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Full text of "Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie, 1822-1832"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/conversationsde02goet 


V, 


CONVERSATIONS 

DE   GŒTHE 


II 


G.  CHARPENTIER  ET  E.  FASQUELLE,  ÉDITEURS 

41,   RUE    DE    GRENELLE.    H 


Extrait  du  Catalogue  de  la  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

à  3  fr.  50  le  volume 


LITTÉRATURE   ALLEMANDE 

GOETHE Wilhelm  Meister,   trad.  Th.  Gautier  fils.  .  . 

—  Théâtre,  traduction  Slapter  et  Gautier  fils  .  . 

—  Poésies,  traduction  Blaze 

—  Faust,  traduction  Blaze 

—  Affinités  électives,  traduction  C.  Selden.  .  .        1 

—  Mémoires,  traduction  Carlovv-itz 2 

—  Correspondance,  traduction  Carlowitz 2 

—  Conyersations,  traduction  Delerot 2 

—  AVerther,  traduction  P.  Leroux 

OFFMANN-  •  •  Contes  fantastiques,   traduction  X.  Marmier. 

KLOPSTOCK  .  La  Messiade.   traduction    Carlowitz 

LESSING  ....  Théâtre,  traduction  Félix  Salles 

•S"GHILLER-  .  .  Guerre  de  Trente  Ans,  trad.  Félix  Salles  .  . 

—  Poésies,  traduction  X.  Marmier 

—,  Théâtre,   traduction  X.  Marmier 

WAGNER-  •  •  •  Souvenirs,  traduction  C.  Benoît 

—  Musiciens,  Poètes  et  Philosophes 


B.  1153. 


Paris.  Typ,  F.  Imbert,  7,  rue  des  Canettes. 


CONVERSATIONS 

DE  GOETHE 

PENDArtT  LES  DERNIERES  ANNÉES  DE  SA  VIE 

RECUEILLIES  PAR  ECKERMANN 

TRADUITES 

PAR    EMILE    DÉLEROT 

PRÉCÉDÉES  d'une   INTRODUCTION 

PAR   iM.    SAINTE-BEUVE 

ET     SUIVIES      d'un     index 


Goethe  est   un  homme  d'un   esprit 
proclig-ieux  en  conversation. 

Mme  de  Staël. 


TOME    SECOND 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

G.  CHARPENTIER  et  E.  FASQUELLE,  éditeurs 
U,    RUE   DE    GRENELLE,    H 

Tous  droits  résorvés. 


CONVERSATIONS 

DE  GOETHE 


Mardi,  11  mars  1828. 

Depuis  quelque  temps  je  ne  suis  pas  très-bien  portant. 
Gœthe  m'a  engagé  plusieurs  lois  à  prendre  conseil  de 
mon  médecin.  «  Ce  que  vous  avez  n'est  sans  doute  rien 
de  grave.  C'est  un  petit  encombrement  intérieur  qui 
sera  dissipé  par  quelques  verres  d'eau  minérale  ou  par 
quelque  sel.  Mais  ne  laissez  pas  cela  traîner  en  longueur, 
agissez  tout  de  suite.  »  —  Je  trouvais  que  Gœthe  avait 
raison,  mais,  par  manque  de  décision,  je  ne  fis  rien.  Au- 
jourd'hui j'allai  chez  Gœthe  après  le  dîner;  voyant  que 
je  n'avais  pas  recouvré  ma  sérénité,  il  me  railla  avec  un 
peu  d'impatience  :  «  Vous  êtes  un  second  Shandy,  le 
père  du  célèbre  Tristam,  qui,  pendant  la  moitié  de  sa 
vie,  fut  ennuyé  par  une  porte  qui  criait  sans  pouvoir  se 
résoudre  à  faire  disparaître,  avec  deux  gouttes  d'huile, 
son  ennui  de  chaque  jour.  Mais  c'est  ainsi  que  nous 
sommes  tous!  La  destinée  de  l'homme  dépend  de  la  lu- 
mière ou  de  l'obscurité  qu'il  a  tour  à  tour  en  lui.  —  11 
faudrait  qu'un  bon  démon  nous  menât  toujours  par  une 
lisière,  en  nous  indiquant  ce  que  nous  avons  à  faire. 
Quand  le  génie  favorable  nous  abandonne,  nous  nous 


2  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

affaissons  sur  nous-mêmes,  et  nous  tâtonnons  dans  la 
nuit.  —  Napoléon,  c'était  là  un  homme!  toujours  lumi- 
neux, toujours  clair,  décidé,  possédant  à  toute  heure 
assez  d'énergie  pour  mettre  immédiatement  à  exécution 
ce  qu'il  avait  reconnu  comme  avantageux  et  nécessaire. 
Sa  vie  fut  celle  d'un  demi-dieu  qui  marchait  de  bataille 
en  bataille  et  de  victoire  en  victoire.  On  peut  dire  que 
pour  lui  la  lumière  qui  illumine  l'esprit  ne  s'est  pas 
éteinte  un  instant;  voilà  pourquoi  sa  destinée  a  eu  cette 
splendeur  que  le  monde  n'avait  pas  vue  avant  lui,  et  qu'il 
ne  reverra  peut-être  pas  après  lui.  —  Oui,  oui,  mon 
bon,  c'était  là  un  gaillard  *  que  nous  ne  pouvons  pas  imi- 
ter en  cela  !  » 

Goethe,  en  parlant,  marchait  à  travers  la  chambre.  Je 
m'étais  assis  à  la  table  qui  déjà  était  desservie,  mais 
sur  laquelle  se  trouvait  un  reste  de  vin  avec  quelques 
biscuits  et  des  fruits.  —  Goethe  me  versa  à  boire,  et  me 
força  à  prendre  du  biscuit  et  des  fruits.  —  a  Vous 
avez,  il  est  vrai,  me  dit-il,  dédaigné  d'être  à  midi  notre 
hôte,  mais  un  verre  de  ce  vin,  présent  d'amis  aimés, 
vous  fera  du  bien!  »  —  Je  cédai  à  ses  offres;  Gœthe  con- 
tinua à  parcourir  la  pièce  en  se  parlant  à  lui-même;  il 
avait  l'esprit  excité,  et  j'entendais  de  temps  en  temps  ses 
lèvres  jeter  des  mots  inintelligibles.  —  Je  cherchai  à 
ramener  la  conversation  sur  Napoléon,  en  disant  :  «  Je 
crois  cependant  que  c'est  surtout  quand  Napoléon  était 
jeune,  et  tant  que  sa  force  croissait,  qu'il  a  joui  de 
cette  perpétuelle  illumination  intérieure  :  alors  une  pro- 
tection divine  semblait  veiller  sur  lui,  à  son  côté  restait 
fidèlement  la  fortune  ;  mais  plus  tard,  cette  illumination 

*  Das  war  ein  Kerll 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  5 

intérieure,  son  bonheur,  son  étoile,  tout  paraît  l'avoir 
délaissé.  » 

«  —  Que  voulez-vous  !  répliqua  Gœthe.  Je  n'ai  pas  non 
plus  fait  deux  fois  mes  chansons  d'amour  et  mon  Wer" 
ther.  Cette  illumination  divine,  cause  des  œuvres  extraor- 
dinaires, est  toujours  liée  au  temps  de  la  jeunesse  et  de 
la  fécondité.  Napoléon,  en  effet,  a  été  un  des  hommes 
les  plus  féconds  qui  aient  jamais  vécu.  Oui,  oui,  mon 
bon,  ce  n'est  pas  seulement  en  faisant  des  poésies  et 
des  pièces  de  théâtre  que  l'on  est  fécond  ;  il  y  a  aussi 
une  fécondité  d'actions  qui  en  maintes  circonstances  est 
la  première  de  toutes.  Le  médecin  lui-même,  s'il  veut 
donner  au  malade  une  guérison  vraie,  cherche  à  être  fé- 
cond à  sa  manière,  sinon  ses  guérisons  ne  sont  que  des 
accidents  heureux,  et,  dans  leur  ensemble,  ses  traite- 
ments ne  valent  rien.  » 

«  Vous  paraissez,  dis-je,  nommer  fécondité  ce  que 
Ton  nomme  ordinairement  génie.  » 

«  Génie  et  fécondité  sont  deux  choses  très-voisines  en 
effet.  Car  qu'est-ce  que  le  génie,  sinon  une  puissance  de 
fécondité,  grâce  à  laquelle  naissent  des  œuvres  qui  peu- 
vent se  montrer  avec  honneur  devant  Dieu  et  devant  la 
Nature,  et  qui,  à  cause  de  cela  même,  produisent  des 
résultats  et  ont  de  la  durée.  Toutes  les  œuvres  de  Mozart 
sont  de  cette  race;  elles  ont  en  elles-mêmes  une  force 
fécondante  dont  l'action  se  prolonge  de  génération  en 
génération,  et  qui  ne  peut  être  si  vite  ni  épuisée,  ni  con- 
sumée. Il  en  est  de  même  pour  les  autres  grands  com- 
positeurs et  artistes.  Quelle  action  n'ont  pas  eu  sur  les 
siècles  suivants  Phidias  et  Raphaël,  Durer  et  Holbein  !  — 
Celui  qui,  le  premier,  a  trouvé  les  formes  et  les  propor- 
tions de  la  vieille  architecture*  allemande,  et  a  rendu 


4  CONVERSATIONS  DE  GOETHE. 

ainsi  possibles,  par  la  suite  des  temps,  un  Munster  de 
Strasbourg,  un  Dôme  de  Cologne,  était  aussi  un  génie, 
car  ses  pensées  ont  conservé  toujours  une  force  fécon- 
dante, et  elles  exercent  leur  action  même  sur  l'heure  pré- 
sente. Luther  était  un  génie  de  la  grande  race;  voilà  déjà 
longtemps  qu'il  agit,  et  on  ne  peut  pas  désigner  le  jour 
dans  l'avenir  où  il  perdra  sa  force  fécondante.  Lessins^ 
repoussait  de  son  nom  le  grand  titre  d'homme  de  génie', 
mais  la  durée  de  son  influence  témoigne  contre  lui-même. 
En  sens  inverse,  nous  avons  en  littérature  d'autres  écri- 
vains, et  de  très-considérables,  qui,  pendant  leur  vie, 
ont  été  tenus  pour  des  génies,  mais  dont  l'influence  a 
cessé  avec  leur  vie;  ils  étaient  donc  moins  grands  qu'eux- 
mêmes  et  que  d'autres  ne  le  pensaient.  Car,  je  le  répète, 
if  n'y  a  pas  génie  là  oii  il  n'y  a  pas  puissance  durable 
de  création.  —  L'affaire,  l'art,  le  métier  de  l'individu 
importe  peu  ;  tout  se  vaut.  Que  l'on  montre  son  génie 
dans  la  science,  comme  Oken  et  Humboldt;  dans  la 
guerre  et  l'administration  des  Etats,  comme  Frédéric, 
Pierre  le  Grand  et  Napoléon,  ou  que  l'on  fasse  une  chan- 
son comme  Béranger,  tout  cela  se  vaut;  il  s'agit  seule- 
ment de  savoir  si  la  pensée,  l'aperçu,  l'action  vivaient  et 
pouvaient  continuer  à  vivre. 

«  Et  j'ajouterai  :  ce  n'est  pas  la  quantité  de  produc- 
tions ou  d'actions  dues  à  un  homme  qui  en  fait  un 
homme  fécond.  Nous  avons  en  littérature  des  poètes  que 
l'on  tient  pour  très -féconds  parce  qu'ils  font  paraître  vo- 
lume de  poésies  sur  volume  de  poésies.  Selon  moi, 
ces  gens-là  sont  tout  à  fait  stériles,  car  ce  qu'ils  ont  fait 


*  On  se  rappelle  son  a%-erlisscment  si  clair  :  a  Je  donnerai  un  soufllet  qui 
en  vaudra  deux  à  qui  m'appellera  un  génie.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  5 

est  sans  vie  et  sans  durée.  Goldsmith,  au  contraire,  a 
écrit  des  poésies  presque  insignifiantes  par  leur  nombre, 
mais  cependant  c'est  à  mes  yeux  un  poëte  très-fécond, 
parce  que  le  peu  qu'il  a  fait  a  en  soi  une  vie  qui  sait  se 
conserver...  » 

Il  se  fit  un  silence,  pendant  lequel  Goethe  continuait  à 
marcher  dans  la  chambre.  J'étais  désireux  de  l'entendre 
encore  parler  sur  ce  sujet  important,  je  cherchais  à  ra- 
nimer sa  parole,  et  je  dis  :  «  Cette  fécondité  du  génie 
est-elle  tout  entière  dans  l'esprit  d'un  grand  homme  ou 
bien  dans  son  corps?  » 

«  Le  corps  a  du  moins  la  plus  grande  influence,  dit 
Gœthe.  Il  y  a  eu,  il  est  vrai,  un  temps  en  Allemagne  où 
l'on  se  représentait  un  génie  comme  petit,  faible,  voire 
même  bossu;  pour  moi,  j'aime  un  génie  bien  constitué 
aussi  de  corps.  —  Quand  on  a  dit  de  Napoléon  que  c'é- 
tait un  homme  de  granit,  le  mot  était  juste,  surtout  de 
son  corps.  Que  n'a-t-il  pas  exigé  et  pu  exiger  de  lui! 
Depuis  les  sables  brûlants  des  déserts  de  Syrie  jus- 
qu'aux plaines  de  neige  de  Moscou,  quelle  infinité  de 
marches,  de  batailles,  de  bivouacs  nocturnes,  n'aperce- 
vons-nous pas!  que  de  fatigues,  que  de  privations  cor- 
porelles n'a-t-il  pas  dû  endurer?  Peu  de  sommeil,  peu  de 
nourriture,  et,  de  plus,  toujours  une  activité  d'esprit  ex- 
trême! Au  18  brumaire,  dans  l'excitation  et  dans  le  tu- 
multe de  cette  terrible  journée,  il  était  minuit,  il  n'avait 
encore  rien  mangé;  et,  sans  penser  à  restaurer  son 
corps,  il  se  sentit  encore  assez  de  force,  à  une  heure 
avancée  de  la  nuit,  pour  ébaucher  la  célèbre  proclama- 
tion au  peuple  français.  Quand  on  pèse  tout  ce  que 
celui-là  a  fait  et  enduré,  il  semble  qu'à  quarante  ans  il 
devait  être  usé  jusqu'au  dernier  atome,  mais,  pas  du 


6  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

tout;  à  cet  âge  on  le  voyait  s'avancer  encore,  toujours 
héros  parfait. 

«  Mais  vous  avez  raison,  le  vrai  apogée  de  sa  carrière 
se  trouve  dans  sa  jeunesse.  —  Et  ce  n'était  pas  peu  de 
chose  pour  un  individu  d'origine  obscure  de  savoir,  en 
ce  temps  oii  toutes  les  intelligences  bien  douées  étaient 
en  mouvement,  se  faire  tellement  distinguer,  qu'il  se 
trouvât  à  vingt-sept  ans  l'idole  d'une  nation  de  trente 
millions  d'âmes!  Oui,  oui,  mon  bon,  il  faut  être  jeune 
pour  faire  de  grandes  choses.  Et  Napoléon  n'est  pas 
unique!  »  —  «  Son  frère  Lucien,  dis-je,  était  aussi  dès 
sa  jeunesse  arrivé  très-haut.  Nous  le  voyons  président 
des  Cinq-Cents  et  ensuite  ministre  de  l'intérieur,  ayant  à 
peine  vingt-cinq  ans  accomplis.  » 

«  Lucien  n'a  rien  à  faire  ici,  dit  Gœthe,  car  l'histoire 
oiïre  par  centaines  des  exemples  d'hommes  remarquables, 
qui,  dès  leur  jeunesse,  ont  accompli  les  œuvres  les  plus 
éclatantes  aussi  bien  dans  les  cabinets  que  sur  les  champs 
de  bataille.  Si  j'étais  prince,  continua  Gœthe  avec  viva- 
cité, je  ne  choisirais  jamais  pour  mes  premiers  emplois 
des  gens  qui,  n'ayant  avancé  que  peu  à  peu,  grâce  à  leur 
naissance  ou  à  leur  ancienneté,  continuent  dans  leur 
vieillesse  à  se  tramer  sans  se  gêner  dans  leur  ornière  habi- 
tuelle. On  ne  fait  avec  eux  rien  de  bien  remarquable.  — 
Des  jeunes  gens,  voilà  ce  que  je  voudrais  avoir! — Mais  il 
me  faudrait  des  talents,  armés  d'énergie  et  de  clarté,  et 
de  plus  animés  d'une  bonne  volonté  parfaite  et  d*une 
noblesse  parfaite  de  caractère.  —  C'est  alors  que  ce  serait 
un  plaisir  de  régner  et  d'entraîner  son  peuple  en  avant! 
Mais  oij  est  le  prince  qui  aurait  le  bonheur  d'être  aussi 
bien  servi!... 

«  Je  place  de  grandes  espérances  sur  le  prince  hérédi- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  1 

taire  de  Prusse*;  d'après  tout  ce  que  je  sais  et  j'entends 
de  lui,  c'est  un  homme  très-distingué,  et  il  faut  cela  pour 
savoir  reconnaître,  choisir  les  gens  solides  et  qui  ont 
du  talent/ Car,  on  a  beau  dire,  on  n'est  connu  que  par 
ses  pairs  et  le  prince  d'une  grande  capacité  saura  seul 
bien  distinguer  et  apprécier  la  capacité  de  ses  sujets  et 
de  ses  serviteurs.  — La  yorte  ouverte  au  talent  1  c'était 
là,  vous  le  savez,  le  mot  favori  de  Napoléon,  qui  avait 
un  tact  tout  particulier  pour  choisir  les  gens,  et  qui  savait 
placer  toute  force  puissante  dans  sa  vraie  sphère  ;  aussi, 
dans  toutes  les  grandes  entreprises  de  sa  vie,  il  a  été 
servi  comme  pas  un.  » 

Gœthe,  pendant  cette  soirée,  me  plaisait  plus  que  ja- 
mais. —  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  noble  dans  sa  nature 
paraissait  en  mouvement  ;  les  flammes  les  plus  pures  de 
la  jeunesse  semblaient  s'être  ranimées  toutes  brillantes 
en  lui,  tant  il  y  avait  d'énergie  dans  l'accent  de  sa  voix, 
dans  le  feu  de  ses  yeux.  Il  me  semblait  singulier  que  lui, 
qui  dans  un  âge  si  avancé  occupait  encore  un  poste  im- 
portant, plaidât  avec  tant  de  force  la  cause  de  la  jeunesse 
et  voulût  que  les  premières  places  de  l'État  fussent  don- 
nées, sinon  à  des  adolescents,  du  moins  à  des  hommes 
encore  jeunes.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  rappeler 
quelques  Allemands  haut  placés  auxquels,  dans  un  âge 
avancé,  n'avaient  paru  en  aucune  façon  manquer  ni 
l'énergie  ni  la  dextérité  que  la  jeunesse  possède,  qualités 
qui  leur  étaient  nécessaires  pour  diriger  des  affaires  de 
toute  sorte  très-importantes. 

«  Ces  hommes,  et  ceux  qui  leur  ressemblent,  dit  Gœthe, 

*  Roi  en  1840,  sous  le  nom  de  Frédéric  Guillaume  IV;  mort  en  1862. 
Il  avait  reçu,  en  eflet,  un  esprit  très-distingué,  mais  malheureusement 
il  n'a  pas  su  le  diriger. 


^8  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

sont  des  natures  de  génie,  pour  lesquelles  tout  est  diffé- 
rent; ils  ont  dans  leur  vie  une  seconde  puberté,  mais  les 
autres  hommes  ne  sont  jeunes  qu'une  fois.  —  Chaque 
entéléchie  *  est  un  fragment  de  l'éternité  et  les  quelques 
années  qu'elle  passe  unie  avec  le  corps  terrestre  ne  la 
vieillissent  pas.  —  Si  cette  entéléchie  est  d'une  nature 
inférieure,  elle  sera  peu  souveraine  pendant  son  obscur- 
cissement corporel  ^  et  même  le  corps  la  dominera  ;  elle 
ne  saura  pas,  quand  il  vieillira,  le  maintenir  et  l'arrêter. 
—  Mais  si  au  contraire  elle  est  d'une  nature  puissante, 
comme  c'est  le  cas  chez  tous  les  êtres  de  génie,  non-seu- 
lement en  se  mêlant  intimement  au  corps  qu'elle  anime, 
elle  fortifiera  et  ennoblira  son  organisme;  mais  encore, 
usant  de  la  prééminence  qu'elle  a  comme  esprit,  elle 
cherchera  à  faire  valoir  toujours  son  privilège  d'éternelle 
eunesse.  De  là  vient  que  chez  les  hommes  doués  supé- 
rieurement, on  voit,  même  pendant  leur  vieillesse,  des 
périodes  nouvelles  de  grande  fécondité;  il  semble  tou- 
jours qu'il  y  a  eu  en  eux  un  rajeunissement  momentané, 
et  c'est  là  ce  que  j'appellerais  la  seconde  puberté. 

«  Mais  la  jeunesse  est  la  jeunesse,  et  quelque  puis- 
sante que  se  montre   l'entéléchie,  elle  ne  maîtrisera 

*  Pour  désigner  l'âme,  Gœlhe  aimait  à  se  servir  de  cette  expression 
aristotélique,  expression  énergique  en  harmonie  parfaite  avec  ses  idées 
philosophiques  et  qui  les  révèle  d'un  mot,  Entéléchie,  c'est  la  force  éter- 
nelle, l'essence  inaltérable  qui  possède  en  soi  toutes  les  lois  de  son  déve- 
loppement. 

*  Goethe  ici  platonise  ;  celte  définition  :  «  La  vie  est  un  obscurcissement 
de  l'âme  par  le  corps,  »  semble  extraite  du  Phédon.  Elle  sort  naturelle- 
ment de  l'esprit  de  Goethe,  si  faussement  accusé  d'athéisme.  Gœlhe  a  la 
et  aimé  toute  sa  vie  Spinosa,  mais  sans  jamais  y  trouver  un  panthéisme 
athée.  Il  n'y  trouvait,  comme  tant  de  ses  compatriotes,  qu'une  ardente 
piété,  qui  n'adore  pas  seulement  Dieu  caché  et  inconnu  dans  l'inconce- 
vable infini,  mais  aussi  Dieu  visible  et  vivant  dans  l'univers  que  nos 
jeux  contempleot. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  9 

cependant  jamais  entièrement  le  corps,  et  il  est  bien 
différent  de  sentir  en  lui  un  allié  ou  un  adversaire. 
J'ai  eu  dans  ma  jeunesse  un  temps  ou  je  pouvais  exiger 
de  moi  chaque  jour  la  valeur  d'une  feuille  d'impression, 
et  j'y  parvenais  sans  difficulté.  J'ai  écrit  le  Frère  et 
la  Sœur^  en  trois  jours;  Clavijo,  comme  vous  le  savez, 
en  huit.  Maintenant  je  n'essaye  plus  de  ces  choses-là,  et 
cependant,  même  dans  ma  vieillesse  la  plus  avancée,  je 
n'ai  pas  du  tout  à  me  plaindre  de  stérilité;  mais  ce  qui 
dans  mes  jeunes  années  me  réussissait  tous  les  jours  et 
au  milieu  de  n'importe  quelles  circonstances,  ne  me 
réussit  plus  maintenant  que  par  moments  et  demande  des 
conditions  favorables.  Il  y  a  dix  ou  douze  ans,  dans  ce 
temps  heureux  qui  a  suivi  la  guerre  de  la  Délivrance^, 
lorsque  les  poésies  du  Divan  me  tenaient  sous  leur  puis- 
sance, j'étais  assez  fécond  pour  écrire  souvent  deux  ou 
trois  pièces  en  un  jour,  et  cela,  dans  les  champs,  ou  en 
voiture,  ou  à  l'hôtel;  cela  m'était  indifférent.  —  Mais 
maintenant,  pour  faire  la  seconde  partie  de  mon  Faust^ 
je  ne.  peux  plus  travailler  qu'aux  premières  heures  du 
jour,  lorsque  je  me  sens  rafraîchi  et  fortifié  par  le  som- 
meil, et  que  les  niaiseries  de  la  vie  quotidienne  ne  m'ont 
pas  encore  dérouté.  Et  cependant,  qu'est-ce  que  je  par- 
viens à  faire?  Tout  au  plus  une  page  de  manuscrit,  dans 
le  jour  le  plus  favorisé,  mais  ordinairement  ce  que  j'écris 
pourrait  s'écrire  dans  la  paume  de  la  main,  et  bien  sou- 
vent, quand  je  suis  dans  une  veine  de  stérilité,  j'en  écris 
encore  moins!  » 


*  De  Jery  et  Bately,  on  a  fait  le  Chalet.  Dans  îe  Frère  et  la  Sœur,  il 
y  a  aussi  un  charmant  opéra-comique  qu'un  de  nos  compositeurs  devrait 
tâcher  de  rendre  aussi  populaire  que  Jery  et  Bately. 

*  Terme  consacré  en  Allemagne  pour  désigner  les  guerres  de  1814-15. 

1. 


10  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE 

«  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas,  demandai- je,  un  moyen  d'a- 
mener une  veine  de  fécondité,  ou  du  moins  de  rendre 
la  veine  plus  abondante  lorsqu'elle  est  trop  maigre?  »  — 
«  C'est  là  un  point  bien  bizarre,  et  sur  lequel  il  y  a  bien 
à  penser  et  à  dire,  répondit  Gœthe.  Toute  fécondité  d'une 
nature  très-élevée,tout  ce  qui  est  aperçu  important,  inven- 
tion, grande  pensée,  tout  ce  qui  porte  des  fruits  et  a  des  ré- 
sultats, tout  cela  n'obéit  à  personne  et  reste  au-dessus  de 
toute  puissance  terrestre.  L'homme  doit  considérer  ces 
choses  comme  des  présents  inespérés  d'en  haut,  comme  de 
purs  enfants  de  Dieu,  qu'il  faut  recevoir  avec  une  joie  res- 
pectueuse et  vénérer.  —  Il  y  a  là  comme  une  puissance 
démoniaque*,  qui  mène  l'homme  comme  elle  le  veut,  pen- 
dant qu'il  croit  agir  par  lui-même.  Dans  ces  circonstances 
l'homme  doit  souvent  être  considéré  comme  l'instrument 
du  gouvernement  suprême  du  monde,  comme  l'outil  qui 
a  été  jugé  digne  de  recevoir  l'impulsion  divine.  —  Je 
parle  ainsi  en  pensant  combien  de  fois  il  est  arrivé  qu'une 
seule  idée  ait  donné  à  des  siècles  entiers  une  physionomie 
différente,  et  qu'un  seul  homme  ait  mis  sur  son  temps 
une  empreinte  qui  se  reconnaissait  encore  dans  les  géné- 
rations suivantes  et  continuait  à  produire  un  heureux 
effet.  —  Mais  il  y  a  aussi  une  fécondité  d'espèce  diffé- 
rente, soumise  à  des  influences  terrestres,  et  que  l'homme 
tient  plus  en  sa  puissance,  quoique  là  encore  il  trouve 
des  motifs  pour  s'incliner  devant  quelque  chose  de  divin. 
Je  mets  dans  cette  catégorie  tout  ce  qui  appartient  à 

*  Les  conversations  suivantes  vont  éclaircir  le  sens  de  cette  expression. 
Dans  les  développements  que  Gœthe  donne  à  ce  sujet,  on  trouvera  les 
indications  les  plus  intéressantes  sur  son  mysticisme,  assez  analogue  au 
mysticisme  de  Socrate,  par  conséquent  très-sage  et  très-réservé.  Oa 
peut  dire  qu'il  se  réduit  à  ceci  : 

Est  Deus  in  nobis,  agitante  caiescimus  illo. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  11 

l'exécution  d'un  plan  conçu,  tous  les  anneaux  intermé- 
diaires d'une  chaîne  de  pensées  dont  on  voit  briller  déjà 
les  points  extrêmes;  j'entends  tout  ce  qui  donne  une  vie, 
un  corps  visible   à   une  œuvre  d'art.  —  Ainsi,  quand 
Shakspeare  eut  la  première  pensée  de  son  Hamlet,  quand 
l'idée  de  l'ensemble  entra  dans  son  esprit,  comme  une 
impression  inattendue,  et  que,  dans  un  instant  d'émotion 
sublime,  il  aperçut  les  diverses  situations,  les  divers  ca- 
ractères et  le  dénoûment  général,  ce  fut  là,  pour  lui, 
un  pur  présent  d'en  haut,  sur  lequel  il  n'avait  eu  aucune 
influence  immédiate,   quoique  cependant  pour  qu'une 
telle  vue  soit  possible,  il  faille  toujours  supposer  l'exis- 
tence d'un  esprit  comme  le  sien.  —  Quant  à  l'exécution 
de  chaque  scène,  qui  vint  plus  tard,  quant  aux  dialo- 
gues des  personnages,  ils  dépendaient  tout  à  fait  de  lui;  il 
pouvait  y  travailler  à  ses  heures,  chaque  jour,  et  comme  il 
le  voulait.  —  Cependant,  dans  tout  ce  que  lui, Shakspeare, 
a  fait,  il  y  a  toujours  la  même  énergie  de  production,  et 
on  ne  découvre  pas  dans  ses  pièces  un  seul  passage  qui 
ne  soit  pas  dans  le  ton  exact,  et  qui  ait  été  écrit  avec 
faiblesse.  En  le  lisant,  nous  avons  l'impression  d'un  être 
qui,  spirituellement  et  corporellement,  avait  ses  forces 
toujours  et  entièrement  saines.  —  Si,  au  contraire,  le 
tempérament  physique  d'un  poëte  dramatique  n'est  pas 
aussi  sohde,  aussi  parfait,  s'il  est  exposé  à  des  indisposi- 
tions et  à  des  langueurs,  alors  la  force  qui  lui  est  néces- 
saire pour  écrire  ses  dialogues  lui  manquera  souvent,  et 
cela  peut-être  bien  pendant  des  jours  entiers.  S'il  veut, 
par  exemple,  par  des  boissons  spiritueuses,  contraindre 
la  fécondité  absente  à  apparaître  ou  augmenter  le  peu 
qu'il  sent  en  lui,  alors  il  pourra  peut-être  avancer  son 
œuvre,  mais  toutes  les  scènes  qu'il  aura  ainsi  produites 


12.  CONVERSATIONS  DE  GŒTiïE. 

forcément  seront  faciles  à  reconnaître  à  des  signes  fâ- 
cheux. —  Mon  avis  est  qu'il  ne  faut  rien  forcer^  et  qu'il 
faut  passer  les  heures  et  les  jours  stériles  à  niaiser  ou  à 
dormir,  plutôt  que  de  vouloir  faire  quelque  chose  qui 
plus  tard  nous  chagrinera.  » 

«  Ce  que  vous  dites  là,  répliquai-je,  je  l'ai  souvent 
vérifié  par  moi-même,  et  c'est  là  à  coup  sûr  une  vérité 
incontestable  et  qu'il  faut  respecter.  Mais  cependant 
il  me  semble  que,  sans  se  forcer  précisément,  on  peut  par 
des  moyens  naturels  se  mettre  mieux  en  veine.  Bien  sou- 
vent dans  ma  vie,  dans  certaines  circonstances  embarras- 
sées, je  ne  pouvais  venir  à  bout  de  prendre  une  décision. 
Si  je  buvais  alors  quelques  verres  de  vin,  tout  à  coup  je 
voyais  clairement  ce  que  j'avais  à  faire,  et  j'étais  décidé 
sur-le-champ.  Prendre  une  décision,  c'est  aussi  en  une 
certaine  façon  produire  quelque  chose,  et  si  quelques 
verres  de  vin  ont  cette  vertu,  un  pareil  moyen  n'est  pas 
tout  à  fait  à  mépriser.   » 

«  —  Je  ne  veux  pas  contester  votre  opinion,  répondit 
Goethe,  mais  ce  que  j'ai  dit  a  aussi  sa  justesse,  ce  qui  nous 
montre  que  la  vérité  peut  se  comparer  à  un  diamant  qui 
lance  ses  feux  non  pas  dans  une  seule  direction,  mais 
bien  dans  plusieurs.  — Vous  qui  connaissez  si  bien  mon 
Divan^  vous  savez  que  j'ai  dit  moi-même  :  Quand  on  a 
bu,  on  connaît  la  vérité  !  et  par  conséquent  je  suis  com- 
plètement de  votre  avis^  Il  y  a  certainement  dans  le  vin 
des  forces  fécondantes  très-remarquables,  mais  tout  dé- 

*  Dans  ses  Xénies  et  dans  ses  Pensées,  Gœlhe  a  dit  encore  :  «  Le  vin 
donne  de  la  vivacité  à  l'esprit  bien  doué.  Sans  feu,  l'encens  ne  répand 
pas  d'odeur;  il  faut  donc  l'enflammer  avec  des  charbons  ardents,  si  tu 
veux  sentir  ses  parfums.  »  —  a  Tout  vase  qui  renferme  un  bon  vin  semble 
bon  au  buveur,  mais,  pour  moi,  je  ne  bois  avec  plaisir  que  si  je  bois  dans 
une  coupe  grecque  artistement  travaillée .  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  13 

pend  aussi  des  circonstances,  et  du  temps,  et  de  l'heure  : 
ce  qui  sert  à  l'un  nuit  à  l'autre.  Il  y  a  de  même  des  forces 
fécondantes  dans  le  repos  et  le  sommeil,  (.til  yen  a  aussi 
dans  le  mouvement.  Il  y  en  a  dans  Teau,  et  surtout  dans 
l'atmosphère.  —  L'air  frais  des  champs,  voilà  notre  vraie 
place;  il  semble  que  là  l'esprit  de  Dieu  entoure  l'homme 
de  son  souffle,  et  qu'il  soit  soumis  à  une  influence  divine. 
Un  des  hommes  les  plus  féconds  qui  aient  jamais  vécu, 
c'est  lord  Byron,  qui  passait  tous  les  jours  plusieurs 
heures  en  plein  air,  tantôt  à  cheval  sur  le  bord  de  la 
mer,  tantôt  dans  une  barque,  ramant  ou  tenant  la  voile, 
puis  de  là  allant  se  baigner  eu  mer  et  nageant  pour 
exercer  ses  forces  physiques  \  »  Gœthe  s'était  assis  en 
face  de  moi  ;  nous  parlâmes  encore  de  différents  sujets, 
de  lord  Byron  surtout;  nous  rappelâmes  les  divers  inci- 
dents qui  troublèrent  ses  dernières  années,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  une  noble  pensée ,  mais  une  malheureuse 
destinée,  l'entraînassent  finir  son  existence  en  Grèce. 
«  En  général,  dit  Gœthe,  vous  trouverez  que  souvent 
dans  le  milieu  de  la  vie  de  l'homme  il  y  a  comme  un 
virement  ;  tout  dans  la  jeunesse  lui  réussissait,  tout  lui 
devient  contraire,  et  les  malheurs  lui  arrivent  les  uns 
après  les  autres.  Savez-vous  comment  je  m'explique 
cela?  C'est  qu'il  faut  alors  que  l'homme  soit  détruit! 
Tout  homme  extraordinaire  a  une  certaine  mission  à 
remplir;  c'est  pour  elle  qu'il  a  été  appelé.  Lorsqu'il  l'a 
accomplie,  il  ne  peut  plus  servir  à  rien  sur  cette  terre 
sous  sa  forme  actuelle,  et  la  Providence  l'emploie  à  quel- 
que autre  chose.  —  Mais  comme  tout  ici-bas  doit  arriver 

*  «  Je  puis  rester  dans  la  mer  pendant  des  heures,  je  m'y  plais,  et  j'en 
sors  avec  une  liberté  d'esprit  que  je  n'éprouve  jamais  que  dans  ces  occa- 
sions. »  Conversations  de  lord  Byron  avec  Medwin,  1"  vol.,  page  125. 


U  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

par  des  voies  naturelles,  les  puissances  supérieures  lui 
tendent  pièges  sur  pièges  jusqu'à  ce  qu'il  se  laisse  prendre. 
C'est  ainsi  qu'il  en  a  été  de  Napoléon  et  de  bien  d'autres. 
Mozart  est  mort  à  trente-six  ans,  Raphaël  aussi.  Byron 
n'a  guère  vécu  davantage.  Mais  tous  avaient  complète- 
ment renipli  leur  mission,  et  il  était  bien  temps  pour  eux 
de  s'en  aller,  afin  de  laisser  aussi  aux  autres  quelque 
chose  à  faire  dans  ce  monde,  qui  doit  durer  longtemps.  » 
Il  s'était  fait  très-tard.  Gœthe  me  tendit  sa  main  bien- 
aimée,  et  je  partis. 

Mercredi,  12  mars  1828. 

Après  avoir  quitté  Gœthe  hier  soir,  la  conversation 
importante  que  j'avais  eue  avec  lui  me  restait  dans  l'es- 
prit. Nous  avions  parlé  aussi  des  forces  de  la  mer  et  de  l'air 
marin.  Gœthe  avait  dit  qu'il  croyait  toutes  les  populations 
des  îles  voisines  de  la  mer,  dans  les  climats  tempérés, 
bien  plus  actives  et  d'un  esprit  plus  fécond  que  les  popu- 
lations renfermées  dans  l'intérieur  des  grands  continents. 

M'étais-je  endormi  avec  ces  pensées  et  avec  un  certain 
désir  de  jouir  des  forces  vivifiantes  de  l'Océan,  je  ne  sais, 
mais  j'eus  dans  la  nuit  un  rêve  très-agréable  et  qui 
m'étonna  fort.  —  Je  me  vis  dans  un  lieu  inconnu,  au 
milieu  de  personnes  qui  m'étaient  étrangères.  C'était  par 
un  très-beau  jour  d'été;  j'apercevais  autour  de  moi  une 
nature  ravissante,  nous  avions  bu  joyeusement  à  table  ; 
nous  nous  promenions  à  travers  d'agréables  vallons, 
quand  tout  à  coup  nous  nous  trouvâmes  au  milieu  de  la 
mer,  sur  une  île  très-petite,  espèce  de  rocher  isolé,  oii 
pouvaient  à  peine  tenir  place  cinq  à  six  personnes  et  où 
l'on  ne  pouvait  se  remuer  sans  craindre  de  glisser  dans 
l'eau.  —  Devant  nous,  à  un  quart  de  lieue  on  aper- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  15 

cevait  un  rivage  délicieux;  une  foule  joyeuse,  répan- 
due au  milieu  de  bosquets  de  verdure,  écoutait  un 
concert.  —  Un  de  nous  dit  ;  Il  n'y  a  qu'une  chose 
à  faire;  déshabillons-nous  et  nageons  jusque  là-bas. 
—  Cela  vous  est  facile  à  dire,  répliquai-je,  à  vous  qui 
êtes  jeune,  beau,  et  avec  cela  bon  nageur.  Mais  moi 
je  nage  mal,  et  je  n'ai  pas  une  stature  assez  belle  pour 
paraître  avec  plaisir  et  sans  embarras  devant  tous  ces 
étrangers  qui  sont  sur  le  rivage.  —  Tu  es  fou,  me  dit  un 
des  mieux  faits  de  la  compagnie;  déshabille-toi  et  donne- 
moi  ton  corps,  tu  prendras  le  mien.  —  A  ces  mots  je  me 
déshabillai  vite,  je  me  mis  à  l'eau,  et  tout  de  suite  je  me 
sentis  dans  le  corps  de  ce  jeune  homme;  j'étais  devenu 
vigoureux  nageur,  j'eus  bientôt  atteint  la  côte,  et  tout  nu, 
tout  mouillé,  je  m'avançai  au  milieu  de  la  foule  avec  la 
confiance  la  plus  sereine.  J'étais  heureux  de  me  sentir 
avec  ces  beaux  membres;  je  n'avais  aucune  roideur, 
aucune  gêne,  et  je  fis  vite  connaissance  avec  des  étran- 
gers réunis  gaiement  à  une  table  sous  un  berceau.  — 
Peu  à  peu  mes  camarades  avaient  touché  terre  aussi,  et 
s'étaient  joints  à  nous,  il  ne  manquait  que  ce  jeune  hom- 
me qui  avait  pris  mon  corps,  et  dans  les  membres  duquë 
je  me  sentais  si  à  mon  aise.  —  Enfin  il  arriva  aussi  près 
du  rivage  et  on  me  demanda  si  je  n'avais  pas  de  plaisir  à 
voir  mon  ancien  moi.  Ces  paroles  me  donnèrent  un  cer- 
tain malaise,  en  partie  parce  que  je  ne  croyais  pas  devoir 
être  fier  de  mon  moi,  et  en  partie  parce  que  je  craignais 
que  mon  ami  ne  voulût  reprendre  tout  de  suite  son  corps. 
Cependant  je  me  tournai  vers  la  mer,  et  je  vis  mon  se- 
cond moi  qui  nageait  très-près  du  rivage  ;  il  regarda  de 
notre  côté;  en  me  voyant,  il  sourit,  et  me  cria  :  tes  mem- 
bres n'ont  pas  !a  force  de  nager,  j'ai  eu  fort  à  faire  pour 


16  CONVERSATIONS  DE   GŒTIIE. 

triompher  des  vagues  et  des  écueils;  il  n'est  pas  étonnant 
que  j'arrive  si  lard  et  que  je  sois  le  dernier  de  tous.  —  Je 
reconnus  aussitôt  le  visage  ;  c'était  le  mien,  mais  rajeuni. 
Je  pris  à  part  ce  jeune  homme  et  lui  demandai  :  Com- 
ment vous  trouvez-vous  dans  mon  corps?  —  Maintenant, 
très  à  mon  aise,  dit-il;  je  sens  toute  ma  force  comme 
autrefois;  je  ne  sais  pas  ce  que  tu  as  contre  tes  membres, 
ils  sont  très-bons,  seulement  il  faut  savoir  s'en  servir. 
Reste  dans  mon  corps  aussi  longtemps  que  cela  te  fera 
plaisir;  je  resterai  volontiers  dans  le  tien.  —  Cette  dé- 
claration me  réjouit  fort,  et,  me  sentant  changé  de 
forme  en  restant  le  même  pour  les  pensées,  les  senti- 
ments et  les  souvenirs,  j'eus  l'impression  vive  de  Tindé- 
pendance  parfaite  de  notre  âme  et  de  la  possibilité  d'une 
existence  future  dans  un  autre  corps.  » 

«  Votre  rêve  est  très-joli,  me  dit  Gœthe,  lorsque  je  lui 
en  racontai  aujourd'hui  après  dîner  les  principaux  in- 
cidents. On  voit  que  les  muses  vous  visitent  aussi  pen- 
dant votre  sommeil,  et  pour  vous  être  très-favorables,  car 
vous  avouerez  qu'il  vous  serait  difficile  dans  l'état  de  veille 
d'inventer  quelque  chose  d'aussi  original  et  d'aussi  joU.» 

«  Je  ne  conçois  guère  comment  j'ai  pu  avoir  ces  idées, 
car  tous  ces  jours-ci  je  me  sentais  l'esprit  si  abattu 
que  j'étais  très-loin  de  tout  tableau  aussi  animé  et  aussi 
vivant.  » 

«  La  nature  humaine  tient  cachées  des  forces  étranges, 
dit  Gœthe,  et  au  moment  même  où  nous  l'espérons  le 
moins,  elle  garde  en  réserve  pour  nous  quelque  bon  pré- 
sent. J'ai  eu  dans  ma  vie  des  temps  pendant  lesquels 
je  m'endormais  en  pleurant;  mais  dans  mes  rêves  je 
voyais  les  images  les  plus  charmantes  qui  m'apparais- 
saient  pour  me  consoler,  pour  me  rendre  le  bonheur  j 


CONVERSATIONS   DE    GŒTIIE.  17 

et  le  matin  suivant  je  me  levais  tout  gai  et  tout  frais. 

«  Du  reste,  nous  autres  Européens,  tout  ce  qui  nous 
entoure  est ,  plus  ou  moins ,  parfaitement  mauvais; 
toutes  les  relations  sont  beaucoup  trop  artificielles,  trop 
compliquées;  notre  nourriture,  notre  manière  de  vivre, 
tout  est  contre  la  vraie  nature;  dans  notre  commerce 
social,  il  n'y  a  ni  vraie  affection,  ni  bienveillance.  Tout  le 
monde  est  plein  de  finesse,  de  politesse,  mais  personne 
n'a  le  courage  d'être  naïf,  simple  et  sincère;  aussi 
un  être  honnête,  dont  la  manière  de  penser  et  d'agir  est 
conforme  à  la  nature,  se  trouve  dans  une  très-mauvaise 
situation.  On  souhaiterait  souvent  d'être  né  dans  les  îles 
de  la  mer  du  Sud,  chez  les  hommes  que  l'on  appelle  sau- 
vages, pour  sentir  un  peu  une  fois  la  vraie  nature  hu- 
maine, sans  arrière-goût  de  fausseté. 

w  Quand,  dans  un  mauvais  jour,  on  se  pénètre  bien  de  la 
misère  de  notre  temps,  il  semble  que  le  monde  soit  mûr 
pour  le  jugement  dernier.  Et  le  mal  s'augmente  de  gé- 
nération en  génération  !  Car  ce  n'est  pas  assez  que  nous 
ayons  à  souffrir  des  péchés  de  nos  pères,  nous  léguons  à 
nos  descendants  ceux  que  nous  avons  hérites,  augmentés 
de  ceux  que  nous  avons  ajoutés.  » 

«  —  J'ai  souvent  des  pensées  de  ce  genre  dans  l'esprit, 
dis-je,  mais  si  je  viens  à  voir  passer  à  cheval  un  régi- 
ment de  dragons  allemands,  en  considérant  la  beauté 
et  la  force  de  ces  jeunes  gens,  je  me  sens  un  peu  consolé 
et  je  me  dis  :  l'avenir  de  l'humanité  n'est  pas  encore  si 
menacé!  » 

«  —  Notre  population  des  campagnes,  en  effet,  répondit 
Goethe,  s'est  toujours  conservée  vigoureuse,  et  il  faut  es- 
pérer que  pendant  longtemps  encore  elle  sera  en  état 
non-seulement  de  nous  fournir  de  solides  cavaliers,  mais 


18  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

aussi  de  nous  préserver  d'une  chute  et  d'une  décadence 
absolues.  Elle  est  comme  un  dépôt  où  viennent  sans  cesse 
se  refaire  et  se  retremper  les  forces  allanguies  de  l'huma- 
nité. Mais  allez  dans  nos  grandes  villes,  et  vous  aurez  une 
autre  impression.  Causez  avec  un  nouveau  Diable  boiteux, 
ou  liez-vous  avec  un  médecin  ayant  une  clientèle  con- 
sidérable, il  vous  racontera  tout  bas  des  histoires  qui 
vous  feront  tressaillir  en  vous  montrant  de  quelles  mi- 
sères, de  quelles  infirmités  souffrent  la  nature  humaine  et 
la  société. 

«  —  Mais  chassons  ces  pensées  hypocondriaques  ;  — 
comment  allez-vous?  que  faites-vous?  qu'avez- vous  fait 
aujourd'hui?  Racontez-moi  tout  cela,  et  faites-moi  avoir 
de  bonnes  idées.  » 

«  —  J'ai  lu  dans  Sterne  le  passage  où,  montrant  Yorick 
flânant  dans  les  rues  de  Paris,  il  fait  la  remarque  que 
sur  dix  hommes  il  y  a  un  nain.  Je  pensais  à  ce  trait 
lors({ue  vous  parliez  des  infirmités  des  grandes  villes.  Je 
me  rappelle  aussi  avoir  vu  sous  Napoléon  un  bataillon 
d'infanterie  française  qui  était  composé  uniquement  de 
Parisiens,  et  c'étaient  tous  des  hommes  si  petits  et  si 
grêles  qu'on  ne  concevait  guère  ce  qu'on  voulait  faire 
avec  eux  à  la  guerre.  » 

«  Les  montagnards  écossais  du  duc  de  Wellington  de- 
vaient paraître  d'autres  héros,  dit  Gœthe.  » 

«  — Je  les  ai  vus  à  Bruxelles  un  an  avant  la  bataille  de 
Waterloo.  C'étaient  en  réalité  de  beaux  hommes!  Tous 
forts,  frais,  vifs,  comme  si  Dieu  lui-même  les  avait  créés 
les  premiers  de  leur  race.  —  Ils  portaient  tous  leur  tête 
avec  tant  d'aisance  et  de  bonne  humeur,  et  s'avançaient 
si  légèrement  avec  leurs  vigoureuses  cuisses  nues,  qu'il 
semblait  que  pour  eux  il  n'y  avait  pas  eu  de  péché  ori- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  19 

ginel,  et  que  leurs  aïeux  n'avaient  jamais  connu  les  in- 
firmités. » 

«  —  C'est  un  fait  singulier,  dit  Goethe.  Cela  tient-il 
à  la  race  ou  au  sol,  ou  à  la  liberté  de  la  constitution  poli- 
tique, ou  à  leur  éducation  saine,  je  ne  sais,  mais  il  y  a 
dans  les  Anglais  quelque  chose  que  la  plupart  des  au- 
tres hommes  n'ont  pas.  Ici,  à  Weimar,  nous  n'en  voyons 
qu'une  très-petite  fraction,  et  ce  ne  sont  sans  doute  pas 
le  moins  du  monde  les  meilleurs  d'entre  eux,  et  cepen- 
dant comme  ce  sont  tous  de  beaux  hommes,  et  solides! 
Quelque  jeunes  qu'ils  arrivent  ici  en  Allemagne,  à  dix- 
sept  ans  déjà,  ils  ne  se  sentent  pas  hors  de  chez  eux 
et  embarrassés  en  vivant  à  l'étranger;  au  contraire, 
leur  manière  de  se  présenter  et  de  se  conduire  dans  la 
société  est  si  remplie  d'assurance  et  si  aisée  que  l'on 
croirait  qu'ils  sont  partout  les  maîtres  et  que  le  monde 
entier  leur  appartient.  C'est  bien  là  aussi  ce  qui  plaît  à 
nos  femmes,  et  voilà  pourquoi  ils  font  tant  de  ravages 
dans  le  cœur  de  nos  jeunes  dames.  Pour  moi,  en  quahté 
de  père  de  famille  allemand,  à  qui  le  repos  des  siens  est 
cher,  je  ressens  souvent  un  peu  d'ennui  quand  ma  belle- 
fille  m'annonce  que  l'on  attend  l'arrivée  prochaine  d'un 
nouveau  jeune  Insulaire.  Toujours,  je  vois  déjà  en  ima- 
gination les  larmes  qui  doivent  couler  à  son  départ.  Ce 
sont  de  dangereux  jeunes  gens;  mais,  vraiment,  c'est  leur 
mérite  même  d'être  dangereux.  » 

« — Je  n'affirmerais  pourtant  pas,  dis-je,  que  nos  jeunes 
Anglais  de  Weimar  soient  plus  intelligents,  plus  spirituels, 
plus  instruits  et  mieux  doués  par  le  cœur  que  d'autres 
personnes.  » 

«  —  Mon  bon  ami,  il  ne  s'agit  pas  de  cela,  répliqua 
Gœthe.  Cela  ne  tient  pas  non  plus  à  la  naissance  et  à  la 


20  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

richesse.  Ce  qui  les  distingue,  c'est  d'avoir  le  courage 
d'être  tels  que  la  nature  les  a  faits.  Il  n'y  a  en  eux  rien 
de  faussé,  rien  de  caché,  rien  d'incomplet  et  de  louche; 
tels  qu'ils  sont,  ce  sont  toujours  des  êtres  complets.  Ce 
sont  parfois  des  fous  complets,  je  l'accorde  de  grand 
cœur;  mais  leur  quidité  est  à  considérer,  et  dans  la  ba- 
lance de  la  nature  elle  pèse  d'un  grand  poids.  —  Le 
bonheur  de  la  liberté  individuelle,  la  conscience  qu'ils 
ont  du  nom  anglais  et  de  son  importance  chez  les  autres 
nations  fait  déjà  du  bien  aux  enfants;  dans  leur  famille 
aussi  bien  que  dans  les  étabhssements  d'éducation,  on  les 
traite  avec  bien  plus  de  considération,  et  leur  dévelop- 
pement est  bien  plus  libre  et  plus  heureux  que  chez 
nous  autres  Allemands.  —  Dans  notre  cher  Weimàr,  je 
n'ai  besoin  que  de  me  mettre  à  la  fenêtre  pour  voir  ce 
qu'il  en  est  chez  nous.  Quand  dernièrement  il  est  tombé 
de  la  neige,  les  enfants  du  voisinage  voulaient  essayer 
leurs  petits  traîneaux,  aussitôt  est  venu  un  homme  de  la 
police,  et  j'ai  vu  les  pauvres  petits  se  sauver  à  toutes 
jambes.  —  Maintenant  le  soleil  du  printemps  les  attire 
hors  des  maisons,  ils  aimeraient  bien  à  jouer  avec  leurs 
camarades  devant  leurs  portes,  mais  je  vois  qu'ils  sont 
gênés,  ils  manquent  de  sécurité  :  ils  semblent  craindre 
toujours  l'arrivée  d'un  représentant  de  la  police.  —  Un 
gamin  ne  peut  pas  faire  claquer  son  fouet,  ou  chanter, 
ou  appeler,  aussitôt  voilà  la  police  qui  arrive  pour  l'en 
empêcher.  —  Tout  chez  nous  concourt  à  discipliner  de 
bonne  heure  nos  chers  enfants  et  à  faire  envoler  tout 
naturel,  toute  originahté,  toute  fougue;  aussi  à  la  fin  il 
ne  reste  plus  rien  que  le  Philistin.  —  Vous  savez  qu'il 
n'y  a  guère  de  jour  oii  je  ne  reçoive  la  visite  de  quelque 
étranger  qui  passe  par  Weimar.  Si  je  disais  que  j'éprouve 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  21 

grand  plaisir  à  voir  les  Allemands,  surtout  les  jeunes  sa- 
vants qui  viennent  d'un  certain  pays  du  nord-esl  ^,  je 
mentirais.  La  vue  basse,  le  teint  pâli,  la  poitrine  affais- 
sée, jeunes  sans  jeunesse,  voilà  le  portrait  de  la  plupart  de 
ceux  qui  se  présentent.  Et  lorsque  je  me  mets  à  causer 
avec  eux,  je  vois  tout  de  suite  que  ce  qui  nous  plaît  leur 
semble  trivial  et  de  nulle  valeur.  —  Ils  sont  tout  entiers 
plongés  dans  l'idée,  et  ne  savent  s'intéresser  qu'aux  plus 
hauts  problèmes  de  spéculation.  —  Il  n'y  a  pas  trace 
en  eux  de  celte  santé  intellectuelle  qui  nous  fait  aimer 
les  choses  qui  agissent  sur  les  sens;  tous  les  sentiments 
jeunes,  tous  les  plaisirs  de  la  jeunesse  sont  partis  pour 
eux,  et  ils  ne  peuvent  plus  revenir,  car  celui  qui  n'est 
pas  jeune  à  vingt  ans,  que  sera-t-il  à  quarante  !  » 

Goethe  poussa  un  soupir,  et  se  tut. 

Je  pensais  à  la  jeunesse  de  Gœlhe,  qui  appartient  à 
une  époque  si  heureuse  du  siècle  précédent;  je  sentis 
passer  sur  mon  àme  le  souffle  d'été  de  Sesenheim,  et 
dans  ma  mémoire  revinrent  les  vers  : 

L'après-midi  toute  la  bande  de  la  jeunesse 
Allait  s'asseoir  sous  les  frais  ombrages... 

«  Hélas!  dit  Goethe  en  soupirant,  oui,  c'était  là  un 
un  beau  temps  !  Mais  chassons-le  de  notre  esprit  pour 
que  les  jours  brumeux  et  ternes  du  temps  présent  ne 
nous  deviennent  pas  tout  à  fait  insupportables.  » 

«  —  Il  serait  bon,  dis-je,  qu'un  second  Sauveur  vint 
nous  délivrer  de  l'austérité  pesante  qui  écrase  notre  état 
social  actuel.  » 

'  Berlin  sans  doute  Gœlhe,  on  l'a  vu  plusieurs  fois,  n'a  pas  de  sym- 
|):ithie  pour  l'esprit  berlinois,  esprit  négatif,  prosaïque,  vain  et  moqueur. 
((  Les  Berlinois  sont  les  Gascons  de  l'Allemagne,  »  disait  Napoléon,  qui 
ne  les  aimait  pas  plus  que  Gœlhe. 


22  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

«  —  S'il  venait,  on  le  crucifierait  encore  pour  la  seconde 
fois.  Mais  un  si  grand  événement  n'est  pas  nécessaire. 
Si  on  pouvait  seulement,  en  suivant  l'exemple  des  An- 
glais, donner  aux  Allemands  moins  de  philosophie  et 
plus  d'énergie  réelle,  moins  de  théorie  et  plus  de  pra- 
tique, nous  serions  déjà  presque  sauvés,  sans  avoir  be- 
soin d'attendre  l'apparition  d'un  être  supérieur  comme 
le  Christ.  —  Beaucoup  de  bien  pourrait  se  produire  par 
en  bas,  par  le  peuple,  au  moyen  des  écoles  et  de  l'édu- 
cation domestique;  beaucoup  de  bien  pourrait  être  pro- 
duit aussi  par  les  souverains  et  par  ceux  qui  les  appro- 
chent. Ainsi,  je  ne  peux  pas  approuver  que  l'on  exige 
de  ceux  qui  travaillent  pour  devenir  employés  de  l'État 
tant  de  connaissances  de  théorie  scientifique;  on  ruine 
ainsi  avant  le  temps  l'esprit  et  le  corps  des  jeunes  gens. 
Puis,  lorsqu'ils  arrivent  à  la  pratique  du  service,  ils 
ont,  il  est  vrai,  un  bagage  énorme  de  philosophie  et 
d'érudition,  mais  ils  n'en  trouvent  pas  l'usage  dans  le 
cercle  Hmité  de  leur  emploi,  et  toutes  ces  connais- 
sances, ne  servant  pas,  s'oublient  bien  vite.  —  Quant 
à  ce  qui  leur  était  nécessaire  avant  tout,  ils  ne  le 
possèdent  pas;  il  leur  manque  cette  énergie  d'esprit  et 
de  corps  qui  est  absolument  indispensable  pour  faire 
quelque  chose  de  bon  dans  toute  carrière  pratique.  Et 
puis  aussi,  pour  manier  les  hommes,  est-ce  qu'un  servi- 
teur de  l'État  n'a  pas  toujours  besoin  de  dispositions  af- 
fectueuses et  bienveillantes?  Or  comment  sentirait-on  et 
montrerait-on  pour  les  autres  de  la  bienveillance,  quand 
on  n'est  pas  bien  à  son  aise  avec  soi-même?  Tous  ces 
gens-là  s'arrangent  parfaitement  mal  I  Le  tiers  de  tous 
ces  savants  et  de  tous  ces  employés  enchaînés  à  leurs 
bureaux  a  l'organisation  attaquée,  et  succombe  au  dé- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  23 

mon  de  l'hypocondrie.  Il  faudrait  que  le  pouvoir  prît  des 
mesures  pour  préserver  au  moins  les  générations  fu- 
tures de  cette  altération.  Espérons  cependant  et  atten- 
dons, ajouta-t-il  en  souriant;  dans  un  siècle,  peut-être, 
les  Allemands  sauront  n'être  plus  des  savants  abstraits  et 
des  philosophes,  mais  bien  des  hommes.  » 

*  Vendredi,  16  mai  1828. 

Je  suis  allé  me  promener  en  voiture  avec  Goethe.  Il  s'est 
amusé  du  souvenir  de  ses  discussions  avec  Kotzebue  et 
consorts  *  et  il  a  récité  quelques  épigrammes  très-gaies 
dirigées  contre  Kotzebue,  épigrammes  d'ailleurs  plus 
comiques  que  blessantes.  Je  lui  demandai  :  «  Pourquoi 
ne  les  insérez-vous  pas  dans  vos  œuvres?  »  —  Il  me 
répondit  :  «  J'ai   toute   une   collection  de  semblables 
poésies  que  je  garde  secrètes  et  que  je  ne  montre  qu'à 
l'occasion  à  mes  amis  les  plus  sûrs.  —  C'était  là  l'unique 
et  innocente  arme  dont  je  disposais  pour  répondre  aux 
attaques  de  mes  ennemis.  Je  m'épanchais  en  silence,  et 
avec  elles  je  me  délivrais  et  je  me  purifiais  des  fâcheux 
sentiments  de  malveillance,  que  sans  cela  j'aurais  dû 
éprouver  et  nourrir  contre  mes  adversaires,  qui  souvent 
me  faisaient  en  public  des  égratignures  très-malignes. 
Je  me  suis  ainsi  par  ces  petites  poésies  rendu  person- 
nellement à  moi-même  un  service  essentiel.  Mais  je  ne 
veux  pas  occuper  le  public  de  mes  affaires  privées  et 
blesser  des  personnes  encore  vivantes.  Plus  tard  une 
pièce,  puis  une  autre  pourra  se  publier  sans  inconvé- 
nient. » 

*  Voir  la  Correspondance  de  Gœthe  et  de  Schiller.  M.  Saint-René 
Taillandier  a  raconté  dans  son  commentaire  si  intéressant  la  conspiration 
que  Kotzebue  organisa  contre  Gœthe  en  mars  1802. 


'24  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

*  Vendredi,  6  juin  1828. 

Le  roi  de  Bavière^,  il  y  a  quelque  temps,  a  envoyé  à 
Weimar  Slieler,  peintre  de  la  cour,  pour  faire  le  portrait 
de  Gœthe.  Stieler,  en  guise  de  lettre  de  recommandation 
et  comme  témoignage  de  son  habileté,  a  apporté  le  por- 
trait de  grandeur  naturelle  d'une  très-belle  jeune  femme, 
mademoiselle  de  Hagen,  actrice  à  Munich.  —  Gœthe  a  ac- 
cordé alors  à  M.  Stieler  toutes  les  séances  qu'il  demandait, 
et,  il  y  a  quelques  jours,  son  portrait  a  été  terminé. 

Aujourd'hui  j'ai  dîné  avec  lui  à  midi.  Il  était  seul;  au 
dessert,  il  se  leva,  me  conduisit  dans  un  cabinet  attenant 
à  la  salle  à  manger  et  me  montra  l'œuvre  que  vient  de 
terminer  Stieler'.  Puis,  très-mystérieusement,  il  m'em- 
mena dans  la  chambre  que  l'on  appelle  la  chambre  des 
Mnjoliques,  ou  se  trouvait  le  portrait  de  la  belle  actrice. 
—  «  Eh  bien!  n'est-ce  pas,  cela  mérite  d'être  vu!  me 
dit-il  après  que  nous  l'eûmes  examiné.  —  Stieler  n'a  pas 
été  sot  du  tout!  Il  m'a  apporté  ce  gentil  morceau  et  me 
l'a  montré  comme  un  appât,  pour  m'engager  à  poser  et 
pour  me  faire  concevoir  l'espérance  que  son  pinceau,  en 
retraçant  ma  tête  de  vieillard,  ferait  naître  une  seconde 
fois  comme  ici  une  tête  angélique!  » 

*  Le  roi  Louis.  Il  avait  des  soins  très-délicals  pour  Gœthe.  L'année 
précédente,  il  lui  avait  témoigné  son  admiration  de  Ja  façon  la  plus  gra- 
cieuse. On  sait  que  les  cadeaux  et  les  compliments  que  nous  nous  fai- 
sons le  jour  de  la  fête  de  noire  patron  et  le  premier  jour  de  l'an  se  font 
en  Allemagne  le  jour  anniversaire  de  la  naissance  et  le  jour  de  Noël.  Or, 
dans  la  nuit  du  27  août  1827,  le  roi  de  Bavière  était  arrivé  sans  être 
attendu  à  ^Veimar.  Pourquoi  venait-il?  Uniquement  pour  saluer  Gœthe 
et  lui  remettre  de  fa  main  une  décoration  dans  la  matinée  du  28,  jour 
anniversaire  de  la  naissance  du  poêle.  Ce  sont  là  des  galanteries  qui  ho- 
norent le  prince  assez  bien  né  pour  en  avoir  l'idée. 

*  Ce  portrait  est  aujourd'hui  à  la  Pinacothèque  de  Munich. 


CONVERSAT-.viif^o  ot.  GŒTIIE.  2a 

Dimanche  15  juin  1828. 

Nous  venions  de  nous  mettre  à  table  quand  M.  Seidel  * 
entra  avec  des  chanteurs  tyroliens.  Ils  furent  installés 
dans  le  pavillon  du  jardin  ;  on  pouvait  les  apercevoir  par 
les  portes  ouvertes,  et  leur  chant  à  cette  distance  faisait 
bon  effet.  M.  Seidel  se  mit  avec  nous  à  table.  Les  chants 
et  les  cris  joyeux  des  Tyroliens  nous  plurent  à  nous  autre? 
jeunes  gens;  mademoiselle  Ulrike  et  moi,  nous  fûmes 
surtout  contents  du  ((Bouquet»  et  de  :  ((Et  toi,  tu  reposes 
sur  mon  cœur  »,  et  nous  en  demandâmes  les  paroles. 
Goethe  ne  paraissait  pas  aussi  enthousiasmé  que  nous. 
«  Il  faut  demander  aux  oiseaux  et  aux  enfants  si  les 
cerises  sont  bonnes*,  »  dit-il.  —  Entre  les  chants,  les 
Tyroliens  jouèrent  différentes  danses  nationales,  sur  une 
espèce  de  cithare  couchée,  avec  un  accompagnement  de 
ilùte  tiaversière  d'un  son  clair. 

On  appelle  le  jeune  Goethe;  il  sort,  revient  presque 
aussitôt,  et  congédie  les  Tyrohens,  s'assied  de  nouveau  à 
table  avec  nous.  Nous  parlons  à'Obéron,  et  de  la  foule 
qui  est  arrivée  à  Weimar  de  tous  côtés  pour  assister  à  la 
représentation;  déjà  à  midi  il  n'y  avait  plus  de  billets. 
Le  jeune  Gœthe  alors  met  fin  au  dîner  en  disant  à  son 
^ère  :  «  Cher  père,  si  nous  nous  levions?  Ces  dames  et 
ces  messieurs  désirent  peut-être  aller  au  théâtre  de  meil- 
leure heure.  »  —  Celte  hâte  paraît  singuhère  à  Gœthe, 
puisque  il  était  à  peine  quatre  heures  ;  cependant  il 
consent  et  se  lève  ;  nous  nous  dispersons  dans  les  diffé- 
rentes pièces  de  la  maison.  M.  Seidel  s'approche  de  moi 


*  Acteur  du  théâtre  de  ^Veima^ 

*  Proverbe. 


2«  CONVERSATIOÎ^S  DE  GŒTHE. 

et  de  quelques  autres  personnes,  et  me  dit  tout  bas,  le 
visage  troublé  :  «  Votre  joie  à  propos  du  théâtre  est 
vaine  ;  il  n'y  aura  pas  de  représentation  ;  le  grand-duc 
est  mort!...  il  a  succombé  hier  en  revenant  de  Berlin  à 
Weimar.  »  —  Nous  restons  tous  consternés.  —  Gœthe 
entre,  nous  faisons  tous  comme  si  rien  ne  s'était  passé 
et  nous  parlons  de  choses  indiftérentes.  —  Gœthe  s'avance 
près  de  la  fenêtre  avec  moi  et  me  parle  des  Tyroliens  et 
du  théâtre.  —  «  Vous  allez  aujourd'hui  dans  ma  loge, 
me  dit-il,  vous  avez  donc  le  temps  jusqu'à  six  heures; 
laissons  les  autres  et  restez  avec  moi,  nous  bavarderons 
encore  un  peu.  »  —  Le  jeune  Gœthe  cherchait  à  renvoyer 
la  compagnie  pour  préparer  son  père  à  la  nouvelle  avant 
le  retour  du  chancelier  qui  la  lui  avait  donnée  le  premier. 
Gœthe  ne  comprenait  pas  l'air  pressé  de  son  fils  et 
paraissait  fâché.  —  «  Ne  prendrez-vous  pas  votre  café, 
dit-il,  il  est  à  peine  quatre  heures!  »  —  Cependant  on 
s'en  allait,  et  moi  aussi  je  pris  mon  chapeau.  —  «  Eh 
bien!  vous  aussi,  vous  voulez  vous  en  aller?  »  me  dit-il 
en  me  regardant  tout  étonné.  —  a  Oui,  dit  le  jeune 
Gœthe,  Eckermann  a  aussi  quelque  chose  à  faire  avant 
la  représentation.  »  —  «  Oui,  dis-je,  j'ai  quelque  chose 
à  faire  avant  la  représentation.  »  —  «  Partez  donc,  dit 
Gœthe,  en  secouant  la  tête  d'un  air  sérieux,  mais  je  ne 
vous  comprends  pas.  » 

Nous  montâmes  dans  les  chambres  du  haut  avec  ma- 
demoiselle Ulrike  ;  le  jeune  Gœthe  resta  en  bas  pour 
préparer  son  père  à  la  triste  nouvelle. 

Je  vis  ensuite  Gœthe  le  soir.  Avant  d'entrer  dans  la 
chambre,  je  l'entendis  soupirer  et  parler  tout  haut.  Il 
paraissait  sentir  qu'un  vide  irréparable  s'hait  creusé 
dans  son  existence.  Il  éloigna  toutes  les  consolations  et 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  27 

n'en  voulut  entendre  d'aucune  sorte.  —  «  J'avais  pensé, 
disait-il,  que  ]e  partirais  avant  lui,  mais  Dieu  dispose 
tout  comme  il  le  trouve  bien,  et  à  nous  autres  pauvres 
mortels  il  ne  reste  rien  qu'à  tout  supporter,  et  à  rester 
debout  comme  il  le  veut  et  tant  qu'il  le  veut.  » 

La  nouvelle  funèbre  trouva  la  grande-duchesse  mère 
à  son  château  d'été  de  AVilhemsthal  ;  les  jeunes  princes 
étaient  en  Russie- — Gœlhe  partit  bientôt  pour  Dornbourg, 
ifm  de  se  soustraire  aux  impressions  troublantes  qui 
Tauraient  entouré  chaque  jour  à  Weimar,  et  de  se  créer 
un  genre  d'activité  nouveau  et  un  entourage  différent. 
—  Il  lui  était  venu  de  France  des  nouvelles  qui  le  tou- 
chaient de  près  et  qui  avaient  réveillé  son  attention;  elles 
l'avaient  ramené  une  fois  encore  vers  la4héorie  du  déve- 
loppement des  plantes.  —  Dans  son  séjour  champêtre  il 
se  trouvait  très-bien  placé  pour  ces  études,  puisqu*à 
chaque  pas  qu'il  faisait  dehors  il  rencontrait  la  végéta- 
tion la  plus  luxuriante  de  vignes  grimpantes  et  de  plantes 
sarmenteuses.  Je  lui  fis  là  quelques  visites,  accompagné 
de  sa  belle-fille  et  de  son  petit-fils.  —  Il  paraissait  très- 
heureux;  il  disait  qu'il  était  très-bien  portant,  et  ne 
pouvait  se  lasser  de  vanter  le  site  ravissant  du  château  et 
des  jardins.  Et,  en  effet,  à  cette  hauteur,  on  a  des 
fenêtres  le  délicieux  coup  d'œil  de  la  vallée,  animée  de 
tableaux  variés  ;  la  Saale  serpente  à  travers  les  prairies  ; 
en  face,  du  côté  de  l'est  s'élèvent  des  collines  boisées;  le 
regard  se  perd  au  delà  dans  un  vague  lointain  ;  il  est 
évident  que  de  cette  position  on  peut  très-facilement 
observer,  pendant  le  jour,  les  nuages  chargés  de  pluie 
qui  passent  et  vont  se  perdre  à  l'horizon,  et  pendant  la 
nuit,  l'armée  des  étoiles  et  le  lever  du  soleil. 

«  Ici,  disait  Gœthe,  nuit  et  jour  j'ai  du  plaisir.  Souvent 


28  CONVERSATIONS  DE   GŒTHE. 

avant  rapparition  delà  lumière  je  suis  éveillé,  j'ouvre  ma 
fenêtre;  je  rassasie  mes  yeux  de  la  splendeur  des  trois  pla- 
nètesquisont  dans  ce  moment  au-dessus  de  l'horizon;  je 
me  rafraîchis  en  voyant  l'éclat  grandissant  de  l'aurore.  — 
Presque  toute  la  journée  je  reste  en  plein  air,  j'ai  des 
conversations  muettes  avec  les  pampres  et  les  vignes  ; 
elles  me  donnent  de  bonnes  idées,  et  je  pourrais  vous  en 
raconter  des  choses  étranges.  Je  fais  aussi  des  poésies,  et 
qui  ne  sont  pas  mauvaises  ^  Je  voudrais  continuer  par- 
tout la  vie  que  je  mène  ici.  » 

Jeudi,  le  11  septembre  1618. 

Aujourd'hui  à  deux  heures,  par  le  plus  beau  temps, 
(  œthe  est  revenu  de  Dornbourg.  Il  était  très-bien  portant 
et  tout  bruni  par  le  soleil.  Nous  nous  mîmes  bientôt  à 
table  dans  la  pièce  qui  donne  sur  le  jardin,  et  nous  lais- 
sâmes les  portes  ouvertes.  Il  nous  a  parlé  de  diverses 
visites  qu'il  a  reçues,  de  présents  qu'on  lui  a  envoyés,  et 
il  accueillait  avec  plaisir  les  plaisanteries  légères  qui  se  pré- 
sentaient de  temps  en  temps  dans  la  conversation.  Mais  en 
regardant  d'un  œil  attentif,  il  était  impossible  de  ne  pas 
apercevoir  en  lui  une  gêne  semblable  à  celle  d'une  per- 
sonne revenant  dans  une  situation  qui,  par  un  concours 
de  diverses  circonstances,  se  trouve  changée.  Nous  ne 
faisions  que  commencer,  lorsqu'on  vint  de  la  part  de  la 
grande-duchesse  mère  féliciter  Goethe  de  son  retour  et 
lui  annoncer  que  la  grande-duchesse  aurait  le  plaisir  de 
lui  faire  sa  visite  le  mardi  suivant. 

*  dornbourg  en  septembre;  A  minuit;  le  Fiancé;  A  la  lune  se 
levant.  La  mélancolie  et  la  sérénité,  en  apparaissant  tour  à  tour  dans 
ces  petites  poésies,  leur  donnent  le  charme  le  plus  original  et  le  plus 
sympalliiquQ» 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  29 

Depuis  la  mort  du  grand-duc,  Gœthe  n'avait  vu  per- 
sonne de  la  famille  du  prince.  Il  avait  été,  il  est  vrai,  en 
correspondance  constante  avec  la  grande-duchesse,  et  ils 
s'étaient  à  coup  sûr  suffisamment  étendus  sur  la  perte 
qu'ils  venaient  de  faire.  Mais  il  allait  pour  la  première 
fois  la  revoir  elle-même,  et  cette  entrevue,  qui  ne  pou- 
vait se  passer  sans  amener  des  deux  côtés  des  retours 
douloureux  sur  le  passé,  devait  être  attendue  avec  un 
peu  d'appréhension.  —  Gœthe  n'avait  pas  encore  vu  non 
plus  les  enfants  du  grand-duc,  et  n'avait  pas  été  présenter 
ses  hommages  à  ses  nouveaux  souverains.  Il  pensait  à 
tout  cela,  et  quoique  pour  l'homme  du  monde  accompli 
ces  devoirs  ne  fussent  pas  embarrassants,  ils  étaient  une 
gêne  pour  le  poète,  qui  aurait  toujours  désiré  ne  suivre 
que  sa  vraie  direction  et  se  livrer  tout  entier  au  seul  genre 
d'activité  pour  lequel  il  était  né.  —  D'autres  visites 
encore  le  menaçaient.  La  réunion  des  naturalistes  cé- 
lèbres à  Berlin  avait  mis  en  mouvement  beaucoup 
d'hommes  remarquables;  la  plupart  de  ceux  qui  traver- 
saient Weimar  avaient  annoncé  leur  visite  et  on  attendait 
leur  arrivée.  Ces  dérangements  qui,  devant  durer  des 
semaines  entières,  étaient  si  bien  faits  pour  paralyser 
les  pensées  intimes  et  les  détourner  de  leur  voie  accou- 
tumée ;  les  embarras  que  devaient  amener  ces  visites 
d'ailleurs  si  dignes  d'être  accueillies,  c'étaient  làautantde 
préoccupations  qui  durent  se  présenter  à  Gœthe  comme 
de  vilains  spectres,  dès  qu'il  mit  le  pied  sur  le  seuil  de 
sa  maison  et  qu'il  pénétra  dans  son  appartement.  — 
Mais  ce  qui  lui  pesait  encore  plus  que  tous  ces  ennuis 
tenait  à  un  fait  que  je  ne  dois  pas  oublier.  La  cinquième 
livraison  de  ses  œuvres,  qui  renferme  les  Années  de 

voyage  de  Wilhehn  Meîster^  doit  s  ïïm^nmerèi'Noëi.  Cq 

2. 


30  CONVERSATIONS  DE   GŒTHE. 

roman  a  été  publié  jadis  en  un  volume,  mais  Goethe  a 
commencé  à  le  retoucher  partout,  et  a  mêlé  tant  de  nou- 
veau à  l'ancien,  que  l'ouvrage,  dans  la  nouvelle  édition, 
formera  trois  volumes.  Il  en  a  achevé  une  grande  partie, 
mais  une  grande  partie  reste  encore  à  finir.  Le  manuscrit 
est  tout  plein  de  pages  blanches  qui  ne  se  remplissent  pas. 
Ici  il  faut  ajouter  quelque  chose  dans  l'exposition;  là 
c'est  une  transition  habile  qu'il  faut  trouver  pour  que  le 
lecteur  sente  moins  que  l'ouvrage  est  fait  de  morceaux 
réunis  ;  là  sont  des  fragments  de  grande  importance, 
auxquels  manque  tantôt  le  commencement,  tantôt  la  fin  ; 
il  y  a  donc  encore  beaucoup  à  faire  dans  les  trois  volumes 
pour  que  ce  grand  ouvrage  soit  agréable  et  attachant. 
■ — Le  printemps  dernier,  Gœthem'a  donné  le  manuscrit 
à  examiner;  nous  avons  alors,  verbalement  et  par  écrit, 
discuté  beaucoup  ce  sujet  important;  je  lui  conseillai  de 
consacrer  l'été  tout  entier  à  finir  cette  œuvre  et  de  laisser 
pendant  ce  temps  tous  ses  autres  ouvrages  ;  il  était  con- 
vaincu que  c'était  là  une  résolution  nécessaire,  et  il 
voulait  en  effet  agir  ainsi.  —  Mais  le  grand -duc  était 
mort  alors,  et  cette  mort  avait  creusé  dans  l'existence  de 
Goethe  un  tel  vide,  qu'il  ne  fallait  plus  espérer  avoir  l'en- 
jouement et  les  dispositions  d'esprit  paisibles,  nécessai- 
res pour  cette  composition.  Il  n'avait  alors  à  penser 
qu'à  une  chose  :  comment  il  se  maintiendrait  au-dessus 
de  ce  coup,  et  comment  il  arriverait  à  reprendre  son  équi- 
libre. 

Aujourd'hui,  revenant  de  Dornbourg,  et  entrant  au 
commencement  de  l'automne  dans  son  habitation  de  Wei- 
mar,  il  dut  se  rappeler  aussitôt  l'achèvement  de  ses 
Années  de  voyage,  et  son  esprit  dut  se  représenter  vive- 
ment le  peu  de  temps  qui  lui  restait  et  les  dérangements 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  31 

de  toute  nature  qui  venaient  se  mettre  en  travers  de  son 
esprit  pour  l'empêcher  de  se  livrer  à  une  création  pure 

et  paisible. 

Si  l'on  réunit  ensemble  tous  ces  motifs,  on  me  com- 
prendra  quand  je  dirai  que  malgré  l'enjouement   de 
Goethe  à  table,  il  y  avait  au  fond  de  son  âme  une  gêne 
visible.  —  Je  donne  aussi  tous  ces  détails  parce  qu'ils  se 
rattachent  à  une  parole  de  Gœthe  qui  me  parut  très- 
curieuse,  et  qui  peint  sa  situation  et  sa  nature  dans  son 
originalité  caractéristique.  Le  professeur  Abeken  d'Osna- 
bruckS  quelques  jours  avant  le  28  août,  m'avait  adressé 
avec  une  lettre  un  paquet  qu'il  me  priait  de  donner  à 
Gœthe  à  son  anniversaire  de  naissance  :  «  C'était  un 
souvenir  qui  se  rapportait  à   Schiller,  et  qui  certai- 
nement ferait  plaisir.  »  —  Aujourd'hui,  quand  Gœthe, 
à  table,  nous  parla  des  divers  présents  qui  lui  avaient 
été  envoyés  à  Dornbourg  pour  son  aniversaire,  je  lui 
demandai  ce  que  renfermait  le  paquet  d' Abeken.  — 
C'était  un  envoi  curieux  qui  m'a  fait  grand  plaisir,^ 
-il.  Une  aimable  dame  chez  laquelle  Schiller  avait 
le  thé  a  eu  l'idée  excellente  d'écrire  ce  qu'il  avait  dit. 
1  tout  vu  et  tout  reproduit  très-fidèlement;  après 
ong  espace  de  temps,  cela  se  lit  encore  très-bien,, 
u'^on  est  replacé  directement  dans  une  situation 
paru,  avec  tant  d'autres  grandes  choses,  mais 
gisie  avec  toute  sa  vie  et  heureusement  fixée  à 
•  ce  récit.  —  Là,  comme  toujours,  Schiller 
ne  possession  de  sa  haute  nature  ;  il  est  aussi 
Me  à  thé  qu'il  l'aurait  été  dans  un  conseil 
le  gêne,  rien  ne  resserre  ou  n'abaisse  le 

^récepteur  des  enfants  de  Schiller;  plus  tard  direct 
>ruck.  11  a  publié  deux  ouvrages  sur  Gœthe. 


32  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

vol  de  sa  pensée;  les  grandes  vues  qui  vivent  en  lui 
s'échappent  toujours  sans  restrictions,  sans  vaines  con- 
sidérations. —  C'était  là  un  vrai  homme!  et  c'est  ainsi 
que  l'on  devrait  être!  Mais  nous  autres,  nous  avons  tou- 
jours quelque  chose  qui  nous  arrête  ;  les  personnes,  les 
objets  qui  nous  entourent  exercent  s'jrno  us  leur  influence; 
la  cuiller  à  thé  nous  gêne,  si  cile  ©st  (i'or,  et  que  nous 
croyions  la  trouver  d'argent,  et  c'est  ainsi  que  paralysés 
par  mille  considérations,  nous  n'arrivons  pas  à  exprimer 
librement  ce  qu'il  y  a  peat-être  de  grf.nd  en  nous-même. 
Nous  sommes  les  escliives  des  choses  extérieures,  et  nous 
paraissons  grands  ou  petits,  suivant  qu'elles  diminuent 
ou  élargissent  dc?aot  nous  Tc^space  !  » 

Gœthe  se  tut,  k  eonvdrsation  changea,  mais  moi  je 
gardai  dans  mon  ciOfir  ces  paroles  qui  exprimaient  mes 
convictions  intimes. 

•  Vendredi,  26  septembre  1828. 

Goethe  m'a  montré  aujourd'hui  sa  riche  collection  de 
fossiles,  placée  dans  le  pavillon  du  jardin  de  sa  maison 
de  campagne.  C'est  lui-même  qui  l'a  rangée,  elle  a  été 
très-augmentée  par  son  fils,  et  elle  est  surtout  intéressante 
par  une  riche  suite  d'os  pétrifiés  qui  tous  ont  élé  trouvés 
dans  les  environs  de  Weimar. 

Mercredi,  1"  octobre  1828. 

M.  Hœnninghausen,  de  Crefeld,  chef  d'une  grande 
maison  de  commerce,  et  en  même  temps  amateur  des 
sciences  naturelles,  et  surtout  de  minéralogie,  était  au- 
jourd'hui à  diner  chez  Gœthe.  C'est  un  homme  à  qui  ses 
grands  voyages  et  ses  études  ont  donné  des  connaissances 
très-variées  ;  il  revenait  de  l'assemblée  des  naturalistes 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  G3 

de  Berlin,  on  causa  de  tous  les  sujets  qui  y  avaient  été 
agités,  et  surtout  de  minéralogie.  En  parlant  des  Vulca- 
niens  et  de  la  manière  dont  les  hommes  arrivent  à  leurs 
hypothèses  et  à  leurs  vues  sur  la  nature,  on  prononça 
le  nom  du  grand  naturaliste  Aristote,  et  Gœthe  dit  : 

«  Aristote  a  vu  la  nature  mieux  que  pas  un  moderne, 
mais  il  adoptait  ses  opinions  trop  vite.  —  Il  faut  avec  la 
nature  procéder  doucement,  lentement,  si  l'on  veut 
gagner  quelque  chose  sur  elle.  Lorsque,  dans  mes 
recherches  d'histoire  naturelle,  il  me  venait  une  idée,  je 
n'exigeais  pas  que  la  nature  me  donnât  immédiatement 
raison;  non,  je  continuais  à  observer,  j'expérimentais, 
et  j'étais  content  si  elle  voulait  bien  de  temps  en  temps 
se  montrer  assez  bonne  pour  confirmer  mon  idée  théo- 
rique. Lorsqu'elle  la  contredisait,  elle  me  conduisait 
parfois  à  un  autre  aperçu  dont  elle  était  peut-être  plus 
disposée  à  prouver  la  justesse,  et  que  j'étudiais,  en 
marchant  toujours  derrière  elle.  » 

Vendredi,  5  octobre  1828. 

Aujourd'hui,  à  dîner,  j'ai  causé  avec  Gœthe  de  la 
Guerre  des  Chanteurs  de  la  Wartburg^  par  Fouqué,  poè- 
me que  j'ai  lu  d'après  son  désir.  Nous  convînmes  tous 
deux  que  ce  poëte,  après  avoir  pendant  toute  sa  vie  étudié 
l'Allemagne  ancienne,  n'avait  à  la  fin  tiré  de  là  aucun 
profit  pour  lui-même. 

«  De  cette  ancienne  et  ténébreuse  Allemagne,  dit 
Gœthe,  il  y  a  pour  nous  à  tirer  aussi  peu  que  des  chants 
serbes  et  des  autres  poésies  barbares  du  même  genre.  On 
lit  cela ,  on  s'y  intéresse  bien  un  certain  temps,  mais 
seulement  pour  en  avoir  fini  et  pour  le  laisser  de  côté. 

*  Poëme  publié  en  1828. 


34  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

L'homme  en  général  est  assez  attristé  par  ses  propres 
passions  et  ses  propres  vicissitudes,  sans  avoir  besoin  de 
s'attrister  encore  par  les  sombres  tableaux  d'un  passé 
barbare.  Il  a  besoin  de  clarté,  d'idées  rassérénantes,  et  il 
faut  pour  cela  qu'il  se  tourne  vers  ces  époques  artistiques 
et  littéraires  pendant  lesquelles  les  hommes  supérieurs 
étant  arrivés  à  un  développement  parfait,  se  sentaient 
bien  avec  eux-mêmes,  et  pouvaient  verser  dans  les  âmes 
la  félicité  que  leur  donnait  leur  science.  —  Mais  voulez- 
vous  avoir  une  bonne  opinion  de  Fouqué?  Lisez  Ondine , 
c'est  vraiment  délicieux.  C'était,  il  est  vrai,  un  excellent 
sujet,  et  on  ne  peut  pas  dire  même  que  le  poète  en  ait 
tiré  tout  ce  qu'il  renfermait,  mais  cependant  Ondine  est 
un  bon  ouvrage  et  vous  plaira.  » 

«  Je  n'ai  pas  de  bonheur  avec  la  littérature  allemande 
contemporaine,  dis-je.  Quand  j'ai  lu  les  poésies  de  Egon 
Ebert^,  je  sortais  de  Voltaire,  dont  j'ai  commencé  à  faire 
la  connaissance  en  lisant  ses  petites  poésies  adressées  à 
diverses  personnes  ;  elles  sont  certainement  au  nombre 
des  meilleures  qu'il  ait  écrites.  —  Aujourd'hui,  avec  fou- 
qué, la  même  chose  m'arrive.  J'étais  enfoncé  dansla  Jolie 
fille  de  Perth^  de  Walter  Scott,  la  première  œuvre  égale- 
ment que  j'aie  lue  de  ce  grand  écrivain,  et  je  me  trouve 
amené  à  la  mettre  de  côté  pour  me  donner  à  la  Guerre 
des  Chanteurs  de  la  Wartburg  !  » 

«  Contre  d'aussi  grands  étrangers,  dit  Gœthe,  nos  con- 
temporains allemands  ne  peuvent  pas  lutter.  Vous  faites 
bien  cependant  d'apprendre  à  connaître  peu  à  peu  tous 
les  écrivains  nationaux  et  étrangers,  vous  verrez  ainsi  où 
il  faut  aller  puiser  cette  haute  éducation  générale,  néces- 
saire au  poëte.  » 

*  Pucte  oulrichien,  né  en  1801, 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  35 

Madame  deGœlhe  entra  et  se  plaça  avec  nous  à  table. 

«  Mais  n'est-ce  pas,  continua  gaiement  Gœthe,  la  Jolie 
fille  de  Perlh  de  Walter  Scott  ?  quel  charmant  ouvrage! 
Voilà  qui  est  fait!  Voilà  une  main!  Pour  Tensemble,  un  plan 
fermement  tracé  :  et  pour  le  détail,  pas  une  ligne  qui  ne 
conduise  au  but!  Et  quel  détail!  Dialogues,  descriptions, 
tout  est  excellent  !  Ses  scènes  et  ses  situations  ressem- 
blent à  des  tableaux  de  Téniers;  dansladisposition  géné- 
rale se  montre  la  hauteur  de  son  art;  les  figures,  prises  à 
part,  ont  une  vérité  parlante,  et  l'exécution  est  finie  avec 
tant  d'amour  pour  l'art  jusque  dans  les  plus  petits  détails 
que  l'artiste  ne  nous  laisse  plus  un  seul  coup  de  pinceau 
à  donner.  Jusqu'oiî  avez-vous  lu?  » 

«  —  Je  suis  arrivé  à  cet  endroit  où  Henri  Smith  conduit 
la  belle  harpiste  chez  elle,  à  travers  les  détours  des  rues, 
et  rencontre  à  son  grand  dépit  le  chapelier  Proutfut  et 
l'apothicaire  Dwining.  » 

«  —  Oui,  dit  Gœthe,  un  joli  passage!...  l'honnête  armu- 
rier obligé  malgré  lui  de  prendre  à  la  fin  sur  son  dos  cette 
fille,  et  même  son  petit  chien,  c'est  là  un  des  traits  les 
plus  remarquables  qui  aient  été  saisis  dans  un  roman. 
Cela  montre  un  connaisseur  du  cœur  humain  à  qui  tous 
ses  secrets  les  plus  intimes  sont  clairement  découverts.  » 

« — J'admire  aussi  cette  habileté  d'avoir  fait  du  père  de 
l'héroïne  un  fabricant  de  gants,  qui,  par  ses  achats  de 
peaux,  se  trouve  depuis  longtemps  en  relations  avec  les 
hautes  terres.  » 

«  —  Oui,  dit  Gœthe,  c*est  là  un  trait  rempli  d'art.  Il 
amène  dans  tout  le  livre  une  foule  de  circonstances  très- 
favorables  au  récit  et  une  foule  de  détails  qui,  ayant 
ainsi  un  point  de  départ  dans  un  fait  réel  bien  choisi, 
prennent  une  couleur  de  vérité  parfaite.  Partout  vous 


36  CONVERSATIONS   DE   GŒTHE. 

trouvez  dans  les  tableaux  de  Walter  Scott  une  sûreté  et 
une  richesse  de  dessin  admirables  dues  à  sa  profonde 
connaissance  du  monde  réel;  il  l'avait  peu  à  peu  acquise 
par  des  études,  par  des  observations  prolongées  pendant 
sa  vie  entière,  et  par  des  entretiens  quotidiens  sur  les  af- 
faires les  plus  importantes.  Ajoutez  à  cela  sa  grande  ha- 
bileté et  l'étendue  de  son  génie!  Vous  rappelez-vous  le 
critique  anglais  ^  qui  compare  les  poètes  avec  les  chan- 
teurs, disant  que  les  uns  n'ont  que  quelques  bonnes 
notes,  tandis  que  les  autres  ont  à  leur  service  tous  les 
sons,  depuis  les  plus  élevés  jusqu'aux  plus  bas.  C'est 
parmi  ces  derniers  que  se  range  AValter  Scott.  Dans  la 
Jolie  fille  de  Perth,  vous  ne  trouvez  pas  un  seul  passage 
faible  où  vous  sentiez  que  ses  connaissances  ou  son 
talent  aient  été  insuffisants.  Il  est  toujours  à  la  hauteur 
de  toutes  les  parties  de  son  sujet.  Le  roi,  le  frère  du 
roi,  le  prince  héréditaire,  le  chef  de  la  religion,  le  noble, 
le  magistrat,  le  bourgeois,  l'artisan,  le  montagnard, 
tous  sont  dessinés  d'une  main  aussi  sûre,  et  saisis  avec 
la  même  vérité.  » 

«  —  Les  Anglais,  dit  madame  de  Gœthe,  aiment  surtout 
le  caractère  de  Henri  Smith,  et  Walter  Scott  paraît  avoir 
fait  de  lui  le  héros  du  livre.  Ce  n'est  pas  mon  favori; 
celui  qui  me  plaît  le  mieux,  c'est  le  prince.  » 

«  —  Le  prince,  dis-je,  malgré  sa  brusquerie,  reste  en- 
core digne  d'être  aimé,  et  il  est  aussi  bien  dessiné  que 
pas  un.  » 

«  —  Lorsqu'il  est  à  cheval,  dit  Gœthe,  et  qu'il  élève 
sur  son  pied  la  johe  harpiste  pour  l'embrasser,  voilà- 
un  trait  de  ce  damné  art  anglais!  —  Mais  vous  autres 
femmes,  quand  tous  prenez  ainsi  parti,  vous  avez  tort  ; 

«  Carlyle. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  37 

VOUS  ne  lisez  un  livre  que  dans  le  désir  d'y  trouver  un 
aliment  pour  votre  cœur,  un  héros  que  vous  puissiez 
aimer  !  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  lire;  ce  n'est  pas  un 
caractère  qui  doit  vous  plaire,  c'est  le  livre.  » 

«  Oui,  nous  autres  femmes,  voilà  comme  nous  sommes, 
cher  père  I  dit  Madame  de  Goethe  en  se  penchant  et  en 
tendant  la  main  à  Gœthe  par-dessus  la  tahle  pour  la  lui 
serrer.  »  —  «  Et  il  faut  bien  vous  laisser  avec  vos  qua- 
lités charmantes,  »  répondit  Gœthe. 

Il  prit  alors  le  dernier  numéro  du  Globe^  qui  était 
près  de  lui.  Je  causai  pendant  ce  temps  avec  Madame 
de  Gœthe  des  jeunes  Anglais  dont  j'avais  fait  la  connais- 
sance au  théâtre. 

«  Quels  hommes  que  ces  Messieurs  du  Globe!  dit 
Gœthe  avec  assez  de  feu;  on  n'a  pas  d'idée  comme  chaque 
jour  ils  grandissent  et  prennent  plus  d'importance.  Comme 
ils  sont  tous  pénétrés  d'un  même  esprit!  En  Allemagne, 
un  pareil  journal  serait  purement  et  simplement  impos- 
sible. Nous  ne  sommes  tous  que  des  individus  isolés;  il 
ne  faut  pas  penser  à  un  pareil  accord;  chacun  a  les  opi- 
nions de  sa  province,  de  sa  ville,  de  sa  propre  personne, 
et  nous  attendrons  encore  longtemps  avant  que  l'Alle- 
magne soit  pénétrée  par  un  même  esprit  général  I  » 

*  Lundi,  6  octobre  1828. 

J'ai  dîné  chez  Gœthe  avec  M.  de  Martius*,  qui  est  ici 
depuis  quelques  jours,  et  qui  s'entretient  avec  Gœthe  de 
botanique.  Ils  parlent  surtout  de  la  tendance  spiraloïde 
des  plantes.  M.  de  Martius  a  fait,  sur  ce  sujet,  des  dé- 
couvertes importantes;  il  lésa  communiquées  à  Gœthe,  à 

*  Voyageur  et  naturaliste,  aujourd'hui  secrétaire  perpétuel  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  de  Munich. 

3 


58  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

qui  elles  ouvrent  un  champ  nouveau.  Goethe  semblait 
accueillir  les  idées  de  son  ami  avec  une  espèce  de  passion 
juvénile.  Il  a  dit  :  «  Cette  découverte  est  un  progrès 
Irès-grand  dans  l'étude  de  la  physiologie  des  plantes.  Le 
nouvel  aperçu  sur  la  tendance  spiraloïde  est  tout  à  tait 
en  harmonie  avec  ma  théorie  des  métamorphoses;  elle 
appartient  à  la  même  voie  de  recherches,  mais  elle,  fait 
faire  un  pas  immense  en  avant.  » 

Mardi,  7  octobre  1828. 

Aujourd'hui  se  trouvait  à  dîner  la  société  la  plus  ani- 
mée. Outre  les  amis  de  Weimar,  il  y  avait  quelques  na- 
turalistes revenant  de  Berlin,  et  entre  autres,  placé  à  côté 
de  Gœthe,  M.  de  Martius.  On  parla  gaiement  sur  les 
sujets  les  plus  divers.  Gœthe  était  dans  une  excellente 
disposition  et  très-communicatif.  On  causa  du  théâtre,  et 
surtout  du  dernier  opéra  de  Rossini,  Moïse.  On  blâmait 
le  sujet,  on  louait  ou  on  critiquait  la  musique;  Gœthe  dit 
alors  :  «  Je  ne  vous  conçois  pas,  vous  autres,  braves 
enfants,  quand  vous  séparez  le  sujet  et  la  musique,  et 
que  vous  pouvez  jouir  séparément  de  chaque  chose; 
vous  dites  :  le  sujet  ne  vaut  rien;  mais  vous  ne  l'avez 
pas  vu,  et  vous  avez  joui  seulement  de  la  musique  qui 
était  excellente.  J'admire  vraiment  votre  organisation,  et 
vous  êtes  étonnants  d'avoir  des  oreilles  capables  d'écouter 
des  sons  agréables  au  même  moment  où  le  plus  puissant 
des  sens,  votre  vue,  est  affligée  du  spectacle  le  plus  ab- 
surde. Et  vous  ne  nierez  pas  que  votre  Mo'ise  ne  soit 
vraiment  par  trop  absurde.  Déjà,  quand  le  rideau  se  lève, 
les  personnages  sont  en  prière!  C'est  là  une  inconvenance 
choquante.  Il  est  écrit  :  «  Si  tu  veux  prier,  va  dans  ta 
«  cliambre  et  ferme  '?jjorte  sur  toi.  »  —  On  ne  doit  pas 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  39 

prîer  sur  le  théâtre.  —  J'aurais  fait  un  tout  autre  Moise 
et  j'aurais  donné  à  la  pièce  un  tout  autre  commencement. 
J'aurais  d'abord  montré  les  enfants  d'Israël  écrasés  de 
travaux  par  la  tyrannie  des  rois  d'Egypte,  afin  de  mieux 
mettre  en  relief  les  services  que  Moïse  a  rendus  à 
son  peuple,  en  le  délivrant  d'un  esclavage  aussi  hon- 
teux... » 

Gœthe  continua  gaîment  à  bâtir  ainsi  pas  à  pas  tout 
l'opéra,  scène  par  scène,  acte  par  acte,  en  suivant  l'his- 
toire, semant  partout  l'esprit  et  la  vie,  étonnant  et 
charmant  toute  la  compagnie  qui  admirait  Tintarissable 
flot  de  ses  pensées  et  la  richesse  heureuse  de  ses  inven- 
tions. —  Cela  passa  si  vite  que  je  n'ai  pu  rien  retenir; 
cependant  je  me  rappelle  encore  qu'il  avait  introduit 
une  danse  d'Egyptiens,  danse  par  laquelle  ceux-ci  célé- 
braient le  retour  de  la  lumière  après  l'éclipsé. 

De  Moïse  on  passa  au  Déluge,  et,  agitée  par  ces  ingé- 
nieux naturalistes,  la  question  fut  bien  vite  traitée  au 
point  de  vue  de  l'histoire  naturelle. 

a  On  prétend  avoir  trouvé  sur  l'Ararat  un  morceau  de 
l'arche  de  Noé,  dit  M.  de  Martius;  je  serais  étonné  si  l'on 
n'y  trouvait  pas  aussi  les  crânes  pétrifiés  des  premiers 
hommes.  » 

Cette  phrase  amena  la  conversation  sur  les  diverses 
races  d'hommes ,  noire ,  brune,  jaune,  blanche,  qui 
habitent  les  diverses  contrées  de  la  terre;  on  se  demanda 
s'il  fallait  vraiment  admettre  que  tous  les  hommes  des- 
cendent d'un  seul  couple,  Adam  et  Eve.  — M.  de  Martius 
tenait  pour  la  tradition  de  l'Écriture  sainte,  et  il  cherchait 
%  la  fortifier  en  naturahste,  par  le  prmcipe  que  la  nature, 
dans  toutes  ses  productions,  se  montre  d'une  économie 
extrême. 


*0  CONVEllSATIOiSS  DE  GŒTIIE. 

Goethe  dit  :  «  Je  suis  d'un  avis  tout  à  fait  opposé.  Je 
soutiens,  au  contraire,  que  la  nature  se  montre  toujour. 
généreuse,  prodigue  même,  et  qu'il  est  bien  plutôt  con- 
lornie  à  son  esprit  de  supposer  qu'elle  a  fait  naître,  non 
un  pauvre  et  unique  couple,  mais  des  douzaines,  des 
centaines  de  couples.  —  Lorsque  la  terre  fut  arrivée  à  un 
certain  point  de  maturité,  que  les  eaux  furent  écoulées  et 
que  le  sol  suffisamment  sec  se  couvrait  déjà  un  peu  de 
verdure,  alors  arriva  l'époque  de  la  naissance  de  l'homme, 
et  les  êtres  humains  se  produisirent  par  la  toute  puissance 
de  Dieu  partout  où  le  sol  le  permit,  peut-être  d'abord 
sur  les  parties  les  plus  élevées.  Je  considère  cette  manière 
de  concevoir  nos  origines  comme  la  plus  sensée;  quant 
à  chercher  comment  le  fait  s'est  passé,  c'est  là  pour  moi 
un  travail  vain  qu'il  faut  laisser  à  ceux  qui  aiment  les 
problèmes  insolubles  et  qui  n'ont  rien  de  mieux  à 
faire  ^  » 

«  Quand  même,  comme  naturaliste,  dit  M.  deMartius 
avec  une  certaine  malice,  je  serais  disposé  à  adopter  les 
vues  de  Votre  Excellence,  comme  bon  chrétien  je  me 
sens  assez  embarrassé  d'accepter  une  théorie  qui  ne  con- 
corde pas  avec  les  dires  delà  Bible.  » 

«  — L'Ecriture  sainte,  répondit  Goethe,  ne  parle  cer- 
tainement que  d'un  couple,  créé  par  Dieu  au  sixième 
jour;  les  esprits  hautement  doués  qui  ont  écrit  celte  pa- 
role de  Dieu,  transmise  par  la  Bible,  pensaient  avant 
tout  à  leur  peuple  élu,  et  nous  ne  voulons  nullement  con- 
tester à  ce  peuple  l'honneur  de  descendre  d'Adam.  Mais 
nous  autres,  et  avec  nous  les  nègres,  les  Lapons  et  les 
hommes  élancés  qui  sont  plus  beaux  que  nous  tous,  nous 

*  Comparer  1"  volume,  page  104. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  41 

avons  eu  certainement  d'autres  aïeux,  car  l'honorable 
compagnie  m'accordera  à  coup  sûr  qu'il  y  a  entre  nous 
et  les  fils  authentiques  d'Adam  de  grandes  différences,  et 
entre  autres,  au  point  de  vue  de  l'argent.  » 

On  rit;  la  conversation  redevint  générale;  Gœthe,  ex- 
cité par  M.  deMartius  à  la  contradiction,  prononça  encore 
plusieurs  mots  remarquables  qui,  sous  une  apparence  de 
plaisanterie,  cachaient  un  sens  très-sérieux.  Quand  on 
sortit  de  table,  on  annonça  M.  de  Jordan,  ministre  de 
Prusse,  et  nous  nous  retirâmes  dans  une  chambre  voi- 
sine. 

Mercredi,  8  octobre  1828, 

Aujourd'hui,  chez  Gœthe,  on  attendait  à  dîner  Tieck, 
avec  sa  femme,  ses  lilles  et  la  comtesse  Finkenstein^  Je 
me  trouvai  avec  eux  dans  la  pièce  d'entrée.  Tieck  avait 
très-bonne  mine  ;  les  eaux  du  Rhin  paraissaient  avoir 
produit  sur  lui  un  très-bon  effet.  Je  lui  racontai  que 
j'avais  lu,  depuis  que  je  l'avais  vu,  le  dernier  roman  de 
Walter  Scott,  et  quel  plaisir  m'avait  donné  ce  talent 
extraordinaire.  «  Je  doute,  dit  Tieck,  que  ce  roman,  que 
je  n'ai  pas  encore  lu,  soit  le  meilleur  que  Walter  Scott 
ait  composé,  mais  cet  écrivain  est  si  remarquable  que  la 
première  œuvre  de  lui  qu'on  lit  étonne  toujours;  on  peut 
l'aborder  par  n'importe  quel  côté.  » 

Le  professeur  Gœttling-  entra;  il  revenait  tout  nou- 
vellement de  son  voyage  en  Italie.  J'avais  un  grand 
plaisir  à  le  revoir,  et  je  l'attirai  près  d'une  fenêtre  pour 

*  Amie  intime  de  Tieck. 

-  Philologue  et  archéologue  distingué,  professeur  à  l'Université  d'Iéna. 
En  1824,  il  avait  dédié  à  Gœthe  son  édition  de  la  Politique  d'Aristote 
Hvcc  cette  dédicace  :  «  Gœtliio  laureati  populi  principi  hanc  principis 
l'eripattticorum  editionem  sacram  esse  voluit  editor.  » 


42  CONVERSATIONS  DE  GŒTllE. 

qu'il  me  fît  quelques  récits  de  son  voyage.  —  <(  Rome! 
dit-il,  Rome!  voilà  où  il  faut  que  vous  alliez  pour  deve- 
nir quelque  chose!  Voilà  une  ville!  Voilà  une  vie!  Voilà 
un  monde!  Nous  ne  pouvons  ici,  en  Allemagne,  nous 
détacher  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  petit  dans  notre  nature. 
Mais  dès  que  l'on  entre  à  Rome,  on  est  transformé, 
et  nous  nous  sentons  grands  comme  ce  qui  nous  en- 
toure. »  —  «  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  resté  plus  long- 
temps? »  —  a  Mon  congé  et  mon  argent  étaient  à  leur 
fin!...  J'ai  ressenti  une  émotion  étrange  quand,  tour- 
nant le  dos  à  l'Italie,  j'ai  de  nouveau  franchi  les  Alpes.  » 
Goethe  arriva,  salua  ia  compagnie,  causa  avec  Tieck  et 
sa  famille,  et  offrit  bientôt  le  bras  à  la  comtesse  pour 
la  conduire  à  table.  La  conversation  fut  vive,  sans 
façon,  mais  je  ne  m'en  rappelle  pas  le  sujet.  Après 
dîner,  on  annonça  les  princes  d'Oldenbourg.  Nous  mon- 
tâmes tous  dans  l'appartement  de  Madame  de  Goethe; 
Mademoiselle  Agnès  Tieck  se  mit  au  piano,  et  chanta  la 
jolie  romance  :  «  Je  me  glisse  dans  la  campagne;  » 
sa  belle  voix  de  soprano  a  une  vérité  d'expression  qui 
ne  peut  s'oublier. 

Jeudi,  9  octobre  1828. 

Aujourd'hui  j'ai  dîné  seul  avec  Goethe  et  Madame  de 
Goethe.  —  Nous  reprîmes  les  sujets  de  conversation  des 
jours  précédents.  — Je  rappelai  à  Gœthe  son  heureuse  im- 
provisation sur  le  Mo'ise  de  Rossini.  —  a  Je  ne  sais  plus, 
me  dit-il,  ce  que  dans  un  moment  de  plaisanterie  et  de 
bonne  humeur,  j'ai  pu  dire  sur  le  Moïse,  ces  choses-R 
s'oubhent  vite.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  je  ne 
peux  jouir  vraiment  d'un  opéra  que  lorsque  le  poème  est 
aussi  parfait  que  la  musique,  et  que  tous  deux  marchent 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  43 

du  même  pas.  Si  vous  me  demandez  quel  opéra  je  trouve 
bon,  je  vous  citerai  le  Porteur  d'ean\  car  la  pièce  est  si 
bonne  qu'on  la  donnerait  et  qu'on  la  verrait  seule  avec 
plaisir.  Les  compositeurs  ne  comprennent  pas  Timpor- 
(ance  d'un  bon  sujet,  ou  bien  il  leur  manque  des  poètes 
qui  s'entendent  à  leur  écrire  de  bons  poëmes.  Si  le  Franc 
archer  n'était  pas  un  sujet  aussi  heureux,  la  musique 
aurait  eu  de  la  peine  à  donner  à  l'opéra  la  popularité 
dont  il  jouit  ;  on  devrait  donc  avoir  aussi  quelque  consi- 
dération pour  M.  Kind*.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  du  voyage  en  Italie  du  profes- 
seur Gœttling. 

«  Je  ne  peux  reprocher  à  ce  bon  ami  de  parler  de  l'I- 
talie avec  cet  enthousiasme,  car  je  sais  l'effet  qu'elle  a 
produit  sur  moi!...  Je  peux  dire  que  c'est  seulement  à 
Rome  que  j'ai  senti  ce  que  c'est  vraiment  qu'un  homme! 
Plus  tard,  je  n'ai  plus  joui  d'émotions  aussi  hautes,  aussi 
heureuses,  et  vraiment  je  n'ai  jamais  retrouvé  cette  joie 
que  je  sentais  en  moi  pendant  mon  séjour  à  Rome!... 
Mais  ne  nous  laissons  pas  entraîner  à  des  idées  mélanco- 
liques, dit-il  après  une  pause.  —  Comment  cela  va-t-il 
avec  la  Jolie  Fille  de  Perth?  Racontez-moi  vos  impres- 
sions. » 

«  —  Je  lis  lentement;  je  suis  cependant  arrivé  à  la 
scène  où  Proutfut,  ayant  revêtu  l'armure  de  Henri  Smith, 
dont  il  imite  la  démarche  et  la  manière  de  siffler,  est 
frappé,  et  trouvé  le  lendemain  matin  dans  la  rue  parles 
bourgeois  de  Perth,  qui  le  prennent  pour  Henri  Smith  et 
mettent  toute  la  ville  en  alarme.  » 

«^'om  allemand  des  Deux  Journées,  paroles  de  Bouilly,  musique  de 
•Chcrubini. 

-  Auteur  des  paroles  du  Freyschûtz. 


41  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

«  —  Oui,  dit  Gœthe,  c'est  une  scène  remarquable  et 
l'une  des  meilleures.  » 

«  —  J'ai  observé  là,  continuai-je,  avec  quel  talent  et 
quelle  clarté  Walter  Scott  sait  démêler  les  circonstances 
les  plus  embrouillées;  tout  se  sépare  en  masses  isolées, 
en  tableaux  distincts;  il  semble  que  nous  assistions  atout 
ce  qui  se  passe  en  différents  lieux  comme  le  feraient  des 
êtres  supérieurs  à  qui  rien  n'est  caché  et  qui  voient  tout 
d'en  haut.  » 

«  —  En  général,  dit  Gœthe,  chez  Walter  Scott,  l'habileté 
de  l'artiste  est  très-grande,  aussi  ceux  qui  comme  nous 
remarquent  avec  soin  comment  un  livre  est  fait,  trouvent 
dans  ses  œuvres  un  double  intérêt  et  y  apprennent  beau- 
coup. Je  ne  veux  pas  anticiper  sur  votre  lecture,  mais 
dans  la  troisième  partie  vous  trouverez  encore  une  habileté 
artistique  de  premier  ordre.  Vous  avez  déjà  vu  que  le 
prince  dans  le  conseil  d'État  a  prudemment  proposé  de 
laisser  les  montagnards  révoltés  se  massacrer  entre  eux, 
et  que  le  dimanche  des  Rameaux  a  été  choisi  par  les  tri- 
bus ennemies  des  montagnards  pour  descendre  à  Perth, 
où  ils  doivent,  trente  contre  trente,  lutter  à  mort.  Vous 
verrez  maintenant  tous  les  moyens  que  Walter  Scott  met 
en  œuvre  pour  que,  le  jour  du  combat,  un  homme  man- 
que à  l'un  des  partis,  et  avec  quelle  adresse  il  sait  amener 
au  milieu  des  combattants,  à  la  place  de  l'absent,  son 
héros  Henri  Smith.  C'est  un  trait  extrêmement  remar- 
quable, qui  vous  fera  grand  plaisir.  —  Lorsque  vous 
aurez  fini  la  Jolie  Fille  de  Perth,  lisez  tout  de  suite  Wa- 
verley;  c'est  une  œuvre  toute  différente,  et  sans  contre- 
dit, on  peut  la  placer  à  côté  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  de 
mieux  dans  le  monde.  On  y  reconnaît  l'homme  qui  a  cciit 
la  Jolie  Fille  de  Perth  ^mais  lorsqu'il  avait  encore  à  gagner 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  45 

la  faveur  du  public,  et  qu'il  s'appliquait  à  ne  tracer  aucun 
trait  qui  ne  fût  excellent.  La  Jolie  Fille  de  Perth,  au  con- 
traire, est  écrite  d'une  plume  plus  large  ;  l'auteur  est  déjà 
sûr  de  son  public,  et  il  prend  ses  aises.  Quand  on  a  lu 
Waverleij,  on  conçoit  bien  pourquoi  encore  aujourd'hui 
Walter  Scott  s'intitule  «  auteur  de  Waverleij.  »  —  Car  il 
a  montré  là  ce  qu'il  était  capable  de  faire,  et  il  n'a  jamais, 
plus  tard,  écrit  rien  qui  fût  supérieur  ou  même  égal  au 
premier  roman  qu'il  a  publié.  » 

eudi,  9  octobre  18-28. 

Il  y  a  eu  ce  soir,  en  l'honneur  de  Tieck,  dans  l'apparte- 
ment de  Madame  de  Gœlhe,  un  thé  très-agréable.  On 
nous  avait  fait  espérer  que  Tieck  lirait  quelque  chose*, 
et,  en  effet,  la  lecture  eut  lieu.  On  s'établit  commodé- 
ment en  cercle  autour  de  Tieck;  il  lut  Clavijo,  — J'a- 
vais souvent  lu  cette  pièce,  et  avec  émotion,  mais  elle  me 
parut  ce  soir-là  entièrement  nouvelle,  et  fit  sur  moi  un 
effet  extraordinaire.  C'était  mieux  encore  qu'au  théâtre; 
chaque  caractère,  chaque  situation  frappait;  c'était 
comme  une  représentation,  mais  dans  laquelle  chaque 
rôle  aurait  été  admirablement  interprété.  Il  serait  diffi- 
cile de  dire  si  Tieck  lisait  mieux  les  scènes  dans  lesquelles 
se  montrent  l'énergie  et  la  passion  viriles,  ou  bien  les 
scènes  de  raisonnement  tranquille  et  lucide,  ou  bien  les 
scènes  passionnées  d'amour.  Cependant  pour  ces  der- 
nières il  disposait  de  ressources  toutes  particulières. 
J'entends  toujours  le  dialogue  entre  Marie  et  Clavijo;  je 
vois  encore  et  je  n'oublierai  jamais  les  palpitations  de  sa 
poitrine  oppressée,  les  arrêts,   les  tremblements  de  sa 


*  Les  lectures  de  Tieck  élaieiil  cclcbrcs  et  Irès-rechcrchces. 

3. 


40  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

voix,  les  mots,  les  sons  brisés,  étouffés,  le  souffle  ardent 
de  sa  respiration,  et  les  soupirs  mêlés  de  larmes.  Tout  le 
monde  était  plongé  dans  une  attention  profonde,  les 
flambeaux  ne  donnaient  plus  qu'une  lumière  trouble, 
personne  ne  pensait  ou  ne  se  décidait  à  les  ranimer,  de 
peur  d'amener  la  plus  légère  interruption;  les  larmes 
qui  coulaient  sans  cesse  des  yeux  des  femmes  témoi- 
gnaient de  l'effet  profond  de  la  pièce  et  formaient  le  plus 
expressif  tribut  qui  pût  être  payé  au  poëte  comme  au 
lecteur. 

Tieck  avait  fini,  et  s'était  levé,  essuyant  la  sueur  qui 
couvrait  son  front,  et  toute  la  société  restait  encore  as- 
sise, comme  enchaînée  sur  les  sièges;  chacun  paraissait 
trop  agité  par  les  émotions  qu'il  venait  d'éprouver  pour 
avoir  toutes  prêtes  les  paroles  de  remercîment  que  mé- 
ritait le  lecteur  auquel  on  devait  une  teUe  émotion.  — 
Peu  à  peu  on  se  remit;  on  se  leva,  et  on  causa  de  nou- 
veau avec  gaieté.  —  Gœthe,  ce  soir-là,  n'était  pas  présent, 
mais  son  esprit  et  son  souvenir  étaient  -vivants  au  milieu 
de  nous.  11  fit  adresser  ses  excuses  à  Tieck,  et  il  fît  re- 
mettre à  ses  deux  filles,  Agnès  et  Dorothée,  deux  broches 
avec  son  portrait  et  deux  nœuds  rouges  que  Madame 
de  Gœthe  leur  attacha  comme  les  insignes  d'un  ordre. 

Vendredi,  10  octobre  1828, 

Ce  matin,  j'ai  reçu  de  M.  Guillaume  Fraser,  de  Lon- 
dres, éditeur  de  la  Revue  étrangère,  deux  exemplaires 
du  troisième  numéro  de  cet  écrit  périodique  ;  et  à  midi 
j'ai  porté  l'un  deux  à  Gœthe.  Je  trouvai  de  nouveau  une 
table  de  joyeux  invités,  réunis  en  l'honneur  de  Tieck  et 
de  la  comtesse  de  Meden,  qui  sur  la  prière  de  Gœthe  et 
de  leurs  autres  amis  avaient  encore  accordé  à  Weimar 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  47 

une  journée;  leur  famille  était  partie  dès  le  matin. 
—  On  causa  surtout  delà  littérature  anglaise,  et  de  Wal- 
ter  Scott;  à  cette  occasion  Tieck  dit  qu'il  avait,  dix  ans 
auparavant,  apporté  en  Allemagne  le  premier  exem- 
plaire de  Waverley. 

Samedi,  H  octobre  182f 

Le  numéro  de  la  Revue  étrangère  de  M.  Fraser  con- 
tenait, parmi  beaucoup  d'autres  choses  remarquables  et 
intéressantes,  un  très-bel  article  de  Carlyle  sur  Gœthe, 
que  j'ai  étudié  ce  matin.  —  Je  me  rendis  chez  lui  à  midi, 
un  peu  avant  l'heure  de  dîner,  pour  causer  de  cet  article 
avant  l'arrivée  des  autres  hôtes.  —  Je  le  trouvai  qui  les 
attendait;  il  était  seul,  comme  je  le  désirais.  Il  portait 
son  frac  noir  et  son  étoile  d'argent,  costume  dans  kquel 
j'aime  tant  à  le  voir;  il  avait  aujourd'hui  une  gaieté  toute 
juvénile,  et  nous  parlâmes  aussitôt  du  sujet  qui  nous 
intéressait  tous  deux.  Goethe  me  dit  qu'il  avait  aussi  exa- 
miné ce  matin  l'article  que  Carlyle  avait  écrit  sur  lui,  et 
nous  pûmes  échanger  plus  d'une  bonne  parole  sur  les 
travaux  qui  se  faisaient  à  l'étranger  sur  nous. 

«  C'est  un  plaisir,  dit  Gœthe,  de  voir  comme  l'an- 
cienne pédanterie  des  Ecossais  s'est  transformée  en 
qualités  sérieuses  et  solides.  Quand  je  pense  comment 
les  écrivains  d'Edimbourg,  il  n'y  a  pas  encore  longtemps, 
ont  parlé  de  mes  œuvres,  et  que  je  vois  comment  la  lit- 
térature allemande  est  aujourd'hui  appréciée  par  Carlyle, 
je  suis  frappé  du  progrès  considérable  qui  a  été  fait.  » 

«  L'intention  des  travaux  de  Carlyle  me  paraît  surtout 
digne  de  respect,  dis-je.  Il  veut  aider  au  progrès  de  sa 
nation,  et  c'est  dans  ce  but  qu'il  s'adresse  aux  œuvres 
littéraires  de  l'étranger;  il  veut  que  ses  compatriotes  le» 


48  CONVERSATIONS  DE  GŒTUE. 

connaissent,  et  y  étudient,  non  pas  tant  les  secrets  d'un 
art  habile  que  l'élévation  morale  que  l'on  peut  y  aller 
respirer.  » 

«  —  Oui,  dit  Goethe,  la  pensée  générale  qui  l'inspire, 
voilà  ce  qui  a  surtout  du  prix  chez  lui.  Et  quel  esprit 
sérieux!  comme  il  a  étudié  notre  Allemagne!  Il  semble 
plus  au  courant  de  noire  littérature  que  nous-mêmes;  du 
moins  nous  n'avons  rien  fait  de  comparable  sur  la  litté- 
rature anglaise.  » 

«  —  L'article,  dis-je,  est  écrit  avec  un  feu  et  une  vigueur 
qui  montrent  qu'il  y  a  encore  en  Angleterre  bien  des  pré- 
jugés et  des  oppositions  à  vaincre.  Des  critiques  malveil- 
lants et  de  méchants  traducteurs  paraissent  avoir  jeté 
surtout  sur  Wilhem  Meister  un  mauvais  jour.  Mais  Car- 
lyle  s'y  prend  très-bien.  Il  répond  très-gaiement  à  ce 
sot  propos  :  «  qu'aucune  femme  bien  née  ne  devrait  Hre 
ce  roman,  »  par  l'exemple  de  la  dernière  reine  de  Prusse^ 
qui  s'était  pénétrée  de  ce  livre  et  qui  pourtant  passe  à 
bon  droit  pour  une  des  premières  femmes  de  son 
temps*.  » 

Différents  invités  entrèrent.  Gœthe  alla  les  saluer,  puis 
revintversmoi,  et  je  continuai:  «Carlyle  a  étudié  Wilhelm 
Meister^  et,  persuadé  comme  il  l'est  de  la  valeur  de  ce 
livre,  il  voudrait  que  tout  homme  instruit  le  lût  et  en 
tirât  autant  de  profit  et  de  plaisir  que  lui-même.  » 

Gœthe  m'attira  à  une  fenêtre,  pour  me  répondre  ; 
«  Cher  enfant,  je  veux  vous  faire  une  confidence  qui  dès 
à  présent  vous  aidera  à  comprendre  bien  des  choses  et 

*  Elle  avait  pris  pour  devise  les  vers  célèbres  :  «  Celui  qui  n'a  jamais 
mangé  son  pain  avec  des  larmes,  celui  qui  n'a  jamais  passé  des  nuits 
amères  à  pleurer  sur  son  lit,  celui-là  ne  vous  connaît  pas,  ô  puissances 
célestes'...  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  49 

qui  vous  servira  toute  votre  vie  :  Mes  ouvrages  ne  peu- 
vent pas  devenir  populaires;  celui  qui  pense  le  contraire 
et  qui  travaille  à  les  rendre  populaires  est  dans  l'erreur. 
Ils  ne  sont  pas  écrits  pour  la  masse,  mais  seulement 
pour  ces  hommes  qui,  voulant  et  cherchant  ce  que  j'ai 
voulu  et  cherché,  marchent  dans  les  mêmes  voies  que 
moi...  » 

Il  voulait  continuer;  une  jeune  dame  qui  entra  l'inter- 
rompit et  se  mit  à  causer  avec  lui.  J'allai  avec  d'autres  per- 
sonnes, et  bientôt  après  on  se  mit  à  table.  Je  ne  saurais 
dire  de  quoi  on  causa,  les  paroles  de  Goethe  me  restaient 
dans  l'esprit  et  m'occupaient  tout  entier.  —  «  C'est  vrai, 
pensais-je,  un  écrivain  comme  lui,  un  esprit  d'une  pa- 
reille élévation,  une  nature  d'une  étendue  aussi  infinie, 
comment  deviendraient-ils  populaires?  —  Et,  à  bien  re- 
garder, est-ce  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  de  toutes  les  œuvres 
extraordinaires?  Est-ce  que  Mozart  est  populaire?  Et 
Raphaël,  l'est-il?  Les  hommes  ne  s'approchent  parfois 
de  ces  sources  immenses  et  inépuisables  de  vie  spirituelle 
que  pour  y  venir  saisir  quelques  gouttes  précieuses  qui 
leur  suffisent  pendant  longtemps.  —  Oui,  Gœthe  a  rai- 
son !  11  est  trop  immense  pour  être  populaire,  et  ses  œu- 
vres ne  sont  destinées  qu'à  quelques  hommes  occupés 
des  mêmes  recherches,  et  marchant  dans  les  mêmes  voies 
que  lui.  Elles  sont  pour  les  natures  contemplatives,  qui 
veulent  sur  ses  traces  pénétrer  dans  les  profondeurs  du 
monde  et  de  l'humanité.  Elles  sont  pour  les  êtres  pas- 
sionnés qui  demandent  aux  poètes  de  leur  faire  éprouver 
toutes  les  délices  et  toutes  les  souffrances  du  cœur.  Elles 
sont  pour  les  jeunes  poètes,  désireux  d'apprendre  com- 
ment on  se  représente,  comment  on  traite  artistement  un 
sujet.   Elles  sont   pour  les  critiques,  qui  trouvent   là 


50  CO^^VERSATIONS  uÊ  GŒTHE. 

d'après  quelles  maximes  on  doit  juger,  et  comment  on 
peut  rendre  intéressante  et  agréable  la  simple  analyse 
d'un  livre.  Elles  sont  pour  l'artiste,  parce  quelles  don- 
nent de  la  clarté  à  ses  pensées  et  lui  enseignent  quels 
sujets  ont  un  sens  pour  l'art,  et  par  conséquent  quels 
sont  ceux  qu'il  doit  traiter  et  ceux  qu'il  doit  laisser 
de  côté.  Elles  sont  pour  le  naturaliste,  non-seulement 
parce  qu'elles  renferment  les  grandes  lois  que  Goethe  a 
découvertes,  mais  aussi  et  surtout  parce  qu'il  y  trouvera 
la  méthode  qu'un  bon  esprit  doit  suivre  pour  que  la 
nature  lui  livre  ses  secrets.  —  Ainsi  tous  les  esprits  dé- 
voués à  la  science,  à  l'art,  seront  reçus  comme  hôtes  à 
la  table  que  garnissent  richement  les  œuvres  de  Goethe, 
et  dans  leurs  créations  se  reconnaîtra  l'influence  de  cette 
source  commune  de  lumière  et  de  vie  à  laquelle  ils  au- 
ront puisé!  » 

Ces  idées  et  d'autres  du  même  genre  me  traversaient 
l'esprit  pendant  le  dîner.  Je  pensais  à  tous  ces  artistes,  à 
tous  ces  naturalistes,  poètes,  critiques  qui,  en  Alle- 
magne, sont  redevables  à  Gœlhe  d'une  grande  partie  de 
leur  développement  moral.  Je  pensais  à  ces  écrivains 
distingués  qui,  en  Italie,  en  France,  en  Angleterre,  ont 
les  yeux  fixés  sur  Gœlhe  et  agissent  dans  le  même  sens 
que  lui.  —  Cependant  autour  de  moi  on  dînait  et  on 
causait  gaiement.  J'avais  bien  dit  çà  et  là  un  mot, 
mais  sans  trop  écouter.  Une  dame  m'adressa  alors  une 
question;  je  fis  sans  doute  une  réponse  peu  en  harmonie 
avec  la  demande,  car  on  se  moqua  de  moi.  —  «  Laissez 
Eckermann,  dit  Gœthe,  il  est  toujours  absent,  excepté 
quand  il  est  au  théâtre.  »  —  On  riait  à  mes  dépens,  mais 
cela  ne  me  déplaisait  pas.  J'avais  l'âme  aujourd'hui 
remplie  de  bonheur.'Je  bénissais  mon  sort,  qui,  après 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  M 

d'étranges  vicissitudes,  m'avait  admis  au  petit  nombre 
de  ceux  qui  jouissent  de  la  société  intime  et  de  la  con- 
liance  d'un  homme  dont  je  venais  encore  à  l'instant  de 
sentir  toute  la  grandeur,  et  que  je  voyais  en  ce  moment 

cme  devant  mes  yeux  dans  toute  son  amabilité. 

On  apporta  au  dessert  des  biscuits  et  de  beaux  rai- 
sins; ceux-ci  étaient  envoyés  de  loin,  et  Gœtbe  fit  mys- 
tère du  lieu  d'oii  ils  venaient.  Il  les  servit  et  me  tendit 
à  travers  la  table  une  très-belle  grappe.  —  «  Tenez, 
mon  bon,  dit-il,  mangez  de  ces  douceurs,  et  soy^z  heu- 
rciixl  »  —  J'acceptai  les  raisins  que  me  présentait  la 
main  de  Gœthe,  et  de  corps  comme  d'esprit  je  sentis 
que  j'étais  près  de  lui. 

On  parla  du  théâtre,  du  talent  de  Wolff,  et  de  toutes 
les  qualités  de  cet  excellent  artiste.  «  Je  sais  bien,  dit 
Gœthe,  que  tous  nos  vieux  acteurs  ici  ont  appris  beau- 
coup de  moi,  mais  je  ne  peux  cependant  nommer  mon 
véritable  élève  que  Wolff.  Pour  vous  montrer  combien  il 
était  pénétré  de  mes  maximes  et  comme  il  jouait  bien 
selon  mes  principes,  je  veux  vous  raconter  un  trait  que 
j'aime  à  répéter.  J'avais  un  jour  ressenti  un  violent  mé- 
contentement contre  lui.  Il  devait  jouer  le  soir;  j'étais 
dans  ma  loge.  «  Ce  soir,  me  disais-je,  il  faut  bien  l'épier, 
«  je  n'ai  pas  aujourd'hui  en  moi  la  moindre  trace  de  pré- 
ce  vention  qui  puisse  parler  pour  lui  et  l'excuser.  » 
Wolff  joua;  je  restai  les  yeux  tendus  sur  lui;  mais  quel 
jeu  !  quelle  sûreté  !  quelle  assurance  !  Il  me  fut  impos- 
sible d'apercevoir  même  l'apparence  d'une  faute  contre 
les  règles  que  j'avais  gravées  en  lui,  et  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  lui  rendre  ma  bienveillance.  » 


52  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 


Vendredi,  17  octobre  1828. 

Depuis  quelque  temps  Goethe  lit  avec  beaucoup  d'ar- 
deur le  Globe,  et  il  fait  très-souvent  de  cette  feuille  le 
sujet  de  sa  conversation.  Les  travaux  de  Cousin  et  de  son 
école  lui  paraissent  très-importants.  «  Ces  hommes, 
dit-il,  sont  bien  sur  la  voie  qui  conduit  au  rapproche- 
ment entre  l'Allemagne  et  la  France;  ils  forment  une 
langue-qui  est  tout  à  fait  propre  à  faciliter  rechange  des 
idées  entre  les  deux  nations.  » 

Le  Globe  a  aussi  de  l'intérêt  pour  Gœthc,  par  cette 
raison  que  Ton  y  traite  surtout  des  œuvres  contempo- 
raines de  la  littérature  française,  et  qu'à  celte  occasion 
l'on  y  défend  avec  vivacité  les  libertés  de  l'école  roman- 
tique, ou  plutôt  l'affranchissement  de  règles  insigni- 
fiantes. 

«  Qu'est-ce  que  nous  veut,  disait-il  aujourd'hui,  tout 
le  fatras  de  ces  règles  d'une  époque  vieillie  et  guindée  ! 
Qu'est-ce  que  signifie  tout  ce  bruit  sur  le  classique  et  le 
romantique  !  Il  s'agit  de  faire  des  œuvres  qui  soient  vrai- 
ment bonnes  et  solides,  et  ce  seront  aussi  des  œuvres 
classiques  !  » 

Lundi,  20  octobre  4828. 

Le  conseiller  supérieur  des  mines,  M.  Nœggerath,  de 
Bonn,  qui  revient  de  la  réunion  des  naturahstes  de  Ber- 
lin, a  été  aujourd'hui  accueilli  avec  grand  plaisir  par 
Gœthe  à  sa  table.  On  a  beaucoup  causé  minéralogie;  l'ho- 
norable étranger  a  donné  surtout  des  détails  approfondis 
sur  la  constitution  minéralogique  des  environs  de  Bonn. 
Après  dîner,  nous  allâmes  dans  la  pièce  voisine,  qui  ren- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  55 

ferme  le  buste  colossal  de  Junon.  Goethe  montra  à  ses 
hôtes  une  longue  bande  de  papier  sur  laquelle  est  tracée 
la  frise  du  temple  de  Phigalie.  En  examinant  celte 
planche,  on  crut  remarquer  que  les  Grecs,  dans  leur^ 
représentations  des  animaux,  se  conformaient  plutôt  à 
certaines  convenances  adoptées  par  eux  qu'à  la  nature 
même.  On  crut  avoir  trouvé  qu'ils  étaient  dans  ce  genre 
restés  loin  de  la  nature,  et  que  les  béliers,  les  victimes 
et  les  chevaux  que  l'on  voit  sur  les  bas-reliefs  sont  sou- 
vent roides,  sans  formes  et  comme  ébauchés. 

«  Je  ne  veux  pas  contester  sur  ce  point,  dit  Goethe, 
mais  avant  tout  il  faut  distinguer  de  quel  temps  et  de 
quels  artistes  sont  ces  œuvres.  Car  il  existe  des  chefs- 
d'œuvre  où  les  artistes  grecs  n'ont  pas  seulement  atteint 
la  nature,  mais  où  ils  l'ont  dépassée.  Les  Anglais,  les 
premiers  connaisseurs  du  monde  en  chevaux,  avouent 
qu'il  y  a  deux  têtes  de  chevaux  antiques  si  parfaites  de 
formes,  qu'aucune  race  actuelle  n'en  offre  de  pareilles. 
Ces  têtes  sont  du  meilltar  temps  de  la  Grèce  ;  et  si  de 
telles  œuvres  nous  étonnent,  il  ne  faut  pas  croire  que 
ces  artistes  ont  travaillé  d'après  des  modèles  plus  par- 
faits, mais  bien  plutôt  que  par  suite  du  progrès  de  leur 
siècle,  de  leur  art,  ils  étaient  venus  à  donner  à  la  nature 
leur  propre  perfection.  » 

Pendant  que  Gœthe  parlait,  je  regardais  avec  une  dame 
d'autres  œuvres  d'art;  je  ne  pouvais  prêter  qu'à  moitié 
mon  attention  à  toutes  ses  paroles,  mais  celles-là  péné- 
trèrent d'autant  plus  fortement  dans  mon  âme.  Peu  à 
peu  les  invités  partirent;  je  restai  seul  avec  Gœthe, 
assis  près  du  poêle.  Je  m'approchai  de  lui.  «  Votre 
Excellence,  lui  dis-je,  a  dit  que  les  Grecs  voyaient  la 
nature  à  travers  leur  propre  grandeur  ;   c'est  là  une 


54  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

parole  très-juste,  et  je  crois  qu'on  ne  peut  trop  se  péné- 
trer de  ce  principe.  » 

«  Oui,  mon  bon,  dit  Goethe,  tout  est  là.  Il  faut  être 
quelque  chose  pour  faire  quelque  chose.  Dante  nous 
paraît  grand,  mais  il  avait  derrière  lui  des  siècles  de  cul- 
ture; la  maison  Rothschild  est  riche,  mais  il  a  fallu  plus 
d'un  âge  d'homme  pour  amasser  ses  trésors.  Toutes  ces 
choses  pénètrent  plus  profondément  qu'on  ne  le  pense. 
Nos  artistes  qui  veulent  refaire  du  vieil  art  allemand  ne 
s'en  doutent  pas  ;  ils  veulent,  avec  leur  faiblesse,  leur 
impuissance  artistique,  imiter  la  nature,  et  s'imaginent 
faire  quelque  chose.  Ils  restent  au-dessous  d'elle.  Celui 
qui  veut  faire  quelque  chose  de  grand  doit  avoir  amené 
son  développement  intérieur  à  un  point  tel  que,  comme 
les  Grecs,  il  soit  en  état  d'élever  la  réahté  étroite  de  la 
nature  à  la  hauteur  de  son  esprit,  afin  d'être  capable  de 
faire  une  réalité  de  ce  qui,  dans  la  nature,  par  suite 
d'une  faiblesse  intime  ou  par  quelque  obstacle  extérieur, 
est  resté  à  l'état  d'intention.  » 

Mercredi,  22  octobre  1828. 

Aujourd'hui,  à  table,  on  parlait  des  femmes,  et  Goethe 
a  dit  :  «  Les  femmes  sont  des  coupes  d'argent  dans  les- 
quelles nous  plaçons  des  pommes  d'or.  L'idée  que  j'ai 
des  femmes  n'est  pas  le  résultat  des  observations  que 
j'ai  faites  dans  la  réalité;  c'est  une  idée  qui  était  innée 
en  moi  ou  qui  m'est  venue  Dieu  sait  comment.  Aussi  les 
caractères  de  femmes  que  j'ai  tracés  ont  tous  réussi;  ils 
sont  tous  supérieurs  à  ceux  que  l'on  peut  rencontrer 
dans  la  vie  réelle.  » 


CONVERSATIONS  DE   GŒTHE.  55 


Jeudi,  23  octobre  1828. 

Gœthe  a  parlé  oiijoiird'hui  avec  beaucoup  d'éloges 
d'un  petit  écrit  du  c'  ancelier,  qui  a  pour  sujet  le  grand- 
duc  Charles-Auguste,  et  qui  présente  une  esquisse  abré- 
gée de  la  vie  si  riche  d'activité  de  ce  prince  rare. 

«  Ce  petit  écrit  est  vraiment  très-réussi,  dit  Gœthe; 
tout  a  été  rassemblé  avec  grande  intelligence  et  grand 
soin;  de  chaque  page  s'exhale  comme  un  soul'fle  d'affec- 
tion profonde;  et  le  récit  est  si  concis,  si  serré,  les  faits 
succèdent  tellement  aux  faits,  qu'en  présence  d'une  telle 
abondance  de  vie  et  d'actions  on  se  sent  à  l'esprit  comme 
un  vertige.  Le  chancelier  a  envoyé  son  écrit  à  Berlin,  et 
il  a  reçu,  il  y  a  peu  de  temps,  d'Alexandre  de  Humboldt, 
une  lettre  bien  curieuse,  et  que  je  n'ai  pu  lire  sans  une 
profonde  émotion.  —  Pendant  de  longues  années,  Hum- 
boldt  avait  été  intimement  lié  avec  le  grand-duc,  ce  qui 
n'a  certes  rien  d'étonnant;  la  nature  sérieuse  et  riche- 
ment douée  du  prince  était  toujours  avide  de  nouvelles 
connaissances,  et  Ilumboldt,  avec  son  universalité,  était 
l'homme  le  plus  capable  de  lui  donner  sur  chaque  ques- 
tion la  réponse  la  meilleure  et  la  plus  approfondie.  —  Il 
s'est  trouvé  que  pendant  les  derniers  jours  qui  ont  pré- 
cédé sa  mort,  le  grand-duc  est  resté  à  Berlin  presque 
constamment  avec  Humboldt  ;  il  a  pu  ainsi  recevoir  de 
son  ami  des  éclaircissements  sur  des  questions  qui  lui 
tenaient  à  cœur;  c'est  un  bonheur  qu'un  des  plus 
grands  princes  que  l'Allemagne  ait  jamais  possédés  ait 
eu  pour  témoin  de  ses  derniers  jours  et  de  ses  dernières 
heures  un  homme  comme  Humboldt.  J'ai  fait  copier  la 
lettre;  je  veux  vous  en  communiquer  une  partie.  » 


56  CONVERSATIONS  DE  GOETHE. 

Goethe  se  leva  et  alla  à  son  pupitre,  où  il  prit  la  lettre, 
puis  il  vint  se  rasseoir  auprès  de  moi  à  la  table.  Il  lut  un 
instant  en  silence.  Je  voyais  des  larmes  dans  ses  yeux. 
«  Lisez  vous-même  tout  bas,  me  dit-il  enfm,  en  me  ten- 
dant la  lettre.  Il  se  leva,  et  marcha  de  long  en  large  dans 
la  chambre  pendant  que  je  lisais.  Humboldt  écrivait  : 

«  Qui  a  pu  être  ébranlé  par  le  rapide  départ  du  grand- 
duc  plus  que  moi,  que  depuis  trente  ans  il  traitait  avec 
tant  de  bienveillance,  et,  j'ose  le  dire,  avec  une  préfé- 
rence si  sincère  1  Encore  ici,  à  Berlin,  il  voulait  m'avoir 
près  de  lui  presque  à  chaque  heure,  et  de  même  que 
jamais  les  cimes  des  Alpes  n'ont  autant  d'éclat  qu'au 
moment  oii  le  soleil  va  se  coucher,  jamais  je  n'avais  vu 
ce  grand  prince  si  humain,  si  plein  de  vie,  si  spirituel,  si 
affectueux,  si  occupé  de  tous  les  progrès  futurs  de  la  vie 
du  peuple  que  pendant  ces  derniers  jours  qu'il  a  passés 
au  milieu  de  nous.  J'avais  dit  plusieurs  fois  à  mes  amis, 
dans  un  triste  pressentiment,  que  cette  vivacité,  cette 
étrange  lucidité  d'esprit,  avec  tant  de  faiblesse  physique, 
me  semblait  un  phénomène  effrayant.  Lui-même  oscil- 
lait visiblement  entre  l'espérance  de  la  guérison  et  l'at- 
tente de  la  grande  catastrophe.  Lorsque  je  le  vis,  vingt- 
quatre  heures  avant  celte  catastrophe,  c'était  à  déjeuner, 
il  était  malade  ;  il  n'avait  aucune  envie  de  manger,  et  il 
fit  encore  avec  vivacité  plusieurs  questions  sur  les  galets 
de  granit  venus  de  Suède  et  des  bords  de  la  Baltique, 
sur  la  possibilité  pour  notre  atmosphère  d'être  troublée 
par  le  passage  de  la  queue  des  comètes,  sur  la  cause  du 
froid  de  l'hiver  pour  toutes  les  côtes  orientales.  En  me 
quittant,  il  me  serra  la  main  et  me  fit  ses  adieux  par  ces 
mots  enjoués  :  Vous  croyez,  Humboldt,  que  Tœplitz  et 
toutes  les  sources  chaudes  sont  comme  des  eaux  échauf- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  57 

fées  artificiellement?  Ce  n'est  pas  là  un  feu  de  cuisine  I 
Nous  bataillerons  là-dessus  à  Tœplilz,  si  vous  y  venez 
avec  le  roi.  Vous  verrez  que  votre  vieux  feu  de  cuisine 
rae  raffermira  encore  une  fois.  Etranges  paroles,  ciir 
avec  un  pareil  homme  tout  devient  significatif.  A  Post- 
lam,  j'étais  resté  plusieurs  heures  assis  seul  avec  lui  sur 
tm  canapé.  Il  buvait,  puis  s'endormait;  buvait  de  nou- 
veau, se  levait  pour  écrire  à  sa  femme,  puis  se  rendor- 
mait. Il  était  gai,  mais  très-épuisé.  Dans  les  intervalles, 
il  me  pressait  de  questions  sur  les  problèmes  les  plus 
difficiles  de  physique,  d'astronomie,  de  météorologie  et 
Àe  géologie,  sur  la  transparence  du  noyau  des  comètes, 
sur  l'atmosphère  de  la  lune,  sur  les  étoiles  doubles  colo- 
rées, sur  l'influence  des  taches  du  soleil,  sur  la.  tempéra- 
ture, sur  l'apparition  des  formes  organisées  dans  le 
monde  primitif,  sur  la  chaleur  mtérieure  de  la  terre.  H 
s'endormait  en  me  parlant  ou  en  m'écoutant,  s'agitait 
souvent,  et,  remarquant  son  visible  manque  d'attention, 
il  me  demandait  pardon  doucement  et  amicalement  en 
me  disant  :  Vous  voyez,  Humboldt,  c'est  fini  de  moi.  — 
Tout  à  coup,  sans  transition,  il  passa  à  des  sujets  religieux. 
Il  se  plaignit  de  renvahissement  du  piétisme,  comme 
d'une  doctrine  exaltée  qui  s'allie  à  la  politique  de  l'abso- 
lutisme et  à  l'abaissement  de  tous  les  efforts  de  l'esprit. 
Ce  sont  des  hypocrites  drôles,  s'écria-t-il,  ils  s'imaginenl 
ainsi  gagner  la  faveur  d'un  prince  et  recevoir  des  places 
et  des  décorations!  Ils  se  sont  faufilés  en  môme  temps 
que  le  goût  de  la  poésie  pour  le  moyen  àge\  —  Puis  sa 
colère  s'apaisa,  et  il  dit  combien  il  trouvait  de  conso- 
lations dans  la  rehgion  chrétienne.  C'est  une   doctrine 

*  On  reconnaît  les  idées  de  Gœllic. 


58  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

amie  de  riiumanité,  mais  dès  le  commencement  on  Ta 
défigurée.  Les  premiers  chrétiens  étaient  des  libres  pen- 
seurs mêlés  à  des  ultras  î...  » 

J'exprimai  à  Gœthe  tout  le  plaisir  que  me  causait  celte 
lettre.  «  Vous  voyez,  dit-il,  quel  homme  remarquable! 
comme  Humboldt  a  bien  fait  de  réunir  ces  quelques  traita 
suprêmes  qui  sont  vraiment  comme  un  symbole  dans 
lequel  se  reflèle  la  nature  entière  de  ce  prince  éminent! 
Oui,  voilà  comment  il  était!  Je  peux  le  dire  mieux  que 
personne,  car  personne  ne  le  connaissait  à  fond  comme 
moi.  N'est-ce  pas  déplorable  qu'il  n'y  ait  pas  de  privilège, 
et  qu'un  pareil  homme  disparaisse  sitôt!  —  Encore  un 
misérable  siècle,  et  quel  pas  il  aurait  fait  faire  à  son 
temps!...  Mais  savez-vous  quelque  chose:  le  monde  ne 
doit  pas  arriver  au  but  aussitôt  que  nous  le  pensons  et  le 
désirons.  Toujours  les  génies  retardataires  sont  là  ;  ils 
se  ghssent  partout,  font  obstacle  partout;  aussi,  on  mar- 
che bien  en  avant,  mais  très-lentement.  Vives  seulement 
un  peu,  et  vous  trouverez  que  j'ai  raison.  » 

«  —  Le  développement  de  l'humanité,  dis-je,  semble 
calculé  sur  des  milhers  d'années.  » 

«  —  Qui  sait,  dit  Gœthe,  peut-être  sur  des  millions 
d'années!...  Mais  que  l'humanité  dure  autant  qu'elle  le 
voudra,  elle  ne  manquera  jamais  d'obstacles  pour  l'em- 
barrasser et  de  misères  pour  développer  ses  forces.  Elle 
deviendra  plus  sage  et  plus  savante,  mais  meilleure, 
plus  heureuse,  ou  plus  forte,  non,  ou  cela  ne  durera  que 
quelques  moments.  Je  vois  venir  le  temps  où  Dieu  ne 
trouvera  plus  aucune  joie  en  elle,  où  il  lui  faudra  de 
nouveau  la  détruire  et  rajeunir  la  création.  Je  suis  sûr 
que  tout  est  disposé  sur  ce  plan,  et  déjà,  dans  un  lointain 
avenir,  sont  arrêtés  le  temps  et  l'heure  où  doit  commencer 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  59 

cette  époque  de  rajeunissement.  Mais  jusque-là  il  y  a  encore 
bien  du  temps,  et  nous  pouvons  encore  pendant  des  siècles 
et  des  siècles  nous  amuser  comme  nous  le  voudrons  sur 
cette  chère  et  vieille  surface  de  la  terre  telle  qu'elle 
est.  » 

Gœthc  était  dans  une  heureuse  disposition  d'esprit; 
il  semblait  plus  animé  que  d'habitude.  Il  fit  venir  une 
bouteille  de  vin  et  m'en  versa  ainsi  qu'à  lui.  Notre  en- 
tretien revint  sur  le  grand- duc  Charles-Auguste.  —  «  Vous 
voyez,  meditGœthe,  comme  son  esprit  extraordinaire  em- 
brassait l'empire  entier  de  la  nature.  Physique,  astrono- 
mie, géologie,  météorologie,  paléontologie  végétale  et 
animale,  et  tout  ce  qui  tient  à  ces  sciences,  il  comprenait 
tout  et  s'intéressait  à  tout.  Il  avait  dix-huit  ans  quand 
je  vins  à  Weimar,  mais  déjà  des  germes  et  des  boutons 
montraient  ce  que  serait  Tarbre  un  jour.  Il  se  lia  bientôt 
de  la  façon  la  plus  intime  avec  moi,  et  prit  l'intérêt  le 
plus  entier  à  tout  ce  que  je  faisais.  Comme  j'avais  presque 
dix  ans  de  plus  que  lui,  nos  relations  prospérèrent.  Il  res- 
tait assis  auprès  de  moi  quelquefois  pendant  des  soirées  en- 
tières, enfoncés  que  nous  étions  dans  de  graves  entretiens 
sur  l'art,  sur  la  nature,  sur  tous  les  sujets  intéressants 
qui  se  présentaient.  Souvent  nous  restions  ainsi  jusqu  à 
une  heure  avancée  de  la  nuit  et  il  n'était  pas  rare  qu'il 
nous  arrivât  de  nous  endormir  à  côté  l'un  de  l'autre 
sur  le  sofa.  Nous  avons  ainsi  vécu  ensemble  cinquante 
années  ;  etjl  n'y  a  pas  à  s'étonner  que  nous  soyons  arri- 
vés à  quelque  chose  au  bout  de  ce  temps.  » 

«  —  Une  instruction  aussi  complète  que  celle  que  pa- 
raît avoir  possédée  le  grand-duc  doit  être  rare  chez  les 
princes.  » 

«  —  Très-rare!  Un  grand  nombre  sont  bien  capables  de 


00  CONVERbATlONS  DE  GŒTIIE. 


soutenir  Irès-habilemenl  la  conversation  sur  tout  sujet; 
mais  ils  n'ont  rien  pénétré,  ils  n'ont  qu'effleuré  la  surface 
de  tout.  Et  ce  n'est  pas  étonnant,  quand  on  pense  à 
toutes  CCS  occasions  insupportables  de  dissipations  et  de 
distractions  que  la  vie  de  cour  entraîne  avec  elle,  et  aux-  \ 
quelles  un  jeune  prince  lu;  peut  échapper.  —  Il  aura  une  ] 
idée  abrégée  de  tout.  11  connaîtra  un  peu  de  ceci,  un  peu  ; 
de  cela,  et  puis  aussi  un  peu  de  ceci,  et  puis  encore  un  j 
peu  de  cela;  mais  avec  cette  méthode,  rien  ne  peut  se  i 
fixer  et  s'enraciner,  et  avec  de  pareilles  prétentions  il  ' 
faut  qu'une  nature  ait  un  fonds  solide  pour  ne  pas  s'en  ? 
aller  tout  entière  en  fumée.  Le  grand-duc  était  né  grand  ■ 
homme;  voilà  qui  suffit,  cela  dit  tout.  \ 

«  —  Avec  tous  ses  penchants  élevés  pour  la  science  et  '] 
les  travaux  de  l'esprit,  il  paraît  cependant  avoir  aussi  ] 
très-bien  entendu  le  gouvernement.  »  | 

«  —  C'était  un  homme  au-dessus  du  commun  ;  tout  » 
chez  lui  venait  d'une  source  unique  qui  coulait  à  flots;  1 
l'ensemble  était  bon,  et  chaque  partie  était  bonne;  aussi  j 
il  pouvait  faire  tout  ce  qu  il  voulait.  Il  avait  surtout  trois  j 
qualités  du  chef  de  gouvernement.  Il  avait  le  don  de  f 
distinguer  les  esprits  et  les  caractères,  et  de   mettre  | 
chacun  à  sa  place.  C'était  beaucoup.  Il  avait  ensuite  une 
autre  qualité  égale,  sinon  supérieure;  il  était  animé  de 
la  plus  noble  bienveillance,  de  l'amour  le  plus  pur  des 
hommes,  ne  voulait  que  le  bien,  et  cela  de  toute  son 
âme.  Toujours  il  pensait  d'abord  au  bonheur  du  pays; 
à  lui-même  il  ne  pensait  que  peu,  et  bien  après.  Pour 
aller  au-devant  des  nobles  créatures,  pour  protéger  tou- 
tes les  bonnes  entreprises,  sa  main  était  toujours  prête, 
toujours  ouverte.  Il  y  avait  beaucoup  de  la  divinité  en 
lui;  il  aurait  pu  rendre  toute  l'iuirnanilé  heureuse,  car 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  61 

Vamour  engendre  l'amour,  et  pour  celui  qui  est  aimé, 
le  gouvernement  est  un  poids  léger.  En  troisième  lieu, 
il  était  supérieur  à  son  entourage.  Quand  dix  voix  lui 
avaient  donné  leur  avis  sur  un  sujet,  il  en  entendait  une 
onzième,  la  meilleure  de  toutes,  la  sienne.  Les  insinua- 
tions étrangères  coulaient  sur  lui  sans  le  toucher,  et  il 
n'était  pas  facile  de  l'amener  à  commettre  quelque  acte 
indigne  d'un  prince,  en  lui  faisant  repousser  un  homme 
de  mérite  rendu  suspect,  et  favoriser  un  coquin  bien  re- 
commande. Il  voyait  tout  lui-même,  jugeait  lui-même, 
et  dans  tous  les  cas  trouvait  en  lui-même  la  base  la  plus 
sûre.  Avec  cela,  c'était  une  nature  silencieuse,  et  chez 
lui  l'acte  suivait  la  parole.  » 

«  —  Combien  je  regrette,  dis-je,  de  n'avoir  guère  connu 
de  lui  que  son  extérieur;  mais  cet  extérieur  même  m'a 
laissé  une  profonde  impression.  Je  le  vois  toujours,  lors- 
que, dans  son  vieux  droschki,  avec  son  manteau  bleu  usé, 
sa  casquette  militaire,  fumant  un  cigare,  il  partait  à  la 
chasse,  entouré  de  ses  chiens  favoris.  Je  ne  l'ai  jamais 
vu  dans  une  autre  voiture  que  dans  ce  vieux  droschki, 
qui  n'avait  jamais  plus  de  deux  chevaux.  Un  attirail  de 
six  chevaux,  des  habits  avec  des  décorations  ne  parais- 
sent pas  avoir  été  beaucoup  de  son  goût.  » 

«  — Le  temps  de  ces  choses-là  est  passé  pour  presque 
tous  les  princes.  —  Il  s'agit  de  savoir  aujourd'hui  ce 
qu'un  homme  pèse  dans  la  balance  du  monde;  tout  le 
reste  est  vanité.  Un  habit  avec  des  décorations,  une 
voilure  à  six  chevaux  n'imposent  plus  qu'à  la  masse  la 
plus  grossière,  et  encore?  Ce  vieux  droschki  du  grand- 
duc  tenait  à  peine  sur  ses  ressorts.  Quand  on  allait  dans 
sa  voiture  avec  lui,  on  avait  à  supporter  de  damnés 
sauts!...  Mais  cela  lui  convenait.  11  n'aimait  pas  les  dou- 
n.  4 


C2  CO^■VERSÂTIONS  DE  GŒTIIE. 

ceurs  et  le  confortable,  il  était  l'ennemi  de  tout  ce  qui 
peut  amollir.  » 

«  —  On  voit  déjà  des  traces  de  tout  cela  dans  votre 
poésie  :  Ilmenau^  où  vous  paraissez  l'avoir  dessiné  d'a- 
près nature.  » 

<(  —  Il  était  alors  très-jeune,  et  nous  faisions  un  peu 
les  fous.  C'était  comme  un  vin  généreux,  mais  encore  en 
fermentation  énergique.  Il  ne  savait  encore  quel  emploi 
faire  de  ses  forces,  et  nous  étions  sopjvent  tout  près  de 
nous  casser  le  cou.  —  Courir  à  cheval  à  bride  abattue 
par-dessus  les  haies,  les  fossés,  les  rivières,  monter  et 
descendre  les  montagnes  pendant  des  journées,  camper 
la  nuit  en  plein  vent,  près  d'un  feu  allumé  au  milieu  des 
bois,  c'étaient  là  ses  goûts.  Etre  né  héritier  d'un  duché, 
cela  lui  était  fort  égal,  mais  avoir  à  le  gagner,  à  lé  con- 
quérir, à  l'emporter  d'assaut,  cela  lui  aurait  plu.  —  La 
poésie  à^llmenau  peint  une  époque  qui,  en  1785,  lorsque 
j'écrivis  la  poésie,  était  déjà  depuis  plusieurs  années 
derrière  nous,  de  Sorte  que  je  pus  me  dessiner  moi-même 
comme  une  figure  historique  et  causer  avec  mon  moi 
des  années  passées.  C'est  la  peinture,  vous  le  savez, 
d'une  scène  de  nuit,  après  une  chasse  dans  les  monta- 
gnes comme  celles  dont  je  vous  parlais.  Nous  nous  étions 
eonstruit  au  pied  d'un  rocher  de  petites  huttes,  couvertes 
le  branches  de  sapin,  pour  y  passer  la  nuit  sur  un  sol 
îec.  Devant  les  huttes  brûlaient  plusieurs  feux,  oiinous 
cuisions  et  faisions  rôtir  ce  que  la  chasse  avait  donné. 
Knebel,  qui  déjà  alors  ne  laissait  pas  refroidir  sa  pipé, 
était  assis  près  du  feu,  et  amusait  la  société  avec  toute 
sorte  de  plaisanteries  dites  de  son  ton  tranquille,  pendant 
que  la  bouteille  passait  de  mains  en  mains.  Seckendorf 

*  Voir  Poésies,  traduites  uar  M   Blaze  de  Bury,  page  170 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  65 

(c'est  l'élancé,  aux  longs  membres  effilés)  s'était  com- 
modément étendu  au  pied  d'un  arbre  et  fredonnait  des 
chansonnettes.  De  l'autre  côté,  dans  une  petite  hutte  pa- 
reille, le  duc  était  couché  et  dormait  d'un  profond  som- 
meil. Moi-même,  j'étais  assis  devant,  près  des  charbons 
enflammés,  dans  de  graves  pensées,  regrettant  parfois 
le  mal  qu'avaient  fait  çà  et  lames  écrits.  Encore  aujour- 
d'hui Knebel  et  Seckendorf  ne  me  paraissent  pas  mal 
dessinés  du  tout,  ainsi  que  le  jeune  prince,  alors  dans 
la  sombre  impétuosité  de  sa  vingtième  année  : 

«  La  témérité  l'entraîne  au  loin  ;  aucun  rocher  n'est 
«  pour  lui  trop  escarpé,  aucun  passage  trop  étroit;  ledé- 
«  sastre  veille  auprès  de  lui,  l'épie  et  le  précipite  dans  les 
«  bras  du  tourment!  Les  mouvements  pénibles  d'une  âme 
«  violemment  tendue  le  poussent  tantôt  ici,  et  tantôt  là; 
«  il  passe  d'une  agitation  inquiète  à  un  repos  inquiet;  aux 
«jours  de  gaieté,  il  montrera  une  sombre  violence,  sans 
«  frein,  et  pourtant  sans  joie;  abattu,  brisé  d'àme  et  de 
«  corps,  il  s'endort  sur  une  couche  dure...  » 

«  C'est  absolument  ainsi  qu'il  était;  il  n'y  a  pas  là  le 
moindre  trait  exagéré.  Mais  le  duc  avait  su  bientôt  se 
dégager  de  cette  période  orageuse  et  tourmentée,  et 
parvenir  à  un  état  d'esprit  plus  lucide  et  plus  doux; 
aussi,  en  1785,  à  l'anniversaire  de  sa  naissance,  je  pou- 
vais lui  rappeler  cet  aspect  de  sa  première  jeunesse.  Je  ne 
le  cache  pas,  dans  les  commencements,  il  m'a  donné 
bien  du  mal  el  bien  des  inquiétudes.  Mais  son  excellente 
nature  s'est  bientôt  épurée,  et  s'est  si  parfaitement  fa- 
çonnée que  c'était  un  plaisir  de  vivre  et  d'agir  en  sa 
compagnie.  » 

«  —  Vous  avez  fait,  seuls  ensemble,  un  voyage  en 
Suisse,  à  cette  époqre?  » 


Ci  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

«  —  Il  aimait  beaucoup  les  voyages,  mais  non  pas 
tant  pour  s'amuser  et  se  distraire  que  pour  tenir  ouverts 
partout  les  yeux  et  les  oreilles,  et  découvrir  tout  ce  qu'il 
était  possible  d'introduire  de  bon  et  d'utile  dans  son  pays. 
L'agriculture,  l'élève  du  bétail,  l'industrie  lui  sont  de 
cette  façon  très-redevables.  Ses  goûts  n'avaient  rien  de 
personnel,  d'égoïste;  ils  tendaient  tous  à  un  but  pratique 
d'intérêt  général.  C'est  ainsi  qu'il  s'est  l'ait  un  nom  qui 
s'étend  bien  au  delà  de  cette  petite  principauté.  » 

«  —  La  simplicité  et  le  laisser  aller  de  son  extérieur, 
dis-je,  semblaient  indiquer  qu'il  ne  cherchait  pas  la  gloire 
et  qu'il  n'en  faisait  pas  grand  cas.  On  aurait  dit  qu'il 
était  devenu  célèbre  sans  l'avoir  cherché,  simplement 
par  suite  de  sa  tranquille  activité.  » 

«  —  La  gloire  est  une  chose  singulière,  dit  Gœthe.  Un 
morceau  de  bois  brûle,  parce  qu'il  a  du  feu  en  lui-même; 
il  en  est  de  même  pour  l'homme  :  il  devient  célèbre  s'il 
a  la  gloire  en  lui.  Courir  après  la  gloire,  vouloir  la  forcer, 
vains  efforts;  on  arrivera  bien,  si  on  est  adroit,  à  se  Caire 
par  toutes  sortes  d'artilices  une  espèce  de  nom;  mais  si 
le  joyau  intérieur  manque,  tout  est  inutile,  tout  tombe 
en  quelques  jours.  —  11  en  est  exactement  de  même  avec 
la  popularité.  11  ne  la  cherchait  pas  et  ne  flattait  personne, 
mais  le  peuple  l'aimait  parce  qu'il  sentait  que  son  cœur 
lui  était  dévoué.  » 

Gœthe  parla  alors  des  autres  membres  de  la  fainilie 
grand-ducale,  disant  que  chez  tous  brillaient  de  nobles 
traits  de  caractère.  Il  parla  de  la  bonté  du  cœur  de  la 
régente  actuelle,  des  grandes  espérances  que  faisait  naître 
le  jeune  prince^,  et  se  répandit  avec  une  prédilection 

*  Charies-Frédéric,  mort  en  1855. 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  ^^^ 

visible  sur  les  rares  qualités  de  la  princesse  régnanleS 
qui  s'appliquait  avec  tant  de  noblesse  à  calmer  partout 
les  souffrances  et  à  faire  prospérer  tous  les  germes  heu- 

rcux. 

«  Elle  a  toujours  été  pour  le  pays  un  bon  ange, 
dit-il  et  le  deviendra  davantage  à  mesure  qu  elle  lui 
sera  plus  attachée.  Je  connais  la  grande-duchesse  depuis 
4805  et  j'ai  eu  une  foule  d'occasions  d'admirer  son 
esprit  et  son  caractère.  C'est  une  des  femmes  les  meil- 
leures et  les  plus  r^arquables  de  notre  temps,  et  elle 
le  serait  même  sans  être  princesse.  C'est  là  le  signe  vrai  : 
il  faut  que,  même  en  déposant  la  pourpre,  il  reste  encore 
dans  celui  qui  la  porte  beaucoup  de  grandes  qualités,  les 
meilleures  même.  » 

Nous  causâmes  alors  de  l'unité  de  l'Allemagne,  cher- 
chant comment  elle  était  possible  et  en  quoi  elle  elait 

désirable. 

«  Je  ne  crains  pas  que  l'Allemagne  n'arrive  pas  a  son 
unité,  dit  Gœlhe  ;  nos  bonnes  roules  et  les  cbemms  de 
fer  qui  se  construiront  feront  leur  œuvre.  ]\lais,  avant 
tout,  qu'il  y  ait  partout  de  l'affection  réciproque,  et  qu'il 
y  ait'de  l'union  contre  l'ennemi  extérieur.  Qu'elle  soilune, 
en  ce  sens  que  le  thaler  elle  silbergroscben  aient  dans 
tout  l'empire  la  même  valeur;  une,  en  ce  sens  que  mon 
sac  de  voyage  puisse  traverser  les  trente-six  Etals  sans 
être  ouvert  ;  une,  en  ce  sens  que  le  passe-port  donné  aux 
bourgeois  de  AYeimar  par  la  ville  ne  soit  pas  à  la  fron- 
tière ""considéré  par  l'employé  d'un  grand  État  voisui 
comme  nul,  et  comme  l'égal  d'un  passe-port  étranger. 

1  Maria   Paulowna,    née    en    1786,   morte  en  1859.  -  C'est  à  elle 
qu'Eckermann  dédia  les  Conversations  de  Gœthe. 
^  4. 


66  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Que  l'on  ne  parle  plus,  entre  Allemands,  d'extérieur  et 
d'intérieur  ;  que  l'Allemagne  soit  une  pour  les  poids  et 
mesures,  pour  le  commerce,  l'industrie,  et  cent  choses 
analogues  que  je  ne  peux  ni  ne  veux  nommer.  Mais  si 
l'on  croit  que  l'unité  de  TAUemagne  consiste  à  en  faire 
un  seul  énorme  empire  avec  une  seule  grande  capitale, 
si  l'on  pense  que  l'existence  de  cette  grande  capitale  con- 
tribue au  bien-être  de  la  masse  du  peuple  et  au  déve- 
loppement des  grands  talents,  on  est  dans  l'erreur.  — 
On  a  comparé  un  État  à  un  corps  vivant,  pourvu  de 
membres  nombreux;  la  capitale,  c'est  le  cœur,  et  du 
cœur  coulent  partout  dans  tous  les  membres  la  vie  et  le 
bien-être.  C'est  fort  bien;  mais  lorsque  les  membres  sont 
éloignés  du  cœur,  la  vie  qui  s'en  échappe  y  arrivera 
affaibhe  et  elle  s'affaiblira  toujours  en  s' éloignant.  Un 
Français,  homme  d'esprit,  Dupin,  je  crois,  a  dressé  une 
carte  du  développement  intellectuel  de  la  France,  et 
teinté  en  couleurs  plus  ou  moins  claires  ou  foncées  les 
divers  départements,  d'après  leur  culture  plus  ou  moins 
avancée;  on  voit  les  départements  du  sud,  éloignés  de  la 
capitale,  teintés  en  noir  foncé^  signe  de  l'ignorance 
épaisse  qui  y  règne.  —  Ce  serait  un  bonheur  pour  la 
belle  France  si,  au  lieu  d'un  seul  centre,  elle  en  avait  dix, 
tous  répandant  la  lumière  et  la  vie.  —  Où  est  la  gran- 
deur de  l'Allemagne,  sinon  dans  l'admirable  culture  du 
peuple,  répandue  également  dans  toutes  les  parties  de 
l'empire?  Or,  cette  culture  n'est-elle  pas  due  à  ces  rési- 
dences princières  partout  dispersées  ;  de  ces  résidences 
part  la  lumière,  par  elles  elle  se  répand  partout.  Si  depuis 
des  siècles  nous  n'avions  en  Allemagne  que  deux  capi- 
tales ,  Vienne  et  BerHn,  ou  même  une  seule,  je  serais 
curieux  de  voir  ce  que  serait  la  civilisation  allemande,  et 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIt,.  67 

ce  que  serait  aussi  le  bien-être  matériel,  qui  va  de  pair  avec 
la  civilisation  morale.  L'Allemagne  a  plus  de  vingt  Uni- 
versités, répandues  dans  tout  l'empire,  et  plus  de  cent 
bibliothèques  publiques.  Elle  a  également  un  grand 
nombre  de  collections  d'art  et  de  collections  d'objets  de 
tous  les  règnes  de  la  nature,  car  chaque  prince  a  cherché 
à  avoir  près  de  lui  de  beaux  échantillons  en  ce  genre. 
Des  collèges,  des  écoles  pour  les  arts  pratiques  et  pour 
l'industrie,  il  y  en  a  en  excès.  Il  n'y  a  guère  en  Allema- 
gne de  village  qui  n'ait  son  école.  En  France,  où  en  est-on 
sous  ce  rapport?  Et  cette  quantité  de  théâtres  allemands, 
au  nombre  de  plus  de  soixante-dix,  établissements  qui 
ne  sont  pas  du  tout  à  dédaigner  comme  moyen  de  ré- 
pandre et  d'encourager  dans  le  peuple  une  haute  instruc- 
tion! —  Le  goût  et  la  pratique  de  la  musique  et  du  chant 
ne  sont  dans  aucun  pays  aussi  répandus  qu'en  Allema- 
gne, et  c'est  là  encore  quelque  chose!  Pensez  à  ces  villes 
comme  Dresde,  Munich,  Stuttgart,  Cassel,  Brunswick, 
Hanovre,  et  à  leurs  pareilles,  pensez  aux  grands  éléments 
de  vie  que  ces  villes  portent  en  elles  ;  pensez  à  l'influence 
qu'elles  exercent  sur  les  provinces  voisines  et  demandez- 
vous  :  Tout  serait-il  ainsi,  si  depuis  longtemps  elles  n'é- 
taient pas  la  résidence  de  princes  souverains?  Francfort, 
Brème,  Hambourg,  Lubeck  sont  grandes  et  brillantes; 
leur  influence  sur  la  prospérité  de  l'Allemagne  est  incal- 
culable. Resteraient-elles  ce  qu'elles  sont,  si  elles  per- 
daient leur  indépendance,  et  si  elles  étaient  annexées 
à  un  grand  empire  allemand,  et  devenaient  villes  de 
province?  J'ai  des  raisons  pour  en  douter.» 


68  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

Mardi,  18  novembre  1828. 

Gœlhe  a  parlé  d'un  nouvel  article  de  la  Revue  d'E- 
dimbourg. «  C'est  un  plaisir,  a-t-il  dit,  de  voir  à  quelle 
élévation,  à  quelle  solidité  parviennent  les  critiques  an- 
glais de  nos  jours.  De  l'ancien  pédantisme  plus  une  trace, 
et,  pour  le  remplacer,  de  grandes  qualités.  Dans  le  der- 
nier article  sur  la  littérature  allemande  on  trouve  cette 
assertion  :  11  y  a  parmi  les  poëtes  des  gens  dont  le  pen- 
chant est  de  vivre  toujours  avec  les  idées  que  tout  autre 
aime  à  chasser  de  son  esprit.  —  Eh  bien .'  qu'en  dites- 
vous?  au  moins  nous  savons  cette  fois  oii  nous  en  som- 
mes, et  nous  n'ignorons  plus  daas  quelle  catégorie  nous 
devons  ranger  une  grande  partie  de  nos  littérateurs 
contemporains  V  » 

*  Mercredi,  3  décembre  1828. 

Aujourd'hui  j'ai  fait  une  plaisanterie  assez  originale 
avec  Goethe.  Madame  Du  val,  de  Cartigny,  dans  le  canton 
de  Genève,  dame  très-habile  dans  la  confection  des  con- 
fitures, m'avait  envoyé  comme  produits  de  son  habileté 
quelques  cédrats  destinés  à  la  grande  princesse  et  à 
Gœthe,  dans  la  pleine  certitude  que  ses  confitures  sur- 
passaient toutes  les  autres  autant  que  les  poésies  de 
Gœthe  surpassent  les  poésies  de  la  plupart  de  ses  rivaux 
allemands.  La  fille  aînée  de  cette  dame  désirait  depuis 
longtemps  un  autographe  de  Gœthe;  j'eus  l'idée  de  me 
servir  des  cédrats  comme  d'un  appât  excellent  pour  tirer 
de  Gœthe  la  poésie  que  ma  jeune  amie  désirait.  Avec  la 
mine  d'un  grave  diplomate,  chargé  d'une  importante 

*  De  l'École  romantique. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTllE.  09 

affaire,  j'alhii  chez  lui,  et,  traitant  de  puissance  à  puis- 
sance, je  lui  offris  ces  cédrats  en  échange  d'une  poésie 
originale  de  sa  main.  Gœlhe,  prenant  très-bien  la  plai- 
santerie, se  mit  à  rire,  et  aussitôt  s'offrit  à  lui-même  les 
cédrats,  qu'il  trouva  tout  à  fait  excellents.  Quelques  heu- 
res après  je  fus  tout  étonné  de  voir  arriver  chez  moi  les 
vers  suivants,  cadeau  de  Noël  pour  ma  jeune  amie  : 

Heureuse  contrée,  où  les  cédrats 
Mûrissent  si  parfaitement! 
Où  de  savantes  dames  savent  les  adoucir 
Et  les  transformer  en  mets  délicieux!  etc.. 

Quand  je  le  revis,  il  plaisanta  sur  les  avantages  qu'il 
retirait  maintenant  de  son  métier  de  poëte,  lui  qui  dans 
sa  jeunesse  n'avait  pu  trouver  d'éditeur  pour  son  Gœtz. 
«J'accepte,  dit-il,  votre  traité  de  commerce;  quand  mes 
cédrats  seront  croqués,  n'oubliez  pas  de  m'en  commander 
d'autres;  je  les  payerai  ponctuellement  avec  ma  monnaie 
poétique.  » 

Mardi,  16  décembre  1828. 

J'ai  dîné  seul  avec  Gœthe,  dans  son  cabinet  de  travail. 
Nous  avons  parlé  de  divers  sujets  de  littérature. 

«  Les  Allemands,  a-t-il  dit,  ne  peuvent  se  guérir  de 
leurs  idées  de  Phihstins!  Les  voilà  maintenant  qui  se 
chamadlent  et  se  disputent  à  propos  de  quelques  disti- 
ques imprimés  dans  les  œuvres  de  Schiller  et  dans  les 
miennes,  et  ils  pensent  qu'il  est  très-important  de  dé- 
couvrir ceux  qui  appartiennent  à  Schiller  et  ceux  qui 
m'appartiennent.  Comme  s'il  y  avait  par  là  quelque  chose 
à  gagner,  comme  s'il  ne  suffisait  pas  d'avoir  les  disti- 
ques !  Entre  deux  amis  comme  nous  l'étions  Schiller  et 
moi,  qui  pendant  des  années  sommes  restéslics,  ayant  les 


70  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

mêmes  intérêts,  se  voyant  et  échangeant  tous  lesjours  des 
idées,  il  ne  pouvait  pas  être  question  de  propriété  pour 
quelques  pensées  détachées.  Nous  avons  fait  beaucoup 
de  distiques  en  commun;  souvent  l'idée  était  de  moi, les 
vers  étaient  de  Schiller,  ou  bien  c'était  le  contraire  ;  ou 
bien  je  faisais  un  vers,  et  Schiller  l'autre.  Comment 
peut-on  [parler  de  tien  et  de  mien?  Il  faudrait  vraiment 
être  soi-même  encore  profondément  Philistin  pour  atta- 
cher la  moindre  importance  à  l'éclaircissement  de  pa- 
reils doutes. 

«  —  De  semblables  faits  se  produisent  souvent  dans  le 
monde  littéraire,  dis-je  ;  par  exemple,  on  élève  souvent 
des  doutes  sur  l'originalité  de  tel  ou  tel  homme  célèbre, 
en  montrant  les  sources  où  il  a  puisé  ses  idées.  » 

«  —  C'est  parfaitement  ridicule,  dit  Gœthe  ;  on  pour- 
rait aussi  bien,  à  propos  d'un  homme  qui  se  porte  bien 
et  qui  paraît  bien  nourri,  faire  des  recherches  sur  les 
bœufs,  les  moutons  et  les  porcs  qui  ont  servie  sa  nour- 
riture et  lui  ont  donné  des  forces.  Nous  apportons  bien 
avec  nous  des  facultés,  mais  nous  devons  notre  dévelop- 
pement aux  mille  influences  d'un  monde  iniini;  de  ce 
monde  nous  nous  approprions  ce  que  nous  pouvons  et 
ce  qui  nous  convient.  Je  dois  beaucoup  aux  Grecs,  aux 
Français,  je  dois  infiniment  à  Shakspeare,  à  Sterne,  à 
Goldsmith.  Mais  ce  ne  sont  pas  là  toutes  les  sources  aux- 
quelles mon  esprit  a  puisé  ;  elles  sont  en  nombre  infini, 
et  quelle  utilité  y  a-t-il  à  les  connaître?  Le  principal, 
c'est  d'avoir  une  âme  qui  aime  le  vrai  et  qui  le  prenne  là 
où  elle  le  trouve. —  D'ailleurs,  le  monde  est  maintenants! 
vieux  et,  depuis  des  siècles,  tant  d'hommes  remarquables 
ont  vécu  et  pensé,  qu'il  y  a  peu  de  nouveau  à  trouver  et 
à  dire.  Ma  Théorie  des  couleurs  n'est  pas  absolument 


COiNVERSATIONS    DE  GŒTHE.  71 

une  nouveauté.  Platon,  Léonard  de  Yinci  et  d'autres  ex- 
cellents esprits  ont  en  partie  trouvé  et  dit  tout  ce  que 
j'ai  moi-même  trouvé  et  dit,  mais  l'avoir  retrouvé,  redit, 
propagé,  défendu,  avoir  de  nouveau,  à  travers  la  con- 
i'usion  de  ce  monde,  frayé  une  route  au  vrai,  voilà  mon 
mérite.  —  Le  vrai  a  toujours  besoin  d'être  répété,  parce 
que  l'erreur  nous  est  sans  cesse  reprêcliée,  et  non  par 
quelques  voix  isolées,  mais  par  la  foule.  Dans  les  jour- 
naux, dans  les  encyclopédies,  dans  les  écoles,  dans  les 
Universités,  partout  l'erreur  tient  le  haut  du  pavé;  elle 
est  à  son  aise  chez  la  majorité,  qui  se  charge  de  sa  dé- 
fense. Souvent  aussi  on  expose  tour  à  tour  la  vérité  et 
l'erreur,  puis  on  s'arrête  à  cette  dernière.  Ainsi  il  y  a  quel- 
ques jours,  je  lisais  dans  une  encyclopédie  anglaisel'exposé 
de  la  formation  du  bleu.  On  donnait  d'abord  la  théorie 
de  Léonard  de  Vinci,  qui  est  la  vraie;  puis  tout  aussitôt 
après  on  donnait  bien  tranquillement  la  théorie  de  New- 
ton, qui  est  fausse,  mais  on  faisait  remarquer  qu'il  fallait 
accepter  cette  dernière,  parce  qu'elle  est  universellement 
reçue!  » 

Je  me  mis  à  rire,  tout  en  montrant  ma  surprise.  — 
«  Un  cierge,  dis-je,  un  peu  de  fumée  dans  une  cuisine, 
si  elle  a  derrière  elle  une  paroi  sombre,  un  nuage  qui  le 
matin  glisse  sur  un  fond  obscur,  suftlsent  pour  me  mon- 
trer comment  se  forme  le  bleu,  et  m'apprennent  à  com- 
prendre pourquoi  le  ciel  est  bleu.  Mais  je  ne  comprends 
pas  du  tout  ce  que  les  élèves  de  Newton  veulent  dire 
quand  ils  affirment  que  l'air  a  la  propriété  d'absorber 
les  autres  couleurs  et  de  ne  réfléchir  que  le  bleu  ;  je  ne 
vois  pas  quelle  utilité  et  quelle  satisfaction  on  peut  trou- 
ver dans  une  théorie  qiii  arrête  toute  idée  et  nuit  à  une 
vue  saine  des  choses.  » 


72  CONVERSATIONS  DE  GŒTHË. 

«  — Bonne  âme!  dit  Goethe  ,  il  s'agit  bien  avec  ces 
gens-là  de  penser  et  de  bien  voir!  Ils  sont  contents  s'ils 
ont  des  mots  à  échanger  entre  eux;  mon  Méphislophélès 
lutrefois  savait  cela,  et  il  Ta  dit  assez  bien  : 

Avant  tout,  tenez-vous  ferme  au  motl 

Et  par  cette  porte  sûre 

Entrez  au  temple  de  la  Certitude, 

Car  où  manquent  les  idées, 

Le  mot  arrive  très-à-propos...  » 

Gœlhe  récita  ce  passage  en  riant  ;  il  paraissait  de  la 
meilleure  humeur  —  «  Il  est  très-heureux  que  tout  cela 
soit  imprimé;  je  continuerai,  et  j'imprimerai  tout  ce  que 
j'ai  encore  sur  le  cœur  contre  les  fausses  théories  et  con- 
tre ceux  qui  les  répandent.  » 

«  D'excellentes  personnes,  continua-t-il  après  une 
pause,  abordent  maintenant  les  sciences  naturelles,  et 
je  les  vois  arriver  avec  plaisir.  Certains  savent  bien 
commencer,  mais  ils  ne  continuent  pas  comme  ils  ont 
commencé,  parce  qu'ils  sont  trop  occupés  de  leurs  pro- 
pres idées,  qui  les  mènent  à  l'erreur.  D'autres,  au  con- 
traire, n'ont  d'attention  que  pour  les  faits,  ils  en 
rassemblent  des  quantités,  mais  n'arrivent  à  rien  cepen- 
dant, parce  qu'il  leur  manque  l'esprit  théorique  qui 
pénètre  jusqu'au  phénomène  primitif  et  se  rend  maître 
des  faits  isolés.  » 

Une  courte  visite  suspendit  la  conversation,  mais,  restés 
bientôt  de  nouveau  seuls,  nous  reprîmes  notre  entretien  ^ 
qui  se  tourna  vers  la  poésie.  Je  racontai  à  Goethe  que 
ces  jours  derniers  j'avais  examiné  de  nouveau  ses  petites 
poésies,  et  que  deux  surtout  avaient  retenu  mon  atten- 
tion, la  Ballade  des  Enfants  et  du  Vieillard^  et  les  Heu- 
reux Époux. 

*  Poésies,  traduites  par  M.  Blaze  de  Bury,  p.  46  et  52. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTUE.  73 

«  —  J'ai  aussi  assez  d'estime  pour  ces  deux  poésies, 
me  dit  (joethe,  mais  cependant  le  public  allemand  jusqu'à 
présent  ne  paraît  pas  en  faire  grand  cas.  » 

«  Dans  la  première  ballade,  dis-je,  un  sujet  très- 
riche,  grâce  aux  formes  poétiques  et  à  toutes  les  ruses 
de  l'art,  a  pu  être  renfermé  dans  un  étroit  espace,  et 
parmi  les  moyens  employés,  j'admire  surtout  l'idée  d'a- 
voir fait  de  toute  la  partie  ancienne  de  l'histoire  un  récit, 
et  de  n'avoir  mis  que  la  seconde  partie  en  tableau  se 
déroulant  devant  nos  yeux.  » 

«  Avant  d'écrire  cette  ballade,  je  l'ai  longtemps  porlée 
en  moi;  elle  contient  des  années  de  réflexion,  et  avant 
de  réussir  à  l'écrire  comme  elle  est  actuellement,  je  l'a- 
vais manquée  trois  ou  quatre  fois.  » 

«  La  pièce  des  Heureux  Époux^^  continuai-je,  est 
également  très-riche  d'idées  poétiques;  on  y  aperçoit  des 
paysages  entiers,  des  existences  tout  entières,  et  sur  tou- 
tes les  scènes  sont  répandus  la  douce  chaleur  et  l'aimable 
éclat  d'un  soleil  et  d'un  ciel  printaniers.  » 

«  —  J'ai  toujours  aimé  cette  poésie,  dit  Gœthe,  et  je 
vous  vois  avec  plaisir  lui  accorder  un  intérêt  marqué. 
La  conclusion  du  double  baptême  me  semblait  assez  jo- 
liment trouvée.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  du  Citoyen  général.  Je  lui  ra- 
contai que  ces  jours  derniers  j'avais  lu  cette  amusante 
pièce  avec  un  Anglais,  et  que  tous  deux  nous  avions 
vivement  désiré  la  voir  sur  le  théâtre.  —  «  L'esprit  de 
la  pièce,  dis-je,  n'a  pas  vieiUi,  et  dans  le  détail  du  déve- 
loppement dramatique  tout  semble  calculé  pour  la 
scène.  » 

*  Poésies,  tïr-îuites  par  M.  Blaze  de  Bury,  p.  46. 

n.  5 


74  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

«  —  C'était  dans  son  temps  une  très-bonne  pièce,  et 
Elle  nous  a  procuré  plus  d'une  joyeuse  soirée.  A  la  vérité, 
elle  était  très-bien  distribuée,  et  si  bien  étudiée,  que  le 
dialogue  roulait  avec  une  vie  admirable.  —  Malkolmi 
jouait  Martin;  on  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  par- 
fait. » 

«  Le  rôle  de  Schnaps,  dis-je,  me  paraît  aussi  très-heu- 
reux; je  crois  que  le  répertoire  n'en  possède  pas  beaucoup 
de  meilleurs.  Il  y  a  dans  cette  figure,  comme  dans  la 
pièce  entière,  toute  la  clarté,  toute  la  vie  que  le  théâtre 
peut  désirer.  La  scène  dans  laquelle  Schnaps  arrive  avec 
la  valise,  sort  les  objets  les  uns  après  les  autres,  colle 
une  paire  de  moustaches  à  Martin,  et  se  met  à  lui-même 
le  bonnet  de  la  liberté,  l'uniforme  et  l'épée,  est  une  des 
meilleures  qui  existent.  » 

«  —Autrefois,  sur  notre  théâtre,  cette  scène  réussissait 
toujours  beaucoup.  Ce  qui  contribuait  encore  au  succès, 
c'est  que  le  sac  de  nuit  et  les  objets  qu'il  renfermait  ap- 
partenaient vraiment  à  l'histoire.  J'avais  trouvé  ce  sac  de 
nuit  pendant  le  voyage  que  j'ai  fait,  au  temps  de  la  Ré- 
volution, sur  la  frontière  française;  un  des  émigrés,  en 
fuyant,  l'avait  sans  doute  perdu  ou  jeté.  Il  renfermait 
tous  les  objets  dont  la  pièce  parle  ;  c'est  en  les  ayant  sous 
les  yeux  que  j'écrivis  la  scène,  et  à  la  grande  joie  de  nos 
acteurs,  ce  sac  de  imit  et  tous  les  accessoires  jouaient 
leur  rôle  toutes  les  fois  que  l'on  donnait  la  pièce.  » 

Nous  discutâmes  encore  un  peu  sur  T  intérêt  et  l'utilité 
que  pourrait  avoir  une  représentation  du  Citoyen  gé- 
néral, puis  Goethe  me  fit  des  questions  sur  mes  progrès 
dans  la  littérature  française.  Je  lui  dis  que  j'étudiais  tou- 
jours Yoltaire,  et  que  le  grand  talent  de  cet  écrivain  me 
donnait  les  plus  vifs  plaisirs.  —  «  Je  ne  connais  encore 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  75 

que  peu  de  chose  de  lui  ;  je  me  renferme  dans  le  cercle  de 
ses  poésies  adressées  à  diverses  personnes;  je  les  lis  et 
les  relis  sans  pouvoir  m'en  séparer.  » 

«  —  A  vrai  dire,  tout  ce  qu'un  grand  talent  comme 
Voltaire  écrit  est  bon,  quoique  je  ne  lui  passe  pas  toutes 
ses  témérités,  mais  vous  n'avez  pas  tort  de  rester  aussi 
longtemps  avec  ces  poésies  légères;  elles  sont  sans  con- 
tredit au  nombre  de  ses  œuvres  les  plus  charmantes  ;  il 
n'y  a  pas  un  vers  qui  ne  soit  plein  d'esprit,  de  clarté, 
d'enjouement  et  de  grâce.  » 

«  Et  puis,  ajoutai-je,  on  voit  quels  étaient  ses  rap- 
ports avec  les  grands  et  les  puissants  de  la  terre;  on  re- 
marque avec  plaisir  qu'elle  dignité  conserve  Voltaire; 
toujours  il  semble  se  sentir  l'égal  des  plus  grands 
personnages,  et  on  ne  voit  pas  un  seul  instant  qu'une 
majesté  quelconque  ait  gêné  la  liberté  de  son  es- 
prit. » 

«  —  Oui,  dit  Gœthe,  il  avait  toujours  l'aird'un  homme 
de  qualité.  Et  avec  toute  sa  liberté  aventureuse,  il  a 
toujours  su  se  maintenir  dans  les  limites  de  la  conve- 
nance, ce  qui  est  encore  bien  plus  difficile.  Je  peux  citer 
en  pareilles  matières  comme  autorité  l'impératrice  d'Au- 
triche :  elle  m'a  très-souvent  répété  que  dans  les  poésies 
de  Voltaire  adressées  à  des  personnes  princières,  il  n'a 
jamais  un  seul  instant  franchi  le  moins  du  monde  la 
limite  que  tracent  les  convenances.  » 

«  Votre  Excellence  se  rappelle-t-elle  la  petite  poésie  où 
il  fait  à  la  princesse  de  Prusse,  plus  tard  reine  de  Suède, 
une  charmante  déclaration  d'amour,  en  lui  disant  qu'il 
s'était  vu  en  rêve  élevé  au  rang  des  rois?  » 

«  —  C'est  une  de  ses  plus  jolies,  dit  Gœthe,  et  il  récita 
ces  vers  : 


76  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Je  vous  aimais,  princesse,  et  j'osais  vous  le  dire; 
Les  dieux  à  mon  réveil  ne  m'ont  pos  tout  ôté, 
Je  n'ai  perdu  que  mon  empire!... 

