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CORNEILLE AGRIPPA
SA VIE ET SES OEUVRES
LE PUY. — IMPRMEWE ET UTHOfiRAPHin MARGHESSOU FILS.
LES
SCIENCES ET LES ARTS
OCCULTES
AU XVIe SIÈCLE
u
ORNBILLE AGRIPPA
SA VIE ET SES ŒUVRES
PAR
M. AUG. PROST
TOME PItRMIER
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PARIS
CHAMPION, LIBRAIRE
15, QUAI MALAQUAIS, 1 «">
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■1881
F
391
INTRODUCTION
Les sciences et les arts occultes ; leur origine. — Premières
doctrines scientifiques. — La science et l'art sacrés. — L'arl
hermétique; la cabale; la magie.
Au commencement du xvie siècle vivait un
homme qui passait pour savant, très admiré par
quelques disciples et par de nombreux amis, dé-
crié et ardemment combattu par des ennemis
passionnés, et au nom duquel s'est finalement
attachée pour le grand nombre, parmi ses con-
temporains et dans la postérité, la réputation
d'une espèce de magicien ou de sorcier. Cet
homme est Henri Corneille Agrippa. D'où vien-
nent à son égard des sentiments et des opinions
si contraires? A quelles causes faut-il les attri-
buer? Aux qualités et aux défauts de son esprit
même, ouvert et séduisant, mais inconsidéré,
satyrique et hardi jusqu'à la licence; à l'attitude
prise par lui dans les querelles religieuses de son
temps, et, en première ligne, à la nature de ses tra-
T. T. 1
ir iNTnourcnox
vaux et do quelques uns de ses écrits consacrés
à do mystérieuses industries, à des sciences et
à des arts secrets dont il a rédigé en quelque sorte
le code général sous le nom de philosophie oc-
culte, à défaut de celui de magie qu'il avouait
tout bas au commencement, et qu'il n'a osé qu'à
la fin proclamer hautement. L'appareil scientifi-
que dressé par Agrippa s'appuyait nécessaire-
ment sur un certain charlatanisme, favorisé par
la crédulité générale qui régnait alors. Quant
aux connaissances rapprochées ainsi, elles cons-
tituaient un corps de doctrines singulières, cul-
tivées par des adeptes qui s'en communiquaient
mystérieusement les secrets et qui, par cette
espèce de mise en scène, en augmentaient gran-
dement le prestige aux yeux du vulgaire. Avant
d'aller plus loin, quelques explications prélimi-
naires peuvent être utiles sur ce sujet.
Les sciences secrètes ont toujours eu, comme
tout ce qui est mystérieux, le privilège de captiver
l'attention. Le prestige qu'elles exercent est de
tous les temps. Il est considérable aux époques
principalement où règne l'ignorance. Tel il était
au moyen âge; et il ne s'élevait guère de doutes
alors sur la réalité des sciences et des arts oc-
cultes. Cette disposition favorable s'explique suf-
fisamment pour le vulgaire par l'aveugle crédu-
INTRODUCTION tlî
1 1 te qui, à eu moment, dominait généralement les
esprits. On se rend moins facilement compte de
l'attitude prise dans ces circonstances par cer-
tains hommes d'intelligence supérieure et de
véritable savoir, plus ou moins engagés dans ces
étranges spéculations, par un Gerbert et un Al-
bert le Grand, par un Roger Bacon et un Tri-
theim, par un Pic de la Mirandole, pour ne nom-
mer que les plus connus. Est-il possible qu'il n'y
ait eu qu'illusions ou coupables supercheries dans
des doctrines acceptées et recommandées par de
tels hommes? Tout serait-il vain dans les théories
et dans les actes mystérieux qui sont le fonde-
ment et la matière de sciences et d'arts cultivés
par eux? Il ne saurait en être ainsi. Qu'était-ce
donc que ces sciences et ces arts occultes? En quoi
consistaient-ils? D'où venaient-ils; et quelle était
leur véritable portée?
Les sciences et les arts occultes sont un nié-
Linge de vérité et d'erreur, de résultats positifs
fournis par l'expérience et de données imaginaires
enfantées par la spéculation ; éléments disparates
dont l'étrange association s'est trouvée favorisée
par le demi-jour dans lequel ont forcément vécu et
se sont développés ces corps de doctrine, frappés de
condamnation par une autorité qui les déclarai!
coupables sans démontrer, sans même admettre
leur inanité.
IV INTRODUCTION
Trop souvent exploités par le charlatanisme,
les sciences et les arts occultes se sont prêtés
fréquemment aussi au travail sérieux. Ils ont
servi de refuge aux écoles hétérodoxes pour-
suivies par des écoles autorisées et intolérantes,
non moins qu'elles souillées par l'erreur. Ils ont
été, à une certaine époque et dans de certaines
conditions, la carrière ouverte à la libre recherche
dans toutes les directions. Ils ont été le champ
d'évolution de la pensée affranchie. C'était le
camp des proscrits; car la persécution, la révolte
et la lutte ont existé dans le domaine scientifique
comme dans le domaine religieux et dans le do-
maine social. Les écoles se sont combattues et se
sont opprimées l'une l'autre, comme l'ont fait les
églises et les castes.
Le désir de connaître , aiguillon naturel de
l'activité des esprits, est aussi vieux que l'huma-
nité. Toujours les hommes se sont appliqués à
y satisfaire. Deux voies leur étaient ouvertes pour
y parvenir; deux procédés s'offraient à eux pour
obtenir ce résultat: l'observation et le raisonne-
ment. Ces deux procédés également utiles étaient
faits pour concourir ensemble à l'œuvre d'infor-
mation. Mais, au lieu de s'aider mutuellement et
de se compléter, il leur est arrivé de se mécon-
naître, de vouloir se dominer, quelquefois même
I.VJTlOnUCTJOX
s'exclure l'un l'autre. De là deux courants dis-
tincts et agissant parfois séparément au lieu de
se confondre, dans le développement de la science ;
un courant procédant de l'observation des faits et
un courant déterminé par les conceptions de l'es-
prit. Le premier aboutit aux systèmes naturalistes
avec une certaine tendance vers le matérialisme,
le second aux systèmes idéalistes tout particuliè-
rement imprégnés de spiritualisme. Les systèmes
naturalistes émanant d'observations plus ou moins
imparfaites paraissent avoir pris corps avant les
autres et s'être développés d'abord dans l'Orient
asiatique et en Egypte. C'est là que les Grecs
vont chercher les doctrines scientifiques de leurs
écoles les plus anciennes.
Nous ne connaissons ces premières manifesta-
tions de la sagesse humaine que d'une manière
très incomplète et par des témoignages de se-
conde main. Le peu que nous en savons se résume
dans les systèmes cosmogoniques des vieilles éco-
les de l'Ionie et de la grande Grèce. Les anciens
philosophes qui se groupent dans ces écoles
associent d'ailleurs largement aux résultats de
l'observation les conceptions purement imagi-
naires, et se rapprochent ainsi des sages groupés
dans les écoles idéalistes, où régnent à peu près
exclusivement, au mépris de l'observation, le rai-
sonnement et les svstèmes.
VI INTRODUCTION
Tout ce que nous pouvons dire ici des premiers
résultats conquis par l'observation, c'est que de
bonne heure les anciens avaient reconnu quelques
faits qui servaient de fondement à leurs doctrines
scientifiques. Le témoignage en était consigné dans
des propositions acceptées comme des axiomes.
Rien, disait-on, ne se fait de rien. Certains éléments
primordiaux, l'eau, le feu, la terre et l'air, se retrou-
vent dans tous les corps ; ceux-ci se modifient et
se transforment incessamment; ils se constituent
et commencent ; ils se désorganisent et finissent ; le
chaud et le froid, le sec et l'humide, le solide et le
liquide sont des états qui se succèdent en eux. Ces
corps se déplacent aussi ; ils changent continuel-
lement de position et de forme sous l'action d'un
agent mystérieux, la force, dont la nature et l'o-
rigine restent cachées pour l'homme. Celui-ci se
trouve ainsi conduit à la conception du surnaturel
dont il assigne le caractère à tout ce qui échappe
à sa compréhension, dans un cadre immense où se
meuvent les superstitions de tous les temps.
Ces données diverses, résultats d'observations
imparfaites, et les conclusions précipitées qui en
sont déduites enfantent, dès l'antiquité, des sys-
tèmes profondément pénétrés de panthéisme, sui-
vant lesquels tout se tiendrait dans la nature. De là
l'idée d'une étroite liaison entre le visible et Tin-
visible, entre le terrestre et le céleste; celle de
ixTuoru'irnoN vu
l'homogénéité de tous les corps dans leur essence,
ou de l'unité de la matière ; conceptions associées à
des notions mystiques d'âmes, de démons, de gé-
nies, enfantées par l'esprit oriental et graduelle-
ment répandues partout; ainsi qu'à des théories
singulières sur la signification des nombres et des
figures, sur la valeur de certains mots et sur
celle des lettres, fondement des théories cabalis-
tiques.
L'Egypte était devenue le foyer de ces doctrines
inspiratrices d'une science secrète dont l'expres-
sion avouée était l'art sacré ; corps de doctrines
conservé, non sans mystère, par les prêtres et con-
signé dans des écrits dont on attribuait l'origine
au dieu Thoth, le révélateur divin, l'Hermès des
Grecs alexandrins. Ces antiques croyances, fon-
cièrement erronées, malgré quelques vérités qui
s'y trouvaient mêlées, remarquables d'ailleurs par
une hardiesse qui pouvait être féconde, se voient
condamnées à vivre dans l'ombre partout où pré-
valent les doctrines idéalistes enfantées par le
génie grec, portées par lui à un haut degré d'au-
torité, continuées ensuite non sans quelque mé-
lange par les Alexandrins, prépondérantes enfin
pendant le moyen âge, avec le christianisme émi-
nemment favorable lui-même aux théories spiri-
tualistes qu'elles inspirent et absolument cou-
Vil! INTRODUCTION
traire en même temps aux tendances vers le
panthéisme des doctrines naturalistes.
On voit comment s'est trouvée condamnée à
vivre cachée la vieille science orientale des écoles
naturalistes de l'Asie, de l'Egypte et de la Grèce.
Cette vie cachée n'a pas peu contribué au genre de
développement qu'ont pris les théories d'où sort
l'art sacré, l'art hermétique, principe de l'alchimie
et de l'astrologie, à laquelle s associent la cabale,
réduite graduellement à de pures combinaisons
de mots et de lettres, et la magie comprenant
la démonologie. Tels sont les éléments princi-
paux des sciences occultes ; indigeste assem-
blage de notions positives et d'erreurs grossières ;
dépôt des plus anciennes connaissances révélées
par l'observation et des découvertes accumulées
par les siècles, auxquelles se mêlent les concep-
tions les plus hasardées enfantées dans l'ombre
par des esprits affranchis de toute discipline, sous
l'influence d'un mysticisme sans frein.
C'est là pourtant qu'associé à l'alliage le plus
impur se trouvait en dépôt, dans l'attirail en quel-
que sorte des arts et des sciences occultes, le vé-
ritable procédé scientifique, l'observation. C'est là
qu'il s'est conservé jusqu'au jour où la science mo-
derne se dégageant de ses langes vient se saisir de
cette arme puissante. C'est là que le trouvaient
et que durent l'emprunter ceux qui auparavant se
INTRODUCTION IX
sentaient entraînés vers les études positives. Ainsi
s'explique la propension de la plupart des grands
esprits du moyen âge vers les sciences occultes.
Quant aux accusations de magie qui les ont at-
teints presque tous, elles ont en partie pour cause
la promiscuité à laquelle se trouvaient condam-
nées les diverses parties de ce corps de doctrines,
enveloppées dans une même proscription et rivées
ainsi à une chaîne commune que les temps mo-
dernes plus éclairés devaient seuls briser. Ce n'é-
tait pas d'ailleurs chose absolument gratuite ni
tout à fait injuste que ces accusations de magie
lancées au moyen âge contre les hommes voués à
l'étude et à la pratique des sciences et des arts oc-
cultes. Ces hommes ne pouvaient pas encore distin-
guer et répudier en les cultivant l'alliage indigne
qui devait en être rejeté. Asservis jusqu'à un cer-
tain point par les préjugés de leur temps, ils ne
pouvaient pas renier absolument l'autorité de cette
magie dont on ne devait anéantir définitivement le
prestige usurpé qu'en proclamant sa complète ina-
nité. Jusque-là beaucoup la condamnent, quelques
uns s'en excusent, presqu'aucun ne nie sa réalité.
Le moyen âge tout entier a cru à la magie, et de
nos jours il est des hommes qui y croient encore,
enchaînés, comme on l'était alors, à ces erreurs par
certaines suspertitions que les temps modernes ont
reçues et conservées de ceux qui les ont précédés.
X INTRODUCTION
Ces considérations peuvent aider à comprendre
ce que sont les sciences et les arts occultes, quel
est leur esprit, quelle est leur origine. Elles per-
mettent d'entrevoir ce qu'est dans ses grands traits
leur histoire. Il nous reste à examiner d'un peu
plus près en elles-mêmes ces étranges spécula-
tions, en les considérant clans leurs principales
branches que nous avons indiquées tout à l'heure,
l'art hermétique, la cabale et la magie.
L'art hermétique est ce que, vers le nic siècle de
notre ère, les Grecs d'Alexandrie appelaient la
science ou l'art sacré, la science d'Hermès ou de
Thoth. Quoique cette dénomination n'apparaisse
pour la première fois qu'à cette époque tardive dans
les documents historiques, il y a lieu de croire
qu'elle est plus ancienne. Plus ancienne aussi est
certainement la chose à laquelle elle s'applique.
Dans la science ou l'art sacré, il faut vraisembla-
blement reconnaître le corps même des antiques
doctrines que les philosophes grecs, les Thaïes,
les Démocrite, les Pythagore, allaient étudier en
Egypte et jusque dans l'Orient asiatique.
L'art hermétique était une véritable encyclopédie
de toutes les connaissances. Religion, politique,
philosophie, sciences et arts, tout y était réuni.
11 contenait une sorte de science de l'univers
l'ondée sur l'observation de quelques faits natu-
INTRODUCTION XI
rels, et des doctrines de philosophie spéculative
s'accordant avec eux. Mais l'insuffisance des ob-
servations devait nécessairement engendrer des
croyances hasardées, et celles-ci ne pouvaient
produire que des opinions erronées. De là certai-
nes idées singulières sur l'origine du monde ; sur
l'essence des choses; sur la valeur des nombres,
des lettres et des mots, sur celle des formes géo-
métriques ; sur le sens mystérieux attaché aux
figures, à celles notamment qu'on donnait aux
constellations, à celles des plantes et des ani-
maux.
Dans sa partie positive, l'art hermétique com-
prenait, sous le voile de symbole sel de cérémonies
mystiques, le secret de certains procédés touchant
la manière de traiter les métaux, et celui de cer-
taines expériences sur leurs combinaisons. Les
phénomènes observés dans la succession des di-
vers états de la matière avaient, dès les temps re-
culés, fait concevoir l'idée de l'unité originaire de
celle-ci, malgré la variété de ses états. De là pro-
cèdent, d'une part, des opinions sur la mobilité
des éléments, sur la prétendue transmutation des
métaux, sur la possibilité imaginaire de donner
ou de rendre à volonté la vie à la matière inerte.
De là viennent, d'autre part, des croyances sur
l'unité d'origine de toutes choses, et, en raison de
l'intime union observée entre les causes et les el-
XII INTRODUCTION
fets, des doctrines profondément imprégnées de
panthéisme. Ces secrets gardés par les prêtres
égyptiens étaient révélés aux seuls initiés et re-
commandés, sous des peines sévères, à leur abso-
lue discrétion.
On rapportait, avons-nous dit, l'origine de ces
connaissances à un dieu Thoth ou Hermès. Cepen-
dant, chez les Grecs et chez les peuples instruits
par eux, la légende fit. ensuite d'Hermès un per-
sonnage non plus divin, mais en quelque sorte hé-
roïque ou plutôt sacerdotal, Hermès trismégiste ou
trois fois grand, trois fois maître, auquel on attribua
la composition d'ouvrages dont il n'est fait, du
reste, mention que depuis l'ère chrétienne, et dont
parlent Plutarque et Galien, Clément d'Alexandrie,
Tertullien, Lactance, Jamblique, saint Augustin,
saint Cyrille, etc. Ces ouvrages circulaient en grand
nombre aux premier et second siècles de notre ère ;
époque où l'on a fabriqué aussi de prétendus
écrits d'Orphée, de Zoroastre, de Pythagore et
d'autres encore. Comme ceux-ci, les livres d'Her-
mès sont incontestablement des compositions apo-
cryphes. Ils ne doivent pas être absolument dédai-
gnés cependant, car quelques-uns pourraient bien
être dus à des initiés instruits de la science her-
métique et fournir, à ce titre, un témoignage pré-
cieux de quelques-unes au moins des vieilles
croyances conservées par elle; quoiqu'il dût s'y trou-
INTRODUCTION XL] f
ver nécessairement aussi de nombreux éléments
appartenant à une autre origine, à la philosophie
grecque alexand rine notamment, et, en tout cas, des
doctrines étrangères à l'Egypte proprement dite.
Il y a, sans aucun doute, exagération dans l'énu-
mération que fait Jamblique des livres d'Hermès,
au nombre, dit-il, de 36,525 volumes, suivant Ma-
néthon, ou môme de 20,000 seulement, suivant
Séleucus ; à moins qu'on ne doive entendre ces
nombres comme s'appliquant à la quantité, non
des ouvrages eux-mêmes, mais des exemplaires
que l'Egypte entière en possédait; ce qui serait
encore considérable. Au commencement du m0
siècle, Clément d'Alexandrie mentionne, dans ses
Stromates, les livres d'Hermès trismégiste, et il en
compte quarante-deux : huit sur le monde, l'as-
tronomie, le soleil, la lune, la terre et les planètes ;
trois sur l'Egypte, le Nil et les lieux consacrés;
quatorze sur la religion et le culte, la nature des
dieux et celle de l'âme; onze sur la police sociale,
les devoirs des rois, les lois, la judicature, les im-
pôts, les mesures et l'art d'écrire; six sur le corps
humain, la médecine et la chirurgie l.
l. On doit peut-être rapporter ù. cette dernière catégorie
d'ouvrages un livre de pharmacologie égyptienne trouvé dans
un papyrus el publié récemment par M. Gury Ebers. — Das
hcnnetisckc buch liber die arzeneimittel der alten Aegypter.
2 vol. in-fol. Leipzig, 1870.
XIV INTRODUCTION"
Les ouvrages attribués à Hermès trismégiste
avaient été, dit-on, traduits en grec parMané thon,
sur l'ordre de Ptolémée Philadelphie. Quelques trai-
tés grecs ayant ce prétendu caractère furent, à leur
tour, traduits par les Arabes ; d'autres avaient été
traduits en latin. Très peu de chose, en définitive,
est venu de tout cela jusqu'à nous. Ainsi, nous
possédons quelques fragments d'un ouvrage grec
de science hermétique, conservés par Stobée dans
ses recueils et des définitions, en grec également,
d'Asclépius adressées au roi Ammon sur différents
sujets, Dieu, l'homme, la matière, les astres, etc.,
avec deux morceaux d'un caractère analogue, à la
suite de ces définitions; un traité dans la môme lan-
gue le Pimander, 7ioi|j.avrfjp, dialogue sur la sagesse
et la puissance de Dieu , retrouvé au xvc siècle et tra-
duit alors en latin par Marsile Ficin ; une version
laite au ne siècle en latin par Apulée, d'un traité dit
YAscicpiiis, sur la nature des dieux. Ces ouvrages
sont purement philosophiques et ne contiennent
rien des secrètes pratiques de l'art sacré ; mais ils
peuvent fournir, indirectement au moins, des in-
dications sur les théories métaphysiques associées
à celles-ci. Quelques autres écrits hermétiques, soit
en grec ou en latin, soit en arabe, traitent de
l'astrologie et de l'alchimie, ou bien concernent les
poisons, les pierres précieuses, la pierre philoso-
phale, l'art de faire de l'or.
I.\ FROIU'CI'HiX w
Il est impossible de dire quelle part revient à
la science elle-même de la vieille Egypte dans les
notions, les idées et les théories que renferment
ces divers ouvrages d'époque relativement récente.
Ils contiennent au moins le témoignage de ce que,
pour une part, on attribuait à la science hermétique
dans les premiers siècles de notre ère et pendant
le moyen âge. Pour ce qui est de l'antique science
elle-même, bien des causes avaient dû concourir
à l'altérer et à la faire, en partie au moins, ou-
blier. Après avoir été cultivée et gardée précieuse-
ment par les prêtres égyptiens qui en tenaient
les secrets, disaient quelques-uns, des mages ou
sages de l'Orient et qui les avaient communiqués
aux philosophes grecs, elle avait été proscrite en
Egypte môme parles Romains. Dioclétien, suivant
Orose, en avait fait brûler les livres vers la lin
du m- siècle, et l'invasion arabe avait achevé de
détruire ce qui pouvait en rester, au vne. Les
(irecs cependant en conservaient les traditions.
Ils en avaient de bonne heure connu les mysté-
rieuses doctrines. Les Alexandrins avaient re-
cueilli et des philosophes grecs et des prêtres
'■gypliens cet héritage. Plotin et Porphyre au
m" siècle, Jamblique ou iv'!, Proclus au v'1, parais-
sent avoir été initiés aux secrets de la science
hermétique. Les Byzantins d'Europe et d'Asie con-
tinuent à les cultiver. Syuùse, Ovû[ue de Ptolé-
XVI INTRODUCTION
maïs, et Philippe, protosyncelle de Gonstantinople
au ve siècle, Photius au ixe, Psellus au xiic, Blem-
mydas, patriarche de Gonstantinople et Theotoni-
cus au xme, passent pour les avoir connus.
Le moyen âge a produit sur l'art sacré un grand
nombre d'ouvrages conservés aujourd'hui en
manuscrit dans nos bibliothèques.
Chez les Romains, la science hermétique avait
été peu en honneur; mais les Arabes s'y adonnent
avec ardeur, à l'époque de civilisation et de culture
intellectuelle qui suit chez eux celle des conquêtes.
Les Arabes sont bien placés et arrivent à un mo-
ment favorable pour être les héritiers scientifiques
des Orientaux, des Egyptiens et des Grecs. C'est
par eux, en grande partie, que cet héritage passe
aux peuples de l'Occident. Les Juifs partagent
avec les Arabes le rôle d'intermédiaires pour la
transmission des connaissances scientifiques de
l'antiquité aux modernes. Geber écrit vers le
ixc siècle sur la science et l'art hermétiques, Rhazès
au x°, Avicenne un siècle plus tard. D'autres en-
core après eux composent des ouvrages du même
genre. Quelques doctrines métaphysiques, des
théories mathématiques, des systèmes d'astrolo-
gie, des procédés d'alchimie, des recettes de mé-
decine forment les éléments de ce corps de science
transporté par des voies diverses de l'Orient dans
les contrées de l'Occident.
INTRODUCTION XVII
(Jet. débris de la science et de l'art sacrés ou
hermétiques sont accueillis avec méfiance sur ce
théâtre nouveau, et finalement proscrits par l'E-
glise, jalouse d'être seule dispensatrice des doc-
trines philosophiques et scientifiques. Une cause
suffisante de discrédit pour cette science antique
résidait dans ses tendances vers le panthéisme, et
dans le matérialisme apparent qui semblait inspi-
rer ses méthodes d'observation et d'investigation ;
procédés essentiellement contraires aux théories
spiritualistes et aux principes idéalistes qui, d'ac-
cord avec l'esprit du christianisme, régnaient alors
dans les écoles. Le clergé fournit cependant de
nombreux adeptes à la science hermétique. Leurs
noms se lisent, mêlés à beaucoup d'autres, sur la
liste de ceux qui, du xc siècle au xvic, se transmet-
tent, chez les peuples de l'Occident, le dépôt des
doctrines mystérieuses léguées aux modernes par
l'antiquité. On trouve notamment sur cette liste,
pour ne citer que les plus illustres, après le pape
Silvestre II mort en 1003, Alain de Lille, évoque
d'Auxerre au xnc siècle, Albert le Grand, Roger
Bacon, Thomas d'Aquin au xm°, Arnauld de Ville-
neuve, Raimond Lulle, Duns ÎScot, Jean Dastin,
Pierre le Bon, Richard l'Anglais, Guillaume de
Paris, Jean de lloquetaillade, Nicolas Flamel au
mv, Bernard de Trévise, Marsile Ficin au xv% Tri-
theim, Agrippa', Paracelse, Cardan, Porta au xvic.
T. I.
XVilI INTRODUCTION
Les hommes que nous venons de nommer sont
presque tous des alchimistes ; quelques-uns sont
des astrologues. L'art hermétique s'était en effet,
avec le temps, à peu près résumé dans l'alchimie et
l'astrologie : l'alchimie dont le double objet, le but
pratique, était la santé et la richesse, la confection
des médicaments, de la panacée, de l'élixir univer-
sel et la transmutation des métaux, avec la re-
cherche de la pierre philosophale pour faire de
l'or; l'astrologie, qui allait se rattacher par la di-
vination à la magie et côtoyait à la fois la méde-
cine et la politique, avec un prestige malgré tout
persistant, auquel le xvi° siècle n'a pas échappé.
L'alchimie conserve et cultive, au moyen âge,
les doctrines essentielles de l'antiquité sur l'unité
originaire de la matière et sur les affinités qui
unissent entre eux tous les corps. Cependant
quelques alchimistes travaillent sur des principes
nouveaux. Abandonnant les voies anciennes et les
méthodes spécialement expérimentales, ils se con-
forment aux théories idéalistes et se rangent à
l'esprit spéculatif de leur temps. Les procédés
scientifiques sont soumis par eux à une philosophie
qui consiste à descendre de l'absolu, de la cause su-
périeure, aux conséquences qui en découlent, ainsi
que le prescrit la méthode scolastique. Ils s'inspi-
rent du principe qui établit la subordination de
l'ordre matériel par rapport à Tordre spirituel.
INTRODUCTION MX
Leurs recettes instituent des procédés mystiques,
des opérations mystérieuses qui se rapprochent
des pratiques de la magie démonologique. A côté
de cette alchimie idéaliste, science chimérique
plus qu'aucune autre, contre laquelle surtout se
tournent les condamnations et les proscriptions,
l'alchimie spécialement pratique se concentre de
plus en plus dans les recherches directes sur la
matière. Les ouvrages qu'elle enfante sont des
descriptions d'expériences accomplies dans les
laboratoires, des recueils de recettes employons
dans les arts et l'industrie, dans l'art de guérir
principalement. Voilà ce qu'est l'alchimie au
xvie siècle. Encore un pas et la pharmacopée s'en
détache. La chimie moderne, un peu plus tard, va
s'en dégager.
A cùlé de L'art hermétique, la cabale fournitaussi
aux sciences et aux arts occultes une branche im-
portante. Certains procédés du symbolisme caba-
listique ne sont pas étrangers à la science hermé-
tique ; mais c'est à une science distincte qu'ils
appartiennent surtout. La cabale ne dépend nulle-
ment de l'art hermétique; elle est essentiellement
juive par son origine et par ses plus anciens dé-
veloppements. Son nom vient d'un mot qui, eu
hébreu, signifie tradition. Elle consiste en un
corps de doctrines longtemps mystérieuses et.
Sx lv ri tonner ion
secrètes. C'est par là qu'elle rentre dans le cadre
des sciences occultes que nous avons en vue.
Les Hébreux ne semblent pas avoir eu primiti-
vement d'enseignement, en dehors de la loi conte-
nue dans les livres saints. La philosophie propre-
ment dite avec ses développement métaphysiques
et théologiques n'apparaît chez eux que tardive-
ment. Les docteurs qui en font l'objet de leurs
études et qui la professent ne remontent pas beau-
coup plus haut que le commencement de notre
ère. La science née ainsi se développe plus tard
dans les écoles des rabbins formées après la
chute de la nationalité juive. Elle a son expression
dans le Talmud dont les rédactions volumineuses
appartiennent aux siècles postérieurs à Jésus-
Christ. En même temps, une doctrine restée se-
crète et livrée aux initiés seulement s'était formulée
dans les traditions de la cabale, fixées plus tard
et recueillies en des livres nombreux dont quel-
ques-uns nous ont laissé leur titre, mais qui sont,
pour la plupart, perdus pour nous.
On possède cependant deux de ces deux livres,
le SepherJetzirah, livre de la création, et le Zohar,
ou la lumière, qui nous permettent de nous faire
une idée de l'ancienne cabale juive. On n'est pas
d'accord sur l'époque précise à laquelle ont été
écrits ces deux ouvrages qui paraissent repré-
senter l'œuvre de plusieurs générations. Le pre-
INTRODUCTION XXI
mier est court et d'une constitution assez ho-
mogène ; le second est plus long et composé
d'innombrables fragments de nature diverse. Le
S.Jetzirah est, sous la forme d'un monologue placé
dans la bouche d'Abraham, une exposition dogma-
tique de la Genèse universelle ; il a dû être écrit
entre l'année 100 avant Jésus-Christ et l'année
"M) de notre ère. Le Zohar est un long commentaire
composé de notes et de développements du carac-
tère le plus varié, ajustés, sans beaucoup de pré-
cision, aux principaux passages du Pentateuque.
Cette vaste compilation, qui est comme le code
universel de la cabale, ne semble remonter qu'à
la première partie du second siècle seulement
après Jésus-Christ. Elle paraît s'être graduellement
accrue jusque dans le courant du vic siècle, peut-
être môme avoir reçu des modifications successi-
ves jusqu'à sa divulgation parmi les peuples de
l'Occident, vers la fin du xinp.
Les doctrines qui ressortent des textes cabalis-
tiques du S. Jet zirali et du Zohar se présentent dans
ces ouvrages avec une certaine confusion et de-
mandent pour être comprises qu'on les soumette
à une classification méthodique. M. Franck et
M. Munk ont fait ce travail. Les idées reconnues
et signalées par eux dans le dépouillement des
textes cabalistiques se rangent sous trois chefs :
métaphysique, dogmatique et symbolique.
XXII INTRODUCTION
Au point de vue métaphysique, on trouve dans
la cabale juive un système philosophique de la
nature des choses, une explication de l'âme et de
la matière, des vues sur l'origine de l'univers créé
par une émanation de la divinité. Toutes choses,
y est-il dit, sortent de l'essence même de Dieu.
Tout est esprit, et la matière même n'est qu'une
condensation de l'esprit. Dieu et le monde ne font
qu'un. La pensée est la substance universelle elle-
même. C'est là un panthéisme spiritualiste très
remarquable qui au dualisme biblique de l'esprit et
de la matière, de Dieu et du monde, du créateur
et de la créature, substitue l'unité absolue du
principe et de la substance, de la cause et de l'ef-
fet, de la pensée et de l'existence même. De là
l'idée d'un Dieu, substance unique et universelle,
nature réelle de tout ce qui existe. Ce système es-
sentiellement panthéiste, auquel sont associés
quelques traits de métempsycose, s'écarte complè-
tement de la doctrine mosaïque.
Au point de vue dogmatique, la cabale présente
un ensemble de doctrines mal digérées, dominées
par le principe essentiel de l'émanation ; amas de
notions assez confuses sur les esprits et leur hié-
rarchie, les âmes, les génies, les anges et les dé-
mons, distribués dans le cadre d'une mythologie
tout imprégnée de goût oriental, telle que l'a égale-
ment accueillie le mvsticisme alexandrin, et im-
iKrK.inr<;Tio.\ xxin
pliquant l'idée d'un monde supérieur intellectuel
et d'un monde inférieur purement matériel.
Au point de vue symbolique, la cabale renferme
un système très singulier d'exégèse, qui, s'ins-
pirant de l'esprit judaïque se donne pour objet
d'établir et de maintenir, à tout prix et par les
procédés même le plus évidemment arbitraires,
l'accord entre toute idée nouvelle et la lettre au
moins de l'Ancien Testament. Dans ce système,
la sainte écriture, la loi, est considérée comme
cachant toujours sous son sens direct et positif un
sens mystérieux plus élevé et plus important, qui
est la loi véritable. Cette théorie assurait une
grande indépendance de pensée aux cabalistes,
sous le voile d'une soumission apparente à la loi
écrite. Le système fondé sur ces principes visait
à établir entre la lettre sacrée et les interpréta-
tions arbitraires qu'on en fournissait un lien au
moins apparent, grâce à des procédés artificiels
tout à fait caractéristiques. Ces procédés consis-
taient à donner une valeur réelle à de simples
combinaisons de signes. On attachait, par exem-
ple, des idées aux lettres mômes qui constituaient
les mots et aux nombres que pouvaient représen-
ter ces lettres. Ce trait est commun à l'art herméti-
que, comme nous l'avons dit, et à la cabale; mais
c'est à celle-ci qu'il appartient originairemenl.
Tantôt j en transposant les lettres d'un mot OU
XX iV INTRODUCTION'
en les remplaçant par d'autres suivant certaines
règles, on obtenait un mot nouveau dont le sens
particulier servait à justifier le changement qu'on
entendait apporter à la signification du mot pri-
mitif ainsi modifié. Ce procédé se nommait thc-
moura, d'un mot hébreu qui signifie échange ou
permutation. Tantôt, en vertu de la valeur numé-
rique attachée à chaque lettre, mode de notation
usité chez les Hébreux aussi bien que chez les
Grecs et chez les Latins, on obtenait, par la subs-
titution d'une lettre à une autre opérée suivant
certains principes, des nombres nouveaux et des
combinaisons d'où l'on tirait des inductions esti-
mées aussi rigoureuses que des démonstrations
mathématiques, touchant la valeur relative des
mots et des idées correspondantes que mettaient
en jeu ces combinaisons. Ce procédé se nommait
gematria, dénomination formée, croit-on sur un
radical grec plus ou moins voisin de celui de
[jiYj-iïîp, mère, source de production. D'autres fois
enfin, à l'aide d'une méthode plus grossière en-
core, on appliquait à un texte une signification
nouvelle en réunissant, pour en faire un mot uni-
que ayant cette signification voulue, les initiales
de plusieurs mots, ou bien en considérant les
diverses lettres d'un seul mot comme étant les
initiales de plusieurs autres concourant h l'ex-
pression du sens nouveau qu'on voulait justifier.
INTRODUCTION XX Y
Ce procédé se nommait notarikon, du latin notare,
désigner, exprimer.
De ces trois procédés, le premier, dont le nom
est hébreu, paraît être le plus ancien. Les deux
autres, dont les noms semblent venir du grec et
du latin, sont relativement récents. Ils appartien-
nent à une époque où la cabale avait déjà passé
des Juifs aux mains des Grecs, et où elle était
adoptée par les peuples modernes. Ceux-ci s'atta-
chèrent Surtout à développer les méthodes de ce
grossier symbolisme cabalistique, pour utiliser,
dans leurs disputes philosophiques et religieuses,
les procédés d'exégèse arbitraire qu'il leur ^offrait.
Des diverses parties de la cabale, c'est de beau-
coup celle qui a eu le plus d'adeptes au moyen
âge, et partant le plus de durée.
On s'est demandé d'où venaient les doctrines
cabalistiques, avec leur métaphysique à la fois
spiritualiste et panthéiste, avec leurs dogmes
étranges touchant la hiérarchie des esprits et
des âmes , et leur mythologie d'anges et de
démons, avec les procédés enfin de leur symbo-
lisme factice et de leur exégèse arbitraire. Bien
que les monuments littéraires clans lesquels on les
voit se formuler pour la première fois ne sem-
blent guère remonter au delà du premier siècle
de notre ère, on est généralement porté à leur
assigner une plus haute antiquité. Le nom seul
XXVI . ÎXTI'.ODCCTION
de cabale, qui implique l'idée de tradition, suffirait
au besoin pour montrer que cette science doit
remonter plus haut que les premiers témoignages
écrits qu'on en possède. Il est impossible de ne
pas être frappé de ses rapports avec les croyan-
ces panthéistes de l'Orient asiatique, avec les my-
thologies de la Ghaldée et de la Perse et leur
double hiérarchie céleste et infernale. On a cru
pouvoir assigner une origine à quelques-uns des
éléments essentiels de la cabale, en tirant de ce
rapprochement l'explication de sa formation ini-
tiale, par l'action naturelle et l'influence des idées
chaldéennes sur l'esprit juif, pendant la captivité
de Babylone. Telle serait, suivant certains criti-
ques, la source première des doctrines cabalisti-
ques ; doctrines d'emprunt, d'origine orientale,
cultivées et propagées en secret à la faveur du
mystère, influencées et complétées plus tard par
la métaphysique néoplatonicienne des écoles d'A-
lexandrie.
Les Juifs ont pu apporter de bonne heure en
Occident les théories et les procédés de discussion
de la cabale; mais cette science paraît y être
restée secrète et en la possession exclusive de
leurs docteurs et de leurs rabbins, jusqu'au
xmc' siècle, époque de sa divulgation parmi les
chrétiens. Les principes de la cabale se mêlent
alors à ceux de la science hermétique pour les-
INTRODUCTION XXVII
quels, en plus d'un point, ils avaient de l'al'imité.
Raimond Lulle (1 235-13 15) paraît s'être, un des
premiers, occupe de cabale parmi les occidentaux.
Il a écrit un livre intitulé, De auditu kabbalistico,
sire ad omnes scientias introductorium. Pic de la
Mirandole (1463-1494) étudie plus tard aussi la
cabale; vient Reuchlin (1455-1522) qui travaille
beaucoup avec les docteurs juifs et qui publie le
De arte kabbalisticà et le De verbo mirifico, com-
posés par lui à l'aide des méthodes et par les pro-
cédés cabalistiques: ouvrages qui servent de fonde-
ment à ce qu'on a, dans la suite, appelé la cabale
chrétienne. Agrippa, au xvie siècle, et le père Kir-
cher, au xvne, font encore de la cabale.
Les cabalistes occidentaux du moyen âge per-
dent, au reste, généralement de vue le côté méta-
physique de ces vieilles doctrines, pour concen-
trer leur attention sur le côté dogmatique et
mystique de l'ancienne cabale, touchant la hié-
rarchie des esprits et la mythologie des génies, des
anges et des démons, avec la mise en œuvre des
combinaisons de lettres et de mots empruntées à
la symbolique de cette antique science. Ils en-
trent par là dans la démonologie et dans le
domaine de la magie, avec les pratiques mysté-
rieuses au moyen desquelles ils prétendent évo-
quer les puissances supérieures et provoquer leur
action su? le monde inférieur. Ils croient pouvoir
XXVIII INTRODUCTION
ainsi produire des effets surnaturels et des mira-
cles, deviner les choses cachées, prédire l'avenir,
exorciser les possédés et guérir les malades, à
l'aide de certains mots prononcés ou simplement
écrits. Cette cabale pratique, maasith, que les caba-
listes modernes distinguent de la cabale théori-
que ou spéculative, iyyounith, dont nous avons
parlé surtout jusqu'ici, n'était pas étrangère à la
science antique, pour ce qui est notamment de la
divination; mais elle devait prendre, au moyen
âge, une grande importance en s'associant à la
science hermétique et en fournissant- le contin-
gent de ses méthodes à la magie alors en grand
crédit.
La magie que nous venons de nommer est le
dernier mot et la plus haute expression des scien-
ces et des arts occultes au moyen âge. Aussi quel-
ques uns ont-ils prétendu mettre sous son nom la
science universelle et absolue elle-même. Agrippa
voulait faire de ce nom le titre de l'ouvrage qu'il
a intitulé « Philosophie occulte », De occulta philo-
sophia. La magie est, à proprement parler, l'ency-
clopédie des sciences et des arts occultes et des
pratiques diverses qui s'y rapportent. L'art her-
métique avec l'alchimie qui en dépend, avec l'as-
trologie qui s'en détache, et la cabale dont la magie
emprunte les procédés symboliques, viennent se
1 X T H O D ÙCTK » N XXXl X
fondre dans le vaste ensemble de cette science
universelle, sans en occuper cependant le cadre
complet qui renfermait beaucoup d'autres choses
encore.
La magie comprenait notamment, avec la sor-
cellerie et les arts magiques proprement dits, la
divination soit conjecturale procédant de l'obser-
vation des signes, soit plus spécialement magique
fondée sur des pratiques mystérieuses.
A la divination conjecturale se rapportaient
l'astrologie, conjectatio ex astris ; l'art de tirer des
probabilités de l'examen des corps, conjectatio ex
elementis, meteoris, plantis, arboribus, brutis, des
aspects divers de la figure de l'homme ou de ses
membres, conjectatio ex physionomia, ex manus
lineis, chiromantia, mctoposcopia, de l'explication
des songes, conjectatio ex somniis , èvsspôwoXefa , de
l'étude des sorts, conjectatio ex sortibus, clcro-
mantia vXr,po\im-d<x, cubomantia, palomantia cet
l'iibdomantia, stoicheiomantia , Indus dodecoedron,
alcctryomantia, onomantia, arithmanlia.
A la divination magique appartenaient les révé-
lations obtenues du démon par divers procédés,
manganeia sive //oefeia, gcomanlia, /n/dromantia
per annulwm, per lapillos, aut alia ex pelagi agi-
tationc , pqgomantia , acromantia, pyromantm,
/ici roiwnitia, Iccanomantia , gastromantni, catapfTO-
mantia, crUtaltôïnantia, dctctylôfnafttia, onyehoïnart'
XXX IXTIIODUCTION
lia , pkarmaceia , coscinomanlia , axinomantia ,
cephalxonomantia, clcidonomantia; et enfin les ora-
cles, auguria, auspicia , haruspicina vcl ariolatio,
caticinia, fiiror.
La sorcellerie consistait dans les pratiques ef-
fectuées avec l'intervention directe des démons,
dœmonomantia, lycanthropia ; avec les pactes, ex-
plicita sive latentia pacta;\es évocations, stegano-
grapkia, theurgia , eonjurationcs per liltcras, mi-
mera, verbos, carmina, imagines; les sacrifices,
oblationcs, consecrationcs ; les charmes et les pres-
tiges, fascinationcs ; les maléfices, malcficia som-
ni/ica, amatoria, hostilia, venenaria, per morbum.
per mortem, per incendium ; les alligations, alli-
gationcs per annula, per sigilla.
Les arts magiques proprement dits, magia na-
in ralis sca physica, operatrix vcl arli/iciosa, com-
prenaient la médecine magique avec les l'umiga-
fions, su,f/Ua , les philtres, les onguents, les
collyres, tinctioncs, et enfin f alchimie, chrysopeia,
argyropeia h
Cette longue énumération n'est pas encore com-
plète; elle suffit cependant pour donner une idée
de l'infinie variété des doctrines et des pratiques
1. Cette nomenclature, qu'on pourrait sans grande utilité
étendre encore, est empruntée, pour la plus grande partie, aux
iVrils (i'A'grïppi; et à l'ouvrage de Del Rio mentionné plus loin.
IMTRODUCTIOA" XXXI
comprises dans le cadre de la magie au moyen
âge, et pour justifier ce que nous avons dit,
que celle-ci était alors, comme le prétendait en
effet Agrippa, l'encyclopédie en quelque sorte des
sciences et des arts occultes. Ces théories bizar-
res et leurs applications étaient dominées par
certaines spéculations sur les esprits et sur les
nombres ; conceptions idéalistes qui en consti-
tuaient la métaphysique. Leur fondement reposait
sur une foi absolue clans la vieille mythologie
orientale des esprits et des génies, des anges et
des démons , et sur une sorte de spiritualisme
grossier assez voisin du panthéisme de la cabale,
avec la croyance à l'intime liaison de tout ce qui
existe soit dans l'ordre matériel, soit dans l'ordre
spirituel, et à l'action toute puissante de l'esprit
sur la matière, du céleste sur le terrestre. Ces
doctrines impliquaient, avant liait, riuterventiori
du surnaturel dans le développement des laits
humains et la possibilité de disposer à volonté de
cet agent mystérieux, au moyen de certaines opé-
rations dont les méthodes constituent les difïe-
rentes branches de la science magique, comme
nous les avons énumérées tout à l'heure, suivant
l'objet spécial qu'elles concernent ou les procédés
qu'elles emploient.
La magie embrassait tout par ses principes et
dans ses applications. Son domaine était univri-
XXXH INTRODUCTION
sel ; mais ses pratiques aussi bien que ses théories
étaient réputées coupables au premier chef, pros-
crites et condamnées au mystère. Ce n'était pas,
du reste, chose nouvelle que ces singulières spé-
culations dont nous voyons l'épanouissement au
moyen âge. La magie est de tous les temps. Elle
est signalée dès la plus haute antiquité.
Les plus anciens écrits, les livres de la bible et
les chants de l'odyssée en témoignent. Pline dit
qu'on la trouve partout, en Perse et dans l'Orient
tout entier, chez les Juifs et chez les Grecs, en
Italie et dans les Gaules K II parle amplement de
la magie en différents endroits de son Histoire na-
turelle, ouvrage véritablement encyclopédique où
il traite successivement de l'astronomie, de la mi-
néralogie, de la géographie, de la zoologie, de la
botanique et de la médecine. C'est dans cette der-
nière partie surtout, il n'est pas sans intérêt de
le faire observer, qu'il a groupé les particularités
relatives à la magie. Il constate son origine orien-
tale2, sa diffusion et son crédit chez tous les
peuples 3, le secret caractéristique où elle se ren-
1. Pline, Historia naturalù, 1. XXX, c. n, ni, iv.
2. «. Sine dubio illic orta in Perside a Zoroaslre. » Ibid.,
1. XXX, c. n.
3. « Plurimum iu loto terrarum orbe plurimisque sœôulis
avalait... Itti... ut hodieque etiarn iu magna parte yenlium
x< pncvaleal. > Ibid., 1. XXX, c. i.
i.\ PRODUCTION XXXUi
ferme *, son empire sur les hommes par le nom-
bre et l'importance des objets qu'elle embrasse %
la variété des procédés qu'elle emploie et son ac-
tion sur les ombres et les esprits infernaux 3, le
caractère frauduleux de ses diverses industries 4,
son inanité enfin, malgré le mélange de quelques
parcelles de vérité associées à ses vaines doctrines
vouées à une expresse réprobation 5.
La magie est jugée sévèrement et à peu près
comme chez les modernes, on le voit, dès l'anti-
quité. Les condamnations ne lui ont manqué dans
aucun temps et chez aucun peuple. Sous l'empire,
1. « Hanc in arcanis habuere. » IbiU., 1. XXX, c. n.
2. « Auctoritatem ei maximam fuisse nemo miretur... Na-
« ta m primum e medicina nemo dubitat, ac specie salutari
« irrepsisse velut altiorem sanctioremque medicinam. Ita
x blandissimis desideratissimisque promissis addidissc vires
« religionis... Atque ut hoc quoque suggesserit miscuisse artes
« malhematicas... Ita possessis hominum sensibus, triplici
« vinculo in tantum f'astigii adolevit. ut... in magna parte
« gentium prœvaleat. » IbicL. I. XXX, c. i.
«. 3. Specics ejus plures sunt. Namque et aqua, etsphœris, et
« acre et stellis, et lucernis ac pelvibus, seçuribusque et
k multis aliis modis divina promiltit, pra'terea umbrarum in-
u rerorumque colloquia. » Ibid., 1. XXX, c. v.
I, " Magicas vanitates... coarguimus... Fraudulentissima ar-
« tium... Immensum, indubitatum exomplum est Falsse ârtis. :
Ibid., 1. XXX, c. i et v.
h. « Proinde ita persuasuni sil inlestabileiu, irritam, inanem
sse, habentem tameo quasdam veritatis ambras. » Ibid.,
I. XXX, c. vi.
T. I. '
XXXIV INTRODUCTION
à Rome et dans le monde romain tout entier, ses
livres, iïbri improbatœ Icctionis, sont condamnés par
le Digeste. Sous la domination mahométane, l'art
hermétique et la magie sont interdits par le Coran.
Sous la discipline de l'Eglise romaine, les livres
d'astrologie sont brûlés par ordre du pape Gré-
goire le Grand. En France, la magie est frappée
comme un acte d'idolâtrie par la faculté de théo-
logie de l'université de Paris, l'astrologie est pros-
crite par les arrêts du parlement. Pendant tout le
moyen âge, on brûle partout des magiciens et des
sorciers. La magie néanmoins subsiste toujours
malgré ces coups incessamment réitérés.
Deux raisons entre autres peuvent rendre
compte de cette singulière vitalité en présence du
tant d'assauts répétés. La première, c'est que la
magie n'est presque jamais atteinte par les con-
damnations prononcées contre elle que dans quel-
qu'une de ses parties seulement, au lieu de l'être
dans son ensemble ; ce qui laisse toujours intacte
une portion de son domaine. La seconde, c'est que
ces condamnations, se bornant à déclarer coupa-
bles les pratiques qu'elle autorise, au lieu d'eu
dévoiler et d'en proclamer l'inanité, contribuent
ainsi à maintenir son prestige en affirmant sa
puissance*
La magie a loujours allécté d'embrasser l'uni-
versalité des choses. Frappée sur un point, elle se
INTRODUCTION XXXV
trouvait nécessairement ménagée sur les autres.
Proscrite en principe et obligée de vivre dans le
mystère, elle a, en outre, intimement mélangé
et par là confondu, sous le voile d'une égale obs-
curité, ce qu'elle pouvait contenir de positif et de
vrai avec tout ce qu'elle avait de vain et de faux.
Cette confusion lui a valu dans tous les temps les
ménagements et, sur quelques points, l'attention
d'esprits sérieux qui sans cela se fassent absolu-
ment détournés d'elle. D'un autre côté, les con-
damnations qui l'atteignaient et la persécutaient
au lieu de la tuer, contribuaient encore à la faire
durer, en certifiant, en quelque sorte, sa réalité à
laquelle ses juges ne semblaient pas moins croire
que ses adeptes.
C'est ainsi que, pratiquée depuis la plus haute
antiquité, la magie est cultivée dès ces temps re-
cules et pendant le moyen âge chez des peuples
qui, tout adonnés à la superstition, avec une
croyance absolue au surnaturel et aux démons,
maintiennent en crédit cette science universelle
fondée sur ces principes mômes. Voilà comment
elle se conserve grâce aux préjugés régnants,
grâce encore à l'attention particulière que les
hommes du meilleur esprit n'hésitent pas à lui ac-
corder, parce qu'ils y trouvent gardés comme en
dépôt les méthodes et les procédés d'observation,
avec un certain nombre des résultats les plus pro-
XXXVI I X T R O D U CT 1 0 X
sitifs de l'expérience appliquée à l'étude de l'uni-
vers. Après les mages de l'Orient, les prêtres et
les savants de l'Egypte sont ses adeptes ; puis les
philosophes des vieilles écoles de la Grèce qui lui
empruntent ses antiques doctrines. Les Alexan-
drins, puisant en quelque sorte à ses sources ori-
ginaires, renouvellent ses théories et les perfec-
tionnent; les Byzantins, les docteurs juifs et les
savants arabes s'en font les propagateurs et les
communiquent à l'Europe occidentale. Le moyen
âge est pour la magie, dans cette région, une épo-
que d'efflorescence. Il serait difficile de dresser
une liste complète de tous ceux qui s'en sont alors
occupés. Nous en avons nommé précédemment
plusieurs. Naudé en énumère beaucoup dans son
apologie l. Quelques uns dans le nombre ont pu
être signalés à tort comme s'étant livrés à ces pra-
tiques. Au moyen âge, aussi bien que dans l'anti-
quité, l'ignorance et la crédulité ont traité de ma-
gie toutes les œuvres dont l'accomplissement
heurtait les opinions reçues ou contrariait les
connaissances même erronées antérieurement ac-
quises, et qui semblaient pour cette raison incom-
préhensibles, par conséquent surnaturelles. Bien
des formules, bien des opérations scientifiques
1 . G. Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui
ont èlé faussement soupçonnés de magie. 1625.
INTRODUCTION XNXVII
dont les effets paraissaient surprenants ont pu
très gratuitement être jugées comme des procédés
magiques et des incantations.
Jusque dans les temps modernes, la magie avec
son cortège de charlatanisme et d'erreurs a été ad-
mise comme une réalité et condamnée comme
telle, pratiquée par les uns, acceptée parles au-
tres, favorisée par l'ignorance dont la crédulité est
la compagne naturelle. Malgré des attaques redou-
blées au xvie siècle, attaques parmi lesquelles il
faut compter celles d'Agrippa se contredisant lui-
même, et celles de Jean Wier, son disciple, la ma-
gie est encore, un peu plus tard, l'objet d'un grand
ouvrage où un savant homme, Martin Del Rio, en
traite longuement et avec un sérieux parfait, pour
la condamner l.
On voit maintenant ce que c'étaient que les
sciences et les arts occultes, et l'on peut se rendre
compte de la situation où se trouvait cet héritage
de l'antiquité à l'époque où vivait Agrippa, au
commencement du xvie siècle. Les doctrines et les
pratiques de toutes sortes qui les constituaient se
résumaient alors dans la magie. Leur métaphysi-
que, toute pénétrée de théories panthéistes et de
1. Martini Del Rio societatis Jêsu presbyteri, Uisquisilunnri,
magicarum libri sex. 1599.
XXXVIIT INTRODUCTION
croyances empruntées à un spiritualisme grossier,
inspirait à la fois les chercheurs de la pierre phi-
losophale, qui visaient à faire de l'or, les astrolo-
logues, qui lisaient dans les astres, et les sorciers
en rapport, croyait-on, avec les démons.
L'art hermétique, d'où s'était détachée l'astrologie,
avait abouti à l'alchimie dont le principal objet était
la recherche du remède universel et des moyens
de faire de l'or. La cabale antique, la cabale juive,
avait enfanté ce qu'on peut appeler la cabale chré-
tienne et la cabale magique ; la première consistant
dans l'application à la science religieuse du moyen
âge des méthodes et des procédés grossiers de
l'exégèse cabalistique ; la seconde comprenant l'ap-
plication des mêmes procédés aux sciences et aux
arts occultes. La magie était l'association de l'al-
chimie et de la cabale moderne à la démonologie,
dont les secrets avaient, croyait-on, le pouvoir de
dompter les esprits infernaux et d'opérer, par leur
puissance asservie, des prodiges et des miracles.
Les sciences et les arts occultes avaient, au
xvf siècle, de nombreux adeptes. Leur autorité
était déjà fort menacée cependant et près de son
déclin ; mais leur existence même devait se prolon-
ger longtemps encore. Au xvnc siècle et au xviri", la
science moderne a pu compromettre sérieusement
leur crédit ; il ne lui a pas été donné de le suppri-
mer complètement. Aujourd'hui même, les der-
IXTROmVTION XXXIX
nièces traces n'en sont pas encore effacées. De nos
jours cependant le cercle d'activité des sciences et
des arts occultes, parfois dissimulés sous des noms
nouveaux, va se rétrécissant de plus en plus. La
crédulité combattue par les lumières ne leur offre
désormais qu'un domaine fort réduit, condamné à
diminuer encore; où bientôt, on voudrait l'espérer,
il n'y aura plus de place que pour les victimes
complaisantes de la fourberie et du charlatanisme.
CHAPITRE PREMIER
LA. VIE ET LES ŒUVRES D'AGRIPPA
148B«1S38
La légende à" Agrippa. — Son histoire; travaux biographiques
dont il a été l'objet. — Son portrait. — Esquisse de sa vie.
— Ses ouvrages; leur publication; leur caractère. — Sa cor-
respondance. — Le traité de la philosophie occulte. — Le
traité de l'incertitude et de la vanité des sciences.
L'histoire de Henri Corneille Agrippa, que nous
nous proposons de raconter ici, peut offrir de l'inté-
rêt à plus d'un point de vue. Elle présente d'abord,
dans le mouvement d'une existence très agitée et
passablement romanesque, le tableau assez rare de
la vie privée tout entière d'un particulier au xvie siè-
cle. Elle fournit ensuite quelques indications sur les
faits, les hommes et les choses qui appartiennent a
l'histoire générale de son temps, sur les questions
d'ordre religieux notamment, dignes d'une attention
toute particulière, au moment où commence la
2 CHAPITRE PREMIER
grande crise de la réforme. Elle donne enfin de cu-
rieux renseignements touchant les sciences et les
arts occultes, en ouvrant des vues sur leurs bizarres
théories, sur leurs pratiques non moins singulières,
et sur le rôle que pouvaient jouer encore au com-
mencement du xvie siècle, chez les peuples de l'Eu-
rope occidentale, ces étranges spéculations. Agrippa
a eu, parmi ses contemporains, la double renommée
d'un savant aux yeux des lettrés, et d'un magicien,
d'une espèce de sorcier, dans /opinion du vulgaire.
Il n'y avait peut-être pas beaucoup moins d'exagéra-
tion dans la première de ces appréciations que dans
la seconde. Celle-ci, du reste, a prévalu finalement
sur l'autre. Agrippa, en somme, avait surtout de son
temps, et il a conservé jusqu'à nos jours, dans une
sorte de légende traditionnelle , la réputation d'un
homme en possession de secrets redoutables et en
commerce avec les démons.
On racontait d'Agrippales choses les plus extraor-
dinaires. Il avait, croyait-on, le pouvoir d'évoquer
des apparitions. Un jour, Henry Howard, comte de
Surrey, poète distingué de la cour de Henry VIII,
qui pleurait la mort d'une femme aimée, la belle Gé-
raldine, fille du lord Kildare, avait dû à une évoca-
tion de Corneille Agrippa la consolation de revoir
celle qu'il avait perdue. Le magicien l'avait fait appa-
raître à ses yeux dans un miroir enchanté '. En Ita-
1 . Sir Walter Scott a recueilli cette légende et l'a introduite
dans un de ses poèmes, The lay of the last minstrel, chant VI,
strophes 16-30.
LA VIE ET LES OEUVRES D'aGRIPPA H
lie, attaché à la personne d'un général espagnol, An-
toine de Leyva, il le faisait assurait-on réussir par
des charmes dans toutes ses entreprises. Introduit
par ce personnage auprès de l'empereur Charles-
Quint et devenu, grâce à cette recommandation, un
de ses conseillers, il aurait osé proposer à ce prince
de lui procurer par ses secrets magiques d'immenses
trésors ; mais, à la suite de cette offre imprudente, il
aurait été obligé de fuir pour échapper à la juste
indignation du puissant empereur. Il lui arrivait
souvent, à ce qu'on prétendait, de payer dans les
hôtelleries avec des pièces de monnaie de bonne
apparence, qui, après son départ se trouvaient n'ê-
tre plus que de vils morceaux de corne ou des or-
dures. Une fois entre autres, il avait remis à une
vieille femme une corbeille qui semblait pleine d'é-
cus, mais qui, placée dans une armoire, ne contenait
plus, quand on voulut les y reprendre, que du fumier
de cheval.
Ces faits pour la plupart sont rapportés par le grave
auteur d'un livre sur la magie et la sorcellerie, le père
Del Rio qui ne semble pas douter le moins du monde
de leur réalité lï Le crédule écrivain n'est pas moins
affirmatif dans la relation d'une anecdote des plus
singulières qu'il raconte très sérieusement aussi
dans son ouvrage, pour prouver que les magiciens
avaient le pouvoir de rendre l'apparence de la vie a un
t. Martini Del Rio societatis .Tesn presbyteri, DUqwsitionum
magicarum libri sea. 1590.
CHAPITRE PREMIER
corps mort, en y faisant entrer de force un démon.
Lorsque Agrippa était à Louvain, dit Del Rio, il avait
chez lui comme pensionnaire un jeune homme qui,
pour satisfaire une curiosité coupable, obtint de la
femme du magicien, à force de supplications, qu'elle
lui confiât la clef du cabinet de son mari, quoique
celui-ci eût expressément recommandé que per-
sonne n'y entrât en son absence. Y ayant ainsi pé-
nétré, le jeune imprudent jette les yeux sur un livre
de conjurations, et en lit quelques mots que, sans y
faire attention, il prononce à haute voix. Aussitôt la
porte du cabinet s'agite. La lecture continuant, la
porte s'ébranle de nouveau ; et, rien ne répondant à
Ce signal qui n'avait pas été compris, la porte s'ou-
vre enfin et un démon paraît, demandant qui l'appelle
et ce qu'on lui veut. Terrifié, le malheureux jeune
homme ne sait que répondre ; la voix s'arrête dans
son gosier paralysé par la frayeur. Le démon irrité
se jette sur lui et l'étrangle. Le magicien rentre à ce
moment. Habile à commander aux suppôts de l'enfer,
il ordonne au démon coupable d'entrer dans le corps
inanimé de sa victime et, avant de recouvrer sa liberté,
de se promener ainsi affublé sur la place que fré-
quentaient les étudiants. Le démon obéit. Le corps
ranimé pour un instant, s'avance sur la place publi-
que ; mais, après deux ou trois tours, abandonné
tout à coup par son hôte redevenu libre, il tombe
sans vie. On crut alors, dit gravement Del Rio, que
le jeune homme avait été frappé par une mort su-
bite; mais, des marques de strangulation qu'on ob-
LA VIE ET LES OEUVRES D AGU1PPA D
serva bientôt sur son corps mirent sur la voie de la
vérité; et l'on n'eut plus aucun doute à ce sujet,
quand plus tard Agrippa rendit publiques les héré-
sies que jusque-là il avait retenues cachées dans son
sein.
Sans sortir de chez lui et confiné souvent une se-
maine entière dans son cabinet, Agrippa savait, c'é-
tait chose notoire, ce qui se passait dans les contrées
les plus éloignées. On attribuait ces merveilleuses
informations à ses relations avec le démon. Elles
s'expliquent cependant tout simplement par ses
nombreuses correspondances , dit son disciple
Jean Wier, qui le défend de ces sottes accusations
clans le livre où il démontre l'inanité du prétendu
pouvoir de la sorcellerie ?.. Le démon familier à qui
Agrippa devait, croyait-on, d'être si bien renseigné,
n'était autre, suivant quelques-uns, qu'un chien fa-
vori qui ne le quittait pas. Paul Jove parle ainsi de
ce chien "2 : C'était, dit-il, un chien noir qui suivait
partout son maître et qui portait un collier orné de
clous disposés de manière à former des figures ma-
giques. Au moment de mourir et pressé de faire
pénitence, Agrippa se tourna vers ce chien en s'é-
oriant : « Va-t-en, bête maudite qui m'as perdu. >•
Et l'animal, qui jusque-là ne l'avait jamais quitté.
1. .loaiiui;. Wiuii illustrissimi ducis Cliviic, elc, quundum ur-
chiatri, De prsBtigiisdœmonùtn libri sex. 1583.
ï. Pàulî Jovii Novoeomensis, episcopi Nucci'ini, lilogiaviru-
rum litteris illustrium . 1577.
6 CHAPITRE PHEVMHK
courut se noyer dans le fleuve. Le chien noir d'A-
grippa, dit Wier réfutant cette fable, n'était rien
moins qu'un démon. C'était un chien ordinaire au-
quel son maître témoignait seulement une affection
peut-être exagérée, jusqu'à ce point qu'il le faisait
placer près de lui à sa table et coucher dans son lit.
J'ai bien connu ce chien, dit encore le disciple d'A-
grippa, et je l'ai promené souvent. Lorsque je tra-
vaillais avec le savant homme, il s'étendait entre
nous deux. C'était un animal de petite taille auquel
Agrippa avait donné le nom de Monsieur, et il possé-
dait en même temps une chienne de même couleur
et de même forme qu'il appelait Mademoiselle.
Nous sommes loin de connaître tout entière la lé-
gende qui s'attache au nom d'Agrippa'. Enfantée par
l'imagination populaire, consignée dans des récits
qui vraisemblablement ne s'écrivaient pas, la plus
grande partie s'en est perdue nécessairement dans
les hasards de la transmission orale. Nous venons de
rapporter le peu qui en a été fortuitement recueilli
par quelques écrivains. Ce que nous pouvons en
dire ne serait pourtant pas complet si nous n'ajou-
tions pas à ce qui précède, un dernier témoignage.
<
1. Plusieurs des particularités de cette légende, mentionnées
ci-dessus, ne sont évidemment que de pures inventions dues à
l'imagination populaire; mais il en est quelques-unes qui pour-
raient bien se rattacher à certains faits réels, plus ou moins
dénaturés du reste, de la vie d'Agrippa. On trouvera sur ce
point quelques considérations dans une note de notre appendice
(n° IX).
LA VIE ET LES OEUVRES H AGRIPPA i
Il s'agit dé ce que Rabelais dit du personnage dans
son PankujrueP : car, de l'avis des meilleurs criti-
ques, c'est à n'en pas douter d'Agrippa que l'immor-
tel railleur entend parler dans le portrait qu'il trace
de lier Trippa qui, « par art de astrologie, géomantie,
« chiromantie, métopomatie, et autres de pareille fa -
« rine, prédit toutes choses futures » ; et dont la
femme, ajoute-t-il, « assez bellastre », était sa-
boulée par les laquais de la cour, pendant que son
mari conférait des choses célestes devant le roi.
Rabelais fait ici allusion, avec plus ou moins de vé-
rité du reste, à la situation d'Agrippa lorsque, en
qualité de médecin de la reine-mère, il vivait à Lyon
à la cour de France. Panurge consulte lier Trippa et
obtient de lui un horoscope dans des termes qui sont
d'accord avec les pratiques de divination attribuées
par la commune renommée au savant Agrippa et re-
commandées d'ailleurs par lui-même, dans quelques-
uns de ses ouvrages.
Rabelais, qui ne croyait pas un mot de toulcH;i.
s'en moque avec sa verve habituelle. Mais c'est pvec
un sentiment tout différent, avec une véritable hor-
reur, que dans leur naïve crédulité d'autres écri-
vains, comme Paul Jovc et Del Rio, racontent les
faits abominables, suivant eux, que nous avons
mentionnés tout à l'heure. Thévct se fait comme
eux, dans ses écrits, le propagateur de ces grossie*
]. Rabelais, Pantagruel, Liv. Ml, cl», sciv.
8 CHAPITRE PREMIER
res inventions \ contre lesquelles s'élèvent l'un après
l'autre Jean Wier, disciple d'Agrippa, qui le présente
comme injustement calomnié, et G. Naudé, qui le
traite d'imposteur2, ainsi que Freher et Bayle, qui
plus tard ont pris la peine de réfuter ces misérables
assertions 3.
Ce n'étaient assurément que d'ineptes rêveries et
de pures calomnies ; mais Agrippa ne s'était que
trop exposé, nous le verrons, à les faire naître par
sa conduite, par son langage et par quelques-uns de
ses écrits. La réputation de magicien en commerce
avec les démons ne l'effrayait pas, à ce qu'on peut
croire. Il l'aurait même expressément affrontée si,
comme l'assure Naudé, il recherchait et s'attribuait
volontiers les qualifications singulières de magister
Georgius Sabellicus, Faustus junior, fons necroman-
tium, chir ornant icus, astrologus, magus 4, etc. Il semble
véritablement avoir tout le premier fait surgir les
imputations dont il a été l'objet, touchant l'exercice
de la magie démonologique. Ajoutons que dans eu
qu'il a pu faire pour cela, il serait difficile de le
1. A. Thévet. Les vrais portraits et vies des hommes illustres
grecs, latins et payens, anciens et modernes, etc. 1584.
2. G. Naudé. Apologie pour tous les grands personnages qui
ont été faussement soupçonnés de magie. 1625.
3. Pauli Freheri med. Norib., Theatrum virorum eruditionc
clarorum, etc. 1688. — P. Bayle. Dictionnaire historique et cri-
tique. 1697.
4. « Magus qui sim. » — Lectoribus Epistola, au commence-
ment du traité de la philosophie occulte. (Opéra, tom. I. initio.)
LA VIE ET LES OEUVRES O'aGRIPPA 9
croire innocent de toute imposture et de tout charla-
tanisme.
Pour ce qui est des sciences et des arts occultes,
dans un cadre plus étendu, on ne peut nier qu'A-
grippa n'en ait été un des champions décidés, avant
d'en proclamer l'inanité. On ne saurait dire cepen-
dant jusqu'à quel point il a pu jamais y croire. Au
moins est-il certain qu'il n'y a pas toujours cru et
que, à une époque où il n'y croyait assurément
plus, il les pratiquait encore et feignait parfois d'a-
voir dans leur autorité une confiance qu'il ne leur
accordait nullement; ce qui permet de douter de sa
sincérité en ce qui les concerne, à une date anté-
rieure où elle serait peut-être plus admissible. Il ne
faut néanmoins pas perdre de vue que tout n'était
pas mensonge, comme nous l'avons dit, dans les
sciences et les arts occultes; que le vrai y était, en
une certaine mesure, associé au faux; et qu'Agrippa
a pu, pour sauver ce qu'il croyait y voir de vérité,
accepter et propager même les fictions qui, mêlées
à ces éléments plus respectables, leur donnaient
crédit aux yeux des hommes de son temps, en flat-
tant les préjugés auxquels ils étaient attachés.
Peut-être est-il allé plus loin encore; peut être a-t-il,
à l'origine au moins des études et des travaux qu'il
a consacrés aux sciences et aux arts occultes, par-
tagé, jusqu'à un certain point, la crédulité avec la-
quelle on les accueillait généralement alors. Plus
tard seulement, il en serait venu à leur refuser
créance, après leur en avoir accordé d'abord.
T. I. 4
10 CHAPITRE PREMIER
Sur ces questions qui sont le secret d'Agrippa,
nous sommes condamnés à rester dans le doute,
malgré les moyens d'information qu'on peut avoir,
et ils sont loin de faire défaut, pour ce qui le
concerne. Agrippa est, en effet, un personnage sur
lequel les renseignements abondent. 11 a écrit des
ouvrages qui ont été presque tous conservés et
publiés. Il a laissé en outre, sur sa vie privée, sur
les intérêts et les sentiments qui l'ont remplie, des
détails instructifs consignés dans une correspon-
dance étendue qui a été recueillie et qui nous a été
également transmise. Il a lui-même donné en es-
quisse un abrégé de sa vie presque tout entière
dans quelques-unes de ses lettres et surtout dans
deux mémoires adressés sous forme de supplique,
l'un en 1531 au Conseil de Malines (Ep. VI, 22),
l'autre en 1532 à la reine Marie, gouvernante des
Pays-Bas (Ep. VII, 21) ; tableau plein d'intérêt, bien
qu'on ne doive pas l'accepter sans quelques réser-
ves, parce que, sur plusieurs points essentiels, il
contient bien moins la vérité même, que les appa-
rences sous lesquelles il convenait alors à Agrippa
de la présenter '. Ajoutons que sa biographie, tou-
chée dans quelques-uns de ses traits par divers
1. La correspondance d'Agrippa contient quelques lettres
moins développées ayant évidemment, à ce point de vue, le
même caractère que celles de 1531 au conseil de Malines et de
1532 à la reine Marie; la lettre do 1518 (1519, n. s.), par exem-
ple, à levèque de Cyrène (Ep. II, ir>).
LA VIE ET LES OEUVRES d".\GRIPPA II
écrivains du siècle où il a vécu ', a été esquissée
ultérieurement par Bayle dans son grand dictionnaire
critique, et par d'autres encore dans des ouvrages
que signale OEttinger, auteur de la Bibliographie bio-
graphique universelle2. Son histoire a été reprise de nos
jours par M. Guizot et par M. Hoefcr dans des arti-
cles composés pour les collections de Michaud et
de Didot, par M. Franck pour le Dictionnaire des
sciences philosophiques publié sous sa direction. Entin
M. A. Daguet et M. L. Charvct ont donné plus ré-
cemment encore d'intéressantes études sur des
parties spéciales de la vie d* Agrippa, en traitant de
son séjour de quelques années à Genève et à Fri-
bourg (1521-1524) \ Ces divers travaux sont fort
instructifs ; cependant ils laissent dans l'ombre bien
1. Nous avons mentionné ces écrivains et leurs ouvrages
dans les pages qui précèdent.
2. Ravius, Dissertatio de H. C. Agrippée eruditione portenli,
viia, fatis et scriptis. Witteb., 1726, 8°. — Agripp.ru, iu oder II.
G. Agrippa' s merkwiïrdiges leben und sehriften. s. I. 1722. 8°.
— L'écrit mentionii''' par GËttinger avec les ouvrages précé-
dents, sous le titre, Sommer von Sommersberg, Dissertatio de
II. C. Agrippa. Lipsise, 1717, ne concerne pas H. C. Agrippa,
mais Marcus Vipsanius Agrippa, !e gendre d'Auguste, l'époux
de la trop fameuse Julie. Cet ouvrage est une dissertation acadé-
mique présentée à l'université de Leipsick, sous la présidence
de Georg. Clni-L. Gebauer à qui ottuinger l'attribue aussi
par inadvertance, en le signalant une seconde fois à sa vraie
place, dans son article consacré .'i Marcus Vipsanius Agrippa.
3. A. Dagaet, Agrippa chez les Suisses. 1856. — L. Charvet,
Correspondance d'Eustaehe Chapuys et de Henri Cornélius
Agrippa. 1874.
1:2 CHAPITRE PREMIER
des points du sujet que nous nous proposons de
traiter en consultant les documents originaux sur-
tout, sans trop nous préoccuper pour cette raison
d'autres écrits qui peuvent exister encore et avoir
échappé à notre connaissance, sur le même objet l.
Avant d'entrer dans les détails de cette étude, à
laquelle nous voulons conserver la forme biogra-
phique, nous en fixerons brièvement les traits es-
sentiels et les grandes lignes, en donnant tout d'a-
bord quelques indications sur l'esprit et sur le
caractère d' Agrippa, sur les principales circons-
tances de sa vie et sur les écrits dépositaires de ses
idées et de ses sentiments.
Doué d'une intelligence qui paraît avoir été supé-
rieure à son caractère, Agrippa montre un esprit
facile et plein de vivacité, mais mobile à l'excès.
Sans fermeté sur les principes et très peu arrêté
dans ses vues, il marche à l'aventure, usant volon-
tiers de charlatanisme dans son langage aussi bien
que dans sa conduite. Il paraît surtout dominé, pen-
dant le cours de son existence, par une inconstance
1. Nous ne pouvions pas cependant négliger volontairement
le secours des travaux faits par d'autres avant nous sur
Agrippa; nous y avons recouru, au contraire, autant que nous
avons pu le faire. Mais, sans parler de ceux qui ne sont pas
venus à notre connaissance, il en est qu'il ne nous a pas été
possible de nous procurer. Tels sont les deux ouvrages alle-
mands cités par OEttinger, et un ouvrage publié en Angleterre
qui nous a été signalé tardivement et que n'avons pas pu non
plus consulter : H. Morley, The life of IL G. Agrippa von Ncl-
tesheim. London, 1856, 2 vol.
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 13
irrémédiable qui explique la direction bizarre et
foncièrement irrégulière suivie par lui, dans une
vie décousue et accidentée au delà de ce qu'on peut
imaginer. Successivement étudiant, sans qu'on dis-
cerne parfaitement l'objet de ses études ; quelque
peu soldat; puis à certains moments professeur,
jurisconsulte, médecin; amoureux d'indépendance,
et cependant, lorsque son intérêt le commande, cour-
tisan empressé à la suite des grands, autant du
moins que le permettent le peu de fixité de sa vo-
lonté et la variabilité de sa fantaisie, il était voué
d'avance aux situations extrêmes, dans la bonne
ainsi que dans la mauvaise fortune. Il a connu dans
de rares instants les faveurs de l'une, plus souvent
les rigueurs de l'autre. Sans avoir rempli de grands
emplois et sans avoir joué nulle part un rôle nota-
ble, il a été de son temps un personnage générale-
ment considéré, en raison surtout d'une certaine
réputation de savoir, aujourd'hui plus facile à cons-
tater qu'à justifier, quoiqu'on ne puisse pas lui refu-
ser absolument toute valeur. Estimé et très admiré
par les uns, redouté et détesté par les autres,
Agrippa était un homme qui défiait, à ce qu'il sem-
ble, l'indifférence, et qui forçait l'attention. Au phy-
sique, ses contemporains nous le peignent comme
étant de petite taille et doué d'une physionomie ou-
verte et agréable i.
1. Pour ce qui regarde le portrait physique d'Agrippa, nous
renvoyons à une note qu'on trouvera dans notre appendice
14 CHAPITRE PREMIER
Né à Cologne en i486, Agrippa y fait ses premiè-
res études et parait ensuite sur les bancs de l'uni-
versité de Paris. Revenu dans sa ville natale, vers
1 âge de vingt ans, il s'en détache presque aussitôt,
entraîné pat? le goût des aventures et par l'ambition
d'arriver à la fortune. Il part en 1508 pour l'Espagne
où il sert le roi d'Aragon; mais, incapable de sup-
porter le joug d'un emploi régulier, il se dérobe à
des devoirs dont on ne connaît pas trop au reste le
caractère, passe en Italie, et de là regagne rapide-
ment la Provence, Avignon, Lyon, puis la Bourgo-
gne où il s'arrête un instant. A Dole, il s'essaie pen-
dant l'année 1309 au rôle de lecteur, c'est-à-dire de
professeur dans une université; mais cette situation
ne le retient pas longtemps. 11 est en 1510 à Lon-
dres, où semble l'avoir conduit une commission
secrète qu'il indique sans donner sur son objet
aucune explication; et dans l'année même, il revient
à Cologne qu'il ne tarde pas à quitter encore pour
l'Italie. Il passe en divers lieux de la Lombardie
sept années consécutives, de 1511 à 1517. Il y sert
d'abord l'empereur Maximilien dans des conditions
difficiles à déterminer, comme petit secrétaire de
camp, dit Naudé. Il paraît ensuite dans des chaires
d'enseignement, à Pavie notamment et à Turin, et
joue un instant le rôle do théologien au concile
(n° XXX). Cette note concerne la publication d'un de ses
ouvrages auquel on a joint, de son vivant même, une image
de ses traits. Nous fournissons, à cette occasion, quelques
renseignements sur les portraits 'qu'on a de lui.
LÀ VIE ET LES OEUVRES D'aGRIPPA 15
indiqué à Pise en 1511 et transféré ensuite à Milan.
Un peu plus tard il se marie vers 1515 à Pavie, où il
épouse une femme du pays qui lui donne alors
un fils.
Après quelques années passées ainsi dans le nord
de l'Italie, au milieu des troubles et des désordres
de la guerre, Agrippa quitte cette contrée vers la
fin de 1517 ou au commencement de 4518, au mo-
ment où une courte période de paix commençait
pour elle. Il passe à Ghambéry, cherchant un emploi
public , qu'une certaine réputation d'homme de
science et d'affaires lui permettait d'ambitionner.
Il accepte alors, à titre de jurisconsulte, les proposi-
tions de la cité de Metz et se rend dans cette ville,
au commencement de 1518, pour y prendre l'office de
conseiller stipendié et orateur, sorte d'emploi en
raison duquel il était chargé de certaines affaires con-
tentieuses, et d'un rôle public dans les négociations
ainsi que dans les relations de l'État avec les étran-
gers.
Agrippa reste à Metz environ deux années, après
lesquelles, en quittant cette ville, il se retire en
1520 à Cologne, sa patrie. Il ne s'y arrête guère et
s'en éloigne au bout de quelques mois, pour se ren-
dre en Suisse. Il perd dans ce voyage sa première
femme qui meurt à son passage à Metz, et il arrive
bientôt à Genève où il se remarie dans l'année
même, en 1521. Vers cette époque, il prend l'état de
médecin. C'est en cette qualité qu'il se fixe d'abord
à Fribourg, en 1523, puis l'année suivante à Lyon,
]f) CHAPITRE PREMIER
où il est attaché à la personne de la reine Louise de
Savoie, mère du roi François Ier. Il est obligé de re-
noncer à cet emploi pour des causes qui ne s'expli-
quent pas très clairement, mais dont une part re-
vient, ce semble, à des relations plus ou moins
coupables avec le connétable de Bourbon, l'ennemi
du roi. Agrippa se voit réduit par cette disgrâce à
une situation précaire qui se prolonge pendant la
plus grande partie des quatre années passées par
lui à Lyon de 1524 à 1527, C'est le plus long séjour
qu'il ait jamais fait nulle part. Il se rend, en 1528,
dans les Pays-Bas, où il pouvait espérer que le re-
commanderaient les services rendus autrefois par
lui à l'empereur Maximilien en Italie. Médecin d'a-
bord à Anvers en 1528, il renonce ensuite inopiné-
ment à la médecine et obtient un office impérial à
Malines vers 1530. Il prend dans cette dernière ville
une troisième femme, peu de temps après avoir
perdu la seconde, morte de la peste à Anvers. Celle-ci
lui avait donné, pendant les huit années de leur
union, six enfants. De la dernière, qu'il ne tarde
pas à répudier, il paraît n'en avoir eu aucun.
