LA FRANCE MERVEILLEUSE ET LÉGENDAIRE
Par h. GAIDOZ et Paul SÉBILLOT
CONTES
DES PROYINCES DE FRANCE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Contes populaires de r,.\ Haute-Bretagne, 1'' série. Bibliothèque
Charpentier. 1880, in-18 3 fr. 50
Contes des paysans et des pêcheurs, 2" série des Contes popu-
laires de la Haicte-Brctagne. Bibliothèque Charpentier, 1881, in-18
3 fr. 50
[Ouvrages autorisés jwur les Bibliothèques populaires et les Biblio-
thèques de la Marine).
Littérature orale de la Haute-Bretagne. Paris, Maisonneuve.
1881. in-12 elzévir 7 fr. 50
Contes des marins, 3« série des Contes populaires de la Haute-Bre-
Saqiie. Bibliothèque Charpentier. 1882, in-18 3 fr. 50
Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. Paris, Mai-
sonneuve, 1882, 2 vol. in-12 elzévir 15 fr.
Contes de terre et de mer. Lé^çendes de la Haute-Bretagne (illus-
trations de Bellenger, Léonce Petit, Sahib). 1 vol. in-S". Char-
pentier, 1883 ". • 10 J'r.
Gargantua dans les traditions populaires. Paris, Maisonneuve,
1883, inl2 elzévir 7 Ir. 50
Sous presse :
Les coutumes, les usages et les fêtes de la Haute-Bretagne.
En préparation :
Les coutumes et les superstitions de la mer.
La minéralogie populaire de la France.
]jE blason populaire de la Bretagne.
Chansons populaires de la Haute-Bretagne.
Légendes chrétiennes de la Haute-Bretagne.
La médecine populaire et superstitieuse.
Gossaire Gallo ou Dictionnaire des mots patois et provinciaux
eu usage dans riUe-el-Vilaine et dans la partie française des Côtes-
du-Nord.
Bibliographie des traditions et de la littérature populaire
DE la Frange (eu collaboration avec M. H. Gaidoz).
iA FRANCE MERVEILLEUSE ET LÉGENDAIRE
AR n. GAIDOZ ET Paul SÉBILLOT
CONTES
DES
PROVINCES DE FRANCE
PAUL SEBILLOT
PARIS
LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF
^ i3, RUE DE MÉDICIS, 13
1884
Tous droits réservés.
'««^
PRÉFACE
Le trésor légendaire de la France a été formé
lentement, et dans cette voie nous avons été
devancés par presque tous nos voisins. Tandis
que partout en l'Europe on recueillait avec soin
les récits populaires, chez nous on ne s'en occu-
pait guère. Si parfois quelque lettré s'avisait d'im-
primer un conte, il se croyait obligé de l'enjoliver
et de lui faire subir une préparation littéraire;
les grossièretés, les défauts de goût disparaissaient
sans doute; mais ce n'était plus le récit naïf du
peuple, c'était une sorte de création nouvelle. On
n'osait être simple, comme l'avait été Perrault,
comme le furent les frères Grimm, et l'on sem-
blait généralement persuadé que si jadis il avait
pu exister chez nous des récits merveilleux ana-
logues à ceux que nos voisins du Nord et du
Midi publiaient à l'envi, le temps de les recueillir
était depuis longtemps passé.
VI l'KEKAClfi
On admettait toutefois qu'en certaines provinces
reculées, on racontait encore au coin du feu : la
Bretagne bretonnante passa longtemps pour le
dernier refuge des conteurs. Il paraissait assez
naturel qu'un pays qui avait conservé le costume
d'un autre âge, qui parlait une langue réputée
antique, prît encore plaisir à écouter les fables du
temps passé ; mais on aurait été fortement surpris
d'apprendre que les paysans en blouses et en
pantalons des provinces les plus anciennement
françaises conservaient l'amour du merveilleux
aussi fidèlement que les hommes à bragou et à
longs cheveux.
Grâce à ce préjugé les contes de Souvestre furent
bien accueillis du public : c'est lui et ses imitateurs
qui marquent la première période du conte popu-
laire en France au xjx" siècle, celle qu'on pour-
rait qualifier de romantique. Le thème recueilli de
la bouche du peuple subissait de profondes modi-
fications : d'une fable simple on faisait une sorte
de petit roman, où, au rebours de la narration
populaire, les descriptions de paysage et la cou-
leur locale jouaient un grand rôle.
Plus tard une évolution se produisit : les em-
bellissements et les préoccupations littéraires
furent laissés de côté, et l'on écouta parler le
peuple pour reproduire ses récits avec une scrupu-
leuse fidélité. On osa être simple, ce qui est plus dif-
ficile qu'on ne croit. 11 y avait d'ailleurs en France
même des précédents : certains contes de Per-
rault ont l'allure véritablement populaire. Le Petit
Chaperon rouge, par exemple, a pu être conté au
jeune Perrault d'Armancour presque sous la forme
que nous connaissons : l'enfant l'aura dit à son
père, et, grâce à une légère et discrète mise au
point, nous possédons un chef-d'œuvre de narra-
tion simple. Au siècle dernier, Restif de la Bre-
tonne inséra dans ses Contemporaines par gra-
dation cinq contes, qu'il avait sans doute bien
écoutés, et qu'il reproduisit avec le souci du fond
et de la forme qu'aurait aujourd'hui un folk-
loriste de profession. On en trouvera un plus loin,
qui n'est pas dépaysé au milieu de ceux dont se
compose ce recueil.
Stœber en Alsace, Luzelen Bretagne, furent les
premiers à recueillir d'après cette méthode; mais
pendant longtemps les contes populaires français
furent goûtés des seuls savants et de quelques
déhcats qui trouvaient à ces récits une bonne
odeur de campagne et de plein air. Le public ad-
mirait la poésie des légendes du Nord, mais se
refusait à l'admettre dans celles de la France.
C'était à grand'peine que certaines revues vou-
laient bien donner une toute petite place aux
écrivains qui s'étaient contentés d'être les sténo-
graphes du peuple.- Quant aux éditeurs, ils con-
naissaient trop leur public pour se hasarder à
publier des volumes de contes.
Depuis quelques années un revirement semble
s'être produit : certains recueils ont eu quelque
succès, et la cause des littératures populaires
paraît enfin gagnée ^
Maintenant que l'élan est donné, on songe un
peu partout en France à recueillir des contes :
ceux qui composent le présent recueil sont em-
pruntés à plus de vingt de nos anciennes pro-
vinces. Parmi elles la Bretagne, le pays Basque et
la Lorraine ont été les mieux explorées; mais au
Nord comme au Midi, à l'Est comme à l'Ouest, on
a entrepris la moisson des contes. Souvent, surtout
à leur début, ceux qui recueillent les récits du
peuple y sont poussés par une sorte de patrio-
tisme local, qui leur fait croire que tel ou tel d'entre
eux est particulier à leur pays. C'est une illusion
qui part d'un bon naturel; mais il est bien rare de
trouver des contes dont les similaires n'existent
pas quelque part. S'ils n'ont pas été encore notés,
ils le seront bientôt, parfois à l'autre extrémité du
globe.
C'est que le fond semble commun aux peuples
les plus éloignés, aux civilisations les plus diffé-
rentes; mais chaque groupe provincial ou national
donne au thème primitif un développement qui
' Depuis 1880, on a fondé deux collections spéciales aux littéra-
tures populaires, celle des Littératures populaires de toutes les nations
Maisonueu-^e, éditeur), qui en est déjà à son dix-liuiiième vo'ume, et
celle des Contes et chants pojnilaires (Leroux, éditeur), qui, jusqu'à
présent, a surtout publié des documents étrangers.
lui est propre, et l'on pourrait presque dire qu'en
ce sens les contes sont le miroir fidèle des vices et
des vertus d'un peuple et de ses aspirations.
Si l'on excepte les récits comiques, oii parfois
la ruse peu scrupuleuse triomphe, chaque conte
a sa part d'idéal. S'il peut paraître un peu terre
à terre, cet idéal n'en existe pas moins. Pour
les pauvres gens il consiste à avoir du repos à la
fin de leurs jours et le pain quotidien assuré : aussi
parmi les présents habituels des fées ou des di-
vinités figure le don d'un pain inépuisable, d'une
serviette magique. Quelquefois les aspirations sont
plus hautes : un homme sorti du peuple, berger,
marin ou soldat, devient prince ou roi; mais
presque toujours il a conquis ce haut rang par son
courage ou son intelligence. Souvent le héros
véritable, c'est le faible, le dernier enfant, qui vient
à bout d'une entreprise dans laquelle ses aînés ou
de plus forts que lui ont échoué. C'est lui qui dé-
livre la princesse prisonnière après avoir vaincu
les monstres que les rois et les guerriers ont vai-
nement combattus. Et si les puissances supérieures
lui viennent en aide, presque toujours il a mérité
leur bienveillance en les respectant, alors qu'il les
croyait pauvres ou vieilles. A ce point de vue, on
peut dire sans paradoxe que les contes pris dans
leur ensemble forment une véritable école de
morale. Quelquefois même ils l'enseignent dans
ce qu'elle a do plus raffiné : bien avant la loi
Grammont les héros du peuple étaient bienveil-
lants « pour les animaux du bon Dieu ».
Dans le présent Recueil, j'ai essayé de former
une sorte d'anthologie des contes des provinces
de France, en choisissant à la fois les types les
plus populaires et les plus caractéristiques de
chaque groupe. Pour cela j'ai puisé dans la plu-
part des recueils français, et sauf deux, tous ceux
de quelque importance y sont représentés, au
moins par une pièce. Souvestre n'y figure point,
parce que ses contes sont avant tout littéraires,
et que les arrangements de l'auteur ont parfois
porté sur le fond lui-même ; le recueil de Luzel
me fournissait d'ailleurs des versions plus pures
et plus véritablement populaires. Bien que les
contes flamands de Deulin soient d'une lecture
très amusante, ils n'ont pu trouver place au milieu
d3 récits recueillis de la bouche du peuple; l'au-
teur avoue lui-même qu'ils ne sont flamands que
de nom, et que, pour les compléter, il s'est assez
fréquemment servi de versions étrangères.
Les savants ont émis bien des systèmes pour
expliquer la quasi-universalité de la plupart des
contes. Pour les uns, tout vient de l'Orient, patrie
primitive de la race aryenne; mais des doutes
sont permis quand on retrouve des mythes sem-
blables à ceux de l'Inde et de l'Europe chez des
peuplades très éloignées et qui paraissent ne pas
avoir eu de rapports avec ces pays. D'autres veu-
PRÉFACE XI
lent que les contes soient une sorte de produit na-
turel qui se développe d'une manière identique
chez les peuples. A un certain degré de civili-
sation, les mêmes objets, les mêmes aspirations,
les mêmes besoins leur inspirent des mythes, qui,
en raison de ce point de départ commua, présen-
tent, sous les latitudes les plus diverses, de très
grands points de similitude. La tradition orale les
transmet de génération en génération, après que
la faculté créatrice initiale a été perdue. C'est
ainsi qu'ils se transforment quant au développe-
ment des épisodes et à la forme, les lignes géné-
rales étant conservées fidèlement.
Je n'ai ni la volonté ni le pouvoir d'essayer de
trancher des questions si graves. Les contes sont
pour le peuple qui les écoute et pour les lettrés
qui les lisent, un amusement sans fatigue ; c'est
ainsi que je les ai envisagés dans le présent Re-
cueil, et, puisque nous sommes en plein pays
légendaire, au lieu de rechercher les voies mys-
térieuses de leur transmission, j'aime assez à
penser que tous ces récits merveilleux, terribles
ou charmants, ont été imaginés par notre mère
Eve pour amuser ses enfants : ceux-ci les ont
transmis aux leurs, et c'est pour cela que, depuis
que le monde est monde, petits et grands aiment à
les entendre.
TABLE PAR PROVINCES
1. ALSACE.
^ Stœber. — Sœur et mi-sœur ■ . 91
* — — Le Compagnon tailleur 294
* Christophorus. — La foire de Moos , 207
Flaxland. — La tête de mort qui parle 227
2. ANJOU.
'^^ Querueau-Lamerie. — La fée 171
3. AUVERGNE.
* ^ Paulin. — Les enfants des limbes 194
** — — La femme avare 213
4. PAYS BASQUE.
* Webster. — Le Tartaro reconnaissant 3
* — — La Belle et la Bêle 117
* — — Mahistiuba 164
* — — Le Voleur habile 273
ViNSON. — Les douze mystères 146
— — Le prêtre sans ombre 241
Cerquand. — La baie de joncs 206
— — Les cinq sous des bohémiens 217
' Les contes marqués de deux **" sont inédits , ceux précédés
d'un * sont traduits en français pour la première fois.
TABLE PAR PROVINCES
5. BOURGOGNE.
Restif de la Bretonne. — La marraine damnée . . 261
Beauvois. — Cadet Cruchon 290
G. BRESSE.
* ■ \iNGTRiNiER . — Le renard et le loup 320
7. BASSE-BRETAGNE.
LizEi.. — La princesse de Tronkolaine 37
— — Le Morgan et la fille de la terre 81
— — Le Berger qui obtint la fille du roi 131
— — Jésus-Christ et le bon larron 189
— — La vache de la vieille femme 20'.i
— — L'homme juste 2(54
— — Les deux bossus 243
FouQUET. — Saint-Yves 221
— — Le douanier emporté par le diable 252
8. HAUTE-BRETAGNE.
Sébillot (Paul). — Le châteaususpendu dans les airs 15
— — L'origine des vents G4
** — — Le navire des fées 105
— — Misère 1 49
— — La Sirène de la Fresnaye 174
— — Saint Pierre en voyage 202
— — Le papillon et le pauvre 215
— — Le pilote de mer 231
— — Les deux fiancés 259
— — Les Jaguens à la cour 290
— — Jeanne la Diote 324
9. CHAMPAGNE.
Marelle (Charles'.— Le petit bonhomme Maugréant. 40
TABLE PAR PROVINCES
10. CORSE.
(_)uïOLi . — Il faut mourir 56
— — La Fée amoureuse 128
— — L'Auneau enchanté 158
— — La mère de saint Pierre 219
11. FOREZ.
Smith (V.) . — Le roi et ses trois fils 143
12. GASCOGNE.
Bladé. — Le Prince des sept vaches 29
— — Le jeune homme et la Grand' bête 135
— — Le voyage de Notre-Seigneur 195
— — L'innocent 256
13. GUERNESEY.
* Clarke (Louisa). — Histoire du p'tit Colinel 74
14. LANGUEDOC.
MoNTEL et Lambert. — Turlendu 317
15. LORRAINE.
CosQuiN (E.]. — Les deux soldats 24
— — La bourse, le sifflet et le chapeau 112
— — Le petit Bossu 180
— — Le Follet 239
QuÉPAT . — Jean Bout d'homme 313
16. NIVERNAIS.
** MiLLiEN (Ach.). — Pourquoué qu'n'on dit que les
chavans c'est du monde 124
*^ — — La fontaine rouge 151
XVI TABLE PAR PROVINCES
17. NORMANDIE.
Fleury (Jean) . — Le paj's des Margricltes i . . . . 95
18. PICARDIE.
Carnoy. — Les trois frères 66
— — Le Souper du fantôme 247
Croedur . — Trop gratter cuit 311
19. POITOU.
PoEY Davant (Clémentine). — La Mouété d'quêne... 281
20. PROVENCE.
* Jan dis Escanourgue. — Amen 200
* Cascarelet (Mistral). — Le gros poisson 306
21. QUERGY.
Devig (Marcel) . — Le temps long 308
22. CONTES DE MARINS.
Sébillot (Paul). — Le château suspendu dans les
airs 15
— — L'origine des vents 64
** — — Le navire des Fées 105
— — Le Pilote de mer 231
" Webster. — Mahistruba, le capitaine marin 164
BIBLIOGRAPHIE
Beauvois (E.). Contes populaires de la Norwège, de la Finlande
et de la Bourgogne. Dentu, 1861, in-16.
Les contes bourguignons sont au nombre de 4.
Bladk (J.-F.). Contes poindaires recueillis en Agenais. Paris,
1874, in-80.
Contient 18 contes avec notes comparatives de R.
Kœhler.
— Trois nouveaux contes recueillis à Lectoure. Agen, Noubel,
1880, in-8° (tiré à 50 exemplaires).
Carnoy (h.). Littérature orale de la Picardie. Paris, Maison-
neuve, 1883, petit in-12 elzévir.
Contient 58 contes.
C!er QUAND. Légendes et récits populaires du pays Basque. Pau,
1876-1882, 4 fascicules in-8'>.
Cette collection, accompagnée de commentaires, se
compose de 110 contes : à la fin de chaque partie se
trouve le texte basque.
CosQuiN. Contes populaires lorrains.
Cette collection, remarquable surtout par les commen-
-WIll BIBLIOGRAPHIE
laires et los notes comparatives qui l'accompaj-^neut, a
paru dans la Roniania de 187G à 1882. Les contes sont
au nombre de 83.
Fleury (J.)- Littérature orale de la Basse-Normandie. Paris,
Maisonneuve, 1883, petit in-12 elzévir.
La première partie se compose de 32 contes.
CLA.RKE (Louisa-Lane). Guide to Guernsey and Jersey. Gucrm -
sey, 1852, in-18.
FouQUET (DO. Légendes du Morbihan. Vannes, Cauderan, 1857,
in-12.
Collection de 27 contes ou légendes.
LuzEL. Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne. Maison-
neuve, 1882, 2 vol. petit in-12 elzévir.
Collection de 72 contes, quelques-uns avec commen-
taires.
Marelle (Charles). Contes et chants populaires français dans
Herrig's Archiv fur das Studium der neueren Spracben.
Brauuschweig, 1876, v. p. 3G3-82.
Oktoli (J.-B.). Contes populaires de l'île de Corse. Maisonneuve,
1883, petit in-12 elzévir.
Collection de 53 contes.
MÉLusiNE. Recueil de mythologie, publié par II. Gaidoz et
E. Rolland. Paris, 1878, in-4°.
Sébillot (Paul). Contes populaires de la Haute-Bretagne,
V série. Charpentier, 1880, in-18.
— Contes des paysans et des pêcheurs, '2^ série des Contes po-
pulaires de la Haute-Bretagne. Charpentier, 1881, in-18.
— Contes des marins, 3* série des Contes populaires de la
Haute- Bretagne. Charpentier, 1882, in-18.
Cette collection de trois volumes se compose de
200 contes environ.
BIBLIOGRAPHIK XIX
Sébillot (Paul). Littérature orale de la Haute Bretagne. Mai-
sonneuve, 1881, petit ia-12 eizévir.
La première partie contient 41 contes, avec des rappri -
chements limités aux contes français,
— Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. Maison-
neuve, 1882, 2 vol. petit in-12 eizévir.
Contient un certain nombre de contes relatifs aux su-
perstitions et aux animaux.
Stœber (Auguste). Elsœssisches Vollisbiichleiu.Siviyiiho\\ï<^,\'!iV2.
iu-80.
Contient dix contes eu patois alsacien.
ViNSON (Julien). Le Folk-Lore du pays basque. Paris, Maison-
neuve, 1883, petit in-12 eizévir.
Contient 36 contes.
Webster (W.). Basque legends. London, Griffîth, 1877, in-S".
Cette collection se compose de 17 contes, non compris
les variantes ; quelques -uns sont accompagnés de com-
mentaires.
I
LES AVENTURES MERVEILLEUSES
LE TARTARO RECONNAISSANT
ET LE SERPENT A SEPT TÈTES.
(conte basque.)
De même que beaucoup de ceux qui sont, ont été ou
seront en ce monde, il y avait un roi, sa femme et
leurs trois fils. Un jour que le roi était allé à la
chasse, il rencontra un Tartaro ' : il l'emmena à son
palais, l'enferma dans une écurie, et fit publier à son
de trompe que tous ceux de sa cour se réuniraient le
lendemain à sa demeure, qu'il leur donnerait un grand
dîner, et qu'ensuite il leur montrerait un animal tel
qu'ils n'avaient jamais vu son pareil.
Le lendemain, deux des fils du roi jouaient à la balle
contre les murailles de l'écurie où était enfermé le
Tartaro ; leur balle vint à y tomber, et l'un des enfants
dit au Tartaro :
— Renvoyez-moi ma balle, je vous prie,
— Oui, répondit-il, si vous voulez me délivrer.
— Oui, oui, dit l'enfant ; et le Tartaro lui renvoya sa
*■ Le Tartaro ou Tartare est une sorte d'homme fantastique qui a,
comme le cyclope antique, un œil au milieu du front. Ou verra plus
loin, dans le conte du Tartare et des deux soldats, que de même qu'à
Polyphème cet œil lui fut un jour crevé.
4 LKS AVENTURKS MERVEII.LRUSES
balle. Un moment après , elle roula encore dans la
prison du Tartaro ; l'enfant la lui redemanda et il ré-
pondit :
— Si vous voulez me délivrer, je vous la donnerai.
L'enfant dit : « Oui, oui », i)rit sa balle et sortit.
Pour la troisième fois il la lança dans la prison du
Tartaro ; mais celui-ci déclara qu'il ne la lui rendrait
que lorsqu'il serait sorti de sa prison. L'enfant ré-
pondit qu'il n'avait pas la clé; le Tartaro lui dit :
— Va trouver ta mère, et dis-lui de te regarder dans
l'œil droit, que tu as quelque chose qui t'y fait mal;
elle a la clé dans sa poche gauche, et pendant qu'elle
sera occupée tu la lui prendras.
L'enfant fit ce que le Tartaro lui avait dit : il prit la
clé et le délivra ; quand le Tartaro fut sur le point de
partir, l'enfant lui dit :
— Que faire maintenant de la clé ? je suis perdu.
— Non, répondit le Tartaro; retourne à ta mère,
dis-lui que ton œil gauche te fait mal; pendant quelle
le regardera, tu lui glisseras la clé dans la poche.
Le Tartaro lui dit, toutefois, que bientôt il aurait
besoin de lui, mais qu'il n'avait qu'à l'appeler, car le
Tartaro serait pour toujours son serviteur.
L'enfant alla reporter la clé ; bientôt chacun arriva
pour le dîner ; lorsque les courtisans furent rassasiés,
le roi leur dit de sortir avec lui parce qu'il allait leur
montrer la curiosité promise. Ils l'accompagnèrent ;
mais, en arrivant à l'écurie, le roi vit qu'elle était vide.
Qu'on juge de sa colère et de sa honte; il s'écria :
— Je voudrais manger le cœur, à moitié cuit et sans
sel, de celui qui a laissé ma bête s'échapper !
Quelque temps après les deux frères eurent dispute
en présence de leur mère, et l'un dit à l'autre :
— J'irai raconter à notre père l'affaire du Tartaro.
LK TAUXaRO KKCOMNAibSAiM' 5
Quand la mère entendit cela, elle eut peur pour sou
fils, et lui dit :
— Prends autant d'argent que tu voudras. Et elle
lui donna aussi la Fleur-de-lis, en ajoutant : — Par ce
signe, tu pourras faire connaître à tout le monde que
tu es fils de roi.
Petit-Yorge s'en alla loin, loin, bien loin : il dépensa
et gaspilla tout son argent, et il ne savait plus com-
ment faire. Alors il se souvint du Tartaro, et il l'appela
aussitôt. Celui-ci vint, et Petit-Yorge lui dit qu'il était
bien malheureux, car il n'avait pas un sou vaillant et
ne savait que devenir.
Le Tartaro lui dit :
— Après avoir marché encore quelque temps, tu
arriveras à une ville. Un roi y habite : tu iras à son
palais, et on te prendra comme jardinier. Tu arra-
cheras tout ce qu'il y a dans le jardin, et le lendemain
tout y reviendra plus beau qu'auparavant. Il y pous-
sera aussi trois belles fleurs; tu les porteras aux trois
filles du roi, et tu donneras la plus belle à la plus
jeune.
Petit-Yorge se mit en route, ainsi que le lui avait dit
le Tartaro, et alla demander si l'on avait besoin d'un
jardinier : « Oui, certes, lui répondit-on, nous en avons
grand besoin. » Il alla au jardin et se mit à arracher
les plus beaux choux et les plus beaux poireaux. La
plus jeune des filles du roi le vit et vint raconter à son
père ce que faisait le jardinier; le roi lui répondit:
— Laissez-le tranquille, nous verrons ensuite ce
qu'il fera.
Et le lendemain il vit des choux et des poireaux plus
beaux que tous ceux qu'il avait vus jusqu'alors. Petit-
Yorge porta une fleur à chacune des filles du roi.
L'aînée dit :
LES AVEMURES MERVEILLEUSES
— J'ai une fleur que le jardinier m"a apportée, et
elle n'a pas sa pareille au monde.
La cadette dit qu'elle en avait une aussi, et que
jamais personne n'en avait vu de si belle. La plus
jeune assura que la sienne était encore plus belle
que les leurs, et les autres furent obligées d'en con-
yenir.
La plus jeune des princesses trouvait le jardinier
tout à fait à son goût, et chaque jour elle venait lui
apporter son dîner. Au bout d'un certain temps elle
lui dit :
— Vous devriez m'épouser.
— C'est impossible, répondit le garçon ; le roi ne
voudra jamais d'un pareil mariage.
Alors la jeune fille lui dit :
— Bien! pourtant il m'arrivera quelque chose de
pis; dans huit jours je dois être dévorée parle ser-
pent.
Pendant huit jours elle continua à lui apporter son
dîner : le soir du huitième, elle lui dit qu'elle le lui
apportait pour la dernière fois, et le jeune homme lui
répondit qu'elle le lui apporterait encore et que quel-
qu'un lui porterait secours.
Le lendemain à huit heures, Petit-Yorge sortit pour
appeler le Tartaro et lui raconta ce qui était arrivé.
Le Tartaro lui donna un beau cheval , des vêtements
superbes et une épée, puis il lui dit d'aller à un cer-
tain endroit, d'ouvrir avec son épée la porte d'un^
voiture qu'il y verrait et de couper deux des têtes du
serpent.
Petit-Yorge se rendit à l'endroit désigné ; il vit la
jeune dame dans une voiture, et lui dit de lui ou-
vrir la porte. Elle lui répondit qu'elle ne le pouvait,
qu'il y avait sept portes, et elle le supplia de s'en
LE TARÏARO RECONNAISSANT 7
aller en disant que c'était bien assez qu'une seule per-
sonne fût dévorée.
Petit-Yorge ouvrit les portes avec son épée et s'assit
à côté de la jeune dame; il lui dit qu'il avait à l'œil
quelque chose qui lui faisait mal, et la pria de voir ce
que c'était; pendant qu'elle le regardait, il coupa, sans
qu'elle s'en aperçût, un morceau de chacune des sept
robes qu'elle portait. Au même moment le serpent
arriva et il cria :
— Au lieu d'un, j'en aurai trois à manger.
Petit-Yorge sauta sur son cheval et dit :
— Tu ne toucheras à aucun ; tu n'auras aucun de
nous.
Ils commencèrent à se battre; avec son épée, il
coupa une des tètes, le cheval en coupa une autre,
avec son pied; et le serpent demanda quartier jusqu'au
lendemain. Petit-Yorge prit congé de la jeune dame;
celle-ci était bien joyeuse, et elle voulait l'emmener
avec elle; mais il répondit qu'il ne le pouvait, parce
qu'il avait fait vœu d'aller à Rome; mais, ajouta-t-il,
« demain mon frère viendra, et il sera aussi capable de
faire quelque chose. »
La jeune dame revint au palais et Petit-Yorge à son
jardin; à midi, elle vint lui apporter son dîner et il
lui dit :
— Vous voyez que ce que je vous avais prédit est
arrivé; il ne vous a pas mangée.
— Non, mais demain il me mangera. Comment pour-
rait-il en être autrement?
— Non, nonl demain vous viendrez encore m'appor-
ter mon dîner; il vous arrivera sans doute quelque
secours.
Le lendemain à huit heures, Petit-Yorge appela en-
core le Tartaro qui lui donna un nouveau cheval, un
s LES AVKxNTUKliS .MERVEILLEUSEi^
habillement différent, et une belle épée. A dix heures
Petit- Yorge arriva à l'endroit où était la jeune dame,
et il lui commanda d'ouvrir la porte; mais elle lui
répondit qu'il lui était impossible d'ouvrir quatorze
portes, qu'il ferait mieux de passer son chemin, que
c'était assez d'une victime , et qu'elle était peinée
de le voir rester là. Mais aussitôt que Petit- Yorge eut
touché les quatorze portes avec son épée, elles s'ou-
vrirent; il s'assit à côté de la jeune dame, et lui^dit de
regarder derrière son oreille parce qu'il y avait mal.
Pendant ce temps il coupa un morceau de chacune des
quatorze robes que portait la princesse. Aussitôt le
serpent arriva, disant d'un air joyeux:
— Je n'en mangerai pas seulement un, j'en mangerai
trois.
— Pas même un seul! répondit Petit- Yorge.
Il sauta sur son cheval et le combat commença. Le
serpent faisait de terribles bonds, et la lutte fut longue;
mais, à la fin, Petit-Yorge fut vainqueur. Il coupa
une des têtes, le cheval en coupa une autre avec son
pied. Le serpent demanda quartier jusqu'au lendemain;
Petit-Yorge le lui accorda et le serpent s'en alla.
La jeune dame voulait emmener le jeune homme au
palais pour le présenter à son père, mais il ne voulut
point y consentir. Il lui dit qu'il devait aller à Rome,
et qu'il était obligé de se remettre en route dés aujour-
d'hui, qu'il avait fait un vœu; mais que le lendemain,
il enverrait son cousin, un homme hardi, et qui n'avait
peur de rien.
La jeune dame revint au ])alais de son père et Petit-
Yorge à son jardin; le roi était bien joyeux; mais il
ne comprenait rien à toute cette aventure. La jeune
dame vint apporter le dîner du jardinier qui lui dit :
— Vous voyez que vous êtes encore revenue aujour-
LE ÏARTARO RECONNAISSANT 9
il'hui: je vous l'avais bien dit; et demain vous revien-
drez encore.
— J'en serai bien aise, répondit la princesse.
Le lendemain matin Petit-Yorge sortit à huit heures
pour appeler le Tartaro ; il lui dit qu'il restait encore
trois têtes au serpent, et que pour les couper il avait
besoin de toute son aide. Le Tartaro lui répondit :
— Sois tranquille, sois tranquille ; tu le vaincras.
Il lui donna un nouvel habit, plus beau que les
autres, un cheval plus vigoureux, un chien terrible,
une épée et une bouteille d'eau de senteur, puis il lui
dit:
— Le serpent va te crier : « Ah! si j'avais une étin-
celle entre ma tête et ma queue, comme je te brûlerais,
toi, ta dame, ton cheval et ton chien! » Et toi, tu lui
répondras alors : « Moi, si je pouvais respirer l'eau de
senteur, je couperais une de tes têtes, le cheval l'autre
et le chien la troisième. » Tu donneras cette bouteille
à la jeune dame qui la cachera dans son sein, et au
moment où tu diras ces paroles, elle en jettera quelques
gouttes sur ta tête, sur ton cheval et sur le chien.
Le jeune homme se mit en route sans peur, parce
que le Tartaro l'avait rempli de confiance. 11 arriva à
la voiture, et la jeune dame lui dit :
— Oïl allez-vous? bientôt le serpent va venir : c'est
bien assez qu'il me mange toute seule.
Il lui répondit : « Ouvrez la porte. »
Elle lui dit que c'était impossible, et qu'il y avait
vingt et une portes au carrosse. Il les toucha avec son
épée, et elles s'ouvrirent d'elles-mêmes. Alors il lui dit
en lui remettant la bouteille :
— Quand le serpent dira : « Si j'avais une étincelle
entre ma tête et ma queue, je te brûlerais! » je lui
répondrai : « Et moi si j'avais sur le nez une goutte
10 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
d'eau de senteur.,., » alors vous prendrez la bouteille,
et, à l'instant, vous en répandrez quelques gouttes sur
moi.
Il la pria de regarder dans son oreille, et pendant
qu'elle y jetait les yeux, il coupa un morceau de cha-
cune des vingt et une robes dont la princesse était re-
vêtue. Au même moment, le serpent arriva, en disant
avec joie :
— Au lieu d'un seul, j'en aurai quatre à manger.
Le jeune homme lui répondit :
— A aucun prix, vous ne toucherez l'un de nous.
Il sauta sur son cheval plein d'ardeur, et ils se bat-
tirent avec plus d'acharnement que jamais. Le cheval
sautait aussi haut qu'une maison, et le serpent en
colère s'écria :
— Si j'avais une étincelle de feu entre ma tête et ma
queue, je te brûlerais, toi, ta dame, ce cheval et ce
terrible chien.
Le jeune homme répondit :
— Et moi, si j'avais sur le nez une goutte de l'eau de
senteur, je te couperais une de tes tête», le cheval
l'autre et le chien la troisième.
Au moment où il parlait ainsi, la jeune dame se
leva, ouvrit la bouteille, et avec beaucoup d'adresse,
jeta l'eau juste à l'endroit désigné. Le jeune homme
coupa une tête avec son épée , le cheval en coupa
une autre et le chien la troisième ; et c'est ainsi
qu'ils vinrent à bout du serpent. Le jeune homme
ramassa les sept langues et laissa là les têtes. Qu'on
juge de la joie de la jeune dame! Elle voulait, disait-
elle, retourner tout de suite chez son père avec son
sauveur, afin que son père pût aussi le remercier,
puisqu'il lui devait la vie de sa fille. Mais le jeune
homme répondit que cela lui était tout à fait impos-
l,b; TAUTARO KKCO.NNAISSANT 11
i^ible, parce qu'il fallait qu'il se trouvât à Rome avec
son cousin pour accomplir le vœu qu'ils avaient fait ;
mais il promit que tous les trois, à leur retour, se pré-
senteraient au palais du roi.
La jeune dame était contrariée; toutefois, elle alla
sans perdre de temps raconter à son père ce qui était
arrivé. Celui-ci fut très joyeux d'apprendre que le
serpent était désormais détruit, et il fit publier dans
tout le pays que celui qui avait tué le monstre pouvait
se présenter avec des preuves à l'appui.
La jeune dame vint ce jour-là porter le dîner au
jardinier. Il lui dit :
— Ne vous avais-je pas dit la vérité en assurant que
vous ne seriez pas dévorée? Sans doute quelqu'un a
tué le serpent.
Elle lui raconta comment cela s'était passé.
Mais, hélas! quelques jours après, se présenta un
noir charbonnier qui assura que c'était lui qui avait
tué le serpent et qui venait pour réclamer la récom-
pense. Lorsque la jeune dame le vit, elle s'écria que
sûrement ce n'était pas lui, que son libérateur était un
beau gentilhomme à cheval, et non un vilain homme
tel que lui. Le charbonnier montra les têtes du ser-
pent, et le roi dit qu'en vérité ce devait être l'homme
qui l'avait tué, et il ordonna à sa fille de l'épouser.
Elle répondit qu'elle ne le voulait pas ; mais son père
voulut l'y forcer en disant qu'aucun autre homme ne
s'était présenté. Mais, comme sa fille ne consentait pas
au mariage, pour gagner du temps, le roi fit publier
dans tout le pays que celui qui avait tué le serpent
devait être capable d'accomplir un autre exploit sem-
blable; qu'à un jour fixé, tous les jeunes gens se ras-
sembleraient, qu'on attacherait à une cloche une bague
de diamant, et que celui qui, passant au-dessous, en-
\2. LES AVENTURES .MERVEILLEUSES
lilerait son épée à travers la bague, aurait certaine-
ment sa fille.
Au jour fixé, il arriva de tous côtés des jeunes gens.
Notre Petit-Yorge appela le Tartaro, lui raconta ce
qui se passait et lui dit qu'il avait encore besoin de lui.
Le Tartaro lui donna un beau cheval, un habit superbe
et une épée splendide. Petit-Yorge, ainsi équipé, vint
se placer parmi les autres et se tint prêt. La jeune
dame le reconnut aussitôt, et le dit à son père. Il eut
la bonne fortune de prendre la bague au bout de son
épée; mais il ne s'arrêta pas là, et se mit à fuir de
toute la vitesse de son cheval. Le roi et sa fille étaient
à leur balcon et regardaient tous ces gentilshommes ;
ils virent que le vainqueur s"en allait, elle dit à son
père :
— Papa, appelle-le !
Son père lui répondit d'un ton courroucé :
— S'il s'en va, c'est sans doute qu'il ne désire pas
t'épouser.
Et il lui jeta sa lance. Le jeune homme fut atteint à
la jambe, mais il continua à s'enfuir. Vous pouvez vous
imaginer quel chagrin avait la jeune dame.
Le lendemain, quand elle vint porter le dîner à son
jardinier, elle s'aperçut qu'il avait la jambe enveloppée
d'un bandage, et elle lui demanda ce qu'il avait.
Elle commençait à se douter de quelque chose, et
elle vint dire à son père, que le jardinier avait la jambe
enveloppée et qu'il fallait lui demander pourquoi ; car
il lui avait répondu que ce n'était rien.
Le roi n'avait pas envie de s'en informer, et il lui
dit qu'elle ferait bien de laisser le jardinier tranquille ;
mais pour plaire à sa fille, il dit qu'il irait lui parler. Il
y alla et dit au jardinier : « Qu'avez-vous? » Celui-ci
répondit qu'il s'était enfoncé une épine noire dans
I
LE TARTARO RKCON'NAISSANT 1 .'i
la jambe. Mais le roi se mit en colère, et dit qu'il n'y
avait pas une seule épine noire dans tout son jardin,
et qu'il voulait savoir ce qu'il avait.
Sa fille lui dit :
— Demandez-lui de nous montrer son mal.
Le jardinier découvrit sa jambe et ils furent étonnés
de voir que le dard était encore dans la plaie. Le roi
ne savait trop ce que penser de tout cela ; ce jardinier
l'avait trompé, et il était forcé de lui donner sa fille.
Mais Petit- Yorge, découvrant sa poitrine, montra la
fleur-de-lis qui y était gravée. Le roi ne savait que
dire ; mais la princesse s'écria :
— C'est lui mon sauveur, et je n'aurai point d'autre
mari que lui.
Petit- Yorge demanda au roi d'envoyer chercher cinq
tailleurs, les meilleurs de la ville, et cinq bouchers.
Le roi y consentit, et quand ils furent venus, Petit-
Yorge demanda aux tailleurs si jamais ils avaient fait
des habits neufs auxquels manquait un morceau, et
lorsqu'ils eurent répondu non, il compta les morceaux,
et les remit aux tailleurs en leur demandant si c'était
comme cela qu'ils avaient livré les vêtements de la
princesse .
— Certainement non, répondirent-ils.
Il se tourna alors vers les bouchers et leur demanda
si jamais ils avaient tué des bêtes sans langue? — Non,
répondirent-ils. Il leur dit alors de regarder dans les
têtes du serpent, et ils virent qu'il n'y avait point de
langues dans les bouches ; alors il montra les langues
qu'il avait coupées.
Après avoir vu tout cela, le roi n'avait plus rien à
dire, et il donna sa fille à Petit-Yorge. Celui-ci le pria
d'inviter son père au mariage, mais en lui disant que
c'était de la part du père de la jeune fille, et il recom-
1 i LES AVICNTUKKS MKRVKILLEUSES
manda de lui servir au repas un cœur de mouton, à
moitié cuit et sans sel. On fit un grand festin, et Ton
plaça ce cœur devant le père de Petit-Yorge. On le
laissa le découper lui-môme, et il en fut très oifensé.
Alors son fils lui dit :
— Je m'y attendais ; et il ajouta : « Ah I mon pauvre
père, avez-vous oublié ce que vous avez dit jadis, que
vous vouliez manger à moitié cuit et sans sel le cœur
de celui qui avait laissé le Tartaro s'échapper ? Ceci
n'est pas mon cœur, mais celui d'un mouton. Je vous
l'ai fait servir pour vous rappeler ce que vous aviez
dit, et me faire reconnaître à vous. »
Ils s'embrassèrent, puis ils se dirent l'un à l'autre
tout ce qui leur était arrivé, et Petit-Yorge raconta
tous les services que le Tartaro lui avait rendus. Son
père retourna très heureux chez lui, et Petit-Yorge
vécut très heureusement dans le palais du roi avec sa
jeune femme, et ils ne manquèrent jamais de rien,
parce qu'ils avaient toujours le Tartaro à leur service.
Traduit de W. Webster. Basque Legends.
LE CHATEAU SUSPENDU DANS LES AIRS
(conte de marin.)
Il était une fois un pêcheur qui possédait pour tout
bien une petite cabane au bord de la mer, son bateau
et ses filets. Il avait un fils qui allait avec lui à la
pêche, et c'était un garçon de si bonne mine que, lors-
qu'il passait, tout le monde se détournait pour le re-
garder. Il avait aussi trois filles presque du même
âge, et toutes les trois jolies comme des jours.
Le pêcheur qui était âgé mourut ; son fils devint le
chef de la famille, et à toutes les marées il allait à la
pêche dans son bateau, afin de gagner de quoi donner
à manger à toute sa maisonnée.
Un jour qu'il sortait pour aller à la grève, il vit de-
vant sa porte trois beaux seigneurs qui lui demandè-
rent la permission d'entrer dans sa cabane pour s'y
reposer quelques instants, car ils venaient de loin et
ils étaient fatigués. Il y consentit très volontiers, et
les reçut de son mieux. Ils s'assirent dans la cabane,
et furent si frappés de la beauté des sœurs qu'ils en
devinrent tous les trois amoureux. Quelques jours
après, ils se marièrent avec elles, et le lendemain de
la noce, les trois seigneurs, qui étaient le roi des Pois-
16 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
sons, le roi des Oiseaux et le roi dos Rats et des
Souris, voulurent emmener leurs épousées dans leur
royaume. Avant de quitter leur beau-frère, ils lui firent
chacun un présent : deux lui donnèrent de grosses
bourses pleines d'or, mais le cadeau du troisième n'é-
tait qu'une vieille tabatière ; le pêcheur la mit dans la
poche de sa vareuse, sans même avoir envie de l'ou-
vrir, car il pensait que son beau-frère avait voulu se
moquer de lui.
Le pêcheur s'ennuya fort après le départ de ses
sœurs, et comme il avait la bourse bien garnie, il
quitta sa cabane, s'habilla comme un bourgeois cossu
et alla à Paris. Pendant deux ans il y mena joyeuse
vie, car il ne manquait de rien, ayant de l'argent plein
ses poches ; mais il finit tout de même par voir la fin
de ses écus, et quand il n'eut plus rien que des dettes,
ses amis lui tournèrent le dos, et il fut mis à la porte
de sa maison. Il se souvint alors de son village et de
sa petite cabane, et il résolut d'y retourner pour re-
commencer à mener son métier de pêcheur. Mais
quand il arriva à la petite anse où il avait laissé son
bateau, il ne le vit plus, car Mistrau * l'avait enlevé, et
il ne 'retrouva que son grappin et des bouts d'amarres
à moitié pourris. Il entra dans sa cabane qui avait
aussi bien souffert du vent et de l'hiver, et il se mit à
fouiller dans les poches de sa vareuse pour voir s'il
n'y découvrirait pas quelque pièce de cent sous ; mais
il eut beau retourner les poches, il n'y avait même pas
une pauvre pièce de deux sous : il n'y restait plus que
la vieille tabatière que son beau-frère lui avait donnée.
Il fut sur le point de la jeter dans un coin ; mais il
pensa qu'elle contenait peut-être du tabac, et il l'ou-
* Le vent du Nord.
LE CHATEAU SUSPENDU DANS LES AIRS 47
vrit. Dès qu'il eut soulevé le couvercle, il entendit
une petite voix qui disait :
— Maître, qu'y a-t-il pour votre service ?
— Ce qu'il y a pour mon service? murmura le pê-
cheur bien étonné d'ouïr parler sans voir personne ; il
y a beaucoup de choses ; pour le moment, je voudrais
bien une table avec un bon dîner dessus.
Aussitôt se dressa devant lui une table couverte de
pain et de viandes ; il y avait aussi des bouteilles de
vin et même le café et l'eau-de-vie n'étaient pas ou-
bliés. Le pêcheur, qui avait un peu jeûné depuis quel-
que temps, mangea de bon appétit, puis, quand il n'eut
plus faim, il rouvrit sa tabatière, et lui ordonna de le
transporter dans la chambre où dormait la fille du roi.
Aussitôt il s'éleva doucement au-dessus des nuages,
comme s'il était porté sur les ailes des vents ; bientôt
il fut déposé sur un lit bien souple, et il vit à côté de
lui une princesse belle comme un jour, et qui dormait
si tranquillement qu'on entendait à peine son souffle.
Le pêcheur resta en extase à la regarder, et au matin
il rouvrit sa tabatière pour retourner à sa cabane
avant que la princesse fût réveillée. Pendant trois
jours, il se fit servir de bons repas, et pendant trois
nuits il resta à regarder la flUe du roi qui dormait ;
mais il ne voulait point la réveiller, de peur de l'ef-
frayer et de lui faire de la peine.
Cependant le père de la princesse fit bannir à son
de trompe dans tout son royaume et dans les pays
voisins que sa fille était en âge d'être mariée, et
qu'il la donnerait à celui qui lui amènerait la plus
grande quantité de grains ; car la récolte avait été
mauvaise et ses sujets étaient menacés de la famine.
De tous côtés on yit sur les routes des charrettes
chargées de grains, et dans tous les ports des navires
CONTES. 2
18 LES AVENTUKES MERVEILLEUSES
dont la cale était remplie de blé. Le jeune pêcheur fut
content d'apprendre la promesse du roi, car il pensait
que, grâce à sa tabatière, il pourrait peut-être devenir
le mari de la princesse qui lui plaisait tant.
Il ouvrit sa tabatière, et aussitôt il entendit la petite
voix qui disait :
— Maître, qu'y a-t-il pour votre service ?
— Je voudrais des mille et des mille charrettes
chargées de blé, afin que personne ne pût en amener
autant que moi au palais du roi.
Aussitôt, à perte de vue, les routes furent couvertes
de chariots, et le pêcheur les amena au roi qui trouva
qu'à lui seul il apportait plus de grain que tous les au-
tres ensemble. Huit jours après le pêcheur épousa la
princesse, qui n'en fut point marrie, parce qu'il était
joli garçon.
Le lendemain de ses noces, il ouvrit sa tabatière, et
lui demanda un beau château qui devait être suspendu
du ciel par quatre chaînes d'or auprès du palais de son
beau-père. Aussitôt qu'il eut parlé, il vit dans le ciel
un château suspendu aux nuages par quatre chaînes
d'or ; il était si beau que jamais on n'avait vu son pa-
reil, et il brillait comme s'il avait été tout en or.
Quand le roi vit ce beau palais qui reluisait au soleil,
il demanda à son gendre ce que cela pouvait être :
— Sire, répondit le pêcheur, c'est mon château que
mes ouvriers invisibles ont bâti cette nuit au-dessus
de votre jardin. Si vous voulez venir le visiter, vous
verrez que rien n'}' manque.
Le roi embrassa son gendre, car il était ravi de lui
voir un aussi beau château, et, quand il l'eut visité de
la cave au grenier, il lui proposa de faire une partie
de chasse, et ils se mirent en route tous les deux.
Cependant un des anciens amoureux de la princesse
LK CHATEAU SUSPENDU DANS LES AIRS 19
entra au château suspendu par des chaînes d'or, et en
le visitant, il aperçut dans un coin une vieille tabatière
tout usée. Bien étonné de la voir en cet endroit, il
voulut l'ouvrir pour savoir ce qu'il y avait dedans :
aussitôt il entendit une petite voix qui disait :
— Maître, qu'y a-t-il pour votre service ?
— Ce qu'il y a pour mon service ? répondit le
seigneur ; je veux que ce château soit transporté à
plus de quatre cent cinquante lieues d'ici.
A l'instant il sentit remuer le château, et il le vit
passer au-dessus des grandes forêts et des vastes
mers qu'il traversait en un clin d'œil. Enfin il le vit
s'arrêter au milieu d'un pays où aussi loin que la vue
pouvait porter on n'apercevait âme qui vive.
En revenant de la chasse avec son beau-père, le
jeune pêcheur arriva sur un tertre d'où il pensait qu'il
apercevrait son château ; mais il fut bien surpris de ne
plus le voir. 11 tâta ses poches et n'y trouva plus sa
tabatière. Quand le roi sut que le château où était sa
fille avait disparu, il entra dans une grande colère et
jura sa parole de roi que, si avant deux mois, son
gendre ne lui ramenait pas la princesse, il le ferait
écarteler par quatre chevaux.
Le pêcheur était bien triste d'avoir perdu sa femme
et son château ; mais il pensa que ses beaux-frères
pourraient l'aider, et il se mit en route pour aller les
voir. Il commença par aller trouver le roi des Poissons;
en entrant au palais, il embrassa sa sœur qui était heu-
reuse comme une princesse qu'elle était, puis il ra-
conta son malheur à son beau-frère et lui demanda
s'il n'avait pas entendu parler d'un château suspendu
au ciel par quatre chaînes d'or.
— Non, répondit le roi des Poissons, je n'en ai pas
20 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
eu connaissance ; mais attends, je pense que dans un
instant je pourrai te dire où il est.
Il plongea dans la mer, et il assembla tousses sujets,
depuis la baleine jusqu'à la puce de mer, et leur de-
manda s'ils n'avaient point vu un château suspendu
aux nuages par quatre chaînes d'or ; mais ils décla-
rèrent tous qu'ils en entendaient parler pour la pre-
mière fois. Comme le roi finissait de les interroger, il
vit arriver un vieux marsouin qui avait essuyé bien
(les coups de feu et bien des tempêtes.
— Et toi, marsouin, lui demanda le roi, n'as-tu pas
vu le château suspendu dans les airs par quatre
chaînes d'or ?
— Non, répondit-il, je ne l'ai pas vu ; mais comme
je me jouais sur les vagues, j'ai rencontré un aigle
qui m'a parlé d'un château suspendu par quatre chaînes
d'or ; un mariage doit y être célébré dans huit jours,
et on y amène tant de viandes pour les invités, que
l'aigle m'a dit que jamais il n'en avait vu autant.
Le roi des Poissons remercia le vieux marsouin ;
puis il sortit de la mer et vint raconter à son beau-
frère ce qu'il avait appris. Le pêcheur en fut bien
aise, puis il partit aussitôt pour aller voir son autre
beau- frère, le roi des Oiseaux. En arrivant à son pa-
lais, il embrassa sa sœur, puis il raconta ses aventures
au roi des Oiseaux et lui demanda s'il n'avait pas ouï
parler d'un château suspendu dans les airs par quatre
chaînes d'or. Le roi assembla ses sujets et leur de-
manda s'ils avaient vu le château. L'aigle répondit :
— Oui, je l'ai vu, il brille comme de l'or, et un mariage
doit y être célébré dans sept jours; ce sera une belle
noce, car, dès maintenant, il y a tant de viandes de
toutes sortes qu'hier j'ai pu en manger tant que j'ai
voulu.
LE CHATEAU SUSPENDU DANS LES AIRS 21
— Pourrais-tu, demanda le roi, transporter un
homme jusque là ?
— Oui, répondit l'aigle ; mais auparavant il faut
que je mange beaucoup, car la route sera longue.
Pendant toute la nuit, on servit des viandes à l'aigle,
et il s'en reput jusqu'à la pointe du jour. Au matin, il
prit le pêcheur sur son dos et s'envola pour aller au
château suspendu dans les airs par des chaînes d'or.
Durant plusieurs heures l'aigle vola au-dessus d'une
grande mer, si grande qu'on n'y voyait ni terre ni île,
rien que le ciel et l'eau ; mais ses forces faiblissaient,
et il déposa le pêcheur sur un rocher que la marée
venait de laisser à découvert, puis il partit à tire d'aile
pour le château aux quatre chaînes d'or, afin de rem-
plir de nouveau son ventre de viandes, et de pouvoir
reprendre Ihomme sur son dos.
Le pêcheur resta seul sur le rocher, et le temps lui
semblait long, car l'aigle ne revenait point, et il savait
que la mer haute couvrait le rocher. Cependant, la ma-
rée montait, montait, et il avait beau regarder de tous
ses yeux, il ne voyait point revenir l'aigle. 11 se mit de-
bout sur la pointe la plus élevée du rocher; bientôt l'eau
vint l'y trouver, elle baigna ses pieds, puis son genou,
elle atteignit sa taille, puis ses épaules, et il ne voyait
rien venir. Au moment où la vague lui arrivait jus-
qu'au menton, l'aigle parut ; et, l'ayant pris sur son
dos, il le déposa dans la cour du château où les noces
devaient être célébrées le lendemain.
La femme du pêcheur était à sa fenêtre ; elle recon-
nut son mari et fut bien aise de le voir, car elle l'aimait
bien, et c'était contre son gré qu'elle avait été enlevée.
Elle trouva moyen de lui parler secrètement et lui dit :
— Le seigneur qui m'a enlevée ne quitte jamais la
tabatière magique, et tous les soirs en se couchant, il
22 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
la met sous son oreiller, de sorte qu'il est malaisé de
la prendre sans réveiller. Il faut que l'aigle aille trou-
ver le mari de ta troisième sœur, celui qui commande
aux rats et aux souris, et qu'il lui dise d'ordonner à
quelques-uns de ses sujets devenir ici. Quand le sei-
gneur ronflera, une petite souris ira lui fourrer la
queue dans sa bouche entr'ouverte; alors il toussera,
et pendant qu'il sera sur son séant, tu pourras reprendre
la tabatière.
L'aigle se hâta d'aller au pays des rats et des souris,
et il ne tarda pas à en revenir, apportant sur son dos
une petite souris qui avait Fair fin comme tout, et un
gros rat à longue queue. La nuit suivante, dès que
le seigneur qui, avant de se coucher, avait mis sous son
oreiller la tabatière magique, commença à ronfler, la
petite souris lui fourra sa queue dans la bouche; mais
elle n'était pas assez longue pour aller jusqu'à la gorge,
et, sans se réveiller, l'homme la lui serra si fort qu'elle
crut qu'il la lui avait écourtée; elle se mit à cuiter' et
il desserra les dents; aussitôt elle courut raconter à la
femme du pécheur qu'elle n'avait pu réussir parce que
sa queue était trop courte. Alors la dame ordonna au
gros rat d'essayer à son. tour; il prit si bien ses
mesures qu'il fourra sa queue jusque dans la gorge du
seigneur. Celui-ci s'éveilla en sursaut, à moitié étran-
glé, et il se mit sur son séant, toussant et crachant
comme s'il était prêt à rendre l'âme.
Pendant ce temps, le pêcheur qui était caché auprès
du lit, avait passé la main sous l'oreiller, et s'était saisi
de la tabatière. IU'ouvrit aussitôt et entendit une petite
voix qui disait :
— Maître, qu'y a-t-il pour votre service ?
' Fit entendre un petit bruit plaintif.
LE CHATEAU SUSPENDU DANS LES AIRS 23
— Ce qu'il y a pour mon service? Je voudrais que
mon cliàteau soit de nouveau transporté dans le jardin
de mon beau-père, à la place oîi il se trouvait avant
que ce scélérat m'eût volé ma tabatière.
A l'instant il sentit que le château était soulevé et
transporté dans les airs ; il le vit passer au-dessus des
vastes mers et des grandes forêts qu'il traversait en un
clin d'œil, et bientôt il s'arrêta immobile dans le jardin
du roi, en face de son palais.
Le roi, qui s'éveillait en ce moment, se mit à la
fenêtre, et quand il revit le château suspendu par quatre
chaînes d'or entre le ciel et la terre, i\ se frotta les
yeux, croyant qu'il avait la berlue; mais il vit venir
son gendre et sa fille qui l'embrassèrent et lui racon-
tèrent ce qui leur était arrivé.
Il fut bien joyeux de les revoir, et, pour punir celui
qui s'était emparé de la tabatière, il le fit écarteler par
quatre chevaux. Il y eut de grandes réjouissances pour
célébrer le retour de la princesse, et le pêcheur vécut
heureux avec elle. Mais il avait soin de porter toujours
avec lui la tabatière magique.
Paul SÉBiLLOT, CoiUes des marins, n" xviii.
III
LES DEUX SOLDATS
(CONTE LORRAIN.)
Il était une fois deux soldats qui avaient bien
soixante ans. Obligés de quitter le service, ils réso-
lurent de retourner au pays. Chemin faisant, ils se
disaient :
— Qu'allons-nous faire pour gagner notre vie ? Nous
sommes trop vieux pour apprendre un métier ; si nous
demandons notre pain, on nous dira que nous sommes
encore en état de travailler, et on ne nous donnera
rien.
— Tirons au sort, dit l'un d'eux, à qui se laissera
crever les yeux, et nous mendierons ensemble.
L'autre trouva l'idée bonne. Le sort tomba sur celui
qui avait fait la proposition ; son camarade lui creva
les yeux, et, l'un guidant l'autre, ils allèrent de porte
en porte demander leur pain. On leur donnait beau-
coup; mais l'aveugle n'en profitait guère, son com-
pagnon gardait pour lui-même tout ce qu'il y avait
de bon, et ne lui donnait que les os et les croûtes
de pain dur.
— Hélas ! disait le malheureux, n'est-ce pas assez
d'être aveugle ? Faut-il encore être si maltraité ?
LES DEUX SOLDATS aa
— Si tu te plains encore, repondait l'autre, je te lais-
serai là.
Mais le pauvre aveugle ne pouvait s'empêcher de se
plaindre. Enfin son compagnon l'abandonna dans un
bois.
Après avoir erré de côté et d'autre, l'aveugle
s'arrêta au pied d'un arbre.
— Que vais-je devenir? se dit-il ; la nuit approche,
les bêtes sauvages vont me dévorer !
Il monta sur un arbre pour se mettre en sûreté.
Vers onze heures ou minuit, quatre animaux arri-
vèrent en cet endroit : le renard, le sanglier, le loup
et le chevreuil.
— Je sais quelque chose, dit le renard, mais je ne le
dis à personne.
— Moi aussi, je sais quelque chose, dit le loup.
— Et moi aussi, dit le chevreuil.
— Bah ! dit le sanglier, toi, avec tes petites cornes,
qu'est-ce que tu peux savoir ?
— Eh ! repartit le chevreuil, dans ma petite cervelle
et dans mes petites cornes il y a beaucoup d'esprit.
— Eh bien, dit le sanglier, que chacun dise ce qu'il
sait.
Le renard commença :
— Il y a près d'ici une petite rivière dont l'eau rend
la vue aux aveugles. Plusieurs fois déjà dans ma vie,
j'ai eu un œil crevé ; je me suis lavé avec cette eau
et j'ai été guéri.
— Cette rivière, je la connais, dit le loup ; j'en sais
même plus long que toi. La fille du roi estbien malade;
elle est promise en mariage à celui qui pourra la guérir.
Il suflîîrait de lui donner de l'eau de cette rivière pour
lui rendre la santé.
Le chevreuil dit à son tour :
'2b LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— La ville de Lyon manquo d'eau, et l'on promet
quinze mille francs à celui qui pourra lui en procurer.
Or, en arrachant l'arbre de la liberté, on trouverait une
source, et l'on aurait de l'eau en abondance.
— Moi, dit le sanglier, je ne sais rien.
Là dessus les animaux se séparèrent.
— Ah 1 se dit l'aveugle, si je pouvais seulement
trouver cette source !
Il descendit de l'arbre et marcha à tâtons à travers
la campagne. Enfin il trouva la rivière. Il s'y lava
les yeux et il commença à entrevoir ; il se les lava
encore, et la vue lui revint tout à fait.
Aussitôt il se rendit près du maire de Lyon et lui dit
que, s'il voulait avoir de l'eau, il n'avait qu'à faire ar-
racher l'arbre de la liberté. En effet, l'arbre ayant été
arraché, on découvrit une source, et la ville eut de l'eau
autant qu'il lui en fallait. Le soldat rerut les quinze
mille francs promis et alla trouver le roi.
— Sire, lui dit-il, j'ai appris que votre fille est bien
malade, mais j'ai un moyen de la guérir.
Et il lui parla de l'eau de la rivière. Le roi envoya
sur le champ ses valets chercher de cette eau ; on en
fit boire à la princesse, on lui en fit prendre des bains,
et elle fut guérie.
Le roi dit au soldat :
— Quoique tu sois déjà un peu vieux, tu épouseras
ma fille, ou bien, si tu le préfères, je te donnerai de
l'argent.
Le soldat aima mieux épouser la princesse : il savait
bien qu'avec la fille il aurait aussi l'argent. Le mariage
se fit sans délai.
Un jour que le soldat se promenait dans le jardin, il
vit un homme tout déguenillé qui demandait l'aumône ;
il reconnut aussitôt son ancien camarade.
LES DEUX SOLDATS 27
— N'étiez-vous pas deux à mendier autrefois ? lui
dit-il en l'abordant. Où est votre compagnon?
— Il est mort, répondit le mendiant.
— Dites la vérité, vous n'aurez pas à vous en repen-
tir. Qu'est-il devenu ?
— Je l'ai abandonné.
— Pourquoi ?
— Il était toujours à se plaindre; c'était pourtant lui
qui avait les bons morceaux : quand nous avions du
pain, je lui donnais la mie, parce qu'il n'avait plus de
dents, et je mangeais les croûtes; je lui donnais la
viande et je gardais les os pour moi.
— C'est un mensonge; vous faisiez tout le contraire.
Pourriez-vous reconnaître votre compagnon ?
— Je ne sais.
— Eh bien ! ce compagnon, c'est moi.
— Mais n'ètes-vous pas le roi ?
— Sans doute, mais je suis aussi ton ancien cama-
rade. Entre, je te raconterai tout.
Quand le mendiant eut appris ce qui était arrivé à
l'aveugle, il lui dit :
— Je voudrais bien avoir la même chance. Mène-moi
donc à cet arbre là ; les animaux y viendront peut-être
encore.
— Volontiers, dit l'autre; je veux te rendre le bien
pour le mal.
Il conduisit le mendiant auprès de l'arbre, et le men-
diant y monta.
Vers onze heures ou minuit, les quatre animaux se
trouvèrent là réunis. Le renard dit aux autres.
— On a entendu ce que nous disions l'autre nuit :
la fille du roi est guérie et la ville de Lyon a de l'eau.
Qui donc a révélé nos secrets ?
'— Ce n'est pas moi, dit le loup.
'28 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Ni moi, dit le chevreuil.
— Je suis sûr que c'est le sanglier, reprit le renard :
il n'avait eu rien à dire, et il est allé rapporter ce que
nous autres avions dit.
— Ce n'est pas vrai, répliqua le sanglier.
— Prends garde, dit le renard ; nous allons nous
mettre tous les trois contre toi.
— Je n'ai pas peur de vous, dit le sanglier en mon-
trant les dents ; frottez-vous à moi.
Tout à coup, en levant les yeux, ils aperçurent le
mendiant sur l'arbre :
— Oh 1 oh ! dirent-ils, voilà un homme qui nous
espionne.
Aussitôt ils se mirent à déraciner l'arbre, puis ils se
jetèrent sur l'homme et le dévorèrent.
Emmanuel Cosquin, Contes populaires lorrains,
n" VII.
iV
LE PRINCE DES SEPT VACHES D'OR
(CONTE DE LA GASCOGNE.)
Je sais un conte.
Il y avait une fois un prince, riclie comme la mer, et
encore plus généreux que riche. On l'appelait le Prince
des Sept yaclies d'or, parce qu'il avait réellement sept
vaches d'or dans ses armes, peintes au-dessus de la
porte principale de son château.
