelques  jours  après,  se  présenta  un 
noir  charbonnier  qui  assura  que  c'était  lui  qui  avait 
tué  le  serpent  et  qui  venait  pour  réclamer  la  récom- 
pense. Lorsque  la  jeune  dame  le  vit,  elle  s'écria  que 
sûrement  ce  n'était  pas  lui,  que  son  libérateur  était  un 
beau  gentilhomme  à  cheval,  et  non  un  vilain  homme 
tel  que  lui.  Le  charbonnier  montra  les  têtes  du  ser- 
pent, et  le  roi  dit  qu'en  vérité  ce  devait  être  l'homme 
qui  l'avait  tué,  et  il  ordonna  à  sa  fille  de  l'épouser. 
Elle  répondit  qu'elle  ne  le  voulait  pas  ;  mais  son  père 
voulut  l'y  forcer  en  disant  qu'aucun  autre  homme  ne 
s'était  présenté.  Mais,  comme  sa  fille  ne  consentait  pas 
au  mariage,  pour  gagner  du  temps,  le  roi  fit  publier 
dans  tout  le  pays  que  celui  qui  avait  tué  le  serpent 
devait  être  capable  d'accomplir  un  autre  exploit  sem- 
blable; qu'à  un  jour  fixé,  tous  les  jeunes  gens  se  ras- 
sembleraient, qu'on  attacherait  à  une  cloche  une  bague 
de  diamant,  et  que  celui  qui,  passant  au-dessous,  en- 


\2.  LES  AVENTURES  .MERVEILLEUSES 

lilerait  son  épée  à  travers  la  bague,  aurait  certaine- 
ment sa  fille. 

Au  jour  fixé,  il  arriva  de  tous  côtés  des  jeunes  gens. 
Notre  Petit-Yorge  appela  le  Tartaro,  lui  raconta  ce 
qui  se  passait  et  lui  dit  qu'il  avait  encore  besoin  de  lui. 
Le  Tartaro  lui  donna  un  beau  cheval,  un  habit  superbe 
et  une  épée  splendide.  Petit-Yorge,  ainsi  équipé,  vint 
se  placer  parmi  les  autres  et  se  tint  prêt.  La  jeune 
dame  le  reconnut  aussitôt,  et  le  dit  à  son  père.  Il  eut 
la  bonne  fortune  de  prendre  la  bague  au  bout  de  son 
épée;  mais  il  ne  s'arrêta  pas  là,  et  se  mit  à  fuir  de 
toute  la  vitesse  de  son  cheval.  Le  roi  et  sa  fille  étaient 
à  leur  balcon  et  regardaient  tous  ces  gentilshommes  ; 
ils  virent  que  le  vainqueur  s"en  allait,  elle  dit  à  son 
père  : 

—  Papa,  appelle-le  ! 

Son  père  lui  répondit  d'un  ton  courroucé  : 

—  S'il  s'en  va,  c'est  sans  doute  qu'il  ne  désire  pas 
t'épouser. 

Et  il  lui  jeta  sa  lance.  Le  jeune  homme  fut  atteint  à 
la  jambe,  mais  il  continua  à  s'enfuir.  Vous  pouvez  vous 
imaginer  quel  chagrin  avait  la  jeune  dame. 

Le  lendemain,  quand  elle  vint  porter  le  dîner  à  son 
jardinier,  elle  s'aperçut  qu'il  avait  la  jambe  enveloppée 
d'un  bandage,  et  elle  lui  demanda  ce  qu'il  avait. 

Elle  commençait  à  se  douter  de  quelque  chose,  et 
elle  vint  dire  à  son  père,  que  le  jardinier  avait  la  jambe 
enveloppée  et  qu'il  fallait  lui  demander  pourquoi  ;  car 
il  lui  avait  répondu  que  ce  n'était  rien. 

Le  roi  n'avait  pas  envie  de  s'en  informer,  et  il  lui 
dit  qu'elle  ferait  bien  de  laisser  le  jardinier  tranquille  ; 
mais  pour  plaire  à  sa  fille,  il  dit  qu'il  irait  lui  parler.  Il 
y  alla  et  dit  au  jardinier  :  «  Qu'avez-vous?  »  Celui-ci 
répondit  qu'il  s'était  enfoncé  une  épine  noire  dans 


I 


LE    TARTARO    RKCON'NAISSANT  1  .'i 

la  jambe.  Mais  le  roi  se  mit  en  colère,  et  dit  qu'il  n'y 
avait  pas  une  seule  épine  noire  dans  tout  son  jardin, 
et  qu'il  voulait  savoir  ce  qu'il  avait. 
Sa  fille  lui  dit  : 

—  Demandez-lui  de  nous  montrer  son  mal. 

Le  jardinier  découvrit  sa  jambe  et  ils  furent  étonnés 
de  voir  que  le  dard  était  encore  dans  la  plaie.  Le  roi 
ne  savait  trop  ce  que  penser  de  tout  cela  ;  ce  jardinier 
l'avait  trompé,  et  il  était  forcé  de  lui  donner  sa  fille. 
Mais  Petit- Yorge,  découvrant  sa  poitrine,  montra  la 
fleur-de-lis  qui  y  était  gravée.  Le  roi  ne  savait  que 
dire  ;  mais  la  princesse  s'écria  : 

—  C'est  lui  mon  sauveur,  et  je  n'aurai  point  d'autre 
mari  que  lui. 

Petit- Yorge  demanda  au  roi  d'envoyer  chercher  cinq 
tailleurs,  les  meilleurs  de  la  ville,  et  cinq  bouchers. 

Le  roi  y  consentit,  et  quand  ils  furent  venus,  Petit- 
Yorge  demanda  aux  tailleurs  si  jamais  ils  avaient  fait 
des  habits  neufs  auxquels  manquait  un  morceau,  et 
lorsqu'ils  eurent  répondu  non,  il  compta  les  morceaux, 
et  les  remit  aux  tailleurs  en  leur  demandant  si  c'était 
comme  cela  qu'ils  avaient  livré  les  vêtements  de  la 
princesse . 

—  Certainement  non,  répondirent-ils. 

Il  se  tourna  alors  vers  les  bouchers  et  leur  demanda 
si  jamais  ils  avaient  tué  des  bêtes  sans  langue?  —  Non, 
répondirent-ils.  Il  leur  dit  alors  de  regarder  dans  les 
têtes  du  serpent,  et  ils  virent  qu'il  n'y  avait  point  de 
langues  dans  les  bouches  ;  alors  il  montra  les  langues 
qu'il  avait  coupées. 

Après  avoir  vu  tout  cela,  le  roi  n'avait  plus  rien  à 
dire,  et  il  donna  sa  fille  à  Petit-Yorge.  Celui-ci  le  pria 
d'inviter  son  père  au  mariage,  mais  en  lui  disant  que 
c'était  de  la  part  du  père  de  la  jeune  fille,  et  il  recom- 


1  i  LES   AVICNTUKKS   MKRVKILLEUSES 

manda  de  lui  servir  au  repas  un  cœur  de  mouton,  à 
moitié  cuit  et  sans  sel.  On  fit  un  grand  festin,  et  Ton 
plaça  ce  cœur  devant  le  père  de  Petit-Yorge.  On  le 
laissa  le  découper  lui-môme,  et  il  en  fut  très  oifensé. 
Alors  son  fils  lui  dit  : 

—  Je  m'y  attendais  ;  et  il  ajouta  :  «  Ah  I  mon  pauvre 
père,  avez-vous  oublié  ce  que  vous  avez  dit  jadis,  que 
vous  vouliez  manger  à  moitié  cuit  et  sans  sel  le  cœur 
de  celui  qui  avait  laissé  le  Tartaro  s'échapper  ?  Ceci 
n'est  pas  mon  cœur,  mais  celui  d'un  mouton.  Je  vous 
l'ai  fait  servir  pour  vous  rappeler  ce  que  vous  aviez 
dit,  et  me  faire  reconnaître  à  vous.  » 

Ils  s'embrassèrent,  puis  ils  se  dirent  l'un  à  l'autre 
tout  ce  qui  leur  était  arrivé,  et  Petit-Yorge  raconta 
tous  les  services  que  le  Tartaro  lui  avait  rendus.  Son 
père  retourna  très  heureux  chez  lui,  et  Petit-Yorge 
vécut  très  heureusement  dans  le  palais  du  roi  avec  sa 
jeune  femme,  et  ils  ne  manquèrent  jamais  de  rien, 
parce  qu'ils  avaient  toujours  le  Tartaro  à  leur  service. 

Traduit  de  W.  Webster.  Basque  Legends. 


LE  CHATEAU  SUSPENDU  DANS  LES  AIRS 

(conte  de  marin.) 


Il  était  une  fois  un  pêcheur  qui  possédait  pour  tout 
bien  une  petite  cabane  au  bord  de  la  mer,  son  bateau 
et  ses  filets.  Il  avait  un  fils  qui  allait  avec  lui  à  la 
pêche,  et  c'était  un  garçon  de  si  bonne  mine  que,  lors- 
qu'il passait,  tout  le  monde  se  détournait  pour  le  re- 
garder. Il  avait  aussi  trois  filles  presque  du  même 
âge,  et  toutes  les  trois  jolies  comme  des  jours. 

Le  pêcheur  qui  était  âgé  mourut  ;  son  fils  devint  le 
chef  de  la  famille,  et  à  toutes  les  marées  il  allait  à  la 
pêche  dans  son  bateau,  afin  de  gagner  de  quoi  donner 
à  manger  à  toute  sa  maisonnée. 

Un  jour  qu'il  sortait  pour  aller  à  la  grève,  il  vit  de- 
vant sa  porte  trois  beaux  seigneurs  qui  lui  demandè- 
rent la  permission  d'entrer  dans  sa  cabane  pour  s'y 
reposer  quelques  instants,  car  ils  venaient  de  loin  et 
ils  étaient  fatigués.  Il  y  consentit  très  volontiers,  et 
les  reçut  de  son  mieux.  Ils  s'assirent  dans  la  cabane, 
et  furent  si  frappés  de  la  beauté  des  sœurs  qu'ils  en 
devinrent  tous  les  trois  amoureux.  Quelques  jours 
après,  ils  se  marièrent  avec  elles,  et  le  lendemain  de 
la  noce,  les  trois  seigneurs,  qui  étaient  le  roi  des  Pois- 


16  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

sons,  le  roi  des  Oiseaux  et  le  roi  dos  Rats  et  des 
Souris,  voulurent  emmener  leurs  épousées  dans  leur 
royaume.  Avant  de  quitter  leur  beau-frère,  ils  lui  firent 
chacun  un  présent  :  deux  lui  donnèrent  de  grosses 
bourses  pleines  d'or,  mais  le  cadeau  du  troisième  n'é- 
tait qu'une  vieille  tabatière  ;  le  pêcheur  la  mit  dans  la 
poche  de  sa  vareuse,  sans  même  avoir  envie  de  l'ou- 
vrir, car  il  pensait  que  son  beau-frère  avait  voulu  se 
moquer  de  lui. 

Le  pêcheur  s'ennuya  fort  après  le  départ  de  ses 
sœurs,  et  comme  il  avait  la  bourse  bien  garnie,  il 
quitta  sa  cabane,  s'habilla  comme  un  bourgeois  cossu 
et  alla  à  Paris.  Pendant  deux  ans  il  y  mena  joyeuse 
vie,  car  il  ne  manquait  de  rien,  ayant  de  l'argent  plein 
ses  poches  ;  mais  il  finit  tout  de  même  par  voir  la  fin 
de  ses  écus,  et  quand  il  n'eut  plus  rien  que  des  dettes, 
ses  amis  lui  tournèrent  le  dos,  et  il  fut  mis  à  la  porte 
de  sa  maison.  Il  se  souvint  alors  de  son  village  et  de 
sa  petite  cabane,  et  il  résolut  d'y  retourner  pour  re- 
commencer à  mener  son  métier  de  pêcheur.  Mais 
quand  il  arriva  à  la  petite  anse  où  il  avait  laissé  son 
bateau,  il  ne  le  vit  plus,  car  Mistrau  *  l'avait  enlevé,  et 
il  ne  'retrouva  que  son  grappin  et  des  bouts  d'amarres 
à  moitié  pourris.  Il  entra  dans  sa  cabane  qui  avait 
aussi  bien  souffert  du  vent  et  de  l'hiver,  et  il  se  mit  à 
fouiller  dans  les  poches  de  sa  vareuse  pour  voir  s'il 
n'y  découvrirait  pas  quelque  pièce  de  cent  sous  ;  mais 
il  eut  beau  retourner  les  poches,  il  n'y  avait  même  pas 
une  pauvre  pièce  de  deux  sous  :  il  n'y  restait  plus  que 
la  vieille  tabatière  que  son  beau-frère  lui  avait  donnée. 
Il  fut  sur  le  point  de  la  jeter  dans  un  coin  ;  mais  il 
pensa  qu'elle  contenait  peut-être  du  tabac,  et  il  l'ou- 

*  Le  vent  du  Nord. 


LE  CHATEAU   SUSPENDU   DANS  LES  AIRS  47 

vrit.  Dès  qu'il  eut   soulevé  le  couvercle,  il  entendit 
une  petite  voix  qui  disait  : 

—  Maître,  qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ? 

—  Ce  qu'il  y  a  pour  mon  service?  murmura  le  pê- 
cheur bien  étonné  d'ouïr  parler  sans  voir  personne  ;  il 
y  a  beaucoup  de  choses  ;  pour  le  moment,  je  voudrais 
bien  une  table  avec  un  bon  dîner  dessus. 

Aussitôt  se  dressa  devant  lui  une  table  couverte  de 
pain  et  de  viandes  ;  il  y  avait  aussi  des  bouteilles  de 
vin  et  même  le  café  et  l'eau-de-vie  n'étaient  pas  ou- 
bliés. Le  pêcheur,  qui  avait  un  peu  jeûné  depuis  quel- 
que temps,  mangea  de  bon  appétit,  puis,  quand  il  n'eut 
plus  faim,  il  rouvrit  sa  tabatière,  et  lui  ordonna  de  le 
transporter  dans  la  chambre  où  dormait  la  fille  du  roi. 
Aussitôt  il  s'éleva  doucement  au-dessus  des  nuages, 
comme  s'il  était  porté  sur  les  ailes  des  vents  ;  bientôt 
il  fut  déposé  sur  un  lit  bien  souple,  et  il  vit  à  côté  de 
lui  une  princesse  belle  comme  un  jour,  et  qui  dormait 
si  tranquillement  qu'on  entendait  à  peine  son  souffle. 
Le  pêcheur  resta  en  extase  à  la  regarder,  et  au  matin 
il  rouvrit  sa  tabatière  pour  retourner  à  sa  cabane 
avant  que  la  princesse  fût  réveillée.  Pendant  trois 
jours,  il  se  fit  servir  de  bons  repas,  et  pendant  trois 
nuits  il  resta  à  regarder  la  flUe  du  roi  qui  dormait  ; 
mais  il  ne  voulait  point  la  réveiller,  de  peur  de  l'ef- 
frayer et  de  lui  faire  de  la  peine. 

Cependant  le  père  de  la  princesse  fit  bannir  à  son 
de  trompe  dans  tout  son  royaume  et  dans  les  pays 
voisins  que  sa  fille  était  en  âge  d'être  mariée,  et 
qu'il  la  donnerait  à  celui  qui  lui  amènerait  la  plus 
grande  quantité  de  grains  ;  car  la  récolte  avait  été 
mauvaise  et  ses  sujets  étaient  menacés  de  la  famine. 
De  tous  côtés  on  yit  sur  les  routes  des  charrettes 
chargées  de  grains,  et  dans  tous  les  ports  des  navires 

CONTES.  2 


18  LES    AVENTUKES  MERVEILLEUSES 

dont  la  cale  était  remplie  de  blé.  Le  jeune  pêcheur  fut 
content  d'apprendre  la  promesse  du  roi,  car  il  pensait 
que,  grâce  à  sa  tabatière,  il  pourrait  peut-être  devenir 
le  mari  de  la  princesse  qui  lui  plaisait  tant. 

Il  ouvrit  sa  tabatière,  et  aussitôt  il  entendit  la  petite 
voix  qui  disait  : 

—  Maître,  qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ? 

—  Je  voudrais  des  mille  et  des  mille  charrettes 
chargées  de  blé,  afin  que  personne  ne  pût  en  amener 
autant  que  moi  au  palais  du  roi. 

Aussitôt,  à  perte  de  vue,  les  routes  furent  couvertes 
de  chariots,  et  le  pêcheur  les  amena  au  roi  qui  trouva 
qu'à  lui  seul  il  apportait  plus  de  grain  que  tous  les  au- 
tres ensemble.  Huit  jours  après  le  pêcheur  épousa  la 
princesse,  qui  n'en  fut  point  marrie,  parce  qu'il  était 
joli  garçon. 

Le  lendemain  de  ses  noces,  il  ouvrit  sa  tabatière,  et 
lui  demanda  un  beau  château  qui  devait  être  suspendu 
du  ciel  par  quatre  chaînes  d'or  auprès  du  palais  de  son 
beau-père.  Aussitôt  qu'il  eut  parlé,  il  vit  dans  le  ciel 
un  château  suspendu  aux  nuages  par  quatre  chaînes 
d'or  ;  il  était  si  beau  que  jamais  on  n'avait  vu  son  pa- 
reil, et  il  brillait  comme  s'il  avait  été  tout  en  or. 
Quand  le  roi  vit  ce  beau  palais  qui  reluisait  au  soleil, 
il  demanda  à  son  gendre  ce  que  cela  pouvait  être  : 

—  Sire,  répondit  le  pêcheur,  c'est  mon  château  que 
mes  ouvriers  invisibles  ont  bâti  cette  nuit  au-dessus 
de  votre  jardin.  Si  vous  voulez  venir  le  visiter,  vous 
verrez  que  rien  n'}'  manque. 

Le  roi  embrassa  son  gendre,  car  il  était  ravi  de  lui 
voir  un  aussi  beau  château,  et,  quand  il  l'eut  visité  de 
la  cave  au  grenier,  il  lui  proposa  de  faire  une  partie 
de  chasse,  et  ils  se  mirent  en  route  tous  les  deux. 

Cependant  un  des  anciens  amoureux  de  la  princesse 


LK    CHATEAU    SUSPENDU    DANS   LES    AIRS  19 

entra  au  château  suspendu  par  des  chaînes  d'or,  et  en 
le  visitant,  il  aperçut  dans  un  coin  une  vieille  tabatière 
tout  usée.  Bien  étonné  de  la  voir  en  cet  endroit,  il 
voulut  l'ouvrir  pour  savoir  ce  qu'il  y  avait  dedans  : 
aussitôt  il  entendit  une  petite  voix  qui  disait  : 

—  Maître,  qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ? 

—  Ce  qu'il  y  a  pour  mon  service  ?  répondit  le 
seigneur  ;  je  veux  que  ce  château  soit  transporté  à 
plus  de  quatre  cent  cinquante  lieues  d'ici. 

A  l'instant  il  sentit  remuer  le  château,  et  il  le  vit 
passer  au-dessus  des  grandes  forêts  et  des  vastes 
mers  qu'il  traversait  en  un  clin  d'œil.  Enfin  il  le  vit 
s'arrêter  au  milieu  d'un  pays  où  aussi  loin  que  la  vue 
pouvait  porter  on  n'apercevait  âme  qui  vive. 

En  revenant  de  la  chasse  avec  son  beau-père,  le 
jeune  pêcheur  arriva  sur  un  tertre  d'où  il  pensait  qu'il 
apercevrait  son  château  ;  mais  il  fut  bien  surpris  de  ne 
plus  le  voir.  11  tâta  ses  poches  et  n'y  trouva  plus  sa 
tabatière.  Quand  le  roi  sut  que  le  château  où  était  sa 
fille  avait  disparu,  il  entra  dans  une  grande  colère  et 
jura  sa  parole  de  roi  que,  si  avant  deux  mois,  son 
gendre  ne  lui  ramenait  pas  la  princesse,  il  le  ferait 
écarteler  par  quatre  chevaux. 

Le  pêcheur  était  bien  triste  d'avoir  perdu  sa  femme 
et  son  château  ;  mais  il  pensa  que  ses  beaux-frères 
pourraient  l'aider,  et  il  se  mit  en  route  pour  aller  les 
voir.  Il  commença  par  aller  trouver  le  roi  des  Poissons; 
en  entrant  au  palais,  il  embrassa  sa  sœur  qui  était  heu- 
reuse comme  une  princesse  qu'elle  était,  puis  il  ra- 
conta son  malheur  à  son  beau-frère  et  lui  demanda 
s'il  n'avait  pas  entendu  parler  d'un  château  suspendu 
au  ciel  par  quatre  chaînes  d'or. 

—  Non,  répondit  le  roi  des  Poissons,  je  n'en  ai  pas 


20  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

eu  connaissance  ;  mais  attends,  je  pense  que  dans  un 
instant  je  pourrai  te  dire  où  il  est. 

Il  plongea  dans  la  mer,  et  il  assembla  tousses  sujets, 
depuis  la  baleine  jusqu'à  la  puce  de  mer,  et  leur  de- 
manda s'ils  n'avaient  point  vu  un  château  suspendu 
aux  nuages  par  quatre  chaînes  d'or  ;  mais  ils  décla- 
rèrent tous  qu'ils  en  entendaient  parler  pour  la  pre- 
mière fois.  Comme  le  roi  finissait  de  les  interroger,  il 
vit  arriver  un  vieux  marsouin  qui  avait  essuyé  bien 
(les  coups  de  feu  et  bien  des  tempêtes. 

—  Et  toi,  marsouin,  lui  demanda  le  roi,  n'as-tu  pas 
vu  le  château  suspendu  dans  les  airs  par  quatre 
chaînes  d'or  ? 

—  Non,  répondit-il,  je  ne  l'ai  pas  vu  ;  mais  comme 
je  me  jouais  sur  les  vagues,  j'ai  rencontré  un  aigle 
qui  m'a  parlé  d'un  château  suspendu  par  quatre  chaînes 
d'or  ;  un  mariage  doit  y  être  célébré  dans  huit  jours, 
et  on  y  amène  tant  de  viandes  pour  les  invités,  que 
l'aigle  m'a  dit  que  jamais  il  n'en  avait  vu  autant. 

Le  roi  des  Poissons  remercia  le  vieux  marsouin  ; 
puis  il  sortit  de  la  mer  et  vint  raconter  à  son  beau- 
frère  ce  qu'il  avait  appris.  Le  pêcheur  en  fut  bien 
aise,  puis  il  partit  aussitôt  pour  aller  voir  son  autre 
beau- frère,  le  roi  des  Oiseaux.  En  arrivant  à  son  pa- 
lais, il  embrassa  sa  sœur,  puis  il  raconta  ses  aventures 
au  roi  des  Oiseaux  et  lui  demanda  s'il  n'avait  pas  ouï 
parler  d'un  château  suspendu  dans  les  airs  par  quatre 
chaînes  d'or.  Le  roi  assembla  ses  sujets  et  leur  de- 
manda s'ils  avaient  vu  le  château.  L'aigle  répondit  : 

—  Oui,  je  l'ai  vu,  il  brille  comme  de  l'or,  et  un  mariage 
doit  y  être  célébré  dans  sept  jours;  ce  sera  une  belle 
noce,  car,  dès  maintenant,  il  y  a  tant  de  viandes  de 
toutes  sortes  qu'hier  j'ai  pu  en  manger  tant  que  j'ai 
voulu. 


LE  CHATEAU   SUSPENDU   DANS   LES   AIRS  21 

—  Pourrais-tu,  demanda  le  roi,  transporter  un 
homme  jusque  là  ? 

—  Oui,  répondit  l'aigle  ;  mais  auparavant  il  faut 
que  je  mange  beaucoup,  car  la  route  sera  longue. 

Pendant  toute  la  nuit,  on  servit  des  viandes  à  l'aigle, 
et  il  s'en  reput  jusqu'à  la  pointe  du  jour.  Au  matin,  il 
prit  le  pêcheur  sur  son  dos  et  s'envola  pour  aller  au 
château  suspendu  dans  les  airs  par  des  chaînes  d'or. 

Durant  plusieurs  heures  l'aigle  vola  au-dessus  d'une 
grande  mer,  si  grande  qu'on  n'y  voyait  ni  terre  ni  île, 
rien  que  le  ciel  et  l'eau  ;  mais  ses  forces  faiblissaient, 
et  il  déposa  le  pêcheur  sur  un  rocher  que  la  marée 
venait  de  laisser  à  découvert,  puis  il  partit  à  tire  d'aile 
pour  le  château  aux  quatre  chaînes  d'or,  afin  de  rem- 
plir de  nouveau  son  ventre  de  viandes,  et  de  pouvoir 
reprendre  Ihomme  sur  son  dos. 

Le  pêcheur  resta  seul  sur  le  rocher,  et  le  temps  lui 
semblait  long,  car  l'aigle  ne  revenait  point,  et  il  savait 
que  la  mer  haute  couvrait  le  rocher.  Cependant,  la  ma- 
rée montait,  montait,  et  il  avait  beau  regarder  de  tous 
ses  yeux,  il  ne  voyait  point  revenir  l'aigle.  11  se  mit  de- 
bout sur  la  pointe  la  plus  élevée  du  rocher;  bientôt  l'eau 
vint  l'y  trouver,  elle  baigna  ses  pieds,  puis  son  genou, 
elle  atteignit  sa  taille,  puis  ses  épaules,  et  il  ne  voyait 
rien  venir.  Au  moment  où  la  vague  lui  arrivait  jus- 
qu'au menton,  l'aigle  parut  ;  et,  l'ayant  pris  sur  son 
dos,  il  le  déposa  dans  la  cour  du  château  où  les  noces 
devaient  être  célébrées  le  lendemain. 

La  femme  du  pêcheur  était  à  sa  fenêtre  ;  elle  recon- 
nut son  mari  et  fut  bien  aise  de  le  voir,  car  elle  l'aimait 
bien,  et  c'était  contre  son  gré  qu'elle  avait  été  enlevée. 
Elle  trouva  moyen  de  lui  parler  secrètement  et  lui  dit  : 

—  Le  seigneur  qui  m'a  enlevée  ne  quitte  jamais  la 
tabatière  magique,  et  tous  les  soirs  en  se  couchant,  il 


22  LES    AVENTURES  MERVEILLEUSES 

la  met  sous  son  oreiller,  de  sorte  qu'il  est  malaisé  de 
la  prendre  sans  réveiller.  Il  faut  que  l'aigle  aille  trou- 
ver le  mari  de  ta  troisième  sœur,  celui  qui  commande 
aux  rats  et  aux  souris,  et  qu'il  lui  dise  d'ordonner  à 
quelques-uns  de  ses  sujets  devenir  ici.  Quand  le  sei- 
gneur ronflera,  une  petite  souris  ira  lui  fourrer  la 
queue  dans  sa  bouche  entr'ouverte;  alors  il  toussera, 
et  pendant  qu'il  sera  sur  son  séant,  tu  pourras  reprendre 
la  tabatière. 

L'aigle  se  hâta  d'aller  au  pays  des  rats  et  des  souris, 
et  il  ne  tarda  pas  à  en  revenir,  apportant  sur  son  dos 
une  petite  souris  qui  avait  Fair  fin  comme  tout,  et  un 
gros  rat  à  longue  queue.  La  nuit  suivante,  dès  que 
le  seigneur  qui,  avant  de  se  coucher,  avait  mis  sous  son 
oreiller  la  tabatière  magique,  commença  à  ronfler,  la 
petite  souris  lui  fourra  sa  queue  dans  la  bouche;  mais 
elle  n'était  pas  assez  longue  pour  aller  jusqu'à  la  gorge, 
et,  sans  se  réveiller,  l'homme  la  lui  serra  si  fort  qu'elle 
crut  qu'il  la  lui  avait  écourtée;  elle  se  mit  à  cuiter'  et 
il  desserra  les  dents;  aussitôt  elle  courut  raconter  à  la 
femme  du  pécheur  qu'elle  n'avait  pu  réussir  parce  que 
sa  queue  était  trop  courte.  Alors  la  dame  ordonna  au 
gros  rat  d'essayer  à  son.  tour;  il  prit  si  bien  ses 
mesures  qu'il  fourra  sa  queue  jusque  dans  la  gorge  du 
seigneur.  Celui-ci  s'éveilla  en  sursaut,  à  moitié  étran- 
glé, et  il  se  mit  sur  son  séant,  toussant  et  crachant 
comme  s'il  était  prêt  à  rendre  l'âme. 

Pendant  ce  temps,  le  pêcheur  qui  était  caché  auprès 
du  lit,  avait  passé  la  main  sous  l'oreiller,  et  s'était  saisi 
de  la  tabatière.  IU'ouvrit  aussitôt  et  entendit  une  petite 
voix  qui  disait  : 
—  Maître,  qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ? 

'  Fit  entendre  un  petit  bruit  plaintif. 


LE  CHATEAU   SUSPENDU   DANS  LES  AIRS  23 

—  Ce  qu'il  y  a  pour  mon  service?  Je  voudrais  que 
mon  cliàteau  soit  de  nouveau  transporté  dans  le  jardin 
de  mon  beau-père,  à  la  place  oîi  il  se  trouvait  avant 
que  ce  scélérat  m'eût  volé  ma  tabatière. 

A  l'instant  il  sentit  que  le  château  était  soulevé  et 
transporté  dans  les  airs  ;  il  le  vit  passer  au-dessus  des 
vastes  mers  et  des  grandes  forêts  qu'il  traversait  en  un 
clin  d'œil,  et  bientôt  il  s'arrêta  immobile  dans  le  jardin 
du  roi,  en  face  de  son  palais. 

Le  roi,  qui  s'éveillait  en  ce  moment,  se  mit  à  la 
fenêtre,  et  quand  il  revit  le  château  suspendu  par  quatre 
chaînes  d'or  entre  le  ciel  et  la  terre,  i\  se  frotta  les 
yeux,  croyant  qu'il  avait  la  berlue;  mais  il  vit  venir 
son  gendre  et  sa  fille  qui  l'embrassèrent  et  lui  racon- 
tèrent ce  qui  leur  était  arrivé. 

Il  fut  bien  joyeux  de  les  revoir,  et,  pour  punir  celui 
qui  s'était  emparé  de  la  tabatière,  il  le  fit  écarteler  par 
quatre  chevaux.  Il  y  eut  de  grandes  réjouissances  pour 
célébrer  le  retour  de  la  princesse,  et  le  pêcheur  vécut 
heureux  avec  elle.  Mais  il  avait  soin  de  porter  toujours 
avec  lui  la  tabatière  magique. 

Paul  SÉBiLLOT,  CoiUes  des  marins,  n"  xviii. 


III 


LES  DEUX  SOLDATS 


(CONTE  LORRAIN.) 


Il  était  une  fois  deux  soldats  qui  avaient  bien 
soixante  ans.  Obligés  de  quitter  le  service,  ils  réso- 
lurent de  retourner  au  pays.  Chemin  faisant,  ils  se 
disaient  : 

—  Qu'allons-nous  faire  pour  gagner  notre  vie  ?  Nous 
sommes  trop  vieux  pour  apprendre  un  métier  ;  si  nous 
demandons  notre  pain,  on  nous  dira  que  nous  sommes 
encore  en  état  de  travailler,  et  on  ne  nous  donnera 
rien. 

—  Tirons  au  sort,  dit  l'un  d'eux,  à  qui  se  laissera 
crever  les  yeux,  et  nous  mendierons  ensemble. 

L'autre  trouva  l'idée  bonne.  Le  sort  tomba  sur  celui 
qui  avait  fait  la  proposition  ;  son  camarade  lui  creva 
les  yeux,  et,  l'un  guidant  l'autre,  ils  allèrent  de  porte 
en  porte  demander  leur  pain.  On  leur  donnait  beau- 
coup; mais  l'aveugle  n'en  profitait  guère,  son  com- 
pagnon gardait  pour  lui-même  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  bon,  et  ne  lui  donnait  que  les  os  et  les  croûtes 
de  pain  dur. 

—  Hélas  !  disait  le  malheureux,  n'est-ce  pas  assez 
d'être  aveugle  ?  Faut-il  encore  être  si  maltraité  ? 


LES   DEUX    SOLDATS  aa 

—  Si  tu  te  plains  encore,  repondait  l'autre,  je  te  lais- 
serai là. 

Mais  le  pauvre  aveugle  ne  pouvait  s'empêcher  de  se 
plaindre.  Enfin  son  compagnon  l'abandonna  dans  un 
bois. 

Après  avoir  erré  de  côté  et  d'autre,  l'aveugle 
s'arrêta  au  pied  d'un  arbre. 

—  Que  vais-je  devenir?  se  dit-il  ;  la  nuit  approche, 
les  bêtes  sauvages  vont  me  dévorer  ! 

Il  monta  sur  un  arbre  pour  se  mettre  en  sûreté. 

Vers  onze  heures  ou  minuit,  quatre  animaux  arri- 
vèrent en  cet  endroit  :  le  renard,  le  sanglier,  le  loup 
et  le  chevreuil. 

—  Je  sais  quelque  chose,  dit  le  renard,  mais  je  ne  le 
dis  à  personne. 

—  Moi  aussi,  je  sais  quelque  chose,  dit  le  loup. 

—  Et  moi  aussi,  dit  le  chevreuil. 

—  Bah  !  dit  le  sanglier,  toi,  avec  tes  petites  cornes, 
qu'est-ce  que  tu  peux  savoir  ? 

—  Eh  !  repartit  le  chevreuil,  dans  ma  petite  cervelle 
et  dans  mes  petites  cornes  il  y  a  beaucoup  d'esprit. 

—  Eh  bien,  dit  le  sanglier,  que  chacun  dise  ce  qu'il 
sait. 

Le  renard  commença  : 

—  Il  y  a  près  d'ici  une  petite  rivière  dont  l'eau  rend 
la  vue  aux  aveugles.  Plusieurs  fois  déjà  dans  ma  vie, 
j'ai  eu  un  œil  crevé  ;  je  me  suis  lavé  avec  cette  eau 
et  j'ai  été  guéri. 

—  Cette  rivière,  je  la  connais,  dit  le  loup  ;  j'en  sais 
même  plus  long  que  toi.  La  fille  du  roi  estbien  malade; 
elle  est  promise  en  mariage  à  celui  qui  pourra  la  guérir. 
Il  suflîîrait  de  lui  donner  de  l'eau  de  cette  rivière  pour 
lui  rendre  la  santé. 

Le  chevreuil  dit  à  son  tour  : 


'2b  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  La  ville  de  Lyon  manquo  d'eau,  et  l'on  promet 
quinze  mille  francs  à  celui  qui  pourra  lui  en  procurer. 
Or,  en  arrachant  l'arbre  de  la  liberté,  on  trouverait  une 
source,  et  l'on  aurait  de  l'eau  en  abondance. 

—  Moi,  dit  le  sanglier,  je  ne  sais  rien. 
Là  dessus  les  animaux  se  séparèrent. 

—  Ah  1  se  dit  l'aveugle,  si  je  pouvais  seulement 
trouver  cette  source  ! 

Il  descendit  de  l'arbre  et  marcha  à  tâtons  à  travers 
la  campagne.  Enfin  il  trouva  la  rivière.  Il  s'y  lava 
les  yeux  et  il  commença  à  entrevoir  ;  il  se  les  lava 
encore,  et  la  vue  lui  revint  tout  à  fait. 

Aussitôt  il  se  rendit  près  du  maire  de  Lyon  et  lui  dit 
que,  s'il  voulait  avoir  de  l'eau,  il  n'avait  qu'à  faire  ar- 
racher l'arbre  de  la  liberté.  En  effet,  l'arbre  ayant  été 
arraché,  on  découvrit  une  source,  et  la  ville  eut  de  l'eau 
autant  qu'il  lui  en  fallait.  Le  soldat  rerut  les  quinze 
mille  francs  promis  et  alla  trouver  le  roi. 

—  Sire,  lui  dit-il,  j'ai  appris  que  votre  fille  est  bien 
malade,  mais  j'ai  un  moyen  de  la  guérir. 

Et  il  lui  parla  de  l'eau  de  la  rivière.  Le  roi  envoya 
sur  le  champ  ses  valets  chercher  de  cette  eau  ;  on  en 
fit  boire  à  la  princesse,  on  lui  en  fit  prendre  des  bains, 
et  elle  fut  guérie. 

Le  roi  dit  au  soldat  : 

—  Quoique  tu  sois  déjà  un  peu  vieux,  tu  épouseras 
ma  fille,  ou  bien,  si  tu  le  préfères,  je  te  donnerai  de 
l'argent. 

Le  soldat  aima  mieux  épouser  la  princesse  :  il  savait 
bien  qu'avec  la  fille  il  aurait  aussi  l'argent.  Le  mariage 
se  fit  sans  délai. 

Un  jour  que  le  soldat  se  promenait  dans  le  jardin,  il 
vit  un  homme  tout  déguenillé  qui  demandait  l'aumône  ; 
il  reconnut  aussitôt  son  ancien  camarade. 


LES  DEUX   SOLDATS  27 

—  N'étiez-vous  pas  deux  à  mendier  autrefois  ?  lui 
dit-il  en  l'abordant.  Où  est  votre  compagnon? 

—  Il  est  mort,  répondit  le  mendiant. 

—  Dites  la  vérité,  vous  n'aurez  pas  à  vous  en  repen- 
tir. Qu'est-il  devenu  ? 

—  Je  l'ai  abandonné. 

—  Pourquoi  ? 

—  Il  était  toujours  à  se  plaindre;  c'était  pourtant  lui 
qui  avait  les  bons  morceaux  :  quand  nous  avions  du 
pain,  je  lui  donnais  la  mie,  parce  qu'il  n'avait  plus  de 
dents,  et  je  mangeais  les  croûtes;  je  lui  donnais  la 
viande  et  je  gardais  les  os  pour  moi. 

—  C'est  un  mensonge;  vous  faisiez  tout  le  contraire. 
Pourriez-vous  reconnaître  votre  compagnon  ? 

—  Je  ne  sais. 

—  Eh  bien  !  ce  compagnon,  c'est  moi. 

—  Mais  n'ètes-vous  pas  le  roi  ? 

—  Sans  doute,  mais  je  suis  aussi  ton  ancien  cama- 
rade. Entre,  je  te  raconterai  tout. 

Quand  le  mendiant  eut  appris  ce  qui  était  arrivé  à 
l'aveugle,  il  lui  dit  : 

—  Je  voudrais  bien  avoir  la  même  chance.  Mène-moi 
donc  à  cet  arbre  là  ;  les  animaux  y  viendront  peut-être 
encore. 

—  Volontiers,  dit  l'autre;  je  veux  te  rendre  le  bien 
pour  le  mal. 

Il  conduisit  le  mendiant  auprès  de  l'arbre,  et  le  men- 
diant y  monta. 

Vers  onze  heures  ou  minuit,  les  quatre  animaux  se 
trouvèrent  là  réunis.  Le  renard  dit  aux  autres. 

—  On  a  entendu  ce  que  nous  disions  l'autre  nuit  : 
la  fille  du  roi  est  guérie  et  la  ville  de  Lyon  a  de  l'eau. 
Qui  donc  a  révélé  nos  secrets  ? 

'—  Ce  n'est  pas  moi,  dit  le  loup. 


'28  LES   AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Ni  moi,  dit  le  chevreuil. 

—  Je  suis  sûr  que  c'est  le  sanglier,  reprit  le  renard  : 
il  n'avait  eu  rien  à  dire,  et  il  est  allé  rapporter  ce  que 
nous  autres  avions  dit. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  répliqua  le  sanglier. 

—  Prends  garde,  dit  le  renard  ;  nous  allons  nous 
mettre  tous  les  trois  contre  toi. 

—  Je  n'ai  pas  peur  de  vous,  dit  le  sanglier  en  mon- 
trant les  dents  ;  frottez-vous  à  moi. 

Tout  à  coup,  en  levant  les  yeux,  ils  aperçurent  le 
mendiant  sur  l'arbre  : 

—  Oh  1  oh  !  dirent-ils,  voilà  un  homme  qui  nous 
espionne. 

Aussitôt  ils  se  mirent  à  déraciner  l'arbre,  puis  ils  se 
jetèrent  sur  l'homme  et  le  dévorèrent. 

Emmanuel  Cosquin,  Contes  populaires  lorrains, 
n"  VII. 


iV 

LE  PRINCE  DES  SEPT  VACHES  D'OR 

(CONTE  DE   LA  GASCOGNE.) 


Je  sais  un  conte. 

Il  y  avait  une  fois  un  prince,  riclie  comme  la  mer,  et 
encore  plus  généreux  que  riche.  On  l'appelait  le  Prince 
des  Sept  yaclies  d'or,  parce  qu'il  avait  réellement  sept 
vaches  d'or  dans  ses  armes,  peintes  au-dessus  de  la 
porte  principale  de  son  château. 

Chaque  jour,  le  Prince  des  Sept  vaches  d'or  faisait 
de  grandes  aumônes,  en  sortant  de  la  messe.  Chaque 
jour  il  invitait  à  diner  cent  amis,  qui  s'en  retournaient 
chargés  de  présents.  Aussi  les  pauvres  et  les  invités  lui 
disaient-ils  partout  et  toujours  : 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  votre  pareil  est  à 
naître.  Pour  vous,  nous  traverserions  l'eau  et  le  feu. 

—  Merci,  mes  amis. 

Un  soir  que  le  prince  était  tout  seul  dans  sa  chambre, 
il  vit  entrer  un  jeune  homme  qui  pleurait. 

—  Que  demandes-tu,  mon  ami?  Pourquoi  pleures-tu 


ainsi 


—  Prince  des  Sei)t  vaches  d'or,  je  vous  demande  un 
grand  service,  et  j'ai  bien  raison  de  pleurer.  Depuis 
l'âge  de  sept  ans,  j'ai  perdu  mon  père  et  ma  mère; 


30  LES    AVENTURES    MERVEILLEUSES 

mais  les  aumônes  ne  m'ont  pas  manqué,  jusqu'à  ce  que 
j'ai  été  assez  fort  pour  gagner  ma  vie.  Je  m'étais  fait 
une  maîtresse,  belle  comme  le  jour  et  sage  comme  une 
sainte.  Dans  un  mois  nous  allions  nous  marier.  Mais 
ma  maîtresse  est  morte  ce  matin.  Maintenant  j'ai  fini 
de  parler  aux  filles.  Si  je  savais  le  latin,  .pour  com- 
prendre ce  qui  est  écrit  dans  le  missel,  je  me  ferais 
moine.  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  vous  êtes  riche  et 
aumônier.  Donnez-moi  cent  écus  pour  porter  le  deuil 
de  ma  maîtresse  et  pour  lui  faire  dire  des  messes. 

—  Mon  ami,  tu  n'auras  pas  cent  écus.  Voici  cent 
pistoles.  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  que  le  Bon  Dieu  et  la 
Sainte  Vierge  Marie  vous  paient  votre  charité. 

Le  jeune  homme  partit  avec  ses  cent  pistoles.  Trois 
jours  après  il  revint,  vêtu  de  deuil. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  vous  m'avez  fait  un 
grand  service.  Si  vous  voulez,  je  vous  servirai  toute 
ma  vie  ;  mais  je  ne  veux  pas  de  gages.  C'est  à  prendre 
ou  à  laisser. 

—  Mon  ami,  je  te  prends  à  mon  service.  Tu  n'auras 
pas  de  gages.  On  t'appellera  le  Valet  noir,  et  tu  auras 
un  grand  pouvoir  sur  tous  les  autres  serviteurs  du 
château. 

Au  bout  d'un  mois,  le  Valet  noir  savait  mieux  que 
personne  les  affaires  de  son  maître,  et  il  vint  lui  dire 
en  secret  : 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  vous  donnez  et  vous 
dépensez  par  dessus  vos  moj^ns.  Encore  un  an  de  cette 
vie,  et  je  vous  vois  sur  la  paille. 

—  Valet  noir,  tu  ne  sais  pas  ce  que  tu  dis.  Je  n'ai  ni 
femme  ni  enfant,  et  mon  bien  durera  plus  que  moi.  Si 
par  hasard  j'étais  sur  la  paille,  mes  amis  ne  me  laisse- 
raient manquer  de  rien. 


LE    PRINCE   DES   SEPT   VACHES  D  OR  31 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  ne  vous  y  fiez  pas. 
Le  lendemain,  pendant  le  dîner,  le  prince  dit  à  ses 

invités  : 

—  Etes-vous  mes  amis  ? 

—  Oui,  prince  des  Sept  vaches  d'or.  Votre  pareil 
est  à  naître.  Pour  vous,  nous  traverserions  l'eau  et  le 
feu. 

—  Eh  bien  !  le  Valet  noir  m'a  dit  de  me  méfier  de 
vous. 

—  Le  Valet  noir  est  un  insolent  et  une  canaille.  Il 
vous  pille  nuit  et  jour.  Chassez-le. 

Le  prince  chassa  donc  comme  un  voleur  le  Valet 
noir  qui  lui  avait  réellement  volé  assez  d'or  et  d'argent 
pour  acheter  un  beau  moulin  sur  la  rivière  de  Gers,  et 
un  château  avec  un  bois  et  sept  métairies.  Un  an  plus 
tard  le  prince  reçut  la  visite  des  huissiers  et  des  recors. 
Il  manda  tous  ses  amis. 

—  Mes  amis,  vous  me  dites  chaque  jour  :  «  Votre 
pareil  est  à  naître,  pour  vous  nous  traverserions  l'eau 
et  le  feu.  >'  Eh  bien!  je  n'ai  plus  rien.  Je  suis  sur  la 
paille.  Les  huissiers  et  les  recors  me  chassent  de  chez 
moi.  Aidez-moi,  selon  vos  moyens. 

—  Ah  !  glorieux,  tu  t'es  ruiné  à  faire  l'aumône.  Dis 
aux  pauvres  de  t'aider. 

Le  prince  sortit  insulté  par  ses  anciens  amis.  Sur  la 
porte  du  château,  les  pauvres  se  mirent  à  crier  : 

—  Bonjour,  prince  de  la  Bourse-Plate.  Tes  valets 
nous  refusaient  un  morceau  de  pain.  Ils  nous  lâchaient 
tes  chiens  dans  les  jambes.  Maintenant  te  voilà  gueux. 
Tu  t'es  mis  sur  la  paille  à  ribotter  avec  des  fainéants 
et  des  gourmands.  Mais  il  y  a  un  Bon  Dieu  au  ciel. 
Le  Bon  Dieu  est  juste,  et  tu  es  à  l'aumône  comme 
nous. 

Tout  cela  ne  dura  guère.  Le  Valet  noir  arrivait  au 


M  LKS  AVKNIURKS  MERVEILLEUSES 

grand  galop  de  son  cheval,  une  barre  de  chêne  à  la 
main,  avec  une  meute  de  chiens  grands  comme  des 
taureaux. 

—  Hardi,  mes  chiens!  Css  !  css!  Mordez-lez  !  Tiens, 
ivrogne!  Tiens,  cochon!  Tiens,  voleur.'  Attrapez  cela, 
et  mettez-y  du  sel.  Ah!  vous  insultez  le  Prince  des 
Sept  vaches  d'or!  Pan  !  Pan  ! 

Et  le  Valet  noir  frappait  à  grands  tours  de  bras  sur 
les  nobles,  sur  les  bourgeois  et  sur  les  pauvres.  Quand 
tout  ce  sale  monde  fut  loin,  il  descendit  de  cheval  et 
tira  son  béret. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d*or,  vous  n'êtes  plus  ici 
chez  vous.  Montez  sur  ce  cheval,  qui  vous  portera  au 
logement  que  je  vous  ai  préparé. 

—  Je  ne  vais  pas  dans  la  maison  d'un  homme  que 
j'ai  chassé  comme  un  voleur. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  je  vous  ai  volé,  c'est 
vrai.  Mais  c'était  pour  vous  garder  de  quoi  vivre, 
quand  vous  seriez  sur  la  paille. 

Le  prince  monta  donc  à  cheval.  Trois  jours  après  il 
était  arrivé.  Pendant  sept  ans,  le  Valet  noir  le  servit 
comme  autrefois,  sans  vouloir  de  gages  et  ne  lui  vola 
plus  un  liard.  Un  soir,  après  souper,  le  prince  le 
manda  dans  sa  chambre. 

—  Valet  noir,  je  suis  content  de  toi,  et  je  veux  te 
dire  un  grand  secret. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  je  sais  écouter  et  je 
n"ai  jamais  passé  pour  bavard. 

—  Valet  noir,  si  j'avais  voulu,  il  y  a  longtemps  que 
jo  serais  redevenu  encore  plus  riche  qu'autrefois.  Mais, 
sauf  moi  et  toi,  la  terre  n'est  habitée  que  par  la  canaille. 
Voilà  pourquoi  je  ne  cherche  plus  d'amis,  et  pourquoi 
je  ne  fais  plus  d'aumônes.  Valet  noir,  je  suis  vieux. 
Dans  un  an  je  serai  sous  terre.  Avant  de  m'en  aller, 


LE   PRINCE  DES  SEPT   VACHES  D'OR  33 

je  veux  t'apprendre  le  secret  que  les  hommes  de  mon 
sang  se  léguaient  de  père  en  fils.  Je  veux  t'apprendre 
■à  faire  la  flûte,  à  jouer  l'air  qui  font  sortir  les  Sept 
vaches  d'or  de  terre  la  nuit  de  la  Saint  Jean,  depuis 
minuit  jusqu'au  lever  du  soleil.  Va-t'en  seller  deux 
chevaux  à  l'écurie,  prends  une  hachette  et  viens 
m'appeler  quand  tout  sera  prêt. 
Le  Valet  noir  sortit  et  revint  un  quart  d'heure  après. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  tout  est  prêt. 

Ils  partirent  au  grand  galop.  C'était  un  vendredi 
soir,  le  dernier  de  l'année.  Il  gelait  fort,  et  le  ciel  noir 
était  criblé  d'étoiles.  A  minuit  juste,  les  deux  cavaliers 
arrivaient  à  un  carrefour  où  il  y  avait  un  cimetière, 
au  bord  d'une  mare  pleine  de  grands  roseaux. 

—  Valet  noir,  si  tu  tiens  à  vivre,  écoute-moi  bien  et 
fais  de  point  en  point  tout  ce  que  je  vais  te  commander. 
Tu  vas  descendre  de  cheval,  prendre  ta  hachette  et 
couper  ras  de  terre  le  plus  grand  de  ces  roseaux.  Le 
roseau  se  défendra  comme  il  pourra.  Par  trois  fois,  il 
changera  de  forme  et  te  fera  voir  des  choses  qui  np 
sont  pas.  N'y  prends  pas  garde  et  fais  ton  travail.  Songe 
bien  que  tu  n'as  que  trois  coups  à  donner.  Si  au  troi- 
sième, le  roseau  n'est  pas  à  bas,  la  terre  f  avalera  tout 
vif. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  vous  serez  obéi. 
Quand  le  roseau  vit  que   le  Valet  noir  levait   sa 

hachette  pour  le  premier  coup,  il  se  changea  en  grand 
serpent  à  sept  tètes.  Mais  le  Valet  noir  se  méfiait  et 
il  frappa  sans  peur  ni  crainte. 

Quand  le  roseau  vit  que  le  Valet  noir  relevait  sa 
hachette  pour  le  second  coup,  il  se  changea  en  petit 
enfant  qui  vient  de  naître  et  qui  n'est  pas  encore 
baptisé.  Mais  le  Valet  noir  se  méfiait  et  il  frappa  sans 
peur  m  crainte. 

CONTES.  ^ 


:54  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

Quand  le  roseau  vit  que  le  Valet  noir  relevait  sa 
hachette  pour  le  troisième  coup,  il  se  changea  en  une 
jeune  fille,  pareille  à  la  maîtresse  morte  du  Valet  noir. 
Alors  le  pauvre  homme  se  mit  à  trembler  comme  la 
feuille.  Mais  il  se  souvint  de  ce  que  le  prince  lui  avait 
dit,  et  il  frappa  sans  peur  ni  crainte. 

—  Prince  des  Sept  vaches  d'or,  le  roseau  est  à  bas. 

—  Coupes-en  de  quoi  faire  une  flûte  et  partons. 
En  rentrant  au  château,  le  prince  dit  : 

—  Valet  noir,  chaque  nuit,  quand  les  gens  du  châ- 
teau seront  endormis,  tu  viendras  dans  ma  chambre, 
et  je  t'enseignerai  l'air  qui  ne  peut  être  joué  que  sur  la 
flûte  que  tu  feras  avec  ce  roseau. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Le  matin  de  la  Saint  Jean  venu, 
le  prince  dit  : 

—  Valet  noir,  ce  soir,  quand  tous  les  gens  du  châ- 
teau dormiront,  prends  ta  flûte,  deux  grands  chau- 
drons, sept  sacs  en  bonne  toile  de  chanvre,  et  ne 
manque  pas  de  te  trouver,  avant  minuit,  au  bord  du 
Gers,  dans  la  prairie  qui  est  au-dessus  de  mon  moulin. 

A  l'heure  dite,  tous  deux  étaient  à  l'endroit  convenu. 
Quand  les  étoiles  marquèrent  minuit,  le  prince  dit  : 

—  Valet  noir,  joue  de  la  flûte. 

Le  Valet  noir  obéit.  Aussitôt,  sept  grandes  vaches 
d'or  sortirent  de  terre.  Elles  vinrent  saluer  le  prince 
et  se  mirent  à  paître  au  clair  de  la  lune. 

—  Valet  noir,  prends  une  vache,  moi  l'autre  et 
trayons-les  chacun  dans  un  chaudron.  Après  celles-là, 
ce  sera  le  tour  des  cinq  autres. 

Une  heure  après  les  deux  chaudrons  étaient  pleins 
de  lait,  qui  se  changea  aussitôt  en  doubles  louis  d'or  et 
en  quadruples  d'Espagne.  Le  prince  en  remplit  deux 
sacs  de  bonne  toile  de  chanvre  et  les  noya  dans  le 
Gers. 


LE   PRINCE   DES   SEPT  VACHES  D'OR  33 

Après  les  deux  premières  vaches,  ce  fut  le  tour  des 
cinq  autres.  Avant  le  lever  du  soleil,  les  sept  vaches 
d'or  étaient  rentrées  sous  terre,  et  cinq  autres  sacs  de 
doubles  louis  d'or  et  de  quadruples  d'Espagne  étaient 
aussi  noyés  dans  le  Gers. 

—  Valet  noir,  tu  sais  où  sont  les  sept  sacs.  Je  te  les 
donne.  Pêche-les  à  ton  loisir,  et  prends  garde  que  nul 
ne  te  voie.  Chaque  année,  tu  pourras  ainsi  recom- 
mencer ta  récolte.  Maintenant  rentrons  au  château. 

Un  mois  après  la  Saint  Jean,  le  Prince  des  Sept 
vaches  d'or  était  mort.  Le  Valet  noir  n'épargna  rien 
pour  l'enterrement,  ni  pour  les  messes  hautes  et  basses. 
Cela  fait,  il  partit  pour  le  pays  où  le  prince  s'était  mis 
sur  la  paille,  à  combler  ses  amis  de  dîners  et  de  pré- 
sents et  à  faire  de  grandes  aumônes.  Une  heure  après 
la  venue  du  Valet  noir,  le  tambour  du  village  criait 
partout. 

—  Ran  plan  plan,  ran  plan  plan,  ran  plan  plan. 
Vous  êtes  prévenus  que  le  Prince  des  Sept  vaches  d'or 
est  mort.  Il  était  devenu  plus  riche  que  jamais  et  le 
Valet  noir  est  son  héritier.  Pour  obéir  à  ce  que  le 
prince  lui  a  dit,  l'héritier  comptera  mille  pistoles  à 
chacun  des  amis  du  mort  et  cent  écus  à  chaque  pauvre 
du  pays.  Demain  matin,  tout  le  monde  sera  payé. 

Le  lendemain  matin,  les  amis  et  les  pauvres  étaient 
si  nombreux  qu'on  eût  dit  un  grand  jour  de  foire  au 
village. 

—  Pauvre  Prince  des  Sept  vaches  d'or  !  Il  ne  nous  a 
pas  oubliés.  Pour  lui  nous  aurions  traversé  l'eau  et  le 
feu. 

Tout  cela  ne  dura  guère.  Le  Valet  noir  arrivait  au 
grand  galop  de  son  cheval,  une  barre  de  chêne  à  la 
main,  avec  une  meute  de  chiens  grands  comme  des 
taureaux. 


36  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Hardi,  mes  chiens  1  Css!  css!  Mordez-les!  Tiens, 
ivrogne!  Tiens,  cochon!  tiens,  voleur!  Attrapez  cela 
et  mettez-y  du  sel.  Voilà  le  legs  du  Prince  des  Sept 
vaches  d'or.  Pan  !  pan  ! 

Et  le  Valet  noir  frappait  à  grands  tours  de  bras  sur 
les  nobles,  sur  les  bourgeois  et  sur  les  pauvres.  Quand 
tout  ce  sale  monde  fut  loin,  le  Valet  noir  repartit  pour 
le  pays  où  son  maître  était  enterré.  Là,  il  apprit  le 
latin,  et  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  moine.  Alors,  il 
fit  bâtir  un  couvent  où  l'on  priait  Dieu  nuit  et  jour 
pour  l'âme  du  Prince  des  Sept  vaches  d'or. 

Et  trie  trie, 
Mon  conte  est  fini  ; 
Et  trie  trae, 
■  Mon  conte  est  achevé. 

J.-F.  Bladé,  Trois  nouveaux  contes. 


LA  PRINCESSE  DE  TRONKOLAINE 

(CONTE  DE  LA  BASSE-BRETAGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  charbonnier  qui  avait 
déjà  fait  baptiser  vingt-cinq  enfants.  Dieu  lui  en  envoya 
un  vingt-sixième,  et  il  se  mit  en  route  pour  lui  cher- 
cher parrain  et  marraine.  Il  vit  passer  le  roi  dans  son 
carrosse  et  se  mit  à  genoux,  dans  la  boue,  pour  le 
saluer.  Le  roi  lui  jeta  une  pièce  d'or. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  je  cherche  pour  le  moment, 
bien  que  j'en  aie  grand  besoin,  dit  le  charbonnier;  c'est 
un  parrain  qu'il  me  faut  pour  un  vingt-sixième  enfant 
que  ma  femme  vient  de  me  donner. 

—  Vingt-six  enfants,  mon  pauvre  homme  !  s'exclama 
le  roi;  eh  bien,  trouvez-vous  demain  à  l'église  avec 
l'enfant  et  une  marraine,  et  je  serai  le  parrain,  moi. 

Le  charbonnier  fut  fidèle  au  rendez-vous;  il  emmena 
une  marraine  et  le  roi  arriva  aussi  à  l'heure  convenue. 
L'enfant  fut  baptisé  et  nommé  Louis.  Le  parrain  donna 
au  père  une  bourse  pleine  d'or  et  lui  dit  d'envoyer  son 
filleul  à  l'école,  quand  il  aurait  dix  ans.  Il  lui  donna 
encore  la  moitié  d'une  platine,  dont  il  garda  l'autre 
moitié,  en  lui  recommandant  de  la  donner  à  son  filleul, 
(luand  il  aurait  atteint  l'âge  de  dix-huit  ans,  pour  qu'il 


38  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

la  lui  rapportât  à  sa  cour,  à  Paris.  Il  le  reconnaîtrait 
à  ce  signe.  Il  partit  ensuite. 

L'enfant  fut  mis  à  l'école,  à  dix  ans,  et,  comme  il 
était  intelligent,  il  fit  des  progrès  rapides.  Quand  il  eut 
dix-huit  ans ,  son  père  lui  remit  la  demi-platine  et  lui 
dit  d'aller  la  porter  à  son  parrain,  le  roi  de  France, 
dans  son  palais,  à  Paris.»Jusque-là,  il  lui  avait  caché 
qui  était  son  parrain.  Il  lui  donna  aussi  un  de  ses  che- 
vaux à  porter  le  charbon,  une  rosse,  et  le  jeune  homme 
partit. 

Comme  il  passait  dans  un  chemin  étroit  et  profond, 
il  y  rencontra  une  petite  vieille  femme,  courbée  sur 
son  bâton,  et  qui  lui  dit  : 

—  Bonjour,  Louis,  filleul  du  roi  de  France. 

—  Bonjour,  grand'mère,  répondit  Louis,  étonné  d'être 
connu  de  la  vieille. 

—  Tout  à  l'heure,  mon  enfant,  reprit  celle-ci,  tu 
arriveras  à  une  fontaine,  au  bord  de  la  route,  et  tu  y 
verras  quelqu'un  qui  t'invitera  à  descendre  de  cheval 
et  à  te  désaltérer  ;  mais  ne  l'écoute  pas,  et  continue 
ton  chemin. 

—  Merci,  grand'mère,  répondit  le  jeune  homme.  Et 
il  passa. 

Il  arriva  en  effet,  tôt  après,  à  une  fontaine,  près  de 
laquelle  se  tenait  un  personnage  de  mauvaise  mine  qui 
lui  cria  : 

—  Eh!  Louis,  arrête-toi  un  peu  et  descends  de  che- 
val. 

—  Je  n'ai  pas  le  temps,  répondit  Louis,  je  suis 
pressé. 

—  Viens,  te  dis-je,  te  désaltérer  à  cette  fontaine, 
dont  l'eau  est  délicieuse,  et  causer  un  peu;  tu  ne 
me  reconnais  donc  pas,  un  camarade  d'école  ? 

Louis,  en  entendant  ces  derniers  mots,  descendit  de 


LA    PRINCESSE  DE  TKONKOLAINE  39 

son  cheval;  mais  il  ne  reconnut  pas  le  prétendu  cama- 
rade d'école.  11  voulut  boire  néanmoins  à  la  fontaine, 
et,  comme  il  se  penchait  sur  l'eau  pour  boire  dans  le 
creux  de  sa  main,  l'autre,  d'un  coup  d'épaule,  le  jeta 
dedans,  puis  il  lui  enleva  sa  demi-platine,  monta  sur 
son  cheval  et  partit.  Le  pauvre  Louis  sortit  de  l'eau 
comme  il  put  et  se  mit  à  courir  après  le  voleur.  Le 
cheval  était  vieux  et  fourbu,  de  sorte  qu'il  finit  par 
l'atteindre,  et  ils  entrèrent  ensemble  dans  la  cour  du 
palais  du  roi.  Celui-ci,  à  la  vue  de  la  demi-platine,  ne 
douta  pas  que  celui  qui  en  était  porteur  ne  fût  son 
filleul,  et  l'accueillit  très  bien,  quoiqu'il  lui  trouvât 
mauvaise  mine.  Il  lui  demanda  aussi  ce  qu'était  le 
jeune  homme  qui  l'accompagnait. 

—  C'est,  répondit-il,  parrain,  un  jeune  homme  de 
mon  pays  qui  m'a  suivi,  dans  l'espoir  de  trouver  un 
emploi  à  votre  cour. 

—  C'est  bien,  répondit  le  roi,  on  trouvera  à  l'occuper. 

Il  fut,  en  effet,  employé  comme  valet  d'écurie,  tan- 
dis que  l'autre  suivait  partout  le  roi,  habillé  comme  un 
prince,  et  n'avait  rien  autre  chose  à  faire,  tous  les 
jours,  que  manger,  boire  et  se  promener. 

Tôt  après,  le  faux  filleul,  voulant  se  débarrasser  de 
Louis,  dont  la  vue  l'importunait,  dit  un  jour  au  roi  : 

—  Si  vous  saviez,  parrain,  ce  dont  s'est  vanté  le  valet 
d'écurie,  mon  pays  ? 

—  De  quoi  s'est-il  donc  vanté?  demanda  le  roi. 

—  D'aller  demander  au  Soleil  pourquoi  il  est  si 
rouge,  quand  il  se  lève,  le  matin. 

—  Vraiment?  Eh  bien,  il  faut  alors  qu'il  y  aille,  car 
je  suis,  en  effet,  bien  curieux  de  savoir  cela. 

Et  le  pauvre  Louis  dut  se  mettre  en  route  pour  aller 
trouver  le  Soleil,  bien  qu'il  protestât  qu'il  n'avait 
jamais  dit  rien  de  semblable. 


40  LES   AVENTURES    MEhVEILLELSES 

Comme  il  se  dirigeait,  tout  triste,  du  côté  de  la  mer, 
il  rencontra  un  vieillard  vénérable  qui  lui  demanda: 

—  Où  allez- vous  ainsi,  mon  fils"? 

—  Ma  foi,  grand-père,  répondit-il,  je  n'en  sais  trop 
rien.  On  ma  dit  que,  sous  peine  de  mort,  il  me  faut 
savoir  du  Soleil  pourquoi  il  est  si  rouge,  quand  il  se 
lève,  le  matin,  et  je  ne  sais  où  aller  trouver  le  Soleil. 

—  Eh  bien!  mon  fils,  je  vous  aiderai  à  le  trouver, 
moi.  Et  lui  montrant  un  cheval  de  bois  :  —  Montez  sur 
ce  cheval  de  bois,  qui  s'élèvera  en  l'air  à  votre  com- 
mandement, et  vous  portera  au  pied  d'une  montagne 
sur  le  sommet  de  laquelle  est  le  château  du  Soleil. 
Vous  laisserez  le  cheval  au  bas  de  la  montagne,  où 
vous  le  retrouverez,  au  retour,  et  vous  irez  seul  jus- 
qu'au château. 

Louis  monta  sur  le  cheval  de  bois,  qui  s'éleva  aussi- 
tôt eu  l'air  et  le  déposa  au  pied  d'une  haute  montagne. 
Il  gravit  péniblement  la  montagne,  et,  arrivé  sur  le 
faite,  il  vit  un  palais  si  beau,  si  resplendissant  qu'il  en 
fut  ébloui.  C'était  le  palais  du  Soleil.  Il  frappa  à  la 
porte.  Une  vieille  femme  vint  lui  ouvrir. 

—  Monseigneur  le  Soleil  est-il  à  la  maison?  lui  de- 
manda-t-il. 

—  Non,  mon  enfant,  mais  il  arrivera  sans  tarder, 
répondit  la  vieille. 

—  Je  l'attendrai  alors. 

—  Mais,  mon  pauvre  enfant,  mon  fils  aura  grand' 
faim,  quand  il  arrivera,  il  pourrait  bien  te  manger. 

—  Je  vous  en  prie,  madame,  faites  qu'il  ne  me 
mange  pas,  car  il  faut  que  je  lui  parle. 

—  Eh  bien!  entre  toujours,  mon  garçon,  et  je  tâche- 
rai d'arranger  cela. 

Et  il  entra.  Le  Soleil  arriva  peu*  après  en  criant  : 

—  J'ai  faim!  j'ai  grand'faim ,  mère!  Puis,  ayant 


LA   PRINCESSE   DE  TRONKOLAINE  41 

flairé  l'air  :  —  Je  sens  odeur  de  clirétien  !  Il  y  a  un 
chrétien  ici,  et  je  veux  le  manger! 

—  Oui,  comptez  là-dessus,  lui  dit  sa  mère,  que  je 
vais  vous  le  donner  à  manger,  ce  pauvre  enfant  qui  est 
si  gentil!  Voilà  votre  souper  qui  est  prêt,  mangez-le 
vite,  et  faites  silence  ou  gare  à  mon  bâton  ! 

Le  Soleil  courba  la  tête,  à  cette  menace,  comme  un 
enfant  craintif,  et  se  mit  à  manger  en  silence.  Quand 
il  eut  fini,  Louis,  enhardi  en  le  voyant  si  doux,  lui 
adressa  sa  question  : 

—  Je  voudrais  bien  savoir,  monseigneur  le  Soleil, 
pourquoi  vous  êtes  si  rouge,  si  beau,  quand  vous  vous 
levez,  le  matin? 

—  Je  veux  bien  te  le  dire,  répondit  le  Soleil;  c'est 
que  le  château  de  la  princesse  de  Tronkolaine  est  ici 
près,  et  elle  est  si  belle  qu'il  faut  que  je  me  montre 
aussi  dans  tout  mon  éclat,  pour  n'être  pas  éclipsé 
par  elle. 

—  Merci  bien,  monseigneur  le  Soleil,  répondit  Louis. 

Et  il  salua  profondément  et  partit  alors.  11  redescen- 
dit la  montagne,  remonta  sur  son  cheval  de  bois,  qui 
l'attendait,  et  il  fut  bien  vite  rendu  à  la  cour  du  roi. 

—  Eh  bien!  lui  demanda  celui-ci,  as-tu  été  jusqu'au 
Soleil,  et  peux-tu  me  dire,  à  présent,  pourquoi  il  est  si 
rouge,  quand  il  se  lève,  le  matin? 

—  Oui,  Sire,  je  peux  vous  le  dire. 

—  Voyons  donc  cela. 

—  C'est  afin  de  n'être  pas  éclipsé  par  la  princesse 
de  Tronkolaine,  dont  le  château  est  voisin  du  sien,  et 
qui  est  la  plus  merveilleuse  beauté  qui  existe  nulle 
part. 

Le  roi  parut  satisfait  de  l'explication. 
Mais,  à  quelque  temps  de  là,  le  faux  filleul  lui  dit 
encore  : 


42  LK6  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

—  Si  VOUS  saviez,  parrain,  ce  dont  s'est  encore 
vanté  le  valet  d'écurie? 

—  De  quoi  s'est-il  donc  vanté?  demanda  le  roi. 

—  D'être  capable  de  vous  amener  à  voti-e  cour  la 
princesse  de  Tronkolaine  elle-même,  pour  que  vous 
l'épousiez  ! 

—  Vraiment,  il  s'est  vanté  de  cela  ?  Eli  bien  1  il  faut 
qu'il  le  fasse,  ou  il  n'y  a  que  la  mort  pour  lui. 

Et  le  pauvre  Louis  dut  encore  tenter  cette  aventure, 
malgré  ses  protestations  de  n'avoir  jamais  dit  rien  de 
semblable.  Heureusement  pour  lui  qu'il  rencontra 
encore  sur  son  chemin,  le  vieillard  inconnu,  qui  lui 
dit: 

—  Retournez  auprès  du  roi  et  dites-lui  que,  pour 
accomplir  votre  entreprise,  il  vous  faut  un  bâti- 
ment chargé  de  blé,  de  lard  et  de  viande  de  bœuf,  pour 
distribuer  ces  provisions  aux  rois  des  fourmis,  des 
éperviers  et  des  lions,  que  vous  rencontrerez  sur  votre 
route,  et  qui,  si  vous  les  régalez  bien,  vous  seront 
utiles  plus  tard. 

Il  obtint  le  bâtiment  chargé  de  ces  provisions.  Alors 
le  vieillard  lui  donna  encore  une  baguette  blanche, 
pour  obtenir  un  vent  favorable  du  côté  où  il  la  tour- 
nera. Il  s'embarqua,  passa  par  les  royaumes  des 
fourmis,  des  éperviers  et  des  lions,  il  régala  tous 
ces  animaux  de  son  mieux,  et  tous  lui  promirent  de 
lui  venir  en  aide,  sitôt  qu'il  les  appellerait. 

Il  aborda  alors  dans  une  île.  Au  milieu  de  Tile,  il  y 
avait  un  château  magnifique.  C'est  là  que  demeurait 
la  princesse  de  Tronkolaine.  Il  la  vit,  au  bord  d'une 
fontaine,  peignant  ses  cheveux  blonds  avec  un  peigne 
d'or  et  un  démêloir  d'ivoire.  Il  cueillit  une  orange  à 
un  oranger  qui  était  là  près  et  la  jeta  dans  la  fontaine. 
La  princesse  se  détourna,  l'aperçut,  lui  sourit  et  lui 


LA  PRINCESSE  DE   TRONKOLAINE  43 

(lit  d'avancer.  Puis  elle  le  conduisit  à  son  château,  le 
régala  de  mets  exquis  et  de  fruits  délicieux,  et  l'invita 
à  rester  avec  elle. 

Au  bout  de  quinze  jours  de  séjour  dans  le  château, 
Louis  demanda  à  la  princesse  si  elle  consentirait  à  le 
suivre  à  la  cour  de  France. 

►—  Volontiers,  répondit-elle,  quand  vous  aurez  fait 
tout  le  travail  qu'il  y  a  à  faire  ici. 

—  Dites,  princesse,  ce  que  vous  désirez  de  moi,  et  si 
c'est  possible,  je  le  ferai  ? 

Le  lendemain  matin,  la  princesse  le  conduisit  dans 
le  grenier  du  château,  et  lui  montrant  un  grand  tas  de 
grains  mélangés  : 

—  Voilà,  dit-elle  un  tas  de  grains  mélangés,  froment, 
seigle  et  orge.  Il  faut  mettre  chaque  sorte  de  grain 
dans  un  tas  à  part,  sans  vous  tromper  d'un  seul  grain, 
et  que  ce  soit  fini  pour  le  coucher  du  soleil  ?  Puis  elle 
s'en  alla. 

Louis  appela  à  son  secours  les  fourmis,  et  le  triage 
fut  fait  on  ne  peut  mieux,  pour  l'heure  dite.  Aussi, 
quand  la  princesse  vint,  au  coucher  du  soleil,  fùt-elle 
bien  étonnée.  Elle  examina  de  près,  et  ne  trouvant  pas 
un  seul  grain  d'une  espèce  différente  dans  chacun  des 
trois  tas  : 

—  C'est  fort  bien  !  dit-elle. 

—  Viendrez-vous  avec  moi,  à  présent,  princesse  ?  lui 
demanda  encore  Louis. 

—  Pas  encore  ;  j'ai  autre  chose  à  vous  demander, 
auparavant. 

En  effet,  le  lendemain  matin,  elle  lui  donna  une  co- 
gnée de  bois,  et,  l'ayant  conduit  dans  la  grande  ave- 
nue du  château,  elle  lui  dit,  en  lui  montrant  les  grands 
chênes  : 

—  Il  faut  m'abattre  tous  ces  arbres,  avant  le  coucher 


44  LES  AVENTURES    MERVEILLEUSES 

du  soleil,  avec  votre  cognée  de  bois.  Puis  elle  s'en  alla. 
Dès  que  la  princesse  fut  partie,  Louis  appela  les 
lions  à  son  secours,  et,  quand  elle  revint,  au  coucher 
du  soleil,  il  n'y  avait  plus  un  seul  arbre  debout  dans 
l'avenue.  Son  étonnement  ne  fit  qu'augmenter. 

—  Me  suivrez-vous,  à  présent,  princesse  ?  lui  de- 
manda Louis. 

—  J'ai  encore  un  autre  travail,  une  dernière  épreuve 
à  vous  donner,  répondit-elle,  et  si  vous  vous  en  tirez 
aussi  heureusement  que  des  deux  autres,  rien  ne  s'op- 
posera plus  à  ce  que  je  vous  suive. 

Le  lendemain  matin,  la  princesse  le  conduisit  au  pied 
d'une  grande  montagne  et  lui  dit  : 

—  Voici  une  montagne  qui  offusque  mon  palais  et 
m'empêche  de  voir  au  loin,  et  je  désire  qu'elle  ait  dis- 
paru pour  le  coucher  du  soleil.  Et  elle  s'en  alla  encore. 

Louis  appela,  cette  fois,  les  éperviers  à  son  secours, 
et  avec  leurs  becs  et  leurs  griffes,  ils  eurent  bientôt, 
tant  ils  étaient  nombreux,  fait  disparaître  la  montagne 
et  aplani  le  terrain.  Quand  la  princesse  revint,  au  cou- 
cher du  soleil  : 

—  Eh  bien!  princesse,  êtes-vous  satisfaite?  lui  de- 
manda Louis. 

—  Oui,  répondit-elle,  vous  n'avez  pas  votre  pareil 
au  monde,  et,  à  présent,  je  vous  suivrai,  quand  vous 
voudrez. 

Et  elle  lui  donna  alors  un  baiser.  Ils  se  dirigèrent 
ensuite  vers  la  mer.  Le  bâtiment  sur  lequel  Louis  était 
venu  dans  l'ile  était  toujours  là,  l'attendant.  Ils  mon- 
tèrent dessus  et  abordèrent  sans  encombre  au  con- 
tinent. Pendant  le  trajet,  la  princesse  laissa  tomber 
dans  la  mer  la  clef  de  son  château,  sans  en  rien  dire 
à  Louis. 

Le  vieillard  les  attendait  de  l'autre  côté  de  l'eau. 


LA   PRINCESSE  DE  TRONKOLAINE  45 

—  Eh  bien  !  mon  fils,  demanda-t-il  à  Louis,  avez- 
vous  réussi  ? 

—  Oui,  grand-père,  grâce  à  vous,  et  que  Dieu  vous 
bénisse. 

Quand  la  princesse  arriva  à  la  cour,  le  vieux  roi  fut 
tellement  charmé  de  sa  beauté  qu'il  voulut  l'épouser 
sur-le-champ. 

—  Holà  !  dit-elle  alors,  je  ne  suis  pas  venue  ici  pour 
un  vieux  barbon  comme  vous,  ni  pour  cet  autre,  —  et 
elle  montrait  le  faux  filleul,  —  que  vous  croyez  être 
votre  filleul,  et  qui  n'est  qu'un  démon  !  Votre  vrai 
filleul,  le  voici,  et  c'est  lui  qui  sera  mon  époux. 

Et  elle  montrait  Louis. 

—  A  présent,  faites  cliauff"er  un  four,  et  qu'on  y  jette 
ce  diable  ! 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Et  comme  le  démon,  autrement 
le  faux  filleul,  poussait  des  cris  affreux  et  essayait  de 
sortir  du  feu,  on  fit  venir  une  jeune  femme  portant  son 
premier  enfant,  et,  avec  son  anneau  de  mariage,  qu'elle 
lui  présentait,  à  l'ouverture  du  four,  quand  il  voulait 
sortir,  elle  le  força  d'y  rester.  Alors  il  s'écria  : 

—  Si  j'étais  resté  à  la  cour,  un  an  seulement,  j'aurais 
réduit  le  royaume  à  un  état  désespéré  ! 

Louis  fut  alors  marié  à  la  princesse  de  Tronkolaine, 
et  il  remplaça  sur  le  trône  le  vieux  roi,  son  parrain, 
qui  n'avait  pas  d'enfants.  Il  fit  venir  à  la  cour  son  vieux 
père  et  sa  vieille  mère,  ainsi  que  ses  frères  et  ses 
sœurs,  qu'il  établit  tous  honorablement. 

F.  M.  LuzEL,  Cinquième  rapport  sur  une  mission 
en  Bretagne. 


VI 

HISTOIRE  DU  BONHOMME  MAUGRÉANT 

(CONTE  DE  LA.  CHAMPAGNE.) 


Il  était  une  fois  un  paysan  qui  avait  autant  d'enfants 
qu'il  y  a  de  pierres  dans  les  champs.  On  l'appelait  le 
père  Maugréant,  et  il  était  bien  nommé,  car  le  pauvre 
homme  maugréait  toujours  entre  ses  dents. 

Il  allait  au  cabaret  plus  souvent  qu'à  l'église  ;  mais 
c'était  pour  chasser  le  souci,  disait-il.  Un  jour  qu'il  y 
était  depuis  des  heures  et  des  heures,  et  que  le  souci  ne 
voulait  pas  s'en  aller,  il  se  dit  tout  à  coup  en  se  frap- 
pant le  front  : 

—  Mieux  vaut  s'adresse' au  bon  Guieuqu'à  ses  saints, 
J'irai  l'trouvé'et  j'y  d'raand'rai  pou'quouè  qu'toute  la 
chance  éé  toujou's  pou'  lés  aut'es  et  tout  l'guignon 
pour  moue. 

Et  là-dessus  il  se  lève  et  se  met  à  chercher  le  che- 
min du  paradis.  A  force  de  chercher  et  de  marcher, 
de  tourner  et  de  virer,  il  finit  par  y  arriver.  Il  frappe 
à  la  porte  :  Pan  1  pan  I 

—  Qui  est  là,  dit  Saint  Pierre. 

—  C'éé  moue,  grand  saint,  v'savez  ben,  l'péeze  Mau- 
gréant.... qu'a  autant  d'enfants  qu'y  a  dpiér's  dans 
lés  champs. 


HISTOIRE  DU   BONHOMME  MAUGREANT  47 

—  Et  que  voulez-vous  ? 

—  Parlé'  au  bon  Guieu.  J'vou'rais  y  demandé'  pou'- 
quoué  qu'tout'  la  chance  éé  toujou's  pou'  lés  aute'set 
tout  l'guigncn  pour  moue. 

—  Le  Seigneur  est  dans  sa  vigne,  et  il  n'aime  pas 
les  questions.  Passez  votre  chemin. 

—  Grand  saint...  j'suis  in  pauv'e  pér'  eud'  famille  ; 
si  vous  vouliez,  vous  qui  faisez  des  mirâques... 

—  Allons  ;...  attendez,  bonhomme,  dit  saint  Pierre, 
je  m'en  vais  voir  par  là  si  j'ai  quelque  chose  pour 
vous. 

Saint  Pierre  referme  sa  porte ,  mais  il  revient 
bientôt. 

—  Tenez,  voilà  un  panier  qui  en  fait  des  «  mirâ- 
ques «.  Quand  vous  voudrez  vous  en  servir,  vous  n'a- 
vez qu'à  dire  comme  ça  :  Petit  panier,  petit  panier, 
fais  ton  métier  l  et  vous  verrez  ce  qui  arrivera.  Mais 
quand  vous  en  aurez  assez,  n'oubliez  pas  de  dire  : 
Suffit,  suffit  pour  aujour^d'hiii  l  Ah!...  encore.... 
vous  n'avez  pas  besoin  de  le  montrer  à  tout  le  monde, 
ni  de  dire  que  c'est  moi  qui  vous  l'ai  donné.  Vous  en- 
tendez ? 

Le  bonhomme  ne  savait  trop  si  c'était  pour  rire  ou 
pour  de  bon  ;  il  prit  le  panier  en  secouant  les  oreilles 
et  sans  songer  à  remercier  ;  mais  dès  qu'il  se  vit  seul, 
il  essaya  si  les  paroles  feraient  leur  effet.  Aussitôt, 
voilà  que  le  panier  commence  à  grouiller,  à  bouillon- 
ner, [luis  à  déborder  de  petits  pains  de  toutes  façons  et 
de  toutes  sortes  de  petits  poissons  qui  grossissaient  en 
s'élevant  dans  leurs  plats  et  redescendaient  ensuite  à 
terre  en  cascade  sans  se  renverser.  Et  il  en  venait,  il 
en  venait  !  c'était  comme  un  torrent.  La  route  en  fut 
bientôt  toute  couverte.  Le  bonhomme  ne  savait  plus  où 
poser  le  pied,  et  il  commençait  à  s'effrayer  ;  heureu- 


48  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

sèment  il  se  rappela  qu'il  fallait  crier  :  SufCit,  suffit 
pour  aujourd'hui',  et  le  torrent  s'arrêta. 