A ce moment, Agrippa se trouve aux prises avec
des difficultés de deux sortes. Les unes, qui n'é-
taient pas nouvelles pour lui, consistent dans des
embarras d'argent ; il est poursuivi et même empri-
sonné, malgré sa qualité d'officier impérial, par des
créanciers auxquels il a mille peines à échap-
per. Les autres lui viennent de querelles suscitées
par la publication de ses ouvrages, imprimés alors
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 17
pour la première fois, quoique composés plus ou
moins anciennement déjà; répandus antérieurement
par la copie, mais généralement peu connus. Ses
adversaires acharnés, dans cette lutte, on pourrait dire
ses persécuteurs, sont les théologiens de la faculté
de Louvain, qui d'ailleurs ne trouvaient, dans ses
écrits, que trop de sujets de l'atlaquer et de le pour-
suivre. Agrippa obtient contre eux le secours de pro-
tecteurs puissants. Il a pour patrons déclarés le
légat du pape, l'évêque de Liège, l'archevêque de
Cologne. Ce dernier lui offre finalement un asile au-
près de lui.
Agrippa se réfugie ainsi en 1532 dans les domai-
nes de ce prélat, à Bonn qui est pendant quelque
temps sa principale demeure. Il achève alors, non
sans de nombreuses difficultés, la publication de
ses ouvrages. C'est à Bonn qu'il répudie, on ne sait
pour quelle raison, la femme qu'il avait épousée en
troisièmes noces àMalines. En 1535, des motifs res-
tés inconnus le ramènent en France, où il devait
éprouver de nouvelles traverses. Il avait laissé dans
ce pays, est-il dit, des ressentiments et des haines.
On est, du reste, très mal informé de ce qui le con-
cerne à cette époque, sa correspondance qui s'arrête
en 1533 faisant alors complètement défaut. Il paraît
avoir été assez misérable dans les derniers temps de
sa vie. Cependant, après s'être vu à Lyon jeter un
instant en prison, par ordre du roi dit-on, il est ac-
cueilli ensuUe et traité, paraît-il, avec une certaine
considération à Grenoble, où il meurt en 1535, et où
18 CHAPITRE PREMIER
son corps reçoit la sépulture dans l'église des domi-
nicains.
Telle est, dans ses grandes lignes et dans ses prin-
cipaux traits, la vie d'Agrippa. Nous y reviendrons
en détail pour en faire connaître les particularités.
Nous emprunterons pour cela nos informations aux
ouvrages de cet homme singulier et aux pièces de
sa correspondance. Il convient maintenant de don-
ner une idée de ce que sont cei documents.
L'ensemble des œuvres d'Agrippa est dominé par
deux grands ouvrages, la philosophie occulte et le
traité de l'incertitude et de la vanité des sciences; le
premier remontant, dans sa forme originaire au
moins,àsajeunesse;le second appartenant à son âge
mûr. Voici du reste la suite de ses écrits rangés, autant
que possible, dans l'ordre où ils ont été composés.
Plus d'un enseignement peut résulter de cette simple
énumération qui comprend les documents suivants.
Environ deux cent cinquante lettres familières et
autres adressées à divers correspondants, auxquel-
les en sont jointes deux cents à peu près émanant
de ces derniers, de l'année 1507 à l'année 1533, dis-
tribuées en sept livres, — Epistolarum libri septem —
(Opéra, t. II, p. 681-1061 ').
1. L'édition des œuvres d'Agrippa citée ici et dans le cou-
rant de la présente étude est celle qui a été donnée à Lyon,
sans date, sous le nom des frères Bering, et qui forme deux
volumes in-8° imprimés en caractères romains. 11 y en a une
autre en caractères italiques, au nom des mômes éditeurs.
Voir à ce sujet une note de l'appendice (n° XXXII).
LA VIE ET LES ŒUVRES d'AGRÏPPA 19
Le traité de la philosophie occulte, — De occulta
philosophai libri très, — ouvrage commencé dès 1509
(Ep. I, 23), complété à diverses reprises par des ad-
ditions et qui contient probablement le résultat des
plus anciens travaux d'Agrippa (Opéra, 1. 1, p. 1-404).
Il faut distinguer de ces trois livres de la philoso-
phie occulte un quatrième livre, — De ceremoniis ma-
yicis, — imprimé après sa mort pour faire suite aux
premiers et qui est considéré comme apocryphe
(Opéra, t. I, p. 426-454).
Le Traité de la prééminence du sexe féminin, —
De nobilitate et prsecellentia fœminei sexus, — composé
en 1509 à Dole par Agrippa, pour attirer sur lui la
faveur de la princesse Marguerite d'Autriche, gou-
vernante de la province, « Germania inferior et
Burgundia », mais qui ne fut en réalité offert à cette
princesse que vingt ans plus tard, lorsque Agrippa
était à Anvers (Opéra, t. II, p. 518-542).
L^Épître dédicatoire du précédent traité à Mar-
guerite d'Autriche, — Divx Marcjarctx Augustx Aus-
triacorum Buryundionum que principi clemeutissimx
epistola, — laquelle semble avoir été composée en
môme temps que lui en 1509 (Opéra, t. II, p. 546-
517).
Une plainte contre le franciscain Calilinet, à l'occa-
sion des accusations de ce dernier sur l'exposition
faite par Agrippa du livre de Reuchlin, « De verbo
mirifico », — Expostulatio super expositions sua in li-
brum de verbo mirifico, cum Joanne Catilineti fratrvm
Franciscanorum per Bwgundiam provinciali ministro,
20 CHAPITRE PREMIER
sacr. theol. doctor., — factum écrit en 1510 à Londres,
où Agrippa s'était rendu en quittant Dole, après avoir
fait l'année précédente, dans cette dernière ville, des
leçons publiques sur le livre de Reuchlin (Opéra,
t. II, p. 508-512).
De petits commentaires sur l'épître de saint Paul
aux Romains, — Commentariola in epistolam Pauli ad
Romanos, — ouvrage commencé en 1510 en Angle-
terre ; poussé jusqu'au chapitre vi et resté inachevé,
à ce qu'il semble ; perdu ensuite en Italie dans les
désordres qui suivirent la bataille de Marignan en
1515 ; et retrouvé plus tard, vers 1523, par Agrippa
entre les mains d'un de ses anciens élèves (Ep. III,
40, 41, 42). Cet écrit n'est point parvenu jusqu'à
nous et ne nous est connu que par ces indications
(Opéra, t. II, p. 596 et 732).
Des thèses théologiques, — Planta théologien qux
quodlibeta dicuntur, — déclamées en l'année 1510
par Agrippa en l'université de Cologne. Ces mor-
ceaux ne nous sont pas non plus parvenus, et nous
n'en savons que ce qui en est dit incidemment par
l'auteur (Opéra, t. II, p. 104 et p. 596).
Un discours sur le traité d'Hermès Trismégiste,
de la puissance et de la sagesse de Dieu, — Oratio
habita Papise, in prselectione Hermetis Trismegisti, de
potestate et sapientia Dei, — prononcé en 1515 à l'u-
niversité de Pavie, en présence de Jean de Gonza-
gue, marquis de Mantoue, à l'ouverture de leçons
publiques sur le « Pimander » d'Hermès Trismé-
giste (Opéra, t. II, p. 1073-1084).
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 21
Un discours sur une explication du banquet de
Platon, — Oratio in prxlectione convivii Platonis, amoris
laudem continens, — prononcé ou au moins composé
vers Tannée 1515, comme introduction à des leçons
sur ce sujet, dans une des universités du nord de
l'Italie (Opéra, t. II, p. 1062-1073).
Des commentaires ébauchés sur le traité de la phi-
losophie occulte, — Commentaria sed adhuc indigesta
in libros nostros de philosophia occulta, — ouvrage
composé vers 1515 et perdu en Italie, lors du pas-
sage tumultueux des Suisses à Milan, après la ba-
taille de Marignan. On ne sait de cet ouvrage que ce
qui en est dit accidentellement par l'auteur dans
une de ses lettres (Ep. II, 14).
Un dialogue sur l'homme, image de Dieu, — - Dia-
logus de homine, Dei imagine, — ouvrage composé
vraisemblablement vers 1516 et adressé en cette
année à Guillaume Paléologue, marquis de Mont-
ferrât, vicaire impérial en Italie , dont Agrippa
recherchait la faveur. Nous n'avons de ce traité
qui est perdu que son Épître dédicatoirc (Opéra,
t. II, p. 717).
L'Epître dédicatoire de l'ouvrage précédent au
marquis de Montferrat, — Agrippa ad amicum —
(Ep. I, 51).
Un traité de la connaissance de Dieu, — Liber de
triplici l'atione cognoscendi Deum, — dédié en 1516,
comme le dialogue sur l'homme, au marquis de
Montferrat (Opéra, t. II, p. 480-501).
L'Epître dédicatoire du traité précédent au mar-
22 CHAPITRE PREMIER
quis de Montferrat, — Illmo excellmoque sacri Ro-
mani imperii principi ac vicario, Guilhelmo Paheologo,
marchioni Montis-ferrati, Domino suo beneficentissimo,
Henricus Cornélius Agrippa beatitudinem perpétuant
exoptat — (Ep. I, 52).
Des Annotations sur le traité d'Hermès Trismégiste,
dit le « Pimander », — Annotationes super Piman-
drum Trismegisti, — ouvrage composé vers 1516, qui
ne nous est point parvenu, 2t qui pourrait bien ne
pas avoir été terminé. Nous ne le connaissons que
par une brève indication que nous en donne incidem-
ment l'auteur dans une de ses lettres (Ep. I, 51).
Un volume composé en l'honneur du duc de
Savoie, — Orationis tomus in laudem ducis Sabaudùe, —
dont nous n'avons qu'une simple mention à la date
de 1518 (Opéra, t. II, p. 728).
Un discours prononcé à Metz devant la Seigneu-
rie, en prenant possession de l'office de conseiller
stipendié et orateur de la Cité, au mois de février
1518, — Oratio ad Metensium Dominos dum in illorum
advocatum syndicum et oratorem acceptaretur — (Opéra,
t. II, p. 1090-1092).
Un discours au conseil de Luxembourg pour la Cité
de Metz, — Oratio ad Senatum Lucemburg iorum pro
Dominis suis Metensibus habita, — harangue prononcée
en 1518 ou 1519 à propos d'une négociation, dans la-
quelle Agrippa figurait comme conseiller stipendié et
orateur de la ville de Metz (Opéra, t. II, p. 1092-1094).
Un discours pour la réception à Metz d'un évo-
que, — Oratio in salutatione eujtesdam principes et épis-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 23
copi pro Metensibus scripta, — harangue composée
en 1518 ou 1319 à Metz par Agrippa, en raison de
ses fonctions de conseiller stipendié et orateur de
la Cité (Opéra, t. II, p. 1094-1095).
Un discours pour la réception à Metz d'un per-
sonnage, — Oratio in salutatione cujusdam magnifia
viripro Dominis Metensibus scripta, — harangue d ap-
parat, analogue à la précédente, appartenant à la
même époque et qui a pu comme elle être pronon-
cée par Agrippa au nom des seigneurs Messins qu'il
était de sa charge d'accompagner dans ces occa-
sions (Opéra, t. II, p. 1095-109G).
Le traité du péché originel, — De original* pec
cato disputabilis opinionis déclamât io, — ouvrage com-
posé antérieurement à 1519, époque où Agrippa
l'adresse à Théodoric, évêque de Gyrène, adminis-
trateur spirituel de l'archevêché de Cologne (Opéra,
t. II, p. 553-564).
L'ÉpUre dédicatoire du précédent traité, du péché
originel, à l'évêque de Cyrône en 1519, — Agrippa ad
anticunt — (Ep. II, 17).
L'antidote contre la peste, — Contra pestem anti-
data securissima ad dominum Theodoricum Cyrenensem
Cohniemis arehiprxmlatm a mffragiis, in sacris admi-
nistratorem, — petit traité dont la date probable res-
sort du rapprochement qu'on peut l'aire entre lui
et deux lettres de 1518 (151!) n. s.) ', la première
1. Nous donnons, dans notre appendice (n° XII), une note
où est expliquée la date de ces teltres < more Meten9i ».
24 CHAPITRE PREMIER
écrite de Bedbar dans le duché de Berg sans indica-
tion de jour, par laquelle l'évêque de Gyrène de-
mande à Agrippa un remède contre la peste
(Ep. II, 18); la seconde écrite de Metz le 6 février
par Agrippa au même personnage, en lui envoyant,
comme réponse, ce petit traité (Ep. II, 19), (Opéra,
t. II, p. 578-582).
Deux pièces de polémique sur la question de la
monogamie de sainte Anne, savoir : 1° la position
de la thèse, — De beatissimas Annse monogamia ac unico
puerperio propositiones abbreviatx et articulatx, juxta
disceptationem Jacobi Fabri Stapulensis in libro De tribus
et una — (Opéra, t. II, p. 588-593); 2° la discussion
de cette thèse, — Defensio propositionum prxnarra-
tarum contra quemdam dominicastrum illarum impug-
natorem, qui sanctissimam deiparœ virginis matrem
Annam conatur ostendere polygamam — (Opéra, t. II,
p. 594-663); documents relatifs à une dispute soutenue
en 1519 à Metz par Agrippa contre Claude Salini,
prieur des Dominicains, laquelle fut une des causes
du départ d' Agrippa de cette ville et de son ressen-
timent contre elle. Cet écrit a été dédié en 1533 à
Gantiuncula par Agrippa, son ami (Ep. VII, 35). C'est
cependant avec une dédicace à un autre, au méde-
cin Jean de Pontigny ou de Niedbruck, qu'il a été
ensuite imprimé et publié par son auteur, en 1534
(Opéra, t. II, p. 583-586).
Un Discours contre la théologie païenne, — De-
kortatio gentilis theologix, — composé antérieurement
à 1526, date de son envoi à Symphorien Bullioud,
LA VIE ET LES OEUVRES D AGRIPPA _.)
évêque de Bazas, l'un des protecteurs d' Agrippa
à la cour de France (Opéra, t. II, p. 502-507).
L'Épître dédicatoire du précédent opuscule à Yé-
vêque de Bazas, — Reverendo patri ac domino D.
Symphoriano episcopo Vasatensi, Domino suo observan-
dissimo, H. Cornélius Agrippa S. D. — (Ep. IV, 15).
Le Traité du sacrement du mariage, — De sacra-
mento matrimonii declamatio, — ouvrage composé à
Lyon avant 1526 et dédié en cette année à la sœur
de François Ier, la princesse Marguerite, connue
alors sous le titre de duchesse d'Alençon, laquelle
devait porter par la suite celui plus célèbre de reine
do Navarre (Opéra, t. II, p. 543-552).
L'Epître dédicatoire du précédent traité àja prin-
cesse Marguerite, sous la date de 1526, — Illustris~
simœ principi ac dominx D. Marcjaretx, e christia-
nissimorum Francise regum sanguine, Alenconix ac
Rituricensis provinciarum duci, Armeniacorumque co-
miti epistola — (Ep. IV, 1).
Le Traité de l'incertitude et de la vanité des scien-
ces, — De incertitudine et vanitate scientiarum atquear-
tium declamatio, — ouvrage composé à Lyon, ainsi
que sa préface à ce qu'il semble, en 1526 (Ep. IV,
44), après la disgrâce encourue par l'auteur à la
cour de France (Opéra, t. II, p. 1-217).
L'Epitrc dédicatoire du traité de l'incertitude et
de la vanité des sciences, à Aug. Fornari, citoyen
de Gènes, — Spectabili viro domino Augustino Furnario
civi Genuensi epistola — non datée, mais écrite au
moment môme, dit Agrippa, où il venait de terminer
t. î. fi
26 CHAPITRE PREMIER
ce traité, offert par lui à l'homme généreux dont il
avait reçu à Lyon les bienfaits, dans sa détresse
(Opéra, t. II, initio).
Un Traité des feux et des machines de guerre, —
Pyromachia, — composé aussi à Lyon en 1526, au-
jourd'hui perdu, et dont il est souvent question
dans les lettres de cette époque (Ep. IV, 44, 48, 49,
54, 73 et V, 5).
Un discours pour un parent d'Agrippa, religieux
de l'ordre des Carmes, bachelier en théologie, à l'oc-
casion de sa réception comme professeur à Paris,
— Oratio per quemdam affinera suum Carmelitanum
sacrx theologix baccalaureum formatum, in acccptione
regentix Pavisiis habita, — composé vraisemblable-
ment à la fin de 1527 ou au commencement de 1528,
lors du passage d'Agrippa à Paris (Opéra, t. II,
p. 1096-1097J.
Une lettre à Maximil. Transsylvanus, conseiller
de l'empereur, sur le traité de la prééminence du
sexe féminin, — Clarissimo vivo D. Maximiliano Trans-
syloano Caroli V, Csesaris impemtorisque a consiliis,
epislola, — datée d'Anvers le 16 avril 1529 (16 cal.
Maii), pour lui recommander ce traité composé vingt
ans auparavant et présenté, en 1529 seulement, à la
princesse Marguerite d'Autriche, gouvernante des
Pays-Bas, pour qui l'auteur l'avait écrit primitive-
ment (Opéra, t. II, p. 513-515).
L'histoire du couronnement de Charles-Quint h
Bologne, — De duplici coronatione Csesaris apud Bo-
noniam historiola, — composée vers 1530 par Agrippa
LA VIE ET LES OEUVRES D'AGRIPPA 27
en sa qualité d'historiographe de l'empereur, office
dont il avait été récemment, investi à cette époque
(Opéra, t. II, p. 1121-1145).
L'Epître dédicatoire de l'histoire du couronnement
de Charles-Quint, à la princesse Marguerite d'Au-
triche, tante de l'empereur, — Ad illustrissimam prin-
cipem Austn'se Margaretam cpistola, — sans date, mais
certainement écrite en 1330, année de la mort de la
princesse (Ep. VI, 3).
Deux épigrammes latines sur le couronnement de
Charles-Quint, — In triomphaient Caroli Cœsaris coro-
nationem et ad Flamincm Bononiam epigrammata,
composées vraisemblablement à l'époque de cet évé-
nement en 1530 et adressées, l'une à l'empereur,
l'autre au pape Clément VII (Opéra, t. II, p. uio-
1147).
Un mémoire adressé au conseil de Malincs, pour
Jean Thibault, — Ad senatum Cxsarewn apud Mcchli-
niam residuntem attestatio, — daté d'Anvers en 1530 et
dirigé contre le corps des médecins de celte ville
qui avaient l'ait interdire l'exercice de la médecine à
ce Jean Thibault, dépourvu de titres scientifiques
en règle (Ep. VI, 7).
L'oraison funèbre do la princesse Marguerite d'Au-
triche, gouvernante des Pays-Bas, — Oratio habita in
funere divse Margaretœ Austriacorum ci, Burgundorum
prïncipù œterna memoria dtgnùstmdB, — composée
pour la cérémonie des funérailles do cette prin-
cesse, tante de Charles-Quint, morte à Malincs le
Ier décembre 1830 (Opéra, l. 1!, p. 1098-1120).
28 CHAPITRE PREMIER
L'Épître dédicatoire de l'oraison funèbre de la
princesse Marguerite, à Jean Garondelet, archevê-
que de Palerme, président du conseil privé des
Pays-Bas, — Reverendissimo in Christo patri ac domino
D. Joanni Carundeleto, archiepiscopo Panormitano, pri-
vait Cœsarei consilii per inferiorem Germaniam atque
Burgundiam supremo prœsidi, H. Cornélius Agrippa,
ejusdem Cxsareœ maj estât is a consiliis et archivis indi-
ciarius S. D., — datée de Malines, 22 décembre 1530
(Ep. VI, 10).
Un discours pour Jean, fils du roi de Danemark,
à l'empereur Charles-Quint, son oncle, — Oratio
pro fdio Christierni serenissimi Daniœ, Norvegix, et Sue-
ciœ régis, etc., habita in adventu Cœsaris, — composé à
la fin de 1530 ou au commencement de 1531, pour
être prononcé devant l'empereur, lors de son arrivée
dans les Pays-Bas, après la mort de la princesse
Marguerite d'Autriche, sa tante, gouvernante de la
province (Opéra, t. II, p. 1097-1098).
La préface du traité de la philosophie occulte, —
Àd lectorem operis de oculla philosopkia, — pièce non
datée, mais composée, y est-il dit, à l'occasion de
l'impression de ce traité, laquelle fut commencée
vers la fin de 1530 (Ep. VI, 12, et Opéra, t. I, initio).
L'Epître dédicatoire du traité de la philosophie oc-
culte à Hermann de Wyde, archevêque de Cologne, —
Reverendissimo in Christo patri ac principi illustrissimo
llcrmanno e comitibus Vuydx Dei gratta s. Coloniensis
ecclesix archiepiscopo, sacri Romani Imperii principi elec-
toriet per ltaliam archicancellario, Westphaliae et Anga-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 20
rix duci, etc., sacrosanctx Romanx Ecclesix legato nato
et in pontifcalibus vicario gênerait epistola, — datée de
Malines, janvier 1531, et imprimée en tête du livre
premier du traité, publié cette année môme à An-
vers et à Paris simultanément (Ep. VI, 13).
L'histoire de l'expédition du duc de Bourbon en
Italie, — Gallici belli pro Cxsare in Italia per Borbo-
nium gesti historia, — travail resté probablement
inachevé, qu'Agrippa avait entrepris vers 1531, en
raison de son office d'historiographe de l'empereur,
et dont rien ne nous est parvenu qu'une simple
mention dans un autre écrit de son auteur (Opéra,
t. II, p. 1024).
Des travaux du même temps sur la guerre contre
les Turcs, — Turcix expeditionis indicia, — travaux
qui semblent s'être bornés à la recherche des docu-
ments relatifs à cet objet. Agrippa en parle en 1532,
comme de l'histoire de l'expédition du duc de Bour-
bon; il ne nous en est non plus rien resté, et nous
n'en savons que ce qui résulte de cette indication
(Opéra, t. II, p. 1024).
Une première supplique au conseil privé, — Ad
Cxsarex majestatis privatum consilium supplicatio, • —
requête datée de Bruxelles, 1531, par laquelle Agrippa
réclame le paiement de sa pension (Ep. VI, 21).
Une seconde supplique au conseil privé, — Alia
ad idem consilium supplicatio, — requête pour le même
objet, plus étendue et plus pressante que la pre-
mière, et datée également de Bruxelles, 1531 (Ep. VI,
22).
30 CHAPITRE PREMIER
Une première supplique à ses juges, — Agrippa
ad judices, — requête datée de Bruxelles, 1531, à
propos de la menace faite à Agrippa do la part
d'un de ses créanciers de le faire mettre en prison
(Ep. VI, 25).
Une seconde supplique à ses juges, — Agrippse
protest atio judiciaria, — mémoire daté également de
Bruxelles, 1531, contre les prétentions d'Alexius
Falco, son créancier (Ep. VI, 2P).
Une requête à l'empereur, — Agrippa ad Cœsa-
rem, — sous la même date de Bruxelles, 1531, et
pour le même objet (Ep. VI, 27).
L'apologie adressée au parlement de Malines
contre les injustes accusations des théologiens de
Louvain touchant le traité de l'incertitude et de la
vanité des sciences, — Apologia adversus calumnias
propter declamationem de vanitate scientiarum et excel-
lentia verbi Dei, sibi per aliquos Lovanienses theologis-
tas intentatas, — factum rédigé par Agrippa, du 15 dé-
cembre 1531 au 1er février 1532, dans la maison
même du cardinal Campegi, légat du saint-siège en
Germanie, son protecteur, à qui l'écrit a été dédié
par l'auteur, lors de son impression (1532-1533). Ce
document comprend : 1° une préface (Opéra, t. II,
p. 257-2G2) ; 2° une lettre au parlement de Malines
pour obtenir communication des articles formulés
par ses accusateurs, — Clarissimis viris domino prœsidi
et senatoribus Csesarei parlamenti apud Mechliniam, —
non datée, mais écrite vraisemblablement vers la
fin de l'année 1531 (Opéra, t. II, p. 263) ; 3° les arti-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 31
cles en question, — Articuli Lovaniensium autentico
transumpto sed absque ullo interposito senatus décréta
transmissi, — (Opéra, t. II, p. 264-272); 4° l'apologie
elle-même, — Responsio Corneliï Agrippas ad prœnar*
ratos articulas — (Opéra, t. II, p. 273-330).
Une plainte sur l'injuste accusation portée devant
l'empereur par certains misérables délateurs au su-
jet de la publication du traité de l'incertitude et de
la vanité des sciences, — Querela super calumnia ob
editam declamationem de vanitate scientiarum atque
excetlentia verbi Dei, sibi per aliquos sceleratissimos sy-
cophantas apud Cxsaream majestatem nefarie ac pro-
ditorie intentata, — factum non daté, composé vrai-
semblablement vers le même temps que l'apologie
(1531-1532) et adressé par Agrippa à son ami Eusta-
che Ghapuys, envoyé de l'empereur auprès du roi
d'Angleterre (Opéra, t. II, p. 437-459).
Une épigrammo latine à l'empereur au sujet des
attaques dirigées par les théologiens contre le
traité de l'incertitude et de la vanité des sciences, —
Epigramma ad Cxsarem, — composée selon toute
apparence vers 1531-1532, en même temps à peu
près que l'apologie et la plainte (Opéra, t. II, p. 251).
L'Épitre dédicatoire do l'apologie contre les accu-
sations des théologiens do Louvain au cardinal
Campegi, — Reverendissimo in Çhristo pat ri generoso
domino D. Laurentio Campego tituli S. Marias tram
Tyberim presbytero cardinali, sanetx Romatiae sedis per
Qermaniam nuper a latere legato, Domino etpatrono tuo
semper observandiss/mo rpisto/a. — écrite dans le cou-
32 CHAPITRE PREMIER
rant de 1532, dix mois et au-delà, dit Agrippa,
après la rédactioR de l'apologie cr questioR, et
lorsqu'il se mit, cette aRRée même, eR mesure de
publier ce factum; lequel, par suite de quelques
difficultés, ue parut qu'eu 1533 (Opéra, t. II, p. 252,
et p. 1011,1. 20).
Ur mémoire adressé à la reiue Marie, gouver-
uaRte des Pays-Bas, — Serenissimse principi Marise,
Hungarise et Bohemix reginx ac inferioris Gallo-Germa-
niseproregi epistola, — sorte de supplique saus date,
rédigée à Borr, vers 1532 ou 1533, par Agrippa
pour exposer sa couduite avec ses réclamatious
contre la disgrâce où il était tombé, et adressée
par lui à la reine Marie qui avait succédé à sa taute,
Marguerite d'Autriche, dans le gouvernement des
Pays-Bas. Ce document renferme une autobiographie
d'Agrippa, curieuse à consulter malgré certaines
inexactitudes volontaires sur bien des particula-
rités, et à laquelle les historiens ont eu générale-
ment le tort de s'en rapporter avec une confiance
qu'elle ne mérite que sous d'expresses réserves
(Ep. VII, 21).
Une diatribe contre les frères prêcheurs, — Liber
de fratrum prxdicatonim sceleribus et haeresibus, —
ouvrage dont il est parlé par Agrippa, au mois de
janvier 1533, à propos de ce qu'il compte, dit-il, y
mettre, et qui pourrait bien être resté à l'état de
projet ou tout au plus d'esquisse. Il ne nous est, en
tout cas, rien parvenu de cet écrit, et on ne le
connaît que par la mention qu'en fait son auteur
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 33
dans les termes que nous venons d'indiquer (Opéra,
t. II, p. 1037). Peut-être y aurait-il lieu de rappro-
cher des renseignements relatifs à cette diatribe
une autre indication fournie ailleurs sur Agrippa et
mentionnant, à ce qu'il semble, un écrit où il aurait
traité des désordres du clergé.
Les Épîtres dédicatoires des livres II et III de la
philosophie occulte, à Hermann de Wyde, archevê-
que de Cologne, — Amplissimo domino principi illus-
trissimo Hermanno ab Vuyda, principi electori, West-
plialix et Angariie duci, domino et archiprsesuli Coloniensi
et Paderbornensi, Domino suo gratiosissimo, Henricus
Cornélius Agrippa ab Nettesheym S. P. , — sans
date, rédigées en 1532 ou 1533, à l'occasion de la
publication de ces deux livres de la philosophie
occulte imprimés à Cologne pour la première fois
en cette dernière année (Opéra, 1. 1, p. 119 et p. 250).
Un mémoire adressé aux magistrats de Cologne
contre l'inquisiteur et les docteurs de l'université de
cette ville, — Clarissimis viris urbis Agrippinx Iioma-
norumque colonise senatoribus et consultons epistola,
— daté de Bonn, 11 janvier 1533, et rédigé par
Agrippa pour se purger des accusations portées
contre lui à propos de son livre de la philosophie
occulte, et pour en appeler des oppositions mises
en même temps à l'impression de cet ouvrage, qui
venait d'être commencée à Cologne (Ep. VII, 20).
Une préface pour les œuvres de Godoschalcus
Moncordius, — Prxfatio in opn*<-iil<t Godoschalci Mon-
cordn, — petit travail daté de 153.3, destiné a recom-
34 CHAPITRE PREMIER
mander au public les œuvres pieuses d'un religieux
cistercien, publiées à Nuremberg (Ep. VII, 37).
Une Épître dédicaloire à Cantiimcula pour les piè-
ces de polémique sur la question de la monogamie
de sainte Anne, — Cantiunculœ jurisconsulte) epistola,
— datée de 1533, et malgré laquelle l'ouvrage im-
primé l'année suivante a paru avec une dédicace au
nom de Jean de Pontigny ou de Niedbruck, (Ep.
VII, 35).
L'Épître dédicatoire à Jean de Pontigny ou à
Niedbruck pour les pièces de polémique sur la ques-
tion de la monogamie de sainte Anne, — Spectabili
viro domino Joanni Nidepontano illustrissimi Lotharin-
gorum ducis atque civitatis Metensis physico et consiliario
epistola, — datée de Bonn, 1534, et imprimée cette
année même en tête de la première édition de ces
écrits, malgré la dédicace à Gantiuncula, rédigée pour
les mêmes ouvrages l'année précédente (Opéra, t. II,
p. 583-586).
Une préface pour les pièces de polémique sur la
question de la monogamie de sainte Anne, — Prse-
fatio ad lectorem in disputationem suam de D. Annœ
monogamia, — non datée, mais très vraisemblable-
ment composée en 1534, à l'occasion de l'impres-
sion des documents qu'elle concerne (Ep. VII, 36, et
Opéra, t. II, p. 587).
A l'énumération précédente des écrits d'Agrippa
auxquels on peut attacher une date précise ou au
moins approximative, il faut joindre celle de quel-
ques pièces, les unes parvenues jusqu'à nous , les
LA VIE ET LES .OEUVRES d'aGRIPPA 35
autres maintenant perdues, auxquelles il ne nous est
possible d'assigner aucune date.
Le Traité de géomantie, — H. Cornelii Agrippae in
geomanticam disciplinant lectuva, — ouvrage composé
on ne sait dans quelles circonstances, dont on n'a
pas d'édition spéciale, et qui semble avoir été im-
primé pour la première fois, après la mort d'Agrippa,
dans la collection de ses œuvres (Opéra, t. 1,
p. 405-425).
Les Commentaires sur l'« Ars brevis » de Haimond
Lulle, — In Artem brevem Raimundi Lullii commenta-
ria^ — ouvrage imprimé pour la première fois à Co-
logne en 1531, mais composé vraisemblablement
longtemps auparavant, peut-être même dès la jeu-
nesse de l'auteur; comme on peut l'inférer de sa dé-
dicace à Jean de Laurencin, commandeur de Saint-
Antoine de Riverie, personnage avec lequel Agrippa
s'est trouvé en relation vers la fin de son séjour en
Italie, en 1517. Il dit, en lui adressant cette œuvre,
qu'elle était déjà terminée depuis longtemps, quand
il a rencontré ce nouvel ami et résolu de la lui dé-
dier (Opéra, t. II, p. 334-436) <
L'Épîtrc dédicatoire des Commentaires sur l'a Ars
brevis» à Jean de Laurencin, commandeur de Saint-
Antoine de Riverie, — Reverêndo parité? atque generoso
domino D. Joanni Laurentino Lugdunênsi, prœceptori
primario divi Antonii apud Ritium Ëversum, provincix
Ped&montium, epistola, — pièce non datée pouvant se
rapporter al année 1517 ù peu près, époque probable
de la première rencontre, qui s'y trouve rappelée,
3G CHAPITRE PREMIER
d'Agrippa et du commandeur de Saint-Antoine de
Riverie (Opéra, t. II, p. 331-333).
La table abrégée des commentaires sur l'« Ars
brevis » de Raimond Lulle, — Tabula abbreviata com-
mentariorum Artis inventivse, — ouvrage non daté qui,
d'après quelques mots de sa dédicace au chanoine
Adolphe Roboreus, paraît avoir été composé assez
longtemps après les commentaires en question, et
qui pourrait bien avoir été publié avec ces commen-
taires dès 1531 (Opéra, t. II, p. 461-479).
L'Épître dédicatoire de la table abrégée des com-
mentaires sur l'« Ars brevis » à Adolphe Roboreus,
chanoine de Sainte-Marie ad gradus de Cologne, —
Ornatissimo viro legum doctori Adolpho Iioboreo Agrip-
pinensi, canonico S. Marise virginis ad gradus epistola, —
non datée, qui peut être du même temps que la
table qu'elle concerne (Opéra, t. II, p. 460).
Des Thèses théologiques, — Planta qux dam theolo-
gica, — compositions qui ne nous sont point parve-
nues et sur le caractère desquelles on n'est même
pas fixé. Elles sont mentionnées par Agrippa, sans
aucun détail, dans la discussion de sa thèse sur la
monogamie de sainte Anne en 1519, et semblent
d'ailleurs être tout autre chose que les thèses quod-
libétales soutenues par lui à l'université de Colo-
gne, en 1510, dont il parle également au même
endroit (Opéra, t. II, p. 596.)
Un traité de l'exploitation des mines, — Demineris
specialis liber, — ouvrage, aujourd'hui perdu, qu'A-
grippa disait avoir entre les mains, à l'époque où il
LA VIE ET LES OEUVRES d'au KIPPA 37
écrivait son Traité de l'incertitude et de la vanité des
sciences, en 1526. Il l'auraitcomposé, ajoute-t-il alors,
quelques années auparavant, lorsqu'il était préposé
par l'empereur à l'exploitation de certaines mines ;
circonstance de sa vie dont nous ne savons absolu-
ment rien que le peu qui en est dit ainsi {De vanitate,
ch. xxix. Opéra, t. II, p. 52).
Une histoire de la royauté dans le monde, —
Regnorum omnium initia... ampliore volumine descripta,
— ouvrage également perdu dont on ne sait rien
que par une mention qu'en fait l'auteur dans son
Traité de l'incertitude et de la vanité des sciences;
d'où l'on peut inférer seulement qu'il a été, comme le
précédent, écrit avant 1526, date de la composition
du traité où il est parlé de l'un et de l'autre (De va-
nitate, ch. lxxx. Opéra, t. II, p. 177).
Un Discours sur la vie monastique, — Sermo devita
monastica per venerabilem abbatem in Browiler habitas,
— composé par Agrippa pour un abbé de Brauwci-
lcr, nous ne savons à quelle occasion, ni dans quel
temps (Opéra, t. II, p. 565-572).
Un discours sur l'invention des reliques de saint
Antoine ermite, — Sermo de inventione reliquiarum
beati Antonii heremitae, pro quodam venerabili cjus
ordinis religioso, — composé par Agrippa pour un rc-
ligieuxde l'ordre de Saint-Antoine, dans des circons-
tances et à une époque qui nous sont inconnues
(Opéra, t. Il, p. 57:5-577).
Un discours sur la justice et le droit, — Oratio pro
quodam doctorando, — composé on ne sait à quelle
38 CHAPITRE PREMIER
époque, pour un docteur prenant possession d'une
chaire d'enseignement du droit (Opéra, t. II,
p. 1081-1090).
Des Epigrammes, — In personam Caroli Cxsaris, —
In imaginent Caroli equo insidentis, — In personam Mer-
curini olim Cxsaris cancellarii, — In emblema nobilis
domini Rosebaldii, — In idem, — Epigrammata, — pièces
de vers composées par Agrippa en diverses circons-
tances, a des dates qui nous sont inconnues (Opéra,
t. II, p. 1147-1148).
Le tableau chronologique des ouvrages d'Agrippa
tel que nous venons de le présenter permet de se
l'aire une idée du mouvement do son esprit. Presque
tous ces écrits ont été publiés. Nous avons signalé,
en les énumérant, ceux d'entre eux qui ne l'ont pas
été et qui ne nous sont point parvenus. Quant à ceux
que nous possédons, ils se trouvent réunis dans la
collection des œuvres do l'auteur publiée à Lyon.
Mais, avant de faire partie de cette publication d'en-
semble qui parait n'avoir eu lieu qu'assez longtemps
après la mort d'Agrippa, la plupart avaient été, de
son vivant, l'objet de publications spéciales dirigées
par lui '.
1. Les seuls écrits d'Agrippa venus jusqu'à nous, dont nous
ne connaissions pas d'édition particulière laite de son vivant,
sont le Traité de la géomantie imprimé à la suite de la philo-
sophie occulte dans les œuvres (t. I, p. 405-425); et, dans la
même collection (t. II, p. 671-1061), la Correspondance jusque-là
inédite, à l'exception de quarante et une lettres seulement :
treize, imprimées en 1532 avec une seconde édition des petits
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 39
Ces publications commencent en 1529, par un vo-
lume imprimé à Anvers, en tête duquel se trouve le
traité de la prééminence du sexe féminin composé
en 1509, à Dole, pour Marguerite d'Autriche, gouver-
nante de la province, et présenté à cette princesse
vingt ans plus tard seulement, lorsque Agrippa vint
habiter les Pays-Bas (Ep. VI, 8). A la suite de ce
petit traité, le môme volume contient le factum écrit
en 1510 contre le franciscain Gatilinet qui avait atta-
qué Agrippa l'année précédente, à propos de l'expo-
sition faite par lui, à Dole, du traité de Reuchlin
De verbo mirifico. Viennent ensuite dans le volume le
traité du sacrement du mariage, composé à Lyon vers
1526 et dédié alors à la princesse Marguerite, sœur
de François Ier; puis le traité de la connaissance do
Dieu, offert en 1516 à Guillaume Paléologuc, marquis
de Montfcrrat ; le discours contre l'abus de la théo-
logie païenne, adressé de Lyon en 1526 à l'évoque de
Bazas, dont Agrippa cherchait alors à réchauffer le
zêle en sa faveur; le traité du péché originel et l'an-
tidote contre la peste, envoyés de Metz en 1519 à l'é-
voque de Cyrcne, administrateur spirituel de l'arche-
vêché de Cologne. Le volume où sont réunis ces
divers écrits estunin-octavoqui porte la date de 1529,
et qu'Agrippa dit être depuis longtemps déjà en cir-
culation, en le mentionnant dans une lettre du mois
traités, et vingt-huit unir.:-;, publiées en 1534 à la fin d'un vo-
lume consacré aux pièces de la polémique pour la monogamie
de sainte Anne.
40 CHAPITRE PREMIER
de décembre 1530 (Ep. VI, 8). C'est le plus ancien
volume imprimé que l'on connaisse des ouvrages
d'Agrippa.
En l'année 1530, parait à Anvers également l'his-
toire du couronnement de l'empereur Charles-Quint
à Bologne, que l'auteur venait de composer pour
inaugurer, en quelque sorte, ses nouvelles fonctions
d'historiographe impérial.
Agrippa préludait ainsi à une publication plus im-
portante, celle de ses grands traités, pour laquelle
il obtient, au mois de janvier 4530, un privilège de
l'empereur '. Ce privilège était donné, à la demande
de l'auteur, pour six ans et valable pour quatre
ouvrages écrits en latin, intitulés : De occulta philoso-
phia ; De incertitudine et vanitate scientiarum atque or~
tium declamatio ; In Artem brevem Raimundi Lullu com-
mentaria et Tabula abbreviata ; Quxdam orationes et
epistolas. Ce que Agrippa se proposait de publier
surtout, c'étaient ses deux grands ouvrages de la
philosophie occulte et de l'incertitude et de la vanité
1. Ce privilège, donné à Malines, est rédigé en français, lan-
gue de la cour de Brabant ; il porte la date du 12 janvier 1529,
l'an Xt du règne de Charles-Quint comme roi des Romains,
l'an XIII de son règne en Castille, etc. L'élection de Charles-
Quint comme roi des Romains étant du 28 juin 1519, l'an XI à
partir de cette date commence le 28 juin 1529. Le 12 janvier
de cette onzième année est donc le 12 janvier suivant, 1529
ancien style, 1530 nouveau style, ce qui montre que la date du
privilège est bien le 22 janvier 1530, suivant la manière de
compter d'aujourd'hui.
LA VIE ET LES OEUVRES D* AGRIPPA 41
des sciences, composés le premier, en grande partie,
clans sa jeunesse et dès l'an 1509, le second à Lyon
pendant sa détresse, en 1526. Il pensait aussi à don-
ner avec eux les commentaires sur 1' « Ars brevis » de
Raimond Lulle, écrits depuis longtemps déjà, disait
l'auteur, quand il les dédiait en 1517 à Jean de Lau-
rcncin, commandeur de Saint-Antoine de Riverie;
plus une table de ces commentaires « Tabula abbre-
viata commentariorum »; et enfin des discours et sa
correspondance I.
Agrippa commence ces grandes publications par
celle du traité de l'incertitude et de la vanité des
sciences qui paraît à Anvers , imprimé par Jean
Graphe, au mois de septembre 1530. Aussitôt après,
est livré à l'impression le traité de la philosophie
1. Plusieurs de ces écrits ont paru du vivant d'Agrippa; le
traité de l'incertitude et de la vanité des sciences eu 1530,
la philosophie occulte en 1531 et 1533; les commentaires sur
T « Ars brevis », avec le « tabula abbreviata » probablement,
en 1531 ; quarante-une lettres en 1532 et en 1534; et les discours
au nombre de dix avec les épigrammes en 1535, l'année
même de sa mort. Pour ce qui est des quarante-une lettres
publiées en 1532 et en 1534, il est permis de croire que là ne se
bornait pas ce que Agrippa voulait donner de sa correspon-
dance, laquelle comprend quatre cent cinquante-une lettres
dans l'édition des œuvres. La mention de cette correspon-
dance dans le privilège sollicité et obtenu par lui en 1530,
donne lieu de penser qu'il a pu projeter alors et peut-être
même préparer la publication générale de ses lettres, qui n'a eu
lieu cependant qu'après sa mort, dans ses œuvres complètes
(Appendice, note XXXII).
T. I. (■
42 CHAPITRE PREMIER
occulte; mais le livre premier paraît seul au mois de
février 1531 à Anvers, chez Jean Graphe qui venait
de donner déjà le précédent ouvrage, et presque en
même temps à Paris, chez Christian Wechel. Après
l'impression de ce livre premier, l'opération reste
en suspens ; et près de deux années s'écoulent avant
qu'elle puisse être reprise.
L'année 1531 voit encore paraître, le 6 juin, à An-
vers, l'oraison funèbre composée tout récemment
alors par Agrippa pour la princesse Marguerite
d'Autriche, morte le 1er décembre 1530, et les com-
mentaires sur ]' « Ars brevis » de Raimond Lulle im-
primés à Cologne '. Des éditions nouvelles du traité
de l'incertitude et de la vanité des sciences sont
données en 1531 et en 1532 à Anvers, à Paris et à
Cologne.
En 1532 paraît à Cologne une seconde édition des
petits traités imprimés une première fois à Anvers
en 1529, au début de cette œuvre de publication. Le
volume de 1532 est augmenté de quelques pièces
nouvelles de peu d'importance. Il comprend, avec
celles données en 1529, les deux discours sur la vie
monastique et sur les reliques de saint Antoine, et
1. Nous n'avons pas eu entre les mains celle édition de 1531
ni celle de 1533 des commentaires sur 1' « Ars brevis », et
nous n'avons pas pu vérifier si elles contiennent, ce qui est
probable du reste, la « Tabula abbreviata commentariorum »
donnée dans l'édition de 1538, .que nous avons sous les yeux,
et qui est sortie, comme celles de 1531 et de 1533, des presses
de J. Soter à Cologne.
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA -43
quelques lettres, au nombre de treize, qui se retrou-
vent sous les dates de 1520, 1526, 1527 et 1528 dans
la correspondance générale , au tome II des œu-
vres.
En 1533, après bien des traverses, des suspen-
sions et des retards, paraît à Cologne la première
édition complète de la philosophie occulte, dont
le livre premier seulement avait été donné au
commencement de 1531 à Anvers et à Paris en
même temps. L'imprimeur Jean Soter fait à Cologne,
dans cette année même 1533, deux éditions succes-
sives de ce traité '. Viennent ensuite, en 1533 égale-
ment, une seconde édition des commentaires sur
V « Ars brevis » de Raimond Lulle, et la première
de l'apologie et de la plainte écrites en 1531-1532,
à l'occasion des accusations portées par les théolo-
giens de Louvain contre le traité de l'incertitude
et de la vanité des sciences; compositions que l'au-
teur avait tenté vainement de faire imprimer à Bâlc
en 1532 (Ep. VII, U, 16).
En 1834 sont imprimées les pièces de la polémique
soutenue à Metz, en 1519, contre le prieur des domi-
nicains, Claude Salini, sur la question de la mo-
nogamie de sainte Anne, avec vingt-huit lettres de
1519 à 1521 se rapportant à ce sujet, lesquelles, a
l'exception de deux seulement de l'année 1519, se
1. L'une de ces deux éditions est accompagnée d'un portrait
d' Agrippa, le plue ancien, croyons-nous, que l'on possède. On
trouvera dans notre appendice 'n° XXX) une note à ce sujet;
44 CHAPITRE PREMIER
retrouvent dans la correspondance générale donnée
plus tard au tome II des œuvres.
En 1535 enfin, l'année même de la mort d'Agrippa,
est publiée à Cologne par l'imprimeur Jean Soter la
deuxième édition du couronnement de Charles-
Quint, avec les discours et les épigrammcs en
vers; et en même temps paraît à Strasbourg, chez
Pierre Schœffer, le mémoire adressé au mois de jan-
vier 1533 au sénat de Cologna, contre l'inquisiteur,
Conrad d'Ulm, qui faisait alors obstacle à la publica-
tion, terminée du reste malgré son opposition, du
traité de la philosophie occulte. Agrippa meurt en
1535. A ce moment avait paru, comme on vient de
le voir, tout ce qui nous a été conservé de ses écrits,
à l'exception seulement de sa géomantie et de sa
correspondance presque tout entière, imprimées ul-
térieurement dans la collection de ses œuvres.
Les ouvrages d'Agrippa avaient donc été presque
tous imprimés de son vivant. Nous venons d'indi-
quer la marche de leur publication. On ne peut,
comme on le ferait pour un auteur de notre temps,
apprécier les progrès de la notoriété et de la réputa-
tion d'un écrivain du commencement du xvie siècle,
d'après les dates de l'impression de ses ouvrages.
L'usage de l'imprimerie commençait à peine à se
généraliser alors, et les écrits couraient communé-
ment encore dans le public à l'état de copies manus-
crites , longtemps parfois avant leur impression.
C'est ce qui avait eu lieu pour les ouvrages d'A-
grippa, dont la célébrité comme auteur datait de sa
LA VIC ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 45
jeunesse même. Dès l'année 1509, alors qu'il était à
peine âgé de vingt-trois ans, il avait composé pres-
que complètement son premier ouvrage, la philoso-
phie occulte ; et, quoiqu'il ne l'eût terminé par diver-
ses additions, par la rédaction notamment du livre
troisième, que beaucoup plus tard, son travail rece-
vait déjà en 1510 du célèbre Tritheim une éclatante
approbation (Ep. I, 24). Cet ouvrage singulier est,
parmi tous les écrits d' Agrippa, celui qui semble
avoir le plus attiré l'attention de ses contemporains,
et avoir soutenu le plus longtemps son crédit parmi
eux. Cette popularité et les avantages qui devaient
en résulter expliquent comment Agrippa, vers la fin
de sa vie, a pu être induit à publier ce livre, en
même temps à peu près que le traité de l'incerti-
tude et de la vanité des sciences, qui en contenait en
quelque sorte la réfutation. On doit même rappeler
que ce dernier traité a paru antérieurement à l'au-
tre. Il est en effet imprimé et donné pour la pre-
mière fois au public au mois de septembre 1530,
tandis que la philosophie occulte no paraît qu'au
mois de février 1531. Encore n'en livre-t-on à cette
date que le livre 1; et les deux suivants se font at-
tendre jusqu'en 1533. C'était pourtant l'œuvre la
plus ancienne do l'auteur.
Nous avons énuméré les œuvres qui succèdent à
ce premier ouvrage pendant un quart de siècle. Elles
marquent, dans leur diversité, par leur enchaîne-
ment ou par leurs contras! es, quelle a été, dans ses
traits essentiels, la vie de leur auteur. Elles nous le
4G CHAPITRE PREMIER
montrent engagé de bonne heure dans la culture des
sciences et des arts occultes, auxquels se mêlait le
peu que l'on possédait alors des résultats de l'ob-
servation et des études expérimentales, clans l'anti-
quité et au moyen âge. Elles indiquent, en outre, un
homme livré à la discussion des questions qui préoc-
cupaient par dessus tout les esprits de son temps,
les questions de philosophie générale, de métaphy-
sique et de religion. Elles le signalent comme admis
à plusieurs reprises, en France et en Italie, dans des
chaires d'enseignement; investi en diverses circons-
tances d'offices publics et fréquentant les grands ;
dominé à certains moments par les embarras d'une
existence précaire ; troublé par les écarts d'une con-
duite mal réglée. Voilà ce qu'on saurait, ne connût-on
que la nomenclature de ses écrits, d'un homme qui a
composé avec la philosophie occulte et la géomantie,
art divinatoire, des ouvrages sur les feux de guerre,
Pj/romachia, sur l'exploitation des mines, sur le trai-
tement de la peste; et, indépendamment du traité de
l'incertitude et de la vanité des sciences, ceux où il
est question du sacrement du mariage, du péché ori-
ginel, de la monogamie de sainte Anne, de la con-
naissance de Dieu et de la nature de l'homme; de
plus, des discours sur la vie monastique et sur les
reliques de saint Antoine ; puis des thèses théologi-
ques, un commentaire des épîtres de saint Paul, et
des polémiques contre les religieux et les théolo-
giens ; des observations sur la théologie païenne;
des leçons sur Hermès trismégiste, sur Platon et
LA VIE ET LES OEUVRES tVaGRIPPA il
sur Reuchlin ; des commentaires sur les écrits de
Raimond Lulle ; une histoire du couronnement de
Charles-Quint; des discours destinés à des céré-
monies d'apparat et à des négociations pour cer-
taines affaires publiques ; outre cela, des mémoires
et des requêtes touchant diverses questions d'in-
térêt privé et tout personnel, des déclarations contre
ses adversaires et ses créanciers ; enfin, des dédi-
caces à plusieurs grands personnages, à la tante de
Charles-Quint par exemple, à la sœur de François Ier,
au légat du saint-siège, à l'administrateur spirituel de
l'archevêché de Cologne, au marquis de Montferrat ;
sans parler d'un grand nombre de lettres adressées
à des gens de toutes conditions, quelques-unes à des
hommes considérables, avec lesquels il était en com-
merce épistolaire plus ou moins suivi.
Nous reviendrons sur les ouvrages d'Agrippa, et
nous les ferons plus particulièrement connaître par
des analyses et des extraits, quand l'occasion se pré-
sentera d'en parler, au cours de cette étude. La plu-
part, en effet, se trouvent intimement liés aux diver-
ses circonstances de la vie accidentée que nous avons
entrepris de raconter. Quant aux deux grands traités
qui dominent, comme nous l'avons dit, son œuvre
tout entière; la philosophie occulte qui, en établis-
sant de bonne heure sa réputation parmi ses con-
temporains, a été son titre le plus positif à leur ad-
miration; et le traité de l'incertitude et de la vanité
des sciences, goûté par un moins grand nombre peut-
être en son temps, recommandé aussi par un moin-
48 CHAPITRE PREMIER
dre prestige, mais en définitive, croyons-nous, celui
de ses écrits d'après lequel la postérité doit porter
son jugement sur son esprit; nous voulons en parler
tout do suite. Nous voulons, dès le début de notre
travail, rendre tout spécialement compte de ces im-
portants ouvrages, parce que leur connaissance est
de nature à éclairer ce que nous aurons à dire en-
suite de Thistoire de leur auteur. Cependant, avant
de nous y arrêter, il convient de donner quelques
explications sur une dernière partie de son œuvre,
sur sa correspondance, à laquelle nous aurons à em-
prunter la trame du récit que nous nous proposons
de faire de sa vie.
La correspondance d' Agrippa contient quatre cent
cinquante-une lettres ' distribuées par les éditeurs en
sept livres \ Ces lettres embrassent une période de
1. Une de ces lettres, qui a de l'importance (Ep. III, 82),
doit être éliminée de la correspondance d'Agrippa. Elle ne
peut pas être de lui, comme nous le démontrerons (Ghap. VI);
ce qui réduit à 450 le nombre réel des pièces composant cette
correspondance.
2. La correspondance d'Agrippa n'a été publiée qu'après sa
mort, on a quelques raisons de le croire, dans les éditions gé-
nérales de ses œuvres (Appendice n° XXXII), à l'exception
de quarante-une lettres seulement, imprimées de son vivant,
au nombre de treize en 1532, avec la deuxième édition des
petits traités, et de vingt-huit en 1534, à la suite des pièces
relatives à la polémique sur la monogamie de sainte Anne.
Ces quarante-une lettres se retrouvent, du reste, dans le
recueil de celles données plus tard en sept livres, avec la
- collection des œuvres, à l'exception de deux seulement de
LA VIE ET LES OEUVRES D'AGRIPPA 49
vingt-sept années qui va de 1507 à 1533, c'est-à-dire
d'une époque où l'écrivain sortait a peine de la pre-
mière jeunesse, jusqu'à une date très rapprochée de
sa fin. Celle-ci, en effet, devait être prématurée; car
Agrippa ne dépassa guère l'âge de la maturité. Né
en i486, il mourait en 1535, au cours de sa qua-
rante-neuvième année.
Toutes les pièces de la correspondance ne sont
naturellement pas d'Agrippa lui-même. Pour près
de la moitié, cent quatre-vingt-dix-huit sur quatre
cent cinquante-une, elles émanent de ceux avec
lesquels il était en commerce épistolairc. Toutes
non plus ne sont pas datées ; et la plupart ne portent
même pas les noms des correspondants qui les ont
écrites, ou à qui elles ont été adressées. Pour ce
qui regarde leur classement chronologique, on peut,
ce semble, s'en tenir à peu près à l'arrangement qui
en a été fait par les éditeurs, par Agrippa peut-être
l'année 1519, qui sont dans le volume imprimé en 1534 et qui
ont été omises dans l'édition des œuvres. Toutes ces lettres
sont en latin. M. L. Charvet émet, dans la Revue savoisienne
(1871, p. 26), l'opinion que plusieurs d'entre elles auraient été
écrites originairement en français et ultérieurement traduites
en latin par les éditeurs, pour être ainsi rapprochées des
autres. Nous ne partageons pas cette opinion. Le latin était,
au temps d'Agrippa, la langue commune îles étudiants, des
lettrés et des politiques, catégories de personnes auxquelles
appartiennent tous ses correspondants, ceux même qui se
trouvent qualifiés serviteurs, servi domestici, comme nous le
montrerons.
50 CHAPITRE PREMIER
lui-même l. Quant à leur attribution, elle n'est pas
sans difficulté ; un grand nombre ne portant comme
indication, à cet égard, dans l'édition qui en a
été donnée, que ces mots seulement : Un ami à
Agrippa, ou Agrippa à un ami ; amicus ad Agrippant,
Agrippa ad amicum. Les particularités relatées dans
le document sont, dans ce cas, les seuls indices
qui permettent de reconnaître à qui on doit le
rapporter.
En étudiant ainsi les pièces de la correspondance
d'Agrippa, on constate que, parmi les individus
qui en assez grand nombre y ont participé avec lui,
quelques-uns seulement méritent réellement, par une
certaine suite donnée à ce commerce épistolaire ou
par l'intérêt de leurs communications, le titre de
correspondant. Les autres ne figurent que d'une
manière accidentelle et peu- significative dans cette
galerie de personnages d-ivers. Nous allons donner
quelques indications sur les premiers; nous nous
bornerons ensuite à nommer parmi les autres ceux
qui méritent de fixer l'attention par l'importance de
1. La correspondance, Quasdam epistolse, était mentionnée
dans le privilège impérial sollicité et obtenu par Agrippa, en
1530, pour l'impression de ses ouvrages. Il se pourrait donc
qu'il eût lui-môme préparé la publicatiou de ses lettres. Cette
supposition serait grandement confirmée par l'existence d'une
édition des œuvres complètes d'Agrippa qui eût été faite de
son vivant, si l'on pouvait admettre, ce qui est peu probable,
qu'une pareille édition existât en effet, comme on l'a prétendu.
Voir, à ce sujet, une note à l'appendice (n° XXXII).
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 51
leur personnalité. Une observation que nous ferons,
avant d'entrer dans ces explications, c'est qu'aucun
des correspondants d'Agrippa ne le suit pendant la
durée entière de sa vie, laquelle a été cependant as-
sez courte. On pourrait être tenté de voir dans cette
particularité une preuve de la mobilité d'esprit et de
l'humeur capricieuse de celui qui nous occupe ; mais
de pareilles modilications des relations sont assez
ordinaires dans l'existence de presque tous les hom-
mes. Au moins est-il permis de constater, en ce qui
concerne Agrippa, que le fait se trouve, comme nous
aurons occasion de le constater, parfaitement d'ac-
cord avec un des traits essentiels de son caractère, la
variabilité et l'inconstance.
Au début de la correspondance, les interlocuteurs
d'Agrippa, si l'on peut s'exprimer ainsi, sont deux
de ses compagnons d'études à l'université de Paris
qu'il a quittée vers l'an 15Q7, Landulphe (1507-1512)
et Galbianus (1508) ', lesquels se trouvent mêlés
aux aventures de sa jeunesse, en Espagne, en Pro-
vence, en Bourgogne et en Italie. Ils paraissent avoir
1. A l'occasion de ces noms, nous ferons remarquer que, sui-
vant la mode du temps, ceux qui figurent dans la corres-
pondance d'Agrippa sont généralement latinisés. Nous leur
avons conservé la forme latine chaque fois que la forme cor-
respondante en langue vulgaire n'était pas évidente et ne nous
était point parfaitement connue ; parce qu'un travail d'interpréj
tation pouvait, dans ce dernier cas, sans procurer d'ailleurs
beaucoup d'avantages, produire des erreurs auxquelles il était
inutile de s'exposer.
52 CHAPITRE PREMIER
fini l'un et l'autre dans ce dernier pays vers 1512.
Agrippa échange avec Landulphe notamment, pen-
dant cinq ou six années, des lettres dont la dernière
porte cette date de 1512, après laquelle cet ami des
premiers temps disparaît tout à coup. Leur corres-
pondance roule principalement sur les incidents du
voyage d' Agrippa en Espagne, et sur sa vie ulté-
rieure en France et dans le nord de l'Italie '. A la
partie moyenne de cette période appartient le court
séjour d'Agrippa dans la ville de Dole et clans la
province, auquel nous n'avons à rapporter aucune
correspondance suivie, mais pendant lequel nous
trouvons, indépendamment d'une des missives
adressées à Landulphe, quelques lettres échangées
avec Théodoric évêque de Gyrène, administrateur
spirituel de l'archevêché de Cologne 2 (1509), et avec
le célèbre Trithcim, abbé de Spanhein, puis de Saint-
Jacques de Wurtzbourg (1510), qui encourage les
1. La correspondance avec Galbianus (1508) comprend deux
lettres seulement : L. I, 4 et 5 ; celle avec Landulphe (1507-
1512) comprend treize lettres : L. I, 1, 2, 3, G, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 25, 29, 30. Nous croyons qu'on ne doit pas y admettre les
deux letLres 13 et 14 du livre I que les éditeurs de la corres-
pondance générale lui attribuent. Les qualifications « adoles-
cens doctissime, vir praestantissime » qu'on y trouve ne sont pas
de celles qu'Agrippa et son ami Landulphe échangent ordinai-
rement entre eux.
2. La correspondance avec l'évoque de Cyrène (1509-1518,
1519 n. s.) comprend quatre lettres: L. I, 21; L. II, 17,
18, 19.
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 53
travaux d' Agrippa sur les sciences occultes, objet de
ses propres études '.
Les sept années passées ensuite par Agrippa dans
le nord de l'Italie ne nous offrent non plus presque au-
cune correspondance suivie. Agrippa semble n'avoir
pas entretenu, à cette époque, de relations avec gens
habitant des lieux éloignés, et n'avoir eu de rapports
qu'avec les hommes seulement qui vivaient autour
de lui. L'un d'eux est encore Landulphe, qui reçoit à
Milan et à Pavie, en 1512, les deux dernières lettres
que nous ayons d'Agrippa à son adresse. Un autre
dont nous ignorons le nom est un ami de Borgo-La-
vezzaro qui, en 1512 et 1516, échange avec Agrippa
quelques lettres, où il est question surtout du mar-
quis de Montferrat, sur la protection et les bienfaits
duquel on comptait 2. Un troisième est un carme de
Verccil, le père Chrysostome (1512), qui veut être
éclairé sur la science cabalistique 3. Les lettres qui
appartiennent à cette période ne sont pas nombreu-
ses; elles sont peu importantes et peu explicites.
Elles concernent, on ne le voit que trop, des person-
nes qui, très rapprochées les unes des autres, ont
peu de choses à s'écrire et n'ont souvent besoin pour
s'entendre que de s'expliquer à demi mot. Il résulte
•
1. La correspondance avec Tritheim (1510) comprend deux
lettres : L. I, 23, 24.
2. La correspondance avec l'ami de Borgo-Lavczzaro (1512-
1516) comprend six lettres: L. I, 32, 33, 3i, 35, 30, GO.
3. La correspondance avec le père Chrysostome de Verceil
(1512-1510) comprend sept lettres: L.I, 31, 37, 5i, 55, 50, 58,59.
54 CHAPITRE PREMIER
de là quelque obscurité sur la vie d'Agrippa, en di-
verses circonstances où elle offrirait de l'intérêt, soit
dans les camps où il semble avoir paru vers ce
temps, soit dans les universités où il s'essaie alors à
l'enseignement.
En 1518 et 1519, Agrippa est à Metz où il réside
pendant près de deux années, jusque dans les pre-
miers mois de 1520. Son principal correspondant est
à ce moment Claude Gantiuncula, jurisconsulte, ori-
ginaire de Metz, fixé alors àBâle, plus tard à Ensis-
heim en Alsace, où il a passé la plus grande partie
de son existence. Les lettres échangées avec Cantiun-
cula, nombreuses pendant les cinq ou six années
passées par Agrippa à Metz et en Suisse, de 1518 à
1524, deviennent rares ensuite. La dernière est écrite
de Bonn, croyons-nous, par Agrippa vers la fin de
sa vie, à la date de 1533. Cette correspondance com-
mence à l'occasion de certains écrits perdus par
Agrippa clans les troubles de guerre de la haute
Italie, et qu'il avait quelques raisons de croire entre
les mains d'un de ses anciens disciples de Pavie,
Christophe Schilling, qui était Lucernois. Agrippa
charge Cantiuncula, qui est à Bàle, de faire à ce
sujet des recherches. Plus tard il s'entretient avec
« son ami de quelques difficultés que celui-ci semble
avoir eues alors avec la ville de Metz elle-même.
Mais ce qui fait le plus grand intérêt de la corres^-
pondance avec Cantiuncula, c'est que, pendant la
période la plus active des relations qu'elle concerne,
celui-ci, placé à Bâle où vécut Erasme et dans le
LA VIE ET LES OEUVRES D'AGRIPPA OO
voisinage des presses de Froben, se trouve au
centre d'un mouvement intellectuel très prononcé,
et qu'il est, grâce à cette situation, l'homme à qui
Agrippa s'adresse pour être tenu au courant des
querelles religieuses soulevées par les premiers
réformateurs. C'est à lui qu'il demande aussi la com-
munication des ouvrages publiés alors sur ce sujet.
Cette correspondance est un des principaux témoi-
gnages de l'intérêt qu'Agrippa prenait à l'éclosion et
au développement des idées nouvelles '.
A la même époque appartiennent quelques unes
des lettres échangées entre Agrippa et l'évêque de
Cyrène à Cologne et, pour la plus grande partie, une
correspondance avec un religieux célestin du cou-
vent de Metz, Claude Dieudonné, séduit par les en-
tretiens d' Agrippa, fasciné par la hardiesse de ses
idées et par son talent à les exposer. Cette corres-
pondance commence au cours même des relations
de ces deux hommes à Metz, en 1S18-1519, et elle
continue après le départ du religieux, éloigné par
ses supérieurs et envoyé successivement a Paris
(loi!)), puis à Annecy (1521), dans d'autres maisons
1. La correspondance avec CanliuncUla (1518-1533) comprend
Vingt-Six lettres : L, II, 12, 13, H, 15, 1G, 2G, 32, 33, 34,37, 40j
41, i2, 58; L. III, 1G, 17, 20, 23, 35, 43, 45, 46, 52, Gi ; L. VII,
35. La vingt-sixième, écrite deBâle parCanliuncula,le 12 des ca-
lendes d'août (21 juillet) 1519, n'a pas été recueillie dans la cor-
respondance générale, et se trouve dans un volume imprimé en
1531, avec les pièces relatives à la querelle sur la monogamie
de sainte Anne.
56 CHAPITRE PREMIER
de son ordre, dont Claude Dieudonné se sépare
ultérieurement tout à fait pour se jeter ouvertement
dans la réforme, après une évolution d'idées à la-
quelle, dans ses débuts au moins, l'influence d'A-
grippa semble n'avoir pas été étrangère '. C'est
encore pendant son séjour à Metz (1519), qu'A-
grippa entre en correspondance avec un autre per-
sonnage, également engagé dans le mouvement de
la réforme, Lefèvre d'Étaples dont il avait adopté et
défendu passionnément la thèse singulière sur la
monogamie de sainte Anne 2.
Au lendemain de son départ de Metz, Agrippa
ouvre de Cologne, en 1520, une correspondance qui
se prolonge jusqu'en 1526, avec un ami qu'il a laissé
dans la première de ces deux villes, maître Jean
Rogier, dit Brennonius, curé de Sainte-Croix, qui,
s'associant à ses études et partageant ses idées,
avait épousé à Metz son parti, dans ses querelles
avec les théologiens, et contre qui on relève un peu
plus qu'un soupçon de tendances vers l'hérésie.
Les prières qu'Agrippa fait dire par lui, à diverses
reprises, pour sa première femme, morte à Metz et
enterrée dans l'église même de Sainte-Croix, dont
Brennonius était curé, forment cependant l'un des
sujets de cette correspondance, où en outre il est
1. La correspondance avec le frère Claude Dieudonné (1518-
1521) comprend douze lettres : L. II, 20, 21, 22, 23, 21, 25, 29;
L. III, 7, 9, 10, 11, 12.
2. La correspondance avec Lefèvre d'Étaples (1519) comprend
six lettres : L. II, 27, 28, 30, 31, 35, 36.
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 57
fait ample mention du train de vie et des travaux de
maître Jean Rogier et des autres amis de Metz aux-
quels Agrippa continue de loin à s'intéresser l.
Après le séjour à Metz et un court passage à
Cologne, Agrippa, successivement à Genève (1521-
1523), puis à Fribourg en Suisse (1523-1524), a
pour principaux correspondants le céleslin Claude
Dieudonné, qu'il avait connu d'abord à Metz et
qu'il retrouve, en 1521, au couvent d'Annecy, tou-
jours passionné pour sa personne et pour sa
science ; un médecin bourguignon fixé à Annecy,
Blancherose, grand admirateur de ses inappréciables
connaissances, lequel, de cette dernière ville, lui
adresse des lettres à Fribourg en 1523 2 ; Christo-
phe Schilling, un do ses anciens disciples de Pavie,
qui réside alors en Suisse (1523) et dont nous avons
déjà dit deux mots1; un autre disciple de Pavie
dont le nom ne nous est pas connu et qui habite
Strasbourg (1523-1524) 4, tous deux pleins d'admira-
tion pourlui; et Eustache Chapuys, officiai de Genève,
1. La correspondance avec Jean Rogier, dit Brennonius (1520-
1526), comprend vingt-cinq lettres : L. II, 43, 14, 45, 46, 47, 49,
50, 51, 52, 53, 54, 55, 5G, 57, 59. Gl ; L. III, 5, G, 8, GO, Gl, 62 ;
L. IV, -20, 26, 27.
2. La correspondance avec Blancherose (15231 comprend deux
lettres: L. III, 36,37.
3. La correspondance avec Christophe Schilling (1523) com-
prend trois lettres : L. III, 40, II, 12.
i. La correspondance avec le disciple de Strasbourg (1523-
1521) comprend trois lettres : 1-. 111,55, 56, 57.
T. I, 7
58 CHAPITRE PREMIER
qu'il a connu précédemment en Italie. La correspon-
dance avec ce dernier commence dès 1522 à Genève
même, et continue pendant le séjour d'Agrippa à Fri-
bourg (1523), puis à Lyon (1524-1525) ; plus tard elle
est reprise en 1531, Agrippa étant alors à Malines
investi de l'office d'historiographe de l'empereur, et
Chapuys étant à Londres comme envoyé de Charles-
Quint auprès du roi Henri VIII. De simples rela-
tions d'amitié sont le sujet de cette correspondance
pendant sa première période (1522-1525) ; les affaires
du divorce de Henri VIII avec la reine Catherine
d'Aragon en font l'objet pendant la seconde (1531) '.
Au séjour à Lyon d'Agrippa (1521-1527) se rappor-
tent les dernières lettres échangées par lui avec le
curé de Sainte-Croix à Metz (1526). A la même épo-
que appartiennent la correspondance avec Sympho-
rien Bullioud, ôvêque de Bazas (1526) 2, et, pour sa
partie la plus considérable, celle avec Jean Chape-
lain, médecin du roi (4826-1520) s. Ces deux corres-
1. La correspondance avec Eustachc Chapuys (1522-1531)
comprend quinze lettres : L. III, 21, 28, 38, 39, 49, 58, 63, 68,
7i, 70, 78; L. VI, 19, 20. 29, 33,
2. La correspondance avec l'évèque de Bazas (1526) com-
prend treize lettres : L. IV, 9, 14, 15, 22, 24, 31, 39, 'i7, 49, 53,
66, 69, 74.
3. La correspondance avec Jean Chapelain (1526-1529) com-
prend cinquante-quatre lettres : L. IV, 2, 3, 6, 10, 12, 13, 16,21,
23, 25, 29, 30. 36, 37. 40, il, 42. 43. 44, 46, 48, 50, 51, 52, 54,
55, 50, 62, 64, 70, 73, 75, 70; L. V, 3, 5, 7, 8, 9, 10, 13, 22, 23,
25, 30, 32, 35, 36, 37, 13, 46, 19, 5?, 68, 83.
.LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 51)
pondances concernent surtout les affaires d'Agfippa
avec la cour de France, et la disgrâce qu'il y a en-
courue après une courte période de faveur. La cor-
respondance, assez restreinte du reste, avec le duc
de Bourbon (15:27) donne peut-être la clef de ce nau-
frage de la fortune d'Agrippa, en révélant des rela-
tions, d'ailleurs mal définies, entre lui et cet ennemi
du roi, auquel il semble attaché par certains ser-
vices, et à qui il paraît avoir adressé un horoscope
heureux, assez mal placé toutefois, au début
de cette dernière campagne de 1527 où celui qui
en était l'objet devait finir si misérablement, sous les
murs de Rome '.
A la même époque appartiennent cinq autres
corrrespondances, intéressantes à divers titres : la
première avec un ami de Chambéry (1526) qu'A-
grippa entretient de ses travaux et de ses livres, et
à qui il donne des conseils pour sa santé 2; la se-
conde avec un religieux dominicain de Mâcon, Pe-
trus Lavinius (1526), qu'il cherche loyalement à dés-
abuser des illusions de l'astrologie 3 ; la troisième
avec un intrigant, Paulus Flammingus (1526), lequel
est traité par lui avec bonté, quoique cet homme ait
1. La correspondance avec le dtio de Bourbon (1527) com-
prend deux lettres : l. V, i, 6.
2. La correspondance avec l'ami dd Cliambny (1526) edin-
prend sept lettres : L. III, 79, !.. IV, i,:., il, 32, :,:, 981.
3. Le. correspondance avec le religieux Petrug i.aviuiu>, de
Mftoon (1526)) comprend quatre lettres : L. IV, 17, l'.i, 34, l&
60 CHAPITRE PREMIER.
d'abord essayé de le duper ' ; la quatrième et la cin-
quième avec deux hommes qui ont une grande part
dans la résolution prise en 1527 par Agrippa de quit-
ter la France pour se retirer dans les Pays-Bas, et
qui semblent l'un et l'autre d'origine italienne : le
père Aurelio d'Aquapendente, religieux augustin
dans un couvent d'Anvers (1527-1528), que la science
d'Agrippa éblouissait2, et Augustino Fornari, ci-
toyen de Gênes (1527-1532), riche marchand qui
avait un comptoir dans cette ville d'Anvers et ce
semble aussi à Lyon, où il était venu généreusement
au secours d'Agrippa en sa détresse, pendant les
dernières années qu'il y a passées 3.
D'Anvers et de Malines qu'il habite ensuite dans
les Pays-Bas, Agrippa entretient diverses corres-
pondances, l'une avec les serviteurs de sa maison,
ou, pour mieux dire, avec les disciples qu'il avait
admis à y vivre au sein de sa famille, et qui lui
donnent des nouvelles de celle-ci (1529), pendant
les absences momentanées que nécessitent ses affai-
res 4 ; une autre avec un parent de sa seconde femme,
1. La correspondance avec Paulus Flammingus (152G) com-
prend six lettres : L. IV, 28, 33, 38, 58, G3, G7.
2. La correspondance avec le père Aurelio d'Aquapendente
(1527-1528) comprend treize lettres : L. V. 14, 16, 19, 24, 29,
31, 33, 45, 47,48, 51, 53, 54.
3. La correspondance avec Augustino Fornari (1527-1532)
comprend sept lettres: L. V, 20, 28, 38, 56, G3; L. VII, 10, 23.
4. La correspondance avec les serviteurs (1521-1529), comprend
onze lettres : L. II! , 2, 3, 4, GG ; I, V, 72, 7:5, 74, 75, 76, 77, 78.
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGIUPPA CI
Guillaume Furbity (1528-1529), résidant à Paris au
moment de la mort à Anvers de cette femme, enlevée
par la peste '; une troisième avec deux hommes
attachés à la personne du légat, le cardinal Cam-
pegi, son protecteur : Dom Luca Bonfius secrétaire
du prélat, et Dom Bernardus de Paltrineriis son
économe (1531-1532), qu'avait rapprochés d'Agrippa
leur liaison commune avec le riche Génois Fornari
et avec le religieux Aurelio d'Aquapendente ; sans
parler des relations plus étroites engendrées par le
goût décidé de Dom Bernardus pour les sciences
cabalistiques 2. Le séjour d'Agrippa dans les Pays-
Bas voit, en outre, la fin de sa double correspondance
avec Jean Chapelain (1529) et avec Eustache Cha-
puys (1531) ; il voit en même temps le commence-
ment de celle qu'il entretient, pendant les dernières
années de son existence, avec le célèbre Érasme
(1531-1533) s.
Pour les derniers temps de la vie d'Agrippa, ré-
fugié dans les États de l'archevêque de Cologne
et résidant, à cette époque, à Bonn principalement,
nous possédons, outre la fin de sa correspondance
1. La correspondance avec Guill. Furbity (1538-1529) com-
prend cinq lettres : L.V, 55,58, 81, 84, 85.
2. La correspondance avec Dom Luca Bonfius (1531-1532)
comprend quatre lettres : L. VI, 30, L. VII, 3, 8, 14. — La
correspondance avec Dom Bernardus de Paltrineriis (1531-1532)
comprend cinq lettres : L. VI, 24 ; L. VII, 2, 7, 15, 22.
3. La correspondance avec Érasme (1531-1533) comprend
neuflettres : L. VI, 31,36; L. VII, 6, 11, 17, 18, 11), 38, W.
(52 CHAPITRE PREMIER
avec Érasme, celles que motivent alors ses rela-
tions avec l'archevêque lui-môme (1531-1533) *, avec
Khreutter, secrétaire de la reine Marie, gouvernante
des Pays-Bas (1532) 2, avec les imprimeurs occupés
delà publication do ses œuvres, Gratander (1532) 3
etSoter (1533) 4, avec le libraire Hetorpius (1533) 5;
et enfin, pour clore cette grande collection épisto-
laire, quelques lettres écrites en 1533 des Bains
de Bertrich, Termse, Vertrigise, par Agrippa, de la
part de l'archevêque de Cologne qu'il y avait accom-
pagné, à Driander et à quelques autres lettrés pour
les inviter, au nom du noble prélat, à venir goûter
avec lui les charmes de la vie agréable qu'on menait
dans ce lieu 6.
1. La correspondance avec l'archevêque de Cologne (1531-
1533) comprend dix lettres : L. VI, 13; L. VII, 1, 4, 5, 27, 28,
30, 34. La première de ces lettres est l'épître dédicatoire du
livre I de la philosophie occulte; il convient d'y joindre, pour
compléter le nombre de dix lettres, les deux dédicaces des
livres II et III de ce traité qui n'ont pas été recueillies dans
la correspondance générale et qui se trouvent à la tête de ces
deux livres (Opéra, t. I, p. 119 et p, 250).
2. La correspondance avec Khreutter (1532) comprend deux
lettres : L. VII, 20, 39.
3. La correspondance avec Gratander (1532) comprend une
lettre : L. VU, 16.
4. La correspondance avec Soter (1533) comprend une let-
tre : L. VII, 25.
5. La correspondance avec Hetorpius (1533) comprend quatre
lettres : L. VII, 24, 31, 32, 33.
6. La correspondance avec Dryander et ses amis (1533) com-
prend deux lettres : L, VII, 40, 47.
la vil: et les oeuvres d'aghippa 63
Après avoir mentionné les correspondants dont
les relations épistolaires plus ou moins prolongées
avec Agrippa ont, dans sa vie, le caractère d'incidents
significatifs, il convient de citer, en négligeant tou-
tefois un certain nombre do noms tout à fait obscurs
et sans intérêt, ceux de quelques personnages
dignes d'attention qui ne figurent que d'une manière
accidentelle dans la correspondance générale et
dans l'histoire de l'homme qui nous occupe. Tels
sont le pape Léon X, avec une lettre sous la signa-
ture du célèbre Bembo (Ep. I, 38) ; Charles-Quint
(Ep. VI, 27); la princesse Marguerite d'Autriche,
tante de l'empereur (Ep. VI, 3), et la sœur de celui-ci,
la reine Marie de Hongrie (Ep. VII, 21), l'une après
l'autre gouvernantes des Pays-Bas ; Marguerite, du-
chesse d'Alençon, plus tard reine de Navarre, sœur
de François Ier (Ep. IV, 1) ; Guillaume Paléologue,
marquis de Montferrat (Ep. I, 51, 52); le cardinal
Campegi, légat du saint-siège (Ep. VI, 28, VII, 12);
le cardinal de La Marck, évoque de Liège (Ep. VI,
18); Michel de Aranda, évoque do Saint-Paul en
Dauphiné (Ep. IV, 7); lo comte abbé de Corbie
(Ep. V, Ci) ; Jean Carondclot, archevêque de Pa-
lcrme, président du conseil privé au gouvernement
des Pays-Bas (Ep. VI, 10, 23) ; le vicaire et l'official
de l'évêché do Metz (Ep. II, 38, 39) ; Jean do Lau-
rencin, commandeur de Saint-Antoine de Hiverio
(Opéra, t. Il, p. 331) ; le père Lagrônc, gardien du
couvent do^: Gordcliers de Sainl-Bonavcnturc h Lyon
(Ep. III, 33, 34); le comte de Ifochstrat, président
04 CHAPITRE PREMIER
du conseil des finances au gouvernement des Pays-
Bas (Ep. VI, 4) ; Maximil. Transsylvanus, conseiller
de l'empereur dans ce gouvernement (Opéra, t. II,
p. 513); le docteur Henry, revêtu du même caractère
dans la province de Luxembourg ' ; Jean de Ponti-
gny ou de Niedbruck, médecin et conseiller du duc
de Lorraine, et de la ville de Metz (Opéra, t. II,
p. 583); le fils du seigneur de Lucynge (Ep. III, 31) ;
Mélanchthon (Ep. VII, 13) ; Capiton (Ep. III, 15, 18);
Orenti (Ep. V, 44) ; Gandiotus (Ep. I, 28).
