Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.archive.org/details/conversationsde02goet
V,
CONVERSATIONS
DE GŒTHE
II
G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS
41, RUE DE GRENELLE. H
Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume
LITTÉRATURE ALLEMANDE
GOETHE Wilhelm Meister, trad. Th. Gautier fils. . .
— Théâtre, traduction Slapter et Gautier fils . .
— Poésies, traduction Blaze
— Faust, traduction Blaze
— Affinités électives, traduction C. Selden. . . 1
— Mémoires, traduction Carlovv-itz 2
— Correspondance, traduction Carlowitz 2
— Conyersations, traduction Delerot 2
— AVerther, traduction P. Leroux
OFFMANN- • • Contes fantastiques, traduction X. Marmier.
KLOPSTOCK . La Messiade. traduction Carlowitz
LESSING .... Théâtre, traduction Félix Salles
•S"GHILLER- . . Guerre de Trente Ans, trad. Félix Salles . .
— Poésies, traduction X. Marmier
—, Théâtre, traduction X. Marmier
WAGNER- • • • Souvenirs, traduction C. Benoît
— Musiciens, Poètes et Philosophes
B. 1153.
Paris. Typ, F. Imbert, 7, rue des Canettes.
CONVERSATIONS
DE GOETHE
PENDArtT LES DERNIERES ANNÉES DE SA VIE
RECUEILLIES PAR ECKERMANN
TRADUITES
PAR EMILE DÉLEROT
PRÉCÉDÉES d'une INTRODUCTION
PAR iM. SAINTE-BEUVE
ET SUIVIES d'un index
Goethe est un homme d'un esprit
proclig-ieux en conversation.
Mme de Staël.
TOME SECOND
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs
U, RUE DE GRENELLE, H
Tous droits résorvés.
CONVERSATIONS
DE GOETHE
Mardi, 11 mars 1828.
Depuis quelque temps je ne suis pas très-bien portant.
Gœthe m'a engagé plusieurs lois à prendre conseil de
mon médecin. « Ce que vous avez n'est sans doute rien
de grave. C'est un petit encombrement intérieur qui
sera dissipé par quelques verres d'eau minérale ou par
quelque sel. Mais ne laissez pas cela traîner en longueur,
agissez tout de suite. » — Je trouvais que Gœthe avait
raison, mais, par manque de décision, je ne fis rien. Au-
jourd'hui j'allai chez Gœthe après le dîner; voyant que
je n'avais pas recouvré ma sérénité, il me railla avec un
peu d'impatience : « Vous êtes un second Shandy, le
père du célèbre Tristam, qui, pendant la moitié de sa
vie, fut ennuyé par une porte qui criait sans pouvoir se
résoudre à faire disparaître, avec deux gouttes d'huile,
son ennui de chaque jour. Mais c'est ainsi que nous
sommes tous! La destinée de l'homme dépend de la lu-
mière ou de l'obscurité qu'il a tour à tour en lui. — 11
faudrait qu'un bon démon nous menât toujours par une
lisière, en nous indiquant ce que nous avons à faire.
Quand le génie favorable nous abandonne, nous nous
2 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
affaissons sur nous-mêmes, et nous tâtonnons dans la
nuit. — Napoléon, c'était là un homme! toujours lumi-
neux, toujours clair, décidé, possédant à toute heure
assez d'énergie pour mettre immédiatement à exécution
ce qu'il avait reconnu comme avantageux et nécessaire.
Sa vie fut celle d'un demi-dieu qui marchait de bataille
en bataille et de victoire en victoire. On peut dire que
pour lui la lumière qui illumine l'esprit ne s'est pas
éteinte un instant; voilà pourquoi sa destinée a eu cette
splendeur que le monde n'avait pas vue avant lui, et qu'il
ne reverra peut-être pas après lui. — Oui, oui, mon
bon, c'était là un gaillard * que nous ne pouvons pas imi-
ter en cela ! »
Goethe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je
m'étais assis à la table qui déjà était desservie, mais
sur laquelle se trouvait un reste de vin avec quelques
biscuits et des fruits. — Goethe me versa à boire, et me
força à prendre du biscuit et des fruits. — a Vous
avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d'être à midi notre
hôte, mais un verre de ce vin, présent d'amis aimés,
vous fera du bien! » — Je cédai à ses offres; Gœthe con-
tinua à parcourir la pièce en se parlant à lui-même; il
avait l'esprit excité, et j'entendais de temps en temps ses
lèvres jeter des mots inintelligibles. — Je cherchai à
ramener la conversation sur Napoléon, en disant : « Je
crois cependant que c'est surtout quand Napoléon était
jeune, et tant que sa force croissait, qu'il a joui de
cette perpétuelle illumination intérieure : alors une pro-
tection divine semblait veiller sur lui, à son côté restait
fidèlement la fortune ; mais plus tard, cette illumination
* Das war ein Kerll
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 5
intérieure, son bonheur, son étoile, tout paraît l'avoir
délaissé. »
« — Que voulez-vous ! répliqua Gœthe. Je n'ai pas non
plus fait deux fois mes chansons d'amour et mon Wer"
ther. Cette illumination divine, cause des œuvres extraor-
dinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de
la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes
les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon
bon, ce n'est pas seulement en faisant des poésies et
des pièces de théâtre que l'on est fécond ; il y a aussi
une fécondité d'actions qui en maintes circonstances est
la première de toutes. Le médecin lui-même, s'il veut
donner au malade une guérison vraie, cherche à être fé-
cond à sa manière, sinon ses guérisons ne sont que des
accidents heureux, et, dans leur ensemble, ses traite-
ments ne valent rien. »
« Vous paraissez, dis-je, nommer fécondité ce que
Ton nomme ordinairement génie. »
« Génie et fécondité sont deux choses très-voisines en
effet. Car qu'est-ce que le génie, sinon une puissance de
fécondité, grâce à laquelle naissent des œuvres qui peu-
vent se montrer avec honneur devant Dieu et devant la
Nature, et qui, à cause de cela même, produisent des
résultats et ont de la durée. Toutes les œuvres de Mozart
sont de cette race; elles ont en elles-mêmes une force
fécondante dont l'action se prolonge de génération en
génération, et qui ne peut être si vite ni épuisée, ni con-
sumée. Il en est de même pour les autres grands com-
positeurs et artistes. Quelle action n'ont pas eu sur les
siècles suivants Phidias et Raphaël, Durer et Holbein ! —
Celui qui, le premier, a trouvé les formes et les propor-
tions de la vieille architecture* allemande, et a rendu
4 CONVERSATIONS DE GOETHE.
ainsi possibles, par la suite des temps, un Munster de
Strasbourg, un Dôme de Cologne, était aussi un génie,
car ses pensées ont conservé toujours une force fécon-
dante, et elles exercent leur action même sur l'heure pré-
sente. Luther était un génie de la grande race; voilà déjà
longtemps qu'il agit, et on ne peut pas désigner le jour
dans l'avenir où il perdra sa force fécondante. Lessins^
repoussait de son nom le grand titre d'homme de génie',
mais la durée de son influence témoigne contre lui-même.
En sens inverse, nous avons en littérature d'autres écri-
vains, et de très-considérables, qui, pendant leur vie,
ont été tenus pour des génies, mais dont l'influence a
cessé avec leur vie; ils étaient donc moins grands qu'eux-
mêmes et que d'autres ne le pensaient. Car, je le répète,
if n'y a pas génie là oii il n'y a pas puissance durable
de création. — L'affaire, l'art, le métier de l'individu
importe peu ; tout se vaut. Que l'on montre son génie
dans la science, comme Oken et Humboldt; dans la
guerre et l'administration des Etats, comme Frédéric,
Pierre le Grand et Napoléon, ou que l'on fasse une chan-
son comme Béranger, tout cela se vaut; il s'agit seule-
ment de savoir si la pensée, l'aperçu, l'action vivaient et
pouvaient continuer à vivre.
« Et j'ajouterai : ce n'est pas la quantité de produc-
tions ou d'actions dues à un homme qui en fait un
homme fécond. Nous avons en littérature des poètes que
l'on tient pour très -féconds parce qu'ils font paraître vo-
lume de poésies sur volume de poésies. Selon moi,
ces gens-là sont tout à fait stériles, car ce qu'ils ont fait
* On se rappelle son a%-erlisscment si clair : a Je donnerai un soufllet qui
en vaudra deux à qui m'appellera un génie. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 5
est sans vie et sans durée. Goldsmith, au contraire, a
écrit des poésies presque insignifiantes par leur nombre,
mais cependant c'est à mes yeux un poëte très-fécond,
parce que le peu qu'il a fait a en soi une vie qui sait se
conserver... »
Il se fit un silence, pendant lequel Goethe continuait à
marcher dans la chambre. J'étais désireux de l'entendre
encore parler sur ce sujet important, je cherchais à ra-
nimer sa parole, et je dis : « Cette fécondité du génie
est-elle tout entière dans l'esprit d'un grand homme ou
bien dans son corps? »
« Le corps a du moins la plus grande influence, dit
Gœthe. Il y a eu, il est vrai, un temps en Allemagne où
l'on se représentait un génie comme petit, faible, voire
même bossu; pour moi, j'aime un génie bien constitué
aussi de corps. — Quand on a dit de Napoléon que c'é-
tait un homme de granit, le mot était juste, surtout de
son corps. Que n'a-t-il pas exigé et pu exiger de lui!
Depuis les sables brûlants des déserts de Syrie jus-
qu'aux plaines de neige de Moscou, quelle infinité de
marches, de batailles, de bivouacs nocturnes, n'aperce-
vons-nous pas! que de fatigues, que de privations cor-
porelles n'a-t-il pas dû endurer? Peu de sommeil, peu de
nourriture, et, de plus, toujours une activité d'esprit ex-
trême! Au 18 brumaire, dans l'excitation et dans le tu-
multe de cette terrible journée, il était minuit, il n'avait
encore rien mangé; et, sans penser à restaurer son
corps, il se sentit encore assez de force, à une heure
avancée de la nuit, pour ébaucher la célèbre proclama-
tion au peuple français. Quand on pèse tout ce que
celui-là a fait et enduré, il semble qu'à quarante ans il
devait être usé jusqu'au dernier atome, mais, pas du
6 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
tout; à cet âge on le voyait s'avancer encore, toujours
héros parfait.
« Mais vous avez raison, le vrai apogée de sa carrière
se trouve dans sa jeunesse. — Et ce n'était pas peu de
chose pour un individu d'origine obscure de savoir, en
ce temps oii toutes les intelligences bien douées étaient
en mouvement, se faire tellement distinguer, qu'il se
trouvât à vingt-sept ans l'idole d'une nation de trente
millions d'âmes! Oui, oui, mon bon, il faut être jeune
pour faire de grandes choses. Et Napoléon n'est pas
unique! » — « Son frère Lucien, dis-je, était aussi dès
sa jeunesse arrivé très-haut. Nous le voyons président
des Cinq-Cents et ensuite ministre de l'intérieur, ayant à
peine vingt-cinq ans accomplis. »
« Lucien n'a rien à faire ici, dit Gœthe, car l'histoire
oiïre par centaines des exemples d'hommes remarquables,
qui, dès leur jeunesse, ont accompli les œuvres les plus
éclatantes aussi bien dans les cabinets que sur les champs
de bataille. Si j'étais prince, continua Gœthe avec viva-
cité, je ne choisirais jamais pour mes premiers emplois
des gens qui, n'ayant avancé que peu à peu, grâce à leur
naissance ou à leur ancienneté, continuent dans leur
vieillesse à se tramer sans se gêner dans leur ornière habi-
tuelle. On ne fait avec eux rien de bien remarquable. —
Des jeunes gens, voilà ce que je voudrais avoir! — Mais il
me faudrait des talents, armés d'énergie et de clarté, et
de plus animés d'une bonne volonté parfaite et d*une
noblesse parfaite de caractère. — C'est alors que ce serait
un plaisir de régner et d'entraîner son peuple en avant!
Mais oij est le prince qui aurait le bonheur d'être aussi
bien servi!...
« Je place de grandes espérances sur le prince hérédi-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 1
taire de Prusse*; d'après tout ce que je sais et j'entends
de lui, c'est un homme très-distingué, et il faut cela pour
savoir reconnaître, choisir les gens solides et qui ont
du talent/ Car, on a beau dire, on n'est connu que par
ses pairs et le prince d'une grande capacité saura seul
bien distinguer et apprécier la capacité de ses sujets et
de ses serviteurs. — La yorte ouverte au talent 1 c'était
là, vous le savez, le mot favori de Napoléon, qui avait
un tact tout particulier pour choisir les gens, et qui savait
placer toute force puissante dans sa vraie sphère ; aussi,
dans toutes les grandes entreprises de sa vie, il a été
servi comme pas un. »
Gœthe, pendant cette soirée, me plaisait plus que ja-
mais. — Tout ce qu'il y avait de plus noble dans sa nature
paraissait en mouvement ; les flammes les plus pures de
la jeunesse semblaient s'être ranimées toutes brillantes
en lui, tant il y avait d'énergie dans l'accent de sa voix,
dans le feu de ses yeux. Il me semblait singulier que lui,
qui dans un âge si avancé occupait encore un poste im-
portant, plaidât avec tant de force la cause de la jeunesse
et voulût que les premières places de l'État fussent don-
nées, sinon à des adolescents, du moins à des hommes
encore jeunes. Je ne pus m'empêcher de lui rappeler
quelques Allemands haut placés auxquels, dans un âge
avancé, n'avaient paru en aucune façon manquer ni
l'énergie ni la dextérité que la jeunesse possède, qualités
qui leur étaient nécessaires pour diriger des affaires de
toute sorte très-importantes.
« Ces hommes, et ceux qui leur ressemblent, dit Gœthe,
* Roi en 1840, sous le nom de Frédéric Guillaume IV; mort en 1862.
Il avait reçu, en eflet, un esprit très-distingué, mais malheureusement
il n'a pas su le diriger.
^8 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
sont des natures de génie, pour lesquelles tout est diffé-
rent; ils ont dans leur vie une seconde puberté, mais les
autres hommes ne sont jeunes qu'une fois. — Chaque
entéléchie * est un fragment de l'éternité et les quelques
années qu'elle passe unie avec le corps terrestre ne la
vieillissent pas. — Si cette entéléchie est d'une nature
inférieure, elle sera peu souveraine pendant son obscur-
cissement corporel ^ et même le corps la dominera ; elle
ne saura pas, quand il vieillira, le maintenir et l'arrêter.
— Mais si au contraire elle est d'une nature puissante,
comme c'est le cas chez tous les êtres de génie, non-seu-
lement en se mêlant intimement au corps qu'elle anime,
elle fortifiera et ennoblira son organisme; mais encore,
usant de la prééminence qu'elle a comme esprit, elle
cherchera à faire valoir toujours son privilège d'éternelle
eunesse. De là vient que chez les hommes doués supé-
rieurement, on voit, même pendant leur vieillesse, des
périodes nouvelles de grande fécondité; il semble tou-
jours qu'il y a eu en eux un rajeunissement momentané,
et c'est là ce que j'appellerais la seconde puberté.
« Mais la jeunesse est la jeunesse, et quelque puis-
sante que se montre l'entéléchie, elle ne maîtrisera
* Pour désigner l'âme, Gœlhe aimait à se servir de cette expression
aristotélique, expression énergique en harmonie parfaite avec ses idées
philosophiques et qui les révèle d'un mot, Entéléchie, c'est la force éter-
nelle, l'essence inaltérable qui possède en soi toutes les lois de son déve-
loppement.
* Goethe ici platonise ; celte définition : « La vie est un obscurcissement
de l'âme par le corps, » semble extraite du Phédon. Elle sort naturelle-
ment de l'esprit de Goethe, si faussement accusé d'athéisme. Gœlhe a la
et aimé toute sa vie Spinosa, mais sans jamais y trouver un panthéisme
athée. Il n'y trouvait, comme tant de ses compatriotes, qu'une ardente
piété, qui n'adore pas seulement Dieu caché et inconnu dans l'inconce-
vable infini, mais aussi Dieu visible et vivant dans l'univers que nos
jeux contempleot.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 9
cependant jamais entièrement le corps, et il est bien
différent de sentir en lui un allié ou un adversaire.
J'ai eu dans ma jeunesse un temps ou je pouvais exiger
de moi chaque jour la valeur d'une feuille d'impression,
et j'y parvenais sans difficulté. J'ai écrit le Frère et
la Sœur^ en trois jours; Clavijo, comme vous le savez,
en huit. Maintenant je n'essaye plus de ces choses-là, et
cependant, même dans ma vieillesse la plus avancée, je
n'ai pas du tout à me plaindre de stérilité; mais ce qui
dans mes jeunes années me réussissait tous les jours et
au milieu de n'importe quelles circonstances, ne me
réussit plus maintenant que par moments et demande des
conditions favorables. Il y a dix ou douze ans, dans ce
temps heureux qui a suivi la guerre de la Délivrance^,
lorsque les poésies du Divan me tenaient sous leur puis-
sance, j'étais assez fécond pour écrire souvent deux ou
trois pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en
voiture, ou à l'hôtel; cela m'était indifférent. — Mais
maintenant, pour faire la seconde partie de mon Faust^
je ne. peux plus travailler qu'aux premières heures du
jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par le som-
meil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m'ont
pas encore dérouté. Et cependant, qu'est-ce que je par-
viens à faire? Tout au plus une page de manuscrit, dans
le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j'écris
pourrait s'écrire dans la paume de la main, et bien sou-
vent, quand je suis dans une veine de stérilité, j'en écris
encore moins! »
* De Jery et Bately, on a fait le Chalet. Dans îe Frère et la Sœur, il
y a aussi un charmant opéra-comique qu'un de nos compositeurs devrait
tâcher de rendre aussi populaire que Jery et Bately.
* Terme consacré en Allemagne pour désigner les guerres de 1814-15.
1.
10 CONVERSATIONS DE GŒTIIE
« Est-ce qu'il n'y a pas, demandai- je, un moyen d'a-
mener une veine de fécondité, ou du moins de rendre
la veine plus abondante lorsqu'elle est trop maigre? » —
« C'est là un point bien bizarre, et sur lequel il y a bien
à penser et à dire, répondit Gœthe. Toute fécondité d'une
nature très-élevée,tout ce qui est aperçu important, inven-
tion, grande pensée, tout ce qui porte des fruits et a des ré-
sultats, tout cela n'obéit à personne et reste au-dessus de
toute puissance terrestre. L'homme doit considérer ces
choses comme des présents inespérés d'en haut, comme de
purs enfants de Dieu, qu'il faut recevoir avec une joie res-
pectueuse et vénérer. — Il y a là comme une puissance
démoniaque*, qui mène l'homme comme elle le veut, pen-
dant qu'il croit agir par lui-même. Dans ces circonstances
l'homme doit souvent être considéré comme l'instrument
du gouvernement suprême du monde, comme l'outil qui
a été jugé digne de recevoir l'impulsion divine. — Je
parle ainsi en pensant combien de fois il est arrivé qu'une
seule idée ait donné à des siècles entiers une physionomie
différente, et qu'un seul homme ait mis sur son temps
une empreinte qui se reconnaissait encore dans les géné-
rations suivantes et continuait à produire un heureux
effet. — Mais il y a aussi une fécondité d'espèce diffé-
rente, soumise à des influences terrestres, et que l'homme
tient plus en sa puissance, quoique là encore il trouve
des motifs pour s'incliner devant quelque chose de divin.
Je mets dans cette catégorie tout ce qui appartient à
* Les conversations suivantes vont éclaircir le sens de cette expression.
Dans les développements que Gœthe donne à ce sujet, on trouvera les
indications les plus intéressantes sur son mysticisme, assez analogue au
mysticisme de Socrate, par conséquent très-sage et très-réservé. Oa
peut dire qu'il se réduit à ceci :
Est Deus in nobis, agitante caiescimus illo.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 11
l'exécution d'un plan conçu, tous les anneaux intermé-
diaires d'une chaîne de pensées dont on voit briller déjà
les points extrêmes; j'entends tout ce qui donne une vie,
un corps visible à une œuvre d'art. — Ainsi, quand
Shakspeare eut la première pensée de son Hamlet, quand
l'idée de l'ensemble entra dans son esprit, comme une
impression inattendue, et que, dans un instant d'émotion
sublime, il aperçut les diverses situations, les divers ca-
ractères et le dénoûment général, ce fut là, pour lui,
un pur présent d'en haut, sur lequel il n'avait eu aucune
influence immédiate, quoique cependant pour qu'une
telle vue soit possible, il faille toujours supposer l'exis-
tence d'un esprit comme le sien. — Quant à l'exécution
de chaque scène, qui vint plus tard, quant aux dialo-
gues des personnages, ils dépendaient tout à fait de lui; il
pouvait y travailler à ses heures, chaque jour, et comme il
le voulait. — Cependant, dans tout ce que lui, Shakspeare,
a fait, il y a toujours la même énergie de production, et
on ne découvre pas dans ses pièces un seul passage qui
ne soit pas dans le ton exact, et qui ait été écrit avec
faiblesse. En le lisant, nous avons l'impression d'un être
qui, spirituellement et corporellement, avait ses forces
toujours et entièrement saines. — Si, au contraire, le
tempérament physique d'un poëte dramatique n'est pas
aussi sohde, aussi parfait, s'il est exposé à des indisposi-
tions et à des langueurs, alors la force qui lui est néces-
saire pour écrire ses dialogues lui manquera souvent, et
cela peut-être bien pendant des jours entiers. S'il veut,
par exemple, par des boissons spiritueuses, contraindre
la fécondité absente à apparaître ou augmenter le peu
qu'il sent en lui, alors il pourra peut-être avancer son
œuvre, mais toutes les scènes qu'il aura ainsi produites
12. CONVERSATIONS DE GŒTiïE.
forcément seront faciles à reconnaître à des signes fâ-
cheux. — Mon avis est qu'il ne faut rien forcer^ et qu'il
faut passer les heures et les jours stériles à niaiser ou à
dormir, plutôt que de vouloir faire quelque chose qui
plus tard nous chagrinera. »
« Ce que vous dites là, répliquai-je, je l'ai souvent
vérifié par moi-même, et c'est là à coup sûr une vérité
incontestable et qu'il faut respecter. Mais cependant
il me semble que, sans se forcer précisément, on peut par
des moyens naturels se mettre mieux en veine. Bien sou-
vent dans ma vie, dans certaines circonstances embarras-
sées, je ne pouvais venir à bout de prendre une décision.
Si je buvais alors quelques verres de vin, tout à coup je
voyais clairement ce que j'avais à faire, et j'étais décidé
sur-le-champ. Prendre une décision, c'est aussi en une
certaine façon produire quelque chose, et si quelques
verres de vin ont cette vertu, un pareil moyen n'est pas
tout à fait à mépriser. »
« — Je ne veux pas contester votre opinion, répondit
Goethe, mais ce que j'ai dit a aussi sa justesse, ce qui nous
montre que la vérité peut se comparer à un diamant qui
lance ses feux non pas dans une seule direction, mais
bien dans plusieurs. — Vous qui connaissez si bien mon
Divan^ vous savez que j'ai dit moi-même : Quand on a
bu, on connaît la vérité ! et par conséquent je suis com-
plètement de votre avis^ Il y a certainement dans le vin
des forces fécondantes très-remarquables, mais tout dé-
* Dans ses Xénies et dans ses Pensées, Gœlhe a dit encore : « Le vin
donne de la vivacité à l'esprit bien doué. Sans feu, l'encens ne répand
pas d'odeur; il faut donc l'enflammer avec des charbons ardents, si tu
veux sentir ses parfums. » — a Tout vase qui renferme un bon vin semble
bon au buveur, mais, pour moi, je ne bois avec plaisir que si je bois dans
une coupe grecque artistement travaillée . »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 13
pend aussi des circonstances, et du temps, et de l'heure :
ce qui sert à l'un nuit à l'autre. Il y a de même des forces
fécondantes dans le repos et le sommeil, (.til yen a aussi
dans le mouvement. Il y en a dans Teau, et surtout dans
l'atmosphère. — L'air frais des champs, voilà notre vraie
place; il semble que là l'esprit de Dieu entoure l'homme
de son souffle, et qu'il soit soumis à une influence divine.
Un des hommes les plus féconds qui aient jamais vécu,
c'est lord Byron, qui passait tous les jours plusieurs
heures en plein air, tantôt à cheval sur le bord de la
mer, tantôt dans une barque, ramant ou tenant la voile,
puis de là allant se baigner eu mer et nageant pour
exercer ses forces physiques \ » Gœthe s'était assis en
face de moi ; nous parlâmes encore de différents sujets,
de lord Byron surtout; nous rappelâmes les divers inci-
dents qui troublèrent ses dernières années, jusqu'à ce
qu'enfin une noble pensée , mais une malheureuse
destinée, l'entraînassent finir son existence en Grèce.
« En général, dit Gœthe, vous trouverez que souvent
dans le milieu de la vie de l'homme il y a comme un
virement ; tout dans la jeunesse lui réussissait, tout lui
devient contraire, et les malheurs lui arrivent les uns
après les autres. Savez-vous comment je m'explique
cela? C'est qu'il faut alors que l'homme soit détruit!
Tout homme extraordinaire a une certaine mission à
remplir; c'est pour elle qu'il a été appelé. Lorsqu'il l'a
accomplie, il ne peut plus servir à rien sur cette terre
sous sa forme actuelle, et la Providence l'emploie à quel-
que autre chose. — Mais comme tout ici-bas doit arriver
* « Je puis rester dans la mer pendant des heures, je m'y plais, et j'en
sors avec une liberté d'esprit que je n'éprouve jamais que dans ces occa-
sions. » Conversations de lord Byron avec Medwin, 1" vol., page 125.
U CONVERSATIONS DE GŒTHE.
par des voies naturelles, les puissances supérieures lui
tendent pièges sur pièges jusqu'à ce qu'il se laisse prendre.
C'est ainsi qu'il en a été de Napoléon et de bien d'autres.
Mozart est mort à trente-six ans, Raphaël aussi. Byron
n'a guère vécu davantage. Mais tous avaient complète-
ment renipli leur mission, et il était bien temps pour eux
de s'en aller, afin de laisser aussi aux autres quelque
chose à faire dans ce monde, qui doit durer longtemps. »
Il s'était fait très-tard. Gœthe me tendit sa main bien-
aimée, et je partis.
Mercredi, 12 mars 1828.
Après avoir quitté Gœthe hier soir, la conversation
importante que j'avais eue avec lui me restait dans l'es-
prit. Nous avions parlé aussi des forces de la mer et de l'air
marin. Gœthe avait dit qu'il croyait toutes les populations
des îles voisines de la mer, dans les climats tempérés,
bien plus actives et d'un esprit plus fécond que les popu-
lations renfermées dans l'intérieur des grands continents.
M'étais-je endormi avec ces pensées et avec un certain
désir de jouir des forces vivifiantes de l'Océan, je ne sais,
mais j'eus dans la nuit un rêve très-agréable et qui
m'étonna fort. — Je me vis dans un lieu inconnu, au
milieu de personnes qui m'étaient étrangères. C'était par
un très-beau jour d'été; j'apercevais autour de moi une
nature ravissante, nous avions bu joyeusement à table ;
nous nous promenions à travers d'agréables vallons,
quand tout à coup nous nous trouvâmes au milieu de la
mer, sur une île très-petite, espèce de rocher isolé, oii
pouvaient à peine tenir place cinq à six personnes et où
l'on ne pouvait se remuer sans craindre de glisser dans
l'eau. — Devant nous, à un quart de lieue on aper-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 15
cevait un rivage délicieux; une foule joyeuse, répan-
due au milieu de bosquets de verdure, écoutait un
concert. — Un de nous dit ; Il n'y a qu'une chose
à faire; déshabillons-nous et nageons jusque là-bas.
— Cela vous est facile à dire, répliquai-je, à vous qui
êtes jeune, beau, et avec cela bon nageur. Mais moi
je nage mal, et je n'ai pas une stature assez belle pour
paraître avec plaisir et sans embarras devant tous ces
étrangers qui sont sur le rivage. — Tu es fou, me dit un
des mieux faits de la compagnie; déshabille-toi et donne-
moi ton corps, tu prendras le mien. — A ces mots je me
déshabillai vite, je me mis à l'eau, et tout de suite je me
sentis dans le corps de ce jeune homme; j'étais devenu
vigoureux nageur, j'eus bientôt atteint la côte, et tout nu,
tout mouillé, je m'avançai au milieu de la foule avec la
confiance la plus sereine. J'étais heureux de me sentir
avec ces beaux membres; je n'avais aucune roideur,
aucune gêne, et je fis vite connaissance avec des étran-
gers réunis gaiement à une table sous un berceau. —
Peu à peu mes camarades avaient touché terre aussi, et
s'étaient joints à nous, il ne manquait que ce jeune hom-
me qui avait pris mon corps, et dans les membres duquë
je me sentais si à mon aise. — Enfin il arriva aussi près
du rivage et on me demanda si je n'avais pas de plaisir à
voir mon ancien moi. Ces paroles me donnèrent un cer-
tain malaise, en partie parce que je ne croyais pas devoir
être fier de mon moi, et en partie parce que je craignais
que mon ami ne voulût reprendre tout de suite son corps.
Cependant je me tournai vers la mer, et je vis mon se-
cond moi qui nageait très-près du rivage ; il regarda de
notre côté; en me voyant, il sourit, et me cria : tes mem-
bres n'ont pas !a force de nager, j'ai eu fort à faire pour
16 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
triompher des vagues et des écueils; il n'est pas étonnant
que j'arrive si lard et que je sois le dernier de tous. — Je
reconnus aussitôt le visage ; c'était le mien, mais rajeuni.
Je pris à part ce jeune homme et lui demandai : Com-
ment vous trouvez-vous dans mon corps? — Maintenant,
très à mon aise, dit-il; je sens toute ma force comme
autrefois; je ne sais pas ce que tu as contre tes membres,
ils sont très-bons, seulement il faut savoir s'en servir.
Reste dans mon corps aussi longtemps que cela te fera
plaisir; je resterai volontiers dans le tien. — Cette dé-
claration me réjouit fort, et, me sentant changé de
forme en restant le même pour les pensées, les senti-
ments et les souvenirs, j'eus l'impression vive de Tindé-
pendance parfaite de notre âme et de la possibilité d'une
existence future dans un autre corps. »
« Votre rêve est très-joli, me dit Gœthe, lorsque je lui
en racontai aujourd'hui après dîner les principaux in-
cidents. On voit que les muses vous visitent aussi pen-
dant votre sommeil, et pour vous être très-favorables, car
vous avouerez qu'il vous serait difficile dans l'état de veille
d'inventer quelque chose d'aussi original et d'aussi joU.»
« Je ne conçois guère comment j'ai pu avoir ces idées,
car tous ces jours-ci je me sentais l'esprit si abattu
que j'étais très-loin de tout tableau aussi animé et aussi
vivant. »
« La nature humaine tient cachées des forces étranges,
dit Gœthe, et au moment même où nous l'espérons le
moins, elle garde en réserve pour nous quelque bon pré-
sent. J'ai eu dans ma vie des temps pendant lesquels
je m'endormais en pleurant; mais dans mes rêves je
voyais les images les plus charmantes qui m'apparais-
saient pour me consoler, pour me rendre le bonheur j
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 17
et le matin suivant je me levais tout gai et tout frais.
« Du reste, nous autres Européens, tout ce qui nous
entoure est , plus ou moins , parfaitement mauvais;
toutes les relations sont beaucoup trop artificielles, trop
compliquées; notre nourriture, notre manière de vivre,
tout est contre la vraie nature; dans notre commerce
social, il n'y a ni vraie affection, ni bienveillance. Tout le
monde est plein de finesse, de politesse, mais personne
n'a le courage d'être naïf, simple et sincère; aussi
un être honnête, dont la manière de penser et d'agir est
conforme à la nature, se trouve dans une très-mauvaise
situation. On souhaiterait souvent d'être né dans les îles
de la mer du Sud, chez les hommes que l'on appelle sau-
vages, pour sentir un peu une fois la vraie nature hu-
maine, sans arrière-goût de fausseté.
w Quand, dans un mauvais jour, on se pénètre bien de la
misère de notre temps, il semble que le monde soit mûr
pour le jugement dernier. Et le mal s'augmente de gé-
nération en génération ! Car ce n'est pas assez que nous
ayons à souffrir des péchés de nos pères, nous léguons à
nos descendants ceux que nous avons hérites, augmentés
de ceux que nous avons ajoutés. »
« — J'ai souvent des pensées de ce genre dans l'esprit,
dis-je, mais si je viens à voir passer à cheval un régi-
ment de dragons allemands, en considérant la beauté
et la force de ces jeunes gens, je me sens un peu consolé
et je me dis : l'avenir de l'humanité n'est pas encore si
menacé! »
« — Notre population des campagnes, en effet, répondit
Goethe, s'est toujours conservée vigoureuse, et il faut es-
pérer que pendant longtemps encore elle sera en état
non-seulement de nous fournir de solides cavaliers, mais
18 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
aussi de nous préserver d'une chute et d'une décadence
absolues. Elle est comme un dépôt où viennent sans cesse
se refaire et se retremper les forces allanguies de l'huma-
nité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une
autre impression. Causez avec un nouveau Diable boiteux,
ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle con-
sidérable, il vous racontera tout bas des histoires qui
vous feront tressaillir en vous montrant de quelles mi-
sères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et
la société.
« — Mais chassons ces pensées hypocondriaques ; —
comment allez-vous? que faites-vous? qu'avez- vous fait
aujourd'hui? Racontez-moi tout cela, et faites-moi avoir
de bonnes idées. »
« — J'ai lu dans Sterne le passage où, montrant Yorick
flânant dans les rues de Paris, il fait la remarque que
sur dix hommes il y a un nain. Je pensais à ce trait
lors({ue vous parliez des infirmités des grandes villes. Je
me rappelle aussi avoir vu sous Napoléon un bataillon
d'infanterie française qui était composé uniquement de
Parisiens, et c'étaient tous des hommes si petits et si
grêles qu'on ne concevait guère ce qu'on voulait faire
avec eux à la guerre. »
« Les montagnards écossais du duc de Wellington de-
vaient paraître d'autres héros, dit Gœthe. »
« — Je les ai vus à Bruxelles un an avant la bataille de
Waterloo. C'étaient en réalité de beaux hommes! Tous
forts, frais, vifs, comme si Dieu lui-même les avait créés
les premiers de leur race. — Ils portaient tous leur tête
avec tant d'aisance et de bonne humeur, et s'avançaient
si légèrement avec leurs vigoureuses cuisses nues, qu'il
semblait que pour eux il n'y avait pas eu de péché ori-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 19
ginel, et que leurs aïeux n'avaient jamais connu les in-
firmités. »
« — C'est un fait singulier, dit Goethe. Cela tient-il
à la race ou au sol, ou à la liberté de la constitution poli-
tique, ou à leur éducation saine, je ne sais, mais il y a
dans les Anglais quelque chose que la plupart des au-
tres hommes n'ont pas. Ici, à Weimar, nous n'en voyons
qu'une très-petite fraction, et ce ne sont sans doute pas
le moins du monde les meilleurs d'entre eux, et cepen-
dant comme ce sont tous de beaux hommes, et solides!
Quelque jeunes qu'ils arrivent ici en Allemagne, à dix-
sept ans déjà, ils ne se sentent pas hors de chez eux
et embarrassés en vivant à l'étranger; au contraire,
leur manière de se présenter et de se conduire dans la
société est si remplie d'assurance et si aisée que l'on
croirait qu'ils sont partout les maîtres et que le monde
entier leur appartient. C'est bien là aussi ce qui plaît à
nos femmes, et voilà pourquoi ils font tant de ravages
dans le cœur de nos jeunes dames. Pour moi, en quahté
de père de famille allemand, à qui le repos des siens est
cher, je ressens souvent un peu d'ennui quand ma belle-
fille m'annonce que l'on attend l'arrivée prochaine d'un
nouveau jeune Insulaire. Toujours, je vois déjà en ima-
gination les larmes qui doivent couler à son départ. Ce
sont de dangereux jeunes gens; mais, vraiment, c'est leur
mérite même d'être dangereux. »
« — Je n'affirmerais pourtant pas, dis-je, que nos jeunes
Anglais de Weimar soient plus intelligents, plus spirituels,
plus instruits et mieux doués par le cœur que d'autres
personnes. »
« — Mon bon ami, il ne s'agit pas de cela, répliqua
Gœthe. Cela ne tient pas non plus à la naissance et à la
20 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
richesse. Ce qui les distingue, c'est d'avoir le courage
d'être tels que la nature les a faits. Il n'y a en eux rien
de faussé, rien de caché, rien d'incomplet et de louche;
tels qu'ils sont, ce sont toujours des êtres complets. Ce
sont parfois des fous complets, je l'accorde de grand
cœur; mais leur quidité est à considérer, et dans la ba-
lance de la nature elle pèse d'un grand poids. — Le
bonheur de la liberté individuelle, la conscience qu'ils
ont du nom anglais et de son importance chez les autres
nations fait déjà du bien aux enfants; dans leur famille
aussi bien que dans les étabhssements d'éducation, on les
traite avec bien plus de considération, et leur dévelop-
pement est bien plus libre et plus heureux que chez
nous autres Allemands. — Dans notre cher Weimàr, je
n'ai besoin que de me mettre à la fenêtre pour voir ce
qu'il en est chez nous. Quand dernièrement il est tombé
de la neige, les enfants du voisinage voulaient essayer
leurs petits traîneaux, aussitôt est venu un homme de la
police, et j'ai vu les pauvres petits se sauver à toutes
jambes. — Maintenant le soleil du printemps les attire
hors des maisons, ils aimeraient bien à jouer avec leurs
camarades devant leurs portes, mais je vois qu'ils sont
gênés, ils manquent de sécurité : ils semblent craindre
toujours l'arrivée d'un représentant de la police. — Un
gamin ne peut pas faire claquer son fouet, ou chanter,
ou appeler, aussitôt voilà la police qui arrive pour l'en
empêcher. — Tout chez nous concourt à discipliner de
bonne heure nos chers enfants et à faire envoler tout
naturel, toute originahté, toute fougue; aussi à la fin il
ne reste plus rien que le Philistin. — Vous savez qu'il
n'y a guère de jour oii je ne reçoive la visite de quelque
étranger qui passe par Weimar. Si je disais que j'éprouve
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 21
grand plaisir à voir les Allemands, surtout les jeunes sa-
vants qui viennent d'un certain pays du nord-esl ^, je
mentirais. La vue basse, le teint pâli, la poitrine affais-
sée, jeunes sans jeunesse, voilà le portrait de la plupart de
ceux qui se présentent. Et lorsque je me mets à causer
avec eux, je vois tout de suite que ce qui nous plaît leur
semble trivial et de nulle valeur. — Ils sont tout entiers
plongés dans l'idée, et ne savent s'intéresser qu'aux plus
hauts problèmes de spéculation. — Il n'y a pas trace
en eux de celte santé intellectuelle qui nous fait aimer
les choses qui agissent sur les sens; tous les sentiments
jeunes, tous les plaisirs de la jeunesse sont partis pour
eux, et ils ne peuvent plus revenir, car celui qui n'est
pas jeune à vingt ans, que sera-t-il à quarante ! »
Goethe poussa un soupir, et se tut.
Je pensais à la jeunesse de Gœlhe, qui appartient à
une époque si heureuse du siècle précédent; je sentis
passer sur mon àme le souffle d'été de Sesenheim, et
dans ma mémoire revinrent les vers :
L'après-midi toute la bande de la jeunesse
Allait s'asseoir sous les frais ombrages...
« Hélas! dit Goethe en soupirant, oui, c'était là un
un beau temps ! Mais chassons-le de notre esprit pour
que les jours brumeux et ternes du temps présent ne
nous deviennent pas tout à fait insupportables. »
« — Il serait bon, dis-je, qu'un second Sauveur vint
nous délivrer de l'austérité pesante qui écrase notre état
social actuel. »
' Berlin sans doute Gœlhe, on l'a vu plusieurs fois, n'a pas de sym-
|):ithie pour l'esprit berlinois, esprit négatif, prosaïque, vain et moqueur.
(( Les Berlinois sont les Gascons de l'Allemagne, » disait Napoléon, qui
ne les aimait pas plus que Gœlhe.
22 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
« — S'il venait, on le crucifierait encore pour la seconde
fois. Mais un si grand événement n'est pas nécessaire.
Si on pouvait seulement, en suivant l'exemple des An-
glais, donner aux Allemands moins de philosophie et
plus d'énergie réelle, moins de théorie et plus de pra-
tique, nous serions déjà presque sauvés, sans avoir be-
soin d'attendre l'apparition d'un être supérieur comme
le Christ. — Beaucoup de bien pourrait se produire par
en bas, par le peuple, au moyen des écoles et de l'édu-
cation domestique; beaucoup de bien pourrait être pro-
duit aussi par les souverains et par ceux qui les appro-
chent. Ainsi, je ne peux pas approuver que l'on exige
de ceux qui travaillent pour devenir employés de l'État
tant de connaissances de théorie scientifique; on ruine
ainsi avant le temps l'esprit et le corps des jeunes gens.
Puis, lorsqu'ils arrivent à la pratique du service, ils
ont, il est vrai, un bagage énorme de philosophie et
d'érudition, mais ils n'en trouvent pas l'usage dans le
cercle Hmité de leur emploi, et toutes ces connais-
sances, ne servant pas, s'oublient bien vite. — Quant
à ce qui leur était nécessaire avant tout, ils ne le
possèdent pas; il leur manque cette énergie d'esprit et
de corps qui est absolument indispensable pour faire
quelque chose de bon dans toute carrière pratique. Et
puis aussi, pour manier les hommes, est-ce qu'un servi-
teur de l'État n'a pas toujours besoin de dispositions af-
fectueuses et bienveillantes? Or comment sentirait-on et
montrerait-on pour les autres de la bienveillance, quand
on n'est pas bien à son aise avec soi-même? Tous ces
gens-là s'arrangent parfaitement mal I Le tiers de tous
ces savants et de tous ces employés enchaînés à leurs
bureaux a l'organisation attaquée, et succombe au dé-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 23
mon de l'hypocondrie. Il faudrait que le pouvoir prît des
mesures pour préserver au moins les générations fu-
tures de cette altération. Espérons cependant et atten-
dons, ajouta-t-il en souriant; dans un siècle, peut-être,
les Allemands sauront n'être plus des savants abstraits et
des philosophes, mais bien des hommes. »
* Vendredi, 16 mai 1828.
Je suis allé me promener en voiture avec Goethe. Il s'est
amusé du souvenir de ses discussions avec Kotzebue et
consorts * et il a récité quelques épigrammes très-gaies
dirigées contre Kotzebue, épigrammes d'ailleurs plus
comiques que blessantes. Je lui demandai : « Pourquoi
ne les insérez-vous pas dans vos œuvres? » — Il me
répondit : « J'ai toute une collection de semblables
poésies que je garde secrètes et que je ne montre qu'à
l'occasion à mes amis les plus sûrs. — C'était là l'unique
et innocente arme dont je disposais pour répondre aux
attaques de mes ennemis. Je m'épanchais en silence, et
avec elles je me délivrais et je me purifiais des fâcheux
sentiments de malveillance, que sans cela j'aurais dû
éprouver et nourrir contre mes adversaires, qui souvent
me faisaient en public des égratignures très-malignes.
Je me suis ainsi par ces petites poésies rendu person-
nellement à moi-même un service essentiel. Mais je ne
veux pas occuper le public de mes affaires privées et
blesser des personnes encore vivantes. Plus tard une
pièce, puis une autre pourra se publier sans inconvé-
nient. »
* Voir la Correspondance de Gœthe et de Schiller. M. Saint-René
Taillandier a raconté dans son commentaire si intéressant la conspiration
que Kotzebue organisa contre Gœthe en mars 1802.
'24 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
* Vendredi, 6 juin 1828.
Le roi de Bavière^, il y a quelque temps, a envoyé à
Weimar Slieler, peintre de la cour, pour faire le portrait
de Gœthe. Stieler, en guise de lettre de recommandation
et comme témoignage de son habileté, a apporté le por-
trait de grandeur naturelle d'une très-belle jeune femme,
mademoiselle de Hagen, actrice à Munich. — Gœthe a ac-
cordé alors à M. Stieler toutes les séances qu'il demandait,
et, il y a quelques jours, son portrait a été terminé.
Aujourd'hui j'ai dîné avec lui à midi. Il était seul; au
dessert, il se leva, me conduisit dans un cabinet attenant
à la salle à manger et me montra l'œuvre que vient de
terminer Stieler'. Puis, très-mystérieusement, il m'em-
mena dans la chambre que l'on appelle la chambre des
Mnjoliques, ou se trouvait le portrait de la belle actrice.
— « Eh bien! n'est-ce pas, cela mérite d'être vu! me
dit-il après que nous l'eûmes examiné. — Stieler n'a pas
été sot du tout! Il m'a apporté ce gentil morceau et me
l'a montré comme un appât, pour m'engager à poser et
pour me faire concevoir l'espérance que son pinceau, en
retraçant ma tête de vieillard, ferait naître une seconde
fois comme ici une tête angélique! »
* Le roi Louis. Il avait des soins très-délicals pour Gœthe. L'année
précédente, il lui avait témoigné son admiration de Ja façon la plus gra-
cieuse. On sait que les cadeaux et les compliments que nous nous fai-
sons le jour de la fête de noire patron et le premier jour de l'an se font
en Allemagne le jour anniversaire de la naissance et le jour de Noël. Or,
dans la nuit du 27 août 1827, le roi de Bavière était arrivé sans être
attendu à ^Veimar. Pourquoi venait-il? Uniquement pour saluer Gœthe
et lui remettre de fa main une décoration dans la matinée du 28, jour
anniversaire de la naissance du poêle. Ce sont là des galanteries qui ho-
norent le prince assez bien né pour en avoir l'idée.
* Ce portrait est aujourd'hui à la Pinacothèque de Munich.
CONVERSAT-.viif^o ot. GŒTIIE. 2a
Dimanche 15 juin 1828.
Nous venions de nous mettre à table quand M. Seidel *
entra avec des chanteurs tyroliens. Ils furent installés
dans le pavillon du jardin ; on pouvait les apercevoir par
les portes ouvertes, et leur chant à cette distance faisait
bon effet. M. Seidel se mit avec nous à table. Les chants
et les cris joyeux des Tyroliens nous plurent à nous autre?
jeunes gens; mademoiselle Ulrike et moi, nous fûmes
surtout contents du ((Bouquet» et de : ((Et toi, tu reposes
sur mon cœur », et nous en demandâmes les paroles.
Goethe ne paraissait pas aussi enthousiasmé que nous.
« Il faut demander aux oiseaux et aux enfants si les
cerises sont bonnes*, » dit-il. — Entre les chants, les
Tyroliens jouèrent différentes danses nationales, sur une
espèce de cithare couchée, avec un accompagnement de
ilùte tiaversière d'un son clair.
On appelle le jeune Goethe; il sort, revient presque
aussitôt, et congédie les Tyrohens, s'assied de nouveau à
table avec nous. Nous parlons à'Obéron, et de la foule
qui est arrivée à Weimar de tous côtés pour assister à la
représentation; déjà à midi il n'y avait plus de billets.
Le jeune Gœthe alors met fin au dîner en disant à son
^ère : « Cher père, si nous nous levions? Ces dames et
ces messieurs désirent peut-être aller au théâtre de meil-
leure heure. » — Celte hâte paraît singuhère à Gœthe,
puisque il était à peine quatre heures ; cependant il
consent et se lève ; nous nous dispersons dans les diffé-
rentes pièces de la maison. M. Seidel s'approche de moi
* Acteur du théâtre de ^Veima^
* Proverbe.
2« CONVERSATIOÎ^S DE GŒTHE.
et de quelques autres personnes, et me dit tout bas, le
visage troublé : « Votre joie à propos du théâtre est
vaine ; il n'y aura pas de représentation ; le grand-duc
est mort!... il a succombé hier en revenant de Berlin à
Weimar. » — Nous restons tous consternés. — Gœthe
entre, nous faisons tous comme si rien ne s'était passé
et nous parlons de choses indiftérentes. — Gœthe s'avance
près de la fenêtre avec moi et me parle des Tyroliens et
du théâtre. — « Vous allez aujourd'hui dans ma loge,
me dit-il, vous avez donc le temps jusqu'à six heures;
laissons les autres et restez avec moi, nous bavarderons
encore un peu. » — Le jeune Gœthe cherchait à renvoyer
la compagnie pour préparer son père à la nouvelle avant
le retour du chancelier qui la lui avait donnée le premier.
Gœthe ne comprenait pas l'air pressé de son fils et
paraissait fâché. — « Ne prendrez-vous pas votre café,
dit-il, il est à peine quatre heures! » — Cependant on
s'en allait, et moi aussi je pris mon chapeau. — « Eh
bien! vous aussi, vous voulez vous en aller? » me dit-il
en me regardant tout étonné. — a Oui, dit le jeune
Gœthe, Eckermann a aussi quelque chose à faire avant
la représentation. » — « Oui, dis-je, j'ai quelque chose
à faire avant la représentation. » — « Partez donc, dit
Gœthe, en secouant la tête d'un air sérieux, mais je ne
vous comprends pas. »
Nous montâmes dans les chambres du haut avec ma-
demoiselle Ulrike ; le jeune Gœthe resta en bas pour
préparer son père à la triste nouvelle.
Je vis ensuite Gœthe le soir. Avant d'entrer dans la
chambre, je l'entendis soupirer et parler tout haut. Il
paraissait sentir qu'un vide irréparable s'hait creusé
dans son existence. Il éloigna toutes les consolations et
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 27
n'en voulut entendre d'aucune sorte. — « J'avais pensé,
disait-il, que ]e partirais avant lui, mais Dieu dispose
tout comme il le trouve bien, et à nous autres pauvres
mortels il ne reste rien qu'à tout supporter, et à rester
debout comme il le veut et tant qu'il le veut. »
La nouvelle funèbre trouva la grande-duchesse mère
à son château d'été de AVilhemsthal ; les jeunes princes
étaient en Russie- — Gœlhe partit bientôt pour Dornbourg,
ifm de se soustraire aux impressions troublantes qui
Tauraient entouré chaque jour à Weimar, et de se créer
un genre d'activité nouveau et un entourage différent.
— Il lui était venu de France des nouvelles qui le tou-
chaient de près et qui avaient réveillé son attention; elles
l'avaient ramené une fois encore vers la4héorie du déve-
loppement des plantes. — Dans son séjour champêtre il
se trouvait très-bien placé pour ces études, puisqu*à
chaque pas qu'il faisait dehors il rencontrait la végéta-
tion la plus luxuriante de vignes grimpantes et de plantes
sarmenteuses. Je lui fis là quelques visites, accompagné
de sa belle-fille et de son petit-fils. — Il paraissait très-
heureux; il disait qu'il était très-bien portant, et ne
pouvait se lasser de vanter le site ravissant du château et
des jardins. Et, en effet, à cette hauteur, on a des
fenêtres le délicieux coup d'œil de la vallée, animée de
tableaux variés ; la Saale serpente à travers les prairies ;
en face, du côté de l'est s'élèvent des collines boisées; le
regard se perd au delà dans un vague lointain ; il est
évident que de cette position on peut très-facilement
observer, pendant le jour, les nuages chargés de pluie
qui passent et vont se perdre à l'horizon, et pendant la
nuit, l'armée des étoiles et le lever du soleil.
« Ici, disait Gœthe, nuit et jour j'ai du plaisir. Souvent
28 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
avant rapparition delà lumière je suis éveillé, j'ouvre ma
fenêtre; je rassasie mes yeux de la splendeur des trois pla-
nètesquisont dans ce moment au-dessus de l'horizon; je
me rafraîchis en voyant l'éclat grandissant de l'aurore. —
Presque toute la journée je reste en plein air, j'ai des
conversations muettes avec les pampres et les vignes ;
elles me donnent de bonnes idées, et je pourrais vous en
raconter des choses étranges. Je fais aussi des poésies, et
qui ne sont pas mauvaises ^ Je voudrais continuer par-
tout la vie que je mène ici. »
Jeudi, le 11 septembre 1618.
Aujourd'hui à deux heures, par le plus beau temps,
( œthe est revenu de Dornbourg. Il était très-bien portant
et tout bruni par le soleil. Nous nous mîmes bientôt à
table dans la pièce qui donne sur le jardin, et nous lais-
sâmes les portes ouvertes. Il nous a parlé de diverses
visites qu'il a reçues, de présents qu'on lui a envoyés, et
il accueillait avec plaisir les plaisanteries légères qui se pré-
sentaient de temps en temps dans la conversation. Mais en
regardant d'un œil attentif, il était impossible de ne pas
apercevoir en lui une gêne semblable à celle d'une per-
sonne revenant dans une situation qui, par un concours
de diverses circonstances, se trouve changée. Nous ne
faisions que commencer, lorsqu'on vint de la part de la
grande-duchesse mère féliciter Goethe de son retour et
lui annoncer que la grande-duchesse aurait le plaisir de
lui faire sa visite le mardi suivant.
* dornbourg en septembre; A minuit; le Fiancé; A la lune se
levant. La mélancolie et la sérénité, en apparaissant tour à tour dans
ces petites poésies, leur donnent le charme le plus original et le plus
sympalliiquQ»
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 29
Depuis la mort du grand-duc, Gœthe n'avait vu per-
sonne de la famille du prince. Il avait été, il est vrai, en
correspondance constante avec la grande-duchesse, et ils
s'étaient à coup sûr suffisamment étendus sur la perte
qu'ils venaient de faire. Mais il allait pour la première
fois la revoir elle-même, et cette entrevue, qui ne pou-
vait se passer sans amener des deux côtés des retours
douloureux sur le passé, devait être attendue avec un
peu d'appréhension. — Gœthe n'avait pas encore vu non
plus les enfants du grand-duc, et n'avait pas été présenter
ses hommages à ses nouveaux souverains. Il pensait à
tout cela, et quoique pour l'homme du monde accompli
ces devoirs ne fussent pas embarrassants, ils étaient une
gêne pour le poète, qui aurait toujours désiré ne suivre
que sa vraie direction et se livrer tout entier au seul genre
d'activité pour lequel il était né. — D'autres visites
encore le menaçaient. La réunion des naturalistes cé-
lèbres à Berlin avait mis en mouvement beaucoup
d'hommes remarquables; la plupart de ceux qui traver-
saient Weimar avaient annoncé leur visite et on attendait
leur arrivée. Ces dérangements qui, devant durer des
semaines entières, étaient si bien faits pour paralyser
les pensées intimes et les détourner de leur voie accou-
tumée ; les embarras que devaient amener ces visites
d'ailleurs si dignes d'être accueillies, c'étaient làautantde
préoccupations qui durent se présenter à Gœthe comme
de vilains spectres, dès qu'il mit le pied sur le seuil de
sa maison et qu'il pénétra dans son appartement. —
Mais ce qui lui pesait encore plus que tous ces ennuis
tenait à un fait que je ne dois pas oublier. La cinquième
livraison de ses œuvres, qui renferme les Années de
voyage de Wilhehn Meîster^ doit s ïïm^nmerèi'Noëi. Cq
2.
30 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
roman a été publié jadis en un volume, mais Goethe a
commencé à le retoucher partout, et a mêlé tant de nou-
veau à l'ancien, que l'ouvrage, dans la nouvelle édition,
formera trois volumes. Il en a achevé une grande partie,
mais une grande partie reste encore à finir. Le manuscrit
est tout plein de pages blanches qui ne se remplissent pas.
Ici il faut ajouter quelque chose dans l'exposition; là
c'est une transition habile qu'il faut trouver pour que le
lecteur sente moins que l'ouvrage est fait de morceaux
réunis ; là sont des fragments de grande importance,
auxquels manque tantôt le commencement, tantôt la fin ;
il y a donc encore beaucoup à faire dans les trois volumes
pour que ce grand ouvrage soit agréable et attachant.
■ — Le printemps dernier, Gœthem'a donné le manuscrit
à examiner; nous avons alors, verbalement et par écrit,
discuté beaucoup ce sujet important; je lui conseillai de
consacrer l'été tout entier à finir cette œuvre et de laisser
pendant ce temps tous ses autres ouvrages ; il était con-
vaincu que c'était là une résolution nécessaire, et il
voulait en effet agir ainsi. — Mais le grand -duc était
mort alors, et cette mort avait creusé dans l'existence de
Goethe un tel vide, qu'il ne fallait plus espérer avoir l'en-
jouement et les dispositions d'esprit paisibles, nécessai-
res pour cette composition. Il n'avait alors à penser
qu'à une chose : comment il se maintiendrait au-dessus
de ce coup, et comment il arriverait à reprendre son équi-
libre.
Aujourd'hui, revenant de Dornbourg, et entrant au
commencement de l'automne dans son habitation de Wei-
mar, il dut se rappeler aussitôt l'achèvement de ses
Années de voyage, et son esprit dut se représenter vive-
ment le peu de temps qui lui restait et les dérangements
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 31
de toute nature qui venaient se mettre en travers de son
esprit pour l'empêcher de se livrer à une création pure
et paisible.
Si l'on réunit ensemble tous ces motifs, on me com-
prendra quand je dirai que malgré l'enjouement de
Goethe à table, il y avait au fond de son âme une gêne
visible. — Je donne aussi tous ces détails parce qu'ils se
rattachent à une parole de Gœthe qui me parut très-
curieuse, et qui peint sa situation et sa nature dans son
originalité caractéristique. Le professeur Abeken d'Osna-
bruckS quelques jours avant le 28 août, m'avait adressé
avec une lettre un paquet qu'il me priait de donner à
Gœthe à son anniversaire de naissance : « C'était un
souvenir qui se rapportait à Schiller, et qui certai-
nement ferait plaisir. » — Aujourd'hui, quand Gœthe,
à table, nous parla des divers présents qui lui avaient
été envoyés à Dornbourg pour son aniversaire, je lui
demandai ce que renfermait le paquet d' Abeken. —
C'était un envoi curieux qui m'a fait grand plaisir,^
-il. Une aimable dame chez laquelle Schiller avait
le thé a eu l'idée excellente d'écrire ce qu'il avait dit.
1 tout vu et tout reproduit très-fidèlement; après
ong espace de temps, cela se lit encore très-bien,,
u'^on est replacé directement dans une situation
paru, avec tant d'autres grandes choses, mais
gisie avec toute sa vie et heureusement fixée à
• ce récit. — Là, comme toujours, Schiller
ne possession de sa haute nature ; il est aussi
Me à thé qu'il l'aurait été dans un conseil
le gêne, rien ne resserre ou n'abaisse le
^récepteur des enfants de Schiller; plus tard direct
>ruck. 11 a publié deux ouvrages sur Gœthe.
32 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
vol de sa pensée; les grandes vues qui vivent en lui
s'échappent toujours sans restrictions, sans vaines con-
sidérations. — C'était là un vrai homme! et c'est ainsi
que l'on devrait être! Mais nous autres, nous avons tou-
jours quelque chose qui nous arrête ; les personnes, les
objets qui nous entourent exercent s'jrno us leur influence;
la cuiller à thé nous gêne, si cile ©st (i'or, et que nous
croyions la trouver d'argent, et c'est ainsi que paralysés
par mille considérations, nous n'arrivons pas à exprimer
librement ce qu'il y a peat-être de grf.nd en nous-même.
Nous sommes les escliives des choses extérieures, et nous
paraissons grands ou petits, suivant qu'elles diminuent
ou élargissent dc?aot nous Tc^space ! »
Gœthe se tut, k eonvdrsation changea, mais moi je
gardai dans mon ciOfir ces paroles qui exprimaient mes
convictions intimes.
• Vendredi, 26 septembre 1828.
Goethe m'a montré aujourd'hui sa riche collection de
fossiles, placée dans le pavillon du jardin de sa maison
de campagne. C'est lui-même qui l'a rangée, elle a été
très-augmentée par son fils, et elle est surtout intéressante
par une riche suite d'os pétrifiés qui tous ont élé trouvés
dans les environs de Weimar.
Mercredi, 1" octobre 1828.
M. Hœnninghausen, de Crefeld, chef d'une grande
maison de commerce, et en même temps amateur des
sciences naturelles, et surtout de minéralogie, était au-
jourd'hui à diner chez Gœthe. C'est un homme à qui ses
grands voyages et ses études ont donné des connaissances
très-variées ; il revenait de l'assemblée des naturalistes
CONVERSATIONS DE GŒTHE. G3
de Berlin, on causa de tous les sujets qui y avaient été
agités, et surtout de minéralogie. En parlant des Vulca-
niens et de la manière dont les hommes arrivent à leurs
hypothèses et à leurs vues sur la nature, on prononça
le nom du grand naturaliste Aristote, et Gœthe dit :
« Aristote a vu la nature mieux que pas un moderne,
mais il adoptait ses opinions trop vite. — Il faut avec la
nature procéder doucement, lentement, si l'on veut
gagner quelque chose sur elle. Lorsque, dans mes
recherches d'histoire naturelle, il me venait une idée, je
n'exigeais pas que la nature me donnât immédiatement
raison; non, je continuais à observer, j'expérimentais,
et j'étais content si elle voulait bien de temps en temps
se montrer assez bonne pour confirmer mon idée théo-
rique. Lorsqu'elle la contredisait, elle me conduisait
parfois à un autre aperçu dont elle était peut-être plus
disposée à prouver la justesse, et que j'étudiais, en
marchant toujours derrière elle. »
Vendredi, 5 octobre 1828.
Aujourd'hui, à dîner, j'ai causé avec Gœthe de la
Guerre des Chanteurs de la Wartburg^ par Fouqué, poè-
me que j'ai lu d'après son désir. Nous convînmes tous
deux que ce poëte, après avoir pendant toute sa vie étudié
l'Allemagne ancienne, n'avait à la fin tiré de là aucun
profit pour lui-même.
« De cette ancienne et ténébreuse Allemagne, dit
Gœthe, il y a pour nous à tirer aussi peu que des chants
serbes et des autres poésies barbares du même genre. On
lit cela , on s'y intéresse bien un certain temps, mais
seulement pour en avoir fini et pour le laisser de côté.
* Poëme publié en 1828.
34 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
L'homme en général est assez attristé par ses propres
passions et ses propres vicissitudes, sans avoir besoin de
s'attrister encore par les sombres tableaux d'un passé
barbare. Il a besoin de clarté, d'idées rassérénantes, et il
faut pour cela qu'il se tourne vers ces époques artistiques
et littéraires pendant lesquelles les hommes supérieurs
étant arrivés à un développement parfait, se sentaient
bien avec eux-mêmes, et pouvaient verser dans les âmes
la félicité que leur donnait leur science. — Mais voulez-
vous avoir une bonne opinion de Fouqué? Lisez Ondine ,
c'est vraiment délicieux. C'était, il est vrai, un excellent
sujet, et on ne peut pas dire même que le poète en ait
tiré tout ce qu'il renfermait, mais cependant Ondine est
un bon ouvrage et vous plaira. »
« Je n'ai pas de bonheur avec la littérature allemande
contemporaine, dis-je. Quand j'ai lu les poésies de Egon
Ebert^, je sortais de Voltaire, dont j'ai commencé à faire
la connaissance en lisant ses petites poésies adressées à
diverses personnes ; elles sont certainement au nombre
des meilleures qu'il ait écrites. — Aujourd'hui, avec fou-
qué, la même chose m'arrive. J'étais enfoncé dansla Jolie
fille de Perth^ de Walter Scott, la première œuvre égale-
ment que j'aie lue de ce grand écrivain, et je me trouve
amené à la mettre de côté pour me donner à la Guerre
des Chanteurs de la Wartburg ! »
« Contre d'aussi grands étrangers, dit Gœthe, nos con-
temporains allemands ne peuvent pas lutter. Vous faites
bien cependant d'apprendre à connaître peu à peu tous
les écrivains nationaux et étrangers, vous verrez ainsi où
il faut aller puiser cette haute éducation générale, néces-
saire au poëte. »
* Pucte oulrichien, né en 1801,
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 35
Madame deGœlhe entra et se plaça avec nous à table.
« Mais n'est-ce pas, continua gaiement Gœthe, la Jolie
fille de Perlh de Walter Scott ? quel charmant ouvrage!
Voilà qui est fait! Voilà une main! Pour Tensemble, un plan
fermement tracé : et pour le détail, pas une ligne qui ne
conduise au but! Et quel détail! Dialogues, descriptions,
tout est excellent ! Ses scènes et ses situations ressem-
blent à des tableaux de Téniers; dansladisposition géné-
rale se montre la hauteur de son art; les figures, prises à
part, ont une vérité parlante, et l'exécution est finie avec
tant d'amour pour l'art jusque dans les plus petits détails
que l'artiste ne nous laisse plus un seul coup de pinceau
à donner. Jusqu'oiî avez-vous lu? »
« — Je suis arrivé à cet endroit où Henri Smith conduit
la belle harpiste chez elle, à travers les détours des rues,
et rencontre à son grand dépit le chapelier Proutfut et
l'apothicaire Dwining. »
« — Oui, dit Gœthe, un joli passage!... l'honnête armu-
rier obligé malgré lui de prendre à la fin sur son dos cette
fille, et même son petit chien, c'est là un des traits les
plus remarquables qui aient été saisis dans un roman.
Cela montre un connaisseur du cœur humain à qui tous
ses secrets les plus intimes sont clairement découverts. »
« — J'admire aussi cette habileté d'avoir fait du père de
l'héroïne un fabricant de gants, qui, par ses achats de
peaux, se trouve depuis longtemps en relations avec les
hautes terres. »
« — Oui, dit Gœthe, c*est là un trait rempli d'art. Il
amène dans tout le livre une foule de circonstances très-
favorables au récit et une foule de détails qui, ayant
ainsi un point de départ dans un fait réel bien choisi,
prennent une couleur de vérité parfaite. Partout vous
36 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
trouvez dans les tableaux de Walter Scott une sûreté et
une richesse de dessin admirables dues à sa profonde
connaissance du monde réel; il l'avait peu à peu acquise
par des études, par des observations prolongées pendant
sa vie entière, et par des entretiens quotidiens sur les af-
faires les plus importantes. Ajoutez à cela sa grande ha-
bileté et l'étendue de son génie! Vous rappelez-vous le
critique anglais ^ qui compare les poètes avec les chan-
teurs, disant que les uns n'ont que quelques bonnes
notes, tandis que les autres ont à leur service tous les
sons, depuis les plus élevés jusqu'aux plus bas. C'est
parmi ces derniers que se range AValter Scott. Dans la
Jolie fille de Perth, vous ne trouvez pas un seul passage
faible où vous sentiez que ses connaissances ou son
talent aient été insuffisants. Il est toujours à la hauteur
de toutes les parties de son sujet. Le roi, le frère du
roi, le prince héréditaire, le chef de la religion, le noble,
le magistrat, le bourgeois, l'artisan, le montagnard,
tous sont dessinés d'une main aussi sûre, et saisis avec
la même vérité. »
« — Les Anglais, dit madame de Gœthe, aiment surtout
le caractère de Henri Smith, et Walter Scott paraît avoir
fait de lui le héros du livre. Ce n'est pas mon favori;
celui qui me plaît le mieux, c'est le prince. »
« — Le prince, dis-je, malgré sa brusquerie, reste en-
core digne d'être aimé, et il est aussi bien dessiné que
pas un. »
« — Lorsqu'il est à cheval, dit Gœthe, et qu'il élève
sur son pied la johe harpiste pour l'embrasser, voilà-
un trait de ce damné art anglais! — Mais vous autres
femmes, quand tous prenez ainsi parti, vous avez tort ;
« Carlyle.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 37
VOUS ne lisez un livre que dans le désir d'y trouver un
aliment pour votre cœur, un héros que vous puissiez
aimer ! Ce n'est pas ainsi qu'il faut lire; ce n'est pas un
caractère qui doit vous plaire, c'est le livre. »
« Oui, nous autres femmes, voilà comme nous sommes,
cher père I dit Madame de Goethe en se penchant et en
tendant la main à Gœthe par-dessus la tahle pour la lui
serrer. » — « Et il faut bien vous laisser avec vos qua-
lités charmantes, » répondit Gœthe.
Il prit alors le dernier numéro du Globe^ qui était
près de lui. Je causai pendant ce temps avec Madame
de Gœthe des jeunes Anglais dont j'avais fait la connais-
sance au théâtre.
« Quels hommes que ces Messieurs du Globe! dit
Gœthe avec assez de feu; on n'a pas d'idée comme chaque
jour ils grandissent et prennent plus d'importance. Comme
ils sont tous pénétrés d'un même esprit! En Allemagne,
un pareil journal serait purement et simplement impos-
sible. Nous ne sommes tous que des individus isolés; il
ne faut pas penser à un pareil accord; chacun a les opi-
nions de sa province, de sa ville, de sa propre personne,
et nous attendrons encore longtemps avant que l'Alle-
magne soit pénétrée par un même esprit général I »
* Lundi, 6 octobre 1828.
J'ai dîné chez Gœthe avec M. de Martius*, qui est ici
depuis quelques jours, et qui s'entretient avec Gœthe de
botanique. Ils parlent surtout de la tendance spiraloïde
des plantes. M. de Martius a fait, sur ce sujet, des dé-
couvertes importantes; il lésa communiquées à Gœthe, à
* Voyageur et naturaliste, aujourd'hui secrétaire perpétuel de l'Acadé-
mie des sciences de Munich.
3
58 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
qui elles ouvrent un champ nouveau. Goethe semblait
accueillir les idées de son ami avec une espèce de passion
juvénile. Il a dit : « Cette découverte est un progrès
Irès-grand dans l'étude de la physiologie des plantes. Le
nouvel aperçu sur la tendance spiraloïde est tout à tait
en harmonie avec ma théorie des métamorphoses; elle
appartient à la même voie de recherches, mais elle, fait
faire un pas immense en avant. »
Mardi, 7 octobre 1828.
Aujourd'hui se trouvait à dîner la société la plus ani-
mée. Outre les amis de Weimar, il y avait quelques na-
turalistes revenant de Berlin, et entre autres, placé à côté
de Gœthe, M. de Martius. On parla gaiement sur les
sujets les plus divers. Gœthe était dans une excellente
disposition et très-communicatif. On causa du théâtre, et
surtout du dernier opéra de Rossini, Moïse. On blâmait
le sujet, on louait ou on critiquait la musique; Gœthe dit
alors : « Je ne vous conçois pas, vous autres, braves
enfants, quand vous séparez le sujet et la musique, et
que vous pouvez jouir séparément de chaque chose;
vous dites : le sujet ne vaut rien; mais vous ne l'avez
pas vu, et vous avez joui seulement de la musique qui
était excellente. J'admire vraiment votre organisation, et
vous êtes étonnants d'avoir des oreilles capables d'écouter
des sons agréables au même moment où le plus puissant
des sens, votre vue, est affligée du spectacle le plus ab-
surde. Et vous ne nierez pas que votre Mo'ise ne soit
vraiment par trop absurde. Déjà, quand le rideau se lève,
les personnages sont en prière! C'est là une inconvenance
choquante. Il est écrit : « Si tu veux prier, va dans ta
« cliambre et ferme '?jjorte sur toi. » — On ne doit pas
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 39
prîer sur le théâtre. — J'aurais fait un tout autre Moise
et j'aurais donné à la pièce un tout autre commencement.
J'aurais d'abord montré les enfants d'Israël écrasés de
travaux par la tyrannie des rois d'Egypte, afin de mieux
mettre en relief les services que Moïse a rendus à
son peuple, en le délivrant d'un esclavage aussi hon-
teux... »
Gœthe continua gaîment à bâtir ainsi pas à pas tout
l'opéra, scène par scène, acte par acte, en suivant l'his-
toire, semant partout l'esprit et la vie, étonnant et
charmant toute la compagnie qui admirait Tintarissable
flot de ses pensées et la richesse heureuse de ses inven-
tions. — Cela passa si vite que je n'ai pu rien retenir;
cependant je me rappelle encore qu'il avait introduit
une danse d'Egyptiens, danse par laquelle ceux-ci célé-
braient le retour de la lumière après l'éclipsé.
De Moïse on passa au Déluge, et, agitée par ces ingé-
nieux naturalistes, la question fut bien vite traitée au
point de vue de l'histoire naturelle.
a On prétend avoir trouvé sur l'Ararat un morceau de
l'arche de Noé, dit M. de Martius; je serais étonné si l'on
n'y trouvait pas aussi les crânes pétrifiés des premiers
hommes. »
Cette phrase amena la conversation sur les diverses
races d'hommes , noire , brune, jaune, blanche, qui
habitent les diverses contrées de la terre; on se demanda
s'il fallait vraiment admettre que tous les hommes des-
cendent d'un seul couple, Adam et Eve. — M. de Martius
tenait pour la tradition de l'Écriture sainte, et il cherchait
% la fortifier en naturahste, par le prmcipe que la nature,
dans toutes ses productions, se montre d'une économie
extrême.
*0 CONVEllSATIOiSS DE GŒTIIE.
Goethe dit : « Je suis d'un avis tout à fait opposé. Je
soutiens, au contraire, que la nature se montre toujour.
généreuse, prodigue même, et qu'il est bien plutôt con-
lornie à son esprit de supposer qu'elle a fait naître, non
un pauvre et unique couple, mais des douzaines, des
centaines de couples. — Lorsque la terre fut arrivée à un
certain point de maturité, que les eaux furent écoulées et
que le sol suffisamment sec se couvrait déjà un peu de
verdure, alors arriva l'époque de la naissance de l'homme,
et les êtres humains se produisirent par la toute puissance
de Dieu partout où le sol le permit, peut-être d'abord
sur les parties les plus élevées. Je considère cette manière
de concevoir nos origines comme la plus sensée; quant
à chercher comment le fait s'est passé, c'est là pour moi
un travail vain qu'il faut laisser à ceux qui aiment les
problèmes insolubles et qui n'ont rien de mieux à
faire ^ »
« Quand même, comme naturaliste, dit M. deMartius
avec une certaine malice, je serais disposé à adopter les
vues de Votre Excellence, comme bon chrétien je me
sens assez embarrassé d'accepter une théorie qui ne con-
corde pas avec les dires delà Bible. »
« — L'Ecriture sainte, répondit Goethe, ne parle cer-
tainement que d'un couple, créé par Dieu au sixième
jour; les esprits hautement doués qui ont écrit celte pa-
role de Dieu, transmise par la Bible, pensaient avant
tout à leur peuple élu, et nous ne voulons nullement con-
tester à ce peuple l'honneur de descendre d'Adam. Mais
nous autres, et avec nous les nègres, les Lapons et les
hommes élancés qui sont plus beaux que nous tous, nous
* Comparer 1" volume, page 104.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 41
avons eu certainement d'autres aïeux, car l'honorable
compagnie m'accordera à coup sûr qu'il y a entre nous
et les fils authentiques d'Adam de grandes différences, et
entre autres, au point de vue de l'argent. »
On rit; la conversation redevint générale; Gœthe, ex-
cité par M. deMartius à la contradiction, prononça encore
plusieurs mots remarquables qui, sous une apparence de
plaisanterie, cachaient un sens très-sérieux. Quand on
sortit de table, on annonça M. de Jordan, ministre de
Prusse, et nous nous retirâmes dans une chambre voi-
sine.
Mercredi, 8 octobre 1828,
Aujourd'hui, chez Gœthe, on attendait à dîner Tieck,
avec sa femme, ses lilles et la comtesse Finkenstein^ Je
me trouvai avec eux dans la pièce d'entrée. Tieck avait
très-bonne mine ; les eaux du Rhin paraissaient avoir
produit sur lui un très-bon effet. Je lui racontai que
j'avais lu, depuis que je l'avais vu, le dernier roman de
Walter Scott, et quel plaisir m'avait donné ce talent
extraordinaire. « Je doute, dit Tieck, que ce roman, que
je n'ai pas encore lu, soit le meilleur que Walter Scott
ait composé, mais cet écrivain est si remarquable que la
première œuvre de lui qu'on lit étonne toujours; on peut
l'aborder par n'importe quel côté. »
Le professeur Gœttling- entra; il revenait tout nou-
vellement de son voyage en Italie. J'avais un grand
plaisir à le revoir, et je l'attirai près d'une fenêtre pour
* Amie intime de Tieck.
- Philologue et archéologue distingué, professeur à l'Université d'Iéna.
En 1824, il avait dédié à Gœthe son édition de la Politique d'Aristote
Hvcc cette dédicace : « Gœtliio laureati populi principi hanc principis
l'eripattticorum editionem sacram esse voluit editor. »
42 CONVERSATIONS DE GŒTllE.
qu'il me fît quelques récits de son voyage. — <( Rome!
dit-il, Rome! voilà où il faut que vous alliez pour deve-
nir quelque chose! Voilà une ville! Voilà une vie! Voilà
un monde! Nous ne pouvons ici, en Allemagne, nous
détacher de tout ce qu'il y a de petit dans notre nature.
Mais dès que l'on entre à Rome, on est transformé,
et nous nous sentons grands comme ce qui nous en-
toure. » — « Pourquoi n'êtes-vous pas resté plus long-
temps? » — a Mon congé et mon argent étaient à leur
fin!... J'ai ressenti une émotion étrange quand, tour-
nant le dos à l'Italie, j'ai de nouveau franchi les Alpes. »
Goethe arriva, salua ia compagnie, causa avec Tieck et
sa famille, et offrit bientôt le bras à la comtesse pour
la conduire à table. La conversation fut vive, sans
façon, mais je ne m'en rappelle pas le sujet. Après
dîner, on annonça les princes d'Oldenbourg. Nous mon-
tâmes tous dans l'appartement de Madame de Goethe;
Mademoiselle Agnès Tieck se mit au piano, et chanta la
jolie romance : « Je me glisse dans la campagne; »
sa belle voix de soprano a une vérité d'expression qui
ne peut s'oublier.
Jeudi, 9 octobre 1828.
Aujourd'hui j'ai dîné seul avec Goethe et Madame de
Goethe. — Nous reprîmes les sujets de conversation des
jours précédents. — Je rappelai à Gœthe son heureuse im-
provisation sur le Mo'ise de Rossini. — a Je ne sais plus,
me dit-il, ce que dans un moment de plaisanterie et de
bonne humeur, j'ai pu dire sur le Moïse, ces choses-R
s'oubhent vite. Mais ce qui est certain, c'est que je ne
peux jouir vraiment d'un opéra que lorsque le poème est
aussi parfait que la musique, et que tous deux marchent
CONVERSATIONS DE GOETHE. 43
du même pas. Si vous me demandez quel opéra je trouve
bon, je vous citerai le Porteur d'ean\ car la pièce est si
bonne qu'on la donnerait et qu'on la verrait seule avec
plaisir. Les compositeurs ne comprennent pas Timpor-
(ance d'un bon sujet, ou bien il leur manque des poètes
qui s'entendent à leur écrire de bons poëmes. Si le Franc
archer n'était pas un sujet aussi heureux, la musique
aurait eu de la peine à donner à l'opéra la popularité
dont il jouit ; on devrait donc avoir aussi quelque consi-
dération pour M. Kind*. »
Nous parlâmes ensuite du voyage en Italie du profes-
seur Gœttling.
« Je ne peux reprocher à ce bon ami de parler de l'I-
talie avec cet enthousiasme, car je sais l'effet qu'elle a
produit sur moi!... Je peux dire que c'est seulement à
Rome que j'ai senti ce que c'est vraiment qu'un homme!
Plus tard, je n'ai plus joui d'émotions aussi hautes, aussi
heureuses, et vraiment je n'ai jamais retrouvé cette joie
que je sentais en moi pendant mon séjour à Rome!...
Mais ne nous laissons pas entraîner à des idées mélanco-
liques, dit-il après une pause. — Comment cela va-t-il
avec la Jolie Fille de Perth? Racontez-moi vos impres-
sions. »
« — Je lis lentement; je suis cependant arrivé à la
scène où Proutfut, ayant revêtu l'armure de Henri Smith,
dont il imite la démarche et la manière de siffler, est
frappé, et trouvé le lendemain matin dans la rue parles
bourgeois de Perth, qui le prennent pour Henri Smith et
mettent toute la ville en alarme. »
«^'om allemand des Deux Journées, paroles de Bouilly, musique de
•Chcrubini.
- Auteur des paroles du Freyschûtz.
41 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
« — Oui, dit Gœthe, c'est une scène remarquable et
l'une des meilleures. »
« — J'ai observé là, continuai-je, avec quel talent et
quelle clarté Walter Scott sait démêler les circonstances
les plus embrouillées; tout se sépare en masses isolées,
en tableaux distincts; il semble que nous assistions atout
ce qui se passe en différents lieux comme le feraient des
êtres supérieurs à qui rien n'est caché et qui voient tout
d'en haut. »
« — En général, dit Gœthe, chez Walter Scott, l'habileté
de l'artiste est très-grande, aussi ceux qui comme nous
remarquent avec soin comment un livre est fait, trouvent
dans ses œuvres un double intérêt et y apprennent beau-
coup. Je ne veux pas anticiper sur votre lecture, mais
dans la troisième partie vous trouverez encore une habileté
artistique de premier ordre. Vous avez déjà vu que le
prince dans le conseil d'État a prudemment proposé de
laisser les montagnards révoltés se massacrer entre eux,
et que le dimanche des Rameaux a été choisi par les tri-
bus ennemies des montagnards pour descendre à Perth,
où ils doivent, trente contre trente, lutter à mort. Vous
verrez maintenant tous les moyens que Walter Scott met
en œuvre pour que, le jour du combat, un homme man-
que à l'un des partis, et avec quelle adresse il sait amener
au milieu des combattants, à la place de l'absent, son
héros Henri Smith. C'est un trait extrêmement remar-
quable, qui vous fera grand plaisir. — Lorsque vous
aurez fini la Jolie Fille de Perth, lisez tout de suite Wa-
verley; c'est une œuvre toute différente, et sans contre-
dit, on peut la placer à côté de tout ce qui a été écrit de
mieux dans le monde. On y reconnaît l'homme qui a cciit
la Jolie Fille de Perth ^mais lorsqu'il avait encore à gagner
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 45
la faveur du public, et qu'il s'appliquait à ne tracer aucun
trait qui ne fût excellent. La Jolie Fille de Perth, au con-
traire, est écrite d'une plume plus large ; l'auteur est déjà
sûr de son public, et il prend ses aises. Quand on a lu
Waverleij, on conçoit bien pourquoi encore aujourd'hui
Walter Scott s'intitule « auteur de Waverleij. » — Car il
a montré là ce qu'il était capable de faire, et il n'a jamais,
plus tard, écrit rien qui fût supérieur ou même égal au
premier roman qu'il a publié. »
eudi, 9 octobre 18-28.
Il y a eu ce soir, en l'honneur de Tieck, dans l'apparte-
ment de Madame de Gœlhe, un thé très-agréable. On
nous avait fait espérer que Tieck lirait quelque chose*,
et, en effet, la lecture eut lieu. On s'établit commodé-
ment en cercle autour de Tieck; il lut Clavijo, — J'a-
vais souvent lu cette pièce, et avec émotion, mais elle me
parut ce soir-là entièrement nouvelle, et fit sur moi un
effet extraordinaire. C'était mieux encore qu'au théâtre;
chaque caractère, chaque situation frappait; c'était
comme une représentation, mais dans laquelle chaque
rôle aurait été admirablement interprété. Il serait diffi-
cile de dire si Tieck lisait mieux les scènes dans lesquelles
se montrent l'énergie et la passion viriles, ou bien les
scènes de raisonnement tranquille et lucide, ou bien les
scènes passionnées d'amour. Cependant pour ces der-
nières il disposait de ressources toutes particulières.
J'entends toujours le dialogue entre Marie et Clavijo; je
vois encore et je n'oublierai jamais les palpitations de sa
poitrine oppressée, les arrêts, les tremblements de sa
* Les lectures de Tieck élaieiil cclcbrcs et Irès-rechcrchces.
3.
40 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
voix, les mots, les sons brisés, étouffés, le souffle ardent
de sa respiration, et les soupirs mêlés de larmes. Tout le
monde était plongé dans une attention profonde, les
flambeaux ne donnaient plus qu'une lumière trouble,
personne ne pensait ou ne se décidait à les ranimer, de
peur d'amener la plus légère interruption; les larmes
qui coulaient sans cesse des yeux des femmes témoi-
gnaient de l'effet profond de la pièce et formaient le plus
expressif tribut qui pût être payé au poëte comme au
lecteur.
Tieck avait fini, et s'était levé, essuyant la sueur qui
couvrait son front, et toute la société restait encore as-
sise, comme enchaînée sur les sièges; chacun paraissait
trop agité par les émotions qu'il venait d'éprouver pour
avoir toutes prêtes les paroles de remercîment que mé-
ritait le lecteur auquel on devait une teUe émotion. —
Peu à peu on se remit; on se leva, et on causa de nou-
veau avec gaieté. — Gœthe, ce soir-là, n'était pas présent,
mais son esprit et son souvenir étaient -vivants au milieu
de nous. 11 fit adresser ses excuses à Tieck, et il fît re-
mettre à ses deux filles, Agnès et Dorothée, deux broches
avec son portrait et deux nœuds rouges que Madame
de Gœthe leur attacha comme les insignes d'un ordre.
Vendredi, 10 octobre 1828,
Ce matin, j'ai reçu de M. Guillaume Fraser, de Lon-
dres, éditeur de la Revue étrangère, deux exemplaires
du troisième numéro de cet écrit périodique ; et à midi
j'ai porté l'un deux à Gœthe. Je trouvai de nouveau une
table de joyeux invités, réunis en l'honneur de Tieck et
de la comtesse de Meden, qui sur la prière de Gœthe et
de leurs autres amis avaient encore accordé à Weimar
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 47
une journée; leur famille était partie dès le matin.
— On causa surtout delà littérature anglaise, et de Wal-
ter Scott; à cette occasion Tieck dit qu'il avait, dix ans
auparavant, apporté en Allemagne le premier exem-
plaire de Waverley.
Samedi, H octobre 182f
Le numéro de la Revue étrangère de M. Fraser con-
tenait, parmi beaucoup d'autres choses remarquables et
intéressantes, un très-bel article de Carlyle sur Gœthe,
que j'ai étudié ce matin. — Je me rendis chez lui à midi,
un peu avant l'heure de dîner, pour causer de cet article
avant l'arrivée des autres hôtes. — Je le trouvai qui les
attendait; il était seul, comme je le désirais. Il portait
son frac noir et son étoile d'argent, costume dans kquel
j'aime tant à le voir; il avait aujourd'hui une gaieté toute
juvénile, et nous parlâmes aussitôt du sujet qui nous
intéressait tous deux. Goethe me dit qu'il avait aussi exa-
miné ce matin l'article que Carlyle avait écrit sur lui, et
nous pûmes échanger plus d'une bonne parole sur les
travaux qui se faisaient à l'étranger sur nous.
« C'est un plaisir, dit Gœthe, de voir comme l'an-
cienne pédanterie des Ecossais s'est transformée en
qualités sérieuses et solides. Quand je pense comment
les écrivains d'Edimbourg, il n'y a pas encore longtemps,
ont parlé de mes œuvres, et que je vois comment la lit-
térature allemande est aujourd'hui appréciée par Carlyle,
je suis frappé du progrès considérable qui a été fait. »
« L'intention des travaux de Carlyle me paraît surtout
digne de respect, dis-je. Il veut aider au progrès de sa
nation, et c'est dans ce but qu'il s'adresse aux œuvres
littéraires de l'étranger; il veut que ses compatriotes le»
48 CONVERSATIONS DE GŒTUE.
connaissent, et y étudient, non pas tant les secrets d'un
art habile que l'élévation morale que l'on peut y aller
respirer. »
« — Oui, dit Goethe, la pensée générale qui l'inspire,
voilà ce qui a surtout du prix chez lui. Et quel esprit
sérieux! comme il a étudié notre Allemagne! Il semble
plus au courant de noire littérature que nous-mêmes; du
moins nous n'avons rien fait de comparable sur la litté-
rature anglaise. »
« — L'article, dis-je, est écrit avec un feu et une vigueur
qui montrent qu'il y a encore en Angleterre bien des pré-
jugés et des oppositions à vaincre. Des critiques malveil-
lants et de méchants traducteurs paraissent avoir jeté
surtout sur Wilhem Meister un mauvais jour. Mais Car-
lyle s'y prend très-bien. Il répond très-gaiement à ce
sot propos : « qu'aucune femme bien née ne devrait Hre
ce roman, » par l'exemple de la dernière reine de Prusse^
qui s'était pénétrée de ce livre et qui pourtant passe à
bon droit pour une des premières femmes de son
temps*. »
Différents invités entrèrent. Gœthe alla les saluer, puis
revintversmoi, et je continuai: «Carlyle a étudié Wilhelm
Meister^ et, persuadé comme il l'est de la valeur de ce
livre, il voudrait que tout homme instruit le lût et en
tirât autant de profit et de plaisir que lui-même. »
Gœthe m'attira à une fenêtre, pour me répondre ;
« Cher enfant, je veux vous faire une confidence qui dès
à présent vous aidera à comprendre bien des choses et
* Elle avait pris pour devise les vers célèbres : « Celui qui n'a jamais
mangé son pain avec des larmes, celui qui n'a jamais passé des nuits
amères à pleurer sur son lit, celui-là ne vous connaît pas, ô puissances
célestes'... »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 49
qui vous servira toute votre vie : Mes ouvrages ne peu-
vent pas devenir populaires; celui qui pense le contraire
et qui travaille à les rendre populaires est dans l'erreur.
Ils ne sont pas écrits pour la masse, mais seulement
pour ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j'ai
voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que
moi... »
Il voulait continuer; une jeune dame qui entra l'inter-
rompit et se mit à causer avec lui. J'allai avec d'autres per-
sonnes, et bientôt après on se mit à table. Je ne saurais
dire de quoi on causa, les paroles de Goethe me restaient
dans l'esprit et m'occupaient tout entier. — « C'est vrai,
pensais-je, un écrivain comme lui, un esprit d'une pa-
reille élévation, une nature d'une étendue aussi infinie,
comment deviendraient-ils populaires? — Et, à bien re-
garder, est-ce qu'il n'en est pas ainsi de toutes les œuvres
extraordinaires? Est-ce que Mozart est populaire? Et
Raphaël, l'est-il? Les hommes ne s'approchent parfois
de ces sources immenses et inépuisables de vie spirituelle
que pour y venir saisir quelques gouttes précieuses qui
leur suffisent pendant longtemps. — Oui, Gœthe a rai-
son ! 11 est trop immense pour être populaire, et ses œu-
vres ne sont destinées qu'à quelques hommes occupés
des mêmes recherches, et marchant dans les mêmes voies
que lui. Elles sont pour les natures contemplatives, qui
veulent sur ses traces pénétrer dans les profondeurs du
monde et de l'humanité. Elles sont pour les êtres pas-
sionnés qui demandent aux poètes de leur faire éprouver
toutes les délices et toutes les souffrances du cœur. Elles
sont pour les jeunes poètes, désireux d'apprendre com-
ment on se représente, comment on traite artistement un
sujet. Elles sont pour les critiques, qui trouvent là
50 CO^^VERSATIONS uÊ GŒTHE.
d'après quelles maximes on doit juger, et comment on
peut rendre intéressante et agréable la simple analyse
d'un livre. Elles sont pour l'artiste, parce quelles don-
nent de la clarté à ses pensées et lui enseignent quels
sujets ont un sens pour l'art, et par conséquent quels
sont ceux qu'il doit traiter et ceux qu'il doit laisser
de côté. Elles sont pour le naturaliste, non-seulement
parce qu'elles renferment les grandes lois que Goethe a
découvertes, mais aussi et surtout parce qu'il y trouvera
la méthode qu'un bon esprit doit suivre pour que la
nature lui livre ses secrets. — Ainsi tous les esprits dé-
voués à la science, à l'art, seront reçus comme hôtes à
la table que garnissent richement les œuvres de Goethe,
et dans leurs créations se reconnaîtra l'influence de cette
source commune de lumière et de vie à laquelle ils au-
ront puisé! »
Ces idées et d'autres du même genre me traversaient
l'esprit pendant le dîner. Je pensais à tous ces artistes, à
tous ces naturalistes, poètes, critiques qui, en Alle-
magne, sont redevables à Gœlhe d'une grande partie de
leur développement moral. Je pensais à ces écrivains
distingués qui, en Italie, en France, en Angleterre, ont
les yeux fixés sur Gœlhe et agissent dans le même sens
que lui. — Cependant autour de moi on dînait et on
causait gaiement. J'avais bien dit çà et là un mot,
mais sans trop écouter. Une dame m'adressa alors une
question; je fis sans doute une réponse peu en harmonie
avec la demande, car on se moqua de moi. — « Laissez
Eckermann, dit Gœthe, il est toujours absent, excepté
quand il est au théâtre. » — On riait à mes dépens, mais
cela ne me déplaisait pas. J'avais l'âme aujourd'hui
remplie de bonheur.'Je bénissais mon sort, qui, après
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. M
d'étranges vicissitudes, m'avait admis au petit nombre
de ceux qui jouissent de la société intime et de la con-
liance d'un homme dont je venais encore à l'instant de
sentir toute la grandeur, et que je voyais en ce moment
cme devant mes yeux dans toute son amabilité.
On apporta au dessert des biscuits et de beaux rai-
sins; ceux-ci étaient envoyés de loin, et Gœtbe fit mys-
tère du lieu d'oii ils venaient. Il les servit et me tendit
à travers la table une très-belle grappe. — « Tenez,
mon bon, dit-il, mangez de ces douceurs, et soy^z heu-
rciixl » — J'acceptai les raisins que me présentait la
main de Gœthe, et de corps comme d'esprit je sentis
que j'étais près de lui.
On parla du théâtre, du talent de Wolff, et de toutes
les qualités de cet excellent artiste. « Je sais bien, dit
Gœthe, que tous nos vieux acteurs ici ont appris beau-
coup de moi, mais je ne peux cependant nommer mon
véritable élève que Wolff. Pour vous montrer combien il
était pénétré de mes maximes et comme il jouait bien
selon mes principes, je veux vous raconter un trait que
j'aime à répéter. J'avais un jour ressenti un violent mé-
contentement contre lui. Il devait jouer le soir; j'étais
dans ma loge. « Ce soir, me disais-je, il faut bien l'épier,
« je n'ai pas aujourd'hui en moi la moindre trace de pré-
ce vention qui puisse parler pour lui et l'excuser. »
Wolff joua; je restai les yeux tendus sur lui; mais quel
jeu ! quelle sûreté ! quelle assurance ! Il me fut impos-
sible d'apercevoir même l'apparence d'une faute contre
les règles que j'avais gravées en lui, et je ne pus m'em-
pêcher de lui rendre ma bienveillance. »
52 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Vendredi, 17 octobre 1828.
Depuis quelque temps Goethe lit avec beaucoup d'ar-
deur le Globe, et il fait très-souvent de cette feuille le
sujet de sa conversation. Les travaux de Cousin et de son
école lui paraissent très-importants. « Ces hommes,
dit-il, sont bien sur la voie qui conduit au rapproche-
ment entre l'Allemagne et la France; ils forment une
langue-qui est tout à fait propre à faciliter rechange des
idées entre les deux nations. »
Le Globe a aussi de l'intérêt pour Gœthc, par cette
raison que Ton y traite surtout des œuvres contempo-
raines de la littérature française, et qu'à celte occasion
l'on y défend avec vivacité les libertés de l'école roman-
tique, ou plutôt l'affranchissement de règles insigni-
fiantes.
« Qu'est-ce que nous veut, disait-il aujourd'hui, tout
le fatras de ces règles d'une époque vieillie et guindée !
Qu'est-ce que signifie tout ce bruit sur le classique et le
romantique ! Il s'agit de faire des œuvres qui soient vrai-
ment bonnes et solides, et ce seront aussi des œuvres
classiques ! »
Lundi, 20 octobre 4828.
Le conseiller supérieur des mines, M. Nœggerath, de
Bonn, qui revient de la réunion des naturahstes de Ber-
lin, a été aujourd'hui accueilli avec grand plaisir par
Gœthe à sa table. On a beaucoup causé minéralogie; l'ho-
norable étranger a donné surtout des détails approfondis
sur la constitution minéralogique des environs de Bonn.
Après dîner, nous allâmes dans la pièce voisine, qui ren-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 55
ferme le buste colossal de Junon. Goethe montra à ses
hôtes une longue bande de papier sur laquelle est tracée
la frise du temple de Phigalie. En examinant celte
planche, on crut remarquer que les Grecs, dans leur^
représentations des animaux, se conformaient plutôt à
certaines convenances adoptées par eux qu'à la nature
même. On crut avoir trouvé qu'ils étaient dans ce genre
restés loin de la nature, et que les béliers, les victimes
et les chevaux que l'on voit sur les bas-reliefs sont sou-
vent roides, sans formes et comme ébauchés.
« Je ne veux pas contester sur ce point, dit Goethe,
mais avant tout il faut distinguer de quel temps et de
quels artistes sont ces œuvres. Car il existe des chefs-
d'œuvre où les artistes grecs n'ont pas seulement atteint
la nature, mais où ils l'ont dépassée. Les Anglais, les
premiers connaisseurs du monde en chevaux, avouent
qu'il y a deux têtes de chevaux antiques si parfaites de
formes, qu'aucune race actuelle n'en offre de pareilles.
Ces têtes sont du meilltar temps de la Grèce ; et si de
telles œuvres nous étonnent, il ne faut pas croire que
ces artistes ont travaillé d'après des modèles plus par-
faits, mais bien plutôt que par suite du progrès de leur
siècle, de leur art, ils étaient venus à donner à la nature
leur propre perfection. »
Pendant que Gœthe parlait, je regardais avec une dame
d'autres œuvres d'art; je ne pouvais prêter qu'à moitié
mon attention à toutes ses paroles, mais celles-là péné-
trèrent d'autant plus fortement dans mon âme. Peu à
peu les invités partirent; je restai seul avec Gœthe,
assis près du poêle. Je m'approchai de lui. « Votre
Excellence, lui dis-je, a dit que les Grecs voyaient la
nature à travers leur propre grandeur ; c'est là une
54 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
parole très-juste, et je crois qu'on ne peut trop se péné-
trer de ce principe. »
« Oui, mon bon, dit Goethe, tout est là. Il faut être
quelque chose pour faire quelque chose. Dante nous
paraît grand, mais il avait derrière lui des siècles de cul-
ture; la maison Rothschild est riche, mais il a fallu plus
d'un âge d'homme pour amasser ses trésors. Toutes ces
choses pénètrent plus profondément qu'on ne le pense.
Nos artistes qui veulent refaire du vieil art allemand ne
s'en doutent pas ; ils veulent, avec leur faiblesse, leur
impuissance artistique, imiter la nature, et s'imaginent
faire quelque chose. Ils restent au-dessous d'elle. Celui
qui veut faire quelque chose de grand doit avoir amené
son développement intérieur à un point tel que, comme
les Grecs, il soit en état d'élever la réahté étroite de la
nature à la hauteur de son esprit, afin d'être capable de
faire une réalité de ce qui, dans la nature, par suite
d'une faiblesse intime ou par quelque obstacle extérieur,
est resté à l'état d'intention. »
Mercredi, 22 octobre 1828.
Aujourd'hui, à table, on parlait des femmes, et Goethe
a dit : « Les femmes sont des coupes d'argent dans les-
quelles nous plaçons des pommes d'or. L'idée que j'ai
des femmes n'est pas le résultat des observations que
j'ai faites dans la réalité; c'est une idée qui était innée
en moi ou qui m'est venue Dieu sait comment. Aussi les
caractères de femmes que j'ai tracés ont tous réussi; ils
sont tous supérieurs à ceux que l'on peut rencontrer
dans la vie réelle. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 55
Jeudi, 23 octobre 1828.
Gœthe a parlé oiijoiird'hui avec beaucoup d'éloges
d'un petit écrit du c' ancelier, qui a pour sujet le grand-
duc Charles-Auguste, et qui présente une esquisse abré-
gée de la vie si riche d'activité de ce prince rare.
« Ce petit écrit est vraiment très-réussi, dit Gœthe;
tout a été rassemblé avec grande intelligence et grand
soin; de chaque page s'exhale comme un soul'fle d'affec-
tion profonde; et le récit est si concis, si serré, les faits
succèdent tellement aux faits, qu'en présence d'une telle
abondance de vie et d'actions on se sent à l'esprit comme
un vertige. Le chancelier a envoyé son écrit à Berlin, et
il a reçu, il y a peu de temps, d'Alexandre de Humboldt,
une lettre bien curieuse, et que je n'ai pu lire sans une
profonde émotion. — Pendant de longues années, Hum-
boldt avait été intimement lié avec le grand-duc, ce qui
n'a certes rien d'étonnant; la nature sérieuse et riche-
ment douée du prince était toujours avide de nouvelles
connaissances, et Ilumboldt, avec son universalité, était
l'homme le plus capable de lui donner sur chaque ques-
tion la réponse la meilleure et la plus approfondie. — Il
s'est trouvé que pendant les derniers jours qui ont pré-
cédé sa mort, le grand-duc est resté à Berlin presque
constamment avec Humboldt ; il a pu ainsi recevoir de
son ami des éclaircissements sur des questions qui lui
tenaient à cœur; c'est un bonheur qu'un des plus
grands princes que l'Allemagne ait jamais possédés ait
eu pour témoin de ses derniers jours et de ses dernières
heures un homme comme Humboldt. J'ai fait copier la
lettre; je veux vous en communiquer une partie. »
56 CONVERSATIONS DE GOETHE.
Goethe se leva et alla à son pupitre, où il prit la lettre,
puis il vint se rasseoir auprès de moi à la table. Il lut un
instant en silence. Je voyais des larmes dans ses yeux.
« Lisez vous-même tout bas, me dit-il enfm, en me ten-
dant la lettre. Il se leva, et marcha de long en large dans
la chambre pendant que je lisais. Humboldt écrivait :
« Qui a pu être ébranlé par le rapide départ du grand-
duc plus que moi, que depuis trente ans il traitait avec
tant de bienveillance, et, j'ose le dire, avec une préfé-
rence si sincère 1 Encore ici, à Berlin, il voulait m'avoir
près de lui presque à chaque heure, et de même que
jamais les cimes des Alpes n'ont autant d'éclat qu'au
moment oii le soleil va se coucher, jamais je n'avais vu
ce grand prince si humain, si plein de vie, si spirituel, si
affectueux, si occupé de tous les progrès futurs de la vie
du peuple que pendant ces derniers jours qu'il a passés
au milieu de nous. J'avais dit plusieurs fois à mes amis,
dans un triste pressentiment, que cette vivacité, cette
étrange lucidité d'esprit, avec tant de faiblesse physique,
me semblait un phénomène effrayant. Lui-même oscil-
lait visiblement entre l'espérance de la guérison et l'at-
tente de la grande catastrophe. Lorsque je le vis, vingt-
quatre heures avant celte catastrophe, c'était à déjeuner,
il était malade ; il n'avait aucune envie de manger, et il
fit encore avec vivacité plusieurs questions sur les galets
de granit venus de Suède et des bords de la Baltique,
sur la possibilité pour notre atmosphère d'être troublée
par le passage de la queue des comètes, sur la cause du
froid de l'hiver pour toutes les côtes orientales. En me
quittant, il me serra la main et me fit ses adieux par ces
mots enjoués : Vous croyez, Humboldt, que Tœplitz et
toutes les sources chaudes sont comme des eaux échauf-
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 57
fées artificiellement? Ce n'est pas là un feu de cuisine I
Nous bataillerons là-dessus à Tœplilz, si vous y venez
avec le roi. Vous verrez que votre vieux feu de cuisine
rae raffermira encore une fois. Etranges paroles, ciir
avec un pareil homme tout devient significatif. A Post-
lam, j'étais resté plusieurs heures assis seul avec lui sur
tm canapé. Il buvait, puis s'endormait; buvait de nou-
veau, se levait pour écrire à sa femme, puis se rendor-
mait. Il était gai, mais très-épuisé. Dans les intervalles,
il me pressait de questions sur les problèmes les plus
difficiles de physique, d'astronomie, de météorologie et
Àe géologie, sur la transparence du noyau des comètes,
sur l'atmosphère de la lune, sur les étoiles doubles colo-
rées, sur l'influence des taches du soleil, sur la. tempéra-
ture, sur l'apparition des formes organisées dans le
monde primitif, sur la chaleur mtérieure de la terre. H
s'endormait en me parlant ou en m'écoutant, s'agitait
souvent, et, remarquant son visible manque d'attention,
il me demandait pardon doucement et amicalement en
me disant : Vous voyez, Humboldt, c'est fini de moi. —
Tout à coup, sans transition, il passa à des sujets religieux.
Il se plaignit de renvahissement du piétisme, comme
d'une doctrine exaltée qui s'allie à la politique de l'abso-
lutisme et à l'abaissement de tous les efforts de l'esprit.
Ce sont des hypocrites drôles, s'écria-t-il, ils s'imaginenl
ainsi gagner la faveur d'un prince et recevoir des places
et des décorations! Ils se sont faufilés en môme temps
que le goût de la poésie pour le moyen àge\ — Puis sa
colère s'apaisa, et il dit combien il trouvait de conso-
lations dans la rehgion chrétienne. C'est une doctrine
* On reconnaît les idées de Gœllic.
58 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
amie de riiumanité, mais dès le commencement on Ta
défigurée. Les premiers chrétiens étaient des libres pen-
seurs mêlés à des ultras î... »
J'exprimai à Gœthe tout le plaisir que me causait celte
lettre. « Vous voyez, dit-il, quel homme remarquable!
comme Humboldt a bien fait de réunir ces quelques traita
suprêmes qui sont vraiment comme un symbole dans
lequel se reflèle la nature entière de ce prince éminent!
Oui, voilà comment il était! Je peux le dire mieux que
personne, car personne ne le connaissait à fond comme
moi. N'est-ce pas déplorable qu'il n'y ait pas de privilège,
et qu'un pareil homme disparaisse sitôt! — Encore un
misérable siècle, et quel pas il aurait fait faire à son
temps!... Mais savez-vous quelque chose: le monde ne
doit pas arriver au but aussitôt que nous le pensons et le
désirons. Toujours les génies retardataires sont là ; ils
se ghssent partout, font obstacle partout; aussi, on mar-
che bien en avant, mais très-lentement. Vives seulement
un peu, et vous trouverez que j'ai raison. »
« — Le développement de l'humanité, dis-je, semble
calculé sur des milhers d'années. »
« — Qui sait, dit Gœthe, peut-être sur des millions
d'années!... Mais que l'humanité dure autant qu'elle le
voudra, elle ne manquera jamais d'obstacles pour l'em-
barrasser et de misères pour développer ses forces. Elle
deviendra plus sage et plus savante, mais meilleure,
plus heureuse, ou plus forte, non, ou cela ne durera que
quelques moments. Je vois venir le temps où Dieu ne
trouvera plus aucune joie en elle, où il lui faudra de
nouveau la détruire et rajeunir la création. Je suis sûr
que tout est disposé sur ce plan, et déjà, dans un lointain
avenir, sont arrêtés le temps et l'heure où doit commencer
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 59
cette époque de rajeunissement. Mais jusque-là il y a encore
bien du temps, et nous pouvons encore pendant des siècles
et des siècles nous amuser comme nous le voudrons sur
cette chère et vieille surface de la terre telle qu'elle
est. »
Gœthc était dans une heureuse disposition d'esprit;
il semblait plus animé que d'habitude. Il fit venir une
bouteille de vin et m'en versa ainsi qu'à lui. Notre en-
tretien revint sur le grand- duc Charles-Auguste. — « Vous
voyez, meditGœthe, comme son esprit extraordinaire em-
brassait l'empire entier de la nature. Physique, astrono-
mie, géologie, météorologie, paléontologie végétale et
animale, et tout ce qui tient à ces sciences, il comprenait
tout et s'intéressait à tout. Il avait dix-huit ans quand
je vins à Weimar, mais déjà des germes et des boutons
montraient ce que serait Tarbre un jour. Il se lia bientôt
de la façon la plus intime avec moi, et prit l'intérêt le
plus entier à tout ce que je faisais. Comme j'avais presque
dix ans de plus que lui, nos relations prospérèrent. Il res-
tait assis auprès de moi quelquefois pendant des soirées en-
tières, enfoncés que nous étions dans de graves entretiens
sur l'art, sur la nature, sur tous les sujets intéressants
qui se présentaient. Souvent nous restions ainsi jusqu à
une heure avancée de la nuit et il n'était pas rare qu'il
nous arrivât de nous endormir à côté l'un de l'autre
sur le sofa. Nous avons ainsi vécu ensemble cinquante
années ; etjl n'y a pas à s'étonner que nous soyons arri-
vés à quelque chose au bout de ce temps. »
« — Une instruction aussi complète que celle que pa-
raît avoir possédée le grand-duc doit être rare chez les
princes. »
« — Très-rare! Un grand nombre sont bien capables de
00 CONVERbATlONS DE GŒTIIE.
soutenir Irès-habilemenl la conversation sur tout sujet;
mais ils n'ont rien pénétré, ils n'ont qu'effleuré la surface
de tout. Et ce n'est pas étonnant, quand on pense à
toutes CCS occasions insupportables de dissipations et de
distractions que la vie de cour entraîne avec elle, et aux- \
quelles un jeune prince lu; peut échapper. — Il aura une ]
idée abrégée de tout. 11 connaîtra un peu de ceci, un peu ;
de cela, et puis aussi un peu de ceci, et puis encore un j
peu de cela; mais avec cette méthode, rien ne peut se i
fixer et s'enraciner, et avec de pareilles prétentions il '
faut qu'une nature ait un fonds solide pour ne pas s'en ?
aller tout entière en fumée. Le grand-duc était né grand ■
homme; voilà qui suffit, cela dit tout. \
« — Avec tous ses penchants élevés pour la science et ']
les travaux de l'esprit, il paraît cependant avoir aussi ]
très-bien entendu le gouvernement. » |
« — C'était un homme au-dessus du commun ; tout »
chez lui venait d'une source unique qui coulait à flots; 1
l'ensemble était bon, et chaque partie était bonne; aussi j
il pouvait faire tout ce qu il voulait. Il avait surtout trois j
qualités du chef de gouvernement. Il avait le don de f
distinguer les esprits et les caractères, et de mettre |
chacun à sa place. C'était beaucoup. Il avait ensuite une
autre qualité égale, sinon supérieure; il était animé de
la plus noble bienveillance, de l'amour le plus pur des
hommes, ne voulait que le bien, et cela de toute son
âme. Toujours il pensait d'abord au bonheur du pays;
à lui-même il ne pensait que peu, et bien après. Pour
aller au-devant des nobles créatures, pour protéger tou-
tes les bonnes entreprises, sa main était toujours prête,
toujours ouverte. Il y avait beaucoup de la divinité en
lui; il aurait pu rendre toute l'iuirnanilé heureuse, car
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 61
Vamour engendre l'amour, et pour celui qui est aimé,
le gouvernement est un poids léger. En troisième lieu,
il était supérieur à son entourage. Quand dix voix lui
avaient donné leur avis sur un sujet, il en entendait une
onzième, la meilleure de toutes, la sienne. Les insinua-
tions étrangères coulaient sur lui sans le toucher, et il
n'était pas facile de l'amener à commettre quelque acte
indigne d'un prince, en lui faisant repousser un homme
de mérite rendu suspect, et favoriser un coquin bien re-
commande. Il voyait tout lui-même, jugeait lui-même,
et dans tous les cas trouvait en lui-même la base la plus
sûre. Avec cela, c'était une nature silencieuse, et chez
lui l'acte suivait la parole. »
« — Combien je regrette, dis-je, de n'avoir guère connu
de lui que son extérieur; mais cet extérieur même m'a
laissé une profonde impression. Je le vois toujours, lors-
que, dans son vieux droschki, avec son manteau bleu usé,
sa casquette militaire, fumant un cigare, il partait à la
chasse, entouré de ses chiens favoris. Je ne l'ai jamais
vu dans une autre voiture que dans ce vieux droschki,
qui n'avait jamais plus de deux chevaux. Un attirail de
six chevaux, des habits avec des décorations ne parais-
sent pas avoir été beaucoup de son goût. »
« — Le temps de ces choses-là est passé pour presque
tous les princes. — Il s'agit de savoir aujourd'hui ce
qu'un homme pèse dans la balance du monde; tout le
reste est vanité. Un habit avec des décorations, une
voilure à six chevaux n'imposent plus qu'à la masse la
plus grossière, et encore? Ce vieux droschki du grand-
duc tenait à peine sur ses ressorts. Quand on allait dans
sa voiture avec lui, on avait à supporter de damnés
sauts!... Mais cela lui convenait. 11 n'aimait pas les dou-
n. 4
C2 CO^■VERSÂTIONS DE GŒTIIE.
ceurs et le confortable, il était l'ennemi de tout ce qui
peut amollir. »
« — On voit déjà des traces de tout cela dans votre
poésie : Ilmenau^ où vous paraissez l'avoir dessiné d'a-
près nature. »
<( — Il était alors très-jeune, et nous faisions un peu
les fous. C'était comme un vin généreux, mais encore en
fermentation énergique. Il ne savait encore quel emploi
faire de ses forces, et nous étions sopjvent tout près de
nous casser le cou. — Courir à cheval à bride abattue
par-dessus les haies, les fossés, les rivières, monter et
descendre les montagnes pendant des journées, camper
la nuit en plein vent, près d'un feu allumé au milieu des
bois, c'étaient là ses goûts. Etre né héritier d'un duché,
cela lui était fort égal, mais avoir à le gagner, à lé con-
quérir, à l'emporter d'assaut, cela lui aurait plu. — La
poésie à^llmenau peint une époque qui, en 1785, lorsque
j'écrivis la poésie, était déjà depuis plusieurs années
derrière nous, de Sorte que je pus me dessiner moi-même
comme une figure historique et causer avec mon moi
des années passées. C'est la peinture, vous le savez,
d'une scène de nuit, après une chasse dans les monta-
gnes comme celles dont je vous parlais. Nous nous étions
eonstruit au pied d'un rocher de petites huttes, couvertes
le branches de sapin, pour y passer la nuit sur un sol
îec. Devant les huttes brûlaient plusieurs feux, oiinous
cuisions et faisions rôtir ce que la chasse avait donné.
Knebel, qui déjà alors ne laissait pas refroidir sa pipé,
était assis près du feu, et amusait la société avec toute
sorte de plaisanteries dites de son ton tranquille, pendant
que la bouteille passait de mains en mains. Seckendorf
* Voir Poésies, traduites uar M Blaze de Bury, page 170
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 65
(c'est l'élancé, aux longs membres effilés) s'était com-
modément étendu au pied d'un arbre et fredonnait des
chansonnettes. De l'autre côté, dans une petite hutte pa-
reille, le duc était couché et dormait d'un profond som-
meil. Moi-même, j'étais assis devant, près des charbons
enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois
le mal qu'avaient fait çà et lames écrits. Encore aujour-
d'hui Knebel et Seckendorf ne me paraissent pas mal
dessinés du tout, ainsi que le jeune prince, alors dans
la sombre impétuosité de sa vingtième année :
« La témérité l'entraîne au loin ; aucun rocher n'est
« pour lui trop escarpé, aucun passage trop étroit; ledé-
« sastre veille auprès de lui, l'épie et le précipite dans les
« bras du tourment! Les mouvements pénibles d'une âme
« violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt là;
« il passe d'une agitation inquiète à un repos inquiet; aux
«jours de gaieté, il montrera une sombre violence, sans
« frein, et pourtant sans joie; abattu, brisé d'àme et de
« corps, il s'endort sur une couche dure... »
« C'est absolument ainsi qu'il était; il n'y a pas là le
moindre trait exagéré. Mais le duc avait su bientôt se
dégager de cette période orageuse et tourmentée, et
parvenir à un état d'esprit plus lucide et plus doux;
aussi, en 1785, à l'anniversaire de sa naissance, je pou-
vais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne
le cache pas, dans les commencements, il m'a donné
bien du mal el bien des inquiétudes. Mais son excellente
nature s'est bientôt épurée, et s'est si parfaitement fa-
çonnée que c'était un plaisir de vivre et d'agir en sa
compagnie. »
« — Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en
Suisse, à cette époqre? »
Ci CONVERSATIONS DE GŒTHE.
« — Il aimait beaucoup les voyages, mais non pas
tant pour s'amuser et se distraire que pour tenir ouverts
partout les yeux et les oreilles, et découvrir tout ce qu'il
était possible d'introduire de bon et d'utile dans son pays.
L'agriculture, l'élève du bétail, l'industrie lui sont de
cette façon très-redevables. Ses goûts n'avaient rien de
personnel, d'égoïste; ils tendaient tous à un but pratique
d'intérêt général. C'est ainsi qu'il s'est l'ait un nom qui
s'étend bien au delà de cette petite principauté. »
« — La simplicité et le laisser aller de son extérieur,
dis-je, semblaient indiquer qu'il ne cherchait pas la gloire
et qu'il n'en faisait pas grand cas. On aurait dit qu'il
était devenu célèbre sans l'avoir cherché, simplement
par suite de sa tranquille activité. »
« — La gloire est une chose singulière, dit Gœthe. Un
morceau de bois brûle, parce qu'il a du feu en lui-même;
il en est de même pour l'homme : il devient célèbre s'il
a la gloire en lui. Courir après la gloire, vouloir la forcer,
vains efforts; on arrivera bien, si on est adroit, à se Caire
par toutes sortes d'artilices une espèce de nom; mais si
le joyau intérieur manque, tout est inutile, tout tombe
en quelques jours. — 11 en est exactement de même avec
la popularité. 11 ne la cherchait pas et ne flattait personne,
mais le peuple l'aimait parce qu'il sentait que son cœur
lui était dévoué. »
Gœthe parla alors des autres membres de la fainilie
grand-ducale, disant que chez tous brillaient de nobles
traits de caractère. Il parla de la bonté du cœur de la
régente actuelle, des grandes espérances que faisait naître
le jeune prince^, et se répandit avec une prédilection
* Charies-Frédéric, mort en 1855.
CONVERSATIONS DE GOETHE. ^^^
visible sur les rares qualités de la princesse régnanleS
qui s'appliquait avec tant de noblesse à calmer partout
les souffrances et à faire prospérer tous les germes heu-
rcux.
« Elle a toujours été pour le pays un bon ange,
dit-il et le deviendra davantage à mesure qu elle lui
sera plus attachée. Je connais la grande-duchesse depuis
4805 et j'ai eu une foule d'occasions d'admirer son
esprit et son caractère. C'est une des femmes les meil-
leures et les plus r^arquables de notre temps, et elle
le serait même sans être princesse. C'est là le signe vrai :
il faut que, même en déposant la pourpre, il reste encore
dans celui qui la porte beaucoup de grandes qualités, les
meilleures même. »
Nous causâmes alors de l'unité de l'Allemagne, cher-
chant comment elle était possible et en quoi elle elait
désirable.
« Je ne crains pas que l'Allemagne n'arrive pas a son
unité, dit Gœlhe ; nos bonnes roules et les cbemms de
fer qui se construiront feront leur œuvre. ]\lais, avant
tout, qu'il y ait partout de l'affection réciproque, et qu'il
y ait'de l'union contre l'ennemi extérieur. Qu'elle soilune,
en ce sens que le thaler elle silbergroscben aient dans
tout l'empire la même valeur; une, en ce sens que mon
sac de voyage puisse traverser les trente-six Etals sans
être ouvert ; une, en ce sens que le passe-port donné aux
bourgeois de AYeimar par la ville ne soit pas à la fron-
tière ""considéré par l'employé d'un grand État voisui
comme nul, et comme l'égal d'un passe-port étranger.
1 Maria Paulowna, née en 1786, morte en 1859. - C'est à elle
qu'Eckermann dédia les Conversations de Gœthe.
^ 4.
66 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Que l'on ne parle plus, entre Allemands, d'extérieur et
d'intérieur ; que l'Allemagne soit une pour les poids et
mesures, pour le commerce, l'industrie, et cent choses
analogues que je ne peux ni ne veux nommer. Mais si
l'on croit que l'unité de TAUemagne consiste à en faire
un seul énorme empire avec une seule grande capitale,
si l'on pense que l'existence de cette grande capitale con-
tribue au bien-être de la masse du peuple et au déve-
loppement des grands talents, on est dans l'erreur. —
On a comparé un État à un corps vivant, pourvu de
membres nombreux; la capitale, c'est le cœur, et du
cœur coulent partout dans tous les membres la vie et le
bien-être. C'est fort bien; mais lorsque les membres sont
éloignés du cœur, la vie qui s'en échappe y arrivera
affaibhe et elle s'affaiblira toujours en s' éloignant. Un
Français, homme d'esprit, Dupin, je crois, a dressé une
carte du développement intellectuel de la France, et
teinté en couleurs plus ou moins claires ou foncées les
divers départements, d'après leur culture plus ou moins
avancée; on voit les départements du sud, éloignés de la
capitale, teintés en noir foncé^ signe de l'ignorance
épaisse qui y règne. — Ce serait un bonheur pour la
belle France si, au lieu d'un seul centre, elle en avait dix,
tous répandant la lumière et la vie. — Où est la gran-
deur de l'Allemagne, sinon dans l'admirable culture du
peuple, répandue également dans toutes les parties de
l'empire? Or, cette culture n'est-elle pas due à ces rési-
dences princières partout dispersées ; de ces résidences
part la lumière, par elles elle se répand partout. Si depuis
des siècles nous n'avions en Allemagne que deux capi-
tales , Vienne et BerHn, ou même une seule, je serais
curieux de voir ce que serait la civilisation allemande, et
CONVERSATIONS DE GŒTIIt,. 67
ce que serait aussi le bien-être matériel, qui va de pair avec
la civilisation morale. L'Allemagne a plus de vingt Uni-
versités, répandues dans tout l'empire, et plus de cent
bibliothèques publiques. Elle a également un grand
nombre de collections d'art et de collections d'objets de
tous les règnes de la nature, car chaque prince a cherché
à avoir près de lui de beaux échantillons en ce genre.
Des collèges, des écoles pour les arts pratiques et pour
l'industrie, il y en a en excès. Il n'y a guère en Allema-
gne de village qui n'ait son école. En France, où en est-on
sous ce rapport? Et cette quantité de théâtres allemands,
au nombre de plus de soixante-dix, établissements qui
ne sont pas du tout à dédaigner comme moyen de ré-
pandre et d'encourager dans le peuple une haute instruc-
tion! — Le goût et la pratique de la musique et du chant
ne sont dans aucun pays aussi répandus qu'en Allema-
gne, et c'est là encore quelque chose! Pensez à ces villes
comme Dresde, Munich, Stuttgart, Cassel, Brunswick,
Hanovre, et à leurs pareilles, pensez aux grands éléments
de vie que ces villes portent en elles ; pensez à l'influence
qu'elles exercent sur les provinces voisines et demandez-
vous : Tout serait-il ainsi, si depuis longtemps elles n'é-
taient pas la résidence de princes souverains? Francfort,
Brème, Hambourg, Lubeck sont grandes et brillantes;
leur influence sur la prospérité de l'Allemagne est incal-
culable. Resteraient-elles ce qu'elles sont, si elles per-
daient leur indépendance, et si elles étaient annexées
à un grand empire allemand, et devenaient villes de
province? J'ai des raisons pour en douter.»
68 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
Mardi, 18 novembre 1828.
Gœlhe a parlé d'un nouvel article de la Revue d'E-
dimbourg. « C'est un plaisir, a-t-il dit, de voir à quelle
élévation, à quelle solidité parviennent les critiques an-
glais de nos jours. De l'ancien pédantisme plus une trace,
et, pour le remplacer, de grandes qualités. Dans le der-
nier article sur la littérature allemande on trouve cette
assertion : 11 y a parmi les poëtes des gens dont le pen-
chant est de vivre toujours avec les idées que tout autre
aime à chasser de son esprit. — Eh bien .' qu'en dites-
vous? au moins nous savons cette fois oii nous en som-
mes, et nous n'ignorons plus daas quelle catégorie nous
devons ranger une grande partie de nos littérateurs
contemporains V »
* Mercredi, 3 décembre 1828.
Aujourd'hui j'ai fait une plaisanterie assez originale
avec Goethe. Madame Du val, de Cartigny, dans le canton
de Genève, dame très-habile dans la confection des con-
fitures, m'avait envoyé comme produits de son habileté
quelques cédrats destinés à la grande princesse et à
Gœthe, dans la pleine certitude que ses confitures sur-
passaient toutes les autres autant que les poésies de
Gœthe surpassent les poésies de la plupart de ses rivaux
allemands. La fille aînée de cette dame désirait depuis
longtemps un autographe de Gœthe; j'eus l'idée de me
servir des cédrats comme d'un appât excellent pour tirer
de Gœthe la poésie que ma jeune amie désirait. Avec la
mine d'un grave diplomate, chargé d'une importante
* De l'École romantique.
CONVERSATIONS DE GŒTllE. 09
affaire, j'alhii chez lui, et, traitant de puissance à puis-
sance, je lui offris ces cédrats en échange d'une poésie
originale de sa main. Gœlhe, prenant très-bien la plai-
santerie, se mit à rire, et aussitôt s'offrit à lui-même les
cédrats, qu'il trouva tout à fait excellents. Quelques heu-
res après je fus tout étonné de voir arriver chez moi les
vers suivants, cadeau de Noël pour ma jeune amie :
Heureuse contrée, où les cédrats
Mûrissent si parfaitement!
Où de savantes dames savent les adoucir
Et les transformer en mets délicieux! etc..
Quand je le revis, il plaisanta sur les avantages qu'il
retirait maintenant de son métier de poëte, lui qui dans
sa jeunesse n'avait pu trouver d'éditeur pour son Gœtz.
«J'accepte, dit-il, votre traité de commerce; quand mes
cédrats seront croqués, n'oubliez pas de m'en commander
d'autres; je les payerai ponctuellement avec ma monnaie
poétique. »
Mardi, 16 décembre 1828.
J'ai dîné seul avec Gœthe, dans son cabinet de travail.
Nous avons parlé de divers sujets de littérature.
« Les Allemands, a-t-il dit, ne peuvent se guérir de
leurs idées de Phihstins! Les voilà maintenant qui se
chamadlent et se disputent à propos de quelques disti-
ques imprimés dans les œuvres de Schiller et dans les
miennes, et ils pensent qu'il est très-important de dé-
couvrir ceux qui appartiennent à Schiller et ceux qui
m'appartiennent. Comme s'il y avait par là quelque chose
à gagner, comme s'il ne suffisait pas d'avoir les disti-
ques ! Entre deux amis comme nous l'étions Schiller et
moi, qui pendant des années sommes restéslics, ayant les
70 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
mêmes intérêts, se voyant et échangeant tous lesjours des
idées, il ne pouvait pas être question de propriété pour
quelques pensées détachées. Nous avons fait beaucoup
de distiques en commun; souvent l'idée était de moi, les
vers étaient de Schiller, ou bien c'était le contraire ; ou
bien je faisais un vers, et Schiller l'autre. Comment
peut-on [parler de tien et de mien? Il faudrait vraiment
être soi-même encore profondément Philistin pour atta-
cher la moindre importance à l'éclaircissement de pa-
reils doutes.
« — De semblables faits se produisent souvent dans le
monde littéraire, dis-je ; par exemple, on élève souvent
des doutes sur l'originalité de tel ou tel homme célèbre,
en montrant les sources où il a puisé ses idées. »
« — C'est parfaitement ridicule, dit Gœthe ; on pour-
rait aussi bien, à propos d'un homme qui se porte bien
et qui paraît bien nourri, faire des recherches sur les
bœufs, les moutons et les porcs qui ont servie sa nour-
riture et lui ont donné des forces. Nous apportons bien
avec nous des facultés, mais nous devons notre dévelop-
pement aux mille influences d'un monde iniini; de ce
monde nous nous approprions ce que nous pouvons et
ce qui nous convient. Je dois beaucoup aux Grecs, aux
Français, je dois infiniment à Shakspeare, à Sterne, à
Goldsmith. Mais ce ne sont pas là toutes les sources aux-
quelles mon esprit a puisé ; elles sont en nombre infini,
et quelle utilité y a-t-il à les connaître? Le principal,
c'est d'avoir une âme qui aime le vrai et qui le prenne là
où elle le trouve. — D'ailleurs, le monde est maintenants!
vieux et, depuis des siècles, tant d'hommes remarquables
ont vécu et pensé, qu'il y a peu de nouveau à trouver et
à dire. Ma Théorie des couleurs n'est pas absolument
COiNVERSATIONS DE GŒTHE. 71
une nouveauté. Platon, Léonard de Yinci et d'autres ex-
cellents esprits ont en partie trouvé et dit tout ce que
j'ai moi-même trouvé et dit, mais l'avoir retrouvé, redit,
propagé, défendu, avoir de nouveau, à travers la con-
i'usion de ce monde, frayé une route au vrai, voilà mon
mérite. — Le vrai a toujours besoin d'être répété, parce
que l'erreur nous est sans cesse reprêcliée, et non par
quelques voix isolées, mais par la foule. Dans les jour-
naux, dans les encyclopédies, dans les écoles, dans les
Universités, partout l'erreur tient le haut du pavé; elle
est à son aise chez la majorité, qui se charge de sa dé-
fense. Souvent aussi on expose tour à tour la vérité et
l'erreur, puis on s'arrête à cette dernière. Ainsi il y a quel-
ques jours, je lisais dans une encyclopédie anglaisel'exposé
de la formation du bleu. On donnait d'abord la théorie
de Léonard de Vinci, qui est la vraie; puis tout aussitôt
après on donnait bien tranquillement la théorie de New-
ton, qui est fausse, mais on faisait remarquer qu'il fallait
accepter cette dernière, parce qu'elle est universellement
reçue! »
Je me mis à rire, tout en montrant ma surprise. —
« Un cierge, dis-je, un peu de fumée dans une cuisine,
si elle a derrière elle une paroi sombre, un nuage qui le
matin glisse sur un fond obscur, suftlsent pour me mon-
trer comment se forme le bleu, et m'apprennent à com-
prendre pourquoi le ciel est bleu. Mais je ne comprends
pas du tout ce que les élèves de Newton veulent dire
quand ils affirment que l'air a la propriété d'absorber
les autres couleurs et de ne réfléchir que le bleu ; je ne
vois pas quelle utilité et quelle satisfaction on peut trou-
ver dans une théorie qiii arrête toute idée et nuit à une
vue saine des choses. »
72 CONVERSATIONS DE GŒTHË.
« — Bonne âme! dit Goethe , il s'agit bien avec ces
gens-là de penser et de bien voir! Ils sont contents s'ils
ont des mots à échanger entre eux; mon Méphislophélès
lutrefois savait cela, et il Ta dit assez bien :
Avant tout, tenez-vous ferme au motl
Et par cette porte sûre
Entrez au temple de la Certitude,
Car où manquent les idées,
Le mot arrive très-à-propos... »
Gœlhe récita ce passage en riant ; il paraissait de la
meilleure humeur — « Il est très-heureux que tout cela
soit imprimé; je continuerai, et j'imprimerai tout ce que
j'ai encore sur le cœur contre les fausses théories et con-
tre ceux qui les répandent. »
« D'excellentes personnes, continua-t-il après une
pause, abordent maintenant les sciences naturelles, et
je les vois arriver avec plaisir. Certains savent bien
commencer, mais ils ne continuent pas comme ils ont
commencé, parce qu'ils sont trop occupés de leurs pro-
pres idées, qui les mènent à l'erreur. D'autres, au con-
traire, n'ont d'attention que pour les faits, ils en
rassemblent des quantités, mais n'arrivent à rien cepen-
dant, parce qu'il leur manque l'esprit théorique qui
pénètre jusqu'au phénomène primitif et se rend maître
des faits isolés. »
Une courte visite suspendit la conversation, mais, restés
bientôt de nouveau seuls, nous reprîmes notre entretien ^
qui se tourna vers la poésie. Je racontai à Goethe que
ces jours derniers j'avais examiné de nouveau ses petites
poésies, et que deux surtout avaient retenu mon atten-
tion, la Ballade des Enfants et du Vieillard^ et les Heu-
reux Époux.
* Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, p. 46 et 52.
CONVERSATIONS DE GŒTUE. 73
« — J'ai aussi assez d'estime pour ces deux poésies,
me dit (joethe, mais cependant le public allemand jusqu'à
présent ne paraît pas en faire grand cas. »
« Dans la première ballade, dis-je, un sujet très-
riche, grâce aux formes poétiques et à toutes les ruses
de l'art, a pu être renfermé dans un étroit espace, et
parmi les moyens employés, j'admire surtout l'idée d'a-
voir fait de toute la partie ancienne de l'histoire un récit,
et de n'avoir mis que la seconde partie en tableau se
déroulant devant nos yeux. »
« Avant d'écrire cette ballade, je l'ai longtemps porlée
en moi; elle contient des années de réflexion, et avant
de réussir à l'écrire comme elle est actuellement, je l'a-
vais manquée trois ou quatre fois. »
« La pièce des Heureux Époux^^ continuai-je, est
également très-riche d'idées poétiques; on y aperçoit des
paysages entiers, des existences tout entières, et sur tou-
tes les scènes sont répandus la douce chaleur et l'aimable
éclat d'un soleil et d'un ciel printaniers. »
« — J'ai toujours aimé cette poésie, dit Gœthe, et je
vous vois avec plaisir lui accorder un intérêt marqué.
La conclusion du double baptême me semblait assez jo-
liment trouvée. »
Nous parlâmes ensuite du Citoyen général. Je lui ra-
contai que ces jours derniers j'avais lu cette amusante
pièce avec un Anglais, et que tous deux nous avions
vivement désiré la voir sur le théâtre. — « L'esprit de
la pièce, dis-je, n'a pas vieiUi, et dans le détail du déve-
loppement dramatique tout semble calculé pour la
scène. »
* Poésies, tïr-îuites par M. Blaze de Bury, p. 46.
n. 5
74 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
« — C'était dans son temps une très-bonne pièce, et
Elle nous a procuré plus d'une joyeuse soirée. A la vérité,
elle était très-bien distribuée, et si bien étudiée, que le
dialogue roulait avec une vie admirable. — Malkolmi
jouait Martin; on ne pouvait rien voir de plus par-
fait. »
« Le rôle de Schnaps, dis-je, me paraît aussi très-heu-
reux; je crois que le répertoire n'en possède pas beaucoup
de meilleurs. Il y a dans cette figure, comme dans la
pièce entière, toute la clarté, toute la vie que le théâtre
peut désirer. La scène dans laquelle Schnaps arrive avec
la valise, sort les objets les uns après les autres, colle
une paire de moustaches à Martin, et se met à lui-même
le bonnet de la liberté, l'uniforme et l'épée, est une des
meilleures qui existent. »
« —Autrefois, sur notre théâtre, cette scène réussissait
toujours beaucoup. Ce qui contribuait encore au succès,
c'est que le sac de nuit et les objets qu'il renfermait ap-
partenaient vraiment à l'histoire. J'avais trouvé ce sac de
nuit pendant le voyage que j'ai fait, au temps de la Ré-
volution, sur la frontière française; un des émigrés, en
fuyant, l'avait sans doute perdu ou jeté. Il renfermait
tous les objets dont la pièce parle ; c'est en les ayant sous
les yeux que j'écrivis la scène, et à la grande joie de nos
acteurs, ce sac de imit et tous les accessoires jouaient
leur rôle toutes les fois que l'on donnait la pièce. »
Nous discutâmes encore un peu sur T intérêt et l'utilité
que pourrait avoir une représentation du Citoyen gé-
néral, puis Goethe me fit des questions sur mes progrès
dans la littérature française. Je lui dis que j'étudiais tou-
jours Yoltaire, et que le grand talent de cet écrivain me
donnait les plus vifs plaisirs. — « Je ne connais encore
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 75
que peu de chose de lui ; je me renferme dans le cercle de
ses poésies adressées à diverses personnes; je les lis et
les relis sans pouvoir m'en séparer. »
« — A vrai dire, tout ce qu'un grand talent comme
Voltaire écrit est bon, quoique je ne lui passe pas toutes
ses témérités, mais vous n'avez pas tort de rester aussi
longtemps avec ces poésies légères; elles sont sans con-
tredit au nombre de ses œuvres les plus charmantes ; il
n'y a pas un vers qui ne soit plein d'esprit, de clarté,
d'enjouement et de grâce. »
« Et puis, ajoutai-je, on voit quels étaient ses rap-
ports avec les grands et les puissants de la terre; on re-
marque avec plaisir qu'elle dignité conserve Voltaire;
toujours il semble se sentir l'égal des plus grands
personnages, et on ne voit pas un seul instant qu'une
majesté quelconque ait gêné la liberté de son es-
prit. »
« — Oui, dit Gœthe, il avait toujours l'aird'un homme
de qualité. Et avec toute sa liberté aventureuse, il a
toujours su se maintenir dans les limites de la conve-
nance, ce qui est encore bien plus difficile. Je peux citer
en pareilles matières comme autorité l'impératrice d'Au-
triche : elle m'a très-souvent répété que dans les poésies
de Voltaire adressées à des personnes princières, il n'a
jamais un seul instant franchi le moins du monde la
limite que tracent les convenances. »
« Votre Excellence se rappelle-t-elle la petite poésie où
il fait à la princesse de Prusse, plus tard reine de Suède,
une charmante déclaration d'amour, en lui disant qu'il
s'était vu en rêve élevé au rang des rois? »
« — C'est une de ses plus jolies, dit Gœthe, et il récita
ces vers :
76 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Je vous aimais, princesse, et j'osais vous le dire;
Les dieux à mon réveil ne m'ont pos tout ôté,
Je n'ai perdu que mon empire!...