Il  s'assit  alors  sur  un  tas  de  cailloux  et  se  régala  on 
peut  penser  comment.  Il  n'avait  que  l'embarras  du 
choix  ;  anguilles,  truites,  saumons,  turbots,  tous  les 
poissons  de  la  mer  et  des  rivières  nageaient  devant 
lui  dans  la  sauce.  Cependant  le  bonhomme  commença 
bientôt  à  hocher  la  tète  et  à  maugréer  tout  bas. 
Quelque  chose  lui  manquait  :  «  J'mange,  j'mange...  et 
je  n"bois  rien  !  » 

Et  comme  il  levait  les  j-eux  en  disant  cela,  il  se  re- 
trouva justement  devant  le  cabaret  et  il  y  entra  tout 
droit  : 

—  Apportez  du  meilleur,  la  p'tit'  mèze,  et  deux 
verres,  dit-il  en  clignant  de  l'œil  au  cabaretier,  qui, 
d'ordinaire,  lui  tenait  compagnie.  Et  si  vous  voulez 
vous  régaler  d'poisson,  en  v'ià  pou'  tout'  la  maison. 
Seul'ment...  v'navez  pas  b'soin  d'dire  à  tout  Tmonde 
c'que  v's  allez  voir...  Y's  entendez?  «  P'^iï  25«^mer, 
put  pagnier,  fais  ton  méquier  !  » 

Et  voilà  que  le  panier  se  remet  à  grouiller,  à  bouil- 
lonner et  puis  à  déborder  de  petits  pains  de  toutes  fa- 
çons et  de  toutes  sortes  de  petits  poissons  sur  la  table, 
sur  les  chaises,  sur  le  plancher  et  jusque  dans  la  rue. 

—  Ramassez,  ramassez!  disait  le  bonhomme;  n'vous 
gênez  point  ;  quand  gn'y  en  a  p'us,  gn'y  en  a  encô'. 

Et  il  fallait  voir  le  cabaretier  et  la  cabaretière  cou- 
rir après  les  plats  !  Mais  tout  en  travaillant  ainsi  des 
pieds  et  des  mains,  ils  se  disaient  tout  bas  :  «  Si 
j 'pouvions  aussi  attraper  l'pagnier,  c'ée'  ça  qui  nous 
convien'rait  dans  note  méquier....  » 

Ils  essayèrent  d'abord  de  savoir  du  bonhomme  où 
l'on  pourrait  bien  en  avoir  un  pareil  ;  mais  il  tenait  à 
garder  ce  secret-là  pour  lui  seul,  et  il  n'en  desserra 


HISTOIRE  DU  BONHOMME  MAUGREANT  49 

pas  les  dents.  Cependant  ils  lui  versèrent  si  souvent  et 
si  bien  qu'il  finit  par  s'endormir.  La  bonne  pièce  de 
Ibmme  alla  chercher  alors  dans  sa  cuisine  un  panier  à 
peu  près  pareil,  qui  avait  justement  servi  la  veille  à 
rapporter  du  poisson  dont  on  voyait  encore  des 
écailles,  et  elle  le  mit  à  la  place  du  panier  merveil- 
leux qu'elle  cacha  soigneusement.  Quand  le  bonhomme 
se  réveilla,  l'heure  de  la  soupe  sonnait  ;  il  se  leva  en 
sursaut,  prit  son  panier  sans  se  méfier  de  rien  et  se 
hâta  de  chercher  le  chemin  de  la  maison. 

Il  arriva  juste  au  moment  où  sa  femme  mettait  une 
pauvre  soupe  sur  la  table,  entourée  d'une  ribambelle 

d'enfants,  petits  et  grands,  affamés  et  maugréants 

avec  des  yeux!...  Le  bonhomme,  qui  avait  passé  la 
nuit  dehors,  allait  être  reçu  comme  il  le  méritait  ; 
mais,  dès  le  seuil  de  la  porte,  il  se  hâta  de  dire,  en 
brandissant  son  panier  : 

—  N'vous  gâtez  pas  l'appétit,  l's  enfants  !  j'apport' 
eud'quoi  vous  régalé'  tous.  Vous  voyez  ben  c'pagnier- 
là  !...  bon;  maint'nant,  vous  allez  tous  dire  comme  ça  : 
P'ilt  pagnier,  p'tUijagnier,  fais  ton  méquier!  et  vous 
voirrez  c'qu'arriv'ra  ! 

Et  ils  firent  comme  il  leur  disait,  pour  voir  ce  qui 
arriverait.  Mais  ils  eurent  beau  dire  et  crier,  le  petit 
panier  ne  savait  qu'un  métier,  qui  était  de  rester  petit 
panier. 

Le  bonhomme  n'y  comprenait  plus  rien  ;  il  tournait, 
tournait  autour  de  la  table,  et  regardait  de  tous  côtés 
son  panier,  en  maugréant,  maugréant,  comme  de  sa 
vie  il  n'avait  maugréé.  Sa  femme  et  ses  enfants  ne  sa- 
vaient s'ils  devaient  rire  ou  pleurer  et  le  croyaient 
fou. 

—  Attendez,  attendez!  s'écrie-t-il  soudain;  i' sent 
déjà  r  poisson...  sentez-vous? 

CONTES.  4 


50  LES   AVENÏUF.ES  jUERVEILLEUSES 

Il  le  sentait  en  effet,  terriblement  ;  mai.s  le  pauvre 
homme  n'en  put  tirer  autre  chose. 

—  Est-c'  que  ça  n'  s'rait  pas  V  mien  ?  se  dit-il  enfin. 
Est-c'  que  par  hasard?...  Ah  !  sarpejeu! 

Et  sans  écouter  sa  femme  ni  ses  enfants  qui  veulent 
le  retenir,  il  court  demander  à  la  cabaretière  s'il  ne 
s'est  pas  trompé. 

—  Impossib'e,  répond-elle,  vous  voyez,  gn'y  a  ici 
ni  pagnier,  ni  corbeille.  Ben  sûr  vous  aurez  oubUé 
comme  i'  faut  dire. 

—  C'est  ben  sûr  ça,  dit-il. 

Elle  lui  verse  là-dessus  un  verre  du  meilleur,  et  le 
voilà  reparti  pour  le  Paradis,  où  cette  fois  il  arriva 
bientôt.  Il  frappe  à  la  porte  :  Pan  !  pan  ! 

—  Qui  est-là  ?  dit  Saint  Pierre. 

—  C'ée'  moue,  grand  saint,  v'  savez  ben. .  .  1'  péeze 
Maugréant...  qu'a  autant  d'enfants  qu'y  a  d'  pierr'.s 
dans  les  champs . . . 

—  Mais,  bonhomme,  on  vous  a  déjà  donné  hier. 

—  Voui,  grand  saint  ;  mais  c'ée'  vot'  pagnier  ;  j'  sais 
pas  c'  qu'il  a,  i'  n'  veut  p'us  aller. 

—  Eh  bien,  laissez-le  reposer.  Je  m'en  vais  voir  par 
là  si  j'ai  autre  chose  pour  vous. 

Saint  Pierre  referma  sa  porte ,  mais  il  revint 
bientôt  : 

—  Tenez,  voilà  un  coq,  mais  un  coq  ! . ..  Vous  n'avez 
qu'à  lui  dire  comme  ça  :  Coq  de  Saint  Pierre,  coq  de 
Saint  Pien^e,  ynontre  un  peu  ce  que  tu  sais  faire!  et 
vous  verrez  ce  qui  arrivera ...  Ah  !  encore .  .  .  Vous 
n'avez  pas  besoin  de  le  montrer  à  tout  le  monde. 

—  Oh  !  j'  suis  pas  si  béete  que  j'suis  mal  habillé. 

—  Ni  de  dire  que  c'est  moi  qui  vous  l'ai  donné,  vous 
entendez  ?  Je  n'en  ai  pas  comme  ça  à  la  douzaine  à 
distribuer. 


HISTOIRE   DU   BONHOMME  MAUGREANT  51 

Et  Saint  Pierre  referma  sa  porte  sans  attendre  d'autre 
remerciment. 

Quand  le  bonhomme  se  revit  seul  sur  la  route,  c'était 
justement  devant  le  cabaret,  et  il  y  entra  tout  droit. 

—  D'où  v'nez-vous  donc  comm'  ça  avé'  c'  biau  cù 
rouge  dans  vot'  pagnier,  p'pa  Maugréant,  lui  demanda 
la  cabareti'ère  de  sa  voix  la  plus  douce. 

—  Ali  !  voélà. . .  je  r'viens  d'  là  voù  n'  y  en  a  pas 
comm'  ça  à  la  douzaine  à  distribuer,  répondit-il  d'un 
air  finaud  en  s'asseyant  devant  la  table. 

On  lui  servit  du  meilleur,  et  tant  qu'il  voulut  ;  et 
bientôt  l'envie  de  faire  admirer  sa  nouvelle  merveille 
commença  à  le  démanger. 

—  Coq  eucV  Saint  Piei^re,  coq  eucV  Saint  Pierre^ 
montre  in  peu  c'  que  tu  sais  faire  ! 

Et  voilà  le  coq  qui  se  dresse  sur  ses  ergots  en  bat- 
tant des  ailes  et  qui  chante  :  Coquerico  !  d'une  voix  de 
trompette.  Et  à  chaque  cri,  il  lui  tombait  du  bec  des 
grains  d'or  et  des  diamants  gros  comme  des  petits  pois, 
que  le  bonhomme  recevait  en  clignant  de  l'œil  dans 
son  chapeau,  mais  cette  fois  sans  rien  laisser  ramasser 
à  personne. 

Cependant  le  cabaretier  et  la  cabaretière  échan- 
gèrent un  coup  d'œil  qui  voulait  dire  :  «  V'ià  un  cô'  à 
mett'  avé'  not'  pagnier.  »  —  Buvez  donc,  p'pa  Mau- 
gréant !  —  Et  ils  versaient  toujours,  si  bien  qu'il  finit 
par  s'endormir  encore. 

La  fine  mouche  de  femme  prit  alors  tout  doucement 
le  coq  merveilleux  :  «  Viens,  mon  bellot,  viens,  mon 
bellot»,  et  s'en  alla  l'enfermer  dans  son  poulailler, 
d'où  elle  rapporta  un  coq  tout  pareil  qu'elle  mit  à  la 
place  dans  le  panier. 

Quand  le  bonhomme  se  réveilla,  la  nuit  tombait  ;  il 
jeta  quelques  grains  d'or  sur  la  table,  prit  son  coq  et 


52  LES   AVENTURES   MERVEILLEUSES 

son  panier  sans  se  méfier,  et  bien  fier  de  ce  qu'il  ap- 
portait, il  se  hâta  d'arriver  à  la  maison.  Sa  femme 
l'attendait  devant  la  porte  avec  toute  sa  couvée  de 
petits  Maugréants  : 

—  N"es-tu  i)as  honteux  d'  perd'  ainsi  à  boire  ton 
temps  et  ton  argent? 

—  Bah!  dit-il,  de  l'argent?...  j'ons  maint'nant  d' 
l'ôr  et  des  guiamants.  Venez,  l's  enfants  ;  vous  voyez 
ben  c'  cô'-là  su'  la  tab'e  ?  Bon. . .  à  présent,  v's  allez  tous 
dire  comme  ça  :  Coq  eud'  Saint  Pierre,  coq  eucV  Saint 
Pierre,  montre  in  peu  c'  que  tu  sais  faire  l  et  vous 
voirrez  c'  qu'arriv'ra. 

Ils  n'avaient  pas  grande  confiance  cette  fois,  cepen- 
dant ils  firent  comme  il  leur  disait  pour  voir  ce  qui 
arriverait.  Prr  !  voilà  le  coq  qui  se  sauve  par  la 
chambre  en  criant,  mais  sans  laisser  tomber  le 
moindre  grain  d'or,  ni  le  plus  petit  diamant. 

Le  bonhomme  n'en  pouvait  croire  ses  yeux,  il  mau- 
gréait, maugréait  :  «Maisj'  suis  pourtant  ben  sûr.  .  . 
Faut  qu' j'aie  encore  oublié  comme  i'  faut  dire.  Satanée 
caboche  !  »  disait-il  en  se  prenant  aux  cheveux  à  pleins 
poings. 

Soudain  le  voilà  qui  court  après  son  coq,  qu'il  rat- 
trape et  fourre  dans  son  panier  ;  puis,  sans  rien  en- 
tendre, il  part  raide  comme  balle.  Il  ne  s'arrêta 
qu'une  minute  en  passant  au  cabaret,  et  il  arriva 
tout  courant  au  Paradis  avec  ses  gros  sabots  qui  fai- 
saient un  bruit  de  tonnerre. 

Les  étoiles  commençaient  justement  à  s'allumer. 
—  Pan  !  pan  !  pan  ! 

—  Eh  bien  1  qui  donc  frappe  ainsi  ?  dit  Saint  Pierre. 

—  Ouf!  c'eé  moue,  grand  saint,  v'savez  ben... 
l'péeze... 

—  Ah  çà!...  mais,  mon  brave  homme,  vous  venez 


HISTOIRE   DU  BONHOMME  MAUGREANT  53 

plus  souvent  qu'à  votre  tour ,  et  à  pareille  heure  ! 

—  V's  excuserez,  grand  saint,  mais  c'ée'  vot'  cô  : 
j'sais  pas  c'qu'il  a...,  i'  fait  comm'  vot'  pagnier,  voyez. 

—  Ça...  mon  coq  !  ça...  mon  panier?  Vous  vous  les 
êtes  laissé  changer,  bonhomme. 

—  Changer  !  dit  le  père  Maugréant  qui  commençait 
à  comprendre...  Mais  alors  c'ée'  donc  ces  deux... 

—  Je  vous  avais  pourtant  dit  de  ne  les  montrer  à 
personne,  reprit  Saint  Pierre...  Mais  non...,  attendez, 
j'ai  encore  par  là  quelque  chose  pour  vous. 

Saint  Pierre  étend  le  bras  et  décroche  quelque  chose 
à  la  muraille. 

—  Tenez,  dit-il,  voilà  un  sac;  quand  vous  aurez 
besoin  d'une  baguette  pour  votre  jaquette  ou  pour  celle 
d'un  ami,  vous  n'avez  qu'à  dire  comme  ça  :  Flic,  flac, 
haguette,  hors  du  sac  !  et  vous  verrez  ce  qui  arrivera. 
Je  ne  vous  dis  que  ça  ! 

Et  Saint  Pierre  referma  sa  porte  d'un  air  malin. 

—  Ah  !  ah  I  j'vois  d'quoi  qu'i'  r'tourne  maint'nant, 
se  dit  le  bonhomme,  mais  j'vous  quiens,  mes  deux 
filous. 

Et  il  se  hâta  de  regagner  le  cabaret  avec  son  coq, 
son  sac  et  son  panier. 

—  Faites-moi  rôti'  c'coquin-là,  dit-il  en  entrant,  et 
n'me  l'changez  pas  !  entendez-vous,  la  p'tit'  mèze?  Vous 
pouvez  allumer  l'feu  avè'  l'pagnier.  Après  ça,  j'vous 
frai  voir  c'que  j'ai  là  dans  mon  sac,  ajouta-t-il  du 
même  air  goguenard  qu'il  avait  vu  à  Saint  Pierre. 

—  Il  va  se  passer  quelque  chose,  pensait  la  cabare- 
tière.  Et  elle  se  mit  à  préparer  son  coq  sans  faire  sem- 
blant de  le  reconnaître,  tandis  que  le  cabaretier,  qui 
n'était  pas  plus  tranquille,  essayait,  mais  en  vain  cette 
fois,  d'endormir  le  paysan. 

Lorsqu'il  eut  fini  de  se  restaurer,  ce  qu'il  no  fit  pas 


Ot  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

sans  maugréer,  car  la  volaille  n'était  pas  très  tendre, 
le  bonhomme  frappa  comme  ça  du  plat  de  la  main  sur 
la  table  et  dit  : 

—  A  présent,  j'vons  voir  si  j'nous  comprenons.  G'ée' 
mon  cô  et  mon  pagnier  qu'i'  m'faut,  et  vite  et  tôt  ! 

—  Vot'  C(3'  et  vot'  pagnior,  p'pa  Maugréant  !  Mais 
vous  v'nez... 

—  Mon  cô'  et  mon  pagnier,  que  j'dis...  Et  si  v'men- 
tendez  pas  de  c't'oreille-lè,  v'ià  d'quoi  vous  ouvri'  Ten- 
tend"ment  des  deux  côtés  :  Flic,  flac,  hayette,  hors 
du  sac  ! 

Et  flic,flac!  comme  Téclair,  une  baguette  blanche 
part  du  sac  et  se  met  à  houspiller  le  cabaretier  et  la 
cabaretière  et  devant  et  derrière,  puis,  aussitôt  après, 
le  bonhomme  Maugréant  et  derrière  et  devant,  de 
façon  à  les  faire  sauter  tous  les  trois  par  la  chambre, 
comme  des  flocons  de  laine  sous  les  coups  d'un  cardeur 
de  matelas. 

—  Arrêtez-la  !  arrêtez-la  donc  !  J'vons  vous  rend'e 
vot'  cô'  et  vot'  pagnier  !  s'écriaient  l'homme  et  la 
femme  en  se  cachant  la  tête  l'un  contre  l'autre. 

—  Halte  l  halte  donc  !  tu  bats  ton  maître  !  Satanée 
baj'ette,  s'écriait  le  bonhomme  en  s'aplatissant  contre 
la  muraille!  Arrêteras-tu!  Suffit,  suffit  pour  aujour- 
d'hui ! 

Mais  la  «  bavette  »  n'entendait  à  rien,  elle  no  connais- 
sait ni  valet  ni  maître  et  allait  toujours  son  train  :  flic, 
flac,  et  par  ci  et  par  là,  en  veux-tu,  en  voilà  :  aïe!  aïe  ! 
aïe  !  ho  lâlâ  ! 

Heureusement  Saint  Pierre  entendit  leurs  cris  du 
haut  du  Paradis,  et  il  descendit  encore  à  temps  pour 
les  empêcher  d'être  roués  de  coups. 

—  Fiic,  flac,  haguette,  vite  au  sac  !  dit-il  en  en- 
trant. Et  la  baguette  obéit  aussitôt. 


HISTOIRE    DU   BONPIOMME    MAUGRÉANT  5o 

—  Allez  me  chercher  le  coq  et  le  panier. 

Quand  le  coq  et  le  panier  furent  sur  la  table,  Saint 
Pierre  parla  ainsi  : 

—  Vous  avez  tous  les  trois  ce  que  vous  méritez. 
Vous  le  gros  dodu  de  cabaretier  et  sa  petite  ménagère, 
qui  vous  entendez  si  bien  ensemble,  retenez  cette 
leçon  :  contentez-vous  désormais  d'écorcher  les  gens 
sans  les  voler,  sinon  gare  la  corde  après  le  bâton.  Pour 
toi,  mon  pauvre  «  péeze  Maugréant,  qu'as  autant  d'en- 
fants qu'y  a  d'piérres  dans  les  champs  »,  et  qui  mau- 
grées toujours  contre  le  sort  et  le  temps,  tu  vois  qu'il  y 
a  aussi  de  ta  faute  dans  ton  affaire,  et  que  tu  ne  sais 
pas  mieux  profiter  du  bien  que  du  mal  qui  farrive.  Tu 
as  eu  entre  les  mains  les  pains  et  les  poissons  miracu- 
leux de  l'Evangile,  qui  servirent  à  Notre  Seigneur  à 
nourrir  quatre  mille  et  je  ne  sais  combien  de  personnes 
dans  le  désert,  et  qui  auraient  bien  pu  suffire  à  te  nour- 
rir, toi  et  ta  famille.  Quant  à  ce  brave  coq  —  le  même 
qui  chanta  si  à  propos  chez  Pilate  —  il  pouvait  te  rendre 
riche  pour  la  vie  et  l'éternité.  Tu  n'as  pas  su  garder  un 
seul  jour  ces  dons  du  ciel.  Je  reprends  mon  panier, 
mon  coq  et  ma  baguette  —  la  propre  baguette  de 
Moïse  —  qui  ne  sait  pas  seulement  épousseter  les 
habits,  qui  tire  aussi  l'eau  du  rocher,  dompte  les  dra- 
gons, découvre  les  trésors  cachés  dans  les  montagnes, 
et  qui  aurait  pu  faire  bien  d'autres  merveilles  encore 
pour  foi, 

A  présent,  mon  bonhomme,  ne  te  plains  que  de  toi- 
même,  et  tâche  au  moins  de  retenir  ceci  : 

Aide-toi,  le  ciel  t'aidera. 

Et  le  conte  finit  là. 

Charles  Marelle,  Contes  et  chants  2)0}mlair es  français. 


VII 

IL  FAUT  MOURIR 

[conte  corse  } 


Il  y  avait  un  jour  un  grand  savant,  si  savant,  que 
personne  au  monde  ne  pouvait  lui  être  comparé. 

Après  avoir  beaucoup  étudié  à  Rome,  il  voulut  une 
dernière  fois  revoir  sa  mère  qui  était  bien  vieille,  et 
qui  était  restée  dans  un  village  fort  éloigné. 

Et  le  savant  s'appelait  Grantesta,  et  un  jour  il  se 
mit  en  route. 

Après  avoir  longtemps  marché ,  il  rencontra  un 
pauvre  vieillard  qui  lui  demanda  : 

—  Oii  vas-tu? 

—  Que  t'importe? 

—  C'est  que  si  tu  allais  de  mon  côté,  je  voudrais 
suivre  la  route  avec  toi. 

—  Je  ne  marche  pas  avec  un  misérable  mendiant 
de  ton  espèce. 

—  Je  suis  vieux  et  tu  es  jeune,  aide-moi  à  marcher. 

—  Suis-je  ton  domestique  ?  Marche  ou  reste,  qu'est-ce 
que  cela  me  fait  ;  ne  sais-tu  pas  que  je  suis  Grantesta 
le  savant? 

—  Oui,  je  le  sais,  orgueilleux  insensé,  dit  le  men- 
diant transformé  aussitôt  en  un  beau  jeune  homme, 


IL   FAUT  MOURIR  57 

mais  sache  que  ta  science  ne  te  servira  fie  rien.  Tu  tu 
moques  des  paurres,  tu  méprises  les  vieillards  :  eh 
bien  !  je  te  le  dis,  tu  n'es  pas  immortel  et  de  ton  nom 
il  ne  restera  même  pas  le  vague  souvenir. 

—  Que  dis-tu?  s'écria  le  savant,  et  quelles  paroles 
viens-tu  de  prononcer  ?  Moi,  mourir  !  moi,  périr  comme 
le  plus  misérable  des  hommes  après  m'être  élevé  si 
fort  au-dessus  des  plus  intelligents  I  Non,  je  n'accepte 
point  ton  arrêt!  A  l'instant  même  je  cours  à  la  re- 
cherche d'une  terre  où  l'on  ne  succombe  point,  où  tout 
soit  éternel. 

—  Grantesta,  tu  mourras. 

Mais  le  savant  ne  l'écoutait  déjà  plus.  Oubliant  sa 
mère  qu'il  n'avait  point  encore  vue,  le  voilà  fuyant, 
fuyant  toujours  pendant  des  semaines  et  des  mois. 

Il  s'arrête  enfin  dans  un  endroit  entouré  de  hautes 
montagnes,  où,  la  nuit,  il  voit  ces  mots  écrits  en 
caractères  de  feu  : 

«  Ici  l'on  ne  meurt  jamais.  » 

—  J'ai  trouvé  !  s'écria  le  savant.  J'ai  fini  par  décou- 
vrir cette  terre  tant  désirée;  me  voilà  immortel. 

Et,  joyeux,  il  se  prit  à  admirer  ce  pays  béni,  où  la 
richesse  du  sol  n'avait  d'égal  que  la  douceur  du  climat. 

Les  jours,  les  mois,  les  années  s'écoulèrent.  Gran- 
testa, heureux,  se  croyait  immortel. 

Un  matin,  pourtant,  il  fut  réveillé  par  une  tempête 
effroyable. 

Dans  cette  vallée  charmante  si  tranquille  d'habitude, 
on  voyait  les  arbres  qui  se  tordaient  sous  les  eff"orts 
du  vent,  d'épaisses  nuées  toutes  noires  tourbillonnaient 
dans  le  ciel  ;  on  aurait  dit  que  la  terre  devait  être 
anéantie. 

Tout  à  coup,  le  vent  cessa,  le  ciel  devint  clair  et  le 
soleil  se  remit  à  briller  de  tout  son  éclat. 


.>8  LES  AVENTURES    MERVEILLEUSES 

Grantesta  était  encore  émerveillé  de  ce  changement 
subit,  lorsqu'au  loin,  bien  au  loin,  il  aperçut  un  être 
informe  qui  s'approchait  de  lui  avec  la  rapidité  de 
l'éclair. 

C'était  un  monstre  hideux,  ayant  les  ailes  de  l'aigle, 
la  tête  du  lion  et  les  pattes  du  tigre. 

Il  arrivait  les  ailes  largement  déployées  et  tenant 
dans  ses  griffes  un  cadavre  aux  chairs  encore  palpi- 
tantes. 

Arrivé  près  de  Grantesta,  le  monstre  se  laissa  tomber 
à  terre,  prit  un  grain  de  sable  dans  son  bec  et  disparut 
aussi  rapidement  qu'il  était  venu. 

Étonné,  le  savant  demanda  : 

—  ce  Que  viens-tu  faire  ici,  monstre  horrible,  qui 
jette  l'épouvante  dans  mon  cœur,  et  pourquoi  ce  grain 
de  sable  que  tu  viens  d'enlever? 

A  peine  avait-il  achevé  ces  mots,  qu'un  énorme 
rocher  lui  répondit  : 

—  Il  vient  accomplir  son  œuvre  de  destruction  et 
disperser  aux  quatre  coins  du  monde  les  débris  de  ces 
montagnes.  Tout  ici-bas  ne  périra  que  lorsque  ces 
monts  qui  élèvent  encore  leur  tête  dans  les  nues  seront 
au  niveau  de  l'immense  plaine  qui  est  à  leurs  pieds  ! 

—  Eh  quoi  !  tout  ici  n'est  donc  point  éternel  ? 
s'écria  Grantesta  étonné. 

—  Non  ;  mais  ne  t'inquiète  de  rien,  mortel  fortuné  ; 
des  millions  de  millions  d'années  s'écouleront  avant 
que  tes  yeux  ne  se  ferment  à  la  lumière. 

—  Cela  ne  me  suffit  pas.  Je  veux  l'éternité  et  non 
une  vie  plus  ou  moins  longue.  Que  m'importe  l'exis- 
tence, si  ces  montagnes  doivent  disparaître  un  jour  ! 

Et  à  travers  les  monts  et  les  vallées,  le  voilà  de  nou- 
veau marchant,  courant,  fuyant  toujours,  Grantesta 
le  savant  ! 


IL   FAUT    MOURIR  o9 

Il  cherche  encore  le  pays  où  l'on  ne  meurt  jamais. 

Depuis  déjà  bien  longtemps  il  voyageait  ainsi,  lors- 
qu'il arriva  sur  les  bords  d'un  lac  Immense  qui  était 
plus  grand  qu'une  mer. 

Jamais  on  ne  peut  rêver  quelque  chose  d'aussi  beau 
que  ces  rives  fortunées;  les  fleurs  avaient  plus  d'éclat, 
et  les  arbres  chargés  de  fruits  délicieux  pliaient  à  se 
rompre. 

En  parcourant  ce  pays,  Grantesta  trouva  un  chêne 
immense,  si  grand  que  toute  une  ville  aurait  pu  être  à 
son  ombre. 

Il  était  là,  plein  d'admiration  pour  cette  puissante 
nature,  lorsqu'une  voix  stridente  se  fit  entendre;  une 
branche  du  colosse  parlait  ainsi  : 

—  Et  depuis  quand,  vil  mortel,  oses-tu  fouler  le 
sol  où  toute  chose  est  aussi  immuable  que  le  monde  ? 

—  Chêne  orgueilleux,  tout  ce  qui  est  ici  est  donc 
immortel! 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  alors  je  ne  te  crains  point;  tu  ne  peux 
m'arracher  la  vie. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles,  qu'un  bruit 
terrible  se  fit  entendre. 

Le  ciel  fut  traversé  par  des  éclairs,  et  de  longues 
bandes  noires  se  montrèrent  au-dessus  de  sa  tète.  Une 
tempête  effroyable  éclata,  la  terre  trembla,  et  ce  beau 
pays  fut  dévasté  en  un  instant. 

Grantesta  eut  peur.  Il  levait  vers  le  ciel  ses  regards 
suppliants,  lorsqu'au  milieu  d'un  tourbillon  de  feu,  il 
aperçut  tournoyant,  effrayant  à  voir,  un  oiseau  noir 
qui  vint  tomber  à  quelque  distance  de  lui,  sur  les  bords 
du  lac. 

Cet  oiseau  prit  une  goutte  d'eau  dans  son  bec  et  se 


60  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

disposait  à  partir,  quand  le   savant  lui  adressa  ces 
paroles  : 

—  Qui  que  tu  sois,  rc^'ponds  au  plus  malheureux 
des  hommes  ;  dis-moi  pourquoi,  seul  entre  tous  les 
animaux  de  ces  vallées,  viens-tu  t'abreuver  de  ces 
eaux?  Pourquoi  aussi,  pourquoi  ta  venue  est-elle 
annoncée  d'une  manière  aussi  terrible? 

—  Je  suis  le  messager  de  la  mort.  Je  viens  ici  tous 
les  mille  ans  enlever  à  cette  mer  une  goutte  de  son 
eau,  et  il  est  écrit  que  tout  ce  qui  est  ici  ne  périra  que 
le  jour  où  tout  sera  complètement  desséché. 

—  L'arbre  a  donc  menti  ?  ne  m'a-t-il  pas  dit  que 
l'éternité  était  promise  à  tout  ce  qui  habiterait  ces 
lieux? 

—  Non,  l'arbre  n'a  pas  menti  ;  la  masse  d'eau  que  je 
dois  enlever  goutte  à  goutte  et  tous  les  mille  ans  est 
tellement  grande  que  l'on  peut,  sans  mentir,  se  croire 
immortel. 

—  Mais  un  moment  viendra  où  ton  dernier  voyage 
sera  le  signe  de  ma  mort. 

—  Oui. 

—  Eh  bien  I  moi,  je  ne  veux  pas  mourir  !  Je  ne  veux 
point  reconnaître  ta  puissance  !  Dis-moi,  y  a-t-il  un 
lieu  que  tu  ne  puisses  visiter,  un  lieu  où  tout  soit  éter- 
nel, éternel  ! 

—  Il  y  en  a  un  ;  mais  je  ne  puis  te  dire  où  il  se 
trouve. 

—  Je  le  chercherai. 

Et  Grantesta  se  mit  en  route. 

Les  jours  et  les  nuits  ne  se  comptaient  déjà  plus  de- 
puis son  départ  des  bords  du  lac  enchanté,  lorsqu'un 
soir  le  pauvre  savant  rencontra  une  dame  charmante 
qui  lui  demanda  : 

—  Où  vas-tu  ? 


IL  FAUT  MOURIR  61 

—  A  la  recherche  du  pays  où  l'on  ne  meurt  point. 

—  Veux-tu  me  suivre,  si  je  t'y  conduis  ? 

—  Volontiers. 

Un  superbe  carrosse,  trahie  par  sept  chevaux  ailés 
parut  au  même  instant,  et  Grantesta  et  la  fée,  car  il 
avait  rencontré  une  fée,  disparurent  dans  les  airs. 

—  Où  me  conduis-tu,  puissante  magicienne  ? 

—  Ne  cherches-tu  pas  le  pays  où  l'on  ne  meurt 
jamais  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  nous  y  allons. 

—  Cette  contrée  après  laquelle  j'ai  tant  couru  n'était 
donc  pas  sur  terre,  et  il  fallait  parcourir  le  ciel  pour 
la  rencontrer  ? 

—  Oui,  et  jamais  tu  ne  l'aurais  trouvée  si  Je  n'étais 
venue  à  ton  secours. 

Grantesta  et  la  fée  arrivèrent  enfin  dans  le  pays  où 
l'on  ne  meurt  jamais. 

Là  se  trouvaient  toutes  sortes  d'animaux  doux  et 
pleins  d'intelligence  ;  au  moindre  signe  ils  accouraient, 
et  l'on  pouvait  se  faire  conduire  dans  toutes  les  parties 
de  ces  lieux  enchantés. 

Pendant  longtemps,  Grantesta  et  sa  compagne  vé- 
curent heureux.  Des  années  s'étaient  écoulées,  et  le 
savant  se  croyait  encore  aux  premiers  jours. 

Une  fois  pourtant  il  se  souvint  encore  de  sa  mère  et 
il  voulut  la  revoir. 

La  fée  essaya,  mais  vainement  de  le  détourner  de  son 
projet,  Grantesta  voulait  toujours  partir. 

—  Eh  bien  !  dit  un  jour  la  fée,  prends  ce  cheval 
ailé,  c'est  le  plus  beau  de  tous  ceux  que  je  possède.  Ra- 
pidement, il  te  conduira  sur  terre. 

En  te  laissant  conduire,  tu  pourras  aller  chercher  ta 
mère  et  revenir  bientôt  ici.  Mais  prends  garde,  prends 


62  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

j^arde  surtout  de  quitter  ta  monture  si  tu  ne  veux  périr 
sur  l'heure. 

Grantesta  monta  à  cheval  et  partit  aussi  rapidement 
que  le  vent. 

Après  trois  jours  et  trois  nuits,  il  arriva  sur  terre  : 
là,  il  n'eut  plus  qu'à  se  laisser  conduire  pour  arriver  à 
son  village  qu'il  eut  bien  de  la  peine  à  reconnaître  tant 
il  était  changé. 

Il  s'informa  de  sa  mère  :  aucun  ne  put  lui  répondre, 
personne  ne  Taj-ant  jamais  connue. 

—  Quoi  !  disait-on,  les  Grantesta?  il  n'y  a  jamais 
eu  dans  le  pa^'s  de  famille  s'appelant  ainsi. 

—  Vous  ne  vous  rappelez  pas  du  grand  savant  dont 
on  a  tant  parlé  il  n'y  pas  bien  longtemps,  et  qui  est  né 
ici  '? 

—  Vous  voulez  rire,  mon  bon  monsieur,  cet  homme 
n'a  jamais  existé. 

Bien  triste,  Grantesta  se  remit  en  route  pour  aller 
retrouver  la  fée. 

Il  marcha,  marcha,  lorsqu'un  soir  il  aperçut  sur  le 
revers  d'une  montagne  sept  forts  chevaux  traînant 
avec  peine  un  chariot  pesamment  chargé. 

S'étant  approché  du  lourd  véhicule,  Grantesta  le  vit 
engagé  dans  une  ornière  d'où  il  lui  était'impossible  de 
sortir. 

—  Hé  1  le  cavalier,  demanda  le  conducteur,  voulez- 
vous  me  donner  un  coup  de  main  ?  autrement,  je  serais 
forcé  de  passer  ici  la  nuit  en  attendant  quelqu'un  de 
plus  obligeant  que  vous. 

—  Volontiers,  répondit  Grantesta,  et,  sans  plus  ré- 
fléchir, il  descendit  de  cheval. 

Mais  à  peine  avait-il  mis  les  pieds  à  terre,  qu'il  aper- 
çut à  ses  côtés  le  squelette  de  la  mort,  sa  faux  à  la 
main,  et  criant  d'une  voix  stridente  ; 


IL    FAUT   MOUiUK  Oi:? 

—  «  Enfin  j'ai  pu  te  saisir  !  Voilà  bien  longtemps  que 
je  cours  après  toi.  Regarde  les  souliers  que  j'ai  usés  à 
ta  poursuite. 

Et  la  mort  montra  sa  voiture  toute  pleine  de  chaus- 
sures informes. 

—  Laisse-moi  continuer  ma  route.  Que  t'ai-je  fait, 
ô  mort  ? 

—  Que  m'as-tu  fait,  malheureux  !  Et  n'est-ce  point 
la  plus  grande  des  insultes  que  celle  de  braver  ma 
puissance  ? 

—  Grâce  1  grâce  ! 

—  Non,  tu  n'as  que  trop  vécu  et  il  est  bien  temps  que 
tu  meures. 

L'implacable  faux  s'abatit  sur  le  pauvre  savant  et 
Grantesta  disparut  pour  toujours. 

Oktoli,  Contes  2)opulaires  de  VUe  de  Corse^  n^  xxviii. 


Vlll 


L'ORIGINE  DES  VENTS 


(CONTE  DE  marin) 


Il  y  avait  une  fois  un  cai)itaine  qui  fut  envoyé  pour 
c.herclier  les  vents  dans  le  pays  où  ils  étaient  et  les 
mettre  à  souffler  sur  l'Océan.  En  ce  temps-là  il  ne 
faisait  ni  vent  ni  vague  sur  la  mer,  et  les  marins  étaient 
obligés  d'aller  toujours  à  la  rame,  ce  qui  était  bien  fati- 
gant pour  les  pauvres  matelots. 

Le  capitaine  débarqua  tout  seul  au  pays  des  vents, 
les  enferma  dans  des  sacs  bien  clos,  et  les  apporta  à 
bord  de  son  navire  où  il  les  mit  à  fond  de  cale.  Les 
inatelots  ne  savaient  point  quel  chargement  ils  avaient 
et  le  capitaine  leur  avait  bien  défendu  d'y  tou- 
cher; mais  un  jour  qu'ils  s'ennuyaient  parce  qu'ils 
n'avaient  point  d'ouvrage  à  bord,  l'un  d'eux  dit  à  ses 
'•amarades  : 

—  Il  faut  que  j'ouvre  un  des  sacs  pour  voir  quel 
''&t  le  chargement  du  navire;  dès  que  je  le  saurai,  je 
fermerai  bien  vite  et  le  capitaine  ne  s'apercevra 
-le  rien. 

Le  matelot  descendit  à  fond  de  cale  et  ouvrit  un  des 


LOKKJI.NE    UKS    VEMS  (jO 

sacs.  C'était  celui  où  était  Surouàs',  qui  s'éoliappa 
aussitôt  et  se  mit  à  souffler  si  fort,  qu'en  un  clin  d'œil 
le  navire  fut  enlevé  en  l'air  et  brisé  en  mille  pièces. 
Les  autres  sacs  furent  crevés  et  les  sept  vents  sortirent 
de  leur  prison.  Ils  se  dispersèrent  sur  l'Océan  et  depuis 
ils  y  ont  toujours  soufflé. 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  des  marins,  n"  xxiii. 


Sud-ouest. 


iX 

LES  TROIS  FRÈRES  ET  LE  GÉANT 

(conte  picard.) 


Une  bonne  femme  avait  trois  enfants,  tous  garçons; 
le  premier  nommé  Jean,  le  second  Jeannot  et  le  troi- 
sième Jeannois.  Ces  trois  enfants  passaient  pour  les 
plus  malins  du  canton  et  la  bonne  femme  en  était  heu- 
reuse, comme  bien  tous  pensez.  Un  beau  jour,  elle  se 
rendit  au  bois  avec  eux  pour  y  ramasser  du  bois  mort 
et  en  faire  des  fagots  jjour  Thiver  qui  s'approchait.  Les 
enfants  eurent  bientôt  assez  de  rechercher  des  mor- 
ceaux de  bois  sec  et,  préférant  cueillir  des  mûres,  des 
noisettes  et  des  cornouilles,  ils  quittèrent  leur  mère  et 
s'enfoncèrent  dans  le  taillis,  si  loin  et  si  loin  qu'ils 
n'entendirent  point  les  cris  et  les  appels  de  la  bonne 
femme,  qui  bientôt  les  crut  retournés  au  village  et 
rentra  à  la  maison. 

Le  soir  arriva  bientôt,  et  Jean,  Jeannot  et  Jeannois 
s'aperçurent  avec  terreur  qu'ils  étaient  perdus  dans  le 
bois. 

—  Que  faire  '?  dit  Jean.  «  Que  faire  '?  »  reprit 
Jeannot.  «  Que  faire?  »  ajouta  Jeannois, 

Ils  n'en  savaient  trop  rien,  et  ils  commençaient  à 
entendre  les  hurlements  des  renards  et  des  loups  dans 


LES  TROIS  FRERES  ET  LE  GEANT  6  / 

l'épaisseur  de  la  forêt.  A  la  fin,  Jean  l'aîné  eut  une  in- 
spiration. Il  grimpa  au  haut  d'un  grand  cliène  qui 
poussait  près  de  là  et  se  tourna  dans  toutes  les  direc- 
tions pour  observer  le  voisinage.  Il  découvrit  une  lu- 
mière qui  brillait  dans  le  lointain  et  en  ayant  bien  ob- 
servé la  direction,  il  descendit  du  chêne  et  marcha 
avec  ses  frères  dans  le  sens  de  la  lumière. 

Arrivés  hors  du  bois,  ils  virent  un  palais  devant  eux 
et  ils  allèrent  frapper  à  la  porte. 

—  Pan  !  Pan  ! 

—  Qui  est  là  à  cette  heure  ? 

—  Nous  sommes  trois  petits  enfants  égarés  dans  la 
forêt  et  nous  désirerions  passer  la  nuit  dans  ce  beau 
palais.  Voulez-vous  nous  y  donner  l'hospitalité  ? 

Une  jeune  femme  entrebâilla  la  porte. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas  que  c'est  ici  le  pakiis  du 
Géant  à  la  Barbe  d'Or  ?  Il  est  sorti  en  ce  moment  et  il 
ne  tardera  pas  à  rentrer.  Si  vous  m'en  croyez,  hâtez- 
vous  de  vous  enfuir,  car  il  pomTait  vous  tuer  et  vous 
manger,  comme  il  l'a  fait  à  bien  des  personnes. 

—  Mais,  madame,  nous  ne  savons  où  aller  par  cette 
nuit  noire.  Cachez-nous  bien  quelque  part  et  demain, 
à  la  pointe  du  jour,  nous  partirons  sans  que  le  Géant 
se  doute  de  rien. 

La  femme  se  laissa  attendrir  et  fit  entrer  les  enfants 
dans  le  château.  Elle  les  fit  descendre  à  la  cave  et  leur 
donna  de  bons  gâteaux  à  manger.  Puis  entendant  dans 
le  lointain  le  pas  du  Géant,  elle  recommanda  aux  pe- 
tits égarés  de  se  bien  cacher  derrière  un  gros  tonneau 
et  remonta  comme  si  de  rien  n'était. 

Le  Géant  à  la  Barbe  d'Or  avait  fait  une  longue 
course  et  se  mourait  de  soif.  Il  descendit  à  la  cave 
pour  se  rafraîchir,  malgré  sa  femme  qui  l'engageait  à 
aller  se  coucher. 


68  LES   AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  On  sent  ici  la  viande  fraîche,  grommela  le  Géant 
en  arrivant  près  du  tonneau  derrière  lequel  se  te- 
naient blottis  les  enfants. 

Comme  il  avait  grand'soif,  il  enleva  la  bonde,  sou- 
leva le  tonneau  comme  une  paille  et  but  à  même.  En 
déposant  la  grande  pièce  de  vin  sur  le  sol,  il  blessa  le 
petit  Jeannois  qui  ne  put  s'empêcher  de  pousser  un 
cri. 

—  Ahl  ah  !  s'écria  le  Géant  à  la  Barbe  d'Or,  je  le 
disais  bien  que  je  sentais  la  viande  fraîche  !  C'est  bon, 
c'est  bon  !  je  vais  vous  remonter  et  vous  tuer;  j'aurai 
un  excellent  déjeuner  pour  demain. 

Il  prit  les  trois  malheureux  garçons  par  une  main  et 
les  remonta  dans  sa  cuisine. 

Mais  la  femme,  qai  avait  entendu  ce  que  venait  de 
dire  le  Géant,  s'était  hâtée  de  cacher  son  grand  cou- 
teau, et  son  mari  eut  beau  le  chercher,  il  ne  put  par- 
venir à  le  trouver. 

—  C'est  bien  !  c'est  bien  !  Vous  ne  perdrez  rien  pour 
attendre  ! 

—  Femme,  mets  ces  trois  enfants  dans  la  chambre 
de  mes  filles  et  donne-leur  un  lit.  Je  les  tuerai  demain. 
La  chair  sera  plus  fraîche. 

La  femme  obéit  en  tremblant  et  tout  le  monde  se 
coucha . 

—  Nous  sommes  dans  une  bien  mauvaise  position, 
pensa  Jeannot.  Et  il  descendit  du  lit  pour  voir  quelles 
étaient  les  filles  du  Géant  qui  dormaient  dans  le  lit 
voisin. 

La  lune  s'était  levée,  et  Jeannot  s'aperçut  que  les 
jeunes  filles  portaient  une  couronne  d'or  sur  la  tête  et 
que,  comme  eux,  elles  étaient  trois. 

—  Si  le  Géant  se  levait  et  venait  nous  tordre  le  cou 
pendant  la  nuit,  pensa  Jeannot.  Ce  serait  bien  possible 


LES  TROIS  FRÈRES  ET  LE  GÉA>;T  69 

tout  de  même  !  Je  vais  enlever  les  trois  couronnes  et 
les  placer  sur  ma  tête  et  sur  celle  de  mes  frères.  Le 
Géant  pourra  s'y  tromper. 

Il  fît  comme  il  venait  de  penser  et  se  recoucha.  Il 
était  temps.  Le  Géant  à  la  Barbe  d"Or  avait  bu  trop  de 
vin  et  se  trouvait  fort  mal  dans  son  lit.  Pour  tuer  le 
temps,  il  se  résolut  à  se  lever  et  à  aller  tuer  les  trois 
petits  garçons  que  le  hasard  lui  avait  envoyés. 

Il  vint  au  lit  où  ces  derniers  faisaient  semblant  de 
dormir  et  prit  la  tète  de  Jean. 

—  Imbécile,  se  dit-il,  j'allais  tuer  mes  filles.  Je  me 
suis  trompé  de  lit. 

Et  il  alla  à  l'autre  lit  et  tordit  le  cou  à  ses  propres 
enfants. 

Puis,  satisfait  de  son  ouvrage,  il  alla  se  recoucher. 

Jean,  Jeannot  et  Jeannois  s'habillèrent  à  la  hâte  et 
s'échappèrent  par  une  fenêtre. 

Jugez  de  la  stupéfaction  et  de  la  colère  du  Géant  s'a- 
percevant  le  lendemain,  à  son  réveil,  de  ce  qu'il  avait 
fait  pendant  la  nuit.  Il  en  devint  plus  méchant  que  par 
le  passé  et  se  mit  à  voyager  par  tout  le  pays,  tuant  les 
voyageurs,  massacrant  les  paysans  et  bravant  les  ar- 
mées que  le  roi  envoyait  contre  lui. 

Quant  à  Jean,  Jeannot  et  Jeannois,  ne  sachant  de 
quel  côté  se  diriger,  ils  prirent  enfin  une  grande  route 
qui,  au  bout  de  deux  jours  de  marche,  les  conduisit  à 
la  capitale  du  royaume.  Ils  demandèrent  à  parler  au 
roi  et  lui  racontèrent  leurs  aventures  dans  le  palais  du 
Géant  à  la  Barbe  d'Or.  Le  roi  voulut  les  avoir  pour 
pages  à  partir  de  ce  jour. 

J'ai  dit  que  le  Géant,  rendu  furieux  par  la  mort  de 
ses  enfants,  s'était  mis  à  ravager  tout  le  royaume. 
Ceci  dura  pendant  deux  ou  trois  ans.  Bien  des  cheva- 
liers étaient  partis  pour  le  combattre  et  aucun  d'eux 


>0  LES  AVENTURES    MERVEILLEUSES 

n'était  revenu.  Aussi  le  roi  tremblait  dans  son  palais, 
craignant  que  quelque  jour  il  ne  prit  fantaisie  à  cet 
homme  redoutable  de  venir  l'attaquer  dans  sa  ville. 

Un  jour,  Jean,  l'aîné  des  trois  pages,  vint  trouver  le 
roi  et  lui  demanda  la  main  de  sa  fille  aînée  avec  le 
titre  de  chevalier.  Le  roi  refusa  d  abord,  puis,  en  réflé- 
chissant, il  dit  au  page  : 

—  Je  consens  tout  de  même  à  t'accorder  ce  que  tu 
désires,  à  la  condition  que  tu  t'en  montreras  digne.  Tu 
n"a  pas  oublié  ce  fameux  Géant  à  la  Barbe  d'Or,  qui 
manqua  de  vous  tuer  tous,  tes  frères  et  toi.  Eh  bien  ! 
rapporte-moi  sa  barbe  d'or  et  je  te  jure  de  te  nommer 
chevalier  et  de  te  donner  ma  fille  en  mariage. 

Jean  accepta.  Le  roi  voulut  lui  donner  des  armes 
comme  celles  des  chevaliers,  mais  il  refusa.  Il  prit  la 
route  que  ses  frères  et  lui  avaient  suivie  autrefois  et 
il  se  rendit  au  château  du  Géant.  C'était  en  plein  jour, 
et  le  page  sonna  du  cor. 

—  Que  veux-tu?  demanda  l'homme  à  la  Barbe  d'Or. 

—  Je  Yeux  me  mesurer  avec  toi  demain  matin.  J'ai 
battu  tous  les  géants  que  j'ai  pu  rencontrer  jusqu'ici 
et  je  veux  te  battre  comme  les  autres. 

—  Tu  es  bien  jeune,  beau  page  ;  mais  qu'importe. 
Entre  dans  mon  château  et  demain  nous  nous  bat- 
trons. 

Jean  ne  se  fit  pas  prier  et  entra  dans  le  palais  du 
Géant  à  la  Barbe  d'Or,  qui  voulut  le  faire  dîner  avec 
lui.  Le  page  accepta,  et  pendant  que  le  Géant  avait  le 
dos  tourné,  il  lui  versa  une  liqueur  ayant  la  propriété 
d'endormir  pour  plusieurs  jours. 

—  A  ta  santé  ! 

—  A  ta  santé  ! 

Et  le  page  et  le  Géant  vidèrent  leur  verre  d'un  seul 
trait.  Au  même  instant,  le  dernier  tomba  sous  la  table 


LES   TROIS   FRERES    ET    LE   GEANT  71 

et  se  mit  à  ronfler  si  fort  que  tout  le  château  en  trem- 
blait. Sans  perdre  de  temps,  le  jeune  homme  prit  des 
ciseaux  qu'il  avait  apportés  et  coupa  la  barbe  d'or  du 
Géant.  Puis  il  quitta  le  palais  et  retourna  à  la  capitale 
où  il  arriva  deux  jours  après. 

Le  roi  fut  bien  étonné  ;  il  avait  promis  sa  fille  au 
page  et  il  la  lui  accorda,  lui  disant  qu'il  le  nommerait 
chevalier  plus  tard.  A  quelque  temps  de  là,  Jeannot 
vint,  lui  aussi,  trouver  le  roi. 

—  Monsieur  le  roi,  dit-il,  j'aime  votre  fille  Marie  et 
je  crois  qu'elle  m'aime.  Voulez-vous  me  nommer  che- 
valier et  m'accorder  sa  main  ? 

—  Mais  tu  n'as  rien  fait,  à  ma  connaissance,  pour 
mériter  cet  honneur. 

—  Je  suis  prêt  à  m'en  montrer  digne.  Commandez, 
et  je  vous  obéirai. 

Le  roi  réfléchit,  et  enfin  : 

—  C'est  bien.  Tu  auras  ce  que  tu  me  demandes  quand 
tu  m'auras  apporté  le  sabre  du  Géant  que  tu  connais 
bien. 

Jeannot  accepta  et  partit  pour  le  château  du  Géant, 
n'emportant  ni  armes  ni  bouclier. 

Il  y  arriva  au  bout  de  deux  jours  et  sonna  du 
cor. 

—  Ah  !  ah  !  s'écria  le  Géant,  encore  un  qui  veut  me 
voler  !  C'est  bon,  je  vais  y  mettre  ordre. 

—  Je  ne  viens  pas  pour  cela  ;  on  m'a  dit  seulement 
que  vous  pouviez  boire  plus  de  vin  que  personne  au 
monde,  et  je  suis  venu  pour  me  mesurer  avec  vous. 

—  Est-ce  bien  vrai  ? 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  !  Mais  je  crois  fort 
que  je  vous  battrai.  Je  puis  boire  cinquante  pièces  de 
vin  sans  en  être  incommodé. 

—  Nous  verrons,  nous  verrons.  Entre  au  château. 


72  LES   AVlt.NTLHES   MKKN  EILLlCLbES 

je  suis  prêt  à  lutter  avec  toi.  Mais  qui  commencera  le 
premier  ? 

—  A  vous  l'honneur  ! 

—  Entendu  ! 

Jeannot  descendit  à  la  cave  du  Gc'^ant,  et  celui-ci 
voulant  boire  du  plus  qu'il  pouvait,  avala  tant  et  tant 
de  vin  que  bientôt  il  chancela  et  tomba  ivre-mort. 
Jeannot  lui  prit  son  sabre  et  le  reporta  au  roi,  plus 
étonné  encore  que  lorsque  Jean  était  revenu  avec  la 
barbe  d'or. 

Jeannot  épousa  la  princesse  Marie,  mais  le  roi  ne  le 
nomma  pas  de  suite  chevalier. 

Il  ne  restait  plus  que  Jeannois. 

—  Monsieur  le  roi,  vint-il  dire  un  jour  au  roi,  j'aime 
votre  fille  cadette  ;  elle  m'aime  aussi  et  je  viens  vous 
demander  sa  main  et  le  titre  de  chevalier. 

—  Tout  cela  est  fort  bien.  Mais  il  faut  le  mériter. 

—  Commandez,  et  je  ferai  ce  que  vous  ordonnerez. 
Le  roi  réfléchit  encore,  et  enfin  : 

—  Tes  frères  ont  pris  la  barbe  et  le  sabre  du  Géant. 
Pourrais-tu  me  l'apporter'  au  palais  dans  une  cage  de 
fer  ? 

—  Je  vais  essayer,  Monsieur  le  roi  ;  adieu  ! 
Jeannois  fit  faire  une  grande  voiture  de  fer  et  se 

rendit  au  château  du  Géant.  Là,  il  sonna  du  cor. 

—  Que  veux-tu?  ver  de  terre  !  poussière  du  néant  ! 

—  Laissez-moi  entrer  dans  votre  château  et  je  vous 
le  dirai. 

—  Ah  !  tu  es  de  ces  pages  qui  m'ont  volé  ma  barbe 
d'or  et  mon  sabre.  Je  vois  ce  que  tu  veux  et  je  \ais  te 
tuer. 

—  Un  instant,  s'il  vous  plaît.  Xe  vous  emportez  pas.  Je 
viens  justement  vous  chercher  pour  reprendre  ce  qu'on 
vous  a  volé.  Les  deux  pages  sont  seuls  dans  un  château 


LES  TROIS  FRÈRES  ET  LE  GÉANT  73 

lointain,  et  j'ai  amené  ma  voiture  pour  nous  y  trans- 
porter plus  yite. 

Le  Géant  se  laissa  encore  duper  et  monta  dans  la 
voiture  de  fer  où  il  se  trouva  enfermé.  Et  vite  Jeannois 
revint  à  la  cour.  Le  roi  fut  tout  heureux,  comme  de 
juste,  d'être  débarrassé  du  brigand,  qui  fut  brûlé  dans 
un  immense  bûcher  élevé  sur  la  grande  place  de  la 
ville.  Jeannois  épousa  la  princesse  qu'il  aimait  et  le 
roi  nomma  les  trois  frères  chevaliers  de  son  royaume. 
Pendant  les  fêtes  qui  furent  données,  la  mère  de  Jean, 
Jeannot  et  Jeannois  arriya  à  la  ville,  toujours  à  la  re- 
cherche de  ses  enfants.  Jugez  de  son  bonheur  et  de 
celui  de  ses  fils. 

E.-H.  Carnoy,  Littérature  orale  de  la  Picardie. 


X 

L'HISTOIRE  DU  P'TIT  GOLINET 

(GO^'TE   DE  GUER^-ESET.) 


Au  temps  jadis,  lorsque  les  fées  se  montraient  sou- 
vent sur  terre  et  parlaient  quelquefois  aux  hommes, 
une  bonne  femme  nommée  Lizabeau,  qui  demeurait  au 
Moulin  du  Roi,  fut  réveillée  une  nuit,  au  milieu  de  son 
premier  somme  ;  on  frappait  de  grands  coups  à  sa 
porte,  et  une  voix  d'homme  lui  cria  de  se  lever  bien 
vite,  parce  qu'on  avait  besoin  d'elle. 

Lizabeau  était  une  veuve  qui  souvent  allait  garder 
ses  voisins  lorsqu'ils  étaient  malades  ;  aussi  elle  ne  fut 
ni  surprise  ni  effrayée,  elle  s'habilla  en  toute  hâte  et 
ouvrit  la  porte'. 

L'homme  qui  lui  avait  parlé  était  de  très  petite 
taille  ;  il  était  enveloppé  d'un  manteau,  et  quand  elle 
avança  une  lumière,  il  se  tourna  de  côté  en  disant 
qu'on  avait  besoin  d'elle  pour  un  enfant  malade.  La 
bonne  femme  n'avait  jamais  vu  ce  petit  homme,  et  elle 
hésita  d'abord  à  le  suivre  ;  mais  il  se  mit  en  route,  en 
marchant  vite,  et  elle  le  suivit.  Elle  vit  qu'il  allait  du 
côté  de  la  baie  Vazon  :  cela  lui  parut  singulier,  parcp 
que  cette  côte  n'était  habitée  que  par  des  pécheurs,  et 
son  guide,  quoique  de  très  petite  taille,  était  habillé 


l'histoire  du  p'tit  colin  et  75 

comme  un  monsieur.  Elle  attendit  d'être  arrivée  en 
face  de  la  ville  ou  de  Saint-Georges  ;  alors,  ayant  fait 
quelques  pas  auprès  de  lui,  elle  lui  dit  : 

—  Monsieur,  vous  avez  pris  le  mauvais  chemin  ; 
celui-ci  conduit  à  la  mer. 

—  Non,  répondit-il,  je  suis  dans  la  bonne  route,  sui- 
vez-moi. 

Ils  se  remirent  en  marche,  et  bientôt  ils  arrivèrent 
sur  la  plage.  Alors,  Lizabeau  lui  parla  encore  : 

—  Il  n'y  a  point  de  maison  par  ici,  monsieur,  vous 
avez  sûrement  perdu  votre  chemin...  Si  vous  voulez 
me  dire  où  vous  demeurez... 

Elle  se  sentit  tout  effrayée  d'avoir  parlé  ;  mais  il  lui 
répondit  d'une  voix  douce  et  basse  : 

—  Vous  le  verrez  tout-à-l'heure,  bonne  femme,  sui- 
vez-moi. 

Ils  se  remirent  en  route,  et  après  avoir  traversé  les 
sables,  ils  arrivèrent  aux  rochers  qui  sont  auprès  de 
la  Tour  du  Houmet.  Il  faisait  tout  à  fait  noir,  et  elle 
voyait  à  peine  oîi  poser  ses  pieds  ;  elle  s'arrêta  et  dit  : 

—  Je  ne  puis  aller  plus  loin  ;  car  nous  allons  tomber 
dans  la  mer. 

—  Donnez-moi  votre  main,  répondit  le  singulier 
petit  homme. 

Elle  lui  obéit,  et  sa  main  était  douce  et  petite  comme 
celle  d'un  enfant.  Il  la  conduisit  si  doucement  et  si  bien 
qu'elle  cessa  d'avoir  peur;  mais  elle  se  demandait 
tout  de  même  oi^i  on  pouvait  bien  aller. 

Ils  entrèrent  dans  une  caverne  où  elle  ne  voyait  pas 
à  un  pied  devant  elle  ;  ils  marchèrent  assez  longtemps, 
dans  une  obscurité  profonde,  jusqu'au  moment  où  le 
petit  homme  lui  dit  de  s'arrêter  et  lui  demanda  si  elle 
ne  voyait  pas  quelque  chose 

Lizabeau  ne  dit  jamais  à  personne  ce  qu'elle  avait 


7tj  LES  ave>;tures  merveilleuses 

vu  ;  mais  le  lendemain,  elle  portait  sur  les  bras  un  petit 
enfant  très  délicat,  et  à  toutes  les  questions  qu'on  lui 
faisait  elle  répondait  :  «  C'est  un  monsieur  qui  me  l'a 
donné.  » 

Les  voisins  jasèrent  beaucoup,  et  se  creusèrent  la 
tète  pour  savoir  à  qui  l'enfant  pouvait  bien  être  ;  mais 
ils  finirent  par  se  lasser  de  parler,  et  lorsque  le  petit 
Colin  eut  sept  ans,  tout  le  monde  avait  oublié  qu'il 
n'était  pas  l'enfant  de  Lizabeau. 

C'était  un  très  bel  enfant,  avec  des  yeux  éveillés,  et 
de  beaux  et  longs  cheveux  ;  mais  il  était  si  petit  que 
beaucoup  d'enfants  de  paysans  étaient  à  l'âge  de  trois 
ans  aussi  grands  que  lui  et  bien  plus  forts.  Du  reste,  il 
ne  ressemblait  point  aux  autres  enfants  ;  jamais  il  ne 
jouait  avec  eux  ;  il  n'allait  point  à  l'école,  et  toute  la 
journée  il  se  promenait  sur  le  bord  de  la  mer,  d'où  il 
rapportait  tantôt  quelque  poisson,  tantôt  des  co- 
quillages ou  des  herbes  marines,  et  souvent  il  parlait 
à  «  sa  mère  Lizabeau  «,  ainsi  qu'il  l'appelait,  d'un 
homme  étrange,  habillé  de  vert,  qui  le  regardait  pen- 
dant qu'il  jouait  tout  seul,  et  qui  parfois  le  veillait  aussi 
pendant  son  sommeil.  Lizabeau  n'aimait  pas  à  l'en- 
tendre parler  ainsi,  et  elle  lui  ordonna  de  se  taire.  En 
avançant  en  âge.  Colin  cessa  tout  à  fait  de  lui  en  par- 
ler, parce  qu'il  aimait  bien  sa  nourrice,  et  qu'il  voyait 
que  ce  sujet  lui  déplaisait. 

Lorsque  Colin  eut  environ  quinze  ans,  le  pasteur 
de  la  paroisse  gronda  Lizabeau  de  ne  pas  avoir  l'envoyé 
à  l'école  et  de  le  laisser  à  rien  faire.  Lizabeau  ne  savait 
trop  ce  que  répondre,  et  elle  ne  voulait  pas  lui  dire 
combien  son  nourrisson  était  d'humeur  sauvage  ;  mais 
les  yeux  de  Colin  s'étant  fixés  sur  la  tête  bienveillante 
du  pasteur,  celui-ci  lui  demanda  s'il  voulait  venir  avec 
lui  et  travailler. 


L  HISTOIRE   DU   P  TIT  COLINET  77 

Colin  y  consentit  volontiers.  Il  y  avait  à  peu  près 
douze  mois  qu'il  vivait  avec  son  nouvel  ami,  se  con- 
duisant aussi  sagement  et  aussi  tranquillement  qu'il  le 
pouvait,  lorsqu'une  nuit,  il  arriva  à  son  maître  de 
s'en  revenir  tard  de  la  paroisse  de  Saint-Sauveur,  et 
comme  il  passait  devant  une  grande  pierre  appelée  la 
Rocque-où-le-Coq-chante,  il  entendit  une  voix  qui 
disait  : 

—  Jean  de  Marecq  !  Jean  de  Marecq  !  dites-donc  au 
petit  Colin  que  le  grand  Colin  est  mort. 

Le  pasteur  fut  très  surpris  et  très  effrayé  ;  dès  qu'il 
fut  de  retour  à  la  maison,  il  appela  l'enfant  et  lui  dit  : 

—  Colin,  j'ai  entendu  cette  nuit  une  voix  qui  me 
disait  :  «  Dites-donc  au  petit  Colin  que  le  grand  Colin 
est  mort.  » 

—  Ali  !  s'écria  aussitôt  l'enfant  ;  alors,  adieu,  maître, 
il  faut  que  je  parte. 

—  Partir  !  pour  aller  où?  demanda  le  maître. 

—  Je  ne  puis  vous  le  dire,  répondit  Colin  ;  adieu,  ne 
me  retenez  pas. 

—  Bien,  répondit  le  pasteur  ;  mais  je  vous  dois  des 
gages  ;  attendez  que  je  vous  les  paie. 

L'enfant  se  mit  à  rire  ; 

—  Ne  vous  embarrassez  pas  de  cela,  dit-il  ;  où  je 
vais,  on  n'a  besoin  ni  d'argent,  ni  d'or. 

Et  s'élançant  par  la  porte,  il  disparut  dans  l'obscu- 
rité de  la  nuit,  laissant  le  bon  pasteur  dans  une  grande 
perplexité. 

La  même  nuit,  Lizabeau  s'éveilla,  et  vit  auprès  d'elle 
son  fils  adoptif  qui  pleurait.  Elle  tressaillit  et  lui  dit  : 

—  Colinet,  mon  fils,  pourquoi  avez-vous  du  cha- 
grin? 

—  Ah  1  répondit-il,  c'est  qu'il  faut  que  je  m'en  aille 
bien  loin,  et  jamais  je  ne  verrai  plus  ma  mère  ter- 


78  LES   AVENTURES   MERVEILLEUSES 

restre  :  et  je  sais  que  dans  le  pays  où  je  vais,  ni  l'or  ni 
l'argent  ne  pourraient  me  donner  une  affection  comme 
la  tienne.  Donne-moi  ta  béhédiction,  ma  chère  mère, 
car  il  faut  que  je  parte. 

Alors,  si  promptement  qu'elle  n'eut  pas  le  temps  de 
penser  à  lui  répondre,  il  s'évanouit  et  elle  ne  le  vit 
plus.  Lizabeau  pensa  qu'elle  avait  rêvé  ;  mais  dès  qu'il 
fît  jour,  elle  alla  à  la  maison  du  pasteur  et  demanda  où 
était  son  cher  enfant.  Il  n'était  plus  là,  ei  il  ne  revint 
jamais.  Sa  mère  nourrice  le  pleura  peu  de  mois  ;  car 
bientôt  elle  mourut,  et  à  son  lit  de  mort  elle  raconta 
comment  il  lui  avait  été  confié. 

Traduit  de  Louisa  Lane  Clarke. 


L'auteur  a  recueilli  ceUe  légende,  probablement  vers  1850,  la  2*  édi- 
tion du  Royal  gvÀde  to  Guernesey  and  Jersey  étant  de  1852.  La  grotte 
où  pénétra  Lizabeau  se  nomme  le  Creux  des  Fées  ;  elle  s'étend,  dit- 
on,  jusque  sous  l'église  de  Saint-Sauveur,  à  deux  milles  de  son 
ouverture. 

Sur  la  côte  de  la  Mancbe  bretonne  se  trouvent  aussi  des  grottes  por- 
tant le  nom  de  Houles,  qui  sont  aussi  l'objet  de  nombreuses  légendes . 
M.  Sébillot  en  a  raconté  une  trentaine  dans  ses  trois  séries  des  Contes 
populaires  de  la  Haute-Bretagne. 


XI 

LE  TARTARE  ET  LES  DEUX  SOLDATS 

(conte  basque.) 


Deux  soldats  du  même  village,  libérés  du  service, 
regagnaient  gaiement  leurs  foyers.  La  nuit  les  surprit 
dans  une  vaste  forêt.  Mais  comme  ils  avaient  aperçu 
au  loin  de  la  fumée,  ils  se  dirigèrent  de  ce  côté  et  ar- 
rivèrent enfin  à  une  chaumière.  Ils  heurtent  à  la  porte 
et  une  voix  de  dedans  s'écrie  :  «  Qui  est  là  ?  —  Deux 
amis,  disent  les  soldats.  —  Que  désirez-vous  ?  —  Le 
logement  pour  cette  nuit.  »  Le  maître  ouvre  la  porte, 
et  les  soldats  étant  entrés,  la  referme  aussitôt. 

Or  le  maître  était  un  Tartare,  ayant  la  forme  hu- 
maine, mais  tout  le  corps  velu,  avec  un  seul  œil  au  mi- 
lieu du  front.  Les  deux  soldats,  quoique  braves,  furent 
saisis  d'effroi  à  sa  vue. 

Le  Tartare  les  fait  souper,  les  .  pèse  l'un  après 
l'autre  et  dit  :  «  Toi,  le  plus  léger,  pour  demain  ;  toi, 
le  plus  lourd,  pour  ce  soir.  »  Aussitôt,  prenant  une 
grande  broche,  il  en  perce  celui-ci  de  part  en  part, 
sans  enlever  les  habits,  le  trousse  comme  un  poulet, 
le  rôtit  devant  un  grand  feu  et  le  mange.  Lorsqu'il  est 
rassasié,  il  s'endort  profondément. 

Le  soldat  survivant,   malgré  son   horreur  et  son 


80  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

ellroi,  s'ingénie  pour  sauver  sa  vie.  Après  avoir  bien 
réfléchi,  il  saisit  la  grande  broche,  la  fait  rougir  au  feu 
et,  de  la  pointe,  crève  l'œil  du  Tartare.  Le  Tartare  se 
lève  en  poussant  des  cris  effroyables  et  cherche  à 
saisir  le  soldat,  qui  se  cache  heureusement  parmi  des 
moutons  qui  reposaient  dans  la  bergerie. 

Le  lendemain,  le  Tartare  ouvre  sa  porte,  s'y  place 
debout,  les  jambes  écartées  et  fait  sortir  un  à  un  tous 
ses  moutons,  en  les  tâtant  soigneusement  sur  le  dos. 
Mais  le  soldat  avait  pris  ses  précautions.  Il  avait  écor- 
ché  un  mouton  pendant  la  nuit  et  s'était  revêtu  de  la 
peau.  Gomme  il  se  glissait  entre  les  jambes  du  Tartare, 
celui-ci  saisit  la  peau  qui  lui  resta  entre  les  mains. 

Le  soldat  s'échappe  et  s'éloigne  en  courant.  Le  Tar- 
tare le  poursuit  en  trébuchant,  et  désirant  l'arrêter, 
lui  crie  :  «  Tiens  cette  bague,  afin  que  tu  puisses  ra- 
conter avec  preuves  tes  prouesses.  »  Et  il  jette  la 
bague.  Le  soldat  la  ramasse  et  la  passe  à  son  doigt  : 
«  Je  suis  ici,  je  suis  ici  !  »  criait  la  bague.  Le  Tartare, 
suivant  la  voix,  talonnait  le  soldat  qui  courait  de 
toutes  ses  forces.  Il  allait  l'atteindre,  lorsque  le  soldat, 
après  avoir  essayé  en  vain  de  retirer  la  bague  de  son 
doigt,  prit  le  parti  de  se  le  couper  et  de  le  jeter  à  l'eau 
avec  la  bague. 

Le  Tartare,  suivant  toujours  la  voix,  se  jeta  dans 
l'eau  et  se  noya. 

Cerquand,  Légendes  et  récits  populaires 
du  pays  basque,  n°  lu. 


XII 


LE  MORGAN  ET  LA  FILLE  DE  LA  TERRE 


(GO^'TE  DE  l'île  D'OUESSANT.) 


Il  y  avait  au  temps  jadis,  —  il  y  a  bien  longtemps  de 
cela,  peut-être  du  temps  que  saint  Pol  vint  d'Hibernie 
chez  nous  dans  une  auge  de  pierre,  —  il  y  avait  donc 
une  jeune  fille  de  seize  à  dix-sept  ans,  aux  cheveux 
blonds,  aux  yeux  bleus  et  aux  joues  rouges  comme 
deux  pommes,  et  qui  s'appelait  Mona  Kerbili.  Elle 
était  si  jolie,  que  tous  ceux  qui  la  voyaient  s'arrê- 
taient pour  l'admirer  et  disaient  à  sa  mère,  la  vieille 
Jeanne  Kerbili,  une  pauvre  femme  comme  moi  : 

—  Vous  avez  là  une  bien  jolie  fille,  Jeanne  !  Elle  est 
jolie  comme  une  Morgane  !  Jamais  on  n'en  a  vu 
d'aussi  jolie  dans  l'île,  et  illy  en  a  même  qui  disent 
qu'elle  doit  être  la  fille  d'un  Morgan. 

—  Ne  croyez  pas  ceux  qui  parlent  de  la  sorte,  ré- 
pondait la  bonne  femme,  car  c'est  bien  moi  qui  suis  sa 
mère,  et  Fanch  Kerbili,  mon  mari,  qui  est  son  père. 

Le  père  de  Mona  était  pêcheur,  et  passait  presque 
tout  son  temps  sur  l'eau,  et  sa  mère  travaillait  un  petit 
coin  de  terre  qu'elle  avait,  comme  tous  les  gens  de 
l'île,  ou  filait  dans  sa  chaumière  quand  le  temps  était 
trop  mauvais.  Mona  allait,  comme  toutes  les  jeunes 

CONTES.  6 


82  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

filles  de  son  âge,  chercher  des  brinih  (coquilles  de  pa- 
tèle),  des  moules,  des  digorno  et  autres  coquillages, 
sur  le  rivage.  Il  faut  croire  que  les  Morgans,  qui 
étaient  alors  très  nombreux  dans  l'île,  l'avaient  remar- 
quée et  avaient  été  frappés,  eux  aussi,  de  sa  beauté. 
Un  jour  qu'elle  était,  comme  d'habitude,  au  rivage, 
avec  ses  compagnes,  elles  parlaient  de  leurs  amou- 
reux. Chacun  vantait  l'adresse  du  sien  à  prendre  le 
poisson  et  à  gouverner  *une  barque  et  à  la  diriger 
parmi  les  nombreux  écueils  dont  l'ile  est  entourée. 

—  Toi,  Mona,  lui  dit  Marc'liarit  Ar  Fur,  tu  as  tort 
de  rebuter  comme  tu  le  fais  Fanch  Kerdudal,  car  c'est 
un  garçon  de  bonne  conduite,  adroit,  et  nul  ne  re- 
vient le  soir  avec  plus  de  poissons  que  lui,  et  ne  di- 
rige mieux  sa  barque  dans  les  passes  difficiles  de  la 
Vieille  Jument  ou  de  la  pointe  du  Stiff". 

—  Moi,  répondit  Mona  avec  dédain,  car  à  force  de 
s'entendre  dire  qu'elle  était  jolie,  elle  était  devenue  va- 
niteuse et  fière,  je  ne  prendrai  jamais  un  pêcheur  pour 
mari,  je  suis  trop  jolie  pour  cela.  Je  suis  aussi  jolie 
qu'une  Morgane:  on  me  le  dit  tous  les  jours,  et  je  ne 
me  marierai  qu'avec  un  prince,  ou  pour  le  moins  le 
lils  d'un  grand  seigneur. 

Il  paraît  qu'un  vieux  Morgan,  caché  derrière 
quelque  rocher  ou  sous  une  touff'e  de  goémon,  l'enten- 
dit, et  que,  jaloux  de  voir  qu'une  fille  de  la  terre  pût 
rivaliser  de  beauté  avec  les  enfants  des  Morgans,  il 
conçut  le  projet  de  l'enlever  et  de  l'emmener  avec  lui 
dans  sa  demeure,  sous  l'eau.  Il  n'osa  pas  essayer  de  le 
faire  ce  jour-là,  car  Mona  était  au  milieu  de  ses  com- 
pagnes. Mais  le  lendemain,  vers  le  coucher  du  soleil, 
comme  elle  était  encore  à  la  pêche  aux  coquillages 
avec  deux  autres  filles  de  son  village,  s'étant  un  peu 
écartée  de  ses  amies,  le  vieux  Morgan  sortit  subitement 


LE  MORGAN  ET  LA  FILLE  DE  LA  TERRE        83 

de  derrière  un  rocher  où  il  la  guettait,  se  jeta  sur  elle 
et  l'emmena  au  fond  de  l'eau.  Elle  cria  bien  et  appela 
ses  amies  à  son  secours,  mais,  liélas  !  celles-ci  ne 
purent  lui  venir  en  aide  ;  elles  ne  purent  que  courir  à 
la  maison  et  raconter  à  sa  mère  ce  qu'elles  avaient  vu. 
La  vieille  Jeanne  était  à  filer  sur  le  pas  de  sa  porte. 
Elle  jeta  là  sa  quenouille  et  son  fuseau  et  courut  au 
rivage,  et  appela  sa  fille  à  haute  voix,  et  entra  même 
dans  l'eau  aussi  loin  qu'elle  put,  à  l'endroit  où  on  lui 
dit  que  Mona  avait  disparu  avec  le  Morgan.  Mais  tout 
fut  inutile,  et  aucune  voix  ne  répondit  à  ses  cris  et  à 
ses  pleurs. 

Le  bruit  de  l'aventure  se  répandit  vite  dans  l'île,  et 
tout  le  monde  fut  d'avis  que  ce  qui  était  arrivé  à  la 
belle  Mona,  c'était  en  punition  de  sa  fierté  et  de  sa  va- 
nité ;  car,  quelque  jolie  que  soit  une  jeune  fille,  elle 
n'en  doit  être  ni  fière,  ni  vaine,  car  Dieu  donne  la 
beauté  et  la  laideur,  et  la  richesse  et  la  pauvreté  aussi, 
comme  il  lui  plaît. 

Le  vieux  Morgan  était  le  roi  des  Morgans  de  ces  pa- 
rages, et  il  avait  emmené  la  jeune  Ouessantine  avec  lui 
au  fond  de  la  mer,  dans  un  beau  palais  fait  de  coquil- 
lages et  de  coraux. 

Le  vieux  Morgan  avait  un  fils,  le  plus  beau  Morgan 
qu'il  fût  possible  de  voir,  et  il  devint  amoureux  de 
Mona,  et  demanda  à  son  père  de  la  lui  laisser  épouser. 
Mais  le  vieux  roi  lui  répondit  qu'il  ne  consentirait  ja- 
mais à  lui  laisser  prendre  pour  femme  une  fille  des 
hommes  qui  se  vantait  d'être  aussi  belle  que  la  fille 
d'un  Morgan.  Il  ne  manquait  pas  de  Morganes  des  plus 
belles,  et  qui  seraient  heureuses  de  l'avoir  pour  époux 
et  il  ne  refuserait  pas  son  consentement  quand  il  aurait 
fait  son  choix  parmi  elles. 

Voilà  notre  jeune  Morgan  au  désespoir.  Il  dit  à  son 


8i  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

père  qiril  ne  se  marierait  jamais,  s'il  ne  lui  était  pas 
permis  d'épouser  la  liUe  des  hommes,  qu'il  aimait. 
Son  père,  le  voyant  dépérir  de  tristesse  et  de  chajjrin, 
le  força  à  se  marier  à  une  jeune  Morgane,  fille  d'un 
grand  seigneur  parmi  les  Morgans,  et  qui  ('tait  re- 
nommée pour  sa  beauté.  Le  jour  des  noces  fut  fixé,  et 
Ton  invita  beaucoup  de  monde.  Les  deux  fiancés  se 
mirent  en  route  pour  l'église,  suivis  d'un  riche  et  nom- 
breux cortège,  —  car  il  parait  que  ces  hommes  de  mer 
ont  aussi  leur  religion  et  leurs  églises  comme  nous, 
bien  qu'ils  ne  soient  pas  chrétiens  ;  ils  ont  même  des 
évoques,  assure-t-on,  et  c'est  un  vieil  évèque  de  mer 
qui  devait  célébrer  la  cérémonie.  La  pauvre  Mona 
reçut  ordre  du  vieux  Morgan  de  rester  à  la  maison 
pour  préparer  le  repas  de  noce.  Mais  on  ne  lui  donna 
pas  ce  qu'il  fallait  pour  cela,  rien  absolument  que  des 
pots  et  des  marmites  vides  (qui  étaient  de  grands  co- 
quillages), et  on  lui  dit  encore  que  si  tout  n'était  pas 
prêt  et  si  elle  ne  servait  pas  un  bon  repas  quand 
on  reviendrait  de  l'église,  elle  serait  mise  à  mort  aus- 
sitôt. Jugez  de  son  embarras  et  de  sa  douleur,  la 
pauvre  fille  !  Mais  le  jeune  fiancé  lui-môme  n'était  pas 
moins  embarrassé  ni  moins  désolé. 

C.omme  le  cortège  était  en  marche  vers  l'église,  il 
s'écria  soudain  : 

—  J'ai  oublié  l'anneau  de  la  fiancée  ! 

—  Dites  où  il  est  et  je  le  ferai  chercher,  lui  dit  son 
père. 

—  Non,  non,  j'y  vais  moi-même,  car  nul  autre  que 
moi  ne  pourrait  le  trouver  là  où  je  lai  mis.  J'y  cours 
et  je  reviens  à  l'instant. 

Et  il  lâcha  le  bras  de  sa  fiancée  et  courut  à  la 
maison.  Il  trouva  la  pauvre  Mona  qui  pleurait  et  se 
désolait  dans  la  cuisine. 


i 


I,E  MORGAN  ET  LA  FILLE  DE  LA  TERRE       85 

—  Ne  pleurez  pas,  lui  dit-il,  votre  repas  sera  prêt 
et  cuit  à  point  ;  soyez  sans  inquiétude  à  cet  égard. 

Et,  allant  au  foyer,  il  dit  : 

—  Bon  feu  dans  le  foyer  ! 

Et  le  feu  s'alluma  dans  le  foyer.  Puis,  toucliant  suc- 
cessivement de  la  main  tous  les  pots  et  toutes  les  mar- 
mites, il  dit  : 

—  De  la  viande  de  bœuf  dans  cette  marmite,  du 
veau  ou  du  mouton  dans  cette  autre;  ici  un  mouton  à 
la  broche  ;  du  cidre  et  du  vin  dans  ces  pots  !...  Et  ainsi 
de  suite. 