Est-ce  joli!  Et  puis,  il  n'y  a  jamais  eu  de  poëte  qui 
ait  toujours  eu  son  talent  à  sa  disposition  comme  Vol- 
taire. Je  me  rappelle  à  ce  sujet  l'anecdote  suivante.  Il 
était  resté  assez  longtemps  en  visite  chez  son  amie  ma- 
dame du  Châtelet;  il  allait  partir,  la  voiture  était  déjà 
devant  la  porte,  quand  arrive  une  lettre,  envoyée  par  un 
grand  nombre  de  jeunes  filles  d'un  couvent  du  voisinage, 
dans  laquelle  on  le  prie  de  vouloir  bien  écrire  un  pro- 
logue à  la  tragédie  de  Jules  César,  que  ces  jeunes  filles 
voulaient  jouer  à  la  fête  de  leur  abbesse.  La  demande  était 
trop  aimable  pour  qu'on  pût  refuser.  —  Voltaire  aussitôt 
se  fait  donner  plume  et  papier,  et  sur  le  bord  d'une  che- 
minée il  écrit  le  prologue  demandé.  C'est  une  poésie 
d'une  vingtaine  de  vers,  dont  le  fond  et  la  forme  sont 
parfaits,  tout  à  fait  appropriés  à  la  circonstance,  en  un 
mot,  de  sa  meilleure  manière.  »  —  «  Je  suis  très-curieux 
de  la  lire,  »  dis-je.  —  «  Je  doute  qu'elle  se  trouve  dans 
votre  édition,  elle  n'a  paru  qu'il  y  a  peu  de  temps; 
comme  il  a  fait  de  ces  poésies  par  centaines,  beaucoup 
sont  encore  dispersées  çà  et  là  et  en  la  possession  de  par- 
ticuliers. » 

«  —  Ces  jours-ci,  dans  lord  Byron,  j'ai  trouvé  avec 
joie  un  passage  qui  montre  l'estime  extraordinaire  que 
Byron  avait  aussi  pour  Voltaire.  Et  on  voit  clairement 
d'ailleurs  combien  il  a  lu,  étudié  et  mis  à  profit  Vol- 
taire ^  » 

«  —  Byron,  dit  Gœthe,  savait  trop  bien  oii  l'on  pou* 

*  «  Lord  Byron  a  beaucoup  d'esprit  et  de  l'esprit  très-varié...  il  a  bien 
lu  Voltaire,  et  il  l'imite  souvent.  »  (Chateaubriand.) 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  *!! 

vail  trouver  de  bonnes  choses,  et  il  était  trop  adroit  pour 
ne  pas  aller  puiser  aussi  à  cette  source  universelle  de  lu- 
mière*. » 

La  conversation  vint  alors  sur  Byron,  et  Goethe  trouva 
plusieurs  fois  l'occasion  d'exprimer  encore  l'admiration 
qu'il  ressent  pour  ce  grand  poète. 

«  —  A  tout  ce  que  Votre  Excellence  dit  de  Byron,  ré- 
pondis-je,  j'applaudis  de  tout  mon  cœur  ;  cependant,  quel- 
que grand,  quelque  remarquable  que  soit  le  talent  de  ce 
poote,  je  doute  que  ses  écrits  puissent  exercer  une  in- 

*  Dans  les  notes  de  sa  traduction  du  Neveu  de  Rameau,  Gœlhe  a  ex- 
primé sur  Voltaire  un  jugement  qui  doit  prendre  place  ici  :  «  Quand  les 
i'amilies  se  conservent  longtemps,  dit-il,  on  peut  remarquer  que  la  na- 
ture produit  enfin  un  individu  qui  réunit  les  q"aii*cs  Ae,  t^us  ses  an- 
cêtres, rassemble  et  exprime  dans  la  perfection  touîes  les  d!s}:ositions 
qui  jusqu'à  lui  s'étaient  montrées  isolées  et  en  germe.  Il  en  est  de  même 
pour  les  nations,  dont  les  mérites  ont  souvent  le  bonheur  de  trouver 
leur  expression  dans  un  individu  unique.  C'est  là  ce  qui  est  amvé  pour 
îoiiii?  XIV,  le  roi  français  dans  toute  la  force  du  terme,  cela  est  arrivé 
aussi  pour  YoUair'^;  le  français  suprênie,  l'écrivain  qui  a  été  le  iJ"'  ^n 
harmonie  avec  sa  nation. 

«  Les  qualités  que  l'on  exige  d'un  homme  bien  do"é  que  l'on  ad- 
mire en  lui,  sont  variées,  et  les  exigences  des  Français  en  cela  sont,  si- 
non plus  grandes,  du  moins  encore  plus  variées  que  celles  des  autres 
peuples.  En  voici  une  liste  que  l'on  peut  s'amusera  parcourir;  elle  est 
écrite  sans  méthode,  et  peut-être  n'est-elle  pas  encore  complète  : 

<  Profondeur,  génie  (force  d'invention),  puissance  de  coup  d'oeil,  élé- 
vation, naturel,  talent  dans  l'exécution,  mérite  dans  la  pensée,  noblesse, 
esprit,  bel  esprit,  bon  esprit,  âme,  sensibilité,  adresse  du  goût,  bonté 
du  goût,  intelligence,  justesse,  convenance,  accent,  bon  ton,  ton  de 
cour,  variété,  plénitude,  richesse,  fécondité,  chaleur,  magie,  charme, 
grâces,  attrait,  légèreté,  vivacité,  finesse,  brillant,  saillant,  pétillant,  pi- 
quant, délicatesse,  ingéniosité,  style,  versilication,  harmonie,  pureté, 
correction,  élégance,  perfection. 

«  De  toutes  ces  qualités  et  de  toutes  ces  formes  de  l'esprit,  on  ne  peut 
à  Voltaire  contester  peut-être  que  la  première  et  la  dernière  :  la  profon- 
deur du  fond  et  la  perfection  dans  l'exécution.  ces  autres  dons, 
tous  ces  autres  talents  qui  remplissent  brillamment  l'immensité  du 
inonde,  ii  les  a  possédés,  et  ee  sont  eux  qui  ont  porté  sa  réputation  dans 
l'univers  entier.  » 


78  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

tluence  pure  sur  le  développement  des  esprits  et  que 
l'humanité  gagne  beaucoup  avec  eux.  » 

«  —  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  dit  Gœthe.  La 
témérité,  laudace,  le  grandiose  de  Byron,  est-ce  que 
tout  cela  ne  sert  pas  d'une  façon  heureuse  à  notre  déve- 
loppement? Il  faut  prendre  garde  de  ne  chercher  jamais 
les  éléments  de  développement  que  dans  ce  qui  est  par- 
faitement pur  et  moral.  —  Toute  œuvre  qui  a  un  carac- 
tère de  grandeur  nous  forme,  dès  que  nous  savons  voir 
en  elle  ce  qui  est  grand*.» 

Mercredi.  4  février  1829. 

«   J'ai  continué  la  hcture  de   Schubart  *,  m'a   dit 


*  On  s'étonne  d'abord  de  la  sympathie  que  Goethe  montre  pour  Byron. 
Il  semble  que  rien  ne  pouvait  rapprocher  deux  caractères  en  appa» 
rence  si  opposés.  D'où  vient  donc  cette  affection  si  fidèle  du  plus 
calme  des  poètes  allemands  pour  le  plus  impétueux  des  poètes  anglais? 
Si  Gœthe  se  sentait  attiré  vers  Byron,  et  lui  pardonnait  presque  tout, 
c'est  d'abord,  je  crois,  parce  que  le  poète  anglais  avait,  comme  lui- 
même,  déclaré  une  guerre  ouverte  à  toutes  les  hypocrisies  ;  c'est  aussi  et 
surtout  parce  que  tous  deux  étaient  des  fils  du  Nord,  épris  d'un  même 
amour  passionné  pour  l'Italie  et  l'Orient.  Byron  réalisait  l'idéal  de  Gœthe: 
dans  les  vers  les  plus  mélancoliques  de  cet  enfant  de  la  brumeuse  Angle- 
terre, le  soleil  du  Midi  a  semé  de  brillantes  étincelles.  Cette  union  du 
Nord  et  du  Midi,  de  la  profondeur  et  de  l'éclat  était  une  des  aspirations 
artistiques  de  Gœthe.  Ne  voyons-nous  pas  déjà  Werther  emporter  ensem- 
ble dans  les  champs  Ossian  et  Homère,  c'est-à-dire  le  rêve  insaisissable  et 
la  réalité  vivante,  le  brouillard  et  la  lumière?  La  jeune  sœur  de  ^Verther, 
Nignon,  a  dans  le  regard,  dans  les  gestes,  dans  la  parole  la  vivacité  fébrile 
de  l'Italienne,  mais  en  même  temps  elle  est  pensive  comme  la  Muse  même 
de  la  Germanie.  Byron  devait  donc  ravir  et  enthousiasmer  Gœthe,  car 
sa  pensée  a  toutes  les  rêveries  et  son  expression  toutes  les  splendeurs. 
Gœthe  lui-même  portait  sur  sa  physionomie  les  signes  de  cette  double 
nature  qui  vivait  auss=i  dans  son  âme:  ses  traits  étaient  graves  et  très- 
sérieux  d'expression,  mais  dans  son  œil  noir  et  ardEut  brillait  le  feu 
méridional. 

*  Philosophe  de  l'école  de  Schelling.  Il  s'agit  ici  sans  doute  de  son 
livre  intitulé  Vues  sur  tme  histoire  générale  de  la  vie. 


i 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  79 

Goethe;  c'est  vraiment  un  homme  remarquable,  et  même, 
quand  on  sait  se  traduire  ses  idées  dans  sa  propre  langue, 
on  s'aperçoit  qu'elles  sont  souvent  très-importantes.  — 
Son  livre  repose  sur  ce  principe  qu'il  y  a,  en  dehors  de  la 
philosophie,  le  point  de  vue  de  la  simple  raison  de 
l'homme,  et  que  tout  art,  toute  science,  qui  restent  indé- 
pendants de  la  philosophie,  et  ne  se  développent  que  par 
les  forces  naturelles  de  l'homme,  arrivent  toujours  à  de 
meilleurs  résultats.  —  C'est  là  tout  à  fait  de  l'eau  pour 
notre  moulin  ^  Pour  moi  je  me  suis  toujours  maintenu 
libre  en  face  de  la  philosophie^;  mon  point  d'appui  a 
toujours  été  la  simple  raison  de  l'homme  sensé,  et  Schu- 
bart  confirme  ainsi  ce  que  j'ai  dit  et  fait  pendant  toute 
ma  vie.  La  seule  chose  que  je  ne  puisse  louer  tout  à  fait 
en  lui,  c'est  qu'il  y  a  certains  sujets  sur  lesquels  il  en  sait 
plus  qu'il  n'en  dit  ;  il  ne  parle  pas  toujours  tout  à  fait  en 
homme  d'honneur;  ainsi,  comme  Hegel,  il  fait  entrer  la 
religion  chrétienne  dans  la  philosophie  ;  et  elle  n'a  rien 
à  y  faire.  —  La  religion  chrétienne  est  une  grande  chose 

*  Proverbe. 

2  Goethe  a  même  lancé  un  certain  nombre  d'épigrammes  contre  la  méta- 
physique, par  exemple  celles-ci  :  «  Toute  philosophie  n'est  que  le  sens  com- 
mun de  l'homme  en  langage  amphigourique.  —  Voilà  déjà  bientôt  vingt  ans 
que  tous  lesAllemandsvivent  dans  le  monde  transcendantal;  quand  ils  vien- 
dront à  s'en  apercevoir,  ils  se  trouveront  bien  extraordinaires.  —  Commen 
as-tu  pu  faire  tant  de  choses?  Mon  enfant,  j'ai  été  fort  adroit,  je  n'ai  ja- 
ijiais  pensé  à  la  manière  dont  on  pense,  »  etc.  La  métaphysique  avait  à 
ses  yeux  deux  grands  défauts.  Son  esprit  avait  soif  d'évidence,  et  les 
discussions  sur  le  temps,  sur  l'espace,  sur  l'esprit,  sur  la  matière, 
sont  toujours,  il  faut  l'avouer,  d'une  clarté  contestable.  De  plus,  il  était 
poète,  c'est-à-dire  qu'il  avait  besoin  que  tout  prît  devant  son  esprit  une 
forme  sensible,  pittoresque,  et  les  abstractions  de  l'école  n'ont  rien  de 
pittoresque.  Aussi  il  n'étudia  la  métaphysique  pure  que  pour  bien  se  con- 
vaincre qu'il  préférait  de  beaucoup  l'étude  de  la  nature;  comme  Faust, 
il  laissa  l'arbre  mort  de  la  science  abstraite  pour  saisir  et  embrasser 
l'arbre  de  la  vie.  '  i 


80  CO>'VERSÂTIONS  DE  GŒTHE. 

tout  à  fait  indépendante.  C'est  vers  elle  que  se  tourne 
l'humanité  quand  elle  se  sent  faible  ou  souffrante;  en 
lui  reconnaissant  ce  caractère,  on  la  tient  élevée  au-des- 
sus de  toute  philosophie,  et  tout  appui  lui  est  inutile.  — 
Mais,  en  revanche,  la  philosophie  n'a  pas  besoin  de  pren- 
dre l'apparence  de  la  religion  pour  établir  une  doctrine, 
par  exemple  la  doctrine  de  l'immortalité.  L'homme  doit 
croire  à  l'immortalité,  il  en  a  le  droit  ;  c'est  une  croyance 
qui  lui  est  naturelle;  et  il  peut  l'appuyer  sur  des  tradi- 
tions religieuses,  mais  si  le  philosophe  veut  tirer  la  preuve 
de  l'immortalité  de  notre  âme  d'une  légende,  il  emploie 
un  moyen  bien  faible  et  vraiment  dépourvu  de  sens.  — 
La  conviction  de  notre  immortalité  sort  pour  moi  de 
l'idée  cractivité;  car  si  jusqu'à  ma  fin  j'agis  sans  repos, 
la  nature  est  obligée  de  me  donner  une  autre  forme  d'exis- 
tence, lorsque  celle  que  j'ai  maintenant  ne  pourra  plus 
retenir  mon  esprit.  » 

Pendant  ces  paroles  mon  cœur  battait  d'admiration  et 
d'amour.  —  «  Y  a-t-il,  me  disais-je,  une  doctrine  qui  ex- 
cite plus  que  celle-ci  aux  nobles  actions?  Qui  ne  voudra 
jusqu'à  sa  fin  agir  sans  repos,  s'il  trouve  dans  son  activité 
même  la  garantie  d'une  vie  éternelle?  » 

Goethe  fit  apporter  un  portefeuille  rempli  de  dessins  à 
la  main  et  de  gravures.  Après  avoir  examiné  et  tourné 
plusieurs  feuilles,  il  me  tendit  une  belle  gravure  d'après 
•m  tableau  à  Thuile  de  Van  Ostade.  a  Voici,  me  dit-il, 
une  scène  pour  notre  Good  man  and  good  wife  ^  »  Je 
considérai  cette  gravure  avec  grand  plaisir  :  elle  repré- 
sentait l'intérieur  d'une  maison  de  paysan  ;  une  seule 
chambre  sert  de  cuisine,  de  salle  d'habitation  et  de 

*  Poésie  écossaise  repensée  en  allemand  par  Gœthe.  , 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  81 

chambre  à  coucher.  L'homme  et  la  femme  sont  assis 
rapprochés,  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  ;  la  femme  file,  lo 
mari  dévide  ;  un  enfant  est  à  leurs  pieds.  Au  fond,  on 
voit  un  lit,  et,  dans  la  chambre,  les  objets  de  ménage  les 
plus  simples  et  les  plus  indispensables  ;  la  porte  ouvre 
sur  la  rue.  Cette  gravure  donnait  dans  la  perfection  l'idée 
du  bonheur  de  deux  époux  ;  le  contentement,  le  bien- 
être,  et  une  certaine  ivresse  d'amour  conjugal  se  lisaient 
sur  les  traits  de  cet  homme  et  de  cette  femme  qui  se  re- 
gardaient. «Plus  Ton  contemple  cette  gravure,  dis-je,  plus 
on  sent  de  bien-être;  elle  a  un  charme  tout  particulier.  » 
—  «  C'est  le  charme  de  la  réalité  sensible,  dit  Gœthe,  dont 
aucun  art  ne  peut  se  passer,  et  qui,  dans  les  sujets  de 
cette  nature,  règne  dans  toute  sa  plénitude.  Au  con- 
traire, dans  les  tableaux  d'un  genre  plus  élevé,  quand 
l'artiste  a  des  tendances  idéales,  il  lui  est  difficile  de  faire 
dans  son  œuvre  la  part  nécessaire  des  sens  et  de  la  réalité, 
et  il  devient  sec  et  froid.  La  jeunesse  ou  la  vieillesse  suf- 
fisent pour  aider  ou  nuire  à  l'artiste  ;  aussi  il  doit  choisir 
ses  sujets  d'après  son  âge.  J'ai  réussi  mon  Iphigénie  et 
mon  Tasso^  parce  que  j'étais  alors  assez  jeune  pour  pou- 
voir répandre  sur  un  sujet  tout  idéal  la  vie  de  la  sensibi- 
lité.Mais,  aujourd'hui,  des  sujets  aussi  idéaux  ne  convien- 
draient plus  à  ma  vieillesse,  et  je  fais  bien  de  choisir  des 
sujets  où  les  sens  ont  déjà  leur  part  faite  d'avance.  —  Si 
les  Genast^  restent  jci,  je  vous  écrirai  deux  pièces  en 

*  M.  et  madame  Genast,  excellents  acteurs  de  la  troupe  de  Weimar. 
M.  Genast  était  régisseur.  Sous  le  titre  :  Extraits  du  Journal  d'un  vieux 
comédien  [Ausdem  Tagebucheines  allen  Schauspieler],  son  fils  vient  de 
publier  un  livre  intéressant  qui  donne  de  nombreux  détails  sur  l'âge 
d'or  du  théâtre  de  Weimar.  Voici  entre  autres  une  anecdote  sur  Gœlhe, 
qui  montre  bien  sa  manière  d'agir  avec  les  comédiens.  «  A  la  première 
répétition  dQ  Zénobie,  Unzelmann,  un  des  favoris  de  Gœlhe,  parut  avec 

5. 


82  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

prose,  chacune  en  un  acte.  L'une  est  très-gaie  el  finit  par 
un  mariage,  l'autre  est  terrible,  émouvante,  et  le  dénoû- 
IKicnt  amène  deux  morts.  Celle-ci  remonte  au  temps  de 
Schiller,  et,  sur  mon  avis,  il  avait  déjà  écrit  une  scène. 
J'ai  longtemps  médité  les  deux  sujets,  ils  me  sont  par- 
faitement présents,  et  je  voudrais  les  dicter  tous  deux 
dans  l'espace  de  huit  jours,  comme  je  l'ai  fait  pour  mon 
Citoijen  général.  » 

« — Faites-le,  dis-je,  écrivez  les  deux  pièces  ;  après  les 
Années  de  voyage  ce  sera  un  rafraîchissement  pour 
votre  esprit;  cela  vous  fera  l'effet  d'une  petite  excursion. 
Quelle  joie  dans  le  monde  si,  ce  que  personne  n'attend 
plus,  vous  faisiez  encore  quelque  chose  pour  le  théâtre  !  h 

« — Je  vous  le  répète,  continua-t-il,  si  les  Genast  restent 
ici,  je  ne  suis  pas  sûr  de  ne  pas  tous  jouer  ce  tour.  Mais, 
sans  eux,  je  n'aurais  pas  de  plaisir  à  écrire,  car  une 
pièce  de  théâtre  sur  le  papier,  ce  n'est  rien  du  tout.  Le 
poète  doit  connaître  les  moyens  qu'il  mettra  en  œuvre;  il 
faut  qu'il  calque  ses  rôles  sur  les  personnes  qui  doivent 
les  jouer.  Si  je  peux  compter  sur  Genast  et  sur  sa  femme, 


son  rôle  à  la  main,  et  au  lieu  de  réciter,  il  lut.  A  peine  commençait-il 
que  l'on  entendit  Gœthe,  de  sa  loge  au  fond  du  parterre,  s'écrier:  c  Je 
ne  suis  pas  habitué  à  voir  lire  les  rôles!...  »  Unzelmann  s'excusa,  en 
disant  que  sa  femme  était  malade  depuis  plusieurs  jours,  el  qu'il  n'avait 
pas  eu  le  temps  d'apprendre.  —  «  Le  jour  a  vingt-quatre  heures,  en 
comptant  la  nuit!...  »  dit  Gœthe.  —  Unzelmann  s'avança  vers  la  rampe 
et  dit  :  «  Votre  Excellence  a  parfaitement  raison  ;  en  comptant  la  nuit,  le 
jour  a  vingt-quatre  heures,  mais  si  l'homme  d'État  et  le  poète  ont  besoin 
du  repos  de  la  nuit,  il  en  est  de  même  pour  le  pauvre  comédien,  obligé 
souvent  de  débiter  des  plaisanteries  pendant  que  le  cœur  lui  saigne. 
Votre  Excellence  sait  que  je  remplis  toujours  mes  devoirs;  aujourd'hui  je 
suis  excusable.  »  —  Celte  réponse  hardie  étonna  tout  le  monde,  et  après 
qu'elle  eut  été  faite,  on  restait  silencieux,  attendant  ce  qui  allait  se  pas- 
ser. Après  un  instant,  on  entendit  de  nouveau  la  voix  puissante  de  Gœlhe  : 
«  Bien  répondu!  continuons!...  »  (Die  Antwort passt  !  Weiter!) 


I 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  83 

en  prenant  avec  eux  La  Roche,  M.  Wintenberger  et  ma- 
dame Seidel,  je  sais  ce  que  j'ai  à  l'aire,  et  peux  être  sûr 
que  l'exécution  répondra  à  mes  idées.  —  Ecrire  pour  le 
théâtre,  c'est  là  un  art  tout  particulier,  el  celui  qui  ne  le 
connaît  pas  à  fond  ne  doit  pas  s'en  occuper.  On  croit  qu'un 
fait  intéressant  par  lui-mêhie  conservera  de  l'intérêt  s'il 
est  transporte  sur  les  planches  ;  mais  pas  du  tout  !  Cer- 
taines choses  très-jolies  à  lire,  à  se  (igurer  en  esprit,  si 
elles  sont  transportées  au  théâtre,  changent  d'aspect  ;  et 
justement  ce  qui  nous  enthousiasme  dans  le  livre  nous 
laissera  peut-être  froid,  vu  sur  la  scène.  Quand  on  lit 
Heimann  et  Dorothée,  on  croit  que  c'est  là  une  œuvre 
bonne  aussi  pour  le  théâtre.  Tœpfer*  s'est  laissé  entraîner 
à  l'y  porter,  mais  qu'a-t-il  fait  là  ?  Quel  effet  produit  son 
œuvre,  surtout  si  les  acteurs  ne  sont  pas  excellents?  Qui 
peut  dire  que  ce  soit  là  à  tous  les  points  de  vue  une 
bonne  pièce  ?  Écrire  pour  le  théâtre  est  un  métier  qu'il 
faut  étudier  à  part  et  qui  exige  des  dispositions  spéciales. 
Si  l'on  n'a  pas  et  la  connaissance  du  métier  et  la  vocation 
naturelle,  il  est  bien  difficile  de  réussir.  » 

Lundi,  9  février  1829. 

Gœlhe  a  beaucoup  parlé  des  Affinités.  Une  personne 
qu'il  n'avait  jamais  vue  ni  connue  s'est  trouvée  copiée 
dans  le  personnage  de  Mittler.  «  Il  faut  donc,  ditGœthe, 
que  le  caractère  ait  quelque  vérité  et  il  doit  y  avoir  plus 
d'un  de  ses  pareils  dans  le  monde.  Il  n'y  a  pas  dans  les 
Affinités  une  hgne  qui  ne  soit  un  moment  de  ma  vie  ;  et 
c'est  un  roman  qui  renferme  tant  d'idées,  qu'il  est  impos- 
sible de  les  apercevoir  toutes  à  la  première  lecture.  » 

*  Poole  dramatique,  né  à  Berlin  en  1792. 


84  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Mardi,  10  février  1829. 

J'ai  trouvé  Goethe  entouré  de  cartes  et  de  plans  tracés 
à  propos  de  la  construction  du  port  de  Brème  ;  il  s'inté- 
resse beaucoup  à  cette  grande  entreprise  ^  —  Parlé  de 
Merck;  Goethe  m'a  lu  de  lui  une  lettre  adressée  à  Wieland 
en  1776,  écrite  en  petits  vers  spirituels  et  mordants  ;  elle 
est  dirigée  surtout  contre  Jacobi,  que  Wieland  paraît  avoir 
trop  loué  dans  un  article  du  Mercure^  ce  que  Merck  ne  peut 
lui  pardonner.  —  Parlé  de  l'état  des  esprits  à  celte  époque 
et  de  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  sortir  de  cette  ère  àetempête 
et  d'aspirations  impétueuses,  comme  on  l'appelle,  pour 
arriver  enfin  à  des  idées  plus  hautes.  —  Parlé  de  ses  pre- 
mières années  à  AYeimar.  Son  talent  poétique  était  en  con- 
flit avecla  réalité,  qu'il  était  obhgé  d'approcher  et  de  con- 
naître, à  cause  de  ses  fonctions  à  la  cour  et  dans  diverses 
branches  du  service  public.  Aussi,  dans  les  dix  premières 
années,  il  ne  produisit  en  fait  d' œuvres  poétiques  rien  d'im- 
portant. —Lu  des  fragments  de  ce  temps.  Amourettes  qui 
l'arrêtaient.  Son  père  supportait  toujours  avec  impatience 
sa  vie  de  cour.  Avantages  qu'il  a  retirés  à  ne  pas  changer 
de  résidence,  ce  qui  lui  a  évité  de  faire  deux  fois  les 
mêmes  expériences.  Fuite  en  Itahe,  pour  se  rendre  la 
fécondité  poétique.  Idée  superstitieuse  :  il  ne  partira  pas, 
si  quelqu'un  sait  son  projet  d'avance.  Pour  cette  raison, 
profond  secret.  De  Rome  il  écrit  au  duc.  Retour  d'ItaHe;  il 
exige  alors  beaucoup  de  lui-même. — La  duchesse  Amélie, 
princesse  accomplie  ;  caractère  très-naturel,  du  goût  pour 
les  jouissances  de  la  vie.  Elle  aimait  beaucoup  la  mère  de 
Gœthe,  elle  désire  la  faire  venir  pour  toujours  à  AVeimar. 

'  Gœllie  a  de  même  étudié  avec  le  plus  grand  soin  tous  les  plans  tracés 
par  Brunel  pour  le  tunnel  de  Londres. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  85 

Il  s'y  oppose  ^  —  Premiers  commencements  du  Faust» 
«  Le  Faust  a  commencé  en  même  temps  que  mon  Wer- 
ther, je  rapportai  avec  moi  à  Weimar  en  1775.  Je  l'avais 
écrit  sur  du  papier  à  lettre  ;  il  n'y  avait  pas  une  rature, 
parce  que  je  n'écrivais  jamais  un  vers  avant  d'être  sûr 
qu'il  était  bon  et  qu'il  resterait.  » 

Mercredi,  11  février  1829. 

Dîné  avec  Gœthe  et  le  directeur  des  bâtiments  Coudray. 
Celui-ci  donne  des  détails  sur  une  école  industrielle  pour 
femmes  et  sur  une  maison  d'orphelins  ;  ce  sont  les  meil- 
leures institutions  en  ce  genre  que  le  pays  possède;  elles 
ont  été  fondées  la  première  par  la  grande-princesse,  la  se- 
conde par  le  grand-duc  Charles-Auguste.  Coudray  montre 
à  Gœthe  le  plan  d'une  chapelle  pour  les  princes.  Gœthe 
fait  des  observations  sur  la  place  où  doivent  s'asseoir  les 
princes,  Coudray  les  trouve  justes.  M.  Soret  vient  après 
dîner.  Gœthe  nous  montre  les  tableaux  de  M.  de  Reu- 
tern  ^. 

Jeudi,  12  février  1829. 

Gœthe  me  lit  la  poésie  extrêmement  belle  qu'il  vient 
d'écrire  :  Aucun  être  ne  peut  tomber  dans  le  néant...  Il 
me  dit  :  «  J'ai  l'ait  ces  vers  comme  réplique  à  mes  autres 
vers  :  Tout  doit  tomber  dans  le  néant...  vers  qui  sont 
sots  et  que  mes  amis  de  Berlin,  lors  de  la  réunion  des 


*  On  a  reproché  à  Gœthe  cette  opposition.  Ceux  qui  connaissent  les 
habitudes  et  le  caractère  de  «  Madame  la  Conseillère  »  savent  fort  bien 
qu'elle  ne  pouvait  être  heureuse  qu'à  Francfort.  Jamais  du  reste  elle  n'a 
élevé  la  plus  petite  plainte  contre  son  Wolfgang;  elle  ne  parla  de  lui  jus- 
qu'à son  dernier  moment  qu'avec  une  affection  enthousiaste. 

-  Gérard  de  ileutern,  né  en  Livonie,  en  1785.  Il  servit  d'abord  dans 
l'armée  russe,  et  quitrta  le  service  pour  se  consacrer  fout  entier  à  la  pein- 
ture. Voir  plus  loin  la  conversation  du  1"  avril  1851. 


86  CONVEKSAIIUISS  DE  GŒTHE. 

naturalistes,  ont,  à  mon  grand  regret,  exposés  publique- 
ment en  lettres  d'or  ^  » 

Sur  le  grand  mathématicien  La  grange,  dont  il  exalte 
l'excellent  caractère,  il  a  dit  :  «  C'était  un  homme  bon, 
et,  précisément  par  ce  motif,  il  était  grand.  Car  si  un 
homme  bon  est  doué  de  talent,  il  travaillera  toujours 
pour  le  salut  du  monde,  qu'il  soit  artiste,  naturahste, 
poëte  ou  n'importe  quoi.  — Vous  avez  hier,  à  dîner,  fait 
une  connaissance  phis  intime  de  Coudray,  et  j'en  suis  con- 


*  Cette  poésie  nouvelle  est  in\.\lu\ce  TestOînent.  Elle  résume,  en  effet, 
dans  sept  strophes,  plusieurs  grands  principes  que  Gœlhe  cgnsidérait  dans 
sa  vieillesse  oomme  l'essence  de  ses  méditations  et  de  son  expérience. 
Son  importance  nous  autorise  à  l'insérer  ici,  malgré  son  étendue  : 

«  I.  Aucun  être  ne  peut  tomber  dans  le  néant!...  L'essence  éternelle 
vit  et  agit  toujours  dans  tous  les  êtres;  attache-toi  donc  à  l'existence 
avec  bonheur!  L'existence  est  éternelle;  car  des  lois  protègent  les  tré- 
sors vivants  dont  se  pare  l'univers!  —  II.  Le  vrai  a  été  trouvé  depuis 
longtemps;  il  a  réuni  à  lui  toule  la  suite  entière  des  nobles  esprits.  Em- 
brasse donc  l'antique  vérité  !  Fils  de  la  terre,  rends  des  actions  de  grâces 
au  sage  qui  lui  a  tracé  son  cercle  autour  du  soleil  et  qui  prescrit  sa  route 
à  la  sœur  du  soleil!  — III.  Tourne  ensuite  ton  regard  vers  toi-même: 
dans  les  profondeurs  de  ton  être  intime,  tu  trouveras  un  guide  auquel 
tout  noble  esprit  se  confie  sans  réserves.  Aucune  règle  ne  peut  là  te 
manquer,  car  la  conscience  libre  est  le  soleil  de  ton  jour  moral.  —  IV.  Les 
sens  sont  aussi  un  guide  pour  toi;  si  ton  intelligence  se  tient  éveillée, 
ils  ne  te  montreront  pas  d'erreurs.  D'un  vif  regard  observe  avec  joie,  ei 
d'un  pas  assuré  et  modeste  marche  à  travers  les  plaines  de  ce  monde 
comblé  de  riches  dons.  —  V.  Que  ta  jouissance  soit  modérée  dans  l'abon» 
dance  et  la  bénédiction;  que  la  raison  soit  toujours  là,  quand  la  vi( 
jouit  de  la  vie.  C'est  ainsi  que  le  passé  cesse  d'être  éphémère,  ainsi  l'a- 
venir est  d'avance  vivant  en  nous;  ainsi  le  moment  présent  est  l'éternité. 
—  VI.  Et  quand  tu  seras  ainsi  formé,  quand  tu  seras  pénétré  de  cette 
vérité  :  «Il  n  y  a  de  vrai,  de  vraiment  existant  pour  loi  que  ce  qui  rend 
«  ton  esprit  fécond,  »  alors  observe  le  cours  général  du  monde,  et,  le 
laissant  suivre  sa  route,  associe-toi  à  la  minorité.  —  VII.  Dans  tous  les 
temps,  ce  que  le  philosophe,  le  poëte  a  préféré,  c'est  travailler  en  si- 
lence aux  créations  de  son  esprit;  ce  sera  là  ton  sort,  le  plus  enviable  de 
tous;  tu  jouiras  par  avance  des  sentiments  qui  doivent  remplir  un  jour 
les  plus  nobles  âmes.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  87 

tent.  Il  parle  rarement  en  société,  mais  vous  avez  pu  voir, 
dans  cette  réunion  intime  entre  nous,  quel  excellent  esprit 
et  quel  excellent  caractère  se  cachent  dans  cet  homme.  On 
lui  a  d'abord  fait  beaucoup  d'opposition,  mais  mamte- 
nant  il  jouit  entièrement  de  la  faveur  et  de  la  confiance 
du  duc.  Coudray  est  un  des  plus  habiles  architectes  de 
notre  temps.  Nous  nous  sommes  rapprochés  l'un  de 
l'autre,  et  cela  nous  a  servi  à  tous  deux.  Ah!  si  je  l'avais 
eu  il  y  a  cinquante  ans!  » 

A  propos  des  connaissances  de  Gœthe  en  architecture, 
je  faisais  remarquer  qu'il  avait  dû  beaucoup  gagner  en 
Italie.  «  J'ai  pris  là,  dit-il,  une  idée  du  sérieux  et  du 
grand,  mais  aucun  savoir-faire.  C'est  la  construction  du 
château  deWcimar  qui  m'a  fait  faire  des  progrès.  Je  dus 
m'en  occuper,  et  j'allai  même  jusqu'à  dessiner  des  mou- 
lures de  cornichci.  —  Je  fis  d'une  certaine  façon  mieux 
que  les  gens  du  métier,  parce  que,  ayant  le  goût  plus  cul- 
tivé, je  pouvais  avoir  de  meilleures  idées.  » 

La  conversation  arriva  à  Zelter.  «  J'ai  reçu  une  lettre  de 
lui;  il  m'écrit  entre  autres  que  l'exécution  du  Messie  a 
été  gâtée  par  une  de  ses  élèves,  qui  a  chanté  un  air  trop 
mollement,  trop  faiblement,  trop  sentimentalement.  La 
faiblesse  est  un  des  traits  distinctifs  de  notre  siècle.  Je 
suppose  qu'en  Allemagne  elle  est  une  suite  de  l'effort  qui 
a  été  fait  pour  chasser  les  Français.  Peintres,  natura- 
listes, sculpteurs,  musiciens,  poètes,  tous,  à  peu  d'ex- 
ceptions près,  tous  pèchent  par  la  débilité,  et  dans  la 
masse  de  la  nation  il  en  est  de  même. 

«  —  Cependant  je  ne  perds  pas  l'espérance,  dis-je,  de 
voir  naître  une  musique  convenable  pour  Faust. 

«  —  C'est  tout  à  fait  impossible,  dit  Gœthe.  Les  ac- 
cents durs,  pénibles,  terribles,  qu  elle  devrait  renfer- 


88  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

mer  par  places  sont  tout  à  fait  opposés  à  ce  temps-ci. 
jja  musique  devrait  être  dans  le  caractère  de  Don  Juan; 
Mozart  aurait  pu  écrire  la  partition  du  Faust.  Meyerbeer 
le  pourrait  peut-être  ;  mais  il  ne  se  laissera  pas  entraîner 
à  une  pareille  œuvre,  il  est  trop  engagé  avec  les  théâ- 
tres d'Italie.  » 

Goethe,  je  ne  sais  à  quelle  occasion,  fit  ensuite  cette 
observation  remarquable  :  «  Tout  ce  qui  est  grand,  intel- 
ligent, est  en  minorité.  Il  y  a  eu  des  ministres  qui  avaient 
contre  eux  peuple  et  roi,  et  qui  étaient  obUgés  de  pour- 
suivre seuls  leurs  grands  plans.  — Il  ne  faut  pas  penser 
que  la  raison  soit  jamais  populaire.  Les  passions,  les 
sentiments  peuvent  devenir  populaires,  mais  la  raison 
restera  toujours  la  propriété  exclusive  de  quelques 
élus.  » 

Vendredi,  13  février  1829. 

Liné  seul  avec  Gœthe.  «  Quand  j'aurai  terminé  les 
Années  de  voyage^  dit-il,  je  me  tournerai  de  nouveau 
vers  la  botanique,  afin  d'avancer  la  traduction  de  Soret. 
Je  crains  seulement  que  ce  travail  ne  m'entraîne  trop  loin, 
et  ne  devienne  de  nouveau  une  montagne.  Il  y  a  encore  de 
grands  secrets  cachés;  j'en  sais  plusieurs,  j'en  pressens 
beaucoup  d'autres.  Je  vais,  en  vous  confiant  une  de  mes 
idées,  vous  parler  d'une  façon  étrange.  La  plante  va  de 
nœud  en  nœud  et  se  termine  enfin  par  la  fleur  et  la  se- 
mence. Dans  le  résine  animal  il  en  est  de  même.  La  ché- 
nille,  le  ténia  se  développent  nœud  par  nœud  et  forment 
à  la  fin  une  tête;  chez  les  animaux  supérieurs  et  chez 
l'homme  ce  sont  les  vertèbres  qui  s'ajoutent  les  unes  aux 
autres  et  se  terminent  par  la  tête,  dans  laquelle  se  con- 
centrent les  forces.  —  Ce  qui  arrive  ainsi  chez  chaque 
individu   arrive  également  pour  les  collections  d'indi- 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIE.  89 

vidus.  Ainsi  les  abeilles,  qui  sont  une  collection  d'indivi- 
dus, s'ajoutent  les  unes  aux  autres,  et  il  sort  de  leur 
ensemble  la  reine,  qui  doit  se  considérer  comme  l'extré- 
mité et  la  tête  de  leur  société.  —  L'idée  que  j'ai  est  mys- 
térieuse, difficile  à  exprimer,  mais  je  la  conçois  pourtant 
bien.  —  C'est  encore  ainsi  qu'un  peuple  produit  ses  hé- 
ros qui,  semblables  aux  demi-dieux,  marchent  en  tête 
pour  nous  sauver  et  nous  défendre.  C'est  ainsi  que 
toutes  les  forces  poétiques  des  Français  se  réunissent 
dans  Voltaire.  Ces  chefs  d'un  peuple  sont  grands  dans  la 
génération  sur  laquelle  ils  agissent;  beaucoup  exercent  en- 
core longtemps  après  leur  influence;  la  plupart  sont  rem- 
placés par  d'autres  et  oubliés  de  la  postérité.  » 

Gœthe  parla  ensuite  des  naturalistes  dont  la  principale 
affaire  aujourd'hui  est  de  prouver  leurs  opinions  per- 
sonnelles. «M.  de  Buch,  dit-il,  a  publié  un  nouvel  ou- 
vrage qui  dans  le  titre  même  renferme  une  hypothèse. 
Il  traite  des  blocs  de  granit  qui  gisent  çà  et  là,  on  ne 
sait  ni  comment  ni  pourquoi.  M.  de  Buch  met  sur  s<^«^ 
enseigne  que  ces  blocs  de  granit  ont  été  poussés  de  l'is 
térieur  de  la  terre  par  quelque  force  puissante,  et  qu'ils 
ont  été  brisés,  c'est  là  ce  que  dit  son  titre,  dans  lequel 
il  parle  déjà  de  blocs  dispersés.  —  Il  n'y  a  qu'un  pas 
bien  facile  à  faire  pour  arriver  à  la  dispersion,  et  c'est 
ainsi  que  le  pauvre  lecteur  se  voit  la  tête  prise  dans  l'er- 
reur sans  savoir  comment.  Il  faut  vieillir  pour  aperce- 
voir tout  cela,  et  de  plus  avoir  assez  d'argent  pour  payer 
ses  expériences.  Chaque  trait  juste  qui  me  vient  dans  l'es- 
prit me  coûte  une  bourse  pleine  d'or;  un  demi-million  de 
ma  fortune  privée  a  passé  à  travers  mes  mains  pour  ap- 
prendre ce  que  je  sais  maintenant;  j'y  ai  dépensé  non- 
seulement  toute  la  fortune  de  mon  père,  mais  mon  traite- 


90  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

ment  el  les  gains  littéraires  considérables  que  je  fais 
depuis  plus  de  cinquante  ans.  De  plus  j'ai  vu  dépenser 
par  des  princes  un  million  et  d<3mi  pour  des  entreprises 
qui  m'intéressaient  de  près,  et  dont  je  suivais  les  pro- 
grès, la  réussite  ou  les  désastres.  —  Ce  n'est  pas  assez 
d'avoir  du  talent,  il  faut  pour  devenir  instruit  autre 
chose  encore,  il  faut  vivre  dans  de  grandes  relations, 
asoir  l'occasion  de  voir  dans  les  cartes  des  grands 
joueurs  du  temps,  et  courir,  en  jouant  soi-même,  les 
risques  du  gain  et  de  la  perte.  —  Sans  mes  études  d'his- 
toire naturelle,  cependant,  jamais  je  n'aurais  appris  à 
connaître  les  hommes  tels  qu'ils  sont.  Partout  ailleurs 
on  ne  peut  pas  voir  et  penser  aussi  nettement;  on  n'a- 
perçoit pas  aussi  bien  les  erreurs  des  sens  et  de  l'intel- 
ligence, les  faiblesses  et  les  énergies  du  caractère;  tout 
est  plus  ou  moins  élastique  et  incertain,  et  se  laisse 
façonner  plus  ou  moins;  mais  la  nature  n'entend  pas 
ces  plaisanteries  ;  elle  est  toujours  vraie,  toujours  sé- 
rieuse, toujours  sévère;  elle  a  toujours  raison,  et  les 
fautes  et  les  erreurs  sont  ici  toujours  de  l'homme.  Elle 
méprise  l'impuissant  ;  elle  ne  se  donne  et  ne  révèle  ses 
secrets  qu'au  puissant,  au  sincère,  au  pur.  —  La  pénétra- 
tion ne  suffit  pas;  il  faut  être  capable  d'élever  sa  raison  sur 
les  hauteurs  suprêmes  pour  être  digne  de  toucher  à  la  Divi- 
nité, qui  se  manifeste  dans  les  phénomènes  primitifs  physi- 
ques et  moraux,  se  cachant  derrière  eux  et  les  produisant. 
La  Divinité  est  agissante  dans  ce  qui  vit,  mais  non  dans 
ce  qui  est  mort  ;  elle  est  dans  tout  ce  qui  naît,  tout  ce  qui 
se  transforme,  mais  non  dans  ce  qui  est  né  déjà  et  reste 
maintenant  immobile.  Voilà  pourquoi  la  raison  pure,  qui 
tend  vers  le  divin,  s'occupe  de  tout  ce  qui  naît,  de  tout 
ce  qui  vit;  l'entendement,  au  contraire,  se  porte  sur 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  91 

ce  qui  existe  et  ne  change  pas,  pour  le  faire  servir  à  un 
but  pratique. 

La  minéralogie,  par  exemple,  est  une  science  de 
Tentendement,  de  la  vie  pratique,  car  elle  porte  sur 
des  objets  morts;  dans  cette  science,  il  n'y  a  pas  à  pen- 
ser à  une  synthèse.  Les  objets  de  la  météorologie,  au 
contraire,  sont  bien  vivants  ;  nous  les  voyons  tous  les 
jours  s'agiter  et  agir,  ils  peuvent  donc  être  soumis  à 
une  synthèse  ;  cependant  ici  les  influences  réciproques 
sont  si  variées,  que  cette  synthèse  reste  au-dessus  de 
l'homme,  et  il  se  fatigue  inutilement  à  faire  des  obser- 
vations et  des  expériences.  Nous  gouvernons  vers  des 
hypothèses,  vers  des  îles  imaginaires,  et  la  vraie  syn- 
thèse restera  sans  doute  une  terre  inconnue.  Cela  ne 
m'étonne  pas,  car  je  sais  combien  il  est  difficile  d'arriver 
à  une  synthèse  même  dans  des  sujets  d'étude  aussi  sim- 
ples que  les  plantes  et  les  couleurs. 


Mardi,  17  février  1829. 

Nous  avons  beaucoup  parlé  du  Grand  Cophte.  — 
«  Lavater,  me  dit  Gœthe,  croyait  à  Caghostro  et  à  ses  mi- 
racles. Quand  on  l'eut  démasqué  comme  fripon,  Lavater 
soutenait  que  le  fripon  était  un  autre  Cagliostro,  et  que  le 
magicien  Cagliostro  était  un  être  saint.  Lavater  était  un 
homme  tout  à  fait  excellent,  mais  il  obéissait  à  de  fortes 
illusions,  et  la  vérité  stricte  n'était  pas  dans  ses  goûts  ;  il 
trompait  et  lui-même  et  les  autres.  C'est  là  ce  qui  amena 
entre  nous  une  rupture  complète.  Je  l'ai  vu  pour  la  der- 
nière fois  à  Zurich,  sans  qu'il  me  vît.  J'allai  déguisé  à  la 
promenade,  je  le  vis  venir  vers  moi,  je  me  détournai,  il 
passa  devant  moi  sans  me  voir.  Sa  démarche  était  celle 


92  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

d'une  autruche,  ^'oilà  pourquoi,  sur  leBloksberg,  il  appa- 
raît sous  cette  formel  » 

Je  demandai  à  Goethe  si  Lavater  avait  du  goût  pour 
l'étude  de  la  nature,  comme  on  le  supposerait  presque 
d'après  son  Traité  de  phtjsiognomonie,  —  «  Absolument 
aucun  goût,  me  répondit  Gœthe  ;  il  n'avait  de  goût  que 
pour  les  idées  morales  et  religieuses.  Tout  ce  que  la  Phy- 
siofjnomonie  de  Lavater  contient  sur  le  cerveau  des  ani- 
maux est  de  moi.  » 

Nous  causâmes  alors  des  Français,  des  leçons  de 
Guizot,  de  Villemain,  de  Cousin,  et  Gœthe  parla  avec  une 
haute  estime  du  point  de  vue  de  ces  écrivains,  de  la  ma- 
nière libre  et  directe  dont  ils  considéraient  tout  et  de 
leur  marche  nouvelle  vers  les  buts  qu'ils  poursuivent.  — 
Il  dit  :  c(  C'est  comme  si,  jusqu'à  présent,  on  n'était 
arrivé  dans  un  jardin  que  par  des  chemins  sinueux  et 
détournés ,  ces  hommes  sont  assez  hardis  et  assez  libres 
pour  renverser  les  murs  et  bâtir  à  leur  place  une  porte 
qui  conduit  immédiatempnt  à  l'allée  centrale  du  jardin.  » 

Cousin  nous  amena  à  parler  de  la  philosophie  indienne, 
«  Cette  philosophie,  dit-il,  si  les  rapports  des  Anglais  sont 
exacts,  n'a  rien  qui  nous  soit  étranger;  bien  au  contraire, 
elle  répète  toutes  les  époques  que  nous  avons  traversées 
nous-mêmes.  Nous  sommes  sensuahstes,  aussi  longtemps 
que  nous  sommes  enfants  :  idéalistes,  quand  nous  aimons 
et  que  nous  mettons  dans  l'objet  aimé  des  qualités  qui, 
vraiment,  n'y  sont  pas.  L  amour  chancelle,  nous  doutons 
de  la  fidélité,  et  nous  devenons  sceptiques  sans  nous  en 
douter.  Le  reste  de  la  vie  se  passe  dans  l'indifférence; 
nous  laissons  les  choses  aller  comme  elles  veulent,  et 

*  Dans  le  Faust,  seconde  partie,  scène  ir. 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  93 

nous  finissons  par  le  quiétisme,  tout  comme  les  philoso- 
phes indiens  *. 

«  Dans  la  philosophie  allemande  il  y  aurait  encore  deux 
grandes  choses  à  faire.  Kanta  écrit  la  Critique  de  la  rai- 
son pure^  et  il  a  rendu  par  là  un  service  infini  ;  mais  le 
cercle  n'est  pas  fermé.  Maintenant,  il  faudrait  qu'un 
homme  capahle,  remarquable,  écrivît  la  Critique  des 
sens  et  de  l entendement  humain  ;  et,  si  ces  deux  livres 
étaient  tous  les  deux  bien  faits,  la  philosophie  allemande 
n'aurait  plus  beaucoup  à  désirer.  —  Hegel,  continua-t-il, 
a  publié  dans  YAbnanach  berlinois  un  article  sur  Ila- 
mann,  que  j'ai  lu  et  relu  ces  jours-ci  et  que  je  dois  louer 
beaucoup.  Les  jugements  de  Hegel  comme  critique  ont 
toujours  été  bons.  —  Villemain  a  aussi  comme  critique 
un  rang  très-élevé.  Les  Français  ne  reverront  jamais  un 
talent  égal  à  celui  de  Voltaire  ;  mais  on  peut  dire  que  le 
point  de  vue  de  Yillemain  se  trouvant  plus  élevé  que 
celui  de  Voltaire,  Villemain  peut  critiquer  Voltaire  et 
juger  ses  qualités  et  ses  défauts.  » 

Mercredi,  18  février  1829. 

Nous  avons  causé  de  la  théorie  des  couleurs,  et,  entre 
autres,  des  verres  à  boire  oii  sont  ciselées  des  figures 
maies  ;  tournées  vers  la  lumière,  elles  paraissent  jaunes  ; 
tournées  vers  l'obscurité,  elles  paraissent  bleues,  et  on 
jouit  ainsi  par  elles  de  la  vue  d'un  phénomène-principe. 
Gœthe  a  dit  à  cette  occasion  :  «  Le  point  le  plus  élevé  où 
l'hommepuisse  arriver,  c'est  l'étonnement;  qu'il  se  trouve 
donc  content  de  pouvoir  contempler  avec  étonnement 
un  phénomène  primordial  ;  quant  à  arriver  plus  haut,  à 

'  Gœthe  ici  résume  à  sa  façon,  en  la  modifiant  sur  plusieurs  points, 
une  belle  Icoon  de  M.  Cousin. 


94  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

aller  plus  loin,  cela  lui  est  refusé.  Ici  est  la  limite.  Mais, 
d'ordinaire,  ce  simple  spectacle  ne  suffit  pas  aux  hommes; 
ils  croient  qu'ils  pourront  pénétrer  plus  avant,  et  ils 
ressemblent  aux  enfants  qui,  lorsqu'ils  ont  regardé  dans 
un  miroir,  le  tournent  aussitôt  pour  voir  ce  qu'il  y 
a  derrière.  » 

La  conversation  tomba  sur  Merck,  et  je  demandai  s'il 
s'était  occupé  d'histoire  naturelle.  «  Oui,  certes,  dit 
Gœthe;  il  possédait  même  d'importantes  collections. 
Merck  était  un  homme  de  connaissances  extrêmement 
variées.  Il  aimait  aussi  l'art,  etsa  passion  allaitmême  si  loin 
que  lorsqu'il  voyait  un  bel  ouvrage  entre  les  mains  d'un 
philistin,  incapable,  selon  lui,  de  l'apprécier,  il  employait 
tous  les  moyens  pour  le  faire  arriver  dans  sa  propre 
collection.  Il  n'avait  en  pareille  matière  aucun  scrupule, 
tout  moyen  lui  était  bon,  et  même,  s'il  ne  pouvait  faire 
autrement,  il  ne  dédaignait  pas  une  espèce  de  haute  four- 
berie. »  —  Gœthe  en  cita  quelques  exemples  intéres- 
sants, puis  il  continua  :  «  Un  homme  comme  Merck  ne 
peut  renaître,  et  s'il  renaissait,  le  monde  le  forcerait  à 
vivre  autrement.  C'était  une  bonne  époque  que  celle  de 
notre  jeunesse.  La  littérature  allemande  était  encore  une 
table  rase  sur  laquelle  on  espérait  joyeusement  trncer 
mainte  chefs-d'œuvre.  Mais  aujourd'hui,  elle  est  si  cou- 
verte d'écriture,  si  barbouillée,  qu'il  n'y  a  plus  de  plaisir 
à  la  regarder,  et  un  homme  d'esprit  ne  sait  plus  où 
trouver  de  la  place  pour  écrire  ce  qu'il  veut.  » 

Jeudi,  19  février  1829. 

Dîné  seul  avec  Gœthe  dans  s^n  cabinet  de  travail.  — 
Il  était  très-gai;  il  me  dit  qu'il  avait  reçu  aujourd'hui 
beaucoup  d'excellentes  nouvelles,  et  qu'il  avait  heureu- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  9h 

sèment  terminé  une  affaire  avec  Artaria  ^  et  avec  la  cour. 
Nous  causâmes  beaucoup  à'Egmont,  qui  avait  été  donné 
hier  soir  au  théâtre,  avec  les  corrections  de  Schiller, 
et  nous  parlâmes  des  défauts  que  la  pièce  devait  à  ces 
corrections.  —  «  Pour  beaucoup  de  raisons,  dis-je,  il 
n'est  pas  bon  que  la  Régente  manque;  elle  est  tout  à  fait 
nécessaire  à  la  pièce;  car  non-seulement  sa  présence 
donne  à  l'ensemble  un  caractère  plus  élevé,  plus  noble, 
mais  les  questions  politiques  et  surtout  les  relations 
avec  la  cour  d'Espagne  deviennent  bien  plus  claires 
et  bien  plus  frappantes  par  sa  conversation  avec  Ma- 
chiavel. » 

«  —  Sans  aucun  doute,  dit  Gœthe.  Egmont  aussi  ga- 
gne de  l'importance  par  l'éclat  que  jette  sur  lui  l'affec- 
tion de  la  princesse,  et  Claire  paraît  s'élever,  quand  nous 
voyons  que,  triomphant  même  d'une  princesse,  elle  pos- 
sède seule  tout  l'amour  d'Egmont.  Ce  sont  là  des  détails 
délicats,  mais  que  l'on  ne  peut  altérer  sans  coxnpro- 
mettre  l'ensemble.  » 

«  —  Et  puis,  ajoutai-je,  il  me  semble  qu'en  face  de 
tous  ces  grands  rôles  d'hommes,  un  seul  rôle  de  femme, 
comme  celui  de  Claire,  paraît  trop  faible,  et  comme 
écrasé.  Le  rôle  de  la  Régente  donne  plus  d'équilibre  à 
tout  l'ensemble.  Que  l'on  parle  d'elle,  cela  ne  suffit  pas, 
l'apparition  de  la  personne  elle-même  fait  seule  impres- 
sion. » 

«  —  Vos  observations  sont  très-justes,  dit  Gœthe. 
Lorsque  j'écrivis  cette  pièce,  j'ai,  comme  vous  le  pensez 
bien,  tout  pesé  mûrement,  et  il  n'est  pas  étonnant  qu'un 
ensemble  souffre  quand  on  supprime  une  figure  princi- 

*  Libraire-éditeur. 


9(5  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  , 

pale  qui  avait  été  conçue  dans  l'ensemble  et  qui  le  sou*  ; 
tenait.  Mais  il  y  avait  dans  la  nature  de  Schiller  quelque  ' 
chose  de  violent;  il  agissait  trop  souvent  d'après  une  1 
idée  préconçue,  sans  assez  considérer  le  sujet  qu'il  avait  i 
à  manier.  » 

«  —  On  pourrait  vous  gronder,  dis-je,  d'avoir  souffert  ' 
sa  manière  d'agir,  et  de  lui  avoir  donné  une  liberté  illi«  i 
mitée  dans  une  question  aussi  grave.  »  ,  i 

«  —  On  a  souvent  plus  d'indifférence  qu'on  ne  le  de-  j 
vrait,  répondit  Gœthe.  Et  puis  dans  ce  temps-là  j'élais  i 
profondément  préoccupé  d'autres  idées.  J'avais  pour  \ 
Egmont  aussi  peu  d'intérêt  que  pour  le  théâtre,  je  le  j 
laissai  faire.  Maintenant,  ce  qui  me  console,  c'est  que  du 
moins  la  pièce  est  imprimée  telle  qu'elle  fut  écrite,  et  ! 
qu'il  y  a  des  théâtres  assez  intelligents  pour  la  jouer  sans  i 
les  coupures.  »  ! 

Gœthe  me  parlant  alors  de  la  Théorie  des  couleurs^   \ 
m'a    demandé   si  j'avais  pensé    à  sa  proposition  d'en   ' 
écrire  un  résumé.  Je  lui  dis  où  j'en  étais,  et  nous  ar-  j 
rivâmes  à  celte  occasion  à  une  petite  discussion  que  je  \ 
veux  raconter.  J'avais,  en  étudiant  le  livre  de  Gœthe , 
découvert   une   explication   évidemment   contraire   aux 
faits.  Aujourd'hui ,  j'aurais  bien  voulu  lui  cacher   que 
j'avais  trouvé  une  légère  erreur  dans  sa  Théorie,  car  je 
ne  savais  trop  comment  je  lui  dirais  la  vérité  sans  le 
blesser.  Mais  comme  ce  résumé  dont  il  m'avait  chargé 
est  chose  sérieuse  à  mes  yeux,  je  devais,  pour  entrer  dans  1 
Tentreprise  avec  assurance,  faire  effacer  toutes  les  er- 
reurs  et    discuter    toutes    les   explications   fausses.    Il 
n'y  avait  qu'une  chose  à  faire,  c'était  de  lui  confesser 
tout  simplement  qu'après  des   oDservations  attentives, 
j'étais  amené  à  m'écarter  un  peu  sur  quelques  points  de 


CON\ERSATIONS  DE  GŒTIIE.  97 

ses  opinions;  je  lui  dis  donc  que  ses  théories  sur  les 
ombres  bleues  de  la  neige  et  sur  les  doubles  ombres  co- 
lorées ne  me  paraissaient  pas  tout  à  fait  fondées.  Comme 
il  ne  m'a  pas  été  donné  de  développer  assez  clairement 
mes  idées  par  la  parole,  je  me  bornai  à  dire  le  résultat 
de  mes  observations  sans  entrer  davantage  dans  la  dis- 
cussion des  détails,  ce  que  je  me  réservai  de  faire  par 
écrit.  —  A  peine  avais-je  commencé  à  parler  que  le  visage 
serein  et  calme  de  Gœthe  s'assombrit,  et  je  vis  trop  clai- 
rement qu'il  n'accueillait  pas  mes  critiques.  —  «  Certes, 
dis-je,  (jui  veut  avoir  raison  contre  Votre  Excellence 
doit  se  lever  matin,  cependant  il  peut  se  faire  que  l'es- 
prit en  pleine  majorité  se  presse  trop  et  que  le  débutant 
encore  mineur  voie  la  vérité.  » 

((  —  Comme  si  vous  l'aviez  vue!  répondit  Gœthe  d'un 
ton  un  peu  railleur;  votre  idée  de  la  lumière  colorée 
appartient  au  quatorzième  siècle,  et  vous  êtes  plongé 
au  fond  de  la  dialectique.  —  La  seule  chose  qui  soit 
bonne  en  vous,  c'est  qu'au  moins  vous,  vous  êtes  assez 
honnête  pour  dire  tout  droit  tout  ce  que  vous  pensez.  — 
Il  se  passe  pour  ma  théorie  des  couleurs,  dit-il  plus  dou- 
lement  avec  un  air  plus  gai,  ce  qui  s'est  passé  pour  la 
doctrine  chrétienne.  On  croit  quelque  temps  avoir  des 
disciples  fidèles,  et,  avant  que  l'on  y  ait  pris  garde,  ils  se 
séparent  de  vous  et  forment  une  secte  !  Vous  êtes  un 
hérétique,  comme  les  autres,  car  vous  n'êtes  pas  le  pre- 
mier qui  m'ait  abandonné.  Je  me  suis  séparé  des  hommes 
les  meilleurs  pour  des  divergences  sur  quelques  points  de 
ma  théorie  des  couleurs  !»  —  Et  il  me  cita  des  noms 
connus. 

Nous  avions  pendant  ce  temps  fini  de  dîner;  la  con- 
versation s'arrêta ,  Gœthe  se  leva  et  se  mit  près  de  la 

.6 


93  CONVERSATIOISS  DE  GŒTHE. 

fenêtre.  Je  m'avançai  vers  lui  et  lui  pressai  la  main,  car 
malgré  sa  gronderie,  je  l'aimais;  je  sentais  aussi  que  la 
raison  était  de  mon  côté  et  que  c'était  lui  souffrait  dans 
cette  discussion. 

Cela  ne  dura  pas  longtemps;  bientôt  nous  parlâmes 
de  nouveau  avec  gaieté  sur  différents  sujets  ;  cependant, 
quand  en  m'en  allant  je  lui  dis  que  je  lui  donnerais  mes 
observations  par  écrit,  et  que  c'était  seulement  à  cause 
du  peu  d'habileté  de  mon  langage  qu'il  ne  m'avait  pas 
donné  raison,  il  ne  put  pas  s'empêcher,  sur  le  seuil,  de 
me  jeter  encore,  moitié  riant,  moitié  se  moquant,  quel- 
ques mots  sur  les  hérétiques  et  sur  l'hérésie. 

Si  l'on  se  demande  pourquoi  Goethe  ne  supportait  pas 
volontiers  la  contradiction  sur  sa  Théorie  des  couleurs, 
tandis  que  pour  ses  œuvres  poétiques  il  se  montrait  tou- 
jours on  ne  peut  plus  facile  et  acceptait  avec  reconnais- 
sance toute  observation  fondée,  on  trouvera  peut-être  l'ex- 
plication du  problème  en  pensant  que  son  talent  comme 
poète  avait  été  partout  pleinement  reconnu,  tandis  que 
pour  sa  Théorie  des  couleurs^  la  plus  grande  et  la  plus  dif- 
ficile de  ses  œuvres,  il  n'avait  rencontré  partout  que  blâme 
et  contradiction.  Pendant  la  moitié  de  son  existence  il 
n'entendit  de  toutes  parts  résonner  à  ses  oreilles  qu'une 
éternelle  protestation,  et  il  était  alors  assez  naturel  qu'il 
se  tînt  toujours  dans  un  état  de  défense  armée,  prêt 
à  repousser  une  opposition  passionnée.  Il  en  était 
de  Gœthe,  avec  sa  Théorie  des  couleurs,  comme  d'une 
bonne  mère  qui  aime  d'autant  plus  un  excellent  enfant 
qu'il  est  moins  bien  accueilli  ailleurs.  —  «  Je  ne  fais  pas 
)rop  de  cas  de  tout  ce  que  j'ai  produit  comme  poète, 
disait-il  souvent;  d'excellents  poètes  ont  vécu  en  même 
temps  que  moi,  de  plus  grands  que  moi  ont  vécu  avant 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  99 

moi,  et  il  en  viendra  de  pareils  après  moi.  Mais  que  j'aie 
été  dans  mon  siècle  le  seul  qui,  dans  la  science  difficile 
de  la  théorie  des  couleurs,  ait  vu  la  vérité,  voilà  ce  dont 
je  suis  fier,  et  ce  qui  me  donne  le  sentiment  de  ma  supé- 
riorité sur  un  grand  nombre  d'hommes.  » 

Vendredi,  20  février  1829. 

Dîné  avec  Gœthe.  Il  est  heureux  d'avoir  fini  les  An- 
nées  de  voijage,  qu'il  doit  envoyer  demain  à  l'éditeur. 
Pour  la  Théorie  des  couleurs^  il  s'est  rapproché  un  peu 
de  mon  opinion  au  sujet  de  la  couleur  bleue  des  ombres  sur 
la  neige.  —  Il  parle  de  son  Voyage  en  Italie,  qu'il  est  en 
train  de  revoir.  —  «  Nous  sommes  comme  les  femmes, 
dit-il;  quand  elles  accouchent,  elles  font  vœu  de  ne  ja- 
mais s'approcher  désormais  d'un  homme,  et  avant  qu'on 
ait  le  temps  d'y  penser,  elles  sont  de  nouveau  enceintes.  » 

Lundi,  23  février  1829. 

«  Je  viens  de  trouver  dans  mes  papiers  une  feuille 
sur  laquelle  j'appelle  l'architecture  une  musique  fixée, 
disait  Gœthe  aujourd'hui.  Et  en  effet,  il  y  a  quelque  chose 
comme  cela;  l'effet  que  produit  l'architecture  se  rappro- 
che de  l'effet  produit  par  la  musique. 

«  Les  édifices  superbes  conviennent  aux  princes  et 
aux  riches.  Quand  on  y  vit,  on  se  sent  tranquille,  on  est 
satisfait,  on  ne  désire  plus  rien.  Cela  est  tout  à  fait  contre 
mon  naturel.  Dès  que  je  suis  dans  une  habitation  magni- 
fique, comme  j'y  étais  à  Carlsbad,  je  deviens  tout  de  suite 
paresseux,  inactif.  Au  contraire,  une  habitation  mes- 
quine, comme  cette  mauvaise  chambre  oii  nous  sommes, 
dans  un  ordre  un  peu  désordonné,  un  peu  bohème,  voilà 


100  CONVERSATIOÎÎS  DE  GŒTHE. 

ce  qui  me  convient;  cela  laisse  à  ma  nature  pleine  liberté 
pour  agir  et  créer. 

?Çous  parlâmes  des  lettres  de  Schiller,  de  la  vie  qu'ils 
ont  menée  ensemble  et  des  travaux  qu'ils  s'excitaient  mu- 
tuellement chaque  jour  à  entreprendre.  —  «  Schiller, 
dis-je,  paraissait  prendre  aussi  un  grand  intérêt  au 
Faust;  il  est  beau  de  le  voir  vous  pousser,  et  on  aime  à 
le  voir  aussi  se  laisser  aller  lui-même  à  chercher  la  suite 
du  poëme.  J'ai  remarqué  qu'il  y  avait  dans  sa  nature 
quelque  chose  de  précipité.  » 

«  —  Tous  avez  raison,  dit  Gœthe,  c'est  ainsi  qu'il  était; 
du  reste  comme  tous  les  hommes  trop  soumis  à  leur  idée 
seule.  11  n'avait  aucun  repos  et  ne  pouvait  jamais  finir, 
comme  vous  le  voyez  dans  les  lettres  sur  Wilhelm  Meis- 
te}\  qu'il  veut  voir  tantôt  d'une  façon,  tantôt  d'une  autre. 
J'avais  toujours  à  prendre  garde  pour  rester  ferme  et 
préserver  mes  écrits  comme  les  siens  de  pareilles  in- 
fluences. » 

Ce  matin,  dis-je,  j'ai  lu  avec  admiration  son  Chant  de 
deuil  du  NadoessisK  —  «  Vous  voyez  quel  grand  artiste 
c'était  que  Schiller,  et  comme  il  savait  bien  aussi  em- 
brasser les  objets  extérieurs,  quand  il  les  recevait  de  la 
tradition.  Certes,  ce  poëme  est  un  de  ses  meilleurs  et  je 
voudrais  seulement  qu'il  en  eût  fait  une  douzaine  de  ce 
genre.  Mais  pouvez-vous  croire  que  ses  plus  proches  amis 
le  blâmaient  de  cette  poésie,  parce  que,  disaient-ils,  elle 
n'était  pas  empreinte  de  son  idéahsme!  Oui,  mon  bon, 
on  a  eu  à  souffrir  de  ses  amis  !  Humboldt  blâmait  bien 


*  Schiller  dans  ce  poëme,  s'est  contenté,  comme  Gœthe  l'a  fait  si  souvent,  ] 

de  donner  une  forme  artistique  accomplie  à  un  chant  populaire.  Kœrncr  j 

ne  trouvait  à  blâmer  que  le  rhylhme,  qui,  selon  sa  juste  remarque,  aurait  '] 

dû  être  nouveau  et  étrange,  comme  les  sentiments  et  les  pensées.  i 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  101 

ma  Dorothée,  parce  que,  dans  une  attaque  à  l'improviste, 
elle  a  saisi  des  armes  et  a  combattu!  Et,  cependant,  sans 
ce  trait,  le  caractère  de  celte  jeune  fille  extraordinaire, 
tel  qu'il  convenait  dans  ce  temps  et  dans  ces  circon- 
stances, était  anéanti  ;  elle  tombait  au  rang  ordinaire. 
Plus  vous  vivrez,  plus  vous  verrez  combien  il  y  a  peu 
d'hommes  capables  d'entrer  dans  le  caractère  d'au- 
Irui;  tous  ne  louent  et  ne  veulent  voir  que  ce  qui  leur 
ressemble.  S'il  en  est  ainsi  des  premiers,  des  meilleurs, 
vous  pouvez  vous  imaginer  quelles  sont  les  opinions  de 
la  foule,  et  vous  croirez  facilement  que  souvent  on  reste, 
pour  bien  dire,  tout  seul.  —  Si  les  arts  plastiques  et 
les  études  d'histoire  naturelle  ne  m'avaient  pas  servi  de 
guides  sûrs  dans  ce  temps  défavorable  soumis  à  des  in- 
fluences mauvaises,  je  serais  difficilement  resté  dans  le 
droit  chemin;  mais  j'ai  trouvé  là  deux  secours  qui  m'ont 
protégé,  et  j'ai  moi-même  protégé  Schiller. 

Mardi,  24  mars  1829. 

«  Plus  un  homme  est  élevé,  m'a  dit  Gœthe,  plus  il  est 
sous  l'influence  des  démons,  et  il  doit  toujours  prendre 
garde  que  sa  volonté  ne  suive  une  fausse  route.  Ainsi 
quelque  puissance  supérieure  a  dirigé  ma  liaison  avec 
Schiller;  nous  pouvions  nous  lier  plus  tôt  ou  plus  tard; 
que  cette  liaison  se  nouât  justement  après  mon  retour 
d'Italie,  et  quand  Schiller  commençait  à  être  las  de  spé- 
culations philosophiques,  c'est  là  un  fait  qui  a  eu  pour 
nous  les  plus  grands  résultats.  » 

Jeudi,  2  avril  1829. 

«  Je  veux  vous  révéler,  me  dit  Gœthe  aujourd'hui  en 
dînant,  un  mystère  politique  qui  se  trahira  tôt  ou  tard. 

6. 


102  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Capo  d'Istria  ne  restera  pas  longtemps  à  la  tête  des  affaires 
de  la  Grèce,  parce  qu'il  lui  manque  une  qualité  indispen- 
sable à  une  telle  place  :  il  n' est  pas  soldat, '^ous  n'avons 
pas  d'exemple  qu'un  homme  de  cabinet  ait  pu  organiser 
un  État  en  révolution  et  se  soumettre  les  soldats  et  les 
généraux.  Le  sabre  au  poing,  à  la  tête  d'une  armée,  on 
peut  commander  et  donner  des  ordres,  on  peut  être  sûr 
que  l'on  sera  obéi,  mais,  sans  cela,  c'est  fort  chanceux. 
Napoléon,  s'il  n'avait  pas  été  soldat,  n'aurait  jamais  pu 
s'élever  au  souverain  pouvoir  ;  Capo  d'Istria  ne  restera 
pas  longtemps  au  premier  rang  ;  très-prochainement  il 
ne  jouera  plus  qu'un  rôle  secondaire.  Je  vous  annonce  ce 
fait  d'avance,  et  vous  le  verrez  se  réaliser,  il  est  dans  la 
nature  des  choses  et  ne  peut  manquer  ^  » 

Gœthe  a  parlé  ensuite  beaucoup  des  Français,  surtout 
de  Cousin,  de  Villemain  et  de  Guizot.  «  Ces  hommes  ont 
une  grande  pénétration,  une  vue  étendue  et  profonde,  ils 
unissent  une  connaissance  parfaite  du  passé  à  l'esprit  du 
dix-neuvième  siècle,  et  cette  alliance  fait  vraiment  de& 
merveilles.  » 

De  ces  écrivains  nous  passons  aux  poètes  français  con- 
temporains et  à  la  signification  des  mots  classique  et 
romantique.  —  «  J'ai  trouvé  une  nouvelle  expression, 
dit  Gœthe,  qui  peint  assez  bien  ces  deux  idées.  Je 
nomme  le  genre  classique  le  genre  sain  et  le  genre  ro- 
mantique le  genre  malade.  Ainsi,  les  ISiebehingen  sont 
classiques  comme  Hom^ère,  parce  que  tous  deux  sont  saius^ 
solides.  —  La  plupart  des  modernes  sont  romantiques, 
non  pas  parce  qu'ils  sont  récents,  mais  parce  qu'ils  sont 

*  Capo  d'Istria  avait  été  élu  président  le  2  avril  1827  ;  il  fut  assassiné 
le  27  septembre  1831,  quelques  jours  avant  de  résigner  ses  pouvoirs^ 
devenus  impuissants  entre  ses  mains. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  105 

faibles,  maladifs,  malades;  l'antique  n'est  pas  classique 
parce  qu'il  est  antique,  mais  parce  qu'il  est  vigoureux, 
frais,  serein  et  sain.  Si  nous  distinguons  le  classique  et 
le  romantique  d'après  ces  caractères,  nous  y  \errons 
bientôt  clair  \  » 

Nous  parlâmes  alors  de  l'emprisonnement  de  Bé- 
ranger.  Goethe  dit  :  —  w  Ce  qui  lui  arrive  est  bien  fait. 
Ses  dernières  poésies  sont  sans  frein,  sans  mesure,  et  ses 
attaques  contre  le  roi,  contre  le  gouvernement,  contre 
l'esprit  pacifique  des  citoyens,  le  rendent  parfaitement 
digne  de  sa  peine.  Ses  premières  poésies,  au  contraire, 
étaient  gaies,  inoffensives  et  excellentes  pour  rendre  un 
cercle  d'hommes  joyeux  et  content,  ce  qui  est  bien  la 
meilleure  chose  que  l'on  puisse  dire  de  chansons.  Je 
suis  sûr  que  son  entourage  a  exercé  sur  lui  une  mauvaise 
influence  et  que,  pour  plaire  à  ses  amis  révolutionnaires, 
il  a  dit  bien  des  choses  qu'autrement  il  n'aurait  jamais 
dites.  » 

—  «  Votre  Excellence  devrait  exécuter  son  plan  et 
écrire  un  chapitre  sur  les  influences  ;  le  sujet  est  impor- 
tant, et  plus  on  y  pense,  plus  on  le  trouve  riche.  » 

«  Il  n'est  que  trop  riche,  dit  Goethe,  car,  à  la  fin,  tout 


*  Goethe  a  résumé  dans  une  Xénie  douce  ses  principes  sur  l'art,  en  les 
opposant  aux  principes  du  romantisme  :  «  Artistes,  que  vos  œuvres  mon- 
trent toujours  à  nos  yeux,  sous  un  riche  coloris,  des  contours  purs  !  Que 
les  illusions  que  vous  donnez  à  nos  âmes  soient  saines  ;  qu'elles  laissent  en 
nous  de  saines  émotions.  Fuyez  ces  lieux  où  la  sottise  ténébreuse  se  plaît 
à  errer,  adorant  avec  ferveur  ce  qu'elle  ne  comprend  pas  ;  là  on  aperçoit 
des  bandes  innombrables  de  contes  effrayants  qui  se  glissent,  s'agitent  et 
puis  s'enfuient.  Chassez  loin  de  vous  le  limon  verdâtre  de  l'enfer  de 
Dante  ;  que  le  naturel  et  l'heureuse  persévérance  n'aillent  puiser  qu'à  des 
sources  limpides!  »  —  (Zahme  Xenien.  III).  —  Gœthe  trouvait  le  succès 
des  Contes  fantastiques  d'Hoffmann  «  déplorable  »  et  les  Daii^es  des 
Morts,  si  vantées,  lui  paraissaient  «  absurdes,  » 


104  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

est  influence,  en  tant  que  nous  ne  le  sommes  pas  nous- 
mêmes.  » 

«  On  n'a  sur  ce  sujet,  dis-je,  à  examiner  qu  un  point  : 
une  influence  est-elle  favorable  ou  nuisible  ;  est-elle  en 
harmonie  avec  notre  nature  ou  lui  est-elle  contraire?  » 

«  C'est  bien  là,  en  effet,  ce  dont  il  s'agit,  dit  Gœthe, 
et  la  grande  difficulté,  c'est  de  conserver  leur  énergie 
aux  plus  hautes  puissances  de  notre  nature  et  de  ne  pas 
permettre  aux  puissances  démoniaques  plus  d'autorité 
qu'il  ne  faut.  » 

Au  dessert,  Gœlhc  fit  placer  devant  nous  sur  la  table 
un  laurier  en  fleur  et  une  plante  du  Japon.  Je  fis  remar- 
quer que  chaque  plante  produisait  un  effet  différent;  la 
vue  du  laurier  rendait  joyeux,  léger,  doux,  paisible;  la 
plante  du  Japon  rendait  comme  mélancolique  et  sauvage. 

«Vous  n'avez  pas  tort,  ditGœlhe;  voilà  comment  la  flore 
d'un  pays  exerce  de  l'influence  sur  la  nature  d'esprit  de  ses 
habitants.  Et  c'est  là  un  fait  bien  certain!  Celui  qui,  toute 
sa  vie,  serait  entouré  de  grands  chênes  sévères,  devrait 
être  un  autre  homme  que  celui  qui,  chaque  jour,  se  pro- 
mène sous  de  légers  bouleaux.  On  doit  seulement  remar- 
quer que  les  hommes  ne  sont  pas,  en  général,  d'une 
nature  aussi  sensible  que  nous  autres  et  qu'ils  poussent 
vigoureusement  leur  vie  en  avant  sans  accorder  tant  d'in- 
fluence aux  impressions  extérieures.  Mais,  indépendam- 
ment de  ce  qui  est  attaché  à  la  race,  il  est  certain  cepen- 
dant que  le  sol  comme  le  climat,  la  nourriture  comme 
les  occupations  agissent  pour  compléter  le  caractère  d'un 
peuple.  Il  faut  aussi  penser  que  les  races  primitives  ont 
pris  le  plus  souvent  possession  d'un  pays,  parce  qu'il 
leur  plaisait,  c'est-à-dire  parce  qu'il  se  trouvait  en  har- 
monie avec  le  caractère  inné  de  cette  race. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  105 

«  Prenez  cette  feuille  sur  le  pupitre  et  regardez-la,  dit 
alors  Gœthe.» — «  Cette  enveloppe  de  lettre?  » — «  Oui.  Eh 
bien,  que  dites-vous  de  cette  écriture?  N'y  avait-il  pas 
dans  l'esprit  de  l'homme  qui  a  écrit  cette  adresse  quel- 
que chose  de  grand  et  de  hbre?  A  qui  pourriez-vous  l'at- 
tribuer? ))  —  J'examinai  la  feuille.  Les  lettres  étaient 
tracées  d'une  manière  très-libre  et  très-large.  —  «Merck 
pourrait  avoir  écrit  ainsi?  »  —  «  Non,  dit  Gœthe,  il 
n'était  ni  assez  noble  ni  assez  positif.  C'est  de  Zelter  I 
Il  a  été  favorisé  pour  cette  adresse  par  le  papier  et  par 
la  plume,  et  l'écriture  peint  parfaitement  son  grand  carac- 
tère. Aussi  je  mettrai  cette  enveloppe  dans  ma  collection 
d'autographes.  » 

Vendredi,  Z  avril  1S29. 

Dîné  chez  Gœthe  avec  le  directeur  général  des  bâti- 
ments Coudray.  Celui-ci  a  parlé  d'un  escalier  du  château 
grand-ducal  du  Belvédère,  que  depuis  des  années  on 
trouvait  très-incommode  ;  l'ancien  maître  avait  toujours 
douté  qu'on  pût  le  refaire,  mais  le  jeune  prince  actuel  a 
décidé  sa  restauration,  et  elle  réussira  parfaitement.  — 
Coudray  a  parlé  aussi  du  progrès  des  routes.  —  Il  a  fallu 
iaire  faire  un  petit  détour  à  la  route  qui  conduit  à  Blan- 
kenhain^,  parce  qu'elle  passe  par-dessus  les  collines,  et  il 
y  avait  deux  pieds  de  pente  ;  même  encore  maintenant, 
il  y  a  de  place  en  place  dix-huit  pouces.  —  Je  demandai 
à  Coudray  quelle  devait  être  la  hauteur  normale  des 
pentes.  —  «  Dix  pouces,  voilà  la  hauteur  commode.  » 
—  «  Mais,  dis-je,  dans  toutes  les  routes  qui  environnent 
Weimar,  on  trouve  à  très-peu  de  distance  des  endroits 

*  Village  à  quelques  lieues  de  Weimar. 


106  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

OÙ  cette  hauteur  a  bien  plus  de  dix  pouces.  » — «Ce  sont 
de  petits  bouts  insignifiants,  et  puis  souvent,  près  des  vil- 
lages on  laisse  à  dessein  de  pareilles  montées  pour  ne 
pas  supprimer  le  petit  revenu  des  chevaux  de  renfort.  » 

—  Nous  nous  mîmes  à  rire  de  cette  honnête  friponnerie. 

—  «  Et,  d'ailleurs,  ce  n'est  qu'une  bagatelle  ;  les  voitures 
ordinaires  franchissent  facilement  ces  passages  et  les 
voitures  de  roulage  sont  habituées  à  ces  petites  tribula- 
tions. Et  puis,  comme  les  chevaux  de  renfort  se  pren- 
nent d'habitude  chez  les  aubergistes,  les  routiers  ont  là 
une  occasion  de  boire  un  coup,  et  ils  ne  remercieraient 
pas  celui  qui  leur  ôterait  ce  plaisir.  » 

«  —  Mais,  dit  Goethe,  dans  les  plaines  tout  à  fait  unies, 
ne  serait-il  pas  bon  de  faire  légèrement  monter  et  des- 
cendre le  terrain  ;  cela  ne  gênerait  pas  la  marche  des  voi- 
tures, et  les  eaux  pluviales  pouvant  s'écouler,  les  routes 
seraient  toujours  sèches.  »  —  «  Cela  pourrait  se  faire,  dit 
Coudray,  et  serait  vraisemblablement  très-utile.  » 

Coudray  lut  alors  un  projet  d'instruction  rédigé  pour 
un  jeune  architecte  que  Ton  veut  envoyer  à  Paris  pour 
compléter  son  éducation.  Goethe  la  trouva  bonne;  c'est 
lui  qui  avait  demandé  le  secours  au  ministère.  —  A  son 
retour,  on  avait  l'intention  d'installer  ce  jeune  homme 
comme  professeur  à  une  école  industrielle  et  de  lui  ouvrir 
ainsi  un  cercle  d'activité  convenable.  —  Je  bénissais  en 
silence  tous  ces  excellents  projets. 

Nous  examinâmes  ensuite  les  plans  de  Schinkel^  pour 
les  charpentiers,  plans  excellents  et  qui  serviront  à  la 
nouvelle  école.  —  En  parlant  de  la  solidité  des  bâtiments 
et  en  particulier  des  bâtiments  des  jésuites,  Goethe  a  dit  ; 

*  Le  célèbre  architecte  de  Berlin;  mort  en  1841, 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  107 

«  A  Messine,  tous  les  édifices  avaient  été  ébranlés  par  le 
tremblement  de  terre ,  mais  l'église  et  le  cloître  des 
jésuites  étaient  restés  intacts  comme  s'ils  eussent  été 
bâtis  de  la  veille.  Il  n'y  avait  pas  la  moindre  trace  que  le 
tremblement  de  terre  les  eût  en  rien  affectés.  » 

Les  jésuites  nous  amenèrent  à  parler  des  catholiques 
et  de  l'émancipation  des  Irlandais.  —  «  L'émancipation 
sera  accordée,  dit  Coudray,  mais  le  parlement  saura  pren- 
dre de  telles  garanties  que  la  mesure  n'aura  aucun  danger 
pour  l'Angleterre.  » 

«  —  Avec  les  catholiques,  dit  Gœthe,  toutes  les  mesures 
de  précaution  sont  inutiles.  Le  Saint-Siège  a  des  intérêts 
que  nous  ne  connaissons  pas  et  des  moyens  pour  arriver 
à  ses  fins  dont  nous  n'avons  aucune  idée.  Si  je  siégeais 
maintenant  dans  le  parlement,  je  n'empêcherais  pas 
l'émancipation,  mais  je  ferais  mettre  au  protocole  que 
l'on  pense  à  moi  quand,  pour  la  première  fois,  la  tête 
d'un  grand  protestant  tombera  par  le  vote  d'un  catho- 
lique. » 

On  parla  alors  de  la  littérature  française  contempo- 
raine, et  Gœthe  exprima  de  nouveau  son  admiration  pour 
les  leçons  de  MM.  Cousin,  Villemain  et  Guizot.  «  Au  heu 
de  l'esprit  superficiel  et  léger  de  Voltaire,  dit-il,  il  y  a 
chez  eux  l'érudition  que  l'on  ne  trouvait  autrefois  que 
chez  les  Allemands.  Et  avec  cela,  un  esprit,  une  péné- 
tration, un  talent  pour  épuiser  un  sujet  !  C'est  admira- 
ble! on  croirait  les  voir  au  pressoir!  Tous  trois  sont 
excellents,  mais  je  donnerais  l'avantage  à  M.  Guizot;  c'est 
celui  que  j'aime  le  mieux.  » 

Nous  causâmes  ensuite  d'histoire  générale  et,  à  pro- 
pos de  certains  souverains,  Gœthe  parla  ainsi  :  «  Pour 
être  populaire,  un  grand  souverain  n'a  besoin  que  de  sa 


103  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

grandeur  même.  A-t-il  fait  de  telle  sorte  que  son  État 
soit  heureux  à  l'intérieur,  considéré  à  l'extérieur,  il  peut 
alors  paraître  dans  un  carrosse  officiel  avec  ses  décora- 
tions, ou  dans  un  mauvais  droschky,  enveloppé  d'une 
peau  d'ours,  le  cigare  à  la  bouche;  tout  est  indifférent; 
il  a  gagné  l'affection  de  son  peuple,  et  on  conserve  tou- 
jours le  même  respect  pour  lui.  —  Si,  au  contraire,  un 
prince  manque  de  grandeur  personnelle  et  s'il  ne  sait 
pas,  par  ses  bienfaits,  gagner  l'amour  des  siens,  alors  il 
sera  obhgé  de  chercher  un  autre  moyen  d'union,  et  il  n'y 
en  a  pas  de  meilleur  et  de  plus  efficace  que  la  reh'gion,  la 
jouissance  et  l'usage  commun  des  mêmes  pratiques.  Pa- 
raître tous  les  dimanches  à  la  messe,  regarder  de  la  tri- 
bune la  paroisse  et  s'en  laisser  voir  pendant  une  petite 
heure,  voilà  un  excellent  moyen  de  popularité  que  f  on 
pourrait  indiquer  à  tout  jeune  souverain  et  que  Napoléon 
lui-même,  malgré  toute  sa  grandeur  personnelle,  n'a  pas 
dédaigné.  » 

Nous  revhimes  aux  catholiques,  à  l'intluence  énorme 
des  prêtres  et  à  leur  action  cachée.  On  raconta  qu'un 
jeune  écrivain,  à  Hanau,  avait  dernièrement  parlé  un  peu 
gaiement  du  rosaire  dans  un  journal  qu'il  publiait.  Ce 
journal  aussitôt  était  tombé,  et  cela  par  l'influence  que 
les  prêtres  exerçaient  dans  leurs  di/férentes  communes. 
Goethe  dit  :  «  De  très-bonne  heure  on  avait  pubhé  à  Mi- 
lan une  traduction  italienne  de  mon  Werther.  Fort  peu 
de  temps  après  on  ne  voyait  plus  un  seul  exemplaire  de 
l'édition.  L'évêque,  sans  rien  dire,  l'avait  fait  acheter 
tout  entière  par  les  prêtres  dans  chaque  paroisse.  Je  n  en 
fus  pas  tourmenté,  au  contraire,  j'admirai  cet  homme 
prudent  qui  avait  vu  tout  de  suite  que  Werther  était  un 
Hvre  mauvais  pour  des  cathoboues,  et  je  dus  le  louer 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  109 

d'avoir  aussitôt  saisi  le  moyen  le  meilleur  pour  le  ren- 
voyer en  silence  hors  de  ce  monde.  » 

Gœthe  m'a  raconté  qu'il  était  allé  avant  dîner  au  Bel- 
védère, pour  donner  un  coup  d'oeil  à  l'escalier  de  Cou- 
dray.  Il  le  trouve  très-bien.  Il  me  dit  en  même  temps 
qu'il  avait  reçu  un  gros  morceau  de  bois  pétrifié,  qu'il 
voulait  me  montrer.  —  «  Ces  souches  pétrifiées,  me  dit-il, 
forment  à  la  terre  comme  une  ceinture;  on  les  trouve 
jusqu'en  Amérique,  toujours  à  la  hauteur  du  51®  degré. 
— Il  faut  tous  les  jours  s'étonner  davantage  !  On  n'a  vrai- 
ment aucune  idée  de  l'organisation  primitive  de  la  terre, 
et  je  ne  peux  m'empêcher  de  blâmer  M.  de  Buch,  qui 
veut  endoctriner  les  hommes  pour  propager  ses  hypo- 
thèses. Il  ne  sait  rien,  personne  ne  sait  rien  de  plus  que 
lui  ;  aussi  ce  que  l'on  enseigne  est  parfaitement  indiffé 
rent,  pour  peu  que  l'on  ait  une  lueur  d'intelligence.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  du  Voyage  en  Italie,  et  Gœthe 
me  dit  que  dans  une  de  ses  lettres  écrites  en  Italie  il 
avait  trouvé  une  chanson  qu'il  voulait  me  montrer.  Il  me 
pria  de  lui  donner  un  paquet  de  papiers  placé  en  face  de 
moi  sur  le  pupitre.  Je  le  lui  donnai;  c'étaient  ses  lettres 
d'Italie;  il  chercha  la  poésie  et  lut  : 

Cupidon,  entant  effronté  et  entêté,  tu  m'as  prié  de  te  loger  quelques 
heures,  combien  de  jours  et  de  nuits  es-tu  resté!  Et  maintenant  te  voilà 
devenu  maître  et  seigneur  dans  la  maison;  je  suis  chassé  de  ma  large 
couche;  je  reste  étendu  par  terre,  mes  nuits  sont  pleines  de  tourments; 
•1a  malice  attise  sans  cesse  la  flamme  du  foyer,  tu  consumes  les  provi- 
sions d'hiver  et  dévastes  mon  pauvre  logis.  Tu  as  déplacé,  dérangé  tout 
mon  ménage,  je  cherche,  je  suis  comme  un  aveugle,  je  suis  perdu,  lu 
lais  si  maladroitement  du  tapage  que  je  crains  que  la  pauvre  petite  âme 
lie  s'enfuie  pour  te  fuir,  et  ne  laisse  la  maison  vide. 

Celte  poésie  me  fit  un  très-grand  plaisir;  elle  me  parais- 
sait tout  à  fait  nouvelle.  «  Elle  ne  vous  est  pas  étrangère, 
dit-il,car  elle  se  trouve  dans  Claudine  de  Villa  Bella;  c'est 


110  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Rugantino  qui  la  chante.  Mais  je  l'ai  coupée,  et  on  la  lit 
sans  s'y  arrêter,  sans  en  apercevoir  le  sens.  Je  la  crois 
bonne  cependant!  Elle  exprime  bien  une  certaine  situa- 
tion de  l'âme  et  la  métaphore  se  poursuit  bien.  —  Elle 
est  dans  le  genre  d'Anacréon.  Nous  aurions  dû  faire 
réimprimer  avec  mes  poésies  cette  chanson  et  les  autres 
du  même  genre  que  renferment  mes  opéras  ;  les  composi- 
teurs les  auraient  eues  réunies.  »  —  Je  trouvai  l'idée 
bonne  et  j'en  pris  note  pour  l'avenir  *. 

Gœthe  avait  très-bien  lu  la  poésie;  elle  ne  me  sortait 
pas  de  l'esprit,  et  elle  lui  resta  aussi  dans  la  tête.  Je  l'en- 
tendis dire  encore  tout  bas,  comme  en  rêvant,  les  derniers 
vers  : 

Tu  fais  si  maladroitement  du  tapage  que  je  crains  que  la  pauvre  petite 
âme  ne  s'enfuie  pour  te  fuir,  et  ne  laisse  la  maison  vide. 

Il  me  parla  d'un  nouveau  livre  sur  Napoléon,  écrit 
par  un  ami  d'enfance  du  héros  %  et  qui  renferme  les 
renseignements  les  plus  curieux.  —  «  Le  livre,  dit-il,  est 
très-froid,  écrit  sans  enthousiasme,  mais  on  voit  quel 
grand  caractère  possède  le  vrai,  quand  on  ose  le  dire.  » 
Gœthe  m'a  parlé  aussi  de  la  tragédie  d'un  jeune  poëte  : 
«  C'est  une  œuvre  pathologique,  dit-il  ;  dans  certaines 
parties,  la  sève  est  arrivée  trop  abondante;  dans  d'autres, 
où  elle  était  nécessaire,  elle  manque.  C'était  un  bon  sujet, 
très-bon,  mais  les  scènes  que  j'attendais  étaient  absentes^ 
et  d'autres  que  je  n'attendais  pas  étaient  soignées,  écn* 
tes  avec  amour.  Je  pense  que  c'est  une  œuvre  patholo- 
gique ou  romantique,  comme  vous  voudrez,  vous  savez^ 
d'après  notre  nouvelle  désignation.  » 

*  Pour  l'édition  des  œuvres  de  Gœthe. 

^  Bourrienae;  ses  Mémoire*  ont  paru  de  1829  à  1831. 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  111 

Lundi,  6  avril  1829. 

Gœthe  m'a  donné  à  lire  pendant  le  dîner  une  lettre 
d'Egon  Ebert.  Nous  parlâmes  avec  éloge  de  ce  poëte  et 
de  la  Bohême,  son  pays. 

«  —  La  Bohême,  dit  Gœthe,  est  un  pays  original,  où  je 
suis  toujours  allé  avec  plaisir.  Les  littérateurs  ont  encore 
dans  leurs  idées  quelque  chose  de  pur  qui  commence 
déjà  à  devenir  rare  dans  le  nord  de  TAllemagne,  où  tout 
vaurien  écrit  sans  avoir  le  moindre  fonds  de  moralité,  et 
sans  vue  élevée.  » 

Gœthe  parla  ensuite  du  dernier  poëme  épique  d'Egon 
Ebert*,  de  l'ancienne  domination  des  femmes  en  Bo- 
hême, et  de  l'origme  de  la  fable  des  Amazones.  Ceci 
amena  la  conversation  sur  l'épopée  d'un  autre  poète, 
qui  s'est  donné  beaucoup  de  mal  pour  voir  juger  favora- 
blement son  œuvre  dans  les  feuilles  pubhques.  —  «  Des 
jugements  en  ce  sens  ont  bien  paru  çà  et  là.  3Iais  est 
venu  le  Journal  littéraire  de  Halle,  qui  a  dit  nettement 
ce  qu'il  fallait  penser  du  poëme,  et  toutes  les  phrases 
élogieuses  des  autres  journaux  ont  été  anéanties.  Celui 
qui  n'a  pas  une  volonté  droite  est  aujourd'hui  vite  décou- 
vert, le  temps  n'est  plus  où  l'on  peut  se  moquer  du  public 
et  l'induire  en  erreur.  » 

«  —  Je  m'étonne,  dis-je,  que  les  hommes,  pour  avoir 
un  nom,  se  donnent  tant  de  mal,  et  aillent  jusqu'à  em- 
ployer des  moyens  frauduleux.  » 

«  —  Cher  enfant,  dit  Gœthe,  un  nom,  ce  n'est  pas 
peu  de  chose.  —  Pour  avoir  un  grand  nom.  Napoléon  a 
bien  mis  en  pièces  presque  la  moitié  du  monde  !  » 

*  Wlasta,  poëme  héroïque  sur  l'histoire  de  Bohême.  Prague,  1829. 


112  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  ' 

Il  y  eut  un  moment  de  silence,  puis  Goethe  me  donna 
des  détails  sur  la  nouvelle  histoire  de  Napoléon  qu'il 
lisait.  —  «  La  puissance  du  vrai  est  grande,  dit-d.  Lau- 
réole,  l'illusion  que  les  journalistes,  les  historiens  et  les 
poètes  ont  répandues  autour  de  Napoléon  disparaissent 
devant  l'implacable  réalité  de  ce  livre  ;  mais  le  héros  n'en 
est  pas  diminué,  au  contraire;  il  grandit,  à  mesure  qu'il 
devient  plus  vrai.  » 

«  —  Il  fallait,  dis-je,  qu'il  y  eût  en  lui  quelque  puis- 
sance enchanteresse,  pour  que  les  hommes  s'attachassent 
tout  de  suite  à  lui  et  se  laissassent  conduire.  » 

«  —  Certes,  dit  Goethe,  c'était  un  être  d'un  ordre  supé- 
rieur. —  Mais  la  cause  principale  de  cette  puissance,  c'est 
que  les  hommes  étaient  sûrs,  sous  ses  ordres,  d'arriver 
à  leur  but.  Voilà  pourquoi  ils  se  rapprochaient  de  lui 
comme  de  quiconque  leur  inspirera  une  certitude  pa- 
reille. Est-ce  que  les  acteurs  ne  recherchent  pas  un  nou- 
veau régisseur  qu'ils  croient  devoir  leur  donner  de  bons 
rôles?  —  C'est  une  vieille  histoire  qui  se  répète  toujours  ; 
la  nature  humaine  est  ainsi  faite  :  personne  ne  sert  autrui 
pour  rien  ;  sait-on  que  l'on  se  sert  à  soi-même,  alors  on 
sert  volontiers.  Napoléon  connaissait  les  hommes,  et  il 
savait  se  servir  parfaitement  bien  de  leurs  faiblesses.  » 

La  conversation  se  tourna  sur  Zelter.  —  «  Vous  sa- 
vez, dit-il,  que  Zelter  a  reçu  l'ordre  de  Prusse.  Mais  il 
n'avait  pas  d'armes;  il  a  une  nombreuse  postérité,  par 
conséquent  l'espérance  d'une  descendance  lointaine.  11 
lui  fallait  donc  des  armes,  et  un  commencement  de 
blason  qui  lui  fît  honneur.  J'ai  eu  la  plaisante  idée  de  lui 
donner  son  blason.  Je  lui  écrivis  mon  idée,  il  l'accepta 
avec  plaisir,  mais  il  me  dit  qu'il  voulait  avoir  un  cheval. 
«Boni  dis-je,  tu  auras  ton  cheval,  mais  ce  sera  un  cheval 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  113 

«  avec  des  ailes.  »  —  Regardez  maintenant  derrière  vous, 
il  y  a  sur  ce  papier  une  ébauche  de  l'ensemble  que  j'ai 
faite  au  crayon.  » 

Je  pris  la  feuille  et  examinai  le  dessin.  —  L'armoirie 
faisait  très-bon  effet.  Le  champ  inférieur  montrait  les 
créneaux  delà  tour  d'un  mur  de  ville,  pour  indiquer  que 
Zelter  autrefois  avait  été  un  bon  maçon.  Au-dessus,  un 
cheval  ailé  s'envolait  vers  le  ciel,  symbole  de  son  génie 
et  de  son  élan  vers  les  régions  supérieures.  Au-dessus  de 
Pécu  était  placée  une  lyre,  surmontée  d'une  étoile,  sym- 
bole de  l'art  dans  lequel  cet  excellent  ami,  sous  l'influence 
et  la  protection  des  astres  favorables,  s'était  acquis  de 
la  célébrité.  Sous  l'écu  était  suspendu  l'insigne  de  l'or- 
dre dont  son  roi  l'avait  honoré,  pour  reconnaître  ses 
grands  mérites. 

«  —  Je  l'ai  fait  graver  par  Facius  ;  vous  en  verrez  une 
épreuve.  N'est-ce  pas  gentil  qu'un  ami  fasse  les  armes 
de  son  ami,  et  lui  donne  pour  ainsi  dire  la  noblesse?  »  — 
Cette  pensée  nous  fit  plaisir,  et  Gœthe  envoya  chercher 
chez  Facius  une  épreuve.  Nous  restâmes  encore  un  peu 
de  temps  à  table,  prenant  avec  de  bons  biscuits  quelques 
verres  de  vieux  vin  du  Rhin.  Gœthe  bourdonnait  des 
paroles  que  je  n'entendais  pas.  La  poésie  d'hier  me  revint 
en  tête,  et  je  récitai  : 

Tu  as  déplacé,  dérangé  tout  mon  ménage!  Je  cherche,  je  suis  comme 
un  aveugle,  je  suis  perdu. 

«  —  Je  ne  peux  pas  me  séparer  de  cette  poésie,  dis-je, 
elle  est  extrêmement  originale,  et  exprime  admirable- 
ment le  désordre  que  l'amour  amène  dans  notre  exis- 
tence. 

«  —  Elle  peint  un  certain  abattement  d'âme,  »  dit 
Gœthe.  —  «  Elle  me  fait  le  même  effet  qu'un  tableau 


114  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

hollandais.  »  —  «  Elle  a  quelque  chose  de  la  poésie  : 
Gooil  man  and  good  wife.  »  —  «  Vous  me  prenez  le  mot 
sur  les  lèvres,  dis-je  ;  j'ai  pensé  constamment  à  ce  poëme 
écossais,  et  j'avais  le  tableau  de  Van  Ostade  devant  les 
yeux.  »  —  «  Il  est  singulier,  dit  Gœthe,  que  ces  deux 
poésies  ne  se  laissent  pas  reproduire  par  la  peinture;  elles 
donnent  bien  la  même  impression  qu'un  tableau;  elles 
inspirent  la  même  émotion,  et  cependant,  si  elles  étaient 
peintes,  elles  ne  seraient  rien.  »  —  «  Ce  sont,  dis-je,  de 
beaux  exemples  pour  montrer  la  poésie  s' approchant 
autant  qu'il  est  possible  de  la  peinture,  sans  sortir  de  sa 
sphère  propre.  Ces  poésies  sont  celles  que  j'aime  le  plus, 
parce  qu'il  y  a  en  elles  une  vue  pour  l'imagination  et 
une  émotion  pour  l'âme.  —  Mais  je  ne  comprends  pas 
comment  vous  êtes  arrivé  à  concevoir  cette  situation; 
cette  poésie  est  comme  d'un  autre  temps  et  d'un  autre 
monde.  »  —  «  Je  ne  la  ferais  pas  non  plus  une  saconde 
fois,  dit  Gœthe,  et  je  ne  saurais  pas  dire  comment  je  suis 
arrivé  à  l'écrire  ;  cela,  du  reste,  se  présente  souvent.  » 
—  «  Ce  qu'il  y  a  encore  de  singulier  dans  cette  poésie, 
dis-je,  c'est  qu'il  me  semble  toujours  qu'elle  est  rimée,  et 
cependant  elle  ne  Test  pas.  D'où  cela  vient-il?  »  —  «  La 
cause  est  dans  le  rhythme,  dit  Gœthe.  Les  vers  commen- 
cent par  une  syllabe  seule,  une  espèce  de  petite  note, 
continuent  par  des  trochées,  et  à  la  fin  vient  un  dactyle, 
qui  donne  un  caractère  triste.  »  Gœthe  prit  un  crayon 
et  scanda  ainsi  : 

Von  I  meinem  |  breitem  |  Lagcr  |  bin  ich  ver  |  trieben. 

Nous  parlâmes  du  rhythme  en  général  et  fûmes  tous 
deux  d'accord  que  la  réllexion  ne  sert  en  rien  pour  le 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  115 

sentir.  —  «  La  mesure  qu'il  faut  employer,  dit  Goethe, 
est  inspirée  par  l'état  d'âme  dans  lequel  on  se  trouve,  et 
elle  vient  sans  qu'on  y  pense.  Si  on  voulait  y  réfléchir, 
quand  on  écrit  une  poésie,  on  s'embrouillerait,  et  l'on  ne 
ferait  rien  de  bon.  » 

J'attendais  l'épreuve  de  l'écusson;  Goethe  se  mit  à  par- 
ler de  Guizot.  —  «  Je  continue  à  lire  ses  leçons,  dit-il; 
elles  se  soutiennent  excellentes.  Celles  de  celte  année 
vont  à  peu  près  jusqu'au  huitième  siècle.  Je  ne  con- 
nais aucun  historien  qui  lui  soit  supérieur  par  la  pro- 
fondeur et  l'étendue  des  vues.  Des  choses  auxquelles 
on  ne  pense  pas  prennent  à  ses  yeux  la  plus  grande 
importance,  comme  origines  de  grands  événements. 
Ainsi  nous  voyons  là,  clairement  expliquée  et  démon- 
trée, l'influence  qu'a  eue  sur  l'histoire  la  prédomi- 
nance de  certaines  opinions  rehgieuses,  telles  que  la 
doctrine  du  péché  originel,  de  la  grâce,  des  bonnes  œu- 
vres, idées  auxquelles  certaines  époques  doivent  leur 
physionomie.  Nous  voyons  aussi  là  comment  le  droit 
romain  n'a  jamais  péri,  tout  en  disparaissant  de  temps 
en  temps,  semblable  à  un  oiseau  qui  plonge,  mais  qui 
remonte  à  la  surface  de  l'eau;  et  à  cette  occasion  notre 
excellent  Savigny  voit  ses  services  pleinement  reconnus. 
Lorsque  Guizot  parle  des  influences  que  dans  les  temps 
primitifs  les  nations  étrangères  ont  exercées  sur  les  Gau- 
lois, j'ai  surtout  trouvé  curieux  ce  qu'il  dit  des  Alle- 
mands. —  «  Les  Germains,  dit-il,  nous  ont  apporté 
«l'idée  de  la  liberté  individuelle,  qui  était  particulière  à 
«  ce  peuple.  »  —  N'est-ce  pas  très-joliment  trouvé,  et 
n'a-t-il  pas  parfaitement  raison  ?  cette  idée  n'est-elle  pas 
encore  aujourd'hui  vivante  et  active  parmi  nous?  De 
cette  source  sont  sorties  et  la  réforme,  et  la  conspira- 


!1S  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

tion  d'étudiants  de  laWartbourg^  les  sottises  comme  les 
bonnes  choses.  Et  la  bigarrure  de  notre  littérature, 
la  maladie  d'originalité  de  nos  poètes,  cette  croyance  de 
chacun,  qu'il  doit  ouvrir  une  nouvelle  route  ;  la  vie  sé- 
parée, isolée  de  nos  savants,  vie  dans  laquelle  chacun 
d'eux  n'existe  que  pour  lui-même  et  ne  voit  tout  que 
d'après  son  point  de  vue  propre,  tout  vient  de  là.  Les 
Français  et  les  Anglais,  au  contraire,  sont  bien  plus  unis 
et  se  règlent  bien  plus  les  uns  sur  les  autres.  Dans  les 
vêtements,  dans  la  manière  d'être  ils  ont  tous  quelque 
chose  d'uniforme.  Ils  craindraient  autrement  d'attirer 
l'attention  ou  de  se  rendre  ridicules.  Mais,  en  Allemagne, 
chacun  n'en  fait  qu'à  sa  tête,  chacun  ne  cherche  que  sa 
propre  approbation,  sans  s'inquiéter  des  autres,  car  en 
l'âme  de  chacun,  comme  Guizot  l'a  bien  vu,  vit  l'idée  de 
la  hberté  individuelle,  idée  d'où  sont  sortis,  je  le  répète, 
et  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  d'absurdités.  » 

ilaidi,  7  avril  1829. 

Je  trouvai  en  entrant  le  conseiller  auliqueMeyer*avec 

*  En  1817,  lors  de  l'anniversaire  de  la  publication  des  propositions  de 
Luther  (1617).  On  avait  brûlé  tous  les  écrits  considérés  comme  opposés 
au  vieil  esprit  germanique,  fier,  libre  et  pur.  Cette  conspiration  libérale, 
en  avortant,  eut  pour  unique  résultat  de  fortifier  le  pouvoir  absolu. 

*  Le  lecteur  a  déjà  remarqué  que  les  noms  que  cite  Eckermann  sont 
presque  toujours  escortés  de  leur  litre,  quelque  long  qu'il  soit.  C'est  l'u- 
sage invariable  en  Allemagne.  Ne  pas  s'y  conformer  serait  une  impolitesse 
grave.  Goethe  était  pour  tout  le  monde,  à  Weimar,  M.  le  Conseiller  intime; 
Schiller  était:  M.  le  Conseiller  aulique.  Ce  dernier  titre  produit  un  effet 
singulier,  rapproché  du  nom  de  Schiller,  et  la  France  semblait  avoir  donné 
à  l'auteur  de  Fiesque  un  titre  plus  en  harmonie  avec  son  génie,  en  fai- 
sant de  lui  un  citoyen.  Nous  ne  sommes  pas  moins  surpris  du  nom  i'Ex^ 
Céllence,  donné  constamment  à  Gœlhe  dans  les  relations  de  la  vie  privée. 
Il  faut  nous  rappeler  que  la  France  est  presque  le  seul  pays  en  Europe  où 
l'esprit  d'égalité  ait  fait  disparaître  ces  usages;  ils  nous  paraissent  très- 
surannés  et  un  peu  ridicules;  ils  sont  encore  très-vivants  à  l'étranger. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  417 

Gœthe.  Ils  causaient  sur  Tart  et  parlaient  de  Peel,qui  a 
acheté  un  Claude  Lorrain  4,000  livres,  ce  qui  le  met 
très-haut  dans  la  faveur  de  Meyer.  On  apporta  les  jour- 
naux et  nous  nous  les  partageâmes  en  attendant  la  soupe. 
—  L'émancipation  des  Irlandais  était  à  Tordre  du  jour, 
nous  en  parlâmes  bientôt.  Gœthe  dit  :  «  Cet  événement 
est  instructif  en  ce  sens  qu'il  amène  au  jour  des  choses 
dont  sans  cela  on  n'aurait  jamais  dit  un  mot.  Nous  ne 
connaîtrons  pas  clairement  l'état  de  l'Irlande,  c'est  une 
question  trop  complexe.  Ce  que  l'on  voit,  c'est  que  ce 
pays  souffre  des  maux  qui  ne  peuvent  être  guéris  par 
aucun  moyen  et  qui  ne  le  seront  pas,  en  conséquence, 
par  l'émancipation.  S'il  était  malheureux  de  voir  l'Ir- 
lande souffrir  seule,  il  est  malheureux  aujourd'hui  de 
voir  l'Angleterre  entraînée  dans  sa  souffrance.  Voilà  la 
question.  —  Quant  aux  catholiques,  il  ne  faut  pas  du 
tout  se  fiera  eux.  On  voit  dans  quelle  situation  fâcheuse 
se  trouvaient  en  Irlande  les  deux  millions  de  protestants 
en  face  des  cinq  millions  de  catholiques  et  comme  de 
pauvres  fermiers  protestants  ont  été  opprimés,  chicanés, 
tourmentés,  quand  ils  étaient  entourés  de  voisins  catho- 
hques.  Les  catholiques  ne  se  supportent  pas  entre  eux, 
mais  quand  il  s'agit  de  marcher  contre  un  protestant, 
ils  sont  tous  d'accord.  Ils  ressemblent  à  une  meute  de 
chiens  qui  se  mordent  entre  eux,  mais  qui,  dès  qu'un 
cerf  apparaît,  se  réunissent  tous  et  se  lancent  d'un  même 
élan  contre  lui.  » 

De  rirlande  la  conversation  passa  aux  affaires  de  Tur- 
quie. On  s'étonna  que  les  Russes,  avec  toute  leur  supério- 
rité, n'aient  pas  avancé  davantage  dans  la  campagne 
précédente. — «Le  motif,  dit  Gœthe,  c'est  que  les  moyens 
employés  étaient  insuffisants  ;  on  a  par  suite  trop  exigé 


118  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

de  chaque  individu  ;  de  là  des  hauts  faits  isolés,  des 
dévouements  individuels,  sans  que  l'ensemble  de  l'en- 
treprise ait  avancé.  » 

«  Cela  doit  être  aussi  un  maudit  pays,  dit  Meyer;  dès 
l'époque  la  plus  reculée,  quand  un  ennemi  venant  du 
Danube  voulait  passer  par  les  montagnes  du  Nord,  il  était 
arrêté,  rencontrait  la  résistance  la  plus  obstinée  et  pres- 
que toujours  reculait.  Si  les  Russes  pouvaient  seulement 
garder  leurs  communications  avec  la  mer  et  assurer  ainsi 
leur  approvisionnement  !»  —  «  Il  faut  espérer  qu'il  en 
sera  ainsi,  dit  Gœthe.  —  Je  lis  maintenant,  continua-t-il, 
la  campagne  de  Napoléon  en  Egypte,  dans  le  récit  de  son 
compagnon  de  chaque  jour,  Bourrienne.  Beaucoup  de 
faits  perdent  leur  caractère  aventureux  et  apparaissent 
tout  nus,  dans  leur  haute  vérité.  On  voit  qu'il  n'avait 
entrepris  cette  expédition  que  pour  rempHr  une  période 
pendant  laquelle  il  ne  pouvait  en  France  rien  faire  pour 
devenir  le  maître.  Il  ne  savait  d'abord  à  quoi  se  résou- 
dre ;  il  visita  tous  les  ports  de  la  France  sur  la  côte  de 
l'océan  Atlantique,  pour  constater  l'état  des  vaisseaux  et 
savoir  par  lui-même  si  une  expédition  contre  l'Angleterre 
était  possible  ou  non.  Il  vit  que  le  moment  n'était  pas 
venu,  et  il  se  décida  alors  à  sa  campagne  d'Egypte.  » 

a  —  J'admire,  dis-je,  avec  quelle  facilité  et  quelle  assu- 
rance Napoléon,  encore  si  jeune,  jouait  avec  les  plus 
grandes  affaires  du  monde,  comme  s'il  avait  eu  une  lon- 
gue pratique  et  une  longue  expérience.  » 

c<  — Cher  enfant,  dit  Gœthe,  voilà  ce  qui  est  inné  chez 
les  grands  talents.  Napoléon  maniait  le  monde  comme 
Hummel  son  piano  ;  tous  deux  nous  paraissent  extraor- 
dinaires ;  nous  comprenons  l'un  aussi  peu  que  l'autre, 
et  cependant  ce  qu'ils  font  est  réel,  et  se  passe  devant 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  119 

nos  yeux.  Ce  qui  distingue  Napoléon  parmi  les  grands 
hommes,  c'est  qu'à  toute  heure  il  était  toujours  le 
même.  Avant  une  bataille,  pendant  une  bataille,  après 
une  victoire,  après  une  défaite,  il  était  toujours  debout 
sur  ses  pieds,  toujours  lucide,  sachant  toujours  claire- 
ment ce  qu'il  devait  faire.  Il  était  toujours  dans  son  élé- 
ment, toujours  prêt  pour  toute  circonstance,  de  même 
que  Hummel  est  toujours  prêt,  qu'il  s'agisse  d'un  adagio 
ou  d'un  allegro,  qu'il  joue  la  basse  ou  le  chant.  C'est  là 
la  facilité^  qui  se  trouve  partout  où  il  y  a  un  vrai  talent, 
dans  les  arts  de  la  paix  comme  dans  les  arts  delà  guerre, 
au  piano  comme  derrière  les  canons. 

Dans  le  livre  de  Bourrienne  on  voit  combien  on  nous  a 
fait  de  contes  sur  l'expédition  d'Egypte.  Beaucoup  de 
choses,  il  est  vrai,  sont  confirmées,  mais  beaucoup 
d'autres  ne  le  sont  pas,  et  la  plupart  des  faits  ont  été  mal 
racontés.  —  Il  est  vrai  que  Bonaparte  a  fait  fusiller  huit 
cents  prisonniers  turcs,  mais  ce  fut  la  décision  mûrement 
pesée  d'un  conseil  de  guerre  qui,  d'après  toutes  les  cir- 
constances, avait  jugé  qu'il  était  impossible  de  les  sauver. 
—  Sa  descente  dans  les  Pyramides  :  conte.  Il  est  très- 
gentiment  resté  en  dehors,  et  s'est  fait  raconter  par  les 
autres  ce  qu'ils  avaient  vu. — Ce  qu'on  dit  sur  son  adop- 
tion du  costume  oriental  doit  être  corrigé.  Il  n'a  joué  celte 
mascarade  qu'une  fois,  chez  lui,  et  il  a  paru  seulement  au 
milieu  de  ses  amis,  pour  voir  comment  ce  costume  lui 
allait.  Mais  le  turban  ne  lui  allait  pas,  ainsi  qu'à  tous 
ceux  qui  ont  la  tête  allongée,  et  il  n'a  jamais  repris  ce 
costume.  —  Il  a  vraiment  visité  les  pestiférés,  pour 
montrer  par  un  exemple  que  Ton  peut  triompher  de  la 
peste  quand  on  est  capable  de  triompher  de  la  crainte. 
Et  il  a  raison!  Je  peux  raconter  un  fait  semblable  de  ma 


120  CONVERSATIONS  DE  GOETHE. 

propre  vie  ;  une  fois  je  n'ai  échappé  à  la  contagion  de 
la  fièvre  putride  que  par  la  volonté  arrêtée  de  détourner 
de  moi  le  mal.  La  volonté  morale  a,  dans  ces  circon- 
stances, une  puissance  incroyable.  Elle  pénètre  pour 
ainsi  dire  le  corps,  et  le  met  dans  un  état  d'activité  qui 
repousse  toute  influence  pernicieuse.  Au  contraire,  la 
peur  est  un  état  de  faiblesse  inerte  qui  rend  plus  sen- 
sible, et  qui  permet  à  tout  ennemi  de  s'emparer  de  nous 
sans  peine.  Napoléon  savait  parfaitement  cela,  et  il  savait 
qu'il  ne  risquait  rien  en  donnant  à  son  armée  cet  impo- 
sant exemple.  —  Mais,  continua  Goethe  très-gaiement, 
montrez-moi  du  respect!  Napoléon  avait  dans  sa  biblio- 
thèque de  campagne...  quel  hvre?...  mon  Werther  !...)> 

a  On  voit  à  son  lever  d'Erfurt,  dis-je,  qu'il  l'avait  bien 
étudié.  » 

«  Il  l'avait  étudié  comme  un  juge  d'instruction  étudie 
son  dossier,  dit  Gœthe,  et  c'est  aussi  de  cette  façon 
qu'il  en  a  causé  avec  moi.  —  M.  Bourrienne  a  donné  la 
liste  des  Hvres  que  Napoléon  emporta  avec  lui,  et  parmi 
eux  se  trouve  Werther;  mais  ce  qu'il  y  a  do  curieux  dans 
cette  liste,  c'est  la  manière  dont  les  livres  sont  classés. 
Sous  la  rubrique  Politique^  par  exemple,  nous  voyons  le 
Vieux  Testament,  le  Nouveau  Testament,  le  Coran,  ce 
qui  montre  sous  quel  point  de  vue  Napoléon  considérait 
les  choses  rehgieuses.  » 

Gœthe  nous  cita  encore  plusieurs  traits  intéressants  du 
livre  qui  l'occupait.  Il  nous  dit  entre  autres  comment 
Napoléon,  ayant  franchi  à  pied  avec  son  armée,  pendant 
la  marée  basse,  la  pointe  de  la  mer  Rouge,  fut  surpris 
à  son  retour  par  le  flux,  et  si  vite  que  les  derniers  sol- 
dats durent  marcher  en  ayant  de  l'eau  jusque  sous  les 
bras;    aventure  qui   risquait   de  se  terminer   par  une 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  121 

catastrophe  pliaraonienne.  A  cette  occasion,  Gœthe 
exprima  beaucoup  d'idées  sur  le  mouvement  du  flux.  H 
le  compara  aux  nuages  qui  ne  viennent  pas  d'une  dis- 
tance éloignée,  mais  qui  naissent  simultanément  partout, 
et  qui  s'avancent  tous  en  même  temps. 

Mercredi,  8  avril  1829. 

Gœthe  était  déjà  à  table  quand  j'entrai;  il  me  reçut 
très-gaiement.  «J'ai  reçu  une  lettre,  dit-il;  d'où?  de 
Rome!  Et  de  qui?  du  roi  de  Bavière I  » 

«  Je  partage  votre  joie,  dis-je  ;  mais  n'est-ce  pas  bi- 
zarre? depuis  une  heure,  en  me  promenant,  je  pensais 
beaucoup  au  roi  de  Bavière,  et  maintenant  j'apprends 
cette  agréable  nouvelle.  »  —  «  De  pareils  pressenti- 
ments sont  fréquents,  dit  Gœthe.  Voici  la  lettre,  prenez- 
la,  asseyez-vous  près  de  moi,  et  lisez-la.  » 

Je  pris  la  lettre,  Gœthe  prit  le  journal,  et  je  pus  lire 
ainsi  la  lettre  bien  tranquillement.  Elle  était  datée  de 
Rome,  le  26  mars  1829,  écrite  d'une  écriture  très-belle 
et  très-nette.  Le  roi  disait  à  Gœthe  qu'il  s'était  acheté 
à  Rome  une  propriété  avec  des  jardins,  la  Villa  di  Malta, 
près  de  la  Villa  Ludovïsi^  à  l'extrémité  nord-ouest  de  la 
ville,  sur  une  colline  d'oiiTon  aperçoit  Rome  entière,  et 
d'oii  l'on  a,  vers  le  nord-est,  la  vue  de  Saint-Pierre. 
«  C'est  une  vue  telle,  écrit-il,  que  l'on  ferait  un  grand 
voyage  pour  en  jouir,  et  maintenant,  à  toute  heure  du 
jour,  j'en  jouis  commodément  par  mes  fenêtres.  »  Il  se 
féhcite  d'être  à  présent  si  bien  établi  à  Rome.  «  Voilà 
douze  ans  que  je  n'avais  vu  Rome,  j'aspirais  à  la  voir 
comme  on  aspire  à  voir  son  amante;  maintenant  je  re- 
tournerai à  elle  avec  des  sentiments  plus  calmes,  comme 
on  revient  vers  une  amie  bien-aimée.  »  —  Il  parle  des 


122  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

précieux  trésors  d'art,  des  édifices,  avec  l'enthousiasme 
d'un  connaisseur  qui  connaît  la  vraie  beauté,  qui  a  à 
cœur  son  progrès,  et  qui  est  blessé  douloureusement  de 
toute  déviation  du  bon  goût.  Dans  cette  belle  lettre,  les 
sentiments,  les  expressions  respiraient  quelque  chose 
de  naturel  et  de  simple  que  l'on  attend  peu  de  personnes 
aussi  élevées.  J'exprimai,  à  ce  sujet,  ma  joie  à  Gœthe. 
«  Vous  voyez  là,  dit-il,  un  monarque  qui,  avec  sa  majesté 
royale,  a  sauvé  le  beau  naturel  d'homme  qu'il  avait  reçu 
en  naissant.  C'est  un  phénomène  rare,  et,  par  cela  môme, 
plus  fait  pour  nous  réjouir.  »  —  J'examinai  encore 
la  lettre,  et  trouvai  de  nouveaux  passages  remarqua- 
bles. —  «  Ici,  à  Rome,  écrit  le  roi,  je  me  repose  des 
soucis  du  trône;  l'art,  la  nature  sont  mes  réjouissances 
de  chaque  jour,  et  des  artistes  sont  mes  commen- 
saux. »  —  Ailleurs  il  écrit  qu'il  passe  souvent  devant  la 
maison  où  Gœthe  a  habité,  et  qu'il  pense  ainsi  souvent 
à  lui.  — ■  Il  fait  quelques  citations  des  Éléijies  romaines^ 
qui  montrent  qu'il  les  possède  bien  et  les  relit  de  temps 
en  temps,  à  Rome,  aux  endroits  favorables.  «  Oui,  dit 
Gœthe,  il  a  une  affection  particuhère  pour  les  Élégies; 
il  m'a  beaucoup  tourmenté  pour  que  je  lui  dise  ce 
qu'elles  contiennent  de  réellement  vrai,  parce  qu'il  trouve 
à  ces  poésies  le  charme  que  la  vérité  possède.  —  On  se 
rappelle  rarement  que  presque  toujours  ce  sont  des  cir- 
constances très-insignifiantes  qui  fournissent  au  poète 
ses  œuvres  les  meilleures.  —  Je  voudrais  avoir  les  poésies 
du  roi  ^  pour  lui  en  parler  un  peu  dans  ma  réponse.  D'a- 
près le  peu  que  j'en  ai  lu,  elles  seront  bonnes.  Pour  la 
l'orme  et  le  procédé,  il  tient  beaucoup  de  Schiller,  et  s'il 

*  Le  premier  recueil  parut  en  1829,  Ces  poésies  sont  souvent  très- 
élcvées  par  la  pensée,  mais  le  style  est  rude,  obscur  et  sans  charme. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  123 

met  sous  cette  enveloppe  superbe  les  trésors  d'une  âme 
élevée,  on  a  le  droit  d'attendre  quelque  chose  d'excel- 
lent. —  Je  suis  content  que  le  roi  ait  fait  à  Rome  une 
aussi  jolie  acquisition.  Je  connais  la  Villa^  la  position  est 
très-belle,  et  tous  les  artistes  allemands  habitent  dans  le 
voisinage.  » 

Le  domestique  changeait  les  assiettes,  Gœthe  lui  dit 
d'étendre  par  terre  dans  la  salle  du  Plafond  le  grand 
plan  gravé  de  Rome .  «  Je  veux  vous  montrer  le  bel  en- 
droit que  le  roi  a  choisi,  pour  que  vous  vous  représentiez 
bien  le  site.  » 

c(  Hier  soir,  dis-je,  j'ai  lu  Claudine  de  Villa  Bella,  et 
avec  le  plus  grand  plaisir.  La  situation  est  si  bien 
peinte,  il  y  a  dans  les  scènes  tant  d'heureuse  audace, 
tant  de  libre  hardiesse  que  je  me  sentais  le  plus  vif  désir 
delà  voir  sur  la  scène.  »  —  «  Quand  cela  est  bien  joué, 
dit  Gœthe,  l'effet  produit  est  assez  bon.  »  —  «  Par  qui  la 
musique  a-t-elle  été  écrite?»  —  «Par  Reichardt,  et  elle  est 
très-bonne.  L'instrumentation  est  dans  le  goût  du  temps, 
un  peu  faible  aujourd'hui  ;  il  faudrait  la  rendre  plus  forte, 
plus  pleine.  Le  compositeur  a  surtout  réussi  dans  notre 
chanson:  a  Cupidon,  enfant  effronté,  entêté —  » — «  Ce 
qu'il  y  a  de  singulier  dans  cette  chanson,  dis-je,  c'est  que 
lorsqu'on  la  récite,  elle  plonge  l'âme  dans  un  état  rêveur 
très-doux.  »  —  «  C'est  bien  aussi  d'une  pareille  dispo- 
sition qu'elle  est  née,  et  il  est  naturel  qu'elle  l'inspire.  » 

Nous  avions  fini  de  dîner.  Frédéric  vint  dire  que  le 
plan  de  Rome  était  disposé.  Nous  allâmes  le  voir.  L'i- 
mage de  la  grande  métropole  du  monde  était  devant  nous  ; 
Gœthe  trouva  très-vite  la  Villa  Ludovisi,  et,  dans  le  voi- 
sinage, la  nouvelle  propriété  du  roi,  la  Villa  di  Malta. 
—  «  Voyez-vous,  dit  Gœthe,  cette  situation!  Rome  en- 


12i  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

tière  s'étend  là  deyant  vous;  la  colline  est  si  haute  que, 
vers  l'orient  et  le  midi,  on  la  domine  tout  entière.  Je  suis 
allé  dans  cette  Fi/Zo,  et  j'ai  souvent  joui  du  coup  d'œil 
que  l'on  a  de  ses  croisées.  Ici,  au  delà  du  Tibre,  où  la 
ville  forme  une  pointe,  c'est  Saint-Pierre,  et  à  côté  le  Va- 
tican. Vous  voyez  que  de  ses  fenêtres  le  roi  les  aper- 
çoit. Cette  longue  route-là,  c'est  celle  qui  vient  d'Alle- 
magne ;  voici  la  Porte  du  Peuple;  j'ai  demeuré  au  coin 
d'une  de  ces  premières  rues;  maintenant,  à  Rome,  on 
montre  une  autre  maison  comme  ayant  été  la  mienne, 
mais  cela  ne  fait  rien;  ceschoses-là  sont  parfaitement  indif- 
férentes, et  il  ne  faut  pas  gêner  le  cours  de  la  tradition.  » 
Nous  revînmes  dans  la  première  pièce.  —  «  Le  chance- 
lier, dis-je,  sera  content  de  cette  lettre  du  roi.  »  —  v(  Il 
la  verra,  dit  Goethe.  Quand  je  lis,  dans  les  nouvelles  de 
Paris,  les  discours  et  les  débats  des  Chambres,  conti- 
tinua-t-il,  je  pense  toujours  au  chanceher  ;  il  serait  là  à 
sa  vraie  place  et  dans  son  élément.  Car  il  faut  non-seu- 
lement avoir  l'intelligence,  mais  encore  l'envie  et  le  goût 
de  parler,  et  tout  cela  se  trouve  réuni  chez  le  chancelier. 
Napoléon  avait  aussi  ce  goût  de  la  parole,  et  quand  il  ne 
pouvait  pas  parler,  il  lui  fallait  écrire  ou  dicter.  Nous 
voyons  que  Blûcher  aussi  parlait  volontiers,  et  il  parlait 
bien,  avec  énergie;  c'est  un  talent  qu'il  avait  développé 
dans  la  Loge  maçonnique.  Notre  grand-duc  aimait  aussi 
à  parler,  quoiqu'il  fût  d'un  naturel  laconique,  et,  quand 
il  ne  pouvait  pas  parler,  il  écrivait.  Il  a  écrit  beaucoup 
de  traités  et  de  règlements,  presque  toujours  très-bons  ; 
seulement  un  prince  n'a  pas  assez  de  temps  et  de  repos 
pour  acquérir  en  toutes  choses  la  connaissance  né- 
cessaire des  détails.  Ainsi,  encore  dans  ses  dernières 
années,  il  avait  fait  un  rè;2;lement  sur  le  prix  que  l'on 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  125 

devait  payer  pour  la  restauration  des  tableaux.  Le  trait 
est  très-joli.  —  En  vrai  prince,  il  avait  établi  le  prix  des 
restaurations  matbématiquement,  à  la  mesure  et  à  la 
longueur.  Les  restaurations,  disait-il,  se  compteront  au 
pied.  Ainsi,  si  un  tableau  restauré  a  douze  pieds  carrés, 
on  payera  douze  tbalers;  s'il  en  a  quatre,  on  payera 
quatre  thalers,  etc.  —  C'était  là  une  ordonnance  de  prince, 
mais  non  d'artiste;  car  un  tableau  de  douze  pieds  carrés 
peut  être  dans  un  état  tel  qu'on  le  restaurera  facilement 
en  un  jour,  et  pour  un  autre  tableau  de  quatre  pieds,  il 
faudra  peut-être  une  semaine  de  travaux  et  de  peines. 
Mais  les  princes,  en  leur  qualité  de  bons  militaires,  ai- 
ment les  décisions  mathématiques,  et,  dans  leur  gran- 
deur, ils  agissent  «  avec  poids  et  avec  mesure^  » 

Cette  anecdote  m'amusa  beaucoup.  Puis  nous  parlâmes 
d'art,  et  Gœtlie  dit  :  «  Je  possède  des  dessins  à  la  main, 
d'après  des  tableaux  de  Raphaël  et  du  Dominiquin,  à 
propos  desquels  Meyer  m'a  fait  une  observation  intéres- 
sante que  je  veux  vous  conwnuniquer.  —  Ces  dessins, 
disait-il,  trahissent  une  main  peu  exercée,  mais  on  voit 
que  celui  qui  les  a  faits  avait  un  sentiment  juste  et  délicat 
des  tableaux  qui  étaient  devant  lui,  et  il  l'a  fait  passer 
dans  ses  dessins,  de  telle  façon  qu'ils  nous  remettent 
fidèlement  dans  l'esprit  l'original.  Si  un  artiste  de  nos 
jours  copiait  ces  tableaux,  peut-être  dessinerait-il  beau- 
coup mieux  et  bien  plus  correctement;  mais  il  est  à  sup- 
poser qu'il  lui  manquerait  ce  sentiment  vrai  de  l'origi- 
nal, et  qu'ainsi  son  dessin,  tout  en  étant  meilleur,  serait 
loin  de  nous  donner  une  idée  aussi  parfaite  de  Raphaël  et 
du  Dominiquin.  —  N'est-ce  pas  là  un  joli  aperçu?  On 

*  Genèse, 


126  CONVERSATIOÎ^S  DE   GŒTHE. 

pourrait  dire  quelque  chose  d'analogue  pour  les  traduc- 
tions. Ainsi  Voss  a  certainement  lait  une  excellente  tra- 
duction d'Homère,  mais  il  est  à  croire  qu'un  autre  aurait 

pu  avoir  et  inspirer  un  sentiment  plus  naïf  et  plus  vrai  | 
de  l'original,  sans  être  pour  l'ensemble  un  traducteur 
jussi  magistral  que  Voss.  » 

Le   temps   aujourd'hui    était   très -beau;    le   soleil 

était  encore  haut  dans  le  ciel;  nous  descendîmes  dans  le  ] 

jardin  ,  où    Goethe  lit  attacher  quelques  branches  qui  i 

tombaient  jusqu'à  terre.  Les  crocus  jaunes  étaient  en  ! 

pleine  fleur.  Nous  regardâmes  ces  fleurs,  et  nos  regards,  '• 

en  se  reposant  ensuite  sur  le  sol,  apercevaient  des  images  i 

violettes.  | 

«  —  Vous  pensiez  récemment,  me  dit-il,  que  le  jaune  l 
et  le  rouge  s'appellent  réciproquement  mieux  que  le  ; 
jaune  et  le  bleu,  parce  que  ces  premières  couleurs  sont  ^ 
d'un  degré  supérieur  et  par  suite  plus  parfaites,  plus  j 
pleines,  plus  énergiques.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis.  ] 
Toute  couleur,  dès  quelle  paraît  d'une  façon  marquée  1 
à  l'œil,  cherche  également  à  produire  la  couleur  oppo-  ■ 
sée  ;  il  faut  seulement  que  notre  œil  soit  dans  une  bonne  . 
position,  que  la  lumière  du  soleil  ne  soit  pas  trop  ^ 
vive,  et  que  notre  regard  porte  sur  un  terrain  qui  ^ 
laisse  bien  apercevoir  la  couleur  produite  par  l'œil,  ^ 
—  Et  puis  dans  les  théories  sur  les  couleurs  il  faut  se  \ 
garder  de  faire  des  distinctions  trop  fines,  car  on  est  ■ 
exposé  au  danger  de  tomber  de  l'essentiel  dans  Tacces-  \ 
soire,  du  vrai  dans  le  faux,  et  du  simple  dans  le  compli- 
qué. »  1 

Je  retins  ces  paroles  comme  leçon  utile  dans  mes 

études.  —  Cependant  l'heure  de  la  représentation  du  i 

théâtre  était  arrivée.  Gœthe  me  dit  en  riant  :  «  Allez,  et  '\ 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  427 

tâchez  de  bien  supporter  aujourd'hui  les  horreurs  de 
«  Trente  années  de  la  vie  d'un  joueur  ^l  » 

Vendredi  10  avril  1829. 

c<  En  attendant  la  soupe,  je  veux  donner  une  joie  à 
vos  yeux,  »  et  en  parlant  ainsi,  Goethe  mit  devant  moi  un 
volume  de  paysages  de  Claude  Lorrain.  C'étaient  les 
premiers  que  je  voyais  de  ce  grand  maître.  L'impression 
qu'ils  produisirent  sur  moi  fut  extraordinaire,  et  mon 
étonnement  et  mon  enthousiasme  augmentaient  à  chaque 
feuille  nouvelle.  Grâce  aux  fortes  masses  d'ombres  sur 
les  premiers  et  les  derniers  plans,  à  la  vaste  lumière,  qui, 
lancée  par  le  soleil  traverse  les  airs  et  vient  se  refléter 
dans  l'eau,  l'impression  que  donne  chaque  tableau  est 
claire,  précise,  et  je  surprenais  ainsi  les  principes  que 
le  grand  maître  avait  suivis  dans  son  art.  Je  remar- 
quais aussi  avec  admiration  comme  chaque  tableau 
forme  à  lui  seul  un  petit  monde,  dans  lequel  il  n  y  a 
rien  qui  ne  soit  en  harmonie  avec  le  sentiment  dominant 
et  qui  ne  serve  à  le  mettre  mieux  en  relief.  Que  ce  soit 
un  port  de  mer,  entouré  d'édifices  magnifiques,  avec  des 
vaisseaux  à  l'ancre,  des  pêcheurs  jetant  leurs  filets,  ou 
bien  une  campagne  stérile  et  solitaire,  avec  des  collines, 
des  chèvres  cherchant  leur  nourriture,  un  petit  ruisseau, 
un  pont,  quelques  buissons,  quelques  arbres  ombreux 
et  un  berger  qui  souffle  dans  son  chalumeau,  ou  bien  un 
ravin  profond,  où,  pendant  l'ardente  chaleur  de  l'été,  se 
cache  une  eau  dormante  dont  la  vue  donne  la  sensation 
d'une  douce  fraîcheur,  quel  que  soit  le  site  reproduit, 


*  Le  drame  de  Ducange  et  Dïnaux  IBeudin  et  Goubaux], ']ovié  à  Paris  en 
1827. 


128  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

partout  règne  l'unité  la  plus  parfaite,  et  il  n'y  a  pas  trace 
d'un  élément  étranger. 

c(  —  A' ous  voyez  là,  me  dit  Gœthe,  une  créature  par- 
faite, qui  pensait  et  sentait  avec  beauté,  et  dans  l'âme  de 
laquelle  reposait  un  monde  que  l'on  ne  rencontrerait  pas 
facilement  ailleurs.  —  Ces  tableaux  ont  la  plus  grande 
vérité,  sans  ombre  de  réalité.  Claude  Lorrain  connaissait 
par  cœur  le  monde  réel  jusque  dans  le  plus  petit  détail, 
et  il  s'en  servait  comme  d'un  moyen  pour  exprimer  le 
monde  que  renfermait  sa  belle  âme.  C'est  là  le  véritable 
idéalisme,  il  sait  se  servir  de  moyens  réels  de  telle  façon 
que  le  vrai,  en  apparaissant  dans  l'œuvre,  donne  l'illusion 
d'une  réalité. 

«  —  Cette  remarque  excellente,  dis-je,  est  aussi  juste 
dans  la  poésie  que  dans  les  beaux-arts.  » 

«  —  Oui,ditGœthe.  Mais  vous  vous  donnerez  le  plaisir 
de  voir  les  autres  tableaux  de  l'excellent  Claude  pour 
votre  dessert;  ils  sont  vraiment  trop  bons  pour  que  l'on 
puisse  en  voir  beaucoup  de  suite.  » 

«  —  C'est  mon  avis  aussi,  dis-je,  car  j'hésite  et  je  sens 
quelque  peine,  quand  je  tourne  la  feuille,  tout  à  fait 
comme  lorsqu'on  lit  un  beau  livre  riche  en  passages  re- 
marquables; nous  voudrions  nous  arrêter,  et  ce  n'est 
que  malgré  nous  que  nous  marchons  en  avant.  » 

«  —  J'ai  répondu  au  roi  de  Bavière,  me  dit  Gœthe 
après  une  pause  ;  vous  verrez  ma  lettre.  »  —  «  Voilà, 
continua-t-il,  dans  ce  journal,  une  poésie  adressée  au 
roi,  que  le  chancelier  m'a  lue  hier  et  qu'il  faut  que  vous 
lisiez  aussi.  —  Gœthe  me  donna  la  feuille  et  je  lus  tout 
bas.  —  «  Eh  bien,  qu'en  dites-vous?  »  me  demanda-t-il. 
—  «  Ce  sont  là  les  sentiments  d'un  amateur  ayant  plus 
de  bonne  volonté  que  de  talent;  il  a  'reçu  des  grands 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  123 

écrivains  une  langue  toute  faite  qui  résonne  et  rime  pour 
lui,  et  il  croit  que  c'est  lui-même  qui  parle. 

c(  —  Vous  avez  parfaitement  raison,  dit  Gœthe;  je 
considère  cette  poésie  comme  très-faible;  il  n'y  a  pas  trace 
de  contemplation  du  monde  extérieur,  c'est  purement 
intellectuel,  et  même  ce  n'est  pas  pensé  comme  il  le 
fallait.  » 

«  —  Pour  faire  une  bonne  poésie,  dis-je,  il  faut  avoir 
amassé  de  grandes  connaissances  sur  le  sujet  dont  on 
parle,  car  celui  qui  n'a  pas,  comme  Claude  Lorrain,  un 
monde  à  sa  disposition,  fera  rarement  quelque  chose  de 
bon,  en  dépit  des  idées  les  meilleures.  » 

«  —  Et  ce  qu'il  y  a  de  particulier,  dit  Gœthe,  c'est 
que  le  talent  inné  seul  sait  juste  deviner  ce  qu'il  faut 
dire;  tous  les  autres  se  trompent  plus  ou  moins.  » 

« —  C'est  ce  que  montrent  les  faiseurs  d'esthétique, 
dis-je  ;  aucun  presque  ne  sait  ce  qu'il  faut  vraiment  en- 
seigner, et  ils  embrouillent  tout  à  fait  les  jeunes  poètes. 
Au  lieu  de  parler  de  la  réalité,  ils  parlent  de  l'idéal,  et  au 
lieu  de  donner  des  indications  au  poète  sur  ce  qu'il  ne 
possède  pas,  ils  l'égarent  sur  ce  qu'il  possède.  Si  quel- 
qu'un est  né  avec  un  peu  d'esprit,  de  fantaisie,  et  d'hu- 
mour, il  déploiera  surtout  ses  dons  s'il  ignore  qu'il  les 
possède.  S'il  ht  les  livres  célèbresquitraitentdeces  hautes 
quahtés,  immédiatement  il  est  gêné  et  entravé  dans  l'u- 
sage innocent  de  ses  forces;  la  conscience  qu'il  en  a  le 
paralyse,  et  au  lieu  d'être  excité,  il  est  absolument  ar- 
rêté. » 

«  Vous  avez  parfaitement  raison,  et  il  y  aurait  bien  à 
dire  sur  ce  chapitre.  J'ai  lu,  continua-t-il,  le  nouveau 
poème  épique  d'Egon  Ebert;  il  faut  que  vous  le  lisiez 
aussi,  nous  pourrons   peut-être   d'ici  l'aider  un  peu. 


150  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

C'est  vraiment  un  joli  talent,  mais  son  nouveau  poëme 
manque  de  la  vraie  base  d'un  poëme,  la  base  de  la  réalité. 
Les  paysages,  les  levers  et  couchers  de  soleil,  tous  les 
passages  où  il  peint  les  parties  du  monde  extérieur  qu'il 
a  vues,  sont  parfaits;  on  ne  pourrait  mieux  faire.  Mais  ce 
qui  a  existé  dans  les  siècles  passés,  ce  qui  appartient  à  la 
tradition,  ne  lui  a  pas  apparu  dans  sa  juste  vérité,  et  son 
récit  manque  de  sa  vraie  substance.  La  vie,  les  actions 
des  Amazones  sont  peintes  par  des  généralités  que  les 
jeunes  gens  croient  poétiques,  romantiques,  et  qui  pas- 
sent en  effet  pour  telles  dans  le  monde  de  l'esthétique.  » 

«  —  C'est  là  le  défaut  de  toute  la  littérature  actuelle, 
dis-je.  On  fuit  le  détail  spécial,  on  craint  qu'il  ne  soit  pas 
poétique,  et  on  tombe  alors  dans  le  lieu  commun.  » 

«  —  Egon  Ebert,  dit  Gœthe,  aurait  dû  se  tenir  de 
près  à  la  chronique ,  et  son  poëme  aurait  eu  de  la 
valeur.  —  Quand  je  pense  combien  Schiller  étudiait  les 
récits  de  l'histoire,  avec  quel  soin  il  a  étudié  la  Suisse, 
quand  il  a  écrit  Tell;  et  comme  Shakspeare  a  tiré  parti  des 
chroniques,  insérant  dans  ses  pièces  des  passages  entiers 
mot  pour  mot,  je  crois  qu'on  peut  bien  demander  la  même 
chose  à  un  jeune  poëte  de  nos  jours.  Dans  mon  Clavijo 
j'ai  mis  des  passages  entiers  des  Mémoires  de  Beaumar- 
chais. »  —  «  Mais  on  ne  s'en  aperçoit  pas,  dis-je,  vous 
avez  retravaillé  ces  passages  ;  ils  ne  sont  pas  transportés 
bruts.  »  —  «  C'est  bien  ainsi  qu'il  faut  s'en  servir  et 
c'est  ainsi  qu'il  faut  faire,  »  dit-il. 

Il  me  raconta  alors  quelques  traits  sur  Beaumarchais. 
—  «  C'était  un  drôle  de  chrétien,  dit-il  ;  il  faut  que  vous 
lisiez  ses  Mémoires.  —  Les  procès  étaient  son  élément; 
c'est  là  qu'il  se  sentait  bien.  Les  plaidoyers  de  ses  avocats 
dans  un  de  ses  procès  existent  encore,  et  ils  sont  au 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  151 

nombre  des  plus  curieux,  des  plus  remarquables  et  des 
plus  hardis  qui  aient  été  prononcés. —  Il  perdit  ce  procès. 
En  descendant  les  escaliers  du  tribunal,  il  rencontra  le 
chancelier  qui  montait.  Beaumarchais  devait  lui  céder 
la  place,  mais  il  s'y  refusa,  et  prétendit  que  chacun  de. 
vait  céder  la  moitié  du  passage.  Le  chancelier,  offensé 
dans  sa  dignité,  ordonna  aux  gens  de  sa  suite  de  repous- 
ser Beaumarchais ,  ce  qu'ils  firent;  aussitôt  Beaumarchais 
retourne  au  tribunal,  intente  un  procès  au  chancelier, 
et  il  le  gagne. 

—  J'ai  repris  mon  second  Séjour  à  Rome,  continua 
gaiement  Gœthe,  pour  le  terminer  enfin  et  passer  à  autre 
chose.  Comme  vous  le  savez,  j'ai  rédigé  mon  Voyage 
en  Italie  tout  entier  sur  des  lettres...  Mais  les  lettres  que 
j'ai  écrites  pendant  mon  second  séjour  ne  sont  pas  telles 
que  j'en  puisse  faire  un  grand  usage;  elles  parlent  souvent 
de  choses  trop  particulières  à  Weimar,  et  montrent  trop 
peu  ma  vie  italienne  ;  elles  renferment  cependant  mainte 
assertion  qui  peint  l'état  de  mon  âme  à  ce  moment, 
aussi  j'ai  l'intention  d'extraire  ces  passages,  et  de  les 
enchâsser  dans  mon  récit,  qui  prendra  ainsi  du  ton  et  de 
Taccent.  —  Dans  tous  les  temps,  continua-t-il,  on  a  dit 
et  répété  que  Ton  devait  s'efforcer  de  se  connaître.  C'est 
une  bizarre  exigence,  à  laquelle  personne  n'a  satisfait 
jusqu'à  présent  et  à  laquelle  personne,  à  vrai  dire,  ne 
peut  satisfaire.  —  Tous  les  sens,  toutes  les  tendances  de 
l'homme  le  portent  vers  le  monde  extérieur  qui  l'en- 
toure, et  il  a  déjà  bien  à  faire  pour  le  connaître  et  l'ap- 
proprier au  but  qu'il  poursuit.  Il  ne  sait  sur  lui-même 
qu'une  chose  :  s'il  souffre  ou  s'il  a  du  plaisir,  et  c'est  ainsi 
qu'il  apprend  ce  qu'il  doit  rechercher  ou  ce  qu'il  doit 
éviter.  Pour  le  reste,  l'homme  est  une  créature  obscure  qui 


1 

132  COSVERSATIOKS  DE  GŒTIIE.  ] 

ignore  d'où  elle  vient,  où  elle  va,  qui  sait  peu  du  monde,  j 
et  qui  sur  elle-même  sait  moins  que  surtout  le  reste.  Je  ne  ^ 
me  connais  pas,  et  que  Dieu  me  préserve  de  me  connaître,  j 
Je  distoutcela  parce  que  c'est  en  Italie, àquarante  ans,  que  ; 
j'ai  eu  assez  de  pénétration  et  que  je  me  suis  connu  assez  j 
bien  pour  reconnaître  que  je  n!avais  aucun  talent  pour  ! 
les  arts  plastiques,  et  que  mes  penchants  pour  ces  arts  \ 
étaient  faux.  Quand  je  faisais  un  dessin,  je  né  poursui-^ 
vais  pas  d'assez  près  le  corps  même  des  objets;  je| 
craignais  pour  ainsi  dii^e  de  laisser  les  choses  faire  im-  ; 
pression  sur  moi  ;  tout  ce  qui  manquait  d'énergie,  tout  ce  i 
qui  était  médiocre  me  convenait  davantage.  Si  je  faisais  ! 
un  paysage,  j'hésitais  toujours  à  donner  aux  premiers  1 
plans  toute  leur  vigueur  pour  les  distinguer  des  lointains  ; 
et  des  plans  intermédiaires,  aussi  mon  dessin  n'avait  \ 
jamais  son  effet  vrai.  De  plus,  je  ne  faisais  aucun  pro-  ; 
grès;  si  je  ne  m'exerçais  pas  constamment,  si  je  cessais  un  \ 
peu,  j'étais  obligé  de  recommencer  tout.  Cependant  je  ■ 
n'étais  pas  tout  à  fait  sans  talent,  surtout  dans  le  paysage,  i 
et  Hackert^  me  disait  souvent  :  «Si  vous  voulez  rester  ; 
dix-huit  mois  avec  moi,  vous  produirez  quelque  chose  j 
qui  fera  plaisir  et  à  vous  et  aux  autres.  »  ! 

«  —  Mais,  dis-je,  comment  reconnaîtra-t-on  que  l'on  1 
a  un  vrai  talent  pour  les  arts  du  dessin?  »  • 

«  —  Le  talent  réel,  dit-il,  possède  un  sens  inné  de  la  ; 
forme,  des  proportions,  de  la  couleur,  de  telle  sorte  ^ 
qu'en  très-peu  de  temps  quelques  leçons  suffisent  pour  \ 
qu'il  sache  tout  ce  qu'il  faut  sur  ces  points.  Mais  surtout  ! 
il  désire  rendre  sensibles  les  corps  et  les  mettre  en  ■ 
relief  par  la  lumière.  Même  quand  il  ne  travaille  pas,  i 

*  Peintre  allemand  qui  a  vécu  en  Italie.  Gœtlie  a  écrit  sa  vie.  4 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  153 

il  fait  des  progrès  et  grandit  intérieurement.  Un  tel  talent 
n'est  pas  difficile  à  reconnaître,  et  un  maître  l'aperçoit 
mieux  que  personne. 

«  Ce  matin,  continua-t-il  très-gaiement,  j'ai  visité  le 
Pavillon  des  Princes*;  l'appartement  de  la  grande-du- 
chesse est  disposé  avei"  beaucoup  de  goût,  et  Coudray 
avec  ses  Italiens  a  donné  là  une  preuve  nouvelle  de  sa 
grande  habileté.  Les  peintres  étaient  encore  occupés  aux 
murailles;  ce  sont  des  Milanais;  je  leur  ai  parlé  tout  de 
suite  en  italien  et  j'ai  vu  que  je  ne  l'avais  pas  oublié,  lis 
m'ont  raconté  qu'ils  venaient  de  peindre  le  château  du  roi 
de  Wurtemberg,  qu'ils  ont  été  ensuite  demandés  à  Gotha, 
mais  ils  n'avaient  pu  encore  s'arranger;  on  avait  alors 
entendu  parler  d'eux  à  Weimar,  et  on  les  avait  appelés 
pour  décorer  l'appartement  de  la  grande-duchesse.  J'en- 
tendais et  je  parlais  de  nouveau  l'italien  avec  grand  plaisir, 
car  dans  la  langue  d'un  pays  il  y  a  un  peu  de  son  atmo- 
sphère. Ces  braves  gens  sont  depuis  trois  ans  hors  d'Italie, 
mais  ils  disent  qu'en  quittant  Weimar  ils  retourneront 
directement  chez  eux,  après  avoir  cependant,  sur  la 
commande  de  M.  Spiegel,  peint  un  décor  pour  notre 
théâtre,  ce  qui,  je  le  crois,  ne  vous  fâchera  pas.  Ce  sont 
des  gens  très-habiles;  l'un  est  un  élève  du  premier 
peintre  décorateur  de  Milan,  et  vous  pouvez  ainsi  espérer 
de  bons  décors.  » 

Après  que  Frédéric  eût  ôté  le  couvert,  Gœthe  se  fit 
apporter  un  petit  plan  de  Rome.  —  «  Pour  nous  autres, 
dit-il,  Rome  ne  pourrait  être  un  heu  de  séjour  pro- 
longé; celui  qui  veut  rester  là  et  s'y  établir  doit  se 
marier  et  se  faire  catholique,  autrement  il  n'y  peut  tenir; 

•  Partie  du  château  de  Weimar 


134  CONVERSATIO>S  DE  GŒTHE. 

il  a  une  vie  désagréable.  Hackert  n'était  pas  peu  fier,  lui 
protestant,  d'y  être  resté  si  longtemps.  » 

Goethe  me  montra  alors  sur  le  plan  les  édifices  et  les 
places  principales.  —  «  Voici,  disait-il,  le  jardin  Far- 
nèse.  »  —  «  N'est-ce  pas  là,  dis-je,  que  vous  avez  écrit 
la  scène  des  sorcières  de  Faust?  »  —  «  Non,  dit-il,  c'est 
dans  le  jardin  Borghèse.  » 

Je  regardai  ensuite  les  paysages  de  Claude  Lorrain, 
et  nous  causâmes  de  ce  grand  maître.  —  «  Est-ce  qu'un 
jeune  artiste  ne  pourrait  pas,  de  nos  jours,  demandai-je, 
se  former  sur  lui?  »  —  Gœthe  répondit  :  «  Celui  qui 
aurait  une  âme  semblable  à  la  sienne  pourrait  certes  se 
développer  parfaitement  en  l'étudiant,  mais  celui  à  qui  la 
nature  a  refusé  les  dons  que  possédait  son  âme  ne  pourrait 
lui  prendre  tout  au  plus  que  des  détails  de  style,  dont  il 
se  servirait  comme  on  se  sert  d'une  phrase  empruntée.  » 

Samedi,  11  avril  1829. 

Je  trouvai  aujourd'hui  la  table  mise  pour  plusieurs 
personnes  dans  la  grande  salle.  Gœthe  et  madame  de 
Gœthe  m'accueillirent  très-amicalement.  Puis  arrivèrent 
madame  Schopenhauer^  le  jeune  comte  Reinhard,  de 
l'ambassade  française  ;  M.  de  D***,  son  beau-frère,  qui 
va  partir  pour  s'engager  au  service  de  la  Russie  et  com- 
battre les  Turcs;  mademoiselle  Ulrike,  et  enfin  le  con- 
seiller aulique  Vogel.  —  Gœthe  était  d'humeur  très-gaie; 
il  raconta  av^nt  dîner  quelques  bons  tours  de  Francfort, 
et  entre  autres  ceux  que  Rothschild  joue  à  Bethmann 
pour  lui  prendre  les  bonnes  affaires. 

Le  comte  Reinhard  se  rendit  à  la  cour,  nous  nous  mî- 
mes à  table;  la  conversation  fut  animée,  agréable,  on 

*  Auteur  de  romans  nombreux,  mère  du  philosophe. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  135 

parla  de  voyages,  de  villes  de  bains,  et  madame  Schopen- 
hauer  nous  intéressa  en  nous  entretenant  de  l'arrange- 
gement  de  sa  nouvelle  propriété  sur  le  Rhin,  près  de 
l'île  de  Nonnenwerth.  Au  dessert  le  comte  Reinhard  re- 
vint et  fut  loué  de  sa  promptitude,  car  pendant  sa  courte 
absence  il  avait  dîné  à  la  cour  et  s'était  deux  fois  désha- 
billé. 11  nous  apporta  la  nouvelle  que  le  nouveau  pape 
était  élu,  et  que  c'était  un  Castiglione.  —  Goethe  raconta 
à  la  compagnie  les  formalités  que  Ton  observe  tradition- 
nellement pour  cette  élection. 

Le  comte  Reinhard,  qui  avait  passé  Thiver  à  Paris, 
nous  donna  les  renseignements  que  nous  souhaitions  sur 
les  hommes  d'État,  les  littérateurs  et  les  poètes  célèbres. 
On  parla  de  Chateaubriand,  de  Guizot,  de  Salvandy,  de 
Béranger,  de  Mérimée  %  etc.  Après  dîner,  quand  tout  le 

*  Dans  une  lettre  que  Goethe  adressait  quelques  mois  plus  tard  (18  juin 
1829)  au  comte  Reinhard,  ambassadeur  à  Francfort,  nous  lisons  ce  pas- 
sage: 

«  Depuis  quelque  temps  je  suis  plongé  presque  exclusivement  daiw 
la  lecture  de  livres  français  ;  je  viens  de  recevoir  les  huit  volumes  de  la 
Revue  française;  les  articles  qu'ils  renferment  sont  si  variés  et  si  impor- 
tants que  ce  n'est  pas  un  petit  travail  de  les  lire  tous  depuis  le  com- 
mencement. Les  ouvrages  qui  paraissent  ne  sont  pour  les  rédacteurs 
qu'un  texte  et  une  occasion  d'exposer  leurs  opinions  et  leurs  manières 
de  voir,  qui  sont  sincères  et  bien  fondées.  Reconnaître  tous  les  mérites 
sied  à  l'homme  libéral;  il  doit,  comme  il  le  fait  dans  cette  Revue, 
nous  prouver  qu'il  sait  d'un  libre  regard  envisager  les  intérêts  les  plus 
divers,  et  qu'il  ne  se  place  à  un  point  de  vue  élevé  que  pour  être  im- 
partial. 

«  Il  est  vraiment  merveilleux  de  voir  quel  essor  le  Français  a  pris 
depuis  qu'il  n'est  plus  enfermé  dans  des  idées  étroites  et  exclusives.  Il 
connaît  ses  Allemands,  ses  Anglais,  mieux  que  ces  peuples  ne  se  con- 
naissent eux-mêmes.  Avec  quelle  précision  il  dépeint  l'Angliis  comme 
Ihomme  du  monde  plein  d'égoïsme,  et  l'Allemand  comme  un  simple 
particulier  plein  de  bonhomie!...  J'aime  et  j'apprécie  aussi  beaucoup  le 
Globe,  quoique  sa  tendance  politique  toute  spéciale  nous  gêne  parfois 
un  peu.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  d'être  tout  à  fait  d'accord  avec  les 
hommes  supérieurs  pour  qu'ils  nous  inspirent  sympathie  et  admiration... 


136  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

monde  fut  parti,  Gœthe  me  prit  dans  son  cabinet  de  tra- 
vail et  me  montra  deux  écrits  extrêmement  curieux.  C'é- 
taient deux  lettres  de  sa  jeunesse,  écrites  de  Strasbourg  à 
son  ami  le  docteur  Horn,  à  Francfort,  en  1770,  l'une  en 
juillet,  l'autre  en  décembre.  Dans  ces  deux  lettres  on 
voyait  un  jeune  homme  qui  a  le  pressentiment  d'une 
grande  destinée.  Dans  la  dernière  on  voyait  déjà  des  tra- 
ces de  Werther;  il  est  parlé  de  Sesenheim;  l'heureuxjeune 
homme  paraît  être  plongé  dans  le  vertige  des  plus  douces 

Quand  j'ai  reçu  votre  lettre,  j'étais  occupé  à  ranger  et  à  étiqueter  une 
riche  collection  de  minéraux  du  Nord  qui  venaient  de  m'arriver  ;  je  les 
ai  disposés  dans  six  casiers,  que  l'on  peut  parcourir  d'un  seul  coup 
d'œil...  Encore  quelques  mots  sur  la  littérature  française.  Victor  Hugo  a 
un  talent  poétique  qui  ne  peut  se  contester,  seulement  il  s'avance  sur 
une  route  où  il  lui  sera  difficile  de  trouver  un  emploi  pur  et  entier  de 
8on  talent.  D'autres  esprits  remarquables  essayent  de  prendre  pied 
comme  lui  sur  le  sol  romantique,  mais  dans  cette  région  humide  volti- 
gent tant  de  feux  follets  que  le  meilleur  voyageur  est  en  danger  de 
perdre  le  bon  sentier;  et  puis  on  est  si  ravi,  à  la  lumière  du  jour,  de 
tes  perspectives  si  libres,  si  variées,  ouvertes  sur  de  charmants  et  nou- 
veaux paysages,  que  l'on  est  entraîné  à  les  parcourir  en  tous  sens  sans 
pouvoir  se  décider  à  bâtir  solidement  sa  maison  ici  plutôt  que  là.  (Ceci 
s'applique  sans  doute  à  M.  Mérimée.)  Cependant  ces  écrivains  de  talent 
sont  en  train  de  créer  des  œuvres  excellentes  et  duiables.  Avant  tout, 
ils  doivent  chercher  à  écrire  des  pièces  de  théâtre  où  il  y  ait  en  même 
temps  élévation  d'idées  et  entente  théâtrale;  M.  Casimir  Delavigne  pa- 
raît y  avoir  réussi  avec  son  Marino  Faliero.  C'est  là  un  problème  quia  bien 
des  difficultés,  je  ne  veux  pas  me  laisser  aller  à  les  exposer;  je  dirai  seule- 
ment que,  par  une  bizarrerie  bien  étrange,  les  nations  en  général  ont 
le  désir  de  posséder  des  œuvres  parfaites,  mais  quand  on  leur  offre  des 
œuvres  dune  beauté  parfaitement  pure,  elles  n'y  trouvent  presque  aucun 
plaisir.  Pour  être  bien  accueillie  dans  le  groupe  favori,  il  faut  du  moins 
que  l'œuvre  arbore  la  cocarde  nationale. 

«  La  littérature  universelle,  en  se  formant,  exerce  sur  les  différents 
peuples  les  influences  les  plus  curieuses;  si  je  ne  me  trompe,  ce  sont 
les  Français  qui  tireront  les  plus  grands  avantages  de  cet  immense  mou- 
vement ;  ce  sont  eux  qui  gagneront  le  plus  pour  l'étendue  du  coup  d'œil» 
ils  ont  déjà  le  pressentiment  que  leur  littérature  exercera  sur  l'Europe 
l'influence  qu'elle  avait  déjà  conquise  au  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
et  cette  fois  l'influence  sera  exercée  par  des  idées  plus  hautes.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  137 

sensations,  et  vivre  à  moitié  dans  le  rêve.  —  L'écriture 
des  lettres  était  tranquille,  claire,  élégante,  et  marquée 
déjà  du  caractère  qu'elle  a  plus  tard  toujours  conservé. 
Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  relire  sans  cesse  ces  char- 
mantes lettres,  et  je  quittai  Gœthe  on  ne  peut  plus  heu- 
reux, on  ne  peut  plus  reconnaissant. 

Dimanche,  12  avril  1829. 

Gœthe  m'a  lu  sa  réponse  au  roi  de  Bavière.  Il  s'y  re- 
présente comme  montant  les  degrés  dehVilla  et  venant 
parler  au  roi.  —  «  Il  doit  être  difticile,  dis-je,  de  trouver 
le  ton  juste  qu'il  faut  employer  dans  ces  circonstances.  » 
—  «  Celui  qui  comme  moi,  me  répondit  Gœthe,  a  pendant 
toute  sa  vie  eu  des  relations  avec  de  grands  personnages 
le  trouve  facilement.  Le  seul  moyen,  c'est  de  ne  pas  se 
laisser  aller  à  parler  avec  trop  de  naturel  et  de  conserver 
toujours,  au  contraire,  les  formules  convenues.  » 

Gœthe  parla  alors  de  la  rédaction  du  récit  de  son  se- 
cond séjour  àRome,  qui  l'occupe  maintenant,  o  Parles 
lettres  que  j'ai  écrites  dans  cette  période,  je  vois  claire- 
ment que  chaque  âge  de  la  vie  apporte  avec  lui  des 
avantages  et  des  désavantages.  Ainsi,  dans  ma  vingtième 
année,  sur  plusieurs  sujets  j'étais  déjà  aussi  pleinement 
décidé,  aussi  instruit  que  maintenant,  et  même,  à  maints 
points  de  vue,  mieux;  cependant  je  ne  changerais  pas 
ce  que  je  possède  aujourd'hui  dans  ma  quatre-vingtième 
année  contre  ce  que  je  possédais  alors.  » 

«  Vos  paroles  me  rappellent  votre  Métamorphose  des 
plantes^  dis-je,  et  je  conçois  très-bien  que  l'on  ne  veuille 
pas  revenir  de  la  période  de  la  fleur  à  la  période  des 
feuilles  et  de  la  période  du  fruit  et  de  la  graine  à  la  pé- 
riode de  la  fleur. 

8. 


158  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

«c  — Votre  comparaison  rend  très-bien  ma  pensée.  Re- 
présentez-vous, dit-il  en  souriant,  une  feuille  bien  dente- 
lée, bien  étendue;  voudrait-elle  quitter  son  état  de  libre 
développement  pour  revenir  à  son  ancien  état  si  obscur, 
si  borné  de  cotylédon?  Et  ce  qui  est  très-joli,  c'est  que  nous 
avons  une  plante  qui  peut  servir  de  symbole  à  l'âge  le  plus 
avancé,  car  au  delà  de  la  période  de  la  fleur  et  du  fruit,  ne 
produisant  plus,  elle  continue  à  croître  vigoureusement. 
—  Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux  dans  la  vie,  c'est  qu'on  est  arrêté 
par  de  faux  penchants,  et  on  ne  les  aperçoit  que  lors- 
qu'on s'en  est  déjà  débarrassé.  »  —  «  Comment  peut-on 
voir  et  savoir  qu'un  penchant  est  faux?  »  —  «  Un  faux 
penchant  est  infécond,  et  s'il  produit  quelque  chose,  cela 
ne  vaut  rien.  Le  voir  chez  les  autres  n'est  pas  difficile, 
mais  le  voir  en  soi,  c'est  tout  différent,  et  cela  demande 
une  grande  indépendance  d'esprit.  Et  même  nous  pou- 
vons le  voir  sans  profiter  de  notre  perspicacité  ;  on  hé- 
site, on  doute,  on  ne  se  décide  pas,  absolument  comme 
on  a  de  la  peine  à  se  séparer  d'une  jeune  fille  que  l'on 
aime,  malgré  les  preuves  répétées  que  l'on  peut  avoir  de 
son  infidélité.  Je  parle  ainsi  en  pensant  de  nouveau  au 
nombre  d'années  qui  m'a  été  nécessaire  pour  apercevoir 
que  mon  penchant  pour  les  arts  du  dessin  était  faux,  et 
au  nombre  d'années  qu'il  m'a  fallu  encore  après  ce  mo- 
ment pour  me  séparer  d'eux.  » 

«  —  Cependant  ce  penchant,  dis-je,  vous  a  été  si  avan^ 
tageux  de  tant  de  manières  qu'on  ne  peut  guère  l'appeler 
un  faux  penchant.  »  — «  Oui,  j'ai  gagné  en  pénétration, 
dit  Goethe,  aussi  je  peux  être  tranquille  de  ce  côté.  C'est 
là  ce  que  l'on  gagneavec  les  faux  penchants.  Celui  qui, 
sans  avoir  le  talent  suffisant,  s'occupe  de  musique,  ne  sera 
jamais  un  maître,  mais  il  apprendra  à  reconnaître  et  à 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  139 

apprécier  ce  que  les  maîtres  ont  fait.  Malgré  tous  mes 
efforts  je  ne  suis  pas,  à  la  vérité,  devenu  un  artiste,  mais 
en  m'essayant  dans  toutes  les  branches  de  l'art,  j'ai  ap- 
pris âme  rendre  compte  dumoindre  trait  et  à  distinguer 
l'œuvre  remarquable  de  l'œuvre  défectueuse.  Ce  n'tîst 
pas  là  un  petit  bénéfice,  et  un  penchant  même  faux  rap- 
porte toujours  quelque  chose.  Par  exemple,  les  croisades 
faites  pour  délivrer  le  Saint-Sépulcre  sont  évidemment 
une  déviation  de  l'histoire,  cependant  elles  ont  eu  le  bon 
résultat  d'affaiblir  les  Turcs,  qui  ont  été  empêchés  de  de- 
venir les  maîtres  de  l'Europe.  » 

Après  avoir  parlé  de  différents  sujets,  nous  en  vînmes 
à  un  ouvrage  de  Ségur  sur  Pierre  le  Grand,  ouvrage  qui 
intéresse  Gœthe  et  lui  donne  maints  éclaircissements. 
—  «  La  situation  de  Saint-Pétersbourg,  a-t-il  dit,  n'est 
pas  pardonnable  ;  surtout  quand  on  pense  que  dans  le 
voisinage  le  sol  se  relève,  et  que  l'empereur  aurait  pu 
mettre  à  l'abri  de  toute  inondation  la  ville  elle-même,  en 
la  portant  un  peu  plus  haut  et  en  laissant  le  port  dans  la 
partie  basse.  Un  vieux  marin  lui  fit  des  observations  et 
lui  prophétisa  que  tous  les  soixante-dix  ans  la  popula- 
tion serait  noyée.  Il  y  avait  là  un  vieil  arbre,  qui  conser- 
vait les  traces  des  différentes  crues  d'eau.  Mais  ce  fut  en 
vain,  l'empereur  persévéra  dans  sa  fantaisie  et  fit  abattre 
Parbre  pour  qu'il  ne  pût  pas  témoigner  contre  lui.  Vous 
avouerez  qu'il  y  a  quelque  chose  d'énigmatique  dans  cet 
acte  d'un  si  grand  caractère.  Mais  savez-vous  comment  je 
me  l'explique?  L'homme  ne  peut  pas  se  séparer  de  ses 
impressions  d'enfance,  et  cela  va  si  loin,  que  même  des 
choses  défectueuses  auxquelles  il  s'est  habitué  dans  ses 
premières  années  et  au  milieu  desquelles  il  a  passé  ce 
temps  heureux,  lui  restent  chères  plus  tard  et  lui  parais- 


140                     CO>VERSATIONS  DE  GŒTHE.  ; 

sent  bonnes  ;  il  est  aveugle  pour  elles,  et  ne  voit  pas  leurs  \ 

défauts.  —  C'est  la  chère  Amsterdam  de  sa  jeunesse  que  j 

Pierre  le  Grand  voulut  rebâtir  dans  sa  capitale,  à  Tem-  ^ 

bouchure  de  la  Neva,  absolument  comme  les  Hollandais  l 

ont  toujours  cherché  dans  leurs  possessions  lointaines  à  • 

bâtir  une  nouvelle  Amsterdam*.  1 

Lundi,  13  avril  1829.  \ 

Aujourd'hui,    après   bien  des  excellentes  paroles  de  , 

Goethe  dites  pendant  le  dîner,  je  me  suis  encore  donné  : 

pour  dessert  la  contemplation  de  quelques  paysages  de  ! 

Claude  Lorrain.  —  «  La  collection,  dit  Goethe,  a  pour  ,■ 

titre  :  Liber  veritatîs;  elle  pourrait  aussi  bien  s'appeler  \ 

Liber  natura:'  et  artis,  car  la  nature  et  l'art  se  trouvent  là  ; 

à  leur  plus  haut  degré  et  dans  leur  plus  belle  alliance.  »  \ 

J'interrogeai  Goethe  sur  l'origine  et  sur  les  maîtres  de  ] 

Claude  Lorrain.   —  «  Son  maître  le  plus  immédiat  fut  | 

Antonio  Tasso,  mais  celui-ci  était  élève  de  Paul  Bril  ;  ce  j 

sont  donc  les  maximes  de  ce  dernier  qui  servirent  de  ^ 

base  à  son  éducation  et  qui,  pour  ainsi  dire,  fleurirent  é 
avec  lui,  car  ce  qui  chez  ces  maîtres  paraît  sévère  et  dur 
s'est  développé  chez  Claude  Lorrain  et  s'est  transformé 
en  grâce  sereine  et  en  aimable  aisance.  —  Aller  au  delà 
était  impossible. — Mais  il  est  bien  difficile,  àpropos  d'un 
si  grand  talent,  qui  a  vécu  dans  une  époque  si  remarquable 
et  dans  un  tel  entourage,  de  dire  quel  a  été  son  maître. 


•  Dans  une  lettre  à  Zelter,  il  ajoutait  :  a  Quand  c'est  la  nécessité  qui 
établit  des  hommes  au  milieu  de  marécages,  comme  les  Vénitiens,  ou  bien 
quand  c'est  le  hasard  qui  les  conduit  maladroitement  dans  un  endroit 
incommode,  comme  les  Romains,  alors  le  fait  est  excusable,  mais  de  son 
plein  gré,  choisir  un  emplacement  aussi  funeste,  comme  l'a  fait  le  grand 
empereur,  c'est  là  un  bien  triste  exemple  du  principe  de  la  monarchie 
absolue,  x 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  141, 

Il  regarde  autour  de  lui  et  s'approprie  ce  qui  peut  servir 
à  nourrir  ses  idées  propres.  Claude  Lorrain,  sans  nul 
doute,  doit  à  l'école  des  Carrache  autant  qu'à  ses  maî- 
tres proprement  dits.  On  dit  habituellement  :  Jules  Ro- 
main était  un  élève  de  Raphaël,  mais  on  pourrait  aussi 
bien  dire  :  il  était  élève  du  siècle.  Guido  Reni*  seul  a  eu 
un  élève  qui  avait  pris  si  bien  l'esprit,  l'âme  et  l'art  de 
son  maître,  qu'il  fut  presque  lui-même  et  fit  les 
mêmes  choses,  mais  c'est  là  un  cas  spécial  qui  ne 
se  répète  guère.  Au  contraire  l'école  des  Carrache 
était  indépendante  ;  elle  développait  dans  chaque  talent 
les  qualités  propres  qu'il  possédait  en  lui,  et  les  maîtres 
qui  en  sortirent  ne  se  ressemblèrent  pas  entre  eux.  Les 
Carrache  étaient  pour  ainsi  dire  nés  professeurs  de  l'art; 
ils  tombèrent  dans  un  temps  oii  déjà  dans  toutes  les 
branches  les  plus  belles  œuvres  étaient  faites,  et  ils 
purent  ainsi  montrer  à  leurs  élèves  des  modèles  en  tout 
genre.  Ils  étaient  grands  professeurs,  grands  artistes, 
mais  je  ne  pourrais  pas  leur  reconnaître  ce  qu'on  nomme- 
proprement  l'esprit.  Je  suis  un  peu  hardi  de  parler  ainsi, 
mais  c'est  là  l'impression  que  je  reçois  d'eux.  » 

Après  avoir  considéré  quelques  paysages  de  Claude 
Lorrain,  j'ouvris  un  dictionnaire  artistique  pour  voir  ce 
que  l'on  disait  de  ce  grand  maître.  Nous  trouvâmes  cette 
phrase  :  «  Son  mérite  saillant  était  dans  sa  palette.  » 
Nous  nous  regardâmes  et  nous  mîmes  à  rire.  —  «  Vous 
voyez,  dit  Goethe,  ce  qu'on  peut  apprendre  quand  on  s'en 
tient  aux  livres  et  qu'on  veut  garder  pour  soi  ce  qui  est 
écrit!  » 


*  Eckermann  n'a-t-il  pas,  dans  ses  notes,  confondu  Guide  Reni  avec 
Léonard  de  Vinci,  qui  a  eu  pour  élève  et  habile  imitateur  Luini? 


142  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 


Mardi,  14  avril  1829. 

Ce  matin,  quand  j'entrai,  Goethe  était  déjà  à  table  avec 
Meyer,  causant  sur  l'Italie  et  sur  l'art.  Gœthe  fit  apporter 
le  portefeuille  de  Claude  Lorrain,  et  Meyer  nous  montra 
le  dessin  du  tableau  que  Peel  a  acheté  pour  4,000  livres. 
Il  faut  l'avouer,  c'est  une  belle  œuvre,  et  M.  Peel  n'a 
pas  fait  un  mauvais  achat.  A  droite,  le  regard  tombe  sur 
un  groupe  d'hommes  assis  et  debout.  Un  berger  s'incline 
vers  une  jeune  fille,  à  laquelle  il  semble  montrer  com- 
ment on  joue  du  chalumeau.  Au  milieu  s'étend  un  lac 
étincelant  sous  la  lumière  du  soleil;  à  gauche,  des  vaches 
paissent  sous  un  bois  obscur.  Les  deux  groupes  se  balan- 
cent on  ne  peut  mieux,  et  suivant  l'habitude  du  maître, 
tout  est  éclairé  avec  un  art  magique.  Meyer  nous  dit 
en  la  possession  de  qui  il  avait  vu  ce  tableau  en  Itahe. 
Puis  nous  causâmes  de  la  nouvelle  propriété  du  roi  de 
Bavière  à  Rome.  —  «  Je  connais  très-bien  la  Villa^  dit 
Meyer,  j'y  suis  allé  souvent  et  me  rappelle  avec  plaisir 
sa  belle  situation.  C'est  un  château  ordinaire  que  le  roi 
ne  manquera  pas  de  décorer  et  de  se  rendre  très-agréa- 
ble. Dans  mon  temps  il  était  habité  par  la  duchesse 
Améhe,  et  Herder  logeait  dans  le  bâtiment  voisin.  Plus 
tard  il  a  été  habité  par  le  duc  de  Sussex  et  par  le  comte 
Munster.  Les  étrangers  de  distinction  l'ont  toujours  aimé 
à  cause  de  sa  situation  saine  et  de  sa  vue  magnifique.  » 
—  Je  demandai  à  Meyer  quelle  distance  il  y  avait  de  la 
Villa  di  Malt  a  au  Vatican.  —  «  De  la  Trinité-du-Mont, 
près  de  la  Villa,  dit-il,  où  nous  autres  artistes  nous  ha- 
bitions, il  y  a  jusqu'au  Vatican  une  bonne  demi-lieue. 
Nous  faisions  tous  les  jours  ce  chemin  et  souvent  plus 


i 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  143 

d'une  fois  dans  le  jour.  »  —  «  Le  chemin  par  le  pont, 
dis-je,  paraît  un  peu  détourné  ;  il  me  semble  qu'il  serait 
plus  court  de  passer  le  Tibre  et  d'aller  à  travers  champ».  » 

—  «  Non,  ce  n'est  pas  plus  court,  dit  Meyer,  mais  nous 
le  croyions  aussi  et  souvent  nous  nous  ftmes  passer.  Je 
me  rappelle  une  traversée  de  ce  genre  que  nous  avons 
faite  en  revenant  du  Vatican,  par  une  belle  nuit  au  clair  de 
lune;  en  fait  de  connaissances,  il  y  avait  avec  nous  Bury, 
Hirt  et  Lips,  et  entre  nous  s'était  élevée  la  dispute  habi- 
tuelle: quel  est  le  plus  grand,  Raphaël  ou  Michel- Ange? 

—  Nous  montâmes  dans  le  bateau.  —  Quand  nous  attei- 
gnîmes l'autre  rive,  la  dispute  était  dans  tout  son  feu,  et 
un  plaisant  de  la  bande,  Bury,  je  crois,  proposa  de  ne  pas 
quitter  la  rivière  avant  d'avoir  vidé  entièrement  le  diffé- 
rend et  mis  d'accord  les  deux  partis.  La  proposition  fut 
acceptée  ;  le  marinier  dut  abandonner  la  rive  et  revenir 
sur  ses  pas.  Mais  la  dispute  restait  aussi  vive,  et  quand 
nous  fûmes  de  l'autre  côté,  il  fallut  retourner  encore,  car 
le  différend  n'était  pas  vidé.  Nous  revînmes  ainsi  pen- 
dant des  heures  d'une  rive  à  l'autre,  et  cela  convenai 
surtout  au  marinier,  qui  voyait  ses  baioques  s'augmenter 
à  chaque  passage.  Il  avait  avec  lui  pour  l'aider  un  garçon 
de  douze  ans  qui  ne  pouvait  rien  comprendre  à  ce  'que 
nous  faisions  :  «  Père,  disait-il,  pourquoi  donc  ces  mes- 
sieurs ne  veulent-ils  pas  aborder,  et  nous  font-ils  tou- 
jours revenir  quand  nous  touchons?  »  —  «  Je  ne  sais  pas, 
mon  fils,  je  crois  bien  qu'ils  sont  fous.  »  —  Enfin,  pour 
ne  pas  passer  toute  la  nviit  à  cette  double  promenade, 
nous  nous  mîmes  d'accord  par  nécessité,  et  abordâmes.  » 
Cette  foHe d'artistes  nous  fit  rire;  Meyer,  qui  était  d'humeur 
très-gaie,  continua  à  nous  parler  de  Rome;  Gœthe  et 
moi  avions  plaisir  à  réponter;  il  continua  : 


144  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

«(  La  discussion  sur  Raphaël  et  Michel-Ange  était  ' 
à  l'ordre  du  jour;  tous  les  jours  elle  recommençait  par-  • 
tout  où  se  trouvaient  des  artistes  de  chaque  parti.  Elle  : 
avait  l'habitude  de  s'engager  dans  une  osteria^  où  l'on  ^ 
buvait  de  bon  vin  peu  cher;  on  citait  des  tableaux,  cer-  ; 
taines  parties  de  tableaux,  et  quand  il  y  avait  contradic-  I 
tion  du  parti  opposé,  pour  le  convaincre  il  fallait  aller  ] 
voir  les  tableaux  eux-mêmes.  Alors,  tout  en  discutant,  • 
on  quittait  Vosteria^  on  allait  à  grands  pas  à  la  chapelle  ■ 
Sixtine,  dont  un  cordonnier  gardait  la  porte,  qu'il  ouvrait 
pour  quatre  groschen. — Là,  devant  les  tableaux,  avaient  ' 
lieu  les  démonstrations,  et  quand  on  avait  assez  disputé,  \ 
on  retournait  à  Vostenay  pour  se  réconciher  avec  une  ! 
bouteille  de  vin  et  oublier  toutes  les  controverses.  C'est  '■ 
ainsi  que  se  passait  chaque  journée,  et  maintes  fois  le  cor-  \ 
donnier  de  la  chapelle  Sixtine  a  reçu  ses  quatre  groschen.  i 
—  On  rappela  aussi  un  autre  cordonnier  qui  avait  l'ha-  ] 
bitude  de  taper  son  cuir  sur  une  tête  antique  de  marbre.  J 
«  C'était  le  portrait  d'un  empereur  romain,  dit  Weyer;^ 
l'antique  était  devant  sa  porte,  et  très-souvent  en  passant] 
nous  le  vîmes  occupé  à  ce  louable  travail.  » 

Mercredi,  15  avril  1829. 

Nous  parlâmes  des  personnes  qui,  sans  un  vrai  talent, 
sont  appelées  à  produire,  et  de  celles  qui  écrivent  sur  a 
qu'elles  ne  comprennent  pas.  —  «  Voici  ce  qui  perd  lesj 
jeunes  gens,  dit  Goethe.  Nous  vivons  dans  un  temps  où:Jj 
il  y  a  tant  de  culture  répandue  qu'elle  s'est  pour  ainsi  i 
dire  mêlée  à  l'atmosphère  qu'un  jeune  homme  respire,  i 
Il  sent  vivre  et  s'éveiller  en  lui  les  pensées  poétiques  et  : 
philosophiques;  il  les  a  bues  avec  l'air  qui  l'entoure, 
mais  il  s'imagine  qu'elles  lui  appartiennent,   et  il  les 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  145-, 

exprime  comme  siennes.  Quand  il  a  rendu  à  son  temps 
ce  qu'il  en  a  reçu,  il  est  pauvre.  Il  ressemble  à  une 
source  dont  l'eau  est  empruntée,  elle  coule  un  certain 
temps,  mais  quand  le  réservoir  est  épuisé,  elle  s'arrête.  » 

Je  parlai  à  Goethe  d'un  voyageur  qui  a  entendu  une 
leçon  de  Hegel  sur  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu.  Gœthe 
lut  d'accord  avec  moi  que  des  leçons  de  ce  genre  n'é- 
taient plus  de  notre  temps.  —  «  La  période  du  doute 
est  passée,  dit-il;  on  doute  aujourd'hui  aussi  peu  de  soi- 
même  que  de  Dieu.  La  nature  de  Dieu,  l'immortalité,  la 
nature  de  notre  âme,  son  rapport  avec  le  corps,  ce  sont 
là  des  problèmes  éternels  sur  lesquels  les  philosophes  ne 
nous  disent  rien  de  nouveau.  Un  philosophe  français  de 
nos  jours  commence  tout  tranquillement  un  chapitre  par 
ces  mots  :  «  On  sait  que  l'homme  se  compose  de  deux 
parties  :  le  corps  et  l'âme.  Nous  parlerons  donc  d'abord 
du  corps,  puis  de  l'âme.  »  Fichte  allait  un  peu  plus  loin 
et  se  tirait  un  peu  mieux  d'affaire,  en  disant  :  «  Nous 
«  traiterons  de  l'homme  considéré  comme  corps  et  de 
l'homme  considéré  comme  âme.  »  Il  sentait  trop  bien 
qu'un  ensemble  aussi  étroitement  lié  ne  pouvait  pas  se 
séparer.  Kant  a,  sans  contredit,  rendu  le  plus  grand 
service  en  marquant  le  point  limité  jusqu'où  l'esprit  hu- 
main peut  s'avancer,  et  en  laissant  de  côté  les  problèmes 
insolubles.  A-t-on assez  philosophé  sur  l'immortalité!  Et 
jusqu'où  est-on  allé?  Je  ne  doute  pas  de  notre  durée  au 
delà  de  la  vie,  car  dans  la  nature  une  entéléchie  ne  peut 
pas  disparaître.  Mais  nous  ne  sommes  pas  tous  immortels 
de  la  même  façon,  et  pour  se  manifester  dans  l'avenir 
comme  grande  entéléchie,  il  faut  en  être  déjà  une  ici-bas. 