Est-ce joli! Et puis, il n'y a jamais eu de poëte qui
ait toujours eu son talent à sa disposition comme Vol-
taire. Je me rappelle à ce sujet l'anecdote suivante. Il
était resté assez longtemps en visite chez son amie ma-
dame du Châtelet; il allait partir, la voiture était déjà
devant la porte, quand arrive une lettre, envoyée par un
grand nombre de jeunes filles d'un couvent du voisinage,
dans laquelle on le prie de vouloir bien écrire un pro-
logue à la tragédie de Jules César, que ces jeunes filles
voulaient jouer à la fête de leur abbesse. La demande était
trop aimable pour qu'on pût refuser. — Voltaire aussitôt
se fait donner plume et papier, et sur le bord d'une che-
minée il écrit le prologue demandé. C'est une poésie
d'une vingtaine de vers, dont le fond et la forme sont
parfaits, tout à fait appropriés à la circonstance, en un
mot, de sa meilleure manière. » — « Je suis très-curieux
de la lire, » dis-je. — « Je doute qu'elle se trouve dans
votre édition, elle n'a paru qu'il y a peu de temps;
comme il a fait de ces poésies par centaines, beaucoup
sont encore dispersées çà et là et en la possession de par-
ticuliers. »
« — Ces jours-ci, dans lord Byron, j'ai trouvé avec
joie un passage qui montre l'estime extraordinaire que
Byron avait aussi pour Voltaire. Et on voit clairement
d'ailleurs combien il a lu, étudié et mis à profit Vol-
taire ^ »
« — Byron, dit Gœthe, savait trop bien oii l'on pou*
* « Lord Byron a beaucoup d'esprit et de l'esprit très-varié... il a bien
lu Voltaire, et il l'imite souvent. » (Chateaubriand.)
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. *!!
vail trouver de bonnes choses, et il était trop adroit pour
ne pas aller puiser aussi à cette source universelle de lu-
mière*. »
La conversation vint alors sur Byron, et Goethe trouva
plusieurs fois l'occasion d'exprimer encore l'admiration
qu'il ressent pour ce grand poète.
« — A tout ce que Votre Excellence dit de Byron, ré-
pondis-je, j'applaudis de tout mon cœur ; cependant, quel-
que grand, quelque remarquable que soit le talent de ce
poote, je doute que ses écrits puissent exercer une in-
* Dans les notes de sa traduction du Neveu de Rameau, Gœlhe a ex-
primé sur Voltaire un jugement qui doit prendre place ici : « Quand les
i'amilies se conservent longtemps, dit-il, on peut remarquer que la na-
ture produit enfin un individu qui réunit les q"aii*cs Ae, t^us ses an-
cêtres, rassemble et exprime dans la perfection touîes les d!s}:ositions
qui jusqu'à lui s'étaient montrées isolées et en germe. Il en est de même
pour les nations, dont les mérites ont souvent le bonheur de trouver
leur expression dans un individu unique. C'est là ce qui est amvé pour
îoiiii? XIV, le roi français dans toute la force du terme, cela est arrivé
aussi pour YoUair'^; le français suprênie, l'écrivain qui a été le iJ"' ^n
harmonie avec sa nation.
« Les qualités que l'on exige d'un homme bien do"é que l'on ad-
mire en lui, sont variées, et les exigences des Français en cela sont, si-
non plus grandes, du moins encore plus variées que celles des autres
peuples. En voici une liste que l'on peut s'amusera parcourir; elle est
écrite sans méthode, et peut-être n'est-elle pas encore complète :
< Profondeur, génie (force d'invention), puissance de coup d'oeil, élé-
vation, naturel, talent dans l'exécution, mérite dans la pensée, noblesse,
esprit, bel esprit, bon esprit, âme, sensibilité, adresse du goût, bonté
du goût, intelligence, justesse, convenance, accent, bon ton, ton de
cour, variété, plénitude, richesse, fécondité, chaleur, magie, charme,
grâces, attrait, légèreté, vivacité, finesse, brillant, saillant, pétillant, pi-
quant, délicatesse, ingéniosité, style, versilication, harmonie, pureté,
correction, élégance, perfection.
« De toutes ces qualités et de toutes ces formes de l'esprit, on ne peut
à Voltaire contester peut-être que la première et la dernière : la profon-
deur du fond et la perfection dans l'exécution. ces autres dons,
tous ces autres talents qui remplissent brillamment l'immensité du
inonde, ii les a possédés, et ee sont eux qui ont porté sa réputation dans
l'univers entier. »
78 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
tluence pure sur le développement des esprits et que
l'humanité gagne beaucoup avec eux. »
« — Je ne suis pas de votre avis, dit Gœthe. La
témérité, laudace, le grandiose de Byron, est-ce que
tout cela ne sert pas d'une façon heureuse à notre déve-
loppement? Il faut prendre garde de ne chercher jamais
les éléments de développement que dans ce qui est par-
faitement pur et moral. — Toute œuvre qui a un carac-
tère de grandeur nous forme, dès que nous savons voir
en elle ce qui est grand*.»
Mercredi. 4 février 1829.
« J'ai continué la hcture de Schubart *, m'a dit
* On s'étonne d'abord de la sympathie que Goethe montre pour Byron.
Il semble que rien ne pouvait rapprocher deux caractères en appa»
rence si opposés. D'où vient donc cette affection si fidèle du plus
calme des poètes allemands pour le plus impétueux des poètes anglais?
Si Gœthe se sentait attiré vers Byron, et lui pardonnait presque tout,
c'est d'abord, je crois, parce que le poète anglais avait, comme lui-
même, déclaré une guerre ouverte à toutes les hypocrisies ; c'est aussi et
surtout parce que tous deux étaient des fils du Nord, épris d'un même
amour passionné pour l'Italie et l'Orient. Byron réalisait l'idéal de Gœthe:
dans les vers les plus mélancoliques de cet enfant de la brumeuse Angle-
terre, le soleil du Midi a semé de brillantes étincelles. Cette union du
Nord et du Midi, de la profondeur et de l'éclat était une des aspirations
artistiques de Gœthe. Ne voyons-nous pas déjà Werther emporter ensem-
ble dans les champs Ossian et Homère, c'est-à-dire le rêve insaisissable et
la réalité vivante, le brouillard et la lumière? La jeune sœur de ^Verther,
Nignon, a dans le regard, dans les gestes, dans la parole la vivacité fébrile
de l'Italienne, mais en même temps elle est pensive comme la Muse même
de la Germanie. Byron devait donc ravir et enthousiasmer Gœthe, car
sa pensée a toutes les rêveries et son expression toutes les splendeurs.
Gœthe lui-même portait sur sa physionomie les signes de cette double
nature qui vivait auss=i dans son âme: ses traits étaient graves et très-
sérieux d'expression, mais dans son œil noir et ardEut brillait le feu
méridional.
* Philosophe de l'école de Schelling. Il s'agit ici sans doute de son
livre intitulé Vues sur tme histoire générale de la vie.
i
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 79
Goethe; c'est vraiment un homme remarquable, et même,
quand on sait se traduire ses idées dans sa propre langue,
on s'aperçoit qu'elles sont souvent très-importantes. —
Son livre repose sur ce principe qu'il y a, en dehors de la
philosophie, le point de vue de la simple raison de
l'homme, et que tout art, toute science, qui restent indé-
pendants de la philosophie, et ne se développent que par
les forces naturelles de l'homme, arrivent toujours à de
meilleurs résultats. — C'est là tout à fait de l'eau pour
notre moulin ^ Pour moi je me suis toujours maintenu
libre en face de la philosophie^; mon point d'appui a
toujours été la simple raison de l'homme sensé, et Schu-
bart confirme ainsi ce que j'ai dit et fait pendant toute
ma vie. La seule chose que je ne puisse louer tout à fait
en lui, c'est qu'il y a certains sujets sur lesquels il en sait
plus qu'il n'en dit ; il ne parle pas toujours tout à fait en
homme d'honneur; ainsi, comme Hegel, il fait entrer la
religion chrétienne dans la philosophie ; et elle n'a rien
à y faire. — La religion chrétienne est une grande chose
* Proverbe.
2 Goethe a même lancé un certain nombre d'épigrammes contre la méta-
physique, par exemple celles-ci : « Toute philosophie n'est que le sens com-
mun de l'homme en langage amphigourique. — Voilà déjà bientôt vingt ans
que tous lesAllemandsvivent dans le monde transcendantal; quand ils vien-
dront à s'en apercevoir, ils se trouveront bien extraordinaires. — Commen
as-tu pu faire tant de choses? Mon enfant, j'ai été fort adroit, je n'ai ja-
ijiais pensé à la manière dont on pense, » etc. La métaphysique avait à
ses yeux deux grands défauts. Son esprit avait soif d'évidence, et les
discussions sur le temps, sur l'espace, sur l'esprit, sur la matière,
sont toujours, il faut l'avouer, d'une clarté contestable. De plus, il était
poète, c'est-à-dire qu'il avait besoin que tout prît devant son esprit une
forme sensible, pittoresque, et les abstractions de l'école n'ont rien de
pittoresque. Aussi il n'étudia la métaphysique pure que pour bien se con-
vaincre qu'il préférait de beaucoup l'étude de la nature; comme Faust,
il laissa l'arbre mort de la science abstraite pour saisir et embrasser
l'arbre de la vie. ' i
80 CO>'VERSÂTIONS DE GŒTHE.
tout à fait indépendante. C'est vers elle que se tourne
l'humanité quand elle se sent faible ou souffrante; en
lui reconnaissant ce caractère, on la tient élevée au-des-
sus de toute philosophie, et tout appui lui est inutile. —
Mais, en revanche, la philosophie n'a pas besoin de pren-
dre l'apparence de la religion pour établir une doctrine,
par exemple la doctrine de l'immortalité. L'homme doit
croire à l'immortalité, il en a le droit ; c'est une croyance
qui lui est naturelle; et il peut l'appuyer sur des tradi-
tions religieuses, mais si le philosophe veut tirer la preuve
de l'immortalité de notre âme d'une légende, il emploie
un moyen bien faible et vraiment dépourvu de sens. —
La conviction de notre immortalité sort pour moi de
l'idée cractivité; car si jusqu'à ma fin j'agis sans repos,
la nature est obligée de me donner une autre forme d'exis-
tence, lorsque celle que j'ai maintenant ne pourra plus
retenir mon esprit. »
Pendant ces paroles mon cœur battait d'admiration et
d'amour. — « Y a-t-il, me disais-je, une doctrine qui ex-
cite plus que celle-ci aux nobles actions? Qui ne voudra
jusqu'à sa fin agir sans repos, s'il trouve dans son activité
même la garantie d'une vie éternelle? »
Goethe fit apporter un portefeuille rempli de dessins à
la main et de gravures. Après avoir examiné et tourné
plusieurs feuilles, il me tendit une belle gravure d'après
•m tableau à Thuile de Van Ostade. a Voici, me dit-il,
une scène pour notre Good man and good wife ^ » Je
considérai cette gravure avec grand plaisir : elle repré-
sentait l'intérieur d'une maison de paysan ; une seule
chambre sert de cuisine, de salle d'habitation et de
* Poésie écossaise repensée en allemand par Gœthe. ,
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 81
chambre à coucher. L'homme et la femme sont assis
rapprochés, vis-à-vis l'un de l'autre ; la femme file, lo
mari dévide ; un enfant est à leurs pieds. Au fond, on
voit un lit, et, dans la chambre, les objets de ménage les
plus simples et les plus indispensables ; la porte ouvre
sur la rue. Cette gravure donnait dans la perfection l'idée
du bonheur de deux époux ; le contentement, le bien-
être, et une certaine ivresse d'amour conjugal se lisaient
sur les traits de cet homme et de cette femme qui se re-
gardaient. «Plus Ton contemple cette gravure, dis-je, plus
on sent de bien-être; elle a un charme tout particulier. »
— « C'est le charme de la réalité sensible, dit Gœthe, dont
aucun art ne peut se passer, et qui, dans les sujets de
cette nature, règne dans toute sa plénitude. Au con-
traire, dans les tableaux d'un genre plus élevé, quand
l'artiste a des tendances idéales, il lui est difficile de faire
dans son œuvre la part nécessaire des sens et de la réalité,
et il devient sec et froid. La jeunesse ou la vieillesse suf-
fisent pour aider ou nuire à l'artiste ; aussi il doit choisir
ses sujets d'après son âge. J'ai réussi mon Iphigénie et
mon Tasso^ parce que j'étais alors assez jeune pour pou-
voir répandre sur un sujet tout idéal la vie de la sensibi-
lité.Mais, aujourd'hui, des sujets aussi idéaux ne convien-
draient plus à ma vieillesse, et je fais bien de choisir des
sujets où les sens ont déjà leur part faite d'avance. — Si
les Genast^ restent jci, je vous écrirai deux pièces en
* M. et madame Genast, excellents acteurs de la troupe de Weimar.
M. Genast était régisseur. Sous le titre : Extraits du Journal d'un vieux
comédien [Ausdem Tagebucheines allen Schauspieler], son fils vient de
publier un livre intéressant qui donne de nombreux détails sur l'âge
d'or du théâtre de Weimar. Voici entre autres une anecdote sur Gœlhe,
qui montre bien sa manière d'agir avec les comédiens. « A la première
répétition dQ Zénobie, Unzelmann, un des favoris de Gœlhe, parut avec
5.
82 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
prose, chacune en un acte. L'une est très-gaie el finit par
un mariage, l'autre est terrible, émouvante, et le dénoû-
IKicnt amène deux morts. Celle-ci remonte au temps de
Schiller, et, sur mon avis, il avait déjà écrit une scène.
J'ai longtemps médité les deux sujets, ils me sont par-
faitement présents, et je voudrais les dicter tous deux
dans l'espace de huit jours, comme je l'ai fait pour mon
Citoijen général. »
« — Faites-le, dis-je, écrivez les deux pièces ; après les
Années de voyage ce sera un rafraîchissement pour
votre esprit; cela vous fera l'effet d'une petite excursion.
Quelle joie dans le monde si, ce que personne n'attend
plus, vous faisiez encore quelque chose pour le théâtre ! h
« — Je vous le répète, continua-t-il, si les Genast restent
ici, je ne suis pas sûr de ne pas tous jouer ce tour. Mais,
sans eux, je n'aurais pas de plaisir à écrire, car une
pièce de théâtre sur le papier, ce n'est rien du tout. Le
poète doit connaître les moyens qu'il mettra en œuvre; il
faut qu'il calque ses rôles sur les personnes qui doivent
les jouer. Si je peux compter sur Genast et sur sa femme,
son rôle à la main, et au lieu de réciter, il lut. A peine commençait-il
que l'on entendit Gœthe, de sa loge au fond du parterre, s'écrier: c Je
ne suis pas habitué à voir lire les rôles!... » Unzelmann s'excusa, en
disant que sa femme était malade depuis plusieurs jours, el qu'il n'avait
pas eu le temps d'apprendre. — « Le jour a vingt-quatre heures, en
comptant la nuit!... » dit Gœthe. — Unzelmann s'avança vers la rampe
et dit : « Votre Excellence a parfaitement raison ; en comptant la nuit, le
jour a vingt-quatre heures, mais si l'homme d'État et le poète ont besoin
du repos de la nuit, il en est de même pour le pauvre comédien, obligé
souvent de débiter des plaisanteries pendant que le cœur lui saigne.
Votre Excellence sait que je remplis toujours mes devoirs; aujourd'hui je
suis excusable. » — Celte réponse hardie étonna tout le monde, et après
qu'elle eut été faite, on restait silencieux, attendant ce qui allait se pas-
ser. Après un instant, on entendit de nouveau la voix puissante de Gœlhe :
« Bien répondu! continuons!... » (Die Antwort passt ! Weiter!)
I
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 83
en prenant avec eux La Roche, M. Wintenberger et ma-
dame Seidel, je sais ce que j'ai à l'aire, et peux être sûr
que l'exécution répondra à mes idées. — Ecrire pour le
théâtre, c'est là un art tout particulier, el celui qui ne le
connaît pas à fond ne doit pas s'en occuper. On croit qu'un
fait intéressant par lui-mêhie conservera de l'intérêt s'il
est transporte sur les planches ; mais pas du tout ! Cer-
taines choses très-jolies à lire, à se (igurer en esprit, si
elles sont transportées au théâtre, changent d'aspect ; et
justement ce qui nous enthousiasme dans le livre nous
laissera peut-être froid, vu sur la scène. Quand on lit
Heimann et Dorothée, on croit que c'est là une œuvre
bonne aussi pour le théâtre. Tœpfer* s'est laissé entraîner
à l'y porter, mais qu'a-t-il fait là ? Quel effet produit son
œuvre, surtout si les acteurs ne sont pas excellents? Qui
peut dire que ce soit là à tous les points de vue une
bonne pièce ? Écrire pour le théâtre est un métier qu'il
faut étudier à part et qui exige des dispositions spéciales.
Si l'on n'a pas et la connaissance du métier et la vocation
naturelle, il est bien difficile de réussir. »
Lundi, 9 février 1829.
Gœlhe a beaucoup parlé des Affinités. Une personne
qu'il n'avait jamais vue ni connue s'est trouvée copiée
dans le personnage de Mittler. « Il faut donc, ditGœthe,
que le caractère ait quelque vérité et il doit y avoir plus
d'un de ses pareils dans le monde. Il n'y a pas dans les
Affinités une hgne qui ne soit un moment de ma vie ; et
c'est un roman qui renferme tant d'idées, qu'il est impos-
sible de les apercevoir toutes à la première lecture. »
* Poole dramatique, né à Berlin en 1792.
84 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Mardi, 10 février 1829.
J'ai trouvé Goethe entouré de cartes et de plans tracés
à propos de la construction du port de Brème ; il s'inté-
resse beaucoup à cette grande entreprise ^ — Parlé de
Merck; Goethe m'a lu de lui une lettre adressée à Wieland
en 1776, écrite en petits vers spirituels et mordants ; elle
est dirigée surtout contre Jacobi, que Wieland paraît avoir
trop loué dans un article du Mercure^ ce que Merck ne peut
lui pardonner. — Parlé de l'état des esprits à celte époque
et de la difficulté qu'il y avait à sortir de cette ère àetempête
et d'aspirations impétueuses, comme on l'appelle, pour
arriver enfin à des idées plus hautes. — Parlé de ses pre-
mières années à AYeimar. Son talent poétique était en con-
flit avecla réalité, qu'il était obhgé d'approcher et de con-
naître, à cause de ses fonctions à la cour et dans diverses
branches du service public. Aussi, dans les dix premières
années, il ne produisit en fait d' œuvres poétiques rien d'im-
portant. —Lu des fragments de ce temps. Amourettes qui
l'arrêtaient. Son père supportait toujours avec impatience
sa vie de cour. Avantages qu'il a retirés à ne pas changer
de résidence, ce qui lui a évité de faire deux fois les
mêmes expériences. Fuite en Itahe, pour se rendre la
fécondité poétique. Idée superstitieuse : il ne partira pas,
si quelqu'un sait son projet d'avance. Pour cette raison,
profond secret. De Rome il écrit au duc. Retour d'ItaHe; il
exige alors beaucoup de lui-même. — La duchesse Amélie,
princesse accomplie ; caractère très-naturel, du goût pour
les jouissances de la vie. Elle aimait beaucoup la mère de
Gœthe, elle désire la faire venir pour toujours à AVeimar.
' Gœllie a de même étudié avec le plus grand soin tous les plans tracés
par Brunel pour le tunnel de Londres.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 85
Il s'y oppose ^ — Premiers commencements du Faust»
« Le Faust a commencé en même temps que mon Wer-
ther, je rapportai avec moi à Weimar en 1775. Je l'avais
écrit sur du papier à lettre ; il n'y avait pas une rature,
parce que je n'écrivais jamais un vers avant d'être sûr
qu'il était bon et qu'il resterait. »
Mercredi, 11 février 1829.
Dîné avec Gœthe et le directeur des bâtiments Coudray.
Celui-ci donne des détails sur une école industrielle pour
femmes et sur une maison d'orphelins ; ce sont les meil-
leures institutions en ce genre que le pays possède; elles
ont été fondées la première par la grande-princesse, la se-
conde par le grand-duc Charles-Auguste. Coudray montre
à Gœthe le plan d'une chapelle pour les princes. Gœthe
fait des observations sur la place où doivent s'asseoir les
princes, Coudray les trouve justes. M. Soret vient après
dîner. Gœthe nous montre les tableaux de M. de Reu-
tern ^.
Jeudi, 12 février 1829.
Gœthe me lit la poésie extrêmement belle qu'il vient
d'écrire : Aucun être ne peut tomber dans le néant... Il
me dit : « J'ai l'ait ces vers comme réplique à mes autres
vers : Tout doit tomber dans le néant... vers qui sont
sots et que mes amis de Berlin, lors de la réunion des
* On a reproché à Gœthe cette opposition. Ceux qui connaissent les
habitudes et le caractère de « Madame la Conseillère » savent fort bien
qu'elle ne pouvait être heureuse qu'à Francfort. Jamais du reste elle n'a
élevé la plus petite plainte contre son Wolfgang; elle ne parla de lui jus-
qu'à son dernier moment qu'avec une affection enthousiaste.
- Gérard de ileutern, né en Livonie, en 1785. Il servit d'abord dans
l'armée russe, et quitrta le service pour se consacrer fout entier à la pein-
ture. Voir plus loin la conversation du 1" avril 1851.
86 CONVEKSAIIUISS DE GŒTHE.
naturalistes, ont, à mon grand regret, exposés publique-
ment en lettres d'or ^ »
Sur le grand mathématicien La grange, dont il exalte
l'excellent caractère, il a dit : « C'était un homme bon,
et, précisément par ce motif, il était grand. Car si un
homme bon est doué de talent, il travaillera toujours
pour le salut du monde, qu'il soit artiste, naturahste,
poëte ou n'importe quoi. — Vous avez hier, à dîner, fait
une connaissance phis intime de Coudray, et j'en suis con-
* Cette poésie nouvelle est in\.\lu\ce TestOînent. Elle résume, en effet,
dans sept strophes, plusieurs grands principes que Gœlhe cgnsidérait dans
sa vieillesse oomme l'essence de ses méditations et de son expérience.
Son importance nous autorise à l'insérer ici, malgré son étendue :
« I. Aucun être ne peut tomber dans le néant!... L'essence éternelle
vit et agit toujours dans tous les êtres; attache-toi donc à l'existence
avec bonheur! L'existence est éternelle; car des lois protègent les tré-
sors vivants dont se pare l'univers! — II. Le vrai a été trouvé depuis
longtemps; il a réuni à lui toule la suite entière des nobles esprits. Em-
brasse donc l'antique vérité ! Fils de la terre, rends des actions de grâces
au sage qui lui a tracé son cercle autour du soleil et qui prescrit sa route
à la sœur du soleil! — III. Tourne ensuite ton regard vers toi-même:
dans les profondeurs de ton être intime, tu trouveras un guide auquel
tout noble esprit se confie sans réserves. Aucune règle ne peut là te
manquer, car la conscience libre est le soleil de ton jour moral. — IV. Les
sens sont aussi un guide pour toi; si ton intelligence se tient éveillée,
ils ne te montreront pas d'erreurs. D'un vif regard observe avec joie, ei
d'un pas assuré et modeste marche à travers les plaines de ce monde
comblé de riches dons. — V. Que ta jouissance soit modérée dans l'abon»
dance et la bénédiction; que la raison soit toujours là, quand la vi(
jouit de la vie. C'est ainsi que le passé cesse d'être éphémère, ainsi l'a-
venir est d'avance vivant en nous; ainsi le moment présent est l'éternité.
— VI. Et quand tu seras ainsi formé, quand tu seras pénétré de cette
vérité : «Il n y a de vrai, de vraiment existant pour loi que ce qui rend
« ton esprit fécond, » alors observe le cours général du monde, et, le
laissant suivre sa route, associe-toi à la minorité. — VII. Dans tous les
temps, ce que le philosophe, le poëte a préféré, c'est travailler en si-
lence aux créations de son esprit; ce sera là ton sort, le plus enviable de
tous; tu jouiras par avance des sentiments qui doivent remplir un jour
les plus nobles âmes. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 87
tent. Il parle rarement en société, mais vous avez pu voir,
dans cette réunion intime entre nous, quel excellent esprit
et quel excellent caractère se cachent dans cet homme. On
lui a d'abord fait beaucoup d'opposition, mais mamte-
nant il jouit entièrement de la faveur et de la confiance
du duc. Coudray est un des plus habiles architectes de
notre temps. Nous nous sommes rapprochés l'un de
l'autre, et cela nous a servi à tous deux. Ah! si je l'avais
eu il y a cinquante ans! »
A propos des connaissances de Gœthe en architecture,
je faisais remarquer qu'il avait dû beaucoup gagner en
Italie. « J'ai pris là, dit-il, une idée du sérieux et du
grand, mais aucun savoir-faire. C'est la construction du
château deWcimar qui m'a fait faire des progrès. Je dus
m'en occuper, et j'allai même jusqu'à dessiner des mou-
lures de cornichci. — Je fis d'une certaine façon mieux
que les gens du métier, parce que, ayant le goût plus cul-
tivé, je pouvais avoir de meilleures idées. »
La conversation arriva à Zelter. « J'ai reçu une lettre de
lui; il m'écrit entre autres que l'exécution du Messie a
été gâtée par une de ses élèves, qui a chanté un air trop
mollement, trop faiblement, trop sentimentalement. La
faiblesse est un des traits distinctifs de notre siècle. Je
suppose qu'en Allemagne elle est une suite de l'effort qui
a été fait pour chasser les Français. Peintres, natura-
listes, sculpteurs, musiciens, poètes, tous, à peu d'ex-
ceptions près, tous pèchent par la débilité, et dans la
masse de la nation il en est de même.
« — Cependant je ne perds pas l'espérance, dis-je, de
voir naître une musique convenable pour Faust.
« — C'est tout à fait impossible, dit Gœthe. Les ac-
cents durs, pénibles, terribles, qu elle devrait renfer-
88 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
mer par places sont tout à fait opposés à ce temps-ci.
jja musique devrait être dans le caractère de Don Juan;
Mozart aurait pu écrire la partition du Faust. Meyerbeer
le pourrait peut-être ; mais il ne se laissera pas entraîner
à une pareille œuvre, il est trop engagé avec les théâ-
tres d'Italie. »
Goethe, je ne sais à quelle occasion, fit ensuite cette
observation remarquable : « Tout ce qui est grand, intel-
ligent, est en minorité. Il y a eu des ministres qui avaient
contre eux peuple et roi, et qui étaient obUgés de pour-
suivre seuls leurs grands plans. — Il ne faut pas penser
que la raison soit jamais populaire. Les passions, les
sentiments peuvent devenir populaires, mais la raison
restera toujours la propriété exclusive de quelques
élus. »
Vendredi, 13 février 1829.
Liné seul avec Gœthe. « Quand j'aurai terminé les
Années de voyage^ dit-il, je me tournerai de nouveau
vers la botanique, afin d'avancer la traduction de Soret.
Je crains seulement que ce travail ne m'entraîne trop loin,
et ne devienne de nouveau une montagne. Il y a encore de
grands secrets cachés; j'en sais plusieurs, j'en pressens
beaucoup d'autres. Je vais, en vous confiant une de mes
idées, vous parler d'une façon étrange. La plante va de
nœud en nœud et se termine enfin par la fleur et la se-
mence. Dans le résine animal il en est de même. La ché-
nille, le ténia se développent nœud par nœud et forment
à la fin une tête; chez les animaux supérieurs et chez
l'homme ce sont les vertèbres qui s'ajoutent les unes aux
autres et se terminent par la tête, dans laquelle se con-
centrent les forces. — Ce qui arrive ainsi chez chaque
individu arrive également pour les collections d'indi-
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 89
vidus. Ainsi les abeilles, qui sont une collection d'indivi-
dus, s'ajoutent les unes aux autres, et il sort de leur
ensemble la reine, qui doit se considérer comme l'extré-
mité et la tête de leur société. — L'idée que j'ai est mys-
térieuse, difficile à exprimer, mais je la conçois pourtant
bien. — C'est encore ainsi qu'un peuple produit ses hé-
ros qui, semblables aux demi-dieux, marchent en tête
pour nous sauver et nous défendre. C'est ainsi que
toutes les forces poétiques des Français se réunissent
dans Voltaire. Ces chefs d'un peuple sont grands dans la
génération sur laquelle ils agissent; beaucoup exercent en-
core longtemps après leur influence; la plupart sont rem-
placés par d'autres et oubliés de la postérité. »
Gœthe parla ensuite des naturalistes dont la principale
affaire aujourd'hui est de prouver leurs opinions per-
sonnelles. «M. de Buch, dit-il, a publié un nouvel ou-
vrage qui dans le titre même renferme une hypothèse.
Il traite des blocs de granit qui gisent çà et là, on ne
sait ni comment ni pourquoi. M. de Buch met sur s<^«^
enseigne que ces blocs de granit ont été poussés de l'is
térieur de la terre par quelque force puissante, et qu'ils
ont été brisés, c'est là ce que dit son titre, dans lequel
il parle déjà de blocs dispersés. — Il n'y a qu'un pas
bien facile à faire pour arriver à la dispersion, et c'est
ainsi que le pauvre lecteur se voit la tête prise dans l'er-
reur sans savoir comment. Il faut vieillir pour aperce-
voir tout cela, et de plus avoir assez d'argent pour payer
ses expériences. Chaque trait juste qui me vient dans l'es-
prit me coûte une bourse pleine d'or; un demi-million de
ma fortune privée a passé à travers mes mains pour ap-
prendre ce que je sais maintenant; j'y ai dépensé non-
seulement toute la fortune de mon père, mais mon traite-
90 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
ment el les gains littéraires considérables que je fais
depuis plus de cinquante ans. De plus j'ai vu dépenser
par des princes un million et d<3mi pour des entreprises
qui m'intéressaient de près, et dont je suivais les pro-
grès, la réussite ou les désastres. — Ce n'est pas assez
d'avoir du talent, il faut pour devenir instruit autre
chose encore, il faut vivre dans de grandes relations,
asoir l'occasion de voir dans les cartes des grands
joueurs du temps, et courir, en jouant soi-même, les
risques du gain et de la perte. — Sans mes études d'his-
toire naturelle, cependant, jamais je n'aurais appris à
connaître les hommes tels qu'ils sont. Partout ailleurs
on ne peut pas voir et penser aussi nettement; on n'a-
perçoit pas aussi bien les erreurs des sens et de l'intel-
ligence, les faiblesses et les énergies du caractère; tout
est plus ou moins élastique et incertain, et se laisse
façonner plus ou moins; mais la nature n'entend pas
ces plaisanteries ; elle est toujours vraie, toujours sé-
rieuse, toujours sévère; elle a toujours raison, et les
fautes et les erreurs sont ici toujours de l'homme. Elle
méprise l'impuissant ; elle ne se donne et ne révèle ses
secrets qu'au puissant, au sincère, au pur. — La pénétra-
tion ne suffit pas; il faut être capable d'élever sa raison sur
les hauteurs suprêmes pour être digne de toucher à la Divi-
nité, qui se manifeste dans les phénomènes primitifs physi-
ques et moraux, se cachant derrière eux et les produisant.
La Divinité est agissante dans ce qui vit, mais non dans
ce qui est mort ; elle est dans tout ce qui naît, tout ce qui
se transforme, mais non dans ce qui est né déjà et reste
maintenant immobile. Voilà pourquoi la raison pure, qui
tend vers le divin, s'occupe de tout ce qui naît, de tout
ce qui vit; l'entendement, au contraire, se porte sur
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 91
ce qui existe et ne change pas, pour le faire servir à un
but pratique.
La minéralogie, par exemple, est une science de
Tentendement, de la vie pratique, car elle porte sur
des objets morts; dans cette science, il n'y a pas à pen-
ser à une synthèse. Les objets de la météorologie, au
contraire, sont bien vivants ; nous les voyons tous les
jours s'agiter et agir, ils peuvent donc être soumis à
une synthèse ; cependant ici les influences réciproques
sont si variées, que cette synthèse reste au-dessus de
l'homme, et il se fatigue inutilement à faire des obser-
vations et des expériences. Nous gouvernons vers des
hypothèses, vers des îles imaginaires, et la vraie syn-
thèse restera sans doute une terre inconnue. Cela ne
m'étonne pas, car je sais combien il est difficile d'arriver
à une synthèse même dans des sujets d'étude aussi sim-
ples que les plantes et les couleurs.
Mardi, 17 février 1829.
Nous avons beaucoup parlé du Grand Cophte. —
« Lavater, me dit Gœthe, croyait à Caghostro et à ses mi-
racles. Quand on l'eut démasqué comme fripon, Lavater
soutenait que le fripon était un autre Cagliostro, et que le
magicien Cagliostro était un être saint. Lavater était un
homme tout à fait excellent, mais il obéissait à de fortes
illusions, et la vérité stricte n'était pas dans ses goûts ; il
trompait et lui-même et les autres. C'est là ce qui amena
entre nous une rupture complète. Je l'ai vu pour la der-
nière fois à Zurich, sans qu'il me vît. J'allai déguisé à la
promenade, je le vis venir vers moi, je me détournai, il
passa devant moi sans me voir. Sa démarche était celle
92 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
d'une autruche, ^'oilà pourquoi, sur leBloksberg, il appa-
raît sous cette formel »
Je demandai à Goethe si Lavater avait du goût pour
l'étude de la nature, comme on le supposerait presque
d'après son Traité de phtjsiognomonie, — « Absolument
aucun goût, me répondit Gœthe ; il n'avait de goût que
pour les idées morales et religieuses. Tout ce que la Phy-
siofjnomonie de Lavater contient sur le cerveau des ani-
maux est de moi. »
Nous causâmes alors des Français, des leçons de
Guizot, de Villemain, de Cousin, et Gœthe parla avec une
haute estime du point de vue de ces écrivains, de la ma-
nière libre et directe dont ils considéraient tout et de
leur marche nouvelle vers les buts qu'ils poursuivent. —
Il dit : c( C'est comme si, jusqu'à présent, on n'était
arrivé dans un jardin que par des chemins sinueux et
détournés , ces hommes sont assez hardis et assez libres
pour renverser les murs et bâtir à leur place une porte
qui conduit immédiatempnt à l'allée centrale du jardin. »
Cousin nous amena à parler de la philosophie indienne,
« Cette philosophie, dit-il, si les rapports des Anglais sont
exacts, n'a rien qui nous soit étranger; bien au contraire,
elle répète toutes les époques que nous avons traversées
nous-mêmes. Nous sommes sensuahstes, aussi longtemps
que nous sommes enfants : idéalistes, quand nous aimons
et que nous mettons dans l'objet aimé des qualités qui,
vraiment, n'y sont pas. L amour chancelle, nous doutons
de la fidélité, et nous devenons sceptiques sans nous en
douter. Le reste de la vie se passe dans l'indifférence;
nous laissons les choses aller comme elles veulent, et
* Dans le Faust, seconde partie, scène ir.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 93
nous finissons par le quiétisme, tout comme les philoso-
phes indiens *.
« Dans la philosophie allemande il y aurait encore deux
grandes choses à faire. Kanta écrit la Critique de la rai-
son pure^ et il a rendu par là un service infini ; mais le
cercle n'est pas fermé. Maintenant, il faudrait qu'un
homme capahle, remarquable, écrivît la Critique des
sens et de l entendement humain ; et, si ces deux livres
étaient tous les deux bien faits, la philosophie allemande
n'aurait plus beaucoup à désirer. — Hegel, continua-t-il,
a publié dans YAbnanach berlinois un article sur Ila-
mann, que j'ai lu et relu ces jours-ci et que je dois louer
beaucoup. Les jugements de Hegel comme critique ont
toujours été bons. — Villemain a aussi comme critique
un rang très-élevé. Les Français ne reverront jamais un
talent égal à celui de Voltaire ; mais on peut dire que le
point de vue de Yillemain se trouvant plus élevé que
celui de Voltaire, Villemain peut critiquer Voltaire et
juger ses qualités et ses défauts. »
Mercredi, 18 février 1829.
Nous avons causé de la théorie des couleurs, et, entre
autres, des verres à boire oii sont ciselées des figures
maies ; tournées vers la lumière, elles paraissent jaunes ;
tournées vers l'obscurité, elles paraissent bleues, et on
jouit ainsi par elles de la vue d'un phénomène-principe.
Gœthe a dit à cette occasion : « Le point le plus élevé où
l'hommepuisse arriver, c'est l'étonnement; qu'il se trouve
donc content de pouvoir contempler avec étonnement
un phénomène primordial ; quant à arriver plus haut, à
' Gœthe ici résume à sa façon, en la modifiant sur plusieurs points,
une belle Icoon de M. Cousin.
94 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
aller plus loin, cela lui est refusé. Ici est la limite. Mais,
d'ordinaire, ce simple spectacle ne suffit pas aux hommes;
ils croient qu'ils pourront pénétrer plus avant, et ils
ressemblent aux enfants qui, lorsqu'ils ont regardé dans
un miroir, le tournent aussitôt pour voir ce qu'il y
a derrière. »
La conversation tomba sur Merck, et je demandai s'il
s'était occupé d'histoire naturelle. « Oui, certes, dit
Gœthe; il possédait même d'importantes collections.
Merck était un homme de connaissances extrêmement
variées. Il aimait aussi l'art, etsa passion allaitmême si loin
que lorsqu'il voyait un bel ouvrage entre les mains d'un
philistin, incapable, selon lui, de l'apprécier, il employait
tous les moyens pour le faire arriver dans sa propre
collection. Il n'avait en pareille matière aucun scrupule,
tout moyen lui était bon, et même, s'il ne pouvait faire
autrement, il ne dédaignait pas une espèce de haute four-
berie. » — Gœthe en cita quelques exemples intéres-
sants, puis il continua : « Un homme comme Merck ne
peut renaître, et s'il renaissait, le monde le forcerait à
vivre autrement. C'était une bonne époque que celle de
notre jeunesse. La littérature allemande était encore une
table rase sur laquelle on espérait joyeusement trncer
mainte chefs-d'œuvre. Mais aujourd'hui, elle est si cou-
verte d'écriture, si barbouillée, qu'il n'y a plus de plaisir
à la regarder, et un homme d'esprit ne sait plus où
trouver de la place pour écrire ce qu'il veut. »
Jeudi, 19 février 1829.
Dîné seul avec Gœthe dans s^n cabinet de travail. —
Il était très-gai; il me dit qu'il avait reçu aujourd'hui
beaucoup d'excellentes nouvelles, et qu'il avait heureu-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 9h
sèment terminé une affaire avec Artaria ^ et avec la cour.
Nous causâmes beaucoup à'Egmont, qui avait été donné
hier soir au théâtre, avec les corrections de Schiller,
et nous parlâmes des défauts que la pièce devait à ces
corrections. — « Pour beaucoup de raisons, dis-je, il
n'est pas bon que la Régente manque; elle est tout à fait
nécessaire à la pièce; car non-seulement sa présence
donne à l'ensemble un caractère plus élevé, plus noble,
mais les questions politiques et surtout les relations
avec la cour d'Espagne deviennent bien plus claires
et bien plus frappantes par sa conversation avec Ma-
chiavel. »
« — Sans aucun doute, dit Gœthe. Egmont aussi ga-
gne de l'importance par l'éclat que jette sur lui l'affec-
tion de la princesse, et Claire paraît s'élever, quand nous
voyons que, triomphant même d'une princesse, elle pos-
sède seule tout l'amour d'Egmont. Ce sont là des détails
délicats, mais que l'on ne peut altérer sans coxnpro-
mettre l'ensemble. »
« — Et puis, ajoutai-je, il me semble qu'en face de
tous ces grands rôles d'hommes, un seul rôle de femme,
comme celui de Claire, paraît trop faible, et comme
écrasé. Le rôle de la Régente donne plus d'équilibre à
tout l'ensemble. Que l'on parle d'elle, cela ne suffit pas,
l'apparition de la personne elle-même fait seule impres-
sion. »
« — Vos observations sont très-justes, dit Gœthe.
Lorsque j'écrivis cette pièce, j'ai, comme vous le pensez
bien, tout pesé mûrement, et il n'est pas étonnant qu'un
ensemble souffre quand on supprime une figure princi-
* Libraire-éditeur.
9(5 CONVERSATIONS DE GŒTIIE. ,
pale qui avait été conçue dans l'ensemble et qui le sou* ;
tenait. Mais il y avait dans la nature de Schiller quelque '
chose de violent; il agissait trop souvent d'après une 1
idée préconçue, sans assez considérer le sujet qu'il avait i
à manier. »
« — On pourrait vous gronder, dis-je, d'avoir souffert '
sa manière d'agir, et de lui avoir donné une liberté illi« i
mitée dans une question aussi grave. » , i
« — On a souvent plus d'indifférence qu'on ne le de- j
vrait, répondit Gœthe. Et puis dans ce temps-là j'élais i
profondément préoccupé d'autres idées. J'avais pour \
Egmont aussi peu d'intérêt que pour le théâtre, je le j
laissai faire. Maintenant, ce qui me console, c'est que du
moins la pièce est imprimée telle qu'elle fut écrite, et !
qu'il y a des théâtres assez intelligents pour la jouer sans i
les coupures. » !
Gœthe me parlant alors de la Théorie des couleurs^ \
m'a demandé si j'avais pensé à sa proposition d'en '
écrire un résumé. Je lui dis où j'en étais, et nous ar- j
rivâmes à celte occasion à une petite discussion que je \
veux raconter. J'avais, en étudiant le livre de Gœthe ,
découvert une explication évidemment contraire aux
faits. Aujourd'hui , j'aurais bien voulu lui cacher que
j'avais trouvé une légère erreur dans sa Théorie, car je
ne savais trop comment je lui dirais la vérité sans le
blesser. Mais comme ce résumé dont il m'avait chargé
est chose sérieuse à mes yeux, je devais, pour entrer dans 1
Tentreprise avec assurance, faire effacer toutes les er-
reurs et discuter toutes les explications fausses. Il
n'y avait qu'une chose à faire, c'était de lui confesser
tout simplement qu'après des oDservations attentives,
j'étais amené à m'écarter un peu sur quelques points de
CON\ERSATIONS DE GŒTIIE. 97
ses opinions; je lui dis donc que ses théories sur les
ombres bleues de la neige et sur les doubles ombres co-
lorées ne me paraissaient pas tout à fait fondées. Comme
il ne m'a pas été donné de développer assez clairement
mes idées par la parole, je me bornai à dire le résultat
de mes observations sans entrer davantage dans la dis-
cussion des détails, ce que je me réservai de faire par
écrit. — A peine avais-je commencé à parler que le visage
serein et calme de Gœthe s'assombrit, et je vis trop clai-
rement qu'il n'accueillait pas mes critiques. — « Certes,
dis-je, (jui veut avoir raison contre Votre Excellence
doit se lever matin, cependant il peut se faire que l'es-
prit en pleine majorité se presse trop et que le débutant
encore mineur voie la vérité. »
(( — Comme si vous l'aviez vue! répondit Gœthe d'un
ton un peu railleur; votre idée de la lumière colorée
appartient au quatorzième siècle, et vous êtes plongé
au fond de la dialectique. — La seule chose qui soit
bonne en vous, c'est qu'au moins vous, vous êtes assez
honnête pour dire tout droit tout ce que vous pensez. —
Il se passe pour ma théorie des couleurs, dit-il plus dou-
lement avec un air plus gai, ce qui s'est passé pour la
doctrine chrétienne. On croit quelque temps avoir des
disciples fidèles, et, avant que l'on y ait pris garde, ils se
séparent de vous et forment une secte ! Vous êtes un
hérétique, comme les autres, car vous n'êtes pas le pre-
mier qui m'ait abandonné. Je me suis séparé des hommes
les meilleurs pour des divergences sur quelques points de
ma théorie des couleurs !» — Et il me cita des noms
connus.
Nous avions pendant ce temps fini de dîner; la con-
versation s'arrêta , Gœthe se leva et se mit près de la
.6
93 CONVERSATIOISS DE GŒTHE.
fenêtre. Je m'avançai vers lui et lui pressai la main, car
malgré sa gronderie, je l'aimais; je sentais aussi que la
raison était de mon côté et que c'était lui souffrait dans
cette discussion.
Cela ne dura pas longtemps; bientôt nous parlâmes
de nouveau avec gaieté sur différents sujets ; cependant,
quand en m'en allant je lui dis que je lui donnerais mes
observations par écrit, et que c'était seulement à cause
du peu d'habileté de mon langage qu'il ne m'avait pas
donné raison, il ne put pas s'empêcher, sur le seuil, de
me jeter encore, moitié riant, moitié se moquant, quel-
ques mots sur les hérétiques et sur l'hérésie.
Si l'on se demande pourquoi Goethe ne supportait pas
volontiers la contradiction sur sa Théorie des couleurs,
tandis que pour ses œuvres poétiques il se montrait tou-
jours on ne peut plus facile et acceptait avec reconnais-
sance toute observation fondée, on trouvera peut-être l'ex-
plication du problème en pensant que son talent comme
poète avait été partout pleinement reconnu, tandis que
pour sa Théorie des couleurs^ la plus grande et la plus dif-
ficile de ses œuvres, il n'avait rencontré partout que blâme
et contradiction. Pendant la moitié de son existence il
n'entendit de toutes parts résonner à ses oreilles qu'une
éternelle protestation, et il était alors assez naturel qu'il
se tînt toujours dans un état de défense armée, prêt
à repousser une opposition passionnée. Il en était
de Gœthe, avec sa Théorie des couleurs, comme d'une
bonne mère qui aime d'autant plus un excellent enfant
qu'il est moins bien accueilli ailleurs. — « Je ne fais pas
)rop de cas de tout ce que j'ai produit comme poète,
disait-il souvent; d'excellents poètes ont vécu en même
temps que moi, de plus grands que moi ont vécu avant
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 99
moi, et il en viendra de pareils après moi. Mais que j'aie
été dans mon siècle le seul qui, dans la science difficile
de la théorie des couleurs, ait vu la vérité, voilà ce dont
je suis fier, et ce qui me donne le sentiment de ma supé-
riorité sur un grand nombre d'hommes. »
Vendredi, 20 février 1829.
Dîné avec Gœthe. Il est heureux d'avoir fini les An-
nées de voijage, qu'il doit envoyer demain à l'éditeur.
Pour la Théorie des couleurs^ il s'est rapproché un peu
de mon opinion au sujet de la couleur bleue des ombres sur
la neige. — Il parle de son Voyage en Italie, qu'il est en
train de revoir. — « Nous sommes comme les femmes,
dit-il; quand elles accouchent, elles font vœu de ne ja-
mais s'approcher désormais d'un homme, et avant qu'on
ait le temps d'y penser, elles sont de nouveau enceintes. »
Lundi, 23 février 1829.
« Je viens de trouver dans mes papiers une feuille
sur laquelle j'appelle l'architecture une musique fixée,
disait Gœthe aujourd'hui. Et en effet, il y a quelque chose
comme cela; l'effet que produit l'architecture se rappro-
che de l'effet produit par la musique.
« Les édifices superbes conviennent aux princes et
aux riches. Quand on y vit, on se sent tranquille, on est
satisfait, on ne désire plus rien. Cela est tout à fait contre
mon naturel. Dès que je suis dans une habitation magni-
fique, comme j'y étais à Carlsbad, je deviens tout de suite
paresseux, inactif. Au contraire, une habitation mes-
quine, comme cette mauvaise chambre oii nous sommes,
dans un ordre un peu désordonné, un peu bohème, voilà
100 CONVERSATIOÎÎS DE GŒTHE.
ce qui me convient; cela laisse à ma nature pleine liberté
pour agir et créer.
?Çous parlâmes des lettres de Schiller, de la vie qu'ils
ont menée ensemble et des travaux qu'ils s'excitaient mu-
tuellement chaque jour à entreprendre. — « Schiller,
dis-je, paraissait prendre aussi un grand intérêt au
Faust; il est beau de le voir vous pousser, et on aime à
le voir aussi se laisser aller lui-même à chercher la suite
du poëme. J'ai remarqué qu'il y avait dans sa nature
quelque chose de précipité. »
« — Tous avez raison, dit Gœthe, c'est ainsi qu'il était;
du reste comme tous les hommes trop soumis à leur idée
seule. 11 n'avait aucun repos et ne pouvait jamais finir,
comme vous le voyez dans les lettres sur Wilhelm Meis-
te}\ qu'il veut voir tantôt d'une façon, tantôt d'une autre.
J'avais toujours à prendre garde pour rester ferme et
préserver mes écrits comme les siens de pareilles in-
fluences. »
Ce matin, dis-je, j'ai lu avec admiration son Chant de
deuil du NadoessisK — « Vous voyez quel grand artiste
c'était que Schiller, et comme il savait bien aussi em-
brasser les objets extérieurs, quand il les recevait de la
tradition. Certes, ce poëme est un de ses meilleurs et je
voudrais seulement qu'il en eût fait une douzaine de ce
genre. Mais pouvez-vous croire que ses plus proches amis
le blâmaient de cette poésie, parce que, disaient-ils, elle
n'était pas empreinte de son idéahsme! Oui, mon bon,
on a eu à souffrir de ses amis ! Humboldt blâmait bien
* Schiller dans ce poëme, s'est contenté, comme Gœthe l'a fait si souvent, ]
de donner une forme artistique accomplie à un chant populaire. Kœrncr j
ne trouvait à blâmer que le rhylhme, qui, selon sa juste remarque, aurait ']
dû être nouveau et étrange, comme les sentiments et les pensées. i
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 101
ma Dorothée, parce que, dans une attaque à l'improviste,
elle a saisi des armes et a combattu! Et, cependant, sans
ce trait, le caractère de celte jeune fille extraordinaire,
tel qu'il convenait dans ce temps et dans ces circon-
stances, était anéanti ; elle tombait au rang ordinaire.
Plus vous vivrez, plus vous verrez combien il y a peu
d'hommes capables d'entrer dans le caractère d'au-
Irui; tous ne louent et ne veulent voir que ce qui leur
ressemble. S'il en est ainsi des premiers, des meilleurs,
vous pouvez vous imaginer quelles sont les opinions de
la foule, et vous croirez facilement que souvent on reste,
pour bien dire, tout seul. — Si les arts plastiques et
les études d'histoire naturelle ne m'avaient pas servi de
guides sûrs dans ce temps défavorable soumis à des in-
fluences mauvaises, je serais difficilement resté dans le
droit chemin; mais j'ai trouvé là deux secours qui m'ont
protégé, et j'ai moi-même protégé Schiller.
Mardi, 24 mars 1829.
« Plus un homme est élevé, m'a dit Gœthe, plus il est
sous l'influence des démons, et il doit toujours prendre
garde que sa volonté ne suive une fausse route. Ainsi
quelque puissance supérieure a dirigé ma liaison avec
Schiller; nous pouvions nous lier plus tôt ou plus tard;
que cette liaison se nouât justement après mon retour
d'Italie, et quand Schiller commençait à être las de spé-
culations philosophiques, c'est là un fait qui a eu pour
nous les plus grands résultats. »
Jeudi, 2 avril 1829.
« Je veux vous révéler, me dit Gœthe aujourd'hui en
dînant, un mystère politique qui se trahira tôt ou tard.
6.
102 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Capo d'Istria ne restera pas longtemps à la tête des affaires
de la Grèce, parce qu'il lui manque une qualité indispen-
sable à une telle place : il n' est pas soldat, '^ous n'avons
pas d'exemple qu'un homme de cabinet ait pu organiser
un État en révolution et se soumettre les soldats et les
généraux. Le sabre au poing, à la tête d'une armée, on
peut commander et donner des ordres, on peut être sûr
que l'on sera obéi, mais, sans cela, c'est fort chanceux.
Napoléon, s'il n'avait pas été soldat, n'aurait jamais pu
s'élever au souverain pouvoir ; Capo d'Istria ne restera
pas longtemps au premier rang ; très-prochainement il
ne jouera plus qu'un rôle secondaire. Je vous annonce ce
fait d'avance, et vous le verrez se réaliser, il est dans la
nature des choses et ne peut manquer ^ »
Gœthe a parlé ensuite beaucoup des Français, surtout
de Cousin, de Villemain et de Guizot. « Ces hommes ont
une grande pénétration, une vue étendue et profonde, ils
unissent une connaissance parfaite du passé à l'esprit du
dix-neuvième siècle, et cette alliance fait vraiment de&
merveilles. »
De ces écrivains nous passons aux poètes français con-
temporains et à la signification des mots classique et
romantique. — « J'ai trouvé une nouvelle expression,
dit Gœthe, qui peint assez bien ces deux idées. Je
nomme le genre classique le genre sain et le genre ro-
mantique le genre malade. Ainsi, les ISiebehingen sont
classiques comme Hom^ère, parce que tous deux sont saius^
solides. — La plupart des modernes sont romantiques,
non pas parce qu'ils sont récents, mais parce qu'ils sont
* Capo d'Istria avait été élu président le 2 avril 1827 ; il fut assassiné
le 27 septembre 1831, quelques jours avant de résigner ses pouvoirs^
devenus impuissants entre ses mains.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 105
faibles, maladifs, malades; l'antique n'est pas classique
parce qu'il est antique, mais parce qu'il est vigoureux,
frais, serein et sain. Si nous distinguons le classique et
le romantique d'après ces caractères, nous y \errons
bientôt clair \ »
Nous parlâmes alors de l'emprisonnement de Bé-
ranger. Goethe dit : — w Ce qui lui arrive est bien fait.
Ses dernières poésies sont sans frein, sans mesure, et ses
attaques contre le roi, contre le gouvernement, contre
l'esprit pacifique des citoyens, le rendent parfaitement
digne de sa peine. Ses premières poésies, au contraire,
étaient gaies, inoffensives et excellentes pour rendre un
cercle d'hommes joyeux et content, ce qui est bien la
meilleure chose que l'on puisse dire de chansons. Je
suis sûr que son entourage a exercé sur lui une mauvaise
influence et que, pour plaire à ses amis révolutionnaires,
il a dit bien des choses qu'autrement il n'aurait jamais
dites. »
— « Votre Excellence devrait exécuter son plan et
écrire un chapitre sur les influences ; le sujet est impor-
tant, et plus on y pense, plus on le trouve riche. »
« Il n'est que trop riche, dit Goethe, car, à la fin, tout
* Goethe a résumé dans une Xénie douce ses principes sur l'art, en les
opposant aux principes du romantisme : « Artistes, que vos œuvres mon-
trent toujours à nos yeux, sous un riche coloris, des contours purs ! Que
les illusions que vous donnez à nos âmes soient saines ; qu'elles laissent en
nous de saines émotions. Fuyez ces lieux où la sottise ténébreuse se plaît
à errer, adorant avec ferveur ce qu'elle ne comprend pas ; là on aperçoit
des bandes innombrables de contes effrayants qui se glissent, s'agitent et
puis s'enfuient. Chassez loin de vous le limon verdâtre de l'enfer de
Dante ; que le naturel et l'heureuse persévérance n'aillent puiser qu'à des
sources limpides! » — (Zahme Xenien. III). — Gœthe trouvait le succès
des Contes fantastiques d'Hoffmann « déplorable » et les Daii^es des
Morts, si vantées, lui paraissaient « absurdes, »
104 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
est influence, en tant que nous ne le sommes pas nous-
mêmes. »
« On n'a sur ce sujet, dis-je, à examiner qu un point :
une influence est-elle favorable ou nuisible ; est-elle en
harmonie avec notre nature ou lui est-elle contraire? »
« C'est bien là, en effet, ce dont il s'agit, dit Gœthe,
et la grande difficulté, c'est de conserver leur énergie
aux plus hautes puissances de notre nature et de ne pas
permettre aux puissances démoniaques plus d'autorité
qu'il ne faut. »
Au dessert, Gœlhc fit placer devant nous sur la table
un laurier en fleur et une plante du Japon. Je fis remar-
quer que chaque plante produisait un effet différent; la
vue du laurier rendait joyeux, léger, doux, paisible; la
plante du Japon rendait comme mélancolique et sauvage.
«Vous n'avez pas tort, ditGœlhe; voilà comment la flore
d'un pays exerce de l'influence sur la nature d'esprit de ses
habitants. Et c'est là un fait bien certain! Celui qui, toute
sa vie, serait entouré de grands chênes sévères, devrait
être un autre homme que celui qui, chaque jour, se pro-
mène sous de légers bouleaux. On doit seulement remar-
quer que les hommes ne sont pas, en général, d'une
nature aussi sensible que nous autres et qu'ils poussent
vigoureusement leur vie en avant sans accorder tant d'in-
fluence aux impressions extérieures. Mais, indépendam-
ment de ce qui est attaché à la race, il est certain cepen-
dant que le sol comme le climat, la nourriture comme
les occupations agissent pour compléter le caractère d'un
peuple. Il faut aussi penser que les races primitives ont
pris le plus souvent possession d'un pays, parce qu'il
leur plaisait, c'est-à-dire parce qu'il se trouvait en har-
monie avec le caractère inné de cette race.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 105
« Prenez cette feuille sur le pupitre et regardez-la, dit
alors Gœthe.» — « Cette enveloppe de lettre? » — « Oui. Eh
bien, que dites-vous de cette écriture? N'y avait-il pas
dans l'esprit de l'homme qui a écrit cette adresse quel-
que chose de grand et de hbre? A qui pourriez-vous l'at-
tribuer? )) — J'examinai la feuille. Les lettres étaient
tracées d'une manière très-libre et très-large. — «Merck
pourrait avoir écrit ainsi? » — « Non, dit Gœthe, il
n'était ni assez noble ni assez positif. C'est de Zelter I
Il a été favorisé pour cette adresse par le papier et par
la plume, et l'écriture peint parfaitement son grand carac-
tère. Aussi je mettrai cette enveloppe dans ma collection
d'autographes. »
Vendredi, Z avril 1S29.
Dîné chez Gœthe avec le directeur général des bâti-
ments Coudray. Celui-ci a parlé d'un escalier du château
grand-ducal du Belvédère, que depuis des années on
trouvait très-incommode ; l'ancien maître avait toujours
douté qu'on pût le refaire, mais le jeune prince actuel a
décidé sa restauration, et elle réussira parfaitement. —
Coudray a parlé aussi du progrès des routes. — Il a fallu
iaire faire un petit détour à la route qui conduit à Blan-
kenhain^, parce qu'elle passe par-dessus les collines, et il
y avait deux pieds de pente ; même encore maintenant,
il y a de place en place dix-huit pouces. — Je demandai
à Coudray quelle devait être la hauteur normale des
pentes. — « Dix pouces, voilà la hauteur commode. »
— « Mais, dis-je, dans toutes les routes qui environnent
Weimar, on trouve à très-peu de distance des endroits
* Village à quelques lieues de Weimar.
106 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
OÙ cette hauteur a bien plus de dix pouces. » — «Ce sont
de petits bouts insignifiants, et puis souvent, près des vil-
lages on laisse à dessein de pareilles montées pour ne
pas supprimer le petit revenu des chevaux de renfort. »
— Nous nous mîmes à rire de cette honnête friponnerie.
— « Et, d'ailleurs, ce n'est qu'une bagatelle ; les voitures
ordinaires franchissent facilement ces passages et les
voitures de roulage sont habituées à ces petites tribula-
tions. Et puis, comme les chevaux de renfort se pren-
nent d'habitude chez les aubergistes, les routiers ont là
une occasion de boire un coup, et ils ne remercieraient
pas celui qui leur ôterait ce plaisir. »
« — Mais, dit Goethe, dans les plaines tout à fait unies,
ne serait-il pas bon de faire légèrement monter et des-
cendre le terrain ; cela ne gênerait pas la marche des voi-
tures, et les eaux pluviales pouvant s'écouler, les routes
seraient toujours sèches. » — « Cela pourrait se faire, dit
Coudray, et serait vraisemblablement très-utile. »
Coudray lut alors un projet d'instruction rédigé pour
un jeune architecte que Ton veut envoyer à Paris pour
compléter son éducation. Goethe la trouva bonne; c'est
lui qui avait demandé le secours au ministère. — A son
retour, on avait l'intention d'installer ce jeune homme
comme professeur à une école industrielle et de lui ouvrir
ainsi un cercle d'activité convenable. — Je bénissais en
silence tous ces excellents projets.
Nous examinâmes ensuite les plans de Schinkel^ pour
les charpentiers, plans excellents et qui serviront à la
nouvelle école. — En parlant de la solidité des bâtiments
et en particulier des bâtiments des jésuites, Goethe a dit ;
* Le célèbre architecte de Berlin; mort en 1841,
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 107
« A Messine, tous les édifices avaient été ébranlés par le
tremblement de terre , mais l'église et le cloître des
jésuites étaient restés intacts comme s'ils eussent été
bâtis de la veille. Il n'y avait pas la moindre trace que le
tremblement de terre les eût en rien affectés. »
Les jésuites nous amenèrent à parler des catholiques
et de l'émancipation des Irlandais. — « L'émancipation
sera accordée, dit Coudray, mais le parlement saura pren-
dre de telles garanties que la mesure n'aura aucun danger
pour l'Angleterre. »
« — Avec les catholiques, dit Gœthe, toutes les mesures
de précaution sont inutiles. Le Saint-Siège a des intérêts
que nous ne connaissons pas et des moyens pour arriver
à ses fins dont nous n'avons aucune idée. Si je siégeais
maintenant dans le parlement, je n'empêcherais pas
l'émancipation, mais je ferais mettre au protocole que
l'on pense à moi quand, pour la première fois, la tête
d'un grand protestant tombera par le vote d'un catho-
lique. »
On parla alors de la littérature française contempo-
raine, et Gœthe exprima de nouveau son admiration pour
les leçons de MM. Cousin, Villemain et Guizot. « Au heu
de l'esprit superficiel et léger de Voltaire, dit-il, il y a
chez eux l'érudition que l'on ne trouvait autrefois que
chez les Allemands. Et avec cela, un esprit, une péné-
tration, un talent pour épuiser un sujet ! C'est admira-
ble! on croirait les voir au pressoir! Tous trois sont
excellents, mais je donnerais l'avantage à M. Guizot; c'est
celui que j'aime le mieux. »
Nous causâmes ensuite d'histoire générale et, à pro-
pos de certains souverains, Gœthe parla ainsi : « Pour
être populaire, un grand souverain n'a besoin que de sa
103 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
grandeur même. A-t-il fait de telle sorte que son État
soit heureux à l'intérieur, considéré à l'extérieur, il peut
alors paraître dans un carrosse officiel avec ses décora-
tions, ou dans un mauvais droschky, enveloppé d'une
peau d'ours, le cigare à la bouche; tout est indifférent;
il a gagné l'affection de son peuple, et on conserve tou-
jours le même respect pour lui. — Si, au contraire, un
prince manque de grandeur personnelle et s'il ne sait
pas, par ses bienfaits, gagner l'amour des siens, alors il
sera obhgé de chercher un autre moyen d'union, et il n'y
en a pas de meilleur et de plus efficace que la reh'gion, la
jouissance et l'usage commun des mêmes pratiques. Pa-
raître tous les dimanches à la messe, regarder de la tri-
bune la paroisse et s'en laisser voir pendant une petite
heure, voilà un excellent moyen de popularité que f on
pourrait indiquer à tout jeune souverain et que Napoléon
lui-même, malgré toute sa grandeur personnelle, n'a pas
dédaigné. »
Nous revhimes aux catholiques, à l'intluence énorme
des prêtres et à leur action cachée. On raconta qu'un
jeune écrivain, à Hanau, avait dernièrement parlé un peu
gaiement du rosaire dans un journal qu'il publiait. Ce
journal aussitôt était tombé, et cela par l'influence que
les prêtres exerçaient dans leurs di/férentes communes.
Goethe dit : « De très-bonne heure on avait pubhé à Mi-
lan une traduction italienne de mon Werther. Fort peu
de temps après on ne voyait plus un seul exemplaire de
l'édition. L'évêque, sans rien dire, l'avait fait acheter
tout entière par les prêtres dans chaque paroisse. Je n en
fus pas tourmenté, au contraire, j'admirai cet homme
prudent qui avait vu tout de suite que Werther était un
Hvre mauvais pour des cathoboues, et je dus le louer
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 109
d'avoir aussitôt saisi le moyen le meilleur pour le ren-
voyer en silence hors de ce monde. »
Gœthe m'a raconté qu'il était allé avant dîner au Bel-
védère, pour donner un coup d'oeil à l'escalier de Cou-
dray. Il le trouve très-bien. Il me dit en même temps
qu'il avait reçu un gros morceau de bois pétrifié, qu'il
voulait me montrer. — « Ces souches pétrifiées, me dit-il,
forment à la terre comme une ceinture; on les trouve
jusqu'en Amérique, toujours à la hauteur du 51® degré.
— Il faut tous les jours s'étonner davantage ! On n'a vrai-
ment aucune idée de l'organisation primitive de la terre,
et je ne peux m'empêcher de blâmer M. de Buch, qui
veut endoctriner les hommes pour propager ses hypo-
thèses. Il ne sait rien, personne ne sait rien de plus que
lui ; aussi ce que l'on enseigne est parfaitement indiffé
rent, pour peu que l'on ait une lueur d'intelligence. »
Nous parlâmes ensuite du Voyage en Italie, et Gœthe
me dit que dans une de ses lettres écrites en Italie il
avait trouvé une chanson qu'il voulait me montrer. Il me
pria de lui donner un paquet de papiers placé en face de
moi sur le pupitre. Je le lui donnai; c'étaient ses lettres
d'Italie; il chercha la poésie et lut :
Cupidon, entant effronté et entêté, tu m'as prié de te loger quelques
heures, combien de jours et de nuits es-tu resté! Et maintenant te voilà
devenu maître et seigneur dans la maison; je suis chassé de ma large
couche; je reste étendu par terre, mes nuits sont pleines de tourments;
•1a malice attise sans cesse la flamme du foyer, tu consumes les provi-
sions d'hiver et dévastes mon pauvre logis. Tu as déplacé, dérangé tout
mon ménage, je cherche, je suis comme un aveugle, je suis perdu, lu
lais si maladroitement du tapage que je crains que la pauvre petite âme
lie s'enfuie pour te fuir, et ne laisse la maison vide.
Celte poésie me fit un très-grand plaisir; elle me parais-
sait tout à fait nouvelle. « Elle ne vous est pas étrangère,
dit-il,car elle se trouve dans Claudine de Villa Bella; c'est
110 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Rugantino qui la chante. Mais je l'ai coupée, et on la lit
sans s'y arrêter, sans en apercevoir le sens. Je la crois
bonne cependant! Elle exprime bien une certaine situa-
tion de l'âme et la métaphore se poursuit bien. — Elle
est dans le genre d'Anacréon. Nous aurions dû faire
réimprimer avec mes poésies cette chanson et les autres
du même genre que renferment mes opéras ; les composi-
teurs les auraient eues réunies. » — Je trouvai l'idée
bonne et j'en pris note pour l'avenir *.
Gœthe avait très-bien lu la poésie; elle ne me sortait
pas de l'esprit, et elle lui resta aussi dans la tête. Je l'en-
tendis dire encore tout bas, comme en rêvant, les derniers
vers :
Tu fais si maladroitement du tapage que je crains que la pauvre petite
âme ne s'enfuie pour te fuir, et ne laisse la maison vide.
Il me parla d'un nouveau livre sur Napoléon, écrit
par un ami d'enfance du héros % et qui renferme les
renseignements les plus curieux. — « Le livre, dit-il, est
très-froid, écrit sans enthousiasme, mais on voit quel
grand caractère possède le vrai, quand on ose le dire. »
Gœthe m'a parlé aussi de la tragédie d'un jeune poëte :
« C'est une œuvre pathologique, dit-il ; dans certaines
parties, la sève est arrivée trop abondante; dans d'autres,
où elle était nécessaire, elle manque. C'était un bon sujet,
très-bon, mais les scènes que j'attendais étaient absentes^
et d'autres que je n'attendais pas étaient soignées, écn*
tes avec amour. Je pense que c'est une œuvre patholo-
gique ou romantique, comme vous voudrez, vous savez^
d'après notre nouvelle désignation. »
* Pour l'édition des œuvres de Gœthe.
^ Bourrienae; ses Mémoire* ont paru de 1829 à 1831.
CONVERSATIONS DE GOETHE. 111
Lundi, 6 avril 1829.
Gœthe m'a donné à lire pendant le dîner une lettre
d'Egon Ebert. Nous parlâmes avec éloge de ce poëte et
de la Bohême, son pays.
« — La Bohême, dit Gœthe, est un pays original, où je
suis toujours allé avec plaisir. Les littérateurs ont encore
dans leurs idées quelque chose de pur qui commence
déjà à devenir rare dans le nord de TAllemagne, où tout
vaurien écrit sans avoir le moindre fonds de moralité, et
sans vue élevée. »
Gœthe parla ensuite du dernier poëme épique d'Egon
Ebert*, de l'ancienne domination des femmes en Bo-
hême, et de l'origme de la fable des Amazones. Ceci
amena la conversation sur l'épopée d'un autre poète,
qui s'est donné beaucoup de mal pour voir juger favora-
blement son œuvre dans les feuilles pubhques. — « Des
jugements en ce sens ont bien paru çà et là. 3Iais est
venu le Journal littéraire de Halle, qui a dit nettement
ce qu'il fallait penser du poëme, et toutes les phrases
élogieuses des autres journaux ont été anéanties. Celui
qui n'a pas une volonté droite est aujourd'hui vite décou-
vert, le temps n'est plus où l'on peut se moquer du public
et l'induire en erreur. »
« — Je m'étonne, dis-je, que les hommes, pour avoir
un nom, se donnent tant de mal, et aillent jusqu'à em-
ployer des moyens frauduleux. »
« — Cher enfant, dit Gœthe, un nom, ce n'est pas
peu de chose. — Pour avoir un grand nom. Napoléon a
bien mis en pièces presque la moitié du monde ! »
* Wlasta, poëme héroïque sur l'histoire de Bohême. Prague, 1829.
112 CONVERSATIONS DE GŒTIIE. '
Il y eut un moment de silence, puis Goethe me donna
des détails sur la nouvelle histoire de Napoléon qu'il
lisait. — « La puissance du vrai est grande, dit-d. Lau-
réole, l'illusion que les journalistes, les historiens et les
poètes ont répandues autour de Napoléon disparaissent
devant l'implacable réalité de ce livre ; mais le héros n'en
est pas diminué, au contraire; il grandit, à mesure qu'il
devient plus vrai. »
« — Il fallait, dis-je, qu'il y eût en lui quelque puis-
sance enchanteresse, pour que les hommes s'attachassent
tout de suite à lui et se laissassent conduire. »
« — Certes, dit Goethe, c'était un être d'un ordre supé-
rieur. — Mais la cause principale de cette puissance, c'est
que les hommes étaient sûrs, sous ses ordres, d'arriver
à leur but. Voilà pourquoi ils se rapprochaient de lui
comme de quiconque leur inspirera une certitude pa-
reille. Est-ce que les acteurs ne recherchent pas un nou-
veau régisseur qu'ils croient devoir leur donner de bons
rôles? — C'est une vieille histoire qui se répète toujours ;
la nature humaine est ainsi faite : personne ne sert autrui
pour rien ; sait-on que l'on se sert à soi-même, alors on
sert volontiers. Napoléon connaissait les hommes, et il
savait se servir parfaitement bien de leurs faiblesses. »
La conversation se tourna sur Zelter. — « Vous sa-
vez, dit-il, que Zelter a reçu l'ordre de Prusse. Mais il
n'avait pas d'armes; il a une nombreuse postérité, par
conséquent l'espérance d'une descendance lointaine. 11
lui fallait donc des armes, et un commencement de
blason qui lui fît honneur. J'ai eu la plaisante idée de lui
donner son blason. Je lui écrivis mon idée, il l'accepta
avec plaisir, mais il me dit qu'il voulait avoir un cheval.
«Boni dis-je, tu auras ton cheval, mais ce sera un cheval
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 113
« avec des ailes. » — Regardez maintenant derrière vous,
il y a sur ce papier une ébauche de l'ensemble que j'ai
faite au crayon. »
Je pris la feuille et examinai le dessin. — L'armoirie
faisait très-bon effet. Le champ inférieur montrait les
créneaux delà tour d'un mur de ville, pour indiquer que
Zelter autrefois avait été un bon maçon. Au-dessus, un
cheval ailé s'envolait vers le ciel, symbole de son génie
et de son élan vers les régions supérieures. Au-dessus de
Pécu était placée une lyre, surmontée d'une étoile, sym-
bole de l'art dans lequel cet excellent ami, sous l'influence
et la protection des astres favorables, s'était acquis de
la célébrité. Sous l'écu était suspendu l'insigne de l'or-
dre dont son roi l'avait honoré, pour reconnaître ses
grands mérites.
« — Je l'ai fait graver par Facius ; vous en verrez une
épreuve. N'est-ce pas gentil qu'un ami fasse les armes
de son ami, et lui donne pour ainsi dire la noblesse? » —
Cette pensée nous fit plaisir, et Gœthe envoya chercher
chez Facius une épreuve. Nous restâmes encore un peu
de temps à table, prenant avec de bons biscuits quelques
verres de vieux vin du Rhin. Gœthe bourdonnait des
paroles que je n'entendais pas. La poésie d'hier me revint
en tête, et je récitai :
Tu as déplacé, dérangé tout mon ménage! Je cherche, je suis comme
un aveugle, je suis perdu.
« — Je ne peux pas me séparer de cette poésie, dis-je,
elle est extrêmement originale, et exprime admirable-
ment le désordre que l'amour amène dans notre exis-
tence.
« — Elle peint un certain abattement d'âme, » dit
Gœthe. — « Elle me fait le même effet qu'un tableau
114 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
hollandais. » — « Elle a quelque chose de la poésie :
Gooil man and good wife. » — « Vous me prenez le mot
sur les lèvres, dis-je ; j'ai pensé constamment à ce poëme
écossais, et j'avais le tableau de Van Ostade devant les
yeux. » — « Il est singulier, dit Gœthe, que ces deux
poésies ne se laissent pas reproduire par la peinture; elles
donnent bien la même impression qu'un tableau; elles
inspirent la même émotion, et cependant, si elles étaient
peintes, elles ne seraient rien. » — « Ce sont, dis-je, de
beaux exemples pour montrer la poésie s' approchant
autant qu'il est possible de la peinture, sans sortir de sa
sphère propre. Ces poésies sont celles que j'aime le plus,
parce qu'il y a en elles une vue pour l'imagination et
une émotion pour l'âme. — Mais je ne comprends pas
comment vous êtes arrivé à concevoir cette situation;
cette poésie est comme d'un autre temps et d'un autre
monde. » — « Je ne la ferais pas non plus une saconde
fois, dit Gœthe, et je ne saurais pas dire comment je suis
arrivé à l'écrire ; cela, du reste, se présente souvent. »
— « Ce qu'il y a encore de singulier dans cette poésie,
dis-je, c'est qu'il me semble toujours qu'elle est rimée, et
cependant elle ne Test pas. D'où cela vient-il? » — « La
cause est dans le rhythme, dit Gœthe. Les vers commen-
cent par une syllabe seule, une espèce de petite note,
continuent par des trochées, et à la fin vient un dactyle,
qui donne un caractère triste. » Gœthe prit un crayon
et scanda ainsi :
Von I meinem | breitem | Lagcr | bin ich ver | trieben.
Nous parlâmes du rhythme en général et fûmes tous
deux d'accord que la réllexion ne sert en rien pour le
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 115
sentir. — « La mesure qu'il faut employer, dit Goethe,
est inspirée par l'état d'âme dans lequel on se trouve, et
elle vient sans qu'on y pense. Si on voulait y réfléchir,
quand on écrit une poésie, on s'embrouillerait, et l'on ne
ferait rien de bon. »
J'attendais l'épreuve de l'écusson; Goethe se mit à par-
ler de Guizot. — « Je continue à lire ses leçons, dit-il;
elles se soutiennent excellentes. Celles de celte année
vont à peu près jusqu'au huitième siècle. Je ne con-
nais aucun historien qui lui soit supérieur par la pro-
fondeur et l'étendue des vues. Des choses auxquelles
on ne pense pas prennent à ses yeux la plus grande
importance, comme origines de grands événements.
Ainsi nous voyons là, clairement expliquée et démon-
trée, l'influence qu'a eue sur l'histoire la prédomi-
nance de certaines opinions rehgieuses, telles que la
doctrine du péché originel, de la grâce, des bonnes œu-
vres, idées auxquelles certaines époques doivent leur
physionomie. Nous voyons aussi là comment le droit
romain n'a jamais péri, tout en disparaissant de temps
en temps, semblable à un oiseau qui plonge, mais qui
remonte à la surface de l'eau; et à cette occasion notre
excellent Savigny voit ses services pleinement reconnus.
Lorsque Guizot parle des influences que dans les temps
primitifs les nations étrangères ont exercées sur les Gau-
lois, j'ai surtout trouvé curieux ce qu'il dit des Alle-
mands. — « Les Germains, dit-il, nous ont apporté
«l'idée de la liberté individuelle, qui était particulière à
« ce peuple. » — N'est-ce pas très-joliment trouvé, et
n'a-t-il pas parfaitement raison ? cette idée n'est-elle pas
encore aujourd'hui vivante et active parmi nous? De
cette source sont sorties et la réforme, et la conspira-
!1S CONVERSATIONS DE GŒTHE.
tion d'étudiants de laWartbourg^ les sottises comme les
bonnes choses. Et la bigarrure de notre littérature,
la maladie d'originalité de nos poètes, cette croyance de
chacun, qu'il doit ouvrir une nouvelle route ; la vie sé-
parée, isolée de nos savants, vie dans laquelle chacun
d'eux n'existe que pour lui-même et ne voit tout que
d'après son point de vue propre, tout vient de là. Les
Français et les Anglais, au contraire, sont bien plus unis
et se règlent bien plus les uns sur les autres. Dans les
vêtements, dans la manière d'être ils ont tous quelque
chose d'uniforme. Ils craindraient autrement d'attirer
l'attention ou de se rendre ridicules. Mais, en Allemagne,
chacun n'en fait qu'à sa tête, chacun ne cherche que sa
propre approbation, sans s'inquiéter des autres, car en
l'âme de chacun, comme Guizot l'a bien vu, vit l'idée de
la hberté individuelle, idée d'où sont sortis, je le répète,
et beaucoup de bien et beaucoup d'absurdités. »
ilaidi, 7 avril 1829.
Je trouvai en entrant le conseiller auliqueMeyer*avec
* En 1817, lors de l'anniversaire de la publication des propositions de
Luther (1617). On avait brûlé tous les écrits considérés comme opposés
au vieil esprit germanique, fier, libre et pur. Cette conspiration libérale,
en avortant, eut pour unique résultat de fortifier le pouvoir absolu.
* Le lecteur a déjà remarqué que les noms que cite Eckermann sont
presque toujours escortés de leur litre, quelque long qu'il soit. C'est l'u-
sage invariable en Allemagne. Ne pas s'y conformer serait une impolitesse
grave. Goethe était pour tout le monde, à Weimar, M. le Conseiller intime;
Schiller était: M. le Conseiller aulique. Ce dernier titre produit un effet
singulier, rapproché du nom de Schiller, et la France semblait avoir donné
à l'auteur de Fiesque un titre plus en harmonie avec son génie, en fai-
sant de lui un citoyen. Nous ne sommes pas moins surpris du nom i'Ex^
Céllence, donné constamment à Gœlhe dans les relations de la vie privée.
Il faut nous rappeler que la France est presque le seul pays en Europe où
l'esprit d'égalité ait fait disparaître ces usages; ils nous paraissent très-
surannés et un peu ridicules; ils sont encore très-vivants à l'étranger.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 417
Gœthe. Ils causaient sur Tart et parlaient de Peel,qui a
acheté un Claude Lorrain 4,000 livres, ce qui le met
très-haut dans la faveur de Meyer. On apporta les jour-
naux et nous nous les partageâmes en attendant la soupe.
— L'émancipation des Irlandais était à Tordre du jour,
nous en parlâmes bientôt. Gœthe dit : « Cet événement
est instructif en ce sens qu'il amène au jour des choses
dont sans cela on n'aurait jamais dit un mot. Nous ne
connaîtrons pas clairement l'état de l'Irlande, c'est une
question trop complexe. Ce que l'on voit, c'est que ce
pays souffre des maux qui ne peuvent être guéris par
aucun moyen et qui ne le seront pas, en conséquence,
par l'émancipation. S'il était malheureux de voir l'Ir-
lande souffrir seule, il est malheureux aujourd'hui de
voir l'Angleterre entraînée dans sa souffrance. Voilà la
question. — Quant aux catholiques, il ne faut pas du
tout se fiera eux. On voit dans quelle situation fâcheuse
se trouvaient en Irlande les deux millions de protestants
en face des cinq millions de catholiques et comme de
pauvres fermiers protestants ont été opprimés, chicanés,
tourmentés, quand ils étaient entourés de voisins catho-
hques. Les catholiques ne se supportent pas entre eux,
mais quand il s'agit de marcher contre un protestant,
ils sont tous d'accord. Ils ressemblent à une meute de
chiens qui se mordent entre eux, mais qui, dès qu'un
cerf apparaît, se réunissent tous et se lancent d'un même
élan contre lui. »
De rirlande la conversation passa aux affaires de Tur-
quie. On s'étonna que les Russes, avec toute leur supério-
rité, n'aient pas avancé davantage dans la campagne
précédente. — «Le motif, dit Gœthe, c'est que les moyens
employés étaient insuffisants ; on a par suite trop exigé
118 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
de chaque individu ; de là des hauts faits isolés, des
dévouements individuels, sans que l'ensemble de l'en-
treprise ait avancé. »
« Cela doit être aussi un maudit pays, dit Meyer; dès
l'époque la plus reculée, quand un ennemi venant du
Danube voulait passer par les montagnes du Nord, il était
arrêté, rencontrait la résistance la plus obstinée et pres-
que toujours reculait. Si les Russes pouvaient seulement
garder leurs communications avec la mer et assurer ainsi
leur approvisionnement !» — « Il faut espérer qu'il en
sera ainsi, dit Gœthe. — Je lis maintenant, continua-t-il,
la campagne de Napoléon en Egypte, dans le récit de son
compagnon de chaque jour, Bourrienne. Beaucoup de
faits perdent leur caractère aventureux et apparaissent
tout nus, dans leur haute vérité. On voit qu'il n'avait
entrepris cette expédition que pour rempHr une période
pendant laquelle il ne pouvait en France rien faire pour
devenir le maître. Il ne savait d'abord à quoi se résou-
dre ; il visita tous les ports de la France sur la côte de
l'océan Atlantique, pour constater l'état des vaisseaux et
savoir par lui-même si une expédition contre l'Angleterre
était possible ou non. Il vit que le moment n'était pas
venu, et il se décida alors à sa campagne d'Egypte. »
a — J'admire, dis-je, avec quelle facilité et quelle assu-
rance Napoléon, encore si jeune, jouait avec les plus
grandes affaires du monde, comme s'il avait eu une lon-
gue pratique et une longue expérience. »
c< — Cher enfant, dit Gœthe, voilà ce qui est inné chez
les grands talents. Napoléon maniait le monde comme
Hummel son piano ; tous deux nous paraissent extraor-
dinaires ; nous comprenons l'un aussi peu que l'autre,
et cependant ce qu'ils font est réel, et se passe devant
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 119
nos yeux. Ce qui distingue Napoléon parmi les grands
hommes, c'est qu'à toute heure il était toujours le
même. Avant une bataille, pendant une bataille, après
une victoire, après une défaite, il était toujours debout
sur ses pieds, toujours lucide, sachant toujours claire-
ment ce qu'il devait faire. Il était toujours dans son élé-
ment, toujours prêt pour toute circonstance, de même
que Hummel est toujours prêt, qu'il s'agisse d'un adagio
ou d'un allegro, qu'il joue la basse ou le chant. C'est là
la facilité^ qui se trouve partout où il y a un vrai talent,
dans les arts de la paix comme dans les arts delà guerre,
au piano comme derrière les canons.
Dans le livre de Bourrienne on voit combien on nous a
fait de contes sur l'expédition d'Egypte. Beaucoup de
choses, il est vrai, sont confirmées, mais beaucoup
d'autres ne le sont pas, et la plupart des faits ont été mal
racontés. — Il est vrai que Bonaparte a fait fusiller huit
cents prisonniers turcs, mais ce fut la décision mûrement
pesée d'un conseil de guerre qui, d'après toutes les cir-
constances, avait jugé qu'il était impossible de les sauver.
— Sa descente dans les Pyramides : conte. Il est très-
gentiment resté en dehors, et s'est fait raconter par les
autres ce qu'ils avaient vu. — Ce qu'on dit sur son adop-
tion du costume oriental doit être corrigé. Il n'a joué celte
mascarade qu'une fois, chez lui, et il a paru seulement au
milieu de ses amis, pour voir comment ce costume lui
allait. Mais le turban ne lui allait pas, ainsi qu'à tous
ceux qui ont la tête allongée, et il n'a jamais repris ce
costume. — Il a vraiment visité les pestiférés, pour
montrer par un exemple que Ton peut triompher de la
peste quand on est capable de triompher de la crainte.
Et il a raison! Je peux raconter un fait semblable de ma
120 CONVERSATIONS DE GOETHE.
propre vie ; une fois je n'ai échappé à la contagion de
la fièvre putride que par la volonté arrêtée de détourner
de moi le mal. La volonté morale a, dans ces circon-
stances, une puissance incroyable. Elle pénètre pour
ainsi dire le corps, et le met dans un état d'activité qui
repousse toute influence pernicieuse. Au contraire, la
peur est un état de faiblesse inerte qui rend plus sen-
sible, et qui permet à tout ennemi de s'emparer de nous
sans peine. Napoléon savait parfaitement cela, et il savait
qu'il ne risquait rien en donnant à son armée cet impo-
sant exemple. — Mais, continua Goethe très-gaiement,
montrez-moi du respect! Napoléon avait dans sa biblio-
thèque de campagne... quel hvre?... mon Werther !...)>
a On voit à son lever d'Erfurt, dis-je, qu'il l'avait bien
étudié. »
« Il l'avait étudié comme un juge d'instruction étudie
son dossier, dit Gœthe, et c'est aussi de cette façon
qu'il en a causé avec moi. — M. Bourrienne a donné la
liste des Hvres que Napoléon emporta avec lui, et parmi
eux se trouve Werther; mais ce qu'il y a do curieux dans
cette liste, c'est la manière dont les livres sont classés.
Sous la rubrique Politique^ par exemple, nous voyons le
Vieux Testament, le Nouveau Testament, le Coran, ce
qui montre sous quel point de vue Napoléon considérait
les choses rehgieuses. »
Gœthe nous cita encore plusieurs traits intéressants du
livre qui l'occupait. Il nous dit entre autres comment
Napoléon, ayant franchi à pied avec son armée, pendant
la marée basse, la pointe de la mer Rouge, fut surpris
à son retour par le flux, et si vite que les derniers sol-
dats durent marcher en ayant de l'eau jusque sous les
bras; aventure qui risquait de se terminer par une
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 121
catastrophe pliaraonienne. A cette occasion, Gœthe
exprima beaucoup d'idées sur le mouvement du flux. H
le compara aux nuages qui ne viennent pas d'une dis-
tance éloignée, mais qui naissent simultanément partout,
et qui s'avancent tous en même temps.
Mercredi, 8 avril 1829.
Gœthe était déjà à table quand j'entrai; il me reçut
très-gaiement. «J'ai reçu une lettre, dit-il; d'où? de
Rome! Et de qui? du roi de Bavière I »
« Je partage votre joie, dis-je ; mais n'est-ce pas bi-
zarre? depuis une heure, en me promenant, je pensais
beaucoup au roi de Bavière, et maintenant j'apprends
cette agréable nouvelle. » — « De pareils pressenti-
ments sont fréquents, dit Gœthe. Voici la lettre, prenez-
la, asseyez-vous près de moi, et lisez-la. »
Je pris la lettre, Gœthe prit le journal, et je pus lire
ainsi la lettre bien tranquillement. Elle était datée de
Rome, le 26 mars 1829, écrite d'une écriture très-belle
et très-nette. Le roi disait à Gœthe qu'il s'était acheté
à Rome une propriété avec des jardins, la Villa di Malta,
près de la Villa Ludovïsi^ à l'extrémité nord-ouest de la
ville, sur une colline d'oiiTon aperçoit Rome entière, et
d'oii l'on a, vers le nord-est, la vue de Saint-Pierre.
« C'est une vue telle, écrit-il, que l'on ferait un grand
voyage pour en jouir, et maintenant, à toute heure du
jour, j'en jouis commodément par mes fenêtres. » Il se
féhcite d'être à présent si bien établi à Rome. « Voilà
douze ans que je n'avais vu Rome, j'aspirais à la voir
comme on aspire à voir son amante; maintenant je re-
tournerai à elle avec des sentiments plus calmes, comme
on revient vers une amie bien-aimée. » — Il parle des
122 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
précieux trésors d'art, des édifices, avec l'enthousiasme
d'un connaisseur qui connaît la vraie beauté, qui a à
cœur son progrès, et qui est blessé douloureusement de
toute déviation du bon goût. Dans cette belle lettre, les
sentiments, les expressions respiraient quelque chose
de naturel et de simple que l'on attend peu de personnes
aussi élevées. J'exprimai, à ce sujet, ma joie à Gœthe.
« Vous voyez là, dit-il, un monarque qui, avec sa majesté
royale, a sauvé le beau naturel d'homme qu'il avait reçu
en naissant. C'est un phénomène rare, et, par cela môme,
plus fait pour nous réjouir. » — J'examinai encore
la lettre, et trouvai de nouveaux passages remarqua-
bles. — « Ici, à Rome, écrit le roi, je me repose des
soucis du trône; l'art, la nature sont mes réjouissances
de chaque jour, et des artistes sont mes commen-
saux. » — Ailleurs il écrit qu'il passe souvent devant la
maison où Gœthe a habité, et qu'il pense ainsi souvent
à lui. — ■ Il fait quelques citations des Éléijies romaines^
qui montrent qu'il les possède bien et les relit de temps
en temps, à Rome, aux endroits favorables. « Oui, dit
Gœthe, il a une affection particuhère pour les Élégies;
il m'a beaucoup tourmenté pour que je lui dise ce
qu'elles contiennent de réellement vrai, parce qu'il trouve
à ces poésies le charme que la vérité possède. — On se
rappelle rarement que presque toujours ce sont des cir-
constances très-insignifiantes qui fournissent au poète
ses œuvres les meilleures. — Je voudrais avoir les poésies
du roi ^ pour lui en parler un peu dans ma réponse. D'a-
près le peu que j'en ai lu, elles seront bonnes. Pour la
l'orme et le procédé, il tient beaucoup de Schiller, et s'il
* Le premier recueil parut en 1829, Ces poésies sont souvent très-
élcvées par la pensée, mais le style est rude, obscur et sans charme.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 123
met sous cette enveloppe superbe les trésors d'une âme
élevée, on a le droit d'attendre quelque chose d'excel-
lent. — Je suis content que le roi ait fait à Rome une
aussi jolie acquisition. Je connais la Villa^ la position est
très-belle, et tous les artistes allemands habitent dans le
voisinage. »
Le domestique changeait les assiettes, Gœthe lui dit
d'étendre par terre dans la salle du Plafond le grand
plan gravé de Rome . « Je veux vous montrer le bel en-
droit que le roi a choisi, pour que vous vous représentiez
bien le site. »
c( Hier soir, dis-je, j'ai lu Claudine de Villa Bella, et
avec le plus grand plaisir. La situation est si bien
peinte, il y a dans les scènes tant d'heureuse audace,
tant de libre hardiesse que je me sentais le plus vif désir
delà voir sur la scène. » — « Quand cela est bien joué,
dit Gœthe, l'effet produit est assez bon. » — « Par qui la
musique a-t-elle été écrite?» — «Par Reichardt, et elle est
très-bonne. L'instrumentation est dans le goût du temps,
un peu faible aujourd'hui ; il faudrait la rendre plus forte,
plus pleine. Le compositeur a surtout réussi dans notre
chanson: a Cupidon, enfant effronté, entêté — » — « Ce
qu'il y a de singulier dans cette chanson, dis-je, c'est que
lorsqu'on la récite, elle plonge l'âme dans un état rêveur
très-doux. » — « C'est bien aussi d'une pareille dispo-
sition qu'elle est née, et il est naturel qu'elle l'inspire. »
Nous avions fini de dîner. Frédéric vint dire que le
plan de Rome était disposé. Nous allâmes le voir. L'i-
mage de la grande métropole du monde était devant nous ;
Gœthe trouva très-vite la Villa Ludovisi, et, dans le voi-
sinage, la nouvelle propriété du roi, la Villa di Malta.
— « Voyez-vous, dit Gœthe, cette situation! Rome en-
12i CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
tière s'étend là deyant vous; la colline est si haute que,
vers l'orient et le midi, on la domine tout entière. Je suis
allé dans cette Fi/Zo, et j'ai souvent joui du coup d'œil
que l'on a de ses croisées. Ici, au delà du Tibre, où la
ville forme une pointe, c'est Saint-Pierre, et à côté le Va-
tican. Vous voyez que de ses fenêtres le roi les aper-
çoit. Cette longue route-là, c'est celle qui vient d'Alle-
magne ; voici la Porte du Peuple; j'ai demeuré au coin
d'une de ces premières rues; maintenant, à Rome, on
montre une autre maison comme ayant été la mienne,
mais cela ne fait rien; ceschoses-là sont parfaitement indif-
férentes, et il ne faut pas gêner le cours de la tradition. »
Nous revînmes dans la première pièce. — « Le chance-
lier, dis-je, sera content de cette lettre du roi. » — v( Il
la verra, dit Goethe. Quand je lis, dans les nouvelles de
Paris, les discours et les débats des Chambres, conti-
tinua-t-il, je pense toujours au chanceher ; il serait là à
sa vraie place et dans son élément. Car il faut non-seu-
lement avoir l'intelligence, mais encore l'envie et le goût
de parler, et tout cela se trouve réuni chez le chancelier.
Napoléon avait aussi ce goût de la parole, et quand il ne
pouvait pas parler, il lui fallait écrire ou dicter. Nous
voyons que Blûcher aussi parlait volontiers, et il parlait
bien, avec énergie; c'est un talent qu'il avait développé
dans la Loge maçonnique. Notre grand-duc aimait aussi
à parler, quoiqu'il fût d'un naturel laconique, et, quand
il ne pouvait pas parler, il écrivait. Il a écrit beaucoup
de traités et de règlements, presque toujours très-bons ;
seulement un prince n'a pas assez de temps et de repos
pour acquérir en toutes choses la connaissance né-
cessaire des détails. Ainsi, encore dans ses dernières
années, il avait fait un rè;2;lement sur le prix que l'on
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 125
devait payer pour la restauration des tableaux. Le trait
est très-joli. — En vrai prince, il avait établi le prix des
restaurations matbématiquement, à la mesure et à la
longueur. Les restaurations, disait-il, se compteront au
pied. Ainsi, si un tableau restauré a douze pieds carrés,
on payera douze tbalers; s'il en a quatre, on payera
quatre thalers, etc. — C'était là une ordonnance de prince,
mais non d'artiste; car un tableau de douze pieds carrés
peut être dans un état tel qu'on le restaurera facilement
en un jour, et pour un autre tableau de quatre pieds, il
faudra peut-être une semaine de travaux et de peines.
Mais les princes, en leur qualité de bons militaires, ai-
ment les décisions mathématiques, et, dans leur gran-
deur, ils agissent « avec poids et avec mesure^ »
Cette anecdote m'amusa beaucoup. Puis nous parlâmes
d'art, et Gœtlie dit : « Je possède des dessins à la main,
d'après des tableaux de Raphaël et du Dominiquin, à
propos desquels Meyer m'a fait une observation intéres-
sante que je veux vous conwnuniquer. — Ces dessins,
disait-il, trahissent une main peu exercée, mais on voit
que celui qui les a faits avait un sentiment juste et délicat
des tableaux qui étaient devant lui, et il l'a fait passer
dans ses dessins, de telle façon qu'ils nous remettent
fidèlement dans l'esprit l'original. Si un artiste de nos
jours copiait ces tableaux, peut-être dessinerait-il beau-
coup mieux et bien plus correctement; mais il est à sup-
poser qu'il lui manquerait ce sentiment vrai de l'origi-
nal, et qu'ainsi son dessin, tout en étant meilleur, serait
loin de nous donner une idée aussi parfaite de Raphaël et
du Dominiquin. — N'est-ce pas là un joli aperçu? On
* Genèse,
126 CONVERSATIOÎ^S DE GŒTHE.
pourrait dire quelque chose d'analogue pour les traduc-
tions. Ainsi Voss a certainement lait une excellente tra-
duction d'Homère, mais il est à croire qu'un autre aurait
pu avoir et inspirer un sentiment plus naïf et plus vrai |
de l'original, sans être pour l'ensemble un traducteur
jussi magistral que Voss. »
Le temps aujourd'hui était très -beau; le soleil
était encore haut dans le ciel; nous descendîmes dans le ]
jardin , où Goethe lit attacher quelques branches qui i
tombaient jusqu'à terre. Les crocus jaunes étaient en !
pleine fleur. Nous regardâmes ces fleurs, et nos regards, '•
en se reposant ensuite sur le sol, apercevaient des images i
violettes. |
« — Vous pensiez récemment, me dit-il, que le jaune l
et le rouge s'appellent réciproquement mieux que le ;
jaune et le bleu, parce que ces premières couleurs sont ^
d'un degré supérieur et par suite plus parfaites, plus j
pleines, plus énergiques. Je ne suis pas de cet avis. ]
Toute couleur, dès quelle paraît d'une façon marquée 1
à l'œil, cherche également à produire la couleur oppo- ■
sée ; il faut seulement que notre œil soit dans une bonne .
position, que la lumière du soleil ne soit pas trop ^
vive, et que notre regard porte sur un terrain qui ^
laisse bien apercevoir la couleur produite par l'œil, ^
— Et puis dans les théories sur les couleurs il faut se \
garder de faire des distinctions trop fines, car on est ■
exposé au danger de tomber de l'essentiel dans Tacces- \
soire, du vrai dans le faux, et du simple dans le compli-
qué. » 1
Je retins ces paroles comme leçon utile dans mes
études. — Cependant l'heure de la représentation du i
théâtre était arrivée. Gœthe me dit en riant : « Allez, et '\
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 427
tâchez de bien supporter aujourd'hui les horreurs de
« Trente années de la vie d'un joueur ^l »
Vendredi 10 avril 1829.
c< En attendant la soupe, je veux donner une joie à
vos yeux, » et en parlant ainsi, Goethe mit devant moi un
volume de paysages de Claude Lorrain. C'étaient les
premiers que je voyais de ce grand maître. L'impression
qu'ils produisirent sur moi fut extraordinaire, et mon
étonnement et mon enthousiasme augmentaient à chaque
feuille nouvelle. Grâce aux fortes masses d'ombres sur
les premiers et les derniers plans, à la vaste lumière, qui,
lancée par le soleil traverse les airs et vient se refléter
dans l'eau, l'impression que donne chaque tableau est
claire, précise, et je surprenais ainsi les principes que
le grand maître avait suivis dans son art. Je remar-
quais aussi avec admiration comme chaque tableau
forme à lui seul un petit monde, dans lequel il n y a
rien qui ne soit en harmonie avec le sentiment dominant
et qui ne serve à le mettre mieux en relief. Que ce soit
un port de mer, entouré d'édifices magnifiques, avec des
vaisseaux à l'ancre, des pêcheurs jetant leurs filets, ou
bien une campagne stérile et solitaire, avec des collines,
des chèvres cherchant leur nourriture, un petit ruisseau,
un pont, quelques buissons, quelques arbres ombreux
et un berger qui souffle dans son chalumeau, ou bien un
ravin profond, où, pendant l'ardente chaleur de l'été, se
cache une eau dormante dont la vue donne la sensation
d'une douce fraîcheur, quel que soit le site reproduit,
* Le drame de Ducange et Dïnaux IBeudin et Goubaux], ']ovié à Paris en
1827.
128 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
partout règne l'unité la plus parfaite, et il n'y a pas trace
d'un élément étranger.
c( — A' ous voyez là, me dit Gœthe, une créature par-
faite, qui pensait et sentait avec beauté, et dans l'âme de
laquelle reposait un monde que l'on ne rencontrerait pas
facilement ailleurs. — Ces tableaux ont la plus grande
vérité, sans ombre de réalité. Claude Lorrain connaissait
par cœur le monde réel jusque dans le plus petit détail,
et il s'en servait comme d'un moyen pour exprimer le
monde que renfermait sa belle âme. C'est là le véritable
idéalisme, il sait se servir de moyens réels de telle façon
que le vrai, en apparaissant dans l'œuvre, donne l'illusion
d'une réalité.
« — Cette remarque excellente, dis-je, est aussi juste
dans la poésie que dans les beaux-arts. »
« — Oui,ditGœthe. Mais vous vous donnerez le plaisir
de voir les autres tableaux de l'excellent Claude pour
votre dessert; ils sont vraiment trop bons pour que l'on
puisse en voir beaucoup de suite. »
« — C'est mon avis aussi, dis-je, car j'hésite et je sens
quelque peine, quand je tourne la feuille, tout à fait
comme lorsqu'on lit un beau livre riche en passages re-
marquables; nous voudrions nous arrêter, et ce n'est
que malgré nous que nous marchons en avant. »
« — J'ai répondu au roi de Bavière, me dit Gœthe
après une pause ; vous verrez ma lettre. » — « Voilà,
continua-t-il, dans ce journal, une poésie adressée au
roi, que le chancelier m'a lue hier et qu'il faut que vous
lisiez aussi. — Gœthe me donna la feuille et je lus tout
bas. — « Eh bien, qu'en dites-vous? » me demanda-t-il.
— « Ce sont là les sentiments d'un amateur ayant plus
de bonne volonté que de talent; il a 'reçu des grands
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 123
écrivains une langue toute faite qui résonne et rime pour
lui, et il croit que c'est lui-même qui parle.
c( — Vous avez parfaitement raison, dit Gœthe; je
considère cette poésie comme très-faible; il n'y a pas trace
de contemplation du monde extérieur, c'est purement
intellectuel, et même ce n'est pas pensé comme il le
fallait. »
« — Pour faire une bonne poésie, dis-je, il faut avoir
amassé de grandes connaissances sur le sujet dont on
parle, car celui qui n'a pas, comme Claude Lorrain, un
monde à sa disposition, fera rarement quelque chose de
bon, en dépit des idées les meilleures. »
« — Et ce qu'il y a de particulier, dit Gœthe, c'est
que le talent inné seul sait juste deviner ce qu'il faut
dire; tous les autres se trompent plus ou moins. »
« — C'est ce que montrent les faiseurs d'esthétique,
dis-je ; aucun presque ne sait ce qu'il faut vraiment en-
seigner, et ils embrouillent tout à fait les jeunes poètes.
Au lieu de parler de la réalité, ils parlent de l'idéal, et au
lieu de donner des indications au poète sur ce qu'il ne
possède pas, ils l'égarent sur ce qu'il possède. Si quel-
qu'un est né avec un peu d'esprit, de fantaisie, et d'hu-
mour, il déploiera surtout ses dons s'il ignore qu'il les
possède. S'il ht les livres célèbresquitraitentdeces hautes
quahtés, immédiatement il est gêné et entravé dans l'u-
sage innocent de ses forces; la conscience qu'il en a le
paralyse, et au lieu d'être excité, il est absolument ar-
rêté. »
« Vous avez parfaitement raison, et il y aurait bien à
dire sur ce chapitre. J'ai lu, continua-t-il, le nouveau
poème épique d'Egon Ebert; il faut que vous le lisiez
aussi, nous pourrons peut-être d'ici l'aider un peu.
150 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
C'est vraiment un joli talent, mais son nouveau poëme
manque de la vraie base d'un poëme, la base de la réalité.
Les paysages, les levers et couchers de soleil, tous les
passages où il peint les parties du monde extérieur qu'il
a vues, sont parfaits; on ne pourrait mieux faire. Mais ce
qui a existé dans les siècles passés, ce qui appartient à la
tradition, ne lui a pas apparu dans sa juste vérité, et son
récit manque de sa vraie substance. La vie, les actions
des Amazones sont peintes par des généralités que les
jeunes gens croient poétiques, romantiques, et qui pas-
sent en effet pour telles dans le monde de l'esthétique. »
« — C'est là le défaut de toute la littérature actuelle,
dis-je. On fuit le détail spécial, on craint qu'il ne soit pas
poétique, et on tombe alors dans le lieu commun. »
« — Egon Ebert, dit Gœthe, aurait dû se tenir de
près à la chronique , et son poëme aurait eu de la
valeur. — Quand je pense combien Schiller étudiait les
récits de l'histoire, avec quel soin il a étudié la Suisse,
quand il a écrit Tell; et comme Shakspeare a tiré parti des
chroniques, insérant dans ses pièces des passages entiers
mot pour mot, je crois qu'on peut bien demander la même
chose à un jeune poëte de nos jours. Dans mon Clavijo
j'ai mis des passages entiers des Mémoires de Beaumar-
chais. » — « Mais on ne s'en aperçoit pas, dis-je, vous
avez retravaillé ces passages ; ils ne sont pas transportés
bruts. » — « C'est bien ainsi qu'il faut s'en servir et
c'est ainsi qu'il faut faire, » dit-il.
Il me raconta alors quelques traits sur Beaumarchais.
— « C'était un drôle de chrétien, dit-il ; il faut que vous
lisiez ses Mémoires. — Les procès étaient son élément;
c'est là qu'il se sentait bien. Les plaidoyers de ses avocats
dans un de ses procès existent encore, et ils sont au
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 151
nombre des plus curieux, des plus remarquables et des
plus hardis qui aient été prononcés. — Il perdit ce procès.
En descendant les escaliers du tribunal, il rencontra le
chancelier qui montait. Beaumarchais devait lui céder
la place, mais il s'y refusa, et prétendit que chacun de.
vait céder la moitié du passage. Le chancelier, offensé
dans sa dignité, ordonna aux gens de sa suite de repous-
ser Beaumarchais , ce qu'ils firent; aussitôt Beaumarchais
retourne au tribunal, intente un procès au chancelier,
et il le gagne.
— J'ai repris mon second Séjour à Rome, continua
gaiement Gœthe, pour le terminer enfin et passer à autre
chose. Comme vous le savez, j'ai rédigé mon Voyage
en Italie tout entier sur des lettres... Mais les lettres que
j'ai écrites pendant mon second séjour ne sont pas telles
que j'en puisse faire un grand usage; elles parlent souvent
de choses trop particulières à Weimar, et montrent trop
peu ma vie italienne ; elles renferment cependant mainte
assertion qui peint l'état de mon âme à ce moment,
aussi j'ai l'intention d'extraire ces passages, et de les
enchâsser dans mon récit, qui prendra ainsi du ton et de
Taccent. — Dans tous les temps, continua-t-il, on a dit
et répété que Ton devait s'efforcer de se connaître. C'est
une bizarre exigence, à laquelle personne n'a satisfait
jusqu'à présent et à laquelle personne, à vrai dire, ne
peut satisfaire. — Tous les sens, toutes les tendances de
l'homme le portent vers le monde extérieur qui l'en-
toure, et il a déjà bien à faire pour le connaître et l'ap-
proprier au but qu'il poursuit. Il ne sait sur lui-même
qu'une chose : s'il souffre ou s'il a du plaisir, et c'est ainsi
qu'il apprend ce qu'il doit rechercher ou ce qu'il doit
éviter. Pour le reste, l'homme est une créature obscure qui
1
132 COSVERSATIOKS DE GŒTIIE. ]
ignore d'où elle vient, où elle va, qui sait peu du monde, j
et qui sur elle-même sait moins que surtout le reste. Je ne ^
me connais pas, et que Dieu me préserve de me connaître, j
Je distoutcela parce que c'est en Italie, àquarante ans, que ;
j'ai eu assez de pénétration et que je me suis connu assez j
bien pour reconnaître que je n!avais aucun talent pour !
les arts plastiques, et que mes penchants pour ces arts \
étaient faux. Quand je faisais un dessin, je né poursui-^
vais pas d'assez près le corps même des objets; je|
craignais pour ainsi dii^e de laisser les choses faire im- ;
pression sur moi ; tout ce qui manquait d'énergie, tout ce i
qui était médiocre me convenait davantage. Si je faisais !
un paysage, j'hésitais toujours à donner aux premiers 1
plans toute leur vigueur pour les distinguer des lointains ;
et des plans intermédiaires, aussi mon dessin n'avait \
jamais son effet vrai. De plus, je ne faisais aucun pro- ;
grès; si je ne m'exerçais pas constamment, si je cessais un \
peu, j'étais obligé de recommencer tout. Cependant je ■
n'étais pas tout à fait sans talent, surtout dans le paysage, i
et Hackert^ me disait souvent : «Si vous voulez rester ;
dix-huit mois avec moi, vous produirez quelque chose j
qui fera plaisir et à vous et aux autres. » !
« — Mais, dis-je, comment reconnaîtra-t-on que l'on 1
a un vrai talent pour les arts du dessin? » •
« — Le talent réel, dit-il, possède un sens inné de la ;
forme, des proportions, de la couleur, de telle sorte ^
qu'en très-peu de temps quelques leçons suffisent pour \
qu'il sache tout ce qu'il faut sur ces points. Mais surtout !
il désire rendre sensibles les corps et les mettre en ■
relief par la lumière. Même quand il ne travaille pas, i
* Peintre allemand qui a vécu en Italie. Gœtlie a écrit sa vie. 4
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 153
il fait des progrès et grandit intérieurement. Un tel talent
n'est pas difficile à reconnaître, et un maître l'aperçoit
mieux que personne.
« Ce matin, continua-t-il très-gaiement, j'ai visité le
Pavillon des Princes*; l'appartement de la grande-du-
chesse est disposé avei" beaucoup de goût, et Coudray
avec ses Italiens a donné là une preuve nouvelle de sa
grande habileté. Les peintres étaient encore occupés aux
murailles; ce sont des Milanais; je leur ai parlé tout de
suite en italien et j'ai vu que je ne l'avais pas oublié, lis
m'ont raconté qu'ils venaient de peindre le château du roi
de Wurtemberg, qu'ils ont été ensuite demandés à Gotha,
mais ils n'avaient pu encore s'arranger; on avait alors
entendu parler d'eux à Weimar, et on les avait appelés
pour décorer l'appartement de la grande-duchesse. J'en-
tendais et je parlais de nouveau l'italien avec grand plaisir,
car dans la langue d'un pays il y a un peu de son atmo-
sphère. Ces braves gens sont depuis trois ans hors d'Italie,
mais ils disent qu'en quittant Weimar ils retourneront
directement chez eux, après avoir cependant, sur la
commande de M. Spiegel, peint un décor pour notre
théâtre, ce qui, je le crois, ne vous fâchera pas. Ce sont
des gens très-habiles; l'un est un élève du premier
peintre décorateur de Milan, et vous pouvez ainsi espérer
de bons décors. »
Après que Frédéric eût ôté le couvert, Gœthe se fit
apporter un petit plan de Rome. — « Pour nous autres,
dit-il, Rome ne pourrait être un heu de séjour pro-
longé; celui qui veut rester là et s'y établir doit se
marier et se faire catholique, autrement il n'y peut tenir;
• Partie du château de Weimar
134 CONVERSATIO>S DE GŒTHE.
il a une vie désagréable. Hackert n'était pas peu fier, lui
protestant, d'y être resté si longtemps. »
Goethe me montra alors sur le plan les édifices et les
places principales. — « Voici, disait-il, le jardin Far-
nèse. » — « N'est-ce pas là, dis-je, que vous avez écrit
la scène des sorcières de Faust? » — « Non, dit-il, c'est
dans le jardin Borghèse. »
Je regardai ensuite les paysages de Claude Lorrain,
et nous causâmes de ce grand maître. — « Est-ce qu'un
jeune artiste ne pourrait pas, de nos jours, demandai-je,
se former sur lui? » — Gœthe répondit : « Celui qui
aurait une âme semblable à la sienne pourrait certes se
développer parfaitement en l'étudiant, mais celui à qui la
nature a refusé les dons que possédait son âme ne pourrait
lui prendre tout au plus que des détails de style, dont il
se servirait comme on se sert d'une phrase empruntée. »
Samedi, 11 avril 1829.
Je trouvai aujourd'hui la table mise pour plusieurs
personnes dans la grande salle. Gœthe et madame de
Gœthe m'accueillirent très-amicalement. Puis arrivèrent
madame Schopenhauer^ le jeune comte Reinhard, de
l'ambassade française ; M. de D***, son beau-frère, qui
va partir pour s'engager au service de la Russie et com-
battre les Turcs; mademoiselle Ulrike, et enfin le con-
seiller aulique Vogel. — Gœthe était d'humeur très-gaie;
il raconta av^nt dîner quelques bons tours de Francfort,
et entre autres ceux que Rothschild joue à Bethmann
pour lui prendre les bonnes affaires.
Le comte Reinhard se rendit à la cour, nous nous mî-
mes à table; la conversation fut animée, agréable, on
* Auteur de romans nombreux, mère du philosophe.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 135
parla de voyages, de villes de bains, et madame Schopen-
hauer nous intéressa en nous entretenant de l'arrange-
gement de sa nouvelle propriété sur le Rhin, près de
l'île de Nonnenwerth. Au dessert le comte Reinhard re-
vint et fut loué de sa promptitude, car pendant sa courte
absence il avait dîné à la cour et s'était deux fois désha-
billé. 11 nous apporta la nouvelle que le nouveau pape
était élu, et que c'était un Castiglione. — Goethe raconta
à la compagnie les formalités que Ton observe tradition-
nellement pour cette élection.
Le comte Reinhard, qui avait passé Thiver à Paris,
nous donna les renseignements que nous souhaitions sur
les hommes d'État, les littérateurs et les poètes célèbres.
On parla de Chateaubriand, de Guizot, de Salvandy, de
Béranger, de Mérimée % etc. Après dîner, quand tout le
* Dans une lettre que Goethe adressait quelques mois plus tard (18 juin
1829) au comte Reinhard, ambassadeur à Francfort, nous lisons ce pas-
sage:
« Depuis quelque temps je suis plongé presque exclusivement daiw
la lecture de livres français ; je viens de recevoir les huit volumes de la
Revue française; les articles qu'ils renferment sont si variés et si impor-
tants que ce n'est pas un petit travail de les lire tous depuis le com-
mencement. Les ouvrages qui paraissent ne sont pour les rédacteurs
qu'un texte et une occasion d'exposer leurs opinions et leurs manières
de voir, qui sont sincères et bien fondées. Reconnaître tous les mérites
sied à l'homme libéral; il doit, comme il le fait dans cette Revue,
nous prouver qu'il sait d'un libre regard envisager les intérêts les plus
divers, et qu'il ne se place à un point de vue élevé que pour être im-
partial.
« Il est vraiment merveilleux de voir quel essor le Français a pris
depuis qu'il n'est plus enfermé dans des idées étroites et exclusives. Il
connaît ses Allemands, ses Anglais, mieux que ces peuples ne se con-
naissent eux-mêmes. Avec quelle précision il dépeint l'Angliis comme
Ihomme du monde plein d'égoïsme, et l'Allemand comme un simple
particulier plein de bonhomie!... J'aime et j'apprécie aussi beaucoup le
Globe, quoique sa tendance politique toute spéciale nous gêne parfois
un peu. Mais il n'est pas nécessaire d'être tout à fait d'accord avec les
hommes supérieurs pour qu'ils nous inspirent sympathie et admiration...
136 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
monde fut parti, Gœthe me prit dans son cabinet de tra-
vail et me montra deux écrits extrêmement curieux. C'é-
taient deux lettres de sa jeunesse, écrites de Strasbourg à
son ami le docteur Horn, à Francfort, en 1770, l'une en
juillet, l'autre en décembre. Dans ces deux lettres on
voyait un jeune homme qui a le pressentiment d'une
grande destinée. Dans la dernière on voyait déjà des tra-
ces de Werther; il est parlé de Sesenheim; l'heureuxjeune
homme paraît être plongé dans le vertige des plus douces
Quand j'ai reçu votre lettre, j'étais occupé à ranger et à étiqueter une
riche collection de minéraux du Nord qui venaient de m'arriver ; je les
ai disposés dans six casiers, que l'on peut parcourir d'un seul coup
d'œil... Encore quelques mots sur la littérature française. Victor Hugo a
un talent poétique qui ne peut se contester, seulement il s'avance sur
une route où il lui sera difficile de trouver un emploi pur et entier de
8on talent. D'autres esprits remarquables essayent de prendre pied
comme lui sur le sol romantique, mais dans cette région humide volti-
gent tant de feux follets que le meilleur voyageur est en danger de
perdre le bon sentier; et puis on est si ravi, à la lumière du jour, de
tes perspectives si libres, si variées, ouvertes sur de charmants et nou-
veaux paysages, que l'on est entraîné à les parcourir en tous sens sans
pouvoir se décider à bâtir solidement sa maison ici plutôt que là. (Ceci
s'applique sans doute à M. Mérimée.) Cependant ces écrivains de talent
sont en train de créer des œuvres excellentes et duiables. Avant tout,
ils doivent chercher à écrire des pièces de théâtre où il y ait en même
temps élévation d'idées et entente théâtrale; M. Casimir Delavigne pa-
raît y avoir réussi avec son Marino Faliero. C'est là un problème quia bien
des difficultés, je ne veux pas me laisser aller à les exposer; je dirai seule-
ment que, par une bizarrerie bien étrange, les nations en général ont
le désir de posséder des œuvres parfaites, mais quand on leur offre des
œuvres dune beauté parfaitement pure, elles n'y trouvent presque aucun
plaisir. Pour être bien accueillie dans le groupe favori, il faut du moins
que l'œuvre arbore la cocarde nationale.
« La littérature universelle, en se formant, exerce sur les différents
peuples les influences les plus curieuses; si je ne me trompe, ce sont
les Français qui tireront les plus grands avantages de cet immense mou-
vement ; ce sont eux qui gagneront le plus pour l'étendue du coup d'œil»
ils ont déjà le pressentiment que leur littérature exercera sur l'Europe
l'influence qu'elle avait déjà conquise au milieu du dix-huitième siècle,
et cette fois l'influence sera exercée par des idées plus hautes. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 137
sensations, et vivre à moitié dans le rêve. — L'écriture
des lettres était tranquille, claire, élégante, et marquée
déjà du caractère qu'elle a plus tard toujours conservé.
Je ne pouvais m'empêcher de relire sans cesse ces char-
mantes lettres, et je quittai Gœthe on ne peut plus heu-
reux, on ne peut plus reconnaissant.
Dimanche, 12 avril 1829.
Gœthe m'a lu sa réponse au roi de Bavière. Il s'y re-
présente comme montant les degrés dehVilla et venant
parler au roi. — « Il doit être difticile, dis-je, de trouver
le ton juste qu'il faut employer dans ces circonstances. »
— « Celui qui comme moi, me répondit Gœthe, a pendant
toute sa vie eu des relations avec de grands personnages
le trouve facilement. Le seul moyen, c'est de ne pas se
laisser aller à parler avec trop de naturel et de conserver
toujours, au contraire, les formules convenues. »
Gœthe parla alors de la rédaction du récit de son se-
cond séjour àRome, qui l'occupe maintenant, o Parles
lettres que j'ai écrites dans cette période, je vois claire-
ment que chaque âge de la vie apporte avec lui des
avantages et des désavantages. Ainsi, dans ma vingtième
année, sur plusieurs sujets j'étais déjà aussi pleinement
décidé, aussi instruit que maintenant, et même, à maints
points de vue, mieux; cependant je ne changerais pas
ce que je possède aujourd'hui dans ma quatre-vingtième
année contre ce que je possédais alors. »
« Vos paroles me rappellent votre Métamorphose des
plantes^ dis-je, et je conçois très-bien que l'on ne veuille
pas revenir de la période de la fleur à la période des
feuilles et de la période du fruit et de la graine à la pé-
riode de la fleur.
8.
158 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
«c — Votre comparaison rend très-bien ma pensée. Re-
présentez-vous, dit-il en souriant, une feuille bien dente-
lée, bien étendue; voudrait-elle quitter son état de libre
développement pour revenir à son ancien état si obscur,
si borné de cotylédon? Et ce qui est très-joli, c'est que nous
avons une plante qui peut servir de symbole à l'âge le plus
avancé, car au delà de la période de la fleur et du fruit, ne
produisant plus, elle continue à croître vigoureusement.
— Ce qu'il y a de fâcheux dans la vie, c'est qu'on est arrêté
par de faux penchants, et on ne les aperçoit que lors-
qu'on s'en est déjà débarrassé. » — « Comment peut-on
voir et savoir qu'un penchant est faux? » — « Un faux
penchant est infécond, et s'il produit quelque chose, cela
ne vaut rien. Le voir chez les autres n'est pas difficile,
mais le voir en soi, c'est tout différent, et cela demande
une grande indépendance d'esprit. Et même nous pou-
vons le voir sans profiter de notre perspicacité ; on hé-
site, on doute, on ne se décide pas, absolument comme
on a de la peine à se séparer d'une jeune fille que l'on
aime, malgré les preuves répétées que l'on peut avoir de
son infidélité. Je parle ainsi en pensant de nouveau au
nombre d'années qui m'a été nécessaire pour apercevoir
que mon penchant pour les arts du dessin était faux, et
au nombre d'années qu'il m'a fallu encore après ce mo-
ment pour me séparer d'eux. »
« — Cependant ce penchant, dis-je, vous a été si avan^
tageux de tant de manières qu'on ne peut guère l'appeler
un faux penchant. » — « Oui, j'ai gagné en pénétration,
dit Goethe, aussi je peux être tranquille de ce côté. C'est
là ce que l'on gagneavec les faux penchants. Celui qui,
sans avoir le talent suffisant, s'occupe de musique, ne sera
jamais un maître, mais il apprendra à reconnaître et à
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 139
apprécier ce que les maîtres ont fait. Malgré tous mes
efforts je ne suis pas, à la vérité, devenu un artiste, mais
en m'essayant dans toutes les branches de l'art, j'ai ap-
pris âme rendre compte dumoindre trait et à distinguer
l'œuvre remarquable de l'œuvre défectueuse. Ce n'tîst
pas là un petit bénéfice, et un penchant même faux rap-
porte toujours quelque chose. Par exemple, les croisades
faites pour délivrer le Saint-Sépulcre sont évidemment
une déviation de l'histoire, cependant elles ont eu le bon
résultat d'affaiblir les Turcs, qui ont été empêchés de de-
venir les maîtres de l'Europe. »
Après avoir parlé de différents sujets, nous en vînmes
à un ouvrage de Ségur sur Pierre le Grand, ouvrage qui
intéresse Gœthe et lui donne maints éclaircissements.
— « La situation de Saint-Pétersbourg, a-t-il dit, n'est
pas pardonnable ; surtout quand on pense que dans le
voisinage le sol se relève, et que l'empereur aurait pu
mettre à l'abri de toute inondation la ville elle-même, en
la portant un peu plus haut et en laissant le port dans la
partie basse. Un vieux marin lui fit des observations et
lui prophétisa que tous les soixante-dix ans la popula-
tion serait noyée. Il y avait là un vieil arbre, qui conser-
vait les traces des différentes crues d'eau. Mais ce fut en
vain, l'empereur persévéra dans sa fantaisie et fit abattre
Parbre pour qu'il ne pût pas témoigner contre lui. Vous
avouerez qu'il y a quelque chose d'énigmatique dans cet
acte d'un si grand caractère. Mais savez-vous comment je
me l'explique? L'homme ne peut pas se séparer de ses
impressions d'enfance, et cela va si loin, que même des
choses défectueuses auxquelles il s'est habitué dans ses
premières années et au milieu desquelles il a passé ce
temps heureux, lui restent chères plus tard et lui parais-
140 CO>VERSATIONS DE GŒTHE. ;
sent bonnes ; il est aveugle pour elles, et ne voit pas leurs \
défauts. — C'est la chère Amsterdam de sa jeunesse que j
Pierre le Grand voulut rebâtir dans sa capitale, à Tem- ^
bouchure de la Neva, absolument comme les Hollandais l
ont toujours cherché dans leurs possessions lointaines à •
bâtir une nouvelle Amsterdam*. 1
Lundi, 13 avril 1829. \
Aujourd'hui, après bien des excellentes paroles de ,
Goethe dites pendant le dîner, je me suis encore donné :
pour dessert la contemplation de quelques paysages de !
Claude Lorrain. — « La collection, dit Goethe, a pour ,■
titre : Liber veritatîs; elle pourrait aussi bien s'appeler \
Liber natura:' et artis, car la nature et l'art se trouvent là ;
à leur plus haut degré et dans leur plus belle alliance. » \
J'interrogeai Goethe sur l'origine et sur les maîtres de ]
Claude Lorrain. — « Son maître le plus immédiat fut |
Antonio Tasso, mais celui-ci était élève de Paul Bril ; ce j
sont donc les maximes de ce dernier qui servirent de ^
base à son éducation et qui, pour ainsi dire, fleurirent é
avec lui, car ce qui chez ces maîtres paraît sévère et dur
s'est développé chez Claude Lorrain et s'est transformé
en grâce sereine et en aimable aisance. — Aller au delà
était impossible. — Mais il est bien difficile, àpropos d'un
si grand talent, qui a vécu dans une époque si remarquable
et dans un tel entourage, de dire quel a été son maître.
• Dans une lettre à Zelter, il ajoutait : a Quand c'est la nécessité qui
établit des hommes au milieu de marécages, comme les Vénitiens, ou bien
quand c'est le hasard qui les conduit maladroitement dans un endroit
incommode, comme les Romains, alors le fait est excusable, mais de son
plein gré, choisir un emplacement aussi funeste, comme l'a fait le grand
empereur, c'est là un bien triste exemple du principe de la monarchie
absolue, x
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 141,
Il regarde autour de lui et s'approprie ce qui peut servir
à nourrir ses idées propres. Claude Lorrain, sans nul
doute, doit à l'école des Carrache autant qu'à ses maî-
tres proprement dits. On dit habituellement : Jules Ro-
main était un élève de Raphaël, mais on pourrait aussi
bien dire : il était élève du siècle. Guido Reni* seul a eu
un élève qui avait pris si bien l'esprit, l'âme et l'art de
son maître, qu'il fut presque lui-même et fit les
mêmes choses, mais c'est là un cas spécial qui ne
se répète guère. Au contraire l'école des Carrache
était indépendante ; elle développait dans chaque talent
les qualités propres qu'il possédait en lui, et les maîtres
qui en sortirent ne se ressemblèrent pas entre eux. Les
Carrache étaient pour ainsi dire nés professeurs de l'art;
ils tombèrent dans un temps oii déjà dans toutes les
branches les plus belles œuvres étaient faites, et ils
purent ainsi montrer à leurs élèves des modèles en tout
genre. Ils étaient grands professeurs, grands artistes,
mais je ne pourrais pas leur reconnaître ce qu'on nomme-
proprement l'esprit. Je suis un peu hardi de parler ainsi,
mais c'est là l'impression que je reçois d'eux. »
Après avoir considéré quelques paysages de Claude
Lorrain, j'ouvris un dictionnaire artistique pour voir ce
que l'on disait de ce grand maître. Nous trouvâmes cette
phrase : « Son mérite saillant était dans sa palette. »
Nous nous regardâmes et nous mîmes à rire. — « Vous
voyez, dit Goethe, ce qu'on peut apprendre quand on s'en
tient aux livres et qu'on veut garder pour soi ce qui est
écrit! »
* Eckermann n'a-t-il pas, dans ses notes, confondu Guide Reni avec
Léonard de Vinci, qui a eu pour élève et habile imitateur Luini?
142 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Mardi, 14 avril 1829.
Ce matin, quand j'entrai, Goethe était déjà à table avec
Meyer, causant sur l'Italie et sur l'art. Gœthe fit apporter
le portefeuille de Claude Lorrain, et Meyer nous montra
le dessin du tableau que Peel a acheté pour 4,000 livres.
Il faut l'avouer, c'est une belle œuvre, et M. Peel n'a
pas fait un mauvais achat. A droite, le regard tombe sur
un groupe d'hommes assis et debout. Un berger s'incline
vers une jeune fille, à laquelle il semble montrer com-
ment on joue du chalumeau. Au milieu s'étend un lac
étincelant sous la lumière du soleil; à gauche, des vaches
paissent sous un bois obscur. Les deux groupes se balan-
cent on ne peut mieux, et suivant l'habitude du maître,
tout est éclairé avec un art magique. Meyer nous dit
en la possession de qui il avait vu ce tableau en Itahe.
Puis nous causâmes de la nouvelle propriété du roi de
Bavière à Rome. — « Je connais très-bien la Villa^ dit
Meyer, j'y suis allé souvent et me rappelle avec plaisir
sa belle situation. C'est un château ordinaire que le roi
ne manquera pas de décorer et de se rendre très-agréa-
ble. Dans mon temps il était habité par la duchesse
Améhe, et Herder logeait dans le bâtiment voisin. Plus
tard il a été habité par le duc de Sussex et par le comte
Munster. Les étrangers de distinction l'ont toujours aimé
à cause de sa situation saine et de sa vue magnifique. »
— Je demandai à Meyer quelle distance il y avait de la
Villa di Malt a au Vatican. — « De la Trinité-du-Mont,
près de la Villa, dit-il, où nous autres artistes nous ha-
bitions, il y a jusqu'au Vatican une bonne demi-lieue.
Nous faisions tous les jours ce chemin et souvent plus
i
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 143
d'une fois dans le jour. » — « Le chemin par le pont,
dis-je, paraît un peu détourné ; il me semble qu'il serait
plus court de passer le Tibre et d'aller à travers champ». »
— « Non, ce n'est pas plus court, dit Meyer, mais nous
le croyions aussi et souvent nous nous ftmes passer. Je
me rappelle une traversée de ce genre que nous avons
faite en revenant du Vatican, par une belle nuit au clair de
lune; en fait de connaissances, il y avait avec nous Bury,
Hirt et Lips, et entre nous s'était élevée la dispute habi-
tuelle: quel est le plus grand, Raphaël ou Michel- Ange?
— Nous montâmes dans le bateau. — Quand nous attei-
gnîmes l'autre rive, la dispute était dans tout son feu, et
un plaisant de la bande, Bury, je crois, proposa de ne pas
quitter la rivière avant d'avoir vidé entièrement le diffé-
rend et mis d'accord les deux partis. La proposition fut
acceptée ; le marinier dut abandonner la rive et revenir
sur ses pas. Mais la dispute restait aussi vive, et quand
nous fûmes de l'autre côté, il fallut retourner encore, car
le différend n'était pas vidé. Nous revînmes ainsi pen-
dant des heures d'une rive à l'autre, et cela convenai
surtout au marinier, qui voyait ses baioques s'augmenter
à chaque passage. Il avait avec lui pour l'aider un garçon
de douze ans qui ne pouvait rien comprendre à ce 'que
nous faisions : « Père, disait-il, pourquoi donc ces mes-
sieurs ne veulent-ils pas aborder, et nous font-ils tou-
jours revenir quand nous touchons? » — « Je ne sais pas,
mon fils, je crois bien qu'ils sont fous. » — Enfin, pour
ne pas passer toute la nviit à cette double promenade,
nous nous mîmes d'accord par nécessité, et abordâmes. »
Cette foHe d'artistes nous fit rire; Meyer, qui était d'humeur
très-gaie, continua à nous parler de Rome; Gœthe et
moi avions plaisir à réponter; il continua :
144 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
«( La discussion sur Raphaël et Michel-Ange était '
à l'ordre du jour; tous les jours elle recommençait par- •
tout où se trouvaient des artistes de chaque parti. Elle :
avait l'habitude de s'engager dans une osteria^ où l'on ^
buvait de bon vin peu cher; on citait des tableaux, cer- ;
taines parties de tableaux, et quand il y avait contradic- I
tion du parti opposé, pour le convaincre il fallait aller ]
voir les tableaux eux-mêmes. Alors, tout en discutant, •
on quittait Vosteria^ on allait à grands pas à la chapelle ■
Sixtine, dont un cordonnier gardait la porte, qu'il ouvrait
pour quatre groschen. — Là, devant les tableaux, avaient '
lieu les démonstrations, et quand on avait assez disputé, \
on retournait à Vostenay pour se réconciher avec une !
bouteille de vin et oublier toutes les controverses. C'est '■
ainsi que se passait chaque journée, et maintes fois le cor- \
donnier de la chapelle Sixtine a reçu ses quatre groschen. i
— On rappela aussi un autre cordonnier qui avait l'ha- ]
bitude de taper son cuir sur une tête antique de marbre. J
« C'était le portrait d'un empereur romain, dit Weyer;^
l'antique était devant sa porte, et très-souvent en passant]
nous le vîmes occupé à ce louable travail. »
Mercredi, 15 avril 1829.
Nous parlâmes des personnes qui, sans un vrai talent,
sont appelées à produire, et de celles qui écrivent sur a
qu'elles ne comprennent pas. — « Voici ce qui perd lesj
jeunes gens, dit Goethe. Nous vivons dans un temps où:Jj
il y a tant de culture répandue qu'elle s'est pour ainsi i
dire mêlée à l'atmosphère qu'un jeune homme respire, i
Il sent vivre et s'éveiller en lui les pensées poétiques et :
philosophiques; il les a bues avec l'air qui l'entoure,
mais il s'imagine qu'elles lui appartiennent, et il les
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 145-,
exprime comme siennes. Quand il a rendu à son temps
ce qu'il en a reçu, il est pauvre. Il ressemble à une
source dont l'eau est empruntée, elle coule un certain
temps, mais quand le réservoir est épuisé, elle s'arrête. »
Je parlai à Goethe d'un voyageur qui a entendu une
leçon de Hegel sur la preuve de l'existence de Dieu. Gœthe
lut d'accord avec moi que des leçons de ce genre n'é-
taient plus de notre temps. — « La période du doute
est passée, dit-il; on doute aujourd'hui aussi peu de soi-
même que de Dieu. La nature de Dieu, l'immortalité, la
nature de notre âme, son rapport avec le corps, ce sont
là des problèmes éternels sur lesquels les philosophes ne
nous disent rien de nouveau. Un philosophe français de
nos jours commence tout tranquillement un chapitre par
ces mots : « On sait que l'homme se compose de deux
parties : le corps et l'âme. Nous parlerons donc d'abord
du corps, puis de l'âme. » Fichte allait un peu plus loin
et se tirait un peu mieux d'affaire, en disant : « Nous
« traiterons de l'homme considéré comme corps et de
l'homme considéré comme âme. » Il sentait trop bien
qu'un ensemble aussi étroitement lié ne pouvait pas se
séparer. Kant a, sans contredit, rendu le plus grand
service en marquant le point limité jusqu'où l'esprit hu-
main peut s'avancer, et en laissant de côté les problèmes
insolubles. A-t-on assez philosophé sur l'immortalité! Et
jusqu'où est-on allé? Je ne doute pas de notre durée au
delà de la vie, car dans la nature une entéléchie ne peut
pas disparaître. Mais nous ne sommes pas tous immortels
de la même façon, et pour se manifester dans l'avenir
comme grande entéléchie, il faut en être déjà une ici-bas.
Pendant que les Allemands se tourmentent à résoudre
des problèmes philosophiques, les Anglais, avâ^^ leur
n. -^
146 CONVERSATIONS DE GOETHE.
grande intelligence pratique, se moquent de nous, et
gagnent le monde. On connaît leurs déclamations contre
la traite des esclaves, et pendant qu'ils veulent nous
persuader que leur conduite a pour motifs des raisons
d'humanité, il se découvre que le vrai motif est tout à
fait positif, comme tous les motifs qui déterminent les
Anglais; on le savait déjà, et on devait le savoir encore
une fois. A la côte occidentale d'Afrique, ils emploient
eux-mêmes les nègres dans leurs grandes possessions. Il
est donc contre leurs intérêts qu'on aille les leur enlever.
En Amérique ils ont eux-mêmes établi de grandes colo-
nies de nègres, qui rapportent beaucoup, et qui donnent
chaque année un grand revenu en esclaves. Ils suffisent
avec eux aux besoins de l'Amérique du Nord, gagnent
ainsi beaucoup par le commerce, et l'importation par des
étrangers nuirait beaucoup à leurs intérêts commerciaux;
ainsi ce n'est pas sans bons motifs qu'ils prêchent contre
ce trafic inhumain. Encore au congrès de Vienne l'ambas-
sadeur anglais le combattait très-vivement, mais l'am-
bassadeur portugais fut assez habile pour répondre bien
tranquillement qu'on ne s'était pas réuni, à sa connais-
sance, pour établir un tribunal universel du monde, ou
pour fixer les principes de la morale. Il connaissait parfai-
tement bien le but anglais, et il avait aussi le sien,
qu'il savait défendre et atteindre. »
Mardi 1" septembre 1829,
Aujourd'hui, après dîner, Goethe m'a lu la première
scène du second acte de Faust, L'impression produite
sur moi a été grande, et m'a rendu intérieurement bien
heureux. Nous sommes de nouveau transportés dans le
cabinet d'études de Faust, et Méphistophélès trouve tout
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 147
à l'ancienne place comme il l'a laissé. Faust prend au
croc la vieille pelisse d'étudiant, des milliers de vers et
d'insectes s'envolent, et Méphistophélès, en disant où ils
se cachent, nous remet clairement devant les yeux le
lieu de la scène. Il met la pelisse, pour jouer encore le
personnage du maître, pendant que Faust, derrière un
rideau, reste paralysé. Il sonne; la cloche, retentissant
dans les salles solitaires du cloître, produit un son si
épouvantable que les portes s'ouvrent brusquement et
que les murs s'ébranlent. Le famulus se précipite dans
la chambre, et trouve assis dans la chaise de Faust Mé-
phistophélès, qu'il ne connaît pas, mais qui lui en impose.