Et  les  marmites  et  les  pots  s'emplissaient  aussitôt, 
à  la  surprise  et  à  la  joie  de  Mona,  qui  ne  pleurait 
plus. 

Puis  il  se  hâta  de  rejoindre  sa  fiancée  et  son  cor- 
tège, et  l'on  se  rendit  à  l'église,  et  la  cérémonie  fut 
célébrée  par  un  évêque  de  mer.  On  revint  ensuite  à 
la  maison. 

Le  vieux  Morgan,  en  y  arrivant,  n'eut  rien  de  plus 
pressé  que  de  se  rendre  à  la  cuisine  et  de  demander  à 
Mona  : 

—  Nous  voici  de  retour;  tout  est-il  prêt  pour  le 
repas  ? 

—  Oui,  tout  est  prêt,  répondit  Mona  tranquillement. 
Et  il  découvrit  toutes  les  marmites,  examina  tous 

les  pots,  et  dit  ensuite  d'un  air  mécontent  : 

—  Vous  avez  été  aidée  ;  mais  n'importe,  je  ne  vous 
tiens  pas  pour  quitte  ! 

Les  gens  de  la  noce  se  mirent  alors  à  table,  et  l'on 
mangea  et  l'on  but  à  discrétion,  puis  l'on  chanta  et 
l'on  dansa  jusqu'à  la  nuit. 

Après  le  repas  du  soir,  les  deux  nouveaux  mariés 
se  retirèrent  dans  leur  chambre,  et  le  vieux  Morgan 
dit  à  Mona  de  les  y  accompagner  et  d'y  rester,  tenant 


86  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

à  la  main  un  cierge  allumé  pour  les  éclairer.  Quand  le 
cierge  serait  consumé  jusqu'à  sa  main,  elle  devait  être 
mise  à  mort. 

La  pauvre  Mona  dut  obéir.  Le  vieux  Morgan  était 
dans  une  chambre  à  côté,  et  de  temps  en  temps  il  de- 
mandait : 

—  Le  cierge  est-il  consumé  ? 

—  Pas  encore,  répondait  Mona. 

Il  fit  cette  demande  plusieurs  fois.  Enfin,  lorsque  le 
cierge  fut  presque  entièrement  consumé,  le  jeune  marié 
dit  à  la  nouvelle  mariée  : 

—  Allez  à  présent  tenir  le  cierge,  à  votre  tour. 
Comme  elle  ne  connaissait  pas  les  intentions  de  son 

beau-père,  elle  se  leva  et  prit  le  cierge  des  mains  de 
Mona,  qui  se  mit  au  lit  à  sa  place. 
Le  vieux  Morgan  demanda  encore  : 

—  Le  cierge  est-il  consumé  jusqu'à  votre  main  ? 

—  Répondez  oui,  lui  dit  le  nouveau  marié. 

—  Oui,  répondit  la  jeune  Morgane. 

Et  aussitôt  le  vieux  Morgan  entra  dans  la  chambre, 
se  précipita  sur  celle  qu'il  vit  tenant  à  la  main  un  reste 
de  cierge,  et  lui  abattit  la  tête.  Puis  il  s'en  alla. 

Au  matin,  le  jeune  Morgan,  aussitôt  levé,  se  rendit 
auprès  de  son  père,  et  lui  parla  de  la  sorte  : 

—  Je  viens  vous  demander  de  me  laisser  me  marier, 
mon  père. 

—  Te  laisser  te  marier  ?  Xe  t'es-tu  donc  pas  marié 
hier  ? 

—  C'est  vrai,  mais  ma  femme  est  morte,  mon  père. 

—  Ta  femme  est  morte  ?  comment  cela  ?  Tu  l'as 
donc  tuée,  malheureux  ^ 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  Fai  tuée,  mon  père,  mais 
vous-même. 

—  Moi  qui  l'ai  tuée?... 


LK  MORGAN  ET  LA  FILLE  DE  LA  TERRE        87 

—  Oui,  mon  père  :  n'avez-vous  pas,  hier  soir,  abattu 
la  tète  à  la  femme  qui  tenait  le  cierge  allumé  auprès 
(le  mon  lit  ? 

—  Oui,  mais  c'était  la  fille  de  la  terre. 

—  Non,  mon  père,  c'était  la  jeune  Morgane  que  je 
venais  d'épouser,  et,  si  vous  ne  le  croyez  pas,  il  vous 
est  facile  de  vous  en  assurer,  car  son  corps  est  encore 
dans  ma  chambre. 

Le  vieux  Morgan  courut  à  la  chambre  de  son  fils  et 
reconnut  son  erreur.  Sa  colère  fut  grande,  et  peu  s'en 
fallut  qu'il  ne  tuât  son  fils  lui-même. 

—  Qui  donc  veux-tu  prendre  pour  femme?  demanda- 
t-il  le  lendemain  à  son  fils,  quand  il  se  fut  un  peu 
apaisé. 

—  La  fille  de  la  terre,  mon  père. 

Le  père  comprit  enfin  qu'il  cherchait  en  vain  à  gué- 
rir son  fils  de  cet  amour,  et  il  finit  par  le  laisser  épou- 
ser la  fille  delà  terre. 

Le  jeune  Morgan  était  plein  d'attentions  pour  sa 
femme.  Il  la  nourrissait  de  petits  poissons  délicats  et 
lui  faisait  des  colliers  et  des  bracelets  de  perles  fines, 
et  lui  procurait  tous  les  jours  de  jolis  coquillages  et  les 
plantes  marines  les  plus  belles  et  les  plus  rares.  Malgré 
tout  cela,  Mona  s'ennuyait  et  désirait  revenir  sur  la 
terre  pour  revoir  son  île  et  son  père  et  sa  mère  dans 
leur  petite  chaumière  au  bord  de  la  mer.  Le  Morgan 
ne  voulut  pas  la  laisser  partir,  car  il  craignait  qu'elle 
ne  revînt  pas.  Elle  tomba  alors  dans  une  grande  tris- 
tesse, et  ne  faisait  que  pleurer  nuit  et  jour.  Voyant 
cela,  son  époux  lui  dit  un  jour  : 

—  Souris-moi  un  peu,  et  je  te  conduirai  jusqu'à  la 
maison  de  ton  père. 

Mona  sourit,  et  le  Morgan,  qui  était  aussi  magicien. 
dit  alors  : 


88  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

—  Pontrail,  éh^ve-toi  ! 

Et  aussitôt  un  beau  pont  s'éleva,  pour  aller  du  fond 
de  la  mer  jusqu'à  la  terre.  Le  vieux  Morgan  voyant 
cela,  et  sentant  que  son  fils  en  savait  déjà  aussi  long 
que  lui,  en  fait  de  magie,  dit  : 

—  Je  veux  aller  aussi  avec  vous. 

Ils  s'engagèrent  tous  les  trois  sur  le  pont,  le  vieil- 
lard derrière  et  les  deux  autres  le  précédant  de  quel- 
ques pas.  Mais  le  jeune  Morgan  aj-ant  mis  pied  à  terre, 
avec  sa  femme,  se  détourna  et  dit  : 

—  Pontrail,  retourne. 

Et  aussitôt  le  pont  redescendit  au  fond  de  l'eau  et 
avec  lui  le  vieux  Morgan,  qui  était  encore  dessus. 

Le  Morgan  ne  pouvant  accompagner  sa  femme  dans 
la  maison  de  son  père,  la  laissa  aller  seule  et  lui  fit  ces 
recommandations,  avant  de  se  séparer  d'elle  : 

—  Reviens  au  coucher  du  soleil  et  tu  me  trouveras 
ici  t'attendant.  Mais  ne  te  laisse  embrasser,  ni  même 
prendre  la  main  par  aucun  homme,  autrement  tu  me 
rendras  bien  malheureux... 

Mona  promit,  et  courut  à  la  maison  de  son  père,  qui 
n'était  pas  éloignée  du  rivage.  C'était  l'heure  du  dîner, 
et  toute  la  famille  se  trouvait  réunie. 

—  Bonjour,  père  et  mère,  bonjour,  frères  et  sœurs, 
dit-elle,  en  entrant  dans  la  pauvre  chaumière. 

Les  bonnes  gens  ouvraient  de  grands  yeux,  et  la  re- 
gardaient, étonnés,  et  aucun  d'eux  ne  la  reconnaissait 
pour  sa  fille  ou  sa  sœur.  Elle  était  si  belle,  si  grande 
et  si  bien  parée  !...  Cela  lui  fit  beaucoup  de  peine,  et 
les  larmes  lui  en  vinrent  aux  yeux  :  puis  elle  se  mit  à 
faire  le  tour  de  la  maison,  touchant  chaque  objet  de  la 
main  et  disant  : 

—  Voici  pourtant  le  galet  sur  lequel  je  m'asseyais  au 
foyer,  voici  le  lit  où  je  couchais,  voici  le  pichet  avec 


LE  MORGAN  ET  LA  FILLE  DE  LA  TERRE       89 

lequel  j'allais  puiser  de  l'eau  à  la  fontaine,  voici  le  ba- 
lai avec  lequel  je  balayais  la  maison,  voici  l'écuelle  de 
bois  où  je  mangeais  ma  soupe. 

Son  frère,  en  entendant  tout  cela,  finit  par  la  re- 
connaître, et  il  se  jetât  à  son  cou  pour  l'embrasser,  et 
son  père  et  sa  mère  et  ses  sœurs  en  firent  autant.  Et 
les  voilà  tous  heureux.  Mais  à  partir  de  ce  moment 
Mona  perdit  complètement  le  souvenir  de  son  mari  le 
Morgan,  et  de  son  séjour  sous  les  eaux.  Elle  resta  avec 
ses  parents,  et  bientôt  les  amoureux  ne  manquèrent 
pas  de  fréquenter  sa  maison  et  d'aspirer  à  sa  main. 
Mais  elle  ne  les  écoutait  guère  et  ne  désirait  pas  se 
marier. 

La  famille  avait,  comme  tous  les  habitants  de  l'île, 
un  coin  de  terre  où  l'on  mettait  des  pommes  de  terre 
et  semait  de  l'orge,  et  cela  leur  suffisait  pour  vivre 
bien  modestement,  mais  contents  de  leur  sort,  avec  la 
contribution  journalière  qu'on  prélevait  sur  la  mer, 
poissons  et  coquillages.  Il  y  avait  devant  la  maison 
une  petite  aire,  avec  une  meule  de  paille  d'orge.  Sou- 
vent, quand  elle  était  couchée  dans  son  lit,  pendant 
que  le  vent  mugissait  et  que  les  vagues  hurlaient  en  se 
brisant  contre  les  rochers  du  rivage,  Mona  avait  cru 
entendre  des  gémissements  plaintifs  près  de  sa  porte  : 
mais  elle  croyait  que  c'étaient  de  pauvres  âmes  de 
naufragés  qui  demandaient  des  prières  aux  oublieux 
vivants,  et  elle  récitait  que\(\nes  De  prof unclis  ;  inùs 
elle  plaignait  les  pauvres  matelots  qui  étaient  en  mer 
et  se  rendormait. 

Mais,  une  nuit,  elle  entendit  distinctement  ces  paroles, 
prononcées  par  une  voix  plaintive,  à  fendre  l'âme  : 

—  0  Mona,  vous  avez  donc  oublié  votre  époux  le  Mor- 
gan,qui  vous  aime  tant  ;  qui  vous  a  sauvée  de  la  mort  et 
vous  a  ramenée  du  fond  de  la  mer,  pour  voir  votre 


90  HiS    AVENTURES    AIERVEILLliUSES 

père  et  votre  mère,  vos  frères  et  vos  sœurs  ?  Vous 
m'aviez  i^ourtant  bien  promis  de  revenir  ;  et  je  vous 
attends  depuis  si  longtemps,  et  je  suis  si  malheureux 
sans  vous...  ! 

Alors  Mona  se  rappela  tout  subitement.  Elle  se  leva 
à  la  hâte,  sortit,  et  trouva  le  Morgan  qui  se  lamentait 
ainsi  près  de  la  meule  do  paille.  Elle  se  jeta  dans  ses 
bras...  et  depuis  on  ne  la  revit  plus  ! 

F.  M.  LuzEL. 


Ce  conte  est  extrait  d'un  article  intitulé  Voyage  à  Vîle  d'Ouessanf, 
publié  dans  la  Bevîte  de  France,  mars  et  avril  1874. 


XIII 


SOEUR  ET  MI-SOEUR 


(CONTE   DE   MULHOUSE. 


Il  y  avait  une  fois  une  femme  qui  avait  deux  filles, 
l'une  était  née  du  premier  mariage  de  son  mari,  et 
l'autre  était  son  propre  enfant  à  elle.  Mi-sœur  était 
un  jour  à  filer  près  du  puits,  quand  son  fuseau  tomba 
dans  l'eau  et  la  mère  la  battit  cruellement.  Elle  re- 
tourna au  puits  et  voulut  rattraper  son  fuseau,  mais  la 
marâtre  lui  donna  une  poussée,  si  bien  que  la  pauvre 
petite  fille  tomba  dans  le  puits. 

Et  au  fond  elle  arriva  dans  un  grand  et  magnifique 
jardin.  Comme  elle  s'en  allait  toute  en  pleurs,  le  poi- 
rier lui  dit  :  —  Fillette,  pourquoi  pleures-tu  ainsi  ?  La 
fillette  répondit  :  —  N'ai-je  pas  raison  de  pleurer  ? 
Ma  petite  mère  m'a  donné  une  poussée,  si  bien  que  je 
suis  tombée  dans  le  puits  ! 

Le  poirier  lui  dit  :  —  Fillette,  étends  ton  tablier,  je 
vais  te  donner  quelques  poires.  Et  la  fillette  reçut  de 
lui  les  plus  belles  poires. 

Ensuite  elle  arriva  au  prunier  :  le  prunier  lui  dit  : 
—  Fillette,  pourquoi  pleures-tu  ainsi  ?  La  fillette  ré- 
pondit; :  N'ai-je  pas  raison  de  pleurer?  Ma  petite  mère 


ri  LES   AVENTURES   MEUVEILLEUSES 

m'a  donné  une  poussf^e,  si  bien  que  je  suis  tombée 
dans  le  puits.  Le  prunier  lui  dit  :  —  Etends  ton  ta- 
blier :  je  vais  te  donner  des  prunes.  El  il  secoua  dans 
son  giron  ses  plus  belles  prunes.  Et  la  bonne  petite 
lille  en  eut  autant  avec  les  autres  arbres. 

Finalement  elle  arriva  à  un  grand  Château  tout  d'or, 
et  elle  pleurait  toujours  à  chaudes  larmes.  Une  blanche 
madame  regardait  par  la  fenêtre  :  elle  lui  demanda  : 
—  Fillette,  pourquoi  pleures-tu?  —  N'ai-je  pas  raison  de 
pleurer  ?  Ma  petite  mère  m'a  donné  une  poussée,  si 
bien  que  je  suis  tombée  dans  le  puits.  —  Sais-tu  quoi  ? 
dit  la  dame:  tu  peux  passer  la  nuit  chez  moi  ;  mais 
d'abord  dis-moi,  où  préfères -tu  manger  :  avec  le  petit 
chien  et  avec  le  petit  chat  ?  ou  avec  le  monsieur  et  la 
dame? 

La  fillette  répondit  modestement  :  —  Avec  le  petit 
chien  et  le  petit  chat.  Je  voudrais  ne  gêner  personne. 

Et  puis  pourtant  on  lui  permit  de  manger  avec  le 
monsieur  et  la  dame. 

La  dame  lui  dit  :  —  Où  préfères-tu  coucher  ?  avec  le 
petit  chien  et  le  petit  chat  ?  ou  avec  le  monsieur  et  la 
dame  ?  La  petite  fille  répondit  :  —  Avec  le  petit  chien 
et  le  petit  chat. 

Et  justement  on  lai  permit  de  coucher  avec  le  mon- 
sieur et  la  dame. 

Le  lendemain  la  dame  lui  dit  :  —  Comment  préfères- 
tu  être  voiturée  chez  toi  ?  Dans  une  voiture  barbouil- 
lée de  poix  et  de  résine  ?  ou  dans  une  toute  d'argent 
et  d'or  ?  La  fillette  répondit  :  —  Dans  une  barbouillée 
de  poix  et  de  résine.  Mais  il  lui  fut  permis  de  s'en  re- 
tourner dans  un  carrosse  d'argent  et  d'or. 

Comme  elle  arrivait  à  la  maison,  sa  petite  sœur  qui 
regarde  par  la  fenêtre,  se  met  à  frapper  des  mains  et 
s'écrie  : 


SŒUR   KT   MI-SŒUU  93 

O  Bidi  bidi  boum  ! 

Ma  petite  sœur  arrive. 

Et  lourdement  chargée, 

Avec  argent  et  or. 

Je  veux  aller  l'aider  à  décharger. 

0  Bidi  bidi  boum  ! 

Quand  la  méchante  mère  eut  vu  que  Mi-sœur  était 
arrivée  à  de  si  grands  honneurs,  elle  dit  à  son  propre 
enfant  :  —  Sais-tu  quoi,  Annette  ?  Jette-toi  aussi,  ton 
fuseau  dans  le  puits  et  saute  après  !  Qui  sait  ?  Peut- 
être  t'en  arrivera-t-il  là  en  bas  comme  à  ta  petite 
sœur,  et  pourras-tu  revenir  dans  une  voiture  d'or. 

Mais  celle-ci  était  une  enfant  méchante  et  opiniâtre. 
A  peine  la  mère  a-t-elle  fini  de  parler  que  déjà  le  fu- 
seau est  en  bas  dans  le  puits  et  que  la  petite  fille  saute 
après  et  arrive  dans  le  beau  grand  jardin  dont  je  vous 
ai  déjà  parlé.  Le  soleil  brillait  d'un  éclat  d'or  et  les  roses 
et  les  lis. ...  non  !  c'était  une  vraie  splendeur.  La  petite 
fille  arrive  au  poirier  et  dit  :  —  Allons,  toi  I  donne- 
moi  aussi  quelques  poires!  Mais  elle  attendit  longtemps 
et  le  poirier  ne  bougeait  pas.  Elle  va  plus  loin  et  arrive 
au  prunier  et  elle  dit  :  —  Allons,  prunier,  donne- 
moi  aussi  quelques  prunes.  Mais  qui  ne  lui  donna 
rien  ?  Ce  fut  le  prunier,  et  ce  que  les  autres  arbres 
firent,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  le  raconter. 

Tout  au  fond  du  jardin,  la  blanche  dame  regarde  de 
nouveau  hors  de  son  palais  et  dit  :  —  Fillette,  où  vas- 
tu  ?  D'où  viens-tu  ?  Que  demande  ton  petit  cœur.  —  Je 
veux  entrer,  je  veux  manger,  je  veux  dormir  dans 
un  petit  lit  d'or  et  je  veux  m'en  retourner  dans  un 
petit  carrosse  d'or. 

La  madame  peut  à  peine  retenir  son  rire,  et  conti- 
nue ses  questions.  —  Avec  quip  réfères-tu  manger:  avec 
chien  et  chat  ou  avec  maître  et  dame  ?  —  Eh  mais  !  avec 


94  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

maître  et  dame,  cela  s'entend.  Et  là-dessus   elle  fut 

obligée,  par  punition,  de  manger  avec  chien  et  chat. 

Un  peu  plus  tard  la  madame  demande  de  nouveau  : 

—  Auprès  de  qui  aimes-tu  mieux  dormir  ?  auprès  de 
chien  et  chat,  ou  auprès  de  maître  et  dame  ?  —  Eh 
mais  !  auprès  de  maître  et  dame,  cela  s'entend.  — 
Mais  qui  fut  obligé  de  dormir  avec  chien  et  chat  ?  Ce 
fut  ma  méchante  fillette. 

Le  lendemain,  quand  elle  se  lève,  la  madame  lui  dit  : 

—  Comment  préfères-tu  rentrer  chez  toi  ?  dans  le  car- 
rosse barbouillé  de  poix  et  de  résine,  ou  dans  le  car- 
rosse d'or  et  d'argent  ?  —  Eh  mais  !  dans  le  carrosse 
d'or,  s'écrie-t-elle.  Mais  en  punition,  elle  fut  obligée 
de  rentrer  dans  le  carrosse  barbouillé  de  résine. 

Ce  que  la  mère  dit,  quand  son  enfant  revint  dans  la 
voiture  barbouillée  de  poix,  avec  honte  et  moquerie, 
et  quelle  figure  elle  fit  alors?  Oui  ;  j'aimerai  bien  vous 
le  dire,  mais  mon  arrière-grand'mère,  qui  a  été  assez 
bonne  pour  me  raconter  la  petite  histoire,  commen- 
çait à  avoir  mauvaise  mémoire  et  elle  n'a  pas  pu  s'en 
rappeler  davantage. 

Auguste  Stœber,  Elsœssisches  VolksiilcMein. 


XIV 

LE  PAYS  DES  MARGRIETTES 

(conte  de  la  basse-xormandie.) 


Il  y  avait  une  fois  un  roi  et  une  reine  qui  n'avaient 
pas  d'enfant,  mais  qui  tenaient  beaucoup  à  en  avoir.  A 
la  fin  il  leur  en  vint  un.  On  célébra  le  baptême  avec 
une  grande  solennité.  Toutes  les  fées  du  voisinage  y 
lurent  invitées,  mais  l'une  d'elles  qu'on  avait  oubliée 
so  vengea  en  donnant  à  l'enfant  un  visage  de  singe. 
Toutefois  cette  difformité  ne  devait  durer  que  jusqu'à 
son  mariage  et  quinze  jours  après. 

Le  roi  et  la  reine  étaient  au  désespoir;  on  attendait 
avec  impatience  le  temps  où  on  pourrait  le  marier.  Ce 
moment  arriva  enfin...,  enfin  pour  les  parents,  car  le 
])rince  n'y  mettait  pas  d'empressement,  sachant  que  sa 
ligure  de  singe  n'était  guère  propre  à  le  faire  aimer. 

Ses  parents,  qui  tenaient  beaucoup  à  le  voir  changer 
de  figure,  lui  remirent  une  pomme  d'orange. 

—  Tu  la  donneras  à  celle  des  filles  du  pays  qui  te 
conviendra  le  mieux. 

Puis  le  roi  fit  battre  par  le  tambour  de  ville  que 
toutes  les  filles  à  marier  eussent  à  se  présenter  devant 
le  palais,  pour  que  le  prince  put  se  choisir  une  épouse 
entre  elles. 


96  LES   AVENTURES  MERVEILLEUSES 

Les  jeunes  filles  n'étaient  pas  trop  contentes,  les 
riches  surtout,  à  l'idée  d'avoir  pour  mari  un  homme  à 
tète  de  singe,  comme  était  le  fils  du  roi.  Mais  il  n'y 
avait  rien  à  faire,  il  fallait  obéir.  Elles  arrivèrent  donc 
toutes  dans  la  cour  du  palais.  Le  prince  les  passa  en 
revue;  celles  devant  lesquelles  il  avait  passé  sans  leur 
donner  la  pomme  d'orange  se  sauvèrent  bien  vite,  heu- 
reuses d'être  débarrassées.  Le  prince,  qui  lisait  ce  sen- 
timent sur  les  visages,  refusa  de  choisir  entre  elles  et 
les  congédia  toutes. 

Cela  ne  faisait  l'affaire  ni  du  roi  ni  de  la  reine, 
puisque  ainsi,  leur  fils  courait  risque  de  rester  singe 
toute  sa  vie.  Comme  ils  lui  faisaient  des  remontrances, 
deux  militaires  amenèrent  une  jeune  fille,  une  pâtoure, 
fort  mal  habillée,  qui  n'avait  pas  osé  désobéir  au  roi 
en  ne  se  montrant  pas,  mais  s'était  dissimulée  derrière 
un  arbre  pour  n'être  pas  aperçue.  On  la  dénonçait 
comme  s'étant  soustraite  à  l'ordre  qui  avait  été  donné 
à  toutes  les  filles  du  pays. 

Le  prince  la  regarda  ;  il  n'y  avait  dans  ses  yeux  ni 
dégoût  ni  dédain.  Il  y  avait  de  la  modestie  et  de  la  sym- 
pathie. Son  regard  semblait  dire  :  «  Je  ne  suis  pas 
digne  que  le  prince  me  choisisse,  mais  je  le  plains  et  je 
me  sens  toute  disposée  à  l'aimer.  »  Le  prince  lui  donna 
la  pomme  d'orange. 

Il  fallut  la  décrasser  d'abord.  On  lui  fit  prendre  un 
bain,  on  lui  donna  une  belle  robe  de  princesse,  des  col- 
liers, des  chaînes  d'or.  Ses  compagnes  ne  l'auraient 
pas  reconnue,  mais  elle  avait  toujours  ce  bon  et  doux 
regard  qui  avait  séduit  le  prince  au  premier  abord.  Il 
accepte  avec  joie  cette  charmante  épouse.  On  fait  une 
noce  solennelle,  une  belle  noce.  Il  n'y  avait  personne 
qui  ne  se  mît  aux  portes  pour  la  voir  passer. 

La  jeune  femme  aurait  été  la  plus  heureuse  des 


i 


LE   PAYS   DES  MARGRIETTES  97 

femmes,  n'eût  été  le  visage  de  son  mari;  il  était  em- 
pressé, attentif  ;  du  reste,  elle  sentait  qu'elle  l'aimait 
beaucoup,  mais  elle  l'eût  aimé  encore  bien  davantage 
sans  sa  figure  de  singe. 

Quand  il  était  couché  la  nuit  auprès  d'elle  dans 
l'obscurité,  il  lui  semblait  qu'il  n'avait  plus  cette 
affreuse  figure.  Une  nuit,  elle  n'y  tint  plus,  elle  résolut 
de  s'en  assurer.  Elle  se  lève  tout  doucement  nu-pieds, 
va  chercher  une  bougie,  et  sûre  que  son  mari  dort, 
elle  le  regarde. 

C'était  le  plus  beau  prince  du  monde.  Elle  n'aurait 
jamais  osé  rêver  tant  de  beauté  et  tant  de  grâce  dans 
un  mari.  Dans  sa  joie  elle  fait  un  mouvement,  une 
goutte  brûlante  de  bougie  tombe  sur  la  figure  du  prince, 
il  se  réveille. 

—  Malheureuse,  lui  dit-il,  je  n'avais  plus  que  quinze 
jours  de  pénitence  à  faire  et  j'aurais  toujours  été  tel 
que  tu  me  vois.  Ta  curiosité  nous  fait  bien  du  mal 
à  tous  deux.  Maintenant  il  faut  absolument  que  je 
parte. 

—  Il  faut  que  tu  partes?  Où  vas-tu  donc? 

—  Dans  le  paj^s  des  Margriettes  ' .  Adieu  ! 

—  Et  tu  ne  m'emmènes  pas? 

—  Non,  tu  ne  peux  pas  me  suivre. 

Il  partit  donc,  mais  sa  jeune  femme  ne  pouvait  plus 
vivre  sans  lui,  et  un  beau  jour  elle  se  mit  en  route  pour 
aller  le  rejoindre  au  pays  des  Margriettes.  Mais  elle  ne 
savait  pas  de  quel  côté  était  ce  pays.  Elle  rencontra  une 
vieille  petite  bonne  femme  toute  courbée  et  appuyée  sur 
son  bâton. 

—  Ma  bonne  dame,  ne  pourriez-vous  pas  me  dire  où 
se  trouve  le  pays  des  Margriettes  ? 

*  Des  marguerites, 

CONTES.  7 


98  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

—  Ma  pauvre  petite,  ce  doit  être  loin,  bien  loin,  car 
je  n'en  ai  jamais  entendu  parler.  Mais  tenez,  voilà  trois 
noisettes  ;  quand  vous  aurez  besoin  de  quelque  chose, 
cassez -les,  cela  pourra  vous  servir. 

La  jeune  femme  remercie  la  vieille  et  poursuit  son 
chemin.  Après  avoir  marché  bien  longtemps  encore, 
elle  rencontre  une  autre  vieille. 

—  Pourriez-vous  m'enseigner  le  pays  des  Margriettes, 
ma  bonne  dame? 

—  Ma  chère  petite,  je  ne  connais  pas  ce  pays-là.  Il 
faut  qu'il  soit  bien  loin,  bien  loin,  car  je  n'en  ai  jamais 
entendu  parler.  Mais  prenez  ces  trois  noix-là.  Cela 
pourra  vous  servir,  seulement  ne  les  cassez  qu'en  cas 
de  besoin. 

La  jeune  femme  remercia  la  vieille  et  continua  son 
chemin.  Mais  il  y  avait  bien  longtemps  qu'elle  marchait. 
A  un  certain  moment  elle  se  sentit  lasse  et  s'assit  sur 
le  bord  d'une  haie.  Une  bonne  femme  qui  passait  par  là 
lui  dit  : 

—  Tous  avez  l'air  bien  fatigué.  Vous  venez  de  loin, 
sans  doute  ? 

—  Oh  oui!  de  bien  loin.  Je  voudrais  aller  au  pays 
des  Margriettes.  Ne  pourriez-vous  pas  m'indiquer  le 
chemin  ? 

—  Non,  lui  répondit  la  vieille.  Je  ne  sais  pas  ce 
que  c'est  que  le  pays  où  vous  voulez  aller.  Mais  pre- 
nez toujours  ces  trois  marrons.  Cela  pourra  vous 
servir. 

Ces  trois  vieilles  étaient  les  fées  protectrices  de  la 
jeune  femme  ;  seulement,  elle  n'en  savait  rien. 

Elle  remercia  la  vieille  et  voulut  reprendre  son 
chemin  à  travers  la  forêt;  mais  elle  était  si  fatiguée, 
si  fatiguée,  qu'elle  ne  savait  plus  mettre  un  pied  l'un 
devant  l'autre.  Le  soir,  elle  aperçoit  une  chaumière  oii 


LE   PAYS  DES  MARGRIETTES  99 

il  y  avait  du  feu.  Elle  se  dirige  de  ce  côté.  Une  vieille 
femme  était  assise  devant  la  porte. 

—  Je  n'en  puis  plus  de  fatigue.  Ne  pourriez-vous 
pas  me  permettre  de  me  reposer  chez  vous  et  d'y 
coucher  ? 

—  Certainement,  ma  brave  femme.  Entrez  et  repo- 
sez-vous. 

On  lui  sert  une  bonne  soupe,  on  lui  donne  un  bon  lit. 

—  Dormez  bien  et  reposez-vous,  lui  dit  la  vieille, 
vous  reprendrez  votre  route  demain  matin. 

La  pauvre  jeune  femme  tombait  de  sommeil  ;  elle 
s'endormit  tout  de  suite.  Le  lendemain,  on  lui  de- 
manda où  elle  allait. 

—  Au  pays  des  Margriettes.  Savez-vous  où  c'est? 

—  Non,  mais  mon  cochon  le  sait.  Il  y  va  souvent  et 
revient  chargé  de  toutes  sortes  de  choses  précieuses. 
Seulement,  il  part  tout  seul  le  matin,  tantôt  à  une 
heure,  tantôt  à  une  autre,  et  l'on  ne  peut  savoir  d'a- 
vance à  quel  moment  précis  il  fera  le  voyage. 

—  Eh  bien  !  mettez-moi  à  coucher  avec  votre  co- 
chon. Quand  il  bougera,  je  m'éveillerai  et  je  le  suivrai. 

On  lui  dit  que  cela  n'est  pas  raisonnable.  On  l'en- 
gage à  se  coucher  dans  un  bon  lit  ;  la  vieille  l'éveillera 
le  lendemain.  La  jeune  voyageuse  s'obstine.  Il  faut 
céder  à  la  fin.  On  lui  fait  un  lit  avec  de  la  paille  fraîche  ; 
elle  se  couche  sans  se  déshabiller  et  s'endort,  mais 
d'un  œil  seulement.  Dans  le  haut  de  la  nuit,  elle  en- 
tend le  cochon  qui  s'éveille,  se  secoue  et  s'en  va  en 
faisant  :  tron  !  tron  ! 

La  jeune  femme  sort  avec  lui;  elle  le  suit,  et,  de 
bon  matin,  ils  arrivent  devant  un  magnifique  château 
où  tout  plein  de  gens  allaient  et  venaient,  comme  s'il 
s'y  passait  quelque  chose  d'extraordinaire.  Elle  aper- 
çoit  une-petite  pâtoure  et  lui  dit  : 


100         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Ma  petite,  ne  pourriez-vous  me  dire  ce  que  c'est 
que  ce  cliâteau  et  ce  qu'on  y  va  faire  ? 

—  Madame,  c'est  le  château  des  Margriettes,  et  la 
demoiselle  va  se  marier  avec  un  jeune  et  beau  prince 
qui  est  arrivé  ici  il  n'y  a  pas  longtemps. 

—  Si  c'était  mon  mari  ?  pensa-t-elle.  Veux-tu  chan- 
ger d'habit  avec  moi,  ma  petite  ? 

—  Oh  !  Madame,  ne  vous  moquez  pas  de  moi. 

—  Je  ne  me  moque  pas,  je  parle  sérieusement. 
Veux-tu  troquer  tes  habits  contre  les  miens  ? 

—  Une  princesse  comme  vous  ! 

—  J'ai  été  pàtoure  avant  d'être  princesse.  Chan- 
geons d'habits,  te  dis-je.  Crains-tu  de  perdre  au 
change  ? 

La  paysanne  toute  confuse  se  déshabille.  La  jeune 
dame  se  revêt  du  costume  de  la  bergère,  en  lui  lais- 
sant le  sien,  puis  elle  va  se  présenter  au  château,  et 
demande  si  on  n'a  pas  besoin  d'une  servante. 

—  Nous  avons  assez  de  serviteurs,  lui  répondit-on. 
Elle  insiste.  Pendant  cette  discussion,  la  demoiselle 

passe  et  ordonne  que  l'on  retienne  la  petite  pàtoure. 

—  Mais  elle  dit  qu'elle  n'a  encore  servi  nulle  part  ! 
Elle  ne  saura  rien  taire. 

—  Elle  saura  toujours  bien  tourner  la  broche. 

La  voilà  admise  dans  la  cuisine  en  qualité  de  tourne- 
broche.  Elle  va  et  vient  dans  le  château.  Les  apprêts 
de  la  noce  se  poursuivent.  Elle  a  reconnu  son  mari. 
Mais  comment  s'approcher  de  lui  ?  comment  se  faire 
reconnaître  ? 

Elle  se  souvient  alors  des  présents  qui  lui  ont  été 
faits  par  les  vieilles.  Elle  pèle  ses  trois  châtaignes. 
Elles  se  transforment  en  un  beau  rouet  tout  en  or,  dia- 
mants et  pierreries.  L'une  devient  le  corps  du  rouet,  la 
seconde  la  quenouille,  la  troisième  la  tète  avec  la 


u 


LE  PATS  DES   MARGRIETTES 


401 


broche,  le  fuseau  et  tout  ce  qui  s'ensuit.  La  princesse 
voit  ce  rouet  et  l'admire. 

—  Qui  a  apporté  cela  ?  dit -elle. 

—  Moi,  dit  la  tourneuse  de  broche. 
'  —  Veux-tu  me  le  vendre  ? 

—  Je  ne  le  vends  pas,  il  faut  le  gagner. 

—  Que  veux-tu  qu'on  fasse  pour  le  céder  ? 

—  Je  veux  coucher  avec  le  prince  cette  nuit  même 
à  la  place  de  la  mariée. 

Vous  jugez  comme  on  se  récrie  !  La  jeune  femme 
n'en  démord  pas.  On  se  consulte,  on  voudrait  bien  ne 
pas  laisser  échapper  ce  rouet.  Mais  la  mariée  ne  veut 
pas  consentir  à  laisser  son  mari  coucher  avec  cette 
fille  de  cuisine. 

—  Tu  as  tort,  lui  dit  sa  mère.  Nous  ferons  prendre 
au  prince  de  Vendormillon.  Il  s'endormira  aussitôt 
qu'il  sera  couché,  et  le  rouet  nous  restera. 

—  Eh  bien,  soit  !  dit-on  à  la  fille  de  cuisine.  Donne- 
nous  ton  rouet  et  tu  coucheras  avec  le  prince. 

Pendant  le  souper,  on  fait  prendre  au  prince  un 
breuvage  soporifique  ;  aussitôt  qu'il  est  au  lit,  il  s'en- 
dort. La  jeune  femme  fait  du  bruit,  chante,  crie  ;  elle 
le  pince,  rien  n'y  fait ,  il  dort  jusqu'au  jour.  Seule- 
ment ceux  qui  couchaient  tout  près  de  là  se  plaignent 
du  tapage  qu'on  a  fait  dans  la  chambre  du  prince  et 
demandent  en  grâce  qu'une  autre  fois  on  les  laisse 
dormir. 

La  jeune  femme,  dépitée,  mais  non  découragée,  se 
retire  dans  le  petit  réduit  qu'on  lui  a  assigné,  et  là  elle 
casse  ses  trois  noisettes.  lien  sort  un  superbe  trô* 
tout  en  or  et  en  pierreries.  La  première  noisette  four- 
nit le  pied,  la  seconde  les  quatre  bras,  la  troisième  la 


Sorte  de  dévidoir. 


102  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

manivelle  pour  le  faire  tourner.  On  parle  de  ce  su- 
perbe trô  à  la  dame  du  château.  Elle  vient  le  voir. 

—  Qui  a  apporté  cela?  demande  la  dame. 

—  Moi,  Madame,  répond  l'aide  de  cuisine. 

—  Veux-tu  me  le  vendre  ? 

—  Je  ne  le  vends  pas,  il  faut  le  gagner. 

—  Que  faut-il  faire  pour  le  gagner  ? 

—  Me  permettre  de  coucher  encore  aujourd'hui 
avec  le  prince. 

On  lui  objecte  que  c'est  extravagant.  La  mariée 
déclare  qu'elle  se  repent  d'avoir  consenti  une  pre- 
mière fois  ;  elle  ne  consentira  pas  une  seconde.  Sa 
mère  parvient  à  la  calmer.  On  fera  prendre  cette 
fois  encore  de  rendormillon  au  prince  ,  et  le  trô 
sera  gagné. 

La  princesse  cède  encore  cette  fois,  et  cette  nuit  se 
passe  comme  la  première.  Le  prince  dort  d'un  som- 
meil de  plomb,  et  la  jeune  femme  essaie  en  vain  de  le 
réveiller  en  pleurant,  en  criant,  en  faisant  tout  le  bruit 
possible. 

Les  domestiques,  que  cela  empêche  de  dormir,  sont 
fort  mécontents.  Ils  se  plaignent  au  chef  de  cuisine, 
qui  se  charge  de  faire  entendre  leurs  doléances.  Il  va 
en  effet  trouver  le  prince. 

—  Prince,  lui  dit-il,  il  se  passe  quelque  chose  de 
bien  extraordinaire  la  nuit  dans  votre  chambre.  Ce 
n'est  pas  votre  femme  qui  couche  avec  vous,  mais  sa 
petite  aide  de  cuisine,  et.  elle  fait  toutes  les  nuits  un 
bruit  à  empêcher  tout  le  monde  de  dormir. 

—  En  effet,  pense  le  prince.  Je  me  sens  tellement 
lourd  tous  les  soirs,  quand  je  me  mets  au  lit,  qu'il  doit 
y  avoir  quelque  chose  là-dessous.  Certainement,  on  me 
fait  prendre  de  l'endormillon.  Mais  si  l'on  m'en  apporte 
la  prochaine  fois,  je  ne  dirai  rien,  je  le  jetterai  dans  la 


LE  Pays  des  margriettes  'i03 

ruelle  du  lit,  je  ferai  semblant  de  dormir,  et  je  verrai 
ce  qui  arrivera. 

La  jeune  femme  voulut  faire  une  troisième  tenta- 
tive. Il  lui  restait  les  trois  grosses  noix  ;  elle  les  cassa 
et  elle  vit  apparaître  devant  elle  un  superbe  dévidoir, 
plus  riche  encore  et  plus  beau  que  le  rouet  et  le  trô. 
La  première  forma  le  pied,  la  seconde  les  quatre  bras 
et  la  troisième  les  quatre  fillettes.  Le  rouet  et  le  trô 
n'étaient  rien  auprès  du  dévidoir. 

La  dame  en  fut  émerveillée,  et  proposa  de  nouveau 
à  la  petite  tourne-broche  de  le  lui  vendre. 

—  Je  ne  le  vends  ni  pour  or,  ni  pour  argent. 

—  Que  veux-tu  donc  ? 

—  Coucher  une  troisième  fois  avec  le  prince. 

—  Tu  y  as  déjà  couché  deux  fois,  et  tu  n'en  es  pas 
plus  avancée. 

—  Je  veux  essayer  une  troisième. 

Après  avoir  longtemps  hésité,  la  mère  et  la  fille  con- 
sentirent encore  une  fois,  la  dernière,  se  promettant 
bien  d'user  de  l'endormillon  comme  les  deux  pre- 
mières nuits. 

A  peine  le  prince  était-il  au  lit,  qu'on  lui  apporta  la 
liqueur  soporifique.  Il  ne  dit  rien,  et  fit  semblant  de 
l'avaler,  mais  il  la  jeta  à  la  ruelle  et  ferma  les  yeux 
comme  s'il  dormait. 

Sa  femme,  l'ancienne,  vint  alors  se  placer  à  côté  de 
lui.  Dès  les  premiers  mots  qu'elle  prononça,  il  la  re- 
connut. Jusqu'alors  il  ne  l'avait  pas  regardée  sous  ses 
vêtements  d'aide  de  cuisine. 

—  Gomment,  ma  femme  chérie,  c'est  toi  qui  viens 
me  retrouver  ici  !  Comment  as-tu  fait  pour  me  décou- 
vrir ?  Elle  lui  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  et  com- 
ment elle  était  parvenue  à  trouver  le  pays  des  Mar- 
griettes. 


i04  LKS   AVEKTURICS   MERVEIIJ.EUSES 

Le  prince  fut  aussi  enchanté  de  ce  témoignage  d'a- 
mour que  de  la  beau-té  de  la  jeune  femme,  qu'il  trou- 
vait fort  supérieure  à  celle  de  la  fille  du  château.  Il 
s'était  marié  avec  elle  par  complaisance  et  ne  s'était 
jamais  donné  la  peine  ni  de  connaître  ses  sentiments, 
ni  même  de  la  bien  regarder.  Il  ne  voulut  plus  dès  lors 
entendre  parler  de  son  second  mariage.  Mais  com- 
ment se  libérer  ? 

—  Ne  dis  rien,  dit-il  à  sa  femme,  je  tâcherai  d'ar- 
ranger tout. 

Le  lendemain,  quand  tout  le  monde  fut  assemblé, 
parents  de  la  fiancée,  invités  à  la  noce  et  autres,  le 
prince  leur  dit  : 

—  Messieurs  et  mesdames,  il  m'arrive  aujourd'hui 
une  drôle  d'aventure.  J'avais  fait  faire  dans  le  temps 
une  clé  pour  mon  secrétaire,  puis  je  l'avais  perdue. 
Comme  je  ne  pouvais  pas  rester  sans  ouvrir  mon  se- 
crétaire, j'avais  fait  faire  une  nouvelle  clé.  Mais  voilà 
que  je  viens  de  retrouver  la  vieille,  au  moment  où  je 
me  suis  pas  encore  servi  de  l'autre.  Laquelle  vaut-il 
mieux  garder,  de  la  vieille  ou  de  la  neuve  ?  La  vieille, 
n'est-ce  pas,  dont  j'ai  fait  usage  et  que  je  connais  bien. 
N'étes-vous  pas  de  cet  avis-là? 

—  Certainement,  répondit-on  ;  il  vaut  beaucoup 
mieux  garder  la  vieille,  celle  dont  on  avait  Thabitude 
de  se  servir,  et  qui  convient  le  mieux  à  la  serrure. 

—  Je  suivrai  votre  conseil.  Ma  vieille  clé  que  j'avais 
perdue,  la  voilà,  dit-il,  en  montrant  la  jeune  aide  de 
cuisine.  Je  l'ai  retrouvée,  et  je  la  reprends,  suivant  le 
conseil  que  vous  m'avez  donné. 

Jean  Fleury,  Littérature  orale 
de  la  Basse- Normandie. 


XV 

LE  NAVIRE  DES  FÉES 

(CONTE  DE  MARIN. 

InéclU. 


Il  était  une  fois  à  Saint-Cast  un  jeune  capitaine  qui 
n'avait  pas  de  navire  à  commander.  Il  faisait  pourtant 
démarches  sur  démarches,  allait  voir  les  armateurs  et 
leur  proposer  ses  services  ;  mais  bien  qu'il  fût  connu 
pour  un  bon  marin,  il  ne  trouvait  pas  de  commande- 
ment. Un  jour  qu'il  était  encore  allé  à  Saint-Malo  sans 
avoir  mieux  réussi  que  les  autres  fois,  il  se  mit  tard 
en  chemin  pour  retourner  à  pied  à  son  village,  et  quand 
la  nuit  vint  à  tomber  il  n'était  pas  loin  du  bois  que  tra- 
verse la  grande  route. 

—  Ah  !  dit-il,  j'aurais  mieux  fait  de  rester  à  coucher 
à  Saint-Malo  ;  car  il  faut  que  je  passe  par  le  bois  de 
Pontual,  et  on  raconte  qu'à  la  nuit  close  on  est  ex- 
posé à  y  faire  de  mauvaises  rencontres. 

Il  força  le  pas,  et  entra  dans  le  bois  ;  quand  il  fut  au 
milieu,  il  entendit  du  bruit,  et  s'étant  arrêté  pour  écou- 
ter, il  ouït  une  voix  qui  criait  :  «  A  mon  aide  !  à  mon 
aide  !  au  secours  !  » 

—  Ah  !  pensa-t-il,  c'est  peut-être  quelqu'un  que  les 
voleurs  veulent  tuer  ;  mais  il  ne  sera  pas  dit  que  j'aurai 


i06         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

laissé  périr  une  créature  sans  essayer  de  la  secourir. 

Il  courut  à  l'endroit  d'où  partaient  les  cris,  et  vit 
une  bonne  femme  qui  se  défendait  de  son  mieux  contre 
cinq  hommes  qui  essayaient  de  la  tuer.  Il  se  mit  à 
C(3té  d'elle,  et  à  eux  deux  ils  tuèrent  les  voleurs. 

Quand  ils  furent  sortis  du  bois,  la  vieille,  qui  était 
une  fée,  lui  dit  : 

—  Capitaine,  vous  avez  bon  cœur,  et  vous  en  serez 
récompensé  :  si  j'avais  voulu,  j'aurais  bien  tué  toute 
seule  les  cinq  voleurs  ;  car  j'ai  assez  de  pouvoir  pour 
cela;  mais  je  voulais  voir  si  vous  étiez  courageux  et 
secourable  aux  pauvres  gens. 

Aussitôt  elle  disparut;  le  capitaine  continua  sa  route 
et  arriva  à  Saint-Cast  sans  accident. 

Le  lendemain,  il  vit  entrer  dans  sa  maison  une  belle 
dame  qu'il  ne  connaissait  point,  et  qui  lui  dit  : 

—  C'est  moi  qui  suis  la  bonne  femme  d'hier,  que 
vous  avez  secourue  dans  les  bois  de  Pontual.  Je 
suis  fée,  et  je  sais  que  vous  reveniez  de  Saint-!Malo  où 
vous  aviez  vainement  cherché  un  navire  à  commander. 
Il  est  inutile  que  vous  fassiez  de  nouvelles  démarches  : 
je  vous  donnerai  le  commandement  d'un  navire,  d'un 
beau,  et  jamais  personne  n'aura  vu  son  pareil. 

Le  capitaine  remercia  la  dame  de  son  mieux,  puis  il 
l'invita  à  dîner  avec  lui.  Quand  le  repas  fut  fini,  elle 
lui  dit  : 

—  A  votre  tour  venez  avec  moi  ;  je  suis  une  des  fées 
de  la  Houle  ^  de  Saint-Briac,  et  c'est  auprès  de  ma 
grotte  que  vous  verrez  votre  navire. 

Le  capitaine  suivit  la  dame,  et  quand  ils  furent  au 
bord  de  la  mer,  elle  lui  prit  la  main,  et  tous  les  deux 
marchaient  sur  les  vagues  comme    sur  une  grande 

'  Caverne  au  bord  de  la  mer. 


LE  NAVIRE   DES  FÉES  107 

route,  l'eau  ne  mouillait  pas  même  les  semelles  de 
leurs  souliers.  Ils  arrivèrent  à  la  Ploule,  et  la  fée  mon- 
tra au  capitaine  le  navire  qui  lui  était  destiné.  La 
coque  était  toute  en  or,  les  mâts  aussi,  ainsi  que  les 
vergues  et  les  poulies,  et  les  cordages  étaient  tressés 
en  fil  d'or.  Il  n'était  pas  encore  tout  à  fait  prêt,  et  les 
orfèvres  de  la  Houle  étaient  occupés  à  le  terminer. 

Il  était  si  brillant  que  le  capitaine  pouvait  à  peine  le 
regarder. 

—  Quand  sera-t-il  fini,  ce  beau  navire  ?  demanda-t-il 
à  la  fée  qui  l'avait  amené. 

—  Pourquoi  me  faites-vous  cette  question  ? 

—  C'est  afin  d'avoir  le  temps  de  former  un  équipage 
pour  monter  le  navire  lorsqu'il  sera  achevé. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  dit  la  fée,  votre  équipage 
est  fait,  et  je  vais  vous  le  montrer. 

Elle  lui  frotta  le  tour  des  yeux  avec  de  la  pommade  ; 
aussitôt  il  vit  au  moins  trente  petits  fions  *  qui  étaiejit 
habillés  comme  des  amiraux,  et  elle  lui  dit  en  les  mon- 
trant du  doigt  : 

—  Capitame,  ce  sont  ces  petits  hommes  qui  seront 
vos  matelots  ;  dans  trois  jours  le  navire  sera  paré, 
vous  pourrez  partir,  et  ils  vous  aideront  à  le  conduire, 
car  ce  sont  de  fins  marins.  En  attendant,  venez  dhier 
avec  moi  et  les  autres  habitants  de  la  Houle. 

Le  capitaine  suivit  la  fée  :  elle  lui  fit  traverser  une 
longue  suite  d'appartements  brillants  comme  de  l'or,  et 
ils  finirent  par  arriver  dans  une  grande  salle  où  était 
dressée  une  belle  table  ;  c'était  autour  d'elle  que  les  fées, 
les  faitauds^  et  les  fions  venaient  s'asseoir  pour  prendre 
leurs  repas.  Le  capitaine  regarda  par  la  fenêtre, 
et  vit  dans  une  cour  des  fions  et  des  faitauds  armés 

*  Les  fions  sont  des  fées  mâles  de  petite  taille. 

—  On  appelle  laitauds  les  maris  ou  les  fik  de  fées. 


i08         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

d'épées  et  de  baïonnettes,  et  qui  faisaient  l'exercice  : 

—  Pourquoi,  demanda-t-il,  s'exercent-ils  ainsi? 

—  Ce  sont  nos  soldats,  répondit  la  fée,  et  ils  se  pré- 
parent à  aller  se  battre  avec  les  fées  de  Cliêlin  *  qui 
nous  ont  déclaré  la  guerre. 

Lorsque  les  faitauds  et  les  fions  eurent  fini  de  manœu- 
vrer, ils  jouèrent  de  la  musique  avec  leurs  épées,  puis 
tout  le  monde  entra  dans  la  salle  pour  y  dîner.  Ce  jour-là 
il  y  avait  une  grande  fête  à  la  Houle,  car  la  reine  des  fées 
venait  d'avoir  un  garçon  et  on  célébrait  sa  naissance. 

Le  repas  terminé,  le  capitaine  voulut  s'en  aller;  la 
fée  qui  l'avait  amené  et  qui  se  nommait  la  fée  Gla- 
dieuse,  vint  le  conduire  jusqu'à  la  porte  de  la  grotte, 
et  avant  de  le  quitter  elle  lui  dit  : 

—  Yoici  des  bottes  que  vous  mettrez  pour  passer  la 
mer;  tant  que  vous  en  serez  chaussé,  vous  pourrez 
aller  sur  terre  et  sur  mer,  partout  où  vous  voudrez. 
Demain  vous  reviendrez  ici,  pour  prendre  le  comman- 
dement du  navire. 

Le  capitaine  remercia  la  fée,  puis  ayant  chaussé  les 
bottes  il  marcha  sur  les  vagues  de  la  mer  comme  sur 
une  grande  route,  et  il  arriva  à  Saint-Cast.  Mais  quand 
il  entra  dans  sa  maison,  il  n'y  trouva  plus  rien  :  ses 
parents  qui  l'avaient  vu  passer  la  mer,  le  croyaient 
noyé  et  ils  avaient  enlevé  son  mobilier.  Il  alla  le  leur 
demander,  mais  ils  le  prirent  d'abord  pour  un  reve- 
nant ;  quand  il  leur  eut  montré  qu'il  était  un  homme 
en  chair  et  en  os,  il  leur  raconta  qu'il  avait  trouvé  un 
navire  à  commander.  Il  leur  fit  cadeau  de  son  mobiher, 
puis  après  avoir  embrassé  son  père  et  sa  mère,  il  partit. 

Il  se  rendit  à  la  pointe  de  l'Isle,  et  ayant  chaussé 
ses  bottes,  il  traversa  la  mer  sans  se  mouiller.  Son 

^  Chêlia  est  une  houle  ou  grotte  de  Saint-Cast. 


LE   NAVIRE   DES   FEES  109 

navire  était  tout  près  de  la  Houle,  appareillé  et  prêt  à 
partir.  Il  monta  à  bord,  et  la  fée  Gladieuse  qui  était 
sur  le  pont,  lui  dit  : 

—  Ce  navire  naviguera  sous  la  mer  comme  sur  la 
mer,  dans  l'air  comme  dans  l'eau,  à  votre  volonté. 

Elle  descendit  ensuite  à  terre,  et  les  matelots  de  la 
Houle  arrivèrent  à  bord  ;  à  l'instant  le  vent  gonfla  les 
voiles,  et  le  vaisseau  partit  comme  l'éclair. 

Il  marchait  aussi  vite  que  le  vent  qui  soufflait  tou- 
jours derrière  lui  :  jamais  ils  ne  couraient  de  bordées, 
jamais  ils  n'avaient  vent  debout,  et  personne  n'avait 
besoin  de  tenir  la  barre  ni  d'amurer  les  voiles  :  un 
faitaud  que  personne  ne  voj^ait,  dirigeait  tout  comme 
il  voulait.  Au  bout  de  quinze  jours,  il  conduisit  le 
navire  dans  un  port,  et  l'ancre  fut  aussitôt  jetée. 

Ce  port  était  dans  une  île  où  demeuraient  des  fées  et 
des  faitauds,  et  ils  accueillirent  de  leur  mieux  le  capi- 
taine et  son  équipage. 

Le  lendemain  de  l'arrivée  à  l'île,  pendant  que  tous 
les  matelots  étaient  à  terre  et  que  seul  le  capitaine  se 
trouvait  à  bord,  le  faitaud  se  montra  à  lui  et  lui  dit  : 

—  C'est  moi  qui,  par  mon  souhait,  ai  fait  entrer  le 
•  navire  dans  ce  port;  c'est  moi*  qui  l'ai  conduit  jus- 
qu'ici, et  vous  n'avez  pas  eu  grand  mal  à  le  gouverner, 
puisqu'il  marchait  toujours  vent  arrière.  Maintenant 
vous  allez  embarquer  des  faitauds  pour  nous  aider  à 
combattre  les  fées  de  Chèlin. 

—  Très  bien.  Monsieur  le  faitaud  ;  à  l'instant  je  vais 
descendre  à  terre,  et  prendre  des  passagers  suivant 
vos  ordres. 

—  Dès  qu'ils  seront  à  bord,  dit  le  faitaud,  vous  ferez 
voile  pour  Saint-Briac  ;  mais  je  vais  quitter  le  navire, 
qui  désormais  ne  marchera  que  par  votre  comman- 
dement. Voici  un  petit  sifflet  que  je  vous  donne  :  aus- 


110         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

sitôt  que  vous  serez  à  terre,  vous  n'aurez  qu'à  siffler, 
et  aussitôt  vos  matelots  et  les  faitauds  qui  doivent 
prendre  part  à  la  guerre,  se  rendront  à  votre  bord. 

Le  capitaine  descendit  dans  l'île,  et,  dès  qu'il  eut 
sifflé,  cinq  cents  faitauds  et  les  trente  fions  qu'il  avait 
amenés  sautèrent  à  bord.  En  moins  de  dix  minutes,  le 
navire  fat  appareillé,  et  il  sortit  du  port.  Pendant  toute 
la  traversée,  il  eut  encore  vent  arrière,  et  moins  de  trois 
semaines  après  le  départ,  il  arriva  à  Saint-Briac. 

Les  cinq  cents  faitauds  débarquèrent  et  entrèrent 
dans  la  Houle  oii  ils  furent  bien  reçus.  Trois  jours 
après  ils  partirent  en  guerre  contre  les  fées  de  Chêlin  ; 
mais  elles  ne  furent  pas  les  plus  fortes  et  elles  deman- 
dèrent la  paix. 

La  guerre  fut  terminée  et  il  y  eut  de  grandes  réjouis- 
sances à  la  Houle  de  Saint-Briac  ;  le  capitaine  ramena 
les  faitauds  dans  leur  lie,  puis  il  alla  à  Anvers  prendre 
pour  les  fées  un  chargement  de  charbon  de  terre.  Elles 
étaient  bien  contentes  de  lui,  et  quand  il  revint,  elles 
lui  payèrent  cent  mille  francs  pour  son  voyage. 

Deux  jours  après,  le  navire  reprit  le  large;  pendant 
trois  ans  il  navigua  sur  les  mers  sans  toucher  à  aucune 
terre,  et  parfois  il  n'y  avait  plus  de  vivres  à  bord  : 
mais  alors  le  capitaine  se  servait  de  la  baguette  que  la 
fée  Gladieuse  lui  avait  donnée,  et  il  s'en  procurait 
autant  qu'il  fallait. 

A  la  fin  de  la  troisième  année,  ils  se  trouvèrent  en 
vue  d'une  petite  île,  et  le  capitaine  et  les  fions  ses 
matelots  y  débarquèrent.  Il  y  avait  dans  les  arbres  des 
fruits  de  toute  sorte,  les  ruisseaux  étaient  de  vin,  de 
cidre  et  de  tout  ce  qui  était  bon  à  boire,  et  la  terre 
était  couverte  de  pierres  d'or  et  de  diamants.  Les  fions 
goûtèrent  à  tout,  puis  ils  chargèrent  le  navire  de 
diamants  et  de  pierres  d'or.  Comme  ils  étaient  prêts  à 


LE  NAVIRE   DES   FÉES  III 

partir,  ils  virent  venir  un  bonliorame  si  vieux,  si  vieux 
qu'il  paraissait  avoir  plus  de  mille  ans.  C'était  le  seul 
habitant  de  l'île,  et  il  les  pria  de  l'embarquer  pour 
aller  à  Saint-Briac. 

Il  était  si  vilain,  si  vilain  que  le  capitaine  lui-même 
en  avait  peur,  et  il  avait  raison,  car  c'était  le  diable. 
Dès  que  le  bonhomme  fut  à  bord,  il  voulut  prendre  le 
commandement  du  navire  ;  mais  le  capitaine  lui  résista 
et  le  força  à  obéir. 

Ils  remirent  à  la  voile,  et  quand  ils  furent  en  pleine 
mer,  ils  furent  attaqués  par  des  pirates,  qui  depuis 
longtemps  couraient  après  le  navire  d'or.  Deux  cents 
au  moins  sautèrent  à  l'abordage,  et  le  vieux  diable  se 
mit  de  leur  côté  ;  mais  les  fions  les  tuèrent  tous  et  ils 
tuèrent  aussi  le  vieux  diable.  Ils  jetèrent  les  cadavres 
à  la  mer  ;  mais  les  pirates  qui  étaient  restés  à  bord  de 
leur  navire  voulaient  mettre  le  feu  aux  poudres  et  se 
faire  sauter  avec  le  navire  d'or.  Alors  le  capitaine  dit  : 

—  Par  la  vertu  de  ma  baguette,  que  mon  navire 
navigue  sous  les  flots  comme  dessus. 

Aussitôt  le  navire  d'or  s'enfonça  sous  la  mer,  et  les 
pirates  ne  purent  lui  faire  aucun  mal. 

Depuis  ce  temps-là,  le  diable  à  qui  était  soumise  la 
race  des  fées,  et  qui  se  rendait  à  Saint-Briac  pour  les 
punir,  ayant  été  coupé  en  morceaux  par  les  flons, 
n'osa  plus  leur  commander,  et  depuis  les  fées  et  les 
faitauds  ne  lui  appartiennent  plus. 

Le  navire  d'or  continua  son  voyage,  et  il  revint  à  la 
Houle  de  Saint-Briac.  Les  fées  et  les  faitauds  furent  si 
contents  du  chargement  que  leur  apportait  le  capi- 
taine, qu'ils  lui  firent  épouser  la  fée  Gladieuse,  et  il 
vécut  heureux  avec  elle  dans  la  grotte. 

J'ai  recueilli  ce  conte  au  petit  port  de  Saint-Cast 
(Côtes-du-Nord). 


XVI 


LA  BOURSE,  LE  SIFFLET  ET  LE  CHAPEAU 


(CONTE  LORRAIN.) 


Il  était  une  fois  trois  frères,  le  sergent,  le  caporal 
et  l'appointé  »,  qui  montaient  la  garde  dans  un  bois. 

Un  jour  que  c'était  le  tour  de  l'appointé,  une  vieille 
femme  vint  à  passer  près  de  lui  et  lui  dit  : 

—  L'appointé,  yeux-tu  que  je  me  chauffe  à  ton  feu? 

—  Non,  car  si  mes  frères  s'éveillaient,  ils  te  tue- 
raient. 

—  Laisse-moi  me  chauffer  et  je  te  donnerai  une 
petite  bourse. 

—  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  ta  bourse  ? 

—  Tu  sauras,  l'appointé,  que  cette  bourse  ne  se 
vide  jamais.  Quand  on  y  met  la  main,  on  y  trouve 
toujours  cinq  louis. 

—  Alors,  donne-moi-la. 

Le  lendemain,  c'était  le  caporal  qui  montait  la  garde, 
la  même  vieille  s'approcha  de  lui. 

—  Caporal,  veux-tu  que  je  me  chauffe  à  ton  feu  ? 

Avant  la  Révolution,  on  appelait  appointés   les    soldats  qui  tou- 
chaient une  paie  plus  grosse  que  les  autres. 


LA   BOURSE,   LE   SIFFLET   ET  LE  CHAPEAU  il3 

—  Non,  car  si  mes  frères  s'éveillaient,  ils  te  tue- 
raient. 

< —  Laisse-moi  me  chauffer,  et  je  te  donnerai  un 
petit  sifflet. 

—  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  ton  sifflet  ? 

—  Tu  sauras,  caporal,  qu'avec  mon  sifflet,  on  fait 
venir  en  un  instant  cinquante  mille  hommes  d'infan- 
terie et  cinquante  mille  hommes  de  cavalerie. 

—  Alors,  donne-le-moi. 

Le  jour  suivant,  pendant  que  le  sergent  montait  la 
garde,  il  vit  aussi  venir  la  vieille, 

—  Sergent,  veux-tu  que  je  me  chauffe  à  ton  feu  ? 

—  Non,  car  si  mes  frères  s'éveillaient,  ils  te  tue- 
raient. 

—  Laisse-moi  me  chauffer,  et  je  te  donnerai  un 
beau  petit  chapeau. 

—  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  ton  chapeau  ? 

—  Tu  sauras,  sergent,  qu'avec  mon  chapeau  on 
se  trouve  transporté  partout  où  l'on  veut  être. 

—  Alors,  donne-le-moi. 

Un  jour  l'appointé  jouait  aux  cartes  avec  une  prin- 
cesse ;  celle-ci  avait  un  miroir  dans  lequel  elle  voyait 
le  jeu  de  l'appointé  :  elle  lui  gagna  sa  bourse.  Il  s'en 
retourna  au  bois  bien  triste,  et  il  sifflait  en  marchant. 
La  vieille  se  trouva  sur  son  chemin. 

—  Tu  siffles,  mon  ami,  lui  dit-elle,  mais  tu  n'as 
pas  le  cœur  joyeux. 

—  En  effet,  répondit-il. 

—  Tu  as  perdu  ta  bourse  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  va  dire  à  ton  frère  de  te  prêter  son. 
sifflet  ;  avec  ce  sifflet  tu  pourras  peut-être  ravoir  ta 
bourse. 

—  Mon  frère,  dit  l'appointé  au  caporal,  je  crois  que 


114         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

si  j'avais  ton  sifflet,  je  pourrais  ravoir  ma  bourse. 

—  Et  si  tu  perdais  aussi  mon  sifflet  ? 

—  Ne  crains  rien. 

L'appointé  prit  le  sifflet  et  retourna  jouer  aux  cartes 
avec  la  princesse.  Grâce  à  son  miroir,  elle  gagna 
encore  la  partie  et  l'appointé  fut  obligé  de  lui  don^ner 
son  sifflet.  Il  revint  au  bois  en  sifflottant. 

—  Tu  siffles,  mon  ami,  lui  dit  la  vieille,  mais  tu  n'as 
pas  le  cœur  joyeux. 

—  En  effet,  répondit-il. 

—  Tu  as  perdu  ton  sifflet  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  demande  à  ton  frère  de  te  prêter  son 
chapeau  ;  avec  ce  chapeau  tu  pourras  peut-être  ravoir 
ta  bourse  et  ton  sifflet. 

—  Mon  frère,  dit  l'appointé  au  sergent,  je  crois  que 
si  j'avais  ton  chapeau,  je  pourrais  ravoir  ma  bourse  et 
mon  sifflet. 

—  Et  si  tu  perdais  aussi  mon  chapeau  ? 

—  Ne  crains  rien. 

L'appointé  retourna  jouer  aux  cartes  avec  la  prin- 
cesse, et  elle  lui  gagna  son  chapeau.  11  revint  très  cha- 
griné et  trouva  la  vieille  dans  le  bois. 

--  Tu  siffles,  mon  ami,  dit-elle,  mais  tu  n'as  pas 
le  cœur  joyeux. 

—  En  effet,  répondit-il. 

—  Tu  as  encore  perdu  ton  chapeau  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  tiens,  voici  des  pommes;  tu  les  vendras 
un  louis  pièce  ;  il  n'y  aura  que  la  princesse  qui  pourra 
en  acheter. 

L'appointé  alla  crier  ses  pommes  devant  le  palais. 
La  princesse  envoya  sa  servante  voir  ce  que  c'était. 


LA   BOURSE,   LE   SIFFLET   ET   LE   CHAPEAU  -115 

—  Ma  princesse,  dit  la  servante,  c'est  un  homme  qui 
vend  des  pommes. 

—  Combien  les  vend-il  ? 

—  Un  louis  pièce. 

—  C'est  bien  cher,  mais  n'importe. 

Elle  en  acheta  cinq,  en  donna  deux  à  sa  servante  et 
mangea  les  trois  autres  ;  aussitôt  il  leur  poussa  des 
cornes,  deux  à  la  servante,  et  trois  à  la  princesse.  On 
fit  venir  un  médecin  des  plus  habiles  pour  couper  les 
cornes,  mais  plus  il  coupait,  plus  les  cornes  grandis- 
saient. 

La  vieille  dit  à  l'appointé. 

—  Tiens,  voici  deux  bouteilles  d'eau,  l'une  pour 
faire  pousser  des  cornes,  l'autre  pour  les  enlever.  Va- 
t'en  trouver  la  princesse. 

L'appointé  se  rendit  au  palais  et  s'annonça  comme 
un  grand  médecin.  Il  employa  pour  la  servante  l'eau 
qui  faisait  tomber  les  cornes  ;  mais  pour  la  princesse, 
il  prit  l'autre  bouteille,  et  les  cornes  devinrent  encore 
plus  longues. 

—  Ma  princesse,  lui  dit-il,  vous  devez  avoir  quelque 
chose  sur  la  conscience. 

—  Rien,  en  vérité. 

—  Vous  voyez  pourtant  que  les  cornes  de  votre  ser- 
vante sont  tombées,  et  que  les  vôtres  grandissent. 

—  Ah  !  j'ai  bien  une  méchante  petite  bourse... 

—  Que  voulez-vous  faire  d'une  méchante  petite 
bourse,  ma  princesse?  donnez-la-moi. 

—  Vous  me  la  rendrez  ? 

—  Oui,  ma  princesse,  certainement  je  vous  la  ren- 
drai. 

Elle  lui  donna  la  bourse,  et  il  fit  tomber  une  des  trois 
cornes. 


116  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Ma  princesse,  vous  devez  encore  avoir  quelque 
chose  sur  la  conscience. 

—  Rien  en  vérité . . .  J'ai  bien  un  méchant  petit 
sifflet... 

—  Que  voulez-vous  faire  d'un  méchant  petit  sifflet, 
ma  princesse  V  donnez-le-moi. 

—  Vous  me  le  rendrez  ? 

—  Bien  certainement. 

Il  fit  tomber  la  seconde  corne,  mais  il  en  restait 
encore  une. 

—  Vous  devez  encore  avoir  quelque  chose  sur  la 
conscience. 

—  Plus  rien  en  vérité...  J'ai  bien  un  méchant  petit 
chapeau... 

—  Que  voulez-vous  faire  d'un  méchant  petit  chapeau, 
ma  princesse  ?  donnez-le-moi. 

—  Vous  me  le  rendrez  ? 

—  Oui,  oui,  je  vous  le  rendrai...  Par  la  vertudemon 
petit  chapeau,  que  je  sois  avec  mes  frères. 

Aussitôt  il  disparut,  laissant  la  princesse  avec  sa 
dernière  corne.  Quand  je  lavis  l'autre  jour,  elle  l'avait 
encore. 

Emmanuel  Cosquin,  Contes  'populaires  lorrains, 
n°  XI. 


XVII 

LA  BELLE  ET  LA  BÊTE 

•  CONTE  BASQUE.) 


Comme  souvent  dans  le  monde,  il  était  un  roi  qui 
avait  trois  filles.  Il  avait  l'habitude  d'apporter  toujours 
de  beaux  présents  à  ses  deux  aînées;  mais  il  ne  faisait 
aucune  attention  à  la  plus  jeune,  et  pourtant  c'était  la 
plus  jolie  et  la  plus  aimable. 

Le  roi  continuait  d'aller  de  foire  en  foire,  de  fête  en 
fête,  et  à  chaque  fois  il  avait  l'habitude  de  rapporter 
quelque  chose  pour  ses  deux  filles  aînées.  Un  jour  qu'il 
était  sur  le  point  de  partir  pour  une  fête,  il  dit  à  sa 
plus  jeune  fille  : 

—  Jamais  je  ne  vous  ai  rien  rapporté  ;  dites-moi  ce 
que  vous  désirez,  et  vous  l'aurez. 

Elle  répondit  à  son  père  : 

—  Je  n'ai  besoin  de  rien. 

—  Si,  si,  je  veux  vous  rapporter  quelque  chose. 

—  Hé  bien!  alors,  apportez-moi  une  fleur. 

Le  roi  partit  et  il  s'occupa  à  acheter  beaucoup  de 
choses  :  pour  l'une  un  chapeau,  pour  l'autre  une  belle 
pièce  d'étoff'e  pour  s'habiller  ;  à  l'aînée  il  acheta  encore 
un  châle,  et  il  revenait  à  la  maison,  lorsqu'en  passant 
devant  un  beau  château,  il  vit  un  jardin  rempli  de 
fleurs.  Alors  il  se  dit  : 


118         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Quoi  !  je  revenais  sans  rapporter  une  fleur  à  ma 
iille;  ici  j'en  trouverai  en  quantité. 

Il  en  cueillit  quelques-unes  ;  mais  aussitôt  qu'il  l'eut 
fait,  il  entendit  une  voix  qui  lui  disait  : 

—  Qui  vous  a  donné  la  permission  de  prendre  ces 
fleurs?  Vous  avez  trois  filles  ;  si  vous  ne  m'amenez  pas 
l'une  d'elles  avant  la  fin  de  l'année,  vous  serez  brûlé, 
en  quelque  lieu  que  vous  soyez,  vous  et  tout  votre 
royaume. 

Le  roi  revint  chez  lui  :  il  donna  à  ses  deux  filles 
aînées  les  présents  qu'il  apportait  et  le  bouquet  à  la 
plus  jeune,  et  celle-ci  remercia  beaucoup  son  père. 
Au  bout  de  quelque  temps  le  roi  devint  triste  ;  et  sa 
fille  aînée  lui  dit  : 

—  Qui  vous  fait  avoir  du  chagrin  ? 

—  Si  l'une  de  mes  filles  ne  veut  pas  aller  à  tel  endroit 
avant  la  fin  de  l'année,  je  serai  brûlé. 

—  Soyez  brûlé  si  vous  voulez,  lui  répondit  sa  fille 
aînée;  pour  moi  je  n'irai  pas.  Je  n'ai  aucune  envie  d'y 
aller.  Arrangez-vous  avec  mes  deux  sœurs. 

La  seconde  lui  dit  aussi  : 

—  Vous  semblez  chagrin,  papa;  dites-moi  ce  que 
TOUS  avez? 

Il  lui  répondit  qu'il  était  obligé  d'envoyer  l'une  de  ses 
filles  à  tel  endroit  avant  la  fin  de  l'année,  car  autre- 
ment il  serait  brûlé.  Elle  lui  dit  aussi  : 

—  Arrangez  vos  affaires  comme  vous  voudrez,  mais 
ne  comptez  pas  sur  moi. 

Quelques  jours  après,  la  plus  jeune  des  filles  lui  dit  : 

—  Qu'avez-vous,  mon  père,  pour  être  si  chagrin  ? 
quelqu'un  vous  a-t-il  fait  du  tort  ? 

—  Lorsque  j'eus  cueilli  votre  bouquet,  une  voix 
me  dit  :  il  faut  que  j'aie  une  de  vos  filles  avant 
que  l'année  soit  complète,  et  maintenant  je  ne  sais 


LA  BELLE  ET  LA  BÊTE  419 

comment  faire,  et  elle  ajouta  que  je  serais  hrùlé  si  je 
n'obéissais  pas. 

—  Mon  père,  lui  répondit  la  fille,  cessez  de  vous 
chagriner  à  ce  sujet.  C'est  moi  qui  irai. 

Et  elle  monta  en  voiture  et  se  mit  en  route  aussitôt. 
Elle  arriva  au  château,  et  quand  elle  y  entra,  elle  en- 
tendit de  la  musique  et  des  sons  joyeux  qui  éclataient 
de  tous  côtés  ;  pourtant  elle  ne  voyait  personne.  Le 
matin  elle  trouva  son  chocolat  tout  prêt,  et  son  dîner 
aussi.  Elle  alla  se  coucher  et  ne  vit  encore  personne. 
Le  lendemain  matin  une  voix  lui  dit  : 

—  Fermez  les  yeux  :  je  désire  poser  un  moment  ma 
tête  sur  vos  genoux. 

—  Venez,  venez,  répondit-elle;  je  n'ai  pas  peur. 
Alors  apparut  un   énorme  serpent;  sans  le  vouloir, 

la  jeune  dame  ne  put  s'empêcher  de  trembler  un  peu. 
Un  instant  après  le  serpent  s'en  alla;  et  la  jeune 
dame  vivait  très  heureuse,  et  rien  ne  lui  manquait. 
Un  jour  la  voix  lui  demanda  si  elle  ne  désirait  pas 
aller  chez  ses  parents. 

—  Je  suis  très  heureuse  ici,  répondit-elle,  je  n'ai 
aucun  désir  de  m'en  aller. 

—  Hé  bien,  si  vous  voulez,  vous  pouvez  vous  absen- 
ter trois  jours. 

Le  serpent  lui  donna  un  anneau  et  lui  dit  : 

—  S'il  change  de  couleur,  c'est  que  je  serai  malade, 
et  s'il  devient  couleur  de  sang,  c'est  que  je  serai  en 
grand  danger. 

La  jeune  dame  partit  pour  la  maison  de  son  père. 
Celui-ci  fut  très  content  de  la  revoir,  et  ses  sœurs  lui 
dirent  : 

—  Vous  devez  être  heureuse  là-bas  :  vous  êtes  plus 
jolie  qu'auparavant  :  avec  qui  vivez-vous? 

Elle  répondit  :  «  Avec  un  serpent  »  ;  mais  elles  ne  vou* 


120         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

lurent  pas  la  croire.  Les  trois  jours  passèrent  comme 
un  songe,  et  elle  oublia  son  serpent.  Le  quatrième  jour, 
elle  regarda  son  anneau,  et  elle  vit  qu'il  avait  changé. 
Elle  le  frotta  avec  son  doigt,  et  il  commença  à  devenir 
couleur  de  sang.  A  cette  vue,  elle  courut  dire  à  son 
père  qu'elle  partait. 

Quand  elle  arriva  au  château,  elle  trouva  tout  en 
tristesse  :  la  musique  ne  jouait  plus,  et  tout  y  était 
fermé.  Elle  appela  le  serpent  (son  nom  était  Azor  et  le 
sien  Fifine)  ;  elle  se  mit  à  l'appeler  et  à  crier,  mais  Azor 
ne  se  montrait  nulle  part.  Après  avoir  cherché  dans 
toute  la  maison,  elle  ôta  ses  souliers  et  descendit  au 
jardin,  où  elle  recommença  à  l'appeler.  Tout  en  mar- 
chant, elle  sentit  que  dans  un  coin  la  terre  était  pres- 
que gelée  :  aussitôt  elle  fit  un  grand  feu  à  cet  endroit  ; 
alors  Azor  se  montra  et  lui  dit  : 

—  Vous  m'aviez  oublié,  si  vous  n'aviez  pas  allumé 
ce  feu  c'en  était  fait  de  moi. 

—  C'est  vrai,  lui  répondit  Fifine,  je  vous  avais 
oublié,  mais  l'anneau  m'a  fait  souvenir  de  vous. 

—  Je  savais  ce  qui  devait  arriver,  répondit  Azor,  et 
c'est  pour  cela  que  je  vous  ai  donné  l'anneau. 

En  revenant  à  la  maison,  elle  la  trouva  comme  au- 
paravant toute  pleine  de  réjouissances,  et  la  musique 
jouait  de  tous  côtés.  Quelques  jours  après,  Azor  lui  dit  : 

—  Voulez-vous  m'épouser  ? 

Fifine  ne  lui  donna  pas  de  réponse.  Il  lui  fit  trois  fois 
la  même  demande,  et  toujours  elle  demeura  silencieuse. 
La  maison  redevint  triste,  et  elle  n'avait  plus  ses  repas 
servis.  Azor  lui  demanda  encore  si  elle  voulait  l'épou- 
ser. Cette  fois  elle  ne  donna  pas  non  plus  de  réponse, 
et  elle  resta  ainsi  plusieurs  jours  dans  l'obscurité,  sans 
rien  manger.  Au  bout  de  ce  temps,  elle  se  dit  :  «  Quoi 
qu'il  puisse  m'en  coûter,  je  dirai  oui.  » 


LA  BELLK  ET  LA  BÉTE  121 

Lorsque  le  serpent  lui  demanda  de  nouveau  :  «  Vou- 
lez-vous vous  marier  avec  moi  ?  »  Elle  répondit  : 
«  Non  avec  le  serpent,  mais  avec  l'homme.  » 

Aussitôt  qu'elle  eut  dit  cette  parole,  la  musique  se 
fit  entendre  comme  auparavant.  Azor  lui  dit  de  se 
rendre  à  la  maison  de  son  père  pour  faire  tous  les 
préparatifs  nécessaires,  parce  qu'ils  se  marieraient  le 
lendemain.  La  jeune  dame  lui  obéit.  Elle  dit  à  son 
père  que  demain  elle  se  marierait  avec  le  serpent,  et 
le  pria  de  tout  préparer  pour  la  cérémonie.  Le  roi  y 
consentit,  mais  il  était  contrarié.  Les  sœurs  de  Fifine 
lui  demandèrent  avec  qui  elle  allait  se  marier,  et  elles 
furent  bien  étonnées  en  apprenant  que  c'était  avec 
un  serpent. 

Fifine  revint  au  château,  et  Azor  lui  dit  : 

—  Lequel  aimez-vous  le  mieux,  que  je  sois  serpent 
de  la  maison  à  l'église,  ou  serpent  de  l'église  à  la 
maison  ? 

—  J'aime  mieux,  répondit-elle,  que  vous  soyez  ser- 
pent de  la  maison  à  l'église. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Azor. 

Un  beau  carrosse  vint  s'arrêter  devant  la  porte  ;  le 
serpent  y  monta  et  Fifine  se  plaça  à  son  côté  ;  lors- 
qu'ils arrivèrent  au  palais  du  roi,  le  serpent  lui  dit  : 

—  Fermez  les  portières  et  les  rideaux,  que  personne 
ne  puisse  voir. 

—  Mais,  lui  répondit  Fifine,  ils  vous  verront  quand 
vous  sortirez. 

—  Cela  ne  fait  rien,  fermez-les  tout  de  même. 
Elle  descendit  du  carrosse  et  alla  trouver  son  père 

qui  vint  avec  toute  sa  cour  pour  chercher  le  serpent. 
Il  ouvrit  la  portière,  et  qui  fut  étonné?  Certes,  chacun 
le  fut  ;  car  au  lieu  du  serpent,  on  vit  un  charmant 
jeune  homme.  Tout  le  monde  se  rendit  à  l'église,  et 


VZ-2.  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

lorsqu'ils  en  revinrent,  il  y  eut  un  grand  dîner  dans  le 
palais  du  roi  ;  mais  le  marié  dit  à  sa  femme  : 

—  Aujourd'hui  nous  ne  devons  pas  prendre  part 
à  la  fête  ;  car  nous  avons  une  grande  besogne  à  faire 
au  château  ;  nous  reviendrons  un  autre  jour  pour 
la  fête. 