Pendant  que  les  Allemands  se  tourmentent  à  résoudre 
des  problèmes  philosophiques,  les  Anglais,  avâ^^  leur 
n.  -^ 


146  CONVERSATIONS  DE  GOETHE. 

grande  intelligence  pratique,  se  moquent  de  nous,  et 
gagnent  le  monde.  On  connaît  leurs  déclamations  contre 
la  traite  des  esclaves,  et  pendant  qu'ils  veulent  nous 
persuader  que  leur  conduite  a  pour  motifs  des  raisons 
d'humanité,  il  se  découvre  que  le  vrai  motif  est  tout  à 
fait  positif,  comme  tous  les  motifs  qui  déterminent  les 
Anglais;  on  le  savait  déjà,  et  on  devait  le  savoir  encore 
une  fois.  A  la  côte  occidentale  d'Afrique,  ils  emploient 
eux-mêmes  les  nègres  dans  leurs  grandes  possessions.  Il 
est  donc  contre  leurs  intérêts  qu'on  aille  les  leur  enlever. 
En  Amérique  ils  ont  eux-mêmes  établi  de  grandes  colo- 
nies de  nègres,  qui  rapportent  beaucoup,  et  qui  donnent 
chaque  année  un  grand  revenu  en  esclaves.  Ils  suffisent 
avec  eux  aux  besoins  de  l'Amérique  du  Nord,  gagnent 
ainsi  beaucoup  par  le  commerce,  et  l'importation  par  des 
étrangers  nuirait  beaucoup  à  leurs  intérêts  commerciaux; 
ainsi  ce  n'est  pas  sans  bons  motifs  qu'ils  prêchent  contre 
ce  trafic  inhumain.  Encore  au  congrès  de  Vienne  l'ambas- 
sadeur anglais  le  combattait  très-vivement,  mais  l'am- 
bassadeur portugais  fut  assez  habile  pour  répondre  bien 
tranquillement  qu'on  ne  s'était  pas  réuni,  à  sa  connais- 
sance, pour  établir  un  tribunal  universel  du  monde,  ou 
pour  fixer  les  principes  de  la  morale.  Il  connaissait  parfai- 
tement bien  le  but  anglais,  et  il  avait  aussi  le  sien, 
qu'il  savait  défendre  et  atteindre.  » 

Mardi  1"  septembre  1829, 

Aujourd'hui,  après  dîner,  Goethe  m'a  lu  la  première 
scène  du  second  acte  de  Faust,  L'impression  produite 
sur  moi  a  été  grande,  et  m'a  rendu  intérieurement  bien 
heureux.  Nous  sommes  de  nouveau  transportés  dans  le 
cabinet  d'études  de  Faust,  et  Méphistophélès  trouve  tout 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  147 

à  l'ancienne  place  comme  il  l'a  laissé.  Faust  prend  au 
croc  la  vieille  pelisse  d'étudiant,  des  milliers  de  vers  et 
d'insectes  s'envolent,  et  Méphistophélès,  en  disant  où  ils 
se  cachent,  nous  remet  clairement  devant  les  yeux  le 
lieu  de  la  scène.  Il  met  la  pelisse,  pour  jouer  encore  le 
personnage  du  maître,  pendant  que  Faust,  derrière  un 
rideau,  reste  paralysé.  Il  sonne;  la  cloche,  retentissant 
dans  les  salles  solitaires  du  cloître,  produit  un  son  si 
épouvantable  que  les  portes  s'ouvrent  brusquement  et 
que  les  murs  s'ébranlent.  Le  famulus  se  précipite  dans 
la  chambre,  et  trouve  assis  dans  la  chaise  de  Faust  Mé- 
phistophélès, qu'il  ne  connaît  pas,  mais  qui  lui  en  impose. 
Méphistophélès  demande  des  nouvelles  de  Wagner,  ((ui 
dans  l'intervalle  est  devenu  un  homme  célèbre  et  qui  espère 
le  retour  de  son  maître.  Nous  apprenons  qu'il  est  en  ce 
moment  dans  son  laboratoire,  profondément  occupé  à 
créer  un  homunculus.  Le  famulus  s'en  va;  apparaît  le 
bachelier,  le  même  que  nous  avons  vu  quelques  années 
auparavant  timide  jeune  homme,  et  que  Méphistophélès, 
dansl'habit  de  Faust,  avait  raillé.  Il  est  devenu  un  homme, 
et  si  plein  de  présomption,  que  Méphistophélès  lui-même 
ne  peut  pas  lui  tenir  tête  ;  il  recule  toujours  avec  sa 
chaise,  et  se  tourne  enfin  vers  le  parterre. 

Goethe  lut  la  scène  jusqu'à  la  fin.  J'admirai  avec  joie 
cette  fécondité  juvénile,  et  la  liaison  si  ferme  de  toutes 
ces  scènes. 

«  J'ai  conçu  ce  poëme  il  y  a  bien  longtemps,  de- 
puis cinquante  ans  je  le  médite,  et  les  matériaux  se  sont 
tellement  entassés,  que  maintenant,  l'opération  difficile, 
c'est  de  choisir  et  de  rejeter.  —  L'invention  de  celte 
seconde  partie  est  réellement  aussi  ancienne  que  je  vous 
le  dis.  Mais  le  poëme  gagnera,  j'espère,  à  n'être  écrit 


i 


148  CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  - 

qu'aujourd'hui  ;  avec  le  temps  mon  esprit  a  acquis  des 
idées  plus  claires  sur  les  choses  du  monde.  Je  suis  comme  i 
quelqu'un  qui,  dans  sa  jeunesse,  a  beaucoup  de  petite  J 
monnaie  d'argent  et  de  cuivre,  qu'il  a  toujours  changée  ! 
avantageusement  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  de  telle  \ 
sorte  qu'il  voit  maintenant  sa  fortune  déjeune  homme  \ 
tout  entière  changée  en  pièces  d'or.  »  \ 

Nous  parlâmes  du  personnage  du  bachelier.  —  «  Est-  ; 
ce  qu'il  ne  représente  pas  une  certaine  classe  de  philoso-  ? 
phes  idéalistes?  demandai-je.  »  —  «  Non,  dit  Goethe,  il  * 
personnilie  la  présomption  qui  caractérise  la  jeunesse,  ] 
et  dont  nous  avons  vu  des  exemples  si  frappants  dans  les  ; 
premières  années  qui  ont  suivi  notre  guerre  de  la  Déli-  i 
vrance.  Tout  jeune  homme  croit  que  le  monde  a  corn-  ] 
mencé  avec  lui,  et  que  rien  n'existe  que  pour  lui.  Il  y  al 
eu  vraiment  en  Orient  un  homme  qui  chaque  matin  ras--^ 
semblait  ses  gens  autour  de  lui,  et  ne  les  laissait  ip3iSi 
aller  au  travail  avant  d'avoir  ordonné  au  soleil  de  se  le-Ji 
ver.  Mais  il  était  assez  prudent  pour  ne  pas  donner  cet! 
ordre  avant  que  le  soleil  ne  fût  vraiment  sur  le  point  de| 
se  lever  de  lui-même.  »  A 

Nous  parlâmes  encore  beaucoup  sur  Faust^  sur  saJ 
composition,  et  sur  beaucoup  de  sujets  touchant  ceux-ci. w 
Goethe  resta  un  instant  enfoncé  dans  une  méditatioaj 
silencieuse ,  puis  il  dit  :  «  Quand  on  est  vieux,  on  con-| 
tem  pie  le  monde  bien  autrement  que  lorsqu'on  était  jeune.  | 
Je  ne  peux  pas  me  défendre  de  la  pensée  que  les  dé- j 
mons ,  pour  taquiner  et  railler  l'humanité,  font  appa-; 
raître  de  temps  en  temps  des  figures  si  attrayantes,  quel 
tout  le  monde  cherche  à  les  imiter,  et  si  grandes,  quei 
personne  ne  peut  les  atteindre.  Ils  ont  fait  ainsi  paraître] 
Raphaël,  chez  qui  l'acte  et  la  pensée  étaient  égalemeiitl 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  140 

parfaits  ;  quelques-uns  de  ses  excellents  successeurs  ont 
approché  de  lui,  mais  personne  ne  Ta  atteint.  En  musi- 
que, l'être  inaccessible  qu'ils  ont  fait  paraître,  c'est 
Mozart.  Dans  la  poésie,  c'est  Shakspeare.  Je  sais  ce  que 
vous  pourriez  me  dire  contre  celui-ci,  mais  je  ne  pense 
ju'aux  facultés  naturelles,  à  la  grandeur  innée.  Napoléon 
aussi  est  un  être  inaccessible.  Il  est  très-important  que 
les  Russes  ne  soient  pas  allés  à  Constantinople,  mais 
Napoléon  lui-même  a  été  obligé  de  se  contenir  comme 
les  Russes,  car  il  n'est  pas  allé  à  Rome....  » 

Il  ajouta  beaucoup  de  réflexions  de  ce  genre  sur  ce 
riche  thème,  mais  pour  moi  je  pensais  en  silence  que 
les  démons  pouvaient  avoir  eu  aussi  cette  idée  pour 
Goethe,  qui  lui-même  est  une  figure  trop  séduisante  pour 
qu*on  ne  cherche  pas  à  l'atteindre,  et  trop  grande  pour 
qu'on  puisse  y  réussir. 

Dimanche,  6  décembre  1829. 

Aujourd'hui,  après  dîner,  Goethe  m'a  lu  la  seconde 
scène  du  second  acte  de  Faust,  lorsque  Méphistophélès 
arrive  chez  Wagner,  qui  veut  par  des  moyens  chimiques 
créer  un  homme.  L'œuvre  réussit  :  THomunculus  apparaît 
dans  la  fiole  comme  une  lueur,  et  aussitôt  il  agit  ;  il 
écarte  les  questions  que  lui  fait  Wagner  sur  les  choses 
incompréhensibles  ;  le  raisonnement  n'est  pas  son  affaire  ; 
il  veut  agir,  et  notre  héros,  Faust,  est  là,  paralysé,  ayant 
besoin  d'un  secours  supérieur.  —  L'Homunculus,  pour 
qui  tout  est  transparent,  voit  dans  l'âme  de  Faust 
endormi  passer  un  beau  songe;  c'est  Léda  au  bain, 
visitée  par  le  cygne  ;  les  paroles  que  prononce  l'Homun- 
culus  en  apercevant  ce  songe  de  Faust  nous  présen- 
tent le  plus  ravissant  tableau.  Méphistophélès  ne   voit 


150  COKVERSATIO>S  DE  GŒTHE.  ; 

rien  de  ces  images,  et  l'Homunculus  se  moque  de  sa  i 
nature  septentrionale.  , 

«Vous  remarquerez,  me  ditGœthe,  queMéphistophélès  ' 
semble  inférieur  à  l'Homunculus,  car  celui-ci  a  autant  de  | 
kicidité  intellectuelle,  et  il  a  de  plus,  comme  supériorité,] 
le  goût  du  beau  et  de  l'action  utile.  Il  le  nomme  a  Monsieur  • 
mon  cousin,  »  car  ces  êtres  spirituels  comme  l'Homun-^ 
culus,  qui,  n'étant  pas  encore  devenus  tout  à  faitl 
hommes,  ne  sont  pas  encore  tombés  dans  notre  obscu-- 
rite  étroite,  étaient  comptés  parmi  les  démons,  de^ 
telle  sorte  qu'ilyy  a  entre  eux  deux  une  espèce  dej 
parenté.  »         /  i 

«  —  A  coup  sûr,  dis-je,  Méphistophélès  apparaît  ici  à< 
un  rang  subordonné,  mais  je  ne  peux  pas  croire  qu'il) 
n'a  pas  secrètement  travaillé  à  la  naissance  de  l'Homun-;; 
culus;  c'est  toujours  ainsi  qu'il  agit,  et  dans  Hélène  ilj 
agit  aussi  comme  un  ressort  caché.  Cela  le  relève  dans! 
l'ensemble,  et  lui  permet  de  ne  pas  s'inquiéter,  parce  qu'ils 
joue  un  rôle  aussi  secondaire  dans  cette  circonstance.  »  J 

«  —  Vous  saisissez  très-bien  la  situation,  dit  Gœthe  ;  ill 
en  est  bien  ainsi,  et  je  me  suis  déjà  demandé  si  je  nej 
mettrais  pas  quelques  vers  dans  la  bouche  de  Méphis- 
tophélès, lorsqu'il  entre  chez  Wagner  au  moment  oùj 
l'Homunculus  va  naître,  pour  bien  faire  comprendre  ai 
lecteur  qu'il  y  contribue.  » 

«  —  Cela  ne  nuirait  pas,  dis-je.  Cependant  sa  part  est^ 
déjà  indiquée,  car  Méphistophélès  termine  la  scène  pad 
les  mots  :  «  Nous  finissons  toujours  par  dépendre  de&j 
«  créatures  que  nous  faisons.  » 

«  — Vous  avez  raison,  dit  Gœthe,  cela  pourrait  suffire' 
à  un  esprit  attentif,  cependant  je  penserai  à  ajouter 
quelques  vers.  » 


J 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  151 

«  —  Celte  parole  de  la  conclusion  n'est  pas  facile  à 
oublier,  et  elle  est  bien  significative.  » 

«  —  Oui,  dit  Goethe,  on  pourrait  y  trouver  à  ronger 
pendant  quelque  temps.  Un  père  qui  a  six  enfants  est 
perdu,  quoi  qu'il  fasse.  Les  rois  aussi  et  les  ministres, 
qui  ont  donné  de  grandes  places  à  beaucoup  de  personnes, 
peuvent  dans  leur  expérience  trouver  des  faits  qui  leur 
rappelleront  ce  mot.  » 

Je  revis  en  esprit  le  songe  de  Faust  sur  Léda,  et  ce 
passage  me  parut  un  des  plus  remarquables  du  poëme. 
«  C'est  étrange,  dis-je,  comme  dans  cette  œuvre  les  détails 
se  rapportent  les  uns  aux  autres,  agissent  les  uns  sur  les 
autres ,  se  complètent  et  se  font  valoir  !  Hélène  qui 
viendra  plus  tard,  trouve  son  origine  dans  ce  rêve  du 
second  acte  sur  Léda.  On  parle  dans  Hélètie  de  cygne, 
d'enfant  de  cygne;  ici,  l'action  elle-même  apparaît,  et 
quand  plus  tard,  avec  le  souvenir  de  ce  tableau,  on  arri- 
vera à  Hélène,  comme  tout  paraîtra  plus  clair,  plus 
complet  !  » 

Goethe  me  donna  raison,  et  je  vis  que  ma  remarque 
lui  faisait  plaisir.  «  Vous  trouverez  aussi,  me  dit-il,  que 
déjà  dans  ces  premiers  actes  commencent  à  résonner  les 
noms  de  classique  et  de  romantique  ;  on  en  parle  déjà 
pour  que  le  lecteur  soit  conduit,  comme  par  une  route 
qui  se  lève  peu  à  peu,  jusqu'à  Hélène,  où  les  deux  formes 
de  poésie  font  leur  apparition  complète  pour  être  ame- 
nées à  une  espèce  de  réconcihation. 

«  Les  Français,  continua-t-il,  commencent  à  juger  sai- 
nement cette  question.  Tout  est  également  bon,  disent- 
ils,  tout  se  vaut,  classique  ou  romantique  ;  il  s'agit  seule- 
ment de  se  servir  de  ces  formes  avec  intelhgence  et  de  créer 
des  œuvres  excellentes.  On  peut  être  avec  Tune  et  avec 


152  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  ; 

l'autre  absurde,  et  alors  l'une  vaut  aussi  peu  que  l'autre  j 
C'est  là,  il  me  semble,  un  mot  d'un  grand  sens  et  sur  \ 
lequel  nous  pouvons  nous  reposer.  »  ^ 

Mercredi,  20  décembre  1829.  À 

Dîné  avec  Goethe.  Nous  parlâmes  du  chancelier  et  je  \ 
demandai  à  Gœthe  si  à  son  retour  d'Italie  il  n'avait  ap-  l 
porté  aucune  nouvelle  de  Manzoni.  —  u  II  m'a  parlé  de  j 
lui  dans  une  lettre,  dit  Gœthe.  Il  lui  a  fait  visite,  il  vit  dans  j 
Une  maison  de  campagne  près  de  Milan,  et  à  mon  grand  l 
chagrin  il  est  continuellement  souffrant.  » 

«  —  Il  est  singulier,  dis-je,  que  les  talents  distingués,  ; 
et  surtout  les  poètes,  aient  si  souvent  une  constitution  ^ 
débile.  »  ■ 

«  —  Les  œuvres  extraordinaires  que  ces  hommes  pro-  ' 
duisent,  dit  Gœthe,  supposent  une  organisation  très-  | 
délicate,  car  il  faut  qu'ils  aient  une  sensibilité  exception-  | 
nelle  et  puissent  entendre  la  voix  des  êtres  célestes.  Or,  I 
une  pareille  organisation,  mise  en  conflit  avec  le  monde  | 
et  avec  les  éléments,  est  facilement  troublée,  blessée,  et 
celui  qui  ne  réunit  pas,  comme  Voltaire,  à  cette  grande 
sensibilité  une  solidité  nerveuse  extraordinaire,  est  exposé 
à  un  état  perpétuel  de  malaise.  Schiller  aussi  était  con- 
stamment malade.  Lorsque  je  fis  sa  connaissance,  je  crus 
qu'il  n  avait  pas  quatre  semaines  à  vivre.  Mais  il  y  avait  j 
en  lui  assez  de  force  résistante,  aussi  il  a  pu  se  maintenir 
un  assez  grand  nombre  d'années  et  il  se  serait  soutenu  en 
coreplus  longtempsavec  une  manière  de  vivre  plus  saine.  » 

Nous  parlâmes  d'une  représentation  du  théâtre,  et  à 
propos  d'un  rôle,  Gœthe  dit  :  «  J'ai  vu  Unzelmann  dans 
ce  rôle,  il  y  plaisait  parce  qu'il  savait  nous  communiquer 
la  grande  aisance  de  sou  esprit,  car  il  en  est  de  l'art 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  155 

théâtral  comme  des  autres  arts.  Ce  que  Tarliste  fait  ou 
a  fait  nous  met  dans  la  disposition  même  où  lui-même 
était  quand  il  fit  son  œuvre.  Si  l'artiste  avait  l'esprit  à 
l'aise,  le  nôtre  sera  à  l'aise  également;  s'il  était  tour- 
menté, il  nous  rendra  tout  inquiets.  —  Les  artistes  ont 
ordinairement  cette  aisance  quand  ils  sont  tout  à  fait  nés 
pour  ce  qu'ils  font;  voilà  pourquoi  les  tableaux  des  Hol- 
landais font  tant  de  bien  à  regarder,  c'est  parce  que  ces 
artistes  ont  peint  la  vie  familière  qui  les  entourait,  et 
qu'ils  connaissaient  da:is  la  perfection.  Pour  qu'un  ac- 
teur nous  donne  ce  bien-être,  il  faut  que  ses  études,  son 
imagination,  son  naturel,  l'aient  rendu  tout  à  fait  maître 
de  son  rôle,  que  tous  les  mouvements  du  corps  soient  à 
ses  ordres,  et  qu'il  soit  soutenu  par  une  certaine  énergie 
juvénile.  L'étude  ne  suffit  pas  sans  imagination,  et  l'étude 
et  l'imagination  ne  suffisent  pas  sans  naturel.  Chez  les 
femmes,  presque  tout  se  fait  par  l'imagination  et  par  le 
tempérament;  c'est  là  ce  qui  était  si  remarquable  chez 
Madame  Wolff.  » 

Nous  continuâmes  à  parler  des  acteurs  principaux  de 
Weimar;  mais  Faust  me  revenait  dans  l'esprit,  je  pensais 
àl'Homunculus,  je  me  demandais  comment  on  pourrait 
le  représenter  sur  la  scène.  —  «  Si  on  ne  voit  pas  le 
petit  personnage,  dis-je,  il  faudrait  du  moins  voir  la 
lueur  dans  la  fiole;  et  ce  qu'il  dit  est  trop  important 
pour  qu'un  enfant  puisse  jouer  ce  rôle?  » 

«  —  Wagner,  ditGœlhe,  devra  conserver  la  fiole  dans 
ses  mains,  et  la  voix  semblera  sortir  de  la  fiole  même. 
C'est  un  rôle  pour  un  ventriloque  ;  j'en  ai  entendu  qui 
sauraient  parfaitement  se  tirer  d'affaire  en  cette  circon- 
stance. » 

Je  demandai  aussi  comment  on  pourrait  représenter 


154  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

sur  la  scène   le  grand    carnaval.  — «Il  faudrait,  dit! 

Goethe,  un  très-grand  théâtre  ;  c'est  une  représentation  ■ 

presque  impossible.  »  —  «  J'espère  pourtant  la  voir  un  J 

jour,  dis-je.  J'aime  surtout  l'éléphant  conduit  par  la  Pru-  1 

dence,  monté  par  la  Victoire,  et  auprès  duquel  marchent  ! 

enchaînées  la  Crainte  et  TEspérance.  Il  n'y  a  guère  d'allé-  ] 

gorie  plus  belle  que  celle-là.  l 

—  «  Ce  ne  serait  pas  le  premier  éléphant  que  l'on  i 

verrait  sur  la  scène,  dit  Goethe.  Il  y  en  a  un  à  Paris  qui  j 

joue  un  rôle  entier;  dans  la  pièce,  il  appartient  à  un  i 

parti  populaire,  on  le  voit  enlever  à  un  roi  sa  couronne 

et  la  placer  sur  une  autre  tête,  ce  qui  doit  produire  vrai-  i 

ment  un  effet  grandiose.  Et  à  la  fin  delà  pièce,  si  Télé-  ^ 

phant  est  rappelé,  il  paraît  seul,  fait  sa  révérence  et  se  ; 

retire.  Vous  voyez  donc  que  nous  pourrions  dans  notre  ] 

mascarade  compter  sur  l'éléphant.  Mais  l'ensemble  estl 

trop  considérable  et  demande  un  régisseur  comme  il  n'y  .^ 

en  a  cruère.  »  I 

.....  i 

«  —  Oui,  dis-je,  mais  il  y  a  dans  ce  spectacle  tant  d'é-  \ 

clat,  tant  d'effet,   qu'un  théâtre  ne   s'en  privera   pas  t 

facilement.  Comme  tout  se  développe  et  grandit  peu  à 

peu!  D'abord  de  beaux  groupes  de  jardinières  et  de  jar-; 

diniers  qui  ornent  la  scène  et  forment  une  masse  de  ] 

spectateurs  pour   les    autres   personnages  qui   doivent  ; 

arriver.  Puis,  après  l'éléphant,  le  char  traîné  par  des ' 

dragons  qui  s'avance  à  travers  les  airs;  puis  le  grand 

Pan ,    et   enfin   l'incendie  que  viennent  éteindre  des  < 

nuages!  Si  tout  pouvait  se  représenter  comme  l'imagi-  ■ 

nation  se  le  représente,  le  pubUc  ravi  d'enthousiasme  j 

serait  forcé  d'avouer  qu'il  n'a  pas  l'esprit  et  les  facultés  jj 

nécessaires   pour  accueillir   dignement  de  pareils  ta-  /i 

bleaux.  »  ': 


À 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  155 

«  —  Ah  I  dit  Goethe,  laissez  là  le  public,  je  ne  veux 
pas  en  entendre  parler  I  L'important,  c'est  que  ce  soit 
écrit;  le  monde  peut  ensuite  en  faire  ce  qu'il  voudra,  et 
en  tirer  du  profit,  autant  qu'il  en  est  capable.  » 

Nous  parlâmes  alors  de  l'enfant  qui  guide  le  chartraîné 
par  des  dragons. 

«  —  Vous  aurez  deviné,  dit-il,  que  le  masque  de  Plutus 
cache  Faust,  et  celui  de  l'Avarice  Méphistophélès,  mais 
cet   enfant,  quel  est-il?  »   —  J'hésitais  à  répondre. 

—  «  C'est  Euphorion  !  dit  Goethe.  »  —  Mais,  répli- 
quai-je,  comment  peut-il  déjà  apparaître  dans  cette 
mascarade,   puisqu'il  ne  naît  qu'au  troisième  acte?  » 

—  «  Euphorion,  répondit  Goethe,  n'est  pas  une  créa- 
ture humaine,  c'est  un  être  allégorique.  Il  person- 
nifie la  Poésie,  qui  n'est  attachée  à  aucun  temps,  à 
aucun  lieu,  à  aucune  personne.  Le  même  esprit,  à  qui 
il  plaira  plus  lard  d'être  Euphorion,  apparaît  alors  sous  la 
figure  de  cet  enfant,  semblable  en  cela  aux  fantômes  qui 
peuvent  être  présents  eu  tous  lieux  et  paraître  à  toute 
heure.  » 

Dimanche,  27  décembre  1829. 

Aujourd'hui,  après  dîner,  Goethe  me  lut  la  scène  du 
papier-monnaie.  —  «  Vous  vous  rappelez,  me  dit-il, 
comment  à  l'assemblée  impériale  finit  la  chanson  :  on 
manque  d'argent  et  Méphistophélès  promet  d'en  procurer. 
Pendant  la  mascarade,  cette  idée  se  poursuit  ;  Méphisto- 
phélès amène  l'empereur  à  signer,  sous  le  masque  du 
grand  Pan,  un  papier  qui  gagnant  ainsi  la  valeur  de  l'or, 
est  multiphé  des  milliers  de  fois  et  répandu.  Maintenant, 
dans  celte  scène,  des  explications  sont  données  à  l'em- 
pereur, qui  ne  sait  pas  encore  ce  qu'il  a  fait.  Le  grand 
trésorier  lui  présente  les  billets  de  banque  et  lui  expHque 


J56  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

l'affaire.  L'empereur  s'irrite  d'abord,  puis  pensant  au 
gain  qni  résulte  pour  lui  de  cet  événement,  il  est  rempli  de 
joie,  fait  à  son  entourage  de  riches  présents  avec  ce  papier- 
monnaie  ;ensortant,  il  en  laisse  tomber  une  valeur  de  quel- 
ques milliers  de  couronnes  que  le  gros  fou  ramasse  et 
qu'il  va  immédiatement  échanger  contre  des  biens-fonds.  » 

Pendant  que  Gœthe  me  lisait  cette  scène  délicieuse, 
j'admirais  cette  heureuse  idée  d'avoir  montré  comme 
créateur  du  papier-monnaie  Méphistophélès,  et  d'avoir 
ainsi,  en  la  liant  à  son  drame,  immortahsé  une  question 
qui  intéresse  tant  notre  époque. 

A  peine  avions-nous  lu  ce  morceau  et  causé  sur  ce  qu'il 
renferme  que  le  fils  de  Gœthe  entra  et  s'assit  auprès  de 
nous.  Il  nous  raconta  avec  sa  manière  lucide  un  roman 
de  Cooper  qu'il  venait  de  lire.  Nous  ne  lui  parlions  pas 
de  la  scène  de  Faiist^  lorsqu'il  se  mit  le  premier  à  nous 
entretenir  des  bons  du  trésor  de  Prusse,  nous  disant  qu'on 
les  payait  en  ce  moment  au  delà  de  leur  valeur.  Pendant 
qu'il  parlait,  je  regardais  son  père  en  souriant  un  peu,  il  fit 
de  même,  et  nous  nous  donnâmes  ainsi  à  entendre  que  les 
tableaux  qu'il  avait  tracés  venaient  bieu  à  leur  temps. 

Mercredi,  50  décembre  1829. 

Aujourd'hui,  après  dîner,  Gœthe  m'a  lu  la  scène  sui- 
vante. «  —  Lorsqu'ils  ont  de  l'argent  à  la  cour  impériale, - 
me  dit-il,  ils  veulent  s'amuser.  L'empereur  désire  voir 
Paris  et  Hélène  ;  il  faut  les  faire  apparaître  par  des  moyensJ 
magiques.    Comme  IMéphistophélès  n'a    aucun  rapport, 
avec  l'antiquité  grecque,  et  n'exerce  aucune  puissance.] 
sur  de  pareilles  créatures,  c'est  Faust  qui  est  chargé  de. 
l'opération,  et  elle  lui  réussit  parfaitement.  Je  n'ai  pas. 
encore  tout  à  fait  fini  le  passage  qui  décrit  ce  que  Faust 


CONVERSATIONS  DE   GŒTIIE.  157 

feit  pour  rendre  possible  l'apparition  ;  je  vous  le  lirai  la 
prochaine  fois.  Aujourd'hui  vous  entendrez  l'apparition 
elle-même  de  Paris  et  d'Hélène.  » 

L'attente  de  cette  lecture  me  remplissait  de  bonheur. 
Goethe  commença.  Je  vis  dans  la  vieille  salle  des 
Chevaliers  l'empereur  et  la  cour  entrer  pour  voir  le 
spectacle.  Le  rideau  se  lève,  et  j'aperçois  la  scène,  qui 
représente  un  temple  grec.  Méphistophélès  est  dans  la 
loge  du  souffleur,  l'astrologue  sur  un  côté  de  l'avant- 
scène  ;  Faust  paraît  de  l'autre  côté,  avec  un  trépied  ; 
il  prononce  la  formule  et  du  milieu  de  la  vapeur  sort 
Paris.  —  Le  beau  jeune  homme  prend  différents  mouve- 
ments aux  sons  d'une  musique  éthérée  ;  ses  poses  diverses, 
qui  sont  celles  des  marbres  antiques,  sont  décrites  tour 
à  tour;  il  s'assied,  il  se  couche,  le  bras  passé  au-dessus 
desatêle;  il  enthousiasme  les  femmes,  qui  dépeignentles 
charmes  de  sa  jeunesse  ;  il  est  exécré  des  hommes,  dont 
il  éveille  l'envie  et  la  jalousie,  et  qui  tâchent  de  le  rabais- 
ser autant  qu'ils  peuvent.  Paris  s'endort,  et  Hélène  paraît. 
Elle  s'approche  de  Paris  endormi,  et  dépose  un  baiser 
sur  ses  lèvres  ;  elle  s'éloigne,  puis  le  regarde  encore. 
Alors  surtout  elle  paraît  ravissante.  Elle  fait  sur  les  hom- 
mes l'impression  que  Paris  faisait  sur  les  femmes.  Les 
hommes  enflammés  d'amour  célèbrent  ses  louanges  ;  les 
femmes  pleines  d'envie  et  de  haine  la  critiquent.  Faust 
lui-même  est  tout  enthousiasme  ;  en  voyant  cette  beauté 
qu  il  a  évoquée,  il  oublie  le  temps,  le  lieu,  la  situation, 
et  Méphistophélès  à  chaque  instant  est  obligé  de  lui  rap- 
peler qu'il  sort  de  son  rôle.  Paris  et  Hélène  semblent 
sentir  de  l'inclination  l'un  pour  l'autre  ;  Paris  la  prend 
dans  ses  bras  comme  pour  l'entraîner,  Faust  veut  la  lui 
arracher,  et  tourne  contre  lui  la  clef  qu  il  tient  à  la  main. 


158                      CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  î 

mais  alors  a  lieu  une  violente  explosion  ;  les  apparitions  ; 

s'en  vont  en  fumée  et  Faust  tombe  à  terre  frappé  de  pa-  \ 

ralysie.  ^ 

i 

Dimanche,  5  janvier  1830.  ■ 

Goethe  m'a  montré  un  Keepsake  anglais  de  1830,  orné  | 

de  très-belles  gravures  et  de  quelques  lettres  très-inté-  • 

ressantes  de  lord  Byron.  Gœthe  avait  pris  pendant  ce  i 

temps  la  dernière  traduction  française  de  Faust^  par  ] 

Gérard  ^:  il  la  feuilletait  et  paraissait  lire  de  place  en  i 

place.  \ 

c(  D'étranges  idées  me  passent  par  l'esprit,  dit-il,  quand 
je  pense  que  ce  livre  a  encore  de  la  valeur  dans  une  lan- 
gue dont  Voltaire  a  été  le  souverain,  il  y  a  plus  de  cin-  l 
quante  ans.  Vous  ne  pouvez  pas  penser  tout  ce  que  je  > 
pense,  car  vous  n'avez  aucune  idée  de  l'importance  qu'a-  ^ 
vaient  dans  ma  jeunesse  Voltaire  et  ses  grands  contempo-  J 
rains,  et  de  leur  domination  dans  le  monde  moral,  l 
Ma  biographie  ^  ne  fait  pas  voir  clairement  l'influence  i 
que  ces  hommes  ont  exercée  sur  ma  jeunesse  ainsi  que  ] 
la  peine  qne  j'ai  eue  à  me  défendre  contre  eux,  à  pren-  ;. 
dre  ma  vraie  position  et  à  considérer  la  nature  sous  un  i 
jour  plus  vrai.  »  | 

Nous  continuâmes  à  parler  de  Voltaire,  et  Gœthe  me  ^ 

récita  le  poëme  les  Systèmes,  ce  qui  me  montra  combien  V 

dans  sa  jeunesse  il  avait  dû  étudier  et  s'approprier  toutes  J 

ces  œuvres.  i 

La  traduction  de  Gérard,  quoique  en  grande  partie  en  '1 

prose,  fut  louée  par  Gœthe  comme  très-réussie.  «  En  1 
allemand,  dit-il,  je  ne  peux  plus  lire  le  Faust  y  mais  dans 


<  D^.  Nerval. 

*  Write  et  Poésie. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  150 

cette  traduction  française,  chaque  trait  reprend  sa  fraî- 
cheur, et  me  frappe  comme  s'il  était  tout  nouveau  pour 
moi.  Le  Faust  est  un  sujet  incommensurable,  et  tous  les 
efforts  que  l'esprit  ferait  pour  le  pénétrer  entièrement 
seraient  vains.  Il  faut  se  rappeler  que  la  première  partie 
est  sortie  d'une  situation  d'esprit  un  peu  trouble  et  obs- 
cure. Mais  cette  obscurité  même  attire  les  hommes,  et  \h 
se  fatiguent  à  l'éclaurcir,  comme  ils  font  pour  tous  les 
problèmes  insolubles.  » 

Dimanche,  10  janvier  1830. 

Aujourd'hui,  après  dîner,  Gœthe  m'avait  préparé  une 
haute  jouissance  ;  il  m'a  lu  la  scène  dans  laquelle  Faust 
va  vers  les  Mères, 

Ce  qu'il  y  a  de  nouveau,  d'inattendu  dans  cette  scène 
et  la  manière  dont  Gœthe  l'a  traitée,  me  frappaient 
étrangement,  et,  comme  Faust  lui-même,  je  frissonnais. 
Après  avoir  tout  écouté,  tout  senti,  bien  des  passages 
restaient  pour  moi  énigmatiques,  et  je  fus  obligé  de 
prier  Gœthe  de  me  donner  quelques  éclaircissements. 
Mais  lui,  comme  d'habitude,  garda  son  secret,  me  regar- 
dant avec  de  grands  yeux,  et  me  répétant  le  vers  : 

«  Les  Mères  î  les  Mères  !...  quelle  étrange  parole  !...» 

«  Tout  ce  que  je  veux  vous  confier,  c'est  que  j'ai  vu 
dans  Plutarque  que  dans  l'antiquité  grecque  on  parlait 
des  Mères  comme  de  Divinités.  Voilà  tout  ce  que  je  dois 
à  la  tradition  ;  le  reste  est  de  mon  invention.  Emportez 
le  manuscrit  chez  vous,  étudiez-le  bien,  et  voyez  comment 
TOUS  vous  en  tirerez  1  » 

J'étais  heureux  de  pouvoir  étudier  à  Taise  cette  curieuse 
scène.  Voici  ce  que  je  pense  des  Mères,  de  leur  nature, 
de  leur  action,  de  leur  demeure,  de  leur  entourage. 

Si  Ton  peut  se  représenter  l'immense  intérieur  de  notre 


160  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

terre  comme  un  espace  vide,  de  telle  sorte  que  ron  fasse 
des  centaines  de  milles  en  ligne  droite  sans  rien  rencon- 
trer de  corporel,  on  aura  l'idée  du  séjour  de  ces  Divinités 
inconnues  que  va  trouver  Faust.  Elles  vivent,  pour  ainsi 
dire,  en  dehors  de  l'espace,  car  tout  ce  qui  les  entoure 
n*a  pas  de  substance  ,  elles  vivent  aussi  en  dehors  du 
temps  ;  aucun  astre  ne  les  éclaire,  rien  ne  peut  leur  indiquer 
la  succession  de  la  nuit  et  du  jour.  — Dans  ce  crépuscule 
et  cette  solitude  éternels,  les  Mères  sont  les  êtres  créa- 
teurs; elles  sont  ce  principe  créateur  et  conservateur  d'où 
sort  tout  ce  qui,  sur  la  surface  de  la  terre,  a  forme  et 
existence.  Tous  les  êtres  qui  cessent  de  respirer  retour- 
nent à  elles,  à  titre  de  natures  spirituelles  ;  elles  les  gar- 
dent jusqu'à  ce  que  l'occasion  se  présente  pour  ces  na- 
tures spirituelles  de  reparaître  dans  un  nouvel  être; 
Toutes  les  âmes  et  toutes  les  formes  de  ce  qui  a  été  et  de 
ce  qui  sera  planent  çà  et  là,  sous  forme  de  vapeurs,  dans 
l'espace  infini  de  leur  séjour;  elles  entourent  les  Mères  ; 
le  magicien  doit  donc  pénétrer  dans  leur  empire,  s'il 
veut,  par  la  puissance  de  son  art,  exercer  son  autorité 
sur  la  forme  d'un  être  et  appeler  à  une  vie  sensible  une 
créature  de  l'avenir.  L'éternelle  métamorphose  des  êtres 
terrestres,  leur  naissance,  leur  accroissement,  leur  disso- 
lution et  leur  formation  nouvelle,  voilà  donc  l'occupation 
incessante  des  Mères.  Et  comme  l'élément  féminin  a 
la  plus  forte  part  dans  tout  ce  qui,  par  la  génération, 
reçoit  sur  cette  terre  une  nouvelle  vie,  ces  Divinités  sont 
avec  raison  considérées  comme  des  êtres  féminins  et 
nommées  du  nom  vénérable  de  Mères.  —  Tout  cela  est 
une  pure  fiction  poétique;  mais  l'homme  borné  ne  peut 
pas  pénétrer  plus  loin  et  il  est  satisfait  de  trouver  quelque 
explication  qui  sache  donner  à  son  esprit  une  certaine 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  161 

tranquillité.  Nous  voyons  sur  la  terre  des  phénomènes, 
des  effets  dont  nous  ne  connaissons  ni  l'origine  ni  la  fin. 
Nous  leur  donnons  un  principe  divin  dont  nous  n'avons 
aucune  idée,  pour  lequel  nous  n'avons  aucune  expres- 
sion et  il  nous  faut  l'abaisser,  l'anthropomorphiser  pour 
donner  à  nos  obscurs  pressentiments  de  la  substance  et 
les  rendre  saisissables.  Ainsi  sont  nés  tous  les  mythes 
qui  de  siècles  en  siècles  se  sont  propagés  chez  les  peuples; 
ainsi  est  né  ce  nouveau  mylhe  de  Gœthe,  qui  a  du  moins 
une  espèce  de  conformité  avec  la  nature,  et  qui  peut  être 
placé  à  côté  des  meilleurs  qui  aient  jamais  été  inventés. 

*  Lundi,  18  janvier  1830. 

Gœthe  a  parlé  deLavater  et  m'a  dit  beaucoup  de  bien 
de  son  caractère  ;  il  m'a  raconté  des  traits  de  leur  an- 
cienne intimité  ;  souvent  ils  couchèrent  fraternellement 
dans  le  même  lit.  «  Il  est  à  regretter,  ajouta-t-il,  qu'un 
mauvais  mysticisme  ait  mis  si  tôt  arrêt  à  l'essor  de  son 
génie.  » 

*  Vendredi,  22  janvier  18Ô0. 

Nous  avons  parlé  de  VHistoire  de  Napoléon  par 
Walter  Scott.  «  C'est  vrai,  ditGrethe,  on  peut  reprocher 
à  l'auteur  de  grandes  inexactitudes  et  une  grande  par- 
tialité, mais  justement  ces  deux  défauts  donnent,  selon 
moi,  une  grande  valeur  à  son  ouvrage.  Le  succès  du 
livre  en  Angleterre  a  dépassé  toute  idée,  et  l'on  voit  ainsi 
queWaltor  Scott,  dans  sa  haine  même  contre  Napoléon  et 
contre  les  Français,  a  été  le  vrai  interprète  et  le  vrai  repré- 
sentant de  l'opinion  du  peuple  en  Angleterre  et  du  senti- 
ment national  anglais.  Son  hvre  n'est  pas  du  tout  un 
document  pour  l'histoire  de  France,  mais  c'en  est  un  pour 


1(32                       CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  j 

l'histoire  d'Angleterre.  En  tout  cas,  dans  ce  grand  procès  f 

historique,  c'est  une  voix  qui  ne  devait  pas  manquer*.  ] 

D'ailleurs,  j'aime  bien  entendre  sur  Napoléon  les  opinions  j 

les  plus  opposées.  Je  lis  dans  ce  moment  l'ouvrage  de  '{ 

Bignon ,  qui  me  semble  avoir   aussi  une   très-grande  \ 

valeur.  »  j 

Dimanche,  24  janvier  1830.  ^ 

«  J'ai  ces  jours-ci,  m'a  dit  Goethe,  reçu  de  notre  célèbre  | 

ingénieur  des  mines  de  sel  de  Stotternheim  *  une  lettre  1 

qui  a  un  début  curieux.  «  J'ai  fait  une  expérience,  écrit-  | 

il,  qui  ne  sera  pas  perdue.  »  Or,  quelle  est  cette  expé-  > 

rience?ll  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'une  perte  de  l 

mille  thalers  au  moins.  11  n'avait  pas  assez  soutenu  le  ] 

puits  qui  conduit  à  la  couche  de  sel  ;  les  terres  se  sont  | 

écroulées,  et  il  faut  une  opération  coûteuse  et  difficile  ^ 

pour  réparer  l'accident.  Il  va  falloir  introduire  à  douze  -^ 

cents  pieds  des  tubes  de  métal,  pour  empêcher  que  l'ac-  • 

cident  ne  se  renouvelle.  Il  aurait  dû  prendre  tout  de  suite  ^ 

ces  précautions  et  les  aurait  prises,  si,  comme  tous  ces  | 

gens-là,  il  n'avait  pas  une  témérité  dont  on  n'a  pas  d'idée,  ^ 

et  dont  il  faut  être  doué  pour  risquer  une  pareille  entre-  \ 

prise.  Mais  le  voilà   tout  tranquillisé,  et  il  écrit  sans  > 

s'inquiéter  :  J'ai  fait  une  expérience  qui  ne  sera  pas  \ 

perdue.  C'est  vraiment  là  un  homme  qui  fait  plaisir  à  ] 

voir  !  sans  se  plaindre,  il  reprend  tout  de  suite  son  équi-  | 

libre  et  son  activité.  Que  dites  vous  de  cela?  N'est-ce  pas  j 
fortjoli?  »                                                                           I 

*  Goclhe  a  encore  parlé  de  cet  ouvrage,  soit  dans  sa  correspondance,  soit  ^ 
dans  ses  Iragir.ents.  Les  quelques  mots  adressés  ici  à  Eckermann  résu* 
ment  parfaitement  tout  ce  qu  il  a  dit  ailleurs. 

^  Gœthe  a  écrit  une  poésie  à  propos  de  cette  mine  de  sel,  la  première 
qui  ait  été  creusée  dans  le  grand-duché  de  Weimar, 


CONVERSATIONS    DE  GŒTHE.  165 

—  «  Il  me  rappelle  Sterne,  répondis-je,  qui  se  plaint  de 
n'avoir  pas  tiré  parti  de  ses  souffrances  en  homme  d'in- 
telligence. »  —  Oui,  c'est  un  mot  dans  le  môme  genre, 
dit  Goethe.  » 

Nous  parlons  ensuite  de  la  Nuit  classique  de  Wal- 
purgis,  dont  Goethe  m'avait  lu  le  commencement  il  y  a 
quelques  jours.  »  Un  nombre  infini  de  figures  mytho- 
logiques se  pressent  pour  y  entrer,  mais  je  prends  garde 
à  moi,  et  je  n'accepte  que  celles  qui  présentent  aux 
yeux  les  images  que  je  cherche.  Faust  est  maintenant 
avec  Chiron  et  j'espère  que  je  réussirai  cette  scène.  Si 
je  m'en  occupe  assidûment,  dans  quelques  mois  je 
peux  avoir  fini  la  Nuit  de  Walpurgis.  Rien  ne  doit  plus  me 
détourner  de  Faust;  ce  serait  assez  original,  si  je  vivais 
assez  pour  le  terminer!  Et  c'est  bien  possible,  —  le  cin- 
quième acte  est  pour  ainsi  dire  fini,  et  le  quatrième  se 
fera  tout  seul.  » 

Gœthe  parla  alors  de  sa  santé,  s'estimant  heureux  de 
la  conserver  aussi  parfaite.  «  C'est  à  Vogel  que  je  dois 
cet  état  excellent  de  ma  santé  ;  sans  lui  voilà  longtemps 
que  je  serais  parti.  Yogel  est  né  médecin  ;  c'est  un  des 
hommes  les  plus  doués  de  génie  que  j'aie  rencontrés.  — 
Mais  ne  disons  pas  ce  qu'il  vaut,  pour  qu'il  ne  nous  soit 
pas  enlevé  !  » 

■  *  Lundi,  23  janvier  1830. 

J'ai  apporté  à  Gœthe  les  tables  que  j'ai  faites  pour  pré- 
parerune  édition  desécrils  posthumes  deDumont  ^  Gœthe 
les  a  luesavecbeaucoup  d'attention,  et  a  paru  élonné  delà 
masse  de  connaissances,  de  goûts  divers,  d'idées,  d'études 

*  L'élève  de  Bentham,  mort  en  1829.  Genève  lui  doit  plusieurs  institu- 
tions Irès-importanles. 


1C4  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

qu'il  faut  supposer  à  l'auteur  de  manuscrits  si  différents  et 
si  riches  de  contenu.  «  Dumont,  dit-il,  doit  avoir  eu  un 
esprit  d'une  grande  étendue.  Parmi  les  sujets  qu'il  a 
traités,  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  soit  important  et  intéres- 
sant et  le  choix  des  sujets  montre  toujours  quel  homme 
on  est  et  de  quel  esprit  on  est  l'enfant.  On  ne  peut  pas 
demander  que  l'intelligence  humaine  possède  une  uni- 
versalité telle  qu'elle  traite  tous  les  sujets  avec  un  égal 
talent  et  un  égal  bonheur,  mais  quand  même  tout  ne 
réussirait  pas  également  à  l'auteur,  le  projet  et  la  volonté 
de  les  traiter  me  donnent  déjà  de  lui  une  haute  idée.  Ce 
que  je  trouve  le  plus  intéressant  et  ce  que  j'apprécie 
surtout  en  lui,  c'est  que  toujours  il  a  travaillé  dans  un 
esprit  de  bienfaisance  et  d'utilité  pratique.  » 

Je  voulais  lui  hre  le  premier  chapitre  du  Voyage  à 
Pa/7'5,  il  préféra  le  garder  pour  le  lire  seul.  Parlant  de 
la  diniculté  qu'il  y  a  souvent  à  lire  un  ouvrage,  il  plai- 
santa sur  la  présomption  des  personnes  qui,  sans  études 
préparatoires,  sans  connaissances  préalables  veulent  lire 
tous  les  ouvrages  de  philosophie  et  de  science,  absolu-' 
ment  comme  s'il  s'agissait  d'un  roman.  «  Les  braves 
gens  ne  savent  pas,  dit-il,  ce  qu'il  en  coûte  de  temps  et 
de  peine  pour  apprendre  à  lire.  J'ai  travaillé  à  cela 
quatre  vingts  ans,  et  je  ne  peux  pas  dire  encore  que  j'y 
sois  arrivé.  » 


Mercredi,  27  janvier  1830. 

Dîné  chez  Goethe.  Il  a  parlé  avec  beaucoup  d*éloges  de 
M.  de  Martius.  «  Son  aperçu  sur  la  tendance  spiraloïde 
des  plantes  est  de  la  plus  haute  importance,  dit-il.  Je 
désirerais  seulement  qu'il  soutînt  avec  plus  de  har- 
diesse le  phénomène  primordial  qu'il  a  découvert,  et 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  165 

qu'il  eut  le  courage  de  formuler  le  fait  en  loi,  sans  cher- 
cher trop  de  confirmations.  » 

11  me  montra  les  comptes-rendus  de  l'assemblée  des 
naturalistes  à  Ileidelberg;  ils  renfermaient  des  fac- 
similé  d'écritures;  nous  les  regardâmes,  et  nous  tirâmes 
avec  leur  aide  des  inductions  sur  les  caractères.  — 
«  Je  sais  très-bien,  dit  Gœthe,  que  ces  réunions  ne  pro- 
duisent pas  pour  la  science  autant  que  Ton  s'imagine,  mais 
elles  sont  excellentes  parce  qu'on  y  trouve  l'occasion 
de  se  connaître,  peut-être  de  se  lier  d'affection,  et  il  en 
résulte  que  les  théories  nouvelles  d'un  homme  de  mérite 
sont  accueillies  par  ses  confrères,  et  celui-ci  à  son  tour 
est  disposé  à  reconnaître  et  à  proléger  les  découvertes 
que  nous  aurons  faites  dans  une  autre  branche.  — 
Quand  nous  constatons  un  phénomène  inconnu,  per- 
sonne ne  peut  savoir  ce  qui  en  sortira.  » 

Gœthe  me  montra  une  lettre  que  lui  envoyait  un 
écrivain  anglais  et  qui  portait  cette  adresse  :  A  Son 
Altesse  le  prince  Gœthe.  «  Ce  sont  les  journalistes 
allemands  que  je  dois  sans  doute  remercier  de  ce  titre, 
dit  Gœthe  en  riant  ;  dans  leur  extrême  affection  pour  moi, 
ils  m'ont  appelé  le  prince  des  poêles  allemands.  Et 
l'innocente  erreur  des  Allemands  a  eu  pour  suite  l'erreur 
aussi  innocente  de  l'Anglais.  » 

Gœthe  revint  à  M.  de  Martius,  et  vanta  son  imagination. 
«  Au  fond,  sans  cette  haute  faculté,  il  n'y  a  pas  à  penser 
à  être  vraiment  un  grand  naturaliste.  Je  ne  parle  pas 
d'une  imagination  qui  se  perd  dansle  vague  et  qui  invente 
des  choses  qui  n'existent  pas  ;  je  parle  de  celle  qui  ne 
quitte  pas  le  sol  même  de  la  terre  et  qui,  appuyée  sur  le 
réel  et  le  connu,  sait  marcher  vers  les  idées  seulement 
pressenties,  supposées.  Elle  doit  voir  si  ces  lois  pressenties 


d6C  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

sont  possibles,  si  elles  ne  sont  pas  en  contradiction 
avec  d'autres  lois  connues.  Une  telle  imagination  sup- 
pose une  intelligence  large  et  paisible,  qui  domine  au 
loin  le  monde  vivant  et  ses  lois.  » 

Pendant  que  nous  causions,  on  apporta  un  paquet 
qui  renfermait  le  Frère  et  la  sœur,  traduit  en  langue 
bohème,  ce  qui  parut   faire  grand  plaisir  à  Gœthe. 

*  Dimanche,  ôl  janvier  1830. 

J'ai  fait  une  visite  à  Gœthe  avec  le  prince.  Il  nous  a 
reçus  dans  son  cabinet  de  travail.  Nous  avons  causé  des 
diverses  éditions  de  ses  œuvres,  et  il  m'a  surpris  en 
m'apprenant  qu'il  ne  possédait  pas  lui-même  la  plupart 
de  ces  éditions.  Il  n'a  pas  non  plus  la  première  édition 
de  son  Carnaval  de  Rome,  ornée  de  gravures  faites 
d'après  ses  propres  dessins.  Il  nous  dit  qu'il  avait  cher- 
ché à  l'avoir  dans  une  vente,  pour  six  thalers,  sans  y 
réussir.  Il  nous  montra  le  premier  manuscrit  de  son 
Gœlz  de  Berlichincjen,  tout  à  fait  dans  sa  première 
forme,  tel  qu'il  fut  écrit  il  y  a  plus  de  cinquante  ans, 
en  quelques  semaines,  sur  les  instigations  de  sa  sœur. 
L'écriture  avait  déjà  ces  lignes  élancées,  celte  physio- 
nomie claire  et  décidée  qu'elle  a  toujours  conservée 
depuis  et  qu'elle  a  encore,  quand  il  écrit  en  lettres 
allemandes.  Le  manuscrit  était  très-propre;  on  lisait  des 
passages  entiers  sans  la  moindre  rature,  et  on  l'aurait 
pris  plutôt  pour  une  copie  que  pour  un  premier  jet. 
Gœthe  nous  dit  qu'il  a  écrit  de  sa  main  tous  ses  premiers 
ouvrages,  Werther  aussi,  mais  le  manuscrit  s'est  perdu. 
Plus  tard,  il  a  presque  tout  dicté,  et  il  n'y  a  plus  de 
sa  main  que  des  poésies  et  quelques  notes  sur  des  plans 
d'ouvrages.  Très-souvent  il  n'a  pas  pensé  à  prendre  copie 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  167 

d'une  nouvelle  œuvre  ;  il  a  presque  toujours  abandonné 
au  hasard  les  poésies  les  plus  précieuses,  envoyant  à  l'im- 
primerie de  Cotta,  à  Stuttgart,  leseul  exemplaire  qu'il  pos- 
sédât. Il  nous  montra  aussi  l'original  de  son  Voyage  en 
Italie.  Dans  ces  observations  et  ces  remarques  écrites  au 
jour  le  jour,  l'écriture  a  les  mêmes  caractères  que  dans 
Gœtz.  Tout  est  décidé,  assuré,  ferme.  Rien  n'est  corrigé  et 
on  voit  qu'il  avait  toujours  clair  et  présent  devant  les  veux, 
en  écrivant,  le  détail  de  ce  qu'il  peignait.  Rien  ne  change, 
sauf  le  papier,  qui  à  chaque  ville  où  le  voyageur  s'arrêtait, 
différait  de  forme  et  de  couleur.  Vers  la  fin  de  ce  manu- 
scrit se  trouvait  un  spirituel  dessin  à  la  plume  de  Gœthe, 
représentant  un  avocat  italien,  prononçant  en  costume 
une  plaidoirie  devant  le  tribunal.  C'était  la  figure  la  plus 
curieuse  que  l'on  pût  imaginer;  son  costume  était  si 
b  zarre  qu'on  aurait  pu  croire  qu'il  l'avait  choisi  pour 
une  mascarade.  Cependant  c'était  une  copie  exacte  de  la 
réalité.  Le  gros  orateur  avait  l'index  sur  la  pointe  du 
pouce,  les  autres  doigts  étendus,  et  ce  mouvement 
était  en  parfaite  harmonie  avec  la  grosse  perruque  qui 
couvrait  sa  tête. 

Pendant  le  dîner,  nous  avons  causé  de  Milton.  a  II 
n'y  a  pas  longtemps,  me  dit  Gœthe,  j'ai  lu  son  Samson; 
il  n'existe  pas  de  pièce  moderne  qui  soit  écrite  autant 
que  celle-là  dans  le  goût  des  anciens.  Sa  propre  cécité 
lui  a  servi  pour  peindre  l'état  de  Samson  avec  cette  vérité. 
Milton  était  un  très-grand  homme;  c'était  un  vrai  poète, 
et  il  mérite  le  plus  grand  respect  ^  » 

*  «  Nous  avons  reçu  les  visites  d'un  Anglais  qui,  au  commencement 
du  siècle,  a  étudié  à  léna,  et  qui  depuis  ce  temps  a  suivi  les  progrès  de 
la  littérature  allemande  avec  une  exactitude  dont  on  ne  peut  se  faire 
l'idée.  Il  était  si  bien  initié  dans  les  mérita  causse  de  notre  situation. 
qu'il  aurait  été  impossible  de  la  lui  peindre  à  Tarde  de  belles  phrases  nu.i- 


les  COxNYERSATIONS  DE  GŒTHE. 

On  apporta  des  journaux,  ils  annonçaient  que  sur  les 
théâtres  de  Berlin,  on  montrait  des  monstres  marins 
et  des  baleines  M 

Gœthe  a  lu  dans  le  journal  français  le  Temps  un 
article  sur  l'énorme  traitement  du  clergé  anglais,  qui 
reçoit  à  lui  seul  plus  que  tout  le  reste  du  clergé  chré- 
tien. «  On  a  soutenu,  dit  Gœthe,  que  le  monde  était 
gouverné  par  des  chiffres;  ce  que  je  sais,  c'est  que  les 
chiffres  nous  montrent  s'il  est  bien  ou  mal  gouverné.  » 

*  Mercredi,  5  février  1830. 

Une  conversation  sur  le  Globe  et  le  Temps  nous  a 
amenés  à  la  littérature  et  aux  littérateurs  de  France. 

Gœthe  a  dit  entre  autres  choses  :  «  Guizot  est  un  homme  '^- 

selon  mes  idées  ;  il  est  solide.  Il  possède  de  profondes  •• 

connaissances,  unies  à  un  libéralisme  éclairé,  et  il  pour-  { 

suit  sa  route  en  se  maintenant  au-dessus  des  partis.  Je  j 

suis  curieux  de  voir  quel  rôle  il  jouera  dans  les  chambres,  } 

où  il  vient  d'être  appelé  par  Félection.  »  ^ 

geuses,  comme  on  a  l'habilude  de  le  faire  avec  les  étrangers...  Il  a  été  ' 

pour  nous  un  missionnaire  de  la  liltérature  anglaise;   il  nous  a  lu  des  ^ 

poésies,  à  ma  fille  et  à  moi  ;  j'ai  eu  grand  plaisir  à  entendre  Ciel  et  Terre  ^{^ 

de  Byron,  pendant  que  je  suivais  de  l'œil  le  texie  sur  mon  exemplaire.  Il  ^ 

a  attiré  mon  attention  sur  le  Samson  de  Millon,  et  l'a  lu  avec  moi.  Il  est  1 

intéressant  de  faire  dans  cette  œuvre  connaissance  avec  l'ancêtre  de  Byron  ;  / 

il  a  une  vue  aussi  grandiose,  aussi  large  que  son  petit-fils,    mais  l'un  'j 

est  simple  et  beau,  tandis  que  l'autre  montre  le  goût  de  l'illimité  uni  ^_ 

à  la  variété  la  plus  capricieuse.  » — (Lettre  à  Zelter  du  20  août  lb29.)  | 

*  Mais  Gœthe  ne  pensait-il  pas,  quelques  jours  auparavant,  à  y  faire  ^ 

monter  un  éléphant?  C'est,  il  est  vrai,  un  élé[)hant  allégorique,  mais  it  ^ 

n'en  est  pas  moins  assez  singulier  de  voir  Gœthe  penser  à  introduire  un  '•: 

pareil  animal  sur  la  scène,  lui  qui  avait  donné  sa  démission  de  directeur  ^ 

à  l'occasion  d'un  chien,  savant  en  représentations,  que  "NVeimar  voulait  } 

absolument  voir  paraître  sur  le  théâtre  où  paraissaient  Tasso  et  Tell.  Il  j 

y  a  là  sans  doute  une  faiblesse  paternelle  :  l'éléphant  est  admis  parce  qu'il  ! 

s'agit  du  Faust,  opéra  fantastique  dans  lequel  tout  est  permis,  et  qui  doit  : 

remplir  l'esprit  et  les  veux  de  lou.«  les  élonnrmonis.  4 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  169 

«  Des  personnes,  dis-je,  qui  me  paraissent  ne  le  con- 
naître que  superficiellement,  me  l'ont  dépeint  comme  un 
peu  pédant.  » 

«  Il  reste  à  savoir,  répliqua  Gœthe,  quelle  espèce  de 
pédantisme  on  lui  reproche.  Tous  les  hommes  qui  dans 
leur  manière  de  vivre  ont  une  certaine  régularité  et  des 
principes  arrêtés,  qui  ont  beaucoup  réfléchi,  et  ne  se  font 
pas  un  jeu  des  événements  de  la  vie,  peuvent  très-bien 
paraître  des  pédants  à  un  observateur  superficiel.  Guizot 
est  un  homme  calme,  ferme,  à  vue  perçante,  et  qui  est 
inappréciable,  si  on  songe  à  la  mobilité  française;  c'est 
un  homme  comme  il  leur  en  faut  un. 

Yillemain  est  peut-être  plus  brillant  comme  orateur  : 
il  possède  à  fond  l'art  du  développement  ingénieux,  il 
n'est  jamais  embarrassé  pour  trouver  des  expressions 
frappantes  qui  enchaînent  l'attention  de  ses  auditeurs  et 
leur  arrachent  de  vifs  applaudissements  ;  mais  il  est 
bien  plus  superficiel  que  Guizot,  et  bien  moins  pratique. 
Quant  à  ce  qui  regarde  Cousin,  il  ne  peut  nous  donner 
beaucoup  à  nous  autres  Allemands,  car  la  philosophie 
qu'il  apporte  à  ses  compatriotes  comme  une  nouveauté 
nous  est  connue  depuis  bien  des  années  ;  mais  pour  les 
Français  il  est  d'une  importance  considérable.  Il  les  lan- 
cera dans  une  voie  tout  à  fait  nouvelle  ^ 

*  «  Je  ne  peux  nier  que  je  dois  surtout  aux  Français  mes  distractions. 
Je  continue  à  suivre  paisiblement  les  leçons  de  Guizot,  Yillemain  et 
Cousin.  Le  Globe,  la  Revue  française  et  depuis  trois  semaines  le  Temps 
me  conduisent  dans  une  sphère  que  l'on  chercherait  inutilement  en  Al- 
lemagne. Je  dois  leur  accorder  les  plus  grands  éloges  pour  toute  la  partie 
qui  touche  à  la  morale  pratique,  mais  leur  manière  de  contempler  la  na- 
ture ne  me  plaît  pas  autant.  Je  respecte  tout  à  fait  leur  méthode,  fondée 
sur  l'expérience,  mais  je  trouve  que  dans  tout  ce  qui  touche  à  la  réflexion 
pure,  ils  ne  parviennent  pas  à.  se  débarrasser  de  certaines  conceptions 
mécaniques  et  atomisliques.  Quand  ils  découvrent  une  idée,  ils  veulent 


170  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Cuvier,  le  grand  naturaliste,  est  admirable  par  son 
talent  d'exposition  et  par  son  style.  Personne  n'expose 
un  fait  mieux  que  lui.  Mais  il  n'a  presque  pas  de  philo- 
sophie. 11  fera  des  élèves  très-savants,  mais  peu  pro- 
fonds. » 

Ces  jugements  me  semblaient  d'autant  plus  intéres- 
sants qu'ils  se  rapprochent  beaucoup  de  ceux  de  Dumont. 
Je  promis  à  Goethe  de  copier  dans  ses  manuscrits  les 
passages  qui  regardent  ces  hommes,  pour  qu'il  pût 
comparer  son  opinion  à  celle  de  Dumont.  A  cette  occasion 
Gœthe  dit  :  «  C'est  pour  moi  un  problème  curieux  de 
voir  un  homme  aussi  intelligent,  aussi  modéré,  aussi  pra- 
tique que  Dumont,  se  faire  l'élève  et  l'admirateur  sincère 
de  ce  fou  de  Bentham.  »  —  «  Bentham,  répliquai-je,  doit 
être  considéré  comme  un  être  double.  Je  distingue  Ben- 
tham, le  génie  qui  a  trouvé  les  principes  que  Dumont  a 
arrachés  à  l'oubH  en  les  exposant,  et  Bentham,  Thomme 
passionné,  qui,  par  un  goût  exagéré  de  l'utile,  a  dépassé  sa 
propre  doctrine,  et  est  devenu  en  poHtique  et  en  rehgion 
un  radical.  » 

«  Mais,  dit  Gœthe,  c'est  là  un  autre  problème  pour 
moi  :  comment  un  vieillard  peut-il  finir  sa  carrière  et 
termmer  une  longue  vie  en  devenant  un  radical  sur  ses 
derniers  jours  ?  » 

toujours  la  faire  entrer  par  la  porte  de  derrière,  ce  qui,  une  fois  pour 
toutes,  ne  peut  être  admis.  »  —  (Lettre  à  Zeller  du  9  novembre  1829.) 
On  voit  combien  Gœlhe  était  difficile  en  fait  de  spiritualisme;  il  apercs- 
vait  encore  des  traces  de  philosophie  matérialiste  là  où,  en  France,  on 
n'en  a  guère  signalé.  —  Depuis  bien  longtemps  il  était  passé  en  pro- 
verbe au  delà  du  Rhin  que  tout  Français  était  un  petit  La  Mettrie,  et 
ce  n'est  pas  sans  une  résistance  assez  longue  que  l'Allemagne  a  bien 
voulu  renoncer  au  monopole  des  principes  idéalistes  et  reconnaître  que  la 
France  nouvelle,  tout  en  restant  très-amie  de  la  réalité  et  de  l'observa- 
tion, était  décidément  redeveuue  aussi  spiritualiste  que  Descartes. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  171 

Je  cherchai  à  expliquer  cette  difliculté,  en  Taisant 
remarquer  que  Bentham,  convaincu  de  l'excellence  de  sa 
doctrine  et  de  sa  législation,  et  dans  l'impossibilité  de 
l'introduire  en  Angleterre,  sans  un  changement  complet 
du  système  actuel,  s'était  laissé  emporter  par  son  zèle  pas- 
sionné, d'autant  plus  facilement  qu'il  avait  peu  de  contact 
avec  le  monde  extérieur  et  ne  pouvait  pas  juger  des  dangers 
d'un  violent  bouleversement.  —  Au  contraire,  Dumont, 
qui  a  moins  de  passion  et  plus  de  clarté,  n'a  jamais  ap- 
prouvé la  roideur  excessive  de  Bentham,  et  il  ne  s'est  pas 
exposé  à  ses  fautes.  Il  a  eu  de  plus  l'avantage  d'appli- 
quer les  principes  de  Bentham  dans  un  pays  qui,  par 
suite  des  événements  politiques,  pouvait  être  jusqu'à  un 
certain  point  considéré  comme  un  pays  neuf;  aussi  tout 
réussit  à  Genève,  et  tout  servit  à  prouver  l'excellence  des 
principes  de  Bentham. 

«  Dumont,  dit  Gœlhe,  est  un  libéral  modéré,  comme 
le  sont  et  doivent  l'être  tous  les  gens  intelligents,  comme 
moi-même  je  le  suis  et  me  suis  efforcé  de  l'être  dans  tout 
les  actes  de  ma  longue  existence.  Le  vrai  hbéral  cherche 
à  faire  toujours  autant  de  bien  qu'il  peut  avec  les  moyens 
dont  il  dispose  ;  il  a  bien  garde  de  vouloir  employer  tout 
de  suite  le  feu  etTépée  pour  exterminer  des  abus  souvent 
inévitables.  Il  cherche,  par  un  progrès  prudent,  à  corri- 
ger peu  à  peu  les  imperfections  de  la  société,  sans  ces 
mesures  violentes  qui  souvent  détruisent  autant  de  bien 
qu'elles  en  amènent.  Dans  ce  monde  toujours  imparfait, 
il  se  contente  du  bien  jusqu'à  ce  que  le  temps  et  les  cir- 
constances lui  permettent  de  réaliser  le  mieux.» 

Pendant  le  dîner,  nous  avons  causé  de  Mozart.  «  Je 
l'ai  vu  quand  il  n'était  qu'un  enfant  de  sept  ans,  dit 
Gœthe.  Il  voyageait  et  donnait  un  concert.  J'avais  moi- 


472  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

même  environ  quatorze  ans,  et  je  me  rappelle  encore 
très-bien  le  petit  homme  avec  ses  cheveux  frisés  et  son 
épée.  »  —  J'ouvris  de  grands  yeux  ;  c'était  comme  un 
miracle  pour  moi  d'apprendre  que  Goethe  était  assez  vieux 
pour  avoir  vu  Mozart  enfant. 

•  Mercredi,  10  février  1850. 

Diné  avec  Goethe.  Nous  causons  de  la  Nuit  classique 
de  Walpurgis.  Goethe  est  souvent  surpris  lui-même  de 
certains  passages  que  le  travail  de  la  composition  l'amène 
à  écrire  ;  le  sujet  se  développe  plus  qu'il  ne  le  pensait. 
«  J'en  ai  écrit  un  peu  plus  de  la  moitié,  dit-il,  mais  je 
veux  la  continuer,  et  j'espère  l'avoir  finie  à  Pâques.  Vous 
n'en  verrez  rien  jusque-là;  dès  que  je  l'aurai  terminée, 
je  vous  la  donnerai,  vous  l'emporterez  chez  vous,  et  vous 
l'examinerez  à  votre  aise.  Si  vous  pouviez  disposer  le 
trente-huitième  et  le  trente-neuvième  volume  de  mes 
œuvres  pour  Pâques,  nous  aurions  tout  Fêté  à  nous,  et 
nous  pourrions  aborder  librement  un  grand  travail.  Je  ne 
quitterais  pas  Faiist^  et  je  tâcherais  de  triompher  du 
quatrième  acte.  » — Je  promis  de  faire  tout  mon  possible 
pour  que  ses  vœux  puissent  se  réahser. 

Gœthe  envoya  alors  un  domestique  au  château  pour 
savoir  des  nouvelles  de  la  Grande  Duchesse,  mère,  qui 
est  malade  ,  et  dont  la  situation  lui  semble  dange- 
reuse. «  Elle  n'aurait  pas  dû  aller  voir  le  cortège  des 
masques,  dit-il,  mais  les  princes  ont  l'habitude  d'avoir 
leurs  volontés,  et  toutes  les  protestations  des  médecins  et 
de  la  cour  ont  été  inutiles!  Elle  résiste  à  la  faiblesse  de 
son  corps  avec  cette  même  énergie  de  volonté  qui  lui  a 
servi  pour  résister  à  Napoléon^;  je  pressens  ce  qui  va  ar- 
'  Après  la  bataille  d'Iêna,  on  canonna  et  on  pilla  Weimar  ;  la  duchesse 


I 


CONVERSATIONS  DE  GΕIlE.  173 

river  :  elle  nous  quittera  comme  le  Grand  Duc  !  elle  aura 
encore  toute  la  force  de  son  esprit  quand  déjà  le  corps 
aura  cessé  de  lui  obéir.  » 

Gœlhe  paraissait  très-chagrin  ;  il  resta  assez  longtemps 
silencieux.  Bientôt  cependant  notre  conversation  reprit 
un  cours  enjoué,  et  il  me  parla  d'un  livre  écrit  pour  la 
justification  de  Hudson  Lowe.  «  Ce  livre,  dit-il,  renferme 
de  ces  traits  on  ne  peut  plus  précieux,  que  peuvent  seuls 
donner  des  témoins  oculaires.  Vous  savez  que  Napoléon 
portait  habituellement  un  uniforme  vert  sombre.  A  force 
d'être  porté  et  d'aller  au  soleil,  cet  uniforme  s'était  en- 
tièrement fané,  il  fallait  le  remplacer.  Napoléon  voulait 
la  même  couleur,  mais  dans  l'île  ne  se  trouvait  pas  de 
pièce  de  ce  drap;  on  trouva  bien  un  drap  vert,  mais 
d'une  couleur  fausse  et  tirant  sur  le  jaune.  Le  maître  du 
monde  ne  pouvait  obtenir  la  couleur  qu'il  désirait;  il  ne 
resta  qu'un  moyen,  ce  fut  de  faire  retourner  le  vieil  uni- 
forme et  de  le  porter  ainsi.  —  Que  dites-vous  décela? 
N'est-ce  pas  là  un  vrai  trait  de  tragédie?  N'est-ce  pas  tou- 
chantde  voir  le  maître  des  rois  réduit  à  porterun  uniforme 
retourné?  Et  cependant,  quand  on  pense  qu'une  fin  pa- 
reille a  frappé  un  homme  qui  avait  foulé  aux  pieds  la  vie 
et  le  bonheur  de  millions  d'hommes,  la  destinée,  en  se 
redressant  contre  lui,  paraît  encore  avoir  été  très-indul- 
gente ;  c'est  une  Némésis  qui,  en  considérant  la  grandeur 
du  héros,  n'a  pas  pu  s'empêcher  d'user  encore  d'un  peu 
de  galanterie.  Napoléon  nous  donne  un  exemple  des  dan- 
gers qu'il  y  a  à  s'élever  à  l'absolu  et  à  tout  sacrifier  à 
l'exécution  d'une  idée.  » 

Louise  cependant  refusa  de  quitter  le  château.  Elle  osa  y  recevoir  seule 
Napoléon,  qui  lut  obligé  d'admirer  sa  fermeté  et  son  calme.  Weimar  et  le 
duché  lui  doivent  sans  doute  d'avoir  échappé  à  un  désastre  complot. 
Kapoléon  était  alors  très-irrité  contre  Charles-Auguste. 

10. 


174  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Après  dîner,  Gœthe,  parlant  delà  théorie  des  couleurs, 
a  exprimé  des  doutes  sur  la  possibilité  de  frayer  un  chemin 
à  sa  doctrine  si  simple.  «  Les  erreurs  de  mes  adversaires, 
a-t-il  dit,  sont  trop  généralement  répandues  depuis  un 
siècle,  pour  que  je  puisse  espérer  trouver  quelqu'un  qui 
mardie  avec  moi  sur  ma  route  solitaire.  Je  resterai  seul  î 
Il  me  semble  souvent  que  je  suis  comme  un  naufragé  qui 
a  saisi  une  planche  capable  de  ne  porter  qu'un  homme. 
Lui  seul  se  sauve,  tous  les  autres  périssent  engloutis.  » 

•  Dimanche  14  février  1830, 

Ce  matin,  allant  dîner  chez  Gœthe,  j'appris  en  route 
que  la  Grande  Duchesse  mère  venait  de  mourir.  Quel  effet 
cette  mort  va-t-elle  faire  sur  Gœthe  à  un  âge  si  avancé?  telle 
fut  ma  première  pensée,  et  ce  n'est  pas  sans  un  peu  d'ap- 
préhension que  je  pénétrai  dans  la  maison.  Les  domestiques 
me  dirent  que  sa  belle-fille  venait  d'entrer  chez  lui  pour 
lui  annoncer  la  triste  nouvelle.  «  Yoilà  plus  de  cinquante 
ans,  me  disais-je,  qu'il  est  lié  avec  cette  princesse;  il 
jouissait  de  toute  sa  faveur  ;  sa  mort  va  l'affecter  profon- 
dément. »  C'est  avec  ces  pensées  que  j'entrai;  mais  je 
ne  fus  pas  peu  surpris  de  le  voir  assis  à  table,  auprès  de 
son  fils  et  de  sa  belle-fille,  parfaitement  serein,  sans  abat- 
tement, et  mangeant  sa  soupe  comme  si  rien  absolument 
ne  s'était  passé.  La  conversation  fut  enjouée  et  variée; 
toutes  les  cloches  de  la  ville  cependant  commençaient  à 
retentir  ;  Madame  de  Gœthe  me  regardait  ;  nous  parlions 
à  haute  voix,  pour  éviter  que  ces  sons  de  mort  ne  l' ébran- 
lassent douloureusement,  car  nous  pensions  qu'il  parta- 
geait nos  émotions.  Mais  il  était  au  milieu  de  nous  comme 
un  être  d'une  nature  supérieure,  que  les  souffrances  de 


CONVERSATIONS  DE   GŒTIIE.  175 

la  terre  ne  touchent  pas.  Son  médecin,  M.  Vogel,  entra, 
s'assit  auprès  de  nous  et  raconta  les  circonstances  de  la 
mort  de  la  princesse,  que  Gœthe  écouta  sans  sortir  de  sa 
tranquillité  et  de  son  calme  parfaits.  Vogel  partit,  nous 
reprîmes  le  dîner  et  la  conversation.  On  parla  dii  Chaos  % 
et  Gœthe  loua  comme  excellentes  les  considérations  sur 
le  jeu  que  renferme  le  dernier  numéro.  Après  le  départ 
de  Madame  de  Gœthe  et  de  ses  enfants,  je  restai  seul  avec 
Gœthe.  Il  me  parla  de  sa  Nuit  classique  de  Walpurgis^ 
me  disant  qu'il  avançait  tous  les  jours,  et  que  cette  com- 
position étrange  réussissait  au  delà  de  son  attente.  M.So- 
ret  arriva,  apportant  des  compliments  de  condoléance  de 
la  part  de  la  duchesse  régnante.  «  Eh  bien  !  lui  dit  Gœthe 
lorsqu'il  le  vit,  approchez!  asseyez-vous.  Le  coup  qui  nous 
menaçait  depuis  longtemps  nous  a  atteints;  nous  n'avons 
plus  du  moins  à  lutter  contre  la  cruelle  incertitude  !  Il 
nous  faut  voir  maintenant  comment  nous  nous  arrange»^ 
rons  de  nouveau  avec  la  vie.  » — «  Voilà  vos  consolateurs, 
idit  M.  Soret,  en  lui  montrant  ses  papiers.  Le  travail  est 
un  excellent  moyen  de  triompher  de  la  douleur.  »  — 
«  Aussi  longtemps  qu'il  fera  jour,  dit  Gœthe,  nous  res- 
terons la  tête  levée,  et  tout  ce  que  nous  pourrons  faire, 
nous  ne  le  laisserons  pas  à  faire  après  nous  !  » 

Il  parla  alors  de  personnes  qui  ont  atteint  un  âge 
avancé,  et  fit  mention  de  la  célèbre  Ninon.  «  Encore  dans 
sa  quatre-vingt-dixième  année,  dit-il,  elle  était  jeune, 
mais  aussi  elle  savait  se  maintenir  en  équilibre,  et  ne  se 
tourmentait  pas  des  choses  terrestres  plus  qu'elles  ne  le 
méritent.  La  mort  elle-même  ne  put  pas  lui  en  imposer 
plus  qu'il  ne  faut.  A  dix-huit  ans,  elle  fut  gravement  ma- 

'  Journal  de  Weimar.  —  Voir  plus  Iraa. 


176  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  \ 

lade;  on  lui  dépeignait  le  danger  quelle  avait  couru  ;  elle  : 
répondit  très-tranquillement  :  Eh  bien!  et  après?  Est-ce  \ 
que  je  n'aurais  laissé  dans  ce  monde  que  des  immortels  !  1 
—  Elle  vécut  encore  plus  de  soixante-dix  ans,  aimable  et  ■ 
aimée,  jouissant  de  toutes  les  joies  de  la  vie,  conservant  j 
toujours  l'esprit  paisible  qui  la  caractérisait,  et  sachant  se  i 
préserver  de  toutes  les  émotions  violentes  qui  consument  \ 
l'existence.  Ninon  savait  comment  il  faut  s'y  prendre!  ! 
Peu  de  gens  savent  faire  comme  elle!  »  | 

11  nous  donna  alors  une  lettre  du  roi  de  Bavière,  qu'il  a  ! 
reçue  aujourd'hui,  et  qui  semble  ne  pas  peu  contribuer  î 
à  lui  donner  l'énergie  nécessaire  pour  rester  maître  de  ses  ■ 
émotions.  «  Lisez,  dit-il,  et  avouez  que  la  bienveillance  \ 
que  le  roi  continue  à  me  témoigner,  ainsi  que  le  vif  inté-  ; 
rêt  qu'il  prend  aux  progrès  de  la  littérature  et  au  déve-  \ 
loppement  de  l'humanité,  sont  bien  faits  pour  m'inspirer  j| 
de  la  joie.  J'ai  reçu  cette  lettre  aujoiirdlnii  même;  j'en  | 
remercie  le  Ciel  comme  d'une  faveur  toute  spéciale.  »      '  ! 

Nous  parlâmes  ensuite  du  théâtre  vénitien  de  Gozzi,  ■  ) 
qui  donnait  à  ses  acteurs  le  sujet  des  pièces,  les  laissant' 
improviser  pour  le  reste.  «  Gozzi,  dit  Goethe,  soutenait' 
qu'il  ne  peut  y  avoir  que  trente-six  situations  tragiques.- 
Schiller  s'est  donné  beaucoup  de  mal  pour  en  trouver 
davantage;  il  n'en  trouva  pas  même  autant  que  Gozzi.  » 

Ceci  nous  amena  à  un  article  du  Globe,  consacré  à  l'ana- 
lyse critique  àuGustave  Wasa  d'Arnault.  La  manière  dont 
l'auteur  de  l'article  avait  fait  cette  analyse  plaisait  beau- 
coup à  Gœthe,  et  reçut  son  approbation  sans  réserves. 
Le  critique  s'était  contenté  d'indiquer  toutes  les  rémini- 
scences de  l'auteur,  sans  attaquer  davantage  l'auteur  et 
ses  principes  littéraires,  aie  Temps ^  d'ii  Gœihe^  ne  s'y 
est  pas  aussi  sagement  pris.  Il  entreprend  de  montrer 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  177 

au  poëte  le  chemin  qu'il  aurait  dû  suivre.  C'est  là  une 
grande  faute,  car  ce  n'est  pas  le  moyen  de  le  corriger. 
Il  n'y  a  en  général  rien  de  plus  sot  que  de  dire  à  un  poëte  : 
Tu  aurais  dû  faire  ceci,  faire  cela.  Je  parle  en  vieux  con- 
naisseur. On  ne  fera  jamais  d'un  poëte  que  ce  que  la 
nature  elle-même  a  fait  de  lui.  Si  vous  voûtez  le  forcer  à 
être  autre,  vous  le  réduirez  à  néant.  Mes  amis,  les  mes- 
sieurs du  Globe,  agissent  très-sagement,  comme  je  vous 
l'ai  dit.  Ils  font  une  grande  liste  de  tous  les  lieux  communs 
que  M.  Arnault  est  allé  emprunter  à  tous  les  coins.  Et 
par  là  ils  montrent  très-clairement  l'écueil  dont  l'auteur, 
à  l'avenir,  aura  à  se  garantir.  Il  est  aujourd'hui  presque 
impossible  de  trouver  une  situation  absolument  nouvelle. 
Il  ne  peut  y  avoir  de  nouveauté  que  dans  la  manière  de 
concevoir  et  dans  l'exécution;  il  faut  donc  se  mettre 
davantage  en  garde  contre  toute  imitation.  » 

Goethe  nous  a  ensuite  expliqué  comment  Gozzi  avait 
organisé  sa  troupe  d'improvisateurs  à  son  théâtre  cleirArte, 
qui  était  si  aimé  à  Venise.  «J'ai  encore  vu,  dit-il,  deux 
actrices  de  celte  troupe,  surtout  la  Brighella^  et  j'ai  as- 
sisté à  plusieurs  de  ces  pièces  improvisées.  L'effet  que 
ces  gens  produisaient  était  extraordinaire.  » 

Il  parla  ensuite  du  Polichinelle  de  Naples  :  «  Une  des 
principales  plaisanteries  de  ce  personnage  de  bas  comi- 
que, dit-il,  consistait  à  paraître  parfois  tout  à  coup  ou- 
blier qu'il  jouait  comme  acteur.  Il  faisait  comme  s'il  était 
rentré  chez  lui,  il  parlait  à  sa  famille,  parlait  de  la  pièce 
dans  laquelle  il  avait  joué,  d'une  autre  dans  laquelle  il 
allait  jouer,  et  il  ne  se  gênait  pas  non  plus  pour  satis- 
faire ses  besoins  naturels.  «  Mais,  cher  homme,  lui  criait 
sa  femme,  tu  parais  tout  à  fait  l'oublier;  pense  donc  à 
la  digne  assemblée  devant  laquelle  tu  te  trouves.  »  — 


178  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  ; 

«  E  verOj  e  vero,  »  s'écriait  Polichinelle,  revenant  à  lui-  ■ 
même,  et  il  reprenait  son  jeu  aux  grands  applaudisse-  \ 
ments  des  spectateurs.  Ce  théâtre  de  Polichinelle  a  une  j 
telle  réputation,  qu'aucune  personne  de  la  bonne  com-| 
pagnie  ne  se  vante  d'y  être  allé.  Les  femmes,  comme  \ 
on  le  pense  bien,  n'y  vont  pas;  les  hommes  seuls  le! 
fréquentent.  Polichinelle  est  comme  une  espèce  dej 
journal  vivant.  On  peut  chaque  soir  entendre  de  lui! 
tout  ce  qui  s'est  passé  de  frappant  dans  Naples.  Ces 
intérêts  locaux,  et  l'empoi  du  dialecte  populaire,  font: 
qu'il  est  presque  impossible  à  un  étranger  de  le  com-  i 
prendre.  » 

Gœthe  rappela  d'autres  souvenirs  de  ses  premiers- i 
temps.  Il  parla  de  son  peu  de  confiance  dans  le  papier-  ; 
monnaie  et  des  expériences  qu'il  avait  faites  à  ce  sujet.  A  j 
leur  appui  il  nous  rappela  une  anecdote  du  temps  de  la  ] 
Révolution,  que  lui  avait  racontée  Grimm,  lorsque  celui-] 
ci,  ne  se  jugeant  plus  en  sûreté  à  Paris,  était  retourné  en] 
Allemagne  et  vivait  à  Gotha.  «  Nous  étions  un  jour  à  dî-  ■ 
ner  chez  lui,  dit-il  ;  je  ne  sais  plus  à  propos  de  quoi,,j 
Grimm  s'écria  tout  à  coup  :  Je  parie  qu'aucun  monarque] 
d'Europe  n'a  une  paire  de  manchettes  aussi  chères^ 
que  celles  que  je  possède!  Naturellement  nous  tous,  etj 
surtout  les  dames,  nous  exprimâmes  quelque  surprise  ct> 
quelque  doute,  et  nous  étions  très-curieux  de  voir  ces] 
manchettes  si  merveilleuses.  Grimm  se  leva  et  alla  clicr— ; 
cher  dans  son  armoire  une  paire  de  manchettes  d'une  ] 
magnificence  qui  nous  frappa  d'admiration.  Nous  cs-^ 
sayâmes  de  l'estimer;  nous  ne  pouvions  y  mettre  plus  dei 
cent  ou  deux  cents  louis.  Grimm  se  mit  à  rire  et  s'écria  t\ 
Vous  êtes  loin  de  compte!  Je  les  ai  payées  trois  centi 
mille  francs^  et  j'ai  encore  été  heureux  d'avoir  fait  un  si-^ 


j 


CONVERSATIONS  DE   GŒTHE.  179 

bon  usage  de  mes  assignats.  Le  lendemain  ils  ne  valaient 
plus  un  groschen  *,  » 

•  Lundi,  15  février  1830. 

Je  suis  allé  ce  matin  un  moment  chez  Goethe,  pour 
prendre  de  ses  nouvelles  de  la  part  de  Madame  la 
grande-duchesse  -.  Je  le  trouvai  triste,  pensif;  il  n'y  avait 
plus  trace  de  l'excitation  un  peu  forcée  de  la  veille.  Au- 
jourd'hui il  paraissait  profondément  ému  du  vide  que  la 
ïnort  avait  fait  en  lui,  en  lui  arrachant  une  amitié  de 
cinquante  ans.  Il  me  dit  :  «  Je  me  force  au  travail  ;  il  le 
faut  pour  que  je  conserve  le  dessus,  et  que  je  supporte 
cette  séparation  subite.  La  mort  est  quelque  chose  de  bien 
étrange  !  malgré  toute  notre  expérience,  quand  il  s'agit 
d'une  personne  qui  nous  est  chère,  nous  croyons  la  mort 
toujours  impossible,  et  nous  ne  pouvons  y  croire;  elle  est 
toujours  inattendue.  C'est  pour  ainsi  dire  une  impossibi- 
lité, qui  tout  à  coup  devient  une  réahté.  Et  ce  passage 
d'une  existence  qui  nous  est  connue  dans  une  autre  dont 
nous  ne  savons  absolument  rien  est  quelque  chose  de  si 
violent,  que  ceux  qui  restent  ne  peuvent  s'empêcher  de 
ressentir  malgré  eux  le  plus  profond  ébranlement.  » 

Mercredi,  17  février  1830. 

Nous  avons  causé  des  décors  et  des  costumes  de 
théâtre.  —  Voici  quelles  furent  les  conclusions  de  notre 
conversation.  «  En  général  les  décors  doivent  avoir  une 
teinte  favorable  aux  costumes  qui  se  meuvent  sur  le  pre- 
mier plan,  comme  les  décors  de  Beuther,  qui  se  rappro- 
chent toujours  plus  ou  moins  du  brun  et  laissent  ressortir 

*  Douze  centimes. 

*  Maria  Paulowna. 


180  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

dans  toute  leur  fraîcheur  les  étoffes  des  vêtements.  Si  • 
le  décorateur  est  forcé  de  s'éloigner  de  ce  ton  indécis  si  ; 
favorable,  s'il  lui  faut  peindre  une  salle  rouge  ou  jaune,  ou  i 
une  tente  blanche,  ou  unjardinvert,dans  ce  cas  les  acteurs  1 
doivent  avoir  la  précaution  d'éviter  ces  couleurs  dans  ^ 
leurs  costumes.  Si  un  acteur  avec  un  uniforme  rouge  et  ' 
un  pantalon  vert  marche  dans  une  chambre  rouge,  la  i 
partie  supérieure  de  son  corps  disparaît,  on  ne  lui  voit  ] 
que  les  jambes  ;  s'il  marche  avec  ce  même  costume  dans  j 
un  jardin  vert,  ce  sont  ses  jambes  qui  disparaissent,  il  n'a  i 
plus  que  le  haut  du  corps.  J'ai  vu  un  acteur  en  uniforme  : 
blanc  et  en  pantalon  très-sorabre  qui  disparaissait  ainsi  ] 
tout  à  fait  par  moitié,  en  se  projetant  sur  une  tente  \ 
blanche,  ou  sur  un  fond  obscur.  —  Et  même,  lorsque  le  i 
décorateur  représente  une  salle  rouge  ou  jaune,  ou  àet 
la  verdure,  il  doit  toujours  maintenir  ses  teintes  un  peu  J 
faibles  et  vaporeuses,  pour  que  les  costumes  puissent  s 
s'harmoniser  avec  elles  et  produire  leur  effet.  »  | 

A  propos  de  Y  Iliade,  Goethe  m'a  fait  remarquer  une  ^ 
beauté  dans  la  composition  ;  le  poëte  a  su  laisser  Achille  | 
dans  le  repos  assez  longtemps  pour  que  tous  les  autres  7 
héros  puissent  à  leur  tour  paraître  et  se  développer  libre-^| 
ment.  | 

A  propos  de  ses  Affinités^  il  m'a  dit  :  «  Elles  ne  renfer-  i 
ment  pas  une  ligne  qui  ne  soit  un  souvenir  de  ma  propre  ; 
vie,  mais  il  n'y  a  pas  une  ligne  qui  en  soit  une  reproduc-  J 
tion  exacte.  —  Il  en  est  de  même  pour  l'histoire  de  ^ 
Sesenheim.  »  ', 

Après  dîner,  nous  avons  examiné  un  portefeuille  de  des-  J 
sins  de  l'école  hollandaise.  A  propos  d'un  port  de  mer,  où  ; 
l'on  voitàdroitedeshommespuiser  dereau,à  gauched'au-  • 
très  personnages  jouer  aux  dés  sur  une  tonne,  Gœthe  a 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  181 

fait  de  belles  observations  sur  les  moyens  d'éviter  le 
réel  pour  ne  pas  nuire  aux  effets  de  l'art.  Le  dessus  de 
cette  tonne  est  en  pleine  lumière  ;  on  voit  aux  gestes  des 
hommes  que  les  dés  viennent  d'être  jetés,  mais  ils  ne 
sont  pas  dessinés  sur  la  tonne,  parce  qu'ils  auraient, 
en  brisant  la  lumière,  produit  un  effet  fâcheux. 

Regardé  ensuite  les  études  de  Ruysdaël  pour  son 
Cimetière,  études  qui  montrent  le  mal  que  se  donnait  un 
pareil  maître. 

Dimanche,  21  février  1850. 

«  J'ai  résolu,  m'a  dit  Cœtlie,  de  ne  lire  ni  le  Globe  ni 
[e  Temps  pendant  un  mois.  Les  choses  en  sont  à  un  tel 
point  que  d'ici  là  il  doit  arriver  quelque  événement  ; 
j'attendrai  que  la  nouvelle  m'en  vienne  du  dehors.  Ma 
Nuit  classique  de  Walpurgis  y  gagnera,  et  d'ailleurs  ce 
sont  des  afi'nires  auxquelles  on  s'intéresse  sans  rien  en 
retirer,  ce  qu'on  oublie  trop  souvent  ^  » 

*  Le  29  avril  ISôO,  il  écrira  à  Zelter  :  s  Depuis  six  semaines,  j'ai  laissé 
sous  leur  bande  les  journaux  français  et  allemands,  et  je  ne  peux  dire 

combien  de  temps  j'ai  gagné  et  tout  ce  que  j'ai  lait A  bien  examiner, 

c'est,  pour  un  simple  particulier,  se  conduire  en  Philistin  [es  ist  eine 
Philistereï)  que  d'accorder  trop  d'attention  à  ce  qui  n'est  pas  notre  af- 
faire.... Les  derniers  volumes  de  mes  œuvres  sont  maintenant  entre  les 
mains  des  imprimeurs;  je  laisse  presque  entièrement  de  côté  lettres  et 
réponses,  même  les  plus  nécessaires.  Je  peux  te  dire  à  l'oreille  que  j'ai 
le  bonheur,  dans  mon  âge  avancé,  de  voir  naître  en  moi  des  pensées  qui 
mériteraient  une  seconde  existence  pour  être  poursuivies  et  mises  à  exé- 
cution. Aussi,  tant  que  la  lumière  du  jour  ne  sera  pas  éteinte  pour  nous, 
nous  ne  voulons  pas  nous  laisser  entraîner  à  des  occupations  étrangères.  » 
—  Parmi  ses  pensées,  on  trouve  celle-ci,  qui  date  évidemment  de  1850  : 
«  Lorsque,  pendant  quelques  mois,  on  na  pas  lu  les  journaux  et  qu'on 
les  lit  tous  de  suite  en  une  fois,  on  voit  alors  combien  on  perd  de  temps 
avec  ces  papiers.  Le  monde  a  toujours  été  divisé  en  partis;  il  l'est  sur- 
tout maintenant;  pendant  chaque  crise  douteuse,  les  journalistes  flattent 
plus  ou  moins  l'un  ou  l'autre  parti;  ils  fournissent  des  aliments  aux  af- 

H.  il 


1 

ri 

182  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  \ 

Il  me  donne  à  lire  une  lettre  de  Boisserée,  écrite  de  • 
Munich,  lettre  qui  lui  a  t'ait  grand  plaisir.  Boisserée  parle  ^ 
du  Voyage  en  Italie^  et  de  quelques  points  de  la  dernière  \ 
livraison  d'Arî  et  Antiquité,  Il  montre  dans  ses  juge- ; 
ments  autant  de  bienveillance  que  de  pénétration,  et  nous  \ 
avons  causé  longtemps  delà  rare  instruction  et  de  l'activité  : 
de  cet  homme  remarquable.  Yoici  les  passages  principaux  ; 
de  cette  lettre  :  «  Vous  êtes  arrivé,  dans  vos  Mémoires^  - 
à  l'époque  où  vous  fîtes  imprimer  votre  article  sur  Erwin  \ 
de  Steinbach  ;  j'espère  que  vous  le  réimprimerez  de  nou-  \ 
veau  ;  la  forme  que  vous  avez  adoptée  pour  raconter  votre  • 
second  séjour  à  Rome  se  prête  très-bien  à  l'insertion  de  ■ 
pareils  travaux.  J'ai  lu  ce  vingt -neuvième  volume  de  vos  ; 
œuvres  avec  le  plus  grand  intérêt;  la  publication  des  let-  \ 
très  écrites  pendant  votre  voyage  donne  au  récit  de  la  vie  ! 
et  de  la  fraîcheur  ;  il  semble  que  l'on  soit  présent  partout»  ^ 
Les  notes  rapides  que  vous  avez  ajoutées  entre  les  lettres  , 
suffisent  pour  combler  les  lacunes,  et  les  chapitres  plus  I 
longs,  insérés  de  place  en  place,  augmentent  la  variété  : 
et  la  valeur  de  l'œuvre  ;  ce  sont  pour  ainsi  dire  des  lieux  ; 
de  repos  d'où  notre  œil,  cessant  de  suivre  un  instant  la  i 
vie  agitée  de  l'auteur,  se  tourne  vers  le  monde  qui  l'en-  j 
toure.  La  description  du  carnaval  romain  produit  ainsi] 
un  très-bon  effet  ;  comme  contraste  à  ces  folies,  nous  :^ 
trmivons  le  portrait  de  Philippe  de  Neri,  qui  nous  révèle  ; 
avec  une  vérité  et  une  impartialité  que  je  n'ai  encore  vues  * 
nulle  part  aussi  marquées,  tout  un  côté  très-original  de  j 
la  vie  religieuse  des  cathohques.  —  On  est  profondément! 
frappé  de  l'ardeur  sincère,  passionnée  même  avec  la-; 

feciions  ou  aux  haines,  jusqu'à  ce  qu'enfin  arrive  le  jour  décisif;  alors  ifi 
ne  reste  plus  qu'à  contempler,  avec  étonneme  it,  le  fait  accompli,  \ 
apparu  tout  à  coup  comme  une  divinité,  x>  Ailkors  il  appelle  la  lec-| 
turc  quotidienne  des  journaux  «  du  Shandysme.  »  ; 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  183 

quelle  \ous  travailliez  alors  à  votre  éducation  artistique  ; 
cette  pensée  a  dominé  toute  votre  existence  pendant  que 
vous  étiez  à  Rome  ;  on  a  en  vous  l'exemple  d'un  es- 
prit qui  satisfait  sérieusement  un  de  ses  goûts  les  plus 
chers  ,  et  votre  ardeur  est  comme  un  soleil  dont  on  sent 
la  chaude  influence. 

«Je  vous  remercie  beaucoup  de  votre  livraison  d'ilri^^ 
Antifiiiité,  qui  m'a  donné  des  distractions  et  des  ensei- 
gnements variés.  Ces  livraisons  me  ramènent  toujours  en 
imagination  dans  votre  cabinet  de  travail  ;  je  me  rappelle 
les  conversations  que  nous  avions  là  ensemble,  j'entends 
de  nouveau  les  poésies  que  vous  me  lisiez,  je  revois  les 
objets  d'art  que  vous  me  montriez.  Je  retrouve  dans  ces 
pages  vos  hôtes  Gœttling  et  Streckfuss.  L'article  du  pre- 
mier sur  VHistoire  romaine  de  Niebuhr,  et  les  observa- 
tions du  second  sur  les  Fiancés ^  de  Manzoni,  et  Fosarrina^ 
de  Niccolini,  sont  deux  travaux  remarquables.  Mais  j'ai 
été  d'abord  attiré  par  vos  fragments  sur  la  littérature  et 
le  théâtre  actuels  en  France  et  en  Angleterre,  et  j'ai  lu 
surtout  avec  intérêt  vos  réflexions  si  pénétrantes  sur  la 
Grèce  actuelle.  Il  semble  certain  que  le  prince  de  Cobourg 
sera  placé  à  la  tête  du  nouvel  état...  etc.^  » 

*  J'extrais  ce  fragment  de  la  Correspondance  de  Gœthe  avec  Boissere'e, 
qui  vient  d'être  publiée  tout  récemment  (1862).  Boisserée  avait  séjourné 
à  Paris  en  1825,  et  Goethe  dut  à  ses  récils  une  connaissance  plus  précise 
du  monde  parisien.  Dans  ces  lettres,  nous  trouvons  des  preuves  nou- 
velles de  l'intérêt  avec  lequel  Gœlhe  suivait  les  travaux  des  écrivains 
français.  En  voici  un  exemple  :  Boisserée  ayant  parlé  à  Gœthe  des  repré- 
sentations religieuses  d'Oberammergau,  Gœthe  lui  répondait  le  3  octobre 
1830  :  «  Je  viens  justement  de  recevoir  une  leçon  de  Villemain  qui  traite 
de  ce  même  sujet,  lin  passage,  écrit  dans  la  jolie  manière  française,  célèbre 
l'abbesse  de  Gandersheim,  cette  fameuse  Hroswitha,  qui,  excitée  par  lu 
lecture  de  Térence,  jouait  des  drames  pieux,  écrits  avec  aisance  et  liberté. 
Il  y  a  là  un  parallèle  que  je  ferai  peut-être  si  je  trouve  un  moment  favo- 
rable. Puisque  j'ai  encore  de  la  place,  je  vous  fais  copier  le  passage  sur 


184  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

A  piopos  d'un  tableau  de  Cornélius,  il  m'a  dit  : 
«  Quand  un  tableau  a  une  heureuse  couleur,  la  cause 
doit  s'en  chercher  dans  la  composition.  » 

Mercredi,  24  février  1850. 

Diné  avec  Gœthe.  Nous  avons  parlé  d'Homère.  Je  fis 
la  remarque  que  les  dieux  exerçaient  directement  leur 
action  sur  les  événements.  «  Rien  n'est  plus  délicat,  plus 
humain,  dit  Gœthe,  et  je  rends  grâces  à  Dieu  d'être  sorti 
de  ce  temps  où  les  Français  appelaient  cette  intervention 
des  dieux  une  machine  épique  !  Mais,  à  la  vérité,  sentir 
les  immenses  mérites  d'Homère  demandait  bien  quelque 
temps  aux  Français,  car^il  ne  fallait  pour  cela  rien  moins 
q^u'une  révolution  complète  dans  leur  civilisation.  » 

Gœthe  m'a  dit  ensuite  que  dans  la  scène  de  l'apparition 
d'Hélène  il  avait  ajouté  un  trait  pour  relever  encore  sa 
beauté,  «  rendant  ainsi  honneur  à  mon  goût,  car  cette  addi- 
tion avait  été  provoquée  par  une  remarque  de  moi.  »  — 
Après  diner,  il  me  montra  l'esquisse  d'un  tableau  de  Cor- 
nélius ^;  il  représente  Orphée  devant  le  trône  de  Pluton, 
venant  délivrer  Eurydice.  La  composition  nous  parut 
bien  conçue,  les  détails  très-remarquables  d'exécution, 
cependant  l'ensemble  ne  satisfaisait  pas  et  ne  faisait 
pas  plaisir.  H  gagnera  peut-être  en  harmonie  par  le 
coloris,  mais  le  moment  oii  Orphée  a  déjà  triomphé 
du  cœur  de  Pluton  et  elnmène  Eurydice  aurait  été  sans 
doute  plus  favorable.  La  situation  n'aurait  pas  ce  carac- 
tère d'attente,  d'anxiété  qu'elle  a  maintenant,  et  elle 
serait  plus  agréable. 

Hroswillia;  peul-êlre  vous  serail-il  difficile  de  vous  procurer  la  brochure.  » 
(Suit  la  citation.  —  V.  Villemain,  Tableau  de  la  littérature  au  moyÇA 
âge,  lome  II,  page  221.  Édit.  in-12.) 
*  Pour  Munich. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  lt>5 

Mercredi,  3  mars  1850. 

Causé  beaucoup  de  Wieland.  Gœthe  trouve  le  fond 
ïOberon  faible,  elle  plan  mal  conçu.  —  «  C'est  un  grand 
défaut  d'avoir  appelé  un  esprit  pour  procurer  la  barbe 
et  les  dents  molaires  ;  le  héros  devient  alors  inutile. 
Mais  le  grand  poëte  a  mis  dans  l'exécution  tant  de 
charme,  de  couleur,  d'esprit,  qu'on  ne  pense  pas  au 
fond  de  l'histoire.  » 

Nous  sommes  revenus  à  VEntéléchie  :  «  Ce  qui  me 
prouve  que  quelque  chose  de  ce  genre  existe,  a  dit 
Gœthe,  c'est  l'opiniâtreté  des  caractères  individuels,  et 
l'habitude  que  l'homme  a  de  repousser  tout  ce  qui  n'est 
pas  en  harmonie  avec  son  être.  Leibnitz  a  eu  aussi  l'idée 
d'essences  indépendantes,  seulement  ce  que  nous  appe- 
lons entéléchie,  il  l'appelait  monade.  » 

*  Vendredi,  5  mars  1830. 

Mademoiselle  de  Turkheim,  proche  parente  d'une  des 
jeunes  filles  aimées  de  Gœthe  dans  sa  jeunesse,  a  passé 
quelque  temps  à  Weimar.  J'exprimai  aujourd'hui  à 
Gœthe  le  recijretque  me  causait  son  départ.  «  Elle  est  bien 
jeune,  dis-je,  et  montre  un  esprit  d'une  élévation  et 
d'une  maturité  que  l'on  trouve  rarement  dans  un  âge 
plus  avancé.  Son  séjour  à  Weimar  aurait  pu  devenir 
dangereux  pour  plus  d'un,  s'il  s'était  prolongé.  » 

« — Je  suis  extrêmement  fâché,  dit  Gœthe,  de  ne  l'avoir 
pas  vue  plus  souvent,  et  d'avoir  d'abord  différé  de  l'invi- 
ter pour  causer  à  l'aise  et  réveiller  en  elle  les  traits  bien 
aimés  de  sa  parente.  —  J'ai  terminé  il  y  a  quelque  temps 
le  volume  de  Vérité  et  Poésie  où  vous  trouverez  l'histoire 
de  tous  les  bonheurs  et  de  toutes  les  souffrances  de  mes 


186  CONVERSATIONS  DE  GŒTllE. 

jeunes  amours  avec  Lili.  Je  l'aurais  écrit  et  publié  depuis 
longtemps,  si  je  n'avais  pas  été  arrêté  par  certaines  con- 
sidérations délicates  qui  touchaient,  non  pas  moi-même, 
mais  mon  amie  encore  vivante  alors.  J'aurais  été  fier  de 
dire  au  monde  entier  combien  je  l'avais  aimée,  et  je 
crois  qu'elle  n'aurait  pas  rougi  d'avouer  que  son  cœur 
répondait  au  mien.  Mais  avais-je  le  droit  de  parler  publi- 
quement sans  son  aveu?  J'avais  toujours  l'intention  de 
le  lui  demander  ;  j'ai  différé  jusqu'à  ce  qu'enfin  cet  aveu 
ne  fût  plus  nécessaire.  En  me  parlant  avec  tant  d'éloges 
de  l'aimable  jeune  fille  qui  nous  quitte,  vous  réveillez  en 
moi  tous  mes  anciens  souvenirs.  Je  vois  de  nouveau  de- 
vant moi  revivre  tout  entière  la  ravissante  Lili,  je  crois 
sentir  encore  le  bonheur  que  je  respirais  avec  l'air  qui 
l'entourait.  C'était  la  première  que  j'aimais  vraiment  du 
fond  de  l'àme.  Je  peux  dire  aussi  qu'elle  a  été  la  der- 
nière, car  les  inclinations  que  j'ai  senties  plus  tard, 
comparées  à  celle-là,  étaient  légères  et  superficielles.  Je 
n'ai  jamais  été  si  près  de  mon  bonheur  que  pendant 
le  temps  de  mes  amours  avec  Lili.  Les  obstacles  qui 
nous  séparaient  n'  étaient  pas  au  fond  insurmontables, 
cependant  elle  fut  perdue  pour  moi.  Mon  inclination 
pour  elle  avait  quelque  chose  de  si  délicat,  de  si  parti- 
culier, que  le  souvenir  de  cette  époque  de  souffrances  et 
de  bonheur  a  exercé  de  Tinfluence  sur  mon  style.  Quand 
vous  lirez  le  quatrième  volume  de  Vérité  et  poésie^  vous 
trouverez  que  le  récit  de  cet  amour  est  tout  différent  des 
récits  d'amour  des  romans.  » 

«  —  On  peut  faire  la  même  observation,  dis-je,  pour 
vos  amours  avec  Gretchen  et  Frédéricque.  Ces  deux  pein- 
tures ont  aussi  une  nouveauté  et  une  originalité  que  des 
romanciers  ne  sauraient  trouver.  Ces  mérites  tiennent 


• 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  187 

sans  doute  à  la  grande  ■véracité  du  narrateur,  qui  ne 
cherche  pas  à  exagérer  les  événennents,  et  qui  évite  toute 
phrase  sentimentale  là  où  suffit  la  simple  exposition  des 
faits.  L'amour,  de  plus,  n'est  jamais  semblable  à  lui-même; 
il  a  toujours  une  certaine  originalité,  car  il  se  modifie 
suivant  le  caractère  des  personnes  que  nous  aimons.  » 

« — Vous  avez  parfaitement  raison,  dit  Goethe;  l'amour, 
ce  n'est  pas  seulement  nous-mêmes,  c'est  aussi  l'objet  aimé 
qui  nous  ravit.  Et  puis  vient  aussi  un  troisième  élément 
qu'il  ne  faut  pas  oublier,  l'élément  démoniaque,  qui  ac- 
compagne toute  passion  et  qui  trouve  sa  vraie  action 
dans  l'amour.  Il  s'est  montré  particulièrement  puissant 
dans  mes  relations  avec  Lili  ;  il  a  donné  à  mon  existence 
une  tout  autre  direction,  et  je  ne  dis  pas  trop  en  soute- 
nant que  mon  arrivée  à  Weimar  et  mon  séjour  ici  en  ce 
moment  ont  là  leur  première  cause.  » 

*  Samedi,  6  mars  1850. 

Gœthe  lit  depuis  quelque  temps  les  Mémoires  de  Saint- 
Simon.  «  J'ai  fait  halte  à  la  mort  de  Louis  XIV,  m'a-t-il 
dit  il  y  a  quelques  jours.  La  douzaine  de  volumes  qui  pré- 
cède m'a  hautement  intéressé  par  le  contraste  que  pré- 
sentent les  volontés  du  maître  et  la  vertu  aristocratique 
du  serviteur.  Mais,  dès  que  ce  monarque  disparaît  et  que 
paraît  un  autre  personnage  trop  bas  pour  que  Saint-Simon 
puisse  jouer  à  côté  de  lui  un  rôle  à  son  avantage,  je  n'ai 
plus  éprouvé  de  plaisir  à  lire;  le  dégoût  m'a  pris,  et  j'ai 
abandonné  le  livre  quand  «  le  Tyran  »  m'a  abandonné.  » 
Gœthe  aussi  a  cessé  de  lire  le  Globe  et  le  Temps,  qu'il 
lisait  avec  la  plus  grande  assiduité  depuis  plusieurs  mois. 
Il  laisse  les  numéros  sous  leur  bande  quand  ils  arrivent, 
et  il  prie  un  de  ses  amis  de  lui  raconter  ce  qui  se  passe 


188  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

danslemonde.il  produit  beaucoup  depuis  quelque  temps,  ] 
et  il  est  tout  à  fait  enfoncé  dans  la  seconde  partie  de  Faust.  •. 
Dans  ces  moments-là,  Gœthe  n'aime  pas  la  lecture,  à; 
moins  que  ce  ne  soit  quelque  lecture  facile,  légère,  qui  i 
le  repose,  ou  bien  une  lecture  qui  se  rapporte  au  sujet  1 
qu'il  traite.  11  écarte  tout  ce  qui  porterait  atteinte  à  !a  | 
tranquillité  de  son  travail,  en  l'occupant  d'idées  diffé-  ; 
rentes.  C'estle  cas  pour  le  Globe  elle  Temps.  «  Je  vois,  m'a-  \ 
t-il  dit,  que  de  grands  événements  se  préparent  à  Paris  ;  : 
nous  sommes  à  la  veille  d'une  grande  explosion.  Comme  j 
je  n'ai  aucune  influence  sur  ces  événements ,  je  veux  at-  i 
tendre  tranquillement,  sans  me  tourmenter  chaque  jour  | 
inutilement  de  la  marche  rapide  du  drame.  Je  ne  lis  ni  ; 
le  Globe  ni  le  Temps,  et  aussi  ma  Nuit  de  Walpiirgis  \ 
avance  assez  bien  »  —  Il  parla  alors  de  la  littérature  j 
française  contemporaine ,  qui  l'intéresse  beaucoup  :  \ 
«Ce  que  les  Français  croient  nouveau,  dans  leurs  idées  | 
littéraires  actuelles,  n'est  au  fond  rien  autre  chose  que  le  " 
reflet  de  ce  que  la  littérature  allemande  a  voulu  faire  et.^ 
a  accompli  depuis  cinquante  ans.  Le  germe  des  pièces  i 
historiques,  qui  sont  maintenant  chez  eux  une  nouveauté, } 
se  trouve  déjà  depuis  un  demi-siècle  dans  mon  Gœtz  \  \ 
Mais  les  écrivains  allemands  n'ont  jamais  pensé  à  cela  eij 
n'ont  jamais  écrit  dans  le  but  d'exercer  une  influence  sur 
les  Français.  Moi-même,  je  n'ai  jamais  eu  devant  les  yeu 
que  mon  Allemagne,  et  c'est  pour  ainsi  dire  hier  ou 
avant-hier  que  l'idée  m'est  venue  de  tourner  mes  regards ^ 
vers  l'Occident,  pour  voir  ce  que  nos  voisins  au  delà  du  j 
Rhin  pensent  de  moi.  Ils  n'ont  plus  à  leur  tour  aucune! 
influence  sur  mes  œuvres.  AYieland  lui-même,  quia  imité | 

*  Et  Gœtz,  à  son  tour,  est  un  reflet  de  Sha^speare. 


CON\ERSATIONS  DE  GŒTHE.  189 

les  formes  et  l'exposition  françaises,  est  au  fond  resté 
toujours  Allemand,  et  il  ne  ferait  pas  bien  dans  une  tra- 
duction. » 

Dimanche,  7  mars  1830. 

A  midi  chez  Goethe.  Il  était  aujourd'hui  très-vif  et  très- 
bien  portant.  Il  me  dit  qu'il  avait  été  obligé  de  quitter  un 
peu  sa  ISuit  de  Walpurgis^  pour  finir  sa  dernière  livrai- 
son d'Art  et  Antiquité.  «Mais,  dit-il,  j'ai  eu  la  précaution 
de  m'arrêter  lorsque  j'étais  encore  bien  en  train,  et  à  un 
passage  pour  lequel  j'ai  encore  bien  des  matériaux  tout 
prêts.  De  cette  façon,  je  me  remettrai  à  l'œuvre  bien  plus 
aisément  que  si  je  ne  m'étais  arrêté  qu'au  bout  d'un  dé- 
veloppement épuisé.  »  Nous  avions  le  projet  de  faire  une 
promenade  avant  dîner,  mais  nous  nous  trouvions  si  bien 
tous  deux  à  la  maison,  que  Gœthe  fit  dételer.  Frédéric 
venait  d'ouvrir  une  grjide  caisse  qui  arrivait  de  Paris. 
C'étaitun  envoi  du  sculp^rDavid  (d'Angers)  :  des  portraits 
en  bas-relief,  moulés  en  plâtre,  de  cinquante-sept  per- 
sonnages célèbres.  Frédéric  mit  ces  médaillons  dans  plu- 
sieurs tiroirs,  et  ce  fut  pour  nous  un  grand  plaisir  de 
contempler  tous  ces  personnages  intéressants.  Je  désirais 
surtout  voir  Mérimée;  la  tête  nous  parut  aussi  énergique 
et  aussi  hardie  que  son  talent,  et  Gœthe  y  trouva  quelque 
chose  d'humoristique.  Dans  Victor  Hugo,  Alfred  de  Vi- 
gny^ Emile  Deschamps,  nous  vîmes  des  physionomies 
nettes,  aisées,  sereines.  —  Mademoiselle  Gay^  Madame 
Tastîi  et  d'autres  jeunes  femmes  auteurs  nous  firent  éga- 
lement grand  plaisir.  La  tête  énergique  de  Fabvier  rap- 
pelait les  hommes  des  siècles  passés,  et  nous  revînmes  à 
lui  plusieurs  fois.  Nous  allions  d'un  personnage  à  l'autre, 
et  Gœthe  ne  put  s'empêcher  de  répéter  à  plusieurs  re- 
prises qu'il  devait  à  David  un  trésor  dont  il  ne  pouvait 

11. 


190  CONVERSATIONS   DE  GŒTIÏE. 

assez  le  remercier.  Il  montrera  cette  collection  aux  voya- 
geurs qui  passent  par  Weimar,  et  se  fera  renseigner  par 
eux  sur  les  personnes  dont  il  a  le  portrait  et  qui  lui  sont 
encore  inconnues. 

La  caisse  contenait  aussi  un  ballot  de  livres;  nous  le 
fîmes  porter  dans  la  chambre  voisine,  où  nous  nous  mîmes 
à  table.  Nous  étions  contents,  et  nous  parlâmes  de  di- 
vers travaux  et  projets.  «  Il  n'est  pas  bon  que  l'homme 
soit  seul,  dit  Goethe,  et  surtout  il  n'est  pas  bon  qu'il  tra- 
vaille seul  ;  il  a  besoin,  pour  réussir,  qu'on  prenne  inté- 
rêt à  ce  qu'il  fait,  qu'on  Texcite.  Je  dois  à  Schiller  mon 
Achilléîcle,  beaucoup  de  mes  Ballades.,  car  c'est  lui  qui 
me  les  a  fait  écrire,  et  si  je  finis  la  seconde  partie  de 
Faust,  vous  pouvez  vous  l'attribuer.  Je  vous  l'ai  dit  déjà 
souvent,  mais  je  veux  que  vous  le  sachiez  bien  et  je  vous 
le  répète.  »  Ces  paroles  me  rendirent  heureux,  car  je  sen- 
tais qu'elles  renfermaient  beaucoup  de  vérité. 

Au  dessert,  Goethe  ouvrit  un  des  paquets.  Il  contenait 
les  poésies  à'Éynile  Deschamps.,  accompagnées  d'une  lettre 
que  Goethe  me  donna  à  lire.  Je  vis  alors  avec  joie  quelle 
influence  on  reconnaissait  à  Gœthe  sur  la  nouvelle  vie  de 
la  littérature  française  ;  les  jeunes  poètes  le  vénèrent  et 
l'aiment  comme  leur  chef  spirituel.  Telle  avait  été  l'in- 
fluence de  Shakspeare  pendant  la  jeunesse  de  Gœthe.  On 
ne  peut  pas  dire  de  Voltaire  qu'il  ait  eu  de  l'influence  sur 
les  poètes  étrangers,  qu'il  leur  ait  servi  de  centre  de  réu" 
nion,  et  qu'ils  aient  reconnu  en  lui  un  maître  et  un  sou- 
verain. —  La  lettre  à' Emile  Deschamps  était  écrite  avec 
une  très-aimable  et  très-cordiale  aisance.  «  Elle  laisse  jeter 
un  coup  d'œil  sur  le  printemps  d'une  belle  âme,  »  dit 
Gœthe. 

Parmi  les  envois  de  David  se  trouvait  un  dessin  repré- 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  191 

sentant  le  chapeau  de  Napoléon,  vu  dans  diverses  posi- 
tions. «Voilà  quelque  chose  pour  mon  fils  »,  ditGœthe, 
et  il  lui  envoya  le  dessin.  Une  manqua  pas  son  effet  :  le 
jeune  Goethe  arriva  bientôt,  plein  de  joie,  disant  que  ces 
chapeaux  de  son  héros  étaient  le  necplus  ultra  de  sa  col- 
lection. Cinq  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées  que  le 
dessin  était  encadré,  mis  sous  verre,  et  placé  parmi  les 
autres  attributs  et  monuments  du  héros. 

Dimanche,  14  mars  1830. 

Passé  la  soirée  chez  Goethe.  Il  m'a  montré  tous  les  tré- 
sors de  la  caisse  de  David,  maintenant  mis  en  ordre.  Il 
avait  soigneusement  rangé  sur  une  table,  les  uns  près  des 
autres,  tous  les  médaillons  des  jeunes  poêles  delà  France. 
Il  parla  encore  du  talent  extraordinaire  de  David,  aussi 
grand  par  ses  conceptions  que  par  son  exécution.  Il  m'a 
montré  une  quantité  d'ouvrages  contemporains  que,  par 
Tentremise  de  David,  les  talents  les  plus  distingués  de 
l'école  romantique  lui  ont  envoyés  en  présent.  Je  vis  des 
ouvrages  de  Sainte-Beuve,  BaUanche,  Victor  Hugo^ 
Balzac,  Alfred  de  Vigmj,  Jules  Janin  et  autres.  «David, 
dit-il,  m'a  par  cet  envoi  préparé  de  belles  journées.  Les 
jeunes  poètes  m'ont  occupé  déjà  toute  cette  semaine,  et 
les  fraîches  impressions  que  je  reçois  de  leurs  œuvres  me 
donnent  comme  une  nouvelle  vie.  Je  ferai  un  catalogue 
spécial  pour  ces  chers  portraits  et  pour  ces  chers  livres, 
et  je  leur  donnerai  une  place  spéciale  dans  ma  collection 
artistique  et  dans  ma  bibliothèque.  » —  On  voyait  que  cet 
hommage  des  jeunes  poëtes  de  France  remplissait  Gœthe 
de  la  joie  la  plus  profonde. 

Il  lut  un  peu  dans  les  Etudes  d'Emile  Deschamps. 
Il  loua  la  traduction  de  la  Fiancée  de  Corinthey  comme 


in  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  ■ 

exacte  et  très-heureuse.  «  Je  possède,  dit-il,  le  manu.  ^ 
scrit  d'une  traduction  italienne  de  ce  poëme,  qui  repro-  ; 
duit  même  le  rliythme  de  l'original.  —  J'ai  composé  les  J 
ballades,  dit-il  à  cette  occasion,  grâce  à  Schiller,  qui  i 
pour  ses  Heures  avait  toujours  besoin  de  quelque  j 
chose  de  nouveau.  Je  les  avais  depuis  longues  années  ■ 
dans  l'esprit  ;  elles  m'occupaient  comme  d'aimables  , 
images,  comme  de  beaux  rêves  qui  venaient,  disparais-  j 
saient,  et  avec  lesquels  mon  imagination  s'amusait  à  i 
jouer.  Aussi  c'est  avec  chagrin  que  je  me  décidai  à  dire  ! 
adieu  à  toutes  ces  brillantes  figures  qui  m'étaient  de- 
venues chères  et  que  j'abandonnai  dès  que  je  leur  eus  ! 
donné  un  corps  en  les  revêtant  de  pauvres  et  insuffi-  j 
santés  paroles.  Quant  elles  furent  écrites,  je  les  regar-  j 
dai  sur  le  papier  avec  un  sentiment  de  tristesse,  il  me  : 
semblait  que  j'allais  me  séparer  d'un  ami  bien-aimé. 
—  A  d'autres  époques,  il  en  était  tout  autrement  pour  i 
mes  poésies.  Je  n'en  avais  auparavant  aucune  idée,  aucun  i 
pressentiment  ;  elles  arrivaient  tout  à  coup  sur  moi  el  \ 
voulaient  être  écrites  à  l'instant  ;  je  me  sentais  poussé  } 
comme  par  un  instinct,  comme  si  je  rêvais,  à  les  mettre  ■ 
sur  le  papier.  Dans  cet  état  de  somnambulisme,  il  | 
arrivait  souvent  que  la  feuille  de  papier  que  j'avais  de-  '] 
vaut  moi  était  placée  tout  de  travers  ;  je  ne  m'en  aper-  j 
cevais  que  lorsque  tout  était  écrit,  ou  quand  la  place  me  \ 
manquait.  J'avais  gardé  plusieurs  feuilles  écrites  ainsi  ■ 
de  travers,  mais  elles  ont  disparu  peu  à  peu,  et  je  re-  ^ 
grette  de  ne  pouvoir  plus  montrer  ces  témoignages  de  ] 
rêverie  poétique.  »  \ 

La  conversation  revint  sur  la  littérature  française  et  ; 
sur  la  direction  ultra-romantique  que  quelques  talents  i 
assez  remarquables  ont  prise  tout  récemment.  Gœlhe 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  193 

pensait  que  cette  révolution  poétique  qui  s'accomplissait 
alors  serait  extrêuiement  favorable  à  la  littérature  elle- 
même,  mais  nuisible  aux  écrivains  qui  la  faisaient.  — 
«  Dans  aucune  révolution  il  n'est  possible  d'éviter  les  excès. 
Dans  les  révolutions  politiques,  ordinairement  on  ne  veut 
d'abord  que  détruire  quelques  abus,  mais  avant  que  l'on 
ne  s'en  soit  aperçu,  on  est  déjà  plongé  dans  les  mas- 
sacres et  dans  les  horreurs.  Les  Français,  dans  leur  révo- 
lution littéraire  actuelle,  ne  demandaient  rien  autre 
chose  qu'une  forme  plus  libre,  mais  ils  ne  se  sont  pas 
arrêtés  là,  ils  rejettent  maintenant  le  fond  avec  la  forme. 
On  commence  à  déclarer  ennuyeuse  l'exposition  des  pen- 
sées et  des  actions  nobles;  on  s'essaie  à  traiter  toutes  les 
folies.  A  la  place  des  belles  figures  de  la  mythologie 
grecque,  on  voit  des  diables,  des  sorcières,  des  vampires, 
et  les  nobles  héros  du  temps  passé  doivent  céder  la  place 
à  des  escrocs  et  à  des  galériens.  «  Ce  sont  des  choses 
piquantes!  Cela  fait  de  l'effet!  »  Mais  quand  le  public  a 
une  fois  goûté  à  ces  mets  fortement  épicés,  et  en  a  pris 
l'habitude,  il  veut  toujours  des  ragoûts  de  plus  en  plus 
forts.  —  Un  jeune  talent  qui  veut  exercer  deTinfluence 
et  être  connu,  et  qui  n'est  pas  assez  puissant  pour  se 
faire  sa  voie  propre,  doit  s'accommoder  au  goût  du 
jour,  et  même  il  doit  chercher  à  dépasser  ses  prédéces- 
seurs en  cruautés  et  en  horreurs.  Dans  cette  chasse  de 
moyens  extérieurs,  toute  étude  profonde,  tout  dévelop- 
pement intime  régulier  du  talent  et  de  Thomme  est 
oublié.  C'est  là  le  plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver 
au  talent,  mais  cependant  la  Httérature  dans  son  ensemble 
gagnera  à  ce  mouvement  ^  » 

*  Quelques  jours  plus  tard,  le  27  mars,  Goethe  écrivait  à  Zelter  :  «Je 
■voudrais  t'induire  en  tentation  et  te  mettre  en  goût  de  lire  un  petit 


m  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

«  Comment,  demandai-je,  ce  qui  nuit  à  chaque  ta- 
lent pris  séparément,  peut-il  servir  à  la  littérature  en 
général?  » 

«  Les  extrêmes  et  les  déviations  dont  je  parlais  dispa- 
raîtront peu  à  peu,  et  il  ne  restera  que  l'avantage  d'avoir 
conquis  et  une  forme  plus  libre  et  un  fonds  plus  riche  et 
plus  varié;  on  n'excluera  plus  les  sujets  comme  anti-poé- 
tiques, on  pourra  les  prendre  partout  dans  le  monde 
eX  dans  la  vie.  —  Je  compare  l'état  actuel  de  la  littéra- 
ture à  une  forte  fièvre,  qui  en  elle-même  n'est  ni  bonne 
ni  désirable,  mais  qui  a  pour  heureuse  conséquence  une 
meilleure  santé.  Ces  folies  qui  maintenant  remplissent 
tout  un  poëme,  n'entreront  dans  les  œuvres  de  l'avenir 
que  comme  assaisonnement  utile,  et  même  la  noblesse, 
la  pureté  qui  sont  maintenant  bannies,  seront  bientôt 
rappelées  avec  d'autant  plus  d'enthousiasme.  » 

«  Je  suis  surpris,  dis-je,  que  Mérimée,  qui  est  un  de 
vos  favoris,  soit  entré  aussi  dans  cette  voie  ultra-roman- 
tique avec  les  horribles  sujets  de  sa  Guzia,  » 

«  Mérimée,  répondit  Gœthe,  a  traité  ces  sujets  tout  au- 
trement que  ses  compagnons.  Ces  poésies  ne  manquent 
pas,  il  est  vrai,  de  scènes  de  cimetières,  de  carrefours  té- 
nébreux, de  spectres  et  de  vampires  ;  mais  tous  ces  ta- 
bleaux repoussants  n'émeuvent  pas  l'âme  du  poète;  il  les 
laisse  en  dehors  de  lui  et  les  trace  comme  de  loin,  et 
pour  ainsi  dire  avec  ironie.  Il  ressemble  à  un  artiste  qui 

livre  dont  tu  as  entendu  parler  :  l'Ane  mort  et  la  Femme  guillotinée  (de 
J.  Janin).  Les  jeunes  et  vifs  Français  pleins  de  talent  croient  mettre  un 
terme  au  malheureux  genre  des  peintures  horribles  et  repoussantes  en 
les  exagérant  avec  esprit.  Mais  ils  ne  voient  pas  que  cette  manière  d'agir 
augmente  le  goût  du  public  pour  ces  productions,  et  rend  sa  soif  encore 
plus  ardente.  Je  n'ajoute  rien,  sinon  qu'après  la  lecture  de  ce  petit  vo- 
lume, j'espère  que  tu  trouveras  ton  sauvage  Berlin  tout  à  fait  idyllique.  • 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  m 

s*amuse  à  essayer  aussi  une  fois  ce  genre.  Il  a  tout  à  fait, 
en  cette  circonstance,  dissimulé  son  être  intime;  il  l'a 
même  dissimulé  si  bien  pour  les  Français,  qu'ils  ont  d'a- 
bord pris  les  poésies  de  la  Guzla  pour  de  vraies  poésies 
populaires  illyriennes,  et  qu'il  s'en  est  peu  fallu  que  la 
mystification  ne  réussît. 

«Mérimée  est  vraiment  un  rude  gaillard^  !  Pour  trai- 
ter ainsi  un  sujet  d'une  façon  tout  extérieure,  il  faut  plus 
de  force  et  de  génie  qu'on  ne  le  croit.  Byron,  malgré 
l'énergie  prédominante  de  son  caractèie  propre,  a  eu 
aussi  quelquefois  la  force  de  se  dissimuler  entièrement, 
comme  on  peut  le  voir  dans  ses  œuvres  dramatiques  et 
surtout  dans  son  Marmo  Fa/i^ro.  En  lisant  cette  pièce, 
on  oublie  tout  à  fait  qu'elle  a  été  écrite  par  Byron,  même 
par  un  Anglais.  Nous  vivons  absolument  à  Venise,  et  ab- 
solument à  l'époque  de  l'action.  Les  personnages  parlent 
entièrement  suivant  leur  caractère,  leur  situation,  sans 
rien  conserver  des  sentiments,  des  pensées,  des  opinions 
personnelles  du  poète.  C'est  là  l'art  véritable  !  On  ne  peut 
pas  adresser  cet  éloge  à  nos  jeunes  romantiques  exagérés. 
Tout  ce  que  j'ai  lu,  poésies,  romans,  œuvres  dramatiques, 
tout  portait  la  couleur  personnelle  de  l'auteur  ;  on  ne  pou- 
vait jamais  oublier  que  l'œuvre  était  écrite  par  un  Pari- 
sien, par  un  Français;  même  dans  les  sujets  étrangers, 
on  restait  toujours  en  France,  à  Paris,  toujours  mêlé  dans 


•  Ein  ganzer  Kerl.  M.  Sainte  Beuve  a  raconté  que  M.  Delécluze  ré- 
sumait un  jour  son  opinion  sur  M.  Mérimée  en  s'écriant  :  «  C'est  égal» 
«.dest  un  fameux  lapin! ^  Je  n'aurais  pas  osé,  de  mon  chef,  risquer 
cet  équivalent ,  mais  il  rend  si  bien  en  français  le  sens  et  la  nuance 
de  l'expression  allemande  que  je  ne  peux  m' empêcher  de  le  citer  et  de 
remercier  M.  Delécluze  d'avoir  ainsi,  d'avance  et  d'inspiration,  donné  du 
mot  de  Gœlhe  une  si  excellente  traduction. 


196  CONVERSATIO>'S  DE  GŒTIIE. 

les  vœux,  les  besoins,  les  conflits  et  la  fermentation  du 
jour  qui  passe.  » 

0  Béranger,  fis-je  remarquer,  n'a  aussi  traité  que  des 
sujets  empruntés  à  la  grande  capitale  et  à  ses  propres 
sentiments. 

«  Oui,  mais  c'est  un  homme  dont  les  peintures  et  dont 
Tàme  ont  de  la  valeur.  Il  y  a  en  lui  le  fonds  d'un  grand 
caractère.  Béranger  est  une  nature  on  ne  peut  plus  heu- 
reusement douée,  solidementappuyéesur  elle-même,  qui 
s'est  développée  naturellement  d'elle-même,  et  qui  est  en 
harmonie  parfaite  avec  elle-même.  Il  n'a  jamais  demandé: 
Qu'est-ce  qu'il  faut  de  nos  jours?  qu'est-ee  qui  produit  de 
Teffet?  qu'est-ce  qui  plaît?  que  font  les  autres?  11  n'a 
voulu  imiter  personne.  Il  a  toujours  puisé  ce  qu'il  faisait 
dans  le  fonds  propre  de  sa  nature,  sans  s'inquiéter 
de  ce  que  le  public  ou  tel  et  tel  parti  attendaient.  Il  a 
bien,  à  certaines  époques  délicates,  observé  attentive- 
ment les  opinions,  les  vœux,  les  besoins  du  peuple, 
mais  cela  n'a  fait  que  le  confirmer  dans  ce  qu'il  était 
déjà,  parce  qu'il  se  disait  que  son  âme  était  en  har- 
monie avec  celle  du  peuple;  cela  ne  l'a  jamais  con- 
duit à  dire  ce  qui  ne  vivait  pas  déjà  dans  son  cœur. 
— Vous  le  savez,  je  ne  suis  pas,  en  général,  ami  des  poé- 
sies politiques,  mais  les  poésies  comme  celles  de  Béran- 
ger me  plaisent  toujours.  Chez  lui,  rien  n'est  pris  en  l'air, 
il  n'y  a  pas  là  d'intérêts  imaginés  ou  imaginaires,  il  ne 
vise  pas  dans  le  vide,  il  agite  au  contraire  toujours  des 
idées  importantes  et  bien  nettes.  Son  admiration  affec- 
tueuse pour  Napoléon;  ses  souvenirs  des  grands  faits 
d'armes  qui  se  sont  passés  sous  son  règne,  souvenirs 
évoqués  dans  un  temps  où  ils  étaient  une  consolation 
pour  les  Français,  alors  un  peu  opprimés  ;  sa  haine  contre 


CONVERSATIONS  DE   GŒTHE.  197 

la  domination  des  prêtres  et  contre  les  ténèbres  qui  mena- 
çaient de  revenir  avec  les  jésuites;  toutes  ces  idées  sont 
de  celles  auxquelles  on  ne  peut  pourtant  refuser  sa  pleine 
approbation.  Et  quelle  manière  magistrale  de  traiter  chaque 
sujet!  comme  il  l'a  tourné  et  arrondi  avant  de  l'écrire  ! 
et  quand  tout  est  mûr,  que  de  traits,  que  d'esprit,  quelle 
ironie,  quel  persifflage,  et  aussi  quelle  cordialité,  quelle 
naïveté,  quelle  grâce  ne  déploie-t-il  pas  à  chaque  pas  ! 
Ses  chansons  ont,  chaque  année,  fait  la  joie  de  millions 
d'hommes;  elles  sont  très-bien  à  la  portée  de  la  classe 
ouvrière,  tout  en  s'élevant  au-dessus  du  commun,  de  telle 
sorte  qu'un  peuple  en  relations  avec  ces  aimables  esprits 
est  forcé  de  prendre  l'habitude  de  penser  mieux  et  avec 
plus  de  noblesse.  Que  voulez-vous  déplus?  quelle  gloire 
plus  belle  un  poète  peut-il  avoir?  » 

«  C'est  un  poète  excellent,  sans  nul  doute,  dis-je  ; 
vous  savez  vous-même  combien  je  l'aime  depuis  long- 
temps, et  vous  pouvez  penser  combien  je  suis  heureux 
de  vous  entendre  parler  ainsi.  Cependant,  si  je  dois  dire 
quelles  sont  les  chansons  que  je  préfère,  je  dirai  que  j'aime 
mieux  ses  chansons  d'amour  que  ses  chansons  politiques, 
qui  renferment  toujours  des  allusions  et  des  passages 
que  je  ne  comprends  pas  bien.  » 

«  C'est  votre  faute,  répondit  Goethe,  et  les  chansons 
politiques  ne  sont  pas  écrites  pour  vous;  mais  demandez 
aux  Français,  et  ils  vous  en  expliqueront  les  mérites.  Une 
poésie  politique  ne  doit  jamais  être  considérée  dans  le 
cas  le  plus  favorable  que  comme  la  voix  d'une  seule  na- 
tion, et  même  presque  toujours  d'un  seul  parti  ;  mais 
aussi,  si  elle  est  bonne,  elle  est  accueillie  avec  enthou- 
siasme par  cette  nation  ou  par  ce  parti.  Une  poésie  poli- 
tique n'est  aussi  que  l'œuvre  d'une  certaine  situation  nio- 


1Ç8  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

mentanée,  qui  passe  et  qui  ôte  à  la  poésie  la  valeur 
même  qu'elle  lui  a  donnée.  Béranger  avait  la  partie  belle. 
Paris  est  la  France;  tous  les  intérêts  importants  de  la 
grande  patrie  se  concentrent  dans  la  capitale  et  ont  là 
leur  vie  propre  et  leur  vrai  écho.  Dans  la  plupart  de  ses 
chansons  politiques,  il  n'est  pas  l'organe  d'un  parti  isolé; 
ce  qu'il  chante  a  un  intérêt  national,  et  le  poëte  peut  être 
C4)nsidéré  là  comme  la  voix  du  peuple.  Cela,  chez  nous, 
en  Allemagne,  n'est  pas  possible.  Nous  n'avons  aucune 
ville,  nous  n'avons  même  aucun  pays  dont  nous  puissions 
dire  positivement  :  ici  est  l'Allemagne  !  Demandons  à 
Vienne,  on  dira  ;  ici,  c'est  l'Autriche  ;  demandez  à  Ber- 
lin, on  dira  :  ici,  c'est  la  Prusse.  Il  n'y  a  eu  qu'un  mo- 
ment oii  l'Allemagne  était  partout,  c'est  quand,  il  y  a 
seize  ans,  nous  voulions  enfin  nous  délivrer  des  Français. 
Alors  un  poëte  politique  aurait  pu  exercer  son  intluence 
sur  le  pays  tout  entier,  mais  ce  poëte  était  inutile!  Le  mal 
universel,  le  sentiment  général  de  honte  avaient,  comme 
une  puissance  démoniaqne,  saisi  la  nation;  le  feu  de 
l'inspiration  qui  aurait  enflammé  le  poëte  brûlait  déjà  par- 
tout de  lui-même.  Cependant,  je  ne  veux  pas  nier  que 
Arndt,  Kœrner  et  Rùckert  n'aient  eu  quelque  action.  » 
«  On  vous  a  reproché,  dis-je  un  peu  sans  y  penser,  de 
ne  pas  avoir  aussi  pris  les  armes  à  cette  époque,  ou  du 
moins  de  n'avoir  pas  agi  comme  poëte  ^  » 

*  On  sait  que  Goethe  écrivit  alors  le  Divan.  «  Le  Nord,  l'Ouest  et  le  Sud 
volent  en  éclats;  les  trônes  se  brisent,  les  royaumes  tremblent  :  fuis;  va 
dans  le  pur  Orient  respirer  l'air  des  patriarches...  Là,  dans  la  pureté  et 
la  justice...  je  veux  me  complaire  dans  l'étroit  horizon  du  premier  âge... 
Je  veux  me  mêler  aux  bergers,  me  rafraîchir  aux  oasis,  voyageant  avec 
les  caravanes  et  faisant  commerce  de  châles,  de  café  et  de  musc,  »  etc.. 
—  Le  Divan  a  créé  toute  une  école  de  poésie  déjà  riche  en  œuvres  qui  ho- 
norent la  littérature  allemande.  Un  chant  politique,  comme  ceux  de  Ârndt, 
un  cri  de  haine  et  de  vengeance  contre  nous,  aurait-il  mieux  valu  quft 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  199 

«  Laissons  cela,  mon  bon!  répondit  Gœthe.  Le  monde 
est  absurde,  il  ne  sait  ce  qu'il  veut,  il  faut  le  laisser  dire 
etfaire  ce  qui  lui  plaît.  Comment  aurais-je  pu  prendre  les 
armes  sans  haine?  Et  comment  aurais-jc  pu  haïr  sans 
jeunesse?  Si  cet  événement  était  arrivé  dans  ma  vingtième 
année,  je  ne  serais  pas  resté  le  dernier,  mais  j'avais  déjà 
plus  de  soixante  ans.  D'ailleurs,  nous  ne  pouvons  pas 
tous  servir  notre  pays  de  la  même  façon  ;  chacun  fait  de 
son  mieux,  suivant  ce  que  Dieu  lui  a  départi.  Je  me  suis 
donné  assez  de  tourments  pendant  un  demi-siècle;  je 
peux  dire  que  pour  travailler  à  ce  que  la  nature  m'avait 
donné  comme  œuvre  de  mes  jours,  je  ne  me  suis  reposé 
ni  jour  ni  nuit,  je  ne  me  suis  permis  aucune  distraction, 
j'ai  toujours  marché  en  avant,  toujours  cherché,  toujours 
agi  aussi  bien  et  autant  que  je  pouvais.  Si  chacun  peut 
dire  de  soi  la  même  chose,  alors  tout  ira  bien.  » 

«  Au  fond,  dis-je  pour  l'apaiser  un  peu,  ce  reproche  ne 
devrait  pas  vous  blesser,  vous  pourriez  au  contraire  vous 
en  enorgueillir  un  peu;  car,  que  signifîe-t-il,  sinon  que 
le  monde  avait  de  vous  une  si  haute  opinion  qu'il  voulait 
que  celui  qui  avait  fait  plus  que  tout  autre  pour  le  pro- 
grès de  sa  nation,  que  celui-là  fit  tout?  » 

«  Je  ne  peux  pas  dire  ce  que  je  pense,  répondit  Gœthe  : 
derrière  ce  verbiage  se  cache  plus  de  mauvaise  volonté 
contre  moi  que  vous  ne  le  savez.  Je  ressens  là  sous  une 
nouvelle  forme  la  vieille  haine  dont  on  me  poursuit  depuis 
des  années,  et  qui  cherche  à  s'approcher  tout  doucement 

ce  délicieux  recueil?  L'Allemagne  a  su  se  délivrer,  et  le  poëte  n'a  pas 
maudit.  Pendant  la  bataille  de  Leipzig,  Gœthe  se  plongea  dans  la  littéra- 
ture chinoise.  Aux  approches  de  la  révolution  de  1830,  nous  venons  de 
le  voir  abandonner  la  lecture  des  journaux  politiques  et  s'occuper  de 
Faust.  Dans  sa  lettre  à  Zelter  citée  plus  haut,  il  a  su  très-bien  expliquer 
et  justifier  cette  méthode  de  diversion. 


200  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

de  moi.  Je  le  sais  bien,  il  y  a  beaucoup  de  gens  à  qui  je  j 

suis  comme  une  épine  dans  l'œil;  ils  aimeraient  bien  1 

être  débarrassés  de  moi,  et  comme  on  ne  peut  plus  main-  -^ 

tenant  attaquer  mon  talent,  on  s'en  prend  à  mon  carac-  , 

tère.  Tantôt  je  suis  fier,  tantôt  égoïste,  tantôt  plein  d'en-  -^ 

vie  contre  les  jeunes  talents,  tantôt  enfoncé  dans  la  sen-  \ 

sualité,  tantôt  sans  christianisme,  et  enfin  sans  aucun  ^ 

amour  pour  ma  patrie  et  pour  mes  chers  Allemands.  Vous  . 

me  connaissez  depuis  des  années  et  vous  savez  tout  ce  i 

qu'il  en  est;  mais  voulez -vous  voir  ce  que  j'ai  souffert,  ; 

lisez  mes  Xénies,  et  vous  jugerez,  par  mes  réponses,  ■• 

de  toute  l'amertume  que  l'on   a  cherché  à   répandre  ] 

dans  mon  existence.  Écrivain  allemand,  martyre  aile-  ,; 

mand  !  Oui,  mon  bon  !  vous  ne  trouverez  rien  autre  chose,  j 

Moi,  je  peux  à  peine  me  plaindre;  tous  les  autres  ont  eu  ï 

le  même  sort,  même  un  sort  pire,  et  c'est  en  Angleterre,  '\ 

en  France,  tout  comme  chez  nous.  Quelles  souffrances  n'a  ; 

pas  endurées  Molière  !  et  Rousseau  1  et  Voltaire  !  Byron  « 

a  été  chassé  d'Angleterre  par  les  mauvaises  langues,  et  il  ■ 

aurait  fui  enfin  à  l'extrémité  du  monde,  si  une   mort  i 

prématurée  ne  l'avait  déUvré  des  Philistins  et  de  leur  J 

haine  !  i 

«  Et  encore,  si  les  hommes  supérieurs  n'avaient  à  souf-  ^ 

frir  que  les  attaques  de  la  masse  des  gens  bornés  !  mais  ' 

non  î  les  hommes  de  talent  s'attaquent  entre  eux  :  Platen  ' 

tourmente  Heine,  et  Heine  Platen  ^;  chacun  cherche  à  se  \ 

rendre  odieux  aux  autres,  et  pourtant,  le  monde  est  assez  ''. 

grand,  assez  vaste  pour  que  chacun  puisse  vivre  et  tra-  ^ 

vailler  en  paix,  et  chacun  a  déjà  dans  son  propre  talent  ] 

un  ennemi  qui  l'inquiète  assez.  : 

'  Allusion  à  VOEdipe  romantique  et  à  certains  passages  des  Tableaux  ; 
de  voiji  ge. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  201 

«  Écrire  des  chants  de  guerre  et  rester  dans  ma  chambre  ! 
Comme  c'était  là  ma  manière  !  Ecrire  au  bivouac,  où  la 
nuit  Ton  entend  hennir  les  chevaux  des  avant-postes  en- 
nemis, à  la  bonne  heure  !  J'aurais  aimé  cela  !  Mais  cette 
vie  ne  m'était  pas  possible;  ce  n'était  pas  là  mon  rôle, 
c'était  celui  de  Théodore  Kœrner.  Les  chansons  guer- 
rières lui  vont  parfaitement;  mais  pour  moi,  qui  ne  suis 
pas  une  nature  guerrière,  qui  n'ai  aucun  goût  pour  la 
guerre,  les  chants  guerriers  n'auraient  été  qu'un  masque 
qui  se  serait  fort  mal  appliqué  sur  mon  visage. 

«  Dans  mes  poésies,  je  n'ai  jamais  rien  affecté.  Ce  qui 
ne  m'arrivait  pas  dans  la  vie,  ce  qui  ne  me  brûlait  pas  les 
ongles,  ce  qui  ne  me  tourmentait  pas,  je  ne  le  mettais  pas 
en  vers,  je  ne  l'exprimais  pas.  Je  n'ai  fait  de  poésies 
d'amour  que  lorsque  j'aimais.  Comment  aurais-je  pu 
écrire  des  chants  de  haine  sans  haine?  Et,  entre  nous,  je 
ne  haïssais  pas  les  Français,  quoique  je  remercie  Dieu  de 
nous  avoir  délivrés  d'eux.  Comment  moi,  pour  qui  la  civi- 
lisation et  la  barbarie  sont  des  choses  d'importance,  com- 
ment aurais-je  pu  haïr  une  nation  qui  est  une  des  plus 
civihsées  de  la  terre,  et  à  qui  je  dois  une  si  grande  part  de 
mon  propre  développement? 

«  La  haine  nationale  est  une  haine  particulière.  C'est 
toujours  dans  les  régions  inférieures  qu'elle  est  le  plus 
énergique,  le  plus  ardente.  Mais  il  y  a  une  hauteur  à  la- 
quelle elle  s'évanouit;  on  est  là  pour  ainsi  dire  au-desi?us 
des  nationalités,  et  on  ressent  le  bonheur  ou  le  malheur 
d'un  peuple  voisin  comme  le  sien  propre.  Cette  hauteur 
convenait  à  ma  nature,  et  longtemps  avant  d'avoir  atteint 
ma  soixantième  année,  je  m'y  étais  fermement  établi.  » 

En  1813,  l'historien  Luden,  professeur  à  l'Université  d'Iéiia, 


202  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  ] 

voulut  fonder  une  Revue  patriotique  ;  il  fit  une  visite  â  Gœthe 
pour  lui  communiquer  ses  intentions,  et  lui  demander  conseit 
et  appui.  A  cette  occasion,  ils  eurent  ensemble  une  conversa^ 
tion  très-importante,  qui  complète  celle  qui  précède.  : 

Luden  avait  exposé  à  Goethe  tous  ses  projets;  Goethe  prit  la" 
parole  et  dit  : 

1 
«  Certainement,  dans  un  moment  d'animation,  pour  ne: 

pas  dire  d'exaltation ,  comme  celui   oii  nous  sommes," 

je   trouve   votre   idée  assez  naturelle.  Avez- vous  fait; 

toutes  vos  dispositions  avec  un  éditeur,  et  votre  décision: 

est-elle  irrévocablement  prise?  »  —  «  L'annonce  de  la' 

Revue,  répondis-je,est  déjà  à  l'impression,  et  serapubliéej 

sous  peu  de  jours,  à  moins  que  le  Ministère  n'élève ■ 

quelque   difficulté  ;  et  c'est  pour  ce  motif  que  j'aurais] 

voulu  mettre  l'entreprise  sous  la  protection  de  Votre  Excel-' 

lence.  »  —  Gœthe  resta  silencieux  à  peu  près  pendant! 

une  minute  ;  son  visage  avait  une  expression  très-sérieuse  ;  | 

puis  il  se  leva,  et  me  parla  ainsi:  «  Ilya  quelques  années,) 

j'ai  une  fois  causé  avec  vous  sans  réserves,  comptant  sur; 

votre  discrétion;   aujourd'hui.  Monsieur    le  conseiller; 

aulique,  je  veux  encore  agir  de  même.  Comme  fonc-| 

tionnaire  public ,  je  n'ai  rien  à  dire  contre  la  publication! 

d'une  Revue.  Si  notre  gouvernement  empêchait  aujour-j 

d'hui  une  pareille  entreprise,  il  s'exposerait  certaine-^ 

mejit  aux  blâmes  les  plus  énergiques.  Nous  avons  com-l 

battu  glorieusement  pour  la  liberté ,  répandu  beaucoup  J 

de  sang  pour  la  conquérir;  il  faut  donc  nous  en  servir. V 

Nous  en  servir  en  parlant  et  en  écrivant ,  c'est  notre . 

penchant  le  plus  naturel ,  parce  que  cet  usage  de  la  . 

liberté  est  le  plus  aisé  de  tous.  Par  conséquent  le  gouver-! 

nement  du  grand- duc  vous  laissera  certainement  vos  i 

coudées  franches.  Quant  à  une  protection,  on  ne  peut  ni  J 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  203 

VOUS  la  promettre,  ni  vous  la  garantir;  vous  êtes  seul 
responsable  de  vos  actes  ;  d'ailleurs,  elle  vous  est  inutile  ; 
si  vous  étiez  un  jour  sur  le  point  de  franchir  les  limites 
légales,  votre  éditeur,  qui  a  Texpérience  de  ces  matières, 
vous  rappellera  la  devise  :  Noli  me  tangere^  et  un  avis 
amical  de  lui  vous  empêchera  d'aller  trop  loin.  —  Mais, 
avant  de  vous  engager,  si  vous  vous  étiez  ouvert  à  moi, 
et  si  vous  m'aviez  demandé  mon  avis,  je  vous  aurais  cer- 
tainement détourné  de  votre  projet,  et  je  vous  aurais 
exhorté  fortement  à  ne  pas  quitter  vos  travaux  d'érudi- 
tion historique,  ou  plutôt  à  les  reprendre,  puisque  vous 
vous  êtes  déjà  occupé  des  affaires  du  jour,  en  écrivant 
un  Manuel  de  Politique  ;  ie  vous  aurais  engagé  à  lais- 
ser le  monde  suivre  sa  marche  et  à  ne  pas  vous  mêler 
aux  querelles  des  rois ,  car  dans  ces  querelles ,  jamais 
votre  voix  ni  la  mienne  ne  seront  écoutées.  » 

Ces  paroles  me  surprirent  beaucoup  ;  je  me  sentais 
blessé  jusqu'au  fond  de  l'âme;  je  cherchais  à  me  dominer 
autant  que  possible,  cependant  je  ne  pus  m'empêcher  de 
répondre  ces  quelques  mots  :  «  Je  dois  avouer  que  je 
suis  presque  heureux  de  n'avoir  pas  confié  plus  tôt  mes 
projets  à  Votre  Excellence.  Malgré  le  respect  que  j'ai 
pour  ses  moindres  paroles,  malgré  le  bonheur  que  j'au- 
rais à  me  trouver  d'accord  avec  elle,  je  crois  que  cette 
fois  j'aurais  eu  le  regret  de  ne  pas  suivre  son  conseil,- 
car  si  tant  d'insultes ,  de  hontes ,  si  tant  d'immenses  mal 
heurssont  tombés  sur  l'Allemagne,  c'est  justementparce 
que  le  bon  Michel \  jusqu'à  présent,  ne  s'est  occupé  que 
de  sa  seule  personne,  n'a  pensé  qu'à  ses  petites  manies 
routinières,  se  contentant  de  manger  bien  tranquille- 

*  C'est  le  Jacques  Bonhomme  allemand. 


204  COrsYtllSATlONS  DE  GŒTIIE. 

ment  et  à  loisir  son  plat  favori,  en  restant  complètement 
étranger  aux  affaires,  à  la  patrie,  à  la  nation  ;  toutes  nos 
infortunes  et  toutes  nos  hontes  reviendront,  si  nous  i^-  . 
tournons  à  notre  vie  inerte,  et  si  nous  montrons  l'indiP^.; 
férence  de  ce  brave  bourgeois  que  j'entendais  il  va. 
quelques  mois,  en  passant  dans  une  rue  d'Iéna,  dire  à 
son  voisin:  «  Eh  bien,  voisin,  comment  allons-nous?  Bien 
Les  Français  sont  partis  ;  nos  chambres  maintenant  sont 
bien  nettoyées,  et  les  Russes  peuvent  arriver  quand  ils 
voudront.   »  —  Je  continuai  à  parler  des  événements 
décisifs  qui  s'étaient  passés,  du  réveil  de  la  nation  alle- 
mande, des  proclamations  des  princes,  de  la  patrie,  de 
la  liberté,  de  la  nécessité  de  jeter  maintenant  les  bases 
d'un  meilleur  avenir,  du  devoir  sacré  de  tout  homme  de 
travailler  selon  sa  position,  selon  ses  forces,  à  l'œuvre  du 
salut  commun. 

Goethe  restait  assis,  conservant  un  grand  calme.  Enfin, 
avec  un  léger  sourire ,  il  leva  la  main  droite.  Je  me  tus. 
Et  Goethe  aussitôt  se  mit  à  parler  avec  une  voix  d'une 
douceur  extraordinaire  ,  qui  de  temps  en  temps  prenait 
un  accent  un  peu  ému.  Il  parla  sans  interruption  et  assez 
longtemps.  Je  ne  peux  répéter  qu'une  partie  de  ses  pa- 
roles ,  mais  je  dois  dire  que  plus  d'une  fois  mon  âme 
ressentit  un  saisissement  profond  qui  était  dû,  non  pas 
tant  à  ses  paroles  qu'à  sa  manière  de  parler,  au  ton  de 
sa  voix,  à  l'expression  de  son  visage,  au  geste  de  ses 
mains.  —  «  Je  vous  ai  écouté  tranquillement  jusqu'au 
bout  et  avec  grand  plaisir,  dit-il.  Vous  vous  êtes  un  peu 
emporté ,  et  ce  n'était  pas  nécessaire ,  car  à  coup  sûr  . 
vous  ne  pouvez  pas  croire  avoir  exprimé  des  idées  qui  me 
soient  nouvelles  et  inconnues.  Je  ne  parle  sur  ces  sujets 
qu'avec  une  grande,  une  très-grande  répugnance  ;  et  soyez 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIE.  205 

convaincu  que  j'ai  pour  cela  de  bonnes  raisons.  Je  n'au- 
rais pas  laissé  notre  conversation  prendre  ce  cours ,  s'il 
s'agissait  d'un  fait  passé  ou  de  quelque  événement  sans 
.iij'portance  ;  mais  la  question  est  toute  différente.  Vous 
voulez ,  dans  ce  temps  étrange  et  terrible ,  fonder  un 
journal,  un  journal  politique.  Vous  voulez  le  diriger 
contre  Napoléon  et  contre  les  Français.  Croyez-moi , 
quoique  vous  fassiez,  vous  serez  bientôt  las  de  voire 
œuvre.  Vous  reconnaîtrez  bientôt  que  la  rose  des  vents 
a  bien  des  rayons.  Vous  vous  heurterez  aux  trônes ,  et 
si  vous  ne  déplaisez  pas  aux  souverains,  vous  déplai- 
rez à  ceux  qui  les  entourent.  Vous  aurez  contre  vous 
toutes  les  classes  élevées  de  ce  monde,  car  vous  serez 
le  représentant  des  chaumières  en  face  des  palais, 
et  vous  défendrez  les  faibles  contre  les  forts.  L'oppo- 
sition se  manifestera  môme  autour  de  vous  parmi 
vos  égaux ,  tantôt  sur  des  principes  ,  tantôt  sur  des 
faits.  Vous  vous  défendrez;  vous  triompherez ,  je  l'es- 
père, et  votre  triomphe  vous  donnera  de  nouveaux  er.ne- 
mis.  En  un  mot ,  vous  vivrez  entouré  d'inextricables 
embarras.  Vous  viendrez  peut-être  à  bout  de  vos  égaux; 
ceux  que  vous  ne  pourrez  faire  taire  ,  vous  pourrez  ne 
plus  vous  en  occuper;  ce  serait  faire  à  beaucoup  d'entre 
eux  encore  trop  d'honneur  que  les  mépriser;  mais  il 
n'en  est  pas  de  même  avec  les  puissants  et  avec  les 
grands.  Il  n'est  pas  bon  de  manger  des  cerises  avec  eux, 
et  vous  savez  pourquoi.  Ils  ont  des  armes  auxquelles  nous 
ne  pouvons  rien  opposer.  C'est  parce  que  j'aperçois  l'ave- 
nir très-clairement  que  je  suis  inquiet.  Je  ne  voudrais 
pas  vous  voir  susciter  des  embarras  à  notre  maison  ducale, 
pour  laquelle  vous  avez  aussi  du  dévouement  ;  je  ne  vou- 
drais pas  vous  voir  engager  dans  des  difficultés  fâcheuses 

1'^ 


20e  CONVERSATIONS   DE   GŒTHE.  ] 

un  gouvernement  qui  ne  dispose  pas  de  cent  mille  ; 
baïonnettes;  je  voudrais  détourner  tout  malheur  de] 
l'Université  dont  vous  êtes  membre;  enfin  ,  pourquoi  ne  j 
pas  le  dire ,  je  pense  aussi  à  ma  tranquillité  et  à  votre  ' 
bien.  » 

Il  se  fit  un  silence.  Je  ne  répondais  pas,  parce  que  je  ! 
n'osais  pas  dire  ce  que  j'aurais  pu  dire,  et  parce  que,  en  j 
présence  de  cet  homme,  je  me  sentais  très-ému.  11^ 
reprit  bientôt  :  «  Croyez-vous  donc  que  je  sois  indiffé-  ■ 
rent  aux  grandes  idées  que  réveillent  en  moi  les  mots  de  • 
Liberté,  de  Peuple,  de  Patrie?  Non  :  ces  idées  sont  en  ■ 
nous  ;  elles  sont  une  partie  de  notre  être,  et  personne  ne  i 
peut  les  écarter  de  soi.  L'Allemagne  aussi  me  tient  forte- 1 
ment  au  cœur.  J'ai  souvent  ressenti  une  douleur  pro-  \ 
fonde  en  pensant  à  cette  nation  allemande ,  qui  est  si  \ 
estimable  dans  chaque  individu  et  si  misérable  dans  son  ' 
ensemble.  La  comparaison  du  peuple  allemand  avec  les  \ 
autres  peuples  éveille  des  sentiments  douloureux  aux-i 
quels  j'ai  cherché  à  échapper  par  tous  les  moyens  pos-j 
sibles  ;  j'ai  trouvé  dans  la  science  et  dans  l'art  les  ailes' 
qui  peuvent  nous  emporter  loin  de  ces  misères,  car  la  ; 
science  et  l'art  appartiennent  au  monde  tout  entier  et  : 
devant  eux  tombent  les  frontières  des  nationalités  ;  mais 
la  consolation  qu'ils  donnent  est  cependant  une  triste  ' 
consolation  et  ne  remplace  pas  les  sentiments  de  fierté' 
que  l'on  éprouve  quand  on  sait  que  l'on  appartient  à  un  • 
peuple  grand,  fort,  estimé  et  redouté.  Aussi  c'est  la  foi 
à  l'avenir  de  l'Allemagne  qui  me  console  vraiment.  Cette  * 
foi,  je  l'ai  aussi  énergique  que  vous.  Oui,  le  peuple  aile-* 
mand  promet  un  avenir,  et  a  un  avenir.  Pour  parler  i 
comme  Napoléon  :  les  destinées  de  l'Allemagne  ne  sonti 
pas  encore  accomplies.  Si  elle  n'avait  pas  eu  d'autre^ 


COKTERSATIOÎSS  DE  f.ŒTlIE.  '207 

mission  que  de  renverser  l'empire  Romain  et  de  créer, 
d'organiser  un  monde  nouveau,  elle  serait  tombée  depuis 
longtemps.  Mais  comme  elle  est  restée  debout ,  forte  et 
solide,  j'ai  la  conviction  qu'elle  a  encore  une  autre  mis- 
sion, et  cette  mission  sera  plus  grande  que  celle  qu'elle 
a  accomplie  lorsqu'elle  a  détruit  l'empire  Romain  et 
donné  sa  forme  au  moyen  âge,  plus  grande  en  propor- 
tion même  de  la  supériorité  de  sa  civilisation  actuelle 
sur  la  civilisation  du  passé.  Quand  viendront  le  temps 
et  l'occasion  pour  agir?  Aucun  œil  humain  ne  peut  le 
voir  d'avance;  aucune  force  humaine  ne  pourrait  rap- 
procher ce  temps  et  faire  naître  celte  occasion.  Que  nous 
reste-t-il  donc  à  faire,  à  nous,  simples  individus?  Nous 
devons,  suivant  nos  talents,  nos  penchants,  notre 
situation,  développer  chez  nous,  fortifier,  rendre 
plus  générale  la  civilisation,  former  les  esprits,  et 
surtout  dans  les  classes  élevées,  pour  que  notre  na- 
tion, bien  loin  de  rester  en  arrière,  précède  tous  les 
autres  peuples ,  pour  que  son  âme  ne  languisse  pas , 
mais  reste  toujours  vive  et  active,  pour  que  notre 
race  ne  tombe  pas  dans  l'abattement  et  dans  le  dé- 
couragement, et  soit  capable  de  toutes  les  grandes 
actions  quand  brillera  le  jour  de  la  gloire.  —  Mais,  pour 
le  moment,  il  ne  s'agit  ni  de  l'avenir,  ni  de  nos  vœux,  ni 
de  nos  espérances,  ni  de  notre  foi,  ni  des  destinées  réser- 
vées à  notre  patrie;  nous  parlons  du  présent,  et  des 
circonstances  au  milieu  desquelles  paraît  votre  journal. 
Vous  dites,  il  est  vrai  :  Des  événements  décisifs  sont 
venus  nous  donner  le  signal.  Rien.  Ces  événements  ne 
sont  jamais ,  à  tout  supposer  pour  le  mieux ,  que  le 
commencement  de  la  fin.  Deux  cas  sont  possibles  :  ou 
le  puissant  dominateur  abat  encore  une  fois   tous  ses 


208  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

ennemis,  ou  il  est  abattu  par  eux.  (Je  tiens  pour  à  peu  ' 
près  impossible  un  accommodement;  et  s'il  se  faisait,] 
il  serait  inutile  ;  nous  serions  de  nouveau  comme  autre- : 
fois.)  Supposons  donc  que  Napoléon  abatte  ses  ennemis.; 
C'est  impossible,  dites-vous?  Tant  de  certitude  ne  nous; 
est  pas  permise.  Cependant  je  crois  moi-même  sa  vie-' 
toire  peu  vraisemblable;  laissons  donc  celte  supposition, 
de  côté  et  déclarons  cet  événement  impossible.  Ili 
reste  à  examiner  le  cas  où  ÎNapoléon  est  vaincu,  com-; 
plétement  vaincu.  Eh  bien?  qu'arrivera-t-il?  Vous; 
parlez  du  réveil  du  peuple  allemand  et  vous  croyez  quej 
ce  peuple  ne  se  laissera  plus  arracher  ce  qu'il  a  conquis! 
et  ce  qu'il  a  payé  de  son  bien  et  de  son  sang  :  la  liberté.] 
Le  peuple  est-il  réellement  réveillé?  sait-il  ce  qu'il  veut; 
et  ce  qu'il  peut?  Avez-vous  oubbé  le  mot  magnifique  quai 
votre  Philistin  d'Iéna  criait  à  son  voisin,  déclarant  qu'il^ 
pouvait  maintenant  recevoir  bien  commodément  lesi 
Russes,  puisque  sa  maison  était  nettoyée  et  que  les; 
Français  l'avaient  quittée?  Le  sommeil  du  peuple  étaiti 
trop  profond  pour  que  les  secousses  même  les  plus  fortes  I 
puissent  aujourd'hui  le  réveiller  si  promptement.  Et  dej 
plus,  est-ce  que  tout  mouvement  nous  met  debout?  Se  re-l 
dresse-t-il,  celui  qui  ne  sort  de  son  repos  que  parce  qu'on- 
Y  Y  force  avec  violence  ?  Je  ne  parle  pas  des  quelques  mil-i 
liers  d'hommes  et  de  jeunes  gens  instruits  ;  je  parle  de  \a^ 
masse,  des  millions. Qu'a- t-on  obtenu?  qu*a-t-on  gagné ?S 
Vous  dites  :  la  hberté  ;  il  serait  plus  juste  peut-être  deij 
dire  :  la  délivrance,  et  non  la  délivrance  des  étrangers J 
mais  d'un  étranger.  C'est  vrai  :  je  ne  vois  plus  chez  nous'j 
ni  Français  ni  Itahens,  mais,  à  leur  place,  je  vois  des^ 
Cosaques,  des  Baschkirs,  des  Croates,  des  Magyares,  desj 
Tartares  et  des  Samoyèdes,  des  hussards  de  toutes  Ies| 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  209 

couleurs.  Depuis  longtemps  nous  sommes  habitues  à  ne 
regarder  que  vers  l'ouest  ;  c'est  de  là  que  nous  attendons 
tous  les  dangers.  Mais  la  terre  s'étend  aussi  de  l'autre 
côté  vers  l'orient.  Même  quand  arrivent  chez  nous  ces 
peuples  tout  entiers,  nous  ne  ressentons  aucune  crainte, 
et  on  a  vu  de  belles  femmes  embrasser  les  hommes  et  les 
chevaux.  Ah!  ne  m'en  laissez  pas  dire  davantage!...  Elles 
invoquent,  il  est  vrai,  les  éloquents  appels  des  souverains 
de  ce  pays  et  de  l'étranger;  oui,  oui,  je  sais  :  «  un  che- 
val, un  cheval  !  un  royaume  pour  un  cheval  ! . . . .  » 

Une  réponse  de  moi  suscita  une  réplique  de  Gœthe,  et 
sa  parole  devint  de  plus  en  plus  précise  et  incisive,  plus 
individuelle  pour  ainsi  dire.  Je  n'ose  écrire  ce  qui  fut 
dit;  d'ailleurs,  je  n'en  vois  pas  l'utilité.  Je  veux  seule- 
ment faire  observer  que,  pendant  cette  heure  de  conver- 
sation, j'acquis  la  plus  profonde  conviction  que  c'est  une 
erreur  radicale  de  croire  que  Gœthe  n'a  pas  aimé  sa  pa- 
trie, n'a  pas  eu  le  cœur  allemand,  n'a  pas  eu  foi  en 
notre  peuple,  n'a  pas  ressenti  l'honneur  et  la  honte,  le 
bonheur  et  l'infortune  de  l'Allemagne.  Son  silence,  au 
milieu  des  grands  événements  et  des  complications  de  ce 
temps,  n'était  qu'une  résignation  douloureuse,  à  laquelle 
Tobligeaient  de  se  résoudre  sa  position  et  aussi  sa  con- 
naissance exacte  des  hommes  et  des  choses.  Quand  je  me 
retirai  enfin,  mes  yeux  étaient  remphs  de  larmes.  Je 
saisis  les  mains  de  Gœthe  ;  mais  je  ne  sais  ni  ce  que  je  lui 
dis  ni  ce  qu'il  me  répondit.  Je  sais  seulement  qu'il  était 
très- cordial.  J'étais  déjà  sorti;  je  lui  dis  :  c<  En  entrant, 
j'avais  l'intention  de  faire  une  prière  à  Votre  Excellence  ; 
je  voulais  lui  demander  de  vouloir  bien  honorer  mon 
journal  au  moins  d'un  article.  »  —  «  Je  vous  remercie  de 

ne  pas  m'avoir  fait  cette  demande,  dit-il  ;  j'aurais  eu  du 

12. 


210  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

regret  à  vous  refuser,  mais  j'aurais  refusé  ;  vous  savez 
maintenant  pourquoi,  w 

Plus  tard,  je  me  suis  rappelé  bien  souvent  cette  con- 
versation avec  Goethe,  et  jamais  elle  ne  m'est  revenue 
dans  l'esprit  sans  que  je  ne  m'écriasse  :  «  0  Solon, 
SolonI  »  ^ 

Lundi,  15  mars  4830. 

Ce  soir  une  petite  heure  avec  Goethe.  Il  a  parlé  beau- 
coup d'Icna,  des  dispositions  nouvelles  et  des  améliora- 
tions qu'il  a  introduites  dans  les  diverses  branches  de 
l'Université.  Il  a  établi  des  chaires  spéciales  pour  la  chi- 
mie, ia  botanique  et  la  minéralogie,  qui,  autrefois,  n'é- 
taient traitées  que  dans  leur  rapports  avec  la  pharmacie. 
Il  a  surtout  amélioré  le  musée  d'histoire  naturelle  et  la 
bibliothèque. 

A  cette  occasion,  il  me  raconta  de  nouveau  avec  beau- 
coup de  satisfaction  et  de  bonne  humeur  l'histoire  de  sa 
prise  violente  de  possession  d'une  salle  attenant  à  la  bi- 
bhothèque,  salle  que  la  Faculté  de  médecine  possédait  et 
ne  voulait  pas  abandonner. 

«  La  bibliothèque,  dit-il,  était  dans  un  très-mauvais  état. 
Le  local  était  humide,  étroit  et  mal  approprié  pour  abriter 
convenablement  ses  trésors.  L'achat  de  la  bibliothèque 
Bùltner  par  le  grand-duc  l'avait  encore  augmentée  de 
treize  mille  volumes,  qui  gisaient  en  gros  tas  à  terre 
parce  que  l'espace  manquait  pour  les  ranger.  J'étais  vrai- 

*  Rilckbîicke  inmeîn  Leben,  vonHeinrich  Luden.  léna,  1847  (p.  113- 
123).  —  Dès  que  Napoléon  eut  été  vaincu,  les  souverains  allemands  s'em- 
pressèrent d'oublier  toutes  les  promesses  de  liberté  qu'ils  avaient  laites  à 
leurs  peuples  pour  les  entraîner  à  la  guerre,  et  peu  à  peu  l'influence  pe- 
sante de  la  Russie  remplaça  en  Allemagne  linfluence  française.  —  Voir 
encore  sur  ce  même  sujet  une  convert^alion  avec  Falk,  traduite  par 
M.  Blaze  de  Bury  [Faust,  collection  Charpcnlier,  page  115.) 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  'M 

ment  embarrassé.  Il  aurait  fallu  bâtir,  mais  Targent  man- 
quait; d'ailleurs,  bâtir  était  inutile,  puisque,  tout  près  de 
la  bibliothèque,  se  trouvait  une  grande  salle  vide,  excel- 
lente pour  l'usage  que  nous  voulions  en  faire.  Mais  cette 
salle  appartenait  à  la  Faculté  de  médecine,  qui  s'en  ser- 
vait parfois  pour  ses  conférences.  Je  m'adressai  à  ces 
messieurs,  les  priant  très-poliment  de  vouloir  bien  céder 
cette  salle  à  la  bibliothèque.  Ces  messieurs  ne  voulurent 
me  ladonner  quesi  je  voulais,  et  cela  tout  de  suite,  bâtir 
une  nouvelle  salle  pour  leurs  conférences.  Je  répondis  que 
j'étais  tout  disposé  à  faire  disposer  pour  eux  un  autrelocal, 
mais  que  je  ne  pouvais  leur  promettre  de  bâtir  tout  de 
suite.  Celte  réponse  ne  parut  pas  satisfaire  ces  messieurs, 
car,  lorsque  j'envoyai  le  matin  suivant  chercher  la  clef, 
on  me  répondit  qu'on  ne  pouvait  la  trouver.  Il  ne  me  res- 
tait plus  rien  à  faire  qu'à  procéder  par  voie  de  conquête. 
Je  fis  venir  un  maçon  et  je  le  conduisis  dans  la  biblio- 
thèque, devant  le  mur  de  la  salle  en  question.  «Ce  mur, 
mon  ami,  lui  dis-je,  doit  être  très-épais,  car  il  sépare 
deux  corps  de  logis.  Essayez  donc  et  voyez  s'il  est  solide  !  » 
Le  maçon  se  mit  à  l'œuvre,  et  à  peine  avait-il  donné 
cinq  ou  six  bons  coups  que  la  chaux  et  les  briques  tom- 
bèrent, et  déjà  par  l'ouverture  on  voyait  briller  quelques- 
unes  des  vénérables  perruques  dont  on  avait  décoré  la 
salle.  «  Allez,  mon  ami,  dis-je,  je  ne  vois  pas  encore  assez 
le  jour,  ne  vous  gênez  pas  et  faites  tout  à  fait  comme  chez 
vous.  »  Cet  encouragement  amical  anima  si  bien  le  maçon 
que  l'ouverture  fut  bientôt  assez  grande  pour  valoir  par- 
faitement une  porte;  mes  employés  de  la  bibliothèque 
entrèrent  alors  dans  la  salle,  ayant  chacun  les  bras  pleins 
de  livres,  qu'ils  jetèrent  par  terre  en  signe  de  prise  de 
possession.  Les  bancs,  les  chaises,  les  pupitres  disparu- 


212  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

rent  en  un  moment,  et  mes  fidèles  travaillèrent  si  bien 
qu'en  peu  de  jours  tous  les  livres  étaient  déjà  placés  sur 
leurs  rayons  le  long  des  murs.  MM.  les  médecins,  qui 
bientôt  après  pénètrent  in  corjwre  dans  la  salle,  par  la 
porte  habituelle,  furent  tout  ébahis  de  voir  un  change- 
ment aussi  inattendu.  Ils  ne  surent  que  dire  et  se  retirè- 
rent en  silence;  mais  ils  me  gardèrent  secrètement 
rancune.  Cependant,  quand  je  les  vois  isolément,  et  sur- 
tout quand  j'ai  l'un  ou  l'autre  à  ma  table,  ils  sont  tout  à 
l'ait  charmants  et  se  montrent  mes  chers  amis.  Lorsque 
je  racontai  l'aventure  au  grand-duc,  qui  m'avait  donné 
sa  pleine  autorisation  pour  agir  ainsi,  il  s'en  amusa 
comme  un  roi,  et  nous  en  avons  plus  tard  ri  ensemble 
bien  souvent.  » 

Goethe  était  très-gai,  ces  souvenirs  le  rendaient  heu- 
reux. «  Oui,  mon  ami,  conlinua-t-il,  on  a  souffert  pour 
faire  le  bien.  Plus  tard,  quand  je  voulus  faire  démohr  et 
reculer  une  partie  nuisible  du  vieux  mur  de  la  ville,  mur 
tout  à  fait  inutile,  et  qui  augmentait  l'humidité  de  la  bi- 
bliothèque, je  rencontrai  les  mêmes  diflicultés.  Mes 
prières,  mes  bonnes  raisons,  mes  représentations  raison- 
nables ne  trouvèrent  que  des  sourds,  et  j  e  dus  encore  agir  en 
conquérant.  Quand  Messieurs  de  la  municipahté  virent  mes 
maçons  à  l'œuvre  à  leur  vieux  mur,  ils  envoyèrent  une 
députation  au  grand-duc,  qui  était  alors  à  Dornbourg  ;  ils 
le  priaient  humblement  d'arrêter  par  un  mot  de  sa  toute- 
puissance  la  destruction  du  vénérable  mur  de  leur  ville, 
que  je  renversais.  Mais  le  grand-duc,  qui  m'avait  aussi, 
dans  cette  circonstance,  donné  secrètement  son  autorisa- 
tion, répondit  très-sagement  :  «  Je  ne  me  mêle  pas  des 
affaires  de  Gœthe.  Il  sait  ce  qu'il  a  à  faire  et  comment  il 
doit  le  faire.  Allez  donc  le  trouver  et  dites-lui  vous-même 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  213 

ce  que  vous  avez  à  lui  dire,  si  vous  en  avez  le  courage  !  » 
Mais,  ajoutnit  Goethe  en  riant,  personne  ne  m'approcha  ;  je 
continuai  à  faire  abattre  du  vieux  mur  ce  qui  me  gênait,  et 
j'eus  le  plaisir  de  voir  enfin  ma  bibhothèque  assainie.  » 

Mardi,  16  mars  1830. 

Gœthe  m'a  montré  un  Christ  avec  douze  apôtres,  et 
nous  avons  causé  du  peu  d'intérêt  que  présentent  ces 
douze  figures  pour  la  sculpture.  «  Chaque  apôtre  res- 
semble aux  autres,  et  ils  n'ont  ni  existence  ni  actes  pro- 
pres à  leur  donner  un  caractère,  un  sens  particulier.  Je 
me  suis  amusé,  à  cette  occasion,  à  chercher  un  cycle  de 
douze  figures  bibliques,  où  chacune  eût  une  im.portance 
différente,  et  par  là  pût  fournir  à  l'artiste  un  sujet  féconde 

D'abord  Adam^  le  plus  beau  des  hommes,  aussi  parfait 
qu'on  peut  se  l'imaginer.  Il  aura,  si  l'on  veut  la  mainap- 

*  On  trouve  dans  les  Mélanges  artistiques  de  Gœthe  la  description 
détaillée  de  ces  figures.  J'en  citerai  seulement  deux  passages  très-caracté- 
ristiques. Gœthe  veut  que  l'on  représente  le  Christ  sortant  du  tombeau, 
dépouillé  du  linceul,  divinement  beau,  et  il  ajoute  :  «  Nous  serons  ainsi 
dédommagés  du  spectacle  que  nous  ont  donné  tant  d'artistes  qui  ont  re- 
présenté le  Christ  martyrisé,  ou  bien  étendu  nu  sur  la  croix,  ou  bien 
mort.  »  De  même,  il  ne  veut  pas  que  Paul  tienne  comme  d'habitude 
l'épée.  «  Nous  écartons  tous  les  instruments  de  torture,  »  dit-il.  On  voit 
que,  jusqu'à  son  dernier  jour,  Gœlhe  a  conservé  le  même  éloignement 
pour  les  symboles  tristes  de  la  religion  chrétienne:  ils  étaient  trop  en 
opposition  avec  sa  nature  sereine  pour  qu'il  pût  les  contempler  sans  un 
malaise  intime.  Il  ne  voulait  pas  cependant  qu'on  les  supprimât;  mais 
il  aurait  désiré  qu'on  ne  les  exposât  pas  partout  et  que  l'on  ne  lit  pas, 
par  exemple,  de  la  croix  une  décoration.  (Voir  sa  lettre  énergique  à  Zeller, 
du  9  juin  1851.)  C'étaitlà,  selon  lui,  un  abuscoupable,  et  on  ôtaitain<itout 
sens  à  des  images  qui  ne  doivent  être  contemplées  que  rarement  et  so- 
lennellement. Les  symboles  de  l'antiquité,  au  contraire,  n'ont  lien  qui 
puisse  troubler,  et  Gœthe  les  considérait  comme  plus  naturels;  s'il  ai- 
mait tant  à  remonter  vers  la  mythologie  grecque,  c'est  par  les  raisons 
les  plus  profondes  :  c'était  surtout  parce  qu'il  y  retrouvait  l'optimisme 
tranquille  et  confiant  qui  remplissait  son  âme. 


214  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

puyée  sur  une  bêche,  pour  exprimer  symboliquement 
que  l'homme  est  destiné  à  cultiver  la  terre.  Puis  iVoe,avec 
qui  commence  une  nouvelle  création.  Il  cultive  la  vigne, 
et  on  peut  donner  à  cette  figure  quelque  chose  d'un  Bac- 
chus  indien;  5"  Moïse^  comme  premier  législateur; 
4**  David^  guerrier  et  roi  ;  5*  Isaïe^  prince  et  prophète  ; 
6**  Daniel,  qui  annonce  Celui  qui  doit  venir  ;  T  le  Christ; 
8®,  à  côté  de  lui,  Jeaii,  qui  aime  Celui  qui  est  venu.  Le 
Christ  serait  entouré  de  deux  jeunes  figures  :  la  première, 
Daniel,  devrait  être  représentée  avec  une  expression  de 
douceur  et  les  cheveux  longs  ;  l'autre,  Jean,  avec  une 
expression  passionnée,  et  les  cheveux  courts  et  frisés.  Après 
Jean,  viendrait  le  Centenier  de  Capharnaûm,  repré- 
sentant des  fidèles,  qui  attendent  un  secours  immédiat. 
Enfin  Madeleine,  symbole  des  âmes  qui  se  repentent, 
qui  ont  besoin  de  pardon,  qui  travaillent  à  s'améliorer. 
Dans  ces  deux  figures  serait  renfermée  l'idée  intime  du 
christianisme.  AprèspeutvenirPaw/,  qui  a  le  plus  travaillé 
à  répandre  la  doctrine;  puis  Jacques,  qui  est  alléchezles 
peuples  les  plus  éloignés  et  qui  représente  les  mission- 
naires; Pierre  formerait  la  conclusion.  L'artiste  devra  le 
mettre  dans  le  voisinage  de  la  porte  de  l'Église  et  luidonner 
une  expression  telle  qu'il  semble  considérer  attentive- 
ment tous  ceux  qui  entrent,  pour  voir  s'ils  sont  dignes 
de  fouler  le  sanctuaire.  —  Que  dites-vous  de  ce  cycle?  Je 
crois  qu'il  est  plus  riche  que  celui  des  douze  apôtres,  qui  se 
ressemblent  tous.  Je  représenterais  Moïse  et  Madeleine 
assis.»  Je  priai  Gœthe  d'écrire  ce  qu'il  venait  de  m' ex- 
poser si  bien  ;  il  me  le  promit  en  disant  :  «  Je  veux 
encore  réfléchir,  et  quand  ce  sera  fait,  nous  pourrons 
inti  oduire  ce  morceau,  avec  quelques  autres  que  je  viens 
de  terminer,  dans  notre  trente-neuvième  volume.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  215 

•  Mercredi,  17  mars  1830. 

Ce  soir,  quelques  heures  chez  Gœthe.  Je  lui  rapportai 
Gemma  d.Art\  de  la  part  de  Madame  la  grande-duchesse 
et  je  lui  dis  tout  le  bien  que  je  pensais  de  celte  pièce. 
«  Je  suis  toujours  heureux,  répondit-il,  quand  je  vois  pa- 
raître une  œuvre  dont  Tinvention  est  neuve  et  qui  porte 
l'empreinte  du  talent.  »  Puis,  prenant  le  volume  entre 
ses  mains  et  le  regardant  de  côté,  il  ajouta  :  «  Mais  je  ne 
suis  pas  content  quand  je  vois  que  les  écrivains  drama- 
tiques font  des  pièces  bien  trop  longues  pour  être  jouées 
comme  elles  sont  écrites.  Cette  imperfection  m'ôte  la 
moitié  du  plaisir.  Voyez  quel  gros  volume  forme  ce 
drame!  » 

«  Schiller,  répondis-je,  n'a  pas  fait  beaucoup  mieux, 
et  cependant  c'est  un  très-grand  écrivain  dramatique.  » 

«Il  a  eu  tort  en  cela,  dit  Gœthe.  Ses  premières  pièces  sur- 
tout, qu'il  écrivit  dans  tout  le  feu  de  la  jeunesse,  ne  veulent 
pas  arriver  à  leur  fin.  Il  en  avait  trop  sur  le  cœur,  il  avait 
trop  à  dire  pour  pouvoir  se  contenir.  Plus  tard,  quand  il 
s'aperçut  de  ce  défaut,  il  se  donna  une  peine  infinie  et 
chercha,  par  l'étude  et  le  travail,  à  le  corriger;  mais  il 
n'y  a  jamais  réussi  entièrement.  Dominer  son  sujet,  le 
rfiaîtriser,  se  concentrer  tout  entier  dans  ce  qui  est  abso- 
lument nécessaire,  cela  demande  vraiment  les  forces  d'un 
géant  poétique,  etc'estbien  plus  difficile  qu'on  ne  pense.  » 

On  annonça  le  conseiller  Riemer.  A  son  entrée,  je 
voulus  me  retirer,  sachant  que  Gœthe  avait  le  soir  l'ha- 
bitude de  travailler  avec  Riemer.  Mais  Gœthe  me  pria  de 
rester,  ce  que  je  fis  très-volontiers,  et  je  fus  ainsi  témoin 


2.16  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

d'une  conversation  pleine  d'ironie  dédaigneuse  et  d'hu- 
meur méphistophélique  de  la  part  de  Gœthe. 