Chaque jour, le Prince des Sept vaches d'or faisait
de grandes aumônes, en sortant de la messe. Chaque
jour il invitait à diner cent amis, qui s'en retournaient
chargés de présents. Aussi les pauvres et les invités lui
disaient-ils partout et toujours :
— Prince des Sept vaches d'or, votre pareil est à
naître. Pour vous, nous traverserions l'eau et le feu.
— Merci, mes amis.
Un soir que le prince était tout seul dans sa chambre,
il vit entrer un jeune homme qui pleurait.
— Que demandes-tu, mon ami? Pourquoi pleures-tu
ainsi
— Prince des Sei)t vaches d'or, je vous demande un
grand service, et j'ai bien raison de pleurer. Depuis
l'âge de sept ans, j'ai perdu mon père et ma mère;
30 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
mais les aumônes ne m'ont pas manqué, jusqu'à ce que
j'ai été assez fort pour gagner ma vie. Je m'étais fait
une maîtresse, belle comme le jour et sage comme une
sainte. Dans un mois nous allions nous marier. Mais
ma maîtresse est morte ce matin. Maintenant j'ai fini
de parler aux filles. Si je savais le latin, .pour com-
prendre ce qui est écrit dans le missel, je me ferais
moine. Prince des Sept vaches d'or, vous êtes riche et
aumônier. Donnez-moi cent écus pour porter le deuil
de ma maîtresse et pour lui faire dire des messes.
— Mon ami, tu n'auras pas cent écus. Voici cent
pistoles. C'est à prendre ou à laisser.
— Prince des Sept vaches d'or, que le Bon Dieu et la
Sainte Vierge Marie vous paient votre charité.
Le jeune homme partit avec ses cent pistoles. Trois
jours après il revint, vêtu de deuil.
— Prince des Sept vaches d'or, vous m'avez fait un
grand service. Si vous voulez, je vous servirai toute
ma vie ; mais je ne veux pas de gages. C'est à prendre
ou à laisser.
— Mon ami, je te prends à mon service. Tu n'auras
pas de gages. On t'appellera le Valet noir, et tu auras
un grand pouvoir sur tous les autres serviteurs du
château.
Au bout d'un mois, le Valet noir savait mieux que
personne les affaires de son maître, et il vint lui dire
en secret :
— Prince des Sept vaches d'or, vous donnez et vous
dépensez par dessus vos moj^ns. Encore un an de cette
vie, et je vous vois sur la paille.
— Valet noir, tu ne sais pas ce que tu dis. Je n'ai ni
femme ni enfant, et mon bien durera plus que moi. Si
par hasard j'étais sur la paille, mes amis ne me laisse-
raient manquer de rien.
LE PRINCE DES SEPT VACHES D OR 31
— Prince des Sept vaches d'or, ne vous y fiez pas.
Le lendemain, pendant le dîner, le prince dit à ses
invités :
— Etes-vous mes amis ?
— Oui, prince des Sept vaches d'or. Votre pareil
est à naître. Pour vous, nous traverserions l'eau et le
feu.
— Eh bien ! le Valet noir m'a dit de me méfier de
vous.
— Le Valet noir est un insolent et une canaille. Il
vous pille nuit et jour. Chassez-le.
Le prince chassa donc comme un voleur le Valet
noir qui lui avait réellement volé assez d'or et d'argent
pour acheter un beau moulin sur la rivière de Gers, et
un château avec un bois et sept métairies. Un an plus
tard le prince reçut la visite des huissiers et des recors.
Il manda tous ses amis.
— Mes amis, vous me dites chaque jour : « Votre
pareil est à naître, pour vous nous traverserions l'eau
et le feu. >' Eh bien! je n'ai plus rien. Je suis sur la
paille. Les huissiers et les recors me chassent de chez
moi. Aidez-moi, selon vos moyens.
— Ah ! glorieux, tu t'es ruiné à faire l'aumône. Dis
aux pauvres de t'aider.
Le prince sortit insulté par ses anciens amis. Sur la
porte du château, les pauvres se mirent à crier :
— Bonjour, prince de la Bourse-Plate. Tes valets
nous refusaient un morceau de pain. Ils nous lâchaient
tes chiens dans les jambes. Maintenant te voilà gueux.
Tu t'es mis sur la paille à ribotter avec des fainéants
et des gourmands. Mais il y a un Bon Dieu au ciel.
Le Bon Dieu est juste, et tu es à l'aumône comme
nous.
Tout cela ne dura guère. Le Valet noir arrivait au
M LKS AVKNIURKS MERVEILLEUSES
grand galop de son cheval, une barre de chêne à la
main, avec une meute de chiens grands comme des
taureaux.
— Hardi, mes chiens! Css ! css! Mordez-lez ! Tiens,
ivrogne! Tiens, cochon! Tiens, voleur.' Attrapez cela,
et mettez-y du sel. Ah! vous insultez le Prince des
Sept vaches d'or! Pan ! Pan !
Et le Valet noir frappait à grands tours de bras sur
les nobles, sur les bourgeois et sur les pauvres. Quand
tout ce sale monde fut loin, il descendit de cheval et
tira son béret.
— Prince des Sept vaches d*or, vous n'êtes plus ici
chez vous. Montez sur ce cheval, qui vous portera au
logement que je vous ai préparé.
— Je ne vais pas dans la maison d'un homme que
j'ai chassé comme un voleur.
— Prince des Sept vaches d'or, je vous ai volé, c'est
vrai. Mais c'était pour vous garder de quoi vivre,
quand vous seriez sur la paille.
Le prince monta donc à cheval. Trois jours après il
était arrivé. Pendant sept ans, le Valet noir le servit
comme autrefois, sans vouloir de gages et ne lui vola
plus un liard. Un soir, après souper, le prince le
manda dans sa chambre.
— Valet noir, je suis content de toi, et je veux te
dire un grand secret.
— Prince des Sept vaches d'or, je sais écouter et je
n"ai jamais passé pour bavard.
— Valet noir, si j'avais voulu, il y a longtemps que
jo serais redevenu encore plus riche qu'autrefois. Mais,
sauf moi et toi, la terre n'est habitée que par la canaille.
Voilà pourquoi je ne cherche plus d'amis, et pourquoi
je ne fais plus d'aumônes. Valet noir, je suis vieux.
Dans un an je serai sous terre. Avant de m'en aller,
LE PRINCE DES SEPT VACHES D'OR 33
je veux t'apprendre le secret que les hommes de mon
sang se léguaient de père en fils. Je veux t'apprendre
■à faire la flûte, à jouer l'air qui font sortir les Sept
vaches d'or de terre la nuit de la Saint Jean, depuis
minuit jusqu'au lever du soleil. Va-t'en seller deux
chevaux à l'écurie, prends une hachette et viens
m'appeler quand tout sera prêt.
Le Valet noir sortit et revint un quart d'heure après.
— Prince des Sept vaches d'or, tout est prêt.
Ils partirent au grand galop. C'était un vendredi
soir, le dernier de l'année. Il gelait fort, et le ciel noir
était criblé d'étoiles. A minuit juste, les deux cavaliers
arrivaient à un carrefour où il y avait un cimetière,
au bord d'une mare pleine de grands roseaux.
— Valet noir, si tu tiens à vivre, écoute-moi bien et
fais de point en point tout ce que je vais te commander.
Tu vas descendre de cheval, prendre ta hachette et
couper ras de terre le plus grand de ces roseaux. Le
roseau se défendra comme il pourra. Par trois fois, il
changera de forme et te fera voir des choses qui np
sont pas. N'y prends pas garde et fais ton travail. Songe
bien que tu n'as que trois coups à donner. Si au troi-
sième, le roseau n'est pas à bas, la terre f avalera tout
vif.
— Prince des Sept vaches d'or, vous serez obéi.
Quand le roseau vit que le Valet noir levait sa
hachette pour le premier coup, il se changea en grand
serpent à sept tètes. Mais le Valet noir se méfiait et
il frappa sans peur ni crainte.
Quand le roseau vit que le Valet noir relevait sa
hachette pour le second coup, il se changea en petit
enfant qui vient de naître et qui n'est pas encore
baptisé. Mais le Valet noir se méfiait et il frappa sans
peur m crainte.
CONTES. ^
:54 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Quand le roseau vit que le Valet noir relevait sa
hachette pour le troisième coup, il se changea en une
jeune fille, pareille à la maîtresse morte du Valet noir.
Alors le pauvre homme se mit à trembler comme la
feuille. Mais il se souvint de ce que le prince lui avait
dit, et il frappa sans peur ni crainte.
— Prince des Sept vaches d'or, le roseau est à bas.
— Coupes-en de quoi faire une flûte et partons.
En rentrant au château, le prince dit :
— Valet noir, chaque nuit, quand les gens du châ-
teau seront endormis, tu viendras dans ma chambre,
et je t'enseignerai l'air qui ne peut être joué que sur la
flûte que tu feras avec ce roseau.
Ce qui fut dit fut fait. Le matin de la Saint Jean venu,
le prince dit :
— Valet noir, ce soir, quand tous les gens du châ-
teau dormiront, prends ta flûte, deux grands chau-
drons, sept sacs en bonne toile de chanvre, et ne
manque pas de te trouver, avant minuit, au bord du
Gers, dans la prairie qui est au-dessus de mon moulin.
A l'heure dite, tous deux étaient à l'endroit convenu.
Quand les étoiles marquèrent minuit, le prince dit :
— Valet noir, joue de la flûte.
Le Valet noir obéit. Aussitôt, sept grandes vaches
d'or sortirent de terre. Elles vinrent saluer le prince
et se mirent à paître au clair de la lune.
— Valet noir, prends une vache, moi l'autre et
trayons-les chacun dans un chaudron. Après celles-là,
ce sera le tour des cinq autres.
Une heure après les deux chaudrons étaient pleins
de lait, qui se changea aussitôt en doubles louis d'or et
en quadruples d'Espagne. Le prince en remplit deux
sacs de bonne toile de chanvre et les noya dans le
Gers.
LE PRINCE DES SEPT VACHES D'OR 33
Après les deux premières vaches, ce fut le tour des
cinq autres. Avant le lever du soleil, les sept vaches
d'or étaient rentrées sous terre, et cinq autres sacs de
doubles louis d'or et de quadruples d'Espagne étaient
aussi noyés dans le Gers.
— Valet noir, tu sais où sont les sept sacs. Je te les
donne. Pêche-les à ton loisir, et prends garde que nul
ne te voie. Chaque année, tu pourras ainsi recom-
mencer ta récolte. Maintenant rentrons au château.
Un mois après la Saint Jean, le Prince des Sept
vaches d'or était mort. Le Valet noir n'épargna rien
pour l'enterrement, ni pour les messes hautes et basses.
Cela fait, il partit pour le pays où le prince s'était mis
sur la paille, à combler ses amis de dîners et de pré-
sents et à faire de grandes aumônes. Une heure après
la venue du Valet noir, le tambour du village criait
partout.
— Ran plan plan, ran plan plan, ran plan plan.
Vous êtes prévenus que le Prince des Sept vaches d'or
est mort. Il était devenu plus riche que jamais et le
Valet noir est son héritier. Pour obéir à ce que le
prince lui a dit, l'héritier comptera mille pistoles à
chacun des amis du mort et cent écus à chaque pauvre
du pays. Demain matin, tout le monde sera payé.
Le lendemain matin, les amis et les pauvres étaient
si nombreux qu'on eût dit un grand jour de foire au
village.
— Pauvre Prince des Sept vaches d'or ! Il ne nous a
pas oubliés. Pour lui nous aurions traversé l'eau et le
feu.
Tout cela ne dura guère. Le Valet noir arrivait au
grand galop de son cheval, une barre de chêne à la
main, avec une meute de chiens grands comme des
taureaux.
36 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Hardi, mes chiens 1 Css! css! Mordez-les! Tiens,
ivrogne! Tiens, cochon! tiens, voleur! Attrapez cela
et mettez-y du sel. Voilà le legs du Prince des Sept
vaches d'or. Pan ! pan !
Et le Valet noir frappait à grands tours de bras sur
les nobles, sur les bourgeois et sur les pauvres. Quand
tout ce sale monde fut loin, le Valet noir repartit pour
le pays où son maître était enterré. Là, il apprit le
latin, et tout ce qu'il faut pour être moine. Alors, il
fit bâtir un couvent où l'on priait Dieu nuit et jour
pour l'âme du Prince des Sept vaches d'or.
Et trie trie,
Mon conte est fini ;
Et trie trae,
■ Mon conte est achevé.
J.-F. Bladé, Trois nouveaux contes.
LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE
(CONTE DE LA BASSE-BRETAGNE.)
Il y avait une fois un pauvre charbonnier qui avait
déjà fait baptiser vingt-cinq enfants. Dieu lui en envoya
un vingt-sixième, et il se mit en route pour lui cher-
cher parrain et marraine. Il vit passer le roi dans son
carrosse et se mit à genoux, dans la boue, pour le
saluer. Le roi lui jeta une pièce d'or.
— Ce n'est pas ce que je cherche pour le moment,
bien que j'en aie grand besoin, dit le charbonnier; c'est
un parrain qu'il me faut pour un vingt-sixième enfant
que ma femme vient de me donner.
— Vingt-six enfants, mon pauvre homme ! s'exclama
le roi; eh bien, trouvez-vous demain à l'église avec
l'enfant et une marraine, et je serai le parrain, moi.
Le charbonnier fut fidèle au rendez-vous; il emmena
une marraine et le roi arriva aussi à l'heure convenue.
L'enfant fut baptisé et nommé Louis. Le parrain donna
au père une bourse pleine d'or et lui dit d'envoyer son
filleul à l'école, quand il aurait dix ans. Il lui donna
encore la moitié d'une platine, dont il garda l'autre
moitié, en lui recommandant de la donner à son filleul,
(luand il aurait atteint l'âge de dix-huit ans, pour qu'il
38 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
la lui rapportât à sa cour, à Paris. Il le reconnaîtrait
à ce signe. Il partit ensuite.
L'enfant fut mis à l'école, à dix ans, et, comme il
était intelligent, il fit des progrès rapides. Quand il eut
dix-huit ans , son père lui remit la demi-platine et lui
dit d'aller la porter à son parrain, le roi de France,
dans son palais, à Paris.»Jusque-là, il lui avait caché
qui était son parrain. Il lui donna aussi un de ses che-
vaux à porter le charbon, une rosse, et le jeune homme
partit.
Comme il passait dans un chemin étroit et profond,
il y rencontra une petite vieille femme, courbée sur
son bâton, et qui lui dit :
— Bonjour, Louis, filleul du roi de France.
— Bonjour, grand'mère, répondit Louis, étonné d'être
connu de la vieille.
— Tout à l'heure, mon enfant, reprit celle-ci, tu
arriveras à une fontaine, au bord de la route, et tu y
verras quelqu'un qui t'invitera à descendre de cheval
et à te désaltérer ; mais ne l'écoute pas, et continue
ton chemin.
— Merci, grand'mère, répondit le jeune homme. Et
il passa.
Il arriva en effet, tôt après, à une fontaine, près de
laquelle se tenait un personnage de mauvaise mine qui
lui cria :
— Eh! Louis, arrête-toi un peu et descends de che-
val.
— Je n'ai pas le temps, répondit Louis, je suis
pressé.
— Viens, te dis-je, te désaltérer à cette fontaine,
dont l'eau est délicieuse, et causer un peu; tu ne
me reconnais donc pas, un camarade d'école ?
Louis, en entendant ces derniers mots, descendit de
LA PRINCESSE DE TKONKOLAINE 39
son cheval; mais il ne reconnut pas le prétendu cama-
rade d'école. 11 voulut boire néanmoins à la fontaine,
et, comme il se penchait sur l'eau pour boire dans le
creux de sa main, l'autre, d'un coup d'épaule, le jeta
dedans, puis il lui enleva sa demi-platine, monta sur
son cheval et partit. Le pauvre Louis sortit de l'eau
comme il put et se mit à courir après le voleur. Le
cheval était vieux et fourbu, de sorte qu'il finit par
l'atteindre, et ils entrèrent ensemble dans la cour du
palais du roi. Celui-ci, à la vue de la demi-platine, ne
douta pas que celui qui en était porteur ne fût son
filleul, et l'accueillit très bien, quoiqu'il lui trouvât
mauvaise mine. Il lui demanda aussi ce qu'était le
jeune homme qui l'accompagnait.
— C'est, répondit-il, parrain, un jeune homme de
mon pays qui m'a suivi, dans l'espoir de trouver un
emploi à votre cour.
— C'est bien, répondit le roi, on trouvera à l'occuper.
Il fut, en effet, employé comme valet d'écurie, tan-
dis que l'autre suivait partout le roi, habillé comme un
prince, et n'avait rien autre chose à faire, tous les
jours, que manger, boire et se promener.
Tôt après, le faux filleul, voulant se débarrasser de
Louis, dont la vue l'importunait, dit un jour au roi :
— Si vous saviez, parrain, ce dont s'est vanté le valet
d'écurie, mon pays ?
— De quoi s'est-il donc vanté? demanda le roi.
— D'aller demander au Soleil pourquoi il est si
rouge, quand il se lève, le matin.
— Vraiment? Eh bien, il faut alors qu'il y aille, car
je suis, en effet, bien curieux de savoir cela.
Et le pauvre Louis dut se mettre en route pour aller
trouver le Soleil, bien qu'il protestât qu'il n'avait
jamais dit rien de semblable.
40 LES AVENTURES MEhVEILLELSES
Comme il se dirigeait, tout triste, du côté de la mer,
il rencontra un vieillard vénérable qui lui demanda:
— Où allez- vous ainsi, mon fils"?
— Ma foi, grand-père, répondit-il, je n'en sais trop
rien. On ma dit que, sous peine de mort, il me faut
savoir du Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se
lève, le matin, et je ne sais où aller trouver le Soleil.
— Eh bien! mon fils, je vous aiderai à le trouver,
moi. Et lui montrant un cheval de bois : — Montez sur
ce cheval de bois, qui s'élèvera en l'air à votre com-
mandement, et vous portera au pied d'une montagne
sur le sommet de laquelle est le château du Soleil.
Vous laisserez le cheval au bas de la montagne, où
vous le retrouverez, au retour, et vous irez seul jus-
qu'au château.
Louis monta sur le cheval de bois, qui s'éleva aussi-
tôt eu l'air et le déposa au pied d'une haute montagne.
Il gravit péniblement la montagne, et, arrivé sur le
faite, il vit un palais si beau, si resplendissant qu'il en
fut ébloui. C'était le palais du Soleil. Il frappa à la
porte. Une vieille femme vint lui ouvrir.
— Monseigneur le Soleil est-il à la maison? lui de-
manda-t-il.
— Non, mon enfant, mais il arrivera sans tarder,
répondit la vieille.
— Je l'attendrai alors.
— Mais, mon pauvre enfant, mon fils aura grand'
faim, quand il arrivera, il pourrait bien te manger.
— Je vous en prie, madame, faites qu'il ne me
mange pas, car il faut que je lui parle.
— Eh bien! entre toujours, mon garçon, et je tâche-
rai d'arranger cela.
Et il entra. Le Soleil arriva peu* après en criant :
— J'ai faim! j'ai grand'faim , mère! Puis, ayant
LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE 41
flairé l'air : — Je sens odeur de clirétien ! Il y a un
chrétien ici, et je veux le manger!
— Oui, comptez là-dessus, lui dit sa mère, que je
vais vous le donner à manger, ce pauvre enfant qui est
si gentil! Voilà votre souper qui est prêt, mangez-le
vite, et faites silence ou gare à mon bâton !
Le Soleil courba la tête, à cette menace, comme un
enfant craintif, et se mit à manger en silence. Quand
il eut fini, Louis, enhardi en le voyant si doux, lui
adressa sa question :
— Je voudrais bien savoir, monseigneur le Soleil,
pourquoi vous êtes si rouge, si beau, quand vous vous
levez, le matin?
— Je veux bien te le dire, répondit le Soleil; c'est
que le château de la princesse de Tronkolaine est ici
près, et elle est si belle qu'il faut que je me montre
aussi dans tout mon éclat, pour n'être pas éclipsé
par elle.
— Merci bien, monseigneur le Soleil, répondit Louis.
Et il salua profondément et partit alors. 11 redescen-
dit la montagne, remonta sur son cheval de bois, qui
l'attendait, et il fut bien vite rendu à la cour du roi.
— Eh bien! lui demanda celui-ci, as-tu été jusqu'au
Soleil, et peux-tu me dire, à présent, pourquoi il est si
rouge, quand il se lève, le matin?
— Oui, Sire, je peux vous le dire.
— Voyons donc cela.
— C'est afin de n'être pas éclipsé par la princesse
de Tronkolaine, dont le château est voisin du sien, et
qui est la plus merveilleuse beauté qui existe nulle
part.
Le roi parut satisfait de l'explication.
Mais, à quelque temps de là, le faux filleul lui dit
encore :
42 LK6 AVENTURES MERVEILLEUSES
— Si VOUS saviez, parrain, ce dont s'est encore
vanté le valet d'écurie?
— De quoi s'est-il donc vanté? demanda le roi.
— D'être capable de vous amener à voti-e cour la
princesse de Tronkolaine elle-même, pour que vous
l'épousiez !
— Vraiment, il s'est vanté de cela ? Eli bien 1 il faut
qu'il le fasse, ou il n'y a que la mort pour lui.
Et le pauvre Louis dut encore tenter cette aventure,
malgré ses protestations de n'avoir jamais dit rien de
semblable. Heureusement pour lui qu'il rencontra
encore sur son chemin, le vieillard inconnu, qui lui
dit:
— Retournez auprès du roi et dites-lui que, pour
accomplir votre entreprise, il vous faut un bâti-
ment chargé de blé, de lard et de viande de bœuf, pour
distribuer ces provisions aux rois des fourmis, des
éperviers et des lions, que vous rencontrerez sur votre
route, et qui, si vous les régalez bien, vous seront
utiles plus tard.
Il obtint le bâtiment chargé de ces provisions. Alors
le vieillard lui donna encore une baguette blanche,
pour obtenir un vent favorable du côté où il la tour-
nera. Il s'embarqua, passa par les royaumes des
fourmis, des éperviers et des lions, il régala tous
ces animaux de son mieux, et tous lui promirent de
lui venir en aide, sitôt qu'il les appellerait.
Il aborda alors dans une île. Au milieu de Tile, il y
avait un château magnifique. C'est là que demeurait
la princesse de Tronkolaine. Il la vit, au bord d'une
fontaine, peignant ses cheveux blonds avec un peigne
d'or et un démêloir d'ivoire. Il cueillit une orange à
un oranger qui était là près et la jeta dans la fontaine.
La princesse se détourna, l'aperçut, lui sourit et lui
LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE 43
(lit d'avancer. Puis elle le conduisit à son château, le
régala de mets exquis et de fruits délicieux, et l'invita
à rester avec elle.
Au bout de quinze jours de séjour dans le château,
Louis demanda à la princesse si elle consentirait à le
suivre à la cour de France.
►— Volontiers, répondit-elle, quand vous aurez fait
tout le travail qu'il y a à faire ici.
— Dites, princesse, ce que vous désirez de moi, et si
c'est possible, je le ferai ?
Le lendemain matin, la princesse le conduisit dans
le grenier du château, et lui montrant un grand tas de
grains mélangés :
— Voilà, dit-elle un tas de grains mélangés, froment,
seigle et orge. Il faut mettre chaque sorte de grain
dans un tas à part, sans vous tromper d'un seul grain,
et que ce soit fini pour le coucher du soleil ? Puis elle
s'en alla.
Louis appela à son secours les fourmis, et le triage
fut fait on ne peut mieux, pour l'heure dite. Aussi,
quand la princesse vint, au coucher du soleil, fùt-elle
bien étonnée. Elle examina de près, et ne trouvant pas
un seul grain d'une espèce différente dans chacun des
trois tas :
— C'est fort bien ! dit-elle.
— Viendrez-vous avec moi, à présent, princesse ? lui
demanda encore Louis.
— Pas encore ; j'ai autre chose à vous demander,
auparavant.
En effet, le lendemain matin, elle lui donna une co-
gnée de bois, et, l'ayant conduit dans la grande ave-
nue du château, elle lui dit, en lui montrant les grands
chênes :
— Il faut m'abattre tous ces arbres, avant le coucher
44 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
du soleil, avec votre cognée de bois. Puis elle s'en alla.
Dès que la princesse fut partie, Louis appela les
lions à son secours, et, quand elle revint, au coucher
du soleil, il n'y avait plus un seul arbre debout dans
l'avenue. Son étonnement ne fit qu'augmenter.
— Me suivrez-vous, à présent, princesse ? lui de-
manda Louis.
— J'ai encore un autre travail, une dernière épreuve
à vous donner, répondit-elle, et si vous vous en tirez
aussi heureusement que des deux autres, rien ne s'op-
posera plus à ce que je vous suive.
Le lendemain matin, la princesse le conduisit au pied
d'une grande montagne et lui dit :
— Voici une montagne qui offusque mon palais et
m'empêche de voir au loin, et je désire qu'elle ait dis-
paru pour le coucher du soleil. Et elle s'en alla encore.
Louis appela, cette fois, les éperviers à son secours,
et avec leurs becs et leurs griffes, ils eurent bientôt,
tant ils étaient nombreux, fait disparaître la montagne
et aplani le terrain. Quand la princesse revint, au cou-
cher du soleil :
— Eh bien! princesse, êtes-vous satisfaite? lui de-
manda Louis.
— Oui, répondit-elle, vous n'avez pas votre pareil
au monde, et, à présent, je vous suivrai, quand vous
voudrez.
Et elle lui donna alors un baiser. Ils se dirigèrent
ensuite vers la mer. Le bâtiment sur lequel Louis était
venu dans l'ile était toujours là, l'attendant. Ils mon-
tèrent dessus et abordèrent sans encombre au con-
tinent. Pendant le trajet, la princesse laissa tomber
dans la mer la clef de son château, sans en rien dire
à Louis.
Le vieillard les attendait de l'autre côté de l'eau.
LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE 45
— Eh bien ! mon fils, demanda-t-il à Louis, avez-
vous réussi ?
— Oui, grand-père, grâce à vous, et que Dieu vous
bénisse.
Quand la princesse arriva à la cour, le vieux roi fut
tellement charmé de sa beauté qu'il voulut l'épouser
sur-le-champ.
— Holà ! dit-elle alors, je ne suis pas venue ici pour
un vieux barbon comme vous, ni pour cet autre, — et
elle montrait le faux filleul, — que vous croyez être
votre filleul, et qui n'est qu'un démon ! Votre vrai
filleul, le voici, et c'est lui qui sera mon époux.
Et elle montrait Louis.
— A présent, faites cliauff"er un four, et qu'on y jette
ce diable !
Ce qui fut dit fut fait. Et comme le démon, autrement
le faux filleul, poussait des cris affreux et essayait de
sortir du feu, on fit venir une jeune femme portant son
premier enfant, et, avec son anneau de mariage, qu'elle
lui présentait, à l'ouverture du four, quand il voulait
sortir, elle le força d'y rester. Alors il s'écria :
— Si j'étais resté à la cour, un an seulement, j'aurais
réduit le royaume à un état désespéré !
Louis fut alors marié à la princesse de Tronkolaine,
et il remplaça sur le trône le vieux roi, son parrain,
qui n'avait pas d'enfants. Il fit venir à la cour son vieux
père et sa vieille mère, ainsi que ses frères et ses
sœurs, qu'il établit tous honorablement.
F. M. LuzEL, Cinquième rapport sur une mission
en Bretagne.
VI
HISTOIRE DU BONHOMME MAUGRÉANT
(CONTE DE LA. CHAMPAGNE.)
Il était une fois un paysan qui avait autant d'enfants
qu'il y a de pierres dans les champs. On l'appelait le
père Maugréant, et il était bien nommé, car le pauvre
homme maugréait toujours entre ses dents.
Il allait au cabaret plus souvent qu'à l'église ; mais
c'était pour chasser le souci, disait-il. Un jour qu'il y
était depuis des heures et des heures, et que le souci ne
voulait pas s'en aller, il se dit tout à coup en se frap-
pant le front :
— Mieux vaut s'adresse' au bon Guieuqu'à ses saints,
J'irai l'trouvé'et j'y d'raand'rai pou'quouè qu'toute la
chance éé toujou's pou' lés aut'es et tout l'guignon
pour moue.
Et là-dessus il se lève et se met à chercher le che-
min du paradis. A force de chercher et de marcher,
de tourner et de virer, il finit par y arriver. Il frappe
à la porte : Pan 1 pan I
— Qui est là, dit Saint Pierre.
— C'éé moue, grand saint, v'savez ben, l'péeze Mau-
gréant.... qu'a autant d'enfants qu'y a dpiér's dans
lés champs.
HISTOIRE DU BONHOMME MAUGREANT 47
— Et que voulez-vous ?
— Parlé' au bon Guieu. J'vou'rais y demandé' pou'-
quoué qu'tout' la chance éé toujou's pou' lés aute'set
tout l'guigncn pour moue.
— Le Seigneur est dans sa vigne, et il n'aime pas
les questions. Passez votre chemin.
— Grand saint... j'suis in pauv'e pér' eud' famille ;
si vous vouliez, vous qui faisez des mirâques...
— Allons ;... attendez, bonhomme, dit saint Pierre,
je m'en vais voir par là si j'ai quelque chose pour
vous.
Saint Pierre referme sa porte , mais il revient
bientôt.
— Tenez, voilà un panier qui en fait des « mirâ-
ques «. Quand vous voudrez vous en servir, vous n'a-
vez qu'à dire comme ça : Petit panier, petit panier,
fais ton métier l et vous verrez ce qui arrivera. Mais
quand vous en aurez assez, n'oubliez pas de dire :
Suffit, suffit pour aujour^d'hiii l Ah!... encore....
vous n'avez pas besoin de le montrer à tout le monde,
ni de dire que c'est moi qui vous l'ai donné. Vous en-
tendez ?
Le bonhomme ne savait trop si c'était pour rire ou
pour de bon ; il prit le panier en secouant les oreilles
et sans songer à remercier ; mais dès qu'il se vit seul,
il essaya si les paroles feraient leur effet. Aussitôt,
voilà que le panier commence à grouiller, à bouillon-
ner, [luis à déborder de petits pains de toutes façons et
de toutes sortes de petits poissons qui grossissaient en
s'élevant dans leurs plats et redescendaient ensuite à
terre en cascade sans se renverser. Et il en venait, il
en venait ! c'était comme un torrent. La route en fut
bientôt toute couverte. Le bonhomme ne savait plus où
poser le pied, et il commençait à s'effrayer ; heureu-
48 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
sèment il se rappela qu'il fallait crier : SufCit, suffit
pour aujourd'hui', et le torrent s'arrêta.
Il s'assit alors sur un tas de cailloux et se régala on
peut penser comment. Il n'avait que l'embarras du
choix ; anguilles, truites, saumons, turbots, tous les
poissons de la mer et des rivières nageaient devant
lui dans la sauce. Cependant le bonhomme commença
bientôt à hocher la tète et à maugréer tout bas.
Quelque chose lui manquait : « J'mange, j'mange... et
je n"bois rien ! »
Et comme il levait les j-eux en disant cela, il se re-
trouva justement devant le cabaret et il y entra tout
droit :
— Apportez du meilleur, la p'tit' mèze, et deux
verres, dit-il en clignant de l'œil au cabaretier, qui,
d'ordinaire, lui tenait compagnie. Et si vous voulez
vous régaler d'poisson, en v'ià pou' tout' la maison.
Seul'ment... v'navez pas b'soin d'dire à tout Tmonde
c'que v's allez voir... Y's entendez? « P'^iï 25«^mer,
put pagnier, fais ton méquier ! »
Et voilà que le panier se remet à grouiller, à bouil-
lonner et puis à déborder de petits pains de toutes fa-
çons et de toutes sortes de petits poissons sur la table,
sur les chaises, sur le plancher et jusque dans la rue.
— Ramassez, ramassez! disait le bonhomme; n'vous
gênez point ; quand gn'y en a p'us, gn'y en a encô'.
Et il fallait voir le cabaretier et la cabaretière cou-
rir après les plats ! Mais tout en travaillant ainsi des
pieds et des mains, ils se disaient tout bas : « Si
j 'pouvions aussi attraper l'pagnier, c'ée' ça qui nous
convien'rait dans note méquier.... »
Ils essayèrent d'abord de savoir du bonhomme où
l'on pourrait bien en avoir un pareil ; mais il tenait à
garder ce secret-là pour lui seul, et il n'en desserra
HISTOIRE DU BONHOMME MAUGREANT 49
pas les dents. Cependant ils lui versèrent si souvent et
si bien qu'il finit par s'endormir. La bonne pièce de
Ibmme alla chercher alors dans sa cuisine un panier à
peu près pareil, qui avait justement servi la veille à
rapporter du poisson dont on voyait encore des
écailles, et elle le mit à la place du panier merveil-
leux qu'elle cacha soigneusement. Quand le bonhomme
se réveilla, l'heure de la soupe sonnait ; il se leva en
sursaut, prit son panier sans se méfier de rien et se
hâta de chercher le chemin de la maison.
Il arriva juste au moment où sa femme mettait une
pauvre soupe sur la table, entourée d'une ribambelle
d'enfants, petits et grands, affamés et maugréants
avec des yeux!... Le bonhomme, qui avait passé la
nuit dehors, allait être reçu comme il le méritait ;
mais, dès le seuil de la porte, il se hâta de dire, en
brandissant son panier :
— N'vous gâtez pas l'appétit, l's enfants ! j'apport'
eud'quoi vous régalé' tous. Vous voyez ben c'pagnier-
là !... bon; maint'nant, vous allez tous dire comme ça :
P'ilt pagnier, p'tUijagnier, fais ton méquier! et vous
voirrez c'qu'arriv'ra !
Et ils firent comme il leur disait, pour voir ce qui
arriverait. Mais ils eurent beau dire et crier, le petit
panier ne savait qu'un métier, qui était de rester petit
panier.
Le bonhomme n'y comprenait plus rien ; il tournait,
tournait autour de la table, et regardait de tous côtés
son panier, en maugréant, maugréant, comme de sa
vie il n'avait maugréé. Sa femme et ses enfants ne sa-
vaient s'ils devaient rire ou pleurer et le croyaient
fou.
— Attendez, attendez! s'écrie-t-il soudain; i' sent
déjà r poisson... sentez-vous?
CONTES. 4
50 LES AVENÏUF.ES jUERVEILLEUSES
Il le sentait en effet, terriblement ; mai.s le pauvre
homme n'en put tirer autre chose.
— Est-c' que ça n' s'rait pas V mien ? se dit-il enfin.
Est-c' que par hasard?... Ah ! sarpejeu!
Et sans écouter sa femme ni ses enfants qui veulent
le retenir, il court demander à la cabaretière s'il ne
s'est pas trompé.
— Impossib'e, répond-elle, vous voyez, gn'y a ici
ni pagnier, ni corbeille. Ben sûr vous aurez oubUé
comme i' faut dire.
— C'est ben sûr ça, dit-il.
Elle lui verse là-dessus un verre du meilleur, et le
voilà reparti pour le Paradis, où cette fois il arriva
bientôt. Il frappe à la porte : Pan ! pan !
— Qui est-là ? dit Saint Pierre.
— C'ée' moue, grand saint, v' savez ben. . . 1' péeze
Maugréant... qu'a autant d'enfants qu'y a d' pierr'.s
dans les champs . . .
— Mais, bonhomme, on vous a déjà donné hier.
— Voui, grand saint ; mais c'ée' vot' pagnier ; j' sais
pas c' qu'il a, i' n' veut p'us aller.
— Eh bien, laissez-le reposer. Je m'en vais voir par
là si j'ai autre chose pour vous.
Saint Pierre referma sa porte , mais il revint
bientôt :
— Tenez, voilà un coq, mais un coq ! . .. Vous n'avez
qu'à lui dire comme ça : Coq de Saint Pierre, coq de
Saint Pien^e, ynontre un peu ce que tu sais faire! et
vous verrez ce qui arrivera ... Ah ! encore . . . Vous
n'avez pas besoin de le montrer à tout le monde.
— Oh ! j' suis pas si béete que j'suis mal habillé.
— Ni de dire que c'est moi qui vous l'ai donné, vous
entendez ? Je n'en ai pas comme ça à la douzaine à
distribuer.
HISTOIRE DU BONHOMME MAUGREANT 51
Et Saint Pierre referma sa porte sans attendre d'autre
remerciment.
Quand le bonhomme se revit seul sur la route, c'était
justement devant le cabaret, et il y entra tout droit.
— D'où v'nez-vous donc comm' ça avé' c' biau cù
rouge dans vot' pagnier, p'pa Maugréant, lui demanda
la cabareti'ère de sa voix la plus douce.
— Ali ! voélà. . . je r'viens d' là voù n' y en a pas
comm' ça à la douzaine à distribuer, répondit-il d'un
air finaud en s'asseyant devant la table.
On lui servit du meilleur, et tant qu'il voulut ; et
bientôt l'envie de faire admirer sa nouvelle merveille
commença à le démanger.
— Coq eucV Saint Piei^re, coq eucV Saint Pierre^
montre in peu c' que tu sais faire !
Et voilà le coq qui se dresse sur ses ergots en bat-
tant des ailes et qui chante : Coquerico ! d'une voix de
trompette. Et à chaque cri, il lui tombait du bec des
grains d'or et des diamants gros comme des petits pois,
que le bonhomme recevait en clignant de l'œil dans
son chapeau, mais cette fois sans rien laisser ramasser
à personne.
Cependant le cabaretier et la cabaretière échan-
gèrent un coup d'œil qui voulait dire : « V'ià un cô' à
mett' avé' not' pagnier. » — Buvez donc, p'pa Mau-
gréant ! — Et ils versaient toujours, si bien qu'il finit
par s'endormir encore.
La fine mouche de femme prit alors tout doucement
le coq merveilleux : « Viens, mon bellot, viens, mon
bellot», et s'en alla l'enfermer dans son poulailler,
d'où elle rapporta un coq tout pareil qu'elle mit à la
place dans le panier.
Quand le bonhomme se réveilla, la nuit tombait ; il
jeta quelques grains d'or sur la table, prit son coq et
52 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
son panier sans se méfier, et bien fier de ce qu'il ap-
portait, il se hâta d'arriver à la maison. Sa femme
l'attendait devant la porte avec toute sa couvée de
petits Maugréants :
— N"es-tu i)as honteux d' perd' ainsi à boire ton
temps et ton argent?
— Bah! dit-il, de l'argent?... j'ons maint'nant d'
l'ôr et des guiamants. Venez, l's enfants ; vous voyez
ben c' cô'-là su' la tab'e ? Bon. . . à présent, v's allez tous
dire comme ça : Coq eud' Saint Pierre, coq eucV Saint
Pierre, montre in peu c' que tu sais faire l et vous
voirrez c' qu'arriv'ra.
Ils n'avaient pas grande confiance cette fois, cepen-
dant ils firent comme il leur disait pour voir ce qui
arriverait. Prr ! voilà le coq qui se sauve par la
chambre en criant, mais sans laisser tomber le
moindre grain d'or, ni le plus petit diamant.
Le bonhomme n'en pouvait croire ses yeux, il mau-
gréait, maugréait : «Maisj' suis pourtant ben sûr. . .
Faut qu' j'aie encore oublié comme i' faut dire. Satanée
caboche ! » disait-il en se prenant aux cheveux à pleins
poings.
Soudain le voilà qui court après son coq, qu'il rat-
trape et fourre dans son panier ; puis, sans rien en-
tendre, il part raide comme balle. Il ne s'arrêta
qu'une minute en passant au cabaret, et il arriva
tout courant au Paradis avec ses gros sabots qui fai-
saient un bruit de tonnerre.
Les étoiles commençaient justement à s'allumer.
— Pan ! pan ! pan !
— Eh bien 1 qui donc frappe ainsi ? dit Saint Pierre.
— Ouf! c'eé moue, grand saint, v'savez ben...
l'péeze...
— Ah çà!... mais, mon brave homme, vous venez
HISTOIRE DU BONHOMME MAUGREANT 53
plus souvent qu'à votre tour , et à pareille heure !
— V's excuserez, grand saint, mais c'ée' vot' cô :
j'sais pas c'qu'il a..., i' fait comm' vot' pagnier, voyez.
— Ça... mon coq ! ça... mon panier? Vous vous les
êtes laissé changer, bonhomme.
— Changer ! dit le père Maugréant qui commençait
à comprendre... Mais alors c'ée' donc ces deux...
— Je vous avais pourtant dit de ne les montrer à
personne, reprit Saint Pierre... Mais non..., attendez,
j'ai encore par là quelque chose pour vous.
Saint Pierre étend le bras et décroche quelque chose
à la muraille.
— Tenez, dit-il, voilà un sac; quand vous aurez
besoin d'une baguette pour votre jaquette ou pour celle
d'un ami, vous n'avez qu'à dire comme ça : Flic, flac,
haguette, hors du sac ! et vous verrez ce qui arrivera.
Je ne vous dis que ça !
Et Saint Pierre referma sa porte d'un air malin.
— Ah ! ah I j'vois d'quoi qu'i' r'tourne maint'nant,
se dit le bonhomme, mais j'vous quiens, mes deux
filous.
Et il se hâta de regagner le cabaret avec son coq,
son sac et son panier.
— Faites-moi rôti' c'coquin-là, dit-il en entrant, et
n'me l'changez pas ! entendez-vous, la p'tit' mèze? Vous
pouvez allumer l'feu avè' l'pagnier. Après ça, j'vous
frai voir c'que j'ai là dans mon sac, ajouta-t-il du
même air goguenard qu'il avait vu à Saint Pierre.
— Il va se passer quelque chose, pensait la cabare-
tière. Et elle se mit à préparer son coq sans faire sem-
blant de le reconnaître, tandis que le cabaretier, qui
n'était pas plus tranquille, essayait, mais en vain cette
fois, d'endormir le paysan.
Lorsqu'il eut fini de se restaurer, ce qu'il no fit pas
Ot LES AVENTURES MERVEILLEUSES
sans maugréer, car la volaille n'était pas très tendre,
le bonhomme frappa comme ça du plat de la main sur
la table et dit :
— A présent, j'vons voir si j'nous comprenons. G'ée'
mon cô et mon pagnier qu'i' m'faut, et vite et tôt !
— Vot' C(3' et vot' pagnior, p'pa Maugréant ! Mais
vous v'nez...
— Mon cô' et mon pagnier, que j'dis... Et si v'men-
tendez pas de c't'oreille-lè, v'ià d'quoi vous ouvri' Ten-
tend"ment des deux côtés : Flic, flac, hayette, hors
du sac !
Et flic,flac! comme Téclair, une baguette blanche
part du sac et se met à houspiller le cabaretier et la
cabaretière et devant et derrière, puis, aussitôt après,
le bonhomme Maugréant et derrière et devant, de
façon à les faire sauter tous les trois par la chambre,
comme des flocons de laine sous les coups d'un cardeur
de matelas.
— Arrêtez-la ! arrêtez-la donc ! J'vons vous rend'e
vot' cô' et vot' pagnier ! s'écriaient l'homme et la
femme en se cachant la tête l'un contre l'autre.
— Halte l halte donc ! tu bats ton maître ! Satanée
baj'ette, s'écriait le bonhomme en s'aplatissant contre
la muraille! Arrêteras-tu! Suffit, suffit pour aujour-
d'hui !
Mais la « bavette » n'entendait à rien, elle no connais-
sait ni valet ni maître et allait toujours son train : flic,
flac, et par ci et par là, en veux-tu, en voilà : aïe! aïe !
aïe ! ho lâlâ !
Heureusement Saint Pierre entendit leurs cris du
haut du Paradis, et il descendit encore à temps pour
les empêcher d'être roués de coups.
— Fiic, flac, haguette, vite au sac ! dit-il en en-
trant. Et la baguette obéit aussitôt.
HISTOIRE DU BONPIOMME MAUGRÉANT 5o
— Allez me chercher le coq et le panier.
Quand le coq et le panier furent sur la table, Saint
Pierre parla ainsi :
— Vous avez tous les trois ce que vous méritez.
Vous le gros dodu de cabaretier et sa petite ménagère,
qui vous entendez si bien ensemble, retenez cette
leçon : contentez-vous désormais d'écorcher les gens
sans les voler, sinon gare la corde après le bâton. Pour
toi, mon pauvre « péeze Maugréant, qu'as autant d'en-
fants qu'y a d'piérres dans les champs », et qui mau-
grées toujours contre le sort et le temps, tu vois qu'il y
a aussi de ta faute dans ton affaire, et que tu ne sais
pas mieux profiter du bien que du mal qui farrive. Tu
as eu entre les mains les pains et les poissons miracu-
leux de l'Evangile, qui servirent à Notre Seigneur à
nourrir quatre mille et je ne sais combien de personnes
dans le désert, et qui auraient bien pu suffire à te nour-
rir, toi et ta famille. Quant à ce brave coq — le même
qui chanta si à propos chez Pilate — il pouvait te rendre
riche pour la vie et l'éternité. Tu n'as pas su garder un
seul jour ces dons du ciel. Je reprends mon panier,
mon coq et ma baguette — la propre baguette de
Moïse — qui ne sait pas seulement épousseter les
habits, qui tire aussi l'eau du rocher, dompte les dra-
gons, découvre les trésors cachés dans les montagnes,
et qui aurait pu faire bien d'autres merveilles encore
pour foi,
A présent, mon bonhomme, ne te plains que de toi-
même, et tâche au moins de retenir ceci :
Aide-toi, le ciel t'aidera.
Et le conte finit là.
Charles Marelle, Contes et chants 2)0}mlair es français.
VII
IL FAUT MOURIR
[conte corse }
Il y avait un jour un grand savant, si savant, que
personne au monde ne pouvait lui être comparé.
Après avoir beaucoup étudié à Rome, il voulut une
dernière fois revoir sa mère qui était bien vieille, et
qui était restée dans un village fort éloigné.
Et le savant s'appelait Grantesta, et un jour il se
mit en route.
Après avoir longtemps marché , il rencontra un
pauvre vieillard qui lui demanda :
— Oii vas-tu?
— Que t'importe?
— C'est que si tu allais de mon côté, je voudrais
suivre la route avec toi.
— Je ne marche pas avec un misérable mendiant
de ton espèce.
— Je suis vieux et tu es jeune, aide-moi à marcher.
— Suis-je ton domestique ? Marche ou reste, qu'est-ce
que cela me fait ; ne sais-tu pas que je suis Grantesta
le savant?
— Oui, je le sais, orgueilleux insensé, dit le men-
diant transformé aussitôt en un beau jeune homme,
IL FAUT MOURIR 57
mais sache que ta science ne te servira fie rien. Tu tu
moques des paurres, tu méprises les vieillards : eh
bien ! je te le dis, tu n'es pas immortel et de ton nom
il ne restera même pas le vague souvenir.
— Que dis-tu? s'écria le savant, et quelles paroles
viens-tu de prononcer ? Moi, mourir ! moi, périr comme
le plus misérable des hommes après m'être élevé si
fort au-dessus des plus intelligents I Non, je n'accepte
point ton arrêt! A l'instant même je cours à la re-
cherche d'une terre où l'on ne succombe point, où tout
soit éternel.
— Grantesta, tu mourras.
Mais le savant ne l'écoutait déjà plus. Oubliant sa
mère qu'il n'avait point encore vue, le voilà fuyant,
fuyant toujours pendant des semaines et des mois.
Il s'arrête enfin dans un endroit entouré de hautes
montagnes, où, la nuit, il voit ces mots écrits en
caractères de feu :
« Ici l'on ne meurt jamais. »
— J'ai trouvé ! s'écria le savant. J'ai fini par décou-
vrir cette terre tant désirée; me voilà immortel.
Et, joyeux, il se prit à admirer ce pays béni, où la
richesse du sol n'avait d'égal que la douceur du climat.
Les jours, les mois, les années s'écoulèrent. Gran-
testa, heureux, se croyait immortel.
Un matin, pourtant, il fut réveillé par une tempête
effroyable.
Dans cette vallée charmante si tranquille d'habitude,
on voyait les arbres qui se tordaient sous les eff"orts
du vent, d'épaisses nuées toutes noires tourbillonnaient
dans le ciel ; on aurait dit que la terre devait être
anéantie.
Tout à coup, le vent cessa, le ciel devint clair et le
soleil se remit à briller de tout son éclat.
.>8 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Grantesta était encore émerveillé de ce changement
subit, lorsqu'au loin, bien au loin, il aperçut un être
informe qui s'approchait de lui avec la rapidité de
l'éclair.
C'était un monstre hideux, ayant les ailes de l'aigle,
la tête du lion et les pattes du tigre.
Il arrivait les ailes largement déployées et tenant
dans ses griffes un cadavre aux chairs encore palpi-
tantes.
Arrivé près de Grantesta, le monstre se laissa tomber
à terre, prit un grain de sable dans son bec et disparut
aussi rapidement qu'il était venu.
Étonné, le savant demanda :
— ce Que viens-tu faire ici, monstre horrible, qui
jette l'épouvante dans mon cœur, et pourquoi ce grain
de sable que tu viens d'enlever?
A peine avait-il achevé ces mots, qu'un énorme
rocher lui répondit :
— Il vient accomplir son œuvre de destruction et
disperser aux quatre coins du monde les débris de ces
montagnes. Tout ici-bas ne périra que lorsque ces
monts qui élèvent encore leur tête dans les nues seront
au niveau de l'immense plaine qui est à leurs pieds !
— Eh quoi ! tout ici n'est donc point éternel ?
s'écria Grantesta étonné.
— Non ; mais ne t'inquiète de rien, mortel fortuné ;
des millions de millions d'années s'écouleront avant
que tes yeux ne se ferment à la lumière.
— Cela ne me suffit pas. Je veux l'éternité et non
une vie plus ou moins longue. Que m'importe l'exis-
tence, si ces montagnes doivent disparaître un jour !
Et à travers les monts et les vallées, le voilà de nou-
veau marchant, courant, fuyant toujours, Grantesta
le savant !
IL FAUT MOURIR o9
Il cherche encore le pays où l'on ne meurt jamais.
Depuis déjà bien longtemps il voyageait ainsi, lors-
qu'il arriva sur les bords d'un lac Immense qui était
plus grand qu'une mer.
Jamais on ne peut rêver quelque chose d'aussi beau
que ces rives fortunées; les fleurs avaient plus d'éclat,
et les arbres chargés de fruits délicieux pliaient à se
rompre.
En parcourant ce pays, Grantesta trouva un chêne
immense, si grand que toute une ville aurait pu être à
son ombre.
Il était là, plein d'admiration pour cette puissante
nature, lorsqu'une voix stridente se fit entendre; une
branche du colosse parlait ainsi :
— Et depuis quand, vil mortel, oses-tu fouler le
sol où toute chose est aussi immuable que le monde ?
— Chêne orgueilleux, tout ce qui est ici est donc
immortel!
— Oui.
— Eh bien! alors je ne te crains point; tu ne peux
m'arracher la vie.
A peine avait-il prononcé ces paroles, qu'un bruit
terrible se fit entendre.
Le ciel fut traversé par des éclairs, et de longues
bandes noires se montrèrent au-dessus de sa tète. Une
tempête effroyable éclata, la terre trembla, et ce beau
pays fut dévasté en un instant.
Grantesta eut peur. Il levait vers le ciel ses regards
suppliants, lorsqu'au milieu d'un tourbillon de feu, il
aperçut tournoyant, effrayant à voir, un oiseau noir
qui vint tomber à quelque distance de lui, sur les bords
du lac.
Cet oiseau prit une goutte d'eau dans son bec et se
60 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
disposait à partir, quand le savant lui adressa ces
paroles :
— Qui que tu sois, rc^'ponds au plus malheureux
des hommes ; dis-moi pourquoi, seul entre tous les
animaux de ces vallées, viens-tu t'abreuver de ces
eaux? Pourquoi aussi, pourquoi ta venue est-elle
annoncée d'une manière aussi terrible?
— Je suis le messager de la mort. Je viens ici tous
les mille ans enlever à cette mer une goutte de son
eau, et il est écrit que tout ce qui est ici ne périra que
le jour où tout sera complètement desséché.
— L'arbre a donc menti ? ne m'a-t-il pas dit que
l'éternité était promise à tout ce qui habiterait ces
lieux?
— Non, l'arbre n'a pas menti ; la masse d'eau que je
dois enlever goutte à goutte et tous les mille ans est
tellement grande que l'on peut, sans mentir, se croire
immortel.
— Mais un moment viendra où ton dernier voyage
sera le signe de ma mort.
— Oui.
— Eh bien I moi, je ne veux pas mourir ! Je ne veux
point reconnaître ta puissance ! Dis-moi, y a-t-il un
lieu que tu ne puisses visiter, un lieu où tout soit éter-
nel, éternel !
— Il y en a un ; mais je ne puis te dire où il se
trouve.
— Je le chercherai.
Et Grantesta se mit en route.
Les jours et les nuits ne se comptaient déjà plus de-
puis son départ des bords du lac enchanté, lorsqu'un
soir le pauvre savant rencontra une dame charmante
qui lui demanda :
— Où vas-tu ?
IL FAUT MOURIR 61
— A la recherche du pays où l'on ne meurt point.
— Veux-tu me suivre, si je t'y conduis ?
— Volontiers.
Un superbe carrosse, trahie par sept chevaux ailés
parut au même instant, et Grantesta et la fée, car il
avait rencontré une fée, disparurent dans les airs.
— Où me conduis-tu, puissante magicienne ?
— Ne cherches-tu pas le pays où l'on ne meurt
jamais ?
— Oui.
— Eh bien ! nous y allons.
— Cette contrée après laquelle j'ai tant couru n'était
donc pas sur terre, et il fallait parcourir le ciel pour
la rencontrer ?
— Oui, et jamais tu ne l'aurais trouvée si Je n'étais
venue à ton secours.
Grantesta et la fée arrivèrent enfin dans le pays où
l'on ne meurt jamais.
Là se trouvaient toutes sortes d'animaux doux et
pleins d'intelligence ; au moindre signe ils accouraient,
et l'on pouvait se faire conduire dans toutes les parties
de ces lieux enchantés.
Pendant longtemps, Grantesta et sa compagne vé-
curent heureux. Des années s'étaient écoulées, et le
savant se croyait encore aux premiers jours.
Une fois pourtant il se souvint encore de sa mère et
il voulut la revoir.
La fée essaya, mais vainement de le détourner de son
projet, Grantesta voulait toujours partir.
— Eh bien ! dit un jour la fée, prends ce cheval
ailé, c'est le plus beau de tous ceux que je possède. Ra-
pidement, il te conduira sur terre.
En te laissant conduire, tu pourras aller chercher ta
mère et revenir bientôt ici. Mais prends garde, prends
62 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
j^arde surtout de quitter ta monture si tu ne veux périr
sur l'heure.
Grantesta monta à cheval et partit aussi rapidement
que le vent.
Après trois jours et trois nuits, il arriva sur terre :
là, il n'eut plus qu'à se laisser conduire pour arriver à
son village qu'il eut bien de la peine à reconnaître tant
il était changé.
Il s'informa de sa mère : aucun ne put lui répondre,
personne ne Taj-ant jamais connue.
— Quoi ! disait-on, les Grantesta? il n'y a jamais
eu dans le pa^'s de famille s'appelant ainsi.
— Vous ne vous rappelez pas du grand savant dont
on a tant parlé il n'y pas bien longtemps, et qui est né
ici '?
— Vous voulez rire, mon bon monsieur, cet homme
n'a jamais existé.
Bien triste, Grantesta se remit en route pour aller
retrouver la fée.
Il marcha, marcha, lorsqu'un soir il aperçut sur le
revers d'une montagne sept forts chevaux traînant
avec peine un chariot pesamment chargé.
S'étant approché du lourd véhicule, Grantesta le vit
engagé dans une ornière d'où il lui était'impossible de
sortir.
— Hé 1 le cavalier, demanda le conducteur, voulez-
vous me donner un coup de main ? autrement, je serais
forcé de passer ici la nuit en attendant quelqu'un de
plus obligeant que vous.
— Volontiers, répondit Grantesta, et, sans plus ré-
fléchir, il descendit de cheval.
Mais à peine avait-il mis les pieds à terre, qu'il aper-
çut à ses côtés le squelette de la mort, sa faux à la
main, et criant d'une voix stridente ;
IL FAUT MOUiUK Oi:?
— « Enfin j'ai pu te saisir ! Voilà bien longtemps que
je cours après toi. Regarde les souliers que j'ai usés à
ta poursuite.
Et la mort montra sa voiture toute pleine de chaus-
sures informes.
— Laisse-moi continuer ma route. Que t'ai-je fait,
ô mort ?
— Que m'as-tu fait, malheureux ! Et n'est-ce point
la plus grande des insultes que celle de braver ma
puissance ?
— Grâce 1 grâce !
— Non, tu n'as que trop vécu et il est bien temps que
tu meures.
L'implacable faux s'abatit sur le pauvre savant et
Grantesta disparut pour toujours.
Oktoli, Contes 2)opulaires de VUe de Corse^ n^ xxviii.
Vlll
L'ORIGINE DES VENTS
(CONTE DE marin)
Il y avait une fois un cai)itaine qui fut envoyé pour
c.herclier les vents dans le pays où ils étaient et les
mettre à souffler sur l'Océan. En ce temps-là il ne
faisait ni vent ni vague sur la mer, et les marins étaient
obligés d'aller toujours à la rame, ce qui était bien fati-
gant pour les pauvres matelots.
Le capitaine débarqua tout seul au pays des vents,
les enferma dans des sacs bien clos, et les apporta à
bord de son navire où il les mit à fond de cale. Les
inatelots ne savaient point quel chargement ils avaient
et le capitaine leur avait bien défendu d'y tou-
cher; mais un jour qu'ils s'ennuyaient parce qu'ils
n'avaient point d'ouvrage à bord, l'un d'eux dit à ses
'•amarades :
— Il faut que j'ouvre un des sacs pour voir quel
''&t le chargement du navire; dès que je le saurai, je
fermerai bien vite et le capitaine ne s'apercevra
-le rien.
Le matelot descendit à fond de cale et ouvrit un des
LOKKJI.NE UKS VEMS (jO
sacs. C'était celui où était Surouàs', qui s'éoliappa
aussitôt et se mit à souffler si fort, qu'en un clin d'œil
le navire fut enlevé en l'air et brisé en mille pièces.
Les autres sacs furent crevés et les sept vents sortirent
de leur prison. Ils se dispersèrent sur l'Océan et depuis
ils y ont toujours soufflé.
Paul SÉBiLLOT, Contes des marins, n" xxiii.
Sud-ouest.
iX
LES TROIS FRÈRES ET LE GÉANT
(conte picard.)
Une bonne femme avait trois enfants, tous garçons;
le premier nommé Jean, le second Jeannot et le troi-
sième Jeannois. Ces trois enfants passaient pour les
plus malins du canton et la bonne femme en était heu-
reuse, comme bien tous pensez. Un beau jour, elle se
rendit au bois avec eux pour y ramasser du bois mort
et en faire des fagots jjour Thiver qui s'approchait. Les
enfants eurent bientôt assez de rechercher des mor-
ceaux de bois sec et, préférant cueillir des mûres, des
noisettes et des cornouilles, ils quittèrent leur mère et
s'enfoncèrent dans le taillis, si loin et si loin qu'ils
n'entendirent point les cris et les appels de la bonne
femme, qui bientôt les crut retournés au village et
rentra à la maison.
Le soir arriva bientôt, et Jean, Jeannot et Jeannois
s'aperçurent avec terreur qu'ils étaient perdus dans le
bois.
— Que faire '? dit Jean. « Que faire '? » reprit
Jeannot. « Que faire? » ajouta Jeannois,
Ils n'en savaient trop rien, et ils commençaient à
entendre les hurlements des renards et des loups dans
LES TROIS FRERES ET LE GEANT 6 /
l'épaisseur de la forêt. A la fin, Jean l'aîné eut une in-
spiration. Il grimpa au haut d'un grand cliène qui
poussait près de là et se tourna dans toutes les direc-
tions pour observer le voisinage. Il découvrit une lu-
mière qui brillait dans le lointain et en ayant bien ob-
servé la direction, il descendit du chêne et marcha
avec ses frères dans le sens de la lumière.
Arrivés hors du bois, ils virent un palais devant eux
et ils allèrent frapper à la porte.
— Pan ! Pan !
— Qui est là à cette heure ?
— Nous sommes trois petits enfants égarés dans la
forêt et nous désirerions passer la nuit dans ce beau
palais. Voulez-vous nous y donner l'hospitalité ?
Une jeune femme entrebâilla la porte.
— Vous ne savez donc pas que c'est ici le pakiis du
Géant à la Barbe d'Or ? Il est sorti en ce moment et il
ne tardera pas à rentrer. Si vous m'en croyez, hâtez-
vous de vous enfuir, car il pomTait vous tuer et vous
manger, comme il l'a fait à bien des personnes.
— Mais, madame, nous ne savons où aller par cette
nuit noire. Cachez-nous bien quelque part et demain,
à la pointe du jour, nous partirons sans que le Géant
se doute de rien.
La femme se laissa attendrir et fit entrer les enfants
dans le château. Elle les fit descendre à la cave et leur
donna de bons gâteaux à manger. Puis entendant dans
le lointain le pas du Géant, elle recommanda aux pe-
tits égarés de se bien cacher derrière un gros tonneau
et remonta comme si de rien n'était.
Le Géant à la Barbe d'Or avait fait une longue
course et se mourait de soif. Il descendit à la cave
pour se rafraîchir, malgré sa femme qui l'engageait à
aller se coucher.
68 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— On sent ici la viande fraîche, grommela le Géant
en arrivant près du tonneau derrière lequel se te-
naient blottis les enfants.
Comme il avait grand'soif, il enleva la bonde, sou-
leva le tonneau comme une paille et but à même. En
déposant la grande pièce de vin sur le sol, il blessa le
petit Jeannois qui ne put s'empêcher de pousser un
cri.
— Ahl ah ! s'écria le Géant à la Barbe d'Or, je le
disais bien que je sentais la viande fraîche ! C'est bon,
c'est bon ! je vais vous remonter et vous tuer; j'aurai
un excellent déjeuner pour demain.
Il prit les trois malheureux garçons par une main et
les remonta dans sa cuisine.
Mais la femme, qai avait entendu ce que venait de
dire le Géant, s'était hâtée de cacher son grand cou-
teau, et son mari eut beau le chercher, il ne put par-
venir à le trouver.
— C'est bien ! c'est bien ! Vous ne perdrez rien pour
attendre !
— Femme, mets ces trois enfants dans la chambre
de mes filles et donne-leur un lit. Je les tuerai demain.
La chair sera plus fraîche.
La femme obéit en tremblant et tout le monde se
coucha .
— Nous sommes dans une bien mauvaise position,
pensa Jeannot. Et il descendit du lit pour voir quelles
étaient les filles du Géant qui dormaient dans le lit
voisin.
La lune s'était levée, et Jeannot s'aperçut que les
jeunes filles portaient une couronne d'or sur la tête et
que, comme eux, elles étaient trois.
— Si le Géant se levait et venait nous tordre le cou
pendant la nuit, pensa Jeannot. Ce serait bien possible
LES TROIS FRÈRES ET LE GÉA>;T 69
tout de même ! Je vais enlever les trois couronnes et
les placer sur ma tête et sur celle de mes frères. Le
Géant pourra s'y tromper.