Elle  alla  le  dire  à  son  père,  puis  ils  retournèrent  à 
leur  maison.  Quand  ils  y  furent,  son  mari  lui  apporta 
une  peau  de  serpent  dans  un  grand  panier,  et  lui  dit  : 

—  Vous  allez  faire  un  grand  feu,  et,  lorsque  vous 
entendrez  le  premier  coup  de  minuit,  vous  y  jetterez 
la  peau  de  serpent.  Il  faudra  qu'elle  soit  consumée,  et 
que  vous  ayez  jeté  sa  cendre  parla  fenêtre  avant  que 
le  douzième  coup  ait  cessé  de  résonner.  Si  vous  ne  le 
faites  pas,  je  suis  perdu  pour  toujours. 

La  dame  répondit  : 

—  Certes  je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai  pour  réussir. 

Avant  minuit  elle  commença  à  faire  du  feu  ;  aussi- 
tôt qu'elle  eut  entendu  résonner  le  premier  coup,  elle 
jeta  dans  le  feu  la  peau  du  serpent;  elle  prit  deux 
broches  et  se  mit  à  remuer  le  feu,  autour  de  la  peau, 
alors  le  dixième  coup  sonna.  Elle  prit  une  pelle  et  elle 
eut  fini  de  jeter  les  cendres  par  la  fenêtre  au  moment 
où  le  douzième  et  dernier  coup  commençait  à  résonner. 
Alors  une  terrible  voix  cria  : 

—  Je  maudis  votre  adresse,  et  ce  que  vous  venez  de 
faire  tout  à  l'heure  ! 

Au  même  moment  son  mari  entra,  il  ne  se  sentait  pas 
de  joie.  Il  embrassa  sa  femme  et  ne  savait  comment 
lui  dire  quel  grand  service  elle  lui  avait  rendu. 

—  Maintenant,  je  n'ai  plus  rien  à  craindre.  Si  vous 
n'aviez  pas  fait  ce  que  je  vous  avais  dit,  j'aurais  en- 
core été  enchanté  pendant  vingt  et  un  ans.  Mainte- 
nant tout  est  fini,  et  demain  nous  pourrons  retourner 


LA   BELLE   ET  LA  BÊTE  4  23 

tout  à  l'aise  au  palais  de  Yotre  père  pour  la  fête  de 
mariage. 

Le  lendemain  ils  y  allèrent,  et  ils  eurent  beaucoup 
de  plaisir.  Ils  retournèrent  à  leur  palais  pour  y  prendre 
les  plus  belles  choses  ;  car  ils  ne  voulaient  pas  demeu- 
rer davantage  dans  ce  coin  de  montagne;  ils  char- 
gèrent sur  des  charrettes  leurs  meubles  les  plus  pré- 
cieux et  ils  vinrent  vivre  avec  le  roi. 

La  jeune  dame  eut  quatre  enfants,  deux  garçons  et 
deux  filles,  et  comme  les  sœurs  deFifine  étaient  jalou- 
ses d'elle,  leur  père  les  chassa  du  palais.  Il  donna  sa 
couronne  à  son  gendre  qui  était  aussi  un  fils  de  roi. 
Et  comme  ils  ont  bien  vécu,  ils  moururent  bien  aussi. 

Traduit  de  W.  Webster.  Basque  Legends. 


XVIIi 

POURQUOUÉ 

DIT  ÛUE  LES  CHAVAM  C'EST  DU  MOIÈ^ 

(conte   du   ^■IYERNAIS.) 

Inédit. 


Gny  avé  ène  foué  des  gens  qu'atint  mallmreux, 
ène  grousse  famille,  tropbein  d'enfants.  Tout  ça  querié 
la  faim  ,  al  avint  ni  pain  ni  pâte.  L'iioume  dit  à  sa 
femme  : 

—  Acoute  !  ej  vas  m'en  eller  ;  si  je  fée  ène  bonne 
renconte,  ça  sera  bon;  si  j'en  fée  ène  cli'tite,  j'  se 
pas  c'  que  j'  devinré. 

Le  v'ià  parti.  Dans  son  chemin  i  troue  in  monsieu, 
c'été  lebon  Guieu  qui  gli-  dit  coume  ça  pas  fier  : 

—  Làvoù  donc  qu'  te  vas,  moun  émi  ? 

—  Ali  !  j'en  se  rein  làvoù  que  j'  vas.  J'  seus  si 
minabe  !  ma  femme  et  mé  enfants  lont  rein  à  manger, 
j' ieu  cliorche  du  pain. 

—  Eh  bein  !  que  dit  le  monsieu,  je  seus  le  bon  Guieu; 

*  Chats-huant. 

*  Prononcez  gl  à  l'italienne. 


LES  CHAVANS  C'EST  DU   MONDE  125 

enr'tourne-toué  cheux  vous  ;  te  trouras  du  pain  dans 
Tarclie.  11  arrive,  gn'y  avé  du  pain  en  abondance. 

A  lont  mangé  ieu  soû  toute  la  semaine.  Le  dimanche, 
la  femme  a  dit  à  soun  hou  me  : 

—  Tins,  mon  vieux,  j'  ons  du  pain  à  gré,  te  sé-ti  ç' 
que  nous  manque  ?...  queuq'  gouttes  de  vin.  Si  t'artour- 
nais  vouar,  te  renconterré  p'têt  hein  encore  le  bon 
Guieu... 

—  Ma  foué  !  qui  dit,  t'as  raison,  j'y  vas. 

Juste  i  troue  le  bon  Guieu  à  la  même  place,  que  gli 
dit: 

—  Te  vas  donc  encore  en  voyage  ? 

—  Ah  !  mon  bon  Guieu,  vous  nou  avé  fé  bein  du 
bein,  j'  ons  du  bon  pain;  si  j'avins  tant  sèment  un  p'tit 
peu  de  vin  anvec... 

—  Renter  cheux  toué,  gny  aura  du  vin. 

Al  arvint  :  hé  la  !  le  bon  coup  qu'ai  avont  bu  I...  les 
v'ià  donc  anvec  pain  et  vin.  Au  bout  de  queuq'  temps, 
sa  femme  gli  dit  coum'  ça  : 

—  Toujous  du  pain,  du  vin  1  toujous  du  pain,  du 
vin!...  T'irés  bein  dû  demander  au  bon  Guieu  de  la 
viande  ;  a  t' iré  pas  arfusé  ça. 

—  T'as  bein  encore  êne  boune  idée,  qui  dit  à  sa 
femme  ;  pas  pus  tard  que  demain  j'y  en  feré  la  demande 
si  je  r  renconte. 

A  la  pique  du  jour,  le  v'ià  qui  part  et  juste  au 
même  endreit,  i  troue  le  bon  Guieu. 

—  Bonjou,  mon  bon  Guieu,  j'ons  bein  des  armerci- 
raents  à  vous  fée  ;  j'  viquons  brament  asteure...  quoi- 
qu'  nous  fauré  donc  de  pus?  queuq'  bouchies  de  viande... 

—  De  la  viande,  arpounit  le  bon  Guieu,  j'  te  l'ac- 
corde, t'en  iras. 

C'été  ma  foué  vré  !..  al  avont  fé  le  Carnaval  pen- 
dant trois  jours.  Et  pis  al  invitint  tous  ieux  parents  à 


126  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

veni  les  voir,  a  tenint  tabe  ouvarte.  La  femme  al'  té 
bein  benaie,  a  dise  à  soun  lioume  : 

—  Le  bon  Guieu  est  bein  bon  pour  nou  autes,  j'  ons 
tout  c'  que  nous  faut...  Gny  a  donc  qu'in  petit  peu  d'ar- 
gent que  nous  fé  faute  quand  ej  vêlons  ajeter  queuq' 
choue...,  ça  m'est  d'évis  que  t' iré  bein  pu  demander  in 
bon  sa  de  louis  au  bon  Guieu.  Ça  gli  coûte  pas  cher  à 
li,  i  peut  bein  t'en  donner.  N'est  p'tête  encore  temps... 
va  gli  donc  voir  demain, 

Lhoume  trouvé  toujous  que  sa  femme  al'  té  pas 
bête,  r  part  le  matin,  du  coûté  des  autes  foués  et  i 
voué  de  loin  le  bon  Guieu  que  vené  à  li.  I  gli  demande 
son  pourtement  : 

—  Je  pense  que  t'es  hureux,  qui  gli  dit. 

—  Parguié  !  gnya.  que  l'argent  que  nous  manque 
pour  ajeter  des  foués  dé  habits,  dé  aute  affées, . .  vous 
savez  ce  que  c'est,  non  a  toujous  besoin 

X.e  bon  Guieu  gli  dit  : 

—  Je  cré  qu'à  la  fin  je  vas  te  contenter.  Va-toué-z  en 
chaux  vous,  gn'y  aura  pain,  vin,  viande  et  argent. 

A  partir  de  c'te  jour  là,  al  avint  pus  rein  à  souéter. 
leux  Iparents  a  venint  manger  et  bouée,  ieu  emprêter 
de  l'argent.  A  disint  : 

—  T'  irés  bein  dû  demander  queuq'  choue  pour 
nous,  va  !  artourne  donc  trouver  le  bon  Guieu. 

—  Te  feras  bein  d'y  aller,  dit  la  femme  ;  sèment 
demande  gli  donc  putoùt  sa  puissance  :  te  pourras  fée 
à  ton  tour  tout  ce  que  t'  vouras. 

Et  l'houme  y  va,  la  gueule  enfarinée.  Le  bon  Guieu 
été  toujous  là  : 

—  Gnya  donc  encore  queuq'  choue  que  ne  va  pas  V 
qui  gli  dit. 

—  Mon  bon  Guieu,  je  vins  vous  demander  vont' 
puissance. 


LES  CHAVANS  C'EST  DU   MONDE  127 

—  Va-toiié-zen,  te  la  troùras  dieux  vous. 

—  Pour  combein  de  temps  que  vous  me  la  dounez  ? 

—  Pour  jusqu'à  ce  que  les  feuilles  du  coursier  * 
timbint. 

Sa  femme,  se  enfants,  ses  parents,  tout  ça  l'attende 
en  boun  espoir.  Al  arrive.  Si  tout  qu'il  a  passé  le  pas 
de  la  porte,  les  v'Ià  tous  tournés  en  chavans,  pis  qu'a 
s'envoulont  par  la  cheminée  f 

Le  bon  Guieu  s'été  arbuté  d'ieu  agouantise,  il  avé 
v'iu  les  punitre,  c'est  pour  ça  que  n'on  dit  que  les  clia- 
vans  c'est  du  monde. 

Ce  conte  a  été  recueilli  par  M.  Achille  Millien. 
'  Houx. 


XIX 


LA  FÉE  AMOUREUSE 


(CONTE  CORSE.) 


Du  temps  où  les  bêtes  parlaient  et  les  pierres  mar- 
chaient, il  existait  une  fée  belle  et  compatissante  pour 
les  malheureux,  et  qui  était  en  même  temps  une  puis- 
sante magicienne. 

Cette  fée,  toutefois,  ne  pouvait  quitter  la  grotte 
qu'elle  habitait  que  pendant  trois  jours  :  si  elle  restait 
dehors  une  heure  de  plus,  elle  perdait  tout  pouvoir. 

Un  matin  que  la  belle  magicienne  était  sortie  se  pro- 
mener à  cent  lieues  de  sa  demeure,  elle  rencontra  un 
berger  qui  faisait  paître  ses  brebis. 

Il  était  si  beau  et  jouait  si  bien  de  la  «  sampugna  *  », 
que  la  fée  en  devint  éperdument  amoureuse. 

—  Beau  berger,  es-tu  heureux  ? 

—  Je  le  suis,  ma  charmante  dame. 

—  Ne  désires-tu  rien  ? 

—  Non,  j'ai  tout  ce  qu'il  me  faut. 

—  Beau  berger,  me  trouves-tu  belle  ? 

•  Espèce  de  flûte. 


LA  FÉE    AMOUREUSE  :  '129 

—  Je  n'ai  jamais  vu  de  femme  qui  puisse  vous  être 
comparée. 

—  S'il  en  est  ainsi,  veux-tu  m'épouser? 

—  Avec  plaisir. 

—  Eh  bien  !  mets  cet  anneau  à  ton  doigt  et  nous 
serons  mariés.  -  '         ■ 

Le  berger  obéit  à  l'instant,  et  au  lieu  de  ses  vieux 
habits  de  drap  grossier,  il  se  trouva  immédiatement 
aussi  bien  vêtu  qu'un  prince. 

—  Écoute,  dit  la  fée,  je  demeure  très  loin  d'ici  ;  voici 
un  char  traîné  par  des  chevaux  ailés,  monte  dessus 
et  partons. 

—  Donnez-moi  quelques  jours,  afin  que  je  puisse  voir 
ma  mère  et  l'embrasser  une  dernière  fois. 

—  Soit,  mais  ne  tarde  pas  longtemps  ;  dans  trois 
jours  je  t'attendrai  ;  ce  char  te  conduira  de  lui-même 
dans  le  palais  que  j'aurai  préparé. 

La  magicienne  embrassa  ensuite  le  berger  et  puis 
partit. 

Celui-ci  s'en  alla  à  son  tour.  En  route,  il  rencontra 
la  reine  du  pays  qui,  le  trouvant  si  beau,  lui  dit  : 

—  Beau  seigneur,  le  roi,  mon  mari,  est  mort.  Veux- 
tu  être  mon  époux  ? 

Le  berger  réfléchit  un  instant. 

La  reine  n'était  pas  aussi  belle  que  la  femme  qu'il 
venait  d'épouser,  mais,  qu'importe  !  il  serait  roi.  Cela 
le  décida. 

—  Oui,  dit-il,  je  consens  à  être  votre  époux. 

A  ces  mots,  le  char  et  les  chevaux  enchantés  dis- 
parurent, et,  de  grand  seigneur,  le  jeune  homme  se 
trouva  le  plus  misérable  de  la  terre.  Sa  beauté  avait 
fait  place  à  la  plus  affreuse  laideur. 

—  Quel  est  ce  monstre  ?  dit  la  reine.  Qu'on  le  chasse 
de  devant  moi. 

CONTES.  9 


130         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  C'est  votre  mari,  madame. 

—  Qu'on  lui  donne  cent  coups  de  bâton,  puisqu'il  est 
si  laid  ;  il  ne  peut  être  mon  époux. 

Mais  elle  venait  à  peine  de  parler  que  la  terre  trem- 
bla, des  éclairs  sillonnèrent  les  nues  et  les  deux  par- 
jures furent  engloutis  dans  un  goufl're  profond  qui 
s'ouvrit  à  leurs  pieds. 

La  fée  s'était  vengée. 

Ortoli,  Contes  pojmïaires  de  l'île  de  Corse. 


XX 


LE  BERGER  QUI  OBTINT  LA  FILLE  DU  ROI 

POUR  UNE  SEULE  PAROLE 

(conte    de    la    BASSE-BRETAGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  un  roi  qui  disait  qu'il  n'avait  ja- 
mais fait  un  seul  mensonge  de  sa  vie.  Comme  il  enten- 
dait sans  cesse  les  gens  de  sa  cour  qui  se  disaient  les 
uns  aux  autres  :  «•  Ce  n'est  pas  vrai  !  vous  êtes  un 
menteur  !  »  . .  .  cela  lui  déplaisait  beaucoup  ;  si  bien 
qu'il  dit  un  jour  : 

—  Vous  m'étonnez  ;  un  étranger  qui  vous  enten- 
drait parler  de  la  sorte  ne  manquerait  pas  de  dire 
que  je  suis  le  roi  des  menteurs.  Je  ne  veux  plus  enten- 
dre parler  ainsi,  dans  mon  palais.  Celui  qui  m'en- 
tendrait dire  à  un  autre,  quel  qu'il  fût  :  «  Vous  êtes  un 
menteur  !»....  Eli  bien,  je  lui  donnerais  la  main  de 
ma  fille.  . . . 

Un  jeune  berger,  qui  était  aussi  présent,  ayant  en- 
tendu ces  paroles  du  roi,  se  dit  en  lui-même  :  «  Bon  ! 
nous  verrons  bien.  » 

Le  vieux  roi  aimait  à  entendre  chanter  les  vieux 
Gwerzioïc,  les  Soniou  nouveaux  et  conter  des  contes 
merveilleux.  Souvent  après  souper,  il  venait  à  la  cui- 
sine et  prenait  beaucoup  de  plaisir  à  écouter  les  chants 


4  32         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

et  les  récits  des  valets.  Chacun  chantait  ou  contait 
quelque  chose  à  son  tour. 

—  Et  toi,  jeune  berger,  tu  ne  sais  donc  rien?  dit  le 
roi,  un  soir. 

—  Oh  !  si,  mon  roi,  répondit  le  berger. 

—  Voyons  donc  ce  que  tu  sais. 
Et  le  berger  parla  ainsi: 

—  Un  jour,  comme  je  passais  dans  un  bois, je  vis  ve- 
nir à  moi  un  énorme  lièvre.  J'avais  à  la  main  une  boule 
de  poix  ;  je  la  lançai  au  lièvre  et  l'atteignis  juste  au  mi- 
lieu du  front,  où  elle  se  colla.  Et  voilà  le  lièvre  de  cou- 
rir plus  fort,  avec  la  boule  de  poix  sur  le  front.  Il  ren- 
contra un  autre  lièvre,  qui  venait  en  sens  opposé,  ils 
se  heurtèrent  front  contre  front  et  restèrent  collés 
ensemble,  si  bien  que  je  pus  les  prendre  facilement. 
Comment  trouvez-vous  cela,  sire? 

—  C'est  fort,  répondit  le  roi,  mais  continue. 

—  Avant  de  venir  comme  berger  à  votre  cour,  sire, 
j'étais  garçon  meunier,  dans  le  moulin  de  mon  père,  et 
j'allais  porter  la  farine  aux  pratiques,  avec  un  âne.  Un 
jour,  j'avais  tellement  chargé  mon  âne,  que  ma  foi  !  son 
échine  se  rompit.  . .  . 

—  La  pauvre  bête  !  dit  le  roi. 

—  J'allai  alors  à  une  haie  près  de  là  et,  avec  mon 
couteau,  j'y  coupai  un  bâton  de  coudrier  que  je  fourrai 
dans  ....  le  corps  de  mon  âne,  pour  lui  tenir  lieu 
d'échiné.  L'animal  se  releva  alors,  et  il  porta  bellement 
sa  charge  à  sa  destination,  comme  s'il  ne  lui  était  pas 
arrivé  de  mal.  Que  dites-vous  de  cela,  sire? 

—  C'est  fort,  dit  le  roi  ;  et  après  ? 

—  Le  lendemain  matin,  je  fus  bien  étonné  (car  ceci 
se  passait  au  mois  de  décembre),  de  voir  qu'il  avait 
poussé  des  branches,  des  feuilles  et  même  des  noisettes 
sur  le  bâton  de  coudrier  ;  et  quand  je  sortis  mon  âne 


LE  BERGER  QUI  OBTINT  LA  FILLE   DU   ROI  133 

de  récurie,  les  branches  continuèrent  de  pousser,  et 
montèrent  si  haut,  si  liaut,  qu'elles  atteignaient  jus- 
qu'au ciel. 

—  Ceci  est  bien  fort  I  dit  le  roi,  mais  après  ? 

—  Voyant  cela,  je  me  mis  à  grimper  de  branche  en 
branche  sur  le  coudrier,  tant  et  si  bien,  que  j'arrivai 
enfin  dans  la  lune. 

—  C'est  bien  fort,  bien  fort  !  mais  après  ? 

—  Là,  je  Yis  des  vieilles  femmes  qui  vannaient  de 
l'avoine  dépouillée  de  son  écorce,  et  je  m'arrêtai  à  les 
regarder.  Mais  je  me  lassai  bientôt  à  regarder  ces 
vieilles  femmes,  et  je  voulus  redescendre  sur  la  terre. 
Mais  mon  âne  était  parti,  et  je  ne  retrouvai  plus  le 
coudrier  par  lequel  j'étais  monté.  Comment  faire?  Je 
me  mis  alors  à  nouer  des  écorces  d'avoine  bout  à  bout, 
afin  de  faire  une  corde  pour  descendre. 

—  C'est  bien  fort  cela  !  dit  le  roi  ;  et  après  ? 

—  Malheureusement,  ma  corde  n'était  pas  assez 
longue  ;  il  s'en  fallait  de  trente  ou  de  quarante  pieds,  si 
bien  que  je  tombai  sur  un  rocher,  la  tête  la  pre- 
mière, et  si  rudement  que  ma  tête  s'enfonça  dans  la 
pierre  jusqu'aux  épaules. 

—  C'est  bien  fort,  bien  fort  !  et  après  ? 

—  Je  me  démenai  tant  et  si  bien  que  mon  corps  se 
détacha  de  ma  tête,  laquelle  resta  enfoncée  dans  le  ro- 
cher. Je  courus  aussitôt  au  moulin,  chercher  un  levier 
de  fer,  pour  retirer  ma  tête  de  la  pierre. 

—  De  plus  fort  en  plus  fort  !  dit  le  roi  ;  mais  après  '! 

—  Quand  je  revins,  un  énorme  loup  voulait  aussi 
extraire  ma  tête  du  rocher ,  pour  la  dévorer  !  Je  lui 
appliquai  un  coup  de  mon  levier  de  fer  sur  le  dos,  mais 
si  fort,  si  fort,  .  .  .  qu'une  lettre  jaillit  de  son  derrière  ! 

—  Oh  !  c'est  on  ne  peut  plus  fort  cela  !  s'écria  le  roi  ; 
mais  qu'y  avait -il  donc  marqué  sur  cette  lettre  ? 


134         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Sur  cette  lettre,  mon  roi,  il  était  marqua,  saut 
votre  respect,  que  votre  père  avait  été  jadis  garçon  de 
moulin  chez  mon  grand-père. 

—  Tu  en  as  menti,  jeune  drôle  !  . .  .  s'écria  aussitôt 
le  roi,  en  se  levant,  furieux. 

—  Holà  !  sire,  j'ai  gagné  !  dit  tranquillement  le 
berger. 

—  Comment  cela  ?  qu'as-tu  gagné  ? 

—  N'aviez-vous  pas  dit,  mon  roi,  que  vous  don- 
neriez volontiers  la  main  de  la  princesse  votre  fille  au 
premier  qui  vous  ferait  dire  :  «  Tu  en  as  menti,  »  ou  : 
«  Tu  es  un  menteur  ?  » 

—  C'est  vrai,  répondit  le  roi,  en  se  calmant  ;  je  l'ai 
dit.  Un  roi  ne  doit  avoir  qu'une  parole  :  aussi,  tes  fian- 
çailles avec  ma  fille  unique  seront-elles  célébrées  dès 
demain,  et  les  noces  dans  la  huitaine  ! 

Et  c'est  ainsi  que  le  berger  eut  la  fille  du  roi  pour 
une  seule  parole. 

F.  M.  LuzEL,  Archives  des  Missions  scicntifiqties. 


XXI 

LE  JEUNE  HOMME 

ET  LA  GRAND'BÈTE  A  TÊTE  D'HOMME 

(COXTE   GASCON.) 


Je  sais  un  conte. 

Il  y  avait  autrefois,  à  Crastes,  un  jeune  liomme,  qui 
n'avait  ni  père  ni  mère  et  vivait  seul  dans  sa  maison- 
nette. Ce  jeune  homme  était  beau  comme  le  jour,  fort 
et  hardi  comme  pas  un.  11  était  aussi  tellement  avisé, 
qu'il  apprenait  ou  devinait  les  choses  les  plus  difficiles. 
Les  gens  de  Crastes  lui  disaient  souvent  pour  rire  : 

—  Jeune  homme,  tu  es  pauvre  comme  les  pierres  ; 
mais  il  dépend  de  toi  de  tenter  fortune,  et  de  devenir 
riche  comme  la  mer.  Du  côté  de  la  Montagne,  il  y  a 
une  grotte  pleine  d'or,  que  garde  une  grand'bête  à 
tète  d'homme.  Elle  a  promis  la  moitié  de  son  or  à  celui 
qui  lui  répondra  sur  trois  questions.  Plus  de  cent  per- 
sonnes se  sont  déjà  présentées  ;  mais  elles  sont  de- 
meurées muettes,  et  la  grand'  bête  à  tête  d'homme  les 
a  mangées  toutes  vives.  Regarde  si  tu  veux  tenter 
fortune. 

Le  jeune  homme  répondait  : 


136         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Merci,  je  n'ai  pas  envie  d'être  mangé  tout  vif. 
En  ce  temps-là  vivait  au  château  de  Roquefort  un 

seigneur  qui  avait  deux  fils  et  une  fille  honnôte  comme 
l'or,  et  belle  comme  le  jour.  Le  jeune  homme  la  vit 
et  sur-le-champ,  il  en  tomba  amoureux  à  en  perdre  la 
tête.  Un  soir  il  s'en  alla  frapper  à  la  porte  du  château 
de  Roquefort. 

—  Bonjour,  Demoiselle. 

—  Bonjour,  mon  ami,  que  demandes-tu  ? 

—  Demoiselle,  je  demande  votre  père. 

—  Il  est  parti  ce  matin  pour  chasser  avec  mes  deux 
frères,  et  il  n'est  pas  encore  rentré.  Que  veux-tu  dire 
à  mon  père  ? 

—  Demoiselle,  je  veux  lui  dire  que  je  suis  amoureux 
de  vous,  à  en  perdre  la  tête,  et  que  je  vous  veux  pour 
femme. 

—  Mon  ami,  je  serai  ta  femme,  ou  je  ne  me  marie- 
rai jamais.  Par  malheur,  mon  père  n'est  pas  riche. 
Tout  son  bien  doit  aller  à  mes  frères.  Moi  j'entre 
demain  dans  un  couvent  d'Àuch. 

—  Demoiselle,. entrez  au  couvent  ;  mais  ne  vous  en- 
gagez à  rien  avant. sept  jours.  Si  je  meurs,  prenez  le 
voile  noir  et  rendez-vous  religieuse  pour  toujours.  Si 
je  reviens,'j'aurai  de  quoi  vous  faire  plus  riche  que  les 
plus  grandes  dames  du  pays. 

—  Mon  ami,  je  ferai  comme  tu  as  dit. 

—  Merci,  Demoiselle,  je  m'en  vais  content. 

—  Adieu,  mon  ami. 

Le  jeune  homme  salua  la  demoiselle  et  il  s'en  alla 
sur-le-champ  trouver  l'Archevêque  d'Auch. 

—  Bonjour,  Archevêque  d'Auch.  '. 

—  Bonjour,  mon  ami,  qu'y  a-t-il  pour  ton  service? 

—  Archevêque  d'Auch,  je  suis  amoureux  d'une  de- 
moiselle belle  comme  le  jour  et  honnête  comme  l'or. 


LA  grand'béte  a  tête  d'homme  137 

Jamais  elle  ne  sera  ma  femme  si  je  ne  deviens  riche 
bientôt.  Je  veux  tenter  fortune.  Avant  de  le  faire,  je 
suis  venu  vous  consulter. 

—  Parle,  mon  ami. 

—  Archevêque  d'Auch,  vous  êtes  un  homme  sage  et 
lettré.  On  dit  qu'il  y  a  du  côté  de  la  Montagne,  une 
grotte  pleine  d'or,  que  garde  une  grand'béte  à  tête 
d'homme.  Elle  a  promis  la  moitié  de  cet  or  à  celui 
qui  lui  répondra  sur  trois  questions.  Plus  de  cent  per- 
sonnes se  sont  déjà  présentées  ;  mais  elles  sont  de- 
meurées muettes,  et  la  grand'béte  à  tête  d'homme  les 
a  mangées  toutes  vives. 

—  Mon  ami,  on  t'a  dit  la  vérité. 

—  Archevêque  d'Auch,  je  veux  tenter  fortune.  Au- 
jourd'hui même,  je  partirai  pour  la  Montagne,  et  j'irai 
trouver  dans  sa  grotte  la  grand'béte  à  tête  d'homme 
pour  répondre  sur  trois  questions.  Si  je  demeure  muet, 
elle  me  mangera  tout  vif.  Si  je  réponds,  la  grand'béte 
à  tête  d'homme  me  donnera  la  moitié  de  son  or,  et 
j'épouserai  la  demoiselle  que  j'aime. 

—  Mon  ami,  tu  es  amoureux,  et  rien  ne  t'empêchera 
de  faire  ce  que  tu  dis.  Agis  donc  à  ta  tête,  puisque  tu 
ne  peux  profiter  d'aucun  conseil.  Sur  la  grand'béte  à 
tête  d'homme,  on  t'a  dit  ce  qu'on  savait;  mais  ce  n'est 
pas  toute  la  vérité.  Avant  de  questionner  trois  fois  les 
gens,  la  grand'béte  à  tête  d'homme  leur  commande 
trois  choses  impossibles.  Ne  prends  pas  garde  à  cela,  et 
prouve  qu'il  n'y  a  pas  moyen.  Pour  les  trois  questions, 
c'est  une  autre  affaire  ;  et  tu  seras  mangé  tout  vif,  si 
tu  demeures  muet.  Ecoute  bien.  Comprends  bien.  Ré- 
ponds sans  te  presser.  Si  tu  réponds,  la  grand'béte  à 
tête  d'homme  aura  perdu  son  pouvoir,  et  elle  te  dira  : 
«  "Voici  la  moitié  de  mon  or.  »  Prends  et  reviens  vite, 
si  tu  te  crois  hors  d'état  de  faire  davantage.  Reste,  si 


138         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

tu  te  crois  assez  savant,  et  dis  :  «  Grand'bête  à  tête 
d'homme,  je  n'ai  fait  encore  que  la  moitié  de  mon  tra- 
vail. Tu  n'as  pas  pu  m'embarrasser.  Maintenant,  c'est 
moi  qui  prends  ta  ])lace.  »  Alors  tu  lui  feras  les  trois 
questions,  les  plus  difficiles  que  tu  puisses  imaginer.  Si 
elle  demeure  muette,  tu  prendras  ce  couteau  d'or  que 
tu  vas  cacher  sous  tes  habits,  pour  ne  le  tirer  qu'au 
bon  moment.  Tu  saigneras  la  grand'bête  à  tête 
d'homme,  tu  lui  couperas  la  tête,  tu  reviendras  vite 
avec  tout  son  or. 

—  Merci,  Archevêque  d'Auch. 

Le  jeune  homme  cacha  le  couteau  d'or  sous  ses 
habits,  pour  ne  le  tirer  qu'au  bon  moment,  salua  l'Ar- 
clievèque  d'Auch,  et  partit  pour  la  Montagne,  à  la  re- 
cherche de  la  grand'bête  à  tête  d'homme.  Trois  jours 
après,  il  arriva  dans  un  pays  désert,  dans  un  pays 
sauvage  et  noir,  où  les  eaux  tombent  de  mille  toises, 
où  les  montagnes  sont  si  hautes,  si  hautes,  que  les 
oiseaux  n'y  peuvent  voler,  et  que  la  neige  n'y  fond 
jamais.  Là  demeurait  la  grand'bête  à  tête  d'homme. 

Le  jeune  homme  entra  dans  la  grotte  sans  peur  ni 
crainte. 

—  Hô  !  Grand'bête  à  tête  d'homme  !  IIù  !  IIô  !  Hô  ! 

—  Que  veux-tu  ? 

—  Grand'bête  à  tête  d'homme,  je  veux  répondre  à 
tes  trois  questions  et  gagner  la  moitié  de  ton  or.  Si  je 
demeure  muet,  tu  me  mangeras  tout  vif. 

Pendant  que  la  grand'  bête  à  tête  d'homme  se  prépa- 
rait à  l'embarrasser,  le  jeune  homme  songeait  à  ce  que 
lui  avait  dit  l'archevêque  d'Auch  :  «  Avant  de  question- 
ner trois  fois  les  gens,  la  grand'  bête  à  tête  d'homme 
leur  demande  trois  choses  impossibles.  Ne  prends 
garde  à  cela,  et  prouve  qu'il  n'y  a  pas  moyen.  Pour 
les  trois  questions,  c'est  une  autre  affaire  ;  et  tu  seras 


LA  grand'bête  a  tête  d'homme  139 

mangé  tout  vif,  si  tu  demeures  muet.  Ecoute  bien. 
Comprends  bien.  Réponds  sans  te  presser.  » 
Enfin  la  grand'bête  à  tête  d'homme  parla. 

—  Je  te  donne  la  mer  à  boire. 

—  Bois-la  toi-même.  Ni  moi  ni  toi,  n'avons  un 
estomac  à  boire  la  mer. 

—  Je  te  donne  la  lune  à  manger. 

—  Mange-la  toi-même.  La  lune  est  trop  loin  pour 
({ue  toi  ou  moi  nous  puissions  l'atteindre. 

—  Je  te  donne  cent  lieues  de  câble  à  faire  avec  le 
sable  de  la  mer. 

—  Fais  les  toi-même.  Le  sable  de  la  mer  ne  se  lie 
pas  comme  le  lin  et  le  chanvre.  Jamais  ni  toi  ni  moi, 
nous  ne  ferons  pareil  travail. 

Alors  la  grand'bête  à  tète  d'homme  comprit  qu'elle 
avait  perdu  son  temps  en  lui  demandant  trois  choses 
impossibles.  Elle  allongea  ses  griffes  et  grinça  des 
dents.  Le  jeune  homme  comprit  qu'elle  allait  lui  faire 
les  trois  questions,  et  il  songeait  à  ce  que  lui  avait  dit 
l'Archevêque  d'Auch  :  «  Écoute  bien.  Comprends  bien. 
Réponds  sans  te  presser.  » 

Enfin  la  grand'bête  à  tête  d'homme  parla. 

—  Il  va  plus  vite  que  les  oiseaux,  plus  vite  que  le 
vent,  plus  vite  qu'un  éclair. 

—  L'œil  va  plus  vite  que  les  oiseaux,  plus  vite  que 
le  vent,  plus  vite  qu'un  éclair. 

—  Le  frère  est  blanc,  la  sœur  est  noire.  Chaque  jour 
le  frère  tue  la  sœur  et  la  sœur  tue  le  frère.  Pourtant 
ils  ne  meurent  jamais. 

—  Le  jour  est  blanc,  et  il  est  le  frère  de  la  nuit  qui 
est  noire.  Chaque  matin,  au  soleil  levant,  le  jour  tue 
la  nuit,  sa  sœur.  Chaque  soir,  au  soleil  couchant,  la 
nuit  tue  le  jour,  son  frère.  Pourtant,  le  jour  et  la  nuit 
ne  meurent  jamais. 


140  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Il  rampe  au  soleil  levant,  comme  les  serpents  et 
les  vers.  Il  marche  à  midi  sur  deux  jambes,  comme  le^, 
oiseaux.  Il  s'en  va  sur  trois  jambes  au  soleil  couchant. 

—  Quand  il  est  petit,  l'homme  ne  sait  pas  marcher 
et  il  rampe  à  terre  comme  les  serpents  et  les  vers. 
Quand  il  est  grand,  il  marche  sar  deux  jambes  comme 
les  oiseaux.  Quand  il  est  vieux,  il  s'aide  d'un  bâton, 
qui  est  une  troisième  jambe. 

Alors  la  grand'bête  à  tête  d'homme  dit  : 

—  Prends  la  moitié  de  mon  or. 

Mais  le  jeune  homme  songeait  à  ce  que  lui  avait  dit 
l'archevêque  d'Auch  :  «  Prends  et  reviens  vite,  si  tu 
te  crois  hors  d'état  de  faire  davantage.  Reste  si  tu 
te  crois  assez  savant  et  dis  :  —  Grand'bête  à  tête 
d'homme,  je  n"ai  fait  encore  que  la  moitié  de  mon 
travail.  Tu  as  voulu  m'embarrasser.  Maintenant  c'est 
moi  qui  prends  ta  place.  Alors  tu  lui  feras  trois  ques- 
tions, les  plus  difficiles  que  tu  puisses  imaginer.  » 

—  Grand'bête  à  tête  d'homme,  dit-il,  tu  as  voulu 
m'embarrasser,  maintenant  c'est  moi  qui  prends  ta 
place  :  qu'y  a-t-il  au  premier  bout  du  monde  ? 

La  grand'bête  à  tête  d'homme  demeura  muette. 

—  Au  premier  bout  du  monde,  il  y  a  un  roi  couronné, 
un  roi  vêtu  de  rouge  et  galonné  d'or,  qui  se  tient  prêt 
à  combattre  et  brandit  une  grande  épée.  Il  regarde  le 
ciel,  la  terre  et  la  mer  ;  mais  le  roi  couronné  ne  voit 
rien  venir. 

—  Grand'bête  à  tête  d'homme,  qu'y  a-t-il  à  l'autre 
bout  du  monde  ? 

La  grand'bête  à  tête  d'homme  demeura  muette. 

—  A  l'autre  bout  du  monde,  il  y  a  un  grand  corbeau, 
vieux  de  sept  mille  ans,  juché  sur  la  cime  d'une  mon- 
tagne. Il  sait  et  voit  tout  ce  qui  s'est  fait  et  tout  ce  qui 
se  fera  ;  mais  le  grand  corbeau,  vieux  de  sept  mille . 


LA  GRAND'BÊTE  a  tête  D'HOMME  141 

ans  ne  veut  pas  parler.  —  Grancrbête  à  tête  d'homme, 
dis-moi  ce  que  chante  le  rossignolet  sauvage  le  Ven- 
dredi-Saint. Dis-moi  ce  qu'il  chante  le  Samedi-Saint. 
Dis-moi  ce  qu'il  chante  au  soleil  levant,  le  jour  de  la 
fête  de  Pâques. 
La  grand'bête  à  tête  d'homme  demeura  muette. 

—  Le  Vendredi-Saint,  le  rossignolet  sauvage  chante 
la  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  trahi  par 
Judas.  Le  Samedi-Saint  le  rossignolet  sauvage  chante 
les  sept  douleurs  de  la  Sainte  vierge  Marie.  Au  soleil 
levant,  le  jour  de  la  fête  de  Pâques,  le  rossignolet  sau- 
vage chante  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ressuscité. 

Alors  la  grand'bête  à  tête  d'homme  s'accroupit,  et  le 
jeune  homme  songea  à  ce  que  lui  avait  dit  l'Archevêque 
d'Auch  :  «  Tu  prendras  ce  couteau  d'or  que  tu  vas 
cacher  sous  tes  habits,  pour  ne  le  tirer  qu'au  bon 
moment.  Tu  saigneras  la  grand'bête  à  tête  d'homme, 
tu  lui  couperas  la  tête  et  tu  reviendras  vite  avec  tout 
son  or.  »  Au  bon  moment,  le  jeune  homme  tira  de  sous 
ses  habits  le  couteau  d'or  que  lui  avait  donné  l'Arche- 
vêque d'Auch.  Cela  fait,  il  prit  par  les  cheveux  la 
grand'bête  à  tête  d'homme  et  la  saigna.  Pendant  que 
le  sang  jaillissait,  la  grand'bête  à  tête  d'homme  parla. 

—  Ecoute,  je  vais  mourir,  bois  mon  sang  ;  suce  mes 
yeux  et  ma  cervelle.  Ainsi  tu  deviendras  fort  et  hardi 
comme  Sarason,  et  tu  ne  craindras  personne  sur  terre. 
Arrache-moi  le  cœur,  et  porte-le  à  ta  maîtresse  qui  le 
mangera  tout  cru  le  soir  de  vos  noces.  Ainsi  elle  te 
donnera  sept  enfants,  trois  garçons  et  quatre  fllles.  Les 
trois  garçons  seront  forts  et  hardis  comme  toi.  Les 
quatre  filles  seront  belles  comme  le  jour.  Elles  com- 
prendront ce  que  chantent  les  oiseaux  et  quand  elles 
seront  d'âge,  elles  épouseront  des  rois. 

La  grand'bête  à  tête  d'homme  mourut.   Le  jeune 


142         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

homme  lui  coupa  la  tète.  11  but  son  sang,  suça  ses 
yeux  et  sa  cervelle  et  lui  arracha  le  cœur,  pour  le 
porter  à  sa  maîtresse.  Puis  il  enterra  la  grand'bète  à 
tète  d'homme,  sans  prier  Dieu,  parce  les  hètes  n'ont 
pas  d'âme. 

Ce  travail  fini,  le  Jeune  homme  partit  au  galop  pour 
la  ville  la  plus  proche,  oîi  il  loua  cent  chevaux,  qu'il 
revint  charger  à  la  grotte  de  tout  l'or  laissé  par  la 
grand'bète  à  tète  dliomme.  Trois  jours  après  il  frappait 
à  la  porte  du  château  de  Roquefort. 

—  Bonjour,  seigneur  de  Roquefort.  J'arrive  avec 
cent  chevaux  chargés  d'or,  et  je  viens  pour  épouser 
votre  fille,  qui  s'est  rendue  religieuse  dans  un  couvent 
d'Auch. 

—  Mon  ami,  je  te  la  donne,  et  vous  vous  marierez 
sans  tarder. 

Sept  jours  après,  on  faisait  la  noce.  Le  soir,  quand 
la  mariée  se  fut  mise  au  lit,  le  jeune  homme  entra 
dans  sa  chambre. 

—  Femme,  lève-toi  et  mange  cela  tout  cru. 

La  femme  se  leva  et  mangea  tout  cru  le  cœur  de  la 
grand'bète  à  tète  d'homme.  Plus  tard  elle  eut  sept 
enfants,  trois  garçons  et  quatre  filles.  Les  trois  garçons 
devinrent  forts  et  hardis  comme  leur  père.  Les  quatre 
filles  étaient  belles  comme  le  jour,  et  elles  compre- 
naient ce  que  chantent  les  oiseaux.  Quand  elles  furent 
d'âge,  elles  épousèrent  des  rois. 

Et  trie  trac, 
Mon  conte  est  fini, 

Et  Lric  trac, 
Mou  conte  est  achevé  ! 

J.-F.  Bladé,  Trois  nouveaux  contes. 


xxu 

LE  ROI  ET  SES  TROIS  FILS 

(conte  du  forez.) 


Il  y  avait  une  fois  un  roi  qui  avait  trois  fils.  Il  voulut 
se  défaire  de  la  couronne.  Dans  son  roj-aume,  c'était 
l'usage  de  la  donner  à  l'ainé,  mais  comme  ce  roi  aimait 
également  ses  trois  enfants,  il  ne  put  se  résoudre  à 
obéir  à  la  coutume  et  à  exclure  d'avance  les  plus 
jeunes.  Il  voulut  que  chacun  de  ses  enfants  eût  d'égales 
chances  de  lui  succéder.  Il  décida  que  la  couronne 
appartiendrait  à  celui  de  ses  fils  qui  lui  apporterait  la 
plus  belle  fleur.  Il  les  réunit  et  leur  dit  : 

—  A  celui  qui  m'apportera  la  plus  belle  fleur  appar- 
tiendra la  couronne;  allez  et  cherchez. 

Les  trois  fils  partirent,  chacun  de  leur  côté,  après 
être  convenu  qu'ils  se  retrouveraient  dans  un  champ 
bien  connu  d'eux. 

Le  premier  qui  arriva  dans  ce  champ  fut  l'aîné.  Il 
apportait  une  belle  fleur.  Le  cadet  arriva  le  second 
avec  une  fleur  encore  plus  belle.  L'aîné,  la  voyant,  se 
dit  avec  amertume  : 

—  Je  n'aurai  pas  la  couronne  ! 

Le  plus  jeune  vint  le  dernier.  Si  belle  était  sa  fleur 
qu'elle  éclipsait  celles  de  ses  frères. 


U4  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Je  n'aurai  pas  la  couronne  !  se  dit  avec  colère 
l'aîné,  et  saisissant  le  couteau  qui  pendait  à  sa  ceinture, 
il  en  frappa  son  jeune  frère  et  le  tua. 

Le  père,  chagrin  de  ne  pas  voir  revenir  son  plus 
jeune  enfant,  l'attendait  toujours  avant  de  se  démettre 
de  la  couronne.  Le  cadet  avait  si  peur  de  l'aîné  qu'il 
n'osait  parler. 

Plusieurs  années  s'étaient  écoulées  depuis  le  meurtre 
quand  une  bergère  qui  gardait  ses  moutons  dans  le 
champ  où  les  trois  frères  s'étaient  donné  rendez-vous, 
trouva  un  os  fait  comme  une  flûte. 

Elle  l'approcha  de  ses  lèvres  et  souffla.  Il  en  sortit 
une  voix  qui  chantait  : 

Souffle  doucement,  bergère, 
Souffle,  souffle  doucement, 
Le  couteau  de  la  ceinture 
M'a  tué  cruellement  ! 

Le  roi  apprit  que  la  bergère  avait  trouvé  un  os  sem- 
blable à  une  flûte  et  qui  rendait  des  sons  harmonieux. 
11  se  le  fit  apporter,  le  mit  à  sa  bouche  et  souffla.  L'os 
chanta  : 

Souffle  doucement,  mon  père, 
Souffle,  souffle  doucement, 
Le  couteau  de  la  ceinture 
M'a  tué  cruellement  ! 

Le  roi  appela  son  fils  cadet,  lui  présenta  l'os  et  lui 
dit  de  souffler  dedans.  Le  fils  souffla,  l'os  chanta  : 

Souffle  doucement,  mon  frère, 
Souffle,  souffle  doucement, 
Le  couteau  de  la  ceinture 
M'a  tué  cruellement  ! 


LE  ROI  ET  SES  TROIS  FILS  Ho 

Le  roi  appela  son  fils  aîné,  lui  présenta  l'os  et  lui  dit 
de  souffler  dedans.  Le  fils  souffla,  l'os  chanta  : 

Souffle  doucement,  mon  frère, 
Souffle,  souffle  doucement. 
Le  couteau  de  ta  ceinture 
M'a  tué  cruellement  ! 

A  ces  mots  «  Le  couteau  de  ta  ceinture  »,  le  père 
comprit  tout.  Il  fit  sur  l'heure  écarteler  son  fils  aîné. 

V.  Smith,  Mélusine. 


40 


XXIIl 

LES  DOUZE  MYSTÈRES 

(conte  basque.) 


11  y  avait  jadis  un  pauvre  homme  chargé  de  famille  ; 
il  avait  onze  enfants,  et  sa  femme  était  morte.  Comme 
il  n'avait  point  de  quoi  nourrir  lui  et  ses  enfants,  il  ne 
pouvait  plus  vivre  et  s'en  alla  chercher  fortune.  Il 
marche,  marche,  marche,  et  arrive  à  un  beau  château. 
Il  y  entre,  et  le  maître  s'avance  pour  le  recevoir.  Ils 
entrent  en  conversation,  et  le  pauvre  conte  au  Sei- 
gneur-Rouge toutes  ses  misères  ;  il  lui  dit  comment  il 
a  abandonné  ses  enfants  et  est  parti  pour  faire  fortune. 

Le  Seigneur-Rouge  lui  dit  : 

—  Si  d'ici  à  un  an  vous  devinez  les  douze  mystères, 
je  vous  donnerai  tout  l'argent  dont  vous  avez  besoin  ; 
mais  si  vous  ne  le  faites  pas,  pour  lors  vous  m'ap- 
partiendrez. 

Le  pauvre  lui  promet  volontiers  de  le  faire  pour  cette 
époque,  et  là-dessus  le  Seigneur-Rouge  lui  donne  un 
boisseau  plein  d'or,  une  paire  de  bœufs  et  un  aiguillon. 
Le  pauvre  s'en  revint  chez  lui,  et  avec  cet  argent  ar- 
rangea ses  affaires  à  sa  fantaisie. 

Mais  l'année  s'écoulait,  et  le  pauvre  enrichi  n'était 
pas  plus  avancé  qu'au  commencement.  Il  ne  savait 


LES  DOUZE  MYSTÈRES  447 

comment  faire,  ne  découvrant  pas  ses  douze  vérités. 
A  cette  époque,  il  arriva  que  saint  Pierre  se  trouva 
dans  les  environs.  Notre  homme  alla  lui  dire  comment 
il  était  embarrassé  pour  faire  des  réponses  conve- 
nables à  un  tel  personnage  ;  il  lui  conta  toute  son  his- 
toire. Saint  Pierre  lui  dit  : 

—  Demeurez  tranquille,  vous  n'avez  aucune  crainte 
à  avoir.  Quand  ce  petit  monsieur  viendra,  il  vous  suf- 
fira de  vous  tenir  derrière  moi,  et  moi  je  répondrai 
pour  vous. 

Ils  font  ce  qui  vient  d'être  dit,  et  le  Seigneur-Rouge 
arrive.  Il  demande  :  «  Eh  bien  !  les  as-tu  apprises  ?  » 
L'autre:  «  Oui,  oui  ».  Le  Seigneur-Rouge  :  «  Voyons, 
voyons,  dis-les  bien  ».  Ils  commencent  :  «  Les  douze 
sont  les  douze  apôtres  ;  les  onze, les  archanges;  les  dix, 
les  dix  commandements  ;  les  neuf,  les  satisfactions  de 
la  Sainte-Vierge  ;  les  huit,  les  cieux;'les  sept,  les  lu- 
mières ;  les  six,  les  ordres  ;  les  cinq,  les  joies  de  Jésus- 
Christ  ;  les  quatre,  les  évangélistes  ;  les  trois ,  les 
vierges  ,  les  deux ,  les  deux  autels  de  Jérusalem  ; 
l'unique  est  Dieu,  qui  est  mon  ami,  et  non  pas  toi  ». 

Le  Seigneur-Rouge  demanda  encore  :  «  Dans  cette 
maison,  les  bœufs  sont  bien  beaux  !  »  Les  autres  :  «  Ils 
sont  les  fils  de  belles  vaches  ».  Le  Seigneur-Rouge  con- 
tinua :  «  Dans  cette  maison  on  a  un  bel  aiguillon  ». 
Les  autres  :  «  C'est  le  produit  du  coudrier  ». 

A  la  fin,  le  Seigneur-Rouge  reconnut  saint  Pierre  et 
lui  dit: 

—  Ah  !  Pierre,  Pierre,  toi  aussi,  te  voilà  ! 
Saint  Pierre  lui  répondit  : 

—  Oui,  oui,  et  toi  aussi,  n'est-ce  pas  ? 
Le  Seigneur- Rouge  lui  demanda  : 

•  —  Dis-moi,  dis-moi,  cette  eau  qui  sort  de  là  va-t- 
elle  en  haut  ou  eu  bas  ? 


U8  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

Et  saint  Pierre  dit  : 

—  Qu'elle  aille  en  haut,  qu'elle  aille  en  bas,  va,  toi, 
au-dessous  d'elle  !  • 

Aussitôt  qu'il  eut  entendu  cette  parole,  le  Seigneur- 
Rouge  prit  sa  course  et  disparut.  De  cette  manière,  le 
pauvre  homme  lut  déhvré. 

J.  ViNSON,  Le  Folk-Lore  du.  Pays  lasqne. 


\ 


i 


XXIV 


MISÈRE 


(CONTE  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE. 


Il  était  une  fois  un  forgeron  qui  s'appelait  Misère,  et 
il  avait  un  petit  chien  qui  se  nommait  Pauvreté.  Mi- 
sère était  si  pauvre  qu'il  n'avait  ni  pain  ni  pâte  et  pas 
de  fer  pour  forger,  car  il  ne  trouvait  plus  de  crédit. 

Un  jour,  le  bon  Dieu  et  saint  Pierre  passèrent  devant 
sa  forge  ;  ils  n'avaient  point  la  mine  riche  et  le  bon 
Dieu  était  monté  sur  un  âne  qui  venait  de  se  déferrer. 

—  Voulez-vous  ferrer  mon  âne  ?  demanda  le  bon 
Dieu. 

—  Oui,  répondit  Misère.  Mais  comme  il  n'avait  plus 
un  morceau  de  fer  dans  sa  forge,  il  prit  une  boucle 
d'argent  qui  était  grosse  et  se  mit  à  la  forger  sur  son 
enclume. 

—  Que  fais-tu  de  cet  argent  ?  dit  le  bon  Dieu. 

—  Un  fer  pour  votre  âne,  répondit  Misère,  qui  mit  à 
la  monture  du  bon  Dieu  un  fer  d'argent. 

—  Combien  voulez-vous  pour  avoir  ferré  mon  âne  ? 
demanda  le  bon  Dieu. 

—  Rien,  répondit  Misère,  je  crois  que  vous  n'êtes 
pas  plus  riche  que  moi. 

—  lié  bien  1  puisque  tu  ne  veux  pas  d'argent,  je  vais 


150  LES  AVENTURES    MERVEILLEUSES 

te  faire  trois  dons  ;  réfiécliis  et  demande  ce  que   tu 
voudras. 

—  Demande  le  paradis,  lui  disait  tout  bas  saint 
Pierre. 

—  J'ai  bien  le  temps,  rt'pondait  le  forgeron  ;  je  vou- 
drais que  rien  de  ce  qui  est  entré  dans  ma  blague  à 
tabac  ne  puisse  en  sortir  sans  ma  permission. 

—  Soit,  dit  le  bon  Dieu,  et  le  deuxième  don  ? 

—  Demande  le  paradis,  soufflait  saint  Pierre. 

—  Laisse-moi  tranquille,  vieux  rabâcheur;  j'ai  bien 
le  temps.  Je  voudrais  que  tous  ceux  qui  s'assiéront 
dans  ma  chaise  ne  puissent  se  lever  que  quand  je  l'au- 
rai permis. 

—  Accordé,  dit  le  bon  Dieu  ;  tu  n'as  plus  qu'un  sou- 
hait à  faire  ;  choisis  bien. 

—  Demande  le  paradis,  murmurait  saint  Pierre. 

—  Tais-toi  donc,  vieux  diot  (sot),  répondit  le  for- 
geron; quand  je  serai  mort,  on  me  mettra  où  l'on  vou- 
dra. Je  désire  que  tous  ceux  qui  monteront  dans  mon 
noyer  ne  puissent  en  descendre  sans  ma  permission. 

Le  bon  Dieu  lui  accorda  encore  ce  don,  puis  il  re- 
monta sur  son  âne,  et  continua  sa  route  avec  saint 
Pierre. 

Misère  avec  ses  trois  dons  n'était  pas  plus  riche 
qu'auparavant,  il  ne  mangeait  pas  toujours  son  con- 
tent, et  son  petit  chien  Pauvreté  était  maigre  comme 
un  clou. 

—  Ah  !  pensait-il  souvent,  que  j'étais  bête  de  ne 
pas  demander  la  richesse  ;  pour  un  rien  je  me  donne- 
rais au  diable  1 

Un  soir,  il  vit  entrer  dans  sa  forge  un  beau  mon- 
sieur qui  lui  dit  : 

—  Puisque  tu  veux  vendre  ton  âme,  fais  marché 


avec  moi  et  je  te  la  paierai  bien  ;  je  te  donnerai  de  l'or 
et  de  l'argent,  tout  ce  que  tu  voudras. 

—  Je  veux  bien,  répondit  Misère,  combien  d'années 
m'accordes-tu  ? 

—  Vingt  ans. 

—  Vingt  ans  soit,  marché  conclu. 

Le  diable  donna  à  Misère  de  l'or  et  de  l'argent,  et  il 
vécut  à  son  aise  ;  mais  vingt  ans  se  passent  vite 
quand  on  ne  s'ennuie  pas  et  qu'on  a  le  gousset  bien 
garni.  Lorsqua  la  vingtième  année  fut  écoulée,  le  diable 
vint  chercher  Misère  : 

—  Je  te  suis,  dit  Misère,  mais  je  voudrais  me  dé- 
barbouiller un  peu  et  me  mettre  propre  ;  assieds-toi 
dans  ma  chaise,  je  ne  serai  pas  long. 

Le  diable  s'assit  dans  le  siège  de  Misère  ;  Misère  ne 
fut  pas  longtemps  à  faire  sa  toilette,  et  quand  il  eut 
fini,  il  dit  au  diable  : 

—  Viens-tu  ? 

Le  diable  essaya  de  se  relever  ;  mais  il  semblait 
vissé  à  la  chaise  et  ne  pouvait  bouger. 

—  Je  t'attends,  lui  disait  Misère,  ne  viens-tu  pas  ? 

—  Je  ne  peux  me  lever,  répondait  le  diable. 

—  Combien  d'années  m'accordes-tu  encore  pour  que 
je  te  laisse  aller  ? 

—  Vingt  ans,  répondit  le  diable. 

Le  diable  sortit  de  la  chaise  de  Misère.  Mais  vingt 
ans  se  passent  vite  quand  on  ne  s'ennuie  pas  et  qu'on 
a  le  gousset  bien  garni.  Lorsque  la  vingtième  année 
fut  écoulée,  le  diable  vint  avec  trois  autres  diables  pour 
chercher  Misère. 

—  Ah  I  lui  dit  Misère,  laisse-moi  faire  un  bout  de 
toilette  ;  si  tu  veux  manger  des  noix,  il  y  en  a  dans 
mon  noyer  qui  sont  bien  mûres  :  jamais  tu  n'as  rien 
mangé  de  meilleur. 


1ô2  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

Les  quatre  diables  grimpèrent  dans  le  noyer,  et  se 

•  mirent  à  manger  des  noix  ;  quand  Misère  lut  prêt,  il 

vint  sous  son  arbre  et  se  mit  à  se  moquer  des  diables 

qui  ne  pouvaient  descendre.  .     < 

—  Laisse-nous  aller,  Misère,  criait  le  diable,  je  te 
donne  encore  vingt  années  à  vivre  et  de  l'argent  à 
discrétion.  ' 

Misère  laissa  descendre  les  diables  ;  mais  vingt  ans 
se  passent  vite  quand  on  ne  s'ennuie  pas  et  qu'on  a  le 
gousset  bien  garni.  Le  chef  des  diable's,  .Platus,  vint 
pour  prendre  Misère  et  amena  avec  lui  tous  les  diables 
de  l'Enfer. 

—  Je  suis  prêt,  dit  Misère  ;  mais  on  m'a  assuré  que 
tu  te  rendais  petit  à  volonté  ;  est-ce  que  c'est  vrai? 
pourrais-tu  entrer  dans  le  corps  d'une  fourmi,  toi  et 
tous  tes  diables? 

—  Oui,  répondit  Platus. 

Aussitôt,  au  lieu  du  diable  et  de  tous  ses  sujets,  Mi- 
sère vit  une  fourmi  qu'il  se  hâta  de  fourrer  dans  sa 
blague  ;  puis  il  la  posa  sur  son  enclume  et  se  mit  à 
frapper  dessus  jusqu'à  ce  qu'il  eût  mouillé  sa  chemise, 
et  tous  les  jours  il  recommençait. 

Cependant  il  n'y  avait  plus  sur  terre  ni  guerre  ni 
dispute,  parce  que;.le  diable  ne  tentait  plus  le  monde, 
chacun  était  heureux,  excepté  les  procureurs  qui  cre- 
vaient de  faim.  Ils  vinrent  se  plaindre  au  roi  qui  finit 
par  savoir  que  Misère  tenait  tous  les  diables  d'enfer 
dans  sa  blague  à  tabac.  Il  lui]  ordonna  de  lâcher  les 
diables  pour  empêcher  ses  procureurs  de  crever..de 
faim,  en  le  menaçant  de  le  pendre  s'il  n'obéissait  pas. 
Misère  qui  avait  peur  pour  son  cou  lâcha  les  diables',*  à 
la  condition  qu'ils  ne  viendraient  plus  le  chercher. 
Aussitôt  les  guerres  et  les  disputes  recommencèrent, 


MISÈRK  V6?, 

les  procureurs  gagnaient  de  l'argent  à  sacliées,  et  le 
roi  était  content. 

Misère  finit  par  mourir,  et  il  arriva  à  la  porte  du 
Paradis,  suivi  de  son  petit  chien  Pauvreté.  Il  frappa  : 
Pan  !  Pan  !  et  saint  Pierre  vint  lui  ouvrir, 

—  Ali  !  c'est  toi,  Misère,  lui  dit-il  d'un  ton  gogue- 
nard ;  il  n'y  a  pas  de  place  ici  pour  toi,  tu  aurais  dû 
demander  le  Paradis,  je  t'avais  prévenu. 

Il  lui  ferma  la  porte  au  nez,  et  Misère  vint  frapper  : 
Pan  !  pan  !  à  l'huis  du  Purgatoire.  Le  portier  ouvrit  le 
guichet,  et  quand  il  eut  vu  les  papiers  de  Misère,  il  lui 
dit  : 

—  Tu  n'as  pas  assez  de  petits  péchés  et  trop  de  gros 
pour  entrer  ici.. 

Il  lui  ferma  la  porte  au  nez,  et  Misère  se  rendit  à 
l'entrée  de  l'Enfer.  Dès  que  le  portier  l'aperçut,  il  se 
barricada,  et  lui  dit  : 

—  Retire-toi,  Misère,  jamais  tu  n'entreras  ici;  tu 
nous  as  trop  bien  arrangés  quand  nous  étions  dans  ta 
blague  à  tabac. 

Misère  redescendit  sur  la  terre,  et  il  y  est  toujours 
resté  depuis,  en  compagnie  de  son  petit  chien  Pauvreté. 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  des  paysans 
et  des  pêcheurs^  n°  lu. 


XX 

LA  FONTAINE  ROUGE 

(conte   du   NIVERNAIS.) 

Inédit. 


Un  homme  veuf  s'était  remarié  avec  une  veuve.  De 
leur  premier  mariage,  ils  avaient  l'un  et  l'autre  une 
petite  fille.  La  femme,  qui  aimait  beaucoup  la  sienne, 
détestait  celle  de  son  mari.  Un  jour  d'hiver,  elle  dit  à 
l'enfant  : 

—  Je  suis  malade,  va  me  chercher  des  fraises  au 
bois. 

Il  y  avait  de  la  neige;  cependant  la  petite  fille 
sortit  pour  lui  obéir  et,  comme  elle  s'en  allait  triste- 
ment du  côté  des  taillis,  elle  rencontra  une  dame 
(c'était  la  sainte  Vierge),  qui  lui  demanda  oii  elle 
allait. 

—  Ah  !  madame,  maman  m'envoie  quérir  des  fraises 
au  bois  et  je  ne  sais  pas  où  en  prendre. 

—  Eh  bien,  dit  la  dame,  passe  par  ce  sentier,  tu  en 
trouveras  à  la  première  place  à  fourneau  •  et  tu  y  rem- 
pliras ton  panier. 

'  Place  à  fourneau,  emplacement  circulaire  disposé  daus  une  forêt 
pour  la  carbonisation  du  bois. 


LA  FONTAINE   ROUGE  155 

La  petite  fille  remercia  la  bonne  dame  et  s'en 
alla  au  bois  où  elle  vit  en  effet  une  place  à  fourneau 
toute  rouge  de  belles  fraises  qu'elle  cueillit  et  emporta 
joyeusement. 

—  Voici  des  fraises,  mère  !  dit-elle  en  arrivant  à  la 
maison  ;  et,  tandis  qu'elle  parlait,  il  tombait  de  ses 
lèvres  des  perles  et  des  diamants.  C'était  un  don  de  la 
sainte  Vierge.  Sa  belle-mère  était  bien  surprise  d'une 
pareille  récolte  de  fraises,  mais  elle  fut  émerveillée  de 
voir  les  perles  qu'elle  ramassait  avec  avidité. 

—  Où  as-tu  donc  trouvé  ces  fraises, lui  demanda-t-elle. 

—  Au  bord  du  bois,  sur  la  première  place  à  fourneau. 
Elle  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  d'y  envoyer  sa 

propre  fille.  Celle-ci  partit  d'un  pied  léger.  Elle  rencon- 
tra comme  l'autre  la  sainte  Vierge  qui  lui  demanda  où 
elle  allait. 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas,  répondit-elle  sans 
s'arrêter. 

Elle  arriva  à  la  lisière  du  bois,  suivit  la  direc- 
tion indiquée,  trouva  les  fraises,  en  remplit  son  pa- 
nier et  revint  vite.  Sa  mère  l'attendait,  impatiente  de 
recueillir  les  perles  de  ses  lèvres  ;  mais  dès  qu'elle 
ouvrit  la  bouche,  il  en  sortit  des  crapauds  et  des  vi- 
pères. La  femme  devint  plus  furieuse  que  jamais 
contre  la  fille  de  son  mari  et  voulut  cette  fois  la  faire 
mourir. 

Elle  lui  ordonna  d'aller  chercher  de  l'eau  à  la  Fon- 
taine-Rouge, d'où  personne  n'était  jamais  revenu.  La 
petite  fille  prit  sa  cruche  et  partit  en  pleurant.  Elle 
rencontra  encore  la  belle  dame  (la  sainte  Vierge)  qui 
lui  dit  : 

—  Où  vas-tu,  mon  enfant  ? 

—  Madame,  ma  belle-mère  m'envoie  à  la  Fontaine- 
Rouge  et  je  ne  veux  pas  lui  désobéir. 


1ô6  LES    ATENTURES    MERVEILLEUSES 

—  Tu  fais  bien,  ma  petite-fille  ;  seulement  tu  auras 
soin  de  n'entrer  ni  par  la  porte  rouge  ni  par  la  porte 
noire.  Passe  par  la  porte  blanche.  Tu  trouveras  des 
gardiens  qui  te  demanderont  si  tu  as  faim  et  tu  répon- 
dras oui.  Ils  t'apporteront  à  manger,  mais  aussitôt  tu 
verras  venir  cinq  petits  chiens.  Ne  les  repousse  pas, 
ne  les  frappe  pas,  donne-leur  des  miettes  de  ton  pain 
et  tu  n'auras  rien  à  craindre. 

La  petite  fille  remercia,  arriva  à  la  fontaine,  entra 
par  la  porte  blanche  et  tout  se  passa  comme  la  bonne 
dame  l'avait  dit.  Quand  elle  eut  mangé,  un  des  gar- 
diens dit  aux  chiens  :  «  Que  lui  souhaitez-vous?  »  — 
Le  premier  répondit  :  «  Qu'elle  soit  belle  comme  le 
jour.  »  Le  second  :  «  Qu'elle  soit  bonne.  »  Le  troi- 
sième :  K  Qu'elle  soit  riche.  »  Le  quatrième  :  «  Qu'elle 
soit  toujours  heureuse.  »  Le  cinquième  :  «  Qu'elle 
emporte  sa  cruche  pleine  d'eau  sans  difficulté,  w  Et  les 
souhaits  s'accomplirent. 

La  mauvaise  belle-mère  fut  bien  étonnée  de  voir 
arriver  la  petite  fille  portant  sa  cruche  pleine  d'eau  et 
transfigurée  déjà  par  les  dons  des  cinq  chiens.  Elle 
voulut  aussitôt  envoyer  sa  fille  à  la  Fontaine-Rouge 
dans  l'espoir  de  la  voir  revenir  avec  les  mêmes  faveurs. 
La  petite,  aussi  méchante  que  sa  mère,  s'en  alla  avec 
sa  cruche,  rencontra  la  sainte  Vierge  qui  lui  demanda  : 

—  Où  vas-tu,  mon  enfant  ? 

—  Mêlez-vous  de  vos  affaires,  répondit-elle,  cela  ne 
vous  regarde  pas. 

Elle  arriva  à  la  fontaine,  passa  par  la  porte  rouge 
et  trouva  les  gardiens  qui  lui  dirent  : 

—  As-tu  faim,  petite  fille? 

—  Sans  doute  j'ai  faim. 

—  Eh  bien  !  voici  de  quoi  manger. 

Et  en  même  temps  les  cinq  petits  chiens  s'approche- 


LA    FONTAINE   ROUGE  157 

rent.  Au  lieu  de  leur  donner  des  miettes,  elle  les  re- 
poussait en  criant  : 

—  Allez-vous-en,  vilaines  bêtes  !  Et  même  elle  les 
frappait. 

Son  repas  terminé,  l'un  des  gardiens  dit  aux 
chiens  :  «  Que  lui  souhaitez-vous  ?  »  Le  premier  ré- 
pondit :  «  Qu'elle  soit  très  laide.  »  Le  second  :  «  Très 
méchante.  »  Le  troisième  :  «  Très  pauvre.  »  Le  qua- 
trième :  «  Toujours  malheureuse.  »  Le  cinquième  : 
«  Qu'elle  tombe  dans  l'eau  en  remplissant  sa  cruche.  » 

Et  ainsi  fut  fait.  Comme  elle  se  penchait  au-dessus 
de  la  Fontaine-Rouge,  elle  y  tomba  et  s'y  noya. 

Sa  mère,  plus  mauvaise  que  jamais,  ne  put  se  con- 
traindre; elle  jura  publiquement  la  mort  de  sa  belle- 
fille,  mais  son  mari,  apprenant  tout  ce  qui  s'était 
passé,  la  chassa,  et  il  vécut  toujours  heureux  avec  son 
enfant. 

Ce  conte  a  été  recueilli  dans  les  environs 
de  la  Charité  par  M.  Achille  Millien. 


XXVI 

L'ANNEAU  ENCHANTÉ 

(CONTE  CORSE.) 


Avant  rinvasion  des  Sarrasins,  il  était  six  frères  et 
leur  sœur,  très  pauvres,  très  pauvres,  leurs  parents 
étant  malades  et  ne  pouvant  travailler. 

Un  jour  qu'ils  avaient  été  chercher  des  châtaignes 
dans  le  bois  voisin  et  qu'ils  n'en  avaient  presque  pas 
trouvé,  le  plus  petit  dit  à  ses  autres  frères  : 

—  Je  veux  aller  par  le  monde  afin  de  voir  si  je  puis 
faire  fortune.  Au  bout  de  la  semaine  je  viendrai  vous 
dire  ce  qui  m'est  arrivé. 

Et  le  petit  frère  partit. 

Il  marchait  depuis  plusieurs  jours  lorsqu'il  vit  une 
petite  maison  au  milieu  d'une  forêt. 

—  Enfin,  se  dit-il,  je  pourrai  me  reposer  quelques 
instants  et  manger  un  morceau  de  pain.  Pan,  pan  ! 

—  Qui  est  là? 

—  C'est  moi. 

Voyant  que  c'était  un  homme,  la  maîtresse  de  la 
maison,  qui  était  fée,  laissa  tomber  son  anneau  comme 
par  mégarde. 

Le  petit  frère  le  vit  et  le  mit  à  son  doigt  en  disant  : 

—  Ah  !  le  bel  anneau  ! 


L'ANNEAU  ENCHANTÉ  159 

Mais  aussitôt  son  corps  se  couvrit  de  poils,  deux  cor- 
nes lui  poussèrent,  ses  oreilles  s'allongèrent  et  ses  deux 
mains  se  changèrent  en  pieds  de  bouc. 

11  venait  en  effet  d'être  transformé  en  bouc. 

—  Bée,  bée,  bée!  faisait  le  petit  frère;  mais  rien  ne 
put  le  faire  revenir  à  sa  forme  primitive. 

La  fée  le  lia,  le  fit  entrer  dans  la  cave  et  lui  donna 
de  riierbe  bien  fraîche. 

Voyant  que  leur  frère  n'arrivait  pas,  les  cinq  autres 
voulurent  aller  à  sa  recherche. 

Ils  partirent  successivement,  mais,  arrivés  à  la  mai- 
son de  la  fée,  tous  ayant  mis  au  doigt  l'anneau  qu'elle 
leur  jetait,  eurent  le  même  sort  que  leur  cadet. 

La  sœur  voulut  partir,  elle  aussi. 

Elle  était  belle  et  bien  faite,  les  yeux  bleus  et  les 
cheveux  noirs;  elle  s'appelait  Milia. 

Chemin  faisant,  la  petite  sœur  rencontra  un  grand 
oiseau;  entré  dans  un  buisson,  il  n'en  pouvait  plus 
sortir,  malgré  tous  ses  efforts. 

La  jeune  fille  prit  son  couteau,  coupa  les  ronces  et 
délivra  l'oiseau  qui  se  mit  à  voler  en  disant  : 

—  Merci,  merci,  Milia  ;  merci,  merci,  Milia. 

Celle-ci  continua  sa  route  ;  comme  la  nuit  commen- 
çait à  tomber,  elle  s'assit  sous  un  arbre  pour  manger 
un  morceau  de  pain. 

Pendant  son  léger  repas,  elle  vit  venir  une  pauvre 
vieille  femme  qui  avait  grand'peine  à  se  traîner. 
Milia  courut  à  sa  rencoiitre  en  lui  disant  : 

—  Ma  bonne  mère,  appuyez-vous  sur  moi;  venez 
vous  reposer  un  instant  et  partager  le  peu  de  pain  qui 
me  reste  encore. 

A  peine  avait-elle  achevé  ces  mots  que  Milia  resta 
éblouie.  La  vieille  femme  s'était  transformée  subite- 
ment en  une  belle  fée,  parée  d'un  admirable  collier  de 


160         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

perles  fines  et  vêtue  (rune  magnifique  robe  bleue  et 
rose,  toute  brochée  d'or. 

—  Que  veux-tu?  je  suis  puissante,  demande  et  tu 
seras  satisfaite. 

—  Je  voudrais  savoir  où  sont  mes  frères;  sont-ils 
morts  ou  vivants  ? 

—  Tes  frères  vivent  encore,  mais  il  te  sera  bien  dif- 
ficile de  les  reconnaître.  Pour  les  trouver  tu  n'as  qu'à 
continuer  ta  route,  droit  devant  toi.  Ils  sont  enfermés 
dans  la  première  maison  que  tu  trouveras  sur  ton  che- 
min. 

—  Merci,  bonne  fée. 
Et  Milia  partit. 

Après  avoir  marché  des  heures  et  des  heures,  la  pe- 
tite sœur  aperçut  une  maison. 

—  C'est  là  qu'ils  sont,  sans  doute,  pensa-t-elle,  et 
elle  marcha  plus  rapidement. 

Milia  n'en  était  plus  à  cinquante  pas  que  la  méchante 
fée  l'aperçut. 

Vite  elle  jeta  son  anneau. 

Mais  un  grand  oiseau  passa  et  l'emporta  dans  son 
bec. 

C'était  l'oiseau  que  la  jeune  fille  avait  délivré. 

—  Pan,  pan! 

—  Entrez. 
Milia  entra. 

—  Asseyez -vous  un  instant,  que  j'aille  vous  chercher 
à  manger  ;  vous  devez  être  fatiguée,  lui  dit  la  vieille  ; 
puis  elle  sortit. 

L'oiseau  vint  alors  frappera  la  fenêtre. 

—  Milia,  n'accepte  rien  de  cette  méchante  femme  ou 
tu  seras  changée  en  statue.  Tes  frères,  métamorphosés 
en  boucs,  sont  enfermés  dans  la  cave. 

La  vieille  fée  entrait  au  même  instant. 


L'ANNEAU   ENCHANTÉ  161 

—  Tenez,  mangez  un  morceau  de  ce  gâteau  et  buvez 
un  peu  de  ce  vin  exquis. 

—  Merci,  Madame,  je  n'ai  ni  faim  ni  soif. 

—  Comment,  après  un  si  iong  voj'age  ? 

—  Je  n'ai  besoin  de  rien  ;  si  vous  voulez  me  faire 
plaisir,  laissez-moi  dormir  tranquillement  dans  ce  coin. 

—  A  votre  aise,  ma  bonne  enfant. 
Cependant  la  fée  pensait  : 

—  Il  ne  faut  pas  que  cette  petite  m'échappe,  je  veux 
l'avoir  à  tout  prix. 

Et  elle  alla  chercher  un  collier  d'or  et  des  robes 
changeantes  comme. le  ciel. 

—  Puisque  vous  ne  voulez  rien  accepter  pour  man- 
ger, prenez  au  moins  ces  objets,  pour  qu'il  ne  soit  pas 
dit  qu'on  s'est  reposé  chez  moi  sans  emporter  quelques 
marques  de  ma  bonté. 

—  Que  voulez-vous  qu'une  pauvre  fille  fasse  de  toutes 
ces  merveilles  ?  Robes  et  collier  seraient  bien  vite  dé- 
chirés au  milieu  des  buissons  qu'il  me  faudra  traverser. 

Voyant  toutes  ses  ruses   déjouées,   la    fée    perfide 
s'étendit  sur  son  lit  et  s'endormit  profondément. 
L'oiseau  revint  frapper  à  la  fenêtre. 

—  Milia,  réveille-toi  ;  réveille-toi,  Milia. 

—  Que  veux-tu  ? 

—  Tue  cette  méchante  fée,  autrement  elle  trouvera 
bien  le  moyen  de  te  faire  périr.  Prends  ensuite  la  che- 
mise qu'elle  porte,  mets-la  sur  toi,  et  tu  auras  la  puis- 
sance de  cette  magicienne. 

Milia  se  leva  doucement  et,  prenant  un  couteau  qui 
était  sur  la  table,  coupa  la  gorge  à  la  méchante  femme; 
ensuite  elle  la  déshabilla,  prit  sa  chemise  et  s'en  revêtit. 

Son  esprit  s'éclaircit  à  l'instant.  Une  foule  de  choses, 
qu'elle  pensait  être  des  mystères  impénétrables,  lui 
furent  expliquées. 

CONTES.  H 


162  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

Avant  d'essayer  de  sa  puissance,  Milia  visita  toute 
la  maison. 

Dans  une  salle  étaient  quantité  de  statues,  parmi  les- 
quelles deux  étaient  dans  une  niche. 

C'était  un  roi  et  une  reine  enchantés  par  la  magi- 
cienne. 

Puis  Milia  descendit  à  la  cave. 

Elle  y  vit  six  boucs  d'une  maigreur  extrême,  bien 
qu'ils  eussent  à  manger  en  abondance. 

—  Ah  !  les  pauvres  bétes  !  et  dire  que  voilà  mes 
frères  ! 

Et  Milia,  la  bonne  sœur,  se  prit  à  pleurer.  A  l'ins- 
tant elle  aurait  voulu  les  faire  revenir  à  leur  premier 
état,  mais  elle  ne  savait  comment  s'y  prendre. 

Elle  se  souvint  heureusement  que  sur  la  chemise  de 
la  fée  était  écrit  : 

Chemise,  chemise,  jusqu'à  la  mort, 
En  ce  que  je  veux,  obéis-moi. 

Milia  dit  ces  mots,  puis  pensa  : 

—  Chemise,  chemise,  fais  que  ces  boucs  rede- 
viennent hommes  comme  par  le  passé. 

Et  aussitôt  les  boucs  perdirent  leur  poil,  leurs  cornes 
tombèrent  et  leurs  pattes  se  changèrent  en  deux  mains 
et  en  deux  pieds  d'homme. 

Jugez  de  la  joie  de  Milia.  Elle  sauta  au  cou  de  ses 
frères,  qu'elle  reconnut  bien  vite,  et,  pendant  long- 
temps, ils  s'embrassèrent  avec  transport. 

—  Où  est  la  vieille  fée  qui  nous  a  changés  en  bètes  '/ 

—  Elle  est  morte,  et  j'ai  toute  sa  puissance. 

—  Comment  cela  ?  En  quoi  consiste  ce  pouvoir  ? 

—  Je  ne  puis  vous  dire  mon  secret.  Je  vais  délivrer, 
maintenant,  tous  ceux  qui  sont  dans  ce  château. 

Cela  fut  bien  vite  fait. 


L ANNEAU   ENCHANTE  163 

Le  roi,  la  reine  et  toutes  les  autres  personnes  remer- 
cièrent bien  Milia,  comme  vous  le  pensez  ;  ils  voulaient 
lui  offrir  des  châteaux  et  des  villes,  mais  celle-ci 
refusa.  N'avait-elle  pas  la  chemise  de  la  fée  pour  possé- 
der tout  ce  qu'elle  désirait  ? 

Grâce  à  son  pouvoir,  la  jeune  fille  fit  sortir  de  terre 
de  beaux  carrosses  dorés  et  les  distribua  à  toutes  les 
personnes  qui  se  trouvaient  là,  afin  qu'elles  pussent 
retourner  à  leur  maison. 

Elle-même  s'en  offrit  un  et  y  attela  deux  beaux  che- 
vaux, plus  rapides  que  le  vent. 

Elle  arriva  ainsi  chez  ses  parents,  qui  furent  émer- 
veillés, la  voyant  avec  ses  frères  en  pareil  équipage. 

—  Ah  l  mon  Dieu,  mon  Dieu,  notre  fille  a  la  fortune, 
se  disaient-ils. 

Et  ils  étaient  contents. 

Malheureusement  la  chemise  devint  si  sale,  si  sale, 
que  Milia  voulut  un  jour  la  donner  à  laver. 

On  rétendit  au  soleil  pour  la  faire  sécher. 

Un  vagabond  l'aperçut,  s'en  empara  et  prit  la  fuite. 

On  eut  beau  chercher  bien  longtemps,  jamais  on  ne 
put  le  retrouver. 

Milia  mourut  désespérée  d'avoir  perdu  la  précieuse 
chemise  à  laquelle  était  attachée  toute  sa  puissance. 

Quant  à  ses  frères,  qui  s'étaient  mis  à  la  recherche 
du  voleur,  on  n'en  eut  jamais  de  nouvelles.  Si  j'ap- 
prends quelque  chose  sur  leur  compte,  tenez  pour 
certain  que  je  vous  le  raconterai. 

Ortoli,  Contes  de  l'Ue  de  Corse. 


XXVII 
MAHISTRUBA,  LE  CAPITAINE  MARIN 

(CONTE   DE  MARIN.) 


De  même  que  beaucoup  d'autres  en  ce  monde,  il  y 
avait  un  capitaine  marin.  Il  avait  eu  dans  sa  vie  beau- 
coup de  pertes  et  de  mécomptes,  aussi  il  ne  voyageait 
plus  :  mais  tous  les  jours  il  allait  sur  le  bord  de 
la  mer  pour  son  plaisir,  tous  les  jours  il  y  rencontrait 
un  gros  serpent,  et  tous  les  jours  il  lui  disait  : 

—  Dieu  t'a  donné  aussi  la  vie  ;  vis  donc. 

Ce  capitaine  vivait  de  ce  que  sa  femme  et  sa  fille  ga- 
gnaient en  cousant.  Un  jour  le  serpent  lui  dit  : 

—  Ya  t'en  trouver  tel  constructeur,  et  commande- 
lui  un  navire  de  tant  de  tonneaux,  demande-lui  son  prix 
et  offre  lui  le  double  de  ce  qa'il  te  demandera. 