Quelques unes des lettres adressées à ces person-
nages sont des épîtres dédicatoires, d'autres sont de
véritables mémoires ou des requêtes. Cette remar-
que nous fournit l'occasion de faire observer que,
parmi les pièces de la correspondance imprimée, se
trouvent rangés quelques documents qui ont égale-
ment ce dernier caractère bien plutôt que celui
de simples missives. Telles sont les pièces adres-
sées au conseil de Malines (Ep. VI, 7, 21, 22), aux
magistrats delà ville de Cologne (Ep. VII, 26), aux
juges de Bruxelles (Ep. VI, 25, 26). On trouve
même, dans le recueil des lettres, trois préfaces : celle
du livre I du traité de la philosophie occulte (Ep. VI,
12) . celle des pièces de la polémique pour la mono-
gamie de sainte Anne (Ep. VII, 36), celle enfin
1. La lettre adressée an docteur Henry est omise dans le re-
cueil général des lettres publié au tome II des œuvres com-
plètes. Elle est rapportée avec d'autres, dans un volume im-
primé en ] 53 1 et contenant les pièces relatives à la querelle
sur la monogamio de sainte Anne.
LA VIE ET LES OEUVRES D'AGRIPPA 65
qu'Agrippa a écrite pour les œuvres de Godoschal-
cus Moncordius, religieux cistercien (Ep. VII, 37).
Les indications qui précèdent montrent, dans ses
lignes essentielles, le mouvement de la correspon-
dance d'Agrippa. Elles nous permettent de signaler
d'avance les personnages qui, en s'y associant, carac-
térisent le milieu dans lequel s'est développée la vie
de l'homme que nous voulons faire connaître. Nous
n'insisterons pas pour le moment et nous termine-
rons ce que nous avons à dire maintenant sur ce
sujet, en faisant remarquer comme un trait des
mœurs du temps la fréquente mention, dans ces
documents, des difficultés qui venaient alors à la
traverse d'un commerce épistolaire. Il y est souvent
question de lettres perdues, de commissionnaires
infidèles, et parfois de l'absence complète de
moyens de correspondre, de la rareté des inter-
médiaires sûrs et dignes de confiance, de l'impossi-
bilité enfin de livrer certaines choses secrètes aux
chances de semblables moyens de communication.
La correspondance dont nous venons de parler
nous fournira, comme nous l'avons dit, la trame du
récit dans l'étude que nous allons faire de la vie
d'Agrippa; mais l'esprit de celle-ci ressort plutôt,
avons-nous dit aussi, des ouvrages laissés par lui, des
deux principaux surtout, la philosophie occulte et le
traité de l'incertitude et de la vanité des sciences,
que nous avons déjà signalés, et à l'appréciation
desquels nous croyons utile de nous arrêter un
instant.
6G CHAPITRE PREMIER
Le traité de la philosophie occulte » est, en rac-
courci, une espèce d'encyclopédie, comme plusieurs
grands ouvrages du moyen âge, les Sommes, les
Miroirs, Spécula, dans lesquels étaient groupées en
un vaste ensemble, ou bien d'une manière plus
restreinte dans le cadre d'un sujet spécial, les con-
naissances qu'un homme pouvait réunir, soit sur
toutes les branches à la fois de la science, soit sur
l'une d'elles en particulier. A une époque où le savoir
humain était enfermé dans des horizons peu éten-
dus, la possibilité d'en atteindre les limites faisait
que volontiers on s'élançait vers celles-ci dans toutes
les directions à la fois. L'universalité des connais-
sances obtenues ainsi donnait, malgré leur imper-
fection, aux esprits un remarquable ressort. Un
homme voué à l'étude était par là au courant de
toutes choses, et savait à peu près tout ce qu'on
connaissait alors de chacune d'elles. Les idées géné-
rales abondaient; malheureusement elles étaient
faussées par de vieux systèmes dont on était, il est
vrai, bien près de s'affranchir; mais auxquels cepen-
dant on était encore généralement attaché et soumis,
au commencement du xvie siècle.
L'ouvrage d'Agrippa est comme un dernier ta-
bleau de ces conceptions singulières, qui s'étaient
pendant longtemps imposées au respect et à la foi
des hommes, et qui étaient à la veille de perdre
leur prestige et leur autorité. On est fondé à
1. De occullaphilosophia libri très (Opéra, t. I, p. 1 à 404).
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA <'>7
croire qu'en les résumant à son lour, Agrippa ne
leur accordait plus complètement sa confiance. Son
ouvrage est, malgré cela, très propre à donner une
idée de la disposition des esprits et de l'état de
certaines opinions à l'époque où il a été composé ;
époque très intéressante, car elle n'est autre que le
début du xvi° siècle, le commencement d'une ère
qu'allaient signaler la réforme religieuse avec toutes
ses conséquences sociales et politiques, et le renou-
vellement des études de l'antiquité, l'éclosion de
l'art moderne, l'aurore de la renaissance en un mot.
Le traité de la philosophie occulte comprend trois
livres subdivisés en cent quatre-vingt-dix-neuf cha-
pitres. 11 occupe environ quatre cents pages d'un
texte très serré, dans l'édition générale des œuvres
d' Agrippa. Dans ce cadre étendu, l'auteur a distribué
ses matières d'après une classification systéma-
tique dont il rend compte comme il suit, au début
de son œuvre (L. I, 1).
Le monde, dit-il, étant triple, élémentaire c'est-
à-dire terrestre, céleste et intellectuel, les connais-
sances qui s'y rapportent forment naturellement
trois grands groupes, où se classent d'une ma-
nière distincte les notions qui concernent les forces
de la nature, objet de la magie naturelle, celles qui
regardent les vertus supérieures, c'est-à-dire la
magie céleste, et celles qui sont relatives aux reli-
gions et qui constituent la magie cérémonialc. A
chacun de ces trois groupes est consacré un des
trois livres de l'ouvrage. Ce plan grandiose, il faut
68 CHAPITRE PREMIER
bien le dire, est un peu modifié dans l'exécution par
la difficulté de rester fidèle à un semblable pro-
gramme, et par celle de le remplir complètement.
L'œuvre réalisée présente, on ne saurait s'en éton-
ner, quelque confusion et de nombreuses lacunes,
sans parler des étranges conceptions qui, en bien
des points, y tiennent la place de la vérité. Mais ces
conceptions sont de leur temps. Elles offrent, à ce
titre au moins, et comme renseignement historique
touchant l'état des esprits qui les accueillaient, un
incontestable intérêt. En somme, voici ce qu'on
trouve dans le traité d'Agrippa de la philosophie
occulte.
Le livre premier renferme un ensemble de consi-
dérations sur la nature et les propriétés de la
matière dans le ciel aussi bien que sur la terre,
c'est-à-dire dans les astres, dans les corps inertes
qui constituent notre globe, dans les plantes qui le
couvrent, dans les animaux qui le peuplent, dans
l'homme enlin qui y règne, considéré au double point
de vue de ses organes corporels et de son esprit. Ce
qui préoccupe le philosophe du xvie siècle, ce ne sont
pas seulement le caractère et les propriétés particu-
lières de ces êtres divers, en eux-mêmes ; ce sont
surtout leurs relations entre eux. La conception de
ces relations est, dans l'œuvre d'Agrippa, dominée
par certains systèmes philosophiques grossièrement
spiritualistes que le moyen âge avait, en grande
partie, empruntés à l'antiquité. On y trouve comme
un reflet des théories de Platon sur les idées, types
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA G'J
ou formes des choses, et des conceptions do Pytha-
gore sur les nombres, âmes des choses ; systèmes
qui se rattachaient probablement, on a lieu de le
croire, à des doctrines orientales plus anciennes.
Ces systèmes, imposés ou substitués aux données
fournies par l'observation et par l'expérience, déna-
turent dans leur essence la physique et la physiolo-
gie, et en font sortir l'alchimie, l'astrologie et les
arts divinatoires. Sur ces matières, l'auteur fait
preuve d'une véritable érudition et parfois d'une
certaine sagacité, dans l'explication de quelques
phénomènes particuliers.
Le livre deuxième reprend, avec de nouveaux dé-
veloppements, l'examen des liens mystérieux qui
existent entre les choses d'ordre matériel et celles
d'ordre spirituel, entre les corps et les esprits, entre
ce qui se passe sur la terre et ce qui existe dans le
ciel : fondement de l'astrologie. Il débute par des ob-
servations sur les quantités et sur les nombres qui
les représentent; puis sur leurs propriétés dans l'a-
rithmétique, dans la géométrie, dans la musique.
L'harmonie, dont celle-ci est l'expression propre, le
conduit à des considérations sur le corps humain,
type de l'harmonie des formes, en possession, dit-il,
(h; fournir le canon des proportions à tous les arts.
Des harmonies qui résident dans les corps terres-
tres, l'auteur passe à celles qui appartiennent aux
corps célestes, et il arrive par là aux relations qui,
suivant lui, rattachent ces corps les uns aux autres, et
fournissent ainsi les luis des arts divinatoires; la
70 CHAPITRE PREMIER
cief de ceux-ci étant donnée par l'astrologie, et leurs
procédés consistant dans l'observation des astres et
même dans l'étude des figures qui les représentent.
De là diverses déductions sur les âmes qui animent
le monde et ses diverses parties, sur leurs vertus,
et sur le pouvoir du magicien de s'approprier leur
influence par des incantations.
Le livre troisième, enfin, est consacré à l'examen
des pratiques religieuses, clans tous les temps et
chez tous les peuples. En môme temps qu'il y af-
firme son inébranlable orthodoxie, l'auteur y fait
preuve d'un esprit de tolérance remarquable, qui,
eu égard au temps où il vivait, prouve de sa part
un peu plus peut-être que de l'impartialité et jusqu'à
une certaine indifférence, touchant ces matières. Il
s'efforce d'établir sur le terrain préparé ainsi une
Sorte de lieu de rencontre entre le christianisme et
les anciennes religions du paganisme. Il trouve le té-
moignage de ces relations dans certains principes,
dans certains faits admis par les chrétiens aussi
bien que par les païens; faits relevés par lui avec
soin, qui servent de fondement à la démonologie
où il arrive ainsi. Après avoir parlé des bons et des
mauvais démons, il passe aux héros, puis à l'homme
qu'il considère au point de vue surtout de son âme.
Il parle de la nature de cette âme, de sa situation, de
sa destinée, après sa séparation du corps, et de son
retour possible dans celui-ci après la mort. La nô-
cromantie, les évocations, les oracles, vaticinia et
furor, l'occupent ensuite, ainsi que les conditions
LA VIE ET LES OEUVRES d\\GRIPPA ~1
dans lesquelles il est donné à l'homme de provoquer
leurs effets.
Voilà quelle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre
enfantée par Agrippa sous le titre de philosophie
occulte. Nous ne parlons pas d'un quatrième livre
introduit, à la suite des trois premiers, dans les édi-
tions postérieures à la mort de l'auteur1, et consacré,
y est-il dit, à la magie pratique, Liber de cœremoniis
magicis. Jean "Wier nie que ce quatrième livre soit
d'Agrippa, sur le compte de qui on l'a mis sans rai-
son, dit-il; addition qui, suivant le disciple, aggrave-
rait beaucoup les torts qu'on peut déjà imputer au
maître. Ce livre quatrième est, aux yeux de Jean
Wier, une véritable abomination. 11 ne nous semble
pas cependant aujourd'hui qu'il diffère beaucoup par
son caractère do ce qui est dit dans les trois premiers
livres publiés par Agrippa lui-même; lesquels,
de son propre aveu et d'après ses déclarations ex-
presses, sont incontestablement son ouvrage.
Nous venons d'indiquer sommairement les matiè-
res contenues dans le traité de la philosophie oc-
culte. Il convient maintenant de signaler plus com-
plètement les idées et les doctrines qui s'y trouvent
exposées. Pour le Faire plus clairement el plus briè-
vement, nous négligerons l'arrangement dont nous
venons de rendre compte suivant lequel l'auteur en
a l'ail l'exposition, cl nous introduirons dans le la-
1. On trouvera quelque explications à ce sujet ddn9 une
non.' do l'appendice (n* XXXII).
72 CHAPITRE PREMIER
blcau que nous voulons en présenter ici, un ordre
méthodique permettant de réunir des traits qui se
trouvent épars dans les diverses portions de l'ou-
vrage et qu'il peut être bon de rapprocher les uns
des autres, pour leur donner toute leur signification
et en faciliter l'intelligence.
Rien n'est plus digne de nos efforts en cette vie,
dit Agrippa dans son traité, que de conserver
clans sa noblesse notre esprit; puisque par lui nous
pouvons nous élever jusqu'à Dieu et revêtir, en quel-
que sorte, la nature divine. Pour cela, il faut l'arra-
cher à la torpeur de l'inaction qui le livre à toutes
les fragilités et aux vices de notre corps terrestre. Il
faut, par la science des choses divines, le disposer à
ne jamais perdre de vue sa propre dignité, dans les
conceptions qu'il enfante, aussi bien que dans les
actes qu'il nous inspire (L. III, Epist. nuncupat.).
Mais, pour Agrippa, les choses divines sont intime-
ment liées aux choses humaines, les choses célestes
aux choses terrestres. Les rapports qu'il reconnaît
entre elles le conduisent à des conséquences exces-
sives et à des conclusions erronées qui forment une
partie essentielle de ses doctrines; d'accord avec les
données d'un vague panthéisme, précédemment
signalé dans notre introduction, comme étant au
moyen âge la métaphysique môme des sciences et
des arts occultes.
Toutes choses se tiennent, toutes sont liées entre
elles par des relations d'affinité ou d'opposition, d'a-
mitié ou d'inimitié, c'est ainsi qu'Agrippa s'ex-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGUIPPA 73
prime. Les astres entre eux, et comme eux les corps
inertes, ainsi que les animaux et les hommes, sont
soumis à cette loi générale; celle-ci fournit un
des moyens les plus efficaces pour étudier et con-
naître, les unes par les autres, les choses d'ordres
les plus éloignés, et pour pénétrer ainsi des secrets
dont la recherche directe serait inabordable. De là
l'astrologie et la divination. Dans des conditions
analogues, on peut arriver aussi, par des transmu-
tations que régissent ces lois générales d'affinité, à
substituer la nature d'une chose à celle d'une au-
tre. De là l'alchimie.
Cette science universelle et ses merveilleuses ap-
plications, c'est la magie; la magie toute puissante
et pleine de mystères, embrassant la contemplation
des choses les plus secrètes, initiée à la connais-
sance de la nature et des vertus de tout ce qui existe,
capable de produire les plus admirables effets en
unissant les corps conformément à certaines lois, et
en rattachant surtout, comme pour les fondre ensem-
ble, les choses supérieures armées de leurs puissants
attributs, aux choses inférieures. C'est là, s'écrie
Agrippa, la suprême et parfaite science, le complet
achèvement de la plus noble philosophie '. Mais cette
science universelle, dit-il ailleurs, ne saurait être li-
vrée sans danger au vulgaire; elle doit rester cou-
1. <•< Hœc perfeciissima, aummaque scientia, hsce allior aanc*
« tiorque pbilosophia, haïe denique totius nobilissiirïse philo-
« sophiic ubsolulu consummatio. ^ (L 1, >.)
T. I. S
74 CHAPITRE PREMIER
verte d'un voile qui, sans arrêter la vue du sage,
s'oppose à l'indiscrète curiosité des hommes indi-
gnes. De là le titre du livre delà philosophie occulte,
De occulta ph ilosoph m.
Tout n'est pas vrai, tant s'en faut, dans l'ouvrage
d' Agrippa ; mais tout n'y est pas faux non plus. On y
trouve quelques notions positives mêlées à des con-
ceptions absolument imaginaires. Ce sont néan-
moins celles-ci qui l'emportent sur les autres, et
qui donnent à l'œuvre son caractère propre. Les no-
tions positives qui s'y rencontrent sont fondées sur
l'observation et sur les justes déductions qui en res-
sortent : méthode excellente, quoiqu'elle ne préserve
pas complètement de l'erreur; parce que, en l'appli-
quant, l'homme est nécessairement guidé par les ap-
parences, et que celles-ci sont souvent trompeuses.
Quant aux conceptions imaginaires qui se trouvent
associées à ces résultats de l'expérience, ce sont des
inductions procédant de théories arbitraires et abou-
tissant nécessairement à des doctrines erronées et à
des pratiques abusives. Je voudrais être bref en fai-
sant, avec quelques détails cependant, l'exposition
des idées énoncées par Agrippa dans son traité delà
philosophie occulte et ne toucher qu'aux plus essen*
déliés.
Le monde matériel est ce qui frappe l'homme avant
tout. Agrippa y reconnaît naturellement, suivant les
doctrines de l'antiquité, les quatre éléments, l'eau, le
feu, la terre et l'air. Dans leur condition originaire^
dit-il, ces éléments sont purs et inaltérables. Dans
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 75
un second état, ils sont mélangés, impurs, mais ca-
pables d'être ramenés par l'effet de l'art à leur pre-
mière condition. Dans un troisième et dernier état,
ils sont décomposés et susceptibles de se transfor-
mer les uns dans les autres (L. I, 4) ; mystère qu'il
est- donné à peu d'hommes de pénétrer. La terre
peut se liquéfier et l'eau se condenser en solide, ou
bien par la chaleur s'évaporer et se changer en air.
L'air, de son côté, devient feu en s'enflammant.
Lorsqu'il est éteint, le feu redevient air et celui-ci,
refroidi, passe à l'état de terre, de pierre ou de soufre
(L. 1, o). Ainsi se produisent les corps ; et, dans leur
formation, les nombres, élément essentiel de tout ce
qui est dans le temps et clans l'espace, les nombres
jouent un grand rôle, suivant certaines lois dont
l'observation a une importance suprême, quand on
veut produire les phénomènes de transformation
(L. II, "2). On pourrait croire ici à une vue anticipée
de la théorie des atomes constitutifs et des équiva-
lents chimiques clans la composition des corps, si
l'écrivain du xvie siècle n'ajoutait : les lois qui ré-
gissent ces nombres se révèlent surtout clans la
figure des objets ; ce qui montre qu'il n'entend
parler que des lois d'une harmonie tangible et des
proportions extérieures qui régissent la forme.
La matière qui se révèle ainsi à nous est douée
de propriétés diverses. Telles sont, en première
ligne, les vertus élémentaires, tes unes primaires,
comme de B*échaufFer et de se refroidir, île s'humi-
difier et de se dessécher, au moyen desquelles la
76 CHAPITRE PREMIER
substance peut se transformer; les autres secon-
daires, qui sont produites parles premières, savoir:
la maturation, la digestion, le ramollissement, l'in-
duration, la corrosion, l'évaporation, la conglutina-
tion, l'attraction, la répulsion, etc. Appliquées aux
corps constitués pour y provoquer certains phé-
nomènes, ces vertus secondaires engendrent di-
verses opérations naturelles où se manifestent les
vertus tertiaires, lesquelles procèdent des vertus
secondaires, comme celles-ci procèdent des vertus
primaires. Ces vertus tertiaires jouent un grand
rôle dans la médecine et clans les arts (L. I, 9).
Outre les vertus élémentaires, ajoute Agrippa,
lesquelles dépendent de la quantité de matière mise
enjeu, il en est d'autres qui sont indépendantes de
cette circonstance. Ce sont les vertus ou propriétés
occultes, dont les causes cachées et insaisissables
pour l'intelligence commune des hommes ont été
révélées aux philosophes par une observation pro-
longée des faits accidentels, plutôt que par aucune
recherche directe. Tels sont une foule de faits mer-
veilleux dont il est impossible de révoquer en doute
la réalité (L. I, 10). L'attraction magnétique est si-
gnalée comme telle, avec beaucoup d'autres phéno-
mènes analogues non moins singuliers (L. I, 15).
Après le monde matériel, les choses d'ordre spi-
rituel. Pour Agrippa, comme pour certains philo-
sophes de l'antiquité, la matière est partout animée ;
tous les corps ont une âme ; mais c'est dans l'animal
et dans l'homme seulement qu'on peut saisir et qu'on
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 77
observe le rapprochement et l'union de la matière et
de l'esprit, du corps et de l'âme, du physique et du
moral. Il constate l'influence de celui-ci sur l'autre,
c'est-à-dire l'incontestable action de l'âme et de ses
passions sur le corps et sur ses organes. L'esprit
dans ce cas agit, dit-il, par la volonté et par la foi :
la volonté, premier mobile en quelque sorte de
toutes nos forces, dont elle dispose à son gré et dont
elle use pour le bien, quand elle est d'accord avec
l'esprit suprême (L. II, 28) ; la foi qui implique une
ferme adhésion dans cet accord, une intention fixe et
une véhémente application dans l'action, laquelle en
reçoit un secours considérable. Ainsi pouvons-nous,
dit Agrippa, faire de grandes choses par la foi ; ainsi
devons-nous consacrer à tout acte une énergique
application, une forte croyance et un ferme espoir;
à ce point, ajoute-t-il, et c'est là une remarquable
observation, qu'une confiance tenace peut produire
de merveilleux résultats, même dans des œuvres
d'imposture ; tandis que la méfiance et l'hésitation
brisent toute force et paralysent toute vertu. Il est
prouvé pour les médecins, dit-il encore, qu'une foi
inébranlable, la confiance et môme une certaine
crédulité à l'endroit de la médecine font beaucoup
pour la guérison, et peuvent môme quelquefois opé-
rer ce que la médecine cllc-môme serait impuis-
sante à produire (L. I, 6G).
Agrippa, on le voit, accorde une très grande puis-
sance aux facultés morales. Les mouvements de
notre esprit, les passions de notre âme affectent
78 CHAPITRE PREMIER
notre corps et peuvent, suivant lui, changer ses dis-
positions, jusqu'à lui infliger la maladie ou lui
rendre la santé. Beaucoup, ajoutc-t-il, n'assignent
pas d'autre origine aux stigmates de saint François
(L. I, 64). Bien plus, dit-il ensuite, nous pouvons
agir ainsi même sur le corps des autres et sur leurs
maladies (L. I, 05). Remarquons, en passant, ces
doctrines singulières qui ont de nos jours des parti-
sans et qui leur fournissent une explication de cer-
tains faits qui semblent incontestables, et dans les-
quels d'autres aiment mieux reconnaître un caractère
miraculeux.
Aux yeux d'Agrippn, l'esprit de l'homme possède
naturellement la propriété et comme une certaine
vertu de lier, d'attirer, d'arrêter, de changer et les
hommes et les choses au gré de ses désirs, et de les
contraindre à lui céder et à lui obéir, pourvu qu'il soit
soutenu par la force de quelque passion portée à un
haut degré de développement (L. I, GS). Tout en
faisant de justes réserves sur les conséquences tirées
par Agrippa de ces considérations, on ne peut nier
la remarquable hardiesse et, en quelques points de
détail, la justesse de pareilles observations.
Les mêmes qualités et les mêmes excès se re-
trouvent dans ce qu'Agrippa dit du langage, expres-
sion des mouvements de l'esprit. Il distingue le
verbe interne, v'erbum internum, du verbe externe,
verbum prolutum ; le premier qui n'est, à proprement
parler, que la conception de l'idée, le second qui est
son expression par la parole, à laquelle il accorde
LA VIE HT LES OEUVRES d'aGRIPPA 7!)
non-seulement la puissance d'agir sur les êtres qui
l'entendent, mais quelquefois encore, ajoute-t-il, sur
les choses inanimées elles-mêmes (L. 1, 69). Et
il reconnaît cette vertu non-seulement à la parole,
expression de la pensée, mais même aux simples
mots qui en sont les éléments et aux caractères de
l'écriture qui ne sont que les signes de ces derniers.
L'importance prédominante qu'il accorde, à cet
égard, à l'écriture hébraïque montre qu'il suit en
cela certaines doctrines dérivées de la cabale juive et
de ses écarts les plus hardis.
Au dessus des choses tant matérielles que spiri-
tuelles, au dessus du monde plane la divinité. Les
relations du monde avec Dieu sont, à leur tour, le su-
jet d'observations dignes d'intérêt dans le traité d'A-
grippa. C'est sur la religion que portent celles qui
appellent le plus sérieusement l'attention. Le mys-
tère, aux yeux d' Agrippa, est essentiel dans les cho-
ses qui regardent la religion, c'est-à-dire les rap-
ports de l'homme avec la divinité. Tous les anciens,
les philosophes grecs aussi bien que les cabalistcs
hébreux, l'ont recommandé; et Jésus-Christ lui-
même qui ne parlait qu'en paraboles a montré par
là que, dans sa pensée, ses disciples les plus intimes
devaient seuls connaître complètement le mystère
de la parole de Dieu (L. III, 2). Aussi, dit ailleurs
Agrippa, les œuvres saintes exécutées avec foi et avec
exactitude, même sans l'intelligence de ce qu'elles
signifient, suffisent pour nous acquérir les mérites
que Dieu accorde fi leur accomplissement (L. III, 3).
80 CHAPITRE PREMIER
La religion, dit-il encore, diffère naturellement
dans les rites et dans les cérémonies, suivant les
temps et suivant les lieux. Mais toute religion a
quelque chose de bon dans ce qu'elle fait pour
le Dieu créateur ; et, bien qu'une seule, la religion
chrétienne, soit approuvée par lui, les autres cultes
qu'on lui adresse ne sont pas entièrement réprouvés.
Il n'a de haine et de vengeance que pour les im-
pies et les hommes irréligieux. Ceux là seuls sont
ses ennemis. Aucune religion en effet, Lactance
dit-il en témoigne, n'est si complètement erronée
qu'elle ne contienne quelques principes de sagesse.
Il n'y a souvent de différence de l'une à l'autre que
celle des noms divers donnés aux mêmes choses.
Dans les dieux des Gentils, il faut voir seulement
ce que les Hébreux appellent les numérations, ce
que nous chrétiens nous nommons les attributs delà
divinité (L. III, 10). Cependant, ajoute Agrippa, tout
culte étranger à la religion vraie est une pure supers-
tition, il faut le reconnaître (L. III, 4).
Il y a dans l'ensemble des opinions d'Agrippa tou-
chant le créateur et la créature, l'esprit et la ma-
tière, beaucoup d'indications à relever sur lesquel-
les nous ne saurions insister ici. On y trouve des
vues hardies et qui ne manquent pas d'étendue.
Cette science, au reste, ne lui appartient pas exclusi-
vement. C'est un legs de l'antiquité, à l'autorité de
laquelle il se reporte continuellement. A cette ori-
gine se rattachent, d'une manière toute spéciale, ses
idées métaphysiques et certaines conceptions du
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 81
même ordre qu'il nous semble opportun de faire
connaître encore.
Ces conceptions roulent sur des matières qui
échappent à l'observation directe; mystères qui, dans
tous les temps, ont été l'objet des spéculations de
l'esprit humain et le sujet d'hypothèses risquées
dans lesquelles il se complaît, au lieu de s'arrêter
prudemment aux limites de la compréhension dont
il est capable. C'est que ces limites sont incertaines;
c'est qu'il est difficile de les déterminer; et que, en
présence de tout ce qu'il ignore, l'homme ne saurait
distinguer d'avance ce dont il peut, à force de recher-
ches et d'attention, obtenir à la longue la connais-
sance, de ce qui est pour toujours interdit à^scs re-
gards. Ainsi s'explique la hardiesse avec laquelle
sont parfois résolues les questions qui regardent l'o-
rigine, la nature et la fin des choses, Dieu et la créa-
tion, le monde, l'homme enfin, l'homme qui, sur bien
des points, estpour lui-même une source d'insolubles
problèmes. Sur ces grands sujets, les idées exposées
par Agrippa ont encore pour principal fondement
les théories admises dans les écoles de l'antiquité,
dans celles surtout de Pythagore et de Platon qu'il
ne pouvait cependant connaître qu'imparfaitement.
A Pythagore peuvent remonter l'idée des rapports
intimes reliant toutes les choses entre elles, et celle
des lois d'harmonie universelle réglant ces rapports,
avec cette pensée que les nombres en sont la rigou-
reuse expression. A Platon appartient plus spécia-
lement la conception d'une absolue subordination
82. CHAPITRE PREMIER
des choses d'ordre matériel aux choses d'ordre spi-
rituel, celles-ci fournissant les idées types, source
originaire de tout ce qui existe dans le monde visi-
ble. Suivant Pythagore, le monde serait un être
animé composé de diverses parties. Ces parties dis-
tinctes sont les corps et ceux-ci seraient hantés par
des âmes, vertus divines dispersées partout, es-
prits, démons, intelligences célestes, émanations de
Dieu lui-même qui est le principe de toutes choses,
substances immatérielles mêlées à la nature corpo-
relle qui lui est soumise. Quant à Platon, il admet-
tait aussi dans le monde, œuvre d'un Dieu créateur,
des âmes invisibles et des corps sensibles; des cho-
ses supérieures et élémentaires dont le siège est
dans le ciel, idées et types des choses inférieures et
matérielles qui en sont la réalisation sur la terre ;
théories toutes spiritualistes accueillies et dévelop-
pées dans les écoles d'Alexandrie, où elles avaient
rencontré les doctrines orientales auxquelles on
rattache les systèmes, attribués à Zoroastre, sur
les bons et les mauvais esprits, et sur leur hiérar-
chie. C'est de là que, par diverses voies, ces opi-
nions avaient passé aux écoles du moyen âge qui en
sont toutes pénétrées, chez les Orientaux et les Ara-
bes aussi bien que chez les Latins et les autres
peuples occidentaux. C'est ainsi qu'elles arrivent
à notre Agrippa.
Dieu est le créateur et le maître de toutes choses.
Agrippa n'hésite pas à le proclamer ; mais il semble
se rallier à certaines doctrines alexandrines suivant
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA K3
lesquelles le Dieu suprême aurait créé seulement les
dieux inférieurs et les démons, immortels comme lui
à cause de cette origine, et, sur son ordre, créateurs
à leur tour de tous les êtres soumis aux lois de la
mortalité (L. I, 61). Il suit très loin dans cette voie
les néo-platoniciens et les gnostiques, dont il expose
avec complaisance les étranges conceptions sur les
attributs de la divinité et sur la hiérarchie, le ca-
ractère et les rôles divers des dieux inférieurs et
des démons.
Les corps célestes ont des âmes qui les dirigent
et qui sont le principe de leur influence sur les corps
inférieurs, sur les choses terrestres (L. II, 55). C'est
ainsi que les planètes servent d'instrument à Dieu,
cause première, pour agir sur les hommes. Agrippa
pourrait bien se faire quelque illusion, quand il
ajoute que ces opinions sur les âmes des corps céles-
tes appartiennent aux docteurs chrétiens aussi bien
qu'aux philosophes païens, à Origène et à Plotin, à
saint Jérôme, à Eusèbe, à saint Augustin et à saint
Thomas (L. III, 15). Voit-il plus juste quand il af-
firme que ce dernier, dans son livre de Fato ', assigne
formellement aux astres une influence sur les œu-
vres des hommes (L. Il, 35)? Ces âmes des corps
célestes sont des émanations intelligentes de la di-
vinité et font partie de la hiérarchie des démons
(L. III, 14); les uns bons et dont l'assistance peut
]. Agrippa désigne probablement ainsi la Questio OG de la
partie l,v de la Summa theologica, 9i non l'un des opuscules.
84 CHAPITRE PREMIER
être utilement invoquée par les hommes ; les autres
méchants, dont les premiers doivent nous aider à
conjurer la malice (L. I, 4, 67; III, 32). De là l'in-
fluence des astres sur les choses de la terre, dont les
forces n'ont pas d'autre origine, et sur les facultés
elles-mêmes de l'homme qui leur sont soumises. De
là aussi la possibilité de réagir sur les corps céles-
tes par la mise en action des forces terrestres, qui,
dépendant des astres, se trouvent par là en rapport
avec eux, et d'apprécier, de provoquer môme leur
influence, par les nombres et les figures auxquels ces
corps supérieurs prêtent leur vertu. On peut recon-
naître dans ces croyances, la source naturelle des
pratiques de la magie.
Gomme les astres, la terre aussi a une âme, spiri-
tus mundi, qui dans la physique d' Agrippa joue le
rôle de cinquième essence, à côté des quatre élé-
ments. C'est le principe des propriétés occultes de
la matière, lesquelles procèdent ainsi non de la na-
ture des éléments terrestres, mais de celle des cho-
ses célestes, et descendent de ces régions supérieu-
res d'où le rayonnement des astres nous les apporte
(L. I, 13). On sait en effet, dit-il, que la vie vient du
soleil (L. II, 32). Mais un corps matériel ne saurait
être le principe d'une action; et c'est de l'âme, intel-
ligence directrice de l'astre vivifiant, que procède
toute la virtualité dont il est capable (L. II, 55).
Ainsi s'explique cette puissance que les corps ont
d'agir les uns sur les autres et de communiquer par-
fois à ceux qui sont mis en contact avec eux, leur
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 80
propre vertu (L. J, 16). Ainsi s'expliquent les affinités
et les répulsions des uns pour les autres ; car toutes
les choses sont entre elles en rapport d'amitié ou
d'inimitié, comme les corps célestes qui leur com-
muniquent leur influence (L. I, 17). De là la néces-
sité pour nous de connaître les astres, leurs vertus
et leurs relations, quand nous voulons pénétrer le
régime secret des corps terrestres (L. I, 12), quand
nous voulons surtout le modifier, en produisant d'a-
vantageuses transmutations. Cette connaissance est
le fondement de la divination, notamment par l'as-
trologie, et celui de l'alchimie (L. I, 12; II, 29). Par-
tout la matière est soumise et obéit à l'esprit. Celui-
ci a pour nous son expression dans les nombres,
dans les figures, et surtout dans les noms des cho-
ses. Ainsi se trouve démontrée l'importance des pa-
roles, ainsi est justifié leur rôle dans les opérations
magiques, dans les incantations par exemple.
Pour ce qui est de l'âme humaine, Agrippa distin-
gue en elle trois parties ; l'une, mens, qui est l'éma-
nation divine d'où provient la lumière dont Dieu est
la source; l'autre, ratio, qui reçoit de la première
cette lumière, et qui est en nous l'organe de l'intelli-
gence ; la troisième, idolum, d'où procèdent la vie et
la sensibilité du corps et de ses organes (L. III, 43).
Cette subtile analyse des principes immatériels qui
sont en nous n'est pas plus risquée que la distinc-
tion admise par les anciens entre les esprits, les
mânes et les ombres; pas plus hypothétique non
plus que la plupart des conceptions introduites par
86 CHAPITRE PREMIER
les modernes sur le môme sujet. Mais Agrippa ne
s'en tient pas là dans ses considérations sur l'âme
humaine ; il ne craint pas d'affirmer que, séparée du
corps où elle résidait pendant la vie, elle peut y être
rappelée par les pratiques de la nécromantie. L'an-
tiquité païenne et l'antiquité sacrée elle-même en
fournissent, prétend-il, des exemples ; et il croit ces
pratiques justifiées aussi parla religion chrétienne,
laquelle, suivant lui, affirme que certaines âmes
pourront, avant le jour do la résurrection univer-
selle, rentrer en possession du corps qui leur appar-
tenait (L. III, 41, 42).
La description des pratiques mystérieuses, à
l'aide desquelles on obtient ces merveilleux résultats
et d'autres du même genre, n'est pas oubliée dans le
traité d'Agrippa. L'art des fascinations, celui des
enchantements et des évocations et, avec eux, les
procédés de la divination, l'astrologie enfin y font
l'objet d'expositions détaillées auxquelles l'auteur
donne pour fondement les doctrines de métaphysi-
que et de physique dont nous venons de présenter la
succincte analyse. Cette portion de son œuvre, conçue
dans un esprit tout pratique, en est de beaucoup la
plus étendue, et elle frappait plus que le reste proba-
blement les hommes de son temps. Il n'en serait pas
de même pour ceux d'aujourd'hui, et, l'on compren-
dra que nous ne nous y arrêtions pas.
L'esprit général qu'on observe dans la philosophie
occulte d'Agrippa est celui que nous avons signalé
dans notre introduction, comme étant l'âme de l'art
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPP.Y 87
hermétique, de la cabale et de la magie au moyen âge.
C'est une sorte de panthéisme grossièrement spi-
ritualiste qui, en admettant l'intime liaison et la dé-
pendance réciproque de toutes les choses, en sou-
mettant d'ailleurs d'une manière expresse la matière
à l'esprit, subordonne le terrestre à l'action céleste,
voit partout une émanation directe de la divinité créa-
trice, et range à ce titre au-dessous de celle-ci, dans
les cadres d'une mythologie vulgaire, les intelligences
supérieures, les esprits, les démons bons et mauvais,
et les âmes qui président à la vie de chaque corps
en particulier. Car tout est animé suivant ce système,
et le monde n'est autre chose qu'un grand animal
qui en comprend une multitude d'autres. C'est là le
secret magistral, le moyen de pénétrer les arcanes
de toutes choses, souvent mentionné dans la cor-
respondance d'Agrippa et de ses amis.
Ces mystérieuses doctrines formaient le lien qui
unissait entre eux des adeptes répandus en France,
en Italie, en Allemagne, et compris dans une vaste
corporation où ils étaient distribués en groupes
nombreux formant des associations secrètes.
Agrippa a passé pour être le chef d'une de ces as-
sociations. Les premières lettres de sa correspon-
dance échangées avec ses jeunes amis de l'univer-
sité de Paris, vers les années 1507, 1508, 1509,
contiennent en effet quelques traits qui semblent,
on le verra, se l'apportera une organisation de cette
sorte.
En disposant méthodiquement, comme nous vc-
88 CHAPITRE PREMIER
rions de le faire, les notions essentielles que con-
tient la philosophie occulte d'Agrippa, nous nous
proposions surtout d'en simplifier l'exposition. Ce
tableau donnerait une très fausse idée de l'ouvrage,
s'il induisait à penser que celui-ci renferme un
corps de doctrine suivi et complet sur les sujets di-
vers dont il traite. Les idées sont loin d'y être systé-
matiquement liées. L'auteur y fait surtout œuvre
d'érudition ; il y procède par citations et par em-
prunts, et son travail n'est autre chose qu'une
grande compilation dans laquelle il expose surtout
les idées des autres, celles principalement des phi-
losophes de l'antiquité. On voit même qu'il ne les
leur emprunte pas toujours directement; mais que
ses sources ont dû être souvent les grandes ency-
clopédies du moyen âge, dont son ouvrage est l'imi-
tation. C'est, en somme, un assemblage un peu con-
fus et assez indigeste de notions parfois disparates,
où l'on ne devine, sur plus d'un point, la pensée de
l'écrivain que par la complaisance plus ou moins
grande qu'il met à rapporter celle des autres, sans
déclarer nettement lui-même ce qui a dans l'opinion
de ceux-ci son entier assentiment.
Nous n'insisterons pas sur la singularité des idées
et des doctrines qui se trouvent réunies dans l'ou-
vrage d'Agrippa. Disons seulement qu'il ne faudrait
pas les juger trop sévèrement du point de vue où nous
sommes aujourd'hui. Au moyen âge, c'était là réel-
lement de la science ; c'était, sur certaines matières
qui préoccupaient les esprits, l'ensemble des con-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 89
naissances acquises. Mêlées de préjugés el de gros-
sières erreurs, ces connaissances forment le bizarre
assemblage qu'Agrippa décore du nom de philoso-
phie occulte. Il lui appliquerait volontiers celui de
magie, dénomination antique dont il n'hésiterait
pas, dit-il en plus d'une occasion, à relever le pres-
tige, si la magie n'était pas condamnée '.
Le règne de cette étrange science était, au reste,
bien près de finir. Agrippa échappait déjà en partie
à ses lois, et l'on peut douter de sa bonne foi dans
l'exposition de certaines conceptions, aussi bien
que dans la mise en œuvre de certaines pratiques ou
industries qui en dépendaient. Il est permis de croire,
en effet, qu'il n'admettait pas tout ce que son livre
contient, quoique ses doutes ne s'étendissent peut-
être pas jusqu'au principe qui en fait le fondement,
la croyance à des rapports secrets entre les choses
terrestres et les astres, avec l'influence directe de
ces derniers sur celles-là. Cependant, quoique dans
plusieurs circonstances il affiche sa foi pour cette
croyance, il la juge ailleurs avec plus de sévérité et
d'exactitude. Des témoignages d'incrédulité en ce
qui la concerne lui échappent dans plus d'un trait
1. C'est comme un traité de magie, qu'Agrippa prétendait
avoir composé et qu'il aurait voulu présenter le premier jet
de son ouvrage à Tritheim en r>iO; et ce n'est pas sans re-
gret, on le devine, qu'il avait dû lui donner plutôt le titre
moins décrié de philosophie occulte : « Très libros de magio.
«...composui, et de occulta philosophia, minus infenso litulo,
« inscripsi. » (Ep. I, 23.)
T. I. 9
90 CHAPITRE PREMIER
de sa correspondance ; ils se groupent enfin et s'af-
firment avec un certain éclat, sans beaucoup plus de
sincérité du reste, on peut le croire en raison de ses
formes paradoxales, dans l'ouvrage dont il nous
reste à parler maintenant, dans le traité de l'incer-
titude et de la vanité des sciences.
Le traité de l'incertitude et de la vanité des scien-
ces ' est un livre où le scepticisme et le doute s'éta-
lent avec autant d'exagération que le font la con-
fiance apparente et la crédulité dans le traité de la
philosophie occulte. Mais, de même que certains
passages de ce dernier ouvrage permettent de dou-
ter que l'écrivain croie de bonne foi tout ce qu'il y
expose, de même on devine, à quelques traits de
l'autre, que l'écrivain est loin d'avoir secoué le joug
de tous les préjugés dont il essaie de démontrer
l'inanité et de toutes les erreurs qu'il semble reje-
ter. Dans les deux cas, on est également conduit à
reconnaître chez Agrippa un parti pris d'hyperbole
en des sens opposés. Nous avons vu, dans la philo-
sophie occulte, la crédulité poussée jusqu'à la su-
perstition ; nous allons voir, dans le traité de la va-
nité des sciences, le scepticisme poussé jusqu'au
paradoxe.
Dans ce nouvel ouvrage, Agrippa prétend démon-
trer que, par leurs applications et leurs conséquen-
ces, les sciences et les arts sont nuisibles plutôt
1< De incerliludiae cl vanilJle scienliarum cl arlium, atijuc
excellentia Vcrbi Dci, declamalio (Opéra, t II, p. 1 à 247);
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 91
qu'utiles à l'homme. Il ajoute qu'ils ne peuvent que
faire tort à son âme aussi bien qu'à son esprit et à
son corps, et que le souverain bien consiste à ne
rien savoir. Si ce livre ne contenait que le dévelop-
pement de cette singulière proposition, il mériterait
à peine qu'on s'y arrêtât : mais, pour nous comme
pour l'auteur lui-même, c'est tout autre chose. Pour
lui, c'est un cadre ouvert à son érudition, c' -
surtout une occasion et un moyen de polémique, de
polémique religieuse principalement. Quant à nous,
indépendamment de l'intérêt qu'il nous offre à ce
point de vue particulier, nous y trouvons groupés,
d'une manière très diçne d'attention, une foule
d'observations et de témoignages relatifs aux idées
■
et aux mœurs du siècle où a vécu l'auteur ; car ce
qu'Agrippa nomme les sciences et les arts, c'est non-
seulement l'ensemble des doctrines et des indus-
tries, mais encore celui des pratiques sociales et
des usages de son temps.
L'enchaînement de ces considérations, sans avoir
rien de dogmatique dans le livre d'Agrippa. indique
chez lui un esprit de méthode qui ne manquait certai-
nement pas dans la composition du premier ouvrage,
mais qui mérite d'être signalé plus expressément
dans celui-ci. En instruisant ce vaste procès contre
- œuvres de l'esprit humain, l'auteur commence par
' a lettres, d'où il pass>\ parla philosophie, aux ma-
thématique? et aux sciences, ainsi qu'aux arts qui
rattachent. La musique, â laquelle il arrive ainsi, le
conduit à parler des beau* arts, de l'astronomie en-
92 CHAPITRE PREMIER
suite et tout naturellement de l'astrologie qui alors
ne faisait qu'un avec elle, puis des arts divinatoires,
de la magie, de la théurgie et des prestiges. Agrippa
se trouve ramené par cette voie sur le terrain, de la
philosophie naturelle, de la métaphysique, et de la
morale tant privée que publique, de la politique par
conséquent, et de tout ce qui touche au régime des
sociétés, comme aux besoins des hommes, dans les
exigences de leur propre conservation, dans leurs
relations entre eux et dans leurs rapports avec la
divinité ; d'où la médecine, la jurisprudence et la
théologie.
Agrippa ne voit partout que mensonges, hérésies,
abus de tout genre, instruments de mal, sources
d'erreur. Sa conclusion est qu'il n'y a de bien et
de vérité que dans la parole de Dieu. Mais il fait
tourner cette considération finale en une amèrc
et violente satire contre l'Église. Là est évidem-
ment le but véritable, bien que déguisé, auquel tend
l'ouvrage tout entier. L'auteur se montre animé,
dans cette attaque véhémente, de l'esprit même et
de la passion des réformateurs de son temps. Mais,
avant d'en venir là, il développe brillamment la
thèse qui doit le conduire à cette dernière proposi-
tion. 11 faut, sans s'attarder à sa suite dans la longue
carrière où il s'est engagé en vue de cette fin, indi-
quer au moins par quelques jalons la voie qu'il a
suivie pour arriver graduellement à la conclusion
où il veut en venir.
Le traité de l'incertitude et de la vanité des
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 93
sciences et des arts et de l'excellence de la parole de
Dieu n'a pas moins de cent trois chapitres et occupe
deux cent cinquante pages à peu près d'un texte très
serré dans l'édition générale des œuvres d'Agrippa.
Au début de l'ouvrage, l'auteur s'élève contre une
assertion qu'il a placée en tête de l'un des livres de
son premier traité ; ce ne sera pas le seul démenti
qu'il devra se donner à lui-même. Il avait avancé
que la science peut communiquer quelque chose de
divin à l'esprit de l'homme. Telle est l'antique et
unanime opinion de tous les philosophes, dit-il en
commençant son second traité ; mais je suis, ajoute-
t-il aussitôt et il le répétera en finissant, d'un tout
autre avis ; rien ne me semble plus pernicieux à la
santé de notre corps et au salut de notre âme que
la pratique des arts et la culture des sciences. Et il
entre immédiatement dans le développement de ce
prodigieux paradoxe qu'il s'applique à justifier à
grand renfort d'érudition, avec beaucoup d'esprit en
même temps, quelquefois aussi, on doit le recon-
naître, avec une certaine habileté.
La grammaire et la rhétorique, dit Agrippa, qui
sont des arts et non pas des sciences, mais qui sont
au moins les principaux instruments de celles-ci,
produisent aussi souvent des conséquences perni-
cieuses que des résultats utiles; car, loin d'être au
service exclusif de la vérité, elles obéissent aux
caprices de ceux qui les emploient. Ce sont les
organes de l'erreur et des plus insignes hérésies.
Quelles autres armes ont employées ces promoteurs
9-4 CHAPITRE PREMIER
de doctrines nouvelles qui, sur les traces de Luther,
se sont multipliés à ce point, dit-il, que chaque ville
ou à peu près a aujourd'hui la sienne? Que sont-ils
ces hommes, sinon ceux dont la plume est la plus
élégante et le langage le plus éloquent? Gicéron fait
d'eux des païens, Aristote et Platon des impies.
Dans la médecine ensuite, clans le droit, dans la
philosophie, dans la théologie, que de choses con-
testables, que d'erreurs! La dialectique même, sous
le nom de logique, ne fait qu'ajouter par ses artifices
à l'obscurité de ces sciences. L'art des sophistes, à
son tour, est une nouvelle aggravation du mal qui
en résulte, et les subtiles inventions de Raimond
Lulle ne sont que des hardiesses aussi stériles
qu'elles sont surprenantes. L'observation elle-même
et les connaissances qui en dérivent, ne présentent
que de l'incertitude ; car l'observation a pour instru-
ments nos sens, dont les témoignages sont trop
souvent trompeurs. Quant à la poésie, elle ne vit, on
le sait, que de fictions; et l'histoire est un domaine
toujours ouvert au mensonge (en. ii-ix).
Agrippa ne semble pas avoir beaucoup connu les
mathématiques; elles ne se prêtent guère, en effet, à
la culture un peu superficielle qu'il a seule accordée
généralement aux divers sujets d'étude abordés
par lui. Il ne s'arrête donc que fort peu à ce qui les
concerne; cependant ce qu'il en dit ne manque pas
d'un certain intérêt. Les sciences mathématiques
passent, dit-il, pour les plus certaines ; ot pourtant
que sont-elles sinon les opinions mêmes des doc-
LA VIE ET NES OEUVRES d'aGIUPPA 05
teurs qui les cultivent? On ne peut, il est vrai, les
accuser d'être la source que d'un petit nombre d'hé-
résies ; mais, suivant saint Augustin, elles n'impor-
tent en rien au salut; elles peuvent, au contraire,
bien plutôt conduire à l'erreur et éloigner de Dieu.
Ce no sont pas enfin, aurait dit saint Jérôme, des
sciences de piété (ch. xi).
A leur tête est l'arithmétique, laquelle est aussi
comme le cadre de toutes les autres. Elle traite
des nombres et de leurs rapports. Connaissance
vaine et superstitieuse, elle est le fondement des
pratiques divinatoires, de la géomantie : — la géo-
mantic dont j'ai moi-même, ajoute Agrippa, écrit
aussi un traité très différent des autres, majs non
moins superstitieux, non moins trompeur, et je
l'avouerai tout aussi mensonger. — L'arithmé-
tique inventée, suivant Platon, avec les osselets et
les dés par un mauvais démon, est responsable aussi
des rêveries de Pythagore sur la vertu des nombres,
dont on a osé dire qu'ils sont les instruments sans
lesquels Dieu n'aurait pas pu créer le monde, et qu'à
ce titre ils renferment le secret des choses divines.
Les hommes, quand ils connaissent les nombres,
quod sciant numerare, croient par là môme avoir on
eux quelque chose qui tient de la divinité ; préten-
tion insupportable à ceux qui cultivent la musique,
ces derniers réservant l'insigne honneur du caractùro
divin à leur harmonie. L'art cultivé par ceux-ci, la
musique, est sans doute plein do charme et de
douceur, mais, d'un consentement unanime et comme
9G CHAPITRE PREMIER
le prouve l'expérience, il est surtout le partage des
hommes d'un esprit malheureux et d'un naturel
intempérant. La musique dont il est ainsi question
est celle qui consiste dans les modulations de la voix
et des sons ; mais non pas celle qui concerne le
mètre et le rythme et qui n'est autre chose que la
poésie. Avec la musique il faut ranger les arts qui
en dépendent ; la danse favorable à l'amour, chère
aux jeunes filles et où beaucoup perdent la pudeur;
la danse guerrière, art tragique ; la danse théâtrale,
art d'expression imitative, et celle du rhéteur qui
diffère peu de la dernière, mais qui est plus calme,
et que Socrate, Platon, Gicéron, Quintilien et les
stoïques recommandent à l'orateur. Que de vaines
spéculations ! (ch. xii-xxi).
Plus louable est la géométrie, qui réunit au moins
sur ses doctrines l'unanime assentiment de ceux qui
s'adonnent à son étude; tandis que partout ailleurs
on ne voit entre les hommes qu'oppositions et dis-
putes. Malheureusement elle sert de fondement à
une foule d'arts plus ou moins pernicieux; à la pyro-
graphie qui enseigne à faire vomir le feu par les
instruments de guerre ; à la perspective créée pour
la déception de nos sens ; à la peinture, à la sta-
tuaire, inventées par les démons méchants pour fa-
voriser l'ostentation, la licence, la superstition, et
que d'indignes images introduisent dans nos mai-
sons, sous les yeux de nos femmes et de nos filles,
dans nos temples même, où elles nous exposent, en
outre, à tomber dans l'idolâtrie. La géométrie est
L\ VIE ET LES OEUVRES d'aGUIPPA 137
aussi une partie essentielle de l'art de scruter les en-
trailles de la terre pour y chercher les métaux pré-
cieux et de celui d'interroger le ciel en étudiant les
astres. Le premier soit maudit pour les richesses
qu'il procure, source de tant de crimes ; le second,
pour les impostures qu'il engendre. Ne sait-on pas
que les astrologues, afin de satisfaire une curiosité
impie, construisent des cercles et des figures, ima-
ginent des mouvements et des nombres à l'aide des-
quels ils prétendent tout connaître : art plein de
contradictions et de vanité, dont Pline démontre la
nullité et où ont erré saint Thomas d'Aquin lui-même
et Albertus Teutonicus (ch. xxn-xxx).
Rien de tout cela n'est l'œuvre de Dieu ni de la
nature; tout est fiction dans ces conceptions; tout
sort du cerveau des mathématiciens, des faux phi-
losophes et des poètes. Imbu moi-môme de ces er-
reurs dès mon jeune âge, au sein de ma famille et
dans la maison paternelle, dit Agrippa, j'y ai perdu
dans la suite bien de la peine et du temps, avant
d'apprendre que tout cela n'était qu'imposture.
Aussi, l'ayant rejeté de mon esprit, je n'y fusse ja-
mais revenu, sans les importunes sollicitations des
grands, et sans le besoin où je me suis quelquefois
trouvé de tirer ainsi profit de leur sottise. Combien
ont cru devoir agir ainsi, qui prudemment se renfer-
ment clans des prédictions enveloppées d'obscurité,
et reçoivent des princes et des magistrats crédules,
pour prix de ces artifices, des paiements et des pen-
sions sur les deniers publics! Aussi vaines sont
98 CHAPITRE PREMIER
toutes les pratiques de divination; physiognoraie, mé-
toposcopio, chiromantie, etc. L'astrologie d'ailleurs
a enfanté mainte hérésie; elle est condamnée par les
docteurs de l'ancienne loi et par les Pères de l'É-
glise, parMoyse et par saint Augustin, par les empe-
reurs païens et par les princes chrétiens, par Tibère
et par Justinien (ch. xxx, xxxi, xxxn).
Ces vaines pratiques se rencontrent avec quelques
doctrines plus recommandabb dans le vaste cadre
de la magie : science antique des prêtres de l'Orient,
comprenant toute philosophie, la physique, les mathé-
matiques, et tout ce qui concerne les religions; res-
ponsable, par conséquent, des erreurs etdes abus qui
peuvent résulter do celles-ci. La magie, suivant
quelques-uns, se partage en deux branches, la magie
naturelle et la magie cérémoniale (ch. xli).
La magie naturelle comprend l'étude de la nature
sur la terre et dans le ciel, la connaissance des ver-
tus secrètes qui rattachent les choses inférieures
aux choses supérieures, et qui sont la source de tant
de prodiges. Le magicien, explorateur attentif do ces
phénomènes, peut en diriger parfois et en hâter l'é-
closion, et, frappant ainsi les yeux du vulgaire, le
faire crier au miracle ; tandis que les forces naturel-
les observées et conduites avec art ont tout l'ait en
réalité. Tels sont les effets des breuvages et des
philtres, dont la composition appartient à la science
des poisons. Ailleurs ce sont de purs artifices de mé-
canique qu'on met enjeu, pour imiter l'action de la
nature (ch. xlii-xliv).
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 99
Quant à la magie eérémoniale, elle comprend la
goétie et la théurgie. Parla première, les magiciens
se mettent en rapport avec les esprits immondes et
avec les démons familiers auxquels ils ne craignent
pas de se soumettre, au grand péril de leur âme. De
la goétie procèdent ces livres ténébreux dont les im-
postures ont pu séduire un Alphonse de Castille, un
Robert d'Angleterre, un Bacon, un Apponus, d'au-
tres encore doués cependant d'un grand esprit; ces
livres fatidiques dont la seule vue glace d'effroi les
hommes simples et ceux qui sont restés étrangers à
la culture des bonnes lettres, qui nesciunt bonas lite~
ras. Cependant tout n'est pas vain dans ces pratiques
coupables, lesquelles ne sont pas sans raison pros-
crites, vouées à l'extermination, et condamnées sévè-
rement par les lois divines et humaines. Les mau-
vais démons s'y prêtent seuls, parce que les bons
anges n'obéissent qu'à l'ordre de Dieu ; et les fem-
mes s'y adonnent surtout, parce que, plus curieuses
des choses secrètes et moins prudentes que les hom-
mes, elles sont plus portées aux superstitions. Par les
mêmes voies, les nécromanciens conjurent les âmes
des morts. Ce n'est donc pas sans raison qu'on or-
donne d'ensevelir les corps dans des lieux consacrés,
livre, des flambeaux, de l'encens, de l'eau bénite et
des prières. La théurgie, aux yeux de quelques-uns,
n'a rien d'illicite, parce qu'elle s'exerce au nom de
Dieu et des anges, pour contraindre et réduire les
mauvais démons. Une grande pureté est son princi-
pal moyen d'action; mais elle comprend diverses
100 CHAPITKE PREMIER
sortes de superstitions d'autant plus dangereuses
qu'elles prennent, aux yeux des ignorants, un carac-
tère plus divin (ch. xlv, xlvi). Mentionnons encore, à
la charge de la magie, les prestiges, les illusions et
les artifices, produits de la fraude des magiciens
(ch. xlviii).
Que dire maintenant d'un art qui se rapproche de
ceux-là, delà cabale des Juifs, doctrine traditionnelle
qui passe pour avoir été donnée par Dieu lui-
même à Aloyse ? Que dire de cet art singulier, sinon
qu'une de ses parties, comprenant la cosmologie et
l'explication des forces de la nature, n'est pas autre
chose que la magie naturelle, où excellait, on le sait,
le roi Salpmon ; tandis que, dans une autre partie,
elle applique la vertu des noms divins à la divina-
tion, à la conjuration des anges et des démons, et à
la production des miracles. C'est par elle, prétend-on,
que Moyse, Josué, d'autres encore et le Christ lui-
même, ont accompli tant de faits merveilleux. J'ai
beaucoup étudié, ajoute Agrippa, cet art de la ca-
bale ; je n'y ai trouvé que superstition ; et je n'y vois
qu'une sorte de magie théurgique (ch. xlvii).
Si de la magie nous passons à la philosophie et
aux sciences positives qu'elle comprend, nous ne
trouvons dans les opinions qu'elles engendrent que
diversité, disputes et incertitude (ch. xlix).
Considérons maintenant les choses humaines,
et les disciplines diverses qui les concernent, le gou-
vernement des peuples, la religion, le régime des
sociétés, les arts consacrés au commerce, à l'a-
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 101
griculture, à la guerre, à la médecine, à la juris-
prudence, à la théologie. Quelle confusion, quel
mélange du bien et du mal, avec la prédominance
presque constante de celui-ci !
Dans les gouvernements, on voit la forme répu-
blicaine, supérieure à toutes les autres, confinée
chez les petits peuples, comme ceux de Venise et de
la Suisse; mais, en revanche, presque partout, les
rois, maîtres de tout faire, et usant rarement de ce
grand pouvoir pour le bien. Dans les choses de la
religion vers lesquelles l'homme est porté par une
tendance naturelle qui le distingue, plus encore que
la raison elle-même, des autres animaux, dans la
religion, une foule d'erreurs. L'exploitation abusive
du culte des saints et de leurs reliques ; les profu-
sions en édifices aux dépens des pauvres dont on
dissipe ainsi le patrimoine; l'abus des fêtes et des
vaines cérémonies ; les scandales donnés par les
prêtres (ch. lv, lvi).
Dans le régime de la société que trouve-t-on?
Chez les gens de la classe commune, les mauvais
ménages, le plus souvent produits par la faute de ma-
ris coupables; chez les grands, la vie des cours,
théâtre des crimes les plus exécrables, école de cor-
ruption; à ce point que, dans cette fameuse capitale
de la France, objet d'admiration, la pudeur est pres-
que inconnue, et que, pour une fille ou une femme,
appartenir aux débauches du palais est réputé un
suprême honneur. Le commerce est un brigandage.
L'agriculture est un objet de dédain. La guerre est
102 CHAPITRE PREMIER
une boucherie, un composé de crimes et d'excès d'où
l'on fait sortir la noblesse la plus considérée, la no-
blesse militaire, avec laquelle sont en lutte et celle
qui s'achète à prix d'argent, et celle qui s'acquiert
par les plus honteuses complaisances envers les
princes. A côté de la guerre on peut placer la méde-
cine, comme elle appliquée à la destruction des hom-
mes ; fondée uniquement sur la fraude des uns et sur
la crédulité des autres, presque toujours plus dan-
gereuse que la maladie, de l'aveu des princes de l'art
eux-mêmes, d'Hippocrate, d'Avicenne, de Galien ; la
médecine trop bien secondée dans son action perni-
cieuse par la pharmacie et parla chirurgie. La cui-
sine mériterait peut-être plus de considération; mais
que d'excès favorisés par elle (ch. lxvii-lxxxix).
Quant à l'alchimie, qu'est-ce autre chose qu'une
grande imposture? Car il ne saurait être donné à
l'art de l'emporter sur la nature. Tout au plus peut-il
la suivre à distance. Aussi l'alchimie, justement con-
damnée par les lois romaines et par les sacrés ca-
nons, est-elle proscrite par l'Église. Que no pour-
rais-je pas dire, ajoute Agrippa, de ses vains
mystères, et notamment de cette insigne pierre phi-
losophai qui est le plus fameux d'entre eux, si je
n'étais forcé au silence par le serment que prêtent
les initiés qui ont pratiqué ces secrètes opérations !
Les alchimistes, en un mot, ne sont-ils pas les plus
coupables des hommes, eux qui, en dépit de la loi
de Dieu qui prescrit de gagner son pain à la sueur
de son front, prétendent faire, en se jouant, de l'or?
LA VIL ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 103
A leur art cependant on doit mainte découverte utile,
mainte précieuse conquête; mais je ne veux pas en
dire davantage (ch. xc).
L'homme, pour les soins de son âme, dépend du
prêtre ; pour ceux de son corps, il relève du méde-
cin ; pour sa fortune, il est entre les mains du juris-
consulte. A celui-ci appartient de décider du vrai et
du faux, du juste et de l'injuste; et les maîtres su-
prêmes en pareille matière sont le pape et l'empe-
reur, qui se flattent de posséder en eux, comme en-
l'ennô dans un écrin, tout droit et toute justice ; le
pape et l'empereur, à qui leur simple volonté tient
lieu de raison, et qui prononcent à leur gré sur tout
ce qui regarde aussi bien les sciences et les arts, que
les opinions et l'activité humaine dans son cercle
le plus étendu. Toute cette science du droit procède
d'ailleurs du péché du premier homme, et do la loi
de corruption qui en résulte et qu'on appelle le droit
naturel. En voici les éléments virtuels : repousser
la force par la force ; tromper qui nous trompe; es-
timer une chose ce qu'elle peut se vendre, etc. Du
droit naturel sort le droit des gens qui règle les guer-
res, les massacres, les servitudes, les dominations;
et le droit civil, source des procès. De celui-ci émane
le droit canonique, instrument de rapine, qui ne
saurait venir do Dieu, mais qu'a pu seule produire
la plus insignr; corruption de l'homme (ch. xci-
\'<:n). Voilà comment sont réglés les biens et la for-
Lune des humains. Ce qu'on sait de la médecine
montre comment leur corps est gouverné ; pour
lOi CHAPITRE PREMIER
les intérêts de leur âme, c'est, avons-nous dit, aux
prêtres et aux théologiens qu'ils sont remis.
Que dirons-nous maintenant de la théologie? Sans
parier de celle des Gentils, de celle des Musée, des
Orphée, ou d'Hésiode, que trouve-t-on dans la théo-
logie chrétienne ? A côté de la vraie théologie, la
théologie scolastique fabriquée par la Sorbonne de
Paris, mélange de lettres sacrées et d'argumenta-
tion philosophique, bonne pour combattre les hé-
rétiques, entre les mains d'un Albert le Grand, d'un
saint Thomas d'Aquin, à qui elle doit son origine,
mais tombée dans le sophisme, avec les modernes
docteurs : théologiens à prix d'argent voués à une
vaine logomachie, par où notre foi devient pour les
sages un objet de méfiance et de risée ; vrais suppôts
d'idolâtrie, pour qui l'autorité des lettres sacrées
est nulle, parce que suivant eux la lettre tue, le
sens caché méritant seul qu'on le recherche ; à quoi
ils s'appliquent à grand renfort de gloses, de syl-
logismes, et, au besoin, d'injures et d'outrages
(ch. xcxvn). La vraie théologie ne saurait être autre
chose que la tradition de ceux qui ont connu la
parole de Dieu ; encore bien que, suivant certains
docteurs, elle doive tendre plutôt à l'interprétation
de celle-ci, et constituer l'art d'extraire des oracles
divins la nourriture spirituelle ; comme il appartient
à l'industrie humaine de faire le pain, le vin, l'huile
et la toile, en soumettant à une dernière élaboration
le froment, le raisin, l'olive et le lin, présents ina-
chevés de la nature. Mais l'interprétation ainsi
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 105
remise à l'homme est sujette à erreur. L'homme ne
voit pas tout. L'Esprit saint possède seul la science
divine. Quant aux théologiens, chacun prend de
l'Écriture ce qui convient à son sentiment. De là
vient que d'illustres et saints docteurs ont erré dans
la foi, et ont admis des opinions condamnées par
l'Église. La théologie ne nous offre donc pas plus de
certitude que le reste (ch. xcxviii, xcxix).
Par cette analyse et ces extraits on voit quelle est
la marche, quel est l'esprit du traité de l'incertitude
et de la vanité des sciences. Ce paradoxe prolongé
ne soutiendrait pas longtemps l'attention, s'il n'était
l'occasion de développements particuliers sur divers
sujets que l'écrivain saisit au passage, et sur lesquels
il révèle des connaissances qui rendaient son oeuvre
intéressante pour ses contemporains, et qui peuvent
encore aujourd'hui exciter notre curiosité. Mention-
nons comme des spécimens de ce genre d'exposi-
tion, les tahleaux qu'il trace de certaines sciences ;
ce qu'il dit de l'astronomie, de la musique, de l'ori-
gine de l'écriture, des vieux historiens français ;
signalons encore dans son œuvre des considérations
vraiment remarquables sur le tempérament et les
mœurs des différents peuples. Ces connaissances,
on le comprend, ne peuvent être chez Agrippa que
le résultat de ses lectures. Il faut y voir un acte
d'érudition, et non une œuvre d'observation directe.
Mais, dans ces termes encore, elles témoignent au
moins, par leur variété, de la rare culture de son
esprit.
T. I. lo
1 00 CHAPITRE PREMIER
En astronomie, Agrippa est, comme tout le moyen
âge, attaché au système de Ptolémée qui voit la
terre immobile au centre de l'univers. Il avait ce-
pendant quelque connaissance d'opinions très an-
ciennes sur le rôle véritable du soleil, conservateur
et régulateur de notre monde. Mais l'heure n'était
pas encore venue où devait être constituée sur
ces justes principes l'astronomie moderne. Agrippa,
qui sait surtout ce qu'ont dit les Grecs, les Arabes,
les docteurs juifs et les Italiens du moyen âge, de-
puis Ptolémée et Hipparque jusqu'à Augustinus
Ritius dont il avait cultivé l'amitié, Agrippa l'ait
tourner le monde autour de notre globe. [1 connaît
d'ailleurs le mouvement propre des étoiles, et il sait
que le ciel contient, au-delà des corps que nous
voyons, d'autres corps inaccessibles à notre faible
vue. Cependant cette notion ne lui fournit aucune
idée touchant l'explication de la voie lactée, qui, pour
lui comme pour tous les hommes de son temps, est
un impénétrable mystère (ch. xxx).
La musique dont parle Agrippa est celle des Grecs,
avec ses modes qu'il détaille, en expliquant leurs
caractères propres (ch. xvn). Pour ce qui est de
l'écriture, il signale son origine orientale qu'il rap-
porte aux Chaldéens, aux Assyriens et aux Phéni-
ciens ; de qui elle passe, suivant lui, aux Hébreux,
aux Grecs et enfin aux Romains; lesquels plus tard
l'imposent avec leur langue à tous les peuples. Ces
grands conquérants font, dit-il, oublier les écritures
primitives en même temps que les antiques lan-
LA VIE ET LES OEUVRES D'AGRIPPA 107
gages des nations qu'ils soumettent ; ceux par
exemple des anciens habitants de la Germanie et de
l'Espagne ; ceux également des races étrusques qui
employaient des caractères devenus indéchifl'rables,
mais encore visibles, dit Agrippa, sur leurs monu-
ments ; ceux enfin des vieux Egyptiens dont il
connaît aussi les hiéroglyphes (ch. n).
En histoire, Agrippa critique les inventions de Ro-
bert Gaguin et des vieux chroniqueurs qui font re-
monter à Priam la souche de nos rois, et qui préten-
dent rattacher aux Macédoniens les peuples de la
Saxe. Il critique, en outre, et renvoie hardiment aux
fictions des poètes les Amadis, les Mélusine, les
Lancelot, les Tristan (ch. v). Dans une lettre écrite
en 1537, il traite plus complètement la question de
l'origine des Francs et des Saxons, venus les uns et
les autres de la Germanie, dit-il, et non pas descen-
dus des Troycns et des Grecs, comme le veulent
certains conteurs de labiés. Pour ce qui est des
Francs, ajoutc-t-il alors, on sait par Trebellius Pol-
lio qu'ils ont reçu ce nom au temps d'Antonius et
de Probus, et qu'auparavant on les nommait Sicam-
bres. Les Francs ont souvent changé de demeure;
la vanité seule, telle est sa conclusion, a pu les
porter à faire remonter leur origine jusqu'aux peu-
ples fameux qu'on leur donne pour souche, sans
s'apercevoir qu'il est plus glorieux d'appartenir à
une nation qui a toujours su maintenir son indé-
pendance, qu'à des fuyards et à des exilés (Ep. V, 1).
Les indications de ce genre, accompagnées de eu-*
108 CHAPITRE PREMIER
rieux développements, abondent dans le traité d'A-
grippa; mais ce qui>s'y trouve partout répandu, c'est
le témoignage de la hardiesse de son esprit en ce qui
regarde principalement les choses religieuses, de
son indépendance agressive vis-à-vis de l'Église, et
de son hostilité envers le clergé, envers les moines
surtout qu'il attaque en maint endroit avec violence.
La religion, selon lui, est en son essence pure-
ment spirituelle, et doit être tout intérieure, les cé-
rémonies extérieures n'en étant que le signe. Quant
à ces dernières, l'antiquité en a jadis admis de tou-
tes sortes et des plus monstrueuses, et chez nous,
chrétiens, elles ont varié, dit-il, grâce à la crédulité
des peuples. Les images ont été l'objet du culte des
Gentils ; les Juifs les ont eues en abomination ; et les
premiers chrétiens ne le cédaient pas à ceux-ci sur
ce point. Mais de notre temps, ajoute Agrippa, les
images ont repris crédit dans l'Église, avec la vaine
pompe de stériles cérémonies, avec de grossières
superstitions, avec une sorte d'idolâtrie enfin, à la-
quelle les prêtres eux-mêmes convient le peuple
ignorant. Tout au contraire, la parole ou la sainte
Écriture, et non de vaines images, peuvent seules
nous conduire à Dieu (ch. lvi).
Ecartez donc ce qui est visible, dit alors Agrippa,
et attachez-vous à la seule pensée, sinon vous tom-
berez dans la superstition et dans l'idolâtrie. Laissez
lu les reliques et les images des saints, pour vous en
tenir au seul sacrement du corps de Jésus-Christ.
Mais des hommes avides trouvent bon de trafiquer
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGRIPPA 109
des pierres et des ossements des morts, et de vendre
le droit de les toucher et de les baiser. Ils instituent
en grande pompe le culte des saints et des martyrs,
et leur assignent, comme aux dieux des Gentils, des
offices divers, à ceux-ci de présider aux eaux comme
Neptune, aux moissons comme Cérès, ou aux vignes
comme Bacchus ; à ceux-là de disposer du feu
comme Vulcain, de la foudre comme Jupiter. Pour
les bonnes femmes, il y a des saints auxquels on
demande des enfants, comme à Vénus et à Lucine,
ou l'apaisement des colères d'un mari violent,
comme à Junon. Il y en a pour faire retrouver les
objets perdus ou volés, d'autres pour obtenir des
guérisons. Chaque maladie a son saint. Les plaideurs
ont eux-mêmes des patrons. Ne sont-ce pas là autant
d'hérésies (ch. lvii) ? Ce n'est pas assez que chaque
saint ait ses adorateurs ; il a aussi ses temples,
comme les dieux du paganisme (ch. lviii).
En môme temps se multiplient les jours de fête,
comme si l'on devait jamais cesser d'adorer Dieu!
Saint Paul blâme formellement ces pratiques. Les
jours de fête ont cependant pu être institués; mais
le diable y fait son profit, en attirant le peuple oisif
qu'il détourne de la prière, aux pompes mondaines,
aux jeux, aux chants, aux danses, aux spectacles,
aux débauches de tout genre. Que d'observances
ensuite et d'usages divers inventés en tous lieux
pour satisfaire le peuple, à qui no plaît que ce qui
frappe les yeux ! C'est ainsi que l'antique palladium,
le feu de Vcsta, la superstition des jours néfastes,
HO CHAPITRE PREMIER
les processions, les offrandes et la plupart des prati-
ques usitées chez les païens ont, comme le reconnaît
Eusèbe, passé dans notre religion. Tandis que Dieu,
dédaignant le culte grossier des actes matériels, ne
veut être adoré qu'en esprit, Platon lui-môme nous
l'apprend. Les apôtres et les anciens docteurs ont
introduit cependant quelques pieuses cérémonies,
on doit le reconnaître ; mais la sottise humaine les a
ensuite multipliées à l'infini. Aujourd'hui notre re-
ligion n'en est pas moins surchargée que n'avait au-
trefois fini par l'être la religion des Juifs. Et le peu-
ple s'y attache plus qu'à la loi de Dieu elle-même
(ch. LIX-Lx).
Que dire maintenant du clergé? Celui qui n'y est
pas appelé par l'esprit de Dieu, mais par la faveur
des hommes, celui-là y rentre comme un voleur; et
il ne saurait être le vicaire du Christ ni des apôtres.
Les prêtres convoitent les richesses, s'attachent aux
dîmes et aux oblations et ils négligent la loi, et les
les préceptes de l'Evangile (ch. lxi). Et les moines
de touie espèce, gens inconnus dans l'ancienne
loi! Ceux-là s'arrogent le privilège du titre de reli-
gieux. Affublés du capuce, invention du diable qui
le premier s'en est coiffé, ils accueillent tous ceux
que les excès de toute sorte, la paresse et la men-
dicité poussent vers eux. Troupe insolente de
monstres encapuchonnés; singes de stoïcisme; bar-
bus, porteurs de sac et de corde, en sandales ou les
pieds nus, en robes ou en manteaux; noirs, gris,
blancs, de toute couleur et de tout pelage; pourvus
LA VIE ET LES OEUVRES û'aGRIPPA 111
de privilèges par l'Église de Rome; exempts de la
juridiction de toute autre Église; protégés par une
impunité assurée; la plupart mauvais et réprouvés,
bien qu'au milieu d'eux se trouvent quelques honnê-
tes et saints personnages auxquels ce discours ne
s'adresse pas (ch. lxii). Mais, au nombre des plus
méchants, il faut compter la tourbe des prêcheurs,
inquisiteurs de la foi, lesquels prétendent qu'avec les
hérétiques point n'est besoin d'arguments, et que le
feu et les fagots sont tout ce qu'il faut pour dispu-
ter contre eux. Arrogamment confiants dans leurs
privilèges, ils sont fiers d'une juridiction qu'ils
étendent audacieusement des causes d'hérésie à tout
ce qui, suivant eux, est erreur ou scandale (eh. xevi).
Nous abrégeons, en l'atténuant, cette longue dia-
tribe contre l'Église et le clergé. C'est le langage
même des plus violents sectaires de la réformation
au xvie siècle, et le ton général des adversaires de
l'Église de Rome à cette époque. Il était essentiel de
la signaler. Elle dénote dans un do ses traits carac-
téristiques la disposition d'esprit d'Agrippa, et
nous fournira l'explication de quelques-unes des cir-
constances de son histoire. D'accord avec un grand
nombre de passages du même genre, répandus çà et
là dans le traité de l'incertitude et de la vanité des
sciences, elle montre quelle lin l'auteur avait sur-
tout en vue, quand il a composé cet ouvrage émi-
nemment satirique. La conclusion par laquelle il le
termine ne permet pas le moindre cloute à cet égard.
Agrippa a voulu, dit-il, démontrer que (oui ost
H 2 CHAPITRE PREMIER
condamnable dans les sciences et dans les arts,
sources de périls pour les hommes et de désordre
dans le monde. Le dernier argument qu'il produit, à
l'appui de son paradoxe, est un trait d'ironie pas-
sionnée dont on ne saurait méconnaître la véritable
intention. Nombre d'excellentes raisons condam-
nent, suivant lui, les sciences et les arts ; mais la
plus grave de toutes, dit-il, c'est que rien ne répu-
gne autant que la science, à la religion chrétienne
et à la foi (ch. ci). Nous savons, ajoute-t-il, que ja-
mais l'Église n'a joui de plus de sécurité que quand
la science a été abaissée. Que celle-ci se relève, aus-
sitôt l'Église se trouble et l'hérésie paraît.
Il n'est pas d'hommes, dit-il alors, moins propres
à recevoir la doctrine du Christ que ceux dont
l'esprit est cultivé et enrichi de connaissances.
Ceux-là, en effet, sont opiniâtrement attachés à leurs
opinions, et ne laissent aucune prise à l'Esprit-
Saint. Rebelles à toute vérité, ils n'admettent que
les raisonnements, et se moquent de ce qu'ils ne
comprennent pas. Le Christ cache la vérité aux
savants et la révèle aux petits esprits seulement.
Aussi n'a-t-il pas choisi ses apôtres parmi les
rabbins et les scribes, les prêtres ou les docteurs.
Il les a pris parmi de vulgaires ignorants ; ce sont
des hommes sans lettres ; ce sont des ânes (ch. ci).
Et qu'on ne me querelle pas, s'écrie Agrippa, pour
avoir dit des apôtres que ce sont des ânes. Je veux
expliquer les mystérieux mérites de l'âne. Aux
yeux des docteurs hébreux, l'âne est l'emblème de la
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGMPPA 113
force et du courage. Il a toutes les qualités néces-
saires à un disciple de la vérité ; il se contente de
peu, il supporte la faim et les coups. Simple d'esprit,
il ne distinguerait pas une laitue d'un chardon; il
aime la paix, il supporte les fardeaux. Un âne a
sauvé Marius poursuivi par Sylla. Apulée le philoso-
phe, s'il n'eût été changé en âne, Apulée n'eût jamais
été admis aux mystères d'Isis. L'âne a servi au
triomphe du Christ ; l'âne a su voir l'ange que n'a-
percevait pas Balaam. La mâchoire de l'âne a fourni à
Samson une arme victorieuse. Jamais animal n'a eu
l'honneur de ressusciter d'entre les morts, sinon
l'âne seul, à qui saint Germain a rendu la vie; et cela
suffit pour prouver qu'après cette vie, l'âne aura sa
part d'immortalité (ch. en).
Vous tous donc, dit l'auteur dans sa péroraison,
vous tous ânes dévoués à la prédication et investis
du sacré ministère, vous tous, rejetez la science hu-
maine. Fuyez les écoles des philosophes et les aca-
démies. Contentez-vous de regarder en vous-mêmes,
vous y trouverez la notion de toute chose. Déchirez
le voile qui couvre votre intelligence ; brillez par la
pure lumière. L'onction sacrée que vous avez reçue
vous suffit pour connaître tout ce qu'on peut savoir;
maints personnages célèbres en fournissent la
preuve. Ou bien, si vous n'êtes ni de ces fils des
dieux favorisés par le grand Jupiter, ni inspirés
comme les prophètes et les apôtres, interrogez les
divins oracles ; appliquez-vous à la lecture des lettres
sacrées. La sainte Bible vous instruira de tout. Que
114 CHAPITRE PREMIER
peuvent vous apprendre les philosophes païens ? La
loi, la vraie science viennent de Dieu. Qu'il vous
suffise de lui demander à lui seul de vous en révéler
les mystères (ch. cm).