Méphistophélès demande des nouvelles de Wagner, ((ui
dans l'intervalle est devenu un homme célèbre et qui espère
le retour de son maître. Nous apprenons qu'il est en ce
moment dans son laboratoire, profondément occupé à
créer un homunculus. Le famulus s'en va; apparaît le
bachelier, le même que nous avons vu quelques années
auparavant timide jeune homme, et que Méphistophélès,
dansl'habit de Faust, avait raillé. Il est devenu un homme,
et si plein de présomption, que Méphistophélès lui-même
ne peut pas lui tenir tête ; il recule toujours avec sa
chaise, et se tourne enfin vers le parterre.
Goethe lut la scène jusqu'à la fin. J'admirai avec joie
cette fécondité juvénile, et la liaison si ferme de toutes
ces scènes.
« J'ai conçu ce poëme il y a bien longtemps, de-
puis cinquante ans je le médite, et les matériaux se sont
tellement entassés, que maintenant, l'opération difficile,
c'est de choisir et de rejeter. — L'invention de celte
seconde partie est réellement aussi ancienne que je vous
le dis. Mais le poëme gagnera, j'espère, à n'être écrit
i
148 CONVERSATIONS DE GOETHE. -
qu'aujourd'hui ; avec le temps mon esprit a acquis des
idées plus claires sur les choses du monde. Je suis comme i
quelqu'un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite J
monnaie d'argent et de cuivre, qu'il a toujours changée !
avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle \
sorte qu'il voit maintenant sa fortune déjeune homme \
tout entière changée en pièces d'or. » \
Nous parlâmes du personnage du bachelier. — « Est- ;
ce qu'il ne représente pas une certaine classe de philoso- ?
phes idéalistes? demandai-je. » — « Non, dit Goethe, il *
personnilie la présomption qui caractérise la jeunesse, ]
et dont nous avons vu des exemples si frappants dans les ;
premières années qui ont suivi notre guerre de la Déli- i
vrance. Tout jeune homme croit que le monde a corn- ]
mencé avec lui, et que rien n'existe que pour lui. Il y al
eu vraiment en Orient un homme qui chaque matin ras--^
semblait ses gens autour de lui, et ne les laissait ip3iSi
aller au travail avant d'avoir ordonné au soleil de se le-Ji
ver. Mais il était assez prudent pour ne pas donner cet!
ordre avant que le soleil ne fût vraiment sur le point de|
se lever de lui-même. » A
Nous parlâmes encore beaucoup sur Faust^ sur saJ
composition, et sur beaucoup de sujets touchant ceux-ci. w
Goethe resta un instant enfoncé dans une méditatioaj
silencieuse , puis il dit : « Quand on est vieux, on con-|
tem pie le monde bien autrement que lorsqu'on était jeune. |
Je ne peux pas me défendre de la pensée que les dé- j
mons , pour taquiner et railler l'humanité, font appa-;
raître de temps en temps des figures si attrayantes, quel
tout le monde cherche à les imiter, et si grandes, quei
personne ne peut les atteindre. Ils ont fait ainsi paraître]
Raphaël, chez qui l'acte et la pensée étaient égalemeiitl
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 140
parfaits ; quelques-uns de ses excellents successeurs ont
approché de lui, mais personne ne Ta atteint. En musi-
que, l'être inaccessible qu'ils ont fait paraître, c'est
Mozart. Dans la poésie, c'est Shakspeare. Je sais ce que
vous pourriez me dire contre celui-ci, mais je ne pense
ju'aux facultés naturelles, à la grandeur innée. Napoléon
aussi est un être inaccessible. Il est très-important que
les Russes ne soient pas allés à Constantinople, mais
Napoléon lui-même a été obligé de se contenir comme
les Russes, car il n'est pas allé à Rome.... »
Il ajouta beaucoup de réflexions de ce genre sur ce
riche thème, mais pour moi je pensais en silence que
les démons pouvaient avoir eu aussi cette idée pour
Goethe, qui lui-même est une figure trop séduisante pour
qu*on ne cherche pas à l'atteindre, et trop grande pour
qu'on puisse y réussir.
Dimanche, 6 décembre 1829.
Aujourd'hui, après dîner, Goethe m'a lu la seconde
scène du second acte de Faust, lorsque Méphistophélès
arrive chez Wagner, qui veut par des moyens chimiques
créer un homme. L'œuvre réussit : THomunculus apparaît
dans la fiole comme une lueur, et aussitôt il agit ; il
écarte les questions que lui fait Wagner sur les choses
incompréhensibles ; le raisonnement n'est pas son affaire ;
il veut agir, et notre héros, Faust, est là, paralysé, ayant
besoin d'un secours supérieur. — L'Homunculus, pour
qui tout est transparent, voit dans l'âme de Faust
endormi passer un beau songe; c'est Léda au bain,
visitée par le cygne ; les paroles que prononce l'Homun-
culus en apercevant ce songe de Faust nous présen-
tent le plus ravissant tableau. Méphistophélès ne voit
150 COKVERSATIO>S DE GŒTHE. ;
rien de ces images, et l'Homunculus se moque de sa i
nature septentrionale. ,
«Vous remarquerez, me ditGœthe, queMéphistophélès '
semble inférieur à l'Homunculus, car celui-ci a autant de |
kicidité intellectuelle, et il a de plus, comme supériorité,]
le goût du beau et de l'action utile. Il le nomme a Monsieur •
mon cousin, » car ces êtres spirituels comme l'Homun-^
culus, qui, n'étant pas encore devenus tout à faitl
hommes, ne sont pas encore tombés dans notre obscu--
rite étroite, étaient comptés parmi les démons, de^
telle sorte qu'ilyy a entre eux deux une espèce dej
parenté. » / i
« — A coup sûr, dis-je, Méphistophélès apparaît ici à<
un rang subordonné, mais je ne peux pas croire qu'il)
n'a pas secrètement travaillé à la naissance de l'Homun-;;
culus; c'est toujours ainsi qu'il agit, et dans Hélène ilj
agit aussi comme un ressort caché. Cela le relève dans!
l'ensemble, et lui permet de ne pas s'inquiéter, parce qu'ils
joue un rôle aussi secondaire dans cette circonstance. » J
« — Vous saisissez très-bien la situation, dit Gœthe ; ill
en est bien ainsi, et je me suis déjà demandé si je nej
mettrais pas quelques vers dans la bouche de Méphis-
tophélès, lorsqu'il entre chez Wagner au moment oùj
l'Homunculus va naître, pour bien faire comprendre ai
lecteur qu'il y contribue. »
« — Cela ne nuirait pas, dis-je. Cependant sa part est^
déjà indiquée, car Méphistophélès termine la scène pad
les mots : « Nous finissons toujours par dépendre de&j
« créatures que nous faisons. »
« — Vous avez raison, dit Gœthe, cela pourrait suffire'
à un esprit attentif, cependant je penserai à ajouter
quelques vers. »
J
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 151
« — Celte parole de la conclusion n'est pas facile à
oublier, et elle est bien significative. »
« — Oui, dit Goethe, on pourrait y trouver à ronger
pendant quelque temps. Un père qui a six enfants est
perdu, quoi qu'il fasse. Les rois aussi et les ministres,
qui ont donné de grandes places à beaucoup de personnes,
peuvent dans leur expérience trouver des faits qui leur
rappelleront ce mot. »
Je revis en esprit le songe de Faust sur Léda, et ce
passage me parut un des plus remarquables du poëme.
« C'est étrange, dis-je, comme dans cette œuvre les détails
se rapportent les uns aux autres, agissent les uns sur les
autres , se complètent et se font valoir ! Hélène qui
viendra plus tard, trouve son origine dans ce rêve du
second acte sur Léda. On parle dans Hélètie de cygne,
d'enfant de cygne; ici, l'action elle-même apparaît, et
quand plus tard, avec le souvenir de ce tableau, on arri-
vera à Hélène, comme tout paraîtra plus clair, plus
complet ! »
Goethe me donna raison, et je vis que ma remarque
lui faisait plaisir. « Vous trouverez aussi, me dit-il, que
déjà dans ces premiers actes commencent à résonner les
noms de classique et de romantique ; on en parle déjà
pour que le lecteur soit conduit, comme par une route
qui se lève peu à peu, jusqu'à Hélène, où les deux formes
de poésie font leur apparition complète pour être ame-
nées à une espèce de réconcihation.
« Les Français, continua-t-il, commencent à juger sai-
nement cette question. Tout est également bon, disent-
ils, tout se vaut, classique ou romantique ; il s'agit seule-
ment de se servir de ces formes avec intelhgence et de créer
des œuvres excellentes. On peut être avec Tune et avec
152 CONVERSATIONS DE GŒTHE. ;
l'autre absurde, et alors l'une vaut aussi peu que l'autre j
C'est là, il me semble, un mot d'un grand sens et sur \
lequel nous pouvons nous reposer. » ^
Mercredi, 20 décembre 1829. À
Dîné avec Goethe. Nous parlâmes du chancelier et je \
demandai à Gœthe si à son retour d'Italie il n'avait ap- l
porté aucune nouvelle de Manzoni. — u II m'a parlé de j
lui dans une lettre, dit Gœthe. Il lui a fait visite, il vit dans j
Une maison de campagne près de Milan, et à mon grand l
chagrin il est continuellement souffrant. »
« — Il est singulier, dis-je, que les talents distingués, ;
et surtout les poètes, aient si souvent une constitution ^
débile. » ■
« — Les œuvres extraordinaires que ces hommes pro- '
duisent, dit Gœthe, supposent une organisation très- |
délicate, car il faut qu'ils aient une sensibilité exception- |
nelle et puissent entendre la voix des êtres célestes. Or, I
une pareille organisation, mise en conflit avec le monde |
et avec les éléments, est facilement troublée, blessée, et
celui qui ne réunit pas, comme Voltaire, à cette grande
sensibilité une solidité nerveuse extraordinaire, est exposé
à un état perpétuel de malaise. Schiller aussi était con-
stamment malade. Lorsque je fis sa connaissance, je crus
qu'il n avait pas quatre semaines à vivre. Mais il y avait j
en lui assez de force résistante, aussi il a pu se maintenir
un assez grand nombre d'années et il se serait soutenu en
coreplus longtempsavec une manière de vivre plus saine. »
Nous parlâmes d'une représentation du théâtre, et à
propos d'un rôle, Gœthe dit : « J'ai vu Unzelmann dans
ce rôle, il y plaisait parce qu'il savait nous communiquer
la grande aisance de sou esprit, car il en est de l'art
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 155
théâtral comme des autres arts. Ce que Tarliste fait ou
a fait nous met dans la disposition même où lui-même
était quand il fit son œuvre. Si l'artiste avait l'esprit à
l'aise, le nôtre sera à l'aise également; s'il était tour-
menté, il nous rendra tout inquiets. — Les artistes ont
ordinairement cette aisance quand ils sont tout à fait nés
pour ce qu'ils font; voilà pourquoi les tableaux des Hol-
landais font tant de bien à regarder, c'est parce que ces
artistes ont peint la vie familière qui les entourait, et
qu'ils connaissaient da:is la perfection. Pour qu'un ac-
teur nous donne ce bien-être, il faut que ses études, son
imagination, son naturel, l'aient rendu tout à fait maître
de son rôle, que tous les mouvements du corps soient à
ses ordres, et qu'il soit soutenu par une certaine énergie
juvénile. L'étude ne suffit pas sans imagination, et l'étude
et l'imagination ne suffisent pas sans naturel. Chez les
femmes, presque tout se fait par l'imagination et par le
tempérament; c'est là ce qui était si remarquable chez
Madame Wolff. »
Nous continuâmes à parler des acteurs principaux de
Weimar; mais Faust me revenait dans l'esprit, je pensais
àl'Homunculus, je me demandais comment on pourrait
le représenter sur la scène. — « Si on ne voit pas le
petit personnage, dis-je, il faudrait du moins voir la
lueur dans la fiole; et ce qu'il dit est trop important
pour qu'un enfant puisse jouer ce rôle? »
« — Wagner, ditGœlhe, devra conserver la fiole dans
ses mains, et la voix semblera sortir de la fiole même.
C'est un rôle pour un ventriloque ; j'en ai entendu qui
sauraient parfaitement se tirer d'affaire en cette circon-
stance. »
Je demandai aussi comment on pourrait représenter
154 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
sur la scène le grand carnaval. — «Il faudrait, dit!
Goethe, un très-grand théâtre ; c'est une représentation ■
presque impossible. » — « J'espère pourtant la voir un J
jour, dis-je. J'aime surtout l'éléphant conduit par la Pru- 1
dence, monté par la Victoire, et auprès duquel marchent !
enchaînées la Crainte et TEspérance. Il n'y a guère d'allé- ]
gorie plus belle que celle-là. l
— « Ce ne serait pas le premier éléphant que l'on i
verrait sur la scène, dit Goethe. Il y en a un à Paris qui j
joue un rôle entier; dans la pièce, il appartient à un i
parti populaire, on le voit enlever à un roi sa couronne
et la placer sur une autre tête, ce qui doit produire vrai- i
ment un effet grandiose. Et à la fin delà pièce, si Télé- ^
phant est rappelé, il paraît seul, fait sa révérence et se ;
retire. Vous voyez donc que nous pourrions dans notre ]
mascarade compter sur l'éléphant. Mais l'ensemble estl
trop considérable et demande un régisseur comme il n'y .^
en a cruère. » I
..... i
« — Oui, dis-je, mais il y a dans ce spectacle tant d'é- \
clat, tant d'effet, qu'un théâtre ne s'en privera pas t
facilement. Comme tout se développe et grandit peu à
peu! D'abord de beaux groupes de jardinières et de jar-;
diniers qui ornent la scène et forment une masse de ]
spectateurs pour les autres personnages qui doivent ;
arriver. Puis, après l'éléphant, le char traîné par des '
dragons qui s'avance à travers les airs; puis le grand
Pan , et enfin l'incendie que viennent éteindre des <
nuages! Si tout pouvait se représenter comme l'imagi- ■
nation se le représente, le pubUc ravi d'enthousiasme j
serait forcé d'avouer qu'il n'a pas l'esprit et les facultés jj
nécessaires pour accueillir dignement de pareils ta- /i
bleaux. » ':
À
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 155
« — Ah I dit Goethe, laissez là le public, je ne veux
pas en entendre parler I L'important, c'est que ce soit
écrit; le monde peut ensuite en faire ce qu'il voudra, et
en tirer du profit, autant qu'il en est capable. »
Nous parlâmes alors de l'enfant qui guide le chartraîné
par des dragons.
« — Vous aurez deviné, dit-il, que le masque de Plutus
cache Faust, et celui de l'Avarice Méphistophélès, mais
cet enfant, quel est-il? » — J'hésitais à répondre.
— « C'est Euphorion ! dit Goethe. » — Mais, répli-
quai-je, comment peut-il déjà apparaître dans cette
mascarade, puisqu'il ne naît qu'au troisième acte? »
— « Euphorion, répondit Goethe, n'est pas une créa-
ture humaine, c'est un être allégorique. Il person-
nifie la Poésie, qui n'est attachée à aucun temps, à
aucun lieu, à aucune personne. Le même esprit, à qui
il plaira plus lard d'être Euphorion, apparaît alors sous la
figure de cet enfant, semblable en cela aux fantômes qui
peuvent être présents eu tous lieux et paraître à toute
heure. »
Dimanche, 27 décembre 1829.
Aujourd'hui, après dîner, Goethe me lut la scène du
papier-monnaie. — « Vous vous rappelez, me dit-il,
comment à l'assemblée impériale finit la chanson : on
manque d'argent et Méphistophélès promet d'en procurer.
Pendant la mascarade, cette idée se poursuit ; Méphisto-
phélès amène l'empereur à signer, sous le masque du
grand Pan, un papier qui gagnant ainsi la valeur de l'or,
est multiphé des milliers de fois et répandu. Maintenant,
dans celte scène, des explications sont données à l'em-
pereur, qui ne sait pas encore ce qu'il a fait. Le grand
trésorier lui présente les billets de banque et lui expHque
J56 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
l'affaire. L'empereur s'irrite d'abord, puis pensant au
gain qni résulte pour lui de cet événement, il est rempli de
joie, fait à son entourage de riches présents avec ce papier-
monnaie ;ensortant, il en laisse tomber une valeur de quel-
ques milliers de couronnes que le gros fou ramasse et
qu'il va immédiatement échanger contre des biens-fonds. »
Pendant que Gœthe me lisait cette scène délicieuse,
j'admirais cette heureuse idée d'avoir montré comme
créateur du papier-monnaie Méphistophélès, et d'avoir
ainsi, en la liant à son drame, immortahsé une question
qui intéresse tant notre époque.
A peine avions-nous lu ce morceau et causé sur ce qu'il
renferme que le fils de Gœthe entra et s'assit auprès de
nous. Il nous raconta avec sa manière lucide un roman
de Cooper qu'il venait de lire. Nous ne lui parlions pas
de la scène de Faiist^ lorsqu'il se mit le premier à nous
entretenir des bons du trésor de Prusse, nous disant qu'on
les payait en ce moment au delà de leur valeur. Pendant
qu'il parlait, je regardais son père en souriant un peu, il fit
de même, et nous nous donnâmes ainsi à entendre que les
tableaux qu'il avait tracés venaient bieu à leur temps.
Mercredi, 50 décembre 1829.
Aujourd'hui, après dîner, Gœthe m'a lu la scène sui-
vante. « — Lorsqu'ils ont de l'argent à la cour impériale, -
me dit-il, ils veulent s'amuser. L'empereur désire voir
Paris et Hélène ; il faut les faire apparaître par des moyensJ
magiques. Comme IMéphistophélès n'a aucun rapport,
avec l'antiquité grecque, et n'exerce aucune puissance.]
sur de pareilles créatures, c'est Faust qui est chargé de.
l'opération, et elle lui réussit parfaitement. Je n'ai pas.
encore tout à fait fini le passage qui décrit ce que Faust
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 157
feit pour rendre possible l'apparition ; je vous le lirai la
prochaine fois. Aujourd'hui vous entendrez l'apparition
elle-même de Paris et d'Hélène. »
L'attente de cette lecture me remplissait de bonheur.
Goethe commença. Je vis dans la vieille salle des
Chevaliers l'empereur et la cour entrer pour voir le
spectacle. Le rideau se lève, et j'aperçois la scène, qui
représente un temple grec. Méphistophélès est dans la
loge du souffleur, l'astrologue sur un côté de l'avant-
scène ; Faust paraît de l'autre côté, avec un trépied ;
il prononce la formule et du milieu de la vapeur sort
Paris. — Le beau jeune homme prend différents mouve-
ments aux sons d'une musique éthérée ; ses poses diverses,
qui sont celles des marbres antiques, sont décrites tour
à tour; il s'assied, il se couche, le bras passé au-dessus
desatêle; il enthousiasme les femmes, qui dépeignentles
charmes de sa jeunesse ; il est exécré des hommes, dont
il éveille l'envie et la jalousie, et qui tâchent de le rabais-
ser autant qu'ils peuvent. Paris s'endort, et Hélène paraît.
Elle s'approche de Paris endormi, et dépose un baiser
sur ses lèvres ; elle s'éloigne, puis le regarde encore.
Alors surtout elle paraît ravissante. Elle fait sur les hom-
mes l'impression que Paris faisait sur les femmes. Les
hommes enflammés d'amour célèbrent ses louanges ; les
femmes pleines d'envie et de haine la critiquent. Faust
lui-même est tout enthousiasme ; en voyant cette beauté
qu il a évoquée, il oublie le temps, le lieu, la situation,
et Méphistophélès à chaque instant est obligé de lui rap-
peler qu'il sort de son rôle. Paris et Hélène semblent
sentir de l'inclination l'un pour l'autre ; Paris la prend
dans ses bras comme pour l'entraîner, Faust veut la lui
arracher, et tourne contre lui la clef qu il tient à la main.
158 CONVERSATIONS DE GŒTHE. î
mais alors a lieu une violente explosion ; les apparitions ;
s'en vont en fumée et Faust tombe à terre frappé de pa- \
ralysie. ^
i
Dimanche, 5 janvier 1830. ■
Goethe m'a montré un Keepsake anglais de 1830, orné |
de très-belles gravures et de quelques lettres très-inté- •
ressantes de lord Byron. Gœthe avait pris pendant ce i
temps la dernière traduction française de Faust^ par ]
Gérard ^: il la feuilletait et paraissait lire de place en i
place. \
c( D'étranges idées me passent par l'esprit, dit-il, quand
je pense que ce livre a encore de la valeur dans une lan-
gue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cin- l
quante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je >
pense, car vous n'avez aucune idée de l'importance qu'a- ^
vaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contempo- J
rains, et de leur domination dans le monde moral, l
Ma biographie ^ ne fait pas voir clairement l'influence i
que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que ]
la peine qne j'ai eue à me défendre contre eux, à pren- ;.
dre ma vraie position et à considérer la nature sous un i
jour plus vrai. » |
Nous continuâmes à parler de Voltaire, et Gœthe me ^
récita le poëme les Systèmes, ce qui me montra combien V
dans sa jeunesse il avait dû étudier et s'approprier toutes J
ces œuvres. i
La traduction de Gérard, quoique en grande partie en '1
prose, fut louée par Gœthe comme très-réussie. « En 1
allemand, dit-il, je ne peux plus lire le Faust y mais dans
< D^. Nerval.
* Write et Poésie.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 150
cette traduction française, chaque trait reprend sa fraî-
cheur, et me frappe comme s'il était tout nouveau pour
moi. Le Faust est un sujet incommensurable, et tous les
efforts que l'esprit ferait pour le pénétrer entièrement
seraient vains. Il faut se rappeler que la première partie
est sortie d'une situation d'esprit un peu trouble et obs-
cure. Mais cette obscurité même attire les hommes, et \h
se fatiguent à l'éclaurcir, comme ils font pour tous les
problèmes insolubles. »
Dimanche, 10 janvier 1830.
Aujourd'hui, après dîner, Gœthe m'avait préparé une
haute jouissance ; il m'a lu la scène dans laquelle Faust
va vers les Mères,
Ce qu'il y a de nouveau, d'inattendu dans cette scène
et la manière dont Gœthe l'a traitée, me frappaient
étrangement, et, comme Faust lui-même, je frissonnais.
Après avoir tout écouté, tout senti, bien des passages
restaient pour moi énigmatiques, et je fus obligé de
prier Gœthe de me donner quelques éclaircissements.
Mais lui, comme d'habitude, garda son secret, me regar-
dant avec de grands yeux, et me répétant le vers :
« Les Mères î les Mères !... quelle étrange parole !...»
« Tout ce que je veux vous confier, c'est que j'ai vu
dans Plutarque que dans l'antiquité grecque on parlait
des Mères comme de Divinités. Voilà tout ce que je dois
à la tradition ; le reste est de mon invention. Emportez
le manuscrit chez vous, étudiez-le bien, et voyez comment
TOUS vous en tirerez 1 »
J'étais heureux de pouvoir étudier à Taise cette curieuse
scène. Voici ce que je pense des Mères, de leur nature,
de leur action, de leur demeure, de leur entourage.
Si Ton peut se représenter l'immense intérieur de notre
160 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
terre comme un espace vide, de telle sorte que ron fasse
des centaines de milles en ligne droite sans rien rencon-
trer de corporel, on aura l'idée du séjour de ces Divinités
inconnues que va trouver Faust. Elles vivent, pour ainsi
dire, en dehors de l'espace, car tout ce qui les entoure
n*a pas de substance , elles vivent aussi en dehors du
temps ; aucun astre ne les éclaire, rien ne peut leur indiquer
la succession de la nuit et du jour. — Dans ce crépuscule
et cette solitude éternels, les Mères sont les êtres créa-
teurs; elles sont ce principe créateur et conservateur d'où
sort tout ce qui, sur la surface de la terre, a forme et
existence. Tous les êtres qui cessent de respirer retour-
nent à elles, à titre de natures spirituelles ; elles les gar-
dent jusqu'à ce que l'occasion se présente pour ces na-
tures spirituelles de reparaître dans un nouvel être;
Toutes les âmes et toutes les formes de ce qui a été et de
ce qui sera planent çà et là, sous forme de vapeurs, dans
l'espace infini de leur séjour; elles entourent les Mères ;
le magicien doit donc pénétrer dans leur empire, s'il
veut, par la puissance de son art, exercer son autorité
sur la forme d'un être et appeler à une vie sensible une
créature de l'avenir. L'éternelle métamorphose des êtres
terrestres, leur naissance, leur accroissement, leur disso-
lution et leur formation nouvelle, voilà donc l'occupation
incessante des Mères. Et comme l'élément féminin a
la plus forte part dans tout ce qui, par la génération,
reçoit sur cette terre une nouvelle vie, ces Divinités sont
avec raison considérées comme des êtres féminins et
nommées du nom vénérable de Mères. — Tout cela est
une pure fiction poétique; mais l'homme borné ne peut
pas pénétrer plus loin et il est satisfait de trouver quelque
explication qui sache donner à son esprit une certaine
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 161
tranquillité. Nous voyons sur la terre des phénomènes,
des effets dont nous ne connaissons ni l'origine ni la fin.
Nous leur donnons un principe divin dont nous n'avons
aucune idée, pour lequel nous n'avons aucune expres-
sion et il nous faut l'abaisser, l'anthropomorphiser pour
donner à nos obscurs pressentiments de la substance et
les rendre saisissables. Ainsi sont nés tous les mythes
qui de siècles en siècles se sont propagés chez les peuples;
ainsi est né ce nouveau mylhe de Gœthe, qui a du moins
une espèce de conformité avec la nature, et qui peut être
placé à côté des meilleurs qui aient jamais été inventés.
* Lundi, 18 janvier 1830.
Gœthe a parlé deLavater et m'a dit beaucoup de bien
de son caractère ; il m'a raconté des traits de leur an-
cienne intimité ; souvent ils couchèrent fraternellement
dans le même lit. « Il est à regretter, ajouta-t-il, qu'un
mauvais mysticisme ait mis si tôt arrêt à l'essor de son
génie. »
* Vendredi, 22 janvier 18Ô0.
Nous avons parlé de VHistoire de Napoléon par
Walter Scott. « C'est vrai, ditGrethe, on peut reprocher
à l'auteur de grandes inexactitudes et une grande par-
tialité, mais justement ces deux défauts donnent, selon
moi, une grande valeur à son ouvrage. Le succès du
livre en Angleterre a dépassé toute idée, et l'on voit ainsi
queWaltor Scott, dans sa haine même contre Napoléon et
contre les Français, a été le vrai interprète et le vrai repré-
sentant de l'opinion du peuple en Angleterre et du senti-
ment national anglais. Son hvre n'est pas du tout un
document pour l'histoire de France, mais c'en est un pour
1(32 CONVERSATIONS DE GŒTHE. j
l'histoire d'Angleterre. En tout cas, dans ce grand procès f
historique, c'est une voix qui ne devait pas manquer*. ]
D'ailleurs, j'aime bien entendre sur Napoléon les opinions j
les plus opposées. Je lis dans ce moment l'ouvrage de '{
Bignon , qui me semble avoir aussi une très-grande \
valeur. » j
Dimanche, 24 janvier 1830. ^
« J'ai ces jours-ci, m'a dit Goethe, reçu de notre célèbre |
ingénieur des mines de sel de Stotternheim * une lettre 1
qui a un début curieux. « J'ai fait une expérience, écrit- |
il, qui ne sera pas perdue. » Or, quelle est cette expé- >
rience?ll ne s'agit de rien moins que d'une perte de l
mille thalers au moins. 11 n'avait pas assez soutenu le ]
puits qui conduit à la couche de sel ; les terres se sont |
écroulées, et il faut une opération coûteuse et difficile ^
pour réparer l'accident. Il va falloir introduire à douze -^
cents pieds des tubes de métal, pour empêcher que l'ac- •
cident ne se renouvelle. Il aurait dû prendre tout de suite ^
ces précautions et les aurait prises, si, comme tous ces |
gens-là, il n'avait pas une témérité dont on n'a pas d'idée, ^
et dont il faut être doué pour risquer une pareille entre- \
prise. Mais le voilà tout tranquillisé, et il écrit sans >
s'inquiéter : J'ai fait une expérience qui ne sera pas \
perdue. C'est vraiment là un homme qui fait plaisir à ]
voir ! sans se plaindre, il reprend tout de suite son équi- |
libre et son activité. Que dites vous de cela? N'est-ce pas j
fortjoli? » I
* Goclhe a encore parlé de cet ouvrage, soit dans sa correspondance, soit ^
dans ses Iragir.ents. Les quelques mots adressés ici à Eckermann résu*
ment parfaitement tout ce qu il a dit ailleurs.
^ Gœthe a écrit une poésie à propos de cette mine de sel, la première
qui ait été creusée dans le grand-duché de Weimar,
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 165
— « Il me rappelle Sterne, répondis-je, qui se plaint de
n'avoir pas tiré parti de ses souffrances en homme d'in-
telligence. » — Oui, c'est un mot dans le môme genre,
dit Goethe. »
Nous parlons ensuite de la Nuit classique de Wal-
purgis, dont Goethe m'avait lu le commencement il y a
quelques jours. » Un nombre infini de figures mytho-
logiques se pressent pour y entrer, mais je prends garde
à moi, et je n'accepte que celles qui présentent aux
yeux les images que je cherche. Faust est maintenant
avec Chiron et j'espère que je réussirai cette scène. Si
je m'en occupe assidûment, dans quelques mois je
peux avoir fini la Nuit de Walpurgis. Rien ne doit plus me
détourner de Faust; ce serait assez original, si je vivais
assez pour le terminer! Et c'est bien possible, — le cin-
quième acte est pour ainsi dire fini, et le quatrième se
fera tout seul. »
Gœthe parla alors de sa santé, s'estimant heureux de
la conserver aussi parfaite. « C'est à Vogel que je dois
cet état excellent de ma santé ; sans lui voilà longtemps
que je serais parti. Yogel est né médecin ; c'est un des
hommes les plus doués de génie que j'aie rencontrés. —
Mais ne disons pas ce qu'il vaut, pour qu'il ne nous soit
pas enlevé ! »
■ * Lundi, 23 janvier 1830.
J'ai apporté à Gœthe les tables que j'ai faites pour pré-
parerune édition desécrils posthumes deDumont ^ Gœthe
les a luesavecbeaucoup d'attention, et a paru élonné delà
masse de connaissances, de goûts divers, d'idées, d'études
* L'élève de Bentham, mort en 1829. Genève lui doit plusieurs institu-
tions Irès-importanles.
1C4 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
qu'il faut supposer à l'auteur de manuscrits si différents et
si riches de contenu. « Dumont, dit-il, doit avoir eu un
esprit d'une grande étendue. Parmi les sujets qu'il a
traités, il n'en est pas un qui ne soit important et intéres-
sant et le choix des sujets montre toujours quel homme
on est et de quel esprit on est l'enfant. On ne peut pas
demander que l'intelligence humaine possède une uni-
versalité telle qu'elle traite tous les sujets avec un égal
talent et un égal bonheur, mais quand même tout ne
réussirait pas également à l'auteur, le projet et la volonté
de les traiter me donnent déjà de lui une haute idée. Ce
que je trouve le plus intéressant et ce que j'apprécie
surtout en lui, c'est que toujours il a travaillé dans un
esprit de bienfaisance et d'utilité pratique. »
Je voulais lui hre le premier chapitre du Voyage à
Pa/7'5, il préféra le garder pour le lire seul. Parlant de
la diniculté qu'il y a souvent à lire un ouvrage, il plai-
santa sur la présomption des personnes qui, sans études
préparatoires, sans connaissances préalables veulent lire
tous les ouvrages de philosophie et de science, absolu-'
ment comme s'il s'agissait d'un roman. « Les braves
gens ne savent pas, dit-il, ce qu'il en coûte de temps et
de peine pour apprendre à lire. J'ai travaillé à cela
quatre vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j'y
sois arrivé. »
Mercredi, 27 janvier 1830.
Dîné chez Goethe. Il a parlé avec beaucoup d*éloges de
M. de Martius. « Son aperçu sur la tendance spiraloïde
des plantes est de la plus haute importance, dit-il. Je
désirerais seulement qu'il soutînt avec plus de har-
diesse le phénomène primordial qu'il a découvert, et
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 165
qu'il eut le courage de formuler le fait en loi, sans cher-
cher trop de confirmations. »
11 me montra les comptes-rendus de l'assemblée des
naturalistes à Ileidelberg; ils renfermaient des fac-
similé d'écritures; nous les regardâmes, et nous tirâmes
avec leur aide des inductions sur les caractères. —
« Je sais très-bien, dit Gœthe, que ces réunions ne pro-
duisent pas pour la science autant que Ton s'imagine, mais
elles sont excellentes parce qu'on y trouve l'occasion
de se connaître, peut-être de se lier d'affection, et il en
résulte que les théories nouvelles d'un homme de mérite
sont accueillies par ses confrères, et celui-ci à son tour
est disposé à reconnaître et à proléger les découvertes
que nous aurons faites dans une autre branche. —
Quand nous constatons un phénomène inconnu, per-
sonne ne peut savoir ce qui en sortira. »
Gœthe me montra une lettre que lui envoyait un
écrivain anglais et qui portait cette adresse : A Son
Altesse le prince Gœthe. « Ce sont les journalistes
allemands que je dois sans doute remercier de ce titre,
dit Gœthe en riant ; dans leur extrême affection pour moi,
ils m'ont appelé le prince des poêles allemands. Et
l'innocente erreur des Allemands a eu pour suite l'erreur
aussi innocente de l'Anglais. »
Gœthe revint à M. de Martius, et vanta son imagination.
« Au fond, sans cette haute faculté, il n'y a pas à penser
à être vraiment un grand naturaliste. Je ne parle pas
d'une imagination qui se perd dansle vague et qui invente
des choses qui n'existent pas ; je parle de celle qui ne
quitte pas le sol même de la terre et qui, appuyée sur le
réel et le connu, sait marcher vers les idées seulement
pressenties, supposées. Elle doit voir si ces lois pressenties
d6C CONVERSATIONS DE GŒTHE.
sont possibles, si elles ne sont pas en contradiction
avec d'autres lois connues. Une telle imagination sup-
pose une intelligence large et paisible, qui domine au
loin le monde vivant et ses lois. »
Pendant que nous causions, on apporta un paquet
qui renfermait le Frère et la sœur, traduit en langue
bohème, ce qui parut faire grand plaisir à Gœthe.
* Dimanche, ôl janvier 1830.
J'ai fait une visite à Gœthe avec le prince. Il nous a
reçus dans son cabinet de travail. Nous avons causé des
diverses éditions de ses œuvres, et il m'a surpris en
m'apprenant qu'il ne possédait pas lui-même la plupart
de ces éditions. Il n'a pas non plus la première édition
de son Carnaval de Rome, ornée de gravures faites
d'après ses propres dessins. Il nous dit qu'il avait cher-
ché à l'avoir dans une vente, pour six thalers, sans y
réussir. Il nous montra le premier manuscrit de son
Gœlz de Berlichincjen, tout à fait dans sa première
forme, tel qu'il fut écrit il y a plus de cinquante ans,
en quelques semaines, sur les instigations de sa sœur.
L'écriture avait déjà ces lignes élancées, celte physio-
nomie claire et décidée qu'elle a toujours conservée
depuis et qu'elle a encore, quand il écrit en lettres
allemandes. Le manuscrit était très-propre; on lisait des
passages entiers sans la moindre rature, et on l'aurait
pris plutôt pour une copie que pour un premier jet.
Gœthe nous dit qu'il a écrit de sa main tous ses premiers
ouvrages, Werther aussi, mais le manuscrit s'est perdu.
Plus tard, il a presque tout dicté, et il n'y a plus de
sa main que des poésies et quelques notes sur des plans
d'ouvrages. Très-souvent il n'a pas pensé à prendre copie
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 167
d'une nouvelle œuvre ; il a presque toujours abandonné
au hasard les poésies les plus précieuses, envoyant à l'im-
primerie de Cotta, à Stuttgart, leseul exemplaire qu'il pos-
sédât. Il nous montra aussi l'original de son Voyage en
Italie. Dans ces observations et ces remarques écrites au
jour le jour, l'écriture a les mêmes caractères que dans
Gœtz. Tout est décidé, assuré, ferme. Rien n'est corrigé et
on voit qu'il avait toujours clair et présent devant les veux,
en écrivant, le détail de ce qu'il peignait. Rien ne change,
sauf le papier, qui à chaque ville où le voyageur s'arrêtait,
différait de forme et de couleur. Vers la fin de ce manu-
scrit se trouvait un spirituel dessin à la plume de Gœthe,
représentant un avocat italien, prononçant en costume
une plaidoirie devant le tribunal. C'était la figure la plus
curieuse que l'on pût imaginer; son costume était si
b zarre qu'on aurait pu croire qu'il l'avait choisi pour
une mascarade. Cependant c'était une copie exacte de la
réalité. Le gros orateur avait l'index sur la pointe du
pouce, les autres doigts étendus, et ce mouvement
était en parfaite harmonie avec la grosse perruque qui
couvrait sa tête.
Pendant le dîner, nous avons causé de Milton. a II
n'y a pas longtemps, me dit Gœthe, j'ai lu son Samson;
il n'existe pas de pièce moderne qui soit écrite autant
que celle-là dans le goût des anciens. Sa propre cécité
lui a servi pour peindre l'état de Samson avec cette vérité.
Milton était un très-grand homme; c'était un vrai poète,
et il mérite le plus grand respect ^ »
* « Nous avons reçu les visites d'un Anglais qui, au commencement
du siècle, a étudié à léna, et qui depuis ce temps a suivi les progrès de
la littérature allemande avec une exactitude dont on ne peut se faire
l'idée. Il était si bien initié dans les mérita causse de notre situation.
qu'il aurait été impossible de la lui peindre à Tarde de belles phrases nu.i-
les COxNYERSATIONS DE GŒTHE.
On apporta des journaux, ils annonçaient que sur les
théâtres de Berlin, on montrait des monstres marins
et des baleines M
Gœthe a lu dans le journal français le Temps un
article sur l'énorme traitement du clergé anglais, qui
reçoit à lui seul plus que tout le reste du clergé chré-
tien. « On a soutenu, dit Gœthe, que le monde était
gouverné par des chiffres; ce que je sais, c'est que les
chiffres nous montrent s'il est bien ou mal gouverné. »
* Mercredi, 5 février 1830.
Une conversation sur le Globe et le Temps nous a
amenés à la littérature et aux littérateurs de France.
Gœthe a dit entre autres choses : « Guizot est un homme '^-
selon mes idées ; il est solide. Il possède de profondes ••
connaissances, unies à un libéralisme éclairé, et il pour- {
suit sa route en se maintenant au-dessus des partis. Je j
suis curieux de voir quel rôle il jouera dans les chambres, }
où il vient d'être appelé par Félection. » ^
geuses, comme on a l'habilude de le faire avec les étrangers... Il a été '
pour nous un missionnaire de la liltérature anglaise; il nous a lu des ^
poésies, à ma fille et à moi ; j'ai eu grand plaisir à entendre Ciel et Terre ^{^
de Byron, pendant que je suivais de l'œil le texie sur mon exemplaire. Il ^
a attiré mon attention sur le Samson de Millon, et l'a lu avec moi. Il est 1
intéressant de faire dans cette œuvre connaissance avec l'ancêtre de Byron ; /
il a une vue aussi grandiose, aussi large que son petit-fils, mais l'un 'j
est simple et beau, tandis que l'autre montre le goût de l'illimité uni ^_
à la variété la plus capricieuse. » — (Lettre à Zelter du 20 août lb29.) |
* Mais Gœthe ne pensait-il pas, quelques jours auparavant, à y faire ^
monter un éléphant? C'est, il est vrai, un élé[)hant allégorique, mais it ^
n'en est pas moins assez singulier de voir Gœthe penser à introduire un '•:
pareil animal sur la scène, lui qui avait donné sa démission de directeur ^
à l'occasion d'un chien, savant en représentations, que "NVeimar voulait }
absolument voir paraître sur le théâtre où paraissaient Tasso et Tell. Il j
y a là sans doute une faiblesse paternelle : l'éléphant est admis parce qu'il !
s'agit du Faust, opéra fantastique dans lequel tout est permis, et qui doit :
remplir l'esprit et les veux de lou.« les élonnrmonis. 4
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 169
« Des personnes, dis-je, qui me paraissent ne le con-
naître que superficiellement, me l'ont dépeint comme un
peu pédant. »
« Il reste à savoir, répliqua Gœthe, quelle espèce de
pédantisme on lui reproche. Tous les hommes qui dans
leur manière de vivre ont une certaine régularité et des
principes arrêtés, qui ont beaucoup réfléchi, et ne se font
pas un jeu des événements de la vie, peuvent très-bien
paraître des pédants à un observateur superficiel. Guizot
est un homme calme, ferme, à vue perçante, et qui est
inappréciable, si on songe à la mobilité française; c'est
un homme comme il leur en faut un.
Yillemain est peut-être plus brillant comme orateur :
il possède à fond l'art du développement ingénieux, il
n'est jamais embarrassé pour trouver des expressions
frappantes qui enchaînent l'attention de ses auditeurs et
leur arrachent de vifs applaudissements ; mais il est
bien plus superficiel que Guizot, et bien moins pratique.
Quant à ce qui regarde Cousin, il ne peut nous donner
beaucoup à nous autres Allemands, car la philosophie
qu'il apporte à ses compatriotes comme une nouveauté
nous est connue depuis bien des années ; mais pour les
Français il est d'une importance considérable. Il les lan-
cera dans une voie tout à fait nouvelle ^
* « Je ne peux nier que je dois surtout aux Français mes distractions.
Je continue à suivre paisiblement les leçons de Guizot, Yillemain et
Cousin. Le Globe, la Revue française et depuis trois semaines le Temps
me conduisent dans une sphère que l'on chercherait inutilement en Al-
lemagne. Je dois leur accorder les plus grands éloges pour toute la partie
qui touche à la morale pratique, mais leur manière de contempler la na-
ture ne me plaît pas autant. Je respecte tout à fait leur méthode, fondée
sur l'expérience, mais je trouve que dans tout ce qui touche à la réflexion
pure, ils ne parviennent pas à. se débarrasser de certaines conceptions
mécaniques et atomisliques. Quand ils découvrent une idée, ils veulent
170 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Cuvier, le grand naturaliste, est admirable par son
talent d'exposition et par son style. Personne n'expose
un fait mieux que lui. Mais il n'a presque pas de philo-
sophie. 11 fera des élèves très-savants, mais peu pro-
fonds. »
Ces jugements me semblaient d'autant plus intéres-
sants qu'ils se rapprochent beaucoup de ceux de Dumont.
Je promis à Goethe de copier dans ses manuscrits les
passages qui regardent ces hommes, pour qu'il pût
comparer son opinion à celle de Dumont. A cette occasion
Gœthe dit : « C'est pour moi un problème curieux de
voir un homme aussi intelligent, aussi modéré, aussi pra-
tique que Dumont, se faire l'élève et l'admirateur sincère
de ce fou de Bentham. » — « Bentham, répliquai-je, doit
être considéré comme un être double. Je distingue Ben-
tham, le génie qui a trouvé les principes que Dumont a
arrachés à l'oubH en les exposant, et Bentham, Thomme
passionné, qui, par un goût exagéré de l'utile, a dépassé sa
propre doctrine, et est devenu en poHtique et en rehgion
un radical. »
« Mais, dit Gœthe, c'est là un autre problème pour
moi : comment un vieillard peut-il finir sa carrière et
termmer une longue vie en devenant un radical sur ses
derniers jours ? »
toujours la faire entrer par la porte de derrière, ce qui, une fois pour
toutes, ne peut être admis. » — (Lettre à Zeller du 9 novembre 1829.)
On voit combien Gœlhe était difficile en fait de spiritualisme; il apercs-
vait encore des traces de philosophie matérialiste là où, en France, on
n'en a guère signalé. — Depuis bien longtemps il était passé en pro-
verbe au delà du Rhin que tout Français était un petit La Mettrie, et
ce n'est pas sans une résistance assez longue que l'Allemagne a bien
voulu renoncer au monopole des principes idéalistes et reconnaître que la
France nouvelle, tout en restant très-amie de la réalité et de l'observa-
tion, était décidément redeveuue aussi spiritualiste que Descartes.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 171
Je cherchai à expliquer cette difliculté, en Taisant
remarquer que Bentham, convaincu de l'excellence de sa
doctrine et de sa législation, et dans l'impossibilité de
l'introduire en Angleterre, sans un changement complet
du système actuel, s'était laissé emporter par son zèle pas-
sionné, d'autant plus facilement qu'il avait peu de contact
avec le monde extérieur et ne pouvait pas juger des dangers
d'un violent bouleversement. — Au contraire, Dumont,
qui a moins de passion et plus de clarté, n'a jamais ap-
prouvé la roideur excessive de Bentham, et il ne s'est pas
exposé à ses fautes. Il a eu de plus l'avantage d'appli-
quer les principes de Bentham dans un pays qui, par
suite des événements politiques, pouvait être jusqu'à un
certain point considéré comme un pays neuf; aussi tout
réussit à Genève, et tout servit à prouver l'excellence des
principes de Bentham.
« Dumont, dit Gœlhe, est un libéral modéré, comme
le sont et doivent l'être tous les gens intelligents, comme
moi-même je le suis et me suis efforcé de l'être dans tout
les actes de ma longue existence. Le vrai hbéral cherche
à faire toujours autant de bien qu'il peut avec les moyens
dont il dispose ; il a bien garde de vouloir employer tout
de suite le feu etTépée pour exterminer des abus souvent
inévitables. Il cherche, par un progrès prudent, à corri-
ger peu à peu les imperfections de la société, sans ces
mesures violentes qui souvent détruisent autant de bien
qu'elles en amènent. Dans ce monde toujours imparfait,
il se contente du bien jusqu'à ce que le temps et les cir-
constances lui permettent de réaliser le mieux.»
Pendant le dîner, nous avons causé de Mozart. « Je
l'ai vu quand il n'était qu'un enfant de sept ans, dit
Gœthe. Il voyageait et donnait un concert. J'avais moi-
472 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
même environ quatorze ans, et je me rappelle encore
très-bien le petit homme avec ses cheveux frisés et son
épée. » — J'ouvris de grands yeux ; c'était comme un
miracle pour moi d'apprendre que Goethe était assez vieux
pour avoir vu Mozart enfant.
• Mercredi, 10 février 1850.
Diné avec Goethe. Nous causons de la Nuit classique
de Walpurgis. Goethe est souvent surpris lui-même de
certains passages que le travail de la composition l'amène
à écrire ; le sujet se développe plus qu'il ne le pensait.
« J'en ai écrit un peu plus de la moitié, dit-il, mais je
veux la continuer, et j'espère l'avoir finie à Pâques. Vous
n'en verrez rien jusque-là; dès que je l'aurai terminée,
je vous la donnerai, vous l'emporterez chez vous, et vous
l'examinerez à votre aise. Si vous pouviez disposer le
trente-huitième et le trente-neuvième volume de mes
œuvres pour Pâques, nous aurions tout Fêté à nous, et
nous pourrions aborder librement un grand travail. Je ne
quitterais pas Faiist^ et je tâcherais de triompher du
quatrième acte. » — Je promis de faire tout mon possible
pour que ses vœux puissent se réahser.
Gœthe envoya alors un domestique au château pour
savoir des nouvelles de la Grande Duchesse, mère, qui
est malade , et dont la situation lui semble dange-
reuse. « Elle n'aurait pas dû aller voir le cortège des
masques, dit-il, mais les princes ont l'habitude d'avoir
leurs volontés, et toutes les protestations des médecins et
de la cour ont été inutiles! Elle résiste à la faiblesse de
son corps avec cette même énergie de volonté qui lui a
servi pour résister à Napoléon^; je pressens ce qui va ar-
' Après la bataille d'Iêna, on canonna et on pilla Weimar ; la duchesse
I
CONVERSATIONS DE GΕIlE. 173
river : elle nous quittera comme le Grand Duc ! elle aura
encore toute la force de son esprit quand déjà le corps
aura cessé de lui obéir. »
Gœlhe paraissait très-chagrin ; il resta assez longtemps
silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit
un cours enjoué, et il me parla d'un livre écrit pour la
justification de Hudson Lowe. « Ce livre, dit-il, renferme
de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls
donner des témoins oculaires. Vous savez que Napoléon
portait habituellement un uniforme vert sombre. A force
d'être porté et d'aller au soleil, cet uniforme s'était en-
tièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait
la même couleur, mais dans l'île ne se trouvait pas de
pièce de ce drap; on trouva bien un drap vert, mais
d'une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du
monde ne pouvait obtenir la couleur qu'il désirait; il ne
resta qu'un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uni-
forme et de le porter ainsi. — Que dites-vous décela?
N'est-ce pas là un vrai trait de tragédie? N'est-ce pas tou-
chantde voir le maître des rois réduit à porterun uniforme
retourné? Et cependant, quand on pense qu'une fin pa-
reille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie
et le bonheur de millions d'hommes, la destinée, en se
redressant contre lui, paraît encore avoir été très-indul-
gente ; c'est une Némésis qui, en considérant la grandeur
du héros, n'a pas pu s'empêcher d'user encore d'un peu
de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dan-
gers qu'il y a à s'élever à l'absolu et à tout sacrifier à
l'exécution d'une idée. »
Louise cependant refusa de quitter le château. Elle osa y recevoir seule
Napoléon, qui lut obligé d'admirer sa fermeté et son calme. Weimar et le
duché lui doivent sans doute d'avoir échappé à un désastre complot.
Kapoléon était alors très-irrité contre Charles-Auguste.
10.
174 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Après dîner, Gœthe, parlant delà théorie des couleurs,
a exprimé des doutes sur la possibilité de frayer un chemin
à sa doctrine si simple. « Les erreurs de mes adversaires,
a-t-il dit, sont trop généralement répandues depuis un
siècle, pour que je puisse espérer trouver quelqu'un qui
mardie avec moi sur ma route solitaire. Je resterai seul î
Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui
a saisi une planche capable de ne porter qu'un homme.
Lui seul se sauve, tous les autres périssent engloutis. »
• Dimanche 14 février 1830,
Ce matin, allant dîner chez Gœthe, j'appris en route
que la Grande Duchesse mère venait de mourir. Quel effet
cette mort va-t-elle faire sur Gœthe à un âge si avancé? telle
fut ma première pensée, et ce n'est pas sans un peu d'ap-
préhension que je pénétrai dans la maison. Les domestiques
me dirent que sa belle-fille venait d'entrer chez lui pour
lui annoncer la triste nouvelle. « Yoilà plus de cinquante
ans, me disais-je, qu'il est lié avec cette princesse; il
jouissait de toute sa faveur ; sa mort va l'affecter profon-
dément. » C'est avec ces pensées que j'entrai; mais je
ne fus pas peu surpris de le voir assis à table, auprès de
son fils et de sa belle-fille, parfaitement serein, sans abat-
tement, et mangeant sa soupe comme si rien absolument
ne s'était passé. La conversation fut enjouée et variée;
toutes les cloches de la ville cependant commençaient à
retentir ; Madame de Gœthe me regardait ; nous parlions
à haute voix, pour éviter que ces sons de mort ne l' ébran-
lassent douloureusement, car nous pensions qu'il parta-
geait nos émotions. Mais il était au milieu de nous comme
un être d'une nature supérieure, que les souffrances de
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 175
la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra,
s'assit auprès de nous et raconta les circonstances de la
mort de la princesse, que Gœthe écouta sans sortir de sa
tranquillité et de son calme parfaits. Vogel partit, nous
reprîmes le dîner et la conversation. On parla dii Chaos %
et Gœthe loua comme excellentes les considérations sur
le jeu que renferme le dernier numéro. Après le départ
de Madame de Gœthe et de ses enfants, je restai seul avec
Gœthe. Il me parla de sa Nuit classique de Walpurgis^
me disant qu'il avançait tous les jours, et que cette com-
position étrange réussissait au delà de son attente. M.So-
ret arriva, apportant des compliments de condoléance de
la part de la duchesse régnante. « Eh bien ! lui dit Gœthe
lorsqu'il le vit, approchez! asseyez-vous. Le coup qui nous
menaçait depuis longtemps nous a atteints; nous n'avons
plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude ! Il
nous faut voir maintenant comment nous nous arrange»^
rons de nouveau avec la vie. » — « Voilà vos consolateurs,
idit M. Soret, en lui montrant ses papiers. Le travail est
un excellent moyen de triompher de la douleur. » —
« Aussi longtemps qu'il fera jour, dit Gœthe, nous res-
terons la tête levée, et tout ce que nous pourrons faire,
nous ne le laisserons pas à faire après nous ! »
Il parla alors de personnes qui ont atteint un âge
avancé, et fit mention de la célèbre Ninon. « Encore dans
sa quatre-vingt-dixième année, dit-il, elle était jeune,
mais aussi elle savait se maintenir en équilibre, et ne se
tourmentait pas des choses terrestres plus qu'elles ne le
méritent. La mort elle-même ne put pas lui en imposer
plus qu'il ne faut. A dix-huit ans, elle fut gravement ma-
' Journal de Weimar. — Voir plus Iraa.
176 CONVERSATIONS DE GŒTHE. \
lade; on lui dépeignait le danger quelle avait couru ; elle :
répondit très-tranquillement : Eh bien! et après? Est-ce \
que je n'aurais laissé dans ce monde que des immortels ! 1
— Elle vécut encore plus de soixante-dix ans, aimable et ■
aimée, jouissant de toutes les joies de la vie, conservant j
toujours l'esprit paisible qui la caractérisait, et sachant se i
préserver de toutes les émotions violentes qui consument \
l'existence. Ninon savait comment il faut s'y prendre! !
Peu de gens savent faire comme elle! » |
11 nous donna alors une lettre du roi de Bavière, qu'il a !
reçue aujourd'hui, et qui semble ne pas peu contribuer î
à lui donner l'énergie nécessaire pour rester maître de ses ■
émotions. « Lisez, dit-il, et avouez que la bienveillance \
que le roi continue à me témoigner, ainsi que le vif inté- ;
rêt qu'il prend aux progrès de la littérature et au déve- \
loppement de l'humanité, sont bien faits pour m'inspirer j|
de la joie. J'ai reçu cette lettre aujoiirdlnii même; j'en |
remercie le Ciel comme d'une faveur toute spéciale. » ' !
Nous parlâmes ensuite du théâtre vénitien de Gozzi, ■ )
qui donnait à ses acteurs le sujet des pièces, les laissant'
improviser pour le reste. « Gozzi, dit Goethe, soutenait'
qu'il ne peut y avoir que trente-six situations tragiques.-
Schiller s'est donné beaucoup de mal pour en trouver
davantage; il n'en trouva pas même autant que Gozzi. »
Ceci nous amena à un article du Globe, consacré à l'ana-
lyse critique àuGustave Wasa d'Arnault. La manière dont
l'auteur de l'article avait fait cette analyse plaisait beau-
coup à Gœthe, et reçut son approbation sans réserves.
Le critique s'était contenté d'indiquer toutes les rémini-
scences de l'auteur, sans attaquer davantage l'auteur et
ses principes littéraires, aie Temps ^ d'ii Gœihe^ ne s'y
est pas aussi sagement pris. Il entreprend de montrer
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 177
au poëte le chemin qu'il aurait dû suivre. C'est là une
grande faute, car ce n'est pas le moyen de le corriger.
Il n'y a en général rien de plus sot que de dire à un poëte :
Tu aurais dû faire ceci, faire cela. Je parle en vieux con-
naisseur. On ne fera jamais d'un poëte que ce que la
nature elle-même a fait de lui. Si vous voûtez le forcer à
être autre, vous le réduirez à néant. Mes amis, les mes-
sieurs du Globe, agissent très-sagement, comme je vous
l'ai dit. Ils font une grande liste de tous les lieux communs
que M. Arnault est allé emprunter à tous les coins. Et
par là ils montrent très-clairement l'écueil dont l'auteur,
à l'avenir, aura à se garantir. Il est aujourd'hui presque
impossible de trouver une situation absolument nouvelle.
Il ne peut y avoir de nouveauté que dans la manière de
concevoir et dans l'exécution; il faut donc se mettre
davantage en garde contre toute imitation. »
Goethe nous a ensuite expliqué comment Gozzi avait
organisé sa troupe d'improvisateurs à son théâtre cleirArte,
qui était si aimé à Venise. «J'ai encore vu, dit-il, deux
actrices de celte troupe, surtout la Brighella^ et j'ai as-
sisté à plusieurs de ces pièces improvisées. L'effet que
ces gens produisaient était extraordinaire. »
Il parla ensuite du Polichinelle de Naples : « Une des
principales plaisanteries de ce personnage de bas comi-
que, dit-il, consistait à paraître parfois tout à coup ou-
blier qu'il jouait comme acteur. Il faisait comme s'il était
rentré chez lui, il parlait à sa famille, parlait de la pièce
dans laquelle il avait joué, d'une autre dans laquelle il
allait jouer, et il ne se gênait pas non plus pour satis-
faire ses besoins naturels. « Mais, cher homme, lui criait
sa femme, tu parais tout à fait l'oublier; pense donc à
la digne assemblée devant laquelle tu te trouves. » —
178 CONVERSATIONS DE GŒTHE. ;
« E verOj e vero, » s'écriait Polichinelle, revenant à lui- ■
même, et il reprenait son jeu aux grands applaudisse- \
ments des spectateurs. Ce théâtre de Polichinelle a une j
telle réputation, qu'aucune personne de la bonne com-|
pagnie ne se vante d'y être allé. Les femmes, comme \
on le pense bien, n'y vont pas; les hommes seuls le!
fréquentent. Polichinelle est comme une espèce dej
journal vivant. On peut chaque soir entendre de lui!
tout ce qui s'est passé de frappant dans Naples. Ces
intérêts locaux, et l'empoi du dialecte populaire, font:
qu'il est presque impossible à un étranger de le com- i
prendre. »
Gœthe rappela d'autres souvenirs de ses premiers- i
temps. Il parla de son peu de confiance dans le papier- ;
monnaie et des expériences qu'il avait faites à ce sujet. A j
leur appui il nous rappela une anecdote du temps de la ]
Révolution, que lui avait racontée Grimm, lorsque celui-]
ci, ne se jugeant plus en sûreté à Paris, était retourné en]
Allemagne et vivait à Gotha. « Nous étions un jour à dî- ■
ner chez lui, dit-il ; je ne sais plus à propos de quoi,,j
Grimm s'écria tout à coup : Je parie qu'aucun monarque]
d'Europe n'a une paire de manchettes aussi chères^
que celles que je possède! Naturellement nous tous, etj
surtout les dames, nous exprimâmes quelque surprise ct>
quelque doute, et nous étions très-curieux de voir ces]
manchettes si merveilleuses. Grimm se leva et alla clicr— ;
cher dans son armoire une paire de manchettes d'une ]
magnificence qui nous frappa d'admiration. Nous cs-^
sayâmes de l'estimer; nous ne pouvions y mettre plus dei
cent ou deux cents louis. Grimm se mit à rire et s'écria t\
Vous êtes loin de compte! Je les ai payées trois centi
mille francs^ et j'ai encore été heureux d'avoir fait un si-^
j
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 179
bon usage de mes assignats. Le lendemain ils ne valaient
plus un groschen *, »
• Lundi, 15 février 1830.
Je suis allé ce matin un moment chez Goethe, pour
prendre de ses nouvelles de la part de Madame la
grande-duchesse -. Je le trouvai triste, pensif; il n'y avait
plus trace de l'excitation un peu forcée de la veille. Au-
jourd'hui il paraissait profondément ému du vide que la
ïnort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de
cinquante ans. Il me dit : « Je me force au travail ; il le
faut pour que je conserve le dessus, et que je supporte
cette séparation subite. La mort est quelque chose de bien
étrange ! malgré toute notre expérience, quand il s'agit
d'une personne qui nous est chère, nous croyons la mort
toujours impossible, et nous ne pouvons y croire; elle est
toujours inattendue. C'est pour ainsi dire une impossibi-
lité, qui tout à coup devient une réahté. Et ce passage
d'une existence qui nous est connue dans une autre dont
nous ne savons absolument rien est quelque chose de si
violent, que ceux qui restent ne peuvent s'empêcher de
ressentir malgré eux le plus profond ébranlement. »
Mercredi, 17 février 1830.
Nous avons causé des décors et des costumes de
théâtre. — Voici quelles furent les conclusions de notre
conversation. « En général les décors doivent avoir une
teinte favorable aux costumes qui se meuvent sur le pre-
mier plan, comme les décors de Beuther, qui se rappro-
chent toujours plus ou moins du brun et laissent ressortir
* Douze centimes.
* Maria Paulowna.
180 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
dans toute leur fraîcheur les étoffes des vêtements. Si •
le décorateur est forcé de s'éloigner de ce ton indécis si ;
favorable, s'il lui faut peindre une salle rouge ou jaune, ou i
une tente blanche, ou unjardinvert,dans ce cas les acteurs 1
doivent avoir la précaution d'éviter ces couleurs dans ^
leurs costumes. Si un acteur avec un uniforme rouge et '
un pantalon vert marche dans une chambre rouge, la i
partie supérieure de son corps disparaît, on ne lui voit ]
que les jambes ; s'il marche avec ce même costume dans j
un jardin vert, ce sont ses jambes qui disparaissent, il n'a i
plus que le haut du corps. J'ai vu un acteur en uniforme :
blanc et en pantalon très-sorabre qui disparaissait ainsi ]
tout à fait par moitié, en se projetant sur une tente \
blanche, ou sur un fond obscur. — Et même, lorsque le i
décorateur représente une salle rouge ou jaune, ou àet
la verdure, il doit toujours maintenir ses teintes un peu J
faibles et vaporeuses, pour que les costumes puissent s
s'harmoniser avec elles et produire leur effet. » |
A propos de Y Iliade, Goethe m'a fait remarquer une ^
beauté dans la composition ; le poëte a su laisser Achille |
dans le repos assez longtemps pour que tous les autres 7
héros puissent à leur tour paraître et se développer libre-^|
ment. |
A propos de ses Affinités^ il m'a dit : « Elles ne renfer- i
ment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre ;
vie, mais il n'y a pas une ligne qui en soit une reproduc- J
tion exacte. — Il en est de même pour l'histoire de ^
Sesenheim. » ',
Après dîner, nous avons examiné un portefeuille de des- J
sins de l'école hollandaise. A propos d'un port de mer, où ;
l'on voitàdroitedeshommespuiser dereau,à gauched'au- •
très personnages jouer aux dés sur une tonne, Gœthe a
CONVERSATIONS DE GOETHE. 181
fait de belles observations sur les moyens d'éviter le
réel pour ne pas nuire aux effets de l'art. Le dessus de
cette tonne est en pleine lumière ; on voit aux gestes des
hommes que les dés viennent d'être jetés, mais ils ne
sont pas dessinés sur la tonne, parce qu'ils auraient,
en brisant la lumière, produit un effet fâcheux.
Regardé ensuite les études de Ruysdaël pour son
Cimetière, études qui montrent le mal que se donnait un
pareil maître.
Dimanche, 21 février 1850.
« J'ai résolu, m'a dit Cœtlie, de ne lire ni le Globe ni
[e Temps pendant un mois. Les choses en sont à un tel
point que d'ici là il doit arriver quelque événement ;
j'attendrai que la nouvelle m'en vienne du dehors. Ma
Nuit classique de Walpurgis y gagnera, et d'ailleurs ce
sont des afi'nires auxquelles on s'intéresse sans rien en
retirer, ce qu'on oublie trop souvent ^ »
* Le 29 avril ISôO, il écrira à Zelter : s Depuis six semaines, j'ai laissé
sous leur bande les journaux français et allemands, et je ne peux dire
combien de temps j'ai gagné et tout ce que j'ai lait A bien examiner,
c'est, pour un simple particulier, se conduire en Philistin [es ist eine
Philistereï) que d'accorder trop d'attention à ce qui n'est pas notre af-
faire.... Les derniers volumes de mes œuvres sont maintenant entre les
mains des imprimeurs; je laisse presque entièrement de côté lettres et
réponses, même les plus nécessaires. Je peux te dire à l'oreille que j'ai
le bonheur, dans mon âge avancé, de voir naître en moi des pensées qui
mériteraient une seconde existence pour être poursuivies et mises à exé-
cution. Aussi, tant que la lumière du jour ne sera pas éteinte pour nous,
nous ne voulons pas nous laisser entraîner à des occupations étrangères. »
— Parmi ses pensées, on trouve celle-ci, qui date évidemment de 1850 :
« Lorsque, pendant quelques mois, on na pas lu les journaux et qu'on
les lit tous de suite en une fois, on voit alors combien on perd de temps
avec ces papiers. Le monde a toujours été divisé en partis; il l'est sur-
tout maintenant; pendant chaque crise douteuse, les journalistes flattent
plus ou moins l'un ou l'autre parti; ils fournissent des aliments aux af-
H. il
1
ri
182 CONVERSATIONS DE GŒTHE. \
Il me donne à lire une lettre de Boisserée, écrite de •
Munich, lettre qui lui a t'ait grand plaisir. Boisserée parle ^
du Voyage en Italie^ et de quelques points de la dernière \
livraison d'Arî et Antiquité, Il montre dans ses juge- ;
ments autant de bienveillance que de pénétration, et nous \
avons causé longtemps delà rare instruction et de l'activité :
de cet homme remarquable. Yoici les passages principaux ;
de cette lettre : « Vous êtes arrivé, dans vos Mémoires^ -
à l'époque où vous fîtes imprimer votre article sur Erwin \
de Steinbach ; j'espère que vous le réimprimerez de nou- \
veau ; la forme que vous avez adoptée pour raconter votre •
second séjour à Rome se prête très-bien à l'insertion de ■
pareils travaux. J'ai lu ce vingt -neuvième volume de vos ;
œuvres avec le plus grand intérêt; la publication des let- \
très écrites pendant votre voyage donne au récit de la vie !
et de la fraîcheur ; il semble que l'on soit présent partout» ^
Les notes rapides que vous avez ajoutées entre les lettres ,
suffisent pour combler les lacunes, et les chapitres plus I
longs, insérés de place en place, augmentent la variété :
et la valeur de l'œuvre ; ce sont pour ainsi dire des lieux ;
de repos d'où notre œil, cessant de suivre un instant la i
vie agitée de l'auteur, se tourne vers le monde qui l'en- j
toure. La description du carnaval romain produit ainsi]
un très-bon effet ; comme contraste à ces folies, nous :^
trmivons le portrait de Philippe de Neri, qui nous révèle ;
avec une vérité et une impartialité que je n'ai encore vues *
nulle part aussi marquées, tout un côté très-original de j
la vie religieuse des cathohques. — On est profondément!
frappé de l'ardeur sincère, passionnée même avec la-;
feciions ou aux haines, jusqu'à ce qu'enfin arrive le jour décisif; alors ifi
ne reste plus qu'à contempler, avec étonneme it, le fait accompli, \
apparu tout à coup comme une divinité, x> Ailkors il appelle la lec-|
turc quotidienne des journaux « du Shandysme. » ;
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 183
quelle \ous travailliez alors à votre éducation artistique ;
cette pensée a dominé toute votre existence pendant que
vous étiez à Rome ; on a en vous l'exemple d'un es-
prit qui satisfait sérieusement un de ses goûts les plus
chers , et votre ardeur est comme un soleil dont on sent
la chaude influence.
«Je vous remercie beaucoup de votre livraison d'ilri^^
Antifiiiité, qui m'a donné des distractions et des ensei-
gnements variés. Ces livraisons me ramènent toujours en
imagination dans votre cabinet de travail ; je me rappelle
les conversations que nous avions là ensemble, j'entends
de nouveau les poésies que vous me lisiez, je revois les
objets d'art que vous me montriez. Je retrouve dans ces
pages vos hôtes Gœttling et Streckfuss. L'article du pre-
mier sur VHistoire romaine de Niebuhr, et les observa-
tions du second sur les Fiancés ^ de Manzoni, et Fosarrina^
de Niccolini, sont deux travaux remarquables. Mais j'ai
été d'abord attiré par vos fragments sur la littérature et
le théâtre actuels en France et en Angleterre, et j'ai lu
surtout avec intérêt vos réflexions si pénétrantes sur la
Grèce actuelle. Il semble certain que le prince de Cobourg
sera placé à la tête du nouvel état... etc.^ »
* J'extrais ce fragment de la Correspondance de Gœthe avec Boissere'e,
qui vient d'être publiée tout récemment (1862). Boisserée avait séjourné
à Paris en 1825, et Goethe dut à ses récils une connaissance plus précise
du monde parisien. Dans ces lettres, nous trouvons des preuves nou-
velles de l'intérêt avec lequel Gœlhe suivait les travaux des écrivains
français. En voici un exemple : Boisserée ayant parlé à Gœthe des repré-
sentations religieuses d'Oberammergau, Gœthe lui répondait le 3 octobre
1830 : « Je viens justement de recevoir une leçon de Villemain qui traite
de ce même sujet, lin passage, écrit dans la jolie manière française, célèbre
l'abbesse de Gandersheim, cette fameuse Hroswitha, qui, excitée par lu
lecture de Térence, jouait des drames pieux, écrits avec aisance et liberté.
Il y a là un parallèle que je ferai peut-être si je trouve un moment favo-
rable. Puisque j'ai encore de la place, je vous fais copier le passage sur
184 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
A piopos d'un tableau de Cornélius, il m'a dit :
« Quand un tableau a une heureuse couleur, la cause
doit s'en chercher dans la composition. »
Mercredi, 24 février 1850.
Diné avec Gœthe. Nous avons parlé d'Homère. Je fis
la remarque que les dieux exerçaient directement leur
action sur les événements. « Rien n'est plus délicat, plus
humain, dit Gœthe, et je rends grâces à Dieu d'être sorti
de ce temps où les Français appelaient cette intervention
des dieux une machine épique ! Mais, à la vérité, sentir
les immenses mérites d'Homère demandait bien quelque
temps aux Français, car^il ne fallait pour cela rien moins
q^u'une révolution complète dans leur civilisation. »
Gœthe m'a dit ensuite que dans la scène de l'apparition
d'Hélène il avait ajouté un trait pour relever encore sa
beauté, « rendant ainsi honneur à mon goût, car cette addi-
tion avait été provoquée par une remarque de moi. » —
Après diner, il me montra l'esquisse d'un tableau de Cor-
nélius ^; il représente Orphée devant le trône de Pluton,
venant délivrer Eurydice. La composition nous parut
bien conçue, les détails très-remarquables d'exécution,
cependant l'ensemble ne satisfaisait pas et ne faisait
pas plaisir. H gagnera peut-être en harmonie par le
coloris, mais le moment oii Orphée a déjà triomphé
du cœur de Pluton et elnmène Eurydice aurait été sans
doute plus favorable. La situation n'aurait pas ce carac-
tère d'attente, d'anxiété qu'elle a maintenant, et elle
serait plus agréable.
Hroswillia; peul-êlre vous serail-il difficile de vous procurer la brochure. »
(Suit la citation. — V. Villemain, Tableau de la littérature au moyÇA
âge, lome II, page 221. Édit. in-12.)
* Pour Munich.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. lt>5
Mercredi, 3 mars 1850.
Causé beaucoup de Wieland. Gœthe trouve le fond
ïOberon faible, elle plan mal conçu. — « C'est un grand
défaut d'avoir appelé un esprit pour procurer la barbe
et les dents molaires ; le héros devient alors inutile.
Mais le grand poëte a mis dans l'exécution tant de
charme, de couleur, d'esprit, qu'on ne pense pas au
fond de l'histoire. »
Nous sommes revenus à VEntéléchie : « Ce qui me
prouve que quelque chose de ce genre existe, a dit
Gœthe, c'est l'opiniâtreté des caractères individuels, et
l'habitude que l'homme a de repousser tout ce qui n'est
pas en harmonie avec son être. Leibnitz a eu aussi l'idée
d'essences indépendantes, seulement ce que nous appe-
lons entéléchie, il l'appelait monade. »
* Vendredi, 5 mars 1830.
Mademoiselle de Turkheim, proche parente d'une des
jeunes filles aimées de Gœthe dans sa jeunesse, a passé
quelque temps à Weimar. J'exprimai aujourd'hui à
Gœthe le recijretque me causait son départ. « Elle est bien
jeune, dis-je, et montre un esprit d'une élévation et
d'une maturité que l'on trouve rarement dans un âge
plus avancé. Son séjour à Weimar aurait pu devenir
dangereux pour plus d'un, s'il s'était prolongé. »
« — Je suis extrêmement fâché, dit Gœthe, de ne l'avoir
pas vue plus souvent, et d'avoir d'abord différé de l'invi-
ter pour causer à l'aise et réveiller en elle les traits bien
aimés de sa parente. — J'ai terminé il y a quelque temps
le volume de Vérité et Poésie où vous trouverez l'histoire
de tous les bonheurs et de toutes les souffrances de mes
186 CONVERSATIONS DE GŒTllE.
jeunes amours avec Lili. Je l'aurais écrit et publié depuis
longtemps, si je n'avais pas été arrêté par certaines con-
sidérations délicates qui touchaient, non pas moi-même,
mais mon amie encore vivante alors. J'aurais été fier de
dire au monde entier combien je l'avais aimée, et je
crois qu'elle n'aurait pas rougi d'avouer que son cœur
répondait au mien. Mais avais-je le droit de parler publi-
quement sans son aveu? J'avais toujours l'intention de
le lui demander ; j'ai différé jusqu'à ce qu'enfin cet aveu
ne fût plus nécessaire. En me parlant avec tant d'éloges
de l'aimable jeune fille qui nous quitte, vous réveillez en
moi tous mes anciens souvenirs. Je vois de nouveau de-
vant moi revivre tout entière la ravissante Lili, je crois
sentir encore le bonheur que je respirais avec l'air qui
l'entourait. C'était la première que j'aimais vraiment du
fond de l'àme. Je peux dire aussi qu'elle a été la der-
nière, car les inclinations que j'ai senties plus tard,
comparées à celle-là, étaient légères et superficielles. Je
n'ai jamais été si près de mon bonheur que pendant
le temps de mes amours avec Lili. Les obstacles qui
nous séparaient n' étaient pas au fond insurmontables,
cependant elle fut perdue pour moi. Mon inclination
pour elle avait quelque chose de si délicat, de si parti-
culier, que le souvenir de cette époque de souffrances et
de bonheur a exercé de Tinfluence sur mon style. Quand
vous lirez le quatrième volume de Vérité et poésie^ vous
trouverez que le récit de cet amour est tout différent des
récits d'amour des romans. »
« — On peut faire la même observation, dis-je, pour
vos amours avec Gretchen et Frédéricque. Ces deux pein-
tures ont aussi une nouveauté et une originalité que des
romanciers ne sauraient trouver. Ces mérites tiennent
•
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 187
sans doute à la grande ■véracité du narrateur, qui ne
cherche pas à exagérer les événennents, et qui évite toute
phrase sentimentale là où suffit la simple exposition des
faits. L'amour, de plus, n'est jamais semblable à lui-même;
il a toujours une certaine originalité, car il se modifie
suivant le caractère des personnes que nous aimons. »
« — Vous avez parfaitement raison, dit Goethe; l'amour,
ce n'est pas seulement nous-mêmes, c'est aussi l'objet aimé
qui nous ravit. Et puis vient aussi un troisième élément
qu'il ne faut pas oublier, l'élément démoniaque, qui ac-
compagne toute passion et qui trouve sa vraie action
dans l'amour. Il s'est montré particulièrement puissant
dans mes relations avec Lili ; il a donné à mon existence
une tout autre direction, et je ne dis pas trop en soute-
nant que mon arrivée à Weimar et mon séjour ici en ce
moment ont là leur première cause. »
* Samedi, 6 mars 1850.
Gœthe lit depuis quelque temps les Mémoires de Saint-
Simon. « J'ai fait halte à la mort de Louis XIV, m'a-t-il
dit il y a quelques jours. La douzaine de volumes qui pré-
cède m'a hautement intéressé par le contraste que pré-
sentent les volontés du maître et la vertu aristocratique
du serviteur. Mais, dès que ce monarque disparaît et que
paraît un autre personnage trop bas pour que Saint-Simon
puisse jouer à côté de lui un rôle à son avantage, je n'ai
plus éprouvé de plaisir à lire; le dégoût m'a pris, et j'ai
abandonné le livre quand « le Tyran » m'a abandonné. »
Gœthe aussi a cessé de lire le Globe et le Temps, qu'il
lisait avec la plus grande assiduité depuis plusieurs mois.
Il laisse les numéros sous leur bande quand ils arrivent,
et il prie un de ses amis de lui raconter ce qui se passe
188 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
danslemonde.il produit beaucoup depuis quelque temps, ]
et il est tout à fait enfoncé dans la seconde partie de Faust. •.
Dans ces moments-là, Gœthe n'aime pas la lecture, à;
moins que ce ne soit quelque lecture facile, légère, qui i
le repose, ou bien une lecture qui se rapporte au sujet 1
qu'il traite. 11 écarte tout ce qui porterait atteinte à !a |
tranquillité de son travail, en l'occupant d'idées diffé- ;
rentes. C'estle cas pour le Globe elle Temps. « Je vois, m'a- \
t-il dit, que de grands événements se préparent à Paris ; :
nous sommes à la veille d'une grande explosion. Comme j
je n'ai aucune influence sur ces événements , je veux at- i
tendre tranquillement, sans me tourmenter chaque jour |
inutilement de la marche rapide du drame. Je ne lis ni ;
le Globe ni le Temps, et aussi ma Nuit de Walpiirgis \
avance assez bien » — Il parla alors de la littérature j
française contemporaine , qui l'intéresse beaucoup : \
«Ce que les Français croient nouveau, dans leurs idées |
littéraires actuelles, n'est au fond rien autre chose que le "
reflet de ce que la littérature allemande a voulu faire et.^
a accompli depuis cinquante ans. Le germe des pièces i
historiques, qui sont maintenant chez eux une nouveauté, }
se trouve déjà depuis un demi-siècle dans mon Gœtz \ \
Mais les écrivains allemands n'ont jamais pensé à cela eij
n'ont jamais écrit dans le but d'exercer une influence sur
les Français. Moi-même, je n'ai jamais eu devant les yeu
que mon Allemagne, et c'est pour ainsi dire hier ou
avant-hier que l'idée m'est venue de tourner mes regards ^
vers l'Occident, pour voir ce que nos voisins au delà du j
Rhin pensent de moi. Ils n'ont plus à leur tour aucune!
influence sur mes œuvres. AYieland lui-même, quia imité |
* Et Gœtz, à son tour, est un reflet de Sha^speare.
CON\ERSATIONS DE GŒTHE. 189
les formes et l'exposition françaises, est au fond resté
toujours Allemand, et il ne ferait pas bien dans une tra-
duction. »
Dimanche, 7 mars 1830.
A midi chez Goethe. Il était aujourd'hui très-vif et très-
bien portant. Il me dit qu'il avait été obligé de quitter un
peu sa ISuit de Walpurgis^ pour finir sa dernière livrai-
son d'Art et Antiquité. «Mais, dit-il, j'ai eu la précaution
de m'arrêter lorsque j'étais encore bien en train, et à un
passage pour lequel j'ai encore bien des matériaux tout
prêts. De cette façon, je me remettrai à l'œuvre bien plus
aisément que si je ne m'étais arrêté qu'au bout d'un dé-
veloppement épuisé. » Nous avions le projet de faire une
promenade avant dîner, mais nous nous trouvions si bien
tous deux à la maison, que Gœthe fit dételer. Frédéric
venait d'ouvrir une grjide caisse qui arrivait de Paris.
C'étaitun envoi du sculp^rDavid (d'Angers) : des portraits
en bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept per-
sonnages célèbres. Frédéric mit ces médaillons dans plu-
sieurs tiroirs, et ce fut pour nous un grand plaisir de
contempler tous ces personnages intéressants. Je désirais
surtout voir Mérimée; la tête nous parut aussi énergique
et aussi hardie que son talent, et Gœthe y trouva quelque
chose d'humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vi-
gny^ Emile Deschamps, nous vîmes des physionomies
nettes, aisées, sereines. — Mademoiselle Gay^ Madame
Tastîi et d'autres jeunes femmes auteurs nous firent éga-
lement grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rap-
pelait les hommes des siècles passés, et nous revînmes à
lui plusieurs fois. Nous allions d'un personnage à l'autre,
et Gœthe ne put s'empêcher de répéter à plusieurs re-
prises qu'il devait à David un trésor dont il ne pouvait
11.
190 CONVERSATIONS DE GŒTIÏE.
assez le remercier. Il montrera cette collection aux voya-
geurs qui passent par Weimar, et se fera renseigner par
eux sur les personnes dont il a le portrait et qui lui sont
encore inconnues.
La caisse contenait aussi un ballot de livres; nous le
fîmes porter dans la chambre voisine, où nous nous mîmes
à table. Nous étions contents, et nous parlâmes de di-
vers travaux et projets. « Il n'est pas bon que l'homme
soit seul, dit Goethe, et surtout il n'est pas bon qu'il tra-
vaille seul ; il a besoin, pour réussir, qu'on prenne inté-
rêt à ce qu'il fait, qu'on Texcite. Je dois à Schiller mon
Achilléîcle, beaucoup de mes Ballades., car c'est lui qui
me les a fait écrire, et si je finis la seconde partie de
Faust, vous pouvez vous l'attribuer. Je vous l'ai dit déjà
souvent, mais je veux que vous le sachiez bien et je vous
le répète. » Ces paroles me rendirent heureux, car je sen-
tais qu'elles renfermaient beaucoup de vérité.
Au dessert, Goethe ouvrit un des paquets. Il contenait
les poésies à'Éynile Deschamps., accompagnées d'une lettre
que Goethe me donna à lire. Je vis alors avec joie quelle
influence on reconnaissait à Gœthe sur la nouvelle vie de
la littérature française ; les jeunes poètes le vénèrent et
l'aiment comme leur chef spirituel. Telle avait été l'in-
fluence de Shakspeare pendant la jeunesse de Gœthe. On
ne peut pas dire de Voltaire qu'il ait eu de l'influence sur
les poètes étrangers, qu'il leur ait servi de centre de réu"
nion, et qu'ils aient reconnu en lui un maître et un sou-
verain. — La lettre à' Emile Deschamps était écrite avec
une très-aimable et très-cordiale aisance. « Elle laisse jeter
un coup d'œil sur le printemps d'une belle âme, » dit
Gœthe.
Parmi les envois de David se trouvait un dessin repré-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 191
sentant le chapeau de Napoléon, vu dans diverses posi-
tions. «Voilà quelque chose pour mon fils », ditGœthe,
et il lui envoya le dessin. Une manqua pas son effet : le
jeune Goethe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces
chapeaux de son héros étaient le necplus ultra de sa col-
lection. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que le
dessin était encadré, mis sous verre, et placé parmi les
autres attributs et monuments du héros.
Dimanche, 14 mars 1830.
Passé la soirée chez Goethe. Il m'a montré tous les tré-
sors de la caisse de David, maintenant mis en ordre. Il
avait soigneusement rangé sur une table, les uns près des
autres, tous les médaillons des jeunes poêles delà France.
Il parla encore du talent extraordinaire de David, aussi
grand par ses conceptions que par son exécution. Il m'a
montré une quantité d'ouvrages contemporains que, par
Tentremise de David, les talents les plus distingués de
l'école romantique lui ont envoyés en présent. Je vis des
ouvrages de Sainte-Beuve, BaUanche, Victor Hugo^
Balzac, Alfred de Vigmj, Jules Janin et autres. «David,
dit-il, m'a par cet envoi préparé de belles journées. Les
jeunes poètes m'ont occupé déjà toute cette semaine, et
les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me
donnent comme une nouvelle vie. Je ferai un catalogue
spécial pour ces chers portraits et pour ces chers livres,
et je leur donnerai une place spéciale dans ma collection
artistique et dans ma bibliothèque. » — On voyait que cet
hommage des jeunes poëtes de France remplissait Gœthe
de la joie la plus profonde.
Il lut un peu dans les Etudes d'Emile Deschamps.
Il loua la traduction de la Fiancée de Corinthey comme
in CONVERSATIONS DE GŒTIIE. ■
exacte et très-heureuse. « Je possède, dit-il, le manu. ^
scrit d'une traduction italienne de ce poëme, qui repro- ;
duit même le rliythme de l'original. — J'ai composé les J
ballades, dit-il à cette occasion, grâce à Schiller, qui i
pour ses Heures avait toujours besoin de quelque j
chose de nouveau. Je les avais depuis longues années ■
dans l'esprit ; elles m'occupaient comme d'aimables ,
images, comme de beaux rêves qui venaient, disparais- j
saient, et avec lesquels mon imagination s'amusait à i
jouer. Aussi c'est avec chagrin que je me décidai à dire !
adieu à toutes ces brillantes figures qui m'étaient de-
venues chères et que j'abandonnai dès que je leur eus !
donné un corps en les revêtant de pauvres et insuffi- j
santés paroles. Quant elles furent écrites, je les regar- j
dai sur le papier avec un sentiment de tristesse, il me :
semblait que j'allais me séparer d'un ami bien-aimé.
— A d'autres époques, il en était tout autrement pour i
mes poésies. Je n'en avais auparavant aucune idée, aucun i
pressentiment ; elles arrivaient tout à coup sur moi el \
voulaient être écrites à l'instant ; je me sentais poussé }
comme par un instinct, comme si je rêvais, à les mettre ■
sur le papier. Dans cet état de somnambulisme, il |
arrivait souvent que la feuille de papier que j'avais de- ']
vaut moi était placée tout de travers ; je ne m'en aper- j
cevais que lorsque tout était écrit, ou quand la place me \
manquait. J'avais gardé plusieurs feuilles écrites ainsi ■
de travers, mais elles ont disparu peu à peu, et je re- ^
grette de ne pouvoir plus montrer ces témoignages de ]
rêverie poétique. » \
La conversation revint sur la littérature française et ;
sur la direction ultra-romantique que quelques talents i
assez remarquables ont prise tout récemment. Gœlhe
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 193
pensait que cette révolution poétique qui s'accomplissait
alors serait extrêuiement favorable à la littérature elle-
même, mais nuisible aux écrivains qui la faisaient. —
« Dans aucune révolution il n'est possible d'éviter les excès.
Dans les révolutions politiques, ordinairement on ne veut
d'abord que détruire quelques abus, mais avant que l'on
ne s'en soit aperçu, on est déjà plongé dans les mas-
sacres et dans les horreurs. Les Français, dans leur révo-
lution littéraire actuelle, ne demandaient rien autre
chose qu'une forme plus libre, mais ils ne se sont pas
arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme.
On commence à déclarer ennuyeuse l'exposition des pen-
sées et des actions nobles; on s'essaie à traiter toutes les
folies. A la place des belles figures de la mythologie
grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires,
et les nobles héros du temps passé doivent céder la place
à des escrocs et à des galériens. « Ce sont des choses
piquantes! Cela fait de l'effet! » Mais quand le public a
une fois goûté à ces mets fortement épicés, et en a pris
l'habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus
forts. — Un jeune talent qui veut exercer deTinfluence
et être connu, et qui n'est pas assez puissant pour se
faire sa voie propre, doit s'accommoder au goût du
jour, et même il doit chercher à dépasser ses prédéces-
seurs en cruautés et en horreurs. Dans cette chasse de
moyens extérieurs, toute étude profonde, tout dévelop-
pement intime régulier du talent et de Thomme est
oublié. C'est là le plus grand malheur qui puisse arriver
au talent, mais cependant la Httérature dans son ensemble
gagnera à ce mouvement ^ »
* Quelques jours plus tard, le 27 mars, Goethe écrivait à Zelter : «Je
■voudrais t'induire en tentation et te mettre en goût de lire un petit
m CONVERSATIONS DE GŒTHE.
« Comment, demandai-je, ce qui nuit à chaque ta-
lent pris séparément, peut-il servir à la littérature en
général? »
« Les extrêmes et les déviations dont je parlais dispa-
raîtront peu à peu, et il ne restera que l'avantage d'avoir
conquis et une forme plus libre et un fonds plus riche et
plus varié; on n'excluera plus les sujets comme anti-poé-
tiques, on pourra les prendre partout dans le monde
eX dans la vie. — Je compare l'état actuel de la littéra-
ture à une forte fièvre, qui en elle-même n'est ni bonne
ni désirable, mais qui a pour heureuse conséquence une
meilleure santé. Ces folies qui maintenant remplissent
tout un poëme, n'entreront dans les œuvres de l'avenir
que comme assaisonnement utile, et même la noblesse,
la pureté qui sont maintenant bannies, seront bientôt
rappelées avec d'autant plus d'enthousiasme. »
« Je suis surpris, dis-je, que Mérimée, qui est un de
vos favoris, soit entré aussi dans cette voie ultra-roman-
tique avec les horribles sujets de sa Guzia, »
« Mérimée, répondit Gœthe, a traité ces sujets tout au-
trement que ses compagnons. Ces poésies ne manquent
pas, il est vrai, de scènes de cimetières, de carrefours té-
nébreux, de spectres et de vampires ; mais tous ces ta-
bleaux repoussants n'émeuvent pas l'âme du poète; il les
laisse en dehors de lui et les trace comme de loin, et
pour ainsi dire avec ironie. Il ressemble à un artiste qui
livre dont tu as entendu parler : l'Ane mort et la Femme guillotinée (de
J. Janin). Les jeunes et vifs Français pleins de talent croient mettre un
terme au malheureux genre des peintures horribles et repoussantes en
les exagérant avec esprit. Mais ils ne voient pas que cette manière d'agir
augmente le goût du public pour ces productions, et rend sa soif encore
plus ardente. Je n'ajoute rien, sinon qu'après la lecture de ce petit vo-
lume, j'espère que tu trouveras ton sauvage Berlin tout à fait idyllique. •
CONVERSATIONS DE GŒTHE. m
s*amuse à essayer aussi une fois ce genre. Il a tout à fait,
en cette circonstance, dissimulé son être intime; il l'a
même dissimulé si bien pour les Français, qu'ils ont d'a-
bord pris les poésies de la Guzla pour de vraies poésies
populaires illyriennes, et qu'il s'en est peu fallu que la
mystification ne réussît.
«Mérimée est vraiment un rude gaillard^ ! Pour trai-
ter ainsi un sujet d'une façon tout extérieure, il faut plus
de force et de génie qu'on ne le croit. Byron, malgré
l'énergie prédominante de son caractèie propre, a eu
aussi quelquefois la force de se dissimuler entièrement,
comme on peut le voir dans ses œuvres dramatiques et
surtout dans son Marmo Fa/i^ro. En lisant cette pièce,
on oublie tout à fait qu'elle a été écrite par Byron, même
par un Anglais. Nous vivons absolument à Venise, et ab-
solument à l'époque de l'action. Les personnages parlent
entièrement suivant leur caractère, leur situation, sans
rien conserver des sentiments, des pensées, des opinions
personnelles du poète. C'est là l'art véritable ! On ne peut
pas adresser cet éloge à nos jeunes romantiques exagérés.
Tout ce que j'ai lu, poésies, romans, œuvres dramatiques,
tout portait la couleur personnelle de l'auteur ; on ne pou-
vait jamais oublier que l'œuvre était écrite par un Pari-
sien, par un Français; même dans les sujets étrangers,
on restait toujours en France, à Paris, toujours mêlé dans
• Ein ganzer Kerl. M. Sainte Beuve a raconté que M. Delécluze ré-
sumait un jour son opinion sur M. Mérimée en s'écriant : « C'est égal»
«.dest un fameux lapin! ^ Je n'aurais pas osé, de mon chef, risquer
cet équivalent , mais il rend si bien en français le sens et la nuance
de l'expression allemande que je ne peux m' empêcher de le citer et de
remercier M. Delécluze d'avoir ainsi, d'avance et d'inspiration, donné du
mot de Gœlhe une si excellente traduction.
196 CONVERSATIO>'S DE GŒTIIE.
les vœux, les besoins, les conflits et la fermentation du
jour qui passe. »
0 Béranger, fis-je remarquer, n'a aussi traité que des
sujets empruntés à la grande capitale et à ses propres
sentiments.
« Oui, mais c'est un homme dont les peintures et dont
Tàme ont de la valeur. Il y a en lui le fonds d'un grand
caractère. Béranger est une nature on ne peut plus heu-
reusement douée, solidementappuyéesur elle-même, qui
s'est développée naturellement d'elle-même, et qui est en
harmonie parfaite avec elle-même. Il n'a jamais demandé:
Qu'est-ce qu'il faut de nos jours? qu'est-ee qui produit de
Teffet? qu'est-ce qui plaît? que font les autres? 11 n'a
voulu imiter personne. Il a toujours puisé ce qu'il faisait
dans le fonds propre de sa nature, sans s'inquiéter
de ce que le public ou tel et tel parti attendaient. Il a
bien, à certaines époques délicates, observé attentive-
ment les opinions, les vœux, les besoins du peuple,
mais cela n'a fait que le confirmer dans ce qu'il était
déjà, parce qu'il se disait que son âme était en har-
monie avec celle du peuple; cela ne l'a jamais con-
duit à dire ce qui ne vivait pas déjà dans son cœur.
— Vous le savez, je ne suis pas, en général, ami des poé-
sies politiques, mais les poésies comme celles de Béran-
ger me plaisent toujours. Chez lui, rien n'est pris en l'air,
il n'y a pas là d'intérêts imaginés ou imaginaires, il ne
vise pas dans le vide, il agite au contraire toujours des
idées importantes et bien nettes. Son admiration affec-
tueuse pour Napoléon; ses souvenirs des grands faits
d'armes qui se sont passés sous son règne, souvenirs
évoqués dans un temps où ils étaient une consolation
pour les Français, alors un peu opprimés ; sa haine contre
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 197
la domination des prêtres et contre les ténèbres qui mena-
çaient de revenir avec les jésuites; toutes ces idées sont
de celles auxquelles on ne peut pourtant refuser sa pleine
approbation. Et quelle manière magistrale de traiter chaque
sujet! comme il l'a tourné et arrondi avant de l'écrire !
et quand tout est mûr, que de traits, que d'esprit, quelle
ironie, quel persifflage, et aussi quelle cordialité, quelle
naïveté, quelle grâce ne déploie-t-il pas à chaque pas !
Ses chansons ont, chaque année, fait la joie de millions
d'hommes; elles sont très-bien à la portée de la classe
ouvrière, tout en s'élevant au-dessus du commun, de telle
sorte qu'un peuple en relations avec ces aimables esprits
est forcé de prendre l'habitude de penser mieux et avec
plus de noblesse. Que voulez-vous déplus? quelle gloire
plus belle un poète peut-il avoir? »
« C'est un poète excellent, sans nul doute, dis-je ;
vous savez vous-même combien je l'aime depuis long-
temps, et vous pouvez penser combien je suis heureux
de vous entendre parler ainsi. Cependant, si je dois dire
quelles sont les chansons que je préfère, je dirai que j'aime
mieux ses chansons d'amour que ses chansons politiques,
qui renferment toujours des allusions et des passages
que je ne comprends pas bien. »
« C'est votre faute, répondit Goethe, et les chansons
politiques ne sont pas écrites pour vous; mais demandez
aux Français, et ils vous en expliqueront les mérites. Une
poésie politique ne doit jamais être considérée dans le
cas le plus favorable que comme la voix d'une seule na-
tion, et même presque toujours d'un seul parti ; mais
aussi, si elle est bonne, elle est accueillie avec enthou-
siasme par cette nation ou par ce parti. Une poésie poli-
tique n'est aussi que l'œuvre d'une certaine situation nio-
1Ç8 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
mentanée, qui passe et qui ôte à la poésie la valeur
même qu'elle lui a donnée. Béranger avait la partie belle.
Paris est la France; tous les intérêts importants de la
grande patrie se concentrent dans la capitale et ont là
leur vie propre et leur vrai écho. Dans la plupart de ses
chansons politiques, il n'est pas l'organe d'un parti isolé;
ce qu'il chante a un intérêt national, et le poëte peut être
C4)nsidéré là comme la voix du peuple. Cela, chez nous,
en Allemagne, n'est pas possible. Nous n'avons aucune
ville, nous n'avons même aucun pays dont nous puissions
dire positivement : ici est l'Allemagne ! Demandons à
Vienne, on dira ; ici, c'est l'Autriche ; demandez à Ber-
lin, on dira : ici, c'est la Prusse. Il n'y a eu qu'un mo-
ment oii l'Allemagne était partout, c'est quand, il y a
seize ans, nous voulions enfin nous délivrer des Français.
Alors un poëte politique aurait pu exercer son intluence
sur le pays tout entier, mais ce poëte était inutile! Le mal
universel, le sentiment général de honte avaient, comme
une puissance démoniaqne, saisi la nation; le feu de
l'inspiration qui aurait enflammé le poëte brûlait déjà par-
tout de lui-même. Cependant, je ne veux pas nier que
Arndt, Kœrner et Rùckert n'aient eu quelque action. »
« On vous a reproché, dis-je un peu sans y penser, de
ne pas avoir aussi pris les armes à cette époque, ou du
moins de n'avoir pas agi comme poëte ^ »
* On sait que Goethe écrivit alors le Divan. « Le Nord, l'Ouest et le Sud
volent en éclats; les trônes se brisent, les royaumes tremblent : fuis; va
dans le pur Orient respirer l'air des patriarches... Là, dans la pureté et
la justice... je veux me complaire dans l'étroit horizon du premier âge...
Je veux me mêler aux bergers, me rafraîchir aux oasis, voyageant avec
les caravanes et faisant commerce de châles, de café et de musc, » etc..
— Le Divan a créé toute une école de poésie déjà riche en œuvres qui ho-
norent la littérature allemande. Un chant politique, comme ceux de Ârndt,
un cri de haine et de vengeance contre nous, aurait-il mieux valu quft
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 199
« Laissons cela, mon bon! répondit Gœthe. Le monde
est absurde, il ne sait ce qu'il veut, il faut le laisser dire
etfaire ce qui lui plaît. Comment aurais-je pu prendre les
armes sans haine? Et comment aurais-jc pu haïr sans
jeunesse? Si cet événement était arrivé dans ma vingtième
année, je ne serais pas resté le dernier, mais j'avais déjà
plus de soixante ans. D'ailleurs, nous ne pouvons pas
tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de
son mieux, suivant ce que Dieu lui a départi. Je me suis
donné assez de tourments pendant un demi-siècle; je
peux dire que pour travailler à ce que la nature m'avait
donné comme œuvre de mes jours, je ne me suis reposé
ni jour ni nuit, je ne me suis permis aucune distraction,
j'ai toujours marché en avant, toujours cherché, toujours
agi aussi bien et autant que je pouvais. Si chacun peut
dire de soi la même chose, alors tout ira bien. »
« Au fond, dis-je pour l'apaiser un peu, ce reproche ne
devrait pas vous blesser, vous pourriez au contraire vous
en enorgueillir un peu; car, que signifîe-t-il, sinon que
le monde avait de vous une si haute opinion qu'il voulait
que celui qui avait fait plus que tout autre pour le pro-
grès de sa nation, que celui-là fit tout? »
« Je ne peux pas dire ce que je pense, répondit Gœthe :
derrière ce verbiage se cache plus de mauvaise volonté
contre moi que vous ne le savez. Je ressens là sous une
nouvelle forme la vieille haine dont on me poursuit depuis
des années, et qui cherche à s'approcher tout doucement
ce délicieux recueil? L'Allemagne a su se délivrer, et le poëte n'a pas
maudit. Pendant la bataille de Leipzig, Gœthe se plongea dans la littéra-
ture chinoise. Aux approches de la révolution de 1830, nous venons de
le voir abandonner la lecture des journaux politiques et s'occuper de
Faust. Dans sa lettre à Zelter citée plus haut, il a su très-bien expliquer
et justifier cette méthode de diversion.
200 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
de moi. Je le sais bien, il y a beaucoup de gens à qui je j
suis comme une épine dans l'œil; ils aimeraient bien 1
être débarrassés de moi, et comme on ne peut plus main- -^
tenant attaquer mon talent, on s'en prend à mon carac- ,
tère. Tantôt je suis fier, tantôt égoïste, tantôt plein d'en- -^
vie contre les jeunes talents, tantôt enfoncé dans la sen- \
sualité, tantôt sans christianisme, et enfin sans aucun ^
amour pour ma patrie et pour mes chers Allemands. Vous .
me connaissez depuis des années et vous savez tout ce i
qu'il en est; mais voulez -vous voir ce que j'ai souffert, ;
lisez mes Xénies, et vous jugerez, par mes réponses, ■•
de toute l'amertume que l'on a cherché à répandre ]
dans mon existence. Écrivain allemand, martyre aile- ,;
mand ! Oui, mon bon ! vous ne trouverez rien autre chose, j
Moi, je peux à peine me plaindre; tous les autres ont eu ï
le même sort, même un sort pire, et c'est en Angleterre, '\
en France, tout comme chez nous. Quelles souffrances n'a ;
pas endurées Molière ! et Rousseau 1 et Voltaire ! Byron «
a été chassé d'Angleterre par les mauvaises langues, et il ■
aurait fui enfin à l'extrémité du monde, si une mort i
prématurée ne l'avait déUvré des Philistins et de leur J
haine ! i
« Et encore, si les hommes supérieurs n'avaient à souf- ^
frir que les attaques de la masse des gens bornés ! mais '
non î les hommes de talent s'attaquent entre eux : Platen '
tourmente Heine, et Heine Platen ^; chacun cherche à se \
rendre odieux aux autres, et pourtant, le monde est assez ''.
grand, assez vaste pour que chacun puisse vivre et tra- ^
vailler en paix, et chacun a déjà dans son propre talent ]
un ennemi qui l'inquiète assez. :
' Allusion à VOEdipe romantique et à certains passages des Tableaux ;
de voiji ge.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 201
« Écrire des chants de guerre et rester dans ma chambre !
Comme c'était là ma manière ! Ecrire au bivouac, où la
nuit Ton entend hennir les chevaux des avant-postes en-
nemis, à la bonne heure ! J'aurais aimé cela ! Mais cette
vie ne m'était pas possible; ce n'était pas là mon rôle,
c'était celui de Théodore Kœrner. Les chansons guer-
rières lui vont parfaitement; mais pour moi, qui ne suis
pas une nature guerrière, qui n'ai aucun goût pour la
guerre, les chants guerriers n'auraient été qu'un masque
qui se serait fort mal appliqué sur mon visage.
« Dans mes poésies, je n'ai jamais rien affecté. Ce qui
ne m'arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les
ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas
en vers, je ne l'exprimais pas. Je n'ai fait de poésies
d'amour que lorsque j'aimais. Comment aurais-je pu
écrire des chants de haine sans haine? Et, entre nous, je
ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de
nous avoir délivrés d'eux. Comment moi, pour qui la civi-
lisation et la barbarie sont des choses d'importance, com-
ment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus
civihsées de la terre, et à qui je dois une si grande part de
mon propre développement?
« La haine nationale est une haine particulière. C'est
toujours dans les régions inférieures qu'elle est le plus
énergique, le plus ardente. Mais il y a une hauteur à la-
quelle elle s'évanouit; on est là pour ainsi dire au-desi?us
des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur
d'un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur
convenait à ma nature, et longtemps avant d'avoir atteint
ma soixantième année, je m'y étais fermement établi. »
En 1813, l'historien Luden, professeur à l'Université d'Iéiia,
202 CONVERSATIONS DE GŒTHE. ]
voulut fonder une Revue patriotique ; il fit une visite â Gœthe
pour lui communiquer ses intentions, et lui demander conseit
et appui. A cette occasion, ils eurent ensemble une conversa^
tion très-importante, qui complète celle qui précède. :
Luden avait exposé à Goethe tous ses projets; Goethe prit la"
parole et dit :
1
« Certainement, dans un moment d'animation, pour ne:
pas dire d'exaltation , comme celui oii nous sommes,"
je trouve votre idée assez naturelle. Avez- vous fait;
toutes vos dispositions avec un éditeur, et votre décision:
est-elle irrévocablement prise? » — « L'annonce de la'
Revue, répondis-je,est déjà à l'impression, et serapubliéej
sous peu de jours, à moins que le Ministère n'élève ■
quelque difficulté ; et c'est pour ce motif que j'aurais]
voulu mettre l'entreprise sous la protection de Votre Excel-'
lence. » — Gœthe resta silencieux à peu près pendant!
une minute ; son visage avait une expression très-sérieuse ; |
puis il se leva, et me parla ainsi: « Ilya quelques années,)
j'ai une fois causé avec vous sans réserves, comptant sur;
votre discrétion; aujourd'hui. Monsieur le conseiller;
aulique, je veux encore agir de même. Comme fonc-|
tionnaire public , je n'ai rien à dire contre la publication!
d'une Revue. Si notre gouvernement empêchait aujour-j
d'hui une pareille entreprise, il s'exposerait certaine-^
mejit aux blâmes les plus énergiques. Nous avons com-l
battu glorieusement pour la liberté , répandu beaucoup J
de sang pour la conquérir; il faut donc nous en servir. V
Nous en servir en parlant et en écrivant , c'est notre .
penchant le plus naturel , parce que cet usage de la .
liberté est le plus aisé de tous. Par conséquent le gouver-!
nement du grand- duc vous laissera certainement vos i
coudées franches. Quant à une protection, on ne peut ni J
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 203
VOUS la promettre, ni vous la garantir; vous êtes seul
responsable de vos actes ; d'ailleurs, elle vous est inutile ;
si vous étiez un jour sur le point de franchir les limites
légales, votre éditeur, qui a Texpérience de ces matières,
vous rappellera la devise : Noli me tangere^ et un avis
amical de lui vous empêchera d'aller trop loin. — Mais,
avant de vous engager, si vous vous étiez ouvert à moi,
et si vous m'aviez demandé mon avis, je vous aurais cer-
tainement détourné de votre projet, et je vous aurais
exhorté fortement à ne pas quitter vos travaux d'érudi-
tion historique, ou plutôt à les reprendre, puisque vous
vous êtes déjà occupé des affaires du jour, en écrivant
un Manuel de Politique ; ie vous aurais engagé à lais-
ser le monde suivre sa marche et à ne pas vous mêler
aux querelles des rois , car dans ces querelles , jamais
votre voix ni la mienne ne seront écoutées. »
Ces paroles me surprirent beaucoup ; je me sentais
blessé jusqu'au fond de l'âme; je cherchais à me dominer
autant que possible, cependant je ne pus m'empêcher de
répondre ces quelques mots : « Je dois avouer que je
suis presque heureux de n'avoir pas confié plus tôt mes
projets à Votre Excellence. Malgré le respect que j'ai
pour ses moindres paroles, malgré le bonheur que j'au-
rais à me trouver d'accord avec elle, je crois que cette
fois j'aurais eu le regret de ne pas suivre son conseil,-
car si tant d'insultes , de hontes , si tant d'immenses mal
heurssont tombés sur l'Allemagne, c'est justementparce
que le bon Michel \ jusqu'à présent, ne s'est occupé que
de sa seule personne, n'a pensé qu'à ses petites manies
routinières, se contentant de manger bien tranquille-
* C'est le Jacques Bonhomme allemand.
204 COrsYtllSATlONS DE GŒTIIE.
ment et à loisir son plat favori, en restant complètement
étranger aux affaires, à la patrie, à la nation ; toutes nos
infortunes et toutes nos hontes reviendront, si nous i^- .
tournons à notre vie inerte, et si nous montrons l'indiP^.;
férence de ce brave bourgeois que j'entendais il va.
quelques mois, en passant dans une rue d'Iéna, dire à
son voisin: « Eh bien, voisin, comment allons-nous? Bien
Les Français sont partis ; nos chambres maintenant sont
bien nettoyées, et les Russes peuvent arriver quand ils
voudront. » — Je continuai à parler des événements
décisifs qui s'étaient passés, du réveil de la nation alle-
mande, des proclamations des princes, de la patrie, de
la liberté, de la nécessité de jeter maintenant les bases
d'un meilleur avenir, du devoir sacré de tout homme de
travailler selon sa position, selon ses forces, à l'œuvre du
salut commun.
Goethe restait assis, conservant un grand calme. Enfin,
avec un léger sourire , il leva la main droite. Je me tus.
Et Goethe aussitôt se mit à parler avec une voix d'une
douceur extraordinaire , qui de temps en temps prenait
un accent un peu ému. Il parla sans interruption et assez
longtemps. Je ne peux répéter qu'une partie de ses pa-
roles , mais je dois dire que plus d'une fois mon âme
ressentit un saisissement profond qui était dû, non pas
tant à ses paroles qu'à sa manière de parler, au ton de
sa voix, à l'expression de son visage, au geste de ses
mains. — « Je vous ai écouté tranquillement jusqu'au
bout et avec grand plaisir, dit-il. Vous vous êtes un peu
emporté , et ce n'était pas nécessaire , car à coup sûr .
vous ne pouvez pas croire avoir exprimé des idées qui me
soient nouvelles et inconnues. Je ne parle sur ces sujets
qu'avec une grande, une très-grande répugnance ; et soyez
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 205
convaincu que j'ai pour cela de bonnes raisons. Je n'au-
rais pas laissé notre conversation prendre ce cours , s'il
s'agissait d'un fait passé ou de quelque événement sans
.iij'portance ; mais la question est toute différente. Vous
voulez , dans ce temps étrange et terrible , fonder un
journal, un journal politique. Vous voulez le diriger
contre Napoléon et contre les Français. Croyez-moi ,
quoique vous fassiez, vous serez bientôt las de voire
œuvre. Vous reconnaîtrez bientôt que la rose des vents
a bien des rayons. Vous vous heurterez aux trônes , et
si vous ne déplaisez pas aux souverains, vous déplai-
rez à ceux qui les entourent. Vous aurez contre vous
toutes les classes élevées de ce monde, car vous serez
le représentant des chaumières en face des palais,
et vous défendrez les faibles contre les forts. L'oppo-
sition se manifestera môme autour de vous parmi
vos égaux , tantôt sur des principes , tantôt sur des
faits. Vous vous défendrez; vous triompherez , je l'es-
père, et votre triomphe vous donnera de nouveaux er.ne-
mis. En un mot , vous vivrez entouré d'inextricables
embarras. Vous viendrez peut-être à bout de vos égaux;
ceux que vous ne pourrez faire taire , vous pourrez ne
plus vous en occuper; ce serait faire à beaucoup d'entre
eux encore trop d'honneur que les mépriser; mais il
n'en est pas de même avec les puissants et avec les
grands. Il n'est pas bon de manger des cerises avec eux,
et vous savez pourquoi. Ils ont des armes auxquelles nous
ne pouvons rien opposer. C'est parce que j'aperçois l'ave-
nir très-clairement que je suis inquiet. Je ne voudrais
pas vous voir susciter des embarras à notre maison ducale,
pour laquelle vous avez aussi du dévouement ; je ne vou-
drais pas vous voir engager dans des difficultés fâcheuses
1'^
20e CONVERSATIONS DE GŒTHE. ]
un gouvernement qui ne dispose pas de cent mille ;
baïonnettes; je voudrais détourner tout malheur de]
l'Université dont vous êtes membre; enfin , pourquoi ne j
pas le dire , je pense aussi à ma tranquillité et à votre '
bien. »
Il se fit un silence. Je ne répondais pas, parce que je !
n'osais pas dire ce que j'aurais pu dire, et parce que, en j
présence de cet homme, je me sentais très-ému. 11^
reprit bientôt : « Croyez-vous donc que je sois indiffé- ■
rent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de •
Liberté, de Peuple, de Patrie? Non : ces idées sont en ■
nous ; elles sont une partie de notre être, et personne ne i
peut les écarter de soi. L'Allemagne aussi me tient forte- 1
ment au cœur. J'ai souvent ressenti une douleur pro- \
fonde en pensant à cette nation allemande , qui est si \
estimable dans chaque individu et si misérable dans son '
ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les \
autres peuples éveille des sentiments douloureux aux-i
quels j'ai cherché à échapper par tous les moyens pos-j
sibles ; j'ai trouvé dans la science et dans l'art les ailes'
qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la ;
science et l'art appartiennent au monde tout entier et :
devant eux tombent les frontières des nationalités ; mais
la consolation qu'ils donnent est cependant une triste '
consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté'
que l'on éprouve quand on sait que l'on appartient à un •
peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c'est la foi
à l'avenir de l'Allemagne qui me console vraiment. Cette *
foi, je l'ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple aile-*
mand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler i
comme Napoléon : les destinées de l'Allemagne ne sonti
pas encore accomplies. Si elle n'avait pas eu d'autre^
COKTERSATIOÎSS DE f.ŒTlIE. '207
mission que de renverser l'empire Romain et de créer,
d'organiser un monde nouveau, elle serait tombée depuis
longtemps. Mais comme elle est restée debout , forte et
solide, j'ai la conviction qu'elle a encore une autre mis-
sion, et cette mission sera plus grande que celle qu'elle
a accomplie lorsqu'elle a détruit l'empire Romain et
donné sa forme au moyen âge, plus grande en propor-
tion même de la supériorité de sa civilisation actuelle
sur la civilisation du passé. Quand viendront le temps
et l'occasion pour agir? Aucun œil humain ne peut le
voir d'avance; aucune force humaine ne pourrait rap-
procher ce temps et faire naître celte occasion. Que nous
reste-t-il donc à faire, à nous, simples individus? Nous
devons, suivant nos talents, nos penchants, notre
situation, développer chez nous, fortifier, rendre
plus générale la civilisation, former les esprits, et
surtout dans les classes élevées, pour que notre na-
tion, bien loin de rester en arrière, précède tous les
autres peuples , pour que son âme ne languisse pas ,
mais reste toujours vive et active, pour que notre
race ne tombe pas dans l'abattement et dans le dé-
couragement, et soit capable de toutes les grandes
actions quand brillera le jour de la gloire. — Mais, pour
le moment, il ne s'agit ni de l'avenir, ni de nos vœux, ni
de nos espérances, ni de notre foi, ni des destinées réser-
vées à notre patrie; nous parlons du présent, et des
circonstances au milieu desquelles paraît votre journal.
Vous dites, il est vrai : Des événements décisifs sont
venus nous donner le signal. Rien. Ces événements ne
sont jamais , à tout supposer pour le mieux , que le
commencement de la fin. Deux cas sont possibles : ou
le puissant dominateur abat encore une fois tous ses
208 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu '
près impossible un accommodement; et s'il se faisait,]
il serait inutile ; nous serions de nouveau comme autre- :
fois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis.;
C'est impossible, dites-vous? Tant de certitude ne nous;
est pas permise. Cependant je crois moi-même sa vie-'
toire peu vraisemblable; laissons donc celte supposition,
de côté et déclarons cet événement impossible. Ili
reste à examiner le cas où ÎNapoléon est vaincu, com-;
plétement vaincu. Eh bien? qu'arrivera-t-il? Vous;
parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez quej
ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu'il a conquis!
et ce qu'il a payé de son bien et de son sang : la liberté.]
Le peuple est-il réellement réveillé? sait-il ce qu'il veut;
et ce qu'il peut? Avez-vous oubbé le mot magnifique quai
votre Philistin d'Iéna criait à son voisin, déclarant qu'il^
pouvait maintenant recevoir bien commodément lesi
Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les;
Français l'avaient quittée? Le sommeil du peuple étaiti
trop profond pour que les secousses même les plus fortes I
puissent aujourd'hui le réveiller si promptement. Et dej
plus, est-ce que tout mouvement nous met debout? Se re-l
dresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu'on-
Y Y force avec violence ? Je ne parle pas des quelques mil-i
liers d'hommes et de jeunes gens instruits ; je parle de \a^
masse, des millions. Qu'a- t-on obtenu? qu*a-t-on gagné ?S
Vous dites : la hberté ; il serait plus juste peut-être deij
dire : la délivrance, et non la délivrance des étrangers J
mais d'un étranger. C'est vrai : je ne vois plus chez nous'j
ni Français ni Itahens, mais, à leur place, je vois des^
Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, desj
Tartares et des Samoyèdes, des hussards de toutes Ies|
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 209
couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitues à ne
regarder que vers l'ouest ; c'est de là que nous attendons
tous les dangers. Mais la terre s'étend aussi de l'autre
côté vers l'orient. Même quand arrivent chez nous ces
peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte,
et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les
chevaux. Ah! ne m'en laissez pas dire davantage!... Elles
invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains
de ce pays et de l'étranger; oui, oui, je sais : « un che-
val, un cheval ! un royaume pour un cheval ! . . . . »
Une réponse de moi suscita une réplique de Gœthe, et
sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus
individuelle pour ainsi dire. Je n'ose écrire ce qui fut
dit; d'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité. Je veux seule-
ment faire observer que, pendant cette heure de conver-
sation, j'acquis la plus profonde conviction que c'est une
erreur radicale de croire que Gœthe n'a pas aimé sa pa-
trie, n'a pas eu le cœur allemand, n'a pas eu foi en
notre peuple, n'a pas ressenti l'honneur et la honte, le
bonheur et l'infortune de l'Allemagne. Son silence, au
milieu des grands événements et des complications de ce
temps, n'était qu'une résignation douloureuse, à laquelle
Tobligeaient de se résoudre sa position et aussi sa con-
naissance exacte des hommes et des choses. Quand je me
retirai enfin, mes yeux étaient remphs de larmes. Je
saisis les mains de Gœthe ; mais je ne sais ni ce que je lui
dis ni ce qu'il me répondit. Je sais seulement qu'il était
très- cordial. J'étais déjà sorti; je lui dis : c< En entrant,
j'avais l'intention de faire une prière à Votre Excellence ;
je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon
journal au moins d'un article. » — « Je vous remercie de
ne pas m'avoir fait cette demande, dit-il ; j'aurais eu du
12.
210 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
regret à vous refuser, mais j'aurais refusé ; vous savez
maintenant pourquoi, w
Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette con-
versation avec Goethe, et jamais elle ne m'est revenue
dans l'esprit sans que je ne m'écriasse : « 0 Solon,
SolonI » ^
Lundi, 15 mars 4830.
Ce soir une petite heure avec Goethe. Il a parlé beau-
coup d'Icna, des dispositions nouvelles et des améliora-
tions qu'il a introduites dans les diverses branches de
l'Université. Il a établi des chaires spéciales pour la chi-
mie, ia botanique et la minéralogie, qui, autrefois, n'é-
taient traitées que dans leur rapports avec la pharmacie.
Il a surtout amélioré le musée d'histoire naturelle et la
bibliothèque.
A cette occasion, il me raconta de nouveau avec beau-
coup de satisfaction et de bonne humeur l'histoire de sa
prise violente de possession d'une salle attenant à la bi-
bhothèque, salle que la Faculté de médecine possédait et
ne voulait pas abandonner.
« La bibliothèque, dit-il, était dans un très-mauvais état.
Le local était humide, étroit et mal approprié pour abriter
convenablement ses trésors. L'achat de la bibliothèque
Bùltner par le grand-duc l'avait encore augmentée de
treize mille volumes, qui gisaient en gros tas à terre
parce que l'espace manquait pour les ranger. J'étais vrai-
* Rilckbîicke inmeîn Leben, vonHeinrich Luden. léna, 1847 (p. 113-
123). — Dès que Napoléon eut été vaincu, les souverains allemands s'em-
pressèrent d'oublier toutes les promesses de liberté qu'ils avaient laites à
leurs peuples pour les entraîner à la guerre, et peu à peu l'influence pe-
sante de la Russie remplaça en Allemagne linfluence française. — Voir
encore sur ce même sujet une convert^alion avec Falk, traduite par
M. Blaze de Bury [Faust, collection Charpcnlier, page 115.)
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 'M
ment embarrassé. Il aurait fallu bâtir, mais Targent man-
quait; d'ailleurs, bâtir était inutile, puisque, tout près de
la bibliothèque, se trouvait une grande salle vide, excel-
lente pour l'usage que nous voulions en faire. Mais cette
salle appartenait à la Faculté de médecine, qui s'en ser-
vait parfois pour ses conférences. Je m'adressai à ces
messieurs, les priant très-poliment de vouloir bien céder
cette salle à la bibliothèque. Ces messieurs ne voulurent
me ladonner quesi je voulais, et cela tout de suite, bâtir
une nouvelle salle pour leurs conférences. Je répondis que
j'étais tout disposé à faire disposer pour eux un autrelocal,
mais que je ne pouvais leur promettre de bâtir tout de
suite. Celte réponse ne parut pas satisfaire ces messieurs,
car, lorsque j'envoyai le matin suivant chercher la clef,
on me répondit qu'on ne pouvait la trouver. Il ne me res-
tait plus rien à faire qu'à procéder par voie de conquête.
Je fis venir un maçon et je le conduisis dans la biblio-
thèque, devant le mur de la salle en question. «Ce mur,
mon ami, lui dis-je, doit être très-épais, car il sépare
deux corps de logis. Essayez donc et voyez s'il est solide ! »
Le maçon se mit à l'œuvre, et à peine avait-il donné
cinq ou six bons coups que la chaux et les briques tom-
bèrent, et déjà par l'ouverture on voyait briller quelques-
unes des vénérables perruques dont on avait décoré la
salle. « Allez, mon ami, dis-je, je ne vois pas encore assez
le jour, ne vous gênez pas et faites tout à fait comme chez
vous. » Cet encouragement amical anima si bien le maçon
que l'ouverture fut bientôt assez grande pour valoir par-
faitement une porte; mes employés de la bibliothèque
entrèrent alors dans la salle, ayant chacun les bras pleins
de livres, qu'ils jetèrent par terre en signe de prise de
possession. Les bancs, les chaises, les pupitres disparu-
212 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
rent en un moment, et mes fidèles travaillèrent si bien
qu'en peu de jours tous les livres étaient déjà placés sur
leurs rayons le long des murs. MM. les médecins, qui
bientôt après pénètrent in corjwre dans la salle, par la
porte habituelle, furent tout ébahis de voir un change-
ment aussi inattendu. Ils ne surent que dire et se retirè-
rent en silence; mais ils me gardèrent secrètement
rancune. Cependant, quand je les vois isolément, et sur-
tout quand j'ai l'un ou l'autre à ma table, ils sont tout à
l'ait charmants et se montrent mes chers amis. Lorsque
je racontai l'aventure au grand-duc, qui m'avait donné
sa pleine autorisation pour agir ainsi, il s'en amusa
comme un roi, et nous en avons plus tard ri ensemble
bien souvent. »
Goethe était très-gai, ces souvenirs le rendaient heu-
reux. « Oui, mon ami, conlinua-t-il, on a souffert pour
faire le bien. Plus tard, quand je voulus faire démohr et
reculer une partie nuisible du vieux mur de la ville, mur
tout à fait inutile, et qui augmentait l'humidité de la bi-
bliothèque, je rencontrai les mêmes diflicultés. Mes
prières, mes bonnes raisons, mes représentations raison-
nables ne trouvèrent que des sourds, et j e dus encore agir en
conquérant. Quand Messieurs de la municipahté virent mes
maçons à l'œuvre à leur vieux mur, ils envoyèrent une
députation au grand-duc, qui était alors à Dornbourg ; ils
le priaient humblement d'arrêter par un mot de sa toute-
puissance la destruction du vénérable mur de leur ville,
que je renversais. Mais le grand-duc, qui m'avait aussi,
dans cette circonstance, donné secrètement son autorisa-
tion, répondit très-sagement : « Je ne me mêle pas des
affaires de Gœthe. Il sait ce qu'il a à faire et comment il
doit le faire. Allez donc le trouver et dites-lui vous-même
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 213
ce que vous avez à lui dire, si vous en avez le courage ! »
Mais, ajoutnit Goethe en riant, personne ne m'approcha ; je
continuai à faire abattre du vieux mur ce qui me gênait, et
j'eus le plaisir de voir enfin ma bibhothèque assainie. »
Mardi, 16 mars 1830.
Gœthe m'a montré un Christ avec douze apôtres, et
nous avons causé du peu d'intérêt que présentent ces
douze figures pour la sculpture. « Chaque apôtre res-
semble aux autres, et ils n'ont ni existence ni actes pro-
pres à leur donner un caractère, un sens particulier. Je
me suis amusé, à cette occasion, à chercher un cycle de
douze figures bibliques, où chacune eût une im.portance
différente, et par là pût fournir à l'artiste un sujet féconde
D'abord Adam^ le plus beau des hommes, aussi parfait
qu'on peut se l'imaginer. Il aura, si l'on veut la mainap-
* On trouve dans les Mélanges artistiques de Gœthe la description
détaillée de ces figures. J'en citerai seulement deux passages très-caracté-
ristiques. Gœthe veut que l'on représente le Christ sortant du tombeau,
dépouillé du linceul, divinement beau, et il ajoute : « Nous serons ainsi
dédommagés du spectacle que nous ont donné tant d'artistes qui ont re-
présenté le Christ martyrisé, ou bien étendu nu sur la croix, ou bien
mort. » De même, il ne veut pas que Paul tienne comme d'habitude
l'épée. « Nous écartons tous les instruments de torture, » dit-il. On voit
que, jusqu'à son dernier jour, Gœlhe a conservé le même éloignement
pour les symboles tristes de la religion chrétienne: ils étaient trop en
opposition avec sa nature sereine pour qu'il pût les contempler sans un
malaise intime. Il ne voulait pas cependant qu'on les supprimât; mais
il aurait désiré qu'on ne les exposât pas partout et que l'on ne lit pas,
par exemple, de la croix une décoration. (Voir sa lettre énergique à Zeller,
du 9 juin 1851.) C'étaitlà, selon lui, un abuscoupable, et on ôtaitain<itout
sens à des images qui ne doivent être contemplées que rarement et so-
lennellement. Les symboles de l'antiquité, au contraire, n'ont lien qui
puisse troubler, et Gœthe les considérait comme plus naturels; s'il ai-
mait tant à remonter vers la mythologie grecque, c'est par les raisons
les plus profondes : c'était surtout parce qu'il y retrouvait l'optimisme
tranquille et confiant qui remplissait son âme.
214 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
puyée sur une bêche, pour exprimer symboliquement
que l'homme est destiné à cultiver la terre. Puis iVoe,avec
qui commence une nouvelle création. Il cultive la vigne,
et on peut donner à cette figure quelque chose d'un Bac-
chus indien; 5" Moïse^ comme premier législateur;
4** David^ guerrier et roi ; 5* Isaïe^ prince et prophète ;
6** Daniel, qui annonce Celui qui doit venir ; T le Christ;
8®, à côté de lui, Jeaii, qui aime Celui qui est venu. Le
Christ serait entouré de deux jeunes figures : la première,
Daniel, devrait être représentée avec une expression de
douceur et les cheveux longs ; l'autre, Jean, avec une
expression passionnée, et les cheveux courts et frisés. Après
Jean, viendrait le Centenier de Capharnaûm, repré-
sentant des fidèles, qui attendent un secours immédiat.
Enfin Madeleine, symbole des âmes qui se repentent,
qui ont besoin de pardon, qui travaillent à s'améliorer.
Dans ces deux figures serait renfermée l'idée intime du
christianisme. AprèspeutvenirPaw/, qui a le plus travaillé
à répandre la doctrine; puis Jacques, qui est alléchezles
peuples les plus éloignés et qui représente les mission-
naires; Pierre formerait la conclusion. L'artiste devra le
mettre dans le voisinage de la porte de l'Église et luidonner
une expression telle qu'il semble considérer attentive-
ment tous ceux qui entrent, pour voir s'ils sont dignes
de fouler le sanctuaire. — Que dites-vous de ce cycle? Je
crois qu'il est plus riche que celui des douze apôtres, qui se
ressemblent tous. Je représenterais Moïse et Madeleine
assis.» Je priai Gœthe d'écrire ce qu'il venait de m' ex-
poser si bien ; il me le promit en disant : « Je veux
encore réfléchir, et quand ce sera fait, nous pourrons
inti oduire ce morceau, avec quelques autres que je viens
de terminer, dans notre trente-neuvième volume. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 215
• Mercredi, 17 mars 1830.
Ce soir, quelques heures chez Gœthe. Je lui rapportai
Gemma d.Art\ de la part de Madame la grande-duchesse
et je lui dis tout le bien que je pensais de celte pièce.
« Je suis toujours heureux, répondit-il, quand je vois pa-
raître une œuvre dont Tinvention est neuve et qui porte
l'empreinte du talent. » Puis, prenant le volume entre
ses mains et le regardant de côté, il ajouta : « Mais je ne
suis pas content quand je vois que les écrivains drama-
tiques font des pièces bien trop longues pour être jouées
comme elles sont écrites. Cette imperfection m'ôte la
moitié du plaisir. Voyez quel gros volume forme ce
drame! »
« Schiller, répondis-je, n'a pas fait beaucoup mieux,
et cependant c'est un très-grand écrivain dramatique. »
«Il a eu tort en cela, dit Gœthe. Ses premières pièces sur-
tout, qu'il écrivit dans tout le feu de la jeunesse, ne veulent
pas arriver à leur fin. Il en avait trop sur le cœur, il avait
trop à dire pour pouvoir se contenir. Plus tard, quand il
s'aperçut de ce défaut, il se donna une peine infinie et
chercha, par l'étude et le travail, à le corriger; mais il
n'y a jamais réussi entièrement. Dominer son sujet, le
rfiaîtriser, se concentrer tout entier dans ce qui est abso-
lument nécessaire, cela demande vraiment les forces d'un
géant poétique, etc'estbien plus difficile qu'on ne pense. »
On annonça le conseiller Riemer. A son entrée, je
voulus me retirer, sachant que Gœthe avait le soir l'ha-
bitude de travailler avec Riemer. Mais Gœthe me pria de
rester, ce que je fis très-volontiers, et je fus ainsi témoin
2.16 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
d'une conversation pleine d'ironie dédaigneuse et d'hu-
meur méphistophélique de la part de Gœthe.
« Voilà Sœmmering mort, dit-il; il avait à peine
soixante-quinze ans. Pauvres hommes, qui n'ont pas le
courage de durer plus longtemps! J'aime mon ami
Bentham, ce vieux fou radical; à la bonne heure, il se
soutient bien, et cependant il est encore de quelques
semaines plus âgé que moi. »
«On pourrait ajouter, dis-je, qu'il vous ressemble encore
en ce point, qu'il travaille toujours avec toute l'activité
de la jeunesse. »
« Cela peut être, mais nous sommes aux deux extrémi-
tés de la chaîne; il veut renverser, et moi je veux con-
server et bâtir. A son âge, être aussi radical, c'est le
comble de toute folie. »
(( Je crois, dis-je, que l'on peut distinguer deux es-
pèces de radicalisme. L'un, pour bâtir plus tard, veut
d'abord faire place nette et tout abattre; l'autre se con-
tente d'indiquer les parties faibles et les défauts d'un
gouvernement, dans Fespérance d'arriver au bien sans
employer les moyens violents. Né en Angleterre, vous
auriez certes été un radical de cette dernière espèce. »
— « Pour qui me prenez-vous? me dit Gœthe, qui se
donna alors tout à fait la mine et le ton de son Méphis-
tophélès. Moi, j'aurais cherché les abus, je les aurais dé-
couverts, fait connaître, moi, qui en aurais vécu! Né en
Angleterre, j'aurais été un duc opulent, ou bien mieux,
un évêque avec 50 000 hvres sterling de revenu ! »
— « Très-bien, répondis-je, mais si par hasard vous
n'étiez pas tombé sur le gros lot, mais sur un billet
blanc? 11 y aune infinité de billets blancs. »
— « Mon cher ami, tout le monde n'est pas fait pour
CONVERSATIO.NS DE GŒTIIE. 217
le gros lot. Croyez-vous que j'aurais fait la sottise de
tomber sur un billet blanc? Je me serais avant tout em-
paré des trente-neuf articles, je les aurais défendus envers
et contre tous, et surtout l'article neuf, qui aurait été
pour moi l'objet d'une attention toute particulière et d'un
tendre dévouement. J'aurais si longtemps et si bien été
hypocrite et menteur, en vers et en prose, que mes
50,000 livres par an n'auraient pu m'écbapper. Arrivé
à cette hauteur, je n'aurais rien négligé pour m'y main-
tenir. Surtout j'aurais tout fait pour épaissir encore, si
c'eût été possible, la nuit de l'ignorance. Oh! comme j'au-
rais cajolé le bon peuple si simple, comme j'aurais voulu
diriger la chère jeunesse des écoles de façon à ce que
personne ne pût voir, bien mieux, n'eut le courage de
voir que ma splendeur reposait sur les abus les plus
honteux! »
« Avec vous, dis-je, on aurait eu du moins la consola-
tion de penser que vous étiez arrivé là grâce à un talent
supérieur. Mais en Angleterre, souvent les plus niais, les
plus incapables jouissent des biens les plus précieux de
cette terre, qu'ils doivent non à leur mérite, mais à la
protection, au hasard, et, avant tout, à la naissance. »
« Au fond, répliqua Goethe, il est indifférent que l'on
obtienne les biens de la terre par conquête ou par héri-
tage. Les premiers possesseurs étaient certainement des
gens de talent, qui surent tirer parti de l'ignorance et
de la faiblesse des autres. Le monde est si plem de têtes
faibles et de fous, qu'il n'est pas nécessaire de les cher-
cher dans les maisons d'ahénés. — Je me rappelle que le
grand-duc, qui connaissait ma répugnance pour les mai-
sons d'aliénés, voulut un jour, par ruse et par surprise,
me faire entrer dans une de ces maisons. Mais je sentis le
13
218 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
rôti encore assez à temps, et je lui dis que je ne me sen-
tais pas le besoin de voir les fous qu'on enfermait ; que
j'avais parfaitement assez de ceux qui circulaient libre-
ment. Je suis prêt, lui dis-je, à suivre Votre Altesse dans
Tenfer, s'il le faut, mais non dans une maison de fous.
— Ah i comme je me serais amusé à manier à ma façon
les trente-neuf articles, et à jeter les bonnes populations
dans l'étonnement ! »
« Vous auriez pu vous donner ce plaisir sans être
évêque. »
« Non, sans ce titre je me tiendrais tranquille ; il faut
être très-bien payé pour mentir de la sorte. Sans Tespé-
rancedu bonnet d' évêque et des 50,000 livres par an, je
ne m'y entendrais pas. J'ai déjà d'ailleurs fait un peu mes
preuves en ce genre. Enfant de seize ans, j'ai écrit sur
la descente du Christ aux Enfers une poésie dithyram-
bique qui est même imprimée, mais qui n'est pas con-
nue^, et qui, ces jours-ci, m'est pour la première fois
retombée sous la main. Le poëme est plein d'idées bien
orthodoxes, bien bornées, et me sera, pour entrer au
ciel, un délicieux passe-port. N'est-ce pas, Riemer? Vous
le connaissez? »
« Non, Excellence, répondit Riemer, je ne le connais
pas ; mais je me rappelle que, dans les premières années
de mon séjour ici, vous avez été gravement malade, et
que, dans votre délire, vous récitiez de très-beaux vers
sur ce sujet. C'étaient sans doute des souvenirs de ce
poëme de votre première jeunesse. »
c( La chose est très -vraisemblable, dit Goethe. Je con-
nais un fait de ce genre : Un vieillard était à l'agonie ;
* Elle est aujourd'hui imprimée à la tête de ses œuvres.