Le  capitaine  fit  ce  que  le  serpent  lui  avait  dit,  et  le 
jour  suivant  il  vint  sur  le  rivage  et  dit  au  serpent  qu'il 
avait  exécuté  ses  ordres.  Alors  le  serpent  lui  com- 
manda de  choisir  douze  matelots,  tous  hommes  vigou- 
reux, et  de  leur  donner  un  salaire  double  de  celui 
qu'ils  demanderaient.  Après  l'avoir  fait,  le  capitaine 
revint  trouver  le  serpent  et  lui  dit  qu'il  avait  ses  douze 
hommes.  Le  serpent  lui  donna  alors  tout  l'argent  néces- 
saire pour  payer  le  navire,  et  le  constructeur  fut  bien 


MAHISTRUBA,   LE   CAPITAINE   MARIN  165 

étonné  de  voir  qu'une  si  forte  somme  d'argent  lui  était 
payée  à  l'avance  par  cet  homme  pauvre  ;  toutefois  il  se 
hâta  de  terminer  son  ouvrage  aussi  promptement  que 
possible. 

Le  serpent  ordonna  encore  au  capitaine  de  pratiquer 
à  fond  de  cale_un  grand  espace  vide,  d'avoir  un  grand 
coffre  et  de  le  lui  apporter  lui-même.  Il  le  fit  et  le 
serpent  y  entra.  Le  navire  était  prêt,  il  embarqua  le 
coffre,  et  l'on  mit  à  la  voile. 

Le  capitaine  allait  tous  les  jours  voir  le  serpent, 
mais  les  matelots  ne  savaient  pas  ce  qu'il  allait  faire 
dans  la  cale,  ni  ce  que  contenait  le  coffre.  Le  navire 
avait  déjà  fait  de  la  route,  mais  personne  ne  connais- 
sait sa  destination.  Un  jour  le  serpent  dit  au  capitaine 
qu'il  allait  arriver  une  si  terrible  tempête  que  les 
nuages  et  la  terre  se  confondraient,  et  qu'à  minuit  un 
grand  oiseau  noir  passerait  sur  le  navire  et  qu'il 
fallait  le  tuer,  et  il  lui  dit  d'aller  demander  à  ses  mate- 
lots s'il  y  avait  parmi  eux  quelque  bon  tireur. 

Le  capitaine  demanda  à  ses  hommes  s'il  y  avait 
parmi  eux  un  bon  tireur. 

—  Oui,  répondit  l'un  d'eux,  je  puis  tuer  une  hiron- 
delle au  vol. 

—  Très  bien  !  très  bien  !  cela  nous  servira,  dit  le 
capitaine. 

Il  revint  dire  au  serpent  qu'il  y  avait  un  tireur  ca- 
pable de  tuer  une  hirondelle  au  vol.  Et  au  même  ins- 
tant le  ciel  devint  noir  comme  la  nuit,  la  terre  et  les 
nuages  se  confondirent,  et  chacun  tremblait  de  frayeur. 
Le  serpent  donna  au  capitaine  un  breuvage  fortifiant 
pour  le  tireur,  et  on  l'attacha  au  màt.  A  minuit  on  en- 
tendit un  cri  perçant  :  c'était  l'oiseau  qui  passait  au 
dessus  du  navire,  et  notre  chasseur  eut  la  bonne 
fortune  de  le  tuer.  Au  même  instant  la  mer  devint 


166  LES   AVENTURES  MERVEILLEUSES 

calme.  Le  capitaine  alla   dire  au  serpent  que  l'oiseau 
avait  été  tué. 

—  Je  le  savais,  lui  répondit  le  serpent. 
Lorsqu'ils  furent  arrivés  un  peu  plus  loin  sans  aucun 

incident,  le  serpent  dit  un  jour  : 

—  Ne  sommes-nous  pas  prêts -de  tel  port  ? 

—  Oui,  répondit  le  capitaine,  il  est  en  vue. 

—  Très  bien,  alors,  nous  allons  y  aborder. 

Et  il  lui  dit  d'aller  demander  à  ses  matelots  s'il  y 
avait  parmi  eux  un  bon  coureur.  Il  le  fit  et  l'un  d'eux 
répondit  : 

—  Pour  moi,  je  suis  capable  d'attraper  un  lièvre  à 
la  course. 

—  Très  bien  ;  très  bien  ;  cela  nous  servira,  dit  le 
capitaine. 

Et  il  alla  dire  au  serpent  qu'il  y  avait  un  de  ses 
matelots  qui  attrapait  les  lièvres  à  la  course. 

—  Vous  débarquerez  le  coureur  au  port,  dit  le  ser- 
pent, et  vous  lui  direz  d'aller  au  sommet  d'une  petite 
montagne  ;  là  se  trouve  une  petite  maison,  où  demeure 
une  vieille,  vieille  femme.  Il  y  a  aussi  un  briquet,  une 
pierre  à  fusil,  et  une  boîte  à  amadou  ;  il  faudra  qu'il 
rapporte  à  bord  ces  trois  objets,  mais  un  par  un,  en 
prenant  ciiacun  d'eux  un  jour  différent. 

Notre  coureur  fut  débarqué  ;  et  il  alla  à  cette  maison. 
Il  vit  la  vieille  femme  qui  avait  des  yeux  rouges  et  qui 
filait  sur  le  seuil  de  sa  porte.  Il  lui  demanda  une  goutte 
d'eau  en  lui  disant  qu'il  avait  fait  une  longue  route  sans 
en  trouver,  et  qu'elle  serait  bien  bonne  de  lui  en  don- 
ner une  petite  goutte.  La  vieille  répondit  non;  mais  il  la 
supplia  de  nouveau  en  lui  disant  qu'il  ne  connaissait 
pas  les  routes  du  pays,  et  qu'il  ne  savait  où  aller.  La 
vieille  femme  tenait  constamment  les  yeux  sur  la 
tablette  de  la  clieminée;  à  la  fin  elle  lui  dit  : 


MAHISTRUBA,   LE   CAPITAINE   MARIX  167 

—  Alors,  je  vais  vous  en  donner  un  peu. 

Pendant  qu'elle  allait  à  sa  cruche,  notre  coureur  en- 
leva le  briquet  de  la  tablette  de  la  cheminée  et  se  mita 
courir  à  toutes  jambes,  aussi  vite  qu'un  éclair;  mais 
la  vieille  femme  était  sur  ses  talons.  Juste  au  moment 
où  il  était  sur  le  point  de  sauter  dans  le  navire,  la 
vieille  l'atteignit,  lui  arracha  un  morceau  de  son 
habit,  et  avec  lui  un  lambeau  de  la  peau  du  dos.  Le 
capitaine  alla  trouver  le  serpent  et  lui  dit  : 

—  Nous  avons  le  briquet  ;  mais  notre  homme  a  la 
peau  du  dos  emportée. 

Le  serpent  lui  donna  un  remède  avec  un  breuvage 
puissant,  et  lui  dit  que  l'homme  serait  guéri  le  lende- 
main, mais  qu'il  fallait  retourner  encore  à  la  cabane. 

L'homme  répondit  : 

—  Non,  non,  que  le  diable  emporte  cette  maudite 
vieille  s'il  le  veut  ;  mais  pour  moi,  je  n'y  retournerai 
plus. 

Mais  comme  le  lendemain  il  était  guéri  par  le  breu- 
vage qu'il  avait  pris,  il  descendit  à  terre.  Il  s'habilla 
d'un  vêtement  sans  manches,  de  vieux  pantalons  dé- 
chirés, et  arriva  chez  la  vieille  femme.  Il  lui  dit  que 
son  navire  avait  été  jeté  à  la  côte,  qu'il  errait  ça  et  là 
depuis  quarante-huit  heures,  et  il  la  pria  de  le  laisser 
entrer  pour  allumer  sa  pipe  au  foyer. 

—  Non,  répondit-elle. 

—  Aj^ez  pitié  de  moi  ;  je  suis  si  malheureux  ;  c'est 
ane  bien  petite  faveur  que  je  vous  demande. 

—  Non,  non,  j'ai  été  trompée  hier, 

—  Tout  le  monde  n'est  pas  trompeur,  répondit  le 
marin  ;  so3'ez  sans  crainte. 

La  vieille  se  leva  pour  aller  au  feu  et  pendant  qu'elle 
se  penchait  pour  prendre  un  tison,  il  s'empara  de  la 
pierre  à  fusil  et  se  mit  à  l;uir,  courant  comme  s'il  vou- 


1C8  LES  AVENTURES    MERVEILLEUSES 

lait  se  casser  les  pieds.  Mais  la  vieille  femme  courait 
aussi  vite  que  notre  coureur  ;  toutefois  elle  ne  l'attei- 
gnit qu'au  moment  où  il  s'élançait  dans  le  navire  ;  elle 
lui  déchira  son  habit,  et  avec  lui  la  peau  du  dos  et  celle 
du  cou,  et  il  tomba  dans  le  navire. 
Le  capitaine  alla  tout  de  suite  dire  au  serpent  : 

—  Nous  avons  pris  la  pierre  à  fusil. 

—  Je  le  sais,  répondit-il. 

Il  lui  donna  une  médecine  et  un  breuvage  bon  et 
puissant,  pour  guérir  l'homme  et  le  mettre  en  état  de 
recommencer  le  lendemain.  Mais  le  matelot  dit  que 
non,  et  qu'il  ne  voulait  plus  revoir  cette  vieille  aux 
yeux  rouges.  On  lui  dit  que  la  boîte  à  amadou  res- 
tait encore  à  prendre.  Le  lendemain  on  lui  donna  en- 
core un  bon  coup  à  boire.  Cela  lui  donna  du  courage,  et 
il  eut  envie  de  retourner. 

Il  s'habilla  comme  s'il  avait  fait  naufrage,  et  des- 
cendit à  terre  à  moitié  nu.  Il  alla  trouver  la  vieille 
femme  et  lui  demanda  un  peu  de  pain,  parce  qu'il 
n'avait  pas  mangé  depuis  longtemps,  et  il  la  pria 
d'avoir  pitié  de  lui,  parce  qu'il  ne  savait  que  devenir. 

La  vieille  femme  lui  dit  : 

—  Allez  où  vous  voudrez,  vous  n'aurez  rien  de  ma 
maison  et  personne  n'y  entrera.  Tous  les  jours  j'ai 
des  ennemis. 

—  Mais  qu'avez-vous  à  craindre  d'un  pauvre  homme 
qui  ne  demande  qu'un  peu  de  pain,  et  qui  s'en  ira 
aussitôt  après? 

A  la  fin,  la  vieille  se  leva  pour  aller  à  son  buffet,  et 
notre  homme  lui  prit  la  petite  boite  à  amadou.  La 
vieille  se  précipita  après  lui,  désirant  de  tout  son  cœur 
l'attraper  ;  mais  notre  homme  avait  de  l'avance.  Elle 
l'atteignit  juste  au  moment  où  il  sautait  dans  le  navire. 
La  vieille  femme  le  saisit  par  la  peau  du  cou  et  la  lui 


1 


I 


MAHISTRUBA,    LE   CAPITAINE    MARIN  169 

déchira  jusqu'à  la  plante  des  pieds.  Notre  coureur 
tomba  et  l'on  ne  savait  s'il  était  mort  ou  en  vie,  et  la 
•vieille  cria  : 

—  Je  le  maudis,  lui  et  tous  ceux  du  navire. 
Le  capitaine  alla  trouver  le  serpent  et  lui  dit  : 

—  Nous  avons  la  boite  à  amadou  ;  mais  notre  cou- 
reur est  en  grand  danger.  Je  ne  sais  s'il  vit  encore  ;  il 
n'a  plus  un  morceau  de  peau  depuis  le  cou  jusqu'à  la 
plante  des  pieds. 

—  Consolez-vous,  consolez-vous  ;  il  sera  guéri  de- 
main matin;  voici  la  médecine  et  le  breuvage.  Mainte  - 
liant,  vous  êtes  sauvés.  Remontez  sur  le  pont  et  laites 
tirer  sept  salves  d'artillerie. 

Le  capitaine  monta  sur  le  pont,  fit  tirer  les  sept 
salves,  puis  il  vint  dire  au  serpent  : 

—  Nous  avons  tiré  les  sept  salves. 

—  Faites-en  tirer  encore  douze  ;  mais  n'ayez  pas 
peur  ;  la  police  va  venir  ;  on  vous  mettra  les  me- 
nottes et  l'on  vous  conduira  en  prison,  et  vous  deman- 
derez comme  une  faveur  de  ne  pas  être  exécutés  avant 
que  le  navire  ait  été  visité,  afin  de  prouver  qu'il  ne 
contient  rien  qui  mérite  un  tel  châtiment. 

Le  capitaine  monta  sur  le  pont  et  tira  douze  salves  ; 
aussitôt  les  magistrats  et  la  police  arrivèrent  à  bord  ; 
ils  mirent  les  menottes  aux  hommes,  aux  matelots  et 
au  capitaine,  et  ils  les  conduisirent  en  prison.  Les  mate- 
lots n'étaient  pas  contents  ;  mais  le  capitaine  leur  dit  : 

—  Bientôt  vous  serez  délivrés. 

Le  lendemain  le  capitaine  demanda  à  aller  parler  au 
roi.  On  le  conduisit  devant  le  prince,  qui  lui  dit  : 

—  Vous  êtes  condamné  à  être  pendu. 

—  Pourquoi,  répondit  le  capitaine  ;  est-ce  pour  avoir 
tiré  quelques  coups  de  canon  que  nous  devons  être 
pendus  ? 


170         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Oui,  oui  ;  car  depuis  sept  ans  nous  n'avons  pas 
entendu  le  canon  dans  cette  ville.  Je  suis  dans  la  peine, 
moi  et  mon  peuple.  Je  n'avais  qu'un  fils  et  je  l'ai  perdu. 
Je  ne  puis  l'oublier. 

Le  capitaine  répondit  : 

—  Je  ne  connaissais  ni  cette  nouvelle  ni  la  défense 
de  tirer,  et  je  vous  prie  de  ne  pas  nous  tuer  avant 
d'avoir  été  voir  s'il  y  a  dans  notre  navire  quelque 
chose  qui  puisse  nous  faire  condamner  en  bonne  jus- 
tice. 

Le  roi  se  mit  en  route  avec  ses  courtisans,  ses  sol- 
dats et  ses  juges,  en  un  mot  avec  tout  le  monde.  Lors- 
qu'il fut  monté  sur  le  pont,  jugez  de  sa  surprise  ! 
Il  y  trouva  son  fils  si  tendrement  aimé,  qui  lui  raconta 
comment  il  avait  été  enchanté  par  une  vieille  femme  ; 
il  était  demeuré  sept  années  sous  la  forme  d'un  ser- 
pent. Chaque  jour,  dit-il,  le  capitaine  venait  se  prome- 
ner sur  le  rivage  de  la  mer,  et  chaque  jour  il  lui  lais- 
sait la  vie  en  lui  disant  :  «  Le  bon  Dieu  t'a  aussi  créé,  w 
Alors  ayant  vu  le  bon  cœur  du  capitaine,  je  pensai 
qu'il  m'épargnerait,  et  c'est  à  lui  que  je  dois  la  vie. 

On  alla  ensuite  à  la  cour.  Les  hommes  furent  mis 
hors  de  prison,  et  l'on  donna  au  capitaine  une  forte 
somme  d'argent  pour  doter  ses  deux  filles  et  un  navire 
pour  lui. 

Pour  les  matelots,  on  leur  donna  à  boire  et  à  man- 
ger tant  qu'ils  voulaient  pendant  tout  le  temps  qu'ils 
demeurèrent  dans  la  ville,  et  à  leur  départ,  on  leur 
remit  de  quoi  vivre  à  l'aise  pour  le  restant  de  leurs 
jours. 

Le  roi  et  son  fils  vécurent  heureux,  et  comme  ils 
avaient  bien  vécu,  ils  moururent  aussi  heureux. 

Traduit  de  W.  ^'ebster,  Basque  Lcgends. 


XXVIII 


LA   FÉE 

(conte  de  l'anjou  ) 
Inédit. 

Il  y  a  de  cela  longtemps,  il  y  a  bien  longtemps,  bien 
longtemps,  car  mes  parents  qui  m'ont  rapporté  cette 
histoire  l'avaient  eux-mêmes  entendu  raconter  par  les 
leurs,  les  Fées  étaient  très  nombreuses  en  ce  pays  et 
se  retiraient  d'habitude  dans  le  bois  qui  porte  encore 
leur  nom  ' .  Elles  ne  faisaient  aucun  mal  ;  cependant 
les  curés,  jaloux  de  leur  puissance,  les  ont  changées 
en  taupes. 

En  ce  temps-là  donc,  les  Fées,  qui  aimaient  beaucoup 
les  petits  enfants,  guettaient  le  moment  où  les  paysans 
quittaient  leurs  maisons  pour  aller  travailler  au  dehors, 
laissant  leurs  derniers-nés  seuls,  endormis  dans  leurs 
berceaux.  Elles  descendaient  par  la  cheminée  dans  les 
fermes  pour  soigner  ces  petits  innocents  abandonnés  à 
eux-mêmes  ;  elles  les  faisaient  manger,  les  poupon- 
naient et  les  amusaient  jusqu'à  l'heure  où  les  parents 
allaient  revenir  des  champs.  Alors  elles  s'enfuyaient 
en  reprenant  le  chemin  par  lequel  elles  étaient  venues 
et  personne  ne  les  voyait  ordinairement. 

'  Le  bois  DefTais,  silué  commune  de  ChamLellay,  vulgairement  le 
Bois  des  Fc'es. 


172  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

Parmi  les  Fées  de  co  pays,  il  en  était  une,  i)lus  har- 
die sans  doute  que  les  autres,  qui  se  rendait  chaque 
jour  dans  une  chaumière  où  se  trouvait  un  petit  enfant 
nouveau-né.  Sans  s'inquiéter  de  la  présence  de  la 
mère  qui,  trop  faible  encore  pour  aller  travailler  aux 
champs,  se  tenait,  muette  de  frayeur,  filant  au  rouet 
près  du  foyer,  elle  prenait  l'enfant  dans  ses  bras,  le 
caressait,  le  promenait  dans  la  maison,  chantait  pour 
apaiser  ses  cris  et  lui  prodiguait  ses  soins. 

La  mère,  jalouse  des  caresses  données  à  son  enfant 
par  une  étrangère,  les  supporta  quelque  temps.  Mais, 
un  jour,  surmontant  la  peur  que  lui  causait  la  Fée,  elle 
raconta  à  son  mari  ce  qui  se  passait  chaque  jour  après 
son  départ. 

—  Ne  crains  rien,  lui  répondit  celui-ci,  je  te  promets 
de  te  débarrasser  de  cette  Fée,  puisque  ses  soins  t'im- 
portunent. Demain  tu  iras  aux  champs  à  ma  place  ; 
moi  je  garderai  la  maison  et,  si  elle  revient  encore,  je 
m'arrangerai  de  façon  à  lui  faire  passer  le  désir  de 
continuer  ses  visites. 

Le  lendemain,  en  effet,  la  mère  partit  pour  aller  tra- 
vailler au  dehors,  tandis  que  son  mari  demeurait  à  la 
maison  avec  l'enfant  endormi  dans  son  berceau. 

Quand  approcha  l'heure  à  laquelle  la  Fée  arrivait 
chaque  jour,  il  alla  s'asseoir  sous  le  manteau  de  la 
cheminée,  près  du  rouet  de  sa  femme  et,  prenant  la 
quenouille  de  celle-ci,  il  se  mit  à  filer. 

La  Fée  ne  tarda  pas  à  descendre  par  la  cheminée.  A 
peine  avait-elle  posé  le  pied  à  terre  quelle  courut  à 
l'enfant  qui  venait  de  se  réveiller  et  s'était  mis  à  crier. 
Elle  le  prit  dans  ses  bras,  et  par  ses  caresses  et  ses 
chants  réussit  à  le  calmer. 

A.  ce  moment  elle  s'aperçut  qu'un  homme  avait  pris 
la  place  de  la  femme  qu'elle  voyait  chaque  jour. 


LA   FÉE  '173 

—  Qui  donc  es-tu?  lui  dit-elle. 

—  Je  m'appelle  Personne,  répondit  l'homme. 

La  Fée  ne  parut  pas  surprise  de  cette  réponse  ;  elle 
crut  que  l'homme  se  nommait  ainsi,  et  tout  en  cares- 
sant l'enfant,  elle  se  mit  à  se  moquer  du  fermier, 
remarquant  avec  malice  que  son  fil  se  brisait  à  chaque 
instant  et  qu'il  tournait  mal  son  rouet. 

La  journée  se  passa  ainsi,  et  quand  le  soir  fut  venu, 
la  Fée,  après  avoir  déposé  dans  son  berceau  l'enfant 
qui  s'était  endormi,  se  prépara  à  quitter  la  maison. 

Au  moment  où  elle  s'élevait  dans  la  large  cheminée, 
le  paysan  qui  guettait  cet  instant,  saisit  la  pelle  à  feu, 
la  remplit  de  charbons  ardents  et,  avant  que  la  Fée  ne 
disparût  à  ses  yeux,  il  les  lui  lança  aux  jambes. 

La  Fée,  se  sentant  brûlée,  se  mit  à  pousser  des  cris 
de  douleur.  Ses  sœurs,  qui  traversaient  les  airs,  l'en- 
tendirent à  une  grande  distance  et  s'empressèrent 
d'accourir  à  son  secours. 

—  Qu'as-tu,  ma  sœur?  lui  dirent-elles. 

—  Ah  !  je  suis  cruellement  brûlée,  et  je  souffre 
comme  une  martyre. 

—  Mais  qui  t'a  fait  cela  ?  demandèrent  ses  com- 
pagnes. 

—  C'est  Personne,  répondit-elle. 

A  ces  mots  les  Fées  éclatèrent  de  rire  et  s'envolèrent 
dans  toutes  les  directions,  se  tenant  les  côtes  et  se 
moquant  de  la  naïveté  de  leur  sœur. 

Celle-ci  regagna  à  grand'peine  le  lieu  de  sa  retraite, 
où  elle  put  enfin  soigner  ses  blessures;  mais  jamais 
depuis  ce  jour  elle  ne  revint  dans  la  maison  dont  elle 
avait  été  chassée  avec  tant  de  cruauté. 

Je  dois  ce  conte  à  M.  Queruau-Lamerie,   qui  Ta 
recueilli  aux  environs  du  Lion-d'Angers. 


XXIX 


LA  SIRÈNE  DE  LA  FRESNAYE 


(conte   de   la.  HAUTE-BRETAGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  clans  le  bois  de  File  Aval,  en  la 
paroisse  de  Saint-Cast,  un  sabotier  qui  demeurait  avec 
sa  femme  et  ses  deux  enfants,  dans  une  pauvre  petite 
hutte  en  terre,  qu'il  avait  lui-même  construite  au  bord 
de  la  mer,  à  l'endroit  où  finit  la  vallée.  Il  y  en  a  qui 
disent  qu'on  en  voit  encore  les  ruines,  mais  cela  n'est 
guère  croyable,  car  il  y  a  bien  longtemps  de  cela,  et 
d'habitude,  les  cabanes  de  sabotiers  ne  laissent  pas  de 
longues  traces. 

Ils  n'étaient  pas  riches,  car  ils  n'avaient  que  leur 
travail  pour  vivre,  et  l'on  sait  que  les  sabotiers  achètent 
rarement  des  métairies  :  le  mari  creusait  des  sabots,  sa 
femme  lui  aidait  de  son  mieux,  et  le  petit  garçon  et  la 
petite  fille,  qui  n'étaient  pas  assez  grands  pour  travail- 
ler le  bois,  allaient  tous  les  jours  à  la  pèche  le  long  du 
rivage. 

Un  jour  que  le  petit  garçon  était  dans  les  rochers  à 
prendre  du  poisson,  il  entendit  tout  à  coup  un  chant 
doux  et  mélodieux,  et,  en  regardant  l'endroit  d"où  il 
semblait  venir,  il  vit  la  Sirène  qui  nageait  en  chantant 


LA    SIRENE    DE    LA    FRESNAYE  i,0 

sur  les  flots,  et  autour  d'elle  la  mer  était  si  brillante  que 
la  vue  en  était  éblouie. 
Il  courut  bien  vite  à  la  cabane  où  son  père  travaillait  : 

—  Ah  !  papa,  lui  dit-il,  viens  donc  voir  !  il  y  a  dans 
l'anse  du  Port-au-Moulin  un  poisson  plus  beau  que  tous 
ceux  que  j'ai  vus  :  il  chante,  et  il  brille  comme  de  l'or. 

—  Connue  du  feu,  papa,  ajouta  la  petite  fille  qui 
l'avait  aussi  vu. 

Le  sabotier  et  sa  femme  se  hâtèrent  de  suivre  leurs 
enfants;  mais  quand  ils  arrivèrent  au  rivage,  la  Sirène 
avait  disparu  :  ils  ne  virent  rien  sur  la  mer,  et  n'enten- 
dirent point  de  chant. 

—  Ce  n'était  rien,  dit  la  mère,  les  enfants  auront 
rêvé  tout  cela. 

Mais  le  sabotier  n'était  pas  aussi  incrédule  que  sa 
femme;  le  lendemain,  il  dit  aux  enfants  : 

—  Retournez  au  bord  de  l'eau  et  regardez  bien  si  le 
beau  poisson  qui  chante  se  montrera  encore. 

Le  petit  garçon  sortit,  mais  dès  qu'il  eut  fait  quelques 
pas  en  dehors  de  la  cabane,  il  y  rentra  en  s'écriant  : 

—  Ah!  papa,  le  beau  poisson  est  revenu,  on  l'entend 
chanter  d'ici. 

Quand  ils  furent  sortis,  ils  entendirent  dans  le  loin- 
tain une  musique  délicieuse,  et  ils  se  bâtèrent  d'aller 
au  bord  de  la  mer  où  ils  virent  la  Sirène  qui  se  jouait 
en  chantant  sur  les  vagues  et  sautait  parfois  à  plus  de 
trois  pieds  au-dessus  de  l'eau, 

—  Ce  n'est  pas  un  poisson  ordinaire,  dit  le  sabotier, 
cela  ressemble  à  une  personne. 

—  Ah  !  répondit  la  femme,  il  faut  apprêter  des  lignes, 
peut-être  pourras-tu  le  prendre  ;  je  voudrais  bien  le  voir 
de  près. 

Ils  se  mirent  tous  à  arranger  des  lignes,  et  quand  la 
mer  était  haute,  ils  les  tendaient;  mais  ils  avaient  beau 


176  LES   AVENTURLCS    MERVEILLEUSES 

garnir  les  hameçons  des  meilleurs  appâts,  le  poisson- 
chanteur  ne  venait  point  se  prendre,  et  pourtant  on  le 
vo3'ait  tous  les  jours. 

Le  sabotier  pensait  souvent  au  poisson  merveilleux, 
et  il  réfléchissait  aux  moyens  de  s'en  emparer.  Un  jour 
qu'il  se  promenait  sur  le  rivage,  il  vit  la  Sirène  qui 
s'était  endormie,  et,  bercée  par  la  vague,  flottait  à  peu 
de  distance  du  bord.  Il  se  mit  à  l'eau  sans  faire  de 
bruit,  et  passa  tout  doucement  sous  elle  un  grand  pa- 
nier qu'il  avait,  «t  dans  lequel  il  l'emporta  à  terre  sans 
l'éveiller. 

Elle  était  de  la  taille  d'un  enfant  de  huit  ans;  sur  sa 
tête  elle  avait  des  cheveux  d'or,  et  son  corps  blanc  et 
poli  ressemblait  à  celui  d'une  femme,  mais  au  lieu  de 
pieds  elle  avait  des  nageoires  et  se  terminait  en  queue 
de  poisson. 

—  Ah!  dit  le  sabotier  en  la  regardant;  mon  petit 
gars  n'avait  pas  menti,  c'est  bien  la  plus  curieuse  chose 
que  l'on  puisse  voir.  C'est  sans  doute  une  Sirène,  car 
elle  est  moitié  femme  et  moitié  poisson. 

Il  faisait  ces  réflexions  en  prenant  le  chemin  de  sa 
cabane,  et  il  n'en  était  pas  fort  éloigné,  quand  la  Sirène 
s'éveilla  et  lui  dit  : 

—  Ah  !  sabotier,  tu  m'as  surprise  pendant  que  je 
dormais;  je  t'en  prie,  reporte-moi  à  l'eau  maintenant 
que  tu  m'as  vue  de  près,  et  je  te  protégerai,  toi  et  toute 
ta  famille,  tant  que  tu  vivras. 

—  Non,  répondit  le  sabotier,  je  ne  te  remettrai  pas 
à  la  mer,  il  y  a  trop  longtemps  que  je  te  guettais,  et 
aussi  ma  femme  et  mes  enfants.  Je  vais  te  porter  à  la 
maison  pour  qu'ils  te  voient;  mais  quand  tu  auras 
chanté  une  chanson,  si  ma  femme  veut,  je  te  rapporte- 
rai où  je  t'ai  prise. 

Il  appela  sa  femme,  qui  avait  nom  Olérie,  et  lui  cria: 


LA  SIRÈNE  DE   LA   FRESNAYE  177 

—  Olérie,  viens  donc  voir,  et  amène  les  enfants  ;  j'ai 
la  chanteuse  dans  mon  panier. 

La  bonne  femme  accourut  toute  joyeuse,  suivie  du 
petit  garçon  et  de  la  petite  fille,  et  ils  se  mirent  à  re- 
garder la  Sirène. 

—  Elle  demande,  dit  le  sabotier,  que  je  la  porte  à 
la  mer  ;  elle  te  chantera  une  chanson  auparavant. 
Y  consens-tu  ? 

—  Non,  répondit-elle,  c'e^t  un  trop  beau  poisson  : 
jamais  je  n'en  ai  vu  un  semblable  ;  il  faut  le  manger. 

—  Ah!  dit  la  Sirène,  si  tu  te  nourris  de  ma  chair, 
si  tu  te  repais  de  mon  poisson,  tu  ne  mangeras  plus 
rien  en  ce  monde,  car  tu  périras.  Je  ne  suis  pas  un 
poisson  comme  les  autres  :  je  suis  la  Sirène  de  la  Fres- 
naye,  et  ton  mari  m'a  surprise  pendant  que  je  dor- 
mais. Demande-moi  ce  que  tu  voudras  et  je  te  l'ac- 
corderai, car  j'ai  le  pouvoir  des  fées.  Mais  dépêche-toi 
de  me  reporter  à  la  mer,  et  ne  perds  pas  de  temps,  je 
faiblis  déjà,  et  je  mourrais  bientôt. 

—  Qu'en  dis-tu  ?  demanda  Olérie  à  son  mari. 

—  Si  tu  y  consens,  je  veux  bien  la  remettre  à  la 
mer;  ce  serait  dommage  de  la  tuer,  elle  est  bien  gen- 
tille et  elle  n'a  jamais  fait  de  mal  à  personne. 

Ils  prirent  le  panier  chacun  par  un  bout,  et  por- 
tèrent tout  doucement  la  Sirène  à  la  mer,  et  ils  la  lais- 
sèrent s'y  plonger  sans  avoir  songé  à  lui  faire  de  con- 
ditions. 

Quand  elle  sentit  la  fraîcheur  de  l'eau,  elle  s'esclaffa 
de  rire,  de  la  joie  qu'elle  avait  de  n'être  plus  en  capti- 
vité, et  elle  dit  au  sabotier  : 

—  Que  me  demandes-tu  à  présent  ? 

—  Je  désirerais,  répondit-il,  du  pain,  du  poisson  et 
des  habits  pour  moi,  ma  femme  et  mes  enfants. 

CONTES.  1  - 


178  LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES 

—  Ta  auras  tout  cela  dans  vingt-quatre  heures,  dit 
la  Sirène. 

—  Je  voudrais  bien  aussi,  poursuivit-il,  si  c'était  un 
effet  de  votre  bont4,  un  peu  d'argent  pour  payer  mon 
maître,  car  je  ne  suis  guère  riche. 

La  Sirène  ne  répondit  rien  ;  mais  elle  se  mit  à  battre 
l'eau  avec  ses  nageoires,  et  à  chaque  fois  qu'elle  frap- 
pait les  vagues,  il  jaillissait  des  gouttelettes,  et  tout  ce 
qui  sautait  en  l'air  était  de  l'or  qui  venait  tomber  aux 
pieds  du  sabotier. 

Le  rivage  en  fut  bientôt  couvert  ;  alors  elle  cessa  de 
s'agiter,  et  elle  dit  au  sabotier  et  à  sa  femme  : 

—  Tout  cela  est  à  vous,  bonnes  gens  ;  vous  pouvez 
le  ramasser. 

Ils  remercièrent  la  Sirène  qui  s'éloigna  en  chantant, 
puis  ils  remplirent  leurs  poches  d'or,  et  retournèrent 
à  leur  cabane,  bien  contents. 

Quand  les  vingt-quatre  heures  furent  écoulées, 
Olérie  et  son  mari  revinrent  au  bord  de  la  mer  pour 
chercher  les  habits  que  la  Sirène  leur  avait  promis. 
Ils  l'entendirent  au  loin  qui  chantait,  et  bientôt  ils  la 
virent  se  glisser  sur  les  flots  et  s'approcher  d'eux,  en 
continuant  son  chant  doux  et  mélodieux.  Elle  frappa 
l'eau  de  ses  nageoires  :  une  grosse  vague  vint  déferler 
sur  la  grève  et  se  retira,  laissant  aux  pieds  du  sabotier 
un  coffre  bien  fermé  et  de  grande  taille. 

La  Sirène  sauta  ensuite  sur  l'eau  par  trois  fois,  puis 
dit  au  sabotier  : 

—  Tu  trouveras  dans  ce  coffre  ce  que  je  t'avais 
promis  ;  au  revoir,  toi  qui  as  été  bon  pour  moi  !  Quand 
tu  auras  besoin  de  poisson,  n'oublie  pas  ce  rivage. 

Ils  emportèrent  le  cofîre  chez  eux  :  il  contenait  de 
bons  habits  faits  à  leur  taille,  et  toutes  les  fois  qu'eux 
ou  leurs  enfants  avaient  envie  de  pécher  du  poisson, 


LA   SIRÈNE   DE   LA   FRESNAYE  179 

ils  allaient  au  bord  de  la  mer,  et,  en  pea  d'instants,  ils 
faisaient  une  pèche  abondante. 

Pendant  un  an,  ils  ne  revirent  plus  la  Sirène  :  leur 
bourse  diminuait  cependant,  et  plus  elle  devenait  légère, 
plus  ils  pensaient  à  la  Sirène.  Souvent  ils  allaient  au 
bord  de  la  mer,  prêtant  l'oreille  et  espérant  ouïr  sa 
voix. 

Un  jour,  ils  l'entendirent  de  loin  qui  chantait  ;  ils 
accoururent  aussitôt  sur  le  rivage,  et  furent  bien 
joyeux  de  la  voir  glisser  sur  les  flots  :  partout  où  elle 
avait  passé,  la  mer  brillait  comme  une  traînée  de  feu. 

Quand  elle  fat  à  une  petite  distance,  le  sabotier  lui 
dit: 

—  Ma  Sirène,  je  suis  bien  content  de  vous  revoir; 
si  vous  voulez,  vous  pouvez  me  rendre  un  grand  ser- 
vice, car  je  n'ai  plus  ni  pain  ni  argent. 

—  Je  vais,  répondit  la  Sirène,  vous  donner  de  quoi 
remplir  de  nouveau  votre  bourse. 

Après  avoir  dit  ces  mots,  elle  déplia  ses  nageoires, 
et,  battant  l'eau  autour  d'elle,  elle  envoya  au  rivage  un 
flot  d'or  et  d'argent. 

—  Avec  cela,  dit-elle,  tu  achèteras  ce  dont  tu  as  be- 
soin ;  mais  si  tu  veux  le  conserver,  emploie-le  bien. 
Désormais,  tu  ne  me  reverras  plus  ;  je  quitte  le  pays 
et  je  repars  pour  l'Inde. 

La  Sirène  s'éloigna  après  avoir  ainsi  parlé  ;  jamais 
depuis,  personne  ne  la  vit  ni  ne  l'entendit  chanter  dans 
la  baie  de  la  Fresnaye . 

Paul  Sébillot,  Contes  des  iiaysans 
et  des  fîclieurs^  n°  ii. 


XXX 

LE  PETIT   BOSSU 

(conte  lorrain.) 


Il  était  une  fois  un  roi  qui  avait  trois  fils;  mais  il 
n'y  avait  que  les  deux  premiers  qu'il  traitât  comme 
ses  fils  ;  le  plus  jeune  était  bossu  et  son  père  ne  pouvait 
le  souffrir;  sa  mère  seule  l'aimait. 

Un  jour,  le  roi  fit  appeler  l'aîné  et  lui  dit  : 

—  Mon  fils,  je  voudrais  avoir  l'eau  qui  rajeunit. 

—  Mon  père,  j'irai  la  chercher. 

Le  roi  lui  donna  un  beau  carrosse  attelé  de  quatre 
chevaux,  et  de  l'or  et  de  l'argent  tant  qu'il  en  voulut, 
et  le  jeune  homme  se  mit  en  route. 

Il  avait  fait  deux  cents  lieues  de  chemin,  lorsqu'il 
rencontra  un  berger  qui  lui  dit  : 

—  Prince,  mon  beau  prince ,  voudrais-tu  m'aider 
à  dégager  un  de  mes  moutons  qui  est  pris  dans  un 
buisson? 

—  Il  ne  fallait  pas  l'}-  laisser  aller,  répondit  le  prince  : 
je  n'ai  pas  de  temps  à  perdre. 

Étant  arrivé  à  Pékin,  il  entra  dans  une  belle  hôtelle- 
rie, fit  dételer  ses  chevaux  et  commanda  un  bon  dîner. 
Il  eut  bientôt  des  amis  et  ne  pensa  plus  à  poursuivre 
son  voj-age. 


LE   PETIT  BOSSU  181 

Au  bout  de  six  mois,  le  roi,  voyant  qu'il  ne  revenait 
pas,  appela  son  second  fils  et  lui  demanda  d'aller  lui 
chercher  de  i'eau  qui  rajeunit.  Il  lui  donna  un  beau 
carrosse  attelé  de  quatre  chevaux,  couvert  de  perles 
et  de  diamants;  le  jeune  homme  monta  dedans  et 
partit.  Après  avoir  fait  deux  cents  lieues,  il  rencontra 
le  berger  qui  lui  dit  : 

—  Prince,  mon  beau  prince,  voudrais-tu  m'aider  à 
dégager  un  de  mes  moutons,  qui  est  pris  dans  un 
buisson  ? 

—  Pour  qui  me  prends-tu?  répondit  le  prince,  il  ne 
fallait  pas  l'y  laisser  aller. 

Il  arriva  à  Pékin,  où  il  logea  dans  la  même  hôtellerie 
que  son  frère  ;  lui  aussi,  il  eut  bientôt  des  amis,  et  ne 
songea  pas  à  aller  plus  loin. 

Le  roi  l'attendit  un  an,  et,  ne  le  voyant  pas  revenir, 
il  se  dit  :  «  Je  n'ai  plus  d'enfants  I  Qui  donc  aura  ma 
couronne?  »  11  ne  pensait  pas  plus  au  petit  bossu  que 
s'il  n'eût  pas  été  de  ce  monde.  Cependant  celui-ci 
tomba  malade.  On  fit  venir  un  médecin  ;  le  jeune  prince 
lui  dit  qu'il  était  malade  de  chagrin,  de  voir  que  son 
père  ne  l'aimait  pas,  et  qu'il  voudrait  bien  voyager. 
Le  médecin  rapporta  ces  paroles  au  roi,  qui  vint  voir 
son  fils. 

—  Mon  père,  lui  dit  le  petit  bossu,  je  voudrais  aller 
chercher  l'eau  qui  rajeunit,  et  je  ne  ferais  pas  comme 
mes  frères  ;  je  la  rapporterais. 

—  Tu  iras  si  tu  veux,  lui  répondit  le  roi. 

Il  lui  donna  un  vieux  chariot  qui  n'avait  que  trois 
roues,  un  vieux  cheval  qui  n'avait  que  trois  jambes, 
d'argent  fort  peu,  mais  la  reine  y  ajouta  quelque 
chose,  et  voilà  le  prince  parti. 

Après  avoir  fait  deux  cents  lieues,  il  rencontra  le 
berger  qui  lui  dit  : 


182  LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

—  Prince,  mon  beau  prince,  voudrais-tu  m'aider  à 
dégager  un  de  mes  moutons  qui  est  pris  dans  un 
buisson  ? 

—  Volontiers,  dit  le  prince. 

Et  il  aida  le  berger  à  dégager  son  mouton.  Quand  il 
se  fut  éloigné,  le  berger  songeant  qu'il  ne  lui  avait 
rien  donné  pour  sa  peine,  le  rappela  et  lui  dit  : 

—  Prince,  j'ai  oublié  de  tous  récompenser.  Tenez, 
voici  des  flèches,  tout  ce  que  ces  flèches  perceront  sera 
bien  percé.  Voici  un  flageolet  ;  tous  ceux  qui  l'enten- 
dront danseront. 

Le  prince  poursuivit  son  chemin  et  arriva  à  Pékin. 
Quand  il  passa  devant  l'hôtellerie  où  logeaient  ses 
frères,  ceux-ci,  qui  étaient  sur  le  perron,  eurent  honte 
de  lui  et  rentrèrent  dans  la  maison.  Le  pauvre  petit 
bossu  descendit  dans  une  méchante  auberge  où  il  détela 
son  cheval  lui-même  ;  puis  il  prit  avec  lui  un  homme 
de  peine  pour  lui  montrer  la  ville.  En  se  promenant,  il 
vit  un  homme  mort  qu'on  laissait  là  sans  l'enterrer. 

—  Pourquoi  donc  n'enterre-t-on  pas  cet  homme  ? 
demanda-t-il. 

—  C'est  parce  qu'il  avait  beaucoup  de  créanciers  et 
qu'il  n'a  pu  les  paj^r. 

—  En  payant  pour  lui,  pourrait-on  le  faire  enterrer  ? 

—  Oui,  certainement. 

Le  prince  fit  venir  les  créanciers,  paya  les  dettes  de 
l'homme  mort  et  donna  de  l'argent  pour  le  faire  en- 
terrer ;  ensuite  il  continua  son  voyage.  Un  jour  une 
bonne  vieille  le  reçut  dans  sa  maisonnette  et  lui  donna 
à  boire  et  à  manger  :  il  la  paya  généreusement,  puis  il 
s'en  alla  plus  loin. 

Quand  il  eut  fait  encore  deux  cents  lieues,  tout  son 
argent  se  trouva  dépensé,  et  il  n'avait  plus  rien  à 
manger  ;  son  cheval  était  encore  plus  heureux  que  lui  : 


LE   PETIT  BOSSU  183 

il  pouvait  au  moins  brouter  un  peu  d'herbe  le  long  du 
chemin.  Un  renard  vint  à  passer  ;  le  prhice  allait  lui 
décocher  une  de  ses  flèches,  quand  le  renard  lui  cria  : 

—  Malheureux  !  que  vas-tu  faire?  tu  veux  me  tuer  ! 
Le  prince,  saisi  de  frayeur,  remit  sa  flèche  dans  le 

carquois.  Alors  le  renard  lui  donna  une  serviette  dans 
laquelle  se  trouvait  de  quoi  boire  et  manger  et  lui  dit  : 

—  Tu  cherches  l'eau  qui  rajeunit?  Elle  est  dans  ce 
château,  bien  loin  là-bas.  Le  château  est  gardé  par  un 
ogre,  par  des  tigres  et  par  des  lions.  Pour  y  arriver,  il 
faut  passer  un  fleuve  ;  sur  ce  fleuve  tu  verras  une 
barque  qu'un  homme  conduit  depuis  dix-huit  cents 
ans.  Aie  soin  d'entrer  dans  la  barque  les  pieds  en  avant, 
car  si  tu  y  entrais  les  pieds  en  arrière,  tu  prendrais  la 
place  de  l'homme  pour  toujours.  Arrivé  au  château, 
ne  te  laisse  pas  charmer  par  la  magnificence  que  tu  y 
trouveras.  Tu  verras  dans  l'écurie  des  mules  ornées 
de  lames  d'or,  prends  la  plus  laide  ;  tu  verras  aussi 
deux  oiseaux  verts,  prends  le  plus  laid. 

Le  prince  eut  soin  d'entrer  dans  la  barque  les  pieds 
en  avant  et  arriva  au  château;  il  allait  prendre  la  mule 
et  l'oiseau  quand  l'ogre  rentra. 

—  Que  fais-tu  ici  ?  lui  dit  l'ogre. 

Le  prince  s'excusa,  s'humilia  devant  lui,  lui  demanda 
grâce.  L'ogre  lui  dit  : 

—  Je  ne  te  mangerai  pas,  tu  es  trop  maigre. 

Il  lui  donna  à  boire  et  à  manger,  et  le  prince  resta 
au  château,  où  il  avait  tout  à  souhait.  L'ogre  l'envoya 
combattre  ses  ennemis,  des  bêtes  comme  lui;  le  prince, 
grâce  à  ses  flèches,  gagna  la  bataille  et  rapporta  des 
drapeaux.  Il  combattit  cinq  ou  six  fois,  et  toujours  il 
fut  vainqueur. 

Or,  il  y  avait  au  château  une  princesse  que  l'ogre 
voulait  épouser,  mais  qui  ne  voulait  pas  de  lui.  Un 


184         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

jour  que  le  prince  venait  de  gagner  une  grande  bataille, 
il  eut  l'idée  déjouer  un  air  sur  son  flageolet.  La  prin- 
cesse était  à  table  avec  l'ogre;  en  entendant  le  flageolet 
merveilleux,  ils  se  mirent  à  danser  ensemble,  sans 
savoir  d'abord  d'où  venait  cette  musique.  Quand  l'ogre 
vit  que  c'était  le  prince  qui  jouait,  il  le  fit  venir  à  table 
et  lui  dit  : 

—  Demande-moi  ce  que  tu  désires  :  je  te  l'accor- 
derai. 

Il  pensait  bien  que  le  prince  ne  lui  demanderait  pas 
son  congé. 

—  Je  demande,  dit  le  prince,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  ici,  et  la  permission  de  faire  trois  fois  le  tour  du 
château. 

L'ogre  y  consentit.  Il  y  avait  dans  le  château  de  l'or 
à  ne  savoir  où  le  mettre,  mais  le  prince  n'y  toucha 
pas  ;  il  prit  le  plus  laid  des  deux  oiseaux  verts  et  la 
plus  laide  mule,  qui  faisait  sept  lieues  d'un  pas,  sans 
oublier  une  fiole  de  l'eau  qui  rajeunit,  puis  il  fit  monter 
sur  la  mule  la  princesse,  qui  était  d'accord  avec  lui.  Au 
lieu  de  faire  trois  fois  le  tour  du  château,  il  ne  le  fit 
que  deux  fois  et  s'enfuit  avec  la  princesse.  L'ogre,  s'en 
étant  aperçu,  courut  à  leur  poursuite,  mais  il  ne  put 
les  atteindre. 

Le  jeune  homme  rencontra  une  seconde  fois  le  re- 
nard, qui  lui  dit  : 

—  Si  tu  vois  quelqu'un  dans  la  peine,  garde-toi  de 
l'en  tirer. 

Un  peu  plus  loin,  il  fut  très  bien  reçu  par  la  bonne 
vieille  dans  sa  maisonnette  ;  enfin  il  arriva  à  Pékin 
avec  la  princesse.  Sur  une  des  places  de  la  ville,  il  y 
avait  une  potence  dressée. 

—  Pour  qui  cette  potence  ?  demanda  le  prince. 

On  lui  dit  que  c'était  pour  deux  jeunes  étrangers 


LE   PETIT  BOSSU  185 

qu'on  devait  pendre  ce  Jonr-là.  En  ce  moment  on 
amenait  les  condamnés  :  il  reconnut  ses  frères.  Il 
demanda  quel  était  leur  crime. 

—  C'est,  lui  dit-on,  qu'ils  ont  fait  des  dettes  et  qu'ils 
n'ont  pu  les  payer. 

Le  jeune  homme  réunit  les  créanciers,  les  paya  et 
délivra  ses  frères,  puis  ils  reprirent  ensemble  le 
chemin  du  royaume  de  leur  père.  Le  petit  bossu  avait 
donné  à  son  frère  aîné  la  mule,  à  l'autre  l'oiseau  vert 
et  l'eau  qui  rajeunit,  il  avait  gardé  pour  lui  la  princesse. 
Ses  frères  n'étaient  pas  encore  contents  ;  ils  cher- 
chaient ensemble  le  moyen  de  le  perdre,  et  la  prin- 
cesse, qui  voyait  leur  jalousie,  s'en  affligeait. 

Un  jour  qu'on  passait  près  d'un  puits  qui  avait  trois 
cents  pieds  de  profondeur,  les  deux  aînés  dirent  à  leur 
frère  : 

—  Regarde  quel  beau  puits  ! 

Et  tandis  qu'il  se  penchait  pour  voir,  ils  le  pous- 
sèrent dedans  et  emmenèrent  la  princesse,  la  mule  et 
l'oiseau.  Quand  on  arriva  au  château,  la  princesse 
était  languissante,  la  mule  et  l'oiseau  étaient  tristes. 
On  mit  la  mule  dans  une  vieille  écurie,  l'oiseau  dans 
une  vieille  cage.  L'eau  ne  put  rajeunir  le  roi  ;  on  la 
mit  dans  un  coin  avec  les  vieilles  drogues. 

Cependant  le  pauvre  prince,  au  fond  du  puits,  pous- 
sait de  grands  cris;  le  renard  accourut  et  descendit 
dans  le  puits. 

—  Je  t'avais  bien  dit  de  ne  tirer  personne  de  la 
peine!  Je  vais  pourtant  t'aidera  sortir  d'ici;  tiens  bien 
ma  queue. 

Le  jeune  homme  fit  ce  qu'il  lui  disait,  et  le  renard 
grimpa;  il  allait  atteindre  le  haut,  quand  la  queue  se 
rompit  et  le  jeune  homme  retomba  au  fond  du  puits. 
Le  renard  rattacha  sa  queue  en  la  frottant  avec  de  la 


18b         LES  AVENTURES  MERVEILLEUSES 

graisse  et  prit  le  prince  sur  son  dos.  Une  fois  dehors, 
il  le  redressa,  et  le  jeune  homme,  débarrassé  de  sa 
bosse,  devint  un  prince  accompli. 

Il  se  rendit  au  château  du  roi  son  père  et  se  fit 
annoncer  comme  grand  médecin,  disant  qu'il  guérirait 
le  roi  et  la  princesse.  Il  entra  d'abord  dans  l'écurie  : 
aussitôt  la  mule  reprit  son  beau  poil  et  se  mit  à  hennir  ; 
il  s'approcha  de  l'oiseau  :  celui-ci  reprit  son  beau  plu- 
mage et  se  mit  à  chanter.  Il  donna  à  son  père  de  l'eau 
qui  rajeunit  :  le  roi  redevint  jeune  sur-le-champ  et 
sortit  du  lit  où  il  était  malade.  Rien  qu'en  voyant  le 
jeune  homme,  la  princesse  revint  à  la  santé.  Alors  le 
prince  se  fit  reconnaître  de  son  père  et  lui  apprit  ce 
qui  s'était  passé  ;  puis  l'oiseau  parla  à  son  tour  et 
raconta  toute  l'histoire. 

Les  fils  aînés  du  roi  étaient  à  la  chasse.  Le  roi  fit 
cacher  leur  jeune  frère  derrière  la  porte,  et,  quand  ils 
arrivèrent,  il  leur  dit  : 

—  Je  viens  d'apprendre  une  singulière  aventure  qui 
s'est  passée  dans  une  ville  de  mon  royaume  :  trois 
jeunes  gens  se  promenaient  ensemble  au  bord  d'un  lac, 
deux  d'entre  eux  jetèrent  leur  compagnon  dans  ce  lac. 
Rendez  un  jugement  de  Salomon  :  quel  châtiment 
méritent  ces  hommes  ? 

—  Ils  méritent  la  mort. 

—  Malheureux  !  vous  l'avez  donc  aussi  méritée  ! 
Vous  ne  serez  pas  jetés  dans  l'eau,  mais  vous  serez 
brûlés. 

La  sentence  fut  exécutée.  On  fit  ensuite  un  grand 
festin  et  le  jeune  prince  épousa  la  princesse. 

Emmanuel  Cosquin,  Contes  populaires  lorrains, 
n»  XIX. 


II 

LÉGENDES    CHRÉTIENNES 


XXXI 


JESUS-CHRIST  ET  LE  BON  LARRON 


(légendh;  de  l'île  d'ouessant. 


Joseph  et  Marie  fuyaient  vers  l'Egypte  avec  leur  en- 
fant, l'enfant  Jésus,  pour  le  soustraire  à  l'éditdu  cruel 
Hérode,  qui  ordonnait  le  massacre  de  tous  les  nouveau- 
nés,  dans  la  Judée.  La  mère  et  l'enfant  étaient  montés 
sur  un  âne;  le  père  les  précédait  de  quelques  pas,  et  ils 
allaient  ainsi,  comme  de  pauvres  gens  qu'ils  étaient, 
mettant  toute  leur  confiance  dans  la  protection  de 
Dieu. 

Une  nuit,  ils  furent  surpris  par  un  violent  orage  : 
éclairs,  tonnerre  et  pluie  torrentielle.  Ils  lieurt'^rent  à 
la  première  habitation  qu'ils  rencontrèrent  et  deman- 
dèrent l'hospitalité  pour  la  nuit.  La  maison  avait  bonne 
apparence  et  paraissait  habitée  par  des  gens  à  l'aise, 
sinon  riches.  Une  femme  vint  ouvrir  et  répondit  à  leur 
demande  : 

—  Je  ne  puis  vous  loger,  mes  pauvres  gens,  car  mon 
mari  est  un  brigand  inhumain  et  cruel,  bien  connu 
dans  le  pays,  et  si  je  vous  reçois,  quand  il  rentrera,  il 
vous  jettera  à  la  porte  et  vous  maltraitera  peut-être. 

—  Ayez  pitié  de  notre  situation,  dit  alors  Marie,  et 
surtout  de  ce  pauvre  petit  enfant  qui  périra  sans  doute, 


lyO  I.EGEXDES  CHRETIENNES 

s'il  nous  faut  passer  la  nuit  dehors.  Voyez  le  temps 
affreux  qu'il  fait  ! 

—  Je  vous  plains  de  tout  mon  cœur,  et  je  voudrais 
pouvoir  vous  venir  en  aide  ;  mais,  je  vous  le  répète,  je 
crains  l'accueil  que  vous  ferait  mon  mari. 

—  Nous  aimons  mieux  courir  la  chance  d'être  mal 
accueillis  par  votre  mari  que  rester  dehors  par  un  pa- 
reil temps  ;  notre  pauvre  innocent  en  mourrait  sûre- 
ment. 

Et  la  mère  pressait  son  enfant  contre  son  cœur. 

—  Entrez  alors!  dit  la  femme  du  brigand,  et  Dieu 
vous  protège  ! 

Et  ils  entrèrent. 

Le  brigand  arriva  presque  aussitôt,  et,  en  voyant  les 
hôtes  de  sa  femme,  il  lui  demanda  : 

—  Qui  sont  ces  gens,  femme? 

—  €e  sont  des  pauvres  gens  surpris  par  l'orage  et 
qui  m'ont  demandé  l'hospitalité,  pour  une  nuit  seule- 
ment. J'ai  eu  pitié  d'eux,  surtout  de  leur  petit  enfant, 
qui  serait  mort  de  froid,  s'il  leur  avait  fallu  passer  la 
nuit  dehors. 

—  Ah!  il  y  a  aussi  un  petit  enfant?  Voj'ons-le. 

Et  ayant  examiné  l'enfant,  que  la  mère  cachait  dans 
son  sein,  il  dit  : 

—  Un  fort  bel  enfant,  en  vérité!  Mais,  comme  il 
est  mouillé  et  tremble  de  froid,  le  pauvre  petit!  Que 
l'on  fasse  du  feu,  vite,  pour  le  réchauffer.  Il  faut  le 
laver  avec  de  l'eau  chaude  et  lui  donner  des  langes 
frais. 

Et  la  femme  du  brigand,  tout  étonnée  de  voir  son 
mari  ainsi  devenu  subitement  si  humain  et  si  compa- 
tissant, fit  faire  du  feu  par  une  esclave  et  chauffer  de 
l'eau.  Puis,  elle  donna  du  linge  fin  et  frais  à  la  mère 
pour  envelopper  son  enfant. 


JÉSUS-CHRIST  ET   LE    BON   LARRON  191 

Marie  s'approclia  du  feu,  lava  son  fils  dans  un  bas- 
sin rempli  d'eau  tiède  et  l'emmaillota  ensuite  bien 
chaudement.  Le  brigand  la  regardait  faire  en  souriant, 
et  tout  étonné  de  sentir  son  cœur  s'amollir  et  de  ne 
pouvoir  lever  les  yeux  de  dessus  cet  enfant. 

Le  brigand  avait  un  fils  de  cinq  à  six  ans,  qui  était 
rongé  par  la  lèpre.  Il  s'était  aussi  approché  des  étran- 
gers, et,  comme  son  père,  il  contem.plait  en  silence 
l'enfant  Jésus  assoupi.  Marie  le  remarqua  et  dit  : 

—  Votre  fils  parait  bien  malade. 

—  îlélas!  répondit  la  père,  le  pauvre  enfant  est  lé- 
preux, et  voilà  ce  qui  fait  mon  désespoir.  J'ai  consulté 
tous  les  savants  du  pays,  médecins  et  magiciens,  et  je 
les  ai  comblés  d'or,  car  ce  n'est  pas  là  ce  qui  me  man- 
que ;  mais  ils  ont  eu  beau  frictionner  l'enfant  avec 
toutes  sortes  d'onguents  et  d'herbes,  et  réciter  maintes 
formules  secrètes,  son  état  n'a  fait  qu'empirer  tous  les 
jours,  et  tout  son  corps  ne  sera  bientôt  qu'une  mer  de 
lèpre'. 

—  Le  pauvre  enfant  !  dit  Marie  en  le  regardant  avec 
compassion;  eh  bien,  lavez-le  dans  l'eau  où  j'ai  lavé 
mon  fils,  et  peut-être  cela  lui  fera-t-il  du  bien. 

—  C'est  inutile,  répondit  le  père,  après  tout  ce  que 
nous  avons  déjà  fait. 

—  Faites  ce  que  je  vous  dis,  je  vous  en  prie,  in- 
sista de  nouveau  Marie,  et  ayez  confiance  :  Dieu  est 
grand. 

La  femme  du  brigand  lava  son  enfant  dans  l'eau  qui 
avait  servi  à  laver  l'enfant  de  Marie,  puis  elle  l'enve- 
loppa dans  du  linge  frais  et  le  coucha  chaudement  dans 
son  lit. 


Eur  mor  euz   aïaournès,    suivant  la  poétique  expression   de  ms 
conteuse. 


192  LEGENDES  CHRETIENNES 

Le  lendemain  matin,  Joseph  et  Marie  s'apprêtaient  à 
partir  avec  leur  enfant. 

—  Gomment  est  votre  fils,  ce  matin  ?  demanda  Marie 
à  la  femme  du  brigand. 

—  Je  suis  guéri!  je  suis  guéri  !  cria  l'enfant,  en  en- 
tendant ces  paroles. 

Et,  en  effet,  il  sauta  hors  de  son  lit,  dispos  et  bien 
portant,  et  n'aj-ant  plus  la  moindre  marque  de  lèpre 
sur  le  corps. 

Le  père  et  la  mère  restèrent  quelque  temps  immo- 
biles et  muets  d'étonnement  et  de  bonheur  ;  puis  ils 
prièrent  leurs  hôtes  d'accepter  une  cassette  pleine 
d'or  et  de  pierres  précieuses,  qu'ils  leur  présentèrent. 
Mais  Marie  refusa  en  disant  : 

—  Nous  sommes  encore  vos  obligés  et  vos  débiteurs; 
mais  un  jour  viendra  où  mon  fils  saura  reconnaître  le 
service  que  vous  nous  avez  rendu. 

Et  ils  partirent  et  continuèrent  leur  route  vers 
l'Egypte. 

—  Ces  bonnes  gens  !  dit  alors  le  brigand  ;  ils  ont 
bon  cœur  ;  mais  comment  se  fait-il  qu'ils  n'ont  rien 
voulu  accepter  pour  le  service  qu'ils  nous  ont  rendu, 
et  qu'ils  parlent  encore  de  nous  récompenser  un  jour, 
pauvres  comme  ils  le  sont  ? 

—  Dieu  est  grand!  dit  la  femme  pour  toute  ré- 
ponse. 

Environ  trente-deux  ans  plus  tard,  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ  fut  condamné  par  les  Juifs  à  mourir  sur 
une  croix,  entre  deux  larrons.  Le  brigand  ou  larron 
de  qui  nous  venons  de  parler  avait  continué  son  métier 
comme  devant,  détroussant  les  voyageurs  et  les  assas- 
sinant même  à  l'occasion.  Il  avait  été  pris  et  jugé.  La 
sentence  des  juges  le  condamnait  à  être  crucifié,  et  il 


JÉSUS-CHRIST   ET   LE   BON   LARRON  193 

était  en  prison  en  attendant  le  jour  de  l'exécution.  11 
était  un  des  deux  larrons  qui  devaient  être  crucifiés 
avec  Jésus  de  Nazareth. 

Quand  les  trois  condamnés  étaient  en  croix,  subis- 
sant leur  supplice,  Jésus  au  milieu,  un  des  larrons, 
celui  de  droite,  était  silencieux,  calme  et  résigné  ;  celui 
de  gauche,  au  contraire,  criait  et  blasphémait,  et  se 
tordait  comme  un  possédé  du  démon.  Alors  Jésus  s'a- 
dressant  au  larron  de  droite,  lui  dit  : 

—  Ne  vous  rappelez-vous  pas  m'avoir  déjà  vu  quel- 
que part,  avant  aujourd'hui  ? 

—  Je  ne  me  le  rappelle  pas,  répondit  le  larron. 

—  N'avez-vous  pas  reçu  dans  votre  maison,  il  y  a 
environ  trente-deux  ans,  deux  pauvres  gens  et  leur 
enfant  nouveau-né  surpris  par  un  orage,  au  moment 
où  ils  fuyaient  en  Egypte,  pour  se  mettre  à  l'abri  de 
l'arrêt  d'Hércde  contre  les  nouveau-nés  de  la  Judée,  et 
votre  fils,  rongé  de  la  lèpre,  n'a-t-il  pas  été  guéri  ins- 
tantanément pour  avoir  été  lavé  dans  l'eau  où  l'enfant 
de  ces  pauvres  gens  venait  d'être  lavé  lui-même? 

—  C'est  vrai,  je  me  le  rappelle,  répondit  le  larron. 

—  Je  suis  cet  enfant.  Ma  mère  vous  a  promis  que 
son  fils  vous  paierait  un  jour  la  dette  de  reconnais- 
sance qu'elle  avait  contractée  envers  vous,  et  je  vous 
annonce  que  vous  serez  avec  moi,  ce  soir,  dans  le 
royaume  de  mon  Père... 

Ils  moururent,  et  leurs  âmes  montèrent  ensemble 
au  ciel,  et  l'on  dit  même  que  c'est  le  seul  larron  qui, 
alla  jamais  au  Paradis,  car  l'autre  n'y  alla  pas. 

F.  M.  LuzEL,  Légendes  chréLimne^ 
de  la  Basse- Bretagne, 


13 


XXXIl 
LES  ENFANTS  DES  LIMBES 

(légende  de  l'auvergne.) 
Inédite. 

Un  vigneron  partit  un  matin  de  cliez  lui  pour  aller 
travailler  à  sa  vigne  ;  un  peu  avant  la  pointe  du  jour, 
comme  il  arrivait  à  un  endroit  appelé  Fontmort,  il  se 
vit  entouré  par  une  multitude  d'enfants,  tout  habillés 
de  blanc  ;  ils  étaient  encore  plus  petits  que  des  enfants 
qui  viennent  de  naître,  et  ils  se  tenaient  autour  de  lui 
en  criant  de  leur  petite  voix  : 

—  Quoui  pa  le  tieu,  quoui  le  mieu  !  Quoui  pas  ton 
pouïre,  quoui  le  mieu  !  (Ce  n'est  pas  le  tien,  c'est  le 
mien  !  Ce  n'est  pas  ton  parrain,  c'est  le  mien  !) 

Le  vigneron  comprit  ce  que  demandaient  les  enfants  ; 
il  prit  de  l'eau  dans  un  ruisseau  qui  coulait  par  là  et 
les  aspergea  tous  en  disant  : 

—  Je  suis  votre  parrain  à  tous,  mes  enfants. 
Puis,  quand  il  eut  prononcé  les  paroles  du  baptême, 

les  petits  enfants  disparurent  en  criant  : 

—  Grand  merci,  parrain  !  grand  merci  ! 
C'étaient  des  petits  enfants    qui    sortaient  chaque 

nuit  des  limbes  et  erraient  sur  la  terre,  attendant 
pour  entrer  en  Paradis  qu'un  chrétien  voulût  bien 
être  leur  parrain  et  les  baptiser. 

Je  dois  ce  récit  à  mon  ami  le  D"  Paulin. 


XXXIII 


LE  VOYAGE  DE  NOTRE-SEIGNEUR 


(légende  de   la  GASCOGNE.) 


Un  jour,  Notre-Seigneur  partit,  avec  saint  Pierre 
et  saint  Jean,  pour  aller  demander  l'aumône.  Tous 
trois  s'arrêtèrent  devant  la  boutique  d'un  forgeron,  qui 
tâchait  de  ferrer  un  cheval.  Mais  la  bête  ruait,  et  le 
forgeron  jurait  comme  un  païen,  sans  pouvoir  faire  de 
bon  ouvrage. 

—  Forgeron,  dit  Notre-Seigneur,  laisse-moi  ferrer 
ce  cheval. 

—  Passe  ton  chemin,  effronté.  Sinon,  je  te  marque 
avec  mon  fer  chaud. 

—  Forgeron,  je  te  dis  de  me  laisser  ferrer  ton 
cheval. 

Le  forgeron  finit  par  laisser  faire. 

—  Voilà,  dit  Notre-Seigneur,  comment  on  ferre  un 
cheval . 

Il  coupa  à  la  bête  la  jambe  de  devant,  la  ferra  tout  à 
son  aise,  la  remit  en  place,  et  repartit  avec  saint 
Pierre  et  saint  Jean. 

—  J'en  ferai  bien  autant  que  cet  homme,  pensa  le 
forgeron. 

Alors,  il  coupa  au  cheval  la  jambe  gauche  de  devant 


196  LÉGENDES   CHRETIENNES 

et  la  ferra  tout  à  son  aise.  Mais  la  pauvre  hôte  saignait 
et  le  forgeron  ne  put  remettre  le  membre  en  place. 
Aussitôt  il  courut  après  Notre-Seigneur. 

—  L'ami,  je  vous  en  prie,  venez  ra'aider  à  remettre 
la  jambe  au  cheval. 

Notre-Seigneur  revint  mettre  la  jambe  à  la  bète. 
Alors  il  dit  au  forgeron  : 

—  Voilà  qui  est  fait.  A  l'avenir,  ne  jure  plus 
comme  un  païen,  et  n'insulte  plus  ceux  qui  veulent  te 
rendre  service. 

Notre-Seigneur  repartit  avec  saint  Pierre  et  saint 
Jean,  et  tous  trois  s'en  allèrent  frapper  à  la  porte  d'une 
Itauvre  métairie. 

—  Un  morceau  de  pain,  métayère,  s'il  vous  plaît, 
pour  l'amour  de  Dieu  et  de  la  Sainte- Vierge  Marie. 
Pater  noster  qui  es  in  cœlis . , . 

—  Pauvres  gens,  vos  prières  ne  vous  profiteront 
guère.  Je  n'ai  qu'un  morceau  de  pâte  dans  le  pétrin. 

—  N'aj^ez  pas  peur,  métayère.  Votre  pâte  va  aug- 
menter, et  il  y  en  aura  pour  nous  tous. 

En  effet,  la  pâte  augmentait  à  vue  d'œil,  jusqu'à  dé- 
border par-dessus  le  pétrin.  Alors,  la  métayère  chauffa 
le  four.  Quand  le  pain  fut  cuit,  tous  trois  se  mirent  à 
manger.  Pendant  qu'ils  mangeaient,  les  trois  enfants 
de  la  métaj'ère  s'étaient  cachés  dans  la  loge  à  cochons 
et  criaient, 

—  Métayère,  dit  Notre-Seigneur,  qu'avez-vous  dans 
cette  loge  ? 

—  Pauvre,  ce  sont  trois  petits  porcs. 

Le  repas  fini,  Notre-Seigneur  repartit  avec  saint 
Pierre  et  saint  Jean.  Mais  quand  la  métayère  voulut 
aller  chercher  ses  trois  enfants  dans  la  logea  cochons, 
elle  y  trouva  trois  petits  porcs.  Aussitôt,  elle  courut 
après  Notre-Seigneur. 


LE   VOYAGE   DE   NOTRE-SEIGNEUR  157 

—  Mon  ami,  je  vous  ai  menti,  quand  je  vous  ai  dit 
que  c'étaient  trois  petits  porcs  qui  criaient  dans  la 
loge  à  cochons.  C'étaient  mes  trois  petits  enfants. 
Quand  vous  avez  été  parti,  j'ai  trouvé  trois  petits  porcs 
à  la  place. 

—  Rentrez  chez  vous,  métayère.  Vous  retrouverez 
vos  trois  enfants.  Mais  il  ne  faut  plus  mentir. 

Notre-Seigneur  repartit  avec  saint  Pierre  et  saint 
Jean.  Tous  trois  s'en  allèrent  frapper  à  la  porte  d'un 
château. 

—  Un  morceau  de  pain,  s'il  vous  plaît,  Monsieur, 
pour  l'amour  de  Dieu  et  de  la  Sainte- Vierge  Marie. 
Pater  noster  qui  es  in  cœlis,  sanctificetu7\  .  . 

—  Hors  d'ici,  canailles.  Vous  n'aurez  pas  un  croûton, 
fainéants.  Vite,  tournez-moi  les  talons.  Sinon,  je  lâche 
les  chiens. 

—  Saint  Pierre,  dit  Notre-Seigneur,  hâte-moi  cet 
âne. . . 

Aussitôt,  le  maître  du  château  se  trouva  changé  en 
âne.  Saint  Pierre  le  hâta  et  lui  mit  un  licou. 

Notre-Seigneur  repartit  avec  saint  Pierre  et  saint 
Jean.  Tous  trois  s'en  allèrent  frapper  à  la  porte  d'un 
moulin  où  il  n'y  avait  qu'une  femme. 

—  Un  morceau  de  pain,  s'il  vous  plaît,  meunière, 
s'il  vous  plaît,  pour  l'amour  de  Dieu  et  de  la  Sainte- 
Vierge  Marie.  Pater  noster  qui  es  in  cœlis. . . 

—  Pauvres  gens,  vos  prières  ne  vous  profiteront 
guère.  Je  n'ai  que  ce  petit  morceau  de  pain.  Partagez- 
vous-Ie. 

—  Merci,  meunière,  répondit  Notre-Seigneur.  Pour 
votre  petit  morceau  de  pain,  je  vous  donne  cet  âne, 
avec  son  hât  et  son  licou.  Faites-le  travailler  ferme,  et 
ne  lui  donnez  ni  foin  ni  paille.  Il  saura  hien  aller  tout 


198  LÉGENDES  CHRÉTIENNES 

seul  chercher  sa  yie,  le  long  des  chemins  et  parmi  les 
haies. 

Notre-Seigneur  repartit  avec  saint  Pierre  et  saint 
Jean.  Au  bout  de  sept  ans,  ils  repassèrent  devant  le 
petit  moulin  et  s'en  allèrent  frapper  à  la  porte. 

—  Un  morceau  de  pain,  meunière,  s'il  vous  plaît, 
pour  l'amour  de  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge  Marie. 
Pater  noster  qui  es  in  cœlis 

—  Avec  plaisir,  pauvre  gens.  Entrez.  La  soupe  est 
sur  la  table.  Voici  une  miche  de  pain  pour  chacun,  de 
l'ail  et  du  sel.  Je  descends  à  la  cave,  vous  tirer  du  vin 
vieux.  Il  y  a  sept  ans,  trois  pauvres  plus  jeunes  que 
vous  passèrent  par  ici.  Pour  un  petit  morceau  de  pain, 
ils  me  donnèrent  un  âne  avec  son  bât  et  son  licou,  en 
me  recommandant  de  le  faire  travailler  ferme,  sans  lui 
donner  ni  foin  ni  paille.  Je  l'ai  toujours  laissé  aller 
chercher  sa  vie  tout  seul  le  long  des  chemins  et  parmi 
les  haies.  Pourtant,  j'avais  pitié  de  ce  pauvre  animal. 
C'est  avec  lui  que  jai  achalandé  mon  moulin  et  lait  ma 
fortune. 

—  Meunière,  c'est  nous  qui  vous  avons  donné  cet 
âne  avec  son  bât  et  son  licou.  Maintenant,  il  faut  nous 
le  rendre. 

—  Avec  plaisir,  pauvres  gens. 

Notre-Seigneur,  saint  Pierre  et  saint  Jean  mon- 
tèrent tous  trois  sur  l'âne,  qui  les  porta  jusqu'à  son 
château. 

—  Un  morceau  de  pain,  Madame,  s'il  vous  plaît, 
pour  l'amour  de  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge  Marie. 
Pater  noste7\.. 

—  Avec  plaisir,  pauvres  gens.  Voici  trois  miches, 
de  dix  livres  chacune.  Il  y  a  sept  ans  passés,  trois 
pauvres  vinrent  demander  l'aumône  à  la  porte  de  ce 
château.  Mon  mari  les  insulta  et  les  menaça  des  chiens. 


LE   VOYAGE   DE  NOTRE- SEIGNEUR  199 

Alors,  Lin  de  ces  pauvres  le  changea  en  âne.  Un  antre 
le  bâta,  lui  mit  un  licou  et  ils  l'emmenèrent  avec  eux. 

—  Reconnaîtriez-vous  votre    mari  ,  Madame?  ré- 
pondit Notre-Seigneur. 

—  Oui,  pauvre,  je  le  reconnaîtrais. 

—  Ane,  lève-toi  et  reprends  ta  première  forme. 
Aussitôt  l'âne  se  leva,  reprit  sa  première  forme,  et 

la  dame  reconnut  son  mari.  Le  maître  du  château 
mourut  le  lendemain.  Mais  il  avait  fait  sa  pénitence 
sur  la  terre,  et  Notre-Seigneur  lui  donna  place  dans 
son  paradis. 

Jean-François  Bladé,  Conles  populaires 
recueillis  en  A  gênais. 


XXXIV 

AMEN 

(LÉGENDE   PROVENÇALE.) 


Une  fois,  du  côté  d'Arles,  passait  un  saint  homme  de 
Dieu.  Il  avait  fait  ses  dévotions  dans  la  grande  église 
de  Saint-Trophime  et  de  la  Majour.  Les  Arlésiens  avec 
qui  il  était  resté  quelques  jours  disaient  que  c'était  un 
saint  à  faire  des  miracles.  Et  tant  bien  il  arraisonnait 
sur  la  religion  et  sur  son  histoire  que  c'était  un  bon- 
heur de  l'ouïr. 

Ah  !  que  de  fois  à  l'ombre  des  remparts,  ou  sur  la 
place  des  Hommes,  il  avait  la  foule  autour  de  lui,  et 
ses  paroles  étaient  une  manne  plus  douce  que  le  miel. 
Quand  il  partit  (comme  il  était  aveugle,  pècaire!)  ils 
l'accompagnèrent  hors  ville  vers  la  Crau,  et  même  ils 
lui  bâillèrent  un  garçon  pour  lui  montrer  le  bon 
chemin. 

Ils  s'en  allaient  tout  plan  plan.  Los  tours  d'Arles 
avaient  disparu  dans  le  lointain,  et  les  bouquets  de 
peupliers  qui  s'élevaient  le  long  du  Rhône  paraissaient 
des  touffes  de  pistachiers. 

Le  chemin  était  caillouteux,  rien  ne  bougeait  et  il 
faisait  chaud.  Notre  gamin  commença  à  se  fatiguer. 
Alors  une  idée  du  tron  de  l'èr  (tonnerre  de  l'air)  lui 
passa  par  la  caboche  et  il  se  prit  à  dire  au  vénérable 
apôtre  : 


AMEN  201 

—  Saint  homme,  n'aimeriez-vous  pas  à  prêcher  un 
peu? 

—  Si,  mon  enfant,  dit  l'hermite,  toujours  prêt;  mais 
à  qui?  à  toi?  Tu  m'as  déjà  entendu  et  je  te  fatiguerais. 

—  Pas  à  moi.  Mais  il  y  a  par  ici  une  foule  de  gens, 
probablement  de  ceux  de  la  Crau  qui  Youlaient  venir 
en  Arles  pour  entendre  au  moins  une  fois  votre  parler 
d'or. 

—  Dans  ce  cas,  mon  beau  garçon,  je  suis  prêt  à 
redire  devant  eux  ce  que  m'inspire  la  bonté  de  notre 
Père  qui  est  aux  cieux,  les  splendeurs  de  sa  création, 
et  l'amour  que  nous  lui  devons. 

—  Ah  !  il  me  semble  qu'ils  vous  reconnaissent.  Ils  se 
sont  assis  en  silence  sur  le  gazon  du  fossé,  et  retien- 
nent leur  haleine  pour  vous  mieux  écouter. 

—  Alors,  dis-moi  quand  nous  serons  arrivés  et 
fais-moi  signe  quand  je  pourrai  entamer  le  sermon. 

—  Nous  y  serons  bientôt.  Tenez,  approchez-vous  un 
peu  et  vous  serez  à  portée  de  ces  braves  gens. 

Or,  il  n'y  avait  qu'eux  deux  dans  la  Crau,  plate  et 
silencieuse,  et  tout  alentour  quelques  herbes  basses 
entre  les  cailloux  roux  et  gris.  Le  bienheureux  apôtre, 
d'une  voix  claire,  parla  à  ravir,  et  jamais,  non,  ja- 
mais, il  n'avait  été  aussi  éloquent. 

Il  n'y  avait  pour  l'ouïr  que  le  gamin  et  la  Mante  du 
désert.  Cependant  quand  il  eut  fini,  pour  rendre  hom- 
mage à  la  parole  divine,  tous  les  cailloux  d'alentour 
ensemble  dirent  :  Amen! 

Traduit  de  Jan  dis  Escarnourgue,    Cacko  fio, 
Anmiari  prouvençau,  per  Van  1881,  p.  26. 


M.   Cerquand    a  bien    voulu    m'aider   pour  la   traduction  de  cette 
légende,  et  celle  du  Gros  Foisscn,  qu'on  trouvera  plus  loin. 


XXXV 

SAINT  PIEIIRE  EN  VOYAGE 

(légende   de   I.A   HAUTE-BRETAGNE.) 


Le  bon  Dieu,  saint  Pierre  et  saint  Jean  quittèrent 
un  jour  le  Paradis,  et  vinrent  se  promener  sur  terre 
pour  voir  par  leurs  propres  yeux  ce  qui  s'}-  passait. 
Ils  paraissaient  semblables  à  des  vojageurs  ordinaires, 
et  même  ils  n'avaient  point  l'air  riche.  Quand  le  soir 
arriva,  ils  étaient  un  peu  loin  des  bourgs  et  ils  ne 
virent  qu'une  chaumière  où  ils  entrèrent  pour  de- 
mander à  coucher.  C'était  la  demeure  d'une  pauvre 
femme  qui  les  reçut  de  son  mieux,  leur  donna  à  souper 
et  leur  offrit  son  meilleur  lit  pour  passer  la  nuit. 

Le  lendemain,  saint  Pierre  dit  à  ses  compagnons  de 
voj-age  qu'il  lui  paraissait  juste  de  faire  du  bien  à  la 
femme  qui  était  si  bonne  et  si  charitable. 

Le  bon  Dieu  hocha  la  tête  et  dit  à  Pierre  : 

—  Quand  la  bonne  femme  sera  riche,  elle  ne  sera 
pas  aussi  bonne  que  lorsqu'elle  était  pauvre. 

—  Seigneur,  répondit  saint  Pierre,  je  suis  sûr  que 
cette  femme-là  sera  toujours  bonne. 

Et  ils  donnèrent  du  bien  à  leur  hôtesse. 
Un  an  après,  ils  repassèrent  par  le  même  endroit  : 
la  femme  avait  fait  construire  une  maison  neuve  à  la 


SAINT   PIERRE    EX    VOYAGE  203 

place  de  sa  cabane,  et  elle  était  devenue  une  grosse 
fermière.  Quand  les  voyageurs  lui  demandèrent  un 
gîte,  elle  leur  répondit  d'un  ton  sec  : 

—  Vous  êtes  de  grands  coviaux  '  et  des  paresseux  ; 
au  lieu  de  chercher  votre  pain  vous  pourriez  bien 
gagner  votre  vie  en  travaillant,  car  vous  êtes  encore 
jeunes. 

Tout  en  grognant  de  la  sorte,  elle  leur  donna  pour- 
tant un  lit,  mais  ne  leur  offrit  rien  à  manger. 
Le  bon  Dieu  dit  à  saint  Pierre  : 

—  Tu  vois.  Pierrot,  que  j'avais  raison;  je  t'avais 
bien  prévenu  que  la  bonne  femme  n'aurait  plus  rien 
valu  quand  elle  serait  devenue  riche. 

Le  lendemain,  les  gens  de  la  ferme  se  levèrent  de 
bonne  heure  pour  battre  le  grain  dans  Faire,  et  les 
bienheureux  dormaient  encore  longtemps  après  que 
tout  le  monde  se  fût  mis  à  l'ouvrage. 

La  bonne  femme  alla  aa  lit  où  les  trois  voyageurs 
étaient  couchés  et  leur  dit  : 

—  Levez-vous,  vous  autres,  et  venez  nous  aider  à 
battre,  il  est  déjà  haute  heure. 