Cette insistance affectée à rabaisser le caractère
et l'autorité du prêtre, avec le parti pris de mettre
l'Écriture au-dessus de ses décisions, procède de
l'esprit même des réformateurs du xvie siècle, qui,
avec Luther, en appelaient à l'Église réunie en
concile, des condamnations fulminées par le pontife
de Rome, et réclamaient avant tout la confrontation
de leur doctrine avec la lettre de l'Évangile \
Le caractère évidemment paradoxal du traité de
l'incertitude et de la vanité des sciences invite à ne
pas accepter sans réserve, comme étant le fond de
la pensée de son auteur, tout ce qu'il y dit. Dans la
plupart des cas, l'exagération de son langage n'est
qu'un jeu d'esprit, destiné à amuser ses lecteurs.
Ce pourrait bien être aussi un artifice do composi-
tion, imaginé par lui pour donner le change sur ses
intentions réelles, dans d'autres cas où cette pru-
dente précaution n'est pas de trop pour dissimuler,
sous le masque de cette exagération généralisée
et en apparence uniforme, la véritable portée de
1. Cette communauté d'idées sur plus d'un point, entre
Agrippa et les hérésiarques du xvie siècle, s'accuse tout particu-
lièrement dans divers passages de son traité de l'incertitude cl
de la vanité des sciences. On trouvera, sur cet objet, quelques
détails dans une noie de l'appendice fn° X).
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGUIPPA II")
son argumentation sur certains sujets. On ne peut
méconnaître en effet le ton de la conviction clans ce
qu'il dit notamment des choses religieuses, et dans
les attaques passionnées qu'il dirige contre le clergé,
contre les moines surtout, dont il avait eu à se
plaindre et dont il se montre l'ennemi déclaré. Là,
c'est bien sa pensée vraie qu'il nous révèle.
Nous avons fait connaître dans ses traits essen-
tiels le traité de l'incertitude et de la vanité des scien-
ces. Sa publication devait naturellement soulever
des orages. On s'explique difficilement que, aux pri-
ses avec les difficultés qui s'en suivirent, Agrippa
ait trouvé un appui dans la protection de deux prin-
ces de l'Eglise, du cardinal de La Marck, évêque de
Liège, et du légat lui-même du saint-siège, le car-
dinal Campegi. On comprend mieux que l'ouvrage
ait été l'objet des attaques des docteurs catholiques,
des théologiens de Louvain en particulier, et qu'il ait
provoqué, de leur part, les poursuites qui ont con
tribué, pour une bonne part, à troubler dans ses der-
nières années la vie de son auteur. Celui-ci pourtant,
lorsqu'il l'écrivit à Lyon en 152G, l'avait jugé digne
d'être dédié, il le dit lui-même, au roi François Ier,
tout en déclarant alors que ce prince, dont il croyait
avoir à se plaindre, ne méritait pas un pareil hom-
mage (Ep. IV, 44).
Les deux grands ouvrages dont nous venons de
parler nous fournissent, malgré les réserves qu'il
convient de faire en les lisant, d'intéressants témoi-
gnages des idées et des opinions d'Agrippa sur une
116 CHAPITRE PREMIER
foule de sujets, sur ceux, entre autres, qui concer-
nent la religion. La philosophie occulte touche par
plus d'un point à la théologie, le traité de l'incerti-
tude et de la vanité des sciences est une critique des
croyances et surtout des pratiques religieuses, et
dégénère finalement en une satire violente contre le
clergé. Les autres ouvrages d'Agrippa et sa corres-
pondance sont semés de traits qui se rapportent au
même objet. Les questions qui regardaient la reli-
gion et l'Église préoccupaient alors tous les esprits.
Une crise redoutable commençait pour les intérêts
divers qui touchaient l'une et l'autre. Déjà les pre-
miers actes de la réforme étaient accomplis. Sans
être formellement engagé dans cette grande querelle,
Agrippa s'y associe de loin. Sa vie reçoit de là une
direction générale dont on ne saurait méconnaître le
caractère. Elle est, en outre, mêlée à quelques uns
des faits de la vie publique de ce temps, par des re-
lations que sa correspondance révèle, entre lui et cer-
tains hommes qui y prennent part avec des rôles
plus ou moins importants.
Par ces diverses attaches l'existence d'Agrippa,
bien qu'on ne puisse voir en lui qu'un personnage
d'ordre secondaire, présente un sujet d'étude qui
n'est peut-être pas à dédaigner. Elle offre d'ailleurs,
avec un tableau très animé du mouvement de cer-
taines idées et du développement de certains intérêts
d'un caractère général, un spécimen curieux et suf-
fisamment éclairé par les documents, de la vie privée
au xvie siècle. C'est là un spectacle plus rare dans
LA VIE ET LES OEUVRES d'aGUIPPA 117
l'histoire, et non moins instructif à plus d'un point
de vue, que celui des faits politiques et des actes pu-
blics eux-mêmes.
CHAPITRE II
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, EN ESPAGNE,
EN BOU RGOGNE
14SO-1SS1 1
Origine d'Agrippa ; sa famille : son nom. — Ses premières étu-
des à Cologne; sa présence à l'Université de Paris; ses amis.
— Voyage en Espagne; correspondances avec Galbianus,
avec Landulphe, avec l'évêque de Cyrène. — Séjours à Avi-
gnon, à Lyon, à Autnn, à Chàlons-sur-Saùne, à Dole. — Com-
position du traité de la prééminence du sexe féminin, pour
la princesse Marguerite d'Autriche, gouvernante de la pro-
vince de Bourgogne. — Leçons sur le traité de Rcuchlin De
verbo mirifico; attaques du franciscain Catilinet; factuin
d'Agrippa en réponse à ces attaques. — Relations avec Tri-
tlieini; composition du traité de la philosophie occulte. —
Voyage en Angleterre ; commentaires sur les Épîtres de
saint Paul. —Retour à Cologne; thèses théologiques. —
départ pour l'Italie.
Nous avons indiqué à grands traits, dans le chapi-
tre précédent, quelle a ébé l'existence d'Agrippa;
Nous avons l'ait connaître les légendes populaires
qui le concernent, et les travaux biographiques pu-»
120 CHAPITRE DEUXIÈME
bliés sur son compte. Nous avons tracé une es-
quisse de sa vie ; et, pour donner une idée de l'esprit
et du caractère de l'homme, nous avons présenté
le tableau de ses œuvres et celui de sa correspon-
dance, avec une analyse de ses deux principaux
écrits, la philosophie occulte, qui appartient à sa
jeunesse, etle traité de l'incertitude et de la vanité
des sciences, qui est le fruit de son âge mûr. Il est
temps maintenant d'entrer dans la connaissance
plus complète du personnage, en étudiant, à l'aide
des renseignements empruntés à ces sources diver-
ses, l'histoire détaillée de sa vie.
Deux questions se présentent d'abord, sur les-
quelles nous n'avons malheureusement que des in-
formations insuffisantes. Quelle est l'origine, quelle
a été, dans sa première jeunesse, la vie d'Agrippa?
On ne sait rien de l'enfance, et presque rien de la pre-
mière jeunesse d'Agrippa ; et l'on est très imparfai-
tement renseigné sur son origine, c'est-à-dire sur
ses parents et sur sa famille \ dont on ne connaît
guère que le nom.
Henri Corneille Agrippa, — nous lui conserverons
ces noms de forme française, consacrés chez nous
par l'usage, —était né à Cologne en 1486. Sa famille
était de condition moyenne, à ce qu'il semble, etpor-
1. Cette famille était peu nombreuse, à ce qu'il semble. Il
n'est parlé dans la correspondance d'Agrippa que de son père,
de sa mère et d'une sœur seulement. Il n'y est jamais question
d'aucun autre parent.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 121
tait, on a de sérieuses raisons de le croire, le nom
de Cornélis. Il est plus que douteux que le surnom
aristocratique de Nettesheim lui appartînt, comme
on l'a prétendu, quoique Agrippa le prenne quel-
quefois ". Ce surnom, dont il ne se pare du reste que
tardivement et sans qu'on sache en vertu de quel
droit, n'a pas été relevé par ses enfants ; il no figure
pas dans certains actes publics dressés pour eux en
France, postérieurement à la mort de leur père, et
dont l'un est destiné à établir leur filiation 2. Dans
cette circonstance notamment, ils se contentent de
joindre à leur prénom individuel, Henri pour l'un,
Jean pour l'autre, les deux noms de Corneille et
d'Agrippa : le premier représentant le nom francisé
de la famille ; le second étant un surnom tout person-
nel de leur père, recommandé par la notoriété qu'il de-
vait à ce dernier, et conservé par eux pour cette raison.
Ce surnom venait, cela ne peut faire l'objet d'aucun
doute, du nom antique de la ville de Cologne, Colonia
Âgrippina, d'où Agrippa tirait son origine, et celui-ci
l'avait adopté de bonne heure, pour se distinguer
vraisemblablement ainsi, au milieu des condisciples
de diverses nationalités avec lesquels il avait, dans
sa première jeunesse, vécu à l'université de Paris.
Ses amis de ce temps étaient en effet, comme nous
1. Nultesheim est le nom d'un village situé, à peu de dis-
tance au nord de Cologne, aujourd'hui dans le cercle de Neuss
appartenants la province prussienne de Dùsseldorf.
2. On trouvera quelques renseignements sur ce l'ait dans deux
notes de l'appendice (n0' I et VIII).
T. I. 11
122 CHAPITRE DEUXIÈME
l'apprend sa correspondance, les uns Italiens, les
autres Espagnols, d'autres encore de différentes
provinces de la France ou de la Germanie ; et c'est
par ce surnom d'Agrippa qu'eux-mêmes le dési-
gnaient ordinairement.
De retour à Cologne, en 1507, après avoir quitté
ces amis, Agrippa y reçoit de l'un d'entre eux, Lan-
dulphe resté à Paris, deux lettres : ce sont celles
qui ouvrent la correspondance générale qui a été im-
primée. Dans la première, Landulphe le salue du
surnom d' 'Agrippa (Ep. I, 1) ; dans la seconde, il l'ap-
pelle Henrice Corneli (Ep. I, 3). Dans d'autres lettres,
qui sont de l'année 1509, Landulphe n'emploie plus
que le surnom, et dit tantôt A grippa unice (Ep. I, 9),
tantôt suavissime Agrippa (Ep. I, 11) '.
Ajoutons que, un peu plus tard, dans une lettre
écrite par un compatriote d'Agrippa qui connaissait
très bien et lui et sa famille, par l'évêque de Cyrène,
administrateur spirituel de l'archevêché de Cologne,
celui-ci l'appelle Henrice Corneli (Ep. II, 18), comme
l'a fait Landulphe au début de sa correspondance
avec lui.
Ces indications, rapprochées de celles que nous
devons aux actes authentiques passés ultérieure-
ment par les fils d'Agrippa, montrent que le nom
1. Ce3 quatre lettres, de 1507 et de 1509, sont les seules qu'on
ait de Landulphe à Agrippa. Ce sont aussi les plus ancien-
nes qui nous soient parvenues de toutes celles adressées à ce-
lui-ci. On ne saurait méconnaître l'importance des indications
qu'elles fournissent sur la question de son nom.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 123
de Corneille, porté par eux, et celui de Cornélius, pris
par lui, doivent représenter sous des formes fran-
çaise et latine le nom véritable de la famille. Quant
à la forme germanique originaire de ce nom, nous
croyons l'avoir retrouvée dans certains documents
en langue vulgaire contemporains d'Agrippa, qui
confirment les renseignements précédents, et où il
est nommé Maître Hanry Cornélis dit Agrippe, Hanry
Cornélis Agrippa. Ces documents, rédigés en français,
sous diverses dates comprises entre 1517 et 1520,
sont des comptes de finance de la cité de Metz, du
temps où Agrippa était aux gages de cette ville. Ce
sont des pièces authentiques conservées encore au-
jourd'hui aux archives de Metz, et sur lesquelles
nous aurons à revenir un peu plus loin '.
Un titre également contemporain, écrit aussi en
français, nomme Agrippa Henry Cornille Agrippa.
Ce titre est le privilège expédié, le 12 janvier 1529
(1530 n. s.) à la chancellerie deMalines, et donné, au
nom de l'empereur Charles-Quint, à l'écrivain pour
la publication de ses ouvrages. Malgré le caractère
authentique de cette pièce, la forme Cornille qu'elle
contient nous semble avoir moins d'autorité que
celle de Cornélis, parce que, avec une tournure
éminemment française, elle pourrait bien n'avoir
été introduite dans le privilège rédigé lui-même en
français, que comme une traduction du latin Corne-
1. Non<< donnons dans une note de L'appendice a0 XIII), des
extrait de ce documents.
124 CHAPITRE DEUXIÈME
lius, et qu'elle convient beaucoup moins que la
forme Gornélis au nom d'une famille d'origine ger-
manique, comme l'était celle d'Agrippa.
On peut inférer de ces diverses considérations
que Gornélis était le nom de famille d'Agrippa dans
sa forme originaire. Quant au surnom de Nettesheim,
il ne saurait, nous le répétons, avoir ce caractère. Il
ne figure jamais dans la correspondance d'Agrippa;
et celui-ci ne le prend, sans le justifier d'ailleurs en
rien, que vers la fin de sa vie, sur le frontispice im-
primé de ses ouvrages, où il l'associe, pour éblouir
évidemment ses lecteurs, aux fastueuses qualifi-
cations de chevalier doré et de docteur en l'un et
l'autre droit, dont l'authenticité soulève également,
comme on le verra plus loin, de sérieuses objec-
tions ».
Agrippa dit quelque part que son père et ses an-
cêtres avaient servi l'empereur avec éclat (Ep. VII,
21); mais il n'indique pas de quelle manière, ni dans
quels emplois; et comme, de son côté, il se montre,
en d'autres occasions, très porté à exagérer ses pro-
pres services envers le souverain, il est permis de
n'accepter qu'avec réserve ce qu'il dit des services
analogues de son père et de ses prédécesseurs.
Il y a tout lieu de croire que l'enfance et la pre-
1. On trouvera dans nne noie de l'appendice (n° I) la men-
tion de quelques faits relatifs à la question du véritable nom
d'Agrippa, et, dans d'autres notes (n°5 II, III, VI), des rensei-
gnements concernant ses prétentions à la noblesse de naissance,
à la chevalerie et au doctorat.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. Î2S
mière jeunesse d' Agrippa s'étaient passées auprès
de ses parents, où son esprit avait reçu une première
culture. Il est permis néanmoins de douter de la va-
leur de cette éducation en quelque sorte paternelle ;
car ce serait alors et au sein de sa famille, il nous
l'apprend lui-même, qu'il aurait reçu les premières
notions de l'astrologie et qu'il aurait été ainsi lancé
dans ses vaines spéculations \ Il parait d'ailleurs
avoir étudié aussi, pendant ses jeunes années, aux
écoles publiques de Cologne, dont il parle du reste
d'une manière peu favorable, en donnant plus tard
quelques détails sur le caractère des maîtres qui
alors y enseignaient. Deux d'entre eux notamment
sont rappelés par lui au cours d'une diatribe écrite à
Bonn, vers la fin de sa vie, et datée du lî janvier
1533, contre l'université de sa ville natale, qui s'était
associée aux suppôts de l'Inquisition pour attaquer
son livre de la philosophie occulte. Ces deux hom-
mes sont le recteur Bommelchen et le théologien
Cornélius de Breda, qu'il ne mentionne que pour
faire une critique plus que sévère de leurs mœurs et
de leur capacité (Ep. VII, 2G). C'est pourtant
sous ces maîtres décriés par lui qu'il aurait ac-
quis alors la partie la plus sérieuse et le fondement
môme de son instruction dans les arts, comme
on disait de son temps: les arts correspondant à
peu près, dans cette acception, à ce qu'on appelle de
1. « Ego quoque banc artem (nsirulogiam) a parentibus puer
.( imbibi. » {Opéra, l. II, p. 5G.)
12G CHAPITRE DEUXIÈME
nos jours les humanités, avec l'addition toutefois de
quelques parties de la philosophie et des sciences l.
Il dit formellement, dans un de ses écrits, qu'il était
arrivé jusqu'au grade de la maîtrise; et, en rappor-
tant ce fait à propos des capacités qu'il prétend
avoir en logique, il donne suffisamment à enten-
dre qu'il s'agit de la maîtrise ès-arts. Je ne suis
pas tout à fait inexpert, dit-il, dans le raisonnement ;
ayant jadis étudié cet art, au prix de beaucoup de
temps, à l'école des sophistes de Cologne, où, à la
sueur de mon front, j'étais parvenu au degré de la
maîtrise 2.
Agrippa aurait été, on le voit, reçu maître ès-arts
à l'université de Cologne. Il possédait par consé-
quent déjà ce premier grade, quand il quittait sa ville
natale au sortir de la première jeunesse. Il n'y a
aucune raison de suspecter la sincérité de ses décla-
rations sur ce point; car elles ne vont pas plus loin
qu'à établir qu'il avait, à ce moment, poussé jusqu'à
leur terme ordinaire ses études d'humanités ; et l'on
a d'autant plus de motifs de l'admettre, que son ins-
truction sur les matières qui y correspondent est in-
1. Dans l'université de Paris, la faculté des arts comprenait
sept arts libéraux : la grammaire, la logique, la rhétorique,
formant ce qu'on appelait le trivium; l'arithmétique, l'astro-
nomie, la géométrie, la musique, composant le quadrivium.
2. « Neque tamen me latet constituendas bonse consequentise
« ratio, qui in eo artificio quondamapud Colonienses sophistas,
« non modico temporis dispendio, ad lauream usque, magiste-
« riumque desudavi. » (Opéra, t. II, p. 628.)
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 127
contestable ; tandis qu'il y a grandement Lieu de
douter que, depuis lors, il aitjamais suivi nulle part
un cours d'études régulier. Ce premier fonds d'ins-
truction suffit d'ailleurs pour expliquer chez un
homme d'un esprit aussi curieux et aussi ouvert, la
variété de connaissances et d'aptitudes dont on le
voit donner la preuve, dans les phases si variées de
son existence.
C'est, ainsi préparé et en possession du grade de
maître ès-arts, qu'Agrippa, aux approches vraisem-
blablement de sa vingtième année, arrive à Paris
pour y entendre les leçons qui se donnaient dans la
célèbre université de cette ville. Nous ne savons pas
quelle fut la durée du séjour qu'il y fit alors. Il
est douteux, selon toute apparence, qu'elle ait été
suffisante pour lui permettre d'y acquérir les grades
supérieurs de docteur en l'un et l'autre droit, aussi
bien qu'en médecine, auxquels on le voit prétendre
assez longtemps après '. Il faudrait pourtant que
cela fût, si ses prétentions sur ce point étaient fon-
dées ; car il ne possédait certainement pas ces gra-
des en arrivant en France, n'ayant jusque-là étudié
que dans sa ville natale, où il ne prétend pas avoir
obtenu d'autre distinction universitaire que celle
delà maîtrise ès-arts; et, d'un autre côté, à partir
du séjour d'assez courte durée ce semble qu'il fait à
].'.'... Prœtcr mullimodam etiam abstriisarum rcrum cogni-
« tionom, peritiam et cyclinam eruditiouem, alriusque juris et
« medicinarum doclor evasi... » (Epi VIT, 21.)
128 CHAPITRE DEUXIÈME
Paris à cette époque, nous ne le percions plus guère
de vue, dans une existence très agitée qui ne laisse
pas beaucoup de place pour les études que réclame-
rait ce triple doctorat. Mais, disons-le tout de suite,
on a, comme nous le montrerons plus loin, des rai-
sons sérieuses de douter qu'Agrippa ait jamais été
régulièrement en possession de ces titres scientifi-
ques, dont il se pare quelquefois, vers la fin de sa vie
surtout; et l'on peut lui contester le droit de les
prendre ', quoique, dans certaines circonstances, il
fasse preuve, en réalité, de quelques unes des con-
naissances qu'ils impliquent \
C'est, en tout cas, pendant cette première période
de sa vie qu'Agrippa dut acquérir, cela est beaucoup
plus certain, le savoir assez étendu sur des sujets
très différents, qui le met en état de composer, à peu
de temps de là, son traité de la philosophie occulte.
En effet, après être revenu de Paris à Cologne, en
1507, il donne toute l'année 1508 et, pour une bonne
part, celle de 1509 à ses voyages en Espagne, en Italie
1. On trouvera, sur ce sujet, quelques éclaircissements dans
une note de l'appendice (n° VI).
2. Dans le procès, par exemple, de la vieille paysanne pour-
suivie à Metz comme sorcière, en 1519, Agrippa montre des
connaissances positives en droit et en procédure. D'nn autre
côté, il a exercé ultérieurement à Fribourg, à Lyon et à Anvers
la médecine, non sans quelque succès, à ce qu'il semble. Nous
dirons plus loin comment il lui a été possible de le faire sans
posséder cependant aucun grade scientilique dont il pût s'au-
toriser pour cet objet. On trouvera quelques renseignements à
ce sujet dans une note de l'appendice (n° VII).
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 129
et dans le midi de la France, ainsi qu'aux intrigues
et aux démarches qui accompagnent sa tentative d'ins-
tallation en Bourgogne ; et le traité de la philosophie
occulte était écrit en grande partie et déjà susceptible
d'exciter l'admiration du savant Tritheim, dès lolO
(Ep. I, 24). Or, quoiqu'on pense des idées émises
dans cet ouvrage et des notions qui s'y trouvent
rassemblées, il faut y reconnaître un appareil de con-
naissances qui prouvent au moins des lectures et
une certaine étude ' ; l'œuvre ne fût-elle avant tout,
comme il y a lieu d'ailleurs de le penser, qu'une sim-
ple compilation. Ajoutons qu'à la môme époque,
Agrippa, pour ses débuts dans la vie scientifique,
avait déjà paru, non sans éclat à ce qu'il semble, dans
une chaire publique de l'université de Dole, en 1509.
La première jeunesse d' Agrippa avait été stu-
dieuse et correctement employée, on peut le croire,
dans le pays même de sa naissance ; mais, après cela,
son séjour à l'université de Paris n'avait plus été con-
sacré, ce semble, qu'à des travaux probablement
peu réguliers, accomplis de manière à satisfaire sa
simple curiosité dans diverses directions. 11 avait, en
môme temps, noué dans cette ville des relations d'a-
mitié avec un certain nombre de jeunes hommes ap-
partenant à différentes nations, comme nous l'avons
indiqué tout à l'heure; car l'université de Paris était
I . îs'uus avons réuni, dans un" note de notre appendice (n" IV),
quelques indications sur Les études d'Agrippa louchant les
mees 'a les arts occultes.
130 CHAPITRE DEUXIÈME
le lieu de rendez-vous de la jeunesse de tous les
pays. Parmi ces amis des premières années, se trouve
un Italien, Landulphe, qui échauffe l'imagination
d' Agrippa en lui parlant de son pays, et tourne les
idées de l'enfant de Cologne vers les voyages et la
vie d'aventures. Les jeunes étudiants étaient d'ail-
leurs tout remplis de cette impatience juvénile de
tenterl'inconnu, dont le désir de voyager est l'accom-
pagnement naturel. Ils prétendaient arriver à la for-
tune, par des aventures propres à mettre en relief les
mérites qu'ils n'hésitaient pas à se reconnaître. Ces
beaux projets, et les vifs témoignages de leur amitié
réciproque forment le sujet des premières lettres
échangées, en 1307, entre l'Italien Landulphe, resté à
Paris, et Agrippa, de retour pour un instant à Colo-
gne, auprès de ses parents.
— Je ne peux l, écrit le premier, te transmettre
aucune nouvelle préférable au témoignage que nos
affaires marchent à souhait, et que nous sommes
en possession du résultat tant désiré dont la pour-
suite a cimenté à Paris notre mutuelle amitié. Quoi-
que séparés pour un temps par la distance des lieux,
nos esprits sont unis par des liens indissolubles. Fasse
1. Dans le cours de ce travail, nous nous sommes appliqué,
disons-le une fois pour toutes, non pas à traduire littérale-
ment, mais à rendre par une libre interprétation les textes
que nous citons. Lorsqu'une expression, un trait particulier
ou un passage nous semblent présenter quelque intérêt ou bien
avoir une importance qui le commande, nous les donnons
dans leur forme originale.
AGRIPPA A COLOGNE. A PARIS, ETC. 131
le souverain maître du monde que je puisse enfin
te visiter dans ta Germanie, comme nous en formions
le projet; car, tu le sais, je ne vis pas sans crainte
et à l'abri de tout danger, dans le pays où je me
trouve aujourd'hui. En attendant, fais en sorte de
nous revenir le plus tôt que tu le pourras (Ep. I, 1).
Il y a quelque chose de mystérieux dans cette let-
tre de Landulphe datée de Paris, ex academia Pari-
siaca, le o des calendes d'avril (28 mars) 1507. Deux
mois après, de Cologne et dans des termes non
moins ambigus, Agrippa, le 23 mai, invite son ami à
rompre sans délai avec un personnage qui n'est pas
nommé, auquel il s'était, à ce qu'il semble, impru-
demment attaché. Ces jeunes gens paraissent, à ce
moment déjà, engagés dans les voies de l'intrigue.
— J'attends ici, dit en terminant Agrippa, le man-
dement d'un Jupiter tout puissant, de qui j'espère
aussi obtenir quelque chose de grandement utile
pour toi. Après cela, je reviens en France, où nous
nous reverrons. Salue, de ma part, Dom Germanus,
Ganeus et Garolus Focardus, Dom de Molinflor,
Janotus Bascus et Dom de Gharona (Ep. I, 2).
— Sur ce que tu me conseilles, réplique do Paris
Landulphe, je ne déciderai rien avant ton retour.
Alors nous pourrons réaliser notre ancien projet de
visiter l'Espagne, et de gagner ensuite ma chère
Italie. Dom de Molinflor te salue. Janotus, parti
depuis quelques mois, n'est pas encore de retour
(Ep. I, 3.)
En suivant la pente naturelle où le faisaient glisser
132 CHAPITRE DEUXIÈME
des études commencées dès sa première jeunesse,
comme il le dit, 'et chez ses parents eux mêmes, sur
l'astrologie, Agrippa était entré de plus en plus
dans le domaine des sciences occultes. Il se trouvait
alors lancé dans les spéculations mystérieuses de
l'alchimie, dont l'objet principal était, on le sait, l'ac-
complissement du grand œuvre, la découverte de la
pierre philosophale au moyen de laquelle on croyait
pouvoir faire de l'or. Des travaux exécutés à cet
effet semblent avoir été, à cette époque, un des
liens qui unissaient Agrippa et ses amis de l'univer-
sité de Paris. Ces jeunes gens avaient formé entre
eux une association secrète, sodalitii sacramento (Ep.
I, 8), à l'imitation de ce qui se pratiquait, depuis les
temps anciens, pour la culture de l'art hermétique.
Nous avons dit, dans notre introduction, comment se
rattachaient l'un à l'autre l'art hermétique, la cabale
et la magie, confondus finalement dans ce qu'on ap-
pelle d'une manière générale les sciences et les arts
occultes. Leur étude a beaucoup occupé, à différents
points de vue, Agrippa pendant toute sa vie. Elle
s'était emparée de son esprit dès ses jeunes années.
Landulphe partageait ses goûts et ses travaux dans
cette direction. C'est à leurs résultats et a divers in-
cidents qui s'y rattachent, que semblent faire allu-
sion certains traits peu explicites des lettres échan-
gées entre eux en 1507, dont il vient d'être question.
Les projets de voyage que nous y voyons en outre
mentionnés, ne tardent pas à être mis à exécution
par les deux amis; et, au printemps suivant, nous les
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 133
trouvons sur cette terre d'Espagne qu'ils avaient
rêvée si séduisante; mais où, dès les premiers pas, ils
trébuchent et se heurtent à des difficultés inattendues.
En 1508, en effet, Agrippa etLandulphe, entraînés
à ce qu'il semble par leurs camarades espagnols
de l'université, sont de l'autre côté des Pyrénées.
Séparés accidentellement, ils s'adressent réciproque-
ment, pendant ce voyage, des lettres conçues dans
des termes obscurs dont l'interprétation présente
quelque difiiculté. On a cru généralement, d'après la
teneur ambiguë de ces documents, qu'Agrippa était
allé en Espagne pour y travailler au grand œuvre,
et qu'il s'y était attiré par ces pratiques ténébreuses
quelque rigoureux traitement, auquel se rapporte-
raient les plaintes qu'il exhale dans ses confidences
à Son ami. L'examen des textes ne confirme pas cette
opinion. Il faut rapprocher des lettres adressées
alors à Landulphe, celles qu'Agrippa écrit quelque
peu auparavant à un autre camarade, à Galbianus.
Celles-ci sont un peu plus explicites que les autres.
Elles donnent l'idée de quelque entreprise hasar-
deuse, comme serait une sorte d'expédition mili-
taire. Agrippa semble avoir, en tout cas, cherché ul-
térieurement à déguiser, dans sa correspondance,
certaines particularités au moins de cette expédi-
tion; et l'on a de sérieuses raisons de douter de sa
parfaite sincérité, dans ce qu'il en dit nprès coup
pour exposer, comme nous le verrons, les dernières
phases et l'issue finale de cette singulière aven-
ture.
134 CHAPITRE DEUXIÈME
Nous possédons quatre lettres écrites par Agrippa
pendant son séjour en Espagne. Les deux premiè-
res sont adressées à Galbianus, qui semble un des
promoteurs de l'entreprise ; les deux autres sont à
la destination de son ami Landulphe, qui l'accompa-
gnait d'abord, mais que les hasards de l'entreprise
et le développement des faits avaient à la fin séparé
de lui, ainsi que nous venons de le dire. Les deux
lettres à Galbianus se rapportent aux débuts de
l'expédition '.
— Tu vois, mon cher Galbianus, lui dit Agrippa,
combien il est dangereux de se vanter inconsidéré-
ment devant ces grands seigneurs, qui s'empressent
de rapporter à leur maître ce qu'ils entendent, et
s'arrangent pour gagner leurs bonnes grâces à nos
dépens. Prenant au pied de la lettre tout ce que
nous disons, ils nous mettent en demeure d'exécu-
ter les merveilles annoncées par nos discours, et
nous pressent ensuite, de manière à nous faire com-
prendre qu'ils sauront obtenir par la violence ce
qu'ils n'auront pu gagner par leurs prières. Nos
affaires, je l'avoue, se présentent d'une manière as-
sez favorable ; mais il faut voir la suite. On nous
fait do belles promesses ; déjà cependant pointent
1. La correspondance d'Agrippa et de Galbianus ne comprend
que les deux lettres écrites pendant le séjour en Espagne (1508)
et imprimées dans la Correspondance générale. L. I, 4 et 5. —
La correspondance avec Landulphe a plus d'étendue; elle com-
prend treize lettres (1507-1512) imprimées dans la Correspon-
dance générale. L. I, 1, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 25, 29, 30.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC.
135
les menaces, et les périls ne sont pas loin. Ne t'ai-je
pas dit, dès le commencement, que tu nous poussais
dans un labyrinthe d'où nous ne pourrions plus
sortir ? Tu n'en as pas moins persisté à promettre
monts et merveilles. Dom de Gharona, de son côté, a
encore insisté et renchéri sur tout ce que tu avançais,
et il a donné do nous au roi une telle opinion, que
personne ne saurait aujourd'hui lui faire abandon-
ner le projet qu'il a conçu. Mo voilà maintenant
obligé, non sans dangers pour moi, de justifier vos
promesses, avec cette alternative, que si je recule ou
si j'échoue, tout est perdu pour nous, et la disgrâce,
la persécution même seront toute notre récom-
pense ; que si je réussis, au contraire, le prix, qui
nous attend sera probablement d'être réservés à de
nouveaux périls et d'être conduits par nos talents
mêmes à notre propre perte, attirant ainsi sur nos
têtes le mal que nous aurons préparé pour d'autres ;
sans compter que nous pouvons nous trouver en
présence de moyens d'action égaux ou supérieurs
aux nôtres, et à tout le moins inattendus pour nous.
Si je te parle ainsi, ce n'est pas que j'hésite. Je
veux seulement te montrer que je suis prêt a expo-
ser ma vie. Mais j'espère bien plutôt, si le destin ou
quelque mauvais génie ne s'y opposent pas, que par
cet acte éclatant nous allons gagner une gloire im-
mortelle. Je n'ai pour cela besoin d'autre secours
que le tien. Avec toi, compagnon fidèle et souvent
éprouvé, je marche au péril plein de coniianec ; et
je vois déjà dans ma main le rameau d'or. Avec toi,
136 CHAPITRE DEUXIÈME
je puis tout ; avec toi, qui m'as invité à cette grande
entreprise. Viens donc ici. Viens pour que nous nous
concertions sur les moyens d'exécution (Ep. I, 4),
Cette première lettre à Galbianus est datée du
mois d'avril 1508, d'une résidence royale à ce qu'il
semble, ex Grangix palatio. Elle dénote chez Agrippa
beaucoup moins de résolution qu'il n'en affecte en
apparence. La seconde lettre le montre absolument
découragé. Il a fait un pas de plus, et maintenant il
désespère. Il écrit cette fois d'une place forte, ex
Arce vetere, où il semble avoir été envoyé pour quel-
que expédition militaire. On est toujours en 1508.
— Quelle constellation incertaine, quel destin am-
bigu, quel génie équivoque ont pu me conduire où
je suis? C'est toi, Galbianus, et Janotus qui m'avez
lancé dans ces hasards. Puissiez-vous maintenant
être capables de m'en tirer; ou plutôt, puissé-je ne
pas y être entré ! La fortune ne m'a élevé que pour
me précipiter de plus haut; et ce fantôme de dignité
dont on m'a revêtu ne fait qu'aggraver ma misère.
N'avais-je pas prévu que le jour où nous croirions
recouvrer notre liberté, ces vains titres dont nous
étions décorés seraient considérés comme étant la
rançon de notre indépendance, et que, pour prix des
honneurs acceptés par nous, on nous pousserait à
de nouveaux périls qui auront la mort pour unique
récompense? N'est-ce pas assez d'une épreuve?
Qu'est-il besoin de tenter de nouveau la fortune?
Janotus, pour plaire au roi, n'hésite pas, je le vois,
à nous immoler, plutôt que de sacrifier pour notre
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 137
salut une parcelle de son ambition. Quant à Dom de
Charona, son nom, qui rappelle un fleuve de l'enfer,
me semble du plus mauvais augure. Nous voilà
donc, pour obéir au caprice d'un souverain irrité,
exposés à braver la colère et le ressentiment d'un
peuple tout entier, sans pouvoir même compter sur
la bienveillance de la cour. As-tu oublié, mon cher
Galbianus, comment on y insinuait traîtreusement
au roi que, s'il nous laissait partir, il verrait se re-
tourner contre lui les pratiques dont nous dispo-
sions ; et que, bien plus, il essuierait lui-même les
défaites qui menaçaient alors ses ennemis. Non,
recourir ainsi, en étouffant le cri de la conscience,
à ces arts cruejs, plus coupables vraiment que glo-
rieux, et s'exposer, pour l'unique satisfaction d'un
prince en fureur, à la juste haine de tous, c'est de
l'impiété et de la démence. Ce n'est pas là ce dont
nous étions convenus au palais de Grangise. Sou-
viens-toi de ce qui a été dit alors. Il faut sortir d'ici,
maintenant que rien n'est encore compromis sans
retour; sinon je disparais et vous vous arrangerez
sans moi, comme vous le pourrez. Mon Stephanus
que je t'envoie te dira le reste (Ep. I, 5).
Il n'est question, ce semble, dans tout cela ni de
magie, ni d'alchimie. Il s'agirait bien plutôt, à ce
qu'on peut croire, de quelque pratique de pyrotech-
nie ou de génie militaire qu'Agrippa se serait engagé
à mettre en œuvre pour le service du roi. Après
avoir accepté un rôle qui flattait sa vanité, il se voit
Lié par d'étroites obligations et contraint de payer
T. I. 12
138 CHAPITRE DEUXIÈME
de sa personne, en s'exposant à des dangers dont la
perspective inquiétante semble dominer, à ses yeux,
tout le reste. Agrippa se trouve évidemment en si-
tuation de faire, dans une certaine mesure, l'appren-
tissage de la guerre. A la première épreuve, il sent
défaillir son courage, et montre combien il est peu
propre à la carrière des armes, dans laquelle il a ce-
pendant toujours eu la prétention, très peu fondée,
d'avoir joué un rôle brillant.
La dernière des deux lettres que nous venons de
citer montre qu'Agrippa, quand il l'écrit, est déjà en-
tré en action, mais qu'il n'est encore qu'aux débuts
de l'entreprise. Elle est datée d'un lieu nommé Arx
vêtus, dont nous ne connaissons pas l'emplacement.
Elle est suivie de deux autres lettres, écrites bientôt
après et dans l'année même, de Vallis rotunda, où
Agrippa semble avoir été conduit par la marche des
faits. Celles-ci sont adressées à son ami Landulphe
qui partage sa triste situation et que des circons-
tances fortuites ont momentanément éloigné de lui.
Il l'excite à secouer le joug odieux qui pèse sur
tous deux.
— Mon cher Landulphe, lui dit-il, n'ai-je pas as-
sez longtemps gémi dans cet antre de Vallis rotunda,
où je me vois confiné comme une bête fauve? Ne
t'endors pas, je t'en prie, sur nos communs intérêts.
C'est contre mon sentiment, tu dois te le rappeler,
que nous avons sacrifié notre indépendance pour
nous attacher à la fortune d'autrui, et que nous
nous sommes laissé conduire par Charona, pour tom-
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 439
ber dans la périlleuse situation où nous nous trou-
vons. Ne perds donc pas de temps ; brise nos chaî-
nes et rends-nous à la liberté (Ep. I, 6).
— 11 faut au plus tôt quitter cette existence malfai-
sante, reprend Agrippa dans la seconde lettre,
avant que la contrée qui déjà nous déteste ne nous
engloutisse sans retour; car nous ne sommes entou-
rés que d'ennemis. J'avais bien prévu tout cela. Que
n'as-tu voulu m'écouter? Mieux vaudrait, pour nous,
être aujourd'hui ballottés sur l'océan, qu'enchaînés,
comme nous le sommes, par ce fantôme trompeur
de fortune. Hâte-toi donc d'accomplir ce dont nous
sommes convenus. Sortis de ce péril, nous triomphe-
rons facilement de tous les dangers ; si non, nous
sommes perdus. Ne vois-tu pas qu'on se joue et de
toi et de moi (Ep. I, 7)?
Toutes ces indications semblent se rapporter à des
faits de guerre. Une expédition militaire n'entrait
vraisemblablement pas dans les visées premières
des jeunes aventuriers, lesquels n'étaient probable-
ment partis qu'avec l'idée vague de chercher for-
tune. Ils avaient cru, un instant, la trouver dans le
métier de soldat. 11 y a lieu de croire, suivant cer-
taines apparences, que cette direction particulière
avait été donnée à leur entreprise par Galbianus,
Janotus et Charona, leurs amis de l'université
qui, en Espagne, paraissent être chez eux. D'après
les renseignements fournis par la correspondance,
les jeunes gens auraient été conduits ainsi à la cour
du roi d'Aragon, qu'ils auraient Irouvé aux prisc9
140 CHAPITRE DEUXIÈME
avec un soulèvement de paysans, à ce qu'il semble,
dans le nord de la Catalogne '. Les étrangers ve-
naient chercher des aventures, et on leur aurait pro-
posé celle d'une expédition contre les rebelles.
Agrippa, présenté comme un savant ingénieur, en
possession de connaissances spéciales et de cer-
tains secrets, aurait, paraît-il, accepté la mission de
réduire une forteresse où étaient cantonnés les ré-
voltés. Peut-être avait-il alors commencé déjà les
études qu'il a consacrées aux machines de guerre,
sur lesquelles il a, dans la suite, écrit un traité. Lancé
dans cette aventure, il aurait contribué par son in-
dustrie à faire tomber les défenses d'une petite cita-
delle, Arx nigra. Cependant ce succès, loin de l'en-
courager, n'aurait fait qu'exciter son impatient désir
de recouvrer sa liberté perdue. Il n'aurait plus pensé,
dès lors, qu'à rompre la chaîne insupportable qui le
retenait ; d'accord sur ce point avec Landulphe, at-
taché comme lui à un petit corps de soldats posté
1. Il s'agit ici de Ferdinand le Catholique, époux d'Isabelle
de Castille et aïeul de Charles-Quint. Ferdinand était de son
chef roi d'Aragon, depuis la mort de son père, Jean II, en
1479. Quant à la couronne de Castille, depuis la mort d'Isa-
belle, en 1504, les titulaires en avaient été successivement, au
droit de sa fille Jeanne la Folle, l'archiduc Philippe le Beau
d'abord, époux de cette princesse, puis, en 1506, à la mort de
Philippe, le prince Charles, son lils, qui devait être un jour
Charles-Quint. Le prince Charles, né en 1500, était alors un
enfant en bas-âge; et son aïeul maternel, le roi Ferdinand,
avait pris, en son nom, la régence de la Castille. Quant à la
Catalogne, c'était une dépendance de la couronne d'Aragon.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 141
dans le lieu qu'il nomme Vallis rotunda. Il s'agis-
sait, pour les deux amis, de fuir en trompant la sur-
veillance de leurs compagnons d'armes. Landulphe
ayant le premier réussi à s'échapper, Agrippa n'y
serait parvenu qu'avec plus de peine, et malgré mille
difficultés dont il rend compte ultérieurement à son
ami , lorsque, après une séparation de plusieurs
mois, rentré lui-même en France, il apprend que
celui-ci est à Lyon et qu'il pourra bientôt le revoir.
On voudrait croire au récit romanesque, fourni
par Agrippa lui-même, de cet épisode de sa vie.
Malheureusement il plane des doutes sérieux sur la
réalité d'une partie au moins des faits rapportés par
lui. Quoiqu'il en soit, voici le tableau qu'il en a tracé
dans une lettre écrite d'Avignon, où, après bien des
vicissitudes, libre désormais, il est enfin parvenu.
Cette lettre, datée du 24 janvier 1509, est adressée à
Landulphe qui est alors à Lyon, comme nous venons
de le dire.
— Je n'ai pas besoin de te rappeler, lui dit-il,
comment après la réduction à'Arx nigra, enlevée
grâce à nos artifices, on nous envoya tenir garnison
avec Janotus à Vallis rotunda, enveloppés par une
population perfide qui nous menaçait des plus
grands dangers. Tu n'a pas oublié comment, d'après
ce qui avait été convenu entre nous pour notre
salut commun, tu partis pour Peniacum, d'où tu re-
vins à Girone en annonçant que tu te rendais à Barce-
lone. A cette nouvelle, Janotus partit aussi pour cette
dernière ville. C'était le 5 des ides de juin (9 juin
142 CHAPITRE DEUXIÈME
1508), et l'on pensait qu'il reviendrait pour la Saint-
Jean-Baptiste (24 juin), ayant invité à venir dîner ce
jour-là le prieur de Saint-Georges, le prêtre Francis-
cus, son parent, et quelques autres. Je n'ai jamais
su si Janotus t'avait rejoint à Barcelone, ni ce que
vous aviez pu y faire ensemble.
— La Saint-Jean approchant, on attendait son re-
tour, quand un soir se présente devant nos murs l'é-
conome de l'abbaye. Il fait signe ; on abaisse le pont;
il entre dans le château; et, nous ayant réunis, moi,
Perottus et les deux parents de Janotus, il nous an-
nonce que la fureur des paysans est déchaînée par-
tout; que Janotus, surpris à son retour, a été em-
mené dans la montagne; que deux de ses gens ont
été tués, et que le reste est prisonnier avec lui; qu'il
faut enfin nous tenir sur nos gardes. La peur s'em-
pare de nous, et moi-même qui naguère dirigeais
hardiment le jeu de si puissantes machines, moi qui
venais de faire de si grandes choses, je ne sais plus
que penser. Nous prions l'économe de venir à no-
tre secours. Suivant lui, il faut, ou se frayer un
passage par la force, ou se fortifier dans le château
et s'y défendre au moins quelques jours, jusqu'à ce
que les paysans qui sont sans chef se soient déban-
dés, ou bien aient été réduits parles troupes du roi.
Se frayer un passage au milieu des révoltés en ar-
mes était impossible ; les attendre sur la brèche
était s'exposer à une mort certaine ; défendre contre
eux le château à peine fortifié était impraticable.
— A trois mille pas de nous se trouvait une vieille
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 143
tour, je ne sais si tu te la rappelles, enfoncée dans une
vallée dominée de tous côtés, et non loin d'Arcona.
Là les montagnes abruptes forment un vaste bassin
où se réunissent, au milieu de rochers inaccessibles,
les eaux de la contrée. C'est dans ce défilé qu'est si-
tuée la tour, plantée sur une éminence entre les
roches ardues et les marais. Sauf en hiver, quand
vient la gelée, elle est complètement inaccessible, si-
non par une étroite chaussée resserrée entre les
eaux, qui rendent le lieu inexpugnable pendant la
saison d'été. Cette tour était habitée par un homme
de l'abbaye, préposé à la garde de la pêche. L'éco-
nome nous engage à l'occuper et à nous y fortifier.
L'avis nous semble bon ; nous nous décidons aussi-
tôt à le suivre. Sans plus tarder, nous rassemblons
nos bagages ; les chevaux sont chargés de vivres,
de munitions et de ce que nous avons de plus pré-
cieux ; et, munis de nos armes, pourvus de la pou-
dre nécessaire, nous partons avec nos serviteurs,
sous la conduite de l'économe. Profitant des ombres
de la nuit, nous descendons par des sentiers détour-
nés, et nous atteignons la tour. Là, ayant déchargé
nos chevaux, nous les confions à l'économe qui
consent à s'en charger et réussit heureusement à les
sauver.
— Le lendemain était précisément ce jour de la
Saint-Jean qu'on devait fêter. Dès l'aurore, le châ-
teau de Janotus que nous venions d'abandonner est
assailli parles paysans ; ses murs en ruine sont esca-
ladés, ses portes enfoncées à coups de hache ; tout est
144 CHAPITRE DEUXIÈME
envahi et dévasté. Les révoltés cherchaient les hom-
mes de Janotus et ne trouvaient que des femmes et
quelques enfants réveillés en sursaut, lesquels, ne
sachant rien de notre fuite, ne pouvaient rien leur
dire. Mais, avant tout, ils en voulaient à l'Allemand.
C'est moi qu'ils désignaient ainsi, moi qui, par mes
conseils et par les moyens que j'ai su mettre en
œuvre, ai réussi à enlever le château inexpugnable
à'Arx nigra, où leurs gens ont été impitoyablement
massacrés et leur indépendance à jamais anéantie.
Cependant les montagnards descendent en foule
dans la vallée ; le pays en est rempli, on n'entend
de tous côtés que cris de mort poussés contre nous.
Notre retraite ne tarde pas à être connue. On nous
enveloppe. Mais heureusement, couverte par les
eaux et par les rochers, notre position était de tou-
tes parts inabordable, et nous avions fermé l'unique
passage de la chaussée par une barricade. Derrière
elle nous nous tenions avec nos armes, dont le bruit
seul suffisait pour épouvanter ces paysans qui ne
connaissent que l'arc et l'arbalète. Ils s'acharnent
pourtant à notre perte, certains de nous réduire au
moins par la faim. Le péril était grand. Nous nous
voyions complètement cernés et sans espérance d'au-
cun secours.
— Au milieu de ce peuple soulevé, il y avait encore
des gens qui, moins exaltés peut-être que les autres,
se disaient toujours prêts à rendre au roi l'obéis-
sance accoutumée. En s'appuyant sur eux, l'abbé,
hautement vénéré dans tout le pays, convoque à
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 145
Arcona une assemblée générale, où il remontre à ces
hommes égarés la témérité de leurs projets et l'ina-
nité de leurs efforts. Il leur dit que, s'ils n'ont pas
renoncé à toute soumission envers le roi, ils doivent
rendre Janotus ; il leur parle aussi de nous. Mais
c'est en vain. Ils n'en veulent pas au roi, disent-ils,
mais à Janotus et à ses gens dont les vexations et l'in-
tolérable tyrannie les ont poussés à bout, en leur
ravissant les libertés héréditaires dont ils jouis-
saient, sous la protection du roi. Ils rappellent, avec
d'effroyables menaces de vengeance, comment leur
château d'Arx nigra leur a été enlevé par Janotus
qui, suivant eux, n'est qu'un traître, et par moi qui
ai, grâce à mes exécrables pratiques, fait tomber leur
inexpugnable forteresse. C'est nous qui avons dé-
cidé le roi à cette odieuse entreprise et qui avons
excité en lui une colère que leurs défaites et leur
sang n'ont pas encore satisfaite. Maintenant, ils ne se
laisseront pas enlever par de trompeuses paroles les
avantages qu'il viennent de conquérir ; ils ne souffri-
ront pas qu'on les remette en servitude. Ils ne re-
fusent pas de reconnaître la souveraineté du roi;
mais ils prétendent le faire aux mêmes conditions
que leurs ancêtres. Pour ce qui est de Janotus et de
nous, ils ne veulent rien entendre. Ils aiment mieux
tenir leur ennemi que rester exposés à ses vengean-
ces. Ils auraient, disent-ils, s'ils nous lâchaient, plus
à craindre de nos ressentiments que de ceux du roi
lui-même. Les parents des gens qui ont été exter-
minés à la prise à'Arx nigra encouragent, tant
146 CHAPITRE DEUXIÈME
qu'ils peuvent, cette fureur populaire. Les choses en
restent là. De notre côté, nous avions plus à craindre
de la famine que d'une attaque de vive force.
— Perottus, pensant que le parti de la retraite est
le seul à prendre, se met à examiner les lieux. Dans
ses reconnaissances, il trouve un sentier abandonné
au milieu des rochers, et parvient ainsi au sommet
de la montagne, de l'autre côté de laquelle il découvre
un lac ; c'est le lac noir, Lacus niger, lequel s'étend,
sur une longueur de quatre mille pas, jusque dans
le voisinage de l'abbaye, dont les murs sont baignés
par le ruisseau qui s'en échappe. Perottus descend,
malgré mille difficultés, au bord du lac et revient le
soir avec ces informations. Nous décidons qu'il faut
fuir par cette voie, en prévenant l'abbé d'envoyer
sur la rive du lac un bateau pour nous prendre ; et
nous lui faisons parvenir cet avis au moyen d'un
stratagème de mon invention. Le paysan de la tour
avait un fils dont je barbouille la, face et les mains
avec le suc de certaines plantes. Déguisé alors en
mendiant, portant un bâton creux qui contient nos
lettres, ayant à la main une cliquette de lépreux, il
traverse les bandes d'insurgés qui nous pressaient,
gagne l'abbaye et en revient le lendemain sain et
sauf, avec la réponse à notre missive.
— Nous passons la nuit à faire nos préparatifs, et,
au petit jour, après avoir tiré, comme nous le faisions
habituellement à cette heure-là, quelques coups de
fusil, nous sortons en silence, conduits par Perottus.
Nous gravissons la montagne et, parvenus non sans
AGRIPPA A COLOGNE. A PARIS. ETC. 147
peine au sommet, nous nous arrêtons un peu, pendant
que Perottus va fixer à un rocher un voile blanc, si-
gnal convenu. Nous nous mettons alors à déjeuner
avec les provisions dont nous étions munis, jusqu'à ce
que, vers la quatrième heure, nous voyons s'avancer
sur le lac deux barques de pêcheurs aux mâts des-
quelles étaient hissés deux bonnets rouges ; c'était
la marque de reconnaissance annoncée par l'abbé. A
cette vue, nous déchargeons nos armes en signe de
joie, et pour indiquer que nous arrivons. Nous
sommes bientôt sur le rivage ; nous montons dans les
barques ; et, le soir même, nous sommes rendus à
l'abbaye. C'était la veille des ides d'août (12 août).
— Voilà l'histoire de notre évasion. Aux yeux des
paysans qui nous cernaient, ce fut comme une espèce
de miracle. Ébranlés par la crainte que leur inspi-
raient nos merveilleux artifices, redoutant que le
roi n'envoyât de nouveaux soldats qui mettraient
à feu et à sang leur vallée, ils commencent à se dé-
bander. Mais les chefs de la révolte, ceux qui
avaient pillé les biens de Janotus et qui le rete-
naient prisonnier, ne pouvaient croire qu'il y eût
pour eux de salut autrement que dans sa perte. Je
ne sais comment la chose s'est terminée. Quant à
moi, j'étais heureusement sain et sauf. L'abbé me
pressait de retourner à la cour, m'assurant que je
ne pouvais manquer de rétablir mes affaires auprès
du roi, dont j'avais, une fois déjà, reçu des preuves
d'estime avec des marques de sa munificence. Mais
je savais bien que, rentré en grâce, je n'avais autre
148 CHAPITRE DEUXIÈME
chose à attendre que quelque commission périlleuse
et de nouveaux dangers. Je restai ainsi plusieurs
jours à l'abbaye, incertain sur le parti que je devais
prendre. Ce qui me préoccupait surtout, c'était ton
absence, car je ne savais ce que tu étais devenu.
— C'est alors, continue Agrippa, que je rencon-
trai le vieil Antonius Xanthus, qui est encore aujour-
d'hui avec moi. Il remonta mon courage ; et je con-
çus la pensée de voir des pays et des peuples
nouveaux. Il me conseillait cependant d'agir avec
prudence et m'engageait à visiter les côtes de l'Espa-
gne, puis à gagner l'Italie, en tâchant d'avoir de tes
nouvelles. Il me promettait aussi de ne pas m'aban-
donner ; et en cela il a tenu, pour ma grande conso-
lation, tous ses engagements. C'est avec lui, et tou-
jours accompagné de mon fidèle Stephanus, que, le
7 des calendes de septembre (26 août), je quittai l'ab-
baye pour me rendre à Barcelone. Après avoir passé
trois jours dans cette ville, sans avoir pu y rien ap-
prendre de ce que tu étais devenu, nous gagnâmes
la grande cité de Valence ; mais là nous ne fûmes pas
plus heureux, en nous informant de toi près de Gom-
paratus Saracenus, philosophe et astrologue, jadis
un des disciples de Zacutus. Nous vendîmes alors
nos chevaux; et, au bout de quelques jours, nous nous
embarquâmes pour les Baléares, la Sardaigne et
Naples. N'ayant pas trouvé dans cette ville tout ce
que nous y espérions, nous résolûmes de revenir en
France ; et, après avoir touché le port de Livourne
en Toscane, nous suivîmes les côtes de la Ligurie ;
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 149
puis, débarquant en Provence, nous arrivâmes enfin
dans la cité fameuse où nous sommes aujourd'hui
(Ep. I, 10).
Cette lettre était, avons-nous dit, datée d'Avignon
le 9 des calendes de février (24 janvier) 1509 '.Agrippa
la terminait en exprimant à son ami le désir de le voir
bientôt, pour lui faire connaître certains projets qu'il
était maintenant impatient de lui communiquer.
Agrippa venait de faire en Espagne, si l'on s'en
rapporte à son témoignage, d'ailleurs fort suspect sur
les points de détail au moins, un succinct apprentis-
sage de la vie militaire. Celle-ci lui était apparue
sous un jour peu favorable ; et il semble, de son côté,
avoir montré pour elle peu d'aptitude. Rien ne
prouve qu'il y soit beaucoup revenu depuis lors,
quoiqu'il mette, en plus d'une occasion, une certaine
complaisance à se donner pour un homme de guerre.
C'est ce qu'il avait l'ait notamment, on n'en saurait
douter, à son retour d'Espagnc,vis-à-vis de ses parents
et de ses amis de Cologne. Nous n'avons plus les let-
tres écrites par lui à cette occasion, mais nous pos-
sédons deux réponses qu'elles avaient provoquées.
On voit par ce qui est dit dans celles-ci, qu'Agrippa
ne s'était pas fait faute de vanter les hauts faits
accomplis par lui ; et qu'il avait dû dans ses ré-
cits exagérer considérablement la vérité, à prendre
1. Cette lettre, entièrement consacrée au récit de l'expédition
d'Agrippa en Espagne, soulève bien des objections. On trouvera
dans une note de L'appendice (n° XI), quelques observations à
ce sujet.
150 CHAPITRE DEUXIÈME
même comme tel ce qu'il dit lui - même dans la
lettrequenous avons citée. Au cours de cette épître,
en effet, il ne dissimule pas, comme on l'a vu,
ses appréhensions et son mauvais vouloir, dans une
situation qu'il ne subit que contraint et forcé ; non
plus que l'empressement avec lequel, après une
courte épreuve, il se hâte de se soustraire aux périls
de l'entreprise, sans grand souci des engagements
et des obligations qui pouvaient lui faire un devoir
de les braver. Il est loin de nous apparaître, d'après
ce témoignage fourni par lui-même, comme un héros.
C'est là pourtant le caractère qu'il avait jugé à pro-
pos de se donner aux yeux de ses amis. Il suffit, pour
en juger, d'une lettre que l'un d'eux, l'évêque de Cy-
rêne S lui écrit à ce sujet vers la fin de l'année 1509.
— Vaillant guerrier, strenue miles, dit le prélat,
nous venons de recevoir tes lettres longuement dési-
rées. Elles nous ont causé une joie difficile à décrire.
Nous t'admirons, et nous ne te louerons jamais
assez, toi qui, seul parmi des milliers de Germains,
as su avec un égal succès accomplir de grandes cho-
ses et dans la guerre et dans les lettres, conquérir la
gloire militaire et briller en même temps par la pa-
role devant des auditoires nombreux. C'est là ce
1. « Reverendus Dominus sacra; theologiae doctor, dominus
« Theodoricus, Episcopus Cyrenensis, archiprœsulatusque Colo-
« niensis a suffrages in sacris administrator. » C'est à lui qu'A-
grippa dédie de Metz, au commencement de février 1518 (1519
n. s.), son traité du péché originel, De originali peccato dccla^
matio (Ep. II, 17).
AGRIPPA A COLOGNE. A PARIS, ETC. 151
que bien peu ont jamais fait. Combien ne doit-on
pas estimer un homme que l'ardeur de Mars en-
traîne, sans le dérober aux faveurs de Minerve ! Que
n'est-il pas permis d'attendre de toi pour la gloire de
ta famille et de tes amis, pour celle de la cité qui t'a
donné le jour ! Courage donc. Reçois les compli-
ments qui s'adressent à la fois à l'homme puissant
par les armes, et au maître savant dans les lettres.
Quand tes loisirs te le permettront, ne néglige pas
de nous écrire. Je voudrais savoir ce que tu penses
de l'astrologie judiciaire. Tu sais sans doute ce
qu'en dit Pic de la Mirandole et ce que Lucius Balan-
cius, comme en soufflant sur ses arguments, a fait
de tous ses raisonnements. Quand Lu étais ici, lu
paraissais incertain, et attaché à je ne sais quelle
doctrine ambiguë, entre la religion et la supersti-
tion, doctrina inter sacrum superstitiosumque. Si main-
tenant tu trouves quelque secret qu'on puisse ad-
mettre sans impiété, fais -nous en part. De notre
côté, nous n'aurons jamais rien de caché pour toi
(Ep.I,2<).
Cette lettre est datée de Cologne, l'an 1509, le 3 des
calendes de décembre (29 novembre). Prcsqu'en
môme temps, à la date du 23 novembre, ipso die
sancti Clementis, avait été écrite également de Colo-
gne, à Agrippa, une première lettre où un autre ami
lui disait ce qui suit :
— J'ai reçu par ton père tes salutations. J'ai vu,
d'après ce que tu écris, que tu as fait des choses dif-
ficiles et couru des dangers de tout genre, suppor-
152 CHAPITRE DEUXIÈME
tés avec courage et sur terre et sur mer. Tu as vu
des contrées nombreuses; tu as visité et entendu les
savants; tu as consulté les livres qui nous font con-
naître les anciens. Tu as vu les princes et les peu-
ples; tu as entendu des langues diverses; tu as
visité les cours, les villes, les monuments. Puis-
ses-tu revenir bientôt près de nous, et reprendre
ces entretiens que nous prolongions jusqu'à las-
ser la patience de nos serviteurs. Tes parents,
tes amis te réclament; et moi, je fais comme eux
(Ep. I, 22).
Ces lettres sont de la fin de l'année 1509. Nous
en donnons les extraits immédiatement après ceux de
la longue lettre du 24 janvier précédent qui contient
le récit de l'expédition en Espagne, pour qu'on sai-
sisse mieux ainsi, par les contrastes qui ressortent
de ce rapprochement , un des traits du caractère
d'Agrippa, grandement porté à s'attribuer, en toute
circonstance, des mérites qui ne lui appartiennent
pas. L'ordre chronologique eût exigé que ces deux
pièces fussent rapportées un peu plus loin, après les
voyages d'Agrippa en Bourgogne et à Dole, dont
nous allons parler. C'est à certaines particularités de
son séjour dans cette ville que l'une de ces deux let-
tres fait allusion, dans ce qu'elle dit de ses succès
devant des auditoires nombreux. On verra bientôt
de quoi l'évêque de Cyrène entendait parler en s'ex-
primant ainsi.
Obligé de s'arrêter faute d'argent à Avignon ,
Agrippa, revenant d'Espagne, avaitappris dans cette
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 153
ville, de la bouche d'un marchand, que son cher
Landulphe était à Lyon. Il s'était alors empressé de
lui écrire. Dès le mois de décembre 4508, avant la
longue épitre que nous avons analysée, il lui avait
adressé une première lettre dans laquelle il se féli-
citait de cette heureuse rencontre. Il rappelait aussi,
en lui parlant de ses projets pour l'avenir, quelques
unes des circonstances de leur vie passée, notam-
ment cette association mystérieuse dont nous avons
précédemment dit quelques mots , dissoute à ce
moment, et dont il voulait ressaisir et rapprocher de
nouveau les éléments.
— Nous voilà heureusement l'un et l'autre sains
et saufs, disait dans cette première lettre Agrippa à
Landulphe. Après ces terribles épreuves, il ne nous
reste plus qu'à nous mettre en quête de nos amis,
pour renouveler nos serments et rétablir notre asso-
ciation. J'y ai déjà fait entrer par une affiliation so-
lennelle le vénérable compagnon de ma longue pé-
régrination , Antonius Xanthus. C'est un vieillard
qui a servi autrefois d'interprète au TurcZizim, pri-
sonnier en France. Il manque, il est vrai, de lettres et
de connaissances philosophiques; mais, grâce à son
âge et à ses nombreux voyages, il a beaucoup ap-
pris. Fidèle, au reste, autant que discret, il est tout à
fait digne d'être des nôtres. Je vais faire savoir à
Bovillus et à Clarocampensis, lesquels doivent être
en Aquitaine, que nous sommes, toi à Lyon et moi à
Avignon. De ton côté, avertis Brixianus et Adamus
à qui avait été assignée la Bourgogne. Tu pourras
T. I. 13
154 CHAPITRE DEUXIEME
aussi prévenir facilement Pascius et Wigandus, qui
sont à Paris (Ep.I, 8).
Cette lettre est datée d'Avignon le 13 des calendes
de janvier (20 décembre) 1508.
— Alléluia, Alléluia, Alléluia, répond presque aus-
sitôt Landulphe. Quelle nouvelle, ô mon Agrippa,
pouvait valoir celle de ton retour! Je t'ai cherché
par monts et par vaux dans tout le royaume de Na-
varre, en Gascogne et en Aquitaine. J'ai trouvé à
Toulouse Supplicius Bovillus, toujours en proie à
sa fureur poétique, et notre cher Clarocampensis
tout plein de ton esprit. Ne pouvant rien apprendre
de ce que tu étais devenu, je me suis alors rendu
sur ce grand marché de Lyon, visité par des trafi-
quants de tous les pays, où j'espérais bien qu'il
m'arriverait enfin de tes nouvelles. Viens donc ici.
Nous y aviserons commodément à reconstituer no-
tre association. Adamus est mort à Dijon; mais
Brixianus est à Beaune. Vale. Vis longtemps pour
grandir toujours; tu effaceras par ta gloire les tra-
vaux d'Hercule. Écrit de Lyon le 4 des ides de jan-
vier (10 janvier) 1509 (Ep. I, 9).
On voit dans tout cela percer l'ascendant qu'avait
déjà pris Agrippa, dès ces premiers temps, sur ses
amis. Il est permis de reconnaître à ce trait la preuve
de sa supériorité réelle au milieu d'eux. De part et
d'autre, on désirait se retrouver et se rapprocher.
L'année 1509 est employée par ces jeunes gens à
ressaisir pour les renouer les fils de l'ancienne asso-
ciation formée précédemment entre eux, et à s'aider
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 155
des moyens d'action qu'elle leur permet de mettre
en jeu pour se faire une place dans le monde. Plus
qu'aucun autre, Agrippa se montre ardent à tirer
parti de cette situation. Il s'agite et multiplie ses
démarches. Il ne tarde pas à quitter Avignon pour
aller à Lyon retrouver son cher Landulphe ; mais il
ne s'arrête pas longtemps près de lui. Au mois de
mai il est à Autun, au mois de juin à Dole, en juillet
à Ghâlons, d'où il revient encore dans cette ville de
Dole qui le retient pendant quelques mois, et où l'at-
tendaient le succès et un semblant de fortune. Suc-
cès éphémère, fortune aussitôt écroulée qu'édifiée!
La vie entière d'Agrippa se passera en de pareilles
vicissitudes. A ce moment cependant, cette existence
inquiète paraît tout près de se fixer, dans des condi-
tions que favorise un commencement de réputation,
dû aux pressantes recommandations d'amis dévoués
et à quelques mérites personnels habilement mis
en lumière. Mais ces avantages sont en môme temps
contrariés par l'impossibilité, caractéristique chez
Agrippa, do suivre les voies ordinaires, et de se sou-
mettre à la règle commune. Avec les ressources
d'une intelligence bien douée, il avait le tempérament
impatient et hardi d'un aventurier. Il en a eu aussi
la vie troublée et les souffrances.
Dans ces premiers temps, Agrippa est avant tout
pressé par des embarras qu'il connaîtra d'ailleurs
plus d'une fois dans le cours de son existence. Les
ressources matérielles lui font défaut; il a besoin
d'argenl. Il dil. dans une des lettres écrites ù cette
156 CHAPITRE DEUXIÈME
époque, comment il entend s'en procurer. Rendu à
Avignon au retour de son expédition en Espagne, il
s'était remis à ses travaux d'alchimie. C'est à eux
qu'il demande, dit-il, de l'or, quitte, à chercher en-
suite des aventures moins malencontreuses que
celle d'où il vient de se tirer (Ep. I, 10). Échappé à
une vie de périls si peu faite pour lui, il était donc
revenu à ses études, à ses fourneaux, à ses alambics.
Est-ce ainsi qu'il trouve en eifet, comme il le donne
à penser, les ressources dont il a un si pressant be-
soin? Cela est douteux. On peut croire qu'il les doit
plutôt à la fraternelle assistance des anciens cama-
rades auxquels on le voit par ses lettres faire appel
en ce moment. Agrippa, tel qu'il nous apparaît alors,
semble être l'âme d'une société secrète, dont il serait
le chef reconnu. Ses amis s'appliquent à lui aplanir
les voies, à vanter ses mérites, sa science et ses ta-
lents. De son côté, il ne manque pas une occasion de
s'exalter lui-même. Beau parleur, il s'étudie à pro-
duire de l'effet. 11 y réussit par l'étalage d'une appa-
rente érudition, que caractérise surtout la singularité
de quelques unes de ses connaissances.
Au mois de février 1509, Agrippa est encore à Avi-
gnon; Landulphe lui écrit de Lyon pour lui recom-
mander un adepte.
— C'est, dit Landulphe, un Germain comme toi.
Il est originaire de Nuremberg; mais il habite Lyon.
Très curieux des secrets de la nature, tout à fait in-
dépendant du reste, il veut, sur la réputation que
tu as déjà, pénétrer dans ton antre. Il faut le tâter et
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 157
mesurer la portée de son esprit. Il me semble que
ses vues ne manquent pas de justesse et qu'il y a en
lui une certaine propension aux grandes choses.
Lance-toi donc, pour l'éprouver, dans l'espace. Porté
sur les ailes de Mercure, vole des régions de l'Aus-
ter à celles de l'Aquilon, saisis même le sceptre de
Jupiter; et, si ce néophyte veut jurer nos statuts, as-
socie-le à notre confrérie. Nos autres compagnons
espèrent te voir bientôt. Ne tarde pas à combler nos
vœux. Nous avons ici des merveilles cachées dont
j'aurais beaucoup à te dire, sans l'impatience du por-
teur de ma missive. Ecrit à Lyon la veille des nones
de février (4 février) 1509 (Ep. I, 11).
C'est à la suite de cette lettre qu'Agrippa vient à
Lyon, d'où il passe bientôt à Autun. Il est, dans cette
ville, l'objet des attentions de l'abbé de Saint-Sympho-
rien, au nom duquel il invite Landulphe à s'y rendre
également; sinon, il lui assigne rendez-vous à Châ-
lons, pour l'entretenir de choses secrètes qu'il ne peut
pas confier à l'écriture. Agrippa rappelle en même
temps à lui le vieux Xanthus qui était à Nevers, et
envoie à Dole son serviteur Stephanus pour en ra-
mener Brixianus qui est aussi un des affiliés.
— Il s'agit, dit-il, de quelque chose qui intéresse
l'association (Ep. I, 12).
Son billet est daté de l'abbaye de Saint-Sympho-
rien, près d'Autun, le 5 des calendes de juin (28 mai)
1509.
On se réunit à Dole. Agrippa n'a fait qu'y paraître.
Ses amis, après qu'il les a quittés, saisissent toutes
158 CHAPITRE DEUXIÈME
les occasions de signaler son rare mérite et de le re-
commander.
— Très savant jeune homme, lui écrit l'un d'eux,
après ton départ, j'ai parlé de toi au révérendissime
archevêque de Besançon. Il est tombé d'accord
avec mon propre sentiment, pour admirer la pro-
fondeur et la variété do tes connaissances. Il désire
ardemment te voir, et se flatte de te montrer des
choses que peut-être tu ne connais pas encore.
Fais-moi donc savoir quand tu seras de nouveau
près de nous, pour que je puisse répondre à ses
demandes réitérées. Je lui dis, en attendant, que tu vas
revenir; et je te fais arriver plus promptementque ne
le comportent, je le sais, tes intentions. Tu as laissé
ici nombre de gens toujours prêts à emboucher la
trompette en ton honneur; mais, sur ce point, je pré-
tends les devancer tous. Porte-toi bien et aime-nous,
nous les preneurs de ton mérite. De Dole, le 18 juin
1509 (Ep. I, 13).
Trois semaines plus tard, Agrippa est à Ghâlons,
d'où il répond à cette lettre.
— Homme très éminent, écrit-il à son correspon-
dant do Dole, c'est moi sans doute et non pas une
lettre que tu attendais; mais j'ai failli mourir. J'ai
été pris à l'improviste par une sorte de peste; et
je n'en suis pas encore tout à fait remis. J'espère
pourtant te voir bientôt. Je te communiquerai alors
des choses que je n'ose pas écrire, car je n'ai rien
de caché pour toi ; et il m'est venu do nouveaux
témoignages qui déposent d'une manière éclatante
AGRIPPA A COLOGNE. A PARIS. ETC. 159
en faveur de la pure vérité. Je t'aime toujours. Ab-
sent, je converse avec ton esprit. Ne néglige rien
pour me recommander à l'archevêque de Besançon.
De Ghâlons-sur-Saône, le 7 des ides de juillet (9 juil-
let) 1509 (Ep. I, 14).
Ces deux pièces sont rapportées par l'éditeur des
lettres d'Agrippa à sa correspondance avec Landul-
phe. Cette attribution ne semble guère admissible
d'après certaines expressions qu'elles renferment.
Savant jeune homme, adolescens doctissime, y dit-on à
Agrippa. Homme très respectable, très éminent,
vir observai tissime, vir prxstantissime, réplique celui-
ci. Ce n'est pas ainsi que se traitent Agrippa etLan-
dulpho, dans les autres lettres échangées entre eux
qui nous ont été conservées. Ils se parlent ordinai-
rement du ton de deux camarades. Ils s'appellent
mon cher Agrippa, mon cher Landulphe, mi suavis-
sime Agrippa, mi Landulphe, fidissime Landulphe.
Les deux lettres en question ne concernent vrai-
semblablement pas Landulphe, mais elles appartien-
nent assurément à la correspondance d'Agrippa avec
un ami déclaré, avec un de ces admirateurs qui, en
toute circonstance, conspiraient pour lui. Ce doit être,
d'après les expressions que nous venons de citer, un
homme plus considérable qu'Agrippa, pour l'âge au
moins, sinon pour la condition ; et il est habitant de
Dole. Cette ville où notre héros est si chaudement
patronné lui offre un théâtre d'action sur lequel il va
se produire avec un certain éclat. Nous venons de
voir comment une sorte de faveur publique l'y avait
100 CHUMTUE DEUXIÈME
précédé. Il faut dire maintenant ce qu'il devait y
trouver, avant de raconter ce qu'il y a fait.
Dole était la capitale du comté de Bourgogne, do-
maine à cette époque de la maison d'Autriche, et, à
ce titre, servait de résidence à des personnages con-
sidérables. Cette ville était le siège d'un parlement,
d'une chambre des comptes et d'une université
fondée par Philippe le Bon, duc de Bourgogne.
Depuis le xne siècle, le sort de la Franche-Comté avait
été souvent d'appartenir comme héritage à des fem-
mes. Celles-ci, par leurs mariages, l'avaient fait passer
successivement aux maisons de Souabe, deMéranie,
deChâlons, de France, de Flandre, de Bourgogne et
d'Autriche. En 1509, la Franche-Comté formait avec
tout l'héritage de Bourgogne, avec les Pays-Bas no-
tamment, le patrimoine du prince de Castille, qu'on
appelait alors Charles de Luxembourg et qui était
destiné à porter un jour le grand nom de Charles-
Quint. C'était, à cette époque, un enfant de neuf ans.
Jeanne de Castille, sa mère, était folle; et son père,
Philippe d'Autriche, était mort en 1506. Le jeune
prince se trouvait sous la double tutelle de son aïeul
maternel, le roi Ferdinand le Catholique, en Espagne ;
et de son aïeul paternel, l'empereur Maximilien Ier,
pour les terres de Bourgogne et les Pays-Bas. Jus-
qu'à l'époque de sa majorité, les vastes domaines que
le prince Charles tenait de son père, entre la France
et l'Allemagne, devaient être administrés parla sœur
de celui-ci, par la tante du jeune souverain, la prin-
cesse Marguerite d'Autriche, qui possédait de plus,
AGRIPPA A COLOGNE. A PARIS, ETC. 161
pour sa part de l'héritage paternel, le domaine utile de
la Franche-Comté, avec le titre de comtesse à vie de
Bourgogne et de Gharolais. Elle résidait ordinaire-
ment dans les Pays-Bas, soumis comme la Franche-
Comté à son gouvernement, et conserva cette situa-
tion depuis Tannée 1507 ou 1508 jusqu'à sa mort, en
1530. Née le 10 janvier 1480, cette princesse était
veuve depuis 1504 du duc de Savoie Philibert II, dont
elle n'avait pas eu d'enfants ; mais elle avait eu d'un
premier mari, Jean de Castille, à qui elle avait été
unie pendant une année seulement, un fils posthume
mort en naissant '. Marguerite d'Autriche était let-
trée, elle a écrit divers ouvrages en vers et en
prose. Un savant pouvait prétendre à sa faveur.
C'est pour la mériter qu'Agrippa, pendant son séjour
à Dole, a composé, en 1509, un de ses premiers ou-
vrages, le traité de la prééminence du sexe féminin.
Le traité de la prééminence du sexe féminin 2 est
une amplification de rhétorique à la mode du temps.
On goûtait beaucoup, au commencement du xvi° siè-
cle, ces jeux d'esprit, où l'érudition des lettrés in-
troduisait une foule de textes mis au service de
subtils raisonnements et souvent aussi des plus
1. Ces particularités de l'histoire du Marguerite d'Autriche,
tante l larles-Quint, n'ont pa3 été toujours bien comprises.
On trouvera sur ce sujel quelques explications dans une note
de l'appendice (n° XXIII).
2. Oc nobililate el przcellentia fœminei sexus deelamatio.
[Opéra, t. II, p. 518-542.)
162 CHAPITRE DEUXIÈME
étranges paradoxes. Dans ce petit ouvrage, Agrippa
cite beaucoup l'Écriture avec les Pères, l'Ancien et
le Nouveau Testament, les écrivains sacrés et les
auteurs profanes, saint Paul, saint Augustin, Lac-
tance, Origène, Eusèbe, saint Bernard, le prétendu
Mercure trismégiste, Hésiode, Aristote, Virgile,
Galien, Averrhoës.
— L'homme et la femme, dit-il en commençant,
ont reçu du Créateur des corps différents; mais Dieu
n'a établi entre eux aucune distinction pour l'âme,
pour l'esprit et pour la raison, ni aucune différence
dans ses promesses pour l'éternité.
Cette égalité entre Thomme et la femme ne suffit
cependant pas à la thèse d'Agrippa. Ce qu'il veut
démontrer, c'est la supériorité du sexe féminin sur
l'autre. Il emprunte d'abord pour cela des arguments
à la cabale, dont les méthodes consistent, on le sait,
à discuter, non sur la valeur des idées, mais sur celle
des mots, en raison de certaine signification mysté-
rieuse qui leur est assignée et en vertu de procédés
analogues appliqués aux lettres elles-mêmes qui les
composent. Il démontre ainsi que le nom d'Eve vaut
mieux que celui d'Adam. Il fait succéder à ces argu-
ments des considérations très singulières : celle-ci
par exemple, que la femme, étant la dernière œuvre
de la création, doit en être par conséquent aussi le
produit le plus parfait; et cette autre, plus étrange
encore, que, plongé dans l'eau, le corps de la femme
surnagerait mieux que celui de l'homme. Il remontre
que les femmes ont toutes sortes de qualités à un
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 163
degré plus développé que les hommes. Elles sont,
dit-il, plus chastes que ceux-ci. Elles sont aussi plus
éloquentes ; car, ajoute Agrippa quelque peu légère-
ment et sans grand respect en outre pour la logique,
il est presque sans exemple qu'aucune femme ait
jamais été muette. Une circonstance qui lui semble
encore très digne d'être relevée à l'honneur des fem-
mes, c'est qu'on trouve désignés par des noms fémi-
nins, les arts libéraux, les vertus, les diverses par-
ties du monde et les principales contrées de la terre.
Agrippa serre d'un peu plus près son sujet, dans
l'appréciation qu'il fait des beautés et des moyens
de séduction de toute sorte qui sont le privilège in-
contestable de la femme, et dans ce qu'il dit du rôle
prépondérant qui lui est assigné, pour la propagation
de l'espèce humaine. Il s'arrête avec complaisance,
à cette occasion, sur des tableaux où son latin n'est
pas de trop, pour sauver ce qu'un pareil sujet pré-
sente de scabreux ; car il se garde de rien omettre,
et dépasse même ce qu'on peut naturellement at-
tendre à cet égard de la liberté d'esprit d'un lettré
du xvie siècle. Il invoque ensuite des considérations
théologiques dont l'orthodoxie pourrait bien ne pas
être irréprochable. Suivant lui, ,1e péché originel
viendrait non pas d'Eve, mais d'Adam, et la respon-
sabilité en serait tout entière à la charge de ce der-
nier; la femme n'y ayant participé que déçue et dé-
sarmée par l'ignorance ; l'homme, au contraire, s'y
étant abandonné, dit-il, en toute connaissance, ex
certa scientia. A celui-ci l'expiation ; et la loi de la
16i CHAPITRE DEUXIEME
circoncision qui le regarde seul ferait partie de la
peine qui lui est due, à en croire Agrippa. A l'autre
sexe, au contraire, le noble privilège de servir d'ins-
trument à l'affranchissement; puisque seule, et sans
le concours de l'homme, la femme aura pu donner
naissance au Sauveur. Quant à celui-ci, ajoute le
subtil écrivain, s'il a revêtu le sexe masculin, c'est
à cause du rôle de victime auquel il était destiné.
— La sainte Vierge, mère de Dieu, voilà, dit
Agrippa, la grande gloire du sexe féminin, et la
marque la plus éclatante de sa supériorité sur l'autre
sexe.
— L'Écriture est pleine des louanges de la femme.
Trouver une fois en sa vie la femme vraiment bonne
est une bénédiction de Dieu. Pour le mari de la
femme bonne, les années valent le double. Des hom-
mes, et non des femmes, viennent tousles maux. Les
hommes seuls ont crucifié Jésus-Christ; eux seuls
enfantent les schismes et les hérésies. En tout,
l'homme est inférieur à la femme. C'est abusive-
ment qu'Aristote prétend tirer argument de ce que
la force appartiendrait surtout au premier et de ce
que la faiblesse serait le partage obligé de sa com-
pagne. Les exemples abondent pour prouver que
cette condition n'empêche pas la supériorité de la
femme. C'est ainsi, dit Agrippa, que, suivant saint
Paul, Dieu choisit les faibles pour confondre les
forts.