«  Voilà  Sœmmering  mort,  dit-il;  il  avait  à  peine 
soixante-quinze  ans.  Pauvres  hommes,  qui  n'ont  pas  le 
courage  de  durer  plus  longtemps!  J'aime  mon  ami 
Bentham,  ce  vieux  fou  radical;  à  la  bonne  heure,  il  se 
soutient  bien,  et  cependant  il  est  encore  de  quelques 
semaines  plus  âgé  que  moi.  » 

«On  pourrait  ajouter,  dis-je,  qu'il  vous  ressemble  encore 
en  ce  point,  qu'il  travaille  toujours  avec  toute  l'activité 
de  la  jeunesse.  » 

«  Cela  peut  être,  mais  nous  sommes  aux  deux  extrémi- 
tés de  la  chaîne;  il  veut  renverser,  et  moi  je  veux  con- 
server et  bâtir.  A  son  âge,  être  aussi  radical,  c'est  le 
comble  de  toute  folie.  » 

((  Je  crois,  dis-je,  que  l'on  peut  distinguer  deux  es- 
pèces de  radicalisme.  L'un,  pour  bâtir  plus  tard,  veut 
d'abord  faire  place  nette  et  tout  abattre;  l'autre  se  con- 
tente d'indiquer  les  parties  faibles  et  les  défauts  d'un 
gouvernement,  dans  Fespérance  d'arriver  au  bien  sans 
employer  les  moyens  violents.  Né  en  Angleterre,  vous 
auriez  certes  été  un  radical  de  cette  dernière  espèce.  » 

—  «  Pour  qui  me  prenez-vous?  me  dit  Gœthe,  qui  se 
donna  alors  tout  à  fait  la  mine  et  le  ton  de  son  Méphis- 
tophélès.  Moi,  j'aurais  cherché  les  abus,  je  les  aurais  dé- 
couverts, fait  connaître,  moi,  qui  en  aurais  vécu!  Né  en 
Angleterre,  j'aurais  été  un  duc  opulent,  ou  bien  mieux, 
un  évêque  avec  50  000  hvres  sterling  de  revenu  !  » 

—  «  Très-bien,  répondis-je,  mais  si  par  hasard  vous 
n'étiez  pas  tombé  sur  le  gros  lot,  mais  sur  un  billet 
blanc?  11  y  aune  infinité  de  billets  blancs.  » 

—  «  Mon  cher  ami,  tout  le  monde  n'est  pas  fait  pour 


CONVERSATIO.NS   DE   GŒTIIE.  217 

le  gros  lot.  Croyez-vous  que  j'aurais  fait  la  sottise  de 
tomber  sur  un  billet  blanc?  Je  me  serais  avant  tout  em- 
paré des  trente-neuf  articles,  je  les  aurais  défendus  envers 
et  contre  tous,  et  surtout  l'article  neuf,  qui  aurait  été 
pour  moi  l'objet  d'une  attention  toute  particulière  et  d'un 
tendre  dévouement.  J'aurais  si  longtemps  et  si  bien  été 
hypocrite  et  menteur,  en  vers  et  en  prose,  que  mes 
50,000  livres  par  an  n'auraient  pu  m'écbapper.  Arrivé 
à  cette  hauteur,  je  n'aurais  rien  négligé  pour  m'y  main- 
tenir. Surtout  j'aurais  tout  fait  pour  épaissir  encore,  si 
c'eût  été  possible,  la  nuit  de  l'ignorance.  Oh!  comme  j'au- 
rais cajolé  le  bon  peuple  si  simple,  comme  j'aurais  voulu 
diriger  la  chère  jeunesse  des  écoles  de  façon  à  ce  que 
personne  ne  pût  voir,  bien  mieux,  n'eut  le  courage  de 
voir  que  ma  splendeur  reposait  sur  les  abus  les  plus 
honteux!  » 

«  Avec  vous,  dis-je,  on  aurait  eu  du  moins  la  consola- 
tion de  penser  que  vous  étiez  arrivé  là  grâce  à  un  talent 
supérieur.  Mais  en  Angleterre,  souvent  les  plus  niais,  les 
plus  incapables  jouissent  des  biens  les  plus  précieux  de 
cette  terre,  qu'ils  doivent  non  à  leur  mérite,  mais  à  la 
protection,  au  hasard,  et,  avant  tout,  à  la  naissance.  » 

«  Au  fond,  répliqua  Goethe,  il  est  indifférent  que  l'on 
obtienne  les  biens  de  la  terre  par  conquête  ou  par  héri- 
tage. Les  premiers  possesseurs  étaient  certainement  des 
gens  de  talent,  qui  surent  tirer  parti  de  l'ignorance  et 
de  la  faiblesse  des  autres.  Le  monde  est  si  plem  de  têtes 
faibles  et  de  fous,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  les  cher- 
cher dans  les  maisons  d'ahénés.  —  Je  me  rappelle  que  le 
grand-duc,  qui  connaissait  ma  répugnance  pour  les  mai- 
sons d'aliénés,  voulut  un  jour,  par  ruse  et  par  surprise, 

me  faire  entrer  dans  une  de  ces  maisons.  Mais  je  sentis  le 

13 


218  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

rôti  encore  assez  à  temps,  et  je  lui  dis  que  je  ne  me  sen- 
tais pas  le  besoin  de  voir  les  fous  qu'on  enfermait  ;  que 
j'avais  parfaitement  assez  de  ceux  qui  circulaient  libre- 
ment. Je  suis  prêt,  lui  dis-je,  à  suivre  Votre  Altesse  dans 
Tenfer,  s'il  le  faut,  mais  non  dans  une  maison  de  fous. 
—  Ah  i  comme  je  me  serais  amusé  à  manier  à  ma  façon 
les  trente-neuf  articles,  et  à  jeter  les  bonnes  populations 
dans  l'étonnement  !  » 

«  Vous  auriez  pu  vous  donner  ce  plaisir  sans  être 
évêque.  » 

«  Non,  sans  ce  titre  je  me  tiendrais  tranquille  ;  il  faut 
être  très-bien  payé  pour  mentir  de  la  sorte.  Sans  Tespé- 
rancedu  bonnet  d' évêque  et  des  50,000  livres  par  an,  je 
ne  m'y  entendrais  pas.  J'ai  déjà  d'ailleurs  fait  un  peu  mes 
preuves  en  ce  genre.  Enfant  de  seize  ans,  j'ai  écrit  sur 
la  descente  du  Christ  aux  Enfers  une  poésie  dithyram- 
bique qui  est  même  imprimée,  mais  qui  n'est  pas  con- 
nue^, et  qui,  ces  jours-ci,  m'est  pour  la  première  fois 
retombée  sous  la  main.  Le  poëme  est  plein  d'idées  bien 
orthodoxes,  bien  bornées,  et  me  sera,  pour  entrer  au 
ciel,  un  délicieux  passe-port.  N'est-ce  pas,  Riemer?  Vous 
le  connaissez?  » 

«  Non,  Excellence,  répondit  Riemer,  je  ne  le  connais 
pas  ;  mais  je  me  rappelle  que,  dans  les  premières  années 
de  mon  séjour  ici,  vous  avez  été  gravement  malade,  et 
que,  dans  votre  délire,  vous  récitiez  de  très-beaux  vers 
sur  ce  sujet.  C'étaient  sans  doute  des  souvenirs  de  ce 
poëme  de  votre  première  jeunesse.  » 

c(  La  chose  est  très -vraisemblable,  dit  Goethe.  Je  con- 
nais un  fait  de  ce  genre  :  Un  vieillard  était  à  l'agonie  ; 

*  Elle  est  aujourd'hui  imprimée  à  la  tête  de  ses  œuvres. 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  219 

tout  à  coup  il  se  met.  à  réciter  les  plus  belles  sentences 
grecques.  On  était  très-surpris,  puisque  cet  homme,  d'une 
condition  vulgaire,  ne  savait  pas  un  mot  de  grec,  et  on 
criait  miracle  ;  déjà  les  gens  habiles  commençaient  à  tirer 
parti  de  cette  crédulité  des  fous,  quand,  malheureuse- 
ment, on  découvrit  que  ce  vieillard,  dans  sa  première 
jeunesse,  avait  été  forcé  d'apprendre  par  cœur  des  mor- 
ceaux de  grec,  pour  servir  d'aiguillon  à  un  enfant  de 
grande  famille.  Il  avait  appris  ces  morceaux  classiques 
comme  une  machine,  sans  les  comprendre;  il  n'y  avait 
plus  pensé  depuis  cinquante  ans,  jusqu'à  ce  qu'enfin, 
dans  sa  dernière  maladie,  cet  amas  de  mots  se  réveillât 
et  s'animât  de  nouveau.  » 

Goethe  revint  encore  avec  la  même  malice  et  la  même 
ironie  sur  l'énorme  traitement  du  haut  clergé  anglais,  et 
il  raconta  une  aventure  qui  lui  était  arrivée  avec  lord 
Bristol,  évêque  de  Derby.  ♦ 

«  Lord  Bristol,  dit-il,  passa  par  léna  ;  il  désira  faire 
ma  connaissance;  je  lui  rendis  donc  visite.  Il  lui  plaisait, 
à  l'occasion,  d'être  grossier;  mais,  quand  on  l'était  autant 
que  lui,  il  devenait  fort  traitable.  Dans  le  cours  de  la 
conversation,  il  voulut  me  faire  un  sermon  sur  Werther, 
et  me  mettre  sur  la  conscience  d'avoir  par  ce  livre  conduit 
les  hommes  au  suicide.  Werther,  dit-il,  est  un  livre  tout 
à  fait  immoral,  tout  à  fait  damnable. — Halte -là!  m'écriai- 
je;  si  vous  parlez  ainsi  contre  le  pauvre  JF^rf/iéîr,  quel  ton 
prendrez-vous  contre  les  grands  de  cette  terre,  qui, 
dans  une  seule  expédition,  envoient  en  campagne 
cent  mille  hommes,  sur  lesquels  quatre-vingt  mille  se 
massacrent  et  s'excitent  mutuellement  au  meurtre,  à  l'in- 
cendie et  au  pillage  ?  Après  de  pareilles  horreurs,  vous 
remerciez  Dieu  et  vous  chantez  un  Te  Deiim!  —  Et  puis, 


220  CONVERSATIO>'S  DE  GŒTHE. 

quand  par  vos  sermons  sur  les  peines  épouvantables  de 
l'enfer^  vous  tourmentez  tellement  les  âmes  faibles  de 
vos  paroisses  qu'elles  en  perdent  l'esprit  et  finissent  leur 
misérable  vie  dans  des  maisons  d'aliénés;  ou  bien  lorsque, 
par  tant  de  vos  doctrines  orthodoxes,  insoutenables  de- 
vant la  raison,  vous  semez  dans  les  âmes  des  chrétiens 
qui  vous  écoutent  le  germe  pernicieux  du  doute,  de  telle 
sorte  que  ces  âmes,  mélanges  de  faiblesse  et  de  force,  se 
perdent  dans  un  labyrinthe  dont  la  mort  seule  leur  ouvre 
la  porte,  que  vous  dites-vous  à  vous-même  pour  ces  actes, 
et  quel  reproche  vous  faites-vous  ?  Et  maintenant,  vous 
voulez  demander  des  comptes  à  un  écrivain,  et  vous  dam- 
nez un  ouvrage  qui,  mal  compris  par  quelques  intelh- 
gences  étroites,  a  délivré  le  monde  tout  au  plus  d'une 
douzaine  de  têtes  sottes  et  de  vauriens  qui  ne  pouvaient 
rien  faire  de  mieux  que  d'éteindre  tout  à  fait  le  pauvre 
reste  de  leur  méchante  lumière.  Je  croyais  avoir  rendu  à 
l'humanité  un  vrai  service  et  mérité  ses  remercîments, 
et  voilà  que  vous  arrivez  et  que  vous  voulez  me  faire  un 
crime  de  cet  heureux  petit  fait  d'armes,  pendant  que  vous 
autres,  prêtres  et  princes,  vous  vous  en  permettez  de  si 
grands  et  de  si  forts  I  » 

Cette  sortie  fit  un  effet  magnifique  sur  mon  évéque.  Il 
devint  doux  comme  un  mouton,  et,  dès  ce  moment,  se 
comporta  avec  moi,  dans  le  reste  de  la  conversation,  avec 

*  Dans  un  article  écrit  en  1772,  Gœlhe  disait  déjà  :  a  II  y  a  des  milliers 
d'âmes  qui  auraient  aimé  le  Christ  comme  un  ami,  si  on  le  leur  avait  dé- 
peint comme  un  ami,  et  non  comme  un  tyran  capricieux  qui  est  toujours 
prêt  à  foudroyer  de  son  tonnerre  tout  ce  qui  n'est  pas  la  perfection  abso- 
lue. Jai  celte  conviction  depuis  longtemps  sur  le  cœur,  et  il  faut  enfin 
que  je  l'exprime  :  Voltaire,  Hume,  la  Mettrie,  Helvétius,  Rousseau  et 
tous  leurs  disciples  n'ont  pas,  et  de  beaucoup,  fait  à  la  religion  et  à  la 
morale  autant  de  mal  que  les  sévérités  du  malade  Pascal  et  de  son 
école.  D 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  221 

la  plus  grande  politesse  et  le  tact  le  plus  fm.  Je  passai 
avec  lui  une  très-bonne  soirée.  Car  lord  Bristol,  tout 
grossier  qu'il  pouvait  être,  était  un  homme  d'esprit,  un 
homme  du  monde,  tout  à  fait  capable  d'entrer  dans  les 
idées  les  plus  variées.  A  mon  départ,  il  me  fit  la  conduite, 
et  un  de  ses  abbés,  sur  son  ordre,  me  reconduisit  en- 
core. Quand  je  fus  dans  la  rue  avec  cet  abbé,  il  s'écria  : 
0  monsieur  de  Gœthe,  comme  vous  avez  bien  parlé, 
comme  vous  avez  plu  à  mylord  et  comme  vous  avez  bien 
trouvé  le  secret  d'aller  jusqu'à  son  cœur  !  Avec  moins  de 
verdeur  et  de  fermeté,  vous  ne  rentreriez  pas  chez  vous 
aussi  content  de  voire  visite  !  ^  » 

«  Vous  avez  eu  à  en  endurer  de  toutes  façons  pour  votre 

•Cette  anecdote  en  rappelle  une  autre  racontée  à  Falk.  Gœthe, en  1810, 
se  trouva  à  Tœplitz  avec  le  roi  Louis  de  Hollande,  frère  de  Napoléon.  Le 
roi  ayant  choisi  pour  demeure  une  maison  dans  laquelle  Gœthe  habitait^ 
celui-ci  voulut  la  quitter  et  la  laisser  tout  entière  à  la  disposition  du 
roi,  mais  le  roi  ne  le  souffrit  pas,  et  le  poëte  et  le  souverain  habitèrent 
pour  ainsi  dire  ensemble;  leurs  chambres  se  touchaient.  Gœthe  a  fait 
un  très-bel  éloge  du  roi  Louis,  qu'il  aimait  beaucoup,  et  dont  il  admi- 
rait extrêmement  la  rare  bonté,  la  douceur  exquise  et  la  piété  éclai- 
rée. Mais  un  jour,  il  trouva  auprès  de  lui  un  certain  docteur,  qui  mon- 
trait des  idées  catholiques  d'une  grande  intolérance,  et  parlait  parfois 
de  «  l'Église,  hors  de  laquelle  il  n"y  a  pas  de  salut,  »  expression  que  le 
roi,  au  contraire,  n'employait  jamais.  «  Dans  ces  circonstances,  dit  Gœthe, 
je  tâchais  autant  que  possible  de  me  contenir,  mais  une  fois,  après  une 
série  de  capucinades  de  ce  docteur  sur  le  danger  actuel  des  livres  et 
de  la  librairie,  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  servir  cette  réponse  :  «  Si 
a  on  veut  parler  de  danger,  il  est  hors  de  doute,  au  point  de  vue  de 
«  l'histoire  du  monde,  que  le  plus  dangereux  de  tous  les  livres,  c'est  la 
«  Bible,  car  il  n'y  a  pas  de  livre  ayant  influé  sur  le  développement  de  l'hu- 
«  manité,  qui  ait  répandu  autant  de  bien  et  autant  de  mal  que  celui-là!  » 
Après  avoir  prononcé  ce  discours,  je  fus  un  peu  effrayé  de  ce  que  j'a- 
vais dit,  car  je  croyais  que  la  mine  en  éclatant  avait  frappé  à  droite 
aussi  bien  qu'à  gauche.  Heureusement  il  en  fut  tout  autrement.  Je  vis 
bien  le  docteur,  à  mes  paroles,  pâlir  et  rougir  d'effroi  et  de  colère,  mais 
le  roi  conserva  la  douceur  et  le  ton  amical  qu'il  ne  quittait  jamais,  et  il 
dit  seulement  comme  en  plaisantant:  «  Cela  perce  quelquefois,  que  M.  de 
t  Gœthe  est  hérétique.  » 


222  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Werther,  dis-je  ;  votre  aventure  avec  lord  Bristol  me  rap- 
pelle votre  conversation  avec  Napoléon  sur  le  même  sujet. 
Talleyrand  n'était-il  pas  là?  » 

«  Oui,  répondit  Gœthe.  Mais  je  n'ai  pas  eu  à  me 
plaindre  de  Napoléon.  Il  a  été  extrêmement  aimable  pour 
moi  et  il  a  traité  le  sujet  comme  on  pouvait  l'attendre 
d'un  esprit  aussi  grand.  » 

La  conversation  en  vint  alors  aux  romans  et  aux 
pièces  de  théâtre  en  général,  et  à  leur  influence  morale 
ou  immorale  sur  le  public.  «  Ce  serait  malheureux,  dit 
Gœthe,  si  un  livre  avait  un  effet  plus  immoral  que  la  vie 
elle-même,  qui  tous  les  jours  étale  avec  tant  d'abondance 
les  scènes  les  plus  scandaleuses  sinon  devant  nos  yeux, 
du  moins  à  nos  oreilles.  Même  pour  les  enfants,  on  ne 
doit  pas  être  si  inquiet  des  effets  d'un  livre  ou  d'une 
pièce.  La  vie  journalière,  je  le  répète,  en  apprend  plus 
que  le  livre  le  plus  influent.  » 

«  Cependant,  remarquai-je,  devant  les  enfants  on 
prend  garde  de  ne  rien  dire  de  mal.  » 

«  On  a  parfaitement  raison,  répondit  Gœthe,  et  moi- 
même  je  ne  fais  pas  autrement,  mais  je  considère  cette 
précaution  comme  tout  à  fait  inutile.  Les  enfants  sont 
comme  les  chiens,  ils  ont  un  odorat  si  fin,  si  subtil,  qu'ils 
découvrent  et  éventent  tout,  et  le  mal  avant  tout  le  reste. 
Aussi  vous  savez  toujours  très-exactement  comment  leurs 
parents  sont  avec  tel  ou  tel  ami  de  la  maison  ;  comme 
ils  n'ont  encore  l'habitude  d'aucune  feinte,  ils  peuvent 
nous  servir  d'excellents  baromètres,  pour  apprécier  le 
degré  de  faveur  ou  de  défaveur  dont  nous  jouissons 
auprès  des  leurs.  Un  jour,  dans  une  société  on  avait  ^\ 
du  mal  de  moi  ;  cela  avait  à  mes  yeux  assez  de  gravité 
pour  me  faire  attacher  beaucoup  d'importance  à  savoir 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  223 

d'où  était  vena  le  coup.  En  général  on  était  ici  très-bien 
disposé  pour  moi,  aussi  je  cherchai  de  côté  et  d'autre 
sans  pouvoir  deviner  d'où  était  partie  cette  parole  hai- 
neuse. Tout  à  coup  je  vis  clair.  Je  rencontre  dans  la  rue 
de  petits  garçons  de  ma  connaissance  qui  ne  me  saluent 
pas  comme  ils  en  avaient  autrefois  l'habitude.  Ce  fut  assez 
pour  moi,  et  je  découvris  bientôt  que  c'étaient  leurs  pa- 
rents qui  avaient  si  méchamment  mis  leur  langue  en 
mouvement  contre  moi.  » 

Dimanche,  21  mars  1830. 

Je  vais  bientôt  partir  pour  l'Italie  avec  le  fils  de  Gœthe. 
Le  voyage  est  décidé  depuis  quelques  jours.  Aujourd'hui, 
à  dîner ,  Gœthe  m'a  dit  en  causant  de  ce  voyage  : 
«  Ne  vous  faites  pas  trop  d'illusions.  On  revient  d'ha- 
bitude tel  que  l'on  est  parti,  et  même  il  faut  se  garder 
de  rapporter  des  idées  qui  ne  conviennent  pas  à  notre 
situation.  Ainsi  moi  j'ai  rapporté  d'Italie  l'idée  des 
beaux  escaliers,  et  par  suite  j'ai  évidemment  abimé  ma 
maison,  car  les  chambres  sont  trop  petites  maintenant. 
L'important,  c'est  d'apprendre  à  se  dominer.  Si  je  me 
laissais  aller,  je  serais  disposé  à  bouleverser  et  moi-même 
et  tout  ce  qui  m'entoure.  » 

Nous  causâmes  ensuite  de  l'état  maladif  du  corps,  et 
de  l'influence  réciproque  que  le  corps  et  l'esprit  exer- 
cent l'un  sur  l'autre. 

«  On  ne  saurait  croire,  dit-il,  la  puissance  que  l'esprit 
exerce  sur  la  conservation  du  corps.  Je  souffre  souvent 
de  pesanteurs  dans  l'abdomen,  mais  la  volonté  et  Té- 
nergie  de  la  partie  supérieure  me  maintiennent  en  mouve- 
ment. —  Mais  que  l'esprit  ne  fasse  pas  de  mal  au  corps! 
Ainsi  je  travaille  plus  facilement  quand  le  baromètre  est 


224  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

élevé  que  lorsqu'il  est  bas  ;  comme  je  sais  cela,  quand 
le  baromètre  est  bas,  je  cherche  par  une  tension  plus 
forte  de  mon  esprit  à  combattre  l'influence  mauvaise, 
et  j'y  réussis.  —  Mais  cependant,  pour  la  poésie,  on  ne 
peut  pas  toujours  se  forcer  ainsi,  il  faut  attendre  que 
des  heures  favorables  nous  donnent  ce  que  nous  ne  pour- 
rions attemdre  par  la  volonté.  Aussi,  pour  ma  Nuit  de 
Walpurgis^  je  me  donne  du  temps,  pour  que  tout  ait 
la  force  et  la  grâce  que  je  cherche.  J'avance  et  j'espère 
linir  avant  votre  départ.  J'ai  donné  aux  allusions  une 
couleur  si  générale  que  le  lecteur  ne  pourra  pas  deviner 
à  qui  précisément  elles  se  rapportent.  J'ai  tâché  cepen- 
dant que  tout  fût  écrit  dans  le  goût  de  l'antiquité,  en  traits 
précis  et  clairs,  et  que  rien  ne  ressemblât  au  vague  et  à 
l'incertitude  romantiques.  Cette  division  de  la  poésie  en 
classique  et  romantique,  qui  aujourd'hui  s'est  répandue 
dans  le  monde  entier  et  a  amené  tant  de  discussions  et 
de  discordes,  vient  originairement  de  moi  et  de  Schiller. 
J'avais  pour  maxime  en  poésie  de  procéder  toujours 
objectivement.  Schiller,  au  contraire,  n'écrivait  rien  qui 
ne  fut  subjectif;  il  croyait  sa  manière  bonne ,  et  pour  la 
défendre,  il  écrivit  l'article  sur  la  poésie  nàive  et  la  poésie 
sentimentale.  Il  me  prouva  que  malgré  moi  j'étais  ro- 
mantique et  que  mon  Iphigéniej  par  la  prédominance  du 
sentiment,  n'était  pas  si  classique  et  si  antique  qu'on  le 
croyait  peut-être.  Les  Schlegel  saisirent  cette  idée,  la 
développèrent,  et  peu  à  peu  elle  s'est  répandue  dans  le 
monde  entier  ;  chacun  parle  de  romantisme  et  de  clas- 
sicisme ;  il  y  a  cinquante  ans  personne  n'y  pensait.  » 

Causant  de  nouveau  du  cycle  des  douze  figures,  Goethe 
dit  :  «Il faudrait  représenter  Adam  comme  je  vous  le  di« 
sais,  mais  non  pas  nu  ;  je  me  le  représente  mieux  après  le 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  225 

péché  originel  ;  il  aurait  pour  vêtement  une  légère  peau 
de  chevreuil.  Et  pour  exprimer  qu'il  est  le  père  de 
l'humanité,  on  ferait  bien  de  placer  à  côté  de  lui  l'aîné 
de  ses  tils,  sa  consolation  ;  cet  enfant  au  regard  hardi, 
serait  comme  un  petit  hercule,  serrant  un  serpent  dans 
sa  main.  —  Pour  Noé,  j'ai  eu  une  autre  idée  qui  me 
plaît  davantage  ;  je  ne  le  rapprocherais  pas  du  Bacchus 
indien^  je  lui  donnerais  les  attributs  du  vendangeur, 
pour  qu'il  apparut  comme  une  espèce  de  sauveur,  lui 
qui  en  cultivant  le  premier  la  vigne,  a  su  délivrer  l'hu- 
manité de  soucis  et  de  tourments.  » 

Mercredi,  24  mars  1830. 

Dîné  chez  Gœthe.  Il  me  parle  d'une  poésie  française 
qui  lui  est  arrivée  en  manuscrit  dans  la  collection  de 
David.  Elle  a  pour  titre  :  Le  rire  de  Mirabeau^,  «  Cette 
poésie,  a  dit  Gœthe,  est  pleine  d'esprit  et  d'audace; 
vous  la  lirez.  Il  semble  que  Méphistophélès  ait  préparé 
l'encre  dont  s'est  servi  le  poète.  11  a  du  talent,  s'il  a  écrit 
sans  avoir  lu  Faasty  et  il  n'en  a  pas  moins,  s'il  l'avait 
lu.  » 

Lundi,  29  mars  1830. 

Ce  soir  quelques  moments  chez  Gœthe.  Il  était  paisi- 
ble, et  semblait  dans  la  disposition  la  plus  douce  et  la  plus 
sereine.  Je  le  trouvai  avec  son  petit-fils  Wolf  et  la  comtesse 
Caroline  d'Egloffstein,  son  amie  intime.  Wolf  tourmentait 
beaucoup  son  cher  grand  père.  Il  montait  sur  lui,  et  se 
mettait  tantôt  sur  une  épaule,  tantôt  sur  l'autre.  Gœthe 

*  Celle  poésie,  qui  a  pour  auteur  Cordellier-Delanoue,  mort  en  1854, 
a  élé  publiée  dans  un  recueil  intitulé  les  Sillons  (Paris  1855). 

13. 


226  CONVERSATIONS  DE  GOETHE. 

endurait  tout  avec  la  plus  grande  bienveillance,  quelque 
incommode  que  dût  être  pour  un  vieillard  de  son  âge  le 
poids  d'un  enfant  de  dix  ans.  «  Mais,  cher  Wolf,  dit  la 
comtesse ,  ne  tourmente  donc  pas  ainsi  ton  bon  grand- 
père  !  tu  vas  le  fatiguer.  »  —  «  Cela  ne  fait  rien,  ré- 
pondit Wolf,  nous  allons  bientôt  aller  nous  coucher,  et 
grand-père  aura  bien  le  temps  de  se  reposer.  »  —  «  Vous 
voyez,  dit  Goethe,  que  l'amour  est  toujours  d'un  naturel 
assez  impertinent.  » 

On  parla  de  Campe  *■  et  de  ses  Hvres  pour  les  enfants. 
Goethe  dit  :  «  Je  n'ai  rencontré  Campe  que  deux  fois  dans 
ma  vie.  Après  un  intervalle  de  quarante  ans  je  le  revis 
à  Carlsbad.  Je  le  trouvai  alors  très-vieiUi ,  sec ,  roide , 
réservé.  Il  avait  toute  sa  vie  écrit  pour  les  enfants ,  moi 
je  n'avais  pas  du  tout  écrit  pour  les  enfants  ,  pas  même 
pour  les  enfants  de  vingt  ans.  Aussi  il  ne  pouvait  pas  me 
souffrir.  J'étais  une  épine  dans  son  œil ,  une  pierre  d'a- 
choppement, et  il  faisait  tout  pour  m'éviter.  Cependant 
le  sort  me  mit  un  jour  tout  à  côté  de  lui,  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  m'adresser  quelques  mots  :  «  J'ai  le  plus 
grand  respect  pour  les  facultés  de  votre  esprit,  me  dit-il, 
vous  avez  dans  différentes  branches  atteint  une  hauteur 
qui  étonne.  Mais,  voyez-vous,  tout  cela  ne  me  va  pas  et 
je  ne  peux  pas  attribuer  à  ces  choses  la  valeur  que  d'au- 
tres personnes  leur  donnent.  »  —  Cette  liberté  de  lan- 
gage peu  galante  ne  me  blessa  en  aucune  façon ,  et  je 
lui  répondis  mille  choses  aimables.  C'est  qu'aussi  je 
tiens  grand  compte  de  Campe.  Il  a  rendu  des  services 
infinis  aux  enfants,  il  est  leur  adoration  et  pour  ainsi 


*  Né  en  1746,  mort  en  1818.  Il  a  écrit  une  trentaine  de  volumes  pé- 
dagogiques. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  "227 

dire  leur  évangile.  Je  ne  corrigerais  en  lui  que  deux  on 
trois  histoires  effrayantes  qu'il  a  eu  la  maladresse  non 
seulement  d'écrire,  mais  de  mettre  dans  son  recueil  pour 
les  enfants.  Pourquoi  remplir  de  telles  horreurs  l'imagi- 
nation si  sereine,  si  fraîche,  si  innocente  des  enfants?  » 

Lundi,  5  avril  1830. 

On  sait  que  Goethe  n'est  pas  l'ami  des  lunettes.  «  C'est 
peut-être  une  bizarrerie  ,  m'a-t-il  répété  souvent ,  mais 
je  ne  peux  pas  me  maîtriser.  Dès  qu'un  inconnu  s'ap- 
proche de  moi  avec  des  lunettes  sur  le  nez  ,  je  me  sens 
une  mauvaise  humeur  que  je  ne  peux  surmonter.  Cela 
me  gêne  tant,  qu'une  grande  partie  de  ma   bienveil- 
lance s'évanouit  sur  le  champ  ;  je  me  trouble ,  et  il  ne 
faut  plus  penser  à  un  développement  naturel  et  simple 
de  mes  idées.  Je  me  sens  blessé  comme  on  peut  l'être, 
quand  un    étranger,    pour  salut,   vous  dit  une   gros- 
sièreté.  Je  ressens    cet  effet   aujourd'hui  encore  plus 
que  lorsque  j'ai  imprimé,  il  y  a  des  années,   que  les 
lunettes  me  sont  désagréables  ^  Si  un  étranger  main- 
tenant vient  me  voir  avec  des  lunettes ,  je  me  dis  tout 
de  suite  :  Il  n'a  pas  lu  mes  dernières  poésies  ;   et  cela 
est  déjà  un  peu  à  son  désavantage;  ou   bien  il  les  a 
lues,  il  connaît  ma  singularité,  et  n'en  tient  pas  compte, 
ce  qui  est  encore  pis.  Le  seul  homme  chez  qui  les  lu- 
nettes ne  me  gênent  pas,   c'est  Zelter  ;    chez  tous  les 
autres ,  je  ne  peux  les  voir.  Il  me  semble  toujours  que 
je  vais  servir  de  sujet  d'observation  minutieuse  à  ces 
personnes,  et  qu'elles  veulent  avec  leurs  yeux  ainsi  ar- 
més scruter  dans  le  fond  le  plus  caché  de  mon  âme,  et 

*  Voir   dans  ses   Épigrammes  la    poésie  intitulée   Regard  ennemi 
(Feindsc'iger  Blick). 


228  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

inspecter  les  plus  petits  plis  de  mon  vieux  visage.  Et 
pendant  qu'elles  cherchent  ainsi  à  me  connaître,  toute 
égalité  loyale  est  supprimée  entre  nous,  et  je  ne  peux 
me  dédommager  en  les  examinant  de  mon  côté,  car 
que  puis-je  savoir  d'un  homme  dont  je  ne  vois  pas  les 
yeux  pendant  qu'il  parle,  et  qui  a  le  miroir  de  son  âme 
voilé  par  deux  morceaux  de  verre  qui  m'aveuglent?  » 

«  Quelqu'un  déjo,  dis-je,  a  cru  remarquer  que  les 
hommes  qui  portent  lunettes  sont  présomptueux,  parce 
que  leurs  sens  doivent  à  leurs  lunettes  une  perfection 
qu'ils  attribuent  à  leur  nature.  » 

«  La  remarque  est  très-jolie,  ditGœthe;  elle  doit  être 
d'un  naturaliste.  Cependant,  à  bien  examiner,  elle  ne  se 
soutient  pas.  Car  si  elle  était  juste,  tous  les  aveugles 
seraient  très-modestes,  et  toutes  les  bonnes  vues  appar- 
tiendraient à  des  présomptueux.  Or,  il  n'en  est  pas  du 
tout  ainsi  ;  au  contraire ,  les  hommes  les  mieux  doués 
soit  au  physique  soit  au  moral ,  sont  ordinairement  les 
plus  modestes ,  et  la  présomption  est  plutôt  du  côté  de 
ceux  dont  les  facultés  sont  médiocres.  Il  semble  que  la 
bonne  nature  ait  donné  à  ceux  qui  sont  médiocrement 
doués  la  présomption  et  la  vanité  comme  une  espèce  de 
moyen  de  compensation  qui  les  rend  les  égaux  des  au- 
tres. —  La  modestie  et  la  présomption  sont  d'ailleurs 
des  qualités  qui  tiennent  trop  à  Tâme  pour  que  le  corps 
ait  influence  sur  elles.  La  présomption  se  trouve  chez 
les  esprits  bornés,  étroits,  jamais  on  ne  la  rencontre 
chez  les  esprits  nets  et  bien  doués.  Ce  que  l'on  trouve 
chez  ces  derniers ,  c'est  le  sentiment  heureux  de  leur 
force,  mais  comme  leur  force  est  réelle,  ce  sentiment 
est  tout  différent  de  la  présomption.  » 

Nous  causâmes  alors  du  «  Chaos j  »  ce  journal  de  Weimar 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  22'J 

dirigé  par  Ma  dame  de  Gœtlie,  etoù  écrivent  non  seulement 
les  habitants  de  la  ville ,  mais  aussi  et  surtout  les  jeunes 
gens  anglais,  français  et  tous  les  étrangers  qui  séjour- 
nent ici,  de  telle  sorte  que  presque  chaque  numéro  offre 
un  mélange  des  principales  langues  de  l'Europe. 

«  C'est  une  très-jolie  idée  de  ma  fille,  dit  Gœthe,  et 
elle  mérite  des  éloges  et  des  remerciements  pour  avoir 
fondé  ce  journal  très-original  etavoir  su  si  bien  maintenir 
l'ardeur  dans  notre  société,  que  le  journal  dure  déjà 
depuis  un  an^  Ce  n'est,  à  la  vérité,  qu'un  jeu  de  dilet- 
tantes ,  et  je  sais  très-bien  qu'il  n'en  sortira  rien  de 
grand  et  de  durable,  mais  ce  n'en  est  pas  moins  joh,  et 
là  se  trouve  pour  ainsi  dire  le  miroir  de  notre  société 
Weimarienne ,  aujourd'hui  arrivée  à  un  si  haut  degré 
de  culture  intellectuelle;  et  puis,  et  c'est  là  le  point 
principal ,  il  y  a  plusieurs  de  nos  dames  et  de  nos  mes- 
sieurs qui  ont  bien  envie  de  produire  quelque  chose,  mais 
qui  ne  savent  pas  au  juste  quoi  ;  ce  journal  est  un  cen- 
tre intellectuel  qui  leur  offre  des  sujets  de  discussion , 
d'entretien,  et  les  défend  en  même  temps  contre  les  niai- 
series creuses  du  commérage.  Je  lis  chaque  numéro  dès 
qu'il  sort  de  l'imprimerie,  et  je  puis  dire  que,  en  général, 
je  n'ai  encore  rien  trouvé  de  mauvais ,  et  il  y  a  au  con- 
traire çà  et  là  de  très-jolies  choses.  Quelle  critique  adres- 
ser, par  exemple,  à  l'élégie  de  madame  de  Bechtolsheim, 
sur  la  mort  de  Madame  la  grande  duchesse?  N'est-ce  pas 
une  très-jolie  poésie?  Le  seul  reproche  que  je  puisse  lui 
faire ,  à  elle  comme  à  la  plupart  de  nos  jeunes  dames 
et  de  nos  jeunes  messieurs,  c'est  que  ,  pareils  à  des  ar- 

*  On  ne  recevait  le  journal  qu'à  la  condition  d'y  écrire.  Goethe  lui- 
même  y  a  inséré  plusieurs  petites  poésies.  Chaque  numéro  devait  ren- 
fermer un  échantillon  de  trois  lanorues  au  moins. 


23()  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

bres  trop  riches  de  sève,  qui  poussent  une  foule  de  gour- 
mands, ils  ont  une  abondance  de  pensées  et  de  sentiments 
dont  ils  ne  sont  pas  maîtres,  de  telle  façon  qu'ils  savent 
rarement  se  limiter  et  s'arrêter  là  où  il  le  faudrait.  Cela 
s'applique  aussi  à  madame  de  Bechtolsheim.  Pour  con- 
server une  rime,  elle  avait  ajouté  un  vers  qui  nuisait  à 
la  poésie  et  qui  même  en  détruisait  tout  l'effet.  Je  vis  ce  dé- 
faut dans  le  manuscrit,  et  je  n'ai  pas  pu  l'indiquer  à  temps. 
Il  faut  être  vieux  dans  le  métier,  dit-il  en  riant,  pour 
s'entendre  aux  ratures.  Schiller  y  excellait.  Je  le  vis 
une  fois,  pour  son  Almanach  des  Muses,  réduire  une 
pompeuse  poésie  de  vingt-deux  strophes  à  sept,  et  cette 
terrible  opération  n'avait  rien  fait  perdre  à  l'œuvre  ;  au 
contraire,  sept  strophes  contenaient  encore  toutes  les 
pensées  bonnes  et  frappantes  des  vingt-deux.  » 

Lundi,  19  avril  1850. 

Gœthe  m'a  parlé  de  la  visite  de  deux  Russes,  qui  sont 
venus  chez  lui  aujourd'hui.  «  C'étaient  deux  très-beaux 
hommes  ,  mais  Tun  d'eux  ne  s'est  pas  montré  précisé- 
ment aimable ,  car  pendant  toute  la  visite  il  n'a  pas  dit 
un  mot.  Il  entra,  s'inclina  silencieusement,  n'ouvrit  pas 
les  lèvres,  après  une  demi-heure  s'inclina  de  nouveau 
sans  mot  dire  et  partit.  Il  semblait  n'être  venu  que  pour 
me  regarder  et  m' observer.  J'étais  assis  en  face  de  lui,  il 
ne  détachait  pas  ses  regards  de  moi.  Cela  m'ennuyait, 
alors  je  me  mis  à  dire  à  tort  et  à  travers  toutes  les  folies 
qui  me  passaient  par  la  tête.  Je  parlais ,  je  crois ,  des 
Etats-Unis,  j'ai  dit  au  hasard  ce  que  je  savais,  ce  que  je 
ne  savais  pas ,  mais  cela  paraissait  plaire  à  mes  étran- 
gers, car  ils  m'ont  quitté  en  apparence  très-satisfaits  *.  » 

*  Eckcimann  partit  le  22  avril  pour  l'Italie  avec  le  fils  de  Gœthe.  Il 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  231 

*Jeudi,  22  avril  1830. 

Aujourd'hui,  pendant  le  dîner,  on  vint  dire  qu'un 
étranger  qui  passait  par  Weimar,  désirait  voir  Goethe  ; 
cet  étranger  prévenait  en  même  temps  qu'il  n'avait  pas 
le  temps  de  s'arrêter  et  qu'il  repartirait  demain  matin. 
—  Goethe  fit  répondre  qu'il  était  très-fâché  de  ne  pouvoir 
recevoir  personne  aujourd'hui,  mais  qu'il  recevrait  peut- 
être  demain  à  midi.  —  «  Je  pense,  ajouta-t-il  en  souriant, 
que  celte  réponse  suffira.  »  En  même  temps  il  promit 
à  sa  helle-fille  d'attendre  après  dîner  le  jeune  Henning, 
qu'il  verrait  avec  plaisir  à  cause  de  sos  beaux  yeux  bruns, 
qui  ressemblent  sans  doute  à  ceux  de  sa  mère. 

*  Mercredi,  12  mai  1830. 

Devant  la  fenêtre  de  Goethe  se  trouvait  un  petit  Moise 
en  bronze ,  copie  du  célèbre  original  de  Michel  Ange. 
Les  bras  me  paraissaient  proportionnellement  trop 
longs  et  trop  forts,  et  je  le  dis  à  Gœthe.  «Mais 
les  deux  lourdes  tables  avec  les  dix  commandements  ! 
s'écria-t-il,  croyez-vous  donc  que  ce  soit  peu  de  chose 
à  porter?  Et  croyez-vous  aussi  que  Moïse,  qui  avait  à 
commander  et  à  dompter  une  armée  de  Juifs,  aurait  pu 
se  contenter  de  deux  bras  ordinaires?  » 

Gœthe  riait  en  parlant  ainsi;  avais-je  tort,  ou  plaisaix- 
tait-il  en  défendant  ainsi  son  artiste,  je  ne  sais. 

"  Lundi,  2aoiit  1830. 

Les  nouvelles  du  commencement  de  la  révolution  de 
Juillet  sont  arrivées  aujourd'hui  à  Weimar  et  ont  mis 

resta  en  voyage  jusqu'au  23  novembre.  Les  conversations  ici  recueillies 
pendant  cette  absence  sont  dues  à  Soret. 


252  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

tout  en  mouvement.  J'allai  chez  Goethe  dans  le  cours  de 
Taprès-midi.  «  Eh  bien,  me  cria-t-il  en  me  voyant,  que 
pensez-vous  de  ce  grand  événement?  Le  volcan  a  fait 
explosion  :  tout  est  en  flammes ,  ce  n'est  plus  un  débat 
à  huis  clos  !  » 

c(  C'est  une  terrible  aventure  !  répondis-je.  Mais  dans 
les  circonstances  pareilles ,  avec  un  pareil  ministère , 
pouvait-on  attendre  une  autre  fin  que  le  renvoi  de  la 
famille  royale  actuelle?  » 

«  Nous  ne  nous  entendons  pas ,  mon  bon  ami ,  dit 
Goethe.  Je  ne  vous  parle  pas  de  ces  gens  là,  il  s'agit  pour 
moi  de  bien  autre  chose?  Je  vous  parle  de  la  discussion, 
si  importante  pour  la  science,  qui  a  éclaté  publiquement 
dans  l'Académie  entre  Cuvier  et  Geoffroy  St-Hilaire.  » 

J'attendais  si  peu  ces  paroles  de  Gœthe  que  je  ne  sus 
quoi  répondre ,  et  pendant  quelques  minutes  je  restai 
muet  et  tout  interdit.  Gœthe  continuait  :  «  Le  fait 
est  de  la  plus  extrême  importance ,  et  vous  ne  pouvez 
vous  faire  une  iflée  de  ce  que  j'ai  éprouvé  à  la  nouvelle 
de  la  séance  du  19  juillet.  Maintenant  nous  avons  pour 
toujours  dans  Geoffroy  St-Hilaire  un  puissant  alUé.  Jevois 
aussi  combien  est  grand  Tinlérêt  que  le  monde  scienti- 
fique en  France  prête  à  cette  affaire  puisque ,  malgré  la 
terrible  agitation  de  la  politique,  la  salle  était  pleine  à  la 
séance  du  19  juillet.  La  méthode  synthétique  introduite 
par  Geoffroy  St-Hilaire  ne  reculera  plus  maintenant, 
voilà  ce  qui  vaut  mieux  que  tout.  Aujourd'hui,  par  cette 
libre  discussion  dans  l'Académie,  en  présence  d'un  au- 
ditoire nombreux,  la  question  est  devenue  pubh que,  elle 
ne  se  laissera  plus  reléguer  dans  des  comités  secrets  ;  on 
ne  la  terminera  plus  et  on  ne  l'étouffera  plus  à  huis-clos. 
Désormais,  en  France  aussi,  dans  l'étude  de  la  nature, 


CONVEnoATIONS  DE  GŒTHE.  235 

l'esprit  dominera  et  sera  souverain  de  la  matière.  On 
jettera  des  regards  dans  les  grandes  lois  de  la  création, 
dans  le  laboratoire  secret  de  Dieu!  Si  nous  ne  connais- 
sons que  la  méthode  analytique ,  si  nous  ne  nous  occu- 
pons que  de  la  partie  matérielle,  si  nous  ne  sentons  pas 
le  souffle  de  l'Esprit  qui  donne  à  tout  sa  forme  et  qui, 
par  une  loi  intime,  empêche  toute  déviation,  qu'est-ce 
donc  que  l'étude  de  la  nature?  Voilà  cinquante  ans  que 
je  travaille  à  celte  grande  question;  j'ai  commencé  seul, 
j'ai  rencontré  plus  tard  quelques  secours,  et  enfin  à  ma 
grande  joie  j'ai  été  dépassé  par  des  esprits  de  la  famille 
du  mien.  Quand  j'ai  envoyé  à  Pierre  Camper  mon  pre- 
mier aperçu  sur  l'os  intermaxillaire,  à  ma  grande  tristesse 
je  suis  resté  complètement  incompris.  Je  ne  réussis  pas 
mieux  avec  Blumenbach;  cependant,  après  des  relations 
personnelles,  il  se  rangea  à  mon  avis.  J'ai  ensuite  gagné 
des  partisans  dans  Sœmmering,  Oken,  Dalton,  Carus  et 
d'autres  hommes  également  remarquables.  Mais  voilà 
que  Geoffroy  St-Hilaire  passe  de  notre  côté ,  et  avec  lui 
tous  ses  grands  disciples,  tous  ses  partisans  français  ! 
Cet  événement  est  pour  moi  d'une  importance  incroya- 
ble, et  c'est  avec  raison  que  je  me  réjouis  d'avoir  assez 
vécu  pour  voir  le  triomphe  général  d'une  théorie  à 
laquelle  j'ai  consacré  ma  vie  et  qui  est  spécialement  la 
mienne.  » 

*  Samedi,  21  août  1830. 

J'ai  recommandé  à  Goethe  un  jeune  homme  de  grande 
espérance.  Il  m'a  promis  de  faire  quelque  chose  pour 
lui,  mais  il  paraissait  avoir  peu  de  confiance.  «  Celui  qui 
comme  moi,  a-t-il  dit,  a  toute  sa  vie  perdu  un  temps  et 
un  argent  précieux  à  proléger  de  jeunes  talents  qui  don- 
naient d'abord  les  plus  hautes  espérances,  et  qui,  àlafin, 


234  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

ne  devenaient  rien  du  tout,  celui-là  est  bien  forcé  peu  à 
peu  de  perdre  l'enthousiasme  et  l'envie  d'exercer  ainsi 
son  influence.  C'est  à  vous,  maintenant,  jeunes  gen^, 
de  jouer  les  Mécènes  et  de  prendre  mon  rôle,  o 

*  Mercredi,  13  octobre  1850. 

Gœthe  m'a  montré  des  tableaux  où  il  a  écrit  en  latin 
et  en  allemand  beaucoup  de  noms  de  plantes  pour  les 
apprendre  par  cœur.  Il  m'a  dit  avoir  eu  une  chambre 
tapissée  tout  entière  de  pareils  tableaux,  qu'il  avait  étu- 
diés et  appris  en  se  promenant  le  long  des  murs.  «  Plus 
tard  on  les  a  blanchis,  et  je  les  regrette.  J'avais  de  même 
une  autre  liste  chronologique  de  tous  mes  travaux  pen- 
dant une  longue  suite  d'années;  j'y  inscrivais  à  mesure 
les  travaux  nouveaux.  Mais  elle  a  été  aussi  recouverte , 
et  je  le  regrette  bien,  car  elle  me  rendrait  justement 
dans  ce  moment-ci  de  bien  grands  services.  » 

•  Mercredi,  20  octobre  1830. 

Une  petite  heure  chez  Gœthe  pour  causer,  de  la  part 
de  Madame  la  grande  duchesse,  sur  un  écu  d'argent  ar- 
morié que  le  prince  doit  donner  à  la  Société  des  tireurs  à 
l'arbalète,  dont  il  est  devenu  membre.  Nous  parlâmes 
bientôt  d'autre  chose ,  et  Gœthe  me  pria  de  lui  dire  ce 
que  je  pensais  des  saints-simoniens. 

«  L'idée  principale  de  leur  doctrine,  répondis-je,  paraît 
être  que  chacun  est  obligé  de  travailler  au  bonheur  de 
tous,  s'il  veut  être  heureux  lui-même.  » 

«  J'aurais  cru,  répondit  Gœthe,  que  chacun  devait 
commencer  par  soi-même  et  faire  son  propre  bonheur, 
d'où  résulterait  immanquablement  le  bonheur  général. 
Cette  théorie  saint  -  simonienne  me  paraît  en  général 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  235 

bien  peu  pratique,  bien  inexécutable.  Elle  est  en  contra- 
diction avec  la  nature,  avec  l'expérience,  avec  la  marche 
des  choses  depuis  des  siècles.  Si  c/i«cmw  fait  individuelle- 
ment son  devoir,  et  dans  la  sphère  d'action  la  plus  rap- 
prochée, agit  avec  loyauté  et  énergie,  Vensemble  de  la 
société  marchera  bien.  Dans  ma  carrière  d'écrivain  je 
ne  me  suis  jamais  demandé  :  Que  veut  la  masse  delà  na- 
tion? Comment  servirai-je  la  société?  Non.  Mais  j'ai  tou- 
jours travadlé  à  donner  à  mon  esprit  plus  de  pénétration 
et  à  être  meilleur  moi-même,  à  enrichir  mon  être  propre, 
et  à  ne  dire  que  ce  que  j'avais  reconnu,  par  l'étude, 
bon  et  vrai.  Ce  que  j'ai  dit,  je  le  reconnais,  a  exercé 
une  action  sur  l'ensemble  et  a  rendu  des  services  au 
loin  dans  un  grand  cercle,  mais  ce  n'était  pas  là  mon 
but,  c'était  là  une  conséquence^  qui  sortira  toujours  et 
nécessairement  de  tout  mouvement  de  forces  naturelles. 
Si  je  m'étais  donné  pour  but  la  satisfaction  du  peuple, 
si  j'avais  cherché  à  lui  plaire,  je  lui  aurais  raconté  de 
petites  histoires  et  je  me  serais  moqué  de  lui  comme  l'a 
fait  feu  le  bienheureux  Kotzebue.  » 

«  Je  n'ai  rien  à  opposer  à  cela,  répondis-je.  Mais  il  n'y  a 
pas  seulement  le  bonheur  dont  on  jouit  à  titre  d'individu, 
il  y  a  aussi  le  bonheur  dont  on  jouit  à  titre  de  citoyen 
de  l'État,  de  membre  d'une  grande  communauté.  Or, 
si  on  ne  prend  pas  pour  principe  la  distribution  dans  le 
peuple  entier  du  plus  grand  bonheur  possible,  quelle 
sera  donc  la  base  de  la  législation?  » 

«  Si  vous  vous  élevez  si  haut,  je  n'ai  rien  à  dire.  Mais 
il  n'y  a  que  fort  peu  d'élus  qui  soient  appelés  à  faire 
usage  de  votre  principe.  C'est  une  recette  pour  les 
princes  et  les  législateurs,  et  là  encore,  les  lois  selon 
moi  doivent  d'abord  chercher  à  diminuer  la  masse  des 


236  CONVERSATIONS  DE  GŒTUE. 

maux  avant  de  prétendre  nous  donner  la  masse  des 
biens.  » 

«Les  deux  buts  me  paraissent  n'en  faire  qu'un,  répon- 
dis-je.  De  mauvaises  routes,  par  exemple,  me  semblent 
un  grand  mal.  Si  un  prince  construit  dans  son  État, 
jusque  dans  le  dernier  village,  de  bonnes  routes,  il  a 
pour  son  peuple  fait  disparaître  un  grand  mal  et  en  même 
temps  il  a  apporté  un  grand  bien.  Si  un  prince  en  orga- 
nisant une  procédure  orale  et  publique  a  assuré  une 
justice  rapide,  non-seulement  il  a  enlevé  un  grand  mal, 
mais  il  a  introduit  un  grand  bien » 

«  Je  vous  chanterais  aussi  bien  des  chansons  sur  cet 
air,  dit  Gœthe  en  m'interrompant.  Mais  laissons  encore 
quelques  maux  sans  les  signaler,  pour  que  l'humanité 
ait  dans  l'avenir  de  quoi  exercer  ses  forces.  Provisoire- 
ment ma  grande  maxime  est  celle-ci  :  «  Que  le  père  de 
famille  s'occupe  de  sa  maison,  l'artisan  de  ses  pratiques, 
le  prêtre  de  l'amour  du  prochain,  et  que  la  police  ne 
gène  pas  nos  plaisirs  !  » 

Le  fils  de  Gœthe  mourut  subitement  à  Rome,  le  28  octobre. 
Eckermann,  pris  du  mal  du  pays,  l'avait  quitté  à  Gênes  pour 
revenir  à  Weimar  ;  il  apprit  cette  mort  en  route.  Profondément 
inquiet  de  l'effet  qu'elle  produirait  sur  Gœthe,  il  osait  à  peine 
à  son  retour  se  présenter  devant  lui.  «  Il  m'a  vu  partir  avec 
son  fils,  se  disait-il,  il  va  me  voir  revenir  seul  !  Il  lui  semblera 
qu'il  le  perd  pour  la  première  fois  au  moment  où  il  m'aperce- 
vra! »  Eckermann  se  trompait,  et  il  allait  avoir  un  nouvel 
exemple  de  la  puissance  que  Gœthe  exerçait  sur  lui-même, 
au  moins  extérieurement. 

Hardi,  23  novembre  1850. 

A  peine  avais-je  salué  mes  hôtes  que  je  me  rendis 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  257 

chez  Gœlhe.  J'allai  d'abord  voir  Madame  de  Goethe.  Je 
la  trouvai  en  grand  habit  de  deuil,  mais  calme  et  rési- 
gnée. Nous  causâmes  beaucoup.  J'entrai  ensuite  chez 
Gœthe.  Il  était  debout,  sans  faiblesse  apparente  ;  il  me 
pressa  dans  ses  bras.  Je  lui  trouvai  une  sérénité  et 
un  calme  parfaits.  Nous  parlâmes  de  mille  choses;  de 
son  fils,  il  ne  fut  pas  dit  un  mot^ 

Jeudi,  25  novembre  4830. 

Dîné  avec  Gœthe.  Je  l'ai  trouvé  occupé  à  regarder  des 
gravures  et  des  dessins  originaux  qu'un  marchand  hii 
propose.  Nous  avons  causé  de  mon  voyage,  et  il  doit 
m'aider  à  mettre  au  net  les  notes  que  j'ai  réunies  sur  les 
conversations  que  nous  avons  eues  ensemble.  Il  consent 
à  les  revoir,  mais  ne  veut  pas  que  je  les  publie  main- 
tenant. 

Il  m'a  paru  cependant  aujourd'hui  plus  silencieux  que 
d'habitude  ;  il  semblait  perdu  en  lui-même,  ce  qui  n'est 
pas  bon  signe. 

Mardi,  50  novembre  1830. 

Le  vendredi  26,  Gœthe  nous  a  donné  une  grande  in- 
quiétude, il  a  été  pris  dans  la  nuit  d'un  violent  coup  de 

•  C'est  le  chancelier  de  Mûller  qui  avait  dû  annoncer  celte  mort;  Gœlhe 
était  resté  presque  impassible  ;  ses  yeux  s'étaient  seulement  remplis 
de  larmes,  et  il  avait  dit:  Non  ignoravi  me  mortalem  geniiisse!...  Le 
21  novembre  il  écrivait  à  Zelter  :  «  Il  semble  que  la  destinée  soit  con- 
vaincue que  notre  corps  est  non  un  tissu  de  nerfs,  de  veines,  d'artères  et 
d'autres  organes  aussi  faibles,  mais  bien  un  tissu  de  fils  métalliques!... 
La  grande  idée  du  devoir,  voilà  uniquement  ce  qui  peut  ici  nous  soutenir. 
Mon  seul  soin,  c'est  de  maintenir  l'équilibre  physique;  le  reste  ira  de  soi- 
même.  Le  corps  doit,  l'esprit  veut;  celui  qui  a  de  toute  nécessité  ordonné 
à  la  volonté  sa  roule  n'a  plus  à  s'inquiéter  beaucoup.  »  Et  le  23  février 
1851,  revenant  sur  les  détails  de  la  mort  de  son  fils,  il  finissait  brusque- 
ment sa  lettre  par  ce  cri,  d'une  si  admirable  beauté  ;  a  Allons!...  par- 
dessus les  tombeaux,  en  avant!  » 


238  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

sang  *,  et  il  a  été  toute  la  journée  tout  près  de  la  mort. 
Avec  la  saignée,  il  a  perdu  six  livres  de  sang,  ce  qui  est 
beaucoup  pour  ses  quatre-vingts  ans.  Grâce  à  l'habileté 
de  M.  Vogel,  son  médecin,  et  à  son  incomparable  orga- 
nisation, il  est  resté  vainqueur;  la  guérison  marche  à 
)as  rapides;  l'appétit  est  revenu,  il  dort  toute  la  nuit. 
La  parole  lui  est  interdite,  il  ne  reçoit  personne,  mais 
son  esprit  éternellement  en  activité  ne  peut  pas  se  re- 
poser; il  pense  déjà  de  nouveau  à  ses  travaux.  J'ai 
reçu  ce  matin  le  billet  suivant  qu'il  m'a  écrit  au  crayon 
dans  son  lit. 

((  Cher  docteur,  auriez- vous  la  bonté  de  revoir  encore 
ces  poésies  que  vous  connaissez  déjà,  et  de  mettre  en 
ordre  les  nouvelles,  pour  qu'elles  prennent  leur  place 
avec  les  autres.  Faust  viendra  ensuite  !  Au  plaisir  de  vous 
revoir.  Gœthe. 

W.,le30  nov.  1850. 

Quand  Gœthe  fut  tout  à  fait  guéri,  il  se  donna  tout 
entier  au  quatrième  acte  de  Faust  et  à  l'achèvement  du 
quatrième  volume  de  Vérité  et  poésie.  Je  revis  ses  petits 
écrits,  ses  notes  journalières,  ses  lettres,  pour  préparer 
leur  prochaine  publication.  Il  ne  fallait  plus  penser  à 
rédiger  avec  lui  nos  conversations.  Je  me  bornai  donc  à 
augmenter  ma  provision  de  notes,  pour  les  accroître  tant 
qu'une  destinée  favorable  voudrait  bien  me  le  permettre. 


*  Gœthe  se  montre  là  bien  à  jour,  malgré  lui.  Son  âme  stoïque  dé- 
teste les  plaintes  de  femme,  les  vains  étalages  de  douleur,  mais  cette 
tranquillité  extérieure  cache,  on  le  voit,  des  combats  intérieurs  terribles. 
Pas  une  lamentation,  mais  une  attaque  d'apoplexie.  Il  en  avait  été 
de  même  à  la  mort  du  grand- duc,  et  l'on  se  rappelle  aussi  sa  maladie 
après  le  chagrin  éprouvé  à  Marienbad.  Quel  homme  insensible  ! 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  239 

*  J«udi,  4  janvier  1831. 

J'ai  feuilleté  avec  Gœthe  quelques  livraisons  des  des- 
sins de  mon  ami  Topffer,  de  Genève,  qui  a  autant  de  talent 
comme  écrivain  que  comme  artiste,  mais  qui  jusqu'à 
présent  semble  préférer  exprimer  les  vivantes  images  de 
son  esprit  par  des  dessins  plutôt  que  par  de  fuyantes 
paroles.  La  livraison  qui  renferme,  en  légers  dessins  à 
la  plume,  les  Aventures  du  docteur  Festus,  produit 
tout  à  fait  l'effet  d'un  roman  comique  et  elle  a  plu  extrê- 
mement à  Gœthe. 

«  — C'est  vraiment  trop  fou!  s'écriait-il  de  temps  en 
temps,  en  feuilletant;  tout  pétille  de  talent  et  d'esprit! 
Il  y  a  quelques  pages  insurpassables.  S'il  choisit  un  jour 
un  sujet  un  peu  moins  frivole,  et  s'il  s'applique  un  peu 
plus,  ce  qu'il  fera  dépassera  toute  idée.  » 

a  —  On  l'a  comparé  à  Rabelais,  dis-je,  et  on  lui  a  re- 
proché de  l'avoir  imité  et  d'avoir  pris  là  ses  idées.  » 

«  —  Ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  veulent  dire,  répondit 
Gœthe.  Je  ne  trouve  là  rien  du  tout  de  Rabelais. 
Topffer  ne  marche  sur  les  traces  de  personne,  et  au 
contraire,  si  jamais  j'ai  vu  un  talent  original,  c'est  bien 
le  sien.  » 

Mercredi,  17  janvier  I.S31. 

Coudray  était  avec  Gœthe,  regardant  des  dessins 
d'architecture.  J'avais  sur  moi  une  pièce  de  cinq  francs 
avecle  portrait  de  Charles  X.  Je  la  leur  montrai.  Gœthe 
plaisanta  sur  cette  tête  en  pointe.  —  a  L'organe  de  lu 
religiosité  paraît  très-développé  chez  lui,  dit-il.  Sans 
doute  par  excès  de  piété  il  n'a  pas  cru  nécessaire  de  tenir 
ses  engagements;  et  au  contraire,  c'est  nous  qui  lui 


'i40  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

sommes  redevables  maintenant,  car  grâce  à  son  coup  de 
génie,  nous  no  verrons  pas  de  sitôt  l'Europe  tranquille.  » 
Nous  parlâmes  ensuite  de  Rouge  et  Noir^  que  Goethe 
considère  comme  le  meilleur  ouvrage  de  Stendhal.  — 
«  Cependant  je  ne  peux  nier,  dit-il,  que  quelques-uns  de 
ses  caractères  de  femmes  ne  soient  un  peu  trop  romanti- 
ques, ^lais  tous  témoignent  d'une  grande  observation  et 
d'un  profond  coup  d'oeil  psychologique,  et  on  pardonne 
sans  peine  à  l'auteur  quelques  invraisemblances  de  dé- 
tail » 

Mardi,  23  janvier  1831. 

Chez  Gœthe,  avec  le  prince.  Ses  petits-fils  s'amusaient 
à  des  tours  de  passe-passe  que  AValter  surtout  exécute 
très-bien.  —  «  Je  ne  vois  pas  de  mal,  dit  Gœthe,  à  ce 
que  les  enfants  remplissent  par  ces  folies  leurs  heures  de 
loisir,  surtout  lorsqu'il  y  a  un  petit  public,  c'est  un  excel- 
lent moyen  pour  les  habituer  à  parler  aisément,  et 
pour  donner  à  leur  esprit  et  à  leur  corps  un  peu  de 

*  Dès  l'année  1818  Stendhal  avait  atlirc  l'allcnlion  de  Cœtlie.  Le 
8  mars  1818,  il  envoya  à  Zelter  deux  longs  passages  sur  le  compositeur 
Mayer  et  sur  la  musique  en  Italie.  «  Ces  détails,  ajoutait-il,  sont  extraits 
dun  livre  singulier  [Rome,  Napîes  et  Florence  en  1817,  par  M.  Stendhal, 
officier  de  cavalerie.  Paris,  1817)  qu'il  faut  ahsolument  que  tu  te  pro- 
cures. Le  nom  est  emprunté;  ce  voyageur  est  un  Français  plein  de  vi- 
vacité, passionné  pour  la  musique,  la  danse,  le  théâtre.  Ces  deux  échan- 
tillons te  montrent  sa  manière  libre  et  hardie.  Il  attire,  il  repousse,  il 
intéresse,  il  impatiente,  et  enfin  on  ne  peut  se  séparer  de  lui.  On  relit 
toujours  ce  livre  avec  un  nouveau  charme,  et  on  voudrait  en  apprendre 
par  cœur  certains  passages.  Il  semble  être  un  de  ces  hommes  de  talent 
qui,  comme  officier,  employé,  ou  espion,  peut-être  avec  les  trois  fonc- 
tions, ont  été  poussés  çù  et  là  par  le  balai  de  la  guerre.  Il  a  vu  beaucoup 
par  lui-même  ;  il  sait  aussi  très-bien  mettre  en  œuvre  ce  qu'on  lui  rap- 
porte, et  surtout  il  sait  très-bien  s'approprier  les  écrits  étrangers.  IV  tra- 
duit des  passages  de  mon  Voyage  en  Italie  et  affirme  avoir  recueilli  l"a- 
necdoie  sur  les  livres  d'une  Marchesina.  En  un  mot,  c'est  un  livre  qu'il 
ne  suffit  pas  de  hre,  il  faut  le  posséder.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  2U 

dextérité,  ce  que  nous  autres  Allemands  nous  n'avons  pas 
en  excès.  Cet  avantage  compense  la  petite  vanité  que  ce 
jeu  peut  exciter.  »  —  «  Les  spectateurs  arrêtent  celte 
vanité  à  sa  naissance,  dis-je,  car  en  général  ils  suivent 
très-attentivement  les  doigts  du  petit  prestidigitateur, 
pour  railler  ses  maladresses  et  surprendre  à  sa  honte  ses 
secrets.  »  —  «  C'est  comme  les  acteurs,  dit  Goethe  ; 
aujourd'hui  rappelés,  demain  ils  seront  siffles,  ce  qui 
maintient  tout  dans  la  bonne  voie.  » 

Mercredi,  9  février  1851. 

Je  lisais  hier  avec  le  prince  la  Louise  de  Voss*,  et  je 
faisais  en  moi-même  mainte  remarque.  Toute  la  partie 
descriptive  est  ravissante,  mais  les  idées  échangées  dans 
les  conversations  me  semblent  un  peu  médiocres.  Dans 
le  Vicaire  de  Wakefield  on  voit  aussi  un  ministre  de 
campagne  et  sa  famille,  mais  l'auteur  avait  une  grande 
culture  intellectuelle  qu'il  a  communiquée  à  ses  per- 
sonnages et  leur  esprit  est  bien  plus  riche.  Dans  la  Louise, 
tout  est  plus  borné  ;  tout  se  tient  dans  un  cercle  étroit 
qui,  il  est  vrai,  est  assez  large  pour  beaucoup  delecteurs. 
L'hexamètre  aussi  me  paraissait  trop  prétentieux,  souvent 
forcé,  affecté,  et  le  style  ne  me  semblait  pas  assez  coulant. 
—  J'exprimai  toutes  ces  idées  à  Gœthe  en  dînant  avec  lui 
aujourd'hui;  il  me  répondit  :  «  Les  premières  éditions 
étaient  à  ce  point  de  vue  bien  supérieures,  et  je  me 
rappelle  avoir  eu  du  plaisir  à  lire  le  poëme  à  haute  voix. 
Mais  plus  tard  Yoss  a  raffiné,  ses  idées  théoriques  l'ont 
conduit  à  gâter  la  légèreté  et  le  naturel  de  ses  vers.  Au- 
jourd'hui le  mérite  technique  préoccupe  avant  tout,  et 

*  Eckermann  était  devenu  un  des  précepteurs  du  prince,  fonction  qui 
lui  a  valu  plus  tard  la  dignité  de  conseiller  aidique. 

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242  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Messieurs  les  critiques  se  mettent  à  murmurer,  si  on  fait 
rimer  un  s  avec  un  sz  ou  un  ss.  —  Si  j'étais  encore  assez 
jeune  et  assez  osé,  je  violerais  à  dessein  toutes  les  lois  de 
fantaisie  ;  j'userais  des  allitérations,  des  assonances,  des 
fausses  rimes,  et  de  tout  ce  qui  me  semblerait  commode, 
je  ne  m'occuperais  que  du  principal  :  du  sens,  et  je  tâche- 
rais de  dire  ainsi  des  choses  assez  bonnes  pour  que  tout  le 
monde  en  soit  enchanté  et  veuille  les  apprendre  par  cœur. 

Vendredi,  11  février  1831. 

Aujourd'hui,  à  dîner,  Gœthe  m'a  dit  qu'il  avait  com- 
mencé le  quatrième  acte  de  Faust  et  qu'il  allait  le  conti- 
nuer, ce  qui  m'a  rempli  de  joie.  Il  m'a  ensuite  parlé  avec 
grands  éloges  de  Fr.  G.  Schœne,  jeune  philologue  de 
Leipzig;  il  a  écrit  un  ouvrage  sur  le  costume  dans  les 
pièces  d'Euripide  \  et,  tout  en  montrant  beaucoup  d'é- 
rudition, il  ne  s'est  livré  à  aucun  développement  étranger 
à  son  sujet.  —  «  Je  suis  content,  dit-il,  de  le  voir  écrire 
dans  un  esprit  aussi  pratique,  quand  aujourd'hui  tant 
d'autres  philologues  s'occupent  de  questions  de  forme 
et  de  syllabes  longues  ou  brèves.  C'est  toujours  un  signe 
de  stérilité,  quand  une  époque  ou  un  homme  s'occupe  de 
petits  détails  techniques.  —  H  y  a  aujourd'hui  d'autres 
causes  encore  de  stérilité.  Ainsi  par  exemple,  vous  trou- 
verez dans  le  comte  Platen  presque  toutes  les  conditions 
qui  font  le  bon  poète  :  imagination,  invention,  esprit,  fé- 
condité, il  possède  tout  au  plus  haut  degré  ;  il  ad'excellentes 
connaissances  techniques,  un  savoir  et  un  sérieux  qui  ne 
se  rencontrent  que  rarement,  mais  son  malheureux  goût 
pour  la  polémique  paralyse  tout.  Avec  un  pareil  talent, 

*  De  Personarmn  in  Euripidis  Bacchis  habitu  scenico.  Schœne  est 
mort  en  1857.  directeur  du  gymnaap  de  Stendhal.  (Prusse.) 


CONVERSATIO?«S  DE  GŒTIIE.  '243 

ne  pas  oublier,  quand  il  vit  à  Rome  et  à  Naples,  les  pauvre- 
tés de  la  littérature  allemande,  c'est  impardonnable  I L' OE- 
dipe  romantique,  surtout  par  la  partie  technique,  prouve 
que  Platen  était  Thomme  le  mieux  fait  pour  écrire  la  tra- 
gédie allemande,  mais  après  avoir  parodié  dans  cette 
pièce  tous  les  ressorts  tragiques,  comment  pourrait-il 
maintenant  écrire  sérieusement  une  tragédie?  Et  puis, 
ce  qu'on  oublie  trop,  ces  discussions  envahissent  l'âme  ; 
les  images  de  nos  ennemis  deviennent  des  fantômes  qui 
se  mêlent  à  toutes  nos  œuvres,  et  apportent  le  désordre 
dans  une  nature  délicate  et  tendre.  Le  goût  pour  la 
polémique  a  tué  Byron,  et  pour  l'honneur  de  la  Httéra- 
ture  allemande,  Platen  devrait  se  détourner  d'une  voie 
aussi  funeste.  » 

Samedi,  12  février  1831. 

Je  lis  le  Nouveau  Testament;  Goethe  me  montrait  ces 
jours-ci  un  dessin  représentant  le  Christ  marchant  sur  la 
surface  de  la  mer,  et  saint  Pierre  qui,  en  allant  au-devant 
de  lui,  dans  un  instant  de  doute,  commence  à  enfoncer; 
il  m'a  dit  :  «  C'est  là  une  des  plus  belles  légendes, 
une  de  celles  que  j'aime  le  mieux.  Elle  exprime  cette 
haute  pensée,  que  l'homme,  par  la  foi  et  le  courage  triom- 
phe des  entreprises  les  plus  difficiles,  tandis  que  si  le 
doute  le  fait  chanceler  tant  soit  peu,  il  est  perdu.  » 

Dimanche,  13  février  1831. 

Dîné  avec  Goethe.  Nous  causons  de  Faust.  Il  a  réussi 
le  commencement  comme  il  le  désirait.  —  «  Ce  qui  de- 
vait arriver,  je  l'avais  décidé  depuis  longtemps,  comme 
vous  le  savez,  mais  je  n'étais  pas  encore  entièrement  sa- 
tisfait des  détails  qui  amenaient  ces  faits,  je  suis  content 
aujourd'hui,  parce  que  de  bonnes  idées  me  sont  venues. 


244  COiNVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

Pour  le  vide  qui  s'étend  d'Hélène  jusqu'au  cinquième 
acte,  qui  est  terminé,  je  vais  faire  un  plan  bien  détaillé, 
afin  de  travailler  ensuite  tranquillement,  bien  à  mon 
aise,  aux  passages  qui  me  plairont  le  plus.  Cet  acte  a 
iiiaintenant  une  physionomie  originale,  il  forme  comme 
un  petit  monde  à  part,  qui  ne  se  lie  que  par  un  fil  léger 
à  ce  qui  précède  et  à  ce  qui  suit.  » 

—  «  C'est  là  aussi  le  caractère  des  autres  actes,  dis-je, 
car  au  fond  les  scènes  de  la  cave  d'Auerbach,  de  la  cui- 
sine des  Sorcières,  duBloksberg,  du  conseil  de  l'Empire, 
de  la  mascarade,  du  papier-monnaie,  du  laboratoire,  de 
la  nuit  classique  de  AValpurgis,  d'Hélène,  forment  toutes 
de  petits  mondes  qui,  tout  en  s'influençant  mutuelle- 
ment, restent  indépendants.  Le  poète  cherche  avant  tout 
à  tracer  des  peintures  variées  ;  il  choisit  une  fable  et  un 
héros  seulement  pour  lier  entre  eux  les  tableaux  qu'il 
veut  tracer.  Cela  est  vrai  pour  V Odyssée  comme  pour 
Gil  Blas.  » 

«  —  Vous  avez  parfaitement  raison,  dit  Goethe,  aussi 
dans  une  pareille  composition,  il  s'agit  simplement  de 
donner  à  chaque  partie  une  physionomie  nette  et  bien 
expressive  ;  quant  à  l'ensemble,  il  reste  incommensurable, 
mais  comme  ces  problèmes  insolubles  que  les  hommes  se 
sentent  entraînés  à  sonder  sans  cesse.  » 

Je  lui  parlai  d'une  lettre  d'un  jeune  militaire  que  j'a- 
vais, avec  d'autres  amis,  engagé  à  prendre  du  service  à 
l'étranger,  et  qui,  n'ayant  pas  trouvé  à  son  goût  sa  posi- 
lion,  querellait  tous  ceux  qui  lui  avaient  donné  ce  conseil. 
Goethe  me  dit  :  «  Donner  des  conseils,  c'est  là  une  chose 
bien  singulière;  quand  on  a  vu  comment  dans  ce  monde 
échouent  les  plans  les  mieux  combinés ,  tandis  que  les 
moyens  les  plus  absurdes  conduisent  au  but,  on  se  récuse 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  245 

quandil  s'agit  de  donner  des  conseils.  Au  fond,  d'ailleurs, 
demander  des  conseils^  c'est  de  la  sottise,  et  les  donner, 
cest  de  la  présomption.  On  ne  doit  conseiller  que  là  oii 
l'on  est  partie  active.  Si  on  me  demande  un  conseil,  je  dis 
que  je  suis  prêt  à  le  donner,  mais  à  la  condition  qu'on 
ne  le  suivra  pas.  » 

Nous  revînmes  au  Nouveau  Testament.  «  Quand  on  n'a 
pas  lu  depuis  longtemps  les  Evangélistes,  dis-je,  on  est 
toujours  étonné  de  la  grandeur  morale  des  personnages. 
Dans  ces  hautes  exigences  imposées  à  notre  force  de  vo- 
lonté morale,  on  retrouve  une  espèce  de  commandement 
absolu  *.  »  —  «  Vous  trouverez  surtout  le  commande- 
ment absolu  de  la  foi,  que  Mahomet  a  poussé  encore  plus 
loin.  »  —  «  Mais  d'ailleurs,  continuai-je,  les  Evangé- 
listes,  quand  on    les   examine   de    près,  sont   pleins 
d'écarts  et  de  contradictions,  et  ces  livres  doivent  avoir 
passé  par  d'étranges  vicissitudes  avant  d'être  rassemblés 
comme  ils  le  sont  maintenant.  »  —  «  C'est  une  mer  à 
boire,  dit  Goethe,  quand  on  veut  pénétrer  dans  un  exa- 
men historique  et  critique.  Il  vaut  bien  mieux  s'en  tenir 
simplement  à  ce  qui  est  sous  nos  yeux,  en  s'appropriant 
tout  ce  que  l'on  y  peut  trouver  d'utile  pour  son  déve- 
loppement et  son  perfectionnement  moral.  Cependant  il 
est  intéressant  de  se  bien  représenter  la  scène,  et  sur  ce 
point  je  ne  peux  rien  vous  recommander  de  meilleur 
que  le  livre  excellent  de  Rœhr  sur  la  Palestine.  Ce  livre 
a  fait  tant  de  plaisir  au  feu  grand-duc,  qu'il  l'acheta  deux 
fois  ;  il  envoya  l'exemplaire  qu'il  avait  lu  à  la  bibliothè- 
que, et  s'en  acheta  un  second  pour  le  garder  et  l'avoir 
toujours  à  sa  disposition.  » 
Je  m'étonnai  que  le  grand-duc  s'intéressât  à  ces  ques- 

*  En  allemand  impératif  catégorique. 

14. 


246  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

lions.  «  C'était  là  une  de  ses  grandes  qualités,  ditGœthe. 
Il  portait  de  l'intérêt  à  tout  ce  qui  avait  de  l'importance^ 
en  quelque  branche  que  ce  fut.  11  voulait  toujours  aller  en 
avant ,  et  toutes  les  inventions ,  toutes  les  organisations 
nouvelles  du  temps,  il  tâchait  de  les  introduire  chez  lui. 
S'il  n'y  avait  pas  réussite,  onn'en  parlait  plus»  Je  me  de- 
mandais souvent  comment  je  pourrais  justifier  tels  ou  tels 
échecs,  mais  il  consentait  gaiement  à  ne  pas  les  voir, 
et  partait  à  la  recherche  de  quelque  autre  nouveauté. 
C'était  une  des  grandes  qualités  de  sa  nature,  qualité  non 
acquise,  mais  innée.  » 

Pour  dessert  nous  examinâmes  quelques  gravures  des 
maîtres  contemporains ,  surtout  des  paysages ,  et  nous 
remarquâmes  avec  joie  que  dans  toutes  ces  œuvres  on 
n'apercevait  rien  de  faux.  «  Depuis  tant  de  siècles,  dit-il, 
il  y  a  dans  ce  monde  tant  d'oeuvres  remarquables  qu'il  ne 
faut  pas  s'étonner  qu'elles  exercent  leur  influence  et  fas- 
sent naître  de  nouvelles  œuvres  aussi  bonnes.  »  —  «  Ce 
qui  nuit,  dis-je,  ce  sont  les  fausses  doctrines,  si  nom- 
breuses, qu'un  jeune  talent  ne  sait  à  quel  saint  se 
vouer.  »  —  «  Nous  avons  des  exemples  du  mal  qu'elles 
font,  dit  Gœthe  ;  des  générations  tout  entières  ont  sous 
nos  yeux  été  perdues  par  de  fausses  maximes ,  elles  nous 
ont  à  nous-mêmes  fait  du  tort.  De  nos  jours  l'imprimerie 
donne  une  facihté  toute  nouvelle  de  prêcher  rapidement 
et  partout  l'erreur.  Quand  même  un  critique,  après  des 
années,  se  corrige,  et  publie  ses  nouvelles  convictions^ 
sa  mauvaise  théorie  n'a  pas  moins,  pendant  l'intervalle, 
exercé  son  action,  et  elle  vivra  toujours  à  côté  de  la 
bonne,  comme  une  plante  parasite.  Ce  qui  me  console^ 
c'est  qu'un  talent  vraiment  grand  ne  se  laisse  ni  égarer 
ni  corrompre. 


CONVERSATIONS   DE   GŒTHE.  247 

«  Ces  gravures  sont  vraiment  bonnes  ;  vous  voyez  là  de 
jolis  talents,  qui  ont  su  apprendre  quelque  chose  et  ac- 
quérir beaucoup  de  goût  et  beaucoup  d'habileté.  Mais 
cependant  à  tous  ces  dessins  manque  une  qualité  :  la 
virilité.  Notez  ce  mot  et  soulignez-le.  Il  manque  là  une 
certaine  force  pénétrante  qui,  dans  les  siècles  précé- 
dents, se  répandait  partout  et  qui,  dans  le  siècle  actuel, 
ne  manque  pas  seulement  à  la  peinture,  mais  à  tous  les 
arts.  La  race  actuelle  est  débile;  est-ce  de  naissance,  ou 
est-ce  dû  à  une  éducation  et  à  une  nourriture  plus  fai- 
bles, je  ne  saurais  le  dire.  » 

—  «  On  voit  aussi,  dis-je,  l'influence  qu'exerce  sur  les 
œuvres  cette  grandeur  de  caractère  qui  se  rencontre  plutôt 
dans  les  siècles  passés.  A  Venise ,  quand  on  est  devant 
les  œuvres  de  Titien  ou  de  Paul  Veronèse,  on  sent  com- 
bien l'esprit  de  ces  hommes  était  puissant ,  soit  pour 
concevoir,  soit  pour  exécuter.  Leur  sensibilité  si  grande, 
si  énergique  s'est  répandue  dans  toutes  les  parties  de 
leurs  tableaux  ;  cette  puissance  de  leur  caractère  artis- 
tique élargit  notre  être  et  nous  élève  nous-mêmes,  quand 
nous  contemplons  leurs  œuvres.  Cette  virilité  dont  vous 
parlez  se  retrouve  aussi  très-marquée  dans  les  paysages 
de  Rubens.  Ce  ne  sont  que  des  arbres,  des  terrains,  de 
l'eau,  des  rochers,  des  nuages,  mais  sa  forte  pensée  a 
pénétré  dans  toutes  les  formes,  et  en  voyant  une  nature 
qui  nous  est  connue,  nous  la  voyons  animée  de  l'énergie 
de  l'artiste  et  reproduite  selon  sa  pensée.  » 

«  C'est  certain ,  dit  Gœthe  ;  dans  les  arts  et  dans  la 
poésie,  le  caractère,  c'est  tout,  et  cependant  dans  ces 
derniers  temps  il  y  a  eu  parmi  les  critiques  de  petits 
personnages  qui  n'étaient  pas  de  cet  avis,  et  qui  voulaient 
que  dans  un  ouvrage  de  poésie  ou  d'art,  un  grand  carac- 


248  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

tère  ne  fut  qu'une  espèce  de  faible  accessoire.  Mais  à  la 
vérité,  pour  reconnaître  et  honorer  un  grand  caractère, 
il  faut  en  être  un  soi-même.  Tous  ceux  qui  ont  refusé 
à  Euripide  l'élévation  étaient  de  pauvres  hères  incapables 
de  s'élever  avec  lui,  ou  bien  c'étaient  d'impudents 
charlatans ,  qui  voulaient  se  faire  valoir  et  qui  en  effet 
se  grandissaient  aux  yeux  d'un  monde  sans  énergie.  » 

Lundi,  14  février  ISôl. 

Dîné  avec  Gœtlie.  Il  avait  lu  les  Mémoires  du  général 
Rapp,  ce  qui  amena  la  conversation  sur  Napoléon  et  sur 
les  sentiments  que  madame  Lcelitia  a  du  éprouver  en  se 
voyant  la  mère  de  tant  de  héros  et  d'une  si  puissante 
famille.  Quand  elle  devint  mère  de  Napoléon,  son  second 
fils,  elle  avait  dix-huit  ans,  son  mari  vingt-trois,  et 
l'organisation  physique  de  Napoléon  se  ressentit  heureu- 
sement de  la  jeune  et  fraîche  énergie  de  ses  parents. 
Après  lui,  elle  fut  encore  mère  de  trois  autres  fils,  tous 
richement  doués,  tous  ayant  joué  avec  vigueur  leur  rôle 
dans  le  monde,  et  tous  doués  d'un  certain  talent  poé- 
tique. Après  ces  fils  vinrent  trois  filles,  et  enfin  Jérôme, 
qui  paraît  avoir  été  le  moins  bien  doué  de  tous.  Le  talent, 
s'il  n'est  pas  dû  aux  parents  seuls,  demande  cependant 
une  bonne  organisation  physique;  il  n'est  donc  nulle- 
ment indifférent  d'être  né  le  premier  ou  le  dernier, 
d'avoir  pour  père  et  mère  des  êtres  jeunes  et  vigoureux, 
ou  bien  vieux  et  débiles.  —  «  Il  est  curieux  ,  dis-je,  que 
le  talent  musical  se  montre  le  premier  de  tous  ;  Mozart 
à  cinq  ans,  Beethoven  à  huit  ans,  Hummel  à  neuf  ans, 
étonnaient  déjà  autour  d'eux  par  leur  jeu  et  leurs  com- 
positions. » 

«  Le  talent  musical,  dit  Gœthe,  doit  naturellement  se 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  249 

montrer  le  premier,  parce  que  la  musique  est  quelque 
chose  de  tout  à  fait  inné,  d'intime,  quin  a  pas  besoin  de 
secours  extérieur  et  d'expérience  puisée  dans  la  vie.  Mais 
un  phénomène  comme  Mozart  reste  toujours  une  excep- 
tion inexplicable.  Comment  la  Divinité  trouverait-elle 
l'occasion  de  faire  des  miracles,  si  elle  ne  s'essayait  pas 
parfois  dans  ces  êtres  extraordinaires  qui  nous  étonnent 
et  que  nous  ne  pouvons  comprendre  ?  » 

Mardi,  15  février  1831. 

Dîné  avec  Gœthe.  Je  lui  parle  du  théâtre;  il  loue  la 
pièce  donnée  hier,  Henri  III^  d'Alexandre  Dumas, 
comme  tout  à  fait  excellente  ^  Il  trouve  cependant  naturel 
qu'elle  ne  soit  pas  absolument  au  goût  du  public.  «  Sous 
ma  direction,  je  n'aurais  pas  essayé  de  la  donner,  car  je 
me  rappelle  encore  très-bien  quelle  peine  j'ai  eue  à  intro- 
duire, et  par  contrebande,  auprès  du  public  le  Prince 
Constant,  qui  cependant  parle  plus  au  cœur,  est  bien 
plus  poétique,  et  nous  intéresse  plus  que  Henri  lîL  » 

*  Elle  est  surtout  faite  pour  les  yeux,  et  l'on  a  vu  souvent  com- 
bien Gœthe  était  las  des  analyses  infinies  de  sentiments,  mises  à  la 
mode  par  les  romantiques  d'outre  -  Rhin.  Ce  mot  romantique  dé- 
signe en  France  et  en  Allemagne  deux  écoles  fort  dilférentes;  il  faut, 
donc  bien  prendre  garde  d'appliquer  au  romantisme  français  les  blâmes 
fréquents  que  Gœthe  adresse  au  romantisme  allemand.  Les  romanti- 
ques chez  nous  poussaient  l'énergie  jusqu'à  la  brutalité  ;  les  romanti- 
ques allemands  poussaient  la  douceur  jusqu'à  la  débilité.  Si  les  deux 
écoles  avaient  la  même  adoration  pour  le  moyen  âge,  elles  lui  rendaient 
un  culte  tout  différent.  Je  ne  pourrais  sans  longs  développements  in- 
diquer d'une  façon  précise  ces  analogies  et  ces  différences  ;  je  veux 
seulement  prévenir  toute  confusion  qui  serait  fâcheuse  pour  nos  écri- 
vains. Je  rappelle  ce  que  Gœthe  a  fait  remarquer  plus  haut:  C'est  au 
grand  mouvement  allemand  de  1775  que  ressemble  noire  mouvement 
de  1830.  Notre  époque  rénovatrice  de  Sturm  und  Drang  a  été  en  même 
temps  retardée  et  rendue  plus  féconde  par  les  événements  politiques 
de  la  Révolution. 


250  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Je  lui  ai  parlé  du  gra7id  Cophte,  que  j'ai  lu  ces  jours-ci. 
Après  l'avoir  analysé  scène  par  scène,  je  concluais  avec 
le  désir  de  le  voir  un  jour  sur  la  scène. 

«  Je  suis  heureux,  a  dit  Gœlhe,  que  la  pièce  vous  ait 
plu,  et  que  vous  ayez  su  y  découvrir  tout  ce  que  j'ai 
voulu  y  mettre.  Ce  n'était  pas  une  petite  affaire  que  de 
donner  d'abord  de  la  poésie  à  un  fait  tout  à  fait  réel, 
et  ensuite  de  le  rendre  propre  à  la  scène.  Et  cependant  vous 
avouerez  que  tout  est  parfaitement  calculé  pour  le 
théâtre.  Schiller  aimait  aussi  cette  pièce,  et  nous  en 
avons  un  jour  donné  une  représentation  qui  eut  devant 
un  public  d'éHte  un  brillant  succès.  Mais  pour  le  public 
en  général,  elle  ne  vaut  rien;  ces  crimes  lui  inspirent 
toujours  un  certain  éloignement  qui  l'empêche  d'avoir 
du  plaisir.  Cette  pièce  a  un  caractère  de  hardiesse  qui  la 
rapproche  tout  à  fait  du  théâtre  de  Clara  Gazul,  et  le 
poète  français  pourrait  vraiment  me  porter  envie  de 
lui  avoir  pris  d'avance  un  si  bon  sujet.  Je  dis  que  le  sujet 
est  bon  parce  que  son  importance  n'est  pas  seulement 
morale,  mais  aussi  historique;  l'aventure  précède  immé- 
diatement la  Révolution  française  et  en  est  pour  ainsi 
dire  le  point  de  départ.  La  reine,  impliquée  dans  l'his- 
toire si  fâcheuse  du  Collier^  perdit  sa  dignité;  Vestime 
même  lui  fut  retirée,  et  ainsi  fut  ébranlé  ce  qui  rendait  sa 
personne  inviolable  dans  l'esprit  du  peuple.  La  haine  ne- 
fait  de  mal  à  personne,  mais  le  mépris,  voilà  ce  qui 
renverse.  Kotzebue  fut  haï  longtemps,  mais  pour  que  le 
poignard  d'un  étudiant  osât  s'attaquer  à  lui,  il  fallut  que 
certains  journaux  l'eussent  d'abord  rendu  méprisable.  », 

Jeudi,  17  février  1851. 

Dîné  avec  Goethe.  Je  lui  rapporte  son  Séjour  à  Carlshady 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIE.  251 

(de  1807),  que  j'ai  fini  de  rédiger  ce  matin.  Nous  cau- 
sons des  pensées  excellentes  qui  y  sont  jetées  comme  de 
simples  remarques  fugitives.  «  On  croit  toujours,  dit 
Gœthe  en  riant,  qu'il  faut  devenir  vieux  pour  être  ha- 
bile; mais  en  réalité  on  a  de  la  peine,  en  prenant  des 
années,  à  se  maintenir  aussi  sage  qu'on  l'était  autrefois. 
En  parcourant  les  différents  degrés  de  la  vie,  on  devient 
autre,  mais  je  ne  peux  dire  que  Ton  devienne  meilleur, 
et  sur  certaines  questions,  on  peut  à  vingt  ans  trouver 
le  vrai  aussi  bien  qu'à  soixante.  —  Certes  on  voit  le 
monde  dans  la  plaine  autrement  que  sur  les  sommets,  et 
on  le  voit  encore  autrement  sur  les  glaciers  des  monts; 
on  aperçoit  une  étendue  plus  vaste,  mais  voilà  tout,  et 
on  ne  peut  pas  dire  qu'on  ait  la  vue  meilleure  ici  que  là. 
—  Quand  donc  un  écrivain  laisse  des  monuments  d«g 
différentes  périodes  de  sa  vie,  l'important,  c'est  qu'd  soit 
né  avec  un  fonds  solide,  avec  la  bonne  volonté,  c'est  qu'il 
ait  toujours  vu  et  senti  tout  avec  simplicité,  c'est  qu'il 
ait  toujours  parlé  sans  détours,  sans  réserve,  sans  dissi- 
mulation, comme  il  pensait.  —  Si  ce  qu'il  a  écrit  était 
vrai  du  point  de  vue  oii  il  était  alors  placé,  cela  sera  tou- 
jours vrai,  et  l'auteur  peut  plus  tard  se  développer  et 
changer  comme  il  le  veut.  —  Ces  jours-ci,  une  feuille 
de  vieux  papier  tombe  entre  mes  mains.  Je  me  mets  à  la 
lire  ;  a  Hum  !  me  disais-je  à  moi-même,  ce  qui  est  écrit 
là  n'est  pas  si  mal,  tu  ne  penses  pas  autrement,  et  tu 
ne  t'exprimerais  aussi  guère  autrement.  »  En  regardant 
mieux  cette  feuille,  je  reconnus  que  c'était  une  feuille 
de  mes  propres  œuvres.  Comme  je  marche  toujours  en 
avant,  j'oublie  ce  que  j'ai  écrit,  et  je  me  trouve  bientôt 
exposé  à  regarder  ce  que  j'ai  fait  comme  l'œuvre  d'un 
étranger.  » 


262  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

Je  m'informai  des  progrès  de  Faust.  «  Il  ne  me 
quitte  plus,  dit-il  ;  tous  les  jours  j'y  pense,  et  trouve 
quelque  chose  ;  j'avance.  Aujourd'hui  j'ai  fait  coudre 
tout  le  manuscrit  de  la  seconde  partie,  pour  que  mes 
yeux  puissent  la  bien  voir.  —  J'ai  rempli  de  papier 
blanc  la  place  du  quatrième  acte  qui  manque,  et  il  est 
très -probable  que  la  partie  terminée  m'excitera  et 
m'encouragera  à  finir  ce  qui  reste  à  faire.  Ces  moyens 
extérieurs  font  plus  qu'on  ne  croit,  et  l'on  doit  venir  au 
secours  de  l'esprit  de  toutes  les  manières.  » 

Gœthe  fit  apporter  ce  manuscrit  nouvellement  bro- 
ché, et  je  fus  surpris  de  sa  grosseur;  il  formait  un 
bon  volume  in-foHo,  «Voilà,  dis -je,  ce  que  vous 
avez  écrit  depuis  six  ans  que  je  suis  ici ,  et  cepen- 
dant toutes  vos  autres  occupations  ne  vous  ont  permis 
d'y  donner  que  très-peu  de  temps.  On  voit  comme  une 
œuvre  grossit,  même  quand  on  se  borne  à  n'y  ajouter 
qu'un  peu  de  temps  en  temps.  » 

—  «  On  peut  s'en  convaincre  surtout  en  vieillissant, 
dit-il,  car  la  jeunesse  croit  que  tout  doit  se  faire  en  un 
jour.  Si  le  sort  m'est  favorable,  et  si  je  continue  à  bien 
me  porter,  j'espère  être  arrivé  loin  dans  le  quatrième 
acte  aux  premiers  mois  du  printemps.  Je  l'avais  dans  la 
tête  depuis  longtemps,  comme  vous  savez,  mais  pendant 
l'exécution,  il  s'est  énormément  augmenté,  et  je  ne  peux 
plus  me  servir  que  de  ce  qu'il  y  avait  de  plus  générai 
dans  mon  ancien  plan.  Il  faut  d'ailleurs,  maintenant,  que 
cet  acte  d'intermède  soit  aussi  long  que  les  autres 
actes.  » 

—  «  Dans  cette  seconde  partie,  dis-je,  on  voit  ap- 
paraître un  monde  bien  plus  riche  que  dans  la  pre- 
mière. » 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIE.  253 

—  «  C'est  naturel,  dit  Goethe.  La  première  partie  est 
presque  tout  entière  consacrée  à  la  peinture  d'émotions 
intimes  et  personnelles  ;  tout  part  d'un  individu  engagé 
dans  certaines  idées,  agité  par  certaines  passions;  la 
demi-obscurité  de  cette  partie  peut  avoir  pour  les 
hommes  son  attrait.  Dans  la  seconde  partie,  "presque 
rien  ne  dépend  plus  d'un  individu  spécial;  là  paraît  un 
monde  plus  élevé,  plus  large,  plus  clair,  plus  libre  de 
passions,  et  l'homme  qui  n'a  pas  cherché  un  peu,  qui  n'a 
pas  eu  lui-même  quelques-unes  de  ces  idées  ne  saura 
pas  ce  que  j'ai  voulu  dire.  » 

—  «  Oui,  dis-je,  il  y  a  là  pour  la  pensée  de  quoi  s'exer- 
cer, et  un  peu  d'érudition  y  est  de  temps  en  temps  néces- 
saire. Je  suis  content  d'avoir  lu  le  petit  livre  de  Schelling 
sur  les  Kabires  \  et  de  savoir  à  quoi  vous  faites  allusion 
dans  le  fameux  passage  de  la  Nuit  classique  de  Wal- 
pur(jis,  » 

—  «  J'ai  toujours  trouvé  qu'il  était  bon  de  savoir 
quelque  chose,  dit  Goethe  en  riant.  » 

Vendredi,  18  février  1831, 

Dîné  avec  Gœthe.  Nous  causons  des  différentes  formes 
de  gouvernement,  et  des  difficultés  qui  naissent  d'un 
libéralisme  trop  prononcé  ;  en  effet,  il  excite  tellement  les 
prétentions  des  individus,  qu'à  la  fm  il  ne  sait  plus  à  quels 
vœux  satisfaire.  Le  pouvoir  ne  peut  pas  toujours  agir 
avec  une  bonté,  une  douceur,  et  une  délicatesse  morale 
parfaites,  car  il  a  à  manier  et  à  tenir  en  respect  un 
monde  mêlé  et  parfois  fou.  Nous  avons  remarqué  aussi 
que  le  gouvernement  est  un  métier  qui  exige  l'homme 
tout  entier  ;  il  n'est  donc  pas  bon  qu'un  souverain  ait 

*  dissertation  sur  les  Divinités  de  la  Samothrace  [iHb]. 

15 


254  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

trop  de  goût  pour  d'autres  occupations,  par  exemple^ 
pour  les  arts,  car  alors  non-seulement  l'attention  du 
prince,  mais  les  forces  de  l'État  sont  nécessairement 
détournées  d'autres  objets  plus  indispensables.  Le  goût 
des  arts  est  plutôt  l'affaire  des  riches  particuliers. 

Goethe  m'a  dit  ensuite  que  la  traduction  de  sa  Méta- 
morphose des  Plantes,  qu'il  fait  avec  Soret,  marchait 
bien,  et  qu'il  avait  reçu  du  dehors,  pour  la  révision  de 
cet  ouvrage,  des  secours  excellents,  surtout  pour  le 
chapitre  de  la  spirale.  «  Vous  savez,  dit-il,  que  nous 
nous  occupons  de  cette  traduction  depuis  plus  d'une 
année  déjà  ;  mille  obstacles  nous  ont  arrêtés,  l'œuvre 
restait  là,  et  je  maudissais  souvent  en  moi-même  ce 
retard.  Mais  maintenant  je  rends  grâces  à  tous  ces  ob- 
stacles, car  pendant  ce  temps  des  savants  distingués 
ont  fait  des  découvertes  qui  sont  de  l'eau  excellente  pour 
notre  moulin,  et  qui,  me  faisant  aller  en  avant  au  delà 
de  toutes  mes  espérances,  me  permettent  de  donner  à 
mon  travail  une  conclusion  à  laquelle  je  n'aurais  pas 
pensé  il  y  a  un  an.  Des  aventures  de  ce  genre  me  sont 
souvent  arrivées  dans  ma  vie,  et  on  en  vient,  dans  ces  cir- 
constances, à  croire  aune  influence  supérieure,  à  quelque 
chose  de  démoniaque,  sans  prétendre  en  comprendre 
davantage.  » 

Samedi,  19  février  1831. 

Diné  chez  Gœthe  avec  le  conseiller  aulique  Yogel. 
Goethe  avait  reçu  une  brochure  sur  l'île  d'Hehgoland; 
il  la  lisait  avec  grand  intérêt  et  nous  en  communiqua 
l'essentiel.  On  parla  ensuite  de  médecine,  et  Yogel  raconta, 
comme  la  nopselle  du  jour,  que  la  petite  vérole,  malgré 
la  vaccine,  avait  reparu  à  Eisenach,  et  en  très-peu  de 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  255 

temps  avait  enlevé  beaucoup  de  monde.  —  «  La  nature, 
dit  Vogel,  a  toujours  quelque  trait  en  réserve,  et  il  faut 
bien  du  soin  pour  qu'une  théorie  que  l'on  dirige  contre 
elle  soit  efficace.  On  considérait  la  vaccine  comme  si 
certaine  et  comme  si  infaillible  qu'on  en  a  fait  une 
obligation  légale  ;  mais  cet  événement  d'Eisenach  rend 
suspecte  son  infaillibilité  et  aftaiblit  le  crédit  de  la  loi.  » 

«  —  Cependant,  dit  Goethe,  mon  avis  est  qu'il  ne  faut 
pas  moins  en  exiger  sévèrement  l'exécution,  car  ces 
petites  exceptions  ne  sont  rien  en  comparaison  de  ses 
immenses  bienfaits.  » 

«  — C'est  aussi  mon  avis,  dit  Vogel,  et  je  soutiendrais 
même  que,  dans  tous  les  cas  où  la  vaccine  n'a  pas  préservé 
de  la  petite  vérole,  l'inoculation  avait  été  défectueuse. 
Pour  qu'elle  préserve,  il  faut  qu'elle  soit  suivie  de  fièvre; 
une  irritation  de  la  peau  sans  fièvre  ne  préserve  pas. 
Aussi,  dans  le  comité,  j'ai  proposé  qu'on  obligeât  toutes 
les  personnes  chargées  de  vacciner  à  faire  une  forte 
inoculation.  » 

«  — J'espère  que  votre  proposition  a  passé,  dit  Goethe; 
en  général  je  suis  toujours  pour  l'observation  complète 
des  lois,  surtout  dans  un  temps  comme  le  nôtre,  où,  par 
faiblesse  ou  par  libéralisme  exagéré,  on  a  partout  plus  de 
laisser-aller  qu'il  n'est  raisonnable  » 

Dimanche,  20  féwier  1831. 

Dîné  avec  Gœthe.  ïl  m'avoue  qu'il  a  vérifié  mes  obser- 
vations sur  les  ombres  bleues  de  la  neige  produites  par 
le  bleu  du  ciel,  et  qu'il  les  a  trouvées  justes.  «  Cepen- 
dant, dit-il,  les  deux  cnuses  peuvent  agir  ensemble,  et  la 
couleur  attirée  par  le  jaune  peut  être  renforcée  par  le  bleu 
extérieur.  »  —  J'accède  tout  à  fait  à  cette  proposition,  et 


256  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

je  suis  heureux  de  voir  Goethe  me  donner  enfin  raison. 

Causant  de  sa  théorie,  je  lui  dis  qu'elle  est  simple 
à  comprendre  en  principe,  mais  difficile  à  appliquer  aux 
mille  phénomènes  qui  se  présentent  à  chaque  instant.  — 
«  Je  la  comparerais  au  whist,  me  dit-il.  C'est  un  jeu  dont 
les  règles  sont  très-faciles  à  donner,  mais  il  faut  l'avoir 
très-longtemps  joué  pour  y  être  un  maître.  D'ailleurs  on 
n'apprend  rien  par  la  simple  audition,  il  faut  pratiquer 
soi-même,  sinon  on  ne  sait  qu'a  moitié  et  superficielle- 
ment. » 

Goethe  nous  parle  du  livre  d'un  jeune  physicien  écrit 
très-clairement  et  auquel  il  pardonne  ses  préoccupations 
téléologiques.  —  «  11  est  naturel  à  l'homme,  dit  Goethe, 
de  se  considérer  comme  le  but  de  la  création,  et  de 
n'estimer  les  choses  que  par  rapport  à  lui  et  qu'autant 
qu'elles  le  servent  et  lui  sont  utiles.  Il  se  rend  maître  du 
monde  végétal  et  animal,  et,  trouvant  que  les  autres 
créatures  sont  pour  lui  une  nourriture  agréable,  il  re- 
connaît là  son  Dieu,  et  apprécie  sa  bonté,  qui  a  eu  pour 
lui  des  soins  si  paternels.  A  la  vache  il  prend  le  lait,  à 
l'abeille  le  miel,  au  mouton  la  laine,  et  en  donnant  aux 
objets  un  but  qui  lui  est  utile,  il  croit  qu'ils  ont  été  créés 
'pour  ce  but.  Il  ne  peut  pas  croire  que  même  la  plus  pe- 
tite herbe  ne  soit  pas  là  pour  lui,  et,  s'il  n'a  pas  encore  pu 
constater  son  genre  d'utihté,  il  croit  qu'on  le  décou- 
vrira plus  tard.  —  Raisonnant  en  particulier  comme  en 
général,  il  ne  manque  pas  de  transporter  dans  la  science 
cette  vue  prise  dans  la  vie,  et  dans  les  parties  diverses 
d'un  être  organisé  il  cherche  le  but  et  l'utilité.  Cela  peut 
aller  ainsi  quelque  temps,  et  parfois  dans  la  science 
réussir,  mais  bien  vite  il  y  rencontrera  des  phénomènes 
qui  dépasseront  son  système,  et  qui  exigeront  un  point 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  257 

de  vue  plus  élevé,  ou  sinon  le  laisseront  engagé  dans 
d'évidentes  contradictions.  Ces  professeurs  d'utilité  di- 
sent bien  :  Le  bœuf  a  des  cornes  pour  se  défendre.  Mais 
moi  je  demanderai  :  et  le  mouton,  pourquoi  n'en  a-t-il 
pas?  et  lorsqu'il  en  a,  pourquoi  sont-elles  enroulées  autour 
de  son  oreille,  de  telle  façon  qu'elles  ne  lui  servent  à  rien? 

—  Mais  c'est  autre  chose,  si  je  dis  :  le  bœuf  se  défend 
avec  ses  cornes  parce  qu'il  les  a.  —  La  question  du  but, 
la  question  pourquoi^  n'a  absolument  rien  de  scientifique, 

—  On  va  plus  loin  avec  la  question  comment?  Car  si  je 
demande  :  comment  les  cornes  viennent-elles  au  bœuf? 

,  ma  question  me  conduit  à  examiner  son  organisation,  et 
j'apprends  alors  pourquoi  le  lion  n'a  pas  et  ne  peut  pas 
avoir  de  cornes  ^  Ainsi  l'homme  a  dans  son  crâne 
deux  places  creuses.  Avec  la  question  pourquoi  je  n'iraj 
pas  loin,  mais  la  question  comment  m'enseigne  que 
ces  creux  sont  des  restes  du  crâne  animai,  qu'ils  se 
trouvent  mieux  marqués  chez  les  organisations  infé- 
rieures, et  que  chez  l'homme,  malgré  sa  supériorité,  ils 
n'ont  pas  encore  tout  à  fait  disparu.  Les  professeurs 
d'utilité  croiraient  perdre  leur  Dieu,  s'ils  ne  devaient  pas 
adorer  Celui  qui  a  donné  au  boeuf  les  cornes  afm  qu'il 
s'en  servît  pour  sa  défense.  Mais  on  me  permettra  d'adorer 
Celui  qui  dans  ses  créations  était  si  grand  et  si  riche, 
qu'ayant  fait  des  milliers  de  plantes,  il  en  fit  encore  une 

.qui  les  contenait  toutes,  et  qu'ayant  fait  de&  milliers  d'a- 
nimaux il  en  fit  un  qui  les  contenait  tous  :  l'homme.  — 
Que  l'on  vénère  Celui  qui  donne  aux  bestiaux  le  fourrage, 
et  à  l'homme  à  manger  et  à  boire  autant  qu'il  est  néces- 
saire, moi  j'adore  Celui  qui  a  déposé  dans  l'univers  une 

*  Voir  dans  les  poésies  de  Goethe  la  Métamorphose  des  Animaux 


258  C03SVERSATI0NS  DE  GŒTHE. 

telle  force  productrice,  que  lorsque  la  millionième  partie 
seulement  des  créatures  arrive  à  la  vie,  le  monde  des 
créatures  fourmille  encore  de  telle  sorte,  que  ni  la  guerre, 
ni  la  peste,  ni  l'eau,  ni  le  feu  ne  peuvent  rien  contre  lui. 
Voilà  mon  Dieu  I  » 

Lundi,  21  février  1831. 

Gœthe  a  beaucoup  loué  le  discours  par  lequel  Schel- 
ling  a  calmé  les  étudiants  de  Munich,  a  Ce  discours  est 
on  ne  peut  meilleur,  et  c'est  un  plaisir  de  retrouver 
ce  talent  supérieur  que  nous  connaissons  et  vénérons 
depuis  longtemps.  Le  sujet  était  excellent,  le  but 
juste,  et  il  a  réussi;  si  on  pouvait  dire  la  même  chose 
du  sujet  et  du  but  de  son  écrit  sur  les  KabireSy  nous 
pourrions  l'en  louer  aussi,  car  là  aussi  il  a  prouvé  son 
art  et  son  talent  d'orateur.  » 

Les  Kahires  de  Schelling  amenèrent  la  conversation 
sur  la  Nuit  classique  de  Waîpurgis^  et  sur  la  différence 
qui  la  sépare  des  scènes  du  Brocken  de  la  première 
partie. 

—  «  La  première  nuit  deWalpurgis,  dit  Gœthe,  est 
monarchique;  là  le  diable  est  respecté  et  traité  comme 
un  chef.  Au  contraire,  la  nuit  classique  est  tout  à  fait 
républicaine;  tous  les  personnages  sont  placés  sur  la 
même  ligne;  l'un  vaut  l'autre,  aucun  ne  se  subordonne 
et  ne  s'inquiète  des  autres.  » 

—  «  Et  puis ,  dis-je  ,  dans  la  nuit  classique,  tout  se 
sépare  en  personnages  bien  différents,  tandis  que  sur 
le  Bloksberg  allemand  on  ne  voit  qu'une  masse  de 
sorcières.  » 

—  a  Aussi,  dit  Gœthe,  Méphistophélès  sait  ce  que 
l'Homunculus  veut  dire  quand  il  parle  de  sorcières  thes- 
saliennes.  Un  bon  connaisseur  de  l'antiquité  pourra  avoir 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  259 

déjà  quelques  idées  à  ce  seul  nom  de  sorcières  thessa- 
liennes  ;  l'ignorant  ne  \erra  là  qu'un  mot.  » 

—  «  Il  faut,  dis-je,  que  l'antiquité  soit  bien  pré- 
sente et  bien  vivante  dans  votre  esprit  pour  que  vous 
puissiez  ressusciter  avec  tant  de  fraîcheur  toutes  ces 
figures,  les  employer  et  les  manier  avec  autant  d'ai- 
sance. » 

—  «  Si  pendant  toute  ma  vie,  ditGœthe,  je  ne  m'étais 
pas  occupé  d'arts  plastiques ,  cela  ne  m'aurait  pas  été 
possible.  Le  difficile,  c'était  de  rester  modéré  au  milieu 
d'une  telle  abondance,  et  d'écarter  toutes  les  figures  qui 
n'étaient  pas  absolument  en  harmonie  avec  mon  plan. 
Par  exemple  je  n'ai  fait  aucun  usage  ni  du  Minotaure, 
ni  des  Harpies,  ni  d'autres  monstres  encore.  » 

—  «  Ce  que  vous  avez  évoqué  dans  cette  nuit  est  si 
bien  lié,  si  bien  groupé,  que  l'imagination  se  rappelle 
tout  volontiers  et  sans  difficulté,  et  en  recompose  un 
tableau.  Les  peintres  ne  laisseront  certes  pas  échapper 
ces  sujets ,  et  je  me  réjouis  déjà  de  voir  Méphistophé- 
lès  chez  les  Phorkiades,  essayant  de  prolil  le  fameux 
masque  ^  » 

—  «  Il  a  là  quelques  bons  traits  de  ma  façon ,  dit 
Gœlhe,  que  tôt  ou  tard  le  monde  ulihsera  de  plus  d'une 
manière.  Quand  les  Français  seulement  connaîtront 
Hélène,  et  verront  ce  que  Ton  peut  en  tirer  pour  leur 
théâtre!...  ils  abîmeront  la  pièce  elle-même,  mais  ils 
sauront  s'approprier  habilement  ce  qui  peut  leur  servir, 
et  c'est  là  tout  ce  que  Ton  peut  attendre  et  désirer.  Ils 
ajouteront  certainement  à  la  Phorkiade  un  Chœur  de 
monstres,  semblable  à  celui  qui  est  déjà  indiqué  ailleurs.  » 

*  Voir  Faust,  traduction  de  M.  Blazc  de  Cury,  page  577 


260  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

—  «  Il  faudrait,  dis-je,  qu'un  bon  poëte  de  l'école 
romantique  arrangeât  la  pièce  en  opéra,  et  que  Rossini 
réunit  toutes  ses  forces  pour  écrire  la  musique  à'Hélène. 
Il  y  a  là  une  occasion  comme  on  en  trouve  rarement  pour 
de  splendides  décorations,  de  rapides  changements  à  vue, 
des  costumes  éblouissants,  de  délicieux  ballets,  sans 
compter  que  tous  ces  plaisirs  pour  les  yeux  ont  comme 
point  d'appui  une  fable  d'une  valeur  telle,  qu'on  n'en  dé- 
couvrirait pas  aisément  une  meilleure.  » 

«  Attendons,  dit  Goethe,  ce  que  les  dieux  nous  donne- 
ront. Il  ne  faut  rien  hâter  en  ces  matières.  Il  faut  que 
la  pièce  se  fasse  peu  à  peu  connaître  des  hommes,  et  que 
les  directeurs  de  théâtre,  les  poètes  et  les  compositeurs 
trouvent  un  avantage  à  la  faire  jouer.  » 

Mardi,  22  février  1831. 

Le  conseiller  supérieur  du  consistoire  *  Schwabe  me 
rencontre  dans  la  rue,  je  l'accompagne  un  peu,  et  il  me 
parle  de  ses  diverses  occupations.  Il  me  dit  que  dans 
ses  heures  perdues  il  prépare  l'édition  d'un  petit  volume 
de  sermons,  qu'un  de  ses  livres  pour  les  écoles  vient 

*  Eckermann  a  voulu  donner  ici  un  exemple  de  la  toléranee  pratique 
de  son  maître.  11  est  en  effet  curieux  de  voir  Goethe  engager  son  disciple  à 
fréquenter  un  défenseur  ardent  de  la  religion  prolestante.  On  sent  dans 
les  paioles  de  Goethe  la  sérénité  et  la  tranquille  indulgence  d'une  con- 
viction sûre  d'elle-même.  11  cherche  à  faire  d'Eckermann  ce  qu'il  était 
lui-même  :  un  observateur  curieux  et  paisible  de  toutes  les  variétés  de 
caractères  humains.  Il  laisse  à  chacun  sa  foi,  et  garde  la  sienne.  L'unité 
de  pensée  n'est  peut-être  pas  impossible  dans  ce  monde,  mais  elle  ne  sera 
que  le  résultat  suprême  de  l'unité  d'enseignement,  de  l'unité  d'études, etc.; 
comme  les  prémisses  n'existent  pas  encore,  il  ne  faut  pas  exiger  la  con- 
séquence. Goethe  était  même  si  persuadé  du  droit  de  chaque  individu  à 
l'indépendance,  qu'il  trouvait  l'expression  tolérance  injurieuse.  «  Le 
droit,  disait-il,  ne  doit  pas  être  toléré,  il  doit  être  reconnu.  Celui  qui 
tolère  insulte.  »  [Pensées,  VU"  Partie.) 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  261 

d'être  traduit  en  danois,  que  quarante  mille  exemplaires 
ont  été  vendus,  et  qu'on  l'a  introduit  en  Prusse  dans  les 
principales  écoles.  Il  me  prie  de  lui  faire  visite,  ce  que 
je  promets  avec  plaisir. 

En  dînant  avec  Goethe,  je  parle  de  Schwabe,  et  Gœthe 
fait  son  éloge  avec  moi.  —  «  La  grande-duchesse,  dit-il, 
l'apprécie  beaucoup,  et  elle  connaît  bien  ses  gens.  Je 
ferai  dessiner  son  portrait  pour  ma  collection,  et  vous 
ferez  très-bien  d'aller  le  voir,  et  de  lui  demander  de  vous 
recevoir  souvent.  Voyez-le,  écoutez-le  vous  exposer  tout 
ce  qu'il  fait  et  veut  faire.  Il  sera  intéressant  pour  vous 
de  jeter  un  coup  d'œil  dans  une  sphère  d'activité  dont 
on  ne  peut  avoir  aucune  idée  nette,  si  on  n'a  pas  eu  des 
relations  intimes  avec  un  homme  comme  lui.  » 

Je  le  promis ,  car  faire  la  connaissance  des  hommes 
qui  travaillent  dans  un  esprit  d'utilité  pratiques  toujours 
été  dans  mes  goûts. 

Mercredi,  23  février  1831. 

Avant  dîner,  je  me  promenais  sur  la  route  d'Erfurt,  je 
rencontrai  Gœthe  qui  fit  arrêter  et  me  prit  dans  sa  voi- 
ture. Nous  montâmes  jusqu'au  bois  de  sapins,  en  causant 
d'histoire  naturelle.  Toutes  les  collines  que  l'on  apercevait 
au  loin  étaient  couvertes  de  neige,  et  je  fis  remarquer 
que,  vu  dans  l'éloignement,  un  objet  sombre  se  revêtait 
d'une  teinte  bleuâtre  plus  facilement  qu'un  objet  blanc 
d'une  teinte  jaune.  Gœthe  fut  de  mon  avis,  et  bientôt 
nous  nous  trouvâmes  amenés  à  parler  de  la  haute  im- 
portance des  phénomènes  primordiaux,  derrière  lesquels 
on  croit  apercevoir  imniédiatement  la  Divinité. 

«  Je  ne  demande  pas,  dit  Gœ'tlie,  si  cet  êlre  suprême 
a  fintelligence  et  la  raison,  mais  je  sens  qu'il  est  fin- 
ir. 


262  COr^VERSATIONS  DE  GŒTHE. 

telligence,  la  raison  même.  Toutes  les  créatures  en  sont 
pénétrées,  et  l'homme  en  a  en  lui-même  autant  qu'il 
peut  reconnaître  de  parties  de  l'être  suprême.  » 

En  dînant ,  nous  causâmes  des  travaux  de  certains 
naturalistes,  qui,  pour  décrire  le  monde  organisé,  veu- 
lent partir  de  la  minéralogie.  «  C'est  là  une  grande  er- 
reur, dit  Gœthe.  Dans  le  monde  minéralogique,  la  sim- 
plicité extrême  est  l'extrême  beauté;  dans  le  monde 
organique,  c'est  la  complexité  extrême.  On  voit  donc 
que  les  deux  mondes  ont  deux  directions  tout  à  fait  dif- 
férentes, et  qu'on  ne  peut  point  passer  par  degrés  de 
l'un  à  l'autre.  » 

i  Jeudi,  24  février  1831. 

En  dînant,  Gœthe  m'a  dit  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  difficile 
dans  la  nature,  c'est  d'apercevoir  la  loi  là  même  où  elle 
se  cache  à  nous,  et  de  ne  pas  se  laisser  égarer  par  des 
phénomènes  en  contradition  avec  le  témoignage  de  nos 
sens.  Car  dans  la  nature  bien  des  faits  sont  contestés  par 
nos  sens  et  cependant  sont  vrais.  S'il  y  a  quelque  chose 
de  contraire  au  témoignage  de  nos  sens,  c'est  assurément 
que  le  soleil  soit  immobile,  ne  se  lève  pas,  ne  se  couche 
pas,  et  que  la  terre  tous  les  jours  tourne  sur  elle-même 
avec  une  inconcevable  rapidité  ;  cependant  aucun  homme 
instruit  ne  doute  qu'il  n'en  soit  ainsi.  Il  y  a  dans  le  règne 
végétal  des  phénomènes  de  ce  genre,  et  il  faut  prendre 
garde  de  se  laisser  engager  par  eux  dans  une  voie 
fausse.  » 

Lundi,  28  février  1831. 

Je  me  suis  occupé  toute  la  journée  du  manuscrit  du 
quatrième  volume  de  la  biographie  de  Gœthe,  qu'il  m'a 
envoyé  hier,  pour  voir  ce  qu'on  pourrait  encore  y  faire. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  265 

Ce  volume  est  tout  différent  des  premiers.  Dans  ceux- 
ci,  le  temps  marchait  vite,  et  Gœthe  suivait  toujours  une 
direction  bien  déterminée.  Au  contraire,  dans  ce  qua- 
trième volume,  tout  devient  plus  lent,  plus  indécis.  Des 
entreprises  sont  commencées  pour  être  abandonnées  ;  on 
sent  partout  l'influence  d'une  puissance  cachée,  occupée 
à  préparer  les  divers  fils  d'une  destinée  qui  attend  un 
long  avenir.  C'est  ici  que  Gœthe  pouvait  parler  de  celte 
puissance  secrète,  mystérieuse,  que  tous  sentent,  qu'au- 
cun philosophe  n'expHque,  et  pour  laquelle  l'homme  reli- 
gieux se  tire  de  difficulté  avec  un  mot  édifiant.  Gœthe  ap- 
pelle cette  énigme  indicible  du  monde  et  de  la  vie  le  dé- 
moniaque^; quand  il  en  donne  une  description,  il  semble 
qu'il  dise  vrai,  et  que  sur  certaines  profondeurs  de  notre 
vie  le  rideau  se  soit  levé.  Nous  croyons  voir  plus  loin, 
plus  clairement,  mais  bientôt  nous  sentons  que  le  sujet 
est  trop  grand,  trop  varié,  et  que  nos  yeux  n'atteignent 
que  jusqu'à  une  certaine  limite  déterminée. 

L'homme  est  né  seulement  pour  ce  qui  est  petit,  et  il 
ne  conçoit,  il  n'aime  que  ce  qu'il  connaît.  Un  grand 
connaisseur  sait  comprendre  un  tableau  et  rattacher  le 
détail  à  l'ensemble;  tout  est  également  vivant  pour  lui. 
Il  n'a  pas  de  préférence  pour  certaines  parties  isolées,  il 
ne  se  demande  pas  si  un  visage  est  laid  ou  beau,  si  un 
endroit  est  clair  ou  sombre,  il  se  demande  si  Vensemble 
est  bien  composé,  conformément  à  la  règle  et  à  la 
raison.  Mais  conduisons  un  ignorant  devant  un  ta- 
bleau un  peu  compliqué;  nous  verrons  que  l'ensemble  le 

*  Vexprcssion  démoniaque  esl  empruntée  à  Socrate  et  à  Platon  comme 
l'expression  enléléchie  avait  été  empruntée  à  Aristote,  A  force  de  se 
4)énélrer  de  l'aniiquité  hellénique,  Goethe,  involontairement,  avait  pris 
la  langue  même  de  sa  Grèce  bien-aimée. 


264  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

touche  peu  ou  lui  paraît  obscur,  et,  au  contraire,  que  cer- 
taines parties  l'attirent,  que  d'autres  le  choquent,  et  qu'à 
la  fin  il  reste  et  s'arrête  à  de  tout  petits  objets  isolés, 
louant  par  exemple  la  manière  dont  est  fait  ce  casque  ou 
cette  plume.  Or,  au  fond,  nous  autres  hommes,  devant 
le  grand  tableau  surnaturel  du  monde,  nous  jouons  tous 
plus  ou  moins  le  rôle  de  cet  ignorant.  Les  parties  éclai- 
rées, attrayantes,  nous  attirent,  les  parties  sombres  el 
désagréables  nous  repoussent,  l'ensemble  nous  trouble,  et 
nous  cherchons  en  vain  à  nous  faire  une  idée  claire  d'un 
Être  unique  à  qui  nous  puissions  attribuer  tant  d'éléments 
contraires.  Pour  les  œuvres  humaines  on  peut  devenir 
bon  connaisseur  en  s'assimilant  l'art  et  le  savoir  d'un 
maître,  mais  pour  les  œuvres  divines  il  faudrait  devenir 
un  être  égal  au  plus  élevé  des  êtres.  Si  cet  Être  voulait 
dès  maintenant  nous  transmettre  et  nous  révéler  ses  se- 
crets, nous  ne  les  comprendrions  pas,  nous  ne  saurions 
qu'en  faire,  et  serions  comme  cet  ignorant  dont  nous 
parlions,  à  qui  le  connaisseur  en  peinture  ne  pourrait 
jamais  faire  comprendre  les  prémisses  d'après  lesquelles 
il  juge.  A  ce  point  de  vue  il  est  donc  très-juste  qu'aucune 
religion  n'ait  été  donnée  immédiatement  par  Dieu,  mais 
que  toutes  soient  l'œuvre  d'hommes  supérieurs,  et 
comme  telles  proportionnées  aux  besoins  et  aux  facultés 
d'une  grande  masse  de  leurs  égaux.  Si  elles  étaient  une 
œuvre  de  Dieu,  personne  ne  les  comprendrait  ;  comme 
elles  sont  l'œuvre  des  hommes ,  elles  no  disent  rien 
d'impénétrable.  La  religion  des  anciens  Grecs,  qui  étaient 
déjà  très-cultivés,  se  borna  à  incarner  dans  différentes 
Divinités  les  manifestations  diverses  de  l'impénétrable. 
Ces  divinités  isolées  étaient  des  êtres  limités;  il  restait, 
pour  les  lier  toutes  ensemble,  une  place  vide.  Les  Grecs 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  265 

inventèrent  l'idée  du  Fatum^^  qu'ils  mettaient  au-dessus 
de  tout  ;  comme  cet  être  restait  toujours  de  tous  côtés 
impénétrable,  la  difficulté  était  plutôt  éludée  que  résolue. 

Le  Christ  eut  l'idée  d'un  Dieu  unique,  auquel  il  donna 
toutes  les  perfections  qu'il  sentait  en  lui-même.  Ce  Dieu, 
essence  de  sa  belle  âme,  était  plein  de  bonté  et  d'amour 
comme  lui-même,  et  tout  à  fait  digne  que  les  hommes 
bons  se  donnassent  avec  pleine  confiance  à  lui  et  en  ac- 
ceptassent l'idée  comme  le  lien  le  plus  doux  qui  pût  les 
unir  avec  le  ciel. 

Mais  ce  grand  Être,  que  nous  nommons  la  Divinité, 
ne  se  manifeste  pas  seulement  dans  l'homme,  il  se  ma- 
nifeste aussi  dans  une  riche  et  puissante  nature  et  dans 
les  immenses  événements  du  monde;  une  image  de  lui 
formée  à  l'aide  des  seules  qualités  de  l'homme  ne  peut 
donc  suffire,  et  l'observateur  rencontrera  bientôt  des 
lacunes  et  des  contradictions  qui  le  conduiront  au  doute, 
même  au  désespoir,  s'il  n'est  pas  assez  médiocre  pour  .^e 
laisser  calmer  par  une  défaite  spécieuse,  ou  s'il  n'est  pas 
assez  grand  pour  parvenir  à  un  point  de  vue  plus 
élevé. 

Ce  point  de  vue,  Gœthe  de  bonne  heure  le  trouva 
dans  Spinosa,  et  il  se  plaît  à  reconnaître  combien  les 
aperçus  de  ce  grand  penseur  répondaient  aux  besoins 
de  sa  jeunesse.  Il  se  retrouvait  en  lui,  et  c'est  en  lui 
qu'il  pouvait  apercevoir  la  meilleure  confirmation  de  lui- 
même. 

Ces  aperçus  n'étaient  pas  tirés  de  lui-même  ;  les  œuvres 
et  les  manifestations  de  Dieu  dans  le  monde  étaient  leur 
point  d'appui  ;  aussi  ce  ne  furent  pas  des  écorces  qu'il 

*  Que  fatalité  traduit  mal.  Fatum,  c'est  la  destinée,  bienfaisante  ou 
hostile,  providence  ou  fatalité. 


266  CONVERSATIO^'S  DE  GŒTHE. 

était  exposé  à  rejeter  comme  inutiles  dans  le  cours  des 
profondes  recherches  qu'il  institua  plus  tard  sur  lui-même, 
sur  le  monde  et  sur  la  nature  ;  ce  furent  les  germes  nais- 
sants et  les  racines  d'une  plante  qui  grandit  de  longues 
années  dans  une  direction  toujours  uniformément  bonne, 
et  qui  enfin  se  déploya  en  fleur  de  riche  connaissance. 

Ses  adversaires  lui  ont  souvent  reproché  de  n'avoir 
aucune  foi.  Il  n'avait  pas  la  leur,  parce  qu'elle  était  trop 
étroite  pour  lui.  S'il  avait  voulu  dire  la  sienne,  ils  au- 
raient été  étonnés,  mais  n'auraient  pas  été  capables  de  la 
comprendre  ^ 

Goethe  est  bien  éloigné  de  croire  qu'il  connaît  l'être 
suprême  tel  qu'il  est.  Tous  ses  écrits,  toutes  ses  paroles, 
disent  qu'il  est  impénétrable,  et  que  l'homme  ne  peut 
avoir  sur  lui  que  des  approximations  et  des  pressenti- 
ments. Mais  la  nature  et  les  hommes  sont  tellement  pé- 
nétrés de  divin,  que  ce  divin  nous  soutient  ;  «  nous 
vivons,  nous  nous  mouvons,  et  nous  existons  en  lui;  » 
nos  souffrances  et  nos  joies  obéissent  à  des  lois  éter- 
nelles, que  nous  suivons  ou  qui  nous  entraînent.  Que 
nous  les  connaissions  ou  les  ignorions,  peu  importe.  Le 
gâteau  plaît  à  l'enfant,  sans  qu'il  sache  qui  l'a  fait,  et 
la  cerise  plaît  au  passereau,  sans  qu*il  s'inquiète  de  la 
manière  dont  elle  a  poussé. 

*  A  propos  d'un  livre  de  M.  de  Hengstenberg  contre  les  Affinités,  Gœllie 
écrivait  à  Zelter,  le  51  octobre  1851  :  a  J'ai  toujours  exècre  les  dévols 
hypocrites,  et  tout  ce  que  je  connais  des  Berlinois  me  les  fait  maudire, 
il  est  donc  juste  qu'ils  me  mettent  au  ban  de  leur  empire.  —  Il  yen  a  un 
de  leur  bande  qui,  dernièrement,  voulait  me  prendre  au  corps  et  qui 
parlait  de  panthéisme;  comme  il  touchait  juste!...  Je  lui  répondis  en 
lui  disant  avec  une  grande  simplicité  :  «  Je  n'ai  pas  encore  rencontré 
«  une  personne  sachant  ce  que  ce  mot  signifie.  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  263 

Mercredi,  2  mars  1831. 

Dîné  avec  Goethe.  La  conversation  est  venue  bientôt 
^ir  le  démoniaque,  et  il  a  dit  à  ce  sujet  :  a  Le  démo- 
niaque, c'est  ce  qui  est  insoluble  par  l'intelligence  et 
par  la  raison.  Il  ne  fait  pas  partie  de  ma  nature,  mais  je  lui 
suis  soumis.  » 

«  Napoléon,  dis-je,  paraît  avoir  été  soumis  au  démonia- 
que. » —  «  Énormément,  ditGœthe;  personne  presque  ne 
peut  lui  être  comparé  à  ce  point  de  vue. —  Feu  le  grand- 
duc  était  aussi  une  nature  démoniaque  ^  pleine  d'une  éner- 
gie sans  mesure,  sans  repos,  aussi  son  empire  lui 
semblait  trop  petit,  et  le  plus  grand  aurait  été  trop  petit 
encore.  Les  Grecs  comptaient  les  créatures  démoniaques 
de  cette  espèce  au  nombre  des  demi-dieux.  » 

«  Le  démoniaque,  dis-je,  ne  se  montre-t-il  pas  aussi 
dans  les  événements  ?»  —  «  Très-certainement,  dans  tous 
ceux  que  ne  peuvent  expliquer  ni  l'intelligence  ni  la 
raison.  Il  se  manifeste  de  la  façon  la  plus  variée  dans 
toute  la  nature,  visible  et  invisible.  Beaucoup  de  créa- 
tures sont  tout  à  fait  démoniaques  ;  d'autres  le  sont  en 
partie.  » 

«  Méphistophélès  n'a-t-il  pas  quelques  traits  de  dé- 
moniaque? »  demandais-je.  —  «  Non,  dit  Goethe. 
Méphistophélès  est  un  être  beaucoup  trop  négatif;  le 
démoniaque  se  manifeste  par  une  énergie  toute  positive. 
Parmi  les  artistes,   il  se  montre  plutôt  chez  les  musi- 


*  C'cst-â-dire  soumise  à  une  force  intérieure,  instinctive,  dont  il  ne  se 
•rendait  pas  compte  et  qu'il  pouvait  difficilement  maîtriser.  Les  natures 
démoniaques  sont,  en  un  mot,  des  natures  plus  instinctives  que  réfléchies, 
et  par  conséquent  plus  divines  qu'humaines.  Comparer  le  commentaire 
•des  Sentences  orphiques. 


268  CONVERîîATIOISS  DE  GŒTUE. 

ciens  que  chez  les  peintres.  Il  se  montre  chez  Paganini 
à  un  haut  degré,  et  c'est  là  ce  qui  exphquo  les  grands 
effets  qu'il  produit.  » 

Ces  explications  m'étaient  très-précieuses,  car  elles 
me  rendaient  plus  saisissable  ce  que  Gœthe  entend  par 
le  démoniaque. 

Jeudi,  5  marsISôi. 

A  midi  chez  Gœthe.  En  examinant  des  livraisons  d'ar- 
chitecture, il  a  dit  qu'il  fallait  une  certaine  présomption 
pour  construire  des  palais,  quand  on  ne  sait  jamais  avec 
certitude  combien  de  temps  une  pierre  restera  debout 
sur  l'autre.  «  C'est  celui  qui  peut  vivre  sous  une  tente 
qui  est  le  mieux  établi.  Ou  bien  il  faut  faire  comme 
certains  Anglais,  qui  vont  de  ville  en  ville,  d'auberge  en 
auberge,  et  trouvent  partout  une  bonne  table  bien 
garnie.  » 

Dimanche,  6  mars  1831. 

Dîné  avec  Gœthe.  Nous  avons  causé  entre  autres 
choses  des  enfants  et  de  leurs  petits  défauts  que  Gœthe 
compare  aux  feuilles  caulinaires  d'une  plante  ;  feuilles 
qui  tombent  peu  à  peu  d'elles-mêmes,  et  dont  on  ne 
s'occupe  guère.  «L'homme,  a-t-il  dit,  doit  parcourir  un 
certain  nombre  de  degrés,  et  chaque  degré  a  ses  vertus 
et  ses  vices  particuliers,  qu'il  faut  considérer  alors  comme 
naturels  et  pour  ainsi  dire  légitimes.  A  chaque  degré 
vertus  et  vices  disparaissent  et  cèdent  la  place  à  d'autres. 
Et  ainsi  de  suite  jusqu'à  la  dernière  transformation  qui 
amènera  en  nous  un  changement  que  nous  ignorons.  » 

Au   dessert   Gœthe  me  lut   quelques  fragments   du 


CONVERSATIONS  DE   GŒTHE.  '260 

Mariage  de  Hanswiirsî^  qu'il  a  conservés  depuis  1775. 
KHian  Bnistlleck  ouvre  la  pièce  par  un  monologue  dans 
lequel  il  se  plaint  que  réducation  de  Hanswurst^  malgré 
toute?  ses  peines,  lui  ait  si  peu  réussi.  Cette  scène  et 
les  suivantes  étaient  tout  à  fait  dans  le  ton  de  Faust. 
Une  force  de  création  dune  énergie  qui  allait  jusqu'à 
la  témérité  se  montrait  à  chaque  ligne,  et  je  regret- 
tais seulement  que  toutes  les  bornes  fussent  telle- 
ment franchies,  qu'on  ne  peut  communiquer  cette  œuvre 
même  par  fragments.  Gœthe  me  lut  ensuite  la  liste  des 
personnages  qui  jouent  dans  la  pièce;  ils  remplissaient 
presque  trois  pages,  et  pouvaient  bien  être  au  nombre 
(le  cent.  Tous  ces  noms  plaisamment  fabriqués  étaient 
souvent  les  plus  drôles  et  les  plus  vifs  :  à  chaque  instant 
j'éclatais  de  rire.  Beaucoup  de  ces  noms  faisaient  allu- 
sion à  des  délauts  corporels  et  dessinaient  si  bien  le  per- 
sonnage, quil  apparaissait  comme  vivant  devant  les 
yeux;  d'autres,  en  faisant  alhisiou  à  des  défauts  ou  à 
des  vices,  ouvraient  une  vue  perçante  sur  la  profondeur 
du  monde  de  l'immoralité.  Si  cette  œuvTe  avait  été  ache- 
vée, il  aurait  falUi  en  admirer  l'invention,  qui  réunissait 
dans  une  seule  action  vivante  une  si  grande  variété  de 
figures  symboliques. 

—  «Je  n'aurais  pas  pu  finir  celte  pièce,  dit  Gœthe,  car 
elle  exigeait  une  abondance  de  malice  que  j'avais  bien 
en  moi  par  moments,  mais  qui  au  fond  n'était  pas  dans 
ma  vraie  nature,  et  que  je  ne  pouvais  par  conséquent 
conserver.  Et  puis  nous  vivons  en  Allemagne  dans  des 
cercles  trop  étroits  pour  que  l'on  puisse  publier  avec  suc- 
cès de  pareilles  œuvres. — 11  faut  un  large  théâtre  comme 

*  C'est  le  Paillasse  Memmà.  UansuKrst  sizn'iî'ie  Jean-Saucisson. 


270  CO^'VERSATIO^'S  DE  GŒTIIE. 

Paris  pour  que  Ton  puisse  se  donner  ce  plaisir  ;  il  en 
est  absolument  d'une  pièce  de  ce  genre  comme  de  Dé- 
ranger :  il  est  possible  à  Paris  ;  il  ne  faudrait  pas  penser 
à  lui  à  Francfort  ou  à  Weimar.  » 

Mardi,  8  mars  183t. 

Aujourd'hui  en  dînant,  Goethe  m'a  parlé  d'Ivanhoé^ 
qu'il  est  en  train  de  Hre  :  «  Walter  Scott,  a-t-il  dit,  est 
un  grand  talent  qui  n'a  pas  son  pareil,  et  on  ne  doit 
pas  s'étonner  qu'il  ait  conquis  une  si  extraordinaire 
influence  sur  le  monde  entier  des  lecteurs.  Il  me  fait 
beaucoup  penser,  et  je  découvre  en  lui  un  art  tout  nou- 
veau qui  a  ses  lois  particulières.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  du  quatrième  volume  de  la 
Biographie  de  Goethe,  et  cela  nous  ramena  insensible- 
ment au  démoniaque.  «  Dans  la  poésie,  dit  Goethe,  il  y 
a  quelque  chose  de  tout  à  fait  démoniaque,  et  surtout 
dans  celte  poésie  dont  on  n*a  pas  conscience,  qui  dépasse 
l'intelligence  et  la  raison,  et  qui  par  suite  a  des  effets  si 
merveilleux.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de  démoniaque  dans 
musique,  car  elle  est  si  élevée,  qu'elle  reste  au-dessus  de 
toute  intelligence,  et  elle  sait  produire  des  effets  qui  do- 
minent tout  le  monde,  et  dont  personne  ne  peut  rendre 
compte.  Aussi  le  culte  religieux  ne  peut  s'en  passer  ; 
elle  est  un  des  premiers  moyens  pour  exercer  sur 
l'homme  des  influences  merveilleuses. 

«  Le  démoniaque  se  jette  aussi  volontiers  sur  les  grands 
individus,  surtout  quand  ils  occupent  des  rangs  élevés, 
comme  Frédéric  et  Pierre  le  Grand.  Il  se  montrait  chez 
le  feu  grand-duc  à  un  tel  point,  que  personne  ne  pou- 
vait lui  résister.  Sa  simple  présence  exerçait  de  l'attrait 
sur  les  hommes,  sans  qu'il  lui  fût  nécessaire  de  se  montrer 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  271 

bienveillant  et  amical.  Tout  ce  que  j'ai  entrepris  sur  son 
conseil  m'a  réussi;  aussi,  lorsque  j'étais  embarrassé, 
j'avais  l'habitude  de  lui  demander  ce  qu'il  me  fallait 
l'aire  ;  il  me  le  disait  instinctivement,  et  je  pouvais  être 
sûr  d'une  heureuse  issue.  —  Il  eût  été  à  souhaiter  qu'il 
pût  se  mettre  en  possession  de  mes  idées  et  de  mes  grands 
projets,  car  lorsque  l'esprit  démoniaque  le  quittait,  resté 
avec  ses  seules  facultés  humaines,  il  était  embarrassé. 
Dans  Byron  aussi  le  démoniaque  a  été  très-énergique, 
c'est  là  ce  qui  exphqueses  qualités  attractives,  auxquelles 
les  femmes  surtout  ne  pouvaient  résister.  » 

—  «  Dans  l'idée  de  la  Divinité,  essayai-je  de  dire,  cette 
force  agissante  que  nous  appelons  le  démoniaque  ne 
semble  pas  exister.  » 

- —  «  Cher  enfant,  dit  Goethe,  que  savons-nous  de 
l'idée  de  la  Divinité,  et  que  signifient  nos  étroites  con- 
ceptions de  l'Être  suprême?  Quand  je  le  nommerais  par 
cent  noms,  comme  les  Turcs,  cela  ne  suffirait  pas  en- 
core, et  en  face  do  ses  attributs  sans  limites,  je  n'aurais 
rien  dit.  » 

Mercredi,  9  mars  1831. 

Gœthe  a  continué  aujourd'hui  à  parler  avec  le  plus 
grand  éloge  de  Walter  Scott. 

—  «  On  lit  beaucoup  trop  de  livres  médiocres  avec  les- 
quels on  perd  son  temps  et  dont  on  ne  retire  rien,  a-t-il 
dit.  On  devrait  ne  lire  que  ce  qu'on  admire,  comme  je 
faisais  dans  ma  jeunesse,  et  comme  je  le  vois  maintenant 
avec  Walter  Scott.  J'ai  commencé  Rob  Roy^  et  je  veux 
lire  de  suite  ses  meilleurs  romans.  Sujet,  idées,  ca- 
ractères, développement,  tout  y  est  grand  ;  et  dans  les 
études  préparatoires,  quelle  application  !  Dans  l'exécu- 


272  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

tion,  quelle  vérité  de  détails!  On  voit  ce  qu'est  l'histoire 
anglaise,  et  ce  qu'un  bon  poëte  peut  faire,  quand  il  reçoit 
en  legs  un  pareil  trésor.  Au  contraire,  notre  histoire 
d'Allemagne  en  cinq  volumes  est  une  vraie  pauvreté*,  et 
après  le  Gœtz  de  Berlichingen  on  est  retombé  tout  de 
suite  dans  la  peinture  de  la  vie  privée  ;  on  a  écrit  une 
Agiles  Bernauerin^  un  Olto  de  Wittelsbach^^  œuvres 
qui  n'ont  pas  une  valeur  bien  grande.  » 

Je  lui  dis  que  je  lisais  Daphnis  et  C/i/oe  dans  la  traduc- 
tionde  Courier. —  «Voilà  encore  un  chef-d'œuvre, dit-il, 
que  j'ai  souvent  lu  et  admiré,  où  l'on  trouve  l'intelligence, 
l'art,  le  goût  poussés  à  leurs  dernières  hmites,  et  ^ui 
fait  un  peu  descendre  le  bon  Virgile.  Le  paysage  est  tout 
à  fait  dans  le  style  du  Poussin,  et  quelques  traits  ont 
suffi  pour  dessiner  dans  la  perfection  le  fond  sur  lequel 
se  détachent  les  personnages.  —  Vous  savez  que  Cou- 
rier a  découvert  dans  la  bibhothèque  de  Florence  un 
nouveau  manuscrit,  avec  un  passage  très-important 
que  les  éditions  antérieures  n'avaient  pas.  Mais  je  dois 
avouer  que  j'avais  toujours  lu  et  admiré  le  poëme  avec 
sa  lacune,  sans  m'apercevoir  et  sans  remarquer  que  la 
cîme  même  du  poëme  manquait.  C'est  là  une  preuve  de 
l'excellence  de  Tœuvre,  car  ce  qui  existe  nous  faisait 
tant  de  plaisir,  qu'on  ne  pensait  pas  à  ce  qui  pouvait  être 
absent.  » 

*  Mercredi,  9  mars  1831. 

J'ai  annoncé  à  Gœthe  que  Madame  la  grande-duchesse 
donnera  1000  thalers  au  théâtre,  pour  aider  les  jeunes 

*  Raupacli  a  écrit  l'histoire  entière  des  Hohenstaufen  dans  une  série  de 
seize  drames.  Les  faits  et  les  personnages  y  sont,  mais  c'est  tout. 

^  Olto  de  Wittelsbach  (1781),  drame  de  Franz  de  Babo;  Agnes 
Bernauerin  (1780),  drame  du  comte  de  Torring-Cronsfeld.  Ces  deux 
poètes  étaient  morts  en  1851. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  273 

artistes  qui  promettent,  nouvelle  qui  a  paru  faire  grand 
plaisir  àGœthe.  Je  lui  apportais  encore  une  autre  nou- 
velle. Madame  la  grande-duchesse  veut  appeler  à  Weimar, 
pour  leur  y  procurer  une  existence  indépendante  et  tran- 
quille, les  écrivains  distingués  d'Allemagne  qui  sont  sans 
fortune,  sans  emploi,  et  qui  n'ont  que  leur  talent  pour 
vivre.  Ils  pourraient  ainsi  terminer  leurs  œuvres  à  loisir, 
et  ne  seraient  pas  obligés  de  travailler  à  la  hâte,  au  dé- 
triment de  leur  talent  et  de  la  littérature. 

—  «  L'intention  de  madame  la  grande-duchesse,  dit 
Gœthe,  est  vraiment  princière;  je  m'inchne  devant  ces 
nobles  idées,  mais  les  choix  seront  bien  difficiles.  Nos 
premiers  talents  ont  déjà  une  position  assurée,  soit  par 
des  places,  soit  par  des  pensions,  soit  par  une  fortune  per- 
sonnelle. Weimar  déplus  ne  convient  pas  à  tous,  et  c'est 
un  séjour  qui  ne  leur  serait  pas  toujours  favorable.  Ce- 
pendant je  ne  perdrai  pas  de  vue  cette  noble  idée,  et  je 
verrai  ce  que  l'avenir  nous  apportera  de  bon.  » 

Vendredi,  11  mars  1851. 

Dîné  avec  Gcethe.  «  Il  est  remarquable,  a-t-il  dit,  que 
ces  descriptions  détaillées  dans  lesquelles  excelle  Walter 
Scott,  le  conduisent  souvent  à  des  fautes.  Ainsi,  dans 
Ivanhoé^  il  y  a  une  scène  où  l'on  voit  un  étranger  entrant 
le  soir  dans  une  salle  de  festin  ;  il  a  décrit  le  personnage 
tout  entier  ;  mais  il  a  fait  une  faute  en  décrivant  aussi  ses 
pieds,  ses  souliers,  ses  bas,  car  lorsqu'on  est  assis  le  soir 
à  table,  si  quelqu'un  entre,  on  ne  voit  que  la  partie  su- 
périeure de  son  corps.  Si  je  décris  aussi  les  pieds,  aus- 
sitôt la  lumière  du  jour  entre,  et  la  scène  perd  son 
caractère  nocturne.  »  Gœthe  ajouta  encore  beaucoup 
d'autres  observations  sur  Walter  Scott  ;  je  l'engageai  à 


274  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

écrire  ces  vues,  mais  il  s'y  refusa,  disant  que  dans  cet 
écrivain  l'art  était  arrivé  à  un  si  haut  degré,  qu'il  était 
difficile  d'expliquer  d'une  façon  saisissable  les  idées  qu'il 
inspirait. 

Lundi,  1-4  inar:-  1831. 

Dîné  avec  Gœthe.  Je  lui  parle  de  la  Muette  de  Portici, 
qui  a  été  donnée  avant-hier.  Les  vrais  motifs  de  la  révo- 
lution n'y  sont  pas  expliqués,  remarquons-nous,  et  c'est 
là  une  cause  de  succès,  parce  que  chacun  suppose  que 
ces  motifs  sont  ceux  mêmes  qu'il  voit  dans  sa  ville  ou  dans 
son  pays. — «  L'opéra  tout  entier,  dit  Gœthe,  est  au  fond 
une  satire  du  peuple,  car  faire  des  amours  d'une  pê- 
cheuse une  affaire  publique,  et  appeler  un  prince  un 
tyran,  parce  qu'il  épouse  une  princesse,  c'est  là  une 
absurdité  aussi  ridicule  quo  possible.  » 

Au  dessert  Gœthe  m'a  montré  des  dessins  très-gais, 
faits  sur  des  phrases  bedinoises,  et  nous  admirâmes  avec 
quelle  mesure  l'artiste  avait  su  côtoyer  la  caricature  sans 
y  tomber. 

Mardi,  15  mars  1831. 

Dîné  avec  le  prince  et  M.  Soret.  Nous  causons  de  la 
conclusion  de  la  Nouvelle*  de  Gœthe,  et  je  fais  cette  re- 
marque que  les  idées  et  l'art  y  sont  trop  relevés  pour  que 
les  hommes  de  nos  jours  les  saisissent  bien.  On  n'accepte 
aujourd'hui  les  merveilles  que  dans  la  poésie  pure; 
dans  la  réalité  présente,  elles  nous  choquent;  celte  foi  à 
des  êtres  supérieurs  qui  dans  ce  moment  même  veillent 
sur  nous  ne  vit  plus  dans  le  cœur  de  l'homme  ou  est 
détruite  par  l'éducation.  Aussi  notre  siècle  devient  de 
plus  en  plus  prosaïque,  et  avec  cette  disparition  de  là 

*  Dont  il  a  été  longuement  parlé  plus  haut. 


CONVERSATIONS  DE  GOETHE.  275 

foi  à  l'invisible,  toute  poésie  s'évanouira.  Cependant  celle 
foi  a  existé  de  tout  lemps  ;  elle  est  la  base  de  toutes  les 
religions  chez  tous  les  peuples  ;  elle  se  trouve  dans  les 
époques  primitives  et  dans  les  siècles  très-civilisés  ;  Platon 
l'avait,  et  nous  la  voyons  aussi  se  montrer  avec  énergie 
chez  l'auteur  de  Daphnis  et  Chloé,  Dans  cet  aimable 
poëme,  la  divinité  apparaît  sous  la  forme  des  Nymphes 
et  de  Pan;  ils  s'intéressent  aux  bergers  pieux  et  aux 
amants,  qu'ils  protègent  et  sauvent  pendant  le  jour,  et 
auxquels  ils  apparaissent  la  nuit  en  rêve  pour  leur  dire 
ce  qu'ils  doivent  faire.  La  Nouvelle  de  Gœthe  est  desti- 
née à  rendre  sensible  celte  puissance  invisible;  mais, 
pour  rendre  son  action  plus  vraisemblable  à  l'incrédulité 
du  dix-neuvième  siècle,  le  poëte  a  ajouté  l'iniluence  de 
la  musique  ;  comme  au  temps  d'Orphée,  elle  apaise  le 
lion,  et  le  force  à  suivre  docilement  l'enfant.  —  J'ai  re- 
marqué souvent  que  les  hommes  sont  tellement  prévenus 
de  l'excellence  de  leurs  facultés,  qu'ils  n'hésitent  pas  un 
seul  instant  à  les  attribuer  aux  Dieux,  mais  ils  répu- 
gnent à  en  accorder  même  une  faible  part  aux  ani- 
maux. 

Mercredi;  16  mars  1851. 

Diné  avec  Gœthe.  Nous  causons  de  Guillaume  TelL  — 
«  Je  m'étonne,  dis-je,  que  Schiller  ait  pu  commeltre  la 
faute  de  rabaisser  tant  son  héros,  en  lui  faisant  tenir 
une  conduite  si  peu  noble  avec  le  duc  de  Souabe,  fugitif 
qu'd  condamne  si  sévèrement,  pendant  que  lui-même  se 
vante  de  sa  propre  action.  »  —  «  C'est  à  peine  conce- 
vable, répondit  Gœthe,  mais  Schiller,  comme  d'autres, 
était  soumis  à  l'influence  des  femmes,  et,  s'il  a  été  amené 
à  commettre  celte  faute,  ce  fut  plutôt  en  cédant  à  celte 
influence  qu'en  obéissant  à  son  naturel,  qui  était  bon.  » 


276  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

Vendredi,  18  mars  1831. 

Dîné  avec  Goethe.  Je  lui  apporte  Daphnis  et  Chloé, 
qu'il  désire  relire.  Causant  sur  les  croyances  les  plus 
élevées,  nous  nous  demandons  s'il  est  bon  et  possible 
de  les  communiquer  aux  autres  hommes.  Goethe  dit  : 
«  La  faculté  de  comprendre  les  hautes  idées  est  très- 
rare,  et  en  conséquence,  dans  la  vie  ordinaire,  on  fait 
toujours  bien  de  garder  ces  idées  pour  soi  et  de  n'en 
montrer  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  nous  donner 
quelque  avantage  sur  les  autres  \  » 

Comme  nous  remarquions  ensuite  que  beaucoup 
d'hommes,  surtout  parmi  les  critiques  et  les  poètes, 
ignorent  complètement  la  vraie  grandeur  et  au  contraire 
estiment  extraordinairement  la  médiocrité,  Gœthe  a  dit  : 


*  Ce  mot  ne  doit  pas  être  comparé  au  mot  de  Fontenelle.  Gœthe  ne 
veut  pas,  comme  on  l'a  dit,  cacher  la  vérité;  il  veut  simplement  ne  pas 
la  communiquer  au  hasard,  au  premier  venu,  parce  que,  en  pénétrant 
dans  un  cerveau  étroit,  la  plus  grande  idée  devient  petite,  et  il  redoute 
cette  altération  qui  est  aussi  une  profanation;  il  ne  révèle  donc  ses  pensées 
les  plus  intimes  qu'à  ceux  qui  s'en  montrent  dignes;  à  mesure  que  l'on 
a  pénétré  davantage  dans  le  monde  philosophique,  il  laisse  tomber  plus  de 
voiles;  dans  la  conversation  sérieuse,  dans  la  discussion,  il  proportionne 
ses  armes  au  mérite  et  au  savoir  de  son  adversaire.  Là,  comme  partout, 
partisan  d'un  ésolérisme  modéré  et  calculé  suivant  les  individus,  il  se 
montre  aristocrate  libéral.  Cette  prudence  n'exclut  pas  le  courage,  l'audace 
même,  quand  l'occasion  le  veut.  Que  l'on  se  rappelle  seulement  cette 
préface  poétique  d'Hermann  et  Dorothée,  où  il  dit  avec  tant  de  fierté: 
«  Aucun  nom  ne  m'en  impose  ;  aucun  dogme  ne  m'enferme  dans  ses 
limites;  les  vicissitudes  souvent  tyranniques  de  l'existence  humaine  ne 
m'ont  pas  amené  à  me  déguiser;  j'ai  toujours  méprisé  le  nnisérahie  mas- 
que de  l'hypocrisie.  );  —  La  franchise  est  une  des  qualités  les  plus  évi- 
dentes de  Gœthe.  Il  le  prouve  assez  par  ses  Conversations  mêmes.  Il  a  dit 
nettement  leurs  vérités  à  tous  les  partis  et  à  toutes  les  doctrines.  Mais 
il  ne  jugeait  pas  toujours  opportun  d'exprimer  devant  telle  ou  telle 
personne  une  idée  qui  déjà  peut-être  se  trouvait  imprimée  tout  au  long 
dans  SCS  œuvres. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  277 

«  L'homme  ne  reconnaît  et  n'apprécie  que  ce  qu'il  est 
capable  de  faire  lui-même,  et,  comme  certaines  gens 
trouvent  leur  vrai  élément  dans  la  médiocrité,  ils  sifflent, 
outragent,  mettent  sous  leurs  pieds  les  œuvres  littéraires 
vraiment  blâmable?,  mais  dans  lesquelles  il  y  a  cepen- 
dant quelques  qualités,  afin  de  donner  par  là  une  élé- 
vation apparente  plus  grande  aux  œuvres  médiocres  qu'ils 
se  plaisent  à  vanter.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  de  sa  théorie  des  couleurs  et 
de  certains  professeurs  qui  continuent  toujours  à  en  dé- 
tourner leurs  élèves  comme  d'une  grosse  erreur.  «  Cela 
me  fait  de  la  peine  pour  plus  d'un  bon  élève,  dit  Gœthe, 
mais  pour  moi-même  cela  m'est  parfaitement  égal,  car 
ma  théorie  est  aussi  vieille  que  le  monde,  et  à  la 
longue  il  faudra  bien  ne  plus  la  nier  et  ne  plus  la 
mettre  de  côté.  » 

Gœthe  me  raconta  ensuite  qu'il  avançait  et  réussissait 
de  mieux  en  mieux  dans  la  traduction  de  la  Métamor- 
phose des  plantes^  qu'il  fait  avec  Soret^  «  Ce  sera  un 
Hvre  curieux,  dit-il,  car  il  est  formé  des  éléments  les 
plus  divers.  J'y  fais  entrer  quelques  passages  de  jeunes 

*  Gœthe  avait  voulu  surveiller  celte  traduction,  a  parce  que,  écrit-il 
à  Boisserée,  j'ai,  pendant  toute  ma  vie,  trop  souffert  dans  ires  tra- 
ductions françaises...  Dans  toutes  ces  traductions  de  mes  ouvrages,  il 
ne  reste  guère  de  moi  que  mon  nom...  »  Il  voulait  éviter  pour  cette 
œuvre  scientifique,  qui  lui  était  si  chère,  les  altérations  qu'il  supportait 
plus  volontiers  pour  ses  œuvres  littéraires.  Le  24  avril  1S51,  il  écrivait 
encore  :  «  J'ai  traduit  dans  mon  français  quelques  passages  importants 
que  l'ami  Soret  ne  comprenait  pas  dans  mon  allemand;  il  les  a  retra- 
duits dans  son  français,  et  je  crois  qu'ils  seront  peut-être  plus  intelli- 
gibles pour  tous  dans  sa  langue  que  dans  le  texte  original.  Une  daïoe 
française  s'est  déjà  servi  heureusement  de  cet  artifice.  Elle  fait  traduire 
l'allemand  mot  à  mot,  et  donne  ensuite  au  style  le  charme  qui  distingue 
sa  langue  et  son  sexe.  Ce  sont  là  des  résultats  de  la  formation  de  la  litté- 
rature universelle;  les  nations  pourront  plus  vite,  par  ces  échanges, 
s'approprier  mutuellement  leurs  diverses  qualités.  » 

1^1 


278  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

naturalistes  de  mérite,  et  c'est  un  plaisir  de  voir  que 
maintenant,  en  Allemagne,  il  s'est  formé  pour  les  es- 
prits distingués  un  si  bon  style,  que  l'on  ne  sait  plus  si 
c'est  telle  personne  ou  telle  autre  qui  parle.  Ce  livre  me 
donne  plus  de  mal  que  je  ne  le  pensais  ;  c'est  presque 
contre  ma  volonté  que  je  l'ai  commencé,  mais  j'étais 
entraîné  par  quelque  chose  de  démoniaque  plus  fort  que 
moi.  » 

—  «  Vous  avez  bien  fait  de  céder,  dis-je,  car  le  démo- 
niaque paraît  être  d'une  nature  si  puissante,  qu'il  finit 
toujours  par  l'emporter.  » 

—  «  Oui,  mais  l'homme  doit  chercher  à  conserver  ses 
droits  en  face  de  lui,  et,  dans  le  cas  présent,  je  dois 
mettre  tous  mes  soins  à  rendre  mon  travail  aussi  bon 
que  mes  forces  et  les  circonstances  le  permettent.  Il  en 
est  avec  ces  choses  comme  avec  le  jeu  de  trictrac,  les  dés 
qui  tombent  font  beaucoup,  mais  l'habileté  du  joueur  à 
bien  poser  les  jetons  sur  le  damier  n'a  pas  moins  d'im- 
portance. » 

Dimanche,  20  mars  1831. 

Gœthe  m'a  raconté  en  dînant  qu'il  avait  lu  ces  jours-ci 
Daphnis  et  Chloé.  —  «  Le  poëme  est  si  beau,  dit-il,  que 
Ton  ne  peut  garder,  dans  le  temps  misérable  où  nous 
vivons,  l'impression  intérieure  qu'il  nous  donne,  et  chaque 
fois  qu'on  le  relit  on  éprouve  toujours  une  surprise 
nouvelle.  Il  y  règne  le  jour  le  plus  limpide;  on  croit  ne 
voir  partout  que  des  tableaux  d'Herculanum,  et  ces  ta- 
bleaux, réagissant  à  leur  tour  sur  le  livre,  aident  notre 
imagination  pendant  sa  lecture.  » 

«  —  La  mesure  dans  laquelle  se  renferme  l'œuvre 
entière  m'a  paru  excellente,  dis-je;  c'est  à  peine  si  on 
rencontre  une  allusion  à  des  objets  étrangers  qui  nous 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  279 

feraient  sortir  de  cet  heureux  cercle.  On  ne  voit  agir  en 
fait  de  divinités  que  Pan  et  les  Nymphes  ;  on  n'en  nomme 
guère  d'autres,  et  on  s'aperçoit  que  ces  divinités  suffisent 
aux  besoins  des  bergers. 

«  —  Et  cependant,  avec  cette  mesure  si  grande,  dit  Goe- 
the, là  se  développe  un  monde  tout  entier.  Nous  voyons 
des  bergers  de  toute  nature,  des  laboureurs,  des  jardi- 
niers, des  vendangeurs,  des  mariniers,  des  voleurs,  des 
soldats,  de  nobles  citadins,  de  grands  seigneurs  et  des 
esclaves.  » 

«  —  Il  y  a  aussi,  dis-je,  tous  les  degrés  de  la  vie 
humaine,  de  la  naissance  à  la  vieillesse,  et  les  différents 
tableaux  domestiques  que  les  diverses  saisons  amènent 
avec  elles  passent  tour  à  tour  devant  nos  yeux.  » 

«  —  Et  le  paysage  1  dit  Gœthe,  il  est  dessiné  en  quel- 
ques traits  avec  tant  de  précision  que  nous  voyons,  der 
rière  les  personnages,  dans  les  parties  hautes,  les  col- 
hnes  chargées  de  vignes,  les  prairies,  les  potagers,  et 
plus  bas  les  pâturages,  la  rivière,  les  petits  bois  et  dans 
le  lointain  la  vaste  mer.  Pas  de  trace  de  jours  sombres, 
de  nuages,  de  brouillard  et  d'humidité  ;  toujours  le  ciel 
du  bleu  le  plus  pur,  l'air  le  plus  doux  et  partout  un  sol 
sec,  sur  lequel  on  pourrait  s'étendre  nu.  Tout  le  poëme 
trahit  l'art  et  la  culture  les  plus  élevés.  Tout  y  est  parfaite- 
ment calculé,  et  les  événements  sont  préparés  et  expliqués 
de  la  façon  la  plus  heureuse,  comme  par  exemple  pour 
le  trésor  trouvé  près  d'un  dauphin  pourri  sur  le  rivage 
de  la  mer.  Et  un  goût,  une  perfection,  ime  délicatesse  de 
sentiment  comparables  à  tout  ce  qui  a  été  écrit  de  mieux  ! 
Tous  les  accidents,  tels  que  surprises,  vols,  guerres,  qui 
viennent  troubler  le  cours  heureux  du  récit  principal, 
sont  racontés  le  plus  vite  possible,  et  aussitôt  passés,  ne 


280  CONVERSATIONS  DE  GOETHE 

laissent  derrière  eux  aucun  souvenir.  Le  \ice  apparaît 
comme  une  suite  des  citadins,  et  il  n'apparaît  pas  dans 
un  personnage  principal,  mais  bien  dans  une  figure  ac- 
cessoire et  d'une  classe  inférieure.  Tout  cela  est  de  la  plus 
grande  beauté.  » 

c(  —  Ce  qui  m'a  plu  aussi,  dis-je,  ce  sont  les  rapports 
des  maîtres  avec  les  serviteurs.  D'un  côté  la  conduite  la 
plus  humaine,  de  l'autre  une  liberté  naïve,  mais  aussi 
un  profond  respect,  et  le  désir  de  plaire  aux  maîtres. 
Ainsi  ce  jeune  habitant  de  la  ville  qui  s'est  attiré  la  haine 
de  Daphnis  par  la  pensée  d'un  amour  dénaturé  cherche 
à  rentrer  en  grâce  auprès  de  lui,  quand  il  est  reconnu 
pour  le  fils  de  son  maître,  en  reprenant  hardiment  aux 
bergers  Chloé  et  en  la  ramenant  à  Daphnis.  » 

«  —  Il  y  a  dans  tout  cela  preuve  de  beaucoup  d'in- 
telligence, dit  Goethe:  c'est  aussi  un  trait  excellent 
d'avoir  conservé  à  Chloé  jusqu'à  la  fin  du  roman  sa  vir- 
ginité, les  deux  amants  ne  connaissant  rien  de  mieux 
que  de  reposer  nus  l'un  près  de  l'autre  ;  l'explication 
de  cette  conduite  amène  l'auteur  à  agiter  les  plus  grandes 
idées. — Il  faudrait  écrire  un  livre  entier  pour  bien  mon- 
trer tous  les  mérites  de  ce  poëme.  On  fait  bien  de  le  lire 
une  fois  tous  les  ans,  on  y  apprend  toujours,  et  on  ressent 
toujours  toute  fraîche  l'impression  de  sa  rare  beauté.  » 

Lundi,  21  mars  1831. 

Nous  avons  causé  de  la  politique  actuelle,  des  troubles 
qui  continuent  à  Paris,  et  de  l'aveuglement  des  jeunes  gens 
qui  veulent  prendre  part  aux  affaires  les  plus  graves  de 
l'État.  —  «  En  Angleterre,  ai-je  dit,  les  étudiants,  il  y 
a  quelques  années,  dans  la  question  de  l'émancipation 
catholique,  ont  aussi  essayé  d'exercer  de  l'influence  en 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  281 

rédigeant  des  pétitions,  mais  on  s'est  moqué  d'eux  et  on 
n'a  pas  fait  attention  à  leurs  actes.  » 

c<  —  L'exemple  de  Napoléon,  dit  Goethe,  a,  surtout  en 
France,  excité  des  sentiments  d'égoïsme  chez  les  jeunes 
gens  qui  ont  grandi  sous  ce  héros,  et  ils  ne  resteront  pas 
tranquilles  tant  que  de  leur  sein  ne  sortira  pas  uis  nou- 
veau grand  despote  dans  lequel  ils  verront  réalisé  ce  qu'ils 
désirent  être  eux-mêmes.  Le  malheur,  c'est  qu'un  homme 
comme  Napoléon  ne  reparaîtra  pas  de  sitôt,  et  je  crains 
presque  qu'il  n'en  coûte  encore  quelques  centaines  de 
milliers  d'hommes  pour  que  le  monde  retrouve  le  repos. 
—  Pendant  quelques  années,  il  ne  faut  pas  penser  à  agir 
par  les  lettres  ;  on  ne  peut  maintenant  que  préparer  en 
silence  de  bons  ouvrages  pour  l'ère  de  paix  que  l'avenir 
verra.  » 

Après  ces  quelques  mots  sur  la  politique  nous  sommes 
vite  revenus  à  Daphnis  et  Cldoé.  Gœlhe  a  loué  la  traduc- 
tion de  Courier  comme  tout  à  fait  parfaite.  —  «  Courier 
a  bien  fait,  a-t-il  dit,  de  respecter  et  de  conserver  la  vieille 
traduction  d'Amyot,  en  l'améliorant  seulement  dans  quel- 
ques passages,  la  purifiant  et  la  rapprochant  davantage 
de  l'original.  Ce  vieux  français  est  si  naïf,  et  convient  si 
bien  à  ce  sujet,  que  l'on  ne  fera  guère  dans  aucune  autre 
langue  une  meilleure  traduction  de  ce  livre.  » 

Nous  parlâmes  alors  des  œuvres  originales  de  Courier, 
de  ses  petites  brochures,  et  de  sa  défense  à  propos  de  la 
tache  d'encre  sur  le  manuscrit  de  Florence. 

«  —  Courier,  dit  Gœthe,  est  un  grand  talent  naturel, 
«lui  a  des  traits  de  Byron^,  et  aussi  de  Beaumarchais  et 

*  Considéré  non  comme  poëte,  mais  comme  auteur  du  pamphlet  les 
Bardes  anglais  et  les  Critiques  écossais.  Goalhe  connaissait  très-bien  cet 
ouvrage;  il  en  dvait  commencé  la  traduction  ;  mais  l'ignorance  d'un  <^Aûd 

16. 


282  C(j^VEKiiATlOxNS  DE  GŒTHE. 

de  Diderot.  Il  a  de  Byron  la  présence  parfaite  de  tout  ce 
qui  peut  lui  servir  comme  arguments  ;  de  Beaumarchais 
sa  grande  dextérité  d'avocat;  de  Diderot,  la  dialec- 
tique, et  avec  cela  il  est  si  spirituel,  qu'on  ne  peut  pas 
l'être  davantage.  Il  ne  paraît  pas  cependant  se  justifier 
complètement  de  la  tache  d'encre,  et  d'ailleurs,  en  géné- 
ral, ses  idées  ne  sont  pas  assez  positives  pour  qu'on  puisse 
le  louer  sans  restriction.  Il  était  en  querelle  avec  le 
monde  entier,  et  on  ne  peut  guère  croire  qu'il  n'y  eût 
pas  de  son  côté  aussi  quelques  torts.  » 

Nous  avons  parlé  ensuite  de  la  différence  entré  ce  que 
l'on  entend  en  Allemagne  par  Geist  et  en  français  par 
esprit.  —  «  Vesprit  français,  dit  Goethe,  répond  à  ce 
que  nous  appelons  Witz  (trait).  Les  Français  rendraient 
peut-être  Geist  par  esprit  et  âme.  Il  y  a  dans  Geist  une 
idée  de  puissance  productive  qui  manque  au  mot  français 
esprits  » 

«  —  Voltaire,  dis-je,  a  cependant  ce  que  nous  appe- 
lons Geist;  les  Français,  en  lui  reconnaissant  de  l'esprit, 
ne  lui  reconnaissent-ils  donc  pas  assez? 

«  —  Pour  une  faculté  pareille,  dit  Gœthe,  ils  se  ser- 
vent du  mot  génie.  » 

«  —  Je  lis  maintenant,  dis-je,  un  volume  de  Diderot, 
et  je  suis  étonné  du  talent  extraordmaire  de  cet  homme. 
Quelles  connaissances  !  Quelle  puissance  de  parole  !  On 

nombre  de  petits  faits  auxquels  Byron  faisait  allusion  l'avait  arrêté  en 
route.  Beaumarchais  est  considéré  comme  auteur  de  ces  Mémoires  dont 
Gœthe  avait  tiré  Clavijo;  Diderot  comme  auteur  du  ^eveu  de  Rameau. 
*  Voilà  pourquoi  Méphistophelès,  le  représentant  de  celui  qui  dit  non, 
le  plus  négatif  de  tous  les  êtres,  est  très-spirituel.  Il  y  a  dans  l'esprit 
quelque  chose  de  mauvais  au  fond.  Nous  disons  en  France  :  il  a  de  l'esprit 
comme  un  démon.  La  puissance  morale  opposée  en  nous  à  cette  puissance 
perfide,  c'est  ^intelligence.  Le  diable  est  appelé  le  malin  esprit,  Dieu 
est  appelé  l'Intelligence  souveraine. 


CONVEUSATIO^S  DE  GŒTIIE.  283 

voit  là  un  monde  immense  en  mouvement,  où  chacun 
excitait  tous  les  autres,  où  l'esprit  et  le  caractère  devaient 
s'exercer  constamment  pour  rester  habiles  et  forts.  Quels 
hommes  en  littérature  possédaient  les  Français  du  dernier 
siècle!  J'en  suis  toujours  étonné.  » 

«  — C'était  la  métamorphose'  d'une  Uttérature  de  cent 
ans,  dit  Gœthe,  et  depuis  Louis  XIV  elle  grandissait  ;  elle 
était  alors  dans  son  plein  épanouissement.  C'est  Voltaire 
qui  suscitait  les  esprits  tels  que  Diderot ,  d'Alembert, 
Beaumarchais  et  autres,  car  pour  être  quelque  chose  au- 
près de  lui,  il  fallait  être  beaucoup,  et  il  ne  s'agissait  pas 
de  rester  oisif.  » 

Gœthe  me  parla  ensuite  d'un  jeune  professeur  de  lan- 
gues orientales  dléna,  très-instruit,  qui  est  longtemps 
resté  à  Paris,  et.  dont  il  désire  que  je  fasse  la  connaissance. 
Il  m'a  donné  à  lire  un  article  de  Schœn  sur  les  comètes 
prochaines,  pour  me  mettre  au  courant  de  ces  ma- 
tières. 

Mardi,  22  mars  1831. 

Au  dessert,  Gœthe  m'a  lu  des  passages  d'une  lettre 
qu'un  de  ses  jeunes  amis  lui  a  écrite  de  Rome.  On  y  voit 
quelques  artistes  allemands  avec  de  longs  cheveux ,  des 
moustaches ,  de  grands  cols  de  chemises  rabattus  sur 
des  habits  taillés  à  l'ancienne  mode  allemande,  des  pipes 
et  des  dogues.  Ils  ne  paraissent  pas  être  venus  à  Rome 

*  On  voit  combien  l'idée  de  métamorphose  avait  pénétré  profondément 
Gœthe;  dans  la  conversation  il  l'applique  à  tout.  Il  y  a  là  une  analogie 
(qu'il  ne  faut  pas  pousser  trop  loin)  avec  les  principes  fondamentaux  de 
Hegel.  Lui  aussi,  il  voyait  le  monde  entier  comme  une  métamorphose 
éternelle,  infinie,  comme  un  développement  progressif  universel,  Gœthe, 
dans  ses  dernière  années,  a  lu  avec  grand  intérêt  certains  ouvrages  de 
Hegel  et  de  Schelling.  11  aimait  Hegel,  et  l'a  loué,  mais  toujours  en  mê- 
lant à  ses  éloges  de  fortes  restrictions,  a  II  m'attire  et  me  repousse,  » 
écrit-il  à  Zelter, 


284  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

pour  les  grands  maîtres ,  et  pour  apprendre  quelque 
chose.  Raphaël  leur  paraît  faible,  et  Titien  n'est  à  leur 
goût  qu'un  bon  coloriste. 

— «  iNiebuhr  a  eu  raison,  dit  Goethe,  quand  il  a  vu  venir 
un  temps  de  barbarie.  Le  voilà  déjà,  nous  y  sommes 
plongés,  car  en  quoi  consiste  la  barbarie,  sinon  à  ne  pas 
distinguer  l'excellent?  » 

Le  jeune  ami  de  Goethe  parle  du  carnaval,  de  l'élec- 
tion du  nouveau  pape ,  de  la  révolution  qui  a  éclaté , 
d'Horace  Vcrnet,  qui  se  fortifie  comme  un  chevalier  dans 
son  château  ;  quelques  artistes  allemands  ne  sortent  pas 
de  leur  maison  et  se  coupent  la  barbe,  ce  qui  prouve  que 
ces  déguisements  n'ont  pas  été  très-bien  accueiUis  des 
Romains.  Nous  nous  demandons  si  cette  folie  qui  se 
moîilre  chezcesquelques  jeunes  artistes  allemands  a  pris 
son  origine  dans  quelques  individus  et  s'est  ensuite  ré- 
pandue comme  une  maladie  intellectuelle  contagieuse, 
ou  bien  si  elle  est  due  à  l'esprit  général  du  temps. 

«  Elle  est  due  à  un  petit  nombre  d'individus,  dit 
Gœthe;  voilà  déjà  quarante  ans  qu'elle  dure.  La  doctrine 
était  :  Pour  que  l'artiste  arrive  au  premier  rang,  il  lui 
faut  avant  tout  Piété  et  Génie.  C'était  là  une  théorie 
très-séduisante  et  on  l'accueillit  à  bras  ouverts.  Car 
pour  être  pieux,  il  n'y  a  pas  besoin  d'étudier  ;  quant  au 
génie,  chacun  l'avait  reçu  en  naissant  de  madame  sa 
mère.  Pour  être  sûr  d'avoir  beaucoup  de  succès  dans  la 
foule  des  esprits  médiocres,  il  n'y  a  qu'à  exprimer  des 
idées  qui  flattent  la  vanité  et  la  paresse.  » 

Vendredi,  25  mars  1831. 

Gœthe  m'a  montré  un  élégant  fauteuil  vert ,  qu'il 
s'était  fait  acheter  ces  jours-ci  dans  une  vente  publique. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  285 

«  Je  ne  m'en  servirai  pourtant  guère  ou  pas  du  tout, 
me  dit-il ,  car  toute  espèce  d'aises  est  au  fond  opposée 
à  ma  nature.  Vous  ne  voyez  aucun  sol'a  dans  ma 
chambre;  je  suis  toujours  assis  sur  ma  vieille  chaise 
de  bois,  et  voilà  seulement  quelques  semaines  que  j'ai 
fait  ajouter  une  espèce  d'appui  pour  ma  tête.  Un  entou- 
rage de  meubles  élégants  et  commodes  suspend  ma 
réflexion  et  me  plonge  dans  un  état  de  bien-être  passif. 
A  moins  que  l'on  n'y  soit  habitué  depuis  sa  jeunesse,  de 
beaux  appartements  et  un  mobilier  élégant  ne  convien- 
nent qu'aux  gens  qui  n'ont  et  ne  peuvent  avoir  aucune 
pensée.  » 

Dimanche,  27  mars  183t. 

Le  printemps  est  enfin  revenu,  le  ciel  est  bleu,  tra- 
versé seulement  par  de  légers  nuages  blancs.  Gœthe  a 
fait  mettre  le  couvert  dans  un  pavillon  du  jardin,  et  nous 
avons  pris  notre  repas  en  plein  air.  Nous  avons  causé  de 
la  grande-duchesse,  du  bien  qu'elle  fait  en  silence,  et  des 
cœurs  qu'elle  gagne  dans  son  peuple.  «  La  grande-du- 
chesse, dit  Gœthe,  a  autant  d'esprit  et  de  bonté  que  de 
bonne  volonté,  elle  est  pour  le  pays  une  vraie  bénédic- 
tion. Les  hommes  sentent  vite  d'où  leur  viennent  1(  s 
bienfaits,  et,  puisqu'ils  vénèrent  le  soleil  et  les  autres 
éléments  bienfaisants,  je  ne  m'étonne  pas  que  tous  les 
cœurs  aient  donné  leur  affection  à  la  grande-duchesse, 
et  qu'elle  ait  été  vite  reconnue  pour  ce  qu'elle  est.  » 

Je  lui  dis  que  j'avais  commencé  avec  le  prince  la  lec- 
ture de  Minna  de  Banihelm^  et  que  cette  pièce  me 
semblait  excellente. — «On  a  soutenu,  dis-je,  queLessing 
était  un  esprit  froid,  mais  je  trouve  dans  cette  pièce, 
autant  qu'on  peut  le  désirer,  l'âme,  l'aimable  naturel , 


286  CO>'VERSATIONS  DE  GŒTHE. 

le  cœur,  la  sérénité  enjouée  d'un  homme  formé  par  la 
vie  et  par  le  monde.  » 

—  «Vous  pouvez  penser,  dit  Gœthe,  quel  effet  cette  pièce 
produisit  sur  nous,  jeunes  gens,  quand  elle  parut  dans  une 
époque  si  peu  brillante.  C'était  vraiment  alors  un  météore 
éblouissant.  Elle  nous  fit  comprendre  qu'il  y  avait  quel- 
que chose  au-dessus  de  ce  que  concevait  la  débile  lit- 
térature du  temps.  Les  deux  premiers  actes  sont  un 
vrai  chef-d'œuvre  d'exposition,  qui  a  donné  et  qui  peut 
donner  encore  d'excellentes  leçons.  Aujourd'hui,  il  est 
vrai,  on  ne  veut  plus  entendre  parler  d'exposition;  on 
veut,  dès  la  première  scène,  trouver  les  effets  que  l'on 
attendait  autrefois  au  troisième  acte  ;  on  ne  pense  pas 
qu'il  en  est  de  la  poésie  comme  d'un  voyage  sur  mer,  où 
il  faut  être  à  une  certaine  distance  du  rivage  pour  pou- 
voir déployer  toutes  les  voiles.  » 

Gœthe  fit  apporter  un  peu  d'un  excellent  vin  du  Rhin, 
que  des  amis  de  Francfort  lui  ont  envoyé  à  son  dernier 
anniversaire.  Il  me  raconta  quelques  anecdotes  sur 
Merck,  qui  n'avait  un  jour  pu  pardonner  au  grand-duc 
d'avoir  trouvé  excellent  un  vin  médiocre.  «  Merck  et 
moi,  continua-t-il,  nous  étions  toujours  l'un  avec  l'au- 
tre comme  Méphistophélès  et  Faust  ^  11  tourna  un  jour 
en  ridicule  une  lettre  de  mon  père,  écrite  d'Italie,  dans 
lequel  celui-ci  se  plaignait  de  la  manière  de  vivre,  mau- 
vaise pour  lui,  de  la  nourriture  à  laquelle  il  n'était  pas 
habitué,  du  vin  trop  épais  et  des  moustiques  ;  Merck  ne 
pouvait  lui  pardonner  d'avoir  été  gêné  par  des  minuties 
comme  la  nourriture,  la  boisson,  les  mouches,  lorsqu'il 
était  dans  ce  pays  splendide,  au  milieu  de  tant  de  ma- 

*  Gœthe  s'est  beaucoup  servi  du  caractère  de  Merck  pour  tracer  le  ca- 
ractère de  Méphistophélès. 


CO'VERSATIONS  DE  GŒTHE.  287 

gnificences.  Ces  railleries  étaient  dues  certainement  à 
l'élévation  de  son  esprit;  mais,  comme  il  avait  une  nature 
exclusivement  négative,  il  était  toujours  plus  disposé 
au  blâme  qu'à  l'éloge,  et  sans  le  vouloir  il  cherchait  sans 
cesse  à  satisfaire  sa  démangeaison  de  critique.  »  En 
me  parlant  d'un  administrateur  du  duché,  il  m'a  dit  : 
«  C'est  un  homme  que  l'on  ne  peut  comparer  à  nul 
autre  ;  il  a  été  le  seul  à  voter  avec  moi  contre  les  licences 
de  la  prcifse  ;  il  est  ferme,  on  peut  se  fier  à  lui,  il  défen- 
dra toujours  la  loi  ^  » 

En  nous  promenant  dans  le  jardin,  nous  admirions 
les  tulipes.  Goethe  a  dit  :  «  Un  grand  peintre  de  fleurs 
n'est  plus  possible;  on  exige  maintenant  trop  d'exacti- 
tude scientifique ,  et  le  botaniste  vient  compter  les  éta- 
mines  de  l'artiste,  sans  avoir  égard  à  la  manière  pitto- 
resque dont  les  fleurs  sont  groupées  et  éclairées.  » 

Lundi,  28  mars  1831. 

«  Ma  Métamorphose  des  plantes^  m'a  dit  Gœthe,  est 
pour  ainsi  dire  achevée.  Ce  que  j'ai  encore  à  dire  sur 
la  spirale  et  sur  M.  de  Martius  est  comme  fini  ;  ce  matin, 
je  me  suis  remis  au  quatrième  volume  de  ma  biographie, 
et  écrit  un  sommaire  de  ce  qui  me  reste  à  faire.  Je  peux 
dire  que  mon  sort  est  à  certains  points  de  vue  enviable, 
moi  à  qui  il  a  été  donné,  à  un  âge  aussi  avancé,  d'écrire 

*  Le  spectacle  donné  par  les  journaux  pendant  la  Révolution  française 
avait  inspiré  à  Gœthe  un  éloignerr.ent  assez  prononcé  pour  les  'ois  qui 
abandonnent  trop  la  presse  à  elle-même;  les  inconvénients  attachés  à  la 
liberté  absolue  étaient  de  ceux  que  son  esprit  ne  pouvait  tolérer.  ïoici 
une  Xénie  courte  et  claire  :  «  Celte  liberté  de  la  presse,  si  sacrée  pour 
vous,  quel  fruit,  quel  avantage  apporte- t-elle?  Son  résultat  certain,  le 
voici  :  Un  mépris  profond  de  l'opinion  publique.  »  —  Soumettre  la  presse 
à  quelques  légères  restrictions,  c'était,  selon  lui,  l'empêcher  de  tomber 
entre  les  mains  des  Philistins.  (Voir  plus  haut,  1"  vol.,  page  375.) 


2«8  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

l'histoire  de  ma  jeunesse ,  et  l'histoire  d'une  époque  à 
beaucoup  de  points  de  vue  très-importante.  » 

—  «  Dans  le  récit  de  vos  amours  avec  Lili,  dis-je,  on 
ne  sent  pas  du  tout  la  disparition  de  la  jeunesse,  au  con- 
traire, on  croit  sentir  le  souffle  des  premières  années.  » 

—  «  Parce  que  ces  scènes  sont  poétiques,  et  je  peux 
avoir  remplacé  par  la  verve  poétique  l'ardeur  d'amour 
qui  manque  aujourd'hui  au  vieillard.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  du  curieux  passage  où  Gœthe 
peint  la  situation  de  sa  sœur  :  «  Ce  chapitre,  dit-il,  sera 
lu  avec  intérêt  par  les  femmes  instruites,  car  beaucoup 
d'entre  elles  ressemblent  à  ma  sœur,  en  ce  sens  que, 
douées  des  plus  belles  qualités  intellectuelles  et  morales, 
elles  ignorent  le  bonheur  d'être  belles.  » 

—  «  Cette  éruption  au  visage  quelle  avait  à  chaque 
fête,  à  chaque  bal,  est  un  fait  si  étrange,  qu'on  pourrait 
bien  l'attribuer  à  quelque  influence  démoniaque.  )> 

—  «  C'était  une  créature  étrange,  répondit  Gœthe.  Son 
élévation  morale  était  extrême;  il  n'y  avait  pas  trace  en 
elle  de  sensualité.  La  pensée  de  s'abandonnera  un  homme 
lui  répugnait,  et  il  est  à  croire  que  cette  particularité  a 
amené  pour  elle  bien  des  heures  désagréables  quand  elle 
fut  mariée.  Les  femmes  qui  ont  cette  même  antipathie 
ou  qui  n'aiment  pas  leurs  maris  comprendront  ce  que 
cela  veut  dire.  Pour  moi,  je  ne  pouvais  jamais  me  repré- 
senter ma  sœur  mariée ,  et  sa  vraie  place  eût  été  plutôt 
dans  un  cloître  comme  abbesse  ;  aussi ,  quoique  mariée 
avec  le  meilleur  des  hommes,  elle  n'était  pas  heureuse 
épouse,  et  voilà  pourquoi  elle  s'opposa  avec  tant  de  pas 

ion  au  mariage  que  je  projetais  avec  Lih,  » 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  289 

Mardi,  29  mars  1831. 

Nous  avons  causé  de  Merck,  et  Gœlhe  m'a  raconté  ces 
traits  caractéristiques  :  «  Feu  le  grand-duc  accordait 
toute  sa  faveur  à  Merck,  et  un  jour  il  cautionna  pour  lui 
une  dette  de  4,000  thalers.  Peu  de  temps  après,  à 
notre  surprise,  Merck  le  dégagea  de  sa  caution.  Ses 
affaires  ne  s'étaient  pas  améliorées,  et  nous  ne  savions 
quelle  espèce  de  négociation  il  avait  pu  faire.  Quand  je 
le  revis,  il  m'expliqua  ainsi  le  problème  :  Le  duc,  dit-il, 
est  un  souverain  libéral,  excellent,  confiant,  qui  aide  lei 
hommes  quand  il  le  peut.  Je  me  suis  dit  :  Si  tu  fais 
perdre  au  duc  cette  somme,  tu  nuiras  à  mille  autres 
individus,  car  cette  précieuse  confiance  qu'il  a  mainte- 
nant, il  la  perdra,  et  beaucoup  d'hommes  honnêtes  dans 
le  malheur  souffriront,  parce  qu'il  y  a  eu  un  mauvais 
drôle.  Quai-je  fait?  J'ai  emprunté  la  somme  à  un  coquin  ; 
si  je  la  lui  fais  perdre,  il  n'y  a  pas  de  mal  ;  avec  notre  bon 
souverain,  il  en  était  autrement.  » 

Nous  rîmes  de  la  grandiose  bizarrerie  de  ce  caractère. 
«  Merck,  continua  Gœlhe,  avait  l'habitude  en  parlant 
d'introduire  au  milieu  de  ses  mots  :  hé  I  hé  1  En  vieillis- 
sant, cette  habitude  empira,  et  son  cri  ressemblait  alors 
à  l'aboiement  d'un  chien.  Il  finit  par  tomber  dans  une 
profonde  hypocondrie,  suite  de  ses  spéculations,  et  il  se 
tua.  Il  croyait  qu'il  allait  faire  banqueroute,  mais  il  se 
trouva  que  ses  affaires  n'étaient  pas  du  tout  aussi  déses- 
pérées qu'il  l'avait  cru.  » 

Mercredi,  50  mars  1831. 

Nous  reparlons  du  démoniaque.  «  Il  se  jette  surtout 

sur  les  grands  personnages,  dit  Gœlhe;  il  aime  aussi  les 

17 


290  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

époques  un  peu  troubles.  Dans  une  ville  de  prose  bien 
claire,  comme  Berlin,  il  n'aurait  guère  occasion  de  se 
manifester.  » 

Je  lui  parlai  de  sa  Biographie,  que  je  lis  et  comprends 
mieux  tous  les  jours  :  «  C'est  un  livre,  lui  dis-je,  qui  sert 
énormément  à  notre  développement  intérieur.  » 

—  «  Ce  n'est  absolument  que  la  collection  des  résultats 
de  mon  existence,  et  les  faits  que  je  raconte  ne  sont  là 
que  pour  servir  de  base  à  des  observations  générales  et 
à  des  vérités  plus  élevées.  » 

—  «  J'ai  trouvé  très-remarquable  ce  que  vous  dites 
entre  autres  de  Basedow,  qui  poursuivait  un  noble  but, 
mais  qui  blessait  en  déclarant  méprisables  des  croyances 
religieuses  auxquelles  certaines  personnes  tiennent  beau- 
coup, tandis  qu'il  aurait  dû,  au  contraire,  user  de  pré- 
cautions pour  se  les  rendre  favorables.  » 

—  «  Dans  ce  livre,  dit  Gœthe,  il  doit  y  avoir,  selon 
moi,  bien  des  passages  où  la  vie  humaine  est  peinte 
sous  des  symboles.  Je  l'ai  appelé  Vérité  et  Poésie^  parce 
qu'il  s'élève,  par  ses  hautes  tendances,  au-dessus  d'une 
basse  réalité.  Par  esprit  de  contradiction,  Jean-Paul  a 
intitulé  les  récits  de  sa  vie  :  Vérité.  Comme  si  la  vérité 
que  renferme  la  vie  d'un  homme  tel  que  lui  pouvait 
être  autre  chose,  sinon  que  Fauteur  a  été  un  Philistin  ! 
Mais  les  Allemands  ne  savent  pas  comprendre  tout  de  suite 
ce  qui  est  un  peu  en  dehors  des  habitudes  ordinaires,  et 
ce  qui  est  élevé  passe  souvent  devant  eux  sans  qu'ils 
l'aperçoivent.  —  Un  fait  de  notre  vie  n'a  aucune  valeur 
par  sa  vérité,  il  en  a  par  ce  qu'il  signifie  ^  » 

•Comparer  I"  vol.,  page  131, 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  201 

Jeudi,  31  mars  1831. 

Dîné  chez  le  prince  avec  Soret  et  Meyer.  Nous  causons 
de  littérature,  et  Meyer  nous  raconte  sa  première  entre- 
vue avec  Schiller.  «  J'allais,  dit-il,  me  promener  avec 
Çœlhe  dans  le  jardin  d'Iéna,  que  l'on  appelle  le  Para- 
iis.  Schiller  nous  rencontra,  je  lui  parlai  alors  pour  la 
première  fois.  Il  n'avait  pas  encore  terminé  son  Don 
Carlos  et  venait  d'arriver  de  Souabe;  il  paraissait  être 
très-malade  et  beaucoup  souffrir  des  nerfs.  Son  visage 
rappelait  celui  du  Crucifié.  Gœlhe  croyait  qu'il  ne  vivrait 
pas  quinze  jours  ;  mais,  comme  il  jouit  alors  de  plus  de 
bien-être,  il  se  rétablit  et  écrivit  toutes  ses  plus  belles 
œuvres.  » 

Vendredi,  1"  avril  1831. 