Il fît comme il venait de penser et se recoucha. Il
était temps. Le Géant à la Barbe d"Or avait bu trop de
vin et se trouvait fort mal dans son lit. Pour tuer le
temps, il se résolut à se lever et à aller tuer les trois
petits garçons que le hasard lui avait envoyés.
Il vint au lit où ces derniers faisaient semblant de
dormir et prit la tète de Jean.
— Imbécile, se dit-il, j'allais tuer mes filles. Je me
suis trompé de lit.
Et il alla à l'autre lit et tordit le cou à ses propres
enfants.
Puis, satisfait de son ouvrage, il alla se recoucher.
Jean, Jeannot et Jeannois s'habillèrent à la hâte et
s'échappèrent par une fenêtre.
Jugez de la stupéfaction et de la colère du Géant s'a-
percevant le lendemain, à son réveil, de ce qu'il avait
fait pendant la nuit. Il en devint plus méchant que par
le passé et se mit à voyager par tout le pays, tuant les
voyageurs, massacrant les paysans et bravant les ar-
mées que le roi envoyait contre lui.
Quant à Jean, Jeannot et Jeannois, ne sachant de
quel côté se diriger, ils prirent enfin une grande route
qui, au bout de deux jours de marche, les conduisit à
la capitale du royaume. Ils demandèrent à parler au
roi et lui racontèrent leurs aventures dans le palais du
Géant à la Barbe d'Or. Le roi voulut les avoir pour
pages à partir de ce jour.
J'ai dit que le Géant, rendu furieux par la mort de
ses enfants, s'était mis à ravager tout le royaume.
Ceci dura pendant deux ou trois ans. Bien des cheva-
liers étaient partis pour le combattre et aucun d'eux
>0 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
n'était revenu. Aussi le roi tremblait dans son palais,
craignant que quelque jour il ne prit fantaisie à cet
homme redoutable de venir l'attaquer dans sa ville.
Un jour, Jean, l'aîné des trois pages, vint trouver le
roi et lui demanda la main de sa fille aînée avec le
titre de chevalier. Le roi refusa d abord, puis, en réflé-
chissant, il dit au page :
— Je consens tout de même à t'accorder ce que tu
désires, à la condition que tu t'en montreras digne. Tu
n"a pas oublié ce fameux Géant à la Barbe d'Or, qui
manqua de vous tuer tous, tes frères et toi. Eh bien !
rapporte-moi sa barbe d'or et je te jure de te nommer
chevalier et de te donner ma fille en mariage.
Jean accepta. Le roi voulut lui donner des armes
comme celles des chevaliers, mais il refusa. Il prit la
route que ses frères et lui avaient suivie autrefois et
il se rendit au château du Géant. C'était en plein jour,
et le page sonna du cor.
— Que veux-tu? demanda l'homme à la Barbe d'Or.
— Je Yeux me mesurer avec toi demain matin. J'ai
battu tous les géants que j'ai pu rencontrer jusqu'ici
et je veux te battre comme les autres.
— Tu es bien jeune, beau page ; mais qu'importe.
Entre dans mon château et demain nous nous bat-
trons.
Jean ne se fit pas prier et entra dans le palais du
Géant à la Barbe d'Or, qui voulut le faire dîner avec
lui. Le page accepta, et pendant que le Géant avait le
dos tourné, il lui versa une liqueur ayant la propriété
d'endormir pour plusieurs jours.
— A ta santé !
— A ta santé !
Et le page et le Géant vidèrent leur verre d'un seul
trait. Au même instant, le dernier tomba sous la table
LES TROIS FRERES ET LE GEANT 71
et se mit à ronfler si fort que tout le château en trem-
blait. Sans perdre de temps, le jeune homme prit des
ciseaux qu'il avait apportés et coupa la barbe d'or du
Géant. Puis il quitta le palais et retourna à la capitale
où il arriva deux jours après.
Le roi fut bien étonné ; il avait promis sa fille au
page et il la lui accorda, lui disant qu'il le nommerait
chevalier plus tard. A quelque temps de là, Jeannot
vint, lui aussi, trouver le roi.
— Monsieur le roi, dit-il, j'aime votre fille Marie et
je crois qu'elle m'aime. Voulez-vous me nommer che-
valier et m'accorder sa main ?
— Mais tu n'as rien fait, à ma connaissance, pour
mériter cet honneur.
— Je suis prêt à m'en montrer digne. Commandez,
et je vous obéirai.
Le roi réfléchit, et enfin :
— C'est bien. Tu auras ce que tu me demandes quand
tu m'auras apporté le sabre du Géant que tu connais
bien.
Jeannot accepta et partit pour le château du Géant,
n'emportant ni armes ni bouclier.
Il y arriva au bout de deux jours et sonna du
cor.
— Ah ! ah ! s'écria le Géant, encore un qui veut me
voler ! C'est bon, je vais y mettre ordre.
— Je ne viens pas pour cela ; on m'a dit seulement
que vous pouviez boire plus de vin que personne au
monde, et je suis venu pour me mesurer avec vous.
— Est-ce bien vrai ?
— Tout ce qu'il y a de plus vrai ! Mais je crois fort
que je vous battrai. Je puis boire cinquante pièces de
vin sans en être incommodé.
— Nous verrons, nous verrons. Entre au château.
72 LES AVlt.NTLHES MKKN EILLlCLbES
je suis prêt à lutter avec toi. Mais qui commencera le
premier ?
— A vous l'honneur !
— Entendu !
Jeannot descendit à la cave du Gc'^ant, et celui-ci
voulant boire du plus qu'il pouvait, avala tant et tant
de vin que bientôt il chancela et tomba ivre-mort.
Jeannot lui prit son sabre et le reporta au roi, plus
étonné encore que lorsque Jean était revenu avec la
barbe d'or.
Jeannot épousa la princesse Marie, mais le roi ne le
nomma pas de suite chevalier.
Il ne restait plus que Jeannois.
— Monsieur le roi, vint-il dire un jour au roi, j'aime
votre fille cadette ; elle m'aime aussi et je viens vous
demander sa main et le titre de chevalier.
— Tout cela est fort bien. Mais il faut le mériter.
— Commandez, et je ferai ce que vous ordonnerez.
Le roi réfléchit encore, et enfin :
— Tes frères ont pris la barbe et le sabre du Géant.
Pourrais-tu me l'apporter' au palais dans une cage de
fer ?
— Je vais essayer, Monsieur le roi ; adieu !
Jeannois fit faire une grande voiture de fer et se
rendit au château du Géant. Là, il sonna du cor.
— Que veux-tu? ver de terre ! poussière du néant !
— Laissez-moi entrer dans votre château et je vous
le dirai.
— Ah ! tu es de ces pages qui m'ont volé ma barbe
d'or et mon sabre. Je vois ce que tu veux et je \ais te
tuer.
— Un instant, s'il vous plaît. Xe vous emportez pas. Je
viens justement vous chercher pour reprendre ce qu'on
vous a volé. Les deux pages sont seuls dans un château
LES TROIS FRÈRES ET LE GÉANT 73
lointain, et j'ai amené ma voiture pour nous y trans-
porter plus yite.
Le Géant se laissa encore duper et monta dans la
voiture de fer où il se trouva enfermé. Et vite Jeannois
revint à la cour. Le roi fut tout heureux, comme de
juste, d'être débarrassé du brigand, qui fut brûlé dans
un immense bûcher élevé sur la grande place de la
ville. Jeannois épousa la princesse qu'il aimait et le
roi nomma les trois frères chevaliers de son royaume.
Pendant les fêtes qui furent données, la mère de Jean,
Jeannot et Jeannois arriya à la ville, toujours à la re-
cherche de ses enfants. Jugez de son bonheur et de
celui de ses fils.
E.-H. Carnoy, Littérature orale de la Picardie.
X
L'HISTOIRE DU P'TIT GOLINET
(GO^'TE DE GUER^-ESET.)
Au temps jadis, lorsque les fées se montraient sou-
vent sur terre et parlaient quelquefois aux hommes,
une bonne femme nommée Lizabeau, qui demeurait au
Moulin du Roi, fut réveillée une nuit, au milieu de son
premier somme ; on frappait de grands coups à sa
porte, et une voix d'homme lui cria de se lever bien
vite, parce qu'on avait besoin d'elle.
Lizabeau était une veuve qui souvent allait garder
ses voisins lorsqu'ils étaient malades ; aussi elle ne fut
ni surprise ni effrayée, elle s'habilla en toute hâte et
ouvrit la porte'.
L'homme qui lui avait parlé était de très petite
taille ; il était enveloppé d'un manteau, et quand elle
avança une lumière, il se tourna de côté en disant
qu'on avait besoin d'elle pour un enfant malade. La
bonne femme n'avait jamais vu ce petit homme, et elle
hésita d'abord à le suivre ; mais il se mit en route, en
marchant vite, et elle le suivit. Elle vit qu'il allait du
côté de la baie Vazon : cela lui parut singulier, parcp
que cette côte n'était habitée que par des pécheurs, et
son guide, quoique de très petite taille, était habillé
l'histoire du p'tit colin et 75
comme un monsieur. Elle attendit d'être arrivée en
face de la ville ou de Saint-Georges ; alors, ayant fait
quelques pas auprès de lui, elle lui dit :
— Monsieur, vous avez pris le mauvais chemin ;
celui-ci conduit à la mer.
— Non, répondit-il, je suis dans la bonne route, sui-
vez-moi.
Ils se remirent en marche, et bientôt ils arrivèrent
sur la plage. Alors, Lizabeau lui parla encore :
— Il n'y a point de maison par ici, monsieur, vous
avez sûrement perdu votre chemin... Si vous voulez
me dire où vous demeurez...
Elle se sentit tout effrayée d'avoir parlé ; mais il lui
répondit d'une voix douce et basse :
— Vous le verrez tout-à-l'heure, bonne femme, sui-
vez-moi.
Ils se remirent en route, et après avoir traversé les
sables, ils arrivèrent aux rochers qui sont auprès de
la Tour du Houmet. Il faisait tout à fait noir, et elle
voyait à peine oîi poser ses pieds ; elle s'arrêta et dit :
— Je ne puis aller plus loin ; car nous allons tomber
dans la mer.
— Donnez-moi votre main, répondit le singulier
petit homme.
Elle lui obéit, et sa main était douce et petite comme
celle d'un enfant. Il la conduisit si doucement et si bien
qu'elle cessa d'avoir peur; mais elle se demandait
tout de même oi^i on pouvait bien aller.
Ils entrèrent dans une caverne où elle ne voyait pas
à un pied devant elle ; ils marchèrent assez longtemps,
dans une obscurité profonde, jusqu'au moment où le
petit homme lui dit de s'arrêter et lui demanda si elle
ne voyait pas quelque chose
Lizabeau ne dit jamais à personne ce qu'elle avait
7tj LES ave>;tures merveilleuses
vu ; mais le lendemain, elle portait sur les bras un petit
enfant très délicat, et à toutes les questions qu'on lui
faisait elle répondait : « C'est un monsieur qui me l'a
donné. »
Les voisins jasèrent beaucoup, et se creusèrent la
tète pour savoir à qui l'enfant pouvait bien être ; mais
ils finirent par se lasser de parler, et lorsque le petit
Colin eut sept ans, tout le monde avait oublié qu'il
n'était pas l'enfant de Lizabeau.
C'était un très bel enfant, avec des yeux éveillés, et
de beaux et longs cheveux ; mais il était si petit que
beaucoup d'enfants de paysans étaient à l'âge de trois
ans aussi grands que lui et bien plus forts. Du reste, il
ne ressemblait point aux autres enfants ; jamais il ne
jouait avec eux ; il n'allait point à l'école, et toute la
journée il se promenait sur le bord de la mer, d'où il
rapportait tantôt quelque poisson, tantôt des co-
quillages ou des herbes marines, et souvent il parlait
à « sa mère Lizabeau «, ainsi qu'il l'appelait, d'un
homme étrange, habillé de vert, qui le regardait pen-
dant qu'il jouait tout seul, et qui parfois le veillait aussi
pendant son sommeil. Lizabeau n'aimait pas à l'en-
tendre parler ainsi, et elle lui ordonna de se taire. En
avançant en âge. Colin cessa tout à fait de lui en par-
ler, parce qu'il aimait bien sa nourrice, et qu'il voyait
que ce sujet lui déplaisait.
Lorsque Colin eut environ quinze ans, le pasteur
de la paroisse gronda Lizabeau de ne pas avoir l'envoyé
à l'école et de le laisser à rien faire. Lizabeau ne savait
trop ce que répondre, et elle ne voulait pas lui dire
combien son nourrisson était d'humeur sauvage ; mais
les yeux de Colin s'étant fixés sur la tête bienveillante
du pasteur, celui-ci lui demanda s'il voulait venir avec
lui et travailler.
L HISTOIRE DU P TIT COLINET 77
Colin y consentit volontiers. Il y avait à peu près
douze mois qu'il vivait avec son nouvel ami, se con-
duisant aussi sagement et aussi tranquillement qu'il le
pouvait, lorsqu'une nuit, il arriva à son maître de
s'en revenir tard de la paroisse de Saint-Sauveur, et
comme il passait devant une grande pierre appelée la
Rocque-où-le-Coq-chante, il entendit une voix qui
disait :
— Jean de Marecq ! Jean de Marecq ! dites-donc au
petit Colin que le grand Colin est mort.
Le pasteur fut très surpris et très effrayé ; dès qu'il
fut de retour à la maison, il appela l'enfant et lui dit :
— Colin, j'ai entendu cette nuit une voix qui me
disait : « Dites-donc au petit Colin que le grand Colin
est mort. »
— Ali ! s'écria aussitôt l'enfant ; alors, adieu, maître,
il faut que je parte.
— Partir ! pour aller où? demanda le maître.
— Je ne puis vous le dire, répondit Colin ; adieu, ne
me retenez pas.
— Bien, répondit le pasteur ; mais je vous dois des
gages ; attendez que je vous les paie.
L'enfant se mit à rire ;
— Ne vous embarrassez pas de cela, dit-il ; où je
vais, on n'a besoin ni d'argent, ni d'or.
Et s'élançant par la porte, il disparut dans l'obscu-
rité de la nuit, laissant le bon pasteur dans une grande
perplexité.
La même nuit, Lizabeau s'éveilla, et vit auprès d'elle
son fils adoptif qui pleurait. Elle tressaillit et lui dit :
— Colinet, mon fils, pourquoi avez-vous du cha-
grin?
— Ah 1 répondit-il, c'est qu'il faut que je m'en aille
bien loin, et jamais je ne verrai plus ma mère ter-
78 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
restre : et je sais que dans le pays où je vais, ni l'or ni
l'argent ne pourraient me donner une affection comme
la tienne. Donne-moi ta béhédiction, ma chère mère,
car il faut que je parte.
Alors, si promptement qu'elle n'eut pas le temps de
penser à lui répondre, il s'évanouit et elle ne le vit
plus. Lizabeau pensa qu'elle avait rêvé ; mais dès qu'il
fît jour, elle alla à la maison du pasteur et demanda où
était son cher enfant. Il n'était plus là, ei il ne revint
jamais. Sa mère nourrice le pleura peu de mois ; car
bientôt elle mourut, et à son lit de mort elle raconta
comment il lui avait été confié.
Traduit de Louisa Lane Clarke.
L'auteur a recueilli ceUe légende, probablement vers 1850, la 2* édi-
tion du Royal gvÀde to Guernesey and Jersey étant de 1852. La grotte
où pénétra Lizabeau se nomme le Creux des Fées ; elle s'étend, dit-
on, jusque sous l'église de Saint-Sauveur, à deux milles de son
ouverture.
Sur la côte de la Mancbe bretonne se trouvent aussi des grottes por-
tant le nom de Houles, qui sont aussi l'objet de nombreuses légendes .
M. Sébillot en a raconté une trentaine dans ses trois séries des Contes
populaires de la Haute-Bretagne.
XI
LE TARTARE ET LES DEUX SOLDATS
(conte basque.)
Deux soldats du même village, libérés du service,
regagnaient gaiement leurs foyers. La nuit les surprit
dans une vaste forêt. Mais comme ils avaient aperçu
au loin de la fumée, ils se dirigèrent de ce côté et ar-
rivèrent enfin à une chaumière. Ils heurtent à la porte
et une voix de dedans s'écrie : « Qui est là ? — Deux
amis, disent les soldats. — Que désirez-vous ? — Le
logement pour cette nuit. » Le maître ouvre la porte,
et les soldats étant entrés, la referme aussitôt.
Or le maître était un Tartare, ayant la forme hu-
maine, mais tout le corps velu, avec un seul œil au mi-
lieu du front. Les deux soldats, quoique braves, furent
saisis d'effroi à sa vue.
Le Tartare les fait souper, les . pèse l'un après
l'autre et dit : « Toi, le plus léger, pour demain ; toi,
le plus lourd, pour ce soir. » Aussitôt, prenant une
grande broche, il en perce celui-ci de part en part,
sans enlever les habits, le trousse comme un poulet,
le rôtit devant un grand feu et le mange. Lorsqu'il est
rassasié, il s'endort profondément.
Le soldat survivant, malgré son horreur et son
80 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
ellroi, s'ingénie pour sauver sa vie. Après avoir bien
réfléchi, il saisit la grande broche, la fait rougir au feu
et, de la pointe, crève l'œil du Tartare. Le Tartare se
lève en poussant des cris effroyables et cherche à
saisir le soldat, qui se cache heureusement parmi des
moutons qui reposaient dans la bergerie.
Le lendemain, le Tartare ouvre sa porte, s'y place
debout, les jambes écartées et fait sortir un à un tous
ses moutons, en les tâtant soigneusement sur le dos.
Mais le soldat avait pris ses précautions. Il avait écor-
ché un mouton pendant la nuit et s'était revêtu de la
peau. Gomme il se glissait entre les jambes du Tartare,
celui-ci saisit la peau qui lui resta entre les mains.
Le soldat s'échappe et s'éloigne en courant. Le Tar-
tare le poursuit en trébuchant, et désirant l'arrêter,
lui crie : « Tiens cette bague, afin que tu puisses ra-
conter avec preuves tes prouesses. » Et il jette la
bague. Le soldat la ramasse et la passe à son doigt :
« Je suis ici, je suis ici ! » criait la bague. Le Tartare,
suivant la voix, talonnait le soldat qui courait de
toutes ses forces. Il allait l'atteindre, lorsque le soldat,
après avoir essayé en vain de retirer la bague de son
doigt, prit le parti de se le couper et de le jeter à l'eau
avec la bague.
Le Tartare, suivant toujours la voix, se jeta dans
l'eau et se noya.
Cerquand, Légendes et récits populaires
du pays basque, n° lu.
XII
LE MORGAN ET LA FILLE DE LA TERRE
(GO^'TE DE l'île D'OUESSANT.)
Il y avait au temps jadis, — il y a bien longtemps de
cela, peut-être du temps que saint Pol vint d'Hibernie
chez nous dans une auge de pierre, — il y avait donc
une jeune fille de seize à dix-sept ans, aux cheveux
blonds, aux yeux bleus et aux joues rouges comme
deux pommes, et qui s'appelait Mona Kerbili. Elle
était si jolie, que tous ceux qui la voyaient s'arrê-
taient pour l'admirer et disaient à sa mère, la vieille
Jeanne Kerbili, une pauvre femme comme moi :
— Vous avez là une bien jolie fille, Jeanne ! Elle est
jolie comme une Morgane ! Jamais on n'en a vu
d'aussi jolie dans l'île, et illy en a même qui disent
qu'elle doit être la fille d'un Morgan.
— Ne croyez pas ceux qui parlent de la sorte, ré-
pondait la bonne femme, car c'est bien moi qui suis sa
mère, et Fanch Kerbili, mon mari, qui est son père.
Le père de Mona était pêcheur, et passait presque
tout son temps sur l'eau, et sa mère travaillait un petit
coin de terre qu'elle avait, comme tous les gens de
l'île, ou filait dans sa chaumière quand le temps était
trop mauvais. Mona allait, comme toutes les jeunes
CONTES. 6
82 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
filles de son âge, chercher des brinih (coquilles de pa-
tèle), des moules, des digorno et autres coquillages,
sur le rivage. Il faut croire que les Morgans, qui
étaient alors très nombreux dans l'île, l'avaient remar-
quée et avaient été frappés, eux aussi, de sa beauté.
Un jour qu'elle était, comme d'habitude, au rivage,
avec ses compagnes, elles parlaient de leurs amou-
reux. Chacun vantait l'adresse du sien à prendre le
poisson et à gouverner *une barque et à la diriger
parmi les nombreux écueils dont l'ile est entourée.
— Toi, Mona, lui dit Marc'liarit Ar Fur, tu as tort
de rebuter comme tu le fais Fanch Kerdudal, car c'est
un garçon de bonne conduite, adroit, et nul ne re-
vient le soir avec plus de poissons que lui, et ne di-
rige mieux sa barque dans les passes difficiles de la
Vieille Jument ou de la pointe du Stiff".
— Moi, répondit Mona avec dédain, car à force de
s'entendre dire qu'elle était jolie, elle était devenue va-
niteuse et fière, je ne prendrai jamais un pêcheur pour
mari, je suis trop jolie pour cela. Je suis aussi jolie
qu'une Morgane: on me le dit tous les jours, et je ne
me marierai qu'avec un prince, ou pour le moins le
lils d'un grand seigneur.
Il paraît qu'un vieux Morgan, caché derrière
quelque rocher ou sous une touff'e de goémon, l'enten-
dit, et que, jaloux de voir qu'une fille de la terre pût
rivaliser de beauté avec les enfants des Morgans, il
conçut le projet de l'enlever et de l'emmener avec lui
dans sa demeure, sous l'eau. Il n'osa pas essayer de le
faire ce jour-là, car Mona était au milieu de ses com-
pagnes. Mais le lendemain, vers le coucher du soleil,
comme elle était encore à la pêche aux coquillages
avec deux autres filles de son village, s'étant un peu
écartée de ses amies, le vieux Morgan sortit subitement
LE MORGAN ET LA FILLE DE LA TERRE 83
de derrière un rocher où il la guettait, se jeta sur elle
et l'emmena au fond de l'eau. Elle cria bien et appela
ses amies à son secours, mais, liélas ! celles-ci ne
purent lui venir en aide ; elles ne purent que courir à
la maison et raconter à sa mère ce qu'elles avaient vu.
La vieille Jeanne était à filer sur le pas de sa porte.
Elle jeta là sa quenouille et son fuseau et courut au
rivage, et appela sa fille à haute voix, et entra même
dans l'eau aussi loin qu'elle put, à l'endroit où on lui
dit que Mona avait disparu avec le Morgan. Mais tout
fut inutile, et aucune voix ne répondit à ses cris et à
ses pleurs.
Le bruit de l'aventure se répandit vite dans l'île, et
tout le monde fut d'avis que ce qui était arrivé à la
belle Mona, c'était en punition de sa fierté et de sa va-
nité ; car, quelque jolie que soit une jeune fille, elle
n'en doit être ni fière, ni vaine, car Dieu donne la
beauté et la laideur, et la richesse et la pauvreté aussi,
comme il lui plaît.
Le vieux Morgan était le roi des Morgans de ces pa-
rages, et il avait emmené la jeune Ouessantine avec lui
au fond de la mer, dans un beau palais fait de coquil-
lages et de coraux.
Le vieux Morgan avait un fils, le plus beau Morgan
qu'il fût possible de voir, et il devint amoureux de
Mona, et demanda à son père de la lui laisser épouser.
Mais le vieux roi lui répondit qu'il ne consentirait ja-
mais à lui laisser prendre pour femme une fille des
hommes qui se vantait d'être aussi belle que la fille
d'un Morgan. Il ne manquait pas de Morganes des plus
belles, et qui seraient heureuses de l'avoir pour époux
et il ne refuserait pas son consentement quand il aurait
fait son choix parmi elles.
Voilà notre jeune Morgan au désespoir. Il dit à son
8i LES AVENTURES MERVEILLEUSES
père qiril ne se marierait jamais, s'il ne lui était pas
permis d'épouser la liUe des hommes, qu'il aimait.
Son père, le voyant dépérir de tristesse et de chajjrin,
le força à se marier à une jeune Morgane, fille d'un
grand seigneur parmi les Morgans, et qui ('tait re-
nommée pour sa beauté. Le jour des noces fut fixé, et
Ton invita beaucoup de monde. Les deux fiancés se
mirent en route pour l'église, suivis d'un riche et nom-
breux cortège, — car il parait que ces hommes de mer
ont aussi leur religion et leurs églises comme nous,
bien qu'ils ne soient pas chrétiens ; ils ont même des
évoques, assure-t-on, et c'est un vieil évèque de mer
qui devait célébrer la cérémonie. La pauvre Mona
reçut ordre du vieux Morgan de rester à la maison
pour préparer le repas de noce. Mais on ne lui donna
pas ce qu'il fallait pour cela, rien absolument que des
pots et des marmites vides (qui étaient de grands co-
quillages), et on lui dit encore que si tout n'était pas
prêt et si elle ne servait pas un bon repas quand
on reviendrait de l'église, elle serait mise à mort aus-
sitôt. Jugez de son embarras et de sa douleur, la
pauvre fille ! Mais le jeune fiancé lui-môme n'était pas
moins embarrassé ni moins désolé.
C.omme le cortège était en marche vers l'église, il
s'écria soudain :
— J'ai oublié l'anneau de la fiancée !
— Dites où il est et je le ferai chercher, lui dit son
père.
— Non, non, j'y vais moi-même, car nul autre que
moi ne pourrait le trouver là où je lai mis. J'y cours
et je reviens à l'instant.
Et il lâcha le bras de sa fiancée et courut à la
maison. Il trouva la pauvre Mona qui pleurait et se
désolait dans la cuisine.
i
I,E MORGAN ET LA FILLE DE LA TERRE 85
— Ne pleurez pas, lui dit-il, votre repas sera prêt
et cuit à point ; soyez sans inquiétude à cet égard.
Et, allant au foyer, il dit :
— Bon feu dans le foyer !
Et le feu s'alluma dans le foyer. Puis, toucliant suc-
cessivement de la main tous les pots et toutes les mar-
mites, il dit :
— De la viande de bœuf dans cette marmite, du
veau ou du mouton dans cette autre; ici un mouton à
la broche ; du cidre et du vin dans ces pots !... Et ainsi
de suite.
Et les marmites et les pots s'emplissaient aussitôt,
à la surprise et à la joie de Mona, qui ne pleurait
plus.
Puis il se hâta de rejoindre sa fiancée et son cor-
tège, et l'on se rendit à l'église, et la cérémonie fut
célébrée par un évêque de mer. On revint ensuite à
la maison.
Le vieux Morgan, en y arrivant, n'eut rien de plus
pressé que de se rendre à la cuisine et de demander à
Mona :
— Nous voici de retour; tout est-il prêt pour le
repas ?
— Oui, tout est prêt, répondit Mona tranquillement.
Et il découvrit toutes les marmites, examina tous
les pots, et dit ensuite d'un air mécontent :
— Vous avez été aidée ; mais n'importe, je ne vous
tiens pas pour quitte !
Les gens de la noce se mirent alors à table, et l'on
mangea et l'on but à discrétion, puis l'on chanta et
l'on dansa jusqu'à la nuit.
Après le repas du soir, les deux nouveaux mariés
se retirèrent dans leur chambre, et le vieux Morgan
dit à Mona de les y accompagner et d'y rester, tenant
86 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
à la main un cierge allumé pour les éclairer. Quand le
cierge serait consumé jusqu'à sa main, elle devait être
mise à mort.
La pauvre Mona dut obéir. Le vieux Morgan était
dans une chambre à côté, et de temps en temps il de-
mandait :
— Le cierge est-il consumé ?
— Pas encore, répondait Mona.
Il fit cette demande plusieurs fois. Enfin, lorsque le
cierge fut presque entièrement consumé, le jeune marié
dit à la nouvelle mariée :
— Allez à présent tenir le cierge, à votre tour.
Comme elle ne connaissait pas les intentions de son
beau-père, elle se leva et prit le cierge des mains de
Mona, qui se mit au lit à sa place.
Le vieux Morgan demanda encore :
— Le cierge est-il consumé jusqu'à votre main ?
— Répondez oui, lui dit le nouveau marié.
— Oui, répondit la jeune Morgane.
Et aussitôt le vieux Morgan entra dans la chambre,
se précipita sur celle qu'il vit tenant à la main un reste
de cierge, et lui abattit la tête. Puis il s'en alla.
Au matin, le jeune Morgan, aussitôt levé, se rendit
auprès de son père, et lui parla de la sorte :
— Je viens vous demander de me laisser me marier,
mon père.
— Te laisser te marier ? Xe t'es-tu donc pas marié
hier ?
— C'est vrai, mais ma femme est morte, mon père.
— Ta femme est morte ? comment cela ? Tu l'as
donc tuée, malheureux ^
— Ce n'est pas moi qui Fai tuée, mon père, mais
vous-même.
— Moi qui l'ai tuée?...
LK MORGAN ET LA FILLE DE LA TERRE 87
— Oui, mon père : n'avez-vous pas, hier soir, abattu
la tète à la femme qui tenait le cierge allumé auprès
(le mon lit ?
— Oui, mais c'était la fille de la terre.
— Non, mon père, c'était la jeune Morgane que je
venais d'épouser, et, si vous ne le croyez pas, il vous
est facile de vous en assurer, car son corps est encore
dans ma chambre.
Le vieux Morgan courut à la chambre de son fils et
reconnut son erreur. Sa colère fut grande, et peu s'en
fallut qu'il ne tuât son fils lui-même.
— Qui donc veux-tu prendre pour femme? demanda-
t-il le lendemain à son fils, quand il se fut un peu
apaisé.
— La fille de la terre, mon père.
Le père comprit enfin qu'il cherchait en vain à gué-
rir son fils de cet amour, et il finit par le laisser épou-
ser la fille delà terre.
Le jeune Morgan était plein d'attentions pour sa
femme. Il la nourrissait de petits poissons délicats et
lui faisait des colliers et des bracelets de perles fines,
et lui procurait tous les jours de jolis coquillages et les
plantes marines les plus belles et les plus rares. Malgré
tout cela, Mona s'ennuyait et désirait revenir sur la
terre pour revoir son île et son père et sa mère dans
leur petite chaumière au bord de la mer. Le Morgan
ne voulut pas la laisser partir, car il craignait qu'elle
ne revînt pas. Elle tomba alors dans une grande tris-
tesse, et ne faisait que pleurer nuit et jour. Voyant
cela, son époux lui dit un jour :
— Souris-moi un peu, et je te conduirai jusqu'à la
maison de ton père.
Mona sourit, et le Morgan, qui était aussi magicien.
dit alors :
88 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Pontrail, éh^ve-toi !
Et aussitôt un beau pont s'éleva, pour aller du fond
de la mer jusqu'à la terre. Le vieux Morgan voyant
cela, et sentant que son fils en savait déjà aussi long
que lui, en fait de magie, dit :
— Je veux aller aussi avec vous.
Ils s'engagèrent tous les trois sur le pont, le vieil-
lard derrière et les deux autres le précédant de quel-
ques pas. Mais le jeune Morgan aj-ant mis pied à terre,
avec sa femme, se détourna et dit :
— Pontrail, retourne.
Et aussitôt le pont redescendit au fond de l'eau et
avec lui le vieux Morgan, qui était encore dessus.
Le Morgan ne pouvant accompagner sa femme dans
la maison de son père, la laissa aller seule et lui fit ces
recommandations, avant de se séparer d'elle :
— Reviens au coucher du soleil et tu me trouveras
ici t'attendant. Mais ne te laisse embrasser, ni même
prendre la main par aucun homme, autrement tu me
rendras bien malheureux...
Mona promit, et courut à la maison de son père, qui
n'était pas éloignée du rivage. C'était l'heure du dîner,
et toute la famille se trouvait réunie.
— Bonjour, père et mère, bonjour, frères et sœurs,
dit-elle, en entrant dans la pauvre chaumière.
Les bonnes gens ouvraient de grands yeux, et la re-
gardaient, étonnés, et aucun d'eux ne la reconnaissait
pour sa fille ou sa sœur. Elle était si belle, si grande
et si bien parée !... Cela lui fit beaucoup de peine, et
les larmes lui en vinrent aux yeux : puis elle se mit à
faire le tour de la maison, touchant chaque objet de la
main et disant :
— Voici pourtant le galet sur lequel je m'asseyais au
foyer, voici le lit où je couchais, voici le pichet avec
LE MORGAN ET LA FILLE DE LA TERRE 89
lequel j'allais puiser de l'eau à la fontaine, voici le ba-
lai avec lequel je balayais la maison, voici l'écuelle de
bois où je mangeais ma soupe.
Son frère, en entendant tout cela, finit par la re-
connaître, et il se jetât à son cou pour l'embrasser, et
son père et sa mère et ses sœurs en firent autant. Et
les voilà tous heureux. Mais à partir de ce moment
Mona perdit complètement le souvenir de son mari le
Morgan, et de son séjour sous les eaux. Elle resta avec
ses parents, et bientôt les amoureux ne manquèrent
pas de fréquenter sa maison et d'aspirer à sa main.
Mais elle ne les écoutait guère et ne désirait pas se
marier.
La famille avait, comme tous les habitants de l'île,
un coin de terre où l'on mettait des pommes de terre
et semait de l'orge, et cela leur suffisait pour vivre
bien modestement, mais contents de leur sort, avec la
contribution journalière qu'on prélevait sur la mer,
poissons et coquillages. Il y avait devant la maison
une petite aire, avec une meule de paille d'orge. Sou-
vent, quand elle était couchée dans son lit, pendant
que le vent mugissait et que les vagues hurlaient en se
brisant contre les rochers du rivage, Mona avait cru
entendre des gémissements plaintifs près de sa porte :
mais elle croyait que c'étaient de pauvres âmes de
naufragés qui demandaient des prières aux oublieux
vivants, et elle récitait que\(\nes De prof unclis ; inùs
elle plaignait les pauvres matelots qui étaient en mer
et se rendormait.
Mais, une nuit, elle entendit distinctement ces paroles,
prononcées par une voix plaintive, à fendre l'âme :
— 0 Mona, vous avez donc oublié votre époux le Mor-
gan,qui vous aime tant ; qui vous a sauvée de la mort et
vous a ramenée du fond de la mer, pour voir votre
90 HiS AVENTURES AIERVEILLliUSES
père et votre mère, vos frères et vos sœurs ? Vous
m'aviez i^ourtant bien promis de revenir ; et je vous
attends depuis si longtemps, et je suis si malheureux
sans vous... !
Alors Mona se rappela tout subitement. Elle se leva
à la hâte, sortit, et trouva le Morgan qui se lamentait
ainsi près de la meule do paille. Elle se jeta dans ses
bras... et depuis on ne la revit plus !
F. M. LuzEL.
Ce conte est extrait d'un article intitulé Voyage à Vîle d'Ouessanf,
publié dans la Bevîte de France, mars et avril 1874.
XIII
SOEUR ET MI-SOEUR
(CONTE DE MULHOUSE.
Il y avait une fois une femme qui avait deux filles,
l'une était née du premier mariage de son mari, et
l'autre était son propre enfant à elle. Mi-sœur était
un jour à filer près du puits, quand son fuseau tomba
dans l'eau et la mère la battit cruellement. Elle re-
tourna au puits et voulut rattraper son fuseau, mais la
marâtre lui donna une poussée, si bien que la pauvre
petite fille tomba dans le puits.
Et au fond elle arriva dans un grand et magnifique
jardin. Comme elle s'en allait toute en pleurs, le poi-
rier lui dit : — Fillette, pourquoi pleures-tu ainsi ? La
fillette répondit : — N'ai-je pas raison de pleurer ?
Ma petite mère m'a donné une poussée, si bien que je
suis tombée dans le puits !
Le poirier lui dit : — Fillette, étends ton tablier, je
vais te donner quelques poires. Et la fillette reçut de
lui les plus belles poires.
Ensuite elle arriva au prunier : le prunier lui dit :
— Fillette, pourquoi pleures-tu ainsi ? La fillette ré-
pondit; : N'ai-je pas raison de pleurer? Ma petite mère
ri LES AVENTURES MEUVEILLEUSES
m'a donné une poussf^e, si bien que je suis tombée
dans le puits. Le prunier lui dit : — Etends ton ta-
blier : je vais te donner des prunes. El il secoua dans
son giron ses plus belles prunes. Et la bonne petite
lille en eut autant avec les autres arbres.
Finalement elle arriva à un grand Château tout d'or,
et elle pleurait toujours à chaudes larmes. Une blanche
madame regardait par la fenêtre : elle lui demanda :
— Fillette, pourquoi pleures-tu? — N'ai-je pas raison de
pleurer ? Ma petite mère m'a donné une poussée, si
bien que je suis tombée dans le puits. — Sais-tu quoi ?
dit la dame: tu peux passer la nuit chez moi ; mais
d'abord dis-moi, où préfères -tu manger : avec le petit
chien et avec le petit chat ? ou avec le monsieur et la
dame?
La fillette répondit modestement : — Avec le petit
chien et le petit chat. Je voudrais ne gêner personne.
Et puis pourtant on lui permit de manger avec le
monsieur et la dame.
La dame lui dit : — Où préfères-tu coucher ? avec le
petit chien et le petit chat ? ou avec le monsieur et la
dame ? La petite fille répondit : — Avec le petit chien
et le petit chat.
Et justement on lai permit de coucher avec le mon-
sieur et la dame.
Le lendemain la dame lui dit : — Comment préfères-
tu être voiturée chez toi ? Dans une voiture barbouil-
lée de poix et de résine ? ou dans une toute d'argent
et d'or ? La fillette répondit : — Dans une barbouillée
de poix et de résine. Mais il lui fut permis de s'en re-
tourner dans un carrosse d'argent et d'or.
Comme elle arrivait à la maison, sa petite sœur qui
regarde par la fenêtre, se met à frapper des mains et
s'écrie :
SŒUR KT MI-SŒUU 93
O Bidi bidi boum !
Ma petite sœur arrive.
Et lourdement chargée,
Avec argent et or.
Je veux aller l'aider à décharger.
0 Bidi bidi boum !
Quand la méchante mère eut vu que Mi-sœur était
arrivée à de si grands honneurs, elle dit à son propre
enfant : — Sais-tu quoi, Annette ? Jette-toi aussi, ton
fuseau dans le puits et saute après ! Qui sait ? Peut-
être t'en arrivera-t-il là en bas comme à ta petite
sœur, et pourras-tu revenir dans une voiture d'or.
Mais celle-ci était une enfant méchante et opiniâtre.
A peine la mère a-t-elle fini de parler que déjà le fu-
seau est en bas dans le puits et que la petite fille saute
après et arrive dans le beau grand jardin dont je vous
ai déjà parlé. Le soleil brillait d'un éclat d'or et les roses
et les lis. ... non ! c'était une vraie splendeur. La petite
fille arrive au poirier et dit : — Allons, toi I donne-
moi aussi quelques poires! Mais elle attendit longtemps
et le poirier ne bougeait pas. Elle va plus loin et arrive
au prunier et elle dit : — Allons, prunier, donne-
moi aussi quelques prunes. Mais qui ne lui donna
rien ? Ce fut le prunier, et ce que les autres arbres
firent, je n'ai pas besoin de vous le raconter.
Tout au fond du jardin, la blanche dame regarde de
nouveau hors de son palais et dit : — Fillette, où vas-
tu ? D'où viens-tu ? Que demande ton petit cœur. — Je
veux entrer, je veux manger, je veux dormir dans
un petit lit d'or et je veux m'en retourner dans un
petit carrosse d'or.
La madame peut à peine retenir son rire, et conti-
nue ses questions. — Avec quip réfères-tu manger: avec
chien et chat ou avec maître et dame ? — Eh mais ! avec
94 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
maître et dame, cela s'entend. Et là-dessus elle fut
obligée, par punition, de manger avec chien et chat.
Un peu plus tard la madame demande de nouveau :
— Auprès de qui aimes-tu mieux dormir ? auprès de
chien et chat, ou auprès de maître et dame ? — Eh
mais ! auprès de maître et dame, cela s'entend. —
Mais qui fut obligé de dormir avec chien et chat ? Ce
fut ma méchante fillette.
Le lendemain, quand elle se lève, la madame lui dit :
— Comment préfères-tu rentrer chez toi ? dans le car-
rosse barbouillé de poix et de résine, ou dans le car-
rosse d'or et d'argent ? — Eh mais ! dans le carrosse
d'or, s'écrie-t-elle. Mais en punition, elle fut obligée
de rentrer dans le carrosse barbouillé de résine.
Ce que la mère dit, quand son enfant revint dans la
voiture barbouillée de poix, avec honte et moquerie,
et quelle figure elle fit alors? Oui ; j'aimerai bien vous
le dire, mais mon arrière-grand'mère, qui a été assez
bonne pour me raconter la petite histoire, commen-
çait à avoir mauvaise mémoire et elle n'a pas pu s'en
rappeler davantage.
Auguste Stœber, Elsœssisches VolksiilcMein.
XIV
LE PAYS DES MARGRIETTES
(conte de la basse-xormandie.)
Il y avait une fois un roi et une reine qui n'avaient
pas d'enfant, mais qui tenaient beaucoup à en avoir. A
la fin il leur en vint un. On célébra le baptême avec
une grande solennité. Toutes les fées du voisinage y
lurent invitées, mais l'une d'elles qu'on avait oubliée
so vengea en donnant à l'enfant un visage de singe.
Toutefois cette difformité ne devait durer que jusqu'à
son mariage et quinze jours après.
Le roi et la reine étaient au désespoir; on attendait
avec impatience le temps où on pourrait le marier. Ce
moment arriva enfin..., enfin pour les parents, car le
])rince n'y mettait pas d'empressement, sachant que sa
ligure de singe n'était guère propre à le faire aimer.
Ses parents, qui tenaient beaucoup à le voir changer
de figure, lui remirent une pomme d'orange.
— Tu la donneras à celle des filles du pays qui te
conviendra le mieux.
Puis le roi fit battre par le tambour de ville que
toutes les filles à marier eussent à se présenter devant
le palais, pour que le prince put se choisir une épouse
entre elles.
96 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Les jeunes filles n'étaient pas trop contentes, les
riches surtout, à l'idée d'avoir pour mari un homme à
tète de singe, comme était le fils du roi. Mais il n'y
avait rien à faire, il fallait obéir. Elles arrivèrent donc
toutes dans la cour du palais. Le prince les passa en
revue; celles devant lesquelles il avait passé sans leur
donner la pomme d'orange se sauvèrent bien vite, heu-
reuses d'être débarrassées. Le prince, qui lisait ce sen-
timent sur les visages, refusa de choisir entre elles et
les congédia toutes.
Cela ne faisait l'affaire ni du roi ni de la reine,
puisque ainsi, leur fils courait risque de rester singe
toute sa vie. Comme ils lui faisaient des remontrances,
deux militaires amenèrent une jeune fille, une pâtoure,
fort mal habillée, qui n'avait pas osé désobéir au roi
en ne se montrant pas, mais s'était dissimulée derrière
un arbre pour n'être pas aperçue. On la dénonçait
comme s'étant soustraite à l'ordre qui avait été donné
à toutes les filles du pays.
Le prince la regarda ; il n'y avait dans ses yeux ni
dégoût ni dédain. Il y avait de la modestie et de la sym-
pathie. Son regard semblait dire : « Je ne suis pas
digne que le prince me choisisse, mais je le plains et je
me sens toute disposée à l'aimer. » Le prince lui donna
la pomme d'orange.
Il fallut la décrasser d'abord. On lui fit prendre un
bain, on lui donna une belle robe de princesse, des col-
liers, des chaînes d'or. Ses compagnes ne l'auraient
pas reconnue, mais elle avait toujours ce bon et doux
regard qui avait séduit le prince au premier abord. Il
accepte avec joie cette charmante épouse. On fait une
noce solennelle, une belle noce. Il n'y avait personne
qui ne se mît aux portes pour la voir passer.
La jeune femme aurait été la plus heureuse des
i
LE PAYS DES MARGRIETTES 97
femmes, n'eût été le visage de son mari; il était em-
pressé, attentif ; du reste, elle sentait qu'elle l'aimait
beaucoup, mais elle l'eût aimé encore bien davantage
sans sa figure de singe.
Quand il était couché la nuit auprès d'elle dans
l'obscurité, il lui semblait qu'il n'avait plus cette
affreuse figure. Une nuit, elle n'y tint plus, elle résolut
de s'en assurer. Elle se lève tout doucement nu-pieds,
va chercher une bougie, et sûre que son mari dort,
elle le regarde.
C'était le plus beau prince du monde. Elle n'aurait
jamais osé rêver tant de beauté et tant de grâce dans
un mari. Dans sa joie elle fait un mouvement, une
goutte brûlante de bougie tombe sur la figure du prince,
il se réveille.
— Malheureuse, lui dit-il, je n'avais plus que quinze
jours de pénitence à faire et j'aurais toujours été tel
que tu me vois. Ta curiosité nous fait bien du mal
à tous deux. Maintenant il faut absolument que je
parte.
— Il faut que tu partes? Où vas-tu donc?
— Dans le paj^s des Margriettes ' . Adieu !
— Et tu ne m'emmènes pas?
— Non, tu ne peux pas me suivre.
Il partit donc, mais sa jeune femme ne pouvait plus
vivre sans lui, et un beau jour elle se mit en route pour
aller le rejoindre au pays des Margriettes. Mais elle ne
savait pas de quel côté était ce pays. Elle rencontra une
vieille petite bonne femme toute courbée et appuyée sur
son bâton.
— Ma bonne dame, ne pourriez-vous pas me dire où
se trouve le pays des Margriettes ?
* Des marguerites,
CONTES. 7
98 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Ma pauvre petite, ce doit être loin, bien loin, car
je n'en ai jamais entendu parler. Mais tenez, voilà trois
noisettes ; quand vous aurez besoin de quelque chose,
cassez -les, cela pourra vous servir.
La jeune femme remercie la vieille et poursuit son
chemin. Après avoir marché bien longtemps encore,
elle rencontre une autre vieille.
— Pourriez-vous m'enseigner le pays des Margriettes,
ma bonne dame?
— Ma chère petite, je ne connais pas ce pays-là. Il
faut qu'il soit bien loin, bien loin, car je n'en ai jamais
entendu parler. Mais prenez ces trois noix-là. Cela
pourra vous servir, seulement ne les cassez qu'en cas
de besoin.
La jeune femme remercia la vieille et continua son
chemin. Mais il y avait bien longtemps qu'elle marchait.
A un certain moment elle se sentit lasse et s'assit sur
le bord d'une haie. Une bonne femme qui passait par là
lui dit :
— Tous avez l'air bien fatigué. Vous venez de loin,
sans doute ?
— Oh oui! de bien loin. Je voudrais aller au pays
des Margriettes. Ne pourriez-vous pas m'indiquer le
chemin ?
— Non, lui répondit la vieille. Je ne sais pas ce
que c'est que le pays où vous voulez aller. Mais pre-
nez toujours ces trois marrons. Cela pourra vous
servir.
Ces trois vieilles étaient les fées protectrices de la
jeune femme ; seulement, elle n'en savait rien.
Elle remercia la vieille et voulut reprendre son
chemin à travers la forêt; mais elle était si fatiguée,
si fatiguée, qu'elle ne savait plus mettre un pied l'un
devant l'autre. Le soir, elle aperçoit une chaumière oii
LE PAYS DES MARGRIETTES 99
il y avait du feu. Elle se dirige de ce côté. Une vieille
femme était assise devant la porte.
— Je n'en puis plus de fatigue. Ne pourriez-vous
pas me permettre de me reposer chez vous et d'y
coucher ?
— Certainement, ma brave femme. Entrez et repo-
sez-vous.
On lui sert une bonne soupe, on lui donne un bon lit.
— Dormez bien et reposez-vous, lui dit la vieille,
vous reprendrez votre route demain matin.
La pauvre jeune femme tombait de sommeil ; elle
s'endormit tout de suite. Le lendemain, on lui de-
manda où elle allait.
— Au pays des Margriettes. Savez-vous où c'est?
— Non, mais mon cochon le sait. Il y va souvent et
revient chargé de toutes sortes de choses précieuses.
Seulement, il part tout seul le matin, tantôt à une
heure, tantôt à une autre, et l'on ne peut savoir d'a-
vance à quel moment précis il fera le voyage.
— Eh bien ! mettez-moi à coucher avec votre co-
chon. Quand il bougera, je m'éveillerai et je le suivrai.
On lui dit que cela n'est pas raisonnable. On l'en-
gage à se coucher dans un bon lit ; la vieille l'éveillera
le lendemain. La jeune voyageuse s'obstine. Il faut
céder à la fin. On lui fait un lit avec de la paille fraîche ;
elle se couche sans se déshabiller et s'endort, mais
d'un œil seulement. Dans le haut de la nuit, elle en-
tend le cochon qui s'éveille, se secoue et s'en va en
faisant : tron ! tron !
La jeune femme sort avec lui; elle le suit, et, de
bon matin, ils arrivent devant un magnifique château
où tout plein de gens allaient et venaient, comme s'il
s'y passait quelque chose d'extraordinaire. Elle aper-
çoit une-petite pâtoure et lui dit :
100 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Ma petite, ne pourriez-vous me dire ce que c'est
que ce cliâteau et ce qu'on y va faire ?
— Madame, c'est le château des Margriettes, et la
demoiselle va se marier avec un jeune et beau prince
qui est arrivé ici il n'y a pas longtemps.
— Si c'était mon mari ? pensa-t-elle. Veux-tu chan-
ger d'habit avec moi, ma petite ?
— Oh ! Madame, ne vous moquez pas de moi.
— Je ne me moque pas, je parle sérieusement.
Veux-tu troquer tes habits contre les miens ?
— Une princesse comme vous !
— J'ai été pàtoure avant d'être princesse. Chan-
geons d'habits, te dis-je. Crains-tu de perdre au
change ?
La paysanne toute confuse se déshabille. La jeune
dame se revêt du costume de la bergère, en lui lais-
sant le sien, puis elle va se présenter au château, et
demande si on n'a pas besoin d'une servante.
— Nous avons assez de serviteurs, lui répondit-on.
Elle insiste. Pendant cette discussion, la demoiselle
passe et ordonne que l'on retienne la petite pàtoure.
— Mais elle dit qu'elle n'a encore servi nulle part !
Elle ne saura rien taire.
— Elle saura toujours bien tourner la broche.
La voilà admise dans la cuisine en qualité de tourne-
broche. Elle va et vient dans le château. Les apprêts
de la noce se poursuivent. Elle a reconnu son mari.
Mais comment s'approcher de lui ? comment se faire
reconnaître ?
Elle se souvient alors des présents qui lui ont été
faits par les vieilles. Elle pèle ses trois châtaignes.
Elles se transforment en un beau rouet tout en or, dia-
mants et pierreries. L'une devient le corps du rouet, la
seconde la quenouille, la troisième la tète avec la
u
LE PATS DES MARGRIETTES
401
broche, le fuseau et tout ce qui s'ensuit. La princesse
voit ce rouet et l'admire.
— Qui a apporté cela ? dit -elle.
— Moi, dit la tourneuse de broche.
' — Veux-tu me le vendre ?
— Je ne le vends pas, il faut le gagner.
— Que veux-tu qu'on fasse pour le céder ?
— Je veux coucher avec le prince cette nuit même
à la place de la mariée.
Vous jugez comme on se récrie ! La jeune femme
n'en démord pas. On se consulte, on voudrait bien ne
pas laisser échapper ce rouet. Mais la mariée ne veut
pas consentir à laisser son mari coucher avec cette
fille de cuisine.
— Tu as tort, lui dit sa mère. Nous ferons prendre
au prince de Vendormillon. Il s'endormira aussitôt
qu'il sera couché, et le rouet nous restera.
— Eh bien, soit ! dit-on à la fille de cuisine. Donne-
nous ton rouet et tu coucheras avec le prince.
Pendant le souper, on fait prendre au prince un
breuvage soporifique ; aussitôt qu'il est au lit, il s'en-
dort. La jeune femme fait du bruit, chante, crie ; elle
le pince, rien n'y fait , il dort jusqu'au jour. Seule-
ment ceux qui couchaient tout près de là se plaignent
du tapage qu'on a fait dans la chambre du prince et
demandent en grâce qu'une autre fois on les laisse
dormir.
La jeune femme, dépitée, mais non découragée, se
retire dans le petit réduit qu'on lui a assigné, et là elle
casse ses trois noisettes. lien sort un superbe trô*
tout en or et en pierreries. La première noisette four-
nit le pied, la seconde les quatre bras, la troisième la
Sorte de dévidoir.
102 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
manivelle pour le faire tourner. On parle de ce su-
perbe trô à la dame du château. Elle vient le voir.
— Qui a apporté cela? demande la dame.
— Moi, Madame, répond l'aide de cuisine.
— Veux-tu me le vendre ?
— Je ne le vends pas, il faut le gagner.
— Que faut-il faire pour le gagner ?
— Me permettre de coucher encore aujourd'hui
avec le prince.
On lui objecte que c'est extravagant. La mariée
déclare qu'elle se repent d'avoir consenti une pre-
mière fois ; elle ne consentira pas une seconde. Sa
mère parvient à la calmer. On fera prendre cette
fois encore de rendormillon au prince , et le trô
sera gagné.
La princesse cède encore cette fois, et cette nuit se
passe comme la première. Le prince dort d'un som-
meil de plomb, et la jeune femme essaie en vain de le
réveiller en pleurant, en criant, en faisant tout le bruit
possible.
Les domestiques, que cela empêche de dormir, sont
fort mécontents. Ils se plaignent au chef de cuisine,
qui se charge de faire entendre leurs doléances. Il va
en effet trouver le prince.
— Prince, lui dit-il, il se passe quelque chose de
bien extraordinaire la nuit dans votre chambre. Ce
n'est pas votre femme qui couche avec vous, mais sa
petite aide de cuisine, et. elle fait toutes les nuits un
bruit à empêcher tout le monde de dormir.
— En effet, pense le prince. Je me sens tellement
lourd tous les soirs, quand je me mets au lit, qu'il doit
y avoir quelque chose là-dessous. Certainement, on me
fait prendre de l'endormillon. Mais si l'on m'en apporte
la prochaine fois, je ne dirai rien, je le jetterai dans la
LE Pays des margriettes 'i03
ruelle du lit, je ferai semblant de dormir, et je verrai
ce qui arrivera.
La jeune femme voulut faire une troisième tenta-
tive. Il lui restait les trois grosses noix ; elle les cassa
et elle vit apparaître devant elle un superbe dévidoir,
plus riche encore et plus beau que le rouet et le trô.
La première forma le pied, la seconde les quatre bras
et la troisième les quatre fillettes. Le rouet et le trô
n'étaient rien auprès du dévidoir.
La dame en fut émerveillée, et proposa de nouveau
à la petite tourne-broche de le lui vendre.
— Je ne le vends ni pour or, ni pour argent.
— Que veux-tu donc ?
— Coucher une troisième fois avec le prince.
— Tu y as déjà couché deux fois, et tu n'en es pas
plus avancée.
— Je veux essayer une troisième.
Après avoir longtemps hésité, la mère et la fille con-
sentirent encore une fois, la dernière, se promettant
bien d'user de l'endormillon comme les deux pre-
mières nuits.
A peine le prince était-il au lit, qu'on lui apporta la
liqueur soporifique. Il ne dit rien, et fit semblant de
l'avaler, mais il la jeta à la ruelle et ferma les yeux
comme s'il dormait.
Sa femme, l'ancienne, vint alors se placer à côté de
lui. Dès les premiers mots qu'elle prononça, il la re-
connut. Jusqu'alors il ne l'avait pas regardée sous ses
vêtements d'aide de cuisine.
— Gomment, ma femme chérie, c'est toi qui viens
me retrouver ici ! Comment as-tu fait pour me décou-
vrir ? Elle lui raconta tout ce qui s'était passé et com-
ment elle était parvenue à trouver le pays des Mar-
griettes.
i04 LKS AVEKTURICS MERVEIIJ.EUSES
Le prince fut aussi enchanté de ce témoignage d'a-
mour que de la beau-té de la jeune femme, qu'il trou-
vait fort supérieure à celle de la fille du château. Il
s'était marié avec elle par complaisance et ne s'était
jamais donné la peine ni de connaître ses sentiments,
ni même de la bien regarder. Il ne voulut plus dès lors
entendre parler de son second mariage. Mais com-
ment se libérer ?
— Ne dis rien, dit-il à sa femme, je tâcherai d'ar-
ranger tout.
Le lendemain, quand tout le monde fut assemblé,
parents de la fiancée, invités à la noce et autres, le
prince leur dit :
— Messieurs et mesdames, il m'arrive aujourd'hui
une drôle d'aventure. J'avais fait faire dans le temps
une clé pour mon secrétaire, puis je l'avais perdue.
Comme je ne pouvais pas rester sans ouvrir mon se-
crétaire, j'avais fait faire une nouvelle clé. Mais voilà
que je viens de retrouver la vieille, au moment où je
me suis pas encore servi de l'autre. Laquelle vaut-il
mieux garder, de la vieille ou de la neuve ? La vieille,
n'est-ce pas, dont j'ai fait usage et que je connais bien.
N'étes-vous pas de cet avis-là?
— Certainement, répondit-on ; il vaut beaucoup
mieux garder la vieille, celle dont on avait Thabitude
de se servir, et qui convient le mieux à la serrure.
— Je suivrai votre conseil. Ma vieille clé que j'avais
perdue, la voilà, dit-il, en montrant la jeune aide de
cuisine. Je l'ai retrouvée, et je la reprends, suivant le
conseil que vous m'avez donné.
Jean Fleury, Littérature orale
de la Basse- Normandie.
XV
LE NAVIRE DES FÉES
(CONTE DE MARIN.
InéclU.
Il était une fois à Saint-Cast un jeune capitaine qui
n'avait pas de navire à commander. Il faisait pourtant
démarches sur démarches, allait voir les armateurs et
leur proposer ses services ; mais bien qu'il fût connu
pour un bon marin, il ne trouvait pas de commande-
ment. Un jour qu'il était encore allé à Saint-Malo sans
avoir mieux réussi que les autres fois, il se mit tard
en chemin pour retourner à pied à son village, et quand
la nuit vint à tomber il n'était pas loin du bois que tra-
verse la grande route.
— Ah ! dit-il, j'aurais mieux fait de rester à coucher
à Saint-Malo ; car il faut que je passe par le bois de
Pontual, et on raconte qu'à la nuit close on est ex-
posé à y faire de mauvaises rencontres.
Il força le pas, et entra dans le bois ; quand il fut au
milieu, il entendit du bruit, et s'étant arrêté pour écou-
ter, il ouït une voix qui criait : « A mon aide ! à mon
aide ! au secours ! »
— Ah ! pensa-t-il, c'est peut-être quelqu'un que les
voleurs veulent tuer ; mais il ne sera pas dit que j'aurai
i06 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
laissé périr une créature sans essayer de la secourir.
Il courut à l'endroit d'où partaient les cris, et vit
une bonne femme qui se défendait de son mieux contre
cinq hommes qui essayaient de la tuer. Il se mit à
C(3té d'elle, et à eux deux ils tuèrent les voleurs.
Quand ils furent sortis du bois, la vieille, qui était
une fée, lui dit :
— Capitaine, vous avez bon cœur, et vous en serez
récompensé : si j'avais voulu, j'aurais bien tué toute
seule les cinq voleurs ; car j'ai assez de pouvoir pour
cela; mais je voulais voir si vous étiez courageux et
secourable aux pauvres gens.
Aussitôt elle disparut; le capitaine continua sa route
et arriva à Saint-Cast sans accident.
Le lendemain, il vit entrer dans sa maison une belle
dame qu'il ne connaissait point, et qui lui dit :
— C'est moi qui suis la bonne femme d'hier, que
vous avez secourue dans les bois de Pontual. Je
suis fée, et je sais que vous reveniez de Saint-!Malo où
vous aviez vainement cherché un navire à commander.
Il est inutile que vous fassiez de nouvelles démarches :
je vous donnerai le commandement d'un navire, d'un
beau, et jamais personne n'aura vu son pareil.
Le capitaine remercia la dame de son mieux, puis il
l'invita à dîner avec lui. Quand le repas fut fini, elle
lui dit :
— A votre tour venez avec moi ; je suis une des fées
de la Houle ^ de Saint-Briac, et c'est auprès de ma
grotte que vous verrez votre navire.
Le capitaine suivit la dame, et quand ils furent au
bord de la mer, elle lui prit la main, et tous les deux
marchaient sur les vagues comme sur une grande
' Caverne au bord de la mer.
LE NAVIRE DES FÉES 107
route, l'eau ne mouillait pas même les semelles de
leurs souliers. Ils arrivèrent à la Ploule, et la fée mon-
tra au capitaine le navire qui lui était destiné. La
coque était toute en or, les mâts aussi, ainsi que les
vergues et les poulies, et les cordages étaient tressés
en fil d'or. Il n'était pas encore tout à fait prêt, et les
orfèvres de la Houle étaient occupés à le terminer.
Il était si brillant que le capitaine pouvait à peine le
regarder.
— Quand sera-t-il fini, ce beau navire ? demanda-t-il
à la fée qui l'avait amené.
— Pourquoi me faites-vous cette question ?
— C'est afin d'avoir le temps de former un équipage
pour monter le navire lorsqu'il sera achevé.
— Ne vous inquiétez pas, dit la fée, votre équipage
est fait, et je vais vous le montrer.
Elle lui frotta le tour des yeux avec de la pommade ;
aussitôt il vit au moins trente petits fions * qui étaiejit
habillés comme des amiraux, et elle lui dit en les mon-
trant du doigt :
— Capitame, ce sont ces petits hommes qui seront
vos matelots ; dans trois jours le navire sera paré,
vous pourrez partir, et ils vous aideront à le conduire,
car ce sont de fins marins. En attendant, venez dhier
avec moi et les autres habitants de la Houle.
Le capitaine suivit la fée : elle lui fit traverser une
longue suite d'appartements brillants comme de l'or, et
ils finirent par arriver dans une grande salle où était
dressée une belle table ; c'était autour d'elle que les fées,
les faitauds^ et les fions venaient s'asseoir pour prendre
leurs repas. Le capitaine regarda par la fenêtre,
et vit dans une cour des fions et des faitauds armés
* Les fions sont des fées mâles de petite taille.
— On appelle laitauds les maris ou les fik de fées.
i08 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
d'épées et de baïonnettes, et qui faisaient l'exercice :
— Pourquoi, demanda-t-il, s'exercent-ils ainsi?
— Ce sont nos soldats, répondit la fée, et ils se pré-
parent à aller se battre avec les fées de Cliêlin * qui
nous ont déclaré la guerre.
Lorsque les faitauds et les fions eurent fini de manœu-
vrer, ils jouèrent de la musique avec leurs épées, puis
tout le monde entra dans la salle pour y dîner. Ce jour-là
il y avait une grande fête à la Houle, car la reine des fées
venait d'avoir un garçon et on célébrait sa naissance.
Le repas terminé, le capitaine voulut s'en aller; la
fée qui l'avait amené et qui se nommait la fée Gla-
dieuse, vint le conduire jusqu'à la porte de la grotte,
et avant de le quitter elle lui dit :
— Yoici des bottes que vous mettrez pour passer la
mer; tant que vous en serez chaussé, vous pourrez
aller sur terre et sur mer, partout où vous voudrez.
Demain vous reviendrez ici, pour prendre le comman-
dement du navire.