Comme  personne  ne  bougeait,  la  femme  prit  un 
bâton  et  se  mit  à  frapper  saint  Pierre  qui  était  couché 
dans  le  devant  du  lit  ;  mais  il  ne  voulut  pas  se  lever. 
La  femme  s'éloigna  pour  aller  jeter  un  coup  d'œil  à 
ceux  qui  travaillaient  dans  l'aire,  et  elle  marmottait 
entre  ses  dents  :  «  Quand  je  reviendrai,  je  saurai  si 
celui  du  mitan-  est  aussi  têtu  que  l'autre.  « 

Le  bon  Dieu  qui  l'entendait  dit  à  saint  Pierre  : 

—  Passe  dans  le  mitan,  car  si  la  femme  revient,  elle 
va  encore  te  rouer  de  coups. 

'  Fainéants. 
^  Milieu. 


2C4  LÉGENDES   CHRÉTIENNES 

Saint  Pierre  céda  sa  place  au  bon  Dieu,  et  c'est  lui 
que  la  bonne  femme  battit  quand  elle  revint  ;  mais  il  ne 
bougea  pas  plus  que  la  première  fois,  et  elle  s'en  alla 
quand  elle  fut  lasse  de  frapper. 

Saint  Jean,  qui  était  couché  dans  la  venelle  '  du  lit, 
pensait  : 

—  C'est  à  mon  tour  d'être  battu,  il  faut  que  je  per- 
suade à  saint  Pierre  de  passer  dans  le  fond. 

Saint  Pierre  consentit  encore  à  changer  de  place; 
quelque  temps  après  la  bonne  femme,  qui  était  allée 
battre  du  blé  dans  l'aire,  rentra  à  la  maison  pour  voir 
si  le  troisième  voyageur  était  aussi  têtu  que  les  deux 
autres,  et  ce  fut  encore  saint  Pierre  qu'elle  frappa. 

Ils  finirent  par  se  lever  tous  les  trois,  et  quand  ils 
furent  habillés,  le  bon  Dieu  dit  à  la  femme  : 

—  Y  a-t-il  moyen  d'allumer  une  pipe  ici? 

—  Tâchez,  répondit-elle,  de  trouver  un  tison,  et 
venez  un  peu  nous  aider. 

Après  avoir  allumé  sa  pipe,  le  bon  Dieu  sortit  dans 
l'aire  avec  un  tison,  et  dès  qu'il  eut  soufflé  dessus,  la 
paille  se  trouva  séj)arée  du  grain, 

La  bonne  femme  crut  qu'elle  allait  pouvoir  en  faire 
autant  : 

—  En  voilà,  dit-elle,  une  malice  qu'il  croit  m'ap- 
prendre  ?  cela  n'est  guère  difficile. 

Elle  monta  dans  son  grenier  et  jeta  dans  l'aire  toutes 
les  gerbes  qui  y  étaient  ramassées,  puis  elle  prit  un 
tison  et  souffla  dessus  en  s'approchant  de  la  paille 
comme  elle  avait  vu  le  bon  Dieu  faire,  mais  les  gerbes 
prirent  feu  et  furent  brûlées  en  un  instant. 

Quand  la  bonne  femme  vit  que  sa  récolte  était  per- 
due, elle  s'approcha  des  voyageurs  et  leur  demanda 

'  Ruelle. 


SAINT    PIERRE  EN    VOYAGE  ÏOo 

s'ils  voulaient  accepter  à  déjeuner,  et  comme  ils  re- 
fusaient, elle  insistait  auprès  d'eux,  leur  offrant  tout 
ce  qu'elle  avait  de  meilleur  ;  car  elle  pensait  qu'ils 
allaient  encore  lui  faire  du  bien  comme  la  première 
fois. 

Et  le  bon  Dieu  disait  à  saint  Pierre  : 

—  Tu  vois  bien  que  cette  femme  vaut  mieux  quand 
elle  est  pauvre  que  lorsqu'elle  est  riche. 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  pojmlaires  de  la  Haute- 
Bretagne,  p8  série,  n°  lui. 


XXXVI 

LA  HAIE  DE  JONCS 

(parabole  basque.] 


Au  temps  jadis  les  liommes  connaissaient  à  l'avance 
le  moment  de  leur  mort.  Or,  un  jour,  Jésus-Christ 
cheminait,  accompagné  de  saint  Pierre.  Il  passa  le 
long  d'un  champ,  et  aperçut  un  homme  occupé  à  le 
clore  d'une  haie  de  joncs.  Il  lui  demanda  pourquoi  il 
faisait  une  si  fragile  clôture  : 

—  Oh!  Seigneur,  dit  l'homme,  je  dois  mourir  dans 
trois  jours  et  la  haie  durera  autant  que  moi. 

—  Eh  bien,  dit  Jésus,  ceci  est  cause  que  désormais 
vous  ne  saurez  plus  quand  vous  devez  mourir. 

Cerquaxd,  Légendes  du  Pays  Basque,  n"  iv. 


XXXYII 


LA  FOIRE  DE  MOOS 


(légende  alsacienne. 


Le  bon  Dieu  et  saint  Pierre  suivaient  un  jour  le  che- 
min de  Moos.  Quand  ils  arrivèrent  à  la  potence,  saint 
Pierre  dit  au  bon  Dieu  : 

—  Tiens!  qu'entends-je? 

—  Bah  !  bah!  Qu'est-ce  que  cela  te  fait?  Je  n'entends 
rien  !  je  n'entends  rien!  Viens,  allons-nous  en  ! 

—  Non!  Écoute!  Je  veux  pourtant  aller-voir. 

—  Eh  bien  !  Si  tu  veux  aller,  vas-y  !  Mais  ne  reste 
pas  longtemps.  Je  t'attendrai  à  Niederlarg. 

Et  le  bon  Dieu,  suivait  le  sentier,  vers  Niederlarg. 
Saint  Pierre  à  travers  champs  alla  à  Moos.  Mais  le  bon 
Dieu  eut  beau  attendre  à  Niederlarg,  saint  Pierre 
n'arrivait  pas. 

Enfin  il  revint,  et  le  bon  Dieu  lui  demanda  pourquoi 
il  était  resté  si  longtemps. 

—  Si  seulement  tu  étais  venu  aussi,  on  s'amusait 
tant  là-bas!  Ils  avaient  foire^  ils  chantaient  et  dan- 
saient, et  tout  allait  grand  train. 

—  N'ont-ils  pas  parlé  de  moi? 

—  Non!  Personne  n'a  pensé  à  toi. 


208  LÉGENDES   CHRETIENNES 

L'annëe  d'après,  ils  repassèrent  par  le  même  chemin 
et  quand  ils  arrivèrent  à  la  potence,  le  bon  Dieu  dit  : 

—  Tiens,  écoute,  Pierre  !  n'entends-tu  pas? 

—  Non! 

—  Écoute  bien  !  n'entends-tu  rien  ? 

—  Non  ! 

Mais,  cette  fois-ci,  le  bon  Dieu  voulut  que  saint  Pierre 
allât  encore  à  Moos,  et  lui-même  alla  à  Xiederlarg. 

Mais  quand  il  y  arrive,  qui  est  déjà  là?  C'est  mon 
saint  Pierre. 

Le  bon  Dieu  lui  dit  : 

—  Te  voilà  déjà?  Et  l'année  dernière  tu  es  resté  si 
longtemps. 

—  Eli!  ce  n'était  pas  comme  l'année  dernière.  Il  n'y 
avait  que  lamentations  et  plaintes.  Et  «  0  bon  Dieu  du 
ciel!  »  Et  «  0  bon  Dieu,  secourez-nous  !  ». 

—  N'est-ce  pas,  saint  Pierre,  maintenant  qu'ils  sont 
grêlés,  les  voici  qui  pensent  à  moi,  mais  l'an  dernier, 
quand  ils  étaient  heureux,  ils  ne  s'occupaient  pas  de 
moi. 

Traduit  de  Christophorus,  Alsatia. 
1553,  p.  165. 


MM.   A.   Barth  et  H.  Gaidoz  ont  bien  voulu  m'aider  pour  la  tra- 
duction de  cette  légende  et  des  autres  contes  alsaciens  de  ce  recueil. 


XXXVIII 


LA  VACHE  DE  LA  VIEILLE  FEMME 


(légende   de   la   BASSE-BRETAGNE. 


Du  temps  que  Notre-Seigneur  Jésus-Clirist  faisait 
son  tour  du  monde  accompagné  de  saint  Pierre  et  de 
saint  Jean,  ils  finirent  par  arriver  aussi  en  Basse-Bre- 
tagne. Ils  allaient  partout,  chez  le  pauvre  comme  chez 
le  riche,  en  faisant  le  bien  sur  leur  passage.  Tous  les 
Jours,  ils  prêchaient  dans  les  églises,  dans  les  cha- 
pelles, et  souvent  sur  les  places  publiques,  devant  le 
peuple  assemblé,  et  ils  donnaient  maint  bon  conseil  et 
recommandaient  par  dessus  tout  la  charité  et  la 
tolérance. 

Un  jour,  au  fort  de  Tété,  ils  montaient  une  côte 
roide  et  longue.  Le  soleil  était  chaud  ;  ils  avaient  soif, 
et  ils  ne  trouvaient  pas  d'eau.  Arrivés  au  haut  de  la 
c;3te,  ils  aperçurent  au  bord  de  la  route  une  petite 
maison  couverte  de  chaume. 

—  Entrons  dans  cette  chaumière  pour  demander  de 
l'eau,  dit  saint  Pierre. 

Et  ils  entrèrent.  Quand  ils  furent  dans  la  maison,  ils. 
virent  une  petite  vieille  femme  assise  sur  la  pierre  du. 
foyer  ;  et  sur  le  banc  à  dossier,  près  du  lit,  un  petit 
enfant  tétait  une  clièvre. 

CONTES.  /j  ^ 


210  LÉGENDES   CHRÉTIENNES 

—  Un  peu  d'eau,  s'il  vous  plaît,  grand'mère?  de- 
manda saint  Pierre. 

—  Oui,  sûrement,  mes  braves  gens;  j'ai  de  l'eau, 
de  bonne  eau  ;  mais  je  n'ai  guère  autre  chose  aussi. 

Elle  prit  une  écuelle  de  bois,  alla  à  son  pichet,  et 
présenta  do  l'eau  fraîche  et  claire  aux  trois  voyageurs. 
Ceux-ci,  après  voir  bu,  s'approchèrent  pour  regarder 
le  petit  enfant  qui  tétait  la  chèvre  sur  le  banc. 

—  Cet  enfant  n'est  pas  à  vous,  grand'mère  ?  demanda 
notre  Sauveur. 

—  Non,  sûrement,  mes  braves  gens;  et  pourtant, 
c'est  tout  comme  s'il  était  à  moi.  Le  cher  petit  ange 
est  à  ma  fille;  mais,  hélas  !  sa  pauvre  mère  est  morte 
en  le  mettant  au  monde,  et  il  m'est  resté  sur  les  bras. 

—  Et  son  père?  demanda  saint  Pierre. 

—  Son  père  vit,  et  tous  les  jours,  de  bon  matin,  il 
part  pour  aller  travailler  à  la  journée,  dans  un  manoir 
riche  du  voisinage.  Il  gagne  huit  sous  par  jour  et  sa 
nourriture,  et  c'est  tout  ce  que  nous  avons  pour  vivre 
tous  les  trois. 

—  Et  si  vous  aviez  une  vache?  dit  notre  Sauveur. 

—  Oh  !  si  nous  avions  une  vache,  alors,  nous  serions 
heureux.  J'irais  la  fa^re  paître  par  les  chemins,  et 
nous  aurions  du  lait  et  du  beurre  à  vendre,  au  marché. 
Mais  je  n'aurai  jamais  une  vache. 

—  Peut-être  bien,  grand'mère  si  Dieu  le  veut.  Don- 
nez-moi un  peu  votre  bâton. 

Notre  Sauveur  prit  le  bâton  de  la  vieille  et  en  frappa 
un  coup  sur  la  pierre  du  foyer  en  prononçant  je  ne  sais 
quels  mots  latins  ;  et  aussit(3t  il  en  sortit  une  vache 
mouchetée,  fort  belle,  et  dont  les  mamelles  étaient 
toutes  gonflées  de  lait. 

—  Jésus  Maria!  s'écria  la  vieille  en  la  voyant;  com- 
ment cette  vache  est-elle  venue  ici? 


LA   VACHE   DE   LA   VIEILLE   FEMME  211 

—  Par  la  grâce  de  Dieu,  grand'mère,  qui  vous  la 
donne. 

—  Que  la  bénédiction  de  Dieu  soit  sur  vous,  mes 
bons  seigneurs!  Je  prierai  Dieu  pour  vous,  matin  et 
soir. 

Et  les  trois  voyageurs  se  remirent  en  route. 

La  vieille,  restée  seule,  ne  se  lassait  pas  de  contem- 
pler sa  vache  :  —  La  belle  vache,  disait-elle,  et  comme 
elle  a  du  lait!  Mais  comment  est-elle  venu  ici  et  d'où? 
Si  je  ne  me  trompe,  un  de  ces  trois  étrangers  l'a  fait 
sortir  de  la  pierre  du  foyer,  en  y  frappant  un  coup 
avec  mon  bâton...  Le  bâton  m'est  resté;  la  pierre  du 
foyer  aussi  est  toujours  là.  Si  j'avais  une  autre  vache 
comme  celle-ci!...  Peut-être,  pour  cela,  me  suffirait- 
il  de  frapper  de  mon  bâton  sur  la  pierre  du  foyer, 
comme  l'autre?...  Je  veux  essayer. 

Et  elle  frappa  un  grand  coup  de  son  bâton  sur  la 
pierre  du  foyer  en  prononçant  quelques  mots  qu'elle 
croyait  peut-être  latins,  mais  qui  n'étaient  d'aucune 
langue.  Et  aussitôt  apparut  un  énorme  loup  qui  étran- 
gla la  vache  sur  la  place. 

Et  la  vieille,  tout  effrayée,  de  courir  après  les  trois 
voyageurs,  en  criant  :  — Seigneurs!  seigneurs!...  — 
Comme  ils  n'étaient  pas  encore  loin,  ils  l'entendirent 
et  s'arrêtèrent  pour  l'attendre. 

—  Que  vous  est-il  donc  arrivé,  grand'mère  ?  lui  de- 
manda notre  Sauveur. 

—  Hélas  !  mes  bons  seigneurs,  à  peine  étiez-vous 
sortis  qu'un  grand  loup  est  arrivé  dans  ma  maison,  et 
il  a  étranglé  ma  belle  vache  mouchetée  ! 

—  C'est  que  vous  avez  appelé  vous-même  le  loup, 
grand'mère.  Retournez  à  la  maison,  et  vous  y  retrou- 
verez votre  vache  en  vie  et  bien  portante.  Mais  soyez 
plus  sage,  à  l'avenir  :  contentez-vous  de  ce  que  Dieu 


212  LÉGENDES    CHRÉTIENNES 

VOUS  envoie,  et  n'essayez  pas,  une  autre  fois,  de  faire 
ce  que  Dieu  seul  peut  faire. 

La  vieille  retourna  chez  elle  et  retrouva  sa  belle 
vache  mouchett^e  en  vie  et  bien  portante  ;  et  alors  seu- 
lement, elle  reconnut  que  c'était  le  bon  Dieu  lui-même 
qui  avait  éiô  dans  sa  maison. 

F. -M.  LuzEL,  Légendes  chrétiennes 
de  la  Basse-Bretagne. 


XXXIX 

LxV    FEMME   AVARE 

(LÉGENDE   DE  L' AUVERGNE.) 

Inédite. 


Il  y  avait  une  fois  une  femme  qui  était  si  avare 
qu'elle  regrettait  le  pain  qu'elle  mangeait  et  le  temps 
qu'elle  passait  à  dire  ses  prières.  Elle  devint  veuve,  et 
quelque  temps  après  la  mort  de  son  mari  eut  lieu  la 
cérémonie  des  Rogations. 

La  procession  se  fait  la  nuit,  et  elle  dure  au  moins 
deux  heures,  car  en  beaucoup  de  paroisses  elle  passe 
par  tous  les  villages  et  traverse  beaucoup  de  champs. 
La  femme  avare  ne  voulait  pas  perdre  de  temps  ;  au 
lieu  de  suivre  les  autres,  elle  se  rendit  tout  droit  à  son 
champ,  pour  commencer  à  y  travailler  dès  que  le  jour 
paraîtrait.  Comme  elle  passait  près  d'un  endroit  qu'on 
nomme  le  Pré  Labbé,  elle  rencontra  la  procession  des 
défunts  de  la  paroisse  qui  faisaient  aussi  leurs  Roga- 
tions. Elle  s'agenouilla  pour  les  laisser  passer,  et  les 
vit  défiler  devant  elle,  enveloppés  dans  leurs  suaires 
blancs,  et  chantant  des  litanies.  La  procession  était 
bien  plus  belle  que  celle  de  la  paroisse,  car  il  y  a  plus 


214  LEGENDES  CHRETIENNES 

(le  morts  que  de  vivants  ;  mais  elle  finit  tout  de  môme 
par  passer,  et  la  veuve  allait  se  relever  quand  elle  vit 
un  pauvre  défunt  qui  suivait  les  autres  de  loin  ;  mais 
son  linceul  était  tout  en  loques,  et  chaque  fois  qu'il 
passait  auprès  d'une  ronce  ou  d'une  épine,  il  en  lais- 
sait un  morceau. 
Quand  il  arriva  devant  elle,  elle  reconnut  son  mari  : 

—  Ah  !  mon  pauvre  homme,  lui  dit-elle,  pourquoi 
marches-tu  derrière  la  procession  des  défunts?  qui 
t'empêche  de  suivre  les  autres  ? 

—  Malheureuse,  lui  répondit-il,  tu  m'as  enseveli 
dans  un  drap  tellement  usé  que  la  moindre  ronce  en 
arrache  des  lambeaux  ;  les  autres  défunts  qui  ont  de 
bons  draps  passent  à  travers  les  buissons  sans  se 
déchirer  parce  que  leur  toile  est  solide  ;  mais  moi,  je 
suis  obligé  de  passer  du  temps  à  me  dépêtrer,  et  c'est 
pour  cela  que  je  suis  à  la  queue  de  la  procession. 

La  veuve  fit  dire  des  messes  pour  le  repos  de  son 
mari  ;  et  l'on  assure  que  depuis  ce  temps  dans  le  pays 
on  ensevelit  les  morts  dans  de  bons  draps,  pour  qu'ils 
puissent  faire  la  procession  des  Rogations  sans  laisser 
aux  buissons  des  lambeaux  de  leur  suaire. 

Je  dois  ce  conte  à  mon  ami  le  D'  Paulin, 
originaire  des  environs  de  Royat. 


XL 

LE  PAPILLOxN  ET  LE  PAUVRE 

(légende    de   la    HAUTE-BRETAGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  qui  désirait,  à  ce  qu'il 
disait,  voir  mourir  quelqu'un,  pour  savoir  comment 
on  mourait.  Un  jour,  il  arriva  à  une  maison,  où  un 
homme  était  sur  le  point  de  passer  de  vie  à  trépas.  Il  y 
entra  et  aussitôt  que  l'homme  eut  rendu  le  dernier 
soupir,  il  lui  sembla  voir  sortir  de  sa  bouche  un  pa- 
pillon tout  gris  qui  se  posa  sdr  la  poitrine  du  défunt. 

Le  pauvre  ne  le  perdit  pas  de  vue.  Quand  on  mit  le 
mort  dans  le  cercueil,  le  papillon  se  plaça  sur  le  bout, 
et  lorsque  le  cercueil  eut  été  laissé  dans  la  fosse,  il 
voltigea  ça  et  là,  puis  il  prit  son  vol.  Le  pauvre  le 
suivit  jusqu'à  une  lande,  où  il  le  vit  s'arrêter.  Il  dit 
au  papillon  : 

—  Pourquoi  es -tu  venu  jusqu'ici  sans  t'arrèter? 

—  Ah  !  répondit  le  papillon,  c'est  que  je  n'ai  trouvé 
que  cet  endroit  pour  me  reposer,  car  depuis  le  cime- 
tière jusqu'ici,  tout  est  couvert  d'âmes  qui  sont  à  faire 
pénitence. 

—  Et  toi,  petit  papillon,  en  as-tu  encore  pour  long- 
temps ? 

—  Pour  sept  ans. 


2IG  LÉGENDES   CHRÉTIENNES 

—  N'y  aurait-il  pas  moyen  d'abréger  ce  long  temps 
de  pénitence  ? 

—  Non,  à  moins  que  pendant  un  an  tu  ne  veuilles 
jeûner  au  pain  sec  et  à  l'eau. 

—  Je  veux  bien,  dit  le  pauvre. 

—  Eh  bien!  fais-le,  et  tu  n'y  perdras  pas. 

Le  pauvre  s'en  retourna,  et  pendant  un  an  il  jeûna 
au  pain  sec  et  à  l'eau.  L'année  suivante,  il  revint  sur 
la  lande  et  demanda  au  papillon  s'il  était  quitte. 

—  Xon,  répondit  le  papillon,  qui  était  presque 
blanc,  mais  encore  gris,  il  faut  que  tu  jeûnes  une 
autre  année  pour  que  ma  pénitence  soit  accomplie. 

Le  pauvre  s'en  retourna,  et  pendant  un  an  il  jeûna 
au  pain  et  à  l'eau.  L'année  terminée,  il  retourna  sur 
la  lande  et  vit  le  papillon  qui,  cette  fois,  était  blanc 
comme  la  neige. 

Ce  papillon  blanc  était  l'àme  du  défunt  que  le  pauvre 
avait  vu  mourir,  et  qui  avait  été  délivrée  grâce  à  lui  ; 
mais  de  son  côté  il  avait  fait  la  pénitence  du  pauvre, 
et  il  lui  dit  avant  de  s'envoler  : 

—  Je  te  remercie  bien  ;  mais  tu  n'as  pas  perdu  ton 
temps,  car  tu  as  une  place  préparée  à  côté  de  moi  dans 
le  ciel. 

Huit  jours  après,  le  pauvre  mourut,  mais  ainsi  que 
le  lui  avait  dit  le  papillon,  il  avait  une  place  dans  le 
ciel  à  côté  de  lui. 

Paul  SÉBiLLOT,  Traditions  et  supers litions 
de  la  Haute- Bretagne,  t.  II,  p.  299. 

La  croyance  que  l'âme  prend  la  forme  de  papillon  est  encore  assez 
répandue  à  la  campagne  en  Haute-Brelagne. 

Quand  on  voit  le  soir  de  petits  papillons  blancs  voler  dans  !a 
maison,  cela  annonce  la  mort  de  quelqu'un  de  ses  habitants.  Aussi 
quand  il  y  eu  a  beaucoup  dans  une  maison,  les  gens  en  sont  tout 
chagrins.  Jls  pensent  que  ce  sont  des  âmes  de  revenants  qui  viennent 
chercher  quelqu'un  pour  l'emmener  avec  elles. 


XLI 

LES  CINQ  SOUS  DES  BOHEMIENS 

(LÉGENDE   BASQUE  ) 


Quand  le  roi  des  Juifs  apprit  que  Jésus  était  né,  il 
donna  ordre  à  ses  soldats  de  mettre  à  mort  tous  les 
enfants  de  son  royaume  au-dessous  de  deux  ans.  La 
Mère-Vierge  et  Joseph  connurent  bientôt  cet  ordre  et 
se  préparèrent  à  quitter  le  pays.  Mais  il  fallait  passer 
par  une  ville  et  ils  ne  savaient  comment  faire  pour  ca- 
(îher  l'enfant  aux  soldats. 

Une  bohémienne  suivait  la  même  route.  Elle  vit  leur 
embarras  et  leur  dit  : 

—  Mettez  le  petit  dans  mon  bissac,  je  le  ferai  bien 
passer,  moi,  à  la  barbe  des  soldats. 

La  Sainte-Vierge  remercia  bien  la  bohémienne  et 
arrangea,  du  mieux  qu'elle  put,  l'enfant  dans  le 
bissac. 

1^  Les  soldats  qui  gardaient  la  porte  la  laissèrent 
passer  sans  lui  rien  dire,  non  plus  qu'à  Joseph,  mais 
ils  arrêtèrent  la  bohémienne. 

—  Que  caches-tu  dans  ton  bissac?  vieille  coquine! 

—  Un  enfant,  mes  amis,  le  plus  beau  du  monde. 

—  Si  tu  portais  un  enfant,  tu  ne  le  dirais  pas. 

Les  soldats  étaient  rangés  de  chaque  côté  de  la  porto 


218  LÉGENDES    CHRÉTIENNES 

ot  l'enfant  Jésus  passa  au  milieu  d'eux,  dans  le  bissac 
de  la  bohémienne. 

Pour  récompenser  les  bohémiens  d'avoir  caché  l'en- 
fant Jésus  aux  soldats  du  roi,  le  bon  Dieu  leur  a  permis 
de  Toler  cinq  sous  par  jour.  S'ils  en  prennent  davan- 
tage, ce  qu'ils  font  le  plus  souvent  qu'ils  peuvent,  ils  ne 
sont  responsables  que  du  surplus,  d'après  la  permis- 
sion du  bon  Dieu. 

Cerquand,  Légendes  et  récits  populaires 
du  pays  hasque,  n°  xlii. 


XLII 
LA  MÈRE  DE  SALNT  PIERRE 

(LÉGENDE  CORSE.) 


La  mère  de  saint  Pierre  avait  été  si  méchante  pen- 
dant sa  vie,  que  Dieu  ne  voulut  pas  la  laisser  entrer 
au  Paradis  après  sa  mort. 

Saint  Pierre  en  fut  bien  attristé  :  il  ne  mangeait  plus 
et  maigrissait  à  vue  d'œil. 

Le  Seigneur  s'en  aperçut  et  lui  dit  : 

—  Pierre,  pourquoi  donc  es-tu  si  triste  ? 
Et  Pierre  lui  répondit  : 

—  Seigneur,  ne  voyez-vous  pas  tous  les  supplices 
que  ma  mère  endure  aux  enfers  ? 

—  J'en  suis  bien  désolé,  mais  elle  n'a  que  ce  qu'elle 
mérite.  Dis-moi,  Pierre,  a-t-elle  seulement  fait  une 
bonne  action  pendant  sa  vie?  Cherche,  et  si  tu  en 
trouves  une,  si  petite  quelle  soit,  je  te  promets  de  la 
faire  entrer  au  ciel. 

Saint  Pierre  se  mit  aussitôt  à  feuilleter  le  livre  ou 
était  écrite  toute  la  vie  de  sa  mère. 

Il  tourne  et  retourne  les  pages,  mais  pas  la  moindre 
bonne  action.  Enfin,  à  force  de  chercher,  il  réussit  à 
trouver  qu'un  jour  elle  avait  donné  une  feuille  de  poi- 
reau à  un  malheureux  qui  mourait  de  faim. 


220  LÉGENDES    CHRÉTIENNES 

Triomphant,  plein  de  joie,  saint  Pierre  courut  vers 
le  Seigneur  : 

—  Seigneur,  Seigneur,  elle  a  donne  une  feuille  de 
poireau. 

—  Eh  bien  !  ce  sera  cette  feuille  de  poireau  qui  la 
sauvera. 

A  rinstant,  saint  Pierre  prit  une  feuille  de  poireau 
qui  s'allongea,  s'allongea  tant  et  tellement  qu'elle 
arriva  jusqu'aux  enfers. 

La  mère  du  saint  s'y  suspendit  sans  perdre  de  temps. 
La  voyant  monter  au  ciel,  un  premier  damné  s'ac- 
crocha à  elle,  un  second  suivit,  puis  un  troisième,  puis 
un  quatrième,  etc. 

La  feuille  de  poireau  enlevait  tout  le  monde. 

En  chemin,  la  méchante  femme  s'aperçut  qu'on  la 
suivait.  Furieuse  elle  donne  de  grands  coups  de  pieds, 

—  Làchez-moi,  ce  n'est  pas  pour  vous  que  mon  fils  a 
envoyé  cette  feuille. 

—  Laissez-les  monter,  ma  mère,  disait  saint  Pierre; 
ne  soyez  pas  si  ingrate. 

Mais  sa  mère  n'écoutait  rien  et  continuait  à  donner 
de  grands  coups  de  pieds  afin  qu'aucun  malheureux  ne 
pût  se  sauver  avec  elle. 

—  Eh  bien  !  Pierre,  dit  alors  le  Seigneur,  que  dis-tu 
de  cela  ? 

Pierre  baissa  tristement  la  tète  ;  puis,  lâchant  la 
feuille  de  poireau,  il  laissa  retomber  sa  mère  au  fond 
des  enfers. 

Ortoli,  Contes  pujnilaires  de  l'île  de  Corse. 


XLIII 


SAIiM  YVES 


(LEGENDE  DU   MORBIHAN. 


Dès  que  saint  Yves  fat  mort,  il  monta,  bien  entendu, 
tout  droit  au  ciel  et  alla  frapper  à  l'huis  du  Paradis  : 

—  Qui  va  là,  dit  saint  Pierre,  et  que  voulez-vous? 

—  Parbleu,  répondit  saint  Yves;  vous  me  la  donnez 
belle  :  quand  on  frappe  à  une  porte,  apparemment  que 
c'est  pour  entrer. 

—  Pour  entrer,  c'est  bientôt  dit,  grommela  saint 
Pierre,  mais  tout  le  monde  n'entre  pas  ici  comme  au 
cabaret  :  que  faisiez-vous  là-bas,  de  votre  vivant  ? 

—  J'étais  avocat,  répondit  saint  Yves. 

—  Avocat  !  !  !  reprit  saint  Pierre  ;  vous  vous  trom- 
pez de  porte,  mon  ami,  allez  frapper  ailleurs  et  laissez- 
nous  la  paix. 

Et  il  ferma  lestement  le  battant  qu'il  avait  entr'ou- 
vert. 

—  Mais  écoutez  donc,  dit  le  saint  de  Tréguier,  je  ne 
suis  pas  un  avocat  comme  les  autres,  moi  ;  je  suis 
avocat  des  pauvres,  et  la  charité  doit  me  faire  ouvrir 
cette  porte. 

—  Laissez-moi  donc  tranquille,  riposta  aigrement 
saint  Pierre  à  travers  le  guichet,  allez-vous  me  faire 


222  LEGENDES   CHRETIENNES 

croire,  par  hasard,  que  les  pauvres  peuvent  avoir  des 
procès  ■? 

Et  au  lieu  d'un  tour  de  clef,  il  en  donna  deux,  à  la 
porte. 

Saint  Yves  restait  là,  fort  déconcerté,  quand,  par 
bonheur  pour  lui,  arriva  une  religieuse  de  son  pays 
qui  venait  de  mourir  en  odeur  de  sainteté,  et  à  la- 
quelle saint  Yves  s'empressa  de  conter  sa  fâcheuse 
aventure. 

—  Pas  possible,  dit  la  religieuse  :  on  ne  peut  fermer 
la  porte  du  Paradis  à  un  saint  homme  comme  vous  ;  il 
faut  qu'il  y  ait  méprise  ;  nous  allons  voir. 

Et  aussitôt  la  sœur  frappa  discrètement  à  la  porte. 

—  Qu'y  a-t-il  encore?  dit  saint  Pierre  en  mettant 
un  œil  au  guichet. 

—  C'est  moi,  mon  frère,  répondit  la  religieuse  :  ou- 
vrez-moi, s'il  vous  plaît,  ainsi  qu'au  bon  saint  Yves, 
qui  se  morfond  là  depuis  longtemps. 

—  Monsieur  est  avocat,  dit  saint  Pierre,  et  j'ai 
l'ordre  de  ne  pas  ouA'rir  aux  avocats. 

—  Mais  TOUS  faites  erreur,  mon  cher  frère,  reprit  la 
religieuse  ;  saint  Yves  n'est  point  un  avocat  de  pro- 
fession; et  s'il  a  plaidé  quelquefois,  c'est  par  pure 
bonté  :  c'est  un  saint  prêtre  plein  de  mérite  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes,  et  qui  devrait  avoir  au  ciel 
une  de  ses  meilleures  places. 

—  Et  que  ne  disait-il  ça,  tout  d'abord  ?  Je  ne  lui  au- 
rais pas  fait  affront,  car  j'avais  ordre  d'ouvrir  à  saint 
Yves,  prêtre  ;  allons,  passons  et  dépêchez -vous. 

A  peine  introduit  au  ciel,  saint  Yves  chercha  à  bien 
se  caser.  Il  eût  pu  se  mettre  au  banc  des  curés  ;  mais 
il  y  avait  là  trop  peu  de  places  vides  ;  avec  ça  que  les 
curés  étaient  tous  un  peu  replets.  Il  aima  mieux  des- 
cendre au  banc  des  avocats,  où  il  n'y  avait  personne, 


SAINT  YVES  223 

et  oii  par  conséquent,  il  pouvait  se  prélasser  à  Taise. 
La  sœur,  au  contraire,  se  rendit  au  banc  des  reli- 
gieuses, mais  elle  ne  put  y  trouver  la  plus  petite  place. 
Saint  Yves,  voyant  son  embarras,  lui  fit  signe  avec 
le  doigt  de  venir  à  lui,  et  lui  dit  : 

—  Vous  m'avez  rendu  un  service  dont  je  me  trouve 
heureux  de  pouvoir  m'acquitter:  venez-vous  asseoir 
près  de  moi  ;  nous  serons  fort  à  l'aise,  comme  vous  le 
voyez  et  nous  jaserons. 

Pendant  longtemps  le  saint  Trégorais,  tout  occupé 
des  splendeurs  du  Paradis,  resta  bouche  close.;  mais 
quand  il  eut  satisfait  ses  yeux  et  ses  oreilles,  il  com- 
mença, comme  il  se  l'était  proposé,  à  jaser  avec  la 
sœur.  Il  lui  demanda  des  nouvelles  du  pays,  de  ses 
parents  et  de  ses  connaissances  ;  puis  il  se  mit  à  lui 
raconter  toute  sa  vie,  et  surtout  ses  beaux  succès  ob- 
tenus au  barreau.  Dans  le  feu  de  ses  souvenirs,  il  vou- 
lut lui  donner  un  échantillon  de  son  éloquence,  et  lui 
débiter  un  de  ses  plus  beaux  plaidoyers  ;  mais  il  haussa 
si  fort  la  voix  qu'il  donna  à  tous  les  saints  des  distrac- 
tions, et  appela  sur  lui  l'attention  de  l'archange  chargé 
de  la  police  du  Paradis. 

Cet  archange  vint  aussitôt  trouver  saint  Yves,  et  le 
menaça  de  lui  faire  évacuer  les  lieux,  s'il  se  permettait 
de  pareilles  incartades  : 

—  Ah  !  peste  !  s'écria  saint  Yves ,  tout  à  son  rôle 
d'avocat  ;  je  vous  trouve  plaisant,  mon  cher  archange, 
quand  vous  le  prenez  sur  ce  ton  !  me  mettre  à  la 
porte  !  !  !  C'est  plus  facile  à  dire  qu'à  faire...  Mais  vous 
n'y  pensez  pas.  Il  y  a  là  matière  à  procès  pour  cent 
ans  au  moins.  Eh  bien!  un  procès,  soit;  nous  plaide- 
rons. D'abord,  je  vous  fais  observer  que  j'ai  posses- 
sion ;  en  second  lieu,  il  y  a  prescription  en  ma  faveur, 
et  pour  interrompre  cette  prescription,  il  faut  citation 


22  4  LÉGENDES   CHRÉTIENNES 

en  justice.  Vous  devez  connaître  le  Code;  allons 
voyons  :  où  est  votre  huissier  ? 

—  Ta  !  ta  !  ta  !  quel  train  et  que  de  paroles,  dit  l'ar- 
change. Je  n'entends  rien  à  votre  grimoire  ;  mais, 
puisqu'il  faut  un  huissier  pour  vous  faire  entendre  rai- 
son, je  vais  de  suite  vous  en  envoj-er  un. 

Aussitôt  l'archange  se  mit  en  quête  d'un  huissier, 
fouilla  et  refouilla  avec  soin  tous  les  coins  du  Paradis  ; 
mais  ne  pouvant  y  rencontrer  l'ombre  d'un  huissier, 
force  lui  fut  de  laisser  saint  Yves  où  il  (^tait.  Seule- 
ment, pour  préserver  les  saints  contre  les  éclats  de  sa 
faconde,  il  fît  dresser  un  nouveau  banc  pour  les  reli- 
gieuses, y  fît  passer  la  sœur,  et  saint  Yves,  seul  alors, 
resta  coi. 

FouQUET,  Légendes  du  Morbihan, 
p.  102-105. 


III 

CONTES    SURNATURELS 


15 


XLIV 


LA  TÊTE  DE  MORT  QUI  PARLE 


(conte  alsacien.) 


11  y  avait  une  fois  un  homme  qui  avait  voyagé  en 
long  et  en  large  dans  le  monde,  et  pourtant  il  avait 
toujours  envie  de  courir  les  chemins.  Et  voilà  que  de 
nouveau  le  sac  sur  le  dos  et  le  bâton  à  la  main,  il  sui- 
vait gaîment  son  chemin,  lorsque  devant  lui  une  tête 
de  mort  se  mit  à  rouler. 

—  Hé  !  qu'est-ce  qui  t'arrive,  vieux,  lui  cria-t-il  ? 
Veux-tu  venir  déjeuner  avec  moi? 

—  Je  n'ai  ni  faim  ni  soif,  fut  la  réponse  ;  mais 
demain  tu  seras  mon  hôte  et  si  tu  ne  viens  pas,  je 
viendrai  te  chercher. 

—  Cela  peut  être,  cela  peut  ne  pas  être,  dit  le  gar«;on 
en  s'en  allant. 

Il  marchait  par  des  voûtes  sombres  et  longues,  et  il 
linit  par  arriver  à  une  belle  et  large  route.  Là  il  vit  sur 
un  arbre  deux  corbeaux  qui  se  battaient  avec  acharne- 
ment ;  cela  lui  parut  étrange,  pourtant  il  ne  s'en 
inquiéta  pas  et  il  continua  sa  route.  Plus  loin,  il  arriva 
à  un  ruisseau  :  là  se  tenait  un  prêtre  qui  puisait  de 
l'eau  dans  une  cuve,  mais  l'eau  coulait  de  nouveau 
dans  le  ruisseau,  car  la  cuve  n'avait  pas  de  fond. 


228  CONTES   SURNATURELS 

—  Vous  êtes  bien  bon,  Monsieur  le  cur(^,  dit-il,  de 
vous  donner  tant  de  peine;  votre  cuve  n'a  pas  do  fond. 

Le  prêtre  ne  lui  répondit  pas. 

Le  compagnon  continua  son  chemin  et  arriva  à  une 
maison  ;  il  frappa  à  la  porte,  il  cria,  mais  rien  ne 
bougeait.  Alors  il  tira  le  volet  de  la  fenêtre,  et  voilà 
qu'un  nombre  infini  d'oiseaux  se  mit  à  voler  au 
dehors,  tellement  qu'il  eut  peur  et  qu'il  referma  vive- 
ment le  volet. 

Il  se  remit  en  route  et  bientôt  à  un  petit  ruisseau,  il 
revit  la  tête  de  mort.  Il  lui  cria  de  nouveau. 

—  lié  bien,  n'as-tu  encore  ni  faim  ni  soif? 

—  Je  n'ai  ni  faim  ni  soif,  répondit  la  tête  ;  mais  tu 
viendras  avec  moi  dans  mon  château. 

Le  voyageur  n'avait  rien  à  répondre,  et  il  suivit  la 
tête  de  mort  qui,  comme  un  guide,  roulait  droit  devant 
lui.  Quand  ils  arrivèrent  au  château,  ils  montèrent  de 
larges  degrés,  puis,  par  de  longs  corridors,  par  de 
grandes  salles  et  de  grandes  chambres  ;  tout  cela  était 
plein  de  petites  lumières:  le  compagnon  en  était 
étonné.  La  tête  lui  dit  : 

—  Regarde,  ce  sont  les  lumières  de  la  vie  :  aussi 
longtemps  qu'un  homme  vit,  il  a  ainsi  sa  petite  lu- 
mière, et  quand  il  meurt,  celle-ci  s'éteint. 

—  Montre-moi  donc  la  mienne,  dit-il. 

La  tête  lui  montra  à  quelque  distance  une  lumière 
qui  était  presque  entièrement  consumée.  Là  dessus  le 
compagnon  fit  une  mine  triste. 

—  Voyons,  dis-moi,  lui  demanda  la  tête  de  mort, 
pour  le  détourner  de  ses  idées  tristes,  qu'as-tu  vu  sur 
ton  chemin  ? 

—  J'ai  vu  deux  corbeaux  sur  un  arbre  qui  étaient  à 
se  battre. 

—  Ce  sont  deux  frères,  qui  lorsqu'ils  vivaientse  sont 


I-A.   TETE   DE   MORT   QUI   PARLE  2i!9 

haïs  ;  ils  étaient  toujours  à  se  disputer  devant  le  juge. 
Après  leur  mort  ils  doivent  aussi  continuer  à  se  dis- 
puter toujours.  Qu'as-tu  vu  ensuite? 

—  J'ai  vu  un  prêtre  qui  puisait  d8  l'eau  dans  un  ruis- 
seau avec  une  cuve  sans  fond. 

—  C'était  un  prêtre  qui  aimait  les  biens  temporels  ; 
qui  n'en  avait  jamais  assez  et  qui  en  voulait  toujours 
davantage.  Maintenant  il  doit  puiser  de  l'eau;  il  en 
puisera  toujours,  et  il  n'en  aura  jamais  assez  pour 
remplir  sa  cuve.  Qu'as-tu  vu  encore  ? 

—  J'ai  vu  une  maison  à  la  porte  de  laquelle  j'ai 
frappé  et  appelé  ;  mais  on  ne  m'a  ni  répondu  ni  ouvert  ; 
alors,  j'ai  ouvert  un  volet  et  une  foule  d'oiseaux  se 
sont  envolés  et  répandus  dans  les  airs. 

—  Combien  il  y  en  avait-il  de  ces  oiseaux? 

—  Il  y  en  avait  bien  deux  mille. 

—  Autant  se  sont  envolés,  autant  de  pauvres  âmes 
sont  sauvées. 

Tout  cela  tournait  étrangement  dans  la  tête  du 
compagnon,  et  il  regardait  devant  lui  avec  des  yeux 
vitreux. 

—  Dis-moi  donc,  lui  demanda  encore  la  tête,  com- 
bien de  temps  crois-tu  avoir  été  en  route  ? 

—  Mais,  tout  un  jour. 

—  Tout  un  jour,  en  vérité  !  apprends  que  tu 
marches  depuis  trois  cents  ans,  et  maintenant  retourne 
d'où  tues  venu. 

Le  compagnon  sortit  du  château.  Il  passa  d'abord 
devant  la  maison  aux  volets  fermés.  Il  ouvrit  le  volet 
du  bas,  mais  il  n'en  sortit  plus  d'oiseaux  ;  au  ruisseau, 
il  ne  trouva  plus  le  prêtre  qui  puisait  de  l'eau  dans  une 
cuve,  et  sur  l'arbre  du  chemin  il  n'y  avait  plus  de 
corbeaux  à  se  battre.  Et  en  continuant  sa  route,  il 
arriva  enfin  à  son  village  et  à  la  maison  de  son  père. 


•230  CONTES  SURNATURELS 

11  sonna,  et  une  personne  étrangère  se  montra  à  la 
lenêtre. 

—  Que  voulez-vous,  mon  ami,  lui  dit-elle? 

—  Mais  entrer  chez  moi,  dans  ma  maison,  répon- 
dit-il. 

Quand  les  gens  ouvrirent  la  porte  et  virent  l'étranger 
avec  son  costume  ancien,  usé  et  couvert  de  poussière, 
ils  secouèrent  la  tête  et  ils  furent  bien  plus  étonnés 
quand  ils  lui  demandèrent  son  nom  et  quand  il  leur  dit 
un  nom  inconnu  dans  le  village.  Les  gens  eurent  pitié 
du  visiteur  étrange,  ils  le  conduisirent  à  la  mairie  et 
comme  il  répétait  son  nom,  on  chercha  dans  les  anciens 
registres  et  on  trouva  en  effet  qu'environ  trois  siècles 
auparavant  il  y  avait  eu  une  famille  de  ce  nom  ;  mais 
que  depuis  elle  était  tout  à  fait  éteinte. 

Alors  on  alla  à  l'église  avec  l'étranger  et  on  fit  dire 
une  messe  pour  lui.  Pendant  la  messe  on  vit  une 
colombe  blanche  voltiger  autour  de  l'autel.  L'étranger 
était  agenouillé  fixe  et  immobile  à  sa  place  et  quand 
on  le  toucha,  il  tomba  en  cendre  et  en  poussière. 

On  croit  que  la  colombe  blanche  était  son  âme. 

Traduit  do  J.-F.  Flaxlaxd,  dans  VAlsatia  publiée 
par  A.  Stœber,  1858-61,  p.  26L 


XLV 

LE  PILOTE  DE  MER 

(CONTE  DE  MARIN.) 


Il  était  une  fois  un  petit  garçon  qui  perdit  sa  mère  à 
rage  d'un  mois.  Il  se  nommait  Mateur  '  ;  son  père  qui 
était  capitaine  au  long-cours  l'aimait  comme  la  pru- 
nelle de  ses  yeux  et  il  l'éleva  du  mieux  qu'il  put. 

Quand  l'enfant  eut  douze  ans,  il  le  mit  au  collège  et 
recommanda  à  son  proiesseur  de  lui  parler  souvent  de 
la  mer  et  de  la  navigation,  puis  il  retourna  prendre  le 
commandement  de  son  navire.  Le  maître  du  petit 
Mateur  lui  parlait  souvent  de  la  mer  et  des  vaisseaux 
qui  la  parcourent,  l'enfant  apprenait  tout  ce  qu'il  vou- 
lait, et  quand  son  père  revenait  de  voyage,  il  était  bien 
content. 

Cependant  le  capitaine  mourut  ;  le  petit  Mateur  qui 
avait  alors  seize  ans,  resta  avec  son  professeur  et 
deux  ans  après,  il  lui  dit  qu'il  voulait  être  marin.  Son 
maître  qui  l'aimait  bien,  le  fit  embarquer  sur  un 
navire  afin  qu'il  pût  apprendre  le  métier  de  la  mer. 

Mateur  navigua  deux  années,  puis  à  l'âge  de  vingt 
ans,  il  fut  reçu  capitaine  au  long-cours.  Alors  il  se  fit 

*  Amateur. 


232  CONTES   SURNATURELS 

construire  un  navire  en  bois  d'acajou  qui  portait  deux 
mille  tonneaux,  et  il  n'y  en  avait  pas  de  plus  beau  sur 
la  mer.  On  fut  longtemps  à  le  construire,  et  quand  il 
fut  achevé  et  gréé  prêt  à  partir,  Mateur  avait  vingt- 
cinq  ans.  Il  s'occupa  alors  de  faire  son  équipage  et 
choisit  vingt-quatre  marins,  les  meilleurs  qu'il  put 
trouver.  Il  garnit  son  navire  de  vivres  et  de  marchan- 
dises, puis  il  mit  à  la  voile  pour  faire  le  tour  du 
monde. 

Le  capitaine  Mateur  nourrissait  bien  ses  hommes  et 
ils  l'aimaient  parce  quil  était  juste.  Il  y  avait  trois 
ans  qu'ils  était  en  mer,  et  ils  n'avaient  eu  aucun  acci- 
dent lorque  le  calme  les  prit,  et  ils  restèrent  bien  des 
jours  à  la  même  place  sans  avancer  ni  reculer.  L'eau 
finit  par  leur  manquer,  et  un  jour  que  le  navire  avait 
fait  un  peu  de  route,  on  aperçut  tout  au  loin  une  île. 

Le  capitaine  Mateur  dit  à  ses  hommes  : 

—  Il  faut  prendre  le  grand  et  le  petit  canot  et  aller 
voir  s'il  y  a  quelque  source  sur  cette  île  ;  car  toutes  nos 
caisses  à  eau  sont  vides. 

Les  matelots  obéirent  et  ils  abordèrent  à  l'ile,  où  fort 
heureusement  ils  trouvèrent  une  source.  Ils  rempli- 
rent leurs  caisses  et,  comme  ils  étaient  prêts  à  se 
rembarquer,  ils  virent  un  homme  qui  était  vilain, 
vilain,  si  vilain  qu'ils  en  eurent  peur,  et  pourtant  les 
matelots  n'ont  pas  peur  de  grand'chose.  Il  avait  du 
goémon  sur  la  figure,  sur  les  mains  et  sur  tout  le  corps; 
à  part  cela,  il  ressemblait  à  un  homme  qui  marche  sur 
ses  deux  pieds. 

—  Qui  êtes-vous?  lui  demanda  un  des  matelots  plus 
hardi  que  les  autres. 

—  Un  homme  comme  vous,  répondit-il  ;  je  suis  ici 
depuis  ma  naissance,  et  il  y  a  de  cela  plus  de  cent 
ans.  Jusqu'à  présent  personne  n'a  abordé  ici,  et  je  vou- 


LE   PILOTE  DE   MER  233 

drais  bien,  si  vous  y  consentez,  m'embarquer  sur  votre 
navire . 

—  Que  feriez-vous  abord?  répondirent  les  matelots, 
voilà  six  mois  au  moins  qu'il  ne  vente  plus  et  le  navire 
bouge  à  peine  de  place.  ' 

—  Ah  !  dit  l'homme  couvert  de  goëmon,  si  vous 
voulez  de  moi,  dès  que  je  serai  à  votre  bord  le  vent 
soufflera. 

—  Le  capitaine  n'est  pas  ici  et  nous  ne  pouvons 
vous  prendre  sans  sa  permission  ;  mais  nous  allons  la 
lui  demander. 

Les  deux  chaloupes  revinrent  et  quand  les  pièces 
d'eau  furent  hissées  à  bord,  les  matelots  racontèrent 
au  capitaine  ce  qu'ils  avaient  vu  et  ce  que  l'homme 
couvert  de  goëmon  leur  avait  demandé. 

—  Puisque  la  source  est  bonne,  dit-il,  il  faut  faire 
une  grande  provision  d'eau;  cette  fois  je  vais  aller 
avec  vous. 

Quand  ils  abordèrent  à  l'île,  l'homme  couvert  de 
goëmon  se  présenta  devant  eux  et  le  capitaine  à  son 
tour  en  eut  quasiment  peur. 

—  Qui  êtes-vous?  lui  demanda-t-il,  et  qui  vous  a 
fait  venir  ici  ? 

—  Je  suis  un  homme  comme  vous,  répondit-il  ;  je 
suis  ici  depuis  ma  naissance,  et  il  y  a  de  cela  plus  de 
cent  ans. 

—  Vous  désirez  embarquer  sur  mon  navire  ? 

—  Oui,  et  si  vous  voulez  me  prendre,  dès  que  je 
serai  à  votre  bord,  le  vent  soufflera. 

L'homme  couvert  de  goëmon  monta  dans  la  cha- 
loupe du  capitaine  et  dès  qu'il  eut  mis  le  pied  sur  le 
pont,  la  brise  commença  à  souffler  et  voilà  le  navire 
parti  vent  arrière. 

Le  capitaine  Mateur  et  ses  matelots  étaient  bien  con- 


234  CONTES   SURNATURELS 

tents  d'avoir  à  leur  bord  l'homme  qui  leur  donnait  du 
vent,  et  ils  le  nommèrent  le  Pilote  de  Mer. 

Le  Pilote  de  Mer  ne  mangeait  jamais,  et  quand  les 
matelots  l'invitaient  à  venir  avec  eux  à  l'heure  des 
repas,  il  leur  disait  : 

—  Mangez,  mangez  toujours,  je  mangerai  après. 
Mais  personne  ne  le  vit  jamais  avaler  la  moindre 

des  choses. 

Lorsqu'il  se  couchait  le  soir,  il  semblait  avoir  plus 
de  mille  ans  et  les  goëmons  qui  le  couvraient  pen- 
daient jusqu'à  terre  ;  au  matin  quand  il  se  réveillait, 
il  était  comme  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans  ; 
mais  aussitôt  que  quelqu'un  l'avait  regardé,  son  goé- 
mon repoussait  et  il  redevenait  vieux  tout  d'un  coup. 

Le  capitaine  continuait  à  faire  le  tour  du  monde  et 
le  navire  était  déjà  bien  loin  de  l'ile  où  il  avait  renou- 
velé la  provision  d'eau,  quand  il  se  trouva  en  vue  d'une 
t^rre. 

Le  Pilote  de  Mer  dit  au  capitaine  Mateur  : 

—  Voilà  une  découverte,  capitaine;  personne  n"a 
jamais  vu  cette  île;,  si  vous  voulez  y  débarquer,  il 
vous  sera  facile  d'3'  prendre  des  provisions  ;  il  y  en 
a  en  abondance,  je  vous  assure. 

Le  capitaine  envoya  ses  chaloupes  à  terre  et  elles 
revinrent  chargées  de  pain,  d'oranges,  de  viandes 
fraîches  et  de  provisions  de  toutes  sortes. 

Ils  continuèrent  leur  route  :  le  capitaine  Mateur 
commençait  à  se  repentir  d'avoir  embarqué  le  Pilote 
de  mer,  qui  lui  faisait  peur.  Il  voulut  virer  de  bord 
pour  revenir  en  France,  mais  le  Pilote  de  Mer  dit  qu'il 
ne  le  voulait  pas.  Malgré  cela  le  capitaine  ordonna  de 
mettre  le  cap  sur  la  France  ;  mais  aussitôt  le  Pilote  de 
Mer  fit  cesser  le  vent  et  le  navire  ne  bougeait  pas  plus 
qu'un  rocher. 


LE  PILOTE   DE  MER  23o 

Le  capitaine  et  l'équipage,  voyant  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  de  faire  autrement,  consentirent  à  ce  que  vou- 
lait le  Pilote  de  Mer.  Il  se  mit  à  la  barre  :  aussitôt  le 
vent  gonfla  les  voiles  et  les  voilà  partis  vent  arrière. 

Ils  naviguèrent  de  longs  mois  et  allèrent  loin,  bien 
loin.  Ils  arrivèrent  enfin  à  un  port  au  fond  duquel  était 
une  belle  ville.  Le  Pilote  de  Mer  dit  à  Mateur. 

—  Capitaine,  il  n'y  a  personne  dans  cette  ville,  car 
tous  les  habitants  ont  été  étouffés  par  une  pluie  de 
soufre.  Vous  pouvez  y  faire  un  chargement  à  bon  mar- 
ché; mais  l'accès  du  port  n'est  pas  facile,  et  je  vais 
sonder  avant  de  faire  entrer  le  navire. 

Le  Pilote  de  Mer  sauta  à  l'eau,  et  quand  il  eut  sondé 
partout  la  passe,  il  fit  entrer  le  navire  dans  le  port.  Il 
descendit  ensuite  à  terre  avec  le  capitaine  et  les  mate- 
lots, et  ils  se  mirent  à  parcourir  la  ville.  Les  maisons 
étaient  pleines  de  beaux  meubles,  d'or,  d'argent,  de 
pierreries  et  de  diamants  ;  il  n'y  manquait  que  du  vin, 
du  pain  et  des  provisions  de  bouche. 

Ils  emportèrent  à  bord  une  cargaison  de  bijoux,  d'or 
et  de  diamants,  puis  ils  se  disposèrent  à  partir. 

—  Où  voulez -vous  aller  maintenant  ?  demanda  le 
Pilote  de  Mer  au  capitaine. 

—  Je  veux  rentrer  en  France  et  aborder  au  port  du 
Havre  :  c'est  le  pays  où  je  suis  né,  et  c'est  là  où  mon 
navire  a  été  construit. 

—  Je  veux  bien  vous  mener  au  Havre,  dit  le  Pilote 
de  Mer  ;  mais  c'est  à  condition  qu'une  fois  arrivé  au 
port,  j'aurai  commandement  sur  vous  et  sur  vos  ma- 
telots. 

—  Quel  espèce  de  commandement  voulez-vous  ?  de- 
manda le  capitaine. 

—  Le  commandement  de  tous,  et  c'est  tout. 

Mais  le  capitaine  Mateur  ne  voulait  pas  pour  sa  part 


236  COxNTES  SURNATURELS 

consentir  à  cela,  et  il  en  parla  à  ses  matelots  qui  ne 
voulurent  pas  non  plus.  Il  revint  donner  leur  réponse 
au  Pilote  de  Mer. 

—  Hé  bien  !  répondit-il,  je  m'en  moque  pour  ma 
part  ;  ce  pays-ci  m'est  aussi  bon  qu'un  autre.  Restez-y 
donc  si  cela  vous  plaît  ;  mais  vous  n'en  pourrez  dé- 
marrer qu'après  m'avoir  donné  le  commandement  sur 
tous. 

Le  capitaine  et  les  matelots  malgré  cela  ne  vou- 
laient pas  donner  le  commandement  sur  eux  au  Pilote 
de  Mer  ;  mais  le  navire  ne  faisait  pas  de  route  :  les 
provisions  s'épuisaient,  et  comme  il  n'y  avait  aucune 
terre  en  vue,  ils  allaient  bientôt  manquer  de  pain, 
de  vin  et  d'eau.  Le  Pilote  de  Mer  vint  dire  au  ca- 
pitaine : 

—  Puisque  vous  ne  voulez  pas  me  donner  le  com- 
mandement sur  tous,  je  ne  le  demande  que  sur  un 
seul  :  quand  nous  serons  au  Havre,  on  tirera  à  la 
courte-paille,  et  celui  que  le  sort  désignera  sera  à  moi. 

Le  capitaine  assembla  son  équipage,  et  tous  furent 
d'avis  de  consentir.  Dès  qu'ils  s'y  furent  engagés,  le 
Pilote  de  Mer  se  mit  à  la  barre,  le  vent  enfla  les  voiles, 
et  au  bout  de  trois  mois  le  navire  entra  dans  le  port 
du  Havre. 

—  Faisons  les  boises  '  pour  tirer  au  sort,  dit  le  Pilote 
de  Mer  ;  j'ai  accompli  ma  promesse. 

—  Pas  aujourd'hui,  répondit  le  capitaine  Mateur  ;  il 
faut  auparavant  que  mon  navire  soit  déchargé. 

Le  capitaine  prit  de  petits  lingots  d'or  et  alla  les 
vendre  pour  payer  ses  hommes  ;  puis,  quand  il  leur 
eut  donné  la  paie  qui  leur  revenait,  il  se  rendit  chez 
l'évêque,  et  lui  raconta  ce  qui  était  arrivé. 

*  Les  morceaux  de  bois. 


LE   PILOTE   DE  MER  237 

—  Vous  êtes-YOus  donné  au  diable  ?  demanda  Vé- 
vêque. 

—  Non,  répondit  le  capitaine  ;  je  lui  ai  seulement 
dit,  car  je  ne  pouvais  faire  autrement,  qu'une  fois  ar- 
rivé au  port  on  tirerait  à  la  courte-paille  pour  savoir 
qui  appartiendrait  au  Pilote  de  Mer. 

—  En  ce  cas,  dit  l'évéque  ;  je  vais  écrire  au  pape  et 
le  prier  de  venir  au  Havre. 

L'évéque  écrivit  au  pape,  et  celui-ci  se  hâta  d'arriver 
au  Havre;  il  dit  au  capitaine  Mateur  qu'il  n'avait 
qu'une  chose  à  faire,  c'était  de  laisser  la  cargaison  à 
bord  de  son  navire,  et  de  couper  à  la  même  longueur 
toutes  les  boises  avec  lesquelles  on  devait  tirer  au  sort. 
Il  promit  d'aller  lui-même  à  bord  et  d'être  là  pour 
faire  tirer  l'équipage. 

Le  lendemain,  le  pape  coupa  toutes  les  boises  de 
même  longueur,  les  trempa  dans  de  l'eau  bénite  et  les 
plaça  dans  un  petit  sac  de  toile  qu'il  arrosa  aussi  d'eau 
bénite.  Il  en  emplit  une  petite  bouteille  qu'il  mit  dans 
sa  poche,  puis  il  s'habilla  en  caltat,  et  vint  à  bord  du 
navire. 

Quand  le  Pilote  de  Mer  le  vit  arriver,  il  se  mit  à  re- 
muer les  narines,  parce  qu'il  sentait  l'eau  bénite,  et  les 
matelots  lui  disaient  : 

—  Qu'avez-vous  donc.  Pilote  de  Mer?  vous  n'êtes  pas 
dans  votre  état  ordinaire. 

—  Je  sens,  répondit-il,  quelque  chose  qui  ne  me  va 
pas.  Et  il  continua  à  renifler. 

Cependant  le  pape  monta  à  bord,  habillé  en  calfat 
et  les  mains  couvertes  de  goudron.  Il  dit  : 

—  Voici  un  petit  sac  dans  lequel  il  y  a  vingt-six 
boises  ;  à  vous.  Pilote  de  Mer,  de  tirer  le  premier. 

Le  pape  avait  fait  toutes  les  boises  de  même  lon- 
gueur ;  mais  l'une  d'elles  qui  était  en  bois  vermoulu 


238  CONTES  SURNATURELS 

s'était  cassée  dans  le  sac,  et  ce  fut  elle  que  prit  le  Pi- 
lote de  Mer.  Elle  le  brûla  si  dur  qu'il  se  mit  à  courir 
d'un  bout  à  l'autre  du  pont  comme  un  chat  qui  a  le 
feu  au  derrière,  en  poussant  des  hurlements  à  faire 
trembler  la  ville  du  Havre. 

Les  matelots  tirèrent  à  leur  tour  ;  mais  comme  ils 
savaient  .que  le  Pilote  de  Mer  n'aurait  jeté  la  boise 
qu'après  que  tout  le  monde  aurait  pris  la  sienne,  ils 
firent  durer  le  tirage  vingt-quatre  heures,  pour  le  faire 
soulïrir. 

Quand  tout  le  monde  eut  tiré,  on  mesura  les  boises, 
et  on  vit  que  toutes  étaient  de  même  longueur  excepté 
celle  du  Pilote  de  Mer,  et  il  fut  obligé  de  laisser  les 
autres  tranquilles. 

Mais  voyant  qu'il  avait  été  trompé  par  la  ruse  du 
pape,  il  voulut  l'emporter  ;  le  pape  prit  la  bouteille 
d'eau  bénite  qu'il  avait  apportée,  et  en  jeta  quelques 
gouttes  dans  les  yeux  du  Pilote  de  Mer  ;  aussitôt  ce- 
lui-ci sauta  à  l'eau,  et  s'en  alla  en  hurlant  à  faire  peur, 
et  depuis  jamais  le  capitaine  Mateur  ni  ses  matelots  ne 
l'ont  revu. 

Le  capitaine  vendit  au  poids  de  l'or  le  chargement 
qu'il  avait  pris  dans  la  ville  dont  les  habitants  avaient 
été  étouffés  par  le  soufre.  Il  fit  sa  fortune,  et  donna  à 
ses  matelots  de  quoi  se  mettre  à  l'aise,  et  ils  vécurent 
tous  heureux. 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  des  marins,  n°  xix. 


XLVl 


LE  FOLLET 


(CO.NTE   LORRAIN.) 


Il  y  a  bien  trois  mille  ans,  notre  voisin  avait  beau- 
coup de  blé  en  grange.  Tous  les  matins,  il  trouvait  une 
partie  de  ce  blé  battu  et  des  gerbes  préparées  sur 
l'aire  pour  le  lendemain  :  il  ne  savait  comment  expli- 
quer la  chose. 

Un  soir,  s'étant  caché  dans  un  coin  de  la  grange,  il 
vit  entrer  un  petit  homme  qui  se  mit  à  battre  le  blé. 
Le  laboureur  se  dit  en  lui-même  :  «  Il  faut  que  je  lui 
donne  un  beau  petit  habit  pour  sa  peine,  n  Car  le  petit 
homme  était  tout  nu.  Il  alla  dire  à  sa  femme  : 

—  C'est  un  petit  homme  qui  vient  battre  notre  blé  ; 
il  faudra  lui  faire  un  petit  habit. 

Le  lendemain,  la  femme  prit  toutes  sortes  de  pièces 
d'étoffe  et  en  lit  un  petit  habit  que  le  laboureur  posa 
sur  un  tas  de  blé. 

Le  follet  revint  la  nuit  suivante,  et  en  battant  le  blé, 
il  trouva  l'habit.  Dans  sa  joie  il  se  mit  à  gambader 
autour,  en  disant  : 

—  Qui  bon  maître  sert,  bon  loyer  en  tire. 


240  CONTES  SURNATURELS 

Ensuite,  il  endossa  l'habit  et  se  trouva  bien  beau. 
—  Puisque  me  voilà  payé  de  ma  peine,  battra  main- 
tenant le  blé  qui  voudra  ! 
Cela  dit,  il  partit  et  ne  revint  plus. 

Emmanuel  CosQuix,  Contes  populaires  lorrains. 
IV'  vr. 


XLVII 


LE  PRÊTRE  SANS  OMBRE 


(CONTE  BASQUE.) 


A  une  certaine  époque,  le  vieux  diable  avait  fondé, 
dans  la  grotte  de  Salamanque,  une  école  pour  ceux 
qui  voulaient  devenir  prêtres,  n'acceptant  que  des 
cadeaux,  et  en  une  seule  année,  il  les  instruisait  ;  ceux 
qui  sortaient  de  son  école  étaient  surtout  forts  dans 
les  conjurations.  Mais  chaque  année  un  élève  devait 
rester  dans  la  grotte  pour  le  vieux  diable,  et  celui  qui 
sortait  le  dernier  était  toujours  celui  qui  devait  rester. 
Comme  la  sortie  de  cette  école  était  à  la  Saint-Jean, 
les  élèves  cherchaient  tous  à  sortir  les  uns  avant  les 
autres,  car  personne  ne  voulait  rester  avec  le  vieux 
diable  ;  mais  ils  ne  pouvaient  sortir  qu'un  à  un  et  l'un 
après  l'autre,  car  la  porte  était  étroite,  basse  et  tout 
juste  suffisante.  Ce  jour-là,  le  vieux  diable  restait  à  la 
porte  et  disait  au  premier  qui  sortait  : 

—  Reste  ici,  toi. 

—  Empare-toi  de  celui  qui  me  suit,  disait  le  premier. 
Il  faisait  la  môme  demande  au  second,  qui  répondait 

de  même  : 

—  Empare-toi  de  celui  qui  me  suit. 

CONTES.  16 


2i2  CONTES   SURNATURELS 

Il  faisait  ainsi  la  même  demande  à  tous  jusqu'au 
dernier,  et  tous  lui  faisaient  la  même  réponse  ;  mais 
le  dernier  demeurait  toujours  dans  la  grotte  avec  le 
vieux  diable. 

Une  année,  un  élève  trompa  le  vieux  diable. 

Le  matin  de  la  Saint-Jean,  les  élèves  étaient  dans  la 
grotte,  tout  tristes.  L'un  d'eux  dit  à  ses  camarades  : 

—  Si  vous  voulez  attendre  pour  sortir  que  midi 
sonne,  je  demeurerai  le  dernier. 

Tous  lui  promettentde  bon  cœur  d'attendre.  A  midi 
juste,  ils  commencent  à  sortir;  le  vieux  diable  fait  à 
tous  la  demande  accoutumée,  et  tous  font  la  même  ré- 
ponse :  «  Empare-toi  de  celui  qui  me  suit  ». 

Mais,  comme  le  jour  de  la  Saint- Jean,  à  midi,  le 
soleil  se  trouvait  tout  juste  en  face  de  la  grotte,  le 
corps  du  dernier  qui  sortait  faisait  une  ombre,  et  le 
vieux  diable  s'empara  de  cette  ombre.  Le  prêtre  sortit 
donc  sans  ombre.  Pendant  toute  sa  vie,  quelque  beau 
temps  qu'il  fît,  il  restait  sans  aucune  ombre,  et,  si  ce 
qu'on  dit  est  vrai,  il  devint  plus  tard  curé  de  Bachus. 

J.  ViNSON,  Foll-Lore  du  Pays  basque. 


XLvm 

LES  DEUX  BOSSUS  ET  LES  NAINS 

(conte    de    la    BASSE-BRETAGNE.) 

Inédit. 


Il  y  avait  une  fois  deux  bossus,  Nonnic  et  GabiC;, 
deux  amis. 

Ils  étaient  tailleurs  de  leur  état,  et,  chaque  matin, 
ils  allaient  en  journée,  chacun  de  son  côté,  dans  les 
fermes  et  les  manoirs  du  pays. 

Un  soir  que  Nonnic  revenait  seul  de  son  travail, 
comme  il  passait  sur  la  lande  de  Penn-an-Roc'hou, 
non  loin  du  bourg  de  Plouaret,  il  entendit  de  petites 
voix  grêles  qui  chantaient  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi  ! . . . 

—  Qui  est-ce  qui  chante  donc  de  la  sorte?  se  de- 
manda-t-il. 

Et  il  s'approcha  tout  doucement.  Il  faisait  un  beau 
clair  de  lune,  et  il  vit  les  Danseurs  de  nuit,  —  qui  sont 
des  nains,  —  qui  dansaient  en  rond  et  chantaient  en 
se  tenant  les  mains.  Un  d'eux  chantait  le  premier  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi  ! . . . 


244  CONTES  SURNATURELS 

Puis  les  autres  reprenaient  ensemble  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi  !. . . 

Et  c'était  tout.  Xonnic  avait  souvent  entendu  parler 
des  Danseurs  de  nuit,  mais  il  ne  les  avait  jamais  vus, 
et  il  se  cacha  derrière  un  rocher,  pour  les  observer. 
Mais  il  fut  vite  découvert  et  pris  au  milieu  du  cercle. 
Et  les  nains  de  danser  de  plus  belle,  en  tournant  autour 
de  lui  et  en  chantant  toujours  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi  !. . . 

Et  ils  disaient  au  bossu  :  Danse  et  chante  aussi  avec 
nous. 

Nonnic  n'était  pas  timide,  et  il  entra  dans  la  danse 
et  chanta  avec  eux  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi  ! . . . 

Mais,  comme  ils  répétaient  toujours  ces  trois  mots, 
sans  plus,  il  dit  : 

—  Et  après?  Votre  chanson  est  bien  courte. 

—  C'est  tout,  répondirent-ils. 

—  Comment,  c'est  tout?  Pourquoi  n'ajoutez-vous 
pas  : 

Et  jeudi  et  puis  vendredi  1.  . . 

—  C'est  vrai!  répondirent-ils,  c'est  très  joli. 

Et  ils  chantèrent  en  sautant  et  en  trépignant  de  joie  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi, 
Et  jeudi  et  puis  vendredi  ! . .  . 

Et  de  tourner  avec  un  entrain  du  diable. 
Quand  Nonnic,  n'en  pouvant  plus,  voulut  se  retirer, 
les  nains  se  demandèrent  : 

—  Que  donnerons-nous  bien  à  Xonnic,  pour  nous 
avoir  allongé  et  embelli  notre  chanson? 


LES   DEUX   BOSSUS   ET  LES  NAINS  245 

—  Ce  qu'il  voudra  :  de  l'argent  et  de  l'or  à  discré- 
tion; on  le  débarrassera  de  sa  bosse,  s'il  le  préfère. 

—  Ah!  oui,  dit  Nonnic,  si  vous  voulez  me  soulager 
de  ce  fardeau  que  je  porte  depuis  si  longtemps,  je  vous 
laisserai  et  l'or  et  l'argent. 

—  C'est  cela,  enlevons-lui  sa  bosse! 

Et  ils  lui  frottèrent  le  dos  avec  un  onguent  merveil- 
leux qui  fit  disparaître  sa  bosse,  par  enchantement,  et 
il  s'en  retourna  chez  lui,  droit  et  léger  et  même  joli 
garçon. 

Le  lendemain,  quand  son  ami  et  confrère  en  bosse 
le  vit,  il  fut  bien  étonné,  et  c'est  à  peine  s'il  le  re- 
connut. 

—  Comment!  disait -il  en  tournant  autour  de  lui,  et... 
et  ta  bosse? 

—  Disparue,  comme  tu  vois. 

—  Et  comment  donc  cela  s'est-il  fait? 
Et  Nonnic  lui  conta  tout. 

—  Ah  !  j'irai  aussi,  moi,  voir  les  Danseurs  de  nuit, 
à  Penn-an-Roc'hou,  et  pas  plus  tard  que  ce  soir! 

Et  il  fit  comme  il  l'avait  dit. 

Quand  il  arriva  sur  la  lande,  les  nains  y  dansaient 
déjà  en  chantant  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi! . . . 

Chantait  une  voix  seule,  et  les  autres  continuaient 
toutes  ensemble  : 

Et  jeudi  et  puis  vendredi  ! . . . 

Et  ils  tournaient  et  gambadaient  et  cabriolaient  ! 
Gabic  s'approcha  et  ils  lui  crièrent  : 

—  Viens  danser  avec  nous  ! 


246  CONTES  SURNATURELS 

Et  le  voilà  dans  la  ronde  et  de  danser  et  de  chanter 
comme  eux  : 

Lundi,  mardi  et  mercredi, 
Et  jeudi  et  puis  vendredi  ! . . , 

—  Et  ensuite?...  dit-il. 

—  C'est  tout  :  est-ce  que  vous  en  savez  plus  long? 

—  Oui,  donc! 

—  Oh  !  dites  alors  !  dites  alors  ! 
Et  il  ajouta  : 

Et  samedi  et  dimanche  ! . . . 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  bon  !  cela  ne  rime  pas  !  Il  nous 
a  gâté  notre  chanson,  qui  était  si  jolie!  Il  faut  l'en 
punir,  que  lui  ferons-nous?  crièrent  tous  les  petits 
hommes  à  la  fois,  en  se  remuant  et  s'agitant  autour  de 
Gabic  comme  une  fourmilière. 

—  Il  faut  ajouter  la  bosse  de  Nonnic  à  la  sienne  !  dit 
quelqu'un. 

—  Oui,  c'est  cela!  ajoutons  la  bosse  de  Nonnic  à  la 
sienne. 

Ce  qui  fut  fait  sur  le  champ,  et  le  pauvre  Gabic 
s'en  retourna  chez  lui,  tout  honteux  et  ployant  sous 
le  faix,  et  il  lui  fallut  porter,  le  reste  de  sa  vie,  la  bosse 
de  son  camarade  avec  la  sienne!... 

Ce  conte  a  été  recueilli  par  M.  F. -M.  Luzel. 


XLIX 


LE  SOUPER  DU  FANTOME 


(conte  picard.) 


Il  y  a  longtemps,  bien  longtemps,  un  jour  que  les 
vieilles  femmes  étaient  à  la  veillée  à  filer  à  une  ving- 
taine dans  une  cave  pour  économiser  l'huile  et  le 
bois,  il  prit  fantaisie  à  un  jeune  homme  du  village  de 
jouer  un  tour  aux  flleuses  en  leur  faisant  une  grande 
peur.  Il  prit  donc  un  grand  drap  blanc  et  une  chan- 
delle et  alla  au  cimetière  chercher  une  tête  de  mort. 
On  avait  fait  justement,  quelques  jours  auparavant, 
un  grand  tas  d'ossements  qu'on  devait  placer  peu 
après  dans  une  fosse  commune.  Le  jeune  paysan  n'eut 
donc  que  l'embarras  du  choix.  Il  prit  la  première  tête 
de  mort  qu'il  trouva  à  sa  portée,  courut  la  laver  à  la 
rivière  pour  la  débarrasser  de  l'argile  qui  la  couvrait, 
et,  après  avoir  mis  sa  chandelle  allumée  à  l'intérieur, 
il  reprit  le  chemin  du  village. 

Arrivé  là,  il  s'enveloppa  du  drap  blanc  et  se  rendit 
chez  les  fileuses.  Jugez  de  la  frayeur  des  pauvres 
femmes  en  voyant  apparaître  au  milieu  de  leur  groupe 
ce  fantôme,  agitant  la  tète  de  mort  et  disant  d'une 
voix  sourde  : 


248  CONTES    SURNATURELS 

—  A  genoux  !  à  genoux  !  Priez  pour  le  repos  de 
mon  âme  1 

Les  fileuses,  saisies  de  terreur,  se  précipitèrent  à 
genoux  sur  le  sol  et  firent  de  grands  signes  de  croix 
pour  éloigner  le  revenant. 

—  Allons,  dites  cinq  Pater  et  cinq  Ave  pour  mon 
repos  éternel  !  continue  le  spectre,  et  il  commença 
lentement  :  Pater  noster  qui  es  in  cœtis...  Les  fi- 
leuses dirent  les  cinq  Pater  et  les  cinq  Ave  demandés 
et  le  jeune  homme  les  quitta  en  murmurant  des  pa- 
roles bizarres  auxquelles  les  bonnes  femmes  et  lui- 
même  no  comprenaient  rien,  et  pour  cause. 

Minuit  était  ainsi  arrivé  et  le  paj^san,  fatigué,  re- 
tourna au  cimetière  pour  y  reporter  la  tète  de  mort. 

Mais  avant  de  la  replacer  avec  les  autres  ossements, 
le  jeune  homme,  quelque  peu  excité  par  les  plaisirs 
de  la  soirée,  parla  à  l'oreille  du  mort  et  lui  dit  : 

—  Tu  m'as  procuré  beaucoup  d'amusement,  ce 
soir;  il  est  fort  juste  que  je  t'en  récompense.  A  rester 
ici  avec  tous  ces  vilains  morts,  tu  dois  t'ennuyer 
beaucoup  ;  viens  donc  dans  quinze  jours,  à  pareil  mo- 
ment, me  demander  à  souper.  Je  suis  fort  curieux  de 
manger  avec  un  mort.  Je  t'attendrai  vers  neuf  heures 
du  soir;  ne  l'oublie  pas.  D'aujourd'hui  en  quinze, 
hein  ? 

—  Oui  !  répondit  la  tête  de  mort. 

Le  jeune  homme  replaça  la  tête  parmi  les  osse- 
ments, souffla  sa  chandelle,  replia  son  drap  et  revint 
chez  lui. 

Le  lendemain  et  les  jours  suivants,  il  rit  beaucoup 
en  entendant  raconter  par  les  fileuses  l'apparition 
terrible  de  la  veille.  Quelques  jours  se  passèrent  et  le 
paysan  ne  songea  plus  à  la  tête  de  mort  et  au  souper 
auquel  il  avait  invité  celle-ci. 


LE   SOUPER  DU   FANTOME  249 

Le  soir  du  quinzième  jour,  vers  l'heure  fixée,  il 
venait  de  se  mettre  à  table  pour  souper,  sans  penser 
au  mort,  quand  il  entendit  dans  la  cour  une  sorte  de 
froissement  singulier. 

—  C'est  la  grêle  qui  crépite  en  tombant,  pensa  le 
jeune  homme. 

Deux  coups  secs  furent  frappés  à  la  porte. 

—  Qui  est  là  ? 

—  Ouvre,  c'est  moi. 

—  Qui,  toi  ? 

—  Moil 

Le  paysan  ouvrit  la  porte,  et  un  spectre,  un  sque- 
lette, plutôt,  revêtu  d'un  long  suaire  gris  sale,  tout  en 
lambeaux,  entra  dans  la  maison. 

Le  jeune  homme  se  ressouvint  de  la  promesse  faite 
au  cimetière  et  vit  que  le  mort  venait  souper  avec  lui. 
Sans  s'en  effrayer  davantage,  il  lui  offrit  une  chaise 
à  la  table  et  le  fantôme  s'assit  en  produisant,  par 
l'entrechoquement  de  ses  os,  ce  bruit  de  grêle  tom- 
bante qui  avait  frappé  le  paysan  quelques  instants 
auparavant. 

Le  souper  se  composait  d'une  excellente  soupe  à 
l'oseille,  dont  le  mort  mangea  une  bonne  assiettée  ; 
d'une  fricassée  de  mouton,  de  salade  et  de  beurre  frais 
qui  parurent  fort  du  goût  du  singulier  convive  assis 
devant  le  jeune  homme.  On  but  quelques  bonnes  bou- 
teilles de  cidre  mousseux  et  la  tête  du  jeune  homme 
ne  tarda  pas  à  lui  tourner.  Il  chanta  toutes  les  chan- 
sons qui  lui  revenaient  en  mémoire,  et  de  temps  en 
temps  le  mort  faisait  chorus,  paraissant  tout  aussi 
animé  que  le  chanteur. 

—  Si  nous  dansions?  dit  à  la  fin  le  jeune  homme. 

—  Dansons  ? 

Et  le  mort  se  mit  à  danser  une  danse  folle  avec  le 


230  CONTES  SURNATURELS 

paysan,  pendant  que  ses  os  s'entrechoquaient  avec  un 
bruit  d'enfer. 

Minuit  vint  et  le  jeune  homme  fatigué,  éprouva  le 
besoin  de  se  coucher.  II  le  dit  au  fantôme  qui,  cessant 
de  sauter  par  la  chambre,  reprit  sa  place  à  table  de  la 
façon  d'un  homme  qui  ne  veut  pas  se  retirer. 

Une  heure  du  matin  sonna  à  l'église,  et  le  paysan, 
n'y  tenant  plus,  alla  se  coucher,  laissant  son  compa- 
gnon sur  sa  chaise.  Le  jeune  homme  était  à  peine 
couché  qu'un  nouveau  bruit  d'ossements  agités  se  fit 
entendre  et  que  le  squelette  vint  se  coucher  à  côté  du 
vivant.  Cette  fois  celui-ci  eut  peur  ;  il  tremblait  de 
tous  ses  membres  ;  il  eût  voulu  crier  et  appeler  du 
secours,  mais  il  ne  pouvait  articuler  une  seule  parole. 
Terrifié,  il  dut  se  borner  à  se  coucher  dans  un  coin 
du  lit  pour  éviter  le  contact  glacé  des  ossements  du 
mort.  Il  ne  put  dormir  de  la  nuit. 

Vers  quatre  ou  cinq  heures  du  matin,  le  coq  se  mit 
à  pousser  un  joyeux  coqidacou  !  coquiacoul  pour  an- 
noncer l'approche  du  jour.  Le  squelette  se  réveilla,  se 
leva  tout  d'une  pièce  et  disparut  en  disant  au  jeune 
homme  : 

—  Je  ne  veux  point  être  en  reste  avec  toi.  Tu  m'as 
fort  bien  reçu  ce  soir  dans  ta  maison  ;  dans  quinze 
jours  je  t'attendrai  au  cimetière  pour  y  souper.  Je 
compte  sur  toi.  Adieu  ! 

Le  paysan  se  promit  bien  de  ne  pas  se  rendre  à 
l'invitation  du  mort. 