Dîné  avec  Gœthe.  Il  me  montre  une  aquarelle  fort 
jolie  de  M.  deReutern,  et  dit  :  «  La  peinture  à  l'aquarelle 
se  montre  là  très- avancée.  Les  hommes  simples  iront 
dire  que  M.  de  Reutern  ne  doit  rien  à  personne,  et  qu'il 
possède  toutde  lui-même.  Gomme  si  de  lui-même  Thomme 
avait  autre  chose  que  la  sottise  et  la  maladresse  !  Si  cet 
artiste  n'a  eu  aucun  professeur  que  l'on  puissse  nommer, 
n'a-t-il  pas  vécu  avec  les  grands  maîtres?  N'a-t-il  pas 
reçu  des  leçons  et  d'eux  et  de  leurs  grands  prédécesseurs, 
et  de  la  nature  partout  présente.  La  nature  lui  a  donné 
un  beau  talent;  la  nature  et  l'art  l'ont  formé.  Il  a  des 
qualités  remarquables,  et  à  quelques  points  de  vue  uni- 
ques, mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  ait  tout  de  lui- 
même.  Cela  peut  se  dire  d'un  artiste  tout  à  fait  fou  et 
mauvais,  mais  non  d'un  bon.  » 

Gœthe  me    montra  ensuite   du    même   artiste   une 


292  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

feuille  couverte  de  riches  arabesques  mêlées  de  paysages, 
de  scènes  familières,  de  bois,  de  verts  gazons  ;  au 
milieu  était  une  place  vide. —  «M.  de  Reutern désire  que 
j'écrive  quelque  chose  dans  ce  vide,  dit  Goethe  ;  mais 
son  cadre  est  si  splendide,  si  élégant,  que  je  crains  de 
le  gâter  avec  mon  écriture.  J'ai  composé  quelques  vers, 
mais  je  crois  qu'il  vaudrait  mieux  les  faire  transcrire  par 
un  calligraphe,  je  les  signerais  seulement.  Que  me  con- 
seillez-vous? » 

—  «  Je  vous  conseille  de  les  écrire  vous-même  et  en 
lettres  aHemandes,  non  en  lettres  latines,  parce  que  votre 
écriture  allemande  conserve  mieux  son  caractère  dis- 
tinctif,  et  que  d'ailleurs  elle  convient  mieux  au  cadre.  » 

—  «  Vous  avez  peut-être  raison,  et  puis  ce  sera  plus 
vite  fait.  Un  de  ces  jours-ci  il  me  viendra  peut-être  un 
moment  de  courage,  pour  me  risquer.  Mais  si  je  fais  un 
pâté  sur  la  belle  feuille,  vous  en  serez  responsable,  » 
dit-il  en  riant.  —  «  Pourvu  que  vous  écriviez  vous- 
même,  dis-je,  ce  sera  bien  comme  ce  sera.  » 

Mardi.  5  avril  1831. 

«  Je  n  ai  jamais  vu  de  talent  plus  agréable  que  celui 
de  Neureuther%  disait  Goethe.  Rarement  un  artiste  sait 
se  renfermer  dans  le  cercle  que  la  nature  lui  a  tracé  ; 
mais  Neureuther,  au  contraire,  est  plus  grand  que  son 
talent.  Ravins,  rochers,  arbres,  animaux,  hommes,  tout 
lui  convient  ;  il  dessine  tout  bien  ;  invention,  art,  goût, 
il  a  tout  dans  la  perfection,  et,  en  le  voyant  jouer  avec 
ses  facultés  et  prodiguer  ainsi  sa  fécondité  dans  delcgères 

*  Cet  artiste,  qui  habile  nujourdhui  Munich,  s'était  fait  connaître  par 
de  jolies  illustralions  de  poésies  allemandes,  et  en  particulier  de  poéàes 
de  Gœlhc. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  293 

vignettes,  on  éprouve  ce  sentiment  de  plaisir  que  donne 
toujours  l'emploi  généreux  d'une  belle  fortune.  Personne 
n*a gravé  comme  lui,  et  Albert  Durer  a  été  moins  son 
modèle  qu'un  émule.  J'enverrai  un  exemplaire  de  ses 
dessins  à  M.  Carlyle,  et  j'espère  faire  parla  à  cet  ami  un 
cadeau  agréable.  » 

•  Mercredi,  14  avril  1831. 

On  nous  a  raconté  chez  le  prince  un  trait  sur  Goethe 
fort  caractéristique.  En  1784,  à  l'inauguration  des  mines 
d'Ilmenau,  il  fit  un  discours.  Tous  les  employés,  toutes 
les  personnes  de  la  ville  et  des  environs  qui  s'inté- 
ressaient à  l'entreprise  étaient  là.  Goethe  paraissait  bien 
posséder  son  discours,  il  parla  longtemps  sans  acccident. 
Mais  tout  à  coup  il  parut  entièrement  abandonné  de  son 
bon  génie  ;  le  fil  de  ses  idées  était  coupé,  il  semblait  ne 
plus  savoir  ce  qui  lui  restait  à  dire.  Tout  autre  aurait  été 
très-embarrassé,  lui,  pas  du  tout.  Au  moins  pendant  dix 
minutes,  il  regarda  tranquillement  ses  auditeurs,  que 
par  sa  puissance  il  semblait  avoir  enchaînés  à  leur 
place,  et  pendant  cette  pause  d'une  longueur  presque 
ridicule  il  conserva  un  calme  parfait.  Enfin  il  redevint 
maître  de  ses  idées,  reprit  la  parole,  et  termina  son  dis- 
cours avec  une  aisance  et  une  gaité  parfaites,  absolument 
comme  si  rien  ne  s'était  passé. 

Lundi  ^  mai  1831. 

Goethe  m'a  appris  aujourd'hui  une  bonne  nouvelle.  Il 
a  enfin  réussi  ces  jours-ci  à  composer  le  commencement 
du  cinquième  acte  de  Faust^  qui  manquait  encore  et 
qu'il  considère  maintenant  comme  terminé. 

«  L'idée-mère  de  cette  scène,  dit-il,  a  plus  de  trente 
ans,  mais  elle  est  si  importante,  que  je  ne  l'avais  pas  ou- 


294  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

bliée  ;  seulement,  la  mettre  à  exécution  est  si  difficile, 
que  j'étais  un  peu  effrayé.  Par  différentes  petites  ruses, 
j'ai  réussi  à  me  mettre  en  train,  et,  si  la  fortune  me  favo- 
rise, je  me  débarrasse  dès  à  présent  du  quatrième  acte.  » 
Parlant  d'un  écrivain  connu,  il  a  dit  :  «  C'est  un 
talent  à  qui  la  haine  de  parti  sert  d'alliée,  et  qui  sans 
elle  aurait  eu  peu  d'influence.  Il  y  a  souvent  en  littéra- 
ture des  faits  de  ce  genre ,  la  haine  remplace  le  génie, 
et  des  talents  médiocres  paraissent  grands  parce  qu'ils 
sont  la  voix  d'un  grand  parti.  Il  y  a  de  même  dans  la 
vie  une  foule  de  personnes  qui,  n'ayant  pas  assez  de  ca- 
ractère pour  rester  isolées,  s'appuient  contre  un  parti, 
et  aussitôt  elles  font  figure.  Béranger,  au  contraire,  est 
un  talent  qui  se  suffit  à  lui-même.  Il  n'a  jamais  obéi 
servilement  à  un  parti.  Il  est  trop  heureux  de  ce  qu'il 
possède  pour  qu'il  permette  au  monde  de  lui  donner  ou 
de  lui  ôter  quelque  chose.  » 

Dimanche,  15  mai  1851. 

Dîné  seul  avec  Gœthe  dans  son  cabinet  de  travail.  Il 
m'a  dit  en  me  tendant  un  papier  :  «  Quand  on  a  dépassé 
quatre-vingts  ans,  on  a  à  peine  le  droit  de  vivre  ;  il  faut 
être  prêt  chaque  jour  à  être  rappelé,  et  penser  à  ranger 
sa  maison.  Comme  je  vous  l'ai  dit  récemment,  je  vous  ai 
nommé  dans  mon  testament  éditeur  de  mes  œuvres  pos- 
thumes et  j'ai  rédigé  ce  matin  une  espèce  de  petit  acte 
que  vous  signerez  avec  moi.  » 

Je  signai,  et  nous  causâmes  de  cette  affaire.  —  «  Si 
Téditeur  ne  voulait  pas  dépasser  un  certain  nombre  de 
feuilles,  dit  Gœthe,  et  s'il  fallait  supprimer  une  partie  de 
ce  que  je  laisse,  vous  pouvez  ne  pas  imprimer  la  partie 
polémique  de  la  Théorie  des  couleurs.  Ma  doctrine  est 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  295 

renfermée  dans  la  partie  théorique,  et  les  principales 
erreurs  de  la  doctrine  de  Newton  sont  déjà  indiquées  dans 
la  partie  historique.  Je  ne  désavoue  pas  du  tout  la  cri- 
tique un  peu  vive  que  j'ai  faite  des  principes  de  Newton; 
dans  son  temps  elle  était  nécessaire,  et  elle  conservera 
dans  la  suite  sa  valeur,  mais  tout  acte  polémique  est  con- 
tre ma  nature  et  m'est  peu  agréable.  » 

Nous  parlâmes  aussi  des  maximes  et  réflexions  qui 
sont  imprimées  à  la  fin  de  la  seconde  et  de  la  troisième 
partie  des  Années  de  voijage.  —  Lorsque  Goethe  revit 
et  compléta  ce  roman,  il  croyait  d'abord  qu'il  irait  à 
deux  volumes  ;  mais  le  manuscrit  grossit  plus  qu'il  ne 
le  croyait,  et  comme  son  copiste  n'écrivait  pas  serré, 
Goethe  pensa  que  le  roman  cette  fois  remplirait  trois  vo- 
lumes. Mais,  quand  on  eut  commencé  l'impression,  Goethe 
vit  qu'il  avait  mal  calculé,  et  les  deux  derniers  volumes 
menaçaient  d'être  trop  minces.  L'éditeur  demandait  de  la 
copie,  on  ne  pouvait  plus  ni  modifier  le  cours  du  récit, 
ni  intercaler  une  nouvelle,  le  temps  manquait,  et  Goethe 
était  assez  embarrassé.  lime  fit  appeler, et  me  donna  deux 
gros  paquets  de  papiers  couverts  d'écriture  :  «  Dans  ces  deux 
paquets,  me  dit-il,  vous  trouverez  différents  morceaux 
qui  n'ont  pas  encore  été  imprimés,  finis  ou  non,  des 
réflexions  sur  l'histoire  naturelle,  sur  l'art,  la  littérature, 
la  vie,  le  tout  mêlé.  Vous  pourriez  en  tirer  de  six  à  huit 
feuifles  d'impression,  qui  nous  serviraient  à  combler 
,  le  vide  des  Années  de  voyage.  Rigoureusement  ces 
morceaux  ne  font  pas  partie  du  roman,  mais  comme  on 
parle  d'archives  chez  iMacarie,  cela  suffit  pour  justifier 
leur  introduction.  Cela  nous  tire  d'embarras,  et  en  même 
temps  c'est  une  excellente  manière  de  lancer  dans  le 
monde  une  foule  de  bonnes  choses.  » 


206  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

J'approuvai  cette  idée,  et  je  rédigeai  en  peu  de  temps 
ces  morceaux.  Goethe  paraissait  très-content.  J'avais 
fait  deux  collections  ;  à  l'une  nous  mîmes  pour  titre  : 
Extrait  des  archives  de  Macarie^;  à  l'autre  :  Pensées 
dans  l'esprit  des  voyageurs,  et,  comme  Goethe  venait 
d'achever  deux  poésies  remarquables,  la  Méditation  de- 
vant le  crâne  de  Schiller,  et  celle  qui  commence  par  : 
Aucun  être  ne  peut  tomber  dans  le  néant..,  il  voulut 
aussi  les  lancer  dans  le  monde,  et  nous  les  ajoutâmes 
encore.  Quand  les  Années  de  voyage  parurent,  per- 
sonne ne  sut  ce  que  cela  voulait  dire.  On  voyait  le  cours 
du  roman  interrompu  tout  à  coup  par  une  foule  de  sen- 
tences énigmaliques,  que  pouvaient  seuls  comprendre 
tour  à  tour  les  hommes  du  métier,  artistes,  naturalistes, 
littérateurs,  et  qui  gênaient  fort  les  autres  lecteurs,  et 
surtout  les  lectrices.  Les  deux  poésies  furent  aussi  peu 
comprises,  et  on  ne  pouvait  guère  deviner  pourquoi  elles 
étaient  réunies  là.  — Gœthe  en  rit^ — «  Maintenant,  dit- 
il,  ilfaudra  dans  l'édition  de  mes  œuvres  posthumes  mettre 
chaque  morceau  à  sa  place,  et  à  la  prochaine  édition  de 
mes  œuvres,  les  Années  de  voyage,  débarrassées  de  cette 
addition,  seront  de  nouveau  publiées  en  deux  volumes.  » 

*  Personnage  symbolique,  espèce  de  Diotioie  moderne;  son  nom  est 
î'anagramme  d' America. 

'  lî  est  impossible  d'avoir  un  plus  amusant  dédain  du  public  de  son 
temps.  Gœthe  disait  alors  :  a  Ce  que  je  fais  est  purement  testamen- 
taire, »  et,  partant  de  cette  idée,  il  ajoutait  des  fragments  à  ses  œuvres 
comme  on  écrit  des  codicilles,  sans  se  soucier  beaucoup  de  l'ordre  et  dflf 
la  régularité  artistique.  Pourvu  que  l'idée  qu'il  voulait  répandre  fût  im- 
primée quelque  part,  le  reste  lui  était  fort  indifférent.  Il  écrivait  pour 
être  médité  par  l'avenir  et  non  pour  conquérir  le  succès  du  jour. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  297 

Mercredi,  2o  mai  1831. 

Nous  avons  causé  du  Camp  de  Wallenstein.  J'avais 
souvent  entendu  dire  que  Goethe  avait  travaillé  à  cette 
pièce,  et  que  le  sermon  du  [capucin  surtout  était  de  lui. 
Je  lui  demandai  à  dîner  s'il  en  était  ainsi,  et  il  me  répon- 
dit :  «  Au  fond,  tout  est  de  Schiller,  cependant,  comme 
nous  vivions  dans  de  telles  relations  que  Schiller  non- 
seulement  causait  avec  moi  de  son  plan,  mais  me  com- 
muniquait les  scènes  à  mesure  qu'elles  avançaient, 
écoutait  mes  remarques  et  en  profitait,  il  peut  se  faire 
que  j'aie  quelque  part  à  cette  pièce.  Pour  le  sermon  du 
capucin,  je  lui  ai  envoyé  les  Discours  d Abraham  de 
Santa-Clara^  et  il  en  a  extrait  son  sermon  avec  beau- 
coup d'adresse.  Je  ne  sais  plus  quels  sont  les  passages 
de  moi,  sauf  les  deux  vers  :  «  Un  capitaine,  tué  par 
un  de  ses  collègues,  me  légua  deux  dés  heureux.  » 
Je  voulais  expliquer  comment  le  paysan  était  arrivé 
en  possession  de  ces  dés  pipés,  et  j'écrivis  de  ma  main 
ces  deux  vers  sur  le  manuscrit.  Schiller  n'avait  pas  eu 
cette  idée;  il  donnait  tout  simplement  les  dés  au  paysan, 
sans  se  demander  comment  il  les  possédait.  Je  vous  l'ai 
déjà  dit,  tout  expliquer  avec  soin  n'était  pas  son  affaire, 
et  voilà  peut-être  pourquoi  ses  pièces  produisent  tant 
d'effet  sur  le  théâtre.  » 

Dimanche,  29  mai  1831. 

Gœthe  me  parle  d'un  enfant  qui  ne  pouvait  se  consoler 
d'avoir  commis  une  faute  légère.  —  «  Ce  chagrin  ne  me 
plaît  pas,  dit-il,  car  il  indique  une  conscience  trop  déli- 
cate, qui  apprécie  si  haut  son  moi  moral  qu'elle  ne  peut 

rien  lui  pardonner.  Une  conscience   pareille   fait   des 

17. 


298  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

hommes  hypocondriaques,  quand  elle  n'est  pas  balancée 
par  une  grande  activité.  » 

Ces  jours-ci,  on  m'a  apporté  un  nid  de  petites  fau- 
vettes, avec  leur  mère  que  l'on  avait  prise  au  gluau.  Elle 
a  continué  dans  la  chambre  à  nourrir  sa  famille,  et 
rendue  à  la  liberté,  elle  est  revenue  d'elle-même  avec  ses 
petits.  J'étais  très-touché  de  cet  amour  maternel  qui  brave 
le  danger  et  la  prison,  et  j'exprimai  mon  étonnement 
à  Goethe  :  a  Homme  de  peu  de  raison  !  me  répondit-il 
avec  un  sourire  significatif,  si  vous  croyiez  à  Dieu,  vous 
ne  seriez  pas  étonné.  «  C'est  lui  qui  donne  au  monde  son 
mouvement  intime;  la  nature  est  en  lui,  et  il  est  dans 
la  nature  ;  et  jamais  ce  qui  vit,  ce  qui  se  meut,  ce 
qui  est  en  lui  n'est  privé  de  sa  force  et  de  son  esprit.  » 
«  Si  Dieu  ne  donnait  pas  à  l'oiseau  cet  instinct  pour  ses 
petits ,  si  un  instinct  pareil  n'était  pas  répandu  dans 
toute  la  nature  vivante,  le  monde  ne  se  soutiendrait  pas; 
mais  partout  est  répandue  la  force  divine,  partout  agit 
l'amour  éternel  !  » 

Il  y  a  quelque  temps,  Gœthe  a  exprimé  une  idée  du 
même  genre  ;  un  jeune  sculpteur  lui  avait  envoyé  le  mo- 
dèle de  la  Tache  de  Myron,  avec  un  veau  qui  la  tette.  — 
«  Voilà,  dit-il,  un  sujet  de  la  plus  grande  élévation;  nous 
avons  là,  devant  les  yeux,  sous  une  belle  image,  le  prin- 
cipe vivifiant  répandu  dans  la  nature  entière,  et  qui 
soutient  le  monde  ;  cette  œuvre  et  celles  du  même  genre 
sont  pour  moi  les  vrais  symboles  de  l'omniprésence  de 
Dieu^  » 

*  Dans  un  article  écrit  en  1812  sur  la  Vache  de  Myron,  Gœthe  disait: 
«  Les  anciens  ont  voulu,  dans  un  grand  nombre  de  leurs  œuvres,  nous 
enseigner  que  la  nature  a  une  valeur  infinie  à  tous  les  degrés  de  son  dé- 
veloppement... Les  Grecs  cherchaient  à  déifier  l'homme  et  non  à  huma- 
niser la  divinité  :  leur  doctrine  est  le  Ihéomorphisme,  et  non  l'anthropo- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  -299 

Lundi,  6  juin  1831. 

Goethe  m'a  montré  aujourd'hui  le  commencement  du 
cinquième  acte  de  Faust,  J'ai  lu  jusqu'au  passage  où  la 
hutte  de  Philémon  et  de  Baucis  est  brûlée,  et  où  Faust, 
debout,  la  nuit,  sur  le  balcon  de  son  palais,  sent  la  fumée 
qu'un  vent  léger  lui  apporte. —  «  Les  noms  de  Philémon 
et  de  Baucis,  lui  dis-je,  me  transportent  sur  la  côte 
phrygienne,  et  je  pense  à  ce  couple  célèbre  de  l'anti- 
quité, cependant  la  scène  se  passe  dans  l'ère  chrétienne, 
et  le  paysage  est  moderne.  »  —  «  Mon  Philémon  et  ma 
Baucis,  dit  Gœthe,  n'ont  aucun  rapport  avec  ce  célèbre 
couple  et  avec  la  tradition  qu'il  rappelle.  J'ai  donné  ces 
noms  à  mes  deux  époux  uniquement  pour  relever  leur 
caractère.  Comme  ce  sont  des  personnages  et  des  situa- 
tions semblables,  la  ressemblance  des  noms  a  un  effet 
heureux.  » 

Nous  parlons  ensuite  de  Faust,  que  le  péché  originel 
de  son  caractère,  le  mécontentement,  n'a  pas  abandonné 
dans  sa  vieillesse,  et  qui,  avec  tous  les  trésors  du  monde, 
dans  un  nouvel  empire  qu'il  a  créé  lui-même,  est  gêné 
par  quelques  tilleuls ,  une  chaumière  et  une  clochette  , 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  à  lui.  II  rappelle  le  roi  Achab , 
qui  croyait  ne  rien  posséder,  s'il  ne  possédait  pas  la 
vigne  de  Naboth. 

(f  Faust,  dans  ce  cinquième  acte,  dit  Gœthe,  doit  selon 

morphisme.  Les  instincts  des  animairx  ne  sont  pas  par  eux  transformés 
en  instincts  humains,  mais  ils  mettent  en  saillie  ce  qu'il  y  a  d'humain 
dans  l'animal  ;  nous  pouvons  ainsi  goûter  dans  leurs  compositions  de  hautes 
jouissances  artistiques;  nousobéissons  déjà  nous-mêmes  àcesentiraent  na- 
turel quand  nous  nous  plaisons  à  choisir  pour  nos  compagnons  et  pour 
nos  serviteurs  des  animaux  vivants...  Ce  qui  me  séduit  dans  la  Vache  de 
Uyron  (représentée  allaitant,  c'est  qu'elle  se  montre  animée  du  senti- 
ment maternel.  »  [Propylées.) 


500  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

mes  idées  avoir  juste  cent  ans,  et  je  ne  sais  pas  s'il  ne 
serait  pas  bon  de  le  dire  quelque  part  expressément.  » 
Nous  parlâmes  de  la  conclusion,  et  Gœthe  attira  mon 
attention  sur  ce  passage  : 

Il  est  sauvé,  le  noble  membre 
Du  monde  des  méchants  esprits; 
Celui  qui  a  toujours  lutté  et  travaillé, 
Celui-là,  nous  pouvons  le  sauver; 
L'amour  suprême,  du  haut  du  ciel, 
A  pensé  à  lui; 

Le  chœur  bienheureux  va  à  sa  rencontre 
Et  lui  t'ait  un  cordial  accueil. 

«  Ces  vers  contiennent  la  clef  du  salut  de  Faust  :  dans 
Faust  a  vécu  jusqu'à  la  fin  une  activité  toujours  plus 
haute,  plus  pure,  et  l'amour  éternel  est  venu  à  son  aide. 
Cette  conception  est  en  harmonie  parfaite  avec  nos  idées 
religieuses,  d'après  lesquelles  nous  sommes  sauvés  non- 
seulement  par  notre  propre  force,  mais  aussi  par  le  se- 
cours de  la  grâce  divine.  Vous  devez  avouer  que  cette 
conclusion,  où  l'âme  sauvée  s'élance  au  ciel,  était  très- 
difficile  à  composer  ;  et  au  milieu  de  ces  tableaux  supra- 
sensibles,  dont  on  a  à  peine  un  pressentiment,  j'aurais  pu 
très-facilement  me  perdre  dans  le  vague,  si,  en  me  servant 
des  personnages  et  des  images  de  l'église  chrétienne, 
qui  sont  nettement  dessinés,  je  n'avais  pas  donné  à  mes 
idées  poétiques  de  la  précision  et  de  la  fermeté.  » 

Dans  les  semaines  qui  suivirent,  Gœthe  acheva  le  qua- 
trième acte,  et  au  mois  d'août,  je  vis  la  seconde  partie 
de  Faust  brochée  et  complètement  termmée.  Gœthe 
était  extrêmement  heureux  d'avoir  enfin  atteint  ce  but 
vers  lequel  il  tendait  depuis  si  longtemps.  «  Je  peux 
maintenant,  disait-il,  regarder  le  reste  de  ma  vie  comme 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  301 

un  pur  cadeau,  et  il  est  au  fond  maintenant  très-indiffé- 
rent que  je  fasse  encore  quelque  chose  ou  que  je  ne  fasse 
rien.  » 

*  Dimanche,  20  juin  183i. 

Nous  avons  causé  de  l'imperfection  et  de  rinsuffî- 
sance  du  langage,  cause  d'erreurs  difficiles  à  faire 
disparaître.  «  Voici  tout  simplement  ce  qu'il  en  est,  dit 
Gœthe.  Toutes  les  langues  sont  nées  des  besoins  les  plus 
immédiats,  des  occupations,  des  sensations  et  des  aper- 
ceptions  de  Thomme.  Lorsqu'un  esprit  élevé  arrive  à  un 
pressentiment  ou  à  une  vue  pénétrante  sur  le  travail  in- 
time delà  nature,  le  langage  qui  lui  a  été  transmis  ne 
lui  suffit  plus  pour  exprimer  des  idées  aussi  éloignées  de 
l'humanité.  Il  lui  faudrait  le  langage  des  esprits.  Mais, 
comme  il  ne  le  possède  pas  ,  il  lui  faut  se  contenter  des 
expressions  humaines ,  qui  sont  insuffisantes  et  qui  ra- 
baissent ou  même  altèrent  et  anéantissent  ses  concep- 
tions sur  les  rapports  nouveaux  reconnus  par  lui.  » 

—  «  Si  vous  parlez  ainsi,  dis-je,  vous  qui  serrez  toujours 
de  si  près  les  sujets  que  vous  traitez ,  vous  qui  êtes  en- 
nemi de  toute  phrase,  et  qui  savez  toujours  trouver  l'ex- 
pression la  plus  saisissante  pour  vos  hautes  conceptions, 
votre  aveu  a  une  grande  autorité.  J'aurais  cru  cepen- 
dant que  nous  autres,  Allemands,  nous  pouvions  nous 
estimer  assez  heureux.  Notre  langue  est  si  extraordinai- 
rement  riche ,  si  perfectionnée ,  si  capable  de  se  perfec- 
tionner sans  cesse,  que  tout  en  étant  parfois  forcés  de 
recourir  à  une  métaphore,  nous  approchons  très-près  par 
les  mots  de  l'idée  à  exprimer.  Les  Français,  à  ce  point  de 
vue,  sont  bien  moins  favorisés  que  nous.  Chez  eux,  dès 
que  Ton  exprime  par  une  métaphore,  ordinairement  prise 
à  un  art  spécial ,  un  rapport  élevé  saisi  dans  la  nature , 


502  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

on  devient  commun ,  matériel ,  et  la  conception  élevée 
que  l'on  avait  dans  l'esprit  n'est  pas  reproduite  par 
l'expression.  » 

((.  La  discussion  qui  s'est  élevée  entre  Cuvier  et  Geoffroy 
Snint-Hilaire  m'a  démontré  encore  récemment  combien 
vous  avez  raison,  me  dit  Gœthe.  Geoffroy  Saint-Hilaire  est 
un  homme  qui  a  des  vues  vraiment  profondes  sur  l'or- 
ganisation et  la  vie  intime  de  la  nature,  mais  les  mots 
usuels  de  la  langue  française  ne  peuvent  rendre  sa  pen- 
sée %  et  cela  non-seulement  quand  il  s'agit  d'idées 
abstraites  ,  mystérieuses,  mais  encore  pour  les  rapports 
matériels  que  les  sens  aperçoivent.  Ainsi,  s'il  veut 
parler  des  différentes  parties  d'un  être  organisé,  il  n'a 
pas  d'autre  mot  que  matériaux^  confondant  ainsi  et  unis- 
sant par  une  même  expression  les  éléments  identiques 
qui  forment  l'ensemble  de  l'organisation  d'un  bras ,  et 
les  pierres,  les  poutres,  les  planches  qui  servent  dans  la 
construction  d'une  maison.  C'est  avec  autant  d'impro- 
priété dans  les  termes  que  les  Français,  en  parlant  des 
œuvres  de  la  nature,  emploient  le  mot  de  composition. 
L'expression  convient  quand  il  s'agit  des  différents  frag- 
ments d'une  machine  faite  morceau  à  morceau,  mais 
non  pas  quand  j'ai  dans  l'esprit  les  parties  d'un  tout 
organisé ,  parties  qui  vivent  toutes  par  elles-mêmes  et 
qui  sont  animées  d'une  même  âme.  » 

—  «  Le  mot  composition,  ajoutai-je,  ne  me  paraît 
même  pas  juste  et  digne  pour  les  œuvres  de  Tart  et  de  la 
poésie.  » 

*  Mais  Geoffroy  Saint-Hilaire  ne  prouve  rien  contre  la  langue  française. 
«Il  est  des  génies  malheureux  auxquels  l'expression  manque...  qui  em- 
portent dans  la  tombe..,  l'inconnu  de  leur  méditation,  comme  disait  un 
membre  de  cette  grande  famille  de  muets  ou  de  bègues  illustres  : 
Geoffroy  Saint-Hilaire.  »  (George  Sand.) 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  303 

—  «  C'est  un  mot  d'une  bassesse  extrême,  que  nous 
devons  aux  Français,  et  dont  nous  devrions  tâcher  de  nous 
déi3arrasser  le  plus  tôt  possible,  dit  Gœthe.  Comment 
peut-on  dire  que  Mozart  a  composé  son  Don  Juan.  Com- 
position !  comme  si  c'était  un  gâteau  ou  un  biscuit,  que 
l'on  fabrique  avec  des  œufs,  de  la  farine  et  du  sucre. 
Une  création  intellectuelle,  c'est  ce  qui,  dans  le  détail 
comme  dans  l'ensemble,  est  pénétré  d'un  seul  esprit, 
conçu  d'un  seul  jet,  animé  d'un  souffle  de  vie  unique; 
l'auteur  ne  tâtonne  pas,  n'écrit  pas  par  fragments,  à  sa 
fantaisie  ;  le  démon  de  son  génie  le  tient  sous  sa  puis- 
sance, et  il  faut  qu'il  fasse  ce  qu'il  lui  commande  !  » 

*  Dimanche,  27  juin  1831. 

Nous  avons  parlé  de  Victor  Hugo.  «  C'est  un  beau 
talent,  dit  Gœthe,  mais  il  est  tout  à  fait  engagé  dans  la 
malheureuse  direction  romantique  de  son  temps,  ce  qui 
le  conduit  à  mettre  à  côté  de  beaux  tableaux  les  plus 
intolérables  et  les  plus  laids.  Ces  jours-ci  j'ai  lu  Notre- 
Dame  de  Pans^  et  il  ne  m'a  pas  fallu  peu  de  patience 
pour  supporter  les  tortures  que  m'a  données  cette  lec- 
ture. C'est  le  livre  le  plus  affreux  qui  ait  jamais  été 
écrit!  Et  après  les  supplices  que  l'on  endure,  on  n'est 
pas  dédommagé  par  le  plaisir  que  l'on  éprouverait  à  voir 
la  nature  humaine  et  les  caractères  humains  représentés 
avec  exactitude  ;  il  n'y  a  dans  son  livre  ni  nature  ni  vérité; 
ses  personnages  principaux  ne  sont  pas  des  êtres  de 
chair  et  de  sang,  ce  sont  de  misérables  marionnettes, 
qu'il  manie  à  son  caprice,  et  auxquelles  il  fait  faire  toutes 
les  contorsions  et  toutes  les  grimaces  qui  sont  nécessaires 
aux  effets  qu'il  veut  produire.  Quel  temps  que  celui  qui 


504  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

non  seulement  rend  possible  et  provoque  un  tel  livre, 
mais  qui  le  trouve  supportable  et  récréatif^  !   » 

*  Jeudi,  15  jwillot  ISôl. 

Un  instant  cbez  Gœthe.  J'allais  le  remercier  au  nom 
du  roi  de  AYurtemberg  du  plaisir  que  lui  a  donné  la 
visite  qu'il  a  laite  hier  à  Gœthe.  Je  le  trouvai  occupé 
d'études  se  rapportant  à  la  tendance  spiraloïde  des 
plantes ,  découverte  nouvelle  qui ,  selon  lui ,  conduira 
très-loin,  et  aura  une  grande  influence  sur  les  sciences. 
«  Il  n'y  a  rien,  dit-il,  au-dessus  de  la  joie  que  nous 
donne  l'étude  de  la  nature.  Ses  secrets  sont,  il  est  vrai, 

*  Le  lendemain,  28  juin,  Gœthe,  développant  sa  pensée  dans  une  lettre 
à  Zelter,  écrivait  :  a  Des  nouveaux  romans  français  et  de  toutes  les  lec- 
tures de  ce  genre  que  je  fais,  je  ne  veux  te  dire  que  ceci  :  C'est  une  lit- 
térature de  désespoir,  d'où  peu  à  peu  s'exilent  d'eux-mêmes  toute  vé- 
rité, tout  sens  esthétique.  Isotre-Dûîne  de  Paris,  de  V.  Hugo,  frappe 
par  le  mérite  d'études  attentives  et  bien  mises  en  œuvre  sur  les  loca- 
lités, les  mœurs,  les  événements  du  passé,  mais  dans  les  personnages 
il  n'y  a  pas  omhre  de  vie  naturelle.  Hommes  et  femmes  sont  des  marion- 
nettes sans  vie  ;  les  proportions  en  sont  très-adroitement  calculées;  mais 
Sous  ces  squelettes  de  bois  et  d'acier  il  n'y  a  absolument  que  du  rem- 
bourrage; l'auteur  les  manie  sans  pitié,  les  tourne  et  les  retourne,  les 
martyrise,  les  fouette,  met  en  lambeaux  leur  corps  et  leur  âme,  lacère  et 
déchire  sans  s'émouvoir  ces  êtres  heureusement  dépourvus  de  vie.  Et 
avec  tout  cela  se  montrent  des  preuves  décisives  d'un  talent  historique 
et  oratoire  auquel  on  ne  peut  refuser  une  vive  puissance  d'imaginalion, 
sans  laquelle  d'ailleurs  il  ne  pourrait  jamais  créer  de  pareilles  abomina- 
tions. »  Au  comte  Reinhard,  il  écrivait  quelques  jours  plus  tôt,  en  généra- 
lisant son  jugement  :  «  Pour  avoir  une  influence  sur  le  moment  actuel,  il 
faut  que  les  romanciers  tracent  des  tableaux  qui  soient  les  plus  opposés 
possible  à  tout  ce  qui  pourrait  avoir  un  effet  salutaire  sur  l'homme;  le 
lecteur  ne  peut  plus  échapper  aux' scènes  de  ce  genre.  Pousser  à  bout, 
jusqu'à  l'impossible,  le  laid,  l'horrible,  les  cruautés,  les  bassesses  et  toute 
la  bande  des  infamies,  voilà  leur  satanique  travail.  On  doit  dire  leur  tra- 
vail, car  au  fond  de  leurs  œuvres  il  y  a  une  étude  attentive  des  temps 
anciens,  des  mœurs  disparues,  dek  curieuse  confusion  et  des  événements 
incroyables  des  siècles  passés  ;  aussi  on  ne  peut  pas  dire  que  leurs  livres 
soient  vides  et  mauvais;  ils  sont  écrits  par  des  talents  incontestables,  par 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  505 

d'une  profondeur  infinie  ;  mais  il  a  été  permis  et  accordé 
aux  hommes  de  regarder  toujours  plus  avant.  Et  c'est 
justement  parce  que  nous  ne  pouvons  atteindre  le  fond 
qu'elle  exerce  sur  nous  un  charme  éternel  ;  toujours  nous 
voulons  approcher  plus  près,  jeter  de  nouveaux  regards, 
tenter  de  nouvelles  découvertes  !  » 

*:iardi,  20  juillet  1  SOI. 

Après  dîner,  une  demi-heure  avec  Gœlhe,  que  j'ai 
trouvé  dans  une  disposition  pleine  de  sérénité  et  de 
douceur.  Après  avoir  causé  de  divers  sujets,  nous  avons 
parlé  de  Carlsbad,  et  Gvllthe  a  plaisanté  sur  les  diverses 

des  hommes  distingués  et  pleins  d'esprit,  mais  qui  se  voient,  au  milieu  de 
leur  carrière,  condamnés  par  le  temps  où  ils  vivent  à  s'occuper  de  ces 
abominations.  »  (Lettre  du  18  juin  1851).  A  Boisserée,  qui  lui  avait  écrit  : 
«  C'est  un  vrai  attentat  contre  lesprit  humain  d'employer  un  beau  talent 
à  tracer  des  tableaux  aussi  horribles  et  de  ne  chercher  à  exciter  l'intérêt 
que  par  des  détails  d'un  genre  aussi  bas;  on  détruit  ainsi  tout  sens  pour 
le  noble  et  le  beau,  »  Goethe  répondait  :  «  Je  signe  chaque  mot  de  votre 
jugement  sur  Notre-Dame  de  Paris.  Les  chimistes  nous  parlent  de  trois 
degrés  de  fermentation  :  le  vin,  puis  le  vinaigre,  puis  la  pourriture;  les 
écrivains  français  se  plaisent  en  ce  moment  à  vivre  dans  ce  dernier  degré. 
Comment,  plus  tard,  la  grappe  pourra-t-elle  reparaître  avec  sa  beauté  na- 
turelle? Comment  se  formera  de  nouveau  la  vigoureuse  et  saine  fermen- 
tation? Je  n'en  sais  rien.  Ils  seront  bien  heureux  si  les  bons  vins  qu'ils 
possèdent  ne  s'altèrent  pas  aussi  pendant  celte  malheureuse  époque  ar- 
tistique. »  (Lettre  du 20  août  1831).— Plus  Gœlhe  vieillissait, plus  la  sen- 
sibilité de  son  goût  devenait  irritable.  Plus  jeune  et  moins  grec,  il  aurait 
sans  doute  accepté  Quasimodo  et  ses  aventures  au  même  titre  que  Cali- 
han  ou  Thersite;  mais,  à  quatre-vingts  ans,  son  âme  ne  pouvait  plus 
supporter  que  de  belles  images  ;  la  laideur  et  la  souffrance  le  rendaient 
malade.  Disons  aussi  que  la  première  édition  de  Notre-Dame  ne  conte- 
nait pas  les  intéressants  chapitres  sur  l'architecture  ;  ils  auraient  sans  doute 
un  peu  réconcilié  le  paisible  disciple  de  Phidias  avec  le  peintre  tourmenté 
du  moyen  âge.  Cependant,  entre  ces  deux  caractères,  l'accord  complet 
aurait  toujours  été  difficile,  car  Goethe,  comme  Lamartine,  a  cherché  par- 
tout, dans  la  nature,  dans  la  vie,  dans  l'art,  à  apaiser  et  à  concilier  les 
grandes  antithèses  qu'il  rencontrait;  le  génie  de  V.  Hugo  est  porte  au 
contraire  i  les  mettre  fortement  en  relief. 


306  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

amourettes  qu'il  y  a  eues.  —  «Une petite  amourette,  a- 
t-il  dit,  voilà  la  seule  cho«e  qui  puisse  rendre  supportable 
un  séjour  aux  eaux,  autrement  on  mourrait  d'ennui. 
Presque  toujours  j'ai  été  assez  heureux  pour  trouver 
une  petite  affmité  qui,  pendant  ces  quelques  semai- 
nes, me  donnait  assez  de  distraction.  Je  me  rappelle 
surtout  une  d'elles  qui  même  encore  maintenant  me 
fait  plaisir.  Un  jour  je  faisais  visite  à  madame  de  Reck. 
Après  une  conversation  qui  n'avait  rien  de  remarqua- 
ble, en  me  retirant,  je  rencontre  une  dame  avec  deux 
jeunes  filles  fort  jolies.  «  Quel  est  le  monsieur  qui  vient 
de  sortir?  demanda  cette  dame.  —  C'est  Goethe,  répond 
madame  de  Reck.  —  Oh  !  combien  je  suis  fâchée  qu'il 
ne  soit  pas  resté,  et  que  je  n'aie  pas  eu  le  bonheur  de 
faire  sa  connaissance  I  —  Chère  amie ,  vous  n'avez  rien 
perdu,  répliqua  madame  de  Reck  ;  il  est  très-ennuyeux 
avec  les  dames,  à  moins  qu'elles  ne  soient  assez  jolies 
pour  l'intéresser  un  peu.  Les  femmes  de  notre  âge  ne 
peuvent  pas  croire  qu'elles  le  rendront  éloquent  et  ai- 
mable. » 

Quand  les  deux  jeunes  filles  furent  rentrées  chez  elles, 
elles  pensèrent  aux  paroles  de  madame  de  Reck.  Nous 
sommes  jeunes,  nous  sommes  jolies,  se  dirent-elles, 
voyons  donc  si  nous  ne  réussirons  pas  à  captiver,  à  ap- 
privoiser ce  célèbre  sauvage!  Le  matin  suivant,  à  la  pro- 
menade du  Sprudel,  en  passant  à  côté  de  moi,  elles  me 
tirent  le  salut  le  plus  gracieux,  le  plus  aimable,  et  je  ne 
pus  me  dispenser,  quand  l'occasion  se  présenta ,  de 
m'approcher  d'elles  et  de  leur  adresser  la  parole.  Elles 
étaient  charmantes  !  Je  leur  parlai  et  reparlai  encore,  elles 
me  conduisirent  à  leur  mère,  j'étais  pris.  Dès  iors  nous 
nous  vîmes  tous  les  jours.  Nous  passions  des  jours  entiers 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIE.  507 

ensemble.  Pour  rendre  nos  relations  plus  intimes ,  le 
liancé  de  Tune  d'elles  arriva ,  et  je  me  trouvai  lié  plus 
exclusivement  avec  l'autre.  Comme  on  peut  le  penser, 
j'étais  aussi  très-aimable  avec  la  mère.  En  un  mot,  nous 
étions  tous  très-contents  les  uns  des  autres,  et  je  passai 
avec  cette  famille  de  si  heureux  jours,  que  leur  souve- 
nir est  toujours  resté  pour  moi  extrêmement  agréable. 
Les  deux  jeunes  fdles  me  racontèrent  bien  vite  la  con- 
versation de  leur  mère  avec  madame  de  Reck,  et  la  con- 
juration ,  suivie  de  succès,  qu'elles  avaient  faite  pour 
ma  conquête.  » 

Gœthe  m'a  raconté  déjà  une  autre  anecdote  du  même 
genre,  qui  trouvera  bien  sa  place  ici.  «Un  soir,  me  dit-il, 
je  me  promenais  avec  un  de  mes  amis  dans  le  jardin 
d'un  château.  A  l'extrémité  d'une  allée  nous  voyons 
deux  personnes  de  nos  connaissances  qui  marchaient 
paisiblement  l'une  à  côté  de  l'autre  en  causant.  Elles 
semblaient  ne  penser  à  rien  ;  tout  à  coup  elles  se  pen- 
chent l'une  vers  l'autre,  et  se  donnent  un  baiser  très- 
affectueux  ;  puis  elles  reprennent  très-sérieusement  leur 
promenade  et  continuent  à  causer,  comme  si  rien  ne 
s'était  passé.  «  Avez-vous  vu,  puis-je  en  croire  mes 
yeux?  s'écria  m^n  ami  stupéfait.  —  J'ai  vu,  répon- 
dis-je  tranquillement,  mais  je  n'y  crois  pas!  » 

Lundi,  2  août  1831. 

Nous  avons  causé  de  la  théorie  de  Candolle  sur  la 
symétrie.  Gœthe  la  considère  comme  une  pure  illusion. 
«  La  nature,  a-t-il  dit,  ne  se  donne  pas  à  tout  le  monde. 
Elle  agit  avec  beaucoup  de  savants  comme  une  mali- 
cieuse jeune  fille,  qui  nous  attire  par  mille  charmes,  et 


308  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

qui  au  moment  où  nous  croyons  la  saisir  et  la  posséder, 
s'échappe  de  nos  bras  ^  » 

*  C'est  au  mois  d'août  1831  que  Gœthe  reçut  de  Paris  son  buste  ea 
marbre,  de  grandeur  colossale,  par  David  d'Angers.  Il  était  accompagné 
d'une  lettre  de  David  renfermant  ces  passages  :  «  Je  vous  envoie  cette 
faible  image  de  vos  traits  non  comme  un  présent  digne  de  vous,  mais 
comme  le  témoignage  d'un  cœur  qui  sait  mieux  éprouver  des  sentiments 
que  les  exprimer...  Vous  êies  la  grande  figure  poétique  de  notre  époque; 
une  statue  vous  est  due;  j'ai  essayé  d'en  faire  un  fragment;  un  génie 
digne  de  vous  l'achèvera.  »  Gœllie,  Irès-beureux  de  cet  envoi,  fit  placer 
le  buste  dans  la  salle  de  la  bibliothèque  grand-ducale;  et,  le  28  août, 
dernier  jour  anniversaire  de  sa  naissance,  on  enleva  solennellement  le 
voile  qui  couvrait  cette  grandiose  image  où  se  révèle  en  même  temps  le 
génie  du  poëte  et  du  sculpteur.  Pendant  cette  cérémonie,  Gœthe  était 
dans  les  bois  de  sapins  d'Ilmenau;  comme  d'habitude,  il  s'était  échappé 
de  Weimar  pour  éviter  toutes  les  félicitations  officielles.  «  Il  m'est  chaque 
année  plus  impossible  de  recevoir  tous  ces  bienveillants  hommages, 
écrit-il  à  Zelter  ;  les  hommes  se  plaisent  à  considérer  et  à  célébrer  ma 
vie  comme  un  ensemble  harmonieux;  pour  moi,  au  contraire,  plus  je 
vieillis,  plus  je  trouve  mon  existence  pleine  de  lacunes.  »  N'emmenant 
avec  lui  que  ses  petits-fils,  il  allîj  se  promener  une  dernière  fois  dans  ces 
vallées  pittoresques  où,  un  demi-siècle  auparavant,  il  avait  fait  tant  de 
courses  folles.  Il  gravit  le  Gickelhahn.  Arrivé  au  sontmiet,  il  promena 
longtemps  son  regard  sur  le  panorama  immense  qu'il  avait  si  souvent  con- 
templé et  qu'il  admirait  pour  la  dernière  fois.  De  ce  plateau  élevé,  on 
découvre  une  grande  partie  de  la  forêt  de  Thuringe,  qui  s'étend  jusqu'à 
l'horizon  le  plus  lointain  et  forme  un  immense  et  sombre  océan  de  ver- 
dure; Gœthe  resta  longtemps  immobile,  et  dit  seulement  :  «Hélas!  pour- 
quoi notre  bon  duc  n'est-il  pas  là  ! .  .  »  Puis  il  m.onta  d'un  pas  assuré 
au  premier  étage  d'une  maisonnette  de  bois  qui  lui  servait  d'asile  la  nuit, 
pendant  ses  chasses  avec  le  grand-duc;  il  y  retrouva  les  vers  délicien- 
qu'il  avait  jadis  écrits  sur  le  bois  même,  et  qu'on  peut  lire  encore  a- 
jourd'hui  ; 

Sur  les  cimes 

Tout  est  ealme... 

Dans  les  feuilles 

Le  vent  se  tait... 
Dans  les  bois 

L'oiseau  est  muet... 
Patience!...  Dientôt  pour  toi 

Viendra  aussi 
Le  repos!... 

Trop  d'émotions  et  de  souvenirs  se  pressaient  dans  son  âme  ;  il  ne  put 
se  maîtriser,  et  des  larmes  abondantes  s'échappèrent  de  ses  yeux. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  309 


Jeudi,  1"  décembre  1831. 

«J'ai  lu  ces  jours-ci,  me  dit  Goethe,  une  très-jolie  poésie 
de  Soret,  c'est  une  trilogie  ;  les  deux  premières  parties 
ont  un  caractère  enjoué,  pastoral;  la  dernière  partie, 
intitulée  Minuit^  est  effrayante  et  très-bien  réussie.  On 
y  sent  le  souffle  de  la  nuit,  presque  comme  dans  les 
tableaux  de  Rembrandt,  où  Ton  croit  voir  aussi  l'air 
sombre  de  la  nuit.  Victor  Hugo  a  traité  des  sujets  de  ce 
genre,  mais  non  pas  avec  autant  de  bonheur.  Dans  les 
tableaux  de  nuit  de  ce  poëte,  qui  est  incontestablement 
un  très-grand  talent,  il  ne' fait  jamais  vraiment  nuit;  les 
objets  restent  toujours  si  visibles,  si  clairs,  qu'il  fait 
encore  jour,  et  la  nuit  est  fictive.  Sans  contredit,  dans 
sa  pièce  :  Minuit,  Soret  a  dépassé  par  là  le  célèbre 
Victor  Hugo,  w 

«  Nous  possédons  dans  notre  littérature  très-peu  do 
trilogies,»  dis-je. 

«  Cette  forme,  dit  Gœthe,  est  chez  les  modernes  extrê- 
mement rare.  H  faut  trouver  un  sujet  qui  soit  de  nature 
à  se  traiter  en  trois  parties,  de  façon  que  la  première 
soit  une  espèce  d'exposition,  la  seconde  une  espèce  de 
catastrophe,  et  la  troisième  une  conciliation  pacifique. 
Ces  conditions  se  trouvent  réunies  dans  mon  poëme  du 
Jeune  Page  et  de  la  Meunière,  divisé  en  trois  parties, 
et  cependant  quand  je  l'écrivis,  je  ne  pensais  pas  du  tout 
à  faire  une  trilogie  ;  mon  Paria  est  aussi  une  parfaite 
trilogie;  cette  fois  je  l'avais  faite  ainsi  avec  intention.  Au 
contraire,  ma  Trilogie  de  la  Passion  ^  n'a  pas  été  conçue 
d'abord  comme  devant  être  une  trilogie,  elle  l'est  de- 

*  Poésies,  traduites  par  M.  Blaze  de  Bury,  pages  65,  80,  115. 


310  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

venue  peu  à  peu,  et  pour  ainsi  dire,  par  hasard.  J'avais 
écrit  VÉlégie.  Je  reçus  la  visite  de  madame  Szimanowska, 
qui  avait  passé  un  été  à  Marienbad  en  même  temps  que 
moi  et  qui  par  ses  mélodies  ravissantes  avait  réveillé 
dans  mon  cœur  un  écho  de  ces  jours  de  félicité  juvénile. 
Les  strophes  que  je  dédiai  à  cette  amie,  écrites  dans  la 
même  mesure  et  dans  le  même  ton  que  VÉlégie^  s'y 
joignirent  bien  en  formant  une  conclusion  et  comme  un 
retour  à  des  idées  sereines.  Plus  tard  encore,  Weygand 
voulait  faire  une  nouvelle  édition  de  mon  Werther,  il 
me  demanda  une  préface  ;  c'était  une  occasion  excellente 
pour  écrire  ma  Poésie  à  Werther.  Comme  j'avais  encore 
dans  le  cœur  un  reste  de  cette  passion,  ma  poésie  devint 
d'elle-même  une  Introduction  à  l Elégie.  Ces  trois  œuvres 
se  trouvaient  remplies  du  même  sentiment  de  tristesse 
amoureuse,  et  c'est  ainsi  qu'en  se  réunissant  elles  for- 
mèrent, sans  que  je  m'en  aperçusse,  la  Trilogie  de  la 
Passion, 

«  J'ai  conseillé  à  Soret  d'écrire  plus  de  trilogies  ;  mais 
qu'il  ne  cherche  pas  de  sujet  spécial  ;  qu'il  choisisse  dans 
la  nombreuse  collection  de  ses  poésies  inédites  une 
pièce  riche  d'idées,  qu'il  ajoute  une  introduction  et  une 
conclusion,  mais  de  façon  qu'il  y  ait  un  vide  visible 
entre  chaque  partie.  Il  aura  atteint  son  but  sans  avoir 
à  réfléchir  beaucoup,  chose  fort  difficile,  comme  dit 
Meyer.  » 

Parlant  alors  de  Victor  Hugo,  nous  convînmes  que 
sa  trop  grande  fécondité  nuisait  beaucoup  à  sentaient, 
«  Comment  le  plus  beau  talent  ne  se  perdrait-il  pas, 
dit  Gœthe,  quand  en  une  année  il  a  l'audace  d'écrire 
deux  tragédies  et  un  roman,  et  quand  il  ne  semble  tra- 
vailler que  pour  amasser  des  sommes  énormes  d'argent? 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  5H 

Je  ne  lui  reproche  pas  de  chercher  à  devenir  riche, 
à  jouir  de  la  faveur  du  jour  ;  mais,  s'il  veut  vivre  long- 
temps dans  la  postérité,  il  faut  qu'il  commence  à  moins 
écrire  et  à  plus  travailler.  »  —  Gœthe  analysa  alors  Ma- 
rion  Delorme  et  chercha  à  m' expliquer  que  le  sujet  ne 
prêtait  qu'à  un  seul  acte,  mais  très-tragique,  et  que 
l'auteur,  par  des  motifs  tout  à  fait  secondaires,  s^était 
laissé  aller  à  l'étendre  en  cinq  actes.  «  Nous  avons  eu, 
il  est  vrai,  ajouta-t-il,  l'avantage  par  là  de  voir  que  l'au- 
teur a  aussi  un  talent  remarquable  pour  la  peinture  des 
détails  ;  talent  précieux  dont  je  reconnais  la  grande  im- 
portance. » 

Mercredi,  21  décembre  1831  *, 

Diné  avec  Gœthe.  Au  dessert,  nous  examinons  quel- 
ques paysages  de  Poussin.  «  Les  places,  dit-il,  où  le 
peintre  fait  tomber  la  plus  forte  lumière,  doivent  être 
exécutées  jusque  dans  les  plus  petits  détails  ;  aussi  les 
objets  les  plus  favorables  pour  recevoir  cette  lumière  sont 
l'eau,  les  rochers,  les  terrains  nus,  les  édifices;  au  con- 
traire, les  objets  qui  demandent  un  grand  détail  de  dessin 

*  Pendant  ce  dernier  hiver,  Gœthe  lit  connaissance  avec  le  deSenec- 
tule  de  Cicéron,  qu'il  trouva  «  dôHcieux.  »  Sa  belle-fdle  Ottilie  lui  Usait 
chaque  soir  les  Vies  de  Plutarque.  «  Tout  me  semble  aujourd'hui  his- 
torique, écrit-il  à  cette  occasion  à  Humboldt  :  que  les  événements  soient 
irès-éloignés  ou  tout  proches  de  moi,  c'est  tout  un;  je  me  fais  moi-même 
rdlet  d'un  personnage  de  l'histoire,  et,  lorsque  je  pense  à  ce  que  serait 
ma  vie,  racontée  à  la  mniiière  de  Plularque,  je  me  semble  souvent  ridi- 
cule.» —  En  octobre  il  lut  les  Frngments  de  Géologie  par  Alexandre  de 
Humboldt;  en  novembre,  Iphigénie  en  Auiide;  il  fut  frappé  surtout  de 
l'aisance  avec  laquelle  Euripide  manie  la  foule  immense  des  légendes  de 
la  mythologie  grecque,  —  Il  avait  de  nouveau  laissé  de  côté  la  lecture  des 
journaux,  «  honteux  d'avoir  consacré  inutilement  tant  de  temps  à  sWïfe 
le  siège  de  Missolonghi.  }> —  A  la  fin  de  décembre  il  revint  tout  à  lait  à 
la  science,  et  en  janvier  il  rédigea  sa  Théorie  de  l' arc-en-ciel. 


312  CONVERSATIONS   DE  GŒTllE. 

ne  doivent  jamais  être  choisis  par  l'artiste  pour  ce  but.  » 
«  Un  paysagiste,  continua  Gœthe,  doit  avoir  un  très- 
grand  nombre  de  connaissances.  Ce  n'est  pas  assez  qu'il 
entende  la  perspective,  l'architecture,  l'anatomie  de 
l'homme  et  des  animaux,  il  doit  aussi  posséder  des  no- 
tions en  botanique  et  en  minéralogie.  En  botanique, 
pour  qu'il  sache  rendre  le  caractère  exact  des  arbres  et 
des  plantes  ;  en  minéralogie,  pour  qu'il  sache  rendre  le 
caractère  exact  des  diverses  espèces  de  montagnes.  Il 
n'a  pas  besoin  d'être  minéralogiste  complet,  il  n'a  affaire 
qu'à  des  montagnes  de  calcaires,  d'argile  schisteuse,  de 
grès,  et  il  a  seulement  besoin  de  savoir  quelles  sont 
leurs  formes  distinctives,  de  quelle  manière  elles  se 
décomposent,  et  quelles  espèces  d'arbres  prospèrent  ou 
végètent  sur  chacune  d'elles.  » 

En  me  montrant  des  paysages  de  Hermann  de 
Schwanefeld,  il  me  dit  :  «  Chez  ce  peintre  plus  que  chez 
tout  autre,  l'art  est  un  goût  et  le  goût  un  art.  Il  ressent 
un  amour  profond  pour  la  nature,  et  il  y  a  en  lui  une 
paix  divine  qui  se  communique  à  nous  quand  nous  con- 
templons ses  œuvres.  Il  est  né  en  Hollande,  mais  il  a 
étudié  à  Rome,  sous  Claude  Lorrain,  et  il  doit  à  son 
maître  son  libre  et  parfait  développement.  » 

Nous  cherchâmes  dans  un  dictionnaire  artistique  pour 
voir  ce  que  l'on  disait  de  Hermann  de  Schwanefeld  ;  on 
lui  reprochait  d'être  resté  au-dessous  de  son  maître.  — 
«  Les  fous!  dit  Gœthe.  Schwanefeld  était  autre  que  Claude 
Lorrain  et  celui-ci  par  conséquent  ne  peut  pas  être  con- 
sidéré comme  ayant  eu  plus  de  valeur.  Si  on  ne  disait  de 
nous  rien  de  plus  que  ce  que  racontent  les  biographes  et 
les  faiseurs  de  dictionnaires,  ce  serait  un  pauvre  métier 
que  la  vie,  et  qui  ne  vaudrait  pas  la  fatigue  qu'il  donne  !  » 


I 

i! 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  313 

*  Jeudi,  5  janvier  1832. 

Il  est  arrivé  quelques  nouvelles  livraisons  de  dessins  à 
la  plume  et  d'aquarelles  de  mon  ami  Topffer,  de  Genève. 
Ce  sont  pour  la  plupart  des  vues  de  paysages  italiens  et 
suisses  qu'il  a  prises  peu  à  peu  dans  ses  voyages  à  pied. 
Goethe  était  si  frappé  de  la  beauté  de  ces  dessins,  surtout 
des  aquarelles,  qu'il  disait  qu'il  lui  semblait  voir  des  ou- 
vrages du  célèbre  Lory  de  Genève.  Je  fis  observer  que  ce 
n'était  pas  là  ce  que  Topffer  avait  fait  de  mieux  et  qu'il 
avait  encore  à  envoyer  bien  autre  chose.  «  Je  ne  sais  pas 
ce  que  vous  voulez!  répliqua  Goethe.  Comment  serait-ce 
meilleur?  Et  qu'est-ce  que  cela  ferait,  si  c'était  un  peu 
meilleur?  Dès  qu'un  artiste  est  arrivé  à  un  certain  degré 
de  perfection,  il  est  assez  indifférent  qu'une  de  ses  œuvres 
soit  un  peu  mieux  réussie  qu'une  autre.  Le  connaisseur 
retrouve  dans  toutes  la  main  du  maître  et  l'étendue  en- 
tière de  son  talent  et  de  ses  moyens.  » 

*  Vendredi,  17  février  1832, 

J'avais  envoyé  à  Goethe  un  portrait  de  Dumont,  gravé 
en  Angleterre,  qui  a  paru  l'intéresser  beaucoup.  Ce 
soir  quand  j'allai  lui  faire  visite,  il  me  dit  :  «  J'ai 
regardé  et  à  plusieurs  reprises  l'image  de  cet  homme 
remarquable.  Elle  avait  d'abord  quelque  chose  qui  me 
déplaisait,  ce  que  j'ai  dû  attribuer  au  travail  de  l'ar- 
tiste, qui  avait  marqué  les  traits  avec  trop  de  force  et  de 
dureté.  Mais  plus  je  contemplais  cette  tète  si  remarquable, 
})lus  toutes  les  duretés  disparaissaient,  et  d'un  fond  obs- 
cur sortit  une  belle  expression  de  repos,  de  bonté,  de 
douceur  spirituelle  et  fine,  douce  à  regarder  et  caracté- 

18 


514  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

risant  parfaitement  cet  homme  sage,  bienfaisant,  ardent 
pour  le  bien  général. 

Nous  continuâmes  à  parler  de  Dumont,  et  des  Mémoi- 
res sur  Mirabeau,  dans  lesquels  il  montre  tous  les 
secours  que  Mirabeau  a  reçus  dans  ses  travaux,  et  oij  il 
nomme  tous  les  gens  détalent  qu'il  a  associés  au  but  qu'il 
poursuivait,  et  dont  il  mettait  en  œuvre  les  forces.  — 
«  Je  ne  connais  aucun  livre  plus  riche  en  leçons  que  ces 
Mémoires^  dit  Goethe;  par  eux  notre  regard  pénètre  pro- 
fondément dans  les  recoins  les  plus  cachés  de  l'époque  ; 
Mirabeau,  ce  miracle,  devient  un  être  naturel ,  mais 
le  héros  ne  perd  rien  cependant  de  sa  grandeur.  Les  der- 
niers critiques  des  journaux  français  pensent  autrement. 
Les  boni! es  gens  croient  que  l'auteur  de  ces  Mémoires 
veut  leur  altérer  leur  Mirabeau,  en  révélant  le  secret 
de  son  activité  surhumaine,  et  en  revendiquant  pour 
d'autres  personnes  une  part  des  mérites  que  jusqu'à  pré- 
sent a  absorbés  exclusivement  le  nom  de  Mirabeau.  Les 
Français  voient  dans  Mirabeau  leur  Hercule,  et  ils  ont 
parfaitement  raison.  Mais  ils  oublient  qu'un  colosse  se 
compose  de  fragments,  et  que  l'Hercule  de  l'antiquité 
lui-même  était  un  être  collectif,  qui  réunissait  sur  son 
nom  avec  ses  exploits  les  exploits  d'autres  héros.  — 
Au  fond,  nous  avons  beau  faire,  nous  sommes  tous  des 
êtres  collectifs  ;  ce  que  nous  pouvons  appeler  vraiment 
notre  propriété,  comme  c'est  peu  de  chose!  et,  par  cela 
seul,  comme  nous  sommes  peu  de  chose!  Tous,  nous 
recevons  d'autrui,  tous  nous  apprenons,  aussi  bien  de 
ceux  qui  existaient  avant  nous  que  de  nos  contempo- 
rains. Le  plus  grand  génie  lui-même  n'irait  pas  loin  s'il 
était  obligé  de  tout  prendre  en  lui-même.  Mais  beaucoup 
d'excellentes  gens  ne  coujprenaeût  pas  cela,  et  avec  leurs 


CONVERSATIONS   DE  GŒTIIÊ.  515 

rêves  d'originalité  ils  passent  la  moitié  de  leur  vie  à  tâ- 
tonner dans  l'obscurité.  J'ai  connu  des  artistes  qui  se 
vantaient  de  n'avoir  suivi  aucun  maître,  et  de  tout  devoir 
à  leur  génie.  Les  fous!  comme  si  c'était  possible!  Comme 
si  le  monde,  à  chacun  de  leurs  pas,  ne  s'imposait  pas  à 
eux,  et  malgré  leur  sottise  native,  ne  faisait  point  d'eux 
quelque  chose!  Oui,  je  soutiens  qu'un  artiste  qui  ne  ferait 
que  passer  devant  les  murs  de  cette  chambre,  et  ne  jette- 
rait qu'un  rapide  coup  d'œil  sur  les  quelques  dessins  de 
grands  maîtres  qui  y  sont  fixés,  sortirait  d'ici  tout  autre 
et  plus  grand,  pour  peu  qu'il  eût  de  génie  !  Qu'y  a-t-il  de 
bon  en  nous,  si  ce  n'est  la  force  et  le  goût  de  nous 
approprier  les  éléments  du  monde  extérieur  et  de  nous 
en  servir  pour  un  but  élevé?  Je  peux  bien  parler  de  moi- 
même  et  dire  avec  simplicité  ce  que  je  sens.  J'ai  dans  ma 
longue  vie  fait  et  fini  maintes  choses  dont  je  pourrais  être 
fier;  mais,  si  nous  voulons  être  loyaux,  qu'est-ce  qui  m'ap- 
partient vraiment,  en  dehors  de  la  faculté  et  du  penchant 
que  je  possédais  pour  voir  et  entendre,  distinguer  et 
choisir,  animer  avec  un  peu  d'esprit  et  répéter  avec  un 
peu  d'adresse  ce  que  j'avais  vu  et  entendu?  Je  ne  suis  pas 
du  tout  redevable  de  mes  ouvrages  à  ma  sagesse  seule, 
mais  bien  à  mille  objets,  à  mille  personnes  étrangères  qui 
m'en  offraient  les  matériaux.  Je  voyais  venir  à  moi  des 
fous  et  des  sages,  des  intelligences  limpides  et  d'autres 
bornées,  des  enfants,  des  jeunes  gens,  des  hommes  mûrs; 
tousme  disaient  ce  qu'ils  avaient  dansl'âme,  ce  qu'ils  pen- 
saient, quelle  était  leur  vie,  ce  qu'ils  faisaient,  quels  étaient 
les  résultats  de  leur  expérience,  et  je  n'avais  plus  rien  à 
faire  qu'à  recueillir  et  à  moissonner  ce  que  d'autres  avaient 
semé  pour  moi.  —  Au  fond,  c'est  une  folie  de  chercher 
à  savoir  si  on  possède  quelque  chose  par  soi-même  ou 


316  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

par  les  autres,  si  on  exerce  une  influence  personnelle  ou 
due  à  d'autres;  ce  qui  importe,  c'est  d'avoir  une  grande 
volonté,  et  assez  de  talent  et  de  persévérance  pour  exé- 
cuter ce  que  Ton  veut  ;  tout  le  reste  est  indifférent.  — 
Mirabeau  avait  donc  parfaitement  raison  de  se  servir  du 
monde  extérieur  et  de  forces  étrangères  ;  il  possédait  le 
don  d'apercevoir  le  talent,  et  le  talent  se  sentait  attiré  par 
le  démon  de  sa  puissante  nature,  et  se  soumettait  vo- 
lontiers à  lui  et  à  sa  direction.  Il  était  ainsi  entouré  d'une 
foule  d'intelligences  remarquables,  qu'il  remplissait  de 
son  feu,  qu'il  mettait  en  activité  en  les  dirigeant  vers  le 
but  élevé  qu'il  poursuivait.  Agir  avec  les  autres,  et  par 
les  autres,  c'était  là  précisément  son  génie,  c'était  son 
originalité,  c'était  sa  grandeur.  » 

Dimanche,  11  mars  1832. 

Ce  soir  une  petite  heure  chez  Gœthe,  dans  de  bonnes 
causeries.  Je  m'étais  acheté  une  Bible  anglaise,  et,  à  mon 
grand  regret,  je  n'y  trouvai  pas  les  livres  apocryphes; 
ils  étaient  exclus  comme  manquant  d'authenticité  et  d'in. 
spiration  divine.  Il  n'y  avait  ni  Tobie^  ce  livre  d'une  no- 
blesse si  pure,  ce  modèle  d'une  vie  pieuse  ;  ni  la  Sagesse 
de  Salomon^  ni  celle  de  Jésus  Sirach,  livres  tous  si  élevés 
par  les  idées  et  par  la  morale  que  peu  d'autres  peuvent 
leur  être  comparés.  J'exprimai  à  Gœthe  le  regret  que 
m'inspirait  cette  étroitesse  d'esprit  qui  considère  certains 
écrits  de  l'Ancien  Testament  comme  donnés  directement 
par  Dieu,  tandis  que  d'autres,  aussi  excellents,  sont  dé- 
clarés comme  ne  venant  pas  de  lui,  comme  si  tout  ce 
qui  est  noble  et  grand  ne  venait  pas  de  Dieu  et  n'était  pas 
né  sous  son  influence. 

a  —  Je  suis  complètement  de  votre  avis,  répondit 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  317 

Gœthe.  Mais  on  peut  considérer  la  Bible  sous  deux  as- 
pects ^  Sous  le  premier,  d'origine  divine,  on  voit  dans  la 
Bible  une  espèce  de  religion  primitive,  religion  de  la  na- 
ture et  de  la  raison;  cette  manière  de  voir  durera  éternelle- 
ment, toujours  la  même,  et  elle  conservera  sa  valeur  tant 
qu'il  y  aura  des  créatures  douées  divinement,  mais  elle 
est  réservée  à  des  hommes  choisis,  et  elle  est  beaucoup 
trop  haute  et  trop  noble]  pour  devenir  générale.  Il  y  a 
ensuite  le  point  de  vue  de  Téglise,  qui  est  beaucoup  plus 
humain.  11  est  peu  solide,  changeant,  mobile,  et  il  va- 
riera éternellement  tant  qu'il  y  aura  de  faibles  créatures 
humaines.  La  lumière  sans  obscurité  de  la  révélation 
divine  est  beaucoup  trop  pure  et  trop  éclatante  pour 
qu'elle  convienne  aux  pauvres  et  faibles  hommes,  et, 
pour  qu'ils  puissent  la  supporter,  l'église  vient  comme 
médiatrice  bienfaisante;  elle  éteint,  elle  adoucit  cette 
lumière  pour  qu'elle  puisse  aider  et  protéger  beaucoup 
d'hommes.  L'église  chrétienne  croit  que,  comme  héri- 
tière du  Christ,  elle  peut  remettre  aux  hommes  leurs 
péchés  ;  c'est  là  pour  elle  une  puissance  énorme  ;  main- 
tenir cette  puissance  et  celte  croyance,  et  affermir  ainsi 
Tédifice  ecclésiastique,  voilà  la  principale  préoccupation 
du  clergé  chrétien.  En  conséquence,  il  ne  se  demande 
pas  si  tel  livre  de  la  Bible  peut  jeter  de  la  lumière  dans 
l'esprit,  s'il  renferme  de  hautes  leçons  de  moralité,  s'il 
offre  des  exemples  d'une  noble  existence;  l'important  pour 

*  «  On  dispute  et  on  disputera  beaucoup  sur  l'utilité  et  sur  les  incon- 
vénients qu'il  y  a  à  répandre  la  Bible.  Pour  moi,  la  question  est  bien 
simple.  Celte  propagation  continuera  à  être  nuisible,  si  on  fait  de  la 
Bible  un  usage  dogmatique  et  fantastique  ;  elle  continuera  à  être  utile,  si 
on  y  chercbe  seulement  des  préceptes  pour  l'esprit  et  des  émotions  pour  le 
cœur. — La  Bible  est  un  livre  digne  de  respect,  considéré  dans  son  ensem- 
ble; utile  et  pratique,  considéré  dans  chacune  de  ses  parties.  »  {Pensées.) 

i8. 


318  CONVERSATIONS   DE  GŒTHE. 

lui,  c'est  :  clans  les  livres  de  Moïse,  l'histoire  de  la  chute, 
qui  rend  nécessaire  le  Sauveur;  dans  les  prophètes,  les 
allusions  qui  sont  foites  au  Désiré;  dans  les  évangiles,  le 
récit  de  son  apparition  sur  cette  terre,  et  de  sa  mort  sur  la 
croix,  qui  expie  nos  péchés.  Vous  voyez  que,  à  ce  point 
de  vue  et  avec  ces  idées,  on  ne  peut  attacher  d'impor- 
tance ni  au  noble  Tobie.,  ni  à  la  Sagesse  de  SalomoUy  ni 
aux  Proverbes  de  Sirach. 

«  Ces  questions  d'authenticité  et  de  fausseté  des  livres 
bibliques  sont  d'ailleurs  bien  étranges.  Qu'est-ce  qui 
est  authentique,  sinon  ce  qui  est  tout  à  fait  excellent,  ce 
qui  est  en  harmonie  avec  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  dans 
la  nature  et  dans  la  raison,  ce  qui  sert  encore  aujour- 
d'hui à  notre  développement  le  plus  élevé?  Et  qu'est-ce 
qui  est  faux,  sinon  l'absurde,  le  creux,  le  niais,  ce  qui 
ne  donne  aucun  fruit,  du  moins  aucun  bon  fruit?  Si 
on  devait  décider  l'authenticité  d'un  écrit  biblique 
par  la  question  :  ce  qui  nous  est  transmis,  est-il  absolu- 
ment la  vérité?  alors  on  devrait  sur  certains  points 
metti'e  en  doute  l'authenticité  des  évangiles,  car  Marc  et 
Luc  n'ont  pas  écrit  ce  qu'ils  ont  vu  par  eux-mêmes,  ils 
ont  recueilli  longtemps  après  les  faits  une  tradition  orale,, 
et  Jean  n'a  écrit  son  évangile  que  dans  un  âge  avancé.  Ce- 
pendant je  tiens  les  quatre  évangiles  pour  parfaitement  au- 
thentiques, car  il  y  a  là  le  reflet  de  l'élévation  qui  brillait 
dans  la  personne  du  Christ,  élévation  d'une  nature  aussi 
divine  que  tout  ce  qui  a  jamais  paru  de  divin  sur  la 
terre.  Que  Ton  me  demande  s'il  est  dans  ma  nature  de 
témoigner  au  Christ  une  respectueuse  adoration,  je  ré- 
ponds :  Certainement!  Je  m'incHne  devant  lui  comme 
devant  la  révélation  divine  des  plus  hauts  principes  de 
morahté.  Que  l'on  me  demande  s'il  est  dans  ma  nature 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  519 

de  révérer  le  soleil,  je  réponds  encore  :  Certainement  ! 
car  il  est  aussi  une  révélation  de  la  divinité  suprême,  et 
même  la  révélation  la  plus  puissante  qu'il  nous  soit  donné 
de  connaître  à  nous,  enfants  de  la  terre.  Je  révère  en  lui 
la  lumière  et  la  force  fécondante  de  Dieu,  par  laquelle 
nous  vivons,  nous  nous  mouvons,  nous  sommes,  nous 
et  les  plantes  et  les  animaux  avec  nous.  Que  l'on  me 
demande  si  je  suis  disposé  à  me  courber  devant  l'os  du 
pouce  de  l'apôtre  Pierre  ou  Paul,  je  réponds  :  Epargnez- 
moi,  €t  laissez-moi  avec  vos  absurdités!...  «  N'éteignez 
pas  l'esprit,  »  dit  l'apôtre. 

«  Il  y  a  bien  des  niaiseries  dans  les  maximes  de  l'église. 
Mais  elle  veut  être  souveraine,  et  il  lui  faut  une  masse 
d'esprits  bornés  qui  se  courbent  devant  elle  et  soient 
disposés  à  la  laisser  dominer.  Le  haut  clergé,  richement 
doté  ,  ne  craint  rien  tant  que  de  voir  la  lumière  péné- 
trer dans  les  basses  classes.  Il  a  longtemps,  aussi  long- 
temps qu'il  l'a  pu,  refusé  de  lui  communiquer  la  Bible; 
qu'est-ce  que  le  pauvre  fidèle  dans  sa  paroisse  chrétienne 
aurait  pu  penser  de  la  magnificence  princière  d'un  évê- 
que  richement  rente,  quand  il  voit  dans  les  évangiles  la 
pauvreté,  l'indigence  du  Christ,  qui  allait  humblement 
à  pied  ainsi  que  ses  disciples,  tandis  que  l'évêque  roule 
comme  un  prince  dans  un  bruyant  carrosse  à  six  che- 
vaux? 

«  Nous  ne  savons  pas  tout  ce  que  nous  devons  à  Luther 
et  à  la  réforme  en  général.  Nous  avons  été  délivrés  des 
chaînes  de  l'étroitesse  intellectuelle,  notre  éducation  a 
marché,  et  nous  sommes  devenus  capables  de  remonter 
à  la  source  et  de  concevoir  le  christianisme  dans  sa  pu- 
reté. Nous  avons  eu  de  nouveau  le  courage  de  marcher 
hardiment  sur  cette  terre  de  Dieu  et  de  sentir  eu  nous 


320  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

notre  vraie  nature  divine  d'êtres  humains.  La  culture 
intellectuelle  peut  toujours  se  développer,  les  sciences 
naturelles  peuvent  gagner  toujours  en  étendue ,  en  pro- 
fondeur, l'esprit  de  l'homme  peut  s'élargir  autant  qu'il 
le  voudra  ,  on  ne  trouvera  rien  au-dessus  de  la  haute 
doctrine  morale  qui  brille  et  resplendit  dans  les  évan- 
giles. 

«  Plus  notre  développement,  à  nous  autres  protestants, 
sera  solide  et  pur,  plus  vite  nous  serons  suivis  des  catho- 
liques. Quand  ils  se  sentent  entourés  des  lumières  tou- 
jours croissantes  du  siècle,  bon  gré  mal  gré,  il  faut 
qu'ils  avancent  derrière  nous,  et  c'est  ainsi  que  se  re- 
formera à  la  fm  l'unité. 

«  Le  malheureux  esprit  de  secte  des  prolestants  dispa- 
raîtra aussi,  et  avec  lui  disparaîtront  les  haines  et  les 
inimitiés  entre  le  père  et  le  fils,  entre  le  frère  et  la  sœur. 
Car  dès  que  l'on  a  bien  conçu  et  que  l'on  s'est  assimilé 
la  vraie  doctrine  et  l'amour  du  Christ  dans  sa  réaUté,  on 
sent  sa  grandeur  d'homme,  on  se  sent  libre,  et  on  n'at- 
tache plus  grande  valeur  à  tel  ou  tel  détail  du  culte. 

«  Peu  à  peu  nous  passerons  tous  de  plus  en  plus  du 
christianisme  de  la  lettre  et  de  la  foi  à  un  christianisme 
de  l'esprit  et  de  l'action.  » 

La  conversation  vint  alors  sur  les  grands  hommes  qui 
ont  vécu  avant  le  Christ  chez  les  Chinois,  les  Indiens,  les 
Persans  et  les  Grecs,  hommes  chez  lesquels  la  puissance 
Divine  a  agi  avec  autant  d'énergie  que  chez  quelques 
grands  Juifs  de  l'Ancien  Testament.  Nous  en  vînmes 
à  cette  question  :  Quelle  est  l'action  de  Dieu  sur  les 
grandes  natures  du  monde  dans  lequel  nous  vivons  ac- 
tuellement? Goethe  dit  :  «  A  entendre  parler  certaines 
gens,    il  semblerait   qu'ils   pensent  que   Dieu  depuis 


CONVERSATIONS  DE  Ga::iE.  321 

ces  temps  reculés  s'est  retiré  à  /écart,  que  T homme 
maintenant  marche  tout  seul,  t  doit  voir  à  se  conduire 
sans  Dieu  et  sans  son  ^  ^uflle  invisible  de  chaque  jour; 
on  lui  accorde  bien  encore  une  action  divine  sur  les 
questions  de  religion  et  de  morale,  mais  les  œuvres 
scientifiques  et  artistiques  sont  considérées  comme,  pure- 
ment terrestres,  et  dues  à  l'action  de  forces  purement 
humaines.  —  Que  quelqu'un  essaye  donc,  avec  sa  seule 
volonté,  avec  sa  seule  puissance  d'homme,  de  produire 
une  œuvre  qui  puisse  se  placer  à  côté  des  œuvres  qui 
portent  le  nom  de  Mozart,  de  Raphaël,  de  Shakspeare! 
Ces  trois  nobles  créatures  ne  sont  pas  du  tout  les  seules, 
et  dans  toutes  les  branches  de  l'art  il  y  a  une  infinité 
d'excellents  esprits  qui  ont  produit  des  œuvres  aussi 
bonnes  que  celles  des  hommes  que  je  viens  de  nom- 
mer; s'ils  ont  été  aussi  grands,  ils  ont  autant  surpassé  la 
nature  ordinaire  de  l'homme,  ils  ont  été  aussi  divinement 
doués. — Voici  donc  la  vérité  sur  ce  point  :  Après  ce  que 
l'on  a  eu  l'idée  d'appeler  les  six  jours  de  la  création.  Dieu 
ne  s'est  pas  du  tout  consacré  au  repos  ;  il  agit  toujours, 
et  maintenant  comme  au  premier  jour.  Cela  aurait  été 
une  pauvre  distraction  pour  lui  de  combiner  quelques 
éléments  pour  fabriquer  notre  monde  informe,  et  de  le 
faire  rouler  tous  les  ans  sous  les  rayons  du  soleil ,  s'il 
n'avait  pas  eu  le  plan  de  faire  de  cet  amas  de  mitière  la 
pépinière  d'un  monde  d'esprits.  Il  vit  toujours  et  sans 
cesse  dans  les  grandes  natures  pour  élever  vers  lui  les 
natures  inférieures.  » 

Toute  science  apprise  et  retenue  par  cœur  paraissait 
mauvaise  à  Gœthe.  Il  pensait  que,  pour  avoir  quelque 
valeur,  une  philosophie  doit  être  transportée  par  nous 


322  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

dans  notre  vie  même.  «  Stoïcien,  platonicien,  épicu- 
rien, chacun  doit  à  sa  manière  régler  son  compte  avec 
l'Univers,  disait-il  à  Falk  *  ;  c'est  pour  résoudre  ce 
problème  que  nous  avons  reçu  la  vie,  et  personne, 
quelle  que  soit  l'école  à  laquelle  il  se  rattache,  ne  peut  s'y 
soustraire.  Chaque  philosophie  n'est  rien  autre  chose 
qu'une  forme  différente  de  la  vie.  Pouvons-nous  entrer 
dans  cette  forme;  pouvons-nous,  avec  notre  nature,  avec 
nos  facultés,  la  remplir  exactement,  voilà  ce  qu'il  s'agit 
de  chercher.  Il  faut  faire  des  expériences  nous-mêmes  ; 
*Qute  idée  que  nous  absorbons  est  comme  une  nourri- 
ure  que  nous  devons  examiner  avec  le  plus  grand  soin  ; 
autrement  nons  anéantissons  la  philosophie  ou  la  philo- 
sophie nous  anéantit.  A  la  sévère  tempérance  de  Kant, 
par  exemple,  convenait  une  philosophie  appropriée  à 
ses  penchants  innés.  Lisez  sa  vie,  et  vous  verrez  bien  vite 
comme  il  a  su  adroitement  émousser  le  tranchant  de  son 
stoïcisme,  qui  était  réellement  en  contradiction  absolue 
avec  les  relations  sociales  ;  il  l'a  accommodé  comme  il 
le  fallait  et  l'a  mis  en  équilibre  avec  le  monde.  Les  incli- 
nations de  chaque  individu  lui  donnent  droit  à  des  prin- 
cipes qui  ne  le  détruisent  pas  en  tant  qu'individu.  —  Si 
on  ne  trouve  pas  là  l'origine  de  toutes  les  philosophies, 
on  ne  la  trouvera  nulle  part.  Zenon  et  les  stoïciens  étaient 
présents  à  Rome,  bien  longtemps  avant  que  leurs  écrits 
y  parvinssent.  Ce  rude  esprit  qui  rendait  les  Romains 
capables  de  tant  d'actes  héroïques,  de  tant  de  beaux  faits 
d'armes,  qui  leur  apprenait  à  mépriser  toute  douleur, 
tout  sacrifice,  devait  les  disposer  aussi  à  accepter  avec 
faveur  des  principcb  qui  avaient  avec  la  nature  humaine 

*  Portrait  de  Gœthe,  vu  dans  Vintimilê,  pages  71  et  suivantes. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  523 

des  exigences  toutes  pareilles.  Dès  qu'un  système  trouve 
son  \rai  héros,  il  parvient  à  se  rendre  compte  du  monde, 
même  quand  il  s'agirait  du  système  cynique.  Ce  qui 
échoue  dans  la  contradiction,  c'est  ce  qui  est  appris; 
mais  nous  savons  défendre  ce  qui  est  inné  en  nous,  et  sou- 
vent nous  savons  très-bien  vaincre  tous  nos  adversaires. 
Il  n'y  a  pas  à  s'étonner  que  la  nature  délicate  de  Wieland, 
par  exemple,  ait  été  attirée  vers  la  philosophie  d'Aristippe, 
et  la  même  raison  explique  parfaitement  son  éloignement 
marqué  pour  Diogène  et  pour  tout  cynisme.  Un  esprit 
en  qui  est  inné  l'amour  de  toutes  les  élégances  ne  peut 
pas  se  plaire  dans  un  système  qui  les  renverse  toutes. 
Il  faut  d'abord  être  en  harmonie  parfaite  avec  notre 
nature,  et  nous  pourrons  alors,  sinon  faire  taire,  du 
moins  adoucir  toutes  les  dissonances  extérieures  qui 
nous  entourent. 

«  Je  soutiens  qu'il  y  a  même,  en  philosophie,  des 
éclectiques  nés;  et,  quand  dans  un  homme  l'éclectisme 
sera  inné,  je  le  trouverai  bon  et  ne  lui  en  ferai  jamais  un 
reproche*.  Combien  d'hommes,  par  leurs  penchants  na- 
turels, sont  moitié  stoïciens,  et  moitié  épicuriens!  Je 
ne  serai  donc  pas  étonné,  si  ces  hommes  acceptent  les 


*  «  Il  ne  peut  pas  y  avoir  de  philosophie  éclectique  ;  il  n'y  a  que  des 
philosophes  éclectiques. —  L'éclectique  est  celui  qui  choisit  dans  ce  qui. 
l'entoure,  dans  ce  qui  se  passe  autour  de  lui,  tout  ce  qui  est  en  har- 
monie avec  sa  propre  nature,  pour  se  l'approprier;  j'entends  par  là  qu'il 
doit  s'assimiler  tout  ce  qui,  soit  dans  la  théorie,  soit  dans  la  pratique, 
peut  servir  à  son  progrès  et  à  son  développement.  Deux  éclectiques 
pourraient  donc  être  deux  adversaires,  s'ils  étaient  nés  avec  des  dispo- 
sitions différentes;  car  ils  prendraient,  chacun  de  leur  côté,  dans  la 
tradition  philosophique,  ce  qui  leur  conviendrait.  Que  l'on  jette  les 
yeux  autour  de  soi,  on  verra  que  tout  homme,  au  fond,  agit  ainsi;  et 
voilà  comment  on  ne  ^explique  jamais  pourquoi  on  ne  parvient  pas  à 
convertir  autrui.  »  {Pensées.) 


524  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

principes  des  deux  systèmes  et  cherchent  autant  qu'il 
leur  est  possible  à  les  concilier  dans  leur  esprit. 

«  Cet  éclectisme  ne  doit  pas  être  confondu  avec  cette 
nullité  intellectuelle  qu'une  absence  complète  de  toutpen- 
chant  propre  et  intime  fait  agir  comme  les  oiseaux  que 
Ton  voit  formant  leur  nid  de  tout  ce  que  le  hasard  leur 
présente;  une  construction  fabriquée  ainsi  de  débris  déjà 
morts  ne  peut  jamais  se  Her  à  un  ensemble  vivant.  Toutes 
les  philosophies  de  ce  genre  n'ont  dans  le  monde  au- 
cune valeur;  elles  ne  sont  pas  des  conséquences  logiques 
et  ne  peuvent  conduire  elles-mêmes  à  aucune  consb 
quence. 

«  Je  ne  suis  pas  plus  amateur  de  la  philosophie  popu 
laire.  Il  y  a  un  mystère  dans  la  philosophie  aussi  bien 
que  dans  la  religion.  On  doit  en^ épargner  la  connais- 
sance au  peuple,  et  surtout  on  ne  doit  pas  le  forcer 
pour  ainsi-dire  à  s'enfoncer  dans  pareille  recherche. 
Epicure  dit  quelque  part  :  «  Ceci  est  juste,  car  le  peuple 
le  trouve  mauvais.  »  —  Depuis  la  réforme,  les  mystères 
ont  été  livrés  à  la  discussion  populaire,  on  les  a  ainsi 
exposés  à  toutes  les  subtilités  captieuses  de  l'étroitesse 
de  jugement,  et  on  ne  peut  pas  encore  dire  quand  fini- 
ront les  tristes  égarements  d'esprit  qui  en  sont  résultés. 
—  Le  degré  moyen  de  l'intelligence  humaine  n'est 
pas  assez  élevé  pour  qu'on  puisse  lui  soumettre  un  aussi 
immense  problème  et  pour  qu'elle  soit  choisie  comme 
dernier  juge  en  pareille  matière.  Les  mystères,  et  surtout 
les  dogmes  de  la  religion  chrétienne,  se  rattachent  aux 
problèmes  les  plus  profonds  de  la  philosophie,  et  ils  n'en 
diffèrent  absolument  que  par  l'enveloppe  de  faits  exté- 
rieurs dont  on  les  a  recouverts. — Aussi,  suivant  le  point 
de  vue  que  l'on  prend,  tantôt  on  appellcla  théologie  une 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  323 

métaphysique  faussée,  tantôt  c'est  la  métaphysique  qui 
est  une  théologie  platonicienne  faussée.  —  Toutes  deux 
sont  trop  hautes  pour  que  le  raisonnement,  qui  ne  s'élève 
pas  au-dessus  de  la  sphère  commune,  puisse  se  flatter 
de  conquérir  leurs  trésors.  La  lumière  générale  d'un 
siècle,  en  se  répandant  sur  l'intelligence  de  chaque  indi- 
vidu, ne  peut  éclairer  que  le  cercle  très-étroit  dans  lé- 
quel  s'exercent  les  facultés  pratiques. 

«  La  plupart  du  temps  le  peuple  se  borne  à  répéter  avec 
le  même  accent  les  mots  que  quelque  bouche  éclatante 
a  articulés  bien  haut  devant  lui.  Ainsi  se  produisent  les 
faits  les  plus  bizarres;  ainsi  naissent  des  prétentions  in- 
croyables. On  entend  souvent  un  homme  presque  inculte, 
mais  qui  se  croit  un  esprit  éclairé,  parler,  du  haut 
d'un  dédain  superficiel,  sur  des  sujets  devant  lesquels 
un  Jacobi,  un  Kant,  c'est-à-dire  les  esprits  qui  sont  con- 
sidérés avec  justice  comme  l'honneur  de  notre  nation, 
s'inclineraient,  pleins  d'une  crainte  respectueuse.  — 
Les  résultats  de  la  philosophie,  de  la  politique  et  de  la 
religion,  voilà  ce  que  l'on  doit  donner  au  peuple  et  ce 
qui  lui  sera  utile;  mais  il  ne  faut  pas  vouloir,  des  hommes 
du  peuple,  faire  des  philosophes,  des  prêtres,  des  poli- 
ti(|ues.  Cela  ne  vaut  rien!  —  Si  on  cherchait,  dans  le 
protestantisme,  à  mieux  séparer  ce  qui  doit  être  aimé, 
ce  qui  doit  vivre  en  nous,  ce  qui  doit  être  enseigné, 
si  on  observait  sur  les  mystères  un  inviolable  et  respec- 
tueux silence,  sans  forcer  les  esprits,  avec  une  cho- 
quante présomption,  à  entrer  dans  des  dogmes  sophis- 
tiqués de  telle  ou  telle  manière,  sans  déshonorer  certains 
d'entre  eux,  comme  on  le  fait  aussi,  par  des  railleries 
et  des  critiques  déplacées  qui  les  mettent  tous  en  danger, 
idors,  s'il  en  était  ainsi,  je  serais  le  premier  à  me  rendre 

'9 


526  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

et  de  tout  cœur  à  l'église  avec  mes  coreligioimaires,  et 
le  premier  je  me  soumettrais  aA  ec  tous  à  cette  loi  édi- 
fiante que  je  confesserais,  que  je  pratiquerais  avec  bon- 
heur, parce  que  ce  serait  une  foi  tournée  tout  entière  vers 
l'action.  » 

Premiers  jours  de  mars  1832. 

Goethe  m'a  raconté  en  dînant  qu'il  avait  reçu  la  visite 
du  baron  Charles  de  Spiegel,  qui  lui  avait  extrêmement 
plu  :  «  C'est  un  très-beau  jeune  homme,  dit-il;  il  a  dans 
sa  manière  d'être ,  dans  sa  tournure  un  je  ne  sais  quoi 
où  l'on  reconnaît  le  noble  du  premier  coup  d'œil.  îî  ne 
pourrait  pas  plus  renier  sa  famille  qu'une  grande  intelli- 
gence ne  pourrait  renier  sa  nature  élevée.  Car  ces  deuy 
supériorités,  haute  intelligence  ou  haute  naissance,  frap- 
pent celui  qui  les  possède  d'une  empreinte  que  ne  peut 
cacher  aucun  incognito.  Ce  sont  des  puissances  comme  la 
beauté  ;  on  ne  peut  les  approcher  sans  les  reconnaître.  » 

Quelques  jours  plus  tard. 

Nous  avons  causé  de  l'idée  de  la  fatalité  dans  la  tragédie 
grecque.  «  Elle  n'est  plus  d'accord  avec  notre  manière 
de  penser,  a  dit  Gœthe  ;  c'est  une  idée  vieilhe  et  en  opposi- 
tion avec  nos  notions  religieuses.  Si  un  poëte  moderne 
emploie  ces  idées  d'un  autre  temps  dans  une  pièce  de 
théâtre  ,  elles  semblent  toujours  un  peu  affectées.  C'est 
un  vêtement  depuis  longtemps  passé  de  mode,  et  qui  ne 
convient  pas  plus  à  nos  traits  que  la  toge  romaine. 

«  Nous,  modernes,  nous  disons  avec  Napoléon  :  La  po- 
litique^ voilà  la  fatalité.  Mais  gardons-nous  de  dire  avec 
nos  littérateurs  contemporains  que  la  politique  est  la 
poésie,  ou  qu'elle  convient  à  la  poésie.  Le  poëte  an- 
glais Thompson  a  écrit  un  très-bon  poëme  sur  les  Sai- 


CO?iVEUSATIOISS  DE  GŒTIIE.  527 

sons,  et  un  très-mauvais  sur  la  Liberté;  ce  n'était  pas  le 
poëte,  c'était  le  sujet  qui  manquait  de  poésie.  Dès  qu'un 
poëte  veut  avoir  une  influence  politique,  il  faut  qu'il  se 
donne  à  un  parti,  et  dès  qu'il  agit  ainsi,  il  est  perdu 
comme  poëte;  il  faut  qu'il  dise  adieu  à  la  liberté  de  son 
esprit,  de  son  coup  d'œil;  il  se  tire  jusque  par-dessus  les 
oreilles  la  chape  de  Tétroitesse  d'esprit  et  de  l'aveugle 
haine.  Le  poêle,  comme  homme,  comme  citoyen,  doit 
aimer  sa  patrie  ;  mais  la  patrie  de  sa  puissance  et 
de  son  influence  poétique,  c'est  le  Bon,  le  Noble,  le 
Beau,  qui  n'appartiennent  à  aucune  province  spéciale,  à 
aucun  pays  spécial,  et  qu'il  embrasse  et  célèbre  là  où  il 
les  trouve*.  11  ressemble  en  cela  à  l'aigle  dont  le  regard 
plane  librement  au-dessus  des  diverses  contrées  et  à  qui  il 
est  indifférent  que  le  lièvre  sur  lequel  il  se  précipite  coure 
en  Prusse  ou  en  Saxe. 

«  Et  qu'est-ce  qu'on  entend  donc  par  ces  mots  :  «Aimer 
sa  patrie?  Faire  œuvre  patriotique?»  Si  un  poëte  pen- 
dant toute  sa  vie  a  travaillé  à  renverser  les  préjugés  fu- 
nestes, à  détruire  les  vues  étroites  et  égoïstes,  à  éclairer 
l'esprit  de  ses  compatriotes,  à  purifier  leur  goût,  à  donner 
à  leurs  opinions,  à  leurs  idées  plus  de  noblesse,  que 
pouvait-il  faire  de  mieux?  Quelle  œuvre  pouvait  être  plus 
patriotique?  Elever  pour  les  poètes  des  prétentions  si 
déplacées,  si  stériles,  c'est  comme  si  Ton  demandait 
qu'un  colonel,  pour  être  bon  patriote,  se  mêlât  aux 
nouveautés  de  la  politique  et  négligeât  pour  elles  ses 
devoirs  les  plus  immédiats.  La  patrie  d'un  colonel  esl 

*  Ce  ne  sont  plus  des  mers,  des  degrés,  des  rivières 

Qui  bornent  l'héritage  entre  l'humanité... 
Cliacun  est  du  climat  de  son  intelligence, 
Je  suis  concitoyen  de  toute  âme  qui  pense  ; 

La  vérité,  c'est  mon  pays  !  (Lamartine. 


Ô28  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

son  régiment,  et  il  sera  excellent  patriote  s'il  laisse  de 
côté  la  politique  et  consacre  toutes  ses  pensées,  tous  ses 
soins  à  instruire  les  bataillons  qui  lui  sont  confiés,  à  les 
exercer,  à  maintenir  la  discipline  et  l'ordre  aussi  bien  que 
possible,  afin  qu'ils  tiennent  bravement  leur  place,  si  un 
danger  vient  à  menacer  la  patrie.  Je  déteste  comme  le 
péché  toute  besogne  mal  faite,  mais  surtout  quand  il 
s'agit  d'affaires  publiques,  car  alors  le  résultat,  c'est  le 
désastre  pour  des  milliers  et  des  millions  d'hommes.  Vous 
le  savez,  en  général,  je  m'inquiète  peu  de  ce  que  Ton 
écrit  sur  moi,  mais  il  m'est  venu  aux  oreilles,  et  je  le 
sais  d'ailleurs  fort  bien,  que  malgré  toute  la  peine  que 
je  me  suis  donnée  pendant  toute  ma  vie,  tout  ce  que 
j'ai  fait  est  tenu  pour  rien  par  certaines  gens,  parce 
que  précisément  j'ai  dédaigné  de  me  mêler  aux  partis 
politiques.  Pour  plaire  à  ces  personnes,  j'aurais  dû  être 
membre  d'un  club  de  Jacobins  et  prêcher  le  meurtre  et 

les  massacres Ah!    plus   un  mot  sur  ce  méchant 

sujet,  pour  ne  pas  devenir  déraisonnable  en  combattant 
la  déraison.  » 

Gœthe  blâma  Uhland  d'avoir  embrassé  la  carrière  poli- 
tique, résolution  que  d'autres  ont  tant  vantée. — «  Faites 
bien  attention,  dit-il  :  la  politique  absorbera  le  poëte. 
Etre  membre  des  Etats,  vivre  dans  des  discussions,  dans 
des  excitations  quotidiennes,  cela  ne  convient  pas  à  la 
nature  déhcate  d'un  poëte.  Ses  chants  cesseront,  et  ce 
sera  à  certains  points  de  vue  un  malheur.  La  Souabe 
possède  assez  d'hommes  suffisamment  instruits,  bien 
pensants,  loyaux,  éloquents  pour  être  membres  des  Etats, 
mais  un  poëte  comme  Uhland,  elle  n'a  que  lui^  » 
Pendantles  premiers  mois  de  1 852^,  Gœthe,  après  avoir 
•  Uhland  n'a  pas  suivi  les  conseils  de  Gœthe,  et  sa  verve  s'est  éteinte  ; 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  329 

approfondi  les  lois  de  Farc-en-ciel ,  mit  au  net  avec  moi 
plusieurs  parties  de  sa  Théorie  des  couleurs.  Il  donna 
une  préface  au  livre  de  Knoll  sur  la  collection  minéra- 
logique  de  Joseph  Mùller,  et  écrivit  au  conseiller  intime 
Beuth  de  Berlin  une  longue  lettre  sur  Vanatomie  plasti- 
quey  sujet  qu'il  avait  déjà  touché  dans  ses  Années  de 
voyage;  il  demandait  dans  cette  lettre  que  le  gouverne- 
ment envoyât  à  Florence  un  anatomiste,  un  modeleur  et 
un  fondeur,  chargés  d'apprendre  et  de  rapporter  en 
Allemagne  cet  art  nouveau  ;  on  empêcherait  ainsi  la  dis- 
section de  nombreux  cadavres  que  Ton  devrait  respecter, 
ou  même  on  éviterait  peut-être  des  crimes  semblables  à 
ceux  dont  Edimbourg  venaient  d'offrir  des  exemples: 
des  enfants  avaient  été  tués  par  des  monstres  qui  ven- 
daient leurs  corps.  C'est  en  mars  qu'il  finit  son  article 
sur  les  Principes  de  philosophie  zoologique  de  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  cet  allié  qui  l'avait,  au  sein  de  l'Académie 
des  sciences,  proclamé  un  des  fondateurs  de  la  zoologie 
moderne. — L'art  vint  à  son  tour,  après  la  science,  saluer 
et  charmer  ses  derniers  jours.  Il  reçut  de  Naples  un 
dessin  détaillé  de  la  maison  de  Pompéi  que  l'on  avait 
commencé  à  découvrir  en  présence  de  son  fils  Auguste, 
le  28  août  1850,  et  qui  avait  reçu  le  nom  de  Casa  di 
Gœthe,  On  y  avait  trouvé  une  belle  mosaïque  dont  on  lui 
envoyait  une  copie.  —  «  Tâchons  de  ne  pas  ressembler  à 
Wieland,  écrivit-il  à  ce  sujet  à  Zelter,  et  gardons-nous 
de  sa  délicate  mobilité,  par  suite  de  laquelle  la  dernière 
chose  qu'il  lisait  effaçait  pour  ainsi  dire  tout  ce  qui  avait 
précédé  ;  car  nous  pourrions  dire  ici  que  jusqu'à  présent 

il  vient  de  mourir  (1862)  et  depuis  1832,  il  n'avait  rien  écrit  qui  pût 
ajouter  à  sa  gloire  de  poëte. 

*  Je  complète  ici  Eckermann  à  l'aide  de  Viehoff  et  de  Vogel. 


550  CONVERSATIONS  DE  GŒTllE. 

l'antiquité  ne  nous  a  rien  laissé  de  pareil  pour  le  pitto- 
resque de  la  composition  et  pour  le  fini  de  l'exécution.  » 
—  Il  s'entretint  vivement  de  ces  dessins  avec  la  grande- 
duchesse  quand,  suivant  son  habitude,  elle  vint,  le  jeudi 
45  mars,  lui  faire  sa  visite.  Pendant  le  diner  il  en  causa 
encore  avec  Meyer,  et  montra  beaucoup  de  vivacité  et  de 
gaieté.  —  Ces  émotions,  qu'il  devait  à  l'artjla  passion  de 
toute  sa  vie,  devaient  être  les  derniers  moments  heureux 
de  son  existence. 

Après  diner,  malgré  le  froid  et  le  vent,  il  voulut  faire 
une  promenade  en  voiture.  En  sortant  de  son  cabinet 
d'étude,  très-chauffé  comme  toujours,  et  en  passant  dans 
le  froid  vestibule  qui  conduit  aux  pièces  donnant  sur  la 
rue,  ou  bien  pendant  sa  promenade,  il  eut  sans  doute  un 
refroidissement.  Il  se  sentit  mal  à  l'aise  à  son  retour,  et 
dormit  mal  la  nuit  suivante.  M.  Vogel,  appelé  le  matin  à 
huit  heures,  fut  frappé  de  son  regard  éteint;  ses  yeux, 
qui  d'habitude  avaient  une  vivacité  et  une  mobilité  toutes 
particulières,  étaient  mornes.  Son  ouïe,  déjà  un  peu 
dure,  s'était  affaiblie  tout  à  coup  d'une  manière  très-sen- 
sible. Dans  ses  premières  maladies,  Goethe  avait  montré 
de  l'emportement  contre  le  mal  ;  au  contraire,  depuis  plu- 
sieurs années,  il  se  montrait  tout  à  fait  calme,  disantsou- 
vent  :  «  Quand  on  n'a  plus  le  droit  de  vivre,  on  doit  accepter 
la  vie  comme  elle  vient.  »  Dans  cette  dernière  attaque, 
Goethe  montrait  une  résignation  qui  frappait  l'esprit. 
Grâce  aux  soins  du  médecin,  un  mieux  se  manifesta, 
et  le  soir  Goethe  retrouva  son  enjouement  habituel.  Le 
samedi  17,  il  envoya  à  Guillaume  de  Humboldt  la  der- 
nière lettre  qu'il  ait  écrite.  Elle  montre  avec  quelle  ai- 
sance, à  cette  heure  suprême,  jouaient  encore  tous  les 
ressorts  de  son  esprit.  Voici  cette  lettre  : 


CONVERSATIONS   DE  GŒTHE.  531 

«  Après  être  resté  longtemps  sans  pouvoir  vous  ré- 
pondre, je  vous  écris  enfin,  et  à  l'improviste. 

«  Les  animaux  ont  des  organes  qui  savent  leur  donner 
«  des  leçons,  »  disaient  les  anciens;  il  en  est  de  même 
pour  les  hommes,  mais  ceux-ci  ont  l'avantage  de  pou- 
voir à  leur  tour  donner  des  leçons  à  leurs  organes.  Pour 
chaque  œuvre,  pour  chaque  talent  sont  nécessaires  cer- 
taines facultés  innées  qui  agissent  spontanément.  Gomme 
ces  facultés,  quoiqu'elles  aient  une  règle  intérieure, 
agissent  sans  avoir  conscience  d'elles-mêmes,  elles  peu- 
vent finir  par  s'égarer,  et  s'épuiser  inutilement.  Plus 
tôt  l'homme  s'aperçoit  qu'il  y  a  une  industrie,  un  art 
pour  donner  à  ses  facultés  innées  un  accroissement  et 
un  développement  régulier,  plus  il  est  heureux.  Tout  ce 
qu'il  peut  recevoir  du  dehors  n'altérera  en  rien  sa 
nature  propre.  Le  génie  le  plus  favorisé  est  celui  qui 
absorbe  tout,  s'assimile  tout,  non-seulement  sans  porter 
par  là  le  moindre  préjudice  à  son  originalité  native,  à  ce 
qu'on  appelle  le  caractère,  mais  bien  plutôt  en  donnant 
par  cela  même  à  ce  caractère  sa  vraie  force,  et  en  déve- 
loppant ainsi  toutes  ses  aptitudes.  —  Le  travail  qui  s'ac- 
complit dans  toute  intelligence  'créatrice  est  donc  à  la 
fois  conscient  et  inconscient;  les  rapports  qui  naissent 
entre  cette  double  nature  d'opérations  sont  très-variés. 
Quand  un  bon  compositeur,  par  exemple,  écrit  une 
grande  partition,  dans  son  ouvrage,  la  réflexion  con- 
sciente et  l'instinct  inconscient  se  mêlent  comme  la 
chaîne  et  la  trame,  pour  employer  une  comparaison  que 
j'aime  beaucoup.  La  pratique,  l'enseignement,  la  ré- 
flexion, le  succès,  l'insuccès,  les  encouragements,  les 
résistances,  et  surtout  l'incessant  travail  de  la  pensée, 
exercent  sur  ce  qu'il  écrit  une  action  dont  il  ne  se  rend 


352  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

pas  compte,  et  c'est  ainsi  que  son  œuvre,  réunion  com- 
plexe de  qualités  acquises  et  de  qualités  innées,  prend 
un  caractère  nouveau  et  frappant.  —  Acceptez  ces  ré- 
flexions générales  comme  une  réponse  rapide  à  vos 
questions  répétées. 

«  Voilà  plus  de  soixante  ans  que  j'ai  conçu  le  Faust; 
j'étais  jeune  alors,  et  j'avais  déjà  clairement  dans  l'es- 
prit, sinon  toutes  les  scènes  avec  leur  détail ,  du 
moins  toutes  les  idées  de  l'ouvrage.  Ce  plan  ne  m'a  ja- 
mais quitté  ;  partout  il  m'accompagnait  doucement  dans 
ma  vie,  et  de  temps  en  temps  je  développais  les  passages 
qui  m'intéressaient  à  ce  moment  même.  Il  était  resté 
dans  la  seconde  partie  un  certain  nombre  de  lacunes, 
qu'il  fallait  remplir  sans  y  laisser  languir  l'intérêt,  et  j'ai 
éprouvé  combien  il  était  difficile  de  faire  par  la  volonté 
seule  ce  qui  devait  être  l'œuvre  de  l'instinct  libre  et  spon- 
tané. Il  eût  été  malheureux  que  l'expérience  d'une  si 
longue  vie,  consacrée  à  la  réflexion  active,  ne  me  rendît 
pas  ce  travail  possible.  On  pourra  cependant  reconnaître 
les  premiers  passages  et  les  derniers,  l'ancien  et  le  nou- 
veau; cela  ne  m'inquiète  pas;  c'est  une  distinction  que 
nous  abandonnons  à  la  bienveillante  pénétration  des  fu- 
turs lecteurs. 

«  Parlez-moi  donc  aussi  de  vos  travaux*.  Riemer,  comme 
vous  le  savez,  s'occupe  de  l'étude  des  langues,  et  nous 
touchons  souvent  à  ces  matières  dans  nos  entretiens  du 
soir.  Pardonnez  à  ma  réponse  d'avoir  tant  tardé.  Malgré 
ma  vie  retirée,  jetrouve  rarement  une  heure  oii  je  puisse 
mettre  tranquillement  mon  esprit  en  présence  de  ces 
mystères  de  la  vie.   Tout  à  vous,  J.  W.  Gœthe.  » 

Weimar,  17  mars  1832. 
*  La  réponse  de  Humboldt  arriva  le  jour  des  funérailles  de  Gœthe. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  535 

Le  lundi,  il  se  leva,  lut  des  brochures  françaises, 
examina  des  gravures,  et,  dans  sa  conversation  avec 
M.  Vogel,  lui  recommanda  plusieurs  de  ses  protégés  ^ 

Mais,  dans  la  nuit  du  19  au  20,  la  maladie  prit  tout  à 
coup  un  caractère  menaçant.  Après  quelques  heures  de 
sommeil  calme,  Gœthe  vers  minuit  se  réveilla  et  sentit 
de  minute  en  minute  un  froid  qui,  de  ses  mains,  éten- 
dues nues  sur  son  lit,  gagnait  tout]  le  corps.  Une  dou- 
leur excessive  se  répandit  d'abord  sur  les  membres,  puis 
sur  la  poitrine,  et  la  respiration  devint  difficile.  —  Mais 
Gœthe  ne  voulut  pas  que  son  domestique  appelât  le  mé- 
decin. ■ —  «  Ce  ne  sont  que  des  souffrances,  dit-il,  il  n'y 
a  pas  danger.  »  —  Le  matin,  ces  souffrances,  toujours 
plus  vives,  le  chassèrent  de  son  lit;  il  se  mit  sur  un  fau- 
teuil ;  ses  dents  claquaient  de  froid.  La  douleur  qui  tor- 
turait sa  poitrine  lui  arrachait  des  gémissements,  et  de 
temps  en  temps  un  cri.  Ses  traits  étaient  bouleversés, 
son  teint  couleur  de  cendre;  ses  yeux,  livides  et  enfoncés 
dans  l'orbite,  avaient  perdu  tout  éclat;  son  corps,  froid 
comme  une  glace,  dégouttait  de  sueur;  sa  soif  était  ardente; 
quelques  mots  péniblement  articulés  firent  comprendre 
qu'il  craignait  une  hémorrhagie  pulmonaire.  —  Son  mé- 


*  A  celle  occasion  M.  Vogftl  a  écrit  :  «  Quand  on  a  élé  aussi  souvent  que 
moi  l'intermédiaire  des  bienfaits  que  Gœthe  répandait  en  secret,  surtout  sur 
les  malades,  et  cela  de  son  propre  mouvement  el  avec  sa  propre  fortune, 
on  ne  peut  douter  que  Ton  regardera  comme  une  impertinente  et  une 
méchante  calomnie,  ou  comme  une  impudence  effrontée,  ce  dur  reproche, 
fait  fréquemment  à  Gœthe,  de  ne  s'être  inquiété  du  bien-être  ou  de  la  soiU- 
france  des  autres,  et  en  particulier  de  ses  domestiques,  que  tout  au  plus 
par  un  grossier  égoisme.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  mendicité,  telle 
qu'elle  se  présente  ordinairement,  celte  manière  déplaisante  de  vous  ar- 
racher l'aumône,  le  choquait  beaucoup;  sa  bieniaisance  fuyait  toute 
ostentation,  et,  par  suite  d'expériences  l'àcheuses  qu'il  avait  l'ailes,  il  était 
toujours,  et  peut-être  d'une  f;içon  trop  absolue,  partisan  du  secret.  » 

19. 


554  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

decin,  par  des  soins  énergiques  et  pronnpts,  fit  disparaî- 
tre en  une  heure  et  demie  ces  symptômes.  Le  soir,  l'accès 
était  passé.  —  Le  malade  était  dans  son  fauteuil,  qu'il  ne 
quitta  plus  pour  son  lit.  Il  fit  avec  calme  quelques 
réûexions ,  et  Vogel  lui  ayant  annoncé  qu'une  ré- 
compense, dont  Gœthe  avait  appuyé  la  demande,  venait 
d'être  accordée  par  le  grand-duc,  il  montra  de  la  joie. 
Déjà  dans  la  journée,  sans  que  le  médecin  le  sût,  il  avait 
Hgné  d'une  main  tremblante  le  bon  de  payement  d'un 
secours  destiné  à  une  jeune  fille  de  ^yeimar,  artiste  pleine 
de  talent  pour  laquelle  il  avait  toujours  montré  une  sol- 
licitude paternelle,  et  qui  allait  à  l'étranger  achever  son 
éducation.  Ce  fut  là  son  dernier  acte  comme  ministre  des 
Beaux-Arts  ;  ce  fut  la  dernière  fois  qu'il  écrivit  son  nom. 
Dans  la  matinée  du  jour  suivant,  jusqu'à  onze  heures, 
il  y  avait  eu  du  mieux;  mais,  à  partir  de  ce  moment,  l'état 
empira;  les  sens  commencèrent  à  refuser  parfois  leur 
service;  il  y  eut  des  instants  de  délire,  et  de  temps  en 
temps  dans  sa  poitrine  on  entendait  un  bruit  sourd.  Ce- 
pendant Gœthe  semblait  moins  accablé.  Toujours  assis 
dans  son  fauteuil,  il  répondait  clairement  et  d'un  ton 
amical  aux  questions  qui  lui  étaient  faites,  questions  que 
le  médecin  ne  permettait  que  rarement,  pour  ne  pas 
troubler  par  une  trop  grande  excitation  une  fin  qui  dès 
lors  paraissait  inévitable.  —  Il  fit  placer  une  table  au- 
près de  lui ,  et  demanda  le  livre  de  Salvandy  (Seize 
mois);  il  se  mit  à  le  feuilleter,  mais  il  se  sentit  bientôt 
trop  faible  pour  lire  et  le  quitta.  —  Le  portrait  de  la 
comtesse  de  Vaudreuil,  femme  de  l'ambassadeur  français, 
arriva  ce  jour-là  d'Eisenach.  Le  médecin  permit  qu'on 
le  lui  montrât.  Il  se  plut  à  le  contempler  quelque  temps, 
puis  il  dit  :  «  Oui,  l'artiste  mérite  des  éloges,  il  n'a  pas 


1 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  355 

gâté  ce  que  la  nature  a  créé  si  beau.  »  —  En  échange,  il 
avait  l'intention  d'envoyer  une  épreuve  de  son  portrait 
lithographie  par  Stieler;  et  il  dit  qu'il  avait  déjà  composé 
quatre  vers,  qu'il  écrirait  sur  l'épreuve  aussitôt  après  son 
rétablissement.  —  Le  soir,  il  demanda  la  liste  des  per- 
sonnes qui  étaient  venues  savoir  de  ses  nouvelles,  et  après 
l'avoir  lue,  il  dit  qu'il  n'oublierait  pas,  après  sa  guérison, 
cette  preuve  d'intérêt.  Déjà  dans  la  journée  il  avait  ex- 
primé le  regret  de  ne  pouvoir  recevoir  ses  amis.  11  obli- 
gea tout  le  monde  à  aller  se  reposer,  et  il  fit  coucher  sur 
le  lit,  à  côté  de  lui,  son  domestique,  épuisé  par  les  veilles 
continues.  Il  dit  plusieurs  fois  à  son  copiste  Jean,  qui  était 
près  de  lui  pendant  la  nuit  :  «  Soyez-moi  fidèle  et  restez 
chez  moi,  cela  ne  peut  durer  que  quelques  jours.  » 

Le  lendemain  matin,  il  dit  encore  à  sa  belle-fille 
Ottilie  :  «  Avril  amène  avec  lui  plus  d'une  belle  jour- 
née; l'exercice  en  plein  air  me  rendra  mes  forces.  » 
—  Il  fit  quelques  pas  vers  son  cabinet  de  travail,  mais 
il  fut  obligé  de  se  rasseoir  aussitôt;  plus  tard  il  voulut 
se  lever  de  nouveau,  il  retombait  dans  son  fauteuil. 
L'entrée  de  sa  chambre  était  absolument  interdite, 
même  au  grand-duc;  il  n'y  avait  avec  lui  que  sa  belle-fille, 
ses  petits-enfants  AVolf  et  Walter,  le  médecin  et  son  do- 
mestique. Le  nom  d'Ottilie  revenait  souvent  sur  ses  lè- 
vres ;  il  la  pria  de  s'asseoir  auprès  de  lui  et  tint  longtemps 
sa  main  dans  les  siennes.  De  douces  images  traversaient 
de  temps  en  temps  son  imagination.  —  Dans  un  de  ses 
rêves  il  dit  :  «  Voyez...  voyez  cette  belle  tête  de  femme... 

avec  ses  boucles  noires un  coloris  splendide...  sur 

un   fond  noir »  —  A  un  autre  moment,  voyant  sur 

le  sol  une  feuille  de  papier,  il  demanda  :  «  Pourquoi 
laisse-t-on  par  terre  une  lettre  de  Schiller?...  Il  faut  la 


556  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

ramasser.  »  Après  un  léger  sommeil,  il  demanda  un 
carton  avec  des  dessins  qu'il  croyait  avoir  \us  dans  sa 
vision. 

Peu  à  peu  sa  parole  devenait  plus  pénible  et  plus  obs- 
cure. —  c(  Plus  de  lumière!  »  furent,  dit-on,  les  derniers 
mots  que  l'on  put  entendre  tomber  des  lèvres  de  cet 
homme  qui,  toute  sa  vie,  avait  été  l'ennemi  des  ténèbres 
de  toute  nature.  Son  esprit  resta  actif,  même  après  qu'il 
eût  perdu  l'usage  de  la  parole;  suivant  une  de  ses  habi- 
tudes quand  un  sujet  le  préoccupait  fortement,  il  traça 
avec  l'index  des  signes  dans  l'air;  peu  à  peu  il  traça  ces 
signes  moins  haut,  et  enfin,  sa  main,  tombant  sur  la 
couverture  étendue  sur  ses  genoux,  y  traça  des  mots 
inconnus. 

A  onze  heures  et  demie,  il  appuya  sa  tête  sur  le  côté 
gauche  du  fauteuil  et  s'endormit  doucement. 

On  attendait  autour  de  lui  son  réveil.  —  Il  ne  vint  pas. 
Goethe  était  mort. 

Il  mourait  juste  sept  ans  après  l'incendie  du  théâtre 
de  Weimar,  le  22  mars,  jour  qu'il  avait  depuis  longtemps 
considéré  comme  un  jour  de  malheur. 

Le  matin  qui  suivit  le  jour  de  sa  mort,  je  me  sentis  un 
profond  désir  de  voir  sa  dépouille  terrestre.  Son  fidèle 
serviteur  Frédéric  m'ouvrit  la  chambre  oij  il  avait  été 
déposé.  Etendu  sur  le  dos,  il  reposait  comme  un  homme 
endormi  ;  la  fermeté,  et  une  paix  profonde  se  lisaient  sur 
les  traits  pleins  d'élévation  de  son  noble  visage.  Son 
puissant  front  semblait  encore  garder  des  pensées.  J'au- 
rais désiré  une  boucle  de  srs  cheveux,  mais  le  respect 
m'empêcha  de  la  couper.  Le  corps,  mis  à  nu,  était  ense- 
veli dans  un  drap  blanc;  on  avait  mis  alentour  de  gros  mor- 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  357 

ceaux  de  glace,  pour  le  conserver  frais  aussi  longtemps 
que  possible.  Frédéric  écarta  le  drap,  et  la  divine  beauté 
de  ces  membres  me  remplit  d'étonneraent.  Sa  poitrine 
était  extrêmement  développée,  large  et  arrondie  ;  les  mus- 
cles des  bras  et  des  cuisses  étaient  pleins  et  doux  ;  les 
pieds  magnifiques  et  de  la  forme  la  plus  pure;  il  n'y  avait 
nulle  part  sur  le  corps  trace  d'embonpoint,  de  maigreur 
ou  de  détérioration.  J'avais  là  devant  moi  un  homme 
parfait  dans  sa  pleine  beauté,  et  mon  enthousiasme  à 
cette  vue  me  fit  un  instant  oubher  que  l'esprit  immortel 
avait  abandonné  une  pareille  enveloppe.  Je  mis  la  main 
sur  le  cœur,  je  ne  trouvai  qu'un  silence  profond  ;  j'avais 
pu  jusqu'à  ce  moment  me  contenir,  mais  alors  je  me 
détournai  et  laissai  un  libre  cours  à  mes  larmes. 


i38  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 


Nous  venons  d'assister  à  la  mort  de  Gœthe  ;  ses  restes  voni 
être  transportés  solennellement  au  tombeau  ducal,  dans  un  cer- 
cueil dont  il  a  autrefois,  pour  Schiller,  tracé  lui-même  le  dessin. 
Là  repose  son  corps;  mais  son  âme,  si  noble  et  si  grande,  O'' 
est-elle?... 

Écoutons  une  dernière  fois  Gœthe,  c'est  lui-même  qui  va  nout 
ouvrir  quelques  perspectives  flottantes  sur  cet  immense  inconnu, 
et  tenter  de  donner  un  fragment  de  réponse  à  d'insondables 
questions;  ici  comme  dans  les  pages  qui  terminent  Faust,  il  nous 
dira  son  dernier  mot  sur  le  problème  de  la  destinée  humaine, 
mais  on  sait  trop  qu'en  toute  science,  et  surtout  en  philosophie, 
le  dernier  mot  de  tout  homme  est  un  mot  inachevé. 


Le  jour  des  funérailles  de  Wieland,  je  remarquai 
que  Gœthe  avait  dans  tout  son  être  une  solennité  qu'on 
lui  voyait  rarement  ^  Il  semblait  avoir  Fâme  profondé- 
ment attendrie,  et  comme  toute  pénétrée  de  mélan- 
colie. Dans  ses  yeux  passaient  souvent  de  brillantes 
lueurs;  ses  paroles,  sa  voix  étaient  changées.  —  Cette 
disposition  toute  particulière  donna  à  la  conversation  que 
j'eus  avec  lui  ce  jour  -  là  une  direction  qu'il  lui  don- 
nait rarement.  Nous  parlâmes  du  monde  invisible. 
D'ordinaire  Gœthe  éloignait  ce  sujet;  il  aimait  mieux 
causer  du  présent  et  de  tous  ces  objets  que  Tart  et  la 
science  offrent  à  nos  yeux,  et  qui  n'échappent  pas  à  notre 
contemplation  directe. 

Nous  parlions  de  l'ami  que  nous  venions  de  perdre; 
après  un  mot  de  Gœthe  qui  sous-entendait  la  croyance  à 

*  Janvier  1815.  C'est  Falk  qui  parle. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  339 

notre  existence  après  notre  mort,  je  dis  :  «  Que  croyez- 
vous  que  Tâme  de  Wieland  puisse  entendre,  dans  ce  mo- 
ment-ci même  ?  » 

«  —  Rien  de  mesquin  !  dit  Gœthe,  rien  d'indigne 
d'elle;  rien  qui  ne  soit  en  harmonie  avec  la  gran- 
deur morale  qu'il  a  montrée  pendant  toute  sa  vie  !  Mais, 
ajouta-t-il,  pour  être  bien  compris  devons,  comme  je  ne 
traite  pas  cette  question  souvent,  il  faut  que  je  la  re- 
prenne d'un  peu  plus  haut.  —  C'est  quelque  chose 
qu'une  vie  de  quatre-vingts  ans  conduite  avec  dignité  et 
honneur  ;  c'est  quelque  chose  que  la  conquête  de  pen- 
sées aussi  délicates  que  celles  dont  Wieland  avait  su 
remplir  son  âme,  et  qui  y  régnaient  avec  tant  de  charme  ; 
c'est  quelque  chose  que  cette  application,  cette  persévé- 
rance acharnée,  cette  constance  par  lesquelles  il  nous 
surpassait  tous!...  » 

—  «  Lui  donneriez-vous  une  place  à  côté  de  son 
Cicéron,  dont,  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  il  a  eu  tant  de 
bonheur  à  s'occuper?...» 

—  «  Ne  m'interrompez  pas,  quand  je  veux  vous  déve- 
lopper d'une  façon  complète  et  tranquille  la  suite  entière 
de  mes  idées 

«  Jamais^  en  aucune  circonstance ^  il  ne  peut  être  ques- 
tion dans  la  nature  de  la  disparition  des  puissances 
qui  animaient  de  pareilles  âmes;  la  nature  ne  dissipe 
pas  ses  capitaux  d'une  main  aussi  prodigue.  L'âme  de 
AVieland  est,  par  son  essence  même,  un  trésor,  un  vrai 
joyau.  Ajoutez  que  sa  longue  vie  a  fortifié,  et  non  di- 
minué les  dons  précieux  que  son  esprit  possédait.  Pensez 
bien,  pensez  à  ceci  !  Raphaël  avait  à  peine  trente  ans, 
Kepler  à  peine  la  quarantaine,  quand  tous  deux  mirent 
une  fin  subite  à  leur  existence,  tandis  que  Wieland » 


340  CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

«  —  Comment?  m'écriai-je  étonné,  vous  parlez  de 
la  mort  comme  d'un  acte  dépendant  de  notre  volonté?  » 

«  —  Je  me  le  permets  souvent,  répondit-il,  et  si  vous 
avez  d'autres  opinions,  je  veux  là-dessus  raisonner  à  fond 
avec  vous,  puisque  dans  ce  moment  il  m'est  donné  d'expri- 
mer mes  pensées.  » 

Je  le  pressai  de  tout  me  dire,  et  il  parla  ainsi  : 

«  Vous  savez  depuis  longtemps  que  les  idées  qui  ne 
trouvent  pas  dans  le  monde  des  sens  un  appui  solide, 
quelle  que  soit  toute  la  valeur  qu'elles  conservent  pour 
moi,  ne  sont  pas  dans  mon  esprit  des  certitudes,  parce  que, 
en  face  de  la  nature,  je  ne  veux  pas  supposer  et  croire, 
mais  savoir.  —  Ainsi  ai-je  agi  pour  l'existence  person- 
nelle de  notre  âme  après  la  mort.  Elle  n'est  nullement  en 
contradiction  avec  les  observations,  prolongées  pendant 
des  années,  que  j'ai  faites  sur  notre  constitution  et  sur 
la  constitution  de  tous  les  êtres  de  la  nature  ;  au  con- 
traire, de  toutes  ces  observations  sortent  pour  elle  de 
nouvelles  démonstrations.  —  Mais  combien  de  parties 
de  notre  être  méritent  de  persister  et  de  durer  après 
notre  mort  ?..  c'est  là  une  question  toute  nouvelle,  c'est 
là  un  point  que  nous  devons  abandonner  à  Dieu  seul.  — 
Je  me  contente,  quant  à  présent,  des  remarques  suivantes. 
Les  derniers  éléments  primitifs  de  tous  les  êtres,  et  pour 
ainsi  dire  les  points  initiaux  de  tout  ce  qui  apparaît  dans 
la  nature,  se  partagent  suivant  moi  en  différentes  classes, 
et  forment  une  hiérarchie.  Ces  éléments,  on  peut  les  ap- 
peler des  dmes,  puisqu'elles  animent  tout,  mais  appelons- 
les  plutôt  monades;  gardons  cette  vieille  expression  leib- 
nitzienne  ;  pour  exprimer  la  simplicité  de  l'essence  la  plus 
simple,  il  n'y  en  a  guère  de  meilleure  possible.  —  Eh 
bien!  ces  monades  (ou  points  initiaux),  l'expérience  nous 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  341 

montre  qu'il  y  en  a  de  si  petites,  de  si  faibles,  qu'elles  ne 
sont  propres  qu'à  une  existence  et  à  un  service  subor- 
donnés. D'autres,  au  contraire,  sont  très-puissantes  et 
très-énergiques.  Celles-ci  attirent  de  force  dans  leur  cercle 
tous  les  éléments  inférieurs  qui  les  approchent,  et  les  font 
devenir  ainsi  partie  intégrante  de  ce  qu'elles  doivent 
animer,  soit  d'un  corps  humain,  soit  d'une  plante, 
soit  d'un  animal,  soit  d'une  organisation  plus  haute,  par 
exemple,  d'une  étoile.  Elles  exercent  cette  puissance 
attractive  jusqu'au  jour  oij  apparaît  formé  tout  entier  le 
monde,  petit  ou  grand,  dont  elles  portaient  au  fond 
d'elles-mêmes  la  pensée.  Il  n'y  a  que  ces  monades  attrac- 
tives qui  méritent  vraiment  le  nom  à'âmes.  Il  y  a  donc 
des  monades  de  mondes,  des  âmes  de  mondes,  comme 
des  monades,  des  âmes  de  fourmis.  Ces  âmes  si  diffé- 
rentes sont,  dans  leur  origine  première,  des  essences 
sinon  identiques,  du  moins  parentes  par  leur  nature. 
Chaque  soleil,  chaque  planète,  porte  en  soi-même  une 
haute  idée,  une  haute  destinée,  qui  rend  son  déve- 
loppement aussi  régulier  et  soumis  à  la  même  loi  que  le 
développement  d'un  rosier,  qui  doit  être  tour  à  tour 
feuille,  tige  et  corolle.  Vous  pouvez  nommer  cette  puis- 
sance une  icJée^  une  monade,  comme  vous  voudrez,  cela 
m'est  indifférent,  pourvu  que  vous  compreniez  bien  que 
cette  idée,  celte  intention  intérieure  est  invisible,  et  an- 
térieure au  développement  qui  apparaît  dans  la  nature 
et  qui  émane  d'elle.  —  Il  ne  faut  pas  nous  laisser  induire 
en  erreur  par  les  larves,  formes  transitoires  que  prend 
la  monade  dans  le  cours  de  son  développement.  Nous 
retrouvons  toujours  là  cette  métamorphose,  cette  puis- 
sance de  transformation  qui  réside  dans  la  nature,  qui 
fait  d'une  feuille  une  fleur,  une  rose,  d'un  œuf  une  che- 


342  CO>'VERSATIONS  DE  GŒTIIE. 

nille,  et  d'une  chenille  un  papillon.  —  Les  monades 
inférieures  obéissent  à  une  monade  supérieure,  non  par 
choix  et  pour  leur  propre  satisfaction,  mais  parce  qu'elles 
le  doivent  et  sont  forcées  d'obéir.  Tout  se  passe  très- 
naturellement.  Considérez,  par  exemple,  cette  main. 
Elle  est  faite  de  parties  que  la  monade  principale  a  su 
dès  l'origine  et  pendant  leur  formation  lier  à  elle  par 
des  liens  indissolubles,  et  elles  sont  toujours  à  son 
service.  Par  elles,  je  peux  jouer  jusqu'au  bout  tel  ou 
tel  morceau  ;  je  peux,  comme  il  me  plaît,  faire  courir 
mes  doigts  sur  les  touches  d'un  piano.  Ils  donnent  par 
là  une  noble  jouissance  à  mon  esprit,  mais  eux-mêmes 
sont  sourds;  et  la  monade  principale  est  la  seule  qui 
entende.  Je  peux  croire  que  mon  jeu  musical  in- 
téresse fort  peu  ou  n'intéresse  pas  du  tout  mes  doigts 
et  ma  main.  Ce  jeu  de  monades ,  qui  me  donne  à 
moi  du  plaisir,  a  fort  peu  d'effet  sur  ces  sujets  soumis 
qui  m'obéissent,  sinon  peut-être  que  je  leur  fais  sen- 
tir un  peu  de  fatigue.  Combien  leur  sensibilité  serait- 
elle  plus  flattée,  si,  au  lieu  de  perdre  ainsi  leur  temps  à 
glisser  sur  les  touches  d'un  piano,  il  leur  était  permis, 
sous  la  forme  d'abeilles  diligentes,  d' errer  joyeusement 
par  les  prés,  de  se  poser  sur  les  arbres  et  de  s'ébattre  au 
milieu  des  branches  fleuries,  occupations  pour  lesquelles 
elles  ont  certes  au  fond  d'elles-mêmes  un  penchant  inné! 
—  Le  moment  de  la  mort  (qui  pour  cette  raison  a  été 
très-bien  nommée  une  dissolution  )  est  justement  celui 
où  la  monade  principale,  la  monade  reine  dégage  ses 
anciens  sujets  de  leur  fidèle  service.  —  Ce  départ,  je  le 
considère,  ainsi  que  la  naissance,  comme  un  acte  libre 
de  cette  monade  principale  qui,  dans  son  essence  propre 
et  intime,  nous  est  complètement  inconnue. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  345 

«  Toutes  les  monades  sont  parleur  nature  tellement  in- 
destructibles, que  même  au  moment  de  la  dissolution,  leur 
activité  n'est  ni  suspendue,  ni  perdue;  à  ce  moment-là 
même  elle  se  continue.  Les  anciens  rapports  au  milieu 
desquels  elles  vivaient  disparaissent,  mais  sur-le-champ 
elles  entrent  dans  de  nouveaux.  Dans  cet  échange,  tout 
est  réglé  d'après  la  puissance  intime  que  possède  telle  ou 
telle  monade.  Entre  la  monade,  âme  d'homme  cultivé, 
et  la  monade  d'un  castor,  d'un  oiseau,  d'un  poisson,  il  y  a 
évidemment  une  énorme  différence  de  destinée.  Nous  voilà 
donc  revenus  à  la  hiérarchie  des  âmes,  que  nous  sommes 
forcés  d'accepter,  dès  que  nous  cherchons  à  nous  expli- 
quer tant  soit  peu  les  phénomènes  de  la  nature.  Sweden- 
borg a  abordé  ce  problème  et,  pour  exposer  ses  idées,  il 
s'est  servi  de  l'image  la  plus  frappante.  Il  compare  le 
séjour  où  se  trouvent  les  âmes  à  un  espace  divisé  en  trois 
compartiments  ;  le  compartiment  du  miheu  est  le  plus 
grand.  Supposons  maintenant  que,  de  ces  divers  com- 
partiments, différentes  créatures,  telles  que  des  pois- 
sons, des  oiseaux,  des  chiens,  des  chats,  se  réunissent 
dans  le  compartiment  le  plus  grand;  cette  réunion  là 
formera  à  coup  sûr  une  société  singulièrement  mêlée  ! 
Mais  qu'en  résultera-t-il ?  Le  plaisir  d'être  tous  ensemble 
ne  durera  pas  longtemps  ;  les  extrêmes  différences  d'in- 
clinations feront  naître  bientôt  une  guerre  non  moins 
extrême,  et,  chaque  être  finira  par  se  rapprocher  de  son 
semblable;  le  poisson  ira  avec  les  poissons,  l'oiseau 
avec  les  oiseaux,  le  chien  avec  les  chiens,  le  chat  avec 
les  chats,  et  chacune  de  ces  races  cherchera  en  même 
temps  un  logement  séparé.  —  Nous  avons  là  l'histoire 
exacte  de  nos  monades  après  la  cessation  de  leur  vie  ter- 
restre. Chaque  monade  va  rejoindre  les  monades  de  son 


344  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

espèce  là  où  elles  sont,  dans  l'eau,  dans  l'air,  dans  la 
terre,  dans  le  feu,  dans  les  étoiles;  et  le  penchant  secret 
qui  les  y  conduit  renferme  en  même  temps  le  secret  de 
leur  destination  future. 

«  Pour  l'anéantissement,  il  n'y  a  pas  à  y  penser;  mais 
être  saisi  par  une  monade  puissante  et  cependant  d'ordre 
inférieur,  et  rester  sous  sa  soumission,  c'est  là  un  danger 
réel  pour  nous,  et  la  simple  observation  de  la  nature 
ne  m'a  pas,  pour  ma  part,  mis  tout  à  fait  à  l'abri  de  cette 
crainte.  » 

A  cet  instant  un  chien  dans  la  rue  fit  entendre  plu- 
sieurs aboiements.  Goethe,  qui  a  une  antipathie  innée 
contre  les  chiens,  s'élança  vivement  à  la  fenêtre,  et 
cria  :  «  Fais  tout  ce  que  tu  voudras.  Larve,  je  saurai 
bien  m'arranger  de  manière  à  ce  que  tu  ne  m'attrapes 
pas  et  ne  me  soumettes  pas  à  toi!  »  SaiUie  bien  étrange 
pour  celui  qui  l'aurait  entendue  sans  connaître  l'en- 
semble des  idées  de  Goethe  ,  mais  au  lecteur  qui  ne 
l'ignore  plus,  elle  paraîtra  toute  naturelle. 

Gœthe  se  tut  quelques  moments,  puis  il  reprit  avec  un 
ton  plus  calme  :  «  Cette  basse  racaille  de  notre  monde  se 
permet  vraiment  trop  d'orgueil  ;  dans  ce  coin  de  l'uni- 
vers où  roule  notre  planète,  nous  nous  sommes  trouvés 
avec  toutes  ces  créatures  inférieures,  vraie  lie  des  mo- 
nades; et  si  on  apprend  sur  d'autres  planètes  que  telle 
a  été  notre  société,  elle  nous  fera  peu  d'honneurM  » 

Je  lui  demandai  si,  selon  lui,  les  monades,  passées 
dans  un  nouvel  état,  conservaient  conscience  du  passé. 
Gœthe  me  répondit  :  «  Il  y  a  certainement  pour  elles  une 

*  Ce  trait  rappelle  celui  que  l'on  raconte  sur  Malebranche.  Les  deux 
philosophes  agissaient  par  des  motifs  tout  différents,  mais  des  deux  côtés, 
c'est  le  même  accès  de  mépris  pour  la  créature  inférieure  à  l'iiomme. 


CONVERSATIONS  DE  GŒTIIE.  555 

vue  générale  de  leur  histoire,  comme  il  y  a  aussi  parmi  les 
monades  des  natures  plus  hautes  que  la  nôtre.  La  mo- 
lade  d'un  monde  peut,  du  sein  obscur  de  ses  souvenirs, 
faire  sortir  beaucoup  d'idées  qui  auront  les  apparences 
d'idées  prophétiques  et  qui  cependant  au  fond  ne  seront 
que  les  souvenirs  confus  d'une  vie  antérieure  écoulée,  et 
par  conséquent  un  acte  de  la  ménîoire.  C'est  ainsi  que  le 
génie  de  l'homme  a  mis  à  nu  les  tables  sur  lesquelles 
étaient  inscrites  les  lois  qui  ont  présidé  à  la  naissance 
de  l'univers  ;  une  forte  tension  de  l'esprit  n'aurait  pas 
suffi  ;  il  a  fallu  un  souvenir  qui,  comme  un  éclair,  est  venu 
briller  dans  nos  ténèbres,  souvenir  delà  création  àlaquelle 
notre  âme  assistait.  Il  serait  téméraire  de  vouloir  fixer 
une  mesure  précise  à  ces  lueurs  subites  et  passagères  qui 
viennent  briller  un  instant  dans  la  mémoire  des  hautes 
natures.  —  Je  ne  vois  rien  dans  notre  pensée  qui  ré- 
pugne à  accorder  à  la  monade  d'un  monde  cette  persis* 
tance  de  la  conscience,  entendue  ainsi  d'une  façon  géné- 
rale et  historique. 

«  Quant  à  ce  qui  nous  regarde  nous-mêmes,  il 
semble  que  les  existences  que  nous  avons  déjà  traversées 
sur  cette  planète  soient,  considérées  dans  leur  ensemble, 
trop  peu  importantes,  trop  médiocres,  pour  qu'une 
grande  partie  de  leurs  événements  ait  été  jugée  digne 
par  la  nature  d'entrer  dans  une  seconde  mémoire.  Même 
dans  notre  état  actuel,  il  faudrait,  parmi  nos  souvenirs, 
faire  un  grand  choix,  et  il  est  probable  que,  plus  tard, 
notre  monade  principale  n'aura  de  cette  vie  qu'un 
souvenir  sommaire,  c'est-à-dire  n'en  gardera  dans  sa 
mémoire  que  quelques  grands  moments  historiques.  » 

Ces  paroles  de  Goethe  me  rappelèrent  tout  à  coup  une 
pensée  analogue  que  Herder,  dans  un  moment  de  som- 


346  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

bre  humeur,  avait  un  jour  exprimée  devantmoi  : — «  Nous 
sommes  maintenant,  disait-il,  sur  cette  place  de  Saint- 
Pierre-et-Saint-Paul ,  tous  les  deux  l'un  en  face  de 
Fautre,  et  j'espère  que  nous  nous  reverrons  de  même 
ailleurs,  peut-être  dansUranag;  mais  que  Dieu  me  garde 
d'emporter  dans  cet  autre  monde,  par  exemple  l'histoire 
de  mon  séjour  à  Weimar,  et  le  détail  infini  de  l'existence 
que  j'ai  menée,  quand  je  parcourais  ces  rues  bâties  le  long 
de  rilm  î  Un  pareil  présent  fait  à  mon  être  nouveau 
serait  pour  moi  le  plus  grand  des  tourments  et  le  plus 
grand  des  châtiments  !  » 

«  —  Si  nous  voulons  nous  lancer  dans  les  conjectures, 
continua  Gœthe,  je  ne  vois  vraiment  pas  ce  qui  pourrait 
empêcher  la  monade  à  laquelle  nous  devons  l'apparition 
de  AYieland  sur  notre  planète  de  pénétrer,  sous  sa  nou- 
velle forme,  les  lois  suprêmes  de  cet  univers.  Le  tra- 
vail assidu,  le  zèle,  l'intelligence  à  l'aide  desquels  elle 
s'est  assimilé  tant  de  siècles  de  l'histoire  de  ce  monde,  la 
rendent  dii^ne  de  tout.  —  Je  ne  serais  nullement 
étonné,  et  toutes  les  vues  que  j'ai  seraient  pleinement 
confirmées,  si,  dans  des  siècles,  je  rencontrais  un  jour 
ce  Wieland  monade  d'un  monde,  étoile  de  première 
grandeur,  éclairant  tout  ce  qui  l'entoure  d'un  jour  aima- 
ble, répandant  tout  autour  d'elle  le  rafraîchissement  et 
la  joie.  —  Vraiment  !  donner  la  lumière  et  la  clarté  à 
quelque  nuageuse  comète,  ce  serait  là  une  mission  faite 
pour  plaire  à  la  monade  de  notre  Wieland.  Quand  on 
pense  à  l'éternité  de  ces  nomades  des  mondes,  on  ne 
peut  accepter  pour  elles  d'autre  destination  que  celle 
de  prendre  une  part  éternelle  aux  joies  des  dieux,  en 
s'associant  à  la  féhcité  dont  ils  jouissent  comme  forces 
créatrices.  A  elles  est  confiée  la  naissance  perpétuellement 


i 


CONVERSATIONS  DE  GŒTHE.  547 

nouvelle  de  toute  la  création  ^  Appelées  ou  non  appelées, 
elles  viennent  d'elles-mêmes  par  toutes  les  routes,  de 
toutes  les  montagnes,  de  toutes  les  mers,  de  toutes  les 
étoiles  ;  qui^jeut  les  arrêter?  Je  suis  sûr  que  là  où  vous 
me  voyez,  je  suis  déjà  venu  mille  fois  et  que  j'y  revien- 
drai mille  l'ois  encore.  »  —  a  Pardon,  dis-je,  mais  je  ne 
sais  pas  si  j'appellerais  un  retour,  un  retour  sans  con- 
science, car  celui-là  seul  revient,  qui  sait  qu'il  a  déjà  été 
ici.  En  observant  la  nature,  dites-vous  aussi,  des  sou- 
venirs vous  sont  venus  comme  des  lueurs  brillantes 
sortant  de  ces  états  antérieurs  du  monde  auxquels  votre 
monade  assistait  peut-être,  maîtresse  alors  d'elle-même  ; 
mais  toutcela  ne  repose  enfin  que  suv un  peut-être.  Pour  des 
questions  aussi  importantes,  j'aimerais  mieux  me  croire 
capable  d'arriver  à  une  plus  grande  certitude  que  celle  qui 
est  donnée  par  ces  pressentiments  et  ces  éclairs  dugénie, 
éclairant  parfois  les  sombres  abîmes  de  la  création.  Est- 
ce  que  nous  ne  serions  pas  plus  près  de  ce  but,  en  sup- 
posant au  centre  de  la  création  une  monade  principale, 
douée  d'amour,  et  se  servant  de  toutes  les  monades  de 
cet  univers  placées  au-dessous  d'elle  comme  notre 
âme  se  sert  des  monades  inférieures  soumises  à  notre 
dépendance?  » 

«  Je  n'ai  rien  à  opposer  à  celte  conception,  répondit 
Gœthe,  considérée  comme  foi;  mais  je  n'ai  pas  l'habi- 
tude de  donner  une  force  démonstrative  à  des  idées  qui 


*  DasWerdeti  (1er Schœpfimg .  C'est  altérer  un  peu  le  sens  de  Werden 
que  d'y  voir  seulement  l'idée  de  développement.  Werden  doit  faire  en- 
tendre que  le  monde  naît  éternellemenl  ;  dire  que  le  monde  est,  ce  n'est 
pas  assez;  il  vit  ;  et  comment  vit-il?  Il  vil  éternellement  à  l'état  naissant- 
D*)nc  il  est  au-dessus  du  temps. 


348  CONVERSATIONS  DE  GŒTHE. 

ne  reposent  pas  sur  un  phénomène  sensible'.  Oui,  si 
nous  connaissions  bien  notre  cervelle,  et  le  lien  quil 
l'unit  à  Uranus,  et  les  milliers  de  fils  entremêlés  sur 
lesquels  passe  et  repasse  la  pensée!....  Mais  nous 
n'avons  le  sentiment  des  éclairs  de  pensée  qu'au  mo- 
ment oii  ils  nous  frappent!  Nous  ne  connaissons  que 
les  ganglions,  les  parties  extérieures  de  la  cervelle,  mais 
de  sa   nature   intime   nous  ne   savons  pour  ainsi  dire 

rien!  Que  voulons-nous  donc  savoir  de  Dieu? 

c(  On  a  pris  beaucoup  d'ombrage  de  cette  parole  de 
Diderot:  «  Si  Dieu  n'est  pas  encore,  il  sera  peut-être.  » 
Mais,  suivant  les  vues  que  j'ai  sur  la  nature,  et  d'après 
ses  lois,  on  conçoit  pourtant  très-bien  l'existence  de  pla- 
nètes que  les  monades  supérieures  ont  déjà  abandonnées, 
ou  dans  lesquelles  les  monades  n'ont  pas  encore  reçu  le 
don  de  la  parole.  Il  ne  faut  par  exemple  qu'une  constella- 
tion, qui  ne  se  rencontre  pas  tous  les  jours,  il  est  vrai, 
pour  que  l'eau  disparaisse  et  que  la  terre  se  sèche.  De 
même  qu'il  y  a  des  planètes  d'hommes,  il  peut  y  avoir 
très-bien  des  planètes  de  poissons  et  des  planètes  d'oi- 
seaux oii  Dieu  n'existera  pas.  Dans  une  conversation  avec 
VOUS;  j'ai  appelé  un  jour  l'homme  le  premier  entretien 
de  la  nature  avec  Dieu.  Je  ne  doute  pas  que  sur  d'autres 

•  C'est  ainsi  qu'en  repoussant  de  la  science  la  théorie  des  causes 
finales  comme  une  loi  fausse,  Gœllie  l'admettait  dans  la  vie  comme  un 
sentiment  vrai.  «  La  raison  critique,  dit-il,  a  mis  de  côté  la  preuve  théo- 
loçiique  de  l'existence  de  Dieu;  nous  acceptons  cet  arrêt.  Mais  ce  qui 
n'a  plus  de  valeur  comme  preuve,  en  conserve  comme  sentiment;  nous 
rappelons  ainsi  à  nous  les  pieuses  démonstrations  dans  lesquelles  tout, 
depuis  le  tonnerre  jusqu'à  la  neige,  sert  à  prouver  Dieu.  Et,  en  elTel, 
conmient  pourrions-nous,  dans  l'éclair,  dans  la  foudre,  dans  la  tempête, 
no  pas  reconnaître  la  présence  d'une  souveraine  puissance?...  Dans  le 
parfum  des  (lciu"s,  dans  le  murmure  d'une  brise  caressante,  comment 
ne  pas  sentir  l'iipproclie  d'un  Être  qui  nous  aime?...  »  (Pensées) 


CONVERSATIONS  DE   GŒTHE.  549 

planètes  cet  entretien  ne  se  fasse  d'une  manière  bien  plus 
haute,  bien  plus  profonde,  bien  plus  raisonnable.  Il  nous 
manque  aujourd'hui,  à  nous,  mille  connaissances.  La 
première  qui  nous  manque,  c'est  la  connaissance  de  nous- 
mêmes;  toutes  les  autres  ne  viennent  qu'après  celle-là.  A 
parler  rigoureusement,  je  ne  peux  rien  savoir  sur  Dieu  au 
delà  des  conclusions  que  me  permettent  de  tirer  les  phé- 
nomènes sensibles  dans  le  cercle  assez  étroit  desquels  je 
Suis  enfermé  sur  cette  planète.  —  Mais  cela  ne  veut  pas 
dire  du  tout  que,  par  cette  limite  imposée  à  notre  obser- 
vation de  la  nature,  une  limite  soit  imposée  à  notre  foi.  Au 
contraire,  en  pensant  à  ces  sentiments  divins  qui  s'impo- 
sent ànous  d'une  façon  immédiate,  il  est  naturel  d'admettre 
que  la  science  ne  peut  exister  que  comme  un  fragment  in- 
forme dans  une  planète  comme  la  nôtre,  arrachée  violem- 
ment aux  liens  qui  la  réunissaient  au  soleil  ;  toute  observa- 
tion y  reste  forcément  imparfaite,  et  justement  pour  cette 
raison,  la  foi  vient  la  compléter,  et  combler  ses  lacunes. 
Déjà,  à  l'occasion  de  ma  théorie  des  couleurs,  j'ai  remar- 
qué qu'il  y  a  des  phénomènes  primitifs  dont  il  est  inutile  de 
vouloir  par  des  recherches  troubler  et  déranger  la  divine 
siraphcité  ;  on  doit  les  abandonner  à  la  raison  pure  et  à 
la  foi.  —  Faisons  d'ardents  efforts  pour  pénétrer  par  les 
deux  côtés  ;  mais  en  même  temps  conservons  sévèrement 
au  milieu  d'eux  la  ligne  de  démarcation  !  Ne  cherchons  pas 
les  preuves  de  ce  qui  n'est  pas  susceptible  d'être  prouvé , 
car  autrement  nous  laisserons  dans  notre  construction, 
prétendue  scientifique,  des  témoignages  de  notre  insulfi- 
sance  que  la  postérité  découvrira  tôt  ou  tard.  Où  la  science 
suffit,  la  foi  nous  est  inutile,  mais  où  la  science  perd  sa 
force  et  paraît  insuffisante,  il  ne  faut  pas  contester  ses 

droits  à  la  foi.  —  Dès  que  l'on  part  du  principe  que  la 

20 


550  COr^VERSATIONS  DE  GŒTHE. 

science  et  la  foi  ne  sont  pas  là  pour  se  détruire,  mais 
pour  se  compléter,  on  arrive  partout  à  la  connaissance 
du  vrai,  » 

Il  était  tard  lorsque  je  quittai  Goethe.  A  mon  départ, 
il  m'embrassa  le  front,  ce  qu'il  ne  faisait  jamais.  Je  vou- 
lais descendre  les  escaliers  sans  lumière,  mais  il  ne  le 
souffrit  pas;  il  me  retint  par  le  bras,  jusqu'à  ce  que 
quelqu'un,  qu'il  avait  sonné,  vînt  m'éclairer.  — J'étais 
déjà  à  la  porte,  il  m'avertissait  encore  de  bien  me  ga- 
rantir de  l'air  froid  de  la  nuit.  Je  n'avais  jamais  vu  et 
plus  tard  je  ne  vis  jamais  Goethe  dans  une  disposition 
aussi  attendrie  que  c  3  jour  des  funérailles  de  Wieland. 
Dans  la  conversation  qu'il  m'a  tenue  ce  jour-là  se  trouve 
l'explication  de  bien  des  traits  originaux  et  aimables  de 
ce  caractère,  si  souvent  raécoQïïW. 


i 


APPENDICE 


NOTES  ET  FRAGMENTS 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


DE  LA  SITUATION  DES  ALLEMANDS  EN  FACE  DES  ÉTRANGERS  , 
ET  SPÉCIALEMENT  EN  FACE  DES  FRANÇAIS.  —  (Plan). 

Mérites  de  la  littérature  allemande.  —  Les  nations  étrangères 
la  connaissent  et  Testiment  chaque  jour  davantage.  Satisfaction 
qu'en  ressentent  les  Allemands.  —  Mais  nous  devons  aussi  vite 
que  possible  nous  bien  rendre  compte  dans  quelle  mesure  ce  fait 
nous  fait  honneur  et  nous  est  profitable.  Bien  distinguer  quelle 
espèce  de  valeur  ils  donnent  à  nos  œuvres,  comment  ils  les  ac- 
cueillent, quelle  espèce  d'utilité  ils  en  retirent.  1°  Admettent-ils  les 
idées  qui  sont  pour  nous  fondamentales  et  sur  lesquelles  reposent 
nos  mœurs  et  nos  arts?...  2"  Les  fruits  que  notre  érudition  a  don- 
nés leur  paraissent-ils  bons?  Comment  se  les  assimilent-ils? 
3°  Quel  emploi  font-ils  de  nos  formes  artistiques?  4°  Comment 
tirent-ils  parti  des  sujets  que  nous  avons  déjà  traités? 

4.  Les  Français  professent  une  philosophie  qui  reconnaît  Te.xis- 
tence  et  la  valeur  des  idées  innées,  les  sépare  et  les  distingue  des  con- 
naissances dues  aux  sens,  et  conçoit  avec  intelligence  l'union  de 
ces  deux  éléments.  Çà  et  là,  on  remarque  certaines  opinions  et 
certains  principes  de  nos  philosophes;  ils  ne  sont  pas  toujours 
acceptés  pleinement,  mais  leur  valeur  historique  est  reconnue. 

2.  Jamais  il  ne  nous  ont  contesté  Tapplication  au  travail,  ils 
nous  reprochaient  seulement  d'écrire  trop  laborieusement  des 
livres  lourds  et  fatigants;  aujourd'hui  ils  donnent  aux  œuvres 
que  nous  estimons  une  estime  égale  à  la  nôtre.  —  Je  pense  ic. 
surtout  à  Savigny  et  à  Niebuhr. 


20. 


554  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

5.  Pour  les  formes  de  notre  art,  il  est,  évident  qu'ils  cherchent 
à  les  reproduire  chez  eux  en  les  égalant.  Les  œuvres  dramatiques 
de  la  nouvelle  école,  comme  les  Barricades,  etc.,  sont  des  prélu- 
des, des  travaux  destinés  à  préparer  les  vraies  piècei  qui  seront 
un  jour  écrites  dans  ce  genre  pour  le  théâtre.  Notre  littérature  peut 
aussi  revendiquer  le  Théâtre  de  Clara  Gazut  ;  que  ce  soit  d'une 
façon  immédiate  ou  indirecte,  il  a  en  elle  ses  origines. 

4.  Toutes  les  fois  qu'il  nous  imite,  le  Français  doit  toujours 
faire  de  nombreuses  modifications  à  son  modèle;  car  il  a  devant 
lui  un  public  tout  particulier,  qui  veut  absolument  voir  les  œuvres 
taillées  suivant  d'anciennes  règles  traditionnelles.  Ce  public 
de  plus  est  impatient,  il  veut  à  chaque  moment  être  excité,  re- 
mué; aussi  il  est  difficile  qu'un  auteur  puisse  donner  à  son  œuvre 
une  certaine  dignité  calme,  et  c'est  là  aussi  ce  qui  explique  pour- 
quoi il  est  très-rare  qu'une  œuvre  allemande  puisse  plaire  chez 
eux  dans  sa  forme  originale.  Exemple  curieux  de  la  refonte  du 
Marina  Faliero  de  lord  Byron  * . 


DE   LA   LITTERATURE    UNIVERSELLE. 

La  rapidité  toujours  croissante  des  communications  rend  iné- 
vitable la  formation  très-prochaine  d'une  littérature  universelle; 
mais  il  ne  faut  demander  à  cette  littérature  ni  plus,  ni  autre 
chose  que  ce  qu'elle  donne  et  peut  donner. 

Si  grand  que  soit  le  monde,  il  n'est  que  notre  patrie  agrandie, 
et  il  ne  nous  offrira  au  fond  que  ce  que  nous  donnait  notre  sol 
indigène;  ce  qui  plaît  à  la  foule  se  propagera  à  l'infini,  et  comme 
nous  le  voyons  déjà,  trouvera  du  succès  dans  toutes  les  zones  et 
dans  tous  les  pays;  ce  succès  ne  se  produira  guère  pour  les  œu- 
vres sérieuses  d'une  vraie  valeur;  seulement  les  hommes  dont  les 
efforts  sont  consacrés  à  l'art  élevé  qui  produit  les  plus  nobles  fruits, 
pourront  plus  vite  se  connaître  et  se  verront  de  plus  près.  Dans 
toutes  les  parties  du  monde  il  y  a  des  hommes  qui  vivent  pour  la 
vérité  et  pour  ce  progrés  général  qui  résulte  de  l'établissement  du 
vrai.  Le  chemin  où  ces  hommes  s'avancent  d'un  pas  assuré  n'est 
pas  ouvert  à  tous;  la  fouie  des  hommes,  engagée  dans  la  vie 
du  monde,  veut  que  tout  soit  promp terne» t  rlécidé,  et  ils  gênent,  ils 

*  Par  Casimir  Delavigne. 


^OTES  ET  FRAGMENTS.  ISb 

arrêtent  ainsi  les  progrès  qui  leur  seraient  profitablesà  eux-mêmes. 
—  Les  âmes  sérieuses  doivent  donc  former  une  église  silencieuse, 
opprimée  pour  ainsi  dire,  car  il  serait  inutile  de  vouloir  s'opposer 
à  ces  flots  tumultueux  du  siècle;  il  faut  seulement  mettre  tous  ses 
efforts  à  conserver  bien  solidement  la  place  que  l'on  a  choisie, 
jusqu'à  ce  que  le  torrent  soit  passé.  Le  vrai  est  aussi  Tutile,  voilà 
pour  ces  hommes  la  grande  consolation,  le  grand  encouragement; 
s'il  peuvent  découvrir  cette  union  du  vrai  et  de  Tutile,  et  aperce- 
voir d'une  façon  bien  vivante  les  conséquences  qui  en  sortent, 
alors  ils  exerceront,  et  pendant  de  longues  années,  une  action 
puissante. 

Encouragement.  —  Très-souvent  j'ai  cru  plus  utile  d'exciter 
et  d'éveiller  l'esprit  du  lecteur  que  de  lui  communiquer  positi- 
vement toutes  mes  pensées,  mais  je  crois  aujourd'hui  qu'il  ne 
sera  pas  mauvais  de  compléter  les  remarques  précédentes,  écrites 
depuis  longtemps. 

L'occupation  à  laquelle  on  s'adonne  est-elle  utile?  C'est  là  une 
question  que  l'on  se  fait  souvent  et  qui  prend  de  l'importance 
surtout  de  notre  temps  où  il  n'est  plus  permis  à  personne  de  vivre 
tranquille  et  content  dans  une  modération  qui  ne  prétend  à  rien. 
Le  monde  qui  nous  entoure  s'agite  si  violemment  que  chacun  de 
nous  est  menacé  d'être  entraîné  dans  le  tourbillon;  par  moments 
nous  sommes  forcés  de  concourir  d'une  façon  immédiate  à  des 
Iravaux  qui  ne  sont  pas  les  nôtres,  si  nous  voulons  que  nos  propres 
désirs  soient  satisfaits;  il  s'agira  alors  de  savoir  si  nous  possédons 
les  facultés  et  le  talent  nécessaires  pour  remplir  aisément  et  sans 
qu'elles  nous  absorbent  tout  entiers  les  fonctions  dont  nous  nous 
trouvons  ainsi  chargés  sans  que  nous  les  ayons  désirées.  Dans  de 
pareilles  circonstances ,  nous  ne  pourrons  trouver  notre  salut 
que  dans  un  sévère  et  pur  égoïsme;  mais  il  faut  que  sur  ce  point 
notre  décision  soit  prise  avec  pleine  conscience  par  notre  raison 
comme  par  notre  cœur,  et  avouée  avec  tranquillité.  Que  Thomme 
se  demande  :  à  quoi  suis-je  surtout  bon?  Et  qu'il  perfectionne 
dès-lors  sans  relâche  en  lui-même  ce  talent  pour  lequel  il  est  né  ; 
qu'il  se  considère  tour  à  tour  comme  un  apprenti,  comme  un 
compagnon,  comme  un  vétéran,  et  bien  tard  seulement,  avec 
d'extrêmes  précautions,  comme  un  Maître.  S'il  sait  être  mo- 
deste et  judicieux,  s'il  ne  demande  des  faveurs  du  monde  que 
ce  que  ses  talents  l'autorisent  à  exiger  en  échange  des  services 
qu'il  lui  rend,  il  se  rapprochera  peu  à  peu  du  but  qu'il  poursuit, 


356  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

et  jouira  du  bonheur  d'exercer  paisiblement  une  haute  influence. 
L  étude  attentive  de  la  vie  lui  indiquera  suffisamment  les  se- 
cours et  les  obstacles  que  le  monde  extérieur  doit  lui  apporter; 
mais  s'il  a  vraiment  un  esprit  solide  et  sérieux,  qu'il  conserve 
toujours  devant  les  yeux  ce  précepte  :  ni  demain  ni  jamais  Ton  ne 
recueille  de  profits  pour  les  peines  que  l'on  se  donne  en  courant 
après  la  faveur  du  jour  qui  passe. 

Observation.  —  Cliaque  nation  a  ses  originalités,  qui  la  sépa- 
rent, féloignent  ou  la  rapprochent  des  autres  nations.  —  Le  plus 
souvent,  les  traits  caractéristiques  extérieurs  paraissent  aux  étran- 
gers très-choquants  ou  au  moins  risibles;  ce  sont  eux  qui  nous 
empêchent  toujours  d'estimer  une  nation  ce  qu'elle  vaut.  Au  con- 
traire les  qualités  intimes  et  cachées  ne  sont  connues  ni  des  étran- 
gers ni  de  la  nation  elle-même;  cette  nature  intime  agit  dans  les 
nations  comme  dans  les  individus  ;  c'est  elle  qui  fait  apparaître 
au  dehors  tels  ou  tels  phénomènes,  et  comme  on  ne  l'aperçoit 
pas,  on  s'étonne,  on  s'émerveille.  —  Je  ne  prétends  pas  con- 
naître ces  attributs  mystérieux,  je  n'oserais  pas  d'ailleurs  les  énu- 
mérer.  Je  dirai  seulement  que,  selon  moi,  ces  ressorts  intimes 
sont  en  ce  moment  chez  les  Français  dans  leur  plus  grande  acti- 
vité ,  et  que  les  Français,  par  ce  motif,  gagneront  bientôt  une 
grande  influence  sur  le  monde  moral.  J'en  dirais  volontiers  da- 
vantage, mais  il  faudrait  trop  d'espace  et  trop  de  détails  pour 
faire  comprendre  et  faire  accepter  mes  idées. 

— Si  l'on  veut  bien  connaître  la  poésie  allemande,  ilfautd'abord 
être  instruit  de  l'état  de  la  littérature  entière  et  de  la  politique  de 
l'Allemagne.  Ce  n'est  pas  encore  assez;  il  faut  encore  savoir  ce  que 
les  étrangers  ont  dit  dans  leurs  revues  critiques  d'eux-mêmes, 
des  autres  nations  et  en  particulier  de  la  nôtre;  il  faut  connaître 
leur  manière  de  nous  juger,  leurs  opinions,  l'intérêt  qu'ils  ont 
pris  à  nos  œuvres  et  l'accueil  qu'ils  leur  ont  fait. 

Pour  se  mettre  au  courant  de  la  littérature  française  contem- 
poraine, on  devra  lire  les  leçons  prononcées  et  publiées  depuis  deux 
ans  par  Guizot  [Coiirs  d'Histoire  moderne)  Villemain  [Cours  de 
littérature  française)  et  Cousin  [Cours  d'Histoire  de  la  philoso- 
phie). Là  se  révèlent  très-clairement  et  la  situation  de  la  France 
et  les  rapports  qu'elle  a  avec  nous.  Le  Globe,  la  Bévue  française  et 
le  Temps  ont  une  influence  peut-être  encore  plus  vive  et  plus 
rapide.  Tous  ces  documents  sont  indispensables  pour   apprécier 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  557 

et  pour  rendre  visibles  à  notre  esprit  les  diverses  fluctuations 
et  les  grands  mouvements  qui  agitent  la  France. 

Le  Globe  a  le  caractère  de  la  jeunesse;  le  plus  vieux  de  ses  ré- 
dacteurs n'atteint  pas  la  quarantaine.  On  ne  songe  pas  là  à  con- 
quérir les  femmes  pour  lectrices;  tous  les  écrivains  pensent  à  l'a- 
venir, et  ce  n'est  pas  celte  pensée  qui  séduit  les  femmes.  Le 
Globe  se  distingue  ainsi  des  journaux  allemands  qui,  en  grande 
partie,  sont  rédigés  par  des  femmes  et  pour  des  femmes. 

Les  rédacteurs  du  Globe  n'écrivent  pas  une  ligne  qui  ne  soit 
de  la  politique,  c'est-à-dire  qui  n'ait  pour  but  d'exercer  une  ac- 
tion sur  le  présent.  Ils  forment  une  bonne,  mais  dangereuse 
compagnie;  on  aime  à  avoir  des  relations  avec  eux,  mais  on  sent 
qu'il  faut  rester  sur  ses  gardes.  Ils  ne  peuvent  ni  ne  veulent  nier 
leur  projet  :  répandre  partout  le  libéralisme  complet.  Aussi,  ils 
rejettent,  comme  routinières,  toutes  les  idées  de  légalité  et  de 
tradition;  cependant,  parfois, ils  sont  forcés  d'invoquer  ces  idées, 
au  moins  in  subsidium.  De  là,  dans  les  âmes  une  oscillation  et 
dans  les  actes  un  balancement,  qui  gênent  beaucoup,  car  on  se 
sent  d'abord  très-épris  de  cette  liberté  pure.  —  Ce  sont  des  ora- 
teurs accomplis,  et  à  celui  qui  peut  ne  considérer  que  leur  talent, 
sans  se  laisser  entraîner  par  les  théories,  ils  donneront  beaucoup 
de  plaisir  et  de  grands  enseignements. 

—La  poésie  française,  comme  la  littérature  française  tout  entière, 
ne  se  sépare  pas  un  instant  de  la  vie  et  de  la  passion  du  carac- 
tère national;  naturellement,  elle  est  maintenant  toujours  dans 
l'opposition  ;  elle  recrute  tous  les  talents  pour  accroître  ses  forces 
et  abattre  ses  adversaires;  ceux-ci,  étant  en  possession  du  pou- 
voir, n'ont  pas  besoin  d'avoir  de  l'esprit. 

Les  vives  confidences  qu'ils  nous  font  nous  permettent  de  les 
pénétrer  à  fond  ;  la  manière  plus  ou  moins  favorable  dont  ils  nous 
jugent,  nous  apprend,  à  notre  tour,  à  nous  bien  juger,  et  c'est 
nous  rendre  grand  service  que  nous  forcer  à  réfléchir  sur  nous- 
mêmes 

—Les  étrangers,  les  Anglais,  les  Américains,  les  Français  et  les 
Itahens  ne  peuvent  rien  tirer  de  notre  philosophie  nouvelle, 
parce  qu'elle  n'a  pas  de  lien  immédiat  avec  la  vie.  Ils  ne  peuvent 
pas  en  faire  sortir  des  résultats  pratiques,  aussi  ils  se  tournent 
tous,  plus  ou  moins,  vers  les  doctrmes  écossaises,  que  Reid  et 
Stewart  ont  exposées.  Celles-ci  se  rapprochent  plus  de  la  raison 
pratique  ;  de  là  leur  succès.  Elles  cherchent  à  réconcilier  le  sen- 


5J8  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

sualisme  et  le  spiritualisme,  à  établir  Taccord  entre  la  réalité  et 
Tidéal,  à  perfectionner  ainsi  les  pensées  et  les  actions  de  Thomme. 
Cette  tentative  qu'elle  hasarde,  et  les  promesses  qu'elle  fait  de 
réussir  dans  son  œuvre,  cela  suffit  pour  lui  gagner  des  partisans 
et  des  admirateurs. 

—  Quand  je  cherche  à  résumer  mes  pensées  sur  la  littérature 
française  contemporaine,  je  suis  toujours  ramené  à  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  qui  publia  Paul  et  Virginie  en  1789.  Ce  roman  idyl- 
lique eut  alors  une  grande  influence,  et  on  le  relira  toujours 
avec  plaisir,  quoiqu'il  soit  difficile,  après  tant  d'années  et  tant  de 
changement  dans  les  idées,  de  se  rendre  un  compte  bien  net  de 
ce  qu  il  apportait  de  nouveau  et  de  ce  qui  lui  manquait.  Écrit  peu 
de  temps  avant  la  Révolution,  l'intérêt  de  sa  fable  repose  sur  les 
discordances  douloureuses  qui,  dans  les  états  modernes,  existent 
entre  la  nature  et  la  loi,  entre  le  cœur  et  les  usages,  entre  les 
désirs  et  les  préjugés;  ces  inégalités, tout  en  se  nivelant  peuàpeu, 
sont  une  source  de  tourments  et  l'étaient  plus  encore  à  cette 
époque. 

Deux  mères  dans  la  misère  se  réfugient  avec  un  fils  et  une 
fille  dans  un  pays  éloigné;  là,  elles  mènent  une  douce  existence 
idyllique;  cette  existence  est  troublée,  et  enfin  anéantie.  Au  mi- 
lieu des  scènes  de  terreur  et  d'espérance,  de  bonheur  et  de  mort, 
l'auteur  sait  assez  adroitement  introduire  des  réflexions  didacti- 
ques sur  tout  ce  qui  opprimait  alors  les  hommes  en  France;  lec 
abus  qu'il  condamne  sont  précisément  ceux  qui  ont  amené  la 
convocation  des  notables,  des  états  généraux,  et  enfin  une  révo- 
lution complète  dans  le  royaume.  L'ouvrage  est  écrit  dans  un 
excellent  esprit  de  bienveillance  qui  s'est  longtemps  maintenu 
pendant  la  révolution  française. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  était  aimé  et  estimé  des  frères  du 
premier  Consul,  et  le  premier  Consul  même  était  bien  disposé 
pour  lui.  Le  récit  quil  nous  donne  de  ses  relations  avec  ces  in- 
téressants personnages  nous  surprend  en  nous  montrant  que, 
malgré  un  travail  politique  pour  ainsi  dire  surhumain,  cette  fa- 
mille conservait  toujours  certains  penchants  pour  la  littérature 
et  pour  les  travaux  de  l'ordre  moral.  La  grande  épopée  du  gran- 
diose Lucien  et  tout  ce  qu'a  laissé  la  plume  de  Louis,  cet  hommt. 
d'une  noblesse  d'âme  si  profonde,  nous  donnent  des  preuves 
frappantes  de  ces  penchants. 

—  A  côté  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  nous  rencontrons 


i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  559 

Chateaubriand.  Talent  rhétorico-poétique,  mettant  en  œuvre  avec 
passion,  le  monde  visible,  et  s'exaltant  pour  arriver  aux  senti- 
ments religieux.  Force  littéraire  de  premier  ordre  par  Teffet  qu'il 
produit  et  sur  les  yeux  et  sur  Tâme.  —  Comme  homme  politique, 
même  caractère. 


DE   LA    COMEDIE    FRANÇAISE 

—  C'est  avec  juste  raison  que  dans  Paris  ,  ville  où  il  y 
a  tant  de  théâtres,  on  a  voulu  maintenir  une  scène  destinée  à 
cet  art  pur,  régulier,  que  Ton  nomme  Tart  classique.  Si  cette 
idée  n'avait  pas  été  juste  et  louable,  pourquoi  sa  mise  en  pra- 
tique aurait-elle  trouvé  un  succès  aussi  prolongé?  Cependant, 
après  un  siècle  et  demi,  on  sentit  qu'en  rétrécissant  toujours  da- 
vantage un  cercle  déjà  étroit,  on  ne  pouvait  plus  conserver  l'at- 
tention et  l'intérêt  du  public,  surtout  lorsque  la  mort  venait 
priver  la  scène  d'un  de  ces  talents  extraordinaires  qui  savaient 
ranimer  et  pour  ainsi  dire  ressusciter  ces  pièces  admirées  au 
fond  par  tradition.  Talma  a  été  une  de  ces  clefs  de  voûte  qui 
maintenaient  debout  le  premier  théâtre  de  la  France  et  du 
monde. 

Si  l'on  analyse  le  talent  de  Talma,  on  y  trouvera  l'âme  moderne 
tout  entière  :  tous  ses  efforts  tendaient  à  exprimer  ce  qu'il  y 
a  de  plus  intime  dans  l'homme.  Quand  il  jouait  cette  tragédie 
hypocondriaque  qui  se  passe  dans  le  désert  S  avec  quelle  passion 
le  voyait-on  chercher  à  rendre  sensibles  aux  yeux  tous  les  senti- 
ments, toutes  les  idées  qui  doivent  naître  dans  les  solitudes  de 
l'Arabie?  Nous-mème  nous  avons  été  témoin-  de  l'art  si  heureux 
avec  lequel  il  s'eTorçait  de  s'enfoncer  dans  l'âme  d'un  tyran  ; 
son  triomphe  était  la  peinture  du  despotisme,  d'un  méchant  hy- 
pocrite. Néron,  cependant,  ne  lui  suffisait  pas  encore;  qu'on  lise 
comment  il  travaillait  à  s'identifier  avec  un  Tibère  (deChénier),  et 
on  reconnaîtra  dans  son  âme  cette  recherche  de  la  douleur  et  des 
émotions  pénibles  qui  caractérise  le  romantisme.  On  vit  ainsi 
disparaître  peu  à  peu  de  la  scène  l'héroïsme  vigoureux,  tel 
qu'il  se  montre  dans  les  luttes  républicaines  que  peint  Corneille^ 

*  Abu  far,  de  Duels. 

-  A  Erlurt.  lors  du  con"[rès  et  à  "Weimar  même. 


S60  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

dans  les  douleurs  royales  que  peint  Racine,  dans  les  grands  évé- 
nements historiques  que  peint  Voltaire;  à  la  place  de  cet  hé- 
roïsme, se  glissèrent  peu  à  peu  les  émotions  du  sentiment  in- 
time; on  désira  dès  lors  voir  sur  le  théâtre  un  jeu  plus  libre  et 
rintérêt  fut  cherché  dans  le  sujet  même  des  pièces. 

Le  Français  ne  veut  qu'une  crise;  celte  vue  pénétrante  de 
Napoléon  indique  que  la  nation  était  habituée  à  ne  voir  sur  le 
théâtre  qu'une  action  simple,  bien  définie,  bien  claire;  c'était  là 
une  espèce  d'étiquette,  que  Ton  ne  voulait  pas  laisser  tomber, 
parce  que,  tout  en  reconnaissant  qu'elle  restreignait  l'esprit  du 
poëte,  on  la  trouvait,  à  certains  points  de  vue,  commode.  Le 
Français,  à  sa  vivacité,  joint  un  extrême  amour-propre,  qui  main- 
tient toujours  dans  son  âme  certains  goûts  aristocratiques,  et, 
sur  la  scène,  les  noms  d'Achille,  d'Agamemnon,  lui  semblaient 
aussi  respectables  que  ces  noms  illustres  de  la  noblesse,  qui  lui 
rappelaient  de  grands  faits  de  son  histoire.  Aller  s'asseoir  au 
théâtre,  jouer  mentalement  le  rôle  du  souftleur,  murmurer  tout 
bas  les  passages  célèbres,  c'était,  pour  beaucoup  de  spectateurs, 
célébrer  une  espèce  particulière  de  culte,  et,  pendant  qu'ils  s'a- 
bandonnaient à  ces  pieux  devoirs,  ils  oubliaient  qu'ils  s'ennuyaient 
de  tout  cœur. 

Cependant,  de  nos  jours,  devait  s'éveiller  le  besoin  de  voir  sur 
la  scène  un  spectacle  plus  significatif,  des  caractères  plus  uni- 
versels, des  événements  historiques  d'un  plus  grand  intérêt. 
Tout  homme  qui  a  assisté  à  la  Révolution  se  sent  attiré  vers 
l'histoire;  son  regard,  en  contemplant  le  présent,  voit  reparaître, 
avec  de  vives  couleurs,  des  scènes  du  passé.  En  Allemagne,  nous 
en  sommes  toujours  à  la  lutte  entre  la  noblesse  et  la  bourgeoisie 
{quoique,  depuis  longtemps,  nos  formes  constitutionnelles  aient 
fait  disparaître  ce  conflit,  et  que  chacun,  à  son  rang,  puisse  au- 
jourd'hui vivre  avec  honneur).  Les  Français  sont  préoccupés  de 
l'histoire  de  leur  patrie,  histoire  à  la  vérité  très-remarquable  par 
les  hommes  et  par  les  événements  ;  ils  s'efforcent,  par  la  puis- 
sance magique  de  l'art,  de  ressusciter  ces  âmes  éteintes.  Ces  pre- 
miers essais  ne  sont  pas  définitifs;  les  drames  publiés  jusqu'à 
présent  sont  écrits  dans  une  forme  facile  et  très-libre  ;  ils  re- 
tracent l'ensemble  de  l'histoire  depuis  les  temps  les  plus  anciens 
jusqu'à  l'époque  moderne;  tout  poëte  dramatique  doit  connaître 
ces  travaux.  J'indiquerai  la  Journée  des  Barricades,  les  États  de 
Blois,  que  suivra  la  Mort  de  Henri  lll.  Je  recommanderai  aussi 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  :561 

les  Soirées  de  ISeiiilly  et  les  Scènes  contemporaines^.  Après 
avoir  lu  ces  ouvrages,  je  crois  que  Ton  partagera  les  vues  expri- 
mées plus  haut. 

Il  en  est  des  révolutions  littéraires  comme  des  révolutions  poli- 
tiques; on  va  tour  à  tour  en  avant  et  en  arrière,  et,  cependant, 
peu  à  peu,  on  avance  de  quelques  pas.  Victor  Hugo  est  un  de  ces 
jeunes  indépendants,  qui,  avec  toute  leur  indocilité,  finiront  un 
jour  par  recevoir  un  enseignement  de  leurs  propres  travaux  et 
de  leur  propre  expérience.  Il  a  dépensé  un  beau  talent  à  écrire 
un  grand  drame  historique  qui  ne  peut  se  jouer;  son  Cromwell 
montre  des  qualités  d'une  grande  valeur.  11  met  là  en  discussion 
bien  des  questions  sur  lesquelles  Taccord  se  fera  plus  tard.  Les 
événements  historiques  présentés  sous  forme  de  drame,  que  je 
citais  tout  à  l'heure,  sont  écrits  en  prose,  et  la  prose,  en  effet, 
permet  au  poème  de  rester  plus  près  de  la  vie  réelle  ;  Cromwell, 
au  contraire,  est  de  nouveau  écrit  en  alexandrins.  Il  faut  donc 
croire  que  Talexandrin  se  conservera  et  doit  se  conserver  sur  la 
scène  française.  Pour  moi,  je  conseillerais  à  un  poêle  dramatique 
de  réserver  ce  mètre  pour  les  passages  les  plus  importants,  là 
où  il  y  a  de  grands  sentiments  à  exprimer  ;  pour  le  reste,  selon 
la  situation,  selon  les  caractères,  selon  les  idées  et  les  sentiments, 
j'emploierais  des  mètres  variées;  c'est  ainsi  que  Shakspeare  se 
sert  tanlôt  de  lïambe,  tantôt  de  la  prose.  Si  Ton  veut  se  débar- 
rasser des  vieux  préjugés,  sans  détruire  ce  que  les  habitudes 
d'autrefois  avaient  en  elles  de  vraiment  bon  et  de  conforme  à  la 
nature  des  choses,  on  fera  bien  d'étudier  les  pièces  les  plus  an- 
ciennes. Aujourd'hui  les  règles  sont  immuables,  parce  qu'elles 
sont  pétrifiées  de  vieillesse  ;  mais  alors  elles  étaient  encore  jeunes, 
pleines  de  vie,  et,  par  suite,  mobiles  et  flexibles.  Regardez  le  Cid, 
de  Corneille;  il  a  suivi  son  modèle  espagnol, mais  avec  retenue  et 
modération,  et  il  a  su,  suivant  les  scènes,  introduire  dans  les 
vers  des  changements  de  mesure  qui  font  très-bon  effet.  Et  n'est- 
un  pas  déjà  habitué  à  ces  changements  par  les  opéras  de  Qui- 
nault?  Est-ce  que  Molière  n'a  pas  usé  de  toutes  les  libertés  de 
versification  dans  ses  pièces  de  circonstance  et  dans  les  pièces 
écrites  pour  les  fêtes  du  roi?  Est-ce  que  Voltaire,  dans  son  Tan- 
créde,  n'a  pas  déjà  employé  les  rimes  croisées?  Il  l'a  fait,  non 

*  Le  premier  de  ces  ouvrages  est  de  MM.  Dittmer  et  Cave;  le  second 
de  MM.  Loève-^Veimar,  Yanderburg  et  Romieu.  —  Le  Globe  avait  publié 
des  extraits  de  ces  comédies,  imitées  du  Théâtre  de  Clava  Gazul. 

21 


5C2  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

pas  au  hasard,  mais  à  dessein,  et  celui  qui  y  regardera  de  prés 
admirera  l'habileté  de  Tart  qu'il  a  montré  à  cette  occasion.  Tous 
ces  précédents  existent  déjà;  il  faut  maintenant  qu'un  grand  ta- 
lent, comme  Victor  Hugo,  se  serve  avec  aisance,  Hberté  et  intel- 
ligence, de  tous  ces  masques^  de  tous  ces  instruments  poétiques 
pour  réjouir  et  cliarmer  son  public. 


LE   THEATRE    ANGLAIS   A    PARIS  (1827). 

Nous  autres,  bons  Allemands  (et  parmi  eux  je  me  compte), 
depuis  cinquante  ans  nous  ne  cessons  de  nous  occuper  de  l'in- 
vincible Shakspeare.  Fidèles  à  nos  habitudes  d'examen  conscien- 
cieux et  approfondi,  nous  nous  efforçons  de  pénétrer  l'essence 
intime  de  son  être  ;  nous  admirons  de  toutes  nos  forces  le  fond 
de  ses  poèmes,  nous  cherchons  à  développer  ses  procédés  drama- 
tiques, à  suivre  leur  marche,  à  faire  comprendre  ses  caractères; 
cependant,  après  tant  de  peines,  nous  semblons  être  encore  loin 
du  but.  Et  même,  dernièrement,  nous  paraissions  être  sur  une 
voie  singulièrement  fausse  et  rétrograde,  en  cherchant  à  pré- 
senter lady  Macbeth  comme  une  tendre  épouse  MN" est-ce  pas  un 
signe  que  nous  sommes  au  bout  de  nos  efforts,  puisque  le  vrai 
nous  répugne,  et  que  l'erreur  nous  sourit?  Nos  voisins  de  l'Ouest, 
doués  du  sens  de  la  vie  pratique,  agissent  en  cette  circonstance 
tout  autrement.  Ils  ont  le  bonheur  de  voir  passer  devant  eux  les 
meilleures  pièces  de  Shakspeare  jouées  par  les  meilleurs  acteurs 
anglais.  Assistant  chez  eux  à  ce  spectacle,  ils  peuvent,  en  met- 
tant de  côté  les  vieux  préjugés,  l'apprécier  cependant  avec  les  idées 
du  goût  national,  et,  en  appliquant  en  toute  liberté  d'esprit  la 
mesure  française  à  cette  œuvre  anglaise,  ils  ont  une  occasion 
excellente  pour  arriver  à  un  jugement  vraiment  large  et  élevé. 
Quant  à  la  nature  intime  du  poëte  et  de  sa  poésie  (que  d'ailleurs 
personne  ne  pénétrera),  ils  ne  s'en  inquiètent  pas;  ils  ne  donnent 
leur  attention  qu'à  l'effet  produit,  car,  en  fin  de  compte,  tout 
aboutit  là;  et  pour  rendre  cet  effet  plus  grand,  les  critiques 
exposent,  dans  les  journaux,  les  émotions  que  chaque  spectateur 
ressent  et  doit  ressentir  au  fond  de  lui-même,  sans  en  avoir 

*  Idée  exprimée  par  Tieck  dans  ses  Feuilles  dramaturgiques. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  361 

toujours  pleine  conscience.  (Suit  un  passage  du  Globe.  Tome  V, 


l'N  THEATHE  FRANÇAIS  A  BERLIN. 

Un  théâtre  français  est  venu,  pour  un  certain  temps,  s'établir  à 
Berlin.  Les  acteurs  français  ont  eu,  en  Allemagne,  le  même  sort 
que  les  acteurs  anglais  à  Paris;  ils  ont  eu  à  lutter  contre  cer- 
taines résistances.  On  invoquera  contre  eux  des  arguments  aussi 
déraisonnables  que  ceux  qui  étaient  employés  il  y  a  quelques  an- 
nées contre  Molière.  Dans  cette  circonstance,  les  nations  étran- 
gères verront  que  TAllemand,  malgré  toute  son  honnêteté  et 
toute  sa  bonhomie,  a  encore  parfois  de  capricieux  accès  d'injus- 
tice, pendant  lesquels  il  attaque  les  étrangers  ou  ses  compatriotes 
avec  une  assurance  qui  ferait  croire  qu  il  a  raison.  Ces  erreurs 
le  plus  souvent  ne  sont  pas  relevées,  elles  courent  même  pendant 
quelque  temps,  mais,  à  la  fin,  la  yérité  se  trouve  rétablie,  on 
ne  sait  trop  par  qui.  Quoi  qu  il  en  soit,  nous  saisissons  cette 
occasion  pour  exprimer  cette  foi  de  notre  esprit  et  de  notre 
cœur  :  s'il  y  a  quelque  part  une  poésie  comique,  Molière  doit  être 
mis  au  rang  le  plus  glorieux  dans  la  première  classe  des  grands 
poètes  comiques.  Naturel  exquis, soin  des  développements,  habileté 
d'exécution,  voilà  les  qualités  qui  régnent  chez  lui  avec  une 
harmonie  parfaite;  quel  plus  grand  éloge  peut-on  faire  d'un 
artiste?  Tel  est  le  témoignage  que  donnent  de  lui  ses  pièces  depuis 
plus  dun  siècle  ;  il  n'est  plus  là  pour  les  rendre,  mais  le  désir 
de  leur  donner  la  vie  éveille  les  facultés  de  tous  les  comédiens 
les  mieux  doués  par  le  talent  et  par  l'esprit. 

V Histoire  de  la  vie  et  des  Ouvrages  de  Molière,  par  J.  Tasche- 
reau,  mérite  d'être  lue  avec  attention  par  tous  les  vrais  amis  des 
lettres,  car  elle  nous  apprend  à  mieux  connaître  les  qualités  et  le 
caractère  d  un  homme  supérieur.  Elle  sera  bien  accueillie  aussi 
des  amis  de  Molière,  quoique  le  récit  de  sa  vie  leur  soit  peu  né- 
cessaire pour  l'estimer  profondément,  car  les  révélations  qu'il 
donne  sur  lui-même  dans  ses  œuvres  suffisent  à  l'observateur 
attentif.  Que  ron  examine  avec  soin  le  Misanthrope,  et  que  l'on 
se  demande  si  jamais  un  poëte  a  tracé  de  son  âme  une  peinture 
plus  séduisante  et  plus  parfaite?  Cette  pièce  est  vraiment  une 


564  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

tragédie,  et  par  le  fond  des  idées  et  par  la  conduite  de  Taction; 
c'est  du  moins  rimpression  qu'elle  nous  a  toujours  laissée  ;  car 
ce  qui  apparaît  là  devant  nos  yeux  et  devant  notre  esprit,  c'est 
ce  qui  nous  réduit  souvent  au  désespoir,  et  ce  qui  a  pu  chasser 
Fauteur  de  ce  monde.  Le  Misanthrope  est  le  portrait  d'une  âme 
vraie  et  pure,  qui,  tout  en  acquérant  les  qualités  dues  à  un  état 
avancé  de  civilisation,  est  cependant  restée  naturelle.  Elle  a  le 
plus  vif  désir  d'être  avec  les  autres  comme  avec  elle-même:  sincère 
et  consciencieuse  ;  c'est  ainsi  qu'elle  entre  en  conflit  avec  la  so- 
ciété, dans  laquelle  il  est  impossible  de  vivre  sans  fausseté  et  sans' 
légèreté  superficielle.  Le  sujet  de  Timon,  comparé  à  celui-ci, 
paraît  comique  ;  et  je  voudrais  voir  un  écrivain  d'esprit  tracer  le 
portrait  de  cet  original  qui  se  trompe  constamment  sur  le  monde, 
et  qui  se  flatte  très-fort  parce  qu'il  croit  que  c'est  le  monde  qui  le 
trompe. 

—  Le  Tartuffe  de  Molière  excite  notre  haine  ;  c'est  un  criminel, 
qui  feint  hypocritement  la  piété  et  la  morahté  pour  porter,  dans 
une  famille  bourgeoise,  toute  espèce  de  ruine;  le  dénoûment 
par  la  police  est  donc  txès-naturel  et  très-bien  accueilli.  Dans  les 
derniers  temps,  cette  pièce  a  été  reprise  et  remise  en  honneur, 
parce  qu'elle  servait  à  révéler  les  menées  secrètes  d'une  certaine 
classe  d'hommes  qui  menaçait  de  pervertir  le  gouvernement.  Ce 
n'était  pas  du  tout  la  beauté  et  le  génie  de  cette  œuvre  que  Ton 
apercevait  et  que  l'on  applaudissait;  la  pièce  n'était  qu'une  arme 
hostile;  les  partis  étaient  en  lutte,  l'un  voulait  se  défendre  contre 
les  maux  que  l'autre  cherchait  à  répandre.  Ce  qui  paraissait  sail- 
lant dans  la  pièce,  c'était  le  sujet,  qui  est  toujours  vivant,  et,  qui 
grâce  à  lart  avec  lequel  il  est  traité,  conserve  toujours  son  effet. 


DU  GOUT*. 