Le capitaine remercia la fée, puis ayant chaussé les
bottes il marcha sur les vagues de la mer comme sur
une grande route, et il arriva à Saint-Cast. Mais quand
il entra dans sa maison, il n'y trouva plus rien : ses
parents qui l'avaient vu passer la mer, le croyaient
noyé et ils avaient enlevé son mobilier. Il alla le leur
demander, mais ils le prirent d'abord pour un reve-
nant ; quand il leur eut montré qu'il était un homme
en chair et en os, il leur raconta qu'il avait trouvé un
navire à commander. Il leur fit cadeau de son mobiher,
puis après avoir embrassé son père et sa mère, il partit.
Il se rendit à la pointe de l'Isle, et ayant chaussé
ses bottes, il traversa la mer sans se mouiller. Son
^ Chêlia est une houle ou grotte de Saint-Cast.
LE NAVIRE DES FEES 109
navire était tout près de la Houle, appareillé et prêt à
partir. Il monta à bord, et la fée Gladieuse qui était
sur le pont, lui dit :
— Ce navire naviguera sous la mer comme sur la
mer, dans l'air comme dans l'eau, à votre volonté.
Elle descendit ensuite à terre, et les matelots de la
Houle arrivèrent à bord ; à l'instant le vent gonfla les
voiles, et le vaisseau partit comme l'éclair.
Il marchait aussi vite que le vent qui soufflait tou-
jours derrière lui : jamais ils ne couraient de bordées,
jamais ils n'avaient vent debout, et personne n'avait
besoin de tenir la barre ni d'amurer les voiles : un
faitaud que personne ne voj^ait, dirigeait tout comme
il voulait. Au bout de quinze jours, il conduisit le
navire dans un port, et l'ancre fut aussitôt jetée.
Ce port était dans une île où demeuraient des fées et
des faitauds, et ils accueillirent de leur mieux le capi-
taine et son équipage.
Le lendemain de l'arrivée à l'île, pendant que tous
les matelots étaient à terre et que seul le capitaine se
trouvait à bord, le faitaud se montra à lui et lui dit :
— C'est moi qui, par mon souhait, ai fait entrer le
• navire dans ce port; c'est moi* qui l'ai conduit jus-
qu'ici, et vous n'avez pas eu grand mal à le gouverner,
puisqu'il marchait toujours vent arrière. Maintenant
vous allez embarquer des faitauds pour nous aider à
combattre les fées de Chèlin.
— Très bien. Monsieur le faitaud ; à l'instant je vais
descendre à terre, et prendre des passagers suivant
vos ordres.
— Dès qu'ils seront à bord, dit le faitaud, vous ferez
voile pour Saint-Briac ; mais je vais quitter le navire,
qui désormais ne marchera que par votre comman-
dement. Voici un petit sifflet que je vous donne : aus-
110 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
sitôt que vous serez à terre, vous n'aurez qu'à siffler,
et aussitôt vos matelots et les faitauds qui doivent
prendre part à la guerre, se rendront à votre bord.
Le capitaine descendit dans l'île, et, dès qu'il eut
sifflé, cinq cents faitauds et les trente fions qu'il avait
amenés sautèrent à bord. En moins de dix minutes, le
navire fat appareillé, et il sortit du port. Pendant toute
la traversée, il eut encore vent arrière, et moins de trois
semaines après le départ, il arriva à Saint-Briac.
Les cinq cents faitauds débarquèrent et entrèrent
dans la Houle oii ils furent bien reçus. Trois jours
après ils partirent en guerre contre les fées de Chêlin ;
mais elles ne furent pas les plus fortes et elles deman-
dèrent la paix.
La guerre fut terminée et il y eut de grandes réjouis-
sances à la Houle de Saint-Briac ; le capitaine ramena
les faitauds dans leur lie, puis il alla à Anvers prendre
pour les fées un chargement de charbon de terre. Elles
étaient bien contentes de lui, et quand il revint, elles
lui payèrent cent mille francs pour son voyage.
Deux jours après, le navire reprit le large; pendant
trois ans il navigua sur les mers sans toucher à aucune
terre, et parfois il n'y avait plus de vivres à bord :
mais alors le capitaine se servait de la baguette que la
fée Gladieuse lui avait donnée, et il s'en procurait
autant qu'il fallait.
A la fin de la troisième année, ils se trouvèrent en
vue d'une petite île, et le capitaine et les fions ses
matelots y débarquèrent. Il y avait dans les arbres des
fruits de toute sorte, les ruisseaux étaient de vin, de
cidre et de tout ce qui était bon à boire, et la terre
était couverte de pierres d'or et de diamants. Les fions
goûtèrent à tout, puis ils chargèrent le navire de
diamants et de pierres d'or. Comme ils étaient prêts à
LE NAVIRE DES FÉES III
partir, ils virent venir un bonliorame si vieux, si vieux
qu'il paraissait avoir plus de mille ans. C'était le seul
habitant de l'île, et il les pria de l'embarquer pour
aller à Saint-Briac.
Il était si vilain, si vilain que le capitaine lui-même
en avait peur, et il avait raison, car c'était le diable.
Dès que le bonhomme fut à bord, il voulut prendre le
commandement du navire ; mais le capitaine lui résista
et le força à obéir.
Ils remirent à la voile, et quand ils furent en pleine
mer, ils furent attaqués par des pirates, qui depuis
longtemps couraient après le navire d'or. Deux cents
au moins sautèrent à l'abordage, et le vieux diable se
mit de leur côté ; mais les fions les tuèrent tous et ils
tuèrent aussi le vieux diable. Ils jetèrent les cadavres
à la mer ; mais les pirates qui étaient restés à bord de
leur navire voulaient mettre le feu aux poudres et se
faire sauter avec le navire d'or. Alors le capitaine dit :
— Par la vertu de ma baguette, que mon navire
navigue sous les flots comme dessus.
Aussitôt le navire d'or s'enfonça sous la mer, et les
pirates ne purent lui faire aucun mal.
Depuis ce temps-là, le diable à qui était soumise la
race des fées, et qui se rendait à Saint-Briac pour les
punir, ayant été coupé en morceaux par les flons,
n'osa plus leur commander, et depuis les fées et les
faitauds ne lui appartiennent plus.
Le navire d'or continua son voyage, et il revint à la
Houle de Saint-Briac. Les fées et les faitauds furent si
contents du chargement que leur apportait le capi-
taine, qu'ils lui firent épouser la fée Gladieuse, et il
vécut heureux avec elle dans la grotte.
J'ai recueilli ce conte au petit port de Saint-Cast
(Côtes-du-Nord).
XVI
LA BOURSE, LE SIFFLET ET LE CHAPEAU
(CONTE LORRAIN.)
Il était une fois trois frères, le sergent, le caporal
et l'appointé », qui montaient la garde dans un bois.
Un jour que c'était le tour de l'appointé, une vieille
femme vint à passer près de lui et lui dit :
— L'appointé, yeux-tu que je me chauffe à ton feu?
— Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tue-
raient.
— Laisse-moi me chauffer et je te donnerai une
petite bourse.
— Que veux-tu que je fasse de ta bourse ?
— Tu sauras, l'appointé, que cette bourse ne se
vide jamais. Quand on y met la main, on y trouve
toujours cinq louis.
— Alors, donne-moi-la.
Le lendemain, c'était le caporal qui montait la garde,
la même vieille s'approcha de lui.
— Caporal, veux-tu que je me chauffe à ton feu ?
Avant la Révolution, on appelait appointés les soldats qui tou-
chaient une paie plus grosse que les autres.
LA BOURSE, LE SIFFLET ET LE CHAPEAU il3
— Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tue-
raient.
< — Laisse-moi me chauffer, et je te donnerai un
petit sifflet.
— Que veux-tu que je fasse de ton sifflet ?
— Tu sauras, caporal, qu'avec mon sifflet, on fait
venir en un instant cinquante mille hommes d'infan-
terie et cinquante mille hommes de cavalerie.
— Alors, donne-le-moi.
Le jour suivant, pendant que le sergent montait la
garde, il vit aussi venir la vieille,
— Sergent, veux-tu que je me chauffe à ton feu ?
— Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tue-
raient.
— Laisse-moi me chauffer, et je te donnerai un
beau petit chapeau.
— Que veux-tu que je fasse de ton chapeau ?
— Tu sauras, sergent, qu'avec mon chapeau on
se trouve transporté partout où l'on veut être.
— Alors, donne-le-moi.
Un jour l'appointé jouait aux cartes avec une prin-
cesse ; celle-ci avait un miroir dans lequel elle voyait
le jeu de l'appointé : elle lui gagna sa bourse. Il s'en
retourna au bois bien triste, et il sifflait en marchant.
La vieille se trouva sur son chemin.
— Tu siffles, mon ami, lui dit-elle, mais tu n'as
pas le cœur joyeux.
— En effet, répondit-il.
— Tu as perdu ta bourse ?
— Oui.
— Eh bien ! va dire à ton frère de te prêter son.
sifflet ; avec ce sifflet tu pourras peut-être ravoir ta
bourse.
— Mon frère, dit l'appointé au caporal, je crois que
114 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
si j'avais ton sifflet, je pourrais ravoir ma bourse.
— Et si tu perdais aussi mon sifflet ?
— Ne crains rien.
L'appointé prit le sifflet et retourna jouer aux cartes
avec la princesse. Grâce à son miroir, elle gagna
encore la partie et l'appointé fut obligé de lui don^ner
son sifflet. Il revint au bois en sifflottant.
— Tu siffles, mon ami, lui dit la vieille, mais tu n'as
pas le cœur joyeux.
— En effet, répondit-il.
— Tu as perdu ton sifflet ?
— Oui.
— Eh bien ! demande à ton frère de te prêter son
chapeau ; avec ce chapeau tu pourras peut-être ravoir
ta bourse et ton sifflet.
— Mon frère, dit l'appointé au sergent, je crois que
si j'avais ton chapeau, je pourrais ravoir ma bourse et
mon sifflet.
— Et si tu perdais aussi mon chapeau ?
— Ne crains rien.
L'appointé retourna jouer aux cartes avec la prin-
cesse, et elle lui gagna son chapeau. 11 revint très cha-
griné et trouva la vieille dans le bois.
-- Tu siffles, mon ami, dit-elle, mais tu n'as pas
le cœur joyeux.
— En effet, répondit-il.
— Tu as encore perdu ton chapeau ?
— Oui.
— Eh bien ! tiens, voici des pommes; tu les vendras
un louis pièce ; il n'y aura que la princesse qui pourra
en acheter.
L'appointé alla crier ses pommes devant le palais.
La princesse envoya sa servante voir ce que c'était.
LA BOURSE, LE SIFFLET ET LE CHAPEAU -115
— Ma princesse, dit la servante, c'est un homme qui
vend des pommes.
— Combien les vend-il ?
— Un louis pièce.
— C'est bien cher, mais n'importe.
Elle en acheta cinq, en donna deux à sa servante et
mangea les trois autres ; aussitôt il leur poussa des
cornes, deux à la servante, et trois à la princesse. On
fit venir un médecin des plus habiles pour couper les
cornes, mais plus il coupait, plus les cornes grandis-
saient.
La vieille dit à l'appointé.
— Tiens, voici deux bouteilles d'eau, l'une pour
faire pousser des cornes, l'autre pour les enlever. Va-
t'en trouver la princesse.
L'appointé se rendit au palais et s'annonça comme
un grand médecin. Il employa pour la servante l'eau
qui faisait tomber les cornes ; mais pour la princesse,
il prit l'autre bouteille, et les cornes devinrent encore
plus longues.
— Ma princesse, lui dit-il, vous devez avoir quelque
chose sur la conscience.
— Rien, en vérité.
— Vous voyez pourtant que les cornes de votre ser-
vante sont tombées, et que les vôtres grandissent.
— Ah ! j'ai bien une méchante petite bourse...
— Que voulez-vous faire d'une méchante petite
bourse, ma princesse? donnez-la-moi.
— Vous me la rendrez ?
— Oui, ma princesse, certainement je vous la ren-
drai.
Elle lui donna la bourse, et il fit tomber une des trois
cornes.
116 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Ma princesse, vous devez encore avoir quelque
chose sur la conscience.
— Rien en vérité . . . J'ai bien un méchant petit
sifflet...
— Que voulez-vous faire d'un méchant petit sifflet,
ma princesse V donnez-le-moi.
— Vous me le rendrez ?
— Bien certainement.
Il fit tomber la seconde corne, mais il en restait
encore une.
— Vous devez encore avoir quelque chose sur la
conscience.
— Plus rien en vérité... J'ai bien un méchant petit
chapeau...
— Que voulez-vous faire d'un méchant petit chapeau,
ma princesse ? donnez-le-moi.
— Vous me le rendrez ?
— Oui, oui, je vous le rendrai... Par la vertudemon
petit chapeau, que je sois avec mes frères.
Aussitôt il disparut, laissant la princesse avec sa
dernière corne. Quand je lavis l'autre jour, elle l'avait
encore.
Emmanuel Cosquin, Contes 'populaires lorrains,
n° XI.
XVII
LA BELLE ET LA BÊTE
• CONTE BASQUE.)
Comme souvent dans le monde, il était un roi qui
avait trois filles. Il avait l'habitude d'apporter toujours
de beaux présents à ses deux aînées; mais il ne faisait
aucune attention à la plus jeune, et pourtant c'était la
plus jolie et la plus aimable.
Le roi continuait d'aller de foire en foire, de fête en
fête, et à chaque fois il avait l'habitude de rapporter
quelque chose pour ses deux filles aînées. Un jour qu'il
était sur le point de partir pour une fête, il dit à sa
plus jeune fille :
— Jamais je ne vous ai rien rapporté ; dites-moi ce
que vous désirez, et vous l'aurez.
Elle répondit à son père :
— Je n'ai besoin de rien.
— Si, si, je veux vous rapporter quelque chose.
— Hé bien! alors, apportez-moi une fleur.
Le roi partit et il s'occupa à acheter beaucoup de
choses : pour l'une un chapeau, pour l'autre une belle
pièce d'étoff'e pour s'habiller ; à l'aînée il acheta encore
un châle, et il revenait à la maison, lorsqu'en passant
devant un beau château, il vit un jardin rempli de
fleurs. Alors il se dit :
118 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Quoi ! je revenais sans rapporter une fleur à ma
iille; ici j'en trouverai en quantité.
Il en cueillit quelques-unes ; mais aussitôt qu'il l'eut
fait, il entendit une voix qui lui disait :
— Qui vous a donné la permission de prendre ces
fleurs? Vous avez trois filles ; si vous ne m'amenez pas
l'une d'elles avant la fin de l'année, vous serez brûlé,
en quelque lieu que vous soyez, vous et tout votre
royaume.
Le roi revint chez lui : il donna à ses deux filles
aînées les présents qu'il apportait et le bouquet à la
plus jeune, et celle-ci remercia beaucoup son père.
Au bout de quelque temps le roi devint triste ; et sa
fille aînée lui dit :
— Qui vous fait avoir du chagrin ?
— Si l'une de mes filles ne veut pas aller à tel endroit
avant la fin de l'année, je serai brûlé.
— Soyez brûlé si vous voulez, lui répondit sa fille
aînée; pour moi je n'irai pas. Je n'ai aucune envie d'y
aller. Arrangez-vous avec mes deux sœurs.
La seconde lui dit aussi :
— Vous semblez chagrin, papa; dites-moi ce que
TOUS avez?
Il lui répondit qu'il était obligé d'envoyer l'une de ses
filles à tel endroit avant la fin de l'année, car autre-
ment il serait brûlé. Elle lui dit aussi :
— Arrangez vos affaires comme vous voudrez, mais
ne comptez pas sur moi.
Quelques jours après, la plus jeune des filles lui dit :
— Qu'avez-vous, mon père, pour être si chagrin ?
quelqu'un vous a-t-il fait du tort ?
— Lorsque j'eus cueilli votre bouquet, une voix
me dit : il faut que j'aie une de vos filles avant
que l'année soit complète, et maintenant je ne sais
LA BELLE ET LA BÊTE 419
comment faire, et elle ajouta que je serais hrùlé si je
n'obéissais pas.
— Mon père, lui répondit la fille, cessez de vous
chagriner à ce sujet. C'est moi qui irai.
Et elle monta en voiture et se mit en route aussitôt.
Elle arriva au château, et quand elle y entra, elle en-
tendit de la musique et des sons joyeux qui éclataient
de tous côtés ; pourtant elle ne voyait personne. Le
matin elle trouva son chocolat tout prêt, et son dîner
aussi. Elle alla se coucher et ne vit encore personne.
Le lendemain matin une voix lui dit :
— Fermez les yeux : je désire poser un moment ma
tête sur vos genoux.
— Venez, venez, répondit-elle; je n'ai pas peur.
Alors apparut un énorme serpent; sans le vouloir,
la jeune dame ne put s'empêcher de trembler un peu.
Un instant après le serpent s'en alla; et la jeune
dame vivait très heureuse, et rien ne lui manquait.
Un jour la voix lui demanda si elle ne désirait pas
aller chez ses parents.
— Je suis très heureuse ici, répondit-elle, je n'ai
aucun désir de m'en aller.
— Hé bien, si vous voulez, vous pouvez vous absen-
ter trois jours.
Le serpent lui donna un anneau et lui dit :
— S'il change de couleur, c'est que je serai malade,
et s'il devient couleur de sang, c'est que je serai en
grand danger.
La jeune dame partit pour la maison de son père.
Celui-ci fut très content de la revoir, et ses sœurs lui
dirent :
— Vous devez être heureuse là-bas : vous êtes plus
jolie qu'auparavant : avec qui vivez-vous?
Elle répondit : « Avec un serpent » ; mais elles ne vou*
120 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
lurent pas la croire. Les trois jours passèrent comme
un songe, et elle oublia son serpent. Le quatrième jour,
elle regarda son anneau, et elle vit qu'il avait changé.
Elle le frotta avec son doigt, et il commença à devenir
couleur de sang. A cette vue, elle courut dire à son
père qu'elle partait.
Quand elle arriva au château, elle trouva tout en
tristesse : la musique ne jouait plus, et tout y était
fermé. Elle appela le serpent (son nom était Azor et le
sien Fifine) ; elle se mit à l'appeler et à crier, mais Azor
ne se montrait nulle part. Après avoir cherché dans
toute la maison, elle ôta ses souliers et descendit au
jardin, où elle recommença à l'appeler. Tout en mar-
chant, elle sentit que dans un coin la terre était pres-
que gelée : aussitôt elle fit un grand feu à cet endroit ;
alors Azor se montra et lui dit :
— Vous m'aviez oublié, si vous n'aviez pas allumé
ce feu c'en était fait de moi.
— C'est vrai, lui répondit Fifine, je vous avais
oublié, mais l'anneau m'a fait souvenir de vous.
— Je savais ce qui devait arriver, répondit Azor, et
c'est pour cela que je vous ai donné l'anneau.
En revenant à la maison, elle la trouva comme au-
paravant toute pleine de réjouissances, et la musique
jouait de tous côtés. Quelques jours après, Azor lui dit :
— Voulez-vous m'épouser ?
Fifine ne lui donna pas de réponse. Il lui fit trois fois
la même demande, et toujours elle demeura silencieuse.
La maison redevint triste, et elle n'avait plus ses repas
servis. Azor lui demanda encore si elle voulait l'épou-
ser. Cette fois elle ne donna pas non plus de réponse,
et elle resta ainsi plusieurs jours dans l'obscurité, sans
rien manger. Au bout de ce temps, elle se dit : « Quoi
qu'il puisse m'en coûter, je dirai oui. »
LA BELLK ET LA BÉTE 121
Lorsque le serpent lui demanda de nouveau : « Vou-
lez-vous vous marier avec moi ? » Elle répondit :
« Non avec le serpent, mais avec l'homme. »
Aussitôt qu'elle eut dit cette parole, la musique se
fit entendre comme auparavant. Azor lui dit de se
rendre à la maison de son père pour faire tous les
préparatifs nécessaires, parce qu'ils se marieraient le
lendemain. La jeune dame lui obéit. Elle dit à son
père que demain elle se marierait avec le serpent, et
le pria de tout préparer pour la cérémonie. Le roi y
consentit, mais il était contrarié. Les sœurs de Fifine
lui demandèrent avec qui elle allait se marier, et elles
furent bien étonnées en apprenant que c'était avec
un serpent.
Fifine revint au château, et Azor lui dit :
— Lequel aimez-vous le mieux, que je sois serpent
de la maison à l'église, ou serpent de l'église à la
maison ?
— J'aime mieux, répondit-elle, que vous soyez ser-
pent de la maison à l'église.
— Et moi aussi, dit Azor.
Un beau carrosse vint s'arrêter devant la porte ; le
serpent y monta et Fifine se plaça à son côté ; lors-
qu'ils arrivèrent au palais du roi, le serpent lui dit :
— Fermez les portières et les rideaux, que personne
ne puisse voir.
— Mais, lui répondit Fifine, ils vous verront quand
vous sortirez.
— Cela ne fait rien, fermez-les tout de même.
Elle descendit du carrosse et alla trouver son père
qui vint avec toute sa cour pour chercher le serpent.
Il ouvrit la portière, et qui fut étonné? Certes, chacun
le fut ; car au lieu du serpent, on vit un charmant
jeune homme. Tout le monde se rendit à l'église, et
VZ-2. LES AVENTURES MERVEILLEUSES
lorsqu'ils en revinrent, il y eut un grand dîner dans le
palais du roi ; mais le marié dit à sa femme :
— Aujourd'hui nous ne devons pas prendre part
à la fête ; car nous avons une grande besogne à faire
au château ; nous reviendrons un autre jour pour
la fête.
Elle alla le dire à son père, puis ils retournèrent à
leur maison. Quand ils y furent, son mari lui apporta
une peau de serpent dans un grand panier, et lui dit :
— Vous allez faire un grand feu, et, lorsque vous
entendrez le premier coup de minuit, vous y jetterez
la peau de serpent. Il faudra qu'elle soit consumée, et
que vous ayez jeté sa cendre parla fenêtre avant que
le douzième coup ait cessé de résonner. Si vous ne le
faites pas, je suis perdu pour toujours.
La dame répondit :
— Certes je ferai tout ce que je pourrai pour réussir.
Avant minuit elle commença à faire du feu ; aussi-
tôt qu'elle eut entendu résonner le premier coup, elle
jeta dans le feu la peau du serpent; elle prit deux
broches et se mit à remuer le feu, autour de la peau,
alors le dixième coup sonna. Elle prit une pelle et elle
eut fini de jeter les cendres par la fenêtre au moment
où le douzième et dernier coup commençait à résonner.
Alors une terrible voix cria :
— Je maudis votre adresse, et ce que vous venez de
faire tout à l'heure !
Au même moment son mari entra, il ne se sentait pas
de joie. Il embrassa sa femme et ne savait comment
lui dire quel grand service elle lui avait rendu.
— Maintenant, je n'ai plus rien à craindre. Si vous
n'aviez pas fait ce que je vous avais dit, j'aurais en-
core été enchanté pendant vingt et un ans. Mainte-
nant tout est fini, et demain nous pourrons retourner
LA BELLE ET LA BÊTE 4 23
tout à l'aise au palais de Yotre père pour la fête de
mariage.
Le lendemain ils y allèrent, et ils eurent beaucoup
de plaisir. Ils retournèrent à leur palais pour y prendre
les plus belles choses ; car ils ne voulaient pas demeu-
rer davantage dans ce coin de montagne; ils char-
gèrent sur des charrettes leurs meubles les plus pré-
cieux et ils vinrent vivre avec le roi.
La jeune dame eut quatre enfants, deux garçons et
deux filles, et comme les sœurs deFifine étaient jalou-
ses d'elle, leur père les chassa du palais. Il donna sa
couronne à son gendre qui était aussi un fils de roi.
Et comme ils ont bien vécu, ils moururent bien aussi.
Traduit de W. Webster. Basque Legends.
XVIIi
POURQUOUÉ
DIT ÛUE LES CHAVAM C'EST DU MOIÈ^
(conte du ^■IYERNAIS.)
Inédit.
Gny avé ène foué des gens qu'atint mallmreux,
ène grousse famille, tropbein d'enfants. Tout ça querié
la faim , al avint ni pain ni pâte. L'iioume dit à sa
femme :
— Acoute ! ej vas m'en eller ; si je fée ène bonne
renconte, ça sera bon; si j'en fée ène cli'tite, j' se
pas c' que j' devinré.
Le v'ià parti. Dans son chemin i troue in monsieu,
c'été lebon Guieu qui gli- dit coume ça pas fier :
— Làvoù donc qu' te vas, moun émi ?
— Ali ! j'en se rein làvoù que j' vas. J' seus si
minabe ! ma femme et mé enfants lont rein à manger,
j' ieu cliorche du pain.
— Eh bein ! que dit le monsieu, je seus le bon Guieu;
* Chats-huant.
* Prononcez gl à l'italienne.
LES CHAVANS C'EST DU MONDE 125
enr'tourne-toué cheux vous ; te trouras du pain dans
Tarclie. 11 arrive, gn'y avé du pain en abondance.
A lont mangé ieu soû toute la semaine. Le dimanche,
la femme a dit à soun hou me :
— Tins, mon vieux, j' ons du pain à gré, te sé-ti ç'
que nous manque ?... queuq' gouttes de vin. Si t'artour-
nais vouar, te renconterré p'têt hein encore le bon
Guieu...
— Ma foué ! qui dit, t'as raison, j'y vas.
Juste i troue le bon Guieu à la même place, que gli
dit:
— Te vas donc encore en voyage ?
— Ah ! mon bon Guieu, vous nou avé fé bein du
bein, j' ons du bon pain; si j'avins tant sèment un p'tit
peu de vin anvec...
— Renter cheux toué, gny aura du vin.
Al arvint : hé la ! le bon coup qu'ai avont bu I... les
v'ià donc anvec pain et vin. Au bout de queuq' temps,
sa femme gli dit coum' ça :
— Toujous du pain, du vin 1 toujous du pain, du
vin!... T'irés bein dû demander au bon Guieu de la
viande ; a t' iré pas arfusé ça.
— T'as bein encore êne boune idée, qui dit à sa
femme ; pas pus tard que demain j'y en feré la demande
si je r renconte.
A la pique du jour, le v'ià qui part et juste au
même endreit, i troue le bon Guieu.
— Bonjou, mon bon Guieu, j'ons bein des armerci-
raents à vous fée ; j' viquons brament asteure... quoi-
qu' nous fauré donc de pus? queuq' bouchies de viande...
— De la viande, arpounit le bon Guieu, j' te l'ac-
corde, t'en iras.
C'été ma foué vré !.. al avont fé le Carnaval pen-
dant trois jours. Et pis al invitint tous ieux parents à
126 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
veni les voir, a tenint tabe ouvarte. La femme al' té
bein benaie, a dise à soun lioume :
— Le bon Guieu est bein bon pour nou autes, j' ons
tout c' que nous faut... Gny a donc qu'in petit peu d'ar-
gent que nous fé faute quand ej vêlons ajeter queuq'
choue..., ça m'est d'évis que t' iré bein pu demander in
bon sa de louis au bon Guieu. Ça gli coûte pas cher à
li, i peut bein t'en donner. N'est p'tête encore temps...
va gli donc voir demain,
Lhoume trouvé toujous que sa femme al' té pas
bête, r part le matin, du coûté des autes foués et i
voué de loin le bon Guieu que vené à li. I gli demande
son pourtement :
— Je pense que t'es hureux, qui gli dit.
— Parguié ! gnya. que l'argent que nous manque
pour ajeter des foués dé habits, dé aute affées, . . vous
savez ce que c'est, non a toujous besoin
X.e bon Guieu gli dit :
— Je cré qu'à la fin je vas te contenter. Va-toué-z en
chaux vous, gn'y aura pain, vin, viande et argent.
A partir de c'te jour là, al avint pus rein à souéter.
leux Iparents a venint manger et bouée, ieu emprêter
de l'argent. A disint :
— T' irés bein dû demander queuq' choue pour
nous, va ! artourne donc trouver le bon Guieu.
— Te feras bein d'y aller, dit la femme ; sèment
demande gli donc putoùt sa puissance : te pourras fée
à ton tour tout ce que t' vouras.
Et l'houme y va, la gueule enfarinée. Le bon Guieu
été toujous là :
— Gnya donc encore queuq' choue que ne va pas V
qui gli dit.
— Mon bon Guieu, je vins vous demander vont'
puissance.
LES CHAVANS C'EST DU MONDE 127
— Va-toiié-zen, te la troùras dieux vous.
— Pour combein de temps que vous me la dounez ?
— Pour jusqu'à ce que les feuilles du coursier *
timbint.
Sa femme, se enfants, ses parents, tout ça l'attende
en boun espoir. Al arrive. Si tout qu'il a passé le pas
de la porte, les v'Ià tous tournés en chavans, pis qu'a
s'envoulont par la cheminée f
Le bon Guieu s'été arbuté d'ieu agouantise, il avé
v'iu les punitre, c'est pour ça que n'on dit que les clia-
vans c'est du monde.
Ce conte a été recueilli par M. Achille Millien.
' Houx.
XIX
LA FÉE AMOUREUSE
(CONTE CORSE.)
Du temps où les bêtes parlaient et les pierres mar-
chaient, il existait une fée belle et compatissante pour
les malheureux, et qui était en même temps une puis-
sante magicienne.
Cette fée, toutefois, ne pouvait quitter la grotte
qu'elle habitait que pendant trois jours : si elle restait
dehors une heure de plus, elle perdait tout pouvoir.
Un matin que la belle magicienne était sortie se pro-
mener à cent lieues de sa demeure, elle rencontra un
berger qui faisait paître ses brebis.
Il était si beau et jouait si bien de la « sampugna * »,
que la fée en devint éperdument amoureuse.
— Beau berger, es-tu heureux ?
— Je le suis, ma charmante dame.
— Ne désires-tu rien ?
— Non, j'ai tout ce qu'il me faut.
— Beau berger, me trouves-tu belle ?
• Espèce de flûte.
LA FÉE AMOUREUSE : '129
— Je n'ai jamais vu de femme qui puisse vous être
comparée.
— S'il en est ainsi, veux-tu m'épouser?
— Avec plaisir.
— Eh bien ! mets cet anneau à ton doigt et nous
serons mariés. - ' ■
Le berger obéit à l'instant, et au lieu de ses vieux
habits de drap grossier, il se trouva immédiatement
aussi bien vêtu qu'un prince.
— Écoute, dit la fée, je demeure très loin d'ici ; voici
un char traîné par des chevaux ailés, monte dessus
et partons.
— Donnez-moi quelques jours, afin que je puisse voir
ma mère et l'embrasser une dernière fois.
— Soit, mais ne tarde pas longtemps ; dans trois
jours je t'attendrai ; ce char te conduira de lui-même
dans le palais que j'aurai préparé.
La magicienne embrassa ensuite le berger et puis
partit.
Celui-ci s'en alla à son tour. En route, il rencontra
la reine du pays qui, le trouvant si beau, lui dit :
— Beau seigneur, le roi, mon mari, est mort. Veux-
tu être mon époux ?
Le berger réfléchit un instant.
La reine n'était pas aussi belle que la femme qu'il
venait d'épouser, mais, qu'importe ! il serait roi. Cela
le décida.
— Oui, dit-il, je consens à être votre époux.
A ces mots, le char et les chevaux enchantés dis-
parurent, et, de grand seigneur, le jeune homme se
trouva le plus misérable de la terre. Sa beauté avait
fait place à la plus affreuse laideur.
— Quel est ce monstre ? dit la reine. Qu'on le chasse
de devant moi.
CONTES. 9
130 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— C'est votre mari, madame.
— Qu'on lui donne cent coups de bâton, puisqu'il est
si laid ; il ne peut être mon époux.
Mais elle venait à peine de parler que la terre trem-
bla, des éclairs sillonnèrent les nues et les deux par-
jures furent engloutis dans un goufl're profond qui
s'ouvrit à leurs pieds.
La fée s'était vengée.
Ortoli, Contes pojmïaires de l'île de Corse.
XX
LE BERGER QUI OBTINT LA FILLE DU ROI
POUR UNE SEULE PAROLE
(conte de la BASSE-BRETAGNE.)
Il y avait une fois un roi qui disait qu'il n'avait ja-
mais fait un seul mensonge de sa vie. Comme il enten-
dait sans cesse les gens de sa cour qui se disaient les
uns aux autres : «• Ce n'est pas vrai ! vous êtes un
menteur ! » . . . cela lui déplaisait beaucoup ; si bien
qu'il dit un jour :
— Vous m'étonnez ; un étranger qui vous enten-
drait parler de la sorte ne manquerait pas de dire
que je suis le roi des menteurs. Je ne veux plus enten-
dre parler ainsi, dans mon palais. Celui qui m'en-
tendrait dire à un autre, quel qu'il fût : « Vous êtes un
menteur !».... Eli bien, je lui donnerais la main de
ma fille. . . .
Un jeune berger, qui était aussi présent, ayant en-
tendu ces paroles du roi, se dit en lui-même : « Bon !
nous verrons bien. »
Le vieux roi aimait à entendre chanter les vieux
Gwerzioïc, les Soniou nouveaux et conter des contes
merveilleux. Souvent après souper, il venait à la cui-
sine et prenait beaucoup de plaisir à écouter les chants
4 32 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
et les récits des valets. Chacun chantait ou contait
quelque chose à son tour.
— Et toi, jeune berger, tu ne sais donc rien? dit le
roi, un soir.
— Oh ! si, mon roi, répondit le berger.
— Voyons donc ce que tu sais.
Et le berger parla ainsi:
— Un jour, comme je passais dans un bois, je vis ve-
nir à moi un énorme lièvre. J'avais à la main une boule
de poix ; je la lançai au lièvre et l'atteignis juste au mi-
lieu du front, où elle se colla. Et voilà le lièvre de cou-
rir plus fort, avec la boule de poix sur le front. Il ren-
contra un autre lièvre, qui venait en sens opposé, ils
se heurtèrent front contre front et restèrent collés
ensemble, si bien que je pus les prendre facilement.
Comment trouvez-vous cela, sire?
— C'est fort, répondit le roi, mais continue.
— Avant de venir comme berger à votre cour, sire,
j'étais garçon meunier, dans le moulin de mon père, et
j'allais porter la farine aux pratiques, avec un âne. Un
jour, j'avais tellement chargé mon âne, que ma foi ! son
échine se rompit. . . .
— La pauvre bête ! dit le roi.
— J'allai alors à une haie près de là et, avec mon
couteau, j'y coupai un bâton de coudrier que je fourrai
dans .... le corps de mon âne, pour lui tenir lieu
d'échiné. L'animal se releva alors, et il porta bellement
sa charge à sa destination, comme s'il ne lui était pas
arrivé de mal. Que dites-vous de cela, sire?
— C'est fort, dit le roi ; et après ?
— Le lendemain matin, je fus bien étonné (car ceci
se passait au mois de décembre), de voir qu'il avait
poussé des branches, des feuilles et même des noisettes
sur le bâton de coudrier ; et quand je sortis mon âne
LE BERGER QUI OBTINT LA FILLE DU ROI 133
de récurie, les branches continuèrent de pousser, et
montèrent si haut, si liaut, qu'elles atteignaient jus-
qu'au ciel.
— Ceci est bien fort I dit le roi, mais après ?
— Voyant cela, je me mis à grimper de branche en
branche sur le coudrier, tant et si bien, que j'arrivai
enfin dans la lune.
— C'est bien fort, bien fort ! mais après ?
— Là, je Yis des vieilles femmes qui vannaient de
l'avoine dépouillée de son écorce, et je m'arrêtai à les
regarder. Mais je me lassai bientôt à regarder ces
vieilles femmes, et je voulus redescendre sur la terre.
Mais mon âne était parti, et je ne retrouvai plus le
coudrier par lequel j'étais monté. Comment faire? Je
me mis alors à nouer des écorces d'avoine bout à bout,
afin de faire une corde pour descendre.
— C'est bien fort cela ! dit le roi ; et après ?
— Malheureusement, ma corde n'était pas assez
longue ; il s'en fallait de trente ou de quarante pieds, si
bien que je tombai sur un rocher, la tête la pre-
mière, et si rudement que ma tête s'enfonça dans la
pierre jusqu'aux épaules.
— C'est bien fort, bien fort ! et après ?
— Je me démenai tant et si bien que mon corps se
détacha de ma tête, laquelle resta enfoncée dans le ro-
cher. Je courus aussitôt au moulin, chercher un levier
de fer, pour retirer ma tête de la pierre.
— De plus fort en plus fort ! dit le roi ; mais après '!
— Quand je revins, un énorme loup voulait aussi
extraire ma tête du rocher , pour la dévorer ! Je lui
appliquai un coup de mon levier de fer sur le dos, mais
si fort, si fort, . . . qu'une lettre jaillit de son derrière !
— Oh ! c'est on ne peut plus fort cela ! s'écria le roi ;
mais qu'y avait -il donc marqué sur cette lettre ?
134 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Sur cette lettre, mon roi, il était marqua, saut
votre respect, que votre père avait été jadis garçon de
moulin chez mon grand-père.
— Tu en as menti, jeune drôle ! . . . s'écria aussitôt
le roi, en se levant, furieux.
— Holà ! sire, j'ai gagné ! dit tranquillement le
berger.
— Comment cela ? qu'as-tu gagné ?
— N'aviez-vous pas dit, mon roi, que vous don-
neriez volontiers la main de la princesse votre fille au
premier qui vous ferait dire : « Tu en as menti, » ou :
« Tu es un menteur ? »
— C'est vrai, répondit le roi, en se calmant ; je l'ai
dit. Un roi ne doit avoir qu'une parole : aussi, tes fian-
çailles avec ma fille unique seront-elles célébrées dès
demain, et les noces dans la huitaine !
Et c'est ainsi que le berger eut la fille du roi pour
une seule parole.
F. M. LuzEL, Archives des Missions scicntifiqties.
XXI
LE JEUNE HOMME
ET LA GRAND'BÈTE A TÊTE D'HOMME
(COXTE GASCON.)
Je sais un conte.
Il y avait autrefois, à Crastes, un jeune liomme, qui
n'avait ni père ni mère et vivait seul dans sa maison-
nette. Ce jeune homme était beau comme le jour, fort
et hardi comme pas un. 11 était aussi tellement avisé,
qu'il apprenait ou devinait les choses les plus difficiles.
Les gens de Crastes lui disaient souvent pour rire :
— Jeune homme, tu es pauvre comme les pierres ;
mais il dépend de toi de tenter fortune, et de devenir
riche comme la mer. Du côté de la Montagne, il y a
une grotte pleine d'or, que garde une grand'bête à
tète d'homme. Elle a promis la moitié de son or à celui
qui lui répondra sur trois questions. Plus de cent per-
sonnes se sont déjà présentées ; mais elles sont de-
meurées muettes, et la grand' bête à tête d'homme les
a mangées toutes vives. Regarde si tu veux tenter
fortune.
Le jeune homme répondait :
136 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Merci, je n'ai pas envie d'être mangé tout vif.
En ce temps-là vivait au château de Roquefort un
seigneur qui avait deux fils et une fille honnôte comme
l'or, et belle comme le jour. Le jeune homme la vit
et sur-le-champ, il en tomba amoureux à en perdre la
tête. Un soir il s'en alla frapper à la porte du château
de Roquefort.
— Bonjour, Demoiselle.
— Bonjour, mon ami, que demandes-tu ?
— Demoiselle, je demande votre père.
— Il est parti ce matin pour chasser avec mes deux
frères, et il n'est pas encore rentré. Que veux-tu dire
à mon père ?
— Demoiselle, je veux lui dire que je suis amoureux
de vous, à en perdre la tête, et que je vous veux pour
femme.
— Mon ami, je serai ta femme, ou je ne me marie-
rai jamais. Par malheur, mon père n'est pas riche.
Tout son bien doit aller à mes frères. Moi j'entre
demain dans un couvent d'Àuch.
— Demoiselle,. entrez au couvent ; mais ne vous en-
gagez à rien avant. sept jours. Si je meurs, prenez le
voile noir et rendez-vous religieuse pour toujours. Si
je reviens,'j'aurai de quoi vous faire plus riche que les
plus grandes dames du pays.
— Mon ami, je ferai comme tu as dit.
— Merci, Demoiselle, je m'en vais content.
— Adieu, mon ami.
Le jeune homme salua la demoiselle et il s'en alla
sur-le-champ trouver l'Archevêque d'Auch.
— Bonjour, Archevêque d'Auch. '.
— Bonjour, mon ami, qu'y a-t-il pour ton service?
— Archevêque d'Auch, je suis amoureux d'une de-
moiselle belle comme le jour et honnête comme l'or.
LA grand'béte a tête d'homme 137
Jamais elle ne sera ma femme si je ne deviens riche
bientôt. Je veux tenter fortune. Avant de le faire, je
suis venu vous consulter.
— Parle, mon ami.
— Archevêque d'Auch, vous êtes un homme sage et
lettré. On dit qu'il y a du côté de la Montagne, une
grotte pleine d'or, que garde une grand'béte à tête
d'homme. Elle a promis la moitié de cet or à celui
qui lui répondra sur trois questions. Plus de cent per-
sonnes se sont déjà présentées ; mais elles sont de-
meurées muettes, et la grand'béte à tête d'homme les
a mangées toutes vives.
— Mon ami, on t'a dit la vérité.
— Archevêque d'Auch, je veux tenter fortune. Au-
jourd'hui même, je partirai pour la Montagne, et j'irai
trouver dans sa grotte la grand'béte à tête d'homme
pour répondre sur trois questions. Si je demeure muet,
elle me mangera tout vif. Si je réponds, la grand'béte
à tête d'homme me donnera la moitié de son or, et
j'épouserai la demoiselle que j'aime.
— Mon ami, tu es amoureux, et rien ne t'empêchera
de faire ce que tu dis. Agis donc à ta tête, puisque tu
ne peux profiter d'aucun conseil. Sur la grand'béte à
tête d'homme, on t'a dit ce qu'on savait; mais ce n'est
pas toute la vérité. Avant de questionner trois fois les
gens, la grand'béte à tête d'homme leur commande
trois choses impossibles. Ne prends pas garde à cela, et
prouve qu'il n'y a pas moyen. Pour les trois questions,
c'est une autre affaire ; et tu seras mangé tout vif, si
tu demeures muet. Ecoute bien. Comprends bien. Ré-
ponds sans te presser. Si tu réponds, la grand'béte à
tête d'homme aura perdu son pouvoir, et elle te dira :
« "Voici la moitié de mon or. » Prends et reviens vite,
si tu te crois hors d'état de faire davantage. Reste, si
138 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
tu te crois assez savant, et dis : « Grand'bête à tête
d'homme, je n'ai fait encore que la moitié de mon tra-
vail. Tu n'as pas pu m'embarrasser. Maintenant, c'est
moi qui prends ta ])lace. » Alors tu lui feras les trois
questions, les plus difficiles que tu puisses imaginer. Si
elle demeure muette, tu prendras ce couteau d'or que
tu vas cacher sous tes habits, pour ne le tirer qu'au
bon moment. Tu saigneras la grand'bête à tête
d'homme, tu lui couperas la tête, tu reviendras vite
avec tout son or.
— Merci, Archevêque d'Auch.
Le jeune homme cacha le couteau d'or sous ses
habits, pour ne le tirer qu'au bon moment, salua l'Ar-
clievèque d'Auch, et partit pour la Montagne, à la re-
cherche de la grand'bête à tête d'homme. Trois jours
après, il arriva dans un pays désert, dans un pays
sauvage et noir, où les eaux tombent de mille toises,
où les montagnes sont si hautes, si hautes, que les
oiseaux n'y peuvent voler, et que la neige n'y fond
jamais. Là demeurait la grand'bête à tête d'homme.
Le jeune homme entra dans la grotte sans peur ni
crainte.
— Hô ! Grand'bête à tête d'homme ! IIù ! IIô ! Hô !
— Que veux-tu ?
— Grand'bête à tête d'homme, je veux répondre à
tes trois questions et gagner la moitié de ton or. Si je
demeure muet, tu me mangeras tout vif.
Pendant que la grand' bête à tête d'homme se prépa-
rait à l'embarrasser, le jeune homme songeait à ce que
lui avait dit l'archevêque d'Auch : « Avant de question-
ner trois fois les gens, la grand' bête à tête d'homme
leur demande trois choses impossibles. Ne prends
garde à cela, et prouve qu'il n'y a pas moyen. Pour
les trois questions, c'est une autre affaire ; et tu seras
LA grand'bête a tête d'homme 139
mangé tout vif, si tu demeures muet. Ecoute bien.
Comprends bien. Réponds sans te presser. »
Enfin la grand'bête à tête d'homme parla.
— Je te donne la mer à boire.
— Bois-la toi-même. Ni moi ni toi, n'avons un
estomac à boire la mer.
— Je te donne la lune à manger.
— Mange-la toi-même. La lune est trop loin pour
({ue toi ou moi nous puissions l'atteindre.
— Je te donne cent lieues de câble à faire avec le
sable de la mer.
— Fais les toi-même. Le sable de la mer ne se lie
pas comme le lin et le chanvre. Jamais ni toi ni moi,
nous ne ferons pareil travail.
Alors la grand'bête à tète d'homme comprit qu'elle
avait perdu son temps en lui demandant trois choses
impossibles. Elle allongea ses griffes et grinça des
dents. Le jeune homme comprit qu'elle allait lui faire
les trois questions, et il songeait à ce que lui avait dit
l'Archevêque d'Auch : « Écoute bien. Comprends bien.
Réponds sans te presser. »
Enfin la grand'bête à tête d'homme parla.
— Il va plus vite que les oiseaux, plus vite que le
vent, plus vite qu'un éclair.
— L'œil va plus vite que les oiseaux, plus vite que
le vent, plus vite qu'un éclair.
— Le frère est blanc, la sœur est noire. Chaque jour
le frère tue la sœur et la sœur tue le frère. Pourtant
ils ne meurent jamais.
— Le jour est blanc, et il est le frère de la nuit qui
est noire. Chaque matin, au soleil levant, le jour tue
la nuit, sa sœur. Chaque soir, au soleil couchant, la
nuit tue le jour, son frère. Pourtant, le jour et la nuit
ne meurent jamais.
140 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Il rampe au soleil levant, comme les serpents et
les vers. Il marche à midi sur deux jambes, comme le^,
oiseaux. Il s'en va sur trois jambes au soleil couchant.
— Quand il est petit, l'homme ne sait pas marcher
et il rampe à terre comme les serpents et les vers.
Quand il est grand, il marche sar deux jambes comme
les oiseaux. Quand il est vieux, il s'aide d'un bâton,
qui est une troisième jambe.
Alors la grand'bête à tête d'homme dit :
— Prends la moitié de mon or.
Mais le jeune homme songeait à ce que lui avait dit
l'archevêque d'Auch : « Prends et reviens vite, si tu
te crois hors d'état de faire davantage. Reste si tu
te crois assez savant et dis : — Grand'bête à tête
d'homme, je n"ai fait encore que la moitié de mon
travail. Tu as voulu m'embarrasser. Maintenant c'est
moi qui prends ta place. Alors tu lui feras trois ques-
tions, les plus difficiles que tu puisses imaginer. »
— Grand'bête à tête d'homme, dit-il, tu as voulu
m'embarrasser, maintenant c'est moi qui prends ta
place : qu'y a-t-il au premier bout du monde ?
La grand'bête à tête d'homme demeura muette.
— Au premier bout du monde, il y a un roi couronné,
un roi vêtu de rouge et galonné d'or, qui se tient prêt
à combattre et brandit une grande épée. Il regarde le
ciel, la terre et la mer ; mais le roi couronné ne voit
rien venir.
— Grand'bête à tête d'homme, qu'y a-t-il à l'autre
bout du monde ?
La grand'bête à tête d'homme demeura muette.
— A l'autre bout du monde, il y a un grand corbeau,
vieux de sept mille ans, juché sur la cime d'une mon-
tagne. Il sait et voit tout ce qui s'est fait et tout ce qui
se fera ; mais le grand corbeau, vieux de sept mille .
LA GRAND'BÊTE a tête D'HOMME 141
ans ne veut pas parler. — Grancrbête à tête d'homme,
dis-moi ce que chante le rossignolet sauvage le Ven-
dredi-Saint. Dis-moi ce qu'il chante le Samedi-Saint.
Dis-moi ce qu'il chante au soleil levant, le jour de la
fête de Pâques.
La grand'bête à tête d'homme demeura muette.
— Le Vendredi-Saint, le rossignolet sauvage chante
la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, trahi par
Judas. Le Samedi-Saint le rossignolet sauvage chante
les sept douleurs de la Sainte vierge Marie. Au soleil
levant, le jour de la fête de Pâques, le rossignolet sau-
vage chante Notre-Seigneur Jésus-Christ ressuscité.
Alors la grand'bête à tête d'homme s'accroupit, et le
jeune homme songea à ce que lui avait dit l'Archevêque
d'Auch : « Tu prendras ce couteau d'or que tu vas
cacher sous tes habits, pour ne le tirer qu'au bon
moment. Tu saigneras la grand'bête à tête d'homme,
tu lui couperas la tête et tu reviendras vite avec tout
son or. » Au bon moment, le jeune homme tira de sous
ses habits le couteau d'or que lui avait donné l'Arche-
vêque d'Auch. Cela fait, il prit par les cheveux la
grand'bête à tête d'homme et la saigna. Pendant que
le sang jaillissait, la grand'bête à tête d'homme parla.
— Ecoute, je vais mourir, bois mon sang ; suce mes
yeux et ma cervelle. Ainsi tu deviendras fort et hardi
comme Sarason, et tu ne craindras personne sur terre.
Arrache-moi le cœur, et porte-le à ta maîtresse qui le
mangera tout cru le soir de vos noces. Ainsi elle te
donnera sept enfants, trois garçons et quatre fllles. Les
trois garçons seront forts et hardis comme toi. Les
quatre filles seront belles comme le jour. Elles com-
prendront ce que chantent les oiseaux et quand elles
seront d'âge, elles épouseront des rois.
La grand'bête à tête d'homme mourut. Le jeune
142 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
homme lui coupa la tète. 11 but son sang, suça ses
yeux et sa cervelle et lui arracha le cœur, pour le
porter à sa maîtresse. Puis il enterra la grand'bète à
tète d'homme, sans prier Dieu, parce les hètes n'ont
pas d'âme.
Ce travail fini, le Jeune homme partit au galop pour
la ville la plus proche, oîi il loua cent chevaux, qu'il
revint charger à la grotte de tout l'or laissé par la
grand'bète à tète dliomme. Trois jours après il frappait
à la porte du château de Roquefort.
— Bonjour, seigneur de Roquefort. J'arrive avec
cent chevaux chargés d'or, et je viens pour épouser
votre fille, qui s'est rendue religieuse dans un couvent
d'Auch.
— Mon ami, je te la donne, et vous vous marierez
sans tarder.
Sept jours après, on faisait la noce. Le soir, quand
la mariée se fut mise au lit, le jeune homme entra
dans sa chambre.
— Femme, lève-toi et mange cela tout cru.
La femme se leva et mangea tout cru le cœur de la
grand'bète à tète d'homme. Plus tard elle eut sept
enfants, trois garçons et quatre filles. Les trois garçons
devinrent forts et hardis comme leur père. Les quatre
filles étaient belles comme le jour, et elles compre-
naient ce que chantent les oiseaux. Quand elles furent
d'âge, elles épousèrent des rois.
Et trie trac,
Mon conte est fini,
Et Lric trac,
Mou conte est achevé !
J.-F. Bladé, Trois nouveaux contes.
xxu
LE ROI ET SES TROIS FILS
(conte du forez.)
Il y avait une fois un roi qui avait trois fils. Il voulut
se défaire de la couronne. Dans son roj-aume, c'était
l'usage de la donner à l'ainé, mais comme ce roi aimait
également ses trois enfants, il ne put se résoudre à
obéir à la coutume et à exclure d'avance les plus
jeunes. Il voulut que chacun de ses enfants eût d'égales
chances de lui succéder. Il décida que la couronne
appartiendrait à celui de ses fils qui lui apporterait la
plus belle fleur. Il les réunit et leur dit :
— A celui qui m'apportera la plus belle fleur appar-
tiendra la couronne; allez et cherchez.
Les trois fils partirent, chacun de leur côté, après
être convenu qu'ils se retrouveraient dans un champ
bien connu d'eux.
Le premier qui arriva dans ce champ fut l'aîné. Il
apportait une belle fleur. Le cadet arriva le second
avec une fleur encore plus belle. L'aîné, la voyant, se
dit avec amertume :
— Je n'aurai pas la couronne !
Le plus jeune vint le dernier. Si belle était sa fleur
qu'elle éclipsait celles de ses frères.
U4 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Je n'aurai pas la couronne ! se dit avec colère
l'aîné, et saisissant le couteau qui pendait à sa ceinture,
il en frappa son jeune frère et le tua.
Le père, chagrin de ne pas voir revenir son plus
jeune enfant, l'attendait toujours avant de se démettre
de la couronne. Le cadet avait si peur de l'aîné qu'il
n'osait parler.
Plusieurs années s'étaient écoulées depuis le meurtre
quand une bergère qui gardait ses moutons dans le
champ où les trois frères s'étaient donné rendez-vous,
trouva un os fait comme une flûte.
Elle l'approcha de ses lèvres et souffla. Il en sortit
une voix qui chantait :
Souffle doucement, bergère,
Souffle, souffle doucement,
Le couteau de la ceinture
M'a tué cruellement !
Le roi apprit que la bergère avait trouvé un os sem-
blable à une flûte et qui rendait des sons harmonieux.
11 se le fit apporter, le mit à sa bouche et souffla. L'os
chanta :
Souffle doucement, mon père,
Souffle, souffle doucement,
Le couteau de la ceinture
M'a tué cruellement !
Le roi appela son fils cadet, lui présenta l'os et lui
dit de souffler dedans. Le fils souffla, l'os chanta :
Souffle doucement, mon frère,
Souffle, souffle doucement,
Le couteau de la ceinture
M'a tué cruellement !
LE ROI ET SES TROIS FILS Ho
Le roi appela son fils aîné, lui présenta l'os et lui dit
de souffler dedans. Le fils souffla, l'os chanta :
Souffle doucement, mon frère,
Souffle, souffle doucement.
Le couteau de ta ceinture
M'a tué cruellement !
A ces mots « Le couteau de ta ceinture », le père
comprit tout. Il fit sur l'heure écarteler son fils aîné.
V. Smith, Mélusine.
40
XXIIl
LES DOUZE MYSTÈRES
(conte basque.)
11 y avait jadis un pauvre homme chargé de famille ;
il avait onze enfants, et sa femme était morte. Comme
il n'avait point de quoi nourrir lui et ses enfants, il ne
pouvait plus vivre et s'en alla chercher fortune. Il
marche, marche, marche, et arrive à un beau château.
Il y entre, et le maître s'avance pour le recevoir. Ils
entrent en conversation, et le pauvre conte au Sei-
gneur-Rouge toutes ses misères ; il lui dit comment il
a abandonné ses enfants et est parti pour faire fortune.
Le Seigneur-Rouge lui dit :
— Si d'ici à un an vous devinez les douze mystères,
je vous donnerai tout l'argent dont vous avez besoin ;
mais si vous ne le faites pas, pour lors vous m'ap-
partiendrez.
Le pauvre lui promet volontiers de le faire pour cette
époque, et là-dessus le Seigneur-Rouge lui donne un
boisseau plein d'or, une paire de bœufs et un aiguillon.
Le pauvre s'en revint chez lui, et avec cet argent ar-
rangea ses affaires à sa fantaisie.
Mais l'année s'écoulait, et le pauvre enrichi n'était
pas plus avancé qu'au commencement. Il ne savait
LES DOUZE MYSTÈRES 447
comment faire, ne découvrant pas ses douze vérités.
A cette époque, il arriva que saint Pierre se trouva
dans les environs. Notre homme alla lui dire comment
il était embarrassé pour faire des réponses conve-
nables à un tel personnage ; il lui conta toute son his-
toire. Saint Pierre lui dit :
— Demeurez tranquille, vous n'avez aucune crainte
à avoir. Quand ce petit monsieur viendra, il vous suf-
fira de vous tenir derrière moi, et moi je répondrai
pour vous.
Ils font ce qui vient d'être dit, et le Seigneur-Rouge
arrive. Il demande : « Eh bien ! les as-tu apprises ? »
L'autre: « Oui, oui ». Le Seigneur-Rouge : « Voyons,
voyons, dis-les bien ». Ils commencent : « Les douze
sont les douze apôtres ; les onze, les archanges; les dix,
les dix commandements ; les neuf, les satisfactions de
la Sainte-Vierge ; les huit, les cieux;'les sept, les lu-
mières ; les six, les ordres ; les cinq, les joies de Jésus-
Christ ; les quatre, les évangélistes ; les trois , les
vierges , les deux , les deux autels de Jérusalem ;
l'unique est Dieu, qui est mon ami, et non pas toi ».
Le Seigneur-Rouge demanda encore : « Dans cette
maison, les bœufs sont bien beaux ! » Les autres : « Ils
sont les fils de belles vaches ». Le Seigneur-Rouge con-
tinua : « Dans cette maison on a un bel aiguillon ».
Les autres : « C'est le produit du coudrier ».
A la fin, le Seigneur-Rouge reconnut saint Pierre et
lui dit:
— Ah ! Pierre, Pierre, toi aussi, te voilà !
Saint Pierre lui répondit :
— Oui, oui, et toi aussi, n'est-ce pas ?
Le Seigneur- Rouge lui demanda :
• — Dis-moi, dis-moi, cette eau qui sort de là va-t-
elle en haut ou eu bas ?
U8 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Et saint Pierre dit :
— Qu'elle aille en haut, qu'elle aille en bas, va, toi,
au-dessous d'elle ! •
Aussitôt qu'il eut entendu cette parole, le Seigneur-
Rouge prit sa course et disparut. De cette manière, le
pauvre homme lut déhvré.
J. ViNSON, Le Folk-Lore du. Pays lasqne.
\
i
XXIV
MISÈRE
(CONTE DE LA HAUTE-BRETAGNE.
Il était une fois un forgeron qui s'appelait Misère, et
il avait un petit chien qui se nommait Pauvreté. Mi-
sère était si pauvre qu'il n'avait ni pain ni pâte et pas
de fer pour forger, car il ne trouvait plus de crédit.
Un jour, le bon Dieu et saint Pierre passèrent devant
sa forge ; ils n'avaient point la mine riche et le bon
Dieu était monté sur un âne qui venait de se déferrer.
— Voulez-vous ferrer mon âne ? demanda le bon
Dieu.
— Oui, répondit Misère. Mais comme il n'avait plus
un morceau de fer dans sa forge, il prit une boucle
d'argent qui était grosse et se mit à la forger sur son
enclume.
— Que fais-tu de cet argent ? dit le bon Dieu.
— Un fer pour votre âne, répondit Misère, qui mit à
la monture du bon Dieu un fer d'argent.
— Combien voulez-vous pour avoir ferré mon âne ?
demanda le bon Dieu.
— Rien, répondit Misère, je crois que vous n'êtes
pas plus riche que moi.
— lié bien 1 puisque tu ne veux pas d'argent, je vais
150 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
te faire trois dons ; réfiécliis et demande ce que tu
voudras.
— Demande le paradis, lui disait tout bas saint
Pierre.
— J'ai bien le temps, rt'pondait le forgeron ; je vou-
drais que rien de ce qui est entré dans ma blague à
tabac ne puisse en sortir sans ma permission.
— Soit, dit le bon Dieu, et le deuxième don ?
— Demande le paradis, soufflait saint Pierre.
— Laisse-moi tranquille, vieux rabâcheur; j'ai bien
le temps. Je voudrais que tous ceux qui s'assiéront
dans ma chaise ne puissent se lever que quand je l'au-
rai permis.
— Accordé, dit le bon Dieu ; tu n'as plus qu'un sou-
hait à faire ; choisis bien.
— Demande le paradis, murmurait saint Pierre.
— Tais-toi donc, vieux diot (sot), répondit le for-
geron; quand je serai mort, on me mettra où l'on vou-
dra. Je désire que tous ceux qui monteront dans mon
noyer ne puissent en descendre sans ma permission.
Le bon Dieu lui accorda encore ce don, puis il re-
monta sur son âne, et continua sa route avec saint
Pierre.
Misère avec ses trois dons n'était pas plus riche
qu'auparavant, il ne mangeait pas toujours son con-
tent, et son petit chien Pauvreté était maigre comme
un clou.
— Ah ! pensait-il souvent, que j'étais bête de ne
pas demander la richesse ; pour un rien je me donne-
rais au diable 1
Un soir, il vit entrer dans sa forge un beau mon-
sieur qui lui dit :
— Puisque tu veux vendre ton âme, fais marché
avec moi et je te la paierai bien ; je te donnerai de l'or
et de l'argent, tout ce que tu voudras.
— Je veux bien, répondit Misère, combien d'années
m'accordes-tu ?
— Vingt ans.
— Vingt ans soit, marché conclu.
Le diable donna à Misère de l'or et de l'argent, et il
vécut à son aise ; mais vingt ans se passent vite
quand on ne s'ennuie pas et qu'on a le gousset bien
garni. Lorsqua la vingtième année fut écoulée, le diable
vint chercher Misère :
— Je te suis, dit Misère, mais je voudrais me dé-
barbouiller un peu et me mettre propre ; assieds-toi
dans ma chaise, je ne serai pas long.
Le diable s'assit dans le siège de Misère ; Misère ne
fut pas longtemps à faire sa toilette, et quand il eut
fini, il dit au diable :
— Viens-tu ?
Le diable essaya de se relever ; mais il semblait
vissé à la chaise et ne pouvait bouger.
— Je t'attends, lui disait Misère, ne viens-tu pas ?
— Je ne peux me lever, répondait le diable.
— Combien d'années m'accordes-tu encore pour que
je te laisse aller ?
— Vingt ans, répondit le diable.
Le diable sortit de la chaise de Misère. Mais vingt
ans se passent vite quand on ne s'ennuie pas et qu'on
a le gousset bien garni. Lorsque la vingtième année
fut écoulée, le diable vint avec trois autres diables pour
chercher Misère.
— Ah I lui dit Misère, laisse-moi faire un bout de
toilette ; si tu veux manger des noix, il y en a dans
mon noyer qui sont bien mûres : jamais tu n'as rien
mangé de meilleur.
1ô2 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Les quatre diables grimpèrent dans le noyer, et se
• mirent à manger des noix ; quand Misère lut prêt, il
vint sous son arbre et se mit à se moquer des diables
qui ne pouvaient descendre. . <
— Laisse-nous aller, Misère, criait le diable, je te
donne encore vingt années à vivre et de l'argent à
discrétion. '
Misère laissa descendre les diables ; mais vingt ans
se passent vite quand on ne s'ennuie pas et qu'on a le
gousset bien garni. Le chef des diable's, .Platus, vint
pour prendre Misère et amena avec lui tous les diables
de l'Enfer.
— Je suis prêt, dit Misère ; mais on m'a assuré que
tu te rendais petit à volonté ; est-ce que c'est vrai?
pourrais-tu entrer dans le corps d'une fourmi, toi et
tous tes diables?
— Oui, répondit Platus.
Aussitôt, au lieu du diable et de tous ses sujets, Mi-
sère vit une fourmi qu'il se hâta de fourrer dans sa
blague ; puis il la posa sur son enclume et se mit à
frapper dessus jusqu'à ce qu'il eût mouillé sa chemise,
et tous les jours il recommençait.