CONVERSATIONS DE GOETHE. 219
tout à coup il se met. à réciter les plus belles sentences
grecques. On était très-surpris, puisque cet homme, d'une
condition vulgaire, ne savait pas un mot de grec, et on
criait miracle ; déjà les gens habiles commençaient à tirer
parti de cette crédulité des fous, quand, malheureuse-
ment, on découvrit que ce vieillard, dans sa première
jeunesse, avait été forcé d'apprendre par cœur des mor-
ceaux de grec, pour servir d'aiguillon à un enfant de
grande famille. Il avait appris ces morceaux classiques
comme une machine, sans les comprendre; il n'y avait
plus pensé depuis cinquante ans, jusqu'à ce qu'enfin,
dans sa dernière maladie, cet amas de mots se réveillât
et s'animât de nouveau. »
Goethe revint encore avec la même malice et la même
ironie sur l'énorme traitement du haut clergé anglais, et
il raconta une aventure qui lui était arrivée avec lord
Bristol, évêque de Derby. ♦
« Lord Bristol, dit-il, passa par léna ; il désira faire
ma connaissance; je lui rendis donc visite. Il lui plaisait,
à l'occasion, d'être grossier; mais, quand on l'était autant
que lui, il devenait fort traitable. Dans le cours de la
conversation, il voulut me faire un sermon sur Werther,
et me mettre sur la conscience d'avoir par ce livre conduit
les hommes au suicide. Werther, dit-il, est un livre tout
à fait immoral, tout à fait damnable. — Halte -là! m'écriai-
je; si vous parlez ainsi contre le pauvre JF^rf/iéîr, quel ton
prendrez-vous contre les grands de cette terre, qui,
dans une seule expédition, envoient en campagne
cent mille hommes, sur lesquels quatre-vingt mille se
massacrent et s'excitent mutuellement au meurtre, à l'in-
cendie et au pillage ? Après de pareilles horreurs, vous
remerciez Dieu et vous chantez un Te Deiim! — Et puis,
220 CONVERSATIO>'S DE GŒTHE.
quand par vos sermons sur les peines épouvantables de
l'enfer^ vous tourmentez tellement les âmes faibles de
vos paroisses qu'elles en perdent l'esprit et finissent leur
misérable vie dans des maisons d'aliénés; ou bien lorsque,
par tant de vos doctrines orthodoxes, insoutenables de-
vant la raison, vous semez dans les âmes des chrétiens
qui vous écoutent le germe pernicieux du doute, de telle
sorte que ces âmes, mélanges de faiblesse et de force, se
perdent dans un labyrinthe dont la mort seule leur ouvre
la porte, que vous dites-vous à vous-même pour ces actes,
et quel reproche vous faites-vous ? Et maintenant, vous
voulez demander des comptes à un écrivain, et vous dam-
nez un ouvrage qui, mal compris par quelques intelh-
gences étroites, a délivré le monde tout au plus d'une
douzaine de têtes sottes et de vauriens qui ne pouvaient
rien faire de mieux que d'éteindre tout à fait le pauvre
reste de leur méchante lumière. Je croyais avoir rendu à
l'humanité un vrai service et mérité ses remercîments,
et voilà que vous arrivez et que vous voulez me faire un
crime de cet heureux petit fait d'armes, pendant que vous
autres, prêtres et princes, vous vous en permettez de si
grands et de si forts I »
Cette sortie fit un effet magnifique sur mon évéque. Il
devint doux comme un mouton, et, dès ce moment, se
comporta avec moi, dans le reste de la conversation, avec
* Dans un article écrit en 1772, Gœlhe disait déjà : a II y a des milliers
d'âmes qui auraient aimé le Christ comme un ami, si on le leur avait dé-
peint comme un ami, et non comme un tyran capricieux qui est toujours
prêt à foudroyer de son tonnerre tout ce qui n'est pas la perfection abso-
lue. Jai celte conviction depuis longtemps sur le cœur, et il faut enfin
que je l'exprime : Voltaire, Hume, la Mettrie, Helvétius, Rousseau et
tous leurs disciples n'ont pas, et de beaucoup, fait à la religion et à la
morale autant de mal que les sévérités du malade Pascal et de son
école. D
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 221
la plus grande politesse et le tact le plus fm. Je passai
avec lui une très-bonne soirée. Car lord Bristol, tout
grossier qu'il pouvait être, était un homme d'esprit, un
homme du monde, tout à fait capable d'entrer dans les
idées les plus variées. A mon départ, il me fit la conduite,
et un de ses abbés, sur son ordre, me reconduisit en-
core. Quand je fus dans la rue avec cet abbé, il s'écria :
0 monsieur de Gœthe, comme vous avez bien parlé,
comme vous avez plu à mylord et comme vous avez bien
trouvé le secret d'aller jusqu'à son cœur ! Avec moins de
verdeur et de fermeté, vous ne rentreriez pas chez vous
aussi content de voire visite ! ^ »
« Vous avez eu à en endurer de toutes façons pour votre
•Cette anecdote en rappelle une autre racontée à Falk. Gœthe, en 1810,
se trouva à Tœplitz avec le roi Louis de Hollande, frère de Napoléon. Le
roi ayant choisi pour demeure une maison dans laquelle Gœthe habitait^
celui-ci voulut la quitter et la laisser tout entière à la disposition du
roi, mais le roi ne le souffrit pas, et le poëte et le souverain habitèrent
pour ainsi dire ensemble; leurs chambres se touchaient. Gœthe a fait
un très-bel éloge du roi Louis, qu'il aimait beaucoup, et dont il admi-
rait extrêmement la rare bonté, la douceur exquise et la piété éclai-
rée. Mais un jour, il trouva auprès de lui un certain docteur, qui mon-
trait des idées catholiques d'une grande intolérance, et parlait parfois
de « l'Église, hors de laquelle il n"y a pas de salut, » expression que le
roi, au contraire, n'employait jamais. « Dans ces circonstances, dit Gœthe,
je tâchais autant que possible de me contenir, mais une fois, après une
série de capucinades de ce docteur sur le danger actuel des livres et
de la librairie, je ne pus m'empêcher de lui servir cette réponse : « Si
a on veut parler de danger, il est hors de doute, au point de vue de
« l'histoire du monde, que le plus dangereux de tous les livres, c'est la
« Bible, car il n'y a pas de livre ayant influé sur le développement de l'hu-
« manité, qui ait répandu autant de bien et autant de mal que celui-là! »
Après avoir prononcé ce discours, je fus un peu effrayé de ce que j'a-
vais dit, car je croyais que la mine en éclatant avait frappé à droite
aussi bien qu'à gauche. Heureusement il en fut tout autrement. Je vis
bien le docteur, à mes paroles, pâlir et rougir d'effroi et de colère, mais
le roi conserva la douceur et le ton amical qu'il ne quittait jamais, et il
dit seulement comme en plaisantant: « Cela perce quelquefois, que M. de
t Gœthe est hérétique. »
222 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Werther, dis-je ; votre aventure avec lord Bristol me rap-
pelle votre conversation avec Napoléon sur le même sujet.
Talleyrand n'était-il pas là? »
« Oui, répondit Gœthe. Mais je n'ai pas eu à me
plaindre de Napoléon. Il a été extrêmement aimable pour
moi et il a traité le sujet comme on pouvait l'attendre
d'un esprit aussi grand. »
La conversation en vint alors aux romans et aux
pièces de théâtre en général, et à leur influence morale
ou immorale sur le public. « Ce serait malheureux, dit
Gœthe, si un livre avait un effet plus immoral que la vie
elle-même, qui tous les jours étale avec tant d'abondance
les scènes les plus scandaleuses sinon devant nos yeux,
du moins à nos oreilles. Même pour les enfants, on ne
doit pas être si inquiet des effets d'un livre ou d'une
pièce. La vie journalière, je le répète, en apprend plus
que le livre le plus influent. »
« Cependant, remarquai-je, devant les enfants on
prend garde de ne rien dire de mal. »
« On a parfaitement raison, répondit Gœthe, et moi-
même je ne fais pas autrement, mais je considère cette
précaution comme tout à fait inutile. Les enfants sont
comme les chiens, ils ont un odorat si fin, si subtil, qu'ils
découvrent et éventent tout, et le mal avant tout le reste.
Aussi vous savez toujours très-exactement comment leurs
parents sont avec tel ou tel ami de la maison ; comme
ils n'ont encore l'habitude d'aucune feinte, ils peuvent
nous servir d'excellents baromètres, pour apprécier le
degré de faveur ou de défaveur dont nous jouissons
auprès des leurs. Un jour, dans une société on avait ^\
du mal de moi ; cela avait à mes yeux assez de gravité
pour me faire attacher beaucoup d'importance à savoir
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 223
d'où était vena le coup. En général on était ici très-bien
disposé pour moi, aussi je cherchai de côté et d'autre
sans pouvoir deviner d'où était partie cette parole hai-
neuse. Tout à coup je vis clair. Je rencontre dans la rue
de petits garçons de ma connaissance qui ne me saluent
pas comme ils en avaient autrefois l'habitude. Ce fut assez
pour moi, et je découvris bientôt que c'étaient leurs pa-
rents qui avaient si méchamment mis leur langue en
mouvement contre moi. »
Dimanche, 21 mars 1830.
Je vais bientôt partir pour l'Italie avec le fils de Gœthe.
Le voyage est décidé depuis quelques jours. Aujourd'hui,
à dîner , Gœthe m'a dit en causant de ce voyage :
« Ne vous faites pas trop d'illusions. On revient d'ha-
bitude tel que l'on est parti, et même il faut se garder
de rapporter des idées qui ne conviennent pas à notre
situation. Ainsi moi j'ai rapporté d'Italie l'idée des
beaux escaliers, et par suite j'ai évidemment abimé ma
maison, car les chambres sont trop petites maintenant.
L'important, c'est d'apprendre à se dominer. Si je me
laissais aller, je serais disposé à bouleverser et moi-même
et tout ce qui m'entoure. »
Nous causâmes ensuite de l'état maladif du corps, et
de l'influence réciproque que le corps et l'esprit exer-
cent l'un sur l'autre.
« On ne saurait croire, dit-il, la puissance que l'esprit
exerce sur la conservation du corps. Je souffre souvent
de pesanteurs dans l'abdomen, mais la volonté et Té-
nergie de la partie supérieure me maintiennent en mouve-
ment. — Mais que l'esprit ne fasse pas de mal au corps!
Ainsi je travaille plus facilement quand le baromètre est
224 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
élevé que lorsqu'il est bas ; comme je sais cela, quand
le baromètre est bas, je cherche par une tension plus
forte de mon esprit à combattre l'influence mauvaise,
et j'y réussis. — Mais cependant, pour la poésie, on ne
peut pas toujours se forcer ainsi, il faut attendre que
des heures favorables nous donnent ce que nous ne pour-
rions attemdre par la volonté. Aussi, pour ma Nuit de
Walpurgis^ je me donne du temps, pour que tout ait
la force et la grâce que je cherche. J'avance et j'espère
linir avant votre départ. J'ai donné aux allusions une
couleur si générale que le lecteur ne pourra pas deviner
à qui précisément elles se rapportent. J'ai tâché cepen-
dant que tout fût écrit dans le goût de l'antiquité, en traits
précis et clairs, et que rien ne ressemblât au vague et à
l'incertitude romantiques. Cette division de la poésie en
classique et romantique, qui aujourd'hui s'est répandue
dans le monde entier et a amené tant de discussions et
de discordes, vient originairement de moi et de Schiller.
J'avais pour maxime en poésie de procéder toujours
objectivement. Schiller, au contraire, n'écrivait rien qui
ne fut subjectif; il croyait sa manière bonne , et pour la
défendre, il écrivit l'article sur la poésie nàive et la poésie
sentimentale. Il me prouva que malgré moi j'étais ro-
mantique et que mon Iphigéniej par la prédominance du
sentiment, n'était pas si classique et si antique qu'on le
croyait peut-être. Les Schlegel saisirent cette idée, la
développèrent, et peu à peu elle s'est répandue dans le
monde entier ; chacun parle de romantisme et de clas-
sicisme ; il y a cinquante ans personne n'y pensait. »
Causant de nouveau du cycle des douze figures, Goethe
dit : «Il faudrait représenter Adam comme je vous le di«
sais, mais non pas nu ; je me le représente mieux après le
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 225
péché originel ; il aurait pour vêtement une légère peau
de chevreuil. Et pour exprimer qu'il est le père de
l'humanité, on ferait bien de placer à côté de lui l'aîné
de ses tils, sa consolation ; cet enfant au regard hardi,
serait comme un petit hercule, serrant un serpent dans
sa main. — Pour Noé, j'ai eu une autre idée qui me
plaît davantage ; je ne le rapprocherais pas du Bacchus
indien^ je lui donnerais les attributs du vendangeur,
pour qu'il apparut comme une espèce de sauveur, lui
qui en cultivant le premier la vigne, a su délivrer l'hu-
manité de soucis et de tourments. »
Mercredi, 24 mars 1830.
Dîné chez Gœthe. Il me parle d'une poésie française
qui lui est arrivée en manuscrit dans la collection de
David. Elle a pour titre : Le rire de Mirabeau^, « Cette
poésie, a dit Gœthe, est pleine d'esprit et d'audace;
vous la lirez. Il semble que Méphistophélès ait préparé
l'encre dont s'est servi le poète. 11 a du talent, s'il a écrit
sans avoir lu Faasty et il n'en a pas moins, s'il l'avait
lu. »
Lundi, 29 mars 1830.
Ce soir quelques moments chez Gœthe. Il était paisi-
ble, et semblait dans la disposition la plus douce et la plus
sereine. Je le trouvai avec son petit-fils Wolf et la comtesse
Caroline d'Egloffstein, son amie intime. Wolf tourmentait
beaucoup son cher grand père. Il montait sur lui, et se
mettait tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre. Gœthe
* Celle poésie, qui a pour auteur Cordellier-Delanoue, mort en 1854,
a élé publiée dans un recueil intitulé les Sillons (Paris 1855).
13.
226 CONVERSATIONS DE GOETHE.
endurait tout avec la plus grande bienveillance, quelque
incommode que dût être pour un vieillard de son âge le
poids d'un enfant de dix ans. « Mais, cher Wolf, dit la
comtesse , ne tourmente donc pas ainsi ton bon grand-
père ! tu vas le fatiguer. » — « Cela ne fait rien, ré-
pondit Wolf, nous allons bientôt aller nous coucher, et
grand-père aura bien le temps de se reposer. » — « Vous
voyez, dit Goethe, que l'amour est toujours d'un naturel
assez impertinent. »
On parla de Campe *■ et de ses Hvres pour les enfants.
Goethe dit : « Je n'ai rencontré Campe que deux fois dans
ma vie. Après un intervalle de quarante ans je le revis
à Carlsbad. Je le trouvai alors très-vieiUi , sec , roide ,
réservé. Il avait toute sa vie écrit pour les enfants , moi
je n'avais pas du tout écrit pour les enfants , pas même
pour les enfants de vingt ans. Aussi il ne pouvait pas me
souffrir. J'étais une épine dans son œil , une pierre d'a-
choppement, et il faisait tout pour m'éviter. Cependant
le sort me mit un jour tout à côté de lui, il ne pouvait
s'empêcher de m'adresser quelques mots : « J'ai le plus
grand respect pour les facultés de votre esprit, me dit-il,
vous avez dans différentes branches atteint une hauteur
qui étonne. Mais, voyez-vous, tout cela ne me va pas et
je ne peux pas attribuer à ces choses la valeur que d'au-
tres personnes leur donnent. » — Cette liberté de lan-
gage peu galante ne me blessa en aucune façon , et je
lui répondis mille choses aimables. C'est qu'aussi je
tiens grand compte de Campe. Il a rendu des services
infinis aux enfants, il est leur adoration et pour ainsi
* Né en 1746, mort en 1818. Il a écrit une trentaine de volumes pé-
dagogiques.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. "227
dire leur évangile. Je ne corrigerais en lui que deux on
trois histoires effrayantes qu'il a eu la maladresse non
seulement d'écrire, mais de mettre dans son recueil pour
les enfants. Pourquoi remplir de telles horreurs l'imagi-
nation si sereine, si fraîche, si innocente des enfants? »
Lundi, 5 avril 1830.
On sait que Goethe n'est pas l'ami des lunettes. « C'est
peut-être une bizarrerie , m'a-t-il répété souvent , mais
je ne peux pas me maîtriser. Dès qu'un inconnu s'ap-
proche de moi avec des lunettes sur le nez , je me sens
une mauvaise humeur que je ne peux surmonter. Cela
me gêne tant, qu'une grande partie de ma bienveil-
lance s'évanouit sur le champ ; je me trouble , et il ne
faut plus penser à un développement naturel et simple
de mes idées. Je me sens blessé comme on peut l'être,
quand un étranger, pour salut, vous dit une gros-
sièreté. Je ressens cet effet aujourd'hui encore plus
que lorsque j'ai imprimé, il y a des années, que les
lunettes me sont désagréables ^ Si un étranger main-
tenant vient me voir avec des lunettes , je me dis tout
de suite : Il n'a pas lu mes dernières poésies ; et cela
est déjà un peu à son désavantage; ou bien il les a
lues, il connaît ma singularité, et n'en tient pas compte,
ce qui est encore pis. Le seul homme chez qui les lu-
nettes ne me gênent pas, c'est Zelter ; chez tous les
autres , je ne peux les voir. Il me semble toujours que
je vais servir de sujet d'observation minutieuse à ces
personnes, et qu'elles veulent avec leurs yeux ainsi ar-
més scruter dans le fond le plus caché de mon âme, et
* Voir dans ses Épigrammes la poésie intitulée Regard ennemi
(Feindsc'iger Blick).
228 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
inspecter les plus petits plis de mon vieux visage. Et
pendant qu'elles cherchent ainsi à me connaître, toute
égalité loyale est supprimée entre nous, et je ne peux
me dédommager en les examinant de mon côté, car
que puis-je savoir d'un homme dont je ne vois pas les
yeux pendant qu'il parle, et qui a le miroir de son âme
voilé par deux morceaux de verre qui m'aveuglent? »
« Quelqu'un déjo, dis-je, a cru remarquer que les
hommes qui portent lunettes sont présomptueux, parce
que leurs sens doivent à leurs lunettes une perfection
qu'ils attribuent à leur nature. »
« La remarque est très-jolie, ditGœthe; elle doit être
d'un naturaliste. Cependant, à bien examiner, elle ne se
soutient pas. Car si elle était juste, tous les aveugles
seraient très-modestes, et toutes les bonnes vues appar-
tiendraient à des présomptueux. Or, il n'en est pas du
tout ainsi ; au contraire , les hommes les mieux doués
soit au physique soit au moral , sont ordinairement les
plus modestes , et la présomption est plutôt du côté de
ceux dont les facultés sont médiocres. Il semble que la
bonne nature ait donné à ceux qui sont médiocrement
doués la présomption et la vanité comme une espèce de
moyen de compensation qui les rend les égaux des au-
tres. — La modestie et la présomption sont d'ailleurs
des qualités qui tiennent trop à Tâme pour que le corps
ait influence sur elles. La présomption se trouve chez
les esprits bornés, étroits, jamais on ne la rencontre
chez les esprits nets et bien doués. Ce que l'on trouve
chez ces derniers , c'est le sentiment heureux de leur
force, mais comme leur force est réelle, ce sentiment
est tout différent de la présomption. »
Nous causâmes alors du « Chaos j » ce journal de Weimar
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 22'J
dirigé par Ma dame de Gœtlie, etoù écrivent non seulement
les habitants de la ville , mais aussi et surtout les jeunes
gens anglais, français et tous les étrangers qui séjour-
nent ici, de telle sorte que presque chaque numéro offre
un mélange des principales langues de l'Europe.
« C'est une très-jolie idée de ma fille, dit Gœthe, et
elle mérite des éloges et des remerciements pour avoir
fondé ce journal très-original etavoir su si bien maintenir
l'ardeur dans notre société, que le journal dure déjà
depuis un an^ Ce n'est, à la vérité, qu'un jeu de dilet-
tantes , et je sais très-bien qu'il n'en sortira rien de
grand et de durable, mais ce n'en est pas moins joh, et
là se trouve pour ainsi dire le miroir de notre société
Weimarienne , aujourd'hui arrivée à un si haut degré
de culture intellectuelle; et puis, et c'est là le point
principal , il y a plusieurs de nos dames et de nos mes-
sieurs qui ont bien envie de produire quelque chose, mais
qui ne savent pas au juste quoi ; ce journal est un cen-
tre intellectuel qui leur offre des sujets de discussion ,
d'entretien, et les défend en même temps contre les niai-
series creuses du commérage. Je lis chaque numéro dès
qu'il sort de l'imprimerie, et je puis dire que, en général,
je n'ai encore rien trouvé de mauvais , et il y a au con-
traire çà et là de très-jolies choses. Quelle critique adres-
ser, par exemple, à l'élégie de madame de Bechtolsheim,
sur la mort de Madame la grande duchesse? N'est-ce pas
une très-jolie poésie? Le seul reproche que je puisse lui
faire , à elle comme à la plupart de nos jeunes dames
et de nos jeunes messieurs, c'est que , pareils à des ar-
* On ne recevait le journal qu'à la condition d'y écrire. Goethe lui-
même y a inséré plusieurs petites poésies. Chaque numéro devait ren-
fermer un échantillon de trois lanorues au moins.
23() CONVERSATIONS DE GŒTHE.
bres trop riches de sève, qui poussent une foule de gour-
mands, ils ont une abondance de pensées et de sentiments
dont ils ne sont pas maîtres, de telle façon qu'ils savent
rarement se limiter et s'arrêter là où il le faudrait. Cela
s'applique aussi à madame de Bechtolsheim. Pour con-
server une rime, elle avait ajouté un vers qui nuisait à
la poésie et qui même en détruisait tout l'effet. Je vis ce dé-
faut dans le manuscrit, et je n'ai pas pu l'indiquer à temps.
Il faut être vieux dans le métier, dit-il en riant, pour
s'entendre aux ratures. Schiller y excellait. Je le vis
une fois, pour son Almanach des Muses, réduire une
pompeuse poésie de vingt-deux strophes à sept, et cette
terrible opération n'avait rien fait perdre à l'œuvre ; au
contraire, sept strophes contenaient encore toutes les
pensées bonnes et frappantes des vingt-deux. »
Lundi, 19 avril 1850.
Gœthe m'a parlé de la visite de deux Russes, qui sont
venus chez lui aujourd'hui. « C'étaient deux très-beaux
hommes , mais Tun d'eux ne s'est pas montré précisé-
ment aimable , car pendant toute la visite il n'a pas dit
un mot. Il entra, s'inclina silencieusement, n'ouvrit pas
les lèvres, après une demi-heure s'inclina de nouveau
sans mot dire et partit. Il semblait n'être venu que pour
me regarder et m' observer. J'étais assis en face de lui, il
ne détachait pas ses regards de moi. Cela m'ennuyait,
alors je me mis à dire à tort et à travers toutes les folies
qui me passaient par la tête. Je parlais , je crois , des
Etats-Unis, j'ai dit au hasard ce que je savais, ce que je
ne savais pas , mais cela paraissait plaire à mes étran-
gers, car ils m'ont quitté en apparence très-satisfaits *. »
* Eckcimann partit le 22 avril pour l'Italie avec le fils de Gœthe. Il
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 231
*Jeudi, 22 avril 1830.
Aujourd'hui, pendant le dîner, on vint dire qu'un
étranger qui passait par Weimar, désirait voir Goethe ;
cet étranger prévenait en même temps qu'il n'avait pas
le temps de s'arrêter et qu'il repartirait demain matin.
— Goethe fit répondre qu'il était très-fâché de ne pouvoir
recevoir personne aujourd'hui, mais qu'il recevrait peut-
être demain à midi. — « Je pense, ajouta-t-il en souriant,
que celte réponse suffira. » En même temps il promit
à sa helle-fille d'attendre après dîner le jeune Henning,
qu'il verrait avec plaisir à cause de sos beaux yeux bruns,
qui ressemblent sans doute à ceux de sa mère.
* Mercredi, 12 mai 1830.
Devant la fenêtre de Goethe se trouvait un petit Moise
en bronze , copie du célèbre original de Michel Ange.
Les bras me paraissaient proportionnellement trop
longs et trop forts, et je le dis à Gœthe. «Mais
les deux lourdes tables avec les dix commandements !
s'écria-t-il, croyez-vous donc que ce soit peu de chose
à porter? Et croyez-vous aussi que Moïse, qui avait à
commander et à dompter une armée de Juifs, aurait pu
se contenter de deux bras ordinaires? »
Gœthe riait en parlant ainsi; avais-je tort, ou plaisaix-
tait-il en défendant ainsi son artiste, je ne sais.
" Lundi, 2aoiit 1830.
Les nouvelles du commencement de la révolution de
Juillet sont arrivées aujourd'hui à Weimar et ont mis
resta en voyage jusqu'au 23 novembre. Les conversations ici recueillies
pendant cette absence sont dues à Soret.
252 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
tout en mouvement. J'allai chez Goethe dans le cours de
Taprès-midi. « Eh bien, me cria-t-il en me voyant, que
pensez-vous de ce grand événement? Le volcan a fait
explosion : tout est en flammes , ce n'est plus un débat
à huis clos ! »
c( C'est une terrible aventure ! répondis-je. Mais dans
les circonstances pareilles , avec un pareil ministère ,
pouvait-on attendre une autre fin que le renvoi de la
famille royale actuelle? »
« Nous ne nous entendons pas , mon bon ami , dit
Goethe. Je ne vous parle pas de ces gens là, il s'agit pour
moi de bien autre chose? Je vous parle de la discussion,
si importante pour la science, qui a éclaté publiquement
dans l'Académie entre Cuvier et Geoffroy St-Hilaire. »
J'attendais si peu ces paroles de Gœthe que je ne sus
quoi répondre , et pendant quelques minutes je restai
muet et tout interdit. Gœthe continuait : « Le fait
est de la plus extrême importance , et vous ne pouvez
vous faire une iflée de ce que j'ai éprouvé à la nouvelle
de la séance du 19 juillet. Maintenant nous avons pour
toujours dans Geoffroy St-Hilaire un puissant alUé. Jevois
aussi combien est grand Tinlérêt que le monde scienti-
fique en France prête à cette affaire puisque , malgré la
terrible agitation de la politique, la salle était pleine à la
séance du 19 juillet. La méthode synthétique introduite
par Geoffroy St-Hilaire ne reculera plus maintenant,
voilà ce qui vaut mieux que tout. Aujourd'hui, par cette
libre discussion dans l'Académie, en présence d'un au-
ditoire nombreux, la question est devenue pubh que, elle
ne se laissera plus reléguer dans des comités secrets ; on
ne la terminera plus et on ne l'étouffera plus à huis-clos.
Désormais, en France aussi, dans l'étude de la nature,
CONVEnoATIONS DE GŒTHE. 235
l'esprit dominera et sera souverain de la matière. On
jettera des regards dans les grandes lois de la création,
dans le laboratoire secret de Dieu! Si nous ne connais-
sons que la méthode analytique , si nous ne nous occu-
pons que de la partie matérielle, si nous ne sentons pas
le souffle de l'Esprit qui donne à tout sa forme et qui,
par une loi intime, empêche toute déviation, qu'est-ce
donc que l'étude de la nature? Voilà cinquante ans que
je travaille à celte grande question; j'ai commencé seul,
j'ai rencontré plus tard quelques secours, et enfin à ma
grande joie j'ai été dépassé par des esprits de la famille
du mien. Quand j'ai envoyé à Pierre Camper mon pre-
mier aperçu sur l'os intermaxillaire, à ma grande tristesse
je suis resté complètement incompris. Je ne réussis pas
mieux avec Blumenbach; cependant, après des relations
personnelles, il se rangea à mon avis. J'ai ensuite gagné
des partisans dans Sœmmering, Oken, Dalton, Carus et
d'autres hommes également remarquables. Mais voilà
que Geoffroy St-Hilaire passe de notre côté , et avec lui
tous ses grands disciples, tous ses partisans français !
Cet événement est pour moi d'une importance incroya-
ble, et c'est avec raison que je me réjouis d'avoir assez
vécu pour voir le triomphe général d'une théorie à
laquelle j'ai consacré ma vie et qui est spécialement la
mienne. »
* Samedi, 21 août 1830.
J'ai recommandé à Goethe un jeune homme de grande
espérance. Il m'a promis de faire quelque chose pour
lui, mais il paraissait avoir peu de confiance. « Celui qui
comme moi, a-t-il dit, a toute sa vie perdu un temps et
un argent précieux à proléger de jeunes talents qui don-
naient d'abord les plus hautes espérances, et qui, àlafin,
234 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
ne devenaient rien du tout, celui-là est bien forcé peu à
peu de perdre l'enthousiasme et l'envie d'exercer ainsi
son influence. C'est à vous, maintenant, jeunes gen^,
de jouer les Mécènes et de prendre mon rôle, o
* Mercredi, 13 octobre 1850.
Gœthe m'a montré des tableaux où il a écrit en latin
et en allemand beaucoup de noms de plantes pour les
apprendre par cœur. Il m'a dit avoir eu une chambre
tapissée tout entière de pareils tableaux, qu'il avait étu-
diés et appris en se promenant le long des murs. « Plus
tard on les a blanchis, et je les regrette. J'avais de même
une autre liste chronologique de tous mes travaux pen-
dant une longue suite d'années; j'y inscrivais à mesure
les travaux nouveaux. Mais elle a été aussi recouverte ,
et je le regrette bien, car elle me rendrait justement
dans ce moment-ci de bien grands services. »
• Mercredi, 20 octobre 1830.
Une petite heure chez Gœthe pour causer, de la part
de Madame la grande duchesse, sur un écu d'argent ar-
morié que le prince doit donner à la Société des tireurs à
l'arbalète, dont il est devenu membre. Nous parlâmes
bientôt d'autre chose , et Gœthe me pria de lui dire ce
que je pensais des saints-simoniens.
« L'idée principale de leur doctrine, répondis-je, paraît
être que chacun est obligé de travailler au bonheur de
tous, s'il veut être heureux lui-même. »
« J'aurais cru, répondit Gœthe, que chacun devait
commencer par soi-même et faire son propre bonheur,
d'où résulterait immanquablement le bonheur général.
Cette théorie saint - simonienne me paraît en général
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 235
bien peu pratique, bien inexécutable. Elle est en contra-
diction avec la nature, avec l'expérience, avec la marche
des choses depuis des siècles. Si c/i«cmw fait individuelle-
ment son devoir, et dans la sphère d'action la plus rap-
prochée, agit avec loyauté et énergie, Vensemble de la
société marchera bien. Dans ma carrière d'écrivain je
ne me suis jamais demandé : Que veut la masse delà na-
tion? Comment servirai-je la société? Non. Mais j'ai tou-
jours travadlé à donner à mon esprit plus de pénétration
et à être meilleur moi-même, à enrichir mon être propre,
et à ne dire que ce que j'avais reconnu, par l'étude,
bon et vrai. Ce que j'ai dit, je le reconnais, a exercé
une action sur l'ensemble et a rendu des services au
loin dans un grand cercle, mais ce n'était pas là mon
but, c'était là une conséquence^ qui sortira toujours et
nécessairement de tout mouvement de forces naturelles.
Si je m'étais donné pour but la satisfaction du peuple,
si j'avais cherché à lui plaire, je lui aurais raconté de
petites histoires et je me serais moqué de lui comme l'a
fait feu le bienheureux Kotzebue. »
« Je n'ai rien à opposer à cela, répondis-je. Mais il n'y a
pas seulement le bonheur dont on jouit à titre d'individu,
il y a aussi le bonheur dont on jouit à titre de citoyen
de l'État, de membre d'une grande communauté. Or,
si on ne prend pas pour principe la distribution dans le
peuple entier du plus grand bonheur possible, quelle
sera donc la base de la législation? »
« Si vous vous élevez si haut, je n'ai rien à dire. Mais
il n'y a que fort peu d'élus qui soient appelés à faire
usage de votre principe. C'est une recette pour les
princes et les législateurs, et là encore, les lois selon
moi doivent d'abord chercher à diminuer la masse des
236 CONVERSATIONS DE GŒTUE.
maux avant de prétendre nous donner la masse des
biens. »
«Les deux buts me paraissent n'en faire qu'un, répon-
dis-je. De mauvaises routes, par exemple, me semblent
un grand mal. Si un prince construit dans son État,
jusque dans le dernier village, de bonnes routes, il a
pour son peuple fait disparaître un grand mal et en même
temps il a apporté un grand bien. Si un prince en orga-
nisant une procédure orale et publique a assuré une
justice rapide, non-seulement il a enlevé un grand mal,
mais il a introduit un grand bien »
« Je vous chanterais aussi bien des chansons sur cet
air, dit Gœthe en m'interrompant. Mais laissons encore
quelques maux sans les signaler, pour que l'humanité
ait dans l'avenir de quoi exercer ses forces. Provisoire-
ment ma grande maxime est celle-ci : « Que le père de
famille s'occupe de sa maison, l'artisan de ses pratiques,
le prêtre de l'amour du prochain, et que la police ne
gène pas nos plaisirs ! »
Le fils de Gœthe mourut subitement à Rome, le 28 octobre.
Eckermann, pris du mal du pays, l'avait quitté à Gênes pour
revenir à Weimar ; il apprit cette mort en route. Profondément
inquiet de l'effet qu'elle produirait sur Gœthe, il osait à peine
à son retour se présenter devant lui. « Il m'a vu partir avec
son fils, se disait-il, il va me voir revenir seul ! Il lui semblera
qu'il le perd pour la première fois au moment où il m'aperce-
vra! » Eckermann se trompait, et il allait avoir un nouvel
exemple de la puissance que Gœthe exerçait sur lui-même,
au moins extérieurement.
Hardi, 23 novembre 1850.
A peine avais-je salué mes hôtes que je me rendis
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 257
chez Gœlhe. J'allai d'abord voir Madame de Goethe. Je
la trouvai en grand habit de deuil, mais calme et rési-
gnée. Nous causâmes beaucoup. J'entrai ensuite chez
Gœthe. Il était debout, sans faiblesse apparente ; il me
pressa dans ses bras. Je lui trouvai une sérénité et
un calme parfaits. Nous parlâmes de mille choses; de
son fils, il ne fut pas dit un mot^
Jeudi, 25 novembre 4830.
Dîné avec Gœthe. Je l'ai trouvé occupé à regarder des
gravures et des dessins originaux qu'un marchand hii
propose. Nous avons causé de mon voyage, et il doit
m'aider à mettre au net les notes que j'ai réunies sur les
conversations que nous avons eues ensemble. Il consent
à les revoir, mais ne veut pas que je les publie main-
tenant.
Il m'a paru cependant aujourd'hui plus silencieux que
d'habitude ; il semblait perdu en lui-même, ce qui n'est
pas bon signe.
Mardi, 50 novembre 1830.
Le vendredi 26, Gœthe nous a donné une grande in-
quiétude, il a été pris dans la nuit d'un violent coup de
• C'est le chancelier de Mûller qui avait dû annoncer celte mort; Gœlhe
était resté presque impassible ; ses yeux s'étaient seulement remplis
de larmes, et il avait dit: Non ignoravi me mortalem geniiisse!... Le
21 novembre il écrivait à Zelter : « Il semble que la destinée soit con-
vaincue que notre corps est non un tissu de nerfs, de veines, d'artères et
d'autres organes aussi faibles, mais bien un tissu de fils métalliques!...
La grande idée du devoir, voilà uniquement ce qui peut ici nous soutenir.
Mon seul soin, c'est de maintenir l'équilibre physique; le reste ira de soi-
même. Le corps doit, l'esprit veut; celui qui a de toute nécessité ordonné
à la volonté sa roule n'a plus à s'inquiéter beaucoup. » Et le 23 février
1851, revenant sur les détails de la mort de son fils, il finissait brusque-
ment sa lettre par ce cri, d'une si admirable beauté ; a Allons!... par-
dessus les tombeaux, en avant! »
238 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
sang *, et il a été toute la journée tout près de la mort.
Avec la saignée, il a perdu six livres de sang, ce qui est
beaucoup pour ses quatre-vingts ans. Grâce à l'habileté
de M. Vogel, son médecin, et à son incomparable orga-
nisation, il est resté vainqueur; la guérison marche à
)as rapides; l'appétit est revenu, il dort toute la nuit.
La parole lui est interdite, il ne reçoit personne, mais
son esprit éternellement en activité ne peut pas se re-
poser; il pense déjà de nouveau à ses travaux. J'ai
reçu ce matin le billet suivant qu'il m'a écrit au crayon
dans son lit.
(( Cher docteur, auriez- vous la bonté de revoir encore
ces poésies que vous connaissez déjà, et de mettre en
ordre les nouvelles, pour qu'elles prennent leur place
avec les autres. Faust viendra ensuite ! Au plaisir de vous
revoir. Gœthe.
W.,le30 nov. 1850.
Quand Gœthe fut tout à fait guéri, il se donna tout
entier au quatrième acte de Faust et à l'achèvement du
quatrième volume de Vérité et poésie. Je revis ses petits
écrits, ses notes journalières, ses lettres, pour préparer
leur prochaine publication. Il ne fallait plus penser à
rédiger avec lui nos conversations. Je me bornai donc à
augmenter ma provision de notes, pour les accroître tant
qu'une destinée favorable voudrait bien me le permettre.
* Gœthe se montre là bien à jour, malgré lui. Son âme stoïque dé-
teste les plaintes de femme, les vains étalages de douleur, mais cette
tranquillité extérieure cache, on le voit, des combats intérieurs terribles.
Pas une lamentation, mais une attaque d'apoplexie. Il en avait été
de même à la mort du grand- duc, et l'on se rappelle aussi sa maladie
après le chagrin éprouvé à Marienbad. Quel homme insensible !
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 239
* J«udi, 4 janvier 1831.
J'ai feuilleté avec Gœthe quelques livraisons des des-
sins de mon ami Topffer, de Genève, qui a autant de talent
comme écrivain que comme artiste, mais qui jusqu'à
présent semble préférer exprimer les vivantes images de
son esprit par des dessins plutôt que par de fuyantes
paroles. La livraison qui renferme, en légers dessins à
la plume, les Aventures du docteur Festus, produit
tout à fait l'effet d'un roman comique et elle a plu extrê-
mement à Gœthe.
« — C'est vraiment trop fou! s'écriait-il de temps en
temps, en feuilletant; tout pétille de talent et d'esprit!
Il y a quelques pages insurpassables. S'il choisit un jour
un sujet un peu moins frivole, et s'il s'applique un peu
plus, ce qu'il fera dépassera toute idée. »
a — On l'a comparé à Rabelais, dis-je, et on lui a re-
proché de l'avoir imité et d'avoir pris là ses idées. »
« — Ils ne savent pas ce qu'ils veulent dire, répondit
Gœthe. Je ne trouve là rien du tout de Rabelais.
Topffer ne marche sur les traces de personne, et au
contraire, si jamais j'ai vu un talent original, c'est bien
le sien. »
Mercredi, 17 janvier I.S31.
Coudray était avec Gœthe, regardant des dessins
d'architecture. J'avais sur moi une pièce de cinq francs
avecle portrait de Charles X. Je la leur montrai. Gœthe
plaisanta sur cette tête en pointe. — a L'organe de lu
religiosité paraît très-développé chez lui, dit-il. Sans
doute par excès de piété il n'a pas cru nécessaire de tenir
ses engagements; et au contraire, c'est nous qui lui
'i40 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
sommes redevables maintenant, car grâce à son coup de
génie, nous no verrons pas de sitôt l'Europe tranquille. »
Nous parlâmes ensuite de Rouge et Noir^ que Goethe
considère comme le meilleur ouvrage de Stendhal. —
« Cependant je ne peux nier, dit-il, que quelques-uns de
ses caractères de femmes ne soient un peu trop romanti-
ques, ^lais tous témoignent d'une grande observation et
d'un profond coup d'oeil psychologique, et on pardonne
sans peine à l'auteur quelques invraisemblances de dé-
tail »
Mardi, 23 janvier 1831.
Chez Gœthe, avec le prince. Ses petits-fils s'amusaient
à des tours de passe-passe que AValter surtout exécute
très-bien. — « Je ne vois pas de mal, dit Gœthe, à ce
que les enfants remplissent par ces folies leurs heures de
loisir, surtout lorsqu'il y a un petit public, c'est un excel-
lent moyen pour les habituer à parler aisément, et
pour donner à leur esprit et à leur corps un peu de
* Dès l'année 1818 Stendhal avait atlirc l'allcnlion de Cœtlie. Le
8 mars 1818, il envoya à Zelter deux longs passages sur le compositeur
Mayer et sur la musique en Italie. « Ces détails, ajoutait-il, sont extraits
dun livre singulier [Rome, Napîes et Florence en 1817, par M. Stendhal,
officier de cavalerie. Paris, 1817) qu'il faut ahsolument que tu te pro-
cures. Le nom est emprunté; ce voyageur est un Français plein de vi-
vacité, passionné pour la musique, la danse, le théâtre. Ces deux échan-
tillons te montrent sa manière libre et hardie. Il attire, il repousse, il
intéresse, il impatiente, et enfin on ne peut se séparer de lui. On relit
toujours ce livre avec un nouveau charme, et on voudrait en apprendre
par cœur certains passages. Il semble être un de ces hommes de talent
qui, comme officier, employé, ou espion, peut-être avec les trois fonc-
tions, ont été poussés çù et là par le balai de la guerre. Il a vu beaucoup
par lui-même ; il sait aussi très-bien mettre en œuvre ce qu'on lui rap-
porte, et surtout il sait très-bien s'approprier les écrits étrangers. IV tra-
duit des passages de mon Voyage en Italie et affirme avoir recueilli l"a-
necdoie sur les livres d'une Marchesina. En un mot, c'est un livre qu'il
ne suffit pas de hre, il faut le posséder. »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 2U
dextérité, ce que nous autres Allemands nous n'avons pas
en excès. Cet avantage compense la petite vanité que ce
jeu peut exciter. » — « Les spectateurs arrêtent celte
vanité à sa naissance, dis-je, car en général ils suivent
très-attentivement les doigts du petit prestidigitateur,
pour railler ses maladresses et surprendre à sa honte ses
secrets. » — « C'est comme les acteurs, dit Goethe ;
aujourd'hui rappelés, demain ils seront siffles, ce qui
maintient tout dans la bonne voie. »
Mercredi, 9 février 1851.
Je lisais hier avec le prince la Louise de Voss*, et je
faisais en moi-même mainte remarque. Toute la partie
descriptive est ravissante, mais les idées échangées dans
les conversations me semblent un peu médiocres. Dans
le Vicaire de Wakefield on voit aussi un ministre de
campagne et sa famille, mais l'auteur avait une grande
culture intellectuelle qu'il a communiquée à ses per-
sonnages et leur esprit est bien plus riche. Dans la Louise,
tout est plus borné ; tout se tient dans un cercle étroit
qui, il est vrai, est assez large pour beaucoup delecteurs.
L'hexamètre aussi me paraissait trop prétentieux, souvent
forcé, affecté, et le style ne me semblait pas assez coulant.
— J'exprimai toutes ces idées à Gœthe en dînant avec lui
aujourd'hui; il me répondit : « Les premières éditions
étaient à ce point de vue bien supérieures, et je me
rappelle avoir eu du plaisir à lire le poëme à haute voix.
Mais plus tard Yoss a raffiné, ses idées théoriques l'ont
conduit à gâter la légèreté et le naturel de ses vers. Au-
jourd'hui le mérite technique préoccupe avant tout, et
* Eckermann était devenu un des précepteurs du prince, fonction qui
lui a valu plus tard la dignité de conseiller aidique.
14
242 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Messieurs les critiques se mettent à murmurer, si on fait
rimer un s avec un sz ou un ss. — Si j'étais encore assez
jeune et assez osé, je violerais à dessein toutes les lois de
fantaisie ; j'userais des allitérations, des assonances, des
fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait commode,
je ne m'occuperais que du principal : du sens, et je tâche-
rais de dire ainsi des choses assez bonnes pour que tout le
monde en soit enchanté et veuille les apprendre par cœur.
Vendredi, 11 février 1831.
Aujourd'hui, à dîner, Gœthe m'a dit qu'il avait com-
mencé le quatrième acte de Faust et qu'il allait le conti-
nuer, ce qui m'a rempli de joie. Il m'a ensuite parlé avec
grands éloges de Fr. G. Schœne, jeune philologue de
Leipzig; il a écrit un ouvrage sur le costume dans les
pièces d'Euripide \ et, tout en montrant beaucoup d'é-
rudition, il ne s'est livré à aucun développement étranger
à son sujet. — « Je suis content, dit-il, de le voir écrire
dans un esprit aussi pratique, quand aujourd'hui tant
d'autres philologues s'occupent de questions de forme
et de syllabes longues ou brèves. C'est toujours un signe
de stérilité, quand une époque ou un homme s'occupe de
petits détails techniques. — H y a aujourd'hui d'autres
causes encore de stérilité. Ainsi par exemple, vous trou-
verez dans le comte Platen presque toutes les conditions
qui font le bon poète : imagination, invention, esprit, fé-
condité, il possède tout au plus haut degré ; il ad'excellentes
connaissances techniques, un savoir et un sérieux qui ne
se rencontrent que rarement, mais son malheureux goût
pour la polémique paralyse tout. Avec un pareil talent,
* De Personarmn in Euripidis Bacchis habitu scenico. Schœne est
mort en 1857. directeur du gymnaap de Stendhal. (Prusse.)
CONVERSATIO?«S DE GŒTIIE. '243
ne pas oublier, quand il vit à Rome et à Naples, les pauvre-
tés de la littérature allemande, c'est impardonnable I L' OE-
dipe romantique, surtout par la partie technique, prouve
que Platen était Thomme le mieux fait pour écrire la tra-
gédie allemande, mais après avoir parodié dans cette
pièce tous les ressorts tragiques, comment pourrait-il
maintenant écrire sérieusement une tragédie? Et puis,
ce qu'on oublie trop, ces discussions envahissent l'âme ;
les images de nos ennemis deviennent des fantômes qui
se mêlent à toutes nos œuvres, et apportent le désordre
dans une nature délicate et tendre. Le goût pour la
polémique a tué Byron, et pour l'honneur de la Httéra-
ture allemande, Platen devrait se détourner d'une voie
aussi funeste. »
Samedi, 12 février 1831.
Je lis le Nouveau Testament; Goethe me montrait ces
jours-ci un dessin représentant le Christ marchant sur la
surface de la mer, et saint Pierre qui, en allant au-devant
de lui, dans un instant de doute, commence à enfoncer;
il m'a dit : « C'est là une des plus belles légendes,
une de celles que j'aime le mieux. Elle exprime cette
haute pensée, que l'homme, par la foi et le courage triom-
phe des entreprises les plus difficiles, tandis que si le
doute le fait chanceler tant soit peu, il est perdu. »
Dimanche, 13 février 1831.
Dîné avec Goethe. Nous causons de Faust. Il a réussi
le commencement comme il le désirait. — « Ce qui de-
vait arriver, je l'avais décidé depuis longtemps, comme
vous le savez, mais je n'étais pas encore entièrement sa-
tisfait des détails qui amenaient ces faits, je suis content
aujourd'hui, parce que de bonnes idées me sont venues.
244 COiNVERSATIONS DE GŒTIIE.
Pour le vide qui s'étend d'Hélène jusqu'au cinquième
acte, qui est terminé, je vais faire un plan bien détaillé,
afin de travailler ensuite tranquillement, bien à mon
aise, aux passages qui me plairont le plus. Cet acte a
iiiaintenant une physionomie originale, il forme comme
un petit monde à part, qui ne se lie que par un fil léger
à ce qui précède et à ce qui suit. »
— « C'est là aussi le caractère des autres actes, dis-je,
car au fond les scènes de la cave d'Auerbach, de la cui-
sine des Sorcières, duBloksberg, du conseil de l'Empire,
de la mascarade, du papier-monnaie, du laboratoire, de
la nuit classique de AValpurgis, d'Hélène, forment toutes
de petits mondes qui, tout en s'influençant mutuelle-
ment, restent indépendants. Le poète cherche avant tout
à tracer des peintures variées ; il choisit une fable et un
héros seulement pour lier entre eux les tableaux qu'il
veut tracer. Cela est vrai pour V Odyssée comme pour
Gil Blas. »
« — Vous avez parfaitement raison, dit Goethe, aussi
dans une pareille composition, il s'agit simplement de
donner à chaque partie une physionomie nette et bien
expressive ; quant à l'ensemble, il reste incommensurable,
mais comme ces problèmes insolubles que les hommes se
sentent entraînés à sonder sans cesse. »
Je lui parlai d'une lettre d'un jeune militaire que j'a-
vais, avec d'autres amis, engagé à prendre du service à
l'étranger, et qui, n'ayant pas trouvé à son goût sa posi-
lion, querellait tous ceux qui lui avaient donné ce conseil.
Goethe me dit : « Donner des conseils, c'est là une chose
bien singulière; quand on a vu comment dans ce monde
échouent les plans les mieux combinés , tandis que les
moyens les plus absurdes conduisent au but, on se récuse
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 245
quandil s'agit de donner des conseils. Au fond, d'ailleurs,
demander des conseils^ c'est de la sottise, et les donner,
cest de la présomption. On ne doit conseiller que là oii
l'on est partie active. Si on me demande un conseil, je dis
que je suis prêt à le donner, mais à la condition qu'on
ne le suivra pas. »
Nous revînmes au Nouveau Testament. « Quand on n'a
pas lu depuis longtemps les Evangélistes, dis-je, on est
toujours étonné de la grandeur morale des personnages.
Dans ces hautes exigences imposées à notre force de vo-
lonté morale, on retrouve une espèce de commandement
absolu *. » — « Vous trouverez surtout le commande-
ment absolu de la foi, que Mahomet a poussé encore plus
loin. » — « Mais d'ailleurs, continuai-je, les Evangé-
listes, quand on les examine de près, sont pleins
d'écarts et de contradictions, et ces livres doivent avoir
passé par d'étranges vicissitudes avant d'être rassemblés
comme ils le sont maintenant. » — « C'est une mer à
boire, dit Goethe, quand on veut pénétrer dans un exa-
men historique et critique. Il vaut bien mieux s'en tenir
simplement à ce qui est sous nos yeux, en s'appropriant
tout ce que l'on y peut trouver d'utile pour son déve-
loppement et son perfectionnement moral. Cependant il
est intéressant de se bien représenter la scène, et sur ce
point je ne peux rien vous recommander de meilleur
que le livre excellent de Rœhr sur la Palestine. Ce livre
a fait tant de plaisir au feu grand-duc, qu'il l'acheta deux
fois ; il envoya l'exemplaire qu'il avait lu à la bibliothè-
que, et s'en acheta un second pour le garder et l'avoir
toujours à sa disposition. »
Je m'étonnai que le grand-duc s'intéressât à ces ques-
* En allemand impératif catégorique.
14.
246 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
lions. « C'était là une de ses grandes qualités, ditGœthe.
Il portait de l'intérêt à tout ce qui avait de l'importance^
en quelque branche que ce fut. 11 voulait toujours aller en
avant , et toutes les inventions , toutes les organisations
nouvelles du temps, il tâchait de les introduire chez lui.
S'il n'y avait pas réussite, onn'en parlait plus» Je me de-
mandais souvent comment je pourrais justifier tels ou tels
échecs, mais il consentait gaiement à ne pas les voir,
et partait à la recherche de quelque autre nouveauté.
C'était une des grandes qualités de sa nature, qualité non
acquise, mais innée. »
Pour dessert nous examinâmes quelques gravures des
maîtres contemporains , surtout des paysages , et nous
remarquâmes avec joie que dans toutes ces œuvres on
n'apercevait rien de faux. « Depuis tant de siècles, dit-il,
il y a dans ce monde tant d'oeuvres remarquables qu'il ne
faut pas s'étonner qu'elles exercent leur influence et fas-
sent naître de nouvelles œuvres aussi bonnes. » — « Ce
qui nuit, dis-je, ce sont les fausses doctrines, si nom-
breuses, qu'un jeune talent ne sait à quel saint se
vouer. » — « Nous avons des exemples du mal qu'elles
font, dit Gœthe ; des générations tout entières ont sous
nos yeux été perdues par de fausses maximes , elles nous
ont à nous-mêmes fait du tort. De nos jours l'imprimerie
donne une facihté toute nouvelle de prêcher rapidement
et partout l'erreur. Quand même un critique, après des
années, se corrige, et publie ses nouvelles convictions^
sa mauvaise théorie n'a pas moins, pendant l'intervalle,
exercé son action, et elle vivra toujours à côté de la
bonne, comme une plante parasite. Ce qui me console^
c'est qu'un talent vraiment grand ne se laisse ni égarer
ni corrompre.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 247
« Ces gravures sont vraiment bonnes ; vous voyez là de
jolis talents, qui ont su apprendre quelque chose et ac-
quérir beaucoup de goût et beaucoup d'habileté. Mais
cependant à tous ces dessins manque une qualité : la
virilité. Notez ce mot et soulignez-le. Il manque là une
certaine force pénétrante qui, dans les siècles précé-
dents, se répandait partout et qui, dans le siècle actuel,
ne manque pas seulement à la peinture, mais à tous les
arts. La race actuelle est débile; est-ce de naissance, ou
est-ce dû à une éducation et à une nourriture plus fai-
bles, je ne saurais le dire. »
— « On voit aussi, dis-je, l'influence qu'exerce sur les
œuvres cette grandeur de caractère qui se rencontre plutôt
dans les siècles passés. A Venise , quand on est devant
les œuvres de Titien ou de Paul Veronèse, on sent com-
bien l'esprit de ces hommes était puissant , soit pour
concevoir, soit pour exécuter. Leur sensibilité si grande,
si énergique s'est répandue dans toutes les parties de
leurs tableaux ; cette puissance de leur caractère artis-
tique élargit notre être et nous élève nous-mêmes, quand
nous contemplons leurs œuvres. Cette virilité dont vous
parlez se retrouve aussi très-marquée dans les paysages
de Rubens. Ce ne sont que des arbres, des terrains, de
l'eau, des rochers, des nuages, mais sa forte pensée a
pénétré dans toutes les formes, et en voyant une nature
qui nous est connue, nous la voyons animée de l'énergie
de l'artiste et reproduite selon sa pensée. »
« C'est certain , dit Gœthe ; dans les arts et dans la
poésie, le caractère, c'est tout, et cependant dans ces
derniers temps il y a eu parmi les critiques de petits
personnages qui n'étaient pas de cet avis, et qui voulaient
que dans un ouvrage de poésie ou d'art, un grand carac-
248 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
tère ne fut qu'une espèce de faible accessoire. Mais à la
vérité, pour reconnaître et honorer un grand caractère,
il faut en être un soi-même. Tous ceux qui ont refusé
à Euripide l'élévation étaient de pauvres hères incapables
de s'élever avec lui, ou bien c'étaient d'impudents
charlatans , qui voulaient se faire valoir et qui en effet
se grandissaient aux yeux d'un monde sans énergie. »
Lundi, 14 février ISôl.
Dîné avec Gœtlie. Il avait lu les Mémoires du général
Rapp, ce qui amena la conversation sur Napoléon et sur
les sentiments que madame Lcelitia a du éprouver en se
voyant la mère de tant de héros et d'une si puissante
famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second
fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et
l'organisation physique de Napoléon se ressentit heureu-
sement de la jeune et fraîche énergie de ses parents.
Après lui, elle fut encore mère de trois autres fils, tous
richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur rôle
dans le monde, et tous doués d'un certain talent poé-
tique. Après ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme,
qui paraît avoir été le moins bien doué de tous. Le talent,
s'il n'est pas dû aux parents seuls, demande cependant
une bonne organisation physique; il n'est donc nulle-
ment indifférent d'être né le premier ou le dernier,
d'avoir pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux,
ou bien vieux et débiles. — « Il est curieux , dis-je, que
le talent musical se montre le premier de tous ; Mozart
à cinq ans, Beethoven à huit ans, Hummel à neuf ans,
étonnaient déjà autour d'eux par leur jeu et leurs com-
positions. »
« Le talent musical, dit Gœthe, doit naturellement se
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 249
montrer le premier, parce que la musique est quelque
chose de tout à fait inné, d'intime, quin a pas besoin de
secours extérieur et d'expérience puisée dans la vie. Mais
un phénomène comme Mozart reste toujours une excep-
tion inexplicable. Comment la Divinité trouverait-elle
l'occasion de faire des miracles, si elle ne s'essayait pas
parfois dans ces êtres extraordinaires qui nous étonnent
et que nous ne pouvons comprendre ? »
Mardi, 15 février 1831.
Dîné avec Gœthe. Je lui parle du théâtre; il loue la
pièce donnée hier, Henri III^ d'Alexandre Dumas,
comme tout à fait excellente ^ Il trouve cependant naturel
qu'elle ne soit pas absolument au goût du public. « Sous
ma direction, je n'aurais pas essayé de la donner, car je
me rappelle encore très-bien quelle peine j'ai eue à intro-
duire, et par contrebande, auprès du public le Prince
Constant, qui cependant parle plus au cœur, est bien
plus poétique, et nous intéresse plus que Henri lîL »
* Elle est surtout faite pour les yeux, et l'on a vu souvent com-
bien Gœthe était las des analyses infinies de sentiments, mises à la
mode par les romantiques d'outre - Rhin. Ce mot romantique dé-
signe en France et en Allemagne deux écoles fort dilférentes; il faut,
donc bien prendre garde d'appliquer au romantisme français les blâmes
fréquents que Gœthe adresse au romantisme allemand. Les romanti-
ques chez nous poussaient l'énergie jusqu'à la brutalité ; les romanti-
ques allemands poussaient la douceur jusqu'à la débilité. Si les deux
écoles avaient la même adoration pour le moyen âge, elles lui rendaient
un culte tout différent. Je ne pourrais sans longs développements in-
diquer d'une façon précise ces analogies et ces différences ; je veux
seulement prévenir toute confusion qui serait fâcheuse pour nos écri-
vains. Je rappelle ce que Gœthe a fait remarquer plus haut: C'est au
grand mouvement allemand de 1775 que ressemble noire mouvement
de 1830. Notre époque rénovatrice de Sturm und Drang a été en même
temps retardée et rendue plus féconde par les événements politiques
de la Révolution.
250 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Je lui ai parlé du gra7id Cophte, que j'ai lu ces jours-ci.
Après l'avoir analysé scène par scène, je concluais avec
le désir de le voir un jour sur la scène.
« Je suis heureux, a dit Gœlhe, que la pièce vous ait
plu, et que vous ayez su y découvrir tout ce que j'ai
voulu y mettre. Ce n'était pas une petite affaire que de
donner d'abord de la poésie à un fait tout à fait réel,
et ensuite de le rendre propre à la scène. Et cependant vous
avouerez que tout est parfaitement calculé pour le
théâtre. Schiller aimait aussi cette pièce, et nous en
avons un jour donné une représentation qui eut devant
un public d'éHte un brillant succès. Mais pour le public
en général, elle ne vaut rien; ces crimes lui inspirent
toujours un certain éloignement qui l'empêche d'avoir
du plaisir. Cette pièce a un caractère de hardiesse qui la
rapproche tout à fait du théâtre de Clara Gazul, et le
poète français pourrait vraiment me porter envie de
lui avoir pris d'avance un si bon sujet. Je dis que le sujet
est bon parce que son importance n'est pas seulement
morale, mais aussi historique; l'aventure précède immé-
diatement la Révolution française et en est pour ainsi
dire le point de départ. La reine, impliquée dans l'his-
toire si fâcheuse du Collier^ perdit sa dignité; Vestime
même lui fut retirée, et ainsi fut ébranlé ce qui rendait sa
personne inviolable dans l'esprit du peuple. La haine ne-
fait de mal à personne, mais le mépris, voilà ce qui
renverse. Kotzebue fut haï longtemps, mais pour que le
poignard d'un étudiant osât s'attaquer à lui, il fallut que
certains journaux l'eussent d'abord rendu méprisable. »,
Jeudi, 17 février 1851.
Dîné avec Goethe. Je lui rapporte son Séjour à Carlshady
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 251
(de 1807), que j'ai fini de rédiger ce matin. Nous cau-
sons des pensées excellentes qui y sont jetées comme de
simples remarques fugitives. « On croit toujours, dit
Gœthe en riant, qu'il faut devenir vieux pour être ha-
bile; mais en réalité on a de la peine, en prenant des
années, à se maintenir aussi sage qu'on l'était autrefois.
En parcourant les différents degrés de la vie, on devient
autre, mais je ne peux dire que Ton devienne meilleur,
et sur certaines questions, on peut à vingt ans trouver
le vrai aussi bien qu'à soixante. — Certes on voit le
monde dans la plaine autrement que sur les sommets, et
on le voit encore autrement sur les glaciers des monts;
on aperçoit une étendue plus vaste, mais voilà tout, et
on ne peut pas dire qu'on ait la vue meilleure ici que là.
— Quand donc un écrivain laisse des monuments d«g
différentes périodes de sa vie, l'important, c'est qu'd soit
né avec un fonds solide, avec la bonne volonté, c'est qu'il
ait toujours vu et senti tout avec simplicité, c'est qu'il
ait toujours parlé sans détours, sans réserve, sans dissi-
mulation, comme il pensait. — Si ce qu'il a écrit était
vrai du point de vue oii il était alors placé, cela sera tou-
jours vrai, et l'auteur peut plus tard se développer et
changer comme il le veut. — Ces jours-ci, une feuille
de vieux papier tombe entre mes mains. Je me mets à la
lire ; a Hum ! me disais-je à moi-même, ce qui est écrit
là n'est pas si mal, tu ne penses pas autrement, et tu
ne t'exprimerais aussi guère autrement. » En regardant
mieux cette feuille, je reconnus que c'était une feuille
de mes propres œuvres. Comme je marche toujours en
avant, j'oublie ce que j'ai écrit, et je me trouve bientôt
exposé à regarder ce que j'ai fait comme l'œuvre d'un
étranger. »
262 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Je m'informai des progrès de Faust. « Il ne me
quitte plus, dit-il ; tous les jours j'y pense, et trouve
quelque chose ; j'avance. Aujourd'hui j'ai fait coudre
tout le manuscrit de la seconde partie, pour que mes
yeux puissent la bien voir. — J'ai rempli de papier
blanc la place du quatrième acte qui manque, et il est
très -probable que la partie terminée m'excitera et
m'encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens
extérieurs font plus qu'on ne croit, et l'on doit venir au
secours de l'esprit de toutes les manières. »
Gœthe fit apporter ce manuscrit nouvellement bro-
ché, et je fus surpris de sa grosseur; il formait un
bon volume in-foHo, «Voilà, dis -je, ce que vous
avez écrit depuis six ans que je suis ici , et cepen-
dant toutes vos autres occupations ne vous ont permis
d'y donner que très-peu de temps. On voit comme une
œuvre grossit, même quand on se borne à n'y ajouter
qu'un peu de temps en temps. »
— « On peut s'en convaincre surtout en vieillissant,
dit-il, car la jeunesse croit que tout doit se faire en un
jour. Si le sort m'est favorable, et si je continue à bien
me porter, j'espère être arrivé loin dans le quatrième
acte aux premiers mois du printemps. Je l'avais dans la
tête depuis longtemps, comme vous savez, mais pendant
l'exécution, il s'est énormément augmenté, et je ne peux
plus me servir que de ce qu'il y avait de plus générai
dans mon ancien plan. Il faut d'ailleurs, maintenant, que
cet acte d'intermède soit aussi long que les autres
actes. »
— « Dans cette seconde partie, dis-je, on voit ap-
paraître un monde bien plus riche que dans la pre-
mière. »
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 253
— « C'est naturel, dit Goethe. La première partie est
presque tout entière consacrée à la peinture d'émotions
intimes et personnelles ; tout part d'un individu engagé
dans certaines idées, agité par certaines passions; la
demi-obscurité de cette partie peut avoir pour les
hommes son attrait. Dans la seconde partie, "presque
rien ne dépend plus d'un individu spécial; là paraît un
monde plus élevé, plus large, plus clair, plus libre de
passions, et l'homme qui n'a pas cherché un peu, qui n'a
pas eu lui-même quelques-unes de ces idées ne saura
pas ce que j'ai voulu dire. »
— « Oui, dis-je, il y a là pour la pensée de quoi s'exer-
cer, et un peu d'érudition y est de temps en temps néces-
saire. Je suis content d'avoir lu le petit livre de Schelling
sur les Kabires \ et de savoir à quoi vous faites allusion
dans le fameux passage de la Nuit classique de Wal-
pur(jis, »
— « J'ai toujours trouvé qu'il était bon de savoir
quelque chose, dit Goethe en riant. »
Vendredi, 18 février 1831,
Dîné avec Gœthe. Nous causons des différentes formes
de gouvernement, et des difficultés qui naissent d'un
libéralisme trop prononcé ; en effet, il excite tellement les
prétentions des individus, qu'à la fm il ne sait plus à quels
vœux satisfaire. Le pouvoir ne peut pas toujours agir
avec une bonté, une douceur, et une délicatesse morale
parfaites, car il a à manier et à tenir en respect un
monde mêlé et parfois fou. Nous avons remarqué aussi
que le gouvernement est un métier qui exige l'homme
tout entier ; il n'est donc pas bon qu'un souverain ait
* dissertation sur les Divinités de la Samothrace [iHb].
15
254 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
trop de goût pour d'autres occupations, par exemple^
pour les arts, car alors non-seulement l'attention du
prince, mais les forces de l'État sont nécessairement
détournées d'autres objets plus indispensables. Le goût
des arts est plutôt l'affaire des riches particuliers.
Goethe m'a dit ensuite que la traduction de sa Méta-
morphose des Plantes, qu'il fait avec Soret, marchait
bien, et qu'il avait reçu du dehors, pour la révision de
cet ouvrage, des secours excellents, surtout pour le
chapitre de la spirale. « Vous savez, dit-il, que nous
nous occupons de cette traduction depuis plus d'une
année déjà ; mille obstacles nous ont arrêtés, l'œuvre
restait là, et je maudissais souvent en moi-même ce
retard. Mais maintenant je rends grâces à tous ces ob-
stacles, car pendant ce temps des savants distingués
ont fait des découvertes qui sont de l'eau excellente pour
notre moulin, et qui, me faisant aller en avant au delà
de toutes mes espérances, me permettent de donner à
mon travail une conclusion à laquelle je n'aurais pas
pensé il y a un an. Des aventures de ce genre me sont
souvent arrivées dans ma vie, et on en vient, dans ces cir-
constances, à croire aune influence supérieure, à quelque
chose de démoniaque, sans prétendre en comprendre
davantage. »
Samedi, 19 février 1831.
Diné chez Gœthe avec le conseiller aulique Yogel.
Goethe avait reçu une brochure sur l'île d'Hehgoland;
il la lisait avec grand intérêt et nous en communiqua
l'essentiel. On parla ensuite de médecine, et Yogel raconta,
comme la nopselle du jour, que la petite vérole, malgré
la vaccine, avait reparu à Eisenach, et en très-peu de
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 255
temps avait enlevé beaucoup de monde. — « La nature,
dit Vogel, a toujours quelque trait en réserve, et il faut
bien du soin pour qu'une théorie que l'on dirige contre
elle soit efficace. On considérait la vaccine comme si
certaine et comme si infaillible qu'on en a fait une
obligation légale ; mais cet événement d'Eisenach rend
suspecte son infaillibilité et aftaiblit le crédit de la loi. »
« — Cependant, dit Goethe, mon avis est qu'il ne faut
pas moins en exiger sévèrement l'exécution, car ces
petites exceptions ne sont rien en comparaison de ses
immenses bienfaits. »
« — C'est aussi mon avis, dit Vogel, et je soutiendrais
même que, dans tous les cas où la vaccine n'a pas préservé
de la petite vérole, l'inoculation avait été défectueuse.
Pour qu'elle préserve, il faut qu'elle soit suivie de fièvre;
une irritation de la peau sans fièvre ne préserve pas.
Aussi, dans le comité, j'ai proposé qu'on obligeât toutes
les personnes chargées de vacciner à faire une forte
inoculation. »
« — J'espère que votre proposition a passé, dit Goethe;
en général je suis toujours pour l'observation complète
des lois, surtout dans un temps comme le nôtre, où, par
faiblesse ou par libéralisme exagéré, on a partout plus de
laisser-aller qu'il n'est raisonnable »
Dimanche, 20 féwier 1831.
Dîné avec Gœthe. ïl m'avoue qu'il a vérifié mes obser-
vations sur les ombres bleues de la neige produites par
le bleu du ciel, et qu'il les a trouvées justes. « Cepen-
dant, dit-il, les deux cnuses peuvent agir ensemble, et la
couleur attirée par le jaune peut être renforcée par le bleu
extérieur. » — J'accède tout à fait à cette proposition, et
256 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
je suis heureux de voir Goethe me donner enfin raison.
Causant de sa théorie, je lui dis qu'elle est simple
à comprendre en principe, mais difficile à appliquer aux
mille phénomènes qui se présentent à chaque instant. —
« Je la comparerais au whist, me dit-il. C'est un jeu dont
les règles sont très-faciles à donner, mais il faut l'avoir
très-longtemps joué pour y être un maître. D'ailleurs on
n'apprend rien par la simple audition, il faut pratiquer
soi-même, sinon on ne sait qu'a moitié et superficielle-
ment. »
Goethe nous parle du livre d'un jeune physicien écrit
très-clairement et auquel il pardonne ses préoccupations
téléologiques. — « 11 est naturel à l'homme, dit Goethe,
de se considérer comme le but de la création, et de
n'estimer les choses que par rapport à lui et qu'autant
qu'elles le servent et lui sont utiles. Il se rend maître du
monde végétal et animal, et, trouvant que les autres
créatures sont pour lui une nourriture agréable, il re-
connaît là son Dieu, et apprécie sa bonté, qui a eu pour
lui des soins si paternels. A la vache il prend le lait, à
l'abeille le miel, au mouton la laine, et en donnant aux
objets un but qui lui est utile, il croit qu'ils ont été créés
'pour ce but. Il ne peut pas croire que même la plus pe-
tite herbe ne soit pas là pour lui, et, s'il n'a pas encore pu
constater son genre d'utihté, il croit qu'on le décou-
vrira plus tard. — Raisonnant en particulier comme en
général, il ne manque pas de transporter dans la science
cette vue prise dans la vie, et dans les parties diverses
d'un être organisé il cherche le but et l'utilité. Cela peut
aller ainsi quelque temps, et parfois dans la science
réussir, mais bien vite il y rencontrera des phénomènes
qui dépasseront son système, et qui exigeront un point
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 257
de vue plus élevé, ou sinon le laisseront engagé dans
d'évidentes contradictions. Ces professeurs d'utilité di-
sent bien : Le bœuf a des cornes pour se défendre. Mais
moi je demanderai : et le mouton, pourquoi n'en a-t-il
pas? et lorsqu'il en a, pourquoi sont-elles enroulées autour
de son oreille, de telle façon qu'elles ne lui servent à rien?
— Mais c'est autre chose, si je dis : le bœuf se défend
avec ses cornes parce qu'il les a. — La question du but,
la question pourquoi^ n'a absolument rien de scientifique,
— On va plus loin avec la question comment? Car si je
demande : comment les cornes viennent-elles au bœuf?
, ma question me conduit à examiner son organisation, et
j'apprends alors pourquoi le lion n'a pas et ne peut pas
avoir de cornes ^ Ainsi l'homme a dans son crâne
deux places creuses. Avec la question pourquoi je n'iraj
pas loin, mais la question comment m'enseigne que
ces creux sont des restes du crâne animai, qu'ils se
trouvent mieux marqués chez les organisations infé-
rieures, et que chez l'homme, malgré sa supériorité, ils
n'ont pas encore tout à fait disparu. Les professeurs
d'utilité croiraient perdre leur Dieu, s'ils ne devaient pas
adorer Celui qui a donné au boeuf les cornes afm qu'il
s'en servît pour sa défense. Mais on me permettra d'adorer
Celui qui dans ses créations était si grand et si riche,
qu'ayant fait des milliers de plantes, il en fit encore une
.qui les contenait toutes, et qu'ayant fait de& milliers d'a-
nimaux il en fit un qui les contenait tous : l'homme. —
Que l'on vénère Celui qui donne aux bestiaux le fourrage,
et à l'homme à manger et à boire autant qu'il est néces-
saire, moi j'adore Celui qui a déposé dans l'univers une
* Voir dans les poésies de Goethe la Métamorphose des Animaux
258 C03SVERSATI0NS DE GŒTHE.
telle force productrice, que lorsque la millionième partie
seulement des créatures arrive à la vie, le monde des
créatures fourmille encore de telle sorte, que ni la guerre,
ni la peste, ni l'eau, ni le feu ne peuvent rien contre lui.
Voilà mon Dieu I »
Lundi, 21 février 1831.
Gœthe a beaucoup loué le discours par lequel Schel-
ling a calmé les étudiants de Munich, a Ce discours est
on ne peut meilleur, et c'est un plaisir de retrouver
ce talent supérieur que nous connaissons et vénérons
depuis longtemps. Le sujet était excellent, le but
juste, et il a réussi; si on pouvait dire la même chose
du sujet et du but de son écrit sur les KabireSy nous
pourrions l'en louer aussi, car là aussi il a prouvé son
art et son talent d'orateur. »
Les Kahires de Schelling amenèrent la conversation
sur la Nuit classique de Waîpurgis^ et sur la différence
qui la sépare des scènes du Brocken de la première
partie.
— « La première nuit deWalpurgis, dit Gœthe, est
monarchique; là le diable est respecté et traité comme
un chef. Au contraire, la nuit classique est tout à fait
républicaine; tous les personnages sont placés sur la
même ligne; l'un vaut l'autre, aucun ne se subordonne
et ne s'inquiète des autres. »
— « Et puis , dis-je , dans la nuit classique, tout se
sépare en personnages bien différents, tandis que sur
le Bloksberg allemand on ne voit qu'une masse de
sorcières. »
— a Aussi, dit Gœthe, Méphistophélès sait ce que
l'Homunculus veut dire quand il parle de sorcières thes-
saliennes. Un bon connaisseur de l'antiquité pourra avoir
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 259
déjà quelques idées à ce seul nom de sorcières thessa-
liennes ; l'ignorant ne \erra là qu'un mot. »
— « Il faut, dis-je, que l'antiquité soit bien pré-
sente et bien vivante dans votre esprit pour que vous
puissiez ressusciter avec tant de fraîcheur toutes ces
figures, les employer et les manier avec autant d'ai-
sance. »
— « Si pendant toute ma vie, ditGœthe, je ne m'étais
pas occupé d'arts plastiques , cela ne m'aurait pas été
possible. Le difficile, c'était de rester modéré au milieu
d'une telle abondance, et d'écarter toutes les figures qui
n'étaient pas absolument en harmonie avec mon plan.
Par exemple je n'ai fait aucun usage ni du Minotaure,
ni des Harpies, ni d'autres monstres encore. »
— « Ce que vous avez évoqué dans cette nuit est si
bien lié, si bien groupé, que l'imagination se rappelle
tout volontiers et sans difficulté, et en recompose un
tableau. Les peintres ne laisseront certes pas échapper
ces sujets , et je me réjouis déjà de voir Méphistophé-
lès chez les Phorkiades, essayant de prolil le fameux
masque ^ »
— « Il a là quelques bons traits de ma façon , dit
Gœlhe, que tôt ou tard le monde ulihsera de plus d'une
manière. Quand les Français seulement connaîtront
Hélène, et verront ce que Ton peut en tirer pour leur
théâtre!... ils abîmeront la pièce elle-même, mais ils
sauront s'approprier habilement ce qui peut leur servir,
et c'est là tout ce que Ton peut attendre et désirer. Ils
ajouteront certainement à la Phorkiade un Chœur de
monstres, semblable à celui qui est déjà indiqué ailleurs. »
* Voir Faust, traduction de M. Blazc de Cury, page 577
260 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
— « Il faudrait, dis-je, qu'un bon poëte de l'école
romantique arrangeât la pièce en opéra, et que Rossini
réunit toutes ses forces pour écrire la musique à'Hélène.
Il y a là une occasion comme on en trouve rarement pour
de splendides décorations, de rapides changements à vue,
des costumes éblouissants, de délicieux ballets, sans
compter que tous ces plaisirs pour les yeux ont comme
point d'appui une fable d'une valeur telle, qu'on n'en dé-
couvrirait pas aisément une meilleure. »
« Attendons, dit Goethe, ce que les dieux nous donne-
ront. Il ne faut rien hâter en ces matières. Il faut que
la pièce se fasse peu à peu connaître des hommes, et que
les directeurs de théâtre, les poètes et les compositeurs
trouvent un avantage à la faire jouer. »
Mardi, 22 février 1831.
Le conseiller supérieur du consistoire * Schwabe me
rencontre dans la rue, je l'accompagne un peu, et il me
parle de ses diverses occupations. Il me dit que dans
ses heures perdues il prépare l'édition d'un petit volume
de sermons, qu'un de ses livres pour les écoles vient
* Eckermann a voulu donner ici un exemple de la toléranee pratique
de son maître. 11 est en effet curieux de voir Goethe engager son disciple à
fréquenter un défenseur ardent de la religion prolestante. On sent dans
les paioles de Goethe la sérénité et la tranquille indulgence d'une con-
viction sûre d'elle-même. 11 cherche à faire d'Eckermann ce qu'il était
lui-même : un observateur curieux et paisible de toutes les variétés de
caractères humains. Il laisse à chacun sa foi, et garde la sienne. L'unité
de pensée n'est peut-être pas impossible dans ce monde, mais elle ne sera
que le résultat suprême de l'unité d'enseignement, de l'unité d'études, etc.;
comme les prémisses n'existent pas encore, il ne faut pas exiger la con-
séquence. Goethe était même si persuadé du droit de chaque individu à
l'indépendance, qu'il trouvait l'expression tolérance injurieuse. « Le
droit, disait-il, ne doit pas être toléré, il doit être reconnu. Celui qui
tolère insulte. » [Pensées, VU" Partie.)
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 261
d'être traduit en danois, que quarante mille exemplaires
ont été vendus, et qu'on l'a introduit en Prusse dans les
principales écoles. Il me prie de lui faire visite, ce que
je promets avec plaisir.
En dînant avec Goethe, je parle de Schwabe, et Gœthe
fait son éloge avec moi. — « La grande-duchesse, dit-il,
l'apprécie beaucoup, et elle connaît bien ses gens. Je
ferai dessiner son portrait pour ma collection, et vous
ferez très-bien d'aller le voir, et de lui demander de vous
recevoir souvent. Voyez-le, écoutez-le vous exposer tout
ce qu'il fait et veut faire. Il sera intéressant pour vous
de jeter un coup d'œil dans une sphère d'activité dont
on ne peut avoir aucune idée nette, si on n'a pas eu des
relations intimes avec un homme comme lui. »
Je le promis , car faire la connaissance des hommes
qui travaillent dans un esprit d'utilité pratiques toujours
été dans mes goûts.
Mercredi, 23 février 1831.
Avant dîner, je me promenais sur la route d'Erfurt, je
rencontrai Gœthe qui fit arrêter et me prit dans sa voi-
ture. Nous montâmes jusqu'au bois de sapins, en causant
d'histoire naturelle. Toutes les collines que l'on apercevait
au loin étaient couvertes de neige, et je fis remarquer
que, vu dans l'éloignement, un objet sombre se revêtait
d'une teinte bleuâtre plus facilement qu'un objet blanc
d'une teinte jaune. Gœthe fut de mon avis, et bientôt
nous nous trouvâmes amenés à parler de la haute im-
portance des phénomènes primordiaux, derrière lesquels
on croit apercevoir imniédiatement la Divinité.
« Je ne demande pas, dit Gœ'tlie, si cet êlre suprême
a fintelligence et la raison, mais je sens qu'il est fin-
ir.
262 COr^VERSATIONS DE GŒTHE.
telligence, la raison même. Toutes les créatures en sont
pénétrées, et l'homme en a en lui-même autant qu'il
peut reconnaître de parties de l'être suprême. »
En dînant , nous causâmes des travaux de certains
naturalistes, qui, pour décrire le monde organisé, veu-
lent partir de la minéralogie. « C'est là une grande er-
reur, dit Gœthe. Dans le monde minéralogique, la sim-
plicité extrême est l'extrême beauté; dans le monde
organique, c'est la complexité extrême. On voit donc
que les deux mondes ont deux directions tout à fait dif-
férentes, et qu'on ne peut point passer par degrés de
l'un à l'autre. »
i Jeudi, 24 février 1831.
En dînant, Gœthe m'a dit : « Ce qu'il y a de difficile
dans la nature, c'est d'apercevoir la loi là même où elle
se cache à nous, et de ne pas se laisser égarer par des
phénomènes en contradition avec le témoignage de nos
sens. Car dans la nature bien des faits sont contestés par
nos sens et cependant sont vrais. S'il y a quelque chose
de contraire au témoignage de nos sens, c'est assurément
que le soleil soit immobile, ne se lève pas, ne se couche
pas, et que la terre tous les jours tourne sur elle-même
avec une inconcevable rapidité ; cependant aucun homme
instruit ne doute qu'il n'en soit ainsi. Il y a dans le règne
végétal des phénomènes de ce genre, et il faut prendre
garde de se laisser engager par eux dans une voie
fausse. »
Lundi, 28 février 1831.
Je me suis occupé toute la journée du manuscrit du
quatrième volume de la biographie de Gœthe, qu'il m'a
envoyé hier, pour voir ce qu'on pourrait encore y faire.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 265
Ce volume est tout différent des premiers. Dans ceux-
ci, le temps marchait vite, et Gœthe suivait toujours une
direction bien déterminée. Au contraire, dans ce qua-
trième volume, tout devient plus lent, plus indécis. Des
entreprises sont commencées pour être abandonnées ; on
sent partout l'influence d'une puissance cachée, occupée
à préparer les divers fils d'une destinée qui attend un
long avenir. C'est ici que Gœthe pouvait parler de celte
puissance secrète, mystérieuse, que tous sentent, qu'au-
cun philosophe n'expHque, et pour laquelle l'homme reli-
gieux se tire de difficulté avec un mot édifiant. Gœthe ap-
pelle cette énigme indicible du monde et de la vie le dé-
moniaque^; quand il en donne une description, il semble
qu'il dise vrai, et que sur certaines profondeurs de notre
vie le rideau se soit levé. Nous croyons voir plus loin,
plus clairement, mais bientôt nous sentons que le sujet
est trop grand, trop varié, et que nos yeux n'atteignent
que jusqu'à une certaine limite déterminée.
L'homme est né seulement pour ce qui est petit, et il
ne conçoit, il n'aime que ce qu'il connaît. Un grand
connaisseur sait comprendre un tableau et rattacher le
détail à l'ensemble; tout est également vivant pour lui.
Il n'a pas de préférence pour certaines parties isolées, il
ne se demande pas si un visage est laid ou beau, si un
endroit est clair ou sombre, il se demande si Vensemble
est bien composé, conformément à la règle et à la
raison. Mais conduisons un ignorant devant un ta-
bleau un peu compliqué; nous verrons que l'ensemble le
* Vexprcssion démoniaque esl empruntée à Socrate et à Platon comme
l'expression enléléchie avait été empruntée à Aristote, A force de se
4)énélrer de l'aniiquité hellénique, Goethe, involontairement, avait pris
la langue même de sa Grèce bien-aimée.
264 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
touche peu ou lui paraît obscur, et, au contraire, que cer-
taines parties l'attirent, que d'autres le choquent, et qu'à
la fin il reste et s'arrête à de tout petits objets isolés,
louant par exemple la manière dont est fait ce casque ou
cette plume. Or, au fond, nous autres hommes, devant
le grand tableau surnaturel du monde, nous jouons tous
plus ou moins le rôle de cet ignorant. Les parties éclai-
rées, attrayantes, nous attirent, les parties sombres el
désagréables nous repoussent, l'ensemble nous trouble, et
nous cherchons en vain à nous faire une idée claire d'un
Être unique à qui nous puissions attribuer tant d'éléments
contraires. Pour les œuvres humaines on peut devenir
bon connaisseur en s'assimilant l'art et le savoir d'un
maître, mais pour les œuvres divines il faudrait devenir
un être égal au plus élevé des êtres. Si cet Être voulait
dès maintenant nous transmettre et nous révéler ses se-
crets, nous ne les comprendrions pas, nous ne saurions
qu'en faire, et serions comme cet ignorant dont nous
parlions, à qui le connaisseur en peinture ne pourrait
jamais faire comprendre les prémisses d'après lesquelles
il juge. A ce point de vue il est donc très-juste qu'aucune
religion n'ait été donnée immédiatement par Dieu, mais
que toutes soient l'œuvre d'hommes supérieurs, et
comme telles proportionnées aux besoins et aux facultés
d'une grande masse de leurs égaux. Si elles étaient une
œuvre de Dieu, personne ne les comprendrait ; comme
elles sont l'œuvre des hommes , elles no disent rien
d'impénétrable. La religion des anciens Grecs, qui étaient
déjà très-cultivés, se borna à incarner dans différentes
Divinités les manifestations diverses de l'impénétrable.
Ces divinités isolées étaient des êtres limités; il restait,
pour les lier toutes ensemble, une place vide. Les Grecs
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 265
inventèrent l'idée du Fatum^^ qu'ils mettaient au-dessus
de tout ; comme cet être restait toujours de tous côtés
impénétrable, la difficulté était plutôt éludée que résolue.
Le Christ eut l'idée d'un Dieu unique, auquel il donna
toutes les perfections qu'il sentait en lui-même. Ce Dieu,
essence de sa belle âme, était plein de bonté et d'amour
comme lui-même, et tout à fait digne que les hommes
bons se donnassent avec pleine confiance à lui et en ac-
ceptassent l'idée comme le lien le plus doux qui pût les
unir avec le ciel.
Mais ce grand Être, que nous nommons la Divinité,
ne se manifeste pas seulement dans l'homme, il se ma-
nifeste aussi dans une riche et puissante nature et dans
les immenses événements du monde; une image de lui
formée à l'aide des seules qualités de l'homme ne peut
donc suffire, et l'observateur rencontrera bientôt des
lacunes et des contradictions qui le conduiront au doute,
même au désespoir, s'il n'est pas assez médiocre pour .^e
laisser calmer par une défaite spécieuse, ou s'il n'est pas
assez grand pour parvenir à un point de vue plus
élevé.
Ce point de vue, Gœthe de bonne heure le trouva
dans Spinosa, et il se plaît à reconnaître combien les
aperçus de ce grand penseur répondaient aux besoins
de sa jeunesse. Il se retrouvait en lui, et c'est en lui
qu'il pouvait apercevoir la meilleure confirmation de lui-
même.
Ces aperçus n'étaient pas tirés de lui-même ; les œuvres
et les manifestations de Dieu dans le monde étaient leur
point d'appui ; aussi ce ne furent pas des écorces qu'il
* Que fatalité traduit mal. Fatum, c'est la destinée, bienfaisante ou
hostile, providence ou fatalité.
266 CONVERSATIO^'S DE GŒTHE.
était exposé à rejeter comme inutiles dans le cours des
profondes recherches qu'il institua plus tard sur lui-même,
sur le monde et sur la nature ; ce furent les germes nais-
sants et les racines d'une plante qui grandit de longues
années dans une direction toujours uniformément bonne,
et qui enfin se déploya en fleur de riche connaissance.
Ses adversaires lui ont souvent reproché de n'avoir
aucune foi. Il n'avait pas la leur, parce qu'elle était trop
étroite pour lui. S'il avait voulu dire la sienne, ils au-
raient été étonnés, mais n'auraient pas été capables de la
comprendre ^
Goethe est bien éloigné de croire qu'il connaît l'être
suprême tel qu'il est. Tous ses écrits, toutes ses paroles,
disent qu'il est impénétrable, et que l'homme ne peut
avoir sur lui que des approximations et des pressenti-
ments. Mais la nature et les hommes sont tellement pé-
nétrés de divin, que ce divin nous soutient ; « nous
vivons, nous nous mouvons, et nous existons en lui; »
nos souffrances et nos joies obéissent à des lois éter-
nelles, que nous suivons ou qui nous entraînent. Que
nous les connaissions ou les ignorions, peu importe. Le
gâteau plaît à l'enfant, sans qu'il sache qui l'a fait, et
la cerise plaît au passereau, sans qu*il s'inquiète de la
manière dont elle a poussé.
* A propos d'un livre de M. de Hengstenberg contre les Affinités, Gœllie
écrivait à Zelter, le 51 octobre 1851 : a J'ai toujours exècre les dévols
hypocrites, et tout ce que je connais des Berlinois me les fait maudire,
il est donc juste qu'ils me mettent au ban de leur empire. — Il yen a un
de leur bande qui, dernièrement, voulait me prendre au corps et qui
parlait de panthéisme; comme il touchait juste!... Je lui répondis en
lui disant avec une grande simplicité : « Je n'ai pas encore rencontré
« une personne sachant ce que ce mot signifie. »
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 263
Mercredi, 2 mars 1831.
Dîné avec Goethe. La conversation est venue bientôt
^ir le démoniaque, et il a dit à ce sujet : a Le démo-
niaque, c'est ce qui est insoluble par l'intelligence et
par la raison. Il ne fait pas partie de ma nature, mais je lui
suis soumis. »
« Napoléon, dis-je, paraît avoir été soumis au démonia-
que. » — « Énormément, ditGœthe; personne presque ne
peut lui être comparé à ce point de vue. — Feu le grand-
duc était aussi une nature démoniaque ^ pleine d'une éner-
gie sans mesure, sans repos, aussi son empire lui
semblait trop petit, et le plus grand aurait été trop petit
encore. Les Grecs comptaient les créatures démoniaques
de cette espèce au nombre des demi-dieux. »
« Le démoniaque, dis-je, ne se montre-t-il pas aussi
dans les événements ?» — « Très-certainement, dans tous
ceux que ne peuvent expliquer ni l'intelligence ni la
raison. Il se manifeste de la façon la plus variée dans
toute la nature, visible et invisible. Beaucoup de créa-
tures sont tout à fait démoniaques ; d'autres le sont en
partie. »
« Méphistophélès n'a-t-il pas quelques traits de dé-
moniaque? » demandais-je. — « Non, dit Goethe.
Méphistophélès est un être beaucoup trop négatif; le
démoniaque se manifeste par une énergie toute positive.
Parmi les artistes, il se montre plutôt chez les musi-
* C'cst-â-dire soumise à une force intérieure, instinctive, dont il ne se
•rendait pas compte et qu'il pouvait difficilement maîtriser. Les natures
démoniaques sont, en un mot, des natures plus instinctives que réfléchies,
et par conséquent plus divines qu'humaines. Comparer le commentaire
•des Sentences orphiques.
268 CONVERîîATIOISS DE GŒTUE.
ciens que chez les peintres. Il se montre chez Paganini
à un haut degré, et c'est là ce qui exphquo les grands
effets qu'il produit. »
Ces explications m'étaient très-précieuses, car elles
me rendaient plus saisissable ce que Gœthe entend par
le démoniaque.
Jeudi, 5 marsISôi.
A midi chez Gœthe. En examinant des livraisons d'ar-
chitecture, il a dit qu'il fallait une certaine présomption
pour construire des palais, quand on ne sait jamais avec
certitude combien de temps une pierre restera debout
sur l'autre. « C'est celui qui peut vivre sous une tente
qui est le mieux établi. Ou bien il faut faire comme
certains Anglais, qui vont de ville en ville, d'auberge en
auberge, et trouvent partout une bonne table bien
garnie. »
Dimanche, 6 mars 1831.
Dîné avec Gœthe. Nous avons causé entre autres
choses des enfants et de leurs petits défauts que Gœthe
compare aux feuilles caulinaires d'une plante ; feuilles
qui tombent peu à peu d'elles-mêmes, et dont on ne
s'occupe guère. «L'homme, a-t-il dit, doit parcourir un
certain nombre de degrés, et chaque degré a ses vertus
et ses vices particuliers, qu'il faut considérer alors comme
naturels et pour ainsi dire légitimes. A chaque degré
vertus et vices disparaissent et cèdent la place à d'autres.
Et ainsi de suite jusqu'à la dernière transformation qui
amènera en nous un changement que nous ignorons. »
Au dessert Gœthe me lut quelques fragments du
CONVERSATIONS DE GŒTHE. '260
Mariage de Hanswiirsî^ qu'il a conservés depuis 1775.
KHian Bnistlleck ouvre la pièce par un monologue dans
lequel il se plaint que réducation de Hanswurst^ malgré
toute? ses peines, lui ait si peu réussi. Cette scène et
les suivantes étaient tout à fait dans le ton de Faust.
Une force de création dune énergie qui allait jusqu'à
la témérité se montrait à chaque ligne, et je regret-
tais seulement que toutes les bornes fussent telle-
ment franchies, qu'on ne peut communiquer cette œuvre
même par fragments. Gœthe me lut ensuite la liste des
personnages qui jouent dans la pièce; ils remplissaient
presque trois pages, et pouvaient bien être au nombre
(le cent. Tous ces noms plaisamment fabriqués étaient
souvent les plus drôles et les plus vifs : à chaque instant
j'éclatais de rire. Beaucoup de ces noms faisaient allu-
sion à des délauts corporels et dessinaient si bien le per-
sonnage, quil apparaissait comme vivant devant les
yeux; d'autres, en faisant alhisiou à des défauts ou à
des vices, ouvraient une vue perçante sur la profondeur
du monde de l'immoralité. Si cette œuvTe avait été ache-
vée, il aurait falUi en admirer l'invention, qui réunissait
dans une seule action vivante une si grande variété de
figures symboliques.
— «Je n'aurais pas pu finir celte pièce, dit Gœthe, car
elle exigeait une abondance de malice que j'avais bien
en moi par moments, mais qui au fond n'était pas dans
ma vraie nature, et que je ne pouvais par conséquent
conserver. Et puis nous vivons en Allemagne dans des
cercles trop étroits pour que l'on puisse publier avec suc-
cès de pareilles œuvres. — 11 faut un large théâtre comme
* C'est le Paillasse Memmà. UansuKrst sizn'iî'ie Jean-Saucisson.
270 CO^'VERSATIO^'S DE GŒTIIE.
Paris pour que Ton puisse se donner ce plaisir ; il en
est absolument d'une pièce de ce genre comme de Dé-
ranger : il est possible à Paris ; il ne faudrait pas penser
à lui à Francfort ou à Weimar. »
Mardi, 8 mars 183t.
Aujourd'hui en dînant, Goethe m'a parlé d'Ivanhoé^
qu'il est en train de Hre : « Walter Scott, a-t-il dit, est
un grand talent qui n'a pas son pareil, et on ne doit
pas s'étonner qu'il ait conquis une si extraordinaire
influence sur le monde entier des lecteurs. Il me fait
beaucoup penser, et je découvre en lui un art tout nou-
veau qui a ses lois particulières. »
Nous parlâmes ensuite du quatrième volume de la
Biographie de Goethe, et cela nous ramena insensible-
ment au démoniaque. « Dans la poésie, dit Goethe, il y
a quelque chose de tout à fait démoniaque, et surtout
dans celte poésie dont on n*a pas conscience, qui dépasse
l'intelligence et la raison, et qui par suite a des effets si
merveilleux. Il y a aussi beaucoup de démoniaque dans
musique, car elle est si élevée, qu'elle reste au-dessus de
toute intelligence, et elle sait produire des effets qui do-
minent tout le monde, et dont personne ne peut rendre
compte. Aussi le culte religieux ne peut s'en passer ;
elle est un des premiers moyens pour exercer sur
l'homme des influences merveilleuses.
« Le démoniaque se jette aussi volontiers sur les grands
individus, surtout quand ils occupent des rangs élevés,
comme Frédéric et Pierre le Grand. Il se montrait chez
le feu grand-duc à un tel point, que personne ne pou-
vait lui résister. Sa simple présence exerçait de l'attrait
sur les hommes, sans qu'il lui fût nécessaire de se montrer
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 271
bienveillant et amical. Tout ce que j'ai entrepris sur son
conseil m'a réussi; aussi, lorsque j'étais embarrassé,
j'avais l'habitude de lui demander ce qu'il me fallait
l'aire ; il me le disait instinctivement, et je pouvais être
sûr d'une heureuse issue. — Il eût été à souhaiter qu'il
pût se mettre en possession de mes idées et de mes grands
projets, car lorsque l'esprit démoniaque le quittait, resté
avec ses seules facultés humaines, il était embarrassé.
Dans Byron aussi le démoniaque a été très-énergique,
c'est là ce qui exphqueses qualités attractives, auxquelles
les femmes surtout ne pouvaient résister. »
— « Dans l'idée de la Divinité, essayai-je de dire, cette
force agissante que nous appelons le démoniaque ne
semble pas exister. »
- — « Cher enfant, dit Goethe, que savons-nous de
l'idée de la Divinité, et que signifient nos étroites con-
ceptions de l'Être suprême? Quand je le nommerais par
cent noms, comme les Turcs, cela ne suffirait pas en-
core, et en face do ses attributs sans limites, je n'aurais
rien dit. »
Mercredi, 9 mars 1831.
Gœthe a continué aujourd'hui à parler avec le plus
grand éloge de Walter Scott.
— « On lit beaucoup trop de livres médiocres avec les-
quels on perd son temps et dont on ne retire rien, a-t-il
dit. On devrait ne lire que ce qu'on admire, comme je
faisais dans ma jeunesse, et comme je le vois maintenant
avec Walter Scott. J'ai commencé Rob Roy^ et je veux
lire de suite ses meilleurs romans. Sujet, idées, ca-
ractères, développement, tout y est grand ; et dans les
études préparatoires, quelle application ! Dans l'exécu-
272 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
tion, quelle vérité de détails! On voit ce qu'est l'histoire
anglaise, et ce qu'un bon poëte peut faire, quand il reçoit
en legs un pareil trésor. Au contraire, notre histoire
d'Allemagne en cinq volumes est une vraie pauvreté*, et
après le Gœtz de Berlichingen on est retombé tout de
suite dans la peinture de la vie privée ; on a écrit une
Agiles Bernauerin^ un Olto de Wittelsbach^^ œuvres
qui n'ont pas une valeur bien grande. »
Je lui dis que je lisais Daphnis et C/i/oe dans la traduc-
tionde Courier. — «Voilà encore un chef-d'œuvre, dit-il,
que j'ai souvent lu et admiré, où l'on trouve l'intelligence,
l'art, le goût poussés à leurs dernières hmites, et ^ui
fait un peu descendre le bon Virgile. Le paysage est tout
à fait dans le style du Poussin, et quelques traits ont
suffi pour dessiner dans la perfection le fond sur lequel
se détachent les personnages. — Vous savez que Cou-
rier a découvert dans la bibhothèque de Florence un
nouveau manuscrit, avec un passage très-important
que les éditions antérieures n'avaient pas. Mais je dois
avouer que j'avais toujours lu et admiré le poëme avec
sa lacune, sans m'apercevoir et sans remarquer que la
cîme même du poëme manquait. C'est là une preuve de
l'excellence de Tœuvre, car ce qui existe nous faisait
tant de plaisir, qu'on ne pensait pas à ce qui pouvait être
absent. »
* Mercredi, 9 mars 1831.
J'ai annoncé à Gœthe que Madame la grande-duchesse
donnera 1000 thalers au théâtre, pour aider les jeunes
* Raupacli a écrit l'histoire entière des Hohenstaufen dans une série de
seize drames. Les faits et les personnages y sont, mais c'est tout.
^ Olto de Wittelsbach (1781), drame de Franz de Babo; Agnes
Bernauerin (1780), drame du comte de Torring-Cronsfeld. Ces deux
poètes étaient morts en 1851.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 273
artistes qui promettent, nouvelle qui a paru faire grand
plaisir àGœthe. Je lui apportais encore une autre nou-
velle. Madame la grande-duchesse veut appeler à Weimar,
pour leur y procurer une existence indépendante et tran-
quille, les écrivains distingués d'Allemagne qui sont sans
fortune, sans emploi, et qui n'ont que leur talent pour
vivre. Ils pourraient ainsi terminer leurs œuvres à loisir,
et ne seraient pas obligés de travailler à la hâte, au dé-
triment de leur talent et de la littérature.
— « L'intention de madame la grande-duchesse, dit
Gœthe, est vraiment princière; je m'inchne devant ces
nobles idées, mais les choix seront bien difficiles. Nos
premiers talents ont déjà une position assurée, soit par
des places, soit par des pensions, soit par une fortune per-
sonnelle. Weimar déplus ne convient pas à tous, et c'est
un séjour qui ne leur serait pas toujours favorable. Ce-
pendant je ne perdrai pas de vue cette noble idée, et je
verrai ce que l'avenir nous apportera de bon. »
Vendredi, 11 mars 1851.
Dîné avec Gcethe. « Il est remarquable, a-t-il dit, que
ces descriptions détaillées dans lesquelles excelle Walter
Scott, le conduisent souvent à des fautes. Ainsi, dans
Ivanhoé^ il y a une scène où l'on voit un étranger entrant
le soir dans une salle de festin ; il a décrit le personnage
tout entier ; mais il a fait une faute en décrivant aussi ses
pieds, ses souliers, ses bas, car lorsqu'on est assis le soir
à table, si quelqu'un entre, on ne voit que la partie su-
périeure de son corps. Si je décris aussi les pieds, aus-
sitôt la lumière du jour entre, et la scène perd son
caractère nocturne. » Gœthe ajouta encore beaucoup
d'autres observations sur Walter Scott ; je l'engageai à
274 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
écrire ces vues, mais il s'y refusa, disant que dans cet
écrivain l'art était arrivé à un si haut degré, qu'il était
difficile d'expliquer d'une façon saisissable les idées qu'il
inspirait.
Lundi, 1-4 inar:- 1831.
Dîné avec Gœthe. Je lui parle de la Muette de Portici,
qui a été donnée avant-hier. Les vrais motifs de la révo-
lution n'y sont pas expliqués, remarquons-nous, et c'est
là une cause de succès, parce que chacun suppose que
ces motifs sont ceux mêmes qu'il voit dans sa ville ou dans
son pays. — « L'opéra tout entier, dit Gœthe, est au fond
une satire du peuple, car faire des amours d'une pê-
cheuse une affaire publique, et appeler un prince un
tyran, parce qu'il épouse une princesse, c'est là une
absurdité aussi ridicule quo possible. »
Au dessert Gœthe m'a montré des dessins très-gais,
faits sur des phrases bedinoises, et nous admirâmes avec
quelle mesure l'artiste avait su côtoyer la caricature sans
y tomber.
Mardi, 15 mars 1831.
Dîné avec le prince et M. Soret. Nous causons de la
conclusion de la Nouvelle* de Gœthe, et je fais cette re-
marque que les idées et l'art y sont trop relevés pour que
les hommes de nos jours les saisissent bien. On n'accepte
aujourd'hui les merveilles que dans la poésie pure;
dans la réalité présente, elles nous choquent; celte foi à
des êtres supérieurs qui dans ce moment même veillent
sur nous ne vit plus dans le cœur de l'homme ou est
détruite par l'éducation. Aussi notre siècle devient de
plus en plus prosaïque, et avec cette disparition de là
* Dont il a été longuement parlé plus haut.
CONVERSATIONS DE GOETHE. 275
foi à l'invisible, toute poésie s'évanouira. Cependant celle
foi a existé de tout lemps ; elle est la base de toutes les
religions chez tous les peuples ; elle se trouve dans les
époques primitives et dans les siècles très-civilisés ; Platon
l'avait, et nous la voyons aussi se montrer avec énergie
chez l'auteur de Daphnis et Chloé, Dans cet aimable
poëme, la divinité apparaît sous la forme des Nymphes
et de Pan; ils s'intéressent aux bergers pieux et aux
amants, qu'ils protègent et sauvent pendant le jour, et
auxquels ils apparaissent la nuit en rêve pour leur dire
ce qu'ils doivent faire. La Nouvelle de Gœthe est desti-
née à rendre sensible celte puissance invisible; mais,
pour rendre son action plus vraisemblable à l'incrédulité
du dix-neuvième siècle, le poëte a ajouté l'iniluence de
la musique ; comme au temps d'Orphée, elle apaise le
lion, et le force à suivre docilement l'enfant. — J'ai re-
marqué souvent que les hommes sont tellement prévenus
de l'excellence de leurs facultés, qu'ils n'hésitent pas un
seul instant à les attribuer aux Dieux, mais ils répu-
gnent à en accorder même une faible part aux ani-
maux.
Mercredi; 16 mars 1851.
Diné avec Gœthe. Nous causons de Guillaume TelL —
« Je m'étonne, dis-je, que Schiller ait pu commeltre la
faute de rabaisser tant son héros, en lui faisant tenir
une conduite si peu noble avec le duc de Souabe, fugitif
qu'd condamne si sévèrement, pendant que lui-même se
vante de sa propre action. » — « C'est à peine conce-
vable, répondit Gœthe, mais Schiller, comme d'autres,
était soumis à l'influence des femmes, et, s'il a été amené
à commettre celte faute, ce fut plutôt en cédant à celte
influence qu'en obéissant à son naturel, qui était bon. »
276 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
Vendredi, 18 mars 1831.
Dîné avec Goethe. Je lui apporte Daphnis et Chloé,
qu'il désire relire. Causant sur les croyances les plus
élevées, nous nous demandons s'il est bon et possible
de les communiquer aux autres hommes. Goethe dit :
« La faculté de comprendre les hautes idées est très-
rare, et en conséquence, dans la vie ordinaire, on fait
toujours bien de garder ces idées pour soi et de n'en
montrer que ce qui est nécessaire pour nous donner
quelque avantage sur les autres \ »
Comme nous remarquions ensuite que beaucoup
d'hommes, surtout parmi les critiques et les poètes,
ignorent complètement la vraie grandeur et au contraire
estiment extraordinairement la médiocrité, Gœthe a dit :
* Ce mot ne doit pas être comparé au mot de Fontenelle. Gœthe ne
veut pas, comme on l'a dit, cacher la vérité; il veut simplement ne pas
la communiquer au hasard, au premier venu, parce que, en pénétrant
dans un cerveau étroit, la plus grande idée devient petite, et il redoute
cette altération qui est aussi une profanation; il ne révèle donc ses pensées
les plus intimes qu'à ceux qui s'en montrent dignes; à mesure que l'on
a pénétré davantage dans le monde philosophique, il laisse tomber plus de
voiles; dans la conversation sérieuse, dans la discussion, il proportionne
ses armes au mérite et au savoir de son adversaire. Là, comme partout,
partisan d'un ésolérisme modéré et calculé suivant les individus, il se
montre aristocrate libéral. Cette prudence n'exclut pas le courage, l'audace
même, quand l'occasion le veut. Que l'on se rappelle seulement cette
préface poétique d'Hermann et Dorothée, où il dit avec tant de fierté:
« Aucun nom ne m'en impose ; aucun dogme ne m'enferme dans ses
limites; les vicissitudes souvent tyranniques de l'existence humaine ne
m'ont pas amené à me déguiser; j'ai toujours méprisé le nnisérahie mas-
que de l'hypocrisie. ); — La franchise est une des qualités les plus évi-
dentes de Gœthe. Il le prouve assez par ses Conversations mêmes. Il a dit
nettement leurs vérités à tous les partis et à toutes les doctrines. Mais
il ne jugeait pas toujours opportun d'exprimer devant telle ou telle
personne une idée qui déjà peut-être se trouvait imprimée tout au long
dans SCS œuvres.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 277
« L'homme ne reconnaît et n'apprécie que ce qu'il est
capable de faire lui-même, et, comme certaines gens
trouvent leur vrai élément dans la médiocrité, ils sifflent,
outragent, mettent sous leurs pieds les œuvres littéraires
vraiment blâmable?, mais dans lesquelles il y a cepen-
dant quelques qualités, afin de donner par là une élé-
vation apparente plus grande aux œuvres médiocres qu'ils
se plaisent à vanter. »
Nous parlâmes ensuite de sa théorie des couleurs et
de certains professeurs qui continuent toujours à en dé-
tourner leurs élèves comme d'une grosse erreur. « Cela
me fait de la peine pour plus d'un bon élève, dit Gœthe,
mais pour moi-même cela m'est parfaitement égal, car
ma théorie est aussi vieille que le monde, et à la
longue il faudra bien ne plus la nier et ne plus la
mettre de côté. »
Gœthe me raconta ensuite qu'il avançait et réussissait
de mieux en mieux dans la traduction de la Métamor-
phose des plantes^ qu'il fait avec Soret^ « Ce sera un
Hvre curieux, dit-il, car il est formé des éléments les
plus divers. J'y fais entrer quelques passages de jeunes
* Gœthe avait voulu surveiller celte traduction, a parce que, écrit-il
à Boisserée, j'ai, pendant toute ma vie, trop souffert dans ires tra-
ductions françaises... Dans toutes ces traductions de mes ouvrages, il
ne reste guère de moi que mon nom... » Il voulait éviter pour cette
œuvre scientifique, qui lui était si chère, les altérations qu'il supportait
plus volontiers pour ses œuvres littéraires. Le 24 avril 1S51, il écrivait
encore : « J'ai traduit dans mon français quelques passages importants
que l'ami Soret ne comprenait pas dans mon allemand; il les a retra-
duits dans son français, et je crois qu'ils seront peut-être plus intelli-
gibles pour tous dans sa langue que dans le texte original. Une daïoe
française s'est déjà servi heureusement de cet artifice. Elle fait traduire
l'allemand mot à mot, et donne ensuite au style le charme qui distingue
sa langue et son sexe. Ce sont là des résultats de la formation de la litté-
rature universelle; les nations pourront plus vite, par ces échanges,
s'approprier mutuellement leurs diverses qualités. »
1^1
278 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
naturalistes de mérite, et c'est un plaisir de voir que
maintenant, en Allemagne, il s'est formé pour les es-
prits distingués un si bon style, que l'on ne sait plus si
c'est telle personne ou telle autre qui parle. Ce livre me
donne plus de mal que je ne le pensais ; c'est presque
contre ma volonté que je l'ai commencé, mais j'étais
entraîné par quelque chose de démoniaque plus fort que
moi. »
— « Vous avez bien fait de céder, dis-je, car le démo-
niaque paraît être d'une nature si puissante, qu'il finit
toujours par l'emporter. »
— « Oui, mais l'homme doit chercher à conserver ses
droits en face de lui, et, dans le cas présent, je dois
mettre tous mes soins à rendre mon travail aussi bon
que mes forces et les circonstances le permettent. Il en
est avec ces choses comme avec le jeu de trictrac, les dés
qui tombent font beaucoup, mais l'habileté du joueur à
bien poser les jetons sur le damier n'a pas moins d'im-
portance. »
Dimanche, 20 mars 1831.
Gœthe m'a raconté en dînant qu'il avait lu ces jours-ci
Daphnis et Chloé. — « Le poëme est si beau, dit-il, que
Ton ne peut garder, dans le temps misérable où nous
vivons, l'impression intérieure qu'il nous donne, et chaque
fois qu'on le relit on éprouve toujours une surprise
nouvelle. Il y règne le jour le plus limpide; on croit ne
voir partout que des tableaux d'Herculanum, et ces ta-
bleaux, réagissant à leur tour sur le livre, aident notre
imagination pendant sa lecture. »
« — La mesure dans laquelle se renferme l'œuvre
entière m'a paru excellente, dis-je; c'est à peine si on
rencontre une allusion à des objets étrangers qui nous
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 279
feraient sortir de cet heureux cercle. On ne voit agir en
fait de divinités que Pan et les Nymphes ; on n'en nomme
guère d'autres, et on s'aperçoit que ces divinités suffisent
aux besoins des bergers.
« — Et cependant, avec cette mesure si grande, dit Goe-
the, là se développe un monde tout entier. Nous voyons
des bergers de toute nature, des laboureurs, des jardi-
niers, des vendangeurs, des mariniers, des voleurs, des
soldats, de nobles citadins, de grands seigneurs et des
esclaves. »
« — Il y a aussi, dis-je, tous les degrés de la vie
humaine, de la naissance à la vieillesse, et les différents
tableaux domestiques que les diverses saisons amènent
avec elles passent tour à tour devant nos yeux. »
« — Et le paysage 1 dit Gœthe, il est dessiné en quel-
ques traits avec tant de précision que nous voyons, der
rière les personnages, dans les parties hautes, les col-
hnes chargées de vignes, les prairies, les potagers, et
plus bas les pâturages, la rivière, les petits bois et dans
le lointain la vaste mer. Pas de trace de jours sombres,
de nuages, de brouillard et d'humidité ; toujours le ciel
du bleu le plus pur, l'air le plus doux et partout un sol
sec, sur lequel on pourrait s'étendre nu. Tout le poëme
trahit l'art et la culture les plus élevés. Tout y est parfaite-
ment calculé, et les événements sont préparés et expliqués
de la façon la plus heureuse, comme par exemple pour
le trésor trouvé près d'un dauphin pourri sur le rivage
de la mer. Et un goût, une perfection, ime délicatesse de
sentiment comparables à tout ce qui a été écrit de mieux !
Tous les accidents, tels que surprises, vols, guerres, qui
viennent troubler le cours heureux du récit principal,
sont racontés le plus vite possible, et aussitôt passés, ne
280 CONVERSATIONS DE GOETHE
laissent derrière eux aucun souvenir. Le \ice apparaît
comme une suite des citadins, et il n'apparaît pas dans
un personnage principal, mais bien dans une figure ac-
cessoire et d'une classe inférieure. Tout cela est de la plus
grande beauté. »
c( — Ce qui m'a plu aussi, dis-je, ce sont les rapports
des maîtres avec les serviteurs. D'un côté la conduite la
plus humaine, de l'autre une liberté naïve, mais aussi
un profond respect, et le désir de plaire aux maîtres.
Ainsi ce jeune habitant de la ville qui s'est attiré la haine
de Daphnis par la pensée d'un amour dénaturé cherche
à rentrer en grâce auprès de lui, quand il est reconnu
pour le fils de son maître, en reprenant hardiment aux
bergers Chloé et en la ramenant à Daphnis. »
« — Il y a dans tout cela preuve de beaucoup d'in-
telligence, dit Goethe: c'est aussi un trait excellent
d'avoir conservé à Chloé jusqu'à la fin du roman sa vir-
ginité, les deux amants ne connaissant rien de mieux
que de reposer nus l'un près de l'autre ; l'explication
de cette conduite amène l'auteur à agiter les plus grandes
idées. — Il faudrait écrire un livre entier pour bien mon-
trer tous les mérites de ce poëme. On fait bien de le lire
une fois tous les ans, on y apprend toujours, et on ressent
toujours toute fraîche l'impression de sa rare beauté. »
Lundi, 21 mars 1831.
Nous avons causé de la politique actuelle, des troubles
qui continuent à Paris, et de l'aveuglement des jeunes gens
qui veulent prendre part aux affaires les plus graves de
l'État. — « En Angleterre, ai-je dit, les étudiants, il y
a quelques années, dans la question de l'émancipation
catholique, ont aussi essayé d'exercer de l'influence en
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 281
rédigeant des pétitions, mais on s'est moqué d'eux et on
n'a pas fait attention à leurs actes. »
c< — L'exemple de Napoléon, dit Goethe, a, surtout en
France, excité des sentiments d'égoïsme chez les jeunes
gens qui ont grandi sous ce héros, et ils ne resteront pas
tranquilles tant que de leur sein ne sortira pas uis nou-
veau grand despote dans lequel ils verront réalisé ce qu'ils
désirent être eux-mêmes. Le malheur, c'est qu'un homme
comme Napoléon ne reparaîtra pas de sitôt, et je crains
presque qu'il n'en coûte encore quelques centaines de
milliers d'hommes pour que le monde retrouve le repos.
— Pendant quelques années, il ne faut pas penser à agir
par les lettres ; on ne peut maintenant que préparer en
silence de bons ouvrages pour l'ère de paix que l'avenir
verra. »
Après ces quelques mots sur la politique nous sommes
vite revenus à Daphnis et Cldoé. Gœlhe a loué la traduc-
tion de Courier comme tout à fait parfaite. — « Courier
a bien fait, a-t-il dit, de respecter et de conserver la vieille
traduction d'Amyot, en l'améliorant seulement dans quel-
ques passages, la purifiant et la rapprochant davantage
de l'original. Ce vieux français est si naïf, et convient si
bien à ce sujet, que l'on ne fera guère dans aucune autre
langue une meilleure traduction de ce livre. »
Nous parlâmes alors des œuvres originales de Courier,
de ses petites brochures, et de sa défense à propos de la
tache d'encre sur le manuscrit de Florence.
« — Courier, dit Gœthe, est un grand talent naturel,
«lui a des traits de Byron^, et aussi de Beaumarchais et
* Considéré non comme poëte, mais comme auteur du pamphlet les
Bardes anglais et les Critiques écossais. Goalhe connaissait très-bien cet
ouvrage; il en dvait commencé la traduction ; mais l'ignorance d'un <^Aûd
16.
282 C(j^VEKiiATlOxNS DE GŒTHE.
de Diderot. Il a de Byron la présence parfaite de tout ce
qui peut lui servir comme arguments ; de Beaumarchais
sa grande dextérité d'avocat; de Diderot, la dialec-
tique, et avec cela il est si spirituel, qu'on ne peut pas
l'être davantage. Il ne paraît pas cependant se justifier
complètement de la tache d'encre, et d'ailleurs, en géné-
ral, ses idées ne sont pas assez positives pour qu'on puisse
le louer sans restriction. Il était en querelle avec le
monde entier, et on ne peut guère croire qu'il n'y eût
pas de son côté aussi quelques torts. »
Nous avons parlé ensuite de la différence entré ce que
l'on entend en Allemagne par Geist et en français par
esprit. — « Vesprit français, dit Goethe, répond à ce
que nous appelons Witz (trait). Les Français rendraient
peut-être Geist par esprit et âme. Il y a dans Geist une
idée de puissance productive qui manque au mot français
esprits »
« — Voltaire, dis-je, a cependant ce que nous appe-
lons Geist; les Français, en lui reconnaissant de l'esprit,
ne lui reconnaissent-ils donc pas assez?
« — Pour une faculté pareille, dit Gœthe, ils se ser-
vent du mot génie. »
« — Je lis maintenant, dis-je, un volume de Diderot,
et je suis étonné du talent extraordmaire de cet homme.
Quelles connaissances ! Quelle puissance de parole ! On
nombre de petits faits auxquels Byron faisait allusion l'avait arrêté en
route. Beaumarchais est considéré comme auteur de ces Mémoires dont
Gœthe avait tiré Clavijo; Diderot comme auteur du ^eveu de Rameau.
* Voilà pourquoi Méphistophelès, le représentant de celui qui dit non,
le plus négatif de tous les êtres, est très-spirituel. Il y a dans l'esprit
quelque chose de mauvais au fond. Nous disons en France : il a de l'esprit
comme un démon. La puissance morale opposée en nous à cette puissance
perfide, c'est ^intelligence. Le diable est appelé le malin esprit, Dieu
est appelé l'Intelligence souveraine.
CONVEUSATIO^S DE GŒTIIE. 283
voit là un monde immense en mouvement, où chacun
excitait tous les autres, où l'esprit et le caractère devaient
s'exercer constamment pour rester habiles et forts. Quels
hommes en littérature possédaient les Français du dernier
siècle! J'en suis toujours étonné. »
« — C'était la métamorphose' d'une Uttérature de cent
ans, dit Gœthe, et depuis Louis XIV elle grandissait ; elle
était alors dans son plein épanouissement. C'est Voltaire
qui suscitait les esprits tels que Diderot , d'Alembert,
Beaumarchais et autres, car pour être quelque chose au-
près de lui, il fallait être beaucoup, et il ne s'agissait pas
de rester oisif. »
Gœthe me parla ensuite d'un jeune professeur de lan-
gues orientales dléna, très-instruit, qui est longtemps
resté à Paris, et. dont il désire que je fasse la connaissance.
Il m'a donné à lire un article de Schœn sur les comètes
prochaines, pour me mettre au courant de ces ma-
tières.
Mardi, 22 mars 1831.
Au dessert, Gœthe m'a lu des passages d'une lettre
qu'un de ses jeunes amis lui a écrite de Rome. On y voit
quelques artistes allemands avec de longs cheveux , des
moustaches , de grands cols de chemises rabattus sur
des habits taillés à l'ancienne mode allemande, des pipes
et des dogues. Ils ne paraissent pas être venus à Rome
* On voit combien l'idée de métamorphose avait pénétré profondément
Gœthe; dans la conversation il l'applique à tout. Il y a là une analogie
(qu'il ne faut pas pousser trop loin) avec les principes fondamentaux de
Hegel. Lui aussi, il voyait le monde entier comme une métamorphose
éternelle, infinie, comme un développement progressif universel, Gœthe,
dans ses dernière années, a lu avec grand intérêt certains ouvrages de
Hegel et de Schelling. 11 aimait Hegel, et l'a loué, mais toujours en mê-
lant à ses éloges de fortes restrictions, a II m'attire et me repousse, »
écrit-il à Zelter,
284 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
pour les grands maîtres , et pour apprendre quelque
chose. Raphaël leur paraît faible, et Titien n'est à leur
goût qu'un bon coloriste.
— « iNiebuhr a eu raison, dit Goethe, quand il a vu venir
un temps de barbarie. Le voilà déjà, nous y sommes
plongés, car en quoi consiste la barbarie, sinon à ne pas
distinguer l'excellent? »
Le jeune ami de Goethe parle du carnaval, de l'élec-
tion du nouveau pape , de la révolution qui a éclaté ,
d'Horace Vcrnet, qui se fortifie comme un chevalier dans
son château ; quelques artistes allemands ne sortent pas
de leur maison et se coupent la barbe, ce qui prouve que
ces déguisements n'ont pas été très-bien accueiUis des
Romains. Nous nous demandons si cette folie qui se
moîilre chezcesquelques jeunes artistes allemands a pris
son origine dans quelques individus et s'est ensuite ré-
pandue comme une maladie intellectuelle contagieuse,
ou bien si elle est due à l'esprit général du temps.
« Elle est due à un petit nombre d'individus, dit
Gœthe; voilà déjà quarante ans qu'elle dure. La doctrine
était : Pour que l'artiste arrive au premier rang, il lui
faut avant tout Piété et Génie. C'était là une théorie
très-séduisante et on l'accueillit à bras ouverts. Car
pour être pieux, il n'y a pas besoin d'étudier ; quant au
génie, chacun l'avait reçu en naissant de madame sa
mère. Pour être sûr d'avoir beaucoup de succès dans la
foule des esprits médiocres, il n'y a qu'à exprimer des
idées qui flattent la vanité et la paresse. »
Vendredi, 25 mars 1831.
Gœthe m'a montré un élégant fauteuil vert , qu'il
s'était fait acheter ces jours-ci dans une vente publique.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 285
« Je ne m'en servirai pourtant guère ou pas du tout,
me dit-il , car toute espèce d'aises est au fond opposée
à ma nature. Vous ne voyez aucun sol'a dans ma
chambre; je suis toujours assis sur ma vieille chaise
de bois, et voilà seulement quelques semaines que j'ai
fait ajouter une espèce d'appui pour ma tête. Un entou-
rage de meubles élégants et commodes suspend ma
réflexion et me plonge dans un état de bien-être passif.
A moins que l'on n'y soit habitué depuis sa jeunesse, de
beaux appartements et un mobilier élégant ne convien-
nent qu'aux gens qui n'ont et ne peuvent avoir aucune
pensée. »
Dimanche, 27 mars 183t.
Le printemps est enfin revenu, le ciel est bleu, tra-
versé seulement par de légers nuages blancs. Gœthe a
fait mettre le couvert dans un pavillon du jardin, et nous
avons pris notre repas en plein air. Nous avons causé de
la grande-duchesse, du bien qu'elle fait en silence, et des
cœurs qu'elle gagne dans son peuple. « La grande-du-
chesse, dit Gœthe, a autant d'esprit et de bonté que de
bonne volonté, elle est pour le pays une vraie bénédic-
tion. Les hommes sentent vite d'où leur viennent 1( s
bienfaits, et, puisqu'ils vénèrent le soleil et les autres
éléments bienfaisants, je ne m'étonne pas que tous les
cœurs aient donné leur affection à la grande-duchesse,
et qu'elle ait été vite reconnue pour ce qu'elle est. »
Je lui dis que j'avais commencé avec le prince la lec-
ture de Minna de Banihelm^ et que cette pièce me
semblait excellente. — «On a soutenu, dis-je, queLessing
était un esprit froid, mais je trouve dans cette pièce,
autant qu'on peut le désirer, l'âme, l'aimable naturel ,
286 CO>'VERSATIONS DE GŒTHE.
le cœur, la sérénité enjouée d'un homme formé par la
vie et par le monde. »
— «Vous pouvez penser, dit Gœthe, quel effet cette pièce
produisit sur nous, jeunes gens, quand elle parut dans une
époque si peu brillante. C'était vraiment alors un météore
éblouissant. Elle nous fit comprendre qu'il y avait quel-
que chose au-dessus de ce que concevait la débile lit-
térature du temps. Les deux premiers actes sont un
vrai chef-d'œuvre d'exposition, qui a donné et qui peut
donner encore d'excellentes leçons. Aujourd'hui, il est
vrai, on ne veut plus entendre parler d'exposition; on
veut, dès la première scène, trouver les effets que l'on
attendait autrefois au troisième acte ; on ne pense pas
qu'il en est de la poésie comme d'un voyage sur mer, où
il faut être à une certaine distance du rivage pour pou-
voir déployer toutes les voiles. »
Gœthe fit apporter un peu d'un excellent vin du Rhin,
que des amis de Francfort lui ont envoyé à son dernier
anniversaire. Il me raconta quelques anecdotes sur
Merck, qui n'avait un jour pu pardonner au grand-duc
d'avoir trouvé excellent un vin médiocre. « Merck et
moi, continua-t-il, nous étions toujours l'un avec l'au-
tre comme Méphistophélès et Faust ^ 11 tourna un jour
en ridicule une lettre de mon père, écrite d'Italie, dans
lequel celui-ci se plaignait de la manière de vivre, mau-
vaise pour lui, de la nourriture à laquelle il n'était pas
habitué, du vin trop épais et des moustiques ; Merck ne
pouvait lui pardonner d'avoir été gêné par des minuties
comme la nourriture, la boisson, les mouches, lorsqu'il
était dans ce pays splendide, au milieu de tant de ma-
* Gœthe s'est beaucoup servi du caractère de Merck pour tracer le ca-
ractère de Méphistophélès.
CO'VERSATIONS DE GŒTHE. 287
gnificences. Ces railleries étaient dues certainement à
l'élévation de son esprit; mais, comme il avait une nature
exclusivement négative, il était toujours plus disposé
au blâme qu'à l'éloge, et sans le vouloir il cherchait sans
cesse à satisfaire sa démangeaison de critique. » En
me parlant d'un administrateur du duché, il m'a dit :
« C'est un homme que l'on ne peut comparer à nul
autre ; il a été le seul à voter avec moi contre les licences
de la prcifse ; il est ferme, on peut se fier à lui, il défen-
dra toujours la loi ^ »
En nous promenant dans le jardin, nous admirions
les tulipes. Goethe a dit : « Un grand peintre de fleurs
n'est plus possible; on exige maintenant trop d'exacti-
tude scientifique , et le botaniste vient compter les éta-
mines de l'artiste, sans avoir égard à la manière pitto-
resque dont les fleurs sont groupées et éclairées. »
Lundi, 28 mars 1831.
« Ma Métamorphose des plantes^ m'a dit Gœthe, est
pour ainsi dire achevée. Ce que j'ai encore à dire sur
la spirale et sur M. de Martius est comme fini ; ce matin,
je me suis remis au quatrième volume de ma biographie,
et écrit un sommaire de ce qui me reste à faire. Je peux
dire que mon sort est à certains points de vue enviable,
moi à qui il a été donné, à un âge aussi avancé, d'écrire
* Le spectacle donné par les journaux pendant la Révolution française
avait inspiré à Gœthe un éloignerr.ent assez prononcé pour les 'ois qui
abandonnent trop la presse à elle-même; les inconvénients attachés à la
liberté absolue étaient de ceux que son esprit ne pouvait tolérer. ïoici
une Xénie courte et claire : « Celte liberté de la presse, si sacrée pour
vous, quel fruit, quel avantage apporte- t-elle? Son résultat certain, le
voici : Un mépris profond de l'opinion publique. » — Soumettre la presse
à quelques légères restrictions, c'était, selon lui, l'empêcher de tomber
entre les mains des Philistins. (Voir plus haut, 1" vol., page 375.)
2«8 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
l'histoire de ma jeunesse , et l'histoire d'une époque à
beaucoup de points de vue très-importante. »
— « Dans le récit de vos amours avec Lili, dis-je, on
ne sent pas du tout la disparition de la jeunesse, au con-
traire, on croit sentir le souffle des premières années. »
— « Parce que ces scènes sont poétiques, et je peux
avoir remplacé par la verve poétique l'ardeur d'amour
qui manque aujourd'hui au vieillard. »
Nous parlâmes ensuite du curieux passage où Gœthe
peint la situation de sa sœur : « Ce chapitre, dit-il, sera
lu avec intérêt par les femmes instruites, car beaucoup
d'entre elles ressemblent à ma sœur, en ce sens que,
douées des plus belles qualités intellectuelles et morales,
elles ignorent le bonheur d'être belles. »
— « Cette éruption au visage quelle avait à chaque
fête, à chaque bal, est un fait si étrange, qu'on pourrait
bien l'attribuer à quelque influence démoniaque. )>
— « C'était une créature étrange, répondit Gœthe. Son
élévation morale était extrême; il n'y avait pas trace en
elle de sensualité. La pensée de s'abandonnera un homme
lui répugnait, et il est à croire que cette particularité a
amené pour elle bien des heures désagréables quand elle
fut mariée. Les femmes qui ont cette même antipathie
ou qui n'aiment pas leurs maris comprendront ce que
cela veut dire. Pour moi, je ne pouvais jamais me repré-
senter ma sœur mariée , et sa vraie place eût été plutôt
dans un cloître comme abbesse ; aussi , quoique mariée
avec le meilleur des hommes, elle n'était pas heureuse
épouse, et voilà pourquoi elle s'opposa avec tant de pas
ion au mariage que je projetais avec Lih, »
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 289
Mardi, 29 mars 1831.
Nous avons causé de Merck, et Gœlhe m'a raconté ces
traits caractéristiques : « Feu le grand-duc accordait
toute sa faveur à Merck, et un jour il cautionna pour lui
une dette de 4,000 thalers. Peu de temps après, à
notre surprise, Merck le dégagea de sa caution. Ses
affaires ne s'étaient pas améliorées, et nous ne savions
quelle espèce de négociation il avait pu faire. Quand je
le revis, il m'expliqua ainsi le problème : Le duc, dit-il,
est un souverain libéral, excellent, confiant, qui aide lei
hommes quand il le peut. Je me suis dit : Si tu fais
perdre au duc cette somme, tu nuiras à mille autres
individus, car cette précieuse confiance qu'il a mainte-
nant, il la perdra, et beaucoup d'hommes honnêtes dans
le malheur souffriront, parce qu'il y a eu un mauvais
drôle. Quai-je fait? J'ai emprunté la somme à un coquin ;
si je la lui fais perdre, il n'y a pas de mal ; avec notre bon
souverain, il en était autrement. »
Nous rîmes de la grandiose bizarrerie de ce caractère.
« Merck, continua Gœlhe, avait l'habitude en parlant
d'introduire au milieu de ses mots : hé I hé 1 En vieillis-
sant, cette habitude empira, et son cri ressemblait alors
à l'aboiement d'un chien. Il finit par tomber dans une
profonde hypocondrie, suite de ses spéculations, et il se
tua. Il croyait qu'il allait faire banqueroute, mais il se
trouva que ses affaires n'étaient pas du tout aussi déses-
pérées qu'il l'avait cru. »
Mercredi, 50 mars 1831.
Nous reparlons du démoniaque. « Il se jette surtout
sur les grands personnages, dit Gœlhe; il aime aussi les
17
290 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
époques un peu troubles. Dans une ville de prose bien
claire, comme Berlin, il n'aurait guère occasion de se
manifester. »
Je lui parlai de sa Biographie, que je lis et comprends
mieux tous les jours : « C'est un livre, lui dis-je, qui sert
énormément à notre développement intérieur. »
— « Ce n'est absolument que la collection des résultats
de mon existence, et les faits que je raconte ne sont là
que pour servir de base à des observations générales et
à des vérités plus élevées. »
— « J'ai trouvé très-remarquable ce que vous dites
entre autres de Basedow, qui poursuivait un noble but,
mais qui blessait en déclarant méprisables des croyances
religieuses auxquelles certaines personnes tiennent beau-
coup, tandis qu'il aurait dû, au contraire, user de pré-
cautions pour se les rendre favorables. »
— « Dans ce livre, dit Gœthe, il doit y avoir, selon
moi, bien des passages où la vie humaine est peinte
sous des symboles. Je l'ai appelé Vérité et Poésie^ parce
qu'il s'élève, par ses hautes tendances, au-dessus d'une
basse réalité. Par esprit de contradiction, Jean-Paul a
intitulé les récits de sa vie : Vérité. Comme si la vérité
que renferme la vie d'un homme tel que lui pouvait
être autre chose, sinon que Fauteur a été un Philistin !
Mais les Allemands ne savent pas comprendre tout de suite
ce qui est un peu en dehors des habitudes ordinaires, et
ce qui est élevé passe souvent devant eux sans qu'ils
l'aperçoivent. — Un fait de notre vie n'a aucune valeur
par sa vérité, il en a par ce qu'il signifie ^ »
•Comparer I" vol., page 131,
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 201
Jeudi, 31 mars 1831.
Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons
de littérature, et Meyer nous raconte sa première entre-
vue avec Schiller. « J'allais, dit-il, me promener avec
Çœlhe dans le jardin d'Iéna, que l'on appelle le Para-
iis. Schiller nous rencontra, je lui parlai alors pour la
première fois. Il n'avait pas encore terminé son Don
Carlos et venait d'arriver de Souabe; il paraissait être
très-malade et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage
rappelait celui du Crucifié. Gœlhe croyait qu'il ne vivrait
pas quinze jours ; mais, comme il jouit alors de plus de
bien-être, il se rétablit et écrivit toutes ses plus belles
œuvres. »
Vendredi, 1" avril 1831.
Dîné avec Gœthe. Il me montre une aquarelle fort
jolie de M. deReutern, et dit : « La peinture à l'aquarelle
se montre là très- avancée. Les hommes simples iront
dire que M. de Reutern ne doit rien à personne, et qu'il
possède toutde lui-même. Gomme si de lui-même Thomme
avait autre chose que la sottise et la maladresse ! Si cet
artiste n'a eu aucun professeur que l'on puissse nommer,
n'a-t-il pas vécu avec les grands maîtres? N'a-t-il pas
reçu des leçons et d'eux et de leurs grands prédécesseurs,
et de la nature partout présente. La nature lui a donné
un beau talent; la nature et l'art l'ont formé. Il a des
qualités remarquables, et à quelques points de vue uni-
ques, mais on ne peut pas dire qu'il ait tout de lui-
même. Cela peut se dire d'un artiste tout à fait fou et
mauvais, mais non d'un bon. »
Gœthe me montra ensuite du même artiste une
292 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
feuille couverte de riches arabesques mêlées de paysages,
de scènes familières, de bois, de verts gazons ; au
milieu était une place vide. — «M. de Reutern désire que
j'écrive quelque chose dans ce vide, dit Goethe ; mais
son cadre est si splendide, si élégant, que je crains de
le gâter avec mon écriture. J'ai composé quelques vers,
mais je crois qu'il vaudrait mieux les faire transcrire par
un calligraphe, je les signerais seulement. Que me con-
seillez-vous? »
— « Je vous conseille de les écrire vous-même et en
lettres aHemandes, non en lettres latines, parce que votre
écriture allemande conserve mieux son caractère dis-
tinctif, et que d'ailleurs elle convient mieux au cadre. »
— « Vous avez peut-être raison, et puis ce sera plus
vite fait. Un de ces jours-ci il me viendra peut-être un
moment de courage, pour me risquer. Mais si je fais un
pâté sur la belle feuille, vous en serez responsable, »
dit-il en riant. — « Pourvu que vous écriviez vous-
même, dis-je, ce sera bien comme ce sera. »
Mardi. 5 avril 1831.
« Je n ai jamais vu de talent plus agréable que celui
de Neureuther% disait Goethe. Rarement un artiste sait
se renfermer dans le cercle que la nature lui a tracé ;
mais Neureuther, au contraire, est plus grand que son
talent. Ravins, rochers, arbres, animaux, hommes, tout
lui convient ; il dessine tout bien ; invention, art, goût,
il a tout dans la perfection, et, en le voyant jouer avec
ses facultés et prodiguer ainsi sa fécondité dans delcgères
* Cet artiste, qui habile nujourdhui Munich, s'était fait connaître par
de jolies illustralions de poésies allemandes, et en particulier de poéàes
de Gœlhc.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 293
vignettes, on éprouve ce sentiment de plaisir que donne
toujours l'emploi généreux d'une belle fortune. Personne
n*a gravé comme lui, et Albert Durer a été moins son
modèle qu'un émule. J'enverrai un exemplaire de ses
dessins à M. Carlyle, et j'espère faire parla à cet ami un
cadeau agréable. »
• Mercredi, 14 avril 1831.
On nous a raconté chez le prince un trait sur Goethe
fort caractéristique. En 1784, à l'inauguration des mines
d'Ilmenau, il fit un discours. Tous les employés, toutes
les personnes de la ville et des environs qui s'inté-
ressaient à l'entreprise étaient là. Goethe paraissait bien
posséder son discours, il parla longtemps sans acccident.
Mais tout à coup il parut entièrement abandonné de son
bon génie ; le fil de ses idées était coupé, il semblait ne
plus savoir ce qui lui restait à dire. Tout autre aurait été
très-embarrassé, lui, pas du tout. Au moins pendant dix
minutes, il regarda tranquillement ses auditeurs, que
par sa puissance il semblait avoir enchaînés à leur
place, et pendant cette pause d'une longueur presque
ridicule il conserva un calme parfait. Enfin il redevint
maître de ses idées, reprit la parole, et termina son dis-
cours avec une aisance et une gaité parfaites, absolument
comme si rien ne s'était passé.
Lundi ^ mai 1831.
Goethe m'a appris aujourd'hui une bonne nouvelle. Il
a enfin réussi ces jours-ci à composer le commencement
du cinquième acte de Faust^ qui manquait encore et
qu'il considère maintenant comme terminé.
« L'idée-mère de cette scène, dit-il, a plus de trente
ans, mais elle est si importante, que je ne l'avais pas ou-
294 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
bliée ; seulement, la mettre à exécution est si difficile,
que j'étais un peu effrayé. Par différentes petites ruses,
j'ai réussi à me mettre en train, et, si la fortune me favo-
rise, je me débarrasse dès à présent du quatrième acte. »
Parlant d'un écrivain connu, il a dit : « C'est un
talent à qui la haine de parti sert d'alliée, et qui sans
elle aurait eu peu d'influence. Il y a souvent en littéra-
ture des faits de ce genre , la haine remplace le génie,
et des talents médiocres paraissent grands parce qu'ils
sont la voix d'un grand parti. Il y a de même dans la
vie une foule de personnes qui, n'ayant pas assez de ca-
ractère pour rester isolées, s'appuient contre un parti,
et aussitôt elles font figure. Béranger, au contraire, est
un talent qui se suffit à lui-même. Il n'a jamais obéi
servilement à un parti. Il est trop heureux de ce qu'il
possède pour qu'il permette au monde de lui donner ou
de lui ôter quelque chose. »
Dimanche, 15 mai 1851.