«  Le  goût...  dit-il,  le  goût  est  une  chose...  Par  le  ciel,  il  disait 
<i  que  le  goût  était  quelque  chose,  mais  je  ne  sais  plus  quoi.  Il 
«  ne  le  savait  peut-être  pas  lui-même  !  »  —  Dans  ce  passage  du 
^eveu  de  Rameau,  Diderot  a  voulu  montrer  le  ridicule  de  ses 

*  Extrait  des  notes  d  j.  Heveu  de  Rameau. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  565 

compatriotes  qui  sans  avoir  une  idée  claire  dans  Tesprit,  ont  sans 
cesse  le  mot  goût  à  la  bouche,  et  condamnent  souvent  des  œuvres 
remarquables  sous  prétexte  qu'elles  «  manquent  de  goût.  »  —  A 
la  fin  du  dix-septième  siècle,  les  Français  n'employaient  pas  en- 
core ce  mot  sans  le  déterminer  par  une  épithète.  Ils  parlaient  de 
bon  goût,  de  mauvais  goût,  et  savaient  fort  bien  ce  qu'ils  vou- 
laient dire.  Cependant,  dans  un  recueil  d'anecdotes  et  de  maximes 
de  ce  temps  on  trouve  déjà  ce  mot  employé  seul  :  «  Les  écrivains 
français  ont  tout,  excepté  le  goût.  » 

En  étudiant  la  littérature  française  dès  ses  origines,  on  s'aper- 
çoit que  de  très-bonne  heure  il  s'est  trouvé  des  hommes  de  génie 
capables  delui  rendre  les  plus  grands  services.  Marot  était  un  homme 
d'un  très-grand  mérite;  quant  à  Montaigne,  à  Rabelais,  personne  ne 
conteste  leur  valeur.  Tout  homme  de  génie,  ou  tout  homme  ayant 
une  intelligence  de  premier  ordre,  cherche  toujours  à  atteindre 
l'infini.  Il  accueille  dans  son  cercle  de  création  les  éléments  les 
plus  divers  et  souvent  il  parvient  à  les  dominer  tous,  à  les  mettre 
tous  en  œuvre.  Mais  souvent  aussi  ses  forces  sont  trop  faibles  pour 
y  réussir;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  suspendre  tout  travail; 
seulement  les  œuvres  ainsi  produites  ne  seront  p;is  sans  défauts; 
la  critique  alors  se  mettra  aussitôt  à  louer  et  à  bKàmer  une  foule 
de  détails  et,  en  épurant  sévèrement  l'ouvrage,  en  fixant  les  élé- 
ments exacts  dont  il  doit  uniquement  se  composer,  elle  croira 
préparer  pour  l'avenir  des  œuvres  parfaites. 

Les  Français  ont  un  poëte  nommé  du  Bartas,  que  l'on  ne  cite 
plus,  ou  que  l'on  ne  cite  qu'avec  mépris.  Il  a  vécu  de  1 544  à  1 590; 
soldat  et  homme  du  monde,  il  a  écrit  un  nombre  infini  d'alexnn- 
drins.  Nous  autres  Allemand  s,  qui  ne  considérons  pas  les  questions 
au  même  point  de  vue  que  les  Français,  nous  avons  quelque  en- 
vie de  sourire  quand,  dans  les  œuvres  de  du  Bartas  (que  le  titre  de 
son  livre  appelle  le  prince  des  poètes  français),  nous  apercevons, 
étrangement  mêlés,  il  est  vrai,  tous  les  éléments  de  la  poésie  fran- 
çaise. Les  sujets  qu'il  a  traités  sont  importants,  remarquables,  vastes  ; 
par  exemple,  les  Sept  jours  de  la  création.  Il  a  trouvé  là  Toccasion 
de  donner,  sous  forme  de  peintures,  de  récits,  de  descriptions,  de 
préceptes,  un  tableau  naïf  de  l'univers  et  un  résumé  des  connais- 
sances variées  qu'il  avait  acquises  pendant  son  active  existence. 
Ces  poëmes,  qui  ont  été  très-sérieusement  conçus,  ressemblent 
aujourd'hui  à  d'innocentes  parodies.  Les  Français,  du  haut  de  la 
culture  où  ils  croient  être  parvenus,  montrent  pour  cette  poésie 


366  NOTES  ET   FRAGMENTS. 

si  riche  de  couleurs  variées  l'éloignemenl  le  plus  marqué,  quand 
au  contraire,  de  niême  que  le  prince-évêque  de  Mayence  porte 
la  roue  dans  ses  armoiries,  tout  auteur  français  devrait  porter 
dans  son  blason  poétique  un  symbole  de  l'œuvre  de  Du  Bar- 
«as. 

Pour  donner  plus  de  précision  à  nos  idées  qui,  sous  leur  forme 
aphoristique  pourraient  paraître  paradoxales,  nous  demanderons 
si  les  quarante  premiers  vers  du  septième  jour  de  la  Semaine  de 
du  Barlas  ne  sont  pas  excellents,  s'ils  ne  méritent  pas  une  place 
dans  toute  chrestomathie  française,  s'ils  ne  supportent  pas  la 
comparaison  avec  beaucoup  d'œuvres  estimées  de  temps  plus 
modernes*.  En  Allemagne,  tout  connaisseur  sera  de  notre  avis 
et  nous  remerciera  de  lui  avoir  indiqué  cet  ouvrage.  Quant  aux 
Français,  les  bizarreries  que  Ton  y  trouve  continueront  à  les  em- 
pêcher de  reconnaître  ce  qu'il  renferme  de  bon  et  d'excellent.  La 
cause  de  cette  injustice  se  trouve  dans  Teffort  continuel  que  la 
raison  a  fait  en  France  pour  séparer  de  plus  en  plus  les  divers 
genres  de  poésie  et  de  style.  Cette  raison  a  toujours  pris  plus  de 

*  Voici  ces  vers  : 

Le  peintre,  qui  tirant  un  divers  paysage 

A  mis  en  œuvre  d'art  la  nature  et  l'usage 

Et  qui,  d'un  las  pinceau,  sur  si  docte  portrait 

A,  pour  s'éterniser,  donné  Je  dernier  trait. 

Oublie  ses  travaux,  rit  d'aise  en  son  coura;ie, 

El  tient  toujours  ses  yeux  collés  sur  son  ouvrage. 

11  regarde  tantôt  par  un  pré  sauleler 

Un  agneau  qui  toujours,  muet,  semble  bêler; 

U  contemple  lautôt  les  arbres  d'un  JiOcage, 

Ore  le  ventre  creux  d'une  grotte  sauvage, 

Ore  un  petit  sentier,  ore  un  chemin  battu, 

Ore  un  pin  bai^e-nue,  ore  un  chêne  abattu. 

Ici,  par  le  pandant  d'une  roche  couverte 

D'un  tapis  damassé  moitié  de  mousse  verte, 

Moitié  de  vert  lierref  un  argenté  ruisseau 

A  tlots  entrecoupés  précipite  son  eau; 

Et  qui  courant  après,  or'  sus,  or'  sous  la  terre, 

Humecte,  divisé,  les  carreaui  d'un  parterre. 

Ici  l'arquebusier,  de  derrière  un  buis  vert, 

Affûté,  vise  droit  contre  un  chêne  couvert 

De  bisets  passagers.  Le  rouet  se  débande; 

L'amorce  vole  en  haut;  d'une  vitesse  grande 

Un  plomb  environné  de  fumée  et  de  feu 

Comme  un  foudre  éclatant  court  par  le  bois  toaffK. 

Ici,  deux  bergerots  sur  l'émaillé  rivage 

Font  à  qui  mieux  courra  pour  le  prix  d'une  cage» 

Un  nuage  poudreux  s'émeut  dessous  leurs  pas; 


KOTES  ET  FRAGMENTS  307 

force,  et  sous  Louis  XIV  elle  est  arrivée  à  son  plein  épanouisse- 
ment; elle  a  séparé  les  poëmes,  non-seulement  par  leurs  formes, 
mais  par  leurs  sujets;  certaines  images,  certaines  pensées,  cer- 
taines manières  de  s'exprimer,  certains  mots  ont  été  exclus  de 
la  tragédie,  de  la  comédie,  de  l'ode  (pour  ce  motif  même  les 
Français  ne  sont  jamais  parvenus  à  écrire  une  vraie  ode)  ;  on  a 
indiqué  soigneusement  d'avance  tout  ce  qui  convenait  à  chaque 
genre  et  tout  ce  qui  lui  était  interdit.  Les  différents  genres 
poétiques  furent  comme  des  sociétés  différentes,  dans  cha- 
cune desquelles  il  fallait  se  conduire  d'une  façon  particulière- 
Les  hommes  sont  tout  autres  quand  ils  sont  seuls  ensemble  ou 
quand  ils  sont  en  présence  des  femmes,  ou  en  présence  d'un 
personnage  de  haut  rang  auquel  on  doit  du  respect.  Le  Français  en 
parlant  de  littérature  n'hésite  donc  pas  un  seul  instant  à  parler 
des  convenances,  mot  qui  pourtant  ne  s'applique  vraiment  qu'aux 
relations  de  la  société.  Il  ne  faut  pas  disputer  sur  ce  point  avec 
lui,  il  faut  simplement  tâcher  de  voir  jusqu'à  quel  point  il  a  rai- 
son. C'est  un  bonlieur  qu'une  nation  si  spirituelle,  si  polie  par  la 


Ils  marchent  et  de  tête,  et  de  pieds,  et  de  bras  : 
Us  fondent  tout  en  eau  ;  une  suivante  pesse 
Semble  rendre  en  criant  plus  vite  leur  vitesse. 
Ici  deux  bœufs,  suant  de  leurs  cols  harassés, 
Le  contre  fend-guéret  trament  à  pas  forcés. 
Ici  la  pastourelle,  à  travers  une  plaine, 
A  l'ombre,  d'un  pas  leut,  son  gras  troupeau  ramène  ; 
Cheminant  elle  file,  et  à  voir  sa  façon, 
On  diroit  qu'elle  entonne  une  douce  chanson. 
Un  fleuve  coule  ici;  là  naît  nne  fontaine; 
Ici  s'élève  un  mont;  là  &'abai«se  une  plaine; 
Ici  fume  un  château;  là  fume  une  cité; 
Et  là  flotte  une  nef  sur  Neptune  irrité. 
Bref,  l'art  si  vivement  e\prirae  la  nature 
Que  le  peintre  se  perd  en  sa  propi  e  peinture 
K'en  pouvant  tirer  l'œil,  d'autant  que,  plus  avant 
Il  contemple  son  œuvre,  il  se  voit  plus  savant ,  etc. 

On  ne  peut  nier  que  plusieurs  de  ces  vers  ne  soient  remarquables;  les 
heautés  pittoresques  et  naïves  que  l'on  y  trouve  sont  bien  de  celles  que 
l'école  nouvelle  a  essayé  de  rendre  à  la  poésie.  Cependant  «  tous  les  élé- 
ments de  la  poésie  française»  ne  sont  pas  là.  Gœthe,  qui  a  lu  du  Bartas 
sans  doute  par  hasard,  a  dû  être  justement  frappé,  en  y  apercevant  des 
qualités  qu'il  n'avait  pas  rencontrées  chez  Corneille,  Voltaire  et  Racine. 
Mais  ces  qualités  sont  celles  de  toute  la  poésie  du  seizième  siècle  et  non 
celles  de  du  Bartas.  Voir  sur  ce  passage  les  réflexions  de  M,  Sainte-Beuve 
[Tableau  de  la  poésie  au  seizième  siècle,  page  594). 


368  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

vie  sociale,  ait  été  amenée  à  faire  et  à  continuer  une  expérience 
de  ce  genre. 

Vue  de  haut,  toute  la  question  se  résume  en  celle-ci  :  Quel 
cercle  Thomme  de  génie  s'est-il  tracé?  Dans  quelles  limites  veut-il 
exercer  son  empire?  Quels  éléments  veut-il  rassembler  pour  en 
former  son  œuvre?  Ce  qui  le  détermine  dans  sa  décision,  c'est 
d'abord  son  impulsion  intérieure,  sa  conviction  intime,  c'est 
aussi  la  nature  du  peuple,  du  siècle  pour  lequel  il  travaille.  Le 
génie  seul  sait  résoudre  le  problème,  seul  il  sait  créer  des  œuvres 
qui,  en  même  temps,  sont  une  source  de  gloire  pour  lui-même, 
de  plaisir  pour  son  temps,  de  progrès  pour  l'avenir.  L'immense 
horizon  de  lumière  qu'il  aperçoit,  il  cherche  à  le  réunir  comme 
en  un  foyer  sur  sa  nation;  il  combine  ensemble  tous  les  éléments 
qu'il  trouve  soit  dans  les  âmes,  soit  dans  le  monde  extérieur,  et 
saitamsi  satisfaire,  combler  les  désirs  de  la  foule.  Rappelez-vous 
Shakspeare  et  Caldéron  1  Devant  la  haute  critique,  leur  art  est 
sans  taches,  et  si  un  littérateur,  habitué  à  séparer  habilement  les 
genres,  s'obstinait  à  les  blâmer,  ils  lui  montreraient  en  souriant 
le  temps,  la  nation  pour  lesquels  ils  ont  écrit,  et,  sur  cette  sim- 
ple défense,  ce  n'est  pas  de  l'indulgence  qu'il  faudrait  leur  ac- 
corder, ce  sont  de  nouveaux  lauriers,  pour  les  récompenser 
d'avoir  su  si  heureusement  s'accommoder  à  ces  circonstances 
particulières. 

La  division  de  la  poésie  et  du  style  en  genres  distincts  est  dans 
la  nature  même  de  la  poésie  et  du  style,  mais  c'est  l'artiste  seul 
qui  doit  et  qui  peut  faire  cette  division;  il  la  fait  toujours,  et 
seul  il  sait  sentir  ce  qui  appartient  à  tel  ou  tel  domaine.  Le  génie 
a  donc  en  lui  le  goût  inné  ;  cependant  le  goût  n'arrive  pas  à  sa 
perfection  absolue  chez  tout  homme  de  génie.  C'est  là  ce  qui  rend 
désirable  que  la  nation  dans  son  ensemble  ait  du  goût;  afin  que 
chaque  individu  n'ait  pas  à  le  former  en  lui-même  selon  les 
forces  de  son  esprit.  Malheureusement,  tout  individu  qui  n'est 
pas  créateur  a  un  goût  négatif,  étroit,  exclusif,  et  il  réussit  à 
dépouiller  de  son  énergie  et  de  sa  vie  l'être  créateur.  ; 

On  trouverait  bien  cnez  les  Grecs,  chez  plus  d'un  Romain,  une^, 
division  pure  et  faite  avec  un  goût  parfait  des  divers  genres  poé- 
tiques, mais  ces  exemples  ne  peuvent  pas  nous  être  recommandés 
d'une  manière  absolue,  à  nous  autres  hommes  du  Nord,  car 
nous  avons  d'iUustres  aïeux  tout  différents  des  Grecs;  nos  yeux 
sont  habitués  à  d'autres  modèles.  Si  le  goût  romantique,  issu  de 


i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  S69 

siècles  grossiers,  n  avait  pas  accouplé  l'immense  avec  l'absurde, 
aurions-nous  un  Hamlet,  un  Roi  Lear,  une  Adoration  de  la  Croix, 
\m  Prince  Constant  ?  C'est  donc  un  devoir  pour  nous  de  conserver, 
dans  toute  leur  force,  ces  qualités  barbares,  puisque  nous  ne 
pourrons  jamais  atteindre  les  qualités  antiques  ;  mais  c'est  aussi 
un  devoir  de  bien  connaître  et  d'apprécier,  à  leur  exacte  valeur, 
les  pensées,  les  jugements,  les  convictions,  les  œuvres  de  tout 
esprit  différent  du  nôtre. 


LE  NEVEO  DE  RAMEAU. 

Ce  livre  remarquable  doit  être  considéré  comme  un  des  chefs- 
d'œuvre  de  Diderot.  Ses  contemporains,  ses  amis  même  lui  re- 
prochaient de  savoir  écrire  de  belles  pages,  sans  savoir  écrire  un 
beau  livre.  Les  phrases  de  ce  genre  se  répèlent,  s'enracinent,  et 
c'est  ainsi  que,  sans  plus  d'examen,  se  trouve  affaiblie  la  gloire 
d'un  homme  éminent.  Ceux  qui  jugeaient  ainsi  navaient  certes 
pas  lu  Jacques  le  Fataliste ,  et  le  Neveu  de  Rameau  donne  un 
nouvel  exemple  de  l'art  avec  lequel  Diderot  savait  réunir  en  un 
tout  harmonieux  les  détails  les  plus  hétérogènes  pris  dans  la 
réalité.  Quel  que  fût  du  reste  le  jugement  que  Ton  portât  de 
l'écrivain,  amis  et  ennemis  convenaient  que  personne  ne  le  sur- 
passait dans  la  conversation  pour  la  vivacité,  l'énergie,  l'esprit,  la 
variété  et  la  grâce;  or,  le  Neveu  de  Rameau  est  une  conversation  ; 
aussi  l'auteur,  en  choisissant  la  forme  dans  laquelle  il  était  maître, 
a  produit  un  chef-d'œuvre  que  l'on  admire  davantage  à  mesure 
qu'on  le  connaît  mieux. 

L'ouvrage  est  écrit  dans  plusieurs  buts.  L'auteur  a  d'abord  réuni 
toutes  les  forces  de  son  esprit  pour  peindre,  dans  toute  leur  infa- 
mie, les  parasites  et  les  flatteurs,  sans  épargner  ceux  qui  les  pa- 
tronnent. 11  a,  par  la  même  occasion,  tracé  le  portrait  de  ses  en- 
nemis littéraires,  qu'il  dépeint  également  comme  un  peuple 
d'hypocrites  flagorneurs;  et  en  même  temps  il  a  exposé  sa  ma- 
nière de  penser  sur  la  musique  française.  Ce  dernier  sujet  peut 
paraître  très-étranger  aux  deux  premiers,  cependant  c'est  là  ce 
qui  retient  le  lecteur  et  donne  de  la  dignité  au  Uvre;  en  effet,  le 
neveu  de  Rameau  est  un  être  doué  de  tous  les  mauvais  penchants, 
capable  de  toutes  les  mauvaises  actions,  et  le  seul  sentiment  que 

21. 


370  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

nous  puissions  éprouver  pour  lui,  c'est  du  mépris,  de  la  haine 
même;  mais  nous  nous  sentons  un  peu  adoucis  en  apercevant 
en  cet  homme  un  musicien  qui  ne  manque  pas  de  talent,  et  dont 
l'imagination  fantastique  bâtit  des  plans  intéressants. 

Au  point  de  vue  de  la  composition  poétique,  c'est  aussi  un  grand 
avantage  d'avoir  ainsi  représenté  toute  la  race  des  parasites;  car 
ce  personnage  n'est  plus  seulement  un  pur  symbole, il  devient  un 
individu,  une  certaine  personne;  c'est  un  Rameau,  c'est  le  neveu 
du  grand  Rameau  qui  vit  et  agit  sous  nos  yeux. 

Tout  homme  intelligent,  en  lisant  et  en  relisant  ce  livre,  aper- 
cevra l'habileté  extrême  avec  laquelle  s'entremêlent  les  fils  dis- 
posés par  l'auteur  au  début  de  son  œuvre  ;  il  admirera  la 
variété  des  entretiens,  et  l'art  avec  lequel  cette  peinture  si  géné- 
rale ,  l'opposition  d'un  coquin  et  d'un  honnête  homme,  est  tout 
entière  tracée  à  l'aide  de  traits  empruntés  à  la  vie  parisienne. 
L'œuvre  est  aussi  remarquable  par  le  détail  que  par  la  conception 
première.  C'est  même  avec  un  dessein  marqué  que  l'auteur  se 
permet  ces  hardiesses  impudiques  que  nous  ne  répéterons  pas 
après  lui*.  Puisse  le  possesseur  de  l'original  français  le  publier 
bientôt,  pour  que  nous  admirions  sous  sa  vraie  forme  cette  œuvre 
classique  d'un  homme  remarquable  aujourd'hui  disparu  du  milieu 
de  nous  2. 

Il  n'est  pas  inutile  de  préciser  ici  l'époque  à  laquelle  a  paru  ce 
livre.  On  y  parle  de  la  comédie  de  Palissot,  les  Philosophes,  comme 
d'une  œuvre  toute  récente.  Cettf'.  comédie  fut  jouée,  à  Pans,  le 
2  mai  1760. 

L'effet  que  cette  satire  publique,  personnelle,  produisit,  dans 
cette  ville  si  animée,  sur  les  amis  et  les  ennemis  des  philosoplies, 
fut  considérable.  Nous  avons  vu  aussi,  en  Allemagne,  de  pareilles 
;ittaques  contre  des  écrivains,  lancées  soit  dans  des  brochures, 
soit  sur  le  théâtre.  Mais  sans  céder  à  une  irritation  momentanée, 

*  Dans  la  traduction  que  Goethe  a  donné  du  J^eveu  de  Uameau-,  il  a 
supprimé  ou  modifié  un  certain  nombre  de  passages  trop  libres. 

-  Il  ne  faut  pas  croire  que  Gœthe  a  eu  pour  Diderot  une  admiration 
sans  réserve.  Dans  ses  Annales,  il  dit,  à  propos  même  du  Neveu  de  ha- 
meau :  «  J'avais  toujours  été  vivement  épris,  non  pas  des  opinions  et  de 
la  manière  de  penser  de  Diderot,  mais  de  sa  manière  d'écrire  ;  je  ne 
croyais  guère  avoir  vu  une  œuvre  plus  audacieuse  et  plus  contenue,  plus 
pleine  d'esprit  et  d'impudence,  plus  immoralement  morale  que  le  Neveu 
de  Rameau;  je  me  décidai  donc  très-volontiers  à  le  traduire....  »  etc. 


^'OTES  ET  FRAGMENTS.  371 

nous  n'avons  qu'à  attendre  tranquillement  quelque  temps,  et  tout 
reprend  bientôt  sa  marche  accoutumée,  comme  si  rien  ne  s'était 
passé.  En  Allemagne,  il  n'y  a  que  la  médiocrité  et  le  faux  talent 
qui  puissent  craindre  la  satire  personnelle.  Tout  ce  qui  a  une 
Traie  valeur  conserve  Testirae  de  la  nation  en  dépit  de  toutes  les 
attaques,  et  après  un  peu  de  poussière  soulevée  un  instant  et 
bientôt  retombée,  on  retrouve  de  nouveau  Thomme  de  mérite 
continuant  à  marcher,  du  même  pas,  sur  le  même  chemin.  Nous 
n'avons  donc  à  nous  occuper  que  d'une  seule  chose  :  augmenter 
notre  mérite  par  des  travaux  sérieux  et  honnêtes ,  et,  tôt  ou  tard, 
notre  valeur  sera  reconnue  par  la  nation  ;  nous  pouvons  attendre 
cet  instant  en  toute  sécurité,  car,  par  suite  du  morcellement  de 
notre  pays,  chacun  vit  et  travaille  dans  sa  ville, dans  son  entou- 
rage, dans  sa  maison,  dans  sa  chambre,  sans  s'occuper  du  bruit 
et  des  orages  du  dehors.  En  France,  il  en  était  autrement.  Le 
Français  est  une  créature  sociable  ;  c'est  dans  la  société  qu'il  vit, 
qu'il  agit;  c'est  devant  la  société  qu'il  s'élève  et  qu'il  tombe. 
Comment  une  réunion  remarquable  d'écrivains  français,  vivant 
à  Paris,  pouvait-elle  tolérer  que  plusieurs  d'entre  eux,  que 
tous  même,  en  masse,  fussent  insultés  publiquement  dans  la 
ville  même  où  ils  vivaient,  où  ils  cherchaient  à  répandre  leur 
influence?  Comment  pouvaient-ils  se  laisser  tourner  en  ridicule, 
exposer  au  dédain,  au  mépris?  On  devait  s'attendre  à  une  vio- 
lente réponse. 

Pris  dans  son  ensemble,  le  public  n'est  capable  déjuger  aucun 
talent,  quel  qu'il  soit,  caries  principes  sur  lesquels  la  critique  doit 
s'appuyer  ne  sont  pas  innés  en  nous,  ce  n'est  pas  non  plus  le  ha- 
sard qui  peut  nous  les  faire  connaître  ;  pour  s'en  servir,  il  faut  les 
avoir  conquis  par  l'étude  et  par  la  pratique.  —  Au  contraire,  pour 
juger  la  moralité  d'un  acte,  nous  avons  en  nous  un  juge  excel- 
lent :  la  conscience,  et  chacun  aime  à  faire  prononcer  à  ce  juge 
des  arrêts,  non  sur  soi-même,  mais  sur  les  autres.  Voilà  pour- 
quoi les  littérateurs  qui  veulent  nuire  à  leurs  adversaires  auprès  du 
public  accusent  leur  moralité,  leur  imputent  certaines  intentions, 
et  montrent  les  conséquences  probables  de  leurs  actes.  Ce  n'est 
plus  le  poëme,  l'œuvre  de  l'homme  de  talent  que  l'on  examine; 
on  laisse  de  côté  ce  point  de  vue,  le  seul  juste  ;  cet  homme  qui, 
pour  le  bien  du  monde  et  des  hommes,  a  reçu  des  facultés  émi- 
nentes,  est  amené  devant  le  tribunal  de  la  moralité,  devant  le- 
quel auraient  seuls  le  droit  de  le  faire  comparaître  sa  femme  et 


572  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

ses  enfants,  ceux  qui  vivent  avec  lui,  et  tout  au  plus  peut-être 
ses  concitoyens  et  ses  supérieurs.  Comme  homme  moral,  per- 
sonne n'appartient  au  monde.  Ces  belles  et  universelles  vertus 
que  la  morale  recommande,  personne  ne  peut  les  exiger  de  nous, 
que  nous-mêmes  ;  nos  imperfections,  nous  en  rendons  compte  à 
Dieu  et  à  notre  cœur;  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  pur  en  nous 
nous  le  montrons  par  des  actes  convaincants  à  ceux  qui  nous 
entourent  imrrtédiatement.  En  revanche,  par  nos  talents,  par 
notre  esprit,  par  les  facultés  que  la  nature  nous  a  données  pour 
agir  au  dehors  avec  puissance,  nous  appartenons  au  monde. 
Tout  ce  qui!  y  a  de  plus  remarquable  en  nous  cherche  à  exercer 
une  action  sans  limites;  que  le  monde  le  reconnaisse  avec  grati- 
tude, et,  content  de  son  empire,  ne  cherche  pas  à  étendre  ses 
droits  là  où  ils  ne  peuvent  atteindre. 

Cependant  il  est  certain  que  personne,  et  avec  raison,  ne  peut 
se  défendre  de  désirer  l'union  des  qualités  de  l'âme  et  du  cœur 
avec  les  qualités  de  l'esprit  et  du  corps,  et  ce  vœu  universel,  quoi- 
que rarement  satisfait,  démontre  avec  force  cette  incessante  as- 
piration vers  kl  perfection»  entière  et  sans  partage ,  aspiration 
innée  dans  Thomme  et  qui  est  son  plus  bel  héritage. 

Quoi  qu'il  en  soit  sur  ce  point,  nous  voyons,  en  revenant  à 
nos  combattants  parisiens,  que  si  Palissot  n "a  pas  manqué  d'at- 
taquer la  moralité  de  ses  adversaires,  Diderot,  de  son  côté,  a  mis 
en  œuvre  toutes  les  armes  que  le  génie  et  la  haine,  l'art  et  le 
fiel  peuvent  fournir  pour  montrer  son  ennemi  comme  le  plus 
méprisable  des  mortels.  La  vivacité  de  sa  réplique  ferait  supposer 
que  le  dialogue  a  été  écrit  dans  la  chaleur  de  la  première  colère, 
peu  de  temps  après  l'apparition  de  la  comédie  des  Philosophes; 
on  y  parle  d'ailleurs  du  vieux  Rameau,  comme  d'un  homme  en- 
core vivant,  et  il  est  mort  en  1764;  on  parle  aussi  du  Faux  géné- 
reux, pièce  de  Le  Bret  jouée  sans  succès  en  1758.  De  nombreux 
écrits  satiriques,  du  même  genre,  parurent  alors  ;  par  exemple, 
la  Vision  de  Charles  Palissot,  par  l'abbé  Morellet.  Tous  n'ont  pas 
été  imprimés,  et  le  remarquable  ouvrage  de  Diderot  lui-même 
est  resté  longtemps  inconnu. 

Je  suis  bien  éloigné  de  croire  que  Palissot  était  un  coquin  tel 
qu'il  nous  est  dépeint  dans  le  dialogue.  Il  a  survécu  à  la  Révo- 
lution, et  s'est  toujours  montré  honnête  homme;  il  vit  peut- 
être  encore,  et  dans  ses  écrits,  qui  montrent  un  esprit  bien  fait 
el  formé  par  une  longue  expérience,  il  se  moque  lui-même  de 


NOTES   ET  FRAGMENTS.  3:5 

cette  horrible  caricature  que  son  adversaire  a  cherché  à  tracer 
d'après  lui. 

Palissot  était  une  de  ces  natures  moyennes  qui  aspirent  au 
grand  sans  pouvoir  y  atteindre,  et  qui  fuient  la  vulgarité  sans 
pouvoir  lui  échapper.  Si  Ton  veut  être  juste,  il  faut  lui  recon- 
naître de  l'esprit  ;  son  intelligence  ne  manque  pas  de  clarté,  di 
vivacité;  il  avait  un  certain  talent;  ce  sont  justement  ces  hommes 
qui  ont  le  plus  de  prétentions.  Ils  n  ont,  pour  juger  tout,  qu'une 
mesure  petite,  mesquine,  et  ils  n'ont  pas  le  sens  de  l'extraordi- 
naire ;  ils  ne  sont  justes  que  pour  tout  ce  qui  est  commun,  et 
ne  savent  pas  reconnaître  le  mérite  supérieur,  surtout  quand  il 
débute  et  ne  vient  que  d'apparaître.  C'est  ainsi  que  Palissot  se 
méprit  sur  J.  J.  Rousseau.  Il  est  utile  de  raconter  ce  Irait.  Le  roi 
Stanislas  élevait,  à  Nancy,  une  statue  au  roi  Louis  XV.  Le  jour  de 
l'inauguration,  le  6  novembre  1755,  on  voulait  donner  une 
pièce  de  circonstance.  Palissot,  dont  le  talent  inspirait  de  la  con- 
fiance dans  sa  ville  natale,  fut  chargé  de  l'écrire.  Un  vrai  poëte 
n'eût  pas  manqué  de  tracer  quelque  noble  et  digne  tableau,  mais 
cet  homme  d'esprit  se  débarrassa  bien  vite  de  son  sujet  dans 
quelques  scènes  allégoriques  qui  servirent  de  prologue  à  une 
pièce  à  tiroirs,  le  Cercle,  et  là  il  put  verser  à  son  aise  toutes  les 
idées  qui  plaisaient  à  sa  petitesse  littéraire.  Dans  cette  pièce,  on 
voit  des  poètes  ridicules,  des  protecteurs  et  des  protectrices  à 
prétentions,  des  femmes  savantes,  et  tous  ces  caractères  que 
l'on  rencontre  en  foule  dès  que  l'on  s'occupe  dans  le  monde  de 
sciences  et  d'.irts.  Ce  qu'il  peut  y  avoir  en  eux  de  ridicule  est 
exagéré  jusqu'à  l'absurde ,  car  c'est  toujours  un  avantage  qu'une 
■personne  au-dessus  de  la  foule  par  la  beauté,  par  la  richesse, 
ou  par  la  noblesse,  s'intéresse  à  ce  qui  le  mérite,  quand  mêuie 
elle  ne  saurait  pas  s'y  intéresser  d'une  façon  très-intelligente. 
D'ailleurs,  la  littérature  et  tout  ce  qui  s'y  rattache  n'oflre,  en  géné- 
ral, rien  qui  convienne  au  théâtre.  Ce  sont  des  questions  si  déli- 
cates et  si  graves,  qu'elles  ne  doivent  pas  être  portées  devant 
cette  foule  qui  écoute  la  bouche  béante  et  les  yeux  grands  ouverts. 
Que  l'on  ne  cite  pas  Molière,  comme  Palissot  et  d'autres  après  lui 
l'ont  fait.  Il  n'y  a  pas  de  règle  pour  le  génie  ;  comme  le  som- 
nambule, il  court  sans  danger  sur  la  cime  aiguë  des  toits,  d'où 
l'homme  médiocre  tombera  lourdement,  s'il  veut  y  marcher  même 
bien  éveillé.  —Non  content  d'avoir  raillé  ses  confrères  devant  la 
cour  et  la  ville,  Palissot  fit  même  paraître  sur  la  scène  une  cari- 


374  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

cature  de  Rousseau,  qui  venait  de  débuter  par  un  paradoxe,  mais 
avec  assez  d'éclat.  Celles  des  idées  de  cet  esprit  extraordinaire 
que  rhomiTie  du  monde  pou\ait  trouver  bizarres  étaient  présen- 
tées, non  pas  avec  esprit  et  enjouement,  mais  avec  lourdeur  et 
méchanceté;  la  fête  de  deux  rois  fut  rabaissée  à  une  pasquinade. 
Cette  inconvenante  témérité  exerça  son  influence  sur  la  vie  en- 
tière de  son  auteur.  Déjà  s'était  formée  cette  société  d'hommes 
de  génie  et  de  talent  que  l'on  appelait  les  Philosophes  ou  les 
Encyclopédistes;  d'Alembert  en  était  un  membre  considérable. 
Il  sentit  quelles  suites  pouvait  avoir  une  pareille  scène,  dans  un 
pareil  jour,  dans  une  pareille  occasion.  Il  s'éleva  avec  force  contre 
ce  Palissot;  on  ne  pouvait  alors  rien  contre  lui,  mais  il  fut  con- 
sidéré comme  un  ennemi  déclaré,  et  on  sut  plus  tard  se  venger. 
Palissot.  de  son  côté,  ne  resta  pas  oisif.  Les  Encyclopédistes  avaient 
des  ennemis  nombreux,  et  quand  on  pense  à  ce  qu'étaient  et  à 
ce  que  voulaient  faire  ces  hommes  extraordinaires,  on  ne  s'étonne 
pas  de  leur  voir  des  adversaires.  Palissot  s'unit  à  eux  et  écrivit 
sa  comédie  les  Philosophes. 

Un  écrivain  continue  presque  toujours  comme  il  s'est  annoncé, 
et.  chez  les  hommes  médiocres,  le  premier  ouvrage  contient  sou- 
vent tous  les  autres.  Car  l'homme,  dont  la  nature  forme  une  es- 
pèce de  cercle,  décrit  aussi  dans  son  œuvre  comme  une  ligne  cir- 
culaire. Les  Philosophes  n'éUuenl  qu'une  amplification  de  la  pièce 
de  >'ancy.  Palissot  allait  plus  loin,  mais  il  ne  voyait  pas  plus  loin.  Son 
esprit  étroit  n'aperçut  pas  l'idée  générale  sur  laquelle  reposait  le 
système  qu'il  attaquait.  Son  œuvre  eut  un  moment  de  succès  au- 
près d'un  public  ignorant  et  passionné. 

En  généralisant  cette  question,  nous  reconnaîtrons  que  tou- 
jours, lorsque  les  sciences  et  les  arts  veulent  se  mêler  aux  affaires 
du  monde,  ils  n'y  apparaissent  que  pour  y  être  vus  sous  une 
couleur  fausse  ;  en  effet,  c'est  sur  la  masse,  et  non  sur  les  hommes 
supérieurs  seulement,  qu'ils  cherchent  à  agir,  et  c'est  par  elle 
qu'ils  sont  jugés.  La  protection  que  leur  accordent  des  esprits  mé- 
diocres et  prétentieux  leur  fait  plus  de  mal  que  de  bien.  Le  sens 
commun  a  peur  que  les  hautes  idées,  venant  en  contact  avec  la 
grossièreté  du  monde  réel,  ne  reçoivent  des  applications  fausses. 
D'ailleurs,  tous  les  hommes  qui  vivent  à  l'écart  pour  une  seule 
idée,  s'ils  paraissent  devant  la  foule,  semblent  étrangers  et  facile- 
ment ridicules.  Ils  ne  cachent  guère  l'importance  qu'ils  donnent 
à  l'objet  auquel  ils  consacrent  leur  existence,  et  celui  qui  ne 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  o75 

sait  pas  apprécier  leurs  efforts  ou  qui  n'a  aucune  indulgence 
pour  le  mérite  peut-être  trop  pénétré  de  lui-même,  les  trouvera 
orgueilleux,  fantasques  et  vains.  Ce  sont  là  des  résultats  qui  se 
produisent  naturellement  ;  il  aurait  été  louable ,  en  présence 
de  ces  maux  inévitables,  de  ne  pas  perdre  de  vue  le  but  principal 
que  Ton  cherchait,  et  de  ne  pas  compromettre  les  grands  avan- 
tages que  le  monde  pouvait  espérer.  Palissot,  au  contraire,  rendit 
la  situation  plus  fâcheuse  ;  il  écrivit  une  satire,  et  chercha  à  perdre 
dans  Topinion  certaines  personnes,  en  traçant  d'elles  des  carica- 
tures toujours  faciles  à  faire.  Quelle  est  donc  cette  satire? 

Sa  pièce  est  divisée  en  trois  actes.  Son  arrangement,  assez  ha- 
bile, témoigne  d'un  talent  exercé,  mais  Tinvention  est  maigre. 
On  reconnaît  les  formules  ordinaires  de  la  comédie  française. 
Rien  n'est  nouveau,  sinon  cette  hardiesse  de  mettre  en  scène  des 
personnes  clairement  désignées.  Un  brave  bourgeois,  avant  de 
mourir,  a  promis  sa  fille  à  un  jeune  soldat  ;  sa  veuve  s'est  engouée 
de  la  philosophie,  et  elle  ne  veut  donner  sa  fille  qu'à  un  membre 
de  cette  corporation.  Tous  les  philosophes  qui  paraissent  sont 
d'abominables  gens,  cependant  ils  ont  des  caractères  si  vague- 
ment dessinés  qu'on  pourrait  les  prendre  pour  des  coquins  de 
n'importe  quelle  classe.  Aucun  d'eux  n'est  habitué  de  la  maison, 
aucun  n'a  avec  cette  veuve  de  relations  d'affection  ;  aucun  n'a 
d'illusion  sur  elle;  nul  sentiment  ne  vit  dans  leurs  cœurs;  c'é- 
taient là  des  idées  trop  fines  pour  l'auteur  qui,  cependant,  avait 
sous  les  yeux  des  modèles  de  ce  genre  dans  les  «  bureaux  d'es- 
prit. »  Ce  qu'il  voulait  simplement,  c'était  rendre  haïssable  les 
philosophes  ;  il  les  montre  donc  méprisant  et  maudissant  leur 
protectrice;  ces  messieurs  ne  viennent  dans  cette  maison  que 
pour  aider  Valère  à  obtenir  la  main  de  la  jeune  fille.  Ils  affirment 
que,  dès  qu'ils  auront  réussi  dans  leur  entreprise,  ils  n'en  fran- 
chiront plus  le  seuil.  Et  c'est  sous  de  pareils  traits  que  nous  de- 
vons reconnaître  un  d'Alembert  et  un  Helvétiusî  Je  laisse  deviner 
avec  quelle  habileté  le  principe  d'égoïsme  de  ce  dernier  est  mis 
à  profit;  on  montre  qu'il  conduit  tout  droit  à  introduire  la  main 
dans  la  poche  d'autrui.  Enfin,  apparaît  un  domestique,  un  pail- 
lasse, marchant  à  quatre  pattes,  tenant  une  tête  de  salade;  il  est 
destiné  à  rendre  ridicule  l'état  de  nature  vanté  par  Rousseau. 
Une  lettre  découverte  révèle  à  la  maîtresse  de  la  maison  la 
manière  dont  la  jugent  les  Philosophes,  et  ils  sont  mis  honteu- 
sement à  la  porte.  La  conduite  de  la  pièce  ne  la  rendait  pas  in- 


576  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

digne  de  Paris;  la  versification  n'en  est  pas  mauvaise,  çà  et  là  se 
trouve  un  trait  heureux;  mais  partout  se  montre,  comme  dans 
les  œuvres  de  tous  ceux  qui  s'attaquent  aux  esprits  supérieurs, 
une  vulgarité  qui  rend  l'œuvre  insupportable  et  méprisable'. 


FRERON,    PIBON,    PDlNSINi-.T,   MARIVAUX  2. 

Fréron.  —  Homme  de  tête,  d'esprit,  pourvu  d'une  bonne  édu- 
cation classique,  de  connaissances  variées,  mais  qui,  parce  qu'il 
avait  pénétré  par  l'étude  un  certain  nombre  d'objets,  crut  être 
capable  de  les  embrasser  tous,  et,  devenu  journaliste,  se  trans- 
forma en  juge  universel.  11  chercha  surtout  à  se  donner  de  l'im- 
portance par  l'opposition  qu'il  fit  à  Voltaire;  et  son  audace  dans 
sa  lutte  avec  cet  homme  extraordinaire  d'une  si  grande  renom- 
mée plut  au  public  qui,  en  effet,  ne  peut  se  défendre  d'une  joie 
secrète  quand  il  voit  rabaisser  les  hommes  supérieurs  auxquels 
il  doit  tant;  tandis  qu'au  contraire,  il  montre  de  la  compassion, 
de  la  pitié  bienveillante  pour  la  médiocrité  quand  on  la  traite 
avec  sévérité.  Les  feuilles  de  Fréron  firent  foi  l^ne,  et  elles  méri- 
taient en  partie  la  faveur  qu'elles  obtinrent.  Malheureusement, 
il  se  crut  dès  lors  un  homme  d'une  grande  importance,  et  il 
commença,  de  sa  propre  autorité,  à  se  poser  en  rival  des  grands 

1  A  ce  jugement,  Gœlhe  a  joint  la  traduction  des  deux  lettres  exquises 
de  Voltaire  à  Palissot. 

2  Ces  notices  sont  aussi  extraites  des  Notes  du  Neveu  de  Rameau. 
Dans  ces  Notes,  Gœlhe  a  encore  parlé  d'un  assez  grand  nombre  d'hommes 
du  dix-huitième  siècle,  plus  ou  moins  connus,  (Le  Batteux,  d'Auvergne, 
Arnaud,  Bouret,  Bret,  Garmontel,  Destouches,  Duni,  Montesquieu,  d'Oli- 
vet,  etc.),  mais  il  s'est  borné  à  donner  les  renseignements  biographiques 
les  plus  succincts,  sans  y  ajouter  de  réflexions,  nouvelles  qui  puissent 
servir  à  le  mieux  caractériser.  —  Je  dois  faire  observer  que  dans  la 
traduction  de  ces  Notes,  donnée  en  1823  par  MM.  de  Saur  et  Saint- 
Geniès,  sous  le  titre  séduisant  :  Des  hommes  célèbres  de  la  France 
au  dix-huitième  siècle  et  de  Vétat  de  la  littérature  et  des  arts  à 
la  même  époque,  par  M.  Gœtlie ,  la  permission  d'amplifier  prend  des 
proportions  inouïes.  Un  mot  dans  l'allemand  devient  souvent  une  page 
entière  dans  le  français.  —  Ce  n'est  pas  une  traduction,  c'est  un  ou- 
vrage original  où  l'on  a  pris  pour  thème  quelques  indications  de  Gœthe. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  577 

talents,  pendant  qu'il  prônait  les  médiocres.  L'homme  qui,  p;ii 
manque  d'intelligence  ou  de  conscience,  rabaisse  l'excellent,  est 
toujours  disposé  à  relever  d'autant  la  vulgarité,  qu'il  touche  de 
près;  il  se  ménage  ainsi  un  bel  élément  de  médiocrité  sur  le- 
quel il  peut  se  donner  le  plaisir  de  régnera  son  aise'^  ce  genre 
de  niveleurs  se  rencontre  surtout  dans  les  littératures  encore 
en  voie  de  fermentation;  chez  les  peuples  d'un  caractère  doux, 
qui  cherchent  plutôt  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  les  qua- 
lités moyennes  et  convenables  que  les  qualités  éclatantes,  ils  ar- 
rivent à  exercer  une  grande  influence'.  Mais  la  spirituelle  na- 
tion française  sut  bientôt  percer  à  jour  Fréron;  Voltnire  ne  con- 
tribua pas  peu  à  faire  tomber  l'illusion  en  combattant  son 
ennemi  avec  des  moyens  parfois  peu  louables,  mais  toujours  spi- 
rituels. 11  n'y  eut  pas  un  faible  du  journaUste  qui  ne  fut  relevé,  il 
mit  en  œuvre  contre  lui  tous  les  genres  de  poésie  et  toutes  les 
formes  du  style;  il  le  porta  même  et  le  fit  rester  sur  la  scène 
sous  le  nom  de  Frelon,  dans  la  comédie  l'Écossaise.  Voltaire,  en 
celte  circonstance,  comme  en  tant  d'autres,  dépassa  tout  ce  que 
l'on  pouvait  attendre;  ses  plaisanteries,  sans  cesse  renaissantes, 
surprenaient  et  charmaient  toujours  le  public  ;  en  même  temps 
que  Fréron,  il  attaqua,  avec  le  journaliste,  tous  ses  favoris,  et  le 
ridicule  qu'il  amassait  sur  eux,  il  le  rejetait  sur  la  tête  de  leur 
protecteur,  qui  vit  ainsi  toutes  ses  prétentions  déjouées.  Fréron 
perdit  tout  son  crédit,  même  celui  qu'il  avait  le  droit  d'espérer, 
car  le  public,  comme  les  dieux,  aime  à  se  ranger  du  côté  des 
vainqueurs.  La  figure  de  Fréron  s'est  trouvée  ainsi  si  altérée,  si 
effacée,  que  la  postérité  a  quelque  peine  à  se  rendre  un  compte 
exact  de  ce  que  cet  homme  a  fait  et  de  ce  qui  lui  manquait  réel- 
lement. 

PiRON.— Piron  était  un  homme  de  société  des  plus  spirituels  et 
des  plus  remarquables  ;  et  dans  ses  écrits  perce  encore  le  ton  enjoué 
et  libre,  aimable  et  vif  de  la  conversation  du  monde.  Les  critiques 
français  prétendent  qu'on  n'a  pas  été  assez  sévère  dans  le  choix 
de  ses  œuvres  publiées;  on  aurait  dû,  disent-ils,  condamner  bien 
des  choses  à  l'oubli.  Lorsqu'on  pense  à  l'énorme  masse  de  livres 
insignifiants  qui  sont  la  propriété  de  la  postérité  et  qu'aucun 
bibliothécaire  n'a  cependant  le  droit  de  supprimer,  cette  exclu- 

♦  Gœthe  pense  évidemment  à  l'Allemagne,  à  Nicoiaï  et  à  ses  aventures 
de  jeunesse. 


578  NOTES  ET  FRAGMENTS, 

sion  des  œuvres  de  Piron  semble  ridicule,  car,  pourquoi  vou- 
drait-on  nous  priver  des  essais,  des  spirituelles  et  légères  compo- 
sitions d'un  bon  esprit?  Ce  sont  d'ailleurs  ces  œuvres  légères  qui 
nous  font  aimer  d'abord  Piron.  11  avait  reçu  des  facultés  remar- 
quables, énergiques;  né  et  élevé  dans  une  ville  de  province,  il 
vécut  pauvre  à  Paris,  et  se  développa  presque  seul;  sa  pauvreté 
l'empêcha  de  profiter  pour  son  éducation  de  tous  les  secours 
que  son  siècle  aurait  pu  lui  fournir.  Voilà  pourquoi  ses  premiers 
ouvrages  offrent  des  taches.  Nous  ne  dissimulons  pas  que  celles 
de  ses  œuvres  qui  nous  intéressent  presque  le  plus,  sont  celles 
que  son  talent  donnait  un  peu  au  hasard.  Comme  Gozzi,  quoique 
avec  moins  de  puissance  et  de  variété,  il  se  fit  le  soutien  de 
tliéâtres  d'un  ordre  limité  et  restreint;  les  œuvres  qu'il  écrivit 
ainsi  firent  leur  réputation,  et  il  trouva  lui-même  son  bonheur  à 
avoir  créé  un  genre  nouveau.  On  sait  que  les  théâtres  de  Paris 
étaient  alors  rigoureusement  distingués  les  uns  des  autres  ;  cha- 
cun d'eux  avait  un  privilège  spécial  pour  telle  ou  telle  espèce  de 
spectacle.  Tous  les  privilèges  avaient  déjà  été  accordés ,  lorsqu'un 
acteur  obtint  la  permission  de  jouer  des  monodrames,  dans  le 
sens  strict  du  mot  ;  des  comparses  pouvaient  paraître  sur  la 
scène,  mais  l'action  et  la  parole  n'étaient  permises  qu'à  un  seul 
personnage.  Ce  sont  des  pièces  de  ce  genre  que  Piron  écrivit,  et 
avec  succès.  Remercions  les  éditeurs  de  ses  œuvres  de  nous 
avoir  conservé  ces  bagatelles  que  nous  auraient  ravies  les  savants 
dédains  des  critiques  pharisiens.  Piron  a  montré  aussi  beaucoup 
d'esprit  dans  des  vaudevilles.  Il  excellait  à  adapter  de  nouvelles 
paroles  à  des  chansons  connues,  et  il  a  fait  en  ce  genre  un  grand 
nombre  de  très-jolis  morceaux.  Lorsqu'il  écrivit  des  pièces  régu- 
lières pour  le  Théâtre-Français,  longtemps  le  public  l'accueillit 
fort  mal,  mais  il  fut  enfin  aussi  heureux  avec  sa  Mélromanie  qu'il 
avait  été  malheureux  avec  ses  premières  œuvres.  Il  avait  su  si 
bien  prendre  ses  compatriotes  par  leur  côté  faible  que,  à  son  ap- 
parition et  longtemps  encore  après,  on  exagéra  de  beaucoup  la 
valeur  de  cette  comédie.  On  le  plaça  à  côté  de  Molière,  avec  le- 
quel il  est  impossible  de  le  comparer.  Ce  n'est  que  peu  à  peu 
que  l'on  a  su,  en  France  comme  partout,  remettre  cet  ouvrage  à 
sa  vraie  place. 

D'une  façon  générale,  rien  n'était  plus  difficile  aux  Français 
que  de  classer  un  homme  comme  Piron;  en  effet,  son  talent  re- 
marquable avait  les  qualités  qui  plaisent  le  plus  à  sa  nation,  et 


li 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  379 

en  même  temps,  il  y  arait  dans  toutes  ses  œutrcs  des  défauts 
frappants.  Dès  sa  jeunesse,  il  avait  marché  en  dehors  des  routes 
habituelles;  un  poème,  fortement  licencieux,  l'avait  forcé  à  fuir 
de  sa  ville  natale,  et,  pendant  neuf  ans,  pour  vivre  à  Paris,  il 
avait  été  réduit  aux  expédients.  Jamais  il  ne  put  démentir  sa  na- 
ture indisciplinée  ;  ses  vives  saillies,  qui  trahissaient  souvent 
son  caractère  tout  persoimel  ;  ses  épigrammes  mordantes,  l'es- 
prit et  la  gaieté,  qui  toujours  étaient  à  ses  ordres,  lui  donnèrent 
une  telle  valeur  aux  yeux  de  ses  contemporains  qu'il  put,  sans  paraî- 
tre ridicule,  se  comparer  à  Voltaire,  qui  lui  était  pourtant  si  su- 
périeur ,  et  se  poser,  non  pas  seulement  comme  son  adversaire, 
mais  comme  son  rival.  Mais,  malgré  tout  le  bien  que  les  Français 
pouvaient  dire  de  leur  Piron,  tous  les  jugements  qu'ils  portaient 
sur  lui  se  terminaient,  inévitablement,  par  le  refrain  que  Diderot 
a  cité  comme  une  formule  consacrée  :  «  Quant  à  tout  ce  qui 
touche  au  goût,  Piron  n'en  a  pas  la  moindre  idée.  » 

PoiNSiNET.  —  Dans  la  littérature,  comme  dans  la  société,  on 
rencontre  de  petits  personnages  bizarres,  comiques,  qui,  doués 
d'un  certain  talent,  savent  se  pousser,  s'insinuer,  mais  qui  se 
voient  sans  cesse  l'objet  de  plaisanteries  à  cause  de  la  facilité  que 
Ion  trouve  à  les  abuser.  Tout  en  étant  dupes,  ces  personnes  ne 
restent  pas  en  arriére:  elles  continuent  leur  existence  active; 
leur  nom  est  connu,  on  les  accueille  bien;  leurs  mésaventures 
ne  les  déconcertent  pas;  elles  les  considèrent  toujours  comme 
des  accidents  passagers  et  ne  pensent  qu'à  en  tirer  des  avantages 
pour  l'avenir.  Tel  est  le  rôle  que  joue  Poinsinet  dans  le  monde 
littéraire  français.  C'est  à  peine  si  Ton  peut  croire  toutes  les  mys- 
tifications auxquelles  on  l'a  soumis  ;  sa  mort  même,  en  Espa- 
gne, prête  au  ridicule  comme  sa  vie  entière,  et  cette  tin  rappelle 
ces  pièces  d'artifice  qui  font  surtout  du  bruit  au  moment  même 
où  elles  s'éteignent. 

Marivaux.  —  L'histoire  de  la  réputation  de  cet  écrivain,  con- 
quise, puis  perdue,  est  l'histoire  de  beaucoup  d'autres  renom- 
mées, et  surtout  de  renommées  de  poètes  dramatiques  français. 

Il  y  a  un  très-grand  nombre  de  pièces  qui,  dans  leur  temps, 
ont  été  très-bien  accueillies  et  dont  la  critique  française  ne  peut 
parvenir  à  s'expliquer  le  succès.  La  chose  est  pourtant  bien  sim- 
ple. La  nouveauté  a  un  charme  très-grand,  uniquement  à  titre 
de  nouveauté.  Que  l'on  suppose  maintenant  un  jeune  homme,  non- 


3ft0  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

veau  lui-même  dans  le  monde  littéraire,  apportant  une  œuvre  nou- 
velle, sacliant  se  concilier  par  sa  modestie  une  bienveillance  qu'on 
lui  accorde  d'autant  plus  facilement  qu'il  n'aspire  pas  à  la  cou- 
ronne suprême,  mais  semble  seulement  éveiller  des  espérances; 
que  Ton  suppose  un  public,  comme  toujours,  esclave  de  l'impres- 
sion du  moment,  qui  considère  un  nom  nouveau  comme  une 
page  blanche  sur  laquelle  il  peut,  à  son  gré,  écrire  une  grâce  ou 
une  condamnation;  que  Ton  suppose  entin  une  pièce  écrite  avec 
quelque  talent,  jouée  par  d'excellents  acteurs;  comment  une  pa- 
reille œuvre  dans  de  semblables  circonstances  ne  serait-elle  pas 
applaudie?  Elle  l'est,  en  el'fet,  et  la  pièce  et  fauteur  ont  dès  lors 
une  certaine  réputation.  Si  ce  premier  essai  ne  réussit  pas 
la  persévérance  iinira  par  conquérir  un  succès.  L'histoire  du 
Théâtre-Français  le  prouve.  On  voit  donc  qu'il  est  possible  à  tout 
auteur  de  se  faire  applaudir,  mais  ce  qui  lui  est  impossible,  c'est 
de  conserver  toujours  la  faveur  de  la  loule.  Si  le  génie  s'épuise,  le 
talent  s"use  encore  plus  vite;  le  public  remarque  rapidement  ce 
que  l'auteur  ne  sent  pas;  une  jeunesse  nouvelle  apparaît,  et  tout  ce 
que  l'on  trouvait  intéressant  parait  vieux  et  suranné.  L'écrivain 
alors  qui  ne  renonce  pas  à  produire  ressemble  à  une  femme  qui 
ne  veut  pas  dire  adieu  à  des  charmes  disparus  Telle  fut  la  triste 
situation  de  Marivaux.  Sa  destinée  était  celle  de  tout  le  monde, 
et  il  ne  put  la  suiiporter;  il  devint  chagrin  et  injuste;  et  Diderot, 
dans  le  Neveu  de  Hameau,  l'a  raillé  sur  ce  ridicule. 

DoRAT.  —  Ecrivain  fécond,  agréable  surtout  dans  ses  poésies  lé- 
gères, moins  heureux  dans  ses  grands  poëmes  sérieux  et  surtout 
dans  les  pièces  de  théâtre.  —  Le  charme  puissant  par  lequel  le 
théâtre  attire  les  spectateurs,  attire  aussi  vers  lui  maint  auteur 
sans  vocation  dramatique.  Chez  toutes  les  nations,  le  nombre  des 
écrivains  qui  veulent  jouir  du  bonheur  de  voir  leurs  créations  sur 
la  scène,  dépasse  toute  proportion  raisonnable  ;  indépendamment 
de  la  satisfaction  intime,  la  représentation  donne  aussi  au  nom 
de  l'auteur  une  célébrité  rapide  et  universelle;  il  ne  faut  en  vou- 
loir à  personne  de  poursuivre  avec  ardeur  de  pareils  avantages. 
Si  ce  désir  violent  de  travailler  pour  le  théâtre  est  devenu  comme 
une  épidémie  chez  les  Allemands,  qui  sont  plus  calmes  et  plus 
repliés  sur  eux-mêmes,  on  conçoit  sans  peine  que  le  Français, 
qui  ne  compte  pas  la  vanité,  même  excessive,  pour  un  défaut, 
.soit  poussé  nécessairement  et  sans  qu'il  puisse  résister,  vers  un^i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  581 

scène  qui  a  plus  d'un  siècle  de  gloire  éclatanle,  et  qui  a  été  illus- 
trée par  de  si  grands  noms  ;  si  Ton  n'espère  pas  les  égaler,  on 
aspire  du  moins  à  paraître,  derrière  eux,  il  est  vrai,  mais  en 
leur  compagnie  et  à  la  même  place.  Dorât  ne  put  échapper  à  ces 
tentations  ;  et  il  résista  d'autant  moins  qull  a\ait  été  d'abord 
très-goûté  et  surfait  ;  mais  sa  fortune  ne  dura  pas  ;  il  tomba 
comme  Marivaux,  et  fut  précipité  comme  tous  ces  écrivains  si 
nombreux  avec  lesquels  on  pourrait  remplir  un  cercle,  sinon  de 
l'Enfer,  au  moins  du  Purgatoire  de  Dante. 

Trublet.  —  Fontenelle  et  la  Motte,  deux  hommes  de  talent  et 
d'esprit,  mais  plus  portés  vers  la  prose  que  vers  la  poésie,  vou- 
lurent rabaisser  celle-ci  aux  dépens  de  la  première  ;  ils  surent 
pendant  quelque  temps  gagner  à  leurs  opinions  le  public,  qui  se 
sent  extrêmement  prosaïque  sans  pouvoir  cependant  se  passer  de 
poésie. 

L'abbé  Trublet,  littérateur  de  quelque  mérite,  adopta  leur  doc- 
trine, et  passa  sa  vie  à  contempler  et  à  adorer  ses  deux  maîtres. 
La  malice  de  Voltaire,  qui  se  tourna  contre  lui,  le  fit  beaucoup 
souffrir;  cependant,  après  vingt-cinq  ans  d'efforts  persévérants, 
malgré  sa  médiocrité  reconmie,  il  parvint,  grâce  à  la  protection 
de  la  cour,  à  être  reçu  à  l'Académie. 

L'abbé  le  Bla?(c.— Quand,  par  la  faveur  delà  foule  ou  desgrands, 
un  talent  médiocre  parvient  à  la  fortune  et  aux  honneurs,  aussitôt 
tous  les  écrivains  de  sa  taille  sont  dans  une  agitation  étrange. 
Tous  se  sentent  ranimés  par  cette  idée  qu'il  y  a  encore  d'au- 
tres braves  gens  que  l'on  ne  peut  pourtant  pas  appeler  des  gens 
sans  mérite,  et  que  leur  tour  va  sans  doute  bientôt  venir.  — 
Mais,  là  comme  partout,  la  fortune  conserve  son  droit  royal  diar- 
bitraire,  et,  n'agissant  toujours  qu'à  son  gré,  elle  n'a  pas  plus 
de  faveurs  pour  la  médiocrité  que  pour  le  talent.  L'abbé  le  Blanc, 
homme  à  la  vérité  d'une  très-mince  valeur,  dut  voir  ainsi  entrer 
à  l'Académie  plus  d'un  de  ses  pairs,  mais  pour  lui-même,  malgré 
une  faveur  passagère  de  la  cour ,  la  porte  resta  inexorablement 
fermée.  Le  Neveu  de  Rameau  a  rapporté  à  ce  propos  une  anec- 
dote fort  jolie. 

P'Alembert.— On  n'a  jamais  contesté  à  d'Alembert  sa  gloire  de 
mathématicien  ;  mais  comme,  pour  mieux  jouir  de  la  vie  et  de  la 
société,  il  a  cherché  et  a  réussi  à  être  un  littérateur  de  mérites 


582  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

très-variés,  les  envieux  sont  partis  de  là  pour  trouver  en  lui  des 
côtés  faibles.  Ces  esprits  malveillants,  qui  ne  reconnaissent  que 
malgré  eux  la  supériorité  de  l'esprit,  aimeraient  à  enfermer  tout 
homme  distingué  dans  son  talent  comme  dans  une  prison,  et  ils 
lui  refusent  le  droit  de  conquérir  Tinstruction  variée  qui  liait 
seule  le  bonheur.  Ils  ont  toujours  le  même  mot  à  la  bouche  :  Dans 

l'intérêt  de  sa  gloire,  il  n'aurait  pas  dû  faire  ceci,  faire  cela 

Comme  si  l'on  ne  travaillait  que  dans  l'intérêt  de  sa  gloire!  comme 
si  entretenir  des  relations  avec  tous  les  hommes  qui  pensent 
comme  nous,  s'intéresser  de  toute  notre  âme  à  leurs  œuvres,  à 
leurs  entreprises,  ce  n'était  pas  là  ce  qui  donne  à  la  vie  sa  plus 

haute  valeur! Cependant,   ce  n'est  pas  seulement  chez  les 

Français,  qui  vivent  bien  plus  pour  le  dehors,  mais  c'est  aussi 
cliez  les  Allemands,  qui  savent  pourtant  bien  apprécier  le  prix  des 
choses  purement  intimes,  que  ces  manières  de  juger  se  répan- 
dent ;  si  on  obéissait  à  ces  préjugés,  écrivains  et  savants  seraient 
bientôt  partagés  en  corporations  spéciales  auxquelles  il  serait  ab- 
solument interdit  d'empiéter  les  unes  sur  les  autres. 


UN    CARACTERE    DE    LA    CRITIQUE   FRANÇAISE    AU   XVIir   SIECLE. 

Les  vues  et  le  caractère  de  l'homme  se  révèlent  avec  une  clat  té 
yiarfaite  dans  les  jugements  qu'il  prononce  ;  ses  blâmes  et  ses 
éloges  indiquent  ce  qui  lui  manque  et  ce  qu'il  désirerait  posséder; 
c'est  ainsi,  que  sans  s'en  douter,  chaqwe  âge  montre  par  ses  pa- 
roles à  quel  degré  de  la  vie  il  est  parvenu.  Il  en  est  de  même 
pour  les  nations.  Leurs  louanges  et  leurs  blâmes  sont  l'expres- 
sion de  leur  situation.  Nous  connaissons  la  terminologie  critique 
des  Grecs  et  des  Romains  ;  que  la  liste  qui  va  suivre  aide  à  juger 
le  siècle  présent. 

Les  peuples,  comme  les  individus,  cherchent  souvent  leur 
point  d'appui  plutôt  sur  une  tradition  antique  et  étrangère  que 
sur  une  tradition  indigène,  ils  ne  savent  pas  s'appuyer  sur  ce 
qu'ils  ont  fait  par  eux-mêmes  ou  par  leurs  pères  ;  cependant,  un 
peuple  ne  peut  vraiment  juger  le  passé  et  le  présent  que  s'il 
possède  lui-même  une  littérature  originale  et  indépendante. 

On  ne  peut  dire  combien  de  services  a  rendu  aux  Anglais  le 
libre  esprit  de  Shakspeare,  en  les  débarrassant  de  l'esclavage  de 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  583 

Tantiquité.  Les  Français,  en  obéissant  à  des  théories  antiques 
dont  on  n'avait  pas  compris  la  vraie  signification,  en  se  soumettant 
aux  lois  étroites  d'une  élégante  convenance,  sont  arrivés  aujour- 
d'hui à  tellement  restreindre  leur  poésie  qu'elle  doit  à  la  fin  dis- 
paraître entièrement ,  car  elle  ne  peut  plus  même  trouver  un 
refuge  dans  la  prose.  —  Quant  à  l'Allemand,  il  était  sur  une 
bonne  voie,  qu'il  retrouvera,  dés  qu'il  ne  cherchera  plus,  par  des 
efforts  stériles  et  nuisibles,  à  prouver  que  le  poëme  des  Niebe- 
lungm  vaut  VIliade. 


MOTS  EMPLOYÉS  PAR  LA  CRITIQUE  FRANÇAISE  ♦. 

Mots  de  blâme,  abondants.  —  K.  Abandonné;  absurde;  arro- 
gance; astuce.—  B.  Bafoué;  bête;  bêtise;  bouffisure;  bourgeois; 
boursouflure;  bouquin;  boutade;  brisé;  brutalité.  —  C.  Cabale  ; 
cagot;  canaille;  carcan;  clique;  contraire;  créature.  —  D.  Décla- 
matoire ;  décrié  ;  dégoût  ;  dénigrement  ;  dépourvu  ;  dépravé  ; 
désobligeant;  détestable;  diabolique;  dur.  —  E.  Echoppe;  en- 
flure; engouement;  ennui;  ennuyeux;  énorme;  entortillé;  éphé- 
mère; épluché;  espèce  ;  étourneau.  —  F.  Factice;  fadaise  ;  faible; 
fainéant;  fané;  fastidieux;  fatigant  ;  fatuité  ;  faux;  forcé;  fou; 
fourrer;  friperie;  frivole  ;' furieux. —  G.  Gâté;  gauchement; 
gaucher;  grimace;  grossier ;"grossièrement.  —  H.  Ilaillons ;  hon- 
nêtement; honte;  horreur.  —  I.  Imbécile;  impertinence;  im- 
pertinent; impuissant;  incorrection;  indécis;  indéterminé;  in- 
différence ;  indignité  ;  inégalité  ;  inguérissable  ;  insipide  ;  insipi- 
dité; insoutenable  ;  intolérant  ;  irréfléchi.  —  J.  Jouet.  —  L.  La- 
quais; léger;  lésiné;  louche;  lourd.  —  M.  Maladresse;  manque; 
maraud  ;  mauvais  ;  médiocre  ;  méprise  ;  mépris  ;  mignardise  : 
mordant.  —  N.  Négligé  ;  négligence;  noirceur.  —  0.  Odieux.  — 
P.  Passable,  pauvreté;  pénible;  petites-maisons;  peu  propre; 
pie-grièche;  pitoyable;  plat;  platitude;  pompeux;  précieux;  pué- 
rilité. —  R.  Rapsodie  ;  ratatiné  ;  rebattu;  réchauffé  ;  redondance; 
rétréci;  révoltant;  ridicule;  roquet.  —  S.  Sans  succès;  sans 
souci;  sifflé;  singerie  ;  somnifère;  soporifique;  sottise;  subalterne. 
~-  T.  Terrassé;  tombé;  traîné,  travers;  triste.  —  V.  Vague;  vide: 
vexé;  vieillerie;  volumineux. 

Mots  d'éloge,  donnés  avec  ^parcimonie.  —  A.  Animé;  applaudi. 

'  Cette  liste  est  en  français  dans  le  texte. 


384  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

—  B.  Brillant.  —  C.  Charmant  ;  correct.  —  E.  Esprit.  —  F.  Fa- 
cile; finesse.  —  G.  Goût;  grâce;  gracieux;  grave.—  I.  Invention. 

—  J.  Justesse.  —  L.  Léger  ;  légèreté  ;  libre.  —  N.  Nombreu.v.  — 
P.  Piquant  ;  prodigieux  ;  pur.  —  R.  Raisonnable.  —  S.  Spirituel. 

—  V!  \ev\e. 

J'avais  publié  cette  liste  dans  la  3«  livraison  d'Art  et  Anti- 
quité. Les  mots  d'éloge  y  sont  en  fort  petite  quantité,  et  les 
mots  de  blâme  très-abondants.  Le  Vrai  Libérateur,  journal  de 
Bruxelles,  s'est  plaint  de  moi  à  ce  sujet  dans  son  numéro  du 
4  février  1819,  et  il  m'a  accusé  d'injustice  envers  la  nation  fran- 
çaise. 11  me  fait  ce  reproche  avec  une  grâce  si  aimable  que  ce  se- 
rait mal  à  moi  de  ne  pas  expliquer  le  mystère  caché  derrière  cette 
liste.  —  J'avoue  d'abord  sans  difficulté  que  sa  remarque  est  fort 
juste  :  parmi  les  mots  de  blâme,  il  s'en  trouve  de  bizarres  que 
l'on  n'attendait  guère,  et,  parmi  les  mots  d'éloge,  il  en  manque 
plusieurs  que  tout  le  monde  désignerait  tout  desuile.  Pour  justi- 
fier cette  singularité,  il  faut  que  je  raconte  comment  j'ai  été 
amené  à  dresser  cette  liste. 

Il  y  a  quarante  ans,  lorsque  M.  de  Grimm  eut  été  admis  avec 
honneur  dansla  haute  société  parisienne,  alors  si  remarquable  par 
l'esprit  et  les  talents,  lorsqu'il  fut  devenu  tout  à  fait  membre  de 
cette  réunion  d'hommes  si  éminente,  il  résolut  de  rédiger  un 
journal,  un  bulletin  des  événements  de  la  littérature  et  du  monde, 
pour  l'envoyer,  moyennant  une  forte  rétribution,  à  des  princes 
et  à  des  personnes  riches  d'Allemagne. 

On  était  alors  très-curieux  de  connaître  en  détail  la  vie  des 
cercles  parisiens,  parce  que  Paris  pouvait  être  considéré 
comme  le  centre  du  monde  civilisé.  Ces  journaux  ne  devaient 
renfermer  que  des  nouvelles,  mais  on  y  inséra  les  travaux  les 
plus  précieux  de  Diderot,  tels  que  la  Religieuse,  Jacques  le  Fa^ 
taliste,  etc.;  on  les  donnait  en  petits  fragments,  poui-  entretenir 
la  curiobilé,  l'attention  et  pour  que  chaque  envoi  lût  attendu  avec 
anxiété. 

Je  devais  à  une  haute  faveur  la  communication  régulière  de 
ces  feuilles  que  j'étudiais  avec  une  grande  attention. 

J'ai  une  qualité  dont  je  peux  me  vanter  :  j'ai  toujours  aimé  à 
reconnaître,  à  apprécier  et  à  admirer  avec  reconnaissance  les 
mérites  des  œuvres  que  je  lisais;  aussi  je  dus  bien  vite  être 
frappé  d'un  caractère  de  cette  correspondance  de  Grimm  :  dans 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  385 

les  récits,  dans  ks  anecdotes,  dans  les  portraits,  dans  les  pein- 
tures ,  dans  les  jugements ,  les  blâmes  étaient  bien  plus  fré- 
quents que  les  éloges,  et  la  terminologie  était  bien  plus  riche 
en  expressions  de  reproche  qu'en  expressions  de  louange.  Dans 
un  jour  de  bonne  humeur,  je  me  mis,  pour  mon  instruction  per- 
sonnelle, à  réunir  toutes  ces  expressions  ;  plus  tard,  moitié  par 
jeu,  moitié  sérieusement,  je  les  mis  en  ordre,  et  je  les  conservai 
de  longues  années  ainsi.  Quand  la  correspondance  de  Grimm  fut 
publiée,  je  relus  avec  attention  ce  document  du  passé  ;  je  retrou- 
vai tout  de  suite  mainte  expression  que  j'avais  déjà  remarquée 
et  je  fus  de  nouveau  convaincu  que  le  blâme  surpassait  de  beau- 
coup réloge.  Je  cherchai  alors  mon  ancienne  liste,  et  pour  attirer 
l'attention  sur  ce  point,  ce  à  quoi  je  réussis,  je  ta  fis  imprimer. 
Je  dois  faire  remarquer  qu'il  ne  me  fut  pas  possible  à  ce  moment 
de  reviser  mon  travail  ;  aussi  on  trouve  dans  ce  volumineux  ou- 
vrage un  grand  nombre  d'expressions,  soit  de  blâme,  soit  d'éloge 
que  je  n'ai  pas  indiquées.  —  Pour  que  cette  critique  qui  semblait 
adressée  à  une  nation  entière  ne  reste  pas  dirigée  contre  un 
seul  écrivain,  je  me  réserve  de  traiter  bientôt  cette  importante 
question  littéraire*. 

Le  conseiller  d'Étal  russe,  Ou^varoff,  dans  la  préface  de  son  re- 
marquable ouvrage:  LeyoëteNoimos,  de Panopolis (Saint-Péters- 
bourg, 1817),  a  écrit  ce  passage  si  honorable  pour  l'Allemagne  : 
<(  La  renaissance  de  la  science  de  l'antiquité  appartient  aux  Alle- 
mands. D'autres  peuples  peuvent  avoir  fait  d'importants  travaux 
préliminaires,  mais  si  la  haute  philologie  se  constitue  un  jour  dans 
sa  perfection,  c'est  l'Altemagne  qui  verra  cette  reconstruction  s'ac- 
complir. Aussi  c'est  dans  cette  langue  que  se  publient  presque 
tous  les  travaux  nouveaux,  et  voilà  pourquoi  j'ai  écrit  en  alle- 
mand. On  a  heureusement  abandonné  aujourd'hui  l'idée  d'une 
prééminence  scientifique  de  telle  ou  telle  langue.  Le  temps  est 
venu  où  chacun,  sans  inquiétude  sur  l'instrument  dont  il  se  sert, 
doit  choisir  la  langue  la  plus  en  harmonie  avec  l'ensemble  d'idées 
qu'il  veut  traiter.  »  —  Voilà  donc  un  homme  capable,  spirituel, 
qui,  s'élevant  bien  au-dessus  des  misérables  bornes  que  trace  un 
stérile  attachement  à  la  langue  maternelle,  choisit  un  idiome 
comme  un  bon  musicien  choisit  tel  ou  tel  registre  d'un  orgue 
yvuv  exprimer  tel  ou  tel  sentiment.    Puissent,  en  Allemagne, 

'  Clc  projet  n'a  pas  eu  de  suiies. 

90 


3S6  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

tous  les  esprits  cultivés  retenir  ces  paroles  ;  puissent  également 
les  jeunes  gens  bien  doués  être  excités  par  là  à  se  rendre  maî- 
tres de  plusieurs  langues,  comme  d'instruments  nécessaires  à  la 
■vie  et  qu'ils  doivent  toujours  avoir  à  leur  libre  disposition. 


FAUST. 

Tragédie  de  M.  de  Gcethe,  traduite  en  français  par  M.  Stapfer,  ornée  de 
dix-sept  dessins  par  M.  Delacroix. 

En  voyant  devant  moi,  dans  une  édition  de  luxe,  la  traduction 
française  de  mon  Faust,  je  suis  ramené,  par  mes  souvenirs,  au 
temps  où  cet  ouvrage  a  été  médité,  conçu  et  écrit;  j'étais  alors 
dans  un  état  d'âme  étrange.  S'il  a  eu  partout  un  succès  dont  je 
vois  encore  la  preuve,  en  ce  moment  même,  dans  ce  luxe  de  ty- 
pographie, c'est  qu'il  renferme,  fixé  là  pour  toujours,  le  tableau 
du  développement  d'un  esprit  pareil  au  nôtre,  qui  a  souffert  de 
toutes  les  peines  qui  tourmentent  Ihumanité,  qui  a  éprouvé 
toutes  les  agitations  qui  la  troublent,  qui  a  partagé  toutes  ses 
haines,  et  qui  a  joui  de  toutes  les  félicités  auxquelles  elle  aspire. 
Aujourd'hui,  toutes  ces  émotions  sont  bien  loin  du  poète;  le 
monde  aussi  a  d'autres  luttes  à  soutenir  ;  cependant  les  joies  et 
les  douleurs  de  l'âme  sont  toujours  à  peu  près  les  mêmes,  et  le 
dernier  né  aura  toujours  raison  de  s'inquiéter  des  bonheurs  et 
des  souffrances  que  l'on  a  éprouvés  avant  lui,  pour  se  préparer  à 
ce  qui  l'attend  à  son  tour. 

Les  éléments  de  ce  poème  sont  d'une  nature  sombre;  les 
scènes  qu'il  présente,  malgré  leur  variété,  sont  toujours  faites 
pour  inspirer  un  certain  effroi  ;  mais  transporté  dans  la  langue 
française,  qui  donne  à  tout  un  caractère  plus  serein,  plus 
clair,  plus  saisissable,  il  paraît  de  beaucoup  plus  lumineux  et 
plus  raisonné.  Dans  ce  volume,  le  format  in-folio,  le  papier,  les 
caractères,  la  typographie,  la  reliure,  tout  enfin  est  d'une  beauté 
parfaite,  et  tout  contribue  à  effacer  pour  moi  l'impression  que 
l'ouvrage  produisait  sur  mon  esprit,  quand  après  l'avoir  laissé 
quelque  temps  de  côté,  je  le  reprenais  pour  m'assurer  de  sa 
nature  et  de  ses  qualités. 

11  est  bien  curieux  que  l'esprit  d'un  artiste  ait  trouvé  dans 
cette  œuvre  obscure  tant  de  plaisir,  et  se  soit  si  bien  assimilé 


KOTES  ET  FRAGMENTS.  387 

tout  ce  qu'elle  renfermait  de  sombre  dans  sa  conception  première 
qu'il  a  pu  tracer  les  principales  scènes  avec  un  crayon  aussi 
tourmenté  que  la  destinée  du  héros.  M.  Delacroix  est  un  peintre 
d'un  incontestable  talent;  mais  il  est  accueilli  comme  le  sont 
souvent  les  jeunes  gens  par  nous  autres  vieillards;  les  con- 
naisseurs et  les  amis  de  l'art  ne  savent  pas  trop,  à  Paris,  ce  qu'il 
faut  dire  de  lui,  car  il  est  impossible  de  ne  pas  lui  reconnaître 
des  qualités,  et,  cependant,  on  ne  peut  louer  sa  manière  désor- 
donnée. Faust  est  une  œuvre  qui  va  du  ciel  à  la  terre,  du  possi- 
ble à  l'impossible,  de  la  grossièreté  à  la  délicatesse,  toutes  les 
antithèses  que  le  jeu  d'une  audacieuse  imagination  peut  créer  y 
sont  réunies  ;  aussi  M.  Delacroix  s'est  senti  là  comme  chez  lui  et 
dans  sa  famille.  Ses  dessins  éteignent  l'éclat  de  tout  ce  qui  les 
entoure;  ces  pages  si  nettes  du  texte  disparaissent,  et  l'esprit, 
ramené  dans  un  monde  ténébreux,  ressent  de  nouveau  toutes  les 
anciennesémotions  que  nousdonnait  l'histoire  fantastique  de  Faust. 
Je  ne  veux  pas  en  dire  davantage,  mais  je  désire  que  ce  remar- 
quable travail  produise  sur  tous  ceux  qui  l'examineront  le  même 
effet  que  sur  nous  et  leur  donne  autant  de  plaisir. 

Les  Souffrances  de  Werther  onléié  de  très-bonne  heure  traduites 
€11  français;  l'effet  produit  fut  grand  comme  partout,  parce  que, 
dans  la  traduction,  purent  passer  toutes  les  idées  d'un  intérêt 
humain,  général,  que  renfermait  l'original.  Au  contraire,  toutes 
mes  autres  œuvres  étaient  très-éloignées  de  la  manière  fran- 
çaise ;  je  m'en  rendais  bien  compte.  Seule,  ma  traduction  d'//er- 
mann  et  Dorothée,  par  Bitaubé*,  se  répandit  doucement.  En  gé- 
néral, il  était  difficile  pour  tous,  à  ce  moment,  de  percer  en 
France.  Cependant  quelques  partisans  fidèles  de  la  littérature 
allemande  continuèrent  à  travailler  pour  nous.  On  traduisit  mon 
théâtre.  Dans  ces  derniers  temps,  mes  œuvres  ont  gagné  en 
France  une  influence  nouvelle.  Motifs.  (Voir  le  Globe,  n°  55 
Tome  m.  1826.)  Les  anticlassiques  trouvent  un  secours  dans 
mes  principes  sur  l'art;  les  œuvres  que  j'ai  écrites  d'après  ces 
principes  sont  des  exemples  à  invoquer  qui  leur  conviennent 
parfaitement.  Aussi  ils  se  conduisent  avec  une  grande  adresse, 
en  ne  critiquant  qu'avec  modération  les  passages  qui  ne  leur 
plaisent  pas. 

*  1800. 


388  KOTES  ET  FRAGMENTS. 


ŒUVBES  DRAMATIQUES  DE  GŒTIIE, 
traduites  en  français  par  A.  Slapfer.  Notices  de  MM.  Stapfer  et  Ampère. 

'  Au  moment  oii  Ton  soumet  à  la  nation  allemande  cette  ques- 
lion  ;  une  collection  des  longs  travaux  littéraires  de  Gœthe  serait- 
elle  bien  accueillie?  à  ce  moment,  il  sera  peut-être  agréable  de 
s.ivoir  quel  effet  produisent  ces  œuvres  sur  une  nation  voisine 
qui  ne  s'est  jamais  intéressée  que  d'une  façon  générale  aux  tra- 
vaux de  TAllemagne,  qui  n'en  a  connu  que  quelques-uns  et  qui 
n'en  a  loué  qu'un  très-petit  nombre. 

Nous  ne  pouvons  nier  que  cet  éloignement  entêté  que  les 
Français  témoignaient  contre  nos  ouvrages,  nous  a,  à  notre  tour, 
très-vivement  détournés  des  leurs;  nous  nous  sommes  peu  in- 
quiétés de  leurs  jugements  sur  nous,  et  nous  ne  les  avons  pas  jugés 
nous-mêmes  avec  une  grande  faveur.  Il  est  curieux  de  voir  au- 
jourd'hui les  mêmes  œuvres  recevoir  les  mêmes  éloges  des  deux 
peuples,  et  s'attirer  l'estime,  non  de  quelques  personnes  isolées 
et  très-bienveillantes,  mais  d'un  groupe  d'esprits  nombreux.  Ce 
changement  mérite  un  examen  attentif.  Il  a  plusieurs  causes. 
D'abord,  les  Français  se  sont  pleinement  convaincus  que  les  Al- 
lemands se  distinguent  en  tout  par  Thonnêteté  sérieuse  des  ef- 
forts, par  la  bonne  volonté,  par  une  énergie  vigoureuse  et  persé- 
vérante. De  cette  conviction  est  née  cette  autre  :  il  faut  considérer 
les  œuvres  considérables  d'une  nation  étrangère,  et  d'un  indi- 
vidu de  cette  nation,  comme  des  œuvres  indépendantes  de  nous, 
nées  d'elles-mêmes  pour  elles-mêmes;  et,  je  dirai  plus,  il  ne  faut 
les  juger  que  d'après  les  lois  qui  leur  sont  propres.  Nous  devons 
donc,  au  point  de  vue  du  progrés  général  du  monde,  nous  ré- 
jouir, en  voyant  une  nation,  qui  s'est  éprouvée  et  purifiée  en 
traversant  tant  d'époques  diverses,  chercher  autour  d'elle  des 
sources  fraîches,  pour  se  ranimer,  se  fortifier,  se  restaurer; 
c'est  plus  que  jamais  en  dehors  d'elle-même  qu'elle  cherche 
son  rajeunissement,  car  elle  ne  s'adresse  plus  à  une  nation  dont 
le  développement  est  achevé,  dont  les  œuvres  ont  une  perfection 
reconnue  depuis  longtemps;  elle  se  tourne  vers  un  peuple  voisin, 
peuple  encore  vivant,  encore  engagé  dans  la  lutte  et  dans  la  re-, 
cherche .  Nous  ne  sommes  pas  même  les  seuls  qui  attirions  son  atten- 
tion; les  Anglais  et  les  Italiens  Toccupent  aussi;  si  on  voit,  sur 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  389 

trois  théâtres  différents,  la  pièce  de  Schiller,  Intrigue  et  Amour_ 
favorablement  accueillie,  si  les  contes  de  Musaeus  sont  traduits, 
lord  Byron,  Walter  Scott,  Cooper  sont  introduits  au  même  mo- 
ment, et  les  mérites  de  Manzoni  sont  de  même  dignement  ap- 
préciés. Peut-être  le  temps  est-il  proche  où  les  Français  seront 
près  de  surpasser  les  Allemands  pour  la  liberté  et  la  profondeur 
de  la  critique.  J'en  avertis  les  intéressés,  puissent-ils  m'entendre! 
Jusque-là,  notons  attentivement  les  jugements  favorables  ou  dé- 
favorables qu'ils  expriment  sur  nous,  jugements  qui  reposent  sur 
de  larges  principes  conquis  depuis  peu  de  temps.  (Suit  la  tra- 
duction de  lÉtude  de  M.  Ampère.) 

La  Notice  (de  M.  Stapfer),  placée  en  tête  de  la  traduction 
française  de  mes  œuvres  dramatiques,  est  également  digne  d'at- 
tention. Elle  donne  à  réfléchir  sur  le  sort  de  l'homme,  sur  sa 
nature.  Le  tissu  de  notre  existence,  de  nos  actions,  est  formé  de 
milliers  de  fils  d'origine  absolument  diverse;  nécessité,  hasard, 
arbitraire,  liberté,  tous  les  éléments  s'y  croisent  et  s'y  mêlent. 
Aussi,  personne  ne  peut  considérer  notre  passé  comme  nous  le 
ronsidérons  nous-même;  le  moment  nous  a  paru  jadis  trop  fugi- 
tif; ce  sont  maintenant  les  années  qui  nous  semblent  trop  courtes  : 
le  dénoûment  est  bien  loin  de  répondre  à  nos  vœux,  et  l'en- 
semble tout  entier  nous  parait  mesquin;  c'est  ainsi  que  les  hom- 
mes les  plus  sages  ont  été  entraînés  faussement  à  dire  :  Tout  est 
vanité.  Le  biographe,  au  contraire,  voit  tout  avec  plus  de  faveur; 
il  se  contente  du  résultat  obtenu;  il  remonte  vers  les  entreprises 
heureuses  ou  stériles,  examine  les  moyens  employés,  les  facultés 
mises  en  œuvre,  dévoile  les  forces  cachées  qui  ont  agi;  et,  s'il  ne 
distingue  pas  tout,  ce  qu'il  aperçoit  suffit  pour  permettre  à  son 
regard  satisfait  de  comprendre  avec  clarté  l'ensemble.  Dans 
l'étude  du  monde  moral,  il  y  a,  en  effet,  des  indices  qui  guident 
l'esprit  avec  autant  de  certitude  que,  dans  le  monde  physique, 
les  sens  sont  guidés  par  des  indices  matériels;  mais  dans  les 
deux  cas,  il  faut  un  tact  inné,  il  faut  une  pratique  longtemps  con 
tinuée  avec  une  passion  persévérante,  pour  savoir  observer  l'objet 
d'un  regard  limpide,  le  saisir  dans  sa  partie  essentielle,  ne  pas 
le  confondre  avec  ce  qui  lui  ressemble,  et  porter  sur  lui  le  vrai 
jugement.  Je  désire  que  mes  amis  puissent  lire  la  Notice  dont  je 
parle  ici.  Sur  quelques  faits,  sur  quelques  idées,  ils  seront  en 
désaccord  avec  l'auteur,  mais,  comme  moi,  ils  seront  pénétrés 
de  reconnaissance  et  d'admiration  en  voyant  avec  quelle  bienveil- 

22. 


390  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

lance  le  biographe  a  su  s'approprier  les  faits  connus  et  deviner 
les  faits  cachés. 

Il  est  curieux  aussi  qu'il  soit  arrivé  à  certaines  vues  qui  éton- 
nent celui-là  même  qui  aurait  dû  les  apercevoir  le  premier  :  elles 
lui  ont  échappé,  justement  parce  qu'elles  étaient  trop  prés  de  lui. 

J.a  Notice  de  M.  Stapfer  et  Y  Étude  de  M.  Ampère  sont  d'accord 
sans  se  ressembler  ;  elles  ont  une  haute  importance  pour  moi,  au- 
jourd'hui que  mon  devoir  est  de  m' occuper  de  moi-même,  de  voir 
ce  que  pendant  ma  vie  j'ai  accompli  et  réussi  à  terminer,  comme 
ce  que  j'ai  manqué  et  négligé. 


LA  GUZLA. 

Poésies  illyriques,  ^^aris,  18'27.) 

Ouvrage  qui  frappe,  dès  le  premier  coup  d'œil,  et  qui,  si  on 
l'examine  d'un  peu  plus  prés,  soulève  une  question  mystérieuse» 

C'est  depuis  peu  seulement  que  les  Français  ont  étudié  avec 
goût  et  ardeur  les  différents  genres  poétiques  de  l'étranger,  en 
leur  accordant  quelques  droits  dans  l'empire  du  beau.  C'est  éga- 
lement depuis  peu  qu'ils  se  sont  sentis  portés  à  se  servir,  pour 
leurs  œuvres,  des  formes  étrangères.  Aujourd'hui,  nous  assistons 
à  la  plus  étrange  nouveauté  :  ils  prennent  le  masque  des  nations 
étrangères,  et  dans  des  œuvres  supposées,  ils  s'amusent  avec 
esprit  à  se  moquer  très-agréablement  de  nous.  Nous  avons  d'a- 
bord lu  avec  plaisir,  avec  admiration  le  faux  original,  et,  après 
avoir  découvert  la  ruse,  nous  avons  eu  un  second  plaisir  en  re- 
connaissant l'habileté  de  talent  qui  a  été  déployée  dans  cette  plai- 
santerie d'un  esprit  sérieux.  On  ne  peut  certes  mieux  prouver 
son  goût  pour  les  idées  et  les  formes  poétiques  d'une  nation 
qu'en  cherchant  à  les  reproduire  par  la  traduction  et  l'imitation. 

Dans  le  mot  Guzla  se  cache  le  nom  de  Gazul;  le  nom  de  cette 
bohémienne  espagnole  masquée  qui  s'était  récemment  moquée  de 
nous  avec  tant  de  grâce,  nous  donna  l'idée  de  faire  des  recherches 
sur  cet  Hyacinthe  Maglanowich,  principal  auteur  de  ces  poésies 
dalmates,  et  nos  recherches  ont  réussi.  De  tout  temps,  quand  un 
ouvrage  a  obtenu  un  grand  succès,  on  a  cherché  à  attirer  l'atten- 
tion au  Dublic  et  à  gagner  ses  louanges  en  rattachant  un  second 


I 


I 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  301 

ouvrage  au  premier,  sous  le  titre  de  Smi7^,  Deuxième  partie,  etc. 
Cette  fraude  pieuse,  connue  dans  les  arts,  a  aidé  à  former  le 
goût;  en  effet,  quel  est  l'amateur  de  médailles  anciennes  qui  n'a 
pas  de  plaisir  à  rassembler  la  collection  de  fausses  médailles, 
gravées  par  Jean  Cavino  ?  Ces  imitations  trompeuses  ne  lui  don- 
nent-elles pas  un  sentiment  plus  délicat  de  la  beauté  des  mon- 
naies originales? 

M.  Mérimée  ne  trouvera  donc  pas  mauvais  que  nous  le  décla- 
rions ici  l'auteur  du  Théâtre  de  Clara  Gazul  et  de  la  Gtizla,  et 
que  nous  cherchions  même  à  connaître,  pour  notre  plaisir,  tous 
les  enfants  clandestins  qu'il  lui  plaira  de  mettre  ainsi  au  jour. 

M.  Mérimée  est,  en  France,  un  de  ces  jeunes  indépendants  oc- 
cupés à  chercher  une  route  qui  soit  vraiment  la  leur;  la  route  qu'il 
suit  pour  son  compte  est  une  des  plus  attrayantes;  ses  œuvres 
n'ont  rien  d'exclusif  et  de  déterminé  ;  il  ne  cherche  qu'à  exercer 
et  à  perfectionner  son  beau  talent  enjoué,  en  l'appliquant  à  des 
sujets  et  à  des  genres  poétiques  de  toute  nature. 

Ouant  à  cette  Guxla,  nous  ne  ferons  qu'une  remarque.  Le  poète  a 
laissé  de  côté,  dans  ses  imitations,  les  modèles  qui  présentaient 
des  tableaux  sereins  ou  héroïques.  Au  lieu  de  peindre  avec  éner- 
gie cette  vie  rude,  parfois  cruelle,  terrible  même,  il  évoque  les 
spectres,  en  vrai  romantique  ;  le  lieu  où  il  place  ses  scènes  est 
déjà  effrayant;  le  lecteur  se  voit,  la  nuit,  dans  des  églises,  dans 
des  cimetières,  dans  des  carrefours,  dans  des  huttes  isolées,  au 
miheu  de  roches,  au  fond  d'abîmes  ;  là  se  montrent  souvent  des 
cadavres  récemment  enterrés;  le  lecteur  est  entouré  d'hallucina- 
tions menaçantes  qui  le  glacent;  des  apparitions,  et  des  flammes 
légères  par  des  signes  mystérieux  veulent  nous  entraîner;  ici  nous 
voyons  d'horribles  vampires  se  livrer  à  leurs  crimes,  ailleurs  c'est 
le  mauvais  œil  qui  exerce  ces  ravages,  et  l'œil  à  double  prunelle 
inspire  surtout  une  terreur  profonde;  en  un  mot,  tous  les  sujets 
sont  de  l'espèce  la  plus  repoussante.  Mais  cependant  il  faut  ren- 
dre cette  justice  à  l'auteur  :  il  n'a  épargné  aucune  peine  pour 
bien  se  familiariser  avec  ce  monde  ;  il  a  montré  dans  son  travail 
une  heureuse  habileté,  et  s'est  efforcé  d'épuiser  son  suj«t. 


392  NOTES  ET  FRAGMENTS. 


DOS  ALOSZO  OU  l'eSPAGNE  * 
Histoire  contemporaine  par  V-  A.  de  Salvandy.  {Paris,  1824.) 

Un  curieux  roman  historique.  Autrefois,  cette  espèce  d'écrit 
n'avait  pas  une  excellente  réputation,  parce  que,  d'ordinaire,  il 
changeait  Thistoire  en  fable.  Les  tableaux  du  passé  que  nous  avions 
conquis  par  un  travail  pénible  s'y  trouvaient  brouillés  par  les 
jeux  d'une  imagination  niai  conduite.  De  nos  jours,  ce  genre  a 
pris  une  autre  physionomie;  on  ne  cherche  plus  à  compléter 
l'histoire  par  des  fictions;  on  veut,  par  la  force  vivante  des  ta- 
bleaux et  des  peintures,  l'introduire  pleinement  dans  la  vie. 
On  met  en  scène  des  personnages  vrais,  on  trace  leurs  por- 
traits avec  une  fidélité  absolue  à  l'histoire,  on  les  fait  agir  confor- 
mément» leur  caractère  ;  puis,  on  entoure  ces  figures  principales 
de  figures  accessoires,  dans  lesquelles  on  symbolise  les  différents 
traits  caractéristiques  des  mœurs  de  l'époque.  On  conduit  les 
événements  de  façon  qu'un  grand  nombre  de  faits  réels  et  vi- 
vants entrent  dans  un  ensemble  vraisemblable  et  harmonieux. 
Walter  Scott  est  un  maître  en  ce  genre  ;  il  avait  un  avantage  ;  son 
art  si  habile  s'était  consacré  à  peindre  des  sites  remarquables  et 
peu  connus,  des  événements  à  moitié  oubliés,  des  mœurs,  des  vi- 
sages, des  habitudes  étranges.  Ainsi  s'explique  le  succès  qui  a  ac- 
cueilli les  peintures  du  petit  monde  à  moitié  vrai  qu'il  nous  a 
révélé.  Le  Français  qui  s'avance  aujourd'hui  est  plus  hardi  :  il 
s'attaque  à  l'âge  contemporain,  à  l'âge  actuel.  Les  personnages 
historiques  qu'il  peint  sont  contrôlés  par  l'histoire  contemporaine, 
les  personnages  imaginaires  ont  aussi  leur  contre-épreuve  im- 
médiate ;  tous  nous  sentons  et  nous  savons  comment  nos  con- 
temporains pensent  et  agissent.  11  serait  difficile  d'analyser  et  de 
suivre,  dans  tout  son  développement,  un  aussi  grand  ouvrage; 
tôt  ou  tard,  tout  le  monde  le  lira,  soit  dans  le  texte  original, 
soit  dans  une  traduction.  La  richesse  du  contenu  de  cette  œu- 

*  Quoique  cet  ouvrage  soit  un  peu  oublié,  j'ai  donné  l'analyse  tout 
entière  parce  que  rien  ne  peut  mieux  nous  montrer  avec  quel  soin 
minutieux  et  avec  quelle  méthode  Goethe  se  rendait  compte  de  tout  ce 
qu'il  lisait,  et  avec  quelle  patience,  à  un  âge  si  avancé,  il  étudiait  les 
ouvrages  même  les  plus  étrangers  à  ses  travaux  habituels. 


j1 

i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  393 

vre  se  devine  en  parcourant  la  Uste  des  personnages  ;  cette 
liste  est  nécessaire,  car,  toutes  les  figures  se  croisent  tellement 
qu'il  faut  une  lecture  répétée  et  attentive  pour  avoir  une  idée 
exacte  de  leur  rôle  respectif.  Le  lecteur  consultera  sans  doute 
ia  liste  suivante  avec  plaisir,  comme  on  le  fait  pour  un  drame  à 
nombreux  personnages. 

Personnages  DE  l'Introduction.  —  Vauteiir,  voyageur  français, 
entre  en  1820  en  Espagne  par  la  frontière  occidentale.  —  Don 
Geronimo,  alcade  d'Urdax,  ei  aubergiste.  —  Dofia  Urraca,  sa 
femme.  —  Don  Juan  de  Dios,  leur  fils  aîné,  étudiant.  —  Fran- 
çois de  Paule,  leur  jeune  fils,  destiné  à  fétat  ecclésiastique  ;  en 
attendant,  domestique. —  Paquila,  ou  Françoise,  leur  nièce;  jolie 
fille. —  Le  Père  Procurateur,  dominicain.  —  Antonio,  voiturin, 
amant  de  Paquita.  —  Un  Inconnu  mystérieux.  —  Vin  tendant 

—  Un  général  constitutionnel,  frère  de  dona  Urraca,  père  de 
Paquita.  —  Madame  Hiriart,  aubergiste  à  Ainlioa. 

Personnages  du  manuscrit  d'Ainuoa,  qui  commence  avec  la  mort  de 
Charles  III  (1788).  —  Don  Louis,  officier  en  retraite.  —  Dona 
Leonor,  sa  femme.  —  Alonzo,  leur  fils.  —  Maria  de  las  A?igus- 
tias,  leur  fille,  plus  tard  marquise  de  San-Pablo.  —  Frère  Isi- 
dore, inquisiteur  de  Mexico.  —  Charles  IV,  roi  d'Espagne.  — 
Marie-Louise,  reine  d'Espagne.  —  Le  Prince  des  Asturies,  leur 
fils,  prince  héréditaire.  —  Godoij,  duc  dWleudia,  prince  de  ia 
Paix,  favori,  maître  du  royaume.  —  Enriquez,  autrefois  célèbre 
torrero,  maintenant  invalide.  —  Antonio,  voiturin,  gracioso.  — 
Frère  Apariccio,  son  frère,  jeune  prêtre.  —  Le  Commissaire  de 
Salamanque,  hôte  de  fétudiant  Alonzo.  —  Doîîa  Engrazia, 
hôtesse.  —  Don  Mariano,  leur  petit-fils,  bachelier.  —  Mariana, 
servante.  —  Sir  George  Wellesley,  Anglais  influent.  —  Don 
Juan,  duc  de  L",  autrefois  baron  de  R",  gouverneur  de  la 
Havane.  —  Don  Carlos,  son  fils  aîné,  officier  de  la  garde,  cheva- 
lier de  la  Puerta  del  Sol.  —  Don  Jayme  T  *,  noble  libertin,  frère 
de  don  Carlos.  —  Le  Comte  de  D*.  —  Dona  Matea,  sa  femme. 

—  Aldouza,  sa  fille.  —  Domingo,  son  père,  riche  commerçant 
de  Cadix.  —  Inès,  sa  gouvernante.  —  Margarila,  sa  domestique. 

—  Don  Osorio,  marquis  de  C*,  beau-frère  du  duc  de  L.  —  Le 
Comte  de  X-*,  favori  du  favori  Godoy.  —  Sœur  Maria  de  los  Do- 
lorès,  abbesse,  veuve  du  marquis  de  C.  —  Un  Conducteur  de 
chariot.  —  Hidalgo  de  Xativa,  Valencien,  fidèle  au  passé,  par- 
tisan de  l'Autriche,  et  opposé  aux  Bourbons.  —  Don  Lope,  officier 


39i  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

mystérieux  ;  ami  d'enfance  du  prince  des  Asturies  ;  repoussé  atec 
lui,  récompensé  par  un  riche  emploi  en  Amérique.  —  Le  Prélat 
hidore.  (Voir  plus  haut  le  frère  Isidore.) 

Cette  liste  ne  nous  conduit  pas  encore  à  la  fin  de  la  première  par- 
lie,  mais  les  principaux  personnages  sont  introduits.  Nous  quit- 
tons notre  héros  au  moment  où  il  se  rend  en  Amérique,  exilé 
avec  honneur.  Sur  ce  nouveau  théâtre  paraissent  de  nouveaux 
personnages,  dont  le  lecteur  fera  facilement  connaissance.  A  son 
retour  en  Europe,  il  retrouvera  les  figures  qui  lui  sont  familières. 
—  C  est  pour  nous-même  que  nous  avons  dressé  cette  liste,  alin 
d'éclaircir  les  difficultés  que  présente  la  lecture  de  Touvrage;  qua- 
tre personnes  prennent  successivement  la  parole;  le  voyageur, 
Tauteur  du  manuscrit  d'Ainhoa,  un  solitaire  et  un  soldat  cheva- 
lier. Tous  parlent  à  la  première  personne.  L'auteur  a  ainsi  Ta- 
vantage  de  leur  faire  raconter  les  événements  quils  ont  vus 
eu.\-mêmes,  et  nous  entendons  des  récits,  faits  par  des  té- 
moins oculaires,  qui  retracent  la  curieuse  série  des  révolutions 
d'un  grand  empire  depuis  1788  jusqu'au  jour  présent.  Ces  récils 
ne  sont  pas  donnés  successivement;  ils  sont  mêlés  les  uns  aux 
autres,  ce  qui  exige  une  grande  attention  de  la  part  du  lecteur. 
Dès  que  Ton  s'est  retrouvé  au  milieu  des  événements,  on  peut 
admirer  les  narrations  de  Fauteur  et  on  applaudit  à  la  liberté  avec 
laquelle  son  regard  parcourt  les  affaires  de  ce  monde.  En  même 
temps  poêle  et  orateur,  il  met  dans  la  bouche  de  chaque  person- 
nage les  argmnents  les  plus  énergiques,  les  plus  clairs,  propres 
à  démontrer  la  justesse  de  la  cause  que  sert  chacun  d'eux  ;  ces 
discours  opposés  servent  à  révéler  des  esprits  violemment  sé- 
parés ;  si  la  confusion  est  assez  inextricable,  elle  n'a  pas  dejésul- 
lats  fâcheux  pour  la  peinture  des  caractères.  Ainsi,  dès  le  com- 
mencement de  l'ouvrage,  le  nom  de  Napoléon  n'est  cité  que  pour 
être  couvert  d'injures;  cependant,  dès  qu'il  se  montre  en  personne 
pour  diriger  une  bataille,  le  prince  et  le  général  apparaissent  en 
lui  sous  le  plus  beau  jour. 

On  doit  bien  penser  que  les  journaux  français  ne  pouvaient 
garderie  silence  à  l'apparition  d'un  ouvrage  de  ce  genre;  le  Con^ 
sLitutionnel  fait  un  éloge  sans  réserves;  le  Journal  des  Débals 
emploie  une  méthode  de  critique  qui  n'est  pas  sans  malveillance; 
il  énumère  les  qualités  nécessaires  à  l'écrivain  qui  entreprenait 
ce  Uvre,  et  parmi  ces  qualités  il  en  cite  d'impossibles  et  de  contra- 
dictoires ;  cependant  il  assure  que  l'ouvrage  est  mauvais  parco 


i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  ,  39.'/ 

queTauteur  ne  les  possédait  pas  toutes;  il  loue  certaines  parties 
isolées,  mais  pense  que  Tensemble  doit  être  refondu  et  écrit  de 
nouveau.  Après  avoir  longuement  développé  cette  idée,  le  cri- 
tique, comme  Balaam,  est  forcé  par  un  bon  génie  de  terminer 
son  anathème  par  des  paroles  de  bénédiction  ;  nous  donnons  ici  ce 
curieux  passage  et  cela  dans  le  texte,  parce  que  Texpérience  nous 
a  montré  qu'une  traduction,  même  faite  avecle  plus  grand  soin, 
ne  peut  jamais  rendre  la  clarté  et  la  précision  de  Toriginal. 

«  Ce  livre  porte  beaucoup  à  refléchir;  je  n'en  connais  pas  qui 
offre  une  peinture  plus  vraie  des  mœurs  de  TEspagne,  qui  donne 
une  idée  plus  complète  de  l'état  de  ce  pays  et  des  causes  qui  Tont 
tenu  peut-être  sans  espoir  de  retour  loin  du  mouvement  de  la 
civilisation  de  TKurope.  M.  de  Salvandy  doit  beaucoup  à  ses  propres 
observations,  il  est  facile  aussi  de  voir  qu'il  a  obtenu  des  rensei- 
gnements précieux  sur  quelques  parties  des  grands  débats  qui  ont 
eu  lieu  dans  la  Péninsule;  il  en  a  fait  usage  avec  discernement. 
S'il  montre  Texcès  des  forces  de  la  jeunesse  dans  la  complicalioii 
de  son  sujet,  dans  la  pompe  de  son  style,  il  laisse  percer  un  es- 
prit mûri  de  bonne  heure  par  les  grandes  questions  qui  agiient 
Tordre  social,  et  propre  par  conséquent  à  les  développer  et  à  les 
juger.  )) 

Un  pareil  témoignage,  qu'un  écrivain  se  voit  forcé  de  rendreà  un 
adversaire,  nous  parait  digne  de  toute  considération  et  nous  l'ac- 
ceptons très-humblement  ;  cependant,  on  a  oublié  d'indiquer  la 
^plus  belle  de  toutes  les  qualités  de  l'auteur,  celle  sur  laquelle  re- 
posent toutes  les  autres.  Je  veux  parler  de  la  piété,  qui  s'aperçoit 
non  dans  les  actes  des  personnages,  mais  dans  l'ensemble  de  l'ou- 
vrage, dans  l'âme  et  dans  l'esprit  de  l'auteur.  Piété*,  mot  qui,  en 
Allemagne,  a  conservé  jusqu'à  présent  une  chasteté  virginale,  nos 
puristes  l'ayant  heureusement  laissé  de  côté  à  cause  de  son  origine 
étrangère.  Pietas  gravissimum  et.  sanctissimum  twmen,  dit  un 
noble  devancier  en  reconnaissant  en  elle  fundamentum  omnimn 
viriutum.  Ce  n'est  ni  le  lieu  ni  le  temps  de  m'étendre  à  ce  sujet: 
e  ne  dirai  que  quelques  mots.  Si  certains  faits  de  la  natuie 
humaine,  considérés  au  point  de  vue  moral,  nous  forcent  à  recon- 
naître une  espèce  de  mal  radical,  un  péché  originel,  en  revanclie 
d'autres  faits  montrent  dans  certains  hommes  iine  vertu  originelle, 

*  Pietset. —  C'est  une  de  ces  expressions  dérivées  du  français  ou  du  h.tin 
"^omme  il  en  existe  tant  dans  la  hngue  allemande  contemporaine. 


5%  NOTES   ET  FRAGMENTS. 

une  bonté,  une  loyauté  et  surtout  un  penchant  pour  la  véné- 
ration qui  sont  innés.  Lorsque  ce  germe  se  développe,  lorsqu'il 
devient  actif  et  se  montre  dans  les  actes  de  la  vie  pratique, 
nous  l'appelons  comme  W  anciens  piété.  Les  parents  la  ressen- 
tent avec  force  pour  leurs  enfants;  les  enfants  plus  faiblement 
pour  leurs  parents;  entre  frères  et  sœurs,  entre  membres  d'une 
même  famille,  d'une  même  race,  entre  compatriotes,  elle  étend 
sa  bienfaisante  influence;  le  cœur  la  ressent  pour  les  princes, 
les  bienfaiteurs,  les  maîtres,  les  protecteurs,  les  amis,  les  protégés, 
les  serviteurs  de  tout  rang,  les  animaux,  et  même  pour  la  terre, 
pour  le  sol,  pour  un  pays,  pour  une  ville;  elle  embrasse  tout,  le 
monde  lui  appartient  tout  entier,  et  la  meilleure,  la  suprême  par- 
tie d'elle-même  appartient  au  ciel;  elle  seule  fait  contre-poids  à 
l'égoisme;  si  par  miracle,  elle  existait  un  moment  chez  tous  les 
hommes,  la  terre  serait  guérie  de  tous  les  maux  dont  elle  souffre 
et  dont  elle  soulTrira  toujours.  Nous  en  avons  déjà  trop  dit  et  tout 
ce  que  nous  pourrions  dire  resterait  insuffisant;  que  l'auteur  té- 
moigne sur  lui-même  par  ces  quelques  paroles  :  «  La  jeunesse  a  be- 
soin de  respecter  quelque  chose.  Ce  sentiment  est  le  principe  de 
toutes  les  actions  vertueuses,  il  est  le  foyer  d'une  émulation 
sainte  qui  agrandit  l'existence  et  qui  l'élève.  Quiconque  entre 
dans  la  vie  sans  payer  un  tribut  de  vénération  la  traversera  tout 
entière  sans  en  avoir  reçu.  » — Si  cette  grâce  sainte  de  Dieu  et  de  la 
nature  n'avait  pénétré  l'âme  de  notre  ami  S  comment  pourrait-il, 
>i  jeune,  être  arrivé  au  plus  haut  résultat  que  puisse  donner  la 
sagesse  tirée  de  la  vie,  résultat  que,  dans  le  cours  de  l'ouvrage, 
nous  trouvons  avec  admiration  exprimé  en  termes  si  clairs? 
Puisse  cettepensée  être  comprisede  beaucoup  desprits,etréconcilier 
avec  sa  situation  plus  d'une  âme  tourmentée  :  «  Je  crois  que 
le  premier  devoir  de  ce  monde  est  de  mesurer  la  carrière  que  le 
hasard  nous  a  fixée,  d'y  borner  nos  vœux,  de  chercher  la  plus 
grande,  la  plus  sûre  des  jouissances,  dans  le  charme  des  diffi- 
cultés vamcues  et  des  chagrins  domptés  ;  peut-être  la  dignité,  le 
succès,  le  bonheur  intime  lui-même  ne  sont-ils  qu"à  ce  prix.  Mais 
pour  arriver  à  cette  résignation  vertueuse,  il  faut  de  la  force, 
une  force  immense.  » 

'  M.  de  Salvanly  avait  coriespondu  avec  Gœlhe. 


NOTES  ET   FRAGMENTS.  307 

LE    LIVRE    DES    CENT    ET    DR 
Tome  I,  Paris,  Ladvocat,  1831. 

Cet  ouvrage  est  très-digne  d'attention  et  par  sa  naissance  et  par 
son  contenu.  Le  libraire  Ladvocat,  homme  excellent  et  d'une 
parfaite  honnêteté*,  a  longtemps  rendu  de  grands  services  à  des 
hommes  de  talent  qui  cherchaient  à  percer.  Plusieurs  sont  main- 
tenant arrivés  à  la  réputation,  mais  leur  éditeur,  à  la  suite 
de  plusieurs  revers,  est  menacé  de  la  ruine;  la  reconnaissance 
a  inspiré  à  un  grand  nombre  d'entre  eux  l'idée  de  venir  à  son  aide 
en  publiant  chez  lui  un  ouvrage  dont  le  succès  le  relèvera.  —  Le 
diable  boiteux  à  Paris,  tel  était  le  premier  titre  donné  à  cet  ou- 
vrage, qui  doit  être  une  description  de  Paris,  de  ses  mœurs, 
de  ses  originalités,  de  ses  habitudes  connues  et  ignorées.  Mais 
lorsqu'on  vit  le  nombre  et  l'importance  des  travaux  qui  devaient 
composer  le  livre,  on  pensa  que  c'était  se  faire  tort  que  de  rap- 
peler un  ouvrage  antérieur  qui,  malgré  son  mérite,  ne  peut  égaler 
en  intérêt  une  peinture  du  temps  actuel.  Ces  explications  nous 
sont  données  d'une  manière  très-simple  dans  une  préface,  par 
l'éditeur,  et  d'une  manière  extrêmement  spirituelle  par  un  des 
collaborateurs  (Jules  Janin)  dans  le  chapitre  intitulé  Asmodée.  — 
Il  nous  fait  voir  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'ancien  esprit,  qui 
arrachait  aux  maisons  leurs  toits,  et  l'esprit  moderne  qui  aujour- 
d'hui va  dérouler  devant  nous  un  si  riche  tableau.  Asmodée  est 
ici  ce  génie  incisif  d'observation  qui  reparaît  dans  tous  les  siècles ,  se 
montrant  tantôt  bienveillant,  tantôt  impitoyable,  modifiant  et  chan- 
geant son  masque  suivant  les  peuples  et  les  individus  qu'il  veut  met- 
tre à  nu.  Dans  le  Paris  actuel,  on  ne  verrait  que  peu  de  chose  si  on 
se  contentait  de  soulever  les  toits  et  de  regarder  dans  les  chambres 
à  coucher  les  plus  hautes.  Nos  écrivains  savent  se  faire  ouvrir  aussi 
bien  les  salles  de  fêtes  des  puissants  que  les  souterrains  douloureux 
des  prisons.  L'homme  obscur  qui  occupe  le  logement  le  plus  pau- 
vre a  pour  eux  autant  de  valeur  que  le  poëte  célèbre,  qui  dans  un 
salon  brillamment  éclairé,  au  milieu  de  la  société  la  plus  élégante» 
reçoit  les  hommages  qui  lui  sont  le  plus  chers.  —  Ils  nous  don- 
nent sur  des  lieux  dont  nous  avons  déjà  entendu  parler,  des  détails 
précis  qui  nous  intéressent.  Ils  nous  font  voir  des  vieillards  que  ja- 
dis nous  avons  connus  dans  l'éclat  etl'activité  de  leur  jeunesse.  Une 
foule  d'opinions  et  de  sentiments,  qu'ils  nous  communiquent,  nous 

'  Gœthe  n'a  pas  connu  personnellement  le  libraire  Ladvocat.    Ch. 
II.  23 


598  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

forcent  à  nous  intéresser  à  des  sujets  qui  nous  sont  pourtant 
étrangers.  Plus  on  est  au  courant  de  la  sitwation  de  la  France  et 
surtout  des  questions  parisiennes,  plus  cet  ouvrage  plaira.  Le 
lecteur  allemand  passera  ou  ne  fera  que  feuilleter  un  grand  nom- 
bre de  chapitres  ;  Fennui  qu'il  aura  trouvé  dans  plusieurs  sera 
compensé  par  d'autres  où  l'on  traite  de  sujets  importants,  d'un 
intérêt  général,  et  où  Fon  pénètre  dans  les  grandes  questions  qui 
agitent  le  temps  présent. 

Les  différents  chapitres  se  suivent  absolument  sans  ordre  ;  on 
les  a,  et  avec  raison,  mêlés  comme  un  jeu  de  cartes.  Nous  dirons 
quelques  mots  sur  chacun  d'eux  pris  séparément  ;  on  aura  ainsi 
une  idée  générale  de  Fensemble  de  Fouvrage. 

Une  Maisoîî  au  Marais  (par  Henri  Monnier). —Peinture  des 
existences  les  plus  pénibles.  Personnes  âgées,  d'habitudes  régu- 
lières et  retirées,  très-proches  de  la  misère,  formant  entre  elles 
une  espèce  de  monde ,  et  vivant  dans  un  certain  contentement, 
obéissant  dans  tous  leurs  actes  à  de  vieilles  routines,  et  pour  leur 
rester  fidèles,  cédant  avec  douceur  aux  fantaisies  d'autrui.  exem- 
ple :  La  portière,  après  une  dispute  avec  la  laitière,  lui  défend  d'en- 
trer dans  la  maison.  Un  vieux  commis,  ne  voulant  pas  changer 
d'habitude,  va  tous  les  matins  assez  loin  de  la  maison  acheter  à 
cette  même  laitière  son  lait  et  celui  de  sa  voisine. 

Le  Bourgeois  de  Paris  (par  Bazin).  —  On  respire  ici  un  peu 
plus  librement.  Mœurs  paisibles  et  honnêtes  d'un  brave  homme 
qui  vit  joyeux  dans  un  horizon  borné,  et  qui,  dans  des  circon- 
stances impérieuses,  sait  bien  se  conduire  et  montre  certaines 
qualités. 

Une  Fête  aux  environs  de  Paris  (par  Ch.  Paul  de  Kock).  —  En- 
core un  bourgeois  de  Paris,  mais  inférieur  au  précédent.  11  oblige 
sa  femme,  ses  amis,  sa  famille  à  faire  une  excursion  dans  un 
village  qu'ils  ne  connaissent  pas.  De  là  des  embarras  de  toute 
espèce;  mais  rien  ne  le  trouble;  son  étourderie,  son  manque  de 
réflexiou.  son  entêtement  gâtent  tous  les  plaisips  qu'on  attendait, 
mais  cela  n'a  aucun  effet  sur  lui.  Il  ne  voit  pas  les  dangers,  et  va 
se  jeter  dedans;  il  compromet  tous  ceux  qui  sont  avec  lui,  il  re- 
çoit une  volée  de  coups  de  bâton,  mais  il  reste  toujours  le  même, 
bourgeois  content  et  tranquille. 

La  Conciergerie  (par  Philarète  Chasles).  —  Nous  revenons  dans 
les  rues  les  plus  étroites  de  la  ville.  Un  jeune  homme  de  seize 
ans  e^  H^rèiê,  par  hasard,  dans  une  maison  où  la  police  a  cru 


ÎSOTES  ET  FRAGMENTS.  ^99 

découvrir  une  conspiration.  Il  est  extrêmement  intéressant  de 
voir  aussitôt  chacun  des  employés,  suivant  son  carnctère  et  son 
i;rade,  peser  d'une  façon  plus  ou  moins  lourde  sur  le  prisonnier. 
Plus  la  situation  est  horrible,  plus  on  a  de  bonheur  à  voir  briller 
sous  ces  voûtes  obscures,  comme  une  pâle  et  tremblante  étoile, 
une  étincelle  d'humanité. 

La  Morgue  (par  Léon  Gozlan).  —  Tel  est  le  nom  donné  au 
vieux  monument  dans  lequel  on  expose  les  cadavres  inconnus, 
noyés  et  autres.  Que  de  fois  nous  a-t-on  fait  trembler  avec  des 
descriptions  et  des  récits  de  ce  funèbre  lieu!  Mais  ici,  ce  sont 
d'attrayants  tableaux  de  la  vie  qui  nous  sont  présentés.  Au-dessus 
de  ces  salles  où  chaque  jour  se  renouvellent  des  spectacles  si  af- 
freux vivent,  sous  le  même  toit,  deux  employés;  nous  sommes 
introduits  dans  leur  famille,  nous  trouvons  là  des  personnes 
très-convenables,  un  ménage  très-bien  organisé,  un  mobilier 
modeste,  mais  soii^né  et  bien  tenu,  un  piano,  et  quatre  jolies  jeunes 
lilles,  gaies  et  bien  élevées.  En  quittant  ces  tableaux  qui  brillent 
d'un  jour  si  doux,  nous  retrouvons,  au  rez-de-chaussée,  les  dou- 
leurs les  plus  horribles.  Une  nourrice,  voyageant  en  diligence, 
s'endort,  et  laisse  tomber  sous  les  pieds  des  voyageurs  l'enfant 
qui  lui  était  confié  et  qu'elle  emmenait  à  la  campagne.  Elle  le  ra-- 
masse  mort.  Les  mouvements  de  cette  femme,  ses  paroles,  tout 
est  parfaitement  reproduit  ;  elle  semble  peu  à  peu  s'apaiser;  elle 
s'éloigne,  mais  le  soir  elle  est  étendue  morte  auprès  de  son 
enfant. 

Le  Jardin  des  Plantes  (par  Barthélémy  et  Méry).  —  Poésie  de 
deux  poètes  alliés;  elle  peint  avec  agrément  une  visite  à  ces  lieux, 
consacrés  à  la  vie  et  à  la  science. 

Le  Palais-Royal  (par  E.  Roch)  fait  contraste  avec  la  paix  de  la 
nature  que  l'on  vient  de  quitter.  Cet  édifice  unique  a  été  des 
millions  de  fois  visité,  mentionné,  décrit,  et  cependant  cette 
peinture  conserve  et  offre  un  grand  intérêt.  On  est  content  de 
savoir  quel  aspect  nouveau  présente  le  Palais-Royal  au  moment 
où  il  s'agrandit  et  où  le  possesseur  de  cette  demeure  royale  la 
quitte  pour  en  occuper  une  plus  royale. 

Une  Maison  de  la  rue  de  VÊcole-de-Médecine  (par  Gustave 
Drouineau).  —  Du  tumulte  et  du  bruit  nous  sommes  conduits  dans 
une  maison  sans  apparence,  mais  à  laquelle  sont  attachés  les  plus 
grands  souvenirs.  Il  arrive  de  temps  en  temps  que  des  jeunes 
gens  d'un  esprit  noble  et  vif  ne  trouvant  dans  le  présent  rien  qui 


400  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

mérite  une  brûlante  passion  se  rejettent  dans  le  passé;  ils  vont 
diercher  dans  l'histoire,  dans  la  vie  des  hommes  célèbres,  dans 
les  romans  un  objet  auquel  puissent  s'adresser  leurs  sentiments 
exaltés  ;  quand  ils  Tout  trouvé,  ne  pouvant  plus  voir  le  héros  lui- 
même,  ils  partent  comme  en  pèlerinage  sacré  poiu-  visiter  les  lieux 
où  il  a  vécu,  agi,  et  s'ils  le  pouvaient,  ils  transformeraient  les 
murs  les  plus  humbles  en  un  temple  d'adoration.  C'est  un  jeune 
homme  de  ce  genre  que  nous  voyons  ici.  Il  s"est  consacré  à  la 
mémoire  de  Charlotte  Corday  ;  il  cherche  la  demeure  de  Marat,  il 
la  découvre  enfin  ;  suivant  les  pas  de  l'héroïne,  il  monte  der- 
rière elle  les  marches  du  sombre  escalier,  il  entre  dans  l'étroit 
vestibule,  où  elle  a  attendu,  et  n'a  pas  de  repos  jusqu'à  ce  qu'en- 
fin on  lui  ouvre  le  cabinet  où  était  la  baignoire  et  où  fut  donné 
le  coup  mortel.  Peu  de  changements,  lui  assure-t-on,  ont  été 
faits  ;  il  se  sent  entouré  des  spectres  de  tous  les  tyrans  amis  de 
Marat,  et,  quand  il  descend  l'étroit  escalier,  ils  se  pressent  au- 
tour de  lui  et  rétrécissent  encore  le  passage  devant  ses  pas. 

Pour  réveiller  ces  événements  devant  notre  imagination  et 
notre  âme,  rien  ne  vaut  mieux  que  les  descriptions  précises,  et 
souvent  c'est  un  détail  trivial  qui  sait  le  mieux  les  ressusciter  avec 
toute  leur  horreur. 

Le  Bibliomane  (par  .Charles  Nodier).  —  Tableau  plus  enjoué, 
et  qui,  cependant,  finit  tristement.  Un  amateur  d'éditions  rares 
ou  uniques,  devenu  à  moitié  fou,  le  devient  tout  à  fait  après  avoir 
un  jour  manqué  une  vente,  et  la  mort  seule  le  guérit.  Il  est 
certain  que,  lorsque  ces  passions  n'ont  pas  pour  racine  une  haute 
pensée,  elles  dégénèrent  toujours  en  une  espèce  de  démence.  On 
faisait  observer  à  un  de  nos  vieux  et  honorables  amis,  qui  notait 
un  certain  livre  dans  un  Catalogue,  qu'il  possédait  déjà  trois  exem- 
plaires de  cet  ouvrage  :  «  On  ne  saurait  avoir  trop  de  fois  un  bon 
livre,  »  répondit-il,  et  il  acheta  son  quatrième  exemplaire.  La  pas- 
sion des  gravures,  des  eaux-fortes  originales,  ressemble  assez  à 
la  passion  des  livres;  cependant  ici  on  peut  dire  qu'entre  chaque 
épreuve  il  y  a  souvent  une  grande  différence. 

Les  Bibliothèques  publiques  (par  Paul  Lacroix). —  Les  détails  qui 
nous  sont  donnés  ont  un  grand  intérêt.  On  prête,  à  Paris,  les 
livres  en  quantité,  et  on  n'exige  pas  qu'ils  soient  vite  rendus.  Il 
est  à  souhaiter  que  tous  les  bibliothécaires  puissent,  la  main  sur 
la  conscience,  affirmer  que  leur  trésor  littéraire  n'est  pas  admi- 
nistré comme  ceux  dont  on  nous  parle  ici. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  401 

Une  Première  Heprésentalion  {^ar  Merville). —  Récit  détaillé  et 
très-gai  de  la  représentation  d'une  pièce  infortunée  qui  tombe 
sous  les  sifflets.  Ce  chapitre,  et  ceux  du  même  genre,  ont  le 
mérite  de  nous  donner  une  peinture  générale  et  comme  un  mo- 
dèle de  situations  connues. 

Les  Soirées  d'Artistes  (par  Jal).  —  On  pénètre  ici  dans  h  vie 
sociale  des  artistes;  on  voit  les  réunions  animées  dans  lesquelles 
les  jeunes  talents  agitent  avec  esprit  les  questions  du  jour.  Dans 
ce  monde  de  Tart  règne  une  certaine  anarchie,  chaque  artiste 
semble  agir  suivant  ses  idées  propres  ;  il  aime  à  entretenir,  avec 
ses  collègues,  d'agréables  relations  de  société,  mais  il  n'y  a  pas 
de  maître  dont  on  suive  les  leçons  ou  les  conseils.  David  avait 
quitté  Paris  même  avant  sa  mort  ;  le  baron  Gérard  paraît  n'avoir 
sur  le  cercle  que  nous  voyons  ici  aucurje  influence.  C'est  un  vif 
plaisir  de  voir  citer  les  noms  d'un  grand  nombre  d'hommes 
d'un  talent  reconnu,  accompagnés  d'une  description  rapide  de 
le,ur  personne.  Cependant,  l'Abbaye  ait  Bois  (par  madame  la  du- 
chesse d'Abrantès)  a  un  intérêt  encore  plus  général.  Ce  couvent, 
il  est  vrai,  a  toujours  été  l'asile  de  personnes  remarquables  ;  ce- 
pendant qui  s'attendrait,  dans  les  bâtiments  humides  et  obscurs 
d'un  cloître,  à  trouver  plusieurs  salons  httéraires.  Des  femmes, 
aujourd'hui  d'un  certain  âge,  dont  l'existence,  après  avoir  été 
autrefois  très-brillante,  a  été  réduite  par  des  vicissitudes  de  di- 
verse nature,  habitent  dans  ce  couvent,  où  elles  ont  loué  des 
chambres  fort  simples.  Madame  Récamier  continue  à  rassembler 
autour  d'elle  des  personnes  distinguées  qui  ont  pour  elle  une 
profonde  considération. 

De  ce  séjour  paisible,  éloigné  de  tout  î)ruit,  nous  sommes  en- 
traînés à  une  Fête  au  Palais-Royal  (par  M.  de  Salvandy).  Pour  la 
dernière  fois,  Charles  X  est  fêté  par  ses  parents,  pour  la  dernière 
fois  acclamé  par  le  peuple.  Le  roi  de  Naples  est  frappé  de  cette 
fête  admirable  donnée  en  son  honneur;  cependant  un  pressenti- 
ment plane  au-dessus  de  ces  salons  si  splendidement  éclairés,  et 
l'on  se  permet  de  dire  :  «  Nous  dansons  sur  un  volcan.  »  Ce  cha- 
pitre, qui  est  un  fragment  d'histoire,  repousse  dans  l'ombre  tous 
les  autres,  et  la  lumière  puissante  qui  s'en  échappe  frappe  telle- 
ment les  lecteurs  qu'ils  jugent  trop  sévèrement  les  autres  récits, 
et  leur  accordent  à  peine  l'attention  qu'ils  méritent.  On  a  vu 
que  nous  ne  tombions  pas  dans  cette  faute,  et  nous  mentionne- 
rons encore  avec  plaisir  Une  Chanson  de  Béranger  à  Château- 


402  KOTES  ET   FRAGMENTS. 

briand;  la  Béponse  de  Chateaubriand,  et  enfin  V Ingratitude  poli- 
tique (par  M.  de  Jouy).  Ces  trois  derniers  chapitres  portent  cha- 
cun l'empreinte  d'une  politique  différente;  il  est  évident  que 
parmi  cent  et  un  écrivains,  bien  des  opinions  diverses  doivent 
régner.  Il  suffit  que  ces  opinions,  dans  cet  ouvrage  même,  ne  se 
déclarent  pas  exclusives  et  ne  se  proscrivent  pas  mutuellement. 
Si  ce  seul  volume  a  déroulé,  devant  notre  esprit,  des  scènes  si 
variées,  que  de  tableaux  nous  réservent  les  neuf  autres  volumes 
que  Ton  nous  promet  et  aue  nous  attendons! 


LITTÉRATURE  ITALIENNE 


I 


î.UTTES    VIOLENTES    DES    CLASSIQUES    ET    DES   ROMANTIQUES   EN    ITALIE 

Romantico  !  mot  étrange  pour  les  Italiens,  mot  que  Naples  et 
Iheureu^e  Camp.inie  ignorent  encore;  qui,  à  Rom.e,  n'est  connu 
que  des  artistes  a:lemands,  mais  qui,  en  Lombardie,  et  surtout  à 
Milan,  fait  depuis  quelque  temps  un  grand  bruit.  Le  public  est 
partagé  en  deux  camps,  toujours  prêts  au  combat.  En  Allemagne, 
c'est  quand  l'occasion  l'exige,  et  bien  tranquillement,  que  nous 
nous  servons  de  l'adjectif  romantique,  mais  en  Italie,  Roman- 
tisme et  Classicisme  désignent  deux  sectes  irréconciliables.  Chez 
nous  la  lutte  (s'il  y  a  lutte)  est  bien  plus  pratique  que  théorique  ; 
nos  poètes  et  nos  écrivains  romantiques  ont  leurs  contempo- 
rains pour  eux,  et  ils  ne  manquent  ni  d'éditeurs  ni  de  lecteurs; 
il  y  a  longtemps  que  nous  avons  franchi  les  premiers  tâtonnements 
de  la  distinction  ;  les  deux  écoles  commencent  à  s'entendre;  c'est 
donc  d'un  esprit  paisible  que  nous  pouvons  contempler  le  feu  qui 
commence  à  flamber  au  delà  des  Alpes,  feu  que  nous  avons  allumé. 

Milan  est  très-propre  à  devenir  le  théâtre  de  cette  lutte,  parce 
qu'il  y  a  dans  cette  ville  plus  de  littérateurs  et  d'artistes  que 
partout  ailleurs  en  Italie;  comme  les  questions  politiques  man- 
quent, les  discussions  littéraires  gagnent  en  intérêt.  De  plus,  le 
voisinage  de  la  langue  et  de  la  civilisation  allemandes  devait  don- 
ner l'occasion  de  se  mettre  au  courant  des  questions  agitées  che2 
nous. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  405 

L'ensemble  des  idées  issues  des  langues  anciennes  et  les  œu- 
vres inimitables  écrites  dans  ces  langues  sont,  comme  on  le  pense 
bien,  en  grand  honneur  chez  les  Italiens.  Il  est  naturel  que  l'on 
désire  toujours  conserver  exclusivement  ce  fonds  d'inspiration;  il 
est  aussi  naturel  que  cette  fidélité  excessive  dégénère  enfin  en  une 
espèce  d'entêtement  et  de  pédantisme  ;  c'est  une  conséquence  que 
l'on  attend  et  que  Ton  peut  pardonner.  Dans  leur  propre  langue 
les  Italiens  ont  une  discussion  du  même  genre  ;  les  uns  défen- 
dent Dante  et  les  écrivains  florentins  antérieurs  cités  par  la 
Crusca,  les  autres  acceptent  les  mots  et  les  locutions  nouvelles 
que  la  vie  et  le  cours  des  choses  ont  fait  naître  dans  les  es- 
prits modernes.  On  ne  peut  refuser  de  la  raison  et  de  la  valeur 
au  parti  du  passé,  mais  cependant  celui  qui  ne  s'occupe  que 
du  passé  court  risque  de  presser  contre  son  cœur  une  momie 
desséchée.  Cet  attachement  à  ce  qui  n'est  plus  suscite  en  tout 
temps  un  mouvement  révolutionnaire  ;  les  nouveautés  qui  es- 
sayent de  percer  ne  peuvent  plus  être  repoussées  et  contenues, 
elles  se  séparent  violemment  et  elles  ne  veulent  plus  ni  recon- 
naître les  qualités,  ni  se  servir  des  avantages  que  le  passé  offrait. 
Lorsque  le  génie,  s'efforçant  de  ranimer  les  temps  antiques,  veut 
ramener  ses  contemporains  dans  des  contrées  lointaines,  et  leur 
donner  une  image  séduisante  de  siècles  disparus,  il  rencontre 
dans  son  œuvre  de  grandes  difficultés  ;  au  contraire  il  est  facile  à 
l'artiste  de  peindre  ses  contemporains,  de  dire  ce  qu'ils  aiment, 
ce  qu'ils  désirent,  quelles  vérités  et  quelles  erreurs  les  préoccu- 
pent, car  lui-même  est  un  homme  de  son  siècle,  il  a  été  initié 
depuis  sa  jeunesse  à  toutes  ces  idées  ;  il  vit  avec  elles  ;  ses  convic- 
tions sont  celles  de  son  temps.  11  lui  suffit  de  laisser  un  libre 
jeu  à  son  talent,  il  est  presque  certain  qu'il  entraînera  derrière 
lui  une  grande  partie  du  public. 

L'Allemagne  a  abandonné  la  civilisation  qu'elle  avait  reçue  d'a- 
bord des  anciens,  puis  des  Français,  pour  embrasser  les  doctrines 
romantiques  ;  ce  romantisme  a  son  origine  première  dans  un 
certain  nombre  d'idées  empruntées  à  la  religion  chrétienne; 
les  traditions  obscures  sur  les  héros  du  Nord  lui  ont  été  fa- 
vorables et  l'ont  accéléré;  cette  école  avait  dès  lors  une  exis- 
tence solide ,  elle  se  répandit ,  et  aujourd'hui  il  n'y  a  peut-être 
pas  un  poète,  un  peintre,  un  sculpteur  qui  n'accepte  ces  sen- 
timents religieux  et  ne  leur  consacre  son  talent.  La  poésie  et  l'art 
prennent  également  cette  voie  en  Italie.  Parmi  les  romantiques 


404  NOTES  ET  FRAGÎIENTS. 

qui  écrivent,  on  cite  Jean  Torti,  auteur  d'une  Passion  du  Christ 
et  de  Terzines  sur  la  poésie.  Alexandre  Manzoni,  auteur  de  Car- 
magnola,  tragédie  encore  inédite,  s'est  fait  de  la  réputation  par  ses 
Hymnes  sacrées.  On  espère  beaucoup  de  Hermès  Visconli,  qui 
a  écrit  un  dialogue  sur  les  trois  unités,  une  dissertation  sur  le  sens 
du  mot  poétique,  et  des  réflexions  sur  le  style.  Ces  ouvrages  ne 
sont  pas  encore  livrés  au  public.  On  vante  Tesprit  et  la  pénétration 
de  ce  jeune  homme,  la  clarté  parfaite  de  ses  pensées,  son  étude 
profonde  des  anciens  et  des  modernes.  Il  a  consacré  plusieurs  années 
à  rétudedelaphilosophie  de  Kant  ;  il  a  appris  dans  ce  but  Tallemand 
et  s'est  familiarisé  avec  la  langue  du  sage  de  Kœnigsberg.  Il  a  étudié 
avec  autant  de  soin  les  autres  philosophes  allemands  et  nos  prin- 
cipaux poètes.  On  espère  qu'il  fera  cesser  cette  discussion  et  qu'il 
mettra  fin  aux  malentendus  qui  chaque  jour  deviennent  plus 
comphqués. 

11  se  présente  ici  un  fait  curieux.  Mon ti,  auteur dMrw^ycîème,  de 
Caius  Gracc/iws,  traducteur  de  l'/Ziade,  combat  avec  zèle  et  ardeur 
dans  le  camp  des  classiques.  Ses  amis  et  ses  admirateurs  au 
contraire  sont  dans  le  camp  romantique,  et  ils  assurent  que  ses 
meilleurs  ouvrages  sont  romantiques.  L'excellent  homme  est  très- 
blessé  de  ce  nom  donné  à  ses  ouvrages  et  il  repousse  avec  colère  la 
louange  qu'on  veut  lui  donner. 

Ce  dissentiment  s'explique  sans  peine  si  l*on  réfléchit  que  tout 
esprit,  formé  dès  sa  jeunesse  à  l'école  des  Grecs  et  des  Ro- 
mains ,  ne  peut  jamais  renier  une  certaine  filiation  avec  l'anti- 
quité; il  devra  toujours  reconnaître  avec  gratitude  ce  qu'il  doit  à 
ces  maîtres  morts,  quand  même  il  consacrerait  son  talent  devenu 
parfait  à  la  peinture  du  présent;  s'il  finit,  sans  s'en  douter,  comme 
un  moderne,  il  a  commencé  comme  un  ancien.  11  nous  est 
également  impossible  de  renier  les  idées  que  nous  devons  à  la 
Bible,  collection  de  documents  importants,  qui  jusqu'à  nos  jours 
a  gardé  une  influence  vivante,  quoique  ces  documents  soient  pour 
nous  aussi  éloignés  et  aussi  étrangers  que  toute  autre  antiquité. 
Nous  les  sentons  plus  près  de  nous,  parce  qu'ils  se  rattachent 
fortement  à  la  foi  et  aux  plus  hautes  idées  de  la  morale,  tandis 
que  les  autres  èittératures  ne  touchent  qu'au  goût  et  aux  quahtés 
moyennes  de  l'humanité. 

te  temps  dira  à  quelles  conditions  les  théoriciens  italiens  feront 
la  paix.  Aujourd'hui  on  ne  peut  le  deviner;  car,  s'il  faut  recon- 
naître qu'il   y   a  dans  le   romantisme  des  éléments  obscurs, 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  4(fô 

des  idées  fausses,  il  faut  reconnaître  aussi  que  le  vulgaire  a 
trop  vite  fini  en  appelant  romantique  tout  ce  qui  lui  paraît 
ténébreux,  niais,  embrouillé,  incompréhensible;  en  Allemagne, 
j  n'avons-nous  pas  vu  le  noble  nom  de  Philosophie  de  la  Nature 
devenir  insolemment  une  espèce  de  sobriquet  et  d'outrage.  Nous 
ferons  donc  très-bien  d'observer  avec  attention  ces  événements, 
car  c'est  un  miroir  dans  lequel  nous  apercevons  notre  conduite 
passée  et  présente  avec  plus  de  clarté  que  si  nous  ne  sortions  pas 
de  notre  horizon,  comme  nous  l'avons  fait  jusqu'à  présent. 

Nous  voulons  en  conséquence  suivre  le  sort  de  l'entreprise 
tentée  à  Milan  par  un  certain  nombre  d'hommes  aimables  et 
instruits,  qui,  avec  grâce  et  politesse,  cherchent  à  rapprocher 
les  divers  partis  et  à  les  amener  tous  au  point  de  vue  véritable. 
Ils  ont  annoncé  un  journal,  le  Conciliateur,  mais  le  numéro 
dans  lequel  ils  exposent  leurs  idées  a  été  déjà  reçu  par  des  in- 
jures blessantes;  le  public,  suivant  son  louable  usage,  tourne 
en  ridicule  les  deux  opinions,  et  détruit  tout  intérêt  sérieux. 
Cependant,  avant  peu,  les  romantiques  auront  là-bas  aussi  la 
majorité,  parce  que  leurs  œuvres  pénètrent  profondément 
dans  la  vie  actuelle;  donnant  une  expression  à  tous  les  sen- 
timents du  jour  présent ,  ils  entraînent  le  lecteur  dans  un 
monde  où  il  se  sent  à  l'aise.  Ce  qui  les  favorise  aussi,  c'est 
qu'on  met  par  erreur  au  compte  du  romantisme  tout  ce  qui  a 
une  couleur  patriotique  et  indigène  ;  si  l'amour  pour  la  langue 
maternelle  et  les  sentiments  religieux  du  pays  amènent  certains 
faits,  ils  sont  attribués  au  romantisme.  Ainsi,  pour  que  les  in- 
scriptions soient  intelligibles  à  tous,  on  commence  à  les  rédiger 
en  italien,  et  non  plus  en  latin  comme  autrefois;  on  dit  alors  que 
ce  changement  est  dû  à  la  doctrine  nouvelle.  11  est  facile  de  voir 
par  là  que  sous  ce  nom  de  romantisme  on  comprend  tout  ce  qui 
à  une  vie  actuelle,  énergique  et  efticace.  C'est  un  exemple  curieux 
du  changement  complet  de  sens  que  les  mots  peuvent  recevoir 
de  l'usage,  car  les  idées  romantiques,  à  bien  considérer,  ne  sont 
pas  plus  près  de  nous  que  les  idées  grecques  ou  romaines . 

—  Ces  lignes  étaient  écrites  depuis  plusieurs  mois  ;  je  les  avais 
rédigées  d'après  des  renseignements  particuliers.  Nous  avons  reçu 
depuis  lors  le  Conciliatore  et  les  autres  écrits  dont  nous  parlions. 
Dans  l'espérance  d'être  agréable  et  utile  à  nos  lecteurs,  nous  les 
avons  examinés  avec  soin.  Nous  ignorons  si  d'autres  publications 
ont  été  faites  à  ce  sujet;  pour  notre  part,  nous  nous  bornerons  à 

23. 


4f6  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

quelques  considérations  générales,  et  voici  pourquoi  :  Une  théorie, 
de  quelque  nature  qu  elle  soit,  présuppose  toujours  quelque  fait 
positif  que  Ton  cherche  à  expliquer.  Depuis  Aristote  jusqu'à  Kant, 
nous  devons  d'abord  chercher  le  point  spécial  qui  a  embarrassé 
les  hommes  extraordinaires  qui  ont  publié  de  grandes  œuvres 
avant  de  pouvoir  comprendre  pourquoi  ils  se  sont  livrés  à  tous 
leurs  travaux.  Il  en  est  de  même  pour  tous  ces  écrits  de  Milan: 
nous  aurions  beau  les  hre  avec  la  meilleure  volonté  du  monde, 
avec  l'attention  la  plus  scrupuleuse,  nous  ne  saurions  toujours 
pas  pourquoi  ils  ont  été  imprimés,  comment  la  discussion  est 
née,  comment  il  se  fait  qu'elle  ait  gardé  son  intérêt  et  sa  vie. 
Pour  en  savoir  sur  ce  sujet  plus  que  nous  n'en  avons  dit 
plus  haut,  il  faudrait  faire  un  long  séjour  à  Milan  même.  Une 
grande  et  magnifique  ville,  qui  pouvait  il  y  a  peu  de  temps  se 
regarder  comme  la  tête  de  l'Italie,  qui  doit  encore  reporter  avec 
complaisance  ses  souvenirs  vers  la  grande  époque,  renferme  dans 
son  sein  (pour  ne  pas  parler  des  tableaux  et  des  édifices  admira- 
bles) une  foule  d'oeuvres  d'art,  vivantes,  variées,  dont,  nous  au- 
tres Allemands,  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  idée.  Pour  juger 
toutes  ces  œuvres,  les  Milanais  agissent  comme  les  Français,  en 
montrant  cependant  un  esprit  plus  libéral;  ils  reconnaissent  dif- 
férents genres  séparés.  La  tragédie,  la  comédie,  l'opéra,  le  ballet,  et 
même  le  décor  et  le  costume  sont  des  développements  particu- 
liers de  l'art,  auxquels  le  public  et  le  théoricien  reconnaissent 
des  lois,  des  limites,  des  droits  séparés  et  distincts.  Ce  qui  est 
défendu  à  l'un  est  permis  à  l'autre  ;  ici  sont  établies  des  restric- 
tions, là  règne  une  liberté  complète.  Mais  toutes  ces  distinctions 
reposent  sur  une  expérience  directe  et  personnelle  ;  c'est  la  vue 
même  des  choses  qui  les  fait  établir  ;  jeunes  et  vieux,  ignorants 
ou  savants,  esprits  libres  ou  attachés  à  un  parti,  passionnés  pour 
une  cause  ou  pour  une  autre,  tous  disent  leur  avis  sur  la  question 
du  jour,  agitée  partout.  Il  est  donc  évident  que  l'habitant  de  Mi- 
lan peut  seul  porter  un  jugement  en  pareilles  matières  ;  et  même 
l'étranger  se  trouvant  à  Milan  pour  un  certain  temps  ne  serait 
pas  capable  d'émettre  un  avis  raisonnable,  car  son  coup  d'œil  jeté 
sur  une  vie  si  variée  ne  peut  tout  percer  en  un  instant,  et  le 
présent  se  rattache  par  des  liens  étroits  au  passé. 

Ces  difficultés  de  jugement  n'existent  pas  pour  les  Hymnes  d'A- 
lexandre Manzoni.  Les  voix  graves  et  profondes  de  la  rehgion  et  de 
la  poésie  savent  réunir  les  hommes  que  les  incidents  variés  de  la 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  407 

vie  ont  séparés.  —  Ces  poésies ,  tout  en  n'ayant  rien  d'étranger,  nous 
ont  surpris.  Nous  reconnaissons  avec  plaisir  à  M.  Manzoni  un  vrai 
talent  poétique.  Les  sujets  qu'il  a  traités  étaient  connus  de  tous, 
mais  la  manière  dont  il  les  conçoit  et  les  traite  les  rend  neufs  et 
personnels.  Ces  quatre  hymnes,  qui  ne  remplissent  pas  plus  de 
trente  et  quelques  pages,  sont  :  la  Résurrection,  le  fait  fondamen- 
tal de  la  religion  chrétienne,  la  bonne  nouvelle  par  e.>icellence  ; 
le  Nom  de  Marie,  par  lequel  l'ancienne  Église  a  su  rendre  sédui- 
santes toutes  les  traditions  et  toutes  les  doctrines  ;  la  Nativite'y 
aurore  de  toutes  les  espérances  de  la  race  humaine  ;  la  Passion, 
sombre  tableau  de  toutes  les  douleurs  de  la  terre,  auxquelles  la 
divinité  bienfaisante  a  voulu  se  soumettre  un  instant  pour  notre 
salut.  —  Ces  quatre  hymnes  sont  différentes  par  le  sentiment, 
par  le  ton,  par  le  mètre.  La  poésie  en  est  partout  très-aimable; 
la  naïveté  en  est  le  caractère  saillant,  mais  il  y  a  dans  l'ensemble 
des  idées,  dans  les  comparaisons,  dans  les  transitions  une  certaine 
hardiesse  qui  leur  donne  un  accent  particulier,  et  qui  nous  in- 
spire le  désir  de  les  étudier  toujours  de  plus  près.  L'auteur 
semble  être  un  chrétien  sans  fausse  exaltation,  un  catholique  ro- 
main sans  piété  étroite,  un  zélé  défenseur  de  sa  foi  sans  intolé- 
rance ;  cependant  il  ne  peut  échapper  tout  à  fait  à  l'esprit  de 
prosélytisme;  c'est  aux  enfants  d'Israël  qu'il  s'adresse,  leur  rap- 
pelant sans  colère  que  Marie  est  sortie  de  leur  race  :  devraient  ils 
refuser  leurs  hommages  à  cette  reine  qui  voit  le  monde  entier  à 
ses  pieds?.... 

Ces  poésies  montrent  qu'un  sujet  peut  avoir  été  traité  aussi 
souvent  qu'on  le  voudra,  et  qu'un  idiome  peut  avoir  été  manié 
pendant  des  siècles,  sans  quetousdeux  cessent  de  sembler  jeunes 
et  frais,  toutes  les  fois  qu'un  esprit  ayant  jeunesse  et  fraîcheo'- 
s'en  emparera  et  saura  les  mettre  en  œuvre. 


IL  CONTE  DI  CARMAGNOLA. 
Tragedia  di  Alessandro  Manzoni.  —  Milano,  1820. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  cette  tragédie;  elle  mérite  de  toute 
façon  un  examen  détaillé. 

Au  début  de  sa  préface,  l'auteur  exprime  le  désir  qu'on  ne 
le  juge  pas  avec  des  régies  tirées  d'autres  œuvres.  Nou5  som- 


408  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

mes  pleinement  de  son  avis;  une  œuvre  d'art  bien  faite  est  comme 
un  produit  normal  de  la  nature  :  c'est  avec  des  règles  tirées 
d'elle-même  qu'il  faut  la  juger.  Il  faut, dit-il, chercher  ce  que  le  poète 
voulait  faire,  ensuite  examiner  si  ce  dessein  était  raisonnable, 
louable,  et  enfin  décider  s'il  a  vraiment  fait  ce  qu'il  voulait  faire. 
—  Suivant  ces  préceptes,  nous  avons  cherché  à  nous  faire  une 
idée  bien  claire  des  intentions  de  M.  Manzoni;  nous  les  avons  trou- 
vées justes,  conformes  à  la  nature  et  à  l'art,  et  enfin  nous  nous 
sommes  convaincu  que  l'exécution  en  était  magistrale.  Après  ces  pa- 
roles, nous  pourrions  nous  taire,  en  souhaitant  seulement  que  tous 
les  amis  de  la  littérature  italienne  lisent  cet  ouvrage  avec  attention 
et  lejugentavec  liberté  et  bienveillance  comme  nous.  Mais  comme 
ce  genre  de  poésie  trouve  des  adversaires  en  Itahe  et  pourrait  aussi 
ne  pas  plaire  à  tous  les  Allemands,  il  nous  faut  motiver  notre  louange 
si  complète  et  montrer  que,  selon  le  désir  de  l'auteur,  notre  juge- 
ment a  trouvé  ses  origines  dans  l'œuvre  elle-même. 

Dans  sa  préface  M.  Manzoni  avoue  sans  détour  qu'il  renonce  aux 
unités  de  temps  et  de  lieu  ;  il  cite  un  passage  de  A.  G.  Schlegel 
qui  lui  parait  décisif,  et  montre  les  inconvénients  des  anciennes 
et  craintives  restrictions.  Un  Allemand  ne  trouve  là  que  des  idées 
qui  lui  sont  familières  ;  il  ne  peut  rien  contredire  ;  les  observa- 
tions de  M.  Manzoni  sont  cependant  dignes  de  toute  notre  attention. 
Cette  question  a  été  longtemps  débattue  chez  nous,  mais  un 
homme  d'esprit  qui  défend  une  cause  dans  d'autres  circonstances 
trouve  toujours  de  nouveaux  points  de  vue,  de  nouveaux  argu- 
ments; c'est  ainsi  que  M.  Manzoni  a  donné  des  raisons  qui  frap- 
pent d'évidence  le  sens  commun  de  tous  les  hommes  et  qui  plai- 
sent même  à  l'esprit  déjà  convaincu.  —  Dans  un  chapitre  spécial, 
il  donne  les  renseignements  historiques  nécessaires  pour  bien 
connaître  l'époque  et  les  personnages.  —  Le  comte  Carmagnola, 
né  vers  1390,  de  berger  devenu  soldat  aventureux,  après  avoir 
passé  par  tous  les  grades,  fut  nommé  général  en  chef  des  armées 
du  duc  de  Milan.  Par  des  campagnes  heureuses  il  agrandit  le  du- 
ché ;  parvenu  aux  plus  grands  honneurs,  il  entra  même  dans  la  fa- 
mille du  duc.  Mais  le  caractère  guerrier  de  ce  héros,  son  besoin 
insatiable  d'activité,  son  impatient  et  perpétuel  désir  d'aller  tou- 
jours en  avant,  amenèrent  une  rupture  avec  son  protecteur,  et  en 
1425,  il  entra  au  service  de  Venise.  Dans  ce  temps  de  lutte  sau- 
vage, où  tout  homme,  qui  se  sentait  le  corps  et  l'âme  énergiques 
et  avides  d'action,  pouvait' facilement  satisfaire  son  amourpour  la 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  409 

guerre,  soit  à  la  fête  de  quelques  troupes,  soit  au  service  d'un 
prince,  être  soldat,  c'était  avoir  une  espèce  de  métier.  Les  soldats 
se  louaient  çà  et  là,  comme  ils  l'entendaient  et  le  trouvaient  avan- 
tageux ;  ils  faisaient  des  contrats  comme  des  ouvriers,  et  se  parta- 
geant en  différents  corps,  ils  se  soumettaient  à  celui  d'entre  eux 
qui  par  sa  bravoure,  sa  prudence,  son  expérience  savait  à  tort  ou  à 
raison  leur  inspirer  de  la  confiance.  Ce  chef  se  louait  lui-même  à 
des  princes,  à  des  villes,  à  quiconque  avait  besoin  de  lui.  Tout 
reposait  sur  un  individu  énergique,  violent,  qui  ne  reconnaissait 
aucune  entrave,  aucune  condition,  et  qui  en  faisant  ks  affaires  des 
autres,  n'oubliait  pas  ses  propres  intérêts.  Le  résultat  bizarre  mais 
naturel  de  cette  organisation,  c'était  que  les  armées  opposées  n'é- 
taient pas  ennemies  les  unes  des  autres  ;  les  soldats  avaient  déjà 
servi  souvent  dans  les  rangs  de  leurs  adversaires,  ils  espéraient  y 
servir  encore;  aussi  on  ne  se  battait  pas  à  mort,  on  clierchait  à 
faire  reculer,  fuir,  ou  à  prendre  l'ennemi.  Beaucoup  de  combats 
étaient  purement  apparents,  et  l'histoire  nous  a  transmis  le  récit 
de  beaucoup  de  campagnes  heureusement  commencées  qui  se  ter- 
minèrent par  des  défaites  volontaires.  Tous  les  projets  étaient 
ainsi  compromis;  on  traitait  les  prisonniers  avec  grande  bienveil- 
lance ;  chaque  capitaine  pouvait  donner  la  liberté  à  ceux  qui  se  ren- 
daient à  lui.  Dans  l'origine,  on  n'avait  sans  doute  protégé  que  de 
vieux  camarades  de  guerre,  engagés  par  hasard  au  service  d'un 
ennemi;  mais  l'usage  se  généralisa,  les  officiers  délivraient  les 
prisonniers  sans  la  permission  du  général,  le  général  sans  la 
permission  du  prince.  Cette  insubordination  produisait  comme 
toujours  un  effet  déplorable,  et  la  guerre  entreprise  manquait 
complètement  son  but.  Le  condottiere,  en  servant  son  prince, 
travaillait  en  même  temps  à  gagner  autant  de  richesses,  de  puis- 
sance, d'influence  qu'il  lui  était  possible,  car  il  espérait,  comme 
tant  d'autres  l'avaient  fait,  changer  un  jour  sa  vie  aventureuse  de 
souverain  militaire  contre  la  vie  paisible  de  souverain  territorial  ; 
de  là,  entre  lui  et  les  princes  qu'il  servait,  de  la  défiance,  des 
discussions,  des  inimitiés,  des  haines  profondes. 

Que  l'on  se  représente  maintenant  le  comte  Carmagnola  comme 
un  de  ces  héros  à  louer,  ayant  de  grands  projets,  mais  manquant 
tout  à  fait  de  l'art  de  la  dissimulation,  de  la  condescendance  ap- 
parente, des  manières  insinuantes  nécessaires  pour  arriver  à  ses 
fins,  et  ne  pouvant  un  seul  instant  démentir  la  vivacité  rétive  et 
opiniâtre  de  son  caractère  ;  on  pressent  la  lutte  qui  doit  s'enga  • 


410  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

ger  entre  une  liberté  d'action  aussi  arbitraire  et  la  profonde  pru- 
dence du  sénat  de  Venise  ;  Tesprit  pénétrant  découvre  quelle  in- 
surpassable  richesse  d'effets  tragiques  offre  un  pareil  sujet,  où 
deux  corps,  absolument  opposés,  inconciliables,  croient  pouvoir 
concourir  ensemble  à  une  même  œuvre.  Nous  voyons  en  effet 
dans  la  tragédie  une  foule  variée  de  personnages  nous  exposer 
tour  à  tour  les  idées  si  différentes  de  la  toge  et  de  1  epée.  La 
forme  adoptée  par  Tauteur  pouvait  seule  permettre  celte  variété 
de  personnages,  elle  est  donc  légitimée  et  échappe  à  toute  criti- 
que. —  Pour  bien  faire  comprendre  le  développement  de  la 
pièce,  j'en  donne  ici  le  résumé  scène  par  scène. 

Premier  acte.  —  Le  doge  expose  au  sénat  la  situation  des  af- 
faires. Les  Florentins  ont  demandé  à  la  république  de  s'allier  avec 
eux  contre  le  duc  de  Milan,  dont  les  ambassadeurs  sont  en  ce  mo- 
ment à  Venise  pour  demander  la  paix.  Mais  ces  ambassadeurs 
viennent  de  soudoyer  un  assassin  qui  a  tenté  de  tuer  le  comte  Car- 
magnola,  alors  à  Venise  sans  fonctions  et  attendant  un  poste.  Cet 
essai  de  meurtre  trahit  les  intentions  du  duc  de  Milan  et  décide 
le  sénat  à  lui  déclarer  la  guerre.  —  Le  îtomte  Carmagnola,  intro- 
duit devant  le  sénat,  montre  son  caractère  et  sa  façon  de  penser. 
—  Il  sort,  le  doge  pose  la  question  :  Doit-on  le  choisir  pour  géné- 
ral de  la  république  ?  Le  sénateur  Marmo  vote  contre  lui,  et  déve- 
loppe ses  raisons  avec  beaucoup  de  sagesse  et  de  prudence.  Le 
sénateur  Marco  montre  au  contraire  pour  lui  de  la  confiance  et  de 
l'affection.  Avec  le  vote  finit  la  scène.  —  Nous  nous  trouvons  alors 
chez  le  comte.  Il  est  seul.  Marco  vient  lui  annoncer  que  la  guerre 
est  déclarée  et  quil  est  choisi  pour  général.  Il  le  supplie  amica- 
lement de  refréner  la  fierté  âpre  de  son  âme,  fierté  qui  est  son 
plus  dangereux  ennemi,  et  qui  lui  a  déjà  fait  tant  d'adversaires. — 
La  situation  est  bien  claire  pour  le  spectateur,  Texposition  est 
achevée,  et  on  peut  dire  qu'elle  est  magistrale. 

Deuxième  acte. — Nous  sommes  dans  le  camp  du  duc  de  Milan, 
au  milieu  de  condottieri,  placés  sous  le  commandement  d'un 
certain  Malatesti.  Ils  sont  entourés  de  marais  et  de  bouquets 
de  bois;  leur  position  est  excellente,  on  ne  peut  arriver  à  eux 
que  par  une  chaussée.  Carmagnola,  qui  ne  peut  les  attaquer  là 
où  ils  sont,  cherche  à  les  attirer  dehors  par  de  violents  outrages 
et  par  de  légers  dommages  ;  les  jeunes  gens  à  l'esprit  imprévoyant 
sont  d'avis  qu'il  faut  livrer  bataille.  Seul,  un  vieux  soldat,  Pergola, 
s'y  oppose;  on  met  alors  en  doute  sa  capacité  militaire  ;  une  que- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  411 

relie  s'élève,  dans  laquelle  nous  apprenons  à  bien  connaître 
l'homme:  à  Tavis  le  plus  sage  on  préfère  la  voix  de  Tétourderie 
passionnée.  Scène  excellente  et  certainement  d'un  grand  effet 
jur  le  théâtre.  Après  celte  scène  tumultueuse,  nous  passons  dans 
la  tente  du  comte.  A  peine  un  court  monologue  nous  a-t-il  peint 
fétatde  son  âme,  qu'onannonceque  les  Milanais, pourattaquer,  ont 
abandonné  leur  bonne  position;  il  rassemble  aussitôt  ses  officiers, 
feur  donne  au  plus  vite  ses  ordres;  on  les  reçoit  avec  joie  et  ardeur, 
sans  crainte  aucune.  Cette  scène  courte  et  toute  en  action  fait  un 
excellent  contraste  avec  la  longue  scène  précédente,  remplie  de 
discussions;  le  poète  a  montré  ici  toute  la  finesse  de  son  esprit. 
Un  chœur,  de  dix-sept  strophes,  contient  une  magnifique  descrip- 
tion de  la  bataille;  les  dernières  strophes  peignent  les  tristes  ef- 
fets de  la  guerre  et  le  trouble  intérieur  qu'elle  apporte  dans  les 
États. 

Troisième  acte.  —  Nous  trouvons  le  comte  dans  sa  tente  avec 
un  commissaire  de  la  république;  il  félicite  le  vainqueur,  mais 
le  presse  de  profiter  de  ses  avantages  ;  le  comte  y  parait  peu  dis- 
posé, et  l'insistance  du  commissaire  ne  fait  que  raffermir  dans  sa 
résolution  prise.  La  discussion  devient  assez  vive,  lorsqu'un  se- 
cond commissaire  entre;  il  se  plaint  avec  force  de  la  conduite  des 
condottieri,  qui  laissent  partir  leurs  prisonniers;  le  comte  n'a 
aucun  blâme  pour  ce  vieil  usage  de  la  guerre,  et  ayant  appris 
que  ses  propres  prisonniers  ne  sont  pas  délivrés,  il  les  fait  venir, 
et,  bravant  en  face  le  commissaire,  il  les  déclare  libres.  Ce  n'est 
pas  tout;  ayant  reconnu  le  brave  Pergola  dan?  la  foule,  il  lui  parle 
affectueusement  et  le  charge  d'assurer  son  père  de  son  amitié. 
Une  telle  conduite  ne  doit-elle  pas  faire  naître  de  la  colère  et  des 
soupçons?  Les  commissaires,  restés  seuls,  se  concertent  et  con- 
cluent qu'ils  doivent  dissimuler;  ils  approuveront  et  loueront  res- 
pectueusement tous  les  actes  du  comte,  mais  ils  l'épieront  en 
silence  et  feront  secrètement  leur  rapport. 

Quatrième  acte.  —  Marco,  l'ami  du  comte,  est  cité  par  Ma- 
rine, son  ennemi,  devant  le  conseil  des  Dix,  tribunal  secret;  on 
lui  fait  un  crime  de  sa  liaison  avec  Carmagnola;  la  conduite  du 
général  coupable  de  froideur  politique  est  présentée  comme  cri- 
minelle; Marco  la  défend  avec  noblesse,  mais  sans  succès.  H  reçoit, 
comme  une  douce  punition.  Tordre  de  partir  immédiatement 
pour  Thessalonique,  où  il  doit  remplir  une  mission;  il  sent  que  la 
perte  du  comte  est  résolue,  et  que  ni  la  puissance  ni  la  ruse  d'au- 


412  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

cun  homme  ne  pourraient  le  sauver.  Un  souffle,  un  signe  imper- 
ceptible par  lequel  Marco  essayerait  d'avertir  le  comte,  serait 
pour  tous  deux  un  arrêt  de  mort.  Dans  un  monologue  habile- 
ment développé  et  rempli  d'âme,  Marco  expose  tous  les  tour- 
ments qui  le  déchirent.  —  Le  comte  dans  sa  tente.  Un  dialogue 
entre  lui  et  Gonzague  explique  sa  situation.  Plein  de  confiance 
en  soi,  certain  d'être  indispensable,  il  ne  soupçonne  pas  le  piège 
mortel  qu'on  lui  tend  ;  il  écarte  les  inquiétudes  de  son  ami  et 
obéit  à  l'invitation  de  se  rendre  à  Venise. 

Cmquième  acte.  —  Le  comte  devant  le  doge  et  les  Dix.  Pour 
la  forme,  on  linterroge  sur  les  conditions  de  paix  que  le  duc  de 
Milan  propose,  mais  bientôt  éclatent  le  mécontentement  et  les 
soupçons  du  sénat;  le  masque  tombe,  le  comte  est  arrêté.  —  La 
maison  du  comte;  sa  femme  et  sa  fille  l'attendent.  Gonzague  leur 
apporte  la  triste  nouvelle.  —  Le  comte  dans  la  prison,  avec  sa 
femme,sa  fille  et  Gonzague.  Après  de  courts  adieux,  il  est  conduit 
à  1.1  mort. 

Tout  le  monde,  sans  doute,  n'approuvera  pas  celte  manière  de 
composer  une  tragédie,  qui  consiste  à  faire  passer  devant  les  yeux 
un  certain  nombre  de  scènes  différentes;  pour  nous,  celte  ma- 
nière originale  nous  plaît  beaucoup.  Le  poëte  ainsi  marche  tou- 
jours à  pas  rapides;  les  personnages  succèdent  aux  personnages, 
les  tableaux  aux  tableaux,  les  événements  aux  événements,  sans 
préambules,  sans  embarras.  Chaque  détail  apparaît  comme  l'en- 
semble, en  un  instant;  tout  vit  et  tout  s'agite,  jusqu'à  ce  que  le 
fil  soit  déroulé  tout  entier.  Sans  être  laconique,  notre  poëte  a  été 
court.  Son  beau  talent  jette  avec  aisance  sur  le  monde  moral  un 
libre  coup  d'oeil,  et  les  vues  qu'il  découvre  passent  rapidement 
dans  l'âme  du  lecteur  et  du  spectateur.  Sa  langue  est  libre,  noble, 
pleine,  riche  ;  elle  n'a  rien  de  sententieux,  mais^elle  est  rehaussée 
de  belles  et  grandes  pensées  qui  sortent  naturellement  de  cha- 
que situation  et  que  l'on  rencontre  avec  plaisir.  L'ensemble  de  ce 
grand  tableau  a  une  physionomie  vraiment  historique. 

Après  une  aussi  longue  analyse  de  la  pièce,  on  attend  l'ana- 
lyse des  caractères.  Il  suffit  de  parcourir  la  liste  des  personnages 
placée  en  tête  de  l'œuvre  pour  sentir  que  l'auteur  a  en  face  de 
lui  un  public  disposé  à  la  critique  malveillante,  et  qu'il  lui  faut 
dompter  peu  à  peu  ;  car  ce  n'est  certes  point  de  son  propre  mou- 
vement qu'il  a  placé  à  côtédes  personnages  historiques  un  ciàTid\n 
nombre  de  personnages  qu'il  appelle  personnages  fictifs.  Nous 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  413 

avons  dit  combien  son  œuvre  nous  faisait  plaisir;  qu'il  nous  soit 
permis  de  le  prier  de  ne  jamais  tenir  compte  désormais  d'une  dif- 
férence de  ce  genre.  Pour  le  poète,  il  n'y  a  pas  de  personnage  his- 
torique; il  lui  plaît  de  peindre  le  monde  moral  qu'il  porte  en  lui, 
il  fait  à  certains  personnages  du  passé  l'honneur  de  donner  leurs 
noms  à  ses  propres  créations.  Disons,  à  l'hoimeur  de  M.  Manzoni, 
que  du  moins  tous  ses  personnage  sont  coulés  d'un  seul  jet,  qu'ils 
soient  réels  ou  fictifs.  Ils  représentent  tous  certaines  idées  politi- 
ques et  morales  ;  ils  n'ont  pas  de  traits  exclusivement  individuels, 
mais  cependant,  et  ce  mérite  est  digne  d'admiration,  quoique  cha- 
cun d'eux  représente  une  certaine  idée,  ils  vivent  tous  d'une  vie 
si  personnelle,  si  distincte,  si  originale,  que  si  les  acteurs  repro- 
duisent bien  sur  le  théâtre  la  physionomie,  l'esprit,  la  voix  de 
ces  êtres  poétiques,  ils  auront  tout  à  fait  l'air  dêtre  certains  in- 
dividus. 

Arrivons  au  détail.  On  connaît  assez  le  comte,  il  reste  peu  de 
chose  à  dire  de  lui.  L'ancien  principe  des  théoriciens  :  il  faut 
que  le  héros  tragique  ne  soit  ni  parfait  ni  exempt  de  défauts,  se 
trouve  respecté  en  lui.  Sorti  d'une  existence  grossière  au  sein  de 
la  nature,  de  la  vie  rude  du  berger,  Carmagnola  s'est  élevé  en 
combattant  à  un  haut  rang,  dans  lequel  il  ne  veut  obéir  qu'à  sa 
volonté,  sans  frein  et  sans  lois.  11  n'y  a  pas  en  lui  trace  de  cul- 
ture morale,  il  n'a  pas  même  celle  qui  est  nécessaire  à  l'homme 
pour  ses  propres  mtérêts.  Il  n'ignore  pas  les  ruses  de  guerre, 
mais,  lorsqu'il  s'agit  de  poursuivre  un  but  politique  que  l'on  ne  peut 
tout  de  suite  apercevoir  clairement,  il  ne  sait  pas  montrer  la  sou- 
plesse apparente  qui  est  nécessaire  pour  l'atteindre  et  s'y  main- 
tenir. Nous  devons  donner  les  plus  grands  éloges  au  poêle  qui  a 
su  nous  montrer  si  bien  un  guerrier  mcomparable  succom- 
bant par  suite  de  son  ignorance  politique.  Semblable  au  na- 
vigateur téméraire  qui  mépriserait  la  boussole  et  la  sonde, 
et  qui  ne  voudrait  pas  même  serrer  les  voiles  au  milieu 
de  la  tempête,  son  naufrage  était  inévitable.  —  Le  poète  lui  a 
donné  un  entourage  qui  lui  est  fortement  attaché,  pareil  à  l'ar- 
mure étroite  qu'un  tel  homme  aime  à  sentir  sur  ses  membres. 
Gonzagiie,  âme  tranquille,  pure,  habitué  à  combattre  à  côté  du 
brave  Carmagnola,  sincère,  préoccupé  du  salut  de  son  ami,  épie 
les  dangers  qui  le  menacent.  Dans  la  troisième  scène  du  quatrième 
ade,  c'est  une  grande  habileté  d'avoir  montré  le  héros  Carma- 
gnola, qui  sent  sa  force,  s'imaginant  être  plus  prudent  que  son 


414  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

sage  ami.  Gonzague  le  suit  dans  sa  démarche  dangereuse,  deve- 
nue bientôt  mortelle,  et  c'est  à  lui  enfin  que  sont  confiées  la  fille 
et  la  mère  de  Carmagnola.  Deux  condottieri  qui  marchent  sous 
\es  ordres  du  comte,  Orsini  et  Talentino,  expriment  laconique- 
ment leur  puissante  énergie;  quelques  mots  suffisent.  — L'armée 
ennemie  nous  montre  des  personnages  tout  différents  :  MalateUi 
est  un  général  en  chef  médiocre  ;  il  commence  par  hésiter,  puis 
il  cède  à  un  violent  parti  et  écoute  Sforza  et  Fortebraccio,  qui 
présentent  l'impatience  des  soldats  comme  une  raison  pour  com- 
battre. Pergola,  vieux  soldat  expérimenté,  et  Torello,  homme 
d'un  âge  moyen,  mais  d'un  esprit  pénétrant,  voient  leur  avis 
méprisé;  la  discussion  monte  jusqu'à  l'outrage,  et  une  héroïque 
réconciliation  précède  le  combat.  Dans  les  prisonniers  nous  ne 
trouvons  aucun  chef;  cependant  la  découverte  du  fils  de  Pergola 
donne  au  comte  l'occasion  d'exprimer  noblement  l'estime  pro- 
fonde qu'il  ressent  pour  un  vieux  et  héroïque  guerrier. 

Entrons  maintenant  dans  le  sénat  de  Venise;  le  doge,  qui 
préside,  représente  le  principe  suprême  d'autorité  ;  pur  et  sans 
partage, il  est  dans  la  balance  politique;comme  l'aiguille  indicatrice, 
s'observant  en  même  temps  qu'il  observe  les  partis  opposés;  un  de- 
mi-dieu,circonspectsans  inquiétude,  prudentsans  défiance  ;  quand 
il  faut  agir,  il  penche  vers  la  bienveillance.  Marino  représente 
dans  sa  sévérité  le  principe  égoïste  dont  l'absence  est  impos- 
sible. Il  apparaît  ici  sans  tache,  car  il  agit,  non  dans  un  intérêt 
personnel,  mais  dans  un  intérêt  public  d'une  immense  gravité. 
Vigilant,  jaloux  de  la  puissance,  il  voit  la  perfection  dans  l'état 
présent  des  choses.  Carmagnola  n'est  absolument  pour  lui  qu'un 
instrument  au  service  de  la  république;  dés  qu'il  paraît  inutile 
et  dangereux,  il  doit  être  brisé.  Marco  représente  le  noble  prin- 
cipe d'humanité;  ir  devine,  il  sent,  il  reconnaît  tout  ce  qui  est 
bon  et  moral  ;  il  vénère  la  vraie  grandeur,  l'énergie  active  ;  les 
défauts  associés  à  ces  qualités  l'attristent;  il  espère  et  attend 
leur  disparition  ;  il  s"est  attaché  à  un  homme  considérable,  et 
par  cela  même,  sans  s'en  douter,  il  a  manqué  à  ses  devoirs. 
Les  Commissaires  sont  deux  hommes  remarquables,  dignes  de 
leur  mission;  ils  savent  quelle  est  leur  place,  leur  emploi,  leur 
devoir,  et  qui  les  envoie.  La  conduite  de  Carmagnola  leur 
montre  leur  impuissance  passagère;  leurs  deux  caractères  sont 
alors  parfaitement  nuancés;  l'un  est  plus  vif,  et  plus  disposé  à 
lutter  ;  l'audace  du  comte  lui  donne  une  irritation  qu'il  peut  à 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  415 

peine  maîtriser.  Lorsqu'ils  sont  seuls,  on  voit  que  le  second  a 
prévu  l'incident  fâcheux  qui  se  présente  ;  il  sait  faire  comprendre 
à  son  associé  que,  ne  pouvant  pas  déposer  ou  faire  prisonnier  le 
comte,  ils  doivent  dissimuler  et  gagner  du  temps.  Le  premier 
se  rend  à  son  avis,  mais  non  sans  quelque  résistance. 

Le  caractère  des  i)ersonnages  nous  semble  suflisamment  exposé 
pour  faire  comprendre  l'abrégé  que  nous  avons  donné  ;  parlons 
maintenant  du  Chœur. 

Il  ne  prend  aucune  part  à  l'action,  il  forme  un  groupe  à  part  ; 
c'est,  pour  ainsi  dire,  le  public  formant  une  voix;  à  la  représen- 
tation, il  faudra  lui  donner  une  place  particulière  pour  indi- 
quer qu'il  joue  un  rôle  comparable  à  celui  de  notre  orchestre,  qui 
accompagne  le  drame,  et  qui  même,  dans  l'opéra  et  dans  le  ballet, 
fait  partie  intégrante  du  spectacle,  en  restant  cependant  indépen- 
dant des  personnages  qui  paraissent,  parlent,  chantent  et  jouent 
sur  la  scène. 

Après  tous  ces  éloges,  il  y  aurait  encore  bien  des  choses  à  dire 
sur  cette  remarquable  tragédie.  Mais  une  vraie  œuvre  d'art  doit 
s'annoncer,  s'expliquer,  et  se  concilier  la  faveur  par  elle-même; 
aucun  commentaire  ne  peut  la  remplacer;  nous  nous  bornons 
donc  à  souhaiter  à  l'auteur  de  continuer  heureusement  sa  route; 
qu'il  laisse  de  côté  les  vieilles  règles,  et  qu'il  nous  donne  des  œu- 
vres si  sagement  et  si  mûrement  composées  que  Ton  puisse,  d'a- 
près elles,  tracer  de  nouvelles  règles.  Nous  lui  donnons  ce  témoi- 
gnage, que  chaque  détail  de  sa  tragédie  est  choisi  avec  esprit  et 
justesse,  et  nous  affirmons,  autant  qu'un  étranger  peut  se 
permettre  de  le  faire  après  un  examen  sévère,  qu'il  n'y  a  pas  un 
seul  mot  de  trop,  et  qu'on  n'en  désire  pas  un  seul  de  plus.  Par- 
tout régnent  une  précision  et  une  gravité  viriles,  et  sa  pièce  mé- 
rite le  titre  de  pièce  classique.  Qu'il  continue  à  se  rendre  digne  du 
bonheur  de  parler  et  de  faire  parler  ses  héros  dans  une  langue  si 
parfaite,  si  mélodieuse,  devant  un  peuple  d'un  esprit  si  délicat. 
Qu'il  dédaigne  l'émotion  vulgaire,  et  qu'il  ne  cherche  à  exciterque 
cette  émotion  qui  naît  en  nous  en  présence  de  nobles  et  grands 
sentiments. 

Le  mètre  adopté  est  l'ïambe  de  onze  syllabes  ;  le  déplacement 
des  césures  rend  ce  vers  tout  à  fait  semblable  au  récitatif,  et  la 
musique  pourrait  très-bien  accompagner  la  voix  qui  déclamerait 
avec  goût  et  sentiment.  L'enjambement^  rend  plus  remarquable 

*  Le  mot  français  est  cité  par  Gœthe. 


410  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

encore  cette  espèce  de  vers  si  bien  approprié  à  la  tragédie  alle- 
mande. Le  vers  finit  par  des  adverbes,  sans  s'arrêter  avec  la  pen- 
sée, le  substantif  est  au  commencement  du  vers  suivant,  le  mot 
gouverné  précède  le  mot  gouvernant,  l'attribut  précède  le  sujet  ; 
toutes  ces  libertés  donnent  à  la  marche  du  récit  de  la  grandeur 
et  de  la  force,  et  on  évite  ainsi  de  finir  les  vers  comme  on  finit 
une  épigramme,  par  une  pointe. 

J'avais  essayé  de  traduire  consciencieusement  plusieurs  pas- 
sages, mais  on  n'aurait  pas  retrouvé  dans  ma  traduction  les  qua- 
lités de  l'original;  je  laisse  donc  le  poète  parler  dans  sa  langue  : 

Serenissimo  Doge,  senatori! 

lo  sono  al  pimto^ 

—  La  Quarterly  Beview,  dans  son  numéro  de  décembre  1820,  publia 
sur  Car magnola un  jugement  sévère.  Tout  en  reconnaissant  que  le  chœur 
était  un  morceau  lyrique  fort  beau,  que  certaines  scènes  étaient  touchantes, 
que  çàet  là  le  dialogue  respirait  une  simple  et  mà.e  éloquence,  l'article 
se  terminait  par  ces  mois  :  «  L'auteur  fera  mieux  de  nous  donner  à  l'ave- 
nir de  belles  odes  plutôt  que  d'écrire  encore  de  faibles  tragédies,  d 
Goethe  prit  aussitôt  la  défense  de  Manzoni. 

Nous  revenons  avec  plaisir  à  notre  ami,  et  nous  espérons  que 
nos  lecteurs  nous  le  permettront,  car  un  seul  poëme  peut  inspirer 
autant  de  réflexions  que  dix,  et  les  nôtres  auront  l'avantage  d'être 
exposées  avec  plus  de  suite.  L'auteur  lui-même  s'est  ouvert  à  nous 
sur  l'effet  salutaire  et  utile  qu'avait  produit  sur  son  esprit  notre 
critique,  et  c'est  pour  nous  un  grand  plaisir  d'être  entré  en  relations 
plus  intimes  avec  un  homme  .si  digne  d'affection.  Ses  paroles 
nous  montrent  qu'il  est  en  progrès  ;  puissent  de  si  nobles  travaux 
trouver  dans  sa  nation  et  à  l'étranger  un  accueil  amical  ! 

Dans  notre  premier  article,  nous  l'avions  défendu  contre  un 
compatriote  ;  il  faut  aujourd'hui  que  nous  le  défendions  contre  les 
étrangers 

Il  y  a  une  critique  destructive  et  une  critique  créatrice.  La  pre- 
mière est  très-facile.  On  adopte  un  certain  modèle,  une  certaine 
mesure,  quelque  étroite  qu'elle  soit,  puis  on  dit  hardiment  :  L'œu- 
vre ne  s'adapte  pas  à  cette  mesure,  donc  elle  ne  vaut  rien  ;  cela 
suffit,  on  peut  sur  ce  déclarer  que  l'œuvre  est  manquée  —  et  dès 
lors  on  est  délivré  de  tout  sentiment  de  reconnaissance  pour  l'artiste. 
—  La  critique  créatrice  est  un  peu  plus  difficile  ;  elle  se  demande  : 

'  Goethe  cite  le  discours  de  Carmagnola.  Acte  l*\  scène  ii. 


NOTES   ET  FRAGMENTS.  417 

Qu'a  voulu  faire  rauleur?Ce  projet  était-il  intelligent,  sensé?  A-t-il 
réussi  complètement  dans  son  exécution?  Si  nous  cherchons  amica- 
lement à  faire  une  réponse  approfondie  à  ces  questions,  nous  ren- 
dons service  à  Tauteur,  et  dans  ses  travaux  suivants  il  aura  fait 
certainement  des  progrès  et  se  sera  élevé  au-dessus  de  notre  cri- 
tique. Remarquons  aussi  ce  queTon  oublie  trop,  c'est  qu'on  doit  ju- 
ger plutôt  en  vue  de  l'auteur  qu'en  vue  du  public  :  car  tous  les 
jours  nous  voyons  lecteurs  et  lectrices,  chacun  à  sa  façon,  et  sui- 
vant ses  goûts  particuliers,  accueillir,  louer,  blâmer,  aimer  ou  dé- 
tester les  pièces  de  Ihéâfre  et  les  romans,  sans  se  préoccuper  le 
moins  du  monde  de  l'avis  des  critiques. 

Revenons  à  notre  tragédie,  et  parlons  de  la  scène  d'adieux  entre 
le  comte  et  sa  femme,  scène  dont  nous  parlons  d'autant  plus  vo- 
lontiers que  nous  n'en  avons  jusqu'à  présent  rien  dit.  Le  critique 
anglais  dit  qu'elle  est  vraiment  touchante;  elle  produit  le  même 
effet  sur  nous,  et  elle  a  d'autant  plus  de  valeur  à  nos  yeux  que 
rien  dans  le  reste  de  la  pièce  ne  semble  annoncer  une  scène  de 
larmes  et  d'émotions.  M.  Manzoni  qui  s'avance  toujours  tranquil- 
lement droit  devant  lui,  sans  rien  supprimer,  nous  a  bien  fait  sa- 
voir que  le  comte  Carmagnola  a  une  femme  et  une  fille,  mais  elles 
ne  paraissaient  pas;  on  ne  les  voit  qu'au  moment  où  elles  vien- 
nent d'apprendre  le  malheur  du  comte.  Dans  toute  cette  partie  de 
la  pièce  le  poète  a  montré  toute  la  puissance  de  son  art,  et  nous 
triomphons  en  voyant  qu'il  a  arraché  à  son  critique  anglais  les 
mots  :  indeed,  affecting.  —  Nous  savons  par  expérience  que  l'on 
peut,  dès  le  lever  du  rideau,  et  comme  à  l'improviste,  exciter  l'é- 
motion dans  le  public;  cependant,  si  l'on  y  regarde  de  près,  on 
verra  que  l'émotion  veut  toujours  être  préparée  ;  il  faut  que  les  spec- 
tateurs ressentent  déjà  un  certain  intérêt  pour  les  personnages;  si 
on  sait  alors,  au  bon  moment,  tirer  parti  de  cet  intérêt  léger,  on 
est  sûr  de  produire  l'émotion.  Il  en  est  de  même  pour  l'élévation 
lyrique;  si  M.  Manzoni  a  réussi  à  nous  enflammer  par  l'ode  du 
chœur,  c'est  que  ce  chœur  est  préparé  par  deux  actes  entiers;  si 
les  scènes  finales  sont  touchantes,  c'est  que  trois  actes  ont  servi  à 
les  amener.  —  Le  poëte  n'aurait  pu  nous  montrer  son  talent  d'o- 
rateur, s'il  n'avait  pas  mis  en  scène  un  doge,  des  sénateurs,  des 
généraux,  des  commissaires  de  la  république,  des  soldats;  de  même 
il  n'aurait  pu  nous  enthousiasmer  et  nous  toucher  jusqu'aux  larmes, 
s'il  n'avait  su  donner  de  nobles  prémisses  à  sa  poésie  lyrique  et  à 
sapoésieélégiaque.— Uneode,  enefl'et,  n'existe  pas  par  elle-même, 


418  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

par  elle  seule;  il  faut,  pour  qu'elle  naisse,  la  préexistence  de  cer» 
tains  éléments  pathétiques.  —  Pourquoi  les  odes  de  Pindare  ont 
elles  un  efTet  si  puissant?  N'est-ce  pas  parce  qu'elles  ont  au  fond 
d'elles-mêmes  les  traditions  splendides  de  tant  de  villes,  de  tant  de 
pays,  de  tant  de  familles?  Ces  souvenirs  sont  comme  un  piédestal 
qui  soutient  et  relève  le  héros  que  chante  telle  ou  telle  ode.  Que 
l'on  se  rappelle  l'irrésistible  force  des  chœurs  de  la  tragédie  grec- 
que; ce  qui  leur  donne  leur  effet  toujours  croissant,  chaque  fois 
qu'ils  élèvent  la  voix,  c'est  l'intérêt  du  drame  lui-même  croissant 
d'acte  en  acte.  —  M.  Manzoni  nous  a  montré  ailleurs,  dans  ses 
Hymnes  sacrées,  son  beau  talent  de  poète  lyrique.  Or,  ces  odes  repo- 
sent sur  les  traditions  de  la  religion  catholique  romaine;  de  ce  fonds 
si  immense  il  n'a  tiré  que  cinq  Hymnes;  nées  d  un  sol  aussi  riche, 
elles  ont  un  grand  effet;  de  plus,  les  pieux  mystères  dont  elles  par- 
lent sont  toujours  exposés  avec  une  simplicité  parfaite;  il  n'y  a 
pas  un  mot,  pas  une  locution  qui  ne  soit  familière  à  îout  Italien 
depuis  son  enfance;  cependant  ces  chants  ont  une  originalité  et 
une  nouveauté  qui  surprennent.  Depuis  les  vers  où  il  fait  réson- 
ner le  doux  nom  de  Marie  jusqu'à  ceux  où  il  essaye  gravement  de 
convertir  les  Juifs,  tout  est  grâce,  force  et  charme. 

Prions  donc  notre  poète  de  ne  pas  abandonner  le  théâtre  et  de 
rester  iidèle  à  sa  manière;  qu'il  mette  seulement  tous  ses  soins  à 
choisir  un  sujet  touchant  par  lui-même,  car  on  voit  que  l'émotion 
produite  dépend  plus  du  sujet  lui-même  que  delà  manière  dont  il 
est  traité.  >'ous  citerons,  poumons  faire  comprendre,  V Évacuation 
de  Parga.  Je  ne  propose  pas  ce  sujet  ;  il  serait  assez  dangereux  de 
le  traiter  aujourd'hui  ;  nos  petits-fils  ne  le  négligeront  pas.  Mais 
si  M.  Manzoni  le  choisissait,  et  le  traitait  avec  sa  clarté  tranquille, 
s'il  y  déployait  son  éloquence  persuasive,  s'il  se  servait  de  toutes 
les  facultés  qu'il  possède  pour  toucher  par  la  poésie  élégiaque, 
pour  enthousiasmer  par  la  poésie  lyrique,  alors  assez  de  larmes 
couleraient  depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  scène,  et  quoi- 
que le  critique  anglais  pût  se  trouver  un  peu  offended  par  le  rôle 
douteux  que  ses  compatriotes  y  joueraient,  il  n'appellerait  certai- 
nement pas  cette  œuvre  une  «  faible  tragédie.  » 

— A  propos  de  la  critip"**^  *^  Carmagnola,  Manzoni  avait  écrit  à 
Gœthe  : 

Milan,  23  janvier  1821. 

....Quoique  les  remercîments  littéraires  ne  soient  plus  en  cré- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  419 

dit,  j'espère  cependant  que  vous  ne  dédaignerez  pas  celte  expres- 
sion sincère  d'un  cœur  reconnaissant  ;  pendant  qne  je  travaillais 
à  Carmacjnola,  si  quelqu'un  m'avait  dit  que  Gœliie  lirait  ma 
tragédie,  celte  récompense  inespérée  aurait  été  pour  moi  le  plus 
i,^rand  des  encouragements.  Vous  pouvez  donc  vous  imaginer  quelle 
■à  été  mon  émotion  quand  j'ai  vu  que  mon  travail,  après  avoir  été 
Tobjet  d'un  examen  amical,  recevait  de  vous  devant  le  public  un 
témoignage  aussi  bienveillant.  Une  pareille  approbation  avait  en- 
core plus  de  valeur  pour  moi  que  pour  personne,  et  certaines  cir- 
constances la  rendaient  inappréciable.  Qu'il  me  soit  permis  de 
vous  dire  pourijuoije  vous  dois  une  double  reconnaissance. 