Cependant il n'y avait plus sur terre ni guerre ni
dispute, parce que;.le diable ne tentait plus le monde,
chacun était heureux, excepté les procureurs qui cre-
vaient de faim. Ils vinrent se plaindre au roi qui finit
par savoir que Misère tenait tous les diables d'enfer
dans sa blague à tabac. Il lui] ordonna de lâcher les
diables pour empêcher ses procureurs de crever..de
faim, en le menaçant de le pendre s'il n'obéissait pas.
Misère qui avait peur pour son cou lâcha les diables',* à
la condition qu'ils ne viendraient plus le chercher.
Aussitôt les guerres et les disputes recommencèrent,
MISÈRK V6?,
les procureurs gagnaient de l'argent à sacliées, et le
roi était content.
Misère finit par mourir, et il arriva à la porte du
Paradis, suivi de son petit chien Pauvreté. Il frappa :
Pan ! Pan ! et saint Pierre vint lui ouvrir,
— Ali ! c'est toi, Misère, lui dit-il d'un ton gogue-
nard ; il n'y a pas de place ici pour toi, tu aurais dû
demander le Paradis, je t'avais prévenu.
Il lui ferma la porte au nez, et Misère vint frapper :
Pan ! pan ! à l'huis du Purgatoire. Le portier ouvrit le
guichet, et quand il eut vu les papiers de Misère, il lui
dit :
— Tu n'as pas assez de petits péchés et trop de gros
pour entrer ici..
Il lui ferma la porte au nez, et Misère se rendit à
l'entrée de l'Enfer. Dès que le portier l'aperçut, il se
barricada, et lui dit :
— Retire-toi, Misère, jamais tu n'entreras ici; tu
nous as trop bien arrangés quand nous étions dans ta
blague à tabac.
Misère redescendit sur la terre, et il y est toujours
resté depuis, en compagnie de son petit chien Pauvreté.
Paul SÉBiLLOT, Contes des paysans
et des pêcheurs^ n° lu.
XX
LA FONTAINE ROUGE
(conte du NIVERNAIS.)
Inédit.
Un homme veuf s'était remarié avec une veuve. De
leur premier mariage, ils avaient l'un et l'autre une
petite fille. La femme, qui aimait beaucoup la sienne,
détestait celle de son mari. Un jour d'hiver, elle dit à
l'enfant :
— Je suis malade, va me chercher des fraises au
bois.
Il y avait de la neige; cependant la petite fille
sortit pour lui obéir et, comme elle s'en allait triste-
ment du côté des taillis, elle rencontra une dame
(c'était la sainte Vierge), qui lui demanda oii elle
allait.
— Ah ! madame, maman m'envoie quérir des fraises
au bois et je ne sais pas où en prendre.
— Eh bien, dit la dame, passe par ce sentier, tu en
trouveras à la première place à fourneau • et tu y rem-
pliras ton panier.
' Place à fourneau, emplacement circulaire disposé daus une forêt
pour la carbonisation du bois.
LA FONTAINE ROUGE 155
La petite fille remercia la bonne dame et s'en
alla au bois où elle vit en effet une place à fourneau
toute rouge de belles fraises qu'elle cueillit et emporta
joyeusement.
— Voici des fraises, mère ! dit-elle en arrivant à la
maison ; et, tandis qu'elle parlait, il tombait de ses
lèvres des perles et des diamants. C'était un don de la
sainte Vierge. Sa belle-mère était bien surprise d'une
pareille récolte de fraises, mais elle fut émerveillée de
voir les perles qu'elle ramassait avec avidité.
— Où as-tu donc trouvé ces fraises, lui demanda-t-elle.
— Au bord du bois, sur la première place à fourneau.
Elle n'eut rien de plus pressé que d'y envoyer sa
propre fille. Celle-ci partit d'un pied léger. Elle rencon-
tra comme l'autre la sainte Vierge qui lui demanda où
elle allait.
— Cela ne vous regarde pas, répondit-elle sans
s'arrêter.
Elle arriva à la lisière du bois, suivit la direc-
tion indiquée, trouva les fraises, en remplit son pa-
nier et revint vite. Sa mère l'attendait, impatiente de
recueillir les perles de ses lèvres ; mais dès qu'elle
ouvrit la bouche, il en sortit des crapauds et des vi-
pères. La femme devint plus furieuse que jamais
contre la fille de son mari et voulut cette fois la faire
mourir.
Elle lui ordonna d'aller chercher de l'eau à la Fon-
taine-Rouge, d'où personne n'était jamais revenu. La
petite fille prit sa cruche et partit en pleurant. Elle
rencontra encore la belle dame (la sainte Vierge) qui
lui dit :
— Où vas-tu, mon enfant ?
— Madame, ma belle-mère m'envoie à la Fontaine-
Rouge et je ne veux pas lui désobéir.
1ô6 LES ATENTURES MERVEILLEUSES
— Tu fais bien, ma petite-fille ; seulement tu auras
soin de n'entrer ni par la porte rouge ni par la porte
noire. Passe par la porte blanche. Tu trouveras des
gardiens qui te demanderont si tu as faim et tu répon-
dras oui. Ils t'apporteront à manger, mais aussitôt tu
verras venir cinq petits chiens. Ne les repousse pas,
ne les frappe pas, donne-leur des miettes de ton pain
et tu n'auras rien à craindre.
La petite fille remercia, arriva à la fontaine, entra
par la porte blanche et tout se passa comme la bonne
dame l'avait dit. Quand elle eut mangé, un des gar-
diens dit aux chiens : « Que lui souhaitez-vous? » —
Le premier répondit : « Qu'elle soit belle comme le
jour. » Le second : « Qu'elle soit bonne. » Le troi-
sième : K Qu'elle soit riche. » Le quatrième : « Qu'elle
soit toujours heureuse. » Le cinquième : « Qu'elle
emporte sa cruche pleine d'eau sans difficulté, w Et les
souhaits s'accomplirent.
La mauvaise belle-mère fut bien étonnée de voir
arriver la petite fille portant sa cruche pleine d'eau et
transfigurée déjà par les dons des cinq chiens. Elle
voulut aussitôt envoyer sa fille à la Fontaine-Rouge
dans l'espoir de la voir revenir avec les mêmes faveurs.
La petite, aussi méchante que sa mère, s'en alla avec
sa cruche, rencontra la sainte Vierge qui lui demanda :
— Où vas-tu, mon enfant ?
— Mêlez-vous de vos affaires, répondit-elle, cela ne
vous regarde pas.
Elle arriva à la fontaine, passa par la porte rouge
et trouva les gardiens qui lui dirent :
— As-tu faim, petite fille?
— Sans doute j'ai faim.
— Eh bien ! voici de quoi manger.
Et en même temps les cinq petits chiens s'approche-
LA FONTAINE ROUGE 157
rent. Au lieu de leur donner des miettes, elle les re-
poussait en criant :
— Allez-vous-en, vilaines bêtes ! Et même elle les
frappait.
Son repas terminé, l'un des gardiens dit aux
chiens : « Que lui souhaitez-vous ? » Le premier ré-
pondit : « Qu'elle soit très laide. » Le second : « Très
méchante. » Le troisième : « Très pauvre. » Le qua-
trième : « Toujours malheureuse. » Le cinquième :
« Qu'elle tombe dans l'eau en remplissant sa cruche. »
Et ainsi fut fait. Comme elle se penchait au-dessus
de la Fontaine-Rouge, elle y tomba et s'y noya.
Sa mère, plus mauvaise que jamais, ne put se con-
traindre; elle jura publiquement la mort de sa belle-
fille, mais son mari, apprenant tout ce qui s'était
passé, la chassa, et il vécut toujours heureux avec son
enfant.
Ce conte a été recueilli dans les environs
de la Charité par M. Achille Millien.
XXVI
L'ANNEAU ENCHANTÉ
(CONTE CORSE.)
Avant rinvasion des Sarrasins, il était six frères et
leur sœur, très pauvres, très pauvres, leurs parents
étant malades et ne pouvant travailler.
Un jour qu'ils avaient été chercher des châtaignes
dans le bois voisin et qu'ils n'en avaient presque pas
trouvé, le plus petit dit à ses autres frères :
— Je veux aller par le monde afin de voir si je puis
faire fortune. Au bout de la semaine je viendrai vous
dire ce qui m'est arrivé.
Et le petit frère partit.
Il marchait depuis plusieurs jours lorsqu'il vit une
petite maison au milieu d'une forêt.
— Enfin, se dit-il, je pourrai me reposer quelques
instants et manger un morceau de pain. Pan, pan !
— Qui est là?
— C'est moi.
Voyant que c'était un homme, la maîtresse de la
maison, qui était fée, laissa tomber son anneau comme
par mégarde.
Le petit frère le vit et le mit à son doigt en disant :
— Ah ! le bel anneau !
L'ANNEAU ENCHANTÉ 159
Mais aussitôt son corps se couvrit de poils, deux cor-
nes lui poussèrent, ses oreilles s'allongèrent et ses deux
mains se changèrent en pieds de bouc.
11 venait en effet d'être transformé en bouc.
— Bée, bée, bée! faisait le petit frère; mais rien ne
put le faire revenir à sa forme primitive.
La fée le lia, le fit entrer dans la cave et lui donna
de riierbe bien fraîche.
Voyant que leur frère n'arrivait pas, les cinq autres
voulurent aller à sa recherche.
Ils partirent successivement, mais, arrivés à la mai-
son de la fée, tous ayant mis au doigt l'anneau qu'elle
leur jetait, eurent le même sort que leur cadet.
La sœur voulut partir, elle aussi.
Elle était belle et bien faite, les yeux bleus et les
cheveux noirs; elle s'appelait Milia.
Chemin faisant, la petite sœur rencontra un grand
oiseau; entré dans un buisson, il n'en pouvait plus
sortir, malgré tous ses efforts.
La jeune fille prit son couteau, coupa les ronces et
délivra l'oiseau qui se mit à voler en disant :
— Merci, merci, Milia ; merci, merci, Milia.
Celle-ci continua sa route ; comme la nuit commen-
çait à tomber, elle s'assit sous un arbre pour manger
un morceau de pain.
Pendant son léger repas, elle vit venir une pauvre
vieille femme qui avait grand'peine à se traîner.
Milia courut à sa rencoiitre en lui disant :
— Ma bonne mère, appuyez-vous sur moi; venez
vous reposer un instant et partager le peu de pain qui
me reste encore.
A peine avait-elle achevé ces mots que Milia resta
éblouie. La vieille femme s'était transformée subite-
ment en une belle fée, parée d'un admirable collier de
160 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
perles fines et vêtue (rune magnifique robe bleue et
rose, toute brochée d'or.
— Que veux-tu? je suis puissante, demande et tu
seras satisfaite.
— Je voudrais savoir où sont mes frères; sont-ils
morts ou vivants ?
— Tes frères vivent encore, mais il te sera bien dif-
ficile de les reconnaître. Pour les trouver tu n'as qu'à
continuer ta route, droit devant toi. Ils sont enfermés
dans la première maison que tu trouveras sur ton che-
min.
— Merci, bonne fée.
Et Milia partit.
Après avoir marché des heures et des heures, la pe-
tite sœur aperçut une maison.
— C'est là qu'ils sont, sans doute, pensa-t-elle, et
elle marcha plus rapidement.
Milia n'en était plus à cinquante pas que la méchante
fée l'aperçut.
Vite elle jeta son anneau.
Mais un grand oiseau passa et l'emporta dans son
bec.
C'était l'oiseau que la jeune fille avait délivré.
— Pan, pan!
— Entrez.
Milia entra.
— Asseyez -vous un instant, que j'aille vous chercher
à manger ; vous devez être fatiguée, lui dit la vieille ;
puis elle sortit.
L'oiseau vint alors frappera la fenêtre.
— Milia, n'accepte rien de cette méchante femme ou
tu seras changée en statue. Tes frères, métamorphosés
en boucs, sont enfermés dans la cave.
La vieille fée entrait au même instant.
L'ANNEAU ENCHANTÉ 161
— Tenez, mangez un morceau de ce gâteau et buvez
un peu de ce vin exquis.
— Merci, Madame, je n'ai ni faim ni soif.
— Comment, après un si iong voj'age ?
— Je n'ai besoin de rien ; si vous voulez me faire
plaisir, laissez-moi dormir tranquillement dans ce coin.
— A votre aise, ma bonne enfant.
Cependant la fée pensait :
— Il ne faut pas que cette petite m'échappe, je veux
l'avoir à tout prix.
Et elle alla chercher un collier d'or et des robes
changeantes comme. le ciel.
— Puisque vous ne voulez rien accepter pour man-
ger, prenez au moins ces objets, pour qu'il ne soit pas
dit qu'on s'est reposé chez moi sans emporter quelques
marques de ma bonté.
— Que voulez-vous qu'une pauvre fille fasse de toutes
ces merveilles ? Robes et collier seraient bien vite dé-
chirés au milieu des buissons qu'il me faudra traverser.
Voyant toutes ses ruses déjouées, la fée perfide
s'étendit sur son lit et s'endormit profondément.
L'oiseau revint frapper à la fenêtre.
— Milia, réveille-toi ; réveille-toi, Milia.
— Que veux-tu ?
— Tue cette méchante fée, autrement elle trouvera
bien le moyen de te faire périr. Prends ensuite la che-
mise qu'elle porte, mets-la sur toi, et tu auras la puis-
sance de cette magicienne.
Milia se leva doucement et, prenant un couteau qui
était sur la table, coupa la gorge à la méchante femme;
ensuite elle la déshabilla, prit sa chemise et s'en revêtit.
Son esprit s'éclaircit à l'instant. Une foule de choses,
qu'elle pensait être des mystères impénétrables, lui
furent expliquées.
CONTES. H
162 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Avant d'essayer de sa puissance, Milia visita toute
la maison.
Dans une salle étaient quantité de statues, parmi les-
quelles deux étaient dans une niche.
C'était un roi et une reine enchantés par la magi-
cienne.
Puis Milia descendit à la cave.
Elle y vit six boucs d'une maigreur extrême, bien
qu'ils eussent à manger en abondance.
— Ah ! les pauvres bétes ! et dire que voilà mes
frères !
Et Milia, la bonne sœur, se prit à pleurer. A l'ins-
tant elle aurait voulu les faire revenir à leur premier
état, mais elle ne savait comment s'y prendre.
Elle se souvint heureusement que sur la chemise de
la fée était écrit :
Chemise, chemise, jusqu'à la mort,
En ce que je veux, obéis-moi.
Milia dit ces mots, puis pensa :
— Chemise, chemise, fais que ces boucs rede-
viennent hommes comme par le passé.
Et aussitôt les boucs perdirent leur poil, leurs cornes
tombèrent et leurs pattes se changèrent en deux mains
et en deux pieds d'homme.
Jugez de la joie de Milia. Elle sauta au cou de ses
frères, qu'elle reconnut bien vite, et, pendant long-
temps, ils s'embrassèrent avec transport.
— Où est la vieille fée qui nous a changés en bètes '/
— Elle est morte, et j'ai toute sa puissance.
— Comment cela ? En quoi consiste ce pouvoir ?
— Je ne puis vous dire mon secret. Je vais délivrer,
maintenant, tous ceux qui sont dans ce château.
Cela fut bien vite fait.
L ANNEAU ENCHANTE 163
Le roi, la reine et toutes les autres personnes remer-
cièrent bien Milia, comme vous le pensez ; ils voulaient
lui offrir des châteaux et des villes, mais celle-ci
refusa. N'avait-elle pas la chemise de la fée pour possé-
der tout ce qu'elle désirait ?
Grâce à son pouvoir, la jeune fille fit sortir de terre
de beaux carrosses dorés et les distribua à toutes les
personnes qui se trouvaient là, afin qu'elles pussent
retourner à leur maison.
Elle-même s'en offrit un et y attela deux beaux che-
vaux, plus rapides que le vent.
Elle arriva ainsi chez ses parents, qui furent émer-
veillés, la voyant avec ses frères en pareil équipage.
— Ah l mon Dieu, mon Dieu, notre fille a la fortune,
se disaient-ils.
Et ils étaient contents.
Malheureusement la chemise devint si sale, si sale,
que Milia voulut un jour la donner à laver.
On rétendit au soleil pour la faire sécher.
Un vagabond l'aperçut, s'en empara et prit la fuite.
On eut beau chercher bien longtemps, jamais on ne
put le retrouver.
Milia mourut désespérée d'avoir perdu la précieuse
chemise à laquelle était attachée toute sa puissance.
Quant à ses frères, qui s'étaient mis à la recherche
du voleur, on n'en eut jamais de nouvelles. Si j'ap-
prends quelque chose sur leur compte, tenez pour
certain que je vous le raconterai.
Ortoli, Contes de l'Ue de Corse.
XXVII
MAHISTRUBA, LE CAPITAINE MARIN
(CONTE DE MARIN.)
De même que beaucoup d'autres en ce monde, il y
avait un capitaine marin. Il avait eu dans sa vie beau-
coup de pertes et de mécomptes, aussi il ne voyageait
plus : mais tous les jours il allait sur le bord de
la mer pour son plaisir, tous les jours il y rencontrait
un gros serpent, et tous les jours il lui disait :
— Dieu t'a donné aussi la vie ; vis donc.
Ce capitaine vivait de ce que sa femme et sa fille ga-
gnaient en cousant. Un jour le serpent lui dit :
— Ya t'en trouver tel constructeur, et commande-
lui un navire de tant de tonneaux, demande-lui son prix
et offre lui le double de ce qa'il te demandera.
Le capitaine fit ce que le serpent lui avait dit, et le
jour suivant il vint sur le rivage et dit au serpent qu'il
avait exécuté ses ordres. Alors le serpent lui com-
manda de choisir douze matelots, tous hommes vigou-
reux, et de leur donner un salaire double de celui
qu'ils demanderaient. Après l'avoir fait, le capitaine
revint trouver le serpent et lui dit qu'il avait ses douze
hommes. Le serpent lui donna alors tout l'argent néces-
saire pour payer le navire, et le constructeur fut bien
MAHISTRUBA, LE CAPITAINE MARIN 165
étonné de voir qu'une si forte somme d'argent lui était
payée à l'avance par cet homme pauvre ; toutefois il se
hâta de terminer son ouvrage aussi promptement que
possible.
Le serpent ordonna encore au capitaine de pratiquer
à fond de cale_un grand espace vide, d'avoir un grand
coffre et de le lui apporter lui-même. Il le fit et le
serpent y entra. Le navire était prêt, il embarqua le
coffre, et l'on mit à la voile.
Le capitaine allait tous les jours voir le serpent,
mais les matelots ne savaient pas ce qu'il allait faire
dans la cale, ni ce que contenait le coffre. Le navire
avait déjà fait de la route, mais personne ne connais-
sait sa destination. Un jour le serpent dit au capitaine
qu'il allait arriver une si terrible tempête que les
nuages et la terre se confondraient, et qu'à minuit un
grand oiseau noir passerait sur le navire et qu'il
fallait le tuer, et il lui dit d'aller demander à ses mate-
lots s'il y avait parmi eux quelque bon tireur.
Le capitaine demanda à ses hommes s'il y avait
parmi eux un bon tireur.
— Oui, répondit l'un d'eux, je puis tuer une hiron-
delle au vol.
— Très bien ! très bien ! cela nous servira, dit le
capitaine.
Il revint dire au serpent qu'il y avait un tireur ca-
pable de tuer une hirondelle au vol. Et au même ins-
tant le ciel devint noir comme la nuit, la terre et les
nuages se confondirent, et chacun tremblait de frayeur.
Le serpent donna au capitaine un breuvage fortifiant
pour le tireur, et on l'attacha au màt. A minuit on en-
tendit un cri perçant : c'était l'oiseau qui passait au
dessus du navire, et notre chasseur eut la bonne
fortune de le tuer. Au même instant la mer devint
166 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
calme. Le capitaine alla dire au serpent que l'oiseau
avait été tué.
— Je le savais, lui répondit le serpent.
Lorsqu'ils furent arrivés un peu plus loin sans aucun
incident, le serpent dit un jour :
— Ne sommes-nous pas prêts -de tel port ?
— Oui, répondit le capitaine, il est en vue.
— Très bien, alors, nous allons y aborder.
Et il lui dit d'aller demander à ses matelots s'il y
avait parmi eux un bon coureur. Il le fit et l'un d'eux
répondit :
— Pour moi, je suis capable d'attraper un lièvre à
la course.
— Très bien ; très bien ; cela nous servira, dit le
capitaine.
Et il alla dire au serpent qu'il y avait un de ses
matelots qui attrapait les lièvres à la course.
— Vous débarquerez le coureur au port, dit le ser-
pent, et vous lui direz d'aller au sommet d'une petite
montagne ; là se trouve une petite maison, où demeure
une vieille, vieille femme. Il y a aussi un briquet, une
pierre à fusil, et une boîte à amadou ; il faudra qu'il
rapporte à bord ces trois objets, mais un par un, en
prenant ciiacun d'eux un jour différent.
Notre coureur fut débarqué ; et il alla à cette maison.
Il vit la vieille femme qui avait des yeux rouges et qui
filait sur le seuil de sa porte. Il lui demanda une goutte
d'eau en lui disant qu'il avait fait une longue route sans
en trouver, et qu'elle serait bien bonne de lui en don-
ner une petite goutte. La vieille répondit non; mais il la
supplia de nouveau en lui disant qu'il ne connaissait
pas les routes du pays, et qu'il ne savait où aller. La
vieille femme tenait constamment les yeux sur la
tablette de la clieminée; à la fin elle lui dit :
MAHISTRUBA, LE CAPITAINE MARIX 167
— Alors, je vais vous en donner un peu.
Pendant qu'elle allait à sa cruche, notre coureur en-
leva le briquet de la tablette de la cheminée et se mita
courir à toutes jambes, aussi vite qu'un éclair; mais
la vieille femme était sur ses talons. Juste au moment
où il était sur le point de sauter dans le navire, la
vieille l'atteignit, lui arracha un morceau de son
habit, et avec lui un lambeau de la peau du dos. Le
capitaine alla trouver le serpent et lui dit :
— Nous avons le briquet ; mais notre homme a la
peau du dos emportée.
Le serpent lui donna un remède avec un breuvage
puissant, et lui dit que l'homme serait guéri le lende-
main, mais qu'il fallait retourner encore à la cabane.
L'homme répondit :
— Non, non, que le diable emporte cette maudite
vieille s'il le veut ; mais pour moi, je n'y retournerai
plus.
Mais comme le lendemain il était guéri par le breu-
vage qu'il avait pris, il descendit à terre. Il s'habilla
d'un vêtement sans manches, de vieux pantalons dé-
chirés, et arriva chez la vieille femme. Il lui dit que
son navire avait été jeté à la côte, qu'il errait ça et là
depuis quarante-huit heures, et il la pria de le laisser
entrer pour allumer sa pipe au foyer.
— Non, répondit-elle.
— Aj^ez pitié de moi ; je suis si malheureux ; c'est
ane bien petite faveur que je vous demande.
— Non, non, j'ai été trompée hier,
— Tout le monde n'est pas trompeur, répondit le
marin ; so3'ez sans crainte.
La vieille se leva pour aller au feu et pendant qu'elle
se penchait pour prendre un tison, il s'empara de la
pierre à fusil et se mit à l;uir, courant comme s'il vou-
1C8 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
lait se casser les pieds. Mais la vieille femme courait
aussi vite que notre coureur ; toutefois elle ne l'attei-
gnit qu'au moment où il s'élançait dans le navire ; elle
lui déchira son habit, et avec lui la peau du dos et celle
du cou, et il tomba dans le navire.
Le capitaine alla tout de suite dire au serpent :
— Nous avons pris la pierre à fusil.
— Je le sais, répondit-il.
Il lui donna une médecine et un breuvage bon et
puissant, pour guérir l'homme et le mettre en état de
recommencer le lendemain. Mais le matelot dit que
non, et qu'il ne voulait plus revoir cette vieille aux
yeux rouges. On lui dit que la boîte à amadou res-
tait encore à prendre. Le lendemain on lui donna en-
core un bon coup à boire. Cela lui donna du courage, et
il eut envie de retourner.
Il s'habilla comme s'il avait fait naufrage, et des-
cendit à terre à moitié nu. Il alla trouver la vieille
femme et lui demanda un peu de pain, parce qu'il
n'avait pas mangé depuis longtemps, et il la pria
d'avoir pitié de lui, parce qu'il ne savait que devenir.
La vieille femme lui dit :
— Allez où vous voudrez, vous n'aurez rien de ma
maison et personne n'y entrera. Tous les jours j'ai
des ennemis.
— Mais qu'avez-vous à craindre d'un pauvre homme
qui ne demande qu'un peu de pain, et qui s'en ira
aussitôt après?
A la fin, la vieille se leva pour aller à son buffet, et
notre homme lui prit la petite boite à amadou. La
vieille se précipita après lui, désirant de tout son cœur
l'attraper ; mais notre homme avait de l'avance. Elle
l'atteignit juste au moment où il sautait dans le navire.
La vieille femme le saisit par la peau du cou et la lui
1
I
MAHISTRUBA, LE CAPITAINE MARIN 169
déchira jusqu'à la plante des pieds. Notre coureur
tomba et l'on ne savait s'il était mort ou en vie, et la
•vieille cria :
— Je le maudis, lui et tous ceux du navire.
Le capitaine alla trouver le serpent et lui dit :
— Nous avons la boite à amadou ; mais notre cou-
reur est en grand danger. Je ne sais s'il vit encore ; il
n'a plus un morceau de peau depuis le cou jusqu'à la
plante des pieds.
— Consolez-vous, consolez-vous ; il sera guéri de-
main matin; voici la médecine et le breuvage. Mainte -
liant, vous êtes sauvés. Remontez sur le pont et laites
tirer sept salves d'artillerie.
Le capitaine monta sur le pont, fit tirer les sept
salves, puis il vint dire au serpent :
— Nous avons tiré les sept salves.
— Faites-en tirer encore douze ; mais n'ayez pas
peur ; la police va venir ; on vous mettra les me-
nottes et l'on vous conduira en prison, et vous deman-
derez comme une faveur de ne pas être exécutés avant
que le navire ait été visité, afin de prouver qu'il ne
contient rien qui mérite un tel châtiment.
Le capitaine monta sur le pont et tira douze salves ;
aussitôt les magistrats et la police arrivèrent à bord ;
ils mirent les menottes aux hommes, aux matelots et
au capitaine, et ils les conduisirent en prison. Les mate-
lots n'étaient pas contents ; mais le capitaine leur dit :
— Bientôt vous serez délivrés.
Le lendemain le capitaine demanda à aller parler au
roi. On le conduisit devant le prince, qui lui dit :
— Vous êtes condamné à être pendu.
— Pourquoi, répondit le capitaine ; est-ce pour avoir
tiré quelques coups de canon que nous devons être
pendus ?
170 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Oui, oui ; car depuis sept ans nous n'avons pas
entendu le canon dans cette ville. Je suis dans la peine,
moi et mon peuple. Je n'avais qu'un fils et je l'ai perdu.
Je ne puis l'oublier.
Le capitaine répondit :
— Je ne connaissais ni cette nouvelle ni la défense
de tirer, et je vous prie de ne pas nous tuer avant
d'avoir été voir s'il y a dans notre navire quelque
chose qui puisse nous faire condamner en bonne jus-
tice.
Le roi se mit en route avec ses courtisans, ses sol-
dats et ses juges, en un mot avec tout le monde. Lors-
qu'il fut monté sur le pont, jugez de sa surprise !
Il y trouva son fils si tendrement aimé, qui lui raconta
comment il avait été enchanté par une vieille femme ;
il était demeuré sept années sous la forme d'un ser-
pent. Chaque jour, dit-il, le capitaine venait se prome-
ner sur le rivage de la mer, et chaque jour il lui lais-
sait la vie en lui disant : « Le bon Dieu t'a aussi créé, w
Alors ayant vu le bon cœur du capitaine, je pensai
qu'il m'épargnerait, et c'est à lui que je dois la vie.
On alla ensuite à la cour. Les hommes furent mis
hors de prison, et l'on donna au capitaine une forte
somme d'argent pour doter ses deux filles et un navire
pour lui.
Pour les matelots, on leur donna à boire et à man-
ger tant qu'ils voulaient pendant tout le temps qu'ils
demeurèrent dans la ville, et à leur départ, on leur
remit de quoi vivre à l'aise pour le restant de leurs
jours.
Le roi et son fils vécurent heureux, et comme ils
avaient bien vécu, ils moururent aussi heureux.
Traduit de W. ^'ebster, Basque Lcgends.
XXVIII
LA FÉE
(conte de l'anjou )
Inédit.
Il y a de cela longtemps, il y a bien longtemps, bien
longtemps, car mes parents qui m'ont rapporté cette
histoire l'avaient eux-mêmes entendu raconter par les
leurs, les Fées étaient très nombreuses en ce pays et
se retiraient d'habitude dans le bois qui porte encore
leur nom ' . Elles ne faisaient aucun mal ; cependant
les curés, jaloux de leur puissance, les ont changées
en taupes.
En ce temps-là donc, les Fées, qui aimaient beaucoup
les petits enfants, guettaient le moment où les paysans
quittaient leurs maisons pour aller travailler au dehors,
laissant leurs derniers-nés seuls, endormis dans leurs
berceaux. Elles descendaient par la cheminée dans les
fermes pour soigner ces petits innocents abandonnés à
eux-mêmes ; elles les faisaient manger, les poupon-
naient et les amusaient jusqu'à l'heure où les parents
allaient revenir des champs. Alors elles s'enfuyaient
en reprenant le chemin par lequel elles étaient venues
et personne ne les voyait ordinairement.
' Le bois DefTais, silué commune de ChamLellay, vulgairement le
Bois des Fc'es.
172 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
Parmi les Fées de co pays, il en était une, i)lus har-
die sans doute que les autres, qui se rendait chaque
jour dans une chaumière où se trouvait un petit enfant
nouveau-né. Sans s'inquiéter de la présence de la
mère qui, trop faible encore pour aller travailler aux
champs, se tenait, muette de frayeur, filant au rouet
près du foyer, elle prenait l'enfant dans ses bras, le
caressait, le promenait dans la maison, chantait pour
apaiser ses cris et lui prodiguait ses soins.
La mère, jalouse des caresses données à son enfant
par une étrangère, les supporta quelque temps. Mais,
un jour, surmontant la peur que lui causait la Fée, elle
raconta à son mari ce qui se passait chaque jour après
son départ.
— Ne crains rien, lui répondit celui-ci, je te promets
de te débarrasser de cette Fée, puisque ses soins t'im-
portunent. Demain tu iras aux champs à ma place ;
moi je garderai la maison et, si elle revient encore, je
m'arrangerai de façon à lui faire passer le désir de
continuer ses visites.
Le lendemain, en effet, la mère partit pour aller tra-
vailler au dehors, tandis que son mari demeurait à la
maison avec l'enfant endormi dans son berceau.
Quand approcha l'heure à laquelle la Fée arrivait
chaque jour, il alla s'asseoir sous le manteau de la
cheminée, près du rouet de sa femme et, prenant la
quenouille de celle-ci, il se mit à filer.
La Fée ne tarda pas à descendre par la cheminée. A
peine avait-elle posé le pied à terre quelle courut à
l'enfant qui venait de se réveiller et s'était mis à crier.
Elle le prit dans ses bras, et par ses caresses et ses
chants réussit à le calmer.
A. ce moment elle s'aperçut qu'un homme avait pris
la place de la femme qu'elle voyait chaque jour.
LA FÉE '173
— Qui donc es-tu? lui dit-elle.
— Je m'appelle Personne, répondit l'homme.
La Fée ne parut pas surprise de cette réponse ; elle
crut que l'homme se nommait ainsi, et tout en cares-
sant l'enfant, elle se mit à se moquer du fermier,
remarquant avec malice que son fil se brisait à chaque
instant et qu'il tournait mal son rouet.
La journée se passa ainsi, et quand le soir fut venu,
la Fée, après avoir déposé dans son berceau l'enfant
qui s'était endormi, se prépara à quitter la maison.
Au moment où elle s'élevait dans la large cheminée,
le paysan qui guettait cet instant, saisit la pelle à feu,
la remplit de charbons ardents et, avant que la Fée ne
disparût à ses yeux, il les lui lança aux jambes.
La Fée, se sentant brûlée, se mit à pousser des cris
de douleur. Ses sœurs, qui traversaient les airs, l'en-
tendirent à une grande distance et s'empressèrent
d'accourir à son secours.
— Qu'as-tu, ma sœur? lui dirent-elles.
— Ah ! je suis cruellement brûlée, et je souffre
comme une martyre.
— Mais qui t'a fait cela ? demandèrent ses com-
pagnes.
— C'est Personne, répondit-elle.
A ces mots les Fées éclatèrent de rire et s'envolèrent
dans toutes les directions, se tenant les côtes et se
moquant de la naïveté de leur sœur.
Celle-ci regagna à grand'peine le lieu de sa retraite,
où elle put enfin soigner ses blessures; mais jamais
depuis ce jour elle ne revint dans la maison dont elle
avait été chassée avec tant de cruauté.
Je dois ce conte à M. Queruau-Lamerie, qui Ta
recueilli aux environs du Lion-d'Angers.
XXIX
LA SIRÈNE DE LA FRESNAYE
(conte de la. HAUTE-BRETAGNE.)
Il y avait une fois clans le bois de File Aval, en la
paroisse de Saint-Cast, un sabotier qui demeurait avec
sa femme et ses deux enfants, dans une pauvre petite
hutte en terre, qu'il avait lui-même construite au bord
de la mer, à l'endroit où finit la vallée. Il y en a qui
disent qu'on en voit encore les ruines, mais cela n'est
guère croyable, car il y a bien longtemps de cela, et
d'habitude, les cabanes de sabotiers ne laissent pas de
longues traces.
Ils n'étaient pas riches, car ils n'avaient que leur
travail pour vivre, et l'on sait que les sabotiers achètent
rarement des métairies : le mari creusait des sabots, sa
femme lui aidait de son mieux, et le petit garçon et la
petite fille, qui n'étaient pas assez grands pour travail-
ler le bois, allaient tous les jours à la pèche le long du
rivage.
Un jour que le petit garçon était dans les rochers à
prendre du poisson, il entendit tout à coup un chant
doux et mélodieux, et, en regardant l'endroit d"où il
semblait venir, il vit la Sirène qui nageait en chantant
LA SIRENE DE LA FRESNAYE i,0
sur les flots, et autour d'elle la mer était si brillante que
la vue en était éblouie.
Il courut bien vite à la cabane où son père travaillait :
— Ah ! papa, lui dit-il, viens donc voir ! il y a dans
l'anse du Port-au-Moulin un poisson plus beau que tous
ceux que j'ai vus : il chante, et il brille comme de l'or.
— Connue du feu, papa, ajouta la petite fille qui
l'avait aussi vu.
Le sabotier et sa femme se hâtèrent de suivre leurs
enfants; mais quand ils arrivèrent au rivage, la Sirène
avait disparu : ils ne virent rien sur la mer, et n'enten-
dirent point de chant.
— Ce n'était rien, dit la mère, les enfants auront
rêvé tout cela.
Mais le sabotier n'était pas aussi incrédule que sa
femme; le lendemain, il dit aux enfants :
— Retournez au bord de l'eau et regardez bien si le
beau poisson qui chante se montrera encore.
Le petit garçon sortit, mais dès qu'il eut fait quelques
pas en dehors de la cabane, il y rentra en s'écriant :
— Ah! papa, le beau poisson est revenu, on l'entend
chanter d'ici.
Quand ils furent sortis, ils entendirent dans le loin-
tain une musique délicieuse, et ils se bâtèrent d'aller
au bord de la mer où ils virent la Sirène qui se jouait
en chantant sur les vagues et sautait parfois à plus de
trois pieds au-dessus de l'eau,
— Ce n'est pas un poisson ordinaire, dit le sabotier,
cela ressemble à une personne.
— Ah ! répondit la femme, il faut apprêter des lignes,
peut-être pourras-tu le prendre ; je voudrais bien le voir
de près.
Ils se mirent tous à arranger des lignes, et quand la
mer était haute, ils les tendaient; mais ils avaient beau
176 LES AVENTURLCS MERVEILLEUSES
garnir les hameçons des meilleurs appâts, le poisson-
chanteur ne venait point se prendre, et pourtant on le
vo3'ait tous les jours.
Le sabotier pensait souvent au poisson merveilleux,
et il réfléchissait aux moyens de s'en emparer. Un jour
qu'il se promenait sur le rivage, il vit la Sirène qui
s'était endormie, et, bercée par la vague, flottait à peu
de distance du bord. Il se mit à l'eau sans faire de
bruit, et passa tout doucement sous elle un grand pa-
nier qu'il avait, «t dans lequel il l'emporta à terre sans
l'éveiller.
Elle était de la taille d'un enfant de huit ans; sur sa
tête elle avait des cheveux d'or, et son corps blanc et
poli ressemblait à celui d'une femme, mais au lieu de
pieds elle avait des nageoires et se terminait en queue
de poisson.
— Ah! dit le sabotier en la regardant; mon petit
gars n'avait pas menti, c'est bien la plus curieuse chose
que l'on puisse voir. C'est sans doute une Sirène, car
elle est moitié femme et moitié poisson.
Il faisait ces réflexions en prenant le chemin de sa
cabane, et il n'en était pas fort éloigné, quand la Sirène
s'éveilla et lui dit :
— Ah ! sabotier, tu m'as surprise pendant que je
dormais; je t'en prie, reporte-moi à l'eau maintenant
que tu m'as vue de près, et je te protégerai, toi et toute
ta famille, tant que tu vivras.
— Non, répondit le sabotier, je ne te remettrai pas
à la mer, il y a trop longtemps que je te guettais, et
aussi ma femme et mes enfants. Je vais te porter à la
maison pour qu'ils te voient; mais quand tu auras
chanté une chanson, si ma femme veut, je te rapporte-
rai où je t'ai prise.
Il appela sa femme, qui avait nom Olérie, et lui cria:
LA SIRÈNE DE LA FRESNAYE 177
— Olérie, viens donc voir, et amène les enfants ; j'ai
la chanteuse dans mon panier.
La bonne femme accourut toute joyeuse, suivie du
petit garçon et de la petite fille, et ils se mirent à re-
garder la Sirène.
— Elle demande, dit le sabotier, que je la porte à
la mer ; elle te chantera une chanson auparavant.
Y consens-tu ?
— Non, répondit-elle, c'e^t un trop beau poisson :
jamais je n'en ai vu un semblable ; il faut le manger.
— Ah! dit la Sirène, si tu te nourris de ma chair,
si tu te repais de mon poisson, tu ne mangeras plus
rien en ce monde, car tu périras. Je ne suis pas un
poisson comme les autres : je suis la Sirène de la Fres-
naye, et ton mari m'a surprise pendant que je dor-
mais. Demande-moi ce que tu voudras et je te l'ac-
corderai, car j'ai le pouvoir des fées. Mais dépêche-toi
de me reporter à la mer, et ne perds pas de temps, je
faiblis déjà, et je mourrais bientôt.
— Qu'en dis-tu ? demanda Olérie à son mari.
— Si tu y consens, je veux bien la remettre à la
mer; ce serait dommage de la tuer, elle est bien gen-
tille et elle n'a jamais fait de mal à personne.
Ils prirent le panier chacun par un bout, et por-
tèrent tout doucement la Sirène à la mer, et ils la lais-
sèrent s'y plonger sans avoir songé à lui faire de con-
ditions.
Quand elle sentit la fraîcheur de l'eau, elle s'esclaffa
de rire, de la joie qu'elle avait de n'être plus en capti-
vité, et elle dit au sabotier :
— Que me demandes-tu à présent ?
— Je désirerais, répondit-il, du pain, du poisson et
des habits pour moi, ma femme et mes enfants.
CONTES. 1 -
178 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Ta auras tout cela dans vingt-quatre heures, dit
la Sirène.
— Je voudrais bien aussi, poursuivit-il, si c'était un
effet de votre bont4, un peu d'argent pour payer mon
maître, car je ne suis guère riche.
La Sirène ne répondit rien ; mais elle se mit à battre
l'eau avec ses nageoires, et à chaque fois qu'elle frap-
pait les vagues, il jaillissait des gouttelettes, et tout ce
qui sautait en l'air était de l'or qui venait tomber aux
pieds du sabotier.
Le rivage en fut bientôt couvert ; alors elle cessa de
s'agiter, et elle dit au sabotier et à sa femme :
— Tout cela est à vous, bonnes gens ; vous pouvez
le ramasser.
Ils remercièrent la Sirène qui s'éloigna en chantant,
puis ils remplirent leurs poches d'or, et retournèrent
à leur cabane, bien contents.
Quand les vingt-quatre heures furent écoulées,
Olérie et son mari revinrent au bord de la mer pour
chercher les habits que la Sirène leur avait promis.
Ils l'entendirent au loin qui chantait, et bientôt ils la
virent se glisser sur les flots et s'approcher d'eux, en
continuant son chant doux et mélodieux. Elle frappa
l'eau de ses nageoires : une grosse vague vint déferler
sur la grève et se retira, laissant aux pieds du sabotier
un coffre bien fermé et de grande taille.
La Sirène sauta ensuite sur l'eau par trois fois, puis
dit au sabotier :
— Tu trouveras dans ce coffre ce que je t'avais
promis ; au revoir, toi qui as été bon pour moi ! Quand
tu auras besoin de poisson, n'oublie pas ce rivage.
Ils emportèrent le cofîre chez eux : il contenait de
bons habits faits à leur taille, et toutes les fois qu'eux
ou leurs enfants avaient envie de pécher du poisson,
LA SIRÈNE DE LA FRESNAYE 179
ils allaient au bord de la mer, et, en pea d'instants, ils
faisaient une pèche abondante.
Pendant un an, ils ne revirent plus la Sirène : leur
bourse diminuait cependant, et plus elle devenait légère,
plus ils pensaient à la Sirène. Souvent ils allaient au
bord de la mer, prêtant l'oreille et espérant ouïr sa
voix.
Un jour, ils l'entendirent de loin qui chantait ; ils
accoururent aussitôt sur le rivage, et furent bien
joyeux de la voir glisser sur les flots : partout où elle
avait passé, la mer brillait comme une traînée de feu.
Quand elle fat à une petite distance, le sabotier lui
dit:
— Ma Sirène, je suis bien content de vous revoir;
si vous voulez, vous pouvez me rendre un grand ser-
vice, car je n'ai plus ni pain ni argent.
— Je vais, répondit la Sirène, vous donner de quoi
remplir de nouveau votre bourse.
Après avoir dit ces mots, elle déplia ses nageoires,
et, battant l'eau autour d'elle, elle envoya au rivage un
flot d'or et d'argent.
— Avec cela, dit-elle, tu achèteras ce dont tu as be-
soin ; mais si tu veux le conserver, emploie-le bien.
Désormais, tu ne me reverras plus ; je quitte le pays
et je repars pour l'Inde.
La Sirène s'éloigna après avoir ainsi parlé ; jamais
depuis, personne ne la vit ni ne l'entendit chanter dans
la baie de la Fresnaye .
Paul Sébillot, Contes des iiaysans
et des fîclieurs^ n° ii.
XXX
LE PETIT BOSSU
(conte lorrain.)
Il était une fois un roi qui avait trois fils; mais il
n'y avait que les deux premiers qu'il traitât comme
ses fils ; le plus jeune était bossu et son père ne pouvait
le souffrir; sa mère seule l'aimait.
Un jour, le roi fit appeler l'aîné et lui dit :
— Mon fils, je voudrais avoir l'eau qui rajeunit.
— Mon père, j'irai la chercher.
Le roi lui donna un beau carrosse attelé de quatre
chevaux, et de l'or et de l'argent tant qu'il en voulut,
et le jeune homme se mit en route.
Il avait fait deux cents lieues de chemin, lorsqu'il
rencontra un berger qui lui dit :
— Prince, mon beau prince , voudrais-tu m'aider
à dégager un de mes moutons qui est pris dans un
buisson?
— Il ne fallait pas l'}- laisser aller, répondit le prince :
je n'ai pas de temps à perdre.
Étant arrivé à Pékin, il entra dans une belle hôtelle-
rie, fit dételer ses chevaux et commanda un bon dîner.
Il eut bientôt des amis et ne pensa plus à poursuivre
son voj-age.
LE PETIT BOSSU 181
Au bout de six mois, le roi, voyant qu'il ne revenait
pas, appela son second fils et lui demanda d'aller lui
chercher de i'eau qui rajeunit. Il lui donna un beau
carrosse attelé de quatre chevaux, couvert de perles
et de diamants; le jeune homme monta dedans et
partit. Après avoir fait deux cents lieues, il rencontra
le berger qui lui dit :
— Prince, mon beau prince, voudrais-tu m'aider à
dégager un de mes moutons, qui est pris dans un
buisson ?
— Pour qui me prends-tu? répondit le prince, il ne
fallait pas l'y laisser aller.
Il arriva à Pékin, où il logea dans la même hôtellerie
que son frère ; lui aussi, il eut bientôt des amis, et ne
songea pas à aller plus loin.
Le roi l'attendit un an, et, ne le voyant pas revenir,
il se dit : « Je n'ai plus d'enfants I Qui donc aura ma
couronne? » 11 ne pensait pas plus au petit bossu que
s'il n'eût pas été de ce monde. Cependant celui-ci
tomba malade. On fit venir un médecin ; le jeune prince
lui dit qu'il était malade de chagrin, de voir que son
père ne l'aimait pas, et qu'il voudrait bien voyager.
Le médecin rapporta ces paroles au roi, qui vint voir
son fils.
— Mon père, lui dit le petit bossu, je voudrais aller
chercher l'eau qui rajeunit, et je ne ferais pas comme
mes frères ; je la rapporterais.
— Tu iras si tu veux, lui répondit le roi.
Il lui donna un vieux chariot qui n'avait que trois
roues, un vieux cheval qui n'avait que trois jambes,
d'argent fort peu, mais la reine y ajouta quelque
chose, et voilà le prince parti.
Après avoir fait deux cents lieues, il rencontra le
berger qui lui dit :
182 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
— Prince, mon beau prince, voudrais-tu m'aider à
dégager un de mes moutons qui est pris dans un
buisson ?
— Volontiers, dit le prince.
Et il aida le berger à dégager son mouton. Quand il
se fut éloigné, le berger songeant qu'il ne lui avait
rien donné pour sa peine, le rappela et lui dit :
— Prince, j'ai oublié de tous récompenser. Tenez,
voici des flèches, tout ce que ces flèches perceront sera
bien percé. Voici un flageolet ; tous ceux qui l'enten-
dront danseront.
Le prince poursuivit son chemin et arriva à Pékin.
Quand il passa devant l'hôtellerie où logeaient ses
frères, ceux-ci, qui étaient sur le perron, eurent honte
de lui et rentrèrent dans la maison. Le pauvre petit
bossu descendit dans une méchante auberge où il détela
son cheval lui-même ; puis il prit avec lui un homme
de peine pour lui montrer la ville. En se promenant, il
vit un homme mort qu'on laissait là sans l'enterrer.
— Pourquoi donc n'enterre-t-on pas cet homme ?
demanda-t-il.
— C'est parce qu'il avait beaucoup de créanciers et
qu'il n'a pu les paj^r.
— En payant pour lui, pourrait-on le faire enterrer ?
— Oui, certainement.
Le prince fit venir les créanciers, paya les dettes de
l'homme mort et donna de l'argent pour le faire en-
terrer ; ensuite il continua son voyage. Un jour une
bonne vieille le reçut dans sa maisonnette et lui donna
à boire et à manger : il la paya généreusement, puis il
s'en alla plus loin.
Quand il eut fait encore deux cents lieues, tout son
argent se trouva dépensé, et il n'avait plus rien à
manger ; son cheval était encore plus heureux que lui :
LE PETIT BOSSU 183
il pouvait au moins brouter un peu d'herbe le long du
chemin. Un renard vint à passer ; le prhice allait lui
décocher une de ses flèches, quand le renard lui cria :
— Malheureux ! que vas-tu faire? tu veux me tuer !
Le prince, saisi de frayeur, remit sa flèche dans le
carquois. Alors le renard lui donna une serviette dans
laquelle se trouvait de quoi boire et manger et lui dit :
— Tu cherches l'eau qui rajeunit? Elle est dans ce
château, bien loin là-bas. Le château est gardé par un
ogre, par des tigres et par des lions. Pour y arriver, il
faut passer un fleuve ; sur ce fleuve tu verras une
barque qu'un homme conduit depuis dix-huit cents
ans. Aie soin d'entrer dans la barque les pieds en avant,
car si tu y entrais les pieds en arrière, tu prendrais la
place de l'homme pour toujours. Arrivé au château,
ne te laisse pas charmer par la magnificence que tu y
trouveras. Tu verras dans l'écurie des mules ornées
de lames d'or, prends la plus laide ; tu verras aussi
deux oiseaux verts, prends le plus laid.
Le prince eut soin d'entrer dans la barque les pieds
en avant et arriva au château; il allait prendre la mule
et l'oiseau quand l'ogre rentra.
— Que fais-tu ici ? lui dit l'ogre.
Le prince s'excusa, s'humilia devant lui, lui demanda
grâce. L'ogre lui dit :
— Je ne te mangerai pas, tu es trop maigre.
Il lui donna à boire et à manger, et le prince resta
au château, où il avait tout à souhait. L'ogre l'envoya
combattre ses ennemis, des bêtes comme lui; le prince,
grâce à ses flèches, gagna la bataille et rapporta des
drapeaux. Il combattit cinq ou six fois, et toujours il
fut vainqueur.
Or, il y avait au château une princesse que l'ogre
voulait épouser, mais qui ne voulait pas de lui. Un
184 LES AVENTURES MERVEILLEUSES
jour que le prince venait de gagner une grande bataille,
il eut l'idée déjouer un air sur son flageolet. La prin-
cesse était à table avec l'ogre; en entendant le flageolet
merveilleux, ils se mirent à danser ensemble, sans
savoir d'abord d'où venait cette musique. Quand l'ogre
vit que c'était le prince qui jouait, il le fit venir à table
et lui dit :
— Demande-moi ce que tu désires : je te l'accor-
derai.
Il pensait bien que le prince ne lui demanderait pas
son congé.
— Je demande, dit le prince, ce qu'il y a de plus
beau ici, et la permission de faire trois fois le tour du
château.
L'ogre y consentit. Il y avait dans le château de l'or
à ne savoir où le mettre, mais le prince n'y toucha
pas ; il prit le plus laid des deux oiseaux verts et la
plus laide mule, qui faisait sept lieues d'un pas, sans
oublier une fiole de l'eau qui rajeunit, puis il fit monter
sur la mule la princesse, qui était d'accord avec lui. Au
lieu de faire trois fois le tour du château, il ne le fit
que deux fois et s'enfuit avec la princesse. L'ogre, s'en
étant aperçu, courut à leur poursuite, mais il ne put
les atteindre.
Le jeune homme rencontra une seconde fois le re-
nard, qui lui dit :
— Si tu vois quelqu'un dans la peine, garde-toi de
l'en tirer.
Un peu plus loin, il fut très bien reçu par la bonne
vieille dans sa maisonnette ; enfin il arriva à Pékin
avec la princesse. Sur une des places de la ville, il y
avait une potence dressée.
— Pour qui cette potence ? demanda le prince.
On lui dit que c'était pour deux jeunes étrangers
LE PETIT BOSSU 185
qu'on devait pendre ce Jonr-là. En ce moment on
amenait les condamnés : il reconnut ses frères. Il
demanda quel était leur crime.
— C'est, lui dit-on, qu'ils ont fait des dettes et qu'ils
n'ont pu les payer.
Le jeune homme réunit les créanciers, les paya et
délivra ses frères, puis ils reprirent ensemble le
chemin du royaume de leur père. Le petit bossu avait
donné à son frère aîné la mule, à l'autre l'oiseau vert
et l'eau qui rajeunit, il avait gardé pour lui la princesse.
Ses frères n'étaient pas encore contents ; ils cher-
chaient ensemble le moyen de le perdre, et la prin-
cesse, qui voyait leur jalousie, s'en affligeait.
Un jour qu'on passait près d'un puits qui avait trois
cents pieds de profondeur, les deux aînés dirent à leur
frère :
— Regarde quel beau puits !
Et tandis qu'il se penchait pour voir, ils le pous-
sèrent dedans et emmenèrent la princesse, la mule et
l'oiseau. Quand on arriva au château, la princesse
était languissante, la mule et l'oiseau étaient tristes.
On mit la mule dans une vieille écurie, l'oiseau dans
une vieille cage. L'eau ne put rajeunir le roi ; on la
mit dans un coin avec les vieilles drogues.
Cependant le pauvre prince, au fond du puits, pous-
sait de grands cris; le renard accourut et descendit
dans le puits.
— Je t'avais bien dit de ne tirer personne de la
peine! Je vais pourtant t'aidera sortir d'ici; tiens bien
ma queue.
Le jeune homme fit ce qu'il lui disait, et le renard
grimpa; il allait atteindre le haut, quand la queue se
rompit et le jeune homme retomba au fond du puits.
Le renard rattacha sa queue en la frottant avec de la
18b LES AVENTURES MERVEILLEUSES
graisse et prit le prince sur son dos. Une fois dehors,
il le redressa, et le jeune homme, débarrassé de sa
bosse, devint un prince accompli.
Il se rendit au château du roi son père et se fit
annoncer comme grand médecin, disant qu'il guérirait
le roi et la princesse. Il entra d'abord dans l'écurie :
aussitôt la mule reprit son beau poil et se mit à hennir ;
il s'approcha de l'oiseau : celui-ci reprit son beau plu-
mage et se mit à chanter. Il donna à son père de l'eau
qui rajeunit : le roi redevint jeune sur-le-champ et
sortit du lit où il était malade. Rien qu'en voyant le
jeune homme, la princesse revint à la santé. Alors le
prince se fit reconnaître de son père et lui apprit ce
qui s'était passé ; puis l'oiseau parla à son tour et
raconta toute l'histoire.
Les fils aînés du roi étaient à la chasse. Le roi fit
cacher leur jeune frère derrière la porte, et, quand ils
arrivèrent, il leur dit :
— Je viens d'apprendre une singulière aventure qui
s'est passée dans une ville de mon royaume : trois
jeunes gens se promenaient ensemble au bord d'un lac,
deux d'entre eux jetèrent leur compagnon dans ce lac.
Rendez un jugement de Salomon : quel châtiment
méritent ces hommes ?
— Ils méritent la mort.
— Malheureux ! vous l'avez donc aussi méritée !
Vous ne serez pas jetés dans l'eau, mais vous serez
brûlés.
La sentence fut exécutée. On fit ensuite un grand
festin et le jeune prince épousa la princesse.
Emmanuel Cosquin, Contes populaires lorrains,
n» XIX.
II
LÉGENDES CHRÉTIENNES
XXXI
JESUS-CHRIST ET LE BON LARRON
(légendh; de l'île d'ouessant.
Joseph et Marie fuyaient vers l'Egypte avec leur en-
fant, l'enfant Jésus, pour le soustraire à l'éditdu cruel
Hérode, qui ordonnait le massacre de tous les nouveau-
nés, dans la Judée. La mère et l'enfant étaient montés
sur un âne; le père les précédait de quelques pas, et ils
allaient ainsi, comme de pauvres gens qu'ils étaient,
mettant toute leur confiance dans la protection de
Dieu.
Une nuit, ils furent surpris par un violent orage :
éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Ils lieurt'^rent à
la première habitation qu'ils rencontrèrent et deman-
dèrent l'hospitalité pour la nuit. La maison avait bonne
apparence et paraissait habitée par des gens à l'aise,
sinon riches. Une femme vint ouvrir et répondit à leur
demande :
— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens, car mon
mari est un brigand inhumain et cruel, bien connu
dans le pays, et si je vous reçois, quand il rentrera, il
vous jettera à la porte et vous maltraitera peut-être.
— Ayez pitié de notre situation, dit alors Marie, et
surtout de ce pauvre petit enfant qui périra sans doute,
lyO I.EGEXDES CHRETIENNES
s'il nous faut passer la nuit dehors. Voyez le temps
affreux qu'il fait !
— Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais
pouvoir vous venir en aide ; mais, je vous le répète, je
crains l'accueil que vous ferait mon mari.
— Nous aimons mieux courir la chance d'être mal
accueillis par votre mari que rester dehors par un pa-
reil temps ; notre pauvre innocent en mourrait sûre-
ment.
Et la mère pressait son enfant contre son cœur.
— Entrez alors! dit la femme du brigand, et Dieu
vous protège !
Et ils entrèrent.
Le brigand arriva presque aussitôt, et, en voyant les
hôtes de sa femme, il lui demanda :
— Qui sont ces gens, femme?
— €e sont des pauvres gens surpris par l'orage et
qui m'ont demandé l'hospitalité, pour une nuit seule-
ment. J'ai eu pitié d'eux, surtout de leur petit enfant,
qui serait mort de froid, s'il leur avait fallu passer la
nuit dehors.
— Ah! il y a aussi un petit enfant? Voj'ons-le.
Et ayant examiné l'enfant, que la mère cachait dans
son sein, il dit :
— Un fort bel enfant, en vérité! Mais, comme il
est mouillé et tremble de froid, le pauvre petit! Que
l'on fasse du feu, vite, pour le réchauffer. Il faut le
laver avec de l'eau chaude et lui donner des langes
frais.
Et la femme du brigand, tout étonnée de voir son
mari ainsi devenu subitement si humain et si compa-
tissant, fit faire du feu par une esclave et chauffer de
l'eau. Puis, elle donna du linge fin et frais à la mère
pour envelopper son enfant.
JÉSUS-CHRIST ET LE BON LARRON 191
Marie s'approclia du feu, lava son fils dans un bas-
sin rempli d'eau tiède et l'emmaillota ensuite bien
chaudement. Le brigand la regardait faire en souriant,
et tout étonné de sentir son cœur s'amollir et de ne
pouvoir lever les yeux de dessus cet enfant.
Le brigand avait un fils de cinq à six ans, qui était
rongé par la lèpre. Il s'était aussi approché des étran-
gers, et, comme son père, il contem.plait en silence
l'enfant Jésus assoupi. Marie le remarqua et dit :
— Votre fils parait bien malade.
— îlélas! répondit la père, le pauvre enfant est lé-
preux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J'ai consulté
tous les savants du pays, médecins et magiciens, et je
les ai comblés d'or, car ce n'est pas là ce qui me man-
que ; mais ils ont eu beau frictionner l'enfant avec
toutes sortes d'onguents et d'herbes, et réciter maintes
formules secrètes, son état n'a fait qu'empirer tous les
jours, et tout son corps ne sera bientôt qu'une mer de
lèpre'.
— Le pauvre enfant ! dit Marie en le regardant avec
compassion; eh bien, lavez-le dans l'eau où j'ai lavé
mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il du bien.
— C'est inutile, répondit le père, après tout ce que
nous avons déjà fait.
— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, in-
sista de nouveau Marie, et ayez confiance : Dieu est
grand.
La femme du brigand lava son enfant dans l'eau qui
avait servi à laver l'enfant de Marie, puis elle l'enve-
loppa dans du linge frais et le coucha chaudement dans
son lit.
Eur mor euz aïaournès, suivant la poétique expression de ms
conteuse.
192 LEGENDES CHRETIENNES
Le lendemain matin, Joseph et Marie s'apprêtaient à
partir avec leur enfant.
— Gomment est votre fils, ce matin ? demanda Marie
à la femme du brigand.
— Je suis guéri! je suis guéri ! cria l'enfant, en en-
tendant ces paroles.
Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et bien
portant, et n'aj-ant plus la moindre marque de lèpre
sur le corps.
Le père et la mère restèrent quelque temps immo-
biles et muets d'étonnement et de bonheur ; puis ils
prièrent leurs hôtes d'accepter une cassette pleine
d'or et de pierres précieuses, qu'ils leur présentèrent.
Mais Marie refusa en disant :
— Nous sommes encore vos obligés et vos débiteurs;
mais un jour viendra où mon fils saura reconnaître le
service que vous nous avez rendu.
Et ils partirent et continuèrent leur route vers
l'Egypte.
— Ces bonnes gens ! dit alors le brigand ; ils ont
bon cœur ; mais comment se fait-il qu'ils n'ont rien
voulu accepter pour le service qu'ils nous ont rendu,
et qu'ils parlent encore de nous récompenser un jour,
pauvres comme ils le sont ?
— Dieu est grand! dit la femme pour toute ré-
ponse.
Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Seigneur
Jésus-Christ fut condamné par les Juifs à mourir sur
une croix, entre deux larrons. Le brigand ou larron
de qui nous venons de parler avait continué son métier
comme devant, détroussant les voyageurs et les assas-
sinant même à l'occasion. Il avait été pris et jugé. La
sentence des juges le condamnait à être crucifié, et il
JÉSUS-CHRIST ET LE BON LARRON 193
était en prison en attendant le jour de l'exécution. 11
était un des deux larrons qui devaient être crucifiés
avec Jésus de Nazareth.
Quand les trois condamnés étaient en croix, subis-
sant leur supplice, Jésus au milieu, un des larrons,
celui de droite, était silencieux, calme et résigné ; celui
de gauche, au contraire, criait et blasphémait, et se
tordait comme un possédé du démon. Alors Jésus s'a-
dressant au larron de droite, lui dit :
— Ne vous rappelez-vous pas m'avoir déjà vu quel-
que part, avant aujourd'hui ?
— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron.
— N'avez-vous pas reçu dans votre maison, il y a
environ trente-deux ans, deux pauvres gens et leur
enfant nouveau-né surpris par un orage, au moment
où ils fuyaient en Egypte, pour se mettre à l'abri de
l'arrêt d'Hércde contre les nouveau-nés de la Judée, et
votre fils, rongé de la lèpre, n'a-t-il pas été guéri ins-
tantanément pour avoir été lavé dans l'eau où l'enfant
de ces pauvres gens venait d'être lavé lui-même?
— C'est vrai, je me le rappelle, répondit le larron.
— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis que
son fils vous paierait un jour la dette de reconnais-
sance qu'elle avait contractée envers vous, et je vous
annonce que vous serez avec moi, ce soir, dans le
royaume de mon Père...
Ils moururent, et leurs âmes montèrent ensemble
au ciel, et l'on dit même que c'est le seul larron qui,
alla jamais au Paradis, car l'autre n'y alla pas.
F. M. LuzEL, Légendes chréLimne^
de la Basse- Bretagne,
13
XXXIl
LES ENFANTS DES LIMBES
(légende de l'auvergne.)
Inédite.
Un vigneron partit un matin de cliez lui pour aller
travailler à sa vigne ; un peu avant la pointe du jour,
comme il arrivait à un endroit appelé Fontmort, il se
vit entouré par une multitude d'enfants, tout habillés
de blanc ; ils étaient encore plus petits que des enfants
qui viennent de naître, et ils se tenaient autour de lui
en criant de leur petite voix :
— Quoui pa le tieu, quoui le mieu ! Quoui pas ton
pouïre, quoui le mieu ! (Ce n'est pas le tien, c'est le
mien ! Ce n'est pas ton parrain, c'est le mien !)
Le vigneron comprit ce que demandaient les enfants ;
il prit de l'eau dans un ruisseau qui coulait par là et
les aspergea tous en disant :
— Je suis votre parrain à tous, mes enfants.
Puis, quand il eut prononcé les paroles du baptême,
les petits enfants disparurent en criant :
— Grand merci, parrain ! grand merci !
C'étaient des petits enfants qui sortaient chaque
nuit des limbes et erraient sur la terre, attendant
pour entrer en Paradis qu'un chrétien voulût bien
être leur parrain et les baptiser.
Je dois ce récit à mon ami le D" Paulin.