Dîné seul avec Gœthe dans son cabinet de travail. Il
m'a dit en me tendant un papier : « Quand on a dépassé
quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre ; il faut
être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger
sa maison. Comme je vous l'ai dit récemment, je vous ai
nommé dans mon testament éditeur de mes œuvres pos-
thumes et j'ai rédigé ce matin une espèce de petit acte
que vous signerez avec moi. »
Je signai, et nous causâmes de cette affaire. — « Si
Téditeur ne voulait pas dépasser un certain nombre de
feuilles, dit Gœthe, et s'il fallait supprimer une partie de
ce que je laisse, vous pouvez ne pas imprimer la partie
polémique de la Théorie des couleurs. Ma doctrine est
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 295
renfermée dans la partie théorique, et les principales
erreurs de la doctrine de Newton sont déjà indiquées dans
la partie historique. Je ne désavoue pas du tout la cri-
tique un peu vive que j'ai faite des principes de Newton;
dans son temps elle était nécessaire, et elle conservera
dans la suite sa valeur, mais tout acte polémique est con-
tre ma nature et m'est peu agréable. »
Nous parlâmes aussi des maximes et réflexions qui
sont imprimées à la fin de la seconde et de la troisième
partie des Années de voijage. — Lorsque Goethe revit
et compléta ce roman, il croyait d'abord qu'il irait à
deux volumes ; mais le manuscrit grossit plus qu'il ne
le croyait, et comme son copiste n'écrivait pas serré,
Goethe pensa que le roman cette fois remplirait trois vo-
lumes. Mais, quand on eut commencé l'impression, Goethe
vit qu'il avait mal calculé, et les deux derniers volumes
menaçaient d'être trop minces. L'éditeur demandait de la
copie, on ne pouvait plus ni modifier le cours du récit,
ni intercaler une nouvelle, le temps manquait, et Goethe
était assez embarrassé. lime fit appeler, et me donna deux
gros paquets de papiers couverts d'écriture : « Dans ces deux
paquets, me dit-il, vous trouverez différents morceaux
qui n'ont pas encore été imprimés, finis ou non, des
réflexions sur l'histoire naturelle, sur l'art, la littérature,
la vie, le tout mêlé. Vous pourriez en tirer de six à huit
feuifles d'impression, qui nous serviraient à combler
, le vide des Années de voyage. Rigoureusement ces
morceaux ne font pas partie du roman, mais comme on
parle d'archives chez iMacarie, cela suffit pour justifier
leur introduction. Cela nous tire d'embarras, et en même
temps c'est une excellente manière de lancer dans le
monde une foule de bonnes choses. »
206 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
J'approuvai cette idée, et je rédigeai en peu de temps
ces morceaux. Goethe paraissait très-content. J'avais
fait deux collections ; à l'une nous mîmes pour titre :
Extrait des archives de Macarie^; à l'autre : Pensées
dans l'esprit des voyageurs, et, comme Goethe venait
d'achever deux poésies remarquables, la Méditation de-
vant le crâne de Schiller, et celle qui commence par :
Aucun être ne peut tomber dans le néant.., il voulut
aussi les lancer dans le monde, et nous les ajoutâmes
encore. Quand les Années de voyage parurent, per-
sonne ne sut ce que cela voulait dire. On voyait le cours
du roman interrompu tout à coup par une foule de sen-
tences énigmaliques, que pouvaient seuls comprendre
tour à tour les hommes du métier, artistes, naturalistes,
littérateurs, et qui gênaient fort les autres lecteurs, et
surtout les lectrices. Les deux poésies furent aussi peu
comprises, et on ne pouvait guère deviner pourquoi elles
étaient réunies là. — Gœthe en rit^ — « Maintenant, dit-
il, ilfaudra dans l'édition de mes œuvres posthumes mettre
chaque morceau à sa place, et à la prochaine édition de
mes œuvres, les Années de voyage, débarrassées de cette
addition, seront de nouveau publiées en deux volumes. »
* Personnage symbolique, espèce de Diotioie moderne; son nom est
î'anagramme d' America.
' lî est impossible d'avoir un plus amusant dédain du public de son
temps. Gœthe disait alors : a Ce que je fais est purement testamen-
taire, » et, partant de cette idée, il ajoutait des fragments à ses œuvres
comme on écrit des codicilles, sans se soucier beaucoup de l'ordre et dflf
la régularité artistique. Pourvu que l'idée qu'il voulait répandre fût im-
primée quelque part, le reste lui était fort indifférent. Il écrivait pour
être médité par l'avenir et non pour conquérir le succès du jour.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 297
Mercredi, 2o mai 1831.
Nous avons causé du Camp de Wallenstein. J'avais
souvent entendu dire que Goethe avait travaillé à cette
pièce, et que le sermon du [capucin surtout était de lui.
Je lui demandai à dîner s'il en était ainsi, et il me répon-
dit : « Au fond, tout est de Schiller, cependant, comme
nous vivions dans de telles relations que Schiller non-
seulement causait avec moi de son plan, mais me com-
muniquait les scènes à mesure qu'elles avançaient,
écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire
que j'aie quelque part à cette pièce. Pour le sermon du
capucin, je lui ai envoyé les Discours d Abraham de
Santa-Clara^ et il en a extrait son sermon avec beau-
coup d'adresse. Je ne sais plus quels sont les passages
de moi, sauf les deux vers : « Un capitaine, tué par
un de ses collègues, me légua deux dés heureux. »
Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé
en possession de ces dés pipés, et j'écrivis de ma main
ces deux vers sur le manuscrit. Schiller n'avait pas eu
cette idée; il donnait tout simplement les dés au paysan,
sans se demander comment il les possédait. Je vous l'ai
déjà dit, tout expliquer avec soin n'était pas son affaire,
et voilà peut-être pourquoi ses pièces produisent tant
d'effet sur le théâtre. »
Dimanche, 29 mai 1831.
Gœthe me parle d'un enfant qui ne pouvait se consoler
d'avoir commis une faute légère. — « Ce chagrin ne me
plaît pas, dit-il, car il indique une conscience trop déli-
cate, qui apprécie si haut son moi moral qu'elle ne peut
rien lui pardonner. Une conscience pareille fait des
17.
298 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
hommes hypocondriaques, quand elle n'est pas balancée
par une grande activité. »
Ces jours-ci, on m'a apporté un nid de petites fau-
vettes, avec leur mère que l'on avait prise au gluau. Elle
a continué dans la chambre à nourrir sa famille, et
rendue à la liberté, elle est revenue d'elle-même avec ses
petits. J'étais très-touché de cet amour maternel qui brave
le danger et la prison, et j'exprimai mon étonnement
à Goethe : a Homme de peu de raison ! me répondit-il
avec un sourire significatif, si vous croyiez à Dieu, vous
ne seriez pas étonné. « C'est lui qui donne au monde son
mouvement intime; la nature est en lui, et il est dans
la nature ; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce
qui est en lui n'est privé de sa force et de son esprit. »
« Si Dieu ne donnait pas à l'oiseau cet instinct pour ses
petits , si un instinct pareil n'était pas répandu dans
toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas;
mais partout est répandue la force divine, partout agit
l'amour éternel ! »
Il y a quelque temps, Gœthe a exprimé une idée du
même genre ; un jeune sculpteur lui avait envoyé le mo-
dèle de la Tache de Myron, avec un veau qui la tette. —
« Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation; nous
avons là, devant les yeux, sous une belle image, le prin-
cipe vivifiant répandu dans la nature entière, et qui
soutient le monde ; cette œuvre et celles du même genre
sont pour moi les vrais symboles de l'omniprésence de
Dieu^ »
* Dans un article écrit en 1812 sur la Vache de Myron, Gœthe disait:
« Les anciens ont voulu, dans un grand nombre de leurs œuvres, nous
enseigner que la nature a une valeur infinie à tous les degrés de son dé-
veloppement... Les Grecs cherchaient à déifier l'homme et non à huma-
niser la divinité : leur doctrine est le Ihéomorphisme, et non l'anthropo-
CONVERSATIONS DE GŒTHE. -299
Lundi, 6 juin 1831.
Goethe m'a montré aujourd'hui le commencement du
cinquième acte de Faust, J'ai lu jusqu'au passage où la
hutte de Philémon et de Baucis est brûlée, et où Faust,
debout, la nuit, sur le balcon de son palais, sent la fumée
qu'un vent léger lui apporte. — « Les noms de Philémon
et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la côte
phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l'anti-
quité, cependant la scène se passe dans l'ère chrétienne,
et le paysage est moderne. » — « Mon Philémon et ma
Baucis, dit Gœthe, n'ont aucun rapport avec ce célèbre
couple et avec la tradition qu'il rappelle. J'ai donné ces
noms à mes deux époux uniquement pour relever leur
caractère. Comme ce sont des personnages et des situa-
tions semblables, la ressemblance des noms a un effet
heureux. »
Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel
de son caractère, le mécontentement, n'a pas abandonné
dans sa vieillesse, et qui, avec tous les trésors du monde,
dans un nouvel empire qu'il a créé lui-même, est gêné
par quelques tilleuls , une chaumière et une clochette ,
parce qu'ils ne sont pas à lui. II rappelle le roi Achab ,
qui croyait ne rien posséder, s'il ne possédait pas la
vigne de Naboth.
(f Faust, dans ce cinquième acte, dit Gœthe, doit selon
morphisme. Les instincts des animairx ne sont pas par eux transformés
en instincts humains, mais ils mettent en saillie ce qu'il y a d'humain
dans l'animal ; nous pouvons ainsi goûter dans leurs compositions de hautes
jouissances artistiques; nousobéissons déjà nous-mêmes àcesentiraent na-
turel quand nous nous plaisons à choisir pour nos compagnons et pour
nos serviteurs des animaux vivants... Ce qui me séduit dans la Vache de
Uyron (représentée allaitant, c'est qu'elle se montre animée du senti-
ment maternel. » [Propylées.)
500 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
mes idées avoir juste cent ans, et je ne sais pas s'il ne
serait pas bon de le dire quelque part expressément. »
Nous parlâmes de la conclusion, et Gœthe attira mon
attention sur ce passage :
Il est sauvé, le noble membre
Du monde des méchants esprits;
Celui qui a toujours lutté et travaillé,
Celui-là, nous pouvons le sauver;
L'amour suprême, du haut du ciel,
A pensé à lui;
Le chœur bienheureux va à sa rencontre
Et lui t'ait un cordial accueil.
« Ces vers contiennent la clef du salut de Faust : dans
Faust a vécu jusqu'à la fin une activité toujours plus
haute, plus pure, et l'amour éternel est venu à son aide.
Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées
religieuses, d'après lesquelles nous sommes sauvés non-
seulement par notre propre force, mais aussi par le se-
cours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette
conclusion, où l'âme sauvée s'élance au ciel, était très-
difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux supra-
sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j'aurais pu
très-facilement me perdre dans le vague, si, en me servant
des personnages et des images de l'église chrétienne,
qui sont nettement dessinés, je n'avais pas donné à mes
idées poétiques de la précision et de la fermeté. »
Dans les semaines qui suivirent, Gœthe acheva le qua-
trième acte, et au mois d'août, je vis la seconde partie
de Faust brochée et complètement termmée. Gœthe
était extrêmement heureux d'avoir enfin atteint ce but
vers lequel il tendait depuis si longtemps. « Je peux
maintenant, disait-il, regarder le reste de ma vie comme
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 301
un pur cadeau, et il est au fond maintenant très-indiffé-
rent que je fasse encore quelque chose ou que je ne fasse
rien. »
* Dimanche, 20 juin 183i.
Nous avons causé de l'imperfection et de rinsuffî-
sance du langage, cause d'erreurs difficiles à faire
disparaître. « Voici tout simplement ce qu'il en est, dit
Gœthe. Toutes les langues sont nées des besoins les plus
immédiats, des occupations, des sensations et des aper-
ceptions de Thomme. Lorsqu'un esprit élevé arrive à un
pressentiment ou à une vue pénétrante sur le travail in-
time delà nature, le langage qui lui a été transmis ne
lui suffit plus pour exprimer des idées aussi éloignées de
l'humanité. Il lui faudrait le langage des esprits. Mais,
comme il ne le possède pas , il lui faut se contenter des
expressions humaines , qui sont insuffisantes et qui ra-
baissent ou même altèrent et anéantissent ses concep-
tions sur les rapports nouveaux reconnus par lui. »
— « Si vous parlez ainsi, dis-je, vous qui serrez toujours
de si près les sujets que vous traitez , vous qui êtes en-
nemi de toute phrase, et qui savez toujours trouver l'ex-
pression la plus saisissante pour vos hautes conceptions,
votre aveu a une grande autorité. J'aurais cru cepen-
dant que nous autres, Allemands, nous pouvions nous
estimer assez heureux. Notre langue est si extraordinai-
rement riche , si perfectionnée , si capable de se perfec-
tionner sans cesse, que tout en étant parfois forcés de
recourir à une métaphore, nous approchons très-près par
les mots de l'idée à exprimer. Les Français, à ce point de
vue, sont bien moins favorisés que nous. Chez eux, dès
que Ton exprime par une métaphore, ordinairement prise
à un art spécial , un rapport élevé saisi dans la nature ,
502 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
on devient commun , matériel , et la conception élevée
que l'on avait dans l'esprit n'est pas reproduite par
l'expression. »
((. La discussion qui s'est élevée entre Cuvier et Geoffroy
Snint-Hilaire m'a démontré encore récemment combien
vous avez raison, me dit Gœthe. Geoffroy Saint-Hilaire est
un homme qui a des vues vraiment profondes sur l'or-
ganisation et la vie intime de la nature, mais les mots
usuels de la langue française ne peuvent rendre sa pen-
sée % et cela non-seulement quand il s'agit d'idées
abstraites , mystérieuses, mais encore pour les rapports
matériels que les sens aperçoivent. Ainsi, s'il veut
parler des différentes parties d'un être organisé, il n'a
pas d'autre mot que matériaux^ confondant ainsi et unis-
sant par une même expression les éléments identiques
qui forment l'ensemble de l'organisation d'un bras , et
les pierres, les poutres, les planches qui servent dans la
construction d'une maison. C'est avec autant d'impro-
priété dans les termes que les Français, en parlant des
œuvres de la nature, emploient le mot de composition.
L'expression convient quand il s'agit des différents frag-
ments d'une machine faite morceau à morceau, mais
non pas quand j'ai dans l'esprit les parties d'un tout
organisé , parties qui vivent toutes par elles-mêmes et
qui sont animées d'une même âme. »
— « Le mot composition, ajoutai-je, ne me paraît
même pas juste et digne pour les œuvres de Tart et de la
poésie. »
* Mais Geoffroy Saint-Hilaire ne prouve rien contre la langue française.
«Il est des génies malheureux auxquels l'expression manque... qui em-
portent dans la tombe.., l'inconnu de leur méditation, comme disait un
membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres :
Geoffroy Saint-Hilaire. » (George Sand.)
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 303
— « C'est un mot d'une bassesse extrême, que nous
devons aux Français, et dont nous devrions tâcher de nous
déi3arrasser le plus tôt possible, dit Gœthe. Comment
peut-on dire que Mozart a composé son Don Juan. Com-
position ! comme si c'était un gâteau ou un biscuit, que
l'on fabrique avec des œufs, de la farine et du sucre.
Une création intellectuelle, c'est ce qui, dans le détail
comme dans l'ensemble, est pénétré d'un seul esprit,
conçu d'un seul jet, animé d'un souffle de vie unique;
l'auteur ne tâtonne pas, n'écrit pas par fragments, à sa
fantaisie ; le démon de son génie le tient sous sa puis-
sance, et il faut qu'il fasse ce qu'il lui commande ! »
* Dimanche, 27 juin 1831.
Nous avons parlé de Victor Hugo. « C'est un beau
talent, dit Gœthe, mais il est tout à fait engagé dans la
malheureuse direction romantique de son temps, ce qui
le conduit à mettre à côté de beaux tableaux les plus
intolérables et les plus laids. Ces jours-ci j'ai lu Notre-
Dame de Pans^ et il ne m'a pas fallu peu de patience
pour supporter les tortures que m'a données cette lec-
ture. C'est le livre le plus affreux qui ait jamais été
écrit! Et après les supplices que l'on endure, on n'est
pas dédommagé par le plaisir que l'on éprouverait à voir
la nature humaine et les caractères humains représentés
avec exactitude ; il n'y a dans son livre ni nature ni vérité;
ses personnages principaux ne sont pas des êtres de
chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes,
qu'il manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes
les contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires
aux effets qu'il veut produire. Quel temps que celui qui
504 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
non seulement rend possible et provoque un tel livre,
mais qui le trouve supportable et récréatif^ ! »
* Jeudi, 15 jwillot ISôl.
Un instant cbez Gœthe. J'allais le remercier au nom
du roi de AYurtemberg du plaisir que lui a donné la
visite qu'il a laite hier à Gœthe. Je le trouvai occupé
d'études se rapportant à la tendance spiraloïde des
plantes , découverte nouvelle qui , selon lui , conduira
très-loin, et aura une grande influence sur les sciences.
« Il n'y a rien, dit-il, au-dessus de la joie que nous
donne l'étude de la nature. Ses secrets sont, il est vrai,
* Le lendemain, 28 juin, Gœthe, développant sa pensée dans une lettre
à Zelter, écrivait : a Des nouveaux romans français et de toutes les lec-
tures de ce genre que je fais, je ne veux te dire que ceci : C'est une lit-
térature de désespoir, d'où peu à peu s'exilent d'eux-mêmes toute vé-
rité, tout sens esthétique. Isotre-Dûîne de Paris, de V. Hugo, frappe
par le mérite d'études attentives et bien mises en œuvre sur les loca-
lités, les mœurs, les événements du passé, mais dans les personnages
il n'y a pas omhre de vie naturelle. Hommes et femmes sont des marion-
nettes sans vie ; les proportions en sont très-adroitement calculées; mais
Sous ces squelettes de bois et d'acier il n'y a absolument que du rem-
bourrage; l'auteur les manie sans pitié, les tourne et les retourne, les
martyrise, les fouette, met en lambeaux leur corps et leur âme, lacère et
déchire sans s'émouvoir ces êtres heureusement dépourvus de vie. Et
avec tout cela se montrent des preuves décisives d'un talent historique
et oratoire auquel on ne peut refuser une vive puissance d'imaginalion,
sans laquelle d'ailleurs il ne pourrait jamais créer de pareilles abomina-
tions. » Au comte Reinhard, il écrivait quelques jours plus tôt, en généra-
lisant son jugement : « Pour avoir une influence sur le moment actuel, il
faut que les romanciers tracent des tableaux qui soient les plus opposés
possible à tout ce qui pourrait avoir un effet salutaire sur l'homme; le
lecteur ne peut plus échapper aux' scènes de ce genre. Pousser à bout,
jusqu'à l'impossible, le laid, l'horrible, les cruautés, les bassesses et toute
la bande des infamies, voilà leur satanique travail. On doit dire leur tra-
vail, car au fond de leurs œuvres il y a une étude attentive des temps
anciens, des mœurs disparues, dek curieuse confusion et des événements
incroyables des siècles passés ; aussi on ne peut pas dire que leurs livres
soient vides et mauvais; ils sont écrits par des talents incontestables, par
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 505
d'une profondeur infinie ; mais il a été permis et accordé
aux hommes de regarder toujours plus avant. Et c'est
justement parce que nous ne pouvons atteindre le fond
qu'elle exerce sur nous un charme éternel ; toujours nous
voulons approcher plus près, jeter de nouveaux regards,
tenter de nouvelles découvertes ! »
*:iardi, 20 juillet 1 SOI.
Après dîner, une demi-heure avec Gœlhe, que j'ai
trouvé dans une disposition pleine de sérénité et de
douceur. Après avoir causé de divers sujets, nous avons
parlé de Carlsbad, et Gvllthe a plaisanté sur les diverses
des hommes distingués et pleins d'esprit, mais qui se voient, au milieu de
leur carrière, condamnés par le temps où ils vivent à s'occuper de ces
abominations. » (Lettre du 18 juin 1851). A Boisserée, qui lui avait écrit :
« C'est un vrai attentat contre lesprit humain d'employer un beau talent
à tracer des tableaux aussi horribles et de ne chercher à exciter l'intérêt
que par des détails d'un genre aussi bas; on détruit ainsi tout sens pour
le noble et le beau, » Goethe répondait : « Je signe chaque mot de votre
jugement sur Notre-Dame de Paris. Les chimistes nous parlent de trois
degrés de fermentation : le vin, puis le vinaigre, puis la pourriture; les
écrivains français se plaisent en ce moment à vivre dans ce dernier degré.
Comment, plus tard, la grappe pourra-t-elle reparaître avec sa beauté na-
turelle? Comment se formera de nouveau la vigoureuse et saine fermen-
tation? Je n'en sais rien. Ils seront bien heureux si les bons vins qu'ils
possèdent ne s'altèrent pas aussi pendant celte malheureuse époque ar-
tistique. » (Lettre du 20 août 1831).— Plus Gœlhe vieillissait, plus la sen-
sibilité de son goût devenait irritable. Plus jeune et moins grec, il aurait
sans doute accepté Quasimodo et ses aventures au même titre que Cali-
han ou Thersite; mais, à quatre-vingts ans, son âme ne pouvait plus
supporter que de belles images ; la laideur et la souffrance le rendaient
malade. Disons aussi que la première édition de Notre-Dame ne conte-
nait pas les intéressants chapitres sur l'architecture ; ils auraient sans doute
un peu réconcilié le paisible disciple de Phidias avec le peintre tourmenté
du moyen âge. Cependant, entre ces deux caractères, l'accord complet
aurait toujours été difficile, car Goethe, comme Lamartine, a cherché par-
tout, dans la nature, dans la vie, dans l'art, à apaiser et à concilier les
grandes antithèses qu'il rencontrait; le génie de V. Hugo est porte au
contraire i les mettre fortement en relief.
306 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
amourettes qu'il y a eues. — «Une petite amourette, a-
t-il dit, voilà la seule cho«e qui puisse rendre supportable
un séjour aux eaux, autrement on mourrait d'ennui.
Presque toujours j'ai été assez heureux pour trouver
une petite affmité qui, pendant ces quelques semai-
nes, me donnait assez de distraction. Je me rappelle
surtout une d'elles qui même encore maintenant me
fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de Reck.
Après une conversation qui n'avait rien de remarqua-
ble, en me retirant, je rencontre une dame avec deux
jeunes filles fort jolies. « Quel est le monsieur qui vient
de sortir? demanda cette dame. — C'est Goethe, répond
madame de Reck. — Oh ! combien je suis fâchée qu'il
ne soit pas resté, et que je n'aie pas eu le bonheur de
faire sa connaissance I — Chère amie , vous n'avez rien
perdu, répliqua madame de Reck ; il est très-ennuyeux
avec les dames, à moins qu'elles ne soient assez jolies
pour l'intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne
peuvent pas croire qu'elles le rendront éloquent et ai-
mable. »
Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles,
elles pensèrent aux paroles de madame de Reck. Nous
sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles,
voyons donc si nous ne réussirons pas à captiver, à ap-
privoiser ce célèbre sauvage! Le matin suivant, à la pro-
menade du Sprudel, en passant à côté de moi, elles me
tirent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je ne
pus me dispenser, quand l'occasion se présenta , de
m'approcher d'elles et de leur adresser la parole. Elles
étaient charmantes ! Je leur parlai et reparlai encore, elles
me conduisirent à leur mère, j'étais pris. Dès iors nous
nous vîmes tous les jours. Nous passions des jours entiers
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 507
ensemble. Pour rendre nos relations plus intimes , le
liancé de Tune d'elles arriva , et je me trouvai lié plus
exclusivement avec l'autre. Comme on peut le penser,
j'étais aussi très-aimable avec la mère. En un mot, nous
étions tous très-contents les uns des autres, et je passai
avec cette famille de si heureux jours, que leur souve-
nir est toujours resté pour moi extrêmement agréable.
Les deux jeunes fdles me racontèrent bien vite la con-
versation de leur mère avec madame de Reck, et la con-
juration , suivie de succès, qu'elles avaient faite pour
ma conquête. »
Gœthe m'a raconté déjà une autre anecdote du même
genre, qui trouvera bien sa place ici. «Un soir, me dit-il,
je me promenais avec un de mes amis dans le jardin
d'un château. A l'extrémité d'une allée nous voyons
deux personnes de nos connaissances qui marchaient
paisiblement l'une à côté de l'autre en causant. Elles
semblaient ne penser à rien ; tout à coup elles se pen-
chent l'une vers l'autre, et se donnent un baiser très-
affectueux ; puis elles reprennent très-sérieusement leur
promenade et continuent à causer, comme si rien ne
s'était passé. « Avez-vous vu, puis-je en croire mes
yeux? s'écria m^n ami stupéfait. — J'ai vu, répon-
dis-je tranquillement, mais je n'y crois pas! »
Lundi, 2 août 1831.
Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la
symétrie. Gœthe la considère comme une pure illusion.
« La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde.
Elle agit avec beaucoup de savants comme une mali-
cieuse jeune fille, qui nous attire par mille charmes, et
308 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
qui au moment où nous croyons la saisir et la posséder,
s'échappe de nos bras ^ »
* C'est au mois d'août 1831 que Gœthe reçut de Paris son buste ea
marbre, de grandeur colossale, par David d'Angers. Il était accompagné
d'une lettre de David renfermant ces passages : « Je vous envoie cette
faible image de vos traits non comme un présent digne de vous, mais
comme le témoignage d'un cœur qui sait mieux éprouver des sentiments
que les exprimer... Vous êies la grande figure poétique de notre époque;
une statue vous est due; j'ai essayé d'en faire un fragment; un génie
digne de vous l'achèvera. » Gœllie, Irès-beureux de cet envoi, fit placer
le buste dans la salle de la bibliothèque grand-ducale; et, le 28 août,
dernier jour anniversaire de sa naissance, on enleva solennellement le
voile qui couvrait cette grandiose image où se révèle en même temps le
génie du poëte et du sculpteur. Pendant cette cérémonie, Gœthe était
dans les bois de sapins d'Ilmenau; comme d'habitude, il s'était échappé
de Weimar pour éviter toutes les félicitations officielles. « Il m'est chaque
année plus impossible de recevoir tous ces bienveillants hommages,
écrit-il à Zelter ; les hommes se plaisent à considérer et à célébrer ma
vie comme un ensemble harmonieux; pour moi, au contraire, plus je
vieillis, plus je trouve mon existence pleine de lacunes. » N'emmenant
avec lui que ses petits-fils, il allîj se promener une dernière fois dans ces
vallées pittoresques où, un demi-siècle auparavant, il avait fait tant de
courses folles. Il gravit le Gickelhahn. Arrivé au sontmiet, il promena
longtemps son regard sur le panorama immense qu'il avait si souvent con-
templé et qu'il admirait pour la dernière fois. De ce plateau élevé, on
découvre une grande partie de la forêt de Thuringe, qui s'étend jusqu'à
l'horizon le plus lointain et forme un immense et sombre océan de ver-
dure; Gœthe resta longtemps immobile, et dit seulement : «Hélas! pour-
quoi notre bon duc n'est-il pas là ! . . » Puis il m.onta d'un pas assuré
au premier étage d'une maisonnette de bois qui lui servait d'asile la nuit,
pendant ses chasses avec le grand-duc; il y retrouva les vers délicien-
qu'il avait jadis écrits sur le bois même, et qu'on peut lire encore a-
jourd'hui ;
Sur les cimes
Tout est ealme...
Dans les feuilles
Le vent se tait...
Dans les bois
L'oiseau est muet...
Patience!... Dientôt pour toi
Viendra aussi
Le repos!...
Trop d'émotions et de souvenirs se pressaient dans son âme ; il ne put
se maîtriser, et des larmes abondantes s'échappèrent de ses yeux.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 309
Jeudi, 1" décembre 1831.
«J'ai lu ces jours-ci, me dit Goethe, une très-jolie poésie
de Soret, c'est une trilogie ; les deux premières parties
ont un caractère enjoué, pastoral; la dernière partie,
intitulée Minuit^ est effrayante et très-bien réussie. On
y sent le souffle de la nuit, presque comme dans les
tableaux de Rembrandt, où Ton croit voir aussi l'air
sombre de la nuit. Victor Hugo a traité des sujets de ce
genre, mais non pas avec autant de bonheur. Dans les
tableaux de nuit de ce poëte, qui est incontestablement
un très-grand talent, il ne' fait jamais vraiment nuit; les
objets restent toujours si visibles, si clairs, qu'il fait
encore jour, et la nuit est fictive. Sans contredit, dans
sa pièce : Minuit, Soret a dépassé par là le célèbre
Victor Hugo, w
« Nous possédons dans notre littérature très-peu do
trilogies,» dis-je.
« Cette forme, dit Gœthe, est chez les modernes extrê-
mement rare. H faut trouver un sujet qui soit de nature
à se traiter en trois parties, de façon que la première
soit une espèce d'exposition, la seconde une espèce de
catastrophe, et la troisième une conciliation pacifique.
Ces conditions se trouvent réunies dans mon poëme du
Jeune Page et de la Meunière, divisé en trois parties,
et cependant quand je l'écrivis, je ne pensais pas du tout
à faire une trilogie ; mon Paria est aussi une parfaite
trilogie; cette fois je l'avais faite ainsi avec intention. Au
contraire, ma Trilogie de la Passion ^ n'a pas été conçue
d'abord comme devant être une trilogie, elle l'est de-
* Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, pages 65, 80, 115.
310 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
venue peu à peu, et pour ainsi dire, par hasard. J'avais
écrit VÉlégie. Je reçus la visite de madame Szimanowska,
qui avait passé un été à Marienbad en même temps que
moi et qui par ses mélodies ravissantes avait réveillé
dans mon cœur un écho de ces jours de félicité juvénile.
Les strophes que je dédiai à cette amie, écrites dans la
même mesure et dans le même ton que VÉlégie^ s'y
joignirent bien en formant une conclusion et comme un
retour à des idées sereines. Plus tard encore, Weygand
voulait faire une nouvelle édition de mon Werther, il
me demanda une préface ; c'était une occasion excellente
pour écrire ma Poésie à Werther. Comme j'avais encore
dans le cœur un reste de cette passion, ma poésie devint
d'elle-même une Introduction à l Elégie. Ces trois œuvres
se trouvaient remplies du même sentiment de tristesse
amoureuse, et c'est ainsi qu'en se réunissant elles for-
mèrent, sans que je m'en aperçusse, la Trilogie de la
Passion,
« J'ai conseillé à Soret d'écrire plus de trilogies ; mais
qu'il ne cherche pas de sujet spécial ; qu'il choisisse dans
la nombreuse collection de ses poésies inédites une
pièce riche d'idées, qu'il ajoute une introduction et une
conclusion, mais de façon qu'il y ait un vide visible
entre chaque partie. Il aura atteint son but sans avoir
à réfléchir beaucoup, chose fort difficile, comme dit
Meyer. »
Parlant alors de Victor Hugo, nous convînmes que
sa trop grande fécondité nuisait beaucoup à sentaient,
« Comment le plus beau talent ne se perdrait-il pas,
dit Gœthe, quand en une année il a l'audace d'écrire
deux tragédies et un roman, et quand il ne semble tra-
vailler que pour amasser des sommes énormes d'argent?
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 5H
Je ne lui reproche pas de chercher à devenir riche,
à jouir de la faveur du jour ; mais, s'il veut vivre long-
temps dans la postérité, il faut qu'il commence à moins
écrire et à plus travailler. » — Gœthe analysa alors Ma-
rion Delorme et chercha à m' expliquer que le sujet ne
prêtait qu'à un seul acte, mais très-tragique, et que
l'auteur, par des motifs tout à fait secondaires, s^était
laissé aller à l'étendre en cinq actes. « Nous avons eu,
il est vrai, ajouta-t-il, l'avantage par là de voir que l'au-
teur a aussi un talent remarquable pour la peinture des
détails ; talent précieux dont je reconnais la grande im-
portance. »
Mercredi, 21 décembre 1831 *,
Diné avec Gœthe. Au dessert, nous examinons quel-
ques paysages de Poussin. « Les places, dit-il, où le
peintre fait tomber la plus forte lumière, doivent être
exécutées jusque dans les plus petits détails ; aussi les
objets les plus favorables pour recevoir cette lumière sont
l'eau, les rochers, les terrains nus, les édifices; au con-
traire, les objets qui demandent un grand détail de dessin
* Pendant ce dernier hiver, Gœthe lit connaissance avec le deSenec-
tule de Cicéron, qu'il trouva « dôHcieux. » Sa belle-fdle Ottilie lui Usait
chaque soir les Vies de Plutarque. « Tout me semble aujourd'hui his-
torique, écrit-il à cette occasion à Humboldt : que les événements soient
irès-éloignés ou tout proches de moi, c'est tout un; je me fais moi-même
rdlet d'un personnage de l'histoire, et, lorsque je pense à ce que serait
ma vie, racontée à la mniiière de Plularque, je me semble souvent ridi-
cule.» — En octobre il lut les Frngments de Géologie par Alexandre de
Humboldt; en novembre, Iphigénie en Auiide; il fut frappé surtout de
l'aisance avec laquelle Euripide manie la foule immense des légendes de
la mythologie grecque, — Il avait de nouveau laissé de côté la lecture des
journaux, « honteux d'avoir consacré inutilement tant de temps à sWïfe
le siège de Missolonghi. }> — A la fin de décembre il revint tout à lait à
la science, et en janvier il rédigea sa Théorie de l' arc-en-ciel.
312 CONVERSATIONS DE GŒTllE.
ne doivent jamais être choisis par l'artiste pour ce but. »
« Un paysagiste, continua Gœthe, doit avoir un très-
grand nombre de connaissances. Ce n'est pas assez qu'il
entende la perspective, l'architecture, l'anatomie de
l'homme et des animaux, il doit aussi posséder des no-
tions en botanique et en minéralogie. En botanique,
pour qu'il sache rendre le caractère exact des arbres et
des plantes ; en minéralogie, pour qu'il sache rendre le
caractère exact des diverses espèces de montagnes. Il
n'a pas besoin d'être minéralogiste complet, il n'a affaire
qu'à des montagnes de calcaires, d'argile schisteuse, de
grès, et il a seulement besoin de savoir quelles sont
leurs formes distinctives, de quelle manière elles se
décomposent, et quelles espèces d'arbres prospèrent ou
végètent sur chacune d'elles. »
En me montrant des paysages de Hermann de
Schwanefeld, il me dit : « Chez ce peintre plus que chez
tout autre, l'art est un goût et le goût un art. Il ressent
un amour profond pour la nature, et il y a en lui une
paix divine qui se communique à nous quand nous con-
templons ses œuvres. Il est né en Hollande, mais il a
étudié à Rome, sous Claude Lorrain, et il doit à son
maître son libre et parfait développement. »
Nous cherchâmes dans un dictionnaire artistique pour
voir ce que l'on disait de Hermann de Schwanefeld ; on
lui reprochait d'être resté au-dessous de son maître. —
« Les fous! dit Gœthe. Schwanefeld était autre que Claude
Lorrain et celui-ci par conséquent ne peut pas être con-
sidéré comme ayant eu plus de valeur. Si on ne disait de
nous rien de plus que ce que racontent les biographes et
les faiseurs de dictionnaires, ce serait un pauvre métier
que la vie, et qui ne vaudrait pas la fatigue qu'il donne ! »
I
i!
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 313
* Jeudi, 5 janvier 1832.
Il est arrivé quelques nouvelles livraisons de dessins à
la plume et d'aquarelles de mon ami Topffer, de Genève.
Ce sont pour la plupart des vues de paysages italiens et
suisses qu'il a prises peu à peu dans ses voyages à pied.
Goethe était si frappé de la beauté de ces dessins, surtout
des aquarelles, qu'il disait qu'il lui semblait voir des ou-
vrages du célèbre Lory de Genève. Je fis observer que ce
n'était pas là ce que Topffer avait fait de mieux et qu'il
avait encore à envoyer bien autre chose. « Je ne sais pas
ce que vous voulez! répliqua Goethe. Comment serait-ce
meilleur? Et qu'est-ce que cela ferait, si c'était un peu
meilleur? Dès qu'un artiste est arrivé à un certain degré
de perfection, il est assez indifférent qu'une de ses œuvres
soit un peu mieux réussie qu'une autre. Le connaisseur
retrouve dans toutes la main du maître et l'étendue en-
tière de son talent et de ses moyens. »
* Vendredi, 17 février 1832,
J'avais envoyé à Goethe un portrait de Dumont, gravé
en Angleterre, qui a paru l'intéresser beaucoup. Ce
soir quand j'allai lui faire visite, il me dit : « J'ai
regardé et à plusieurs reprises l'image de cet homme
remarquable. Elle avait d'abord quelque chose qui me
déplaisait, ce que j'ai dû attribuer au travail de l'ar-
tiste, qui avait marqué les traits avec trop de force et de
dureté. Mais plus je contemplais cette tète si remarquable,
})lus toutes les duretés disparaissaient, et d'un fond obs-
cur sortit une belle expression de repos, de bonté, de
douceur spirituelle et fine, douce à regarder et caracté-
18
514 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
risant parfaitement cet homme sage, bienfaisant, ardent
pour le bien général.
Nous continuâmes à parler de Dumont, et des Mémoi-
res sur Mirabeau, dans lesquels il montre tous les
secours que Mirabeau a reçus dans ses travaux, et oij il
nomme tous les gens détalent qu'il a associés au but qu'il
poursuivait, et dont il mettait en œuvre les forces. —
« Je ne connais aucun livre plus riche en leçons que ces
Mémoires^ dit Goethe; par eux notre regard pénètre pro-
fondément dans les recoins les plus cachés de l'époque ;
Mirabeau, ce miracle, devient un être naturel , mais
le héros ne perd rien cependant de sa grandeur. Les der-
niers critiques des journaux français pensent autrement.
Les boni! es gens croient que l'auteur de ces Mémoires
veut leur altérer leur Mirabeau, en révélant le secret
de son activité surhumaine, et en revendiquant pour
d'autres personnes une part des mérites que jusqu'à pré-
sent a absorbés exclusivement le nom de Mirabeau. Les
Français voient dans Mirabeau leur Hercule, et ils ont
parfaitement raison. Mais ils oublient qu'un colosse se
compose de fragments, et que l'Hercule de l'antiquité
lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son
nom avec ses exploits les exploits d'autres héros. —
Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des
êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler vraiment
notre propriété, comme c'est peu de chose! et, par cela
seul, comme nous sommes peu de chose! Tous, nous
recevons d'autrui, tous nous apprenons, aussi bien de
ceux qui existaient avant nous que de nos contempo-
rains. Le plus grand génie lui-même n'irait pas loin s'il
était obligé de tout prendre en lui-même. Mais beaucoup
d'excellentes gens ne coujprenaeût pas cela, et avec leurs
CONVERSATIONS DE GŒTIIÊ. 515
rêves d'originalité ils passent la moitié de leur vie à tâ-
tonner dans l'obscurité. J'ai connu des artistes qui se
vantaient de n'avoir suivi aucun maître, et de tout devoir
à leur génie. Les fous! comme si c'était possible! Comme
si le monde, à chacun de leurs pas, ne s'imposait pas à
eux, et malgré leur sottise native, ne faisait point d'eux
quelque chose! Oui, je soutiens qu'un artiste qui ne ferait
que passer devant les murs de cette chambre, et ne jette-
rait qu'un rapide coup d'œil sur les quelques dessins de
grands maîtres qui y sont fixés, sortirait d'ici tout autre
et plus grand, pour peu qu'il eût de génie ! Qu'y a-t-il de
bon en nous, si ce n'est la force et le goût de nous
approprier les éléments du monde extérieur et de nous
en servir pour un but élevé? Je peux bien parler de moi-
même et dire avec simplicité ce que je sens. J'ai dans ma
longue vie fait et fini maintes choses dont je pourrais être
fier; mais, si nous voulons être loyaux, qu'est-ce qui m'ap-
partient vraiment, en dehors de la faculté et du penchant
que je possédais pour voir et entendre, distinguer et
choisir, animer avec un peu d'esprit et répéter avec un
peu d'adresse ce que j'avais vu et entendu? Je ne suis pas
du tout redevable de mes ouvrages à ma sagesse seule,
mais bien à mille objets, à mille personnes étrangères qui
m'en offraient les matériaux. Je voyais venir à moi des
fous et des sages, des intelligences limpides et d'autres
bornées, des enfants, des jeunes gens, des hommes mûrs;
tousme disaient ce qu'ils avaient dansl'âme, ce qu'ils pen-
saient, quelle était leur vie, ce qu'ils faisaient, quels étaient
les résultats de leur expérience, et je n'avais plus rien à
faire qu'à recueillir et à moissonner ce que d'autres avaient
semé pour moi. — Au fond, c'est une folie de chercher
à savoir si on possède quelque chose par soi-même ou
316 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
par les autres, si on exerce une influence personnelle ou
due à d'autres; ce qui importe, c'est d'avoir une grande
volonté, et assez de talent et de persévérance pour exé-
cuter ce que Ton veut ; tout le reste est indifférent. —
Mirabeau avait donc parfaitement raison de se servir du
monde extérieur et de forces étrangères ; il possédait le
don d'apercevoir le talent, et le talent se sentait attiré par
le démon de sa puissante nature, et se soumettait vo-
lontiers à lui et à sa direction. Il était ainsi entouré d'une
foule d'intelligences remarquables, qu'il remplissait de
son feu, qu'il mettait en activité en les dirigeant vers le
but élevé qu'il poursuivait. Agir avec les autres, et par
les autres, c'était là précisément son génie, c'était son
originalité, c'était sa grandeur. »
Dimanche, 11 mars 1832.
Ce soir une petite heure chez Gœthe, dans de bonnes
causeries. Je m'étais acheté une Bible anglaise, et, à mon
grand regret, je n'y trouvai pas les livres apocryphes;
ils étaient exclus comme manquant d'authenticité et d'in.
spiration divine. Il n'y avait ni Tobie^ ce livre d'une no-
blesse si pure, ce modèle d'une vie pieuse ; ni la Sagesse
de Salomon^ ni celle de Jésus Sirach, livres tous si élevés
par les idées et par la morale que peu d'autres peuvent
leur être comparés. J'exprimai à Gœthe le regret que
m'inspirait cette étroitesse d'esprit qui considère certains
écrits de l'Ancien Testament comme donnés directement
par Dieu, tandis que d'autres, aussi excellents, sont dé-
clarés comme ne venant pas de lui, comme si tout ce
qui est noble et grand ne venait pas de Dieu et n'était pas
né sous son influence.
a — Je suis complètement de votre avis, répondit
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 317
Gœthe. Mais on peut considérer la Bible sous deux as-
pects ^ Sous le premier, d'origine divine, on voit dans la
Bible une espèce de religion primitive, religion de la na-
ture et de la raison; cette manière de voir durera éternelle-
ment, toujours la même, et elle conservera sa valeur tant
qu'il y aura des créatures douées divinement, mais elle
est réservée à des hommes choisis, et elle est beaucoup
trop haute et trop noble] pour devenir générale. Il y a
ensuite le point de vue de Téglise, qui est beaucoup plus
humain. 11 est peu solide, changeant, mobile, et il va-
riera éternellement tant qu'il y aura de faibles créatures
humaines. La lumière sans obscurité de la révélation
divine est beaucoup trop pure et trop éclatante pour
qu'elle convienne aux pauvres et faibles hommes, et,
pour qu'ils puissent la supporter, l'église vient comme
médiatrice bienfaisante; elle éteint, elle adoucit cette
lumière pour qu'elle puisse aider et protéger beaucoup
d'hommes. L'église chrétienne croit que, comme héri-
tière du Christ, elle peut remettre aux hommes leurs
péchés ; c'est là pour elle une puissance énorme ; main-
tenir cette puissance et celte croyance, et affermir ainsi
Tédifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation
du clergé chrétien. En conséquence, il ne se demande
pas si tel livre de la Bible peut jeter de la lumière dans
l'esprit, s'il renferme de hautes leçons de moralité, s'il
offre des exemples d'une noble existence; l'important pour
* « On dispute et on disputera beaucoup sur l'utilité et sur les incon-
vénients qu'il y a à répandre la Bible. Pour moi, la question est bien
simple. Celte propagation continuera à être nuisible, si on fait de la
Bible un usage dogmatique et fantastique ; elle continuera à être utile, si
on y chercbe seulement des préceptes pour l'esprit et des émotions pour le
cœur. — La Bible est un livre digne de respect, considéré dans son ensem-
ble; utile et pratique, considéré dans chacune de ses parties. » {Pensées.)
i8.
318 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
lui, c'est : clans les livres de Moïse, l'histoire de la chute,
qui rend nécessaire le Sauveur; dans les prophètes, les
allusions qui sont foites au Désiré; dans les évangiles, le
récit de son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la
croix, qui expie nos péchés. Vous voyez que, à ce point
de vue et avec ces idées, on ne peut attacher d'impor-
tance ni au noble Tobie., ni à la Sagesse de SalomoUy ni
aux Proverbes de Sirach.
« Ces questions d'authenticité et de fausseté des livres
bibliques sont d'ailleurs bien étranges. Qu'est-ce qui
est authentique, sinon ce qui est tout à fait excellent, ce
qui est en harmonie avec ce qu'il y a de plus pur dans
la nature et dans la raison, ce qui sert encore aujour-
d'hui à notre développement le plus élevé? Et qu'est-ce
qui est faux, sinon l'absurde, le creux, le niais, ce qui
ne donne aucun fruit, du moins aucun bon fruit? Si
on devait décider l'authenticité d'un écrit biblique
par la question : ce qui nous est transmis, est-il absolu-
ment la vérité? alors on devrait sur certains points
metti'e en doute l'authenticité des évangiles, car Marc et
Luc n'ont pas écrit ce qu'ils ont vu par eux-mêmes, ils
ont recueilli longtemps après les faits une tradition orale,,
et Jean n'a écrit son évangile que dans un âge avancé. Ce-
pendant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement au-
thentiques, car il y a là le reflet de l'élévation qui brillait
dans la personne du Christ, élévation d'une nature aussi
divine que tout ce qui a jamais paru de divin sur la
terre. Que Ton me demande s'il est dans ma nature de
témoigner au Christ une respectueuse adoration, je ré-
ponds : Certainement! Je m'incHne devant lui comme
devant la révélation divine des plus hauts principes de
morahté. Que l'on me demande s'il est dans ma nature
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 519
de révérer le soleil, je réponds encore : Certainement !
car il est aussi une révélation de la divinité suprême, et
même la révélation la plus puissante qu'il nous soit donné
de connaître à nous, enfants de la terre. Je révère en lui
la lumière et la force fécondante de Dieu, par laquelle
nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes, nous
et les plantes et les animaux avec nous. Que l'on me
demande si je suis disposé à me courber devant l'os du
pouce de l'apôtre Pierre ou Paul, je réponds : Epargnez-
moi, €t laissez-moi avec vos absurdités!... « N'éteignez
pas l'esprit, » dit l'apôtre.
« Il y a bien des niaiseries dans les maximes de l'église.
Mais elle veut être souveraine, et il lui faut une masse
d'esprits bornés qui se courbent devant elle et soient
disposés à la laisser dominer. Le haut clergé, richement
doté , ne craint rien tant que de voir la lumière péné-
trer dans les basses classes. Il a longtemps, aussi long-
temps qu'il l'a pu, refusé de lui communiquer la Bible;
qu'est-ce que le pauvre fidèle dans sa paroisse chrétienne
aurait pu penser de la magnificence princière d'un évê-
que richement rente, quand il voit dans les évangiles la
pauvreté, l'indigence du Christ, qui allait humblement
à pied ainsi que ses disciples, tandis que l'évêque roule
comme un prince dans un bruyant carrosse à six che-
vaux?
« Nous ne savons pas tout ce que nous devons à Luther
et à la réforme en général. Nous avons été délivrés des
chaînes de l'étroitesse intellectuelle, notre éducation a
marché, et nous sommes devenus capables de remonter
à la source et de concevoir le christianisme dans sa pu-
reté. Nous avons eu de nouveau le courage de marcher
hardiment sur cette terre de Dieu et de sentir eu nous
320 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
notre vraie nature divine d'êtres humains. La culture
intellectuelle peut toujours se développer, les sciences
naturelles peuvent gagner toujours en étendue , en pro-
fondeur, l'esprit de l'homme peut s'élargir autant qu'il
le voudra , on ne trouvera rien au-dessus de la haute
doctrine morale qui brille et resplendit dans les évan-
giles.
« Plus notre développement, à nous autres protestants,
sera solide et pur, plus vite nous serons suivis des catho-
liques. Quand ils se sentent entourés des lumières tou-
jours croissantes du siècle, bon gré mal gré, il faut
qu'ils avancent derrière nous, et c'est ainsi que se re-
formera à la fm l'unité.
« Le malheureux esprit de secte des prolestants dispa-
raîtra aussi, et avec lui disparaîtront les haines et les
inimitiés entre le père et le fils, entre le frère et la sœur.
Car dès que l'on a bien conçu et que l'on s'est assimilé
la vraie doctrine et l'amour du Christ dans sa réaUté, on
sent sa grandeur d'homme, on se sent libre, et on n'at-
tache plus grande valeur à tel ou tel détail du culte.
« Peu à peu nous passerons tous de plus en plus du
christianisme de la lettre et de la foi à un christianisme
de l'esprit et de l'action. »
La conversation vint alors sur les grands hommes qui
ont vécu avant le Christ chez les Chinois, les Indiens, les
Persans et les Grecs, hommes chez lesquels la puissance
Divine a agi avec autant d'énergie que chez quelques
grands Juifs de l'Ancien Testament. Nous en vînmes
à cette question : Quelle est l'action de Dieu sur les
grandes natures du monde dans lequel nous vivons ac-
tuellement? Goethe dit : « A entendre parler certaines
gens, il semblerait qu'ils pensent que Dieu depuis
CONVERSATIONS DE Ga::iE. 321
ces temps reculés s'est retiré à /écart, que T homme
maintenant marche tout seul, t doit voir à se conduire
sans Dieu et sans son ^ ^uflle invisible de chaque jour;
on lui accorde bien encore une action divine sur les
questions de religion et de morale, mais les œuvres
scientifiques et artistiques sont considérées comme, pure-
ment terrestres, et dues à l'action de forces purement
humaines. — Que quelqu'un essaye donc, avec sa seule
volonté, avec sa seule puissance d'homme, de produire
une œuvre qui puisse se placer à côté des œuvres qui
portent le nom de Mozart, de Raphaël, de Shakspeare!
Ces trois nobles créatures ne sont pas du tout les seules,
et dans toutes les branches de l'art il y a une infinité
d'excellents esprits qui ont produit des œuvres aussi
bonnes que celles des hommes que je viens de nom-
mer; s'ils ont été aussi grands, ils ont autant surpassé la
nature ordinaire de l'homme, ils ont été aussi divinement
doués. — Voici donc la vérité sur ce point : Après ce que
l'on a eu l'idée d'appeler les six jours de la création. Dieu
ne s'est pas du tout consacré au repos ; il agit toujours,
et maintenant comme au premier jour. Cela aurait été
une pauvre distraction pour lui de combiner quelques
éléments pour fabriquer notre monde informe, et de le
faire rouler tous les ans sous les rayons du soleil , s'il
n'avait pas eu le plan de faire de cet amas de mitière la
pépinière d'un monde d'esprits. Il vit toujours et sans
cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les
natures inférieures. »
Toute science apprise et retenue par cœur paraissait
mauvaise à Gœthe. Il pensait que, pour avoir quelque
valeur, une philosophie doit être transportée par nous
322 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
dans notre vie même. « Stoïcien, platonicien, épicu-
rien, chacun doit à sa manière régler son compte avec
l'Univers, disait-il à Falk * ; c'est pour résoudre ce
problème que nous avons reçu la vie, et personne,
quelle que soit l'école à laquelle il se rattache, ne peut s'y
soustraire. Chaque philosophie n'est rien autre chose
qu'une forme différente de la vie. Pouvons-nous entrer
dans cette forme; pouvons-nous, avec notre nature, avec
nos facultés, la remplir exactement, voilà ce qu'il s'agit
de chercher. Il faut faire des expériences nous-mêmes ;
*Qute idée que nous absorbons est comme une nourri-
ure que nous devons examiner avec le plus grand soin ;
autrement nons anéantissons la philosophie ou la philo-
sophie nous anéantit. A la sévère tempérance de Kant,
par exemple, convenait une philosophie appropriée à
ses penchants innés. Lisez sa vie, et vous verrez bien vite
comme il a su adroitement émousser le tranchant de son
stoïcisme, qui était réellement en contradiction absolue
avec les relations sociales ; il l'a accommodé comme il
le fallait et l'a mis en équilibre avec le monde. Les incli-
nations de chaque individu lui donnent droit à des prin-
cipes qui ne le détruisent pas en tant qu'individu. — Si
on ne trouve pas là l'origine de toutes les philosophies,
on ne la trouvera nulle part. Zenon et les stoïciens étaient
présents à Rome, bien longtemps avant que leurs écrits
y parvinssent. Ce rude esprit qui rendait les Romains
capables de tant d'actes héroïques, de tant de beaux faits
d'armes, qui leur apprenait à mépriser toute douleur,
tout sacrifice, devait les disposer aussi à accepter avec
faveur des principcb qui avaient avec la nature humaine
* Portrait de Gœthe, vu dans Vintimilê, pages 71 et suivantes.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 523
des exigences toutes pareilles. Dès qu'un système trouve
son \rai héros, il parvient à se rendre compte du monde,
même quand il s'agirait du système cynique. Ce qui
échoue dans la contradiction, c'est ce qui est appris;
mais nous savons défendre ce qui est inné en nous, et sou-
vent nous savons très-bien vaincre tous nos adversaires.
Il n'y a pas à s'étonner que la nature délicate de Wieland,
par exemple, ait été attirée vers la philosophie d'Aristippe,
et la même raison explique parfaitement son éloignement
marqué pour Diogène et pour tout cynisme. Un esprit
en qui est inné l'amour de toutes les élégances ne peut
pas se plaire dans un système qui les renverse toutes.
Il faut d'abord être en harmonie parfaite avec notre
nature, et nous pourrons alors, sinon faire taire, du
moins adoucir toutes les dissonances extérieures qui
nous entourent.
« Je soutiens qu'il y a même, en philosophie, des
éclectiques nés; et, quand dans un homme l'éclectisme
sera inné, je le trouverai bon et ne lui en ferai jamais un
reproche*. Combien d'hommes, par leurs penchants na-
turels, sont moitié stoïciens, et moitié épicuriens! Je
ne serai donc pas étonné, si ces hommes acceptent les
* « Il ne peut pas y avoir de philosophie éclectique ; il n'y a que des
philosophes éclectiques. — L'éclectique est celui qui choisit dans ce qui.
l'entoure, dans ce qui se passe autour de lui, tout ce qui est en har-
monie avec sa propre nature, pour se l'approprier; j'entends par là qu'il
doit s'assimiler tout ce qui, soit dans la théorie, soit dans la pratique,
peut servir à son progrès et à son développement. Deux éclectiques
pourraient donc être deux adversaires, s'ils étaient nés avec des dispo-
sitions différentes; car ils prendraient, chacun de leur côté, dans la
tradition philosophique, ce qui leur conviendrait. Que l'on jette les
yeux autour de soi, on verra que tout homme, au fond, agit ainsi; et
voilà comment on ne ^explique jamais pourquoi on ne parvient pas à
convertir autrui. » {Pensées.)
524 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
principes des deux systèmes et cherchent autant qu'il
leur est possible à les concilier dans leur esprit.
« Cet éclectisme ne doit pas être confondu avec cette
nullité intellectuelle qu'une absence complète de toutpen-
chant propre et intime fait agir comme les oiseaux que
Ton voit formant leur nid de tout ce que le hasard leur
présente; une construction fabriquée ainsi de débris déjà
morts ne peut jamais se Her à un ensemble vivant. Toutes
les philosophies de ce genre n'ont dans le monde au-
cune valeur; elles ne sont pas des conséquences logiques
et ne peuvent conduire elles-mêmes à aucune consb
quence.
« Je ne suis pas plus amateur de la philosophie popu
laire. Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien
que dans la religion. On doit en^ épargner la connais-
sance au peuple, et surtout on ne doit pas le forcer
pour ainsi-dire à s'enfoncer dans pareille recherche.
Epicure dit quelque part : « Ceci est juste, car le peuple
le trouve mauvais. » — Depuis la réforme, les mystères
ont été livrés à la discussion populaire, on les a ainsi
exposés à toutes les subtilités captieuses de l'étroitesse
de jugement, et on ne peut pas encore dire quand fini-
ront les tristes égarements d'esprit qui en sont résultés.
— Le degré moyen de l'intelligence humaine n'est
pas assez élevé pour qu'on puisse lui soumettre un aussi
immense problème et pour qu'elle soit choisie comme
dernier juge en pareille matière. Les mystères, et surtout
les dogmes de la religion chrétienne, se rattachent aux
problèmes les plus profonds de la philosophie, et ils n'en
diffèrent absolument que par l'enveloppe de faits exté-
rieurs dont on les a recouverts. — Aussi, suivant le point
de vue que l'on prend, tantôt on appellcla théologie une
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 323
métaphysique faussée, tantôt c'est la métaphysique qui
est une théologie platonicienne faussée. — Toutes deux
sont trop hautes pour que le raisonnement, qui ne s'élève
pas au-dessus de la sphère commune, puisse se flatter
de conquérir leurs trésors. La lumière générale d'un
siècle, en se répandant sur l'intelligence de chaque indi-
vidu, ne peut éclairer que le cercle très-étroit dans lé-
quel s'exercent les facultés pratiques.
« La plupart du temps le peuple se borne à répéter avec
le même accent les mots que quelque bouche éclatante
a articulés bien haut devant lui. Ainsi se produisent les
faits les plus bizarres; ainsi naissent des prétentions in-
croyables. On entend souvent un homme presque inculte,
mais qui se croit un esprit éclairé, parler, du haut
d'un dédain superficiel, sur des sujets devant lesquels
un Jacobi, un Kant, c'est-à-dire les esprits qui sont con-
sidérés avec justice comme l'honneur de notre nation,
s'inclineraient, pleins d'une crainte respectueuse. —
Les résultats de la philosophie, de la politique et de la
religion, voilà ce que l'on doit donner au peuple et ce
qui lui sera utile; mais il ne faut pas vouloir, des hommes
du peuple, faire des philosophes, des prêtres, des poli-
ti(|ues. Cela ne vaut rien! — Si on cherchait, dans le
protestantisme, à mieux séparer ce qui doit être aimé,
ce qui doit vivre en nous, ce qui doit être enseigné,
si on observait sur les mystères un inviolable et respec-
tueux silence, sans forcer les esprits, avec une cho-
quante présomption, à entrer dans des dogmes sophis-
tiqués de telle ou telle manière, sans déshonorer certains
d'entre eux, comme on le fait aussi, par des railleries
et des critiques déplacées qui les mettent tous en danger,
idors, s'il en était ainsi, je serais le premier à me rendre
'9
526 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
et de tout cœur à l'église avec mes coreligioimaires, et
le premier je me soumettrais aA ec tous à cette loi édi-
fiante que je confesserais, que je pratiquerais avec bon-
heur, parce que ce serait une foi tournée tout entière vers
l'action. »
Premiers jours de mars 1832.
Goethe m'a raconté en dînant qu'il avait reçu la visite
du baron Charles de Spiegel, qui lui avait extrêmement
plu : « C'est un très-beau jeune homme, dit-il; il a dans
sa manière d'être , dans sa tournure un je ne sais quoi
où l'on reconnaît le noble du premier coup d'œil. îî ne
pourrait pas plus renier sa famille qu'une grande intelli-
gence ne pourrait renier sa nature élevée. Car ces deuy
supériorités, haute intelligence ou haute naissance, frap-
pent celui qui les possède d'une empreinte que ne peut
cacher aucun incognito. Ce sont des puissances comme la
beauté ; on ne peut les approcher sans les reconnaître. »
Quelques jours plus tard.
Nous avons causé de l'idée de la fatalité dans la tragédie
grecque. « Elle n'est plus d'accord avec notre manière
de penser, a dit Gœthe ; c'est une idée vieilhe et en opposi-
tion avec nos notions religieuses. Si un poëte moderne
emploie ces idées d'un autre temps dans une pièce de
théâtre , elles semblent toujours un peu affectées. C'est
un vêtement depuis longtemps passé de mode, et qui ne
convient pas plus à nos traits que la toge romaine.
« Nous, modernes, nous disons avec Napoléon : La po-
litique^ voilà la fatalité. Mais gardons-nous de dire avec
nos littérateurs contemporains que la politique est la
poésie, ou qu'elle convient à la poésie. Le poëte an-
glais Thompson a écrit un très-bon poëme sur les Sai-
CO?iVEUSATIOISS DE GŒTIIE. 527
sons, et un très-mauvais sur la Liberté; ce n'était pas le
poëte, c'était le sujet qui manquait de poésie. Dès qu'un
poëte veut avoir une influence politique, il faut qu'il se
donne à un parti, et dès qu'il agit ainsi, il est perdu
comme poëte; il faut qu'il dise adieu à la liberté de son
esprit, de son coup d'œil; il se tire jusque par-dessus les
oreilles la chape de Tétroitesse d'esprit et de l'aveugle
haine. Le poêle, comme homme, comme citoyen, doit
aimer sa patrie ; mais la patrie de sa puissance et
de son influence poétique, c'est le Bon, le Noble, le
Beau, qui n'appartiennent à aucune province spéciale, à
aucun pays spécial, et qu'il embrasse et célèbre là où il
les trouve*. 11 ressemble en cela à l'aigle dont le regard
plane librement au-dessus des diverses contrées et à qui il
est indifférent que le lièvre sur lequel il se précipite coure
en Prusse ou en Saxe.
« Et qu'est-ce qu'on entend donc par ces mots : «Aimer
sa patrie? Faire œuvre patriotique?» Si un poëte pen-
dant toute sa vie a travaillé à renverser les préjugés fu-
nestes, à détruire les vues étroites et égoïstes, à éclairer
l'esprit de ses compatriotes, à purifier leur goût, à donner
à leurs opinions, à leurs idées plus de noblesse, que
pouvait-il faire de mieux? Quelle œuvre pouvait être plus
patriotique? Elever pour les poètes des prétentions si
déplacées, si stériles, c'est comme si Ton demandait
qu'un colonel, pour être bon patriote, se mêlât aux
nouveautés de la politique et négligeât pour elles ses
devoirs les plus immédiats. La patrie d'un colonel esl
* Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières
Qui bornent l'héritage entre l'humanité...
Cliacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de toute âme qui pense ;
La vérité, c'est mon pays ! (Lamartine.
Ô28 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
son régiment, et il sera excellent patriote s'il laisse de
côté la politique et consacre toutes ses pensées, tous ses
soins à instruire les bataillons qui lui sont confiés, à les
exercer, à maintenir la discipline et l'ordre aussi bien que
possible, afin qu'ils tiennent bravement leur place, si un
danger vient à menacer la patrie. Je déteste comme le
péché toute besogne mal faite, mais surtout quand il
s'agit d'affaires publiques, car alors le résultat, c'est le
désastre pour des milliers et des millions d'hommes. Vous
le savez, en général, je m'inquiète peu de ce que Ton
écrit sur moi, mais il m'est venu aux oreilles, et je le
sais d'ailleurs fort bien, que malgré toute la peine que
je me suis donnée pendant toute ma vie, tout ce que
j'ai fait est tenu pour rien par certaines gens, parce
que précisément j'ai dédaigné de me mêler aux partis
politiques. Pour plaire à ces personnes, j'aurais dû être
membre d'un club de Jacobins et prêcher le meurtre et
les massacres Ah! plus un mot sur ce méchant
sujet, pour ne pas devenir déraisonnable en combattant
la déraison. »
Gœthe blâma Uhland d'avoir embrassé la carrière poli-
tique, résolution que d'autres ont tant vantée. — « Faites
bien attention, dit-il : la politique absorbera le poëte.
Etre membre des Etats, vivre dans des discussions, dans
des excitations quotidiennes, cela ne convient pas à la
nature déhcate d'un poëte. Ses chants cesseront, et ce
sera à certains points de vue un malheur. La Souabe
possède assez d'hommes suffisamment instruits, bien
pensants, loyaux, éloquents pour être membres des Etats,
mais un poëte comme Uhland, elle n'a que lui^ »
Pendantles premiers mois de 1 852^, Gœthe, après avoir
• Uhland n'a pas suivi les conseils de Gœthe, et sa verve s'est éteinte ;
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 329
approfondi les lois de Farc-en-ciel , mit au net avec moi
plusieurs parties de sa Théorie des couleurs. Il donna
une préface au livre de Knoll sur la collection minéra-
logique de Joseph Mùller, et écrivit au conseiller intime
Beuth de Berlin une longue lettre sur Vanatomie plasti-
quey sujet qu'il avait déjà touché dans ses Années de
voyage; il demandait dans cette lettre que le gouverne-
ment envoyât à Florence un anatomiste, un modeleur et
un fondeur, chargés d'apprendre et de rapporter en
Allemagne cet art nouveau ; on empêcherait ainsi la dis-
section de nombreux cadavres que Ton devrait respecter,
ou même on éviterait peut-être des crimes semblables à
ceux dont Edimbourg venaient d'offrir des exemples:
des enfants avaient été tués par des monstres qui ven-
daient leurs corps. C'est en mars qu'il finit son article
sur les Principes de philosophie zoologique de Geoffroy
Saint-Hilaire, cet allié qui l'avait, au sein de l'Académie
des sciences, proclamé un des fondateurs de la zoologie
moderne. — L'art vint à son tour, après la science, saluer
et charmer ses derniers jours. Il reçut de Naples un
dessin détaillé de la maison de Pompéi que l'on avait
commencé à découvrir en présence de son fils Auguste,
le 28 août 1850, et qui avait reçu le nom de Casa di
Gœthe, On y avait trouvé une belle mosaïque dont on lui
envoyait une copie. — « Tâchons de ne pas ressembler à
Wieland, écrivit-il à ce sujet à Zelter, et gardons-nous
de sa délicate mobilité, par suite de laquelle la dernière
chose qu'il lisait effaçait pour ainsi dire tout ce qui avait
précédé ; car nous pourrions dire ici que jusqu'à présent
il vient de mourir (1862) et depuis 1832, il n'avait rien écrit qui pût
ajouter à sa gloire de poëte.
* Je complète ici Eckermann à l'aide de Viehoff et de Vogel.
550 CONVERSATIONS DE GŒTllE.
l'antiquité ne nous a rien laissé de pareil pour le pitto-
resque de la composition et pour le fini de l'exécution. »
— Il s'entretint vivement de ces dessins avec la grande-
duchesse quand, suivant son habitude, elle vint, le jeudi
45 mars, lui faire sa visite. Pendant le diner il en causa
encore avec Meyer, et montra beaucoup de vivacité et de
gaieté. — Ces émotions, qu'il devait à l'artjla passion de
toute sa vie, devaient être les derniers moments heureux
de son existence.
Après diner, malgré le froid et le vent, il voulut faire
une promenade en voiture. En sortant de son cabinet
d'étude, très-chauffé comme toujours, et en passant dans
le froid vestibule qui conduit aux pièces donnant sur la
rue, ou bien pendant sa promenade, il eut sans doute un
refroidissement. Il se sentit mal à l'aise à son retour, et
dormit mal la nuit suivante. M. Vogel, appelé le matin à
huit heures, fut frappé de son regard éteint; ses yeux,
qui d'habitude avaient une vivacité et une mobilité toutes
particulières, étaient mornes. Son ouïe, déjà un peu
dure, s'était affaiblie tout à coup d'une manière très-sen-
sible. Dans ses premières maladies, Goethe avait montré
de l'emportement contre le mal ; au contraire, depuis plu-
sieurs années, il se montrait tout à fait calme, disantsou-
vent : « Quand on n'a plus le droit de vivre, on doit accepter
la vie comme elle vient. » Dans cette dernière attaque,
Goethe montrait une résignation qui frappait l'esprit.
Grâce aux soins du médecin, un mieux se manifesta,
et le soir Goethe retrouva son enjouement habituel. Le
samedi 17, il envoya à Guillaume de Humboldt la der-
nière lettre qu'il ait écrite. Elle montre avec quelle ai-
sance, à cette heure suprême, jouaient encore tous les
ressorts de son esprit. Voici cette lettre :
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 531
« Après être resté longtemps sans pouvoir vous ré-
pondre, je vous écris enfin, et à l'improviste.
« Les animaux ont des organes qui savent leur donner
« des leçons, » disaient les anciens; il en est de même
pour les hommes, mais ceux-ci ont l'avantage de pou-
voir à leur tour donner des leçons à leurs organes. Pour
chaque œuvre, pour chaque talent sont nécessaires cer-
taines facultés innées qui agissent spontanément. Gomme
ces facultés, quoiqu'elles aient une règle intérieure,
agissent sans avoir conscience d'elles-mêmes, elles peu-
vent finir par s'égarer, et s'épuiser inutilement. Plus
tôt l'homme s'aperçoit qu'il y a une industrie, un art
pour donner à ses facultés innées un accroissement et
un développement régulier, plus il est heureux. Tout ce
qu'il peut recevoir du dehors n'altérera en rien sa
nature propre. Le génie le plus favorisé est celui qui
absorbe tout, s'assimile tout, non-seulement sans porter
par là le moindre préjudice à son originalité native, à ce
qu'on appelle le caractère, mais bien plutôt en donnant
par cela même à ce caractère sa vraie force, et en déve-
loppant ainsi toutes ses aptitudes. — Le travail qui s'ac-
complit dans toute intelligence 'créatrice est donc à la
fois conscient et inconscient; les rapports qui naissent
entre cette double nature d'opérations sont très-variés.
Quand un bon compositeur, par exemple, écrit une
grande partition, dans son ouvrage, la réflexion con-
sciente et l'instinct inconscient se mêlent comme la
chaîne et la trame, pour employer une comparaison que
j'aime beaucoup. La pratique, l'enseignement, la ré-
flexion, le succès, l'insuccès, les encouragements, les
résistances, et surtout l'incessant travail de la pensée,
exercent sur ce qu'il écrit une action dont il ne se rend
352 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
pas compte, et c'est ainsi que son œuvre, réunion com-
plexe de qualités acquises et de qualités innées, prend
un caractère nouveau et frappant. — Acceptez ces ré-
flexions générales comme une réponse rapide à vos
questions répétées.
« Voilà plus de soixante ans que j'ai conçu le Faust;
j'étais jeune alors, et j'avais déjà clairement dans l'es-
prit, sinon toutes les scènes avec leur détail , du
moins toutes les idées de l'ouvrage. Ce plan ne m'a ja-
mais quitté ; partout il m'accompagnait doucement dans
ma vie, et de temps en temps je développais les passages
qui m'intéressaient à ce moment même. Il était resté
dans la seconde partie un certain nombre de lacunes,
qu'il fallait remplir sans y laisser languir l'intérêt, et j'ai
éprouvé combien il était difficile de faire par la volonté
seule ce qui devait être l'œuvre de l'instinct libre et spon-
tané. Il eût été malheureux que l'expérience d'une si
longue vie, consacrée à la réflexion active, ne me rendît
pas ce travail possible. On pourra cependant reconnaître
les premiers passages et les derniers, l'ancien et le nou-
veau; cela ne m'inquiète pas; c'est une distinction que
nous abandonnons à la bienveillante pénétration des fu-
turs lecteurs.
« Parlez-moi donc aussi de vos travaux*. Riemer, comme
vous le savez, s'occupe de l'étude des langues, et nous
touchons souvent à ces matières dans nos entretiens du
soir. Pardonnez à ma réponse d'avoir tant tardé. Malgré
ma vie retirée, jetrouve rarement une heure oii je puisse
mettre tranquillement mon esprit en présence de ces
mystères de la vie. Tout à vous, J. W. Gœthe. »
Weimar, 17 mars 1832.
* La réponse de Humboldt arriva le jour des funérailles de Gœthe.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 535
Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises,
examina des gravures, et, dans sa conversation avec
M. Vogel, lui recommanda plusieurs de ses protégés ^
Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à
coup un caractère menaçant. Après quelques heures de
sommeil calme, Gœthe vers minuit se réveilla et sentit
de minute en minute un froid qui, de ses mains, éten-
dues nues sur son lit, gagnait tout] le corps. Une dou-
leur excessive se répandit d'abord sur les membres, puis
sur la poitrine, et la respiration devint difficile. — Mais
Gœthe ne voulut pas que son domestique appelât le mé-
decin. ■ — « Ce ne sont que des souffrances, dit-il, il n'y
a pas danger. » — Le matin, ces souffrances, toujours
plus vives, le chassèrent de son lit; il se mit sur un fau-
teuil ; ses dents claquaient de froid. La douleur qui tor-
turait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et de
temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés,
son teint couleur de cendre; ses yeux, livides et enfoncés
dans l'orbite, avaient perdu tout éclat; son corps, froid
comme une glace, dégouttait de sueur; sa soif était ardente;
quelques mots péniblement articulés firent comprendre
qu'il craignait une hémorrhagie pulmonaire. — Son mé-
* A celle occasion M. Vogftl a écrit : « Quand on a élé aussi souvent que
moi l'intermédiaire des bienfaits que Gœthe répandait en secret, surtout sur
les malades, et cela de son propre mouvement el avec sa propre fortune,
on ne peut douter que Ton regardera comme une impertinente et une
méchante calomnie, ou comme une impudence effrontée, ce dur reproche,
fait fréquemment à Gœthe, de ne s'être inquiété du bien-être ou de la soiU-
france des autres, et en particulier de ses domestiques, que tout au plus
par un grossier égoisme. Ce qui est vrai, c'est que la mendicité, telle
qu'elle se présente ordinairement, celte manière déplaisante de vous ar-
racher l'aumône, le choquait beaucoup; sa bieniaisance fuyait toute
ostentation, et, par suite d'expériences l'àcheuses qu'il avait l'ailes, il était
toujours, et peut-être d'une f;içon trop absolue, partisan du secret. »
19.
554 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
decin, par des soins énergiques et pronnpts, fit disparaî-
tre en une heure et demie ces symptômes. Le soir, l'accès
était passé. — Le malade était dans son fauteuil, qu'il ne
quitta plus pour son lit. Il fit avec calme quelques
réûexions , et Vogel lui ayant annoncé qu'une ré-
compense, dont Gœthe avait appuyé la demande, venait
d'être accordée par le grand-duc, il montra de la joie.
Déjà dans la journée, sans que le médecin le sût, il avait
Hgné d'une main tremblante le bon de payement d'un
secours destiné à une jeune fille de ^yeimar, artiste pleine
de talent pour laquelle il avait toujours montré une sol-
licitude paternelle, et qui allait à l'étranger achever son
éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des
Beaux-Arts ; ce fut la dernière fois qu'il écrivit son nom.
Dans la matinée du jour suivant, jusqu'à onze heures,
il y avait eu du mieux; mais, à partir de ce moment, l'état
empira; les sens commencèrent à refuser parfois leur
service; il y eut des instants de délire, et de temps en
temps dans sa poitrine on entendait un bruit sourd. Ce-
pendant Gœthe semblait moins accablé. Toujours assis
dans son fauteuil, il répondait clairement et d'un ton
amical aux questions qui lui étaient faites, questions que
le médecin ne permettait que rarement, pour ne pas
troubler par une trop grande excitation une fin qui dès
lors paraissait inévitable. — Il fit placer une table au-
près de lui , et demanda le livre de Salvandy (Seize
mois); il se mit à le feuilleter, mais il se sentit bientôt
trop faible pour lire et le quitta. — Le portrait de la
comtesse de Vaudreuil, femme de l'ambassadeur français,
arriva ce jour-là d'Eisenach. Le médecin permit qu'on
le lui montrât. Il se plut à le contempler quelque temps,
puis il dit : « Oui, l'artiste mérite des éloges, il n'a pas
1
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 355
gâté ce que la nature a créé si beau. » — En échange, il
avait l'intention d'envoyer une épreuve de son portrait
lithographie par Stieler; et il dit qu'il avait déjà composé
quatre vers, qu'il écrirait sur l'épreuve aussitôt après son
rétablissement. — Le soir, il demanda la liste des per-
sonnes qui étaient venues savoir de ses nouvelles, et après
l'avoir lue, il dit qu'il n'oublierait pas, après sa guérison,
cette preuve d'intérêt. Déjà dans la journée il avait ex-
primé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. 11 obli-
gea tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur
le lit, à côté de lui, son domestique, épuisé par les veilles
continues. Il dit plusieurs fois à son copiste Jean, qui était
près de lui pendant la nuit : « Soyez-moi fidèle et restez
chez moi, cela ne peut durer que quelques jours. »
Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille
Ottilie : « Avril amène avec lui plus d'une belle jour-
née; l'exercice en plein air me rendra mes forces. »
— Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais
il fut obligé de se rasseoir aussitôt; plus tard il voulut
se lever de nouveau, il retombait dans son fauteuil.
L'entrée de sa chambre était absolument interdite,
même au grand-duc; il n'y avait avec lui que sa belle-fille,
ses petits-enfants AVolf et Walter, le médecin et son do-
mestique. Le nom d'Ottilie revenait souvent sur ses lè-
vres ; il la pria de s'asseoir auprès de lui et tint longtemps
sa main dans les siennes. De douces images traversaient
de temps en temps son imagination. — Dans un de ses
rêves il dit : « Voyez... voyez cette belle tête de femme...
avec ses boucles noires un coloris splendide... sur
un fond noir » — A un autre moment, voyant sur
le sol une feuille de papier, il demanda : « Pourquoi
laisse-t-on par terre une lettre de Schiller?... Il faut la
556 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
ramasser. » Après un léger sommeil, il demanda un
carton avec des dessins qu'il croyait avoir \us dans sa
vision.
Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obs-
cure. — c( Plus de lumière! » furent, dit-on, les derniers
mots que l'on put entendre tomber des lèvres de cet
homme qui, toute sa vie, avait été l'ennemi des ténèbres
de toute nature. Son esprit resta actif, même après qu'il
eût perdu l'usage de la parole; suivant une de ses habi-
tudes quand un sujet le préoccupait fortement, il traça
avec l'index des signes dans l'air; peu à peu il traça ces
signes moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la
couverture étendue sur ses genoux, y traça des mots
inconnus.
A onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté
gauche du fauteuil et s'endormit doucement.
On attendait autour de lui son réveil. — Il ne vint pas.
Goethe était mort.
Il mourait juste sept ans après l'incendie du théâtre
de Weimar, le 22 mars, jour qu'il avait depuis longtemps
considéré comme un jour de malheur.
Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un
profond désir de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle
serviteur Frédéric m'ouvrit la chambre oij il avait été
déposé. Etendu sur le dos, il reposait comme un homme
endormi ; la fermeté, et une paix profonde se lisaient sur
les traits pleins d'élévation de son noble visage. Son
puissant front semblait encore garder des pensées. J'au-
rais désiré une boucle de srs cheveux, mais le respect
m'empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était ense-
veli dans un drap blanc; on avait mis alentour de gros mor-
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 357
ceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps
que possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté
de ces membres me remplit d'étonneraent. Sa poitrine
était extrêmement développée, large et arrondie ; les mus-
cles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les
pieds magnifiques et de la forme la plus pure; il n'y avait
nulle part sur le corps trace d'embonpoint, de maigreur
ou de détérioration. J'avais là devant moi un homme
parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à
cette vue me fit un instant oubher que l'esprit immortel
avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main
sur le cœur, je ne trouvai qu'un silence profond ; j'avais
pu jusqu'à ce moment me contenir, mais alors je me
détournai et laissai un libre cours à mes larmes.
i38 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
Nous venons d'assister à la mort de Gœthe ; ses restes voni
être transportés solennellement au tombeau ducal, dans un cer-
cueil dont il a autrefois, pour Schiller, tracé lui-même le dessin.
Là repose son corps; mais son âme, si noble et si grande, O''
est-elle?...
Écoutons une dernière fois Gœthe, c'est lui-même qui va nout
ouvrir quelques perspectives flottantes sur cet immense inconnu,
et tenter de donner un fragment de réponse à d'insondables
questions; ici comme dans les pages qui terminent Faust, il nous
dira son dernier mot sur le problème de la destinée humaine,
mais on sait trop qu'en toute science, et surtout en philosophie,
le dernier mot de tout homme est un mot inachevé.
Le jour des funérailles de Wieland, je remarquai
que Gœthe avait dans tout son être une solennité qu'on
lui voyait rarement ^ Il semblait avoir Fâme profondé-
ment attendrie, et comme toute pénétrée de mélan-
colie. Dans ses yeux passaient souvent de brillantes
lueurs; ses paroles, sa voix étaient changées. — Cette
disposition toute particulière donna à la conversation que
j'eus avec lui ce jour - là une direction qu'il lui don-
nait rarement. Nous parlâmes du monde invisible.
D'ordinaire Gœthe éloignait ce sujet; il aimait mieux
causer du présent et de tous ces objets que Tart et la
science offrent à nos yeux, et qui n'échappent pas à notre
contemplation directe.
Nous parlions de l'ami que nous venions de perdre;
après un mot de Gœthe qui sous-entendait la croyance à
* Janvier 1815. C'est Falk qui parle.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 339
notre existence après notre mort, je dis : « Que croyez-
vous que Tâme de Wieland puisse entendre, dans ce mo-
ment-ci même ? »
« — Rien de mesquin ! dit Gœthe, rien d'indigne
d'elle; rien qui ne soit en harmonie avec la gran-
deur morale qu'il a montrée pendant toute sa vie ! Mais,
ajouta-t-il, pour être bien compris devons, comme je ne
traite pas cette question souvent, il faut que je la re-
prenne d'un peu plus haut. — C'est quelque chose
qu'une vie de quatre-vingts ans conduite avec dignité et
honneur ; c'est quelque chose que la conquête de pen-
sées aussi délicates que celles dont Wieland avait su
remplir son âme, et qui y régnaient avec tant de charme ;
c'est quelque chose que cette application, cette persévé-
rance acharnée, cette constance par lesquelles il nous
surpassait tous!... »
— « Lui donneriez-vous une place à côté de son
Cicéron, dont, jusqu'au jour de sa mort, il a eu tant de
bonheur à s'occuper?...»
— « Ne m'interrompez pas, quand je veux vous déve-
lopper d'une façon complète et tranquille la suite entière
de mes idées
« Jamais^ en aucune circonstance ^ il ne peut être ques-
tion dans la nature de la disparition des puissances
qui animaient de pareilles âmes; la nature ne dissipe
pas ses capitaux d'une main aussi prodigue. L'âme de
AVieland est, par son essence même, un trésor, un vrai
joyau. Ajoutez que sa longue vie a fortifié, et non di-
minué les dons précieux que son esprit possédait. Pensez
bien, pensez à ceci ! Raphaël avait à peine trente ans,
Kepler à peine la quarantaine, quand tous deux mirent
une fin subite à leur existence, tandis que Wieland »
340 CONVERSATIONS DE GŒTIIE.
« — Comment? m'écriai-je étonné, vous parlez de
la mort comme d'un acte dépendant de notre volonté? »
« — Je me le permets souvent, répondit-il, et si vous
avez d'autres opinions, je veux là-dessus raisonner à fond
avec vous, puisque dans ce moment il m'est donné d'expri-
mer mes pensées. »
Je le pressai de tout me dire, et il parla ainsi :
« Vous savez depuis longtemps que les idées qui ne
trouvent pas dans le monde des sens un appui solide,
quelle que soit toute la valeur qu'elles conservent pour
moi, ne sont pas dans mon esprit des certitudes, parce que,
en face de la nature, je ne veux pas supposer et croire,
mais savoir. — Ainsi ai-je agi pour l'existence person-
nelle de notre âme après la mort. Elle n'est nullement en
contradiction avec les observations, prolongées pendant
des années, que j'ai faites sur notre constitution et sur
la constitution de tous les êtres de la nature ; au con-
traire, de toutes ces observations sortent pour elle de
nouvelles démonstrations. — Mais combien de parties
de notre être méritent de persister et de durer après
notre mort ?.. c'est là une question toute nouvelle, c'est
là un point que nous devons abandonner à Dieu seul. —
Je me contente, quant à présent, des remarques suivantes.
Les derniers éléments primitifs de tous les êtres, et pour
ainsi dire les points initiaux de tout ce qui apparaît dans
la nature, se partagent suivant moi en différentes classes,
et forment une hiérarchie. Ces éléments, on peut les ap-
peler des dmes, puisqu'elles animent tout, mais appelons-
les plutôt monades; gardons cette vieille expression leib-
nitzienne ; pour exprimer la simplicité de l'essence la plus
simple, il n'y en a guère de meilleure possible. — Eh
bien! ces monades (ou points initiaux), l'expérience nous
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 341
montre qu'il y en a de si petites, de si faibles, qu'elles ne
sont propres qu'à une existence et à un service subor-
donnés. D'autres, au contraire, sont très-puissantes et
très-énergiques. Celles-ci attirent de force dans leur cercle
tous les éléments inférieurs qui les approchent, et les font
devenir ainsi partie intégrante de ce qu'elles doivent
animer, soit d'un corps humain, soit d'une plante,
soit d'un animal, soit d'une organisation plus haute, par
exemple, d'une étoile. Elles exercent cette puissance
attractive jusqu'au jour oij apparaît formé tout entier le
monde, petit ou grand, dont elles portaient au fond
d'elles-mêmes la pensée. Il n'y a que ces monades attrac-
tives qui méritent vraiment le nom à'âmes. Il y a donc
des monades de mondes, des âmes de mondes, comme
des monades, des âmes de fourmis. Ces âmes si diffé-
rentes sont, dans leur origine première, des essences
sinon identiques, du moins parentes par leur nature.
Chaque soleil, chaque planète, porte en soi-même une
haute idée, une haute destinée, qui rend son déve-
loppement aussi régulier et soumis à la même loi que le
développement d'un rosier, qui doit être tour à tour
feuille, tige et corolle. Vous pouvez nommer cette puis-
sance une icJée^ une monade, comme vous voudrez, cela
m'est indifférent, pourvu que vous compreniez bien que
cette idée, celte intention intérieure est invisible, et an-
térieure au développement qui apparaît dans la nature
et qui émane d'elle. — Il ne faut pas nous laisser induire
en erreur par les larves, formes transitoires que prend
la monade dans le cours de son développement. Nous
retrouvons toujours là cette métamorphose, cette puis-
sance de transformation qui réside dans la nature, qui
fait d'une feuille une fleur, une rose, d'un œuf une che-
342 CO>'VERSATIONS DE GŒTIIE.
nille, et d'une chenille un papillon. — Les monades
inférieures obéissent à une monade supérieure, non par
choix et pour leur propre satisfaction, mais parce qu'elles
le doivent et sont forcées d'obéir. Tout se passe très-
naturellement. Considérez, par exemple, cette main.
Elle est faite de parties que la monade principale a su
dès l'origine et pendant leur formation lier à elle par
des liens indissolubles, et elles sont toujours à son
service. Par elles, je peux jouer jusqu'au bout tel ou
tel morceau ; je peux, comme il me plaît, faire courir
mes doigts sur les touches d'un piano. Ils donnent par
là une noble jouissance à mon esprit, mais eux-mêmes
sont sourds; et la monade principale est la seule qui
entende. Je peux croire que mon jeu musical in-
téresse fort peu ou n'intéresse pas du tout mes doigts
et ma main. Ce jeu de monades , qui me donne à
moi du plaisir, a fort peu d'effet sur ces sujets soumis
qui m'obéissent, sinon peut-être que je leur fais sen-
tir un peu de fatigue. Combien leur sensibilité serait-
elle plus flattée, si, au lieu de perdre ainsi leur temps à
glisser sur les touches d'un piano, il leur était permis,
sous la forme d'abeilles diligentes, d' errer joyeusement
par les prés, de se poser sur les arbres et de s'ébattre au
milieu des branches fleuries, occupations pour lesquelles
elles ont certes au fond d'elles-mêmes un penchant inné!
— Le moment de la mort (qui pour cette raison a été
très-bien nommée une dissolution ) est justement celui
où la monade principale, la monade reine dégage ses
anciens sujets de leur fidèle service. — Ce départ, je le
considère, ainsi que la naissance, comme un acte libre
de cette monade principale qui, dans son essence propre
et intime, nous est complètement inconnue.
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 345
« Toutes les monades sont parleur nature tellement in-
destructibles, que même au moment de la dissolution, leur
activité n'est ni suspendue, ni perdue; à ce moment-là
même elle se continue. Les anciens rapports au milieu
desquels elles vivaient disparaissent, mais sur-le-champ
elles entrent dans de nouveaux. Dans cet échange, tout
est réglé d'après la puissance intime que possède telle ou
telle monade. Entre la monade, âme d'homme cultivé,
et la monade d'un castor, d'un oiseau, d'un poisson, il y a
évidemment une énorme différence de destinée. Nous voilà
donc revenus à la hiérarchie des âmes, que nous sommes
forcés d'accepter, dès que nous cherchons à nous expli-
quer tant soit peu les phénomènes de la nature. Sweden-
borg a abordé ce problème et, pour exposer ses idées, il
s'est servi de l'image la plus frappante. Il compare le
séjour où se trouvent les âmes à un espace divisé en trois
compartiments ; le compartiment du miheu est le plus
grand. Supposons maintenant que, de ces divers com-
partiments, différentes créatures, telles que des pois-
sons, des oiseaux, des chiens, des chats, se réunissent
dans le compartiment le plus grand; cette réunion là
formera à coup sûr une société singulièrement mêlée !
Mais qu'en résultera-t-il ? Le plaisir d'être tous ensemble
ne durera pas longtemps ; les extrêmes différences d'in-
clinations feront naître bientôt une guerre non moins
extrême, et, chaque être finira par se rapprocher de son
semblable; le poisson ira avec les poissons, l'oiseau
avec les oiseaux, le chien avec les chiens, le chat avec
les chats, et chacune de ces races cherchera en même
temps un logement séparé. — Nous avons là l'histoire
exacte de nos monades après la cessation de leur vie ter-
restre. Chaque monade va rejoindre les monades de son
344 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
espèce là où elles sont, dans l'eau, dans l'air, dans la
terre, dans le feu, dans les étoiles; et le penchant secret
qui les y conduit renferme en même temps le secret de
leur destination future.
« Pour l'anéantissement, il n'y a pas à y penser; mais
être saisi par une monade puissante et cependant d'ordre
inférieur, et rester sous sa soumission, c'est là un danger
réel pour nous, et la simple observation de la nature
ne m'a pas, pour ma part, mis tout à fait à l'abri de cette
crainte. »
A cet instant un chien dans la rue fit entendre plu-
sieurs aboiements. Goethe, qui a une antipathie innée
contre les chiens, s'élança vivement à la fenêtre, et
cria : « Fais tout ce que tu voudras. Larve, je saurai
bien m'arranger de manière à ce que tu ne m'attrapes
pas et ne me soumettes pas à toi! » SaiUie bien étrange
pour celui qui l'aurait entendue sans connaître l'en-
semble des idées de Goethe , mais au lecteur qui ne
l'ignore plus, elle paraîtra toute naturelle.
Gœthe se tut quelques moments, puis il reprit avec un
ton plus calme : « Cette basse racaille de notre monde se
permet vraiment trop d'orgueil ; dans ce coin de l'uni-
vers où roule notre planète, nous nous sommes trouvés
avec toutes ces créatures inférieures, vraie lie des mo-
nades; et si on apprend sur d'autres planètes que telle
a été notre société, elle nous fera peu d'honneurM »
Je lui demandai si, selon lui, les monades, passées
dans un nouvel état, conservaient conscience du passé.
Gœthe me répondit : « Il y a certainement pour elles une
* Ce trait rappelle celui que l'on raconte sur Malebranche. Les deux
philosophes agissaient par des motifs tout différents, mais des deux côtés,
c'est le même accès de mépris pour la créature inférieure à l'iiomme.
CONVERSATIONS DE GŒTIIE. 555
vue générale de leur histoire, comme il y a aussi parmi les
monades des natures plus hautes que la nôtre. La mo-
lade d'un monde peut, du sein obscur de ses souvenirs,
faire sortir beaucoup d'idées qui auront les apparences
d'idées prophétiques et qui cependant au fond ne seront
que les souvenirs confus d'une vie antérieure écoulée, et
par conséquent un acte de la ménîoire. C'est ainsi que le
génie de l'homme a mis à nu les tables sur lesquelles
étaient inscrites les lois qui ont présidé à la naissance
de l'univers ; une forte tension de l'esprit n'aurait pas
suffi ; il a fallu un souvenir qui, comme un éclair, est venu
briller dans nos ténèbres, souvenir delà création àlaquelle
notre âme assistait. Il serait téméraire de vouloir fixer
une mesure précise à ces lueurs subites et passagères qui
viennent briller un instant dans la mémoire des hautes
natures. — Je ne vois rien dans notre pensée qui ré-
pugne à accorder à la monade d'un monde cette persis*
tance de la conscience, entendue ainsi d'une façon géné-
rale et historique.
« Quant à ce qui nous regarde nous-mêmes, il
semble que les existences que nous avons déjà traversées
sur cette planète soient, considérées dans leur ensemble,
trop peu importantes, trop médiocres, pour qu'une
grande partie de leurs événements ait été jugée digne
par la nature d'entrer dans une seconde mémoire. Même
dans notre état actuel, il faudrait, parmi nos souvenirs,
faire un grand choix, et il est probable que, plus tard,
notre monade principale n'aura de cette vie qu'un
souvenir sommaire, c'est-à-dire n'en gardera dans sa
mémoire que quelques grands moments historiques. »
Ces paroles de Goethe me rappelèrent tout à coup une
pensée analogue que Herder, dans un moment de som-
346 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
bre humeur, avait un jour exprimée devantmoi : — « Nous
sommes maintenant, disait-il, sur cette place de Saint-
Pierre-et-Saint-Paul , tous les deux l'un en face de
Fautre, et j'espère que nous nous reverrons de même
ailleurs, peut-être dansUranag; mais que Dieu me garde
d'emporter dans cet autre monde, par exemple l'histoire
de mon séjour à Weimar, et le détail infini de l'existence
que j'ai menée, quand je parcourais ces rues bâties le long
de rilm î Un pareil présent fait à mon être nouveau
serait pour moi le plus grand des tourments et le plus
grand des châtiments ! »
« — Si nous voulons nous lancer dans les conjectures,
continua Gœthe, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait
empêcher la monade à laquelle nous devons l'apparition
de AYieland sur notre planète de pénétrer, sous sa nou-
velle forme, les lois suprêmes de cet univers. Le tra-
vail assidu, le zèle, l'intelligence à l'aide desquels elle
s'est assimilé tant de siècles de l'histoire de ce monde, la
rendent dii^ne de tout. — Je ne serais nullement
étonné, et toutes les vues que j'ai seraient pleinement
confirmées, si, dans des siècles, je rencontrais un jour
ce Wieland monade d'un monde, étoile de première
grandeur, éclairant tout ce qui l'entoure d'un jour aima-
ble, répandant tout autour d'elle le rafraîchissement et
la joie. — Vraiment ! donner la lumière et la clarté à
quelque nuageuse comète, ce serait là une mission faite
pour plaire à la monade de notre Wieland. Quand on
pense à l'éternité de ces nomades des mondes, on ne
peut accepter pour elles d'autre destination que celle
de prendre une part éternelle aux joies des dieux, en
s'associant à la féhcité dont ils jouissent comme forces
créatrices. A elles est confiée la naissance perpétuellement
i
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 547
nouvelle de toute la création ^ Appelées ou non appelées,
elles viennent d'elles-mêmes par toutes les routes, de
toutes les montagnes, de toutes les mers, de toutes les
étoiles ; qui^jeut les arrêter? Je suis sûr que là où vous
me voyez, je suis déjà venu mille fois et que j'y revien-
drai mille l'ois encore. » — a Pardon, dis-je, mais je ne
sais pas si j'appellerais un retour, un retour sans con-
science, car celui-là seul revient, qui sait qu'il a déjà été
ici. En observant la nature, dites-vous aussi, des sou-
venirs vous sont venus comme des lueurs brillantes
sortant de ces états antérieurs du monde auxquels votre
monade assistait peut-être, maîtresse alors d'elle-même ;
mais toutcela ne repose enfin que suv un peut-être. Pour des
questions aussi importantes, j'aimerais mieux me croire
capable d'arriver à une plus grande certitude que celle qui
est donnée par ces pressentiments et ces éclairs dugénie,
éclairant parfois les sombres abîmes de la création. Est-
ce que nous ne serions pas plus près de ce but, en sup-
posant au centre de la création une monade principale,
douée d'amour, et se servant de toutes les monades de
cet univers placées au-dessous d'elle comme notre
âme se sert des monades inférieures soumises à notre
dépendance? »
« Je n'ai rien à opposer à celte conception, répondit
Gœthe, considérée comme foi; mais je n'ai pas l'habi-
tude de donner une force démonstrative à des idées qui
* DasWerdeti (1er Schœpfimg . C'est altérer un peu le sens de Werden
que d'y voir seulement l'idée de développement. Werden doit faire en-
tendre que le monde naît éternellemenl ; dire que le monde est, ce n'est
pas assez; il vit ; et comment vit-il? Il vil éternellement à l'état naissant-
D*)nc il est au-dessus du temps.
348 CONVERSATIONS DE GŒTHE.
ne reposent pas sur un phénomène sensible'. Oui, si
nous connaissions bien notre cervelle, et le lien quil
l'unit à Uranus, et les milliers de fils entremêlés sur
lesquels passe et repasse la pensée!.... Mais nous
n'avons le sentiment des éclairs de pensée qu'au mo-
ment oii ils nous frappent! Nous ne connaissons que
les ganglions, les parties extérieures de la cervelle, mais
de sa nature intime nous ne savons pour ainsi dire
rien! Que voulons-nous donc savoir de Dieu?
c( On a pris beaucoup d'ombrage de cette parole de
Diderot: « Si Dieu n'est pas encore, il sera peut-être. »
Mais, suivant les vues que j'ai sur la nature, et d'après
ses lois, on conçoit pourtant très-bien l'existence de pla-
nètes que les monades supérieures ont déjà abandonnées,
ou dans lesquelles les monades n'ont pas encore reçu le
don de la parole. Il ne faut par exemple qu'une constella-
tion, qui ne se rencontre pas tous les jours, il est vrai,
pour que l'eau disparaisse et que la terre se sèche. De
même qu'il y a des planètes d'hommes, il peut y avoir
très-bien des planètes de poissons et des planètes d'oi-
seaux oii Dieu n'existera pas. Dans une conversation avec
VOUS; j'ai appelé un jour l'homme le premier entretien
de la nature avec Dieu. Je ne doute pas que sur d'autres
• C'est ainsi qu'en repoussant de la science la théorie des causes
finales comme une loi fausse, Gœllie l'admettait dans la vie comme un
sentiment vrai. « La raison critique, dit-il, a mis de côté la preuve théo-
loçiique de l'existence de Dieu; nous acceptons cet arrêt. Mais ce qui
n'a plus de valeur comme preuve, en conserve comme sentiment; nous
rappelons ainsi à nous les pieuses démonstrations dans lesquelles tout,
depuis le tonnerre jusqu'à la neige, sert à prouver Dieu. Et, en elTel,
conmient pourrions-nous, dans l'éclair, dans la foudre, dans la tempête,
no pas reconnaître la présence d'une souveraine puissance?... Dans le
parfum des (lciu"s, dans le murmure d'une brise caressante, comment
ne pas sentir l'iipproclie d'un Être qui nous aime?... » (Pensées)
CONVERSATIONS DE GŒTHE. 549
planètes cet entretien ne se fasse d'une manière bien plus
haute, bien plus profonde, bien plus raisonnable. Il nous
manque aujourd'hui, à nous, mille connaissances. La
première qui nous manque, c'est la connaissance de nous-
mêmes; toutes les autres ne viennent qu'après celle-là. A
parler rigoureusement, je ne peux rien savoir sur Dieu au
delà des conclusions que me permettent de tirer les phé-
nomènes sensibles dans le cercle assez étroit desquels je
Suis enfermé sur cette planète. — Mais cela ne veut pas
dire du tout que, par cette limite imposée à notre obser-
vation de la nature, une limite soit imposée à notre foi. Au
contraire, en pensant à ces sentiments divins qui s'impo-
sent ànous d'une façon immédiate, il est naturel d'admettre
que la science ne peut exister que comme un fragment in-
forme dans une planète comme la nôtre, arrachée violem-
ment aux liens qui la réunissaient au soleil ; toute observa-
tion y reste forcément imparfaite, et justement pour cette
raison, la foi vient la compléter, et combler ses lacunes.
Déjà, à l'occasion de ma théorie des couleurs, j'ai remar-
qué qu'il y a des phénomènes primitifs dont il est inutile de
vouloir par des recherches troubler et déranger la divine
siraphcité ; on doit les abandonner à la raison pure et à
la foi. — Faisons d'ardents efforts pour pénétrer par les
deux côtés ; mais en même temps conservons sévèrement
au milieu d'eux la ligne de démarcation ! Ne cherchons pas
les preuves de ce qui n'est pas susceptible d'être prouvé ,
car autrement nous laisserons dans notre construction,
prétendue scientifique, des témoignages de notre insulfi-
sance que la postérité découvrira tôt ou tard. Où la science
suffit, la foi nous est inutile, mais où la science perd sa
force et paraît insuffisante, il ne faut pas contester ses
droits à la foi. — Dès que l'on part du principe que la
20
550 COr^VERSATIONS DE GŒTHE.
science et la foi ne sont pas là pour se détruire, mais
pour se compléter, on arrive partout à la connaissance
du vrai, »
Il était tard lorsque je quittai Goethe. A mon départ,
il m'embrassa le front, ce qu'il ne faisait jamais. Je vou-
lais descendre les escaliers sans lumière, mais il ne le
souffrit pas; il me retint par le bras, jusqu'à ce que
quelqu'un, qu'il avait sonné, vînt m'éclairer. — J'étais
déjà à la porte, il m'avertissait encore de bien me ga-
rantir de l'air froid de la nuit. Je n'avais jamais vu et
plus tard je ne vis jamais Goethe dans une disposition
aussi attendrie que c 3 jour des funérailles de Wieland.
Dans la conversation qu'il m'a tenue ce jour-là se trouve
l'explication de bien des traits originaux et aimables de
ce caractère, si souvent raécoQïïW.
i
APPENDICE
NOTES ET FRAGMENTS
LITTÉRATURE FRANÇAISE
DE LA SITUATION DES ALLEMANDS EN FACE DES ÉTRANGERS ,
ET SPÉCIALEMENT EN FACE DES FRANÇAIS. — (Plan).
Mérites de la littérature allemande. — Les nations étrangères
la connaissent et Testiment chaque jour davantage. Satisfaction
qu'en ressentent les Allemands. — Mais nous devons aussi vite
que possible nous bien rendre compte dans quelle mesure ce fait
nous fait honneur et nous est profitable. Bien distinguer quelle
espèce de valeur ils donnent à nos œuvres, comment ils les ac-
cueillent, quelle espèce d'utilité ils en retirent. 1° Admettent-ils les
idées qui sont pour nous fondamentales et sur lesquelles reposent
nos mœurs et nos arts?... 2" Les fruits que notre érudition a don-
nés leur paraissent-ils bons? Comment se les assimilent-ils?
3° Quel emploi font-ils de nos formes artistiques? 4° Comment
tirent-ils parti des sujets que nous avons déjà traités?
4. Les Français professent une philosophie qui reconnaît Te.xis-
tence et la valeur des idées innées, les sépare et les distingue des con-
naissances dues aux sens, et conçoit avec intelligence l'union de
ces deux éléments. Çà et là, on remarque certaines opinions et
certains principes de nos philosophes; ils ne sont pas toujours
acceptés pleinement, mais leur valeur historique est reconnue.
2. Jamais il ne nous ont contesté Tapplication au travail, ils
nous reprochaient seulement d'écrire trop laborieusement des
livres lourds et fatigants; aujourd'hui ils donnent aux œuvres
que nous estimons une estime égale à la nôtre. — Je pense ic.
surtout à Savigny et à Niebuhr.
20.
554 NOTES ET FRAGMENTS.
5. Pour les formes de notre art, il est, évident qu'ils cherchent
à les reproduire chez eux en les égalant. Les œuvres dramatiques
de la nouvelle école, comme les Barricades, etc., sont des prélu-
des, des travaux destinés à préparer les vraies piècei qui seront
un jour écrites dans ce genre pour le théâtre. Notre littérature peut
aussi revendiquer le Théâtre de Clara Gazut ; que ce soit d'une
façon immédiate ou indirecte, il a en elle ses origines.
4. Toutes les fois qu'il nous imite, le Français doit toujours
faire de nombreuses modifications à son modèle; car il a devant
lui un public tout particulier, qui veut absolument voir les œuvres
taillées suivant d'anciennes règles traditionnelles. Ce public
de plus est impatient, il veut à chaque moment être excité, re-
mué; aussi il est difficile qu'un auteur puisse donner à son œuvre
une certaine dignité calme, et c'est là aussi ce qui explique pour-
quoi il est très-rare qu'une œuvre allemande puisse plaire chez
eux dans sa forme originale. Exemple curieux de la refonte du
Marina Faliero de lord Byron * .
DE LA LITTERATURE UNIVERSELLE.
La rapidité toujours croissante des communications rend iné-
vitable la formation très-prochaine d'une littérature universelle;
mais il ne faut demander à cette littérature ni plus, ni autre
chose que ce qu'elle donne et peut donner.
Si grand que soit le monde, il n'est que notre patrie agrandie,
et il ne nous offrira au fond que ce que nous donnait notre sol
indigène; ce qui plaît à la foule se propagera à l'infini, et comme
nous le voyons déjà, trouvera du succès dans toutes les zones et
dans tous les pays; ce succès ne se produira guère pour les œu-
vres sérieuses d'une vraie valeur; seulement les hommes dont les
efforts sont consacrés à l'art élevé qui produit les plus nobles fruits,
pourront plus vite se connaître et se verront de plus près. Dans
toutes les parties du monde il y a des hommes qui vivent pour la
vérité et pour ce progrés général qui résulte de l'établissement du
vrai. Le chemin où ces hommes s'avancent d'un pas assuré n'est
pas ouvert à tous; la fouie des hommes, engagée dans la vie
du monde, veut que tout soit promp terne» t rlécidé, et ils gênent, ils
* Par Casimir Delavigne.
^OTES ET FRAGMENTS. ISb
arrêtent ainsi les progrès qui leur seraient profitablesà eux-mêmes.
— Les âmes sérieuses doivent donc former une église silencieuse,
opprimée pour ainsi dire, car il serait inutile de vouloir s'opposer
à ces flots tumultueux du siècle; il faut seulement mettre tous ses
efforts à conserver bien solidement la place que l'on a choisie,
jusqu'à ce que le torrent soit passé. Le vrai est aussi Tutile, voilà
pour ces hommes la grande consolation, le grand encouragement;
s'il peuvent découvrir cette union du vrai et de Tutile, et aperce-
voir d'une façon bien vivante les conséquences qui en sortent,
alors ils exerceront, et pendant de longues années, une action
puissante.
Encouragement. — Très-souvent j'ai cru plus utile d'exciter
et d'éveiller l'esprit du lecteur que de lui communiquer positi-
vement toutes mes pensées, mais je crois aujourd'hui qu'il ne
sera pas mauvais de compléter les remarques précédentes, écrites
depuis longtemps.
L'occupation à laquelle on s'adonne est-elle utile? C'est là une
question que l'on se fait souvent et qui prend de l'importance
surtout de notre temps où il n'est plus permis à personne de vivre
tranquille et content dans une modération qui ne prétend à rien.
Le monde qui nous entoure s'agite si violemment que chacun de
nous est menacé d'être entraîné dans le tourbillon; par moments
nous sommes forcés de concourir d'une façon immédiate à des
Iravaux qui ne sont pas les nôtres, si nous voulons que nos propres
désirs soient satisfaits; il s'agira alors de savoir si nous possédons
les facultés et le talent nécessaires pour remplir aisément et sans
qu'elles nous absorbent tout entiers les fonctions dont nous nous
trouvons ainsi chargés sans que nous les ayons désirées. Dans de
pareilles circonstances , nous ne pourrons trouver notre salut
que dans un sévère et pur égoïsme; mais il faut que sur ce point
notre décision soit prise avec pleine conscience par notre raison
comme par notre cœur, et avouée avec tranquillité. Que Thomme
se demande : à quoi suis-je surtout bon? Et qu'il perfectionne
dès-lors sans relâche en lui-même ce talent pour lequel il est né ;
qu'il se considère tour à tour comme un apprenti, comme un
compagnon, comme un vétéran, et bien tard seulement, avec
d'extrêmes précautions, comme un Maître. S'il sait être mo-
deste et judicieux, s'il ne demande des faveurs du monde que
ce que ses talents l'autorisent à exiger en échange des services
qu'il lui rend, il se rapprochera peu à peu du but qu'il poursuit,
356 NOTES ET FRAGMENTS.
et jouira du bonheur d'exercer paisiblement une haute influence.
L étude attentive de la vie lui indiquera suffisamment les se-
cours et les obstacles que le monde extérieur doit lui apporter;
mais s'il a vraiment un esprit solide et sérieux, qu'il conserve
toujours devant les yeux ce précepte : ni demain ni jamais Ton ne
recueille de profits pour les peines que l'on se donne en courant
après la faveur du jour qui passe.
Observation. — Cliaque nation a ses originalités, qui la sépa-
rent, féloignent ou la rapprochent des autres nations. — Le plus
souvent, les traits caractéristiques extérieurs paraissent aux étran-
gers très-choquants ou au moins risibles; ce sont eux qui nous
empêchent toujours d'estimer une nation ce qu'elle vaut. Au con-
traire les qualités intimes et cachées ne sont connues ni des étran-
gers ni de la nation elle-même; cette nature intime agit dans les
nations comme dans les individus ; c'est elle qui fait apparaître
au dehors tels ou tels phénomènes, et comme on ne l'aperçoit
pas, on s'étonne, on s'émerveille. — Je ne prétends pas con-
naître ces attributs mystérieux, je n'oserais pas d'ailleurs les énu-
mérer. Je dirai seulement que, selon moi, ces ressorts intimes
sont en ce moment chez les Français dans leur plus grande acti-
vité , et que les Français, par ce motif, gagneront bientôt une
grande influence sur le monde moral. J'en dirais volontiers da-
vantage, mais il faudrait trop d'espace et trop de détails pour
faire comprendre et faire accepter mes idées.
— Si l'on veut bien connaître la poésie allemande, ilfautd'abord
être instruit de l'état de la littérature entière et de la politique de
l'Allemagne. Ce n'est pas encore assez; il faut encore savoir ce que
les étrangers ont dit dans leurs revues critiques d'eux-mêmes,
des autres nations et en particulier de la nôtre; il faut connaître
leur manière de nous juger, leurs opinions, l'intérêt qu'ils ont
pris à nos œuvres et l'accueil qu'ils leur ont fait.
Pour se mettre au courant de la littérature française contem-
poraine, on devra lire les leçons prononcées et publiées depuis deux
ans par Guizot [Coiirs d'Histoire moderne) Villemain [Cours de
littérature française) et Cousin [Cours d'Histoire de la philoso-
phie). Là se révèlent très-clairement et la situation de la France
et les rapports qu'elle a avec nous. Le Globe, la Bévue française et
le Temps ont une influence peut-être encore plus vive et plus
rapide. Tous ces documents sont indispensables pour apprécier
NOTES ET FRAGMENTS. 557
et pour rendre visibles à notre esprit les diverses fluctuations
et les grands mouvements qui agitent la France.
Le Globe a le caractère de la jeunesse; le plus vieux de ses ré-
dacteurs n'atteint pas la quarantaine. On ne songe pas là à con-
quérir les femmes pour lectrices; tous les écrivains pensent à l'a-
venir, et ce n'est pas celte pensée qui séduit les femmes. Le
Globe se distingue ainsi des journaux allemands qui, en grande
partie, sont rédigés par des femmes et pour des femmes.
Les rédacteurs du Globe n'écrivent pas une ligne qui ne soit
de la politique, c'est-à-dire qui n'ait pour but d'exercer une ac-
tion sur le présent. Ils forment une bonne, mais dangereuse
compagnie; on aime à avoir des relations avec eux, mais on sent
qu'il faut rester sur ses gardes. Ils ne peuvent ni ne veulent nier
leur projet : répandre partout le libéralisme complet. Aussi, ils
rejettent, comme routinières, toutes les idées de légalité et de
tradition; cependant, parfois, ils sont forcés d'invoquer ces idées,
au moins in subsidium. De là, dans les âmes une oscillation et
dans les actes un balancement, qui gênent beaucoup, car on se
sent d'abord très-épris de cette liberté pure. — Ce sont des ora-
teurs accomplis, et à celui qui peut ne considérer que leur talent,
sans se laisser entraîner par les théories, ils donneront beaucoup
de plaisir et de grands enseignements.
—La poésie française, comme la littérature française tout entière,
ne se sépare pas un instant de la vie et de la passion du carac-
tère national; naturellement, elle est maintenant toujours dans
l'opposition ; elle recrute tous les talents pour accroître ses forces
et abattre ses adversaires; ceux-ci, étant en possession du pou-
voir, n'ont pas besoin d'avoir de l'esprit.
Les vives confidences qu'ils nous font nous permettent de les
pénétrer à fond ; la manière plus ou moins favorable dont ils nous
jugent, nous apprend, à notre tour, à nous bien juger, et c'est
nous rendre grand service que nous forcer à réfléchir sur nous-
mêmes
—Les étrangers, les Anglais, les Américains, les Français et les
Itahens ne peuvent rien tirer de notre philosophie nouvelle,
parce qu'elle n'a pas de lien immédiat avec la vie. Ils ne peuvent
pas en faire sortir des résultats pratiques, aussi ils se tournent
tous, plus ou moins, vers les doctrmes écossaises, que Reid et
Stewart ont exposées. Celles-ci se rapprochent plus de la raison
pratique ; de là leur succès. Elles cherchent à réconcilier le sen-
5J8 NOTES ET FRAGMENTS.
sualisme et le spiritualisme, à établir Taccord entre la réalité et
Tidéal, à perfectionner ainsi les pensées et les actions de Thomme.
Cette tentative qu'elle hasarde, et les promesses qu'elle fait de
réussir dans son œuvre, cela suffit pour lui gagner des partisans
et des admirateurs.
— Quand je cherche à résumer mes pensées sur la littérature
française contemporaine, je suis toujours ramené à Bernardin de
Saint-Pierre, qui publia Paul et Virginie en 1789. Ce roman idyl-
lique eut alors une grande influence, et on le relira toujours
avec plaisir, quoiqu'il soit difficile, après tant d'années et tant de
changement dans les idées, de se rendre un compte bien net de
ce qu il apportait de nouveau et de ce qui lui manquait. Écrit peu
de temps avant la Révolution, l'intérêt de sa fable repose sur les
discordances douloureuses qui, dans les états modernes, existent
entre la nature et la loi, entre le cœur et les usages, entre les
désirs et les préjugés; ces inégalités, tout en se nivelant peuàpeu,
sont une source de tourments et l'étaient plus encore à cette
époque.
Deux mères dans la misère se réfugient avec un fils et une
fille dans un pays éloigné; là, elles mènent une douce existence
idyllique; cette existence est troublée, et enfin anéantie. Au mi-
lieu des scènes de terreur et d'espérance, de bonheur et de mort,
l'auteur sait assez adroitement introduire des réflexions didacti-
ques sur tout ce qui opprimait alors les hommes en France; lec
abus qu'il condamne sont précisément ceux qui ont amené la
convocation des notables, des états généraux, et enfin une révo-
lution complète dans le royaume. L'ouvrage est écrit dans un
excellent esprit de bienveillance qui s'est longtemps maintenu
pendant la révolution française.
Bernardin de Saint-Pierre était aimé et estimé des frères du
premier Consul, et le premier Consul même était bien disposé
pour lui. Le récit quil nous donne de ses relations avec ces in-
téressants personnages nous surprend en nous montrant que,
malgré un travail politique pour ainsi dire surhumain, cette fa-
mille conservait toujours certains penchants pour la littérature
et pour les travaux de l'ordre moral. La grande épopée du gran-
diose Lucien et tout ce qu'a laissé la plume de Louis, cet hommt.
d'une noblesse d'âme si profonde, nous donnent des preuves
frappantes de ces penchants.
— A côté de Bernardin de Saint-Pierre, nous rencontrons
i
NOTES ET FRAGMENTS. 559
Chateaubriand. Talent rhétorico-poétique, mettant en œuvre avec
passion, le monde visible, et s'exaltant pour arriver aux senti-
ments religieux. Force littéraire de premier ordre par Teffet qu'il
produit et sur les yeux et sur Tâme. — Comme homme politique,
même caractère.
DE LA COMEDIE FRANÇAISE
— C'est avec juste raison que dans Paris , ville où il y
a tant de théâtres, on a voulu maintenir une scène destinée à
cet art pur, régulier, que Ton nomme Tart classique. Si cette
idée n'avait pas été juste et louable, pourquoi sa mise en pra-
tique aurait-elle trouvé un succès aussi prolongé? Cependant,
après un siècle et demi, on sentit qu'en rétrécissant toujours da-
vantage un cercle déjà étroit, on ne pouvait plus conserver l'at-
tention et l'intérêt du public, surtout lorsque la mort venait
priver la scène d'un de ces talents extraordinaires qui savaient
ranimer et pour ainsi dire ressusciter ces pièces admirées au
fond par tradition. Talma a été une de ces clefs de voûte qui
maintenaient debout le premier théâtre de la France et du
monde.
Si l'on analyse le talent de Talma, on y trouvera l'âme moderne
tout entière : tous ses efforts tendaient à exprimer ce qu'il y
a de plus intime dans l'homme. Quand il jouait cette tragédie
hypocondriaque qui se passe dans le désert S avec quelle passion
le voyait-on chercher à rendre sensibles aux yeux tous les senti-
ments, toutes les idées qui doivent naître dans les solitudes de
l'Arabie? Nous-mème nous avons été témoin- de l'art si heureux
avec lequel il s'eTorçait de s'enfoncer dans l'âme d'un tyran ;
son triomphe était la peinture du despotisme, d'un méchant hy-
pocrite. Néron, cependant, ne lui suffisait pas encore; qu'on lise
comment il travaillait à s'identifier avec un Tibère (deChénier), et
on reconnaîtra dans son âme cette recherche de la douleur et des
émotions pénibles qui caractérise le romantisme. On vit ainsi
disparaître peu à peu de la scène l'héroïsme vigoureux, tel
qu'il se montre dans les luttes républicaines que peint Corneille^
* Abu far, de Duels.
- A Erlurt. lors du con"[rès et à "Weimar même.
S60 NOTES ET FRAGMENTS.
dans les douleurs royales que peint Racine, dans les grands évé-
nements historiques que peint Voltaire; à la place de cet hé-
roïsme, se glissèrent peu à peu les émotions du sentiment in-
time; on désira dès lors voir sur le théâtre un jeu plus libre et
rintérêt fut cherché dans le sujet même des pièces.
Le Français ne veut qu'une crise; celte vue pénétrante de
Napoléon indique que la nation était habituée à ne voir sur le
théâtre qu'une action simple, bien définie, bien claire; c'était là
une espèce d'étiquette, que Ton ne voulait pas laisser tomber,
parce que, tout en reconnaissant qu'elle restreignait l'esprit du
poëte, on la trouvait, à certains points de vue, commode. Le
Français, à sa vivacité, joint un extrême amour-propre, qui main-
tient toujours dans son âme certains goûts aristocratiques, et,
sur la scène, les noms d'Achille, d'Agamemnon, lui semblaient
aussi respectables que ces noms illustres de la noblesse, qui lui
rappelaient de grands faits de son histoire. Aller s'asseoir au
théâtre, jouer mentalement le rôle du souftleur, murmurer tout
bas les passages célèbres, c'était, pour beaucoup de spectateurs,
célébrer une espèce particulière de culte, et, pendant qu'ils s'a-
bandonnaient à ces pieux devoirs, ils oubliaient qu'ils s'ennuyaient
de tout cœur.
Cependant, de nos jours, devait s'éveiller le besoin de voir sur
la scène un spectacle plus significatif, des caractères plus uni-
versels, des événements historiques d'un plus grand intérêt.
Tout homme qui a assisté à la Révolution se sent attiré vers
l'histoire; son regard, en contemplant le présent, voit reparaître,
avec de vives couleurs, des scènes du passé. En Allemagne, nous
en sommes toujours à la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie
{quoique, depuis longtemps, nos formes constitutionnelles aient
fait disparaître ce conflit, et que chacun, à son rang, puisse au-
jourd'hui vivre avec honneur). Les Français sont préoccupés de
l'histoire de leur patrie, histoire à la vérité très-remarquable par
les hommes et par les événements ; ils s'efforcent, par la puis-
sance magique de l'art, de ressusciter ces âmes éteintes. Ces pre-
miers essais ne sont pas définitifs; les drames publiés jusqu'à
présent sont écrits dans une forme facile et très-libre ; ils re-
tracent l'ensemble de l'histoire depuis les temps les plus anciens
jusqu'à l'époque moderne; tout poëte dramatique doit connaître
ces travaux. J'indiquerai la Journée des Barricades, les États de
Blois, que suivra la Mort de Henri lll. Je recommanderai aussi
NOTES ET FRAGMENTS. :561
les Soirées de ISeiiilly et les Scènes contemporaines^. Après
avoir lu ces ouvrages, je crois que Ton partagera les vues expri-
mées plus haut.
Il en est des révolutions littéraires comme des révolutions poli-
tiques; on va tour à tour en avant et en arrière, et, cependant,
peu à peu, on avance de quelques pas. Victor Hugo est un de ces
jeunes indépendants, qui, avec toute leur indocilité, finiront un
jour par recevoir un enseignement de leurs propres travaux et
de leur propre expérience. Il a dépensé un beau talent à écrire
un grand drame historique qui ne peut se jouer; son Cromwell
montre des qualités d'une grande valeur. 11 met là en discussion
bien des questions sur lesquelles Taccord se fera plus tard. Les
événements historiques présentés sous forme de drame, que je
citais tout à l'heure, sont écrits en prose, et la prose, en effet,
permet au poème de rester plus près de la vie réelle ; Cromwell,
au contraire, est de nouveau écrit en alexandrins. Il faut donc
croire que Talexandrin se conservera et doit se conserver sur la
scène française. Pour moi, je conseillerais à un poêle dramatique
de réserver ce mètre pour les passages les plus importants, là
où il y a de grands sentiments à exprimer ; pour le reste, selon
la situation, selon les caractères, selon les idées et les sentiments,
j'emploierais des mètres variées; c'est ainsi que Shakspeare se
sert tanlôt de lïambe, tantôt de la prose. Si Ton veut se débar-
rasser des vieux préjugés, sans détruire ce que les habitudes
d'autrefois avaient en elles de vraiment bon et de conforme à la
nature des choses, on fera bien d'étudier les pièces les plus an-
ciennes. Aujourd'hui les règles sont immuables, parce qu'elles
sont pétrifiées de vieillesse ; mais alors elles étaient encore jeunes,
pleines de vie, et, par suite, mobiles et flexibles. Regardez le Cid,
de Corneille; il a suivi son modèle espagnol, mais avec retenue et
modération, et il a su, suivant les scènes, introduire dans les
vers des changements de mesure qui font très-bon effet. Et n'est-
un pas déjà habitué à ces changements par les opéras de Qui-
nault? Est-ce que Molière n'a pas usé de toutes les libertés de
versification dans ses pièces de circonstance et dans les pièces
écrites pour les fêtes du roi? Est-ce que Voltaire, dans son Tan-
créde, n'a pas déjà employé les rimes croisées? Il l'a fait, non
* Le premier de ces ouvrages est de MM. Dittmer et Cave; le second
de MM. Loève-^Veimar, Yanderburg et Romieu. — Le Globe avait publié
des extraits de ces comédies, imitées du Théâtre de Clava Gazul.
21
5C2 NOTES ET FRAGMENTS.
pas au hasard, mais à dessein, et celui qui y regardera de prés
admirera l'habileté de Tart qu'il a montré à cette occasion. Tous
ces précédents existent déjà; il faut maintenant qu'un grand ta-
lent, comme Victor Hugo, se serve avec aisance, Hberté et intel-
ligence, de tous ces masques^ de tous ces instruments poétiques
pour réjouir et cliarmer son public.
LE THEATRE ANGLAIS A PARIS (1827).
Nous autres, bons Allemands (et parmi eux je me compte),
depuis cinquante ans nous ne cessons de nous occuper de l'in-
vincible Shakspeare. Fidèles à nos habitudes d'examen conscien-
cieux et approfondi, nous nous efforçons de pénétrer l'essence
intime de son être ; nous admirons de toutes nos forces le fond
de ses poèmes, nous cherchons à développer ses procédés drama-
tiques, à suivre leur marche, à faire comprendre ses caractères;
cependant, après tant de peines, nous semblons être encore loin
du but. Et même, dernièrement, nous paraissions être sur une
voie singulièrement fausse et rétrograde, en cherchant à pré-
senter lady Macbeth comme une tendre épouse MN" est-ce pas un
signe que nous sommes au bout de nos efforts, puisque le vrai
nous répugne, et que l'erreur nous sourit? Nos voisins de l'Ouest,
doués du sens de la vie pratique, agissent en cette circonstance
tout autrement. Ils ont le bonheur de voir passer devant eux les
meilleures pièces de Shakspeare jouées par les meilleurs acteurs
anglais. Assistant chez eux à ce spectacle, ils peuvent, en met-
tant de côté les vieux préjugés, l'apprécier cependant avec les idées
du goût national, et, en appliquant en toute liberté d'esprit la
mesure française à cette œuvre anglaise, ils ont une occasion
excellente pour arriver à un jugement vraiment large et élevé.
Quant à la nature intime du poëte et de sa poésie (que d'ailleurs
personne ne pénétrera), ils ne s'en inquiètent pas; ils ne donnent
leur attention qu'à l'effet produit, car, en fin de compte, tout
aboutit là; et pour rendre cet effet plus grand, les critiques
exposent, dans les journaux, les émotions que chaque spectateur
ressent et doit ressentir au fond de lui-même, sans en avoir
* Idée exprimée par Tieck dans ses Feuilles dramaturgiques.
NOTES ET FRAGMENTS. 361
toujours pleine conscience. (Suit un passage du Globe. Tome V,
l'N THEATHE FRANÇAIS A BERLIN.
Un théâtre français est venu, pour un certain temps, s'établir à
Berlin. Les acteurs français ont eu, en Allemagne, le même sort
que les acteurs anglais à Paris; ils ont eu à lutter contre cer-
taines résistances. On invoquera contre eux des arguments aussi
déraisonnables que ceux qui étaient employés il y a quelques an-
nées contre Molière. Dans cette circonstance, les nations étran-
gères verront que TAllemand, malgré toute son honnêteté et
toute sa bonhomie, a encore parfois de capricieux accès d'injus-
tice, pendant lesquels il attaque les étrangers ou ses compatriotes
avec une assurance qui ferait croire qu il a raison. Ces erreurs
le plus souvent ne sont pas relevées, elles courent même pendant
quelque temps, mais, à la fin, la yérité se trouve rétablie, on
ne sait trop par qui. Quoi qu il en soit, nous saisissons cette
occasion pour exprimer cette foi de notre esprit et de notre
cœur : s'il y a quelque part une poésie comique, Molière doit être
mis au rang le plus glorieux dans la première classe des grands
poètes comiques. Naturel exquis, soin des développements, habileté
d'exécution, voilà les qualités qui régnent chez lui avec une
harmonie parfaite; quel plus grand éloge peut-on faire d'un
artiste? Tel est le témoignage que donnent de lui ses pièces depuis
plus dun siècle ; il n'est plus là pour les rendre, mais le désir
de leur donner la vie éveille les facultés de tous les comédiens
les mieux doués par le talent et par l'esprit.
V Histoire de la vie et des Ouvrages de Molière, par J. Tasche-
reau, mérite d'être lue avec attention par tous les vrais amis des
lettres, car elle nous apprend à mieux connaître les qualités et le
caractère d un homme supérieur. Elle sera bien accueillie aussi
des amis de Molière, quoique le récit de sa vie leur soit peu né-
cessaire pour l'estimer profondément, car les révélations qu'il
donne sur lui-même dans ses œuvres suffisent à l'observateur
attentif. Que ron examine avec soin le Misanthrope, et que l'on
se demande si jamais un poëte a tracé de son âme une peinture
plus séduisante et plus parfaite? Cette pièce est vraiment une
564 NOTES ET FRAGMENTS.
tragédie, et par le fond des idées et par la conduite de Taction;
c'est du moins rimpression qu'elle nous a toujours laissée ; car
ce qui apparaît là devant nos yeux et devant notre esprit, c'est
ce qui nous réduit souvent au désespoir, et ce qui a pu chasser
Fauteur de ce monde. Le Misanthrope est le portrait d'une âme
vraie et pure, qui, tout en acquérant les qualités dues à un état
avancé de civilisation, est cependant restée naturelle. Elle a le
plus vif désir d'être avec les autres comme avec elle-même: sincère
et consciencieuse ; c'est ainsi qu'elle entre en conflit avec la so-
ciété, dans laquelle il est impossible de vivre sans fausseté et sans'
légèreté superficielle. Le sujet de Timon, comparé à celui-ci,
paraît comique ; et je voudrais voir un écrivain d'esprit tracer le
portrait de cet original qui se trompe constamment sur le monde,
et qui se flatte très-fort parce qu'il croit que c'est le monde qui le
trompe.
— Le Tartuffe de Molière excite notre haine ; c'est un criminel,
qui feint hypocritement la piété et la morahté pour porter, dans
une famille bourgeoise, toute espèce de ruine; le dénoûment
par la police est donc txès-naturel et très-bien accueilli. Dans les
derniers temps, cette pièce a été reprise et remise en honneur,
parce qu'elle servait à révéler les menées secrètes d'une certaine
classe d'hommes qui menaçait de pervertir le gouvernement. Ce
n'était pas du tout la beauté et le génie de cette œuvre que Ton
apercevait et que l'on applaudissait; la pièce n'était qu'une arme
hostile; les partis étaient en lutte, l'un voulait se défendre contre
les maux que l'autre cherchait à répandre. Ce qui paraissait sail-
lant dans la pièce, c'était le sujet, qui est toujours vivant, et, qui
grâce à lart avec lequel il est traité, conserve toujours son effet.
DU GOUT*.
« Le goût... dit-il, le goût est une chose... Par le ciel, il disait
<i que le goût était quelque chose, mais je ne sais plus quoi. Il
« ne le savait peut-être pas lui-même ! » — Dans ce passage du
^eveu de Rameau, Diderot a voulu montrer le ridicule de ses
* Extrait des notes d j. Heveu de Rameau.
NOTES ET FRAGMENTS. 565
compatriotes qui sans avoir une idée claire dans Tesprit, ont sans
cesse le mot goût à la bouche, et condamnent souvent des œuvres
remarquables sous prétexte qu'elles « manquent de goût. » — A
la fin du dix-septième siècle, les Français n'employaient pas en-
core ce mot sans le déterminer par une épithète. Ils parlaient de
bon goût, de mauvais goût, et savaient fort bien ce qu'ils vou-
laient dire. Cependant, dans un recueil d'anecdotes et de maximes
de ce temps on trouve déjà ce mot employé seul : « Les écrivains
français ont tout, excepté le goût. »
En étudiant la littérature française dès ses origines, on s'aper-
çoit que de très-bonne heure il s'est trouvé des hommes de génie
capables delui rendre les plus grands services. Marot était un homme
d'un très-grand mérite; quant à Montaigne, à Rabelais, personne ne
conteste leur valeur. Tout homme de génie, ou tout homme ayant
une intelligence de premier ordre, cherche toujours à atteindre
l'infini. Il accueille dans son cercle de création les éléments les
plus divers et souvent il parvient à les dominer tous, à les mettre
tous en œuvre. Mais souvent aussi ses forces sont trop faibles pour
y réussir; ce n'est pas une raison pour suspendre tout travail;
seulement les œuvres ainsi produites ne seront p;is sans défauts;
la critique alors se mettra aussitôt à louer et à bKàmer une foule
de détails et, en épurant sévèrement l'ouvrage, en fixant les élé-
ments exacts dont il doit uniquement se composer, elle croira
préparer pour l'avenir des œuvres parfaites.
Les Français ont un poëte nommé du Bartas, que l'on ne cite
plus, ou que l'on ne cite qu'avec mépris. Il a vécu de 1 544 à 1 590;
soldat et homme du monde, il a écrit un nombre infini d'alexnn-
drins. Nous autres Allemand s, qui ne considérons pas les questions
au même point de vue que les Français, nous avons quelque en-
vie de sourire quand, dans les œuvres de du Bartas (que le titre de
son livre appelle le prince des poètes français), nous apercevons,
étrangement mêlés, il est vrai, tous les éléments de la poésie fran-
çaise. Les sujets qu'il a traités sont importants, remarquables, vastes ;
par exemple, les Sept jours de la création. Il a trouvé là Toccasion
de donner, sous forme de peintures, de récits, de descriptions, de
préceptes, un tableau naïf de l'univers et un résumé des connais-
sances variées qu'il avait acquises pendant son active existence.
Ces poëmes, qui ont été très-sérieusement conçus, ressemblent
aujourd'hui à d'innocentes parodies. Les Français, du haut de la
culture où ils croient être parvenus, montrent pour cette poésie
366 NOTES ET FRAGMENTS.
si riche de couleurs variées l'éloignemenl le plus marqué, quand
au contraire, de niême que le prince-évêque de Mayence porte
la roue dans ses armoiries, tout auteur français devrait porter
dans son blason poétique un symbole de l'œuvre de Du Bar-
«as.
Pour donner plus de précision à nos idées qui, sous leur forme
aphoristique pourraient paraître paradoxales, nous demanderons
si les quarante premiers vers du septième jour de la Semaine de
du Barlas ne sont pas excellents, s'ils ne méritent pas une place
dans toute chrestomathie française, s'ils ne supportent pas la
comparaison avec beaucoup d'œuvres estimées de temps plus
modernes*. En Allemagne, tout connaisseur sera de notre avis
et nous remerciera de lui avoir indiqué cet ouvrage. Quant aux
Français, les bizarreries que Ton y trouve continueront à les em-
pêcher de reconnaître ce qu'il renferme de bon et d'excellent. La
cause de cette injustice se trouve dans Teffort continuel que la
raison a fait en France pour séparer de plus en plus les divers
genres de poésie et de style. Cette raison a toujours pris plus de
* Voici ces vers :
Le peintre, qui tirant un divers paysage
A mis en œuvre d'art la nature et l'usage
Et qui, d'un las pinceau, sur si docte portrait
A, pour s'éterniser, donné Je dernier trait.
Oublie ses travaux, rit d'aise en son coura;ie,
El tient toujours ses yeux collés sur son ouvrage.
11 regarde tantôt par un pré sauleler
Un agneau qui toujours, muet, semble bêler;
U contemple lautôt les arbres d'un JiOcage,
Ore le ventre creux d'une grotte sauvage,
Ore un petit sentier, ore un chemin battu,
Ore un pin bai^e-nue, ore un chêne abattu.
Ici, par le pandant d'une roche couverte
D'un tapis damassé moitié de mousse verte,
Moitié de vert lierref un argenté ruisseau
A tlots entrecoupés précipite son eau;
Et qui courant après, or' sus, or' sous la terre,
Humecte, divisé, les carreaui d'un parterre.
Ici l'arquebusier, de derrière un buis vert,
Affûté, vise droit contre un chêne couvert
De bisets passagers. Le rouet se débande;
L'amorce vole en haut; d'une vitesse grande
Un plomb environné de fumée et de feu
Comme un foudre éclatant court par le bois toaffK.
Ici, deux bergerots sur l'émaillé rivage
Font à qui mieux courra pour le prix d'une cage»
Un nuage poudreux s'émeut dessous leurs pas;
KOTES ET FRAGMENTS 307
force, et sous Louis XIV elle est arrivée à son plein épanouisse-
ment; elle a séparé les poëmes, non-seulement par leurs formes,
mais par leurs sujets; certaines images, certaines pensées, cer-
taines manières de s'exprimer, certains mots ont été exclus de
la tragédie, de la comédie, de l'ode (pour ce motif même les
Français ne sont jamais parvenus à écrire une vraie ode) ; on a
indiqué soigneusement d'avance tout ce qui convenait à chaque
genre et tout ce qui lui était interdit. Les différents genres
poétiques furent comme des sociétés différentes, dans cha-
cune desquelles il fallait se conduire d'une façon particulière-
Les hommes sont tout autres quand ils sont seuls ensemble ou
quand ils sont en présence des femmes, ou en présence d'un
personnage de haut rang auquel on doit du respect. Le Français en
parlant de littérature n'hésite donc pas un seul instant à parler
des convenances, mot qui pourtant ne s'applique vraiment qu'aux
relations de la société. Il ne faut pas disputer sur ce point avec
lui, il faut simplement tâcher de voir jusqu'à quel point il a rai-
son. C'est un bonlieur qu'une nation si spirituelle, si polie par la
Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras :
Us fondent tout en eau ; une suivante pesse
Semble rendre en criant plus vite leur vitesse.
Ici deux bœufs, suant de leurs cols harassés,
Le contre fend-guéret trament à pas forcés.
Ici la pastourelle, à travers une plaine,
A l'ombre, d'un pas leut, son gras troupeau ramène ;
Cheminant elle file, et à voir sa façon,
On diroit qu'elle entonne une douce chanson.
Un fleuve coule ici; là naît nne fontaine;
Ici s'élève un mont; là &'abai«se une plaine;
Ici fume un château; là fume une cité;
Et là flotte une nef sur Neptune irrité.
Bref, l'art si vivement e\prirae la nature
Que le peintre se perd en sa propi e peinture
K'en pouvant tirer l'œil, d'autant que, plus avant
Il contemple son œuvre, il se voit plus savant , etc.
On ne peut nier que plusieurs de ces vers ne soient remarquables; les
heautés pittoresques et naïves que l'on y trouve sont bien de celles que
l'école nouvelle a essayé de rendre à la poésie. Cependant « tous les élé-
ments de la poésie française» ne sont pas là. Gœthe, qui a lu du Bartas
sans doute par hasard, a dû être justement frappé, en y apercevant des
qualités qu'il n'avait pas rencontrées chez Corneille, Voltaire et Racine.
Mais ces qualités sont celles de toute la poésie du seizième siècle et non
celles de du Bartas. Voir sur ce passage les réflexions de M, Sainte-Beuve
[Tableau de la poésie au seizième siècle, page 594).
368 NOTES ET FRAGMENTS.
vie sociale, ait été amenée à faire et à continuer une expérience
de ce genre.