Sans  parler  de  ceux  qui  tournaient  mon  œuvre  en  ridicule, 
d'autres  critiques,  mieux  disposés  pour  moi,  voyaient  tout  à  un 
point  de  vue  entièrement  différent  du  mien  ;  ils  louaient  ce  qui 
avait  peu  d'importance  pour  moi,  et  me  blâmaient  d'avoir  violé  et 
ignoré  les  lois  les  plus  connues  de  la  poésie  dramatique,  lorsque  je 
croyais  au  contraire  que  mon  mérite  consistait  à  les  avoir  étudiées 
avec  le  soin  le  plus  persévérant  et  le  plus  scrupuleux.  Le  public 
ne  louait  que  le  chœur  et  le  cinquième  acte,  et  il  semble  que  per- 
sonne ne  voulût  voir  dans  cette  tragédie  ce  que  j'avais  voulu  y 
mettre  ;  je  dus  croire  à  la  fin  que  j'avais  poursuivi  un  but  illusoire, 
ou  du  moins  que  je  n'avais  pas  su  l'atteindre.  Quelques  amis, 
dont  j'apprécie  hautement  l'opinion,  ne  pouvaient  pas  me  tran- 
quilliser, car  les  communications  de  chaque  jour  que  nous  avions, 
l'accord  qui  régnait  entre  nous  sur  beaucoup  de  points,  étaient  à 
leurs  paroles  cette  autorité  que  peut  avoir  une  approbation  venue 
de  l'étranger,  inattendue,  due  entièrement  à  son  auteur.  Dans 
cette  cruelle  et  paralysante  incertitude,  quelle  dut  être  ma  joie 
et  ma  surprise  quand  j'entendis  la  voix  du  maître,  quand 
j'appris  qu'il  n'avait  pas  cru  indigne  de  lui  de  se  rendre  compte 
de  mes  intentions,  quand  je  trouvai  dans  ses  claires  et  lumineuses 
paroles  l'idée  mère  qui  m'avait  inspiré!  Celte  voix,  m'excite  à  con- 
tinuer avec  joie  mes  travaux,  et  je  me  sens  affermi  dans  cette 
conviction  que  le  meilleur  moyen  de  bien  exécuter  un  ouvrage  de 
l'esprit,  c'est  d'étudier  attentivement  la  nature  intime  du  sujet 
sans  s'inquiéter  de  règles  conventionnelles  et  des  exigences  passa- 
gères de  la  majorité  des  lecteurs.  —  Je  dois  confesser  que  la  sé- 
paration des  persoimages  en  personnages  historiques  et  person- 
nages d'mi'e«/îo?i  est  ma  faute  seule;  elle  est  due  cà  un  penchant 
trop  marqué  pour  la  fidélité  liistorique.  tans  une  œuvre  nouvelle, 


420  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

j'avais  déjà  abandonné  cette  distinction,  et  je  suis  iieureux  d'avoir 
été  ainsi  au-devant  de  vos  vœux.... 


ADELGHIS, 
Tragedia.  piilano,  1822.) 

Cette  tragédie  sera  bientôt  traduite  en  allemand  ;  nous  laisse- 
rons donc  de  côté  le  résumé  que  nous  avions  jugé  nécessaire  en 
parlant  du  Comte  Carmagnola;  nous  renvoyons  à  l'analyse  que 
M.  Fanriel  a  jointe  à  sa  traduction  française;  elle  satisfera  à  tous 
les  points  de  vue  les  amis  d'une  critique  judicieuse,  qui  sait  dé- 
velopper les  idées  renfermées  dans  une  œuvre  d'une  façon  utile 
à  l'auteur.  Nous  voulons  seulement  dire  ici  que  cette  tragédie 
confirme  la  'nonne  opinion  que  nous  avions  conçue  de  M.  Man- 
zoni  et  qu'elle  nous  a  donné  l'occasion  de  voir  ses  qualités  se 
déployer  sur  un  champ  plus  vaste.  Alexandre  Manzoni  a  désor- 
mais une  place  honorable  parmi  les  poètes  modernes.  C'est  sur 
les  plus  purs  sentiments  de  l'humanité  que  repose  son  beau  et 
vrai  talent  de  poêle.  Comme  toutes  les  paroles  qu'il  met  dans  la 
bouche  de  ses  personnages  sont  d'une  vérité  parfaite  et  en  har- 
monie avec  ce  qu'il  pense  lui-même,  il  croit  qu'il  est  absolument 
nécessaire  que  les  éléments  historiques  mis  en  œuvre  par  le 
poëte  soient  d'une  incontestable  vérité,  et  prouvés  par  des  docu- 
ments irrécusables.  11  cherche  à  mettre  la  partie  morale  et  es- 
thétique de  son  œuvre  qu'il  puise  en  lui-même  en  accord  parfait 
avec  la  partie  réelle  fournie  par  l'histoire.  Il  y  a,  selon  nous, 
parfaitement  réussi,  car  nous  lui  permettons  ce  qui  lui  a  été  re- 
fusé, en  l'autorisant  adonner  à  des  personnages  d'un  siècle  à  demi 
barbare  des  sentiments  et  des  idées  d'une  délicatesse  qui  n'ap- 
partient qu'à  la  haute  civilisation  morale  et  religieuse  de  notre 
temps.  Pour  le  justifier,  nous  émettrons  une  opinion  qui  paraîtra 
peut-être  paradoxale;  selon  nous,  toute  poésie  est  faite  d'ana- 
chronismes  ;  il  faut  toujours  attribuer  au  temps  passé  que  nous 
évoquons  pour  le  raconter  à  notre  façon  à  nos  contemporains, 
une  civilisation  plus  haute  que  celle  qu'il  possédait;  le  poëte  doit 
sur  ce  point  tranquilliser  sa  conscience,  et  le  lecteur  doit  consen- 
tir à  faire  semblant  de  ne  pas  les  voir.  V Iliade,  VOdyssée,  toutes 


A 


i 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  421 

les  tragédies,  tout  ce  qui  nous  est  parvenu  de  vraie  poésie,  tout 
ne  respire  qu'anachronismes  ;  ils  sont  la  vie  même  de  ces  œuvres; 
il  n'y  a  pas  une  scène  qui  ne  fasse  quelque  emprunt  à  la  vie  con- 
temporaine pour  être  saisissable,  je  dirai  plus,  pour  être  suppor- 
table; et  nous  n'avons  pas  agi  autrement  dans  ces  derniers  temps 
avec  le  moyen  âge;  c'était  son  masque,  et  non  pas  lui-même, qui 
paraissait  partout  dans  l'art  et  dans  la  vie.  Si  Manzoni  s'était 
convaincu  plus  tôt  de  cet  inaliénable  droit  du  poëte,  de  trans- 
formera songré  la  mythologie  et  de  changer  l'histoire  en  mytho- 
logie, il  ne  se  serait  pas  donné  tant  de  peine  pour  trouver  une 
base  historique  parfaitement  solide  aux  détails  de  ses  poèmes. 
Sa  nature  d'esprit,  son  caractère  l'ayant  porté  et  forcé  à  agir  ainsi, 
il  en  est  résulté  un  genre  de  poésie  que  l'on  peut  dire  unique  ; 
il  a  écrit  des  œuvres  que  personne  n'imitera.  En  effet,  par 
les  études  spéciales  qu'il  a  faites  de  ce  temps,  par  la  peine  qu'il  a 
prise  pour  se  le  rendre  bien  clair  et  voir  avec  certitude  la  situation 
du  pape  et  de  ses  Latins,  des  Lombards  et  de  leur  roi.  de  Charle- 
magne  et  de  ses  Francs,  par  Teiamen  auquel  il  s'est  livré  de  ces 
rac&s,  éléments  d'origine  diverse  que  les  jeux  de  1  histoire  ont 
tour  à  tour  mêlés,  confondus  et  choqués  les  uns  contre  les  au- 
tres, l'imagination  du  poète  s'est  remplie  d'une  telle  richesse  de 
tableaux,  et  dans  son  travail  de  création  elle  a  procédé  avec  tant 
de  fermeté,  que  l'on  ne  peut  découvrir  un  seul  vers  qui  soit  vide, 
un  seul  trait  qui  manque  de  précision,  un  seul  pas  qui  soit  fait  au 
hasard  et  sans  une  raison  particulière.  En  un  mot,  il  a  écrit  une 
œuvre  rare,  digne  du  meilleur  accueil  ;  on  doit  le  remercier  de 
tout  ce  qu'il  a  fait,  et  aussi  de  la  manière  dont  il  l'a  fait,  car  ou 
n'aurait  jamais  pu,  avant  lui,  demander  à  personne  de  donner  à 
une  tragédie  la  forme  et  le  fond  qu'il  a  donnés  à  la  sienne.  Je  ne 
veux  pas  développer  ces  idées,  c'est  assez  de  les  avoir  indiquées  au 
lecteur  qui  pense.  Remarquons  seulement  qu'il  a  réussi  surtout 
à  rendre  présent  le  passé  dans  les  morceaux  lyriques,  qui  sont  son 
vrai  domaine.— L'histoire  est  le  fond  des  plus  grandes  poésies  lyri- 
ques. Que  l'on  essaye  d'enlever  aux  odes  de  Pindare  l'élément  his- 
torique et  mythologique,  on  leur  ôtera  toute  leur  vie  intime.  Les 
poésies  lyriques  modernes  penchent  toutes  vers  l'élégie  ;  elles  se 
plaignent  de  tout  ce  qui  manque  à  l'homme,  pour  que  Ton  ne 
s'aperçoive  pas  de  ce  qui  leur  manque  à  elles-mêmes.  Pourquoi 
Horace  renonce-t-il  à  imiter  Pindare  ?  Il  ne  faut  pas  l'imiter,  mais 
un  vrai  poëte  qui  saurait  comme  lui  célébrer  et  luuer,  qui  cuinuie 


422  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

lui,  étudierait  avec  bonheur  les  généalogies  glorieuses  et  les  hauts 
faits  des  cités  rivales,  pourrait  évidemment  écrire  des  poésies  aussi 
belles  que  les  siennes. 

Dans  le  Comte  Carmagnola,  le  chœur,  en  décrivant  la  bataille, 
ne  se  perd  pas  dans  le  détail  infini  ;  au  milieu  de  l'immense  dés 
ordre,  il  trouve  des  paroles  qui  jettent  la  clarté  sur  le  tumultt 
sauvage  de  la  lutte;  de  même,  dans  Adeighis,  les  deux  chœurs 
sont  chargés  de  rendre  visibles  à  Tœil  de  Fesprit  des  scènes  im- 
menses et  passagères  ;  le  commencement  de  la  première  ode  a 
un  caractère  tellement  lyrique  qu'elle  paraît  d'abord  assez  abs- 
truse. Il  faut  se  représenter  Farmée  lombarde  battue  et  dis- 
persée ;  dans  les  solitudes  des  montagnes,  là  où  les  Latins,  vaincus 
depuis  longtemps,  labourent  la  terre  et  sont  soumis  à  tous  les  tra- 
vaux de  l'esclave,  se  répand  la  nouvelle  de  cette  défaite.  Leurs 
fiers  vainqueurs,  les  familles  qui  avaient  toute  la  puissance  sont 
en  fuite  ;  ils  ne  savent  s'ils  doivent  se  réjouir,  et  en  effet  le  poêle 
leur  ôte  toute  espérance  :  sous  les  nouveaux  maîtres  leur  sort  ne 
sera  pas  plus  heureux. 

Avant  de  parler  du  second  chœur,  rappelons  une  remarque  que 
nous  avons  déjà  faite  dans  les  notes  du  Divan;  le  rôle  de  la 
poésie  lyrique  n'a  absolument  rien  de  commun  avec  celui  de  la 
poésie  épique  ou  de  la  poésie  dramatique.  Celles-ci,  en  effet,  par 
le  récit  ou  par  des  tableaux,  présentent  à  l'auditeur  ou  au  specta- 
teur le  développement  d'un  certain  fait  important  ;  auditeur  ou 
spectateur  n'a  rien  à  faire  par  lui-même,  il  n'a  qu'à  don- 
ner une  vive  attention  aupoëte.  Au  contrante,  la  poésie  lyrique  ex- 
pose un  moment  d'un  grand  événement,  de  façon  à  engager  l'àme 
entière  de  l'auditeur  dans  la  situation  et  à  l'enlacer  si  fortement 
qu'elle  se  sente  comme  prise  dans  un  nœud  et  partage  tous  les 
sentiments  du  poëte.  A  ce  point  de  vue,  on  pourrait  nommer  la 
poésie  lyrique  la  perfection  suprême  de  l'art  de  persuader  :  les 
qualités  qu'elle  exige  sont  si  rares  que  l'on  comprend  pourquoi 
elle  apparaît  si  rarement  dans  l'empire  du  beau.  Nous  ne  connais- 
sons aucun  poëte  moderne  qui  possède  ces  qualités  à  un  aussi  haut 
degré  que  Manzoni.  Le  procédé  lyrique  est  dans  sa  nature  même, 
et  il  est  né  poëte  lyrique  comme  il  s'est  fait  historien  et  poëte  dra- 
matique. 

Le  chœur  qui  termine  le  troisième  acte  nous  a,  malgré  nous, 
associés  à  la  chute  de  l'empire  lombard;  nous  voyons,  au  commen- 
cement du  quatrième  acte,  une  femme  devenir  la  triste  victime 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  423 

de  Ces  horreurs  politiques.  Ermengarde  meurt  ;  fille,  sœur,  épouse 
de  rois,  elle  ne  devait  pas  être  mère  de  roi;  entourée  de  religieu- 
ses, elle  quitte  au  milieu  des  tourments  une  vie  sans  espérances. 
Le  chœur  entre;  et  nous  donnons  ici  un  résumé  de  ses  strophes 
pour  aider  les  personnes  qui  liront  cette  œuvre  sérieusement. 
1.  Douce  peinture  d'une  moi:t  pieuse.  2.  Les  gémissements  se  tai- 
sent; une  main  amie  ferme  les  yeux  ternis,  pendant  que  Ion 
prie.  3.  Dernier  appel,  pour  qu'elle  oubUe  la  terre  et  pense  à 
l'Éternel .  4.  Peinture  de  la  situation  de  cette  infortunée,  qui  ne 
pouvait  oublier  son  tourment.  5.  Dans  les  nuits  sans  sommeil, 
dans  les  cloîtres,  sa  pensée  retournait  vers  les  jours  de  bonheur. 
6.  Quand  elle  arriva  chez  les  Francs,  aimée,  et  ne  prévoyant  pas 
l'avenir.  7.  D'une  haute  colline  elle  vit  son  bel  époux  chasser 
avec  joie  dans  la  vaste  plaine.  8.  Entouré  de  son  escorte  bruyante, 
il  attaquait  le  sanglier.  9.  Frappé  par  la  flèche  du  roi,  Tanimal 
tomba  dans  son  sang;  elle  se  sentit  heureuse  et  effrayée.  10.  Sou- 
venirs de  la  Meuse  et  des  sources  chaudes  d'Aix,  où  le  puissant 
guerrier,  déposant  son  armure,  venait  se  reposer.  11,12, 13.  Belle 
comparaison  bien  conduite:  semblable  à  la  rosée  qui  rafraîchit 
un  gazon  flétri,  une  parole  amie  ranime  une  âme  dévorée  de 
tourments,  mais  bientôt  le  soleil  brûlant  abat  de  nouveau  les  tiges 
si  frêles.  14.  De  même  après  un  court  oubli,  Tancienne  douleur 
reparaît.  15.  Nouveau  conseil  de  se  détacher  delà  terre.  16.  Énu- 
mératioi.  d'autres   malheureuses  qui   sont  mortes  comme  elle. 

17.  Léger  reproche   sur   ses  ancêtres  qui  furent  des   tyrans. 

18.  Qu'elle  aille  reposer  maintenant  avec  les  opprimés.  19.  Que 
ses  traits  reprennent  leur  tranquille  expression  virginale.  20.  Ainsi 
le  soleil  qui  empourpre  les  nuages  en  dis^jaraissant  annonce  pour 
le  lendemain  une  belle  journée. 

Ce  qui  augmente  encore  l'effet  que  produit  ce  chœur,  c'est  que, 
malgré  la  mort  d'Ermengarde.  il  lui  adresse  la  parole  comme  si 
elle  vivait  et  l'entendait  encore.  Nous  ajoutons  ici  les  paroles  favo- 
rables par  lesquelles  M.  Fauriel  a  terminé  l'analyse  de  la  tra 
gédie;  il  ne  donne  pas  aux  chœurs  la  même  valeur  que  nous, 
cependant  il  dit  :  «  A  les  prendre  dans  leur  ensemble,  tous  les 
trois  sont  des  productions  éminemment  distinguées  et  même 
uniques  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  lyrique  moderne.  On 
ne  sait  ce  que  l'on  y  doit  admirer  le  plus,  de  la  vérité,  de  la  cha- 
leur des  sentiments,  de  l'élévation  et  de  la  force  des  idées  ou 
d'une  expression  si  vive  et  si  franche  qu'elle  semble  l'inspiration 


424  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

de  la  nature,  et  cependant  si  élégante,  si  harmonieuse,  que  Tart 
n'a  rien  à  y  ajouter*.» 

Nous  souhaitons  vivement  que  les  lecteurs  judicieux  trouvent 
du  plaisir  à  la  lecture  de  ces  chœurs  et  du  poème  entier,  car  il 
offre  l'exemple  rare  d'une  œuvre  également  remarquable  par  la 
beauté  morale  et  par  la  beauté  artistique.  La  traduction  de  l'ha- 
bile M.  Streckfuss  contribuera  beaucoup  à  la  faire  apprécier.  Il 
devrait  comprendre  dans  son  travail  VOde  sur  Napoléon,  que  j'ai 
traduite  autrefois  à  ma  façon.  Cette  ode  confirmerait  ce  que  nous 
avons  essayé  d'établir  sur  les  conditions  de  la  poésie  lyrique. 


LITTÉRATURE  ANGLAISE 


ENCORE  ET  T0UJ0DR3  SHAKSPEARE. 

On  a  déjà  tant  parlé  de  Shakspeare,  qu'il  peut  sembler  qu'il  n'y  a 
plus  rien  à  dire  sur  lui;  mais  c'est  le  caractère  de  l'esprit  d'exciter 
éteinellement  l'esprit.  Je  veux  aujourd'hui  considérer  Shakspeare 
d'abord  comme  poète,  puis  le  comparer  avec  les  poètes  anciens 
et  contemporams ;  enfin,  l'étudier  comme  poëte  dramatique.  Je 
chercherai  à  indiquer  les  résultats  que  son  imitation  a  amenés  et 
peut  amener.  J'approuverai  les  idées  qui  ont  été  exprimées  avant 
moi  en  les  répétant;  celles  que  je  n'approuve  pas,  je  les  rejetterai 
d'un  mot  sans  m'engager  dans  des  discussions. 

SHAKSPEARE  CONSIDÉRé  COMME  POETE. 

Le  point  le  plus  élevé  auquel  l'homme  puisse  arriver,  c'est  la 
conscience  de  ses  sentiments  et  de  ses  pensées ,  c'est  la  connais- 
sance de  soi-même,  qui  lui  sert  à  pénétrer  l'àme  d'autnii.  Il  y  a 
des  hommes  qui  sont  nés  avec  des  dispositions  naturelles  pour 
cette  observation  et  qui  savent  peu  à  peu  la  tourner  vers  un  but 
pratique.  Le  monde  et  les  affaires  considérés  d'un  haut  point  de 
vue  nous  donnent  cette  expérience  ;  le  poëte  naît  aussi  avec  ces 

*  Le  comte  de  Carmagnoia  et  Adelghis, ir&géàies  àeULanioni,  traduite! 
par  U.  C.  Fauriel,  page  19. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  423 

dispositions,  mais  il  ne  s'en  sert  pas  pour  atteindre  un  but  im- 
médiat et  terrestre;  le  but  qu'il  cherche  est  élevé,  idéal,  général. 
Si  nous  appelons  Shakspeare  un  des  plus  grands  poètes,  nous  di- 
sons par  cela  même  que  presque  personne  n'a  pénétré  le  monde 
comme  lui,  que  presque  personne  n'a  su  en  donner  au  lecteur  une 
connaissance  plus  haute.  En  effet,  grâce  à  lui,  le  monde  devient 
pour  nous  pleinement  transparent;  nous  devenons  tout  à  coup 
les  confidents  de  la  vertu  et  du  vice,  de  la  grandeur  et  de  la  pe- 
titesse, de  la  noblesse,  du  crime,  etc.,  et  cela  par  les  moyens 
les  plus  simples.  Si  nous  cherchons  quels  sont  ces  moyens,  il 
nous  semblera  d'abord  que  son  application  constante  est  de 
tout  mettre  sons  nos  yeux;  mais  c'est  là  une  illusion.  Les  œu- 
vres de  Shakspeare  ne  sont  pas  faites  pour  les  yeux  du  corps. 
Je  m'explique  :  L'œil  peut  bien  être  appelé  le  sens  le  plus  pur; 
c'est  lui  qui  nous  rend  le  plus  facilement  1er»  objets  sensibles» 
mais  le  sens  intime  de  l'âme  est  encore  plus  pur;  c'est  lui  qui, 
par  la  parole,  nous  rend  les  objets  sensibles  de  la  façon  la  plus 
haute  et  la  plus  rapide.  Car  les  paroles  fécondes  sont  seulement 
celles  qui  nous  mettent  devant  les  yeux,  non  des  pensées  d'une 
profondeur  impénétrable,  mais  des  images  claires  et  précises. 
Or  Shakspeare  s'adresse  toujours  à  notre  sens  intime,  mais  de  telle 
sorte  que  le  monde  de  l'imagination  s'anime  et  s'éveille  aussitôt 
en  nous.  Ainsi  se  produit  un  effet  très-grand,  mais  dont  nous  ne  sa- 
vons pas  nous  rendre  compte;  ainsi  s'explique  cette  illusion  qui  nous 
fait  croire  que  tout  a  paru  réellement  devant  nos  yeux.  Si  l'on  étu- 
die de  près  les  pièces  de  Shakspeare,  on  verra  qu'elles  sont  bien 
plus  riches  en  mots  profonds  qu'en  action.  Il  présente  aux  yeux  ce 
qui  pourrait  facilement  s'imaginer,  et  même  ce  qui  ferait  mieux, 
vu  par  l'imagination  que  vu  par  les  yeux.  L'âme  de  Hamlet,  les 
sorcières  de  Macbeth,  un  grand  nombre  de  spectacles  terribles  ne 
reçoivent  leur  valeur  que  d'un  travail  de  l'imagination  ;  et  c'est 
pour  elle  que  Shakspeare  a  écrit  tant  de  petites  scènes  intermé- 
diaires; car,  à  la  lecture,  elles  passent  devant  nous  rapidement  et 
font  bon  effet;  à  la  représentation,  au  contraire,  elles  troublent 
et  même  fatiguent  et  ennuient.  La  puissance  de  Shakspeare  réside 
donc  dans  les  paroles  vivantes  qu'il  a  répandues  partout.  On  s'en 
aperçoit  facilement  lorsqu'on  lit  ses  pièces  à  haute  voix;  l'auditeur 
n'est  distrait  ni  par  l'exactitude  ni  par  la  fausseté  du  jeu  des  ac- 
teurs. Il  n'y  a  pas  de  jouissance  plus  haute  et  plus  pure  que  de  se 
faire,  les  yeux  fermés,  non  déclamer,  mais  réciter  une  pièce  d^ 

24. 


126  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

Shakspeare  par  une  voix  naturellement  juste.  On  suit  le  fil  si 
simple  auquel  il  rattache  le  cours  des  événements.  Nous  nous  for- 
mons bien  certaines  images  des  personnages  d'après  le  dessin  du 
poète;  mais  au  fond  cette  série  de  paroles  et  de  discours  est  là  pour 
nous  apprendre  ce  qui  se  passe  dans  les  âmes.  Tous  les  acteurs 
semblent,  sur  ce  point,  s'être  concertés  pour  ne  rien  nous  laisser 
qui  soit  obscur  ou  douteux;  héros  et  simples  soldats,  maîtres  et 
esclaves,  rois  et  messagers  travaillent  à  amener  ce  résultat  ;  les 
rôles  accessoires  y  concourent  souvent  plus  activement  que  les 
rôles  principaux;  les  murmures  les  plus  légers,  qui,  pendant  un 
grand  événement,  circulent  dans  l'air,  les  sentiments  les  plus 
intimes,  qui,  dans  les  circonstances  graves,  se  cachent  au  fond 
du  cœur  de  Thomme  :  tout  est  exprimé.  Tout  ce  qu'une  âme 
concentre  et  dissimule  avec  inquiétude  au  fond  d'elle-même  ap- 
paraît ici,  sans  réserve,  à  la  pleine  et  libre  lumière  du  jour.  Nous  . 
voyons  la  vie  dans  son  entière  vérité,  et  nous  ne  savons  pas 
comment  nous  la  voyons. 

Shakspeare  s'unit  à  l'âme  du  monde;  il  le  pénètre  comme  elle- 
même  ;  à  tous  deux  rien  ne  reste  caché  ;  mais  1  ame  du  monde 
garde  le  secret  des  événements,  elle  ne  le  trahit  pas  avant  leur 
accomplissement,  et  même,  lorsqu'ils  sont  passés,  elle  le  garde 
encore  souvent  pour  elle  seule.  Au  contraire,  il  est  dans  l'esprit 
du  poëte  de  nous  trahir  tous  les  secrets.  Ses  paroles  abondantes 
nous  les  révèlent  sinon  toujours  avant  l'événement,  du  moins 
certainement  pendant  qu'il  s'accomplit.  L'homme  puissant  et  vi- 
cieux, l'homme  obscur  et  honnête,  l'homme  entraîné  par  les  pas- 
sions, le  contemplateur  paisible,  tous  portent  leur  cœur  dans 
eur  main  ;  souvent  contre  toute  vraisemblance,  tous  sont  par- 
leurs et  diserts;  il  faut  que  le  secret  soit  trahi,  quand  les  pierres 
elles-mêmes  devraient  le  publier;  et  la  matière  inanimée  joue 
son  rôle  et  parle  aussi.  Les  éléments,  les  phénomènes  du  ciel,  de 
la  terre,  de  la  mer,  le  tonnerre,  l'éclair,  les  bêles  sauvages  élè- 
vent leur  voix;  ils  n'apparaissent  souvent  que  sous  la  forme 
d'images,  mais  contribuent  toujours  à  l'éclaircissement  de  la  situa- 
tion, à  l'explication  d'un  certain  fait.  Les  trésors  du  monde  civilisé 
doivent  aussi  apparaître;  les  arts,  les  sciences,  les  métiers,  les  in- 
dustries diverses,  tout  vient  apporter  son  tribut.  Les  poëmes  de 
Shakspeare  sont  un  grand  marché  plein  de  vie.  C'est  à  sa  patrie 
qu'il  doit  cette  richesse;  l'Angleterre,  entourée  de  tous  côtés 
par  la  mer,  couverte  de  brouillards  et  de  nuages,  étendait  déjà 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  427 

son  activité  au  dehors  d'elle-même  sur  toutes  les  parties  de  l'uni- 
vers. C'est  dans  une  grande  et  noble  époque  que  le  poète  vivait; 
il  nous  a  montré  avec  une  grande  sérénité  la  culture  de  son  esprit; 
elle  est  poussée  souvent  jusqu'à  l'excès,  mais  il  n'agirait  pas  si  for- 
tement sur  nous,  s'il  ne  s'était  pas  mis  au  niveau  de  son  siècle  si 
riche  d'activité.  Personne  n'a  dédaigné  plus  que  lui  l'exactitude  ma- 
térielle du  costume  ;  en  revanche,  il  connaît  dans  la  perfection 
tous  les  masques  divers  que  prend  l'âme  humaine;  à  ce  point  de 
vue,  le  costume  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  temps  est  le 
même.  On  dit  qu'il  a  très-bien  peint  les  Romains  :  je  ne  trouve 
pas;  ses  Romains  sont,  de  la  tête  aux  pieds,  de  vrais  Anglais; 
mais  ce  sont  des  hommes,  de  vrais  hommes,  et,  par  conséquent, 
la  toge  romaine  qu'il  jette  sur  eux  leur  va  parfaitement.  Si  l'on 
se  place  une  fois  pour  toutes  à  ce  point  de  vue,  on  trouvera  que 
ses  anachronismes  méritent  des  éloges,  et  ce  sont  précisément 
ces  fautes  de  costume  matériel  qui  donnent  tant  de  vie  à  ses 
œuvres. 

Je  n'ai  pas  le  moins  du  monde,  par  ces  quelques  mots,  fait 
sentir  la  valeur  du  génie  de  Shakspeare  ;  ses  amis  et  ses  admira- 
teurs sauront  ajouter  ce  que  j'omets.  Une  remarque  cependant  : 
où  trouver  un  poète  qui  sache,  comme  lui,  au  fond  de  cha- 
cune de  ses  œuvres,  déposer  une  idée  différente  agissant  sur 
tout  l'ensemble?  Ainsi,  à  travers  tout  le  Coriolan,  on  sent 
circuler  un  sentiment  de  colère,  hispiré  par  la  résistance  que 
met  le  peuple  à  reconnaître  la  supériorité  de  ceux  qui  sont 
au-dessus  de  lui.  Dans  Jules  César,  tout  se  rapporte  à  une  autre 
idée  :  les  premiers  citoyens  de  l'État  ne  veulent  pas  voir  en- 
vahir l'autorité  suprême,  parce  qu'ils  s'imaginent  faussement 
pouvoir  exercer  une  influence  sur  la  république.  Dans  Antoine  et 
Cléopâtre,  mille  voix  nous  répètent  sans  cesse  que  la  jouissance  et 
l'action  sont  incompatibles.  Chaque  pièce,  ainsi  examinée,  nous 
donnerait  un  nouveau  suiet  d'admiration. 


SHAKSPEARE  COMPARE  AVEC  LES  ANCIEWS  ET  LES  CONTEMPORALNS. 

C'est  dans  les  limites  de  ce  monde  que  résident  les  idées  qui 
animaient  la  grande  âme  de  Shakspeare;  les  prophéties,  la  dé- 
mence, les  rêves,  les  pressentiments,  les  signes  miraculeux,  les 
fées,  les  gnomes,  les  spectres,  les  monstres,  les  sorciers,  les 
enchanteiu's,  forment  bien  un  élément  magique  qui,  à  certams 


428  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

moments  bien  choisis,  traverse  ses  poèmes,  mais  ces  chimères 
trompeuses  ne  sont  en  aucune  façon  l'essence  de  ses  œuvres.  La 
vérité  et  la  solidité  de  sa  propre  vie,  telle  est  la  base  admirable 
^r  laquelle  elles  reposent;  voilà  pourquoi  tout  ce  qui,  dans  ses 
pièces,  vient  directement  de  la  personne  de  Shakspeare  nous  pa- 
raît si  pur,  si  riche  de  sens,  si  énergique.  Il  est  donc  bien  évi- 
dent qu  il  ne  doit  pas  être  rangé  parmi  les  poètes  de  Tère  mo* 
derne  que  Ton  a  appelés  poètes  romantiques;  il  appartient  à  la 
poésie  7iaîve;  tout  chez  lui  est  peinture  de  la  réalité  présente,  et 
dans  ses  œuvres  on  ne  rencontre  qu'à  un  très-faible  degré 
ce  qui  rappelle  les  aspirations  vagues  vers  Tinfini.  Cependant 
Shakspeare  est  tout  à  fait  un  poète  moderne  ;  un  abîme  immense 
le  sépare  des  anciens  ;  je  ne  parle  pas  ici  de  la  forme  extérieure 
que  je  laisse  de  côté,  je  parle  d'une  différence  profonde  et  in- 
time. 

Je  prendrai  d'abord  mes  précautions  à  l'égard  des  différents  ter- 
mes que  je  vais  mettre  en  opposition.  Je  ne  prétends  pas  que  cette 
liste  soit  complète  et  définitive  ;  j'ai  essayé  seulement,  en  ajoutant 
de  nouveaux  termes,  d'éclaircir  le  sens  de  ceux  qui  nous  sont 
connus,  et  qu'on  a  l'habitude  d'opposer  l'un  à  l'autre.  Ces  opposi- 
tions sont  : 

Antique.  Moderne. 

Naïf.  Sentimental. 

Païen.  Chrétien. 

Héroïque.  Romantique. 

Réel.  Idéal. 

Nécessité.  Liberté. 

Devoir.  Vouloir. 

Les  tourments  les  plus  pénibles  que  l'homme  peut  endurer  ont 
leur  origine  dans  le  manque  d'harmonie  existant  au  fond  de  cha- 
cun de  nous,  d'abord  entre  le  devoir  et  le  vouloir,  puis,  entre  le 
devoir  et  le  vouloir  d'un  côté,  et  l'accomplissement  de  l'autre.  Ce 
sont  ces  manques  d'harmonie  qui,  dans  le  cours  de  la  vie,  nous 
entraînent  dans  des  embarras  si  fréquents.  Si  l'embarras,  né  d'une 
légère  erreur,  peut  être  levé  à  l'improviste  sans  beaucoup  nous 
nuire,  il  donne  naissance  à  une  situation  comique.  Si  l'embarras 
est  très-grave,  si  nous  ne  pouvons  supprimer  les  causes  qui  l'ont 
amené,  alors  nous  sommes  dans  une  situation  tragique.  Dans  les 
poèmes  de  l'antiquité  prédomine  le  désaccord  entre  le  devoir  et 
l'accomplissement,  dans  les  poèmes  modernes,  entre  le  vouloir  et 


HOTES  ET  FRAGMENTS.  429 

l'accomplissement.  Choisissons  provisoirement  ce  contraste  pro- 
fond, et  voyons,  aidé  par  lui,  ce  que  l'analyse  nous  donnera.  Cha-: 
que  époque,  ai-je  dit,  est  dominée  par  une  des  deux  idées:  mais 
comme  le  devoir  et  le  vouloir  ne  sont  pas  dans  T homme  radicale- 
ment séparés,  les  deux  puissances  régnent  partout  en  même  temps; 
seulement  Tune  des  deux  est,  dans  chaque  époque,  subordonnée 
à  l'autre.  Le  devoir  est  imposé  à  l'homme,  et  l'obéissance  forcée  à 
ses  commandements  nous  est  souvent  bien  dure  ;  au  contraire, 
l'homme  dispose  à  son  gré  de  son  vouloir.  La  volonté  de  l'homme 
est  pour  lui  un  royaume  céleste.  Toujours  obéir  au  devoir  seul 
nous  paraît  fâcheux;  être  impuissante  accomplir  nos  entreprises 
nous  effraye,  mais  toujours  vouloir  nous  plaît,  et  même  la  con- 
science d'une  volonté  forte  peut  nous  consoler  de  ne  pas  avoir 
pu  réussir  dans  notre  entreprise. 

Le  jeu  de  cartes  peut  nous  servir  d'exemple  :  là  aussi  se  mon- 
trent les  deux  éléments.  Les  règles  du  jeu  combinées  avec  le  ha- 
sard représentent  le  devoir  (que  les  anciens  connaissaient  sous  la 
forme  du  destin).  En  opposition  au  devoir  agit  la  volonté,  combinée 
avec  l'adresse  du  joueur.  A  ce  point  de  vue,  on  pourrait  dire  que 
le  whist  est  un  jeu  antique.  Les  régies  de  ce  jeu  opposent  des  bar- 
rières au  hasard  et  même  à  la  volonté.  J'ai  un  partner  et  des  ad- 
versaires ;  des  cartes  me  sont  données  ;  une  longue  série  de  ha- 
sards se  présentera  ;  je  ne  peux  les  éviter,  mais  je  dois  les  diriger. — 
A  Vhombre  et  aux  jeux  qui  lui  ressemblent,  c'est  tout  le  contraire; 
ma  volonté  et  mon  libre  arbitre  ont  beaucoup  d'indépendance;  je 
peux  refuser  les  cartes  qui  me  sont  données,  leur  attribuer  différen- 
tes valeurs,  les  rejeter  en  tout  ou  en  partie,  demander  des  secours 
à  la  chance  et  trouver  même  dans  les  cartes  les  plus  mauvaises  les 
plus  grands  avantages  ;  ces  derniers  jeux  se  rapprochent  donc  tout 
à  fait  de  la  pensée  et  de  la  poésie  modernes.— ta  tragédie  antique 
repose  sur  un  fait  inévitable  qui  doit  arriver.  La  volonté,  en  cher- 
chant à  s'y  opposer,  ne  fait  que  l'aggraver  et  l'accélérer.  Là  ap- 
paraissent toutes  les  terreurs  inspirées  par  les  oracles  ;  nous  som 
mes  dans  la  région  où  trône  VOEdipe.  Dans  Anligone,  ce  devoir^ 
en  se  présentant  sous  la  forme  de  la  piété  filiale,  a  un  aspect  plus 
doux.  Il  prend  en  effet  les  apparences  les  plus  multiples,  mais  il 
reste  toujours  despotique.  11  a  ses  racines  et  son  origine  dans  les 
lois  de  l'intelligence,  telles  que  la  loi  morale  et  la  loi  civile ,  ou  dans 
les  lois  de  la  nature*  telles  que  les  lois  de  la  naissance,  du  déve- 
loppement, du  dépérissement,  de  la  vie,  de  la  mort.  Toutes  ces 


439  fîOTES  ET  FRAGMENTS. 

lois  nous  inspirent  de  Ja  crainte  ;  nous  ne  réfléchissons  pas  que 
i>ar  elles  est  assurée  la  marche  heureuse  de  Tensemble  des 
choses.  —  Au  contraire,  la  volonté  est  libre  et  paraît  libre  ;  elle 
tavorise  Tindividu;  elle  nous  flatte  :  aussi,  dès  que  les  hommes  la 
connurent,  ils  Tadorèrent.  Elle  est  le  Dieu  des  temps  modernes. 
Nous  lui  appartenons;  nous  craignons  la  puissance  opposée;  voilà 
pourquoi  dans  notre  art,  dans  notre  pensée,  nous  sommes  éter- 
nellement séparés  de  Tantiquité.  Le  devoir  rend  la  tragédie  grande 
et  forte,  le  vouloir  la  rend  faible  et  petite.  C'est  le  vouloir  qui  a 
donné  naissance  au  drame,  genre  dans  lequel  un  certain  acte  de 
la  volonté  sert  de  nœud  à  une  situation  soumise  au  despotisme 
de  la  nécessité.  Ce  changement  qui  plaît  à  notre  faiblesse  nous 
remplit  d'émotion,  et  nous  nous  déclarons  encore  heureux  si, 
après  avoir  attendu  une  catastrophe  affreuse,  le  dénoûment  plus 
doux,  que  Ton  donne  pour  nous  consoler,  conserva  uu  caractère 
triste. 

Revenons  maintenant  à  Shakspeare:  je  désire  que  mes  lecteurs 
lui  appliquent  eux-mêmes  toutes  ces  considérations.  Shakspeare 
est  unique,  parce  quïl  unit  avec  un  talent  infini  Vantique  et  le 
moder?ie,  le  devoir  et  le  vouloir  ;  ils  cherchent  partout  dans  ses 
pièces  à  se  mettre  en  équilibre;  ils  luttent  tous  deux  avec  énergie, 
cependant  le  désavantage  reste  au  vouloir. 

Personne,  peut-être,  n'a  su  plus  admirablement  que  lui  pein- 
dre dans  un  certain  caractère  l'union  intime  et  primitive  du 
vouloir  et  du  devoir.  Le  personnage,  si  on  considère  en  lui  le  ca- 
ractère, est  soumis  à  la  nécessité;  il  est  limité,  il  est  forcé  de 
suivre  une  certaine  voie.  Mais,  si  on  considère  seulement  en  lui 
l'homme  pur  et  simple,  y  jouit  de  sa  pleine  liberté,  ne  reconnaît 
aucune  limite  et  n'est  soumis  qu'aux  lois  générales.  De  cette  oppo- 
sition résulte  dans  l'âme  un  conflit  que  Shakspeare  met  surtout 
en  saillie;  mais  ce  conflit  intérieur  n'est  pas  le  seul:  le  monde 
extérieur  fournit  ses  éléments  de  lutte,  et,  le  plus  souvent,  la 
lutte  devient  plus  vive,  parce  qu'un  devoir  rigoureux  est  imposé 
à  une  volonté  sans  force.  J'ai  déjà  indiqué  ce  ressort  dans  Ham- 
let;  on  le  trouve  ailleurs  dans  Shakspeare.  llamlet  est  poussé  par' 
un  esprit;  Macbeth  par  les  sorcières,  par  Hécate  et  par  lapre-' 
mière  de  toutes  les  sorcières  :  sa  femme;  Brutus,  par  ses  amis; 
ces  trois  personnages  sont  ainsi  engagés  dans  une  situation  tra- 
gique pour  laquelle  ils  ne  sont  pas  nés.  Coriolan  donne  lieu  à  la 
même  remarque.  En  un  mot,  représenter  une  volonté  aspirant  à 


NOTES  ET  FRAGMEISTS.  431 

des  actes  qui  dépassent  les  forces  de  Tindividu,  c'est  là  une  idée 
moderne.  Comme  Shakspeare  donne  pour  cause  à  Texaltation  de 
la  volonté  un  fait  extérieur  à  l'individu,  il  transforme  ce  fait  en 
une  espèce  de  fatalité,  et  par  là  il  se  rapproche  de  Tantiquité;  car 
tous  les  héros  de  l'antiquité  poétique  ne  veulent  que  ce  qui  est 
possible  à  l'homme.  De  là  résulte  un  bel  équilibre  entre  la  vo- 
lonté, le  devoir  et  l'accomplissement.  Cependant  il  y  a  toujours 
dans  le  devoir  qui  les  domine  trop  de  rudesse  austère,  pour  que, 
tout  en  Tadmirant,  nous  puissions  l'aimer  beaucoup.  Une  néces- 
sité qui,  plus  ou  moins,  et  quelquefois  même  entièrement,  exclut 
la  liberté,  n'est  plus  d'accord  avec  notre  manière  de  penser. 
Shakspeare,  cependant,  a  presque  tracé  de  nouveau  ce  tableau 
antique,  en  faisant  de  l'élément  nécessaire  un  élément  moral.  II 
combine  donc  et  réunit  le  monde  antique  et  le  monde  moderne.  Si 
nous  pouvons  tirer  quelques  leçons  de  ses  œuvres,  qui  nous  don- 
nent avec  tant  de  plaisir  tant  d'étonnement,  c'est  en  cela  qu'il 
laut  chercher  à  le  prendre  pour  maître.  JNotre  poésie  romantique 
ne  doit  être  ni  insultée  ni  rejetée,  mais  il  ne  faut  pas  la  célébrer 
exclusivement,  et  ne  s'attacher  qu'à  elle;  ce  serait  le  moyen  de 
ne  plus  apprécier  et  de  gâter  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'énergique,  de 
fort,  de  vrai;  il  faut  donc  chercher  à  concilier  ces  éléments  qiu 
paraissent  si  incompatibles.  Nous  avons  devant  nous,  pour  nous 
encourager,  l'exemple  de  ce  grand  et  unique  maître,  que  nous  éle 
VOUS  si  haut,  souvent  sans  savoir  pourquoi,  et  que  nous  mettons 
au-dessus  de  tout;  il  a  su  accomplir  ce  miracle.  II  a  eu,  il  est  vrai, 
le  bonheur  de  venir  à  un  temps  de  moisson  ;  il  a  écrit  dans  un 
pays  protestant,  à  une  époque  pleine  de  vie.  Depuis  longtemps,  le 
bigotisme  se  taisait,  et  une  âme  naturellement  et  vraiment  pieuse 
comme  celle  de  Shakpeare  avait  la  liberté  de  développer  religieuse- 
ment les  purs  sentiments  qui  vivaient  au  fond  d'elle-même,  sans 
chercher  à  les  faire  accorder  avec  les  idées  d'une  certaine  religion 
positive. 


SHAKSPEARE  CONSIDERE  COMME  POETE  DRAMATIQUE 

Si  l'on  veut  simplement  jouir  d'une  œuvre  d'art  que  l'on  aime, 
on  ne  porte  son  attention  que  sur  l'ensemble  et  on  se  pénètre  de 
l'unité  que  l'artiste  a  donnée  à  sa  création.  Au  contraire,  si  ion 
veut  faire  un  examen  théorique  de  ses  œuvres,  soutenir  quelque 
idée  à  propos  d'elles,  et  en  tirer  des  leçons,  alors  l'analyse  e^ 


432  KOTES  ET  FRAGMENTS. 

indispensable  ;  voilà  pourquoi  nous  avons  écrit  les  deux  chapitres, 
précédents,  dans  lesquels  nous  considérons  Shakspeare  d'abord 
comme  poète  pur  et  simple,  puis,  en  le  comparant  avec  les  poètes 
anciens  et  contemporains.  Nous  terminons  en  étudiant  le  poète 
dramatique. 

C'est  à  l'histoire  de  la  poésie  qu'appartiennent  le  nom  et  la 
gloire  de  Shakspeare;  c'est  une  injustice  envers  les  poètes  drama- 
tiques de  tous  les  siècles  que  de  le  transporter  tout  entier  dans 
l'histoire  du  théâtre. 

Un  esprit  dont  on  ne  conteste  pas  la  haute  valeur  peut  faire 
cependant  de  ses  facultés  un  usage  douteux;  l'esprit  supérieur 
n'emploie  pas  toujours  des  procédés  supérieurs.  C'est  en  ce  sens 
que  Shakspeare,  lié  essentiellement  à  l'histoire  de  la  poésie,  appar. 
tient  seulement  par  hasard  à  l'histoire  du  théâtre.  Pour  l'admirer 
complètement,  comme  il  convient,  il  faut  examiner  les  circon- 
stances, les  conditions  particulières  qu'il  devait  accepter,  sans  faire 
de  ces  conditions  passagères  des  mérites  et  des  modèles  de  l'art. 

Dans  une  œuvre  vivante  se  trouvent  souvent  réunis  plusieurs 
genres  voisins  de  poésie.  On  peut  y  trouver  l'épopée,  le  dialogue, 
le  drame,  la  pièce  de  théâtre.  L'épopée  est  le  récit  de  traditions 
orales  faites  à  la  foule  par  un  seul  individu.  Le  dialogue  est  un 
échange  de  paroles  entre  un  nombre  de  personnes  déterminé, 
échange  qui  peut  se  faire  devant  la  foule.  Il  y  a  drame  si  on 
ajoute  l'action  à  l'échange  des  paroles,  quand  même  on  suppose- 
rait que  cette  action  est  tout  entière  dans  l'imagination.  La  pièce 
de  théâtre  réunit  les  trois  genres  ;  elle  exige  de  plus  le  concours 
de  la  vue  et  certaines  conditions  de  lieux  et  de  personnes. 

Les  œuvres  de  Shakspeare  sont  surtout  des  drames  ;  son  habi- 
tude de  mettre  en  saillie  la  vie  de  l'âme  plaît  beaucoup  au  simple 
lecteur;  quant  aux  exigences  théâtrales,  il  n'en  tient  aucua 
compte;  il  se  permet  tout,  et  l'imagination  lui  permet  tout»' 
Avec  lui  nous  sautons,  à  chaque  instant,  d'un  lieu  à  un  autre; 
notre  imagination  supplée  à  toutes  les  scènes  intermédiaires  qu'il 
néglige;  nous  lui  savons  même  gré  de  donner  à  notre  esprit 
un  si  noble  exercice.  En  présentant  tout  sous  la  forme  de  scènes 
dramatiques,  il  rend  plus  facile  le  travail  de  l'imagination,  car  les 
planches  où  se  déroule  l'apparence  du  monde  me  sont  plus 
famliiéres  que  le  monde  lui-même.  Quand  nous  avons  lu  ou  en- 
tendu des  récits  étranges,  nous  croyons  qu'il  ne  serait  pas  ira- 
possible  à  nos  yeux  eux-mêmes  de  les  voir.  De  là,  tant  de  romans 


I 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  455 

aimés  que  l'on  a  transformés,  sans  succès,  en  pièces  de  théâtre. 

Pour  qu'un  drame  soit  théâtral,  il  faut  qu'il  soit  symboliqno, 
c'est-à-dire  que  chaque  Hiit,  en  étant  important  par  lui-même, 
doit  en  faire  deviner  et  présager  un  autre  plus  important.  Shak- 
speare  a  su  parfois  atteindre  à  celte  qualité  suprême;  j'en  citerai, 
pour  preuve,  ce  moment  où  le  fds  et  successeur  d'un  roi  près  de 
mourir,  lui  prend  pendant  son  sommeil  sa  couronne,  la  place 
sur  sa  tête  et  s'en  pare  avec  fierté.  Mais  ce  sont  là  de  simples 
moments,  des  perles  dispersées,  séparées  les  unes  des  autres  par 
beaucoup  de  scènes  non  théâtrales.  L'ensemble  des  procédés  de 
Sliakspeare  est  au  fond  en  opposition  avec  la  ïcène.  Son  génie 
abrège  tout,  comme  le  poëte  abrège  la  nature;  nous  devons  le 
louer  de  celaient;  seulement,  nous  nions,  et  cela  à  son  honneur, 
que  la  scène  ait  été  un  champ  digne  de  lui.  Cette  étroitesse  de 
la  scène  a  rétréci  ses  œuvres.  Il  n'agit  pas  comme  les  ai.tres  poètes; 
il  ne  choisit  pas  pour  chaque  œuvre  des  éléments  particuliers  ;  au 
cœur  de  son  drame,  il  dépose  une  certaine  idée  à  laquelle  il  sait 
rapporter  le  monde  et  l'univers  entier.  Dans  ces  tableaux  abrégés 
quil  donne  de  Thisloire  ancienne  et  moderne,  il  peutainsi  em- 
piunter  ses  éléments  à  toutes  les  chroniques,  que  souvent  il  copie 
mot  à  mot.  Hamlet  nous  prouve  qu'il  n'est  pas  si  scrupuleux 
avec  les  ISouvelles;  Roméo  et  JuHette  sont  restés  plus  fidèles  à 
la  tradition;  cependant,  l'introduction  de  deux  figures  comiques 
(Mercutio  et  la  Nourrice)  trouble  totalement  le  fond  tragique  du 
lécil.  Ces  deux  rôles  étaient  joués  sans  doute  par  deux  acteurs 
f.Mvcris;  c'est  un  homme  qui  devait  jouer  aussi  le  rôle  de  la  Nour- 
rice. En  examinant  avec  grande  attention,  on  s'aperçoit  que  ces 
deux  rôles  et  tout  ce  qui  s'y  rattache  sont  dans  la  pièce  comme 
chargés  de  donner  des  intermèdes  burlesques.  Aujourd'hui,  avec 
nos  idées  amies  de  la  logique  et  de  l'harmonie,  ces  rôles  nous 
paraîtraient  intolérables.  Shakspeare  nous  étonne  encore  plus 
quand  nous  examinons  la  manière  dont  il  a  rédigé  et  remanié 
les  pièces  déjà  écrites  par  d'autres.  Nous  pouvons  faire  cette 
étude  pour  le  Roi  Jean  et  pour  le  Roi  Lear,  les  vieilles  pièces 
ayant  élé  conservées.  Dans  ces  deux  pièces,  il  se  montre  toujours 
plutôt  poëte  pur  et  simple  que  poëte  dramatique. 

Expliquons  enfin  cette  énigme.  Des  érudits  nous  ont  montré 
combien  de  son  temps  la  scène  était  imparfaite;  il  n'y  avait  alors 
aucun  de  ces  besoins  de  vraisemblance  c^ue  nous  ont  donnés  peu  à 
peu  le  progrès  des  machines,  de  la  perspective  et  des  costumes.  Au- 


454  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

jourd'hui,  nous  reviendrions  difficilement  à  cette  enfance  de  l'art; 
alors,  on  voyait  peu  de  chose,  on  se  figurait  tout,  et  tout 
n'était  qu'apparence  ;  un  rideau  vert  signifiait  pour  le  public  une 
chambre  royale;  un  musicien,  sans  bouger,  jouait  continuelle- 
ment de  la  trompette,  etc.  Qui  accepterait,  de  nos  jours,  pareil 
spectacle?  Les  pièces  de  Shakspeare,  ainsi  jouées,  n'étaient  donc 
vraiment  que  des  contes  très-intéressants,  racontés  par  plusieurs 
personnes  ;  pour  produire  plus  d'impression,  ces  personnes  avaient 
pris  des  masques  caractéristiques  ;  elles  s'agitaient  en  sens  divers, 
elles  entraient,  elles  sortaient,  en  laissant  toujours  à  l'imagina- 
tion du  spectateur  le  soin  de  se  représenter  à  son  gré,  sur  la  scène 
vide,  des  bosquets  enchantés  et  des  édifices  magnifiques. 

Pourquoi  Schrœder  a-t-il  su  faire  monter  Shakspeare  sur  la 
scène  allemande,  sinon  parce  qu'il  a  su  abréger  les  abrégés  de 
Shakspeare  ?  Schrœder  s'attachait  uniquement  aux  scènes  essen- 
tielles, il  rejetait  tout  le  reste  ;  il  repoussait  même  les  passages  né- 
cessaires quand  il  lui  semblait  qu'ils  nuiraient  à  l'effet  de  la  pièce 
jouée  devant  sa  nation  et  à  son  époque.  Par  exemple,  il  est  très- vrai 
qu'en  supprimant  la  première  scène  du  Roi  Lear,  il  a  altéré 
tout  le  caractère  de  la  pièce.  Cependant,  il  avait  raison,  car  dans 
cette  scène  Lear  parait  si  absurde  que,  plus  tard,  on  ne  peut  don- 
ner tout  à  fait  tort  à  ses  filles.  Le  vieillard  fait  pitié,  mais  on  ne 
partage  pas  sa  douleur,  et  Schrœder  voulait  exciter  la  compassion 
pour  Lear,  en  même  temps  que  l'horreur  pour  les  deux  filles  dé- 
naturées, qui  cependant  ne  méritent  pas  un  blâme  absolu.  Dans 
la  vieille  pièce  que  Shakspeare  a  rédigée,  cette  scène  amenait  les 
effets  les  plus  heureux.  Lear  s'est  enfui  en  France,  sa  fille  et  son 
gendre,  obéissant  à  une  fantaisie  romantique,  se  déguisent  et 
iont  un  pèlerinage  ;  ils  rencontrent  le  vieillard  qui  ne  les  reconnaît 
pas  ;  l'âme  éminemment  tragique  de  Shakspeare  a  rempli  ici  de 
sentiments  amers  des  scènes  qui,  dans  l'original,  avaient  un  ca- 
ractère de  douceur;  on  ne  peut  jamais  comparer  ces  deux  œuvres 
sans  tirer  de  leur  comparaison  d'intéressantes  pensées. 

Depuis  longtemps  s'est  répandu  en  Allemagne  le  préjugé  que 
l'on  doit  jouer  Shakspeare  textuellement,  quand  même  spectateurs 
et  acteurs  devraient  en  mourir  suffoqués.  La  meilleure  tra- 
duction n'a  cependant  jamais  pu  réussir  nulle  part  ;  les  essais 
consciencieux  et  réitérés  faits  sur  le  théâtre  de  Weimar  ont  servi 
de  preuve  décisive.  Si  Ion  veut  jouer  Shakspeare,  il  faut  donc 
jouer  ses  pièces  arrangées  par  Schrœder.  !1  est  absurde  de  ne  pas 


NOTES  ET  FRAGMEIsTS.  Jôo 

vouloir  à  la  représentation  supprimer  un  iota  ;  cependant,  on 
entend  toujours  soutenir  cette  opinion.  Si  elle  prend  du  crédit  sur 
les  hommes  qui  ont  dans  les  mains  Tautorité,  dans  peu  d'années 
Shakspeare  aura  complètement  disparu  de  la  scène  allemande,  (^e 
ne  serait  pas  un  malheur,  car  ses  pièces,  lues  dans  la  solitude  ou 
dans  un  petit  cercle,  deviendraient  pour  nous  la  source  de  joies 
d'autant  plus  vives. 


lORD    BYr.ON.    —    DON   JUAN. 

Gœthe  a  traduit  en  vers  allemands  le  début  de  Don  Juan,  et  le  mono- 
logue de  Manfrcd  (scène  II,  acte  II).  Il  a  ajouté  à  ces  deux  traductions  les 
observations  suivantes. 

J'ai  hésité  autrefois  à  traduire  un  passage  du  Comte  Carmaqnoln, 
ce  qui  était  peut-être  possible;  aujourd'hui  j'ose  donner  la  tra- 
duction de  l'intraduisible  Don  Juan;  on  verra  peut-être  dans  cette 
conduite  une  contradiction  ;  je  dois  l'expliquer.  M.  Manzoni  est  chez 
nous  peu  connu,  il  faut  donc  avant  tout  voir  ses  qualités  dans  toute 
leur  force,  telles  qu'elles  se  présentent  dans  Toriginal  même  ;  plus 
tard,  un  de  nos  jeunes  amis  pourra  fort  bien  nous  donner  une 
traduction .  Au  contraire,  nous  sommes  tous  suffisamment  initiés  au 
talent  de  lord  Byron  ;  nos  traductions  ne  peuvent  ni  lui  servir  ni 
lui  nuire;  l'original  est  dans  les  mains  de  toutes  les  personnes 
cultivées.  Mais  quand  nous  tenterions  l'impossible,  nos  essais  ne  se- 
raient pas  sans  utilité;  car  si  dans  le  reflet  ne  se  trouve  pas 
l'image  exacte  du  tableau  original,  notre  attention  peut  du  moins 
être  attirée  sur  le  miroir  lui-môme,  et  peut-être  en  l'examinant 
aurons-nous  l'occasion  de  faire  sur  sa  nature,  sur  ses  défauts  et 
sur  ses  qualités,  quelques  remarques  utiles. 

Don  Juan  estime  œuvre  d'un  génie  sans  bornes;  tantôt  la  haine 
pour  les  hommes  entraîne  ce  génie  à  la  dureté  la  plus  farouche  ;  tan- 
tôt, redevenu  l'ami  de  notre  race,  il  plonge  son  âme  dans  les  pro- 
fondeurs des  plus  suaves  amours.— Puisque  nous  connaissons  et  ap- 
précions l'auteur,  puisque  nous  ne  voulons  pas  qu'il  soit  autrement 
qu'il  n'est,  jouissons  avec  reconnaissance  des  œuvres  que  dans  sa 
liberté  excessive  ou  même  dans  sa  témérité,  il  ose  nous  présen- 
ter. Les  idées  bizarres,  désordonnées  du  poëte  n'épargnent  rien;  la 


450  ROTES  ET  FRAGMENTS. 

forme  est  aussi  audacieuse  que  le  fond  ;  le  poëte  ne  respecte  pas 
plus  la  langue  que  les  hommes,  mais  il  nous  prouve  que  l'Angle- 
terre a  déjà  une  langue  comique  formée,  ce  dont  rAUeniagne 
manque  absolument.  Le  comique  allemand  résulte  beaucoup  plus 
de  ridée  que  de  la  forme  donnée  à  l'idée.  On  admire  la  ri- 
chesse de  Lichtenberg*;  il  avait  à  ses  ordres  un  monde  de  connais- 
sances et  de  rapports  qu'il  savait,  comme  des  cartes,  mêler  et  ma- 
nier avec  malice.  Chez  Blumauer^,  ce  sont  les  fortes  oppositions 
qu'il  se  plait  à  étabUr  qui  nous  amusent.  En  résumé,  nous  voyons 
que  l'allemand,  pour  être  plaisant,  a  besoin  de  remonter  quelques 
siècles  en  arriére  ;  c'est  avec  les  petits  vers  de  cette  époque  qu'il 
réussit  seulement  à  montrer  une  naïveté  agréable.  —  En  tradui- 
sant Z)o«  Jî/a^z,  on  pourrait  apprendre  beaucoup  des  Anglais;  il 
n"y  a  qu'un  procédé  comique  qui  ne  pourra  se  transporter,  c'est 
celui  qui  consiste  à  employer  les  uns  pour  les  autres  des  mots  qui 
ont  une  prononciation  presque  identique  et  un  sens  très-différent. 
Ceux  de  nous  qui  connaissent  bien  la  langue  anglaise  verront  si 
le  poète  n'a  pas  ici  parfois  franchi  les  limites. 

J'ai  essayé  la  traduction  de  quelques  strophes  ;  je  les  donne  non 
comme  un  modèle,  mais  comme  un  encouragement.  Le  talent  de  nos 
traducteurs  devrait  s'essayer  à  cette  tâche;  il  faudrait  se  per- 
mettre des  assonances,  des  nmes  défectueuses,  et  bien  d'autres 
libertés  ;  certain  laconisme  serait  nécessaire  pour  bien  rendre 
l'allure  et  le  sens  de  cette  moquerie  hardie  ;  il  faudrait  du  reste 
un  essai  pour  mieux  montrer  ce  que  l'on  doit  faire. — Si  l'on  nous 
reprochait  de  propager  en  Allemagne,  par  notre  traduction,  un 
pareil  écrit,  et  de  faire  connaître  à  une  nation  simple,  honnête 
et  paisible ,  l'œuvre  la  plus  immorale  que  la  poésie  ait  jamais 
produite ,  nous  répondrions  que  ces  essais  de  traduction  ne 
sont  pas  destinés  à  être  lus  par  tous;  ce  sont  seulement  des  exer- 
cices destinés  aux  esprits  bien  faits,  doués  de  talent  ;  les  qualités 
qu'ils  auront  ainsi  acquises,  ils  pourront  ensuite  s'en  servir  pour 
la  joie  et  le  plaisir  de  leurs  compatriotes.  —  D'ailleurs,  quand 
même  ces  fragments  seraient  répandus  par  l'impression,  il  n'y  a  pas 
à  attendre  pour  la  morale  publique  un  dommage  particulier,  car 
il  faudrait  que  poêles  et  écrivains  se  conduisissent  d'une  étrange 

*  1742-1799.  Penseur  humoriste  qui  mérite  toujours  d'être  lu.  Son 
Explication  des  caricatwes  de  Hogarth  a  été  traduite  en  français. 
2  Auteur  d'une  Enéide  travestie. 


à 


NOTES  ET   FPiAGMENTS.  ^37 

f;içon  pour  être  plus  immoraux  que  les  récits  imprimés  dans  les 
journaux  de  chaque  jour. 


MâNFBED. 


Œuvre  étrange  qui  me  touche  de  près.  Le  spirituel  et  bizarre 
poète  s'est  assimilé  mon  Faust,  et  son  hypocondrie  a  trouvé  là  les 
aliments  les  plus  étranges,  lia  fait  servir  à  son  but  tous  les  détails 
qui  lui  plaisaient,  et  en  les  empruntant,  il  les  a  tous  modifiés, 
aussi  je  ne  peux  assez  admirer  son  esprit.  L'ensemble  est  tellement 
transformé  que  l'on  pourrait  faire  de  très-intéressantes  leçons  sur 
les  ressemblances  et  les  différences  avec  le  modèle.  Je  ne  peux 
nier  que  la  sombre  ardeur  de  ce  désespoir  infini  devient  à  la  fin 
pesante,  mais,  cependant,  la  fatigue  que  Ton  éprouve  ne  se  sé- 
pare jamais  de  l'admiration  et  d'une  haute  estime. 

Dans  cette  tragédie,  nous  trouvons  la  quintessence  des  idées 
et  des  passions  de  ce  talent  si  extraordinaire,  né  pour  se  tour- 
menter lui-même.  On  ne  peut  guère  juger  avec  une  tranquille 
équité  la  vie  et  la  poésie  de  lord  Byron.  Il  a  reconnu  souvent  ce 
qui  le  torture  ;  il  l'a  décrit  souvent,  et  personne  presque  n'éprouve 
de  compassion  pour  cette  douleur  intolérable  qu'il  roule  et  re- 
tourne sans  cesse  en  lui-même.  —  Dans  ce  drame,  ce  sont  les 
spectres  de  deux  femmes  qui  le  poursuivent.  —  L'une  s'appelle 
Astarté  ;  l'autre  n'a  pas  de  nom,  elle  ne  parait  pas,  elle  n'a  pas 
de  forme,  ce  n'est  qa'une  voix.  Voici,  raconte-t-on,  l'horrible 
aventure  qu'il  a  eue  avec  la  première  de  ces  femmes.  —  Jeune 
homme  hardi  et  séduisant,  il  avait  conquis  l'attention  d'une 
jeune  dame  de  Florence  ;  le  mari  ayant  découvert  leur  liaison, 
tua  sa  femme.  Dans  la  même  nuit,  le  meurtrier  fut  trouvé 
mort  dans  la  rue.  Personne  n'avait  pu  être  soupçonné.  Lord  By- 
ron avait  quitté  Florence,  et  toute  sa  vie  il  traîna  derrière  lui 
ces  deux  spectres.  —  D'innombrables  allusions  dispersées  dans 
ses  poésies  rendent  vraisemblable  cet  événement  fabuleux. 
Ainsi,  dans  le  monologue  de  Manfred,  dont  je  donne  la  traduc- 
tion, nous  le  voyons  s'appUquer  à  lui-même  la  malheureuse 
histoire  du  roi  de  Sparte,  Pausanias.  Ce  général  lacédémonien 
s'était  d'abord  couvert  de  gloire  par  sa  brillante  victoire  de  Platée; 


438  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

mais  sa  fierté,  son  obstination,  sa  dureté  grossière  lui  avaient 
ôté  l'amour  des  Grecs;  des  intelligences  secrètes  avec  Tennemi lui 
avaient  ôté  la  confiance  des  Lacédémoniens  ;  et  il  finit  par  com- 
mettre un  crime  dont  les  conséquences  le  poursuivirent  jusqu'à  sa 
mort,  qui  fut  ignominieuse.  Il  commandait  dans  la  mer  ^'oi^e  la 
flotte  des  Grecs  alliés;  il  se  prend  d'une  passion  violente  pour  une 
jeune  fille  de  Byzance.  Après  de  longues  résistances,  le  puissant 
général  l'obtient  enfin  de  ses  parents  ;  il  est  convenu  qu'elle  sera 
amenée  chez  lui  pendant  la  nuit.  La  jeune  fille,  honteuse,  prie 
un  esclave  d'éteindre  toute  lumière  :  il  obéit  ;  quand  elle  pénètre 
dans  la  chambre  de  Pausanias,  elle  choque  la  tige  de  la  lampe. 
Pausanias,  réveillé  brusquement,  croit  qu'un  meurtrier  s'approche 
de  lui,  il  saisit  son  épée  et  tue  son  amante.  Celte  scène  affreuse 
ne  peut  se  détacher  de  son  imagination  ;  l'ombre  le  poursuit  par- 
tout et  il  demande  en  vain  aux  Dieux  et  aux  charmes  des  prêtres 
de  le  purifier. 

Combien  doit  êlre  blessé  le  cœur  d'un  poète,  pour  qu'il  aille 
chercher  dans  le  passé  un  pareil  événement,  se  l'applique  et  l'a- 
joute à  sa  propre  tragédie  ! 

Les  détails  que  nous  venons  de  donner  sont  nécessaires  pour 
comprendre  le  monologue  de  Manfred,  d'où  s'exhale  tant  d'ennui, 
tant  de  fatigue  de  la  vie.  .Nous  le  recommandons  comme  un  excel- 
lent exercice  à  tous  les  amis  de  l'art  de  déclamer.  C'est  le  mono- 
logue d'Hamlet  à  une  plus  hante  puissance.  II  faut  un  grand 
art  pour  faire  ressortir  l'idée  épisodique  en  conservant  à  tout 
l'ensemble  un  même  caractère  bien  uniforme.  On  verra  facilement 
que  pour  bien  rendre  l'intention  du  poète,  la  voix  doit  prendre  un 
accent  violent,  et  même  bizarre. 


Après  avoir,  pendant  presque  un  an,  entendu  exprimer  sur 
cette  œuvre  les  opinions  les  plus  étranges,  je  l'ai  enfin  lue  moi- 
même,  et  j'ai  éprouvé  en  même  temps  surprise  et  admiration; 
effet  qu'elle  produira  surtout  esprit  sensible  àce  qui  est  bon,  beau 
et  grand.  J'aimais  à  en  causer  avec  des  amis,  et  je  résolus  même 
d'en  dire  quelques  mots  au  public,  mais  plus  on  pénètre  dans 
l'œuvredun  pareil  esprit,plus  on  sent  combien  il  est  difficile  de  s'en 


NOTES  ET   FRAGMENTS.  459 

rendre  compte  à  soi-même,  à  plus  forte  raison  aux  autres  ;  peut- 
être  donc,  comme  pour  tant  d'excellents  livres,  aurais-je  gardé 
encore  le  silence,  sans  une  circonstance  venue  de  Textérieur.  Un 
Français,  Fabre  d'Olivet,  a  traduit  Caîn  en  vers  blancs,  et  a  joint 
à  sa  traduction  des  observations  philosophiques  et  critiques*.  Je  ne 
connais  pas  son  travail,  mais  le  Moniteur  au  50  octobre  1825,  en 
parlant  du  poète  et  de  certains  passages  de  ses  écrits  d  une  ma- 
nière tout  à  fait  conforme  à  mes  vues,  a  réveillé  mon  attention  ; 
souvent,  en  effet,  si,  au  milieu  d'une  foule  confuse  de  jugements 
qui  nous  laissent  indifférents,  s'élève  enfin  une  voix  qui  nous 
plaise,  nous  nous  sentons  engagés  à  lui  répondre  et  à  lui  adresser 
nos  applaudissements.  Laissons  parler  ce  défenseur  de  Byron  : 

a  Cette  scène,  (la  malédiction  de  Caïn  par  Eve)  atteste,  suivant 
nous,  la  profondeur  énergique  des  idées  de  lord  Byron;  elle  fait 
dire  à  Tégard  de  Gain  :  digne  fils  d'une  telle  mère.  Ici,  le  critique 
demande  où  l'auteur  en  a  puisé  le  modèle;  lord  Byron  peut 
lui  répondre  :  dans  la  nature  et  l'observation,  comme  Corneille  y 
trouva  sa  Cléopâtre,  les  anciens  leur  Médée,  comme  l'histoire  si- 
gnale tant  de  caractères  dominés  par  des  passions  extrêmes.  — 
Ce  n'est  pas  celui  qui  a  bien  observé  le  cœur  humain  et  connu 
jusqu'où  peuvent  s'égarer  les  divers  mouvements,  surtout  chez  la 
femme,  où  le  bien  comme  le  mal  semblent  n'avoir  pas  de  limites, 
qui  pourra  reprocher  à  lord  Byron  d'avoir,  même  à  la  naissance 
du  monde  et  pour  la  première  famille,  manqué  à  la  vérité  ou  de 
l'avoir  exagérée  à  plaisir.  Il  a  peint  la  nature  corrompue  comme 
Hilton  a  su  la  peindre  avec  des  couleurs  d'une  fraîcheur  ravissante 
dans  sa  beauté  et  sa  pureté  virginales.  Au  moment  de  l'impréca- 
tion horrible  qu'on  reproche  à  l'auteur,  Eve  n'était  plus  le  chef-- 
d'œuvre  de  la  perfection  et  de  l'innocence  ;  elle  a  reçu  du  tenta- 
teur ces  ferments  empoisonnés  qui  ont  dépravé  des  dispositions  et 
des  sentiments  destinés  à  une  meilleure  fin  par  l'auteur  de  la  vie; 
déjà  la  pure  et  douce  satisfaction  de  soi-même  est  devenue  vanité; 
la  curiosité  exaltée  par  l'ennemi  du  genre  humain  concourant  à 
la  désobéissance  fatale,  a  trompé  les  intentions  du  créateur  et  al- 
téré son  plus  bel  ouvrage... 

«  Eve  chérissant  Abel,  et  maudissant  avec  fureur  Caïn,  son  meur- 

•  Caïn,  mystère  dramatique  de  lord  Byron,  traduit  en  vers  français  et 
réfuté  dans  une  suite  de  remarques  philosophiques  et  critiques  et  pré- 
cédé d'une  lettre  à  lord  Byron  sur  les  motifs  et  le  but  de  cet  ouvrage, 
par  Fabre  d'Olivet. 


440  KOTES  ET  FRAGMENTS. 

trier,  paraît  conséquente  à  elle-même,  telle  qu'elle  est  devenue. 
Abel,  faible,  mais  pur,  n'ofj'rant  d'Adam  que  sa  déchéance,  plait 
doublement  à  sa  mère,  parce  qu'il  lui  retrace  moins  pénible- 
ment limage  humiliante  de  sa  laule.  Gain,  au  contraire,  quia 
plus  hérité  d'elle  dans  son  caractère  orgueilleux,  et  qui  conserve 
une  force  qu Adam  a  perdue,  inite  en  elle  tous  les  souvenirs, 
toutes  les  impressions  d'amour-propre  à  la  fois;  fr.ippée  dans  ses 
sentiments  maternels  de  prédilection,  ^a  douleur  ne  connaît  plus 
de  bornes,  quoique  le  meurtrier  lui-même  soit  son  fils,  II  appar- 
tenait à  un  génie  aussi  vigoureux,  que  celui  de  lord  Byron  de  tra- 
cer l'affreuse  vérité  de  ce  tableau.  //  devait  s'abstenir  ouïe  traiter 
ainsi:  » 

Nous  pouvons  reprendre  ce  dernier  mot  en  le  générahsant  et 
dire  :  Lord  Byron  devait  écrire  Gain  comme  il  Ta  écrit,  ou  ne  pas 
l'écrire  du  tout. 

Comme  l'ouvrage,  soit  dans  le  texte,  soit  dans  la  traduction,  se 
trouve  aujourd'hui  entre  toutes  les  mains,  il  n'a  besoin  ni  d'être 
Fricommandé  ni  même  d'être  annoncé;  je  veux  cependant  pré- 
senter queRpes  courtes  observations. 

A  son  talent  sans  limites,  le  poëte  vient  d'ouvrir  de  nouvelles  ré- 
gions; son  coup  d'œil  ardeni  a  su,  au  delà  de  toute  attente,  pénétrer 
îe  passé,  le  présent,  et  aussi  l'avenir  ;  aucun  être  humain  ne  peut 
savoir  d'avance  quelles  œuvres  il  accomplira  en  suivant  cette  voie 
iaconnue.  Nous  pouvons  cependant  indiquer  dès  à  présent  quel- 
ques-uns de  ses  procédés.  Il  se  tient  à  la  lettre  de  la  tradition 
biblique.  Le  premier  couple  humain  a  perdu  sa  pureté  et  son 
innocence  premières;  une  faute  mystérieuse  les  lui  a  ravies;  toute 
leur  postérité  doit  subir  leur  peine.  Caïn  est  le  représentant  de 
cette  humanité  déchue  ;  sur  ses  épaules  tombe  le  poids  immense 
de  la  faute;  sans  avoir  péché  lui-même,  il  est  plongé  dans  une 
profonde  misère.  Ce  premier  fils  de  l'homme,  si  lourdement 
courbé  sous  le  malheur,  est  surtout  préoccupé  de  la  mort.  Il  n'en 
a.  aucune  idée,  et,  quoiqu'il  désire  la  fin  de  son  infortune  ac- 
tuelle, il  aime  encore  mieux  s'y  soumettre  que  la  changer  contre 
un  état  complètement  inconnu.  On  voit  que  déjà  dans  l'âme  dU; 
premier  et  du  malheureux  fils  de  l'homme  se  sont  agitées  toutes' 
les  douloureuses  et  insolubles  questions  qui  nous  tourmentent 
encore  aujourd'hui,  II  sent  tous  ces  problèmes  de  notre  nature  se 
soulever  tumultueusement  au  fond  de  lui-même;  ni  la  pieuse 
douceur  de  son  père  et  de  son  frère,  ni  l'aimable  société  de  sa' 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  i4l 

sœur  et  épouse  ne  peuvent  le  calmer.  Pour  accroître  son  sup- 
plice, Satan  apparaît;  ce  puissant  séducteur  trouble  d'abord  sa 
conscience,  puis  il  lui  fait  accomplir  un  voyage  merveilleux  à  tra- 
vers les  mondes;  il  lui  montre  le  passé  immense,  le  présent  pe- 
tit, mesquin,  l'avenir  sans  consolation.  Caïn  retourne  vers  les 
siens,  non  plus  méchant,  mais  plus  animé;  trouvant  tout  dans  le 
cercle  de  sa  famille  comme  il  l'avait  laissé,  Tinsistance  d'Abel 
pour  lui  faire  offrir  un  sacrifice  lui  semble  intolérable.  Bornons- 
nous  à  dire  que  tous  les  détails  qui  amènent  le  meurtre  d'Abel  sont 
d'une  invention  de  premier  ordre  ;  tout  ce  qui  suit  est  également 
d'une  valeur  inappréciable.  Abel  est  tué!  Voilà  la  mort!...  cette 
mort  dont  on  parlait  tant,  et  sur  laquelle  la  race  humaine  ne  sait 
rien  de  plus  qu'auparavant  ! 

N'oublions  pas  de  rappeler  que  dans  toute  la  pièce  circule  le 
pressentiment  d'un  Sauf»ur;  sur  ce  point  comme  sur  tous  les  au- 
tres, le  poëte  s'est  conformé  à  nos  doctrines  et  à  notre  exégèse. 

Notre  voisin  de  TOccident  a  relevé  excellemment  les  mérites  de 
la  scène  avec  Adam  et  Eve,  scène  dans  laquelle  Eve  frappe  de  sa 
malédiction  Gain  qui  reste  muet;  nous  n'avons  rien  à  ajouter  à 
ce  qu'il  a  dit.  C'est  avec  admiration,  avec  une  crainte  respectueuse, 
que  nous  avançons  vers  le  dénoùment.  Il  a  été  jugé  d'un  mol, 
par  une  de  nos  spirituelles  amies,  hautement  admiratrice  comme 
nous,  de  Byron.  Elle  a  dit  :  «  Tout  ce  que  le  monde  renferme  de 
religion  et  de  morale  est  contenu  dans  les  trois  derniers  mots  de 
ce  drame.  » 


PREFACE  à.  LA  TRADUCTION  ALLEMANDE  DE  LA  VIE  DE  SCHILLER 
écrit»  en  anglais  par  Carlyle, 

Déjà,  depuis  quelque  temps,  on  parle  d'une  littérature  univer- 
selle, et  ce  n'est  pas  sans  raison;  car  les  différentes  nations, 
ébranlées  les  unes  par  les  autres  pendant  de  terribles  guerres, 
ont  remarqué,  après  avoir  été  rendues  à  elles-mêmes,  que  l'étran- 
ger qu'elles  avaient  appris  à  connaître  avait  certaines  idées  dont 
elles  manquaient  elles-mêmes.  De  là  le  désir  de  relations  avec  les 
voisins;  jusque-là  chacun  s'était  renfermé  en  soi-même;  l'esprit 
aspira  alors  à  être  admis,  pour  sa  part,  dans  le  commerce  et  dans  les 

25. 


4i2  KOTES  ET  FRAGMENTS. 

échanges  que  les  peuples  font  entre  eux.  Ce  mouvement  est  encore 
assez  récent;  cependant,  il  peut  déjà  donner  lieu  à  quelques  ob- 
servations, et  fournir  quelques  avantages  que  Ton  doit  recueillir 
aussi  vile  que  possible,  comme  on  le  fait  pour  le  commerce  de 
marchandises.  Aujourd'hui,  la  traduction  de  la  Vie  de  Schiller,  par 
M.  Carlyle,  ne  peut  guère  nous  apporter  de  faits  nouveaux;  l'au- 
teur doit  ce  qu'il  sait  à  des  écrivains  qui  nous  sont  connus  depuis 
longtemps,  et  les  questions  qui  sont  ici  traitées  ont  été  bien  sou- 
vent agitées  chez  nous.  Cependant  tout  admirateur  de  Schiller, 
par  conséquent,  on  peut  le  dire  hardiment,  tout  Allemand,  ac- 
cueillera cet  ouvrage  avec  plaisir,  car  il  y  verra  par  lui-même  com- 
bien un  homme  d'outre-mer,  d'un  esprit  délicat,  actif,  pénétrant, 
a  été  ému,  excité  par  les  créations  de  Schiller,  et  entraîné  par  lui 
à  une  étude  plus  profonde  de  la  littérature  allemande.  J'ai  été 
(rès-touché,  pour  ma  part,  de  voir  cet  étranger,  d'un  esprit  calme 
et  pur,  reconnaître  la  noblesse  et  la  grandeur  des  idées  du  poëte 
même  dans  ses  premières  œuvres,  souvent  si  rudes,  et  presque 
grossières,  et  s'appuyer  même  sur  ces  travaux  pour  construire, 
dans  son  esprit,  l'idéal  du  plus  parfait  des  mortels.  Je  crois  donc 
que  cet  ouvrage,  écrit  par  un  jeune  homme,  doit  être  recommandé 
comme  tel  à  la  jeunesse  allemande  :  car  s'il  y  a  un  vœu  à  faire 
pour  l'âge  de  la  vivacité  active,  c'est  qu'il  sache  découvrir  par- 
tout les  idées  louables,  saines,  qui  sont  propres  à  nous  former, 
qui  trahissent  de  hautes  aspirations,  en  un  mot  :  l'idéal;  c'est 
aussi  qu'il  sache,  mêm.e  dans  les  œuvres  qui  ne  sont  pas  des  mo- 
dèles, découvrir  le  modèle  de  l'humanité. 

Ce  qui  doit  aussi  rendre  cet  ouvrage  important  pour  nous,  c'est 
qu'il  nous  montre  un  étranger  avouant  avec  simplicité  et  sincérité, 
sans  aucune  arrière-pensée,  qu'il  doit  son  développement  moral  à 
ces  œuvres  de  Schiller,  dont  l'influence  sur  nous  a  été  autrefois 
si  complète  et  si  variée.  Cù  qui  a  presque  cessé  d'agir  dans  notre 
pays  commence  justement  à  agir  avec  énergie  à  l'étranger.  Ce 
fait  remarquable  montre  que  ces  œuvres  ont  en  elles  une  cer- 
taine force  qui  trouvera  toujours  à  s'exercer  dans  les  diverses  lit- 
tératures, à  un  certain  moment  de  leur  existence.  Par  exemple, 
les  Idées  de  Herder  sont  aujourd'hui  passées  chez  nous  dans  la 
masse  des  esprits;  celui  qui  les  lit  n'y  trouve  rien  qui  ne  lui  soit 
déjà  familier,  parce  que  les  principes  que  l'ouvrage  renferme  ont 
été  appliqués  de  mille  manières,  et  on  les  connaît  très-bien  sans 
avoir  lu  l'ouvrage  qui  les  renferme.  Mais  cet  ouvrage  cependant 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  443 

vient  d'être  traduit  en  français*  :  c'est  évidemment  parce  que  le 
traducteur  croit  que  ce  livre,  devenu  inutile  chez  nous,  peut 
encore,  en  France,  plaire  et  être  utile  à  des  milliers  d'esprits 
cultivés. 


ROMANS  ALLEMANDS,  TRADUITS  PAR  T.   CARLVLE  (l827). 

Ce  recueil  renferme  des  romans  de  Musseus,  Tieck,  Hoffmann, 
Jean-Paul  Richter  et  Gœthe.  Les  notices  écrites  sur  chacun 
de  ces  auteurs  sont  dignes  des  mêmes  éloges  que  la  biographie 
de  Schiller;  elles  méritent  d'être  traduites  par  nos  journaux  et 
nos  revues,  ce  qui  peut-être  du  reste  est  déjà  fait.  Les  faits  sont 
exacts  et  donnent  une  connaissance  suffisante  du  caractère  de 
l'individu  et  de  l'influence  que  sa  vie  a  exercée  sur  ses  écrits. 
L'esprit  clair  et  tranquille  de  M.  Carlyle  témoigne  encore  mie  fois 
de  l'intérêt  qu'il  a  pris  aux  commencements  poétiques  et  litté- 
raires de  l'Allemagne  ;  il  saisit  bien  dans  son  originalité  l'effort 
de  la  nation;  il  met  chacun  à  sa  place  avec  impartialité,  et  pacifie 
ainsi  ces  querelles  inévitables  dans  l'histoire  de  toutes  les  littéra- 
tures. Car  vivre  et  agir,  c'est  forcément  s'engager  dans  un  parti  etle 
défendre.  Il  ne  faut  pas  blâmer  celui  qui  combat  pour  conquérir 
une  place,  un  rang  qui,  assurant  son  existence,  lui  donneront  une 
influence  dont  il  pourra  se  servir  heureusement.  Lorsque  des 
luttes  viennent  pendant  longtemps  troubler  le  ciel  d'une  httéra- 
ture,  l'étranger  attend  que  la  poussière  retombe,  que  la  vapeur 
et  les  nuages  se  dissipent  au  loin,  et,  comme  nous,  lorsque, 
dans  une  nuit  claire,  nous  observons  la  lune,  il  contemple 
alors  d'un  esprit  tranquille  ces  régions  éloignées  de  lui,  et  aper- 
çoit nettement  leurs  ombres  et  leurs  lumières. 

Que  l'on  me  permette  de  joindre  ici  quelques  observations  qui 
sont  déjà  anciennes  ;  si  l'on  trouve  que  je  me  répète,  j'espère 
que  l'on  trouvera  aussi  que  la  répétition  de  ces  idées  n'est  pas 
sans  quelque  utilité. 

Il  est  évident  que,  depuis  longtemps  déjà,  c'est  en  ayant  de- 
vant les  yeux  Tensemble  de  l'humanité  que  travaillent  les  meil- 

*  Par  M.  Edgar  Quinel.  Gœthe,  en  l'annonçant,  lorsqu'il  parut,  re- 
commanda l'introduction  comme  a  faisant  naître  dans  l'esprit  de  belles 

rcUexions.  » 


m-  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

jeurs  poètes  et  les  meilleurs  esthéticiens  de  toutes  les  nations. 
Dans  toutes  les  œuvres,  qu'elles  soient  historiques,  mythologiques, 
fabuleuses  et  plus  ou  moins  arbitraires,  toujours  on  verra  davan- 
tage, à  travers  la  nationalité  et  le  caractère  particulier  de  1  écrivain, 
percer  et  briller  cette  idée  générale.  Le  même  fait  se  présente  dans 
]a  vie  pratique;  à  travers  tout  ce  qu  il  y  a  sur  cette  terre  de 
grossier,  de  sauvage,  de  cruel,  de  faux,  d'égoïste,  de  menteur,  se 
ghsse  et  se  répand  peu  à  peu  une  certaine  douceur;  cependant  il 
ne  faut  pas  espérer  pour  cela  une  paix  universelle;  il  faut  sim- 
pjement  penser  que  les  luttes  inévitables  deviendront  moins  vio- 
lentes, la  guerre  moins  cruelle,  la  victoire  moins  superbe. 

Ce  qui  dans  les  poésies  de  chaque  peuple  se  rattache  à  ces 
idées  générales,  voilà  ce  que  toutes  les  autres  nations  doivent 
s'assimiler.  Quant  aux  idées  particulières  à  chaque  race,  il  faut  les 
lui  laisser,  après  avoir  appris  à  bien  les  connaître,  afin  de  pouvoir 
çjîtreter.ir  des  relations  avec  elle  ;  car  les  tiiiils  distinctifs  d  une 
nation  sont  comme  sa  langue,  comme  sa  monnaie;  ils  rendent, 
pour  celui  qui  les  connaît,  les  relations  plus  faciles;  ce  sont  même 
eux,  qui  seuls  les  rendent  vraiment  possibles. 

Une  tolérance  universelle  et  réciproque  se  produira  certaine- 
ment, lorsqu'on  laissera  volontiers  à  chaque  race,  à  chaque  indi- 
>idu  son  caractère  original,  tout  en  restant  ferniement  convaincu 
«iue  l'on  reconnaît  les  idées  les  plus  belles  à  ce  signe,  qu'elles  ap- 
liartiennent  à  Ihumanité  tout  entière.  Déjà,  depuis  longtemps, 
les  Allemands  travaillent  à  établir  ces  relations  de  justice  réci- 
proque. Quiconque  sait  l'allemand,  et  étudie  la  littérature  alle- 
mande, se  trouve  sur  le  marché  où  toutes  les  nations  viennent 
offrir  leurs  produits;  et  il  peut  s'enrichir  en  se  faisant  interprète. 
Tel  est  le  rôle  de  tout  traducteur  :  il  travaille  à  ce  commerce  in- 
tellectuel du  monde  entier;  il  s'efforce  de  multiplier  les  échan- 
ges; et,  malgré  tout  ce  que  l'on  peut  dire  sur  Tinsuflisance  de 
toute  traduction ,  ce  travail  n'en  reste  pas  moins  un  des 
plus  importants  et  des  plus  honorables.  Le  Coran  div  :  «  Dieu  a 
donné  à  chaque  peuple  un  prophète  parlant  sa  langue.  »  Chaque 
traducteur  est  de  même  dans  sa  langue  un  prophète.  Malgré  toutes 
les  objections  de  détail  que  la  critique  a  faites  à  la  traduction  de 
la  Bible  par  Luther,  elle  n'en  a  pas  moins  produit  les  résultats  les 
pîus  considérables.  Et  Lénorme  travail  des  sociétés  Bibliques  ne 
ye  borne-t-il  pas  à  donner  à  chaque  peuple  l'Évangile  écrit  dans 
sa  laaiiue? 


KOTES  ET  FRAGMENTS.  4i5 


LITTERATURE  ESPAGNOLE 


CALDi:i;OiN.   —  LA  FILE  DE    L  AIR. 

De  nugis  hominum  séria  veritas 
Uno  volvitur  assere 

Et  certes  c'est  ce  drame  deCalderon  qui  remportera  le  prix,  si  sur 
la  scène  doivent  se  dérouler  toutes  les  hautes  folies  humaines.  Sou- 
vent, il  est  vrai,  nous  nous  lùsscns  tellement  séduire  par  les  mé- 
rites d  une  œuvre  d'art,  qu'elle  etface  complètement  toutes  celles  qui 
l'ont  précédée;  mais  c'est  là  une  erreur  qui  n'a  pas  de  conséquences 
fâcheuses,  car,  pour  justifier  notre  jugement,  nous  sommes  amenés 
à  étuaier  l'œuvre  de  plus  près  et  à  ne  laisser  dans  l'ombre  aucune 
de  ses  qualités.  Je  déclare  donc  sans  crainte  que  dans  la  Fille  de 
Vair,  j'ai  plus  que  jamais  appris  à  admirer  le  grand  talent  de 
Calderon,  à  respecter  la  hauteur  de  son  esprit,  la  lucidité  de  son 
intelligence.  Il  faut  reconnaître  que  le  sujet  est  supérieur  à  celui 
de  toutes  les  autres  pièces  ;  la  fable,  en  effet,  est  tout  à  fait  natu- 
relle; l'influence  démoniaque  n'y  joue  pas  un  plus  grand  rôle  qu'il 
n'était  nécessaire,  et  les  événements  extraordinaires,  surhumains 
s'y  déploient  d'autant  mieux.  Le  merveilleux  n'apparait  qu'au 
commencement  et  à  la  fm;  dans  le  reste  de  l'œuvre,  tous  les  res- 
sorts sont  naturels.  Juger  cette  pièce,  c'est  juger  toutes  celles  de 
l'auteur.  11  n'y  a  pas  là  une  manière  originale  de  voir  la  nature  ;  tout 
est  purement  théâtral,  scénique.  Il  n'y  a  pas  trace  d'iUusion  ;  rien 
surtout  ne  cherche  à  paraître  touchant.  L'intelligence  saisit  faci- 
lement le  plan  ;  les  scènes  se  déroulent  en  suivant  une  marche 
qui  rappelle  les  ballets;  bon  procédé  au  point  de  vue  de  l'art,  et 
que  l'on  retrouve  dans  nos  opéras-comiques  modernes.  Les  ressorts 
principaux  sont  toujours  les  mêmes  :  lutte  de  devoirs  entre  eux, 
passions  qui  trouvent  des  entraves  dans  l'opposition  des  carac- 
tères ou  des  situations.  Entre  les  scènes  consacrées  au  dévelop- 
pement poétique  de  l'action  principale  se  glissent  des  scènes 
intermédiaires;  là  se  meuvent  d'élégantes  et  délicates  figures  qui 
semblent  exécuter  des  figures  de  danse;  là  régnent  la  rhétorique, 
la  dialectique,  la  sophistique.  Tous  les  éléments  de  riiumanilé  y 
paraissent  ;  le  fou  lui-même  n'y  manque  pas  ;  sa  raison  familière 


4  iO  NOTE  S  K  T  FRA  G  M  EN  T  S. 

détruit  rapidement,  sinon  d'avance,  toute  illusion  d'amour  ou 
d'amitié  qui  vient  à  naître. 

Il  ne  faut  que  peu  de  réflexion  pour  sentir  que  la  vie  humaine, 
les  sentiments  de  l'âme,  ne  doivent  pas  être  transportés  sur  la  scène 
dans  leur  état  naturel  originaire;  il  faut  qu'ils  subissent  un  travail 
préparatoire,  il  faut  qu'ils  soient  sublimés;  c'est  ainsi  que  nous  les 
trouvons  chez  Calderon;  le  poète,  placé  à  la  cime  d'une  civilisatior 
raffinée,  nous  donne  dans  ses  œuvres  une  quintessence  de  Thuma- 
nité.  Sliakspeare,  au  contraire,  nous  présente  le  cep  lui-même  avec 
sa  grappe  toute  mûre  ;  nous  pouvons  en  faire  ce  que  nous  voulons; 
nous  pouvons  manger  le  raisin  même,  ou  le  porter  au  pressoir,  le 
boire  et  le  savourer  quand  il  sera  transformé  en  vin  doux  ou 
bien  encore  quand  il  aura  fermenté,  toujours  nous  nous  senti- 
rons rafraîchis. — ChczCalderon  c'est  l'opposé;  il  ne  laisse  rien  au 
choix  et  à  la  volonté  du  spectateur  ;  il  nous  donne  un  esprit-de-vin 
concentré,  rectifié,  relevé  par  des  épices,  adouci  par  des  sucreries; 
c'L  il  laut  boire  la  hqueur  telle  qu'elle  est,  comme  un  délicieux 
excitant,  ou  bien  la  refuser. 

Ce  qui  donne  tant  de  valeur  à /a  Fille  deVair,  nous  l'avons  déjà 
dit,  c'est  le  sujet.  Dans  beaucoup  de  pièces  de  Calderon  on  voit  cet 
esprit  si  élevé  et  si  libre  se  faire  l'esclave  de  ténébreux  préjugés; 
son  art  si  intelligent  travaille  pour  la  sottise,  et  nous  sentons  alors 
entre  le  poète  et  nous  un  pénible  désaccord,  car  le  sujet  qu'il  a 
choisi  nous  choque,  pendant  que  la  manière  dont  il  l'a  traité 
nous  enthousiasme  ;  tel  est  le  cas  pour  la  dévotion  à  la  Croix  et 
V Aurore  à  Capocavana. 

A  cette  occasion  nous  dirons  publiquement  ce  que  nous  nous 
sommes  souvent  dit  à  nous-mêmes  :  Un  des  avantages  les  plus 
grands  de  Shakspeare  a  été  de  naître  protestant  et  de  recevoir 
l'éducation  protestante.  Partout  on  reconnaît  en  lui  l'être  humain 
dans  sa  simplicité,  qui  se  plaît  avec  tout  ce  qui  est  humain;  la 
superstition  et  l'erreur  restent  bien  au-dessous  de  lui  ;  il  ne  s'en 
sert  que  comme  de  jeux  ;  il  force  des  êtres  surnaturels  à  le  servir, 
il  évoque  des  spectres  tragiques,  des  gnomes  burlesques,  mais  il 
ne  leur  permet  pas  de  ternir  la  Hmpidité  de  son  œuvre;  jamais 
il  ne  s'est  vu  obligé  à  diviniser  l'absurde,  la  plus  triste  obligation 
à  laquelle  puisse  se  voir  réduit  l'homme  qui  a  conscience  de  la 
raison  qui  est  en  lui. 

Revenons  à  la  Fille  de  Vair  pour  ajouter  un  mot.  Si 
nous   pouvons  nous  transporter  dans  une  civilisation  si    éloi- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  447 

gnée,  sans  connaître  le  pays,  sans  comprendre  la  langue, 
si  nous  pouvons  à  noire  aise  faire  pénétrer  notre  regard  dans 
une  littérature  étrangère  sans  avoir  besoin  de  nous  livrer  à  de  lon- 
gues recherches  historiques  ;  si  nous  pouvons  nous  faire  une  idée 
nette  du  goût  d'un  certain  temps,  de  Fesprit  d'un  certain  peuple, 
à  qui  le  devons-nous  ?  Au  talent  d  un  traducteur  qui  a  consacré  sa 
vie  laborieuse  à  un  travail  qu'il  nous  destinait.  Adressons  donc 
de  cordiaux  remercîments  à  M.  le  docteur  Gries;  il  nous  a  fait  un 
inestimable  présent.  La  clarté  de  sa  traduction  nous  séduit,  la  grâce 
du  style  nous  gagne,  et  l'harmonie  parfaite  de  toutes  les  parties 
nous  prouve  son  exactitude.  —  Ce  sont  les  vieillards  qui  doivent 
surtout  louer  ces  travaux,  grâce  auxquels  nous  pouvons  lire  com- 
modément de  remarquables  chefs-d'œuvre  ;  les  jeunes  gens  ne  sont 
pas  toujours  disposés  à  reconnaître  chez  leurs  émules  les  qua- 
lités qu'ils  espèrent  montrer  eux-mêmes.  Béni  soit  donc  le  tra- 
ducteur qui  a  su  concentrer  toutes  ses  forces  sur  un  point  unique, 
pour  donner  à  des  milliers  de  ses  compatriotes  de  nobles  jouis- 
satices. 


POÉSIE  POPULAIRE. 


CHANTS    SERBES. 
Traduits  par  mademoiselle  de  Jacob, 


Depuis  longtemps  déjà  on  accorde  une  grande  valeur  aux  poésies 
populaires  originales,  que  ces  poésies  retracent  des  événements 
d'un  intérêt  historique  général,  ou  qu  elles  soient  consacrées  à  des 
scènes  domestiques  et  à  des  peintures  de  sentiment.  Je  ne  nierai 
pas  que  je  suis  au  nombre  de  ceux  qui  ont  cherché  par  tous  les 
moyens  à  répandre  et  à  favoriser  ces  études,  dont  je  me  suis 
toujours  occupé  moi-même  avec  plaisir  ;  je  n'ai  pas  négligé  non 
plus  de  temps  en  temps  d'écrire  des  poésies  dans  cet  esprit  et 
sur  ce  mode,  poésies  que  je  confiais  au  goût  délicat  des  compo- 
siteurs. Car,  j'aime  à  le  reconnaître,  les  chants  populaires  doivent 
surtout  leur  succès  à  leurs  mélodies.  Écrites  dans  des  tons  sim- 
ples, irréguUers,  rapprochées  des  tons  mineurs,  elles  plongent 


4.r,  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

l'ànie  dans  une  espèce  de  bien-être  vague;  ce  plaisir  doux,  com- 
parable cà  celui  que  donnent  les  harpes  éoliennes,  a  un  tel  charme 
que,  si  nous  Pavons  goûté  une  lois,  nous  aspirons  toujours  à  en 
jouir  de  nouveau. 

Lorsque  nous  lisons  simplement  ces  poésies,  elles  ne  conser- 
vent pour  nous  de  valeur  extraordinaire  que  si  notre  esprit,  no- 
tre raison,  notre  imagination,  notre  mémoire,  se  sentent  par  elles 
vivement  excités,  si  elles  nous  présentent  une  peinture  immédiate 
des  traits  originaux  d'un  peuple  primitif,  si  elles  nous  retracent 
avec  une  clarté  et  une  précision  parfaites  les  pays  et  les  mœurs  au 
milieu  desquels  elles  sont  nées.  Comme  ces  chants  sont  presque 
toujours  la  peinture  d'une  époque  primitive  faite  par  un  siècle 
plus  moderne,  nous  exigeons  que  le  caractère  des  temps  primitifs 
ait  été  conservé  par  la  tradition,  sinon  d'une  manière  absolue,  au 
moins  dans  ses  parties  principales  ;  nous  voulons  que  le  style  soit 
en  harmonie  avec  la  simplicité  des  premiers  âges,  et  nous  nous 
plairons  par  cette  raison  à  une  poésie  naturelle,  sans  art,  à  des 
rhythmespeu  compliqués,  et  même  peut-être  monotones;  tels  sont 
les  chants  grecs  et  les  chants  serbes. 

Il  y  a  un  point  important  qui  ne  doit  pas  être  oublié  :  il  nefaut  ja- 
mais considérer  et  surtout  juger  ces  poésies  isolément,  une  aune;  il 
faut  les  considérer  en  masse,  comme  un  ensemble  :  c'est  de  cette 
façon  seulement  que  l'on  pourra,  sans  se  laisser  choquer  par  tel 
ou  tel  détail  de  mœurs  auquel  nous  ne  sommes  pas  habitués, 
juger  de  leur  richesse  ou  de  leur  pauvreté,  de  Tétendiie  ou  de 
l'étroitessc  des  idées  qu'elles  renferment,  de  la  profondeur  des 
traditions  qui  y  apparaissent  ou  de  l'insignifiance  des  petits  événe- 
ments qu'elles  retracent.  —Ne  restons  pas  plus  longtemps  dans  les 
généralités  et  parlons  des  Chants  serbes. 

Que  l'on  se  remette  en  mémoire  ces  temps  o  j  d'innombrables 
peuplades  arrivèrent  de  l'Orient  ;  elles  marchaient,  laii.i  s'arrê- 
taient; elles  chassaient,  puis  étaient  chassées;  elles  renver- 
saient, bâtissaient,  et,  troublées  dans  leur  établissement,  repre- 
naient leur  vie  nomade.  Les  peuplades  serbes,  vivant  de  cette  vie, 
s'arrêtèrent  d'abord  en  Macédoine,  ci  se  fixèrent  enfin  en  Servie. 
—  Il  faudrait  que  le  lecteur  se  représentât  ce  pays,  dont  il  est  dif- 
ficile de  donner  une  idée  en  peu  de  mots.  Il  s'agrandissait  ou  di- 
minuait selon  les  temps,  et  la  nation  tantôt  se  resscrrrtit,  tantôt  se 
répandait  sur  de  plus  vastes  espaces,  suivant  les  discordes  mté- 
rieures  ou  les  victoires  d'ennemis  venus  du  dehors;  mais  la  Servie 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  4*9 

restait  alors  toujours  plus  grande  qu'aujourd'hui.  Que  l'imagiiia- 
lion  se  place  donc  au  confluent  de  la  Save  et  du  Danube,  là  où  nous 
trouvons  aujourd'hui  Belgrade;  la  rive  droite  de  la  Save  et  du 
Danube  forme  la  frontière  du  Nord;  au  sud,  la  frontière  est  for- 
mée par  TAdriatique,  à  l'est,  par  le  Monténégro.  Parmi  les  peu- 
ples voisins,  on  remarque  les  Vénitiens,  les  Hongrois  et  plusieurs 
autres  nations  diverses  et  changeantes;  dans  les  premiers  temps, 
les  Serbes  entretiennent  des  relations  surtout  avec  Tempire  grec; 
tantôtils  payent  des  tributs;  tantôt  ils  en  reçoivent;  tantôt  ils  sont 
ennemis,  tantôt  alliés  ;  plus  tard  l'empire  turc  remplace  l'empire 
grec.  Cette  nation  fixée  ainsi  dans  la  région  du  Danube,  retenue  là 
par  l'amour  du  pays,  vivait  dans  un  état  perpétuel  de  guerre, 
malgré  les  châteaux  et  les  villes  qui  avaient  été  bâties  sur  les  hau- 
teurs pour  assurer  ses  possessions  ;  sa  constitution  était  une  es- 
pèce de  confédération  de  princes,  réunie  sous  l'autorité  Irès-vague 
d'un  chef  suprême,  que  1  on  suivait  par  obéissance  ou  par  simple 
déférence.  L'héritage  de  tous  ces  despotes  grands  et  petits  se  par- 
tageait suivant  les  prescriptions  de  livres  anciens,  très-respec- 
tés,  déposés  dans  les  mains  des  prêtres  ou  gardés  précieusement 
dans  les  trésors  de  quelques  princes. 

U  est  évident  que  ces  poésies,  malgré  le  rôle  que  Tunagination 
peut  y  jouer,  ont  un  fond  historique  et  réel;  mais  en  quel  temps 
placer  les  faits  racontés?  Question  impossible  à  résoudre  quand  il 
s'agit  de  poésies  transmises  oralement.  On  peut  fixer  du  moins 
à  peu  près  l'époque  où  les  poésies  ont  été  écrites.  Quelques-unes, 
en  petit  nombre,  sont  antérieures  à  l'arrivée  des  Turcs  en  Europe; 
plusieurs  désignent  Andrinople  comme  la  capitale  du  sultan  ;  d'au- 
tres appartiennent  au  temps  où  la  puissance  turque  sappesanlis- 
sait  toujours  davantage  sur  les  peuples  voisins,  entin  dans  les 
dernières  on  voit  la  paix  régner  entre  Turcs  et  chrétiens  ;  ils  jouent 
ensemble  un  rôle  dans  des  aventures  d'amour,  et  sont  lié. 
par  des  relations  commerciales. 

Dans  les  poésies  les  plus  anciennes  se  trahissent  des  idées  bar- 
bares et  superstitieuses;  on  voit  des  sacrifices  humains  de  l'es- 
pèce la  plus  horrible.  Une  jeune  femme  est  ensevelie  vivante, 
pour  que  la  forteresse  de  Scutari  puisse  se  bâtir;  ce  fait  parait 
d'autant  plus  sauvage  que  dans  tout  l'Orient  nous  ne  voyons  ja- 
mais mettre  dans  les  édifices,  pour  assurer  leur  durée  et  leur  ré- 
sistance à  tous  les  ennemis,  que  des  images  consacrées,  talismans 
que  l'on  dépose  dans  des  endroits  secrets. 


^''»  ILOTES  ET  FRAGMENTS. 

Parlons  d'abord,  comme  il  est  juste,  des  aventures  guerrières. 
Marco,  leur  plus  grand  héros,  peut  être  considéré  comme  un 
pendant  très-sauvage  et  très-barbare  de  l'Hercule  grec,  et  du  Rus- 
tan  persan;  c'est  le  premier  et  le  plus  invincible  des  héros  serbes, 
sa  force  est  immense,  ses  hauts  faits  merveilleux.  Il  monte  un 
cheval  qui  a  cent  cinquante  ans,  lui-même  a  trois  cents  ans;  il 
meurt  enfin,  sans  savoir  pourquoi,  encore  dans  la  pleine  posses- 
sion de  ses  forces.  Cette  époque  a  donc  une  physionomie  toute 
païenne.  —Dans  les  poésies  de  Tépoque  moyenne,  le  christianisme, 
ou  plutôt  l'Église  apparaît.  Les  bonnes  œuvres  sont  alors  la  seule 
consolation  de  celui  qui  ne  peut  se  pardonner  de  grands  méfaits. 
La  nation  entière  est  soumise  a  de  poétiques  superstitions;  les 
anges  se  montrent  très-souvent;  les  revenants  jouent  un  grand  rôle; 
les  héros  les  plus  fiers  tremblent  devant  les  prophètes,  ils  obéis- 
sent aux  pressentiments  bizarres,  aux  prédictions  faites  par  des 
oiseaux.  —  Cependant,  sur  tout  cet  ensemble  règne  une  espèce 
de  divinité  sans  raison  ;  puissance  irrésistible  et  fatale,  nommée 
Wila;  elle  habite  les  solitudes,  les  montagnes,  les  forêts;  elle  fait 
entendre  partout  ses  prédictions  et  ses  ordres;  tantôt  elle  paraît 
sous  la  forme  d'un  hibou  ou  sous  la  figure  d'une  belle  femme  ;  c'est 
une  chasseresse  excellente;  elle  passe  aussi  pour  dirigera  son  gré 
les  nuages  ;  en  un  mot  elle  rappelle  le  Destin  ;  on  ne  doit  pas  la 
nommer,  et  elle  a  une  influence  plus  souvent  funeste  que  bien- 
faisante. 

La  bataille  d'Amselfeld,  en  1589,  perdue  complètement  par 
trahison,  et  les  combats  de  George  Czerni  sont  consacrés  par  des 
monuments  poétiques,  qui  se  rapprochent  des  lamentations 
souliotes.  Celles-ci  sont  en  grec,  mais  elles  montrent  de  la 
même  façon  une  nation  malheureuse  qui  n'a  pas  su  se  défen- 
dre contre  un  voisin  puissant. 

Les  chants  damour,  considérés  aussi  dans  leur  ensemble,  sont  de 
la  plus  grande  beauté  ;  ils  montrent  surtout  le  contentement  absolu 
que  deux  amants  trouvent  à  vivre  uniquement  l'un  pour  l'autre  en 
oubliant  tout;  ils  sont  riches  de  pensées,  gais,  délicats;  les  amants 
déclarent  leur  amour  avec  une  grâce  originale  ;  ils  savent  mon- 
trer hardiesse  et  prudence  pour  triompher  des  obstacles  qui  s'op- 
posent à  leurs  vœux;  quand  il  leur  faut  se  séparer,  leur  douleur 
est  adoucie  par  des  espérances  qui  dépassent  cette  vie. 

Ces  poésies  sont  toujours  brèves  sans  être  laconiques;  un 
paysage,  une  émotion  pittoresque,  un  pressentiment  dû  à  qrelque 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  45i 

fait  naturel  en  forment  presque  toujours  le  début.  Toutes  les 
émotions  sont  sincères.  — La  jeunesse  a  une  extrême  délicatesse; 
la  vieillesse  est  dédaigneuse  et  dédaignée;  les  jeunes  filles  trop 
capricieuses  sont  repoussées  et  abandonnées;  le  jeune  homme  est 
de  son  côté  très-inconstant  el  parait  plus  attaché  à  son  cheval 
qu'à  sa  belle.  Mais  lorsque  deux  amants  sont  fortement  unis,  ils 
résistent  sans  hésitation  à  Taulorité  d'un  frère  ou  de  tout  autre 
paient  qui  veut  s'opposer  à  leur  amour. 

11  faut  lire  les  poésies  elles-mêmes  pour  reconnaître  tous  les 
mérites  que  je  viens  d'énumérer;  pourra-t-on  par  un  résumé  en 
quelques  paroles,  se  faire  une  idée  de  la  variété  admirable  des  sujets 
traités?  je  ne  sais,  mais  je  ne  peux  m'empôcher  de  donner  un  ré- 
sumé de  ce  genre,  qui,  du  moins,  éveillera  l'attention  du  lecteur. 

i .  Portrait  d'une  jeime  Serbe,  sa  craintive  réserve,  jamais  elle 
ne  lève  ses  beaux  cils.  2.  Malédiction  passionnée  lancée  par  jeu 
par  un  amant.  5.  Émotion  de  lamante  à  son  réveil  ;  le  sommeil 
de  son  amant  est  si  doux  qu'elle  craint  de  le  réveiller.  4.  Sépara- 
tion avant  de  mourir.  5.  Sarajewo  ravagée  par  la  peste.  6.  Im- 
précation lancée  contre  une  inOdèle.  7.  Bizarre  aventure  d'a- 
mour. 8.  Deux  rossignols  apportent  un  message  amical  à  la 
tiancée.  9.  Dégoût  de  la  vie  parce  que  l'amante  est  irritée.  10. 
Lutte  intérieure  d'un  amant,  désigné  pour  conduire  celle  qu'il 
aime  à  son  rival.  1 1 .  Vœu  d'amour  :  une  jeune  fille  voudrait  que 
son  amant  fût  le  ruisseau  qui  passe  devant  sa  maison.  12.  Étrange 
aventure  de  chasse.  13.  Inquiète  sur  son  amant,  la  jeune  Serbe 
ne  veut  pas  chanter  pour  ne  pas  avoir  à  prendre  l'air  joyeux.  14. 
Plainte  sur  le  renversement  des  mœurs:  le  jeune  homme  éfiouse 
la  veuve  el  le  vieillard  la  vierge.  15.  Un  jeune  homme  adresse  à 
une  mère  ses  plaintes  parce  quelle  laisse  à  sa  fille  une  trop  grande 
liberté.  16.  La  jeune  fille  se  plaint  violemment  de  lineonstance 
des  hommes.  17.  Joyeuses  confidences  de  la  jeune  fille  au  cour- 
sier qui  lui  trahit  l'inclination  et  les  projets  de  son  maître.  18. 
Malédiction  lancée  à  finlidèle.  19.  Amour  et  soucis.  20.  Char- 
mante explication  des  motifs  qui  font  préférer  la  jeunesse  à  la 
vieillesse.  21.  Différence  entre  faire  un  présent  et  donner  un  an- 
neau. 22.  La  déesse  des  bois,  Wila,  console  un  cerf  malade  d'a- 
mour. 25.  Une  jeune  Serbe  empoisonne  son  frère  pour  épouser 
son  amant.  24.  La  jeune  fille  ne  veut  pas  de  celui  qu'elle  n'aime 
pas.  25.  La  belle  servante  d'auberge  :  son  bien-aimé  n'est  pas 
parmàses  hôtes.  26.  Doux  repos  après  le  travail.  (Très-beau,  sou- 


452  KOTES  ET  FRAGMENTS. 

lient  la  connparaison  avec  le  Cantique  des  cantiques).  '27.  Jeune 
fille  liée  :  capitulation  pour  être  mise  en  liberté.  28.  Double  ma- 
lt-diction lancée  par  la  jeune  1111e  contre  ses  yeux  et  contre  l'a- 
mant infidèle.  29.  Beautés  d'une  jeune  tille  petite  et  de  tout  ce 
qui  est  petit.  50.  Les  amants  se  trouvent  :  joies  et  tendresses.  51. 
<Juelle  sera  la  profession  de  répoux?52.  Joyeux  babillages  d'a- 
mour. 55.  Fidélité  dans  la  mort;  fleurs  qui  éclosent  sur  le  tom- 
beau. 54.  Empêchement:  rélrangère  est  détestée  de  la  sœur  de 
son  amant.  55.  L'amant  revient  de  l'étranger,  il  observe  la  jeune 
iilie  tout  le  jour;  le  soir  il  la  surprend.  56.  La  jeune  fille  aban- 
donné^^  s'enfuit  dans  la  neige,  mais  elle  ne  sent  de  froid  qu'au 
<:œur.  57.  Souhaits  de  trois  jeunes  filles:  un  anneau,  une  cein- 
ture, un  amant.  La  dernière  a  fait  le  meilleur  choix.  58.  Il  n'y  a 
pas  eu  de  serment;  regiets.  59.  Amour  secret  (très-beau).  40. 
L'épouse  voit  revenir  celui  qu'elle  a  aimé  d'abord.  41 .  Apprêts  de 
mariage;  surprise  de  la  fiancée.  42.  Vives  îulineries.  45.  Amour 
empêché,  cœurs  flétris.  44.  Fiancée  abandoiniée.  45.  Huel  mo- 
nument est  le  plus  durable?  4G.  Petit  et  savant.  47.  Le  mari  passe 
avant  tous,  avant  le  père,  la  mère.  le  frère.  48.  Mortelle  sout- 
(rance  d'amour.  49.  Au  dernier  moment,  refus.  50.  Qui  la  jeune 
tille  a-t-elle  pris  pour  modèle?  51.  Jeune  fille  portant  la  ban- 
nière. 52.  Rossignol  pris  et  vite  rendu  à  la  liberté.  55.  La  beauté 
serhp.  54.  La  douce  séduction  réussit  loujoius.  55.  Beigrado  en 
naiiniies. 

Le  premier  traducteur,  par  la  crainte  de  trop  choquer  nos  ha- 
bitudes, avait  été  a.ssez  infidèle  au  texte  original  ;  mais  peu  à  peu, 
la  nation  apprend  à  se  plier  mieux  aux  idées  et  aux  expressions 
étrangères  :  aussi  Mlle  de  Jacob  a  pu  être  bien  plus  littérale.  Il  est 
heureux  que  cette  traduction  soit  une  œuvre  féminine,  car  la  ci- 
vilisation serbe  est  si  éloignée  de  la  nôtre  que  nous  pourrions 
encore  en  détourner  les  yeux,  si  une  lemme  ne  nous  engageait  pas 
doucement  à  l'étudier.  .Nous  ne  retrouvons  plus  là  ces  apparitions 
nuageuses  d'Ossian.  qui,  comme  une  mauvaise  épidémie,  se  sont 
abattues  sur  un  siècle  débile;  ces  figures  d'Ossian,  à  contours 
vagues  et  indécis,  ont  eu  beaucoup  plus  de  succès  qu'elles  ne  le 
méritaient  ' .  La  poésie  qui  nous  vient  aujourd'hui  du  sud-est  neres- 

*  Werther,  en  1774,  traduisait  Ossian  avec  enthousiasme;  Gœthe,  en 
1825,  dit  que  le  goût  pour  Ossian  a  été  pour  l'Europe  une  maladie  fatale. 
Ce  changement  explique  le  silence  singulier  que  Gœthe  a  gardé  sur  cer- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  453 

sembleen  rien  à  celle  qui  nous  venaitjadis  dunord-ouest;  elle  est 
rude,  âpre,  pleine  d'aspérités  ;  des  relations  de  famille  elles-mêmes 
sortent  très-souvent  les  discordes  et  les  liaines;  —  nous  ne  deman- 
dons [)as  que  les  lecteurs  allemands  et  européens  trouvent  une  jouis- 
sance pour  leur  cœur  à  ces  peintures  de  mœurs  si  étranges  et  sou- 
vent si  barbares,  nous  désirons  seulement  qu'ils  osent  faire  une 
visite  à  ces  peuplades,  qu'ils  parcourent  leur  pays  sauvage, 
tel  qu'il  était  il  y  a  quelques  centaines  d'années  ;  ainsi  s'enrichira 
leur  imagination,  ainsi  leur  jugement  prendra  plus  de  liberté  et 
d'étendue. 

Les  traductions  littérales,  dont  le  nombre  augmente  dans  notre 
langue,  exciteront  chaque  jour  davantage  les  étrangers  à  appren- 
dre l'allemand.  Notre  langue  devient  la  médiatrice  de  toutes  les 
littératures,  l'interprète  universel,  et  elle  renferme  en  elle  tons 
les  chefs-d'œuvre  de  tous  les  peuples.  Nous  pouvons  donc  en  re- 
commander l'étude  sans  nous  faire  accuser  d'amour-propre.  L  *i 
nations  étrangères  qui,  il  y  a  un  demi-siècle,  prononçaient  sur 
nous  des  jugements  si  peu  favorables  et  si  superficiels,  rendent 
maintenant  hommage  aux  services  que  nous  rendons.  Je  ne  veux 
en  aucune  façon,  par  ces  paroles,  disputer  et  contester  à  la  langue 
française  son  universalité  comme  langue  de  la  conversation  et  de 
la  diplomatie  ;  c'est  comme  langue  de  la  science  que  l'allemand 
doit  peu  à  peu  devenir  aussi  langue  universelle. 

Continuant  les  travaux  de  M.  Grimm  et  de  Mlle  de  Jacob, 
M.  Gerhard  nous  donne  à  son  tour  une  traduction  de  Chants 
serbes.  Ce  ne  sont  plus  des  chants  héroïques  et  des  chants  d'a- 
njour  que  nous  trouvons  ici,  ce  sont  de  vraies  chansons,  faites 
pour  être  chantées  en  chœur,  en  un  mot  des  Vaudevilles  ;  tantôt 
le  refrain  se  compose  de  certaines  phrases  répétées,  tantôt  ce 
sont  de  simples  cris  absolument  dépourvus  de  sens  qui  ne  reten- 
tissent bruyamment  aux  oreilles,  que  pour  entraîner  l'esprit  dans 
une  espèce  de  délire  et  d'ivresse.  —  Ce  genre  est  échu  en  partage 
au  Français  sociable  ;  de  tout  temps  il  s'y  est  montré  sans  rivaux, 
et,  de  nos  jours,  il  a  produit  Déranger  ;  ses  chansons  sont  celles 
d'un  maître,  nous  dirions  que  ce  sont  des  modèles,  si,  pour  que  sa 

taines  poésies  de  la  Reslauralion  (par  exemple  sur  les  Méditations).  Il  ne 
sentait  plus  que  de  l'éloignemeiit  pour  lout  ce  qui  lui  rappelait  AVeriher 
ou  Ossian.  Il  a  dit  dans  une  de  ses  Pensées  :  «  Si  le  poêle  est  malade, 
qu"il  commence  par  se  guérir.  Quand  il  sera  guéri,  il  écrira.  » 


454  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

poésie  eût  tous  les  mérites  du  genre,  il  n'avait  pas  dû  laisser  de  côté 
tous  les  égards  que  Ton  doit  à  une  société  cultivée.  —  Il  est  bien 
remarquable  qu'un  peuple  à  moitié  sauvage  se  place  à  côté  du 
peuple  le  plus  civilisé,  dans  ce  genre  de  poésie  lyrique  légère  ;  ce 
fait  nous  prouve  encore  une  fois  quMl  y  a  une  poésie  universelle 
répandue  partout  et  qui  naît  et  se  déploie  différemment  suivant 
les  circonstances  ;  elle  n  a  nullement  besoin  que  les  idées  ou  les 
formes  lui  soient  transmises  par  une  tradition;  partout  où  le 
soleil  brille,  son  apparition  et  son  développement  sont  certains. 

Les  poésies  vraiment  populaires  ne  parcourent  qu'un  cercle 
assez  étroit  ;  entre  chaque  nation,  il  y  a  des  nuances  curieuses  à 
éludier,  mais,  cependant,  considérées  dans  leur  ensemble,  elles 
expriment  toutes  un  certain  nombre  de  situations  qui  reviennent 
toujours  les  mêmes;  aussi  leur  défaut  est  la  monotonie. 


LITTÉRATURE  GRECQUE  ANCIENNE 


PLATON  CONSIDÉRÉ  COMME  AYANT  CONNU  UNE  REVELATION  Cnp.ETlENNE 
(Morceau  écrit  en  1796  à  propos  d'une  traductiou  nouvelle.) 

Les  hommes  ne  croiraient  jamais  avoir  assez  reçu  de  Téternel 
auteur  des  choses,  s'ils  étaient  forcés  de  reconnaître  que  tous 
leurs  frères  ont  été  de  sa  part  Tobjet  de  soins  absolument  iden- 
tiques; il  faut  qu'un  livre  spécial,  un  prophète  spécial  leur  aient 
indiqué  mieux,  qu'à  personne  le  chemin  de  la  vie,  et  avec  ce  se- 
cours, tous  doivent  faire  leur  salut,  qu'ils  seront  seuls  à  faire. 
Aussi,  de  tout  temps,  combien  étaient  étonnés  ceux  qui  s'étaient 
attachés  à  une  doctrine  exclusive,  lorsqu'ils  trouvaient  en  dehors 
de  leur  horizon  des  hommes  intelligents  et  bons  qui  avaient  comme 
eux  à  cœur  de  donner  à  leur  nature  morale  le  développement  le 
plus  parfait  possible  !  Que  leur  restait-il  à  faire,  sinon  à  accorder  que 
ces  hommes  avaient  reçu  une  révélation  qui,  jusqu'à  un  certain 
point,  était  leur  bien  propre  ?  Cette  opinion  sera  toujours  celle  des 
esprits  qui  aiment  à  s'attribuer  des  privilèges,  et  qui,  ne  voulant 
pas  que  Dieu  exerce  une  action  ininterrompue  sur  l'ensemble  de 
son  immense  univers,  regardent  comme  tout  naturel  qu'il  ait  en  fa- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  455 

veur  de  leur  cher  moi,  de  leur  église  et  de  leur  é(;ole,  constitué 
des  droits  spéciaux,  fait  des  exceptions  et  des  miracles.  C'est  ainsi 
que,  plusieurs  fois  déjà,  on  a  fait  à  Platon  l'honneur  de  le  con- 
sidérer comme  ayant  connu  une  Révélation  chrétienne,  et  c'est 
encore  ainsi  qu'on  nous  fait  aujourd'hui  son  portrait. 

Avec  un  pareil  écrivain,  qui,  malgré  ses  grands  mérites,  ne 
peut  guère  échapper  au  reproche  d'avoir  usé  à  tort  d'idées  so- 
phistiques et  théurgiques,  combien  serait-il  indispensable  de  pos- 
séder un  exposé  critique  bien  clair  des  circonstances  au  milieu 
desquelles  il  a  écrit,  et  des  motifs  qui  l'ont  fait  écrire?  On  sent 
ce  besoin,  quand  on  le  lit,  non  pas  comme  le  font  tant  d'es- 
prits médiocres,  pour  s'édifier  dans  les  ténèbres,  mais  pour  bien 
connaître,  dans  sa  vraie  originalité,  cette  âme  excellente;  ce  qui 
peut  servir  à  notre  développement,  ce  n'est  pas  l'illusion  vague, 
c'est  la  connaissance  positive  de  ce  que  des  hommes  comme 
lui  étaient  et  sont.  Quels  remerciments  ne  devrions-nous  pas  au 
traducteur,  si,  comme  Wieland  Ta  fait  pour  Horace,  il  avait,  dans 
ses  notes  instructives,  expliqué  quelle  devait  être,  dans  son  siè- 
cle, la  situation  de  cet  antique  écrivain,  et  indiqué  lessence  et  \o 
but  de  chacun  de  ses  dialogues  I 

Pourquoi  donner,  par  exemple,  le  Ion  comme  livre  canonique, 
quand  ce  petit  dialogue  n'est  rien  qu'un  persiflage?  C'est  proba- 
blement parce  que  vers  la  lin  on  y  parle  d'inspiration  divin;'  ! 
Il  est  malheureux  que  le  langage  de  Socrate  soit  là,  comme  il  ar- 
rive souvent,  purement  ironique  ! 

A  travers  ce  dialogue  circule  le  fil  d'une  certaine  polémique; 
on  ne  l'aperçoit  qu'avec  peine,  il  est  visible  cependant.  Tout  homme 
qui  philosophe  est  en  désaccord  avec  les  idées  de  son  temps  et 
du  temps  passé;  aussi  les  dialogues  de  Platon  ne  sont  pas  seule- 
ment dirigés  contre  une  certaine  idée,  mais  encore  contre  un 
certain  homme.  C'est  en  rendant  bien  claire  pour  tous  cette  dou- 
ble lutte  que  le  traducteur  pourrait  rendre  un  inappréciable 
service. 

Que  l'on  me  permette  de  dire  quelques  mots  sur  Ion,  et  d'en 
faire  une  rapide  analy&e. 

Le  masque  du  Socrate  platonicien  (car  on  peut  ainsi  nomme 
cette  figure  de  fantaisie  que  Socrate  n'aurait  pas  plus  reconnue 
qu'il  ne  reconnaissait  celle  d'Aristophane)  rencontre  un  rhapsode, 
un  déclamateur,  un  lecteur  public,  célèbre  par  son  talent  pour 
réciter  Homère;  il  vient  de  remporter  un  prix  de  déclamation  et 


4o6  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

espère  bientôt  en  remporter  un  nouveau.  Platon  nous  repré- 
sente cet  Ion  comme  un  homme  extrêmement  borné;  il  sait,  il  est 
vrai,  réciter  avec  emphase  les  poèmes  d'Homère  et  s'entend  à 
émouvoir  ses  auditeurs  ;  il  ose  aussi  discourir  sur  Homère,  mais 
plutôt  pour  le  commenter  que  pour  Téclaircir,  plutôt  pour  parler  - 
à  propos  de  lui  que  pour  faire  mieux  pénétrer  Tàme  du  poète. 
Qu'est-ce  que  peut  être  un  homme  qui  avoue  très-naïvement 
qu'il  s'endort  quand  il  entend  lire  ou  expliquer  les  œuvres  d'autres 
poètes?  On  sent  qu'un  pareil  homme  ne  doit  son  talent  qu'à  la 
tradition  ou  à  la  pratique.  Vraisemblablement,  il  était  favorisé  par 
une  belle  prestance,  par  un  organe  sonore,  par  un  don  d'émotion 
particulier  ;  mais  avec  toutes  ces  qualités,  ce  n'était  au  fond  qu"un 
empiriste  sans  idéal  ;  n'ayant  réfléchi  ni  sur  son  art  ni  sur  les 
chefs-d'œuvre,  il  se  tournait  mécaniquement  dans  un  cercle  étroit; 
cependant  il  se  croyait  un  grand  artiste  et,  sans  doute,  était  re- 
gardé comme  tel  par  la  Grèce  entière.  Voilà  le  pauvre  esprit  que 
le  Socrnte  i  lalonicien  se  donne  comme  adversaire  pour  le  con- 
fondre. Il  lui  fait  d'abord  sentir  combien  son  esprit  est  peu  éler.du  ; 
il  lui  lait  voir  ensuite  qu  i!  n  entend  guère  les  détails  de  la  poésie 
homérique,  et  enlin,  comme  le  pauvi  e  diable  ne  sait  plus  comment  l 
f.iiiv  pour  se  défendre,  il  le  force  à  se  dire  conduit  par  une  in- 
spiration immédiate  des  Dieux. 

Si  nous  sommes  là  sur  un  sol  sacré,  la  scène  d"Aristophaneest 
aussi  un  sanctuaire.  Le  personnage  socratique  a  aussi  peu  le  dé- 
sir de  convertir  Ion  que  l'auteur  a  finie.ilion  de  doi.ner  un  en-  ^ 
seigneraent  positif  au  lecteur.  Il  s'agit  simplement  de  démarquer  ." 
le  célèbre  Ion,  si  admiré,  couvert  de  si  belles  couronnes,  payé  s 
chèrement,  et  le  Dialogue  devrait  s'appeler:  Ion  ou  le  Rhapscik»  ^ 
confondu  ;  car  il  ne  s'ag  t  nulle  part  de  la  poésie.  Dans  ce  diaio-  i 
gue,  comme  dans  plusieurs  autres,  on  voit  que  si  l'un  des  inlor-  * 
locuteurs  est  d'une  incroyable  niaiserie,  c'est  uniquement  pour 
que  la  sagesse  de  Socrate  puisse  mieux  ressortir.  Si  Ion  avait  eu 
la  moindre  lueur  de  connaissance   sur  la  poésie,  à  cette  ^i  lie 
demande  de  Socrate  :   «  Quand  Homère  parle  de  la  condnile 
des  chars,  qui  est-ce  qui  comprend  mieux  ce  qu'il  dit  :  le  Rli;ip- 
sode  ou  lecocher?  »  il  aurait  hardiment  répondu  :  «  c'est  leiih  p- 
sode,  »  car  le  cocher  voit  simpl^-nlent  si  Homère  emploie  les  ter;  .us 
exacts;  mais  le  Rhapsode  intelligent  voit  si  Homère  parle  en  \i\ii 
poète,  et  non  comme  !.'  ;iai  r.Ui-ur  d'une  course.  Pour  jug^-r  !:n 
poète  épique,  il  f".uL  avuir  imagination  et  sentiment  ;  les  connais- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  457 

«ar.ces  spéciales  ne  sont  pas  nécessaires  quoiqu'il  faille  évi- 
demment connaître  le  monde.  A  moins  que  Ton  ne  veuille 
mystifier  quelqu'un,  pourquoi  se  réfugier  ici  dans  une  inspi- 
ration divine?  Très-souvent,  dans  les  arts,  il  arrive  que  le  cor- 
donnier ne  doit  pas  même  juger  la  chaussure,  car  Tartiste  peut 
avoir  jugé  bon  de  sacrifier  à  l'ensemble  certaines  parties  acces- 
soires. Dans  ma  vie,  j"ai  entendu  plus  d'un  «  conducteur  de  char  » 
lilàmer  des  pierres  gravées  antiques,  sur  lesquelles  on  voyait  des 
chevaux  sans  attelage  entraîner  des  chars.  Le  reproche  était  fondé, 
car  il  n'y  a  là  rien  de  naturel;  mais  l'artiste  avait  eu  raison  aussi 
de  ne  pas  vouloir  interrompre  et  briser  les  belles  formes  de  son 
cheval  par  une  malheureuse  courroie.  Ces  fictions,  ces  hiérogly- 
phes, dont  tous  les  arts  ont  besoin,  sont  mal  compris  de  ceux  qui 
exigent  la  vérité  naturelle  et  qui  arrachent  ainsi  l'art  de  son  véri- 
tableeinpire.  Toutes  les  idéesde  ce  genre  qui  se  trouvent  dans  des 
écrivains  anciens  et  célèbres,  et  qui,  là  où  elles  sont,  peuvent  avoir 
un  but  spécial,  ne  devraient  plus  être  réimprimées  sans  recti- 
fication, quand  l'auteur  n'indique  pas  les  erreurs  où  elles  peuvent 
conduire  si  on  les  accepte  comme  des  principes  absolus. 

H  en  est  de  même  pour  la  fausse  théorie  de  l'Inspiration.  Sou- 
vent il  ariive  qu'un  homme,  sans  avoir  le  vrai  génie  poétique, 
écrit  une  jolie  poésie;  ce  lait  prouve  simplement  ce  que  peuvent 
faire  l'entrain,  la  bonne  humeur,  ou  Témolion  vive  ;  on  reconnaît 
que  la  haine  peut  tenir  leu  de  génie;  on  peut  le  dire  de  toutes 
les  passions  qui  nous  entraînent  à  l'action.  Le  vKai  poêle  lui- 
même  n'est  capable  de  déployer  tout  son  talent  que  dans  cer- 
tains moments;  c'est  là  un  fait  psychologique  tout  simple;  il 
n'est  donc  nullement  nécessaire,  pour  expliquer  le  fait  de  Vimpi- 
Tation,  d'avoir  recours  à  des  miracles  et  à  des  influences  extraor- 
dinaires; il  suflit  d'avoir  la  patience  d'observer  un  phénomène 
naturel;  il  est  vrai  qu'il  est  beaucoup  plus  commode  et  de  meil- 
leur air  de  tout  expliquer  de  haut,  et  de  ne  pas  s'astreindre  à 
consulter,  sans  parti  pris,  les  résultats  donnés  par  la  science. 

Ce  Dialogue  platonicien  donne  lieu  à  une  remarque  assez  cu- 
rieuse. Ion,  après  avoir  reconnu  son  ignorance  sur  la  divination, 
sur  la  conduite  des  chars,  sur  la  médecine,  déclare  à  la  Cm  qu'il 
se  croit  bon  général  d'armée.  C'était  là  sans  doute  un  dada  de 
cet  homme  riche  de  talents  et  de  sottise;  c'était  une  manie  connue 
de  ses  audif^'  m's  et  née  peut-être  de  son  commerce  perpétuel  avec 
les  h(ii^os  d'ncmère.  ^" avons-nous  pas  observé  cette  manie  et  d'au- 

•-0 


458  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

très  du  même  genre  chez  des  hommes  plus  raisonnables  que  Ion?  ' 
Et  justement,  de  nos  jours,  quel  estriiomme  qui  ne  laisse  percer 
la  conviction  que,  placé  à  la  tête  d'un  régiment,  il  saurait  fort 
bien  se  tirer  d'affaire?... 

C'est  avec  une  vraie  malice  aristophanesque  que  Platon  lance  ce 
dernier  trait  contre  le  pauvre  pécheur,  qui  reste  abasourdi  ;  So-  |; 
crate  lui  donnant  le  choix  entre  le  nom  de  fripon  ou  d'homme  t 
inspiré  des  dieux,  naturellement  il  préfère  le  dernier,  et  remercie   l 
irés-polinjent  de  l'honneur  qu'on  lui  a  fait  en  le  tournant  en  ridi- 
cule. Oui,  certes!  si  ce  Dialogue  est  un  livre  sacré,  le  théâtre 
d'Aristophane  est  un  recueil  pieux! 

Où  est  l'homme  qui  nous  éclaircira  toutes  les  paroles  des  écri- 
vains tels  que  Platon,  nous  montrant  ici  l'intention  sérieuse,  ail-  . 
l^urs  la  plaisanterie,  ailleurs  le  sourire;  distinguant  partout  les 
idées  principales  des  discussions  accessoires  ?  Un  tel  travail  nous 
rendrait  un  immense  service  et  contribuerait  infiniment  à  notre 
développement  moral  S  car  le  temps  est  passé  où  les  sibylles  pro- 
nonçaient leurs  oracles  au  fond  des  abîmes  ;  nous  exigeons  de  la 
critique,  et  nous  voulons  juger  une  œuvre,  avant  de  l'accepter  et 
d'y  chercher  des  idées  pour  notre  usage. 


LES    POETES   ELEGIAQDES  DE  LA   GRECE. 
Par  le  docteur  Weber.  Francfort,  1826. 

Aimable  don  fait  par  un  esprit  distingué  à  ceux  qui,  sans  pos- 
séder la  langue  grecque,  aiment  à  s'occuper  de  ce  peuple  unique  et 
se  plaisent  à  vivre  avec  lui  dans  les  siècles  les  plus  éloignés  comme 
dans  les  temps  les  plus  rapprochés.  —  Bien  des  pensées  me  sont 
venues  dans  l'esprit  en  lisant  et  en  relisant  ce  livre  si  intéressant; 
\e  veux  au  moins  communiqiier  l'une  d'elles. 

De  quelque  nature  que  soient  les  idées  exprimées  par  un  poëte, 
nous  avons  l'habitude  de  leur  donner  un  sens  général  et  de  les 
appliquer,  autant  que  faire  se  peut,  à  notre  situation  particulière. 
Beaucoup  de  passades  reçoivent  ainsi  unsens  tout  différent  de  celui 

*  En  France,  nous  connaissons  tous  un  traducteur  de  Platon  qui  a  rempli 
parfaitement  tous  les  vœux  de  Gœthe,  et  qui  a  rendu  au  monde  lettré 
«  l'immense  service  »  qu'il  réclamait. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  459 

qu'ils  avaient  dans  le  texte  original  d'où  ils  sont  pris  ;  par  exemple 
une  sentence  de  Térence,  dans  la  bouche  d'un  de  ses  vieillards  ou  de 
ses  esclaves,  fait  un  tout  autre  effet  que  sur  la  feuille  d'un  album. 
Or  je  me  rappelle  très-bien  que  dans  notre  jeune  temps,  plusieurs 
fois  je  m'étais  tourmenté  avec  Théognis;  je  voyais  en  lui  un  mo- 
raliste sévère  au  ton  de  pédagogue,  dont  je  cherchais  en  vain  à 
comprendre  les  préceptes,  et  à  la  fin,  je  l'avais  laissé  de  côté.  Il 
me  faisait  l'effet  d'un  faux  Grec,  d'un  triste  hypocondre*.  En 
effet ,  comment  une  ville ,  un  État  pouvaient-ils  être  si  cor- 
rompus que  la  vie  de  l'homme  bon  y  fût  intolérable,  celle  du 
méchant  parfaitement  heureuse?  Comment  un  homme  juste 
et  bienveillant  pouvait-il  être  amené  à  refuser  aux  Dieux  toute 
influence  sage  et  bienfaisante  ?  Nous  avions  attribué  cette  triste 
manière  d'envisager  le  monde  à  la  bizarrerie  d'un  caractère  entêté, 
et  nous  l'avions  abandonné  malgré  nous  pour  aller  rejoindre  ses 
joyeux  compatriotes  à  l'esprit  toujours  serein. 

Mais  aujourd'hui,  instruits  par  l'histoire  contemporaine,  et  grâce 
aux  travaux  d'excellents  érudits,  nous  comprenons  quelle  a  été  la 
vie  de  Théognis,  et  nous  le  jugeons  bien  mieux. 

Mégare,  sa  ville  natale,  gouvernée  par  une  riche  aristocratie  de 
nobles,  avait  été  d'abord  humiliée  par  une  conquête,  puis  boule- 
versée par  une  démagogie.  Tous  les  citoyens  honnêtes  qui  possé- 
daient quelque  chose,  dont  les  mœurs  étaient  pures,  avaient  été 
publiquement  tyrannisés  de  la  façon  la  plus  honteuse;  on  les 
avait  persécutés  jusque  dans  leur  famille;  on  les  avait  tourmentés, 
avilis,  volés,  tués  ou  exilés  ;  Théognis  faisait  partie  de  cette  classe 
de  citoyens,  et  il  avait  enduré  toutes  les  iniquités  possibles.  Ses 
paroles  énigmatiques  s'expliquent  parfaitement,  dès  que  nous  sa- 
vons que  ses  Élégies  ont  élé  écriles  psiV  un  émigré.  C'est  ainsi  qu'il 
serait  impossible  de  comprendre  un  poëme  comme  VEnfer  de 
Dante,  si  nous  ne  nous  rappelions  pas  toujours  que  ce  grand  es- 
prit, ce  beau  talent,  a  été  un  des  principaux  citoyens  d'une  des 
villes  les  plus  remarquables  de  son  temps  et  que,  dépouillé  violem- 
ment, avec  tout  son  parti,  de  sa  fortune  et  de  ses  droits,  il  a  ^cu 
dans  un  état  misérable. 

*  «  Ein  trauriger  ungriechischer  hypochondrist.  r>  Ce  dernier  mot  re- 
vient très-souvent  sous  la  plume  de  Goethe,  c'est  celui  dont  il  se  sert 
presque  toujours  pour  désiixner  la  classe  d'homme  avec  laquelle  il  était 
en  complet  désaccord,  parce  qu'elle  repoussait  sa  maxime:  a  En  dépit  de 
ses  douleurs  de  toute  sorte,  aimons  la  vie!  » 


400  KOTES  ET  FRAGMENTS. 


DE    LA    TETRALOGIE    DES    GRECS. 
A  propos  d'un  Programme  de  Uevniann,  1819. 

Cet  essai  est  d'un  connaisseur  accompli  qui  sait  rnjeunir  ce  qui  a 
vieilli,  et  ranimer  ce  qui  est  mort.  Jusqu'à  présent,  on  a  pensé 
que  la  tétralogie  des  Grecs  était  un  ensemble  composé  d'abord  de 
trois  pièces  traitant  le  même  sujet;  la  première  pièce  était  Tex- 
l^osilion  ;  l'événement  principal  qui  servait  de  point  de  départ  y 
était  représenté;  la  seconde  pièce  montrait  les  résultats  tragi- 
ques, épouvantables  de  cet  événement;  la  troisième  conduisait  à 
une  espèce  de  réconciliation  ;  elle  était  suivie  d'une  quatrième 
d'un  caractère  gai,  ajoutée  adroitement  pour  que  le  citoyen,  ami 
du  repos  et  de  la  tranquillité  domestique,  pût  quitter  le  théâtre 
l'àme  contente.  Par  exemple,  dans  une  première  pièce  on  voyait 
Agamemnon,  dans  une  seconde  Clytemneslre  et  Égisthe,  dans  une 
troisième  Oreste,  poursuivi  par  les  furies,  absous  par  Taréopage  ; 
la  fête  établie  à  Athènes  en  souvenir  de  ce  fait  pouvait  fournir  au 
génie  l'occasion  d'une  pièce  enjouée.  Quoiqu'il  fût  facile  de  tirer 
de  la  mythologie  grecque  un  grand  nombre  de  trilogies,  cepen- 
dant on  comprend  que  peu  à  peu  il  devint  moins  aisé  d'y  trouver 
un  sujet  qui  n'eût  pas  été  traité  et  qui  dut  se  développer  réguliè- 
rement en  plusieurs  parties.  Le  poète  alors  n'a-t-il  pas  dû  sentir 
que  le  peuple  ne  tenait  aucunement  à  ce  que  les  pièces  fussent 
rattachées  ensemble  ?  Ne  dut-il  pas  user  de  l'avantage  qu'il  avait 
de  s'adresser  à  une  société  légère  et  frivole?...  Ne  dut-il  pas 
laisser  de  côté  les  anciennes  trilogies  régulières,  plutôt  que  de 
s'exposer  à  ne  pas  plaire?...  Pour  nous,  cela  ne  fait  pas  de  doute, 
et  nous  croyons  que  M.  Hermann  a  parfaitement  raison  de 
soutenir  que  la  tétralogie  se  composait  souvent  de  pièces  dif- 
férentes de  forme,  mais  qui  n'avaient  rien  de  commun  quant 
au  sujet.  11  y  avait  variété  d'impression,  mais  non  continua- 
tion de  l'action.  La  première  pièce  devait  offrir  de  grands  événe- 
ments d'un  caractère  frappant;  la  seconde,  par  les  chœurs  et  le 
chant,  devait  éveiller  et  charmer  les  sens,  le  cœur  et  l'esprit  ;  la 
troisième  devait  exciter  l'enthousiasme  par  un  grand  luxe  de  dé- 
corations et  par  la  splendeur  du  spectacle;  la  quatrième,  destinée 
à  faire  de  joyeux  adieux  au  spectateur,  pouvait  avoir  toute  la 
gaieté,  toute  la  folie  possible. 


;l 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  461 

Nous  avons  de  nos  jours  des  représentations  des  deux  genres 
comme  chez  les  Grecs.  On  peut  dans  le  premier  genre  citer 
Wallenstein  de  Schiller.  Il  ne  cherchait  pas  à  imiter  les  anciens, 
car  c'est  contre  sa  volonté  que  le  sujet,  devenant,  à  mesure  qu  il 
le  traitait,  de  plus  en  plus  riche,  s'est  trouvé  divisé  en  trois  par- 
ties Suivant  le  goût  moderne,  il  commence  par  une  pièce  sati- 
rique d'un  caractère  gai, /e  Camp.  Dans  les  Piccolomini  Faction 
grandit,  des  obstacles  de  toute  nature  se  présentent,  Tamour 
cherche  à  tout  adoucir  et  à  tout  pacifier.  La  troisième  partie,  la 
mort  de  Wallenstein,  présente  Tintérêt  tragique  le  plus  profond  ; 
tout  se  précipite  à  la  catastrophe,  et  il  est  impossible  d'émouvoir 
plus  fortement  les  sens  et  Tàme. 

Pour  trouver  un  exemple  moderne  d'un  spectacle  correspondant  à 
la  seconde  espèce  de  tétralogie  grecque,  il  faut  que  nous  passions 
les  Alpes,  et  que  nous  alUonschez  les  Italiens,  nation  vivant  tou- 
jours tout  entière  dans  le  moment  présent.  Nous  avons  vu  en  ce 
pays  jouer  un  grand  opéra  séria,  en  trois  actes,  dans  les  deux 
entr'actes  duquel  on  donnait  deux  ballets  qui  n'avaient  aucun 
rapport  ni  entre  eux  ni  avec  l'opéra  lui-même;  le  premier  était 
un  ballet  héroïque;  le  second  un  ballet  comique,  où  les  danseurs 
montraieni  la  force  et  l'adresse  de  leurs  jambes.  Quand  ce  ballet 
comique  était  terminé,  l'opéra  séria  continuait  aussi  gravement 
€[ue  si  on  n'avait  assisté  à  aucun  intermède  burlesque,  et  le  spec. 
tacle  finissait  par  des  scènes  grandioses  et  solennelles.  Nous  avions 
là  une  Pentalogie,  et  elle  était  fort  bien  accueillie  des  spectateurs. 
—  J'ai  vu  encore  un  autre  exemple  du  même  genre.  On  jouait 
une  pièce  de  Goldoni,  en  trois  actes,  et  entre  les  actes  de  la  co- 
médie on  donna  un  opéra-comique  en  deux  actes.  11  n'y  avait  rien 
de  commun  entre  ces  deux  œuvres,  et  cependant,  quand  le  pre- 
mier acte  de  la  comédie  était  terminé,  c'est  avec  grand  plaisir 
que  l'on  entendait  jouer  immédiatement  l'ouverture  de  l'opéra.  Et 
après  le  brillant  finale  de  cet  acte  d'opéra,  on  revenait  très-agréa- 
blement à  la  prose  du  second  acte  de  la  comédie.  L'esprit,  excité 
une  seconde  fois  par  le  plaisir  musical,  était  d'autant  plus  cu- 
rieux de  connaître  le  dénoûment  de  la  comédie.  Les  acteursjouaient 
toujours  dans  la  perfection,  parce  qu'ils  se  sentaient  en  lutte  avec 
les  chanteurs,  et  ils  rassemblaient  toutes  leurs  forces  pour  gagner 
des  applaudis-ements  qui,  du  reste,  ne  leur  manquaient  pas.  La 
dernière  partie  de  cette  pentalogie  était  tout  à  fait  analogue  à  la 
quali'ième  piùce  de  la  tétralogie  grecque;  elle  laissait  le  specta- 

26. 


402  NOTES  ET   FRAGMENTS. 

leur  sur  une  impression  qui,  tout  en  étant  gaie,  servait  à  rendre 
le  calme  à  l'esprit. 


REMARQUE    SUR    UN    PASSAGE    DE    LA    POETIQUE    D  ARISTOTE. 

Tous  ceux  qui  se  sont  un  peu  occupés  de  la  théorie  de  la  poésie,, 
et  surtout  de  la  tragédie,  se  rappellent  un  certain  passage  d'Aris- 
tole  qui  a  beaucoup  tourmenté  ses  éditeurs,  sans  qu'ils  soient  ja- 
mais arrivés  à  s'entendre  pleinement  sur  le  sens  qu'on  lui  doit 
donner.  Le  grand  homme  semble  vouloir  que  la  tragédie,  en  re- 
présentant des  événements  et  des  passions  propres  à  exciter  la  ter- 
reur el  la  pitié,  piwge  de  ces  passions  fânie  du  spectateur.— \oid 
le  passage  textuel,  qui,  selon  moi,  devient  très-clair  dés  qu'on  le 
traduit  bien  :  «  La  tragédie  est  la  reproduction  d'un  événement 
«  important,  renfermé  dans  une  limite  fixe,  retracé  non  par 
«  le  récit,  mais  à  l'aide  de  plusieurs  personnages  chargés  de 
«  rôles  différents;  après  avoir  soulevé  dans  les  cœurs  tour  à  tour 
«  la  terreur  et  la  pitié,  ces  passions  s'apaisent  et  la  tragédie  finit.» 

Cette  traduction  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  sens  du  passage. 
D'ailleurs,  comment  Aristote,  qui  ne  perd  jamais  de  vue  l'objet 
qu'il  analyse,  aurait-il  parlé  de  l'effet  de  la  tragédie,  de  son  résultat 
possible  sur  lame  des  spectateurs,  au  moment  où  il  traite  de  ia  ma- 
nière dont  elle  est  construite?  Non!  La  Kalharsis  est  simplement 
cet  apaisement,  cette  réconciliation  qui  vient  à  la  fin  de  tout 
drame,  et  même  de  toute  œuvre  poétique. — Dans  la  vraie  tragédie, 
c'est  une  mort  qui  doit  apaiser  tout.  Cette  mort  peut  n'être  que 
fictive,  comme  pour  Isaac  ou  Oreste,  mais  l'apparition  d'une  divi- 
nité bienfaisante  ne  change  pas  le  caractère  de  la  conclusion.  Si  le 
dénoùment est  heureux, comme,  par  exemple,  lorsque  Alceste  le- 
vient  à  la  vie,  la  tragédie  perd  un  peu  de  son  caractère  ;  elle  se 
rapproche  de  la  comédie.  Dans  la  comédie  elle-même,  nous  voyons 
naître  mille  embarras  qui  éveillent  aussi  des  craintes  et  des 
espérances;  mais  à  la  fin  tout  s'explique,  s'apaise,  et  le  mariage 
joue  ici  le  rôle  que  joue  la  mort  dans  la  tragédie.  —  Si  le  mariage 
n'est  pas  une  conclusion  aussi  définitive  que  la  mort,  il  termine 
du  moins  un  des  principaux  chapitres  de  l'existence.  Personne 
ne  veut  mourir,  tout  le  monde  cherche  à  se  marier,  voilà,  di- 


% 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  my 

rai-je  moitié  sérieusement,  moitié  en  plaisantarît,  la  dilTérence 
essentielle  entre  la  tragédie  et  la  comédie  de  cette  esthétique  ju- 
daïque. 

Œdipe  à  Colone  offre  un  exemple  frappant  de  cette  Kaifiarsis  : 
un  honuTie  qui  n'est  qu'à  demi  coupable  se  voit,  à  cause  de  son 
tempérament  démoniaque,  de  la  vivacité  excessive  de  son  carac- 
jjtère,  et  de  la  grandeur  même  de  son  âme,  entraîné  avec  les  siens 
ans  d'affreuses  et  irréparables  calamités;  il  est  la  proie  de  l'inson- 
dable destin,  et  cependant,  au  dénoûment,  tout  s'apaise,  tout 
s'expie  :  Œdipe  devient  un  être  divin,  et  un  pays  tout  entier  lui 
rendra  un  culte  comme  à  un  protecteur  céleste. 

Là  aussi  se  trouve  l'origine  de  cet  autre  principe  du  grand  maître  : 
«  Le  héros  de  la  tragédie  ne  doit  être  ni  tout  à  fait  coupable, 
ni  tout  à  fait  innocent.  »  En  effet,  s'il  était  trop  coupable,  l'expia- 
tion serait  seulement  matérielle,  et  un  coquin,  un  meurtrier  à 
qui  l'on  verrait,  au  dénoûment,  accorder  son  pardon,  paraîtrait 
n'avoir  érhap[»é  qu'aux  châtiments  de  la  justice  vulgaire.  —  Si  au 
contraire  le  héros  est  tout  à  fait  pur,  toute  expiation  est  impossible; 
le  destin  ou  les  hommes  qui  auraient  causé  ses  malheurs  semble- 
raient par  trop  injustes. 

En  cette  circonstance  comme  en  toute  autre,  je  ne  veux  pas  m' enga- 
ger dans  une  polémique;  cependant  je  dois  indiquer  comment  on 
avaittàché  d'expliquer  ce  passage  (quand  on  supposait  que  la  tragé- 
die devait  purger  Vâme  du  specUUeur  de  certaines  passions).  — 
Aristote  a  dit  dans  sa  Politique  que  la  musique  peut  servir  à  l'é- 
ducation morale;  de  même  que  dans  les  fêtes  orgiaques  les  âmes 
violemment  excitées  sont  apaisées  par  des  saintes  mélodies,  de 
même  les  autres  passions  peuvent  être  calmées  par  la  musique  : 
je  ne  nierai  pas  qu'il  s'agit  ici  d'une  idée  analogue,  mais  je  nie  que 
les  deux  idées  soient  identiques.  Les  effets  produits  par  la  musi- 
que sont  plus  matériels;  la  Fête  d'Alexandre,  de  ilaendel,  nous  le 
montre  et  nous  le  voyons  aussi  à  tous  les  bals;  après  une  Polonaise, 
où  les  danseurs  n'ont  pensé  qu'à  déployer  une  élégance  pleine  de 
réserve,  les  accents  d'une  valse  entraîneront  tout  à  coup  toute  la 
jeunesse  à  une  espèce  de  délire  bachique.  —  La  musique,  pas  plus 
que  tout  autre  art,  n'a  d'influence  sur  la  moralité;  c'est  toujours 
une  illusion  de  vouloir  lui  demander  des  résultats  de  ce  genre.  La 
philosophie  et  la  religion  peuvent  seules  exciter  en  nous  la  piété  et 
le  sentiment  du  devoir;  les  arts  ne  produiront  ces  effets  que  par 
hjs;i;(l.  Ce  qu'ils  peuvent  faire,  ce  qu'ils  font,  c'est  adoucir  la 


464  NOTES   ET  FRAGMENTS. 

grossièreté  des  mœurs,  grossièreté  qui  se  transforme  trop  vile  en 
mollesse.  — Celui  qui  cherche  un  développement  vraiment  sérieux 
de  son  sens  moral,  sentira  et  avouera  que  les  tragédies  et  les  ut- 
mans  trafiques  n'apaisent  en  aucune  façon  Tesprit ;  au  contraiie, 
ils  troublent  Tàme  et  le  cœur,  ils  plongent  dans  un  état  vague,  in- 
décis, que  la  jeunesse  aime,  et  voilà  pourquoi  elle  est  si  passion- 
nément éprise  de  ce  genre  de  productions. 

Revenons  à  notre  première  idée  et  repétons-le  :  Aristote  ne 
parle  absolument  que  de  la  construction  de  la  tragédie;  il  veut  que 
les  tableaux  tracés  par  le  poète  aient  une  conclusion  précise  et 
digne.  Si  le  poète  a  bien  fait  son  devoir,  sMl  a  noué  et  dénoué  son 
nœud  avec  art,  les  péripéties  de  son  drame  ont  eu  leur  reflet  dans 
l'âme  du  spectateur;  il  s'est  senti  embarrassé  dans  l'intrigue  et 
déli\Té  au  moment  du  dénoûment,  mais  en  retournant  chez  lui  il 
ne  s'est  senti  nullement  amélioré;  au  contraire,  s'il  fait  rigoureuse- 
ment son  examen  de  conscience,  il  s'apercevra  avec  étonnement 
qu'il  rentre  tel  qu'il  est  parti,  aussi  léger  et  aussi  entêté,  aussi  em- 
porté et  aussi  faible,  aussi  aimant  et  aussi  égoïste    " 


DE  LA  PARODIE  CHEZ   LES  ANCIENS. 

C'est  seulement  après  bien  des  épreuves,  les  unes  heureuses, 
les  autres  vaines,  que  Ton  arrive  à  bien  comprendre  combien  il 
est  difficile  de  se  débarrasser  des  manières  de  voir  de  son  temps, 
surtout  quand  on  doit,  pour  juger,  se  transporter  dans  une  civi- 
lisation plus  élevée  que  la  nôtre,  et  à  la  hauteur  de  laquelle  nous 
ne  pouvons  plus  atteindre.  Depuis  ma  jeunesse,  j'ai  cherché  au- 
tant qu'il  était  en  moi  à  me  familiariser  avec  les  idées  et  les  ha- 
bitudes grecques,  et  des  hommes  compétents  m'ont  dit  que  j'y    ^'■ 
étais  parvenu.  Je  fais  ici  allusion  à  ÏHercule  d'Euripide,  que  j'a-    l 
vais  opposé  à  une  œuvre  moderne  qui  n'était  pas  absolument  mau-     : 
vaise*.  Voilà  juste  cinquante  ans  que  je  persévère  dans  ces  tra-    ^ 
vaux,  et  jamais  je  n'ai  laissé  ce  fil  s'échapper  de  ma  main.  J'ai    ^ 
rencontré  bien  des  obstacles  ;  c'est  seulement  peu  à  peu  que  la 
nature  septentrionale  a  pu  s'assoupir  en  moi  ;  mon  âme  allemande 

*  Voir   les  Dieux,  les  Héros  et  Wieland,  satire  dialoguée,  dirigée 
contre  les  fausses  peintures  de  la  civilisation  grecque. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  /éO.-> 

prenait  souvent  des  mains  du  poëte  comme  argent  comptant  ce 
qui  n'était  réellement  qu'une  promesse  de  payement  futur. 

Aussi  c'est  avec  beaucoup  de  chagrin  que  j'avais  lu  et  entendu 
dire  que  les  anciens,  à  la  suite  de  leurs  tragédies  si  admirables 
de  profondeur,  avaient  l'habitude  de  jouer  une  farce  burlesque. 

Je  me  suis  en  tin  expliqué  ce  fait  qui  me  paraissait  incom- 
préhensible; en  disant  comment  je  suis  arrivé  a  calmer  mes  in- 
quiétudes sur  ce  point,  peut-être  rendrai -je  service  à  quelques 
esprits. 

Les  Grecs,  en  leur  qualité  de  peuple  sociable,  aimaient  à  par- 
ler, et  en  leur  qualité  de  répubhcains ,  ils  aimaient  à  entendre 
parler  ;  ils  étaient  tellement  habitués  au  discours  public  qu'ils 
s'étaient  assimilés  sans  s'en  apercevoir  l'art  oratoire  ,  et  qu'il 
était  devenu  pour  eux  une  espèce  de  besoin.  C'était  là  un  grand 
avantage  pour  le  poëte  dramatique,  qui  doit  débattre  sur  la  scène 
les  plus  grands  intérêts  humains,  plaider  le  pour  et  le  contre,  et 
trouver  pour  chaque  cause  des  arguments  frappants. 

Si  cette  habitude  du  poëte  de  lutter  sérieusement  d'éloquence 
avec  l'orateur  dans  ses  fictions  lui  était  avantageuse  dans  la  tra- 
gédie, elle  lui  rendait  un  bien  plus  grand  service  encore  dans  la 
comédie  ;  en  effet,  en  employant  les  ressources  les  plus  hautes 
de  l'art  et  le  style  le  plus  élevé,  pour  intéresser  à  des  situations 
sans  grandeur,  il  créait  une  œuvre  frappante  et  extraordinaire.— 
L'esprit  cultivé  se  détourne  avec  dégoût  de  tout  spectacle  bas  e 
immoral,  mais  si  ce  spectacle  est  présenté  à  ses  yeux  sous  une 
forme  qu'il  ne  lui  soit  pas  possible  de  repousser,  alors  il  s'arrête 
surpris  et  est  forcé  de  trouver  du  plaisir  à  le  contempler. 

Les  comédies  d'Aristophane  nous  donnent  en  ce  genre  des 
exemples  irrécusables:  et  dans  le  Cyclope  d"Euripide,  le  discours 
seul  d'Ulysse  suffit  à  le  prouver  ;  le  sage  Ulysse  parle  avec  toute 
son  éloquence  comme  s'il  ne  s'adressait  pas  au  plus  grossier  de 
tous  les  êtres,  et  le  cyclope  de  son  côté  sait  parfaitement  tirer  de 
la  situation  les  meilleurs  arguments  el  sa  réplique  rend  Ulysse 
muet. 

Cette  beauté  artistique  du  détail  frappe  et  les  inconvenances  s'ou- 
blient, s"effacent,  parce  que  nous  sentons  vivement  dans  l'œuvre 
la  grandeur,  Thabileté  et  la  dignité  du  poëte. 

-  Il  ne  faut  donc  nullement  croire  que  les  pièces  gaies,  données 
comme  épilogue  au  spectacle  des  anciens,  pouvaient  se  comparer 
à  nos  vaudevilles  et  à  nos  farces  ;  il  serait  encore  plus  inexact  de 


4G6  KOTES  ET  FRAGMENTS. 

les  considérer  comme  des  parodies  ou  des  travestissements,  er- 
reur à  laquelle  les  vers  d'Horace  pourraient  nous  e -traîner.  Non! 
Chez  les  Grecs  tout  est  d'un  seul  jet,  et  tout  est  d'un  grand  style. 
C'est  le  même  marbre,  c'est  le  même  bronze  qui  sert  à  Tarlisle 
pour  le  Faune  comme  pour  le  Jupiter,  et  toujours  le  même  esprit 
répand  partout  sa  dignité. 

Il  ne  faut  nullement  chercher  ici  l'esprit  de  parodie,  qui  se 
plaît  à  avilir  et  à  rendre  vulgaire  tout  ce  qui  est  élevé,  grand, 
noble,  bon,  délicat;  ce  goût  nous  a  toujours  paru  un  symptôme 
de  décadence  et  de  dégradation  pour  un  peuple  ;  au  contraire, 
chez  les  Grecs,  la  puissance  de  Tart  relevait  la  grossièreté,  la  bas- 
sesse, la  brutalité,  et  ces  éléments,  en  opposition  radicale  avec  le 
divin,  pouvaient  alors  devenir  pour  nous  un  sujet  d'étude  et  de 
contemplation  aussi  intéressant  que  la  noble  tragédie. 

Les  masques  comiques  des  anciens  qui  nous  sont  parvenus  ont 
une  valeur  artistique  éj.ile  à  celle  des  masques  tragiques.  Je  pos- 
sède moi-même  un  petit  masque  comique,  en  bronze,  que  je 
n'échangerais  pas  contre  un  lingot  en  or,  car,  chaque  jour,  sa  vue 
me  rappelle  la  hauteur  de  pensée  qui  brille  dans  toutes  les  œu- 
vres que  nous  ont  laissées  les  Grecs. 

Ce  qui  est  vrai  de  la  poésie  dramatique  est  vrai  également  des 
beaux-arts  ;  en  voici  des  preuves  : 

Un  aigle  puissant  (du  temps  de  Myron  ou  de  Lysippe)  vient  de 
s'abattre  sur  un  rocher,  tenant  dans  ses  serres  deux  serpents;  ses 
ailes  soilt  encore  en  mouvement,  il  semble  inquiet,  car  sa  proie 
s'agite,  se  défend  contre  lui  et  le  menace;  les  serpents  s'enroulent 
autour  de  ses  pattes,  mais  leurs  langues  pendantes  indiquent  leur 
fin  prochaine. — Une  chouette  s'est  posée  sur  un  mur  ;  ses  ailes 
sont  rapprochées,  elle  serre  ses  griffes,  dans  lesquelles  elle  tient 
plusieurs  souris  à  moitié  mortes,  celles-ci  enroulent  leur  queue 
autour  des  pattes  de  l'oiseau,  et  avec  leurs  derniers  sifflements 
s'en  va  leur  dernier  souffle. 

Que  l'on  mette  maintenant  ces  deux  œuvres  d'art  Tune  en  face 
de  l'autre  !  11  n'y  a  là  ni  parodie  ni  travestissement  ;  il  y  a  deux 
objets  naturels  pris,  l'un  en  haut,  l'autre  en  bas,  mais  tous  deux 
traités  par  un  maître  dans  un  style  également  élevé  ;  c'est  un  pa- 
rallélisme par  contraste  ;  chaque  œuvre  isolée  plaît,  et,  réunies, 
leur  effet  est  frappant.  Je  propose  ce  sujet  comme  excellent  aux 
jeunes  sculpteurs. 

La  comparaison  de  Ylliade  avec  Troïde  et  Cressida  conduit  aux 


NOTES  ET  FRAGME^'TS.  467 

mêmes  idées  ;  l'œuvre  de  Shakspeare  n'est  ni  une  parodie  ni  un 
travestissement;  de  même  que  Taigle  et  la  chouette  sont  la  repro- 
duction de  deux  objets  également  pris  dans  la  nature  à  des  hau- 
teurs différentes,  de  même  les  deux  œuvres  poétiques  sont  une 
même  image  reproduite  par  deux  âges  d'un  esprit  différent. 

Le  poëme  grec  est  le  récit  d'un  grand  événement,  conçu  dans 
un  style  élevé  et  sobre,  qui  écarte  toute  parure  excessive;  les 
descriptions  et  les  comparaisons  conservent  partout  un  grand  ca- 
ractère de  simplicité  ;  la  fable  a  pour  base  les  hautes  traditions 
de  la  mythologie  primitive.  —  Le  poëme  anglais,  heureuse  trans- 
position, est  la  métamorphose  de  Tépopée  grecque  en  drame  ro- 
mantique. —  N  oublions  pas  de  remarquer  que  Ton  reconnaît 
dans  cette  pièce,  comme  dans  plusieurs  autres,  des  traces  de  son 
origine  immédiate  ;  il  est  incontestable  qu'elle  est  sortie  d'une 
traduction  en  prose  dépouillée  d  une  partie  de  la  poésie.  Cepen- 
dant la  pièce  de  Shakspeare  a  la  valeur  d'un  original,  absolument 
comme  si  l'œuvre  antique  n'eût  pas  existé,  car  il  fallait  autant  de 
pénétration  et  un  talent  aussi  solide  et  aussi  complet  que  celui  du 
grand  et  vieil  Homère,  pour  réussir  à  peindre  d'une  main  au?si 
aisée  et  aussi  habile  des  caractères  et  des  personnages  sembla- 
bles, et  pour  donner  sur  la  scène,  à  une  race  humaine  venue  plus 
tard,  le  tableau  vivant  d'une  nouvelle  humanité  différente  de  la 
première. 


PLATON    ET   ARISTOTE*. 

Platon  semble  agir  comme  un  espni,  descendu  du  ciel,  à  qui  il 
a  plu  d'habiter  quelque  temps  sur  la  terre.  11  ne  cherche  guère  à 
connaître  ce  monde;  il  s'en  est  fait  d'avance  une  idée,  et  ce  qu'il 
désire  surtout,  c'est  de  communiquer  aux  hommes,  qui  en  ont  si 
grand  besoin,  les  vérités  qu'il  a  apportées  et  qu'il  a  du  bonheur 
à  leur  donner.  S'il  pénètre  au  fond  des  choses,  c'est  bien  plutôt 
pour  les  remplir  de  son  âme  que  pour  les  analyser.  Il  aspire 
toujours  et  ardemment  à  s'élever,  pour  regagner  le  séjour  d'où  ij 

•  Extrait  de  la  Théorie  des  Couleurs  (Partie  historique).  De  nombreux 
passages  d'un  intérêt  général  mériteraient  d'être  détachés  de  cet  ouvrage 
de  science. 


468  NOTES   ET  FRAGMENTS. 

est  descendu.  Par  ses  discours,  il  cherche  à  éveiller  dans  tous  les 
cœurs  ridée  de  TÈlre  unique  et  éternel,  du  bien,  du  vrai,  du  beau. 
Sa  méthode,  sa  parole  semblent  fondre,  réduire  en  vapeur  les  faits 
scientifiques  qu'il  a  pu  emprunter  à  la  terre. 

Aristote,  au  contraire,  agit  avec  le  monde  simplement  comme 
un  honmie.  Il  semble  être  un  architecte  chargé  de  diriger  une 
construction.  C'est  ici  qu'il  est,  c'est  donc  ici  qu'il  doit  travailler  et 
bâtir.  Il  s'assure  de  la  nature  du  sol,  mais  uniquement  jusqu'à  la 
profondeur  des  fondations.  Quant  à  ce  qui  s'étend  au  delà,  jusqu'au 
centre  de  la  terre,  il  ne  s'en  occupe  en  rien.  Il  donne  à  son  édi- 
fice une  base  immense;  il  va  chercher  partout  des  matériaux,  il 
les  classe,  et  bàlit  peu  à  peu.  C'est  ainsi  qu'il  s'élève,  semblable  à 
une  pyramide  régulière,  tandis  que  Platon  est  monté  rapidement 
vers  le  ciel  comme  l'obélisque,  comme  la  pointe  aiguë  de  la  flamme. 

Ces  deux  hommes,  qui  représentent  des  qualités  également 
piècieust's  et  rareait^nl  réunies,  se  sont  pour  ainsi  dire  partagé 

l'hunKMIllC. 


EXCOKIi   LOJIERE. 


Il  existe  entre  les  hommes  un  très-grand  nombre  de  dissenti- 
ments qui  reparaissent  sans  cesse  et  reparaîtront  toujours,  parce 
qu'ils  ont  leur  origine  dans  des  manières  de  voir  et  déjuger  diffé- 
rentes qu'il  est  impossible  de  concilier.  Lorsqu'une  certaine  ma- 
nière de  voir  est  en  haute  faveur,  qu'elle  a  pour  elle  la  foule  et 
qu'elle  triomphe  si  complètement  que  la  manière  de  voir  opposée 
doit  s'elfacer  et  se  taire,  alors  on  nomme  cette  opinion  victorieuse 
VesfjTit  du  temps.  Il  conserve  sa  domination  pendant  un  certain 
nombre  d'années.  Dans  les  siècles  passés,  c'est  pendant  un  espace 
de  temps  fort  long  que  durait  sa  puissance  ;  il  savait  s'imposer  à 
des  peuples  tout  entiers,  et  e.xercer  fortement  son  influence  sur 
les  mojurs,  auxquelles  il  donnait  une  forme  particulière.  De  nos 
jours  il  devient  plus  mobile;  peu  à  peu  deux  esprits  opposés  pour- 
ront exister  côte  à  côte  en  même  temps  et  se  faire  mutuellement 
équilibre.  C'est  là,  selon  nous,  un  progrès  très-désirable. 

Voici  un  exemple.  Nous  nous  étions  à  peine  élevés  à  une  haute 
habileté  dans  Tari  d'anaivser  et  de  dissoudre  les  écrits  de  l'anti- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  469 

quilé,  lorsque  parut  une  génération  nouvelle  qui  considéra  comme 
son  plus  grand  devoir  de  rétablir  partout  Tensemble  et  Tharmonie. 
Pendant  quelque  temps  nous  nous  étions  représenté  (un  peu 
malgré  nous)  les  œuvres  d'Homère  comme  une  réunion  d'éléments 
divers,  mais  aujourd'hui  nous  voilà  dans  l'heureuse  obligation 
d'admirer  leur  unité,  et  nous  devons  considérer  tous  les  poëmes 
qui  portent  son  nom  comme  une  création  divine  ayant  sa  source 
dans  l'âme  d'un  seul  et  unique  grand  poëte.  —  C'est  de  V esprit  du 
temps  que  sort  aussi  cette  opinion  ;  elle  n'est  pas  due  à  un  com- 
plot, elle  n'est  pas  due  davantage  à  la  tradition;  elle  a  apparu 
pi'oprio  motiL.  —  Désormais  donc  V esprit  du  temps  se  présentera, 
sous  des  zones  différentes,  avec  des  aspects  opposés  et  divers. 


POESIE  INDIENNE 


Ce  serait  montrer  une  extrême  ingratitude  que  de  ne  pas 
parler  de  ces  poëmes  indiens ,  dignes  d'admiration  pour  avoir 
su  échapper  à  l'influence  de  la  philosophie  la  plus  abstruse  et  de 
la  religion  la  plus  monstrueuse,  et,  conservant  le  naturel  le  plus 
heureux,  ne  prendre  à  la  philosophie  et  à  la  religion  que  ce  qui 
pouvait  leur  donner  plus  de  profondeur  et  de  dignité.  —  Avant 
tout,  nommons  Sacontala,  poëme  que  nous  admirons  tant  depuis 
longues  années  et  où  respire  une  pureté  féminme  si  délicate, 
une  douceur  si  innocente.  Cette  mère,  oubliée  par  son  mari,  qui 
vit  heureuse  avec  son  fils,  ces  deux  époux  réconciliés  par  leur 
enfant,  toutes  ces  scènes  de  famille  sont  du  naturel  le  plus  parfait, 
quoiqu'elles  se  passent  dans  une  région  miraculeuse,  placée  entre 
ciel  et  terre  comme  un  nuage  divin;  les  dieux  et  les  fds  des 
dieux  sont  acteurs  dans  un  drame  où  nous  trouvons  les  situations 
les  plus  familières  et  les  plus  simples. 

Gita  Govindn  offre  le  même  caractère.  Le  traducteur  n'a  pu, 
à  nous  Occidentaux,  communiquer  que  la  première  partie  du 
poëme  original.  Elle  est  consacrée  à  la  peinture  de  Fimmen^o 
jalousie  d'une  divinité  de  second  ordre,  qui  est  abandonnée  ou 
qui  se  croit  abandonnée  de  son  amant.  Le  détail  infini  de  celte 
peinture  nous  plaît  beaucoup.  Qu'aurions-nous  dit  de  la  seconde 
partie  du  poëme?  elle  raconte  le  retour  du  Dieu,  le  bonheur  sans 
bornes  de  l'amante  et  les  joies  infinies  des  deux  amants,  joies  qui 


470  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

doivent  faire  oublier  et  compenser  les  douleurs  infinies  de  la  sé- 
paration !  L'incomparable  Jones  connaissait  assez  bien  ses  com- 
patriotes, les  insulaires  de  TOccident,  pour  rester  ici  comme 
toujours  dans  les  limites  des  convenances  européennes,  et  cepen- 
dant il  a  osé  donner  quelques  indications  que  le  traducteur  alle- 
mand n'a  pas  osé  donner  à  son  pays  et  qu'il  a  cru  même  néces- 
saire de  rayer  complètement. 

Mentionnons  aussi  le  Megha-Duta,  qui  nous  est  connu  depuis 
peu.  Là  aussi  les  scènes  sont  prises  simplement  dans  la  vie  et 
dans  le  cœur  humain.  Au  moment  où  l'immense  armée  des 
nuages  toujours  changeants  va  quitter  le  sud  de  l'Inde  pour  se 
rassembler  vers  le  nord  et  préparer  la  saison  des  pluies,  un  exilé 
charge  un  de  ces  géants  de  Tair  de  saluer  à  son  arrivée  sa  femme 
restée  dans  le  nord,  et  de  la  consoler  de  son  absence  ;  il  le  prie 
aussi  de  bénir  sur  son  passage  les  villes,  les  pays  où  se  trouvent 
atjs  amis  ;  et  ses  paroles,  en  montrant  la  distance  qui  le  sépare  de 
sa  bien-aimée,  tracent  une  riche  peinture  des  paysages  de  cette 
contrée. 

Les  traductions  de  ces  —^  s'éloignent  toutes  plus  ou  moins 
de  l'original,  dont  nous  ne  pouvons  avoir  qu'une  idée  générale;  la 
connaissance  des  originalités  de  détail  nous  est  refusée,  car  la 
copie  diffère  beaucoup  du  modèle;  je  m'en  suis  convaincu  par  la 
traduction  littérale  de  plusieurs  vers  que  W.  le  professeur  Kose- 
garten  a  bien  voulu  faire  pour  moi  sur  le  texte  sanscrit. 

Nous  ne  pouvons  quitter  l'Orient  sans  mentionner  le  drame 
chinois  *  qui  nous  a  été  donné  récemment.  Il  peint  de  la  façon  la 
plus  touchante  les  chagrins  d'un  vieillard  qui  doit  mourir  sans 
héritiers  mâles;  il  pressent  que  les  belles  cérémonies  en  usage 
dans  le  pays  pour  honorer  la  mort  seront,  pour  lui,  sinon  sup- 
primées, du  moins  laissées  au  bon  plaisir  de  parents  négligents. 
Ce  tableau  de  famille  a  un  grand  intérêt  même  pour  nous.  Il 
rappelle  les  Célibataires  d'Iffland  ;  mais  l'écrivain  allemand  a 
trouvé  les  ressorts  de  sa  pièce  dans  les  caractères,  dans  les  vices 
domestiques  et  sociaux;  la  pièce  chinoise  montre  de  plus  l'impor- 
tance dans  ce  pays  des  cérémonies  religieuses  et  administratives; 
leur  privation  donne  à  notre  brave  vieillard  une  douleur  qui  va 
jusqu'au  désespoir,  jusqu'à  ce  qu'enfin  un  incident  habilement 
préparé,  mais  cependap*  '^^attendu,  amène  un  b^^-^^ôux  dénoû- 
ment. 

*  Lao-SeiiLj-Die,  Iraduit  eu  uu^^iais  par  Davis,  1817 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  471 


MUSIQUE». 

Toute  musique  moderne  appartient  à  l'un  de  ces  deux  systèmes  : 
ou  bien,  comme  les  Italiens,  on  la  considère  comme  un  art  indé- 
pendant, qui  doit  se  développer  par  lui-même,  et  qui  s'adresse 
à  un  de  nos  sens,  délicatement  exercé  ;  ou  bien,  comme  le  font  et 
le  feront  toujours  les  Français,  les  Allemands  et  tous  les  hommes 
du  Nord,  on  la  considère  dans  ses  rapports  avec  la  raison,  Je 
sentiment,  la  passion,  et  alors  on  cherche  à  la  faire  parler  aux 
puissances  de  Y  esprit  et  de  Y  âme. 

Celte  obsei'vation  est  le  double  fil  d'Ariane  qui  nous  peut  con- 
duire à  travers  Thistoire  de  la  musique  moderne  et  nous  aider  à 
nous  reconnaître  au  milieu  des  luttes  embrouillées  des  divers 
partis  ;  si  nous  étudions  bien  les  deux  genres  de  musique  là  où 
ils  apparaissent  bien  distincts,  nous  verrons  que  dans  certains 
pays,  à  certaines  époques,  certains  musiciens  ont  cherché  dans 
leurs  œuvres  à  les  concilier;  mais  après  une  réunion  momen- 
tanée, ils  se  séparaient  de  nouveau,  non  sans  s'être  communiqué 
mutuellement  quelques-unes  de  leurs  qualités  distinctives,  et 
c'est  ainsi  que  formant  des  ramifications  bizarres  plus  ou 
moins  rapprochées,  ils  se  sont  répandus  sur  toute  la  terre. 

C'est  depuis  que  plusieurs  pays  ont  cultivé  avec  soin  la  mu- 
sique que  cette  séparation  a  pu  se  montrer  avec  force  ;  elle  se 
manifeste  aujourd'hui  même.  L'Italien  cherche  l'harmonie  la 
plus  caressante,  la  mélodie  la  plus  agréable  ;  il  aime  les  accords 
et  la  modulation  pour  eux-mêmes;  il  consulte  le  gosier  du  chan- 
teur, et,  suivant  les  tenues  et  les  roulades  qu'il  peut  faire,  il  met 
heureusement  en  valeur  ses  qualités  et  ravit  ainsi  l'oreille  de  ses 
compatriotes.  Mais  en  revanche,  il  n'échappe  pas  au  reproche  de 
ne  pas  assez  suivre  son  texte,  car  enfin  tout  chant  a  toujours  un 
texte.  —  L'autre  école  ne  perd  jamais  de  vue  l'idée,  le  senti- 
ment, la  passion  que  le  poète  a  exprimés;  elle  considère  comme 
un  devoir  de  lutter  et  de  rivaliser  avec  lui.  Elle  recherche  les 
harmonies  étranges,  les  mélodies  brisées,  les  irrégularités  vio- 
lentes, pour  arriver  à  exprimer  le  cri  de  l'enthousiasme,  de  la 
terreur  ou  du  désespoir.  Ces  compositeurs   sont  bien  accueillis 

*  Note  de  la  traduction  du  Neveu  de  Rameau. 


472 


NOTES  ET   FRAGMENTS. 


des  personnes  qui  aiment  à  vivre  par  le  cœur  ou  par  rintelli- 
gence,  mais  il  leur  est  difficile  de  repousser  le  reproche  qu'on 
leur  fait  de  blesser  Toreille,  en  tant  que  celle-ci  recherche  des 
jouissances  propres,  sans  demander  que  la  tête  ou  le  cœur  y 
prenne  part.  —  Peut-être  n"existe-t-il  pas  de  compositeur  qui 
ait  réussi  dans  ses  œuvres  à  concilier  pleinement  les  deux  systè- 
mes; cependant  il  est  certain  que  les  chefs-d'œuvre  des  meilleurs 
maîtres  renferment  les  qualités  opposées.  —  Jamais  la  lutte  entre 
les  deux  écoles  n  a  été  plus  vive  que  lors  de  la  guerre  des 
Gluckistes  et  des  Piccinistes.  Le  génie  grave  remporta  alors  sur  le 
génie  aimable.  De  nos  jours,  nous  avons  vu  encore  le  charmant 
Paisiello  repoussé  par  un  compositeur  de  Técole  expressive. 
C'est  toujours  de  cette  façon  que  la  lutte  se  terminera  à  Paris. 

L'Allemand  a  traité  la  musique  instrumentale  comme  lllalien 
a  traité  le  chant.  Longtemps  il  la  considérée  comme  un  art  isolé 
existant  pour  lui-même  ;  il  a  perfectionné  la  partie  technique,  sans 
beaucoup  s'occuper  de  ses  relations  avec  les  puissances  de  Tàrae, 
et  grâce  à  des  travaux  profonds  sur  Tharmonie,  qui  convenaient 
au  caractère  allemand,  il  Ta  amenée  aune  perfection  que  tous  les 
peuples  admirent  et  cherchent  à  atteindre. 

Ces  réflexions  générales  et  superficielles  sur  la  musique  ont 
uniquement  pour  but  de  jeter  quelque  lumière  sur  le  Neveu  de 
Rameau,  car  il  est  assez  malaisé  d'apercevoir  le  point  de  vue 
sous  lequel  Diderot  envisage  la  question. 

Au  milieu  du  dernier  siècle,  tous  les  arts  en  France  étaient 
devenus  maniérés  d'une  façon  étrange,  incroyable;  il  n'y  avait 
plus  aucune  simplicité,  aucune  vérité.  Ce  n'est  pas  seulement  le 
genre  aventureux  de  l'opéra  qui  était  devenu  en  vieillissant  plus 
roide  et  plus  guindé,  il  en  était  de  même  de  la  tragédie  ;  elle  était 
jouée  avec  des  paniers  ;  la  déclamation  la  plus  vide  et  la  plus 
affectée  déshonorait  ses  chefs-d'œuvre.  Le  grand  Voltaire  lui- 
même,  quand  il  lisait  ses  pièces  à  haute  voix,  prenait  un  ton 
ampoulé  et  monotone  qui  faisait  de  son  débit  une  psalmodie  sans 
vie;  il  s'imagmait  prendre  le  ton  le  plus  en  harmonie  avec  la 
dignité  de  ses  œuvies,  qui  certes  auraient  mérité  d'être  mieux 
traitées.  Il  en  était  de  même  pour  la  peinture.  Elle  était  tombée  à 
n'être  plus  qu'une  caricature  traditionnelle,  aussi  elle  paraissait 
intolérable  aux  esprits  bien  faits  qui  n'obéissaient  dans  leurs 
jugements  qu'aux  suggestions  naturelles.  Ce  sont  eux  qui 
opposèrent  alors  à  la  civilisation,  à  l'art  ce  qu'ils  nommaient  la 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  4:5 

Nature,  Tout  en  montrant  pour  Diderot  estime  et  affection,  nous 
avons  eu  l'occasion  de  montrer  ailleurs  '  combien  il  s'est  trompé 
sur  ce  point.  Il  prit  aussi  dans  la  querelle  musicale  une  position 
singulière.  Les  œuvres  de  LuUi  et  de  Rameau  appartiennent 
plutôt  à  l'école  qui  cherche  l'expression  qu'à  l'école  qui  ne  désire 
que  plaire  à  l'oreille.  Cette  dernière  école  était  représentée 
par  les  Bouffons,  qui  arrivaient  d'Italie;  or  c'est  cette  école  dont 
Diderot  se  déclare  le  partisan,  lui  qui  insiste  tant  sur  l'impor- 
tance de  l'expression,  et  il  croit  que  ce  sont  les  Bouffons  qui  rem- 
pliront le  mieux  ses  vœux.  —  Ce  qu'il  cherchait  surtout,  c'était 
à  renverser  un  vieil  édifice  qu'il  détestait  et  à  faire  place  nette 
pour  du  nouveau.  C'est  bien  aussi  ce  que  firent  les  compositeurs 
français,  dès  qu'ils  eurent  le  champ  libre.  Ils  conservèrent  leur 
goût  pour  la  musique  expressive,  mais  elle  fut  dès  lors  plus  mélo- 
dique, elle  eut  plus  de  vérité  et  elle  sut,  sous  cette  forme  rajeunie, 
charmer  les  nouvelles  générations. 


PEINTURE 

COLLECTION  DE  PORTRAITS  HISTOKIQUES  DE  M.  LE  BARON  GERARD,  PREMIER 
PEINTRE  DU  ROI,  GRAVES  A  l'eAU-FORTE  PAR  M.  PIERRE  ADAM,  PRECEDEE 
d'une  NOTICE  SUR  LE  PORTRAIT  HISTORIQUE.  1"  ET  T  LIVRAISON. 
PARIS,  URBAIN  CANEL,  1826. 

La  Notice  sur  le  Portrait  historique  ne  nous  est  pas  parvenue; 
nous  devons  donc  chercher  à  nous  faire  une  idée  juste  du  portrait 
historique  d'après  les  planches  de  fouvrage. 

Le  portrait  historique  est  le  portrait  d'une  personne  qui,  de  son 
temps,  a  joué  un  rôle  considérable;  elle  peut  être  représentée 
dans  un  moment  important  de  sa  vie;  ou  bien,  au  contraire,  telle 
qu'elle  était  tous  les  jours.  Beaucoup  d'artistes,  en  reproduisant 
avec  fidélité  les  traits  de  tel  ou  tel  individu,  ont  donc,  sans  en 
avoir  l'intention,  fait  des  portraits  historiques  ;  dans  la  collection 
actuelle,  l'artiste  a  voulu  composer  un  ensemble,  et  un  certain 
lien  réunit  les  différentes  séries  qu'il  nous  donnera  ;  nous  avons 

*  Dans  les  notes  de  la  traduction  de  l'Essai  sur  la  Peinture. 


47:  NOTES  ET  FRAG^ÎENTS. 

aujourd'hui  les  doux  premières  livraisons,  une  douzaine  d'autres 
environ  doit  les  suivre. 

L'auteur,  M.  Gérard  (né  en  1770),  considéré  comuie  l'élevé  le 
plus  remarquable  de  David,  a  dans  son  talent  plus  de  charme 
que  son  maître.  Il  a  vécu  à  l'époque  la  plus  tourmentée  qui 
ait  jamais  ébranlé  le  monde  civilisé;  il  s'est  formé  dans  ce 
temps  de  désordres,  cependant  la  douceur  de  son  caractère  l'a 
fait  revenir  à  la  vérité  aimable  et  pure,  et,  en  effet,  c'est  par  elle 
seule  que  l'artiste  sait  gagner  le  public.  Reconnu  à  Paris  comme 
un  artiste  de  premier  rang;  il  a  peint  à  toutes  les  époques  les 
grands  personnages  français  et  étrangers.  Il  gardait  un  dessin 
de  chacune  de  ses  œuvres,  et,  de  cette  façon,  il  a  fini  par  se 
trouver  en  possession  d'une  vraie  galerie  historique.  Doué  dune 
très-heureuse  mémoire,  il  a  dessiné  aussi  des  personnes  qui  lui 
rendaient  visite  sans  se  faire  peindre;  et  il  lui  est  possible  au- 
jourd'hui de  nous  donner  une  collection  de  portraits  qui  présente 
l'histoire  générale  du  dix-huitième  et  d'une  partie  du  dix-neu- 
vième siècle. 