XXXIII
LE VOYAGE DE NOTRE-SEIGNEUR
(légende de la GASCOGNE.)
Un jour, Notre-Seigneur partit, avec saint Pierre
et saint Jean, pour aller demander l'aumône. Tous
trois s'arrêtèrent devant la boutique d'un forgeron, qui
tâchait de ferrer un cheval. Mais la bête ruait, et le
forgeron jurait comme un païen, sans pouvoir faire de
bon ouvrage.
— Forgeron, dit Notre-Seigneur, laisse-moi ferrer
ce cheval.
— Passe ton chemin, effronté. Sinon, je te marque
avec mon fer chaud.
— Forgeron, je te dis de me laisser ferrer ton
cheval.
Le forgeron finit par laisser faire.
— Voilà, dit Notre-Seigneur, comment on ferre un
cheval .
Il coupa à la bête la jambe de devant, la ferra tout à
son aise, la remit en place, et repartit avec saint
Pierre et saint Jean.
— J'en ferai bien autant que cet homme, pensa le
forgeron.
Alors, il coupa au cheval la jambe gauche de devant
196 LÉGENDES CHRETIENNES
et la ferra tout à son aise. Mais la pauvre hôte saignait
et le forgeron ne put remettre le membre en place.
Aussitôt il courut après Notre-Seigneur.
— L'ami, je vous en prie, venez ra'aider à remettre
la jambe au cheval.
Notre-Seigneur revint mettre la jambe à la bète.
Alors il dit au forgeron :
— Voilà qui est fait. A l'avenir, ne jure plus
comme un païen, et n'insulte plus ceux qui veulent te
rendre service.
Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint
Jean, et tous trois s'en allèrent frapper à la porte d'une
Itauvre métairie.
— Un morceau de pain, métayère, s'il vous plaît,
pour l'amour de Dieu et de la Sainte- Vierge Marie.
Pater noster qui es in cœlis . , .
— Pauvres gens, vos prières ne vous profiteront
guère. Je n'ai qu'un morceau de pâte dans le pétrin.
— N'aj^ez pas peur, métayère. Votre pâte va aug-
menter, et il y en aura pour nous tous.
En effet, la pâte augmentait à vue d'œil, jusqu'à dé-
border par-dessus le pétrin. Alors, la métayère chauffa
le four. Quand le pain fut cuit, tous trois se mirent à
manger. Pendant qu'ils mangeaient, les trois enfants
de la métaj'ère s'étaient cachés dans la loge à cochons
et criaient,
— Métayère, dit Notre-Seigneur, qu'avez-vous dans
cette loge ?
— Pauvre, ce sont trois petits porcs.
Le repas fini, Notre-Seigneur repartit avec saint
Pierre et saint Jean. Mais quand la métayère voulut
aller chercher ses trois enfants dans la logea cochons,
elle y trouva trois petits porcs. Aussitôt, elle courut
après Notre-Seigneur.
LE VOYAGE DE NOTRE-SEIGNEUR 157
— Mon ami, je vous ai menti, quand je vous ai dit
que c'étaient trois petits porcs qui criaient dans la
loge à cochons. C'étaient mes trois petits enfants.
Quand vous avez été parti, j'ai trouvé trois petits porcs
à la place.
— Rentrez chez vous, métayère. Vous retrouverez
vos trois enfants. Mais il ne faut plus mentir.
Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint
Jean. Tous trois s'en allèrent frapper à la porte d'un
château.
— Un morceau de pain, s'il vous plaît, Monsieur,
pour l'amour de Dieu et de la Sainte- Vierge Marie.
Pater noster qui es in cœlis, sanctificetu7\ . .
— Hors d'ici, canailles. Vous n'aurez pas un croûton,
fainéants. Vite, tournez-moi les talons. Sinon, je lâche
les chiens.
— Saint Pierre, dit Notre-Seigneur, hâte-moi cet
âne. . .
Aussitôt, le maître du château se trouva changé en
âne. Saint Pierre le hâta et lui mit un licou.
Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint
Jean. Tous trois s'en allèrent frapper à la porte d'un
moulin où il n'y avait qu'une femme.
— Un morceau de pain, s'il vous plaît, meunière,
s'il vous plaît, pour l'amour de Dieu et de la Sainte-
Vierge Marie. Pater noster qui es in cœlis. . .
— Pauvres gens, vos prières ne vous profiteront
guère. Je n'ai que ce petit morceau de pain. Partagez-
vous-Ie.
— Merci, meunière, répondit Notre-Seigneur. Pour
votre petit morceau de pain, je vous donne cet âne,
avec son hât et son licou. Faites-le travailler ferme, et
ne lui donnez ni foin ni paille. Il saura hien aller tout
198 LÉGENDES CHRÉTIENNES
seul chercher sa yie, le long des chemins et parmi les
haies.
Notre-Seigneur repartit avec saint Pierre et saint
Jean. Au bout de sept ans, ils repassèrent devant le
petit moulin et s'en allèrent frapper à la porte.
— Un morceau de pain, meunière, s'il vous plaît,
pour l'amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie.
Pater noster qui es in cœlis
— Avec plaisir, pauvre gens. Entrez. La soupe est
sur la table. Voici une miche de pain pour chacun, de
l'ail et du sel. Je descends à la cave, vous tirer du vin
vieux. Il y a sept ans, trois pauvres plus jeunes que
vous passèrent par ici. Pour un petit morceau de pain,
ils me donnèrent un âne avec son bât et son licou, en
me recommandant de le faire travailler ferme, sans lui
donner ni foin ni paille. Je l'ai toujours laissé aller
chercher sa vie tout seul le long des chemins et parmi
les haies. Pourtant, j'avais pitié de ce pauvre animal.
C'est avec lui que jai achalandé mon moulin et lait ma
fortune.
— Meunière, c'est nous qui vous avons donné cet
âne avec son bât et son licou. Maintenant, il faut nous
le rendre.
— Avec plaisir, pauvres gens.
Notre-Seigneur, saint Pierre et saint Jean mon-
tèrent tous trois sur l'âne, qui les porta jusqu'à son
château.
— Un morceau de pain, Madame, s'il vous plaît,
pour l'amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie.
Pater noste7\..
— Avec plaisir, pauvres gens. Voici trois miches,
de dix livres chacune. Il y a sept ans passés, trois
pauvres vinrent demander l'aumône à la porte de ce
château. Mon mari les insulta et les menaça des chiens.
LE VOYAGE DE NOTRE- SEIGNEUR 199
Alors, Lin de ces pauvres le changea en âne. Un antre
le bâta, lui mit un licou et ils l'emmenèrent avec eux.
— Reconnaîtriez-vous votre mari , Madame? ré-
pondit Notre-Seigneur.
— Oui, pauvre, je le reconnaîtrais.
— Ane, lève-toi et reprends ta première forme.
Aussitôt l'âne se leva, reprit sa première forme, et
la dame reconnut son mari. Le maître du château
mourut le lendemain. Mais il avait fait sa pénitence
sur la terre, et Notre-Seigneur lui donna place dans
son paradis.
Jean-François Bladé, Conles populaires
recueillis en A gênais.
XXXIV
AMEN
(LÉGENDE PROVENÇALE.)
Une fois, du côté d'Arles, passait un saint homme de
Dieu. Il avait fait ses dévotions dans la grande église
de Saint-Trophime et de la Majour. Les Arlésiens avec
qui il était resté quelques jours disaient que c'était un
saint à faire des miracles. Et tant bien il arraisonnait
sur la religion et sur son histoire que c'était un bon-
heur de l'ouïr.
Ah ! que de fois à l'ombre des remparts, ou sur la
place des Hommes, il avait la foule autour de lui, et
ses paroles étaient une manne plus douce que le miel.
Quand il partit (comme il était aveugle, pècaire!) ils
l'accompagnèrent hors ville vers la Crau, et même ils
lui bâillèrent un garçon pour lui montrer le bon
chemin.
Ils s'en allaient tout plan plan. Los tours d'Arles
avaient disparu dans le lointain, et les bouquets de
peupliers qui s'élevaient le long du Rhône paraissaient
des touffes de pistachiers.
Le chemin était caillouteux, rien ne bougeait et il
faisait chaud. Notre gamin commença à se fatiguer.
Alors une idée du tron de l'èr (tonnerre de l'air) lui
passa par la caboche et il se prit à dire au vénérable
apôtre :
AMEN 201
— Saint homme, n'aimeriez-vous pas à prêcher un
peu?
— Si, mon enfant, dit l'hermite, toujours prêt; mais
à qui? à toi? Tu m'as déjà entendu et je te fatiguerais.
— Pas à moi. Mais il y a par ici une foule de gens,
probablement de ceux de la Crau qui Youlaient venir
en Arles pour entendre au moins une fois votre parler
d'or.
— Dans ce cas, mon beau garçon, je suis prêt à
redire devant eux ce que m'inspire la bonté de notre
Père qui est aux cieux, les splendeurs de sa création,
et l'amour que nous lui devons.
— Ah ! il me semble qu'ils vous reconnaissent. Ils se
sont assis en silence sur le gazon du fossé, et retien-
nent leur haleine pour vous mieux écouter.
— Alors, dis-moi quand nous serons arrivés et
fais-moi signe quand je pourrai entamer le sermon.
— Nous y serons bientôt. Tenez, approchez-vous un
peu et vous serez à portée de ces braves gens.
Or, il n'y avait qu'eux deux dans la Crau, plate et
silencieuse, et tout alentour quelques herbes basses
entre les cailloux roux et gris. Le bienheureux apôtre,
d'une voix claire, parla à ravir, et jamais, non, ja-
mais, il n'avait été aussi éloquent.
Il n'y avait pour l'ouïr que le gamin et la Mante du
désert. Cependant quand il eut fini, pour rendre hom-
mage à la parole divine, tous les cailloux d'alentour
ensemble dirent : Amen!
Traduit de Jan dis Escarnourgue, Cacko fio,
Anmiari prouvençau, per Van 1881, p. 26.
M. Cerquand a bien voulu m'aider pour la traduction de cette
légende, et celle du Gros Foisscn, qu'on trouvera plus loin.
XXXV
SAINT PIEIIRE EN VOYAGE
(légende de I.A HAUTE-BRETAGNE.)
Le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean quittèrent
un jour le Paradis, et vinrent se promener sur terre
pour voir par leurs propres yeux ce qui s'}- passait.
Ils paraissaient semblables à des vojageurs ordinaires,
et même ils n'avaient point l'air riche. Quand le soir
arriva, ils étaient un peu loin des bourgs et ils ne
virent qu'une chaumière où ils entrèrent pour de-
mander à coucher. C'était la demeure d'une pauvre
femme qui les reçut de son mieux, leur donna à souper
et leur offrit son meilleur lit pour passer la nuit.
Le lendemain, saint Pierre dit à ses compagnons de
voj-age qu'il lui paraissait juste de faire du bien à la
femme qui était si bonne et si charitable.
Le bon Dieu hocha la tête et dit à Pierre :
— Quand la bonne femme sera riche, elle ne sera
pas aussi bonne que lorsqu'elle était pauvre.
— Seigneur, répondit saint Pierre, je suis sûr que
cette femme-là sera toujours bonne.
Et ils donnèrent du bien à leur hôtesse.
Un an après, ils repassèrent par le même endroit :
la femme avait fait construire une maison neuve à la
SAINT PIERRE EX VOYAGE 203
place de sa cabane, et elle était devenue une grosse
fermière. Quand les voyageurs lui demandèrent un
gîte, elle leur répondit d'un ton sec :
— Vous êtes de grands coviaux ' et des paresseux ;
au lieu de chercher votre pain vous pourriez bien
gagner votre vie en travaillant, car vous êtes encore
jeunes.
Tout en grognant de la sorte, elle leur donna pour-
tant un lit, mais ne leur offrit rien à manger.
Le bon Dieu dit à saint Pierre :
— Tu vois. Pierrot, que j'avais raison; je t'avais
bien prévenu que la bonne femme n'aurait plus rien
valu quand elle serait devenue riche.
Le lendemain, les gens de la ferme se levèrent de
bonne heure pour battre le grain dans Faire, et les
bienheureux dormaient encore longtemps après que
tout le monde se fût mis à l'ouvrage.
La bonne femme alla aa lit où les trois voyageurs
étaient couchés et leur dit :
— Levez-vous, vous autres, et venez nous aider à
battre, il est déjà haute heure.
Comme personne ne bougeait, la femme prit un
bâton et se mit à frapper saint Pierre qui était couché
dans le devant du lit ; mais il ne voulut pas se lever.
La femme s'éloigna pour aller jeter un coup d'œil à
ceux qui travaillaient dans l'aire, et elle marmottait
entre ses dents : « Quand je reviendrai, je saurai si
celui du mitan- est aussi têtu que l'autre. «
Le bon Dieu qui l'entendait dit à saint Pierre :
— Passe dans le mitan, car si la femme revient, elle
va encore te rouer de coups.
' Fainéants.
^ Milieu.
2C4 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Saint Pierre céda sa place au bon Dieu, et c'est lui
que la bonne femme battit quand elle revint ; mais il ne
bougea pas plus que la première fois, et elle s'en alla
quand elle fut lasse de frapper.
Saint Jean, qui était couché dans la venelle ' du lit,
pensait :
— C'est à mon tour d'être battu, il faut que je per-
suade à saint Pierre de passer dans le fond.
Saint Pierre consentit encore à changer de place;
quelque temps après la bonne femme, qui était allée
battre du blé dans l'aire, rentra à la maison pour voir
si le troisième voyageur était aussi têtu que les deux
autres, et ce fut encore saint Pierre qu'elle frappa.
Ils finirent par se lever tous les trois, et quand ils
furent habillés, le bon Dieu dit à la femme :
— Y a-t-il moyen d'allumer une pipe ici?
— Tâchez, répondit-elle, de trouver un tison, et
venez un peu nous aider.
Après avoir allumé sa pipe, le bon Dieu sortit dans
l'aire avec un tison, et dès qu'il eut soufflé dessus, la
paille se trouva séj)arée du grain,
La bonne femme crut qu'elle allait pouvoir en faire
autant :
— En voilà, dit-elle, une malice qu'il croit m'ap-
prendre ? cela n'est guère difficile.
Elle monta dans son grenier et jeta dans l'aire toutes
les gerbes qui y étaient ramassées, puis elle prit un
tison et souffla dessus en s'approchant de la paille
comme elle avait vu le bon Dieu faire, mais les gerbes
prirent feu et furent brûlées en un instant.
Quand la bonne femme vit que sa récolte était per-
due, elle s'approcha des voyageurs et leur demanda
' Ruelle.
SAINT PIERRE EN VOYAGE ÏOo
s'ils voulaient accepter à déjeuner, et comme ils re-
fusaient, elle insistait auprès d'eux, leur offrant tout
ce qu'elle avait de meilleur ; car elle pensait qu'ils
allaient encore lui faire du bien comme la première
fois.
Et le bon Dieu disait à saint Pierre :
— Tu vois bien que cette femme vaut mieux quand
elle est pauvre que lorsqu'elle est riche.
Paul SÉBiLLOT, Contes pojmlaires de la Haute-
Bretagne, p8 série, n° lui.
XXXVI
LA HAIE DE JONCS
(parabole basque.]
Au temps jadis les liommes connaissaient à l'avance
le moment de leur mort. Or, un jour, Jésus-Christ
cheminait, accompagné de saint Pierre. Il passa le
long d'un champ, et aperçut un homme occupé à le
clore d'une haie de joncs. Il lui demanda pourquoi il
faisait une si fragile clôture :
— Oh! Seigneur, dit l'homme, je dois mourir dans
trois jours et la haie durera autant que moi.
— Eh bien, dit Jésus, ceci est cause que désormais
vous ne saurez plus quand vous devez mourir.
Cerquaxd, Légendes du Pays Basque, n" iv.
XXXYII
LA FOIRE DE MOOS
(légende alsacienne.
Le bon Dieu et saint Pierre suivaient un jour le che-
min de Moos. Quand ils arrivèrent à la potence, saint
Pierre dit au bon Dieu :
— Tiens! qu'entends-je?
— Bah ! bah! Qu'est-ce que cela te fait? Je n'entends
rien ! je n'entends rien! Viens, allons-nous en !
— Non! Écoute! Je veux pourtant aller-voir.
— Eh bien ! Si tu veux aller, vas-y ! Mais ne reste
pas longtemps. Je t'attendrai à Niederlarg.
Et le bon Dieu, suivait le sentier, vers Niederlarg.
Saint Pierre à travers champs alla à Moos. Mais le bon
Dieu eut beau attendre à Niederlarg, saint Pierre
n'arrivait pas.
Enfin il revint, et le bon Dieu lui demanda pourquoi
il était resté si longtemps.
— Si seulement tu étais venu aussi, on s'amusait
tant là-bas! Ils avaient foire^ ils chantaient et dan-
saient, et tout allait grand train.
— N'ont-ils pas parlé de moi?
— Non! Personne n'a pensé à toi.
208 LÉGENDES CHRETIENNES
L'annëe d'après, ils repassèrent par le même chemin
et quand ils arrivèrent à la potence, le bon Dieu dit :
— Tiens, écoute, Pierre ! n'entends-tu pas?
— Non!
— Écoute bien ! n'entends-tu rien ?
— Non !
Mais, cette fois-ci, le bon Dieu voulut que saint Pierre
allât encore à Moos, et lui-même alla à Xiederlarg.
Mais quand il y arrive, qui est déjà là? C'est mon
saint Pierre.
Le bon Dieu lui dit :
— Te voilà déjà? Et l'année dernière tu es resté si
longtemps.
— Eli! ce n'était pas comme l'année dernière. Il n'y
avait que lamentations et plaintes. Et « 0 bon Dieu du
ciel! » Et « 0 bon Dieu, secourez-nous ! ».
— N'est-ce pas, saint Pierre, maintenant qu'ils sont
grêlés, les voici qui pensent à moi, mais l'an dernier,
quand ils étaient heureux, ils ne s'occupaient pas de
moi.
Traduit de Christophorus, Alsatia.
1553, p. 165.
MM. A. Barth et H. Gaidoz ont bien voulu m'aider pour la tra-
duction de cette légende et des autres contes alsaciens de ce recueil.
XXXVIII
LA VACHE DE LA VIEILLE FEMME
(légende de la BASSE-BRETAGNE.
Du temps que Notre-Seigneur Jésus-Clirist faisait
son tour du monde accompagné de saint Pierre et de
saint Jean, ils finirent par arriver aussi en Basse-Bre-
tagne. Ils allaient partout, chez le pauvre comme chez
le riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous les
Jours, ils prêchaient dans les églises, dans les cha-
pelles, et souvent sur les places publiques, devant le
peuple assemblé, et ils donnaient maint bon conseil et
recommandaient par dessus tout la charité et la
tolérance.
Un jour, au fort de Tété, ils montaient une côte
roide et longue. Le soleil était chaud ; ils avaient soif,
et ils ne trouvaient pas d'eau. Arrivés au haut de la
c;3te, ils aperçurent au bord de la route une petite
maison couverte de chaume.
— Entrons dans cette chaumière pour demander de
l'eau, dit saint Pierre.
Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la maison, ils.
virent une petite vieille femme assise sur la pierre du.
foyer ; et sur le banc à dossier, près du lit, un petit
enfant tétait une clièvre.
CONTES. /j ^
210 LÉGENDES CHRÉTIENNES
— Un peu d'eau, s'il vous plaît, grand'mère? de-
manda saint Pierre.
— Oui, sûrement, mes braves gens; j'ai de l'eau,
de bonne eau ; mais je n'ai guère autre chose aussi.
Elle prit une écuelle de bois, alla à son pichet, et
présenta do l'eau fraîche et claire aux trois voyageurs.
Ceux-ci, après voir bu, s'approchèrent pour regarder
le petit enfant qui tétait la chèvre sur le banc.
— Cet enfant n'est pas à vous, grand'mère ? demanda
notre Sauveur.
— Non, sûrement, mes braves gens; et pourtant,
c'est tout comme s'il était à moi. Le cher petit ange
est à ma fille; mais, hélas ! sa pauvre mère est morte
en le mettant au monde, et il m'est resté sur les bras.
— Et son père? demanda saint Pierre.
— Son père vit, et tous les jours, de bon matin, il
part pour aller travailler à la journée, dans un manoir
riche du voisinage. Il gagne huit sous par jour et sa
nourriture, et c'est tout ce que nous avons pour vivre
tous les trois.
— Et si vous aviez une vache? dit notre Sauveur.
— Oh ! si nous avions une vache, alors, nous serions
heureux. J'irais la fa^re paître par les chemins, et
nous aurions du lait et du beurre à vendre, au marché.
Mais je n'aurai jamais une vache.
— Peut-être bien, grand'mère si Dieu le veut. Don-
nez-moi un peu votre bâton.
Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en frappa
un coup sur la pierre du foyer en prononçant je ne sais
quels mots latins ; et aussit(3t il en sortit une vache
mouchetée, fort belle, et dont les mamelles étaient
toutes gonflées de lait.
— Jésus Maria! s'écria la vieille en la voyant; com-
ment cette vache est-elle venue ici?
LA VACHE DE LA VIEILLE FEMME 211
— Par la grâce de Dieu, grand'mère, qui vous la
donne.
— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes
bons seigneurs! Je prierai Dieu pour vous, matin et
soir.
Et les trois voyageurs se remirent en route.
La vieille, restée seule, ne se lassait pas de contem-
pler sa vache : — La belle vache, disait-elle, et comme
elle a du lait! Mais comment est-elle venu ici et d'où?
Si je ne me trompe, un de ces trois étrangers l'a fait
sortir de la pierre du foyer, en y frappant un coup
avec mon bâton... Le bâton m'est resté; la pierre du
foyer aussi est toujours là. Si j'avais une autre vache
comme celle-ci!... Peut-être, pour cela, me suffirait-
il de frapper de mon bâton sur la pierre du foyer,
comme l'autre?... Je veux essayer.
Et elle frappa un grand coup de son bâton sur la
pierre du foyer en prononçant quelques mots qu'elle
croyait peut-être latins, mais qui n'étaient d'aucune
langue. Et aussitôt apparut un énorme loup qui étran-
gla la vache sur la place.
Et la vieille, tout effrayée, de courir après les trois
voyageurs, en criant : — Seigneurs! seigneurs!... —
Comme ils n'étaient pas encore loin, ils l'entendirent
et s'arrêtèrent pour l'attendre.
— Que vous est-il donc arrivé, grand'mère ? lui de-
manda notre Sauveur.
— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez-vous
sortis qu'un grand loup est arrivé dans ma maison, et
il a étranglé ma belle vache mouchetée !
— C'est que vous avez appelé vous-même le loup,
grand'mère. Retournez à la maison, et vous y retrou-
verez votre vache en vie et bien portante. Mais soyez
plus sage, à l'avenir : contentez-vous de ce que Dieu
212 LÉGENDES CHRÉTIENNES
VOUS envoie, et n'essayez pas, une autre fois, de faire
ce que Dieu seul peut faire.
La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle
vache mouchett^e en vie et bien portante ; et alors seu-
lement, elle reconnut que c'était le bon Dieu lui-même
qui avait éiô dans sa maison.
F. -M. LuzEL, Légendes chrétiennes
de la Basse-Bretagne.
XXXIX
LxV FEMME AVARE
(LÉGENDE DE L' AUVERGNE.)
Inédite.
Il y avait une fois une femme qui était si avare
qu'elle regrettait le pain qu'elle mangeait et le temps
qu'elle passait à dire ses prières. Elle devint veuve, et
quelque temps après la mort de son mari eut lieu la
cérémonie des Rogations.
La procession se fait la nuit, et elle dure au moins
deux heures, car en beaucoup de paroisses elle passe
par tous les villages et traverse beaucoup de champs.
La femme avare ne voulait pas perdre de temps ; au
lieu de suivre les autres, elle se rendit tout droit à son
champ, pour commencer à y travailler dès que le jour
paraîtrait. Comme elle passait près d'un endroit qu'on
nomme le Pré Labbé, elle rencontra la procession des
défunts de la paroisse qui faisaient aussi leurs Roga-
tions. Elle s'agenouilla pour les laisser passer, et les
vit défiler devant elle, enveloppés dans leurs suaires
blancs, et chantant des litanies. La procession était
bien plus belle que celle de la paroisse, car il y a plus
214 LEGENDES CHRETIENNES
(le morts que de vivants ; mais elle finit tout de môme
par passer, et la veuve allait se relever quand elle vit
un pauvre défunt qui suivait les autres de loin ; mais
son linceul était tout en loques, et chaque fois qu'il
passait auprès d'une ronce ou d'une épine, il en lais-
sait un morceau.
Quand il arriva devant elle, elle reconnut son mari :
— Ah ! mon pauvre homme, lui dit-elle, pourquoi
marches-tu derrière la procession des défunts? qui
t'empêche de suivre les autres ?
— Malheureuse, lui répondit-il, tu m'as enseveli
dans un drap tellement usé que la moindre ronce en
arrache des lambeaux ; les autres défunts qui ont de
bons draps passent à travers les buissons sans se
déchirer parce que leur toile est solide ; mais moi, je
suis obligé de passer du temps à me dépêtrer, et c'est
pour cela que je suis à la queue de la procession.
La veuve fit dire des messes pour le repos de son
mari ; et l'on assure que depuis ce temps dans le pays
on ensevelit les morts dans de bons draps, pour qu'ils
puissent faire la procession des Rogations sans laisser
aux buissons des lambeaux de leur suaire.
Je dois ce conte à mon ami le D' Paulin,
originaire des environs de Royat.
XL
LE PAPILLOxN ET LE PAUVRE
(légende de la HAUTE-BRETAGNE.)
Il y avait une fois un pauvre qui désirait, à ce qu'il
disait, voir mourir quelqu'un, pour savoir comment
on mourait. Un jour, il arriva à une maison, où un
homme était sur le point de passer de vie à trépas. Il y
entra et aussitôt que l'homme eut rendu le dernier
soupir, il lui sembla voir sortir de sa bouche un pa-
pillon tout gris qui se posa sdr la poitrine du défunt.
Le pauvre ne le perdit pas de vue. Quand on mit le
mort dans le cercueil, le papillon se plaça sur le bout,
et lorsque le cercueil eut été laissé dans la fosse, il
voltigea ça et là, puis il prit son vol. Le pauvre le
suivit jusqu'à une lande, où il le vit s'arrêter. Il dit
au papillon :
— Pourquoi es -tu venu jusqu'ici sans t'arrèter?
— Ah ! répondit le papillon, c'est que je n'ai trouvé
que cet endroit pour me reposer, car depuis le cime-
tière jusqu'ici, tout est couvert d'âmes qui sont à faire
pénitence.
— Et toi, petit papillon, en as-tu encore pour long-
temps ?
— Pour sept ans.
2IG LÉGENDES CHRÉTIENNES
— N'y aurait-il pas moyen d'abréger ce long temps
de pénitence ?
— Non, à moins que pendant un an tu ne veuilles
jeûner au pain sec et à l'eau.
— Je veux bien, dit le pauvre.
— Eh bien! fais-le, et tu n'y perdras pas.
Le pauvre s'en retourna, et pendant un an il jeûna
au pain sec et à l'eau. L'année suivante, il revint sur
la lande et demanda au papillon s'il était quitte.
— Xon, répondit le papillon, qui était presque
blanc, mais encore gris, il faut que tu jeûnes une
autre année pour que ma pénitence soit accomplie.
Le pauvre s'en retourna, et pendant un an il jeûna
au pain et à l'eau. L'année terminée, il retourna sur
la lande et vit le papillon qui, cette fois, était blanc
comme la neige.
Ce papillon blanc était l'àme du défunt que le pauvre
avait vu mourir, et qui avait été délivrée grâce à lui ;
mais de son côté il avait fait la pénitence du pauvre,
et il lui dit avant de s'envoler :
— Je te remercie bien ; mais tu n'as pas perdu ton
temps, car tu as une place préparée à côté de moi dans
le ciel.
Huit jours après, le pauvre mourut, mais ainsi que
le lui avait dit le papillon, il avait une place dans le
ciel à côté de lui.
Paul SÉBiLLOT, Traditions et supers litions
de la Haute- Bretagne, t. II, p. 299.
La croyance que l'âme prend la forme de papillon est encore assez
répandue à la campagne en Haute-Brelagne.
Quand on voit le soir de petits papillons blancs voler dans !a
maison, cela annonce la mort de quelqu'un de ses habitants. Aussi
quand il y eu a beaucoup dans une maison, les gens en sont tout
chagrins. Jls pensent que ce sont des âmes de revenants qui viennent
chercher quelqu'un pour l'emmener avec elles.
XLI
LES CINQ SOUS DES BOHEMIENS
(LÉGENDE BASQUE )
Quand le roi des Juifs apprit que Jésus était né, il
donna ordre à ses soldats de mettre à mort tous les
enfants de son royaume au-dessous de deux ans. La
Mère-Vierge et Joseph connurent bientôt cet ordre et
se préparèrent à quitter le pays. Mais il fallait passer
par une ville et ils ne savaient comment faire pour ca-
(îher l'enfant aux soldats.
Une bohémienne suivait la même route. Elle vit leur
embarras et leur dit :
— Mettez le petit dans mon bissac, je le ferai bien
passer, moi, à la barbe des soldats.
La Sainte-Vierge remercia bien la bohémienne et
arrangea, du mieux qu'elle put, l'enfant dans le
bissac.
1^ Les soldats qui gardaient la porte la laissèrent
passer sans lui rien dire, non plus qu'à Joseph, mais
ils arrêtèrent la bohémienne.
— Que caches-tu dans ton bissac? vieille coquine!
— Un enfant, mes amis, le plus beau du monde.
— Si tu portais un enfant, tu ne le dirais pas.
Les soldats étaient rangés de chaque côté de la porto
218 LÉGENDES CHRÉTIENNES
ot l'enfant Jésus passa au milieu d'eux, dans le bissac
de la bohémienne.
Pour récompenser les bohémiens d'avoir caché l'en-
fant Jésus aux soldats du roi, le bon Dieu leur a permis
de Toler cinq sous par jour. S'ils en prennent davan-
tage, ce qu'ils font le plus souvent qu'ils peuvent, ils ne
sont responsables que du surplus, d'après la permis-
sion du bon Dieu.
Cerquand, Légendes et récits populaires
du pays hasque, n° xlii.
XLII
LA MÈRE DE SALNT PIERRE
(LÉGENDE CORSE.)
La mère de saint Pierre avait été si méchante pen-
dant sa vie, que Dieu ne voulut pas la laisser entrer
au Paradis après sa mort.
Saint Pierre en fut bien attristé : il ne mangeait plus
et maigrissait à vue d'œil.
Le Seigneur s'en aperçut et lui dit :
— Pierre, pourquoi donc es-tu si triste ?
Et Pierre lui répondit :
— Seigneur, ne voyez-vous pas tous les supplices
que ma mère endure aux enfers ?
— J'en suis bien désolé, mais elle n'a que ce qu'elle
mérite. Dis-moi, Pierre, a-t-elle seulement fait une
bonne action pendant sa vie? Cherche, et si tu en
trouves une, si petite quelle soit, je te promets de la
faire entrer au ciel.
Saint Pierre se mit aussitôt à feuilleter le livre ou
était écrite toute la vie de sa mère.
Il tourne et retourne les pages, mais pas la moindre
bonne action. Enfin, à force de chercher, il réussit à
trouver qu'un jour elle avait donné une feuille de poi-
reau à un malheureux qui mourait de faim.
220 LÉGENDES CHRÉTIENNES
Triomphant, plein de joie, saint Pierre courut vers
le Seigneur :
— Seigneur, Seigneur, elle a donne une feuille de
poireau.
— Eh bien ! ce sera cette feuille de poireau qui la
sauvera.
A rinstant, saint Pierre prit une feuille de poireau
qui s'allongea, s'allongea tant et tellement qu'elle
arriva jusqu'aux enfers.
La mère du saint s'y suspendit sans perdre de temps.
La voyant monter au ciel, un premier damné s'ac-
crocha à elle, un second suivit, puis un troisième, puis
un quatrième, etc.
La feuille de poireau enlevait tout le monde.
En chemin, la méchante femme s'aperçut qu'on la
suivait. Furieuse elle donne de grands coups de pieds,
— Làchez-moi, ce n'est pas pour vous que mon fils a
envoyé cette feuille.
— Laissez-les monter, ma mère, disait saint Pierre;
ne soyez pas si ingrate.
Mais sa mère n'écoutait rien et continuait à donner
de grands coups de pieds afin qu'aucun malheureux ne
pût se sauver avec elle.
— Eh bien ! Pierre, dit alors le Seigneur, que dis-tu
de cela ?
Pierre baissa tristement la tète ; puis, lâchant la
feuille de poireau, il laissa retomber sa mère au fond
des enfers.
Ortoli, Contes pujnilaires de l'île de Corse.
XLIII
SAIiM YVES
(LEGENDE DU MORBIHAN.
Dès que saint Yves fat mort, il monta, bien entendu,
tout droit au ciel et alla frapper à l'huis du Paradis :
— Qui va là, dit saint Pierre, et que voulez-vous?
— Parbleu, répondit saint Yves; vous me la donnez
belle : quand on frappe à une porte, apparemment que
c'est pour entrer.
— Pour entrer, c'est bientôt dit, grommela saint
Pierre, mais tout le monde n'entre pas ici comme au
cabaret : que faisiez-vous là-bas, de votre vivant ?
— J'étais avocat, répondit saint Yves.
— Avocat ! ! ! reprit saint Pierre ; vous vous trom-
pez de porte, mon ami, allez frapper ailleurs et laissez-
nous la paix.
Et il ferma lestement le battant qu'il avait entr'ou-
vert.
— Mais écoutez donc, dit le saint de Tréguier, je ne
suis pas un avocat comme les autres, moi ; je suis
avocat des pauvres, et la charité doit me faire ouvrir
cette porte.
— Laissez-moi donc tranquille, riposta aigrement
saint Pierre à travers le guichet, allez-vous me faire
222 LEGENDES CHRETIENNES
croire, par hasard, que les pauvres peuvent avoir des
procès ■?
Et au lieu d'un tour de clef, il en donna deux, à la
porte.
Saint Yves restait là, fort déconcerté, quand, par
bonheur pour lui, arriva une religieuse de son pays
qui venait de mourir en odeur de sainteté, et à la-
quelle saint Yves s'empressa de conter sa fâcheuse
aventure.
— Pas possible, dit la religieuse : on ne peut fermer
la porte du Paradis à un saint homme comme vous ; il
faut qu'il y ait méprise ; nous allons voir.
Et aussitôt la sœur frappa discrètement à la porte.
— Qu'y a-t-il encore? dit saint Pierre en mettant
un œil au guichet.
— C'est moi, mon frère, répondit la religieuse : ou-
vrez-moi, s'il vous plaît, ainsi qu'au bon saint Yves,
qui se morfond là depuis longtemps.
— Monsieur est avocat, dit saint Pierre, et j'ai
l'ordre de ne pas ouA'rir aux avocats.
— Mais TOUS faites erreur, mon cher frère, reprit la
religieuse ; saint Yves n'est point un avocat de pro-
fession; et s'il a plaidé quelquefois, c'est par pure
bonté : c'est un saint prêtre plein de mérite devant
Dieu et devant les hommes, et qui devrait avoir au ciel
une de ses meilleures places.
— Et que ne disait-il ça, tout d'abord ? Je ne lui au-
rais pas fait affront, car j'avais ordre d'ouvrir à saint
Yves, prêtre ; allons, passons et dépêchez -vous.
A peine introduit au ciel, saint Yves chercha à bien
se caser. Il eût pu se mettre au banc des curés ; mais
il y avait là trop peu de places vides ; avec ça que les
curés étaient tous un peu replets. Il aima mieux des-
cendre au banc des avocats, où il n'y avait personne,
SAINT YVES 223
et oii par conséquent, il pouvait se prélasser à Taise.
La sœur, au contraire, se rendit au banc des reli-
gieuses, mais elle ne put y trouver la plus petite place.
Saint Yves, voyant son embarras, lui fit signe avec
le doigt de venir à lui, et lui dit :
— Vous m'avez rendu un service dont je me trouve
heureux de pouvoir m'acquitter: venez-vous asseoir
près de moi ; nous serons fort à l'aise, comme vous le
voyez et nous jaserons.
Pendant longtemps le saint Trégorais, tout occupé
des splendeurs du Paradis, resta bouche close.; mais
quand il eut satisfait ses yeux et ses oreilles, il com-
mença, comme il se l'était proposé, à jaser avec la
sœur. Il lui demanda des nouvelles du pays, de ses
parents et de ses connaissances ; puis il se mit à lui
raconter toute sa vie, et surtout ses beaux succès ob-
tenus au barreau. Dans le feu de ses souvenirs, il vou-
lut lui donner un échantillon de son éloquence, et lui
débiter un de ses plus beaux plaidoyers ; mais il haussa
si fort la voix qu'il donna à tous les saints des distrac-
tions, et appela sur lui l'attention de l'archange chargé
de la police du Paradis.
Cet archange vint aussitôt trouver saint Yves, et le
menaça de lui faire évacuer les lieux, s'il se permettait
de pareilles incartades :
— Ah ! peste ! s'écria saint Yves , tout à son rôle
d'avocat ; je vous trouve plaisant, mon cher archange,
quand vous le prenez sur ce ton ! me mettre à la
porte ! ! ! C'est plus facile à dire qu'à faire... Mais vous
n'y pensez pas. Il y a là matière à procès pour cent
ans au moins. Eh bien! un procès, soit; nous plaide-
rons. D'abord, je vous fais observer que j'ai posses-
sion ; en second lieu, il y a prescription en ma faveur,
et pour interrompre cette prescription, il faut citation
22 4 LÉGENDES CHRÉTIENNES
en justice. Vous devez connaître le Code; allons
voyons : où est votre huissier ?
— Ta ! ta ! ta ! quel train et que de paroles, dit l'ar-
change. Je n'entends rien à votre grimoire ; mais,
puisqu'il faut un huissier pour vous faire entendre rai-
son, je vais de suite vous en envoj-er un.
Aussitôt l'archange se mit en quête d'un huissier,
fouilla et refouilla avec soin tous les coins du Paradis ;
mais ne pouvant y rencontrer l'ombre d'un huissier,
force lui fut de laisser saint Yves où il (^tait. Seule-
ment, pour préserver les saints contre les éclats de sa
faconde, il fît dresser un nouveau banc pour les reli-
gieuses, y fît passer la sœur, et saint Yves, seul alors,
resta coi.
FouQUET, Légendes du Morbihan,
p. 102-105.
III
CONTES SURNATURELS
15
XLIV
LA TÊTE DE MORT QUI PARLE
(conte alsacien.)
11 y avait une fois un homme qui avait voyagé en
long et en large dans le monde, et pourtant il avait
toujours envie de courir les chemins. Et voilà que de
nouveau le sac sur le dos et le bâton à la main, il sui-
vait gaîment son chemin, lorsque devant lui une tête
de mort se mit à rouler.
— Hé ! qu'est-ce qui t'arrive, vieux, lui cria-t-il ?
Veux-tu venir déjeuner avec moi?
— Je n'ai ni faim ni soif, fut la réponse ; mais
demain tu seras mon hôte et si tu ne viens pas, je
viendrai te chercher.
— Cela peut être, cela peut ne pas être, dit le gar«;on
en s'en allant.
Il marchait par des voûtes sombres et longues, et il
linit par arriver à une belle et large route. Là il vit sur
un arbre deux corbeaux qui se battaient avec acharne-
ment ; cela lui parut étrange, pourtant il ne s'en
inquiéta pas et il continua sa route. Plus loin, il arriva
à un ruisseau : là se tenait un prêtre qui puisait de
l'eau dans une cuve, mais l'eau coulait de nouveau
dans le ruisseau, car la cuve n'avait pas de fond.
228 CONTES SURNATURELS
— Vous êtes bien bon, Monsieur le cur(^, dit-il, de
vous donner tant de peine; votre cuve n'a pas do fond.
Le prêtre ne lui répondit pas.
Le compagnon continua son chemin et arriva à une
maison ; il frappa à la porte, il cria, mais rien ne
bougeait. Alors il tira le volet de la fenêtre, et voilà
qu'un nombre infini d'oiseaux se mit à voler au
dehors, tellement qu'il eut peur et qu'il referma vive-
ment le volet.
Il se remit en route et bientôt à un petit ruisseau, il
revit la tête de mort. Il lui cria de nouveau.
— lié bien, n'as-tu encore ni faim ni soif?
— Je n'ai ni faim ni soif, répondit la tête ; mais tu
viendras avec moi dans mon château.
Le voyageur n'avait rien à répondre, et il suivit la
tête de mort qui, comme un guide, roulait droit devant
lui. Quand ils arrivèrent au château, ils montèrent de
larges degrés, puis, par de longs corridors, par de
grandes salles et de grandes chambres ; tout cela était
plein de petites lumières: le compagnon en était
étonné. La tête lui dit :
— Regarde, ce sont les lumières de la vie : aussi
longtemps qu'un homme vit, il a ainsi sa petite lu-
mière, et quand il meurt, celle-ci s'éteint.
— Montre-moi donc la mienne, dit-il.
La tête lui montra à quelque distance une lumière
qui était presque entièrement consumée. Là dessus le
compagnon fit une mine triste.
— Voyons, dis-moi, lui demanda la tête de mort,
pour le détourner de ses idées tristes, qu'as-tu vu sur
ton chemin ?
— J'ai vu deux corbeaux sur un arbre qui étaient à
se battre.
— Ce sont deux frères, qui lorsqu'ils vivaientse sont
I-A. TETE DE MORT QUI PARLE 2i!9
haïs ; ils étaient toujours à se disputer devant le juge.
Après leur mort ils doivent aussi continuer à se dis-
puter toujours. Qu'as-tu vu ensuite?
— J'ai vu un prêtre qui puisait d8 l'eau dans un ruis-
seau avec une cuve sans fond.
— C'était un prêtre qui aimait les biens temporels ;
qui n'en avait jamais assez et qui en voulait toujours
davantage. Maintenant il doit puiser de l'eau; il en
puisera toujours, et il n'en aura jamais assez pour
remplir sa cuve. Qu'as-tu vu encore ?
— J'ai vu une maison à la porte de laquelle j'ai
frappé et appelé ; mais on ne m'a ni répondu ni ouvert ;
alors, j'ai ouvert un volet et une foule d'oiseaux se
sont envolés et répandus dans les airs.
— Combien il y en avait-il de ces oiseaux?
— Il y en avait bien deux mille.
— Autant se sont envolés, autant de pauvres âmes
sont sauvées.
Tout cela tournait étrangement dans la tête du
compagnon, et il regardait devant lui avec des yeux
vitreux.
— Dis-moi donc, lui demanda encore la tête, com-
bien de temps crois-tu avoir été en route ?
— Mais, tout un jour.
— Tout un jour, en vérité ! apprends que tu
marches depuis trois cents ans, et maintenant retourne
d'où tues venu.
Le compagnon sortit du château. Il passa d'abord
devant la maison aux volets fermés. Il ouvrit le volet
du bas, mais il n'en sortit plus d'oiseaux ; au ruisseau,
il ne trouva plus le prêtre qui puisait de l'eau dans une
cuve, et sur l'arbre du chemin il n'y avait plus de
corbeaux à se battre. Et en continuant sa route, il
arriva enfin à son village et à la maison de son père.
•230 CONTES SURNATURELS
11 sonna, et une personne étrangère se montra à la
lenêtre.
— Que voulez-vous, mon ami, lui dit-elle?
— Mais entrer chez moi, dans ma maison, répon-
dit-il.
Quand les gens ouvrirent la porte et virent l'étranger
avec son costume ancien, usé et couvert de poussière,
ils secouèrent la tête et ils furent bien plus étonnés
quand ils lui demandèrent son nom et quand il leur dit
un nom inconnu dans le village. Les gens eurent pitié
du visiteur étrange, ils le conduisirent à la mairie et
comme il répétait son nom, on chercha dans les anciens
registres et on trouva en effet qu'environ trois siècles
auparavant il y avait eu une famille de ce nom ; mais
que depuis elle était tout à fait éteinte.
Alors on alla à l'église avec l'étranger et on fit dire
une messe pour lui. Pendant la messe on vit une
colombe blanche voltiger autour de l'autel. L'étranger
était agenouillé fixe et immobile à sa place et quand
on le toucha, il tomba en cendre et en poussière.
On croit que la colombe blanche était son âme.
Traduit do J.-F. Flaxlaxd, dans VAlsatia publiée
par A. Stœber, 1858-61, p. 26L
XLV
LE PILOTE DE MER
(CONTE DE MARIN.)
Il était une fois un petit garçon qui perdit sa mère à
rage d'un mois. Il se nommait Mateur ' ; son père qui
était capitaine au long-cours l'aimait comme la pru-
nelle de ses yeux et il l'éleva du mieux qu'il put.
Quand l'enfant eut douze ans, il le mit au collège et
recommanda à son proiesseur de lui parler souvent de
la mer et de la navigation, puis il retourna prendre le
commandement de son navire. Le maître du petit
Mateur lui parlait souvent de la mer et des vaisseaux
qui la parcourent, l'enfant apprenait tout ce qu'il vou-
lait, et quand son père revenait de voyage, il était bien
content.
Cependant le capitaine mourut ; le petit Mateur qui
avait alors seize ans, resta avec son professeur et
deux ans après, il lui dit qu'il voulait être marin. Son
maître qui l'aimait bien, le fit embarquer sur un
navire afin qu'il pût apprendre le métier de la mer.
Mateur navigua deux années, puis à l'âge de vingt
ans, il fut reçu capitaine au long-cours. Alors il se fit
* Amateur.
232 CONTES SURNATURELS
construire un navire en bois d'acajou qui portait deux
mille tonneaux, et il n'y en avait pas de plus beau sur
la mer. On fut longtemps à le construire, et quand il
fut achevé et gréé prêt à partir, Mateur avait vingt-
cinq ans. Il s'occupa alors de faire son équipage et
choisit vingt-quatre marins, les meilleurs qu'il put
trouver. Il garnit son navire de vivres et de marchan-
dises, puis il mit à la voile pour faire le tour du
monde.
Le capitaine Mateur nourrissait bien ses hommes et
ils l'aimaient parce quil était juste. Il y avait trois
ans qu'ils était en mer, et ils n'avaient eu aucun acci-
dent lorque le calme les prit, et ils restèrent bien des
jours à la même place sans avancer ni reculer. L'eau
finit par leur manquer, et un jour que le navire avait
fait un peu de route, on aperçut tout au loin une île.
Le capitaine Mateur dit à ses hommes :
— Il faut prendre le grand et le petit canot et aller
voir s'il y a quelque source sur cette île ; car toutes nos
caisses à eau sont vides.
Les matelots obéirent et ils abordèrent à l'ile, où fort
heureusement ils trouvèrent une source. Ils rempli-
rent leurs caisses et, comme ils étaient prêts à se
rembarquer, ils virent un homme qui était vilain,
vilain, si vilain qu'ils en eurent peur, et pourtant les
matelots n'ont pas peur de grand'chose. Il avait du
goémon sur la figure, sur les mains et sur tout le corps;
à part cela, il ressemblait à un homme qui marche sur
ses deux pieds.
— Qui êtes-vous? lui demanda un des matelots plus
hardi que les autres.
— Un homme comme vous, répondit-il ; je suis ici
depuis ma naissance, et il y a de cela plus de cent
ans. Jusqu'à présent personne n'a abordé ici, et je vou-
LE PILOTE DE MER 233
drais bien, si vous y consentez, m'embarquer sur votre
navire .
— Que feriez-vous abord? répondirent les matelots,
voilà six mois au moins qu'il ne vente plus et le navire
bouge à peine de place. '
— Ah ! dit l'homme couvert de goëmon, si vous
voulez de moi, dès que je serai à votre bord le vent
soufflera.
— Le capitaine n'est pas ici et nous ne pouvons
vous prendre sans sa permission ; mais nous allons la
lui demander.
Les deux chaloupes revinrent et quand les pièces
d'eau furent hissées à bord, les matelots racontèrent
au capitaine ce qu'ils avaient vu et ce que l'homme
couvert de goëmon leur avait demandé.
— Puisque la source est bonne, dit-il, il faut faire
une grande provision d'eau; cette fois je vais aller
avec vous.
Quand ils abordèrent à l'île, l'homme couvert de
goëmon se présenta devant eux et le capitaine à son
tour en eut quasiment peur.
— Qui êtes-vous? lui demanda-t-il, et qui vous a
fait venir ici ?
— Je suis un homme comme vous, répondit-il ; je
suis ici depuis ma naissance, et il y a de cela plus de
cent ans.
— Vous désirez embarquer sur mon navire ?
— Oui, et si vous voulez me prendre, dès que je
serai à votre bord, le vent soufflera.
L'homme couvert de goëmon monta dans la cha-
loupe du capitaine et dès qu'il eut mis le pied sur le
pont, la brise commença à souffler et voilà le navire
parti vent arrière.
Le capitaine Mateur et ses matelots étaient bien con-
234 CONTES SURNATURELS
tents d'avoir à leur bord l'homme qui leur donnait du
vent, et ils le nommèrent le Pilote de Mer.
Le Pilote de Mer ne mangeait jamais, et quand les
matelots l'invitaient à venir avec eux à l'heure des
repas, il leur disait :
— Mangez, mangez toujours, je mangerai après.
Mais personne ne le vit jamais avaler la moindre
des choses.
Lorsqu'il se couchait le soir, il semblait avoir plus
de mille ans et les goëmons qui le couvraient pen-
daient jusqu'à terre ; au matin quand il se réveillait,
il était comme un jeune homme de vingt-cinq ans ;
mais aussitôt que quelqu'un l'avait regardé, son goé-
mon repoussait et il redevenait vieux tout d'un coup.
Le capitaine continuait à faire le tour du monde et
le navire était déjà bien loin de l'ile où il avait renou-
velé la provision d'eau, quand il se trouva en vue d'une
t^rre.
Le Pilote de Mer dit au capitaine Mateur :
— Voilà une découverte, capitaine; personne n"a
jamais vu cette île;, si vous voulez y débarquer, il
vous sera facile d'3' prendre des provisions ; il y en
a en abondance, je vous assure.
Le capitaine envoya ses chaloupes à terre et elles
revinrent chargées de pain, d'oranges, de viandes
fraîches et de provisions de toutes sortes.
Ils continuèrent leur route : le capitaine Mateur
commençait à se repentir d'avoir embarqué le Pilote
de mer, qui lui faisait peur. Il voulut virer de bord
pour revenir en France, mais le Pilote de Mer dit qu'il
ne le voulait pas. Malgré cela le capitaine ordonna de
mettre le cap sur la France ; mais aussitôt le Pilote de
Mer fit cesser le vent et le navire ne bougeait pas plus
qu'un rocher.
LE PILOTE DE MER 23o
Le capitaine et l'équipage, voyant qu'il n'y avait pas
moyen de faire autrement, consentirent à ce que vou-
lait le Pilote de Mer. Il se mit à la barre : aussitôt le
vent gonfla les voiles et les voilà partis vent arrière.
Ils naviguèrent de longs mois et allèrent loin, bien
loin. Ils arrivèrent enfin à un port au fond duquel était
une belle ville. Le Pilote de Mer dit à Mateur.
— Capitaine, il n'y a personne dans cette ville, car
tous les habitants ont été étouffés par une pluie de
soufre. Vous pouvez y faire un chargement à bon mar-
ché; mais l'accès du port n'est pas facile, et je vais
sonder avant de faire entrer le navire.
Le Pilote de Mer sauta à l'eau, et quand il eut sondé
partout la passe, il fit entrer le navire dans le port. Il
descendit ensuite à terre avec le capitaine et les mate-
lots, et ils se mirent à parcourir la ville. Les maisons
étaient pleines de beaux meubles, d'or, d'argent, de
pierreries et de diamants ; il n'y manquait que du vin,
du pain et des provisions de bouche.
Ils emportèrent à bord une cargaison de bijoux, d'or
et de diamants, puis ils se disposèrent à partir.
— Où voulez -vous aller maintenant ? demanda le
Pilote de Mer au capitaine.
— Je veux rentrer en France et aborder au port du
Havre : c'est le pays où je suis né, et c'est là où mon
navire a été construit.
— Je veux bien vous mener au Havre, dit le Pilote
de Mer ; mais c'est à condition qu'une fois arrivé au
port, j'aurai commandement sur vous et sur vos ma-
telots.
— Quel espèce de commandement voulez-vous ? de-
manda le capitaine.
— Le commandement de tous, et c'est tout.
Mais le capitaine Mateur ne voulait pas pour sa part
236 COxNTES SURNATURELS
consentir à cela, et il en parla à ses matelots qui ne
voulurent pas non plus. Il revint donner leur réponse
au Pilote de Mer.
— Hé bien ! répondit-il, je m'en moque pour ma
part ; ce pays-ci m'est aussi bon qu'un autre. Restez-y
donc si cela vous plaît ; mais vous n'en pourrez dé-
marrer qu'après m'avoir donné le commandement sur
tous.
Le capitaine et les matelots malgré cela ne vou-
laient pas donner le commandement sur eux au Pilote
de Mer ; mais le navire ne faisait pas de route : les
provisions s'épuisaient, et comme il n'y avait aucune
terre en vue, ils allaient bientôt manquer de pain,
de vin et d'eau. Le Pilote de Mer vint dire au ca-
pitaine :
— Puisque vous ne voulez pas me donner le com-
mandement sur tous, je ne le demande que sur un
seul : quand nous serons au Havre, on tirera à la
courte-paille, et celui que le sort désignera sera à moi.
Le capitaine assembla son équipage, et tous furent
d'avis de consentir. Dès qu'ils s'y furent engagés, le
Pilote de Mer se mit à la barre, le vent enfla les voiles,
et au bout de trois mois le navire entra dans le port
du Havre.
— Faisons les boises ' pour tirer au sort, dit le Pilote
de Mer ; j'ai accompli ma promesse.
— Pas aujourd'hui, répondit le capitaine Mateur ; il
faut auparavant que mon navire soit déchargé.
Le capitaine prit de petits lingots d'or et alla les
vendre pour payer ses hommes ; puis, quand il leur
eut donné la paie qui leur revenait, il se rendit chez
l'évêque, et lui raconta ce qui était arrivé.
* Les morceaux de bois.
LE PILOTE DE MER 237
— Vous êtes-YOus donné au diable ? demanda Vé-
vêque.
— Non, répondit le capitaine ; je lui ai seulement
dit, car je ne pouvais faire autrement, qu'une fois ar-
rivé au port on tirerait à la courte-paille pour savoir
qui appartiendrait au Pilote de Mer.
— En ce cas, dit l'évéque ; je vais écrire au pape et
le prier de venir au Havre.
L'évéque écrivit au pape, et celui-ci se hâta d'arriver
au Havre; il dit au capitaine Mateur qu'il n'avait
qu'une chose à faire, c'était de laisser la cargaison à
bord de son navire, et de couper à la même longueur
toutes les boises avec lesquelles on devait tirer au sort.
Il promit d'aller lui-même à bord et d'être là pour
faire tirer l'équipage.
Le lendemain, le pape coupa toutes les boises de
même longueur, les trempa dans de l'eau bénite et les
plaça dans un petit sac de toile qu'il arrosa aussi d'eau
bénite. Il en emplit une petite bouteille qu'il mit dans
sa poche, puis il s'habilla en caltat, et vint à bord du
navire.
Quand le Pilote de Mer le vit arriver, il se mit à re-
muer les narines, parce qu'il sentait l'eau bénite, et les
matelots lui disaient :
— Qu'avez-vous donc. Pilote de Mer? vous n'êtes pas
dans votre état ordinaire.
— Je sens, répondit-il, quelque chose qui ne me va
pas. Et il continua à renifler.
Cependant le pape monta à bord, habillé en calfat
et les mains couvertes de goudron. Il dit :
— Voici un petit sac dans lequel il y a vingt-six
boises ; à vous. Pilote de Mer, de tirer le premier.
Le pape avait fait toutes les boises de même lon-
gueur ; mais l'une d'elles qui était en bois vermoulu
238 CONTES SURNATURELS
s'était cassée dans le sac, et ce fut elle que prit le Pi-
lote de Mer. Elle le brûla si dur qu'il se mit à courir
d'un bout à l'autre du pont comme un chat qui a le
feu au derrière, en poussant des hurlements à faire
trembler la ville du Havre.
Les matelots tirèrent à leur tour ; mais comme ils
savaient .que le Pilote de Mer n'aurait jeté la boise
qu'après que tout le monde aurait pris la sienne, ils
firent durer le tirage vingt-quatre heures, pour le faire
soulïrir.
Quand tout le monde eut tiré, on mesura les boises,
et on vit que toutes étaient de même longueur excepté
celle du Pilote de Mer, et il fut obligé de laisser les
autres tranquilles.
Mais voyant qu'il avait été trompé par la ruse du
pape, il voulut l'emporter ; le pape prit la bouteille
d'eau bénite qu'il avait apportée, et en jeta quelques
gouttes dans les yeux du Pilote de Mer ; aussitôt ce-
lui-ci sauta à l'eau, et s'en alla en hurlant à faire peur,
et depuis jamais le capitaine Mateur ni ses matelots ne
l'ont revu.
Le capitaine vendit au poids de l'or le chargement
qu'il avait pris dans la ville dont les habitants avaient
été étouffés par le soufre. Il fit sa fortune, et donna à
ses matelots de quoi se mettre à l'aise, et ils vécurent
tous heureux.
Paul SÉBiLLOT, Contes des marins, n° xix.
XLVl
LE FOLLET
(CO.NTE LORRAIN.)
Il y a bien trois mille ans, notre voisin avait beau-
coup de blé en grange. Tous les matins, il trouvait une
partie de ce blé battu et des gerbes préparées sur
l'aire pour le lendemain : il ne savait comment expli-
quer la chose.
Un soir, s'étant caché dans un coin de la grange, il
vit entrer un petit homme qui se mit à battre le blé.
Le laboureur se dit en lui-même : « Il faut que je lui
donne un beau petit habit pour sa peine, n Car le petit
homme était tout nu. Il alla dire à sa femme :
— C'est un petit homme qui vient battre notre blé ;
il faudra lui faire un petit habit.
Le lendemain, la femme prit toutes sortes de pièces
d'étoffe et en lit un petit habit que le laboureur posa
sur un tas de blé.
Le follet revint la nuit suivante, et en battant le blé,
il trouva l'habit. Dans sa joie il se mit à gambader
autour, en disant :
— Qui bon maître sert, bon loyer en tire.
240 CONTES SURNATURELS
Ensuite, il endossa l'habit et se trouva bien beau.
— Puisque me voilà payé de ma peine, battra main-
tenant le blé qui voudra !
Cela dit, il partit et ne revint plus.
Emmanuel CosQuix, Contes populaires lorrains.
IV' vr.
XLVII
LE PRÊTRE SANS OMBRE
(CONTE BASQUE.)
A une certaine époque, le vieux diable avait fondé,
dans la grotte de Salamanque, une école pour ceux
qui voulaient devenir prêtres, n'acceptant que des
cadeaux, et en une seule année, il les instruisait ; ceux
qui sortaient de son école étaient surtout forts dans
les conjurations. Mais chaque année un élève devait
rester dans la grotte pour le vieux diable, et celui qui
sortait le dernier était toujours celui qui devait rester.
Comme la sortie de cette école était à la Saint-Jean,
les élèves cherchaient tous à sortir les uns avant les
autres, car personne ne voulait rester avec le vieux
diable ; mais ils ne pouvaient sortir qu'un à un et l'un
après l'autre, car la porte était étroite, basse et tout
juste suffisante. Ce jour-là, le vieux diable restait à la
porte et disait au premier qui sortait :
— Reste ici, toi.
— Empare-toi de celui qui me suit, disait le premier.
Il faisait la môme demande au second, qui répondait
de même :
— Empare-toi de celui qui me suit.
CONTES. 16
2i2 CONTES SURNATURELS
Il faisait ainsi la même demande à tous jusqu'au
dernier, et tous lui faisaient la même réponse ; mais
le dernier demeurait toujours dans la grotte avec le
vieux diable.
Une année, un élève trompa le vieux diable.
Le matin de la Saint-Jean, les élèves étaient dans la
grotte, tout tristes. L'un d'eux dit à ses camarades :
— Si vous voulez attendre pour sortir que midi
sonne, je demeurerai le dernier.
Tous lui promettentde bon cœur d'attendre. A midi
juste, ils commencent à sortir; le vieux diable fait à
tous la demande accoutumée, et tous font la même ré-
ponse : « Empare-toi de celui qui me suit ».
Mais, comme le jour de la Saint- Jean, à midi, le
soleil se trouvait tout juste en face de la grotte, le
corps du dernier qui sortait faisait une ombre, et le
vieux diable s'empara de cette ombre. Le prêtre sortit
donc sans ombre. Pendant toute sa vie, quelque beau
temps qu'il fît, il restait sans aucune ombre, et, si ce
qu'on dit est vrai, il devint plus tard curé de Bachus.
J. ViNSON, Foll-Lore du Pays basque.
XLvm
LES DEUX BOSSUS ET LES NAINS
(conte de la BASSE-BRETAGNE.)
Inédit.
Il y avait une fois deux bossus, Nonnic et GabiC;,
deux amis.
Ils étaient tailleurs de leur état, et, chaque matin,
ils allaient en journée, chacun de son côté, dans les
fermes et les manoirs du pays.
Un soir que Nonnic revenait seul de son travail,
comme il passait sur la lande de Penn-an-Roc'hou,
non loin du bourg de Plouaret, il entendit de petites
voix grêles qui chantaient :
Lundi, mardi et mercredi ! . . .
— Qui est-ce qui chante donc de la sorte? se de-
manda-t-il.
Et il s'approcha tout doucement. Il faisait un beau
clair de lune, et il vit les Danseurs de nuit, — qui sont
des nains, — qui dansaient en rond et chantaient en
se tenant les mains. Un d'eux chantait le premier :
Lundi, mardi et mercredi ! . . .
244 CONTES SURNATURELS
Puis les autres reprenaient ensemble :
Lundi, mardi et mercredi !. . .
Et c'était tout. Xonnic avait souvent entendu parler
des Danseurs de nuit, mais il ne les avait jamais vus,
et il se cacha derrière un rocher, pour les observer.
Mais il fut vite découvert et pris au milieu du cercle.
Et les nains de danser de plus belle, en tournant autour
de lui et en chantant toujours :
Lundi, mardi et mercredi !. . .
Et ils disaient au bossu : Danse et chante aussi avec
nous.
Nonnic n'était pas timide, et il entra dans la danse
et chanta avec eux :
Lundi, mardi et mercredi ! . . .
Mais, comme ils répétaient toujours ces trois mots,
sans plus, il dit :
— Et après? Votre chanson est bien courte.
— C'est tout, répondirent-ils.
— Comment, c'est tout? Pourquoi n'ajoutez-vous
pas :
Et jeudi et puis vendredi 1. . .
— C'est vrai! répondirent-ils, c'est très joli.
Et ils chantèrent en sautant et en trépignant de joie :
Lundi, mardi et mercredi,
Et jeudi et puis vendredi ! . . .
Et de tourner avec un entrain du diable.
Quand Nonnic, n'en pouvant plus, voulut se retirer,
les nains se demandèrent :
— Que donnerons-nous bien à Xonnic, pour nous
avoir allongé et embelli notre chanson?
LES DEUX BOSSUS ET LES NAINS 245
— Ce qu'il voudra : de l'argent et de l'or à discré-
tion; on le débarrassera de sa bosse, s'il le préfère.