— La patience de Job qui avait su défier le diable
a été vaincue par une femme; la Chananéenne a
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. I6S
pu en remontrer au Christ lui-môme; et l'Eglise
qui, suivant les canonistes, ne peut errer, l'Église
a été jouée par une femme qui s'est assise dans la
chaire de saint Pierre. Et qu'on ne vienne pas,
dit spécieusement encore Agrippa, reprocher ces
faits comme des torts au sexe féminin. Il est tou-
jours permis de se préférer à autrui; un pape, In-
nocent III, le déclare dans une lettre à un de ses lé-
gats, et le droit civil autorise la femme à se défendre
même au détriment du prochain. L'Écriture, en effet,
est pleine de tromperies et d'actes de trahison ac-
complis parles femmes et loués comme dignes d'ad-
miration. Rachcl, Rébecca, Rahab, Jahel, Judith en
fournissent des exemples. Enfin, si l'on a vu quelque-
fois des femmes tuer leur mari, qu'on y regarde de
près, l'on verra qu'il n'y a pas lieu de leur en faire
un crime, et que jamais bon mari n'a eu une mau-
vaise femme.
— Consultez l'antiquité sacrée et profane, consul-
tez l'histoire, dit en finissant Agrippa, vous verrez
partout les femmes capables de tous les mérites, de
toutes les vertus et des rôles les plus relevés. Vous
les verrez prophétesses, sibylles, saintes et marty-
res. Vous en verrez qui exercent l'office de prêtresse
ou de reine, d'autres qui accomplissent des actions
héroïques ; vous verrez ce qui est dit notamment de
cette noble fille, qu'on ne saurait assez exalter, et qui,
nouvelle amazone à la tôle des armées, triomphant
des Anglais en de nombreux combats, rendit au roi
de France son royaume perdu. Aussi bien et mieux
166 CHAPITRE DEUXIÈME
que les hommes, les femmes sont poètes, orateurs,
docteurs, jurisconsultes, mathématiciens, philoso-
phes. Quel grammairien nous apprendra jamais
plus de choses, que ne l'a fait notre nourrice? Quel
débiteur payant sa dette sera capable de tromper une
femme par de faux calculs? Quel raisonneur l'em-
portera jamais sur la plus simple des femmes? Mais
je m'arrête, dit Agrippa, pour ne pas écrire un vo-
lume. Qu'un plus diligent trouve maintenant de nou-
veaux arguments, pour les joindre à ceux que j'ai
donnés. Loin de m'en effrayer, je le remercierai du
secours apporté par lui à mon œuvre.
Le petit traité d'Agrippa était écrit en latin, comme
le sont tous ses ouvrages. Gela ne l'empêchait pas
de le destiner à être offert en hommage à la prin-
cesse Marguerite, bien que celle-ci ne sût qu'impar-
faitement cette langue ' : circonstance que nous ré-
vèle un ami de l'auteur, dans une lettre où, après
l'avoir entendu débiter en l'honneur de la princesse
un discours également en latin, il lui écrit ce qui
suit.
1. Le traité de la prééminence du sexe féminin fut, pour
cette raison peut-être, traduit d'assez bonne heure en français.
Il ne fut d'ailleurs, comme nous l'avons dit déjà et comme
nous aurons occasion de le rappeler encore, présenté que
en 1529 seulement à la princesse pour laquelle il avait été
composé dès 1509; et ce n'est vraisemblablement qu'après lui
avoir été offert qu'il fut traduit. On connaît une édition en ca-
ractères gothiques de cette traduction, donnée à Lyon par
François Juste, sous la date de 1537*
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 1G7
— Heureux Agrippa, tu es un véritable Démos-
thènes. Qui pourrait en douter, après t' avoir entendu
hier dans cette magnifique harangue si facile et si
abondante ; où l'art est poussé à ce point qu'on ne
saurait en rien ôter, ni rien y ajouter. Permets-moi,
je t'en prie, d'en essayer une traduction. Non que
j'espère lui conserver en français sa noble distinction,
mais parce que j'y vois un utile exercice pour mon
inexpérience, et un moyen de faciliter à l'illustre
princesse qui nous gouverne, l'intelligence de tout
ce que tu as dit à sa louange. La bonne opinion
qu'elle a déjà de ton mérite ne peut que s'en accroî-
tre, et sa faveur aussi en augmenter (Ep. I, 15).
Agrippa s'empresse naturellement d'acquiescer à
une proposition qui est toute dans son intérêt. La
traduction projetée du discours est exécutée ; et le
travail a pour correcteur le vice-chancelier lui-même,
de l'université de Dole (Ep, I, 16). Quant au traduc-
teur, c'était sans doute un des admirateurs passion-
nés qui avaient attiré à Dole Agrippa. Nous ne
savons si c'est celui qui précédemment le recomman-
dait si chaudement à l'archevêque de Besançon
(Ep. I, 13); mais nous voyons, par une autre lettre
(Ep. I, 17), que, non content de soigner les inté-
rêts de notre héros en Bourgogne, il s'efforçait en-
core de le servir au dehors, en étendant par tous les
moyens sa réputation. Agrippa le remercie de son
travail de traduction ; il lui rend grâce d'avoir com-
blé ses désirs, en le faisant ainsi connaître au loin,
et de lui avoir notamment procuré la faveur d'un
J68 CHAPITRE DEUXIÈME
noble officier de la cour de France à Lyon, de Jean
Perréal, valet de chambre du roi, cubicularius ré-
gi us '.
Les amis d'Agrippa le pressaient, en même temps,
de ne pas se borner à parler, ce dont il s'acquittait
si bien ; mais de s'appliquer de préférence à écrire,
ce qui ferait bien plus pour sa réputation (Ep. I,
18). Il n'avait pas encore fait connaître le traité de
la prééminence du sexe féminin ; et il se faisait
entendre alors publiquement, dans une chaire
d'enseignement. Non content de l'écouter, on le
consultait, malgré sa jeunesse, comme un savant
docteur. Nous possédons une missive par laquelle
on l'engage à se rendre à Châlons près d'un noble
personnage qui avait besoin de ses avis. Nous ne
savons pas, au reste, de quoi il s'agissait ; de quelque
opération d'alchimie, peut-être, ou bien d'une con-
sultation de médecine. Dans cette circonstance,
comme dans d'autres déjà, éclate l'espèce de pas-
sion avec laquelle les amis d'Agrippa le servaient.
Rien ne devait être négligé pour assurer ses succès.
Tout était permis pour y arriver, tout, jusqu'à un
certain charlatanisme, considéré comme souvent
nécessaire. Les conseils qu'on lui donne à ce propos
1. Jean Perréal dit de Paris, valet de chambre des rois
Charles VIII et Louis XII, architecte de la reine Anne de
Bretagne et de Marguerite d'Autriche, ordonnateur des décora-
tions de fêtes et cérémonies, était ingénieur, maître général
des fortifications de Lyon. Il est mort vers 1529. (L. Ghar-
vet, Notice sur Jean Perréal.)
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 169
caractérisent, d'une manière assez curieuse, l'esprit
dans lequel était dirigée cette espèce d'intrigue de
camaraderie.
— L'homme, dont il s'agit, est riche, lui disait-on,
et il n'épargnera rien. Je me réjouis de te procurer
cette bonne aubaine. Permets-moi, maintenant, un
avis. Un certain appareil te fera tout à la fois hon-
neur et profit. Montre-toi donc dans le costume le
plus noble qu'il te sera possible. Gela augmentera
beaucoup ton crédit et pourra te servir. Tu n'ignores
pas quelle est l'autorité d'un riche vêtement sur ces
gens de courte vue, qui ne considèrent dans un
homme, que son extérieur. Il y aurait de véritables
inconvénients à ce que tu fisses autrement. Dans le
cas où tu ne serais pas, pour le moment, en mesure
de suivre ce conseil, tu ferais bien de dissimuler, et
de différer un peu, en t'excusant, ton arrivée. Je
viendrais alors à ton aide. Si, cependant, le noble
personnage, cédant à son impatience, venait te trou-
ver à Dole, n'oublie pas que tu sais tout, que tu peux
tout ; mais ne fais rien, ne promets rien, qu'après
beaucoup d'instances ; et, ne te laisse vaincre qu'à
force de bienfaits. Si enfin tu te trouvais dans quel-
que embarras, cache-le avec soin. Un dernier avis :
l'homme est comme le fer qu'il faut battre quand il
est chaud ; je n'ai pas besoin de m'expliquer da-
vantage ; c'est ton affaire et ton intérêt. Penses-y
bien. Quant à moi, je fais tout ce que je peux et
je te promets de ne jamais manquer à ce qui pourra
te servir (Ep. I, 20).
T. i. u
170 CHAPITRE DEUXIÈME
Entouré d'amis qui travaillaient ainsi pour lui,
Agrippa, de son côté, ne ménageait probablement pas
sa peine et n'oubliait rien vraisemblablement pour
se faire valoir, sans avoir besoin d'y être excité par
les encouragements ni par les conseils de personne.
Nous voyons, d'après ce qui précède, quelle était
alors sa situation. La considération générale lui était
acquise et la faveur publique venait, en quelque sorte,
au-devant de lui. A peine âgé de vingt-trois ans, il
avait déjà la double réputation d'un vaillant soldat
et d'un savant consommé. Son opinion faisait auto-
rité. Pour affirmer et étendre son crédit, d'accord
en cela avec les conseils qu'il recevait d'écrire, il
avait composé le petit traité de la prééminence du
sexe féminin, et il travaillait, en même temps, comme
nous le verrons, à sa fameuse philosophie occulte
que, dès l'année suivante, il avait terminée en partie
et pouvait livrer à l'admiration du savant Tritheim.
Il paraissait enfin, pour la première fois à ce mo-
ment, dans une chaire publique d'enseignement.
Agrippa ne possédait aucun titre scientifique po-
sitif qui l'autorisât à prendre la parole dans de pa-
reilles conditions; mais la curiosité publique, adroi-
tement provoquée par lui et par ses amis, l'y appelait.
Le vice-chancelier de l'université lui-même, Simon
Vernerius, doyen de l'Église de Dole, l'y avait for-
mellement invité (Ep. I, 18). Ce personnage consi-
dérable ne manquait pas une occasion de l'entendre.
Les membres du parlement et ceux du corps ensei-
gnant fournissent alors la partie la plus distinguée
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 171
et la plus assidue de l'auditoire, qui vient se presser
autour de la chaire du jeune savant. Les leçons
étaient dans les usages du temps des lectures, et le
professeur prenait le titre de lecteur, qui correspon-
dait à ce genre d'exposition. Ces expressions mon-
trent ce qui constituait l'enseignement à cette épo-
que. Il consistait ordinairement à suivre, en le
commentant, le texte d'un ouvrage déterminé qu'on
faisait ainsi connaître. Agrippa devait tout son cré-
dit au savoir que l'opinion lui accordait dans les
sciences occultes, dans l'art hermétique, dans la ca-
bale et la magie. Il ne songeait pas encore aux pré-
tentions scientifiques plus sérieuses qu'il afficha
ultérieurement pour le droit et la médecine, fonde-
ment du triple doctorat dont il s'est prévalu clans
la suite '. Il lui eut été certainement impossible de
traiter de pareilles matières devant l'auditoire qui
allait l'entendre. C'est donc aux sciences occultes
qu'est emprunté le sujet des leçons qu'il ose lui
présenter. Il consacre habilement sa première séance
à célébrer les louanges de la princesse Marguerite,
gouvernante de la province. C'est ce discours qu'un
de ses auditeurs enthousiastes traduisit, comme nous
l'avons dit, en français, pour le faire connaître à la
princesse, laquelle put ainsi apprécier le mérite des
I. Nous montrerons, plus loin, combien peu était justifiée
cette prétention d'Agrippa. Nous avons réuni dans une note
de l'appendice (n" VI) quelques textes qui se rapportent à
cette question.
172 CHAPITRE DEUXIÈME
hommages qui lui étaient adressés. Cette précaution
prise, Agrippa entre en matière.
Nous avons dit dans notre introduction ce qu'é-
taient les sciences occultes. Réprouvées par la con-
science publique, condamnées en plusieurs points
par les lois civiles et religieuses, elles possédaient,
grâce au mystère qui les entourait, le privilège de
s'imposer comme une chose des plus sérieuses à la
crédulité du grand nombre, et de captiver l'attention
des érudits en éveillant leur curiosité. Elles bénéfi-
ciaient d'ailleurs, à ce moment, d'une certaine tolé-
rance, dans le mouvement général d'affranchisse-
ment qui commençait et qui favorisait, sous toutes
les formes et dans toutes les directions, les hardies-
ses de la pensée. On entrait dans ce xvie siècle qui
devait tendre à la réforme, aussi bien dans le do-
maine de la science que dans celui de la religion. La
réprobation qui précédemment atteignait les sciences
occultes, pouvait donc céder quelque peu devant la
curiosité et l'indépendance des esprits. Profitant de
ces dispositions, Agrippa fait choix, pour ses lec-
tures publiques à l'université de Dole, d'un ouvrage
composé par un des maîtres adonnés a l'étude de
l'antique cabale ; il vient expliquer, devant ses audi-
teurs, le traité de Reuchlin, de la parole merveil-
leuse, De verbo mirifico.
Reuchlin, dont le vrai nom est Rauchlein et qu'on
nomme aussi Gapnio, formes équivalentes dans
des langues différentes, était un des savants dont
l'Allemagne s'enorgueillissait à cette époque. Né
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 173
en 1455, il était alors âgé d'environ cinquante ans,
et résidait à Stuttgard, où il était investi des
hautes fonctions de juge au tribunal de la ligue
de Souabe. C'était surtout un jurisconsulte émi-
nent. Il avait, dans sa jeunesse, étudié aux prin-
cipales universités de la France et de l'Allemagne ;
il avait aussi visité l'Italie ; et, dans tous ses
voyages, il avait cherché à perfectionner, outre
ses connaissances en jurisprudence, celles que de
très bonne heure il s'était appliqué à acquérir en
grec et en hébreu. Ces dernières études l'avaient
mis en rapport avec des Juifs instruits et de doctes
rabbins dont il estimait beaucoup la science, quoi-
qu'il avoue quelque part n'avoir jamais pu obtenir
d'eux la communication de leur Talmud, qu'il con-
sidérait néanmoins comme la source de leurs doc-
trines, et comme un précieux dépôt de rares connais-
sances. Quant à leurs livres cabalistiques, il avait pu
les apprécier par les travaux au moins du célèbre
Pic de la Mirandole qui, précédemment, en avait fait
une apologie fort attaquée, mais finalement approu-
vée en 1493 par un bref du pape Alexandre VI.
Reuchlin donnait vers la même époque, en 119-4, un
traité de cabale, De arte cabalistka, dont le pape
Léon X accepta plus tard la dédicace. En même
temps, il se signalait encore dans ce genre de travaux
par son traité do la parole merveilleuse, De verbo mi~
rificOf où il avait mêlé à certaines conceptions, rele-
vant d'un christianisme mystique, une exposition de
théories philosophiques empruntées à l'antiquité
174 CHAPITRE DEUXIÈME
grecque aussi bien qu'à la science hermétique, et
des procédés de discussion cabalistique.
Cet ouvrage était de ceux qui excitaient alors au
plus haut point la curiosité des savants par leur
nouveauté et par leur apparente hardiesse. On y
trouvait une espèce de science hétérodoxe, dont
l'exposition convenait parfaitement à un homme qui,
n'ayant comme Agrippa aucun caractère scientifique
régulier, prétendait cependant en imposer à titre de
savant, et visait surtout à frapper les esprits. Agrippa
ne pouvait mieux faire pour cela que d'annoncer la
lecture et l'explication publiques du traité de Reuch-
lin. On était en 4509, et l'auteur de l'ouvrage ne se
trouvait pas encore aux prises avec les passions vio-
lentes, soulevées contre lui par le rôle équitable et
modéré qu'il lui était réservé de prendre bientôt, dans
la grande affaire de la destruction commandée des li-
vres juifs. Cette mesure était prescrite, il est vrai,
cette année même par un édit impérial, qui porte la
date du 19 août 1509; mais c'est l'année suivante
seulement que Reuchlin fut amené à se prononcer
sur la question. On sait qu'ensuite il publia, en 1511,
à cette occasion, un écrit, Spéculum oculare, brûlé à
Cologne en vertu d'une sentence prononcée par la
faculté de théologie de cette ville, puis confirmée
par les universités de Louvain , d'Erfurt , de
Mayence et de Paris (1524) ; et que l'ouvrage fut en-
suite l'occasion d'un procès porté en cour de Rome,
où un ordre exprès de Léon X, mandatum de superse-
dendo, en arrêta purement et simplement la pour-
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 175
suite, le 20 juillet 1516, au lendemain d'un jugement
donnant raison à Reuchlin par une sentence qui ne
fut pas promulguée, grâce à ce stratagème. Reuchlin
ne mourut qu'en 1522. Tous ces faits sont posté-
rieurs à l'explication de son livre par Agrippa, en
1509. A celte date, rien n'avait encore effleuré la
bonne renommée de ce savant homme.
Le traité de Reuchlin, De verbo mirifico, avait été
publié en 1494 '. L'ouvrage était composé dans la
forme de dialogues, dont les interlocuteurs étaient
un philosophe de l'antiquité, Sidonius, un rabbin
juif, Baruch, et un docteur chrétien que l'auteur
nomme Capnio, et sous la figure duquel il se cache,
en se dénonçant toutefois lui-même. Capnio est, en
effet, la traduction greco-latine de son propre nom,
Reuchlin ou plutôt Rauchlein qui en Allemand signifie
petite fumée 2. Jamais ouvrage n'a été conçu plus
noblement ni plus admirablement exécuté, dit un
contemporain 3. Le dialogue est divisé, ajoute-t-il,
en trois parties formant autant de livres. Le pre-
1. Les éditions ultérieures que l'on connaît de ce traité sont
de 1514, 1522, 1552, toutes postérieures à l'exposition verbale
qu'en a faite Agrippa en 1509 ; époque où l'ouvrage n'était
encore que peu répandu.
2. Conformément aux usages du temps, le nom latinisé de
Capnio fut conservé à Reuchlin dans le monde des érudits
du xvi" siècle.
3. Conradl Leontorii ad Jacobum Vuimphetingum Epistola.
1494. — Culte lettre est imprimée, comme une sorte d'intro-
duction, en tète du livre de Reuchlin.
170 CHAPITRE DEUXIÈME
mier contient l'exposition de tous les secrets de la
philosophie ; le second fait connaître les noms mys-
térieux et tout puissants qui donnent la clef des
doctrines hébraïques; le troisième est consacré au
rapprochement et à la justification de ce que con-
tiennent les deux autres, pour conclure à l'excel-
lence par-dessus tout du nom mirifique, du nom de
Jésus, réalisation complète de l'ineffable Tétra-
gramme.
On pourrait, aujourd'hui, rabattre sans scrupule
quelque chose de cette pompeuse appréciation. En réa-
lité, le premier dialogue contient une argumentation
dans laquelle Sidonius expose les principes d'une phi-
losophie sensualiste attaquée par le juif Baruch, qui
démontre contre lui l'existence d'un Dieu unique par
qui toutes choses ont été créées et sont gouvernées.
Dans le second dialogue, Baruch développe une doc-
trine où se mêlent les principes d'une sorte de phi-
losophie hermétique sur les rapports de Dieu et du
monde, avec les théories de la cabale hébraïque,
touchant la formation des mots et la puissance
mystérieuse qui résulte pour ceux-ci des conditions
mômes de cette formation. Après tout les autres, est
mentionné le nom de la divinité ou le mystérieux
Tétragramme ; groupe de quatre lettres qui en hé-
breux exprime ce saint nom. La dernière partie
enfin, est consacrée, dans un troisième dialogue, h
l'analyse du Tétragramme divin, et à de subtiles con-
sidérations fondées sur sa structure et sur la com-
binaison de ses diverses parties avec de nouvelles
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 177
lettres, pour former d'autres mots. Vient alors l'ap-
préciation de ces mots nouveaux et des lettres qui
les constituent, avec l'explication de leur sens pro-
pre et de la vertu ou puissance qui appartient aux
uns et aux autres. L'alphabet hébraïque fournit les
éléments du mécanisme ainsi mis en jeu.
Voici quelques propositions qui montrent quel est
l'esprit de ces théories. Dieu est le principe de
toutes choses ; sa toute puissance est la source des
miracles. Il importe de connaître son saint nom et
de savoir en faire usage. Dieu a plusieurs noms à
l'aide desquels on peut rendre compte de toutes les
œuvres du Christ. Le nom du Christ lui-même peut
devenir un instrument de miracles. La toute-puis-
sance de Dieu a été invoquée par le moyen de trois
lettres aux temps de nature, par quatre lettres sous
le règne de la loi, elle doit l'être par cinqiettres
sous celui de la grâce : ces trois groupes de lettres
constituant trois noms différents de la divinité qui se
rapportent à chacune des trois époques dites ainsi de
nature, de la loi et de la grâce. Tout cela se termine
par une dissertation sur la croix, et sur la lettre tau
qui en est la figure.
Avec la croix et non sans elle, dit en terminant
l'auteur par la bouche de Capnio, un des interlocu-
teurs, toute notre opération sera rendue facile.
Quant au nom de la croix, c'est là le très secret
mystère du Verbum mirifîcum; redoutable symbole
qu'on no doit pas jeter au vent, mais seulement
murmurer à l'oreille. Approche, Sidonius, et reçois-
178 CHAPITRE DEUXIÈME
en le souffle. — As-tu compris? — J'ai compris. —
Maintenant que tu possèdes ce secret, couvre-le d'un
profond silence : Sile, cela, occulta, tege, tace, mussa.
— A ton tour, Baruch. — As-tu entendu? — J'ai
très bien entendu. — Garde-toi d'en rien divulguer.
— Maintenant, sachez que tout ce que vous deman-
derez ainsi, vous l'obtiendrez. Adieu,, et cultivez reli-
gieusement le Verbum mirificum. Le traité finit ainsi.
Telle était l'œuvre étrange avec laquelle, en 1509,
Agrippa éveillait et soutenait la curiosité du
public nombreux et distingué qui l'écoutait, au pied
de la chaire où il lui avait été permis de monter,
à l'université de Dole. On trouvait fort beau ce
mélange de singulière érudition et de mysticisme.
Nous nous étonnons aujourd'hui du complaisant
acquiescement donné à ces bizarres conceptions. On
pourrait s'étonner également qu'il se fût en même
temps rencontré des gens pour déclarer dangereu-
ses et coupables ces rêveries. C'est ce qui eut lieu
cependant. On ne peut attribuer cette hostilité au
retentissement de la grande querelle de Reuchlin,
l'auteur du traité en question, avec les théologiens,
à propos des livres juifs. Cette querelle, avons-nous
dit, ne devait commencer que l'année suivante.
Quelle était donc la cause de l'opposition dirigée en
1509 contre Agrippa ? Etait-ce l'effet de quelque sen-
timent de jalousie provoqué par les succès du jeune
étranger, sur lequel venaient de se concentrer la
faveur publique et l'attention générale ? Etait-ce
la crainte sérieuse de voir se répandre et s'accréditer
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 1 7Î>
certaines doctrines réprouvées, que mettait indirec-
tement en lumière le livre de Reuchlin, en énonçant
quelques principes d'épicurisme et de philosophie
hermétique, et surtout en les accompagnant de ce
bagage d'érudition hébraïque plus ou moins vraie
qui semblait redoutable, à cause de son origine et
de sa subtile obscurité, mais qui était au fond la
chose la plus vaine et la plus innocente? Etait-ce
enfin tout simplement le dessein de faire échec à
toute discussion libre, en arrêtant un enseignement
qui traitait, à un point de vue étranger à l'orthodoxie,
des matières dont celle-ci s'était toujours réservé
la connaissance? Il y avait peut-être un peu de ces
divers motifs dans les mobiles qui firent agir les ad-
versaires du jeune lecteur de l'université.
Agrippa était de plus en plus goûté par le public
complaisant que captivait sa parole. Le corps des pro-
fesseurs de l'université de Dole allait s'ouvrir pour
le recevoir; une chaire permanente lui était assurée,
et un traitement lui était promis. Un brillant et
solide avenir semblait s'annoncer pour lui. Mirage
trompeur, tout près déjà de s'évanouir ; échafau-
dage de fortune, qu'un seul coup allait faire écrou-
ler.
Non loin de Dole, théâtre des succès éphémères
d'Agrippa, vivait, dans le couvent des Franciscains
de Gray, un religieux nommé Jean Gatilinet, docteur
en théologie et provincial de son ordre pour la
Bourgogne. C'est lui qui devait déchaîner l'orage.
Il eût probablement tenté vainement d'ébranler le
180 CHAPITRE DEUXIÈME
crédit naissant d'Agrippa à Dole même, où le défen-
dait la faveur publique. Gatilinet s'y prend autre-
ment. Pendant le carême de l'année 1510, il s'est
transporté en Flandre, dans la ville de Gand, où il
a été appelé à prêcher devant la gouvernante de la
province, la princesse Marguerite, et toute sa cour.
Il profite de cette situation pour attaquer avec viva-
cité le nouveau lecteur de l'université de Dole, le
jeune étranger, qui a osé introduire dans les écoles
les doctrines condamnées et prohibées de la cabale,
soumettre au Talmud le texte des saintes écritures
et préférera l'autorité des Pères et des docteurs de
l'Église celle des rabbins juifs. Il profère contre lui
une accusation redoutable : Agrippa, dit-il, n'est
autre chose qu'un hérétique hébraïsant.
Le coup, porté à Gand parle franciscain Catilinet,
paraît avoir eu à Dole un retentissement immédiat,
et, en ruinant les espérances d'Agrippa, l'avoir con-'
traint à s'éloigner d'une ville où il avait trouvé
d'abord de si sympathiques encouragements. C'est
au moins ce que donne lieu de penser son départ
subit pour l'Angleterre à ce moment, bien que dans
d'autres circonstances, il semble, en des termes peu
explicites du reste, assigner une cause différente à
ce voyage. Les sermons de Gatilinet à Gand sont du
mois de mars 1510, et dans le courant de la même
année, Agrippa, non pas formellement expulsé peut
être, mais obligé de quitter inopinément la Bourgo-
gne, comme il le dit ailleurs, se trouve en Angle-
terre et à Londres. C'est de là qu'il date un écrit
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 181
plein d'amertume dirigé contre le moine odieux qui
vient de renverser l'édifice ébauché de sa fortune l.
On ne saurait méconnaître que, dans cette circons-
tance, Agrippa n'eût été la très innocente victime de la
malice d'autrui. Mais il est permis de douter que le
tort qu'il en reçut fût aussi réel qu'il paraissait l'être.
On a quelque raison de penser, quand on connaît
Agrippa et son histoire, que la situation qu'il avait
prise à Dole ne se serait pas prolongée beaucoup.
A supposer qu'elle se fût d'abord maintenue, malgré
les conditions factices où elle s'était produite, l'hu-
meur inconstante de l'homme, son défaut habituel
de mesure, et son absence de toute prudence ne
pouvaient manquer d'y mettre fin assez prompte-
ment. Ceci soit dit en passant, pour combattre la
supposition que, sans l'indiscrète intervention de
Catilinet, la carrière d'Agrippa eût pu prendre à ce
moment une marche régulière toute différente de la
vie agitée qu'il mena, en effet, jusqu'à la fin. Il y avait
de l'aventurier dans Agrippa, nous l'avons déjà dit,
son existence tout entière devait s'en ressentir. Il
était presque fatalement condamné aux accidents et
aux hasards. Son opinion personelle, cependant, n'é-
tait évidemment pas qu'il dût en être nécessairement
ainsi. Agrippa s'est toujours montré très prompt à
1. // G. Agrippée exposlulath super expositione sua in 11-
bnun OK verbo mirifico cum Joanne Catilineti fratrum Fran-
ciscariorum per Burgundiam provinciali ministro, sacra théolo-
gie doctori. (Opéra t. II, p. 5U8-512.)
182 CHAPITRE DEUXIÈME
s'emporter contre ceux qui contrariaient sa marche
et lui faisaient obstacle. Il est souvent injuste quand
il s'en prend de ses mésaventures à d'autres qu'à
lui-môme; dans la circonstance présente son ressen-
timent est plus légitime. Il y a de la vérité dans sa
plainte; il y en a, dans les accents par lesquels
il l'exprime. On y trouve aussi l'amère ironie qui
caractérisera toujours, et d'une manière bien plus
vive encore dans d'autres occasions, ses œuvres
de polémique.
— La charité et la sincérité sont les premiers de-
voirs du chrétien, dit Agrippa en s'adressant à Ca-
tilinet. C'est pour me conformer à cette obligation
que je t'écris, ô bon père; ce n'est, crois le bien, ni par
haine ni par envie que je le fais. Toi, cependant, tu
n'a pas craint, bien plus, tu t'es efforcé de provoquer,
malgré mon innocence, et de déchaîner contre moi,
à grand renfort de mensonges, la haine et l'envie.
Je me demande ce qui a pu, à si grande distance,
t'exciter contre un inconnu vivant en étranger au
fond de la Bourgogne, ce qui a pu te porter à lancer
de violentes et calomnieuses imputations contre un
absent, contre un innocent, qui n'en voulant à per-
sonne, ne cherchait qu'à se faire honneur par des
moyens honnêtes; toi, dont le devoir est de haïr le
mal, de pratiquer la charité, d'aimer, de bénir et de
vivre en paix avec tout le monde. Qu'aucun méchant
discours, dit l'apôtre, ne sorte de votre bouche. Ce-
pendant, au mépris de ton devoir, tu as répandu
contre moi des semences de discorde. Appelé à
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 183
prêcher le carême dernier dans la ville de Gand,
devant notre illustre princesse et devant toute la
cour, tu n'as pas craint au milieu même d'une ex-
position de l'évangile du Christ, d'éclater contre moi
en injures et en vaines calomnies, jusqu'à tromper
l'opinion sur mon compte et à transformer en haine
la faveur que beaucoup m'accordaient. Dans tes ou-
trageantes harangues, tu as déclaré, et tu l'as répété,
que j'étais un hérétique judaïsant, coupable d'intro-
duire dans les écoles l'art impie de la cabale, de
mépriser les Pères et les docteurs de l'Église,
d'élever au-dessus d'eux les rabbins juifs, de tortu-
rer le sens des saintes écritures pour les plier aux
interprétations du Talmud.
— Je suis, au contraire, vraiment chrétien et atta-
ché jusqu'à la mort à la foi du Christ. Je respecte
avant tout les docteurs de ma religion, mais je ne mé-
prise pas les rabbins. Si je tombe enfin dans quelque
erreur, je n'entends pas pour cela devoir être pris
pour hérétique, ni pour judaïsant. Je ne torture pas le
sens des écritures; je me contente de rapprocher les
interprétations diverses qu'en donnent ceux qui ont
autorité pour les expliquer. Quant aux arts prohibés,
bien loin de les enseigner, je ne veux pas même les
apprendre. Tout ce que j'ai fait, c'est expliquer le
livre tout catholique intitulé De verbo mirifico, et
composé par le très chrétien docteur Jean Reuchlin
de Pforzheim. Ce travail, je ne l'ai pas fait en se-
cret, mais ouvertement, en pleine école, dans des
lectures publiques, entreprises gratuitement pour
18 i CHAPITRE DEUXIÈME
l'honneur de l'illustre princesse Marguerite, et pour
l'unique avantage des études dans sa ville de Dole.
Là, j'ai vu dans mon auditoire de graves sénateurs,
de savants docteurs, des professeurs, ordinarii lectu-
res, et, au milieu d'eux, le révérend Doyen de l'Eglise
de Dole, Simon Vernerius, vice-chancelier et conser-
vateur de l'université de cette ville, docteur en l'un et
l'autre droit, qui n'a pas manqué à une seule de mes
lectures.
— Mais, toi qui ne me connais pas, toi qui ne m'as
jamais entendu ni dans une de mes leçons, ni même
en conversation, toi qui ne m'as jamais vu, tu oses
me juger et me condamner. Tu me calomnies dans
tes sermons, tu salis mon nom, tu ruines ma répu-
tation; et cela sans cause et sans raison. Tu ne peux
rien prouver contre moi. Rendu soupçonneux par
ton ignorance de la cabale et de la science hébraï-
que, tu me déclares hérétique judaïsant, et tu me
voues au bûcher. Mes doctes et équitables audi-
teurs savent si j'ai jamais rien dit qui fût con-
traire àlafoi chrétienne. Mais, peut-être, prétendras-
tu qu'eux aussi judaïsent et sont hérétiques; car ils
ont bien voulu m'entendre sans me contredire ; bien
plus, j'ai reçu outre leur assentiment, leur approba-
tion et leurs encouragements ; car, en paiement de
ma peine, ils m'avaient reçu dans leur collège, et m'a-
vaient assigné une chaire et un traitement pour
avoir ainsi publiquement judaïsé et fait profession
d'hérésie. Tes injures ne m'atteignent donc pas seul.
Elles vont frapper le parlement lui-même et l'uni-
AGRIPPA A COLOGNE, A PAUIS, ETC. 185
versité de Dole. Vois dans quel abîme tu t'es jeté.
En trompant et la princesse et la cour, tu t'es joué
du parlement et du corps enseignant tout entier. Tu
as profané ainsi la parole de Dieu. Est-ce là prê-
cher l'Évangile du Christ ?
— Et quand il serait vrai qu'adolescent, âgé de
vingt-trois ans à peine, j'eusse avancé quelque im-
prudente proposition dans mes lectures, et mérité
ainsi qu'on me reprit, ne pouvais-tu le faire plus
chrétiennement, toi qui, de ton couvent de Cray, ne
manquais pas d'occasions pour venir dans cette ville
de Dole, où tu pouvais me voir et me faire entendre
tes plaintes. Pourquoi ne pas me parler en face?
Pourquoi, lorsque je lis à Dole, aller, à deux cents
milles de là, m'attaquer en Flandre, à Gand, devant
la princesse et la cour et, en les excitant contre moi,
me faire indirectement repousser de la Bourgogne?
Ne valait-il pas mieux me reprendre et, comme le
dit Paulus, m'instruirc en esprit de douceur? C'eût
été là un procédé vraiment fraternel et tout évan-
géliquc, digne d'un religieux, d'un frère soumis à
la règle de saint François, une manière d'agir véri-
tablement utile à mes intérêts.
— Daigne donc m'épargner, et mettre lin à tes dis-
cours, à tes calomnies, à tes injures. Rends-moi la
pureté de mon nom; rends-moi ma bonne réputa-
tion; rends-moi tout ce que tu m'as enlevé. Fais en
sorte de te réconcilier avec ton frère en Jésus-
Christ, avant d'aller célébrer, au péril de ton âme, les
saints mystères, et recevoir pour ta condamnation
T. I 13
186 CHAPITRE DEUXIÈME
éternelle le corps de Jésus-Christ. Je t'adresse, ce
peu de paroles, ô bon père, sans colère, sans haine,
sans envie; mais fort de mon innocence et par pure
charité. Maintenant, si par défiance contre le Tal-
mud et la cabale, si par considération pour quel-
ques pauvres ignorants ou autres qui me soient
contraires, tu persistes à me tenir, en suspicion, je
m'engage à me justifier et à me purger devant toi
de toute accusation.
— Fait à Londres, ex Londino Angliae, celebri empe-
rio, l'an 1510.
Dans sa retraite de Londres, Agrippa n'attendait
évidemment aucun résultat utile de cette épître.
Mais il cédait, en cette circonstance, comme il Ta fait
souvent dans la suite, à la satisfaction de donner
carrière à son ressentiment, en décochant quelques
traits satyriques à l'ennemi qui l'avait frappé. Cette
pièce allait beaucoup moins à l'adresse du moine
Gatilinet qu'à celle du public, devant lequel Agrippa
voulait, pour se venger de lui, le bafouer en lui di-
sant quelques dures vérités.
Nous ne connaissons que dans ses dernières con-
séquences, l'effet de l'attaque dirigée par le Père Ca«
tilinet contre Agrippa. Nous ne savons pas si celui-
ci fut formellement expulsé de Dole et de la province
de Bourgogne, ou bien si des menaces plus ou
moins ouvertes de poursuites, ou encore de simples
contrariétés, suite de cette hostilité déclarée, le déci-
dèrent à s'éloigner. Une des particularités de cette
mésaventure, fut qu'elle l'empêcha de remettre alors.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 187
à la princesse Marguerite, le traité qu'il venait de
terminer de la prééminence du sexe féminin, com-
posé pour elle. Il lui en a fait, il est vrai, finale-
ment hommage, comme il en avait l'intention; mais
cela n'eut lieu que vingt ans plus tard, dans des cir-
constances dont nous aurons à rendre compte ulté-
rieurement. La dédicace imprimée en tête de cet
écrit, à l'adresse de la princesse, semble être néan-
moins de l'époque où il a été composé lui-môme,
pendant le séjour qu'Agrippa fit à Dole, en 1501) et
1510; mais une épître qu'il y a jointe ultérieurement
pour Maximil. Transsylvanus, membre du Conseil
de l'empereur Charles-Quint, porte la date de la pré-
sentation réelle de l'ouvrage à la princesse Margue-
rite en 1529. Il relate, pour expliquer ce retard, les
faits qui en avaient décidé et que nous venons d'ex-
poser. En rappelant à cette occasion le nom du
Doyen de Dole, Simon Vernerius, vice-chancelier
de l'université, G ymnasiï procancellarius, Agrippa fait
connaître que ce personnage est un des hommes
qui l'avaient le plus pressé d'écrire ainsi quelque
chose pour la princesse, afin de se concilier ses
bonnes grâces.
Nous avons dit que le traité de la prééminence du
sexe féminin, exécuté à cette intention, n'était pas
le seul écrit qu'Agrippa eût produit pendant son sé-
jour à Dole. Nous avons annoncé que sa philosophie
occulte avait pu aussi être composée, en grande
partie au moins et dans un premier jet, à cette épo-
que. C'est, en effet, ce qui semble résulter des ter^
188 CHAPITRE DEUXIÈME
mes d'une lettre qui, vers ce temps, a dû accompagner
l'envoi do cet ouvrage à l'illustre Tritheim par
son auteur (Ep. I, 23). Cette lettre n'est pas datée, il
est vrai, mais elle a nécessairement précédé de bien
peu celle que Tritheim a écrite, le 8 avril 1510, pour
y répondre; car il est dit au début de celle-ci qu'elle
est remise au messager lui-même, qui a apporté la
première (Ep. I, 24). La lettre d'envoi appartient
donc au printemps de 1510, c'est-à-dire aux der-
niers temps du séjour d'Agrippa à Dole. Or, dans
cette lettre d'envoi, Agrippa dit formellement qu'il
vient de composer l'ouvrage qu'elle accompagne.
Mentionnant ensuite les circonstances dans les-
quelles il avait conçu la première pensée de son
œuvre, Agrippa en rapporte l'idée aux entretiens
qu'il avait eus avec Tritheim lui-même dans une
visite, est-il dit, assez récente \ Cette visite féconde
en résultats devait toutefois remonter assez haut
pour que l'auteur eût eu le temps de composer l'ou-
vrage qui en avait été, dit-il, la conséquence. D'après
la manière dont il en parle, nùper tecum, on ne pour-
rait que difficilement la reporter jusqu'en 1507, épo-
que à laquelle Agrippa se trouvait à Cologne, près
1. « Gum nuper tecum... in cœnobio luo apud Herbipolim
« (Wurtzbourg) aliquandiu conversatus, multa... una contu-
« lissemus,... post collatum inter nos... sermonem, tua...ardens
« adhortatio audaciam mihi animumque addidit. Ilaque... très
« libros de magia recentibus bis diebus composui, et de
« occulta philosopbia, minus infenso litulo, inscripsi (Ep. I,
« 23). »
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 189
do retourner à Paris, d'où il allait bientôt partir pour
l'Espagne. Peut-être faudrait-il plutôt la placer dans la
période, assez courte du reste, qui sépare le retour
d'Espagne de l'arrivée, à Dole, d'Agrippa, et qui com-
prend le printemps et l'été de 1500. Cette dernière
hypothèse ne laisserait cependant, à ce qu'il semble,
qu'un temps bien insuffisant pour l'exécution d'une
œuvre qui représente, après tout, quelle qu'en soit
au fond la valeur, une notable somme de travail.
Nous en jugeons ainsi, bien que nous sachions par
Agrippa lui-même que la philosophie occulte no
sortit pas alors de ses mains telle que nous la con-
naissons. Il nous apprend, en effet, que les parties
de l'ouvrage composées avant 1510 durent être com-
plétées ultérieurement; que le troisième livre resta
même pendant plus de vingt ans à l'état d'ébauche,
en quelque sorte; que l'auteur, en un mot, ne donna
à son œuvre sa dernière forme qu'à la fin de sa vie '.
11 n'en est pas moins constant qu'au mois d'avril
1510, Tritheim, alors abbé de Wurtzbourg, avait déjà
sous les yeux une copie de la philosophie occulte,
en grande partie terminée, et capable déjà de mé-
riter son admiration et ses éloges (Ep. I, 24).
Ce qui permettrait peut-être de concilier ce fait
avec les assertions d'Agrippa sur l'origine qu'il as-
signe à l'ouvrage et la part qu'auraient pu y avoir,
1. Ces indications fournies par Agrippa lui-môme sont dis-
persées dans plusieurs do ses lettres. (Ep. 1,2:5; V, 14 ; VI,
12,13).
190 CHAPITRE DEUXIÈME
suivant lui, les encouragements de Tritheim, c'est
qu'une parfaite sincérité n'est pas, on peut le cons-
tater en mainte occasion, la vertu essentielle du per-
sonnage, et qu'en adressant, en 1510, au savant abbé
une œuvre, dont la première conception reste après
tout pour nous incertaine, il a pu en attribuer avec
plus ou moins de vérité la pensée originaire h ses
entretiens avec lui, dans l'unique intention de se
concilier plus sûrement ainsi sa bienveillance. Au
reste, quoi qu'on doive penser en définitive de l'ori-
gine du traité, les indications données par Agrippa
sur ce sujet, ont au moins le mérite de nous
apprendre de quelle manière ont commencé, quelle
qu'en soit la date précise, 1507 ou 1509, ses rela-
tions avec le célèbre abbé de Spanheim et de
Wurtzbourg. Nous savons que des entretiens sur
les sciences occultes en ont été l'objet, sinon le
motif même.
Tritheim était un des hommes dont Agrippa de-
vait être, dans ses premières années, le plus désireux
de se rapprocher. Il avait une grande réputation de
savoir dans les sciences et les arts occultes et pas-
sait môme dans l'opinion commune, pour être un
peu sorcier. On racontait qu'après la mort de Marie
de Bourgogne, épouse de l'empereur Maximilien,
il avait, à la prière de celui-ci, fait apparaître un
instant devant lui la princesse, rappelée par ses
évocations du séjour des morts. Cette fable mérite
d'être mentionnée comme une preuve au moins des
préjugés qui régnaient sur le compte de l'abbé de
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 191
Spanheim, et comme un des traits de sa physiono-
mie, aux yeux de ses contemporains.
En 1510, Tritheim était un homme d'environ cin-
quante ans. Son histoire est très simple. Né en 14G2,
dévoré de bonne heure d'un besoin d'apprendre que
mille difficultés l'avaient d'abord empêché de satis-
faire, il était fortuitement entré, en 1-482, dans l'ab-
baye de Spanheim. Conduit en ce lieu, par le ha-
sard, il s'y était arrêté, y avait presque aussitôt fait
profession, en avait été élu abbé l'année même, et
l'avait gouverné pendant vingt-quatre ans, au bout
desquels, victime d'une intrigue et d'une conspira-
tion de couvent, il avait dû l'abandonner en 1506. Il
avait été appelé bientôt après, à la direction de
l'importante abbaye de Saint-Jacques de Wurtz-
bourg, qu'il conserva dès lors jusqu'à la fin de sa
vie, en 1516. Une des causes de son expulsion de
Spanheim avait été, dit-on, la régularité et la sévé-
rité de son administration. Il s'était appliqué à ré-
former cette maison qu'il avait trouvée dans un
grand état de relâchement. Il y avait notamment in-
troduit et y maintenait rigoureusement l'obligation
du travail; et, en appliquant celui-ci à la transcrip-
tion des manuscrits, auxquels on pouvait déjà join-
dre quelques livres imprimés, il avait formé une bi-
bliothèque, dont les deux mille volumes, nombre
considérable pour ce temps, étaient un objet de
curiosité qui lui attirait de savants visiteurs. Ce
n'est pourtant pas ce motif qui valut à Tritheim la
visite d' Agrippa ; car, à l'époque où il la reçut, il
1U2 CHAPITRE DEUXIÈME
avait déjà quitté Spanheim où il avait dû aban«
donner ce précieux trésor littéraire. Mais, à défaut
de livres, la personne du savant abbé suffisait
pour attirer Agrippa, si curieux et si avide lui-
même de savoir.
Tritheim a écrit dans les genres les plus divers.
On a de lui des ouvrages historiques, lesquels sont
maintenant, à nos yeux, son titre littéraire le plus sé-
rieux. Il avait composé également des traités dogma-
tiques, des œuvres mystiques et ascétiques, sur des
matières appartenant à la philosophie et à la reli-
gion. Il était de plus l'auteur de quelques écrits sur
les arts et les sciences occultes. Ces derniers ouvra-
ges ne sont vraisemblablement pas ceux qui étaient
le moins remarqués de son temps. Il avait en effet
rédigé, outre des chroniques et des biographies que
l'on consulte encore aujourd'hui, plus un panégyri-
que de sainte Anne et un exposé des miracles de la
sainte Vierge, un traité en quelque sorte herméti-
que des intelligences préposées hiérarchiquement
au gouvernement du monde ', et des ouvrages do
magie 2, sa polygraphie en six livres 3, et sa fameuse
stéganographie *. Ces deux derniers traités, qui
1. Chronologia mystica de septem intelligcntiis orbis post
Deum movenlibus.
1. Antipalus maleficiorum. — Philosophia naturalis de geo-
maaiia.
3. Polygraphia cum clave seu enuclcatorio.
4. Steganographia; hoc est arsper occultam scriphtram animi
sui voluntatem absenlibus aperiendi certa.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 193
avaient pour fondement les procédés de la science
cabalistique , étaient beaucoup plus innocents au
fond, que ne le faisait supposer l'appareil de combi-
naisons bizarres que l'auteur y étalait. L'abbé de
Spanheim est, dit-on, le premier qui ait parlé avec
une certaine étendue de Faust, ce fameux docteur,
cette espèce de magicien, dont la figure est devenue
plus tard si populaire. On reprochait à Tritheim
certaines opinions hasardées, comme de prétendre
qu'à force de science et de vertu, on pouvait enlever
et transporter les corps. On a remarqué sa fréquente
insistance à affirmer sa parfaite orthodoxie, ses in-
cessantes recommandations de s'en tenir surtout au
texte des livres saints, en faisant passer avant tout
l'autorité de Jésus-Christ et des apôtres ; au lieu
d'abuser, comme on le faisait dans les écoles de son
temps, de celle d'Aristote et des philosophes de l'an-
tiquité. Par ces traits divers que nous retrouvons
dans les écrits d'Agrippa, joints à un certain fonds
d'érudition historique, et à des discussions mysti-
ques, en ce qui touche notamment sainte Anne et
la Vierge, on est à môme d'apprécier quelle in-
fluence ont pu avoir sur ce dernier, Tritheim, ses
idées et ses ouvrages.
Les écrits de Tritheim n'ont été pour la plupart
imprimés que tardivement, comme cela du reste
avait lieu généralement des ouvrages de son temps;
et un certain nombre d'entre eux ne l'ont môme été
qu'après sa mort, il est donc difficile de savoir à
quelle époque précise ils ont été composés, et de
194 CHAPITRE DEUXIÈME
dire par conséquent quels sont ceux qu'Agrippa
pouvait connaître quand il fut pour la première fois
conduit vers leur savant auteur. A défaut de ces
ouvrages eux-mêmes qu'il ne connut certainement
pas tous alors, ses entretiens au moins avec le
célèbre abbé, avaient fait sur lui une profonde
impression. Il en témoigne dans la lettre dont
nous avons parlé déjà, où il rappelle sa visite à
Wurtzbourg.
— Révérend père, dit Agrippa, lorsque naguère
j'étais près de toi, dans ton couvent de Wurtzbourg,
où nos entretiens roulaient sur la chimie, la magie,
la cabale et autres sujets mystérieux, appartenant
au domaine des sciences et des arts occultes, nous
nous demandions pourquoi la magie estimée si haut
par les anciens philosophes, vénérée dans l'antiquité
par les sages et les prêtres, était devenue, dès les
premiers temps de la Religion, suspecte et odieuse
aux Pères de l'Église, et avait été bientôt repoussée
par les théologiens, condamnée par les sacrés ca-
nons, et proscrite par les lois. En y réfléchissant, il
m'a semblé que la cause unique de tout cela, était la
dépravation des temps et des hommes, grâce à la-
quelle de faux philosophes , pseudo-philosopki, des
magiciens indignes de ce nom, mentito nomine magi,
purent introduire d'exécrables superstitions et des
rites funestes ; entasser, au mépris de Dieu et pour
la perdition des hommes, leurs infâmes sacrilèges
contre la religion orthodoxe ; et publier enfin cette
quantité de livres condamnables que nous voyons
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 193
circuler de tous côtés, et auxquels est indignement
donné, pour titre, le nom très respectable de magie.
En s'efforçant d'assurer ainsi quelque crédit h leurs
rêveries, ils ont l'ait de ce nom sacro-saint de magie
un objet de haine pour les honnêtes gens, et une
source de graves accusations contre les savants;
de sorte que personne n'ose plus maintenant, par sa
doctrine ni par ses œuvres, s'avouer magicien, si-
non peut-être ces bonnes femmes de la campagne,
qui voudraient faire croire qu'il est en leur pouvoir,
comme dit Apulée, d'abaisser le ciel, d'enlever la
terre, de solidifier les sources, de fondre les monta-
gnes, et de faire toutes sortes de prestiges, dont
parlent Homère, Virgile et Lucain.
— J'étais étonné et indigné tout à la fois de voir
que, jusqu'à présent, il ne se fût trouvé personne
pour venger du crime d'impiété de sublimes et
saintes doctrines, et pour les présenter dans leur
intégrité et dans leur pureté; car tous ceux que
j'ai vus annoncer l'intention de le faire, avec Roger
Bacon, Robertus Anglicus, Petrus Apponus, Âlbcr-
tus Teutonicus, Arnoldus de Villanova, Anselmus
Parmcnsis , Piccatrix Hispanicus, et beaucoup
d'autres moins connus, au lieu de la magie qu'ils
prétendaient nous faire connaître, ne nous ont donné
que des extravagances dénuées do toute valeur, ou
d'indignes superstitions. Aussi, cédant à mon indi-
gnation et au juste sentiment de mon admiration,
curieux et intrépide explorateur des mystères de la
nature, j'ai cru que ce serait une œuvre louable que
196 CHAPITRE DEUXIEME
de restaurer l'antique magie, la doctrine des sages,
après l'avoir purgée des erreurs de l'impiété et re-
constituée sur ses solides fondements.
— Cette pensée me préoccupait depuis long-
temps, mais je n'avais jamais osé m'y arrêter,
quand nos entretiens de Wurtzbourg sur ce sujet,
tes avis éclairés et tes exhortations, enflammèrent
mon courage et me décidèrent à me mettre à l'œu-
vre. Je me suis appuyé sur l'opinion de philoso-
phes d'une sincérité reconnue, pour dissiper les té-
nèbres accumulées par une fausse science, qui pré-
tendait tout tirer de livres réprouvés. J'ai donc com-
posé, en ces derniers temps, trois livres où se trouve
concentrée toute la magie, sous le titre moins
décrié de philosophie occulte l. Je te les envoie,
en te priant de les revoir et de les corriger, dans le
cas où ils contiendraient quelque chose qui fût con-
traire à la vérité ou à la religion. N'approuve rien
qui soit nuisible, mais ne me cache rien non plus
qui puisse servir à mon objet, afin que, approuvé
par toi, mon ouvrage soit digne d'être livré au pu-
blic et d'affronter le jugement de la postérité. Vale.
Pardonne à ma téméraire entreprise (Ep. I, 23).
Si l'on s'en rapportait aux termes précis de cette
lettre, il faudrait, comme nous l'avons dit, admettre
qu'Agrippa, presque au lendemain de sa visite à
Wurtzbourg, eût conçu et exécuté dans un temps
très court le traité de la philosophie occulte. L'évi-
1. Voir la note 1, ci-dessus, p. 188.
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 1137
dente exagération de cette conclusion justifie les ré-
serves que nous avons faites précédemment à cet
égard. La lettre d'ailleurs contient certaines expres-
sions d'où il résulte que, même avant ses entretiens
avec Tritheim, Agrippa pensait déjà à cet ouvrage.
Quant à ce qui regarde l'œuvre en elle-même, ce
que nous en avons dit précédemment suffit pour
montrer combien sont peu fondées les prétentions
d'Agrippa d'avoir purifié les sciences et les arts oc-
cultes, ce qu'il appelle la magie, des superstitions
grossières accueillies et recommandées par ses de-
vanciers '. Malgré tout le dédain qu'il affecte pour
leurs ouvrages, il ne fait guère que les copier. Les
doctrines erronées et abusives qu'il leur reproche
se retrouvent dans son livre, et il ne l'emporte
guère sur eux que par l'heureuse idée de répudier,
en dépit de ses protestations d'admiration, le titre
décrié de magie, pour y substituer celui de philo-
sophie occulte, contre lequel ne s'élevaient pas en-
core les mêmes préventions. Ce qu'il avance d'ail-
leurs touchant l'autorité de ce titre de magie dans
l'antiquité est fort contestable. Les plus vieux do-
cuments historiques nous montrent la magie en
mauvais renom chez les anciens comme chez les
modernes \
1. Nuiis avons donné un aperçu 'lu cet ouvrage dans notre
chapitre premier, ci-dessus, p. OG.
i. Voir p. xxxn de notre introduction et; qui est dit de
l'opinion énoncée par Pline à ce sujet.
198 CHAPITRE DEUXIÈME
En adressant son livre à Tritheim, Agrippa le
remettait à un juge plus qu'indulgent. La réponse
de celui-ci n'est qu'un long et chaleureux éloge. La
langue d'un simple mortel peut à peine exprimer
la volupté que la lecture du merveilleux ouvrage a
causée au savant abbé. Le jeune écrivain a, suivant
lui, pénétré des mystères demeurés cachés aux
hommes les plus doctes. On ne peut qu'approuver
cette œuvre admirable, et l'on doit souhaiter que
l'auteur, donnant l'essor à son génie, s'élève plus
haut encore, sans se laisser arrêter par aucun obs-
tacle importun. Son rare esprit est fait pour les con-
ceptions les plus sublimes. Cependant, après avoir
épuisé toutes les formes d'une louange exagérée,
Tritheim, en homme avisé et instruit par une lon-
gue expérience, ajoute pour terminer son épître
une recommandation pleine de sagesse, à laquelle
il ne manque pour nous toucher que de s'appliquer
à un sujet qui en soit plus digne.
— Nous n'avons plus maintenant, dit-il, qu'un
conseil à te donner; et ne l'oublie jamais. Au vul-
gaire ne parle que de choses vulgaires; réserve
pour tes amis particuliers les secrets d'un ordre
plus élevé (Ep. I, 24).
Nous avons parlé précédemment de l'œuvre à la-
quelle Tritheim prodiguait les éloges dont on vient
de voir l'expression. Bien que nous ne connaissions
aujourd'hui le livre d'Agrippa que dans une forme
définitive qu'il n'avait pas encore atteinte à cette
date, nous avons tout lieu de croire que son corn-»
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC.
199
plet achèvement n'y a rien ajouté d'essentiel et
qui pût en modifier l'esprit; puisque ce supplé-
ment de travail appartient à une époque où l'au-
teur n'accordait plus aucune confiance aux sciences
occultes qui en font l'objet, et ne s'occupait plus
de celles-ci, comme il l'avait fait dans sa jeunesse
peut-être, avec l'ardeur et la foi de néophyte,
seules capables d'enfanter des conceptions nou-
velles sur ces matières suspectes, et vivement
controversées. Le traité de la philosophie occulte
que Tritheim a eu sous les yeux ne devait donc pas
au fond différer beaucoup de celui que nous con-
naissons. Gomme lui, il était divisé en trois livres.
Si ceux-ci étaient un peu moins étendus qu'ils ne
le sont devenus par la suite, si le troisième, no-
tamment, était encore, ainsi que nous l'apprend
Agrippa lui-même, à l'état d'ébauche seulement, au
moins est-il à peu près certain que l'ouvrage ren-
fermait déjà les doctrines caractéristiques dans leur
étrangeté, que nous y trouvons : un tableau des
trois sphères d'ordre terrestre, céleste et intellectuel,
c'est-à-dire une étude sommaire des corps animés
ainsi que des corps inertes qui sont du domaine de
la matière, sur la terre aussi bien que dans le ciel, ce
qui constitue un système de la nature ; l'explication
des lois qui président à la marche des corps céles-
tes, et celle des rapports mystérieux qui existent, sui-
vant ces doctrines hasardées, entre les mouvements
de ces corps et le développement des faits terrestres,
source des théories de l'astrologie et des sciences
200 CHAPITRE DEUXIEME
divinatoires ; enfin l'examen du système hiérarchique
des intelligences, depuis Dieu jusqu'à l'homme,
en passant par le régime intermédiaire des démons
bons et mauvais, conceptions d'où procèdent la dé-
monologie, la science des évocations, la nécromancie.
Nous ne reviendrons pas ici sur ce que nous avons
dit précédemment de ce singulier ouvrage, qu'il
nous aura suffi de rappeler ainsi pour montrer à
quel point de ses travaux en était Agrippa, au mo-
ment de sa vie où nous sommes parvenus. L'année
1509 l'avait vu successivement à Avignon, où il s'ar-
rête un instant, au retour de son excursion en Espa-
gne, à Lyon ensuite, puis à Autun, à Châlons, à Dole,
peut-être encore à Wurtzbourg, où il a dû visiter
Tritheim, au plus tard vers cette époque. L'année sui-
vante, en lolO, obligé de quitter la Bourgogne, où
il avait pu un instant espérer se fixer, il passe,
comme nous l'avons dit, en Angleterre. C'est de
Londres qu'on le voit adresser au moine Catilinet
sa mordante réponse aux attaques dirigées par ce-
lui-ci contre les lectures publiques de l'université
de Dole, sur le traité de Reuchlin De verbo mirifico.
Agrippa donne à penser, d'après certaines expres-
sions trop peu explicites malheureusement d'un de
ses écrits, qu'il avait été conduit en Angleterre par
quelque commission ou affaire secrète sur la nature
de laquelle il ne s'explique pas '. Le séjour à Lon-
1', <A|kkI Iîi'it, iniios... occultissimum quoddam lune agebam
« negotium. » {Opéra, t. II, p. 596.)
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 201
dres eut au reste pour lui ce résultat intéressant
de lui fournir une occasion d'entrer, plus sérieuse-
ment qu'il ne l'avait fait encore, dans un genre d'é-
tudes qu'il avait à peine effleuré ce semble jusque
là, l'étude des lettres sacrées proprement dites;
car c'est assez gratuitement qu'il donne quelque part
ce titre spécial aux travaux nécessités par ses le-
çons de Dole sur le traité de Reuchlin '. Lui-même
nous apprend que pendant son séjour à Londres,
en 1510, il se livra sous la direction de Johannes
Goletus à l'étude des Épîtres de saint Paul \ C'est
probablement ce travail qui lui a fourni la matière
des petits commentaires sur saint Paul qui ne nous
sont point parvenus ; que plus tard il se plaint d'a-
voir perdus en Italie ; et dont la recherche fait, par la
suite, l'objet d'une partie de sa correspondance avec
Cantiuncula, comme nous le verrons ultérieure-
ment.
Un est très mal renseigné sur les mouvements et
sur les actes d'Agrippa pendant le cours des années
1510 et 1511, où sa correspondance fait presque
entièrement défaut. Son séjour en Angleterre ne
peut pas s'être prolongé beaucoup , malgré l'impor-
tance donnée par lui aux travaux qu'il prétend y avoir
exécutés ; car il ne dut pas y arriver avant le prin-
1. < Primum in Dola Burguadiae publica lectura sacras lileras
« professus sum. » flbid.)
2. n In Britantuam trajiciens apud Johagnem Goletum,... in
« divi Pauli epistolas desudavi. » (Ibid.)
T. i. 16
202 CHAPITRE DEUXIÈME
temps de l'année 1510 au plus tôt; et, dans le cou-
rant de la même année, il était de retour dans sa
ville natale, à Cologne, où il soutenait des thèses
de théologie; thèses que, dans le langage de l'École,
on qualifiait, comme nous l'apprend aussi Agrippa,
du mot barbare de quodlibeta '. Si c'étaient pour
Agrippa des épreuves destinées à lui procurer
l'acquisition d'un grade universitaire, on peut re-
garder comme douteux qu'il ait alors atteint ce ré-
sultat, malgré le témoignage qu'il se rend à lui-même
de ses succès dans cette circonstance ; car il sem-
ble exprimer un peu plus tard, en 1519, le regret
de n'avoir pas poussé ses études dans cette direc-
tion jusqu'à conquérir en théologie la maîtrise,
qu'il avait obtenue clans la faculté des arts, c'est-à-
dire dans les humanités. En effet, à propos de ce
grade de maître es arts, et des peines qu'il lui avait
coûtées, Agrippa se plaint de n'avoir pas consacré
plutôt son labeur et son temps aux bonnes lettres,
bonx literne 2. Or, ce qu'Agrippa nommait les bonnes
1. « Ex Britannia autem recedens, apud Colonienses meos,
« coram universo studio toloque theologïco cœtu, theologica
« placita, quae vos vocabulo non admodum latino quodlibeta
« dicitis, haud non theologice declamavi. » (Ibid.). On appelait
thèses quodlibétales ou quodlibétaires celles qui devaient être
soutenues non sur un sujet particulier, mais sur toutes les
parties de la science.
2. «... Ad lauream usque, magisteriumque desudavi; longe
« quidem melius tune facturus, si pro scholasticis illis nugis,
«bonis literis laborera illum tempusque impendissem. »
AGRIPPA A COLOGNE, A PARIS, ETC. 203
lettres n'était autre chose, on le sait, que les travaux
sur les matières religieuses et théologiques. Les
thèses quodlibétales, soutenues par lui, étaient, il y
a tout lieu de le croire, les exercices d'un candidat
et non les leçons d'un maître l. Ce n'est au reste
que tardivement, Agrippa en convient, qu'il s'est
livré avec une sérieuse attention aux études théolo-
giques, ou du moins à ce qu'il décorait de ce nom 2.
De Cologne où, arrivant d'Angleterre, il n'était que
depuis bien peu de temps de retour, Agrippa prend
tout d'un coup, en 1511, le chemin de la Lombardie,
où l'appelait, dit-il, le service de l'empereur, alors
en guerre avec les Vénitiens. Nous allons le suivre
dans cette contrée qui devait le retenir pendant près
de sept années ', beaucoup plus adonné aux travaux
littéraires, il l'avoue lui-même \ qu'à l'exercice des
(Opéra, t, II, p. 028 . ) Nous avons établi précédemment que ce
magisterium dont il est ici question est le grade de maître es
arts. Voy. ci-dessus, p. 126.
1. Bayle dit cependant à ce propos, dans des termes dont il
y a peut-être lieu de contester la justesse, qu'Agrippa lit alors
à Cologne des leçons publiques, sur les questions du théologie
qu'on nomme quodlibétales (sic). (Bayle, Diction. critiq.t t. I.
p. 101.)
2. Nous avons réuni dans une note de l'appendice (n° V) quel-
ques indications sur les études théologiques d' Agrippa.
'.]. « In Ttalicis dastris septennio illius (Maximiliani Ceesaris)
« stipendio mililavi. » (Bp. VII, 21.)
4. « A Maximiliano Cœsare contra "Venetos destinatus, in ipsis
« castris, hostiles inter turbas, plebemque cruentam, à sacris
* leclionibus non desliti. » [Opéra, i. II, p. 596.)
20-4 CHAPITRE DEUXIÈME
armes, comme il le prétend ailleurs (Ep. VII, 21),
et comme l'affirment, d'après ce dernier témoignage
d'une valeur fort contestable quoique venant de lui,
la plupart de ses biographes.
CHAPITRE III
AGRIPPA EN ITALIE
1XS11-1818
Le nord de l'Italie au commencement du xvie siècle. — Agrippa
au service de l'empereur, à Vérone. — Agrippa au concile de
pjse. _ Premier séjour à Pavie. — Correspondances avec
Bartholomeus Rosatus et avec l'ami de Borgo-Lavezzaro. —
Protection du marquis de Montferrat. — Premier séjour à
Casale. — Second séjour à Pavie; mariage d'Agrippa; le-
çons sur le Pimander, sur le banquet de Platon. — Les
Français à Pavie, avant et après la bataille de Marignan ; les
Suisses à Milan-, malheurs d'Agrippa. — Second séjour à
Casale-, correspondance avec le père Jean Chrysostome de
Verceil; le dialogue sur l'homme; le traité de la connais-
sance de Dieu. — Séjour à Turin. — Propositions d'emploi de
divers cotés ; départ pour Metz.
A partir do 1511, Agrippa reste pendant sept an-
nées consécutives en Italie, où son existence est,
dit-il ultérieurement, partagée entre la vie des camps
et la culture des lettres. Les témoignages fournis
par sa correspondance pour cette époque, font voir
206 CHAPITRE TROISIÈME
que, de ces deux parts dans l'emploi de son temps,
la seconde a dû être de beaucoup la plus importante ;
car on y cherche vainement la trace de ces fameux
services militaires, que depuis lors il rappelle en
toute occasion avec tant de complaisance. Ce qu'on
sait du peu de dispositions qu'il a manifesté ailleurs
pour la vie du soldat, avec sa discipline et ses périls,
suffît pour faire soupçonner sur ce point l'exacte
vérité, malgré la rareté des documents ; les lettres
de cette époque étant malheureusement peu nom-
breuses. L'apprentissage qu'Agrippa, trois ou qua-
tre ans auparavant, avait fait en Espagne de la pro-
fession des armes, acceptât-on comme fidèle le
tableau qu'il en a donné lui-même, fournit à cet
égard des preuves décisives ; il avait pu garder de
ces premiers exploits une impression qui paraît
avoir été définitive, on a tout lieu de le croire.
Afin d'apprécier avec connaissance de cause ce
qu'on doit penser des assertions d'Agrippa sur sa vie
militaire en Italie, et pour se rendre compte de l'exis-
tence qu'il a été dans le cas de mener alors dans ce
pays, des conditions dans lesquelles il y est arrivé,
des raisons qu'il a eues plus tard de s'en éloigner,
il convient de rappeler succinctementles événements
qui se sont accomplis dans la contrée pendant les
sept années qu'il y a passées, du commencement de
1511 aux premiers mois de 1518.
Les faits dont Agrippa a été témoin en Italie, ap-
partiennent aux complications politiques où vient
sombrer en 1512 la domination de Louis XII, et où
AGRIPPA EN ITALIE 207
so prépare ensuite et se consolide, avant de dispa-
raître à son tour, celle de François Ier dans le Mi-
lanais, à partir de 1515. On sait quelles étaient les
prétentions des souverains de la France sur certai-
nes parties de l'Italie, dans le midi aussi bien que
dans le nord de la Péninsule. Dans le midi, au
royaume de Naples, ils réclamaient l'héritage de la
maison d'Anjou ; dans le nord, en Lombardie, il
s'agissait de celui de Valentine Visconti, aïeule du
roi Louis XII, aux droits de laquelle ce prince visait
à la possession du duché de Milan et du comté d'Asti,
avec leurs dépendances. Ces prétentions devaient fina-
lement céder devant l'ascendant de la maison d'Au-
triche, définitivement assuré un peu plus tard par
Charles-Quint; mais auparavant il leur était réservé
de prévaloir momentanément, au profit d'abord de
Louis XII, en possession du Milanais pendant treize
années environ à partir de l'an 1499, puis de
François Ier qui le tint, à son tour, pendant une
période de sept années à peu près, de lolo à 1522.
La ruine des affaires de Louis XII et le rétablis-
sement de celles de François Ier, tels sont les deux
grands événements qui s'accomplissent dans le nord
de l'Italie, pendant les sept années que, de 1511 à
1518, y a passées Agrippa. L'empereur Maximilien
n'a dans ces faits qu'un rôle assez effacé, en compa-
raison surtout de celui que devait prendre ulté-
rieurement sur le môme théâtre son petit-fils Char-
les-Quint, dans sa lutte avec le roi François Ier.
Cependant, comme c'est pour le servir qu'Agrippa
208 CHAPITRE TROISIÈME
vient alors dans cette contrée, il importe de voir
quel caractère y avait, à ce moment, la situation de
ce prince.
Le rôle de Maximilien en Italie était alors à peu près
réduit à l'exercice de quelques droits personnels qu'il
possédait, comme archiduc d'Autriche, sur le Frioul,
sur Trévise, Feltre, Goncordia, Udine et Trieste,
et à la conservation des droits de l'empire, lesquels
étaient tombés à fort peu de chose dans la Pénin-
sule, à cette époque. A Naples, ils étaient nuls; à
Rome, ils avaient été à peu près annihilés par les
développements de la puissance pontificale; en Lom-
bardie, ils consistaient dans la possession de quel-
ques territoires, sur l'Adige principalement. Après
cela, vis-à-vis des petits états, républiques et prin-
cipautés, qui se partagaient le reste de l'Italie, les
droits de l'empereur ne comportaient rien de plus
qu'une simple supériorité s'exerçant par les investi-
tures, avec quelques redevances conservées dans cer-
tains lieux. Toute l'action politique de Maximilien en
Italie s'appliquait, clans ces termes, à la défense des
terres de peu d'importance dépendant, soit de son
archiduché d'Autriche, soit du domaine impérial, et
à la sauvegarde des droits de supériorité qu'il
pouvait exercer ailleurs comme souverain, en se
faisant payer, autant que possible à haut prix, cer-
tains services qu'on avait à réclamer du chef de
l'empire, collation d'investitures, concession, recon-
naissance ou confirmation de droits et privilèges.
Quelquefois, mais plus rarement, il intervenait
AGRIPPA EN ITALIE 209
d'une manière directe dans des querelles terminées
par des traités où pouvaient être stipulés, en sa fa-
veur, des subsides et des pensions.
Maximilien était avide et intéressé; il était, en ou-
tre, capricieux et faible dans l'action. Machiavel dit
de lui, d'après le témoignage d'un homme qui l'avait
vu de près : L'empereur Maximilien, aujourd'hui ré-
gnant, ne prend conseil de personne, et néanmoins
ne fait jamais rien suivant ses opinions propres. Il
est réservé, ne communique ses projets à qui que ce
soit, mais il écoute trop, au moment de l'exécution,
les critiques de ceux qui l'entourent; de sorte que
l'on ne sait jamais, et qu'il ne sait pas lui-même d'a-
vance,' à. quel parti définitivement il s'arrêtera1. Ce
portrait est celui d'un homme irrésolu. Dans ces
conditions, un souverain no saurait être un grand
guerrier. Tel était Maximilien. La politique devait
être plus que la guerre clans les données du rôle que
comportait son caractère; on pouvait le servir, et
c'est ce que parait avoir fait Agrippa, sans être iné-
vitablement conduit sur les champs de bataille.
A l'époque où nous nous plaçons, vers le commen-
cement du xvie siècle, le nord de l'Italie était princi-
palement occupé, sous la suzeraineté plus ou moins
acceptée de l'empereur telle que nous l'avons indi-
quée, par l'État de Venise et par le duché de Milan ;
et entre ces deux souverainetés se trouvaient quel-
ques places, comme Vérone, Viccncc ctPadoue, qui
1. Machiavel, // principe, c xxm.
210 CHAPITRE TROISIÈME
ne les séparaient pourtant pas complètement, et dont
le domaine direct était revendiqué par l'empire. L'É-
tat de Venise confinait vers le sud aux terres des mar-
quis de Mantoue et des ducs de Perrare, qui le sépa-
raient des Romagnes, sur lesquelles le Saint-Siège
prétendait avoir des droits. Quant au duché de Mi-
lan, il touchait, d'un côté, aux terres de l'empire que
nous venons de nommer et aux domaines de Venise,
et, de l'autre, il sJétendait jusqu'au marquisat de
Montferrat, et jusqu'à la principauté de Piémont
appartenant auK ducs de Savoie. Au-dessous du Pié-
mont se trouvaient les petits états du marquis de
Saluces qui étaient limités vers le sud par les dé-
pendances de Gênes. Dans cette même direction du
sud, le duché de Milan comprenait Parme et Plai-
sance, par où il s'étendait jusqu'aux provinces dans
lesquelles le pape Alexandre VI cherchait alors à
constituer un état indépendant, pour son fils César
Borgia, duc de Valentinois.
Ces situations respectives créaient des antagonis-
mes etdes compétitions naturelles, dont le jeu décide
des faits accomplis alors en Italie. En y arrivant
pour arracher le Milanais à Ludovic Sforze, le roi
Louis XII avait eu pour alliés, en 1499, la république
de Venise et le pape : Venise, qui convoitait la pos-
session de certaines dépendances du duché de Mi-
lan sur la rive gauche de l'Adda, Crémone, Bergame,
Brescia; le pape Alexandre VI, à qui le roi promet-
tait de l'aider dans les Romagnes, et de favoriser les
entreprises du duc de Valentinois. Louis XII avait
AGRIPPA EN ITALIE 211
pu compter, en outre, sur le duc de Savoie, fidèle allié
des rois de France jusqu'au jour où la politique de
François Ier le fit plus tard tourner contre lui. En
l'année 1499, Ludovic Sforze avait été chassé du Mi-
lanais; l'empereur, qui l'avait d'abord accueilli, l'a-
vait abandonné ensuite et avait accordé, en loOo, au
roi Louis XII l'investiture du duché de Milan que ce
prince avait conquis.
La situation nouvelle produite par ces événements
n'avait pas tardé à changer les dispositions des prin-
ces et des États les uns à l'égard des autres. Le duc
de Valentinois avait vu d'abord se déclarer contre
lui les Vénitiens que son ambition et ses entreprises
clans leur voisinage ne pouvaient qu'alarmer; et,
après la mort d'Alexandre VI, père de cet ambitieux
personnage (1503), le concours de la papauté ne de-
vait pas tarder à lui faire défaut, le pape Jules II
n'ayant plus les mêmes raisons que son prédéces-
seur pour tolérer, à plus forte raison pour favoriser
un établissement qui pouvait compromettre les inté-
rêts temporels du Saint-Siège. Le duc de Valenti-
nois fut bientôt abattu. Les Vénitiens se trouvèrent
alors en opposition avec le pape Jules II et avec le
roi Louis XII : le pape revendiquant diverses places
occupées par eux en Romagne, Ravenne, Rimini,
Faenza, Imola, Forli, Cesônc, Gcrvia ; le roi jaloux
de recouvrer les dépendances du duché de Milan
qu'il leur avait d'abord abandonnées, Giradadda,
Crème, Crémone, Bcrgame. Brescia. L'empereur, de
son côté, indépendamment de quelques griefs a ven-
212 CHAPITRE TROISIÈME
ger, leur réclamait Roveredo, Vérone, Vicence, Pa-
doue, terres de l'empire, et, comme duc d'Autriche, il
redemandait en outre Trévise, Peltre, Goncordia,
Udine, et Trieste. Une ligue formidable s'était ainsi
formée contre Venise, entre le pape, l'empereur et le
roi de France. Le roi d'Aragon, souverain do Na-
ples, y avait accédé également, ainsi que les Floren-
tins, le duc de Savoie toujours uni au roi de France,
le duc de Ferrare qui affichait des prétentions sur la
Polésine, le marquis de Mantoue qui revendiquait
Legnago, Peschiera et Salo.
Cette coalition est la fameuse ligue de Cambrai
(1508). Les Vénitiens, qu'elle menaçait, avaient réussi
à en desserrer peu à peu les nœuds et à en retour-
ner l'action contre les Français, dont la puissance
devenait, en grandissant, un sujet d'inquiétude pour
toutle monde. Le pape, satisfait sur quelques points
s'était d'abord rapproché de la sérénissime républi-
que (1509), et l'empereur lui-même s'était à la longue
détaché aussi de Louis XII (1511), grâce à certaines
promesses qui achevèrent dans ses dispositions un
revirement, dont le principe n'était autre que le mé-
contentement de n'avoir pas tout d'abord obtenu les
avantages qu'il se promettait de la ligue de 1508. En
1512, le roi Louis XII n'avait plus d'adhérents en
Italie que le duc de Ferrare, et les Bentivoglio de
Bologne que retenaient dans son parti les dangers
résultant directement pour eux de la politique du
pape Jules II; et cette année môme, malgré leur vic-
toire de Ravenne, les Français perdaient tout à fait
AGRIPPA EN ITALIE 213
le Milanais. Ils étaient en outre, bientôt après, con-
traints par de graves désastres d'abandonner l'Italie
(1512).
La lutte qui tournait ainsi au détriment de la poli-
tique française avait failli causer en même temps un
schisme religieux, par suite de l'hostilité qui s'était
déclarée, à cette occasion, entre le pape et le roi de
France. Le pape Jules II, s'étant dès 1509 rapproché,
comme l'avons dit, des Vénitiens, au mépris des en-
gagements contractés par lui lorsqu'il était entré
l'année précédente dans la ligue de Cambrai, ma-
nœuvrait sourdement contre les intérêts du roi
Louis XII. La situation s'était rapidement aggravée,
et, en 1510, le pape avait fulminé des censures contre
le clergé de France, qui soutenait le roi, et contre les
troupes qui combattaient pour lui en Italie. Pour ré-
pondre à ces coups avec des armes du même^genre,
Louis XII avait alors poussé à la convocation d'un
concile, devant lequel on annonçait la prétention de
faire comparaître, pour le juger, le pontife lui-môme.
Convoqué à Pise pour le 1er septembre 1511 par
un petit nombre de prélats dissidents, le concile
avait été ouvert dans cette ville le 1er novembre seu-
lement. Transféré à Milan le 8 décembre suivant, il
quittait cette ville, à la fin d'avril 1512, avec les Fran-
çais dont il servait les intérêts, contraint de se trans-
porter à Lyon au moment où ceux-ci abandonnaient
l'Italie. Le concile traînait encore après cela en lon-
gueur pendant quelques mois, et se terminait, au
commencement de l'année suivante, par les actes
214 CHAPITRE TROISIÈME
successifs de soumission de ses membres vis-à-vis
de Léon X, qui venait de succéder à Jules II (1513).
En cette même année, 1513, les Français reparais-
sent un instant en Lombardie. L'offensive reprise
par eux, non sans quelque succès d'abord, aboutit
ensuite à un désastre, la défaite de Novare, (6 juin
1513), qui les oblige de nouveau à repasser les
Alpes. L'année 4514 n'est guère signalée par aucune
entreprise de leur part, et se termine par la mort de
Louis XII, à qui succède François Ier. Ce prince, à
peine monté sur le trône, passe les Alpes à son
tour, comme ses prédécesseurs, et, vainqueur à Ma-
rignan (1515), réussit à ressaisir le Milanais sur le-
quel le traité de Noyon rétablit sa domination
(août 1516). Par cet arrangement la paix est restau-
rée dans le nord de l'Italie; la jouissance du Mila-
nais est assurée au roi de France, et les possessions
de Venise en terre ferme sont consolidées; mais l'em-
pereur Maximilien se trouve à peu près exclu de la
Péninsule. Cette situation qu'il acceptait devait être,
à quelques années de là, répudiée par son petit-fils
Charles-Quint, auquel il était réservé d'établir dans
la suite et pour longtemps, en s'appuyant sur les
droits des Sforze, la domination de la maison d'Au-
triche dans les plaines de la Lombardie. Une re-
prise nouvelle de guerres acharnées devait conduire
à ce résultat, mais auparavant une courte période
de tranquillité était accordée, de 1516 à 1521, à ces
contrées condamnées h tant d'agitations.