Quinze  jours  plus  tard  le  jeune  homme  revenait  de 
la  ville  voisine  et  passait  près  du  cimetière  sans  son- 
ger davantage  au  mort,  quand  celui-ci  se  montra  tout 
à  coup  devant  lui,  le  prit  par  la  main  et  l'entraîna  en 
lui  disant  : 

—  C'est  bien  ,  tu  es  un  homme  de  parole.  Le  sou- 


LE   SOUPER    DU   FANTOME  2oI 

per  est  pri^paré  et  je  t'attendais.  Pour  te  fêter  j'ai 
invité  tous  mes  amis.  Ils  nous  attendent  près  de  la 
porte  du  cimetière. 

A  demi  mort  de  frayeur,  le  paysan  entra  dans  le 
champ  des  morts,  où  il  fut  reçu  par  les  acclamations 
des  fantômes  assemblés.  Son  hôte  le  conduisit  à  une 
antique  chapelle,  souleva  la  pierre  du  caveau  et  le  fit 
descendre  dans  le  souterrain,  où  un  grand  dîner  était 
servi.  Tous  les  morts  vinrent  s'asseoir  à  la  grande 
table  et  le  dîner  commença  au  milieu  de  la  joie  géné- 
rale et  de  la  terreur  du  jeune  homme,  dont  les  dents 
claquaient  violemment. 

Voyant  enfin  que  rien  de  fâcheux  ne  lui  arrivait, 
il  essaya  de  manger  comme  les  autres  convives  et 
pour  s'étourdir  il  but  coup  sur  coup  plusieurs  verres 
de  l'excellent  vin  des  morts. 

Puis  la  danse  commença  et  le  jeune  paysan  dut 
danser  avec  un  squelette  de  jeune  fille,  qui  l'étreignait 
violemment  et  qui  l'embrassait  à  tout  instant. 

—  La  ronde  !  la  ronde  1  crièrent  les  morts.  Et  tout 
le  monde  sortit  du  caveau  pour  faire  la  ronde  dans  le 
cimetière.  On  se  prit  par  la  main  et  l'on  sauta  en 
tournoyant  au-dessus  des  croix,  des  tombes  et  dos 
chapelles.  Ceci  dura  jusqu'au  matin. 

On  entendit  le  chant  du  coq  dans  le  lointain  ;  la 
danse  cessa,  les  tombes  s'ouvrirent  et  les  morts  dis- 
parurent. Le  paysan  resta  tout  étourdi  jusqu'au  lever 
du  soleil. 

Il  revint  alors  au  village  et  se  fit  prêtre. 

E.-H.  Carnoy,  Littérature  orale  de  la  Picardie. 


LE  DOUANIER  EMPORTE  PAR  LE  DIABLE 

(conte   du  MORBIHAN.) 


Au  siècle  dernier  il  y  avait  à  Lorient  un  brigadier 
de  douanes  que  les  contrebandiers,  gens  fort  estimés 
du  démon,  tenaient  en  horreur  pour  tous  les  tours 
qu'il  leur  avait  joués. 

Un  soir,  en  sortant  de  la  ville  pour  rejoindre  son 
poste  de  Saint-Adrien,  il  fut  accosté  par  un  homme  de 
mauvaise  mine,  qui  lui  souhaita  la  bonne  nuit,  en 
l'apostrophant  par  son  nom,  et  lui  dit  : 

—  A^ous  marchez  bon  pas,  brigadier. 

—  C'est  que  je  suis  pressé,  répondit  le  gablou. 

—  Eh  bien  !  moi  aussi,  riposta  l'inconnu  en  emboî- 
tant le  pas  avec  lui. 

Le  brigadier,  peu  charmé  de  cette  société,  chercha 
un  prétexte  pour  s'en  débarrasser,  et  dit  à  cet  homme 
en  arrivant  à  Kerfontaniou  : 

—  Bonsoir,  mon  vieux,  j'entre  ici  pour  allumer  ma 
pipe. 

—  J'entre  aussi,  moi,  dit  l'inconnu. 

—  Ah!  pardon,  repondit  le  Catula*,  je  ne  m'ar- 

*  Qu'as-tu  là  ?  surnom  donné  aux  douaniers  par  les  contrebandiers. 


LE   DOUANIER  EMPORTE   PAR  LE   DIABLE  2o3 

rêterai  pas,  car  je  n'ai  pas  de  tabac  ;  ainsi,  adieu,  mon 
cher,  je  vous  quitte. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  répondit  l'obstiné  compagnon, 
voilà  ma  blague  pleine  d'excellent  tabac  de  fraude. 

—  Mais  qui  donc  êtes-vous,  observa  le  brigadier, 
vous  qui  me  connaissez  et  que  je  ne  connais  pas  ;  vous 
qui  osez  déclarer  à  un  douanier  que  vous  êtes  un 
fraudeur? 

—  Bah!  bah!  estimable  brigadier,  fit  l'impassible 
compagnon,  vous  faites  erreur  ;  ce  tabac  est  un  cadeau 
d'ami,  et  si  je  vous  connais,  c'est  que  vous  êtes  un 
personnage  important,  tandis  que  vous  faites  semblant 
de  ne  pas  m'avoir  reconnu,  parce  que  je  ne  suis  pas  un 
monsieur  ;  mais  si  dans  ce  moment,  vous  ne  vous  re- 
mémorez ni  mon  nom,  ni  ma  voix,  ni  ma  figure,  je 
ne  fais  nul  doute  que  la  mémoire  ne  vous  revienne 
avant  peu  :  en  attendant,  allumons... 

Et  le  doigt  courbé  sur  le  fourneau  de  sa  pipe,  il  fit 
prendre  le  feu  au  tabac  à  la  première  aspiration. 

—  Allons,  cher  brigadier,  dit-il  ensuite,  voilà  mon 
doigt,  allumez  ..  Eh!  que  diable!  ne  faites  pas  le  fier 
avec  un  ami,  voyons,  ne  me  reconnaissez-vous  pas? 

—  Ah!...  je  me...  rap.. .pelle,  oui,  oui...  confusé- 
ment, je  crois  vous  reconnaître,  balbutia  le  brigadier 
tout  troublé. 

—  C'est  bien  heureux  enfin,  dit  le  diable;  je -savais 
bien,  moi,  que  la  mémoire  vous  reviendrait;  mais 
avançons,  car  la  nuit  vient  et  la  bise  est  piquante. 

Arrivés  à  Lanveur,  ils  firent  rencontre  d'un  pauvre 
bonhomme  fort  embesogné  avec  son  porc  qui  préten- 
dait aller  à  Kerfichan,  tandis  que  le  paj'san  prétendait 
le  mener  à  Plœmeur. 

—  Maudit  cochon,  disait  le  bonhomme,  tu  me  fais 
damner,  va,  que  le  diable  t'emporte  ! 


2Ô4  CONTES   SURNATURELS 

—  Entendez-Yous,  dit  aussitôt  le  brigadier  à  son 
compagnon,  cet  homme  vous  donne  son  cochon,  pre- 
nez-le donc. 

—  Non,  non,  dit  le  diable,  ce  n'est  pas  de  bon  cœur 
qu'il  me  le  donne. 

—  Mais,  reprit  le  douanier,  c'est  si  bon,  le  lard  aux 
choux  I 

—  Fi  donc,  mon  cher,  dit  le  diable,  c'est  bon  pour 
des  goujats;  d'ailleurs  j'ai  mal  à  l'estomac  et  mon 
médecin  m'a  défendu  le  lard. 

—  Il  faut  que  vous  soj'cz  bien  malade,  observa  le 
gablou,  ou  que  vous  ayez  le  goût  bien  délicat,  pour 
refuser  un  si  beau  cochon,  maintenant  surtout  qu'ils 
sont  si  chers!  Je  le  prendrais  bien,  moi,  s'il  m'était 
donné. 

—  Eh  bien,  mon  cher,  je  suis  plus  scrupuleux  que 
vous,  fit  le  diable,  car  je  ne  prends  que  ce  qui  m'est 
donné  de  bon  cœur,  tandis  que  vous,  vous  prenez  volon- 
tiers ce  qui  ne  vous  est  pas  donné  du  tout. 

Les  deux  compagnons  continuèrent  ^leur  route  en 
silence  ;  mais  à  deux  cents  pas  de  Lanveur,  ils  enten- 
dirent les  cris  forcenés  d'un  moutard  qui  voulait  aller 
à  Lorient,  et  que  sa  mère  entraînait  de  force  à  Ker- 
berne. 

—  Viendras-tu,  méchant  gamin?  criait  la  mère. 
A-t-cn  vu  pareille  idée  d'aller  en  ville  à  cette  heure? 
Tu  viendras  à  la  maison,  et  tu  la  danseras,  va  ! 

L'enfant  s'obstinait  de  plus  en  plus  dans  sa  résis- 
tance, et  criait  aussi  de  plus  en  plus  fort,  quand  la  mère 
exaspérée  le  lâcha  en  s'écriant  : 

—  Eh  bien  !  va  donc,  petit  monstre,  et  que  le  diable 
t'emporte  l 

—  Prenez-le  donc,  dit  le  brigadier,  qui  provoquait  à 
tout  propos  l'éloignement  de  son  compagnon  ;  pre- 


LE  DOUANIER   EMPORTE   PAR   LE   DIABLE  255 

nez-le  donc  !  Vous  ne  devez  pas  avoir  grand  nombre 
de  jolies  petites  âmes  comme  celle-là  ;  à  votre  place, 
je  profiterais  de  l'occasion,  car  il  n'est  pas  sûr  qu'elle 
revienne  plus  tard. 

—  C'est  égal,  répondit  le  diable;  l'enfant  ne  m'est 
pas  donné  de  bon  cœur,  et  j'espère  trouver  mieux. 

Les  deux  compagnons  reprirent  leur  route.  Comme 
ils  approchaient  de  la  limite  de  la  banlieue,  ils  firent 
rencontre  de  trois  contrebandiers  qui,  en  reconnais- 
sant le  brigadier  si  redouté  d'eux,  s'écrièrent  en  pre- 
nant la  fuite  : 

—  Ah  !  le  gredin  de  brigadier,  le  voilà  encore  !  que 
le  diable  l'emporte  ! 

—  Entendez-vous,  à  votre  tour,  cher  brigadier  !  dit 
le  diable  en  le  saisissant  au  collet.  Vous  le  voyez,  cette 
fois,  le  cadeau  m'est  fait  de  bon  cœur,  et  vous  diriez 
vous-même  que  je  suis  un  nigaud,  si  je  n'en  profitais 
pas. 

Oncques  depuis,  on  n'a  entendu  parler  du  pauvre 
Catula. 

FouQUET,  Légendes  du  Moriihan,  p.  24. 


Ll 


L'INNOCENT 


(CONTE    DE  LA   GASCOGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  une  yeuve  qui  avait  un  fils  inno- 
cent. Cette  veuve  demeurait  avec  les  parents  de  son 
mari;  mais  ils  la  méprisaient,  elle  et  l'enfant. 

—  Quelle  charge  pour  nous  que  ces  deux  créatures  ! 
Nuit  et  jour,  la  mère  esta  soigner  cet  imbécile  d'en- 
fant. Et  dire  qu'il  nous  faudra  les  nourrir  à  rien  faire 
jusqu'à  la  mort.  Si  le  bon  Dieu  était  juste,  nous  serions 
vite  délivrés  de  ces  sangsues. 

La  pauvre  veuve  ne  répondait  rien,  et  continuait  à 
soigner  son  fils  ;  mais  le  chagrin  la  rongeait,  si  bien 
qu'un  jour  on  l'emporta,  les  pieds  en  avant,  jusqu'au 
cimetière. 

—  Allons,  la  mère  est  partie.  Quand  viendra  le  tour 
de  l'enfant  ? 

Mais  le  pauvre  innocent  n'avait  pas  l'air  de  vouloir 
mourir.  Nul  ne  songeait  à  le  tenir  propre  ;  et  on  lui 
donnait  toujours  de  quoi  ne  pas  crever  de  faim.  Pour- 
tant il  était  gras  et  frais,  avec  du  linge  blanc,  les  mains 
et  le  visage  nets,  et  les  cheveux  bien  peignés. 

Les  gens  de  la  maison  n'y  comprenaient  rien. 


l'innocent  257 

—  Imbécile,  comment  fais-tu  pour  être  toujours  si 
bien  portant  et  si  propre  ? 

—  Chaque  nuit,  pendant  que  vous  dormez,  ma 
pauvre  mère  vient  me  trouver.  Elle  m'apporte  de  la 
soupe,  du  pain  et  du  vin,  elle  me  lave,  me  peigne,  me 
change  de  chemise. 

Les  parents  de  l'innocent,  épouvantés,  s'en  allèrent 
trouver  le  curé  de  la  paroisse. 

—  Bonjour,  Monsieur  le  Curé.  Nous  avons  une 
morte  qui  revient  chaque  nuit  à  la  maison.  Voilà  de 
l'argent.  Dites  des  messes,  s'il  vous  plaît,  pour  que  le 
bon  Dieu  tire  la  morte  du  purgatoire,  et  pour  qu'elle 
nous  laisse  en  repos. 

—  Mes  amis,  vous  aurez  contentement. 

Les  parents  de  l'innocent  s'en  retournèrent  chez  eux. 
Mais  chaque  jour  le  pauvre  enfant  se  levait  mieux 
portant  et  plus  propre  que  jamais. 

—  Imbécile,  comment  fais-tu  pour  être  toujours  si 
bien  portant  et  si  propre  ? 

—  Chaque  nuit,  pendant  que  vous  dormez,  ma 
pauvre  mère  vient  me  trouver.  Elle  m'apporte  de  la 
soupe,  du  pain  et  du  vin.  Elle  me  lave,  me  peigne,  et 
me  change  de  chemise. 

Les  parents  de  l'innocent,  épouvantés,  revinrent 
chez  le  curé  de  la  paroisse. 

—  Bonjour,  Monsieur  le  Curé.  La  morte  revient 
toujours  chaque  nuit  à  la  maison.  Voilà  de  l'argent. 
Dites  d'autres  messes,  s'il  vous  plaît,  pour  que  le  bon 
Dieu  tire  la  morte  du  purgatoire,  et  pour  qu'elle  nous 
laisse  en  repos. 

—  Mes  amis,  que  vient  faire  la  morte,  chaque  nuit, 
dans  votre  maison  ? 

—  Monsieur  le  Curé,  elle  vient  faire  manger  et  net- 
toyer son  fils,  qui  est  innocent. 

CONTES.  47 


258  COMES   SURNATURELS 

—  Mes  amis,  reprenez  cet  argent.  Je  ne  dirai  pas 
de  messes.  Faites  le  travail  de  la  morte,  et  elle  ne  re- 
viendra plus. 

Les  parents  de  l'innocent  firent  comme  le  curé  avait 
dit.  Ils  soignèrent  le  pauvre  enfant  et  la  veuve  morte 
ne  revint  plus. 

J.-F.  Bladé,  Sehe  superslilions,  n"  x. 


LU 


LES  DEUX  FIAxNGES 


(COXTE   DE  I,A   HAUTE-BRKTAGNli.) 


Un  garçon  et  une  jeune  fille  qui  se  faisaient  la  cour 
depuis  longtemps  avaient  promis  de  se  marier  en- 
semble, et  de  s'être  fidèles  même  après  leur  mort. 

Quelque  temps  après  cette  promesse,  le  jeune 
homme,  qui  était  marin,  partit  en  voyage,  et  il  mourut 
sans  que  sa  bonne  amie  lut  informée  de  sa  mort. 

Un  soir,  il  sortit  de  sa  tombe,  prit  dans  l'écurie  des 
parents  de  la  jeune  fille  une  jument  blanche,  et  monta 
dessus  pour  aller  la  nuit  chercher  sa  fiancée,  qui  était 
servante  dans  une  ferme  à  quelque  distance  de  là. 

Le  mort  arriva  à  la  porte  de  la  maison  et  y  frapi)a  : 

—  Qui  est  là  ? 

—  C'est  un  jeune  homme  qui  est  venu  chercher  la 
fille  d'ici  de  la  part  de  ses  parents. 

—  Ah  !  dit  la  fille  qui  reconnut  la  voix,  c'est  mon 
bon  ami,  sans  doute  c'est  maman  (pii  r(Miv()i(\ 

—  Oui,  répondit  le  mort,  ce  srra  demain  nos  fian- 
railles. 

Elle  monta  en  croupe  derrière  lui  sur  la  jument,  et 
ils  partirent. 
Pendant  la  route,  le  jeune  homme  lui  disait  : 


260  CONTES  SURNATURELS 

—  La  lune  t'éclaire  ;  la  mort  t'accompagne  ;  n'as-tu 
pas  peur? 

—  Non,  dit-elle,  je  n'ai  pas  peur  avec  toi. 
Il  se  plaignit  d'avoir  mal  à  la  tête. 

—  Noue  ton  mouchoir  autour  de  ton  front,  lui  dit- 
elle. 

Il  répondit  qu'il  n'en  avait  pas,  et  la  jeune  fille  lui 
prêta  le  sien  qu'il  s'attacha  autour  de  la  tête. 

Ils  arrivèrent  à  la  porte  de  la  maison  de  la  jeune 
fille,  elle  descendit  de  cheval  et  frappa  pour  se  faire 
ouvrir. 

—  Qui  est  là  '? 

—  C'est  moi,  votre  fille,  que  vous  avez  envoyée  cher- 
cher, 

—  Et  par  qui  ? 

—  Par  mon  futur  époux.  Je  suis  montée  en  croupe 
-derrière  lui  ;  pendant  la  route,  il  m'a  dit  qu'il  n'avait 
pas  de  mouchoir  de  poche,  et  je  lui  ai  prêté  le  mien.  Il 
est,  j'en  suis  sûre,  dans  Técurie  à  ôter  la  bride  à  notre 
jument  blanche. 

Ils  allèrent  dans  l'écurie  et  ne  trouvèrent  point  le 
fiancé  ;  mais  la  jument  était  baignée  de  sueur. 

Quand  la  fille  vit  que  son  amant  était  disparu,  elle 
comprit  qu'il  était  mort,  et  elle  mourut  aussi  elle. 

On  déterra  le  corps  de  son  fiancé  pour  les  enterrer 
ensemble,  et  il  avait  sur  la  tête  le  mouchoir  blanc  que 
lui  avait  donné  la  jeune  fille. 

Paul  SÉBiLLOT,  Littérature  orale  de  la  Eaiite- 
Bretagne. 


LUI 


LA  MARRAINE  DAMNEE 


(CONTE   DU  MORVAND. 


Il  y-avait  une-fois  une  Petitefille,  qui  était  chez  sa 
Mareine;  car  elle  était  orfeline  :  et  sa  Mareine  était 
une  méchante  Famme  ;  si  bien  qu'elle  donnait  de 
mauvais-conseils  à  sa  Filleule,  en-lui-disant  de  voler 
et  de  ne  pas  être-sage  :  dont  Dieu  la  punit,  car  elle 
mourut. 

Et  voilà  que  la  Petite  fille  pleurait  sa  Mareine,  en- 
disant  : 

—  Helas-mondieu  !  helas-mondieu!  ma  pauvre  Ma- 
reine, qui  me  nourrissait  !  Qui  donc  me  nourrira  '? 

Quand  il  y-passa  un  gros  Monsieu',  qui  avait  un 
chapeau-bordé,  avec  un  manteau-rouge,  un  habit- 
rouge,  des  culotes-rouges,  des  bas  et  des  souliers- 
rouges,  monté  sur  une  grosse-Jument,  noire  comme  de 
l'encre.  Et  le  Monsieu'  dit  à  la  Petitefille  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as-donc  à  pleurer,  la  Petite  ? 

—  Helas,  Monsieu'  !  j'ai-perdu  ma  Mareine,  qui  me 
nourrissait. 

'  J'ai  conservé,  sauf  pour  le  titre,  l'orthographe  de  l'auteur,  qui 
avait  un  système  orthographique  particulier. 


2G2  CONTES   SURNATURELS 

Le  Monsieu'  Toutrouge  descendit  de  sa  Jument- 
noire,  et  il  dit  à  la  Petitefille  : 

—  Tiens,  voilà  un  fouet  garni  de-pointes-de-fer;  je 
vais-attaclierlà  ma  Jument  à  cet  aniieau;  tu  n'as  qua 
la  fouetter  de  toutes  tes  forces,  sous  le  ventre,  sur  la 
tète,  sur  le  dos.  partout  ;  et  à  chaque  coup  où  elle  sai- 
gnera, tu  ramasseras  un  écu. 

Et  voilà  que  la  Petitefille  se  mit  à  fouetter  la  Jument 
si-fort,  qu'à  cliaque-coup  elle  ramassait  un  écu  :  Et  la 
pauvre  Jument  qui  était-attacliée-bien  près,  fesait  des 
soupirs  :  mais  le  Monsieu'  disait  à  la  Petite  : 

—  Frappe  !  frappe  !  Et  elle  frappait. 
Et  il  lui  dit: 

■ —  Je  m'en  vais  ici  à  deux  pas,  chés  un  de  mes  Amis; 
frappe-toujours,  et  je  verrai-bien  si  tu  as  frappé,  à  tes 
écus. 

Et  quand  le  Monsieu'  fut-enalé,  et  que  la  Petitefille 
frappait  fort,  voilà  que  la  Jument  noire  lui  dit  : 

—  Helas  !  mon  Enfant  !  tu  decliires-de-coups  ta 
pauvre  Mareine  ! 

Et  le  fouet  tomba  des  mains  de  la  Petitefille,  qui  se 
mit  à  pleurer,  et  à  embrasser  la  Jument  en-lui-disant  : 

—  Ilelas-mondieu!  ma  pauvre  Mareine,  comme  vous 
voilà  ! 

—  Je  suis-damnée,  mon  Enfant,  pour  t'avoir-donné 
mauvais-exemple,  pour  t'avoir-donné  mauvais-exemplel 
et  je  sers  de  Jument  au  Diable  quand  il  va  de-par-le- 
monde  pour  mal-faire.  Ne  m'imite  pas,  et  fais  tout  le 
contraire  de  ce  que  je  t'ai-dit  :  car  si  tu  étais-aussi- 
damnée  par  ma  faute,  à  moi  qui  suis  ta  Mareine,  ma 
peine  en-serait  double.  Ainsi  va-t-en,  et  n'attend  pas 
le  Diable  :  car  les  écus  que  tu  as  ramassés  ne  sont  pas 
des  écus,  mais  des  feuilles-de-chêne. 

Et  voila  que  la  Petitefille  fouilla  dans  sa  pochette,  et 


LA   MARRAINE    DAMNÉE  263 

elle-y-trouva  des  feuilles-de-chêne,  comme  quand  on 
les  voit  tombées  l'iiiver  jaunes  et  sèches  dans  les  bois. 
C'est-là  la  monnaie  du  Diable;  il  donne  de  grosses 
sommes,  à  ce  qu'on  croit,  et  on  n'a  que  des  feuilles- 
sèches. 

La  Petitefille  fut-bien-étonnée  !  Et  elle  ne  voulait 
pas  s'enaler.  Si-bien  que  le  Diable  la  retrouva.  De 
tout-loin  que  la  Jument  le  vit,  elle  dit  à  sa  Filleule  : 

—  S'il  veut  te  toucher,  fais  le  signe-de-la-croix. 

Et  voilà  que  le  Diable  vint  bien-en-colère,  en-jurant: 
si  bien  que  la  Petitefille  se-mourait-de  peur.  Et  il  mit 
la  main  sur  elle  :  la  Petitefille,  aulieu  de  faire  le  signe- 
de-la-croix,  voulut  se-sauver,  si-bien  qu'il  la  prit,  lui 
lia  les  mains,  la  mit  sur  la  Jument,  et  il  l'emmenait  en- 
enfer,  quand  la  Petitefille  songea  au  signe-de-la-croix, 
qu'elle  fit  sur  le  dos  du  Diable,  avec  son  pouce.  Il  fit 
un  grand  cri,  et  la  Petitefille  se-trouva-à-terre,  auprès 
de  la  porte  de  défunte  sa  Mareine. 

Et  elle  ala-dire  tout-ça  au  Père-Prieur  du  Couvent 
des  Bénédictins,  qui  la  mit  chés  de  bonnes  Religieuses, 
où  elle  fit  profession.  Et  elle  est  aujourdhui  sainte. 

Restif  de  la  Bretonne,  Les  Contem2)oraines 
par  gradation. 


Bien  que  le  présent  recueil  soit  composé  de  contes  recueillis  a  notre 
époque,  j'ai  cru  devoir  faire  exception  eu  faveur  de  celui-ci,  qui,  de 
même  que  les  quatre  qui  l'accompagnent  dans  le  livre  de  Restif,  est 
raconté  d'une  manière  vraiment  populaire,  et  où  l'auteur  a  pratiqué 
l'art  plus  difficile  qu'on  ne  croit,  de  s'effacer  pour  laisser  parler  la 
conteuse.  Restif  a  même  eu  soin  d'indiquer,  comme  on  le  fait 
aujourd'hui,  par  qui  le  conte  a  été  dit. 


LIV 


L'HOMME  JUSTE 


(CONTE     DE    LA.    BASSE-BRETAGNE.) 


Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  homme  de  qui  la  femme 
venait  d'accoucher  et  de  lui  donner  un  fils. 

Il  voulait  que  son  enfant  eût  pour  parrain  un  homme 
juste,  et  il  se  mit  en  route  pour  le  chercher. 

Comme  il  cheminait,  son  bâton  à  la  main,  il  ren- 
contra d'abord  un  inconnu,  qui  avait  la  mine  d'un  fort 
honnête  homme,  et  qui  lui  demanda  : 

—  Où  allez-vous  ainsi,  mon  brave  homme  ? 

—  Chercher  un  parrain  à  mon  fils  nouveau-né. 

—  Eh  bien  I  voulez-vous  de  moi  ?  Je  suis  à  votre  dis- 
position, si  cela  vous  plaît. 

—  Oui,  mais...  je  veux  un  homme  juste. 

—  Eh  bien  !  vous  ne  pouviez  mieux  tomber;  je  suis 
votre  homme. 

—  Qui  donc  êtes-vous  ? 

—  Je  suis  le  bon  Dieu. 

—  Vous  juste!  Seigneur  Dieu!...  Xon  !  non!  Par- 
tout j'entends  qu'on  se  plaint  de  vous  sur  la  terre. 

—  Pourquoi  donc,  s'il  vous  plaît  ? 

Pourquoi?  Mais  pour  mille  et  mille  raisons  di- 


l'homme  juste  265 

verses....  Les  uns  parce  que  vous  les  avez  envoyés 
dans  ce  monde  faibles,  contrefaits  ou  maladifs,  tandis 
que  d'autres  sont  forts  et  pleins  de  santé,  qui  ne  l'ont 
pas  plus  mérité  que  les  premiers  ;  d'autres,  et  de  fort 
honnêtes  gens,  comme  j'en  connais  plus  d'un,  parce 
que,  quoique  travaillant  continuellement  et  se  donnant 
un  mal  de  chien,  vous  les  laissez  toujours  pauvres  et 
misérables,  tandis  que  leurs  voisins,  des  fainéants,  des 
hommes  sans  cœur,  des  gredins...  Non,  tenez,  vous  ne 
serez  pas  le  parrain  de  mon  fils;  adieu  !... 

Et  le  bonhomme  poursuivit  sa  route  en  grommelant. 

Un  peu  plus  loin,  il  rencontra  un  grand  vieillard  à 
longue  barbe  blanche. 

—  Où  allez-vous  ainsi,  mon  brave  homme?  lui  de- 
manda le  vieillard. 

—  Chercher  un  parrain  pour  mon  fils  nouveau-né. 

—  Je  veux  bien  lui  servir  de  parrain,  si  vous  voulez  ; 
cela  vous  va-t-il  ? 

—  Oui,  mais  il  faut  vous  dire  avant  que  je  veux  que 
le  parrain  de  mon  fils  soit  un  homme  juste. 

—  Un  homme  juste  ?  Eh  bien  ?  je  le  suis,  je  pense. 

—  Qui  donc  étes-vous  ? 

—  Saint  Pierre. 

—  Le  portier  du  paradis,  celui  qui  tient  les  clefs? 

—  Oui,  celui-là  même. 

—  Eh  bien  !  alors...  vous  n'êtes  pas  juste  non  plus, 
vous. 

—  Je  ne  suis  pas  juste,  moi  !  reprit  saint  Pierre  avec 
un  peu  d'humeur  ;  et  pourquoi  donc,  s'il  vous  plaît, 
bonhomme? 

—  Pourquoi  ?  Ah  !  je  vous  le  dirai  bien  :  parce  que, 
pour  des  peccadilles  de  rien  du  tout,  pour  des  mi- 
sères, vous  refusez,  m'a-t-on  dit,  votre  porte  à  de  très 
honnêtes  gens,  des  hommes  de  peine,  comme  moi, 


266  CONTES   SURNATURELS 

parce  que,  après  avoir  travaillé  dur  toute  la  semaine, 
ils  boivent  i)eut-étre  une  cliopine  de  cidre  de  trop 
le  dimanche...  et  puis,  faut-il  vous  dire  encore?  Vous 
êtes  le  prince  des  apôtres,  le  chef  de  l'Eglise,  n'est- 
ce  pas? 

Saint  Pierre  hocha  la  tête,  en  signe  d'assentiment. 

—  Eh  Lien  !  dans  votre  église,  c'est  comme  partout 
ailleurs  ;  on  n'y  a  rien  que  pour  de  l'argent,  et  le  riche 
y  passe  encore  avant  le  pauvre...  Non,  vous  ne  serez 
pas  aussi,  vous,  le  parrain  de  mon  fils  ;  adieu  !... 

Et  il  poursuivit  sa  route,  toujours  grommelant. 

Il  rencontra  alors  un  homme  qui  n'avait  guère 
bonne  mine,  et  qui  portait  une  faux  sur  son  épaule, 
comme  un  faucheur  qui  va  à  son  travail. 

—  Où  allez-vous  ainsi,  mon  brave  homme?  lui  de- 
manda aussi  celui-ci. 

—  Chercher  un  parrain  à  mon  fils  nouveau-né. 

—  Voulez-vous  de  moi  pour  parrain  ? 

~  Il  faut  vous  dire,  avant,  que  je  veux  un  homme 
juste. 

—  Un  homme  juste  !  Vous  n'en  trouverez  jamais  de 
plus  juste  que  moi. 

—  Ils  me  disent  tous  cela.  Mais  qui  donc  êtes-vous  ? 

—  Je  suis  le  Trépas". 

—  Ah  !  oui,  alors,  vous  êtes  vraiment  juste,  vous  ; 
vous  n'avez  de  préférence  pour  personne,  et  vous  faites 
bravement  votre  besogne.  Riche  et  pauvre,  noble  et  vi- 
lain, roi  et  sujet,  jeunes  et  vieux,  faibles  et  forts. ...vous 
les  frappez  tous  quand  leur  heure  est  venue,  sans  vous 
laisser  attendrir  ni   fléchir  par  les  larmes,  les  me- 

*  En  breton,  la  mort  personnifiée  {ann  Ânhou)  est  du  masculin,  et 
c'est  pour  cela  que  notre  homme  la  désire  pour  parrain  à  son  fils,  et 
non  pour  marraine  ;  c'est  aussi  pour  la  même  raison  qu'on  a  cru  de- 
voir traduire  par  le  Trépas  au  lieu  de  la  Mort, 


l'homme  juste  267 

naces,  les  prières  ou  Tor.  Oui,  vous  êtes  yéritablement 
le  juste,  et  vous  serez  le  parrain  de  mon  fils.  Venez 
avec  moi. 

Et  l'homme  s'en  retourna  à  sa  chaumière,  emme- 
nant avec  lui  le  parrain  qu'il  voulait  donner  à  son 
fils. 

Le  Trépas  tint  l'enfant  sur  les  fonts  baptismaux,  et 
il  y  eut  ensuite,  dans  la  chaumière  du  père,  un  petit 
repas  où  l'on  Lut  du  cidre  et  mangea  du  pain  blanc, 
par  extraordinaire. 

Avant  de  s'en  aller,  le  parrain  dit  à  son  compère  : 

—  Vous  êtes  de  fort  braves  gens,  votre  femme  et 
vous  ;  mais  vous  êtes  bien  pauvres.  Comme  vous  m'a- 
vez choisi  pour  être  le  parrain  de  votre  fils,  je  veux 
vous  en  témoigner  ma  reconnaissance  en  vous  révé- 
lant un  secret  qui  vous  fera  gagner  beaucoup  d'argent. 
Vous,  compère,  vous  allez  vous  faire  médecin,  à  pré- 
sent, et  voici  comment  vous  devrez  vous  comporter  : 
quand  vous  serez  appelé  auprès  d'un  malade,  si  vous 
me  voyez  debout  à  la  tête  du  lit,  vous  pourrez  affirmer 
que  vous  le  sauverez,  et  lui  donner  comme  remède 
n'importe  quoi,  de  l'eau  claire,  si  vous  voulez  ;  il  en 
réchappera  toujours.  Si,  au  contraire,  vous  me  voyez 
avec  ma  faux  au  pied  du  lit,  il  n'y  aura  rien  à  faire,  et 
'e  malade  mourra  sûrement,  quoi  que  vous  fassiez  pour 
assayer  de  le  sauver. 
^'  Voilà  donc  notre  homme  improvisé  médecin,  met- 
tant en  pratique  le  système  de  son  compère  le  Trépas, 
et  prédisant,  toujours  à  coup  sûr,  quand  ses  malades 
devaient  guérir  ou  non.  Comme  il  ne  se  trompait  ja- 
mais et  que,  d'ailleurs,  les  remèdes  ne  lui  coûtaient  pas 
cher,  puisqu'il  ne  donnait  que  de  l'eau  claire  à  ses 
chents,  quelle  que  fût  la  maladie,  il  était  recherché  et 
devint  riche  en  peu  de  temps. 


268  CONTES   SURNATURELS 

Cependant,  le  Trépas,  quand  il  avait  occasion  de 
passer  par  là,  entrait  de  temps  en  temps  pour  voir  son 
filleul  et  causer  avec  son  compère. 

L'enfant  grandissait  et  venait  à  merveille,  et  le  mé- 
decin, au  contraire,  vieillissait  et  s'affaiblissait  chaque 
jour. 

Un  jour  le  Trépas  lui  dit  : 

—  Je  viens  toujours  te  voir  quand  je  passe  par  ici, 
et  toi  tu  n'es  encore  jamais  venu  chez  moi;  il  faut  que 
tu  viennes  aussi  me  rendre  visite  pour  que  je  te  régale 
à  mon  tour  et  te  fasse  voir  ma  demeure. 

—  Je  n'irai  que  trop  tôt,  répondit  le  médecin  ;  car 
je  sais  qu'une  fois  qu'on  est  chez  vous,  on  n'en  revient 
pas  comme  on  veut. 

—  Sois  tranquille  là-dessus,  car  je  ne  te  retiendrai 
pas  avant  que  ton  heure  soit  venue  ;  tu  sais  que  je  suis 
l'homme  juste  par  excellence. 

Le  médecin  partit  donc  pour  faire  visite  à  son  com- 
père. Ils  allèrent  longtemps  de  compagnie,  par  monts 
et  par  vaux,  traversant  des  plaines  arides,  des  forêts, 
des  fleuves,  des  rivières  et  des  régions  tout  à  fait  incon- 
nues au  médecin. 

Enfin,  le  Trépas  s'arrêta  devant  un  vieux  château 
entouré  de  hautes  murailles,  au  milieu  d'une  somhre 
forêt,  et  dit  à  son  compagnon  :  «  C'est  ici.  o 

Ils  entrèrent.  Le  maître  du  sombre  manoir  régala 
d'abord  magnifiquement  son  hôte,  puis,  au  sortir  de 
table,  il  le  conduisit  dans  une  immense  salle  où  brû- 
laient des  millions  de  cierges  de  toutes  les  dimen- 
sions, longs,  moyens,  courts,  et  dont  les  lumières 
étaient  plus  ou  moins  nourries,  jetaient  plus  ou  moins 
de  clarté.  Notre  homme  resta  d'abord  tout  étonné, 
ébloui  et  muet  devant  ce  spectacle.  Puis,  quand  il  pat 
parler  : 


l'homme  juste  869 

—  Que  signifient  toutes  ces  lumières,  compère  ?de- 
manda-t-il. 

—  Ce  sont  les  lumières  de  la  vie,  compère. 

—  Les  lumières  de  la  vie?  Qu'est-ce  à  dire? 

—  Cliaque  créature  humaine  qui  vit  présentement 
sur  la  terre  a  là  son  cierge,  auquel  est  attachée  sa  vie. 

—  Mais  il  y  en  a  de  longs,  de  moyens,  de  courts,  de 
brillants,  de  ternes,  de  mourants...  Pourquoi? 

—  Oui,  comme  les  vies  des  hommes  :  les  unes  com- 
mencent ;  d'autres  sont  dans  leur  force  et  tout  leur 
éclat;  d'autres  sont  faibles  et  vacillantes;  d'autres 
enfin  sont  près  de  s'éteindre... 

—  Comme  en  voilà  un  (un  cierge)  qui  est  long  et 
haut! 

—  C'est  celui  d'un  enfant  qui  vient  de  naître. 

—  Et  cet  autre,  que  sa  lumière  est  brillante  et  belle  ! 

—  C'est  celui  d'un  homme  dans  toute  la  force  de 
l'âge. 

—  En  voilà  un  qui  va  s'éteindre,  à  défaut  d'aliment. 

—  C'est  un  vieillard  qui  se  meurt. 

—  Et  le  mien,  où  est-il  ?  Je  voudrais  bien  le  voir. 

—  Le  voilà  près  de  vous. 

—  Celui-là?...  Ah!  mon  Dieu,  il  est  presque  entière- 
ment consumé  I  II  va  s'éteindre  !... 

—  Oui,  vous  n'avez  plus  que  trois  jours  à  vivre! 

—  Que  dites-vous  là?  Quoi,  trois  jours  seulement  !... 
Mais  puisque  je  suis  votre  ami  et  que  vous  êtes  le 
maître  ici,  ne  pourriez-vous  faire  durer  mon  cierge 
quelque  temps  encore...  par  exemple,  en  prenant  un 
peu  à  celui  d'à  côté,  qui  est  si  long,  pour  l'ajouter  au 
mien  ? 

—  Celui  d'à  côté,  qui  est  si  long,  est  celui  de  votre 
fils,  et  si  j'agissais  comme  vous  me  le  conseillez,  je  ne 
serais  plus  l'homme  juste. 


270  CONÏKS   SURNATUBELS 

—  C'est  vrai,  répondit  le  médecin  en  se  résignant  et 
en  poussant  un  profond  soupir... 

Et  il  revint  alors  chez  lui,  mit  ordre  à  ses  affaires, 
appela  le  curé  de  sa  paroisse  et  mourut  trois  jours 
après,  comme  le  lui  avait  prédit  son  compère  le 
Trépas. 

F. -M.  LuzEL,  Légendes  chrétiennes 
de  la  Basse-Bretagne. 


IV 

RÉCITS  COMIQUES 


LV 

LE  VOLEUR  HABILE 

(CONTE   BASQUE.) 


Comme  bien  souvent  en  ce  monde,  il  y  avait  une 
mère  qui  avait  un  fils  ;  tous  deux  étaient  pauvres,  et 
quand  le  jeune  homme  fat  devenu  grand,  il  eut  envie 
de  quitter  la  maison  pour  voir  s'il  ne  pourrait  pas  trou- 
ver une  meilleure  position.  Sa  mère  le  laissa  partir, 
mais  toutefois  avec  une  grande  répugnance. 

Il  se  mit  en  route,  et  après  avoir  traversé  une  ter- 
rible forêt,  il  arriva  à  une  très  belle  maison.  Il  de- 
manda si  l'on  n'avait  pas  besoin  d'un  domestique  ;  on 
lui  répondit  que  oui,  et  lorsqu'il  fut  entré,  on  lui  dit 
que  ses  maîtres  avaient  l'habitude  de  sortir  la  nuit  pour 
voler  les  gens,  et  que  parfois  même  ils  les  tuaient.  On 
lui  demanda  s'il  voulait  se  Joindre  à  eux  et  il  répondit 
qu'il  le  voulait  bien.  Au  milieu  de  la  nuit,  il  vit  arriver 
le  chef  des  voleurs  et  tous  ses  compagnons  ;  ils  étaient 
chargés  d'or  et  d'argent,  et  il  resta  longtemps  avec 
eux. 

Un  jour  le  chef  lui  dit  : 

—  A  telle  heure,  un  monsieur  à  cheval  va  passer  par 
tel  endroit  ;  il  faut  aller  le  voler,  et  s'il  ne  se  laisse 
pas  faire  de  bon  gré,  tu  le  tueras. 

CONTES.  18 


274  P.KCITS   C0.M1QUKS 

Notre  garçon  avait  a.ssez  du  métier,  mais  il  répondit 
au  chef  qu'il  irait  à  l'eîidroit  désigné.  Il  s'y  rendit  pour 
attendre  le  voyageur,  et  à  la  fin,  il  le  vit  arriver.  Il  se 
présenta  devant  lui,  et  cria  :  «  La  bourse  ou  la  vie  !  » 
Le  monsieur  lui  donna  sa  bourse  et  tout  l'argent  qu'elle 
contenait,  et  il  y  en  avait  une  grande  quantité. 

Alors  le  garçon  lui  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  assez,  il  faut  que  vous  me  donniez 
vos  beaux  habits  et  votre  cheval. 

Ils  échangèrent  leurs  vêtements  et  le  monsieur  s'en 
alla  bien  content  d'avoir  eu  la  vie  sauve,  malgré  qu'il 
fût  couvert  de  vieux  habits. 

Au  lieu  de  retourner  à  la  maison  des  voleurs,  que  flt 
notre  garçon  ?  Il  monta  à  cheval,  et  emportant  tout 
son  argent,  il  revint  à  la  maison  de  sa  mère.  Chacun 
fut  étonné  de  le  voir  revenir  après  avoir  si  prompte- 
ment  fait  fortune.  Il  embrassa  sa  mère,  et  l'on  peut 
juger  de  sa  joie  !  Il  lui  dit  comment  il  était  devenu 
riche,  et  comment  cela  lui  était  arrivé,  loin,  bien  loin. 
Mais  sa  mère  ne  put  s'empêcher  d'en  parler  à  ses 
voisines,  et  l'aventure  finit  par  arriver  jusqu'aux 
oreilles  du  maire  ;  celui-ci  envoya  son  domestique 
prévenir  le  jeune  garçon  de  venir  à  sa  maison  le 
lendemain  sans  faute. 

Il  partit  laissant  sa  mère  en  larmes,  et  elle  lui  con- 
seilla d'avouer  au  maire  comment  il  avait  fait  si 
promptement  fortune.  Il  avoua  au  maire  le  métier  qu'il 
avait  fait,  mais  il  lui  dit  que  cela  s'était  passé  dans  un 
pays  éloigné,  et  que  jamais  il  n'avait  tué  personne.  Le 
maire  lui  dit  : 

—  Si  vous  ne  volez  pas  cette  nuit  le  plus  beau  cheval 
de  mon  écurie,  je  vous  tuerai  demain. 

Le  maire  était  très  riche  ;  il  avait  beaucoup  de 
domestiques  et  beaucoup  de  chevaux,  et  il  y  en  avait 


LE  VOLEUR   HABILE  275 

trois  qui  étaient  plus  beaux  et  plus  chers  que  les  autres. 
Le  garçon  revint  à  la  maison  ;  il  consola  sa  mère  et  lui 
dit  de  lui  donner  les  vieux  vêtements  qu'il  portait 
autrefois.  Il  les  mit  sur  les  autres,  prit  un  gros  bâton 
et  se  mit  en  route  pour  la  maison  du  maire,  mar- 
chant péniblement  comme  un  vieillard.  11  frappa  à  la 
porte  et  demanda  un  asile  pour  la  nuit;  un  garçon 
vint  lui  dire  : 

—  Nous  ne  pouvons  cette  nuit  vous  donner  asile 
dans  cette  maison  ;  allez  plus  loin. 

Mais  il  le  supplia  tellement,  en  disant  qu'il  ne  savait 
où  aller,  et  demandant  par  pi  ié  un  coin  dans  l'écurie, 
qu'on  finit  par  le  laisser  entrer,  et  on  lui  donna  une 
petite  botte  de  paille  pour  qu'il  pût  coucher  dessus. 

Notre  garçon  entendait  tout  ce  que  les  autres  disaient. 
Il  y  avait  trois  domestiques  qui  jusqu'à  minuit  devaient 
se  tenir  en  selle  sur  les  trois  plus  beaux  chevaux,  et  à 
cette  heure  trois  autres  domestiques  devaient  venir  les 
remplacer.  Que  fit  notre  garçon? Ils  s'étaient  endormis 
sur  leur  monture,  et  aussitôt  qu'il  entendit  minuit,  il 
vint  toucher  l'un  d'eux  et  lui  dit  : 

—  Il  est  minuit,  va  te  coucher. 

Le  domestique  s'en  alla  à  moitié  endormi,  et  les 
deux  autres  ronflaient  sur  leur  cheval.  Quant  à  lui,  il 
enfourcha  sa  monture  ;  et  il  avait  choisi  la  plus  belle, 
ouvrit  doucement  la  porte  et  s'enfuit  au  grand  trot, 
sans  regarder  derrière  lui.  Il  ne  tarda  pas  à  arriver  à 
la  maison,  et  sa  mère  eut  bien  de  la  joie  en  le  re- 
voyant. 

Le  lendemain,  il  alla  vendre  son  cheval  au  marché. 
Quand  le  maire  arriva  à  l'écurie,  il  vit  que  son  plus 
beau  cheval  n'y  était  pas  et  que  ses  domestiques  dor- 
maient, les  uns  sur  leur  monture,  les  autres  dans  leur 
lit.  Il  se  mit  en  colère,  ne  sachant  comment  tout  cela 


276  RÉCITS   COMIQUES 

avait  pu  se  faire.  Il  envoya  demander  à  la  bonne  femme 
où  était  son  fils,  et  elle  répondit  qu'il  était  allé  vendre 
un  cheval.  On  lui  dit  que  le  maire  voulait  le  voir  tout 
de  suite  ;  elle  eut  encore  beaucoup  de  chagrin,  et 
lorsque  son  fils  fut  de  retour,  elle  lui  raconta  ce  qui 
s'était  passé. 

Le  garçon  alla  trouver  le  maire  qui  lui  dit  : 

—  Quel  homme  vous  êtes  !  vous  avez  gagné  votre 
pari,  mais  si  vous  ne  parvenez  pas  à  voler  cette  nuit 
tout  le  pain  qui  est  au  four,  il  n'y  a  que  la  mort  pour 
vous. 

Le  maire  assembla  tout  le  Conseil  municipal  et  tous 
ses  amis,  pensant  qu'il  s'amuserait  avec  eux  tout  en 
gardant  le  four.  Il  installa  des  danses,  de  la  musique, 
des  jeux,  des  illuminations  ;  mais  tout  cela  était 
devant  le  four.  Que  fit  notre  garçon  ?  Il  prit  un  petit 
marteau  et  se  glissa  derrière  le  four  :  il  y  fit  un  trou, 
enleva  tous  les  pains,  les  mit  dans  son  panier  et  s'en 
alla. 

Le  lendemain,  le  maire  se  réjouissait  en  pensant  que 
ses  pains  n'avaient  pas  été  volés,  parce  que  la  gueule 
du  four  avait  été  bien  gardée  ;  il  envoya  sa  domestique 
chercher  ses  pains  frais  pour  déjeuner  ;  mais  lors- 
qu'elle ouvrit  la  gueule  du  four,  elle  vit  le  soleil  qui 
brillait  à  l'autre  bout.  Jugez  de  son  étonnement  !  Le 
maire  était  d'une  colère  rouge  ;  il  envoya  chercher  le 
garçon.  Ses  domestiques  demandèrent  à  la  bonne 
femme  où  était  son  fils  :  «  A  vendre  du  pain  !  »  répon- 
dit-elle. 

Sa  réponse  fut  rapportée  au  maire  qui  lui  envoya 
dire  de  recommander  à  son  fils  de  venir  le  trouver 
dès  qu'il  serait  de  retour.  La  pauvre  mère  eut  encore 
beaucoup  de  chagrin.  Quand  son  fils  revint,  elle  lui  fit 
la  commission  et  il  alla  chez  le  maire. 


LE   VOLEUR   HABILE  277 

Celui-ci  lui  dit  :  «  Hier,  vous  avez  gagné  votre 
pari,  mais  tout  n'est  pas  fini:  il  faudra  (}ue  cette  nuit 
vous  enleviez  les  draps  qui  sont  dans  mon  lit,  ou  votre 
mort  est  au  bout,  » 

Le  garçon  revint  à  la  maison  et  avec  ses  vieux 
habits  il  fit  un  mannequin  qui  lui  ressemblait,  puis  à 
la  nuit,  il  le  porta  auprès  de  la  maison  du  maire.  Le 
maire  avait  placé  des  gardes  armés  à  toutes  les  portes 
et  à  toutes  les  fenêtres.  Notre  garçon  mit  son  manne- 
quin au  bout  d'un  long  bâton,  et  au  moyen  d'une 
corde,  il  le  hissa  le  long  de  la  muraille.  Quand  les 
gardes  virent  un  homme  grimper  le  long  du  mur, 
auprès  d'une  fenêtre,  ils  firent  feu,  et  ils  se  mirent  tous 
à  crier  :  Hourrah  ! 

A  ce  bruit  le  maire  sortit  de  son  lit,  pensant  qu'on 
avait  tué  le  voleur,  et  il  voulut  le  voir.  Notre  garçon 
profita  de  ce  moment  pour  entrer  dans  la  maison,  et  il 
arriva  au  lit  du  maire  en  disant  : 

—  Qu'il  fait  froid  !  qu'il  fait  froid  !  et  il  se  mit  au  lit 
en  tirant  les  draps  de  son  côté  ;  quand  il  les  eut  tous, 
il  dit  à  la  dame  : 

—  Il  faut  que  j'aille  le  revoir,  pour  en  être  bien  sûr, 
et  pour  savoir  comment  ils  l'ont  enterré. 

La  dame  lui  dit  :  «  Reste  ici,  tu  reviendras  encore 
mort  de  froid.  » 

Mais  il  sortit  et  s'échappa  du  plus  vite  qu'il  put  avec 
les  draps. 

Cependant  les  gardes  se  poussaient  l'un  l'autre  et 
se  battaient  presque  autour  du  mannequin.  A  la  fin, 
ils  rentrèrent  à  la  maison  presque  hors  d'haleine  ;  ils 
étaient  joyeux  et  contents  de  ce  que  leur  voleur  était 
enfin  par  terre. 

Quand  le  maire  revint  pour  se  coucher,  sa  femme 
lui  dit  : 


278  RECITS   COMIQUES 

—  Maintenant  j'espère  que  tu  vas  rester  ici  sans 
aller  et  venir  comme  tu  l'as  fait  ;  tu  m'as  rendue  toute 
froide. 

—  Moi  !  je  ne  suis  pas  allé  et  venu. 

—  Si,  si,  tu  étais  justement  ici  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment. 

Il  se  mit  au  lit,  et  se  tourna  et  retourna  de  tous 
côtés,  mais  sans  pouvoir  retrouver  les  draps.  A  la  fin, 
impatienté,  il  alluma  une  chandelle,  et  vit  qu'il  n'y 
avait  plus  de  draps  dans  le  lit.  Qu'on  juge  de  leur  cha- 
grin !  ils  ne  savaient  pas  comment  cela  c'était  fait.  La 
dame  dit  à  son  mari  : 

—  Tu  ferais  bien  de  laisser  cet  homme  tranquille  ou 
il  nous  arrivera  malheur. 

Mais  il  ne  voulut  rien  écouter  et  sortit.  Dès  qu'il  fut 
jour,  il  envoya  ses  domestiques  à  la  maison  du  voleur. 
Ils  trouvèrent  sa  mère  et  lui  demandèrent  où  était  son 
fils: 

—  Il  est  allé  vendre  des  draps  de  lit,  répondit-elle. 

—  Dès  qu'il  sera  de  retour,  lui  dirent-ils,  vous 
l'enverrez  chez  le  maire. 

Cette  pauvre  femme  eut  de  nouveau  un  grand  trouble 
parce  qu'elle  pensait  qu'on  finirait  bien  par  venir  à 
bout  de  son  fils.  Elle  l'envoya  chez  le  maire  qui  lui 
dit  : 

—  Cette  fois7  tu  ne  m'échapperas  pas  1  Si  tu  ne  voles 
pas  tout  l'argent  de  mon  frère  le  prêtre,  il  n'y  aura  que 
la  mort  pour  toi. 

Le  frère  du  maire  était  recteur  de  cette  ville.  Quand 
vint  la  nuit,  notre  garçon  se  glissa  dans  l'église  et 
s'habilla  dans  les  plus  beaux  ornements,  ceux  dont  on 
se  servait  seulement  pour  les  plus  grandes  fêtes.  Il 
alluma  tous  les  cierges  et  toutes  les  lampes,  et  à 
minuit  il  se  mit  à  sonner  les  cloches  à  toute  vol^e  — 


LE   VOLEUR    HABILE  279 

dilin  don,  dilin  don  don,  dilin  don.  Le  recteur  vint  en 
toute  hâte  avec  sa  domestique  pour  voir  ce  qui  se 
passait  dans  l'église.  Ils  virent  sur  le  grand  autel  quel- 
qu'un qui  leur  dit  : 

—  Prosternez-vous,  je  suis  le  bon  Dieu  et  je  viens 
TOUS  chercher.  Vous  allez  mourir,  mais  auparavant  il 
faut  que  vous  apportiez  ici  tout  l'argent  et  toutes  les 
richesses  qui  sont  dans  votre  maison, 

Le  prêtre  sortit  et  apporta  tout  ce  qu'il  possédait. 
Le  garçon  le  fit  ensuite  monter  au  haut  de  la  tour  et 
lui  dit  : 

—  Maintenant,  vous  allez  aller  au  Purgatoire,  mais 
ensuite  vous  entrerez  au  Paradis. 

Il  le  mit  dans  un  sac  qu'il  prit  par  un  bout,  et  il  le 
faisait  descendre  le  long  des  escaliers,  où  il  se  heur- 
tait à  chaque  marche.  Le  prêtre  criait  :  «  Aïe  !  aïe  !  » 
mais  l'autre  lui  répondait  :  «  Ce  n'est  rien,  bientôt 
vous  serez  au  ciel.  » 

Il  le  porta  ainsi  jusqu'au  poulailler  de  son  l'rère,  où 
il  le  laissa.  Au  matin,  la  fille  de  basse-cour  vint  pour 
donner  à  manger  à  sa  volaille  :  elle  vit  un  sac,  et 
l'ayant  touché,  le  sac  remua.  La  fille  courut  bien  vite 
dire  à  sa  maîtresse  ce  quelle  avait  vu.  Celle-ci  vint, 
toucha  le  sac,  et  le  sac  remua  encore.  Elle  eut  peur  et 
vint  dire  à  son  mari  : 

—  Vous  voyez  que  j'avais  eu  raison  de  vous  dire  de 
laisser  cet  homme  tranquille.  Maintenant  que  va-t-il 
nous  arriver  ?  Qu'y  a-t-il  dans  ce  sac  ? 

Le  monsieur  envoya  tout  de  suite  quelqu'un  chez  le 
voleur.  Il  se  trouvait  justement  à  la  maison,  et  on  lui 
dit  que  le  maire  lui  ordonnait  de  venir  directement 
chez  lui.  On  lui  commanda  d'ouvrir  le  sac.  Il  le  toucha, 
et  le  sac  fit  un  saut;  alors  il  dit  qu'il  ne  voudrait  pas 
l'ouvrir,  même  pour  dix  mille  francs. 


280  KÉCi:S  COMIQUES 

—  Je  vous  (lomierai  dix  mille  francs. 

—  Non  !  je  ne  le  ferais  pas  même  i)Our  vingt  mille  ! 

—  Je  vous  les  donnerai. 

—  Non!  non!  non!  Pas  même  pour  quarante  mille. 

—  Je  vous  donnerai  trente  mille  francs. 

—  Non  !  non!  non  !  non!  pas  même  pour  quarante 
mille. 

—  Et  pour  cinquante  mille  '! 

Il  consentit  alors  à  ouvrir  le  sac,  et  il  en  retira  le 
prêtre,  frère  du  maire,  qu'il  avait  dépouillé  jusqu'au 
dernier  sou.  Après  avoir  reçu  ses  cinquante  mille 
francs,  notre  garçon  revint  chez  lui  et  vécut  riche 
avec  sa  mère;  et  le  maire  alla  demeurer  avec  son 
frère  le  prêtre,  plus  pauvre  qu'il  n'était  autrefois.  Et 
s'ils  ont  bien  vécu,  ils  ont  eu  une  bonne  mort. 

Traduit  de  W.  Webster.  Basque  Legends. 


LVI 

LA  MOUETÉ  DE  QUENE 

(conte   rOlTKVIN.) 


01  était  ine  foué  in  p'tit  boiinhoumme  et  ifie  p'tite 
bounne  femme,  qu'étiant  bé  si  paôres,  si  paôres  que 
gn'aviant  jamé  podju  joindre-  à  avouer  ine  quene  tôt 
entère  ;  gn'en  n'aviant  qu'ine  mouété,  core  ne  peu- 
ziant-eils  pas  la  nôrri,  et  gle  Tenvoylant  trecher^  sa 
vie  d'in  coûté  su  l'aôtre. 

In  jou  qu'aile  était  à  barboter  à  la  rivère,  a  trouit 
ine  boursaye  d'argeont;  a  se  mettit  bé  vite  à  crier  : 
«  Can,  can,  can,  qui  est-o  qui  a  perdu  sa  boursaye 
d'argeont  ?  »  01  adounit  que,  de  l'hure*,  o  passait  au 
chemaingn  in  mossieu  et  ine  madame,  dan  ine  belle 
carrosse.  Quand  le  mossieu  odjit  ontondu^  cequo  chon- 
tait  la  quene,  gle  li  dissit  :  «  Baille-me  quielle  argeont, 
aile  est  à  ma;  i  t'on  douré  pre  la  pouaine  ».  La  quene 
le  credjit®  et  li  baillit;  mé  quond  gUodgit  l'argeont, 


*  La  Moitié  de  cane. 

*  Qui  étaient  si  pauvres  qu'ils  n'avaient  jamais  pu  parvenir. 
"*  Chercher. 

*  11  arriva  que  par  hasard. 
"  Eut  entendu. 

«  Crut. 


282  BKCITS   COMIQUES 

gle  fasit  le  partage  de  Goumerit'  :  la  carrosse  marclnt 
et  la  paôre  Mouété  de  quene  réclitit  tôt  ébaillaye. 

Quond  a  sit  de  retou  chez  lé  *,  a  raconti  à  ses 
maîtres  tôt  ce  qui  U  avait  arrivé.  Le  bounlioumme  se 
mettit  bé  dan  ine  si  gron  promptitude  ^  contre  lé,  que 
gle  valit  la  tuay.  «  Quemont,  que  gle  dissit,  te  troue 
de  l'argeont,  et  o  n'est  pas  icliti  que  te  l'apportes! 
Nous  aôtres,  bounnegens,  qui  sont  si  minablles, 
qui  avons  tôt  netre  saôu  de  pouaine  pre  vivre*! 
Ocque  quielle  argeont,  i  ariant  tretous  vive  hérux  le 
rechte  de  nos  joûs  ;  et  te  la  bailles,  à  ma  désodjue  ■"•,  à 
n'in  mossieu  qui  n'on  a  pouét  à  besogn,  core  qu'a 
n'était  pat  à  li!..  Si  te  ne  vas  pas  la  queri,  si  te  revins 
sons  lé,  t'es  bé  sure  qu'i  te  tue.  ^  » 

La  paôre  Mouété  de  quene  odjit^  bé  si  gron  paùu, 
qu'a  se  serait  calaye  din  in  creu  de  grelet  s.  A  se  disait 
en  lé-même  :  «  Quemont  ferai-z-i  pre  troure  quio 
mossieu!  »  Mé  queme  lés  pus  petits  sant  tréjou  lés 
pus  fins,  0  li  vindjit  on  l'idaye  qu'on  siguant  lés 
rouans  ^  de  la  carrosse,  aile  arriverait  au  logis. 

A  bougit  d'incontinent  on  criont  :  «  Can,  can,  can, 
rondez-me  ma  boursaye  d'argeont!  »  A  trouit  su  son 
cliemaingn,  compère  le  renart,  qui  li  dissit  :  «  Qu'as- 
tu  din,  ma  paôre  Mouété  de  quene,  que  t'as  l'air  si 
trichte?  — I  ai  bé  sujet  d'o-z-étre  :  à  matingn,  on  bar- 
botant à  la  rivère,  i  ai  troué  ine  boursave  d'argeont  ; 


^  Il  prit  tout  pour  lui. 

=   Elle. 

'  Colère. 

'^  Qui  avons  tout  notre  saoul  de  peine  à  vivre. 

^  Iqsu. 

®  Que  je  tuerai. 

'  Eut. 

"  Qu'elle  se  serait  cachée  dans  un  trou  de  grillon. 

^  La  trace  des  roues. 


LA  MOUÉTÉ   DE  QUENE  283 

i  l'ai  baillée  à  n'in  mossieu  qui  m'a  dit  qu'aile  était  à  li, 
et  y'iat  que  mon  maître  vut  qu'i  la  trouche^  ou  bé  gle 
me  tuerat.  —  Et  où  vas-tu  de  même  ?  —  I  vas  devant 
ma.  — Vux-tu  qui  onge  ocque  ta-? —  Din  grand 
tclieur.  —  Mé  quement  ferai- z-i  pre  te  sigre?  — 
Fourre-te  dons  mon  dare^  :  i  te  porterai  queme 
i  pourrai.  » 

A  se  remettit  on  route,  trejou  criont  :  «  Can,  can, 
can,  rondez-me  ma  boarsaye  d'argeont  ».  Compère  le 
loue,  qui  passait  pre  de  iai  l'accroditit  :  —  Ehl  qu'as- 
tu  din  que  te  ramasses  si  bé  tes  quatre  mécredis*  : 
n'on  dirait  que  t'as  pardu  in  paingn  de  ta  fournaye  ! 

—  Ah  !  vouey  I  i  en  ai  pardu  ien,  et  in  bea  !  i  ai  troué 
in  boursée  d'étchus,  i  ai  dounay  à  ien  qu'a  n'était  pat  à 
li,  et  mon  maître  m'envoyela  queri,  et,  si  i  ne  la  troue 
pas,  0  faudra  bé  qu'i  mourclie^  —  A  dos  foués,  in 
petit  d'éde  fait  gron  bé  :  vux-tu  qui  onge  ocque  ta?  — 
I  0  vux  bé.  —  Mé  quemont  ferai-z-i  pr'allay  si  longn? 

—  Fourre-te  dans  mon  dare;  i  te  porterai  queme  i 
pourrai.  »  Et  compère  le  loue  ondgit  troure*^  compère 
lerenart. 

A  reprit  son  chemaingn  :  a  n'allait  pouét  trot  à  sen 
aise,  ol  avait  noillé,  et  aile  était  tote  enehoutie  dans 
la  gasse  ',  mé  o  ne  l'opposait  pouét  de  chontay  :  «  Can, 
can,  can,  i  ai  pardu  ma  boursaye  d'argeont.  »  0  se 
trouit  su  son  passage  coumére  l'échalle  qui  li  dissit 
queme  tchieu,  sans  li  demander  le  portemont  ^  :  «  Jésus  ! 

'  Veut  que  je  la  trouve. 

*  Que  j'aille  avec  toi. 
■^  Dans  mon  derrière. 

*  Que  tu  es  de  si  mauvaise  humeur  :  locution  locale. 
"  Il  faudra  que  je  meure. 

^  Alla  rejoindre. 

^  11  avait  plu   et  elle  était  toute  couverte  de  boue. 

'  Qui  lui  dit  comme  ça,  sans  lui  demander  comment  elle  se  portait . 


284  RÉCITS   COMIQUES 

ma  paôre  Mouété  de  quene,  t'as  l'air  bé  enniaye.  — 
Ah!  i  0  se  bé  itou.  —  Eh!  qu'est  o  din  qu'ol  1-y  at? 

—  A.  matingn  i  ai  troué  de  l'argeont  ;  a  m'a  été  volaye, 
et  mon  maître  vut  qu'i  la  trouche,  o  bé  g\e  me  tuerat. 

—  Vux-tu  qu'i  onge  ocque  ta,  ma  qui  se  bé  à  men 
adelésis*  ?  —  I  o  vux  bé.  —  Mé  quemont  ferai-z-i,  ma 
qui  marche  jà  '/  —  Fourre  te  dons  mon  dare;  i  te  por- 
terai queme  i  pourrai  ».  Et  coumére  l'échalle  gravit 
ocque  les  aôtres. 

A  requemmincit  à  chontay  :  «  Can,  can,  can,  rondez- 
me  ma  boursaye  d'argeont  ».  A  ne  pardait  pouet  cou- 
rage, pasqu'à  voisait  tréjou  les  rouans.  A  rencontrit 
coumére  la  rivère,  sa  gron  compagnaye,  qui  li  dissit  : 
«  Qu'as-tu  dinà  tontte  demaler-.ma  paôre  p'tite  Mouété 
de  quene,  à  matingn  fêtas  si  joyuse?  —  Oh!  dompis 
à  matingn  %  i  on  ai  bé  vu  qui  n'ai  point  mongé  !  Te  se 
bé  quielle  argeont  qu'i  ai  trouée;  t'as  bé  vu  quio 
mossieu  qui  l'a  pris  ;  eh  bé  !  mon  maître  a  dit  que  gle 
me  tuerait,  si  i  n'allas  pas  la  queri.  —  A  dos  foués, 
in  p'tit  d'éde  fait  gron  bé,  vux-tu  qui  onge  ocque  ta? 

—  Ah  !  vouey  bé.  —  Mé  quemont  ferai-z-i,  ma  qui  ne 
saras  marchay?  —  Fourre-te  dons  mon  dare;  i  te  por- 
terai queme  i  pourrai  ».  Et  coumére  la  rivère  se  logit 
ocque  les  aôtres. 

A  se  mettit  en  route  sons  larguer  ;  trejou  aile  argar- 
dait  devontlé,  de  paô  de  pardre  la  trace.  A  chontait  bé 
si  fort,  que  la  ragane  dau  cou  *  li  en  fasait  maô.  A 
trouit  sur  son  chemaingn  compère  le  bournay  ^,  qui 
velit  la  jazay  ^  —  «  1  ne  se  pouet  en  train  de  rire,  qu'a 

'  Qui  suis  bien  inoccupée. 
"  A  tant  te  lamenter. 

*  Depuis  ce  matin. 

■*  La  rigole  du  cou,  c'est-à-dire  le  gosier. 
"*   La  ruche,  ce  mot  est  masculia  en  patois. 

*  Plaisanter  avec  elle. 


LA  MOUÉTÉ   DE   QUENE  285 

dissit.  —  Qu'est  o  din  que  t'as  pr'ètre  si  doulonte  •  ?  — 
I  ai  bé  dau  malliu,  bounnegens;  o  faut  qu'i  trouche  de 
l'argeont  qui  m'at  été  volaye,  sans  quoué  i  se  morte. 
—  Et  où  vas-tu  de  maîme  ?  —  I  n'o  se  djère.  —  Vux-tu 
qui  onge  ocque  ta;  à  dos  loués,  in  p'tit  d'éde  fait  gron 
bé.  —  Vuis,  vuis,  i  ai  bé  enrère  -  in  grant  à  besogn  de 
tôt  mes  amis.  —  Quémont  vas  i  fariè  pre  te  sigre?  — 
Fourre  te  dons  mon  dare  ;  i  te  porterai  queme  i  pour- 
rai. »  Et  compère  le  bournay  allit  troure  les  autres. 

Quond  aile  odgit  raarchay  encore  bé,  bé  longtoras, 
tôt  en  criont  :  «  Can,  can,  can,  rondez-me  ma  boursaye 
d'argeont  w,  a  queminçait  à  délinquay  ^,  quond  a  tom- 
bit  à  n'in  grond  pourteau  ,  lavoure  *  flnissiant  les 
rouans  :  «  Ah  !  fit-elle,  i  se  dinc  rondue  !  »  A  n'odgit 
pouf^t  besogn  de  chacottay  ^  :  quond  lés  valets  l'en- 
tendirant  chontay,  gne  saviant  pas  ce  qu'o  v'iet  à  dire; 
gléuvrirant,  et  la  Mouété  de  quene  ontrit  on  s'ébrail- 
lant  queme  de  pus  belle.  Le  mossieu  et  la  dame  re- 
queiieugirant  «  bé  la  quene  dau  matin.  La  dame  dissit 
au  mossieu  de  li  rondre  sen  argeont  ;  mé  le  mossieu 
n'o  velit  pouet.  Queme  o  queminçait  à  s'aneusser'',  gle 
dissit  à  ses  valets  de  pêcliay  la  quene  et  de  la  mettre 
dons  le  têt  aux  poules  ocque  les  aôtres.  Gle  ponsait  en 
li  même,  que  lés  jaux,  lés  oyes,  et  lés  prots  **  la  tueriant 
pendont  la  neut.  Mé  sitout  qu'a  sit  ontraye,  o  s"écriit  : 
«  Com[)ére  le  renart,  si  tu  ne  vins  pat  à  man  secou,  i 
se  par  due  !  »  Compère  le  renart  sortit  et  travaillit  si  bé 


Chagrine. 

Kn   ce  moment. 

Tomber  de  fatigue. 


Heurter  à  la  porte. 

Hecoimaissaieut. 

A  faire  uuit. 

Les  coqs,  les  oies  et  les  diiuIons. 


286  RÉCITS   COMIQUES 

de  son  métay  •,  que  de  totes  quies  baytes  o  n'en  rechti 
chaut. 

Dé  avon  jou,  la  breillon  -  vindjit  euvri  la  porte,  et  sit 
Lé  étounaye  de  ne  vouer  sorti  que  la  Mouété  de  quene, 
en  criont  :  «  Can,  can,  can,  rondez-me  ma  boursaye 
d'argeont.  »  La  pâore  chombrère  n'osit  pouet  allay  o 
dire  à  la  dame;  mé  quond  o  sit  haute  hure  ^,  la  dame 
devallit  don  la  court.  A  sit  bé  mortifiaye  de  vouer 
tchiés  baytes  on  tchiel  état.  A  dissit  à  sen  houme  : 
a  Tchielle  quene  est  sorcère,  ronds-li  daon  sen  ar- 
geont  ;  a  nous  portera  malhu.  »  Le  mossieu  ne  l'é- 
coutit  ensrement  *  pas  ;  gle  créyait  qu'ol  était  pr'  ha- 
zert  ^  que  le  renart  avait  vindju  tchielle  neut. 

La  quene  chantit  encore  tôt  le  jou.  Au  ser,  le  mos- 
sieu dissit  à  ses  valets  :  «  Prenez-me  moigu  tchielle 
pidale  ^,  et  la  clietez  dons  l'étchurie,  sos  les  pés  dos 
mules  et  dos  chevals  ;  i  voirons  demoin  matingn  queme 
a  chontrat.  »  Les  valets  la  chetirant  bay  ;  mé  a  dissit 
bé  vite  :  «  Compère  le  loue,  si  te  ne  vins  pat  à  men 
éde,  i  se  morte  !  »  Compère  le  loue  devallit,  et  tuit  tôt 
ce  qu'ol  y  avait  de  baytes  don  l'étchurie  ;  la  chevau- 
laille,  la  mulasserie  ;  tôt  y  passit. 

Dès  l'écllairzie ',  les  valets  vindjirant  trechay  les 
baytes  pr'allay  à  l'araye  *  ;  mé  gle  sirant  bé  sésis  quond 
gle  les  vo) sirant  tretotes  segnées.  0  n'y  avait  que  la 
quene,  qui  requemincit  ses  «  Can  can.  » 

De  son  métier. 
-  Fille  de  basse-cour. 
^  Quand  il  fut  tard. 
■*  Seulement. 
^  Par  hasard. 

*  Piailleuse. 

'  La  pointe  du  jour. 

*  Pour  aller  labourer. 


LA  MOUÉTÉ   DE   QUENE  287 

Quond  ]e  mossieu  YOguit  tôt  quiau  déluge  \  et  que 
de  totes  ses  baytes  o  n'ou  rechtait  pat  in  jarret  vivont, 
gle  se  mettit  don  ine  si  grande  fontaisie  -  contre  ses 
valets,  que  gle  volit  les  mettre  tretous  douhaù.  Gle  s'é- 
lugit  ^  contre  z'eux,  gle  leux  dissit  que  gl'étiant  dos 
sans  soyn,  dos  adelésis  ^,  qui  n'aviant  ensrement  pas 
l'ême  ^  de  fremer  la  porte  d'in  têt. 

La  Mouété  de  quene  se  prologuait  ^  tôt  à  san  large, 
tote  souque,  dans  quielle  gront  court,  trejou  disant  : 
«  Rondez-me  ma  boursaye  d'argeont  »  Gle  virit  sa 
colère  contre  lé  :  «  Jésus  !  i  se  bé  las  d'ontondre  tcliielle 
doulonte  se  demaler;  chetez-la  dons  le  poué  ",  ou  bé 
fasez  cliaôfFer  lé  fourc,  et  qu'i  ne  l'entenge  put.  —  La- 
queu  feraaz-y  le  promer?  — Fait  pouet  chollaire**, 
preveu  qu'i  on  sèche  débarrassay.  >;  Lés  valets  ponsant 
qu'o  s'ret  putout  fait,  la  pranguirant  et  la  fouéttirant 
tôt  au  mitan  dau  poué  ;  gle  comptiant  qu'a  nigerait  '\ 
Mé  pondont  qu'a  devallait,  a  disait  :  «  Coumére  l'é- 
challe,  vins  à  mon  secou  !  »  L'échalle  vinguit  et  la 
quene  gravit  en  chontont  :  «  Can,  can,  can,  rondez-me 
ma  boursée  d'argeont.  « 

Tôt  le  monde  sit  ben  étonné,  la  dame  disait  trejou  : 
«  Ronds-li  sen  argeont.  »  Mé  le  mossieu  dissit  :  «  I  ne 
se  ja  si  sot,  n'on  crérait  bé  qu'i  ai  paô  de  lé  ;  chauf- 
fez le  fourc  tôt  à  bllanc,  et  chetez-y  quiau  bagage  de 
bayte  ;  i  se  saou  crevé  de  lé.  »  Lés  valets  chauflirant  le 


'   Celte  calamité. 

"   Colère, 

•^  Il  s'emporta. 

*  Des  imuéciles. 

"  L'esprit. 

®  Se  promenait. 

'   Puits. 

^  Peu  importe. 

"  Se  noierait. 


288  RÉCITS   COMIQUES 

fourc;  mé  gn'osiant  pas  cottay  *  à  la  quene,  pasque 
gle  ponsiant  qu'ol  (^tait  le  djiaible  -  qui  s'était  viré  on 
lé.  Le  pus  hardi  la  prondjit  pre  le  bout  de  l'aie  et  la 
garrochit  *  dans  le  fourc. 

Pré  quielle  foué,  gle  cré3'iant  bé  tretous  qu'o  seret 
fini,  et  que  gle  ne  troueriant  que  dos  sondres.  Mé 
queme  gle  la  garrochiant,  olle  avait  ogu  *  le  toms  de 
dire:  «  Ah!  rivère,  ma  gronde  amie,  vin  à  ma,  i  se 
morte!  »  La  rivère  sortit  et  tuit  le  fut.  Quond  gle  vin- 
guirant  euvri  =  la  goule  dau  fourc,  gle  rechtirant  tôt 
ébobés  '^  de  vouer  la  Mouété  de  quene,  fraîche  queme 
potet,  qui  se  mettit  à  chonter:  «  Can,  can,  can.  »  Le 
mossieu  dissit  à  ses  valets  «  V-z'-êtes  tretous  des 
imbéciles  qui  ne  savez  pas  de  ve-z-y  prondre  ;  v'avez 
asseye  de  totes  les  modes  !  rin  n'a  ruissi  ;  eh  bé, 
demésis  '  ol  est  ma  qui  m'on  chorge,  et  ve  peuzez  crère 
que  le  meillou  serat  à  dare.  » 

Au  ser,  quond  le  mossieu  et  la  dame  sirant  dans  leu 
chombre,  gle  dissiront  à  la  chombrère  de  péchay  la 
quene,  que  gle  mettirant  à  lau  pé  de  lèt.  Me  quond  gli 
sirant  couchays,  et  que  gle  velirant  se  mettre  à  Tentou 
à  la  maillocher  et  à  l'écapouti  ^  à  cotsde  pés,  a  s'écriit: 
«  Compère  le  bournay,  sors  bé  vite  à  mon  secou  !  »  Le 
bournay  vinguit,  me  les  abayes  ne  sortirantpat  à  cha 
ine  »,  a  s'éparirant  tretotes  à  la  foué  dans  le  lét,  et 
fasirant  si  bé  de  leuz  état,  que  le  mossieu  et  la  dame 


'  Toucher. 

*  Le  diable. 

*  Précipita. 

*  Eu. 

^  Quand  ils  vinrent  ouvrir. 

*  Etonnés. 
Désormais. 

'  L'écrabouir,  l'écraser. 

Mais  les  abeilles  ne  sortirent  point  une  à  une. 


LA  MOUETE   DE   QUENE  289 

on  étiant  agruzelés».  Gle  sautirant  Lé  vite  au  bas, 
iallait  les  vouer  fenétrer  pre  quielle  pllace  2,  Glétiant 
queme  dos  onrageays.  ^<.  I  t'au  disas  hé  qu'ol  était  le 
djiaiblle!  doune-li  sen  argeont.  »  Le  mossieu  courit  à 
sen  armoise,  gle  prondjit  la  boursaye,  que  gle  garro- 
chit^  dons  la  place.  La  quene  ne  sit  pouet  grèpe  à  la 
prendre*  ;  aile  était  bé  si  joyuze,  qu'o  n'attandit  pouet 
qu'o  sit  jou  :  aile  hobit  dés  mainet^  en  chontant  :  «  Can, 
can,  can,  i  ai  troué  ma  boursaye  d'argeont.  »  A  mettit 
ses  amis  tretous  chaquin  lavoure  aile  lés  avait  pris, 
on  leux  disant  à  chaquin  bé  grond  raarci,  et  dés  l'au- 
bette  f'  a  sit  à  la  turgne  ^  de  ses  maîtres,  qui  sirant  bé 
contons  de  la  re vouer.  Gle  vivirant  encore  bé,  bé  long- 
toms,  pasque  glétiant  hérux  et  à  leuz  ése.  Et  ma, 
quond  i  lés  visit  tretous  contons,  1  les  lecliis,  et  on 
m'en  revenont,  passant  près  d'in  moulaingn,  i  marchis 
sus  la  quoue  d'ine  souris  : 

Trit,  trit,  trit, 
Meu  p'Lit  conte  est  dit. 

Clémentine  Poey-Davant. 

Ce  conte,  en  patois  de  Foutenay,  a  été  publié  d'abord  dans  la 
Revue  des  provinces  de  l'Ouest.  Nantes,  1838,  puis  dans  la  préface  du 
Glossaire  poitevin  de  L.  Favre. 


'  Criblés  de  piqûres. 

'  Bondir  dans  la  place. 

*  Jeta  violemment. 

''  Engourdi,  ne  se  fit  pas  prier  pour  la  prendre. 

■'  Sortit  dès  minuit. 

*"  Dès  le  petit  'our. 

'  Hutte. 


19 


LVII 


LES  JAGUEXS  A  LA  COUR 


(CONTE  DE  LA  HAUTE-BRETAGME.) 


Un  jour  les  Jaguens  péchaient  sur  le  banc  de  la 
Horaine  :  ils  prirent  un  turbot  si  beau,  si  beau  que 
les  plus  vieux  pêcheurs  n'en  avaient  point  vu  de 
pareil. 

—  Dieu  me  gagne,  mon  fu,  dirent-ils^  queu  diaic 
païsson  :  i'  serait  présentable  au  Ré,  faura  le  H 
porter. 

Les  quatre  matelots  qui  montaient  le  bateau  enve- 
loppèrent avec  soin  le  turbot  et  se  mirent  en  route 
pour  Paris  ;  le  petit  mousse  les  accompagna,  un 
peu  malgré  eux,  et  il  disait  qu'il  voulait,  lui  aussi, 
voir  le  Roi,  dùt-il  pour  cela  cheminer  jusqu'à  la  fin 
de  ses  jours. 

Ils  partirent  en  sabots,  après  avoir  demandé  con- 
seil aux  anciens  sur  la  manière  de  se  conduire  à  la 
Cour  :  —  Vous  ferez  comme  vous  verrez  faire  aux 
autres,  répondirent  avec  sagesse  les  vieux  Jaguens. 

*  Les  Jaguens  sont  les  habitants  du  villape  maritime  de  Saint- 
Jacut  de  la  Mer;  ce  sont  eux  qui,  en  Haute-Bretagne,  sont  généra- 
lement les  héros  des  histoires  comiques. 


i 


LES  JAGUENS   A   LA  COUR  291 

Au  bout  de  quelques  jours,  les  voilà  arrivés  devant 
le  palais  et  ils  y  voulurent  entrer.  La  sentinelle  les 
en  empêcha,  mais  voyant  qu'ils  n'avaient  point  la 
mine  d'insurgés,  elle  consentit  à  ce  qu'on  avertit  le 
roi  que  des  pécheurs  étaient  venus  de  Bretagne  tout 
exprès  pour  lui  offrir  un  turbot. 

—  Introduisez  ces  braves  gens  dans  le  château,  dit 
le  roi. 

Ils  entrèrent  tous  ensemble  dans  l'appartement  du 
roi  ;  mais  le  parquet  était  si  bien  ciré  que  les  sabots 
du  patron  glissèrent  dessus  comme  sur  une  mare  gla- 
cée, et  il  s'allongea  tout  de  son  long  sur  le  dos.  Ses 
matelots  qui  se  rappelaient  le  conseil  de  leurs  anciens, 
l'imitèrent  aussitôt,  pensant  que  c'était  là  une  céré- 
monie obligatoire  à  la  Cour,  et  ils  s'étendirent  par  terre 
tous  les  cinq. 