— Ah! oui, dit Nonnic, si vous voulez me soulager
de ce fardeau que je porte depuis si longtemps, je vous
laisserai et l'or et l'argent.
— C'est cela, enlevons-lui sa bosse!
Et ils lui frottèrent le dos avec un onguent merveil-
leux qui fit disparaître sa bosse, par enchantement, et
il s'en retourna chez lui, droit et léger et même joli
garçon.
Le lendemain, quand son ami et confrère en bosse
le vit, il fut bien étonné, et c'est à peine s'il le re-
connut.
— Comment! disait -il en tournant autour de lui, et...
et ta bosse?
— Disparue, comme tu vois.
— Et comment donc cela s'est-il fait?
Et Nonnic lui conta tout.
— Ah ! j'irai aussi, moi, voir les Danseurs de nuit,
à Penn-an-Roc'hou, et pas plus tard que ce soir!
Et il fit comme il l'avait dit.
Quand il arriva sur la lande, les nains y dansaient
déjà en chantant :
Lundi, mardi et mercredi! . . .
Chantait une voix seule, et les autres continuaient
toutes ensemble :
Et jeudi et puis vendredi ! . . .
Et ils tournaient et gambadaient et cabriolaient !
Gabic s'approcha et ils lui crièrent :
— Viens danser avec nous !
246 CONTES SURNATURELS
Et le voilà dans la ronde et de danser et de chanter
comme eux :
Lundi, mardi et mercredi,
Et jeudi et puis vendredi ! . . ,
— Et ensuite?... dit-il.
— C'est tout : est-ce que vous en savez plus long?
— Oui, donc!
— Oh ! dites alors ! dites alors !
Et il ajouta :
Et samedi et dimanche ! . . .
— Oh ! ce n'est pas bon ! cela ne rime pas ! Il nous
a gâté notre chanson, qui était si jolie! Il faut l'en
punir, que lui ferons-nous? crièrent tous les petits
hommes à la fois, en se remuant et s'agitant autour de
Gabic comme une fourmilière.
— Il faut ajouter la bosse de Nonnic à la sienne ! dit
quelqu'un.
— Oui, c'est cela! ajoutons la bosse de Nonnic à la
sienne.
Ce qui fut fait sur le champ, et le pauvre Gabic
s'en retourna chez lui, tout honteux et ployant sous
le faix, et il lui fallut porter, le reste de sa vie, la bosse
de son camarade avec la sienne!...
Ce conte a été recueilli par M. F. -M. Luzel.
XLIX
LE SOUPER DU FANTOME
(conte picard.)
Il y a longtemps, bien longtemps, un jour que les
vieilles femmes étaient à la veillée à filer à une ving-
taine dans une cave pour économiser l'huile et le
bois, il prit fantaisie à un jeune homme du village de
jouer un tour aux flleuses en leur faisant une grande
peur. Il prit donc un grand drap blanc et une chan-
delle et alla au cimetière chercher une tête de mort.
On avait fait justement, quelques jours auparavant,
un grand tas d'ossements qu'on devait placer peu
après dans une fosse commune. Le jeune paysan n'eut
donc que l'embarras du choix. Il prit la première tête
de mort qu'il trouva à sa portée, courut la laver à la
rivière pour la débarrasser de l'argile qui la couvrait,
et, après avoir mis sa chandelle allumée à l'intérieur,
il reprit le chemin du village.
Arrivé là, il s'enveloppa du drap blanc et se rendit
chez les fileuses. Jugez de la frayeur des pauvres
femmes en voyant apparaître au milieu de leur groupe
ce fantôme, agitant la tète de mort et disant d'une
voix sourde :
248 CONTES SURNATURELS
— A genoux ! à genoux ! Priez pour le repos de
mon âme 1
Les fileuses, saisies de terreur, se précipitèrent à
genoux sur le sol et firent de grands signes de croix
pour éloigner le revenant.
— Allons, dites cinq Pater et cinq Ave pour mon
repos éternel ! continue le spectre, et il commença
lentement : Pater noster qui es in cœtis... Les fi-
leuses dirent les cinq Pater et les cinq Ave demandés
et le jeune homme les quitta en murmurant des pa-
roles bizarres auxquelles les bonnes femmes et lui-
même no comprenaient rien, et pour cause.
Minuit était ainsi arrivé et le paj^san, fatigué, re-
tourna au cimetière pour y reporter la tète de mort.
Mais avant de la replacer avec les autres ossements,
le jeune homme, quelque peu excité par les plaisirs
de la soirée, parla à l'oreille du mort et lui dit :
— Tu m'as procuré beaucoup d'amusement, ce
soir; il est fort juste que je t'en récompense. A rester
ici avec tous ces vilains morts, tu dois t'ennuyer
beaucoup ; viens donc dans quinze jours, à pareil mo-
ment, me demander à souper. Je suis fort curieux de
manger avec un mort. Je t'attendrai vers neuf heures
du soir; ne l'oublie pas. D'aujourd'hui en quinze,
hein ?
— Oui ! répondit la tête de mort.
Le jeune homme replaça la tête parmi les osse-
ments, souffla sa chandelle, replia son drap et revint
chez lui.
Le lendemain et les jours suivants, il rit beaucoup
en entendant raconter par les fileuses l'apparition
terrible de la veille. Quelques jours se passèrent et le
paysan ne songea plus à la tête de mort et au souper
auquel il avait invité celle-ci.
LE SOUPER DU FANTOME 249
Le soir du quinzième jour, vers l'heure fixée, il
venait de se mettre à table pour souper, sans penser
au mort, quand il entendit dans la cour une sorte de
froissement singulier.
— C'est la grêle qui crépite en tombant, pensa le
jeune homme.
Deux coups secs furent frappés à la porte.
— Qui est là ?
— Ouvre, c'est moi.
— Qui, toi ?
— Moil
Le paysan ouvrit la porte, et un spectre, un sque-
lette, plutôt, revêtu d'un long suaire gris sale, tout en
lambeaux, entra dans la maison.
Le jeune homme se ressouvint de la promesse faite
au cimetière et vit que le mort venait souper avec lui.
Sans s'en effrayer davantage, il lui offrit une chaise
à la table et le fantôme s'assit en produisant, par
l'entrechoquement de ses os, ce bruit de grêle tom-
bante qui avait frappé le paysan quelques instants
auparavant.
Le souper se composait d'une excellente soupe à
l'oseille, dont le mort mangea une bonne assiettée ;
d'une fricassée de mouton, de salade et de beurre frais
qui parurent fort du goût du singulier convive assis
devant le jeune homme. On but quelques bonnes bou-
teilles de cidre mousseux et la tête du jeune homme
ne tarda pas à lui tourner. Il chanta toutes les chan-
sons qui lui revenaient en mémoire, et de temps en
temps le mort faisait chorus, paraissant tout aussi
animé que le chanteur.
— Si nous dansions? dit à la fin le jeune homme.
— Dansons ?
Et le mort se mit à danser une danse folle avec le
230 CONTES SURNATURELS
paysan, pendant que ses os s'entrechoquaient avec un
bruit d'enfer.
Minuit vint et le jeune homme fatigué, éprouva le
besoin de se coucher. II le dit au fantôme qui, cessant
de sauter par la chambre, reprit sa place à table de la
façon d'un homme qui ne veut pas se retirer.
Une heure du matin sonna à l'église, et le paysan,
n'y tenant plus, alla se coucher, laissant son compa-
gnon sur sa chaise. Le jeune homme était à peine
couché qu'un nouveau bruit d'ossements agités se fit
entendre et que le squelette vint se coucher à côté du
vivant. Cette fois celui-ci eut peur ; il tremblait de
tous ses membres ; il eût voulu crier et appeler du
secours, mais il ne pouvait articuler une seule parole.
Terrifié, il dut se borner à se coucher dans un coin
du lit pour éviter le contact glacé des ossements du
mort. Il ne put dormir de la nuit.
Vers quatre ou cinq heures du matin, le coq se mit
à pousser un joyeux coqidacou ! coquiacoul pour an-
noncer l'approche du jour. Le squelette se réveilla, se
leva tout d'une pièce et disparut en disant au jeune
homme :
— Je ne veux point être en reste avec toi. Tu m'as
fort bien reçu ce soir dans ta maison ; dans quinze
jours je t'attendrai au cimetière pour y souper. Je
compte sur toi. Adieu !
Le paysan se promit bien de ne pas se rendre à
l'invitation du mort.
Quinze jours plus tard le jeune homme revenait de
la ville voisine et passait près du cimetière sans son-
ger davantage au mort, quand celui-ci se montra tout
à coup devant lui, le prit par la main et l'entraîna en
lui disant :
— C'est bien , tu es un homme de parole. Le sou-
LE SOUPER DU FANTOME 2oI
per est pri^paré et je t'attendais. Pour te fêter j'ai
invité tous mes amis. Ils nous attendent près de la
porte du cimetière.
A demi mort de frayeur, le paysan entra dans le
champ des morts, où il fut reçu par les acclamations
des fantômes assemblés. Son hôte le conduisit à une
antique chapelle, souleva la pierre du caveau et le fit
descendre dans le souterrain, où un grand dîner était
servi. Tous les morts vinrent s'asseoir à la grande
table et le dîner commença au milieu de la joie géné-
rale et de la terreur du jeune homme, dont les dents
claquaient violemment.
Voyant enfin que rien de fâcheux ne lui arrivait,
il essaya de manger comme les autres convives et
pour s'étourdir il but coup sur coup plusieurs verres
de l'excellent vin des morts.
Puis la danse commença et le jeune paysan dut
danser avec un squelette de jeune fille, qui l'étreignait
violemment et qui l'embrassait à tout instant.
— La ronde ! la ronde 1 crièrent les morts. Et tout
le monde sortit du caveau pour faire la ronde dans le
cimetière. On se prit par la main et l'on sauta en
tournoyant au-dessus des croix, des tombes et dos
chapelles. Ceci dura jusqu'au matin.
On entendit le chant du coq dans le lointain ; la
danse cessa, les tombes s'ouvrirent et les morts dis-
parurent. Le paysan resta tout étourdi jusqu'au lever
du soleil.
Il revint alors au village et se fit prêtre.
E.-H. Carnoy, Littérature orale de la Picardie.
LE DOUANIER EMPORTE PAR LE DIABLE
(conte du MORBIHAN.)
Au siècle dernier il y avait à Lorient un brigadier
de douanes que les contrebandiers, gens fort estimés
du démon, tenaient en horreur pour tous les tours
qu'il leur avait joués.
Un soir, en sortant de la ville pour rejoindre son
poste de Saint-Adrien, il fut accosté par un homme de
mauvaise mine, qui lui souhaita la bonne nuit, en
l'apostrophant par son nom, et lui dit :
— A^ous marchez bon pas, brigadier.
— C'est que je suis pressé, répondit le gablou.
— Eh bien ! moi aussi, riposta l'inconnu en emboî-
tant le pas avec lui.
Le brigadier, peu charmé de cette société, chercha
un prétexte pour s'en débarrasser, et dit à cet homme
en arrivant à Kerfontaniou :
— Bonsoir, mon vieux, j'entre ici pour allumer ma
pipe.
— J'entre aussi, moi, dit l'inconnu.
— Ah! pardon, repondit le Catula*, je ne m'ar-
* Qu'as-tu là ? surnom donné aux douaniers par les contrebandiers.
LE DOUANIER EMPORTE PAR LE DIABLE 2o3
rêterai pas, car je n'ai pas de tabac ; ainsi, adieu, mon
cher, je vous quitte.
— Qu'à cela ne tienne, répondit l'obstiné compagnon,
voilà ma blague pleine d'excellent tabac de fraude.
— Mais qui donc êtes-vous, observa le brigadier,
vous qui me connaissez et que je ne connais pas ; vous
qui osez déclarer à un douanier que vous êtes un
fraudeur?
— Bah! bah! estimable brigadier, fit l'impassible
compagnon, vous faites erreur ; ce tabac est un cadeau
d'ami, et si je vous connais, c'est que vous êtes un
personnage important, tandis que vous faites semblant
de ne pas m'avoir reconnu, parce que je ne suis pas un
monsieur ; mais si dans ce moment, vous ne vous re-
mémorez ni mon nom, ni ma voix, ni ma figure, je
ne fais nul doute que la mémoire ne vous revienne
avant peu : en attendant, allumons...
Et le doigt courbé sur le fourneau de sa pipe, il fit
prendre le feu au tabac à la première aspiration.
— Allons, cher brigadier, dit-il ensuite, voilà mon
doigt, allumez .. Eh! que diable! ne faites pas le fier
avec un ami, voyons, ne me reconnaissez-vous pas?
— Ah!... je me... rap.. .pelle, oui, oui... confusé-
ment, je crois vous reconnaître, balbutia le brigadier
tout troublé.
— C'est bien heureux enfin, dit le diable; je -savais
bien, moi, que la mémoire vous reviendrait; mais
avançons, car la nuit vient et la bise est piquante.
Arrivés à Lanveur, ils firent rencontre d'un pauvre
bonhomme fort embesogné avec son porc qui préten-
dait aller à Kerfichan, tandis que le paj'san prétendait
le mener à Plœmeur.
— Maudit cochon, disait le bonhomme, tu me fais
damner, va, que le diable t'emporte !
2Ô4 CONTES SURNATURELS
— Entendez-Yous, dit aussitôt le brigadier à son
compagnon, cet homme vous donne son cochon, pre-
nez-le donc.
— Non, non, dit le diable, ce n'est pas de bon cœur
qu'il me le donne.
— Mais, reprit le douanier, c'est si bon, le lard aux
choux I
— Fi donc, mon cher, dit le diable, c'est bon pour
des goujats; d'ailleurs j'ai mal à l'estomac et mon
médecin m'a défendu le lard.
— Il faut que vous soj'cz bien malade, observa le
gablou, ou que vous ayez le goût bien délicat, pour
refuser un si beau cochon, maintenant surtout qu'ils
sont si chers! Je le prendrais bien, moi, s'il m'était
donné.
— Eh bien, mon cher, je suis plus scrupuleux que
vous, fit le diable, car je ne prends que ce qui m'est
donné de bon cœur, tandis que vous, vous prenez volon-
tiers ce qui ne vous est pas donné du tout.
Les deux compagnons continuèrent ^leur route en
silence ; mais à deux cents pas de Lanveur, ils enten-
dirent les cris forcenés d'un moutard qui voulait aller
à Lorient, et que sa mère entraînait de force à Ker-
berne.
— Viendras-tu, méchant gamin? criait la mère.
A-t-cn vu pareille idée d'aller en ville à cette heure?
Tu viendras à la maison, et tu la danseras, va !
L'enfant s'obstinait de plus en plus dans sa résis-
tance, et criait aussi de plus en plus fort, quand la mère
exaspérée le lâcha en s'écriant :
— Eh bien ! va donc, petit monstre, et que le diable
t'emporte l
— Prenez-le donc, dit le brigadier, qui provoquait à
tout propos l'éloignement de son compagnon ; pre-
LE DOUANIER EMPORTE PAR LE DIABLE 255
nez-le donc ! Vous ne devez pas avoir grand nombre
de jolies petites âmes comme celle-là ; à votre place,
je profiterais de l'occasion, car il n'est pas sûr qu'elle
revienne plus tard.
— C'est égal, répondit le diable; l'enfant ne m'est
pas donné de bon cœur, et j'espère trouver mieux.
Les deux compagnons reprirent leur route. Comme
ils approchaient de la limite de la banlieue, ils firent
rencontre de trois contrebandiers qui, en reconnais-
sant le brigadier si redouté d'eux, s'écrièrent en pre-
nant la fuite :
— Ah ! le gredin de brigadier, le voilà encore ! que
le diable l'emporte !
— Entendez-vous, à votre tour, cher brigadier ! dit
le diable en le saisissant au collet. Vous le voyez, cette
fois, le cadeau m'est fait de bon cœur, et vous diriez
vous-même que je suis un nigaud, si je n'en profitais
pas.
Oncques depuis, on n'a entendu parler du pauvre
Catula.
FouQUET, Légendes du Moriihan, p. 24.
Ll
L'INNOCENT
(CONTE DE LA GASCOGNE.)
Il y avait une fois une yeuve qui avait un fils inno-
cent. Cette veuve demeurait avec les parents de son
mari; mais ils la méprisaient, elle et l'enfant.
— Quelle charge pour nous que ces deux créatures !
Nuit et jour, la mère esta soigner cet imbécile d'en-
fant. Et dire qu'il nous faudra les nourrir à rien faire
jusqu'à la mort. Si le bon Dieu était juste, nous serions
vite délivrés de ces sangsues.
La pauvre veuve ne répondait rien, et continuait à
soigner son fils ; mais le chagrin la rongeait, si bien
qu'un jour on l'emporta, les pieds en avant, jusqu'au
cimetière.
— Allons, la mère est partie. Quand viendra le tour
de l'enfant ?
Mais le pauvre innocent n'avait pas l'air de vouloir
mourir. Nul ne songeait à le tenir propre ; et on lui
donnait toujours de quoi ne pas crever de faim. Pour-
tant il était gras et frais, avec du linge blanc, les mains
et le visage nets, et les cheveux bien peignés.
Les gens de la maison n'y comprenaient rien.
l'innocent 257
— Imbécile, comment fais-tu pour être toujours si
bien portant et si propre ?
— Chaque nuit, pendant que vous dormez, ma
pauvre mère vient me trouver. Elle m'apporte de la
soupe, du pain et du vin, elle me lave, me peigne, me
change de chemise.
Les parents de l'innocent, épouvantés, s'en allèrent
trouver le curé de la paroisse.
— Bonjour, Monsieur le Curé. Nous avons une
morte qui revient chaque nuit à la maison. Voilà de
l'argent. Dites des messes, s'il vous plaît, pour que le
bon Dieu tire la morte du purgatoire, et pour qu'elle
nous laisse en repos.
— Mes amis, vous aurez contentement.
Les parents de l'innocent s'en retournèrent chez eux.
Mais chaque jour le pauvre enfant se levait mieux
portant et plus propre que jamais.
— Imbécile, comment fais-tu pour être toujours si
bien portant et si propre ?
— Chaque nuit, pendant que vous dormez, ma
pauvre mère vient me trouver. Elle m'apporte de la
soupe, du pain et du vin. Elle me lave, me peigne, et
me change de chemise.
Les parents de l'innocent, épouvantés, revinrent
chez le curé de la paroisse.
— Bonjour, Monsieur le Curé. La morte revient
toujours chaque nuit à la maison. Voilà de l'argent.
Dites d'autres messes, s'il vous plaît, pour que le bon
Dieu tire la morte du purgatoire, et pour qu'elle nous
laisse en repos.
— Mes amis, que vient faire la morte, chaque nuit,
dans votre maison ?
— Monsieur le Curé, elle vient faire manger et net-
toyer son fils, qui est innocent.
CONTES. 47
258 COMES SURNATURELS
— Mes amis, reprenez cet argent. Je ne dirai pas
de messes. Faites le travail de la morte, et elle ne re-
viendra plus.
Les parents de l'innocent firent comme le curé avait
dit. Ils soignèrent le pauvre enfant et la veuve morte
ne revint plus.
J.-F. Bladé, Sehe superslilions, n" x.
LU
LES DEUX FIAxNGES
(COXTE DE I,A HAUTE-BRKTAGNli.)
Un garçon et une jeune fille qui se faisaient la cour
depuis longtemps avaient promis de se marier en-
semble, et de s'être fidèles même après leur mort.
Quelque temps après cette promesse, le jeune
homme, qui était marin, partit en voyage, et il mourut
sans que sa bonne amie lut informée de sa mort.
Un soir, il sortit de sa tombe, prit dans l'écurie des
parents de la jeune fille une jument blanche, et monta
dessus pour aller la nuit chercher sa fiancée, qui était
servante dans une ferme à quelque distance de là.
Le mort arriva à la porte de la maison et y frapi)a :
— Qui est là ?
— C'est un jeune homme qui est venu chercher la
fille d'ici de la part de ses parents.
— Ah ! dit la fille qui reconnut la voix, c'est mon
bon ami, sans doute c'est maman (pii r(Miv()i(\
— Oui, répondit le mort, ce srra demain nos fian-
railles.
Elle monta en croupe derrière lui sur la jument, et
ils partirent.
Pendant la route, le jeune homme lui disait :
260 CONTES SURNATURELS
— La lune t'éclaire ; la mort t'accompagne ; n'as-tu
pas peur?
— Non, dit-elle, je n'ai pas peur avec toi.
Il se plaignit d'avoir mal à la tête.
— Noue ton mouchoir autour de ton front, lui dit-
elle.
Il répondit qu'il n'en avait pas, et la jeune fille lui
prêta le sien qu'il s'attacha autour de la tête.
Ils arrivèrent à la porte de la maison de la jeune
fille, elle descendit de cheval et frappa pour se faire
ouvrir.
— Qui est là '?
— C'est moi, votre fille, que vous avez envoyée cher-
cher,
— Et par qui ?
— Par mon futur époux. Je suis montée en croupe
-derrière lui ; pendant la route, il m'a dit qu'il n'avait
pas de mouchoir de poche, et je lui ai prêté le mien. Il
est, j'en suis sûre, dans Técurie à ôter la bride à notre
jument blanche.
Ils allèrent dans l'écurie et ne trouvèrent point le
fiancé ; mais la jument était baignée de sueur.
Quand la fille vit que son amant était disparu, elle
comprit qu'il était mort, et elle mourut aussi elle.
On déterra le corps de son fiancé pour les enterrer
ensemble, et il avait sur la tête le mouchoir blanc que
lui avait donné la jeune fille.
Paul SÉBiLLOT, Littérature orale de la Eaiite-
Bretagne.
LUI
LA MARRAINE DAMNEE
(CONTE DU MORVAND.
Il y-avait une-fois une Petitefille, qui était chez sa
Mareine; car elle était orfeline : et sa Mareine était
une méchante Famme ; si bien qu'elle donnait de
mauvais-conseils à sa Filleule, en-lui-disant de voler
et de ne pas être-sage : dont Dieu la punit, car elle
mourut.
Et voilà que la Petite fille pleurait sa Mareine, en-
disant :
— Helas-mondieu ! helas-mondieu! ma pauvre Ma-
reine, qui me nourrissait ! Qui donc me nourrira '?
Quand il y-passa un gros Monsieu', qui avait un
chapeau-bordé, avec un manteau-rouge, un habit-
rouge, des culotes-rouges, des bas et des souliers-
rouges, monté sur une grosse-Jument, noire comme de
l'encre. Et le Monsieu' dit à la Petitefille :
— Qu'est-ce que tu as-donc à pleurer, la Petite ?
— Helas, Monsieu' ! j'ai-perdu ma Mareine, qui me
nourrissait.
' J'ai conservé, sauf pour le titre, l'orthographe de l'auteur, qui
avait un système orthographique particulier.
2G2 CONTES SURNATURELS
Le Monsieu' Toutrouge descendit de sa Jument-
noire, et il dit à la Petitefille :
— Tiens, voilà un fouet garni de-pointes-de-fer; je
vais-attaclierlà ma Jument à cet aniieau; tu n'as qua
la fouetter de toutes tes forces, sous le ventre, sur la
tète, sur le dos. partout ; et à chaque coup où elle sai-
gnera, tu ramasseras un écu.
Et voilà que la Petitefille se mit à fouetter la Jument
si-fort, qu'à cliaque-coup elle ramassait un écu : Et la
pauvre Jument qui était-attacliée-bien près, fesait des
soupirs : mais le Monsieu' disait à la Petite :
— Frappe ! frappe ! Et elle frappait.
Et il lui dit:
■ — Je m'en vais ici à deux pas, chés un de mes Amis;
frappe-toujours, et je verrai-bien si tu as frappé, à tes
écus.
Et quand le Monsieu' fut-enalé, et que la Petitefille
frappait fort, voilà que la Jument noire lui dit :
— Helas ! mon Enfant ! tu decliires-de-coups ta
pauvre Mareine !
Et le fouet tomba des mains de la Petitefille, qui se
mit à pleurer, et à embrasser la Jument en-lui-disant :
— Ilelas-mondieu! ma pauvre Mareine, comme vous
voilà !
— Je suis-damnée, mon Enfant, pour t'avoir-donné
mauvais-exemple, pour t'avoir-donné mauvais-exemplel
et je sers de Jument au Diable quand il va de-par-le-
monde pour mal-faire. Ne m'imite pas, et fais tout le
contraire de ce que je t'ai-dit : car si tu étais-aussi-
damnée par ma faute, à moi qui suis ta Mareine, ma
peine en-serait double. Ainsi va-t-en, et n'attend pas
le Diable : car les écus que tu as ramassés ne sont pas
des écus, mais des feuilles-de-chêne.
Et voila que la Petitefille fouilla dans sa pochette, et
LA MARRAINE DAMNÉE 263
elle-y-trouva des feuilles-de-chêne, comme quand on
les voit tombées l'iiiver jaunes et sèches dans les bois.
C'est-là la monnaie du Diable; il donne de grosses
sommes, à ce qu'on croit, et on n'a que des feuilles-
sèches.
La Petitefille fut-bien-étonnée ! Et elle ne voulait
pas s'enaler. Si-bien que le Diable la retrouva. De
tout-loin que la Jument le vit, elle dit à sa Filleule :
— S'il veut te toucher, fais le signe-de-la-croix.
Et voilà que le Diable vint bien-en-colère, en-jurant:
si bien que la Petitefille se-mourait-de peur. Et il mit
la main sur elle : la Petitefille, aulieu de faire le signe-
de-la-croix, voulut se-sauver, si-bien qu'il la prit, lui
lia les mains, la mit sur la Jument, et il l'emmenait en-
enfer, quand la Petitefille songea au signe-de-la-croix,
qu'elle fit sur le dos du Diable, avec son pouce. Il fit
un grand cri, et la Petitefille se-trouva-à-terre, auprès
de la porte de défunte sa Mareine.
Et elle ala-dire tout-ça au Père-Prieur du Couvent
des Bénédictins, qui la mit chés de bonnes Religieuses,
où elle fit profession. Et elle est aujourdhui sainte.
Restif de la Bretonne, Les Contem2)oraines
par gradation.
Bien que le présent recueil soit composé de contes recueillis a notre
époque, j'ai cru devoir faire exception eu faveur de celui-ci, qui, de
même que les quatre qui l'accompagnent dans le livre de Restif, est
raconté d'une manière vraiment populaire, et où l'auteur a pratiqué
l'art plus difficile qu'on ne croit, de s'effacer pour laisser parler la
conteuse. Restif a même eu soin d'indiquer, comme on le fait
aujourd'hui, par qui le conte a été dit.
LIV
L'HOMME JUSTE
(CONTE DE LA. BASSE-BRETAGNE.)
Il y avait une fois un pauvre homme de qui la femme
venait d'accoucher et de lui donner un fils.
Il voulait que son enfant eût pour parrain un homme
juste, et il se mit en route pour le chercher.
Comme il cheminait, son bâton à la main, il ren-
contra d'abord un inconnu, qui avait la mine d'un fort
honnête homme, et qui lui demanda :
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?
— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.
— Eh bien I voulez-vous de moi ? Je suis à votre dis-
position, si cela vous plaît.
— Oui, mais... je veux un homme juste.
— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber; je suis
votre homme.
— Qui donc êtes-vous ?
— Je suis le bon Dieu.
— Vous juste! Seigneur Dieu!... Xon ! non! Par-
tout j'entends qu'on se plaint de vous sur la terre.
— Pourquoi donc, s'il vous plaît ?
Pourquoi? Mais pour mille et mille raisons di-
l'homme juste 265
verses.... Les uns parce que vous les avez envoyés
dans ce monde faibles, contrefaits ou maladifs, tandis
que d'autres sont forts et pleins de santé, qui ne l'ont
pas plus mérité que les premiers ; d'autres, et de fort
honnêtes gens, comme j'en connais plus d'un, parce
que, quoique travaillant continuellement et se donnant
un mal de chien, vous les laissez toujours pauvres et
misérables, tandis que leurs voisins, des fainéants, des
hommes sans cœur, des gredins... Non, tenez, vous ne
serez pas le parrain de mon fils; adieu !...
Et le bonhomme poursuivit sa route en grommelant.
Un peu plus loin, il rencontra un grand vieillard à
longue barbe blanche.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui de-
manda le vieillard.
— Chercher un parrain pour mon fils nouveau-né.
— Je veux bien lui servir de parrain, si vous voulez ;
cela vous va-t-il ?
— Oui, mais il faut vous dire avant que je veux que
le parrain de mon fils soit un homme juste.
— Un homme juste ? Eh bien ? je le suis, je pense.
— Qui donc étes-vous ?
— Saint Pierre.
— Le portier du paradis, celui qui tient les clefs?
— Oui, celui-là même.
— Eh bien ! alors... vous n'êtes pas juste non plus,
vous.
— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre avec
un peu d'humeur ; et pourquoi donc, s'il vous plaît,
bonhomme?
— Pourquoi ? Ah ! je vous le dirai bien : parce que,
pour des peccadilles de rien du tout, pour des mi-
sères, vous refusez, m'a-t-on dit, votre porte à de très
honnêtes gens, des hommes de peine, comme moi,
266 CONTES SURNATURELS
parce que, après avoir travaillé dur toute la semaine,
ils boivent i)eut-étre une cliopine de cidre de trop
le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore? Vous
êtes le prince des apôtres, le chef de l'Eglise, n'est-
ce pas?
Saint Pierre hocha la tête, en signe d'assentiment.
— Eh Lien ! dans votre église, c'est comme partout
ailleurs ; on n'y a rien que pour de l'argent, et le riche
y passe encore avant le pauvre... Non, vous ne serez
pas aussi, vous, le parrain de mon fils ; adieu !...
Et il poursuivit sa route, toujours grommelant.
Il rencontra alors un homme qui n'avait guère
bonne mine, et qui portait une faux sur son épaule,
comme un faucheur qui va à son travail.
— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui de-
manda aussi celui-ci.
— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.
— Voulez-vous de moi pour parrain ?
~ Il faut vous dire, avant, que je veux un homme
juste.
— Un homme juste ! Vous n'en trouverez jamais de
plus juste que moi.
— Ils me disent tous cela. Mais qui donc êtes-vous ?
— Je suis le Trépas".
— Ah ! oui, alors, vous êtes vraiment juste, vous ;
vous n'avez de préférence pour personne, et vous faites
bravement votre besogne. Riche et pauvre, noble et vi-
lain, roi et sujet, jeunes et vieux, faibles et forts. ...vous
les frappez tous quand leur heure est venue, sans vous
laisser attendrir ni fléchir par les larmes, les me-
* En breton, la mort personnifiée {ann Ânhou) est du masculin, et
c'est pour cela que notre homme la désire pour parrain à son fils, et
non pour marraine ; c'est aussi pour la même raison qu'on a cru de-
voir traduire par le Trépas au lieu de la Mort,
l'homme juste 267
naces, les prières ou Tor. Oui, vous êtes yéritablement
le juste, et vous serez le parrain de mon fils. Venez
avec moi.
Et l'homme s'en retourna à sa chaumière, emme-
nant avec lui le parrain qu'il voulait donner à son
fils.
Le Trépas tint l'enfant sur les fonts baptismaux, et
il y eut ensuite, dans la chaumière du père, un petit
repas où l'on Lut du cidre et mangea du pain blanc,
par extraordinaire.
Avant de s'en aller, le parrain dit à son compère :
— Vous êtes de fort braves gens, votre femme et
vous ; mais vous êtes bien pauvres. Comme vous m'a-
vez choisi pour être le parrain de votre fils, je veux
vous en témoigner ma reconnaissance en vous révé-
lant un secret qui vous fera gagner beaucoup d'argent.
Vous, compère, vous allez vous faire médecin, à pré-
sent, et voici comment vous devrez vous comporter :
quand vous serez appelé auprès d'un malade, si vous
me voyez debout à la tête du lit, vous pourrez affirmer
que vous le sauverez, et lui donner comme remède
n'importe quoi, de l'eau claire, si vous voulez ; il en
réchappera toujours. Si, au contraire, vous me voyez
avec ma faux au pied du lit, il n'y aura rien à faire, et
'e malade mourra sûrement, quoi que vous fassiez pour
assayer de le sauver.
^' Voilà donc notre homme improvisé médecin, met-
tant en pratique le système de son compère le Trépas,
et prédisant, toujours à coup sûr, quand ses malades
devaient guérir ou non. Comme il ne se trompait ja-
mais et que, d'ailleurs, les remèdes ne lui coûtaient pas
cher, puisqu'il ne donnait que de l'eau claire à ses
chents, quelle que fût la maladie, il était recherché et
devint riche en peu de temps.
268 CONTES SURNATURELS
Cependant, le Trépas, quand il avait occasion de
passer par là, entrait de temps en temps pour voir son
filleul et causer avec son compère.
L'enfant grandissait et venait à merveille, et le mé-
decin, au contraire, vieillissait et s'affaiblissait chaque
jour.
Un jour le Trépas lui dit :
— Je viens toujours te voir quand je passe par ici,
et toi tu n'es encore jamais venu chez moi; il faut que
tu viennes aussi me rendre visite pour que je te régale
à mon tour et te fasse voir ma demeure.
— Je n'irai que trop tôt, répondit le médecin ; car
je sais qu'une fois qu'on est chez vous, on n'en revient
pas comme on veut.
— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retiendrai
pas avant que ton heure soit venue ; tu sais que je suis
l'homme juste par excellence.
Le médecin partit donc pour faire visite à son com-
père. Ils allèrent longtemps de compagnie, par monts
et par vaux, traversant des plaines arides, des forêts,
des fleuves, des rivières et des régions tout à fait incon-
nues au médecin.
Enfin, le Trépas s'arrêta devant un vieux château
entouré de hautes murailles, au milieu d'une somhre
forêt, et dit à son compagnon : « C'est ici. o
Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir régala
d'abord magnifiquement son hôte, puis, au sortir de
table, il le conduisit dans une immense salle où brû-
laient des millions de cierges de toutes les dimen-
sions, longs, moyens, courts, et dont les lumières
étaient plus ou moins nourries, jetaient plus ou moins
de clarté. Notre homme resta d'abord tout étonné,
ébloui et muet devant ce spectacle. Puis, quand il pat
parler :
l'homme juste 869
— Que signifient toutes ces lumières, compère ?de-
manda-t-il.
— Ce sont les lumières de la vie, compère.
— Les lumières de la vie? Qu'est-ce à dire?
— Cliaque créature humaine qui vit présentement
sur la terre a là son cierge, auquel est attachée sa vie.
— Mais il y en a de longs, de moyens, de courts, de
brillants, de ternes, de mourants... Pourquoi?
— Oui, comme les vies des hommes : les unes com-
mencent ; d'autres sont dans leur force et tout leur
éclat; d'autres sont faibles et vacillantes; d'autres
enfin sont près de s'éteindre...
— Comme en voilà un (un cierge) qui est long et
haut!
— C'est celui d'un enfant qui vient de naître.
— Et cet autre, que sa lumière est brillante et belle !
— C'est celui d'un homme dans toute la force de
l'âge.
— En voilà un qui va s'éteindre, à défaut d'aliment.
— C'est un vieillard qui se meurt.
— Et le mien, où est-il ? Je voudrais bien le voir.
— Le voilà près de vous.
— Celui-là?... Ah! mon Dieu, il est presque entière-
ment consumé I II va s'éteindre !...
— Oui, vous n'avez plus que trois jours à vivre!
— Que dites-vous là? Quoi, trois jours seulement !...
Mais puisque je suis votre ami et que vous êtes le
maître ici, ne pourriez-vous faire durer mon cierge
quelque temps encore... par exemple, en prenant un
peu à celui d'à côté, qui est si long, pour l'ajouter au
mien ?
— Celui d'à côté, qui est si long, est celui de votre
fils, et si j'agissais comme vous me le conseillez, je ne
serais plus l'homme juste.
270 CONÏKS SURNATUBELS
— C'est vrai, répondit le médecin en se résignant et
en poussant un profond soupir...
Et il revint alors chez lui, mit ordre à ses affaires,
appela le curé de sa paroisse et mourut trois jours
après, comme le lui avait prédit son compère le
Trépas.
F. -M. LuzEL, Légendes chrétiennes
de la Basse-Bretagne.
IV
RÉCITS COMIQUES
LV
LE VOLEUR HABILE
(CONTE BASQUE.)
Comme bien souvent en ce monde, il y avait une
mère qui avait un fils ; tous deux étaient pauvres, et
quand le jeune homme fat devenu grand, il eut envie
de quitter la maison pour voir s'il ne pourrait pas trou-
ver une meilleure position. Sa mère le laissa partir,
mais toutefois avec une grande répugnance.
Il se mit en route, et après avoir traversé une ter-
rible forêt, il arriva à une très belle maison. Il de-
manda si l'on n'avait pas besoin d'un domestique ; on
lui répondit que oui, et lorsqu'il fut entré, on lui dit
que ses maîtres avaient l'habitude de sortir la nuit pour
voler les gens, et que parfois même ils les tuaient. On
lui demanda s'il voulait se Joindre à eux et il répondit
qu'il le voulait bien. Au milieu de la nuit, il vit arriver
le chef des voleurs et tous ses compagnons ; ils étaient
chargés d'or et d'argent, et il resta longtemps avec
eux.
Un jour le chef lui dit :
— A telle heure, un monsieur à cheval va passer par
tel endroit ; il faut aller le voler, et s'il ne se laisse
pas faire de bon gré, tu le tueras.
CONTES. 18
274 P.KCITS C0.M1QUKS
Notre garçon avait a.ssez du métier, mais il répondit
au chef qu'il irait à l'eîidroit désigné. Il s'y rendit pour
attendre le voyageur, et à la fin, il le vit arriver. Il se
présenta devant lui, et cria : « La bourse ou la vie ! »
Le monsieur lui donna sa bourse et tout l'argent qu'elle
contenait, et il y en avait une grande quantité.
Alors le garçon lui dit :
— Ce n'est pas assez, il faut que vous me donniez
vos beaux habits et votre cheval.
Ils échangèrent leurs vêtements et le monsieur s'en
alla bien content d'avoir eu la vie sauve, malgré qu'il
fût couvert de vieux habits.
Au lieu de retourner à la maison des voleurs, que flt
notre garçon ? Il monta à cheval, et emportant tout
son argent, il revint à la maison de sa mère. Chacun
fut étonné de le voir revenir après avoir si prompte-
ment fait fortune. Il embrassa sa mère, et l'on peut
juger de sa joie ! Il lui dit comment il était devenu
riche, et comment cela lui était arrivé, loin, bien loin.
Mais sa mère ne put s'empêcher d'en parler à ses
voisines, et l'aventure finit par arriver jusqu'aux
oreilles du maire ; celui-ci envoya son domestique
prévenir le jeune garçon de venir à sa maison le
lendemain sans faute.
Il partit laissant sa mère en larmes, et elle lui con-
seilla d'avouer au maire comment il avait fait si
promptement fortune. Il avoua au maire le métier qu'il
avait fait, mais il lui dit que cela s'était passé dans un
pays éloigné, et que jamais il n'avait tué personne. Le
maire lui dit :
— Si vous ne volez pas cette nuit le plus beau cheval
de mon écurie, je vous tuerai demain.
Le maire était très riche ; il avait beaucoup de
domestiques et beaucoup de chevaux, et il y en avait
LE VOLEUR HABILE 275
trois qui étaient plus beaux et plus chers que les autres.
Le garçon revint à la maison ; il consola sa mère et lui
dit de lui donner les vieux vêtements qu'il portait
autrefois. Il les mit sur les autres, prit un gros bâton
et se mit en route pour la maison du maire, mar-
chant péniblement comme un vieillard. 11 frappa à la
porte et demanda un asile pour la nuit; un garçon
vint lui dire :
— Nous ne pouvons cette nuit vous donner asile
dans cette maison ; allez plus loin.
Mais il le supplia tellement, en disant qu'il ne savait
où aller, et demandant par pi ié un coin dans l'écurie,
qu'on finit par le laisser entrer, et on lui donna une
petite botte de paille pour qu'il pût coucher dessus.
Notre garçon entendait tout ce que les autres disaient.
Il y avait trois domestiques qui jusqu'à minuit devaient
se tenir en selle sur les trois plus beaux chevaux, et à
cette heure trois autres domestiques devaient venir les
remplacer. Que fit notre garçon? Ils s'étaient endormis
sur leur monture, et aussitôt qu'il entendit minuit, il
vint toucher l'un d'eux et lui dit :
— Il est minuit, va te coucher.
Le domestique s'en alla à moitié endormi, et les
deux autres ronflaient sur leur cheval. Quant à lui, il
enfourcha sa monture ; et il avait choisi la plus belle,
ouvrit doucement la porte et s'enfuit au grand trot,
sans regarder derrière lui. Il ne tarda pas à arriver à
la maison, et sa mère eut bien de la joie en le re-
voyant.
Le lendemain, il alla vendre son cheval au marché.
Quand le maire arriva à l'écurie, il vit que son plus
beau cheval n'y était pas et que ses domestiques dor-
maient, les uns sur leur monture, les autres dans leur
lit. Il se mit en colère, ne sachant comment tout cela
276 RÉCITS COMIQUES
avait pu se faire. Il envoya demander à la bonne femme
où était son fils, et elle répondit qu'il était allé vendre
un cheval. On lui dit que le maire voulait le voir tout
de suite ; elle eut encore beaucoup de chagrin, et
lorsque son fils fut de retour, elle lui raconta ce qui
s'était passé.
Le garçon alla trouver le maire qui lui dit :
— Quel homme vous êtes ! vous avez gagné votre
pari, mais si vous ne parvenez pas à voler cette nuit
tout le pain qui est au four, il n'y a que la mort pour
vous.
Le maire assembla tout le Conseil municipal et tous
ses amis, pensant qu'il s'amuserait avec eux tout en
gardant le four. Il installa des danses, de la musique,
des jeux, des illuminations ; mais tout cela était
devant le four. Que fit notre garçon ? Il prit un petit
marteau et se glissa derrière le four : il y fit un trou,
enleva tous les pains, les mit dans son panier et s'en
alla.
Le lendemain, le maire se réjouissait en pensant que
ses pains n'avaient pas été volés, parce que la gueule
du four avait été bien gardée ; il envoya sa domestique
chercher ses pains frais pour déjeuner ; mais lors-
qu'elle ouvrit la gueule du four, elle vit le soleil qui
brillait à l'autre bout. Jugez de son étonnement ! Le
maire était d'une colère rouge ; il envoya chercher le
garçon. Ses domestiques demandèrent à la bonne
femme où était son fils : « A vendre du pain ! » répon-
dit-elle.
Sa réponse fut rapportée au maire qui lui envoya
dire de recommander à son fils de venir le trouver
dès qu'il serait de retour. La pauvre mère eut encore
beaucoup de chagrin. Quand son fils revint, elle lui fit
la commission et il alla chez le maire.
LE VOLEUR HABILE 277
Celui-ci lui dit : « Hier, vous avez gagné votre
pari, mais tout n'est pas fini: il faudra (}ue cette nuit
vous enleviez les draps qui sont dans mon lit, ou votre
mort est au bout, »
Le garçon revint à la maison et avec ses vieux
habits il fit un mannequin qui lui ressemblait, puis à
la nuit, il le porta auprès de la maison du maire. Le
maire avait placé des gardes armés à toutes les portes
et à toutes les fenêtres. Notre garçon mit son manne-
quin au bout d'un long bâton, et au moyen d'une
corde, il le hissa le long de la muraille. Quand les
gardes virent un homme grimper le long du mur,
auprès d'une fenêtre, ils firent feu, et ils se mirent tous
à crier : Hourrah !
A ce bruit le maire sortit de son lit, pensant qu'on
avait tué le voleur, et il voulut le voir. Notre garçon
profita de ce moment pour entrer dans la maison, et il
arriva au lit du maire en disant :
— Qu'il fait froid ! qu'il fait froid ! et il se mit au lit
en tirant les draps de son côté ; quand il les eut tous,
il dit à la dame :
— Il faut que j'aille le revoir, pour en être bien sûr,
et pour savoir comment ils l'ont enterré.
La dame lui dit : « Reste ici, tu reviendras encore
mort de froid. »
Mais il sortit et s'échappa du plus vite qu'il put avec
les draps.
Cependant les gardes se poussaient l'un l'autre et
se battaient presque autour du mannequin. A la fin,
ils rentrèrent à la maison presque hors d'haleine ; ils
étaient joyeux et contents de ce que leur voleur était
enfin par terre.
Quand le maire revint pour se coucher, sa femme
lui dit :
278 RECITS COMIQUES
— Maintenant j'espère que tu vas rester ici sans
aller et venir comme tu l'as fait ; tu m'as rendue toute
froide.
— Moi ! je ne suis pas allé et venu.
— Si, si, tu étais justement ici il n'y a qu'un mo-
ment.
Il se mit au lit, et se tourna et retourna de tous
côtés, mais sans pouvoir retrouver les draps. A la fin,
impatienté, il alluma une chandelle, et vit qu'il n'y
avait plus de draps dans le lit. Qu'on juge de leur cha-
grin ! ils ne savaient pas comment cela c'était fait. La
dame dit à son mari :
— Tu ferais bien de laisser cet homme tranquille ou
il nous arrivera malheur.
Mais il ne voulut rien écouter et sortit. Dès qu'il fut
jour, il envoya ses domestiques à la maison du voleur.
Ils trouvèrent sa mère et lui demandèrent où était son
fils:
— Il est allé vendre des draps de lit, répondit-elle.
— Dès qu'il sera de retour, lui dirent-ils, vous
l'enverrez chez le maire.
Cette pauvre femme eut de nouveau un grand trouble
parce qu'elle pensait qu'on finirait bien par venir à
bout de son fils. Elle l'envoya chez le maire qui lui
dit :
— Cette fois7 tu ne m'échapperas pas 1 Si tu ne voles
pas tout l'argent de mon frère le prêtre, il n'y aura que
la mort pour toi.
Le frère du maire était recteur de cette ville. Quand
vint la nuit, notre garçon se glissa dans l'église et
s'habilla dans les plus beaux ornements, ceux dont on
se servait seulement pour les plus grandes fêtes. Il
alluma tous les cierges et toutes les lampes, et à
minuit il se mit à sonner les cloches à toute vol^e —
LE VOLEUR HABILE 279
dilin don, dilin don don, dilin don. Le recteur vint en
toute hâte avec sa domestique pour voir ce qui se
passait dans l'église. Ils virent sur le grand autel quel-
qu'un qui leur dit :
— Prosternez-vous, je suis le bon Dieu et je viens
TOUS chercher. Vous allez mourir, mais auparavant il
faut que vous apportiez ici tout l'argent et toutes les
richesses qui sont dans votre maison,
Le prêtre sortit et apporta tout ce qu'il possédait.
Le garçon le fit ensuite monter au haut de la tour et
lui dit :
— Maintenant, vous allez aller au Purgatoire, mais
ensuite vous entrerez au Paradis.
Il le mit dans un sac qu'il prit par un bout, et il le
faisait descendre le long des escaliers, où il se heur-
tait à chaque marche. Le prêtre criait : « Aïe ! aïe ! »
mais l'autre lui répondait : « Ce n'est rien, bientôt
vous serez au ciel. »
Il le porta ainsi jusqu'au poulailler de son l'rère, où
il le laissa. Au matin, la fille de basse-cour vint pour
donner à manger à sa volaille : elle vit un sac, et
l'ayant touché, le sac remua. La fille courut bien vite
dire à sa maîtresse ce quelle avait vu. Celle-ci vint,
toucha le sac, et le sac remua encore. Elle eut peur et
vint dire à son mari :
— Vous voyez que j'avais eu raison de vous dire de
laisser cet homme tranquille. Maintenant que va-t-il
nous arriver ? Qu'y a-t-il dans ce sac ?
Le monsieur envoya tout de suite quelqu'un chez le
voleur. Il se trouvait justement à la maison, et on lui
dit que le maire lui ordonnait de venir directement
chez lui. On lui commanda d'ouvrir le sac. Il le toucha,
et le sac fit un saut; alors il dit qu'il ne voudrait pas
l'ouvrir, même pour dix mille francs.
280 KÉCi:S COMIQUES
— Je vous (lomierai dix mille francs.
— Non ! je ne le ferais pas même i)Our vingt mille !
— Je vous les donnerai.
— Non! non! non! Pas même pour quarante mille.
— Je vous donnerai trente mille francs.
— Non ! non! non ! non! pas même pour quarante
mille.
— Et pour cinquante mille '!
Il consentit alors à ouvrir le sac, et il en retira le
prêtre, frère du maire, qu'il avait dépouillé jusqu'au
dernier sou. Après avoir reçu ses cinquante mille
francs, notre garçon revint chez lui et vécut riche
avec sa mère; et le maire alla demeurer avec son
frère le prêtre, plus pauvre qu'il n'était autrefois. Et
s'ils ont bien vécu, ils ont eu une bonne mort.
Traduit de W. Webster. Basque Legends.
LVI
LA MOUETÉ DE QUENE
(conte rOlTKVIN.)
01 était ine foué in p'tit boiinhoumme et ifie p'tite
bounne femme, qu'étiant bé si paôres, si paôres que
gn'aviant jamé podju joindre- à avouer ine quene tôt
entère ; gn'en n'aviant qu'ine mouété, core ne peu-
ziant-eils pas la nôrri, et gle Tenvoylant trecher^ sa
vie d'in coûté su l'aôtre.
In jou qu'aile était à barboter à la rivère, a trouit
ine boursaye d'argeont; a se mettit bé vite à crier :
« Can, can, can, qui est-o qui a perdu sa boursaye
d'argeont ? » 01 adounit que, de l'hure*, o passait au
chemaingn in mossieu et ine madame, dan ine belle
carrosse. Quand le mossieu odjit ontondu^ cequo chon-
tait la quene, gle li dissit : « Baille-me quielle argeont,
aile est à ma; i t'on douré pre la pouaine ». La quene
le credjit® et li baillit; mé quond gUodgit l'argeont,
* La Moitié de cane.
* Qui étaient si pauvres qu'ils n'avaient jamais pu parvenir.
"* Chercher.
* 11 arriva que par hasard.
" Eut entendu.
« Crut.
282 BKCITS COMIQUES
gle fasit le partage de Goumerit' : la carrosse marclnt
et la paôre Mouété de quene réclitit tôt ébaillaye.
Quond a sit de retou chez lé *, a raconti à ses
maîtres tôt ce qui U avait arrivé. Le bounlioumme se
mettit bé dan ine si gron promptitude ^ contre lé, que
gle valit la tuay. « Quemont, que gle dissit, te troue
de l'argeont, et o n'est pas icliti que te l'apportes!
Nous aôtres, bounnegens, qui sont si minablles,
qui avons tôt netre saôu de pouaine pre vivre*!
Ocque quielle argeont, i ariant tretous vive hérux le
rechte de nos joûs ; et te la bailles, à ma désodjue ■"•, à
n'in mossieu qui n'on a pouét à besogn, core qu'a
n'était pat à li!.. Si te ne vas pas la queri, si te revins
sons lé, t'es bé sure qu'i te tue. ^ »
La paôre Mouété de quene odjit^ bé si gron paùu,
qu'a se serait calaye din in creu de grelet s. A se disait
en lé-même : « Quemont ferai-z-i pre troure quio
mossieu! » Mé queme lés pus petits sant tréjou lés
pus fins, 0 li vindjit on l'idaye qu'on siguant lés
rouans ^ de la carrosse, aile arriverait au logis.
A bougit d'incontinent on criont : « Can, can, can,
rondez-me ma boursaye d'argeont! » A trouit su son
cliemaingn, compère le renart, qui li dissit : « Qu'as-
tu din, ma paôre Mouété de quene, que t'as l'air si
trichte? — I ai bé sujet d'o-z-étre : à matingn, on bar-
botant à la rivère, i ai troué ine boursave d'argeont ;
^ Il prit tout pour lui.
= Elle.
' Colère.
'^ Qui avons tout notre saoul de peine à vivre.
^ Iqsu.
® Que je tuerai.
' Eut.
" Qu'elle se serait cachée dans un trou de grillon.
^ La trace des roues.
LA MOUÉTÉ DE QUENE 283
i l'ai baillée à n'in mossieu qui m'a dit qu'aile était à li,
et y'iat que mon maître vut qu'i la trouche^ ou bé gle
me tuerat. — Et où vas-tu de même ? — I vas devant
ma. — Vux-tu qui onge ocque ta-? — Din grand
tclieur. — Mé quement ferai- z-i pre te sigre? —
Fourre-te dons mon dare^ : i te porterai queme
i pourrai. »
A se remettit on route, trejou criont : « Can, can,
can, rondez-me ma boarsaye d'argeont ». Compère le
loue, qui passait pre de iai l'accroditit : — Ehl qu'as-
tu din que te ramasses si bé tes quatre mécredis* :
n'on dirait que t'as pardu in paingn de ta fournaye !
— Ah ! vouey I i en ai pardu ien, et in bea ! i ai troué
in boursée d'étchus, i ai dounay à ien qu'a n'était pat à
li, et mon maître m'envoyela queri, et, si i ne la troue
pas, 0 faudra bé qu'i mourclie^ — A dos foués, in
petit d'éde fait gron bé : vux-tu qui onge ocque ta? —
I 0 vux bé. — Mé quemont ferai-z-i pr'allay si longn?
— Fourre-te dans mon dare; i te porterai queme i
pourrai. » Et compère le loue ondgit troure*^ compère
lerenart.
A reprit son chemaingn : a n'allait pouét trot à sen
aise, ol avait noillé, et aile était tote enehoutie dans
la gasse ', mé o ne l'opposait pouét de chontay : « Can,
can, can, i ai pardu ma boursaye d'argeont. » 0 se
trouit su son passage coumére l'échalle qui li dissit
queme tchieu, sans li demander le portemont ^ : « Jésus !
' Veut que je la trouve.
* Que j'aille avec toi.
■^ Dans mon derrière.
* Que tu es de si mauvaise humeur : locution locale.
" Il faudra que je meure.
^ Alla rejoindre.
^ 11 avait plu et elle était toute couverte de boue.
' Qui lui dit comme ça, sans lui demander comment elle se portait .
284 RÉCITS COMIQUES
ma paôre Mouété de quene, t'as l'air bé enniaye. —
Ah! i 0 se bé itou. — Eh! qu'est o din qu'ol 1-y at?
— A. matingn i ai troué de l'argeont ; a m'a été volaye,
et mon maître vut qu'i la trouche, o bé g\e me tuerat.
— Vux-tu qu'i onge ocque ta, ma qui se bé à men
adelésis* ? — I o vux bé. — Mé quemont ferai-z-i, ma
qui marche jà '/ — Fourre te dons mon dare; i te por-
terai queme i pourrai ». Et coumére l'échalle gravit
ocque les aôtres.
A requemmincit à chontay : « Can, can, can, rondez-
me ma boursaye d'argeont ». A ne pardait pouet cou-
rage, pasqu'à voisait tréjou les rouans. A rencontrit
coumére la rivère, sa gron compagnaye, qui li dissit :
« Qu'as-tu dinà tontte demaler-.ma paôre p'tite Mouété
de quene, à matingn fêtas si joyuse? — Oh! dompis
à matingn % i on ai bé vu qui n'ai point mongé ! Te se
bé quielle argeont qu'i ai trouée; t'as bé vu quio
mossieu qui l'a pris ; eh bé ! mon maître a dit que gle
me tuerait, si i n'allas pas la queri. — A dos foués,
in p'tit d'éde fait gron bé, vux-tu qui onge ocque ta?
— Ah ! vouey bé. — Mé quemont ferai-z-i, ma qui ne
saras marchay? — Fourre-te dons mon dare; i te por-
terai queme i pourrai ». Et coumére la rivère se logit
ocque les aôtres.
A se mettit en route sons larguer ; trejou aile argar-
dait devontlé, de paô de pardre la trace. A chontait bé
si fort, que la ragane dau cou * li en fasait maô. A
trouit sur son chemaingn compère le bournay ^, qui
velit la jazay ^ — « 1 ne se pouet en train de rire, qu'a
' Qui suis bien inoccupée.
" A tant te lamenter.
* Depuis ce matin.
■* La rigole du cou, c'est-à-dire le gosier.
"* La ruche, ce mot est masculia en patois.
* Plaisanter avec elle.
LA MOUÉTÉ DE QUENE 285
dissit. — Qu'est o din que t'as pr'ètre si doulonte • ? —
I ai bé dau malliu, bounnegens; o faut qu'i trouche de
l'argeont qui m'at été volaye, sans quoué i se morte.
— Et où vas-tu de maîme ? — I n'o se djère. — Vux-tu
qui onge ocque ta; à dos loués, in p'tit d'éde fait gron
bé. — Vuis, vuis, i ai bé enrère - in grant à besogn de
tôt mes amis. — Quémont vas i fariè pre te sigre? —
Fourre te dons mon dare ; i te porterai queme i pour-
rai. » Et compère le bournay allit troure les autres.
Quond aile odgit raarchay encore bé, bé longtoras,
tôt en criont : « Can, can, can, rondez-me ma boursaye
d'argeont w, a queminçait à délinquay ^, quond a tom-
bit à n'in grond pourteau , lavoure * flnissiant les
rouans : « Ah ! fit-elle, i se dinc rondue ! » A n'odgit
pouf^t besogn de chacottay ^ : quond lés valets l'en-
tendirant chontay, gne saviant pas ce qu'o v'iet à dire;
gléuvrirant, et la Mouété de quene ontrit on s'ébrail-
lant queme de pus belle. Le mossieu et la dame re-
queiieugirant « bé la quene dau matin. La dame dissit
au mossieu de li rondre sen argeont ; mé le mossieu
n'o velit pouet. Queme o queminçait à s'aneusser'', gle
dissit à ses valets de pêcliay la quene et de la mettre
dons le têt aux poules ocque les aôtres. Gle ponsait en
li même, que lés jaux, lés oyes, et lés prots ** la tueriant
pendont la neut. Mé sitout qu'a sit ontraye, o s"écriit :
« Com[)ére le renart, si tu ne vins pat à man secou, i
se par due ! » Compère le renart sortit et travaillit si bé
Chagrine.
Kn ce moment.
Tomber de fatigue.
Heurter à la porte.
Hecoimaissaieut.
A faire uuit.
Les coqs, les oies et les diiuIons.
286 RÉCITS COMIQUES
de son métay •, que de totes quies baytes o n'en rechti
chaut.
Dé avon jou, la breillon - vindjit euvri la porte, et sit
Lé étounaye de ne vouer sorti que la Mouété de quene,
en criont : « Can, can, can, rondez-me ma boursaye
d'argeont. » La pâore chombrère n'osit pouet allay o
dire à la dame; mé quond o sit haute hure ^, la dame
devallit don la court. A sit bé mortifiaye de vouer
tchiés baytes on tchiel état. A dissit à sen houme :
a Tchielle quene est sorcère, ronds-li daon sen ar-
geont ; a nous portera malhu. » Le mossieu ne l'é-
coutit ensrement * pas ; gle créyait qu'ol était pr' ha-
zert ^ que le renart avait vindju tchielle neut.
La quene chantit encore tôt le jou. Au ser, le mos-
sieu dissit à ses valets : « Prenez-me moigu tchielle
pidale ^, et la clietez dons l'étchurie, sos les pés dos
mules et dos chevals ; i voirons demoin matingn queme
a chontrat. » Les valets la chetirant bay ; mé a dissit
bé vite : « Compère le loue, si te ne vins pat à men
éde, i se morte ! » Compère le loue devallit, et tuit tôt
ce qu'ol y avait de baytes don l'étchurie ; la chevau-
laille, la mulasserie ; tôt y passit.
Dès l'écllairzie ', les valets vindjirant trechay les
baytes pr'allay à l'araye * ; mé gle sirant bé sésis quond
gle les vo) sirant tretotes segnées. 0 n'y avait que la
quene, qui requemincit ses « Can can. »
De son métier.
- Fille de basse-cour.
^ Quand il fut tard.
■* Seulement.
^ Par hasard.
* Piailleuse.
' La pointe du jour.
* Pour aller labourer.
LA MOUÉTÉ DE QUENE 287
Quond ]e mossieu YOguit tôt quiau déluge \ et que
de totes ses baytes o n'ou rechtait pat in jarret vivont,
gle se mettit don ine si grande fontaisie - contre ses
valets, que gle volit les mettre tretous douhaù. Gle s'é-
lugit ^ contre z'eux, gle leux dissit que gl'étiant dos
sans soyn, dos adelésis ^, qui n'aviant ensrement pas
l'ême ^ de fremer la porte d'in têt.
La Mouété de quene se prologuait ^ tôt à san large,
tote souque, dans quielle gront court, trejou disant :
« Rondez-me ma boursaye d'argeont » Gle virit sa
colère contre lé : « Jésus ! i se bé las d'ontondre tcliielle
doulonte se demaler; chetez-la dons le poué ", ou bé
fasez cliaôfFer lé fourc, et qu'i ne l'entenge put. — La-
queu feraaz-y le promer? — Fait pouet chollaire**,
preveu qu'i on sèche débarrassay. >; Lés valets ponsant
qu'o s'ret putout fait, la pranguirant et la fouéttirant
tôt au mitan dau poué ; gle comptiant qu'a nigerait '\
Mé pondont qu'a devallait, a disait : « Coumére l'é-
challe, vins à mon secou ! » L'échalle vinguit et la
quene gravit en chontont : « Can, can, can, rondez-me
ma boursée d'argeont. «
Tôt le monde sit ben étonné, la dame disait trejou :
« Ronds-li sen argeont. » Mé le mossieu dissit : « I ne
se ja si sot, n'on crérait bé qu'i ai paô de lé ; chauf-
fez le fourc tôt à bllanc, et chetez-y quiau bagage de
bayte ; i se saou crevé de lé. » Lés valets chauflirant le
' Celte calamité.
" Colère,
•^ Il s'emporta.
* Des imuéciles.
" L'esprit.
® Se promenait.
' Puits.
^ Peu importe.
" Se noierait.
288 RÉCITS COMIQUES
fourc; mé gn'osiant pas cottay * à la quene, pasque
gle ponsiant qu'ol (^tait le djiaible - qui s'était viré on
lé. Le pus hardi la prondjit pre le bout de l'aie et la
garrochit * dans le fourc.
Pré quielle foué, gle cré3'iant bé tretous qu'o seret
fini, et que gle ne troueriant que dos sondres. Mé
queme gle la garrochiant, olle avait ogu * le toms de
dire: « Ah! rivère, ma gronde amie, vin à ma, i se
morte! » La rivère sortit et tuit le fut. Quond gle vin-
guirant euvri = la goule dau fourc, gle rechtirant tôt
ébobés '^ de vouer la Mouété de quene, fraîche queme
potet, qui se mettit à chonter: « Can, can, can. » Le
mossieu dissit à ses valets « V-z'-êtes tretous des
imbéciles qui ne savez pas de ve-z-y prondre ; v'avez
asseye de totes les modes ! rin n'a ruissi ; eh bé,
demésis ' ol est ma qui m'on chorge, et ve peuzez crère
que le meillou serat à dare. »
Au ser, quond le mossieu et la dame sirant dans leu
chombre, gle dissiront à la chombrère de péchay la
quene, que gle mettirant à lau pé de lèt. Me quond gli
sirant couchays, et que gle velirant se mettre à Tentou
à la maillocher et à l'écapouti ^ à cotsde pés, a s'écriit:
« Compère le bournay, sors bé vite à mon secou ! » Le
bournay vinguit, me les abayes ne sortirantpat à cha
ine », a s'éparirant tretotes à la foué dans le lét, et
fasirant si bé de leuz état, que le mossieu et la dame
' Toucher.