Après le tableau d'ensemble, que nous venons de
AGRIPPA EN ITALIE 215
tracer succinctement, des faits accomplis dans le
nord de l'Italie au commencement du xvic siècle, il
conviendra de reprendre avec plus de détails l'expo-
sition de quelques épisodes de cette histoire, en
suivant le fil des destinées particulières d'Agrippa,
pour expliquer comment il s'y trouve accidentelle-
ment mêlé, à Vérone d'abord, servant les intérêts de
l'empire auprès de Maximilien en 1511 ; à Pise en-
suite, ou plutôt a Milan, dès le commencement de
l'année suivante, servant ceux de la France auprès
du cardinal de Sainte-Croix, au sein du concile; à
Pavie enfin, où, vivant à quelque temps de là sous la
protection des Français, il est atteint successive-
ment par les conséquences de leur retraite précipi-
tée en 1512, puis de leur défaite de Novare en 1513,
par celles enfin de leur retour et par le contre-coup
de leur victoire de Marignan, en 1515. On verra par
l'attitude d'Agrippa dans ces diverses circonstances,
ce que peut avoir de vrai son assertion d'avoir servi
en soldat l'empereur, pendant les sept années de son
séjour en Italie.
Nous venons de dire que, de 1516 à 1521, quel-
ques années de tranquillité séparent les deux phases
de guerre qui aboutissent, la première au renver-
sement de la domination française sous Louis XII,
suivi bientôt après de son rétablissement sous Fran-
çois Ior; la seconde, à sa ruine définitive, dans le nord
de l'Italie. C'est pendant les commencements de
cette période de calme que devait se terminer le sé-
jour d'Agrippa dans celte contrée, au début de
216 CHAPITRE TROISIÈME
l'année 1518. Il y était arrivé sept années environ
auparavanl, et avait pu assister alors à la dis-
solution de la ligue de Cambrai, puis à l'effondre-
ment de la puissance de Louis XII dans le Milanais,
ainsi qu'à la réunion du concile schismatique de
Pise et à son transport à Milan. Il avait vu ensuite
le retour des Français avec François Ier, en 1515, et
la reprise de possession par ce prince d'une partie
de la Lombardie. Une regrettable lacune dans sa
correspondance, depuis le printemps de 1510 jusqu'à
celui de 1512, laisse malheureusement régner une
certaine obscurité sur ses actions pendant cette pé-
riode, et ne permet pas de reconnaître la date exacte
de son arrivée en Italie, non plus que les motifs qui
le déterminèrent à s'y rendre, ni le rôle qu'il vint
y prendre. Les lettres qui se rapportent ensuite au
séjour qu'il y a fait, jusqu'au commencement de
l'année 1518, sont elles-mêmes peu nombreuses ' et
peu explicites. Cependant il est dit quelque part
qu'Agrippa resta sept années en Italie, et, comme on
sait qu'il a quitté ce pays vers le commencement
de 1518, il ressort de là qu'il dut y arriver au com-
mencement de 1511, sinon dès la fin de 1510. Nous
savons d'ailleurs, par un témoignage émané de
lui, qu'après avoir abandonné l'Angleterre, où il
était au printemps de 1510, et après être revenu
1. Ces lettres, au nombre de quarante-sept seulement, poul-
ies sept années de 1511 à 1518, sont celles du 1. I, 25 à 60, et
du 1.11,1 à 11.
AGRIPPA EN ITALIE 217
à Cologne, où il soutint l'été suivant des thèses do
théologie, il s'était rendu en Italie pour y servir
l'empereur, et qu'il fut appelé ensuite en qualité de
théologien au concile de Pise, vers 1512 probable-
ment, par le cardinal de Sainte-Croix. L'insuccès du
concile lui fit perdre, suivant ses propres expres-
sions , une brillante occasion de produire sa
science. Il ajoute que, s'appliquant alors à utiliser
ses travaux passés sur les lettres sacrées, il parut
successivement dans les chaires de théologie des
universités de Pavie et de Turin \
Tels sont les principaux traits du séjour d'Agrippa
en Italie. Les pièces de sa correspondance four-
nissent sur cette époque, malgré bien des lacunes,
quelques indications qu'il faut rapprocher de ces
faits particuliers et aussi des faits de l'histoire géné-
rale dont nous avons donné une esquisse. On peut
1 . « Ex Britannia autem recedens, apud Colonienses meos
« coram universo studio toloque tlieologico cœtu, theologieapla-
« cila... declamavi. Exinde a Maxirailiano Gsesare contra Vene-
« los desûnatus, in ipsis castris, hostiles inter turbas plebem-
« que cruentam, a sacris lectionibus non destiti, donec per
« reverendissimum cardinalem Sanctu>Crucis, in Pisanum con-
« cilium receptus, nactusque si concilium islud prospérasse!
« egregiam illustrandoruin studioium meorum occasionem,
-.< multis scriptis adhuc pênes me extanlibus, sacris qnœstio-
« nibus operam dedi. Tandem Papiae Ticinensi, famoso gymna-
« sio, tlieologicam cathedram in publicis scholis ascendi. Porro
« apud Taurinum gymnasium, Iheologica leclione in publicis
« scholis sacras literas publiée interpretatua sum. » {Opéra,
y. II, p. 596.)
T. I. 17
218 CHAPITRE TROISIÈME
arriver ainsi à comprendre, jusqu'à un certain point,
la situation d' Agrippa dans ce pays, et se faire une
idée à peu près exacte du genre de vie mené par lui
pendant cette période de son existence.
Le premier document où se trouve signalée la
présence d'Agrippa en Italie, est une lettre sans
date, écrite par lui de Trente à son ami Landulphe,
pour lui assigner rendez-vous à Vérone. Il allait
lui-même dans cette ville pour y porter à l'empereur
Maximilien une somme d'argent considérable, ali-
quot aureorum millia. Cette mission, où il n'est guère
permis de voir un acte guerrier proprement dit, est
le seul service que mentionne explicitement la corres-
pondance d'Agrippa, comme ayant été rendu par
lui à Maximilien pendant toute la durée de son sé-
jour en Italie. Il ne suffît assurément pas, soit dit en
passant, pour justifier les prétentions d'Agrippa h
la gloire militaire que, dans mainte occasion, il af-
firme avoir conquise alors en y servant l'empereur.
D'un autre côté, ce fait particulier ne fournit aucune
lumière sur la question de la date précise de l'arri-
vée d'Agrippa en Italie, Maximilien ayant été d'une
manière continue en possession de Vérone, de lo09
à 1516.
La conquête de Vérone avait été un des premiers
avantages retirés par l'empereur de son accession
à la ligue de Cambrai. Cette ville et quelques au-
tres places étaient, à cette époque, l'objet de ses
revendications contre les Vénitiens. Au mois de
juin 1509, les troupes impériales s'étaient assez ra-
AGRIPPA EN ITALIE 219
pidemcnt emparées de Vérone, de Vicence et de
Padoue. Cette dernière ville avait été, il est vrai,
presque aussitôt reprise par les Vénitiens; mais les
deux autres avaient pu être défendues contre eux,
avec l'assistance d'un corps de troupes françaises
conduit par La Palisse. L'empereur Maximilien,
pendant ce temps-là, était descendu d'Inspruck
à Trente, d'où il s'était rendu au commencement de
septembre devant Padoue. Puis, après une vaine
tentative pour reprendre cette ville, il s'était replié
sur Vérone, laissant Vicence retomber derrière lui
entre les mains de ses ennemis. L'année suivante
(lolO), Vicence avait été recouvrée, mais presque aus-
sitôt perdue de nouveau par l'empereur. Vérone,
attaquée en même temps, avait pu lui être conservée,
grâce à l'arrivée des Français, encore ses alliés à
cette heure. Un peu plus tard, la ligue de Cambrai
étant dissoute, Maximilien continuait à tenir cette
place, en se tournant maintenant contre les Français
qui deux fois la lui avaient assurée, et en s'unis-
sant alors à leurs ennemis qui antérieurement la lui
disputaient. Il réussit ainsi à la garder, et la conserva
encore au milieu des événements qui suivirent, jus-
qu'à ce que les premiers succès de François Ier l'eus-
sent forcé, en 1516, d'accéder au traité de Noyon, sui-
vant les termes duquel, au prix de 100,000 écus d'or,
il dut livrer cette ville de Vérone au roi qui se char-
geait de la rcmcLtre aux Vénitiens, ses alliés à ce mo-
ment. De 1509 à 1516, Vérone était donc restée sans
interruption entre les mainsde l'empcreurMaximilien,
220 CHAPITRE TROISIÈME
Il est imposiblo de reconnaître à quel moment
précis, clans cette période de près de huit années,
Agrippa put être chargé d'apporter à Vérone l'ar-
gent que, de Trente, on y faisait passer à l'empereur.
Ce qui est certain, c'est que le fait n'est pas anté-
rieur à la fin de l'année 1510, pendant laquelle on
voit Agrippa successivement à Dole, à Londres et
à Cologne, ni postérieur au printemps de 1512, épo-
que où on le trouve dans la partie occidentale de la
Lombardie, dont il ne semble plus s'être écarté beau-
coup jusqu'au jour où il quitte définitivement l'Italie,
vers le commencement de 1518. On est ainsi conduit
à fixer l'arrivée d'Agrippa dans cette contrée à 1511,
et aux premiers mois de cette année même, pour
trouver, à la date où il l'abandonne ensuite, le compte
des sept années qu'il dit y avoir passées. Au com-
mencement de 1511 appartient, par conséquent aussi,
la lettre àLandulphe dont nous avons parlé.
— Salut, fidèle Landulphe, dit Agrippa dans cette
lettre. Je viens recevoir à Trente quelques milliers
de pièces d'or qu'on me charge de porter à Vérone
au camp impérial. Me voilà donc encore une fois en
passe d'accomplir de grandes actions, ajoute-t-il
avec emphase. Il ne me manque plus qu'une chose,
un compagnon fidèle, et je sais que je le trouverai
en toi ; en toi dont je connais l'attachement , le
courage, et les idées si conformes aux miennes.
Nous pouvons l'un et l'autre tirer de cette situation
des avantages considérables. Voici une grande et fa-
vorable occasion. Je ne serai pas assez fou pour me
AGRIPPA EN ITALIE 221
confier en cela à un autre qu'à un homme sûr el bien
éprouvé. Je veux te communiquer un projet que
j'ai longtemps tenu caché, et qui peut nous procurer
à tous deux honneur et profit. L'effet, tu le verras,
ne sera pas au-dessous de mes paroles. Il est juste
que je partage cette fortune avec toi. Mais il faut
se hâter. Fais donc force de rames, et rends-toi le
plus tôt possible à Vérone, chez l'évêque de Trente
où tu me trouveras (Ep. I, 25).
Les termes peu explicites de cette lettre ne per-
mettent pas de reconnaître en quoi précisément con-
sistaient les projets d'Agrippa. On ne voit pas trop
quelle était cette fortune au partage de laquelle il
conviait son ami. Etait-ce tout simplement celle que
semblait lui promettre le service de l'empereur; ou
bien s'agissait-il des résultats chimériques de quel*
que entreprise mystérieuse, comme il luiétait^arrivé
précédemment déjà d'en projeter avec son ancien
compagnon d'aventures? De ces deux hypothèses, la
première est la plus vraisemblable, d'après le début
de la lettre, où Agrippa se montre tout à l'espoir de
se signaler dans la carrière que lui ouvre la confiance
du souverain. La suite des faits ne paraît pas, du
reste, avoir répondu à ces premières espérances.
Revenons à une observation que nous avons faite in-
cidemment tout-à-1'heure àpropos des services qu'A-
grippa dit avoir rendus à l'empereur en Italie. L'u-
nique indication contemporaine que, dans les termes
précédents, nous fournisse à cet égard sa correspon-
dance, n'implique en rien, nous l'avons fait remar-
222 CHAPITRE TROISIÈME
quer, que les services rendus alors par lui aient
eu un caractère militaire. Agrippa est chargé, dit-il,
de transporter une importante somme d'argent de
Trente au camp impérial, à Vérone. Si l'empereur
Maximilien, à cette date, se trouvait là dans un camp,
ce ne pouvait être que dans une situation expectative
et nullement en action ; car Vérone était entre ses
mains depuis longtemps et pour longtemps encore à
ce moment, ainsi que nous l'avons montré tout à
l'heure. Ce n'est d'ailleurs pas dans un camp, où
Agrippa ne devait probablement pas s'arrêter, s'il
avait à y paraître; c'est au logis del'évêque de Trente,
dans la ville même de Vérone, qu'Agrippa donne
rendez-vous à Landulphe. Ces particularités le pla-
cent expressément en dehors du mouvement des ar-
mées. S'il y est entré ensuite, ce ne peut avoir été
que pour fort peu de temps, au cours de cette année
1511; car, dès le commencement de l'année suivante,
pendant l'hiver et au printemps de 1512, il est clans
le Milanais, bien loin de l'empereur et de ses armées,
dont rien ne devait plus le rapprocher ultérieure-
ment, et dans une situation qui n'a rien de militaire,
comme nous le verrons. Ce serait donc pendant l'an-
née 1511 seulement et après l'arrivée d'Agrippa à
Vérone qu'aurait pu se présenter à lui une occasion
d'endosser en Italie le harnais du soldat. Quelques
mots qu'on relève plus tard dans un de ses écrits,
pourraient induire à penser que l'empereur avait
voulu le pousser alors dans cette direction. Mais
Agrippa nous apprend en même temps qu'il n'avait
AGRIPPA EN ITALIE 223
eu garde de céder à cette impulsion; car, ajoute-t-il,
ses travaux littéraires et ses études théologiques ne
furent pas même interrompus à cette époque '. Ce
n'eût pas été sans dégoût, il le donne assez à enten-
dre, ni sans effroi peut-être, on le devine, qu'il se fût
de nouveau trouvé, comme précédemment en Espa-
gne, au milieu du trouble et des agitations des camps,
exposé aux périls de la guerre. Il ne serait pas allé
bien loin dans cette voie, on a tout lieu de le croire.
Il est plus que douteux qu'il y soit même entré,
comme nous venons de le dire. Agrippa est, en tout
cas, fort discret sur ce qui le concerne en ces années.
Pour ce qui est de l'appel adressé à Landulphe par
Agrippa, au moment de son arrivée en Italie, nous ne
savons pas si cet ami des premières années vint re-
trouver alors son compagnon à Vérone, ainsi qu'il y
était invité par lui. Nous voyons seulement par deux
autres lettres d'Agrippa, qu'ils se rencontrèrent un
peu plus tard à Milan, et que, s'étant séparés ensuite,
Landulphe s'était de là rendu à Pavie, où Agrippa
s'apprêtait à le rejoindre. Ces deux lettres d'Agrippa
sont datées de Borgo-Lavezzaro 2, au mois d'avril
1512. Ce sont les derniers documents où il soit ques-
tion de Landulphe, danslacorrespondance d'Agrippa.
1. « A Maximiliano Cuesare contra Venetos destinalus in ip-
« sis castris, hostiles inter turbas plebemque cruentam, a sa-
« cris lectionibus non destiti. - {Opéra, t. II, p. 596.)
2. Borgo-Lavezzaro, ancien Forum Lïbuorum ou Libicorum,
est un bourg du Milanais, situé SUT l'Arbogna, à trois limes au
sud de Novare.
224 CHAPITRE TROISIÈME
Il semble, d'après leur teneur, que ce dernier se trou-
vait alors en situation de prêter secours de quelque
manière à son ancien ami, lequel, à ce moment, paraît
s'être, malgré ses avis, jeté dans une voie difficile où
il s'agit de venir à son aide (Ep. I, 29, 30). Quelques
jours plus tard, Agrippa est lui-même à Pavie,
comme l'indique une nouvelle lettre écrite par lui de
ce lieu, le 30 avril, pridie calendas maiï, 1512 (Ep. I,
31). Il ne paraît pas s'y être arrêté bien longtemps.
Nous reviendrons sur le séjour qu'il y fit alors.
Agrippa s'était vu auparavant appelé par le cardinal
de Sainte-Croix à prendre part, comme théologien,
aux travaux du concile de Pise. Il faut dire quelque
chose de cet épisode singulier, malheureusement
fort peu éclairé, de la vie d'Agrippa et voir au moins,
à défaut d'autres renseignements plus explicites en
ce qui concerne personnellement celui-ci, dans quel-
les circonstances le fait s'est produit.
Nous avons indiqué précédemment, en deux mots,
ce qu'avait été le concile de Pise. Des motifs à la fois
politiques et religieux l'avaient provoqué. Les motifs
religieux étaient la nécessité de remédier aux désor-
dres de tout genre qui régnaient alors dans l'Église,
et l'obligation de réaliser une promesse faite par le
pape Jules II, à son élection en 1503, do convoquer
pour cet objet un concile général dans le délai de
deux années. Le pape s'y était engagé en plein con-
clave, sous le sceau du serment; et cependant, bien
que la limite de deux années eût été dépassée depuis
longtemps, il ajournait toujours l'accomplissement de
AGRIPPA EN ITALIE 225
cette grande mesure, destinée à mettre fin à tous les
abus. C'est que les abus de la cour de Rome elle-
même n'étaient pas les moindres parmi ceux qu'il
était urgent de réformer. Aux motifs religieux qui
n'auraient peut-être pas suffi pour décider la réu-
nion du concile, étaient venues se joindre, disons-
nous, des raisons politiques d'y aviser. Celles-ci de-
vaient, en précipitant l'action, lui faire manquer le
but qu'on avait originairement en vue.
Le pape Jules II, élu en 1503, était, dès cette épo-
que, mal disposé pour Louis XII qu'il accusait d'avoir
traversé son élection pour faire arriver à la papauté
un Français, le cardinal d'Amboise. Des considéra-
tions politiques avaient pu suspendre l'effet de ces
dispositions contraires et permettre au pape de s'u-
nir au roi dans la ligue de Cambrai contre les Véni-
tiens (1508) ; mais, en dépit de ce rapprochement mo-
mentané, la vieille inimitié s'était réveillée, et de
part et d'autre, avaient commencé les actes d'une hos-
tilité sourde d'abord, puis bientôt ouverte. Le pape
s'était retourné vers les Vénitiens, et il avait cherché
à détacher les Suisses du service du roi de France
(1509).
Louis XII accorde alors quelques secours au duc
de Fcrrare, attaqué parles troupes de Jules II (1510).
Celui-ci donne, de son coté, au roi Ferdinand l'inves-
titure pleine et entière du royaume de Naples, sur
lequel le roi de France conservait des prétentions.
La guerre était imminente. Le roi obtient du clergé
de Franco, assemblé à Orléans, puis à Tours, une
226 CHAPITRE TROISIÈME
déclaration reconnaissant au souverain le droit de
résister au pape en certains cas, même par les
armes. Le pape fulmine, en raison de cette déclara-
tion, des censures contre le clergé de France, et les
étend aux troupes qui opéraient pour le roi en Italie.
En même temps, du côté des Français, on élève la
prétention d'en appeler du pape à un concile gé-
néral.
Il avait été jadis décidé, à Constance, qu'on ne lais-
serait pas s'écouler dix années sans convoquer un
nouveau concile général, et le pape Jules II avait,
comme nous venons de le dire, juré, lors de son élec-
tion, de réunir à bref délai ce concile. C'est sur ces ré-
solutions antérieures qu'on se fondait pour demander
sa convocation. Pressé par le roi auquel s'était joint
l'empereur, le pape se dispose à la résistance ; il
prend des mesures de rigueur contre deux cardinaux
Français qui étaient à Rome. L'un d'eux réussit à
s'échapper et il est suivi de près par quelques autres
prélats contraires au pape. Les fugitifs passent à
Gênes et gagnent Milan, d'où, à l'instigation du roi,
d'accord en cela avec l'empereur, ils indiquent le
concile général à Pise pour le 1er septembre 1511. On
affichait la prétention de réformer l'Église, et l'on ne
tendait à rien moins qu'à déposer le pape lui-même.
Les meneurs étaient deux cardinaux espagnols,
Bernardin Carvajal et François Borgia, et deux car-
dinaux français, Briçonnet et René de Prie. Le prin-
cipal d'entre eux était l'Espagnol Carvajal, vieillard
de soixante-six ans h peu près, qui avait reçu la
AGRIPPA EN ITALIE 227
pourpre, en 1493, des mains du pape Alexandre VI et
qu'on nommait le cardinal de Sainte-Croix.
Après quelques retards, le concile avait été ouvert
à Pise, le 1er novembre 1511, sous la présidence du
cardinal de Sainte-Croix. Le pape avait riposté en
excommuniant le cardinal et ses adhérents, après les
avoir vainement sommés de comparaître à Rome ;
et il avait, de son côté, le 18 juillet 1511, indiqué un
concile à Saint-Jean de Latran pour le 1er avril de
l'année suivante. Cependant les excès auxquels on
semblait près de se porter et la crainte du schisme
éloignent et détachent des Français les Vénitiens,
ainsi que le roi d'Aragon et l'empereur lui-même.
Celui-ci se contente d'abord de retenir, par son atti-
tude, les prélats allemands disposés à se rendre à
Pise ; il manifeste ensuite l'intention déjouer le rôle
d'arbitre entre le pape et le roi Louis XII. Les Flo-
rentins, à leur tour, commencent à regretter la per-
mission qu'ils ont donnée d'abord aux prélats de se
réunir à Pise, qui était sous leur dépendance. Quel-
ques difficultés qui se produisent amènent ceux-ci à
se transporter à Milan (8 déc. 1511), où les évoques
français arrivent en plus grand nombre et où l'on
casse la convocation, faite par le pape, d'un concile à
Saint- Jean de Latran. On va même jusqu'à lancer
un décret de suspension contre le souverain pontife,
vainement cité et déclaré contumace (21 avril 1512).
C'est à peu près là le dernier acte du concile
La ruine des affaires du roi Louis XII dans le
Milanais oblige les prélats à se réfugier en France,
228 CHAPITRE TROISIÈME
au lendemain de la bataille de Ravenne, et ils se
retirent à Lyon (1512), où les atteint une bulle du
pape Jules II. Le cardinal de Sainte-Croix et ses
adhérents sont condamnés comme schismatiques ;
Louis XII est excommunié ; son royaume est mis
en interdit. Le pape reprend même à Lyon les foires
franches de cette ville pour les transférer à Genève.
Le 3 mai 1512 enfin, il ouvre à Rome le concile de
Latran. Sa mort, arrivée le 20 février 1513, décide
une solution qui ne pouvait plus guère être différée.
Les cardinaux dissidents quittent Lyon, où leur parti
était fort affaibli, et viennent à Rome dans l'intention
de prendre part au conclave. Ils n'arrivent pas à
temps, il est vrai, pour concourir à l'élection du
pape, et le nouvel élu, Léon X, les fait retenir prison-
niers. Un peu plus tard ils font leur soumission
(juin 1513). Elle devait être suivie de celle des prélats
Français (1514). Le pape Léon X, pour éviter le
schisme, s'était montré disposé à donner quelques
satisfactions à Louis XII, et celui-ci, pressé par la
reine Anne, avait envoyé au concile de Latran ses
ambassadeurs (1513). Pendant que ces faits s'accom-
plissaient, le roi avait perdu, comme nous l'avons
dit, le Milanais, et, après treize années environ de
prépondérance dans ce pays, les Français, vaincus à
leur tour, s'étaient vus rejetés au-delà des Alpes.
Nous venons de dire succinctement ce qu'a été l'as-
semblée schismatique de Pise. L'Espagnol Carva-
vajal, cardinal de Sainte-Croix, en était l'âme et le
chef. C'est lui qui avait appelé Agrippa à figurer
AGRIPPA EN ITALIE 22'J
comme théologien au concile, où Ton prétendait ré-
former l'Église « dans son chef comme dans ses
membres », et où l'on voulait notamment mettre le
pape Jules II en accusation. On se demande ce qui
avait pu valoir une semblable invitation à maître
Agrippa, dont le bagage théologique ne fut jamais,
il en exprime lui-même le regret, fort considérable.
Précédemment nous l'avons vu, sans trop nous en
étonner, professer à Dole la science cabalistique. Un
peu plus tard nous le verrons, à Pavie, expliquer la
philosophie hermétique. Ce sont là des connaissan-
ces singulières pour l'exposition desquelles suffi-
saient, avec une culture générale et une hardiesse
d'esprit qui ne- manquaient ni l'une ni l'autre à
Agrippa, quelques lectures spéciales étrangères à la
plupart des gens, et grâce auxquelles on pouvait
aisément se poser ainsi devant eux en savant distin-
gué. Mais la théologie était une science parfaitement
définie, enseignée régulièrement dans les universi-
tés, possédée par des hommes qu'on rencontrait
partout, et dont un grand nombre pouvaient abriter
leur science sous la garantie de grades universi-
taires d'un caractère authentique. Agrippa poussa-t-il
alors la hardiesse jusqu'à se prévaloir d'un titre
de docteur en théologie, comme nous le verrons plus
tard, fort gratuitement ce semble, afficher ceux de doc-
teur en médecine et en l'un et l'autre droit? Nous n'o-
sons pas l'affirmer, lui-même se taisant sur ce point.
11 dut cependant se donner nécessairement comme
possédant sur ces matières une instruction qu'ail-
230 CHAPITRE TROISIÈME
leurs, avec une sincérité qu'il n'y a pas lieu de mettre
en suspicion, il se reproche de n'avoir pas poussée
très loin. C'est en 1519, longtemps après avoir joué
le rôle de théologien au concile de Pise, qu'Agrippa
exprime quelque part ce regret; on peut inférer de
là qu'il eût été fondé à tenir alors le même langage,
malgré ce qu'il dit ailleurs du succès avec lequel il
aurait, en 1510, soutenu devant l'université de Colo-
gne des thèses quodlibétales sur des sujets de théo-
logie. Il y a tout lieu de croire que ces épreuves, sui-
vant lui si brillantes, n'avaient produit, en réalité,
que peu de résultats. Plus tard, en 1531, dans ses re-
quêtes au conseil des Pays-Bas (Ep . VI, 22) et à la reine
Marie (Ep. VII, 21), non plus que sur le frontispice
de ses livres, à la même époque, il ne joint le titre
de docteur en théologie à celui de docteur en lois.
Ce sont là des raisons très sérieuses de douter qu'il
ait possédé, en 1511, un bien grand fonds de science
théologique, et qu'il ait été réellement en mesure de
présenter des garanties de quelque valeur à cet
égard '.
L'indépendance et la hardiesse d'esprit qui ca-
ractérisaient notre héros étaient probablement les
qualités qui, mieux que sa science, l'avaient recom-
mandé à l'attention du trop fameux meneur du
1. Dans une autre circonstance, de date postérieure, Agrippa
avoue très explicitement qu'il n'était nullement docteur en
théologie. On trouvera quelques éclaircissements sur ce sujet
dans une note de l'appendice (n° V).
AGRIPPA EN ITALIE 231
concile schismatique de Pise. Nous ignorons com-
ment les premières relations s'étaient établies entre
ces deux hommes. Agrippa n'en dit rien. Il est ex-
trêmement sobre de détails sur cette particularité
de son existence, qu'il se contente d'indiquer briève-
ment et d'une manière tout à l'ait incidente dans
un de ses écrits '. Il avait pu d'ailleurs entrer parfai-
tement dans l'esprit d'hostilité qui animait contre le
pape Jules II le cardinal de Sainte-Croix et ses adhé-
rents. Nous en avons pour témoignage une lettre de
ce temps, dans laquelle Agrippa envoie à un écri-
vain nommé Candiotus de très amicales félicitations,
pour des satires composées par celui-ci contre le
pontife (Ep. I, 28). Quant à la manière dont Agrippa
put remplir au concile le rôle, quel qu'il soit, qui lui
avait été offert dans cette assemblée, il est bon, pour
s'en l'aire quelque idée, de remémorer, avec leur
date, les faits qui se rapportent à la convocation et
à la tenue de celle-ci.
Le concile de Pise, convoqué pour le 1er septem-
bre loll, s'était ouvert le 1er novembre seulement.
il ne tint dans cette ville que ses trois premières
sessions, et la quatrième eut lieu le 4 janvier 1512
à Milan, où le concile avait été transféré dès le com-
mencement du mois de décembre précédent. Il eut
encore à Milan quatre autres sessions, jusqu'à ce
que» vers le commencement de mai 1512, il dut quitter
1. « Per reverendissimum cardinalem Sanctce Crucis in Pisa-
« num concilium receptus. » (Opci'u, t. II, p. 5'JG.)
23:2 CHAPITRE TROISIÈME
aussi cette ville, pour se retirer précipitamment à
Lyon, quand les Français lurent contraints d'aban-
donner l'Italie.
Rien ne prouve qu'Agrippa ait été présent,
en 1511, aux sessions de Pise; mais il pourrait bien
avoir assisté à celles qui furent tenues à partir
du mois de janvier 1512 à Milan, • où on le voit,
précisément pendant l'hiver de cette année. 11 ne
dut pas assister cependant à la dernière session,
tenue dans cette ville le 21 avril 1512 ; car il était, ce
jour-là même, à Borgo-Lavezzaro, près de Novare,
d'où il écrit, à cette date-, une lettre qui nous est par-
venue (Ep. I, 30). On sait de plus qu'il passa le reste
de l'année en Italie ; ce qui prouve qu'il ne suivit
pas à Lyon, au mois de mai, le concile fugitif. Mais
le fait de cette translation ne fut vraisemblablement
pas la seule cause qui mit fin au rôle, quel qu'il eût
été, d' Agrippa dans cette assemblée, puisqu'il ne
resta même pas jusqu'au bout avec elle à Milan,
ainsi qu'il vient d'être dit. Après ces explications, il
n'est guère permis de voir autre chose qu'une pré-
somptueuse jactance dans ce que déclare quelque
part notre homme, qu'il perdit alors une belle occa-
sion de signaler ses connaissances, occasion que lui
eût certainement fournie, dit-il, le concile de Pise,
si le concile eût réussi 1.
1. « Naclus... si concilium istud prosperassel, egregiam illus-
« trandorum sludiorum meorum occasionem. » (Opéra, t. II,
p. 596.)
AGRIPPA EN ITALIE 233
A défaut du champ d'action que lui refusait, sui-
vant lui, le concile, Agrippa songe au moyen de tirer
autrement parti de ce qu'il appelait ses connaissances
théologiques, consignées dans divers écrits sur des
sujets qui pouvaient s'y rapporter '. C'est alors qu'il
se rendàPavie. Il était clans cette nouvelle résidence
le 30 avril '1512 (Ep. I, 31); mais il avait quitté Mi-
lan depuis près d'un mois déjà, car nous possédons
une lettre datée par lui de Borgo-Lavezzaro, dès le
5 avril (Ep. I, 29), indépendamment de celle du 21
que nous avons citée tout à l'heure. Pour ne rien
négliger de ce qui pouvait l'aider à s'emparer de
l'attention publique, Agrippa, non content déparier
et d'écrire en théologien, juge alors à propos de
joindre aux mérites plus ou moins contestables qu'il
prétendait avoir, à ce titre, le prestige des sciences
occultes auxquelles il n'avait jamais cessé de s'a-
donner. Il savait que pour celles-ci un certain mystère,
commandé d'ailleurs à plus d'un point de vue par la
prudence, ne pouvait qu'ajouter à leur autorité. La
première lettre que, le 30 avril 1512, nous le voyons
écrire de Pavie, accompagne l'envoi d'un livre de
cabale qu'il adresse à un ami, avec force recomman-
dations d'absolue discrétion, mais avec de grands
éloges aussi pour cette science, la plus sublime dont
puisse s'occuper l'esprit d'un mortel 2 (Ep. I, 31).
1. « Multis scriptis adhuc pênes me extanlibus, sacria
k (|uacstioniljus operam dedi. • (Ibid.)
2. « Scientiani illam divinam omni huniami iiulagine subli-
« miorem. » (Ep. I, 31,)
T. I. 18
234 CHAPITRE TROISIÈME
A Pavie où il arrivait ainsi vers la fin d'avril 1512,
Agrippa vise à se faire une place dans l'université
de cette ville ; mais il n'a pas le temps de mener
jusqu'au bout cette entreprise, et, pour des raisons
que nous dirons tout à l'heure, son rôle sur ce nou-
veau théâtre prend fin inopinément, avant même de
s'être complètement dessiné. Il s'y était annoncé,
comme il l'avait fait jadis à Dole, en frappant les
imaginations par l'étalage d'une grande érudition,
avec le secours d'une certaine mise en scène. Après
y avoir paru un instant, il s'en était éloigné pres-
que aussitôt pour y revenir ensuite, assuré d'y avoir
laissé une impression favorable. On peut soupçonner
quelque calcul dans cette manière de faire. Le calcul
paraît avoir réussi. On en saisit, ce semble, le résul-
tat dans ce que dit de l'effet produit à cette première
apparition par Agrippa, une lettre qu'on lui écrit
alors d'un lieu voisin, et où il en est question.
— Très savant Agrippa, est-il dit dans cette lettre,
je reçois avec grand plaisir des nouvelles de toi et
de notre cher Bartholomeus Rosatus. J'ai beaucoup
entendu parler de votre commun voyage à Pavie, et
de la haute opinion que tu y as laissée de ton mérite
aussi bien que de la vivacité de ton esprit. Tout cela
m'a été très agréable, car je m'intéresse vivement
aux louanges qui s'adressent à toi (Ep. I, 27).
Bartholomeus Rosatus, dont nous lisons le nom
dans cette lettre, est un personnage qu'on voit en
relation avec Agrippa pendant toute la durée de
son séjour en Italie (Ep. I, 26, 27, 53 ; II, I). Quel-
AGRIPPA EN ITALIE 235
ques indications qui le concernent donnent lieu de
penser que c'était un de ces admirateurs passionné-
ment dévoués à sa fortune, comme il en a trouvé
souvent.
De retour à Pavie, après la courte disparition
dont nous avons parlé, Agrippa s'y installait à peine,
qu'il est tout à coup obligé de l'abandonner, à la
suite d'un événement inattendu dont il Faut main-
tenant rendre compte, et qui se rattache comme
épisode à la chute de la domination française dans
le Milanais.
On sait qu'après les premiers succès de la ligue de
Cambrai (1508-1510), en présence de l'effacement du
rôle joué alors par l'empereur Maximilien, la pré-
pondérance des Français était devenue considérable
dans tout le nord de l'Italie. Le pape s'en était alarmé
le premier. Dès 1509 il s'était, comme nous l'avons
dit, rapproché des Vénitiens, et, après avoir plus
ou moins masqué ses dispositions et sa politique
nouvelle pendant quelque temps, il avait fini par
conclure, le 5 octobre 1511, avec la république de
Venise et le roi d'Aragon, une alliance ouverte contre
Louis XII. On avait d'abord vainement tenté d'y
faire entrer l'empereur. Celui-ci continuait à mettre,
comme au reste il l'avait toujours fait, une extrême
mollesse dans ses décisions. Cependant, au commen-
ment de 1512, il avait consenti à conclure avec Venise
une trêve de dix mois. Enfin, après la bataille de
Ravenne (avril 1512) et les avantages qui en avaient
été la suite pour les nouveaux alliés, Maximilien
236 CHAPITRE TROISIÈME
s'était décidé à accéder à la ligue, se rendant aux solli-
citations du roi d'Aragon, appuyées par la promesse
de le remettre, pour.prix de son concours, en posses-
sion du duché de Bourgogne qu'on devait enlever au
roi de France. Au mois de mai 1512, l'empereur per-
mettait à dix-huit mille Suisses, auxiliaires jusque-
là des anciens confédérés, de rejoindre les Vénitiens
en traversant le Trentin parla vallée de l'Adige, et en
même temps il ordonnait à quatre mille Allemands,
ses sujets, alors aux gages de la France, de quitter
l'armée de La Palisse. Celui ci avait succédé dans le
commandement des troupes françaises à Gaston de
Foix, tué à Ravenne ; et, après avoir perdu ses posi-
tions de la Romagne, il avait dû se replier assez rapi-
dement, d'abord sur les places de l'Adda, puis sur
celles du Tessin et sur Pavie, pour se retirer finale-
ment en Piémont; pendant que derrière lui Bresciase
rendait aux Espagnols, Grema aux Vénitiens, et que
Peschiera ouvrait ses portes à l'empereur. A la fin de
cette année (1512), les Français n'occupaient plus
dans le nord de l'Italie que quelques points isolés,
Legnago, les châteaux de Crémone, de Milan, de
Novare, et celui de la Lanterne à Gênes. La ville
de Milan voyait enfin rentrer dans ses murs Maxi-
milien Sforze, à qui l'empereur avait rendu l'investi-
ture de son duché.
Le mouvement de retraite des Français, au mois
de mai 1512, avait produit une concentration de
toutes leur forces à Pavie. La Palisse y arrivait avec
les troupes qu'il ramenait de la Romagne et qui vc-
AGRIPPA EN ITALIE 237
naicnt d'abandonner la ligne de l'Adda. En même
temps Trivulce, laissant seulement dans le château
de Milan une petite garnison pourvue de vivres et
de munitions, avait quitté cette ville, accompagné
des cardinaux et des évoques du concile de Pise, et,
suivi des Français et des Italiens qu'il avait sous ses
ordres, il venait de se replier aussi sur Pavie, où
La Palisse s'apprêtait à se défendre. Cependant, au
moment où les ennemis approchaient, on se décida
à évacuer la place. Un pont fut jeté sur le Tessin et
l'armée commença à passer. L'opération n'était pas
terminée qu'une avant-garde de Suisses pénétrait
dans la ville, où s'engageait un sanglant combat.
Pendant ce temps-là, le pont s'était rompu sous le
poids de l'artillerie ; cinq cents lances françaises,
coupées du reste de l'armée et restées du côté de la
ville, furent anéanties, les hommes ayant été les uns
tués, les autres noyés.
Bayard fut blessé clans cette affaire qui remplit
Pavie de tumulte, et y déchaîna les épouvantables
désordres d'une ville prise d'assaut '. Agrippa qui
s'y trouvait alors, n'eut pas le temps de se sauver et
tomba entre les mains des Suisses. Il put cependant,
avec assez de bonheur, recouvrer bienLôt sa liberté
et se réfugier à Milan, où il suivit un gentilhomme
1. Cette affaire, nécessairement postérieure au 11 juin, est
antérieure au 24, d'après la correspondance d'Agrippa. Elle
eut lieu le vendredi 18 de ce mois, comme on le verra dans
une note de l'appendice (n° XXIV).
238 CHAPITRE TROISIÈME
du pays, le seigneur Lancelottus Lunatis dont il avait
gagné l'amitié (Ep. I, 33). Ce qui concerne Agrippa
dans cette circonstance nous est révélé par les let-
tres d'un ami qui était, ce semble, dans le voisinage
de Pavie le jour de l'événement, et qui lui écrit de
Borgo-Lavezzaro pendant l'été et l'automne de cette
année, du 24 juin au 26 octobre 1512 '. Agrippa,
comme nous l'avons incliqué, avait dû passer une
partie du printemps précédent auprès de cet ami, qui
le traite avec la plus grande considération. Les
épithètes dont il se sert à son égard ne sont rien
moins que celles à'egregius, excellent issimus, maximus,
divinus.
— Où es-tu, que deviens-tu, écrit le 24 juin à
Agrippa cet ami ? Comment t'es-tu tiré d'affaire au
milieu de ces troubles de guerre? Je ressens une vé-
ritable peine de ce qui est arrivé à Pavie. Je me
console cependant, à la pensée que tu es en sûreté.
Pavie, à ce qu'il me semble, ne sera plus habitable;
cependant je serais prêt, comme par le passé, à tout
sacrifier pour aller demeurer avec toi, si tu n'avais
l'amitié du magnifique seigneur Lancelottus qui
t'aime par dessus tout(Ep. I, 32).
— J'apprends aujourd'hui par Domitius, écrit un
peu plus tard, le 13 juillet, le même correspondant,
que tu as été pris par les Suisses ; mais que, rendu
1. Les lettres de l'ami de Borgo-Lavezzaro à Agrippa sont
au nombre de six. Elles sont imprimées dans la Correspon-
dance générale, L. I, 32, 33, 34, 35, 36, GO.
AGRIPPA EN ITALIE 239
sans trop de dommage à la liberté, tu es maintenant
avec le magnifique seigneur Lancelottus à Milan, où
tu me mandes, me dit-on, de te rejoindre dès que les
Suisses auront disparu. Je te prie donc de me faire
savoir à quel parti tu l'arrêtes, soit de retourner à
Pavie, soit de te rendre près du marquis de Mont-
ferrat. En tout cas, sois certain que je ne manquerai
jamais à ce que je te dois (Ep. I, 33).
— J'ai reçu, dit encore le 8 août l'ami de Borgo-
Lavezzaro, les lettres par lesquelles tu me donnes de
tes nouvelles. J'ai appris aussi ce qui est arrivé à
Galbianus. Il n'aurait eu aucun mal s'il fût resté près
de moi; car, avec un seul bateau, j'ai sauvé plus de
quarante personnes de la fureur des deux armées. 11
n'y a rien eu à Borgo-Lavezzaro (Ep. I, 34).
Il est permis de croire que ce Galbianus, qui
semble avoir péri dans l'affaire de Pavie, est l'ancien
compagnon de ce nom qui était en 1508 en Espagne
avec Agrippa. Landulphe qui était également de
cette première expédition, se retrouve aussi, comme
nous l'avons vu, vers cette époque en Italie. On ne
sait quel fut son sort au milieu de ces événements ;
mais on doit constater que depuis lors, on ne rencon-
tre plus aucune mention de lui, dans la correspon-
dance d'Agrippa.
Après avoir parlé de Galbianus, l'ami de Borgo-
Lavezzaro ajoute qu'il a eu de nombreux entretiens
avec le révérend père Anlonius; que si Agrippa se
fût trouvé là, l'occasion eût été favorable pour con-
clure quelque chose avec le marquis de Montferrat;
24Ô CHAPITRE TROISIÈME
que cependant il était difficile de rien faire, tant que
durerait le désordre où l'on se trouvait.
— Attends-moi dans quatre jours, dit-il en finis-
sant. Nous nous entendrons alors sur la conduite
que nous devrons tenir. On ne peut pas rester à Pa-
vic ; il faudra chercher une autre résidence. Soigne
ta santé, cela doit passer avant tout, par le temps
qui court. Fais saluer, de ma part, le magnifique sei-
gneur Lancelottus Lunatis et le seigneur Ludovicus
Gompegius. Nous nous portons tous bien, mon fils
Gamillus qui vit pour toi, ma fille Prudentia et ma
femme Penthasilea. Seul, mon frère François est ma-
lade ; il est aux prises avec la fièvre quarte (Ep. 1, 34).
Il y a encore du même correspondant deux lettres,
du 5 et du 26 octobre 1512, par lesquelles on voit
qu'Agrippa n'était plus alors à Milan. L'ami qui lui
écrit y est allé, et il compte se rendre bientôt à Ca-
sale, d'où il enverra des chevaux à Agrippa, quand
il faudra qu'il y vienne lui-même (Ep. I, 35). Bartho-
lomeus, leur ami commun, y est alors, est-il dit, et,
doit en revenir bientôt (Ep. I, 36).
Quelques mots de cette correspondance donnentlieu
de penser qu'Agrippa était retourné provisoirement
de Milan à Pavie vers le mois d'août 1512, mais
qu'on cherchait ailleurs une position pour lui', et
que celle-ci pouvait dépendre du marquis de Mont-
ferrat. Ce prince était le souverain d'un petit État
1. « Si Papiae moIcsUim fuerit, providendum erit de meliori
« loco » (Ep. I, 31].
AGRIPPA EN ITALIE 24i
constitué autour do la ville de Casale, entre le Pié-
mont, le Milanais et les terres de Gênes. Depuis le
commencement du xive siècle, le marquisat de Mont-
ferrat avait passé par héritage à une branche cadette
des Paléologue de Constantinople, laquelle était alors
à la veille de s'éteindre; Guillaume VII, qui en était
le chef et l'avant-dernier représentant mâle, n'ayant
eu que des filles avec un fils unique, mort en bas-
âge, et un frère qui n'a pas laissé d'enfants. Guillaume
avait, parait-il, offert auprès de lui à Agrippa une si-
tuation dont nous ne connaissons pas exactement le
caractère, et que celui-ci avait acceptée. Une lettre
du 27 novembre loi 2 nous apprend qu'à cette date il
avait décidément quitté Pavic et son université, et
qu'il était alors installé à Casale, chez le marquis de
Montferrat (Ep. 1, 37).
A partir de cette époque, et pour plusieurs années,
il est difficile de suivre Agrippa dans les détails
d'une vie agitée sur laquelle les renseignements
sont très incomplets. Les lettres qui appartiennent à
cette période de trois ou quatre années (1512-1515)
sont rares' ; la suite en est interrompue par des la-
cunes considérables ; la signification en est obscure;
on ne voit même pas le plus souvent de qui elles
émanent, ni à qui elles sont adressées. L'une de ces
lettres est un document d'un caractère unique dans
la correspondance, on pourrait dire dans l'existence
1. La Correspondance générale d' Agrippa ne contient que
onze 1 1 ■ i L i » • - ilulées des années 1513 à loi") (Ep. I, 38 ù 48).
242 CHAPITRE TROISIÈME
tout entière d' Agrippa. C'est une lettre écrite, en 1513,
au nom du pape Léon X, par le célèbre Bembo, pour
remercier Agrippa des preuves de dévouement don-
nées par lui au Siège apostolique. On se demande ce
qui a pu valoir un pareil témoignage à un homme
dans lequel il est difficile de reconnaître un ami bien
dévoué de la cour de Rome. Fort peu de temps aupa-
ravant il était du côté des ennemis de la papauté, as-
socié à l'action du concile schismatique de Pise. Il
s'était cependant prudemment détaché, nous l'avons
vu, du concile, avant même sa retraite de Milan sur
Lyon à la suite des Français obligés de repasser les
monts, en 1512. Quoiqu'il en soit, voici la lettre de
Léon X.
— Cher fils, salut et bénédiction apostolique. Par
les lettres de notre vénérable frère Ennius, évoque
de Véroli, notre nonce, et sur la relation de quelques
autres, nous avons été informé de ton dévouement
pour le Saint-Siège apostolique, et de ton zèle pour
son salut et sa liberté. Gela nous a été très agréa-
ble. En conséquence, nous te recommandons grande-
ment à Dieu. Nous louons tes bonnes dispositions
et nous t'exhortons à persister dans ces sentiments
pour ce Siège et pour nous; toujours prêt, de notre
côté, à montrer dans l'occasion que tu as bien mérité
de nous, et que nous te portons dans le sein de notre
charité paternelle. C'est ce que notre susdit nonce te
fera connaître plus amplement. Donné à Rome au-
près de Saint-Pierre, sous l'anneau du pêcheur, le
12e jour de juillet 1513, l'an premier de notre
AGRIPPA EN ITALIE 243
pontificat. Petrus Bembus subsignabat (Ep. I, 38).
Cette lettre est peu explicite et ne permet guère de
deviner quel acte de dévouement Agrippa pouvait
avoir accompli envers le Souverain Pontife . Il semble-
rait qu'il se fût agi d'un service rendu au nonce apos-
tolique lui-même. A défaut de renseignements plus
précis, il est bon de relater au moins dans quelles
circonstances le fait avait pu se produire. Au mois de
juillet 1513, les Français venaient d'essuyer une nou-
velle défaite en Italie. Rentrés depuis le mois d'avril
dans le Milanais qu'ils avaient perdu à la fin de l'an-
née précédente, et alliés cette fois aux Vénitiens que
les prétentions du pape et de l'empereur avaient re-
jetés dans leur parti, ils avaient eu d'abord assez fa-
cilement raison de Maximilien Sforze, dont tout le
monde était mécontent. Mais dix mille Suisses arri-
vés au secours de celui-ci avaient triomphé à Novare,
au commencement de juin, et les Français avaient été
forcés de repasser les Alpes, laissant derrière eux les
terres du marquis de Montferrat et du duc de Savoie,
leurs alliés, livrées aux dévastations des vainqueurs.
Agrippa, fixé depuis la tin de 1512 à Casale, ville
principale du Montferrat, était alors présent dans
cette contrée. C'est là probablement, et dans ces cir-
constances, qu'il a pu rendre quelque service au
nonce de Léon X, le défendre peut-être contre les
Suisses eux-mêmes, bien que ceux-ci eussent été in-
directement appelés par le pape, et qu'ils fussent
payés de ses deniers. Certains passages de la corres-
pondance d'Agrippa semblent indiquer qu'il put être
Vi\ CHAPITRE TROISIÈME
alors mêlé à ces vainqueurs, et témoignent en outre
de relations ultérieures, dont l'origine pourrait re-
monter à cette date, avec un ami du nonce Ennius,
évêque de Veroli (Ep. I, 40, 41) '.
Nous ignorons pour quelles causes Agrippa quitte
ensuite la résidence de Casale, où il se trouvait
depuis le mois de novembre 1512. Nous ne savons
même pas à quel moment précis il s'en éloigne et ce
qu'il y a fait auparavant. Dans l'automne de l'année
1513, nous le retrouvons à Borgo-Lavezzaro où il
avait déjà vécu et où il avait des amis. L'un de
ceux-ci 2 se pose alors en admirateur passionné de
son talent, à propos d'un de ses écrits qu'il a sous
les yeux (Ep. I, 39). Cependant, dès le mois de mars
1514, Agrippa est encore une fois àMilan et y semble
engagé dans une négociation avec les Suisses, pour
une affaire personnelle que nous ne connaissons pas
(Ep. I, 40). Il s'en éloigne presque aussitôt; on l'y
rappelle, au mois d'août, pour un intérêt pressant qui
le concerne.
1. M. Daguet pense que la lettre du pape Léon X à Agrippa
fait allusion au concours prêté par celui-ci au nonce, dans ses
négociations pour arriver à l'expulsion d'Italie des Français,
de concert avec les agents des Suisses, Schinner, évêque de
S ion, et Falck, avoyer de Fribourg. (A Daguet, Agrippa chez
les Suisses, p. 6, 7.)
2. Rien ne prouve que ce correspondant soit l'ami de Borgo-
Lavezzaro dont nous avons parlé précédemment. Ce pourrait
être, à ce qu'il semble, un religieux, d'après certains termes de
sa lettre : « Ex domo nostra S. Maria?, apud Burgum-Laviza-
l'iiiin » [Ep. I, 39).
AGRIPPA EX ITALIE 245
— Il serait insensé, lui dit-on, de ne pas pousser
jusqu'au bout une chose aussi assurée ; mais il faut
se hâter (Ep. I, 42).
Il est question, à ce moment, d'un voyage à Rome
pour lequel Agrippa est invité à faire ses préparatifs,
dès que l'affaire en question aura été réglée (Ep. I,
-12, 43). Ce voyage de Rome pourrait bien avoir été
effectué pendant l'automne 1514 et l'hiver 1515; car,
au mois de septembre 1514, on écrit de Milan et de
PavieàAgrippa,qui,de son côté, date de Brindes une
de ses lettres, le 5 février suivant (Ep. I, 44, 45, 46). Le
voyage était concerté avec un ami qui lui en parle,
au mois d'août 1514, clans une lettre où nous trou-
vons en même temps une indication fort inattendue
de laquelle il résulterait qu'Agrippa n'était pas étran-
ger à la pratique des beaux-arts, et qu'il dessinait
avec une certaine habileté; ce dont on n*a -malheu-
reusement que cet unique témoignage. Au moins est-
il tout à fait concluant '.
— J'apprends, mon cher Agrippa, dit cet ami, que
tu as décoré d'un très beau Mercure la muraille de
1. On pourrait tout au plus rapprocher de ce renseignement une
autiv indication, moins signilicalive cependant, empruntée au
chapitre lxxx du traité de l'incertitude et de la vanité des
sciences, où Agrippa donne à entendro qu'il pourrait avoir exé-
cuté un livre sur l'histoire de la royauté dans le monde, enrichi
de peintures.de blasons peut-être: « Eyu hancrem (regnorum
« omnium initia)... ampliore volumj lescripsi alibi, ipsam
« nobiiitatomsius coloribus et lineamentis exacleuxpiessi,elc. »
[Opéra, t. II, il 177.)
246 CHAPITRE TROISIÈME
ma maison, et que tu t'es servi pour cette œuvre du
noir de charbon. Prends garde cependant que ce
dieu inconstant et trompeur, dangereux même quand
on l'irrite, ne te conduise tout philosophant aux
charbons ardents. L'art en question vit en effet, tu le
sais, de charbon, de feu et de fumée ' (Ep. I, 42).
Avec le renseignement très positif et assurément
intéressant que nous venons de signaler touchant la
pratique du dessin par Agrippa, la lettre contient
encore, on le voit, sous une forme énigmatique, cer-
taines allusions à des faits d'un autre genre qu'on ne
saurait non plus négliger. On y joue sur le mot
Mercure, qui désigne à la fois et un dieu et un métal
dont le rôle a beaucoup d'importance en alchimie.
Ces allusions portent sur cet art considéré comme
éminemment philosophique , fécond cependant en
mécomptes, et où les charbons étaient en grand
usage ; mais qui pouvait conduire ses adeptes jus-
qu'aux coupables machinations punies par le feu.
On le rappelle, ce semble, à Agrippa, comme pour
l'inviter à la prudence. Il s'était, on le sait, dès long-
temps occupé d'alchimie. Il en faisait à Paris pro-
bablement, avec ses jeunes amis de l'université; il en
faisait à Avignon, il nous le dit, au retour de son ex-
1. « Audio te pulcherrimum Mercurium parieti domus nostrae
« appinxisse. Hune quia carbone nigerrimo formasti, cave ne te
« carbonibus ignitis inter philosophandum seducat. Scis enim
« quam sit Deus hic i'ugax, lallax.mutabilis, atque etiam inies-
« tus, si quando irascatur ; atque ars isla maxime eget carboni-
« bus atque igni fumo appositis » (Ep. I, 42).
AGRIPPA ES ITALIE 217
pédition en Espagne. Il passait évidemment alors
pour en faire encore. Nous avons cité tout à l'heure
une lettre de ce temps où il recommande un livre de
cabale. Il était loin, comme on le voit, d'avoir re-
noncé aux sciences et aux arts occultes.
Après être allé jusqu'à Brindes pendant l'hiver de
1515, Agrippa était, paraît-il, revenu à Pavie où il
avait passé le printemps peut-être, et certainement
l'été de cette année. Antérieurement déjà, il avait ré-
sidé, mais fort peu de temps, nous l'avons vu, dans
cette ville, d'où la guerre l'avait chassé en 1512. Nous
avons cité une lettre de cette époque où il était dit
qu'il y avait produit alors beaucoup d'effet (Ep. I,
27). Pendant le séjour de 1515, il y prend une attitude
plus digne encore d'attention. On l'y voit monter dans
une chaire de l'université, où il explique publique-
ment le prétendu traité d'Hermès Trismégisie qui
porte le titre de Pimander. Cette exposition fait l'ob-
jet d'une série de leçons ou lectures dont la première
est venue jusqu'à nous, et dont nous dirons bientôt
quelques mots.
La situation d'Agrippa semble à ce moment près
de se fixer, comme à Dole quelques années aupara-
vant, comme dans d'aulrcs circonstances encore ul-
térieurement, sans que rien de stable ait jamais
réussi pour lui. A Pavie, en 1515, il est en possession
d'un titre régulier de professeur, car il parle quelque
part de ses gages, stîpendium : ii a une maison montée,
il,, mus ri sit/ji'/li'.c, des serviteurs attachés à sa per-
sonne, servi, familia; enfin il s'est marié récemment
248 CHAPITRE TROISIÈME
et il a déjà un fils '. La guerre vient encore une fois,
comme en 1512, bouleverser son existence.
Nous allons voir Agrippa aux prises avec l'adver-
sité, avec des difficultés que complique encore l'obli-
gation, nouvelle pour lui, de pourvoir aux besoins
d'une famille. Mais, avant de parler de cette crise
douloureuse et des conséquences qu'elle devait en-
traîner pour Agrippa, nous nous arrêterons un ins-
tant pour considérer, à propos de l'attitude prise en
ce moment par lui à l'université de Pavie, ce qu'é-
taient alors ses études et ses travaux 2. Il cultivait
toujours les sciences et les arts occultes. Une lettre
d'un de ses amis dont nous avons parlé tout à l'heure
fait allusion à ses opérations d'alchimie (Ep. I, 42) ; et
nous avons rappelé, à cette occasion, une autre lettre,
citée précédemment, où il recommandait à un nouvel
adepte la cabale, science vraiment sublime, lui di-
sait-il, et capable de remplir de tout, bien l'esprit
qui s'y applique.
— Mais, disait-il encore à son disciple, toi qui
veux t'exercer à cet art tout divin, sache que tu
1. Voir à l'appendice la note VIII.
2. Est-ce à cette époque qu'il faut rapporter la composition de
ses Commentaires sur YArs brevis de Raimond Lulle que, vers
1517, il dédiait au commandeur de Saint-Antoine? 11 lui dit alors
qu'il les avait déjà depuis longtemps entre les mains; et peut-être
doit-on, d'après cela, reporter à une date antérieure encore
l'exécution de cet ouvrage; mais il faut rapprocher des travaux
accomplis alors par Agrippa ses petits traités religieux, compo-
sés vers 1515-1517, sur l'homme, sur la connaissance de Dieu et
sur le péché originel.
AGRIPPA EN ITALIE 219
dois couvrir d'un absolu silence el cacher au plus
profond de ion cœur ce mystère auguste; car ce se-
rait une véritable impiété de publier cette doctrine
pleine de la majesté de Dieu môme. (Ep. T, 31).
Si la cabale occupait encore Agrippa, c'était alors
pour lui un moyen surtout d'agir en secret sur cer-
tains esprits. Il ne voulait plus en faire, on le voit,
comme jadis à Dole, le drapeau d'une propagande
ouverte, le texte d'un enseignement public. Nous
savons de quel sujet avait maintenant fait choix,
pour ce dernier objet, le théologien du concile de
Pise. C'était encore d'une science en quelque sorte
hétérodoxe qu'il voulait parler. Agrippa était de ces
esprits hostiles à la tradition, rebelles au joug de
la discipline, auxquels il faut à tout prix des voies
nouvelles. Il faisait de la philosophie, mais c'était do
la philosophie hermétique. Il avait pris en 1515, nous
l'avons annoncé tout à l'heure, pour texte de ses le-
çons à l'université de Pavie, le prétendu traité d'Her-
mèsTrismégiste, intitulé Pimander, sur la puissance
et la sagesse de Dieu.
Nous avons dit dans notre introduction ce que
c'était que la science hermétique, corps d'antiques
doctrines formulées définitivement au sein des éco-
les gréco-orientales d'Alexandrie. Nous avons dit
ce que c'était qu'Hermès Trismégiste, c'est-à-dire
trois fois grand ; personnage imaginaire présenté
tantôt comme un dieu, tantôt comme un mortel
d'un caractère soit héroïque, soit sacerdotal, auquel
on avait, dès l'antiquité, attribué des ouvrages
T. I. 10
250 CHAPITRE TROISIÈME
apocryphes dont le nombre s'accrut même au moyen
âge, et jusque dans les temps modernes. Quelques-
uns de ces ouvrages pourraient bien remonter,
croit-on, jusqu'aux premiers siècles de notre ère et
appartenir à l'œuvre des philosophes alexandrins.
Ces écrits, plus anciens que les autres, étaient pré-
cisément ceux qui avaient été le plus oubliés dans
le moyen âge ; et, lorsqu'à l'époque de la renais-
sance ils furent remis au jour, on les accueillit
avec cette curiosité respectueuse qu'on accordait
aux chefs-d'œuvre de tout genre de l'antiquité
remise en honneur, sortant alors de la poussière et
de l'obscurité, aux yeux émerveillés des hommes.
L'un de ces écrits récemment tirés de l'oubli était
un traité en langue grecque, composé d'une série de
dialogues, où il était question de l'origine des choses
et delà création; de Dieu, de son essence et de ses
attributs. Un moine italien, Léonardus Pistoriensis,
l'avait, disait-on, retrouvé en Macédoine et rapporté à
Florence, où il était tombé entre les mains du docte
Marsile Ficin, qui, dans la seconde moitié du xve siè-
cle, en avait fait une traduction latine publiée alors et
dédiée à Cosme de Médicis. Le texte grec ne fut donné
que plus tard au public par Vergés, et imprimé par
Turnèbc à Paris en 1534. Marsile Ficin avait inti-
tulé sa traduction latine Pimander, ou traité de Mer-
cure Trismégiste, de la puissance et de l'a sagesse
de Dieu : Pimander, Mercurii Trismcgisti liber, de po-
tcstate et sapientia Dei. Le nom de Pimander venait
de celui de Poimandrès, formé lui-même sur le grec
AGRIPPA EN ITALIE 251
7io'.lj.xvTYip, berger, conducteur, directeur, et person-
nifiant l'esprit de la puissance divine, mens divinœ
potentix. C'était le nom de l'un des interlocuteurs
mis en scène dans ces dialogues ; il était dû à Marsile
Ficin lui-même, premier traducteur du vieux traité.
Plus récemment Lefèvre d'Etaples avait fait impri-
mer à Paris, en 1505, une nouvelle édition de la pu-
blication de Marsile Ficin, augmentée de commen-
taires où il s'efforçait de mettre d'accord avec les
doctrines du christianisme, ces thèses singulières
empruntées au gnosticisme des Alexandrins. Les
notions réunies ainsi procèdent d'une philosophie
panthéiste imprégnée de spiritualisme. Elles sont
loin, du reste, de former un système consistant. Le
Pimandei' n'est rien moins qu'un traité. Certaines
discordances faciles à y relever semblent même in-
diquer, dans les dialogues qui le constituent, un rap-
prochement fortuit et des origines distinctes.
On trouve dans le Pimander trois ou quatre systè-
mes de genèse différents. Dans le dialogue premier,
c'est Dieu le père ou Esprit enfantant Dieu le fils ou
Verbe, d'où procède une troisième personne divine,
le Créateur, de qui viennent les sept gouverneurs
des sept sphères du monde, puis les créatures, et
l'homme enfin qui, voulant créer à son tour, engen-
dre la forme dénuée de raison. Ailleurs, dans les dia-
logues huitième, neuvième, dixième et onzième, c'est
Dieu le père, le Monde fils de Dieu, et au-dessous
d'eux l'homme, dieu terrestre, qui sont tout cl de
qui tout procède. Il y a encore, suivant le dialogue
252 CHAPITRE TROISIÈME
douzième, l'Éternité engendrée par Dieu, le Monde
produit par l'Eternité, le Temps par le Monde, la
Génération par le Temps.
Au-dessus de ces systèmes genésiaques planent
certains principes panthéistes reproduits en divers
passages. Tout est dans Dieu ; hors de Dieu, il n'y a
rien. Dieu est tout; tout est immortel. Créateur et
créature, genitor et genitus, forment un tout indissolu-
ble. Ce qui est engendré, c'est ce qu'on voit ; ce qui
est éternel, c'est ce qui reste caché. Rien ne finit ; la
mort n'est qu'un changement, une dissolution des
mélanges. La génération, c'est la vie rendue appa-
rente ; la mort, c'est la vie qui se cache. De la bonté
de Dieu ressort la bonté de tout ce qui existe.
A côté de ces principes généraux, on saisit un
grand nombre de propositions particulières qui re-
flètent le gnosticisme et le mysticisme des Grecs
d'Alexandrie. Toute partie du monde est animée par
un démon qui lui est propre. Les nombres sont le
fondement de tout. Les âmes soumises à la mé-
tempsycose passent du reptile au poisson, de ce-
lui-ci à l'animal terrestre, puis à l'oiseau habitant de
l'air, puis a l'homme, d'où elles vont aux démons et
aux dieux. L'homme est né de Dieu, qui est vie et
lumière. Cependant, parmi les hommes, Dieu ne com-
munique l'esprit qu'à ceux-là seulement qui sont
pieux et religieux. Le vrai, qui est Dieu, n'a ni
couleur, ni figure, ni corps en quelque sorte. Par la
contemplation, la connaissance de Dieu descend en
nous; la contemplation cessant, nous retombons
AGRIPPA EN ITALIE 233
dans l'ignorance. L'homme vit en union avec Dieu, la
nuit par les songes, le jour par les prodiges ; de là les
révélations et les prédictions. Ces doctrines, on le
voit, partant des hauteurs d'un spiritualisme raffiné,
plongeaient en s'abaissant dans un panthéisme mys-
tique, et arrivaient jusqu'au seuil des arts divinatoi-
res et de la magie.
Tels sont les principes contenus dans le traité lu
et commenté par Agrippa, en lolo, à l'université de
Pavic. Comment réussit-il à exposer convenable-
ment de semblables idées dans une chaire de théo-
logie chrétienne? Probablement en ayant recours à
des interprétations symboliques, à des analogies
plus ou moins spécieuses, à d'adroites omissions :
procédés conformes à ceux qu'emploie dans son
commentaire Lefèvre d'Étaples, dont il avait peut-être
le livre entre les mains. Il y avait, en tout cas, dans
ce sujet, tout ce qu'il fallait pour autoriser les har-
diesses et les nouveautés dont on était surtout friand
alors, et qui convenaient tout particulièrement à
l'esprit d'Agrippa.
Nous ne savons pas si les leçons dWgrippa sur
le Pimander retinrent bien longtemps l'attention de
ses auditeurs ; mais nous savons qu'elles excitèrent
vivement, à leur début, la curiosité publique. Celle-
ci était tout naturellement provoquée, comme nous
venons de le dire, par le choix môme du sujet ; elle
l'était bien plus encore peut-être par le caractère du
professeur. C'était un homme très jeune pour un
pareil rôle, il n'avait pas trente ans et se présentait,
254 CHAPITRE TROISIEME
non comme un lettré, comme un savant de profes-
sion, mais comme un soldat détaché accidentelle-
ment de la vie des camps. Nous avons déjà dit
qu'Agrippa, en toute occasion, affichait de grandes
prétentions à la gloire des armes, et qu'il lui plaisait
de passer pour un guerrier. Nous avons dit aussi
combien ces prétentions étaient peu justifiées. Voici
un nouveau témoignage de ce singulier travers de
son esprit.
Sans connaître avec beaucoup de précision ce
qu'avait été l'existence d' Agrippa depuis qu'il était
en Italie, nous en savons ass^z pour être certains
que, malgré son apparition dans le camp de l'empe-
reur à son arrivée dans ce pays, sa vie n'y avait été
nullement celle d'un soldat. Il se donne cependant à
ce moment pour tel, obéissant par là sans doute à la
tendance qui l'a toujours porté à se targuer de ce
genre de mérite ; mais voulant certainement de plus,
par esprit de charlatanisme, provoquer ainsi l'atten-
tion qu'éveille toujours un homme qui paraît se
prêter accidentellement à un rôle qu'on peut croire
étranger à sa condition habituelle.
Nous possédons, avons-nous dit, le discours pro-
noncé dans sa première leçon par Agrippa '. Son
apparition dans une chaire d'enseignement avait
attiré tout ce que Pavie, centre d'études et de vie
1. Oratio habita Papix in prMectione Hermetis Trismegisli,
de potestate et sapientia Dei. — Anno MDXV. — {Opéra, t. II,
p. 1073-lOSi.)
AGRIPPA EN ITALIE 255
intellectuelle, renfermait d'hommes distingués, et
avec eux un personnage considérable, le marquis de
Mantoue, Jean-François de Gonzague, un de ces
petits princes qui, dans la politique embrouillée de
l'époque, menaient, honorablement du reste suivant
les idées et les usages de leur temps, la vie de con-
dottiere, plutôt que celle de souverain. Agé de près
de soixante ans en 1515, Jean de Gonzague avait
servi l'une après l'autre toutes les causes en Italie.
A un certain moment, il avait, en raison d'un grief
personnel, quitté le parti de Louis XII, pour celui
de l'empereurMaximilien. Mêlé dès lors aux ennemis
des Français, il se trouvait maintenant l'ami du duc
Sforze, rentré depuis trois années dans le Milanais ;
c'est ce qui explique sa présence à Pavie en 1515,
quand Agrippa, qu'il pouvait avoir entrevu en 1511
sur l'Adige, au camp de l'empereur, parut dans la
chaire de théologie de la célèbre université de cette
ville. Il assiste en curieux à sa première leçon.
— Illustre marquis, dit en commençant Agrippa,
et vous personnages éminents et recommandables,
vous voyez devant vous un homme qui, après mainte
traverse, après les dures leçons d'une fortune con-
traire, fatigué par trois années de guerres et de
travaux de toute sorte, s'est longuement demandé
comment il lui serait possible d'échapper à ces écueils,
et de sortir de cette mer toute sanglante pour gagner
le port. Il me fallait un emploi honorable en même
temps que lucratif. J'ai cru le trouver dans une
fonction qui peut s'accorder avec le métier des ar-
256 CHAPITRE TROISIÈME
mes. Je veux exposer devant vous les secrets mystè-
res de la plus sublime philosophie. Familiarisé dès
mon jeune âge avec l'étude, je me suis trouvé porté
par l'influence des astres, par le génie divin, et par
mes propres dispositions, vers la contemplation, at-
trayante par-dessus tout, de l'ordonnance et des
secrets de la nature; et rien ne peut mieux me
convenir que de me présenter sous l'égide de la
sacro-sainte philosophie, devant la jeunesse qui
peuple cette florissante université. Mais ne m'accu-
sera-t-on pas de présomption et de témérité, en me
voyant, presque barbare au milieu de cette nation,
soldat jusqu'à ce jour, et en habit étranger, franchir
les degrés de cette chaire et oser, si jeune encore
d'années, vous promettre des choses dont l'impor-
tance réclame ordinairement la gravité et la maturité
d'un vieux docteur? Je ne le crains pas. Je considère
surtout la perspicacité de votre intelligence ; je me
rappelle, en outre, qu'ailleurs déjà j'ai su remplir
avec succès l'emploi dont je veux me charger aujour-
d'hui, et je me dis qu'après tout ce n'est pas du
nombre des années, mais des forces de l'esprit, que
vient la science.
Après ce début insinuant, Agrippa rappelle au
marquis de Mantoue qu'il a pu le voir, pendant ces
dernières années, investi d'un commandement mili-
taire, dans le camp de l'empereur '. Il revient encore
l.Los expressions proximis kis annis devaient faire croire
qu'Agrippa avait, pendant les dernières années, vécu dans les
AGRIPPA EN ITALIE 257
sur le contraste, qui semble lui plaire beaucoup, de
sa condition antérieure d'homme de guerre et de sa
situation présente dans une chaire de théologie,
sacrarum literarum pulpito prsepositus. Il prie ses
jeunes auditeurs de ne pas se scandaliser de ce
titre sanguinaire de soldat. 11 cite l'exemple d'illus-
tres guerriers qui ont manié la parole et la plume
aussi bien que l'épée. Il nomme César et Charle-
masrne. Les armes d'ailleurs sont, dit-il, d'insti-
tution divine; Judas Machabée a reçu les siennes
de Dieu lui-même. Il n'y a donc aucune raison pour
le repousser, lui, d'une situation où l'appellent la
voix et les encouragements de ses amis, le senti-
ment de ses devoirs envers Dieu et envers les hom-
mes, et par dessus tout les circonstances propices
qui ont fait succéder aux troubles et aux fatigues de
la guerre la paix et la liberté, sous la protection
de l'illustrissime et victorieux Hercule Maximilien
Sforze, huitième duc de Milan, que Dieu protège.
L'orateur annonce ensuite qu'il veut expliquer les
camps. Nous savons qu'il n'en est rien. Il se donne en même
temps le titre de militibus prxf'ectus. Son manque habituel de
sincérité, en ce qui regarde ses prétendus services militaires,
nous autorise à ne pas nous arrêter beaucoup au sens rigoureux
(pu; pourraient avoir ces expressions. Quant à l'audacieux appel
qu'Agrippa ne craint pas de faire aux souvenirs du vieux
marquis de Mantoue, ce n'est évidemment qu'un trait de har-
diesse sans grand inconvénient, vis-à-vis d'un homme dont la
mémoire n'avait dû conserver qu'une idée imparfaite du grand
nombre de gens qui, dans les camp, divers, avaient passé
devant lui.
258 CHAPITRE TROISIÈME
dialogues d'Hermès Trismégiste sur la puissance et,
la sagesse de Dieu. Il fait l'histoire de cet antique
docteur, d'après ce qu'il en a trouvé, dit-il, dans le
livre astrologique de Rab Abraham Avenazre. Sui-
vant lui, le patriarche Abraham aurait eu d'une con-
cubine un fils nommé Mydas qui fut père d'Enoch, et
c'est celui-ci que sa science aurait fait surnommer
Hermès ou Mercure; ce qui est, dit Agrippa, d'accord
avec les récits d'Eusèbe, de Diodore et de Lactance.
Cet Enoch, surnommé Hermès ou Mercure, aurait
donné aux Egyptiens clés lois ; il leur aurait appris
l'astromie, leur aurait enseigné l'harmonie des mots
et des nombres, la médecine, la palestre. Le premier
parmi les philosophes, il se serait élevé de la connais-
sance des choses physiques et mathématiques à celle
de la divinité, et aurait inventé la théologie. Il aurait
enfin rédigé, pour y déposer cette universelle science,
26,525 volumes tout remplis de choses merveilleuses,
où il annonce la ruine de l'ancienne religion et la ve-
nue du Christ ; ce qui a donné occasion à saint Au-
gustin de se demander si c'est par les astres ou par
les révélations des esprits qu'il a pu connaître de si
grands mystères '. Lactance le compte parmi les
sibylles et les prophètes. Il a surpassé tous les philo-
sophes; il était prêtre, et les Egyptiens l'ont créé
1. Ceci est emprunté par Agrippa à MarsileFicin, suivant le-
quel saint Augustin se serait fait celte question à propos
d'Hermès Trismégiste : « Peritia ne siderum, an revelatione
spiriluum illa cognoverit. » {Opéra, t. II, p. 1078, 1079.)
AGRIPPA EX ITALIE 259
roi. De là vient qu'on l'a surnommé Trismégiste, ou
trois t'ois grand. Agrippa, on le voit, a des informa-
tions complètes, trop complètes peut-être, sur la
personne de son auteur. Il sait même comment il
est mort, et il connaît ses dernières paroles à ses
disciples, lorsqu'il a quitté la terre pour retourner à
la cité éternelle, dont la corruption de la mort ouvre
à tous les portes.
Après avoir parlé de l'auteur, Agrippa en vient à
parler du livre. Le titre de celui-ci est Pimander. Tl
contientles plus profonds mystères de la plus vieille
théologie, avec les secrets de l'une et l'autre philoso-
phie, sur Dieu et le monde, sur l'esprit, sur les dé-
mons et sur l'âme, sur l'ordre de la providence, le
destin, la religion et ses mystères, les prières se-
crètes, l'union avec Dieu, de divino connitôio, et la
régénération.
— Voilà, dit alors Agrippa, ce que je vous expli-
querai, soit Ihéologiquement, soit philosophique-
ment, ou bien par les procédés de la rhétorique et
de la dialectique, suivant les exigences du texte ; en
citant les autorités, les opinions, les exemples et les
passages des lois canoniques ou des lois civiles qui
s'y rapportent. Puisse la double faculté de philoso-
phie et de médecine, puisse celle de théologie, puis-
sent l'autorité des saints canons et la majesté des
lois me pardonner de toucher à quelques-uns de
leurs dogmes. Dans cette université, je le sais, ils
sont sous la garde d'excellents docteurs et de sa-
vants professeurs, lectures or dinar ii. Je ne saurais faire
260 CHAPITRE TROISIEME
injure à ceux-ci, en associant mon œuvre à la leur,
et en partageant avec eux le fruit de mes travaux.
Je m'engage à ne laisser sans explication rien de ce
qui, dans ces doctrines, peut se rapporter aux autres
sciences. J'espère y réussir grâce au Pimander de
Mercure trois fois grand, grâce à l'esprit de la puis-
sance divine, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même,
véritable Pimander, que je confesse véritablement
Dieu et homme, et auteur de notre régénération '.
Agrippa proteste ensuite de sa volonté de ne ja-
mais rien dire ni rien écrire qui ne soit approuvé par
l'Église, par le chœur des fidèles, par le collège sa-
cré des ôvêques et le souverain pontife qui est à sa
tête. 11 soumet à leur jugement ses opinions; il se
déclare toujours prêt à recevoir, en tout esprit de
charité chrétienne, les censures et les corrections qui
lui seront imposées par ceux qui ont autorité pour le
faire, ou par tout autre, mieux informé qu'il n'a pu
l'être lui-même. Il prévient, en outre, qu'il suivra
également dans ses discussions, soit les procédés
scolastiques des stoïciens et des péripatéticiens, les-
quels, en présence d'une proposition, s'attachent à
une question particulière à l'aide de laquelle ils con>
battent tout le reste; soit la méthode de Socrate et
1. « Favente nobis ipso ter maximi Mercurii Pimandro, mente
« divinte potentice, Domino videlicet nostro Jesu Christo Naza-
« reno crucifixo, qui verus Pimander, qui magni consilii Ange-
«c lus, vero mentis lumine illustrât; quem verum Deum et verum
« hominem regenerationis auctorem confitemur, futurique pa-
ix trem seculi judicem expectamus. » (Opéra, t. II, p. 1080.)
AGRIPPA EN ITALIE 201
de l'académie, où, rapprochant d'un point controversé
les diverses questions qui s'y rapportent, on choisit,
entre toutes, celle qui semble avoir le plus de vrai-
semblance et de probabilité. Mais il répudie la ma-
nière des sceptiques, lesquels, trouvant toutes choses
incertaines, plaident successivement le pour et le
contre, et restent finalement indécis entre les deux,
entassant ainsi montagnes sur montagnes et, nou-
veaux géants, paraissant vouloir s'attaquer aux
dieux, et battre en brèche avec leurs suphismes tou-
tes doctrines et jusqu'aux lettres sacrées elles-mê-
mes. Ces docteurs entêtés, objet de mépris pour les
philosophes aussi bien que pour les théologiens et
les jurisconsultes, condamnés par les apôtres, par
les Pères, par les lois civiles elles-mêmes, Agrippa
veut qu'ils s'éloignent de ses leçons et il refuse de
les entendre. Quant aux autres, il recevra toujours
volontiers leurs objections ou leurs contradictions ;
et d'une leçon à l'autre il promet d'y répondre, si-
non toujours verbalement, ce qui pourrait tourner h
inconvénient, au moins par écrit, à l'exemple des
anciens théologiens, des Origène, des Basile, des
Athanase, des Cyrille, des Didymc, des Eusèbe, des
Chrysostome, des Nazianze parmi les Grecs, et,
parmi les Latins, des Tertullicn, des Rufin, des Jé-
rôme, des Augustin, aussi bien que de tant d'autres
saints personnages qui se sont toujours montrés for-
mellement contraires à ces discussions en paroles,
où l'on combat par la force des poumons, plus encore
que par celle des arguments, et pour la vainc gloire
262 CHAPITRE TROISIÈME
de discourir, plutôt que pour l'honneur de la vérité.
— Je ne pouvais pas, dit Agrippa en terminant
son discours, m'attendre à parler aujourd'hui, ainsi
que je l'ai fait, devant un auditoire où tant d'hommes
distingués brillent comme les astres étincelants qui,
dans le ciel président par leur influence et leurs mou-
vements aux événements terrestres. Comment pour-
rai-je clignement leur rendre grâces de cette insigne
laveur? Toi, Jean de Gonzague, illustre et vaillant
capitaine, vous tous hommes éminents, recevez avec
bienveillance l'hommage du dévouement absolu que
vous offre un soldat qui, docteur aujourd'hui, a
quitté les armes pour les lettres. Et vous, mes jeu-
nes auditeurs, croyez-moi toujours prêt à vous ser-
vir, si l'occasion s'en présentait, par mon bras aussi
bien que par ma parole.
A côté du morceau que nous venons de faire con-
naître et qui appartient à l'année 1515, les œuvres
d'Agrippa en contiennent un autre du même genre,
qui malheureusement ne porte aucune date et qui a
pu servir aussi de préliminaire à des leçons publi-
ques. Nous ne pouvons mieux faire que de placer ici
ce que nous avons à en dire, ne sachant ni à quelle
époque, ni dans quel endroit ont dû être faites ces le-
çons, si tant est qu'elles aient eu lieu en effet. Serait-
ce également à Pavie, antérieurement à celles de
l'année 1515, c'est-à-dire lors du premier séjour
d'Agrippa dans cette ville, en 1512? Serait-ce plus
tard , à l'université de Turin par exemple , où
Agrippa nous apprend qu'il a parlé aussi vers la fin
AGRIPPA EN ITALIE 263
de son séjour en Italie? De ces deux hypothèses, la
première a contre elle cette considération que le dis-
cours de 1515 ne contient aucune allusion, et il eût
été nature] d'en faire une alors, à ces leçons anté-
rieures, si elles avaient eu lieu en effet. Bien plus,
le discours de 1515, par quelques-uns de ses traits
que nous avons reproduits, semble indiquer qu'A-
grippa osait pour la première fois paraître, ce dont
il s'excuse, dans la chaire où on le voit monter à ce
moment. Contre la seconde hypothèse, une objection
d'une autre espèce résulte de cette particularité, qu'à
Turin, où l'on sait du reste qu'il n'a dû rester que
fort peu de temps, Agrippa nous dit avoir interprété
dans la chaire de théologie les lettres sacrées ', ce
qui ne s'accorde pas du tout avec le sujet abordé
dans le second discours que nous avons sous
les yeux. Ce discours concerne le Banquet de Pla-
ton 2 ; morceau singulier de philosophie grecque
dans lequel il est surtout question de l'amour; beau-
coup, il est vrai, au point de vue métaphysique ;
mais quelque peu aussi à un point de vue tout dif-
férent, où il est signalé comme un ressort de l'or-
dre social, et cela dans un sens dont nous n'avons
pas besoin de rappeler l'étrange té.