Le  roi  se  mit  à  rire  de  bon  cœur  et  il  dit  à  ses 
domestiques  : 

—  Faites  relever  ces  braves  gens. 

Quand  les  Jaguens  se  retrouvèrent  debout  sur  leurs 
sabots,  ils  présentèrent  au  roi  leur  turbot  qui  était 
vraiment  de  grande  taille  ;  mais,  bien  qu'on  fût  en 
hiver,  il  commençait  à  avoir  un  peu  d'odeur,  à  cause 
de  la  longueur  de  la  route.  Toutefois  le  roi  fut  content, 
et  il  dit  à  son  cuisinier  : 

—  Ayez  soin  de  préparer  un  bon  déjeuner  pour 
réchauffer  les  pécheurs,  car  il  fait  grand  froid. 

Et  il  s'en  alla,  leur  assurant  que  leur  peine  méritait 
un  salaire  et  qu'il  leur  en  donnerait  un  dont  ils  seraient 
satisfaits. 

Les  Jaguens  furent  conduits  à  la  cuisine  où  on  leur 
servit  un  repas  copieux.  Ils  le  mangèrent  tout  à  leur 
aise  et  quand  ils  eurent  fini  de  déjeuner,  comme  ils  se 
trouvaient  seuls,  ils  se  mirent  à  regarder  autour  d'eux. 


292  RECITS   COMIQUES 

et  ils  virent  un  énorme  pain  de  suif  suspendu  au  pla- 
Ibnd. 

—  Par  ma  fa,  mon  fu,  s'écrièrent-ils,  le  diau  pain 
de  sien  !  il  est  escaraVe  '  :  n'en  'pourrait  sieufer 
otout  (avec)  noV  datiau  tout  entier,  qu'en  a  grand 
besoin.  Faudra  le  demander  au  Ré,  Dieu  me  gar/ne. 

—  Vère  ;  mais  s'il  n'  veut  point  V  donner  "i. 

—  Faut  V  p7^enre,  de  précaution. 

Ils  dépendirent  le  pain  de  suif,  le  coupèrent  en 
morceaux,  et  les  mirent  dans  le  fond  de  leurs  cha- 
peaux qu'ils  placèrent  sur  leur  tôte  du  mieux  qu'ils 
purent. 

Cependant  le  roi  vint  pour  leur  apporter  de  l'ar- 
gent, et  il  s'aperçut  que  le  grand  pain  de  suff  n'était 
plus  à  sa  place.  Comme  les  pêcheurs  étaient  seuls 
dans  la  cuisine,  il  les  soupçonna  de  l'avoir  pris,  et  il 
remarqua  que  leurs  chapeaux  n'étaient  pas  bien  en- 
foncés sur  leurs  têtes.  Il  dit  au  cuisinier  qui  rentrait 
en  ce  moment  : 

—  Voilà  de  pauvres  gens  qui  n'ont  pas  chaud,  il 
faut  allumer  un  bon  feu  pour  les  réchauffer. 

—  Par  ma  fa,  mon  fu,  répondit  le  patron,  V  n'en 
n'est  point  besoin,  f  arons  le  temps  de  nous  écJumffer 
sur  la  route. 

—  Non,  non,  dit  le  roi,  il  faut  bien  vous  chauffer 
avant  de  partir  ;  quand  on  a  chaud,  on  marche  mieux. 

Le  cuisinier  alluma  un  grand  poêle  qui  se  trouvait 
derrière  eux,  et  il  fit  flamber  dans  la  cheminée  une 
fouée  à  rôtir  un  bœuf.  Les  Jaguens  étaient  ainsi  pris 
entre  deux  feux  et  ils  n'osaient  bouger  :  le  suif  ne 
tarda  pas  à  fondre,  et  il  coulait  en  ruisseaux  gras  sur 
leur  figure  et  sur  leurs  habits. 

'   Énorme. 


LES  JAGUEXS   A   LA   COUR  293 

Le  roi  leur  dit  : 

—  Vous  avez  volé  mon  suif,  vous  êtes  de  mauvaises 
gens;  pour  cette  fois  je  vous  tiens  quittes,  mais 
allez-vous-en. 

Les  Jaguens  revinrent  chez  eux  assez  penauds,  et 
quand  on  leur  parlait  de  leur  voj^age,  ils  répon- 
daient : 

—  Dieu  me  gagne,monfu,f  avons  kervé  de  honte; 
c'est  une  quénaille,  le  Ré-là  !  Nous  qu  avions  zu  tant 
de  deu  (mal)  à  li  porte}''  un  si  Uau  iurdot  !  et  cor  f 
nous  a  fait  des  crasses  ;  jamais  je  n'revoierons  pus 
^lour  li  ! 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  des  marins^  n°  xxxn. 


LVllI 


LE  COMPAGNON  TAILLEUR  EN  VOYAGE 


(CONTE   ALSACIEN.) 


Un  compagnon  tailleur  voyageait  un  jour,  par  un 
hiver  froid  et  rigoureux.  Il  avait  bien  froid,  car  il 
n'avait  pas  de  bas  aux  jambes.  Et  voilà  que,  vers  le 
soir,  il  passe  près  d'une  potence  et  il  voit  qu'il  y  a  un 
pendu  avec  une  belle  paire  de  bas. 

—  Ceux-là  feraient  bien  mon  affaire,  pensa-t-il,  je 
vais  les  lui  ôter. 

Il  tire  de  sa  valise  sa  plus  grande  paire  de  ciseaux, 
coupe  les  bas  avec  les  jambes  du  pendu,  les  enroule 
dans  son  mouchoir  et  le  voilà  parti. 

Quand  il  arrive  au  prochain  village,  il  s'arrête  à 
l'auberge  et  demande  s'il  peut  y  passer  la  nuit.  —  Oui, 
répond  l'aubergiste,  mais  nous  n'avons  plus  de  lit  pour 
vous,  il  vous  faudra  coucher  sur  la  banquette  du  poêle. 

Et  il  fourre  encore  un  fagot  dans  le  poêle  pour  qu'il 
reste  plus  longtemps  chaud. 

Quand  tout  le  monde  fut  au  lit,  le  tailleur  sort  de 
son  mouchoir  la  paire  de  jambes  avec  les  bas  et  les 
place  sous  le  poêle  pour  les  faire  dégeler.  Quand  ils 
furent  dégelés,  il  mit  les  bas,  et  avant  qu'il  fût  matin, 


LE   COMPAGNON  TAILLEUR  EN  VOYAGE  295 

il  fourra  les  deux  jambes  sous  le  poêle  et  sauta  par  la 
fenêtre  dehors. 

Et  voilà  que  le  chat,  qui  était  dans  la  chambre,  s'em- 
pare de  ces  jambes  et  les  traîne  et  se  démène  avec 
comme  un  enragé.  Là-dessus  la  servante  vient,  qui  le 
voit  et  appelle  son  maître. 

—  Venez  donc  vite,  le  chat  a  mangé  le  tailleur.  II 
ne  reste  plus  que  les  deux  jambes. 

—  Chut  !  dit  le  maître,  pas  un  mot  de  cela  :  per- 
sonne ne  doit  le  savoir. 

Puis,  le  maître  prend  le  pic  et  la  pelle,  et  enterre 
les  deux  jambes  dans  le  jardin. 

Quelques  jours  après,  arrive  de  nouveau  un  com- 
pagnon qui  demande  à  passer  la  nuit. 

—  Quel  est  votre  métier?  demande  l'aubergiste. 

—  Je  suis  tailleur,  dit  le  compagnon. 

—  Que  Dieu  me  garde  d'un  tailleur  !  s'écrie  l'auber- 
giste. Le  chat  vient  juste,  il  y  a  quelques  jours,  de 
m'en  manger  un. 

Traduit  de  A.  Stœber,  Alsatia,  1873-76,  p.  203. 
Le  conte  est  en  dialecte  alsacien  de  Hap-uenau. 


LIX 

CADET  CRUGHOX 

(conte  de  la  bourgogne. 


Il  y  avait  autrefois  une  veuve  infirme  avec  son  fils 
qui,  lui,  était  gros,  fort  et  bien  portant,  mais  qui  n'avait 
pas  trop  d'esprit  ;  on  peut  bien  le  deviner  au  sobriquet 
que  lui  avaient  donné  ses  camarades;  ils  ne  l'appe- 
laient jamais  que  Cadet  Cruchon.  Il  était  niais  et 
borné,  mais  ça  ne  l'empêchait  pas  d'amender,  si  bien 
qu'il  arriva  à  l'âge  de  se  marier.  A'oilà  qu'un  jour  sa 
mère  lui  dit  : 

—  Cadet,  mon  garçon,  tu  as  bientôt  vingt-cinq  ans; 
il  faut  voire  songer  à  me  trouver  une  bru,  qui  fera 
l'ouvrage  de  la  maison;  car  toi,  tu  n'en  es  guère  ca- 
pable, et  moi,  je  deviens  tous  les  jours  de  plus  en  pkis 
infirme. 

—  Mais  comment  que  je  ferais  pour  avoir  une 
femme? 

—  Ecoute  un  peu  ici  :  il  y  a  des  couturières  aujour- 
d'hui chez  le  voisin.  On  va  rire  avec  elles,  on  leur 
foule  sur  le  pied,  on  les  pince,  on  les  chiffonne  pour 
s'en  faire  bien  venir. 

Voilà  mon  Cadet  qui  se  présente  chez  le  voisin. 

—  Bonjour,  toute  la  compagnie. 


CADET   CRUCHON  297 

—  Bonjour,  Cadet,  bonjour,  viens  donc  t'asseoir 
près  de  nous. 

Car  il  faut  savoir  que  les  filles  aimaient  à  se  gausser 
de  Cadet  Cruchon  ;  elles,  ne  se  faisaient  pas  faute  de 
le  taquiner,  de  le  turlupiner,  et  ne  craignaient  pas  de 
badiner  avec  lui  :  il  n'y  avait  pas  grand  danger,  je 
crois  bien,  et  personne  n'y  voyait  malice! 

Cadet  va  se  placer  près  de  la  plus  jolie  :  il  la  pince, 
il  la  serre,  et  se  démène  des  pieds  et  des  mains,  tout 
en  poussant  de  grands  éclats  de  rire  ;  mais  la  pauvre 
fille  n'avait  guère  envie  de  rire,  elle,  et  elle  n'était  pas 
trop  fière  d'avoir  invité  le  butor;  car  il  lui  pesait  sur 
le  pied  de  manière  à  lui  écraser  les  orteils  ;  il  la  pinçait 
si  fort  qu'elle  en  avait  les  bras  tout  bleus  et  tout 
bouclés. 

—  Mais  tiens-toi  donc,  Cadet;  tiens-toi  donc,  butor; 
ne  vas-tu  pas  me  laisser,  brutal  ! 

Et  lui  de  recommencer  de  plus  belle  et  de  faire  des 
quiliihihi.  Mais  l'autre  lui  donna  une  grosse  tape  sur 
la  joue,  et  comme  elle  ne  pouvait  pas  toujours  se 
débarrasser  de  lui,  elle  se  mit  à  l'égratigner  de  la  belle 
manière. 

Cadet  sentit  bien  que  ce  n'était  pas  pour  rire  ;  il  s'en 
alla,  tout  penaud,  conter  sa  mésaventure  à  sa  mère. 

—  Ah  !  je  vois  bien  que  tu  ne  t'y  es  pas  pris  comme 
il  fallait,  toi  !  Tu  n'as  pas  les  doigts  assez  mignons,  ni 
le  pied  assez  léger  pour  caresser  une  fillette,  et  tu  n'y 
vas  pas  de  main  morte,  tu  aurais  dû  te  borner  à  lancer 
des  œillades. 

—  Des  œillades  !  et  quoi  que  c'est  que  ça  ? 

—  Nigaud,  va  ;  c'est  avec  des  coups  d'œil,  vois-tu 
bien,  qu'on  séduit  les  jeunes  filles  ;  mais  tu  es  si  simple, 
qu'on  ne  peut  causer  avec  toi  ;  tu  ne  mérites  pas  qu'on 
te  donne  des  explications  ! 


298  RÉCITS  COMIQUES 

Et  elle  le  renvoya  brusquement,  parce  qu'elle  était 
fâchée  de  lui  voir  si  peu  d'intelligence.  Mais  Cadet 
avait  pris  goût  à  la  jolie  couturière,  et  il  ruminait 
comment  il  fallait  faire  pour  lancer  des  œillades,  pour 
se  faire  aimer  par  des  coups  d'œil.  Or,  c'était  le  moment 
d'aller  lâcher  les  moutons,  et  il  se  dirigeait  vers  la 
bergerie,  car  c'était  lui  qui  gardait  les  caiales  :  il 
n'était  pas  capable  de  faire  autre  chose  ! 

—  Mais,  j'y  songe,  qu'il  se  dit,  il  faut  que  j'arrache 
les  yeux  à  mes  agneaux  et  j'irai  les  lancer  à  ma  coutu- 
rière ;  c'est  bien  là  jeter  des  œillades;  je  la  séduirai 
certainement  avec  ces  coups  d'œil-là. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Cadet  Cruchon  tue  six  agneaux, 
met  des  yeux  plein  ses  deux  poches,  va  tout  doucement 
pousser  la  porte  du  voisin  et  passe  le  nez  par  l'ouver- 
ture ;  mais  on  ne  lui  dit  pas  d'entrer. 

—  Bonjour,  toute  la  compagnie,  bonjour  donc. 
On  ne  répond  rien. 

—  Ah  !  c'est  ça,  mes  belles,  vous  faites  les  fières  ; 
mais  j'aurai  bientôt  fait  de  vous  rendre  plus  douces  ; 
alors  vous  me  courrez  après,  et  moi  je  ne  vous  re- 
garderai pas,  si  ce  n'est  peut-être  ma  petite  cou- 
turière. 

Les  autres  le  regardaient  avec  de  grands  yeux 
ébahis  ;  le  voilà  qui  tire  de  sa  poche  une  espèce  de 
boulette  rouge,  blanche  et  jaune,  qu'il  leur  lance  à  la 
figure. 

—  Tu  vas  bien  te  tenir,  chien  d'imbécile,  et  ne  pas 
tacher  les  chemises  que  nous  cousons  ! 

Il  continuait,  continuait  comme  à  plaisir,  si  bien 
que  les  filles  allèrent  se  cacher  derrière  l'armoire. 
Mais  le  maître  de  la  maison  finit  par  se  fâcher,  et  il 
saisit  le  manche  à  balai,  avec  lequel  il  caressa  rude- 
ment l'échiné  de  Cadet  Cruchon. 


CADET  CRUCHON  299 

Celui-ci,  tout  mortifié,  retourna  se  plaindre  vers  sa 
mère. 

—  Vous  ne  faites  que  me  dire  ce  qui  n'est  pas  vrai, 
vous,  là!  J'ai  beau  pincer  les  filles,  beau  leur  jeter 
des  yeux  d'agneaux,  elles  ne  paraissent  pas  m'airaer 
davantage  I 

Quand  la  vieille  eut  appris  ce  qui  s'était  passé,  elle 
saisit  une  forte  trique  et  donna  une  bonne  daubée  à 
son  Jean  Bête,  en  guise  de  consolation. 

—  Tiens,  attrape-moi  ça  pour  ta  récompense  ;  ça 
t'apprendra,  malheureux  1  à  tuer  nos  agneaux. 

Cadet  se  sauva  dans  le  fenil  et  bouda  toute  la  jour- 
née ;  mais  quand  il  eut  faim,  il  fallut  bien  qu'il  revînt 
trouver  sa  mère  ;  celle-ci  lui  pardonna  et  le  reprit  avec 
elle  ;  car  ils  avaient  besoin  l'un  de  l'autre  pour  s'entr'- 
aider  à  gagner  leur  vie. 

—  Ta  bêtise  nous  cause  bien  des  désagréments,  mon 
garçon;  mais  ce  qui  est  fait  est  fait;  n'en  parlons  plus, 
essayons  seulement  de  tirer  le  meilleur  parti  possible 
de  la  chair  de  nos  pauvres  agneaux.  Tu  vas  les  mener 
vendre  à  la  ville,  sur  la  charrette  à  bras,  et  tu  met- 
tras bien  soigneusement,  dan«  la  bourse  que  voici,  l'ar- 
gent que  tu  en  tireras,  ce  sera  pour  acheter  un  autre 
troupeau  ;  il  n'y  faut  donc  pas  toucher.  Mais  comme 
j'ai  besoin  d'un  pot  et  d'un  quarteron  d'épingles,  tu 
vendras  aussi  cette  poularde  pour  m'en  avoir.  Main- 
tenant, retiens  bien  ceci  :  tu  ne  donneras  pas  les 
agneaux  à  moins  d'un  éca  par  tète,  ni  la  pite  à  moins 
de  douze  sous. 

—  Oh  !  pardié  oui,  que  je  m'en  souviendrai  bien. 

Et  pour  ne  pas  oublier,  il  répétait  tout  le  long  du 
chemin  :  «  Un  écu  l'agneau,  douze  sous  la  poularde.  » 
Mais  la  route  était  coupée  par  un  petit  ruisseau,  et  il 
s'interrompit  un  instant  pour  reprendre  haleine,  et  se 


300  RECITS  COMIQUES 

disposera  mieux  pousser  sa  charrette  à  travers  le  gué. 
Il  en  était  resté  aux  mots  :  «  Un  écu  »,  et  quand  il 
lut  de  l'autre  côté,  il  continua  :  «  L'agneau,  douze 
sous,  la  poularde  un  écu,  »  et  ainsi  de  suite.  Arrivé 
à  la  ville,  il  fut  abordé  par  un  maquignon  qui  lui  de- 
manda : 

—  Que  marmottes-tu  donc  là,  mon  ami  ? 

—  L'agneau,  douze  sous,  la  pite  un  écu. 

—  Je  prends  les  six  agneaux  ;  quant  à  la  poularde, 
vois-tu,  ce  n'est  pas  mon  affaire  ;  tu  la  vendras  à 
quelque  vivandier. 

Il  compta  six  fois  douze  sous,  et  Cadet-Cruchon  les 
serra  soigneusement  dans  son  escarcelle  de  cuir.  Mais 
il  avait  beau  crier  :  «  Un  écu  la  pite  !  »  personne  n'en 
voulait  à  ce  prix  :  on  ne  lui  en  offrait  que  quatorze, 
quinze  sous.  Il  balançait  donc  à  s'en  défaire,  car  il 
se  rappelait  trop  bien  les  recommandations  de  sa  mère. 
Mais  à  la  fin,  il  vint  à  réfléchir  que  ce  devait  être  le 
prix  courant,  puisque  personne  ne  lui  en  donnait  da- 
vantage. 

—  Je  suis,  ma  foi,  bien  simple,  se  dit-il,  de  m'en 
tenir  aux  paroles  de  la  vieille  :  tout  le  monde  sait 
qu'une  poularde  vaut  moins  qu'un  agneau  ;  on  veut 
pourtant  bien  m'en  offrir  un  prix  plus  élevé  ;  quinze 
sous  valent  mieux  que  douze  !  Et  je  manquerais  l'af- 
faire !  Pas  si  bête  1 

Il  accepta  donc  quinze  sous  de  la  poularde,  et  alla 
acheter  un  quarteron  d'épingles  qu'il  fourra  dans  son 
gousset,  et  un  pot  qu'il  plaça  sur  sa  charrette.  Mais 
le  vase  roulait  de  côté  et  d'autre,  si  bien  que  Cadet 
avait  peur  qu'il  ne  se  cassât.  Et,  en  effet,  la  charrette 
étant  tombée  dans  une  ornière,  le  cahot  fut  si  fort  que 
la  queue  du  pot  porta  contre  les  brancards  et  fat 
brisée. 


CADET  CRUCHON  301 

—  Tu  ne  veux  donc  pas  rester  tranquille,  toi  !  s'é- 
cria-t-iî,  tout  en  colère.  Eh  bien,  puisque  tu  es  si  re- 
muant, je  vais  te  donner  l'occasion  de  te  démener. 
Tu  as  trois  pieds  ;  moi,  je  n'en  ai  que  deux,  tu  mar- 
cheras si  bien  et  mieux  que  moi. 

Et  il  le  posa  au  milieu  de  la  route  et  continua  son 
chemin.  Bientôt  vint  une  voiture  de  foin  dont  une  roue 
passa  sur  le  pot  et  l'écrasa  en  mille  morceaux.  Quand 
elle  eut  rattrapé  Cadet  Cruchon,  il  se  mit  à  la  suivre 
par  derrière,  afin  de  ne  pas  être  dérangé  par  les  autres 
voitures  qu'il  rencontrait.  Pendant  qu'il  cheminait 
ainsi,  il  sentit  les  épingles  qui  le  piquaient  à  travers 
la  doublure  de  son  gilet  ;  il  patienta  une  fois,  il  pa- 
tienta deux  fois,  mais  la  troisième  fois  que  les  pointes 
d'épingles  lui  entrèrent  dans  la  chair,  il  prit  le  quar- 
teron et  le  jeta  par  dessus  les  bottes  de  foin,  sauf  à 
le  reprendre  quand  on  déchargerait  la  voiture.  On 
pense  bien  qu'il  ne  retrouva  pas  un  si  petit  paquet 
dans  un  si  grand  tas  de  fourrage.  Il  rentra  donc  les 
mains  vides  à  la  maison. 

Sa  mère  ne  fut  pas  trop  joj'euse  quand  il  lui  rendit, 
ses  comptes.  Mais  qu'y  faire  ?  le  plus  sage  c'était  de 
patienter  et  de  tâcher  de  réparer  les  sottises  de  Cru- 
chon. 

—  Avec  ce  que  tu  nous  rapportes  du  marché,  i!  y  a 
tout  au  plus  de  quoi  acheter  un  mouton  ;  pour  com- 
pléter la  somme  nécessaire  à  remonter  notre  troupeau, 
il  faut  encore  aller  vendre  ma  grande  pièce  de  toile, 
que  je  te  réservais  pour  faire  des  draps  et  t'aider  à  te 
mettre  en  ménage...  Seulement  comme  tu  t'es  déjà  fait 
embabouiner  par  les  bonnes  langues,  garde -toi  de 
faire  du  commerce  avec  ceux  qui  causeront  trop.  Mais 
pour  que  ma  pauvre  toile  soit  de  meilleure  défaite,  il 
faut  la  blanchir,  et  tu  profiteras  de  l'occasion  pour 


302  RÉCITS  COMIQUES 

lessiver  tout  ce  que  nous  avons  de  sale.  Moi,  je  ne 
puis  t'aider,  je  suis  trop  malade,  mais  passe  en  revue 
toute  la  maison,  et  tout  ce  que  tu  verras  de  noir  et 
de  crasseux,  ne  manque  pas  de  le  mettre  dans  la 
hue. 

Oui,  Cadet  Gruclion  promit  de  ne  rien  oublier.  Il 
commença  par  mettre  au  cuvier  les  chaudières  et  les 
marmites  qui  étaient  noires  comme  de  la  suie,  puis  il 
alla  examiner  si  les  draps  du  lit  de  sa  mère  étaient 
propres. 

—  Oui,  ma  foi,  ils  sont  encore  tout  blancs;  mais  la 
pauvre  vieille  ne  l'est  pas  trop,  elle!  il  faut  voire  que  je 
la  passe  un  peu  en  lessive,  ça  lui  donnera  peut-être 
l'air  plus  jeune. 

Il  prit  la  bonne  femme  qui  était  endormie,  et  se  dis- 
posait à  la  porter  au  cuvier.  Mais  elle  se  réveilla,  se 
débattit  et  força  l'imbécile  à  lâcher  prise. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  donc  là,  grand  nigue- 
douille  ? 

—  C'est  que  je  me  suis  dit  :  «  Ma  mère  paraît  avoir 
bon  besoin  de  passer  un  peu  en  lessive.  » 

—  Ah  !  malheureux  !  Tu  veux  donc  me  brûler  et  me 
noyer  !  Laisse-là  cette  besogne  que  tu  n'es  pas  capable 
de  faire  non  plus  qu'autre  chose  ;  tu  es  plus  propre  à 
me  nuire  qu'à  m'aider  :  prends-moi  la  porte  et  va  te 
coucher,  va  ! 

Il  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois,  mais  se  sauva  au 
plus  vite  et  tira  si  fort  la  porte,  qu'elle  lui  resta  sur 
les  bras.  Il  la  garda,  comme  il  croyait  en  avoir  reçu 
l'ordre,  et  l'emporta  avec  lui  dans  son  fenil  où  il  se 
coucha  et  s'endormit. 

Deux  voleurs,  qui  revenaient  de  vendre  à  la  ville 
le  produit  de  leurs  vols,  vinrent  à  passer  là  pendant 
la  nuit.  Voyant  une  maison  sans  porte,  ils  crurent  que 


CADET   CRUCHON  303 

c'était  l'occasion  de  faire  un  bon  coup.  Ils  y  entrèrent 
donc,  sous  prétexte  d'allumer  leurs  pipes  ;  mais  ne 
trouvant  qu'une  vieille  femme  infirme,  ils  déposèrent 
leur  sac  d'argent  pour  être  plus  à  l'aise,  et  se  mirent 
aussitôt  à  dévaliser  la  maison,  commençant  par  le 
linge  que  Cadet  avait  jeté  pèle-mèle  au  milieu  de  la 
chambre. 

L'un  se  tenait  sur  le  seuil  de  la  porte  et  faisait  le 
paquet,  tandis  que  l'autre  cherchait  et  ramassait  les 
nippes.  Mais  celui-ci  vint  à  se  trébucher  dans  les  mar- 
mites et  s'étendit  tout  de  son  long  sur  le  sol,  ce  qui 
produisit  un  certain  vacarme.  Il  fut  quelque  temps  à 
se  reconnaître.  Cependant  l'autre  s'impatientait  de  ne 
plus  rien  recevoir,  et  disait  à  son  camarade  :  «  Jette, 
apporte,  jette  !  » 

Cadet-Cruchon  fut  éveillé  par  le  bruit  des  marmites 
qui  s'entre-choquaient  ;  il  mit  donc  le  nez  à  la  lucarne 
de  son  fenil  pour  voir  ce  qui  se  passait,  et  comme  il 
était  encore  à  moitié  assoupi,  il  ne  distingua  pas  bien 
les  paroles  du  voleur  et  crut  lui  entendre  dire  :  Jette 
la  porte,  jette  la  porte  !  » 

—  Tiens,  la  voilà  la  porte,  puisque  tu  la  demandes 
avec  tant  d'insistance  ! 

Et  il  la  précipita  du  haut  en  bas.  Le  tintamarre  qu'elle 
fit  en  tombant  effraya  si  fort  les  voleurs,  qu'ils  s'en- 
fuirent à  toutes  jambes,  sans  se  donner  le  temps  de 
prendre  leur  sac  d'argent  et  encore  moins  de  lier  le 
paquet  de  linge  volé. 

Cadet  Cruchon  descendit,  ramassa  le  tout  qu'il  ca- 
cha dans  le  fenil,  et  partit  vendre  la  toile  à  la  ville, 
sans  que  sa  mère  lui  adressât  la  parole,  car  la  pauvre 
femme,  qui  était  tapie  sous  ses  draps,  croyait  que  c'é- 
tait encore  un  des  voleurs  et  n'osait  piper,  de  peur 
d'être  assassinée. 


304  RECITS  COMIQUES 

Cadot  trouva  beaucoup  de  chalands,  car  la  toile  était 
Une,  et  chacun  voulait  l'acheter.  Mais  chaque  fois 
({u'on  lui  demandait  le  prix,  il  répondait  : 

—  Qu'est-ce  que  c^  te  fait?  Elle  n'est  pas  pour  toi, 
tu  jases  trop  ! 

De  sorte  qu'il  avait  beau  marcher,  il  ne  pouvait 
trouver  à  se  défaire  de  sa  marchandise,  puisqu'il  ne 
voulait  la  céder  qu'à  ceux  qui  ne  la  marchandaient 
point. 

A  force  d'aller,  il  finit  par  être  fatigué,  et  il  entra 
dans  une  église  pour  faire  sa  prière  et  un  peu  pour  se 
reposer.  Voyant  que  le  saint,  devant  lequel  il  était 
agenouillé,  n'avait  pas  une  seule  fois  ouvert  la  bou- 
che, pendant  tout  le  temps  qu'il  était  resté  là,  il  se 
l)rit  à  dire  : 

—  Tu  ne  causes  guère,  toi,  aussi  je  veux  que  tu  aies 
ma  toile. 

Il  la  déposa  donc  dans  la  niche  et  attendit  un  ins- 
tant le  paiement.  Mais  la  statue  de  plâtre  ne  faisait  pas 
mine  de  chercher  dans  sa  poche. 

—  Tu  ne  te  dépêches  guère  ;  mais  moi  je  suis 
i)ressé  :  je  n'ai  pas  encore  déjeuné  et  voilà  qu'il  est 
tout  à  l'heure  midi,  s'écrie  Cadet  Cruchon  ;  je  te  donne 
encore  cinq  minutes,  et  si  tu  laisses  passer  ce  délai 
sans  me  payer,  nous  verrons  alors  I 

Cinq  minutes  s'écoulèrent  et  une  sixième  par-dessus 
le  marché  ;  la  septième  commençait,  lorsque  le  ven- 
deur, à  bout  de  patience,  empoigne  une  chaise  et  met 
le  saint  en  mille  morceaux.  Mais  un  trésor  se  trouvait 
justement  caché  dans  le  vide  du  socle.  Cadet  Cruchon 
entendant  sonner  les  louis,  se  mit  à  les  ramasser  et  en 
bourra  ses  deux  poches,  puis  il  s'en  retourna  tran- 
quillement chez  sa  mère.  Arrivé  à  la  maison,  il  dressa 


CADET  CRUCHON  30u 

sur  la  table  le  sac  d'écus  des  voleurs,  et  mit  tout  au- 
tour de  jolies  petites  piles  de  jûiinots. 

—  Ma  mère,  voilà  de  quoi  remplacer  nos  agneaux. 

—  Et  aussi  de  quoi  trouver  une  femme  jeune  et 
jolie.  C'est  bien  vrai,  mon  cher  garçon,  que  tu  n'es 
pas  des  plus  heureusement  doués,  mais,  après  tout,  tu 
t'en  tires  tout  de  môme  !  Dieu  soit  loué,  nous  avons 
maintenant  de  quoi  nous  mettre  du  pain  sous  la  dent. 

E.  Beauvois,  Contes  2)opulaires  de  la  Norwège, 
de  la  Finlande  et  de  la  Bourgogne. 


20 


LX 


LE  GROS  POISSON 


(CONTE    PROVENÇAL.) 


Un  Martegau  venait  tous  les  jours  *  à  Marseille  pour 
les  affaires  qa'il  avait  ;  et  tous  les  soirs,  quand  il  était 
de  retour  aux  Martigues,  ses  voisins  venaient  : 

—  Eh  bien  !  Genèsi,  qu'y  a-t-il  de  neuf  à  Marseille  '.' 
Et  le  bon  Genèsi  racontait,  de  fil  en  aiguille,  tout  ce 

qui  était  arrivé  de  neuf  dans  la  capitale  du  midi. 

Un  jour  surtout,  le  bon  Genèsi  n'ayant  rien  à  dire  de 
neuf  à  ses  finauds  compatriotes,  et  s'attendant  cepen- 
dant, comme  toujours,  à  la  question  ordinaire,  se  dit 
en  lui-même  :  «  Oh  !  pour  cette  fois,  il  faut  que  je  leur 
en  fasse  une,  à  ces  farceurs,  une,  ma  foi  de  Dieu,  qui 
éclate.  » 

Yoilà  qui  va  bien. 

II  arrive  sur  le  tard  aux  Martigues  et  du  plus  loin 
qu'ils  le  voient  : 

—  Eh  bien  !  Genèsi,  qu'y  a-t-il  de  neuf  à  Marseille  ? 
lui  crient  les  Martegaux. 

—  Ah!  mes  pauvres,  fait  Genèsi,  je  vous  en  vais 
dire  une  aujourd'hui  qui  peut  compter  pour  deux.  Ah  ! 

'   Habitant  des  Martigues  (Bouches-du-Rhûne). 


LK  GROS  POISSON  307 

mes  bons,  vé,  si  je  ne  l'avais  vu,  l'ase  me  quille,  si  je 
l'aurais  cru. 

Et  tout  d'un  temps,  comme  si  le  trompetteur  avait 
passé  parla  ville,  tous,  femmes  et  hommes,  enfants  et 
vieillards,  viennent  autour  de  lui  et  le  conteur  entame 
le  plan  qu'il  avait  tiré  : 

—  «  Vous  saurez,  dit-il,  Martegaux,  que  ce  matin 
est  arrivé  en  rade  de  Marseille,  un  poisson,  mais  un 
poisson  si  gros,  si  gaillard  et  si  long,  que  sa  tête  est 
amarrée  dans  le  port  et  que  la  queue  va  toucher  le 
château  d'If.  Oh  !  croyez-le  ou  ne  le  croyez  pas,  ce 
poisson  prodigieux  s'est  embarrassé  la  tête  entre  le  fort 
Saint-Jean  et  le  fort  Saint-Nicolas  et  tout  Marseille  est 
monté  en  haut  de  Notre-Dame-de-la-Garde  pour  voir 
comment  les  pêcheurs  feront  pour  le  retirer  de  là. 

Les  Martegaux,  pécaire  !  avalèrent  ça  comme  miel 
et,  ni  que  vaut  ni  que  coûte  ^  :  «  Allons  !  zou  !  par- 
tons! »  Et  sans  songer  qu'il  allait  être  nuit,  femme, 
homme,  fille,  vieux,  enfant,  tout  part  pour  Marseille 
comme  s'ils  allaient  à  la  noce. 

Genèsi,  lui,  le  fin  tireur  de  bourdes,  était  sur  une 
hauteur  pour  les  voir  passer,  et  se  crevait  de  rire... 
Pas  moins,  en  voyant  que  tout  le  monde  partait  (sauf 
les  malades)  : 

—  Oh  !  tron  de  nom  d'un  laire  !  se  dit-il,  tout  ébaubi, 
voilà  tous  les  Martegaux  qui  filent  ;  faut  que  ce  soit 
vrai. 

Là  dessus,  il  noue  les  cordons  de  ses  souliers  et  se 
met  à  courir  de  toutes  ses  forces  pour  rattraper  les 
autres,  et  marche  avec  eux  pour  Marseille. 

Traduit  de  Lou  Cascarelet  (Mistral). 
Armana  prouvençau,  an  4836. 

*  Sans  se  demander  ce  que  vaut  le  récit. 


LXI 


LE  TEMPS  LONG 


(CONTE  DU  QUERCY. 


Il  y  avait  une  fois  un  homme  qui  n'était  pas  riclie  ; 
mais  à  force  de  travail  il  avait  économisé  un  petit 
magot.  Tous  les  jours  en  allant  à  l'ouvrage,  il  disait  à 
sa  femme  :  «  Garde  bien  cet  argent.  C'est  pour  le  temps 
long.  r>  La  femme,  dès  qu'il  était  parti,  se  donnait  la  joie 
de  compter  et  recompter  les  sous  et  les  écus.  Un  jour 
qu'elle  était  seule  au  logis  et  comptait  l'argent  à  son 
ordinaire,  passe  un  mendiant  qui  lui  demande  la  cha- 
rité. 

—  Hélas  !  pauvre  homme,  dit-elle,  nous  sommes 
très  misérables,  je  ne  puis  rien  vous  donner. 

—  Comment!  dit-il,  et  ces  sous  et  ces  beaux  écus 
que  vous  avez-là,  ne  pouvez-vous  m'en  faire  aumône? 

—  Je  le  voudrais,  dit  la  femme,  mais  nous  les  gar- 
dons pour  le  temps  long. 

—  Le  temps  long?  fit  le  mendiant.  C'est  moi  qui 
suis  le  temps  long. 

—  Ah!  si  vous  êtes  le  temps  long,  c'est  une  autre 
affaire.  Prenez,  prenez. 

Le  mendiant  peu  vergogneux  empoche  la  somme 


LE  TEMPS  LONG  309 

sans  en  laisser  un  liardniim  denier,  et  s'en  va  satisfait 
de  l'aubaine,  comme  on  peut  penser. 

Le  mari  rentre.  «  Le  temps  long  est  venu,  dit  la 
femme,  et  je  lui  ai  donné  l'argent  que  nous  gardions 
pour  lui. 

—  Le  temps  long  ?  vilaine  nippe. 

—  Oui,  un  pauvre  qui  m'a  dit  qu'il  était  le  temps 
long.  Je  lui  ai  tout  donné. 

—  Ah  !  pauvre  bête,  tu  t'es  laissé  voler  le  magot. 
Allons,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  charger  la  besace 
pour  aller  nous  aussi  mendier  de  village  en  village. 
Prends  tes  hardes  et  déménageons.  » 

Le  mari  ne  possédait  rien  au  monde  que  ce  qu'il 
avait  sur  le  corps,  la  femme  guère  davantage.  Il  passe 
devant,  elle  le  suit. 

—  Ferme  toujours  la  porte,  dit  le  mari, 

—  Que  je  la  porte  ? 

—  Que  tu  la  fermes. 

—  Que  je  la  porte? 

—  Porte-la  au  diable. 

La  femme  obéissante  décroche  la  porte  de  ses  gonds, 
la  charge  sur  ses  épaules  et  suit  le  mari  à  travers  le 
bois  voisin.  La  nuit  approchait.  Ils  entendent  le 
bruit  d'une  troupe  de  brigands  qui  venait  dans  leur 
direction. 

—  Montons  sur  un  arbre  pour  nous  cacher,  dit  le 
mari. 

—  Que  ferai-je  de  la  porte?  demande  la  femme. 

—  La  porte?  laisse-la  par  là. 

—  Que  je  l'emporte? 

—  Que  tu  la  laisses. 

—  Que  je  l'emporte? 

—  Porte-la  au  diable. 

Elle  grimpe  à  la  suite  de  son  mari  sur  un  vieux  grand 


310  RÉCITS  COMIQUES 

chêne  branchu,  tirant  la  porte  après  elle.  A  peine  ils 
étaient  installés  dans  les  branches  que  les  brigands  arri- 
vent justement  au  pied  de  cet  arbre,  font  halte,  sortent 
des  provisions,  allument  du  feu,  préparent  leur  sou- 
per, comptent  le  butin  qu'ils  ont  fait  dans  la  journée, 
et  puis  se  mettent  à  boire  et  à  manger. 

La  femme,  au  haut  des  branches,  dit  tout  bas  au 
mari  : 

—  La  porte  m'échappe. 

—  Tiens-la,  vilaine  nippe!  ou  nous  sommes  perdus. 

—  Que  je  la  laisse  aller  ? 

—  Que  tu  la  tiennes. 

—  Que  je  la  laisse  aller  ? 

—  Laisse-la  aller  au  diable. 

La  femme  lâche  la  porte  qui,  avec  un  grand  fracas, 
dégringole  de  branche  en  branche,  tombe  au  milieu  des 
voleurs  et  leur  cause  un  tel  effroi  qu'ils  décampent  au 
plus  vite,  oubliant  leurs  effets  et  sans  tourner  la  tète. 
Le  mari  et  la  femme  descendent,  ramassent  les  bijoux, 
les  pièces  d'or,  tout  le  butin  laissé  par  les  voleurs,  et 
rentrent  chez  eux,  riches  pour  le  restant  de  leur  vie. 

Marcel  Devic,  dans  Mélusine,  col.  89, 


LXIT 

TEOP  GRATTER  CUIT,  TROP  PARLER  NUIT 
(conte  picard.) 


I  gn'y  avoait  eine  foës  ein  curé  qu'étoait  voëzin  d'ein 
maricheu  '  et  pis  ch'  maricheu  il  avoait  ein  coq  qui 
rancliclioait  -  clins  le  courtil  d'ecli'  prébyterre,  et  pis  i 
dégrattuait  cliés  leguemes,  du  matin  au  vèpe.  Cli'  curé 
i  menanchoait  cli'  maricheu  ed  li  tuer  sin  gratteu  de 
coq  :  ch'  maricheu  n'ein  besoait  que  rire. 

Ein  jour,  ch'  curé  en  colère,  il  o  tué  che  coq,  tout  d' 
boein.  Cakaine,  s'  mékaine  ^^  al  l'o  pleumé  et  pis  al  l'o 
mis  dins  sin  pot  au  fu  pour  foaire  d'ol  soupe.  Ch'  curé 
s'ein  vo  dire  ess'  mess.  Ch'  maricheu  il  l'o  reincontré, 
i  li  demandit  : 

—  Quoé  qu'o  dit  de  nouvieu,  monsieu  le  curé  ? 

—  0  dit,  qui  dit  che  curé,  que  t?'op  gratter  cuit... 
tachez  ed  comprendre  si  oz  avez  du  comprendoëre*. 

Che  maricheu  qui  ne  voyoait  pus  sin  coq,  il  l'o  char- 
ché  ed  tout  coin,  ed  tout  bord,  pour  el  trouvoèr.  Il  o 
comprins  à  la  fin  que  sin  coq  il  avoait  le  co  copé,  et  pis 

*  Maréchal. 

^  Passait  eu  dommage. 
'  Catherine,  sa  servante. 

*  De  l'entendement. 


312  RÉCITS  COMIQUES 

qui  cuisoait.  I  yo  trouver  el  mékaine  d'ecli'  curé  dins 
cil'  prébyterre. 

—  Cakaine,  qui  li  disit^  monsieu  le  curé  i  n'o  poent 
de  vin  pour  dire  s'messe,  allez  n'y  ein  porter  dins 
cir  l'église. 

Pendant  qu'  Cakeine  al  vo  porter  du  vin  à  sin 
nioette*,  cli'  mariclieu  i  preind  cli'  pot  au  lu  ocché 
qu'sin  coq  y  cuisoait  et  pis  i  1'  porte  dins  s'moezon. 
S'ein  r'nant  d'ol  messe,  monsieu  l'curé  i  dit  à  cli'  ma- 
ri cheu. 

—  Mariclieu,  quoé  qu'o  dit  de  nouvieu  ? 

—  0  dit  que  trop  parler  nuit,  monsieu  le  curé, 
tachez  à  vo  toured  compreindre. 

Cil'  mariclieu,  il  o  mingé  sin  coq  à  part  li  comme  ein 
goinffre  et  pisi  n'  n'o  ieu  enne  indigession.  Comme  il 
étoait  malade,  monsieu  le  curé  il  l'o  venu  vir. 

—  Quoé  qu'cli'est  qu'oz  avez  donc,  cti'  mariclieu  ? 

—  J'ai,  qu'i  dit,  monsieu  le  curé,  que  trop  manger 
incommode. 

Et  pis  vlo  c'ment  qu'oz  o  foait  ch'  proverbe  :  Trop 
gratter  cuit,  trop  parler  nuit,  trop  minger  incommode. 

Jacques  Groedur  (Clément  Paillard). 

(Journal  ÏAbbevillois.  —  Patois  du  Poulhieu]. 

'   Son  maître. 


LXin 


JEAN  BOUÏ-D'HOMME 


(CONTE   DU   PAYS    MESSIN. 


Une  femme,  un  jour,  cuisait  son  pain,  lorsque  tout- 
à-coup  elle  péta  un  tout  petit,  tout  petit  garçon;  re- 
venue de  sa  surprise,  elle  le  considéra,  lui  donna  le 
nom  de  Jean  Bout-d'liomme  à  cause  de  sa  taille,  et  sans 
perdre  de  temps  lui  remit  une  galette  entre  les  mains 
en  lui  disant  : 

—  Va  porter  cela  à  ton  père  qui  travaille  là-bas  dans 
les  champs,  et  quand  tu  seras  arrivé  auprès  de  lui,  tu 
lui  diras  :  tenez,  père,  voilà  de  la  galette. 

—  J'y  vais,  ma  mère,  dit  Jean  Bout-d'liomme.  Et  tout 
le  long  de  son  chemin  il  répéta  pour  ne  pas  l'oublier 
cette  phrase  :  «  Tenez,  père,  voilà  de  la  galette  ;  tenez, 
père,  voilà  de  la  galette.  »  Arrivé  près  de  son  père  qui 
était  occupé  à  relever  des  fossés,  il  reprit  son  refrain  : 
«  Tenez,  père,  voilà  de  la  galette.  )j  Notre  homme  en- 
tendant parler,  regarda  de  tous  côtés,  mais  il  ne  vit 
rien  ;  à  la  fin  cependant  il  aperçut  à  ses  pieds  notre 
petit  commissionnaire. 

—  Qui  es-tu?  que  veux-tu  '?  lui  dit-il. 


314  RÉCITS   COMIQUES 

—  Je  suis  votre  fils  Jean  Bout-tVliomme,  je  vous 
apporte  de  la  galette. 

—  Tu  es  bien  gentil,  mon  enfant,  de  m'apporter 
cette  bonne  galette. 

Et  l'ayant  prise  de  ses  mains,  il  la  mangea  tout  en 
tière,  sans  lui  en  offrir  seulement  une  miette. 

—  Le  goinfre,  il  ne  m'en  donne  pas  !  le  goinfre,  il 
ne  m'en  donne  pas  !  gémit  Jean  Bout-d'horame. 

A  quelque  temps  de  là,  un  seigneur  vint  à  passer.  Il 
interpella  l'ouvrier  : 

—  Tu  as  là  un  beau  petit  garçon,  veux-tu  me  If^ 
vendre  ? 

—  Je  veux  bien. 

—  Combien? 

—  Cent  écus. 

—  Cent  écus  tu  auras. 

Le  marché  conclu,  le  seigneur  mit  Jean  Bout- 
d'Iiomme  dans  sa  poche  et  continua  sa  route.  Au  bout 
d'une  lieure,  l'enfant  mit  la  tète  hors  de  la  poche  et 
pria  son  maitre  de  le  poser  à  terre,  parce  qu'il  avait 
beoin  de  s'arrêter  ;  le  seigneur  eut  le  tort  de  l'écouter  ; 
Jean  Bout-d'hornme,  sans  perdre  un  instant,  se  glissa 
sous  un  tas  de  feuilles  où  il  fut  impossible  à  son  pro- 
priétaire de  le  retrouver.  Jean  Bout-d'homme,  rendu  à 
la  liberté,  alla  rejoindre  son  père. 

A  quelques  jours  de  là,  le  seigneur  repassa  auprès 
de  l'ouvrier  toujours  occupé  à  relever  des  fossés. 

—  Tu  as  là,  lui  dit-il,  un  beau  petit  garçon  ;  veux-tu 
me  le  vendre  ? 

—  Je  veux  bien. 

—  Combien? 

—  Cent  écus. 

—  Cent  écus  tu  auras. 

Arrivé  à  son  château,  il  sortit  Jean  Bout-d'homme 


JEAN  bout-d'homme  315 

de  sa  poche,  le  mit  dans  un  panier  qu'il  suspendit  au 
plafond  de  la  cuisine,  et  lui  recommanda  de  bien  obser- 
ver tout  ce  qui  se  passei:ait  et  de  lui  rapporter  fidè- 
lement tout  ce  qu'il  verrait. 

Jean  Bout-d'homme  accepta  la  mission  et  chaque 
jour  il  racontait  à  son  maître  ce  qu'il  voyait  et  ce 
qu'il  entendait.  Or,  un  jour  que  notre  héros  penchait 
sa  tête  par  dessus  le  bord  du  panier  pour  observer, 
il  fut  aperçu  par  un  domestique  qui  lui  dit  : 

—  C'est  donc  toi,  scélérat,  qui  espionnes  si  .bien  ! 
c'est  toi,  qui  informes  le  maître  de  tout  ce  qui  se 
passe  ;  eh  bien  !  tu  vas  être  puni. 

Aux  applaudissements  de  ses  camarades,  le  domes- 
tique détacha  le  panier,  saisit  le  pauvre  petit  par  les 
cheveux  et  alla  le  jeter  dans  l'auge  des  bestiaux.  Le 
jour  même,  un  bœuf  en  allant  y  boire,  l'avala  tout 
rond  ^ 

A  la  fin  de  la  semaine,  le  seigneur  fit  tuer  ce  bœuf 
pour  un  grand  festin  qu'il  donnait  ;  les  tripes  furent 
jetées  sur  le  grand  chemin.  Une  vieille  femme  passant 
par  là,  vit  ces  tripes  :  «  Oh  !  quelles  belles  tripes  !  ce 
serait  dommage  de  les  laisser  perdre  »  ;  et  ce  disant  elle 
les  fourra  dans  sa  hotte.  Elle  n'avait  pas  fait  dix  pas 
qu'elle  entendit  une  voix  qui  sortait  de  sa  hotte  et  qui 
disait  : 

Toc!  toc! 
Le  diable  esl  dans  ta  liotte  ! 

Toc  !  loc  ! 
Le  diable  esl  dans  ta  hotte  ! 

La  vieille  jeta  là  sa  hotte  et  s'enfuit  épouvantée. 
Survint  un  loup  affamé  qui  se  jeta  avec  avidité  sur 

'   C'est-à-dire  sans  le  mâcher. 


316  RECITS  COMIQUES 

les  tripes  et  Jean  Bout-d'liomme  fut  encore  une  fois 
avalé  tout  rond. 

Gomme  le  loup  traversait  la  plaine,  il  entendit  sortir 
des  profondeurs  de  son  corps,  une  voix  qui  criait  : 

—  Sauve,  berger,  voilà  le  loup  qui  va  dévorer  tes 
moutons!  sauve,  berger,  voilà  le  loup  qui  va  dévorer 
tes  moutons. 

—  Tais-toi,  maudit  ventre  !  tais-toi,  maudit  ventre  ! 
dit  le  loup  désespéré. 

—  Je  ne  me  tairai  pas,  tant  que  tu  n'auras  pas  été 
me  déposer  sous  la  porte  de  mon  père,  répliqua  Jean 
Bout-d'homme. 

—  Eh  !  bien  !  je  vais  y  aller,  dit  le  loup. 

Quand  ils  arrivèrent,  Jean  Bout-d'homme  sortit  du 
ventre  du  loup,  se  glissa  rapidement  dans  la  maison  en 
passant  par  la  chatière  et,  au  même  instant,  saisissant 
le  loup  parla  queue,  il  cria  :  «  Venez,  venez,  père,  je 
tiens  leloup^par  la  queue.  »  Lepère  accourut,  tua  d'un 
coup  de  hache  le  loup  dont  il  vendit  la  peau. 

Rentré  chez  ses  parents,  Jean  Bout-d'homme  vécut 
désormais  heureux  et  tranquille. 

IN'érée  Quépat  (René  Paquet)  dans  Méhisine,  col.  41. 


XLIV 


TURLENDU 


(CONTE   DE  LA  LOZÈRE.) 


Tarlendu,  pour  toute  fortune,  n'avait  qu'an  pou.  11 
alla  à  une  maison  demander  si  on  ne  lui  garderait  pas 
ce  pou.  On  lui  répondit  : 

—  Laissez-le  sur  la  table. 

Il  revint  au  bout  de  quelques  jours  pour  le  prendre. 

—  Mon  cher,  lui  dit-on,  la  poule  l'a  mangé. 

—  Tant  je  me  plaindrai,  tant  je  crierai,  que  cette 
poule  j'aurai. 

—  Ne  vous  j)laignez  pas,  ne  criez  pas,  prenez  la 
poule  et  allez-vous-en. 

Il  prit  la  poule  et  alla  à  une  autre  maison  : 

—  Bonjour,  Turlendu  ;  venez  donc  vous  chauffer  ! 

—  Je  n'ai  pas  froid  ;  je  viens  demander  si  vous  ne 
garderiez  pas  cette  poule? 

—  Certainement;  mettez-la  au  poulailler. 

Il  revint  au  bout  de  quelques  jours  pour  la  prendre. 

—  Moucher,  lui  dit-on,  l'autre  jour  elle  tomba  dans 
rétable  aux  cochons,  et  les  cochons  la  mangèrent. 

—  Tant  je  me  plaindrai,  tant  je  crierai,  que  ce  co- 
chon j'aurai. 


318  RECITS  COMIQUES 

—  Ne  vous  plaignez  pas,  ne  criez  pas,  prenez  le  co- 
chon et  allez-vous-en. 

Il  prit  le  cochon  et  alla  à  une  autre  maison. 

—  Bonjour,  Turlendu  ;  venez  donc  vous  chauffer  ! 

—  Je  n'ai  pas  froid  ;  je  viens  vous  demander  si  vous 
ne  me  garderiez  pas  ce  cochon  ? 

—  Certainement,  mettez-leàl'étable  avec  les  autres. 
Il  revint  au  bout  de  quelques  jours  pour  le  prendre. 

—  Mon  cher,  lui  dit-on,  l'autre  jour  il  s'approcha  de 
la  mule  et  la  mule  le  tua  d'un  coup  de  pied. 

—  Tant  je  me  plaindrai,  tant  je  crierai,  que  cette 
mule  j'aurai. 

—  Ne  vous  plaignez  pas,  ne  criez  pas,  prenez  la  mule 
et  allez-vous-en. 

Il  prit  la  mule  et  alla  à  une  autre  maison. 

—  Bonjour,  Turlendu  ;  venez  donc  vous  chauffer! 

—  Je  n'ai  pas  froid  :  je  viens  demander  si  vous  ne 
garderiez  pas  cette  mule. 

—  Certainement;  laissez -la  là. 

Il  revint  au  bout  de  quelques  jours  pour  la  prendre. 

—  Mon  cher,  lui  dit-on,  l'autre  jour  la  chambrière, 
la  menant  à  l'abreuvoir,  l'a  laissée  tomber  dans  le 
puits. 

—  Tant  je  me  plaindrai,  tant  je  crierai,  que  cette 
chambrière  j 'aurai . 

—  Ne  vous  plaignez  pas,  ne  criez  pas,  prenez  la 
chambrière  et  allez-vous-en. 

Il  prit  la  chambrière,  la  mit  dans  un  sac  et  alla  à 
une  autre  maison. 

—  Bonjour,  Turlendu;  venez  donc  vous  chauffer! 

—  Je  n'ai  pas  froid  ;  je  viens  demander  si  vous  ne 
garderiez  pas  ce  sac. 

—  Certainement;  laissez-le  là  derrière  la  porte. 

Et  Turlendu  s'en  alla.  A  peine  fut-il  dehors  que  l'on 


TURLENDU  319 

sortit  la  jeune  fille  du  sac  et  que  l'on  mit  à  sa  place  un 
gros  chien. 

Il  revint  prendre  son  sac.  Après  l'avoir  porté  un  ins- 
tant: 

—  Marche  un  peu,  dit-il,  je  me  lasse  de  te  porter. 
Mais,  en  ouvrant  le  sac,  le  chien  lui  sauta  au  visage 

et  lui  emporta  le  nez. 
Et  il  disait  : 

—  D'un  petit  pou  à  une  petite  poule  —  d'une  petite 
poule  à  un  petit  porc  —  d'un  petit  porc  à  une  petite 
mule  —  d'une  petite  mule  à  une  jeune  fille  —  d'une 
jeune  fille  à  un  gros  chien  —  qui  m'a  emporté  le  nez. 

MoNTEL  et  Lambert,  Revue  des  langues  romanes^ 
t.  III,  p.  208. 


Dans   le   texte  languedocien  qui  précède,  p.  20S,  la  traduction  ci- 
dessus,  une  partie  du  dialogue  rime  par  assonnance. 


LXV 

LE  TiEXARD  DE  BASSIEU  ET  LE  LOUP  D'HOTOX^TS 

(conte   de  la   BRESSE.) 

Inédit. 


Le  renard  de  Bassieu  était  le  plus  fin  de  tous  les 
renards. 

Quand  il  avait  trop  de  puces,  il  allait  yers  la  rivière 
du  Seran  ;  il  se  mettait  un  tortillon  de  mousse  au  mu- 
seau ;  il  se  trempait  le  derrière  dans  l'eau  ;  les  puces 
montaient  aux  reins  ;  il  s'enfonçait  davantage;  elles 
allaient  à  la  tète,  alors,  il  la  mouillait.  Elles  se  sauvaient 
à  la  mousse  qu'il  laissait  aller  dans  le  Seran  par  1(^ 
courant  et  toutes  les  puces  se  noyaient. 

Le  gourmand  mangeait  toutes  les  poules  de  Bassieu. 
Les  femmes  les  gardaient  fermées  au  poulailler.  Un 
jour  qu'il  avait  bien  faim,  il  se  promena  par  le  vil- 
lage en  criant  aux  femmes  :  «  Lâchez  donc  vos  poules  ! 
Elles  vont  avoir  faim  !  » 

Mais  comme  il  parlait  pour  lui,  les  commères  ne 
l'écoutèrent  pas. 

Ne  sachant  que  faire  pour  vivre,  il  s'associa  avec  le 
loup  d'IIotonnes  et  ils  allèrent  voler  un  grand  pot  de 
beurre. 

Ils  le  cachèrent  dans  une  haie  et  ils  se  mirent  après 


I,E  RENARD   DE  BASSIEL  321 

à  se  bâtir  une  petite  cabane,  disant  qu'ils  ne  mange- 
raient le  beurre  que  quand  la  cabane  serait  faite. 

Aussitôt  qu'ils  eurent  commencé  à  travailler,  le  re- 
nard leva  la  tête  en  criant  :  «  Plait-il  ?  »  Il  partit.  Un 
moment  après,  il  revint.  Le  loup  lui  demanda  d'où  il 
venait  ?  il  dit  qu'on  l'avait  appelé  pour  faire  un  baptême 
et  qu'il  avait  donné  à  son  filleul  le  nom  de  :  Entamé. 

Il  repartit  pour  faire  un  second  baptême  ;  il  dit,  en 
revenant,  qu'il  avait  donné  à  l'enfant  le  nom  de  Moitié. 

Un  grand  moment  après,  il  leva  encore  la  tête  et 
répondit  :  «  Plaît-il  ?  »  Il  partit  et,  en  revenant,  il  dit 
que,  pour  son  troisième  baptême,  il  avait  donné  le 
nom  de  :  Fin. 

Quand  la  cabane  fat  faite,  mes  deux  compères  al- 
lèrent vers  la  haie  pour  manger  le  beurre,  mais  le  pot 
fut  trouvé  vide. 

Le  loup  disait  au  renard  que  c'était  lui  qui  l'avait 
mangé  en  allant  faire  son  baptême.  Le  renard  soutenait 
que  ce  n'était  pas  lui,  et  il  dit  qu'il  fallait  faire  un  som- 
me et  quand  ils  se  réveilleraient,  celui  qui  aurait  la 
cuisse  mouillée  serait  celui  qui  avait  mangé  le  beurre. 

Pendant  que  le  loup  dormait,  le  renard  lui  pissa  sur 
la  cuisse  et  quand  ils  se  réveillèrent,  le  loup  n'accusa 
plus  son  compère. 

Le  renard  dit  qu'on  faisait  une  noce  le  lendemain  à 
Songieu  ;  que  tout  le  fricot  était  à  la  cave,  qu'on 
pouvait  y  aller  en  passant  par  un  petit  trou  et  qu'ils  y 
prendraient  une  bonne  pansée,  plein  leur,  ventre.  Ils 
se  fourrèrent  par  ce  petit  trou  et  se  mirent  à  dévorer, 
Le  renard  allait  essayer,  de  temps  en  temps,  s'il  pou- 
vait repasser  par  le  petit  trou,  et  aussitôt  qu'il  fut  juste 
avec  l'ouverture,  il  se  sauva.  Mais  le  loup,  ayant  dé- 
voré comme  un  glouton,  ne  put  pas  ressortir. 

Il  resta  enfermé  jusqu'au  lendemain  que  l'épousée 

CONTES.  21 


322  RECITS  COMIQUES 

venant  ouvrir  la  cave,  il  se  sauva  en  lui  passant  entre 
les  jambes  et  en  la  renversant. 

Un  jour  après,  il  retrouva  le  renard  qui  lui  raconta 
qu'il  s'était  couché  sur  la  route,  faisant  le  mort,  et 
qu'un  marchand  de  beurre  l'avait  mis  sur  son  char, 
disant  qu'il  vendrait  sa  peau  à  Nantua  ;  mais  qu'il 
avait  bien  mangé  du  beurre  et  s'était  sauvé.  Le  loup 
courut  sur  la  route,  se  coucha  et  fit  le  mort.  Mais  le 
marchand  qui  avait  vu  la  farce  que  le  renard  lui  avait 
faite,  donna  de  grands  coups  de  fouet  au  loup,  en 
disant  :  «  Tu  voudrais  faire  comme  le  renard  qui  vient 
de  manger  mon  beurre.  » 

Le  loup  se  sauva  tout  moulu  de  coups,  en  colère 
contre  son  compère  le  renard,  et  il  menaçait  de  l'é- 
trangler. 

Celui-ci  lui  dit  pour  l'apaiser,  qu'ils  iraient  prendre 
du  poisson  dans  le  Seran.  La  rivière  était  gelée.  Le 
renard  fit  un  trou  dans  la  glace  et  dit  au  loup  de  s'as- 
seoir et  de  fourrer  sa  queue  dans  le  trou. 

Un  moment  après,  le  renard  cria  :  «  Il  y  a  un,  deux, 
trois  poissons  qui-  tiennent  ta  queue.  Quand  il  y  en 
aura  douze,  tu  tireras.  »  Le  compère  ayant  fait  signe 
au  loup  de  tirer  sa  queue,  celui-ci  donna  une  grande  se- 
cousse. L'eau  ayant  regelé,  sa  queue  se  cassa  et  resta 
dans  la  rivière,  sous  la  glace.  Notre  pauvre  loup  était 
bien  ennuyé  d'être  sans  queue  ;  il  était  en  colère  contre 
son  compère  le  renard  et  il  le  menaçait. 

Mais,  pour  le  consoler,  il  lui  fit  voir  des  bergers 
de  moutons  qui  tillaient  du  chanvre  et  faisaient  du  feu 
et  qui  se  sauvèrent  en  voyant  nos  deux  compères.  Le 
renard  prit  le  chanvre  des  bergers,  et  en  fit  une  belle 
queue  au  loup  ;  il  lui  dit  ensuite  que  pour  se  réchauffer 
il  fallait  franchir  le  feu.  Mais  le  feu  brûla  la  queue  du 
loup  et  lui  roussit  tout  le  derrière. 


LE  RENARD  DE  BASSIEU  323 

Étant  bien  en  colère,  il  voulait  étrangler  le  renard  ; 
mais  celui-ci  lui  promit  que  s'il  ne  lui  faisait  point  de 
mal,  il  lui  ferait  voir  de  belles  demoiselles. 

Il  le  mena  au  bord  d'un  grand  puits  ;  il  lui  dit  de 
bien  regarder. 

Le  renard  cracha  dans  l'eau  pour  la  faire  bouger,  en 
disant  que  les  demoiselles  allaient  sortir  de  l'eau. 

Le  loup  s'étant  bien  approché,  le  renard  le  poussa 
dedans  et  ce  pauvre  loup  se  noya. 

Ce  conte  a  été  recueilli  par  M.  A.  Vintrinier. 


LXVl 

JEANNE  LA  DIOTE^ 

(COiNTE    DE  LA  HAUTE-BRETAGNE. 


Il  était  une  fois  un  bonhomme  et  une  bonne  femme 
qui  n'avaient  qu'une  fille  :  elle  avait  envie  de  se  marier, 
mais  elle  était  toute  diote. 

Un  dimanche  que  son  galant  devait  venir  après  la 
grand'messe  pour  la  demander  à  ses  parents,  sa  mère 
lui  dit  : 

—  Jeanne,  puisque  ton  bon  ami  doit  venir  dîner  ici, 
il  faut  lui  faire  de  la  bonne  soupe;  voilà  un  beau 
morceau  de  lard  :  tu  le  mettras  dans  la  marmite  avec 
un  pea  de  tout  et  tout  dedans  et  tu  graisseras  les  choux. 

La  fille  resta  seule  à  la  maison,  où  il  y  avait  un 
petit  chien  qui  s'appelait  Tout-et-Tout  :  elle  le  prit  et 
le  fourra  dans  la  marmite. 

Quand  sa  mère  revint,  elle  lui  demanda  si  elle  avait 
fait  de  bonne  soupe  : 

—  Oui,  répondit  la  fille  :  j'ai  mis  Tout-et-Tout 
dedans  comme  vous  m'aviez  dit. 

La  bonne  femme  souleva  le  couvercle  pour  goûter  la 
soupe  : 

'  La  simple,  Tinuoceate. 


JEANNE  LA   DIOTE  323 

—  Comment,  dit-elle,  ma  pauvre  Jeanne,  tu  as  mis 
le  chien  dans  la  marmite  ? 

—  Ne  m'aviez-YOus  pas  recommandé  d'y  mettre 
Tout-et-Tout  ? 

—  Es-tu  diote  ?  si  ton  galant  savait  que  tu  es  si 
adlézi  *,  sûrement  il  ne  voudrait  pas  de  toi.  Mais  laisse 
la  marmite,  et  mets  des  peux-  sur  le  feu  pendant  que  je 
vais  aller  chercher  de  Teau.  Tu  les  démêleras  dans  le 
bassin,  et  tu  feras  attention  à  ce  qu'ils  soit  bien  liants. 

La  fille  avait  beau  remuer,  ses  peux  n'élaient  point 
liants  comme  elle  aurait  voulu  ;  aussi  pour  mieux  les 
lier,  elle  mit  dedans  un  écheveau  de  fil  de  chanvre. 

—  Tes  peux  sont-ils  bien  liants  ?  demanda  sa  mère. 

—  Oui,  oui,  regardez  plutôt. 

Quand  la  bonne  femme  vit  le  chanvre  dans  le  bassin 
aux  peux,  elle  leva  les  bras  en  s'écriant  : 

—  Ciel  adorable  !  que  tu  es  donc  diote,  ma  pauvre 
Jeanne  !  mais  la  messe  va  finir  et  ils  vont  arriver  ;  mets 
bien  vite  du  pain  et  du  beurre  sur  la  table. 

Quand  le  bonhomme  revint  de  la  grand'messe  avec 
le  galant  et  ses  parents,  la  bonne  femme  leur  dit  : 

—  Nous  n'avons  pas  eu  le  temps  de  préparer  un 
grand  fricot;  la  fille  a  été  occupée  toute  la  matinée 
après  sa  vache  qui  mouchait  ^  :  une  autre  fois  nous 
ferons  mieux.  Jeanne,  ajouta-t-elle,  va-t-en  au  cellier 
tirer  une  'briquée  de  cidre. 

La  jeune  fille  posa  le  pichet  sous  la  chantepleure, 
elle  l'ouvrit,  puis  elle  se  mit  à  penser  : 

—  Je  vais  me  marier;  mais  ce  n'est  pas  tout  :  si  j'ai 
des  garçailles,  quel  nom  pourrai-je  leur  donner  :  tous 
les  noms  qui  sont  pris. 

'  Facile  à  tromper,  sotte. 

*  Bouillie  de  blé  noir. 

'  Etait  tourmentée  par  les  mouches. 


326  RÉCITS  COMIQUES 

Elle  avait  beau  se  creuser  la  tête,  elle  ne  trouvait 
point  le  moj'en  de  résoudre  cette  question,  et  elle  res- 
tait au  cellier,  assise  sur  un  talon,  et  le  cidre,  après 
avoir  rempli  le  pichet,  courait  par  la  place. 

La  bonne  femme,  inquiète  de  ne  pas  la  voir  revenir, 
arriva  au  cellier  : 

—  Que  fais-tu  là,  ma  pauvre  diote,  assise  tranquille- 
ment, pendant  que  le  cidre  court  partout? 

—  Ah  !  ma  mère,  ce  n'est  pas  le  tout  de  me  marier  : 
si  j'ai  des  garçailles,  quel  nom  leur  donnerai-je  :  tous 
les  noms  qui  sont  pris  ! 

La  bonne  femme  était  aussi  embarrassée  que  sa 
fille  :  elle  se  mit  aussi  à  penser,  et  le  cidre  continuait 
de  couler. 

Le  bonhomme  vint  à  son  tour  au  cellier,  et  voyant  les 
deux  femmes  qui  avaient  l'air  de  méditer,  il  leur  dit  : 

—  Que  faites-vous  donc  là,  mes  pauvres  dictes?  ne 
voyez-vous  pas  que  le  cidre  court  partout. 

—  Tu  dis  bien,  toi,  répondit  la  bonne  femme  ;  ce 
n'est  pas  le  tout  de  marier  notre  fille  :  si  elle  a  des 
garçailles,  quel  nom  leur  donnera-t-elle  ?  tous  les  noms 
qui  sont  pris  1 

Le  bonhomme  se  mit  aussitôt  à  penser,  sans  songer 
à  fermer  la  chantepleure  et  le  cidre  continuait  de 
couler. 

Quand  le  garçon  vit,  au  bout  de  quelque  temps,  que 
personne  ne  revenait  du  cellier,  il  y  alla  pour  voir  ce 
qui  était  arrivé  et  trouva  le  bonhomme,  la  bonne 
femme  et  la  fille  qui  étaient  en  train  de  réfléchir. 

—  Que  faites-vous?  s'écria-t-il,  pendant  que  vous 
restez  là,  la  goule  sous  le  nez',  tout  votre  cidre  court 
dans  la  place. 

*  L'air  sot  et  niais. 


JEANNE  LA    DIOTE  327 

—  Tu  dis  bien,  garçon,  répondit  le  père  ;  mais  si  tu 
te  maries,  quel  nom  donneras-tu  à  tes  garçailles  :  tous 
les  noms  qui  sont  pris  ! 

—  Ma  foi,  dit  le  garçon,  quand  j'aurai  trouvé  trois 
personnes  aussi  bêtes  que  vous,  je  reviendrai. 

Il  se  mit  en  route,  et  après  avoir  cheminé  quelque 
temps,  il  rencontra  des  gens  qui  étaient  à  faire  la 
moisson  :  ils  coupaient  un  épi  de  blé,  allaient  le  porter 
chez  eux,  puis  revenaient  en  couper  un  second,  et  ils 
continuaient  toujours  ainsi. 

—  A  quelle  sorte  de  jeu  vous  amusez-vous?  leur 
demanda-t-il. 

—  Ce  n'est  point  un  jeu,  dirent-ils;  nous  scions 
notre  blé,  et  nous  y  avons  bien  du  mal. 

Le  garçon,  qui  avait  trouvé  une  faucille,  coupa 
devant  eux  une  javelle,  puis  il  leur  donna  la  faucille 
et  leur  dit  : 

—  Voici  avec  quoi  scier  votre  blé,  et  si  vous  savez 
vous  y  prendre,  ce  ne  sera  pas  bien  long. 

—  Qu'est-ce  que  cette  bête-là  ?  dit  un  des  moisson- 
neurs. 

Il  la  prit  dans  sa  main,  mais  au  lieu  de  la  tenir  par 
le  manche,  il  la  saisit  par  la  lame,  et  il  se  coupa. 

—  Ah!  la  vilaine  bête,  s'écria-t-il,  elle  m'a  mordu! 
11  la  jeta  par  terre  et  se  mit  à  la  frapper. 

—  Ma  foi,  dit  le  garçon,  si  je  trouve  encore  deux 
personnes  comme  vous,  je  retournerai  voir  Jeanne. 

Un  peu  plus  loin,  il  rencontra  une  bonne  femme  qui 
voulait  emmener  chez  elle  une  brouette  pleine  de 
soleil;  dès  que  la  brouette  passait  à  l'ombre,  la  lumière 
disparaissait,  mais  elle  ne  cessait  de  recommencer. 

—  Qu'êtes-vous  à  faire  là,  bonne  femme?  demanda- 
t-il. 

—  Je  voudrais  rapporter  du  soleil  chez  moi,  plein 


328  RÉCITS  COMIQUES 

ma  brouette,  mais  c'est  difficile;  car  dès  que  j'arrive 
dans  l'ombre,  il  s'en  va. 

—  Pourquoi  voulez-vous  une  brouettée  de  soleil  ? 

—  C'est  pour  réchauffer  mon  petit  garçon  qui  est  à 
la  maison,  à  moitié  mort  de  froid. 

—  Vous  feriez  mieux,  bonne  femme,  de  le  prendre 
dans  votre  brouette  et  de  le  mener  au  soleil. 

—  C'est  vrai,  répondit-elle,  je  n'y  avais  pas  pensé  ! 

—  Et  de  deux,  dit  le  garçon;  si  je  puis  trouver 
encore  une  personne  aussi  bête  que  celle-ci,  je  retourne 
voir  Jeanne. 

Il  se  remit  en  route,  et  en  arrivant  devant  un  beau 
château,  il  vit  trois  hommes  qui  essayaient  de  le  sou- 
lever avec  des  barres  de  fer. 

—  Pourquoi  vous  donnez-vous  tant  de  mal?  de- 
manda-t-il. 

—  C'est,  répondit  un  des  hommes,  pour  changer  le 
château  de  place  :  un  loup  est  venu  faire  une  crotte  à 
côté  et  le  roi  est  gêné  par  l'odeur. 

—  Vous  auriez  bien  plus  d'aise,  mes  bonnes  gens,  à 
prendre  la  crotte  du  loup  et  à  la  porter  loin  du  château. 

—  C'est,  ma  foi,  vrai,  répondirent-ils,  vous  êtes 
encore  plus  malin  que  nous,  qui  n'y  avions  pas  pensé. 

Ils  prirent  la  crotte  dans  un  panier,  et  ils  allèrent 
la  porter  à  plus  de  dix  lieues  loin. 

—  Maintenant,  dit  le  garçon,  j'ai  trouvé  trois  per- 
sonnes plus  dictes  que  ma  future,  son  père  et  sa  mère  : 
je  vais  retourner  voir  Jeanne. 

Et  quand  Jeanne  vit  son  galant  revenir,  elle  s'écria  : 

—  Je  savais  bien  qu'il  n'était  pas  parti  pour  tou- 
jours ! 

Paul  SÉBiLLOT,  Contes  des  paysans,  n"  xliii. 


TABLE 


Pages 

Préface 

Table  par  provinces xiii 

Bibliographie xvii 


I 

LES  AVENTURES   MERVEILLEUSES» 

*  I.  Le  Tartaro  reconnaissant  et  le  Serpent   à  sept 

têtes,  conte  basque  (W.  Webster) 3 

IL  Le  Château  suspendu  dans  les  airs,   conte  de 

marin  (Paul  Sébillot) 15 

III.  Les  deux  Soldats,  conte  lorrain  (E.  Cosquin)..       24 

IV.  Le  Prince  des  sept  vaches  d'or,  conte  de  la  Gas- 

cogne (J.-F.  Blâdé) 29 

V.  La  Princesse  de  Tronkolaine,  conte  de  la  Basse- 
Bretagne  (F. -M.  Luzel) 37 

VI.   Histoire  du  bonhomme  Maugréant,    conte  de  la 

Champagne  (Charles  Marelle) 46 

VII.  Il  faut  mourir  ;  conte  corse  (Ortoli) 56 

VIII.   L'origine  des  vents,  conte  de  marin  (Paul  Sé- 
billot)         C4 

IX.  Les  trois    Frères   et   le   Géant,    conte    picard 

(E.-II.  Carnoy) 66 

*  X.  Histoire  du  p'tit    Colinet,   conte  de  Guernesey 

(Louisa  Clarke) 74 

XI.   Le  Tartare  et  les   deux   Soldats,    conte  hasque 

(Cerquand) 79 

XII.  Le  Morgan  et  la  Fille  de  la  terre,  conte  de  Vile 

d'Ouessant  (F. -M.  Luzel) 81 

'  Les   contes  marqués   de  deux   '■^*  sont   inédits,   ceux  précédés 
d'un  *  sont  traduits  en  français  pour  la  première  fois. 


330  TABLE 

*  XIII.   Sœur  et  mi-sœur,  conte  de  Mulhouse  (Auguste 

Stœbeu) 91 

XIV.   Le  pays  des  Margrieltes,  conte  de  la  Basse-Nor- 
mandie (Jean  Fleury).  - 95 

**  XV.  Le   navire    des   Fées,     conte    de  marin    (Paul 

Sébillot) 105 

XVI.  La  Bourse,  le  Sifflet  cl  le  Chapeau,  contelorrain 

(E.  Cosquin) 112 

*  XVII.  La  Belle  et  la  Bote,  .cp«i;eô«S2'we(W.  Webster)     117 
**  XVIII.  Pourquoué  que  n'on  dit  que  les  chavans  c'est 

du    monde,   conte  ,  du  Nivernais  (Achille 

Millien) 124 

XIX.  La  Fée  amoureuse,  conte  corse  (Ortoli) 128 

XX.  Le  Berger  qui  obtint  la  fille  du  roi  pour  une 

seule  parole,    conte  de  la  Basse-Bretagne 

(F. -M.  Luzel) 131 

XXI.  Le  Jeune  Homme  et  la   Grand'Bête   à  tôle 

d'homme,  conte  gascon  (J.-F.  Bladé) 135 

XXII.  Le  roi  et  ses  trois  fils,   conte  du  Forez  (V. 

Smith) 143 

XXIII.  Les   douze  Mystères,  conte  basque  (J.  Vin- 

son)  146 

XXIV.  Misère,   conte    de  la  Haute-Bretagne   (Paul 

Sébillot) 149 

**  XXV.  La    Fontaine    rouge,    conte     du     Nivernais 

(Achille  Millien) 154 

XXVI.  L'Anneau  enchanté,  cow^e  corse  (Ortoli)...     158 

*  XXVII.  Mahistruba,  le  capitaine  marin,  conte  basque 

(W.  Webster) 164 

**  XXVIII.  La  Fée,  coM^^e  (^e;4«yo2^(QuERUAU-LAMERiE)     171 

XXIX.  La  Sirène  de  la  Fresnaye,  conte  de  la  Haute- 

Bretagne  (Paul  Sébillot) 174 

XXX.  Le  petit  Bossu,  co/j^e  ^o/'mi«  (E.  Cosquin).     180 


II 

LÉGENDES  CHRÉTIENNES 

XXXI.  Jésus-Christ  et   le  bon  larron,  légende  de 

Vile  d'Ouessani  (F.-M.  Luzel) 189 


TABLE  331 

XXXII.   Les  Enfants  des  Limbes,  légende  de  V Au- 
vergne (docteur  Paulin) 194 

XXXIII.  Le  Voyage  ;de  Nolrc-Seigneur,  légende  de 

la  Gascogne  (J .  -F.  Bladé) 195 

*  XXXIV.  Amen,  légende  provençale  (JaxN  dis   Esca- 

nourgue) 200 

XXXV.   Saint  Pierre  en  voyage,  légende  delà  Haute- 
Bretagne  (Paul  Sébillot) 202 

XXXVI.  La  Haie  de  joncs,  parabole  ba&que  (Cer- 

QUAND] 20G 

-  XXXVII.  La    Foire    de     Moos,     légende    alsacienne 

(Christophorus) 207 

XXXVIII.  La  Vache  de  la  vieille  femme,  légende  de  la 

Basse-Bretagne  (F .-M.  Luzel) 209 

■'  XXXIX.  La  Feixime  avare,   légende  de  V Auvergne 

'docteur  Paulin] 213 

XL.  Le   Papillon  et   le  Pauvre,   légende  de  la 

Haute-Bretagne  (Paul  Sébillot) 215 

XLI.   Les   cinq    sous    des   Bohémiens,    légende 

basque  (Cerquanb) 217 

XLII.  La  Mère    de   saint   Pierre,    légende   corse 

(Ortoli) 219 

XLII.  Saint  Yves,   légende  du  Morbihan  (docteur 

Fouquet)  , 221 


III 

CONTES  SURNATURELS 

■   XLIV.  La  tète  de  mort   qui   parle,   conte  alsacien 

(Flaxlanu) 227 

XLV.  Le  Pilote  de  mer,  conte  de  marin  /Paul  Sé- 
billot)       231 

XL VI.  Le  Follet,  conte  lorrain  (E.  Cosquin) 239 

XLVII.  Le  Prêtre  sans  ombre,  conte  basque  (J.  Vin- 
son)  241 

XLVIII.   Les  deux  Bossus  et  les  Nains,  conte  de  la  Basse- 
Bretagne  (F .-M .  Luzel) 2 13 

XLIX.  Le   souper  du  Fantôme,   conte  picard   (II. 

Urnoy) 217 


332  TABLE 

L.  Le  Douanier  emporté  par  le  Diable,  conte  du 

Morbihan  (docteur  Fouquet) 25iJ 

LI.  L'Innocent,    conte    de   la    Gascogne    (J.-F. 

Bladé) 256 

LII.  Les  deux  Fiancés,    conte  delà  Haute-Bre- 
tagne (Paul  Sébillot) 259 

Lui.  La   Marraine    damnée,    conte    du    Morvan 

(Restif  de  la  Bretonne) 261 

LIV.  L'Homme  juste,   conte  de  la  Basse-Bretagne 

(F. -M.  Luzel) 264 


IV 

RÉCITS   COMIQUES 

^  LV.  Le  Voleur  habile,  cci/i^"^  irt^je^i?  (W.  Webster)    273 
LVI.   La  Mouété  de  quene,  conte  poitevin  (Clémen- 
tine Poey-Davant) 281 

LVII.  Les  Jaguens  à  la  cour,   conte  de  la  Haute- 
Bretagne  (Paul  Sébillot) 290 

LVIII.  Le  Compagnon    tailleur    en   voyage,    conte 

alsacien  (Auguste  Stœber) 294 

LIX.  Cadet  Cruchon,  conte  bourguignon  {E.Bexu- 

vois) 296 

*  LX.  Le  gros  Poisson,  conte  provençal  (Mistral).     306 
LXI.  Le  Temps  long,  conte  du   Quercg  (Margel- 

Devig) 308 

LXII.  Trop  gratter  cuit,  trop   parler    nuit,   conte 

picard  (Crœdier) 311 

LXIII.  Jean  Bout-d'homme,  conte   du  pays  messin 

(N.  Quépat) 313 

LXIV.  Turlendu  ,  conte    de  la  Lozère  (Montel  et 

Lambert) 317 

*  LXV.  Le  Renard   de  Bassieu    et   le  Loup   d'IIo- 
tonnes,  conte  de  la  Bresse  (A.  Vingtri- 

nier) 320 

LXVI.  Jeanne  la  Diote,   conte  de  la  Haute-Bretagne 

(Paul  Sébillot) 324 

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