Vue de haut, toute la question se résume en celle-ci : Quel
cercle Thomme de génie s'est-il tracé? Dans quelles limites veut-il
exercer son empire? Quels éléments veut-il rassembler pour en
former son œuvre? Ce qui le détermine dans sa décision, c'est
d'abord son impulsion intérieure, sa conviction intime, c'est
aussi la nature du peuple, du siècle pour lequel il travaille. Le
génie seul sait résoudre le problème, seul il sait créer des œuvres
qui, en même temps, sont une source de gloire pour lui-même,
de plaisir pour son temps, de progrès pour l'avenir. L'immense
horizon de lumière qu'il aperçoit, il cherche à le réunir comme
en un foyer sur sa nation; il combine ensemble tous les éléments
qu'il trouve soit dans les âmes, soit dans le monde extérieur, et
saitamsi satisfaire, combler les désirs de la foule. Rappelez-vous
Shakspeare et Caldéron 1 Devant la haute critique, leur art est
sans taches, et si un littérateur, habitué à séparer habilement les
genres, s'obstinait à les blâmer, ils lui montreraient en souriant
le temps, la nation pour lesquels ils ont écrit, et, sur cette sim-
ple défense, ce n'est pas de l'indulgence qu'il faudrait leur ac-
corder, ce sont de nouveaux lauriers, pour les récompenser
d'avoir su si heureusement s'accommoder à ces circonstances
particulières.
La division de la poésie et du style en genres distincts est dans
la nature même de la poésie et du style, mais c'est l'artiste seul
qui doit et qui peut faire cette division; il la fait toujours, et
seul il sait sentir ce qui appartient à tel ou tel domaine. Le génie
a donc en lui le goût inné ; cependant le goût n'arrive pas à sa
perfection absolue chez tout homme de génie. C'est là ce qui rend
désirable que la nation dans son ensemble ait du goût; afin que
chaque individu n'ait pas à le former en lui-même selon les
forces de son esprit. Malheureusement, tout individu qui n'est
pas créateur a un goût négatif, étroit, exclusif, et il réussit à
dépouiller de son énergie et de sa vie l'être créateur. ;
On trouverait bien cnez les Grecs, chez plus d'un Romain, une^,
division pure et faite avec un goût parfait des divers genres poé-
tiques, mais ces exemples ne peuvent pas nous être recommandés
d'une manière absolue, à nous autres hommes du Nord, car
nous avons d'iUustres aïeux tout différents des Grecs; nos yeux
sont habitués à d'autres modèles. Si le goût romantique, issu de
i
NOTES ET FRAGMENTS. S69
siècles grossiers, n avait pas accouplé l'immense avec l'absurde,
aurions-nous un Hamlet, un Roi Lear, une Adoration de la Croix,
\m Prince Constant ? C'est donc un devoir pour nous de conserver,
dans toute leur force, ces qualités barbares, puisque nous ne
pourrons jamais atteindre les qualités antiques ; mais c'est aussi
un devoir de bien connaître et d'apprécier, à leur exacte valeur,
les pensées, les jugements, les convictions, les œuvres de tout
esprit différent du nôtre.
LE NEVEO DE RAMEAU.
Ce livre remarquable doit être considéré comme un des chefs-
d'œuvre de Diderot. Ses contemporains, ses amis même lui re-
prochaient de savoir écrire de belles pages, sans savoir écrire un
beau livre. Les phrases de ce genre se répèlent, s'enracinent, et
c'est ainsi que, sans plus d'examen, se trouve affaiblie la gloire
d'un homme éminent. Ceux qui jugeaient ainsi navaient certes
pas lu Jacques le Fataliste , et le Neveu de Rameau donne un
nouvel exemple de l'art avec lequel Diderot savait réunir en un
tout harmonieux les détails les plus hétérogènes pris dans la
réalité. Quel que fût du reste le jugement que Ton portât de
l'écrivain, amis et ennemis convenaient que personne ne le sur-
passait dans la conversation pour la vivacité, l'énergie, l'esprit, la
variété et la grâce; or, le Neveu de Rameau est une conversation ;
aussi l'auteur, en choisissant la forme dans laquelle il était maître,
a produit un chef-d'œuvre que l'on admire davantage à mesure
qu'on le connaît mieux.
L'ouvrage est écrit dans plusieurs buts. L'auteur a d'abord réuni
toutes les forces de son esprit pour peindre, dans toute leur infa-
mie, les parasites et les flatteurs, sans épargner ceux qui les pa-
tronnent. 11 a, par la même occasion, tracé le portrait de ses en-
nemis littéraires, qu'il dépeint également comme un peuple
d'hypocrites flagorneurs; et en même temps il a exposé sa ma-
nière de penser sur la musique française. Ce dernier sujet peut
paraître très-étranger aux deux premiers, cependant c'est là ce
qui retient le lecteur et donne de la dignité au Uvre; en effet, le
neveu de Rameau est un être doué de tous les mauvais penchants,
capable de toutes les mauvaises actions, et le seul sentiment que
21.
370 NOTES ET FRAGMENTS.
nous puissions éprouver pour lui, c'est du mépris, de la haine
même; mais nous nous sentons un peu adoucis en apercevant
en cet homme un musicien qui ne manque pas de talent, et dont
l'imagination fantastique bâtit des plans intéressants.
Au point de vue de la composition poétique, c'est aussi un grand
avantage d'avoir ainsi représenté toute la race des parasites; car
ce personnage n'est plus seulement un pur symbole, il devient un
individu, une certaine personne; c'est un Rameau, c'est le neveu
du grand Rameau qui vit et agit sous nos yeux.
Tout homme intelligent, en lisant et en relisant ce livre, aper-
cevra l'habileté extrême avec laquelle s'entremêlent les fils dis-
posés par l'auteur au début de son œuvre ; il admirera la
variété des entretiens, et l'art avec lequel cette peinture si géné-
rale , l'opposition d'un coquin et d'un honnête homme, est tout
entière tracée à l'aide de traits empruntés à la vie parisienne.
L'œuvre est aussi remarquable par le détail que par la conception
première. C'est même avec un dessein marqué que l'auteur se
permet ces hardiesses impudiques que nous ne répéterons pas
après lui*. Puisse le possesseur de l'original français le publier
bientôt, pour que nous admirions sous sa vraie forme cette œuvre
classique d'un homme remarquable aujourd'hui disparu du milieu
de nous 2.
Il n'est pas inutile de préciser ici l'époque à laquelle a paru ce
livre. On y parle de la comédie de Palissot, les Philosophes, comme
d'une œuvre toute récente. Cettf'. comédie fut jouée, à Pans, le
2 mai 1760.
L'effet que cette satire publique, personnelle, produisit, dans
cette ville si animée, sur les amis et les ennemis des philosoplies,
fut considérable. Nous avons vu aussi, en Allemagne, de pareilles
;ittaques contre des écrivains, lancées soit dans des brochures,
soit sur le théâtre. Mais sans céder à une irritation momentanée,
* Dans la traduction que Goethe a donné du J^eveu de Uameau-, il a
supprimé ou modifié un certain nombre de passages trop libres.
- Il ne faut pas croire que Gœthe a eu pour Diderot une admiration
sans réserve. Dans ses Annales, il dit, à propos même du Neveu de ha-
meau : « J'avais toujours été vivement épris, non pas des opinions et de
la manière de penser de Diderot, mais de sa manière d'écrire ; je ne
croyais guère avoir vu une œuvre plus audacieuse et plus contenue, plus
pleine d'esprit et d'impudence, plus immoralement morale que le Neveu
de Rameau; je me décidai donc très-volontiers à le traduire.... » etc.
^'OTES ET FRAGMENTS. 371
nous n'avons qu'à attendre tranquillement quelque temps, et tout
reprend bientôt sa marche accoutumée, comme si rien ne s'était
passé. En Allemagne, il n'y a que la médiocrité et le faux talent
qui puissent craindre la satire personnelle. Tout ce qui a une
Traie valeur conserve Testirae de la nation en dépit de toutes les
attaques, et après un peu de poussière soulevée un instant et
bientôt retombée, on retrouve de nouveau Thomme de mérite
continuant à marcher, du même pas, sur le même chemin. Nous
n'avons donc à nous occuper que d'une seule chose : augmenter
notre mérite par des travaux sérieux et honnêtes , et, tôt ou tard,
notre valeur sera reconnue par la nation ; nous pouvons attendre
cet instant en toute sécurité, car, par suite du morcellement de
notre pays, chacun vit et travaille dans sa ville, dans son entou-
rage, dans sa maison, dans sa chambre, sans s'occuper du bruit
et des orages du dehors. En France, il en était autrement. Le
Français est une créature sociable ; c'est dans la société qu'il vit,
qu'il agit; c'est devant la société qu'il s'élève et qu'il tombe.
Comment une réunion remarquable d'écrivains français, vivant
à Paris, pouvait-elle tolérer que plusieurs d'entre eux, que
tous même, en masse, fussent insultés publiquement dans la
ville même où ils vivaient, où ils cherchaient à répandre leur
influence? Comment pouvaient-ils se laisser tourner en ridicule,
exposer au dédain, au mépris? On devait s'attendre à une vio-
lente réponse.
Pris dans son ensemble, le public n'est capable déjuger aucun
talent, quel qu'il soit, caries principes sur lesquels la critique doit
s'appuyer ne sont pas innés en nous, ce n'est pas non plus le ha-
sard qui peut nous les faire connaître ; pour s'en servir, il faut les
avoir conquis par l'étude et par la pratique. — Au contraire, pour
juger la moralité d'un acte, nous avons en nous un juge excel-
lent : la conscience, et chacun aime à faire prononcer à ce juge
des arrêts, non sur soi-même, mais sur les autres. Voilà pour-
quoi les littérateurs qui veulent nuire à leurs adversaires auprès du
public accusent leur moralité, leur imputent certaines intentions,
et montrent les conséquences probables de leurs actes. Ce n'est
plus le poëme, l'œuvre de l'homme de talent que l'on examine;
on laisse de côté ce point de vue, le seul juste ; cet homme qui,
pour le bien du monde et des hommes, a reçu des facultés émi-
nentes, est amené devant le tribunal de la moralité, devant le-
quel auraient seuls le droit de le faire comparaître sa femme et
572 NOTES ET FRAGMENTS.
ses enfants, ceux qui vivent avec lui, et tout au plus peut-être
ses concitoyens et ses supérieurs. Comme homme moral, per-
sonne n'appartient au monde. Ces belles et universelles vertus
que la morale recommande, personne ne peut les exiger de nous,
que nous-mêmes ; nos imperfections, nous en rendons compte à
Dieu et à notre cœur; ce qu'il y a de bon et de pur en nous
nous le montrons par des actes convaincants à ceux qui nous
entourent imrrtédiatement. En revanche, par nos talents, par
notre esprit, par les facultés que la nature nous a données pour
agir au dehors avec puissance, nous appartenons au monde.
Tout ce qui! y a de plus remarquable en nous cherche à exercer
une action sans limites; que le monde le reconnaisse avec grati-
tude, et, content de son empire, ne cherche pas à étendre ses
droits là où ils ne peuvent atteindre.
Cependant il est certain que personne, et avec raison, ne peut
se défendre de désirer l'union des qualités de l'âme et du cœur
avec les qualités de l'esprit et du corps, et ce vœu universel, quoi-
que rarement satisfait, démontre avec force cette incessante as-
piration vers kl perfection» entière et sans partage , aspiration
innée dans Thomme et qui est son plus bel héritage.
Quoi qu'il en soit sur ce point, nous voyons, en revenant à
nos combattants parisiens, que si Palissot n "a pas manqué d'at-
taquer la moralité de ses adversaires, Diderot, de son côté, a mis
en œuvre toutes les armes que le génie et la haine, l'art et le
fiel peuvent fournir pour montrer son ennemi comme le plus
méprisable des mortels. La vivacité de sa réplique ferait supposer
que le dialogue a été écrit dans la chaleur de la première colère,
peu de temps après l'apparition de la comédie des Philosophes;
on y parle d'ailleurs du vieux Rameau, comme d'un homme en-
core vivant, et il est mort en 1764; on parle aussi du Faux géné-
reux, pièce de Le Bret jouée sans succès en 1758. De nombreux
écrits satiriques, du même genre, parurent alors ; par exemple,
la Vision de Charles Palissot, par l'abbé Morellet. Tous n'ont pas
été imprimés, et le remarquable ouvrage de Diderot lui-même
est resté longtemps inconnu.
Je suis bien éloigné de croire que Palissot était un coquin tel
qu'il nous est dépeint dans le dialogue. Il a survécu à la Révo-
lution, et s'est toujours montré honnête homme; il vit peut-
être encore, et dans ses écrits, qui montrent un esprit bien fait
el formé par une longue expérience, il se moque lui-même de
NOTES ET FRAGMENTS. 3:5
cette horrible caricature que son adversaire a cherché à tracer
d'après lui.
Palissot était une de ces natures moyennes qui aspirent au
grand sans pouvoir y atteindre, et qui fuient la vulgarité sans
pouvoir lui échapper. Si Ton veut être juste, il faut lui recon-
naître de l'esprit ; son intelligence ne manque pas de clarté, di
vivacité; il avait un certain talent; ce sont justement ces hommes
qui ont le plus de prétentions. Ils n ont, pour juger tout, qu'une
mesure petite, mesquine, et ils n'ont pas le sens de l'extraordi-
naire ; ils ne sont justes que pour tout ce qui est commun, et
ne savent pas reconnaître le mérite supérieur, surtout quand il
débute et ne vient que d'apparaître. C'est ainsi que Palissot se
méprit sur J. J. Rousseau. Il est utile de raconter ce Irait. Le roi
Stanislas élevait, à Nancy, une statue au roi Louis XV. Le jour de
l'inauguration, le 6 novembre 1755, on voulait donner une
pièce de circonstance. Palissot, dont le talent inspirait de la con-
fiance dans sa ville natale, fut chargé de l'écrire. Un vrai poëte
n'eût pas manqué de tracer quelque noble et digne tableau, mais
cet homme d'esprit se débarrassa bien vite de son sujet dans
quelques scènes allégoriques qui servirent de prologue à une
pièce à tiroirs, le Cercle, et là il put verser à son aise toutes les
idées qui plaisaient à sa petitesse littéraire. Dans cette pièce, on
voit des poètes ridicules, des protecteurs et des protectrices à
prétentions, des femmes savantes, et tous ces caractères que
l'on rencontre en foule dès que l'on s'occupe dans le monde de
sciences et d'.irts. Ce qu'il peut y avoir en eux de ridicule est
exagéré jusqu'à l'absurde , car c'est toujours un avantage qu'une
■personne au-dessus de la foule par la beauté, par la richesse,
ou par la noblesse, s'intéresse à ce qui le mérite, quand mêuie
elle ne saurait pas s'y intéresser d'une façon très-intelligente.
D'ailleurs, la littérature et tout ce qui s'y rattache n'oflre, en géné-
ral, rien qui convienne au théâtre. Ce sont des questions si déli-
cates et si graves, qu'elles ne doivent pas être portées devant
cette foule qui écoute la bouche béante et les yeux grands ouverts.
Que l'on ne cite pas Molière, comme Palissot et d'autres après lui
l'ont fait. Il n'y a pas de règle pour le génie ; comme le som-
nambule, il court sans danger sur la cime aiguë des toits, d'où
l'homme médiocre tombera lourdement, s'il veut y marcher même
bien éveillé. —Non content d'avoir raillé ses confrères devant la
cour et la ville, Palissot fit même paraître sur la scène une cari-
374 NOTES ET FRAGMENTS.
cature de Rousseau, qui venait de débuter par un paradoxe, mais
avec assez d'éclat. Celles des idées de cet esprit extraordinaire
que rhomiTie du monde pou\ait trouver bizarres étaient présen-
tées, non pas avec esprit et enjouement, mais avec lourdeur et
méchanceté; la fête de deux rois fut rabaissée à une pasquinade.
Cette inconvenante témérité exerça son influence sur la vie en-
tière de son auteur. Déjà s'était formée cette société d'hommes
de génie et de talent que l'on appelait les Philosophes ou les
Encyclopédistes; d'Alembert en était un membre considérable.
Il sentit quelles suites pouvait avoir une pareille scène, dans un
pareil jour, dans une pareille occasion. Il s'éleva avec force contre
ce Palissot; on ne pouvait alors rien contre lui, mais il fut con-
sidéré comme un ennemi déclaré, et on sut plus tard se venger.
Palissot. de son côté, ne resta pas oisif. Les Encyclopédistes avaient
des ennemis nombreux, et quand on pense à ce qu'étaient et à
ce que voulaient faire ces hommes extraordinaires, on ne s'étonne
pas de leur voir des adversaires. Palissot s'unit à eux et écrivit
sa comédie les Philosophes.
Un écrivain continue presque toujours comme il s'est annoncé,
et. chez les hommes médiocres, le premier ouvrage contient sou-
vent tous les autres. Car l'homme, dont la nature forme une es-
pèce de cercle, décrit aussi dans son œuvre comme une ligne cir-
culaire. Les Philosophes n'éUuenl qu'une amplification de la pièce
de >'ancy. Palissot allait plus loin, mais il ne voyait pas plus loin. Son
esprit étroit n'aperçut pas l'idée générale sur laquelle reposait le
système qu'il attaquait. Son œuvre eut un moment de succès au-
près d'un public ignorant et passionné.
En généralisant cette question, nous reconnaîtrons que tou-
jours, lorsque les sciences et les arts veulent se mêler aux affaires
du monde, ils n'y apparaissent que pour y être vus sous une
couleur fausse ; en effet, c'est sur la masse, et non sur les hommes
supérieurs seulement, qu'ils cherchent à agir, et c'est par elle
qu'ils sont jugés. La protection que leur accordent des esprits mé-
diocres et prétentieux leur fait plus de mal que de bien. Le sens
commun a peur que les hautes idées, venant en contact avec la
grossièreté du monde réel, ne reçoivent des applications fausses.
D'ailleurs, tous les hommes qui vivent à l'écart pour une seule
idée, s'ils paraissent devant la foule, semblent étrangers et facile-
ment ridicules. Ils ne cachent guère l'importance qu'ils donnent
à l'objet auquel ils consacrent leur existence, et celui qui ne
NOTES ET FRAGMENTS. o75
sait pas apprécier leurs efforts ou qui n'a aucune indulgence
pour le mérite peut-être trop pénétré de lui-même, les trouvera
orgueilleux, fantasques et vains. Ce sont là des résultats qui se
produisent naturellement ; il aurait été louable , en présence
de ces maux inévitables, de ne pas perdre de vue le but principal
que Ton cherchait, et de ne pas compromettre les grands avan-
tages que le monde pouvait espérer. Palissot, au contraire, rendit
la situation plus fâcheuse ; il écrivit une satire, et chercha à perdre
dans Topinion certaines personnes, en traçant d'elles des carica-
tures toujours faciles à faire. Quelle est donc cette satire?
Sa pièce est divisée en trois actes. Son arrangement, assez ha-
bile, témoigne d'un talent exercé, mais Tinvention est maigre.
On reconnaît les formules ordinaires de la comédie française.
Rien n'est nouveau, sinon cette hardiesse de mettre en scène des
personnes clairement désignées. Un brave bourgeois, avant de
mourir, a promis sa fille à un jeune soldat ; sa veuve s'est engouée
de la philosophie, et elle ne veut donner sa fille qu'à un membre
de cette corporation. Tous les philosophes qui paraissent sont
d'abominables gens, cependant ils ont des caractères si vague-
ment dessinés qu'on pourrait les prendre pour des coquins de
n'importe quelle classe. Aucun d'eux n'est habitué de la maison,
aucun n'a avec cette veuve de relations d'affection ; aucun n'a
d'illusion sur elle; nul sentiment ne vit dans leurs cœurs; c'é-
taient là des idées trop fines pour l'auteur qui, cependant, avait
sous les yeux des modèles de ce genre dans les « bureaux d'es-
prit. » Ce qu'il voulait simplement, c'était rendre haïssable les
philosophes ; il les montre donc méprisant et maudissant leur
protectrice; ces messieurs ne viennent dans cette maison que
pour aider Valère à obtenir la main de la jeune fille. Ils affirment
que, dès qu'ils auront réussi dans leur entreprise, ils n'en fran-
chiront plus le seuil. Et c'est sous de pareils traits que nous de-
vons reconnaître un d'Alembert et un Helvétiusî Je laisse deviner
avec quelle habileté le principe d'égoïsme de ce dernier est mis
à profit; on montre qu'il conduit tout droit à introduire la main
dans la poche d'autrui. Enfin, apparaît un domestique, un pail-
lasse, marchant à quatre pattes, tenant une tête de salade; il est
destiné à rendre ridicule l'état de nature vanté par Rousseau.
Une lettre découverte révèle à la maîtresse de la maison la
manière dont la jugent les Philosophes, et ils sont mis honteu-
sement à la porte. La conduite de la pièce ne la rendait pas in-
576 NOTES ET FRAGMENTS.
digne de Paris; la versification n'en est pas mauvaise, çà et là se
trouve un trait heureux; mais partout se montre, comme dans
les œuvres de tous ceux qui s'attaquent aux esprits supérieurs,
une vulgarité qui rend l'œuvre insupportable et méprisable'.
FRERON, PIBON, PDlNSINi-.T, MARIVAUX 2.
Fréron. — Homme de tête, d'esprit, pourvu d'une bonne édu-
cation classique, de connaissances variées, mais qui, parce qu'il
avait pénétré par l'étude un certain nombre d'objets, crut être
capable de les embrasser tous, et, devenu journaliste, se trans-
forma en juge universel. 11 chercha surtout à se donner de l'im-
portance par l'opposition qu'il fit à Voltaire; et son audace dans
sa lutte avec cet homme extraordinaire d'une si grande renom-
mée plut au public qui, en effet, ne peut se défendre d'une joie
secrète quand il voit rabaisser les hommes supérieurs auxquels
il doit tant; tandis qu'au contraire, il montre de la compassion,
de la pitié bienveillante pour la médiocrité quand on la traite
avec sévérité. Les feuilles de Fréron firent foi l^ne, et elles méri-
taient en partie la faveur qu'elles obtinrent. Malheureusement,
il se crut dès lors un homme d'une grande importance, et il
commença, de sa propre autorité, à se poser en rival des grands
1 A ce jugement, Gœlhe a joint la traduction des deux lettres exquises
de Voltaire à Palissot.
2 Ces notices sont aussi extraites des Notes du Neveu de Rameau.
Dans ces Notes, Gœlhe a encore parlé d'un assez grand nombre d'hommes
du dix-huitième siècle, plus ou moins connus, (Le Batteux, d'Auvergne,
Arnaud, Bouret, Bret, Garmontel, Destouches, Duni, Montesquieu, d'Oli-
vet, etc.), mais il s'est borné à donner les renseignements biographiques
les plus succincts, sans y ajouter de réflexions, nouvelles qui puissent
servir à le mieux caractériser. — Je dois faire observer que dans la
traduction de ces Notes, donnée en 1823 par MM. de Saur et Saint-
Geniès, sous le titre séduisant : Des hommes célèbres de la France
au dix-huitième siècle et de Vétat de la littérature et des arts à
la même époque, par M. Gœtlie , la permission d'amplifier prend des
proportions inouïes. Un mot dans l'allemand devient souvent une page
entière dans le français. — Ce n'est pas une traduction, c'est un ou-
vrage original où l'on a pris pour thème quelques indications de Gœthe.
NOTES ET FRAGMENTS. 577
talents, pendant qu'il prônait les médiocres. L'homme qui, p;ii
manque d'intelligence ou de conscience, rabaisse l'excellent, est
toujours disposé à relever d'autant la vulgarité, qu'il touche de
près; il se ménage ainsi un bel élément de médiocrité sur le-
quel il peut se donner le plaisir de régnera son aise'^ ce genre
de niveleurs se rencontre surtout dans les littératures encore
en voie de fermentation; chez les peuples d'un caractère doux,
qui cherchent plutôt dans les sciences et dans les arts les qua-
lités moyennes et convenables que les qualités éclatantes, ils ar-
rivent à exercer une grande influence'. Mais la spirituelle na-
tion française sut bientôt percer à jour Fréron; Voltnire ne con-
tribua pas peu à faire tomber l'illusion en combattant son
ennemi avec des moyens parfois peu louables, mais toujours spi-
rituels. 11 n'y eut pas un faible du journaUste qui ne fut relevé, il
mit en œuvre contre lui tous les genres de poésie et toutes les
formes du style; il le porta même et le fit rester sur la scène
sous le nom de Frelon, dans la comédie l'Écossaise. Voltaire, en
celte circonstance, comme en tant d'autres, dépassa tout ce que
l'on pouvait attendre; ses plaisanteries, sans cesse renaissantes,
surprenaient et charmaient toujours le public ; en même temps
que Fréron, il attaqua, avec le journaliste, tous ses favoris, et le
ridicule qu'il amassait sur eux, il le rejetait sur la tête de leur
protecteur, qui vit ainsi toutes ses prétentions déjouées. Fréron
perdit tout son crédit, même celui qu'il avait le droit d'espérer,
car le public, comme les dieux, aime à se ranger du côté des
vainqueurs. La figure de Fréron s'est trouvée ainsi si altérée, si
effacée, que la postérité a quelque peine à se rendre un compte
exact de ce que cet homme a fait et de ce qui lui manquait réel-
lement.
PiRON.— Piron était un homme de société des plus spirituels et
des plus remarquables ; et dans ses écrits perce encore le ton enjoué
et libre, aimable et vif de la conversation du monde. Les critiques
français prétendent qu'on n'a pas été assez sévère dans le choix
de ses œuvres publiées; on aurait dû, disent-ils, condamner bien
des choses à l'oubli. Lorsqu'on pense à l'énorme masse de livres
insignifiants qui sont la propriété de la postérité et qu'aucun
bibliothécaire n'a cependant le droit de supprimer, cette exclu-
♦ Gœthe pense évidemment à l'Allemagne, à Nicoiaï et à ses aventures
de jeunesse.
578 NOTES ET FRAGMENTS,
sion des œuvres de Piron semble ridicule, car, pourquoi vou-
drait-on nous priver des essais, des spirituelles et légères compo-
sitions d'un bon esprit? Ce sont d'ailleurs ces œuvres légères qui
nous font aimer d'abord Piron. 11 avait reçu des facultés remar-
quables, énergiques; né et élevé dans une ville de province, il
vécut pauvre à Paris, et se développa presque seul; sa pauvreté
l'empêcha de profiter pour son éducation de tous les secours
que son siècle aurait pu lui fournir. Voilà pourquoi ses premiers
ouvrages offrent des taches. Nous ne dissimulons pas que celles
de ses œuvres qui nous intéressent presque le plus, sont celles
que son talent donnait un peu au hasard. Comme Gozzi, quoique
avec moins de puissance et de variété, il se fit le soutien de
tliéâtres d'un ordre limité et restreint; les œuvres qu'il écrivit
ainsi firent leur réputation, et il trouva lui-même son bonheur à
avoir créé un genre nouveau. On sait que les théâtres de Paris
étaient alors rigoureusement distingués les uns des autres ; cha-
cun d'eux avait un privilège spécial pour telle ou telle espèce de
spectacle. Tous les privilèges avaient déjà été accordés , lorsqu'un
acteur obtint la permission de jouer des monodrames, dans le
sens strict du mot ; des comparses pouvaient paraître sur la
scène, mais l'action et la parole n'étaient permises qu'à un seul
personnage. Ce sont des pièces de ce genre que Piron écrivit, et
avec succès. Remercions les éditeurs de ses œuvres de nous
avoir conservé ces bagatelles que nous auraient ravies les savants
dédains des critiques pharisiens. Piron a montré aussi beaucoup
d'esprit dans des vaudevilles. Il excellait à adapter de nouvelles
paroles à des chansons connues, et il a fait en ce genre un grand
nombre de très-jolis morceaux. Lorsqu'il écrivit des pièces régu-
lières pour le Théâtre-Français, longtemps le public l'accueillit
fort mal, mais il fut enfin aussi heureux avec sa Mélromanie qu'il
avait été malheureux avec ses premières œuvres. Il avait su si
bien prendre ses compatriotes par leur côté faible que, à son ap-
parition et longtemps encore après, on exagéra de beaucoup la
valeur de cette comédie. On le plaça à côté de Molière, avec le-
quel il est impossible de le comparer. Ce n'est que peu à peu
que l'on a su, en France comme partout, remettre cet ouvrage à
sa vraie place.
D'une façon générale, rien n'était plus difficile aux Français
que de classer un homme comme Piron; en effet, son talent re-
marquable avait les qualités qui plaisent le plus à sa nation, et
li
NOTES ET FRAGMENTS. 379
en même temps, il y arait dans toutes ses œutrcs des défauts
frappants. Dès sa jeunesse, il avait marché en dehors des routes
habituelles; un poème, fortement licencieux, l'avait forcé à fuir
de sa ville natale, et, pendant neuf ans, pour vivre à Paris, il
avait été réduit aux expédients. Jamais il ne put démentir sa na-
ture indisciplinée ; ses vives saillies, qui trahissaient souvent
son caractère tout persoimel ; ses épigrammes mordantes, l'es-
prit et la gaieté, qui toujours étaient à ses ordres, lui donnèrent
une telle valeur aux yeux de ses contemporains qu'il put, sans paraî-
tre ridicule, se comparer à Voltaire, qui lui était pourtant si su-
périeur , et se poser, non pas seulement comme son adversaire,
mais comme son rival. Mais, malgré tout le bien que les Français
pouvaient dire de leur Piron, tous les jugements qu'ils portaient
sur lui se terminaient, inévitablement, par le refrain que Diderot
a cité comme une formule consacrée : « Quant à tout ce qui
touche au goût, Piron n'en a pas la moindre idée. »
PoiNSiNET. — Dans la littérature, comme dans la société, on
rencontre de petits personnages bizarres, comiques, qui, doués
d'un certain talent, savent se pousser, s'insinuer, mais qui se
voient sans cesse l'objet de plaisanteries à cause de la facilité que
Ion trouve à les abuser. Tout en étant dupes, ces personnes ne
restent pas en arriére: elles continuent leur existence active;
leur nom est connu, on les accueille bien; leurs mésaventures
ne les déconcertent pas; elles les considèrent toujours comme
des accidents passagers et ne pensent qu'à en tirer des avantages
pour l'avenir. Tel est le rôle que joue Poinsinet dans le monde
littéraire français. C'est à peine si Ton peut croire toutes les mys-
tifications auxquelles on l'a soumis ; sa mort même, en Espa-
gne, prête au ridicule comme sa vie entière, et cette tin rappelle
ces pièces d'artifice qui font surtout du bruit au moment même
où elles s'éteignent.
Marivaux. — L'histoire de la réputation de cet écrivain, con-
quise, puis perdue, est l'histoire de beaucoup d'autres renom-
mées, et surtout de renommées de poètes dramatiques français.
Il y a un très-grand nombre de pièces qui, dans leur temps,
ont été très-bien accueillies et dont la critique française ne peut
parvenir à s'expliquer le succès. La chose est pourtant bien sim-
ple. La nouveauté a un charme très-grand, uniquement à titre
de nouveauté. Que l'on suppose maintenant un jeune homme, non-
3ft0 NOTES ET FRAGMENTS.
veau lui-même dans le monde littéraire, apportant une œuvre nou-
velle, sacliant se concilier par sa modestie une bienveillance qu'on
lui accorde d'autant plus facilement qu'il n'aspire pas à la cou-
ronne suprême, mais semble seulement éveiller des espérances;
que Ton suppose un public, comme toujours, esclave de l'impres-
sion du moment, qui considère un nom nouveau comme une
page blanche sur laquelle il peut, à son gré, écrire une grâce ou
une condamnation; que Ton suppose entin une pièce écrite avec
quelque talent, jouée par d'excellents acteurs; comment une pa-
reille œuvre dans de semblables circonstances ne serait-elle pas
applaudie? Elle l'est, en el'fet, et la pièce et fauteur ont dès lors
une certaine réputation. Si ce premier essai ne réussit pas
la persévérance iinira par conquérir un succès. L'histoire du
Théâtre-Français le prouve. On voit donc qu'il est possible à tout
auteur de se faire applaudir, mais ce qui lui est impossible, c'est
de conserver toujours la faveur de la loule. Si le génie s'épuise, le
talent s"use encore plus vite; le public remarque rapidement ce
que l'auteur ne sent pas; une jeunesse nouvelle apparaît, et tout ce
que l'on trouvait intéressant parait vieux et suranné. L'écrivain
alors qui ne renonce pas à produire ressemble à une femme qui
ne veut pas dire adieu à des charmes disparus Telle fut la triste
situation de Marivaux. Sa destinée était celle de tout le monde,
et il ne put la suiiporter; il devint chagrin et injuste; et Diderot,
dans le Neveu de Hameau, l'a raillé sur ce ridicule.
DoRAT. — Ecrivain fécond, agréable surtout dans ses poésies lé-
gères, moins heureux dans ses grands poëmes sérieux et surtout
dans les pièces de théâtre. — Le charme puissant par lequel le
théâtre attire les spectateurs, attire aussi vers lui maint auteur
sans vocation dramatique. Chez toutes les nations, le nombre des
écrivains qui veulent jouir du bonheur de voir leurs créations sur
la scène, dépasse toute proportion raisonnable ; indépendamment
de la satisfaction intime, la représentation donne aussi au nom
de l'auteur une célébrité rapide et universelle; il ne faut en vou-
loir à personne de poursuivre avec ardeur de pareils avantages.
Si ce désir violent de travailler pour le théâtre est devenu comme
une épidémie chez les Allemands, qui sont plus calmes et plus
repliés sur eux-mêmes, on conçoit sans peine que le Français,
qui ne compte pas la vanité, même excessive, pour un défaut,
.soit poussé nécessairement et sans qu'il puisse résister, vers un^i
NOTES ET FRAGMENTS. 581
scène qui a plus d'un siècle de gloire éclatanle, et qui a été illus-
trée par de si grands noms ; si Ton n'espère pas les égaler, on
aspire du moins à paraître, derrière eux, il est vrai, mais en
leur compagnie et à la même place. Dorât ne put échapper à ces
tentations ; et il résista d'autant moins qull a\ait été d'abord
très-goûté et surfait ; mais sa fortune ne dura pas ; il tomba
comme Marivaux, et fut précipité comme tous ces écrivains si
nombreux avec lesquels on pourrait remplir un cercle, sinon de
l'Enfer, au moins du Purgatoire de Dante.
Trublet. — Fontenelle et la Motte, deux hommes de talent et
d'esprit, mais plus portés vers la prose que vers la poésie, vou-
lurent rabaisser celle-ci aux dépens de la première ; ils surent
pendant quelque temps gagner à leurs opinions le public, qui se
sent extrêmement prosaïque sans pouvoir cependant se passer de
poésie.
L'abbé Trublet, littérateur de quelque mérite, adopta leur doc-
trine, et passa sa vie à contempler et à adorer ses deux maîtres.
La malice de Voltaire, qui se tourna contre lui, le fit beaucoup
souffrir; cependant, après vingt-cinq ans d'efforts persévérants,
malgré sa médiocrité reconmie, il parvint, grâce à la protection
de la cour, à être reçu à l'Académie.
L'abbé le Bla?(c.— Quand, par la faveur delà foule ou desgrands,
un talent médiocre parvient à la fortune et aux honneurs, aussitôt
tous les écrivains de sa taille sont dans une agitation étrange.
Tous se sentent ranimés par cette idée qu'il y a encore d'au-
tres braves gens que l'on ne peut pourtant pas appeler des gens
sans mérite, et que leur tour va sans doute bientôt venir. —
Mais, là comme partout, la fortune conserve son droit royal diar-
bitraire, et, n'agissant toujours qu'à son gré, elle n'a pas plus
de faveurs pour la médiocrité que pour le talent. L'abbé le Blanc,
homme à la vérité d'une très-mince valeur, dut voir ainsi entrer
à l'Académie plus d'un de ses pairs, mais pour lui-même, malgré
une faveur passagère de la cour , la porte resta inexorablement
fermée. Le Neveu de Rameau a rapporté à ce propos une anec-
dote fort jolie.
P'Alembert.— On n'a jamais contesté à d'Alembert sa gloire de
mathématicien ; mais comme, pour mieux jouir de la vie et de la
société, il a cherché et a réussi à être un littérateur de mérites
582 NOTES ET FRAGMENTS.
très-variés, les envieux sont partis de là pour trouver en lui des
côtés faibles. Ces esprits malveillants, qui ne reconnaissent que
malgré eux la supériorité de l'esprit, aimeraient à enfermer tout
homme distingué dans son talent comme dans une prison, et ils
lui refusent le droit de conquérir Tinstruction variée qui liait
seule le bonheur. Ils ont toujours le même mot à la bouche : Dans
l'intérêt de sa gloire, il n'aurait pas dû faire ceci, faire cela
Comme si l'on ne travaillait que dans l'intérêt de sa gloire! comme
si entretenir des relations avec tous les hommes qui pensent
comme nous, s'intéresser de toute notre âme à leurs œuvres, à
leurs entreprises, ce n'était pas là ce qui donne à la vie sa plus
haute valeur! Cependant, ce n'est pas seulement chez les
Français, qui vivent bien plus pour le dehors, mais c'est aussi
cliez les Allemands, qui savent pourtant bien apprécier le prix des
choses purement intimes, que ces manières de juger se répan-
dent ; si on obéissait à ces préjugés, écrivains et savants seraient
bientôt partagés en corporations spéciales auxquelles il serait ab-
solument interdit d'empiéter les unes sur les autres.
UN CARACTERE DE LA CRITIQUE FRANÇAISE AU XVIir SIECLE.
Les vues et le caractère de l'homme se révèlent avec une clat té
yiarfaite dans les jugements qu'il prononce ; ses blâmes et ses
éloges indiquent ce qui lui manque et ce qu'il désirerait posséder;
c'est ainsi, que sans s'en douter, chaqwe âge montre par ses pa-
roles à quel degré de la vie il est parvenu. Il en est de même
pour les nations. Leurs louanges et leurs blâmes sont l'expres-
sion de leur situation. Nous connaissons la terminologie critique
des Grecs et des Romains ; que la liste qui va suivre aide à juger
le siècle présent.
Les peuples, comme les individus, cherchent souvent leur
point d'appui plutôt sur une tradition antique et étrangère que
sur une tradition indigène, ils ne savent pas s'appuyer sur ce
qu'ils ont fait par eux-mêmes ou par leurs pères ; cependant, un
peuple ne peut vraiment juger le passé et le présent que s'il
possède lui-même une littérature originale et indépendante.
On ne peut dire combien de services a rendu aux Anglais le
libre esprit de Shakspeare, en les débarrassant de l'esclavage de
NOTES ET FRAGMENTS. 583
Tantiquité. Les Français, en obéissant à des théories antiques
dont on n'avait pas compris la vraie signification, en se soumettant
aux lois étroites d'une élégante convenance, sont arrivés aujour-
d'hui à tellement restreindre leur poésie qu'elle doit à la fin dis-
paraître entièrement , car elle ne peut plus même trouver un
refuge dans la prose. — Quant à l'Allemand, il était sur une
bonne voie, qu'il retrouvera, dés qu'il ne cherchera plus, par des
efforts stériles et nuisibles, à prouver que le poëme des Niebe-
lungm vaut VIliade.
MOTS EMPLOYÉS PAR LA CRITIQUE FRANÇAISE ♦.
Mots de blâme, abondants. — K. Abandonné; absurde; arro-
gance; astuce.— B. Bafoué; bête; bêtise; bouffisure; bourgeois;
boursouflure; bouquin; boutade; brisé; brutalité. — C. Cabale ;
cagot; canaille; carcan; clique; contraire; créature. — D. Décla-
matoire ; décrié ; dégoût ; dénigrement ; dépourvu ; dépravé ;
désobligeant; détestable; diabolique; dur. — E. Echoppe; en-
flure; engouement; ennui; ennuyeux; énorme; entortillé; éphé-
mère; épluché; espèce ; étourneau. — F. Factice; fadaise ; faible;
fainéant; fané; fastidieux; fatigant ; fatuité ; faux; forcé; fou;
fourrer; friperie; frivole ;' furieux. — G. Gâté; gauchement;
gaucher; grimace; grossier ;"grossièrement. — H. Ilaillons ; hon-
nêtement; honte; horreur. — I. Imbécile; impertinence; im-
pertinent; impuissant; incorrection; indécis; indéterminé; in-
différence ; indignité ; inégalité ; inguérissable ; insipide ; insipi-
dité; insoutenable ; intolérant ; irréfléchi. — J. Jouet. — L. La-
quais; léger; lésiné; louche; lourd. — M. Maladresse; manque;
maraud ; mauvais ; médiocre ; méprise ; mépris ; mignardise :
mordant. — N. Négligé ; négligence; noirceur. — 0. Odieux. —
P. Passable, pauvreté; pénible; petites-maisons; peu propre;
pie-grièche; pitoyable; plat; platitude; pompeux; précieux; pué-
rilité. — R. Rapsodie ; ratatiné ; rebattu; réchauffé ; redondance;
rétréci; révoltant; ridicule; roquet. — S. Sans succès; sans
souci; sifflé; singerie ; somnifère; soporifique; sottise; subalterne.
~- T. Terrassé; tombé; traîné, travers; triste. — V. Vague; vide:
vexé; vieillerie; volumineux.
Mots d'éloge, donnés avec ^parcimonie. — A. Animé; applaudi.
' Cette liste est en français dans le texte.
384 NOTES ET FRAGMENTS.
— B. Brillant. — C. Charmant ; correct. — E. Esprit. — F. Fa-
cile; finesse. — G. Goût; grâce; gracieux; grave.— I. Invention.
— J. Justesse. — L. Léger ; légèreté ; libre. — N. Nombreu.v. —
P. Piquant ; prodigieux ; pur. — R. Raisonnable. — S. Spirituel.
— V! \ev\e.
J'avais publié cette liste dans la 3« livraison d'Art et Anti-
quité. Les mots d'éloge y sont en fort petite quantité, et les
mots de blâme très-abondants. Le Vrai Libérateur, journal de
Bruxelles, s'est plaint de moi à ce sujet dans son numéro du
4 février 1819, et il m'a accusé d'injustice envers la nation fran-
çaise. 11 me fait ce reproche avec une grâce si aimable que ce se-
rait mal à moi de ne pas expliquer le mystère caché derrière cette
liste. — J'avoue d'abord sans difficulté que sa remarque est fort
juste : parmi les mots de blâme, il s'en trouve de bizarres que
l'on n'attendait guère, et, parmi les mots d'éloge, il en manque
plusieurs que tout le monde désignerait tout desuile. Pour justi-
fier cette singularité, il faut que je raconte comment j'ai été
amené à dresser cette liste.
Il y a quarante ans, lorsque M. de Grimm eut été admis avec
honneur dansla haute société parisienne, alors si remarquable par
l'esprit et les talents, lorsqu'il fut devenu tout à fait membre de
cette réunion d'hommes si éminente, il résolut de rédiger un
journal, un bulletin des événements de la littérature et du monde,
pour l'envoyer, moyennant une forte rétribution, à des princes
et à des personnes riches d'Allemagne.
On était alors très-curieux de connaître en détail la vie des
cercles parisiens, parce que Paris pouvait être considéré
comme le centre du monde civilisé. Ces journaux ne devaient
renfermer que des nouvelles, mais on y inséra les travaux les
plus précieux de Diderot, tels que la Religieuse, Jacques le Fa^
taliste, etc.; on les donnait en petits fragments, poui- entretenir
la curiobilé, l'attention et pour que chaque envoi lût attendu avec
anxiété.
Je devais à une haute faveur la communication régulière de
ces feuilles que j'étudiais avec une grande attention.
J'ai une qualité dont je peux me vanter : j'ai toujours aimé à
reconnaître, à apprécier et à admirer avec reconnaissance les
mérites des œuvres que je lisais; aussi je dus bien vite être
frappé d'un caractère de cette correspondance de Grimm : dans
NOTES ET FRAGMENTS. 385
les récits, dans ks anecdotes, dans les portraits, dans les pein-
tures , dans les jugements , les blâmes étaient bien plus fré-
quents que les éloges, et la terminologie était bien plus riche
en expressions de reproche qu'en expressions de louange. Dans
un jour de bonne humeur, je me mis, pour mon instruction per-
sonnelle, à réunir toutes ces expressions ; plus tard, moitié par
jeu, moitié sérieusement, je les mis en ordre, et je les conservai
de longues années ainsi. Quand la correspondance de Grimm fut
publiée, je relus avec attention ce document du passé ; je retrou-
vai tout de suite mainte expression que j'avais déjà remarquée
et je fus de nouveau convaincu que le blâme surpassait de beau-
coup réloge. Je cherchai alors mon ancienne liste, et pour attirer
l'attention sur ce point, ce à quoi je réussis, je ta fis imprimer.
Je dois faire remarquer qu'il ne me fut pas possible à ce moment
de reviser mon travail ; aussi on trouve dans ce volumineux ou-
vrage un grand nombre d'expressions, soit de blâme, soit d'éloge
que je n'ai pas indiquées. — Pour que cette critique qui semblait
adressée à une nation entière ne reste pas dirigée contre un
seul écrivain, je me réserve de traiter bientôt cette importante
question littéraire*.
Le conseiller d'Étal russe, Ou^varoff, dans la préface de son re-
marquable ouvrage: LeyoëteNoimos, de Panopolis (Saint-Péters-
bourg, 1817), a écrit ce passage si honorable pour l'Allemagne :
<( La renaissance de la science de l'antiquité appartient aux Alle-
mands. D'autres peuples peuvent avoir fait d'importants travaux
préliminaires, mais si la haute philologie se constitue un jour dans
sa perfection, c'est l'Altemagne qui verra cette reconstruction s'ac-
complir. Aussi c'est dans cette langue que se publient presque
tous les travaux nouveaux, et voilà pourquoi j'ai écrit en alle-
mand. On a heureusement abandonné aujourd'hui l'idée d'une
prééminence scientifique de telle ou telle langue. Le temps est
venu où chacun, sans inquiétude sur l'instrument dont il se sert,
doit choisir la langue la plus en harmonie avec l'ensemble d'idées
qu'il veut traiter. » — Voilà donc un homme capable, spirituel,
qui, s'élevant bien au-dessus des misérables bornes que trace un
stérile attachement à la langue maternelle, choisit un idiome
comme un bon musicien choisit tel ou tel registre d'un orgue
yvuv exprimer tel ou tel sentiment. Puissent, en Allemagne,
' Clc projet n'a pas eu de suiies.
90
3S6 NOTES ET FRAGMENTS.
tous les esprits cultivés retenir ces paroles ; puissent également
les jeunes gens bien doués être excités par là à se rendre maî-
tres de plusieurs langues, comme d'instruments nécessaires à la
■vie et qu'ils doivent toujours avoir à leur libre disposition.
FAUST.
Tragédie de M. de Gcethe, traduite en français par M. Stapfer, ornée de
dix-sept dessins par M. Delacroix.
En voyant devant moi, dans une édition de luxe, la traduction
française de mon Faust, je suis ramené, par mes souvenirs, au
temps où cet ouvrage a été médité, conçu et écrit; j'étais alors
dans un état d'âme étrange. S'il a eu partout un succès dont je
vois encore la preuve, en ce moment même, dans ce luxe de ty-
pographie, c'est qu'il renferme, fixé là pour toujours, le tableau
du développement d'un esprit pareil au nôtre, qui a souffert de
toutes les peines qui tourmentent Ihumanité, qui a éprouvé
toutes les agitations qui la troublent, qui a partagé toutes ses
haines, et qui a joui de toutes les félicités auxquelles elle aspire.
Aujourd'hui, toutes ces émotions sont bien loin du poète; le
monde aussi a d'autres luttes à soutenir ; cependant les joies et
les douleurs de l'âme sont toujours à peu près les mêmes, et le
dernier né aura toujours raison de s'inquiéter des bonheurs et
des souffrances que l'on a éprouvés avant lui, pour se préparer à
ce qui l'attend à son tour.
Les éléments de ce poème sont d'une nature sombre; les
scènes qu'il présente, malgré leur variété, sont toujours faites
pour inspirer un certain effroi ; mais transporté dans la langue
française, qui donne à tout un caractère plus serein, plus
clair, plus saisissable, il paraît de beaucoup plus lumineux et
plus raisonné. Dans ce volume, le format in-folio, le papier, les
caractères, la typographie, la reliure, tout enfin est d'une beauté
parfaite, et tout contribue à effacer pour moi l'impression que
l'ouvrage produisait sur mon esprit, quand après l'avoir laissé
quelque temps de côté, je le reprenais pour m'assurer de sa
nature et de ses qualités.
11 est bien curieux que l'esprit d'un artiste ait trouvé dans
cette œuvre obscure tant de plaisir, et se soit si bien assimilé
KOTES ET FRAGMENTS. 387
tout ce qu'elle renfermait de sombre dans sa conception première
qu'il a pu tracer les principales scènes avec un crayon aussi
tourmenté que la destinée du héros. M. Delacroix est un peintre
d'un incontestable talent; mais il est accueilli comme le sont
souvent les jeunes gens par nous autres vieillards; les con-
naisseurs et les amis de l'art ne savent pas trop, à Paris, ce qu'il
faut dire de lui, car il est impossible de ne pas lui reconnaître
des qualités, et, cependant, on ne peut louer sa manière désor-
donnée. Faust est une œuvre qui va du ciel à la terre, du possi-
ble à l'impossible, de la grossièreté à la délicatesse, toutes les
antithèses que le jeu d'une audacieuse imagination peut créer y
sont réunies ; aussi M. Delacroix s'est senti là comme chez lui et
dans sa famille. Ses dessins éteignent l'éclat de tout ce qui les
entoure; ces pages si nettes du texte disparaissent, et l'esprit,
ramené dans un monde ténébreux, ressent de nouveau toutes les
anciennesémotions que nousdonnait l'histoire fantastique de Faust.
Je ne veux pas en dire davantage, mais je désire que ce remar-
quable travail produise sur tous ceux qui l'examineront le même
effet que sur nous et leur donne autant de plaisir.
Les Souffrances de Werther onléié de très-bonne heure traduites
€11 français; l'effet produit fut grand comme partout, parce que,
dans la traduction, purent passer toutes les idées d'un intérêt
humain, général, que renfermait l'original. Au contraire, toutes
mes autres œuvres étaient très-éloignées de la manière fran-
çaise ; je m'en rendais bien compte. Seule, ma traduction d'//er-
mann et Dorothée, par Bitaubé*, se répandit doucement. En gé-
néral, il était difficile pour tous, à ce moment, de percer en
France. Cependant quelques partisans fidèles de la littérature
allemande continuèrent à travailler pour nous. On traduisit mon
théâtre. Dans ces derniers temps, mes œuvres ont gagné en
France une influence nouvelle. Motifs. (Voir le Globe, n° 55
Tome m. 1826.) Les anticlassiques trouvent un secours dans
mes principes sur l'art; les œuvres que j'ai écrites d'après ces
principes sont des exemples à invoquer qui leur conviennent
parfaitement. Aussi ils se conduisent avec une grande adresse,
en ne critiquant qu'avec modération les passages qui ne leur
plaisent pas.
* 1800.
388 KOTES ET FRAGMENTS.
ŒUVBES DRAMATIQUES DE GŒTIIE,
traduites en français par A. Slapfer. Notices de MM. Stapfer et Ampère.
' Au moment oii Ton soumet à la nation allemande cette ques-
lion ; une collection des longs travaux littéraires de Gœthe serait-
elle bien accueillie? à ce moment, il sera peut-être agréable de
s.ivoir quel effet produisent ces œuvres sur une nation voisine
qui ne s'est jamais intéressée que d'une façon générale aux tra-
vaux de TAllemagne, qui n'en a connu que quelques-uns et qui
n'en a loué qu'un très-petit nombre.
Nous ne pouvons nier que cet éloignement entêté que les
Français témoignaient contre nos ouvrages, nous a, à notre tour,
très-vivement détournés des leurs; nous nous sommes peu in-
quiétés de leurs jugements sur nous, et nous ne les avons pas jugés
nous-mêmes avec une grande faveur. Il est curieux de voir au-
jourd'hui les mêmes œuvres recevoir les mêmes éloges des deux
peuples, et s'attirer l'estime, non de quelques personnes isolées
et très-bienveillantes, mais d'un groupe d'esprits nombreux. Ce
changement mérite un examen attentif. Il a plusieurs causes.
D'abord, les Français se sont pleinement convaincus que les Al-
lemands se distinguent en tout par Thonnêteté sérieuse des ef-
forts, par la bonne volonté, par une énergie vigoureuse et persé-
vérante. De cette conviction est née cette autre : il faut considérer
les œuvres considérables d'une nation étrangère, et d'un indi-
vidu de cette nation, comme des œuvres indépendantes de nous,
nées d'elles-mêmes pour elles-mêmes; et, je dirai plus, il ne faut
les juger que d'après les lois qui leur sont propres. Nous devons
donc, au point de vue du progrés général du monde, nous ré-
jouir, en voyant une nation, qui s'est éprouvée et purifiée en
traversant tant d'époques diverses, chercher autour d'elle des
sources fraîches, pour se ranimer, se fortifier, se restaurer;
c'est plus que jamais en dehors d'elle-même qu'elle cherche
son rajeunissement, car elle ne s'adresse plus à une nation dont
le développement est achevé, dont les œuvres ont une perfection
reconnue depuis longtemps; elle se tourne vers un peuple voisin,
peuple encore vivant, encore engagé dans la lutte et dans la re-,
cherche . Nous ne sommes pas même les seuls qui attirions son atten-
tion; les Anglais et les Italiens Toccupent aussi; si on voit, sur
NOTES ET FRAGMENTS. 389
trois théâtres différents, la pièce de Schiller, Intrigue et Amour_
favorablement accueillie, si les contes de Musaeus sont traduits,
lord Byron, Walter Scott, Cooper sont introduits au même mo-
ment, et les mérites de Manzoni sont de même dignement ap-
préciés. Peut-être le temps est-il proche où les Français seront
près de surpasser les Allemands pour la liberté et la profondeur
de la critique. J'en avertis les intéressés, puissent-ils m'entendre!
Jusque-là, notons attentivement les jugements favorables ou dé-
favorables qu'ils expriment sur nous, jugements qui reposent sur
de larges principes conquis depuis peu de temps. (Suit la tra-
duction de lÉtude de M. Ampère.)
La Notice (de M. Stapfer), placée en tête de la traduction
française de mes œuvres dramatiques, est également digne d'at-
tention. Elle donne à réfléchir sur le sort de l'homme, sur sa
nature. Le tissu de notre existence, de nos actions, est formé de
milliers de fils d'origine absolument diverse; nécessité, hasard,
arbitraire, liberté, tous les éléments s'y croisent et s'y mêlent.
Aussi, personne ne peut considérer notre passé comme nous le
ronsidérons nous-même; le moment nous a paru jadis trop fugi-
tif; ce sont maintenant les années qui nous semblent trop courtes :
le dénoûment est bien loin de répondre à nos vœux, et l'en-
semble tout entier nous parait mesquin; c'est ainsi que les hom-
mes les plus sages ont été entraînés faussement à dire : Tout est
vanité. Le biographe, au contraire, voit tout avec plus de faveur;
il se contente du résultat obtenu; il remonte vers les entreprises
heureuses ou stériles, examine les moyens employés, les facultés
mises en œuvre, dévoile les forces cachées qui ont agi; et, s'il ne
distingue pas tout, ce qu'il aperçoit suffit pour permettre à son
regard satisfait de comprendre avec clarté l'ensemble. Dans
l'étude du monde moral, il y a, en effet, des indices qui guident
l'esprit avec autant de certitude que, dans le monde physique,
les sens sont guidés par des indices matériels; mais dans les
deux cas, il faut un tact inné, il faut une pratique longtemps con
tinuée avec une passion persévérante, pour savoir observer l'objet
d'un regard limpide, le saisir dans sa partie essentielle, ne pas
le confondre avec ce qui lui ressemble, et porter sur lui le vrai
jugement. Je désire que mes amis puissent lire la Notice dont je
parle ici. Sur quelques faits, sur quelques idées, ils seront en
désaccord avec l'auteur, mais, comme moi, ils seront pénétrés
de reconnaissance et d'admiration en voyant avec quelle bienveil-
22.
390 NOTES ET FRAGMENTS.
lance le biographe a su s'approprier les faits connus et deviner
les faits cachés.
Il est curieux aussi qu'il soit arrivé à certaines vues qui éton-
nent celui-là même qui aurait dû les apercevoir le premier : elles
lui ont échappé, justement parce qu'elles étaient trop prés de lui.
J.a Notice de M. Stapfer et Y Étude de M. Ampère sont d'accord
sans se ressembler ; elles ont une haute importance pour moi, au-
jourd'hui que mon devoir est de m' occuper de moi-même, de voir
ce que pendant ma vie j'ai accompli et réussi à terminer, comme
ce que j'ai manqué et négligé.
LA GUZLA.
Poésies illyriques, ^^aris, 18'27.)
Ouvrage qui frappe, dès le premier coup d'œil, et qui, si on
l'examine d'un peu plus prés, soulève une question mystérieuse»
C'est depuis peu seulement que les Français ont étudié avec
goût et ardeur les différents genres poétiques de l'étranger, en
leur accordant quelques droits dans l'empire du beau. C'est éga-
lement depuis peu qu'ils se sont sentis portés à se servir, pour
leurs œuvres, des formes étrangères. Aujourd'hui, nous assistons
à la plus étrange nouveauté : ils prennent le masque des nations
étrangères, et dans des œuvres supposées, ils s'amusent avec
esprit à se moquer très-agréablement de nous. Nous avons d'a-
bord lu avec plaisir, avec admiration le faux original, et, après
avoir découvert la ruse, nous avons eu un second plaisir en re-
connaissant l'habileté de talent qui a été déployée dans cette plai-
santerie d'un esprit sérieux. On ne peut certes mieux prouver
son goût pour les idées et les formes poétiques d'une nation
qu'en cherchant à les reproduire par la traduction et l'imitation.
Dans le mot Guzla se cache le nom de Gazul; le nom de cette
bohémienne espagnole masquée qui s'était récemment moquée de
nous avec tant de grâce, nous donna l'idée de faire des recherches
sur cet Hyacinthe Maglanowich, principal auteur de ces poésies
dalmates, et nos recherches ont réussi. De tout temps, quand un
ouvrage a obtenu un grand succès, on a cherché à attirer l'atten-
tion au Dublic et à gagner ses louanges en rattachant un second
I
I
NOTES ET FRAGMENTS. 301
ouvrage au premier, sous le titre de Smi7^, Deuxième partie, etc.
Cette fraude pieuse, connue dans les arts, a aidé à former le
goût; en effet, quel est l'amateur de médailles anciennes qui n'a
pas de plaisir à rassembler la collection de fausses médailles,
gravées par Jean Cavino ? Ces imitations trompeuses ne lui don-
nent-elles pas un sentiment plus délicat de la beauté des mon-
naies originales?
M. Mérimée ne trouvera donc pas mauvais que nous le décla-
rions ici l'auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Gtizla, et
que nous cherchions même à connaître, pour notre plaisir, tous
les enfants clandestins qu'il lui plaira de mettre ainsi au jour.
M. Mérimée est, en France, un de ces jeunes indépendants oc-
cupés à chercher une route qui soit vraiment la leur; la route qu'il
suit pour son compte est une des plus attrayantes; ses œuvres
n'ont rien d'exclusif et de déterminé ; il ne cherche qu'à exercer
et à perfectionner son beau talent enjoué, en l'appliquant à des
sujets et à des genres poétiques de toute nature.
Ouant à cette Guxla, nous ne ferons qu'une remarque. Le poète a
laissé de côté, dans ses imitations, les modèles qui présentaient
des tableaux sereins ou héroïques. Au lieu de peindre avec éner-
gie cette vie rude, parfois cruelle, terrible même, il évoque les
spectres, en vrai romantique ; le lieu où il place ses scènes est
déjà effrayant; le lecteur se voit, la nuit, dans des églises, dans
des cimetières, dans des carrefours, dans des huttes isolées, au
miheu de roches, au fond d'abîmes ; là se montrent souvent des
cadavres récemment enterrés; le lecteur est entouré d'hallucina-
tions menaçantes qui le glacent; des apparitions, et des flammes
légères par des signes mystérieux veulent nous entraîner; ici nous
voyons d'horribles vampires se livrer à leurs crimes, ailleurs c'est
le mauvais œil qui exerce ces ravages, et l'œil à double prunelle
inspire surtout une terreur profonde; en un mot, tous les sujets
sont de l'espèce la plus repoussante. Mais cependant il faut ren-
dre cette justice à l'auteur : il n'a épargné aucune peine pour
bien se familiariser avec ce monde ; il a montré dans son travail
une heureuse habileté, et s'est efforcé d'épuiser son suj«t.
392 NOTES ET FRAGMENTS.
DOS ALOSZO OU l'eSPAGNE *
Histoire contemporaine par V- A. de Salvandy. {Paris, 1824.)
Un curieux roman historique. Autrefois, cette espèce d'écrit
n'avait pas une excellente réputation, parce que, d'ordinaire, il
changeait Thistoire en fable. Les tableaux du passé que nous avions
conquis par un travail pénible s'y trouvaient brouillés par les
jeux d'une imagination niai conduite. De nos jours, ce genre a
pris une autre physionomie; on ne cherche plus à compléter
l'histoire par des fictions; on veut, par la force vivante des ta-
bleaux et des peintures, l'introduire pleinement dans la vie.
On met en scène des personnages vrais, on trace leurs por-
traits avec une fidélité absolue à l'histoire, on les fait agir confor-
mément» leur caractère ; puis, on entoure ces figures principales
de figures accessoires, dans lesquelles on symbolise les différents
traits caractéristiques des mœurs de l'époque. On conduit les
événements de façon qu'un grand nombre de faits réels et vi-
vants entrent dans un ensemble vraisemblable et harmonieux.
Walter Scott est un maître en ce genre ; il avait un avantage ; son
art si habile s'était consacré à peindre des sites remarquables et
peu connus, des événements à moitié oubliés, des mœurs, des vi-
sages, des habitudes étranges. Ainsi s'explique le succès qui a ac-
cueilli les peintures du petit monde à moitié vrai qu'il nous a
révélé. Le Français qui s'avance aujourd'hui est plus hardi : il
s'attaque à l'âge contemporain, à l'âge actuel. Les personnages
historiques qu'il peint sont contrôlés par l'histoire contemporaine,
les personnages imaginaires ont aussi leur contre-épreuve im-
médiate ; tous nous sentons et nous savons comment nos con-
temporains pensent et agissent. 11 serait difficile d'analyser et de
suivre, dans tout son développement, un aussi grand ouvrage;
tôt ou tard, tout le monde le lira, soit dans le texte original,
soit dans une traduction. La richesse du contenu de cette œu-
* Quoique cet ouvrage soit un peu oublié, j'ai donné l'analyse tout
entière parce que rien ne peut mieux nous montrer avec quel soin
minutieux et avec quelle méthode Goethe se rendait compte de tout ce
qu'il lisait, et avec quelle patience, à un âge si avancé, il étudiait les
ouvrages même les plus étrangers à ses travaux habituels.
j1
i
NOTES ET FRAGMENTS. 393
vre se devine en parcourant la Uste des personnages ; cette
liste est nécessaire, car, toutes les figures se croisent tellement
qu'il faut une lecture répétée et attentive pour avoir une idée
exacte de leur rôle respectif. Le lecteur consultera sans doute
ia liste suivante avec plaisir, comme on le fait pour un drame à
nombreux personnages.
Personnages DE l'Introduction. — Vauteiir, voyageur français,
entre en 1820 en Espagne par la frontière occidentale. — Don
Geronimo, alcade d'Urdax, ei aubergiste. — Dofia Urraca, sa
femme. — Don Juan de Dios, leur fils aîné, étudiant. — Fran-
çois de Paule, leur jeune fils, destiné à fétat ecclésiastique ; en
attendant, domestique. — Paquila, ou Françoise, leur nièce; jolie
fille. — Le Père Procurateur, dominicain. — Antonio, voiturin,
amant de Paquita. — Un Inconnu mystérieux. — Vin tendant
— Un général constitutionnel, frère de dona Urraca, père de
Paquita. — Madame Hiriart, aubergiste à Ainlioa.
Personnages du manuscrit d'Ainuoa, qui commence avec la mort de
Charles III (1788). — Don Louis, officier en retraite. — Dona
Leonor, sa femme. — Alonzo, leur fils. — Maria de las A?igus-
tias, leur fille, plus tard marquise de San-Pablo. — Frère Isi-
dore, inquisiteur de Mexico. — Charles IV, roi d'Espagne. —
Marie-Louise, reine d'Espagne. — Le Prince des Asturies, leur
fils, prince héréditaire. — Godoij, duc dWleudia, prince de ia
Paix, favori, maître du royaume. — Enriquez, autrefois célèbre
torrero, maintenant invalide. — Antonio, voiturin, gracioso. —
Frère Apariccio, son frère, jeune prêtre. — Le Commissaire de
Salamanque, hôte de fétudiant Alonzo. — Doîîa Engrazia,
hôtesse. — Don Mariano, leur petit-fils, bachelier. — Mariana,
servante. — Sir George Wellesley, Anglais influent. — Don
Juan, duc de L", autrefois baron de R", gouverneur de la
Havane. — Don Carlos, son fils aîné, officier de la garde, cheva-
lier de la Puerta del Sol. — Don Jayme T *, noble libertin, frère
de don Carlos. — Le Comte de D*. — Dona Matea, sa femme.
— Aldouza, sa fille. — Domingo, son père, riche commerçant
de Cadix. — Inès, sa gouvernante. — Margarila, sa domestique.
— Don Osorio, marquis de C*, beau-frère du duc de L. — Le
Comte de X-*, favori du favori Godoy. — Sœur Maria de los Do-
lorès, abbesse, veuve du marquis de C. — Un Conducteur de
chariot. — Hidalgo de Xativa, Valencien, fidèle au passé, par-
tisan de l'Autriche, et opposé aux Bourbons. — Don Lope, officier
39i NOTES ET FRAGMENTS.
mystérieux ; ami d'enfance du prince des Asturies ; repoussé atec
lui, récompensé par un riche emploi en Amérique. — Le Prélat
hidore. (Voir plus haut le frère Isidore.)
Cette liste ne nous conduit pas encore à la fin de la première par-
lie, mais les principaux personnages sont introduits. Nous quit-
tons notre héros au moment où il se rend en Amérique, exilé
avec honneur. Sur ce nouveau théâtre paraissent de nouveaux
personnages, dont le lecteur fera facilement connaissance. A son
retour en Europe, il retrouvera les figures qui lui sont familières.
— C est pour nous-même que nous avons dressé cette liste, alin
d'éclaircir les difficultés que présente la lecture de Touvrage; qua-
tre personnes prennent successivement la parole; le voyageur,
Tauteur du manuscrit d'Ainhoa, un solitaire et un soldat cheva-
lier. Tous parlent à la première personne. L'auteur a ainsi Ta-
vantage de leur faire raconter les événements quils ont vus
eu.\-mêmes, et nous entendons des récits, faits par des té-
moins oculaires, qui retracent la curieuse série des révolutions
d'un grand empire depuis 1788 jusqu'au jour présent. Ces récils
ne sont pas donnés successivement; ils sont mêlés les uns aux
autres, ce qui exige une grande attention de la part du lecteur.
Dès que Ton s'est retrouvé au milieu des événements, on peut
admirer les narrations de Fauteur et on applaudit à la liberté avec
laquelle son regard parcourt les affaires de ce monde. En même
temps poêle et orateur, il met dans la bouche de chaque person-
nage les argmnents les plus énergiques, les plus clairs, propres
à démontrer la justesse de la cause que sert chacun d'eux ; ces
discours opposés servent à révéler des esprits violemment sé-
parés ; si la confusion est assez inextricable, elle n'a pas dejésul-
lats fâcheux pour la peinture des caractères. Ainsi, dès le com-
mencement de l'ouvrage, le nom de Napoléon n'est cité que pour
être couvert d'injures; cependant, dès qu'il se montre en personne
pour diriger une bataille, le prince et le général apparaissent en
lui sous le plus beau jour.
On doit bien penser que les journaux français ne pouvaient
garderie silence à l'apparition d'un ouvrage de ce genre; le Con^
sLitutionnel fait un éloge sans réserves; le Journal des Débals
emploie une méthode de critique qui n'est pas sans malveillance;
il énumère les qualités nécessaires à l'écrivain qui entreprenait
ce Uvre, et parmi ces qualités il en cite d'impossibles et de contra-
dictoires ; cependant il assure que l'ouvrage est mauvais parco
i
NOTES ET FRAGMENTS. , 39.'/
queTauteur ne les possédait pas toutes; il loue certaines parties
isolées, mais pense que Tensemble doit être refondu et écrit de
nouveau. Après avoir longuement développé cette idée, le cri-
tique, comme Balaam, est forcé par un bon génie de terminer
son anathème par des paroles de bénédiction ; nous donnons ici ce
curieux passage et cela dans le texte, parce que Texpérience nous
a montré qu'une traduction, même faite avecle plus grand soin,
ne peut jamais rendre la clarté et la précision de Toriginal.
« Ce livre porte beaucoup à refléchir; je n'en connais pas qui
offre une peinture plus vraie des mœurs de TEspagne, qui donne
une idée plus complète de l'état de ce pays et des causes qui Tont
tenu peut-être sans espoir de retour loin du mouvement de la
civilisation de TKurope. M. de Salvandy doit beaucoup à ses propres
observations, il est facile aussi de voir qu'il a obtenu des rensei-
gnements précieux sur quelques parties des grands débats qui ont
eu lieu dans la Péninsule; il en a fait usage avec discernement.
S'il montre Texcès des forces de la jeunesse dans la complicalioii
de son sujet, dans la pompe de son style, il laisse percer un es-
prit mûri de bonne heure par les grandes questions qui agiient
Tordre social, et propre par conséquent à les développer et à les
juger. ))
Un pareil témoignage, qu'un écrivain se voit forcé de rendreà un
adversaire, nous parait digne de toute considération et nous l'ac-
ceptons très-humblement ; cependant, on a oublié d'indiquer la
^plus belle de toutes les qualités de l'auteur, celle sur laquelle re-
posent toutes les autres. Je veux parler de la piété, qui s'aperçoit
non dans les actes des personnages, mais dans l'ensemble de l'ou-
vrage, dans l'âme et dans l'esprit de l'auteur. Piété*, mot qui, en
Allemagne, a conservé jusqu'à présent une chasteté virginale, nos
puristes l'ayant heureusement laissé de côté à cause de son origine
étrangère. Pietas gravissimum et. sanctissimum twmen, dit un
noble devancier en reconnaissant en elle fundamentum omnimn
viriutum. Ce n'est ni le lieu ni le temps de m'étendre à ce sujet:
e ne dirai que quelques mots. Si certains faits de la natuie
humaine, considérés au point de vue moral, nous forcent à recon-
naître une espèce de mal radical, un péché originel, en revanclie
d'autres faits montrent dans certains hommes iine vertu originelle,
* Pietset. — C'est une de ces expressions dérivées du français ou du h.tin
"^omme il en existe tant dans la hngue allemande contemporaine.
5% NOTES ET FRAGMENTS.
une bonté, une loyauté et surtout un penchant pour la véné-
ration qui sont innés. Lorsque ce germe se développe, lorsqu'il
devient actif et se montre dans les actes de la vie pratique,
nous l'appelons comme W anciens piété. Les parents la ressen-
tent avec force pour leurs enfants; les enfants plus faiblement
pour leurs parents; entre frères et sœurs, entre membres d'une
même famille, d'une même race, entre compatriotes, elle étend
sa bienfaisante influence; le cœur la ressent pour les princes,
les bienfaiteurs, les maîtres, les protecteurs, les amis, les protégés,
les serviteurs de tout rang, les animaux, et même pour la terre,
pour le sol, pour un pays, pour une ville; elle embrasse tout, le
monde lui appartient tout entier, et la meilleure, la suprême par-
tie d'elle-même appartient au ciel; elle seule fait contre-poids à
l'égoisme; si par miracle, elle existait un moment chez tous les
hommes, la terre serait guérie de tous les maux dont elle souffre
et dont elle soulTrira toujours. Nous en avons déjà trop dit et tout
ce que nous pourrions dire resterait insuffisant; que l'auteur té-
moigne sur lui-même par ces quelques paroles : « La jeunesse a be-
soin de respecter quelque chose. Ce sentiment est le principe de
toutes les actions vertueuses, il est le foyer d'une émulation
sainte qui agrandit l'existence et qui l'élève. Quiconque entre
dans la vie sans payer un tribut de vénération la traversera tout
entière sans en avoir reçu. » — Si cette grâce sainte de Dieu et de la
nature n'avait pénétré l'âme de notre ami S comment pourrait-il,
>i jeune, être arrivé au plus haut résultat que puisse donner la
sagesse tirée de la vie, résultat que, dans le cours de l'ouvrage,
nous trouvons avec admiration exprimé en termes si clairs?
Puisse cettepensée être comprisede beaucoup desprits,etréconcilier
avec sa situation plus d'une âme tourmentée : « Je crois que
le premier devoir de ce monde est de mesurer la carrière que le
hasard nous a fixée, d'y borner nos vœux, de chercher la plus
grande, la plus sûre des jouissances, dans le charme des diffi-
cultés vamcues et des chagrins domptés ; peut-être la dignité, le
succès, le bonheur intime lui-même ne sont-ils qu"à ce prix. Mais
pour arriver à cette résignation vertueuse, il faut de la force,
une force immense. »
' M. de Salvanly avait coriespondu avec Gœlhe.
NOTES ET FRAGMENTS. 307
LE LIVRE DES CENT ET DR
Tome I, Paris, Ladvocat, 1831.
Cet ouvrage est très-digne d'attention et par sa naissance et par
son contenu. Le libraire Ladvocat, homme excellent et d'une
parfaite honnêteté*, a longtemps rendu de grands services à des
hommes de talent qui cherchaient à percer. Plusieurs sont main-
tenant arrivés à la réputation, mais leur éditeur, à la suite
de plusieurs revers, est menacé de la ruine; la reconnaissance
a inspiré à un grand nombre d'entre eux l'idée de venir à son aide
en publiant chez lui un ouvrage dont le succès le relèvera. — Le
diable boiteux à Paris, tel était le premier titre donné à cet ou-
vrage, qui doit être une description de Paris, de ses mœurs,
de ses originalités, de ses habitudes connues et ignorées. Mais
lorsqu'on vit le nombre et l'importance des travaux qui devaient
composer le livre, on pensa que c'était se faire tort que de rap-
peler un ouvrage antérieur qui, malgré son mérite, ne peut égaler
en intérêt une peinture du temps actuel. Ces explications nous
sont données d'une manière très-simple dans une préface, par
l'éditeur, et d'une manière extrêmement spirituelle par un des
collaborateurs (Jules Janin) dans le chapitre intitulé Asmodée. —
Il nous fait voir la différence qu'il y a entre l'ancien esprit, qui
arrachait aux maisons leurs toits, et l'esprit moderne qui aujour-
d'hui va dérouler devant nous un si riche tableau. Asmodée est
ici ce génie incisif d'observation qui reparaît dans tous les siècles , se
montrant tantôt bienveillant, tantôt impitoyable, modifiant et chan-
geant son masque suivant les peuples et les individus qu'il veut met-
tre à nu. Dans le Paris actuel, on ne verrait que peu de chose si on
se contentait de soulever les toits et de regarder dans les chambres
à coucher les plus hautes. Nos écrivains savent se faire ouvrir aussi
bien les salles de fêtes des puissants que les souterrains douloureux
des prisons. L'homme obscur qui occupe le logement le plus pau-
vre a pour eux autant de valeur que le poëte célèbre, qui dans un
salon brillamment éclairé, au milieu de la société la plus élégante»
reçoit les hommages qui lui sont le plus chers. — Ils nous don-
nent sur des lieux dont nous avons déjà entendu parler, des détails
précis qui nous intéressent. Ils nous font voir des vieillards que ja-
dis nous avons connus dans l'éclat etl'activité de leur jeunesse. Une
foule d'opinions et de sentiments, qu'ils nous communiquent, nous
' Gœthe n'a pas connu personnellement le libraire Ladvocat. Ch.
II. 23
598 NOTES ET FRAGMENTS.
forcent à nous intéresser à des sujets qui nous sont pourtant
étrangers. Plus on est au courant de la sitwation de la France et
surtout des questions parisiennes, plus cet ouvrage plaira. Le
lecteur allemand passera ou ne fera que feuilleter un grand nom-
bre de chapitres ; Fennui qu'il aura trouvé dans plusieurs sera
compensé par d'autres où l'on traite de sujets importants, d'un
intérêt général, et où Fon pénètre dans les grandes questions qui
agitent le temps présent.
Les différents chapitres se suivent absolument sans ordre ; on
les a, et avec raison, mêlés comme un jeu de cartes. Nous dirons
quelques mots sur chacun d'eux pris séparément ; on aura ainsi
une idée générale de Fensemble de Fouvrage.
Une Maisoîî au Marais (par Henri Monnier). —Peinture des
existences les plus pénibles. Personnes âgées, d'habitudes régu-
lières et retirées, très-proches de la misère, formant entre elles
une espèce de monde , et vivant dans un certain contentement,
obéissant dans tous leurs actes à de vieilles routines, et pour leur
rester fidèles, cédant avec douceur aux fantaisies d'autrui. exem-
ple : La portière, après une dispute avec la laitière, lui défend d'en-
trer dans la maison. Un vieux commis, ne voulant pas changer
d'habitude, va tous les matins assez loin de la maison acheter à
cette même laitière son lait et celui de sa voisine.
Le Bourgeois de Paris (par Bazin). — On respire ici un peu
plus librement. Mœurs paisibles et honnêtes d'un brave homme
qui vit joyeux dans un horizon borné, et qui, dans des circon-
stances impérieuses, sait bien se conduire et montre certaines
qualités.
Une Fête aux environs de Paris (par Ch. Paul de Kock). — En-
core un bourgeois de Paris, mais inférieur au précédent. 11 oblige
sa femme, ses amis, sa famille à faire une excursion dans un
village qu'ils ne connaissent pas. De là des embarras de toute
espèce; mais rien ne le trouble; son étourderie, son manque de
réflexiou. son entêtement gâtent tous les plaisips qu'on attendait,
mais cela n'a aucun effet sur lui. Il ne voit pas les dangers, et va
se jeter dedans; il compromet tous ceux qui sont avec lui, il re-
çoit une volée de coups de bâton, mais il reste toujours le même,
bourgeois content et tranquille.
La Conciergerie (par Philarète Chasles). — Nous revenons dans
les rues les plus étroites de la ville. Un jeune homme de seize
ans e^ H^rèiê, par hasard, dans une maison où la police a cru
ÎSOTES ET FRAGMENTS. ^99
découvrir une conspiration. Il est extrêmement intéressant de
voir aussitôt chacun des employés, suivant son carnctère et son
i;rade, peser d'une façon plus ou moins lourde sur le prisonnier.
Plus la situation est horrible, plus on a de bonheur à voir briller
sous ces voûtes obscures, comme une pâle et tremblante étoile,
une étincelle d'humanité.
La Morgue (par Léon Gozlan). — Tel est le nom donné au
vieux monument dans lequel on expose les cadavres inconnus,
noyés et autres. Que de fois nous a-t-on fait trembler avec des
descriptions et des récits de ce funèbre lieu! Mais ici, ce sont
d'attrayants tableaux de la vie qui nous sont présentés. Au-dessus
de ces salles où chaque jour se renouvellent des spectacles si af-
freux vivent, sous le même toit, deux employés; nous sommes
introduits dans leur famille, nous trouvons là des personnes
très-convenables, un ménage très-bien organisé, un mobilier
modeste, mais soii^né et bien tenu, un piano, et quatre jolies jeunes
lilles, gaies et bien élevées. En quittant ces tableaux qui brillent
d'un jour si doux, nous retrouvons, au rez-de-chaussée, les dou-
leurs les plus horribles. Une nourrice, voyageant en diligence,
s'endort, et laisse tomber sous les pieds des voyageurs l'enfant
qui lui était confié et qu'elle emmenait à la campagne. Elle le ra--
masse mort. Les mouvements de cette femme, ses paroles, tout
est parfaitement reproduit ; elle semble peu à peu s'apaiser; elle
s'éloigne, mais le soir elle est étendue morte auprès de son
enfant.
Le Jardin des Plantes (par Barthélémy et Méry). — Poésie de
deux poètes alliés; elle peint avec agrément une visite à ces lieux,
consacrés à la vie et à la science.
Le Palais-Royal (par E. Roch) fait contraste avec la paix de la
nature que l'on vient de quitter. Cet édifice unique a été des
millions de fois visité, mentionné, décrit, et cependant cette
peinture conserve et offre un grand intérêt. On est content de
savoir quel aspect nouveau présente le Palais-Royal au moment
où il s'agrandit et où le possesseur de cette demeure royale la
quitte pour en occuper une plus royale.
Une Maison de la rue de VÊcole-de-Médecine (par Gustave
Drouineau). — Du tumulte et du bruit nous sommes conduits dans
une maison sans apparence, mais à laquelle sont attachés les plus
grands souvenirs. Il arrive de temps en temps que des jeunes
gens d'un esprit noble et vif ne trouvant dans le présent rien qui
400 NOTES ET FRAGMENTS.
mérite une brûlante passion se rejettent dans le passé; ils vont
diercher dans l'histoire, dans la vie des hommes célèbres, dans
les romans un objet auquel puissent s'adresser leurs sentiments
exaltés ; quand ils Tout trouvé, ne pouvant plus voir le héros lui-
même, ils partent comme en pèlerinage sacré poiu- visiter les lieux
où il a vécu, agi, et s'ils le pouvaient, ils transformeraient les
murs les plus humbles en un temple d'adoration. C'est un jeune
homme de ce genre que nous voyons ici. Il s"est consacré à la
mémoire de Charlotte Corday ; il cherche la demeure de Marat, il
la découvre enfin ; suivant les pas de l'héroïne, il monte der-
rière elle les marches du sombre escalier, il entre dans l'étroit
vestibule, où elle a attendu, et n'a pas de repos jusqu'à ce qu'en-
fin on lui ouvre le cabinet où était la baignoire et où fut donné
le coup mortel. Peu de changements, lui assure-t-on, ont été
faits ; il se sent entouré des spectres de tous les tyrans amis de
Marat, et, quand il descend l'étroit escalier, ils se pressent au-
tour de lui et rétrécissent encore le passage devant ses pas.
Pour réveiller ces événements devant notre imagination et
notre âme, rien ne vaut mieux que les descriptions précises, et
souvent c'est un détail trivial qui sait le mieux les ressusciter avec
toute leur horreur.
Le Bibliomane (par .Charles Nodier). — Tableau plus enjoué,
et qui, cependant, finit tristement. Un amateur d'éditions rares
ou uniques, devenu à moitié fou, le devient tout à fait après avoir
un jour manqué une vente, et la mort seule le guérit. Il est
certain que, lorsque ces passions n'ont pas pour racine une haute
pensée, elles dégénèrent toujours en une espèce de démence. On
faisait observer à un de nos vieux et honorables amis, qui notait
un certain livre dans un Catalogue, qu'il possédait déjà trois exem-
plaires de cet ouvrage : « On ne saurait avoir trop de fois un bon
livre, » répondit-il, et il acheta son quatrième exemplaire. La pas-
sion des gravures, des eaux-fortes originales, ressemble assez à
la passion des livres; cependant ici on peut dire qu'entre chaque
épreuve il y a souvent une grande différence.
Les Bibliothèques publiques (par Paul Lacroix). — Les détails qui
nous sont donnés ont un grand intérêt. On prête, à Paris, les
livres en quantité, et on n'exige pas qu'ils soient vite rendus. Il
est à souhaiter que tous les bibliothécaires puissent, la main sur
la conscience, affirmer que leur trésor littéraire n'est pas admi-
nistré comme ceux dont on nous parle ici.
NOTES ET FRAGMENTS. 401
Une Première Heprésentalion {^ar Merville). — Récit détaillé et
très-gai de la représentation d'une pièce infortunée qui tombe
sous les sifflets. Ce chapitre, et ceux du même genre, ont le
mérite de nous donner une peinture générale et comme un mo-
dèle de situations connues.
Les Soirées d'Artistes (par Jal). — On pénètre ici dans h vie
sociale des artistes; on voit les réunions animées dans lesquelles
les jeunes talents agitent avec esprit les questions du jour. Dans
ce monde de Tart règne une certaine anarchie, chaque artiste
semble agir suivant ses idées propres ; il aime à entretenir, avec
ses collègues, d'agréables relations de société, mais il n'y a pas
de maître dont on suive les leçons ou les conseils. David avait
quitté Paris même avant sa mort ; le baron Gérard paraît n'avoir
sur le cercle que nous voyons ici aucurje influence. C'est un vif
plaisir de voir citer les noms d'un grand nombre d'hommes
d'un talent reconnu, accompagnés d'une description rapide de
le,ur personne. Cependant, l'Abbaye ait Bois (par madame la du-
chesse d'Abrantès) a un intérêt encore plus général. Ce couvent,
il est vrai, a toujours été l'asile de personnes remarquables ; ce-
pendant qui s'attendrait, dans les bâtiments humides et obscurs
d'un cloître, à trouver plusieurs salons httéraires. Des femmes,
aujourd'hui d'un certain âge, dont l'existence, après avoir été
autrefois très-brillante, a été réduite par des vicissitudes de di-
verse nature, habitent dans ce couvent, où elles ont loué des
chambres fort simples. Madame Récamier continue à rassembler
autour d'elle des personnes distinguées qui ont pour elle une
profonde considération.
De ce séjour paisible, éloigné de tout î)ruit, nous sommes en-
traînés à une Fête au Palais-Royal (par M. de Salvandy). Pour la
dernière fois, Charles X est fêté par ses parents, pour la dernière
fois acclamé par le peuple. Le roi de Naples est frappé de cette
fête admirable donnée en son honneur; cependant un pressenti-
ment plane au-dessus de ces salons si splendidement éclairés, et
l'on se permet de dire : « Nous dansons sur un volcan. » Ce cha-
pitre, qui est un fragment d'histoire, repousse dans l'ombre tous
les autres, et la lumière puissante qui s'en échappe frappe telle-
ment les lecteurs qu'ils jugent trop sévèrement les autres récits,
et leur accordent à peine l'attention qu'ils méritent. On a vu
que nous ne tombions pas dans cette faute, et nous mentionne-
rons encore avec plaisir Une Chanson de Béranger à Château-
402 KOTES ET FRAGMENTS.
briand; la Béponse de Chateaubriand, et enfin V Ingratitude poli-
tique (par M. de Jouy). Ces trois derniers chapitres portent cha-
cun l'empreinte d'une politique différente; il est évident que
parmi cent et un écrivains, bien des opinions diverses doivent
régner. Il suffit que ces opinions, dans cet ouvrage même, ne se
déclarent pas exclusives et ne se proscrivent pas mutuellement.
Si ce seul volume a déroulé, devant notre esprit, des scènes si
variées, que de tableaux nous réservent les neuf autres volumes
que Ton nous promet et aue nous attendons!
LITTÉRATURE ITALIENNE
I
î.UTTES VIOLENTES DES CLASSIQUES ET DES ROMANTIQUES EN ITALIE
Romantico ! mot étrange pour les Italiens, mot que Naples et
Iheureu^e Camp.inie ignorent encore; qui, à Rom.e, n'est connu
que des artistes a:lemands, mais qui, en Lombardie, et surtout à
Milan, fait depuis quelque temps un grand bruit. Le public est
partagé en deux camps, toujours prêts au combat. En Allemagne,
c'est quand l'occasion l'exige, et bien tranquillement, que nous
nous servons de l'adjectif romantique, mais en Italie, Roman-
tisme et Classicisme désignent deux sectes irréconciliables. Chez
nous la lutte (s'il y a lutte) est bien plus pratique que théorique ;
nos poètes et nos écrivains romantiques ont leurs contempo-
rains pour eux, et ils ne manquent ni d'éditeurs ni de lecteurs;
il y a longtemps que nous avons franchi les premiers tâtonnements
de la distinction ; les deux écoles commencent à s'entendre; c'est
donc d'un esprit paisible que nous pouvons contempler le feu qui
commence à flamber au delà des Alpes, feu que nous avons allumé.
Milan est très-propre à devenir le théâtre de cette lutte, parce
qu'il y a dans cette ville plus de littérateurs et d'artistes que
partout ailleurs en Italie; comme les questions politiques man-
quent, les discussions littéraires gagnent en intérêt. De plus, le
voisinage de la langue et de la civilisation allemandes devait don-
ner l'occasion de se mettre au courant des questions agitées che2
nous.
NOTES ET FRAGMENTS. 405
L'ensemble des idées issues des langues anciennes et les œu-
vres inimitables écrites dans ces langues sont, comme on le pense
bien, en grand honneur chez les Italiens. Il est naturel que l'on
désire toujours conserver exclusivement ce fonds d'inspiration; il
est aussi naturel que cette fidélité excessive dégénère enfin en une
espèce d'entêtement et de pédantisme ; c'est une conséquence que
l'on attend et que Ton peut pardonner. Dans leur propre langue
les Italiens ont une discussion du même genre ; les uns défen-
dent Dante et les écrivains florentins antérieurs cités par la
Crusca, les autres acceptent les mots et les locutions nouvelles
que la vie et le cours des choses ont fait naître dans les es-
prits modernes. On ne peut refuser de la raison et de la valeur
au parti du passé, mais cependant celui qui ne s'occupe que
du passé court risque de presser contre son cœur une momie
desséchée. Cet attachement à ce qui n'est plus suscite en tout
temps un mouvement révolutionnaire ; les nouveautés qui es-
sayent de percer ne peuvent plus être repoussées et contenues,
elles se séparent violemment et elles ne veulent plus ni recon-
naître les qualités, ni se servir des avantages que le passé offrait.
Lorsque le génie, s'efforçant de ranimer les temps antiques, veut
ramener ses contemporains dans des contrées lointaines, et leur
donner une image séduisante de siècles disparus, il rencontre
dans son œuvre de grandes difficultés ; au contraire il est facile à
l'artiste de peindre ses contemporains, de dire ce qu'ils aiment,
ce qu'ils désirent, quelles vérités et quelles erreurs les préoccu-
pent, car lui-même est un homme de son siècle, il a été initié
depuis sa jeunesse à toutes ces idées ; il vit avec elles ; ses convic-
tions sont celles de son temps. 11 lui suffit de laisser un libre
jeu à son talent, il est presque certain qu'il entraînera derrière
lui une grande partie du public.
L'Allemagne a abandonné la civilisation qu'elle avait reçue d'a-
bord des anciens, puis des Français, pour embrasser les doctrines
romantiques ; ce romantisme a son origine première dans un
certain nombre d'idées empruntées à la religion chrétienne;
les traditions obscures sur les héros du Nord lui ont été fa-
vorables et l'ont accéléré; cette école avait dès lors une exis-
tence solide , elle se répandit , et aujourd'hui il n'y a peut-être
pas un poète, un peintre, un sculpteur qui n'accepte ces sen-
timents religieux et ne leur consacre son talent. La poésie et l'art
prennent également cette voie en Italie. Parmi les romantiques
404 NOTES ET FRAGÎIENTS.
qui écrivent, on cite Jean Torti, auteur d'une Passion du Christ
et de Terzines sur la poésie. Alexandre Manzoni, auteur de Car-
magnola, tragédie encore inédite, s'est fait de la réputation par ses
Hymnes sacrées. On espère beaucoup de Hermès Visconli, qui
a écrit un dialogue sur les trois unités, une dissertation sur le sens
du mot poétique, et des réflexions sur le style. Ces ouvrages ne
sont pas encore livrés au public. On vante Tesprit et la pénétration
de ce jeune homme, la clarté parfaite de ses pensées, son étude
profonde des anciens et des modernes. Il a consacré plusieurs années
à rétudedelaphilosophie de Kant ; il a appris dans ce but Tallemand
et s'est familiarisé avec la langue du sage de Kœnigsberg. Il a étudié
avec autant de soin les autres philosophes allemands et nos prin-
cipaux poètes. On espère qu'il fera cesser cette discussion et qu'il
mettra fin aux malentendus qui chaque jour deviennent plus
comphqués.
11 se présente ici un fait curieux. Mon ti, auteur dMrw^ycîème, de
Caius Gracc/iws, traducteur de l'/Ziade, combat avec zèle et ardeur
dans le camp des classiques. Ses amis et ses admirateurs au
contraire sont dans le camp romantique, et ils assurent que ses
meilleurs ouvrages sont romantiques. L'excellent homme est très-
blessé de ce nom donné à ses ouvrages et il repousse avec colère la
louange qu'on veut lui donner.
Ce dissentiment s'explique sans peine si l*on réfléchit que tout
esprit, formé dès sa jeunesse à l'école des Grecs et des Ro-
mains , ne peut jamais renier une certaine filiation avec l'anti-
quité; il devra toujours reconnaître avec gratitude ce qu'il doit à
ces maîtres morts, quand même il consacrerait son talent devenu
parfait à la peinture du présent; s'il finit, sans s'en douter, comme
un moderne, il a commencé comme un ancien. 11 nous est
également impossible de renier les idées que nous devons à la
Bible, collection de documents importants, qui jusqu'à nos jours
a gardé une influence vivante, quoique ces documents soient pour
nous aussi éloignés et aussi étrangers que toute autre antiquité.
Nous les sentons plus près de nous, parce qu'ils se rattachent
fortement à la foi et aux plus hautes idées de la morale, tandis
que les autres èittératures ne touchent qu'au goût et aux quahtés
moyennes de l'humanité.
te temps dira à quelles conditions les théoriciens italiens feront
la paix. Aujourd'hui on ne peut le deviner; car, s'il faut recon-
naître qu'il y a dans le romantisme des éléments obscurs,
NOTES ET FRAGMENTS. 4(fô
des idées fausses, il faut reconnaître aussi que le vulgaire a
trop vite fini en appelant romantique tout ce qui lui paraît
ténébreux, niais, embrouillé, incompréhensible; en Allemagne,
j n'avons-nous pas vu le noble nom de Philosophie de la Nature
devenir insolemment une espèce de sobriquet et d'outrage. Nous
ferons donc très-bien d'observer avec attention ces événements,
car c'est un miroir dans lequel nous apercevons notre conduite
passée et présente avec plus de clarté que si nous ne sortions pas
de notre horizon, comme nous l'avons fait jusqu'à présent.
Nous voulons en conséquence suivre le sort de l'entreprise
tentée à Milan par un certain nombre d'hommes aimables et
instruits, qui, avec grâce et politesse, cherchent à rapprocher
les divers partis et à les amener tous au point de vue véritable.
Ils ont annoncé un journal, le Conciliateur, mais le numéro
dans lequel ils exposent leurs idées a été déjà reçu par des in-
jures blessantes; le public, suivant son louable usage, tourne
en ridicule les deux opinions, et détruit tout intérêt sérieux.
Cependant, avant peu, les romantiques auront là-bas aussi la
majorité, parce que leurs œuvres pénètrent profondément
dans la vie actuelle; donnant une expression à tous les sen-
timents du jour présent , ils entraînent le lecteur dans un
monde où il se sent à l'aise. Ce qui les favorise aussi, c'est
qu'on met par erreur au compte du romantisme tout ce qui a
une couleur patriotique et indigène ; si l'amour pour la langue
maternelle et les sentiments religieux du pays amènent certains
faits, ils sont attribués au romantisme. Ainsi, pour que les in-
scriptions soient intelligibles à tous, on commence à les rédiger
en italien, et non plus en latin comme autrefois; on dit alors que
ce changement est dû à la doctrine nouvelle. 11 est facile de voir
par là que sous ce nom de romantisme on comprend tout ce qui
à une vie actuelle, énergique et efticace. C'est un exemple curieux
du changement complet de sens que les mots peuvent recevoir
de l'usage, car les idées romantiques, à bien considérer, ne sont
pas plus près de nous que les idées grecques ou romaines .
— Ces lignes étaient écrites depuis plusieurs mois ; je les avais
rédigées d'après des renseignements particuliers. Nous avons reçu
depuis lors le Conciliatore et les autres écrits dont nous parlions.
Dans l'espérance d'être agréable et utile à nos lecteurs, nous les
avons examinés avec soin. Nous ignorons si d'autres publications
ont été faites à ce sujet; pour notre part, nous nous bornerons à
23.
4f6 NOTES ET FRAGMENTS.
quelques considérations générales, et voici pourquoi : Une théorie,
de quelque nature qu elle soit, présuppose toujours quelque fait
positif que Ton cherche à expliquer. Depuis Aristote jusqu'à Kant,
nous devons d'abord chercher le point spécial qui a embarrassé
les hommes extraordinaires qui ont publié de grandes œuvres
avant de pouvoir comprendre pourquoi ils se sont livrés à tous
leurs travaux. Il en est de même pour tous ces écrits de Milan:
nous aurions beau les hre avec la meilleure volonté du monde,
avec l'attention la plus scrupuleuse, nous ne saurions toujours
pas pourquoi ils ont été imprimés, comment la discussion est
née, comment il se fait qu'elle ait gardé son intérêt et sa vie.
Pour en savoir sur ce sujet plus que nous n'en avons dit
plus haut, il faudrait faire un long séjour à Milan même. Une
grande et magnifique ville, qui pouvait il y a peu de temps se
regarder comme la tête de l'Italie, qui doit encore reporter avec
complaisance ses souvenirs vers la grande époque, renferme dans
son sein (pour ne pas parler des tableaux et des édifices admira-
bles) une foule d'oeuvres d'art, vivantes, variées, dont, nous au-
tres Allemands, nous ne pouvons avoir aucune idée. Pour juger
toutes ces œuvres, les Milanais agissent comme les Français, en
montrant cependant un esprit plus libéral; ils reconnaissent dif-
férents genres séparés. La tragédie, la comédie, l'opéra, le ballet, et
même le décor et le costume sont des développements particu-
liers de l'art, auxquels le public et le théoricien reconnaissent
des lois, des limites, des droits séparés et distincts. Ce qui est
défendu à l'un est permis à l'autre ; ici sont établies des restric-
tions, là règne une liberté complète. Mais toutes ces distinctions
reposent sur une expérience directe et personnelle ; c'est la vue
même des choses qui les fait établir ; jeunes et vieux, ignorants
ou savants, esprits libres ou attachés à un parti, passionnés pour
une cause ou pour une autre, tous disent leur avis sur la question
du jour, agitée partout. Il est donc évident que l'habitant de Mi-
lan peut seul porter un jugement en pareilles matières ; et même
l'étranger se trouvant à Milan pour un certain temps ne serait
pas capable d'émettre un avis raisonnable, car son coup d'œil jeté
sur une vie si variée ne peut tout percer en un instant, et le
présent se rattache par des liens étroits au passé.
Ces difficultés de jugement n'existent pas pour les Hymnes d'A-
lexandre Manzoni. Les voix graves et profondes de la rehgion et de
la poésie savent réunir les hommes que les incidents variés de la
NOTES ET FRAGMENTS. 407
vie ont séparés. — Ces poésies , tout en n'ayant rien d'étranger, nous
ont surpris. Nous reconnaissons avec plaisir à M. Manzoni un vrai
talent poétique. Les sujets qu'il a traités étaient connus de tous,
mais la manière dont il les conçoit et les traite les rend neufs et
personnels. Ces quatre hymnes, qui ne remplissent pas plus de
trente et quelques pages, sont : la Résurrection, le fait fondamen-
tal de la religion chrétienne, la bonne nouvelle par e.>icellence ;
le Nom de Marie, par lequel l'ancienne Église a su rendre sédui-
santes toutes les traditions et toutes les doctrines ; la Nativite'y
aurore de toutes les espérances de la race humaine ; la Passion,
sombre tableau de toutes les douleurs de la terre, auxquelles la
divinité bienfaisante a voulu se soumettre un instant pour notre
salut. — Ces quatre hymnes sont différentes par le sentiment,
par le ton, par le mètre. La poésie en est partout très-aimable;
la naïveté en est le caractère saillant, mais il y a dans l'ensemble
des idées, dans les comparaisons, dans les transitions une certaine
hardiesse qui leur donne un accent particulier, et qui nous in-
spire le désir de les étudier toujours de plus près. L'auteur
semble être un chrétien sans fausse exaltation, un catholique ro-
main sans piété étroite, un zélé défenseur de sa foi sans intolé-
rance ; cependant il ne peut échapper tout à fait à l'esprit de
prosélytisme; c'est aux enfants d'Israël qu'il s'adresse, leur rap-
pelant sans colère que Marie est sortie de leur race : devraient ils
refuser leurs hommages à cette reine qui voit le monde entier à
ses pieds?....
Ces poésies montrent qu'un sujet peut avoir été traité aussi
souvent qu'on le voudra, et qu'un idiome peut avoir été manié
pendant des siècles, sans quetousdeux cessent de sembler jeunes
et frais, toutes les fois qu'un esprit ayant jeunesse et fraîcheo'-
s'en emparera et saura les mettre en œuvre.
IL CONTE DI CARMAGNOLA.
Tragedia di Alessandro Manzoni. — Milano, 1820.
Nous avons déjà parlé de cette tragédie; elle mérite de toute
façon un examen détaillé.
Au début de sa préface, l'auteur exprime le désir qu'on ne
le juge pas avec des régies tirées d'autres œuvres. Nou5 som-
408 NOTES ET FRAGMENTS.
mes pleinement de son avis; une œuvre d'art bien faite est comme
un produit normal de la nature : c'est avec des règles tirées
d'elle-même qu'il faut la juger. Il faut, dit-il, chercher ce que le poète
voulait faire, ensuite examiner si ce dessein était raisonnable,
louable, et enfin décider s'il a vraiment fait ce qu'il voulait faire.
— Suivant ces préceptes, nous avons cherché à nous faire une
idée bien claire des intentions de M. Manzoni; nous les avons trou-
vées justes, conformes à la nature et à l'art, et enfin nous nous
sommes convaincu que l'exécution en était magistrale. Après ces pa-
roles, nous pourrions nous taire, en souhaitant seulement que tous
les amis de la littérature italienne lisent cet ouvrage avec attention
et lejugentavec liberté et bienveillance comme nous. Mais comme
ce genre de poésie trouve des adversaires en Itahe et pourrait aussi
ne pas plaire à tous les Allemands, il nous faut motiver notre louange
si complète et montrer que, selon le désir de l'auteur, notre juge-
ment a trouvé ses origines dans l'œuvre elle-même.
Dans sa préface M. Manzoni avoue sans détour qu'il renonce aux
unités de temps et de lieu ; il cite un passage de A. G. Schlegel
qui lui parait décisif, et montre les inconvénients des anciennes
et craintives restrictions. Un Allemand ne trouve là que des idées
qui lui sont familières ; il ne peut rien contredire ; les observa-
tions de M. Manzoni sont cependant dignes de toute notre attention.
Cette question a été longtemps débattue chez nous, mais un
homme d'esprit qui défend une cause dans d'autres circonstances
trouve toujours de nouveaux points de vue, de nouveaux argu-
ments; c'est ainsi que M. Manzoni a donné des raisons qui frap-
pent d'évidence le sens commun de tous les hommes et qui plai-
sent même à l'esprit déjà convaincu. — Dans un chapitre spécial,
il donne les renseignements historiques nécessaires pour bien
connaître l'époque et les personnages. — Le comte Carmagnola,
né vers 1390, de berger devenu soldat aventureux, après avoir
passé par tous les grades, fut nommé général en chef des armées
du duc de Milan. Par des campagnes heureuses il agrandit le du-
ché ; parvenu aux plus grands honneurs, il entra même dans la fa-
mille du duc. Mais le caractère guerrier de ce héros, son besoin
insatiable d'activité, son impatient et perpétuel désir d'aller tou-
jours en avant, amenèrent une rupture avec son protecteur, et en
1425, il entra au service de Venise. Dans ce temps de lutte sau-
vage, où tout homme, qui se sentait le corps et l'âme énergiques
et avides d'action, pouvait' facilement satisfaire son amourpour la
NOTES ET FRAGMENTS. 409
guerre, soit à la fête de quelques troupes, soit au service d'un
prince, être soldat, c'était avoir une espèce de métier. Les soldats
se louaient çà et là, comme ils l'entendaient et le trouvaient avan-
tageux ; ils faisaient des contrats comme des ouvriers, et se parta-
geant en différents corps, ils se soumettaient à celui d'entre eux
qui par sa bravoure, sa prudence, son expérience savait à tort ou à
raison leur inspirer de la confiance. Ce chef se louait lui-même à
des princes, à des villes, à quiconque avait besoin de lui. Tout
reposait sur un individu énergique, violent, qui ne reconnaissait
aucune entrave, aucune condition, et qui en faisant ks affaires des
autres, n'oubliait pas ses propres intérêts. Le résultat bizarre mais
naturel de cette organisation, c'était que les armées opposées n'é-
taient pas ennemies les unes des autres ; les soldats avaient déjà
servi souvent dans les rangs de leurs adversaires, ils espéraient y
servir encore; aussi on ne se battait pas à mort, on clierchait à
faire reculer, fuir, ou à prendre l'ennemi. Beaucoup de combats
étaient purement apparents, et l'histoire nous a transmis le récit
de beaucoup de campagnes heureusement commencées qui se ter-
minèrent par des défaites volontaires. Tous les projets étaient
ainsi compromis; on traitait les prisonniers avec grande bienveil-
lance ; chaque capitaine pouvait donner la liberté à ceux qui se ren-
daient à lui. Dans l'origine, on n'avait sans doute protégé que de
vieux camarades de guerre, engagés par hasard au service d'un
ennemi; mais l'usage se généralisa, les officiers délivraient les
prisonniers sans la permission du général, le général sans la
permission du prince. Cette insubordination produisait comme
toujours un effet déplorable, et la guerre entreprise manquait
complètement son but. Le condottiere, en servant son prince,
travaillait en même temps à gagner autant de richesses, de puis-
sance, d'influence qu'il lui était possible, car il espérait, comme
tant d'autres l'avaient fait, changer un jour sa vie aventureuse de
souverain militaire contre la vie paisible de souverain territorial ;
de là, entre lui et les princes qu'il servait, de la défiance, des
discussions, des inimitiés, des haines profondes.
Que l'on se représente maintenant le comte Carmagnola comme
un de ces héros à louer, ayant de grands projets, mais manquant
tout à fait de l'art de la dissimulation, de la condescendance ap-
parente, des manières insinuantes nécessaires pour arriver à ses
fins, et ne pouvant un seul instant démentir la vivacité rétive et
opiniâtre de son caractère ; on pressent la lutte qui doit s'enga •
410 NOTES ET FRAGMENTS.
ger entre une liberté d'action aussi arbitraire et la profonde pru-
dence du sénat de Venise ; Tesprit pénétrant découvre quelle in-
surpassable richesse d'effets tragiques offre un pareil sujet, où
deux corps, absolument opposés, inconciliables, croient pouvoir
concourir ensemble à une même œuvre. Nous voyons en effet
dans la tragédie une foule variée de personnages nous exposer
tour à tour les idées si différentes de la toge et de 1 epée. La
forme adoptée par Tauteur pouvait seule permettre celte variété
de personnages, elle est donc légitimée et échappe à toute criti-
que. — Pour bien faire comprendre le développement de la
pièce, j'en donne ici le résumé scène par scène.
Premier acte. — Le doge expose au sénat la situation des af-
faires. Les Florentins ont demandé à la république de s'allier avec
eux contre le duc de Milan, dont les ambassadeurs sont en ce mo-
ment à Venise pour demander la paix. Mais ces ambassadeurs
viennent de soudoyer un assassin qui a tenté de tuer le comte Car-
magnola, alors à Venise sans fonctions et attendant un poste. Cet
essai de meurtre trahit les intentions du duc de Milan et décide
le sénat à lui déclarer la guerre. — Le îtomte Carmagnola, intro-
duit devant le sénat, montre son caractère et sa façon de penser.
— Il sort, le doge pose la question : Doit-on le choisir pour géné-
ral de la république ? Le sénateur Marmo vote contre lui, et déve-
loppe ses raisons avec beaucoup de sagesse et de prudence. Le
sénateur Marco montre au contraire pour lui de la confiance et de
l'affection. Avec le vote finit la scène. — Nous nous trouvons alors
chez le comte. Il est seul. Marco vient lui annoncer que la guerre
est déclarée et quil est choisi pour général. Il le supplie amica-
lement de refréner la fierté âpre de son âme, fierté qui est son
plus dangereux ennemi, et qui lui a déjà fait tant d'adversaires. —
La situation est bien claire pour le spectateur, Texposition est
achevée, et on peut dire qu'elle est magistrale.
Deuxième acte. — Nous sommes dans le camp du duc de Milan,
au milieu de condottieri, placés sous le commandement d'un
certain Malatesti. Ils sont entourés de marais et de bouquets
de bois; leur position est excellente, on ne peut arriver à eux
que par une chaussée. Carmagnola, qui ne peut les attaquer là
où ils sont, cherche à les attirer dehors par de violents outrages
et par de légers dommages ; les jeunes gens à l'esprit imprévoyant
sont d'avis qu'il faut livrer bataille. Seul, un vieux soldat, Pergola,
s'y oppose; on met alors en doute sa capacité militaire ; une que-
NOTES ET FRAGMENTS. 411
relie s'élève, dans laquelle nous apprenons à bien connaître
l'homme: à Tavis le plus sage on préfère la voix de Tétourderie
passionnée. Scène excellente et certainement d'un grand effet
jur le théâtre. Après celte scène tumultueuse, nous passons dans
la tente du comte. A peine un court monologue nous a-t-il peint
fétatde son âme, qu'onannonceque les Milanais, pourattaquer, ont
abandonné leur bonne position; il rassemble aussitôt ses officiers,
feur donne au plus vite ses ordres; on les reçoit avec joie et ardeur,
sans crainte aucune. Cette scène courte et toute en action fait un
excellent contraste avec la longue scène précédente, remplie de
discussions; le poète a montré ici toute la finesse de son esprit.
Un chœur, de dix-sept strophes, contient une magnifique descrip-
tion de la bataille; les dernières strophes peignent les tristes ef-
fets de la guerre et le trouble intérieur qu'elle apporte dans les
États.
Troisième acte. — Nous trouvons le comte dans sa tente avec
un commissaire de la république; il félicite le vainqueur, mais
le presse de profiter de ses avantages ; le comte y parait peu dis-
posé, et l'insistance du commissaire ne fait que raffermir dans sa
résolution prise. La discussion devient assez vive, lorsqu'un se-
cond commissaire entre; il se plaint avec force de la conduite des
condottieri, qui laissent partir leurs prisonniers; le comte n'a
aucun blâme pour ce vieil usage de la guerre, et ayant appris
que ses propres prisonniers ne sont pas délivrés, il les fait venir,
et, bravant en face le commissaire, il les déclare libres. Ce n'est
pas tout; ayant reconnu le brave Pergola dan? la foule, il lui parle
affectueusement et le charge d'assurer son père de son amitié.
Une telle conduite ne doit-elle pas faire naître de la colère et des
soupçons? Les commissaires, restés seuls, se concertent et con-
cluent qu'ils doivent dissimuler; ils approuveront et loueront res-
pectueusement tous les actes du comte, mais ils l'épieront en
silence et feront secrètement leur rapport.
Quatrième acte. — Marco, l'ami du comte, est cité par Ma-
rine, son ennemi, devant le conseil des Dix, tribunal secret; on
lui fait un crime de sa liaison avec Carmagnola; la conduite du
général coupable de froideur politique est présentée comme cri-
minelle; Marco la défend avec noblesse, mais sans succès. H reçoit,
comme une douce punition. Tordre de partir immédiatement
pour Thessalonique, où il doit remplir une mission; il sent que la
perte du comte est résolue, et que ni la puissance ni la ruse d'au-
412 NOTES ET FRAGMENTS.
cun homme ne pourraient le sauver. Un souffle, un signe imper-
ceptible par lequel Marco essayerait d'avertir le comte, serait
pour tous deux un arrêt de mort. Dans un monologue habile-
ment développé et rempli d'âme, Marco expose tous les tour-
ments qui le déchirent. — Le comte dans sa tente. Un dialogue
entre lui et Gonzague explique sa situation. Plein de confiance
en soi, certain d'être indispensable, il ne soupçonne pas le piège
mortel qu'on lui tend ; il écarte les inquiétudes de son ami et
obéit à l'invitation de se rendre à Venise.
Cmquième acte. — Le comte devant le doge et les Dix. Pour
la forme, on linterroge sur les conditions de paix que le duc de
Milan propose, mais bientôt éclatent le mécontentement et les
soupçons du sénat; le masque tombe, le comte est arrêté. — La
maison du comte; sa femme et sa fille l'attendent. Gonzague leur
apporte la triste nouvelle. — Le comte dans la prison, avec sa
femme,sa fille et Gonzague. Après de courts adieux, il est conduit
à 1.1 mort.
Tout le monde, sans doute, n'approuvera pas celte manière de
composer une tragédie, qui consiste à faire passer devant les yeux
un certain nombre de scènes différentes; pour nous, celte ma-
nière originale nous plaît beaucoup. Le poëte ainsi marche tou-
jours à pas rapides; les personnages succèdent aux personnages,
les tableaux aux tableaux, les événements aux événements, sans
préambules, sans embarras. Chaque détail apparaît comme l'en-
semble, en un instant; tout vit et tout s'agite, jusqu'à ce que le
fil soit déroulé tout entier. Sans être laconique, notre poëte a été
court. Son beau talent jette avec aisance sur le monde moral un
libre coup d'oeil, et les vues qu'il découvre passent rapidement
dans l'âme du lecteur et du spectateur. Sa langue est libre, noble,
pleine, riche ; elle n'a rien de sententieux, mais^elle est rehaussée
de belles et grandes pensées qui sortent naturellement de cha-
que situation et que l'on rencontre avec plaisir. L'ensemble de ce
grand tableau a une physionomie vraiment historique.
Après une aussi longue analyse de la pièce, on attend l'ana-
lyse des caractères. Il suffit de parcourir la liste des personnages
placée en tête de l'œuvre pour sentir que l'auteur a en face de
lui un public disposé à la critique malveillante, et qu'il lui faut
dompter peu à peu ; car ce n'est certes point de son propre mou-
vement qu'il a placé à côtédes personnages historiques un ciàTid\n
nombre de personnages qu'il appelle personnages fictifs. Nous
NOTES ET FRAGMENTS. 413
avons dit combien son œuvre nous faisait plaisir; qu'il nous soit
permis de le prier de ne jamais tenir compte désormais d'une dif-
férence de ce genre. Pour le poète, il n'y a pas de personnage his-
torique; il lui plaît de peindre le monde moral qu'il porte en lui,
il fait à certains personnages du passé l'honneur de donner leurs
noms à ses propres créations. Disons, à l'hoimeur de M. Manzoni,
que du moins tous ses personnage sont coulés d'un seul jet, qu'ils
soient réels ou fictifs. Ils représentent tous certaines idées politi-
ques et morales ; ils n'ont pas de traits exclusivement individuels,
mais cependant, et ce mérite est digne d'admiration, quoique cha-
cun d'eux représente une certaine idée, ils vivent tous d'une vie
si personnelle, si distincte, si originale, que si les acteurs repro-
duisent bien sur le théâtre la physionomie, l'esprit, la voix de
ces êtres poétiques, ils auront tout à fait l'air dêtre certains in-
dividus.
Arrivons au détail. On connaît assez le comte, il reste peu de
chose à dire de lui. L'ancien principe des théoriciens : il faut
que le héros tragique ne soit ni parfait ni exempt de défauts, se
trouve respecté en lui. Sorti d'une existence grossière au sein de
la nature, de la vie rude du berger, Carmagnola s'est élevé en
combattant à un haut rang, dans lequel il ne veut obéir qu'à sa
volonté, sans frein et sans lois. 11 n'y a pas en lui trace de cul-
ture morale, il n'a pas même celle qui est nécessaire à l'homme
pour ses propres mtérêts. Il n'ignore pas les ruses de guerre,
mais, lorsqu'il s'agit de poursuivre un but politique que l'on ne peut
tout de suite apercevoir clairement, il ne sait pas montrer la sou-
plesse apparente qui est nécessaire pour l'atteindre et s'y main-
tenir. Nous devons donner les plus grands éloges au poêle qui a
su nous montrer si bien un guerrier mcomparable succom-
bant par suite de son ignorance politique. Semblable au na-
vigateur téméraire qui mépriserait la boussole et la sonde,
et qui ne voudrait pas même serrer les voiles au milieu
de la tempête, son naufrage était inévitable. — Le poète lui a
donné un entourage qui lui est fortement attaché, pareil à l'ar-
mure étroite qu'un tel homme aime à sentir sur ses membres.
Gonzagiie, âme tranquille, pure, habitué à combattre à côté du
brave Carmagnola, sincère, préoccupé du salut de son ami, épie
les dangers qui le menacent. Dans la troisième scène du quatrième
ade, c'est une grande habileté d'avoir montré le héros Carma-
gnola, qui sent sa force, s'imaginant être plus prudent que son
414 NOTES ET FRAGMENTS.
sage ami. Gonzague le suit dans sa démarche dangereuse, deve-
nue bientôt mortelle, et c'est à lui enfin que sont confiées la fille
et la mère de Carmagnola. Deux condottieri qui marchent sous
\es ordres du comte, Orsini et Talentino, expriment laconique-
ment leur puissante énergie; quelques mots suffisent. — L'armée
ennemie nous montre des personnages tout différents : MalateUi
est un général en chef médiocre ; il commence par hésiter, puis
il cède à un violent parti et écoute Sforza et Fortebraccio, qui
présentent l'impatience des soldats comme une raison pour com-
battre. Pergola, vieux soldat expérimenté, et Torello, homme
d'un âge moyen, mais d'un esprit pénétrant, voient leur avis
méprisé; la discussion monte jusqu'à l'outrage, et une héroïque
réconciliation précède le combat. Dans les prisonniers nous ne
trouvons aucun chef; cependant la découverte du fils de Pergola
donne au comte l'occasion d'exprimer noblement l'estime pro-
fonde qu'il ressent pour un vieux et héroïque guerrier.
Entrons maintenant dans le sénat de Venise; le doge, qui
préside, représente le principe suprême d'autorité ; pur et sans
partage, il est dans la balance politique;comme l'aiguille indicatrice,
s'observant en même temps qu'il observe les partis opposés; un de-
mi-dieu,circonspectsans inquiétude, prudentsans défiance ; quand
il faut agir, il penche vers la bienveillance. Marino représente
dans sa sévérité le principe égoïste dont l'absence est impos-
sible. Il apparaît ici sans tache, car il agit, non dans un intérêt
personnel, mais dans un intérêt public d'une immense gravité.
Vigilant, jaloux de la puissance, il voit la perfection dans l'état
présent des choses. Carmagnola n'est absolument pour lui qu'un
instrument au service de la république; dés qu'il paraît inutile
et dangereux, il doit être brisé. Marco représente le noble prin-
cipe d'humanité; ir devine, il sent, il reconnaît tout ce qui est
bon et moral ; il vénère la vraie grandeur, l'énergie active ; les
défauts associés à ces qualités l'attristent; il espère et attend
leur disparition ; il s"est attaché à un homme considérable, et
par cela même, sans s'en douter, il a manqué à ses devoirs.
Les Commissaires sont deux hommes remarquables, dignes de
leur mission; ils savent quelle est leur place, leur emploi, leur
devoir, et qui les envoie. La conduite de Carmagnola leur
montre leur impuissance passagère; leurs deux caractères sont
alors parfaitement nuancés; l'un est plus vif, et plus disposé à
lutter ; l'audace du comte lui donne une irritation qu'il peut à
NOTES ET FRAGMENTS. 415
peine maîtriser. Lorsqu'ils sont seuls, on voit que le second a
prévu l'incident fâcheux qui se présente ; il sait faire comprendre
à son associé que, ne pouvant pas déposer ou faire prisonnier le
comte, ils doivent dissimuler et gagner du temps. Le premier
se rend à son avis, mais non sans quelque résistance.
Le caractère des i)ersonnages nous semble suflisamment exposé
pour faire comprendre l'abrégé que nous avons donné ; parlons
maintenant du Chœur.
Il ne prend aucune part à l'action, il forme un groupe à part ;
c'est, pour ainsi dire, le public formant une voix; à la représen-
tation, il faudra lui donner une place particulière pour indi-
quer qu'il joue un rôle comparable à celui de notre orchestre, qui
accompagne le drame, et qui même, dans l'opéra et dans le ballet,
fait partie intégrante du spectacle, en restant cependant indépen-
dant des personnages qui paraissent, parlent, chantent et jouent
sur la scène.
Après tous ces éloges, il y aurait encore bien des choses à dire
sur cette remarquable tragédie. Mais une vraie œuvre d'art doit
s'annoncer, s'expliquer, et se concilier la faveur par elle-même;
aucun commentaire ne peut la remplacer; nous nous bornons
donc à souhaiter à l'auteur de continuer heureusement sa route;
qu'il laisse de côté les vieilles règles, et qu'il nous donne des œu-
vres si sagement et si mûrement composées que Ton puisse, d'a-
près elles, tracer de nouvelles règles. Nous lui donnons ce témoi-
gnage, que chaque détail de sa tragédie est choisi avec esprit et
justesse, et nous affirmons, autant qu'un étranger peut se
permettre de le faire après un examen sévère, qu'il n'y a pas un
seul mot de trop, et qu'on n'en désire pas un seul de plus. Par-
tout régnent une précision et une gravité viriles, et sa pièce mé-
rite le titre de pièce classique. Qu'il continue à se rendre digne du
bonheur de parler et de faire parler ses héros dans une langue si
parfaite, si mélodieuse, devant un peuple d'un esprit si délicat.
Qu'il dédaigne l'émotion vulgaire, et qu'il ne cherche à exciterque
cette émotion qui naît en nous en présence de nobles et grands
sentiments.
Le mètre adopté est l'ïambe de onze syllabes ; le déplacement
des césures rend ce vers tout à fait semblable au récitatif, et la
musique pourrait très-bien accompagner la voix qui déclamerait
avec goût et sentiment. L'enjambement^ rend plus remarquable
* Le mot français est cité par Gœthe.
410 NOTES ET FRAGMENTS.
encore cette espèce de vers si bien approprié à la tragédie alle-
mande. Le vers finit par des adverbes, sans s'arrêter avec la pen-
sée, le substantif est au commencement du vers suivant, le mot
gouverné précède le mot gouvernant, l'attribut précède le sujet ;
toutes ces libertés donnent à la marche du récit de la grandeur
et de la force, et on évite ainsi de finir les vers comme on finit
une épigramme, par une pointe.
J'avais essayé de traduire consciencieusement plusieurs pas-
sages, mais on n'aurait pas retrouvé dans ma traduction les qua-
lités de l'original; je laisse donc le poète parler dans sa langue :
Serenissimo Doge, senatori!
lo sono al pimto^
— La Quarterly Beview, dans son numéro de décembre 1820, publia
sur Car magnola un jugement sévère. Tout en reconnaissant que le chœur
était un morceau lyrique fort beau, que certaines scènes étaient touchantes,
que çàet là le dialogue respirait une simple et mà.e éloquence, l'article
se terminait par ces mois : « L'auteur fera mieux de nous donner à l'ave-
nir de belles odes plutôt que d'écrire encore de faibles tragédies, d
Goethe prit aussitôt la défense de Manzoni.
Nous revenons avec plaisir à notre ami, et nous espérons que
nos lecteurs nous le permettront, car un seul poëme peut inspirer
autant de réflexions que dix, et les nôtres auront l'avantage d'être
exposées avec plus de suite. L'auteur lui-même s'est ouvert à nous
sur l'effet salutaire et utile qu'avait produit sur son esprit notre
critique, et c'est pour nous un grand plaisir d'être entré en relations
plus intimes avec un homme .si digne d'affection. Ses paroles
nous montrent qu'il est en progrès ; puissent de si nobles travaux
trouver dans sa nation et à l'étranger un accueil amical !
Dans notre premier article, nous l'avions défendu contre un
compatriote ; il faut aujourd'hui que nous le défendions contre les
étrangers
Il y a une critique destructive et une critique créatrice. La pre-
mière est très-facile. On adopte un certain modèle, une certaine
mesure, quelque étroite qu'elle soit, puis on dit hardiment : L'œu-
vre ne s'adapte pas à cette mesure, donc elle ne vaut rien ; cela
suffit, on peut sur ce déclarer que l'œuvre est manquée — et dès
lors on est délivré de tout sentiment de reconnaissance pour l'artiste.
— La critique créatrice est un peu plus difficile ; elle se demande :
' Goethe cite le discours de Carmagnola. Acte l*\ scène ii.
NOTES ET FRAGMENTS. 417
Qu'a voulu faire rauleur?Ce projet était-il intelligent, sensé? A-t-il
réussi complètement dans son exécution? Si nous cherchons amica-
lement à faire une réponse approfondie à ces questions, nous ren-
dons service à Tauteur, et dans ses travaux suivants il aura fait
certainement des progrès et se sera élevé au-dessus de notre cri-
tique. Remarquons aussi ce queTon oublie trop, c'est qu'on doit ju-
ger plutôt en vue de l'auteur qu'en vue du public : car tous les
jours nous voyons lecteurs et lectrices, chacun à sa façon, et sui-
vant ses goûts particuliers, accueillir, louer, blâmer, aimer ou dé-
tester les pièces de Ihéâfre et les romans, sans se préoccuper le
moins du monde de l'avis des critiques.
Revenons à notre tragédie, et parlons de la scène d'adieux entre
le comte et sa femme, scène dont nous parlons d'autant plus vo-
lontiers que nous n'en avons jusqu'à présent rien dit. Le critique
anglais dit qu'elle est vraiment touchante; elle produit le même
effet sur nous, et elle a d'autant plus de valeur à nos yeux que
rien dans le reste de la pièce ne semble annoncer une scène de
larmes et d'émotions. M. Manzoni qui s'avance toujours tranquil-
lement droit devant lui, sans rien supprimer, nous a bien fait sa-
voir que le comte Carmagnola a une femme et une fille, mais elles
ne paraissaient pas; on ne les voit qu'au moment où elles vien-
nent d'apprendre le malheur du comte. Dans toute cette partie de
la pièce le poète a montré toute la puissance de son art, et nous
triomphons en voyant qu'il a arraché à son critique anglais les
mots : indeed, affecting. — Nous savons par expérience que l'on
peut, dès le lever du rideau, et comme à l'improviste, exciter l'é-
motion dans le public; cependant, si l'on y regarde de près, on
verra que l'émotion veut toujours être préparée ; il faut que les spec-
tateurs ressentent déjà un certain intérêt pour les personnages; si
on sait alors, au bon moment, tirer parti de cet intérêt léger, on
est sûr de produire l'émotion. Il en est de même pour l'élévation
lyrique; si M. Manzoni a réussi à nous enflammer par l'ode du
chœur, c'est que ce chœur est préparé par deux actes entiers; si
les scènes finales sont touchantes, c'est que trois actes ont servi à
les amener. — Le poëte n'aurait pu nous montrer son talent d'o-
rateur, s'il n'avait pas mis en scène un doge, des sénateurs, des
généraux, des commissaires de la république, des soldats; de même
il n'aurait pu nous enthousiasmer et nous toucher jusqu'aux larmes,
s'il n'avait su donner de nobles prémisses à sa poésie lyrique et à
sapoésieélégiaque.— Uneode, enefl'et, n'existe pas par elle-même,
418 NOTES ET FRAGMENTS.
par elle seule; il faut, pour qu'elle naisse, la préexistence de cer»
tains éléments pathétiques. — Pourquoi les odes de Pindare ont
elles un efTet si puissant? N'est-ce pas parce qu'elles ont au fond
d'elles-mêmes les traditions splendides de tant de villes, de tant de
pays, de tant de familles? Ces souvenirs sont comme un piédestal
qui soutient et relève le héros que chante telle ou telle ode. Que
l'on se rappelle l'irrésistible force des chœurs de la tragédie grec-
que; ce qui leur donne leur effet toujours croissant, chaque fois
qu'ils élèvent la voix, c'est l'intérêt du drame lui-même croissant
d'acte en acte. — M. Manzoni nous a montré ailleurs, dans ses
Hymnes sacrées, son beau talent de poète lyrique. Or, ces odes repo-
sent sur les traditions de la religion catholique romaine; de ce fonds
si immense il n'a tiré que cinq Hymnes; nées d un sol aussi riche,
elles ont un grand effet; de plus, les pieux mystères dont elles par-
lent sont toujours exposés avec une simplicité parfaite; il n'y a
pas un mot, pas une locution qui ne soit familière à îout Italien
depuis son enfance; cependant ces chants ont une originalité et
une nouveauté qui surprennent. Depuis les vers où il fait réson-
ner le doux nom de Marie jusqu'à ceux où il essaye gravement de
convertir les Juifs, tout est grâce, force et charme.
Prions donc notre poète de ne pas abandonner le théâtre et de
rester iidèle à sa manière; qu'il mette seulement tous ses soins à
choisir un sujet touchant par lui-même, car on voit que l'émotion
produite dépend plus du sujet lui-même que delà manière dont il
est traité. >'ous citerons, poumons faire comprendre, V Évacuation
de Parga. Je ne propose pas ce sujet ; il serait assez dangereux de
le traiter aujourd'hui ; nos petits-fils ne le négligeront pas. Mais
si M. Manzoni le choisissait, et le traitait avec sa clarté tranquille,
s'il y déployait son éloquence persuasive, s'il se servait de toutes
les facultés qu'il possède pour toucher par la poésie élégiaque,
pour enthousiasmer par la poésie lyrique, alors assez de larmes
couleraient depuis la première jusqu'à la dernière scène, et quoi-
que le critique anglais pût se trouver un peu offended par le rôle
douteux que ses compatriotes y joueraient, il n'appellerait certai-
nement pas cette œuvre une « faible tragédie. »
— A propos de la critip"**^ *^ Carmagnola, Manzoni avait écrit à
Gœthe :
Milan, 23 janvier 1821.
....Quoique les remercîments littéraires ne soient plus en cré-
NOTES ET FRAGMENTS. 419
dit, j'espère cependant que vous ne dédaignerez pas celte expres-
sion sincère d'un cœur reconnaissant ; pendant qne je travaillais
à Carmacjnola, si quelqu'un m'avait dit que Gœliie lirait ma
tragédie, celte récompense inespérée aurait été pour moi le plus
i,^rand des encouragements. Vous pouvez donc vous imaginer quelle
■à été mon émotion quand j'ai vu que mon travail, après avoir été
Tobjet d'un examen amical, recevait de vous devant le public un
témoignage aussi bienveillant. Une pareille approbation avait en-
core plus de valeur pour moi que pour personne, et certaines cir-
constances la rendaient inappréciable. Qu'il me soit permis de
vous dire pourijuoije vous dois une double reconnaissance.
Sans parler de ceux qui tournaient mon œuvre en ridicule,
d'autres critiques, mieux disposés pour moi, voyaient tout à un
point de vue entièrement différent du mien ; ils louaient ce qui
avait peu d'importance pour moi, et me blâmaient d'avoir violé et
ignoré les lois les plus connues de la poésie dramatique, lorsque je
croyais au contraire que mon mérite consistait à les avoir étudiées
avec le soin le plus persévérant et le plus scrupuleux. Le public
ne louait que le chœur et le cinquième acte, et il semble que per-
sonne ne voulût voir dans cette tragédie ce que j'avais voulu y
mettre ; je dus croire à la fin que j'avais poursuivi un but illusoire,
ou du moins que je n'avais pas su l'atteindre. Quelques amis,
dont j'apprécie hautement l'opinion, ne pouvaient pas me tran-
quilliser, car les communications de chaque jour que nous avions,
l'accord qui régnait entre nous sur beaucoup de points, étaient à
leurs paroles cette autorité que peut avoir une approbation venue
de l'étranger, inattendue, due entièrement à son auteur. Dans
cette cruelle et paralysante incertitude, quelle dut être ma joie
et ma surprise quand j'entendis la voix du maître, quand
j'appris qu'il n'avait pas cru indigne de lui de se rendre compte
de mes intentions, quand je trouvai dans ses claires et lumineuses
paroles l'idée mère qui m'avait inspiré! Celte voix, m'excite à con-
tinuer avec joie mes travaux, et je me sens affermi dans cette
conviction que le meilleur moyen de bien exécuter un ouvrage de
l'esprit, c'est d'étudier attentivement la nature intime du sujet
sans s'inquiéter de règles conventionnelles et des exigences passa-
gères de la majorité des lecteurs. — Je dois confesser que la sé-
paration des persoimages en personnages historiques et person-
nages d'mi'e«/îo?i est ma faute seule; elle est due cà un penchant
trop marqué pour la fidélité liistorique. tans une œuvre nouvelle,
420 NOTES ET FRAGMENTS.
j'avais déjà abandonné cette distinction, et je suis iieureux d'avoir
été ainsi au-devant de vos vœux....
ADELGHIS,
Tragedia. piilano, 1822.)
Cette tragédie sera bientôt traduite en allemand ; nous laisse-
rons donc de côté le résumé que nous avions jugé nécessaire en
parlant du Comte Carmagnola; nous renvoyons à l'analyse que
M. Fanriel a jointe à sa traduction française; elle satisfera à tous
les points de vue les amis d'une critique judicieuse, qui sait dé-
velopper les idées renfermées dans une œuvre d'une façon utile
à l'auteur. Nous voulons seulement dire ici que cette tragédie
confirme la 'nonne opinion que nous avions conçue de M. Man-
zoni et qu'elle nous a donné l'occasion de voir ses qualités se
déployer sur un champ plus vaste. Alexandre Manzoni a désor-
mais une place honorable parmi les poètes modernes. C'est sur
les plus purs sentiments de l'humanité que repose son beau et
vrai talent de poêle. Comme toutes les paroles qu'il met dans la
bouche de ses personnages sont d'une vérité parfaite et en har-
monie avec ce qu'il pense lui-même, il croit qu'il est absolument
nécessaire que les éléments historiques mis en œuvre par le
poëte soient d'une incontestable vérité, et prouvés par des docu-
ments irrécusables. 11 cherche à mettre la partie morale et es-
thétique de son œuvre qu'il puise en lui-même en accord parfait
avec la partie réelle fournie par l'histoire. Il y a, selon nous,
parfaitement réussi, car nous lui permettons ce qui lui a été re-
fusé, en l'autorisant adonner à des personnages d'un siècle à demi
barbare des sentiments et des idées d'une délicatesse qui n'ap-
partient qu'à la haute civilisation morale et religieuse de notre
temps. Pour le justifier, nous émettrons une opinion qui paraîtra
peut-être paradoxale; selon nous, toute poésie est faite d'ana-
chronismes ; il faut toujours attribuer au temps passé que nous
évoquons pour le raconter à notre façon à nos contemporains,
une civilisation plus haute que celle qu'il possédait; le poëte doit
sur ce point tranquilliser sa conscience, et le lecteur doit consen-
tir à faire semblant de ne pas les voir. V Iliade, VOdyssée, toutes
A
i
NOTES ET FRAGMENTS. 421
les tragédies, tout ce qui nous est parvenu de vraie poésie, tout
ne respire qu'anachronismes ; ils sont la vie même de ces œuvres;
il n'y a pas une scène qui ne fasse quelque emprunt à la vie con-
temporaine pour être saisissable, je dirai plus, pour être suppor-
table; et nous n'avons pas agi autrement dans ces derniers temps
avec le moyen âge; c'était son masque, et non pas lui-même, qui
paraissait partout dans l'art et dans la vie. Si Manzoni s'était
convaincu plus tôt de cet inaliénable droit du poëte, de trans-
formera songré la mythologie et de changer l'histoire en mytho-
logie, il ne se serait pas donné tant de peine pour trouver une
base historique parfaitement solide aux détails de ses poèmes.
Sa nature d'esprit, son caractère l'ayant porté et forcé à agir ainsi,
il en est résulté un genre de poésie que l'on peut dire unique ;
il a écrit des œuvres que personne n'imitera. En effet, par
les études spéciales qu'il a faites de ce temps, par la peine qu'il a
prise pour se le rendre bien clair et voir avec certitude la situation
du pape et de ses Latins, des Lombards et de leur roi. de Charle-
magne et de ses Francs, par Teiamen auquel il s'est livré de ces
rac&s, éléments d'origine diverse que les jeux de 1 histoire ont
tour à tour mêlés, confondus et choqués les uns contre les au-
tres, l'imagination du poète s'est remplie d'une telle richesse de
tableaux, et dans son travail de création elle a procédé avec tant
de fermeté, que l'on ne peut découvrir un seul vers qui soit vide,
un seul trait qui manque de précision, un seul pas qui soit fait au
hasard et sans une raison particulière. En un mot, il a écrit une
œuvre rare, digne du meilleur accueil ; on doit le remercier de
tout ce qu'il a fait, et aussi de la manière dont il l'a fait, car ou
n'aurait jamais pu, avant lui, demander à personne de donner à
une tragédie la forme et le fond qu'il a donnés à la sienne. Je ne
veux pas développer ces idées, c'est assez de les avoir indiquées au
lecteur qui pense. Remarquons seulement qu'il a réussi surtout
à rendre présent le passé dans les morceaux lyriques, qui sont son
vrai domaine.— L'histoire est le fond des plus grandes poésies lyri-
ques. Que l'on essaye d'enlever aux odes de Pindare l'élément his-
torique et mythologique, on leur ôtera toute leur vie intime. Les
poésies lyriques modernes penchent toutes vers l'élégie ; elles se
plaignent de tout ce qui manque à l'homme, pour que Ton ne
s'aperçoive pas de ce qui leur manque à elles-mêmes. Pourquoi
Horace renonce-t-il à imiter Pindare ? Il ne faut pas l'imiter, mais
un vrai poëte qui saurait comme lui célébrer et luuer, qui cuinuie
422 NOTES ET FRAGMENTS.
lui, étudierait avec bonheur les généalogies glorieuses et les hauts
faits des cités rivales, pourrait évidemment écrire des poésies aussi
belles que les siennes.