1. '< Apud Taurinum gymnasium, theologica lectione in pu-
ablicisscholis, sacrasliteras publiée interprétâtes sum. »(Opera,
t. II, p. 590.)
1. Oratin in przleetione convivii Plalonis, amoris laudem
continens. (Opéra, t. II, p. 1062, 1073. Hi
2G1 CHAPITRE TROISIÈME
Agrippa n'était pas homme à être fort embarrassé
de ces relations d'érastes et d'éromènes dont les
détails tiennent beaucoup de place dans ce que le
philosophe athénien dit de l'amour. Cependant, il
faut le reconnaître, il néglige tout à fait, dans son ex-
position préliminaire, cette thèse particulière, et en
prend une autre dans les développements de laquelle
il se contente d'insérer, en les adoucissant d'ailleurs,
quelques-unes des propositions que Platon met dans
la bouche de Phèdre et des autres convives. Il eût
été difficile de faire autrement dans la circonstance;
car c'est évidemment' à des jeunes gens, candidissimi
audùores, que le discours était adressé, ou qu'il était
au moins destiné, dans le cas où il n'aurait été, ce qui
après tout est bien possible, qu'un simple projet d'al-
locution, en vue d'éventualités qui ne se seraient pas
réalisées.
L'amour qu'Agrippa porte à la jeunesse est le mo-
bile de sa conduite et le motif de son discours. 11
justifie par les considérations les plus variées ce sen-
timent si naturel à l'homme, et qui éclate môme dans
l'acte du Dieu créateur, suivantMoyse et, dit Agrippa,
suivant Platon. Sans amour, pas de vertu. Avec l'a-
mour, l'homme est capable des plus grandes choses.
Il est lui-même parla presque transformé. L'amour.
dont les païens ont fait le grand Dieu, magnus Deus,
soumet tout à ses lois, tout jusqu'aux autres dieux
eux-mêmes. L'amour au reste, du consentement de
tous les philosophes et, ajoute non sans hardiesse
Agrippa, de tous les théologiens, l'amour est le dé-
AGRIPPA EN ITALIE 2(35
sir qui nous porte vers la beauté, mais surtout vers
la beauté cachée, occultum formosum, dont les beautés
visibles ne sont que le symbole.
L'amour est un principe de paix et de bon or-
dre. La médecine, dit encore assez singulièrement
Agrippa, ne vise pas à autre chose qu'à réconcilier,
dans des dispositions d'amour réciproque, les qua-
tre humeurs du corps. L'agriculture, a,joute-t-il
dans une appréciation non moins bizarre, ne vit
que par l'amour dont la terre est susceptible pour
les semences qu'on lui confie.
Enfin, après avoir signalé comme le premier et le
plus essentiel l'amour de Dieu, Agrippa, entrant har-
diment dans un ordre d'idées tout différent, ne
craint pas de recommander l'amour qui si justement
s'adresse à la femme, et de faire ressortir le droit
qu'à tant de titres, elle a d'inspirer ce sentiment.
Refuser l'amour à la femme serait, dit-il, le vice le
plus honteux. Au reste, il relève surtout ce que ce
sentiment a de plus noble et de plus légitime et dit un
mot, à cette occasion, de son livre de la prééminence
du sexe féminin, lequel, ainsi qu'il l'indique à cette
occasion, n'était pas encore publié alors. Il se donne
aussi, en passant, la satisfaction de lancer une in-
vective contre les moines, objets dosa haine, contre
ces hypocrites porteurs de capuce, cuculliones, qui
prêchent la chasteté en faisanl la bacchanale, et qui,
dit-il, trouveront peut-être trop hardie ceLte partie
de son discours. Mais Agrippa ne veut pas qu'un s'y
méprenne. 11 condamne formellement l'amour ?on-
! i w
266 CHAPITRE TROISIÈME
suel. Celui qu'il préconise est un sentiment divin
qui élève et qui anoblit.
Agrippa, comme nous l'avons vu tout à l'heure,
terminait en 1515, devant son auditoire de l'univer-
sité de Pavie, un do ses discours par un mouvement
oratoire, dont il empruntait le motif aux prétendus
souvenirs de sa vie militaire. Soldat hier, disait-il
à ceux qui l'écoutaient, docteur aujourd'hui, je
serais toujours prêt à revenir, si l'occasion s'en
présentait, de la parole à l'action, et à vous, servir
par mon bras aussi bien que par ma parole.
Pur artifice de rhétorique ! L'occasion devait se
présenter bientôt d'agir en soldat, sans qu'Agrippa
la saisît, lorsque, cette' année même, l'arrivée des
bandes françaises mit brusquement fin aux leçons du
docteur improvisé, et dispersa, momentanément au
moins, les élèves et les maîtres de l'université de
Pavie. Agrippa, moins guerrier qu'il n'aurait voulu
le faire croire, se sauva comme les autres, et, lors de
l'envahissement do Pavie par les Français, il cher-
cha refuge à Milan, d'où le torrent des Suisses, mis
en déroule à Marignan, devait, quelques jours plus
tard, le chasser encore. Préparait alors un instant à
Pavie, mais pour y ramener son enfant et sa femme
qu'il laisse dans la famille de celle-ci, pendant que
lui-même court d'un autre côté, en quête de nouvel-
les ressources. C'est aux faveurs de quelque puis-
saut protecteur qu'il les demande alors, et non au
métier des armes, mis par lui dans cette circons-
tance d'autant mieux en oubli, que jamais, quoiqu'il
AGRIPPA EN ITALIE 267
en dise, il ne l'avait beaucoup pratiqué. Il convient
de présenter succinctement un tableau de ces faits,
dont les conséquences devaient être si graves pour
Agrippa.
L'année 1514 s'était passée avec assez de calme
pour le Milanais, où les Français n'avaient pas re-
paru depuis l'échec éprouvé par eux à Novare, dans
le courant de l'été 1513. Mais à Louis XII, mort au
commencement de 1515, venait de succéder un roi
plein d'ardeur, François Ier, dont la première pensée
avait été de reprendre en Italie la lutte un instant in-
terrompue, et de venger les armes françaises des
défaites qui leur avaient été infligées. Le roi s'était
assuré l'alliance des Vénitiens. Le duc de Milan, de
son côté, comptait sur le pape et sur les Suisses,
sur ceux-ci surtout, qui presque seuls pouvaient
fournir à sa cause des combattants. Au mois
d'août 1515, François Ier franchit les Alpes et entre
en Italie. Accueilli par le duc de Savoie, jusque là
fidèle à l'alliance française, il s'avance sans trouver
beaucoup de résistance. Il occupe successivement
Novare, Pavie et Marignan. Quarante mille Suisses
viennent, le 13 septembre, lui présenter la bataille
près de cette dernière ville. Ils y essuient une défaite
qui tourne en désastre. Les débris de leur armée
mise en fuite se jettent en désordre dans Milan qu'ils
ne font que traverser, regagnanl par Gômc les défi-
Lés des montagnes, et suivis de près par leur vain-
queur. Celui-ci entre derrière eux dans Milan, qu'en
passant ils viennent de saccager. Puis, en attendant
268 CHAPITRE TROISIÈME
la reddition du château de cette ville où Maximi-
lien Sl'orze ne tardera pas à capituler, le roi se
replie sur Pavie dont il s'était emparé, comme
nous venons de le dire, en s'avançant sur Ma-
ri gnan.
Agrippa, dans ces circonstances, se voit ruiné par
deux désastres qu'il essuie ainsi coup sur coup, à
court intervalle ; à Pavie d'abord, qu'il avait aban-
donné précipitamment lors de l'arrivée des Français ;
à Milan ensuite, où il s'était alors réfugié avec sa
femme, son fils, ses serviteurs et ce qu'il avait de plus
précieux. Sa maison de Pa\ie, pleine encore de tout
ce qu'il avait été obligé d'y laisser, avait été pillée
derrière lui par les soldats de François Ier. Quelques
semaines plus tard, à Milan , dans le tumulte
causé par le passage des Suisses débandés et
poursuivis après Marignan, il perd tout ce qui lui
reste, tout jusqu'à ses livres, jusqu'à ses cahiers
(Ep. I, 49).
Les Français occupaient de nouveau la contrée.
Le roi en remet, au mois d'octobre lolo, le gouverne-
ment au duc de Bourbon qui le conserve pendant
quelques mois seulement, jusqu'à ce que, traversé
par certaines intrigues et rebuté parles contrariétés,
il le résigne pour rentrer en France, en 1516. Nous
ne savons si Agrippa eut alors occasion de voir
ce prince dont il devait plus tard se trouver rap-
proché, dans des circonstances que nous aurons à
faire connaître ultérieurement. Ce n'aurait été, en
tout cas, que d'une manière très fugitive ; car il dut
AGRIPPA EN ITALIE 2G9
s'éloigner, à ce moment même, du Milanais où il ne
semble plus avoir séjourné depuis lors.
Après le naufrage de sa fortune à peine ébauchée,
dans le cataclysme qui avait enveloppé, en 1515, le
Milanais tout entier, Agrippa se voit dans la néces-
sité de chercher ailleurs, pour lui et pour les siens,
les ressources qui lui manquaient de ce côté. Sa
femme, originaire de Pavie, avait été, avons-nous dit,
provisoirement ramenée par lui avec son enfant chez
ses parents. Libre alors, il se met aussitôt en quête
de nouveaux moyens d'existence. L'université de
Pavie était déserte; le pays se trouvait dans le
plus grand désordre ; tout semblait comme entraîné
par un torrent; on ne savait à quelle branche se
retenir.
— J'ai reçu tes lettres du 15 de ce mois, lui écrit
le 16 octobre 1515 un de ses amis. Je n'ai rien vu des
précédentes dont tu me parles. Je comprends assez
ce qu'ont de douloureuses les épreuves que tu viens
de traverser. Tu les supporteras avec l'énergie d'un
homme courageux. Je me suis assuré des disposi-
tions du prince. Tl faut que tu le voies ; que tu lui
dises ton intention de retourner h Casale ; que tu lui
demandes enfin d'ordonner à Galeotus ou à Antonius
de Altavilla, ses maîtres d'hôtel, de l'annoncer dans
cette ville, et de t'y recevoir au nombre de ses pen-
sionnaires (Ep. I, 47).
Le prince dont il est ici question est le marquis
de Montl'errat dont Agrippa, une première fois, avait
antérieurement déjà éprouvé les bienfaits, et duquel
270 CHAPITRE TROISIÈME
il avait reçu bon accueil en l'année 1512, dans des
circonstances analogues à celles du moment présent,
ainsi qu'il a été dit précédemment. C'est de ce côté
qu'il se tourne de nouveau dans sa détresse. Il avait
quelque espérance, à ce qu'il semble, d'après la lettre
que nous venons de citer, d'être admis, nous ne sa-
vons à quel titre du reste, au nombre des pensionnai-
res de ce prince. Il fallait pour cela venir se fixer dans
ses États, à Gasale, où Agrippa s'était déjà réfugié
en 1512. Il se rend dans cette ville vers la fin de 1515,
laissant à Pavie, sous la garde de ses parents et de
ses amis, sa femme et son fils qu'il ne tarde pas,
du reste, à rappeler près de lui (Ep. 1,48). En 1516
et, jusqu'au printemps 1517 (Ep. I, 52; II, 1), nous
le voyons installé avec les siens chez le marquis de
Montferrat, à qui il dédie des ouvrages composés à
son intention (Ep. I, 49, 51, 52). Il entendait proba-
blement s'acquitter ainsi de la dette de reconnais-
sance contractée par lui en recevant la pension que
paraît lui avoir alors assignée ce prince. Un des
amis d'Agrippa s'était employé très activement à lui
procurer ces avantages, qui cependant ne semblent
pas encore l'avoir satisfait complètement. C'est au
moins ce que permettent de penser quelques docu-
ments relatifs à cette époque, qui le montrent cher-
chant à se frayer, dans ce moment même, d'autres
voies.
Dès le mois de février 1516, Agrippa est, pour ce
dernier objet, en correspondance avec un ami qui
réside à Verceil. Cet ami est un carme du couvent
AGRIPPA EN ITALIE 271
de cette ville, le père Jean Chrysostome, qu'il con-
naissait depuis plusieurs années déjà l. C'est à lui
qu'en 1512 il envoyait un livre de cabale avec de
grands éloges pour cette science, et la recommanda-
tion d'être, en ce qui la concerne, d'une absolue dis-
crétion (Ep. I, 31). Lorsque, à la fin de cette même
année 1512, Agrippa était venu s'établir une première
fois à Casale, à la suite des désordres causés à
Pavie par les Suisses, le père Chrysostome lui avait
écrit pour l'assurer du plaisir qu'il éprouvait de le
voir se rapprocher ainsi du lieu que lui-même il
habitait. Le révérend père protestait en même temps
de son dévouement pour Agrippa, et du désir qu'il
avait de le servir. Il lui parlait enfin, à mots couverts,
de certains résultats très importants qu'il serait
bientôt en mesure de lui communiquer (Ep. 1,37). Il
s'agissait probablement de quelque travail d'alchi-
mie ou de cabale. On voit quels liens existaient alors
entre le père Chrysostome et Agrippa.
Quand celui-ci revient, vers la fin de 1515, à Casale,
il n'est pas étonnant de voir le carme de Verceil entrer
de nouveau en relation avec lui. Mais ce n'est plus
assez, pour le bon religieux, d'une correspondance
favorisée cependant par le voisinage. C'est à un rap-
prochement complet qu'il vise ; c'est à Verceil même
1. La correspondance entre Agrippa et le père Jean Chrysos-
tome, carme du couvent de Verceil, comprend sept letiiv-, qui
se trouvent dans la correspondance générale, L. i, 31, 37, 54, 55,
5G, 58, 59.
272 CHAPITRE TROISIÈME
qu'il veut posséder l'homme admiré par lui comme
un maître, estimé comme un ami. Le père Chrysos-
tome a, dans cette ville, accès auprès d'un grand
personnage, le seigneur Hannibal, auquel il a parlé
d'Agrippa. Rien n'a été oublié, on peut le croire, de
ce qui doit recommander le mérite de celui-ci. Le
noble seigneur se montre disposé à l'attacher à sa
personne, avec une pension de 200 ducats et la fa-
culté de s'installer, comme il le jugera à propos, dans
la ville de Verceil, pour y voir en toute liberté le vé-
nérable père Chrysostome. Le seigneur Hannibal ne
peut malheureusement pas donner immédiatement
suite à ses bonnes dispositions, et il veut que pro-
visoirement la chose soit tenue secrète (Ep. 1,54).
Cette affaire, qui semble n'avoir abouti à aucun
résultat, traîne en longueur pendant tout l'hiver, le
printemps et une partie de l'été de l'année 1316, du
mois de février au mois de juin. L'illustre person-
nage n'avait peut-être cédé qu'en apparence aux
importunes sollicitations du père Chrysostome. Il
retarde de jour en jour la réalisation de ses promes-
ses. Le religieux entretient de ce sujet Agrippa, celui-
ci ayant, dès le mois de mars, donné son assentiment
aux propositions qui lui ont été faites. Son ami vou-
drait qu'il vînt tout d'abord avec sa famille à Verceil,
pour y attendre la parole définitive du protecteur qui
s'offreàlui. Sa présence hâterait, lui dit-on, la conclu-
sion de l'affaire. Le seigneur Hannibal ne peut mal-
heureusement pas mettre à sa disposition son palais
déjà promis à un de ses amis. Mais le magnifique
AGRIPPA EN ITALIE 273
seigneur Ludovicus Cernole lui offre, en attendant
mieux, une partie du sien. Une noble veuve, s'il le
préférait, pourrait aussi le recevoir, pendant quelques
jours, dans sa maison (Ep. 1, 55, 56, 58, 59).
L'important était la pension, dont il s'agissait
d'avoir l'assurance, et dont le seigneur Hannibal ne
parlait plus. Au retour du printemps, celui-ci était
parti, à ce qu'il semble, pour la campagne, et on ne
le voyait plus guère à la ville. Cependant il avait
toujours, disait-on à Agrippa, une grande admi-
ration pour lui et pour ses ouvrages. Il avait eu sous
les yeux ses deux derniers écrits, lesquels traitaient
de l'homme et de la connaissance de Dieu ; il les
avait trouvés fort beaux et les avait montrés à un
théologien de Tordre des prêcheurs demeurant à
Vercei), dont la complète approbation augmentait
encore, était-il dit à Agrippa, l'estime que le sei-
gneur Hannibal faisait de lui. Le théologien était,
comme tout le monde, affirmait-on, impatient de le
voir arriver bientôt (Ep. I, 58).
L'affaire en resta là cependant, selon toute appa-
rence, car nous n'en trouvons plus aucune trace
après le 2 juin de l'année 1516; et, au mois de septem-
bre suivant, ainsi qu'au commencement de l'hiver
1517, Agrippa était encore à Casale auprès du
marquis de Montferrat, où il devait se contenter
d'avantages vraisemblablement très inférieurs aux
200 ducats de pension que la libéralité en expecta-
tive de l'illustre seigneur Hannibal avait un instant
l'ait briller à ses yeux.
274 CHAPITRE TROISIÈME
Les deux ouvrages envoyés à ce dernier par
Agrippa, et si hautement appréciés, disait-on, à Ver-
ceil, étaient deux petits traités récemment composés
et dédiés au marquis de Montferrat. Le premier
était un dialogue sur l'homme ' ; le second était une
espèce de discours sur la connaissance de Dieu 2.
Agrippa les avait écrits au milieu même du trouble où
l'avait jeté l'invasion française de 1515 ; au moment
où le pillage de sa maison de Pavie le laissait à peu
près sans ressources 3. Il rend compte de cette situa-
tion à un ami qu'il appelle Augustine doctissime.
— L'esprit et le cœur troublés, lui dit-il, je pensais
à l'anéantissemeut de ma fortune, à la perte de mon
emploi et du salaire que j'en retirais, aux charges
de la famille, à la suppression des revenus, à la
difficulté des emprunts, à la cherté de toute chose,
à l'avenir plus sombre encore que le présent. La
mort me semblait alors préférable à la vie. J'étais
seul et. séparé des miens, et je ne trouvais personne
pour me consoler. Cependant, me recueillant, je me
mis à réfléchir sur la condition de l'homme ; je re-
trouvai des pensées que j'agitais jadis, quand j'étais
à Rivolta près du comte Alexandre Laudo de Plai-
1. Dialogus de homme qui Dei imago est. (Opéra, l. II,
p. 719.)
2. Liber de triplici ratione cognoscendi Deum. (Opéra,
t. II, p. 480-501.)
3. '■< Rclicta Papiœ domo ac supellectile, rebusque omnibus
« quas tandem, paucis salvis, fere omnes spolialas amisissem »
(Ep. I, 49).
AGRIPPA EN ITALIE 2"7o
sance, en août 1514, et j'en composai un dialogue que
je veux offrir à notre illustre prince (Ep. I, 49).
C'est le marquis de Montferrat que désignait ainsi
Agrippa. Il terminait sa lettre en priant le savant
Augustinus de vouloir bien approuver et corriger
au besoin son œuvre, sachant bien qu'elle n'en serait
que plus agréable au prince à qui elle était destinée.
L'approbation qu'il sollicitait devait, ajoutait-il, l'en-
courager à continuer ces travaux. Agrippa envoie
aussitôt, avec le dialogue sur l'homme dont il est ici
question, le petit traité de la connaissance de Dieu
qu'il communique en même temps à Augustinus ;
car celui-ci répond à ce double envoi par une seule
et même lettre, où il félicite très amicalement le
meilleur et le plus savant des mortels, l'explorateur
assidu des choses secrètes, arcanarum rerum obser-
vator, d'avoir su dans son infortune assez dégager
son esprit, pour le porter à une contemplation qui
lui a permis d'étudier d'une manière si admirable et
l'homme et Dieu, son créateur (Ep. I, 50).
Nous possédons les lettres de dédicace jointes aux
deux petits traités par Agrippa, pour les offrir au
marquis de Montferrat ' (Ep. I, 54,52). Mais des
deux ouvrages eux-mêmes, le second nous est seul
parvenu. Nous ne savons du premier que le peu qui
I. « Illustrissime», excellentissimoque sacri Romani imperii
« principi ac vicario, Guilhelmo Pakeologo, marchioni Mon-
« tisferrati, domino suo beneficentissimo, Benricus Cornélius
« Agrippa beatudinum perpeluam exoptal >, (Ep. I, 52).
270 CHAPITRE TROISIÈME
en est dit par Agrippa dans les lettres que nous
venons de mentionner; à savoir, qu'il était écrit en
forme de dialogue, que l'homme y était considéré
principalement comme l'image de Dieu, et que l'au-
teur s'y était appliqué dans ses expositions à émettre
des opinions plutôt que de formelles affirmations '.
11 disait encore qu'il était loin d'avoir épuisé son
sujet dans ce travail (Ep. I, 51.)
Quant au traité de la connaissance de Dieu, lequel
a été recueilli dans les œuvres d'Agrippa, c'est un
discours soutenu, divisé en six chapitres, où, après
avoir établi qu'ignorer Dieu est le comble du mal, et
que le connaître, au contraire, est le souverain bien
(chap. i et n), l'auteur développe cette thèse, que
trois voies sont offertes à l'homme pour arriver à
cette connaissance : la contemplation des œuvres du
Créateur, ou ce qu'il appelle le livre de la créature
(chap. m), les avertissements des prophètes qui
constituent le livre de la loi (chap. iv), les enseigne-
ments de Jésus-Christ et des apôtres, dans le livre
des évangiles (chap. v). A propos du livre de la loi,
il est dit par Agrippa qu'outre la loi écrite, ce qu'il
appelle la loi littérale, donnée par le Seigneur à
Moyse, celui-ci en a reçu parla même voie la secrète
interprétation, qui était à côté de l'autre comme une
loi spirituelle en quelque sorte. La première, ajouto-
t-il, a été rédigée en cinq livres par le législateur du
1. « Neque vero id te lalere volo, pleraque me narrando po-
« lias et opinando quam ailirmando scripsisse » (Ep. I, 49).
AGRIPPA EX ITALIE 277
peuple juif; tandis que la seconde, transmise par
lui à soixante-dix sages, a été confiée à la seule
tradition. Telle serait, dit Agrippa, l'origine de la
cabale, à l'aide de laquelle la connaissance des choses
divines et de l'humanité peut être dégagée de la loi
de Moyse, où elle est cachée sous le voile de l'allégo-
rie. Agrippa cite comme son autorité sur ces matiè-
res, Rabi Moyses, in secundo tractatu Morœ, et un
autre Moyse dit Gerundinus.
Les modernes hébreux, dit encore à cette occa-
sion Agrippa, ont donné ce nom de cabale à une
science secrète des opérations mystérieuses et des
effets merveilleux; et c'est ainsi que les hommes
qui se vantent de faire des prodiges moyennant un
pacte avec le démon, ont été amenés, pour déguiser
leurs exécrables artifices, à se couvrir du nom de
cabale, discrédité ainsi, comme l'a été non moins in-
justement celui de magie.
On a constaté, dans le traité de la connaissance de
Dieu, la présence de passages empruntés h YAscle-
pius, ouvrage analogue au Pimander et attribué
comme lui à Hermès Trismégiste. UAsclepius con-
siste de même que le Pimander, en dialogues. On n'en
a du reste, qu'un texte latin donné comme une antique
traduction faite au nc siècle par Apulée, d'après un
livre plus ancien. Marsile Ficin, dans la seconde
moitié du xvc siècle, avait publié à Florence cet
ouvrage, en môme temps que sa traduction latine
du texte grec, récemment découvert alors, du
Pimander.
278 CHAPITRE TROISIÈME
On se rappelle que les leçons d'Agrippa, brusque-
ment interrompues à Pavie en 1515, roulaient sur le
Pimander. C'est probablement pour utiliser les étu-
des faites par lui à cette occasion, qu'il voulait com-
poser sur ce dernier écrit des annotations destinées
vraisemblablement à être publiées, et qu'il annonçait
en 1516 à son illustre protecteur, comme une œuvre
particulièrement digne de lui être offerte, en même
temps qu'il lui adressait son dialogue sur l'homme.
Nous ne savons pas, du reste, s'il a exécuté ce travail,
dont on ne connaît pas autre chose que l'indication
donnée dans ces termes par son auteur ].
Malgré les tentatives du père Jean Chrysostome
pour amener à Verceil Agrippa au commencement
de 1516, celui-ci paraît, comme nousl'avons dit, avoir
passé à Casale, auprès du marquis de Montferrat,
tout le reste de cette année et même le commence-
ment de la suivante. A cette dernière époque, il y
jouissait encore de la faveur du prince et invitait un
de ses anciens amis à venir la partager avec lui
(Ep. II, 1). Nous ne savons pas bien quelles considé-
rations le détachent alors de ce lieu et des avantages
qu'il y avait trouvés. A la fin de février 1517, on l'ap-
pelle à Turin. Il est question d'une affaire à laquelle
on travaille dans son intérêt, avec le concours d'un
personnage appartenant à une famille de Lyon qui
1. « Copiosius quse hic deflciunt, in annotationibus nostris
super Pimandrum Trismegisli inox comperies olucidata »
(Ep. r, 51).
AGRIPPA EN ITALIE 279
devait un peu plus tard accueillir Agrippa dans cette
ville, et nouer avec lui des relations assez étroites.
Ce personnage est Jean de Laurencin, commandeur
de Saint- Antoine de Riverie '.
Agrippa est maintenant à la recherche d'un emploi.
Le o mai il est à Chambéry, et le 16 novembre
suivant, on l'attend à Genève. C'est vraisemblable-
ment à cette époque qu'il a dû faire à l'université de
Turin quelques leçons, puisqu'elles n'eurent lieu,
suivant son propre témoignage, qu'après celles de
Pavie. Les dates que nous venons de mentionner ne
permettent pas de penser d'ailleurs que si elles fu-
rent effectivement faites alors, elles se soient beau-
coup prolongées. Nous savons, d'un autre côté, par
Agrippa lui-même, que ces leçons avaient eu pour-
1. Jean do Laurencin est qualilié tantôt prseceptor, ou praecep-
lor priiiiuiiu.s, tantôt pr&positus, expressions qu'il faut tra-
duire par celle de commandeur ; l'ordre de Saint-Antoine ayant
alors adopté depuis longtemps le titre de commanderie pour
ses prieurés ou maisons provinciales. C'est à ce commandeur
Jean de Laurencin que sont dédiés par Agrippa les Commen-
taires sur YArs brevis de Raimond Lulle : « Reverendo domino
« Joanui Laurentino Lugdunensï, prœceptori primario divi An-
« toniiapud Rivum eversum, provinciae Pedemontium. » {Opéra,
t. II, p. 331). Ce personnage appartenant à une famille lyon-
nais' ne saurait être, en tout cas, celui île qui émanent certaines
lettres adressées alors de Lyon à Agrippa (Ep. 11. G, 8, 0),
car il estquestion de lui dans ces lettres, aussi bien que dans
quelque .mires, écrites à la même époque de Turin à Agrippa
(Ep. Il, '.!, .;, \ . Ces correspondants de Lyon et de Turin sont
des ainis communs d'Agrippa et du commandeur Jean de
Laurencin.
280 CHAPITRE TROISIÈME
objet l'inlerprélation des lettres sacrées. Pendant ce
temps-là, ses amis, activement dévoués comme tou-
jours à ses intérêts, cherchent par tous les moyens
à l'aider, et à lui frayer les voies.
— Tu peux m'en croire, lui écrit l'un d'eux qui est
à Lyon en août 4517, partout je veux être ton précur-
seur, comme saint Jean a été celui du Christ. Je veux
faire en sorte de te procurer les moyens de te livrer
en toute liberté à tes études (Ep. II, 6).
Agrippa était alors en négociation avec le duc de
Savoie (Ep. II, 6). Un ami l'invite dans le même
temps à se rendre à Saint-Antoine, oppidulo Sancti
Antonii (Ep. II, 7); un autre le réclame à Lyon
(Ep. II, 8) ; on demande aussi quelque chose pour
lui à Grenoble (Ep. II, 6, 8) ; et on parle en sa faveur
au légat d'Avignon qui lui fait proposer un emploi et
un traitement (Ep. II, 9). La cité de Metz, d'un autre
côté, lui fait faire des propositions du même genre
(Ep. II, 9). Des amis le pressent d'accepter de pré-
férence les offres du légat. 11 se décide cependant
pour celles de Metz. Le désir de se rapprocher de
son pays natal pourrait bien n'avoir pas été étranger
à sa résolution dans cette circonstance. Il semble
néanmoins avoir eu quelque peine à prendre défini-
tivement son parti.
Deux lettres reçues par Agrippa d'un ami de
Genève, à la fin de loi 7 et au commencement de
1518, nous font assister à ses dernières hésitations
(Ep. II, 10, 11). Il paraît un instant près d'aller s'éta-
blir à Genève même. Il s'y annonce et on l'y attend ;
AGRIPPA EN ITALIE 281
il y est notamment désiré, est-il dit, par Eustache
Chapuys, officiai de l'évêché, dont nous aurons
à expliquer ultérieurement les relations avec lui.
Dans sa correspondance de cette époque, Agrippa
se plaint beaucoup de sa mauvaise fortune et de
l'ingratitude des hommes. On lui a offert un prix,
suivant lui dérisoire, pour ses services passés, et il
ne veut pas l'accepter. Il n'est pas dit de qui venait
cette proposition dédaignée. On peut supposer qu'elle
émanait du duc de Savoie, avec qui Agrippa s'était
trouvé en rapport dans ces derniers temps, et de qui
nous le verrons, dans la suite, réclamer une pension
promise, dit-il alors, antérieurement '. Il avait, pa-
rait-il, composé en l'honneur de ce prince un dis-
cours, publié peut-être déjà en forme de volume, si
l'on s'en rapportait à une expression employée par
lui à ce sujet, dans une de ses lettres, ovationis tomus
in laudem ducis edùus(Ep. II, 11). Ce livre ne nous
est point parvenu.
Au moment où les amis d'Agrippa l'attendaient à
Genève, ils apprennent, le 16 janvier 1518, qu'il part
pour Metz (Ep. II, 11). Agrippa venait d'accepter
les offres qui lui étaient faites de la part de cette
ville, où on lui proposait un office public aux gages
de la Cité. Rien ne prouve qu'il connut déjà aucun
des hommes qui, à Metz, devaient plus tard être pour
lui d'intimes et fidèles amis, ni qu'il eût été alors
1. Cette réclamation se produit, à l'époijue du séjour d'A-
s:ii)i|>;i à Genève, en 1521.
T. I. 21
282 CHAPITRE TROISIÈME
appelé par eux à cette nouvelle résidence. Il ne sem-
ble pas non plus que les voies pour y arriver lui
aient été ouvertes par ses amis ni par ses parents
de Cologne, où il avait encore son père, sa mère et
une sœur, à cette époque l (Ep., III, 8). Il est, au con-
traire, parfaitement certain que dans cette affaire une
part essentielle revient à un membre de la famille
lyonnaise des Laurencin, à laquelle appartenait le
commandeur de Saint- Antoine de Riverie, grand
ami d'Agrippa, dont nous avons dit quelques mots
tout à l'heure ~. Le commandeur de Saint-Antoine
aurait fait agir, ce semble, pour cet objet, un de ses
frères, Ponce de Laurencin, titulaire à cette époque
de la commanderie de Saint-Jean à Metz. C'est à
l'influence de celui-ci que serait due, on a tout lieu
1. Au nombre des amis qu'Agrippa possédait alors à Colo-
gne se trouvent Théodoric, évoque de Cyrène, administrateur
de l'archevêché, et Adolphe Roboreus, chanoine de Sainte-Ma-
rie ad gradus. Le premier adressait, neuf ans plus tôt, des té-
moignages de la plus haute estime à Agrippa (Ep. I, 21) et
celui-ci, pendant son séjour à Metz, lui envoie sou Traité du
péché originel (Ep. II, 17;, et l'opuscule intitulé Antidote con-
tre la peste (Ep. II, 19). Au second il a dédié la table abré-
gée de ses Commentaires sur l'Ars brevis de Raimond Lulle
(Opéra, t. Il, p. 460). Quant aux Commentaires eux-mêmes,
c'est à Jean de Laurencin, commandeur do Saint-Antoine de
Riverie, qu'ils sont dédiés, comme il a été dit précédemment.
2. Nous avons réuni dans une note de l'appendice (n° XXI)
quelques renseignements sur la famille de Laurencin, sur
ceux de ses membres notamment qui ont pu se trouver en re-
lation avec Agrippa.
AGRIPPA EX ITALIE
:>83
de le croire, la proposition adressée de cette ville
à Agrippa, qui, dans le discours prononcé par lui
devant les magistrats messins, en prenant peu de
temps après possession de son office, rend for-
mellement témoignage de l'intervention officieuse
des Laurencin auprès de lui, pour le lui faire ac-
cepter, et donne ainsi lieu de penser qu'ils ont pu
participer aussi aux négociations qui le lui ont pro-
curé l. Une particularité qui confirme nos suppo-
sitions, touchant le rôle probable du commandeur
de ISaint-Jean dans cette circonstance, c'est qu'on
voit le gouverneur même de cette commanderie,
qui était son subordonné et son agent en résidence
permanente à Metz, chargé par la Cité de ve-
nir avec le secrétaire de celle-ci trouver Agrippa
en Savoie, pour s'aboucher avec lui, vers la fin de
1517 ou au commencement de 1518 2. Les comptes,
1 . Oratio ad Metensium Dominos, dam in illorum advoca-
tum syndicum et. oratorem acceptaretur. (Opéra, t. II,
p. 1090-1092.)
2. Parmi les titres de l'ancienne commanderie de Saint-Jean
à Metz, conservés aux archives départementales de cette ville,
existent des pièces mentionnant sous diverses dates, de 15 16 à
1529, le commandeur Ponthus ou Ponce (de) Laurencin, et en
même temps les gouverneurs Ricliart Teunat et Estienne de
Laye, successivement chargés d'administrer en son nom, lui
absent, la commanderie de Metz. Le premier de ces deux per-
sonnages est signalé encore au 21 septembre 1516; le second
l'est au 29 mai 1518. L'absence de documents pour la période
intermédiaire comprise entre ces deux dates ne permel pas de
décider à quel moment le second a succédé au premier, ni
234 CHAPITRE TROISIÈME
qui nous sont parvenus, du receveur de la ville de
Metz, à cette époque, mentionnent les frais de
cette mission, et ceux; d'une mission analogue don-
née, un peu plus tard, à un messager chargé de por-
ter en Savoie à Agrippa l'argent nécessaire pour
son voyage '.
C'est ainsi que, dans les premières semaines de
1518, Agrippa, qui avait passé d'Italie en Savoie,
quitte ce dernier pays, après un séjour de peu de
durée, et se met en route, avec sa femme et son fils,
pour les rives de la Moselle.
Depuis l'an 1511 qu'il était arrivé dans le nord
de l'Italie, Agrippa n'y avait guère vu, tout en s'ap-
pliquant à les fuir, que les troubles et les émotions
de la guerre. Au commencement de 1518, il s'éloi-
gnait de cette contrée, qu'il ne devait plus revoir,
au moment où commençait pour elle une période
malheureusement trop courte de tranquillité, sous
la domination reconstituée du roi de France. C'est à
propos du séjour qu'il venait d'y faire qu'Agrippa
disait plus tard y avoir servi pendant sept années
dans les camps de l'empereur 2. Sans connaître, tant
de dire par conséquent lequel des deux, fut, à la lin de 1317
ou au commencement de 1318, envoyé de Metz avec le secrétaire
di) la ville vers Agrippa, pour lui apporter les propositions
de la Cité. Les comptes de celle-ci ne le nomment pas.
1. On trouvera dans une note de l'appendice (n° XIII), quel-
ques renseignements sur cet objet.
2. « In Ilalicis castris seplennio, Ulius (Maximiliani) stipendio
militavi. » (Ep. VU, 21.)
AGRIPPA EN" ITALIE 283
s'en faut, dans tous ses détails, la vie menée par
lui en Italie pendant cette période de son exis-
tence, nous en savons assez cependant pour cons-
tater le peu d'exactitude de ses assertions sur ce
point. Cette observation justifie ce que nous avons
déjà dit, et ce que nous aurons occasion de redire
plus d'une fois encore, du manque de sincérité d'A-
grippa dans ce qu'il avance pour exalter, en toute
occasion, ses propres mérites ; quand il s'agit surtout
de ceux de l'homme de guerre pour lesquels il affi-
chait les prétentions les plus formelles, mais aussi,
nous croyons l'avoir démontré, les moins fondées.
CHAPITRE IV
AGRIPPA A METZ
1 :;im.i zî-îo
Arrivée à Metz d'Agrippa. — Dédain pour les sciences occul-
tes ; attention accordée aux questions religieuses. —La
réforme. — Agrippa conseiller stipendié, et orateur de la cité
de Metz. — Discours de réception devant la Seigneurie-, au-
tres discours d'Agrippa à Metz. — Conditions d'existence à
Metz. — Querelles avec l'inquisition et les théologiens. —
Affaire de la prétendue sorcière de Woippy. — Dispute sur
la question de la monogamie de sainte Anne. —Correspon-
dances avec Cantiuncula; avec le céleslin Claude Dieudonné;
avec Lefèvre d'Étaples, avec Jean Rogier dit Brennonius,
curé de Sainte-Croix. — Témoignages fournis par les chro-
niques de Metz sur Agrippa. — Son départ précipité de cette
ville. — Invective d'Agrippa contre Metz.
Agrippa, au mois de février i518, arrivait à Metz
précédé dans cette ville par une réputation de grand
savoir. Depuis quelque temps, il inclinait formel-
lement vers ce qu'il appelle les lettres sacrées. 11
n'avait pas, il est vrai, renoncé absolument aux
288 CHAPITRE QUATRIÈME
sciences occultes, comme le prouvent les faits ulté-
rieurs, et comme cela ressort en outre de quelques
passages de sa correspondance à cette époque ; mais
il ne s'en occupait plus, depuis longtemps déjà,
d'une manière exclusive, et l'on trouve parfois pour
elles, dans ses lettres d'alors, des expressions de
blâme et de dédain K II avait certainement perdu
la foi que jadis il avait pu leur accorder; il n'y
voyait plus guère qu'un moyen de frapper dans cer-
tains cas les esprits et d'attirer ainsi l'attention.
Agrippa commençait de plus à s'intéresser vive-
ment aux querelles religieuses qui prenaient alors
une gravité croissante, en Allemagne surtout. L'at-
tention donnée par lui, à partir de ce moment, aux
réformateurs, à leurs idées, à leurs actes, et en gé-
néral à la révolution dont ils sont les principaux ac-
teurs, nous oblige à nous arrêter un instant à ce
qui les concerne, pour apprécier le genre d'intérêt
que lui inspire cette grande crise sociale et reli-
gieuse. Il faut en signaler l'origine et indiquer suc-
1. Ces témoignages de dédain n'empêchent pas Agrippa de
revenir fréquemment par la suite, et jusqu'il la fin de sa vie, à
ses premiers errements en ce qui concerne les sciences occultes.
On le voit souvent encore faire en leur faveur des recommanda-
tions accidentelles dont sa correspondance ultérieure contient
plus d'un exemple. On peut citer comme toi une lettre de
1520 dont nous ne connaissons pas, du reste, le destinataire
(Ep. II, G3). Nous avons parlé dans le chapitre précédent
(p. 233, 246, 248, 249, 271) de son attitude à leur égard pendant
son séjour en Italie.
AGRIPPA A METZ 289
cinctement les phases caractéristiques parcourues
par elle pendant les quinze ou vingt années où il a
été donné à Agrippa d'être témoin de son dévelop-
pement.
Les querelles religieuses ne sont qu'un des côtés
de la réforme du xvie siècle, où de graves débats
concernant les intérêts civils et politiques ont une
part considérable. En effet, outre le courant des
doctrines nouvelles, associé à une réaction passionnée
contre la domination de l'Église romaine, elle com-
prend des actes inspirés surtout par l'esprit de
révolte des peuples, aussi bien que par l'ambition
et l'avidité des princes.
A ne prendre que le côté religieux de cette grande
révolution, on en trouve le principe dans une pro-
testation désespérée contre des abus qui étaient de-
venus intolérables au sein de l'Église. La_ cour
pontificale, envahie par la corruption du siècle, vivait
des subsides de la catholicité tout entière. Elle
faisait jouer pour cet objet les ressorts d'une juri-
diction envahissante qui embrassait non-seulement
le domaine des choses spirituelles, mais encore ce-
lui des choses temporelles, et qui, s'étendant même
aux questions d'ordre purement civil, faisait dépen-
dre de Rome la décision d'une foule d'affaires de
toutes sortes. C'était là, grâce à une savante fisca-
lité, une source do revenus considérables. Mais
plus abondants encore étaient peut-être, indépen-
damment des prélèvements opérés, à divers titres,
sur les revenus des églises particulières du monde
290 CHAPITRE QUATRIÈME
entier, les produits des grâces accordées à prix
d'argent, notamment celui des indulgences dont la
vente, habilement réglée, s'appuyait sur un corps de
doctrines imposé avec autorité.
La chrétienté était divisée pour cet objet en dé-
partements pourvus de collecteurs, et ceux-ci, dans
le rôle de prédicateurs dont ils s'acquittaient simul-
tanément, ne négligeaient rien pour rendre leur ac-
tion fructueuse. La théorie des indulgences offrait
un terrain tout naturel à la critique et aux conflits.
C'est sur ce sujet que le débat s'engage. La querelle
s'allume au fond de l'Allemagne. Un prêtre régulier
de l'ordre des Augustins, professeur de théologie à
Wittemberg, est chargé par le vicaire-général de
son ordre de s'élever contre les prédications que
faisaient les Dominicains pour la distribution des
indulgences. Ce prêtre était Martin Luther (1517).
Un des motifs secondaires de la commission qu'il
venait de recevoir de son supérieur pourrait bien
avoir été la jalousie que devait inspirer aux Augus-
tins la préférence accordée sur eux aux Dominicains
par l'archevêque de Mayence et de Magdebourg,
qui avait récemment confié à ceux-ci la distribution
des indulgences dans les églises de la Saxe. C'é-
taient les Augustins qui précédemment avaient ac-
compli cette mission. Ils se trouvaient naturellement
portés à juger qu'elle était moins bien remplie par
leurs successeurs, et disposés à les accuser d'exa-
gérer aux yeux des peuples la doctrine des indul-
gences, pour rendre plus productive son application.
A.GRIPPA A METZ 291
Luther s'élève rapidement, dans ces disputes, de
la question des indulgences au sacrement lui-même
qui en est le principe, au sacrement de la pénitence.
Il en examine les diverses parties, la justification,
l'expiation, la réparation, la satisfaction, l'absolu-
tion, et il arrive ainsi de proche en proche à traiter
des bonnes œuvres, du culte des saints, du libre
arbitre, et de la grâce. Il était difficile que lui-
même, malgré toute sa science, ne s'égarât pas clans
l'immense développement et dans les subtils détails
de ces questions délicates. Il est attaqué vivement
à ce sujet. Pour se défendre, il se réfugie dans l'in-
terprétation directe de l'Écriture, et bientôt der-
rière une récusation formelle de l'autorité du souve-
rain pontife, avec la prétention de ne se rendre
qu'au jugement de l'Église réunie en concile.
Les censures et les condamnations l'avaient ainsi
amené ù contester l'autorité du pape, en même
temps que, dans ses hardies investigations, il atta-
quait les sacrements. Il les rejette pour la plupart,
et ne veut plus en reconnaître que trois, le baptême,
la pénitence, et l'eucharistie. Encore modifie-t-il
plus ou moins la doctrine admise par l'Église sur
chacun d'eux. Pour ce qui concerne l'eucharistie, il
introduit quelques subtilités dans l'appréciation du
fait de la transsubstantiation, et recommande expres-
sément l'administration du sacrement aux fidèles
sous les doux espèces. Il reste, d'ailleurs, fermement
attaché au dogme de la présence réelle, qu'il défend
énergiquement jusqu'à la (in. Il ose ensuite recom-
292 CHAPITRE QUATRIÈME
mander certaines modifications dans la liturgie, dans
la constitution de la messe principalement, condam-
nant de plus diverses pratiques, le célibat des
prêtres par exemple, l'abstinence de viande, les
vœux, les pèlerinages. Luther avait donné le signal;
Mélanchthon et Carlostadt se distinguent parmi ses
plus ardents disciples; ce dernier, chanoine et archi-
diacre de Wittemberg ; l'un et l'autre professeurs à
l'université de cette ville.
Jusque-là le sacrement essentiel, l'eucharistie,
fondement de la religion, était à peu près intact
Mais des entreprises téméraires allaient être bien-
tôt dirigées également contre lui. La Saxe avait vu
commencer la querelle ; la Suisse devait être le
théâtre de la nouvelle phase où elle allait entrer.
OEcolampade, curé de Bâle, combat le premier la
croyance à la présence réelle qu'entendait conserver
Luther, et il prétend n'attacher qu'un sens figuré
aux paroles de Jésus-Christ, dans l'institution du
sacrement (1524). Zwingle, curé de Zurich, qui avait
commencé, comme Luther, par s'élever contre les
indulgences (1519), se range à l'opinion d'OEcolam-
pade sur le sens figuré, suivant lui, du sacrement
(1525). La dispute sur l'eucharistie se substitue
ainsi à la querelle originaire sur la pénitence. La
digue salutaire de la discipline est en même temps
rompue; les novateurs ne connaîtront plus de bor-
nes. Servet déclamera bientôt contre la Trinité
(1531-1532). De ces doctrines nouvelles vont sortir
les scandaleux excès des anabaptistes (1534-1536),
AGRIPPA A METZ 293
contre lesquels Lu!,her lui-même devra prendre la
plume (1535).
Tels sont, dans leurs traits essentiels, les mouve-
ments de doctrine effectués par la réforme, du vivant
d'Agrippa. Certains laits particuliers qui s'y ratta-
chent, ainsi que les changements politiques en ré-
sultant, dont il a été également témoin, doivent être
remémorés aussi.
Au début de ses prédications contre les indul-
gences (1517), Luther avait publié quatre-vingt-
quinze propositions formant la matière d'une thèse
soutenue par lui à Vittemberg sur ce sujet, el il les
avait adressées à l'archevêque de Mayence et à
l'évoque de Brandebourg. A leur apparition, Jean
Tetzel, religieux dominicain, inquisiteur de la foi et
le premier des commissaires pour la publication des
indulgences, avait attaqué ces propositions, en pu-
bliant cent six propositions contraires, soutenue s
dans des thèses nouvelles, à Francfort sur l'Oder
(1517), et cinquante autres sur l'autorité du pape.
En même temps, comme inquisiteur de la foi, il
avait fait brûler publiquement les thèses de Luther.
Par représailles, les amis de ce dernier avaient aussi
brûlé les siennes.
De nombreux champions se présentent alors dans
la lice (1518). Les religieux dominicains Jacques
Hochstrat et Sylvestre (Mazolini di Prierio) écri-
vent avec violence contre Luther. Jean Eckius,
professeur de théologie et vice-chancelier de l'uni-
versité d'Ingolstadt, entre aussi en querelle, mais
294 CHAPITRE QUATRIÈME
avec plus de mesure, contre lui, sur l'essence de la
pénitence (1518). C'est dans la réponse que lui fait
Luther qu'il donne ses propositions contre la liberté
de l'homme, et sur l'absolue nécessité de la grâce.
Ces débats, publiés au moyen de l'imprimerie,
nouvelle alors, agitaient vivement les esprits, en Al-
lemagne surtout et en France. Dans ce dernier pays,
on se trouvait en même temps sous le coup d'une
émotion très favorable à leur effet. Le concor-
dat que le roi François 1er et le pape venaient de
substituer à la pragmatique, soulevait les résistan-
ces du parlement et de l'université de Paris, et le
public participait à ces dispositions (15J8). Les têtes
s'échauffaient, en outre, sur des questions de criti-
que relevant de la seule curiosité. Mentionnons
comme exemple, en raison de l'intérêt qu'Agrippa
y a pris, la question des trois Marie discutée alors
avec un certain éclat par Lefèvre d'Etaples, et sur
laquelle nous aurons bientôt à revenir.
Luther avait, dans le principe, affecté le ton d'une
entière soumission à l'égard du pape, déclarant qu'il
ne prétendait à autre chose qu'à être entendu et
jugé par lui, sur les témoignages de l'Ecriture.
Mais on ne voulait ni l'entendre ni le juger ; on vou-
lait lui imposer silence. On voulait, non l'admettre à
discuter sa doctrine, mais lui permettre seulement
de se défendre sur la question de fait exclusivement.
Le pape le cite, à cet effet, à comparaître dans les
soixante jours devant ses commissaires, et tâche
d'obtenir du prieur des Augustins de Wittemberg
AGRIPPA A METZ 295
et de l'électeur de Saxe, que ce rebelle soit mis entre
les mains du légat (1518). Luther se rend volontai-
rement à une conférence avec celui-ci, à Augsbourg;
mais il n'y consent à rien, sinon à disputer, et il
refuse de se soumettre autrement qu'à une démons-
tration, et à une décision prononcée sur celle-ci par
l'Église, c'est-à-dire par une assemblée de prélats
et de docteurs. Le légat allègue l'autorité du pape.
Luther conteste cette autorité et en appelle au con-
cile. En loi 9, Eckius dispute à Leipsick avec Luther,
Carlostadt et Mélanchthon, sur l'autorité du pape,
sur la pénitence et le purgatoire, sur les indulgen-
ces, sur le libre arbitre et la grâce. Luther est con-
damné par les universités de Cologne (4519), de
Louvain (1519), de Paris (1521). Il ose dédier au pape
son livre de la liberté chrétienne (1520), et il publie
un traité de la confession.
L'heure est arrivée où vont éclater les violences.
Le 15 juin 1520, Léon X fulmine solennellement con-
tre Luther une bulle par laquelle il le condamne
comme hérétique. Le 10 décembre suivant, Luther
brûle publiquement la bulle du pape à Wittemberg.
La guerre est déclarée. Luther publie en allemand
un manifeste contre la cour de Rome, et en même
temps son livre de la captivité de Babylone. Un peu
plus tard, il fait imprimer sa traduction de la Bible
en Langue vulgaire (1522), et il ose paraître, pour se
défendre, devant la diète de Worms (1523). La période
politique de la révolution qui s'annonce va com-
mencer.
296 CHAPITRE QUATRIÈME
En vain Adrien VI essaiera, en 1522, la réforme
du clergé, et arrêtera la prédication des indulgences.
Léon X a réclamé de Charles-Quint l'exécution de
la sentence portée contre les novateurs, et l'empe-
reur a promulgué l'édit de Worms interdisant toute
profession publique du luthéranisme (1521). Lu-
ther, poursuivi, trouve un asile secret chez l'électeur
de Saxe. Les deux diètes de Nuremberg (1523, 1524)
montrent quels progrès ont faits les nouvelles doc-
trines. Les États d'Allemagne ne craignent pas de
formuler d'expresses accusations contre la cour de
Rome, Centum gravamina, ils provoquent la réforme
de l'Église et demandent pour cette œuvre un con-
cile libre, assemblé en Germanie, hors de toute in-
fluence du souverain pontife. Un concile, c'est ce
que voulait par-dessus tout éviter la cour de Rome.
A cette date (1525), le luthéranisme a pour adhé-
rents, en Allemagne, l'Électeur de Saxe, le landgrave
de Hesse, le duc de Brunswick, les villes de Stras-
bourg, de Francfort, de Mayence et de Cologne
en partie; et la Suisse acquiesce à la doctrine
de Zwingle, qui renchérit encore sur celle de Lu-
ther. A la diète de Spire (1526) , les luthériens
dominent. Ils protestent contre l'édit de Worms ;
ils persistent à demander le concile. En 1529, ils
s'assemblent à Smalkalde pour aviser à se défendre
contre l'empereur qui les menace, et préludent ainsi
à la ligue qu'ils formeront en 1531, clans la môme
ville, pour se préparer à la guerre. Auparavant ils
ont présenté leur confession à la diète d'Augsbourg
AGRIPPA A METZ 297
où les zwingliens ont aussi produit la leur (1530).
Devenus parti politique, ils obtiennent l'appui et
l'alliance de François 1er, ennemi de Charles-Quint,
et ils réussissent à arracher à l'empereur les États
confisqués sur le duc de Wurtemberg (1533-1534).
La rupture éclatante du roi Henri VIII avec le pape
ouvre, d'un autre coté, l'Angleterre au protestan-
tisme (1534).
A ce moment, les affreux désordres provoqués par
les anabaptistes de Munster (1534-1536) arrêtent
un instant le mouvement; et, parla fameuse transac-
tion de Cadam (29 juillet 1534), le roi des Romains
s'engage à faire suspendre toute poursuite contre
les protestants dans l'empire. Une sorte d'apaise-
ment momentané marque la fin de la première
phase de cette grande histoire. Agrippa, mort en
1535 seulement, en a été témoin.
Nous avons, dans le tableau précédent, devancé
la marche des temps, pour montrer dans leur ensem-
ble les actes de la réforme accomplis sous les yeux
en quelque) sorte d'Agrippa, pendant la durée de sa
vie tout entière. Il faut maintenant revenir au dé-
but do ces événements et au lendemain des premiè-
res prédications de Luther contre les indulgences,
à l'année 1518 qui est celle de l'arrivée à Metz
d'Agrippa. Nous allons le voir suivre avec une at-
tention marquée le développement de ces faits et
les conséquences qui on découlent.
Les sympalhics d'Agrippa étaient évidemment
pour les réformateurs. 11 honore Luther et Mélan-
T. T.
298 CHAPITRE QUATRIÈME
chthon; il no dissimule pas l'estime qu'il fait de leur
caractère et l'intérêt que lui inspire leur conduite.
Leurs idées, on peut le constater, sont en partie les
siennes, et il s'associe, en plus d'un point, à leurs pas-
sions. Gomme eux, il ose s'élever contre l'autorité
du souverain pontife et s'insurger contre la prépon-
dérance des moines dans l'Église et dans la société.
A Metz, en 1520, il passait pour un partisan décidé
et un propagateur de la doctrine de Luther. Cepen-
dant, à la pensée des désordres de tout genre que la
réforme semble près de déchaîner dans le monde,
Agrippa se prononce en plus d'un endroit, il faut le
reconnaître, contre ses entraînements et en réprouve
les témérités (Ep. II, 54). Il semble, en définitive,
avoir tenu prudemment à l'égard du protestantisme
une conduite mesurée, analogue à celle que tint
aussi au même point de vue le célèbre Érasme, un
des hommes de ce temps qui ont été en commerce
de lettres avec lui. Gomme Érasme, Agrippa con-
serve, en ce qui regarde la stricte orthodoxie, une
attitude assez correcte quant aux actes; mais, pour
ce qui est des opinions, il se permet une grande li-
berté de pensée, le plus souvent déguisée sous le
masque d'une soumission apparente dont il ne mar-
chande pas, quand il le faut, les témoignages, mais
quelquefois aussi exprimée avec un notable oubli
de toute réserve.
Agrippa ne nous laisse, en définitive, aucun doute
sur ce qu'il pense au fond touchant les questions
religieuses. Il a répandu dans ses divers écrits et
AGRIPPA A METZ 299
condensé finalement, dans son traité de l'incertitude
et de la vanité des sciences, les opinions par les-
quelles il se rapproche des novateurs du xvic siècle.
Nous avons fait connaître précédemment ce dernier
ouvrage. On peut, d'après ce que nous en avons dit,
apprécier les tendances de son auteur dans la direc-
tion que nous venons de signaler '. Oes tendances,
au reste, ne faisaient encore que s'indiquer à l'épo-
que où Agrippa, quittant l'Italie, arrivait à Metz. Pen-
dant son séjour dans cette ville, elles s'accentuent
graduellement; elles se manifestent d'une manière
générale dans l'attention qu'il accorde aux actes des
réformateurs en Allemagne , comme nous l'avons
annoncé tout à l'heure ; elles s'indiquent plus particu-
lièrement dans l'intérêt qu'il prend aux travaux de
Lefèvre d'Étaples en France ; elles s'accusent com-
plètement dans la hardiesse avec laquelle ri sou-
tient alors les conclusions de celui-ci contre les
théologiens orthodoxes.
Agrippa sort un peu en cela du rôle de juriscon-
sulte spécialement propre à l'emploi qu'il était venu
prendre à Metz, rôle fort nouveau pour lui du reste,
très différent de ceux qu'il avait joués jusquc-la,
et auquel ne semblaient guère l'avoir préparé ses
études antérieures et sa vie passée. Nous avons dit
quelque chose de ces études, au commencement de
1. Nous avons réuni dans une note de L'appendice (n° X) di-
vers renseignements sur l'attitude d'Agrippa vis à-vis du pro-
testantisme.
300 CHAPITRE QUATRIÈME
noire chapitre second. Ce qu'on sait, d'un autre côté,
de la vie d'Agrippa ne permet guère d'admettre qu'à
partir du moment où, quittant Cologne pour la pre-
mière fois et arrivant à Paris, simplement pourvu
selon toute apparence du grade de maître ès-arts,
près de s'élancer a ce moment même clans le tourbil-
lon d'agitations que nous connaissons, il ait jamais
eu le temps de faire les études suivies nécessaires
pour l'acquisition du grade de docteur en droit que
nous le voyons prendre maintenant. On trouve, en
effet, les qualifications de licencié et de docteur en
l'un et l'autre droit associées alors, par pure cour-
toisie vraisemblablement, à son nom, dans quelques
documents de l'époque conservés aux archives de
Metz. Mais il en est d'autres à côté de ceux-là où
Agrippa prend simplement le titre de maître, beau-
coup mieux d'accord avec ce que nous savons de
son passé '.
Il y a tout lieu de penser que les connaissan-
ces d'Agrippa en matière de jurisprudence, comme
beaucoup d'autres d'ailleurs qu'on ne saurait lui
contester absolument, ne provenaient guère que
d'études accidentelles, de lectures, d'observations
et de réflexions, et qu'elles ne peuvent impliquer la
possession d'aucun grade universitaire. Nous dé-
montrerons qu'il en était certainement ainsi pour
1. Il s'agit ici du titre 'le maître 63-arts; qualité modeste
qu'il n'y a aucune raison de refuser à Agrippa, comme nous
l'avons montré précédemment, au chapitre deux (p. 126).
AGRIPPA A METZ 301
lui de la médecine au moins. L'association qu'il l'ait,
dès 1519, de son prétendu titre de docteur en méde-
cine et de celui de docteur en l'un et l'autre droit
(Ep. II, 19), autorise incontestablement le doute sur
l'authenticité de celui-ci, puisqu'on est l'onde à lui
refuser absolument la légitime possession de l'au-
tre '.
L'emploi que venait prendre à Metz Agrippa, au
mois de février 1518, était celui de conseiller stipen-
dié et orateur de la Cité2. Metz, ville libre du Saint-
Empire, ancienne capitale de l'Austrasie, puis du
vieux royaume de Lorraine, était resté, lors de la
dissolution de celui-ci, sous la domination de ses
évoques. La ville avait ultérieurement secoué l'auto-
rité des prélats et conquis, vers le xme siècle, une
sorte d'indépendance, grâce à laquelle, à partir de
ce moment, s'était graduellement constitué dans son
1. On trouvera, dans la dernière partie de notre chapitre
cinquième, des observations à ce sujet, et, dans une note de
L'appendice (n° VI), quelques textes qui s'y rapportent.
2. Bien que cet emploi soit; comme nous le dirons tout à
L'heure, d'un ordre tout à fait secondaire dans le mécanisme
des institutions publiques à Metz, Agrippa en parle quelque
part comme s'il s'agissait de la fonction la plus élevée dans la
hiérarchie gouvernementale de cette ville : « Cum, apud Me-
'< diomatricos, reipubhca: a consiliis advocatus pnuessem. >;
(Opéra, t. II, p. 220). Cette exagération est d'accord avec L'e3pmt
de jactance qui est habituel chez Agrippa et qui le port.-, en
toute rencontre, à cxull'T son mérite aussi bien qu'à grossir
arbitrairement son importance. Nous aurons plus d'une occa-
sion de le constater.
302 CHAPITRE QUATRIÈME
sein un gouvernement oligarchique, au profit d'un
patriciat compose des principaux citoyens l. Ceux-
ci étaient, pour cet objet, distribués dans des corps
politiques nommés paraiges, où ils prenaient place
en vertu de droits héréditaires réglés d'après cer-
tains principes. Sauf un petit nombre d'emplois in-
férieurs attribués au commun populaire, toutes les
charges et magistratures dans l'État messin étaient
exclusivement dévolues aux membres des paraiges.
De plus, à la seule exception des échevinats, offices
de judicature, qui étaient à vie et à la nomination du
maître-échevin, chef de l'État, ces charges étaient
électives et même, pour la plupart, annuelles.
Certaines fonctions cependant exigeaient une as-
siduité et des connaissances particulières qu'on ne
saurait attendre que de praticiens expérimentés.
La Cité avait été ainsi obligée de prendre à ses gages,
pour le service public, quelques employés spéciaux,
notamment des médecins et des jurisconsultes de
profession. Ces derniers portaient les titres variés
de conseillers stipendiés, d'orateurs, d'avocats, de
procureurs, ou celui moins précis de pensionnaires.
Leur emploi consistait à servir la république, dans
les affaires contentieuses surtout, soit à l'intérieur
soit au dehors ; à suivre, dans ce dernier cas, les sei-
gneurs citains chargés des négociations ; à porter
1. Voir, sur ce sujet, un travail intitulé Le patriciat dans la
cité de Metz, au tom. XXXI V des Mémoires île la Société des
Antiquaires de France, année 1873.
AG1UPPA A METZ 303
la parole dans les débats qui s'ensuivaient, ou bien
encore dans les circonstances d'apparat, aux entrées
de souverains par exemple, et dans les réceptions de
personnages considérables. De là ce titre d'orateur
qui leur est donné quelquefois, et qu'Agrippa semble
avoir porté le premier; d'où l'on pourrait inférer,
soit dit en passant, que sa situation à Metz avait
peut-être dans le principe quelque chose de celle
d'un lettré, plutôt que d'un jurisconsulte propre-
ment dit. Les hommes auxquels on confiait l'emploi
de conseiller stipendié étaient choisis indifférem-
ment, ou parmi les clercs, ou parmi les laïques.
C'étaient souvent des membres du clergé de Metz,
des chanoines ou des dignitaires de ses divers
chapitres, ou même des prêtres de son clergé parois-
sial, ayant fait dans les universités des études spécia-
les, et pourvus le plus souvent des grades de docteur,
de licencié, de bachelier en droit, ou pour le moins
de celui de maître ès-arts.
La ville de Melz a entretenu quelquefois plusieurs
de ces officiers en même temps, deux ou trois, quatre
même dans certains cas. La durée de leurs services
était variable. Elle était de six années généralement,
fixée ainsi par les termes mêmes de leur engage-
gement, et le plus souvent d'ailleurs susceptible d'ê-
tre prolongée moyennant un ou plusieurs renouvelle-
ments. Quelques-uns d'entre eux sont restés aux
gages de la Cité pendant une période de vingt années
et plus. On connaît par les chroniques, par les comp-
tes et autres pièces (li s archives de la ville, une ving-
304 CHAPITRE QUATRIÈME
taine de ceux qui ont été chargés de ces fonctions
pendant la durée des xvc et xvie siècles. Il n'y avait,
du reste, rien de régulier dans leurs engagements,
qui ont bien pu n'être parfois que des commissions
spéciales pour des services accidentels. Leur trai-
tement aussi variait beaucoup, et il a naturellement
toujours tendu à s'élever. Avant l'arrivée à Metz
d'Agrippa, les gages annuels des conseillers stipen-
diés n'avaientjamais dépassé 72 livres ; on en trouve,
jusqu'à ce moment, aux chiffres de 24, 30, 36, 50, 60
et 72 livres. Agrippa, le premier, reçoit un traitement
notablement plus considérable. On lui alloue immé-
diatement 120 livres, qui valaient alors 100 florins
d'or ', et après lui ses successeurs voient leurs émo-
luments monter en moins de vingt années à 125,
180, 200, 2-40 et jusqu'à 300 livres ; chiffres qui s'élè-
vent, du reste, en même temps que s'avilit graduelle-
ment la valeur de l'argent.
Outre les indications qui précèdent, les documents
messins, rapprochés des pièces de la correspon-
dance d'Agrippa, fournissent encore des renseigne-
ments qui présentent quelque intérêt sur la durée
de son séjour à Metz. On y voit qu'il dut arriver
dans cette ville pendant la seconde moitié de février
1518 et qu'il l'a quittée à pareille époque à peu près,
sinon dès la fin de janvier peut-être, de l'an 1520,
1. Celle somme pouvait équivaloir à environ 3,(Jl)t) francs d'au-
jourd'hui. On trouvera dans une note de l'appendice (n1 XIV)
quelques éclaircissements à ce sujet.
AG KIPPA A METZ 303
après y être resté environ deux années '. Ses lettres
montrent d'ailleurs qu'il abrégea le séjour que pri-
mitivement il devait y l'aire; car on l'y voit sollici-
ter, en raison de diverses considérations, avant la
fin de la seconde année, la résiliation de l'engagement
auquel il avait souscrit envers la Cité pour une plus
longue durée évidemment. Le règlement de ses ga-
ges aurait été néanmoins opéré, ce semble, tout à
son avantage, à partir d'une date quelque peu anté-
rieure à celle de son arrivée et jusqu'à une époque
notablement postérieure à son départ. 11 résulte de
l'examen des comptes de ce temps, qui se trouvent
encore aujourd'hui aux archives de la ville, qu'A-
grippa reçut de celle-ci des gages pour plus de deux
années, indépendamment des frais de voyage qui
lui furent largement payés d'avance à son départ de
Savoie, et non remboursés simplement à son arri-
vée à Metz ». Quant à l'importance de ces gages al-
loués par les Messins à Agrippa, il y a lieu de
constater, d'après ce que nous en avons dit tout à
l'heure, que le chiffre en est relativement assez
élevé ; supérieur, en tout cas, à celui des gages attri-
bués jusqu'alors aux hommes qui avaient précédem-
ment rempli a Metz les mêmes fonctions. Cette par-
ticularité montre le prix que, dans cette ville, on
I. Voir, à ce sujet, une note de l'appendice (n° XII).
». Les gages payés par la cité de Metz à Agrippa vont du
15 février 1518 au :ii mars 1520. On trouvera quelques rensei-
gnements à cet égard dans une note de l'appendice (n° XIII).
300 CHAPITRE QUATRIÈME
attachait aux services du nouveau venu. La grande
réputation qu'il avait alors et les chaudes recomman-
dations de ses amis, telles sont vraisemblablement
les causes qui avaient contribué à lui procurer
ces avantages.
A l'époque où Agrippa était, à Metz, conseiller
stipendié et orateur de la Cité, on voit figurer à côté
de son nom, sur les comptes de la ville, ceux de deux
autres individus encore qui s'y trouvaient, ce sem-
ble, dans des situations analogues à la sienne ; l'un,
que l'on appelait maître Henry le docteur, c'est-à-
dire docteur ès-lois, pensionnaire de la Cité depuis
1502 « pour la servir dans ses affaires » aux gages
de 60 livres par an, maintenu dans cet emploi jus-
qu'à sa mort en 1523; l'autre, ncmmé maître Claude
Chansonneti, qui ne touchait que 24 livres par an, et
qui ne jouit de cette pension que pendant deux ans
et demi à peu près, de Noël 1516 à Pâques 1519.
De ces deux hommes, le premier, maître Henry le
docteur, ne paraît pas avoir noué avec Agrippa, pen-
dant son séjour à Metz, les relations que leur situa-
tion réciproque aurait naturellement autorisées. On
ne trouve aucune mention de lui dans la correspon-
dance que nous avons sous les yeux, notammentdans
des lettres où, après son départ de Metz, Agrippa
rappelle les amis qu'il y a laissés et leur adresse des
témoignages de son souvenir. Henry le docteur vécut
cependant à Metz, nous le savons, quelques années
encore après qu'Agrippa eut quitté cette ville. Il y a
lieu de faire observer qu'à l'arrivée de celui-ci, mai-
AGRIPPA A METZ 301
tre Henry occupait le premier rang parmi les pen-
sionnaires messins. On peut croire qu'il ne vit pas
sans quelque déplaisir le nouveau venu, à qui 1 on
accordait d'emblée un traitement double de celui qui
lui était attribué à lui-même pour des services vieux
déjà de quinze années. Une jalousie assez naturelle a
pu vraisemblablement le tenir éloigné de l'étranger,
objet de cette insigne faveur. Maître Henry le docteur
pourrait bien môme avoir grossi le nombre des en-
nemis qui ne tardèrent pas à se déclarer contre
Agrippa, et qui contribuèrent finalement à lui rendre
le séjour de Metz insupportable. Quant à Claude
Chansonneti, il n'est autre, on a tout lieu de le croire,
que Claudius Cantiuncula, personnage plus connu
qui, de Bâte, entre en correspondance avec Agrippa
dès les premiers temps de son séjour à Metz, et dont
nous aurons pour cette raison à parler, un peu plus
loin, avec quelques détails.
Nous avons dit quel emploi Agrippa était venu
remplir à Metz. Il nous a conservé le discours pro-
noncé par lui devant la Seigneurie composant le
conseil de la ville, en prenant possession de ses nou-
velles fonctions '. Il y parle des circonstances dans
lesquelles il s'est décidé à les accepter.
Après avoir vécu, dit-il, en commerce avec les
grands; traité comme un fils, comme un ami par le
souverain pontife, par l'empereur, par nombre de
1. Oratio ad Melensium Dominos dum in illorum advocatum
syndicwn et oratorcm acceptarelur. (Upcra, t. II, p. 1090-1092).
308 CHAPITRE QUATRIÈME
prélats et de nobles seigneurs; il a voulu, ayant pris
femme, s'affranchir du fardeau des grandes affaires
et des relations familières avec les princes, gens de
condition supérieure à la sienne. Décidé à sacrifier
à sa tranquillité une situation satisfaisante pour son
ambition, mais qui n'était pas sans inconvénients et
sans périls on peut le croire, il a résolu de vivre dé-
sormais du seul produit de ses talents, dans une po-
sition modeste dont il saura se contenter. C'est ainsi,
ajoute-t-il, que, sollicité par les lettres des sénateurs
messins et par les instances de leur secrétaire lui-
même envoyé par eux pour lui offrir la charge de
leur orateur, pressé par des amis auxquels il doit
déjà beaucoup, par le commandeur de Riverie, par
son frère le commandeur de Metz et par le baron
de Laurencin, leur père ', il s'est rendu à tant de sol-
licitations, dédaignant pour cela des titres et des
avantages qui lui étaient offerts ailleurs.
Tout en dissimulant sous ces pompeuses apparen-
ces la situation précaire et l'espèce de dénuement
auxquels il était réduit quand il s'était décidé à quit-
ter l'Italie, Agrippa nous renseigne indirectement,
ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, sur les
véritables motifs de cette décision et sur les res-
sorts qui, dans cette circonstance, avaient été mis en
1 . Le texte d'Agrippa qui contient cette énumération des mem-
bres de la famille de Laurencin présente quelque ambiguité,
comme on le verra par les explications fournies dans la note
XXI de l'appendice.
AGRIPPA A METZ 309
jeu pour attirer sur lui l'attention des Messins, et ob-
tenir d'eux la proposition d'un emploi lucratif à leur
service. Il devait cet avantage à une famille avec
laquelle son passage antérieur à Lyon avait pu le
mettre précédemment en relation, mais dont plu-
sieurs membres s'étaient, en tout cas, plus récem-
ment trouvés rapprochés de lui, pendant son séjour
en Piémont.
Cette famille est celle des Laurencin l, dont le
chef était Claude de Laurencin, baron de Riverie, père
de plusieurs fils parmi lesquels on compte un se-
cond Claude, receveur des tailles pour le roi au pays
de Lyonnais, Jean, commandeur de Saint-Antoine de
Riverie en Piémont, etPoncc, commandeur de Saint-
Jean de Metz. La correspondance d' Agrippa fournit
plusieurs témoignages de ses relations avec les Lau-
rencin, notamment avec le commandeur de Riverie
en 1317. On y voit que les négociations avec les
Messins étaient commencées des le mois d'octobre
de cette année (Ep. II, 4, 9), et Agrippa donne lui-
même à entendre, dans son discours aux magistrats
messins, que les deux frères de Laurencin, les deux
commandeurs de Riverie et de Metz, avec leur père,
avaient pu en être les promoteurs.
Le discours prononcé par Agrippa devant la Sei-
1. La note XXI de l'appendice contient quolques renseigne-
ments sur cette famille do Laurencin, sur ceux de ses mem-
bres en particulier qui se sont trouvés en relation avec
Agrippa.
310 CHAPITRE QUATRIÈME
gneurie de Metz était, du reste, un simple morceau
d'apparat. Point n'est besoin de faire remarquer le
ton de jactance avec lequel Agrippa y étale ses pré-
tendues relations familières avec les grands, et le
contraste de ce langage avec ce que nous savons de
sa vie passée. L'orateur ne se borne pas à y éblouir
ses auditeurs, il s'efforce, en outre, de se concilier
leurs bonnes grâces. Il appelle ses maîtres les sei-
gneurs messins, amplissimi patres dominimei; il leur
parle de leur noble république, insignis respublica,
la première entre toutes par des vertus où nulle
autre ne la dépasse, nulla quae liane us virtutibus
prœcellat. Dominé par des ressentiments, Agrippa en
parlera plus tard fort différemment. Aujourd'hui, il
est tout aux impressions de sa reconnaissance envers
les Messins ; il les remercie de la faveur inappré-
ciable dont il est l'objet; il les entretient de l'éten-
due de ses obligations envers eux, de l'importance
de sa charge d'adooeatus et orator ; des grands exem-
ples que lui donnent, il le sait, pour cet emploi les
Démosthène, les Gicéron, les Hortensius ; de sa
propre insuffisance enfin qu'il était, on peut le croire,
loin de reconnaître au fond. Il termine par une dé-
claration d'entière soumission et de complète allé-
geance l.
1. «... Faciam ergo nunc quod me decet; vos accipile quod
". vobis debetur. En habetis me quem jamdudum optastis. Ti-
« lulum Advocati et Oraloris vestri amplector. Reeognosco vos
« Dominos meos certos et indubitatos, vobisque omnem re-
« verentianii obedienliam ac fidem exhibeo, qualem Orator
AGRIPPA A METZ 311
Outre cette pièce, nous possédons encore trois
autres discours composés par Agrippa dans l'exer-
cice de ses nouvelles fonctions à Metz. Deux d'en-
tre eux ne sont que des compliments de bienvenue
adressés, au nom de la ville, à deux personnages qui
la visitent1. Le dernier est une sorte de plaidoyer
débité devant les magistrats de Luxembourg, au
cours d'une négociation dont Agrippa était chargé
près d'eux pour les Messins ~.
Les commissions de ce genre le forçaient à se
mettre souvent en voyage, comme il nous l'apprend
lui-même par certains détails de sa correspondance
(Ep. II, 25, 35); elles donnaient ainsi à sa vie une
agitation qui se trouvait d'accord avec son caractère,
et avec ses goûts. Il pouvait en tirer, à ce point
de vue, quelque satisfaction. Le voisinage de Cologne
lui avait en outre permis d'y faire, à cette époque,
une excursion dans laquelle il avait pu revoir ses
amis et embrasser sa mère, sa sœur (Ep. II, 15, 16),
« et ad consilia Reipublicœ veslrœ admissus jura et consuetu-
'. dine praestare tenelur, et quicquid vestrao Reipublicse causa
« ef'licere prijeceperitis, quam studiosissime prosequar, experiar,
« enitar, faciam, perficiam, neque fidoi, neque industriœ, neque
« diligentiae unquam defuturus. Kn facultaa, persona, animas,
œ omnia in vestra potestate suât. » (Opéra, l. II, p. 1092).
1. Oralxo in salutatione cujusdam principis et episcopi pro
Metensibus scripta. — Oralio in s ilutalione ruinai mi magnifici
viripro Dominis metensibus scripla. [Opéra, t. il, p. 1094 et 1095).
2. Oralio ad senalum Lucemburgiorum pro dominis suis me-
tensibus habita. (Opéra, t. II, p. 1092).
y
312 CHAPITRE QUATRIÈME
et pour la dernière fois son vieux père, lequel
mourait peu de temps après, au commencement de
Tannée 1519 ! (Ep. II, 19). Les avantages qu'offrait
à Agrippa sa nouvelle résidence étaient cependant
balancés par quelques inconvénients.
Quittant l'Italie qu'il venait d'habiter pendant sept
années, Agrippa se trouvait tout d'un coup trans-
porté dans un milieu, dont le contraste complet
avec celui qu'il abandonnait pouvait lui causer plus
que de la surprise, et lui inspirer à la longue un en-
nui auquel il devait difficilement échapper. Le sé-
jour de Metz, qui lui procurait certaines satisfactions
et qui, à plusieurs égards, lui convenait assurément,
ne pouvait sous d'autres rapports que très peu lui
plaire. Agrippa, dit un de ses contemporains, était
devenu tout Italien d'éducation et de mœurs (Ep.
III, 15). Lui-même traite de pays barbares, dans
une de ses lettres, la France et l'Allemagne, en
comparaison de ce qu'était l'Italie 2. Il quittait cette
contrée si richement pourvue de tout ce qu'il aimait,
i. Le père d'Agrippa dut mourir à Cologne vers la fin de
janvier ou au commencement de février 1519, d'après une lettre
qui mentionne le fait, et dont la date est l'objet d'une petite
question de chronologie exposée dans une note de l'appendice
(n- XII).
2. « Demum horlor te ut post visam Germaniam ac Galliam,
« totam que illàm barbarorum nostrorum colluviem', tandem in
« Italiam te conféras; quam si aliquando apertis oculis intfo-
« spexeris, omnis alia pallia turpis vilisque eril, si ad hanc con-
« tuleris » (Ep. II, 14).
AGIUPPA A METZ 313
ses ressources d'ordre intellectuel en tout genre,
ses universités, son public amoureux des lettres et
des arts au milieu môme des troubles politiques et
des agitations de la guerre. Il quittait des lieux où
régnait un grand mouvement d'esprit et une cer-
taine liberté de pensée dans toutes les classes, dans
le peuple comme dans le clergé, dans la bourgeoisie
et parmi les grands seigneurs; des lieux où, grâce
aux circonstances, il jouissait lui-même d'une très
grande indépendance; inappréciable avantage pour
un homme dont le caractère était naturellement in-
docile à la règle et impatient du joug. Quant aux
désordres causés par la guerre et aux graves incon-
vénients qui parfois en résultaient, malheureux
accompagnement de tous ces biens dans l'Italie
d'alors, c'étaient de ces maux qui semblent intolé-
rables quand ils vous pressent, mais qu'on ^oublie
quand ils sont passés, et dont l'impression s'efface
dans l'éloigncment.
Agrippa, perdant de vue ces traverses et ne pen-
sant peut-être qu'aux avantages qu'il avait perdu?,
se voyait maintenant à Metz, dans un petit Etat
dont le régime parfaitement réglé lui donnait la sé-
curité, il est vrai, mais lui imposait en même temps
un joug qui pouvait lui sembler importun. On se
sentait là surveillé de très près par des dominateurs
jaloux de maintenir une police régulière, au milieu de
difficultés considérables d'ordre civil et politique,
auxquelles s'en joignaient d'autres encore qui com-
mençaient à grandir, touchant les intérêts religieux.
I I 2.)
31i CHAPITRE QUATRIÈME
La Cité, toujours menacée par les convoitises de ses
puissants voisins de la maison de Lorraine, était, en
outre, exposée aux incessantes hostilités d'une foule
de petits seigneurs pillards, cantonnés autour d'elle
dans la contrée, et aux entreprises des capitaines
de bandes qui couraient sur le pays. En même temps
la religion était à Metz, comme partout, mise en pé-
ril par l'esprit nouveau de recherche, de critique et
d'insoumission, que venaient de faire éclore les pre-
miers mouvements de la réforme.