* Le diable.
* Précipita.
* Eu.
^ Quand ils vinrent ouvrir.
* Etonnés.
Désormais.
' L'écrabouir, l'écraser.
Mais les abeilles ne sortirent point une à une.
LA MOUETE DE QUENE 289
on étiant agruzelés». Gle sautirant Lé vite au bas,
iallait les vouer fenétrer pre quielle pllace 2, Glétiant
queme dos onrageays. ^<. I t'au disas hé qu'ol était le
djiaiblle! doune-li sen argeont. » Le mossieu courit à
sen armoise, gle prondjit la boursaye, que gle garro-
chit^ dons la place. La quene ne sit pouet grèpe à la
prendre* ; aile était bé si joyuze, qu'o n'attandit pouet
qu'o sit jou : aile hobit dés mainet^ en chontant : « Can,
can, can, i ai troué ma boursaye d'argeont. » A mettit
ses amis tretous chaquin lavoure aile lés avait pris,
on leux disant à chaquin bé grond raarci, et dés l'au-
bette f' a sit à la turgne ^ de ses maîtres, qui sirant bé
contons de la re vouer. Gle vivirant encore bé, bé long-
toms, pasque glétiant hérux et à leuz ése. Et ma,
quond i lés visit tretous contons, 1 les lecliis, et on
m'en revenont, passant près d'in moulaingn, i marchis
sus la quoue d'ine souris :
Trit, trit, trit,
Meu p'Lit conte est dit.
Clémentine Poey-Davant.
Ce conte, en patois de Foutenay, a été publié d'abord dans la
Revue des provinces de l'Ouest. Nantes, 1838, puis dans la préface du
Glossaire poitevin de L. Favre.
' Criblés de piqûres.
' Bondir dans la place.
* Jeta violemment.
'' Engourdi, ne se fit pas prier pour la prendre.
■' Sortit dès minuit.
*" Dès le petit 'our.
' Hutte.
19
LVII
LES JAGUEXS A LA COUR
(CONTE DE LA HAUTE-BRETAGME.)
Un jour les Jaguens péchaient sur le banc de la
Horaine : ils prirent un turbot si beau, si beau que
les plus vieux pêcheurs n'en avaient point vu de
pareil.
— Dieu me gagne, mon fu, dirent-ils^ queu diaic
païsson : i' serait présentable au Ré, faura le H
porter.
Les quatre matelots qui montaient le bateau enve-
loppèrent avec soin le turbot et se mirent en route
pour Paris ; le petit mousse les accompagna, un
peu malgré eux, et il disait qu'il voulait, lui aussi,
voir le Roi, dùt-il pour cela cheminer jusqu'à la fin
de ses jours.
Ils partirent en sabots, après avoir demandé con-
seil aux anciens sur la manière de se conduire à la
Cour : — Vous ferez comme vous verrez faire aux
autres, répondirent avec sagesse les vieux Jaguens.
* Les Jaguens sont les habitants du villape maritime de Saint-
Jacut de la Mer; ce sont eux qui, en Haute-Bretagne, sont généra-
lement les héros des histoires comiques.
i
LES JAGUENS A LA COUR 291
Au bout de quelques jours, les voilà arrivés devant
le palais et ils y voulurent entrer. La sentinelle les
en empêcha, mais voyant qu'ils n'avaient point la
mine d'insurgés, elle consentit à ce qu'on avertit le
roi que des pécheurs étaient venus de Bretagne tout
exprès pour lui offrir un turbot.
— Introduisez ces braves gens dans le château, dit
le roi.
Ils entrèrent tous ensemble dans l'appartement du
roi ; mais le parquet était si bien ciré que les sabots
du patron glissèrent dessus comme sur une mare gla-
cée, et il s'allongea tout de son long sur le dos. Ses
matelots qui se rappelaient le conseil de leurs anciens,
l'imitèrent aussitôt, pensant que c'était là une céré-
monie obligatoire à la Cour, et ils s'étendirent par terre
tous les cinq.
Le roi se mit à rire de bon cœur et il dit à ses
domestiques :
— Faites relever ces braves gens.
Quand les Jaguens se retrouvèrent debout sur leurs
sabots, ils présentèrent au roi leur turbot qui était
vraiment de grande taille ; mais, bien qu'on fût en
hiver, il commençait à avoir un peu d'odeur, à cause
de la longueur de la route. Toutefois le roi fut content,
et il dit à son cuisinier :
— Ayez soin de préparer un bon déjeuner pour
réchauffer les pécheurs, car il fait grand froid.
Et il s'en alla, leur assurant que leur peine méritait
un salaire et qu'il leur en donnerait un dont ils seraient
satisfaits.
Les Jaguens furent conduits à la cuisine où on leur
servit un repas copieux. Ils le mangèrent tout à leur
aise et quand ils eurent fini de déjeuner, comme ils se
trouvaient seuls, ils se mirent à regarder autour d'eux.
292 RECITS COMIQUES
et ils virent un énorme pain de suif suspendu au pla-
Ibnd.
— Par ma fa, mon fu, s'écrièrent-ils, le diau pain
de sien ! il est escaraVe ' : n'en 'pourrait sieufer
otout (avec) noV datiau tout entier, qu'en a grand
besoin. Faudra le demander au Ré, Dieu me gar/ne.
— Vère ; mais s'il n' veut point V donner "i.
— Faut V p7^enre, de précaution.
Ils dépendirent le pain de suif, le coupèrent en
morceaux, et les mirent dans le fond de leurs cha-
peaux qu'ils placèrent sur leur tôte du mieux qu'ils
purent.
Cependant le roi vint pour leur apporter de l'ar-
gent, et il s'aperçut que le grand pain de suff n'était
plus à sa place. Comme les pêcheurs étaient seuls
dans la cuisine, il les soupçonna de l'avoir pris, et il
remarqua que leurs chapeaux n'étaient pas bien en-
foncés sur leurs têtes. Il dit au cuisinier qui rentrait
en ce moment :
— Voilà de pauvres gens qui n'ont pas chaud, il
faut allumer un bon feu pour les réchauffer.
— Par ma fa, mon fu, répondit le patron, V n'en
n'est point besoin, f arons le temps de nous écJumffer
sur la route.
— Non, non, dit le roi, il faut bien vous chauffer
avant de partir ; quand on a chaud, on marche mieux.
Le cuisinier alluma un grand poêle qui se trouvait
derrière eux, et il fit flamber dans la cheminée une
fouée à rôtir un bœuf. Les Jaguens étaient ainsi pris
entre deux feux et ils n'osaient bouger : le suif ne
tarda pas à fondre, et il coulait en ruisseaux gras sur
leur figure et sur leurs habits.
' Énorme.
LES JAGUEXS A LA COUR 293
Le roi leur dit :
— Vous avez volé mon suif, vous êtes de mauvaises
gens; pour cette fois je vous tiens quittes, mais
allez-vous-en.
Les Jaguens revinrent chez eux assez penauds, et
quand on leur parlait de leur voj^age, ils répon-
daient :
— Dieu me gagne,monfu,f avons kervé de honte;
c'est une quénaille, le Ré-là ! Nous qu avions zu tant
de deu (mal) à li porte}'' un si Uau iurdot ! et cor f
nous a fait des crasses ; jamais je n'revoierons pus
^lour li !
Paul SÉBiLLOT, Contes des marins^ n° xxxn.
LVllI
LE COMPAGNON TAILLEUR EN VOYAGE
(CONTE ALSACIEN.)
Un compagnon tailleur voyageait un jour, par un
hiver froid et rigoureux. Il avait bien froid, car il
n'avait pas de bas aux jambes. Et voilà que, vers le
soir, il passe près d'une potence et il voit qu'il y a un
pendu avec une belle paire de bas.
— Ceux-là feraient bien mon affaire, pensa-t-il, je
vais les lui ôter.
Il tire de sa valise sa plus grande paire de ciseaux,
coupe les bas avec les jambes du pendu, les enroule
dans son mouchoir et le voilà parti.
Quand il arrive au prochain village, il s'arrête à
l'auberge et demande s'il peut y passer la nuit. — Oui,
répond l'aubergiste, mais nous n'avons plus de lit pour
vous, il vous faudra coucher sur la banquette du poêle.
Et il fourre encore un fagot dans le poêle pour qu'il
reste plus longtemps chaud.
Quand tout le monde fut au lit, le tailleur sort de
son mouchoir la paire de jambes avec les bas et les
place sous le poêle pour les faire dégeler. Quand ils
furent dégelés, il mit les bas, et avant qu'il fût matin,
LE COMPAGNON TAILLEUR EN VOYAGE 295
il fourra les deux jambes sous le poêle et sauta par la
fenêtre dehors.
Et voilà que le chat, qui était dans la chambre, s'em-
pare de ces jambes et les traîne et se démène avec
comme un enragé. Là-dessus la servante vient, qui le
voit et appelle son maître.
— Venez donc vite, le chat a mangé le tailleur. II
ne reste plus que les deux jambes.
— Chut ! dit le maître, pas un mot de cela : per-
sonne ne doit le savoir.
Puis, le maître prend le pic et la pelle, et enterre
les deux jambes dans le jardin.
Quelques jours après, arrive de nouveau un com-
pagnon qui demande à passer la nuit.
— Quel est votre métier? demande l'aubergiste.
— Je suis tailleur, dit le compagnon.
— Que Dieu me garde d'un tailleur ! s'écrie l'auber-
giste. Le chat vient juste, il y a quelques jours, de
m'en manger un.
Traduit de A. Stœber, Alsatia, 1873-76, p. 203.
Le conte est en dialecte alsacien de Hap-uenau.
LIX
CADET CRUGHOX
(conte de la bourgogne.
Il y avait autrefois une veuve infirme avec son fils
qui, lui, était gros, fort et bien portant, mais qui n'avait
pas trop d'esprit ; on peut bien le deviner au sobriquet
que lui avaient donné ses camarades; ils ne l'appe-
laient jamais que Cadet Cruchon. Il était niais et
borné, mais ça ne l'empêchait pas d'amender, si bien
qu'il arriva à l'âge de se marier. A'oilà qu'un jour sa
mère lui dit :
— Cadet, mon garçon, tu as bientôt vingt-cinq ans;
il faut voire songer à me trouver une bru, qui fera
l'ouvrage de la maison; car toi, tu n'en es guère ca-
pable, et moi, je deviens tous les jours de plus en pkis
infirme.
— Mais comment que je ferais pour avoir une
femme?
— Ecoute un peu ici : il y a des couturières aujour-
d'hui chez le voisin. On va rire avec elles, on leur
foule sur le pied, on les pince, on les chiffonne pour
s'en faire bien venir.
Voilà mon Cadet qui se présente chez le voisin.
— Bonjour, toute la compagnie.
CADET CRUCHON 297
— Bonjour, Cadet, bonjour, viens donc t'asseoir
près de nous.
Car il faut savoir que les filles aimaient à se gausser
de Cadet Cruchon ; elles, ne se faisaient pas faute de
le taquiner, de le turlupiner, et ne craignaient pas de
badiner avec lui : il n'y avait pas grand danger, je
crois bien, et personne n'y voyait malice!
Cadet va se placer près de la plus jolie : il la pince,
il la serre, et se démène des pieds et des mains, tout
en poussant de grands éclats de rire ; mais la pauvre
fille n'avait guère envie de rire, elle, et elle n'était pas
trop fière d'avoir invité le butor; car il lui pesait sur
le pied de manière à lui écraser les orteils ; il la pinçait
si fort qu'elle en avait les bras tout bleus et tout
bouclés.
— Mais tiens-toi donc, Cadet; tiens-toi donc, butor;
ne vas-tu pas me laisser, brutal !
Et lui de recommencer de plus belle et de faire des
quiliihihi. Mais l'autre lui donna une grosse tape sur
la joue, et comme elle ne pouvait pas toujours se
débarrasser de lui, elle se mit à l'égratigner de la belle
manière.
Cadet sentit bien que ce n'était pas pour rire ; il s'en
alla, tout penaud, conter sa mésaventure à sa mère.
— Ah ! je vois bien que tu ne t'y es pas pris comme
il fallait, toi ! Tu n'as pas les doigts assez mignons, ni
le pied assez léger pour caresser une fillette, et tu n'y
vas pas de main morte, tu aurais dû te borner à lancer
des œillades.
— Des œillades ! et quoi que c'est que ça ?
— Nigaud, va ; c'est avec des coups d'œil, vois-tu
bien, qu'on séduit les jeunes filles ; mais tu es si simple,
qu'on ne peut causer avec toi ; tu ne mérites pas qu'on
te donne des explications !
298 RÉCITS COMIQUES
Et elle le renvoya brusquement, parce qu'elle était
fâchée de lui voir si peu d'intelligence. Mais Cadet
avait pris goût à la jolie couturière, et il ruminait
comment il fallait faire pour lancer des œillades, pour
se faire aimer par des coups d'œil. Or, c'était le moment
d'aller lâcher les moutons, et il se dirigeait vers la
bergerie, car c'était lui qui gardait les caiales : il
n'était pas capable de faire autre chose !
— Mais, j'y songe, qu'il se dit, il faut que j'arrache
les yeux à mes agneaux et j'irai les lancer à ma coutu-
rière ; c'est bien là jeter des œillades; je la séduirai
certainement avec ces coups d'œil-là.
Ce qui fut dit fut fait. Cadet Cruchon tue six agneaux,
met des yeux plein ses deux poches, va tout doucement
pousser la porte du voisin et passe le nez par l'ouver-
ture ; mais on ne lui dit pas d'entrer.
— Bonjour, toute la compagnie, bonjour donc.
On ne répond rien.
— Ah ! c'est ça, mes belles, vous faites les fières ;
mais j'aurai bientôt fait de vous rendre plus douces ;
alors vous me courrez après, et moi je ne vous re-
garderai pas, si ce n'est peut-être ma petite cou-
turière.
Les autres le regardaient avec de grands yeux
ébahis ; le voilà qui tire de sa poche une espèce de
boulette rouge, blanche et jaune, qu'il leur lance à la
figure.
— Tu vas bien te tenir, chien d'imbécile, et ne pas
tacher les chemises que nous cousons !
Il continuait, continuait comme à plaisir, si bien
que les filles allèrent se cacher derrière l'armoire.
Mais le maître de la maison finit par se fâcher, et il
saisit le manche à balai, avec lequel il caressa rude-
ment l'échiné de Cadet Cruchon.
CADET CRUCHON 299
Celui-ci, tout mortifié, retourna se plaindre vers sa
mère.
— Vous ne faites que me dire ce qui n'est pas vrai,
vous, là! J'ai beau pincer les filles, beau leur jeter
des yeux d'agneaux, elles ne paraissent pas m'airaer
davantage I
Quand la vieille eut appris ce qui s'était passé, elle
saisit une forte trique et donna une bonne daubée à
son Jean Bête, en guise de consolation.
— Tiens, attrape-moi ça pour ta récompense ; ça
t'apprendra, malheureux 1 à tuer nos agneaux.
Cadet se sauva dans le fenil et bouda toute la jour-
née ; mais quand il eut faim, il fallut bien qu'il revînt
trouver sa mère ; celle-ci lui pardonna et le reprit avec
elle ; car ils avaient besoin l'un de l'autre pour s'entr'-
aider à gagner leur vie.
— Ta bêtise nous cause bien des désagréments, mon
garçon; mais ce qui est fait est fait; n'en parlons plus,
essayons seulement de tirer le meilleur parti possible
de la chair de nos pauvres agneaux. Tu vas les mener
vendre à la ville, sur la charrette à bras, et tu met-
tras bien soigneusement, dan« la bourse que voici, l'ar-
gent que tu en tireras, ce sera pour acheter un autre
troupeau ; il n'y faut donc pas toucher. Mais comme
j'ai besoin d'un pot et d'un quarteron d'épingles, tu
vendras aussi cette poularde pour m'en avoir. Main-
tenant, retiens bien ceci : tu ne donneras pas les
agneaux à moins d'un éca par tète, ni la pite à moins
de douze sous.
— Oh ! pardié oui, que je m'en souviendrai bien.
Et pour ne pas oublier, il répétait tout le long du
chemin : « Un écu l'agneau, douze sous la poularde. »
Mais la route était coupée par un petit ruisseau, et il
s'interrompit un instant pour reprendre haleine, et se
300 RECITS COMIQUES
disposera mieux pousser sa charrette à travers le gué.
Il en était resté aux mots : « Un écu », et quand il
lut de l'autre côté, il continua : « L'agneau, douze
sous, la poularde un écu, » et ainsi de suite. Arrivé
à la ville, il fut abordé par un maquignon qui lui de-
manda :
— Que marmottes-tu donc là, mon ami ?
— L'agneau, douze sous, la pite un écu.
— Je prends les six agneaux ; quant à la poularde,
vois-tu, ce n'est pas mon affaire ; tu la vendras à
quelque vivandier.
Il compta six fois douze sous, et Cadet-Cruchon les
serra soigneusement dans son escarcelle de cuir. Mais
il avait beau crier : « Un écu la pite ! » personne n'en
voulait à ce prix : on ne lui en offrait que quatorze,
quinze sous. Il balançait donc à s'en défaire, car il
se rappelait trop bien les recommandations de sa mère.
Mais à la fin, il vint à réfléchir que ce devait être le
prix courant, puisque personne ne lui en donnait da-
vantage.
— Je suis, ma foi, bien simple, se dit-il, de m'en
tenir aux paroles de la vieille : tout le monde sait
qu'une poularde vaut moins qu'un agneau ; on veut
pourtant bien m'en offrir un prix plus élevé ; quinze
sous valent mieux que douze ! Et je manquerais l'af-
faire ! Pas si bête 1
Il accepta donc quinze sous de la poularde, et alla
acheter un quarteron d'épingles qu'il fourra dans son
gousset, et un pot qu'il plaça sur sa charrette. Mais
le vase roulait de côté et d'autre, si bien que Cadet
avait peur qu'il ne se cassât. Et, en effet, la charrette
étant tombée dans une ornière, le cahot fut si fort que
la queue du pot porta contre les brancards et fat
brisée.
CADET CRUCHON 301
— Tu ne veux donc pas rester tranquille, toi ! s'é-
cria-t-iî, tout en colère. Eh bien, puisque tu es si re-
muant, je vais te donner l'occasion de te démener.
Tu as trois pieds ; moi, je n'en ai que deux, tu mar-
cheras si bien et mieux que moi.
Et il le posa au milieu de la route et continua son
chemin. Bientôt vint une voiture de foin dont une roue
passa sur le pot et l'écrasa en mille morceaux. Quand
elle eut rattrapé Cadet Cruchon, il se mit à la suivre
par derrière, afin de ne pas être dérangé par les autres
voitures qu'il rencontrait. Pendant qu'il cheminait
ainsi, il sentit les épingles qui le piquaient à travers
la doublure de son gilet ; il patienta une fois, il pa-
tienta deux fois, mais la troisième fois que les pointes
d'épingles lui entrèrent dans la chair, il prit le quar-
teron et le jeta par dessus les bottes de foin, sauf à
le reprendre quand on déchargerait la voiture. On
pense bien qu'il ne retrouva pas un si petit paquet
dans un si grand tas de fourrage. Il rentra donc les
mains vides à la maison.
Sa mère ne fut pas trop joj'euse quand il lui rendit,
ses comptes. Mais qu'y faire ? le plus sage c'était de
patienter et de tâcher de réparer les sottises de Cru-
chon.
— Avec ce que tu nous rapportes du marché, i! y a
tout au plus de quoi acheter un mouton ; pour com-
pléter la somme nécessaire à remonter notre troupeau,
il faut encore aller vendre ma grande pièce de toile,
que je te réservais pour faire des draps et t'aider à te
mettre en ménage... Seulement comme tu t'es déjà fait
embabouiner par les bonnes langues, garde -toi de
faire du commerce avec ceux qui causeront trop. Mais
pour que ma pauvre toile soit de meilleure défaite, il
faut la blanchir, et tu profiteras de l'occasion pour
302 RÉCITS COMIQUES
lessiver tout ce que nous avons de sale. Moi, je ne
puis t'aider, je suis trop malade, mais passe en revue
toute la maison, et tout ce que tu verras de noir et
de crasseux, ne manque pas de le mettre dans la
hue.
Oui, Cadet Gruclion promit de ne rien oublier. Il
commença par mettre au cuvier les chaudières et les
marmites qui étaient noires comme de la suie, puis il
alla examiner si les draps du lit de sa mère étaient
propres.
— Oui, ma foi, ils sont encore tout blancs; mais la
pauvre vieille ne l'est pas trop, elle! il faut voire que je
la passe un peu en lessive, ça lui donnera peut-être
l'air plus jeune.
Il prit la bonne femme qui était endormie, et se dis-
posait à la porter au cuvier. Mais elle se réveilla, se
débattit et força l'imbécile à lâcher prise.
— Qu'est-ce que tu fais donc là, grand nigue-
douille ?
— C'est que je me suis dit : « Ma mère paraît avoir
bon besoin de passer un peu en lessive. »
— Ah ! malheureux ! Tu veux donc me brûler et me
noyer ! Laisse-là cette besogne que tu n'es pas capable
de faire non plus qu'autre chose ; tu es plus propre à
me nuire qu'à m'aider : prends-moi la porte et va te
coucher, va !
Il ne se le fit pas dire deux fois, mais se sauva au
plus vite et tira si fort la porte, qu'elle lui resta sur
les bras. Il la garda, comme il croyait en avoir reçu
l'ordre, et l'emporta avec lui dans son fenil où il se
coucha et s'endormit.
Deux voleurs, qui revenaient de vendre à la ville
le produit de leurs vols, vinrent à passer là pendant
la nuit. Voyant une maison sans porte, ils crurent que
CADET CRUCHON 303
c'était l'occasion de faire un bon coup. Ils y entrèrent
donc, sous prétexte d'allumer leurs pipes ; mais ne
trouvant qu'une vieille femme infirme, ils déposèrent
leur sac d'argent pour être plus à l'aise, et se mirent
aussitôt à dévaliser la maison, commençant par le
linge que Cadet avait jeté pèle-mèle au milieu de la
chambre.
L'un se tenait sur le seuil de la porte et faisait le
paquet, tandis que l'autre cherchait et ramassait les
nippes. Mais celui-ci vint à se trébucher dans les mar-
mites et s'étendit tout de son long sur le sol, ce qui
produisit un certain vacarme. Il fut quelque temps à
se reconnaître. Cependant l'autre s'impatientait de ne
plus rien recevoir, et disait à son camarade : « Jette,
apporte, jette ! »
Cadet-Cruchon fut éveillé par le bruit des marmites
qui s'entre-choquaient ; il mit donc le nez à la lucarne
de son fenil pour voir ce qui se passait, et comme il
était encore à moitié assoupi, il ne distingua pas bien
les paroles du voleur et crut lui entendre dire : Jette
la porte, jette la porte ! »
— Tiens, la voilà la porte, puisque tu la demandes
avec tant d'insistance !
Et il la précipita du haut en bas. Le tintamarre qu'elle
fit en tombant effraya si fort les voleurs, qu'ils s'en-
fuirent à toutes jambes, sans se donner le temps de
prendre leur sac d'argent et encore moins de lier le
paquet de linge volé.
Cadet Cruchon descendit, ramassa le tout qu'il ca-
cha dans le fenil, et partit vendre la toile à la ville,
sans que sa mère lui adressât la parole, car la pauvre
femme, qui était tapie sous ses draps, croyait que c'é-
tait encore un des voleurs et n'osait piper, de peur
d'être assassinée.
304 RECITS COMIQUES
Cadot trouva beaucoup de chalands, car la toile était
Une, et chacun voulait l'acheter. Mais chaque fois
({u'on lui demandait le prix, il répondait :
— Qu'est-ce que c^ te fait? Elle n'est pas pour toi,
tu jases trop !
De sorte qu'il avait beau marcher, il ne pouvait
trouver à se défaire de sa marchandise, puisqu'il ne
voulait la céder qu'à ceux qui ne la marchandaient
point.
A force d'aller, il finit par être fatigué, et il entra
dans une église pour faire sa prière et un peu pour se
reposer. Voyant que le saint, devant lequel il était
agenouillé, n'avait pas une seule fois ouvert la bou-
che, pendant tout le temps qu'il était resté là, il se
l)rit à dire :
— Tu ne causes guère, toi, aussi je veux que tu aies
ma toile.
Il la déposa donc dans la niche et attendit un ins-
tant le paiement. Mais la statue de plâtre ne faisait pas
mine de chercher dans sa poche.
— Tu ne te dépêches guère ; mais moi je suis
i)ressé : je n'ai pas encore déjeuné et voilà qu'il est
tout à l'heure midi, s'écrie Cadet Cruchon ; je te donne
encore cinq minutes, et si tu laisses passer ce délai
sans me payer, nous verrons alors I
Cinq minutes s'écoulèrent et une sixième par-dessus
le marché ; la septième commençait, lorsque le ven-
deur, à bout de patience, empoigne une chaise et met
le saint en mille morceaux. Mais un trésor se trouvait
justement caché dans le vide du socle. Cadet Cruchon
entendant sonner les louis, se mit à les ramasser et en
bourra ses deux poches, puis il s'en retourna tran-
quillement chez sa mère. Arrivé à la maison, il dressa
CADET CRUCHON 30u
sur la table le sac d'écus des voleurs, et mit tout au-
tour de jolies petites piles de jûiinots.
— Ma mère, voilà de quoi remplacer nos agneaux.
— Et aussi de quoi trouver une femme jeune et
jolie. C'est bien vrai, mon cher garçon, que tu n'es
pas des plus heureusement doués, mais, après tout, tu
t'en tires tout de môme ! Dieu soit loué, nous avons
maintenant de quoi nous mettre du pain sous la dent.
E. Beauvois, Contes 2)opulaires de la Norwège,
de la Finlande et de la Bourgogne.
20
LX
LE GROS POISSON
(CONTE PROVENÇAL.)
Un Martegau venait tous les jours * à Marseille pour
les affaires qa'il avait ; et tous les soirs, quand il était
de retour aux Martigues, ses voisins venaient :
— Eh bien ! Genèsi, qu'y a-t-il de neuf à Marseille '.'
Et le bon Genèsi racontait, de fil en aiguille, tout ce
qui était arrivé de neuf dans la capitale du midi.
Un jour surtout, le bon Genèsi n'ayant rien à dire de
neuf à ses finauds compatriotes, et s'attendant cepen-
dant, comme toujours, à la question ordinaire, se dit
en lui-même : « Oh ! pour cette fois, il faut que je leur
en fasse une, à ces farceurs, une, ma foi de Dieu, qui
éclate. »
Yoilà qui va bien.
II arrive sur le tard aux Martigues et du plus loin
qu'ils le voient :
— Eh bien ! Genèsi, qu'y a-t-il de neuf à Marseille ?
lui crient les Martegaux.
— Ah! mes pauvres, fait Genèsi, je vous en vais
dire une aujourd'hui qui peut compter pour deux. Ah !
' Habitant des Martigues (Bouches-du-Rhûne).
LK GROS POISSON 307
mes bons, vé, si je ne l'avais vu, l'ase me quille, si je
l'aurais cru.
Et tout d'un temps, comme si le trompetteur avait
passé parla ville, tous, femmes et hommes, enfants et
vieillards, viennent autour de lui et le conteur entame
le plan qu'il avait tiré :
— « Vous saurez, dit-il, Martegaux, que ce matin
est arrivé en rade de Marseille, un poisson, mais un
poisson si gros, si gaillard et si long, que sa tête est
amarrée dans le port et que la queue va toucher le
château d'If. Oh ! croyez-le ou ne le croyez pas, ce
poisson prodigieux s'est embarrassé la tête entre le fort
Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas et tout Marseille est
monté en haut de Notre-Dame-de-la-Garde pour voir
comment les pêcheurs feront pour le retirer de là.
Les Martegaux, pécaire ! avalèrent ça comme miel
et, ni que vaut ni que coûte ^ : « Allons ! zou ! par-
tons! » Et sans songer qu'il allait être nuit, femme,
homme, fille, vieux, enfant, tout part pour Marseille
comme s'ils allaient à la noce.
Genèsi, lui, le fin tireur de bourdes, était sur une
hauteur pour les voir passer, et se crevait de rire...
Pas moins, en voyant que tout le monde partait (sauf
les malades) :
— Oh ! tron de nom d'un laire ! se dit-il, tout ébaubi,
voilà tous les Martegaux qui filent ; faut que ce soit
vrai.
Là dessus, il noue les cordons de ses souliers et se
met à courir de toutes ses forces pour rattraper les
autres, et marche avec eux pour Marseille.
Traduit de Lou Cascarelet (Mistral).
Armana prouvençau, an 4836.
* Sans se demander ce que vaut le récit.
LXI
LE TEMPS LONG
(CONTE DU QUERCY.
Il y avait une fois un homme qui n'était pas riclie ;
mais à force de travail il avait économisé un petit
magot. Tous les jours en allant à l'ouvrage, il disait à
sa femme : « Garde bien cet argent. C'est pour le temps
long. r> La femme, dès qu'il était parti, se donnait la joie
de compter et recompter les sous et les écus. Un jour
qu'elle était seule au logis et comptait l'argent à son
ordinaire, passe un mendiant qui lui demande la cha-
rité.
— Hélas ! pauvre homme, dit-elle, nous sommes
très misérables, je ne puis rien vous donner.
— Comment! dit-il, et ces sous et ces beaux écus
que vous avez-là, ne pouvez-vous m'en faire aumône?
— Je le voudrais, dit la femme, mais nous les gar-
dons pour le temps long.
— Le temps long? fit le mendiant. C'est moi qui
suis le temps long.
— Ah! si vous êtes le temps long, c'est une autre
affaire. Prenez, prenez.
Le mendiant peu vergogneux empoche la somme
LE TEMPS LONG 309
sans en laisser un liardniim denier, et s'en va satisfait
de l'aubaine, comme on peut penser.
Le mari rentre. « Le temps long est venu, dit la
femme, et je lui ai donné l'argent que nous gardions
pour lui.
— Le temps long ? vilaine nippe.
— Oui, un pauvre qui m'a dit qu'il était le temps
long. Je lui ai tout donné.
— Ah ! pauvre bête, tu t'es laissé voler le magot.
Allons, il ne nous reste plus qu'à charger la besace
pour aller nous aussi mendier de village en village.
Prends tes hardes et déménageons. »
Le mari ne possédait rien au monde que ce qu'il
avait sur le corps, la femme guère davantage. Il passe
devant, elle le suit.
— Ferme toujours la porte, dit le mari,
— Que je la porte ?
— Que tu la fermes.
— Que je la porte?
— Porte-la au diable.
La femme obéissante décroche la porte de ses gonds,
la charge sur ses épaules et suit le mari à travers le
bois voisin. La nuit approchait. Ils entendent le
bruit d'une troupe de brigands qui venait dans leur
direction.
— Montons sur un arbre pour nous cacher, dit le
mari.
— Que ferai-je de la porte? demande la femme.
— La porte? laisse-la par là.
— Que je l'emporte?
— Que tu la laisses.
— Que je l'emporte?
— Porte-la au diable.
Elle grimpe à la suite de son mari sur un vieux grand
310 RÉCITS COMIQUES
chêne branchu, tirant la porte après elle. A peine ils
étaient installés dans les branches que les brigands arri-
vent justement au pied de cet arbre, font halte, sortent
des provisions, allument du feu, préparent leur sou-
per, comptent le butin qu'ils ont fait dans la journée,
et puis se mettent à boire et à manger.
La femme, au haut des branches, dit tout bas au
mari :
— La porte m'échappe.
— Tiens-la, vilaine nippe! ou nous sommes perdus.
— Que je la laisse aller ?
— Que tu la tiennes.
— Que je la laisse aller ?
— Laisse-la aller au diable.
La femme lâche la porte qui, avec un grand fracas,
dégringole de branche en branche, tombe au milieu des
voleurs et leur cause un tel effroi qu'ils décampent au
plus vite, oubliant leurs effets et sans tourner la tète.
Le mari et la femme descendent, ramassent les bijoux,
les pièces d'or, tout le butin laissé par les voleurs, et
rentrent chez eux, riches pour le restant de leur vie.
Marcel Devic, dans Mélusine, col. 89,
LXIT
TEOP GRATTER CUIT, TROP PARLER NUIT
(conte picard.)
I gn'y avoait eine foës ein curé qu'étoait voëzin d'ein
maricheu ' et pis ch' maricheu il avoait ein coq qui
rancliclioait - clins le courtil d'ecli' prébyterre, et pis i
dégrattuait cliés leguemes, du matin au vèpe. Cli' curé
i menanchoait cli' maricheu ed li tuer sin gratteu de
coq : ch' maricheu n'ein besoait que rire.
Ein jour, ch' curé en colère, il o tué che coq, tout d'
boein. Cakaine, s' mékaine ^^ al l'o pleumé et pis al l'o
mis dins sin pot au fu pour foaire d'ol soupe. Ch' curé
s'ein vo dire ess' mess. Ch' maricheu il l'o reincontré,
i li demandit :
— Quoé qu'o dit de nouvieu, monsieu le curé ?
— 0 dit, qui dit che curé, que t?'op gratter cuit...
tachez ed comprendre si oz avez du comprendoëre*.
Che maricheu qui ne voyoait pus sin coq, il l'o char-
ché ed tout coin, ed tout bord, pour el trouvoèr. Il o
comprins à la fin que sin coq il avoait le co copé, et pis
* Maréchal.
^ Passait eu dommage.
' Catherine, sa servante.
* De l'entendement.
312 RÉCITS COMIQUES
qui cuisoait. I yo trouver el mékaine d'ecli' curé dins
cil' prébyterre.
— Cakaine, qui li disit^ monsieu le curé i n'o poent
de vin pour dire s'messe, allez n'y ein porter dins
cir l'église.
Pendant qu' Cakeine al vo porter du vin à sin
nioette*, cli' mariclieu i preind cli' pot au lu ocché
qu'sin coq y cuisoait et pis i 1' porte dins s'moezon.
S'ein r'nant d'ol messe, monsieu l'curé i dit à cli' ma-
ri cheu.
— Mariclieu, quoé qu'o dit de nouvieu ?
— 0 dit que trop parler nuit, monsieu le curé,
tachez à vo toured compreindre.
Cil' mariclieu, il o mingé sin coq à part li comme ein
goinffre et pisi n' n'o ieu enne indigession. Comme il
étoait malade, monsieu le curé il l'o venu vir.
— Quoé qu'cli'est qu'oz avez donc, cti' mariclieu ?
— J'ai, qu'i dit, monsieu le curé, que trop manger
incommode.
Et pis vlo c'ment qu'oz o foait ch' proverbe : Trop
gratter cuit, trop parler nuit, trop minger incommode.
Jacques Groedur (Clément Paillard).
(Journal ÏAbbevillois. — Patois du Poulhieu].
' Son maître.
LXin
JEAN BOUÏ-D'HOMME
(CONTE DU PAYS MESSIN.
Une femme, un jour, cuisait son pain, lorsque tout-
à-coup elle péta un tout petit, tout petit garçon; re-
venue de sa surprise, elle le considéra, lui donna le
nom de Jean Bout-d'liomme à cause de sa taille, et sans
perdre de temps lui remit une galette entre les mains
en lui disant :
— Va porter cela à ton père qui travaille là-bas dans
les champs, et quand tu seras arrivé auprès de lui, tu
lui diras : tenez, père, voilà de la galette.
— J'y vais, ma mère, dit Jean Bout-d'liomme. Et tout
le long de son chemin il répéta pour ne pas l'oublier
cette phrase : « Tenez, père, voilà de la galette ; tenez,
père, voilà de la galette. » Arrivé près de son père qui
était occupé à relever des fossés, il reprit son refrain :
« Tenez, père, voilà de la galette. )j Notre homme en-
tendant parler, regarda de tous côtés, mais il ne vit
rien ; à la fin cependant il aperçut à ses pieds notre
petit commissionnaire.
— Qui es-tu? que veux-tu '? lui dit-il.
314 RÉCITS COMIQUES
— Je suis votre fils Jean Bout-tVliomme, je vous
apporte de la galette.
— Tu es bien gentil, mon enfant, de m'apporter
cette bonne galette.
Et l'ayant prise de ses mains, il la mangea tout en
tière, sans lui en offrir seulement une miette.
— Le goinfre, il ne m'en donne pas ! le goinfre, il
ne m'en donne pas ! gémit Jean Bout-d'horame.
A quelque temps de là, un seigneur vint à passer. Il
interpella l'ouvrier :
— Tu as là un beau petit garçon, veux-tu me If^
vendre ?
— Je veux bien.
— Combien?
— Cent écus.
— Cent écus tu auras.
Le marché conclu, le seigneur mit Jean Bout-
d'Iiomme dans sa poche et continua sa route. Au bout
d'une lieure, l'enfant mit la tète hors de la poche et
pria son maitre de le poser à terre, parce qu'il avait
beoin de s'arrêter ; le seigneur eut le tort de l'écouter ;
Jean Bout-d'hornme, sans perdre un instant, se glissa
sous un tas de feuilles où il fut impossible à son pro-
priétaire de le retrouver. Jean Bout-d'homme, rendu à
la liberté, alla rejoindre son père.
A quelques jours de là, le seigneur repassa auprès
de l'ouvrier toujours occupé à relever des fossés.
— Tu as là, lui dit-il, un beau petit garçon ; veux-tu
me le vendre ?
— Je veux bien.
— Combien?
— Cent écus.
— Cent écus tu auras.
Arrivé à son château, il sortit Jean Bout-d'homme
JEAN bout-d'homme 315
de sa poche, le mit dans un panier qu'il suspendit au
plafond de la cuisine, et lui recommanda de bien obser-
ver tout ce qui se passei:ait et de lui rapporter fidè-
lement tout ce qu'il verrait.
Jean Bout-d'homme accepta la mission et chaque
jour il racontait à son maître ce qu'il voyait et ce
qu'il entendait. Or, un jour que notre héros penchait
sa tête par dessus le bord du panier pour observer,
il fut aperçu par un domestique qui lui dit :
— C'est donc toi, scélérat, qui espionnes si .bien !
c'est toi, qui informes le maître de tout ce qui se
passe ; eh bien ! tu vas être puni.
Aux applaudissements de ses camarades, le domes-
tique détacha le panier, saisit le pauvre petit par les
cheveux et alla le jeter dans l'auge des bestiaux. Le
jour même, un bœuf en allant y boire, l'avala tout
rond ^
A la fin de la semaine, le seigneur fit tuer ce bœuf
pour un grand festin qu'il donnait ; les tripes furent
jetées sur le grand chemin. Une vieille femme passant
par là, vit ces tripes : « Oh ! quelles belles tripes ! ce
serait dommage de les laisser perdre » ; et ce disant elle
les fourra dans sa hotte. Elle n'avait pas fait dix pas
qu'elle entendit une voix qui sortait de sa hotte et qui
disait :
Toc! toc!
Le diable esl dans ta liotte !
Toc ! loc !
Le diable esl dans ta hotte !
La vieille jeta là sa hotte et s'enfuit épouvantée.
Survint un loup affamé qui se jeta avec avidité sur
' C'est-à-dire sans le mâcher.
316 RECITS COMIQUES
les tripes et Jean Bout-d'liomme fut encore une fois
avalé tout rond.
Gomme le loup traversait la plaine, il entendit sortir
des profondeurs de son corps, une voix qui criait :
— Sauve, berger, voilà le loup qui va dévorer tes
moutons! sauve, berger, voilà le loup qui va dévorer
tes moutons.
— Tais-toi, maudit ventre ! tais-toi, maudit ventre !
dit le loup désespéré.
— Je ne me tairai pas, tant que tu n'auras pas été
me déposer sous la porte de mon père, répliqua Jean
Bout-d'homme.
— Eh ! bien ! je vais y aller, dit le loup.
Quand ils arrivèrent, Jean Bout-d'homme sortit du
ventre du loup, se glissa rapidement dans la maison en
passant par la chatière et, au même instant, saisissant
le loup parla queue, il cria : « Venez, venez, père, je
tiens leloup^par la queue. » Lepère accourut, tua d'un
coup de hache le loup dont il vendit la peau.
Rentré chez ses parents, Jean Bout-d'homme vécut
désormais heureux et tranquille.
IN'érée Quépat (René Paquet) dans Méhisine, col. 41.
XLIV
TURLENDU
(CONTE DE LA LOZÈRE.)
Tarlendu, pour toute fortune, n'avait qu'an pou. 11
alla à une maison demander si on ne lui garderait pas
ce pou. On lui répondit :
— Laissez-le sur la table.
Il revint au bout de quelques jours pour le prendre.
— Mon cher, lui dit-on, la poule l'a mangé.
— Tant je me plaindrai, tant je crierai, que cette
poule j'aurai.
— Ne vous j)laignez pas, ne criez pas, prenez la
poule et allez-vous-en.
Il prit la poule et alla à une autre maison :
— Bonjour, Turlendu ; venez donc vous chauffer !
— Je n'ai pas froid ; je viens demander si vous ne
garderiez pas cette poule?
— Certainement; mettez-la au poulailler.
Il revint au bout de quelques jours pour la prendre.
— Moucher, lui dit-on, l'autre jour elle tomba dans
rétable aux cochons, et les cochons la mangèrent.
— Tant je me plaindrai, tant je crierai, que ce co-
chon j'aurai.
318 RECITS COMIQUES
— Ne vous plaignez pas, ne criez pas, prenez le co-
chon et allez-vous-en.
Il prit le cochon et alla à une autre maison.
— Bonjour, Turlendu ; venez donc vous chauffer !
— Je n'ai pas froid ; je viens vous demander si vous
ne me garderiez pas ce cochon ?
— Certainement, mettez-leàl'étable avec les autres.
Il revint au bout de quelques jours pour le prendre.
— Mon cher, lui dit-on, l'autre jour il s'approcha de
la mule et la mule le tua d'un coup de pied.
— Tant je me plaindrai, tant je crierai, que cette
mule j'aurai.
— Ne vous plaignez pas, ne criez pas, prenez la mule
et allez-vous-en.
Il prit la mule et alla à une autre maison.
— Bonjour, Turlendu ; venez donc vous chauffer!
— Je n'ai pas froid : je viens demander si vous ne
garderiez pas cette mule.
— Certainement; laissez -la là.
Il revint au bout de quelques jours pour la prendre.
— Mon cher, lui dit-on, l'autre jour la chambrière,
la menant à l'abreuvoir, l'a laissée tomber dans le
puits.
— Tant je me plaindrai, tant je crierai, que cette
chambrière j 'aurai .
— Ne vous plaignez pas, ne criez pas, prenez la
chambrière et allez-vous-en.
Il prit la chambrière, la mit dans un sac et alla à
une autre maison.
— Bonjour, Turlendu; venez donc vous chauffer!
— Je n'ai pas froid ; je viens demander si vous ne
garderiez pas ce sac.
— Certainement; laissez-le là derrière la porte.
Et Turlendu s'en alla. A peine fut-il dehors que l'on
TURLENDU 319
sortit la jeune fille du sac et que l'on mit à sa place un
gros chien.
Il revint prendre son sac. Après l'avoir porté un ins-
tant:
— Marche un peu, dit-il, je me lasse de te porter.
Mais, en ouvrant le sac, le chien lui sauta au visage
et lui emporta le nez.
Et il disait :
— D'un petit pou à une petite poule — d'une petite
poule à un petit porc — d'un petit porc à une petite
mule — d'une petite mule à une jeune fille — d'une
jeune fille à un gros chien — qui m'a emporté le nez.
MoNTEL et Lambert, Revue des langues romanes^
t. III, p. 208.
Dans le texte languedocien qui précède, p. 20S, la traduction ci-
dessus, une partie du dialogue rime par assonnance.
LXV
LE TiEXARD DE BASSIEU ET LE LOUP D'HOTOX^TS
(conte de la BRESSE.)
Inédit.
Le renard de Bassieu était le plus fin de tous les
renards.
Quand il avait trop de puces, il allait yers la rivière
du Seran ; il se mettait un tortillon de mousse au mu-
seau ; il se trempait le derrière dans l'eau ; les puces
montaient aux reins ; il s'enfonçait davantage; elles
allaient à la tète, alors, il la mouillait. Elles se sauvaient
à la mousse qu'il laissait aller dans le Seran par 1(^
courant et toutes les puces se noyaient.
Le gourmand mangeait toutes les poules de Bassieu.
Les femmes les gardaient fermées au poulailler. Un
jour qu'il avait bien faim, il se promena par le vil-
lage en criant aux femmes : « Lâchez donc vos poules !
Elles vont avoir faim ! »
Mais comme il parlait pour lui, les commères ne
l'écoutèrent pas.
Ne sachant que faire pour vivre, il s'associa avec le
loup d'IIotonnes et ils allèrent voler un grand pot de
beurre.
Ils le cachèrent dans une haie et ils se mirent après
I,E RENARD DE BASSIEL 321
à se bâtir une petite cabane, disant qu'ils ne mange-
raient le beurre que quand la cabane serait faite.
Aussitôt qu'ils eurent commencé à travailler, le re-
nard leva la tête en criant : « Plait-il ? » Il partit. Un
moment après, il revint. Le loup lui demanda d'où il
venait ? il dit qu'on l'avait appelé pour faire un baptême
et qu'il avait donné à son filleul le nom de : Entamé.
Il repartit pour faire un second baptême ; il dit, en
revenant, qu'il avait donné à l'enfant le nom de Moitié.
Un grand moment après, il leva encore la tête et
répondit : « Plaît-il ? » Il partit et, en revenant, il dit
que, pour son troisième baptême, il avait donné le
nom de : Fin.
Quand la cabane fat faite, mes deux compères al-
lèrent vers la haie pour manger le beurre, mais le pot
fut trouvé vide.
Le loup disait au renard que c'était lui qui l'avait
mangé en allant faire son baptême. Le renard soutenait
que ce n'était pas lui, et il dit qu'il fallait faire un som-
me et quand ils se réveilleraient, celui qui aurait la
cuisse mouillée serait celui qui avait mangé le beurre.
Pendant que le loup dormait, le renard lui pissa sur
la cuisse et quand ils se réveillèrent, le loup n'accusa
plus son compère.
Le renard dit qu'on faisait une noce le lendemain à
Songieu ; que tout le fricot était à la cave, qu'on
pouvait y aller en passant par un petit trou et qu'ils y
prendraient une bonne pansée, plein leur, ventre. Ils
se fourrèrent par ce petit trou et se mirent à dévorer,
Le renard allait essayer, de temps en temps, s'il pou-
vait repasser par le petit trou, et aussitôt qu'il fut juste
avec l'ouverture, il se sauva. Mais le loup, ayant dé-
voré comme un glouton, ne put pas ressortir.
Il resta enfermé jusqu'au lendemain que l'épousée
CONTES. 21
322 RECITS COMIQUES
venant ouvrir la cave, il se sauva en lui passant entre
les jambes et en la renversant.
Un jour après, il retrouva le renard qui lui raconta
qu'il s'était couché sur la route, faisant le mort, et
qu'un marchand de beurre l'avait mis sur son char,
disant qu'il vendrait sa peau à Nantua ; mais qu'il
avait bien mangé du beurre et s'était sauvé. Le loup
courut sur la route, se coucha et fit le mort. Mais le
marchand qui avait vu la farce que le renard lui avait
faite, donna de grands coups de fouet au loup, en
disant : « Tu voudrais faire comme le renard qui vient
de manger mon beurre. »
Le loup se sauva tout moulu de coups, en colère
contre son compère le renard, et il menaçait de l'é-
trangler.
Celui-ci lui dit pour l'apaiser, qu'ils iraient prendre
du poisson dans le Seran. La rivière était gelée. Le
renard fit un trou dans la glace et dit au loup de s'as-
seoir et de fourrer sa queue dans le trou.
Un moment après, le renard cria : « Il y a un, deux,
trois poissons qui- tiennent ta queue. Quand il y en
aura douze, tu tireras. » Le compère ayant fait signe
au loup de tirer sa queue, celui-ci donna une grande se-
cousse. L'eau ayant regelé, sa queue se cassa et resta
dans la rivière, sous la glace. Notre pauvre loup était
bien ennuyé d'être sans queue ; il était en colère contre
son compère le renard et il le menaçait.
Mais, pour le consoler, il lui fit voir des bergers
de moutons qui tillaient du chanvre et faisaient du feu
et qui se sauvèrent en voyant nos deux compères. Le
renard prit le chanvre des bergers, et en fit une belle
queue au loup ; il lui dit ensuite que pour se réchauffer
il fallait franchir le feu. Mais le feu brûla la queue du
loup et lui roussit tout le derrière.
LE RENARD DE BASSIEU 323
Étant bien en colère, il voulait étrangler le renard ;
mais celui-ci lui promit que s'il ne lui faisait point de
mal, il lui ferait voir de belles demoiselles.
Il le mena au bord d'un grand puits ; il lui dit de
bien regarder.
Le renard cracha dans l'eau pour la faire bouger, en
disant que les demoiselles allaient sortir de l'eau.
Le loup s'étant bien approché, le renard le poussa
dedans et ce pauvre loup se noya.
Ce conte a été recueilli par M. A. Vintrinier.
LXVl
JEANNE LA DIOTE^
(COiNTE DE LA HAUTE-BRETAGNE.
Il était une fois un bonhomme et une bonne femme
qui n'avaient qu'une fille : elle avait envie de se marier,
mais elle était toute diote.
Un dimanche que son galant devait venir après la
grand'messe pour la demander à ses parents, sa mère
lui dit :
— Jeanne, puisque ton bon ami doit venir dîner ici,
il faut lui faire de la bonne soupe; voilà un beau
morceau de lard : tu le mettras dans la marmite avec
un pea de tout et tout dedans et tu graisseras les choux.
La fille resta seule à la maison, où il y avait un
petit chien qui s'appelait Tout-et-Tout : elle le prit et
le fourra dans la marmite.
Quand sa mère revint, elle lui demanda si elle avait
fait de bonne soupe :
— Oui, répondit la fille : j'ai mis Tout-et-Tout
dedans comme vous m'aviez dit.
La bonne femme souleva le couvercle pour goûter la
soupe :
' La simple, Tinuoceate.
JEANNE LA DIOTE 323
— Comment, dit-elle, ma pauvre Jeanne, tu as mis
le chien dans la marmite ?
— Ne m'aviez-YOus pas recommandé d'y mettre
Tout-et-Tout ?
— Es-tu diote ? si ton galant savait que tu es si
adlézi *, sûrement il ne voudrait pas de toi. Mais laisse
la marmite, et mets des peux- sur le feu pendant que je
vais aller chercher de Teau. Tu les démêleras dans le
bassin, et tu feras attention à ce qu'ils soit bien liants.
La fille avait beau remuer, ses peux n'élaient point
liants comme elle aurait voulu ; aussi pour mieux les
lier, elle mit dedans un écheveau de fil de chanvre.
— Tes peux sont-ils bien liants ? demanda sa mère.
— Oui, oui, regardez plutôt.
Quand la bonne femme vit le chanvre dans le bassin
aux peux, elle leva les bras en s'écriant :
— Ciel adorable ! que tu es donc diote, ma pauvre
Jeanne ! mais la messe va finir et ils vont arriver ; mets
bien vite du pain et du beurre sur la table.
Quand le bonhomme revint de la grand'messe avec
le galant et ses parents, la bonne femme leur dit :
— Nous n'avons pas eu le temps de préparer un
grand fricot; la fille a été occupée toute la matinée
après sa vache qui mouchait ^ : une autre fois nous
ferons mieux. Jeanne, ajouta-t-elle, va-t-en au cellier
tirer une 'briquée de cidre.
La jeune fille posa le pichet sous la chantepleure,
elle l'ouvrit, puis elle se mit à penser :
— Je vais me marier; mais ce n'est pas tout : si j'ai
des garçailles, quel nom pourrai-je leur donner : tous
les noms qui sont pris.
' Facile à tromper, sotte.
* Bouillie de blé noir.
' Etait tourmentée par les mouches.
326 RÉCITS COMIQUES
Elle avait beau se creuser la tête, elle ne trouvait
point le moj'en de résoudre cette question, et elle res-
tait au cellier, assise sur un talon, et le cidre, après
avoir rempli le pichet, courait par la place.
La bonne femme, inquiète de ne pas la voir revenir,
arriva au cellier :
— Que fais-tu là, ma pauvre diote, assise tranquille-
ment, pendant que le cidre court partout?
— Ah ! ma mère, ce n'est pas le tout de me marier :
si j'ai des garçailles, quel nom leur donnerai-je : tous
les noms qui sont pris !
La bonne femme était aussi embarrassée que sa
fille : elle se mit aussi à penser, et le cidre continuait
de couler.
Le bonhomme vint à son tour au cellier, et voyant les
deux femmes qui avaient l'air de méditer, il leur dit :
— Que faites-vous donc là, mes pauvres dictes? ne
voyez-vous pas que le cidre court partout.
— Tu dis bien, toi, répondit la bonne femme ; ce
n'est pas le tout de marier notre fille : si elle a des
garçailles, quel nom leur donnera-t-elle ? tous les noms
qui sont pris 1
Le bonhomme se mit aussitôt à penser, sans songer
à fermer la chantepleure et le cidre continuait de
couler.
Quand le garçon vit, au bout de quelque temps, que
personne ne revenait du cellier, il y alla pour voir ce
qui était arrivé et trouva le bonhomme, la bonne
femme et la fille qui étaient en train de réfléchir.
— Que faites-vous? s'écria-t-il, pendant que vous
restez là, la goule sous le nez', tout votre cidre court
dans la place.
* L'air sot et niais.
JEANNE LA DIOTE 327
— Tu dis bien, garçon, répondit le père ; mais si tu
te maries, quel nom donneras-tu à tes garçailles : tous
les noms qui sont pris !
— Ma foi, dit le garçon, quand j'aurai trouvé trois
personnes aussi bêtes que vous, je reviendrai.
Il se mit en route, et après avoir cheminé quelque
temps, il rencontra des gens qui étaient à faire la
moisson : ils coupaient un épi de blé, allaient le porter
chez eux, puis revenaient en couper un second, et ils
continuaient toujours ainsi.
— A quelle sorte de jeu vous amusez-vous? leur
demanda-t-il.
— Ce n'est point un jeu, dirent-ils; nous scions
notre blé, et nous y avons bien du mal.
Le garçon, qui avait trouvé une faucille, coupa
devant eux une javelle, puis il leur donna la faucille
et leur dit :
— Voici avec quoi scier votre blé, et si vous savez
vous y prendre, ce ne sera pas bien long.
— Qu'est-ce que cette bête-là ? dit un des moisson-
neurs.
Il la prit dans sa main, mais au lieu de la tenir par
le manche, il la saisit par la lame, et il se coupa.
— Ah! la vilaine bête, s'écria-t-il, elle m'a mordu!
11 la jeta par terre et se mit à la frapper.
— Ma foi, dit le garçon, si je trouve encore deux
personnes comme vous, je retournerai voir Jeanne.
Un peu plus loin, il rencontra une bonne femme qui
voulait emmener chez elle une brouette pleine de
soleil; dès que la brouette passait à l'ombre, la lumière
disparaissait, mais elle ne cessait de recommencer.
— Qu'êtes-vous à faire là, bonne femme? demanda-
t-il.
— Je voudrais rapporter du soleil chez moi, plein
328 RÉCITS COMIQUES
ma brouette, mais c'est difficile; car dès que j'arrive
dans l'ombre, il s'en va.
— Pourquoi voulez-vous une brouettée de soleil ?
— C'est pour réchauffer mon petit garçon qui est à
la maison, à moitié mort de froid.
— Vous feriez mieux, bonne femme, de le prendre
dans votre brouette et de le mener au soleil.
— C'est vrai, répondit-elle, je n'y avais pas pensé !
— Et de deux, dit le garçon; si je puis trouver
encore une personne aussi bête que celle-ci, je retourne
voir Jeanne.
Il se remit en route, et en arrivant devant un beau
château, il vit trois hommes qui essayaient de le sou-
lever avec des barres de fer.
— Pourquoi vous donnez-vous tant de mal? de-
manda-t-il.
— C'est, répondit un des hommes, pour changer le
château de place : un loup est venu faire une crotte à
côté et le roi est gêné par l'odeur.
— Vous auriez bien plus d'aise, mes bonnes gens, à
prendre la crotte du loup et à la porter loin du château.
— C'est, ma foi, vrai, répondirent-ils, vous êtes
encore plus malin que nous, qui n'y avions pas pensé.
Ils prirent la crotte dans un panier, et ils allèrent
la porter à plus de dix lieues loin.
— Maintenant, dit le garçon, j'ai trouvé trois per-
sonnes plus dictes que ma future, son père et sa mère :
je vais retourner voir Jeanne.
Et quand Jeanne vit son galant revenir, elle s'écria :
— Je savais bien qu'il n'était pas parti pour tou-
jours !
Paul SÉBiLLOT, Contes des paysans, n" xliii.
TABLE
Pages
Préface
Table par provinces xiii
Bibliographie xvii
I
LES AVENTURES MERVEILLEUSES»
* I. Le Tartaro reconnaissant et le Serpent à sept
têtes, conte basque (W. Webster) 3
IL Le Château suspendu dans les airs, conte de
marin (Paul Sébillot) 15
III. Les deux Soldats, conte lorrain (E. Cosquin).. 24
IV. Le Prince des sept vaches d'or, conte de la Gas-
cogne (J.-F. Blâdé) 29
V. La Princesse de Tronkolaine, conte de la Basse-
Bretagne (F. -M. Luzel) 37
VI. Histoire du bonhomme Maugréant, conte de la
Champagne (Charles Marelle) 46
VII. Il faut mourir ; conte corse (Ortoli) 56
VIII. L'origine des vents, conte de marin (Paul Sé-
billot) C4
IX. Les trois Frères et le Géant, conte picard
(E.-II. Carnoy) 66
* X. Histoire du p'tit Colinet, conte de Guernesey
(Louisa Clarke) 74
XI. Le Tartare et les deux Soldats, conte hasque
(Cerquand) 79
XII. Le Morgan et la Fille de la terre, conte de Vile
d'Ouessant (F. -M. Luzel) 81
' Les contes marqués de deux '■^* sont inédits, ceux précédés
d'un * sont traduits en français pour la première fois.
330 TABLE
* XIII. Sœur et mi-sœur, conte de Mulhouse (Auguste
Stœbeu) 91
XIV. Le pays des Margrieltes, conte de la Basse-Nor-
mandie (Jean Fleury). - 95
** XV. Le navire des Fées, conte de marin (Paul
Sébillot) 105
XVI. La Bourse, le Sifflet cl le Chapeau, contelorrain
(E. Cosquin) 112
* XVII. La Belle et la Bote, .cp«i;eô«S2'we(W. Webster) 117
** XVIII. Pourquoué que n'on dit que les chavans c'est
du monde, conte , du Nivernais (Achille
Millien) 124
XIX. La Fée amoureuse, conte corse (Ortoli) 128
XX. Le Berger qui obtint la fille du roi pour une
seule parole, conte de la Basse-Bretagne
(F. -M. Luzel) 131
XXI. Le Jeune Homme et la Grand'Bête à tôle
d'homme, conte gascon (J.-F. Bladé) 135
XXII. Le roi et ses trois fils, conte du Forez (V.
Smith) 143
XXIII. Les douze Mystères, conte basque (J. Vin-
son) 146
XXIV. Misère, conte de la Haute-Bretagne (Paul
Sébillot) 149
** XXV. La Fontaine rouge, conte du Nivernais
(Achille Millien) 154
XXVI. L'Anneau enchanté, cow^e corse (Ortoli)... 158
* XXVII. Mahistruba, le capitaine marin, conte basque
(W. Webster) 164
** XXVIII. La Fée, coM^^e (^e;4«yo2^(QuERUAU-LAMERiE) 171
XXIX. La Sirène de la Fresnaye, conte de la Haute-
Bretagne (Paul Sébillot) 174
XXX. Le petit Bossu, co/j^e ^o/'mi« (E. Cosquin). 180
II
LÉGENDES CHRÉTIENNES
XXXI. Jésus-Christ et le bon larron, légende de
Vile d'Ouessani (F.-M. Luzel) 189
TABLE 331
XXXII. Les Enfants des Limbes, légende de V Au-
vergne (docteur Paulin) 194
XXXIII. Le Voyage ;de Nolrc-Seigneur, légende de
la Gascogne (J . -F. Bladé) 195
* XXXIV. Amen, légende provençale (JaxN dis Esca-
nourgue) 200
XXXV. Saint Pierre en voyage, légende delà Haute-
Bretagne (Paul Sébillot) 202
XXXVI. La Haie de joncs, parabole ba&que (Cer-
QUAND] 20G
- XXXVII. La Foire de Moos, légende alsacienne
(Christophorus) 207
XXXVIII. La Vache de la vieille femme, légende de la
Basse-Bretagne (F .-M. Luzel) 209
■' XXXIX. La Feixime avare, légende de V Auvergne
'docteur Paulin] 213
XL. Le Papillon et le Pauvre, légende de la
Haute-Bretagne (Paul Sébillot) 215
XLI. Les cinq sous des Bohémiens, légende
basque (Cerquanb) 217
XLII. La Mère de saint Pierre, légende corse
(Ortoli) 219
XLII. Saint Yves, légende du Morbihan (docteur
Fouquet) , 221
III
CONTES SURNATURELS
■ XLIV. La tète de mort qui parle, conte alsacien
(Flaxlanu) 227
XLV. Le Pilote de mer, conte de marin /Paul Sé-
billot) 231
XL VI. Le Follet, conte lorrain (E. Cosquin) 239
XLVII. Le Prêtre sans ombre, conte basque (J. Vin-
son) 241
XLVIII. Les deux Bossus et les Nains, conte de la Basse-
Bretagne (F .-M . Luzel) 2 13
XLIX. Le souper du Fantôme, conte picard (II.
Urnoy) 217
332 TABLE
L. Le Douanier emporté par le Diable, conte du
Morbihan (docteur Fouquet) 25iJ
LI. L'Innocent, conte de la Gascogne (J.-F.
Bladé) 256
LII. Les deux Fiancés, conte delà Haute-Bre-
tagne (Paul Sébillot) 259
Lui. La Marraine damnée, conte du Morvan
(Restif de la Bretonne) 261
LIV. L'Homme juste, conte de la Basse-Bretagne
(F. -M. Luzel) 264
IV
RÉCITS COMIQUES
^ LV. Le Voleur habile, cci/i^"^ irt^je^i? (W. Webster) 273
LVI. La Mouété de quene, conte poitevin (Clémen-
tine Poey-Davant) 281
LVII. Les Jaguens à la cour, conte de la Haute-
Bretagne (Paul Sébillot) 290
LVIII. Le Compagnon tailleur en voyage, conte
alsacien (Auguste Stœber) 294
LIX. Cadet Cruchon, conte bourguignon {E.Bexu-
vois) 296
* LX. Le gros Poisson, conte provençal (Mistral). 306
LXI. Le Temps long, conte du Quercg (Margel-
Devig) 308
LXII. Trop gratter cuit, trop parler nuit, conte
picard (Crœdier) 311
LXIII. Jean Bout-d'homme, conte du pays messin
(N. Quépat) 313
LXIV. Turlendu , conte de la Lozère (Montel et
Lambert) 317
* LXV. Le Renard de Bassieu et le Loup d'IIo-
tonnes, conte de la Bresse (A. Vingtri-
nier) 320
LXVI. Jeanne la Diote, conte de la Haute-Bretagne
(Paul Sébillot) 324
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