Dans le Comte Carmagnola, le chœur, en décrivant la bataille,
ne se perd pas dans le détail infini ; au milieu de l'immense dés
ordre, il trouve des paroles qui jettent la clarté sur le tumultt
sauvage de la lutte; de même, dans Adeighis, les deux chœurs
sont chargés de rendre visibles à Tœil de Fesprit des scènes im-
menses et passagères ; le commencement de la première ode a
un caractère tellement lyrique qu'elle paraît d'abord assez abs-
truse. Il faut se représenter Farmée lombarde battue et dis-
persée ; dans les solitudes des montagnes, là où les Latins, vaincus
depuis longtemps, labourent la terre et sont soumis à tous les tra-
vaux de l'esclave, se répand la nouvelle de cette défaite. Leurs
fiers vainqueurs, les familles qui avaient toute la puissance sont
en fuite ; ils ne savent s'ils doivent se réjouir, et en effet le poêle
leur ôte toute espérance : sous les nouveaux maîtres leur sort ne
sera pas plus heureux.
Avant de parler du second chœur, rappelons une remarque que
nous avons déjà faite dans les notes du Divan; le rôle de la
poésie lyrique n'a absolument rien de commun avec celui de la
poésie épique ou de la poésie dramatique. Celles-ci, en effet, par
le récit ou par des tableaux, présentent à l'auditeur ou au specta-
teur le développement d'un certain fait important ; auditeur ou
spectateur n'a rien à faire par lui-même, il n'a qu'à don-
ner une vive attention aupoëte. Au contrante, la poésie lyrique ex-
pose un moment d'un grand événement, de façon à engager l'àme
entière de l'auditeur dans la situation et à l'enlacer si fortement
qu'elle se sente comme prise dans un nœud et partage tous les
sentiments du poëte. A ce point de vue, on pourrait nommer la
poésie lyrique la perfection suprême de l'art de persuader : les
qualités qu'elle exige sont si rares que l'on comprend pourquoi
elle apparaît si rarement dans l'empire du beau. Nous ne connais-
sons aucun poëte moderne qui possède ces qualités à un aussi haut
degré que Manzoni. Le procédé lyrique est dans sa nature même,
et il est né poëte lyrique comme il s'est fait historien et poëte dra-
matique.
Le chœur qui termine le troisième acte nous a, malgré nous,
associés à la chute de l'empire lombard; nous voyons, au commen-
cement du quatrième acte, une femme devenir la triste victime
NOTES ET FRAGMENTS. 423
de Ces horreurs politiques. Ermengarde meurt ; fille, sœur, épouse
de rois, elle ne devait pas être mère de roi; entourée de religieu-
ses, elle quitte au milieu des tourments une vie sans espérances.
Le chœur entre; et nous donnons ici un résumé de ses strophes
pour aider les personnes qui liront cette œuvre sérieusement.
1. Douce peinture d'une moi:t pieuse. 2. Les gémissements se tai-
sent; une main amie ferme les yeux ternis, pendant que Ion
prie. 3. Dernier appel, pour qu'elle oubUe la terre et pense à
l'Éternel . 4. Peinture de la situation de cette infortunée, qui ne
pouvait oublier son tourment. 5. Dans les nuits sans sommeil,
dans les cloîtres, sa pensée retournait vers les jours de bonheur.
6. Quand elle arriva chez les Francs, aimée, et ne prévoyant pas
l'avenir. 7. D'une haute colline elle vit son bel époux chasser
avec joie dans la vaste plaine. 8. Entouré de son escorte bruyante,
il attaquait le sanglier. 9. Frappé par la flèche du roi, Tanimal
tomba dans son sang; elle se sentit heureuse et effrayée. 10. Sou-
venirs de la Meuse et des sources chaudes d'Aix, où le puissant
guerrier, déposant son armure, venait se reposer. 11,12, 13. Belle
comparaison bien conduite: semblable à la rosée qui rafraîchit
un gazon flétri, une parole amie ranime une âme dévorée de
tourments, mais bientôt le soleil brûlant abat de nouveau les tiges
si frêles. 14. De même après un court oubli, Tancienne douleur
reparaît. 15. Nouveau conseil de se détacher delà terre. 16. Énu-
mératioi. d'autres malheureuses qui sont mortes comme elle.
17. Léger reproche sur ses ancêtres qui furent des tyrans.
18. Qu'elle aille reposer maintenant avec les opprimés. 19. Que
ses traits reprennent leur tranquille expression virginale. 20. Ainsi
le soleil qui empourpre les nuages en dis^jaraissant annonce pour
le lendemain une belle journée.
Ce qui augmente encore l'effet que produit ce chœur, c'est que,
malgré la mort d'Ermengarde. il lui adresse la parole comme si
elle vivait et l'entendait encore. Nous ajoutons ici les paroles favo-
rables par lesquelles M. Fauriel a terminé l'analyse de la tra
gédie; il ne donne pas aux chœurs la même valeur que nous,
cependant il dit : « A les prendre dans leur ensemble, tous les
trois sont des productions éminemment distinguées et même
uniques parmi les chefs-d'œuvre de la poésie lyrique moderne. On
ne sait ce que l'on y doit admirer le plus, de la vérité, de la cha-
leur des sentiments, de l'élévation et de la force des idées ou
d'une expression si vive et si franche qu'elle semble l'inspiration
424 NOTES ET FRAGMENTS.
de la nature, et cependant si élégante, si harmonieuse, que Tart
n'a rien à y ajouter*.»
Nous souhaitons vivement que les lecteurs judicieux trouvent
du plaisir à la lecture de ces chœurs et du poème entier, car il
offre l'exemple rare d'une œuvre également remarquable par la
beauté morale et par la beauté artistique. La traduction de l'ha-
bile M. Streckfuss contribuera beaucoup à la faire apprécier. Il
devrait comprendre dans son travail VOde sur Napoléon, que j'ai
traduite autrefois à ma façon. Cette ode confirmerait ce que nous
avons essayé d'établir sur les conditions de la poésie lyrique.
LITTÉRATURE ANGLAISE
ENCORE ET T0UJ0DR3 SHAKSPEARE.
On a déjà tant parlé de Shakspeare, qu'il peut sembler qu'il n'y a
plus rien à dire sur lui; mais c'est le caractère de l'esprit d'exciter
éteinellement l'esprit. Je veux aujourd'hui considérer Shakspeare
d'abord comme poète, puis le comparer avec les poètes anciens
et contemporams ; enfin, l'étudier comme poëte dramatique. Je
chercherai à indiquer les résultats que son imitation a amenés et
peut amener. J'approuverai les idées qui ont été exprimées avant
moi en les répétant; celles que je n'approuve pas, je les rejetterai
d'un mot sans m'engager dans des discussions.
SHAKSPEARE CONSIDÉRé COMME POETE.
Le point le plus élevé auquel l'homme puisse arriver, c'est la
conscience de ses sentiments et de ses pensées , c'est la connais-
sance de soi-même, qui lui sert à pénétrer l'àme d'autnii. Il y a
des hommes qui sont nés avec des dispositions naturelles pour
cette observation et qui savent peu à peu la tourner vers un but
pratique. Le monde et les affaires considérés d'un haut point de
vue nous donnent cette expérience ; le poëte naît aussi avec ces
* Le comte de Carmagnoia et Adelghis, ir&géàies àeULanioni, traduite!
par U. C. Fauriel, page 19.
NOTES ET FRAGMENTS. 423
dispositions, mais il ne s'en sert pas pour atteindre un but im-
médiat et terrestre; le but qu'il cherche est élevé, idéal, général.
Si nous appelons Shakspeare un des plus grands poètes, nous di-
sons par cela même que presque personne n'a pénétré le monde
comme lui, que presque personne n'a su en donner au lecteur une
connaissance plus haute. En effet, grâce à lui, le monde devient
pour nous pleinement transparent; nous devenons tout à coup
les confidents de la vertu et du vice, de la grandeur et de la pe-
titesse, de la noblesse, du crime, etc., et cela par les moyens
les plus simples. Si nous cherchons quels sont ces moyens, il
nous semblera d'abord que son application constante est de
tout mettre sons nos yeux; mais c'est là une illusion. Les œu-
vres de Shakspeare ne sont pas faites pour les yeux du corps.
Je m'explique : L'œil peut bien être appelé le sens le plus pur;
c'est lui qui nous rend le plus facilement 1er» objets sensibles»
mais le sens intime de l'âme est encore plus pur; c'est lui qui,
par la parole, nous rend les objets sensibles de la façon la plus
haute et la plus rapide. Car les paroles fécondes sont seulement
celles qui nous mettent devant les yeux, non des pensées d'une
profondeur impénétrable, mais des images claires et précises.
Or Shakspeare s'adresse toujours à notre sens intime, mais de telle
sorte que le monde de l'imagination s'anime et s'éveille aussitôt
en nous. Ainsi se produit un effet très-grand, mais dont nous ne sa-
vons pas nous rendre compte; ainsi s'explique cette illusion qui nous
fait croire que tout a paru réellement devant nos yeux. Si l'on étu-
die de près les pièces de Shakspeare, on verra qu'elles sont bien
plus riches en mots profonds qu'en action. Il présente aux yeux ce
qui pourrait facilement s'imaginer, et même ce qui ferait mieux,
vu par l'imagination que vu par les yeux. L'âme de Hamlet, les
sorcières de Macbeth, un grand nombre de spectacles terribles ne
reçoivent leur valeur que d'un travail de l'imagination ; et c'est
pour elle que Shakspeare a écrit tant de petites scènes intermé-
diaires; car, à la lecture, elles passent devant nous rapidement et
font bon effet; à la représentation, au contraire, elles troublent
et même fatiguent et ennuient. La puissance de Shakspeare réside
donc dans les paroles vivantes qu'il a répandues partout. On s'en
aperçoit facilement lorsqu'on lit ses pièces à haute voix; l'auditeur
n'est distrait ni par l'exactitude ni par la fausseté du jeu des ac-
teurs. Il n'y a pas de jouissance plus haute et plus pure que de se
faire, les yeux fermés, non déclamer, mais réciter une pièce d^
24.
126 NOTES ET FRAGMENTS.
Shakspeare par une voix naturellement juste. On suit le fil si
simple auquel il rattache le cours des événements. Nous nous for-
mons bien certaines images des personnages d'après le dessin du
poète; mais au fond cette série de paroles et de discours est là pour
nous apprendre ce qui se passe dans les âmes. Tous les acteurs
semblent, sur ce point, s'être concertés pour ne rien nous laisser
qui soit obscur ou douteux; héros et simples soldats, maîtres et
esclaves, rois et messagers travaillent à amener ce résultat ; les
rôles accessoires y concourent souvent plus activement que les
rôles principaux; les murmures les plus légers, qui, pendant un
grand événement, circulent dans l'air, les sentiments les plus
intimes, qui, dans les circonstances graves, se cachent au fond
du cœur de Thomme : tout est exprimé. Tout ce qu'une âme
concentre et dissimule avec inquiétude au fond d'elle-même ap-
paraît ici, sans réserve, à la pleine et libre lumière du jour. Nous .
voyons la vie dans son entière vérité, et nous ne savons pas
comment nous la voyons.
Shakspeare s'unit à l'âme du monde; il le pénètre comme elle-
même ; à tous deux rien ne reste caché ; mais 1 ame du monde
garde le secret des événements, elle ne le trahit pas avant leur
accomplissement, et même, lorsqu'ils sont passés, elle le garde
encore souvent pour elle seule. Au contraire, il est dans l'esprit
du poëte de nous trahir tous les secrets. Ses paroles abondantes
nous les révèlent sinon toujours avant l'événement, du moins
certainement pendant qu'il s'accomplit. L'homme puissant et vi-
cieux, l'homme obscur et honnête, l'homme entraîné par les pas-
sions, le contemplateur paisible, tous portent leur cœur dans
eur main ; souvent contre toute vraisemblance, tous sont par-
leurs et diserts; il faut que le secret soit trahi, quand les pierres
elles-mêmes devraient le publier; et la matière inanimée joue
son rôle et parle aussi. Les éléments, les phénomènes du ciel, de
la terre, de la mer, le tonnerre, l'éclair, les bêles sauvages élè-
vent leur voix; ils n'apparaissent souvent que sous la forme
d'images, mais contribuent toujours à l'éclaircissement de la situa-
tion, à l'explication d'un certain fait. Les trésors du monde civilisé
doivent aussi apparaître; les arts, les sciences, les métiers, les in-
dustries diverses, tout vient apporter son tribut. Les poëmes de
Shakspeare sont un grand marché plein de vie. C'est à sa patrie
qu'il doit cette richesse; l'Angleterre, entourée de tous côtés
par la mer, couverte de brouillards et de nuages, étendait déjà
NOTES ET FRAGMENTS. 427
son activité au dehors d'elle-même sur toutes les parties de l'uni-
vers. C'est dans une grande et noble époque que le poète vivait;
il nous a montré avec une grande sérénité la culture de son esprit;
elle est poussée souvent jusqu'à l'excès, mais il n'agirait pas si for-
tement sur nous, s'il ne s'était pas mis au niveau de son siècle si
riche d'activité. Personne n'a dédaigné plus que lui l'exactitude ma-
térielle du costume ; en revanche, il connaît dans la perfection
tous les masques divers que prend l'âme humaine; à ce point de
vue, le costume de toutes les nations et de tous les temps est le
même. On dit qu'il a très-bien peint les Romains : je ne trouve
pas; ses Romains sont, de la tête aux pieds, de vrais Anglais;
mais ce sont des hommes, de vrais hommes, et, par conséquent,
la toge romaine qu'il jette sur eux leur va parfaitement. Si l'on
se place une fois pour toutes à ce point de vue, on trouvera que
ses anachronismes méritent des éloges, et ce sont précisément
ces fautes de costume matériel qui donnent tant de vie à ses
œuvres.
Je n'ai pas le moins du monde, par ces quelques mots, fait
sentir la valeur du génie de Shakspeare ; ses amis et ses admira-
teurs sauront ajouter ce que j'omets. Une remarque cependant :
où trouver un poète qui sache, comme lui, au fond de cha-
cune de ses œuvres, déposer une idée différente agissant sur
tout l'ensemble? Ainsi, à travers tout le Coriolan, on sent
circuler un sentiment de colère, hispiré par la résistance que
met le peuple à reconnaître la supériorité de ceux qui sont
au-dessus de lui. Dans Jules César, tout se rapporte à une autre
idée : les premiers citoyens de l'État ne veulent pas voir en-
vahir l'autorité suprême, parce qu'ils s'imaginent faussement
pouvoir exercer une influence sur la république. Dans Antoine et
Cléopâtre, mille voix nous répètent sans cesse que la jouissance et
l'action sont incompatibles. Chaque pièce, ainsi examinée, nous
donnerait un nouveau suiet d'admiration.
SHAKSPEARE COMPARE AVEC LES ANCIEWS ET LES CONTEMPORALNS.
C'est dans les limites de ce monde que résident les idées qui
animaient la grande âme de Shakspeare; les prophéties, la dé-
mence, les rêves, les pressentiments, les signes miraculeux, les
fées, les gnomes, les spectres, les monstres, les sorciers, les
enchanteiu's, forment bien un élément magique qui, à certams
428 NOTES ET FRAGMENTS.
moments bien choisis, traverse ses poèmes, mais ces chimères
trompeuses ne sont en aucune façon l'essence de ses œuvres. La
vérité et la solidité de sa propre vie, telle est la base admirable
^r laquelle elles reposent; voilà pourquoi tout ce qui, dans ses
pièces, vient directement de la personne de Shakspeare nous pa-
raît si pur, si riche de sens, si énergique. Il est donc bien évi-
dent qu il ne doit pas être rangé parmi les poètes de Tère mo*
derne que Ton a appelés poètes romantiques; il appartient à la
poésie 7iaîve; tout chez lui est peinture de la réalité présente, et
dans ses œuvres on ne rencontre qu'à un très-faible degré
ce qui rappelle les aspirations vagues vers Tinfini. Cependant
Shakspeare est tout à fait un poète moderne ; un abîme immense
le sépare des anciens ; je ne parle pas ici de la forme extérieure
que je laisse de côté, je parle d'une différence profonde et in-
time.
Je prendrai d'abord mes précautions à l'égard des différents ter-
mes que je vais mettre en opposition. Je ne prétends pas que cette
liste soit complète et définitive ; j'ai essayé seulement, en ajoutant
de nouveaux termes, d'éclaircir le sens de ceux qui nous sont
connus, et qu'on a l'habitude d'opposer l'un à l'autre. Ces opposi-
tions sont :
Antique. Moderne.
Naïf. Sentimental.
Païen. Chrétien.
Héroïque. Romantique.
Réel. Idéal.
Nécessité. Liberté.
Devoir. Vouloir.
Les tourments les plus pénibles que l'homme peut endurer ont
leur origine dans le manque d'harmonie existant au fond de cha-
cun de nous, d'abord entre le devoir et le vouloir, puis, entre le
devoir et le vouloir d'un côté, et l'accomplissement de l'autre. Ce
sont ces manques d'harmonie qui, dans le cours de la vie, nous
entraînent dans des embarras si fréquents. Si l'embarras, né d'une
légère erreur, peut être levé à l'improviste sans beaucoup nous
nuire, il donne naissance à une situation comique. Si l'embarras
est très-grave, si nous ne pouvons supprimer les causes qui l'ont
amené, alors nous sommes dans une situation tragique. Dans les
poèmes de l'antiquité prédomine le désaccord entre le devoir et
l'accomplissement, dans les poèmes modernes, entre le vouloir et
HOTES ET FRAGMENTS. 429
l'accomplissement. Choisissons provisoirement ce contraste pro-
fond, et voyons, aidé par lui, ce que l'analyse nous donnera. Cha-:
que époque, ai-je dit, est dominée par une des deux idées: mais
comme le devoir et le vouloir ne sont pas dans T homme radicale-
ment séparés, les deux puissances régnent partout en même temps;
seulement Tune des deux est, dans chaque époque, subordonnée
à l'autre. Le devoir est imposé à l'homme, et l'obéissance forcée à
ses commandements nous est souvent bien dure ; au contraire,
l'homme dispose à son gré de son vouloir. La volonté de l'homme
est pour lui un royaume céleste. Toujours obéir au devoir seul
nous paraît fâcheux; être impuissante accomplir nos entreprises
nous effraye, mais toujours vouloir nous plaît, et même la con-
science d'une volonté forte peut nous consoler de ne pas avoir
pu réussir dans notre entreprise.
Le jeu de cartes peut nous servir d'exemple : là aussi se mon-
trent les deux éléments. Les règles du jeu combinées avec le ha-
sard représentent le devoir (que les anciens connaissaient sous la
forme du destin). En opposition au devoir agit la volonté, combinée
avec l'adresse du joueur. A ce point de vue, on pourrait dire que
le whist est un jeu antique. Les régies de ce jeu opposent des bar-
rières au hasard et même à la volonté. J'ai un partner et des ad-
versaires ; des cartes me sont données ; une longue série de ha-
sards se présentera ; je ne peux les éviter, mais je dois les diriger. —
A Vhombre et aux jeux qui lui ressemblent, c'est tout le contraire;
ma volonté et mon libre arbitre ont beaucoup d'indépendance; je
peux refuser les cartes qui me sont données, leur attribuer différen-
tes valeurs, les rejeter en tout ou en partie, demander des secours
à la chance et trouver même dans les cartes les plus mauvaises les
plus grands avantages ; ces derniers jeux se rapprochent donc tout
à fait de la pensée et de la poésie modernes.— ta tragédie antique
repose sur un fait inévitable qui doit arriver. La volonté, en cher-
chant à s'y opposer, ne fait que l'aggraver et l'accélérer. Là ap-
paraissent toutes les terreurs inspirées par les oracles ; nous som
mes dans la région où trône VOEdipe. Dans Anligone, ce devoir^
en se présentant sous la forme de la piété filiale, a un aspect plus
doux. Il prend en effet les apparences les plus multiples, mais il
reste toujours despotique. 11 a ses racines et son origine dans les
lois de l'intelligence, telles que la loi morale et la loi civile , ou dans
les lois de la nature* telles que les lois de la naissance, du déve-
loppement, du dépérissement, de la vie, de la mort. Toutes ces
439 fîOTES ET FRAGMENTS.
lois nous inspirent de Ja crainte ; nous ne réfléchissons pas que
i>ar elles est assurée la marche heureuse de Tensemble des
choses. — Au contraire, la volonté est libre et paraît libre ; elle
tavorise Tindividu; elle nous flatte : aussi, dès que les hommes la
connurent, ils Tadorèrent. Elle est le Dieu des temps modernes.
Nous lui appartenons; nous craignons la puissance opposée; voilà
pourquoi dans notre art, dans notre pensée, nous sommes éter-
nellement séparés de Tantiquité. Le devoir rend la tragédie grande
et forte, le vouloir la rend faible et petite. C'est le vouloir qui a
donné naissance au drame, genre dans lequel un certain acte de
la volonté sert de nœud à une situation soumise au despotisme
de la nécessité. Ce changement qui plaît à notre faiblesse nous
remplit d'émotion, et nous nous déclarons encore heureux si,
après avoir attendu une catastrophe affreuse, le dénoûment plus
doux, que Ton donne pour nous consoler, conserva uu caractère
triste.
Revenons maintenant à Shakspeare: je désire que mes lecteurs
lui appliquent eux-mêmes toutes ces considérations. Shakspeare
est unique, parce quïl unit avec un talent infini Vantique et le
moder?ie, le devoir et le vouloir ; ils cherchent partout dans ses
pièces à se mettre en équilibre; ils luttent tous deux avec énergie,
cependant le désavantage reste au vouloir.
Personne, peut-être, n'a su plus admirablement que lui pein-
dre dans un certain caractère l'union intime et primitive du
vouloir et du devoir. Le personnage, si on considère en lui le ca-
ractère, est soumis à la nécessité; il est limité, il est forcé de
suivre une certaine voie. Mais, si on considère seulement en lui
l'homme pur et simple, y jouit de sa pleine liberté, ne reconnaît
aucune limite et n'est soumis qu'aux lois générales. De cette oppo-
sition résulte dans l'âme un conflit que Shakspeare met surtout
en saillie; mais ce conflit intérieur n'est pas le seul: le monde
extérieur fournit ses éléments de lutte, et, le plus souvent, la
lutte devient plus vive, parce qu'un devoir rigoureux est imposé
à une volonté sans force. J'ai déjà indiqué ce ressort dans Ham-
let; on le trouve ailleurs dans Shakspeare. llamlet est poussé par'
un esprit; Macbeth par les sorcières, par Hécate et par lapre-'
mière de toutes les sorcières : sa femme; Brutus, par ses amis;
ces trois personnages sont ainsi engagés dans une situation tra-
gique pour laquelle ils ne sont pas nés. Coriolan donne lieu à la
même remarque. En un mot, représenter une volonté aspirant à
NOTES ET FRAGMEISTS. 431
des actes qui dépassent les forces de Tindividu, c'est là une idée
moderne. Comme Shakspeare donne pour cause à Texaltation de
la volonté un fait extérieur à l'individu, il transforme ce fait en
une espèce de fatalité, et par là il se rapproche de Tantiquité; car
tous les héros de l'antiquité poétique ne veulent que ce qui est
possible à l'homme. De là résulte un bel équilibre entre la vo-
lonté, le devoir et l'accomplissement. Cependant il y a toujours
dans le devoir qui les domine trop de rudesse austère, pour que,
tout en Tadmirant, nous puissions l'aimer beaucoup. Une néces-
sité qui, plus ou moins, et quelquefois même entièrement, exclut
la liberté, n'est plus d'accord avec notre manière de penser.
Shakspeare, cependant, a presque tracé de nouveau ce tableau
antique, en faisant de l'élément nécessaire un élément moral. II
combine donc et réunit le monde antique et le monde moderne. Si
nous pouvons tirer quelques leçons de ses œuvres, qui nous don-
nent avec tant de plaisir tant d'étonnement, c'est en cela qu'il
laut chercher à le prendre pour maître. JNotre poésie romantique
ne doit être ni insultée ni rejetée, mais il ne faut pas la célébrer
exclusivement, et ne s'attacher qu'à elle; ce serait le moyen de
ne plus apprécier et de gâter ce qu'il y a en elle d'énergique, de
fort, de vrai; il faut donc chercher à concilier ces éléments qiu
paraissent si incompatibles. Nous avons devant nous, pour nous
encourager, l'exemple de ce grand et unique maître, que nous éle
VOUS si haut, souvent sans savoir pourquoi, et que nous mettons
au-dessus de tout; il a su accomplir ce miracle. II a eu, il est vrai,
le bonheur de venir à un temps de moisson ; il a écrit dans un
pays protestant, à une époque pleine de vie. Depuis longtemps, le
bigotisme se taisait, et une âme naturellement et vraiment pieuse
comme celle de Shakpeare avait la liberté de développer religieuse-
ment les purs sentiments qui vivaient au fond d'elle-même, sans
chercher à les faire accorder avec les idées d'une certaine religion
positive.
SHAKSPEARE CONSIDERE COMME POETE DRAMATIQUE
Si l'on veut simplement jouir d'une œuvre d'art que l'on aime,
on ne porte son attention que sur l'ensemble et on se pénètre de
l'unité que l'artiste a donnée à sa création. Au contraire, si ion
veut faire un examen théorique de ses œuvres, soutenir quelque
idée à propos d'elles, et en tirer des leçons, alors l'analyse e^
432 KOTES ET FRAGMENTS.
indispensable ; voilà pourquoi nous avons écrit les deux chapitres,
précédents, dans lesquels nous considérons Shakspeare d'abord
comme poète pur et simple, puis, en le comparant avec les poètes
anciens et contemporains. Nous terminons en étudiant le poète
dramatique.
C'est à l'histoire de la poésie qu'appartiennent le nom et la
gloire de Shakspeare; c'est une injustice envers les poètes drama-
tiques de tous les siècles que de le transporter tout entier dans
l'histoire du théâtre.
Un esprit dont on ne conteste pas la haute valeur peut faire
cependant de ses facultés un usage douteux; l'esprit supérieur
n'emploie pas toujours des procédés supérieurs. C'est en ce sens
que Shakspeare, lié essentiellement à l'histoire de la poésie, appar.
tient seulement par hasard à l'histoire du théâtre. Pour l'admirer
complètement, comme il convient, il faut examiner les circon-
stances, les conditions particulières qu'il devait accepter, sans faire
de ces conditions passagères des mérites et des modèles de l'art.
Dans une œuvre vivante se trouvent souvent réunis plusieurs
genres voisins de poésie. On peut y trouver l'épopée, le dialogue,
le drame, la pièce de théâtre. L'épopée est le récit de traditions
orales faites à la foule par un seul individu. Le dialogue est un
échange de paroles entre un nombre de personnes déterminé,
échange qui peut se faire devant la foule. Il y a drame si on
ajoute l'action à l'échange des paroles, quand même on suppose-
rait que cette action est tout entière dans l'imagination. La pièce
de théâtre réunit les trois genres ; elle exige de plus le concours
de la vue et certaines conditions de lieux et de personnes.
Les œuvres de Shakspeare sont surtout des drames ; son habi-
tude de mettre en saillie la vie de l'âme plaît beaucoup au simple
lecteur; quant aux exigences théâtrales, il n'en tient aucua
compte; il se permet tout, et l'imagination lui permet tout»'
Avec lui nous sautons, à chaque instant, d'un lieu à un autre;
notre imagination supplée à toutes les scènes intermédiaires qu'il
néglige; nous lui savons même gré de donner à notre esprit
un si noble exercice. En présentant tout sous la forme de scènes
dramatiques, il rend plus facile le travail de l'imagination, car les
planches où se déroule l'apparence du monde me sont plus
famliiéres que le monde lui-même. Quand nous avons lu ou en-
tendu des récits étranges, nous croyons qu'il ne serait pas ira-
possible à nos yeux eux-mêmes de les voir. De là, tant de romans
I
NOTES ET FRAGMENTS. 455
aimés que l'on a transformés, sans succès, en pièces de théâtre.
Pour qu'un drame soit théâtral, il faut qu'il soit symboliqno,
c'est-à-dire que chaque Hiit, en étant important par lui-même,
doit en faire deviner et présager un autre plus important. Shak-
speare a su parfois atteindre à celte qualité suprême; j'en citerai,
pour preuve, ce moment où le fds et successeur d'un roi près de
mourir, lui prend pendant son sommeil sa couronne, la place
sur sa tête et s'en pare avec fierté. Mais ce sont là de simples
moments, des perles dispersées, séparées les unes des autres par
beaucoup de scènes non théâtrales. L'ensemble des procédés de
Sliakspeare est au fond en opposition avec la ïcène. Son génie
abrège tout, comme le poëte abrège la nature; nous devons le
louer de celaient; seulement, nous nions, et cela à son honneur,
que la scène ait été un champ digne de lui. Cette étroitesse de
la scène a rétréci ses œuvres. Il n'agit pas comme les ai.tres poètes;
il ne choisit pas pour chaque œuvre des éléments particuliers ; au
cœur de son drame, il dépose une certaine idée à laquelle il sait
rapporter le monde et l'univers entier. Dans ces tableaux abrégés
quil donne de Thisloire ancienne et moderne, il peutainsi em-
piunter ses éléments à toutes les chroniques, que souvent il copie
mot à mot. Hamlet nous prouve qu'il n'est pas si scrupuleux
avec les ISouvelles; Roméo et JuHette sont restés plus fidèles à
la tradition; cependant, l'introduction de deux figures comiques
(Mercutio et la Nourrice) trouble totalement le fond tragique du
lécil. Ces deux rôles étaient joués sans doute par deux acteurs
f.Mvcris; c'est un homme qui devait jouer aussi le rôle de la Nour-
rice. En examinant avec grande attention, on s'aperçoit que ces
deux rôles et tout ce qui s'y rattache sont dans la pièce comme
chargés de donner des intermèdes burlesques. Aujourd'hui, avec
nos idées amies de la logique et de l'harmonie, ces rôles nous
paraîtraient intolérables. Shakspeare nous étonne encore plus
quand nous examinons la manière dont il a rédigé et remanié
les pièces déjà écrites par d'autres. Nous pouvons faire cette
étude pour le Roi Jean et pour le Roi Lear, les vieilles pièces
ayant élé conservées. Dans ces deux pièces, il se montre toujours
plutôt poëte pur et simple que poëte dramatique.
Expliquons enfin cette énigme. Des érudits nous ont montré
combien de son temps la scène était imparfaite; il n'y avait alors
aucun de ces besoins de vraisemblance c^ue nous ont donnés peu à
peu le progrès des machines, de la perspective et des costumes. Au-
454 NOTES ET FRAGMENTS.
jourd'hui, nous reviendrions difficilement à cette enfance de l'art;
alors, on voyait peu de chose, on se figurait tout, et tout
n'était qu'apparence ; un rideau vert signifiait pour le public une
chambre royale; un musicien, sans bouger, jouait continuelle-
ment de la trompette, etc. Qui accepterait, de nos jours, pareil
spectacle? Les pièces de Shakspeare, ainsi jouées, n'étaient donc
vraiment que des contes très-intéressants, racontés par plusieurs
personnes ; pour produire plus d'impression, ces personnes avaient
pris des masques caractéristiques ; elles s'agitaient en sens divers,
elles entraient, elles sortaient, en laissant toujours à l'imagina-
tion du spectateur le soin de se représenter à son gré, sur la scène
vide, des bosquets enchantés et des édifices magnifiques.
Pourquoi Schrœder a-t-il su faire monter Shakspeare sur la
scène allemande, sinon parce qu'il a su abréger les abrégés de
Shakspeare ? Schrœder s'attachait uniquement aux scènes essen-
tielles, il rejetait tout le reste ; il repoussait même les passages né-
cessaires quand il lui semblait qu'ils nuiraient à l'effet de la pièce
jouée devant sa nation et à son époque. Par exemple, il est très- vrai
qu'en supprimant la première scène du Roi Lear, il a altéré
tout le caractère de la pièce. Cependant, il avait raison, car dans
cette scène Lear parait si absurde que, plus tard, on ne peut don-
ner tout à fait tort à ses filles. Le vieillard fait pitié, mais on ne
partage pas sa douleur, et Schrœder voulait exciter la compassion
pour Lear, en même temps que l'horreur pour les deux filles dé-
naturées, qui cependant ne méritent pas un blâme absolu. Dans
la vieille pièce que Shakspeare a rédigée, cette scène amenait les
effets les plus heureux. Lear s'est enfui en France, sa fille et son
gendre, obéissant à une fantaisie romantique, se déguisent et
iont un pèlerinage ; ils rencontrent le vieillard qui ne les reconnaît
pas ; l'âme éminemment tragique de Shakspeare a rempli ici de
sentiments amers des scènes qui, dans l'original, avaient un ca-
ractère de douceur; on ne peut jamais comparer ces deux œuvres
sans tirer de leur comparaison d'intéressantes pensées.
Depuis longtemps s'est répandu en Allemagne le préjugé que
l'on doit jouer Shakspeare textuellement, quand même spectateurs
et acteurs devraient en mourir suffoqués. La meilleure tra-
duction n'a cependant jamais pu réussir nulle part ; les essais
consciencieux et réitérés faits sur le théâtre de Weimar ont servi
de preuve décisive. Si Ion veut jouer Shakspeare, il faut donc
jouer ses pièces arrangées par Schrœder. !1 est absurde de ne pas
NOTES ET FRAGMEIsTS. Jôo
vouloir à la représentation supprimer un iota ; cependant, on
entend toujours soutenir cette opinion. Si elle prend du crédit sur
les hommes qui ont dans les mains Tautorité, dans peu d'années
Shakspeare aura complètement disparu de la scène allemande, (^e
ne serait pas un malheur, car ses pièces, lues dans la solitude ou
dans un petit cercle, deviendraient pour nous la source de joies
d'autant plus vives.
lORD BYr.ON. — DON JUAN.
Gœthe a traduit en vers allemands le début de Don Juan, et le mono-
logue de Manfrcd (scène II, acte II). Il a ajouté à ces deux traductions les
observations suivantes.
J'ai hésité autrefois à traduire un passage du Comte Carmaqnoln,
ce qui était peut-être possible; aujourd'hui j'ose donner la tra-
duction de l'intraduisible Don Juan; on verra peut-être dans cette
conduite une contradiction ; je dois l'expliquer. M. Manzoni est chez
nous peu connu, il faut donc avant tout voir ses qualités dans toute
leur force, telles qu'elles se présentent dans Toriginal même ; plus
tard, un de nos jeunes amis pourra fort bien nous donner une
traduction . Au contraire, nous sommes tous suffisamment initiés au
talent de lord Byron ; nos traductions ne peuvent ni lui servir ni
lui nuire; l'original est dans les mains de toutes les personnes
cultivées. Mais quand nous tenterions l'impossible, nos essais ne se-
raient pas sans utilité; car si dans le reflet ne se trouve pas
l'image exacte du tableau original, notre attention peut du moins
être attirée sur le miroir lui-môme, et peut-être en l'examinant
aurons-nous l'occasion de faire sur sa nature, sur ses défauts et
sur ses qualités, quelques remarques utiles.
Don Juan estime œuvre d'un génie sans bornes; tantôt la haine
pour les hommes entraîne ce génie à la dureté la plus farouche ; tan-
tôt, redevenu l'ami de notre race, il plonge son âme dans les pro-
fondeurs des plus suaves amours.— Puisque nous connaissons et ap-
précions l'auteur, puisque nous ne voulons pas qu'il soit autrement
qu'il n'est, jouissons avec reconnaissance des œuvres que dans sa
liberté excessive ou même dans sa témérité, il ose nous présen-
ter. Les idées bizarres, désordonnées du poëte n'épargnent rien; la
450 ROTES ET FRAGMENTS.
forme est aussi audacieuse que le fond ; le poëte ne respecte pas
plus la langue que les hommes, mais il nous prouve que l'Angle-
terre a déjà une langue comique formée, ce dont rAUeniagne
manque absolument. Le comique allemand résulte beaucoup plus
de ridée que de la forme donnée à l'idée. On admire la ri-
chesse de Lichtenberg*; il avait à ses ordres un monde de connais-
sances et de rapports qu'il savait, comme des cartes, mêler et ma-
nier avec malice. Chez Blumauer^, ce sont les fortes oppositions
qu'il se plait à étabUr qui nous amusent. En résumé, nous voyons
que l'allemand, pour être plaisant, a besoin de remonter quelques
siècles en arriére ; c'est avec les petits vers de cette époque qu'il
réussit seulement à montrer une naïveté agréable. — En tradui-
sant Z)o« Jî/a^z, on pourrait apprendre beaucoup des Anglais; il
n"y a qu'un procédé comique qui ne pourra se transporter, c'est
celui qui consiste à employer les uns pour les autres des mots qui
ont une prononciation presque identique et un sens très-différent.
Ceux de nous qui connaissent bien la langue anglaise verront si
le poète n'a pas ici parfois franchi les limites.
J'ai essayé la traduction de quelques strophes ; je les donne non
comme un modèle, mais comme un encouragement. Le talent de nos
traducteurs devrait s'essayer à cette tâche; il faudrait se per-
mettre des assonances, des nmes défectueuses, et bien d'autres
libertés ; certain laconisme serait nécessaire pour bien rendre
l'allure et le sens de cette moquerie hardie ; il faudrait du reste
un essai pour mieux montrer ce que l'on doit faire. — Si l'on nous
reprochait de propager en Allemagne, par notre traduction, un
pareil écrit, et de faire connaître à une nation simple, honnête
et paisible , l'œuvre la plus immorale que la poésie ait jamais
produite , nous répondrions que ces essais de traduction ne
sont pas destinés à être lus par tous; ce sont seulement des exer-
cices destinés aux esprits bien faits, doués de talent ; les qualités
qu'ils auront ainsi acquises, ils pourront ensuite s'en servir pour
la joie et le plaisir de leurs compatriotes. — D'ailleurs, quand
même ces fragments seraient répandus par l'impression, il n'y a pas
à attendre pour la morale publique un dommage particulier, car
il faudrait que poêles et écrivains se conduisissent d'une étrange
* 1742-1799. Penseur humoriste qui mérite toujours d'être lu. Son
Explication des caricatwes de Hogarth a été traduite en français.
2 Auteur d'une Enéide travestie.
à
NOTES ET FPiAGMENTS. ^37
f;içon pour être plus immoraux que les récits imprimés dans les
journaux de chaque jour.
MâNFBED.
Œuvre étrange qui me touche de près. Le spirituel et bizarre
poète s'est assimilé mon Faust, et son hypocondrie a trouvé là les
aliments les plus étranges, lia fait servir à son but tous les détails
qui lui plaisaient, et en les empruntant, il les a tous modifiés,
aussi je ne peux assez admirer son esprit. L'ensemble est tellement
transformé que l'on pourrait faire de très-intéressantes leçons sur
les ressemblances et les différences avec le modèle. Je ne peux
nier que la sombre ardeur de ce désespoir infini devient à la fin
pesante, mais, cependant, la fatigue que Ton éprouve ne se sé-
pare jamais de l'admiration et d'une haute estime.
Dans cette tragédie, nous trouvons la quintessence des idées
et des passions de ce talent si extraordinaire, né pour se tour-
menter lui-même. On ne peut guère juger avec une tranquille
équité la vie et la poésie de lord Byron. Il a reconnu souvent ce
qui le torture ; il l'a décrit souvent, et personne presque n'éprouve
de compassion pour cette douleur intolérable qu'il roule et re-
tourne sans cesse en lui-même. — Dans ce drame, ce sont les
spectres de deux femmes qui le poursuivent. — L'une s'appelle
Astarté ; l'autre n'a pas de nom, elle ne parait pas, elle n'a pas
de forme, ce n'est qa'une voix. Voici, raconte-t-on, l'horrible
aventure qu'il a eue avec la première de ces femmes. — Jeune
homme hardi et séduisant, il avait conquis l'attention d'une
jeune dame de Florence ; le mari ayant découvert leur liaison,
tua sa femme. Dans la même nuit, le meurtrier fut trouvé
mort dans la rue. Personne n'avait pu être soupçonné. Lord By-
ron avait quitté Florence, et toute sa vie il traîna derrière lui
ces deux spectres. — D'innombrables allusions dispersées dans
ses poésies rendent vraisemblable cet événement fabuleux.
Ainsi, dans le monologue de Manfred, dont je donne la traduc-
tion, nous le voyons s'appUquer à lui-même la malheureuse
histoire du roi de Sparte, Pausanias. Ce général lacédémonien
s'était d'abord couvert de gloire par sa brillante victoire de Platée;
438 NOTES ET FRAGMENTS.
mais sa fierté, son obstination, sa dureté grossière lui avaient
ôté l'amour des Grecs; des intelligences secrètes avec Tennemi lui
avaient ôté la confiance des Lacédémoniens ; et il finit par com-
mettre un crime dont les conséquences le poursuivirent jusqu'à sa
mort, qui fut ignominieuse. Il commandait dans la mer ^'oi^e la
flotte des Grecs alliés; il se prend d'une passion violente pour une
jeune fille de Byzance. Après de longues résistances, le puissant
général l'obtient enfin de ses parents ; il est convenu qu'elle sera
amenée chez lui pendant la nuit. La jeune fille, honteuse, prie
un esclave d'éteindre toute lumière : il obéit ; quand elle pénètre
dans la chambre de Pausanias, elle choque la tige de la lampe.
Pausanias, réveillé brusquement, croit qu'un meurtrier s'approche
de lui, il saisit son épée et tue son amante. Celte scène affreuse
ne peut se détacher de son imagination ; l'ombre le poursuit par-
tout et il demande en vain aux Dieux et aux charmes des prêtres
de le purifier.
Combien doit êlre blessé le cœur d'un poète, pour qu'il aille
chercher dans le passé un pareil événement, se l'applique et l'a-
joute à sa propre tragédie !
Les détails que nous venons de donner sont nécessaires pour
comprendre le monologue de Manfred, d'où s'exhale tant d'ennui,
tant de fatigue de la vie. .Nous le recommandons comme un excel-
lent exercice à tous les amis de l'art de déclamer. C'est le mono-
logue d'Hamlet à une plus hante puissance. II faut un grand
art pour faire ressortir l'idée épisodique en conservant à tout
l'ensemble un même caractère bien uniforme. On verra facilement
que pour bien rendre l'intention du poète, la voix doit prendre un
accent violent, et même bizarre.
Après avoir, pendant presque un an, entendu exprimer sur
cette œuvre les opinions les plus étranges, je l'ai enfin lue moi-
même, et j'ai éprouvé en même temps surprise et admiration;
effet qu'elle produira surtout esprit sensible àce qui est bon, beau
et grand. J'aimais à en causer avec des amis, et je résolus même
d'en dire quelques mots au public, mais plus on pénètre dans
l'œuvredun pareil esprit,plus on sent combien il est difficile de s'en
NOTES ET FRAGMENTS. 459
rendre compte à soi-même, à plus forte raison aux autres ; peut-
être donc, comme pour tant d'excellents livres, aurais-je gardé
encore le silence, sans une circonstance venue de Textérieur. Un
Français, Fabre d'Olivet, a traduit Caîn en vers blancs, et a joint
à sa traduction des observations philosophiques et critiques*. Je ne
connais pas son travail, mais le Moniteur au 50 octobre 1825, en
parlant du poète et de certains passages de ses écrits d une ma-
nière tout à fait conforme à mes vues, a réveillé mon attention ;
souvent, en effet, si, au milieu d'une foule confuse de jugements
qui nous laissent indifférents, s'élève enfin une voix qui nous
plaise, nous nous sentons engagés à lui répondre et à lui adresser
nos applaudissements. Laissons parler ce défenseur de Byron :
a Cette scène, (la malédiction de Caïn par Eve) atteste, suivant
nous, la profondeur énergique des idées de lord Byron; elle fait
dire à Tégard de Gain : digne fils d'une telle mère. Ici, le critique
demande où l'auteur en a puisé le modèle; lord Byron peut
lui répondre : dans la nature et l'observation, comme Corneille y
trouva sa Cléopâtre, les anciens leur Médée, comme l'histoire si-
gnale tant de caractères dominés par des passions extrêmes. —
Ce n'est pas celui qui a bien observé le cœur humain et connu
jusqu'où peuvent s'égarer les divers mouvements, surtout chez la
femme, où le bien comme le mal semblent n'avoir pas de limites,
qui pourra reprocher à lord Byron d'avoir, même à la naissance
du monde et pour la première famille, manqué à la vérité ou de
l'avoir exagérée à plaisir. Il a peint la nature corrompue comme
Hilton a su la peindre avec des couleurs d'une fraîcheur ravissante
dans sa beauté et sa pureté virginales. Au moment de l'impréca-
tion horrible qu'on reproche à l'auteur, Eve n'était plus le chef--
d'œuvre de la perfection et de l'innocence ; elle a reçu du tenta-
teur ces ferments empoisonnés qui ont dépravé des dispositions et
des sentiments destinés à une meilleure fin par l'auteur de la vie;
déjà la pure et douce satisfaction de soi-même est devenue vanité;
la curiosité exaltée par l'ennemi du genre humain concourant à
la désobéissance fatale, a trompé les intentions du créateur et al-
téré son plus bel ouvrage...
« Eve chérissant Abel, et maudissant avec fureur Caïn, son meur-
• Caïn, mystère dramatique de lord Byron, traduit en vers français et
réfuté dans une suite de remarques philosophiques et critiques et pré-
cédé d'une lettre à lord Byron sur les motifs et le but de cet ouvrage,
par Fabre d'Olivet.
440 KOTES ET FRAGMENTS.
trier, paraît conséquente à elle-même, telle qu'elle est devenue.
Abel, faible, mais pur, n'ofj'rant d'Adam que sa déchéance, plait
doublement à sa mère, parce qu'il lui retrace moins pénible-
ment limage humiliante de sa laule. Gain, au contraire, quia
plus hérité d'elle dans son caractère orgueilleux, et qui conserve
une force qu Adam a perdue, inite en elle tous les souvenirs,
toutes les impressions d'amour-propre à la fois; fr.ippée dans ses
sentiments maternels de prédilection, ^a douleur ne connaît plus
de bornes, quoique le meurtrier lui-même soit son fils, II appar-
tenait à un génie aussi vigoureux, que celui de lord Byron de tra-
cer l'affreuse vérité de ce tableau. // devait s'abstenir ouïe traiter
ainsi: »
Nous pouvons reprendre ce dernier mot en le générahsant et
dire : Lord Byron devait écrire Gain comme il Ta écrit, ou ne pas
l'écrire du tout.
Comme l'ouvrage, soit dans le texte, soit dans la traduction, se
trouve aujourd'hui entre toutes les mains, il n'a besoin ni d'être
Fricommandé ni même d'être annoncé; je veux cependant pré-
senter queRpes courtes observations.
A son talent sans limites, le poëte vient d'ouvrir de nouvelles ré-
gions; son coup d'œil ardeni a su, au delà de toute attente, pénétrer
îe passé, le présent, et aussi l'avenir ; aucun être humain ne peut
savoir d'avance quelles œuvres il accomplira en suivant cette voie
iaconnue. Nous pouvons cependant indiquer dès à présent quel-
ques-uns de ses procédés. Il se tient à la lettre de la tradition
biblique. Le premier couple humain a perdu sa pureté et son
innocence premières; une faute mystérieuse les lui a ravies; toute
leur postérité doit subir leur peine. Caïn est le représentant de
cette humanité déchue ; sur ses épaules tombe le poids immense
de la faute; sans avoir péché lui-même, il est plongé dans une
profonde misère. Ce premier fils de l'homme, si lourdement
courbé sous le malheur, est surtout préoccupé de la mort. Il n'en
a. aucune idée, et, quoiqu'il désire la fin de son infortune ac-
tuelle, il aime encore mieux s'y soumettre que la changer contre
un état complètement inconnu. On voit que déjà dans l'âme dU;
premier et du malheureux fils de l'homme se sont agitées toutes'
les douloureuses et insolubles questions qui nous tourmentent
encore aujourd'hui, II sent tous ces problèmes de notre nature se
soulever tumultueusement au fond de lui-même; ni la pieuse
douceur de son père et de son frère, ni l'aimable société de sa'
NOTES ET FRAGMENTS. i4l
sœur et épouse ne peuvent le calmer. Pour accroître son sup-
plice, Satan apparaît; ce puissant séducteur trouble d'abord sa
conscience, puis il lui fait accomplir un voyage merveilleux à tra-
vers les mondes; il lui montre le passé immense, le présent pe-
tit, mesquin, l'avenir sans consolation. Caïn retourne vers les
siens, non plus méchant, mais plus animé; trouvant tout dans le
cercle de sa famille comme il l'avait laissé, Tinsistance d'Abel
pour lui faire offrir un sacrifice lui semble intolérable. Bornons-
nous à dire que tous les détails qui amènent le meurtre d'Abel sont
d'une invention de premier ordre ; tout ce qui suit est également
d'une valeur inappréciable. Abel est tué! Voilà la mort!... cette
mort dont on parlait tant, et sur laquelle la race humaine ne sait
rien de plus qu'auparavant !
N'oublions pas de rappeler que dans toute la pièce circule le
pressentiment d'un Sauf»ur; sur ce point comme sur tous les au-
tres, le poëte s'est conformé à nos doctrines et à notre exégèse.
Notre voisin de TOccident a relevé excellemment les mérites de
la scène avec Adam et Eve, scène dans laquelle Eve frappe de sa
malédiction Gain qui reste muet; nous n'avons rien à ajouter à
ce qu'il a dit. C'est avec admiration, avec une crainte respectueuse,
que nous avançons vers le dénoùment. Il a été jugé d'un mol,
par une de nos spirituelles amies, hautement admiratrice comme
nous, de Byron. Elle a dit : « Tout ce que le monde renferme de
religion et de morale est contenu dans les trois derniers mots de
ce drame. »
PREFACE à. LA TRADUCTION ALLEMANDE DE LA VIE DE SCHILLER
écrit» en anglais par Carlyle,
Déjà, depuis quelque temps, on parle d'une littérature univer-
selle, et ce n'est pas sans raison; car les différentes nations,
ébranlées les unes par les autres pendant de terribles guerres,
ont remarqué, après avoir été rendues à elles-mêmes, que l'étran-
ger qu'elles avaient appris à connaître avait certaines idées dont
elles manquaient elles-mêmes. De là le désir de relations avec les
voisins; jusque-là chacun s'était renfermé en soi-même; l'esprit
aspira alors à être admis, pour sa part, dans le commerce et dans les
25.
4i2 KOTES ET FRAGMENTS.
échanges que les peuples font entre eux. Ce mouvement est encore
assez récent; cependant, il peut déjà donner lieu à quelques ob-
servations, et fournir quelques avantages que Ton doit recueillir
aussi vile que possible, comme on le fait pour le commerce de
marchandises. Aujourd'hui, la traduction de la Vie de Schiller, par
M. Carlyle, ne peut guère nous apporter de faits nouveaux; l'au-
teur doit ce qu'il sait à des écrivains qui nous sont connus depuis
longtemps, et les questions qui sont ici traitées ont été bien sou-
vent agitées chez nous. Cependant tout admirateur de Schiller,
par conséquent, on peut le dire hardiment, tout Allemand, ac-
cueillera cet ouvrage avec plaisir, car il y verra par lui-même com-
bien un homme d'outre-mer, d'un esprit délicat, actif, pénétrant,
a été ému, excité par les créations de Schiller, et entraîné par lui
à une étude plus profonde de la littérature allemande. J'ai été
(rès-touché, pour ma part, de voir cet étranger, d'un esprit calme
et pur, reconnaître la noblesse et la grandeur des idées du poëte
même dans ses premières œuvres, souvent si rudes, et presque
grossières, et s'appuyer même sur ces travaux pour construire,
dans son esprit, l'idéal du plus parfait des mortels. Je crois donc
que cet ouvrage, écrit par un jeune homme, doit être recommandé
comme tel à la jeunesse allemande : car s'il y a un vœu à faire
pour l'âge de la vivacité active, c'est qu'il sache découvrir par-
tout les idées louables, saines, qui sont propres à nous former,
qui trahissent de hautes aspirations, en un mot : l'idéal; c'est
aussi qu'il sache, mêm.e dans les œuvres qui ne sont pas des mo-
dèles, découvrir le modèle de l'humanité.
Ce qui doit aussi rendre cet ouvrage important pour nous, c'est
qu'il nous montre un étranger avouant avec simplicité et sincérité,
sans aucune arrière-pensée, qu'il doit son développement moral à
ces œuvres de Schiller, dont l'influence sur nous a été autrefois
si complète et si variée. Cù qui a presque cessé d'agir dans notre
pays commence justement à agir avec énergie à l'étranger. Ce
fait remarquable montre que ces œuvres ont en elles une cer-
taine force qui trouvera toujours à s'exercer dans les diverses lit-
tératures, à un certain moment de leur existence. Par exemple,
les Idées de Herder sont aujourd'hui passées chez nous dans la
masse des esprits; celui qui les lit n'y trouve rien qui ne lui soit
déjà familier, parce que les principes que l'ouvrage renferme ont
été appliqués de mille manières, et on les connaît très-bien sans
avoir lu l'ouvrage qui les renferme. Mais cet ouvrage cependant
NOTES ET FRAGMENTS. 443
vient d'être traduit en français* : c'est évidemment parce que le
traducteur croit que ce livre, devenu inutile chez nous, peut
encore, en France, plaire et être utile à des milliers d'esprits
cultivés.
ROMANS ALLEMANDS, TRADUITS PAR T. CARLVLE (l827).
Ce recueil renferme des romans de Musseus, Tieck, Hoffmann,
Jean-Paul Richter et Gœthe. Les notices écrites sur chacun
de ces auteurs sont dignes des mêmes éloges que la biographie
de Schiller; elles méritent d'être traduites par nos journaux et
nos revues, ce qui peut-être du reste est déjà fait. Les faits sont
exacts et donnent une connaissance suffisante du caractère de
l'individu et de l'influence que sa vie a exercée sur ses écrits.
L'esprit clair et tranquille de M. Carlyle témoigne encore mie fois
de l'intérêt qu'il a pris aux commencements poétiques et litté-
raires de l'Allemagne ; il saisit bien dans son originalité l'effort
de la nation; il met chacun à sa place avec impartialité, et pacifie
ainsi ces querelles inévitables dans l'histoire de toutes les littéra-
tures. Car vivre et agir, c'est forcément s'engager dans un parti etle
défendre. Il ne faut pas blâmer celui qui combat pour conquérir
une place, un rang qui, assurant son existence, lui donneront une
influence dont il pourra se servir heureusement. Lorsque des
luttes viennent pendant longtemps troubler le ciel d'une httéra-
ture, l'étranger attend que la poussière retombe, que la vapeur
et les nuages se dissipent au loin, et, comme nous, lorsque,
dans une nuit claire, nous observons la lune, il contemple
alors d'un esprit tranquille ces régions éloignées de lui, et aper-
çoit nettement leurs ombres et leurs lumières.
Que l'on me permette de joindre ici quelques observations qui
sont déjà anciennes ; si l'on trouve que je me répète, j'espère
que l'on trouvera aussi que la répétition de ces idées n'est pas
sans quelque utilité.
Il est évident que, depuis longtemps déjà, c'est en ayant de-
vant les yeux Tensemble de l'humanité que travaillent les meil-
* Par M. Edgar Quinel. Gœthe, en l'annonçant, lorsqu'il parut, re-
commanda l'introduction comme a faisant naître dans l'esprit de belles
rcUexions. »
m- NOTES ET FRAGMENTS.
jeurs poètes et les meilleurs esthéticiens de toutes les nations.
Dans toutes les œuvres, qu'elles soient historiques, mythologiques,
fabuleuses et plus ou moins arbitraires, toujours on verra davan-
tage, à travers la nationalité et le caractère particulier de 1 écrivain,
percer et briller cette idée générale. Le même fait se présente dans
]a vie pratique; à travers tout ce qu il y a sur cette terre de
grossier, de sauvage, de cruel, de faux, d'égoïste, de menteur, se
ghsse et se répand peu à peu une certaine douceur; cependant il
ne faut pas espérer pour cela une paix universelle; il faut sim-
pjement penser que les luttes inévitables deviendront moins vio-
lentes, la guerre moins cruelle, la victoire moins superbe.
Ce qui dans les poésies de chaque peuple se rattache à ces
idées générales, voilà ce que toutes les autres nations doivent
s'assimiler. Quant aux idées particulières à chaque race, il faut les
lui laisser, après avoir appris à bien les connaître, afin de pouvoir
çjîtreter.ir des relations avec elle ; car les tiiiils distinctifs d une
nation sont comme sa langue, comme sa monnaie; ils rendent,
pour celui qui les connaît, les relations plus faciles; ce sont même
eux, qui seuls les rendent vraiment possibles.
Une tolérance universelle et réciproque se produira certaine-
ment, lorsqu'on laissera volontiers à chaque race, à chaque indi-
>idu son caractère original, tout en restant ferniement convaincu
«iue l'on reconnaît les idées les plus belles à ce signe, qu'elles ap-
liartiennent à Ihumanité tout entière. Déjà, depuis longtemps,
les Allemands travaillent à établir ces relations de justice réci-
proque. Quiconque sait l'allemand, et étudie la littérature alle-
mande, se trouve sur le marché où toutes les nations viennent
offrir leurs produits; et il peut s'enrichir en se faisant interprète.
Tel est le rôle de tout traducteur : il travaille à ce commerce in-
tellectuel du monde entier; il s'efforce de multiplier les échan-
ges; et, malgré tout ce que l'on peut dire sur Tinsuflisance de
toute traduction , ce travail n'en reste pas moins un des
plus importants et des plus honorables. Le Coran div : « Dieu a
donné à chaque peuple un prophète parlant sa langue. » Chaque
traducteur est de même dans sa langue un prophète. Malgré toutes
les objections de détail que la critique a faites à la traduction de
la Bible par Luther, elle n'en a pas moins produit les résultats les
pîus considérables. Et Lénorme travail des sociétés Bibliques ne
ye borne-t-il pas à donner à chaque peuple l'Évangile écrit dans
sa laaiiue?
KOTES ET FRAGMENTS. 4i5
LITTERATURE ESPAGNOLE
CALDi:i;OiN. — LA FILE DE L AIR.
De nugis hominum séria veritas
Uno volvitur assere
Et certes c'est ce drame deCalderon qui remportera le prix, si sur
la scène doivent se dérouler toutes les hautes folies humaines. Sou-
vent, il est vrai, nous nous lùsscns tellement séduire par les mé-
rites d une œuvre d'art, qu'elle etface complètement toutes celles qui
l'ont précédée; mais c'est là une erreur qui n'a pas de conséquences
fâcheuses, car, pour justifier notre jugement, nous sommes amenés
à étuaier l'œuvre de plus près et à ne laisser dans l'ombre aucune
de ses qualités. Je déclare donc sans crainte que dans la Fille de
Vair, j'ai plus que jamais appris à admirer le grand talent de
Calderon, à respecter la hauteur de son esprit, la lucidité de son
intelligence. Il faut reconnaître que le sujet est supérieur à celui
de toutes les autres pièces ; la fable, en effet, est tout à fait natu-
relle; l'influence démoniaque n'y joue pas un plus grand rôle qu'il
n'était nécessaire, et les événements extraordinaires, surhumains
s'y déploient d'autant mieux. Le merveilleux n'apparait qu'au
commencement et à la fm; dans le reste de l'œuvre, tous les res-
sorts sont naturels. Juger cette pièce, c'est juger toutes celles de
l'auteur. 11 n'y a pas là une manière originale de voir la nature ; tout
est purement théâtral, scénique. Il n'y a pas trace d'iUusion ; rien
surtout ne cherche à paraître touchant. L'intelligence saisit faci-
lement le plan ; les scènes se déroulent en suivant une marche
qui rappelle les ballets; bon procédé au point de vue de l'art, et
que l'on retrouve dans nos opéras-comiques modernes. Les ressorts
principaux sont toujours les mêmes : lutte de devoirs entre eux,
passions qui trouvent des entraves dans l'opposition des carac-
tères ou des situations. Entre les scènes consacrées au dévelop-
pement poétique de l'action principale se glissent des scènes
intermédiaires; là se meuvent d'élégantes et délicates figures qui
semblent exécuter des figures de danse; là régnent la rhétorique,
la dialectique, la sophistique. Tous les éléments de riiumanilé y
paraissent ; le fou lui-même n'y manque pas ; sa raison familière
4 iO NOTE S K T FRA G M EN T S.
détruit rapidement, sinon d'avance, toute illusion d'amour ou
d'amitié qui vient à naître.
Il ne faut que peu de réflexion pour sentir que la vie humaine,
les sentiments de l'âme, ne doivent pas être transportés sur la scène
dans leur état naturel originaire; il faut qu'ils subissent un travail
préparatoire, il faut qu'ils soient sublimés; c'est ainsi que nous les
trouvons chez Calderon; le poète, placé à la cime d'une civilisatior
raffinée, nous donne dans ses œuvres une quintessence de Thuma-
nité. Sliakspeare, au contraire, nous présente le cep lui-même avec
sa grappe toute mûre ; nous pouvons en faire ce que nous voulons;
nous pouvons manger le raisin même, ou le porter au pressoir, le
boire et le savourer quand il sera transformé en vin doux ou
bien encore quand il aura fermenté, toujours nous nous senti-
rons rafraîchis. — ChczCalderon c'est l'opposé; il ne laisse rien au
choix et à la volonté du spectateur ; il nous donne un esprit-de-vin
concentré, rectifié, relevé par des épices, adouci par des sucreries;
c'L il laut boire la hqueur telle qu'elle est, comme un délicieux
excitant, ou bien la refuser.
Ce qui donne tant de valeur à /a Fille deVair, nous l'avons déjà
dit, c'est le sujet. Dans beaucoup de pièces de Calderon on voit cet
esprit si élevé et si libre se faire l'esclave de ténébreux préjugés;
son art si intelligent travaille pour la sottise, et nous sentons alors
entre le poète et nous un pénible désaccord, car le sujet qu'il a
choisi nous choque, pendant que la manière dont il l'a traité
nous enthousiasme ; tel est le cas pour la dévotion à la Croix et
V Aurore à Capocavana.
A cette occasion nous dirons publiquement ce que nous nous
sommes souvent dit à nous-mêmes : Un des avantages les plus
grands de Shakspeare a été de naître protestant et de recevoir
l'éducation protestante. Partout on reconnaît en lui l'être humain
dans sa simplicité, qui se plaît avec tout ce qui est humain; la
superstition et l'erreur restent bien au-dessous de lui ; il ne s'en
sert que comme de jeux ; il force des êtres surnaturels à le servir,
il évoque des spectres tragiques, des gnomes burlesques, mais il
ne leur permet pas de ternir la Hmpidité de son œuvre; jamais
il ne s'est vu obligé à diviniser l'absurde, la plus triste obligation
à laquelle puisse se voir réduit l'homme qui a conscience de la
raison qui est en lui.
Revenons à la Fille de Vair pour ajouter un mot. Si
nous pouvons nous transporter dans une civilisation si éloi-
NOTES ET FRAGMENTS. 447
gnée, sans connaître le pays, sans comprendre la langue,
si nous pouvons à noire aise faire pénétrer notre regard dans
une littérature étrangère sans avoir besoin de nous livrer à de lon-
gues recherches historiques ; si nous pouvons nous faire une idée
nette du goût d'un certain temps, de Fesprit d'un certain peuple,
à qui le devons-nous ? Au talent d un traducteur qui a consacré sa
vie laborieuse à un travail qu'il nous destinait. Adressons donc
de cordiaux remercîments à M. le docteur Gries; il nous a fait un
inestimable présent. La clarté de sa traduction nous séduit, la grâce
du style nous gagne, et l'harmonie parfaite de toutes les parties
nous prouve son exactitude. — Ce sont les vieillards qui doivent
surtout louer ces travaux, grâce auxquels nous pouvons lire com-
modément de remarquables chefs-d'œuvre ; les jeunes gens ne sont
pas toujours disposés à reconnaître chez leurs émules les qua-
lités qu'ils espèrent montrer eux-mêmes. Béni soit donc le tra-
ducteur qui a su concentrer toutes ses forces sur un point unique,
pour donner à des milliers de ses compatriotes de nobles jouis-
satices.
POÉSIE POPULAIRE.
CHANTS SERBES.
Traduits par mademoiselle de Jacob,
Depuis longtemps déjà on accorde une grande valeur aux poésies
populaires originales, que ces poésies retracent des événements
d'un intérêt historique général, ou qu elles soient consacrées à des
scènes domestiques et à des peintures de sentiment. Je ne nierai
pas que je suis au nombre de ceux qui ont cherché par tous les
moyens à répandre et à favoriser ces études, dont je me suis
toujours occupé moi-même avec plaisir ; je n'ai pas négligé non
plus de temps en temps d'écrire des poésies dans cet esprit et
sur ce mode, poésies que je confiais au goût délicat des compo-
siteurs. Car, j'aime à le reconnaître, les chants populaires doivent
surtout leur succès à leurs mélodies. Écrites dans des tons sim-
ples, irréguUers, rapprochées des tons mineurs, elles plongent
4.r, NOTES ET FRAGMENTS.
l'ànie dans une espèce de bien-être vague; ce plaisir doux, com-
parable cà celui que donnent les harpes éoliennes, a un tel charme
que, si nous Pavons goûté une lois, nous aspirons toujours à en
jouir de nouveau.
Lorsque nous lisons simplement ces poésies, elles ne conser-
vent pour nous de valeur extraordinaire que si notre esprit, no-
tre raison, notre imagination, notre mémoire, se sentent par elles
vivement excités, si elles nous présentent une peinture immédiate
des traits originaux d'un peuple primitif, si elles nous retracent
avec une clarté et une précision parfaites les pays et les mœurs au
milieu desquels elles sont nées. Comme ces chants sont presque
toujours la peinture d'une époque primitive faite par un siècle
plus moderne, nous exigeons que le caractère des temps primitifs
ait été conservé par la tradition, sinon d'une manière absolue, au
moins dans ses parties principales ; nous voulons que le style soit
en harmonie avec la simplicité des premiers âges, et nous nous
plairons par cette raison à une poésie naturelle, sans art, à des
rhythmespeu compliqués, et même peut-être monotones; tels sont
les chants grecs et les chants serbes.
Il y a un point important qui ne doit pas être oublié : il nefaut ja-
mais considérer et surtout juger ces poésies isolément, une aune; il
faut les considérer en masse, comme un ensemble : c'est de cette
façon seulement que l'on pourra, sans se laisser choquer par tel
ou tel détail de mœurs auquel nous ne sommes pas habitués,
juger de leur richesse ou de leur pauvreté, de Tétendiie ou de
l'étroitessc des idées qu'elles renferment, de la profondeur des
traditions qui y apparaissent ou de l'insignifiance des petits événe-
ments qu'elles retracent. —Ne restons pas plus longtemps dans les
généralités et parlons des Chants serbes.
Que l'on se remette en mémoire ces temps o j d'innombrables
peuplades arrivèrent de l'Orient ; elles marchaient, laii.i s'arrê-
taient; elles chassaient, puis étaient chassées; elles renver-
saient, bâtissaient, et, troublées dans leur établissement, repre-
naient leur vie nomade. Les peuplades serbes, vivant de cette vie,
s'arrêtèrent d'abord en Macédoine, ci se fixèrent enfin en Servie.
— Il faudrait que le lecteur se représentât ce pays, dont il est dif-
ficile de donner une idée en peu de mots. Il s'agrandissait ou di-
minuait selon les temps, et la nation tantôt se resscrrrtit, tantôt se
répandait sur de plus vastes espaces, suivant les discordes mté-
rieures ou les victoires d'ennemis venus du dehors; mais la Servie
NOTES ET FRAGMENTS. 4*9
restait alors toujours plus grande qu'aujourd'hui. Que l'imagiiia-
lion se place donc au confluent de la Save et du Danube, là où nous
trouvons aujourd'hui Belgrade; la rive droite de la Save et du
Danube forme la frontière du Nord; au sud, la frontière est for-
mée par TAdriatique, à l'est, par le Monténégro. Parmi les peu-
ples voisins, on remarque les Vénitiens, les Hongrois et plusieurs
autres nations diverses et changeantes; dans les premiers temps,
les Serbes entretiennent des relations surtout avec Tempire grec;
tantôtils payent des tributs; tantôt ils en reçoivent; tantôt ils sont
ennemis, tantôt alliés ; plus tard l'empire turc remplace l'empire
grec. Cette nation fixée ainsi dans la région du Danube, retenue là
par l'amour du pays, vivait dans un état perpétuel de guerre,
malgré les châteaux et les villes qui avaient été bâties sur les hau-
teurs pour assurer ses possessions ; sa constitution était une es-
pèce de confédération de princes, réunie sous l'autorité Irès-vague
d'un chef suprême, que 1 on suivait par obéissance ou par simple
déférence. L'héritage de tous ces despotes grands et petits se par-
tageait suivant les prescriptions de livres anciens, très-respec-
tés, déposés dans les mains des prêtres ou gardés précieusement
dans les trésors de quelques princes.
U est évident que ces poésies, malgré le rôle que Tunagination
peut y jouer, ont un fond historique et réel; mais en quel temps
placer les faits racontés? Question impossible à résoudre quand il
s'agit de poésies transmises oralement. On peut fixer du moins
à peu près l'époque où les poésies ont été écrites. Quelques-unes,
en petit nombre, sont antérieures à l'arrivée des Turcs en Europe;
plusieurs désignent Andrinople comme la capitale du sultan ; d'au-
tres appartiennent au temps où la puissance turque sappesanlis-
sait toujours davantage sur les peuples voisins, entin dans les
dernières on voit la paix régner entre Turcs et chrétiens ; ils jouent
ensemble un rôle dans des aventures d'amour, et sont lié.
par des relations commerciales.
Dans les poésies les plus anciennes se trahissent des idées bar-
bares et superstitieuses; on voit des sacrifices humains de l'es-
pèce la plus horrible. Une jeune femme est ensevelie vivante,
pour que la forteresse de Scutari puisse se bâtir; ce fait parait
d'autant plus sauvage que dans tout l'Orient nous ne voyons ja-
mais mettre dans les édifices, pour assurer leur durée et leur ré-
sistance à tous les ennemis, que des images consacrées, talismans
que l'on dépose dans des endroits secrets.
^''» ILOTES ET FRAGMENTS.
Parlons d'abord, comme il est juste, des aventures guerrières.
Marco, leur plus grand héros, peut être considéré comme un
pendant très-sauvage et très-barbare de l'Hercule grec, et du Rus-
tan persan; c'est le premier et le plus invincible des héros serbes,
sa force est immense, ses hauts faits merveilleux. Il monte un
cheval qui a cent cinquante ans, lui-même a trois cents ans; il
meurt enfin, sans savoir pourquoi, encore dans la pleine posses-
sion de ses forces. Cette époque a donc une physionomie toute
païenne. —Dans les poésies de Tépoque moyenne, le christianisme,
ou plutôt l'Église apparaît. Les bonnes œuvres sont alors la seule
consolation de celui qui ne peut se pardonner de grands méfaits.
La nation entière est soumise a de poétiques superstitions; les
anges se montrent très-souvent; les revenants jouent un grand rôle;
les héros les plus fiers tremblent devant les prophètes, ils obéis-
sent aux pressentiments bizarres, aux prédictions faites par des
oiseaux. — Cependant, sur tout cet ensemble règne une espèce
de divinité sans raison ; puissance irrésistible et fatale, nommée
Wila; elle habite les solitudes, les montagnes, les forêts; elle fait
entendre partout ses prédictions et ses ordres; tantôt elle paraît
sous la forme d'un hibou ou sous la figure d'une belle femme ; c'est
une chasseresse excellente; elle passe aussi pour dirigera son gré
les nuages ; en un mot elle rappelle le Destin ; on ne doit pas la
nommer, et elle a une influence plus souvent funeste que bien-
faisante.
La bataille d'Amselfeld, en 1589, perdue complètement par
trahison, et les combats de George Czerni sont consacrés par des
monuments poétiques, qui se rapprochent des lamentations
souliotes. Celles-ci sont en grec, mais elles montrent de la
même façon une nation malheureuse qui n'a pas su se défen-
dre contre un voisin puissant.
Les chants damour, considérés aussi dans leur ensemble, sont de
la plus grande beauté ; ils montrent surtout le contentement absolu
que deux amants trouvent à vivre uniquement l'un pour l'autre en
oubliant tout; ils sont riches de pensées, gais, délicats; les amants
déclarent leur amour avec une grâce originale ; ils savent mon-
trer hardiesse et prudence pour triompher des obstacles qui s'op-
posent à leurs vœux; quand il leur faut se séparer, leur douleur
est adoucie par des espérances qui dépassent cette vie.
Ces poésies sont toujours brèves sans être laconiques; un
paysage, une émotion pittoresque, un pressentiment dû à qrelque
NOTES ET FRAGMENTS. 45i
fait naturel en forment presque toujours le début. Toutes les
émotions sont sincères. — La jeunesse a une extrême délicatesse;
la vieillesse est dédaigneuse et dédaignée; les jeunes filles trop
capricieuses sont repoussées et abandonnées; le jeune homme est
de son côté très-inconstant el parait plus attaché à son cheval
qu'à sa belle. Mais lorsque deux amants sont fortement unis, ils
résistent sans hésitation à Taulorité d'un frère ou de tout autre
paient qui veut s'opposer à leur amour.
11 faut lire les poésies elles-mêmes pour reconnaître tous les
mérites que je viens d'énumérer; pourra-t-on par un résumé en
quelques paroles, se faire une idée de la variété admirable des sujets
traités? je ne sais, mais je ne peux m'empôcher de donner un ré-
sumé de ce genre, qui, du moins, éveillera l'attention du lecteur.
i . Portrait d'une jeime Serbe, sa craintive réserve, jamais elle
ne lève ses beaux cils. 2. Malédiction passionnée lancée par jeu
par un amant. 5. Émotion de lamante à son réveil ; le sommeil
de son amant est si doux qu'elle craint de le réveiller. 4. Sépara-
tion avant de mourir. 5. Sarajewo ravagée par la peste. 6. Im-
précation lancée contre une inOdèle. 7. Bizarre aventure d'a-
mour. 8. Deux rossignols apportent un message amical à la
tiancée. 9. Dégoût de la vie parce que l'amante est irritée. 10.
Lutte intérieure d'un amant, désigné pour conduire celle qu'il
aime à son rival. 1 1 . Vœu d'amour : une jeune fille voudrait que
son amant fût le ruisseau qui passe devant sa maison. 12. Étrange
aventure de chasse. 13. Inquiète sur son amant, la jeune Serbe
ne veut pas chanter pour ne pas avoir à prendre l'air joyeux. 14.
Plainte sur le renversement des mœurs: le jeune homme éfiouse
la veuve el le vieillard la vierge. 15. Un jeune homme adresse à
une mère ses plaintes parce quelle laisse à sa fille une trop grande
liberté. 16. La jeune fille se plaint violemment de lineonstance
des hommes. 17. Joyeuses confidences de la jeune fille au cour-
sier qui lui trahit l'inclination et les projets de son maître. 18.
Malédiction lancée à finlidèle. 19. Amour et soucis. 20. Char-
mante explication des motifs qui font préférer la jeunesse à la
vieillesse. 21. Différence entre faire un présent et donner un an-
neau. 22. La déesse des bois, Wila, console un cerf malade d'a-
mour. 25. Une jeune Serbe empoisonne son frère pour épouser
son amant. 24. La jeune fille ne veut pas de celui qu'elle n'aime
pas. 25. La belle servante d'auberge : son bien-aimé n'est pas
parmàses hôtes. 26. Doux repos après le travail. (Très-beau, sou-
452 KOTES ET FRAGMENTS.
lient la connparaison avec le Cantique des cantiques). '27. Jeune
fille liée : capitulation pour être mise en liberté. 28. Double ma-
lt-diction lancée par la jeune 1111e contre ses yeux et contre l'a-
mant infidèle. 29. Beautés d'une jeune tille petite et de tout ce
qui est petit. 50. Les amants se trouvent : joies et tendresses. 51.
<Juelle sera la profession de répoux?52. Joyeux babillages d'a-
mour. 55. Fidélité dans la mort; fleurs qui éclosent sur le tom-
beau. 54. Empêchement: rélrangère est détestée de la sœur de
son amant. 55. L'amant revient de l'étranger, il observe la jeune
iilie tout le jour; le soir il la surprend. 56. La jeune fille aban-
donné^^ s'enfuit dans la neige, mais elle ne sent de froid qu'au
<:œur. 57. Souhaits de trois jeunes filles: un anneau, une cein-
ture, un amant. La dernière a fait le meilleur choix. 58. Il n'y a
pas eu de serment; regiets. 59. Amour secret (très-beau). 40.
L'épouse voit revenir celui qu'elle a aimé d'abord. 41 . Apprêts de
mariage; surprise de la fiancée. 42. Vives îulineries. 45. Amour
empêché, cœurs flétris. 44. Fiancée abandoiniée. 45. Huel mo-
nument est le plus durable? 4G. Petit et savant. 47. Le mari passe
avant tous, avant le père, la mère. le frère. 48. Mortelle sout-
(rance d'amour. 49. Au dernier moment, refus. 50. Qui la jeune
tille a-t-elle pris pour modèle? 51. Jeune fille portant la ban-
nière. 52. Rossignol pris et vite rendu à la liberté. 55. La beauté
serhp. 54. La douce séduction réussit loujoius. 55. Beigrado en
naiiniies.
Le premier traducteur, par la crainte de trop choquer nos ha-
bitudes, avait été a.ssez infidèle au texte original ; mais peu à peu,
la nation apprend à se plier mieux aux idées et aux expressions
étrangères : aussi Mlle de Jacob a pu être bien plus littérale. Il est
heureux que cette traduction soit une œuvre féminine, car la ci-
vilisation serbe est si éloignée de la nôtre que nous pourrions
encore en détourner les yeux, si une lemme ne nous engageait pas
doucement à l'étudier. .Nous ne retrouvons plus là ces apparitions
nuageuses d'Ossian. qui, comme une mauvaise épidémie, se sont
abattues sur un siècle débile; ces figures d'Ossian, à contours
vagues et indécis, ont eu beaucoup plus de succès qu'elles ne le
méritaient ' . La poésie qui nous vient aujourd'hui du sud-est neres-
* Werther, en 1774, traduisait Ossian avec enthousiasme; Gœthe, en
1825, dit que le goût pour Ossian a été pour l'Europe une maladie fatale.
Ce changement explique le silence singulier que Gœthe a gardé sur cer-
NOTES ET FRAGMENTS. 453
sembleen rien à celle qui nous venaitjadis dunord-ouest; elle est
rude, âpre, pleine d'aspérités ; des relations de famille elles-mêmes
sortent très-souvent les discordes et les liaines; — nous ne deman-
dons [)as que les lecteurs allemands et européens trouvent une jouis-
sance pour leur cœur à ces peintures de mœurs si étranges et sou-
vent si barbares, nous désirons seulement qu'ils osent faire une
visite à ces peuplades, qu'ils parcourent leur pays sauvage,
tel qu'il était il y a quelques centaines d'années ; ainsi s'enrichira
leur imagination, ainsi leur jugement prendra plus de liberté et
d'étendue.
Les traductions littérales, dont le nombre augmente dans notre
langue, exciteront chaque jour davantage les étrangers à appren-
dre l'allemand. Notre langue devient la médiatrice de toutes les
littératures, l'interprète universel, et elle renferme en elle tons
les chefs-d'œuvre de tous les peuples. Nous pouvons donc en re-
commander l'étude sans nous faire accuser d'amour-propre. L *i
nations étrangères qui, il y a un demi-siècle, prononçaient sur
nous des jugements si peu favorables et si superficiels, rendent
maintenant hommage aux services que nous rendons. Je ne veux
en aucune façon, par ces paroles, disputer et contester à la langue
française son universalité comme langue de la conversation et de
la diplomatie ; c'est comme langue de la science que l'allemand
doit peu à peu devenir aussi langue universelle.
Continuant les travaux de M. Grimm et de Mlle de Jacob,
M. Gerhard nous donne à son tour une traduction de Chants
serbes. Ce ne sont plus des chants héroïques et des chants d'a-
njour que nous trouvons ici, ce sont de vraies chansons, faites
pour être chantées en chœur, en un mot des Vaudevilles ; tantôt
le refrain se compose de certaines phrases répétées, tantôt ce
sont de simples cris absolument dépourvus de sens qui ne reten-
tissent bruyamment aux oreilles, que pour entraîner l'esprit dans
une espèce de délire et d'ivresse. — Ce genre est échu en partage
au Français sociable ; de tout temps il s'y est montré sans rivaux,
et, de nos jours, il a produit Déranger ; ses chansons sont celles
d'un maître, nous dirions que ce sont des modèles, si, pour que sa
taines poésies de la Reslauralion (par exemple sur les Méditations). Il ne
sentait plus que de l'éloignemeiit pour lout ce qui lui rappelait AVeriher
ou Ossian. Il a dit dans une de ses Pensées : « Si le poêle est malade,
qu"il commence par se guérir. Quand il sera guéri, il écrira. »
454 NOTES ET FRAGMENTS.
poésie eût tous les mérites du genre, il n'avait pas dû laisser de côté
tous les égards que Ton doit à une société cultivée. — Il est bien
remarquable qu'un peuple à moitié sauvage se place à côté du
peuple le plus civilisé, dans ce genre de poésie lyrique légère ; ce
fait nous prouve encore une fois quMl y a une poésie universelle
répandue partout et qui naît et se déploie différemment suivant
les circonstances ; elle n a nullement besoin que les idées ou les
formes lui soient transmises par une tradition; partout où le
soleil brille, son apparition et son développement sont certains.
Les poésies vraiment populaires ne parcourent qu'un cercle
assez étroit ; entre chaque nation, il y a des nuances curieuses à
éludier, mais, cependant, considérées dans leur ensemble, elles
expriment toutes un certain nombre de situations qui reviennent
toujours les mêmes; aussi leur défaut est la monotonie.
LITTÉRATURE GRECQUE ANCIENNE
PLATON CONSIDÉRÉ COMME AYANT CONNU UNE REVELATION Cnp.ETlENNE
(Morceau écrit en 1796 à propos d'une traductiou nouvelle.)
Les hommes ne croiraient jamais avoir assez reçu de Téternel
auteur des choses, s'ils étaient forcés de reconnaître que tous
leurs frères ont été de sa part Tobjet de soins absolument iden-
tiques; il faut qu'un livre spécial, un prophète spécial leur aient
indiqué mieux, qu'à personne le chemin de la vie, et avec ce se-
cours, tous doivent faire leur salut, qu'ils seront seuls à faire.
Aussi, de tout temps, combien étaient étonnés ceux qui s'étaient
attachés à une doctrine exclusive, lorsqu'ils trouvaient en dehors
de leur horizon des hommes intelligents et bons qui avaient comme
eux à cœur de donner à leur nature morale le développement le
plus parfait possible ! Que leur restait-il à faire, sinon à accorder que
ces hommes avaient reçu une révélation qui, jusqu'à un certain
point, était leur bien propre ? Cette opinion sera toujours celle des
esprits qui aiment à s'attribuer des privilèges, et qui, ne voulant
pas que Dieu exerce une action ininterrompue sur l'ensemble de
son immense univers, regardent comme tout naturel qu'il ait en fa-
NOTES ET FRAGMENTS. 455
veur de leur cher moi, de leur église et de leur é(;ole, constitué
des droits spéciaux, fait des exceptions et des miracles. C'est ainsi
que, plusieurs fois déjà, on a fait à Platon l'honneur de le con-
sidérer comme ayant connu une Révélation chrétienne, et c'est
encore ainsi qu'on nous fait aujourd'hui son portrait.
Avec un pareil écrivain, qui, malgré ses grands mérites, ne
peut guère échapper au reproche d'avoir usé à tort d'idées so-
phistiques et théurgiques, combien serait-il indispensable de pos-
séder un exposé critique bien clair des circonstances au milieu
desquelles il a écrit, et des motifs qui l'ont fait écrire? On sent
ce besoin, quand on le lit, non pas comme le font tant d'es-
prits médiocres, pour s'édifier dans les ténèbres, mais pour bien
connaître, dans sa vraie originalité, cette âme excellente; ce qui
peut servir à notre développement, ce n'est pas l'illusion vague,
c'est la connaissance positive de ce que des hommes comme
lui étaient et sont. Quels remerciments ne devrions-nous pas au
traducteur, si, comme Wieland Ta fait pour Horace, il avait, dans
ses notes instructives, expliqué quelle devait être, dans son siè-
cle, la situation de cet antique écrivain, et indiqué lessence et \o
but de chacun de ses dialogues I
Pourquoi donner, par exemple, le Ion comme livre canonique,
quand ce petit dialogue n'est rien qu'un persiflage? C'est proba-
blement parce que vers la lin on y parle d'inspiration divin;' !
Il est malheureux que le langage de Socrate soit là, comme il ar-
rive souvent, purement ironique !
A travers ce dialogue circule le fil d'une certaine polémique;
on ne l'aperçoit qu'avec peine, il est visible cependant. Tout homme
qui philosophe est en désaccord avec les idées de son temps et
du temps passé; aussi les dialogues de Platon ne sont pas seule-
ment dirigés contre une certaine idée, mais encore contre un
certain homme. C'est en rendant bien claire pour tous cette dou-
ble lutte que le traducteur pourrait rendre un inappréciable
service.
Que l'on me permette de dire quelques mots sur Ion, et d'en
faire une rapide analy&e.
Le masque du Socrate platonicien (car on peut ainsi nomme
cette figure de fantaisie que Socrate n'aurait pas plus reconnue
qu'il ne reconnaissait celle d'Aristophane) rencontre un rhapsode,
un déclamateur, un lecteur public, célèbre par son talent pour
réciter Homère; il vient de remporter un prix de déclamation et
4o6 NOTES ET FRAGMENTS.
espère bientôt en remporter un nouveau. Platon nous repré-
sente cet Ion comme un homme extrêmement borné; il sait, il est
vrai, réciter avec emphase les poèmes d'Homère et s'entend à
émouvoir ses auditeurs ; il ose aussi discourir sur Homère, mais
plutôt pour le commenter que pour Téclaircir, plutôt pour parler -
à propos de lui que pour faire mieux pénétrer Tàme du poète.
Qu'est-ce que peut être un homme qui avoue très-naïvement
qu'il s'endort quand il entend lire ou expliquer les œuvres d'autres
poètes? On sent qu'un pareil homme ne doit son talent qu'à la
tradition ou à la pratique. Vraisemblablement, il était favorisé par
une belle prestance, par un organe sonore, par un don d'émotion
particulier ; mais avec toutes ces qualités, ce n'était au fond qu"un
empiriste sans idéal ; n'ayant réfléchi ni sur son art ni sur les
chefs-d'œuvre, il se tournait mécaniquement dans un cercle étroit;
cependant il se croyait un grand artiste et, sans doute, était re-
gardé comme tel par la Grèce entière. Voilà le pauvre esprit que
le Socrnte i lalonicien se donne comme adversaire pour le con-
fondre. Il lui fait d'abord sentir combien son esprit est peu éler.du ;
il lui lait voir ensuite qu i! n entend guère les détails de la poésie
homérique, et enlin, comme le pauvi e diable ne sait plus comment l
f.iiiv pour se défendre, il le force à se dire conduit par une in-
spiration immédiate des Dieux.
Si nous sommes là sur un sol sacré, la scène d"Aristophaneest
aussi un sanctuaire. Le personnage socratique a aussi peu le dé-
sir de convertir Ion que l'auteur a finie.ilion de doi.ner un en- ^
seigneraent positif au lecteur. Il s'agit simplement de démarquer ."
le célèbre Ion, si admiré, couvert de si belles couronnes, payé s
chèrement, et le Dialogue devrait s'appeler: Ion ou le Rhapscik» ^
confondu ; car il ne s'ag t nulle part de la poésie. Dans ce diaio- i
gue, comme dans plusieurs autres, on voit que si l'un des inlor- *
locuteurs est d'une incroyable niaiserie, c'est uniquement pour
que la sagesse de Socrate puisse mieux ressortir. Si Ion avait eu
la moindre lueur de connaissance sur la poésie, à cette ^i lie
demande de Socrate : « Quand Homère parle de la condnile
des chars, qui est-ce qui comprend mieux ce qu'il dit : le Rli;ip-
sode ou lecocher? » il aurait hardiment répondu : « c'est leiih p-
sode, » car le cocher voit simpl^-nlent si Homère emploie les ter; .us
exacts; mais le Rhapsode intelligent voit si Homère parle en \i\ii
poète, et non comme !.' ;iai r.Ui-ur d'une course. Pour jug^-r !:n
poète épique, il f".uL avuir imagination et sentiment ; les connais-
NOTES ET FRAGMENTS. 457
«ar.ces spéciales ne sont pas nécessaires quoiqu'il faille évi-
demment connaître le monde. A moins que Ton ne veuille
mystifier quelqu'un, pourquoi se réfugier ici dans une inspi-
ration divine? Très-souvent, dans les arts, il arrive que le cor-
donnier ne doit pas même juger la chaussure, car Tartiste peut
avoir jugé bon de sacrifier à l'ensemble certaines parties acces-
soires. Dans ma vie, j"ai entendu plus d'un « conducteur de char »
lilàmer des pierres gravées antiques, sur lesquelles on voyait des
chevaux sans attelage entraîner des chars. Le reproche était fondé,
car il n'y a là rien de naturel; mais l'artiste avait eu raison aussi
de ne pas vouloir interrompre et briser les belles formes de son
cheval par une malheureuse courroie. Ces fictions, ces hiérogly-
phes, dont tous les arts ont besoin, sont mal compris de ceux qui
exigent la vérité naturelle et qui arrachent ainsi l'art de son véri-
tableeinpire. Toutes les idéesde ce genre qui se trouvent dans des
écrivains anciens et célèbres, et qui, là où elles sont, peuvent avoir
un but spécial, ne devraient plus être réimprimées sans recti-
fication, quand l'auteur n'indique pas les erreurs où elles peuvent
conduire si on les accepte comme des principes absolus.
H en est de même pour la fausse théorie de l'Inspiration. Sou-
vent il ariive qu'un homme, sans avoir le vrai génie poétique,
écrit une jolie poésie; ce lait prouve simplement ce que peuvent
faire l'entrain, la bonne humeur, ou Témolion vive ; on reconnaît
que la haine peut tenir leu de génie; on peut le dire de toutes
les passions qui nous entraînent à l'action. Le vKai poêle lui-
même n'est capable de déployer tout son talent que dans cer-
tains moments; c'est là un fait psychologique tout simple; il
n'est donc nullement nécessaire, pour expliquer le fait de Vimpi-
Tation, d'avoir recours à des miracles et à des influences extraor-
dinaires; il suflit d'avoir la patience d'observer un phénomène
naturel; il est vrai qu'il est beaucoup plus commode et de meil-
leur air de tout expliquer de haut, et de ne pas s'astreindre à
consulter, sans parti pris, les résultats donnés par la science.
Ce Dialogue platonicien donne lieu à une remarque assez cu-
rieuse. Ion, après avoir reconnu son ignorance sur la divination,
sur la conduite des chars, sur la médecine, déclare à la Cm qu'il
se croit bon général d'armée. C'était là sans doute un dada de
cet homme riche de talents et de sottise; c'était une manie connue
de ses audif^' m's et née peut-être de son commerce perpétuel avec
les h(ii^os d'ncmère. ^" avons-nous pas observé cette manie et d'au-
•-0
458 NOTES ET FRAGMENTS.
très du même genre chez des hommes plus raisonnables que Ion? '
Et justement, de nos jours, quel estriiomme qui ne laisse percer
la conviction que, placé à la tête d'un régiment, il saurait fort
bien se tirer d'affaire?...
C'est avec une vraie malice aristophanesque que Platon lance ce
dernier trait contre le pauvre pécheur, qui reste abasourdi ; So- |;
crate lui donnant le choix entre le nom de fripon ou d'homme t
inspiré des dieux, naturellement il préfère le dernier, et remercie l
irés-polinjent de l'honneur qu'on lui a fait en le tournant en ridi-
cule. Oui, certes! si ce Dialogue est un livre sacré, le théâtre
d'Aristophane est un recueil pieux!
Où est l'homme qui nous éclaircira toutes les paroles des écri-
vains tels que Platon, nous montrant ici l'intention sérieuse, ail- .
l^urs la plaisanterie, ailleurs le sourire; distinguant partout les
idées principales des discussions accessoires ? Un tel travail nous
rendrait un immense service et contribuerait infiniment à notre
développement moral S car le temps est passé où les sibylles pro-
nonçaient leurs oracles au fond des abîmes ; nous exigeons de la
critique, et nous voulons juger une œuvre, avant de l'accepter et
d'y chercher des idées pour notre usage.
LES POETES ELEGIAQDES DE LA GRECE.
Par le docteur Weber. Francfort, 1826.
Aimable don fait par un esprit distingué à ceux qui, sans pos-
séder la langue grecque, aiment à s'occuper de ce peuple unique et
se plaisent à vivre avec lui dans les siècles les plus éloignés comme
dans les temps les plus rapprochés. — Bien des pensées me sont
venues dans l'esprit en lisant et en relisant ce livre si intéressant;
\e veux au moins communiqiier l'une d'elles.
De quelque nature que soient les idées exprimées par un poëte,
nous avons l'habitude de leur donner un sens général et de les
appliquer, autant que faire se peut, à notre situation particulière.
Beaucoup de passades reçoivent ainsi unsens tout différent de celui
* En France, nous connaissons tous un traducteur de Platon qui a rempli
parfaitement tous les vœux de Gœthe, et qui a rendu au monde lettré
« l'immense service » qu'il réclamait.
NOTES ET FRAGMENTS. 459
qu'ils avaient dans le texte original d'où ils sont pris ; par exemple
une sentence de Térence, dans la bouche d'un de ses vieillards ou de
ses esclaves, fait un tout autre effet que sur la feuille d'un album.
Or je me rappelle très-bien que dans notre jeune temps, plusieurs
fois je m'étais tourmenté avec Théognis; je voyais en lui un mo-
raliste sévère au ton de pédagogue, dont je cherchais en vain à
comprendre les préceptes, et à la fin, je l'avais laissé de côté. Il
me faisait l'effet d'un faux Grec, d'un triste hypocondre*. En
effet , comment une ville , un État pouvaient-ils être si cor-
rompus que la vie de l'homme bon y fût intolérable, celle du
méchant parfaitement heureuse? Comment un homme juste
et bienveillant pouvait-il être amené à refuser aux Dieux toute
influence sage et bienfaisante ? Nous avions attribué cette triste
manière d'envisager le monde à la bizarrerie d'un caractère entêté,
et nous l'avions abandonné malgré nous pour aller rejoindre ses
joyeux compatriotes à l'esprit toujours serein.
Mais aujourd'hui, instruits par l'histoire contemporaine, et grâce
aux travaux d'excellents érudits, nous comprenons quelle a été la
vie de Théognis, et nous le jugeons bien mieux.
Mégare, sa ville natale, gouvernée par une riche aristocratie de
nobles, avait été d'abord humiliée par une conquête, puis boule-
versée par une démagogie. Tous les citoyens honnêtes qui possé-
daient quelque chose, dont les mœurs étaient pures, avaient été
publiquement tyrannisés de la façon la plus honteuse; on les
avait persécutés jusque dans leur famille; on les avait tourmentés,
avilis, volés, tués ou exilés ; Théognis faisait partie de cette classe
de citoyens, et il avait enduré toutes les iniquités possibles. Ses
paroles énigmatiques s'expliquent parfaitement, dès que nous sa-
vons que ses Élégies ont élé écriles psiV un émigré. C'est ainsi qu'il
serait impossible de comprendre un poëme comme VEnfer de
Dante, si nous ne nous rappelions pas toujours que ce grand es-
prit, ce beau talent, a été un des principaux citoyens d'une des
villes les plus remarquables de son temps et que, dépouillé violem-
ment, avec tout son parti, de sa fortune et de ses droits, il a ^cu
dans un état misérable.
* « Ein trauriger ungriechischer hypochondrist. r> Ce dernier mot re-
vient très-souvent sous la plume de Goethe, c'est celui dont il se sert
presque toujours pour désiixner la classe d'homme avec laquelle il était
en complet désaccord, parce qu'elle repoussait sa maxime: a En dépit de
ses douleurs de toute sorte, aimons la vie! »
400 KOTES ET FRAGMENTS.
DE LA TETRALOGIE DES GRECS.
A propos d'un Programme de Uevniann, 1819.
Cet essai est d'un connaisseur accompli qui sait rnjeunir ce qui a
vieilli, et ranimer ce qui est mort. Jusqu'à présent, on a pensé
que la tétralogie des Grecs était un ensemble composé d'abord de
trois pièces traitant le même sujet; la première pièce était Tex-
l^osilion ; l'événement principal qui servait de point de départ y
était représenté; la seconde pièce montrait les résultats tragi-
ques, épouvantables de cet événement; la troisième conduisait à
une espèce de réconciliation ; elle était suivie d'une quatrième
d'un caractère gai, ajoutée adroitement pour que le citoyen, ami
du repos et de la tranquillité domestique, pût quitter le théâtre
l'àme contente. Par exemple, dans une première pièce on voyait
Agamemnon, dans une seconde Clytemneslre et Égisthe, dans une
troisième Oreste, poursuivi par les furies, absous par Taréopage ;
la fête établie à Athènes en souvenir de ce fait pouvait fournir au
génie l'occasion d'une pièce enjouée. Quoiqu'il fût facile de tirer
de la mythologie grecque un grand nombre de trilogies, cepen-
dant on comprend que peu à peu il devint moins aisé d'y trouver
un sujet qui n'eût pas été traité et qui dut se développer réguliè-
rement en plusieurs parties. Le poète alors n'a-t-il pas dû sentir
que le peuple ne tenait aucunement à ce que les pièces fussent
rattachées ensemble ? Ne dut-il pas user de l'avantage qu'il avait
de s'adresser à une société légère et frivole?... Ne dut-il pas
laisser de côté les anciennes trilogies régulières, plutôt que de
s'exposer à ne pas plaire?... Pour nous, cela ne fait pas de doute,
et nous croyons que M. Hermann a parfaitement raison de
soutenir que la tétralogie se composait souvent de pièces dif-
férentes de forme, mais qui n'avaient rien de commun quant
au sujet. 11 y avait variété d'impression, mais non continua-
tion de l'action. La première pièce devait offrir de grands événe-
ments d'un caractère frappant; la seconde, par les chœurs et le
chant, devait éveiller et charmer les sens, le cœur et l'esprit ; la
troisième devait exciter l'enthousiasme par un grand luxe de dé-
corations et par la splendeur du spectacle; la quatrième, destinée
à faire de joyeux adieux au spectateur, pouvait avoir toute la
gaieté, toute la folie possible.
;l
NOTES ET FRAGMENTS. 461
Nous avons de nos jours des représentations des deux genres
comme chez les Grecs. On peut dans le premier genre citer
Wallenstein de Schiller. Il ne cherchait pas à imiter les anciens,
car c'est contre sa volonté que le sujet, devenant, à mesure qu il
le traitait, de plus en plus riche, s'est trouvé divisé en trois par-
ties Suivant le goût moderne, il commence par une pièce sati-
rique d'un caractère gai, /e Camp. Dans les Piccolomini Faction
grandit, des obstacles de toute nature se présentent, Tamour
cherche à tout adoucir et à tout pacifier. La troisième partie, la
mort de Wallenstein, présente Tintérêt tragique le plus profond ;
tout se précipite à la catastrophe, et il est impossible d'émouvoir
plus fortement les sens et Tàme.
Pour trouver un exemple moderne d'un spectacle correspondant à
la seconde espèce de tétralogie grecque, il faut que nous passions
les Alpes, et que nous alUonschez les Italiens, nation vivant tou-
jours tout entière dans le moment présent. Nous avons vu en ce
pays jouer un grand opéra séria, en trois actes, dans les deux
entr'actes duquel on donnait deux ballets qui n'avaient aucun
rapport ni entre eux ni avec l'opéra lui-même; le premier était
un ballet héroïque; le second un ballet comique, où les danseurs
montraieni la force et l'adresse de leurs jambes. Quand ce ballet
comique était terminé, l'opéra séria continuait aussi gravement
€[ue si on n'avait assisté à aucun intermède burlesque, et le spec.
tacle finissait par des scènes grandioses et solennelles. Nous avions
là une Pentalogie, et elle était fort bien accueillie des spectateurs.
— J'ai vu encore un autre exemple du même genre. On jouait
une pièce de Goldoni, en trois actes, et entre les actes de la co-
médie on donna un opéra-comique en deux actes. 11 n'y avait rien
de commun entre ces deux œuvres, et cependant, quand le pre-
mier acte de la comédie était terminé, c'est avec grand plaisir
que l'on entendait jouer immédiatement l'ouverture de l'opéra. Et
après le brillant finale de cet acte d'opéra, on revenait très-agréa-
blement à la prose du second acte de la comédie. L'esprit, excité
une seconde fois par le plaisir musical, était d'autant plus cu-
rieux de connaître le dénoûment de la comédie. Les acteursjouaient
toujours dans la perfection, parce qu'ils se sentaient en lutte avec
les chanteurs, et ils rassemblaient toutes leurs forces pour gagner
des applaudis-ements qui, du reste, ne leur manquaient pas. La
dernière partie de cette pentalogie était tout à fait analogue à la
quali'ième piùce de la tétralogie grecque; elle laissait le specta-
26.
402 NOTES ET FRAGMENTS.
leur sur une impression qui, tout en étant gaie, servait à rendre
le calme à l'esprit.
REMARQUE SUR UN PASSAGE DE LA POETIQUE D ARISTOTE.
Tous ceux qui se sont un peu occupés de la théorie de la poésie,,
et surtout de la tragédie, se rappellent un certain passage d'Aris-
tole qui a beaucoup tourmenté ses éditeurs, sans qu'ils soient ja-
mais arrivés à s'entendre pleinement sur le sens qu'on lui doit
donner. Le grand homme semble vouloir que la tragédie, en re-
présentant des événements et des passions propres à exciter la ter-
reur el la pitié, piwge de ces passions fânie du spectateur.— \oid
le passage textuel, qui, selon moi, devient très-clair dés qu'on le
traduit bien : « La tragédie est la reproduction d'un événement
« important, renfermé dans une limite fixe, retracé non par
« le récit, mais à l'aide de plusieurs personnages chargés de
« rôles différents; après avoir soulevé dans les cœurs tour à tour
« la terreur et la pitié, ces passions s'apaisent et la tragédie finit.»
Cette traduction ne laisse aucun doute sur le sens du passage.
D'ailleurs, comment Aristote, qui ne perd jamais de vue l'objet
qu'il analyse, aurait-il parlé de l'effet de la tragédie, de son résultat
possible sur lame des spectateurs, au moment où il traite de ia ma-
nière dont elle est construite? Non! La Kalharsis est simplement
cet apaisement, cette réconciliation qui vient à la fin de tout
drame, et même de toute œuvre poétique. — Dans la vraie tragédie,
c'est une mort qui doit apaiser tout. Cette mort peut n'être que
fictive, comme pour Isaac ou Oreste, mais l'apparition d'une divi-
nité bienfaisante ne change pas le caractère de la conclusion. Si le
dénoùment est heureux, comme, par exemple, lorsque Alceste le-
vient à la vie, la tragédie perd un peu de son caractère ; elle se
rapproche de la comédie. Dans la comédie elle-même, nous voyons
naître mille embarras qui éveillent aussi des craintes et des
espérances; mais à la fin tout s'explique, s'apaise, et le mariage
joue ici le rôle que joue la mort dans la tragédie. — Si le mariage
n'est pas une conclusion aussi définitive que la mort, il termine
du moins un des principaux chapitres de l'existence. Personne
ne veut mourir, tout le monde cherche à se marier, voilà, di-
%
NOTES ET FRAGMENTS. my
rai-je moitié sérieusement, moitié en plaisantarît, la dilTérence
essentielle entre la tragédie et la comédie de cette esthétique ju-
daïque.
Œdipe à Colone offre un exemple frappant de cette Kaifiarsis :
un honuTie qui n'est qu'à demi coupable se voit, à cause de son
tempérament démoniaque, de la vivacité excessive de son carac-
jjtère, et de la grandeur même de son âme, entraîné avec les siens
ans d'affreuses et irréparables calamités; il est la proie de l'inson-
dable destin, et cependant, au dénoûment, tout s'apaise, tout
s'expie : Œdipe devient un être divin, et un pays tout entier lui
rendra un culte comme à un protecteur céleste.
Là aussi se trouve l'origine de cet autre principe du grand maître :
« Le héros de la tragédie ne doit être ni tout à fait coupable,
ni tout à fait innocent. » En effet, s'il était trop coupable, l'expia-
tion serait seulement matérielle, et un coquin, un meurtrier à
qui l'on verrait, au dénoûment, accorder son pardon, paraîtrait
n'avoir érhap[»é qu'aux châtiments de la justice vulgaire. — Si au
contraire le héros est tout à fait pur, toute expiation est impossible;
le destin ou les hommes qui auraient causé ses malheurs semble-
raient par trop injustes.
En cette circonstance comme en toute autre, je ne veux pas m' enga-
ger dans une polémique; cependant je dois indiquer comment on
avaittàché d'expliquer ce passage (quand on supposait que la tragé-
die devait purger Vâme du specUUeur de certaines passions). —
Aristote a dit dans sa Politique que la musique peut servir à l'é-
ducation morale; de même que dans les fêtes orgiaques les âmes
violemment excitées sont apaisées par des saintes mélodies, de
même les autres passions peuvent être calmées par la musique :
je ne nierai pas qu'il s'agit ici d'une idée analogue, mais je nie que
les deux idées soient identiques. Les effets produits par la musi-
que sont plus matériels; la Fête d'Alexandre, de ilaendel, nous le
montre et nous le voyons aussi à tous les bals; après une Polonaise,
où les danseurs n'ont pensé qu'à déployer une élégance pleine de
réserve, les accents d'une valse entraîneront tout à coup toute la
jeunesse à une espèce de délire bachique. — La musique, pas plus
que tout autre art, n'a d'influence sur la moralité; c'est toujours
une illusion de vouloir lui demander des résultats de ce genre. La
philosophie et la religion peuvent seules exciter en nous la piété et
le sentiment du devoir; les arts ne produiront ces effets que par
hjs;i;(l. Ce qu'ils peuvent faire, ce qu'ils font, c'est adoucir la
464 NOTES ET FRAGMENTS.
grossièreté des mœurs, grossièreté qui se transforme trop vile en
mollesse. — Celui qui cherche un développement vraiment sérieux
de son sens moral, sentira et avouera que les tragédies et les ut-
mans trafiques n'apaisent en aucune façon Tesprit ; au contraiie,
ils troublent Tàme et le cœur, ils plongent dans un état vague, in-
décis, que la jeunesse aime, et voilà pourquoi elle est si passion-
nément éprise de ce genre de productions.
Revenons à notre première idée et repétons-le : Aristote ne
parle absolument que de la construction de la tragédie; il veut que
les tableaux tracés par le poète aient une conclusion précise et
digne. Si le poète a bien fait son devoir, sMl a noué et dénoué son
nœud avec art, les péripéties de son drame ont eu leur reflet dans
l'âme du spectateur; il s'est senti embarrassé dans l'intrigue et
déli\Té au moment du dénoûment, mais en retournant chez lui il
ne s'est senti nullement amélioré; au contraire, s'il fait rigoureuse-
ment son examen de conscience, il s'apercevra avec étonnement
qu'il rentre tel qu'il est parti, aussi léger et aussi entêté, aussi em-
porté et aussi faible, aussi aimant et aussi égoïste "
DE LA PARODIE CHEZ LES ANCIENS.
C'est seulement après bien des épreuves, les unes heureuses,
les autres vaines, que Ton arrive à bien comprendre combien il
est difficile de se débarrasser des manières de voir de son temps,
surtout quand on doit, pour juger, se transporter dans une civi-
lisation plus élevée que la nôtre, et à la hauteur de laquelle nous
ne pouvons plus atteindre. Depuis ma jeunesse, j'ai cherché au-
tant qu'il était en moi à me familiariser avec les idées et les ha-
bitudes grecques, et des hommes compétents m'ont dit que j'y ^'■
étais parvenu. Je fais ici allusion à ÏHercule d'Euripide, que j'a- l
vais opposé à une œuvre moderne qui n'était pas absolument mau- :
vaise*. Voilà juste cinquante ans que je persévère dans ces tra- ^
vaux, et jamais je n'ai laissé ce fil s'échapper de ma main. J'ai ^
rencontré bien des obstacles ; c'est seulement peu à peu que la
nature septentrionale a pu s'assoupir en moi ; mon âme allemande
* Voir les Dieux, les Héros et Wieland, satire dialoguée, dirigée
contre les fausses peintures de la civilisation grecque.
NOTES ET FRAGMENTS. /éO.->
prenait souvent des mains du poëte comme argent comptant ce
qui n'était réellement qu'une promesse de payement futur.
Aussi c'est avec beaucoup de chagrin que j'avais lu et entendu
dire que les anciens, à la suite de leurs tragédies si admirables
de profondeur, avaient l'habitude de jouer une farce burlesque.
Je me suis en tin expliqué ce fait qui me paraissait incom-
préhensible; en disant comment je suis arrivé a calmer mes in-
quiétudes sur ce point, peut-être rendrai -je service à quelques
esprits.
Les Grecs, en leur qualité de peuple sociable, aimaient à par-
ler, et en leur qualité de répubhcains , ils aimaient à entendre
parler ; ils étaient tellement habitués au discours public qu'ils
s'étaient assimilés sans s'en apercevoir l'art oratoire , et qu'il
était devenu pour eux une espèce de besoin. C'était là un grand
avantage pour le poëte dramatique, qui doit débattre sur la scène
les plus grands intérêts humains, plaider le pour et le contre, et
trouver pour chaque cause des arguments frappants.
Si cette habitude du poëte de lutter sérieusement d'éloquence
avec l'orateur dans ses fictions lui était avantageuse dans la tra-
gédie, elle lui rendait un bien plus grand service encore dans la
comédie ; en effet, en employant les ressources les plus hautes
de l'art et le style le plus élevé, pour intéresser à des situations
sans grandeur, il créait une œuvre frappante et extraordinaire.—
L'esprit cultivé se détourne avec dégoût de tout spectacle bas e
immoral, mais si ce spectacle est présenté à ses yeux sous une
forme qu'il ne lui soit pas possible de repousser, alors il s'arrête
surpris et est forcé de trouver du plaisir à le contempler.
Les comédies d'Aristophane nous donnent en ce genre des
exemples irrécusables: et dans le Cyclope d"Euripide, le discours
seul d'Ulysse suffit à le prouver ; le sage Ulysse parle avec toute
son éloquence comme s'il ne s'adressait pas au plus grossier de
tous les êtres, et le cyclope de son côté sait parfaitement tirer de
la situation les meilleurs arguments el sa réplique rend Ulysse
muet.
Cette beauté artistique du détail frappe et les inconvenances s'ou-
blient, s"effacent, parce que nous sentons vivement dans l'œuvre
la grandeur, Thabileté et la dignité du poëte.
- Il ne faut donc nullement croire que les pièces gaies, données
comme épilogue au spectacle des anciens, pouvaient se comparer
à nos vaudevilles et à nos farces ; il serait encore plus inexact de
4G6 KOTES ET FRAGMENTS.
les considérer comme des parodies ou des travestissements, er-
reur à laquelle les vers d'Horace pourraient nous e -traîner. Non!
Chez les Grecs tout est d'un seul jet, et tout est d'un grand style.
C'est le même marbre, c'est le même bronze qui sert à Tarlisle
pour le Faune comme pour le Jupiter, et toujours le même esprit
répand partout sa dignité.
Il ne faut nullement chercher ici l'esprit de parodie, qui se
plaît à avilir et à rendre vulgaire tout ce qui est élevé, grand,
noble, bon, délicat; ce goût nous a toujours paru un symptôme
de décadence et de dégradation pour un peuple ; au contraire,
chez les Grecs, la puissance de Tart relevait la grossièreté, la bas-
sesse, la brutalité, et ces éléments, en opposition radicale avec le
divin, pouvaient alors devenir pour nous un sujet d'étude et de
contemplation aussi intéressant que la noble tragédie.
Les masques comiques des anciens qui nous sont parvenus ont
une valeur artistique éj.ile à celle des masques tragiques. Je pos-
sède moi-même un petit masque comique, en bronze, que je
n'échangerais pas contre un lingot en or, car, chaque jour, sa vue
me rappelle la hauteur de pensée qui brille dans toutes les œu-
vres que nous ont laissées les Grecs.
Ce qui est vrai de la poésie dramatique est vrai également des
beaux-arts ; en voici des preuves :
Un aigle puissant (du temps de Myron ou de Lysippe) vient de
s'abattre sur un rocher, tenant dans ses serres deux serpents; ses
ailes soilt encore en mouvement, il semble inquiet, car sa proie
s'agite, se défend contre lui et le menace; les serpents s'enroulent
autour de ses pattes, mais leurs langues pendantes indiquent leur
fin prochaine. — Une chouette s'est posée sur un mur ; ses ailes
sont rapprochées, elle serre ses griffes, dans lesquelles elle tient
plusieurs souris à moitié mortes, celles-ci enroulent leur queue
autour des pattes de l'oiseau, et avec leurs derniers sifflements
s'en va leur dernier souffle.
Que l'on mette maintenant ces deux œuvres d'art Tune en face
de l'autre ! 11 n'y a là ni parodie ni travestissement ; il y a deux
objets naturels pris, l'un en haut, l'autre en bas, mais tous deux
traités par un maître dans un style également élevé ; c'est un pa-
rallélisme par contraste ; chaque œuvre isolée plaît, et, réunies,
leur effet est frappant. Je propose ce sujet comme excellent aux
jeunes sculpteurs.
La comparaison de Ylliade avec Troïde et Cressida conduit aux
NOTES ET FRAGME^'TS. 467
mêmes idées ; l'œuvre de Shakspeare n'est ni une parodie ni un
travestissement; de même que Taigle et la chouette sont la repro-
duction de deux objets également pris dans la nature à des hau-
teurs différentes, de même les deux œuvres poétiques sont une
même image reproduite par deux âges d'un esprit différent.
Le poëme grec est le récit d'un grand événement, conçu dans
un style élevé et sobre, qui écarte toute parure excessive; les
descriptions et les comparaisons conservent partout un grand ca-
ractère de simplicité ; la fable a pour base les hautes traditions
de la mythologie primitive. — Le poëme anglais, heureuse trans-
position, est la métamorphose de Tépopée grecque en drame ro-
mantique. — N oublions pas de remarquer que Ton reconnaît
dans cette pièce, comme dans plusieurs autres, des traces de son
origine immédiate ; il est incontestable qu'elle est sortie d'une
traduction en prose dépouillée d une partie de la poésie. Cepen-
dant la pièce de Shakspeare a la valeur d'un original, absolument
comme si l'œuvre antique n'eût pas existé, car il fallait autant de
pénétration et un talent aussi solide et aussi complet que celui du
grand et vieil Homère, pour réussir à peindre d'une main au?si
aisée et aussi habile des caractères et des personnages sembla-
bles, et pour donner sur la scène, à une race humaine venue plus
tard, le tableau vivant d'une nouvelle humanité différente de la
première.
PLATON ET ARISTOTE*.
Platon semble agir comme un espni, descendu du ciel, à qui il
a plu d'habiter quelque temps sur la terre. 11 ne cherche guère à
connaître ce monde; il s'en est fait d'avance une idée, et ce qu'il
désire surtout, c'est de communiquer aux hommes, qui en ont si
grand besoin, les vérités qu'il a apportées et qu'il a du bonheur
à leur donner. S'il pénètre au fond des choses, c'est bien plutôt
pour les remplir de son âme que pour les analyser. Il aspire
toujours et ardemment à s'élever, pour regagner le séjour d'où ij
• Extrait de la Théorie des Couleurs (Partie historique). De nombreux
passages d'un intérêt général mériteraient d'être détachés de cet ouvrage
de science.
468 NOTES ET FRAGMENTS.
est descendu. Par ses discours, il cherche à éveiller dans tous les
cœurs ridée de TÈlre unique et éternel, du bien, du vrai, du beau.
Sa méthode, sa parole semblent fondre, réduire en vapeur les faits
scientifiques qu'il a pu emprunter à la terre.
Aristote, au contraire, agit avec le monde simplement comme
un honmie. Il semble être un architecte chargé de diriger une
construction. C'est ici qu'il est, c'est donc ici qu'il doit travailler et
bâtir. Il s'assure de la nature du sol, mais uniquement jusqu'à la
profondeur des fondations. Quant à ce qui s'étend au delà, jusqu'au
centre de la terre, il ne s'en occupe en rien. Il donne à son édi-
fice une base immense; il va chercher partout des matériaux, il
les classe, et bàlit peu à peu. C'est ainsi qu'il s'élève, semblable à
une pyramide régulière, tandis que Platon est monté rapidement
vers le ciel comme l'obélisque, comme la pointe aiguë de la flamme.
Ces deux hommes, qui représentent des qualités également
piècieust's et rareait^nl réunies, se sont pour ainsi dire partagé
l'hunKMIllC.
EXCOKIi LOJIERE.
Il existe entre les hommes un très-grand nombre de dissenti-
ments qui reparaissent sans cesse et reparaîtront toujours, parce
qu'ils ont leur origine dans des manières de voir et déjuger diffé-
rentes qu'il est impossible de concilier. Lorsqu'une certaine ma-
nière de voir est en haute faveur, qu'elle a pour elle la foule et
qu'elle triomphe si complètement que la manière de voir opposée
doit s'elfacer et se taire, alors on nomme cette opinion victorieuse
VesfjTit du temps. Il conserve sa domination pendant un certain
nombre d'années. Dans les siècles passés, c'est pendant un espace
de temps fort long que durait sa puissance ; il savait s'imposer à
des peuples tout entiers, et e.xercer fortement son influence sur
les mojurs, auxquelles il donnait une forme particulière. De nos
jours il devient plus mobile; peu à peu deux esprits opposés pour-
ront exister côte à côte en même temps et se faire mutuellement
équilibre. C'est là, selon nous, un progrès très-désirable.
Voici un exemple. Nous nous étions à peine élevés à une haute
habileté dans Tari d'anaivser et de dissoudre les écrits de l'anti-
NOTES ET FRAGMENTS. 469
quilé, lorsque parut une génération nouvelle qui considéra comme
son plus grand devoir de rétablir partout Tensemble et Tharmonie.
Pendant quelque temps nous nous étions représenté (un peu
malgré nous) les œuvres d'Homère comme une réunion d'éléments
divers, mais aujourd'hui nous voilà dans l'heureuse obligation
d'admirer leur unité, et nous devons considérer tous les poëmes
qui portent son nom comme une création divine ayant sa source
dans l'âme d'un seul et unique grand poëte. — C'est de V esprit du
temps que sort aussi cette opinion ; elle n'est pas due à un com-
plot, elle n'est pas due davantage à la tradition; elle a apparu
pi'oprio motiL. — Désormais donc V esprit du temps se présentera,
sous des zones différentes, avec des aspects opposés et divers.
POESIE INDIENNE
Ce serait montrer une extrême ingratitude que de ne pas
parler de ces poëmes indiens , dignes d'admiration pour avoir
su échapper à l'influence de la philosophie la plus abstruse et de
la religion la plus monstrueuse, et, conservant le naturel le plus
heureux, ne prendre à la philosophie et à la religion que ce qui
pouvait leur donner plus de profondeur et de dignité. — Avant
tout, nommons Sacontala, poëme que nous admirons tant depuis
longues années et où respire une pureté féminme si délicate,
une douceur si innocente. Cette mère, oubliée par son mari, qui
vit heureuse avec son fils, ces deux époux réconciliés par leur
enfant, toutes ces scènes de famille sont du naturel le plus parfait,
quoiqu'elles se passent dans une région miraculeuse, placée entre
ciel et terre comme un nuage divin; les dieux et les fds des
dieux sont acteurs dans un drame où nous trouvons les situations
les plus familières et les plus simples.
Gita Govindn offre le même caractère. Le traducteur n'a pu,
à nous Occidentaux, communiquer que la première partie du
poëme original. Elle est consacrée à la peinture de Fimmen^o
jalousie d'une divinité de second ordre, qui est abandonnée ou
qui se croit abandonnée de son amant. Le détail infini de celte
peinture nous plaît beaucoup. Qu'aurions-nous dit de la seconde
partie du poëme? elle raconte le retour du Dieu, le bonheur sans
bornes de l'amante et les joies infinies des deux amants, joies qui
470 NOTES ET FRAGMENTS.
doivent faire oublier et compenser les douleurs infinies de la sé-
paration ! L'incomparable Jones connaissait assez bien ses com-
patriotes, les insulaires de TOccident, pour rester ici comme
toujours dans les limites des convenances européennes, et cepen-
dant il a osé donner quelques indications que le traducteur alle-
mand n'a pas osé donner à son pays et qu'il a cru même néces-
saire de rayer complètement.
Mentionnons aussi le Megha-Duta, qui nous est connu depuis
peu. Là aussi les scènes sont prises simplement dans la vie et
dans le cœur humain. Au moment où l'immense armée des
nuages toujours changeants va quitter le sud de l'Inde pour se
rassembler vers le nord et préparer la saison des pluies, un exilé
charge un de ces géants de Tair de saluer à son arrivée sa femme
restée dans le nord, et de la consoler de son absence ; il le prie
aussi de bénir sur son passage les villes, les pays où se trouvent
atjs amis ; et ses paroles, en montrant la distance qui le sépare de
sa bien-aimée, tracent une riche peinture des paysages de cette
contrée.
Les traductions de ces —^ s'éloignent toutes plus ou moins
de l'original, dont nous ne pouvons avoir qu'une idée générale; la
connaissance des originalités de détail nous est refusée, car la
copie diffère beaucoup du modèle; je m'en suis convaincu par la
traduction littérale de plusieurs vers que W. le professeur Kose-
garten a bien voulu faire pour moi sur le texte sanscrit.
Nous ne pouvons quitter l'Orient sans mentionner le drame
chinois * qui nous a été donné récemment. Il peint de la façon la
plus touchante les chagrins d'un vieillard qui doit mourir sans
héritiers mâles; il pressent que les belles cérémonies en usage
dans le pays pour honorer la mort seront, pour lui, sinon sup-
primées, du moins laissées au bon plaisir de parents négligents.
Ce tableau de famille a un grand intérêt même pour nous. Il
rappelle les Célibataires d'Iffland ; mais l'écrivain allemand a
trouvé les ressorts de sa pièce dans les caractères, dans les vices
domestiques et sociaux; la pièce chinoise montre de plus l'impor-
tance dans ce pays des cérémonies religieuses et administratives;
leur privation donne à notre brave vieillard une douleur qui va
jusqu'au désespoir, jusqu'à ce qu'enfin un incident habilement
préparé, mais cependap* '^^attendu, amène un b^^-^^ôux dénoû-
ment.
* Lao-SeiiLj-Die, Iraduit eu uu^^iais par Davis, 1817
NOTES ET FRAGMENTS. 471
MUSIQUE».
Toute musique moderne appartient à l'un de ces deux systèmes :
ou bien, comme les Italiens, on la considère comme un art indé-
pendant, qui doit se développer par lui-même, et qui s'adresse
à un de nos sens, délicatement exercé ; ou bien, comme le font et
le feront toujours les Français, les Allemands et tous les hommes
du Nord, on la considère dans ses rapports avec la raison, Je
sentiment, la passion, et alors on cherche à la faire parler aux
puissances de Y esprit et de Y âme.
Celte obsei'vation est le double fil d'Ariane qui nous peut con-
duire à travers Thistoire de la musique moderne et nous aider à
nous reconnaître au milieu des luttes embrouillées des divers
partis ; si nous étudions bien les deux genres de musique là où
ils apparaissent bien distincts, nous verrons que dans certains
pays, à certaines époques, certains musiciens ont cherché dans
leurs œuvres à les concilier; mais après une réunion momen-
tanée, ils se séparaient de nouveau, non sans s'être communiqué
mutuellement quelques-unes de leurs qualités distinctives, et
c'est ainsi que formant des ramifications bizarres plus ou
moins rapprochées, ils se sont répandus sur toute la terre.
C'est depuis que plusieurs pays ont cultivé avec soin la mu-
sique que cette séparation a pu se montrer avec force ; elle se
manifeste aujourd'hui même. L'Italien cherche l'harmonie la
plus caressante, la mélodie la plus agréable ; il aime les accords
et la modulation pour eux-mêmes; il consulte le gosier du chan-
teur, et, suivant les tenues et les roulades qu'il peut faire, il met
heureusement en valeur ses qualités et ravit ainsi l'oreille de ses
compatriotes. Mais en revanche, il n'échappe pas au reproche de
ne pas assez suivre son texte, car enfin tout chant a toujours un
texte. — L'autre école ne perd jamais de vue l'idée, le senti-
ment, la passion que le poète a exprimés; elle considère comme
un devoir de lutter et de rivaliser avec lui. Elle recherche les
harmonies étranges, les mélodies brisées, les irrégularités vio-
lentes, pour arriver à exprimer le cri de l'enthousiasme, de la
terreur ou du désespoir. Ces compositeurs sont bien accueillis
* Note de la traduction du Neveu de Rameau.
472
NOTES ET FRAGMENTS.
des personnes qui aiment à vivre par le cœur ou par rintelli-
gence, mais il leur est difficile de repousser le reproche qu'on
leur fait de blesser Toreille, en tant que celle-ci recherche des
jouissances propres, sans demander que la tête ou le cœur y
prenne part. — Peut-être n"existe-t-il pas de compositeur qui
ait réussi dans ses œuvres à concilier pleinement les deux systè-
mes; cependant il est certain que les chefs-d'œuvre des meilleurs
maîtres renferment les qualités opposées. — Jamais la lutte entre
les deux écoles n a été plus vive que lors de la guerre des
Gluckistes et des Piccinistes. Le génie grave remporta alors sur le
génie aimable. De nos jours, nous avons vu encore le charmant
Paisiello repoussé par un compositeur de Técole expressive.
C'est toujours de cette façon que la lutte se terminera à Paris.
L'Allemand a traité la musique instrumentale comme lllalien
a traité le chant. Longtemps il la considérée comme un art isolé
existant pour lui-même ; il a perfectionné la partie technique, sans
beaucoup s'occuper de ses relations avec les puissances de Tàrae,
et grâce à des travaux profonds sur Tharmonie, qui convenaient
au caractère allemand, il Ta amenée aune perfection que tous les
peuples admirent et cherchent à atteindre.
Ces réflexions générales et superficielles sur la musique ont
uniquement pour but de jeter quelque lumière sur le Neveu de
Rameau, car il est assez malaisé d'apercevoir le point de vue
sous lequel Diderot envisage la question.
Au milieu du dernier siècle, tous les arts en France étaient
devenus maniérés d'une façon étrange, incroyable; il n'y avait
plus aucune simplicité, aucune vérité. Ce n'est pas seulement le
genre aventureux de l'opéra qui était devenu en vieillissant plus
roide et plus guindé, il en était de même de la tragédie ; elle était
jouée avec des paniers ; la déclamation la plus vide et la plus
affectée déshonorait ses chefs-d'œuvre. Le grand Voltaire lui-
même, quand il lisait ses pièces à haute voix, prenait un ton
ampoulé et monotone qui faisait de son débit une psalmodie sans
vie; il s'imagmait prendre le ton le plus en harmonie avec la
dignité de ses œuvies, qui certes auraient mérité d'être mieux
traitées. Il en était de même pour la peinture. Elle était tombée à
n'être plus qu'une caricature traditionnelle, aussi elle paraissait
intolérable aux esprits bien faits qui n'obéissaient dans leurs
jugements qu'aux suggestions naturelles. Ce sont eux qui
opposèrent alors à la civilisation, à l'art ce qu'ils nommaient la
NOTES ET FRAGMENTS. 4:5
Nature, Tout en montrant pour Diderot estime et affection, nous
avons eu l'occasion de montrer ailleurs ' combien il s'est trompé
sur ce point. Il prit aussi dans la querelle musicale une position
singulière. Les œuvres de LuUi et de Rameau appartiennent
plutôt à l'école qui cherche l'expression qu'à l'école qui ne désire
que plaire à l'oreille. Cette dernière école était représentée
par les Bouffons, qui arrivaient d'Italie; or c'est cette école dont
Diderot se déclare le partisan, lui qui insiste tant sur l'impor-
tance de l'expression, et il croit que ce sont les Bouffons qui rem-
pliront le mieux ses vœux. — Ce qu'il cherchait surtout, c'était
à renverser un vieil édifice qu'il détestait et à faire place nette
pour du nouveau. C'est bien aussi ce que firent les compositeurs
français, dès qu'ils eurent le champ libre. Ils conservèrent leur
goût pour la musique expressive, mais elle fut dès lors plus mélo-
dique, elle eut plus de vérité et elle sut, sous cette forme rajeunie,
charmer les nouvelles générations.
PEINTURE
COLLECTION DE PORTRAITS HISTOKIQUES DE M. LE BARON GERARD, PREMIER
PEINTRE DU ROI, GRAVES A l'eAU-FORTE PAR M. PIERRE ADAM, PRECEDEE
d'une NOTICE SUR LE PORTRAIT HISTORIQUE. 1" ET T LIVRAISON.
PARIS, URBAIN CANEL, 1826.
La Notice sur le Portrait historique ne nous est pas parvenue;
nous devons donc chercher à nous faire une idée juste du portrait
historique d'après les planches de fouvrage.
Le portrait historique est le portrait d'une personne qui, de son
temps, a joué un rôle considérable; elle peut être représentée
dans un moment important de sa vie; ou bien, au contraire, telle
qu'elle était tous les jours. Beaucoup d'artistes, en reproduisant
avec fidélité les traits de tel ou tel individu, ont donc, sans en
avoir l'intention, fait des portraits historiques ; dans la collection
actuelle, l'artiste a voulu composer un ensemble, et un certain
lien réunit les différentes séries qu'il nous donnera ; nous avons
* Dans les notes de la traduction de l'Essai sur la Peinture.
47: NOTES ET FRAG^ÎENTS.
aujourd'hui les doux premières livraisons, une douzaine d'autres
environ doit les suivre.
L'auteur, M. Gérard (né en 1770), considéré comuie l'élevé le
plus remarquable de David, a dans son talent plus de charme
que son maître. Il a vécu à l'époque la plus tourmentée qui
ait jamais ébranlé le monde civilisé; il s'est formé dans ce
temps de désordres, cependant la douceur de son caractère l'a
fait revenir à la vérité aimable et pure, et, en effet, c'est par elle
seule que l'artiste sait gagner le public. Reconnu à Paris comme
un artiste de premier rang; il a peint à toutes les époques les
grands personnages français et étrangers. Il gardait un dessin
de chacune de ses œuvres, et, de cette façon, il a fini par se
trouver en possession d'une vraie galerie historique. Doué dune
très-heureuse mémoire, il a dessiné aussi des personnes qui lui
rendaient visite sans se faire peindre; et il lui est possible au-
jourd'hui de nous donner une collection de portraits qui présente
l'histoire générale du dix-huitième et d'une partie du dix-neu-
vième siècle.
L'intérêt durable de cette collection est dû à la grande péné-
tration de ce spirituel artiste, qui a su donner à chaque personne
son caractère distinctif et l'entourer d'accessoires bien choisis qui
contribuent à la faire bien connaître.
Sans plus de préambules, j'analyserai les peintures, gardant
pour la conclusion les observations générales que j'aurais encore à
ajouter. Disons seulement que l'œil habitué aux œuvres de la
lithographie parisienne, ne doit rien attendre ici qui ressemble
aux portraits lithographies des contemporains, ou à la Galerie de
la duchesse de Berry; car, en ce cas, il serait surpris, et peut-être
désagréablement. Ici, nous avons l'œuvre d'une pointe extrême-
ment spirituelle, qui fait tout ce qu'elle veut, mais qui ne fait que
ce qui peut être utile au but qu'elle poursuit. Ce genre était
autrefois extrêmement apprécié, et, encore aujourd'hui, on paye
un prix élevé les eaux-fortes des vieux maîtres hollandais. Si l'on
veut bien accepter ce procédé, et reconnaître les qualités de l'ar-
tiste, on sera vite familiarisé avec ce genre de travaiL
ALEXANDRE l", EMPEREUR DE RUSSIE (fEINT EN 1811).
La pose de ce majestueux personnage, connu et respecté de tous,
est excellemment choisie; les membres sont bien proportionnés;
NOTES ET FRAGMENTS. 475
le maintien, naturel et tranquille, exprime une certaine assurance
et une conscience de soi-même qui n'ont rien d'exagéré ; les va-
leurs des tons du visage, tourné vers la droite, de l'uniforme
sombre, du ruban d'ordre plus clair, des boites et du chapeau
noirs, sont bien ménagées, et leur ensemble a beaucoup d'har-
monie. Le chapeau, orné d'une touffe flamboyante de plumes,
est tenu par la main droite, qui tombe le long du corps ; la main
gauche saisit la poignée de l'épée attachée en arrière ; autour de
la tête sont disposés, avec beaucoup de richesses, des ordres et
des ornements militaires d'un bel effet. Tout est traité avec un
goût parfait, et nous devons même louer le paysage, ou plutôt
l'absence de paysage. La figure est supposée placée sur une hau-
teur très-élevée ; on aperçoit, derrière les pieds, quelques som-
mets éloignés ; sur le premier plan, on voit à peine un peu de
terre et quelques plantes; cependant, nous n'avons pas d'objec-
tion à faire à cette maigreur d'accessoires, car, de cette façon,
le personnage ressort tout entier sur un fond de ciel et de nuages,
comme si l'immensité des steppes devait nous rappeler l'empire
sans bornes qu'il gouverne.
CHARLES X, BOI DE FRANCE.
Contraste extrêmement curieux. Ce souverain, d'une tournure
noble et élégante, porte le costume de la cérémonie du couronne-
ment. Le portrait rappelle donc un moment unique de l'existence.
Les épaules et la poitrine de ce noble et élégant personnage sont
chargées d'hermine, de passements, de croix, de chaînes et de
plaques; cependant la figure n'est pas écrasée par ces ornements,
qui sont riches sans être lourds. Un magnifique manteau pend
jusqu'à terre et forme de chaque côté, sur le sol, comme deux
nuages épais. La main gauche du prince tient un chapeau à
plumes; sa main droite le sceptre incliné; il est debout près d'un
trône; sur un coussin sont déposées la couronne et la main de
justice. Le trône, orné de têtes de lions ailés, est placé sur des
degrés couverts de tapis; de chaque côté, tombent des rideaux
en larges plis; des colonnes, des pilastres, des galeries con-
duisent notre regard vers le fond sur un intérieur magnifique.
Placés côte à côte, ces deux portraits inspirent de graves ré-
flexions sur l'histoire de ce temps.
476 NOTES ET FRAGMENTS.
LOUIS-NAPOLÉON, ROI DE HOLLANDE (PEINT EN 1806).
Nous prenons ce portrait avec tristesse, et cependant avec
plaisir, car nous voyons là, devant nous, cet homme que nous
avions personnellement tant de raisons pour estimer hautement,
maisqui est perdu pour nous. Il nous regarde avec son beau visage
loyal et honnête, mais nous ne Tavons pas connu et n'aurions pu
le connaître sous ce déguisement. Il porte une espèce de costume
espagnol ; le gilet, Técharpe, le manteau et le jabot sont ornés de
broderies, de franges, de rubans d'ordres. 11 est assis, dans l'atti-
tude d'une réflexion paisible ; son costume est tout entier de cou-
leur blanche; sa main droite tient une toque sombre, garnie de
plumes claires ; sa main gauche, appuyée sur un épais coussin,
tient une courte épée; derrière lui est un casque de tournoi. Ce
tableau, parfaitement composé, peut plaire aux yeux par son har-
monie, mais il ne peut plaire à notre esprit, peut-être parce que
nous avons fait la connaissance de cet homme excellent lorsqu'il
était dépouillé de toutes ces parures, et ne cherchait plus, dans
une situation privée, qu'à cultiver la délicatesse de son sens mo-
ral, et à suivre son penchant pour les travaux esthétiques. J'ai déjà
été tenté souvent d'écrire quelques observations sur ses petites
poésies, si aimables, et sur sa tragédie de Lucrèce, mais j'ai tou-
jours été arrêté, comme je le suis encore maintenant, par la crainte
d'abuser d'une amitié qui m'avait été accordée avec tant de bien-
veillance.
FRÉDÉRIC-AUGUSTE, ROI DE SAXE (pEINT EN 1809).
Le portrait précédent reproduisait une scène de représentation
passagère; dans celui-ci, au contraire, le personnage est saisi
sous l'aspect qu'il présentait toujours. Nous voyons un souverain
âgé, mais bien conservé, habillé d'un vêtement traditionnel ; ses
traits nobles ont une tranquillité caractéristique. Il est devant
nous tel qu'il était devant sa cour, tel que l'ont vu les siens et un
nombre infhii détrangers ; il porte un uniforme plus rapproché
du costume de cour que du costume militaire; il a la culotte
courte; son chapeau à plumes est sous son bras; sa poitrine et ses
épaules sont ornées, sans excès, d'ordres et de brandebourgs; son
visage régulier est grave et loyal; les cheveux sont roulés à l'an-
NOTES ET FRAGMEKTS. 471
cienne mode. A un tel prince nous témoignerions sans peme notre
respect; nous aurions confiance dans la sûreté de son jugement,
nous lui confierions sans crainte nos affaires, et s'il jugeait nos
fdemandes justes et raisonnables, nous serions pleinement sûrs
qu'il veillerait avec soin à ce qu'elles fussent satisfaites.
Le fond de ce portrait est simple et noble ; le prince semble
sortir d'un joli palais d'été et commencer sa promenade.