L'intérêt  durable  de  cette  collection  est  dû  à  la  grande  péné- 
tration de  ce  spirituel  artiste,  qui  a  su  donner  à  chaque  personne 
son  caractère  distinctif  et  l'entourer  d'accessoires  bien  choisis  qui 
contribuent  à  la  faire  bien  connaître. 

Sans  plus  de  préambules,  j'analyserai  les  peintures,  gardant 
pour  la  conclusion  les  observations  générales  que  j'aurais  encore  à 
ajouter.  Disons  seulement  que  l'œil  habitué  aux  œuvres  de  la 
lithographie  parisienne,  ne  doit  rien  attendre  ici  qui  ressemble 
aux  portraits  lithographies  des  contemporains,  ou  à  la  Galerie  de 
la  duchesse  de  Berry;  car,  en  ce  cas,  il  serait  surpris,  et  peut-être 
désagréablement.  Ici,  nous  avons  l'œuvre  d'une  pointe  extrême- 
ment spirituelle,  qui  fait  tout  ce  qu'elle  veut,  mais  qui  ne  fait  que 
ce  qui  peut  être  utile  au  but  qu'elle  poursuit.  Ce  genre  était 
autrefois  extrêmement  apprécié,  et,  encore  aujourd'hui,  on  paye 
un  prix  élevé  les  eaux-fortes  des  vieux  maîtres  hollandais.  Si  l'on 
veut  bien  accepter  ce  procédé,  et  reconnaître  les  qualités  de  l'ar- 
tiste, on  sera  vite  familiarisé  avec  ce  genre  de  travaiL 


ALEXANDRE  l",   EMPEREUR  DE  RUSSIE  (fEINT  EN  1811). 

La  pose  de  ce  majestueux  personnage,  connu  et  respecté  de  tous, 
est  excellemment  choisie;  les  membres  sont  bien  proportionnés; 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  475 

le  maintien,  naturel  et  tranquille,  exprime  une  certaine  assurance 
et  une  conscience  de  soi-même  qui  n'ont  rien  d'exagéré  ;  les  va- 
leurs des  tons  du  visage,  tourné  vers  la  droite,  de  l'uniforme 
sombre,  du  ruban  d'ordre  plus  clair,  des  boites  et  du  chapeau 
noirs,  sont  bien  ménagées,  et  leur  ensemble  a  beaucoup  d'har- 
monie. Le  chapeau,  orné  d'une  touffe  flamboyante  de  plumes, 
est  tenu  par  la  main  droite,  qui  tombe  le  long  du  corps  ;  la  main 
gauche  saisit  la  poignée  de  l'épée  attachée  en  arrière  ;  autour  de 
la  tête  sont  disposés,  avec  beaucoup  de  richesses,  des  ordres  et 
des  ornements  militaires  d'un  bel  effet.  Tout  est  traité  avec  un 
goût  parfait,  et  nous  devons  même  louer  le  paysage,  ou  plutôt 
l'absence  de  paysage.  La  figure  est  supposée  placée  sur  une  hau- 
teur très-élevée  ;  on  aperçoit,  derrière  les  pieds,  quelques  som- 
mets éloignés  ;  sur  le  premier  plan,  on  voit  à  peine  un  peu  de 
terre  et  quelques  plantes;  cependant,  nous  n'avons  pas  d'objec- 
tion à  faire  à  cette  maigreur  d'accessoires,  car,  de  cette  façon, 
le  personnage  ressort  tout  entier  sur  un  fond  de  ciel  et  de  nuages, 
comme  si  l'immensité  des  steppes  devait  nous  rappeler  l'empire 
sans  bornes  qu'il  gouverne. 


CHARLES  X,  BOI  DE  FRANCE. 

Contraste  extrêmement  curieux.  Ce  souverain,  d'une  tournure 
noble  et  élégante,  porte  le  costume  de  la  cérémonie  du  couronne- 
ment. Le  portrait  rappelle  donc  un  moment  unique  de  l'existence. 
Les  épaules  et  la  poitrine  de  ce  noble  et  élégant  personnage  sont 
chargées  d'hermine,  de  passements,  de  croix,  de  chaînes  et  de 
plaques;  cependant  la  figure  n'est  pas  écrasée  par  ces  ornements, 
qui  sont  riches  sans  être  lourds.  Un  magnifique  manteau  pend 
jusqu'à  terre  et  forme  de  chaque  côté,  sur  le  sol,  comme  deux 
nuages  épais.  La  main  gauche  du  prince  tient  un  chapeau  à 
plumes;  sa  main  droite  le  sceptre  incliné;  il  est  debout  près  d'un 
trône;  sur  un  coussin  sont  déposées  la  couronne  et  la  main  de 
justice.  Le  trône,  orné  de  têtes  de  lions  ailés,  est  placé  sur  des 
degrés  couverts  de  tapis;  de  chaque  côté,  tombent  des  rideaux 
en  larges  plis;  des  colonnes,  des  pilastres,  des  galeries  con- 
duisent notre  regard  vers  le  fond  sur  un  intérieur  magnifique. 
Placés  côte  à  côte,  ces  deux  portraits  inspirent  de  graves  ré- 
flexions sur  l'histoire  de  ce  temps. 


476  NOTES  ET  FRAGMENTS. 


LOUIS-NAPOLÉON,  ROI  DE  HOLLANDE  (PEINT  EN  1806). 

Nous  prenons  ce  portrait  avec  tristesse,  et  cependant  avec 
plaisir,  car  nous  voyons  là,  devant  nous,  cet  homme  que  nous 
avions  personnellement  tant  de  raisons  pour  estimer  hautement, 
maisqui  est  perdu  pour  nous.  Il  nous  regarde  avec  son  beau  visage 
loyal  et  honnête,  mais  nous  ne  Tavons  pas  connu  et  n'aurions  pu 
le  connaître  sous  ce  déguisement.  Il  porte  une  espèce  de  costume 
espagnol  ;  le  gilet,  Técharpe,  le  manteau  et  le  jabot  sont  ornés  de 
broderies,  de  franges,  de  rubans  d'ordres.  11  est  assis,  dans  l'atti- 
tude d'une  réflexion  paisible  ;  son  costume  est  tout  entier  de  cou- 
leur blanche;  sa  main  droite  tient  une  toque  sombre,  garnie  de 
plumes  claires  ;  sa  main  gauche,  appuyée  sur  un  épais  coussin, 
tient  une  courte  épée;  derrière  lui  est  un  casque  de  tournoi.  Ce 
tableau,  parfaitement  composé,  peut  plaire  aux  yeux  par  son  har- 
monie, mais  il  ne  peut  plaire  à  notre  esprit,  peut-être  parce  que 
nous  avons  fait  la  connaissance  de  cet  homme  excellent  lorsqu'il 
était  dépouillé  de  toutes  ces  parures,  et  ne  cherchait  plus,  dans 
une  situation  privée,  qu'à  cultiver  la  délicatesse  de  son  sens  mo- 
ral, et  à  suivre  son  penchant  pour  les  travaux  esthétiques.  J'ai  déjà 
été  tenté  souvent  d'écrire  quelques  observations  sur  ses  petites 
poésies,  si  aimables,  et  sur  sa  tragédie  de  Lucrèce,  mais  j'ai  tou- 
jours été  arrêté,  comme  je  le  suis  encore  maintenant,  par  la  crainte 
d'abuser  d'une  amitié  qui  m'avait  été  accordée  avec  tant  de  bien- 
veillance. 


FRÉDÉRIC-AUGUSTE,  ROI  DE  SAXE  (pEINT  EN  1809). 

Le  portrait  précédent  reproduisait  une  scène  de  représentation 
passagère;  dans  celui-ci,  au  contraire,  le  personnage  est  saisi 
sous  l'aspect  qu'il  présentait  toujours.  Nous  voyons  un  souverain 
âgé,  mais  bien  conservé,  habillé  d'un  vêtement  traditionnel  ;  ses 
traits  nobles  ont  une  tranquillité  caractéristique.  Il  est  devant 
nous  tel  qu'il  était  devant  sa  cour,  tel  que  l'ont  vu  les  siens  et  un 
nombre  infhii  détrangers ;  il  porte  un  uniforme  plus  rapproché 
du  costume  de  cour  que  du  costume  militaire;  il  a  la  culotte 
courte;  son  chapeau  à  plumes  est  sous  son  bras;  sa  poitrine  et  ses 
épaules  sont  ornées,  sans  excès,  d'ordres  et  de  brandebourgs;  son 
visage  régulier  est  grave  et  loyal;  les  cheveux  sont  roulés  à  l'an- 


NOTES  ET  FRAGMEKTS.  471 

cienne  mode.  A  un  tel  prince  nous  témoignerions  sans  peme  notre 
respect;  nous  aurions  confiance  dans  la  sûreté  de  son  jugement, 
nous  lui  confierions  sans  crainte  nos  affaires,  et  s'il  jugeait  nos 
fdemandes  justes  et  raisonnables,  nous  serions  pleinement  sûrs 
qu'il  veillerait  avec  soin  à  ce  qu'elles  fussent  satisfaites. 

Le  fond  de  ce  portrait  est  simple  et  noble  ;  le  prince  semble 
sortir  d'un  joli  palais  d'été  et  commencer  sa  promenade. 


LOUIS- PHILIPPE  DUC  d'oRLÈaNS  (pEIKT  EN  1817) 

Un  beau  visage,  digne  de»  actions  d'éclat  qu'il  rappelle.  Le 
personnage  est  représenté  dans  la  fleur  de  l'âge;  les  membres 
sont  bien  proportionnés,  forts  et  musculeux  ;  la  poitrine  est  large; 
le  corps  a  de  l'aisance,  et  porte  très-bien  cet  uniforme  bizarre  que 
nous  avons  vu  longtemps  aux  hussards,  aux  uhlans,  et  qui  depuis 
quelque  temps  a  été  modifié  de  différentes  manières.  Là  non 
plus  ne  manquent  pas  les  galons,  les  cordons,  les  passements,  les 
brandebour^s,  les  boucles,  les  courroies,  les  agrafes,  les  cein- 
tures,les  boutons,  les  aiguillettes.  — La  main  droite  tient  un  riche 
bonnet  oriental  orné  d'une  plume  de  héron  ;  la  main  gauche  re- 
pose sur  le  sabre,  soutenu  par  de  longues  courroies  liées  à  la  sabre- 
tache.  —  La  figure  est  dans  son  ensemble  très-heureusement 
posée,  et  l'aiTangement  est  excellent  ;  les  manches  et  la  calotte 
sont  entièrement  blanches  et  forment  de  larges  parties  claires 
qui  contrastent  fort  bien  avec  toute  la  parure  de  l'uniforme. 
Nous  voudrions  avoir  vu  ce  personnage  à  la  parade;  nous  ne  pré- 
tendons pas,  par  ces  paroles,  blâmer  le  paysage  qui  sert  de  fond. 
A  quelque  distance  attend  un  aide  de  camp,  et  on  tient  un  cheval 
qui  regarde  vers  son  maître.  La  vue  sur  les  lointains  est  sauvage  ; 
tous  les  accessoires  sont  inventés  avec  beaucoup  de  goût,  et  nous 
rendons  justice  à  l'intention  du  peintre  qui  a  su  satisfaire  aux 
exigences  du  sujet;  cependant  la  figure  semble  vraiment  ne 
.s'avancer  que  pour  se  faire  voir;  elle  n'observe  rien,  ne  com- 
mande pas;  voilà  pourquoi  nous  sommes  forcés  de  la  considérer 
comme  étant  à  la  parade. 

LE   DUC  DE  MONTEBELLO,  MARECHAL  LANNES  (pElNT  EN  I8IO). 

Ce  portrait  est  l'opposé  du  précédent.  Un  guerrier  élancé,  bien 
fait,  de  bonne  mine,  sans  plus  de  parure  qu'il  n'en  faut  pour  dé- 

27. 


478  NOTES  ET  FRAGME^'TS. 

signer  son  haut  grade.  Il  semble  un  peu  ému  et  son  geste  trahit 
son  émotion  ;  qui  pourrait  en  effet  ne  pas  réagir  un  peu  par  le 
geste  contre  un  pareil  danger  ?  il  est  au  milieu  d'une  batterie  en 
ruine  que  Ton  est  en  train  de  canonner  ;  les  éclats  passent  autour 
de  lui, les  affûts  craquent  et  se  fracassent,  les  canons  sont  renversés, 
lesbouletsvolent  autour  de  sa  tête,  tout  se  brise,  tout  est  enmouve- 
ment.  Sérieux,  attentif,  le  maréchal  a  Tœil  fixé  sur  l'endroit  d'où 
paiient  les  coups  ;  son  point  gauche  serré,  le  pouce  de  sa  main 
droite  qui  saisit  fortement  son  chapeau,  la  silhouette  de  tout  le 
corps  donnent  l'impression  de  l'énergie  contenue  et  qui  sait  con- 
tenir, de  la  tension  d'esprit  extrême,  et  cependant  de  la  sécurité 
intérieure.  La  pose  et  la  composition  sont  sans  égales.  Je  ne  sais 
quelle  bataille  est  ici  représentée,  mais  la  situation  est  celle  dans 
laquelle  il  s'est  vu  si  souvent  et  qui  lui  a  enfin  coûté  la  vie. — 
J'ajouterai  que  nous  le  trouvons  ici  bien  plus  vieux  qu'en  1806, 
année  dans  laquelle,  contre  toute  espérance,  nous  avons  dû  notre 
salut  à  sa  bonté,  et  nous  pourrions  dire,  à  la  prompte  affection 
qu'il  avait  conçue  pour  nous*. 


CHARLES-MAURICE  DE  TALLEYRAND,   PRINCE  DE  CÉNÉVENT,  ETC. 

(peint  en  1808). 

Plus  nous  avançons  dans  l'examen  de  cette  collection,  plus 
elle  nous  paraît  remarquable  ;  chaque  feuille  est  très-importante, 
et  son  importance  s'accroît  quand  on  la  compare  avec  celles  qui 
précèdent  et  qui  suivent.  Nous  venons  de  voir  un  des  premiers 
héros  de  l'armée  française,  montrant  son  audnce  au  milieu  des 
plus  grands  périls;  nous  voyons  ici  le  premier  diplomate  du 
siècle,  parfaitement  calme,  assis,  attendant  avec  tranquillité  les 
hasards  de  l'heure  qui  va  s'écouler.  —  Vêtu  simplement  d'un 
habit  de  cour,  Tépée  au  côté,  son  chapeau  à  plumes  à  quelque 
dislance  sur  le  canapé,  il  semble,  dans  cette  pièce  ornée  sans 
faste,  attendre  qu'on  lui  annonce  que  sa  voiture  est  prête  à  le 
conduire  à  la  conférence  ;  son  bras  gauche  est  appuyé  sur  le  coin 
d'une  table  où  se  trouvent  des  papiers,  un  encrier  et  des  plu- 
mes. —  Sa  main  droite  est  un  peu  cachée,  son  pied  droit  est 
croisé  sur  son  pied  gauche;  il   semble  absolument  impassible. 

*  Pendant  le  pillage  de  Weimar,  après  la  bataille  d'Icna. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  479 

Nous  n'avons  pas  pu  nous  empêcher  de  penser  aux  Dieux  d'Épi- 
<îure,  qui  habitent  «  là  où  la  pluie,  la  neige  sont  inconnues,  là 
où  la  tempête  ne  souffle  jamais;  *  c'est  d'une  tranquillité  pareille 
que  ce  personnage  assis  semble  jouir;  tous  les  orages  qui  mugis- 
sent autour  de  lui  ne  le  touchent  pas;  on  conçoit  qu'il  ait  cette 
physionomie,  mais  on  ne  conçoit  pas  comment  il  peut  la  conserver. 
Son  œil  est  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  impénétrable  ;  il 
regarde  bien  devant  lui,  mais  le  spectateur  ne  peut  savoir  s'il  le 
considère;  son  regard  n'est  pas  tourné  en  lui-même  comme  celui 
d'un  penseur;  il  n'est  pas  dirigé  non  plus  vers  l'extérieur,  comme 
celui  de  l'homme  qui  examine  un  certain  objet;  l'œil  repose  en  lui- 
même  et  sur  lui-même,  semblable  au  personnage  tout  entier,  qui 
n'a  pas  l'air  de  s'occuper  de  lui-même  et  de  se  plaire  en  lui-même, 
mais  qui,  cependant,  semble  n'avoir  aucun  lien  avec  tout  ce  qui 
est  en  dehors  de  lui.  —  C'est  assez;  nous  pourrions  faire  ici  de 
la  physiognomonie  et  tirer  toutes  les  inductions  qui  nous  plai- 
raient; notre  pénétration  est  trop  courte,  notre  expérience  trop 
pauvre,  notre  imagination  trop  bornée  pour  pouvoir  nous  faire 
une  idée  suffisante  d'un  tel  être.  Tel  est  l'effet  qu  il  produira 
sans  doute  un  jour  sur  l'historien,  qui  pourra  trouver  un  secours 
dans  ce  portrait.  —  Nous  rappelons  pour  les  amateurs  qu'il  y  a 
une  comparaison  intéressante  à  faire  entre  ce  portrait  et  celui 
qui  se  trouve  sur  la  grande  gravure  du  congrès  de  Vienne, 
d'après  Isabey. 


FERDINAND  IMECOURT, 

OFFICIER  d'ordonnance  DU  MARECHAL  LEFÊVRE,  TDÉ   DEVANT  DANTZIG 

EN  1807  (peint  EN  1808). 

Par  conséquent  de  mémoire  ou  d'après  une  esquisse.  Ce  por- 
trait renferme  une  opposition  curieuse.  La  carrière  militaire  de 
'cel  homme  indique  une  âme  avide  d'activité  utile  ;  sa  mort  prouve 
sa  bravoure;  or  tous  ces  traits  de  caractère,  sous  le  vêtement  civil, 
conservent  l'incognito.  Son  air,  son  vêtement  sont  ceux  d'un  élé- 
gant; il  se  dispose  à  monter  Tescalier  d'un  pavillon  de  jardin;  sa 
main  gauche  inclinée  porte  son  chapeau  ;  sa  main  droite  s'appuie 
sur  une  canne;  il  semble  qu'il  vient  d'apercevoir  un  de  ses  amis  qui 
s'approche.  Les  (rails  du  visage  sont  ceux  d'un  homme  intelligent 
€t  calme  ;  il  est  d'une  taille  moyenne,  mince,  délicate.  —  Dans 


480  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

le  monde  nous  l'aurions  pris  pour  un  diplomate,  et  c'est  une 
heureuse  pensée  davoir  placé  au  milieu  de  ces  hommes  célèbres 
qui  apparliennent  à  l'histoire  la  noble  et  belle  prose  du  jour  qui 

passe. 


LE  COMTE  ET  LA  COMTESSE  FRIESE  (PEINTS  EN  1804). 

Ce  portrait  de  famille  fait  parfaitement  suite  à  celui  que  nous 
Nenons  de  voir;  le  personnage  précédent  pourrait  entrer  ici, 
il  y  serait  très-bien  accueilli.  Le  mari,  assis  sur  une  table  à  trois 
angles,  a  une  pose  d'un  abandon  naturel  très-heureux.  Une  cra- 
vache dans  la  main  droite,  il  parle  de  départ  ou  d'arrivée,  et  la  ma- 
nière négligente  dont  il  est  assis  s'explique  ainsi  très-bien.  Sa 
femme,  vêtue  d'une  simple  robe  blanche,  les  genoux  cachés  par 
un  châle  à  dessins  variés,  est  assise  et  suit  le  regard  de  son  mari, 
dirigé  vers  la  porte  d'entrée.  Nous  pouvons  croire  que  nous  som- 
mes ces  personnes  que  Ton  s'apprête  à  recevoir  avec  tant  de  po- 
litesse et  d'amitié.  Le  bras  gauche  de  la  dame  est  appuyé  sur  le 
berceau  d'un  petit  enfant  qui  paraît  sommeiller  avec  un  bonheur 
complet.  Un  mur  orné  de  pilastres,  une  galerie  que  l'on  aperçoit 
par  une  croisée,  un  paravent  placé  derrière  le  lit  de  l'enfant, 
composent  un  arrière-plan  varié,  gracieux,  vaste,  et  qui  cependant 
convient  à  une  maison  d'habitation.  L'ensemble  de  la  composi- 
tiun  est  excellent,  et  le  tableau,  peint  de  grandeur  naturelle  dans 
lestons  indiqués,  doit  être  très-agréable. 


CATUERINE, 

PRINCESSE    ROYALE    DE   WURTEMBERG,  REINE  DE    WESTPHALlE 

(peinte  en  1813). 

Ce  tableau  est  celui  qui  nous  dit  le  moins,  pour  employer 
l'expression  usitée  dans  le  langage  de  la  conversation.  Une  belle 
dame  habillée  avec  goùl,  mais  avec  luxe,  est  assise  sur  un  siège 
de  marbre  d'un  dessin  sévère,  couvert  de  tapis  et  de  coussins; 
dans  sa  main  droite  abaissée  est  un  petit  livre  que  son  pouce  tient 
entrouvert  comme  si  elle  venait  de  suspendre  sa  lecture;  le  bras 
gauche,  appuyé  sur  un  coussin,  a  une  pose  qui  semble  indiquer 
qu'il  soutenait  la  tète  quelques  instants  auparavant.  Le  visage  et 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  481 

les  yeux  sont  tournés  vers  le  spectateur,  mais  il  y  a  dans  le  regard 
et  dans  la  mine  quelque  chose  de  mécontent,  d'étrange,  qu'on 
ne  pénètre  pas  ;  une  vue  ouverte  sur  une  montagne  et  une  vallée, 
un  lac,  une  cascade,  un  rocher  et  des  bouquets  de  bois  peuvent 
rappeler  les  jardins  de  Wilhelmshœhe  ;  cependant  il  y  a  dans  la 
composition  générale  un  grandiose  par  trop  sauvage,  et  on  ne 
conçoit  pas  comment  cette  dame,  avec  sa  belle  toilette,  a  pu  venir 
se  reposer  dans  ce  site  féerique.  Un  personnage  accessoire.  Tort 
singulier,  ne  s'explique  pas  davantage.  Pourquoi  cette  dame 
pose-t-elle  ses  jolis  petits  pieds  sur  la  tête  et  le  bec  d'une  cigogne 
esquissée  légèrement  sur  le  tapis? 

En  laissant  de  côté  ces  objections,  on  peut  vanter  l'excellente 
Composition  de  ce  portrait  et  il  est  parfaitement  disposé  pour  re- 
cevoir un  beau  colons*. 


ELISA,    EX-GRANDE-DUCHESSE   DE   TOSCANE 
EISA  FILLE  NAPOLÉON  ÉLlSA,  PRINCESSE  DE  PIOMBINO  (PEINTES  EN  I8II). 

Le  portrait  le  plus  riche  de  tous,  et  qui  offre  les  occasions  les 
plus  variées  d'oppositions  dans  le  coloris. 

Une  dame  fort  belle,  d'une  physionomie  orientale,  inte?ligenle, 
nous  regarde  avec  aisance.  —  La  tète  est  trés-ornée;  le  diadème, 
le  voile,  les  boucles  de  cheveux  frisés,  le  collier,  un  petit  châle 
autour  du  cou,  donnent  à  cette  partie  une  grande  importance;  toute 
la  jupe  ne  sert  vraiment  que  de  tapis  à  une  charmante  petite 
fille;  sa  mère  a  une  main  posée  sur  son  épaule  droite.  La  gen- 
tille enfant  tient  par  un  ruban  un  joli  petit  chien,  de  forme  élan- 
cée et  bizarre,  qui  se  blottit  sous  le  bras  gauche  de  la  mère.  Celle- 
ci  repose  commodément  sur  les  coussins  épais  d'un  large  canapé 
de  marbre  blanc,  orné  de  têtes  et  de  pattes  de  lions,  qui  donne  de 
la  richesse  à  l'ensemble.  Des  coussins  pour  les  pieds,  les  larges 
plis  de  la  robe  de  la  mère,  un  massif  de  fleurs  et  une  végétation 
vigoureuse  que  l'on  aperçoit  dans  le  voisinage  indiquent  la  variété 
des  teintes.  Au  dernier  plan,  tenu  sans  doute  dans  un  ton  clair 
aérien,  se  dressent  des  arbres  élevés  et  épais;  quelques  colonnes 
brisées,  un  escalier  rustique  qui  conduit  dans  des  bosquets,  mon- 

*  On  a  entendu  Gœlhe,  dans  la  conversation  du  21  février  1850,  dire 
que  la  beauté  du  coloris  d'un  tableau  dépend  de  sa  composition. 


482  NOTES  ET  FRAGME:^TS. 

trent  que  jadis  on  voyait  là  un  site  romantique,  effacé  depuis  par 
une  végétation  envahissante,  et  nous  consentons  volontiers  à  nous 
croire  transportés  dans  une  résidence  d"été  du  grand-duché  flo- 
rentin. 


MADAME  RÉCAMIER  (PEINTE  EN  180o). 

Pour  conclusion  nous  voyons  le  portrait  d'une  belle  femme  dont 
la  renommée  nous  est  parvenue  depuis  déjà  vingt  ans.  Dans  une  salle 
de  bain,  ornée  de  colonnes,  fermée  par  un  rideau  et  par  un  buis- 
son de  fleurs,  on  aperçoit  la  plus  belle  et  la  plus  séduisante  per- 
sonne, étendue,  sans  doute  après  le  bain,  sur  les  coussins  d'un 
canapé;  la  poitrine,  les  bras  et  les  pieds  sont  nus,  le  reste  du  corps 
n'est  caché  que  par  une  étoffe  légère,  mais  sans  violer  les  conve- 
nances; sous  le  bras  gauche  passe  un  chàle  destiné  à  servir  au 
besoin  de  surtout.  Nous  ne  pouvons  rien  dire  de  plus  de  cette 
aimable  et  coquette  gravure.  Comme  la  beauté  ne  se  divise  pas, 
et  donne  le  sentiment  d'une  harmonie  parfaite,  elle  ne  se  laisse 
pas  peindre  par  des  mots.  Nous  estimons  heureux  ceux  qui  ont 
pu  voir  le  tableau  lui-même  à  Berhn,  où  il  doit  être  maintenant. 
Nous  nous  contentons  de  cette  esquisse  qui  montre  très-bien  l'in- 
tention générale;  et  au  fond  n'est-ce  pas  là  ce  qui  fait  la  valeur 
d'une  oïuvre  d'art?  L'intention  première  est  antérieure  au  ta- 
bleau, et  c'est  elle  que  l'exécution  la  plus  soignée  finit  à  la  fin 
par  rendre  vivante.  —  Reconnaissons  que  ce  tableau,  comme  tous 
les  précédents,  est  bien  conçu,  plein  d'effet,  caractéristique^  et 
animé  d'une  juste  expression. 

S'il  n'est  pas  en  notre  puissance  d'exprimer  par  des  mots  les 
avantages  extérieurs  d'une  personne,  le  langage,  du  moins, 
peut  conserver  le  souvenir  de  ses  qualités  morales  et  sociales;  aussi 
nous  ne  pouvons  nous  refuser  de  citer  ce  que  disent  sur  elle  après 
vingt  ans  les  journaux  actuels.  (Suit  une  longue  citation.) 

Ces  portraits  nous  sont  traduits  par  une  pointe  remplie  d'es- 
prit. On  doit  penser  que  M.  Gérard  a  dû  choisir  un  excellent  col- 
laborateur pour  un  ouvrage  qui  doit  fonder  sa  réputation  comme 
artiste  penseur.  Il  est  très-important  que  l'auteur  soit  sûr  de  son 
traducteur,  et,  sans  contestation,  M.  Adam  mérite  tous  les  éloges. 
Sa  pointe  a  un  sentiment  si  juste  et  un  don  de  transformation 


I 


NOTES   ET  FRAGMENTS.  *85 

si  remarquable  que  nulle  part  on  ne  trouveiin  objet  qui  ne  soit  rendu 
avec  son  vrai  caractère;  depuis  les  points  et  les  hachures  si  Unes 
qui  lui  servent  pour  les  visages,  depuis  les  traits  si  doux  avec  les- 
quels il  indique  les  lumières  et  les  teintes  locales  claires  jusqu'aux 
traits  énergiques  qu'il  emploie  pour  les  ombres  et  les  teintes  fon- 
cées, tout  montre  son  habileté;  il  sait  également,  avec  un  art  qui 
semble  magique,  indiquer  les  différentes  étoffes  par  la  nature  de 
son  travail,  et  il  donne  les  plus  grands  plaisirs  à  tous  ceux  qui 
ont  Tœil  et  l'esprit  exercés  à  ces  hiéroglyphes.  Nous  croyons  donc 
très-fermement  que  l'on  a  bien  fait  de  préférer  à  la  litiiographie 
ce  genre  de  gravure,  qui  consiste  à  tracer  à  la  pointe  une  esquisse 
assez  détaillée.  Nous  souhaitons  seulement  que  l'impression  soit 
conduite  avec  soin,  pour  que  tous  les  amateurs  soient  contents 
de  leurs  épreuves. 


SCIENCES 


PRINCIPES   DE    PHILOSOPHIE   ZOOLOGIQLE 

^discutés  en  mars  1850,  au  >eiii  de  l'Académie  royale  des  sciences) 
par  M.  Geoffroy  Sainl-Hilaire,  Paria,  Î8ÛU. 

A  la  séance  de  l'Académie  des  sciences  de  Paris,  du  20  février 
de  cette  année,  s'est  présenté  un  grave  incident  qui  ne  peut 
manquer  d'avoir  les  conséquences  les  plus  considérables.  Dans  ce 
sanctuaire  des  sciences,  où  l'on  obéit,  en  présence  dun  public 
nombreux,  aux  règles  les  plus  sévères  des  convenances,  où  l'on 
ne  se  parle  qu'avec  la  modération,  ou  même  la  dissimulation  des 
personnes  du  monde,  où  l'on  ne  répond  qu'avec  mesure  à  ses 
adversaires,  où  l'on  aime  mieux  laisser  de  côté  les  questions  dou- 
teuses que  les  discuter,  là  s'est  élevé  sur  une  question  scientifi- 
que un  débat  qui  menace  de  devenir  la  lutte  de  deux  personnes, 
mais  qui,  bien  examiné,  a  une  importance  beaucoup  plus  haute. 

Ce  débat  n'est  rien  autre  chose  que  la  lutte  des  deux  méthodes 
entre  lesquelles  se  partage  depuis  longtemps  le  monde  savant  ; 
chez  les  naturalistes  français  comme  chez  nous,  le  différend  date 


484  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

de  loin,  il  couvait  secrètement,  aujourd'hui  il  a  violemment  éclaté. 

Deux  hommes  supérieurs,  le  baron  Cuvier,  secrétaire  perpé- 
tuel de  TAcadémie,  et  Geoffroy  Saint-Hilaire,  un  de  ses  honora- 
bles membres,  se  sont  levés  l'un  contre  l'autre.  Le  premier  est 
connu  de  tout  le  monde  ;  aucun  naturaliste  n'ignore  le  nom  du 
second.  Depuis  trente  ans  collègues  au  même  établissement,  ils 
enseignent  l'histoire  naturelle  au  jardin  des  plantes  ;  longtemps 
ils  ont  fait  en  commun  des  recherches  dans  le  champ  inépuisable 
de  la  nature,  mais  peu  à  peu  la  différence  des  vues  les  a  séparés 
et  écartés  l'un  de  l'autre. 

Cuvier  travaille  sans  cesse  à  établir  entre  les  objets  des  diffê^ 
renceSf  à  les  décrire  avec  une  précision  parfaite  ;  il  s'est  ainsi 
rendu  maitre  d'une  quantité  infinie  de  détails.  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  au  contraire,  s'efforce  de  découvrir  les  analogies  et  les 
affinités  secrètes  qui  rapprochent  les  créatures.  —  L'un  va  de 
l'individu  à  l'ensemble,,  dont  il  suppose  re.\istence,  tout  en  le 
croyant  inaccessible  à  la  science  ;  l'autre  a  au  fond  de  son  âme 
ridée  de  Tensemble  et  vit  dans  la  conviction  que  c'est  de  l'en- 
semble que  part  et  se  développe  peu  à  peu  l'être  individuel.  Il 
est  important  de  faire  remarquer  que  le  premier  accepte  souvent 
avec  reconnaissance  les  découvertes  nettes  et  précises  que  fait  le 
second  dans  le  domaine  de  l'expérience  et  que  celui-ci,  de  même, 
ne  dédaigne  aucun  des  faits  mis  en  lumière  par  son  confrère,  s'ils 
lui  paraissent  décisifs  pour  la  confirmation  de  ses  idées;  ils  sont 
donc  souvent  d'accord  sans  se  reconnaître  d'influence  l'un  sur 
l'autre.  Le  savant  qui  distingue,  quidifl'érencie,  qui  fait  tout  repo- 
ser sur  l'expérience,  qui  veut  que  tout  trouve  en  elle  son  point 
de  départ,  ne  veut  pas  accorder  que  dans  l'ensemble  se  trouve 
une  vue,  un  pressentiment  de  l'individuel;  il  déclare  claire- 
ment qu'il  y  a  prétention  présomptueuse  à  vouloir  saisir  et 
connaître  ce  que  Ton  ne  voit  pas  avec  les  yeux  ,  ce  que  la 
main  ne  peut  toucher.  Son  adversaire,  appuyé  sur  de  certains 
principes,  acceptant  pour  guide  certaines  grandes  idées,  se  refuse 
à  accepter  cette  opinion.  —  On  voit  à  présent  que  je  n'ai  pas  dit 
à  tort  que  là  étaient  en  jeu  deux  genres  d'esprit.  Les  deux 
méthodes  vivent  presque  toujours  séparées,  dans  les  sciences 
comme  partout,  et  il  est  difficile  de  les  réunir.  L'éloignement 
mutuel  va  si  loin,,  qu'un  parti  n'accepte  de  l'autre  qu'avec  répu- 
gnance les  idées  qui  pourraient  lui  être  utiles.  L'histoire  des 
sciences  et  notre  propre  expérience  nous  font  presque  craindre 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  485 

que  la  nature  humaine  ne  puisse  jamais  concilier  en  elle-même 
ce  différend.  Continuons  cependant  à  exposer  les  deux  systèmes. 
Le  savant  qui  analyse  a  besoin  d'une  perspicacité  si  subtile,  d'une 
attention  si  persévérante  et  si  soutenue,  d'une  telle  habileté  à  saisir 
les  plus  petits  détails,  à  apercevoir  les  plus  petites  nuances  dans 
la  forme  des  organes,  et  d'une  telle  lucidité  intellectuelle  pour 
bien  déterminer  ces  différences,  qu'on  ne  peut  trop  lui  reprocher 
d'être  fier  de  son  travail  et  de  considérer  cette  manière  d'étudier 
la  nature  comme  la  seule  qui  soit  sérieuse,  solide  et  exacte.  Il 
n'est  pas  disposé  à  partager  la  gloire  ainsi  acquise  avec  un  savant 
qui,  en  apparence,  a  simplifié  et  facilité  de  beaucoup  le  travail, 
et  qui  veut  atteindre  rapidement  un  but  que  l'on  ne  touche  qu'à 
force  de  fatigues,  de  peines,  d'assiduité  et  de  persévérance.  Le 
savant  qui  part  de  l'idée  croit  de  son  côté  pouvoir  être  fier  d'être 
arrivé  à  une  large  conception,  sous  laquelle  doivent  venir  peu 
à  peu  se  ranger  et  s'ordonner  toutes  les  expériences;  il  vit  avec 
la  pleine  certitude  que  chaque  fait  isolé  viendra  confirmer  la 
vérité  générale  qu'il  a  exprimée  d'avance.  A  un  esprit  animé  de 
pareilles  convictions,  nous  devons  pardonner  aussi  un  peu  d'or- 
gueil et  un  vif  sentiment  de  ses  mérites  ;  nous  devons  comprendre 
qu'il  ne  cède  pas  et  surtout  qu'il  ne  se  résigne  pas  à  supporter 
un  certain  dédain  que  le  parti  adverse  lui  témoigne  assez  souvent, 
avec  mesure,  il  est  vrai.  Le  dissentiment  ne  peut  pas  arriver  à 
une  transaction,  et  voici,  je  crois,  la  raison.  Cuvier,  dans  ses  ana- 
lyses, ne  s'occupe  jamais  que  de  faits  faciles  à  saisir  ;  il  a  toujours 
ses  preuves  sous  la  main  ;  il  ne  propose  aucune  vue  en  dehors 
des  habitudes  ordinaires,  jamais  ses  paroles  ne  touchent  au  para- 
doxe ;  il  doit  donc  avoir  pour  lui  beaucoup  de  partisans,  et  même 
l'ensemble  du  public.  Son  adversaire,  au  contraire,  est  presque 
toujours  comme  un  solitaire,  car  il  n'est  pas  constamment  d'accord 
avec  ceux  même  qui  le  défendent.  Cet  antagonisme  se  renouvel- 
lera, parce  qu'il  se  forme  sans  cesse  dans  la  science  des  éléments 
nouveaux  qui  ne  peuvent  se  toucher  sans  produire  une  explosion  : 
ordinairement  cette  discorde  s'élève  entre  des  individus  que 
sépare  le  lieu  de  naissance,  ou  l'âge,  ou  quelque  autre  circonstance 
de  ce  genre.  La  querelle  actuelle  a  cela  de  curieux  qu'elle  est  née 
entre  deux  hommes  du  même  âge,  qui  ont  vécu  longtemps  côte 
à  côte,  se  tolérant  et  se  rendant  service  mutuellement,  et  qui, 
malgré  la  plus  grande  bienveillance,  ont  été  amenés  cependant  à 
une  rupture  publique. 


486  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

Après  ces  réflexions  générales,  abordons  enfin  l'ouvrage  dont 
nous  avons  indiqué  le  titre. 

Les  journaux  de  Paris  nous  entretenaient  de  cet  incident  depuis 
le  mois  de  mars  (1850)  et  ils  prenaient  parti  pour  Tun  ou  l'autre 
des  adversaires.  Après  que  la  discussion  se  fut  continuée  pen- 
dant un  certain  nombre  de  séances,  Geoffroy  Saint-Hilaire  a  jugé 
utile  de  porter  le  débat  devant  un  plus  grand  public,  et  il  a 
publié  sa  brochure.  Nous  l'avons  lue  et  étudiée,  mais  nous  avons 
eu  à  lutter  contre  plus  d'une  difficulté  ;  c'est  là  ce  qui  nous  a 
décidé  à  écrire  le  présent  article  ;  nous  espérons  qu'il  rendra 
quelques  services  à  plus  d'un  lecteur  de  cet  ouvrage. 

Donnons  d'abord  la  chronique  de  cette  lutte  académique.  Le 
15  février  1830,  Geoffroy  Saint-Hilaire  lit  un  rapport  sur  un  mé- 
moire écrit  par  quelques  jeunes  gens,  sur  l'organisation  des  mol- 
lusques; dans  ce  mémoire  perce  un  penchant  pour  la  méthode  à 
imori,  et  Vnnité  de  composition  organique  est  présentée  comme 
étant  la  vraie  clef  de  l'étude  de  la  nature.  —  Le  22  février,  le  ba- 
ron Cuvier  lit  un  second  rapport,  où  il  déclare  que  le  prétendu 
principe  que  l'on  a  donné  comme  unique  n'a  qu'un  rang  très- 
subordonné,  et  il  en  expose  un  autre  qu'il  croit  plus  large  et 
plus  fécond.  —  Geoffroy  Saint-Hilaire  répond  immédiatement,  et, 
dans  son  improvisation,  il  fait  une  profession  de  foi  décidée.  — 
Le  1*'  mars,  Geoffroy  Saint-Hilaire  lit  un  mémoire  où  il  cherche 
éprouver  la  nouveauté  et  la  haute  utilité  de  la  théorie  des  ana- 
logues. —  Le  22  mars,  il  applique  cette  théorie  à  l'organisation 
des  poissons.  Le  baron  Cuvier,  à  propos  d'une  discussion  sur  l'os 
hyoïde,  émet  des  idées  qui  ont  pour  but  de  détruire  les  arguments 
de  son  adversaire.  —  Le  29  mars,  Geoffroy  Saint-Hilaire  dé- 
fend ses  vues  sur  l'os  hyoïde  et  ajoute  à  cette  défense  des  con- 
sidérations générales. 

Dans  son  numéro  du  5  mars,  le  journal  le  Temps  avait  publié 
un  article  favorable  à  Geoffroy  Saint-Hilaire,  sous  le  titre  :  De  la 
théorie  de  l'harmonie  philosophique  des  êtres.  Le  National  avait 
parlé  dans  le  même  sens  (numéro  du  22  mars). 

Geoffroy  Saint-Hilaire  fait  alors  imprimer  le  récit  de  ce  qui  s'est 
passé,  et  met  en  tête  une  introduction,  datée  du  15  avril,  qui  porte 
pour  titre  :  De  la  théorie  des  analogues. —  Il  y  expose  ses  vues  avec 
un  développement  suffisant,  et  va  ainsi  au-devant  du  désir  que 
nous  ressentions  devoir  cette  discussion  rendue  intelligible  à  tous; 
il  démontre  en  même  temps  la  nécessité  de  traiter  la  question  dan 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  487 

des  livres,  parce  que  les  vérités  comme  les  erreurs  disparaissent 
trop  vite  lorsqu'on  se  borne  àun  échange  oral  d'arguments.  Dans  ce 
travail,  il  sepiaîlàciter  des  noms  étrangers;  il  rappelle  les  travaux 
des  Allemands  et  des  savants  d'Edimbourg,  et  se  déclare  leur  al- 
lié. Le  monde  savant  aie  droit  d'espérer  les  plus  heureux  résul- 
tats de  cette  alliance. 

Pour  que  nous  puissions  tirer  de  la  discussion  tout  le  profit 
qu'elle  peut  nous  donner,  faisons  quelques  observations  de  diverse 
nature. 

Ce  qui  se  passe  ici  dans  l'histoire  de  la  science  se  présente  sou- 
vent dans  l'histoire  politique;  c'est  un  fait  sans  importance,  acci- 
dentel, qui  amène  la  lutte  entre  deux  partis  qui  jusqu'alors  res- 
taient cachés;  malheureusement,  le  fait  d'où  est  sortie  la  contesta- 
tion actuelle  est  d'une  nature  toule  spéciale,  et  il  menace  d'entraîner 
le  débat  dans  des  complications  infinies;  le  problème  particulier  que 
l'on  agite  n'a  pas  par  lui-même  un  intérêt  considérable,  et  ne  peut 
être  bien  compris  de  la  majorité  du  public;  aussi  il  serait  très- 
utile  de  ramener  la  discussion  à  ses  premiers  éléments. 

Comme  tous  les  événements  humains  doivent  être  considérés  et 
jugés  au  point  de  vue  moral  et  que  le  caractère  des  personnes  en 
lutte  a  la  plus  grande  importance,  nous  voulons  raconter  du  moins 
d'une  façon  générale  la  vie  des  deux  adversaires. 

Geoffroy  Saint-IIilaire  est  né  en  1772;  il  fut  nommé  professeur 
de  zoologie  en  1795,  lorsqu'on  fit  du  jardin  du  Roi  une  école  pu- 
blique. Peu  après  Cuvier  y  fut  appelé  aussi;  ils  travaillèrent  en- 
semble comme  le  font  les  jeunes  gens  studieux,  sans  se  douter 
des  différences  intimes  qui  les  séparaient.  En  1798,  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  partit  pour  cette  expédition  d'Egypte  si  immensément  pro- 
blématique; il  fut  ainsi  un  peu  éloigné  de  l'enseignement,  mais 
son  penchant  inné  pour  raisonner  du  général  au  particulier  se 
fortifiait  toujours  en  lui,  et  après  son  retour,  il  trouva,  en  travail- 
lant à  la  rédaction  du  grand  ouvrage  sur  l'Egypte,  la  meilleure 
occasion  pour  appliquer  ses  vues.  On  vit  en  1810  quelle  confiance 
il  avait  su  inspirer  par  ses  idées  et  par  son  caractère  :  il  fut  en- 
voyé en  Portugal  par  le  gouvernement  pour  «  organiser  les  étu- 
des. »  En  revenant  de  cette  mission  éphémère,  il  enrichit  le  Mu- 
séum de  Paris  d'un  grand  nombre  d'objets.  Tout  ens'occupantsans 
cesse  de  travaux  scientifiques,  il  avait  su  faire  reconnaître  de  la  na- 
tion ses  qualités  de  bon  citoyen,  et  en  1 815  il  fut  élu  député.  Mais  là 
n'était  pas  le  théâtre  où  il  devait  briller;  il  ne  monta  jamais  à  la 


488  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

tribune.  En  1818,  il  exposa  enfin  avec  netteté  les  principes  sui- 
vant lesquels  il  considérait  la  nature,  et  il  exprima  sa  pensée  fon- 
damentale :  L'organisation  des  animaux  est  soumise  à  un  plan 
général,  et  c'est  l'étude  des  modifications  de  ce  plan  général 
qui  peut  indiquer  les  vraies  subdivisions  de  l'ensemble  des 
êtres.  » 

Venons  maintenant  à  son  adversaire. 

Georges-Léopold  Cuvier,  est  né  en  1 769  à  Montbéliard,  qui  ap- 
partenait alors  au  Wurtemberg.  Il  y  étudia  à  fond  la  langue  et  la 
littérature  allemandes;  son  goût  pour  l'histoire  naturelle  le  lia 
avec  l'excellent  Kielmeyer,  et  cette  amitié  s'est  toujours  continuée. 
Nous  nous  rappelons  avoir  vu  en  1797  des  lettres  qu'il  avait  écri- 
tes à  Kielmeyer,  lettres  curieuses  par  les  remarquables  dessins 
d'animaux  inférieurs  qu'elles  renfermaient.  Pendant  un  séjour  en 
Normandie,  il  étudia,  d'après  Linné,  la  classe  des  t;e?'s;  entré  en 
relation  avec  les  naturalistes  de  Paris,  il  fut  décidé  par  Geoffroy 
Saint-Hilaire  à  venir  dans  cette  ville.  Il  publia  avec  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  plusieurs  ouvrages  d'enseignement,  ils  s'occupèrent  ensem- 
ble surtout  du  classement  des  mammifères.  Les  mérites  d'un  tel 
homme  ne  restèrent  pas  longtemps  ignorés;  il  futnommé  en  1795 
professeur  à  l'École  centrale  et  membre  de  l'Institut.  En  1798,  il 
publia  pour  les  élèves  de  l'École  centrale  ses  Tableaux  élémentaires 
de  l'histoire  naturelle  des  animaux.  Devenu  professeur  d'anato- 
mie  comparée,  son  intelligence  pénétrante  domina  une  science 
immense,  et  son  enseignement  lucide  et  brillant  eut  le  plus  grand 
guccès.  A  la  mort  de  Daubenton,  il  le  remplaça  au  Collège  de  France, 
et  Napoléon,  reconnaissant  ses  talents,  le  nomma  membre  du  con- 
seil supérieur  de  l'instruction  publique.  En  cette  qualité,  il  parcou- 
rut la  Hollande  et  une  partie  de  TAllemagne,  pour  inspecter  les  éta* 
blissements  d'instruction  publique  existant  dans  ces  pays,  alors  in- 
corporés à  TEmpire.  Dans  son  rapport,  m'a-t-on  dit,  il  n'a  pas  hésité 
à  montrer  la  supériorité  des  écoles  allemandes  sur  les  écoles  fran- 
çaises- —  Depuis  1813,  il  occupait  des  emplois  importants  dans 
le  gouvernement;  il  fut  maintenu  dans  ses  fonctions  à  la  rentrée 
des  Bourbons,  et  il  n'a  pas  cessé  depuis  lors  de  déployer  son  acti- 
vité dans  les  alïaires  publiques  comme  dans  la  science.  —  Ses  tra- 
vaux sont  infinis;  ils  embrassent  l'empire  entier  de  la  nature;  ses 
livres  ne  nous  instruisent  pas  seulement  par  les  faits  qu'ils  rciifer- 
ment«  ils  nous  offrent  encore  des  modèles  d'exposition.  Il  n'a  pas 
seulement  cherché  à  décrire  et  à  classer  les  organisations  vi- 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  489 

vantes;  c'est  à  lui  que  Ton  doit  la  résurrection  scientifique  des 
espèces  disparues.  Ses  Éloges  des  anciens  membres  de  Tlnstitut 
montrent  quelle  connaissance  il  a  du  monde  entier;  on  voit  là 
aussi  avec  quelle  pénétration  il  sait  entrer  dans  les  caractères  des 
autres  savants,  et  avec  quelle  puissance  son  regard  s'étend  sur 
toutes  les  régions  de  la  science. 

Que  Ton  me  pardonne  la  rapidité  superficielle  de  ces  esquisses; 
je  n'ai  nullement  la  prétention  d'apprendre  quelque  chose  de 
nouveau  ;  je  veux  seulement  rappeler  ce  que  tous  ceux  qui  s'in- 
téressent à  ces  deux  dignes  savants  savent  depuis  longtemps. 

Maintenant  on  demandera  sans  doute  :  dans  quel  but  et  de 
quel  droit  les  Allemands  s'inquiéteraient-ils  tant  de  cette  discus- 
sion ?  Est-ce  dans  Tintention  de  prendre  parti  pour  un  des  com- 
battants ?  Je  crois  d'abord  que  cette  question  scientifique  devrait 
intéresser  tout  peuple  civilisé,  car  le  monde  savant  ne  forme 
qu'une  seule  nation  ;  mais  nous  avons  en  Allemagne  des  raisons 
particulières  pour  nous  en  occuper. 

Geoffroy  Saint-Hilaire  cite  plusieurs  savants  allemands  comme 
ayant  les  mêmes  vues  que  lui;  Cuvier,  au  contraire,  semble 
s'être  formé  la  plus  mauvaise  idée  de  nos  recherches  en  ce  do- 
maine, car  il  dit  dans  un  mémoire  du  5  avril  (page 24,  note):  «  Je 
sais  que  pour  certains  esprits ,  derrière  cette  théorie  des  analo- 
gues, du  moins  mal  entendue,  peut  se  cacher  une  très-vieille 
théorie,  réfutée  depuis  longtemps,  qui  a  été  reprise  par  quelques 
Allemands  pour  venir  en  aide  au  panthéisme,  qu'ils  appellent  phi- 
losophie de  la  nature.  »  —  Pour  commenter  chaque  mot  de  cette 
assertion  ,  pour  en  bien  éclaircir  le  sens,  pour  prouver  l'entière 
innocence  de  ces  penseurs  allemands,  il  faudrait  presque  un  volume 
in-octavo ,  et  nous  voulons  finir  le  plus  vite  possible.  —  Geoffroy 
Saint-Hilaire  est  dans  une  situation  telle, qu'il  doit  lui  être  agréa- 
ble de  connaître  les  travaux  des  savants  de  notre  pays,  et  de  se 
convaincre  qu'ils  ont  des  pensées  analogues  aux  siennes,  qu'ils 
marchent  sur  la  même  voie,  et  qu'il  doit  par  conséquent  attendre 
d'eux  applaudissement  et  au  besoin  secours.  D'ailleurs,  en  géné- 
ral, nos  voisins  de  l'Ouest  n'ont  jamais  perdu  leur  temps  lors- 
qu'ils prenaient  quelque  connaissance  des  recherches  et  des 
travaux  de  l'Allemagne.  Les  naturalistes  allemands  cités  par  Geof- 
froy Saint-Hilaire  sont  Kielmeyer,  Meckel,  Oken,  Spix,  Tiede- 
mann,  et  on  reconnaît  en  même  temps  que,  nous  -  même,  nous 
avons  consacré  trente  années  à  ces  études.  Ce  sont  cinquante 


490  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

années  qui  se  sont  écoulées  depuis  qu'un  penchant  décidé  pour 
ces  études  m'a  enchaîné  à  elles  ;  je  suis  à  peu  près  le  seul  à  me 
rappeler  ces  commencements;  qu'il  me  soit  donc  permis  de  par- 
ler de  ces  recherches  consciencieuses  de  ma  jeunesse,  qui  pour- 
ront d'ailleurs  jeter  quelque  lumière  sur  la  discussion  actuelle. 
«  Je  n'enseigne  pas,  je  raconte  »  (Montaigne.) 

Weimar,  septembre  1830. 


«  Je  n'enseigne  pas,  je  raconte  ;  »  tels  étaient  mes  derniers 
mots  en  finissant  la  première  partie  de  mes  réflexions  sur  l'ou- 
vrage de  Geoffroy  Saint-Hilaire.  Pour  mieux  faire  comprendre 
sous  quel  point  de  vue  je  voudrais  être  jugé,  je  crois  utile  de 
citer  ici  quelques  paroles  d'un  Français  qui  expliqueront  très- 
bien  et  rapidement  la  méthode  que  j'emploie  :  «  Il  y  a,  dit-il, 
des  esprits  distingués  qui  ont  une  manière  à  eux  d'exposer  leurs 
idées  ;  ils  commencent  tout  de  suite  par  parler  d'eux-mêmes,  et 
n'aiment  pas  à  se  séparer  de  leur  propre  individu.  Avant  de  vous 
dire  les  résultats  de  leurs  recherches,  c'est  un  besoin  pour  eux 
de  raconter  comment  ils  sont  arrivés  à  ces  résultats.  »  —  Qu'il  me 
soit  permis  de  suivre  aussi  ce  procédé,  et  de  faire  en  même  temps, 
j'entends  d'une  façon  très-générale,  l'histoire  de  ma  vie  et  l'his- 
toire des  sciences  auxquelles  j'ai  consacré  tant  d'années. 

Je  dois  d'abord  rappeler  que  les  discussions  d'histoire  natu- 
relle, en  résonnant  de  très-bonne  heure  à  mes  oreilles,  ont  pi  e- 
duit  sur  mon  esprit  une  impression  vague ,  mais  très-marquée. 
C'est  Tannée  même  de  ma  naissance,  en  1749,  que  le  comte  Buf- 
fon  publia  le  premier  volume  de  son  Histoire  naturelle,  qui 
excita  une  vive  attention  parmi  les  Allemands,  alors  très-accessi- 
bles à  l'influence  française.  Les  autres  volumes  se  suivirent 
d'année  en  année  ;  en  même  temps  que  je  grandissais,  j'en- 
tendais la  société  polie  qui  m'entourait  exprimer  son  intérêt 
pour  cet  ouvrage,  et  ainsi  se  fixaient  dans  ma  mémoire  le  nom 
de  son  auteur  et  ceux  de  ses  grands  contemporains. 

Le  comte  Buffon  est  né  en  1707.  Cet  homme  éminent  a  consi- 
déré le  monde  d'un  regard  fibre  et  serein  ;  il  a  joui  avec  plaisir 


NOTES   ET  FRAGMENTS.  491 

de  Texistence;  il  aimait  tout  ce  qui  a  vie  sur  la  terre,  et  s'inté- 
ressait avec  bonheur  à  tout  ce  qui  est  ici-bas.  Homme  du  monde, 
homme  de  plaisir ,  il  était  animé  du  plus  vif  désir  de  charmer 
en  instruisant,  et  de  captiver  par  ses  leçons.  Il  peint  plutôt 
qu'il  ne  décrit  ;  il  nous  présente  les  créatures  dans  leur  ensem- 
ble; il  se  plaît  à  dire  leurs  relations  avec  Thomme;  aussi,  après 
Thomme,  il  parle  immédiatement  des  animaux  domestiques. 
Maître  de  tous  les  faits  connus,  il  ne  met  pas  seulement  à  profit 
les  naturalistes ,  il  sait  aussi  tirer  parti  des  résultats  fournis  par 
tous  les  voyageurs.  On  le  voit  à  Paris,  ce  grand  centre  des  scien- 
ces, intendant  du  Cabinet  du  roi,  collection  déjà  importante  ;  il 
jouit  de  tous  les  bonheurs  extérieurs  ;  riche,  appartenant  par 
son  titre  de  comte  à  la  classe  la  plus  élevée;  il  montre  dans  ses 
rapports  avec  son  lecteur  autant  de  distinction  aristocratique 
que  de  grâce  séduisante. 

En  étudiant  les  faits  particuliers,  il  a  su  s'élever  aux  vues  gé- 
nérales sur  l'ensemble  ;  s'il  a  dit,  sur  la  question  qui  nous  occupe 
{Hist.  nat.y  t.  II,  p.  544)  :  «  Les  bras  de  l'homme  ne  ressem- 
blent point  du  tout  aux  jambes  de  devant  des  quadrupèdes  non 
plus  qu'aux  ailes  des  oiseaux;  »  c'est  qu'il  parlait  au  point  de  vue 
de  la  foule,  qui  considère  les  objets  naturellement  et  tels  qu'ils 
sont.  Mais  au  fond  de  lui-même  il  avait  des  idées  tout  autres,  car, 
au  IV*  volume,  p.  579,  il  dira:  «  //  existe  un  dessein  primitif 
et  général  qu'on  peut  suivre  très-loin;  »  et  dans  ces  paroles  il  a 
une  fois  pour  toutes  établi  solidement  le  principe  fondamental 
de  l'histoire  naturelle  comparée. 

Que  l'on  pardonne  ces  paroles  superficielles,  presque  crimi- 
nellement rapides,  par  lesquelles  nous  présentons  au  lecteur  un 
homme  d'un  pareil  mérite;  nous  voulons  seulement  nous  con- 
vaincre que,  malgré  le  détail  infini  des  faits  qu'il  a  étudiés,  il  n'a 
pas  négligé  les  conceptions  sur  l'ensemble.  En  lisant  ses  œuvres, 
nous  voyons  qu'il  a  parfaitement  connu  tous  les  grands  problèmes 
de  l'histoire  naturelle,  et  qu'il  a  travaillé  sérieusement  à  les  ré- 
soudre ;  s'il  n'y  a  pas  toujours  réussi,  notre  vénération  pour  luj 
n'en  reçoit  aucune  atteinte,  car  nous  savons  que  nous,  qui  som- 
mes venus  après  lui,  nous  crierions  trop  tôt  victoire  si  nous  nous 
flattions  d'avoir  répondu  à  toutes  les  questions  qui  l'embarras- 
saient. INous  devons  simplement  avouer  qu'en  cherchant  des  vues 
générales  Buflon  n'a  pas  dédaigné  le  secours  dji. l'imagination  :  il 
a  conquis  ainsi,  il  est  vrai,  les  applaudissements  du  monde,  mais 


492  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

il  s'est  en  quelque  façon  séparé  de  l'élément  vraiment  constitutif 
de  la  science*,  et  il  a  paru  Tentraîner  dans  le  domaine  de  la 
rhétorique  et  de  la  dialectique. 

Cherchons  dans  un  sujet  si  important  à  devenir  de  plus  en 
plus  précis. 

Le  comte  Buffon  avait  été  nommé  directeur  du  jardin  du  Roi, 
c'est  cette  fonction  qui  le  détermina  à  écrire  une  Histoire  na- 
turelle. —  L'ensemble  de  la  nature  l'attirait,  il  se  sentait  le  désir 
de  décrire  la  vie  universelle,  l'influence  réciproque  de  tous  les 
êtres  les  uns  sur  les  autres  et  en  particulier  sur  l'homme.  Pour 
les  travaux  de  détail,  il  avait  besoin  d'un  aide,  il  appela  un  de 
ses  compatriotes,  Daubenton. 

Ce  savant  concevait  l'histoire  naturelle  sous  le  point  de  vue 
opposé;  c'était  un  anatomiste  décidé.  L'anatomie  lui  doit  beaucoup, 
mais  son  œil  était  tellement  attaché  à  chaque  détail  isolé,  qu"il  ne 
savait  pas  joindre  ensemble  même  les  faits  les  plus  voisins.  Cette 
différence  si  radicale  de  méthode  entre  les  deux  savants  amena 
malheureusement  une  séparation  irrévocable.  Quel  qu'ait  été  le 
prétexte,  Daubenton,  depuis  1768,  ne  travailla  plus  à  V Histoire 
naturelle  de  Buft'on  ;  il  travailla  avec  ardeur  pour  lui-même;  et 
quand  Buffon  mourut  dans  un  âge  avancé,  le  vieux  Daubenton,  resté 
à  sa  place,  choisit  pour  collaborateur  le  jeune  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
qui,  à  son  tour,  cherchant  un  compagnon  d'études,  le  trouva  dans 
Cuvier.Fait  bien  singulier!  entre  ces  deux  hommes  allait  se  ma- 
nifester sur  de  plus  grandes  proportions  l'antagonisme  qui  avait 
existé  déjà  entreBuffon  et  Daubenton.  Cuvier,  occupé  d'une  classiti- 
calion  méthodique,  s'attachait  à  l'étude  du  fait  et  du  détail;  il  ne 
s'élevait  pas  plus  haut,  car  il  aurait  alors  abordé  le  problème  de  la 
production  des  êtres.  —  Geoffroy,  au  contraire,  cherchait  à  voir 
l'ensemble  des  choses  ;  mais  il  ne  le  cherchait  plus,  comme  Buf- 
fon, dans  les  créatures  existantes,  faites  et  formées  ;  il  le  cher- 
chait en  étudiant  la  naissance,  la  vie,  le  développement  des  créa- 
tures. —  Ainsi  grandit  une  divergence  secrète  qui  resta  plus 
longtemps  ignorée  que  la  première,  parce  que  les  relations  so- 
ciales plus  élevées,  certaines  convenances,  certains  ménagements, 
reculèrent  l'éclat  d'année  en  année;  mais  l'électricité,  artificiel- 
lement tenue  en  repos,  tendait  toujours  à  sortir,  et  un  jour  une 

*  Voir  cependant  sur  le  rôle  utile  de  l'imagination  dans  la  science, 
la  conversation  du  27  janvier  1830  (t.  II,  p.  165). 


KOTES  ET  FRAGMENTS.  493 

occasion  insignifiante  n  fait  éclater  la  bouteille  de  Leyde  et  montré 
à  tous  les  forces  puissantes  qui  se  tenaient  cacliées. 

Au  risque  de  quelques  répétitions,  insistons  sur  ces  quatre 
hommes  si  souvent  nommés  et  qu'il  faudra  toujours  nommer, 
car,  sans  vouloir  faire  tort  à  personne,  ces  noms  brillants  sont 
vraiment  ceux  des  fondateurs  et  des  promoteurs  de  l'histoire  na- 
turelle; ce  sont  ces  hommes  qui  ont  créé  les  germes  d*où  sont 
sortis  tant  d'heureux  fruits;  placés  depuis  presque  un  siècle  à  la 
tête  d'un  établissement  considérable,  le  développant  et  l'utilisant 
sans  cesse,  aidant  au  progrès  de  l'histoire  naturelle  de  toutes  les 
manières,  ils  sont  les  représentants  des  deux  méthodes  em- 
ployées tour  à  tour  dans  la  science:  la  synthèse  et  l'analyse. 
Buffon  a  pris  le  monde  visible  tel  qu'il  est  ;  c'était  pour  lui  un 
ensemble  harmonieux  dans  sa  variété,  composé  de  parties  unies 
entre  elles  par  des  rapports  réciproques.  Daubenton,  en  sa  qua- 
lité d'anatomiste ,  a  cherché  sans  cesse  à  distinguer,  à  séparer;  il 
s'est  gardé  d'établir  des  relations  entre  les  organes  qu'il  mettait 
à  jour;  il  s'est  contenté  de  les  placer  les  uns  à  côté  des  autres, 
mesurant,  décrivant  soigneusement  chaque  partie  pour  elle- 
même.  Cuvier  a  travaillé  dans  le  même  esprit,  seulement  avec  plus 
de  liberté  et  de  largeur;  il  avait  reçu  le  don  d'apercevoir  un 
nombre  infini  de  détails  sans  les  confondre;  il  savait  les  com- 
parer entre  eux,  les  ranger,  les  classer,  et  par  cette  œuvre  il  a 
rendu  à  la  science  les  plus  grands  services.  11  se  sentait  uhc 
certaine  appréhension  pour  la  méthode  plus  haute,  dont  cepen- 
dant il  n'a  pu  se  passer,  et  qu'il  a  employée  sans  s'en  douter. 
Il  représente  donc  Daubenton  agrandi.  Geoffroy,  en  quelque 
sorte,  a  reproduit  Buffon.  Pour  Buffon,  le  monde  visible  était  une 
grande  synthèse  ;  c'est  sous  cette  forme  qu'il  le  concevait;  mais 
en  même  temps  il  étudiait  et  exposait  tous  les  faits  qui  servent 
à  établir  des  caractères  distinctifs  entre  les  êtres  ;  de  même  Geof- 
froy, déjà  plus  rapproché  de  cette  grande  Unité,  seulement  pres- 
sentie par  Buffon,  n'en  a  pas  peur,  et  son  esprit,  en  acceptant 
cette  conception,  sait  en  tirer  des  conséquences  utiles  à  ses  le- 
cherches. 

Dans  l'histoire  de  l'érudition  et  de  la  science,  c'est  peut-être 
la  première  fois  qu'il  arrive  que,  dans  un  même  lieu,  sur  le 
même  sujet  d'études,  une  branche  du  savoir  ait  été  ainsi  cultivée 
dans  deux  directions  tout  à  fait  opposées  par  des  hommes  aussi 
r'^warquables,  qui,  au  lieu  de  se  trouver  réunis  par  la  comniu- 

28 


494  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

nauté  des  recherches,  ont  été,  au  contraire,  amenés,  par  une 
simple  différence  sm^la  manière  d'étudier,  à  une  discussion  hos- 
tile. Que  cet  incident  curieux  nous  serve  à  tous,  et  qu'il  serve  à  la 
science  !  Que  chacun  de  nous,  maintenant,  se  dise  que  distinguer 
et  enchaîner  sont  deux  actes  de  la  vie  inséparables  ;  — en  d'autres 
termes,  qu'il  est  de  toute  nécessité,  bon  gré  mal  gré,  d'aller  tour  à 
tour  du  général  au  particulier  et  du  particulier  au  général  ;  plus 
ces  fonctions  vitales  de  l'esprit  s'accomplissent  régulièrement, 
comme  l'aspiration  et  la  respiration,  plus  la  science  et  les  amis 
de  la  science  doivent  être  heureux. 

Laissons  maintenant  ce  point,  et  parlons  des  hommes  qui,  de 
1770  à  1790,  m'ont  fait  avancer  sur  la  roule  où  je  m'étais  en- 

Pierre  Camper  avait  un  talent  tout  à  fait  remarquable  pour 
observer  et  lier  entre  elles  ses  observations.  Dessinateur  très- 
habile,  il  savait  reproduire  heureusement  ce  qu'il  avait  examiné 
avec  attention;  et  cette  image,  en  pénétrant  dans  son  esprit  subtil 
et  toujours  en  mouvement,  devenait  vivante.  —  Ses  travaux  sont 
connus  de  tous.  Je  rappellerai  seulement  son  angle  facial,  qui  a 
rendu  sensible  et  facile  à  constater  l'avancement  de  la  partie 
frontale  en  montrant  à  quel  degré  l'organe  de  la  pensée  l'emporte 
sur  les  parties  de  l'organisation  purement  animales.  Geoffroy  lui 
a  rendu  un  magnifique  témoignage  (page  149,  note)  :  «  Esprit  vaste, 
aussi  cultivé  que  réfléchi,  il  avait  sur  les  analogies  des  systèmes 
organiques  un  sentiment  si  vif  et  si  profond  qu'il  recherchait  avec 
prédilection  tous  les  cas  extraordinaires,  où  il  ne  voyait  qu'un  sujet 
de  problèmes,  qu'une  occasion  d'exercer  sa  sagacité,  employée  à 
ramener  de  prétendues  anomalies  à  la  règle.  »  —  Que  de  choses 
on  pourrait  encore  dire  si  l'on  ne  voulait  avant  tout  se  borner  à 
de  rapides  indications  ! 

C'est  en  suivant  cette  voie  scientifique,  nous  pouvons  ici  le  faire 
remarquer,  que  le  naturaliste  apprend  le  mieux  à  reconnaître  la 
valeur  etla  dignité  de  la  loi  et  de  la  règle.  Si  nous  ne  voyons  jamais 
que  des  créatures  normales,  nous  pensons  que  leur  forme  ac- 
tuelle est  nécessaire,  que  ce  qui  existe  a  toujours  existé  et  esl 
resté  stationnaire.  Mais  si  nous  voyons,  au  contraire,  des  dévia- 
tions, des  difformités,  des  monstruosités,  nous  reconnaissons  que, 
si  la  règle  est  solidement  établie,  éternelle,  c'est  en  même  temps 
une  règle  vivante;  que  les  êtres,  sans  la  franchir,  peuvent  prendre 
des  formes  irrégulières ,  et  que,  même  alors,  retenus  comme  par 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  495 

un  frein  caché,  ils  sont  forcés  d'obéir  aux  imprescriptibles  coni- 
mandemenls  de  la  loi. 

Samuel-Thomas  Sœmmerifi  g,  disciple  de  Camper.  Esprit  dure 
haute  capacité,  observateur  et  penseur  actif  et  habile.  Il  a  rendu 
les  plus  grands  services  par  ses  travaux  sur  la  cervelle  et  par  son 
principe  ;  «  Ce  qui  distingue  surtout  Thomme  des  animaux,  c"e>t 
que  la  masse  de  sa  cervelle  dépasse  de  beaucoup  le  reste  de  1: 
masse  nerveuse;  chez  les  animaux,  c'est  le  contraire.  »  Dans  celle 
époque  si  ouverte  à  toutes  les  idées,  quel  intérêt  souleva  la  t;i- 
che  jaune  de  la  rétine!  Combien  doit-on  à  sa  pénétration,  à  son  habi- 
leté de  dessinateur  pour  Tanatomie  des  organes  des  sens,  pour 
l'œil,  pour  l'oreille  !  Quiconque  jouissait  de  sa  société,  ou  de  sa 
correspondance,  se  sentait  animé,  excité  au  travail.  On  se  com- 
muniquait les  faits  inconnus,  les  vues  nouvelles,  les  aperçus 
pénétrants:  l'activité  se  déployait  dans  tous  les  sens;  tous  les 
germes  naissants  se  développaient  rapidement;  la  jeunesse,  pleine 
d'une  vive  ardeur,  n'avait  pas  alors  l'idée  des  obstacles  qu'elle 
devait  rencontrer. 

Jean-Henri  Merck,  trésorier  de  la  guerre  de  Hesse-Darmstadt, 
mérite  à  tous  les  égards  d'être  cité  ici.  C'était  un  homme  d'une 
activité  d'esprit  infatigable  qui,  par  cela  même,  n'a  rien  laissé 
d'important,  parce  que,  alliré  de  tous  les  côtés  en  même  temps, 
il  n'a  pu  être  qu'un  remarquable  amateur.  Il  s'adonna  aussi  avec 
ardeur  à  Tanatomie  comparée,  qu'il  put  étudier  d'autant  mieux 
qu'il  dessinait  avec  facilité  et  précision.  Il  fut  entraîné  à  cette 
étude  par  les  curieux  fossiles  qui  commençaient  alors  à  attirer 
l'attention  des  savants,  et  que  l'on  trouvait  en  grand  nombre  et 
très-variés  dans  la  région  rhénane.  Pris  de  passion  pour  ces  fos- 
siles, il  en  forma  unecollect on,  riche  de  beaucoup  déchantillons 
fort  beaux,  qui,  après  sa  mort,  passa  au  musée  de  Darmstadt. 
Elle  y  fut  placée  sous  la  garde  intelligente  du  conservateur 
Schleiermacher,  qui  l'accroît  encore. 

Mes  relations  intimes  et  personnelles  avec  ces  deux  hommes,  et, 
plus  tard,  la  correspondance  que  j'entretins  avec  eux,  augmentè- 
rent mou  goût  pour  ces  études.  Avant  toutes  choses,  suivant  une  ha- 
bitude innée  en  moi,  je  cherchai  un  fil  conducteur,  un  point  de  dé- 
part fixe,  une  maxime  pouvant  servir  de  base  solide,  un  horizon 
bien  déterminé.  Si,  aujourd'hui  encore,  il  s'élève  des  désaccords, 
naturellement  ils  étaient  alors  bien  plus  fréquents,  car  chacun  avait 
un  point  de  vue  personnel,  un  but  spécial,  et  chacun  voulait  tirer 


496  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

parti  de  tout  pour  tout.  Dans  Vanatomie  comparée,  prise  dans  son 
sens  le  plus  large,  et  en  tant  qu'elle  devait  senir  à  fonder  la 
morphologie,  on  s'occupait  autant  de  travaux  analytiques  que  de 
travaux  synthétiques.  Mais  je  remarquai  bien  vite  qu'on  avait 
marché  toujours  en  avant  sans  méthode;  on  avait  comparé,  comme 
le  hasard  l'avait  voulu,  un  animal  avec  un  autre,  une  classe  avec 
une  autre,  certains  animaux  avec  l'homme  ;  ces  travaux  avaient 
eu  pour  résultat  une  inextricable  complication  où  l'esprit  se  per- 
dait, car  si  les  théories  se  trouvaient  parfois  confirmées,  parfois 
aussi  elles  rencontraient  des  faits  qui  les  renversaient  entière- 
ment. Je  mis  alors  les  livres  de  côté;  je  me  plaçai  en  face  delà  na- 
ture; un  squelette  d'animal,  avec  ses  détails  infinis,  était  devant 
moi,  sur  ses  quatre  pieds;  je  me  mis  à  l'étudier,  en  commen- 
çant par  le  commencement,  par  la  tête;  l'os  intermaxillaire  me 
frappait  les  yeux  le  premier  de  tous,  je  l'examinai  dans  les  diffé- 
rentes classes  animales.  Mais  cet  examen  en  amena  bien  d'au- 
tres. La  parenté  du  singe  avec  l'homme  avait  beaucoup  tourmenté 
les  naturalistes,  et  l'excellent  Camper  croyait  avoir  trouvé  la  dif- 
férence entre  les  deux  organisations  en  disant  que  l'homme  n'a- 
vait pas  à  la  mâchoire  supérieure  d'os  inlermaxillaire,tand'S  que  cet 
os  existait  chez  le  singe.  Je  ne  peux  exprimer  le  sentiment  de  tris- 
tesse qui  me  saisit  lorsque  je  me  trouvai  en  opposition  complète 
avec  ce  savant,  à  qui  je  devais  tant,  dont  je  cherchais  à  me  rap- 
procher, dont  je  voulais  me  déclarer  l'élève,  dont  j'espérais  tout 
apprendre. 

Si  Ton  veut  se  rendre  compte  de  mes  travaux  à  cette  époque, 
on  trouvera  mon  mémoire  dans  mon  premier  volume  de  Morpho- 
logie; je  me  donnai  aussi  alors  une  peine  extrême  pour  repro- 
duire par  le  dessin  les  différentes  formes  de  cet  os;  ces  images, 
qui  étaient  la  parlie  la  phisinipnrîai.le  de  mon  travail,  et  qui  sont 
restées  longtemps  inédites,  ont  été  enfin  accueillies  dans  les  .W- 
vwirci  de  l'académie  Léopoldine  deBonn  (1"  partie  du  V*  volume). 
A'.ant  d'ouvrir  ce  volume,  j'ai  encore  à  rappeler  un  lait  et  à  faire 
une  remarque  qui,  sans  avoir  une  grande  valeur,  peut  être  utile  aux 
recherches  de  nos  successeurs.  —  (le  n'est  pas  seulement  le  jeune 
liomme  ardent  qui,  dès  qu'une  pensée  féconde  se  présente  à  lui, 
cherche  à  la  communiquer  et  à  faire  partager  sa  conviction  ; 
1  homme  Uiûr,  déjà  riche  de  connaissances,  a  le  même  penchant. 
Aussi,  c'est  avec  la  plus  grande  simplicité,  et  sans  me  douter 
de  un  I  .M'i'.  (jUi'  j  ciivovni  à  Pierre  Camper  ma  Dissertation,  avec 


I 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  497 

tous  mes  dessins,  finis  ou  esquissés.  Je  reçus  de  lui  une  réponse 
Irès-détaillée,. très-bienveillante,  où  il  me  louait  beaucoup  des 
efforts  que  je  consacrais  à  ces  études;  il  ne  désapprouvait  pas 
mes  dessins,  mais  il  me  donnait  de  bons  conseils  sur  la  manière 
de  les  tracer  avec  plus  d'exactitude  ;  il  semblait  un  peu  étonné 
de  la  peine  que  je  m'étais  donnée,  me  demandait  si  je  voulais 
faire  imprimer  ce  travail,  m'avertissait  des  difficultés  de  la  gra- 
vure, et  me  donnait  le  moyen  d'en  triompher.  En  un  mot,  il  me 
montrait  un  intérêt  paternel.  Mais,  avec  tout  cela,  il  ne  laissait 
nullement  voir  qu'il  eût  remarqué  l'idée  qui  m'animait  :  com- 
battre sa  théorie  et  non  pas  seulement  pubHer  une  brochure. 
Je  lui  répondis  en  le  remerciant  modestement,  et  je  reçus 
encore  une  longue  lettre,  toujours  amicale,  mais  toujours  du 
même  genre,  et  étrangère  à  ma  pensée;  aussi,  je  laissai  tomber 
cette  correspondance  qui  ne  produisait  rien,  sans  même  en  reti- 
rer, comme  j'aurais  dû  le  faire,  ce  fait  d'expérience  fort  intérêt 
sant,  c'est  que  Tonne  peut  convaincre  un  maître  d'une  de  ses 
erreurs,  parce  qu'il  semble  qu'une  fois  admise  par  lui,  une  erreur 
se  légitime  et  devient  inattaquable.  J'ai  malheureusement  perdu 
ces  lettres  comme  tant  d'autres  documents.  Elles  montreraient 
les  qualités  solides  de  cet  homme  remarquable  et  la  confiance 
de  ma  jeunesse,  si  pleine  de  respect  pour  lui. 

Cette  première  mésaventure  fut  suivie  d'une  autre.  Un  homme 
de  mérite,  Jean-Frédéric  Bliimenbach,  qui  s'était  occupé  avec 
succès  des  sciences  naturelles,  et  qui  commençait  à  étudier  l'ana- 
tomie  comparée,  adopta,  dans  l'abrégé  qu'il  en  publia,  les  vues 
de  Camper  et  refusa  à  l'homme  l'os  intermaxillaire.  Ma  perplexité 
fut  alors  à  son  comble  :  je  voyais  un  excellent  livre  denseigne- 
ment,  un  professeur  distingué,  laisser  de  côté  mes  vues  et  mes 
opinions.  Mais  un  homme  doué  d'un  esprit  aussi  remarquable, 
et  dont  les  recherches  étaient  constantes,  ne  pouvait  longtemps 
rester  attaché  à  une  opinion  préconçue  ;  nous  nous  liâmes  intime- 
ment, et  c'est  lui  bientôt  qui  me  donna  sur  celte  question,  comme 
sur  tant  d'autres,  des  enseignements;  il  m'apprit  que  chez  les 
enfants  hydrocéphales  l'os  intermaxillaire  était  séparé  de  la  partie 
supérieure  de  la  mâchoire,  et  que  dans  le  bec-de-lièvre  double 
on  le  trouve  aussi  pathologiquement  séparé. 

Je  peux  aujourd'hui  demander  un  peu  d'attention  pour  ces 
travaux  qui  alors  furent  repoussés  et  qui  sont  restés  si  longtemps 
dans  le  silence  de  l'oubli.  Je  prie  le  lecteur  de  vouloir  bien  exa- 

28. 


498  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

miner  les  dessins  que  j'avais  donnés  ;  je  renvoie ,  avec  plus  de 
confiance  encore,  au  grand  ouvrage  de  D'Alton  sur  Tostéologie  *  ; 
on  y  aura  une  vue  plus  large  et  plus  libre  de  l'ensemble  de  la 
question. 

Je  rappelle  au  lecteur  que  tout  ce  qui  précède  et  tout  ce  qui  va 
suivre  se  rapporte  de  près  ou  de  loin  à  la  discussion  des  deux 
grands  naturalistes  français. 

Dès  que  l'on  parle  de  dessins,  on  croit  qu'il  s'agit  de  formes; 
mais  ici  nous  ne  nous  occupons  que  de  la  fonction  des  parties. 
La  forme  se  rapporte  en  effet  à  l'ensemble  de  l'organisation  corn- 
posée  de  parties  diverses,  et  par  conséquent  elle  se  rapporte  au 
monde  extérieur,  dont  l'être  avec  son  organisation  complète  doit  être 
considéré  comme  partie.  Ceci  posé,  examinons  nos  dessins. 

Nous  voyons  d'abord  présenté  sous  divers  aspects  cet  os  que 
nous  considérons  comme  le  premier  de  la  structure  animale;  cet 
os  est  celui  à  l'aide  duquel  chaque  créature  prend  la  nourriture 
qui  lui  est  le  mieux  appropriée;  il  doit  donc  différer  comme  dif- 
fère celte  nourriture  elle-même.  Chez  le  chevreuil  nous  trouvons 
un  petit  arc  osseux  sans  dents,  pour  arracher  Therbe  et  les 
feuilles;  chez  le  bœuf,  nous  trouvons  à  peu  prés  les  mêmes  formes, 
mais  plus  larges,  plus  épaisses,  plus  fortes,  en  harmonie  avec  les 
besoins  de  l'animal.  La  mâchoire  du  chameau  rappelle  celle  do 
mouton,  mais  elle  est  si  informe,  qu'elle  en  est  presque  mon- 
strueuse, et  l'os  intermaxillaire  peut  à  peine  se  disthiguer  du 
maxillaire  supérieur  ;  les  incisives  se  confondent  avec  les  canines. 
—  Dans  la  mâchoire  du  cheval;  l'os  intermaxillaire  est  très-appa- 
rent, et  contient  six  dents  incisives  émoussées.  La  dent  incisive 
no:^  développée  chez  le  jeune  sujet  appartient  évidemment  au 
maxillaire  supérieur.  Dans  la  mâchoire  supérieure  du  sus  bahi- 
Tussa,  la  dent  canine  présente  une  particularité  très- remarquable: 
son  alvéole  ne  touche  nullement  à  l'os  intermaxillaire,  garni  de 
dents  semblables  à  celles  du  porc,  et  n'a  pas  la  moindre  influence 
sur  sa  forme.  —  Dans  la  denture  du  loup,  on  voit  l'os  intermaxil- 
laire, garni  de  six  fortes  dents  incisives,  séparé  par  une  suture 
très-visible  de  la  mâchoire  supérieure  et  en  connexion  évidente 
avec  la  dent  canine.  La  denture  du  lion,  plus  concentrée,  plus 
puissante,  garnie  de  dents  plus  fortes,  montre  encore  plus  nette- 
ment cette  suture  et  cette  connexion.  La  mâchoire  de  l'ours  blanc. 

Osléolojie  comparée.  Bonn,  1821-1828. 


NOTES  ET   FRAGMENTS.  499 

fuissante  mais  massive,  sans  formes  caractéristiques,  est  orga- 
nisée moins  pour  saisir  que  pour  écraser;  les  conduits  palatins 
sont  larges  et  ouverts;  il  n'y  a  point  la  moindre  trace  de  suture; 
l'esprit  peut  cependant  en  désigner  la  place.  Le  morse  [trichecus 
rosmariis)  offre  un  grand  intérêt.  Les  dents  canines  très-pronon- 
cées fcrcfiDt  Vevi  mtermaxillaire  à  reculer,  et  cette  créature  si 
.epoussante  présente  ainsi  une  certaine  ressemblance  avec 
l'homme.  Dans  le  premier  exemple,  appartenant  à  un  individu 
adulte,  on  voit  nettemeat  Tos  intermaxillaire  séparé,  et  on  peut 
remarquer  comment  sa  racine,  partant  de  la  mâchoire  supérieure, 
et  croissant  toujours,  a  formé  une  espèce  de  gonflement  sur 
la  paroi  de  la  joue.  Les  autres  figures  sont  copiées  de  grandeur 
naturelle  sur  un  jeune  sujet.  L'os  intermaxillaire  est  parfaitement 
séparé  de  la  mâchoire  supérieure,  et  la  dent  incisive  reste  parfaite- 
ment fixée  dans  son  alvéole  appartenant  à  la  mâchoire  supérieure. 

Après  ces  exemples,  nous  soutiendrons  hardiment  que  la  dé- 
fense de  réléphant  a  aussi  sa  racine  dans  la  région  du  maxillaire 
supérieur;  seulement  ici  los  intermaxillaire  vient  aider  la  mâ- 
choire supérieure,  et,  sans  former  l'immense  alvéole,  lui  fournit 
au  moins  une  lamelle  qui  la  rend  plus  forte.  C'est  là  ce  que  l'exa- 
men d'un  grand  nombre  de  sujets  divers  nous  fait  croire,  quoique 
nous  ne  puissions  trouver  aucun  exemple  décisif  dans  les  crânes 
reproduits.  Mais  c'est  ici  que  le  génie  de  l'analogie,  comme  un 
ange  gardien,  doit  veiller  à  nos  côtés,  pour  nous  empêcher  de  mé- 
connaître dans  un  cas  douteux  une  loi  à  laquelle  nous  devons  rendre 
hommage,  même  lorsqu'elle  ne  se  manifeste  pas  avec  une  pleine 
évidence. 

Nous  voyons  enfin  en  regard  le  singe  et  l'homme.  On  aper- 
cevra maintenant  dans  la  mâchoire  de  l'homme  l'os  intermaxillaire 
séparé  et  uni.  Peut-être  aurait-il  fallu  donner  ici  des  figures  plus 
complètes  et  plus  variées,  mais,  dans  la  période  qui  pouvait  être 
la  plus  féconde,  l'intérêt  que  je  ressentais  pour  cette  branche 
particulière  d'études  cessa  pour  moi,  et  nous  devons  déjà  être 
très-reconnaissant  qu'une  digne  société  de  naturalistes  ait  bien 
voulu  honorer  ces  fragments  de  son  attention  et  conserver  ces 
souvenirs  de  recherches  consciencieuses  dans  le  recueil  inalté- 
rable de  ses  actes. 

Nous  prions  le  lecteur  de  nous  suivre  encore  sur  un  autre  point, 
car  M.  Geoffroy  Saint-Ililaire  nous  oblige  à  examiner  un  second 
organe. 


500  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

La  nature  est  éternellement  digne  d'une  étude  respectueuse; 
éternellement  elle  laissera  voir  ses  secrets  à  Tesprit  attentif  qui 
^'étudiera  avec  intelligence;  elle  nous  en  livre  d'elle-même  une  par- 
tie; ceux  qu'elle  cache,  elle  donne  à  Tobservateur,  au  penseur  des 
indications  de  toute  espèce  pour  les  découvrir.  Nous  ne  devons  dé- 
daigner aucun  des  procédés  qui  peuvent  nous  conduire  à  mieux 
distinguer  les  formes  extérieures  des  objets  et  à  mieux  pénétrer 
dans  leur  organisation  intime.  Dans  la  circonstance  actuelle,  nous 
montrerons  le  parti  que  Ton  peut  tirer  de  l'étude  de  la  fonc- 
tion, qui,  bien  conçue,  doit  être  considérée  commerêtre  en  activité; 
suivant  les  pas  de  Geoffroy  Saint-Hilaire,  nous  parlerons  du  bras 
de  l'homme  et  des  membres  antérieurs  des  animaux. 

Nous  ne  voulons  nullement  faire  étalage  d'érudition,  mais  nous 
rappellerons  d'abord  les  opinions  d'Aristote,  d'Hippocrate  et  de  Ga- 
lien.  Les  Grecs,  avec  leur  imagination  sereine,  attribuaient  à  la 
nature  une  délicieuse  intelligence.  Elle  avait  selon  eux  tout  dis- 
posé avec  tant  d'adresse ,  que  nous  devons  en  elle  toujours 
trouver  tout  parfait.  Aux  animaux  puissants  elle  a  donné  des 
griffes  et  des  cornes;  aux  animaux  plus  faibles  la  légèreté  des 
pieds.  Mais  l'homme  a  été  l'objet  de  soins  particuliers;  si  elle  lui 
a  donné  une  main  habile  à  tout  faire,  c'est  pour  qu'il  remplaçât 
les  griffes  et  les  cornes  par  l'épée  et  par  la  pique.  Le  motif  que 
Ton  donne  pour  expliquer  pourquoi  le  doigt  médium  est  plus  long 
que  les  autres  est  on  ne  peut  plus  amusant*. 

Pour  nous,  reprenons  les  planches  du  grand  ouvrage  de  D'Alton, 
et  dans  ce  riche  recueil  cherchons  des  documents  pour  nos  ob- 
servations. 

Nous  supposons  que  tout  le  monde  sait  avec  quelle  merveilleuse 
intelligence  l'avant-bras  chez  l'homme  est  lié  avec  la  main.  — 
Examinons  les  carnassiers;  nous  voyons  que  leurs  griffes  et  leurs 
ongles  ne  sont  aptes  et  ne  sont  occupés  qu'à  leur  préparer  leur 
nourriture;  sauf  un  certain  instinct  pour  sauter  et  s'ébattre  en  se 
jouant,  ils  vivent  subordonnés  entièrement  à  leur  mâchoire  et  sont 
les  esclaves  de  leur  appareil  nutritif. — Chez  le  cheval,  les  cinq  doigts 
sont  enfermés  dans  un  sabot.  La  raison  seule  nous  prouverait 
l'existence  des  cinq  doigts,  quand  même  certaines  monstruosités 
ne  nous  montreraient  pas  le  sabot  partagé  en  cinq  parties.  Celte 

*  Toir  Galien,  De  mu  partium,  livre  II,  chap.  ÎX.  Galien  croit  que 
cette  inégalité  favorise  la  préhension  des  objets.  «  Ha  enim  omma,  quas 
manus  per  digitos  oMbit,  probe  parada  fuerint.  »  (Trad.  Chariicr.} 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  501 

noble  créature  n'avait  besoin  d'exercer  aucune  violence  pour  se 
nourrir;  un  pâturage  en  plein  air,  défendu  contre  la  trop  grande 
humidité,  lui  suffit;  elle  paraît  n'avoir  été  organisée  que  pour  errer 
et  courir  sans  cesse  ;  sa  pétulance  exige  un  mouvement  sans 
repos;  c'est  là  ce  qui  la  charme  surtout,  et  les  hommes  ont  su  pour 
leurs  passions  tirer  un  excellent  parti  de  cette  disposition  natu- 
relle. —  L'examen  du  même  organe  dans  les  diverses  races  ani- 
males nous  montre  que  les  fonctions  en  sont  d'autant  plus  par- 
faites que  l'animal  peut  plus  facilement  le  tourner  en  dehors 
(supination)  et  en  dedans  (pronation).  Beaucoup  d'animaux  peu- 
vent prendre  cette  position,  mais,  comme  ils  se  servent  néces- 
sairement de  leurs  membres  antérieurs  pour  marcher,  ils  sont 
rarement  tournés  en  dehors;  le  radius,  lié  organiquement  au 
pouce,  se  trouve  donc  presque  toujours  tourné  en  dedans;  comme 
c'est  sur  lui  que  porte  le  centre  de  gravité,  il  grossit,  et  il  occupe 
à  lui  seul  presque  toute  la  place.  Parmi  les  m.ains  et  les  avant-bras 
les  plus  agiles,  on  peut  citer  ceux  de  l'écureuil;  ils  ne  sont  pas  deve- 
nus épais  et  lourds,  parce  qu'il  est  fréquemment  debout  et  sautille 
sans  cesse.  Rien  n'est  plus  joli  que  de  voir  un  écureuil  ôter  à  une 
pomme  de  pin  ses  écailles;  quand  il  rejette  la  tige  centrale,  elle 
est  entièrement  nue;  on  devrait  tâcher  d'observer  si  ces  animaux, 
en  saisissant  les  écailles  pour  manger  les  semences  ne  les  détachent 
pas  en  suivant  Tordre  spirale  de  leur  insertion.  C'est  le  lieu  de 
faire  remarquer  que  les  deux  dents  de  devant  des  rongeurs  sont 
attachées  à  Tos  intermaxillaire;  elles  ne  sont  pas  figurées  sur  mes 
planches,  mais  on  les  trouve  sous  des  aspects  variés  dans  D'Alton, 
il  est  bien  curieux  que,  par  une  mystérieuse  harmonie,  le  dé- 
veloppement des  dents  de  devant  soit  ici  en  rapport  avec  la 
souplesse  de  la  main.  Chez  les  autres  animaux,  les  dents  saisis- 
sent directement  la  nourriture;  chez  ceux-ci,  elle  est  portée 
adroitement  à  la  bouche  par  les  mains  ;  les  dents  n'ont  donc  plus 
qu'à  ronger,  et  ce  travail  devient  en  quelque  sorte  technique.  Ici 
nous  sommes  tentés  de  retourner  le  proverbe  grec,  et  de  dire  : 
les  animaux  sont  tyrannisés  par  leurs  organes  »;  en  effet,  ils  sont 
poussés  par  ces  organes  à  une  certaine  espèce  d'activité  qui  ne 
cesse  pas,  même  quand  elle  est  inutile  ;  c'est  ainsi  que  les  ron- 
geurs, quand  ils  n'ont  plus  faim,  continuent  à  ronger,  et  ils 
détruisent  ce  qui  les  entoure,  jusqu'à  ce  qu'enlhi,  avec  le  castor, 

*  Voir  plus  haut  la  dernière  lettre  à  Huniboldt,  page  551 


502  îsOTES  ET  FRAGMENTS. 

cet  instinct  prenne  une  application  intelligente  et  devienne  un 
instinct  architeclonique. 

Arrêtons-nous  sur  cette  voie  qui  nous  entraînerait  dans  des 
détails  sans  fin,  et  abrégeons. 

Plus  un  animal  porte  sur  ses  membres  antérieurs,  plus  son 
radius  prend  de  force,  avons-nous  dit,  plus  il  emprunte  au 
cubitus;  à  la  fin,  celui-ci  disparaît  presque,  et  il  ne  reste  que 
Foléocrâne  (pointe  du  coude)  pour  former  l'articulation  indispen- 
pensable  avec  le  haut  du  bras.  L'étude  des  planches  de  D'Alton  don- 
nera sur  ce  point  les  enseignements  les  plus  précis;  partout  on  voit 
la  fonction  spéciale  en  harmonie  vivante  avec  chacune  des  formes. 

Pénétrons  maintenant  par  une  nouvelle  porte  dans  les  mys- 
tères de  la  nature  en  étudiant  les  cas  où  l'organe  entier  ne  laisse 
de  lui-même  qu'une  indication  et  même  où  la  fonction  cesse 
complètement.  Que  Ton  examine  dans  l'ouvrage  de  D'Alton  les 
êchassiers,  et  l'on  verra,  depuis  l'autruche  jusqu'au  casoar  de  la 
Nouvelle-Hollande,  l'avant-bras  se  raccourcir  et  se  simplifier  par 
degrés.  Quoique  cet  organe,  qui  fait  de  l'homme  un  homme  et 
de  l'oiseau  un  oiseau,  paraisse  à  la  fin  abrégé  d'une  façon  si 
étrange  qu'il  pourrait  passer  pour  une  déformation  accidentelle, 
cependant  on  peut  encore  très-bien  reconnaître  chaque  partie; 
l'analogie  des  formes  est  incontestable;  malgré  l'allongement,  les 
points  d'attache  restent  les  mêmes  ;  malgré  la  diminution,  les 
rapports  de  position  ne  changent  pas. 

Dans  les  recherches  de  haute  ostéologie  animale,  jamais  on  ne 
doit  perdre  de  vue  ce  principe  important;  Geoffroy  l'a  parfai- 
tement aperçu  et  nettement  formulé  :  un  os  qui  paraît  se  cacher 
doit  se  trouver  auprès  de  son  voisin  habituel.  U  est  également 
pénétré  d'une  autre  grande  vérité  qui  se  rattache  immédiatement 
à  la  première  :  La  nature,  en  bonne  administratrice,  s'est  fixé 
une  certaine  somme  à  dépenser,  un  certain  budget;  elle  se  réserve 
un  droit  absolu  de  virement  d'un  chapitre  à  un  autre,  mais  elle 
ne  dépasse  jamais  dans  les  dépenses  le  total  fixé  ;  si  elle  a  trop 
dépensé  d'un  côté,  elle  fait  ailleurs  une  économie  égale,  et  tou- 
jours elle  arrive  à  une  balance  en  équilibre  parfait.—  M.  Geoffroy 
reconnaît  que  ces  deux  principes,  qui  ont  rendu  tant  de  services 
à  nos  savants  allemands,  lui  ont  également  été  on  ne  peut  plus 
utiles  pendant  sa  carrière  scientifique,  et  grâce  à  eux  est  mis 
de  côté  le  triste  secours  que  l'on  trouvait  dans  la  théorie  des 
causes  finales. 


NOTES  ET  FRAGMENTS.  503 

J'en  ai  dit  assez  pour  montrer  que  le  labyrinthe  de  notre 
organisme  doit  être  étudié  dans  chacune  de  ses  manifestations, 
quelle  qu'elle  soit,  si  nous  voulons  arriver  par  la  contemplation 
du  fait  sensible  à  la  connaissance  du  fait  intime. 


Tout  ce  qui  précède  montre  que  Geoffroy  s'est  élevé  à  une 
haute  manière  de  voir,  en  harmonie  avec  l'idée  la  plus  générale 
de  la  science.  Mallieureusement  sa  langue  pèche  souvent  par 
l'inexactitude  de  l'expression,  et  par  ce  motif  la  discussion  me- 
nace de  s'embrouiller.  Qu'il  nous  soit  permis  de  relever  modeste- 
ment ce  défaut  ;  nous  ne  pouvons  pas  laisser  passer  cette  occasion 
de  faire  remarquer  combien  d'erreurs  graves  ont  pour  cause, 
dans  les  livres  français  et  dans  les  discussions  des  h-^nimes  les 
plus  distingués,  l'emploi  de  mots  périlleux.  On  croit  parler  en 
prose  toute  pure,  et  l'on  a  déjà  employé  des  métaphores  ;  à  ces 
métaphores,  chacun  donne  une  portée  différente  ;  on  les  reprend 
pour  les  continuer  dans  un  sens  tout  autre,  et  les  discussions 
deviennent  ainsi  des  énigmes  insolubles. 

Matériaux.  —  On  emploie  ce  mot  pour  désigner  les  parties 
d'un  être  organisé,  parties  qui,  réunies,  forment  un  ensemble  ou 
une  portion  subordonnée  de  l'ensemble.  L'os  intermaxillaire,  Il 
mâchoire  supérieure,  les  os  palatins,  seront  les  matériaux 
qui,  réunis,  forment  la  voûte  palatine  ;  Thumérus,  le  radius, 
le  cubitus,  les  divers  os  de  la  main,  seront  les  matériaux 
dont  se  composent  le  bras  de  l'homme  et  le  membre  antérieur  de 
l'animal.  Or  ce  mot  matériaux,  pris  dans  son  sens  le  plus  géné- 
ral,, désigne  des  objets  qui  ne  se  ^tiennent  pas,  qui  n'ont  aucun 
rapport  entre  eux;  des  poutres,  des  planches,  des  lattes  sont  des 
matériaux  avec  lesquels  on  peut  faire  des  constructions  de  toute 
nature,  et,  par  exemple,  un  toit;  la  tuile,  le  cuivre,  l'étain,  le 
zinc  n'ont  rien  de  commun  avec  ces  objets,  et  cependant  ils  ser- 
viront aussi  à  couvrir  ce  toit.  Nous  devons  donc,  en  lisant  ce  mot 
français,  lui  donner  une  signification  qui  dépasse  de  beaucoup  !e 
sens  habituel;  nous  le  regrettons,  parce  que  nous  prévoyons  les 
conséquences  fâcheuses  de  cette  extension. 

Composition.  —  Expression  non  moins  malheureuse;  aussi  mé- 
canique que  la  précédente.  Les  Français,  qui  ont  réfléchi  et  écrit 
sur  les  arts  avant  nous,  ont  introduit  ce  mot  dans  notre  théorie 
artistique;  on  dit:  le  peintre  compose  (componirt)  son  tableau; 


504  NOTES  ET   FRAGME>TS. 

le  musicien  même  a  reçu  pour  toujours  le  nom  de  compositeur 
(componist),  et  cependant,  si  Tun  et  Taulre  veulent  mériter  le 
vrai  nom  d'artiste,  leur  œuvre  ne  sera  pas  une  juxtaposition  de 
parties;  pour  être  en  harmonie  avec  la  nature  et  avec  l'art,  elle 
devra  être  la  réalisation  d'une  image  qui  vit  en  eux,  l'écho  d'une 
liante  émotion.  Dans  la  nature,  comme  dans  l'art,  cette  expres- 
sion rabaisse  ce  qu'elle  veut  désigner.  Les  organes  ne  se  com- 
binent pas  comme  des  éléments  déjà  complets  par  eux-mêmes;  ils 
se  développent  ensemble,  se  modifiant  mutuellement,  en  vue 
d'un  ensemble  nécessaire;  les  fonctions,  la  forme,  la  couleur, 
la  mesure,  la  masse,  le  poids,  sont  autant  de  conditions  parti- 
culières que  l'observateur  étudie  séparément,  mais  qui  n'arrêtent 
en  rien  la  marche  de  la  vie  :  elle  avance  toujours;  elle  cherche, 
elle  essaye,  et,  à  la  fin,  arrive  à  son  épanouissement  complet. 

Embranchement.  —  Encore  un  mot  technique  des  charpentiers, 
qui  indique  faction  de  ioindre  ensemble  des  poutres  et  des  che- 
vrons. Ce  mot  sera  bon  et  expressif  quand  il  s'agira  de  désigner 
l'endroit  où  une  rue  se  partage,  mais  ailleurs  il  ne  vaut  rien. 

Nous  croyons,  dans  les  détails  comme  dans  l'ensemble,  aperce- 
voir ici  le  contre-coup  de  f  époque  où  la  nation  française  était 
sous  f  influence  d'une  philosophie  reposant  sur  les  sens;  on  était 
habitué  à  se  servir  d'expressions  matérielles,  mécaniques,  ato- 
mistiques;  ce  langage  traditionnel  peut  suffire  dans  la  conversa- 
tion ordinaire,  mais,  dès  qu'on  s'élève  dans  le  domaine  des  idées, 
il  est  évidemment  en  contradiction  avec  les  hautes  conceptions 
des  esprits  supérieurs. 

Citons  encore  le  mot  plan.  —  Pour  que  la  composition  des  ma- 
tériaux soit  bonne,  il  faut  supposer  un  ordre  combiné  d'avance; 
cet  ordre  reçoit  le  nom  de  plan,  qui  rappelle  aussitôt  à  f  imagi- 
nation une  maison  ou  une  ville;  mais,  quelle  que  soit  l'intelligence 
avec  laquelle  une  maison  et  une  ville  sont  disposées,  elles  n'ont 
aucune  analogie  avec  un  être  organisé;  cependant,  c'est  à  des 
rues,  à  des  édifices  que  Ton  va  demander  des  comparaisons  ! 
Aussi  l'expression  unité  de  plan ,  qui  résulte  de  la  première , 
conduit  immédiatement  à  des  malentendus,  à  des  réfutations  sui- 
vies de  réclamations,  et  la  question  capitale,  sur  laquelle  tout  re- 
pose, se  trouve  plongée  dans  l'obscurité. 

Unité  du  type  vaudrait  déjà  mieux,  et  conduirait  l'esprit  sur  le 
vrai  chemin;  l'expression  était  si  facile  à  trouver,  qu'elle  est  em- 
ployée très-souvent  dans  le  cours  de  la  discussion  ;  mais  c'est  au 


>'OTES  ET  FRAGMENTS.  505 

début  même  qu'elle  devait  être  placée,  afin  d'aider  à  sortir  de  la 
difficulté. 

Déjà,  en  1753,  le  comte  de  Buffon,  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
imprimait  qu'il  croyait  à  «  un  dessein  primitif  et  général  qu'on 
peut  suivre  très-loin...  sur  lequel  tout  semble  avoir  été  conçu.  » 
{Histoire  naturelle,  tome  IV,  p.  379.) 

a  Est-il  besoin  d'un  autre  témoignage?  » 


Nous  avons  abandonné  longtemps  le  récit  de  la  lutte  ;  il  faut 
maintenant  y  revenir  et  en  raconter  les  suites.  L'écrit  de  Geof- 
froy Saint-Hilaire,  on  se  le  rappelle,  est  du  15  avril  1830.  Tous 
les  journaux  sen  occupèrent  aussitôt  pour  le  défendre  ou  l'atta- 
quer. Au  mois  de  juin,  la  Bévue  encyclopédique  traita  la  ques- 
tion, non  sans  sympathie  pour  Geoffroy.  Elle  déclara  que  cette 
lutte  était  européenne,  et  que  Tintérêt  qu'elle  offrait  dépassait  le 
monde  savant.  Elle  inséra  in  extenso  un  article  du  remarquable 
naturaliste,  qui  mérite  d"être  lu  par  tout  le  monde,  parce  que,  en 
peu  de  pages,  il  expose  nettement  la  question.  On  voit  quelle  pas- 
sion les  débats  excitaient,  pu'sque,  le  19  juillet,  jour  où  la  fer- 
mentation politique  était  si  vive,  de  tels  esprits  s'occupaient 
avec  ardeur  de  cette  question  de  science  théorique  si  éloignée  du 
jour  présent. 

Quoi  qu'il  puisse  résulter  de  cette  controverse,  elle  nous  a  ré- 
vélé la  situation  intérieure  de  l'Académie  des  sciences  de  la 
France.  Si  ce  désaccord  n'a  pas  éclaté  plus  tôt,  voici  quelle  pa- 
raît en  être  la  raison.  Autrefois,  les  séances  de  l'Académie  étaient 
secrètes;  les  membres  seuls  se  réunissaient  pour  discuter  sur 
leurs  expériences  et  sur  leurs  aperçus.  Peu  à  peu  on  voulut  bien 
ouvrir  la  porte  aux  amis  des  sciences  ;  on  ne  put  alors  refuser 
l'entrée  à  tous  les  auditeurs  qui  se  présentaient,  et  on  se  vit  enfin 
en  présence  d'un  public  nombreux.  Tous  ceux  qui  connaissent  le 
cours  des  choses  de  ce  monde  savent  que  toute  discussion  publi- 
que, qu'elle  porte  sur  la  religion,  sur  la  politique  ou  sur  les 
sciences,  devient,  tôt  ou  tard,  un  pur  échange  de  mots.  Les  aca- 
démiciens français,  obéissant  aux  règles  traditionnelles  de  la 
bonne  compagnie,  s'abstenaient  de  toute  controverse  vive  portant 
sur  le  fond  des  choses  ;  on  ne  discutait  pas  sur  les  lectures  ;  les 
Mémoires  étaient  renvoyés  à  l'examen  des  commissions,  et,  tan- 
tôt l'un,  tantôt  l'autre  avait  l'honneur  d'être  inséré  dans  les 


506  NOTES  ET   FRAGMENTS. 

Mémoires  de  l" Académie.  Voilà,  à  ma  connaissance,  comment,  en 
général,  les  choses  se  passaient.  Mais  l'incident  qui  vient  de  se 
présenter  modifiera  ces  habitudes.  Déjà  la  séance  du '.9  juillet  a 
vu  un  conflit  s'élever  entre  les  deux  secrétaires  perpétuels  Cuvier 
et  Arago.  Jusqu'à  présent,  on  ne  donnait  dans  le  procès-verbal 
qu  une  simple  indication  des  titres  des  mémoires  lus,  manière 
de  tout  apaiser  ;  celte  fois,  le  secrétaire  perpétuel  Arago  a  fait  une 
exception  inattendue ,  il  a  résumé  longuement  la  protestation  de 
Cuvier.  Celui-ci  a  blâmé  cette  innovation;  il  a  dit  que  cet  usage 
prendrait  trop  de  temps,  et,  en  même  temps,  il  s'est  plaint  du 
résumé  qu'on  venait  de  lire  comme  étant  incomplet.  Geoffroy 
Saint-Hilaire  a  rappelé  que  d'autres  académies  avaient  celte  habi- 
tude. On  lui  a  répliqué,  et  enfin  on  a  rerais  la  décision  à  une 
autre  délibération. 

A  la  séance  du  11  octobre,  Geoffroy,  dans  un  mémoire  sur  les 
formes  particulières  de  la  partie  postérieure  de  la  tête  du  cro- 
codile et  du  téléosaure,  a  reproché  à  M.  Cuvier  d'avoir  mal  ob- 
servé. Celui-ci  s'est  levé,  tout  à  fait  contre  sa  volonté,  assure-t-il, 
mais  parce  qu'il  ne  pouvait  laisser  cette  accusation  sans  réponse, 
^ous  avons  eu,  ce  jour-là,  un  exemple  frappant  des  grands  in- 
convénients qu'il  y  a  à  engager  une  discussion  sur  une  question 
générale  à  propos  d'un  fait  isolé. 

C'est  à  M.  Geoffroy  que  nous  voulons  laisser  le  soin  de  raconter 
une  des  séances  suivantes.  Voici  ce  qu'il  écrit  à  la  Gazette  médi- 
cale du  28  octobre  : 

«  La  Ga%ette  médicale  et  les  autres  feuilles  publiques  ayant 
répandu  la  nouvelle  de  la  reprise  de  l'ancienne  controverse  entre 
M.  Cuvier  et  moi,  on  est  accouru  à  la  séance  de  l'Académie  des 
sciences  pour  entendre  M.  Cuvier  dans  les  développements  qu'il 
avait  promis  de  donner  sur  le  rocher  des  crocodiles.  La  salle  était 
pleine  de  curieux;  par  conséquent,  ce  n'était  pas  de  ces  zélés  dis- 
ciples, animés  de  l'esprit  de  ceux  qui  fréquentaient  les  jardins 
d'Académus,  et  Ton  y  distinguait  les  manifestations  dun  parterre 
athénien,  livré  à  bien  d'autres  sentiments.  Cette  remarque,  com- 
muniquée à  M.  Cuvier,  le  porta  à  remettre  à  une  autre  séance  Ja 
lecture  de  son  mémoire.  Muni  de  pièces,  j'étais  prêt  à  répondre. 
Cependant  je  me  suis  réjoui  de  cette  solution.  Je  préfère  à  un 
assaut  académique  le  dépôt  que  je  fais  ici  du  résumé  suivant, 
résumé  que  j'avais  rédigé  d'avance,  et  que  j'eusse,  après  l'impro- 


NOTES  ET  FRAGMENTS  507 

visation  devenue  nécessaire,  remis  sur  le  bureau  à  titre  de  ne 
varietur^.  » 

Depuis  ces  événements,  une  année  s'est  déjà  écoulée,  et  ce  que 
nous  avons  dit  montre  que,  même  après  la  grande  explosion  po- 
litique, nous  avons  suivi  avec  attention  les  résultats  de  la  grande 
explosion  scientifique.  Pour  rattacher  au  présent  tout  ce  qui 
précède,  nous  dirons,  pour  terminer,  que  nous  croyons  avoir 
remarqué  que  depuis  ce  temps  nos  voisins  se  livrent  à  leurs 
'recherches  dans  ce  champ  de  la  science  avec  un  esprit  plus  large 
et  plus  libre  que  par  le  passé. 


*  Geoffroy  Saint-Hilaire  terminait  son  résumé  par  ce  passage  dont 
Gœthe  n'a  pas  parlé,  mais  que  nous  devons  citer  : 

a  ...  Je  ne  veux  pas  reproduh^e  encore  ce  conflit  perpétuel  des  deux 
grandes  doctrines  entre  lesquelles  le  monde  savant  est  partagé  depuis 
si  longtemps.  —  Celte  réflexion  m'est  suggérée  par  la  première  autorité 
de  l'Allemagne,  à  la  fois  grand  poëte  et  profond  philosophe,  le  célèbre 
Gœthe,  qui  vient  d'accorder  à  mon  ouvrage  le  plus  grand  honneur  qu'un 
livre  français  uuisse  recevoir.  Cet  homme  célèbre  vient  en  effet  d'insérer 
dans  le  plus  considéré  aes  journaux  litleraires  de  Berlin  {Annales  de  cri- 
tique scientifique]  une  analyse  très-étendue  de  ce  livre.  Là  il  signale  la 
controverse  scientitique,  née  dans  le  sein  de  l'Académie  des  sciences  de 
Paris,  entre  M.  Cuvier  et  moi,  comme  un  événement  très-important 
qu'il  serait  déraisonnable,  dit-il,  déconsidérer  comme  devant  seulement 
conduire  à  des  dissentiments  personnels,  quand  il  le  faut  voir  ae  plus 
haut,  dans  son  avenir  et  son  utilité  générale.  Gœthe  considère  une  à  une 
les  pièces  de  ce  procès  scientifique  et  les  pèse  dans  une  balance  équi- 
table; et,  bien  qu'il  ait  terminé  en  s'appliquant  ce  mot  de  Montaigne  : 
Je  ne  juge  pas,  je  raconte,  quelque  peu  de  sa  sympathie  pour  l'une  des 
opinions  se  révèle  à  qui  en  cherche  i.:  manifestation.  Avant  d'en  venir 
aux  divers  sujets  de  l'ouvrage,  qu'il  analyse  succinctement,  Gœthe  entre- 
prend de  prouver  qu'étant  connus  les  écrits,  les  pensées  et  les  faits  de 
caractère  des  deux  i-iaturaiisles  en  dissentiment  (ce  qu'il  expose  dans  des 
biographies  étendues),  le  choc  survenu  en  mars  dernier  était  inévitable, 
car  ce  n'est  pas  seulement  un  parallèle  des  personnes  qu'il  présente, 
c'est  aussi  une  appréciation  des  deux  méthodes,  dites  à  priori  et  à  pos- 
teriori, appréciation  digne  de  ce  génie  supérieur.  Dans  cette  savante  ana- 
lyse des  sentiments,  circonstances  et  faits  de  la  dernière  lutte,  où  l'il- 
lustre auteur  puise  ses  motifs  de  croire  pour  l'avenir  à  de  nouveaux 
engagements,  il  aurait  donc  prévu,  et  par  conséquent,  à  l'avance,  déjà 
employé  notre  actuel  dissentiment  sur  la  partie  supérieure  du  rocher 
chez  les  animaux  ovipares.  » 


508  NOTES  ET  FRAGMENTS. 

Dans  celte  liiUe,  nous  avons  vu  citer  les  noms  allemands  de 
nnjaniis,  Carus,  Rielmeyer,  Meckel,  Oken,  Spix,  Tiedemann.  Si, 
comme  on  peut  le  supposer,  les  services  rendus  par  ces  savants 
sont  reconnus  et  mis  à  profit,  si  la  méthode  synthétique,  que 
la  science  allemande  ne  peut  abandonner,  gagne  plus  de  crédit, 
nous  jouirons  dans  l'avenir  du  bonheur  d'avoir  pour  toujours, en 
France,  des  collaborateurs  sympathiques. 

Woim;n\  mars  1S32 


ri»    Du    DEUXIEME    El    bEhUtlEh    VOLUKÀ 


TABLE   ANALYTIQUE 


Aheken,  II,  51. 

Abrantès  (duchesse  d'),  11,  401. 

Accessible  et  inaccessible;  leur  distinc- 
tion, 537.  II,  349. 

Achille,  oli. 

Acteurs  du  théâtre  de  Weimar,  183.  Un 
acteur  doit  prendre  des  leçons  d'un 
sculpteur,  d'un  peintre,  etc.,  5"28. 

Activité  de  l'âme;  base  de  la  croyance  en 
l'immortalité,  II,  80. 

Adam  est-il  le  père  de  tous  les  hommes? 
11,  39. 

Adelghis,  tragédie,  11, 420. 

Adversaires.  Il  ne  faut  jamais  s'occuper 
d'eux,  433. 

Affinités,  roman,  43.  Sens  de  cette  œu- 
vre, 121.  Elle  est  le  développement 
d'une  idée,  364.  Sa  vérité,  II,  83, 180. 

Aisance.  Caractère  des  belles  œuvres 
d'art,  II,  153. 

Alexandre  I"  de  Russie,  11,  475. 

Alexis  et  Dora,  poëme,  227. 

Allemagne.  Elle  était  jeune  eu  même 
temps  que  Gœthe,  93.  Elle  est  encore 
loin  d'une  civilisation  comparable  à 
celle  de»  Grecs,  oo3.  La  science    en 


Allemagne,  430.  Excès  de  la  ré^île- 
mentation,  II,  20.  L'ancienne  Alle- 
magne n'a  plus  d'intérêt  pour  nous, 
33.  En  quel  sens  son  unité  est  possi- 
ble et  désirable,  65.  Influence  de  l'idée 
de  la  liberté  individuelle,  116.  Sos  di- 
visions, 198.  Son  avenir,  206. 

Allemands.  Leur  style,  122.  Flexibilité 
de  leur  langue,  150.  Goût  excessif 
pour  les  analyses  profondes,  562. 
Abus  de  la  philosophie,  II,  22.  lis 
n'ont  pas  de  langue  comique,   456 

Alonzo  (don),  roman,  II,  392. 

Amour.  11  est  toujours  original,  II,  187. 

Angoulême  {duc  d'),  100. 

Ame.  Sa  destinée  éternelle,  150,  II,  8. 
Sa  nature.  11,185,  341. 

Amélie,  duchesse  de  Saxe-Weimar,  II, 
84. 

Ampère,  2i2.  Visite  à  Gœthe,  352,  358. 
Jugé  par  Gœthe,  559.  Départ  de  Wei- 
mar, 564.  Son  étude  sur  Gœthe,  II, 
388. 

Analomie  plastique,  II,  329. 

Ane  mort  et  la  femme  guillolinée  {/'),  ro 
man,  II,  194. 

Anglais.  Leur  style,  125.  Gœthe  s'est 
beaucoup  occupé  d'eux,  150.  Leur  iu- 


510 


TABLE  A>ALYTIQUE. 


iluence  sur  la  littérature  allemande, 
146.  Leur  aisance  à  l'étranger,  II,  19. 
Us  se  ressemblent  plus  entre  eux  que 
les  Allemands,  116.  Egoïsme  de  leur 
politique,  146.  Abus  révoltants  de  leur 
oiganisation  religieuse,  2l6. 

Annales,  90. 

Antigone,  513. 

Anliquité,  sa  supériorité  sur  les  temps 
modernes,  97,  II,  464. 

Architecture^  44.  Est  une  musique 
li.\ée,  II,  99.  Goethe  architecte,  83, 
II,  83,  87,  106. 

Aristophane,  II,  436. 

Arislote,  H,  53,  4*32,  468. 

Arnault,  II,  176. 

Art.  Quels  sont  les  sujets  religieux 
qu'il  peut  traiter,  129. 

Art  et  antiquité,  journal,  29. 

Artiste.  11  est  l'esclave  et  le  maître  de  la 
nature,  549.  Il  n'y  a  pas  d'artiste  sans 
maîtres,  II,  201.  La  grandeur  de  l'ar- 
tiste dépend  de  la  grandeur  de  son 
caractère,  248.  Vrais  principes  de 
l'artiste,  103.  II  trouve  sa  meilleure 
récompense  dans  le  plaisir  du  travail, 
111. 

Aurore  à  Capocavana  (/'),  drame,  I], 
446. 

Autographes,  16. 

Avare  (/'),  de  Molière  est  use  tragédie, 
213. 

Avenir  du  monde,  101. 


Bacon.  Ressuscitant  eu  1809,  431. 

Ballanche,  H,  191. 

Balzac,  II,  191. 

Baromètre,  23,  115,  355. 

Barthélémy,  II,  599. 

Baùn,  II,  598. 

Beau.  Ne  peut  se  définir,  342.  Conditions 
de  sa  réalisation,  545. 

Beaumarchais,  II,  150. 

Beethoven,  15,  41. 

Beniham,  II,  170,  216. 

Béranger,  25,  264.  Talent  exceptionnel, 
287.  Mérite  de  ses  chansons,  291. 
Rapproché  des  romanciers  chinois, 
297.  Sa  vie,  536.  Services  qu'il  a  ren- 
dus. 539.  Fécondité  de  son  génie,  II, 
4.  Emprisonnement  mérité,  103, 153. 
tloge,  196.  11  n'a  pas  obéi  servile- 


ment à  un  parti,  294.  Rapproché  des 
poètes  serbes,  433. 

Berlin,  68,  71. 

Berlinois,  II,  21. 

Bernardin  de  Saint-Pierre,  II,  338. 

Bible.  Considérée  comme  un  moyen  da 
gouvernement  par  Napoléon,  II,  120, 
Peut  être  considérée  comme  un  livre 
dangereux,  221.  Comment  il  faut  la 
juger,  317. 

Bienfaisance  secrète  de  Gœlhe,  II,  535 

Bignon,  II,  162. 

Blucher,U2,  II,  124. 

Blàmauer,  II,  456. 

Blu7)ienbach,  15,  II,  407. 

Bnjamis,  II,  307. 

Bohême,  II,  111. 

Boisserée,  II,  182. 

Bonaparte  (Lucien),  II,  6.  Èlisa,  481. 
Laetitia,  248.  (Voir  Napoléon.) 

Bonheur  militaire,  chanson,  71. 

Bouilly,  II,  45. 

Bourrienne,  II,  110. 

Brandt,  97. 

£m/o/(lord),II,  219. 

Buch  (léo^.  des  11,  89. 

Biiffon  jugé  par  Gœlhe,  II,  490. 

Biirger.  Nature  de  .-ou  talent,  217.  Ses 
chansons,  538. 

Burns,  537. 

Bijron  s'inspire  de  Faust,  2t.  Eloge,  42. 
Influence  sur  Goethe,  65.  Son  Catn,91, 
557.  Limites  de  son  talent,  109.  Rap- 
proché du  Tasïe,  157.  Il  n'a  pas  d'é- 
gal en  Allemagne,  146-  Enfantillage, 
138.  Beauté  de  son  talent,  165.  Son 
respect  singulier  pour  la  loi  des  uni- 
tés, 166.  ^on  caractère,  167.  Juge- 
ment de  Parry,  221.  Son  esprit  néga- 
tif, 250.  Relations  avec  Gœthe,  240. 
Comparé  à  Shakspeare,  246.  Caractère 
de  ses  peintures,  370,  571.  Sa  vie  en 
pleiu  air,  II,  15.  Ses  œuvres  peuvent 
servir  à  former  noire  âme,  78.  Rap- 
proché de  Milton,  168.  Il  a  su  s'effacer 
dans  Marino  Faliero,  193.  Persécuté, 
200.  Goût  fatal  pour  la  polémique, 
245.  Don  Juan,  435.  Manfred,  457. 
Caîn,  438 


Cagliostro,  II,   91. 

Caldérou,  106.  N'a   pas  eu   d'influence 


TABLE  ANALYTIQUE. 


514 


sur  Gœllie,  215.  Perfection  scénique 
de  ses  œuvres,  243.  Loué  par  Schle- 
gel,  324.  .luge  par  Goethe,  II,  445. 

Campagnes.  Leur  population  sauve  les 
sociétés  modernes,  II,  48. 

Campe,  II,  226. 

ilamper,  II,  494. 

Canal  du  Danube,  113. 

Crtm/o//^,  II,  307. 

Kanning,  2G1. 

Kapo  cr [stria,  II,  102. 

Capitales.  Leurs  dangers,  11,67. 

C«/'«c/ére.  Chacun  a  le  droit  de  conserver 
le  sien,  127.  Manque  de  caractère  du 
temps  actuel,  225.  Les  caractères  his- 
toriques tracés  par  îe  poëte  ne  sont 
jamais  exacts,  500,  II,  415.  La  gran- 
deur de  caractère  fait  le  grand  artiste, 
II,  247. 

Carlyle,  377,  587.  Son  article  sur  Goethe, 
II,  47.  Ses  traductions,  441,  443. 

C'irmarjnola,  tragédie.  II,  407, 

Cai  radie,  II,  141. 

Car  us,  509,  II,  507. 

Catherine  de  \Yurtemberg,  II,  480. 

C«//;o/i9HW,  II,  107,108,117. 

Causes  finales.  Tiiéorie  fausse,  II,  256, 
502.  ifentimeut  juïte,  548. 

Célibataires,  chef-d'œuvre  d'Iffland,119. 

Cent  et  un  (le  livre  des),  II,  597. 

César.  Sujet  de  tragédie  proposé  par 
ISupoléon,  83. 

Chansons  populaires,  558,  II,  447. 

Chaut  de  deuil  du  Nadoessii,  poëme,II, 
100. 

Charles  X,  roi  de  France,  II,  239,  475. 

Charles-Auguste. CAVàclère  de  son  règne, 
200.  Sa  mort,  II,  25.  Jugé  par  Gœthe, 
55,  60.  Un  règlement  de  prince,  125. 
Activité  de  son  esprit,  246.  Sa  nature 
démoniaque,  270. 

Chastes  (Philarète),  II,  598. 

Chateaubriand,  262,  U,  155,  558,  402. 

Chinois,  22.  Leurs  romans,  296. 

Chodowiecky,  46. 

Christ.  Dieu  était  avec  lui,  90.  S'il  re- 
paraissait, il  serait  encore  cruciilé.  II, 
22.  Comment  les  peintres  doivent  le 
représenter,  215.  Descente  du  Christ 
aux  enfers,  poésie,  238,  11,218. 

C'iristianisme.  Ce  qu'il  est,  II,  79. 

Citoyen  général  [le),  comédie,  II,  75. 

Claudique  et  romantique,  II,  52.  Défi- 
iiidon,  102.  Origine  de  cette  lutte. 
224. 


Claudine  de  Villa-Bella,  opéra,  11,  109, 
123. 

Clavijo,  II,  9.  Lu  par  Tieck,  45. 

Collection.  Toute  collection  d'êtres  tend 
à  se  résumer  dans  un  seul  individu, 
II,  89. 

Composition  d'un  tableau.  C'est  d'elle 
que  dépend  le  coloris.  II,  184. 

Concision  poétique.  Sa  nécessité,  58. 

Congres  scientifiques.  Leur  utilité,  II, 
105. 

Conseils.  Comment  il  faut  les  donner, 
II,  245. 

Cophte  {le  Grand),  drame,  II,  250. 

Cordellier-Delauoue,  II,  225. 

Corneille,  351. 

Cornélius,  II,  184. 

Corps.  Son  influence  sur  l'esprit,  II,  5. 

Corrége,  2.52. 

Coudrag,  U,  568,  II,  87. 

Cour,  159. 

Coîirier  (Paul-Louis),  U,  281. 

Cousin  (Victor).  241.  Ses  travaux  rap- 
prochent l'Allemagne  et  la  France,  II, 
52.  Liberté  de  ses  vues,  92.  Qualités 
de  son  esprit,  102,  107.  Il  lancera  les 
Français  dans  une  voie  nouvelle,  169, 
556. 

Ciéon,  518. 

Critique.  Dangers  de  la  critique  destruc- 
tive, 510.  Vraie  méthode  de  critique, 
II,  177. 

Cr«?.sff(/e.5, déviation  de  l'histoire, II,  139. 

Croi.r.  Abus  que  l'on  en  fait,  II,  215. 

Croquis.  Vraie  manière  de  les  faire,  219. 

Cupidon,  enfant  effronté,  poésie,  U,  109, 
113,  123. 

Cuvier.  Qualités  et  défauts  de  son  es- 
prit, II,  170.  Portrait,  484.  Sa  vie,48S. 
Son  antipathie  injuste  pour  les  doc- 
trines aiiemauJes,  489. 

Cycle  biblique  proposé  aux  artistes, 
U,  213. 


D'Alemhert.ùn,  II,  375. 
D'Mlon,  196,  509,  II,  498,  500,  502. 
Danses  des  morts,  absurdes,  II,  103. 
Dante,  146,  554. 
)  Daphnis  et  Chtoé,  II,  272,  278,279,  2S1. 
Daru,  82. 

Dauhenlon,  II,  492. 
Z^ai'iti  (d'Angers).  Envoi  à  Gœthe,  11,189, 


51'2 


TA1>LE   ANAL\1KUE. 


David  (\.ou\>),l\.\0\. 

Déroratiotts.  ComnuMit  il  los  faut  yc'xn- 

,iio,  11,  ISO. 
Drliirroix  (En!;«Mio).r>i>;uiti^  «lo  sos  lilho- 

grjjpliios  sur  Fanât,  -4i>,  U,  3S7. 
JïHaiiiitie  (Casimir),  9G,   iîO^,  11,   lôG, 

r>ru. 

Déim)<ra!<-s.  Coimik'nt  nous  soiumos  lU^ 

mooraios,  578. 
lif^tiiouMQuc.  Sa  ptiissanco,  11,  1ST.  ^JÎU. 

ncMinilion,  â(M.  "iTO.   ruissamos  i\c- 

inoniaquos,  II,  10.  .'iS. 
Drsrhomffs  (Kniilo^  11,  ISH.    100.  Juj..» 

par  (.«vtho.  101. 
D^siiitéressc^m^nf.  Sa  larott^  il.iiis  l'art. 

/)rs.vms.  Mt^rito  »lcs  ilossius  orii^inaux. 
JU>;>. ISousilfvrions moins |>ail<M- «M  plus 
»lossin«''r.  4-0.  Oaus  uno  ci>pi«\  l'halu- 
lol<^  dVxiVuliou  nt>  vaut  pas  la  jus- 
tossoilu  >outimoi\t,  11,  lli.'i. 

I)(^volioit  0  lo  croix.  «Iramo,  11.  HC>. 

Jhirrot,  tO,  'i{\:\  rvi;i.  Il,  TvlS.  ôiîO,  47r>. 

iht'u.  AUus  que  Von  l'ail  ilo  sou  uom, 
77,  Il  uo  faut  pas  touolior  !^  sos  so- 
rrols,  "i-iO.  Sourtv  île  la  nioralil«\  Ti^JO. 
V)>iMo  «laus  la  !Salun\rC>l.  11  a  pour 
iitsIruiuiMUs  los  jjrands  liouuuos,  U, 
10.  (auuuiouI  il  so  mauifovlo  ilaus  lo 
luouilc,  00.  On  uo  «loulo  ]il«is  ilo  Oiou, 
1  IS.Sos  miracl.'S  ailui-ls.  '£10.  l.o  vrai 
Du'M,  ^>S.  IVOniliou.  201.  Trofon.!,' 
ij?noraiiro  «lo  riiouuuo  sur  la  uaturo 
tlo  DitMt,  271.  l^iou  vil  ilaus  loijs  los 
»Mros  par  l'auu^ur,  20S.  h'xon  vil  ol 
agit  dans  lo  mondo  aujourd'hui 
♦  onuui>  au  prcmirr  jour  do  la  civa- 
li(U\,  Ô21. 

/)ifN.r.  l  our  riMo  dans  Uoinôro,  11,  ISJ. 

lit  le  II, m:  en.  Jujjt^s  par  Mo/.ari,2M.l.our 
pronom pliou,  2^>0. 

Dnrdfoii  .loih.^;\iro  parluvllu>.  182.  Ixt^- 
tîlo>  qu'il  .sunail,  ISi.  ISO.  .Adoption 
«l'un  nouvol  aoltnir.  101.  Oilliouliô  do 
cousurvor  un  roporloiro.  'iAA. 

IhscussioH'  Kilo  >i(Hl  au\lil>ôraux  comme 
l'action  aux  royalistos,  102. 

l)ivon,$:\.  Il  no  ,lit  pins  neu  A  l'osprit 
do  t;,otl)o,  207.  Coinniont  il  a  ot»^  iVrit, 
U.  0. 

$u  Itttili^mtr  siMc.  Il  o>t  lo  pl.inopa- 
m^uisMMuonl  do  la  lntoralnio  Iran- 
çai>o.  II.  2S:>. 

^orai.  11,  :>S0. 


DohU.  l.a  pôrio.lo  du  douto  est  pass<Se, 

11,  U;v 
Dniviex  trop  loni;s.  Yraio  niauière  do  les 

ahr^jipr,  UU. 
Protiiiifau  (Gustave),  II,  ôllO. 
Du  llirtaf,  11,  ôG:1. 
Ducvigr,  11,  127. 
I):.V},is  ^Alosandro),  U,  i49. 
Di.moitl.  Il,  ltM.013. 
nuirr.  II.  :>. 
Ihival  imadanioVll.OvS. 


Etiu,r.  Manioro  do  passor  le  temps  pen- 
dant nu  s«\iinir  aux  eaux,  U,  006. 
Fb/Tiiriii,  IH,  I2:i.  205. 
Kclcclismi;  11,  S2ô. 
Education  dos  jeunes  gens  destim^s  » 

une  o.irri«^rp  pratique,  11,  22. 
EijMont.  ronr(iuoi  GaMlio  a  modifie  son 

earaoïèio  liisionque,  ôlX>.  Trop  aba^gé 

par  Selùllor.  11,05. 
Ei}oU»ifcl  ouvio.  dons  mauvais  di^mous 

qui  tourmenteront   toujours    riiuir.a- 

nito,  101. 
Eijoismr  universel,  17-. 
h!)loil)>tntt  (oomlosos  d),  22.-I25. 
Kion  Ehcrt.n,  111.  lôO. 
El^{}ie  de  itanfuhhi.  4S.  Gô. 
Eit^iiics  romniuis.  Il,  122  lo  c'iaugonioni 

do  m«"^tre  ol  de  Ion  los  rondrail  licen- 

eieuses,  100. 
Emprunt.  Sa  h^gilimiU'^  en  lilléralure, 

l;kS. 
Enfant}:,  escoUenls  Iwroni^lres,  U,  222. 
iir).V("i<;«('»Mf»/.  01»tluation   des   vieille* 

méihodes.ôO",  120. 
EntàUchic.  (Voir  .\uie.^ 
EturrpiUcincnl  des  forces.  Ses  danijei-s, 

ÎHÎ,  lA;i.  17G. 
Enrur.  Elle  a  toujours,  pour  la  défen- 

div,  la  majorité,  11,  71. 
f:.vvAt//f.  oOl. 
KsckNr^c,  15. 
Esolàtismc  nécessaire.  22(">. 
Esprit  excité  par  le  grand  air,  »"%.  H. 

ir». 

F.UUS  de  niois,  drame,  II,  ôGO 
EtoL'^-Vnis.  leur  avenir,  312. 
EliqHflK,  n"a  plus  de  sens.  Il,  Gl 
FtOH»n»CMt,  le  point   lo  plus  élevé  im'i 

l'esprit  puisse  arriver.  11.  Oô. 
Ehidcs    scccssoires.    leur  utilité.  ITG 


TADLE  ANALYTIQUE. 


511 


¥<i.  Les  études  ne  serrent  qu'autant 

qu'on   leur  donne  un   but  pratique, 

29,96. 
Elvdes  littéraires  et  scientifiques.  Leur 

différence,  II,  90. 
Etude  des  grands  modèles.  Son  influence 

sur  l'âme,  532. 
El'idian'8,  9-4. 
Euclid-e,  4ô0. 
Europe  moderue.  Sa  \\e  artificielle,  II, 

17. 
Euphorion.  Ce  qu'il  symbolise,  U,  155. 
Euripide,  15,  2 15,  50l".  525. 
Erangilei.  Comment  il  faut  les  lire,  11, 

2i5.  Considérés  dans  leur  ensemble, 

leur  authenticité  e&t  incontestable,518. 

(Voir  Bible.) 


Fol>Te  tOUre:.  11,  4:5. 

rabiitr,  II,  1S9. 

Facilité,  caractérise  le  génie.  II,  119. 

Facultés.  -Nécessité  de  les  développer 
toutes,  218. 

Faibleise  sentimentale  du  temps  actuel, 
II,  87. 

Fatalisme  des  musulmans.  Son  analosie 
avec  la  résignation  des  chrétiens,  559. 

Fatalité  moderne,  85,  II,  326. 

Fautiel,  D,  i¥),  425. 

Faïuit,  21.  45, 109.  Ouvrage  de  foo,  loi- 
Goethe  a  mangé  là  son  héritage  d'en- 
fant du  Nord,  259.  N'est  pas  l'incar- 
nation d'une  certaine  idée,  565.  Ana- 
lyse de  la  seconde  partie,  599,  II, 
147,  IbO,  157,  2Ô8,  295,  299.  Comment 
il  s'achève,  II,  9,  2o2.  Comment  il 
a  été  commencé,  85.  Quelle  musi- 
que lui  conviendrait,  87.  Scène  écrite 
à  Rome,  154.  Traduit  en  français,  158. 
Poème  incommensurable,  159.  Com- 
posé de  parties  indépendantes,  2i4. 
il  faut  de  l'érudition  pour  le  lire  avec 
plaisir,  255.  Esprit  général  de  la 
composition,  500.  Illustré  par  De- 
lacroix, 586. 

Fautes  qui  rendent  service,  227. 

Féc^ndllé  durable  des  vrais  grands 
hommes,  H,  5. 

Fausse  fécondité  des  jeunes  gens  in- 
struits, n,  144. 

Femmes  poètes,  153.  Les  femmes  sont 
<^  mauvùâ  critiques,  elles    iugent 


avec  le  sentiment,  136,  11,  57.  Le» 
femmes  de  Goethe,  D,  54.  Comparai- 
son avec  les  écritains,  U,  99. 

Femmes  artistes,  II,  155. 

Fichie,  U,  145. 

Fklding.  146. 

Filiation  nécessaire  dan»  l'art,  265. 

Fitmming,  265. 

Flore  d'un  pays,  influence    sur  les  ha- 
bitants, n,  104. 

Flûte  enchantée,  opéra,  21. 

Foi  et  science,  leur  séparation  nécessaire, 
n,  549. 

Folies,  nécessaires  de  temps  en  temps, 
73. 

FontenelU,  U,  581. 

Forme.  Influence  de  la  forme  des  poé- 
sies sur  leur  sens,  99. 

Foitcari  (les),  drame.  571. 

Fovqvé.  577,  II.  55,  54. 

Français.  Leur  style,  125.  Lour  carac- 
tère, 142.  Effets'dela  littérature  alle- 
mande sur  la  littérature  française.  222. 
Changement  des  idées,  241.  Comment 
ils  jugent  la  Théorie  des  C(/m/^u rs, 255. 
Leur  poésierepose  toujours  sur  la  réa- 
lité, 265.  Développement  rapide,  286. 
Ils  aiment  à  partager  le  gouverne- 
ment avpc  leur  chef  et  à  dire  leur  mot 
à  leur  tour,  559.  Ils  ne  reconnaissent 
pas  à  l'imagination  des  lois  indépen- 
dantes de  la  raison,  572.  Il  n'y  a  plus 
d'inquiétude  à  avoir  sur  la  liberté  de 
l'esprit  en  France,  575.  Les  partis 
politiques  obéissent  à  des  idées  bien 
plus  hautes  qu'en  .Angleterre,  576. 
Les  Français  manquent  d'idéalisme 
historique,  578.  Ils  abandonnent  dif- 
ficilement leur  point  de  vue  propre 
pour  juger,  581.  Goethe  leur  doit 
beauc-oup,  U,  70.  Voltaire  est  le  fran- 
t-ais  suprême,  77.  Ils  cherchent  moins 
l'originalité  que  les  Allemands,  116. 
Essor  qu'ils  prennent,  155.  Leur  rôle 
au  dix-neuvième  siècle,  156.  Leur  ju- 
gement sur  le  romantisme,  152.  Les 
.Allemands  n'ont  jamais  cherché  à 
exercer  une  influence  sur  eux,  188. 
Leur  révolution  romantique,  195. 
Pourquoi  Goethe  ne  les  haïssait  pas, 
201.  Parti  qu'ils  sauront  tirer  d'Hé- 
lène, 259.  Ils  ont  mal  traduit  ses  ou- 
vrages, 277.  Nouveaux  rapports  avec 
l'Allemagne,  555.  Leur  activité  fé- 
conde, 556. 

o9. 


514 


TABLE  ANALYTIQUE. 


Franchise,  semble  scandaleuse  aujour- 
d'hui, 99. 
Franklin,  309. 
Frédéric-Auguste,  II,  476. 
Frédéric  le  Grand,  100,  130,  150,  H,  i. 
Frédéricgue  (Brion).  11,  186. 
Frère  et  la  Sœur  (le),  comédie,  II,  9. 
Fréron,  II,  376. 
Friese  (comte  de\  II,  480. 
Frommann,  29. 
Furuslein,  35. 
Fussli.  77. 


Galien,  II,  500. 

Galotti  (EmiUa),  drame,  311. 

Gay  (Delphine),  U.  189. 

Gemma  d^ Art,  tragédie,  II,  215. 

G€nast,l\,U. 

Génie,  est  bon,  U,  86. 

Geoffroy  Saint-HUaire,  11,  232,  329. 
Analyse  de  ses  Principes,  483. 

Géologie  (poëme  sur  la),  133. 

Gérard  (le  baron),  272,  II,  473. 

Gérard  de  Nerval,  II,  158. 

Gerhard,  295,  U.  4?5. 

Ghazeles,  66. 

Gila-Govinda,  IL,  465. 

Globe.  Caractère  de  ses  rédacteurs,  241. 
Leur  but,  245.  Leur  maturité,  354. 
Leur  ensemble,  II,  37.  Pourquoi  Gœ- 
the  le  lit  avec  intérêt,  52.  Restric- 
tion, 135.  Juge  bien  le  caractère 
allemand,  135.  Sa  critique  de  Gustave 
Wasa,  176.  Projet  des  rédacteurs,  357. 

Gloire.  Coramont  on  la  gagne.  II,  64. 

Gœthe.  Portraits  divers,  6,  11,  26,  45, 
50,  76,  116,  152,  192,  II,  7.  Sa  mai- 
son, 24.  Caractère  de  ses  premiers 
essais,  27,  28,  112.  Sa  jeunesse,  59. 
On  n'a  jamais  été  content  de  lui,  86. 
Sa  foi,  86.  Sa  politique,  87.  Il  a 
abusé  de  l'activité,  92.  Sa  vie  jugée 
par  lui-même,  93.  Sa  vie  placée  dans 
une  grande  époque  de  l'histoire  du 
monde,  100.  Il  n'a  jamais  aimé  con- 
sulter et  discuter  quand  il  gouver- 
nait, 102.  Goiit  pour  le  silence,  108. 
n  se  met  bien  au-dessous  de  Shak- 
speare,  122.  Enuméraiion  de  ses  ad- 
versaires, 123.  Sa  vie  n'est  qu'un 
symbole,  151.  Il  s'est  trompé  long- 
temps sur  sa  vocation  véritable,  174. 


11  s'est  livré  à  des  études  trop  variées, 
176.  Moyen  pour  éviter  les  visites  fa- 
tigantes, 180.  Ardeur  pour  les  scien- 
ces, 197.  Eït-il  un  valet  des  prin- 
ces? 199.  Pourquoi  il  ne  va  plus  au 
théâtre,  236.  Il  retrouve  ses  idées 
dans  le  Globe, 'lAl.  Sa  vie  intime,  257. 
Pourquoi  il  laisse  beaucoup  de  let- 
tres sans  réponse,  2S9.  Kegrette-t-il 
le  temps  qu'il  a  consacré  à  l'étude 
de  l'optique,  307.  Sciences  qui  l'atti- 
raient surtout,  309.  Différence  de  son 
esprit  avec  celui  de  Lessing,  541. 
.Analogies  avec  Kant.  342.  SesChau- 
sons  sont  restées  ignorées  de  la  masse 
du  peuple,  558.  U  donne  le  sujet  de 
Tell  à  ï-chiller,  361.  Souvenirs  de  jeu- 
nesse, 398.  Bonheur  d'avoir  possédé 
Schiller,  402.  Pressentiments  extraor- 
dinaires, 405.  Difficulté  de  travail 
pendant  sa  vieillesse.  II,  9.  Il  voudrait 
fuir  chez  les  peuplades  sauvages  pour 
retrouver  la  vie  naïve  et  franche,  17. 
Il  déchargeait  son  âme  de  son  irrita- 
tion, en  écrivant  des  Xénies  qu'il  ne 
publiait  pas,  25.  Ses  ouvrages  ne 
peuvent  pas  devenir  populaires,  49. 
Ecrivains  auxquels  il  doit  son  déve- 
iOppt!rnorA,  ,0.  L  d  rv^ailléà  la  Pky- 
siognomonie  de  LsiViler,  92.  Pourquoi 
il  supporte  difficilement  la  contra- 
diction sur  la  Théorie  des  Couleurs, 9S. 
GoiJt  pour  la  vie  simple,  99.  Sa  liai- 
son avec  Schiller  s'est  formée  au  mo- 
ment le  plus  favorable  pour  tous 
deux,  101.  Nature  de  son  talent  pour 
les  arts  plastiques,  132.  Ses  lectures 
françaises,  135.  Ce  que  le  temps  lui 
a  donné,  148.  Influence  des  grands 
écrivains  français  du  dix-huitième 
siècle  sur  lui,  158.  Un  dessin,  167.11 
a  toujours  été  libéral  modéré,  171. , 
Il  connaît  seul  la  vérité  sur  la  lu-  ' 
micre,  174.  Révolution  de  1850  pres- 
sentie, 188.  Les  encouragements  de 
Schiller  lui  ont  fait  produire  beau- 
coup de  poésies,  190.  Comment  il 
écrivait  ses  poésies,  192.  Pourquoi  il 
n'a  pas  composé  de  poésies  politi- 
ques, 199.  Attaques  qu'on  dirige  sans 
cesse  contre  lui,  200.  II  n'a  jamais 
rien  affecté,  201.  Résignation  dou- 
loureuse, 206.  Deux  coups  d'Etat,  211. 
Ce  qui  le  sépare  de  Bentham,  216. 
Jugement  sur  une  poésie  de  sa  jeu- 


TACLE  ANALYTIQUE. 


515 


nesbe,  218.  Il  est  obligé  de  se  conte- 
;  nir  pour  ne  pas  tout  changer  conti- 
nuellement autour  de  lui,  223.  l'ar 
principe,  il  reut  que  .sa  poésie  soit 
toujours  objective,  224.  Goethe  avec 
son  petit-fils,  225.  Il  n'a  pas  écrit 
pour  les  enfants,  226.  Ui)evi>il'*,  230. 
Joie  de  Goethe  en  juillet  1830,  232. 
Mort  de  son  (ils,  237.  Maladie,  238. 
Son  peu  de  goût  pour  le  luxe,  285. 
Pourquoi  il  a  appelé  sa  biographie 
Vérité  et  poésie,  290.  Un  discours  à  II- 
menau,  295.  Supplément  énigmatique 
ajouté  aux  Années  de  voyage,  296. 
Part  de  collaboration  à  Wallenstein, 
'idl.  Faust  terminé,  sa  vie  est  remplie, 
501.  Dernier  anniversaire,  308.  Lit 
Plutarqueot  le  de  Seneclule.'Sll.C.om- 
ment  il  a  pu  écrire  sesouvrages,  315. 
Maladie,  530.  Lettre  à  IIumhoKIt,  351. 
Dernit"'re  sii;nature,  334.  Dernière  pa- 
role, 356.  Mort,  556.  Vues  sur  l'immor- 
talité, 558. 

Gœlhe  (Auguste  de),  12,  40, 11,256. 

Gœlhe  ^OlliWti  de),  12,  19,  41,  73,  123, 
185, 205,  425. 

Gœtlie  (Waller  de),  42,  69,  367. 

G«.'A^(Woirgang  de),  42,367,  582, 11.225. 

Gœthe  (madame  la  conseillère  de),  II,  84. 

Gœlhe  (Cornélie),  II,  288. 

Gœtlliiig,  II,  41. 

Gœtz  de  Bcrlichingen,  drame,  108,  140, 
166,  259,  II,  186. 

Goldsmith,  146.  Sa  fécondité,  II,  5.  In- 
fluence sur  Gœlhe,  70. 

Gotha,  anecdote,  597. 

Gothique  (abus  du),  274. 

Goût.  La  vue  de  l'excellent  [leut  seule  le 
former,  105. 

Goûl  français.  II,  364. 

Gouvernement,  se  juge  par  les  chiffres, 
II,  168.  Trop  libéral,  devient  très-dif- 
ficile, 253. 

Gozian,  11,599. 

Goz'J,  176,  177. 

Gravité  n'est  pas  pédantisme,  II,  169. 

Grecs.  Modèles  inimitables,  259,  299. 
Premiers  sujets  d'étude,  551.  Leur  su- 
périorité, 357,  Ils  ont  donné  à  la  aa- 
ture  leur  propre  perfection,  II.  55. 

Gries,  II,  447. 

Grmm,  II,  178,  584. 

Grossièreté,  moyen  de  la  faire  taire,  374. 

Gîùzot,  II,  95,  102.  Favori  de  Gœthe, 
107.  Ses  vues  profondes,  llo.  Son  ju- 


gement sur  les  Germains,   115.   Ses 
qualités,  168,  356. 


Hacker  t,  152,  154. 

liœndel,  125. 

Hagen,  55. 

Haine  nationale,  n'existe  pas  dans  les 
esprits  élevés,  II,  201. 

Hegel.  Visite  à  Gœthe,  421.  Erreur  sur 
la  religion  chrétienne,  II,  79.  Bon  cri- 
tique, 95,  145.  Mot  de  Gœthe  sur  lui, 
285.  Effets  de  la  philosophie  hégé- 
lienne sur  l'esprit,  I,  315. 

Heine  (Henri),  II,  200. 

Heigendorf  ^madame  de),  19,130. 

Hélène,  poënie,  291,  346. 

Henri  lU,  drame,  II,  249. 

Herder,  159,  534,  358,  II,  543,  443. 

Héritage.  Nécessité  d'un  bon  héritjge 
pour  faire  époque  dans  le  monde, 
130. 

Hermann  et  Dorothée,  62,  II,  83, 101. 

Uennann  de  Schwanefeld,  II,  312. 

Herschell,  308. 

Heureux  époux  (les),  haWade,  II,  75. 

Hiiirichu,  315. 

Hippocraie,  11,  500. 

Histoire  ancienne,  a  perdu  une  partie 
de  sa  valeur,  141. 

Holbein,  II,  5. 

Hoffmann,  11,  105.  445. 

Hollandais.  Bien-être  que  donne  la  vue 
de  leurs  œuvres,  II,  153. 

Holley,  364. 

Huniere,ôlO,  571,  11,180.  Il  fallait  une 
révolution  en  France  pour  qu'il  fût 
compris,  184,  468. 

Homme,  n'apprend  que  de  celui  qu'il 
aime,  217.  N'est  pas  capable  de  ré- 
soudre le  problème  du  monde,  225. 
Chaque  homme  doit  traverser  toutes 
les  époques  de  la  civilisation,  277. 
L'homme  parle  trop,  425.  Peut-il  se 
connaître,  II,  151.  Tout  grand  homme 
est  martyr,  20O.  L'homme  est  le  pre- 
mier enlrelien  de  la  nature  avec 
Dieu,  548. 

Houwald,  40. 

Hugo  (Victor),  262.  Vrai  talent  sur 
une  voie  périlleuse,  II,  136.  Son  mé 
daillon,  189.  191.  Notre-Dame,  303; 
écrit  trop  vite,  310.  Cromwell,  561. 


516 


TABLE  INJVLTTIQUE. 


Humboldt  (Alex,  de),  216.  Son  universa- 
lité, 230.  Son  ouvrage  sur  Cuba, 
512.  Son  génie,  II,  4.  Lettre  sur 
Cliarles-Auguste,  55. 

Humboldt  (Guillaume  de).  Leltr*  de 
Goethe,  II,  531. 

Hummel,  14  ;  rapproché  de  Napoléon, 
11, 119. 


Idées  préconçues.  Leur  danger,  136. 

/éna,  28, -401. 

Hfland,  119,  II,  470. 

Iliade,  II,  180,  466. 

Imagination,  nécessaire  au  savant,  II, 
165. 

Imecourt,  II,  479. 

Immermann,  68, 

Immortalité,  sujet  sur  lequel  on  ne 
doit  parler  que  rarement,  103.  Sur 
quoi  repose  cette  croyance  naturelle, 
11,  80.  iNature  de  l'immorlalité,  145, 
358. 

Impersonnalité  de  la  grande  invention 
poétique,  11,  10. 

Improvisation,  ses  règles,  252. 

Incendie  du  théâtre   de  Weimar,  178. 

Inde,  sa  philosophie  ressemble  à  la 
nôtre,  II,  92;  sa  poésie,  469. 

Influences,  II,  105. 

Inspiration,  ne  doit  jamais  être  forcée, 
II,  12. 

Institutions,  doivent  sortir  des  profon- 
deurs de  la  nation,  90. 

Intelligence,  inutile  à  une  femme  pour 
se  faire  aimer  77. 

Ion,  analysé  par  Goethe,  II,  455. 

Iphigénie,  tragédie,  191, 300,526.  Gœlhe 
ne  l'a  jamais  vue  jouée  dans  la  per- 
fection, 527. 

h:ande,  11,  117. 


Jacob  (mademoiselle    de),  154,  II,  447. 

Jacobi,  535. 

Jal,  II,  401. 

Janin  (Jules),  II,  191.  LAne  mort,  194. 

Spirituelle  préface  du  Livre  des  cent  et 

un,  597. 
Âvdtn  de  Gœlhe,  115. 
Jeun-Paul.  Voir  Richter. 


Jérusalem  délivrée,  157. 

Jeunesse^  son  importance  pour  la  vie 
tout  entière.  90.  Convient  au.'c  grands 
emplois,  II,  6.  Seconde  jeunesse  des 
hommes  supérieurs,  8.  Est  souvent 
aussi  avancée  que  la  vieillesse,  157. 
Présomption  qui  lui  est  naturelle, 
148. 

Johnson,  370. 

Journaux,  tort  qu'ils  font  à  la  poésie, 
80.  Temps  que  l'on  perd  à  écrire  dans 
les  journaux,  145  ;  à  lire  les  journaux, 
H,  181. 

Journée  des  Barricades,  drame,  II, 
534,  560. 

Jouy,  II,  402. 

Jubilé  de  Gœlhe,  226. 

Juno  Ludovisi.  Symbole,  94. 


Kant,  Influence  sur  la  vieillesse  de 
Gœlhe,  216.  Le  plus  grand  des  phi- 
losophes allemands,  341,  II,  95.  Ser- 
vices qu'il  a  rendus  à  la  philoso- 
phie, II,  145, 

Kavfmann  (Angelica),  72. 

Kielmeyer,  II,  489,  507. 

Klopdocli,  159,  259. 

Knebel,^m. 

Kock  (Paul  de),  II,  598. 

Kœrner,  II,  201. 

Kolbe,  13. 

Kotzebue,  21,  46,  119,  142,   424,  U, 


23. 
Krœuter,  26,  54. 
Kruger,  326. 


Lacroix  (Paul),  II,  400. 

Lagrange,  II,  87. 

Lamartine,  72,  262,  527. 

Lamoite,  II,  581. 

Lannes,  II,  477. 

Lao-Seng-Die,  II,  440. 

Lassen,  351. 

Lavater,  II,  91,  161. 

Le  Blanc,U,  381. 

Lecteur.  11  faut  en  espérer  au  moins  un 

million  ou  ne  pas  écrire,  217. 
Lectures  de  Gœthe.  14,  122. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


517 


Leclure  de  Tieck,  II,  45.  Difficulté  d'ap- 
prendre à  lire,  164. 

Légende  remarquable  de  TÉvaDgile,  II, 
245. 

Leibnilz,  II,  18o. 

Lôo,  577. 

Léonard  de  Fjncî,251,  II,  71. 

Leasing,  i6\.  Inllucnce  sur  Goethe,  216, 
Grandeur  de  son  caractère,  224.  Il  a 
vécu  dans  une  petite  époque,  311. 
Nature  de  son  génie,  541. 

Uléral.  Ses  devoirs,  II,  133.  Tout 
homme  iatelligeat  est  libéral  modéré, 
171. 

Liberté,  283. 

Lichtenberg,  II,  436. 

i.j/i,ll,186,288. 

LUiéraiure  universelle,  298.  Ses  avan- 
tages pour  la  critique,  379.  A  qui 
elle  doit  surtout  proliter,  11,  137.  Ses 
résultats,  554,441,  445. 

Livres,  ce  qu'ils  apprennent,  II,  141. 
Les  plus  immoraux  le  sont  moins  que 
la   vie    journalière,   II,  222. 

Loève-Weimar,  II,  561. 

Lope  de  Vega,  176. 

Lorrain  (Claude),  218.  Jugé  par  Cœlhe, 
II,  128.  Qui  peut  l'imiter,  154.  Ses 
maîtres,  140, 145. 

Louis  XIV,  n,  77. 

Louis-Philippe  d'Orléans,  11,477. 

Louis  de  Bavière,  II,  24, 121,  176. 

Louise  de  Saxe-Weiniar,  II,  172. 

Louise  (poëme),  II,  241. 

Luden,  II,  202. 

Lumière,  25,253,238,  505,  11,126,174. 

Lunettes,  antipathiques  à  Goethe,  II, 
227. 

Luther,  Dieu  était  avec  lui,  90,  150.  Son 
génie,  11,  4.  Services  qu'il  a  rendus, 
319. 

Luxe,  convient  aux  esprits  inertes,  II, 
285. 


RI 


Macbeth^  la  pièce  de  Shakspeare  la 
mieux  faite  pour  le  théâtre,  250. 
Contradictions  dans  les  détails  qui 
servent  à  l'effet  de  l'ensemble,  530. 

Mahomet  de  Voltaire,  ju^é  yav  Aapo- 
léon,8'2. 

Maliomètaiis,  1<  ur  éducation,  539. 

Manfred,'ii,  11,457. 


Mamoni,  232,  300.  Les  Fiancés,  576. 
Éloge.  379.  Restriction,  382.  Pour- 
quoi il  est  souffrant,  II,  152.  Juge- 
ment, 404.  Ses  Hymnes,  iOl.  Analyse 
de  Carmagnola,  407.  Analyse  à'Adel- 
ghis,  420. 

Maria  Paulowna,  II,  65. 

Marie- Antoinette,  II,  250. 

Marienbad^lS,  30,61. 

Marina  Faliero,  drame,  II,  195,  534. 

Marion  de  Lorme,  drame,  U.  311. 

Marivaux,  II,  579. 

Marot,  21. 

Martius,  II,  37,  164,  287. 

Mathématiciens,  leur  caractère,  1"26. 
Abus  des  matliématiqueb,  233. 

Meckel,  II,  489,  507. 

Megha-Duta,  II,  470. 

Ménandre,  213. 

Mépris,  plus  dangereux  que  la  haine 
U,  250. 

Merck,  141,  II,  94,493. 

Mères,  divinités  symboliques,  II,  159. 

Mérimée,  287.  Sa  maturité  précoce, 
554,  553,  538,  11,155.  Son  médaillon, 
189.  Son  ironie,  194.  Théâtre  de 
Clara  Gazul,  554.  La  Guzla,  591. 

Menille,  II,  401. 

ilénj,  II,  599. 

Mesure  des  vers  allemands,  4i. Comment 
le  poëte  trouve  la  mesure  qui  con- 
vient à  la  poésie  qu'il  écrit,  11, 
115. 

Métamorphose  des  plantes.  II,  254, 
277. 

Métaphores,  leur  danger  dans  la  science, 
11,  503. 

Meycr  de  Westphalie,  95. 

Meijer,  ami  de  Gœthe,  l .  Il  a  su  se  borner 
à  une  seule  étude,  176.  Ses  hautes 
connaissances.  511,  II,  116,  125, 142. 

Meycr  béer,  capal)le  d'écrire  la  musique 
de  Faust,  il,  88. 

Mignon,  502. 

Milton,  II,  167. 

Minéralogie,  308,  II,  91,  262. 

Mines  de  sel,  15. 

Miniia  de  Barnhclm,  drame,  11,-286, 

Mirabeau,  U,  514. 

Misiiuthrope,  comédie,  523,326,11,563. 

Moïse,  de  Rossmi,  II,  58.  De  Michel- 
An  gp,  251. 

Molière,  sa  grandeur,  213,  253.  Expo- 
sition de  Tarlujfe,  245.  Son  talent 
sccniqiie,  522.   U  n'a  d'égal  que  Mé- 


518 


TABLE  ANALYTIQUE, 


nandre,  ô25.  Jugement  absurde  de 
Schlegel,  5^25.  Doit  être  étudié  par 
tout  poëte  dramatique,  351.  5oo.  Mar- 
tyr comme  tous  les  grands  écrivains, 
]I,  WO.  Beauté  de  son  génie,  363,  575. 

Moment.  Chaque  moment  représente 
l'éternité,  55. 

Monde.  Simplicité  des  lois  qui  le  sou- 
tiennent, 535. 

Monnier  (Henri),  II,  598. 

Monli,\\,XQi. 

M:>ore,  146. 

Muialité.  Elle  dépend  dans  les  drames 
de  la  hauteur  d'âme  du  poëte  et  non 
du  sujet,  320.  D'où  vient  la  moralité, 
329. 

Murt,  pensée  de  la  mort,  129.  La  mort 
des  grands  hommes  arrive  quand  leur 
mission  est  remplie,  II,  13.  La  mort 
ébranle  les  âmes  les  plus  fermes, 
179. 

Mozart,  21.  Fécondité  de  ses  œuvres,  II, 
5.  Mort  à  son  heure  marquée,  14.  Gé- 
nie inaccessible,  149.  Grethe  l'a  en- 
tendu jouer,  171.  Miracle,  249. 

Muette  de  Portici  {la),  II,  274. 

Mnllcr  (le  chancelier  de),  12,  II,  124. 

Musxiis,  II,  445. 

Musique,  omise  dans  le  Voyage  en 
Suisse,  55. 

Musique  chez  Gœthe,  125,  266.  Puis- 
sance inexplicable  de  la  musique, 
270.  Caractère  de  la  musique  mo- 
derne, II.  471. 


Naïveté  antique,  perdue  à  jamais  pour 
nous,  37.  99. 

Napoléon,  17,  72.  Sa  conversation  avec 
Gœthe,  81, 150,258,  275,  331.  Ode  de 
Mauzoni,  576,  385.  Sa  vie,  II,  2,  3,  4. 
Son  énergie,  5.  Il  est  mort  ayant  rempli 
sa  mission,  14.  Ne  serait  pas  resté  au 
pouvoir  s'il  n'avait  pas  été  soldat, 
102.  Jugé  par  Bourrienne,  110.  Ce 
qu'il  a  fait  pour  avoir  un  nom,  111. 
La  vérité  le  grandit,  112.  Caractère 
particulier  de  sa  grandeur,  119.  Il 
aimait  à  parler,  124.  Génie  inacces- 
sible, 149.  Son  Histoire  par  W.  Scott, 
101.  Anecdote  de  l'habit  vert  re- 
tourné, 175.  Comment  il  a  jugé 
Werther,  222.  Créatare  démoniaque. 


267.  Il  a  excité  les  ambitions, 
281. 

Napoléon  (Eugène),  112. 

Napoléon  (Louis),  II,  221;  son  portrait, 
476. 

Naihan  le  Sage,  311. 

Nature,  son  étude  est  plus  douce  que 
la  vie  littéraire,  260.  La  nature  ne 
cache  pas  Dieu,  534,  Ses  intentions 
ne  se  réalisent  que  rarement,  343. 
Elle  donne  toujours  à  l'observateur 
des  preuves  de  sagesse,  395.  Elle 
est  remplie  de  secrets  merveilleux, 
•405.  Effets  bienfaisants  de  l'étude  da 
la  nature,  421.  Fantaisie  de  la  na- 
ture, 426.  Elle  est  comme  un  joueur 
qui  double  toujours,  427.  Elle  est 
le  maître  universel,  455.  11  faut 
l'épier  sans  cesse  parce  qu'elle  laisse 
échapper  ses  secrets  par  hasard,  434. 
Impossibilité  de  découvrir  toutes  ses 
lois,  434.  Comment  il  faut  l'observer, 
11,  55.  Elle  n'estpas  économe, 40.  Con- 
ditions nécessaires  pour  l'étudier, 
90.  Elle  a  toujours  raison,  90.  Elle 
protège  contre  les  erreurs  littéraires, 
101.  Les  natures  lentes  sont  les  na- 
tures profondes,  I,  110. 

Sees  d'Ésenbeck,  147, 

Négation,  sa  stérilité,  168, 

Neveu  de  Rameau,  20.  73,  II,  569. 

Neureuther,  II,  292. 

Newton,  76,  86,  254,  306,  II,  71. 

Niebelungen,  œuvre  saine  et  classique. 
Il,  102.  Ne  doit  pas  être  égalée  à  1'/- 
Uade,  II,  385. 

Niebuhr,  507. 

Ninon,  II,  175. 

Noces  aldobrandines,  39. 

Nodier,  II,  400. 

Notre-Dame,  roman,  jugé  sévèrement, 
11,  303. 

Nouvelle  du  lion  et  de  l'enfant,  268, 
279,  289,  302. 


Oberon,  poëme,  II,  185. 

Observations.  Quoique  faites  par  des 
ignorants,  elles  peuvent  être  très- 
utiles  à  la  science,  134'. 

Œdipe,  tragédie,  513,  521. 

Oken,  II,  4,  489,  507, 

Olfried  et  Lisena,  poëme,  53. 


I 


TABLE  ANALYTIQUE. 


519 


Opéra,  ne  peut  plaire  si  les  paroles  sont 
absurdes,  II,  58,  45. 

Opinions.  L'homme  sincère  peut  en 
changer,  II,  2ol. 

Opposition  (V)  politique  doit  être  spiri- 
tuelle, 575. 

Originalité  (V)  absolue  est  impossible, 
216,  II,  515. 

Oslade  (Van),  II.  81. 

Ouvaroff,  II,  585. 

Ouvrayes  que  nous  n'avons  pas  lus  et 
qui  exercent  cependant  do  l'influenco 
sur  nous,  541. 


Paliffsot,  II,  571. 

Panama.  Percement  de  l'isthme,  313. 

Pandore,  poëme,  43. 

Pnnckoucke  (M"»),  '274. 

Panthéisme,  I1,2G6. 

Papier-monnaie,  II,  15G,  1T8. 

Paria,  poëmes,  57,  96. 

Paris.  Son  influence  sur  le  développe- 
ment de  l'esprit,  555.  Paiis  absorbe 
toutes  les  forces  de  la  Franco,  II,  66. 

Parodie  chez  les  anciens,  M,  4';4, 

Pascal.  Tort  qu'il  a  fait  à  l;i  religion  et 
à  la  morale,  II,  220. 

Passion.  Service  indirect  fiuelle  rend, 
210. 

Pathologie  littéraire,  II,  110. 

Patrie.  Ce  qui  la  compose,  .53. 

Paul  et  Virginie,  II,  55?. 

Pécheur  (le),  poëme,  55. 

Peel,  n,  117. 

Penchants  erronés,  175.  Us  sont  stériles, 
II,  158.  Profits  qu'ils  laissent  à  l'es- 
prit,   139. 

Pen.'iées  heureuses;  leur  rareté  dans  les 
oeuvres  d'art,  98. 

Pentaieuqne,  510. 

Persévérance  courageuse,  II,  162. 

Persiflage,  défaut  des  poètes  qui,  de 
Donne  heure,  connaissent  trop  bien 
le  monde,  108. 

Pélersbourg.  Sa  mauvaise  situation, 
II,  139. 

Peucer,  12. 

Phaéton,  tragédie,  15. 

Phénomènes  primitifs.  11  ne  faut  pas 
chercher  leur  cause,  II,  95.  Certains 
phénomènes  de  la  nature  ne  semblent 


exister  que  pour  nous  faire  illusion, 
II.  262. 

Phidias,  II,  3. 

Philoctcte,  301,  320. 

Philologues.  Défaut  de  leur  caractère, 
126. 

Philosophes  (les),  comédie,  II,  375. 

Philosophie  de  la  nature,  fille  de  Dieu, 
354.  Philosophie  des  mahométans, 
540.  Philosophie  transcendantale,  11, 
79.  Chaque  philosophie  est  une  forme 
différente  de  la  vie,  522.  Rendre  la 
philosophie  populaire  est  impossible, 
324. 

Pierre  le  Grand,  II,  140. 

Piron,  II,  577. 

Plagiat.  Accusations  ridicules,  157. 

Platen,  66, 120,  11,  200,  245. 

Platon.  Il  a  connu  la  vraie  théorie  des 
couleurs,  II,  71.  Considéré  comme 
ayant  connu  une  révélation  chré- 
tienne, II,  454.  Jugé  par  Goethe, 
II,  467. 

Poésie.  Vraie  manière  d'écrire  des 
poésies,  53.  Il  faut  dater  ses  poésies, 
52.  On  facilite  la  composition  d'un 
poëme  en  le  divisant,  56.  Les  poésies 
ne  peuvent  plus  être  naïves,  parce 
qu'elles  seront  lues  par  des  âmes  cor- 
rompues, 99.  Les  poëmes  doivent  se 
répéter  comme  les  situations  de  la 
vie  elle-même,  156.  La  vraie  poésie 
se  tient  entre  la  réalité  trop  nue  et 
l'invention  trop  bizarre,  228.  La 
poésie  trop  personnelle  caractérise  les 
époques  de  recul,  254.  Universalité 
de  la  poésie,  298.  Pourquoi  la  poésie 
nous  a  été  donnée,  388.  Vrai  nom  de 
la  poésie  contemporaine,  588.  Les 
poésies  barbares  sont  poumons  sim- 
plement curieuses.  II,  54.  Quelles 
poésies  nous  devons  étudier,  54. 
Toute  poésie  ne  peut  devenir  tableau, 
114.  Un  fait  très-peu  important  in- 
spire souvent  une  poésie  remarquable, 
125.  Poésie  politique,  197.  Insigni- 
fiance des  règles  de  versification,  II, 
242.  Poésie  populaire,  447. 

Poêle.  La  connaissance  du  monde  est 
innée  chez  le  vrai  poëte,  108.  Une 
haute  position  est  défavorable  au 
poëte,  169.  Le  poëte  doit  aimer,  251. 
Influence  possible  d'un  grand  poëte 
dramatique,  531.  Le  poëte  doit  étudier 
les  grands  modèles,  et  non  les  écri- 


5'20 


TABLE  ANALYTIQUE. 


r;iin>  conlemporains  eu  vogue,  531. 
Trj^lesso  (les  pocics  aclncls,  o8S.  Los 
inventions  (lu  poëto  sont,  des  piéspnts 
de  Dieu,  II,  11.  Le  poète  abosoin  d'èire 
excité  pour  léuï-sir  d;ins  ses  œuvres, 
jyO.  La  composition  \c  sépare  de  ses 
rêves  les  plus  doux,  192.  Le  grand 
poète  seul  sait  se  concentrer,  215. 
Vraie  patrie  du  poëte.  r-»^?. 

Pogwiscii  (Ulrikede),  i^,  69.  125.  203. 

Poinsinet,  U,  o79. 

Polémique.  Le  goût  pour  la  pclémique 
est  fatal  à  tout  esprit  iioélique,  II,  245. 
Toute  polémique  déplaît  à  Gœlhe, 
295. 

Polichinelle  de  yaplcs,  II,  1"7. 

Po'iliqne,  Vitalité  des  temps  modernes, 
85,  II,  526. 

Portrait  (/^),  drame,  40. 

Pope,  169. 

Popularité.  Quels  sont  les  princes  qui 
en  jouissent,  11,  64.  Comment  on  l'ac- 
quiert, 107. 

Poussin,  95,   218. 

Pratique  nécessaire  dans  l'enseignement 
des  sciences,  450. 

Preller,  2 18. 

Prérapliaélistes,  leur  erreur,  265. 

Prêsoviplion,  compensation  de  la  sot- 
tise, II,  228. 

Presse.  Sa  liberté,  575,  II,  287. 

Pressentiments  sinçjuliers,  405. 

Prince  de  Prusse,  II,  7. 

Prnce  Constant,  drame,  II,  249. 

Princes.  Leur  instruction  ordinairement 
superficielle,  60.  Manière  de  leur 
parler  sans  les  blesser,  II,  157. 

Progrès  violent  n'est  pas  durable,  parce 
qu'il  n'est  pas  conforme  aux  lois  de  la 
nature,  199.  Le  progrès  constant  et 
universel  est  une  illusion,  II,  58. 

Prononciation  (iéfectueuse  des  provinces 
en  Allem.agne,  152. 

Public,  57.  Incapable  de  juger  un  talent, 
II,  571. 

Purgation  des  passions  par  la  tragédie, 
II,  464. 


Ouinet  (Edgar),  II,  443, 
R 

Raison,  ne  sera  jamais  populaire,  II,  88. 
Iiamherg,ilO. 


Raphaël.  Ses  œuvres  souvent  contem- 
plées par  Gœthe,  85,  175,  263.  Sa  fé- 
condité durable,  II,  3.  Il  est  mort 
ayant  rempli  sa  mission,  14.  Génie 
inarce5sihle,  149. 

Rapp,  II,  248. 

Hopporls  ôe  l'art  avec  la  religion,  129. 

Ptiisselas,  370. 

Ratures  U  faut  une  vieille  expérience 
pour  savoir  les  faire,  II,  250. 

Riiupuch,  45. 

Rénlilé  et  vérité,  II,  \H. 

Récmiier  (M"),  H,  482. 

nchhrin,  12. 

Urinhard,  58,  II,  135. 

Ré  idences.  Leur  influence  lieureuse, 
II,  66. 

Reutern,  II,  85,  291. 

l'.é-es.  Leur  effet  sur  l'esprit,  II,  16. 

Révolution  françiifte,  87.  Kilo  a  favorisé 
la  naissance  d'une  nouvelle  poésie, 
265.  Elle  a  été  décid  e  par  l'affaire  du 
Collier,  II,  250.  Toute  révolution  est  la 
faute  d'un  gouvernement,  I,  89.  Bé- 
volutions  faites  sans  Dieu,  90.  Toute 
révolution  violente  avorte,  199.  11  n'y 
a  pas  de  révolution  sans  excès,  II. 
195.  Révolution  de  juillet,  251. 

Revue  française,  II,  155. 

Rhytlwie  qui  remplace  la  rime,  11, 
114. 

Richardson,  206. 

Richter  (Jean-Paul),  29,  290,  II.  443. 

liiemer,  14. 

Riepenhausen,  599. 

Rire  de  Mirabeau,  poésie,  II,  225. 

Roch,  II,  599. 

Romantisme,  38S.  Idées  qu'il  aime,  II,  68. 
Nouvelle  définition,  102.  110.  Appa- 
raît dans  Faust,  151  .Jugé  par  les  Fran- 
çais, 151.  Sesexcès,  195  Origine, 224. 
Sa  théorie  sur  les  arts,  284.  Roman- 
tisme en  Italie,  402. 

Rome,  Inaptes  et  Florence,  II,  240. 

Rome.  Effet  qu'elle  produit  sur  Gœthe, 
II,  45.  Où  a-t-il  habité?  124.  Peut-on 
y  rester  sans  être  catholique?  153.  Vie 
romaine,  143. 

Rossini,  II,  58. 

Rouge  et  noir,  II,  240. 

Rousseau,  II,  200. 

Ruben^,  557.  Violences  de  génie  faites! 
la  vérité,  548. 

Ruses  littéraires,  aujourd'hui  inutiles, 
11. 111. 


1 


TABLE  ANALYTIQUE. 


321 


Piuysdaêl.  Observation  sur  ses  premiers 
plans,  128.  Ses  études,  II,  181. 


Sacontala,  II,  469. 

Sainte-Alliance,  261. 

Sainte-Beuve.  Article  lu  par  Goethe,  262. 
Ses  œuvres  à  Weimar,  H,  191. 

Saint-Simon  (duc  de),  II,  187. 

Saint-simonisme,  cherchée  perfectionner 
la  société  et  non  l'individu,  II,  235. 

Salvandy,  II,  133,  592,  401. 

Samson,  tragédie,  II,  167. 

Sardanapale,  tragédie,  240. 

Savants.   Leurs   défauts,   23,  74,   306, 
429,  II,  72,  89. 

Scènes  contemporaines,  comédies,  II,  361. 

Schelling,  II,  258. 

Schiller  s'est  trop  occupé  de  systèmes 
philosophiques,  61.  Plus  aristocrate 
que  Goethe,  88.  Beauté  du  style  de  ses 
lettres,  125.  Schiller  était  par  ses 
goûts  d'accord  avec  son  siècle,  c'était 
le  contraire  pour  Gœlhe,  12S.  Son 
portrait,  162.  Ses  progrès  constants, 
163.  Il  n'a  pas  connu  Calderon,  215. 
Influence  sur  Gœthe,  216.  Est-il  plus 
grand  que  Goethe?  217.  11  n'aimait  pas 
ses  premières  pièces,  276.  Schiller  et 
Byron  comparés,  282.  Excès  de  tra- 
vail, 285.  11  préfère  Kotzehue  à 
Schlegel,  286.  Ses  premières  pièce.': 
manquent  de  maturité,  ô56. 11  a  ahus-é 
de  l'histoire  et  de  la  philosophie, 385. 
Amitié  avec  Gœthe,  402.  Trait  d'im- 
patience, 405.  Sa  franchise,  II,  51. 
Travail  commun  avec  Gœthe,  69.  In- 
térêt de  ses  lettres,  100.  Son  caractère 
hâtif,  100.  Toujoui  s  malade,  152.  Ses 
premières  pièces  trop  longues,  215. 
Génie  subjectif,  224.  Soumis  parfois 
à  l'influence  fâcheuse  des  femmes, 
275.  Son  influence  durable,  442. 
hlegel  (les),  29.  Ils  surfont  Tieck  pour 
rabaisser  Gœthe,  l2l,  2i6.  Pourquoi 
G.  de  Schlegel  n'aimait  pas  Molière, 
325.  Caractère  de  sa  critique,  524. 
Jugement  général,  526.  Visite  à  Gœthe, 
331.  Qn  ils  ont  pris  l'idée  d'opposer 
le  classique  et  le  romantique,  II,  224. 

Schmidt,  15. 

Schœne,  II,  242. 

Schrœder,  II,  434. 


ScftMJflr/,43,  68, 11.78. 

Schuchardt,  85. 

Schultz,  38. 

Schutze,  13,241,390. 

Science  humaine.  Sa  petitesse,  430.  Len- 
teur de  ses  progrès,  451. 

Scott  (Walter),  146,  502.  Lettn-,  585.  Su- 
périeur aux  poètes  allemands,  11,  54. 
La  jolie  Fille  de  Perth,  53.  Mot  de 
Tieck,  41.  Son  habileté,  44.  Son  His- 
toire de  Napoléon,  161.  Créateur  d'un 
art  nouveau,  270.  Rob-Roy ,  271. 
Faute  grave,  275. 

Seizième  siècle  (grandeur  du),  257. 

Ségur,  II,  159. 

Sensibilité  du  génie,  n,  252. 

Serbes  (chants),  154,  294.  II,  447. 

Shakspeare.  Tort  qu'il  a  fait  à  ses  suc- 
cesseurs, 78.  Sa  grandeur,  79.  Ses 
imitateurs ,  95.  Shakspeare  des  fa- 
milles aujourd'hui  nécessaire,  99.  Son 
influence  sur  l'Allemagne,  146.  Im- 
mensité effrayante  de  son  génie,  229. 
C'est  plus  qu'un  poëte  dramatique, 
229.  Il  a  perdu  beaucoup  de  poètes 
allemands,  250.  Pourquoi  ses  pièces 
sont-elles  peu  faciles  à  jouer?  244. 
Transforme  les  Romains  en  Anglais, 
501.  Pourquoi  il  a  intercalé  des  scènes 
gaies  dans  ses  tragédies,  505.  Jugé 
par  Schlf>gel,  524.  Doit  être  étudié  par 
tout  poète,  551.  Comment  il  a  écrit 
ses  pièces,  551.  Peut-être  mieux  com- 
pris en  AllemagCle  qu'en  Angleterre, 
579.  Il  n'a  pas  de  passages  faibles, 
11,11.  Génie  inaccessible,  149.  Joué  à 
Paris,  562.  Étude  sur  Shakspeare, 
424.  Il  a  concilié  dans  ses  œuvres  le 
génie  antique  et  le  génie  moderne, 
430.  Il  a  écrit  des  poèmes  drama- 
tiques et  non  des  pièces  de  théâtre, 
452.  La  scène  était  trop  étroite  pour 
son  génie,  455.  Comparé  à  Calderon, 
446.  Avantages  qu'il  a  dus  à  naître 
protestant,  446.  Comparé  à  Homère, 
467. 

Shandy{T vhlvam],  II,  1. 

Shandyme,\\,  182. 

Si/encc  gardé  par  Gœthe  sur  ses  compo- 
sitions, 62. 

Situalions  tragiques ,com\mn  y  ena-t-il? 
11,176. 

Swo»^/,  569. 

Société.  Doit  se  développer  comme  la 
rose,  insensiblement  et  sans  s'arrêter 


5.2 


TABLE  Aîs'ALYTIQUE. 


199.  Sera  ^/arfaile  quand  l'humanité 
sera  parfaite,  101. 

Socrate,  II,  455. 

Sœmmemig,  II,  216,  495. 

Soirée  chez  Gœlhe,  Z9,  Al. 

Soirées  de  Neuilly,  comédies,  II,  S61. 

Soleil.  Son  affaiblissement  possible, 
428. 

Solitude.  Gœthe  aurait  dû  vivre  davan- 
tage dans  la  solitude,  92. 

SopJwcle,  50 1,  513.  Il  ne  partait  pas 
d'une  idée  pour  écrire  ses  tragédies, 
517.  Son  éloquence,  519.  Toujours 
moral,  puisqu'il  avait  l'âme  grande, 
320. 

Spécialilé.  Nécessité  de  choisir  une  spé- 
cialité, 96.  174.  Il,  555. 

iijjécnlalion  philosophique.  Funeste  au 
style,  122. 

Spiegel  (M°"  de\  102. 

Spix,  II,  489,  507. 

S/«p/'<?r.  352, 11,589. 

Stendhal,  11,240. 

Stieler,  II,  24. 

Style  des  diverses  nations,  123. 

%vez.  Percement  de  l'isthme,  513. 

Siijels  poétiques.  Avantage  des  petits 
sujets,  36.  Importance  du  sujet,  54, 
155.  Les  mêmes  sujets  peuvent  être 
traités  plusieurs  fois,  302.  Tout  sujet 
est  poétique,  traité  par  un  poète,  570. 
Le  poëte  doit  choisir  des  sujets  diffé- 
rents, suivant  son  âge,  II,  81. 

Sympathie.  Il  ne  faut  pas  l'exiger  des 
hommes  dans  les  rapports  sociaux, 
127. 

Swedenborg,  II,  545. 

Szymanowska  (M"'),  43,  50,  54,  61. 


Talleyrand,  82,  II,  478. 

Talma,  II,  559. 

Tartuffe, 'ô2à,ll,'Z()A. 

Taschereau,  II.  563. 

Tasso,  drame,  19, 156,  152,  191,  362. 

Tastu  (M-),  347,  II,  189. 

Talent,  il  est  pour  nous  un  ennemi  qui 

suffit  pour  nous  tourmenter,  200. 
Tell.  Projet  de  poëme  épique,  3G0. 
Testament,  poésie,  564.  II,  86. 
Tétralogie  des  Grecs,  II,  460. 
Thackeray.  Sa  visite  à  Gœthe,  192. 
Théâtre,  20.  Conditions  du  succès,  165. 


Charme  du  théâtre,  181=  Gœthe  .s'est 
fait  une  illusion  en  croyant  fonder  un 
théâtre  allemand,  191.  il  ne  faut  pas 
chercher  à  arranger  pour  le  théâtre 
une  pièce  qui  n'a  pas  été  écrite  pour 
être  jouée,  245. 

Théognis,  II,  458. 

Thésée  trouvant  l'épée,  97 

Thoas,  300. 

Tieck,  29.  Rapports  avec  Gœthe,  121. 
Visite,  II,  41.  Lecture,  45.  Traduit  par 
Carlyle,  443. 

Tiedemann,  II,  489, 507. 

Tiedge,  102. 

Tiefurt,  51,56. 

Tite  Live,  307. 

Titien,  13. 

Tolérance.  Expression  injurieuse, II,  260. 

Top//-^/-,  11,83,  259,313. 

Torti,  II,  404. 

Tradition.  \\  ne  faut  pas  la  gêner,  ll,12i. 

Traductions.  Excellence  des  traductions 
allemandes,  150.  Services  qu'elles 
rendent,  150,  II,  444,  4j3. 

Tragédie  grecque,  215.  Pourquoi  a-t-elle 
décliné  après  Euripide,  214.  Elle  n'a 
qu'un  seul  ton,  505.  Essence  de  la 
tragédie  grecque,  516.  Ce  qu'elle  mon- 
tre surtout,  550.  Son  caractère,  557. 

Tremblement  de  terre  deviné  par  Gœthe, 
60. 

Trente  ans,  ou  lu  Vie  d'un  joueur,  drame, 
II,  127. 

Troîle  etCressida,To^,  II,  466. 

Truiif/,  U,3S1. 

Tyrtéenne  (poésie),  388. 


€ 


Vhlani,  43,11,328. 

Vlysse,'î>l\. 

Unités  (vrai  sens  de  la  loi  des),  166. 

Unzetmann,  II,  81. 

Uranie,  poëme,  102. 


Vache  de  Myron.  Beau  symnole,  ïi,  299. 
Vanderburg,  II,  361. 

Vie,  ressemble  à  un  séjour  aux  eaux,  91. 
Vieillesse.  Quels  sujets  lui  conviennent, 

11,81. 
Vigny  (Alfred  de),  358,  II,  189, 191. 


I 


TABLE  ANALYTIQUE. 


523 


Villemain,  II,  92.  Il  peut  juger  Voltaire, 
95.  Ses  qualités,  102,  107, 169.  Leçon 
sur  Hroswîtha,  185,  556. 

Virgile.  Dapltnis  et  Chloéleïont  descen- 
dre un  peu,  II,  272. 

Virilité.  Manque  à  la  génération  roman- 
tique. II,  247. 

Vis-à-vis.  Tout  vis-à-vis  doit  nous  être 
agréable,  128. 

Visconti  (Hermès),  II,  404. 

Vitet.  Mérite  de  ses  œuvres,  II,  554,  560. 

Vocation.  Quel  est  le  signe  de  la  voca- 
tion poétique,  551  ;  artistique,  II,  152. 

Vogel,  -266.  Il,  235,  555. 

Voltaire.  Ses  torts,  225.  5.55.  Ses  poésies 
légères,  II,  75.  Sa  facilité,  76.  Juge- 
ment, 77.  Son  lieureuse  organi^aiion, 
152.  Influence  sur  Goethe,  158.  Son 
poëme  les  Systèmes  récité  par  Goethe, 
158.  Persécuté,  200. 

Foss,  558,  401,11,241. 


W 


Wallenstein,  62 
Watleau,  105. 
Wawerley,  I!,  45,  47. 
Wel>er  (G.  M.  de),  176. 
Weber  (le  D').  lî,  438, 
Wei7nar,oi,  52. 


461 


Weissenthun  (M""*),  53. 

Wellington,  142,  257. 

Werther.  Gœihe  ne  l'a  relu  qu'une  fois, 
45,  75.  Jugé  par  Goethe,  81  ;  par  Ka  - 
poléon,  82.  Critiqué  de  tous  côtû<. 
217.  Puisé  tout  entier  dans  le  cœm 
deGœtlie,  239.  Supprimé  par  l'évèqiii- 
de  Milan,  II,  108.  Emporté  en  Egypte, 
120.  Défendu  par  Gœthe,  220.  EUct 
en  France,  587. 

Wieland.  L'Allemagne  du  nord  lui  iloii 
son  style,  161.  Son  caractère,  355.  Son 
tombeau,  568,590.  Sa  philosophie  in 
née,  525.  Vues  sur  sa  destinée,  559. 

Wilhelm  Meister,   45.    Jugement,  16U. 
l'ourquoi  la  mauvaise   compagnie 
apparaît,  229. 

Winckelmann,  maître  de  Gœthe, 216.  iS'a- 
ture  de  son  génie,  311 

Wolff,  125,  510. 


Xénies.  Différences  de  celles  de  Gœti 
et  de  celles  de  Schiller,  161. 


Zeller,  67,  69, 197, 5G7,  421,  105,  1 12 


rJN    DE    LA    TAULE     ANALYTIQUE 


ERRATA 


PREUIEK     VOLUME. 

Page  46,  ligne 3,  lisez:  j'y  vaniai  un  choix  heureux  de  traits  intéressants,  et 
aussi 

—  90,  note,  dernière  ligne,  lises  .*  de  chapitres  délicieux 

—  112,  ligne  4,  l  sez  :  Je  fis  observer  qu'il  en  était 

—  417,  ligne  6,  lisez  :  bur  Schelling  et  sur  Platen. 

—  257,  note,  ligne  13,  lisez  :  Quant  à  des  oartisans 

—  564,  ligne  2,  lisez  :  dans  le  poëme  intitulé  Testament 

DEUXIÈME    TOLCME 

Page  1,  ligne  12,  lisez  :  Trislram 

—  287,  ligne  22,  lisez  :  et  j'ai  écrit 

—  240,  note,  avanl-derni  re  ligne,  lisez  :  sur  les  lèvres..,., 

—  5-18,  note,  ligne  3,  lisez  :  preuve  téléologique 

—  433,  dernière  ligne,  lisez:  peu  à  peu  les  progrès  des  macnmes 

—  433,  ligne  19,  lisez:  rendent  mainlanant  hommage  à  nos  services,-... 


B.  1153.  —  Pari?.  -  Imp.  F.  Imbert,  7,  ruo  des  Canettes. 


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