LOUIS- PHILIPPE DUC d'oRLÈaNS (pEIKT EN 1817)
Un beau visage, digne de» actions d'éclat qu'il rappelle. Le
personnage est représenté dans la fleur de l'âge; les membres
sont bien proportionnés, forts et musculeux ; la poitrine est large;
le corps a de l'aisance, et porte très-bien cet uniforme bizarre que
nous avons vu longtemps aux hussards, aux uhlans, et qui depuis
quelque temps a été modifié de différentes manières. Là non
plus ne manquent pas les galons, les cordons, les passements, les
brandebour^s, les boucles, les courroies, les agrafes, les cein-
tures,les boutons, les aiguillettes. — La main droite tient un riche
bonnet oriental orné d'une plume de héron ; la main gauche re-
pose sur le sabre, soutenu par de longues courroies liées à la sabre-
tache. — La figure est dans son ensemble très-heureusement
posée, et l'aiTangement est excellent ; les manches et la calotte
sont entièrement blanches et forment de larges parties claires
qui contrastent fort bien avec toute la parure de l'uniforme.
Nous voudrions avoir vu ce personnage à la parade; nous ne pré-
tendons pas, par ces paroles, blâmer le paysage qui sert de fond.
A quelque distance attend un aide de camp, et on tient un cheval
qui regarde vers son maître. La vue sur les lointains est sauvage ;
tous les accessoires sont inventés avec beaucoup de goût, et nous
rendons justice à l'intention du peintre qui a su satisfaire aux
exigences du sujet; cependant la figure semble vraiment ne
.s'avancer que pour se faire voir; elle n'observe rien, ne com-
mande pas; voilà pourquoi nous sommes forcés de la considérer
comme étant à la parade.
LE DUC DE MONTEBELLO, MARECHAL LANNES (pElNT EN I8IO).
Ce portrait est l'opposé du précédent. Un guerrier élancé, bien
fait, de bonne mine, sans plus de parure qu'il n'en faut pour dé-
27.
478 NOTES ET FRAGME^'TS.
signer son haut grade. Il semble un peu ému et son geste trahit
son émotion ; qui pourrait en effet ne pas réagir un peu par le
geste contre un pareil danger ? il est au milieu d'une batterie en
ruine que Ton est en train de canonner ; les éclats passent autour
de lui, les affûts craquent et se fracassent, les canons sont renversés,
lesbouletsvolent autour de sa tête, tout se brise, tout est enmouve-
ment. Sérieux, attentif, le maréchal a Tœil fixé sur l'endroit d'où
paiient les coups ; son point gauche serré, le pouce de sa main
droite qui saisit fortement son chapeau, la silhouette de tout le
corps donnent l'impression de l'énergie contenue et qui sait con-
tenir, de la tension d'esprit extrême, et cependant de la sécurité
intérieure. La pose et la composition sont sans égales. Je ne sais
quelle bataille est ici représentée, mais la situation est celle dans
laquelle il s'est vu si souvent et qui lui a enfin coûté la vie. —
J'ajouterai que nous le trouvons ici bien plus vieux qu'en 1806,
année dans laquelle, contre toute espérance, nous avons dû notre
salut à sa bonté, et nous pourrions dire, à la prompte affection
qu'il avait conçue pour nous*.
CHARLES-MAURICE DE TALLEYRAND, PRINCE DE CÉNÉVENT, ETC.
(peint en 1808).
Plus nous avançons dans l'examen de cette collection, plus
elle nous paraît remarquable ; chaque feuille est très-importante,
et son importance s'accroît quand on la compare avec celles qui
précèdent et qui suivent. Nous venons de voir un des premiers
héros de l'armée française, montrant son audnce au milieu des
plus grands périls; nous voyons ici le premier diplomate du
siècle, parfaitement calme, assis, attendant avec tranquillité les
hasards de l'heure qui va s'écouler. — Vêtu simplement d'un
habit de cour, Tépée au côté, son chapeau à plumes à quelque
dislance sur le canapé, il semble, dans cette pièce ornée sans
faste, attendre qu'on lui annonce que sa voiture est prête à le
conduire à la conférence ; son bras gauche est appuyé sur le coin
d'une table où se trouvent des papiers, un encrier et des plu-
mes. — Sa main droite est un peu cachée, son pied droit est
croisé sur son pied gauche; il semble absolument impassible.
* Pendant le pillage de Weimar, après la bataille d'Icna.
NOTES ET FRAGMENTS. 479
Nous n'avons pas pu nous empêcher de penser aux Dieux d'Épi-
<îure, qui habitent « là où la pluie, la neige sont inconnues, là
où la tempête ne souffle jamais; * c'est d'une tranquillité pareille
que ce personnage assis semble jouir; tous les orages qui mugis-
sent autour de lui ne le touchent pas; on conçoit qu'il ait cette
physionomie, mais on ne conçoit pas comment il peut la conserver.
Son œil est ce qu'il y a au monde de plus impénétrable ; il
regarde bien devant lui, mais le spectateur ne peut savoir s'il le
considère; son regard n'est pas tourné en lui-même comme celui
d'un penseur; il n'est pas dirigé non plus vers l'extérieur, comme
celui de l'homme qui examine un certain objet; l'œil repose en lui-
même et sur lui-même, semblable au personnage tout entier, qui
n'a pas l'air de s'occuper de lui-même et de se plaire en lui-même,
mais qui, cependant, semble n'avoir aucun lien avec tout ce qui
est en dehors de lui. — C'est assez; nous pourrions faire ici de
la physiognomonie et tirer toutes les inductions qui nous plai-
raient; notre pénétration est trop courte, notre expérience trop
pauvre, notre imagination trop bornée pour pouvoir nous faire
une idée suffisante d'un tel être. Tel est l'effet qu il produira
sans doute un jour sur l'historien, qui pourra trouver un secours
dans ce portrait. — Nous rappelons pour les amateurs qu'il y a
une comparaison intéressante à faire entre ce portrait et celui
qui se trouve sur la grande gravure du congrès de Vienne,
d'après Isabey.
FERDINAND IMECOURT,
OFFICIER d'ordonnance DU MARECHAL LEFÊVRE, TDÉ DEVANT DANTZIG
EN 1807 (peint EN 1808).
Par conséquent de mémoire ou d'après une esquisse. Ce por-
trait renferme une opposition curieuse. La carrière militaire de
'cel homme indique une âme avide d'activité utile ; sa mort prouve
sa bravoure; or tous ces traits de caractère, sous le vêtement civil,
conservent l'incognito. Son air, son vêtement sont ceux d'un élé-
gant; il se dispose à monter Tescalier d'un pavillon de jardin; sa
main gauche inclinée porte son chapeau ; sa main droite s'appuie
sur une canne; il semble qu'il vient d'apercevoir un de ses amis qui
s'approche. Les (rails du visage sont ceux d'un homme intelligent
€t calme ; il est d'une taille moyenne, mince, délicate. — Dans
480 NOTES ET FRAGMENTS.
le monde nous l'aurions pris pour un diplomate, et c'est une
heureuse pensée davoir placé au milieu de ces hommes célèbres
qui apparliennent à l'histoire la noble et belle prose du jour qui
passe.
LE COMTE ET LA COMTESSE FRIESE (PEINTS EN 1804).
Ce portrait de famille fait parfaitement suite à celui que nous
Nenons de voir; le personnage précédent pourrait entrer ici,
il y serait très-bien accueilli. Le mari, assis sur une table à trois
angles, a une pose d'un abandon naturel très-heureux. Une cra-
vache dans la main droite, il parle de départ ou d'arrivée, et la ma-
nière négligente dont il est assis s'explique ainsi très-bien. Sa
femme, vêtue d'une simple robe blanche, les genoux cachés par
un châle à dessins variés, est assise et suit le regard de son mari,
dirigé vers la porte d'entrée. Nous pouvons croire que nous som-
mes ces personnes que Ton s'apprête à recevoir avec tant de po-
litesse et d'amitié. Le bras gauche de la dame est appuyé sur le
berceau d'un petit enfant qui paraît sommeiller avec un bonheur
complet. Un mur orné de pilastres, une galerie que l'on aperçoit
par une croisée, un paravent placé derrière le lit de l'enfant,
composent un arrière-plan varié, gracieux, vaste, et qui cependant
convient à une maison d'habitation. L'ensemble de la composi-
tiun est excellent, et le tableau, peint de grandeur naturelle dans
lestons indiqués, doit être très-agréable.
CATUERINE,
PRINCESSE ROYALE DE WURTEMBERG, REINE DE WESTPHALlE
(peinte en 1813).
Ce tableau est celui qui nous dit le moins, pour employer
l'expression usitée dans le langage de la conversation. Une belle
dame habillée avec goùl, mais avec luxe, est assise sur un siège
de marbre d'un dessin sévère, couvert de tapis et de coussins;
dans sa main droite abaissée est un petit livre que son pouce tient
entrouvert comme si elle venait de suspendre sa lecture; le bras
gauche, appuyé sur un coussin, a une pose qui semble indiquer
qu'il soutenait la tète quelques instants auparavant. Le visage et
NOTES ET FRAGMENTS. 481
les yeux sont tournés vers le spectateur, mais il y a dans le regard
et dans la mine quelque chose de mécontent, d'étrange, qu'on
ne pénètre pas ; une vue ouverte sur une montagne et une vallée,
un lac, une cascade, un rocher et des bouquets de bois peuvent
rappeler les jardins de Wilhelmshœhe ; cependant il y a dans la
composition générale un grandiose par trop sauvage, et on ne
conçoit pas comment cette dame, avec sa belle toilette, a pu venir
se reposer dans ce site féerique. Un personnage accessoire. Tort
singulier, ne s'explique pas davantage. Pourquoi cette dame
pose-t-elle ses jolis petits pieds sur la tête et le bec d'une cigogne
esquissée légèrement sur le tapis?
En laissant de côté ces objections, on peut vanter l'excellente
Composition de ce portrait et il est parfaitement disposé pour re-
cevoir un beau colons*.
ELISA, EX-GRANDE-DUCHESSE DE TOSCANE
EISA FILLE NAPOLÉON ÉLlSA, PRINCESSE DE PIOMBINO (PEINTES EN I8II).
Le portrait le plus riche de tous, et qui offre les occasions les
plus variées d'oppositions dans le coloris.
Une dame fort belle, d'une physionomie orientale, inte?ligenle,
nous regarde avec aisance. — La tète est trés-ornée; le diadème,
le voile, les boucles de cheveux frisés, le collier, un petit châle
autour du cou, donnent à cette partie une grande importance; toute
la jupe ne sert vraiment que de tapis à une charmante petite
fille; sa mère a une main posée sur son épaule droite. La gen-
tille enfant tient par un ruban un joli petit chien, de forme élan-
cée et bizarre, qui se blottit sous le bras gauche de la mère. Celle-
ci repose commodément sur les coussins épais d'un large canapé
de marbre blanc, orné de têtes et de pattes de lions, qui donne de
la richesse à l'ensemble. Des coussins pour les pieds, les larges
plis de la robe de la mère, un massif de fleurs et une végétation
vigoureuse que l'on aperçoit dans le voisinage indiquent la variété
des teintes. Au dernier plan, tenu sans doute dans un ton clair
aérien, se dressent des arbres élevés et épais; quelques colonnes
brisées, un escalier rustique qui conduit dans des bosquets, mon-
* On a entendu Gœlhe, dans la conversation du 21 février 1850, dire
que la beauté du coloris d'un tableau dépend de sa composition.
482 NOTES ET FRAGME:^TS.
trent que jadis on voyait là un site romantique, effacé depuis par
une végétation envahissante, et nous consentons volontiers à nous
croire transportés dans une résidence d"été du grand-duché flo-
rentin.
MADAME RÉCAMIER (PEINTE EN 180o).
Pour conclusion nous voyons le portrait d'une belle femme dont
la renommée nous est parvenue depuis déjà vingt ans. Dans une salle
de bain, ornée de colonnes, fermée par un rideau et par un buis-
son de fleurs, on aperçoit la plus belle et la plus séduisante per-
sonne, étendue, sans doute après le bain, sur les coussins d'un
canapé; la poitrine, les bras et les pieds sont nus, le reste du corps
n'est caché que par une étoffe légère, mais sans violer les conve-
nances; sous le bras gauche passe un chàle destiné à servir au
besoin de surtout. Nous ne pouvons rien dire de plus de cette
aimable et coquette gravure. Comme la beauté ne se divise pas,
et donne le sentiment d'une harmonie parfaite, elle ne se laisse
pas peindre par des mots. Nous estimons heureux ceux qui ont
pu voir le tableau lui-même à Berhn, où il doit être maintenant.
Nous nous contentons de cette esquisse qui montre très-bien l'in-
tention générale; et au fond n'est-ce pas là ce qui fait la valeur
d'une oïuvre d'art? L'intention première est antérieure au ta-
bleau, et c'est elle que l'exécution la plus soignée finit à la fin
par rendre vivante. — Reconnaissons que ce tableau, comme tous
les précédents, est bien conçu, plein d'effet, caractéristique^ et
animé d'une juste expression.
S'il n'est pas en notre puissance d'exprimer par des mots les
avantages extérieurs d'une personne, le langage, du moins,
peut conserver le souvenir de ses qualités morales et sociales; aussi
nous ne pouvons nous refuser de citer ce que disent sur elle après
vingt ans les journaux actuels. (Suit une longue citation.)
Ces portraits nous sont traduits par une pointe remplie d'es-
prit. On doit penser que M. Gérard a dû choisir un excellent col-
laborateur pour un ouvrage qui doit fonder sa réputation comme
artiste penseur. Il est très-important que l'auteur soit sûr de son
traducteur, et, sans contestation, M. Adam mérite tous les éloges.
Sa pointe a un sentiment si juste et un don de transformation
I
NOTES ET FRAGMENTS. *85
si remarquable que nulle part on ne trouveiin objet qui ne soit rendu
avec son vrai caractère; depuis les points et les hachures si Unes
qui lui servent pour les visages, depuis les traits si doux avec les-
quels il indique les lumières et les teintes locales claires jusqu'aux
traits énergiques qu'il emploie pour les ombres et les teintes fon-
cées, tout montre son habileté; il sait également, avec un art qui
semble magique, indiquer les différentes étoffes par la nature de
son travail, et il donne les plus grands plaisirs à tous ceux qui
ont Tœil et l'esprit exercés à ces hiéroglyphes. Nous croyons donc
très-fermement que l'on a bien fait de préférer à la litiiographie
ce genre de gravure, qui consiste à tracer à la pointe une esquisse
assez détaillée. Nous souhaitons seulement que l'impression soit
conduite avec soin, pour que tous les amateurs soient contents
de leurs épreuves.
SCIENCES
PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ZOOLOGIQLE
^discutés en mars 1850, au >eiii de l'Académie royale des sciences)
par M. Geoffroy Sainl-Hilaire, Paria, Î8ÛU.
A la séance de l'Académie des sciences de Paris, du 20 février
de cette année, s'est présenté un grave incident qui ne peut
manquer d'avoir les conséquences les plus considérables. Dans ce
sanctuaire des sciences, où l'on obéit, en présence dun public
nombreux, aux règles les plus sévères des convenances, où l'on
ne se parle qu'avec la modération, ou même la dissimulation des
personnes du monde, où l'on ne répond qu'avec mesure à ses
adversaires, où l'on aime mieux laisser de côté les questions dou-
teuses que les discuter, là s'est élevé sur une question scientifi-
que un débat qui menace de devenir la lutte de deux personnes,
mais qui, bien examiné, a une importance beaucoup plus haute.
Ce débat n'est rien autre chose que la lutte des deux méthodes
entre lesquelles se partage depuis longtemps le monde savant ;
chez les naturalistes français comme chez nous, le différend date
484 NOTES ET FRAGMENTS.
de loin, il couvait secrètement, aujourd'hui il a violemment éclaté.
Deux hommes supérieurs, le baron Cuvier, secrétaire perpé-
tuel de TAcadémie, et Geoffroy Saint-Hilaire, un de ses honora-
bles membres, se sont levés l'un contre l'autre. Le premier est
connu de tout le monde ; aucun naturaliste n'ignore le nom du
second. Depuis trente ans collègues au même établissement, ils
enseignent l'histoire naturelle au jardin des plantes ; longtemps
ils ont fait en commun des recherches dans le champ inépuisable
de la nature, mais peu à peu la différence des vues les a séparés
et écartés l'un de l'autre.
Cuvier travaille sans cesse à établir entre les objets des diffê^
renceSf à les décrire avec une précision parfaite ; il s'est ainsi
rendu maitre d'une quantité infinie de détails. Geoffroy Saint-
Hilaire, au contraire, s'efforce de découvrir les analogies et les
affinités secrètes qui rapprochent les créatures. — L'un va de
l'individu à l'ensemble,, dont il suppose re.\istence, tout en le
croyant inaccessible à la science ; l'autre a au fond de son âme
ridée de Tensemble et vit dans la conviction que c'est de l'en-
semble que part et se développe peu à peu l'être individuel. Il
est important de faire remarquer que le premier accepte souvent
avec reconnaissance les découvertes nettes et précises que fait le
second dans le domaine de l'expérience et que celui-ci, de même,
ne dédaigne aucun des faits mis en lumière par son confrère, s'ils
lui paraissent décisifs pour la confirmation de ses idées; ils sont
donc souvent d'accord sans se reconnaître d'influence l'un sur
l'autre. Le savant qui distingue, quidifl'érencie, qui fait tout repo-
ser sur l'expérience, qui veut que tout trouve en elle son point
de départ, ne veut pas accorder que dans l'ensemble se trouve
une vue, un pressentiment de l'individuel; il déclare claire-
ment qu'il y a prétention présomptueuse à vouloir saisir et
connaître ce que Ton ne voit pas avec les yeux , ce que la
main ne peut toucher. Son adversaire, appuyé sur de certains
principes, acceptant pour guide certaines grandes idées, se refuse
à accepter cette opinion. — On voit à présent que je n'ai pas dit
à tort que là étaient en jeu deux genres d'esprit. Les deux
méthodes vivent presque toujours séparées, dans les sciences
comme partout, et il est difficile de les réunir. L'éloignement
mutuel va si loin,, qu'un parti n'accepte de l'autre qu'avec répu-
gnance les idées qui pourraient lui être utiles. L'histoire des
sciences et notre propre expérience nous font presque craindre
NOTES ET FRAGMENTS. 485
que la nature humaine ne puisse jamais concilier en elle-même
ce différend. Continuons cependant à exposer les deux systèmes.
Le savant qui analyse a besoin d'une perspicacité si subtile, d'une
attention si persévérante et si soutenue, d'une telle habileté à saisir
les plus petits détails, à apercevoir les plus petites nuances dans
la forme des organes, et d'une telle lucidité intellectuelle pour
bien déterminer ces différences, qu'on ne peut trop lui reprocher
d'être fier de son travail et de considérer cette manière d'étudier
la nature comme la seule qui soit sérieuse, solide et exacte. Il
n'est pas disposé à partager la gloire ainsi acquise avec un savant
qui, en apparence, a simplifié et facilité de beaucoup le travail,
et qui veut atteindre rapidement un but que l'on ne touche qu'à
force de fatigues, de peines, d'assiduité et de persévérance. Le
savant qui part de l'idée croit de son côté pouvoir être fier d'être
arrivé à une large conception, sous laquelle doivent venir peu
à peu se ranger et s'ordonner toutes les expériences; il vit avec
la pleine certitude que chaque fait isolé viendra confirmer la
vérité générale qu'il a exprimée d'avance. A un esprit animé de
pareilles convictions, nous devons pardonner aussi un peu d'or-
gueil et un vif sentiment de ses mérites ; nous devons comprendre
qu'il ne cède pas et surtout qu'il ne se résigne pas à supporter
un certain dédain que le parti adverse lui témoigne assez souvent,
avec mesure, il est vrai. Le dissentiment ne peut pas arriver à
une transaction, et voici, je crois, la raison. Cuvier, dans ses ana-
lyses, ne s'occupe jamais que de faits faciles à saisir ; il a toujours
ses preuves sous la main ; il ne propose aucune vue en dehors
des habitudes ordinaires, jamais ses paroles ne touchent au para-
doxe ; il doit donc avoir pour lui beaucoup de partisans, et même
l'ensemble du public. Son adversaire, au contraire, est presque
toujours comme un solitaire, car il n'est pas constamment d'accord
avec ceux même qui le défendent. Cet antagonisme se renouvel-
lera, parce qu'il se forme sans cesse dans la science des éléments
nouveaux qui ne peuvent se toucher sans produire une explosion :
ordinairement cette discorde s'élève entre des individus que
sépare le lieu de naissance, ou l'âge, ou quelque autre circonstance
de ce genre. La querelle actuelle a cela de curieux qu'elle est née
entre deux hommes du même âge, qui ont vécu longtemps côte
à côte, se tolérant et se rendant service mutuellement, et qui,
malgré la plus grande bienveillance, ont été amenés cependant à
une rupture publique.
486 NOTES ET FRAGMENTS.
Après ces réflexions générales, abordons enfin l'ouvrage dont
nous avons indiqué le titre.
Les journaux de Paris nous entretenaient de cet incident depuis
le mois de mars (1850) et ils prenaient parti pour Tun ou l'autre
des adversaires. Après que la discussion se fut continuée pen-
dant un certain nombre de séances, Geoffroy Saint-Hilaire a jugé
utile de porter le débat devant un plus grand public, et il a
publié sa brochure. Nous l'avons lue et étudiée, mais nous avons
eu à lutter contre plus d'une difficulté ; c'est là ce qui nous a
décidé à écrire le présent article ; nous espérons qu'il rendra
quelques services à plus d'un lecteur de cet ouvrage.
Donnons d'abord la chronique de cette lutte académique. Le
15 février 1830, Geoffroy Saint-Hilaire lit un rapport sur un mé-
moire écrit par quelques jeunes gens, sur l'organisation des mol-
lusques; dans ce mémoire perce un penchant pour la méthode à
imori, et Vnnité de composition organique est présentée comme
étant la vraie clef de l'étude de la nature. — Le 22 février, le ba-
ron Cuvier lit un second rapport, où il déclare que le prétendu
principe que l'on a donné comme unique n'a qu'un rang très-
subordonné, et il en expose un autre qu'il croit plus large et
plus fécond. — Geoffroy Saint-Hilaire répond immédiatement, et,
dans son improvisation, il fait une profession de foi décidée. —
Le 1*' mars, Geoffroy Saint-Hilaire lit un mémoire où il cherche
éprouver la nouveauté et la haute utilité de la théorie des ana-
logues. — Le 22 mars, il applique cette théorie à l'organisation
des poissons. Le baron Cuvier, à propos d'une discussion sur l'os
hyoïde, émet des idées qui ont pour but de détruire les arguments
de son adversaire. — Le 29 mars, Geoffroy Saint-Hilaire dé-
fend ses vues sur l'os hyoïde et ajoute à cette défense des con-
sidérations générales.
Dans son numéro du 5 mars, le journal le Temps avait publié
un article favorable à Geoffroy Saint-Hilaire, sous le titre : De la
théorie de l'harmonie philosophique des êtres. Le National avait
parlé dans le même sens (numéro du 22 mars).
Geoffroy Saint-Hilaire fait alors imprimer le récit de ce qui s'est
passé, et met en tête une introduction, datée du 15 avril, qui porte
pour titre : De la théorie des analogues. — Il y expose ses vues avec
un développement suffisant, et va ainsi au-devant du désir que
nous ressentions devoir cette discussion rendue intelligible à tous;
il démontre en même temps la nécessité de traiter la question dan
NOTES ET FRAGMENTS. 487
des livres, parce que les vérités comme les erreurs disparaissent
trop vite lorsqu'on se borne àun échange oral d'arguments. Dans ce
travail, il sepiaîlàciter des noms étrangers; il rappelle les travaux
des Allemands et des savants d'Edimbourg, et se déclare leur al-
lié. Le monde savant aie droit d'espérer les plus heureux résul-
tats de cette alliance.
Pour que nous puissions tirer de la discussion tout le profit
qu'elle peut nous donner, faisons quelques observations de diverse
nature.
Ce qui se passe ici dans l'histoire de la science se présente sou-
vent dans l'histoire politique; c'est un fait sans importance, acci-
dentel, qui amène la lutte entre deux partis qui jusqu'alors res-
taient cachés; malheureusement, le fait d'où est sortie la contesta-
tion actuelle est d'une nature toule spéciale, et il menace d'entraîner
le débat dans des complications infinies; le problème particulier que
l'on agite n'a pas par lui-même un intérêt considérable, et ne peut
être bien compris de la majorité du public; aussi il serait très-
utile de ramener la discussion à ses premiers éléments.
Comme tous les événements humains doivent être considérés et
jugés au point de vue moral et que le caractère des personnes en
lutte a la plus grande importance, nous voulons raconter du moins
d'une façon générale la vie des deux adversaires.
Geoffroy Saint-IIilaire est né en 1772; il fut nommé professeur
de zoologie en 1795, lorsqu'on fit du jardin du Roi une école pu-
blique. Peu après Cuvier y fut appelé aussi; ils travaillèrent en-
semble comme le font les jeunes gens studieux, sans se douter
des différences intimes qui les séparaient. En 1798, Geoffroy Saint-
Hilaire partit pour cette expédition d'Egypte si immensément pro-
blématique; il fut ainsi un peu éloigné de l'enseignement, mais
son penchant inné pour raisonner du général au particulier se
fortifiait toujours en lui, et après son retour, il trouva, en travail-
lant à la rédaction du grand ouvrage sur l'Egypte, la meilleure
occasion pour appliquer ses vues. On vit en 1810 quelle confiance
il avait su inspirer par ses idées et par son caractère : il fut en-
voyé en Portugal par le gouvernement pour « organiser les étu-
des. » En revenant de cette mission éphémère, il enrichit le Mu-
séum de Paris d'un grand nombre d'objets. Tout ens'occupantsans
cesse de travaux scientifiques, il avait su faire reconnaître de la na-
tion ses qualités de bon citoyen, et en 1 815 il fut élu député. Mais là
n'était pas le théâtre où il devait briller; il ne monta jamais à la
488 NOTES ET FRAGMENTS.
tribune. En 1818, il exposa enfin avec netteté les principes sui-
vant lesquels il considérait la nature, et il exprima sa pensée fon-
damentale : L'organisation des animaux est soumise à un plan
général, et c'est l'étude des modifications de ce plan général
qui peut indiquer les vraies subdivisions de l'ensemble des
êtres. »
Venons maintenant à son adversaire.
Georges-Léopold Cuvier, est né en 1 769 à Montbéliard, qui ap-
partenait alors au Wurtemberg. Il y étudia à fond la langue et la
littérature allemandes; son goût pour l'histoire naturelle le lia
avec l'excellent Kielmeyer, et cette amitié s'est toujours continuée.
Nous nous rappelons avoir vu en 1797 des lettres qu'il avait écri-
tes à Kielmeyer, lettres curieuses par les remarquables dessins
d'animaux inférieurs qu'elles renfermaient. Pendant un séjour en
Normandie, il étudia, d'après Linné, la classe des t;e?'s; entré en
relation avec les naturalistes de Paris, il fut décidé par Geoffroy
Saint-Hilaire à venir dans cette ville. Il publia avec Geoffroy Saint-
Hilaire plusieurs ouvrages d'enseignement, ils s'occupèrent ensem-
ble surtout du classement des mammifères. Les mérites d'un tel
homme ne restèrent pas longtemps ignorés; il futnommé en 1795
professeur à l'École centrale et membre de l'Institut. En 1798, il
publia pour les élèves de l'École centrale ses Tableaux élémentaires
de l'histoire naturelle des animaux. Devenu professeur d'anato-
mie comparée, son intelligence pénétrante domina une science
immense, et son enseignement lucide et brillant eut le plus grand
guccès. A la mort de Daubenton, il le remplaça au Collège de France,
et Napoléon, reconnaissant ses talents, le nomma membre du con-
seil supérieur de l'instruction publique. En cette qualité, il parcou-
rut la Hollande et une partie de TAllemagne, pour inspecter les éta*
blissements d'instruction publique existant dans ces pays, alors in-
corporés à TEmpire. Dans son rapport, m'a-t-on dit, il n'a pas hésité
à montrer la supériorité des écoles allemandes sur les écoles fran-
çaises- — Depuis 1813, il occupait des emplois importants dans
le gouvernement; il fut maintenu dans ses fonctions à la rentrée
des Bourbons, et il n'a pas cessé depuis lors de déployer son acti-
vité dans les alïaires publiques comme dans la science. — Ses tra-
vaux sont infinis; ils embrassent l'empire entier de la nature; ses
livres ne nous instruisent pas seulement par les faits qu'ils rciifer-
ment« ils nous offrent encore des modèles d'exposition. Il n'a pas
seulement cherché à décrire et à classer les organisations vi-
NOTES ET FRAGMENTS. 489
vantes; c'est à lui que Ton doit la résurrection scientifique des
espèces disparues. Ses Éloges des anciens membres de Tlnstitut
montrent quelle connaissance il a du monde entier; on voit là
aussi avec quelle pénétration il sait entrer dans les caractères des
autres savants, et avec quelle puissance son regard s'étend sur
toutes les régions de la science.
Que Ton me pardonne la rapidité superficielle de ces esquisses;
je n'ai nullement la prétention d'apprendre quelque chose de
nouveau ; je veux seulement rappeler ce que tous ceux qui s'in-
téressent à ces deux dignes savants savent depuis longtemps.
Maintenant on demandera sans doute : dans quel but et de
quel droit les Allemands s'inquiéteraient-ils tant de cette discus-
sion ? Est-ce dans Tintention de prendre parti pour un des com-
battants ? Je crois d'abord que cette question scientifique devrait
intéresser tout peuple civilisé, car le monde savant ne forme
qu'une seule nation ; mais nous avons en Allemagne des raisons
particulières pour nous en occuper.
Geoffroy Saint-Hilaire cite plusieurs savants allemands comme
ayant les mêmes vues que lui; Cuvier, au contraire, semble
s'être formé la plus mauvaise idée de nos recherches en ce do-
maine, car il dit dans un mémoire du 5 avril (page 24, note): « Je
sais que pour certains esprits , derrière cette théorie des analo-
gues, du moins mal entendue, peut se cacher une très-vieille
théorie, réfutée depuis longtemps, qui a été reprise par quelques
Allemands pour venir en aide au panthéisme, qu'ils appellent phi-
losophie de la nature. » — Pour commenter chaque mot de cette
assertion , pour en bien éclaircir le sens, pour prouver l'entière
innocence de ces penseurs allemands, il faudrait presque un volume
in-octavo , et nous voulons finir le plus vite possible. — Geoffroy
Saint-Hilaire est dans une situation telle, qu'il doit lui être agréa-
ble de connaître les travaux des savants de notre pays, et de se
convaincre qu'ils ont des pensées analogues aux siennes, qu'ils
marchent sur la même voie, et qu'il doit par conséquent attendre
d'eux applaudissement et au besoin secours. D'ailleurs, en géné-
ral, nos voisins de l'Ouest n'ont jamais perdu leur temps lors-
qu'ils prenaient quelque connaissance des recherches et des
travaux de l'Allemagne. Les naturalistes allemands cités par Geof-
froy Saint-Hilaire sont Kielmeyer, Meckel, Oken, Spix, Tiede-
mann, et on reconnaît en même temps que, nous - même, nous
avons consacré trente années à ces études. Ce sont cinquante
490 NOTES ET FRAGMENTS.
années qui se sont écoulées depuis qu'un penchant décidé pour
ces études m'a enchaîné à elles ; je suis à peu près le seul à me
rappeler ces commencements; qu'il me soit donc permis de par-
ler de ces recherches consciencieuses de ma jeunesse, qui pour-
ront d'ailleurs jeter quelque lumière sur la discussion actuelle.
« Je n'enseigne pas, je raconte » (Montaigne.)
Weimar, septembre 1830.
« Je n'enseigne pas, je raconte ; » tels étaient mes derniers
mots en finissant la première partie de mes réflexions sur l'ou-
vrage de Geoffroy Saint-Hilaire. Pour mieux faire comprendre
sous quel point de vue je voudrais être jugé, je crois utile de
citer ici quelques paroles d'un Français qui expliqueront très-
bien et rapidement la méthode que j'emploie : « Il y a, dit-il,
des esprits distingués qui ont une manière à eux d'exposer leurs
idées ; ils commencent tout de suite par parler d'eux-mêmes, et
n'aiment pas à se séparer de leur propre individu. Avant de vous
dire les résultats de leurs recherches, c'est un besoin pour eux
de raconter comment ils sont arrivés à ces résultats. » — Qu'il me
soit permis de suivre aussi ce procédé, et de faire en même temps,
j'entends d'une façon très-générale, l'histoire de ma vie et l'his-
toire des sciences auxquelles j'ai consacré tant d'années.
Je dois d'abord rappeler que les discussions d'histoire natu-
relle, en résonnant de très-bonne heure à mes oreilles, ont pi e-
duit sur mon esprit une impression vague , mais très-marquée.
C'est Tannée même de ma naissance, en 1749, que le comte Buf-
fon publia le premier volume de son Histoire naturelle, qui
excita une vive attention parmi les Allemands, alors très-accessi-
bles à l'influence française. Les autres volumes se suivirent
d'année en année ; en même temps que je grandissais, j'en-
tendais la société polie qui m'entourait exprimer son intérêt
pour cet ouvrage, et ainsi se fixaient dans ma mémoire le nom
de son auteur et ceux de ses grands contemporains.
Le comte Buffon est né en 1707. Cet homme éminent a consi-
déré le monde d'un regard fibre et serein ; il a joui avec plaisir
NOTES ET FRAGMENTS. 491
de Texistence; il aimait tout ce qui a vie sur la terre, et s'inté-
ressait avec bonheur à tout ce qui est ici-bas. Homme du monde,
homme de plaisir , il était animé du plus vif désir de charmer
en instruisant, et de captiver par ses leçons. Il peint plutôt
qu'il ne décrit ; il nous présente les créatures dans leur ensem-
ble; il se plaît à dire leurs relations avec Thomme; aussi, après
Thomme, il parle immédiatement des animaux domestiques.
Maître de tous les faits connus, il ne met pas seulement à profit
les naturalistes , il sait aussi tirer parti des résultats fournis par
tous les voyageurs. On le voit à Paris, ce grand centre des scien-
ces, intendant du Cabinet du roi, collection déjà importante ; il
jouit de tous les bonheurs extérieurs ; riche, appartenant par
son titre de comte à la classe la plus élevée; il montre dans ses
rapports avec son lecteur autant de distinction aristocratique
que de grâce séduisante.
En étudiant les faits particuliers, il a su s'élever aux vues gé-
nérales sur l'ensemble ; s'il a dit, sur la question qui nous occupe
{Hist. nat.y t. II, p. 544) : « Les bras de l'homme ne ressem-
blent point du tout aux jambes de devant des quadrupèdes non
plus qu'aux ailes des oiseaux; » c'est qu'il parlait au point de vue
de la foule, qui considère les objets naturellement et tels qu'ils
sont. Mais au fond de lui-même il avait des idées tout autres, car,
au IV* volume, p. 579, il dira: « // existe un dessein primitif
et général qu'on peut suivre très-loin; » et dans ces paroles il a
une fois pour toutes établi solidement le principe fondamental
de l'histoire naturelle comparée.
Que l'on pardonne ces paroles superficielles, presque crimi-
nellement rapides, par lesquelles nous présentons au lecteur un
homme d'un pareil mérite; nous voulons seulement nous con-
vaincre que, malgré le détail infini des faits qu'il a étudiés, il n'a
pas négligé les conceptions sur l'ensemble. En lisant ses œuvres,
nous voyons qu'il a parfaitement connu tous les grands problèmes
de l'histoire naturelle, et qu'il a travaillé sérieusement à les ré-
soudre ; s'il n'y a pas toujours réussi, notre vénération pour luj
n'en reçoit aucune atteinte, car nous savons que nous, qui som-
mes venus après lui, nous crierions trop tôt victoire si nous nous
flattions d'avoir répondu à toutes les questions qui l'embarras-
saient. INous devons simplement avouer qu'en cherchant des vues
générales Buflon n'a pas dédaigné le secours dji. l'imagination : il
a conquis ainsi, il est vrai, les applaudissements du monde, mais
492 NOTES ET FRAGMENTS.
il s'est en quelque façon séparé de l'élément vraiment constitutif
de la science*, et il a paru Tentraîner dans le domaine de la
rhétorique et de la dialectique.
Cherchons dans un sujet si important à devenir de plus en
plus précis.
Le comte Buffon avait été nommé directeur du jardin du Roi,
c'est cette fonction qui le détermina à écrire une Histoire na-
turelle. — L'ensemble de la nature l'attirait, il se sentait le désir
de décrire la vie universelle, l'influence réciproque de tous les
êtres les uns sur les autres et en particulier sur l'homme. Pour
les travaux de détail, il avait besoin d'un aide, il appela un de
ses compatriotes, Daubenton.
Ce savant concevait l'histoire naturelle sous le point de vue
opposé; c'était un anatomiste décidé. L'anatomie lui doit beaucoup,
mais son œil était tellement attaché à chaque détail isolé, qu"il ne
savait pas joindre ensemble même les faits les plus voisins. Cette
différence si radicale de méthode entre les deux savants amena
malheureusement une séparation irrévocable. Quel qu'ait été le
prétexte, Daubenton, depuis 1768, ne travailla plus à V Histoire
naturelle de Buft'on ; il travailla avec ardeur pour lui-même; et
quand Buffon mourut dans un âge avancé, le vieux Daubenton, resté
à sa place, choisit pour collaborateur le jeune Geoffroy Saint-Hilaire,
qui, à son tour, cherchant un compagnon d'études, le trouva dans
Cuvier.Fait bien singulier! entre ces deux hommes allait se ma-
nifester sur de plus grandes proportions l'antagonisme qui avait
existé déjà entreBuffon et Daubenton. Cuvier, occupé d'une classiti-
calion méthodique, s'attachait à l'étude du fait et du détail; il ne
s'élevait pas plus haut, car il aurait alors abordé le problème de la
production des êtres. — Geoffroy, au contraire, cherchait à voir
l'ensemble des choses ; mais il ne le cherchait plus, comme Buf-
fon, dans les créatures existantes, faites et formées ; il le cher-
chait en étudiant la naissance, la vie, le développement des créa-
tures. — Ainsi grandit une divergence secrète qui resta plus
longtemps ignorée que la première, parce que les relations so-
ciales plus élevées, certaines convenances, certains ménagements,
reculèrent l'éclat d'année en année; mais l'électricité, artificiel-
lement tenue en repos, tendait toujours à sortir, et un jour une
* Voir cependant sur le rôle utile de l'imagination dans la science,
la conversation du 27 janvier 1830 (t. II, p. 165).
KOTES ET FRAGMENTS. 493
occasion insignifiante n fait éclater la bouteille de Leyde et montré
à tous les forces puissantes qui se tenaient cacliées.
Au risque de quelques répétitions, insistons sur ces quatre
hommes si souvent nommés et qu'il faudra toujours nommer,
car, sans vouloir faire tort à personne, ces noms brillants sont
vraiment ceux des fondateurs et des promoteurs de l'histoire na-
turelle; ce sont ces hommes qui ont créé les germes d*où sont
sortis tant d'heureux fruits; placés depuis presque un siècle à la
tête d'un établissement considérable, le développant et l'utilisant
sans cesse, aidant au progrès de l'histoire naturelle de toutes les
manières, ils sont les représentants des deux méthodes em-
ployées tour à tour dans la science: la synthèse et l'analyse.
Buffon a pris le monde visible tel qu'il est ; c'était pour lui un
ensemble harmonieux dans sa variété, composé de parties unies
entre elles par des rapports réciproques. Daubenton, en sa qua-
lité d'anatomiste , a cherché sans cesse à distinguer, à séparer; il
s'est gardé d'établir des relations entre les organes qu'il mettait
à jour; il s'est contenté de les placer les uns à côté des autres,
mesurant, décrivant soigneusement chaque partie pour elle-
même. Cuvier a travaillé dans le même esprit, seulement avec plus
de liberté et de largeur; il avait reçu le don d'apercevoir un
nombre infini de détails sans les confondre; il savait les com-
parer entre eux, les ranger, les classer, et par cette œuvre il a
rendu à la science les plus grands services. 11 se sentait uhc
certaine appréhension pour la méthode plus haute, dont cepen-
dant il n'a pu se passer, et qu'il a employée sans s'en douter.
Il représente donc Daubenton agrandi. Geoffroy, en quelque
sorte, a reproduit Buffon. Pour Buffon, le monde visible était une
grande synthèse ; c'est sous cette forme qu'il le concevait; mais
en même temps il étudiait et exposait tous les faits qui servent
à établir des caractères distinctifs entre les êtres ; de même Geof-
froy, déjà plus rapproché de cette grande Unité, seulement pres-
sentie par Buffon, n'en a pas peur, et son esprit, en acceptant
cette conception, sait en tirer des conséquences utiles à ses le-
cherches.
Dans l'histoire de l'érudition et de la science, c'est peut-être
la première fois qu'il arrive que, dans un même lieu, sur le
même sujet d'études, une branche du savoir ait été ainsi cultivée
dans deux directions tout à fait opposées par des hommes aussi
r'^warquables, qui, au lieu de se trouver réunis par la comniu-
28
494 NOTES ET FRAGMENTS.
nauté des recherches, ont été, au contraire, amenés, par une
simple différence sm^la manière d'étudier, à une discussion hos-
tile. Que cet incident curieux nous serve à tous, et qu'il serve à la
science ! Que chacun de nous, maintenant, se dise que distinguer
et enchaîner sont deux actes de la vie inséparables ; — en d'autres
termes, qu'il est de toute nécessité, bon gré mal gré, d'aller tour à
tour du général au particulier et du particulier au général ; plus
ces fonctions vitales de l'esprit s'accomplissent régulièrement,
comme l'aspiration et la respiration, plus la science et les amis
de la science doivent être heureux.
Laissons maintenant ce point, et parlons des hommes qui, de
1770 à 1790, m'ont fait avancer sur la roule où je m'étais en-
Pierre Camper avait un talent tout à fait remarquable pour
observer et lier entre elles ses observations. Dessinateur très-
habile, il savait reproduire heureusement ce qu'il avait examiné
avec attention; et cette image, en pénétrant dans son esprit subtil
et toujours en mouvement, devenait vivante. — Ses travaux sont
connus de tous. Je rappellerai seulement son angle facial, qui a
rendu sensible et facile à constater l'avancement de la partie
frontale en montrant à quel degré l'organe de la pensée l'emporte
sur les parties de l'organisation purement animales. Geoffroy lui
a rendu un magnifique témoignage (page 149, note) : « Esprit vaste,
aussi cultivé que réfléchi, il avait sur les analogies des systèmes
organiques un sentiment si vif et si profond qu'il recherchait avec
prédilection tous les cas extraordinaires, où il ne voyait qu'un sujet
de problèmes, qu'une occasion d'exercer sa sagacité, employée à
ramener de prétendues anomalies à la règle. » — Que de choses
on pourrait encore dire si l'on ne voulait avant tout se borner à
de rapides indications !
C'est en suivant cette voie scientifique, nous pouvons ici le faire
remarquer, que le naturaliste apprend le mieux à reconnaître la
valeur etla dignité de la loi et de la règle. Si nous ne voyons jamais
que des créatures normales, nous pensons que leur forme ac-
tuelle est nécessaire, que ce qui existe a toujours existé et esl
resté stationnaire. Mais si nous voyons, au contraire, des dévia-
tions, des difformités, des monstruosités, nous reconnaissons que,
si la règle est solidement établie, éternelle, c'est en même temps
une règle vivante; que les êtres, sans la franchir, peuvent prendre
des formes irrégulières , et que, même alors, retenus comme par
NOTES ET FRAGMENTS. 495
un frein caché, ils sont forcés d'obéir aux imprescriptibles coni-
mandemenls de la loi.
Samuel-Thomas Sœmmerifi g, disciple de Camper. Esprit dure
haute capacité, observateur et penseur actif et habile. Il a rendu
les plus grands services par ses travaux sur la cervelle et par son
principe ; « Ce qui distingue surtout Thomme des animaux, c"e>t
que la masse de sa cervelle dépasse de beaucoup le reste de 1:
masse nerveuse; chez les animaux, c'est le contraire. » Dans celle
époque si ouverte à toutes les idées, quel intérêt souleva la t;i-
che jaune de la rétine! Combien doit-on à sa pénétration, à son habi-
leté de dessinateur pour Tanatomie des organes des sens, pour
l'œil, pour l'oreille ! Quiconque jouissait de sa société, ou de sa
correspondance, se sentait animé, excité au travail. On se com-
muniquait les faits inconnus, les vues nouvelles, les aperçus
pénétrants: l'activité se déployait dans tous les sens; tous les
germes naissants se développaient rapidement; la jeunesse, pleine
d'une vive ardeur, n'avait pas alors l'idée des obstacles qu'elle
devait rencontrer.
Jean-Henri Merck, trésorier de la guerre de Hesse-Darmstadt,
mérite à tous les égards d'être cité ici. C'était un homme d'une
activité d'esprit infatigable qui, par cela même, n'a rien laissé
d'important, parce que, alliré de tous les côtés en même temps,
il n'a pu être qu'un remarquable amateur. Il s'adonna aussi avec
ardeur à Tanatomie comparée, qu'il put étudier d'autant mieux
qu'il dessinait avec facilité et précision. Il fut entraîné à cette
étude par les curieux fossiles qui commençaient alors à attirer
l'attention des savants, et que l'on trouvait en grand nombre et
très-variés dans la région rhénane. Pris de passion pour ces fos-
siles, il en forma unecollect on, riche de beaucoup déchantillons
fort beaux, qui, après sa mort, passa au musée de Darmstadt.
Elle y fut placée sous la garde intelligente du conservateur
Schleiermacher, qui l'accroît encore.
Mes relations intimes et personnelles avec ces deux hommes, et,
plus tard, la correspondance que j'entretins avec eux, augmentè-
rent mou goût pour ces études. Avant toutes choses, suivant une ha-
bitude innée en moi, je cherchai un fil conducteur, un point de dé-
part fixe, une maxime pouvant servir de base solide, un horizon
bien déterminé. Si, aujourd'hui encore, il s'élève des désaccords,
naturellement ils étaient alors bien plus fréquents, car chacun avait
un point de vue personnel, un but spécial, et chacun voulait tirer
496 NOTES ET FRAGMENTS.
parti de tout pour tout. Dans Vanatomie comparée, prise dans son
sens le plus large, et en tant qu'elle devait senir à fonder la
morphologie, on s'occupait autant de travaux analytiques que de
travaux synthétiques. Mais je remarquai bien vite qu'on avait
marché toujours en avant sans méthode; on avait comparé, comme
le hasard l'avait voulu, un animal avec un autre, une classe avec
une autre, certains animaux avec l'homme ; ces travaux avaient
eu pour résultat une inextricable complication où l'esprit se per-
dait, car si les théories se trouvaient parfois confirmées, parfois
aussi elles rencontraient des faits qui les renversaient entière-
ment. Je mis alors les livres de côté; je me plaçai en face delà na-
ture; un squelette d'animal, avec ses détails infinis, était devant
moi, sur ses quatre pieds; je me mis à l'étudier, en commen-
çant par le commencement, par la tête; l'os intermaxillaire me
frappait les yeux le premier de tous, je l'examinai dans les diffé-
rentes classes animales. Mais cet examen en amena bien d'au-
tres. La parenté du singe avec l'homme avait beaucoup tourmenté
les naturalistes, et l'excellent Camper croyait avoir trouvé la dif-
férence entre les deux organisations en disant que l'homme n'a-
vait pas à la mâchoire supérieure d'os inlermaxillaire,tand'S que cet
os existait chez le singe. Je ne peux exprimer le sentiment de tris-
tesse qui me saisit lorsque je me trouvai en opposition complète
avec ce savant, à qui je devais tant, dont je cherchais à me rap-
procher, dont je voulais me déclarer l'élève, dont j'espérais tout
apprendre.
Si Ton veut se rendre compte de mes travaux à cette époque,
on trouvera mon mémoire dans mon premier volume de Morpho-
logie; je me donnai aussi alors une peine extrême pour repro-
duire par le dessin les différentes formes de cet os; ces images,
qui étaient la parlie la phisinipnrîai.le de mon travail, et qui sont
restées longtemps inédites, ont été enfin accueillies dans les .W-
vwirci de l'académie Léopoldine deBonn (1" partie du V* volume).
A'.ant d'ouvrir ce volume, j'ai encore à rappeler un lait et à faire
une remarque qui, sans avoir une grande valeur, peut être utile aux
recherches de nos successeurs. — (le n'est pas seulement le jeune
liomme ardent qui, dès qu'une pensée féconde se présente à lui,
cherche à la communiquer et à faire partager sa conviction ;
1 homme Uiûr, déjà riche de connaissances, a le même penchant.
Aussi, c'est avec la plus grande simplicité, et sans me douter
de un I .M'i'. (jUi' j ciivovni à Pierre Camper ma Dissertation, avec
I
NOTES ET FRAGMENTS. 497
tous mes dessins, finis ou esquissés. Je reçus de lui une réponse
Irès-détaillée,. très-bienveillante, où il me louait beaucoup des
efforts que je consacrais à ces études; il ne désapprouvait pas
mes dessins, mais il me donnait de bons conseils sur la manière
de les tracer avec plus d'exactitude ; il semblait un peu étonné
de la peine que je m'étais donnée, me demandait si je voulais
faire imprimer ce travail, m'avertissait des difficultés de la gra-
vure, et me donnait le moyen d'en triompher. En un mot, il me
montrait un intérêt paternel. Mais, avec tout cela, il ne laissait
nullement voir qu'il eût remarqué l'idée qui m'animait : com-
battre sa théorie et non pas seulement pubHer une brochure.
Je lui répondis en le remerciant modestement, et je reçus
encore une longue lettre, toujours amicale, mais toujours du
même genre, et étrangère à ma pensée; aussi, je laissai tomber
cette correspondance qui ne produisait rien, sans même en reti-
rer, comme j'aurais dû le faire, ce fait d'expérience fort intérêt
sant, c'est que Tonne peut convaincre un maître d'une de ses
erreurs, parce qu'il semble qu'une fois admise par lui, une erreur
se légitime et devient inattaquable. J'ai malheureusement perdu
ces lettres comme tant d'autres documents. Elles montreraient
les qualités solides de cet homme remarquable et la confiance
de ma jeunesse, si pleine de respect pour lui.
Cette première mésaventure fut suivie d'une autre. Un homme
de mérite, Jean-Frédéric Bliimenbach, qui s'était occupé avec
succès des sciences naturelles, et qui commençait à étudier l'ana-
tomie comparée, adopta, dans l'abrégé qu'il en publia, les vues
de Camper et refusa à l'homme l'os intermaxillaire. Ma perplexité
fut alors à son comble : je voyais un excellent livre denseigne-
ment, un professeur distingué, laisser de côté mes vues et mes
opinions. Mais un homme doué d'un esprit aussi remarquable,
et dont les recherches étaient constantes, ne pouvait longtemps
rester attaché à une opinion préconçue ; nous nous liâmes intime-
ment, et c'est lui bientôt qui me donna sur celte question, comme
sur tant d'autres, des enseignements; il m'apprit que chez les
enfants hydrocéphales l'os intermaxillaire était séparé de la partie
supérieure de la mâchoire, et que dans le bec-de-lièvre double
on le trouve aussi pathologiquement séparé.
Je peux aujourd'hui demander un peu d'attention pour ces
travaux qui alors furent repoussés et qui sont restés si longtemps
dans le silence de l'oubli. Je prie le lecteur de vouloir bien exa-
28.
498 NOTES ET FRAGMENTS.
miner les dessins que j'avais donnés ; je renvoie , avec plus de
confiance encore, au grand ouvrage de D'Alton sur Tostéologie * ;
on y aura une vue plus large et plus libre de l'ensemble de la
question.
Je rappelle au lecteur que tout ce qui précède et tout ce qui va
suivre se rapporte de près ou de loin à la discussion des deux
grands naturalistes français.
Dès que l'on parle de dessins, on croit qu'il s'agit de formes;
mais ici nous ne nous occupons que de la fonction des parties.
La forme se rapporte en effet à l'ensemble de l'organisation corn-
posée de parties diverses, et par conséquent elle se rapporte au
monde extérieur, dont l'être avec son organisation complète doit être
considéré comme partie. Ceci posé, examinons nos dessins.
Nous voyons d'abord présenté sous divers aspects cet os que
nous considérons comme le premier de la structure animale; cet
os est celui à l'aide duquel chaque créature prend la nourriture
qui lui est le mieux appropriée; il doit donc différer comme dif-
fère celte nourriture elle-même. Chez le chevreuil nous trouvons
un petit arc osseux sans dents, pour arracher Therbe et les
feuilles; chez le bœuf, nous trouvons à peu prés les mêmes formes,
mais plus larges, plus épaisses, plus fortes, en harmonie avec les
besoins de l'animal. La mâchoire du chameau rappelle celle do
mouton, mais elle est si informe, qu'elle en est presque mon-
strueuse, et l'os intermaxillaire peut à peine se disthiguer du
maxillaire supérieur ; les incisives se confondent avec les canines.
— Dans la mâchoire du cheval; l'os intermaxillaire est très-appa-
rent, et contient six dents incisives émoussées. La dent incisive
no:^ développée chez le jeune sujet appartient évidemment au
maxillaire supérieur. Dans la mâchoire supérieure du sus bahi-
Tussa, la dent canine présente une particularité très- remarquable:
son alvéole ne touche nullement à l'os intermaxillaire, garni de
dents semblables à celles du porc, et n'a pas la moindre influence
sur sa forme. — Dans la denture du loup, on voit l'os intermaxil-
laire, garni de six fortes dents incisives, séparé par une suture
très-visible de la mâchoire supérieure et en connexion évidente
avec la dent canine. La denture du lion, plus concentrée, plus
puissante, garnie de dents plus fortes, montre encore plus nette-
ment cette suture et cette connexion. La mâchoire de l'ours blanc.
Osléolojie comparée. Bonn, 1821-1828.
NOTES ET FRAGMENTS. 499
fuissante mais massive, sans formes caractéristiques, est orga-
nisée moins pour saisir que pour écraser; les conduits palatins
sont larges et ouverts; il n'y a point la moindre trace de suture;
l'esprit peut cependant en désigner la place. Le morse [trichecus
rosmariis) offre un grand intérêt. Les dents canines très-pronon-
cées fcrcfiDt Vevi mtermaxillaire à reculer, et cette créature si
.epoussante présente ainsi une certaine ressemblance avec
l'homme. Dans le premier exemple, appartenant à un individu
adulte, on voit nettemeat Tos intermaxillaire séparé, et on peut
remarquer comment sa racine, partant de la mâchoire supérieure,
et croissant toujours, a formé une espèce de gonflement sur
la paroi de la joue. Les autres figures sont copiées de grandeur
naturelle sur un jeune sujet. L'os intermaxillaire est parfaitement
séparé de la mâchoire supérieure, et la dent incisive reste parfaite-
ment fixée dans son alvéole appartenant à la mâchoire supérieure.
Après ces exemples, nous soutiendrons hardiment que la dé-
fense de réléphant a aussi sa racine dans la région du maxillaire
supérieur; seulement ici los intermaxillaire vient aider la mâ-
choire supérieure, et, sans former l'immense alvéole, lui fournit
au moins une lamelle qui la rend plus forte. C'est là ce que l'exa-
men d'un grand nombre de sujets divers nous fait croire, quoique
nous ne puissions trouver aucun exemple décisif dans les crânes
reproduits. Mais c'est ici que le génie de l'analogie, comme un
ange gardien, doit veiller à nos côtés, pour nous empêcher de mé-
connaître dans un cas douteux une loi à laquelle nous devons rendre
hommage, même lorsqu'elle ne se manifeste pas avec une pleine
évidence.
Nous voyons enfin en regard le singe et l'homme. On aper-
cevra maintenant dans la mâchoire de l'homme l'os intermaxillaire
séparé et uni. Peut-être aurait-il fallu donner ici des figures plus
complètes et plus variées, mais, dans la période qui pouvait être
la plus féconde, l'intérêt que je ressentais pour cette branche
particulière d'études cessa pour moi, et nous devons déjà être
très-reconnaissant qu'une digne société de naturalistes ait bien
voulu honorer ces fragments de son attention et conserver ces
souvenirs de recherches consciencieuses dans le recueil inalté-
rable de ses actes.
Nous prions le lecteur de nous suivre encore sur un autre point,
car M. Geoffroy Saint-Ililaire nous oblige à examiner un second
organe.
500 NOTES ET FRAGMENTS.
La nature est éternellement digne d'une étude respectueuse;
éternellement elle laissera voir ses secrets à Tesprit attentif qui
^'étudiera avec intelligence; elle nous en livre d'elle-même une par-
tie; ceux qu'elle cache, elle donne à Tobservateur, au penseur des
indications de toute espèce pour les découvrir. Nous ne devons dé-
daigner aucun des procédés qui peuvent nous conduire à mieux
distinguer les formes extérieures des objets et à mieux pénétrer
dans leur organisation intime. Dans la circonstance actuelle, nous
montrerons le parti que Ton peut tirer de l'étude de la fonc-
tion, qui, bien conçue, doit être considérée commerêtre en activité;
suivant les pas de Geoffroy Saint-Hilaire, nous parlerons du bras
de l'homme et des membres antérieurs des animaux.
Nous ne voulons nullement faire étalage d'érudition, mais nous
rappellerons d'abord les opinions d'Aristote, d'Hippocrate et de Ga-
lien. Les Grecs, avec leur imagination sereine, attribuaient à la
nature une délicieuse intelligence. Elle avait selon eux tout dis-
posé avec tant d'adresse , que nous devons en elle toujours
trouver tout parfait. Aux animaux puissants elle a donné des
griffes et des cornes; aux animaux plus faibles la légèreté des
pieds. Mais l'homme a été l'objet de soins particuliers; si elle lui
a donné une main habile à tout faire, c'est pour qu'il remplaçât
les griffes et les cornes par l'épée et par la pique. Le motif que
Ton donne pour expliquer pourquoi le doigt médium est plus long
que les autres est on ne peut plus amusant*.
Pour nous, reprenons les planches du grand ouvrage de D'Alton,
et dans ce riche recueil cherchons des documents pour nos ob-
servations.
Nous supposons que tout le monde sait avec quelle merveilleuse
intelligence l'avant-bras chez l'homme est lié avec la main. —
Examinons les carnassiers; nous voyons que leurs griffes et leurs
ongles ne sont aptes et ne sont occupés qu'à leur préparer leur
nourriture; sauf un certain instinct pour sauter et s'ébattre en se
jouant, ils vivent subordonnés entièrement à leur mâchoire et sont
les esclaves de leur appareil nutritif. — Chez le cheval, les cinq doigts
sont enfermés dans un sabot. La raison seule nous prouverait
l'existence des cinq doigts, quand même certaines monstruosités
ne nous montreraient pas le sabot partagé en cinq parties. Celte
* Toir Galien, De mu partium, livre II, chap. ÎX. Galien croit que
cette inégalité favorise la préhension des objets. « Ha enim omma, quas
manus per digitos oMbit, probe parada fuerint. » (Trad. Chariicr.}
NOTES ET FRAGMENTS. 501
noble créature n'avait besoin d'exercer aucune violence pour se
nourrir; un pâturage en plein air, défendu contre la trop grande
humidité, lui suffit; elle paraît n'avoir été organisée que pour errer
et courir sans cesse ; sa pétulance exige un mouvement sans
repos; c'est là ce qui la charme surtout, et les hommes ont su pour
leurs passions tirer un excellent parti de cette disposition natu-
relle. — L'examen du même organe dans les diverses races ani-
males nous montre que les fonctions en sont d'autant plus par-
faites que l'animal peut plus facilement le tourner en dehors
(supination) et en dedans (pronation). Beaucoup d'animaux peu-
vent prendre cette position, mais, comme ils se servent néces-
sairement de leurs membres antérieurs pour marcher, ils sont
rarement tournés en dehors; le radius, lié organiquement au
pouce, se trouve donc presque toujours tourné en dedans; comme
c'est sur lui que porte le centre de gravité, il grossit, et il occupe
à lui seul presque toute la place. Parmi les m.ains et les avant-bras
les plus agiles, on peut citer ceux de l'écureuil; ils ne sont pas deve-
nus épais et lourds, parce qu'il est fréquemment debout et sautille
sans cesse. Rien n'est plus joli que de voir un écureuil ôter à une
pomme de pin ses écailles; quand il rejette la tige centrale, elle
est entièrement nue; on devrait tâcher d'observer si ces animaux,
en saisissant les écailles pour manger les semences ne les détachent
pas en suivant Tordre spirale de leur insertion. C'est le lieu de
faire remarquer que les deux dents de devant des rongeurs sont
attachées à Tos intermaxillaire; elles ne sont pas figurées sur mes
planches, mais on les trouve sous des aspects variés dans D'Alton,
il est bien curieux que, par une mystérieuse harmonie, le dé-
veloppement des dents de devant soit ici en rapport avec la
souplesse de la main. Chez les autres animaux, les dents saisis-
sent directement la nourriture; chez ceux-ci, elle est portée
adroitement à la bouche par les mains ; les dents n'ont donc plus
qu'à ronger, et ce travail devient en quelque sorte technique. Ici
nous sommes tentés de retourner le proverbe grec, et de dire :
les animaux sont tyrannisés par leurs organes »; en effet, ils sont
poussés par ces organes à une certaine espèce d'activité qui ne
cesse pas, même quand elle est inutile ; c'est ainsi que les ron-
geurs, quand ils n'ont plus faim, continuent à ronger, et ils
détruisent ce qui les entoure, jusqu'à ce qu'enlhi, avec le castor,
* Voir plus haut la dernière lettre à Huniboldt, page 551
502 îsOTES ET FRAGMENTS.
cet instinct prenne une application intelligente et devienne un
instinct architeclonique.
Arrêtons-nous sur cette voie qui nous entraînerait dans des
détails sans fin, et abrégeons.
Plus un animal porte sur ses membres antérieurs, plus son
radius prend de force, avons-nous dit, plus il emprunte au
cubitus; à la fin, celui-ci disparaît presque, et il ne reste que
Foléocrâne (pointe du coude) pour former l'articulation indispen-
pensable avec le haut du bras. L'étude des planches de D'Alton don-
nera sur ce point les enseignements les plus précis; partout on voit
la fonction spéciale en harmonie vivante avec chacune des formes.
Pénétrons maintenant par une nouvelle porte dans les mys-
tères de la nature en étudiant les cas où l'organe entier ne laisse
de lui-même qu'une indication et même où la fonction cesse
complètement. Que Ton examine dans l'ouvrage de D'Alton les
êchassiers, et l'on verra, depuis l'autruche jusqu'au casoar de la
Nouvelle-Hollande, l'avant-bras se raccourcir et se simplifier par
degrés. Quoique cet organe, qui fait de l'homme un homme et
de l'oiseau un oiseau, paraisse à la fin abrégé d'une façon si
étrange qu'il pourrait passer pour une déformation accidentelle,
cependant on peut encore très-bien reconnaître chaque partie;
l'analogie des formes est incontestable; malgré l'allongement, les
points d'attache restent les mêmes ; malgré la diminution, les
rapports de position ne changent pas.
Dans les recherches de haute ostéologie animale, jamais on ne
doit perdre de vue ce principe important; Geoffroy l'a parfai-
tement aperçu et nettement formulé : un os qui paraît se cacher
doit se trouver auprès de son voisin habituel. U est également
pénétré d'une autre grande vérité qui se rattache immédiatement
à la première : La nature, en bonne administratrice, s'est fixé
une certaine somme à dépenser, un certain budget; elle se réserve
un droit absolu de virement d'un chapitre à un autre, mais elle
ne dépasse jamais dans les dépenses le total fixé ; si elle a trop
dépensé d'un côté, elle fait ailleurs une économie égale, et tou-
jours elle arrive à une balance en équilibre parfait.— M. Geoffroy
reconnaît que ces deux principes, qui ont rendu tant de services
à nos savants allemands, lui ont également été on ne peut plus
utiles pendant sa carrière scientifique, et grâce à eux est mis
de côté le triste secours que l'on trouvait dans la théorie des
causes finales.
NOTES ET FRAGMENTS. 503
J'en ai dit assez pour montrer que le labyrinthe de notre
organisme doit être étudié dans chacune de ses manifestations,
quelle qu'elle soit, si nous voulons arriver par la contemplation
du fait sensible à la connaissance du fait intime.
Tout ce qui précède montre que Geoffroy s'est élevé à une
haute manière de voir, en harmonie avec l'idée la plus générale
de la science. Mallieureusement sa langue pèche souvent par
l'inexactitude de l'expression, et par ce motif la discussion me-
nace de s'embrouiller. Qu'il nous soit permis de relever modeste-
ment ce défaut ; nous ne pouvons pas laisser passer cette occasion
de faire remarquer combien d'erreurs graves ont pour cause,
dans les livres français et dans les discussions des h-^nimes les
plus distingués, l'emploi de mots périlleux. On croit parler en
prose toute pure, et l'on a déjà employé des métaphores ; à ces
métaphores, chacun donne une portée différente ; on les reprend
pour les continuer dans un sens tout autre, et les discussions
deviennent ainsi des énigmes insolubles.
Matériaux. — On emploie ce mot pour désigner les parties
d'un être organisé, parties qui, réunies, forment un ensemble ou
une portion subordonnée de l'ensemble. L'os intermaxillaire, Il
mâchoire supérieure, les os palatins, seront les matériaux
qui, réunis, forment la voûte palatine ; Thumérus, le radius,
le cubitus, les divers os de la main, seront les matériaux
dont se composent le bras de l'homme et le membre antérieur de
l'animal. Or ce mot matériaux, pris dans son sens le plus géné-
ral,, désigne des objets qui ne se ^tiennent pas, qui n'ont aucun
rapport entre eux; des poutres, des planches, des lattes sont des
matériaux avec lesquels on peut faire des constructions de toute
nature, et, par exemple, un toit; la tuile, le cuivre, l'étain, le
zinc n'ont rien de commun avec ces objets, et cependant ils ser-
viront aussi à couvrir ce toit. Nous devons donc, en lisant ce mot
français, lui donner une signification qui dépasse de beaucoup !e
sens habituel; nous le regrettons, parce que nous prévoyons les
conséquences fâcheuses de cette extension.
Composition. — Expression non moins malheureuse; aussi mé-
canique que la précédente. Les Français, qui ont réfléchi et écrit
sur les arts avant nous, ont introduit ce mot dans notre théorie
artistique; on dit: le peintre compose (componirt) son tableau;
504 NOTES ET FRAGME>TS.
le musicien même a reçu pour toujours le nom de compositeur
(componist), et cependant, si Tun et Taulre veulent mériter le
vrai nom d'artiste, leur œuvre ne sera pas une juxtaposition de
parties; pour être en harmonie avec la nature et avec l'art, elle
devra être la réalisation d'une image qui vit en eux, l'écho d'une
liante émotion. Dans la nature, comme dans l'art, cette expres-
sion rabaisse ce qu'elle veut désigner. Les organes ne se com-
binent pas comme des éléments déjà complets par eux-mêmes; ils
se développent ensemble, se modifiant mutuellement, en vue
d'un ensemble nécessaire; les fonctions, la forme, la couleur,
la mesure, la masse, le poids, sont autant de conditions parti-
culières que l'observateur étudie séparément, mais qui n'arrêtent
en rien la marche de la vie : elle avance toujours; elle cherche,
elle essaye, et, à la fin, arrive à son épanouissement complet.
Embranchement. — Encore un mot technique des charpentiers,
qui indique faction de ioindre ensemble des poutres et des che-
vrons. Ce mot sera bon et expressif quand il s'agira de désigner
l'endroit où une rue se partage, mais ailleurs il ne vaut rien.
Nous croyons, dans les détails comme dans l'ensemble, aperce-
voir ici le contre-coup de f époque où la nation française était
sous f influence d'une philosophie reposant sur les sens; on était
habitué à se servir d'expressions matérielles, mécaniques, ato-
mistiques; ce langage traditionnel peut suffire dans la conversa-
tion ordinaire, mais, dès qu'on s'élève dans le domaine des idées,
il est évidemment en contradiction avec les hautes conceptions
des esprits supérieurs.
Citons encore le mot plan. — Pour que la composition des ma-
tériaux soit bonne, il faut supposer un ordre combiné d'avance;
cet ordre reçoit le nom de plan, qui rappelle aussitôt à f imagi-
nation une maison ou une ville; mais, quelle que soit l'intelligence
avec laquelle une maison et une ville sont disposées, elles n'ont
aucune analogie avec un être organisé; cependant, c'est à des
rues, à des édifices que Ton va demander des comparaisons !
Aussi l'expression unité de plan , qui résulte de la première ,
conduit immédiatement à des malentendus, à des réfutations sui-
vies de réclamations, et la question capitale, sur laquelle tout re-
pose, se trouve plongée dans l'obscurité.
Unité du type vaudrait déjà mieux, et conduirait l'esprit sur le
vrai chemin; l'expression était si facile à trouver, qu'elle est em-
ployée très-souvent dans le cours de la discussion ; mais c'est au
>'OTES ET FRAGMENTS. 505
début même qu'elle devait être placée, afin d'aider à sortir de la
difficulté.
Déjà, en 1753, le comte de Buffon, nous l'avons dit plus haut,
imprimait qu'il croyait à « un dessein primitif et général qu'on
peut suivre très-loin... sur lequel tout semble avoir été conçu. »
{Histoire naturelle, tome IV, p. 379.)
a Est-il besoin d'un autre témoignage? »
Nous avons abandonné longtemps le récit de la lutte ; il faut
maintenant y revenir et en raconter les suites. L'écrit de Geof-
froy Saint-Hilaire, on se le rappelle, est du 15 avril 1830. Tous
les journaux sen occupèrent aussitôt pour le défendre ou l'atta-
quer. Au mois de juin, la Bévue encyclopédique traita la ques-
tion, non sans sympathie pour Geoffroy. Elle déclara que cette
lutte était européenne, et que Tintérêt qu'elle offrait dépassait le
monde savant. Elle inséra in extenso un article du remarquable
naturaliste, qui mérite d"être lu par tout le monde, parce que, en
peu de pages, il expose nettement la question. On voit quelle pas-
sion les débats excitaient, pu'sque, le 19 juillet, jour où la fer-
mentation politique était si vive, de tels esprits s'occupaient
avec ardeur de cette question de science théorique si éloignée du
jour présent.
Quoi qu'il puisse résulter de cette controverse, elle nous a ré-
vélé la situation intérieure de l'Académie des sciences de la
France. Si ce désaccord n'a pas éclaté plus tôt, voici quelle pa-
raît en être la raison. Autrefois, les séances de l'Académie étaient
secrètes; les membres seuls se réunissaient pour discuter sur
leurs expériences et sur leurs aperçus. Peu à peu on voulut bien
ouvrir la porte aux amis des sciences ; on ne put alors refuser
l'entrée à tous les auditeurs qui se présentaient, et on se vit enfin
en présence d'un public nombreux. Tous ceux qui connaissent le
cours des choses de ce monde savent que toute discussion publi-
que, qu'elle porte sur la religion, sur la politique ou sur les
sciences, devient, tôt ou tard, un pur échange de mots. Les aca-
démiciens français, obéissant aux règles traditionnelles de la
bonne compagnie, s'abstenaient de toute controverse vive portant
sur le fond des choses ; on ne discutait pas sur les lectures ; les
Mémoires étaient renvoyés à l'examen des commissions, et, tan-
tôt l'un, tantôt l'autre avait l'honneur d'être inséré dans les
506 NOTES ET FRAGMENTS.
Mémoires de l" Académie. Voilà, à ma connaissance, comment, en
général, les choses se passaient. Mais l'incident qui vient de se
présenter modifiera ces habitudes. Déjà la séance du '.9 juillet a
vu un conflit s'élever entre les deux secrétaires perpétuels Cuvier
et Arago. Jusqu'à présent, on ne donnait dans le procès-verbal
qu une simple indication des titres des mémoires lus, manière
de tout apaiser ; celte fois, le secrétaire perpétuel Arago a fait une
exception inattendue , il a résumé longuement la protestation de
Cuvier. Celui-ci a blâmé cette innovation; il a dit que cet usage
prendrait trop de temps, et, en même temps, il s'est plaint du
résumé qu'on venait de lire comme étant incomplet. Geoffroy
Saint-Hilaire a rappelé que d'autres académies avaient celte habi-
tude. On lui a répliqué, et enfin on a rerais la décision à une
autre délibération.
A la séance du 11 octobre, Geoffroy, dans un mémoire sur les
formes particulières de la partie postérieure de la tête du cro-
codile et du téléosaure, a reproché à M. Cuvier d'avoir mal ob-
servé. Celui-ci s'est levé, tout à fait contre sa volonté, assure-t-il,
mais parce qu'il ne pouvait laisser cette accusation sans réponse,
^ous avons eu, ce jour-là, un exemple frappant des grands in-
convénients qu'il y a à engager une discussion sur une question
générale à propos d'un fait isolé.
C'est à M. Geoffroy que nous voulons laisser le soin de raconter
une des séances suivantes. Voici ce qu'il écrit à la Gazette médi-
cale du 28 octobre :
« La Ga%ette médicale et les autres feuilles publiques ayant
répandu la nouvelle de la reprise de l'ancienne controverse entre
M. Cuvier et moi, on est accouru à la séance de l'Académie des
sciences pour entendre M. Cuvier dans les développements qu'il
avait promis de donner sur le rocher des crocodiles. La salle était
pleine de curieux; par conséquent, ce n'était pas de ces zélés dis-
ciples, animés de l'esprit de ceux qui fréquentaient les jardins
d'Académus, et Ton y distinguait les manifestations dun parterre
athénien, livré à bien d'autres sentiments. Cette remarque, com-
muniquée à M. Cuvier, le porta à remettre à une autre séance Ja
lecture de son mémoire. Muni de pièces, j'étais prêt à répondre.
Cependant je me suis réjoui de cette solution. Je préfère à un
assaut académique le dépôt que je fais ici du résumé suivant,
résumé que j'avais rédigé d'avance, et que j'eusse, après l'impro-
NOTES ET FRAGMENTS 507
visation devenue nécessaire, remis sur le bureau à titre de ne
varietur^. »
Depuis ces événements, une année s'est déjà écoulée, et ce que
nous avons dit montre que, même après la grande explosion po-
litique, nous avons suivi avec attention les résultats de la grande
explosion scientifique. Pour rattacher au présent tout ce qui
précède, nous dirons, pour terminer, que nous croyons avoir
remarqué que depuis ce temps nos voisins se livrent à leurs
'recherches dans ce champ de la science avec un esprit plus large
et plus libre que par le passé.
* Geoffroy Saint-Hilaire terminait son résumé par ce passage dont
Gœthe n'a pas parlé, mais que nous devons citer :
a ... Je ne veux pas reproduh^e encore ce conflit perpétuel des deux
grandes doctrines entre lesquelles le monde savant est partagé depuis
si longtemps. — Celte réflexion m'est suggérée par la première autorité
de l'Allemagne, à la fois grand poëte et profond philosophe, le célèbre
Gœthe, qui vient d'accorder à mon ouvrage le plus grand honneur qu'un
livre français uuisse recevoir. Cet homme célèbre vient en effet d'insérer
dans le plus considéré aes journaux litleraires de Berlin {Annales de cri-
tique scientifique] une analyse très-étendue de ce livre. Là il signale la
controverse scientitique, née dans le sein de l'Académie des sciences de
Paris, entre M. Cuvier et moi, comme un événement très-important
qu'il serait déraisonnable, dit-il, déconsidérer comme devant seulement
conduire à des dissentiments personnels, quand il le faut voir ae plus
haut, dans son avenir et son utilité générale. Gœthe considère une à une
les pièces de ce procès scientifique et les pèse dans une balance équi-
table; et, bien qu'il ait terminé en s'appliquant ce mot de Montaigne :
Je ne juge pas, je raconte, quelque peu de sa sympathie pour l'une des
opinions se révèle à qui en cherche i.: manifestation. Avant d'en venir
aux divers sujets de l'ouvrage, qu'il analyse succinctement, Gœthe entre-
prend de prouver qu'étant connus les écrits, les pensées et les faits de
caractère des deux i-iaturaiisles en dissentiment (ce qu'il expose dans des
biographies étendues), le choc survenu en mars dernier était inévitable,
car ce n'est pas seulement un parallèle des personnes qu'il présente,
c'est aussi une appréciation des deux méthodes, dites à priori et à pos-
teriori, appréciation digne de ce génie supérieur. Dans cette savante ana-
lyse des sentiments, circonstances et faits de la dernière lutte, où l'il-
lustre auteur puise ses motifs de croire pour l'avenir à de nouveaux
engagements, il aurait donc prévu, et par conséquent, à l'avance, déjà
employé notre actuel dissentiment sur la partie supérieure du rocher
chez les animaux ovipares. »
508 NOTES ET FRAGMENTS.
Dans celte liiUe, nous avons vu citer les noms allemands de
nnjaniis, Carus, Rielmeyer, Meckel, Oken, Spix, Tiedemann. Si,
comme on peut le supposer, les services rendus par ces savants
sont reconnus et mis à profit, si la méthode synthétique, que
la science allemande ne peut abandonner, gagne plus de crédit,
nous jouirons dans l'avenir du bonheur d'avoir pour toujours, en
France, des collaborateurs sympathiques.
Woim;n\ mars 1S32
ri» Du DEUXIEME El bEhUtlEh VOLUKÀ
TABLE ANALYTIQUE
Aheken, II, 51.
Abrantès (duchesse d'), 11, 401.
Accessible et inaccessible; leur distinc-
tion, 537. II, 349.
Achille, oli.
Acteurs du théâtre de Weimar, 183. Un
acteur doit prendre des leçons d'un
sculpteur, d'un peintre, etc., 5"28.
Activité de l'âme; base de la croyance en
l'immortalité, II, 80.
Adam est-il le père de tous les hommes?
11, 39.
Adelghis, tragédie, 11, 420.
Adversaires. Il ne faut jamais s'occuper
d'eux, 433.
Affinités, roman, 43. Sens de cette œu-
vre, 121. Elle est le développement
d'une idée, 364. Sa vérité, II, 83, 180.
Aisance. Caractère des belles œuvres
d'art, II, 153.
Alexandre I" de Russie, 11, 475.
Alexis et Dora, poëme, 227.
Allemagne. Elle était jeune eu même
temps que Gœthe, 93. Elle est encore
loin d'une civilisation comparable à
celle de» Grecs, oo3. La science en
Allemagne, 430. Excès de la ré^île-
mentation, II, 20. L'ancienne Alle-
magne n'a plus d'intérêt pour nous,
33. En quel sens son unité est possi-
ble et désirable, 65. Influence de l'idée
de la liberté individuelle, 116. Sos di-
visions, 198. Son avenir, 206.
Allemands. Leur style, 122. Flexibilité
de leur langue, 150. Goût excessif
pour les analyses profondes, 562.
Abus de la philosophie, II, 22. lis
n'ont pas de langue comique, 456
Alonzo (don), roman, II, 392.
Amour. 11 est toujours original, II, 187.
Angoulême {duc d'), 100.
Ame. Sa destinée éternelle, 150, II, 8.
Sa nature. 11,185, 341.
Amélie, duchesse de Saxe-Weimar, II,
84.
Ampère, 2i2. Visite à Gœthe, 352, 358.
Jugé par Gœthe, 559. Départ de Wei-
mar, 564. Son étude sur Gœthe, II,
388.
Analomie plastique, II, 329.
Ane mort et la femme guillolinée {/'), ro
man, II, 194.
Anglais. Leur style, 125. Gœthe s'est
beaucoup occupé d'eux, 150. Leur iu-
510
TABLE A>ALYTIQUE.
iluence sur la littérature allemande,
146. Leur aisance à l'étranger, II, 19.
Us se ressemblent plus entre eux que
les Allemands, 116. Egoïsme de leur
politique, 146. Abus révoltants de leur
oiganisation religieuse, 2l6.
Annales, 90.
Antigone, 513.
Anliquité, sa supériorité sur les temps
modernes, 97, II, 464.
Architecture^ 44. Est une musique
li.\ée, II, 99. Goethe architecte, 83,
II, 83, 87, 106.
Aristophane, II, 436.
Arislote, H, 53, 4*32, 468.
Arnault, II, 176.
Art. Quels sont les sujets religieux
qu'il peut traiter, 129.
Art et antiquité, journal, 29.
Artiste. 11 est l'esclave et le maître de la
nature, 549. Il n'y a pas d'artiste sans
maîtres, II, 201. La grandeur de l'ar-
tiste dépend de la grandeur de son
caractère, 248. Vrais principes de
l'artiste, 103. II trouve sa meilleure
récompense dans le plaisir du travail,
111.
Aurore à Capocavana (/'), drame, I],
446.
Autographes, 16.
Avare (/'), de Molière est use tragédie,
213.
Avenir du monde, 101.
Bacon. Ressuscitant eu 1809, 431.
Ballanche, H, 191.
Balzac, II, 191.
Baromètre, 23, 115, 355.
Barthélémy, II, 599.
Baùn, II, 598.
Beau. Ne peut se définir, 342. Conditions
de sa réalisation, 545.
Beaumarchais, II, 150.
Beethoven, 15, 41.
Beniham, II, 170, 216.
Béranger, 25, 264. Talent exceptionnel,
287. Mérite de ses chansons, 291.
Rapproché des romanciers chinois,
297. Sa vie, 536. Services qu'il a ren-
dus. 539. Fécondité de son génie, II,
4. Emprisonnement mérité, 103, 153.
tloge, 196. 11 n'a pas obéi servile-
ment à un parti, 294. Rapproché des
poètes serbes, 433.
Berlin, 68, 71.
Berlinois, II, 21.
Bernardin de Saint-Pierre, II, 338.
Bible. Considérée comme un moyen da
gouvernement par Napoléon, II, 120,
Peut être considérée comme un livre
dangereux, 221. Comment il faut la
juger, 317.
Bienfaisance secrète de Gœlhe, II, 535
Bignon, II, 162.
Blucher,U2, II, 124.
Blàmauer, II, 456.
Blu7)ienbach, 15, II, 407.
Bnjamis, II, 307.
Bohême, II, 111.
Boisserée, II, 182.
Bonaparte (Lucien), II, 6. Èlisa, 481.
Laetitia, 248. (Voir Napoléon.)
Bonheur militaire, chanson, 71.
Bouilly, II, 45.
Bourrienne, II, 110.
Brandt, 97.
£m/o/(lord),II, 219.
Buch (léo^. des 11, 89.
Biiffon jugé par Gœlhe, II, 490.
Biirger. Nature de .-ou talent, 217. Ses
chansons, 538.
Burns, 537.
Bijron s'inspire de Faust, 2t. Eloge, 42.
Influence sur Goethe, 65. Son Catn,91,
557. Limites de son talent, 109. Rap-
proché du Tasïe, 157. Il n'a pas d'é-
gal en Allemagne, 146- Enfantillage,
138. Beauté de son talent, 165. Son
respect singulier pour la loi des uni-
tés, 166. ^on caractère, 167. Juge-
ment de Parry, 221. Son esprit néga-
tif, 250. Relations avec Gœthe, 240.
Comparé à Shakspeare, 246. Caractère
de ses peintures, 370, 571. Sa vie en
pleiu air, II, 15. Ses œuvres peuvent
servir à former noire âme, 78. Rap-
proché de Milton, 168. Il a su s'effacer
dans Marino Faliero, 193. Persécuté,
200. Goût fatal pour la polémique,
245. Don Juan, 435. Manfred, 457.
Caîn, 438
Cagliostro, II, 91.
Caldérou, 106. N'a pas eu d'influence
TABLE ANALYTIQUE.
514
sur Gœllie, 215. Perfection scénique
de ses œuvres, 243. Loué par Schle-
gel, 324. .luge par Goethe, II, 445.
Campagnes. Leur population sauve les
sociétés modernes, II, 48.
Campe, II, 226.
ilamper, II, 494.
Canal du Danube, 113.
Crtm/o//^, II, 307.
Kanning, 2G1.
Kapo cr [stria, II, 102.
Capitales. Leurs dangers, 11,67.
C«/'«c/ére. Chacun a le droit de conserver
le sien, 127. Manque de caractère du
temps actuel, 225. Les caractères his-
toriques tracés par îe poëte ne sont
jamais exacts, 500, II, 415. La gran-
deur de caractère fait le grand artiste,
II, 247.
Carlyle, 377, 587. Son article sur Goethe,
II, 47. Ses traductions, 441, 443.
C'irmarjnola, tragédie. II, 407,
Cai radie, II, 141.
Car us, 509, II, 507.
Catherine de \Yurtemberg, II, 480.
C«//;o/i9HW, II, 107,108,117.
Causes finales. Tiiéorie fausse, II, 256,
502. ifentimeut juïte, 548.
Célibataires, chef-d'œuvre d'Iffland,119.
Cent et un (le livre des), II, 597.
César. Sujet de tragédie proposé par
ISupoléon, 83.
Chansons populaires, 558, II, 447.
Chaut de deuil du Nadoessii, poëme,II,
100.
Charles X, roi de France, II, 239, 475.
Charles-Auguste. CAVàclère de son règne,
200. Sa mort, II, 25. Jugé par Gœthe,
55, 60. Un règlement de prince, 125.
Activité de son esprit, 246. Sa nature
démoniaque, 270.
Chastes (Philarète), II, 598.
Chateaubriand, 262, U, 155, 558, 402.
Chinois, 22. Leurs romans, 296.
Chodowiecky, 46.
Christ. Dieu était avec lui, 90. S'il re-
paraissait, il serait encore cruciilé. II,
22. Comment les peintres doivent le
représenter, 215. Descente du Christ
aux enfers, poésie, 238, 11,218.
C'iristianisme. Ce qu'il est, II, 79.
Citoyen général [le), comédie, II, 75.
Claudique et romantique, II, 52. Défi-
iiidon, 102. Origine de cette lutte.
224.
Claudine de Villa-Bella, opéra, 11, 109,
123.
Clavijo, II, 9. Lu par Tieck, 45.
Collection. Toute collection d'êtres tend
à se résumer dans un seul individu,
II, 89.
Composition d'un tableau. C'est d'elle
que dépend le coloris. II, 184.
Concision poétique. Sa nécessité, 58.
Congres scientifiques. Leur utilité, II,
105.
Conseils. Comment il faut les donner,
II, 245.
Cophte {le Grand), drame, II, 250.
Cordellier-Delauoue, II, 225.
Corneille, 351.
Cornélius, II, 184.
Corps. Son influence sur l'esprit, II, 5.
Corrége, 2.52.
Coudrag, U, 568, II, 87.
Cour, 159.
Coîirier (Paul-Louis), U, 281.
Cousin (Victor). 241. Ses travaux rap-
prochent l'Allemagne et la France, II,
52. Liberté de ses vues, 92. Qualités
de son esprit, 102, 107. Il lancera les
Français dans une voie nouvelle, 169,
556.
Ciéon, 518.
Critique. Dangers de la critique destruc-
tive, 510. Vraie méthode de critique,
II, 177.
Cr«?.sff(/e.5, déviation de l'histoire, II, 139.
Croi.r. Abus que l'on en fait, II, 215.
Croquis. Vraie manière de les faire, 219.
Cupidon, enfant effronté, poésie, U, 109,
113, 123.
Cuvier. Qualités et défauts de son es-
prit, II, 170. Portrait, 484. Sa vie,48S.
Son antipathie injuste pour les doc-
trines aiiemauJes, 489.
Cycle biblique proposé aux artistes,
U, 213.
D'Alemhert.ùn, II, 375.
D'Mlon, 196, 509, II, 498, 500, 502.
Danses des morts, absurdes, II, 103.
Dante, 146, 554.
) Daphnis et Chtoé, II, 272, 278,279, 2S1.
Daru, 82.
Dauhenlon, II, 492.
Z^ai'iti (d'Angers). Envoi à Gœthe, 11,189,
51'2
TA1>LE ANAL\1KUE.
David (\.ou\>),l\.\0\.
Déroratiotts. ComnuMit il los faut yc'xn-
,iio, 11, ISO.
Drliirroix (En!;«Mio).r>i>;uiti^ «lo sos lilho-
grjjpliios sur Fanât, -4i>, U, 3S7.
JïHaiiiitie (Casimir), 9G, iîO^, 11, lôG,
r>ru.
Déim)<ra!<-s. Coimik'nt nous soiumos lU^
mooraios, 578.
lif^tiiouMQuc. Sa ptiissanco, 11, 1ST. ^JÎU.
ncMinilion, â(M. "iTO. ruissamos i\c-
inoniaquos, II, 10. .'iS.
Drsrhomffs (Kniilo^ 11, ISH. 100. Juj..»
par (.«vtho. 101.
D^siiitéressc^m^nf. Sa larott^ il.iiis l'art.
/)rs.vms. Mt^rito »lcs ilossius orii^inaux.
JU>;>. ISousilfvrions moins |>ail<M- «M plus
»lossin«''r. 4-0. Oaus uno ci>pi«\ l'halu-
lol<^ dVxiVuliou nt> vaut pas la jus-
tossoilu >outimoi\t, 11, lli.'i.
I)(^volioit 0 lo croix. «Iramo, 11. HC>.
Jhirrot, tO, 'i{\:\ rvi;i. Il, TvlS. ôiîO, 47r>.
iht'u. AUus que Von l'ail ilo sou uom,
77, Il uo faut pas touolior !^ sos so-
rrols, "i-iO. Sourtv île la nioralil«\ Ti^JO.
V)>iMo «laus la !Salun\rC>l. 11 a pour
iitsIruiuiMUs los jjrands liouuuos, U,
10. (auuuiouI il so mauifovlo ilaus lo
luouilc, 00. On uo «loulo ]il«is ilo Oiou,
1 IS.Sos miracl.'S ailui-ls. '£10. l.o vrai
Du'M, ^>S. IVOniliou. 201. Trofon.!,'
ij?noraiiro «lo riiouuuo sur la uaturo
tlo DitMt, 271. l^iou vil ilaus loijs los
»Mros par l'auu^ur, 20S. h'xon vil ol
agit dans lo mondo aujourd'hui
♦ onuui> au prcmirr jour do la civa-
li(U\, Ô21.
/)ifN.r. l our riMo dans Uoinôro, 11, ISJ.
lit le II, m: en. Jujjt^s par Mo/.ari,2M.l.our
pronom pliou, 2^>0.
Dnrdfoii .loih.^;\iro parluvllu>. 182. Ixt^-
tîlo> qu'il .sunail, ISi. ISO. .Adoption
«l'un nouvol aoltnir. 101. Oilliouliô do
cousurvor un roporloiro. 'iAA.
IhscussioH' Kilo >i(Hl au\lil>ôraux comme
l'action aux royalistos, 102.
l)ivon,$:\. Il no ,lit pins neu A l'osprit
do t;,otl)o, 207. Coinniont il a ot»^ iVrit,
U. 0.
$u Itttili^mtr siMc. Il o>t lo pl.inopa-
m^uisMMuonl do la lntoralnio Iran-
çai>o. II. 2S:>.
^orai. 11, :>S0.
DohU. l.a pôrio.lo du douto est pass<Se,
11, U;v
Dniviex trop loni;s. Yraio niauière do les
ahr^jipr, UU.
Protiiiifau (Gustave), II, ôllO.
Du llirtaf, 11, ôG:1.
Ducvigr, 11, 127.
I):.V},is ^Alosandro), U, i49.
Di.moitl. Il, ltM.013.
nuirr. II. :>.
Ihival imadanioVll.OvS.
Etiu,r. Manioro do passor le temps pen-
dant nu s«\iinir aux eaux, U, 006.
Fb/Tiiriii, IH, I2:i. 205.
Kclcclismi; 11, S2ô.
Education dos jeunes gens destim^s »
une o.irri«^rp pratique, 11, 22.
EijMont. ronr(iuoi GaMlio a modifie son
earaoïèio liisionque, ôlX>. Trop aba^gé
par Selùllor. 11,05.
Ei}oU»ifcl ouvio. dons mauvais di^mous
qui tourmenteront toujours riiuir.a-
nito, 101.
Eijoismr universel, 17-.
h!)loil)>tntt (oomlosos d), 22.-I25.
Kion Ehcrt.n, 111. lôO.
El^{}ie de itanfuhhi. 4S. Gô.
Eit^iiics romniuis. Il, 122 lo c'iaugonioni
do m«"^tre ol de Ion los rondrail licen-
eieuses, 100.
Emprunt. Sa h^gilimiU'^ en lilléralure,
l;kS.
Enfant}:, escoUenls Iwroni^lres, U, 222.
iir).V("i<;«('»Mf»/. 01»tluation des vieille*
méihodes.ôO", 120.
EntàUchic. (Voir .\uie.^
EturrpiUcincnl des forces. Ses danijei-s,
ÎHÎ, lA;i. 17G.
Enrur. Elle a toujours, pour la défen-
div, la majorité, 11, 71.
f:.vvAt//f. oOl.
KsckNr^c, 15.
Esolàtismc nécessaire. 22(">.
Esprit excité par le grand air, »"%. H.
ir».
F.UUS de niois, drame, II, ôGO
EtoL'^-Vnis. leur avenir, 312.
EliqHflK, n"a plus de sens. Il, Gl
FtOH»n»CMt, le point lo plus élevé im'i
l'esprit puisse arriver. 11. Oô.
Ehidcs scccssoires. leur utilité. ITG
TADLE ANALYTIQUE.
511
¥<i. Les études ne serrent qu'autant
qu'on leur donne un but pratique,
29,96.
Elvdes littéraires et scientifiques. Leur
différence, II, 90.
Etude des grands modèles. Son influence
sur l'âme, 532.
El'idian'8, 9-4.
Euclid-e, 4ô0.
Europe moderue. Sa \\e artificielle, II,
17.
Euphorion. Ce qu'il symbolise, U, 155.
Euripide, 15, 2 15, 50l". 525.
Erangilei. Comment il faut les lire, 11,
2i5. Considérés dans leur ensemble,
leur authenticité e&t incontestable,518.
(Voir Bible.)
Fol>Te tOUre:. 11, 4:5.
rabiitr, II, 1S9.
Facilité, caractérise le génie. II, 119.
Facultés. -Nécessité de les développer
toutes, 218.
Faibleise sentimentale du temps actuel,
II, 87.
Fatalisme des musulmans. Son analosie
avec la résignation des chrétiens, 559.
Fatalité moderne, 85, II, 326.
Fautiel, D, i¥), 425.
Faïuit, 21. 45, 109. Ouvrage de foo, loi-
Goethe a mangé là son héritage d'en-
fant du Nord, 259. N'est pas l'incar-
nation d'une certaine idée, 565. Ana-
lyse de la seconde partie, 599, II,
147, IbO, 157, 2Ô8, 295, 299. Comment
il s'achève, II, 9, 2o2. Comment il
a été commencé, 85. Quelle musi-
que lui conviendrait, 87. Scène écrite
à Rome, 154. Traduit en français, 158.
Poème incommensurable, 159. Com-
posé de parties indépendantes, 2i4.
il faut de l'érudition pour le lire avec
plaisir, 255. Esprit général de la
composition, 500. Illustré par De-
lacroix, 586.
Fautes qui rendent service, 227.
Féc^ndllé durable des vrais grands
hommes, H, 5.
Fausse fécondité des jeunes gens in-
struits, n, 144.
Femmes poètes, 153. Les femmes sont
<^ mauvùâ critiques, elles iugent
avec le sentiment, 136, 11, 57. Le»
femmes de Goethe, D, 54. Comparai-
son avec les écritains, U, 99.
Femmes artistes, II, 155.
Fichie, U, 145.
Fklding. 146.
Filiation nécessaire dan» l'art, 265.
Fitmming, 265.
Flore d'un pays, influence sur les ha-
bitants, n, 104.
Flûte enchantée, opéra, 21.
Foi et science, leur séparation nécessaire,
n, 549.
Folies, nécessaires de temps en temps,
73.
FontenelU, U, 581.
Forme. Influence de la forme des poé-
sies sur leur sens, 99.
Foitcari (les), drame. 571.
Fovqvé. 577, II. 55, 54.
Français. Leur style, 125. Lour carac-
tère, 142. Effets'dela littérature alle-
mande sur la littérature française. 222.
Changement des idées, 241. Comment
ils jugent la Théorie des C(/m/^u rs, 255.
Leur poésierepose toujours sur la réa-
lité, 265. Développement rapide, 286.
Ils aiment à partager le gouverne-
ment avpc leur chef et à dire leur mot
à leur tour, 559. Ils ne reconnaissent
pas à l'imagination des lois indépen-
dantes de la raison, 572. Il n'y a plus
d'inquiétude à avoir sur la liberté de
l'esprit en France, 575. Les partis
politiques obéissent à des idées bien
plus hautes qu'en .Angleterre, 576.
Les Français manquent d'idéalisme
historique, 578. Ils abandonnent dif-
ficilement leur point de vue propre
pour juger, 581. Goethe leur doit
beauc-oup, U, 70. Voltaire est le fran-
t-ais suprême, 77. Ils cherchent moins
l'originalité que les Allemands, 116.
Essor qu'ils prennent, 155. Leur rôle
au dix-neuvième siècle, 156. Leur ju-
gement sur le romantisme, 152. Les
.Allemands n'ont jamais cherché à
exercer une influence sur eux, 188.
Leur révolution romantique, 195.
Pourquoi Goethe ne les haïssait pas,
201. Parti qu'ils sauront tirer d'Hé-
lène, 259. Ils ont mal traduit ses ou-
vrages, 277. Nouveaux rapports avec
l'Allemagne, 555. Leur activité fé-
conde, 556.
o9.
514
TABLE ANALYTIQUE.
Franchise, semble scandaleuse aujour-
d'hui, 99.
Franklin, 309.
Frédéric-Auguste, II, 476.
Frédéric le Grand, 100, 130, 150, H, i.
Frédéricgue (Brion). 11, 186.
Frère et la Sœur (le), comédie, II, 9.
Fréron, II, 376.
Friese (comte de\ II, 480.
Frommann, 29.
Furuslein, 35.
Fussli. 77.
Galien, II, 500.
Galotti (EmiUa), drame, 311.
Gay (Delphine), U. 189.
Gemma d^ Art, tragédie, II, 215.
G€nast,l\,U.
Génie, est bon, U, 86.
Geoffroy Saint-HUaire, 11, 232, 329.
Analyse de ses Principes, 483.
Géologie (poëme sur la), 133.
Gérard (le baron), 272, II, 473.
Gérard de Nerval, II, 158.
Gerhard, 295, U. 4?5.
Ghazeles, 66.
Gila-Govinda, IL, 465.
Globe. Caractère de ses rédacteurs, 241.
Leur but, 245. Leur maturité, 354.
Leur ensemble, II, 37. Pourquoi Gœ-
the le lit avec intérêt, 52. Restric-
tion, 135. Juge bien le caractère
allemand, 135. Sa critique de Gustave
Wasa, 176. Projet des rédacteurs, 357.
Gloire. Coramont on la gagne. II, 64.
Gœthe. Portraits divers, 6, 11, 26, 45,
50, 76, 116, 152, 192, II, 7. Sa mai-
son, 24. Caractère de ses premiers
essais, 27, 28, 112. Sa jeunesse, 59.
On n'a jamais été content de lui, 86.
Sa foi, 86. Sa politique, 87. Il a
abusé de l'activité, 92. Sa vie jugée
par lui-même, 93. Sa vie placée dans
une grande époque de l'histoire du
monde, 100. Il n'a jamais aimé con-
sulter et discuter quand il gouver-
nait, 102. Goiit pour le silence, 108.
n se met bien au-dessous de Shak-
speare, 122. Enuméraiion de ses ad-
versaires, 123. Sa vie n'est qu'un
symbole, 151. Il s'est trompé long-
temps sur sa vocation véritable, 174.
11 s'est livré à des études trop variées,
176. Moyen pour éviter les visites fa-
tigantes, 180. Ardeur pour les scien-
ces, 197. Eït-il un valet des prin-
ces? 199. Pourquoi il ne va plus au
théâtre, 236. Il retrouve ses idées
dans le Globe, 'lAl. Sa vie intime, 257.
Pourquoi il laisse beaucoup de let-
tres sans réponse, 2S9. Kegrette-t-il
le temps qu'il a consacré à l'étude
de l'optique, 307. Sciences qui l'atti-
raient surtout, 309. Différence de son
esprit avec celui de Lessing, 541.
.Analogies avec Kant. 342. SesChau-
sons sont restées ignorées de la masse
du peuple, 558. U donne le sujet de
Tell à ï-chiller, 361. Souvenirs de jeu-
nesse, 398. Bonheur d'avoir possédé
Schiller, 402. Pressentiments extraor-
dinaires, 405. Difficulté de travail
pendant sa vieillesse. II, 9. Il voudrait
fuir chez les peuplades sauvages pour
retrouver la vie naïve et franche, 17.
Il déchargeait son âme de son irrita-
tion, en écrivant des Xénies qu'il ne
publiait pas, 25. Ses ouvrages ne
peuvent pas devenir populaires, 49.
Ecrivains auxquels il doit son déve-
iOppt!rnorA, ,0. L d rv^ailléà la Pky-
siognomonie de LsiViler, 92. Pourquoi
il supporte difficilement la contra-
diction sur la Théorie des Couleurs, 9S.
GoiJt pour la vie simple, 99. Sa liai-
son avec Schiller s'est formée au mo-
ment le plus favorable pour tous
deux, 101. Nature de son talent pour
les arts plastiques, 132. Ses lectures
françaises, 135. Ce que le temps lui
a donné, 148. Influence des grands
écrivains français du dix-huitième
siècle sur lui, 158. Un dessin, 167.11
a toujours été libéral modéré, 171. ,
Il connaît seul la vérité sur la lu- '
micre, 174. Révolution de 1850 pres-
sentie, 188. Les encouragements de
Schiller lui ont fait produire beau-
coup de poésies, 190. Comment il
écrivait ses poésies, 192. Pourquoi il
n'a pas composé de poésies politi-
ques, 199. Attaques qu'on dirige sans
cesse contre lui, 200. II n'a jamais
rien affecté, 201. Résignation dou-
loureuse, 206. Deux coups d'Etat, 211.
Ce qui le sépare de Bentham, 216.
Jugement sur une poésie de sa jeu-
TACLE ANALYTIQUE.
515
nesbe, 218. Il est obligé de se conte-
; nir pour ne pas tout changer conti-
nuellement autour de lui, 223. l'ar
principe, il reut que .sa poésie soit
toujours objective, 224. Goethe avec
son petit-fils, 225. Il n'a pas écrit
pour les enfants, 226. Ui)evi>il'*, 230.
Joie de Goethe en juillet 1830, 232.
Mort de son (ils, 237. Maladie, 238.
Son peu de goût pour le luxe, 285.
Pourquoi il a appelé sa biographie
Vérité et poésie, 290. Un discours à II-
menau, 295. Supplément énigmatique
ajouté aux Années de voyage, 296.
Part de collaboration à Wallenstein,
'idl. Faust terminé, sa vie est remplie,
501. Dernier anniversaire, 308. Lit
Plutarqueot le de Seneclule.'Sll.C.om-
ment il a pu écrire sesouvrages, 315.
Maladie, 530. Lettre à IIumhoKIt, 351.
Dernit"'re sii;nature, 334. Dernière pa-
role, 356. Mort, 556. Vues sur l'immor-
talité, 558.
Gœlhe (Auguste de), 12, 40, 11,256.
Gœlhe ^OlliWti de), 12, 19, 41, 73, 123,
185, 205, 425.
Gœtlie (Waller de), 42, 69, 367.
G«.'A^(Woirgang de), 42,367, 582, 11.225.
Gœthe (madame la conseillère de), II, 84.
Gœlhe (Cornélie), II, 288.
Gœtlliiig, II, 41.
Gœtz de Bcrlichingen, drame, 108, 140,
166, 259, II, 186.
Goldsmith, 146. Sa fécondité, II, 5. In-
fluence sur Gœlhe, 70.
Gotha, anecdote, 597.
Gothique (abus du), 274.
Goût. La vue de l'excellent [leut seule le
former, 105.
Goûl français. II, 364.
Gouvernement, se juge par les chiffres,
II, 168. Trop libéral, devient très-dif-
ficile, 253.
Gozian, 11,599.
Goz'J, 176, 177.
Gravité n'est pas pédantisme, II, 169.
Grecs. Modèles inimitables, 259, 299.
Premiers sujets d'étude, 551. Leur su-
périorité, 357, Ils ont donné à la aa-
ture leur propre perfection, II. 55.
Gries, II, 447.
Grmm, II, 178, 584.
Grossièreté, moyen de la faire taire, 374.
Gîùzot, II, 95, 102. Favori de Gœthe,
107. Ses vues profondes, llo. Son ju-
gement sur les Germains, 115. Ses
qualités, 168, 356.
Hacker t, 152, 154.
liœndel, 125.
Hagen, 55.
Haine nationale, n'existe pas dans les
esprits élevés, II, 201.
Hegel. Visite à Gœthe, 421. Erreur sur
la religion chrétienne, II, 79. Bon cri-
tique, 95, 145. Mot de Gœthe sur lui,
285. Effets de la philosophie hégé-
lienne sur l'esprit, I, 315.
Heine (Henri), II, 200.
Heigendorf ^madame de), 19,130.
Hélène, poënie, 291, 346.
Henri lU, drame, II, 249.
Herder, 159, 534, 358, II, 543, 443.
Héritage. Nécessité d'un bon héritjge
pour faire époque dans le monde,
130.
Hermann et Dorothée, 62, II, 83, 101.
Uennann de Schwanefeld, II, 312.
Herschell, 308.
Heureux époux (les), haWade, II, 75.
Hiiirichu, 315.
Hippocraie, 11, 500.
Histoire ancienne, a perdu une partie
de sa valeur, 141.
Holbein, II, 5.
Hoffmann, 11, 105. 445.
Hollandais. Bien-être que donne la vue
de leurs œuvres, II, 153.
Holley, 364.
Huniere,ôlO, 571, 11,180. Il fallait une
révolution en France pour qu'il fût
compris, 184, 468.
Homme, n'apprend que de celui qu'il
aime, 217. N'est pas capable de ré-
soudre le problème du monde, 225.
Chaque homme doit traverser toutes
les époques de la civilisation, 277.
L'homme parle trop, 425. Peut-il se
connaître, II, 151. Tout grand homme
est martyr, 20O. L'homme est le pre-
mier enlrelien de la nature avec
Dieu, 548.
Houwald, 40.
Hugo (Victor), 262. Vrai talent sur
une voie périlleuse, II, 136. Son mé
daillon, 189. 191. Notre-Dame, 303;
écrit trop vite, 310. Cromwell, 561.
516
TABLE INJVLTTIQUE.
Humboldt (Alex, de), 216. Son universa-
lité, 230. Son ouvrage sur Cuba,
512. Son génie, II, 4. Lettre sur
Cliarles-Auguste, 55.
Humboldt (Guillaume de). Leltr* de
Goethe, II, 531.
Hummel, 14 ; rapproché de Napoléon,
11, 119.
Idées préconçues. Leur danger, 136.
/éna, 28, -401.
Hfland, 119, II, 470.
Iliade, II, 180, 466.
Imagination, nécessaire au savant, II,
165.
Imecourt, II, 479.
Immermann, 68,
Immortalité, sujet sur lequel on ne
doit parler que rarement, 103. Sur
quoi repose cette croyance naturelle,
11, 80. iNature de l'immorlalité, 145,
358.
Impersonnalité de la grande invention
poétique, 11, 10.
Improvisation, ses règles, 252.
Incendie du théâtre de Weimar, 178.
Inde, sa philosophie ressemble à la
nôtre, II, 92; sa poésie, 469.
Influences, II, 105.
Inspiration, ne doit jamais être forcée,
II, 12.
Institutions, doivent sortir des profon-
deurs de la nation, 90.
Intelligence, inutile à une femme pour
se faire aimer 77.
Ion, analysé par Goethe, II, 455.
Iphigénie, tragédie, 191, 300,526. Gœlhe
ne l'a jamais vue jouée dans la per-
fection, 527.
h:ande, 11, 117.
Jacob (mademoiselle de), 154, II, 447.
Jacobi, 535.
Jal, II, 401.
Janin (Jules), II, 191. LAne mort, 194.
Spirituelle préface du Livre des cent et
un, 597.
Âvdtn de Gœlhe, 115.
Jeun-Paul. Voir Richter.
Jérusalem délivrée, 157.
Jeunesse^ son importance pour la vie
tout entière. 90. Convient au.'c grands
emplois, II, 6. Seconde jeunesse des
hommes supérieurs, 8. Est souvent
aussi avancée que la vieillesse, 157.
Présomption qui lui est naturelle,
148.
Johnson, 370.
Journaux, tort qu'ils font à la poésie,
80. Temps que l'on perd à écrire dans
les journaux, 145 ; à lire les journaux,
H, 181.
Journée des Barricades, drame, II,
534, 560.
Jouy, II, 402.
Jubilé de Gœlhe, 226.
Juno Ludovisi. Symbole, 94.
Kant, Influence sur la vieillesse de
Gœlhe, 216. Le plus grand des phi-
losophes allemands, 341, II, 95. Ser-
vices qu'il a rendus à la philoso-
phie, II, 145,
Kavfmann (Angelica), 72.
Kielmeyer, II, 489, 507.
Klopdocli, 159, 259.
Knebel,^m.
Kock (Paul de), II, 598.
Kœrner, II, 201.
Kolbe, 13.
Kotzebue, 21, 46, 119, 142, 424, U,
23.
Krœuter, 26, 54.
Kruger, 326.
Lacroix (Paul), II, 400.
Lagrange, II, 87.
Lamartine, 72, 262, 527.
Lamoite, II, 581.
Lannes, II, 477.
Lao-Seng-Die, II, 440.
Lassen, 351.
Lavater, II, 91, 161.
Le Blanc,U, 381.
Lecteur. 11 faut en espérer au moins un
million ou ne pas écrire, 217.
Lectures de Gœthe. 14, 122.
TABLE ANALYTIQUE.
517
Leclure de Tieck, II, 45. Difficulté d'ap-
prendre à lire, 164.
Légende remarquable de TÉvaDgile, II,
245.
Leibnilz, II, 18o.
Lôo, 577.
Léonard de Fjncî,251, II, 71.
Leasing, i6\. Inllucnce sur Goethe, 216,
Grandeur de son caractère, 224. Il a
vécu dans une petite époque, 311.
Nature de son génie, 541.
Uléral. Ses devoirs, II, 133. Tout
homme iatelligeat est libéral modéré,
171.
Liberté, 283.
Lichtenberg, II, 436.
i.j/i,ll,186,288.
LUiéraiure universelle, 298. Ses avan-
tages pour la critique, 379. A qui
elle doit surtout proliter, 11, 137. Ses
résultats, 554,441, 445.
Livres, ce qu'ils apprennent, II, 141.
Les plus immoraux le sont moins que
la vie journalière, II, 222.
Loève-Weimar, II, 561.
Lope de Vega, 176.
Lorrain (Claude), 218. Jugé par Cœlhe,
II, 128. Qui peut l'imiter, 154. Ses
maîtres, 140, 145.
Louis XIV, n, 77.
Louis-Philippe d'Orléans, 11,477.
Louis de Bavière, II, 24, 121, 176.
Louise de Saxe-Weiniar, II, 172.
Louise (poëme), II, 241.
Luden, II, 202.
Lumière, 25,253,238, 505, 11,126,174.
Lunettes, antipathiques à Goethe, II,
227.
Luther, Dieu était avec lui, 90, 150. Son
génie, 11, 4. Services qu'il a rendus,
319.
Luxe, convient aux esprits inertes, II,
285.
RI
Macbeth^ la pièce de Shakspeare la
mieux faite pour le théâtre, 250.
Contradictions dans les détails qui
servent à l'effet de l'ensemble, 530.
Mahomet de Voltaire, ju^é yav Aapo-
léon,8'2.
Maliomètaiis, 1< ur éducation, 539.
Manfred,'ii, 11,457.
Mamoni, 232, 300. Les Fiancés, 576.
Éloge. 379. Restriction, 382. Pour-
quoi il est souffrant, II, 152. Juge-
ment, 404. Ses Hymnes, iOl. Analyse
de Carmagnola, 407. Analyse à'Adel-
ghis, 420.
Maria Paulowna, II, 65.
Marie- Antoinette, II, 250.
Marienbad^lS, 30,61.
Marina Faliero, drame, II, 195, 534.
Marion de Lorme, drame, U. 311.
Marivaux, II, 579.
Marot, 21.
Martius, II, 37, 164, 287.
Mathématiciens, leur caractère, 1"26.
Abus des matliématiqueb, 233.
Meckel, II, 489, 507.
Megha-Duta, II, 470.
Ménandre, 213.
Mépris, plus dangereux que la haine
U, 250.
Merck, 141, II, 94,493.
Mères, divinités symboliques, II, 159.
Mérimée, 287. Sa maturité précoce,
554, 553, 538, 11,155. Son médaillon,
189. Son ironie, 194. Théâtre de
Clara Gazul, 554. La Guzla, 591.
Menille, II, 401.
ilénj, II, 599.
Mesure des vers allemands, 4i. Comment
le poëte trouve la mesure qui con-
vient à la poésie qu'il écrit, 11,
115.
Métamorphose des plantes. II, 254,
277.
Métaphores, leur danger dans la science,
11, 503.
Meycr de Westphalie, 95.
Meijer, ami de Gœthe, l . Il a su se borner
à une seule étude, 176. Ses hautes
connaissances. 511, II, 116, 125, 142.
Meycr béer, capal)le d'écrire la musique
de Faust, il, 88.
Mignon, 502.
Milton, II, 167.
Minéralogie, 308, II, 91, 262.
Mines de sel, 15.
Miniia de Barnhclm, drame, 11,-286,
Mirabeau, U, 514.
Misiiuthrope, comédie, 523,326,11,563.
Moïse, de Rossmi, II, 58. De Michel-
An gp, 251.
Molière, sa grandeur, 213, 253. Expo-
sition de Tarlujfe, 245. Son talent
sccniqiie, 522. U n'a d'égal que Mé-
518
TABLE ANALYTIQUE,
nandre, ô25. Jugement absurde de
Schlegel, 5^25. Doit être étudié par
tout poëte dramatique, 351. 5oo. Mar-
tyr comme tous les grands écrivains,
]I, WO. Beauté de son génie, 363, 575.
Moment. Chaque moment représente
l'éternité, 55.
Monde. Simplicité des lois qui le sou-
tiennent, 535.
Monnier (Henri), II, 598.
Monli,\\,XQi.
M:>ore, 146.
Muialité. Elle dépend dans les drames
de la hauteur d'âme du poëte et non
du sujet, 320. D'où vient la moralité,
329.
Murt, pensée de la mort, 129. La mort
des grands hommes arrive quand leur
mission est remplie, II, 13. La mort
ébranle les âmes les plus fermes,
179.
Mozart, 21. Fécondité de ses œuvres, II,
5. Mort à son heure marquée, 14. Gé-
nie inaccessible, 149. Grethe l'a en-
tendu jouer, 171. Miracle, 249.
Muette de Portici {la), II, 274.
Mnllcr (le chancelier de), 12, II, 124.
Musxiis, II, 445.
Musique, omise dans le Voyage en
Suisse, 55.
Musique chez Gœthe, 125, 266. Puis-
sance inexplicable de la musique,
270. Caractère de la musique mo-
derne, II. 471.
Naïveté antique, perdue à jamais pour
nous, 37. 99.
Napoléon, 17, 72. Sa conversation avec
Gœthe, 81, 150,258, 275, 331. Ode de
Mauzoni, 576, 385. Sa vie, II, 2, 3, 4.
Son énergie, 5. Il est mort ayant rempli
sa mission, 14. Ne serait pas resté au
pouvoir s'il n'avait pas été soldat,
102. Jugé par Bourrienne, 110. Ce
qu'il a fait pour avoir un nom, 111.
La vérité le grandit, 112. Caractère
particulier de sa grandeur, 119. Il
aimait à parler, 124. Génie inacces-
sible, 149. Son Histoire par W. Scott,
101. Anecdote de l'habit vert re-
tourné, 175. Comment il a jugé
Werther, 222. Créatare démoniaque.
267. Il a excité les ambitions,
281.
Napoléon (Eugène), 112.
Napoléon (Louis), II, 221; son portrait,
476.
Naihan le Sage, 311.
Nature, son étude est plus douce que
la vie littéraire, 260. La nature ne
cache pas Dieu, 534, Ses intentions
ne se réalisent que rarement, 343.
Elle donne toujours à l'observateur
des preuves de sagesse, 395. Elle
est remplie de secrets merveilleux,
•405. Effets bienfaisants de l'étude da
la nature, 421. Fantaisie de la na-
ture, 426. Elle est comme un joueur
qui double toujours, 427. Elle est
le maître universel, 455. 11 faut
l'épier sans cesse parce qu'elle laisse
échapper ses secrets par hasard, 434.
Impossibilité de découvrir toutes ses
lois, 434. Comment il faut l'observer,
11, 55. Elle n'estpas économe, 40. Con-
ditions nécessaires pour l'étudier,
90. Elle a toujours raison, 90. Elle
protège contre les erreurs littéraires,
101. Les natures lentes sont les na-
tures profondes, I, 110.
Sees d'Ésenbeck, 147,
Négation, sa stérilité, 168,
Neveu de Rameau, 20. 73, II, 569.
Neureuther, II, 292.
Newton, 76, 86, 254, 306, II, 71.
Niebelungen, œuvre saine et classique.
Il, 102. Ne doit pas être égalée à 1'/-
Uade, II, 385.
Niebuhr, 507.
Ninon, II, 175.
Noces aldobrandines, 39.
Nodier, II, 400.
Notre-Dame, roman, jugé sévèrement,
11, 303.
Nouvelle du lion et de l'enfant, 268,
279, 289, 302.
Oberon, poëme, II, 185.
Observations. Quoique faites par des
ignorants, elles peuvent être très-
utiles à la science, 134'.
Œdipe, tragédie, 513, 521.
Oken, II, 4, 489, 507,
Olfried et Lisena, poëme, 53.
I
TABLE ANALYTIQUE.
519
Opéra, ne peut plaire si les paroles sont
absurdes, II, 58, 45.
Opinions. L'homme sincère peut en
changer, II, 2ol.
Opposition (V) politique doit être spiri-
tuelle, 575.
Originalité (V) absolue est impossible,
216, II, 515.
Oslade (Van), II. 81.
Ouvaroff, II, 585.
Ouvrayes que nous n'avons pas lus et
qui exercent cependant do l'influenco
sur nous, 541.
Paliffsot, II, 571.
Panama. Percement de l'isthme, 313.
Pandore, poëme, 43.
Pnnckoucke (M"»), '274.
Panthéisme, I1,2G6.
Papier-monnaie, II, 15G, 1T8.
Paria, poëmes, 57, 96.
Paris. Son influence sur le développe-
ment de l'esprit, 555. Paiis absorbe
toutes les forces de la Franco, II, 66.
Parodie chez les anciens, M, 4';4,
Pascal. Tort qu'il a fait à l;i religion et
à la morale, II, 220.
Passion. Service indirect fiuelle rend,
210.
Pathologie littéraire, II, 110.
Patrie. Ce qui la compose, .53.
Paul et Virginie, II, 55?.
Pécheur (le), poëme, 55.
Peel, n, 117.
Penchants erronés, 175. Us sont stériles,
II, 158. Profits qu'ils laissent à l'es-
prit, 139.
Pen.'iées heureuses; leur rareté dans les
oeuvres d'art, 98.
Pentaieuqne, 510.
Persévérance courageuse, II, 162.
Persiflage, défaut des poètes qui, de
Donne heure, connaissent trop bien
le monde, 108.
Pélersbourg. Sa mauvaise situation,
II, 139.
Peucer, 12.
Phaéton, tragédie, 15.
Phénomènes primitifs. 11 ne faut pas
chercher leur cause, II, 95. Certains
phénomènes de la nature ne semblent
exister que pour nous faire illusion,
II. 262.
Phidias, II, 3.
Philoctcte, 301, 320.
Philologues. Défaut de leur caractère,
126.
Philosophes (les), comédie, II, 375.
Philosophie de la nature, fille de Dieu,
354. Philosophie des mahométans,
540. Philosophie transcendantale, 11,
79. Chaque philosophie est une forme
différente de la vie, 522. Rendre la
philosophie populaire est impossible,
324.
Pierre le Grand, II, 140.
Piron, II, 577.
Plagiat. Accusations ridicules, 157.
Platen, 66, 120, 11, 200, 245.
Platon. Il a connu la vraie théorie des
couleurs, II, 71. Considéré comme
ayant connu une révélation chré-
tienne, II, 454. Jugé par Goethe,
II, 467.
Poésie. Vraie manière d'écrire des
poésies, 53. Il faut dater ses poésies,
52. On facilite la composition d'un
poëme en le divisant, 56. Les poésies
ne peuvent plus être naïves, parce
qu'elles seront lues par des âmes cor-
rompues, 99. Les poëmes doivent se
répéter comme les situations de la
vie elle-même, 156. La vraie poésie
se tient entre la réalité trop nue et
l'invention trop bizarre, 228. La
poésie trop personnelle caractérise les
époques de recul, 254. Universalité
de la poésie, 298. Pourquoi la poésie
nous a été donnée, 388. Vrai nom de
la poésie contemporaine, 588. Les
poésies barbares sont poumons sim-
plement curieuses. II, 54. Quelles
poésies nous devons étudier, 54.
Toute poésie ne peut devenir tableau,
114. Un fait très-peu important in-
spire souvent une poésie remarquable,
125. Poésie politique, 197. Insigni-
fiance des règles de versification, II,
242. Poésie populaire, 447.
Poêle. La connaissance du monde est
innée chez le vrai poëte, 108. Une
haute position est défavorable au
poëte, 169. Le poëte doit aimer, 251.
Influence possible d'un grand poëte
dramatique, 531. Le poëte doit étudier
les grands modèles, et non les écri-
5'20
TABLE ANALYTIQUE.
r;iin> conlemporains eu vogue, 531.
Trj^lesso (les pocics aclncls, o8S. Los
inventions (lu poëto sont, des piéspnts
de Dieu, II, 11. Le poète abosoin d'èire
excité pour léuï-sir d;ins ses œuvres,
jyO. La composition \c sépare de ses
rêves les plus doux, 192. Le grand
poète seul sait se concentrer, 215.
Vraie patrie du poëte. r-»^?.
Pogwiscii (Ulrikede), i^, 69. 125. 203.
Poinsinet, U, o79.
Polémique. Le goût pour la pclémique
est fatal à tout esprit iioélique, II, 245.
Toute polémique déplaît à Gœlhe,
295.
Polichinelle de yaplcs, II, 1"7.
Po'iliqne, Vitalité des temps modernes,
85, II, 526.
Portrait (/^), drame, 40.
Pope, 169.
Popularité. Quels sont les princes qui
en jouissent, 11, 64. Comment on l'ac-
quiert, 107.
Poussin, 95, 218.
Pratique nécessaire dans l'enseignement
des sciences, 450.
Preller, 2 18.
Prérapliaélistes, leur erreur, 265.
Prêsoviplion, compensation de la sot-
tise, II, 228.
Presse. Sa liberté, 575, II, 287.
Pressentiments sinçjuliers, 405.
Prince de Prusse, II, 7.
Prnce Constant, drame, II, 249.
Princes. Leur instruction ordinairement
superficielle, 60. Manière de leur
parler sans les blesser, II, 157.
Progrès violent n'est pas durable, parce
qu'il n'est pas conforme aux lois de la
nature, 199. Le progrès constant et
universel est une illusion, II, 58.
Prononciation (iéfectueuse des provinces
en Allem.agne, 152.
Public, 57. Incapable de juger un talent,
II, 571.
Purgation des passions par la tragédie,
II, 464.
Ouinet (Edgar), II, 443,
R
Raison, ne sera jamais populaire, II, 88.
Iiamherg,ilO.
Raphaël. Ses œuvres souvent contem-
plées par Gœthe, 85, 175, 263. Sa fé-
condité durable, II, 3. Il est mort
ayant rempli sa mission, 14. Génie
inarce5sihle, 149.
Rapp, II, 248.
Hopporls ôe l'art avec la religion, 129.
Ptiisselas, 370.
Ratures U faut une vieille expérience
pour savoir les faire, II, 250.
Riiupuch, 45.
Rénlilé et vérité, II, \H.
Récmiier (M"), H, 482.
nchhrin, 12.
Urinhard, 58, II, 135.
Ré idences. Leur influence lieureuse,
II, 66.
Reutern, II, 85, 291.
l'.é-es. Leur effet sur l'esprit, II, 16.
Révolution françiifte, 87. Kilo a favorisé
la naissance d'une nouvelle poésie,
265. Elle a été décid e par l'affaire du
Collier, II, 250. Toute révolution est la
faute d'un gouvernement, I, 89. Bé-
volutions faites sans Dieu, 90. Toute
révolution violente avorte, 199. 11 n'y
a pas de révolution sans excès, II.
195. Révolution de juillet, 251.
Revue française, II, 155.
Rhytlwie qui remplace la rime, 11,
114.
Richardson, 206.
Richter (Jean-Paul), 29, 290, II. 443.
liiemer, 14.
Riepenhausen, 599.
Rire de Mirabeau, poésie, II, 225.
Roch, II, 599.
Romantisme, 38S. Idées qu'il aime, II, 68.
Nouvelle définition, 102. 110. Appa-
raît dans Faust, 151 .Jugé par les Fran-
çais, 151. Sesexcès, 195 Origine, 224.
Sa théorie sur les arts, 284. Roman-
tisme en Italie, 402.
Rome, Inaptes et Florence, II, 240.
Rome. Effet qu'elle produit sur Gœthe,
II, 45. Où a-t-il habité? 124. Peut-on
y rester sans être catholique? 153. Vie
romaine, 143.
Rossini, II, 58.
Rouge et noir, II, 240.
Rousseau, II, 200.
Ruben^, 557. Violences de génie faites!
la vérité, 548.
Ruses littéraires, aujourd'hui inutiles,
11. 111.
1
TABLE ANALYTIQUE.
321
Piuysdaêl. Observation sur ses premiers
plans, 128. Ses études, II, 181.
Sacontala, II, 469.
Sainte-Alliance, 261.
Sainte-Beuve. Article lu par Goethe, 262.
Ses œuvres à Weimar, H, 191.
Saint-Simon (duc de), II, 187.
Saint-simonisme, cherchée perfectionner
la société et non l'individu, II, 235.
Salvandy, II, 133, 592, 401.
Samson, tragédie, II, 167.
Sardanapale, tragédie, 240.
Savants. Leurs défauts, 23, 74, 306,
429, II, 72, 89.
Scènes contemporaines, comédies, II, 361.
Schelling, II, 258.
Schiller s'est trop occupé de systèmes
philosophiques, 61. Plus aristocrate
que Goethe, 88. Beauté du style de ses
lettres, 125. Schiller était par ses
goûts d'accord avec son siècle, c'était
le contraire pour Gœlhe, 12S. Son
portrait, 162. Ses progrès constants,
163. Il n'a pas connu Calderon, 215.
Influence sur Gœthe, 216. Est-il plus
grand que Goethe? 217. 11 n'aimait pas
ses premières pièces, 276. Schiller et
Byron comparés, 282. Excès de tra-
vail, 285. 11 préfère Kotzehue à
Schlegel, 286. Ses premières pièce.':
manquent de maturité, ô56. 11 a ahus-é
de l'histoire et de la philosophie, 385.
Amitié avec Gœthe, 402. Trait d'im-
patience, 405. Sa franchise, II, 51.
Travail commun avec Gœthe, 69. In-
térêt de ses lettres, 100. Son caractère
hâtif, 100. Toujoui s malade, 152. Ses
premières pièces trop longues, 215.
Génie subjectif, 224. Soumis parfois
à l'influence fâcheuse des femmes,
275. Son influence durable, 442.
hlegel (les), 29. Ils surfont Tieck pour
rabaisser Gœthe, l2l, 2i6. Pourquoi
G. de Schlegel n'aimait pas Molière,
325. Caractère de sa critique, 524.
Jugement général, 526. Visite à Gœthe,
331. Qn ils ont pris l'idée d'opposer
le classique et le romantique, II, 224.
Schmidt, 15.
Schœne, II, 242.
Schrœder, II, 434.
ScftMJflr/,43, 68, 11.78.
Schuchardt, 85.
Schultz, 38.
Schutze, 13,241,390.
Science humaine. Sa petitesse, 430. Len-
teur de ses progrès, 451.
Scott (Walter), 146, 502. Lettn-, 585. Su-
périeur aux poètes allemands, 11, 54.
La jolie Fille de Perth, 53. Mot de
Tieck, 41. Son habileté, 44. Son His-
toire de Napoléon, 161. Créateur d'un
art nouveau, 270. Rob-Roy , 271.
Faute grave, 275.
Seizième siècle (grandeur du), 257.
Ségur, II, 159.
Sensibilité du génie, n, 252.
Serbes (chants), 154, 294. II, 447.
Shakspeare. Tort qu'il a fait à ses suc-
cesseurs, 78. Sa grandeur, 79. Ses
imitateurs , 95. Shakspeare des fa-
milles aujourd'hui nécessaire, 99. Son
influence sur l'Allemagne, 146. Im-
mensité effrayante de son génie, 229.
C'est plus qu'un poëte dramatique,
229. Il a perdu beaucoup de poètes
allemands, 250. Pourquoi ses pièces
sont-elles peu faciles à jouer? 244.
Transforme les Romains en Anglais,
501. Pourquoi il a intercalé des scènes
gaies dans ses tragédies, 505. Jugé
par Schlf>gel, 524. Doit être étudié par
tout poète, 551. Comment il a écrit
ses pièces, 551. Peut-être mieux com-
pris en AllemagCle qu'en Angleterre,
579. Il n'a pas de passages faibles,
11,11. Génie inaccessible, 149. Joué à
Paris, 562. Étude sur Shakspeare,
424. Il a concilié dans ses œuvres le
génie antique et le génie moderne,
430. Il a écrit des poèmes drama-
tiques et non des pièces de théâtre,
452. La scène était trop étroite pour
son génie, 455. Comparé à Calderon,
446. Avantages qu'il a dus à naître
protestant, 446. Comparé à Homère,
467.
Shandy{T vhlvam], II, 1.
Shandyme,\\, 182.
Si/encc gardé par Gœthe sur ses compo-
sitions, 62.
Situalions tragiques ,com\mn y ena-t-il?
11,176.
Swo»^/, 569.
Société. Doit se développer comme la
rose, insensiblement et sans s'arrêter
5.2
TABLE Aîs'ALYTIQUE.
199. Sera ^/arfaile quand l'humanité
sera parfaite, 101.
Socrate, II, 455.
Sœmmemig, II, 216, 495.
Soirée chez Gœlhe, Z9, Al.
Soirées de Neuilly, comédies, II, S61.
Soleil. Son affaiblissement possible,
428.
Solitude. Gœthe aurait dû vivre davan-
tage dans la solitude, 92.
SopJwcle, 50 1, 513. Il ne partait pas
d'une idée pour écrire ses tragédies,
517. Son éloquence, 519. Toujours
moral, puisqu'il avait l'âme grande,
320.
Spécialilé. Nécessité de choisir une spé-
cialité, 96. 174. Il, 555.
iijjécnlalion philosophique. Funeste au
style, 122.
Spiegel (M°" de\ 102.
Spix, II, 489, 507.
S/«p/'<?r. 352, 11,589.
Stendhal, 11,240.
Stieler, II, 24.
Style des diverses nations, 123.
%vez. Percement de l'isthme, 513.
Siijels poétiques. Avantage des petits
sujets, 36. Importance du sujet, 54,
155. Les mêmes sujets peuvent être
traités plusieurs fois, 302. Tout sujet
est poétique, traité par un poète, 570.
Le poëte doit choisir des sujets diffé-
rents, suivant son âge, II, 81.
Sympathie. Il ne faut pas l'exiger des
hommes dans les rapports sociaux,
127.
Swedenborg, II, 545.
Szymanowska (M"'), 43, 50, 54, 61.
Talleyrand, 82, II, 478.
Talma, II, 559.
Tartuffe, 'ô2à,ll,'Z()A.
Taschereau, II. 563.
Tasso, drame, 19, 156, 152, 191, 362.
Tastu (M-), 347, II, 189.
Talent, il est pour nous un ennemi qui
suffit pour nous tourmenter, 200.
Tell. Projet de poëme épique, 3G0.
Testament, poésie, 564. II, 86.
Tétralogie des Grecs, II, 460.
Thackeray. Sa visite à Gœthe, 192.
Théâtre, 20. Conditions du succès, 165.
Charme du théâtre, 181= Gœthe .s'est
fait une illusion en croyant fonder un
théâtre allemand, 191. il ne faut pas
chercher à arranger pour le théâtre
une pièce qui n'a pas été écrite pour
être jouée, 245.
Théognis, II, 458.
Thésée trouvant l'épée, 97
Thoas, 300.
Tieck, 29. Rapports avec Gœthe, 121.
Visite, II, 41. Lecture, 45. Traduit par
Carlyle, 443.
Tiedemann, II, 489, 507.
Tiedge, 102.
Tiefurt, 51,56.
Tite Live, 307.
Titien, 13.
Tolérance. Expression injurieuse, II, 260.
Top//-^/-, 11,83, 259,313.
Torti, II, 404.
Tradition. \\ ne faut pas la gêner, ll,12i.
Traductions. Excellence des traductions
allemandes, 150. Services qu'elles
rendent, 150, II, 444, 4j3.
Tragédie grecque, 215. Pourquoi a-t-elle
décliné après Euripide, 214. Elle n'a
qu'un seul ton, 505. Essence de la
tragédie grecque, 516. Ce qu'elle mon-
tre surtout, 550. Son caractère, 557.
Tremblement de terre deviné par Gœthe,
60.
Trente ans, ou lu Vie d'un joueur, drame,
II, 127.
Troîle etCressida,To^, II, 466.
Truiif/, U,3S1.
Tyrtéenne (poésie), 388.
€
Vhlani, 43,11,328.
Vlysse,'î>l\.
Unités (vrai sens de la loi des), 166.
Unzetmann, II, 81.
Uranie, poëme, 102.
Vache de Myron. Beau symnole, ïi, 299.
Vanderburg, II, 361.
Vie, ressemble à un séjour aux eaux, 91.
Vieillesse. Quels sujets lui conviennent,
11,81.
Vigny (Alfred de), 358, II, 189, 191.
I
TABLE ANALYTIQUE.
523
Villemain, II, 92. Il peut juger Voltaire,
95. Ses qualités, 102, 107, 169. Leçon
sur Hroswîtha, 185, 556.
Virgile. Dapltnis et Chloéleïont descen-
dre un peu, II, 272.
Virilité. Manque à la génération roman-
tique. II, 247.
Vis-à-vis. Tout vis-à-vis doit nous être
agréable, 128.
Visconti (Hermès), II, 404.
Vitet. Mérite de ses œuvres, II, 554, 560.
Vocation. Quel est le signe de la voca-
tion poétique, 551 ; artistique, II, 152.
Vogel, -266. Il, 235, 555.
Voltaire. Ses torts, 225. 5.55. Ses poésies
légères, II, 75. Sa facilité, 76. Juge-
ment, 77. Son lieureuse organi^aiion,
152. Influence sur Goethe, 158. Son
poëme les Systèmes récité par Goethe,
158. Persécuté, 200.
Foss, 558, 401,11,241.
W
Wallenstein, 62
Watleau, 105.
Wawerley, I!, 45, 47.
Wel>er (G. M. de), 176.
Weber (le D'). lî, 438,
Wei7nar,oi, 52.
461
Weissenthun (M""*), 53.
Wellington, 142, 257.
Werther. Gœihe ne l'a relu qu'une fois,
45, 75. Jugé par Goethe, 81 ; par Ka -
poléon, 82. Critiqué de tous côtû<.
217. Puisé tout entier dans le cœm
deGœtlie, 239. Supprimé par l'évèqiii-
de Milan, II, 108. Emporté en Egypte,
120. Défendu par Gœthe, 220. EUct
en France, 587.
Wieland. L'Allemagne du nord lui iloii
son style, 161. Son caractère, 355. Son
tombeau, 568,590. Sa philosophie in
née, 525. Vues sur sa destinée, 559.
Wilhelm Meister, 45. Jugement, 16U.
l'ourquoi la mauvaise compagnie
apparaît, 229.
Winckelmann, maître de Gœthe, 216. iS'a-
ture de son génie, 311
Wolff, 125, 510.
Xénies. Différences de celles de Gœti
et de celles de Schiller, 161.
Zeller, 67, 69, 197, 5G7, 421, 105, 1 12
rJN DE LA TAULE ANALYTIQUE
ERRATA
PREUIEK VOLUME.
Page 46, ligne 3, lisez: j'y vaniai un choix heureux de traits intéressants, et
aussi
— 90, note, dernière ligne, lises .* de chapitres délicieux
— 112, ligne 4, l sez : Je fis observer qu'il en était
— 417, ligne 6, lisez : bur Schelling et sur Platen.
— 257, note, ligne 13, lisez : Quant à des oartisans
— 564, ligne 2, lisez : dans le poëme intitulé Testament
DEUXIÈME TOLCME
Page 1, ligne 12, lisez : Trislram
— 287, ligne 22, lisez : et j'ai écrit
— 240, note, avanl-derni re ligne, lisez : sur les lèvres..,.,
— 5-18, note, ligne 3, lisez : preuve téléologique
— 433, dernière ligne, lisez: peu à peu les progrès des macnmes
— 433, ligne 19, lisez: rendent mainlanant hommage à nos services,-...
B. 1153. — Pari?. - Imp. F. Imbert, 7, ruo des Canettes.
I
;
M
m
S)^^;
mm
m
\m
m
'm
^1
'iwm,
'Mm
'Mf
iÉsiK;