Dans ce milieu nouveau, bien capable de lui causer,
parles motifs que nous.venons d'énumérer, quelques
contrariétés, Agrippa était de plus, pour la pre-
mière fois, astreint aux obligations impérieuses d'une
charge publique, avec la fonction de conduire et de
débattre des affaires qui, ne lui offrant le plus sou-
vent aucun intérêt, devaient lui paraître absolument
insupportables. Troublé dans ses études favorites
par cette situation, il devait naturellement ressen-
tir d'autant plus vivement l'irrésistible attrait de
ces libres occupations. En même temps, il se trou-
vait entouré d'étrangers ; à peu près sevré, pour les
commencements au moins, des applaudissements et
encouragements auxquels il était habitué dans ses tra-
vaux, de la part de ses amis ; bien plus, il s'y voyait
parfois arrêté par des difficultés et des empêche-
ments imprévus.
A Metz, la vie était sévère. Lu ville était, comme
nous l'avons dit, gouvernée par les membres d'un
patriciat tout puissant. Cette aristocratie, graduel-
AGRIPPA A METZ 315
lcmcnt réduite et au xvie siècle très peu nombreuse,
était, d'une manière à peu près exclusive, vouée au
maniement des affaires publiques dont elle gardait
avec jalousie le privilège ; quoique, en raison de l'é-
claircissement de ses rangs, elle en fût en môme
temps accablée l. Les loisirs de l'esprit n'étaient
permis qu'à un petit nombre d'hommes de la classe
moyenne appartenant soit à la petite bourgeoisie,
laquelle était systématiquement éloignée du gouver-
nement et de l'administration des choses de l'État,
soit au clergé, qui était dans le même cas, et dont
le rôle dans la Cité était limité au soin de ses intérêts
propres, à côté de l'accomplissement de ses devoirs
religieux. Tels étaient les traits essentiels de la si-
tuation. Quel contraste pour Agrippa que celui de la
vie assujettie, contenue, effacée qu'elle lui faisait,
avec la vie libre, active et brillamment accidentée
en dépit de ses misères, qu'il venait de quitter.
Ce qu'on sait, en outre, des hommes avec lesquels
Agrippa devait maintenant se trouver particulière-
ment en relation à Metz, n'est pas non plus sans
signification. Au nombre de ceux que signale sa
correspondance comme ayant été alors accidentelle-
ment en rapport avec lui, on voit bien, il est vrai,
quelques membres de la classe aristocratique, Ni-
cole de Heu, Nicole Dcx qui paraissent être de ses
amis, Nicole Rouccl qui semble lui être contraire,
i. celte situai onesl expliquée dans l'Introduction d'un ou-
vrage intitulé : Études sur l'histoire <!<■ Mets, les légendes. I8G5<
310 CHAPITRE QUATRIÈME
tous trois faciles ù reconnaître sous les dénomina-
tions latinisées do Nicolaus de Bu, Nicolaus Aquensis,
Nicolaus Roscius mediomatricorum decurio ] ; mais le
cercle de ses relations familières les plus habituel-
les no comprend que des hommes appartenant à une
classe moins relevée. Il faut mentionner à leur tête
Claude Chansonneti, Claudàis Cantiuncula, fils d'un
notaire public, qu'on ne voit pas souvent à Metz, il
est vrai, pendant le séjour qu'y a fait Agrippa, mais
dont les parents y éiaient journellement en relation
avec lui, et qui de Bâle, où il résidait le plus souvent
alors, était un de ses correspondants assidus. Nous
nommerons ensuite dans la même catégorie Claude
Dieudonné, Claudius Deodatus Cœlestinianus, religieux
du couvent des Célcstins de Metz, puis Jean Rogier
ou Rougier, dit Brennonius, curé de Sainte-Croix 2,
avec qui Agrippa resta longtemps en correspondance,
et qui semble avoir été de tous ses amis de Metz
celui qui était le plus particulièrement en commu-
nauté d'idées avec lui. Viennent après cela des gens
de moindre condition dont nous tâchons de deviner
les noms véritables sous les formes latines que leur
donne la correspondance; le notaire Baccarrat, Bac-
caretus, Baccaraldus, Baccarats, Bacchantius ; Thilman,
1. On trouve ces noms on divers lieux de la Correspondance
et des OEuvres(Ep. II. 13; III, 62 ; Opéra t. II, p. 588). Sur les
l'amilles auxquelles appartenaient les personnages qui les por-
tent, on peut consulter d'Hannoucelles, Metz ancien. 1836.
2. Voir, à propos de ce personnage, une note de l'appendice
(ri" XVI).
AGIUPPA A METZ 317
Tilmannus ; Mérian ou Marian, Marianus; André et
Jacques Charbonnier, Andréas et Jacobus Cdrboneius ;
Michaud, Mischaulus, Mischaldus ; Châtelain, Coste/ia-
nus ; les deux médecins, Renaud, Renaldas, et Laurent
Frison, Laurenttus Frisius physicus ; Thirion l'horlo-
ger, Tyrius horologiarius, horarius; et Jacques le lib-
raire, Jacobus librarius. Ces hommes sont mentionnés,
à divers titres, dans les lettres d'Agrippa qui, après
avoir vécu avec eux à Metz, leur envoie de loin,
quand il a quitté cette ville, des marques de souve-
nir. Dans le nombre, quelques-uns partageaient ses
goûts pour les études singulières; le curé de Sainle-
Croix, Brennonius, et le Célestin Claude Dicudonné
pour ce qu'il appelait les lettres sacrées etla philoso-
phie hermétique; Laurent Frison pour l'astrologie;
Thirion l'horloger pour l'alchimie.
Après avoir parlé des amis qu'Agrippa pouvait
avoir à Metz, il faut mentionner les hommes qui,
dans cette ville, lui ont été contraires. Ceux-ci pa-
raissent lui avoir causé d'insupportables ennuis.
Nous avons nommé comme tel un membre des pa-
raiges, Nicole Roucel. Il faut citer encore, au même
titre, Claude Drouin l'écrivain ' ; mais on doit si-
gnaler surtout, parmi les ennemis auxquels il a eu
affaire à Metz, certains membres du clergé régulier
1. Ce personnage n'appartenait pas, comme le précédent, à
l'aristocratie messine, bien qu'une famille du nom île Drouin
eût existé dans les paraiges messins. C'est ce qui esl expliqué
dans une note de l'appendice (n° XVIII).
318 CHAPITRE QUATRIÈME
1res active. Tient appliqué dans celte ville, comme
partout alors en général, à surveiller les entreprises
des esprits hardis soupçonnés de tendances vers les
idées et les doctrines nouvelles. Agrippa ne tarda
pas à se trouver en querelle avec ces champions de
l'orthodoxie, de la règle établie et de l'exacte disci-
pline; avec Nicole Savini, religieux dominicain, qui
était investi à Metz de l'office redoutable d'inquisi-
teur de la foi ; avec Claude Salini, appartenant au
même ordre, prieur du couvent des frères prê-
cheurs J; avec Dominique Dauphin, Franciscain de
la maison de l'Étroite-Observance, dite à Metz des
frères Baude; avec Nicolas Orici, religieux cordelier;
sans parler de certains membres du clergé séculier
avec qui Agrippa eut aussi maille à partir en diver-
ses circonstances, l'archiprêtre Regnault, Reginaldus,
par exemple, et l'official de la cour épiscopale, Jean
Léonard.
Nous reviendrons avec quelques détails sur ce
qui concerne ceux des amis messins d' Agrippa dont
les relations avec lui nous sont révélées par sa cor-
respondance. Quant à ses ennemis, nous aurons
occasion de les faire plus amplement connaître en
rendant compte de deux grandes affaires dont nous
voulons parler maintenant, et qui, ayant par dessus
tout occupé Agrippa pendant la dernière année de
1. Il ne faut pas confondre, malgré la ressemblance de leur
nom, Savini et Salini. On trouvera quelques observations, ace
sujet, dans une note de l'appendice (n° XVI 1).
AGRIPPA A MK'IZ .'51!)
son séjour à Metz, l'ont mis alors aux prises avec
eux. Ces deux affaires sont sa querelle sur la mono-
gamie de sainte Anne, laquelle devait finalement
lasser sa patience et déterminer son départ de Metz,
et auparavant une sorte de procès criminel auquel
il s'est consacré avec une ardeur passionnée. Dans
cette dernière circonstance, il révèle une ténacité et
une indépendance d'esprit remarquables, et il a en-
fin l'avantage; mais, en même temps, il a le tort ir-
réparable d'avoir raison contre l'inquisiteur delà foi
lui-môme, et de l'emporter sur lui. Il s'agissait d'ar-
racher de ses mains une pauvre femme du village
de Woippy x injustement accusée d'hérésie et do
maléfice ; il s'agissait de disputer au feu une pré-
tendue sorcière.
L'affaire de la prétendue sorcière appartient à l'an-
née 1519, la deuxième du séjour à Metz d'Agrippa;
elle nous est connue par quatre documents émanant
d'Agrippa lui-môme : deux suppliques adressées
par lui dans le cours de l'affaire, l'une au vicaire,
l'autre à l'official de Metz (Ep. II, 38, 39), une lettre
écrite à son ami Cantiuncula qui, de Bàle, lui avait
demandé des explications sur cet incident (Ep. II,
40) 2, et enfin un rappel assez étendu fait par
1. Woippy, village situé aux portos de Metz, où les chro-
niqueurs mentionnent, au moyen âge, de nombreux faits de
sorcellerie. La seigneurie en appartenait au chapitre de la
cathédrale de Metz. (Histoire <h/ village de Woippy, pai Neré
Quépat (René Paquet) 1878).
%. Cette lettre est reproduite à peu près mot pour mot dans
320 CHAPITRE QUATRIEME
Agrippa de cette cause, dans son traité de l'incerti-
tude et de la vanité des sciences, au chapitre xcvi,
consacré à ce qu'il appelle l'art des inquisiteurs.
Nous emprunterons à ces diverses sources réunies
ce que nous avons à dire sur ce sujet.
Les détails consignés dans le chapitre du traité
de l'incertitude et de la vanité des sciences consis-
tent surtout dans l'exposition des raisons que l'in-
quisiteur faisait valoir pour justifier sa poursuite, et
des considérations qu'Agrippa lui opposait pour en
démontrer l'inanité. Les lettres au vicaire et à l'of-
ficial sont des requêtes ayant le caractère de deux
pièces originales de la procédure. Enfin la missive
à Gantiuncula est un compte rendu dans lequel
Agrippa se propose surtout, il le dit formellement,
de signaler les abus et les irrégularités dont il a fait
argument pour triompher, sur le terrain du droit,
des adversaires en présence desquels il se trouvait.
une autre missive adressée à un conseiller de l'empereur à
Luxembourg, D.Henricus legum doctor, etc., provincial Lucem-
biirçiensis cesareus consiliarius, qui avait manifesté le même
désir que Gantiuncula. Cette seconde lettre qui n'est pas datée
commence ainsi : « Retulit mihi dum essem apud Theonisvil-
« lam civis noster Nicolaus Aquensis (Nicole Dex) te cupere
« quae gesta sunt adversus mulierculam illam de Wapeyo,
« etc.. » Elle a été omise dans la Correspondance générale où
elle aurait fait à peu près double emploi avec celle adressée
à Cantiuncula(Ep. II, 40). On la trouve imprimée dans un vo-
lume de 1534 qui contient les documents relalifsà la polémique
sur la monogamie de sainte Anne.
A.GUIPPA A METZ 'Ml
Il tient à mettre en relief, clans cette occasion, son
talent de jurisconsulte.
— Voilà, dit-il en finissant, quelles exceptions j'ai
su l'aire valoir contre l'inquisiteur et ses procédés
exorbitants. Je te donne, en style du palais, titres,
lois, chapitres et paragraphes, avec les gloses et
l'opinion des docteurs ; tu ne refuseras pas après
cela, je l'espère, dôme reconnaître pour un juriste
accompli (Ep. II, 40).
Nous ne pouvons mieux faire, pour donner une
idée de la cause, que de citer d'abord ce qu'il en
rapporte dans cette lettre.
— Tu m'as demandé, dit-il, mon cher Cantiun-
cula, de te raconter comment il a été procédé à l'é-
gard de cette pauvre femme de Woippy, muliercula
de villa Wapeya, que j'ai réussi à tirer des griffes
et comme de la gueule de Nicole Savini, l'impétueux
frère prêcheur, inquisiteur de la foi. Je t'envoie
toutes les pièces du procès; tu pourras juger toi-
même de la question; mais auparavant, je veux te
faire brièvement le récit des excès dont cette pauvre
vieille a été l'objet.
— Au début de l'affaire, une troupe ignoble de
paysans conjurés contre elle envahit sa maison au
milieu de la nuit. Ivres de vin et de débauche, ces
misérables s'emparent de la malheureuse et, de
leur autorité privée, sans aucun droit, sans licence
de juge, ils la jettent en prison. Cependant le
chapitre de la cathédrale, seigneur ci 1 1 lieu, la fait
amener à Metz et la remet aux mains de son juge
3~22 CHAPITRE QUATRIÈME
ordinaire, l'oi'ficial clc la cour épiscopale. Un terme
est assigné aux paysans pour qu'ils aient à décider
entre eux s'ils veulent se porter accusateurs ou
bien procéder simplement par voie de dénonciation.
Au jour dit, huit de ces coquins viennent auda-
cieusement se déclarer accusateurs. Ils reçoivent,
en conséquence, l'ordre de se constituer prisonniers
avec l'accusée. Mais, grâce à l'inquisiteur qui sié-
geait comme assesseur avec l'official, il leur est ac-
cordé deux jours de répit, et c'est alors que com-
mence l'œuvre d'iniquité. L'official Jean Léonard
livre, à notre insu, pour quelques florins, à ses accu-
sateurs cette pauvre femme, dont nous avions pris
la défense. Quatre de ces misérables avaient été
déjà écartés comme des scélérats notoires. Les qua-
tre autres s'emparent de la victime et l'accablent
d'injures, de coups et des plus mauvais traitements.
Informé du fait, nous opposons en vain l'exception
de loco non tuto. La malheureuse gémit dans la plus
dure captivité, tandis que ses accusateurs se livrent
en liberté à de bruyantes orgies. Cependant, après
quelques jours de ces traitements indignes, l'official
arrive à Woippy, pour instruire l'affaire. On pro-
duit alors un mémoire ou plutôt un libelle tout
farci d'impostures; et, contre les plus sûrs princi-
pes de droit, le procès se poursuit à la fois et par
voie d'accusation et par voie d'inquisition. De notre
côté, nous protestons, en refusant de comparaître
in loco suspeclo. Pendant ce temps-là, le mari de la
pauvre femme est écarté, accessit ad judicium prohi-
A.GRIPPA A METZ " 323
Oùo, pour éviter, de sa part, toute exception ou ap-
pellation.
— C'est alors que, sur l'avis de l'inquisiteur, de
ce gros moine qui, sous son épaisse enveloppe,
cache l'âme cruelle d'un bourreau, et conformément
aux ineptes conclusions du libelle fabriqué dit-on
par lui, ainsi qu'aux articulations sans consistance
des accusateurs, l'official livre la malheureuse aux
atroces épreuves de la torture. Il est lui-môme,
aussi bien que ses acolytes, mis en fuite par cet
horrible spectacle ; mais il laisse la victime aux
mains de ses ennemis et des suppôts de l'inquisi-
tion. La pauvre Femme continue à ôlre tourmentée
par ceux-ci, hors de la présence du juge, et ensuite
elle est plongée de nouveau dans sa prison, où on la
laisse inhumainement souffrir de la soif et de la faim.
— Cependant quel motif allègue-t-il, cet impi-
toyable inquisiteur, pour martyriser ainsi la malheu-
reuse? Quelle preuve donnc-t-il que cette femme soit
réellement sorcière? Il dit que sa mère a été brûlée
comme telle. Et moi, je lui réponds en face que les
faits d'autrui soin sans valeur contre un accusé.
Veux-tu savoir quelle raison il va emprunter alors
à l'arsenal de sa théologie péripatéticienne? Il pré-
tend que c'est la coutume des sorcières de consa-
crer le fruit de leur corps au diable; et que d'ailleurs,
comme elles se livrent ordinairement à lui, il est
tout naturellement le.père de leurs enfants, et leur
transmet, héréditairement sa malice (Ep. II, rt0).
C'est ainsi que l'affaire s'est engagée. En l'ait
321 CHAPITRE QUATRIÈME
de théologie, Agrippa, grand docteur lui-même,
n'entend pas être on reste avec son contradicteur,
et, le suivant sur ce terrain, il lui oppose des
objections qui lui semblent invincibles. « Avec ta
perverse doctrine, dit-il à son adversaire, tu mé-
connais la vertu du baptême et de ses formules
sacramentelles ; car si l'enfant reste au diable, même
après que le prêtre a dit, sors esprit immonde et
fais place au Saint-Esprit, que vaut dès lors le sacre-
ment? Et qui te prouve d'ailleurs que le diable
puisse engendrer? Sans cloute, et la foi nous l'en-
seigne, les fils des hommes ne 'ui appartiennent que
trop en naissant; mais le baptême les affranchit
de la dépendance de Satan et les renouvelle en Jésus-
Christ. Maintenant, ose-t-il ajouter, toi l'inquisiteur
de la foi, avec tous tes arguments, tu n'es qu'un
hérétique. » L'inquisiteur de son côté retourne l'ac-
cusation et s'écrie: « Que parles-tu d'hérétique? Tu
en es un toi-même, Agrippa; je saurai le prouver »
(Ep. 11,40).
Agrippa trouve heureusement pour sauver la pau-
vre femme dont il a pris généreusement la défense
un moyen plus efficace que de convaincre d'hérésie
le ministre de l'inquisition. Il adresse au vicaire de
Metz une supplique où. il résume ses exceptions de
droit et où il conteste la juridiction de l'inquisiteur.
— Il ne lui appartient pas, dit-il dans sa requête,
de connaître du crime de sorcellerie : et quant à celui
d'hérésie, la présomption ne suffit pas pour le saisir
de la cause. Il faut que l'hérésie soit manifeste,
AGRIPPA A METZ 325
définie, et de plus expressément condamnée. Rien
de semblable dans les faits présents. Ce moine
effronté et altéré de sang ne mérite pas qu'on l'écoute,
mais bien plutôt qu'on le chasse, pour s'être, arro-
gamment et sans raison, ingéré dans cette affaire,
contre le droit et les canons, et en outrepassant les
privilèges eux-mêmes de l'inquisition (Ep. II, 38).
Les seigneurs du chapitre se décident alors à faire
ramener à Metz la pauvre villageoise. L'official
meurt inopinément sur ces entrefaites, et à son lit de
mort, cédant au cri de sa conscience, il dicte à un
notaire une déclaration par laquelle il reconnaît, et
proclame l'innocence de la malheureuse accusée.
L'inquisiteur cependant ne lâche pas sa proie. La
poursuite se trouvant arrêtée par la mort de l'offi-
cial, il prétend la reprendre lui-même pour soumet-
tre sa victime à de nouveaux tourments, et finalement
la livrer au feu. « Car, dit Agrippa, ces suppôts de
l'inquisition croient ne s'être acquittés de leur office,
que quand ils ont brûlé ceux qui sont exposés à leurs
poursuites. »
Agrippa néanmoins ne perd pas courage. Une
requête pressante est adressée par lui au nouvel
officiai; il remet en avant, sans se lasser, tous les
arguments déjà produits par lui, et rappelle pa-
thétiquement les remords du précédent juge, avec la
déclaration faite par lui à son lit de mort(Ep. II, 39).
Enfin l'inquisiteur est débouté par le chapitre, sei-
gneur justicier du lieu, de son exorbitante préten-
tion. Repoussé honteusement, battu dans son l'or, il
326 CHAPITRE QUATRIÈME
est sifflé et montré au doigt, dit Agrippa, pendant
que ia pauvre femme est déclarée innocente par le
vicaire de Metz. Quant à ses accusateurs, ils sont
plus tard condamnés eux-mêmes et punis d'une
amende (Ep. II, 40.).
L'année suivante le curé de Sainte-Croix écrivant
à son ami Agrippa, lequel avait alors quitté Metz,
l'informe de ces faits.
— La vieille femme de Woippy, vetula de Vapeyia,
que tu as sauvée du bûcher, vient me voir souvent,
lui dit-il, et m'apporte en souvenir de toi de petits
présents (Ep. II, 53.). Ses ennemis ont été condam-
nés à 100 francs d'amende ' ; ils craignaient, à ce
qu'elle raconte, une peine plus rigoureuse encore,
pour l'avoir injustement emprisonnée, sans licence de
juge, ni commission de leurs seigneurs (Ep. II, 46.).
Telle est l'affaire de la prétendue sorcière de
Woippy. Agrippa s'y était jeté avec une ardeur
passionnée qui fait honneur tout à la fois à son esprit
et à son caractère ; car il y avait déployé autant de
sagacité que d'honnêteté et d'énergie. Il y réussit,
malgré les difficultés très réelles de l'entreprise
eu égard à la condition des adversaires auxquels il
avait osé s'attaquer. Ce triomphe si légitime ne
pouvait avoir cependant que de fâcheuses consé-
1. Somme assez considérable pour l'époque, et à peu près
équivalente à ce que seraient 1,800 francs de nos jours, comme
on peut le voir par les explications fournies dans une note de
l'appendice (n° XIV.)
AGRIPPA A METZ 'Ml
quenccs pour celui qui l'avait obtenu, et il devait
en résulter finalement contre lui des rancunes dont
il ne tarda pas à éprouver les effets. La vivacité avec
laquelle il allait être combattu dans la querelle sur
la monoQ-amie de sainte Anne s'en ressentit certaine-
ment. Ce n'est pas là une simple présomption ; elle
serait naturelle du reste. Nous avons le témoignage
du fait dans un billet du Célestin Claude Dieudonné
où, parlant à Agrippa des ennemis qui s'acharnaient
contre lui dans cette dernière polémique, il ajoute :
— Une autre cause de la fureur des ignorants
contre toi est la vigueur et le succès avec lesquels tu
as pris dernièrement la défense de cette pauvre
femme accusée d'hérésie et de maléfice. Mais ne l'en
émeus pas, et reste fidèlement attaché à la défense
de la vérité (Ep. II, 24).
Agrippa l'avait emporté dans sa querelle ^avec
l'inquisition et ses suppôts. Mais, comme nous ve-
nons de le dire, le succès, qu'il avait obtenu ainsi,
avait soulevé contre lui une passion et une haine
avec lesquelles il avait maintenant à compter. Nous
allons voir ces sentiments se manifester dans une
circonstance où ses ennemis réussissent à lasser sa
persévérance, à ébranler même, non sans de sérieux
motifs, son courage, et à lui faire quitter la place.
Il s'agit cette fois d'un débat sur une question dont
il peut sembler étrange, à première vue, que se soit
préoccupé un esprit comme le sien, la question do
la monogamie de sainte Anne. Pour expliquer cette
singularité, il faut faire connaître quelques traits du
328 CHAPITRE QUATRIÈME
mouvement des idées en France, à cette époque,
touchant les controverses religieuses, et signaler
celle en particulier que souleva la thèse bizarre que
nous venons d'indiquer. Il faut dire aussi quelques
mots de l'homme qui, le premier, l'avait l'ormulée
et mise en discussion.
Vers la fin du xve siècle et au commencement du
xvic, de 1493 à 1507, vivait au Collège du Cardinal
Lemoine, à Paris, un professeur de philosophie aussi
savant que hardi, nommé Jacques Lefèvre d'Éta-
ples, Faber Stapulensis. Né vers 1*455, il était alors
âgé d'environ cinquante ans ; il avait étudié à Paris,
mais il ne s'était pas élevé jusqu'au doctorat; il
était simplement maître ès-arts ou tout au plus ba-
chelier. Briçonnet, évêque de Lodève, doué lui-même
d'un esprit assez aventureux, l'avait attaché à sa
personne en 1507, et plus tard quand il fut, en 1516,
transféré au diocèse de Meaux, il l'y emmenait et en
faisait son grand-vicaire. A cette époque, Jacques
Lefèvre avait déjà publié divers travaux sur des
sujets religieux, avec une traduction nouvelle des
Épîtres de saint Paul. Il donne alors des disserta-
tions qui attirent vivement l'attention et soulèvent
immédiatement une ardente polémique, bien moins
pour leur importance propre, qu'en raison du ca-
ractère connu de leur auteur, porlé vers les nou-
veautés dont l'Eglise s'effrayait à ce moment, non
sans quelque raison.
Ces premiers essais de discussion et de critique
hisLorique appliqués aux traditions cl aux erovan-
AGRIPPA A METZ 329
ces religieuses paraissaient téméraires. Us sem-
blaient répondre aux recommandations des nova-
teurs qui prêchaient alors le renouvellement des
études ecclésiastiques. C'étaient les débuts de
l'exégèse moderne; science à peu près inconnue
jusqu'alors, qui, appelant la lumière sur toutes
les questions, donnant pour quelques-unes des
solutions nouvelles, et répandant au moins un
doute philosophique sur le plus grand nombre,
est considérée comme un danger pour l'édifice de
la foi. Car dans celui-ci une hardiesse malavisée a
pu l'aire entrer parfois des assises peu solides, dont
la chute serait de nature à compromettre la stabilité
du monument lui-même. Tel est incontestablement
le caractère des questions qui offrent prise non
seulement aux démonstrations scientifiques, mais
encore aux investigations de l'histoire. Le xvr; siècle
et le xvne voient commencer ce travail; le xvme
siècle devait le pousser avec vivacité ; de nos jours
on cherche à réagir contre lui, en ressaisissant,
avec plus d'ardeur que de prudence peut-être, bien
des fils brisés dans les discussions antérieures.
Au commencement du xvie siècle, les esprits
étaient déjà puissamment attirés par ces polémi-
ques, et l'ardeur qu'on y apportait de part et d'autre
relevait bien plus de l'influence exercée par le cou-
rant général des idées, dans l'attaque comme clans
la défense, et par l'esprit de lutte avec son cortège
de passions aveugles, que du mérite et de la portée
véritable des questions elles-mêmes dans la dis-
T I S I
330 CHAPITRE QUATRIÈME
cussion desquelles on se rencontrait ainsi. C'est ce
qui explique les singulières querelles dont nous
avons à parler ici, sur deux questions traitées par
Lefèvro d'Étaples ; questions d'un intérêt très mi-
nime en elles-mêmes assurément, et dont la solution
complète est d'ailleurs à peu près impossible, faute
de documents. L'une est celle des trois Magdeleinc;
l'autre, celle des trois Marie.
La première de ces deux questions consiste h
décider si la femme de mauvaise vie citée par
saint Luc (ch vu, v. 37), la femme, possédée qu'il
nomme Marie Magdeleine (ch. vin, v. 2), et Mario
sœur de Marthe et de Lazare mentionnée par saint
Jean (ch. xi, v. 2), sont une seule et même personne
ou trois personnes différentes. Les Évangiles, il faut
le reconnaître, ne contiennent rien qui doive invi-
ter à les confondre. L'Église grecque les a toujours
distinguées, mais l'Église latine, conformément à
une déclaration du pape saint Grégoire qui vivait au
commencement du vnc siècle, n'en faisait qu'une
seule personne; doctrine généralement admise dans
son sein jusqu'au xvie siècle. Depuis lors, l'Église
s'est rangée à l'autre opinion 1. Lefèvre d'Étaples
devançant l'heure avait adopté et défendu, malgré
d'ardents contradicteurs, cette distinction des trois
Magdeleine, en même temps qu'il donnait aussi une
solution nouvelle à celle des trois Marie dont nous
l.ïillemont, Mémoires pour .servir à l'histoire ecclésiastique des
six premiers siècles; loin. II, noie I sur sainte Marie Magdeleine.
AGRIPPA A METZ 331
avons surtout à nous occuper ici, parce que c'est
celle-là précisément que concernent les polémiques
soutenues à Metz, en 1519, par Agrippa.
La question des trois Mario, beaucoup plus obs-
cure et plus incertaine encore, s'il est possible, que
celle des trois Magdelcine, touchait à l'histoire de
la sainte Vierge, dont les Évangiles ne disent pres-
que rien, mais dont les légendaires se sont beau-
coup occupés. Il s'agissait de savoir si la sainte
Vierge avait eu oui ou non deux sœurs portant
comme elle le nom de Marie, ainsi que le voulaient
certaines légendes. L'évangile de saint Jean donne,
suivant Tillemont x, une sœur à la sainte Vierge,
Marie de Cléophas, mère, est-il dit ailleurs, de saint
Jacques le mineur, de José, de saint Jude et de
saint Simon. Saint Jérôme, dit encore Tillemont,
et d'autres Pères suivent cette opinion. La légende
ajoute à ces indications que Salomé, épouse de
Zébédée et mère de saint Jacques le majeur et
de saint Jean, nommée aussi Marie dans le mar-
tyrologe romain sans qu'on sache sur quelle auto-
rité, était également sœur de la sainte Vierge. Telle
était la croyance générale admise par l'Eglise sur
les trois Marie, au commencement du xvi° siècle.
Une opinion ancienne que Baronius a adoptée,
voulait pourtant que la sainte Vierge n'eût eu ni
frère ni sœur. Cette opinion paraît l'ondée sur une
Légende apocryphe très ancienne également de la
1. Tillemonl, Ibidem ; lom. I, note H sur la sainte Viei
332 CHAPITRE QUATRIÈME
naissance de la Vierge, admise par l'Eglise d'Orient,
et suivant laquelle la sainte Vierge, dont les Évan-
giles ne nomment d'ailleurs ni le père ni la mère,
aurait été tille de saint Joachim et de sainte Anne.
Aux termes de cette légende, sainte Anne, devenue
vieille et restée stérile, aurait obtenu de Dieu la
grâce de la fécondité; et saint Joachim, alors dans
le désert, y aurait appris par l'entremise d'un ange,
que son épouse avait conçu. Telle serait l'origine
miraculeuse de la sainte Vierge. Saint Epiphane et
Grégoire de Nysse avaient accepté :ette croyance.
Les Latins, en la leur empruntant, l'avaient associée
à l'opinion énoncée tout à l'heure, que la sainte
Vierge avait deux sœurs, Marie de Cléophas et Ma-
rie Salomé; et ils avaient constitué ainsi une lé-
gende suivant laquelle sainte Anne aurait été la
mère des trois Marie, et les aurait eues de trois
époux successifs Joachim, Cléophas et Salomé.
Telle était au xvic siècle la croyance accréditée clans
l'Eglise l ; telle était l'opinion contre laquelle s'éleva
1. Cette doctrine est formulée dans une petite pièce de
six vers transcrite par une main du xve siècle à la lin d'un
manuscrit de la cathédrale de Metz, conservé aujourd'hui à la
Bibliothèque de cette ville (n° 620). Celle pièce est ainsi con-
çue :
Anna solet dioi très coneepisse Marias,
Quas genuere viri Joachim*, Cléophas, Salomeque.
lias iluxere viri Joseph, AJpheus, Zebedeus.
Prima peperit Christian ; Jacobum secunda minorera
Et Joseph justum peperit cum Simone Judara ;
Tertia, majorera Jacobum, dilectum ip<<< Johannem.
AGRIPPA A METZ 333
Lefèvre d'Étaples, pour reconstituer dans son inté-
grité la légende orientale qui ne reconnaissait à
sainte Anne qu'une seule fille, la sainte Vierge,
dont la naissacce miraculeuse était du reste admise
par tout le monde. Il regardait la gloire de la mère
de Dieu comme essentiellement intéressée à ces
conclusions, et, chose étrange, les théologiens
orthodoxes le condamnaient et le combattaient pour
cette opinion.
Sur ces deux questions, celle des trois Magdeleine
qu'il distinguait l'une de l'autre, et celle des trois
Marie qu'il refusait de reconnaître comme trois
sœurs, Lefèvre d'Étaples avait fait imprimera Paris,
en 1517, en 1518 et en 1511), les traités intitulés : De
tribus et unica Magdalena, et De una ex tribus Maria.
Ses propositions avaient été censurées par la faculté
de théologie \ Elles étaient en môme temps atta-
1. Lefèvre d'Étaples, condamné sur ce point et sur plusieurs
autres, finit par prendre rang, d'une manière formelle, parmi les
hétérodoxes. En 1523, il publia à Paris une traduction française
du Nouveau-Testament, puis, en 1525 à Meaux.un commentaire
sur le même livre, ensuite à Anvers, eu 1528, une traduction
française de la Bible tout entière, réimprimée en 1529, 1530,
1532, 1531, 1541, et accompagnée, dans une de ces éditions
données à Paris, d'une Epistola exhortatoria où était recom-
mandée la lecture de l'Écriture sainte en langue vulgaire. 11
s'attira ainsi de nouvelles censures de la faculté de théologie
de Paris, et des persécutions contre lesquelles il trouva un
défenseur dans lapersomif de la reine de Navarre, Marguerite
sœur du roi. Lefèvre d'Étaples mourut très âgé, en 1537, à
Nérac, où cette princesse lui avait donné asile.
334 CHAPITRE QUATRIÈME
quécs ou défendues par plusieurs écrivains ecclé-
siastiques. Celles qui concernaient les trois Magde-
leine étaient notamment combattues dans un traité
publié à Paris, en 1519, par Jean Fischer évoque de
Rochester, l'une des victimes de Henri VIH, à qui
Erasme écrivait d'Anvers, le 2 avril 1519, que tout le
monde lui attribuait la victoire dans le débat. Sur la
question des trois Marie, Lefèvre d'.Étaples trouva
dans Agrippa un champion passionnément épris do
ses idées. Il nous reste à montrer comment celui-ci
entra dans la querelle soulevée à cette occasion. Elle
venait d'éclater au moment à peu près où, quittant
l'Italie, il arrivait à Metz-(Ep. II, 25, 30).
Une des considérations qui avaient pu attirer de
ce côté l'esprit curieux et frondeur d' Agrippa, c'est
évidemment que la thèse de Lefèvre d'Étaples était
contraire aux opinions généralement reçues à ce
moment. Discutée comme nous venons de le dire
par ce savant homme, la question De una ex tribus
Maria, ou de la monogamie de sainte Anne, semblait
aux novateurs intéresser la dignité de la sainte
Vierge dans son origine immaculée. Les champions
de l'Église soutenant que sainte Anne avait eu trois
époux successifs et plusieurs enfants, les docteurs
hétérodoxes ne voulaient lui reconnaître qu'un seul
époux, et ne lui accordaient qu'un seul enfant mira-
culeusement conçu, qui était la Vierge, mère de
Dieu.
Agrippa très adonné depuis quelques années à
l'étude des choses religieuses, adopte donc avec
AGRIPPA A METZ 335
chaleur l'opinion de Lefèvre d'Étaples touchant la
monogamie de sainte Anne. Il trouve à Metz, où il
était alors, d'ardents contradicteurs. A la tête de
ceux-ci, se place un confrère de l'inquisiteur Savini,
le prieur des Dominicains Claude Salini, fort de
son titre de docteur en théologie de l'Université de
Paris. La dispute s'était engagée dans un entretien
d'Agrippa avec un membre de l'aristocratie messine,
Nicole Roucel l'échevin ', qui soutenait l'opinion
communément admise alors dans l'Église, sur les trois
mariages de sainte Anne et les enfants procréés ainsi
par elle, les trois Marie. La querelle n'avait pas tardé
à s'étendre et à s'envenimer; de nouveaux cham-
pions intervenant avaient à leur tour attaqué Agrippa.
Celui-ci donne à ce sujet quelques détails intéres-
sants, dans une lettre adressée par lui au Célestin
Claude Dieudonné qui partageait ses idées, et qui
venait de quitter Metz au moment môme où ces faits
s'accomplissaient.
— Je vais t'apprendre, dit Agrippa dans cette
lettre, quels sont ces infâmes calomniateurs qui
s'acharnent dans leurs poursuites publiques contre
le vertueux et savant Lefèvre d'Étaples, contre ses
livres, contre ses opinions et ses invincibles doctri-
nes. C'esl d'abord un certain frère franciscain du
couventde l'Observance, Dominique Dauphin, comme
on l'appelle d'un nom emprunté a l'enseigne d'un
l. - ('.mu nobili viro Ni :olao Roscio modiomatricorum decu-
« rione. - Opéra, t. II, \>. 5£
33G CHAPITRE QUATRIÈME
cabaret, homme plein d'insolence, de blasphèmes et
d'impertinents discours ; Nicolas Orici, frère mineur
de la maison des Gordeliers, et frère Claude Salini,
prieur du monastère des Prêcheurs ; celui-ci tout
fraîchement décoré à Paris du grade de docteur, et
le plus ardent de tous à condamner les propositions
et leur auteur. Voilà les acteurs de cette immonde
tragédie, ces hommes qui se croient tout permis, et
dont l'autorité est telle que nul n'a le courage de les
contredire, quand ils ont froncé le sourcil ; tant ils
ont de crédit sur cette populace messine, bien digne
de croupir honteusement dans l'erreur, pour avoir
accepté de pareils maîtres. (Ep. II, 25).
Les adversaires d'Agrippa avaient, à ce qu'il paraît,
profité d'une courte absence de celui-ci pour donner
carrière en public à leur ardeur passionnée.
— Que n'étais-je là, dit en effet Agrippa dans une
nouvelle lettre à Claude Dieudonné, je n'eusse pas
hésité à leur résister en face. Mais me voilà revenu.
J'ai fait ce que je devais et ce que je pouvais. J'ai
agi de la main et de la plume ; j'ai écrit les proposi-
tions que tu connais par la copie que je t'en ai fait
parvenir, et cela pour leur donner occasion d'écrire
eux-mêmes et de répondre. Mais les jours, les se-
maines s'écoulent, et pas un d'eux ne donne signe
de vie. Il leur suffit sans doute d'en avoir imposé à
la foule, sur laquelle ils ont pris une telle autorité,
qu'un ange descendrait en vain du ciel pour les
démasquer. Mais les choses n'en resteront pas là.
Je vais attendre encore un peu; et puis j'aviserai à
AGRIPPA A MET/. 337
d'autres moyens. Je te tiendrai au courant, dit
en finissant Agrippa ù son correspondant, en quel-
que lieu que tu sois. (Ep. II, 2o.)
Nous ne connaissons pas toutes les phases du
débat. Dans sa querelle avec l'inquisiteur pour la
paysanne de Woippy, Agrippa, entraîné par le sen-
timent de la justice, avait eu finalement le dessus.
Dans celle-ci, le courage lui manque; il cède et, pris
de lassitude et de dégoût, il s'éloigne avant la fin.
Mais, après son départ, ses adversaires continuent
la lutte et chantent victoire. Il aurait dû s'y atten-
dre, puisque dans cette nouvelle affaire il ne pouvait
y avoir, comme dans la première, de jugement dé-
finitif consacrant le triomphe d'une des parties, et
imposant silence à l'autre. Agrippa, se retirant du
combat, avait le pressentiment qu'il en serait proba-
blement ainsi. Il disait en partant au curé de (Sainte-
Croix, lequel partageait ses opinions, qu'il lui
appartenait dereprendre le rôle que lui-même il aban-
donnait, et de défendre à son tour, pour l'honneur
de Lefèvrc d'Étaples, la gloire de sainte Anne et de
la sainte Vierge (Ep. II, 44.). Arrivant à Cologne,
quelques jours après avoir quitté Metz au plus fort
de la querelle, Agrippa écrivait pour cet objet à ce-
lui-ci, le 19 lévrier 1520.
— Je suis certain, lui disait-il, que le prieur des
Prêcheurs, Claude iSalini, et Claude Drouin le tabel-
lion, ce singe à la voix de castrat, cette espèce d'an-
drogyno étranglé par l'envie et fou d'orgueil, avec
toute sa séquelle, triomphent maintenant en toute
338 CHAPITRE QUATRIÈME
sûreté, entonent des chants de victoire, et me taillent
des croupières, pendant que j'ai le dos tourné. Conte-
moi ce qui en est. De mon côté, je vais m'occuper de
publier ce que j'ai écrit sur ce sujet, et ce que
maître Claude Salini a couché à ce propos sur le pa-
pier, pour la plus grande évidence de sa propre inep-
tie (Ep. II, 43).
Cette lettre se croisait avec une missive où l'ami
d'Agrippa, venant au devant de son désir, lui rendait
compte d'une sorte de dispute publique dans laquelle
ses adversaires s'étaient, à ce qu'il paraît, empressés
après son départ de constater leur victoire.
— Dans nos derniers entretiens, écrivait à Agrippa
le curé de Sainte-Croix, tu me prédisais que je te
succéderais dans le débat. Jamais tu n'as dit plus
vrai; et je me réjouis d'avoir aujourd'hui sous la
main un messager fidèle, pour me décharger du
fardeau des confidences que j'ai à te faire à ce
sujet. Tu sais, mon cher Agrippa, avec quelle im-
patiente aigreur nos sophistes en théologie, infatués
d'eux-mêmes, reçoivent la critique ; et comment au
contraire ils acceptent les viles flatteries auxquelles
nous avons toujours refusé de nous associer. Aussi
nous détestent-ils assez l'un et l'autre. Tu riras en
apprenant ce qui s'est passé dans le petit engage-
ment d'hier.
— Il y avait affluence de paysans, de bonnes
femmes et d'enfants, tous, le col tendu, la bouche
béante. Un certain Prêcheur, qui présidait la séance,
se plante fièrement dans la chaire et, trois heures
AGRIPPA A METZ 339
durant, pérore d'une voix traînante en agitant les
bras comme un histrion. Cependant l'assistance
fatiguée de cette interminable harangue se met à
battre des mains, et toute cette belle et savante
éloquence se trouve étouffée par l'enthousiasme po-
pulaire. Enfin la discussion est ouverte. Maitre Re-
ginaldus, notre archiprêtre, prend la parole. Il attaque
la question des trois mariages de sainte Anne ; il
n'hésite pas à condamner les secondes noces. Anne,
vraie prophétesse, mérite surtout, il le dit lui-même,
d'être honorée pour sa pureté. Mais quelle est sa
conclusion? Qu'il a été cependant accordé à cette
sainte femme d'avoir eu successivement trois maris,
pour multiplier une lignée destinée à former l'Église
de Dieu. A Tarchiprêtre succède maître Reinaud le
médecin, lequel jusqu'à un certain point est des
nôtres. 11 ne veut pas que la moindre souillure ait
jamais atteint celle qui a été sanctifiée parla concep-
tion miraculeuse de la vierge Marie. Il ne veut
pas que la sainte demeure où la mère de Dieu a
été conçue ait ensuite été souillée par de voluptueux
caprices; ou bien, suivant lui, si, après la sainte
Vierge, sa mère a dû concevoir encore d'autres
enfants, ce n'a pu être que par de nouveaux mira-
cles. La pureté de la sainte Vierge ne peut être
mise en doute. Nul soupçon du péché originel ne
saurait l'effleurer, quand bien même il eût été donné
à sa mère de connaître trois époux, afin de multi-
plier la race prédestinée.
— Maître Reinninl s'arrête. A mon tour, continue
340 CHAPITRE QUATRIÈME
le curé de Sainte-Croix, je m'élance dans la lice.
J'attaque les assertions qui ont été produites; je les
déclare téméraires et scandaleuses. Je prouve que ni
l'Évangile, ni les apôtres, ni les auteurs ecclésiasti-
ques, ni aucune autorité ne justifient les prétendus
mariages de sainte Anne ; que la vierge Marie étant
fille de sainte Anne et de Joachim, on ne saurait
affirmer que Marie de Gléophas fût fille de la même
mère et d'un autre époux du nom de Gléophas. Je
démontre, l'Évangile en main, que Marie de Cléophas
est ainsi nommée, non à cause de son père, mais
à cause de son mari. Mes adversaires, pour tourner
la difficulté, prétendent alors qu'il a pu y avoir
deux Cléophas et non pas un seulement. « N'as-tu
jamais vu, me crient-ils, deux ânes qui s'appelassent
Martin ». « Oui sans doute, dis-je à mon tour. J'ai
vu au marché deux ânes qui s'appellent Martin, et si
je suis l'un, toi tu es l'autre ; mais je n'ai jamais vu
dans les Saintes Écritures deux hommes qui s'ap-
pelassent Cléophas ». On rit autour de nous. Je parle
alors des histoires d'Eusèbe et d'Hégésippe. « Ce
sont des songes creux me crie-t-on ». De mon côté
je récuse de même l'autorité de Thomas leur maître,
d'Augustin, de Jérôme, de Chrysostome, et des au-
tres. « Saint Augustin est incapable d'erreur, murmu-
rent les Augustins ». « Saint Thomas ne s'est jamais
trompé, disent les Thomistes ». Alors je me déclare
vaincu, et j'affirme que non-seulement sainte Anne a
eu trois maris, mais qu'elle en a eu quatre, et que le
dernier devait certainement s'appeler Marcolphe. Les
AGRIPPA A METZ 341
uns nient, les autres se tachent. J'aurais voulu que tu
lusses là. En somme, déluge de paroles, mais de
conclusion point.
— Gomme je m'en allais , Claude Drouin le
tabellion vient à moi ronge de colère pour me pro-
voquer, et se penchant à mon oreille: « Puisses-tu
être brûlé, murmure-t-il, hérétique damné ; j'ai
encore quelques fagots ; je les donnerais volon-
tiers pour cela. » Il n'y avait pas de témoins du
propos et je me contentai de lui répondre: « Garde
tes fagots pour toi et pour les frères prêcheurs, à qui
cela pourra servir. Leur hérésie n'est pas encore
finie chez les Bernois (1). » Il s'éloigne furieux; mais
le soir, comme on se promenait sur la place en cau-
sant du débat de l'après-midi, il revient sur moi, l'œil
en feu, et me traite de fou, d'âne, d'impudent, pour
avoir osé calomnier le grand saint Augustin. Comme
beaucoup de gens l'avaient entendu cette fois, je l'ai
assigné en jugement pour ses injures ; et à huitaine
il aura à prouver que je suis en effet ce qu'il a dit
(Ep. 11,44).
Quelques semaines après, le curé de Sainte-Croix,
écrivant de nouveau à Agrippa, lui disait qu'il avail
l'ait condamner pour ses injures Claude Drouin;
l. Allusion à une cause remontant à quelques années, et à la
suite de laquelle quatre religieux dominicains avaient été
brûlés comme hérétiques à Berne, en 150!). On peul ronsuli<T
sur celle affaire un livre intitulé : De quatuor hxrcsiarchis or-
dinis prsdicatorum, etc., 1509.
342 CHAPITRE QUATRIÈME
mais que, content de l'avoir emporté sur lui, il l'avait
ensuite traité avec ménagements. Cette vivante
peinture des scènes agitées que produisaient à Metz
les controverses publiques, nous donne le sentiment
de ce qu'étaient dans cette ville les passions reli-
gieuses. Celles-ci nous aideront à comprendre ce qui
a provoqué la trop fameuse invective lancée contre
Metz par Agrippa; elle nous montreront quel en est
le sens véritable, quelle en est la valeur. Nous re-
viendrons au reste, un peu plus loin, sur ce sujet.
A ces faits se borne ce que nous savons de la que-
relle allumée à Metz par Agrippa, pour l'étrange
question de la monogamie de sainte Anne. Nous
nous sommes arrêtés un peu longuement peut-être
sur ce qui la concerne, parce qu'elle nous a paru four-
nir le cadre d'un petit tableau où se trouvent peintes,
d'une manière piquante, dans quelques-uns de leurs
traits caractéristiques, les mœurs de ce temps.
Les deux épisodes de la défense de la vieille pay-
sanne accusée de sorcellerie et delà querelle pour la
monogamie de sainte Anne, appartiennent l'un et l'au-
tre, comme nous l'avons dit, à la seconde année du
séjour à Metz d'Agrippa, Ils ne remplissent donc pas
sa vie tout entière, pendant le temps qu'il y a passé.
Les devoirs de sa charge, dont nous ne connais-
sons que quelques points indiqués précédemment, de-
vaient être naturellement alors le principal objet de
ses occupations. On n'aurait pas cependant une idée
complète de son existence à cette époque, si l'on ne
savait que ce qui concerne ainsi d'une manière gêné-
AGRIPPA A METZ 343
raie ses fonctions publiques et en particulier les in-
cidents des deux grandes querelles dont nous avons
parlé. Il faut joindre a ce que nous venons de dire
à cet égard, quelques indications sur les relations
entretenues en même temps par Agrippa, soit avec
les gens qui vivaient autour de lui à Metz, soit avec
ceux qui de loin étaient en correspondance avec lui.
Les lettres échangées alors par Agrippa avec ses
amis du dehors, et plus tard avec ceux qu'il avait
laissés ù Metz, après l'avoir quitté, donnent sur ce
sujet des renseignements dignes d'attention. On leur
doit ainsi quelques notions précises touchant la vie
privée chez les personnes de moyenne condition, au
commencement du xvie siècle; genre d'informations
assez rare et qui n'est pas sans prix.
C'est la correspondance du curé de Sainte-Croix
avec Agrippa qui nous a fourni tout à l'heure^ sur
la querelle pour la monogamie de sainte Anne, les
derniers traits du tableau que nous en avons tracé.
Nous avons beaucoup d'autres particularités inté-
ressantes h lui emprunter encore ; mais comme elle
appartient aux temps surtout qui ont suivi le départ
de Metz d'Agrippa, nous nous occuperons d'abord de
celles qui datent du séjour fait par lui dans cette
ville. Nous parlerons, en premier lieu, des lettres
qu'il échange alors avec Claude Chansonncti, Can-
tiuncula, qui était fixé àBâle. Nous aborderons ensuite
ses relations avec le Célcslin Claude Dieudonné, qui
comportentégalement quelques pièces de correspon-
dance pendant le temps môme où ces deux hommes
344 CHAPITRE QUATRIÈME
vivaient l'un près de l'autre, et, à plus forte raison,
quand ils furent séparés ; le Gélestin n'ayant pas
tardé à être écarté de Metz par ses supérieurs. Nous
dirons ensuite quelque chose de la correspondance
d' Agrippa avec Lefèvre d'Étaples, qui se rattache à
ses relations avec Claude Dieudonné ; après quoi
seulement, nous viendrons à celle entretenue par lui
avec le curé de Sainte-Croix qui, de Metz, lorsqu'A-
grippa s'est éloigné de cette ville, continue à lui en
donner pendant quelques années encore des nouvel-
les, clans des termes capables de ressusciter pour
nous la physionomie des gens qu'il y voyait, et le
souvenir de ce qu'il y a fait lui-même, quand il y
était.
La correspondance avec Cantiuncula l offre cet
intérêt particulier, que c'est une de celles où se
manifestent le plus formellement l'attention ac-
cordée par Agrippa aux mouvements de la Réforme
naissante alors, et la sympathie qui le portait du
côté des hommes engagés dans cette grande révolte,
en raison de ses propres tendances vers les idées
qu'ils professaient. Nous avons déjà précédemment
1. Les lettres échangées entre Agrippa et Cantiuncula sont
au nombre de vingt-six (1518-1533). Vingt-cinq sont imprimées
dans la Correspondance générale, L II, 12, 13, 14, 15, 16,26, 32,
33, 34, 37, 40, 41, 42. 58; L. III, 16, 17,20, 23, 35, 43, 45, 46, 52,
64; L. VII, 35. La vingt-sixième, du 12 des calendes d'août (21 juil-
let) 1519, ne se trouve pas dans la Correspondance générale, mais
a été imprimée dans un volume publié eu I53'j, qui contient les
pièces relatives à la querelle sur la monogamie de sainte Anne.
AGRIPPA A METZ 315
nommé Gantiuncula, pour dire qu'à l'époque où
Agrippa entrait au service de la cité de Metz, ce per-
sonnage y jouissait d'une petite pension qui lui est
payée pendant un peu plus de deux ans, de Noël
15IG à Pâques 1519, et dont on trouve la mention
sous le nom de maître Claude Chansonneti, dans les
comptes de la ville. Elle y figure avec les gages
fournis, du 15 février 1518 au 31 mars 1520, à Agrippa
comme conseiller stipendié et orateur, et ceux al-
loués à maître Henry le docteur, qui y exerçait de-
puis 1502 et y conserva jusqu'à sa mort, en 1523, des
fonctions analogues.
Cantiuncula, juriconsulte distingué, parvenu de-
puis lors à une certaine réputation, et pendant long-
temps chancelier de la régence d'Ensisheim en
Alsace pour les princes de la maison d'Autriche,
était originaire de Metz. Fils de Didier Chansonneti,
notaire public dans cette ville, il était très jeune
encore quand Agrippa y fît sa première apparition,
au mois de février 1518. On pourrait croire que les
relations entre ces deux hommes ont commencé par
une rencontre personnelle effectuée dans cette cir-
constance. Il n'en n'est rien. Cantiuncula vivait à
Bâle où il étudiait à ce moment. C'est là qu'il reçoit
la première lettre d'Agrippa, écrite do Metz le
13 juin 1518; et celte missive, aussi bien que
celles qui lui succèdent, prouvent qu'à cette date
Agrippa ne l'avait pas encore vu. Mais celui-ci
étail à Metz en relation avec les parents du jeune
étudiant, et il l'y vit lui môme un instant au prin-
346 CHAPITRE QUATRIÈME
temps de 1519. Si Glauclius Cantiuncula n'était pas à
Metz en 1518 et n'y parut que d'une manière acci-
dentelle en 1519, il semble, à première vue, difficile
d'admettre que ce personnage soit celui-là même qui
figure, comme nous l'avons dit, sous le nom de
Claude Ghansonneti dans les comptes de la ville,
avec la mention d'une pension touchée par lui préci-
sément à cette époque, depuis Noël 1516 jusqu'à
Pâques 1519. Il y a là un petit problème dont nous
allons fournir l'explication, d'après quelques particu-
larités de la correspondance que nous avons sous les
yeux.
La première lettre échangée entre Cantiuncula et
Agrippa est, avons nous dit, écrite le 13 juin 1518
par ce dernier, et datée de Metz où il était alors de-
puis quatre mois à peu près.
— Je ne t'ai jamais vu, dit-il, brave jeune homme,
adolescens egregie; et toi-même, tu ne m'as je crois
jamais vu non plus; mais ce que j'apprends de ton
mérite me porte à t'écrire pour t'offrir mon amitié.
Tu aimes, dit-on, l'étude; à quoi t'appliques -tu
(Ep. II, 12.)?
Le jeune Claudius répond de Bàle à cette missive.
Il le fait dans un style élégant, et avec une aisance
qui montrent en lui plus qu'un simple étudiant, et
déjà un véritable lettré. L'épître est naturellement
écrite en latin, la seule langue admise alors dans
les régions de la science. Après de longs com-
pliments où il est question de la grande réputa-
ion d' Agrippa et de la bonté qu'il a de s'occuper
AGRIPPA A METZ 347
ainsi d'un inconnu , le nouveau correspondant
ajoute :
— Tu me demandes quels sont mes travaux. J'é-
tudie les lois, sans négliger cependant les belles-
lettres. Je suis le sillon tracé par l'admirable Budée
en France, par Zazius en Allemagne, par Alciat en
Italie (Ep. II, 13.).
Dès sa troisième lettre, Agrippa n'hésite plus à sa-
luer son jeune ami du titre de savant, vir doctissime,
(Ep. II, 15). L'année suivante, Gantiuncula écrit de
Bàle à Agrippa, le 7 des calendes de mars, c'est-à-
dire le 23 février 1519 (Ep. II, 16). Nous avons en-
suite une lettre d'Agrippa sans autre date que le
millésime de 1519 (Ep. II, 26), à laquelle son jeune
correspondant répond de Bàle le 23 mai de cette
même année (Ep. II, 32). Ces trois lettres nous ap-
prennent que, entre le 23 février et le 23 mai 1519,
Gantiuncula était revenu à Metz, et qu'il s'en était
presque aussitôt éloigné précipitamment, sans que
rien dans la correspondance nous révèle les motifs
de cette étrange conduite.
— Je remets à te dire une autre fois, écrit Agrippa
dans la seconde des trois lettres indiquées ci-des-
sus, quel a été mon ôtonnement lors de ton subit et
fâcheux départ. Puisse du moins la chose réussir
à ton gré. Ce que je sais, et tu n'en douteras cer-
tainement pas, c'est qu'il est bon que, pour le mo-
ment, tu ne sois plus ici. Quant à ce que j'aurais
à te communiquer, je n'ose le confier à une lettre
susceptible d'être perdue ou détournée* En toul cas,
348 CHAPITRE QUATRIÈME
tu peux compter que, toi absent, je suis là pour te
défendre (Ep. II, 26).
— Je comprends, répond de Bâle Cantiuncula, le
23 mai suivant, que mon départ inopiné t'ait causé,
comme à tout le monde, un étonnement qui cessera
quand tu en connaîtras la cause. Je te remercie de
tes souhaits pour mon bonheur, et de la promesse
que tu me fais de me défendre. Je ne t'en rendrais
pas moins à l'occasion. Je ne crains ni le nez ni la
langue de personne. Je ne redoute que la calomnie,
et je sais qu'elle s'est souvent attaquée à de plus
grands que moi. Sur tout cela enfin je* ne me refuse
pas à un jugement équitable. Tout au contraire, je
le demanderais bien plutôt (Ep. II, 32).
— Rien de nouveau, lui écrit Agrippa quelques
jours après, le 2 juin 1511); rien de nouveau pour ce
qui est de toi et de ton départ. Si quelque mauvais
propos vient à mes oreilles, sois certain que je sau-
rai tenir mes promesses (Ep. II, 33).
Il n'y a rien clans tout cela de bien explicite. On
peut cependant tirer quelque chose de ces indications
si incomplètes. Cantiuncula devait avoir alors une
vingtaine d'années ; si, comme le rapportent les bio-
graphes, il était né à la (in du xve siècle. Il étudiait
à Bàlc, et Agrippa arrivant à Metz en 1518, avait
entendu parler de lui avec éloge. Il avait pu se
trouver alors en rapport avec les parents de ce
jeune homme, dans lequel il ne tarde pas à reconnaî-
tre, d'après sa correspondance, un lcltré véritable,
un savant. En effet, dès l'année 1519, Cantiuncula
AGRIPPA A METZ 349
occupait à Bâle une chaire de droit expressément
créée pour lui. Or c'est en mars ou avril de cette
année même qu'il reparaît un instant à Metz, d'où il
s'éloigne presqu'aussitôt d'une manière tout à fait
inopinée, et à l'insu même de ses amis. Il y semble
décidé par une affaire où ceux-ci lui souhaitent en-
suite de réussir au gré de ses désirs; et à ce mo-
ment même, à Pâques 1519, nous voyons disparaître
des comptes de la ville de Metz la mention de la
pension annuelle de :2i livres qui s'y trouve inscrite
au nom de Claude Chansonneti, à côté de celle de
maître Henry le docteur, depuis 1516, et à la suite
de celle d'Agrippa depuis 1518.
On peut rapprocher de ces faits ce qu'on sait
d'ailleurs, que Cantiuncula vint à Bâle en 1517 pour
y étudier; que par un ordre émané des magistrats
de Metz, le 28 février 1519 *, son père fut sommé de
le faire revenir; ce qui semble indiquer que l'étu-
diant se trouvait lié par quelque obligation envers
la Cité. On sera dès lors tout naturellement conduit
à admettre que ce jeune homme de grande espé-
rance recevait de sa ville natale la modeste pension
que nous connaissons, pour l'aider dans ses étu-
1. Le souvenir de cet acte îles magistrats messins nous a été
conservé par Paul Ferry on ses Observations séculaires, sous
la date du 28 février loi 8 (more meteasi) , correspondant
au 28 février 1519 (n. s.) parce que, à Metz, l'année ne com-
mençait et le millésime ne changeait qu'à L'Annonciation, le
25 mars. Voir ce nui est dit à ce sujet dans une note de l'Ap-
pendice (n° XII).
350 CHAPITRE QUATRIÈME
des l; que cette faveur avait pu provoquer des ja-
lousies et quelques manœuvres qui auraient eu pour
résultat le rappel du jeune légiste, de qui on récla-
mait peut être des services qu'il était jusqu'à un
certain point possible de regarder comme payés
d'avance ; qu'à peine arrivé à Metz, Cantiuncula
avait probablement regretté l'interruption de ses
études, et qu'il avait couru les reprendre à Bâle
où on le rappelait, et où d'ailleurs on ne négligea
rien pour le retenir. C'est ainsi qu'était créée pour
lui à ce moment, dans cette ville, une chaire de
professeur, et que dans l'année même, il y était élevé
malgré sa jeunesse à la dignité de recteur de l'uni-
versité (18 octobre 1519). La conséquence de cette
situation nouvelle, ou plutôt de la désobéissance qui
l'avait précédée, devait être, on ne saurait s'en éton-
ner, la suppression de la pension que Cantiuncula
recevait de la ville de Metz, ainsi que les récrimi-
nations de quelques-uns, avec les méchants propos
de certains autres; ce qui s'accorde parfaitement
avec les faits que nous venons de rappeler, et avec
le ton des lettres que nous avons sous les yeux.
Cantiuncula, il faut le reconnaître, avait bien quel-
ques torts, mais non une faute bien grave à se re-
procher. On ne lui en garda vraisemblablement pas
longtemps rancune à Metz; car nous voyons par la
1. Cette pension de 24 livres pouvait équivaloir à 7 ou
800 francs de nos jours, comme on le voit par les explications
contenues dans la note XIV de l'Appendice.
AGRIPPA A METZ 351
suite de sa correspondance, qu'un an plus tard, en
juin et juillet, peut-être même dès le mois de mai
1520, il revenait y voir ses parents (Ep. II, 55, 58) ;
qu'il renouvelait cette visite au mois d'août 1523
(Ep. III, 45) ; et bien plus, qu'à la fin de cette der-
nière année, il quittait momentanément Bâle avec
l'intention d'entrer, à Metz, au service de sa ville na-
tale (Ep. III, 52). Il ne semble pas néanmoins que
cette démarche ait eu de suite ; car on ne trouve à
cette époque aucune mention de Cantiuncula dans les
comptes des gages et pensions payés par la ville de
Metz à ses officiers.
Il y a lieu de considérer, on le voit, le juriscon-
sulte Claudius Cantiuncula, qui figure dans la cor-
respondance d'Agrippa depuis l'an 1518. comme
étant le même personnage que Claude Chansonneti,
dont le nom est couché sur les états de dépense de
la ville de Metz, de 1516 à 1519, pour la modeste
pension de 24 livres par an l. Claude était fils de Di-
dier Chansonneti, originaire du diocèse de Toul, no-
taire public, comme on disait alors, des autorités
apostolique et impériale et des cours de Metz, à la
fin du xvc siècle et au commencement du xvie. La
signature du notaire Didier Chansonneti se voit sur
un certain nombre d'actes de cette époque, conservés
encore aujourd'hui dans les archives de Metz et de
1. Co petit problème historique est discuté en détail, et la
solution en est justifiée dans un travail que contiennent les
Mémoires de V Académie de Metz, 1807-1 8G8.
352 CHAPITRE QUATRIÈME
la province. Cette signature avec la désinence en i
fréquemment usitée chez les clercs à cette époque,
représente le nom de Chansonnette, qui était en
réalité celui de la famille, et que représente aussi,
conformément aux usages du temps parmi les let-
trés, la forme latine Cantiuncula.
La correspondance d'Agrippa et de Cantiuncula,
très active pendant les années J 518 et 1519 que le pre-
mier a passées à Metz, contient encore quelques piè-
ces appartenant à 1522, 1523, 1 524, avec une dernière
lettre séparée des autres par un assez long intervalle,
et qui est de 1533. Nous avons montré, dans les
extraits que nous venons d'en donner, Agrippa
ouvrant lui-même cette correspondance quatre mois
après son arrivée à Metz, pour offrir son amitié à
un jeune homme qu'il n'avait jamais vu, mais dont
on lui avait vanté le mérite déjà reconnu. Ce motif,
tout à fait désintéressé, n'était pas le seul qu'Agrippa
eût d'écrire à ce nouveau correspondant. Dès sa
seconde lettre, il réclamait de lui un service qui
pourrait bien avoir été la cause déterminante de sa
première démarche.
Cantiuncula était en Suisse, et Agrippa le priait de
faire des recherches pour le mettre sur la trace d'un
jeune Lucernois, Christophe Schilling, qui avait été
son disciple en Italie, et qui avait, lui disait-on, en-
tre les mains des cahiers perdus antérieurement
par le maître, lors du pillage de Milan par les Suis-
ses en 15 15, après leur défaite de Maiïgnan. Agrippa
regrettait beaucoup cette perte. 11 s'agissait d'un
AGRIPPA A METZ 353
commentaire sur l'Épître de saint Paul aux Ro-
mains, étude commencée en Angleterre; de notes
relatives au traité de la philosophie occulte; et de
quelques autres fragments (Ep. Il, 14). Il est assez
souvent questiou de la recherche de ces documents
dans les lettres échangées entre Agrippa et Cantiun-
cula, pendant les années 1518 et 1519. Agrippa est
remis sur les traces de Christophe Schilling qui
n'était plus en Suisse mais en Allemagne, à Tubin-
gen, comme nous l'apprend une lettre de Cantiun-
cula, lequel fait parvenir à l'élève les réclamations
de son ancien maître (Ep. II, IG). Celui-ci retrouve
lui-même ultérieurement Christophe Schilling en
Suisse '. En 1523, il lui écrit de Fribourg trois let-
tres par lesquelles il dit qu'il considère comme
étant chez lui en bonnes mains son commentaire
encore incomplet sur saint Paul, et les autres ou-
vrages qui peuvent se trouver en sa possession,
l'engageant en même temps aies conserver (Ep. III,
40, 41, 42).
Le commentaire inachevé d'Agrippa sur l'Epitre
de saint Paul aux Romains, que Christophe Schil-
ling avait encore entre les mains en 1523, pourrait
bien avoir été finalement perdu pour son auteur,
1. Christophe Schilling, sans avoir conquis un grand re-
nom, parait cependant avoir pris rang parmi les lettrés de
son temps. C'est de lui qu'il serait question, suivant M. A. Da-
guet, dans une lettre d'Erasme, qui avait trouvé son nom cité
par Reuchlin dans un de ses écrits A. Daguet, Agrippa chez
les Suisses, p. 10).
354 CHAPITRE QUATRIÈME
comme il l'est pour nous. Il ne figure pas dans l'é-
dition des œuvres d'Agrippa, qui ne semble pas,
après tout, avoir mis beaucoup d'insistance à le re-
couvrer. Outre les réclamations qui concernent cet
objet, Agrippa ne tarde pas, en 1519, à solliciter les
bons offices de son jeune correspondant de Bâle,
pour des motifs qui, à nos yeux au moins, présen-
tent beaucoup plus d'intérêt.
Bâle, où fonctionnaient alors les presses fameu-
ses de Proben, était un foyer d'activité intellectuelle
très important. Tout ce qui se disait et s'écrivait,
en Allemagne surtout, y trouvait des moyens de
publicité, avec un retentissement assuré; et l'Alle-
magne était à ce moment agitée par les premières
querelles du Luthéranisme, auxquelles Agrippa
était très attentif. C'est à son jeune ami Gantiuncula
qu'il s'adresse pour être tenu au courant des nou-
velles, et pour avoir les factums imprimés et les
livres qui se publiaient sur les brûlantes questions
soulevées alors. Il aborde pour la première fois ce
sujet, après son entrevue avec Gantiuncula lors de
la courte apparition que celui-ci avait faite à Metz,
au printemps de l'année 1519, et après les entretiens
où tous deux avaient pu se rencontrer clans une
certaine communauté d'idées, sur ce qui se passait
alors dans le monde.
— Outre le petit, volume de jurisprudence que je
t'ai demandé, dit Agrippa, envoie-moi, je te prie,
les ouvrages de Martin Luther, et ce que tu pourras
trouver encore avec cela de vraiment théologique.
AGRIPPA A. METZ 355
Tu sais combien je suis friand do pareilles choses
(Ep.II, 26).
— J'ai parcouru la ville de Bâle tout entière, répond
presqu'aussitôtCantiuncula, le 23 mai 1519, sans réus-
sira mettre lamainsurles écrits de Luther. Tout est
vendu. On m'assure qu'on vient de les réimprimer
à Strasbourg. Je t'envoie, du reste, le Compendium de
la vraie théologie, publié par Erasme, lequel ne peut
manquer de te plaire, et les conclusions prononcées
cette année par Luther et Eckius. J'y joins certai-
nes pièces sur l'empereur ', nuyas de imperatore
(Ep. II, 32).
— Je te remercie mille fois de ton envoi, réplique
de Metz Agrippa, dans une lettre datée du 2 juin 1519.
Tout ce que tu m'as fait parvenir me convient par-
faitement. S'il paraît quelque chose de nouveau de
Luther et d'Eckius, ne néglige pas de me l'adresser
(Ep. II. 33).
1. A cette date du 23 mai 1519, il s'agit de l'empereur Maxi-
milien Ior, mort le 12 janvier précédent. Charles-Quint ne l'ut
élu empereur que le 28 juin suivant. La lettre de Gantiuncula
étant du 23 mai, decimo kalendas junias, de cotte année; c'est
au premier de ces deux princes que se rapporte ce quiyestditdc
l'empereur. Cette attribution ne nécessiterait aucune justifica-
tion, si le mol nwjœ était employé ici, comme cela est fort pos-
sible, par Gantiuncula, non pas dans le sens général de plaisante-
ries et de futilités, mais dans une acception particulière où il
s'appliquait aux lamentations des pleureuses gagées, dans les
funérailles. Il désignerait alors, dans la lettre de Gantiuncula,
des compositions sur la mort et les funérailles du prince en
question.
356 CHAPITRE QUATRIÈME
— Il n'y a rien de nouveau de Luther, écrit le
29 août Cantiuncula; si quelque chose paraît, je te
l'envoie aussitôt (Ep. il, 34).
Agrippa renouvelle bientôt ses pressantes ins-
tances, pour obtenir tout ce qui peut se publier
touchant les questions religieuses agitées en Alle-
magne (Ep. II, 37); et au mois d'octobre suivant il
reçoit, mais en communication seulement, par l'en-
tremise du père de Cantiuncula qui était allé, à ce qu'il
paraît, voir son fils à Bâle, la dissertation de Luther
sur le pouvoir du pape.
— C'est une rareté, lui écrit son jeûne correspon-
dant, et on ne la trouve pas partout (Ep. II, 41).
Un peu plus tard, et de Genève où il s'était rendu
après avoir en quittant Metz passé quelques mois
à Cologne, Agrippa écrit, toujours pour le même
objet, le 20 septembre 1522 à Cantiuncula :
— J'ai appris qu'on a publié à Bâle certain ou-
vrage de frère Jacques Hochstrat contre Luther, et,
en même temps, un autre écrit du même genre
imprimé sous le nom du roi d'Angleterre. Pais-les-
moi envoyer, je t'en prie. Si Luther a daigné
répondre quelque chose, il me le faut aussi à tout
prix. Je voudrais enfin savoir comment tourne cette
affaire de Luther en Allemagne. Je te recommande
le porteur de la présente lettre. C'est un Dominicain
écossais, fort appliqué à la théologie, très curieux
de grec, d'hébreu et de chaldéen. Accorde-lui ta
protection, et fais en sorte qu'il puisse reconnaître
ainsi ce qu'est notre commune amitié (Ep. III, 23).
AGRIPPA A METZ 357
De Fribourg, Agrippa adressait, un peu plus tard
encore, le 5 janvier 152 i, à son ami, une recomman-
dation analogue pour un homme qui partageait ses
tendances vers les nouveautés, Thomas de Gyri'alck,
religieux augustin du couvent de cette ville. A ce
moment, et à la veille du jour où Genève, déjà fort
ébranlée, allait se déclarer ouvertement pour la ré-
forme (1535), Fribourg était, au milieu des cantons
suisses agités par les dissensions religieuses, un
des boulevards du catholicisme.
— Celui que je t'adresse aujourd'hui, disait
Arippa à son ami alors à Metz, Thomas de Gyri'alck,
est un homme vraiment évangélique, qui n'a pas
besoin qu'on le loue avec des recherches de langage.
Recommande-le à tes amis de Bâle (Ep. III, 52).
Ces citations ont de l'importance à plus d'un point
de vue. Elles montrent les préoccupations reli-
gieuses éveillées par l'entreprise de Luther ;" elles
sont, pour ce qui regarde en particulier Agrippa,
un indice intéressant de l'état de son esprit et de ses
idées, dans ces circonstances. Sa correspondance
avec Cantiuncula, languissante dans les dernières
années, avait été ralentie encore par la perte de
quelques letLres qui, de part et d'autre, avaient été
expédiées sans parvenir à leur adresse (Ep. II,
43, 45,46). Elle s'arrête alors, et nous ne trouvons
plus à y ajouter ultérieurement qu'une lettre tar-
dive de l'année 1533, écrite à la fin de sa vie par
Agrippa, pour dédier à son ancien ami le traité
composé quinze ans auparavant, à Metz, sur la ques-
358 CHAPITRE QUATRIÈME
tion de la monogamie de sainte Anne (Ep. Vil, 35) '.
Entre les deux dernières lettres de cette corres-
pondance, celle de Gantiuncula du 10 novembre,
crastino Martini, 1524 (Ep. III, 64), et celle d'Agrippa
de 1533 (Ep. VII, 35), se place une visite faite à Lyon,
en 1525, à celui-ci par le premier, lequel descend
alors jusqu'à Avignon, comme nous l'apprend une
autre lettre d'un de leurs amis communs, qu'il a
quitté dans cette ville (Ep. III, 73). Là se borne ce
que nous savons des relations d'Agrippa avec
Gantiuncula 2.
Nous ne pouvons abandonner la correspondance
d'Agrippa et de Cantiuncula, sans dire encore que
c'est dans une des lettres qui lui appartiennent que se
trouve la fameuse invective d'Agrippa contre la ville
de Metz. On était au 2 juin 1519, au lendemain du
1. Ce n'est pourtant pas avec cette dédicace à Gantiuncula,
mais avec une autre au médecin Jean de Pontigny ou de
Niedbruck, que l'ouvrage l'ut imprimé en 1534 {Opéra, t. II,
p. 583). Voir, sur ce personnage, une note de l'appendice
(n° XVI).
2. Nous aurons à revenir ultérieurement sur une lettre
du 12 novembre 1524, dans laquelle Gantiuncula parle à son
ami des dispositions où serait alors le célèbre typographe
Froben d'imprimer son factum contre le Dominicain de Metz,
sur la question de la monogamie de sainte Anne, et môme la
totalité de ses couvres (Ep. III, 04). Gantiuncula avait déjà dit
à Agrippa quelque chose à ce sujet, dans une lettre du 12 des
calendes d'août, 21 juillet, 1519, que contient un volume imprimé
en 1534, où sont réunies les pièces relatives à cette question de
la monogamie de sainte Anne. On trouvera ces indications dans
une note de l'Appendice (n° XXVIII).
AGRIPPA A METZ 359
départ du Célestin Claude Dieudonné, enlevé comme
nous le dirons bientôt à l'amitié d'Agrippa, en que-
relle alors avec certains hommes que la liberté de
son esprit scandalisait. Agrippa avait osé tenir tête,
on se le rappelle, à l'inquisiteur Nicole Savini, des
mains duquel il avait réussi à tirer une pauvre
femme que celui-ci voulait brûler comme sorcière.
Il était, de plus, en pleine dispute avec Claude Salini,
prieur de la maison des Prêcheurs, et avec quelques
autres encore qui l'attaquaient sur cette fameuse et
indiscrète question de la monogamie de sainte Anne,
pour laquelle il s'était passionné. On avait excité
contre lui la populace, en le dénonçant comme un
hérétique méritant le bûcher; et c'était alors une me-
nace très sérieuse '. Cantiuncula son ami, en butte à
certainesjalousies, venait de quitter précipitamment
Metz pour retourner à Bâlc, où l'on jouissait d'une
indépendance qui attirait dans cette ville les lettrés
amis des libres études.
— 0 toi, le plus estimable de mes amis, écrit
Agrippa à son jeune correspondant, que ne puis-je
encore cultiver, dans ta société, mon esprit et mon
goût. Ton absence m'afflige ; mais je m'en réjouirai
pour toi, si elle doit te profiter, ifélas! je ne sais
quel clou me tient ici attaché, et iîxé de telle sorte
que je ne vois comment je pourrai ni rester ni m'en
1. Cette accusation n'élail d'ailleurs pas dénuée de tout
fondement; ci; qui devait naturellement porter Agrippa à en
tenir d'autant plus compte. On trouvera, sur eu sujet, quelques
explications dans une note '1'.' l'Appendice (n° X).
3liO CHAPITRE QUATRIÈME
aller. Jamais je ne Fus en un lieu que je quittasse
plus volontiers que cette ville de Metz, soit dit sans
t'offenscr, marâtre aux bonnes lettres et à toute
vertu '.
Nous pouvons apprécier d'après les circonstances
où elle a été prononcée, l'invective d'Agrippa contre
la ville de Metz. Agrippa se trouvait, clans ce lieu,
sous une impression de gêne et de souffrance. Blessé
par le contraste que Metz lui offrait, sous le rapport
de la liberté et du mouvement des esprits, avec les
villes d'Italie qu'il venait de quitter, et avec celle de
Bâle où il voyait son ami Cantiunculajouir de ces
biens ; importuné par les obligations nouvelles pour
lui d'une charge publique, et par le joug d'une vie
réglée que jusqu'alors il n'avait jamais connu ; tour-
menté par les poursuites des théologiens ; fatigué
par l'hostilité des moines; menacé par une populace
fanatisée ; retenu en même temps dans cette situa-
tion troublée par une chaîne dont le poids était pour
lui intolérable et qu'il ne savait comment briser, il
écrit à un ami que des contrariétés, des difficultés
analogues à certains égards ont atteint également,
et qui a réussi à s'y soustraire. Il donne alors
carrière à son irritation, et il exhale sans ménage-
ment sa plainte. Est-il étonnant qu'il y mette de
l'exagération? Metz est pour lui la marâtre des
1. a Nunquam alicubi locorum fui, imde abirem libontius,
« quain ab hac omnium bonarum Iiterarum virtulumque no-
« verca, pace tua dixerim, civitate moLensi. » (Ep. Il, 33).
AGRIPPA A METZ 361
bonnes lettres et de toute vertu ; c'est-à-dire l'en-
nemie des libres controverses et de la vertueuse
hardiesse de ceux qui s'y adonnent ' .
Sans tarder beaucoup, Agrippa devait parvenir à
rompre des liens qui lui étaient devenus insuppor-
tables. L'invective et la lettre qui la contient sont du
2 juin 1519 ; quelques mois après, le 23 janvier 1320,
Agrippa écrit à son cher Cantiuncula :
— Enfin je puis te l'annoncer ; ce congé longtemps,
si longtemps désiré, demandé tu le sais à mes sei-
gneurs de Metz depuis plusieurs jours, il vient de
m'ètre enfin accordé. Je l'ai obtenu ce matin même.
D'ici à bien peu je serai parti et en route pour Colo-
gne. Quant à ce que j'y ferai, et quoi que j'y fasse, je
t'en informerai le plus tôt que je le pourrai (Ep. II, 42).
Cette dernière lettre est, avons-nous dit, du 23 jan-
vier 1320. Avant le 12 février suivant, dès la fin de
janvier peut-être, Agrippa, ayant quitté Metz, est
en route pour Cologne, d'où il date une première
lettre le 19 de ce mois de février.
Agrippa, comme on a pu le voir, avait trouvé à
Metz, dans les moines, ses ennemis les plus ardents.
Un des nombreux couvents de cette ville lui avait
cependant offert un accueil bienveillant. Ce couvent
était celui des Célestins, où il devait rencontrer dans
la personne du frère Claude Dieudonné, que nous
avons nommé tout à l'heure, un disciple ou plutôt
un admirateur enthousiaste, que ses supérieurs ne
1. Ou trouvera à l'Appendice o° XV) une note sur ce sujet.
362 CHAPITRE QUATRIÈME
tardèrent pas du reste à soustraire à son influence
et à éloigner de lui. C'est peut-être là pour Agrippa
une des contrariétés les plus vives qu'il ait eu à
éprouver à Metz, et l'une des causes assurément de
la haine vouée par lui aux moines; sentiment exalté
dont l'expression se retrouve partout dans ses
écrits.
Les relations d'Agrippa avec le Célestin Claude
Dieudonné ont pour témoignage quelques lettres
échangées entre eux à deux reprises différentes, à
Metz d'abord, en 1518 et 1519, puis en 1521 à
Annecy, nouveau séjour du Célestin, et à Genève
où Agrippa vécut alors pendant quelque temps *.
Ces relations sont caractérisées par certaines parti-
cularités qui présentent quelque intérêt et qui don-
nent de la vie à ce petit épisode de l'histoire d'A-
grippa.
Les premières lettres échangées entre Agrippa et
le Célestin Claude Dieudonné ne portent pas de
date. On peut admettre qu'elles sont, ainsi que les
premières relations entre ces deux hommes, anté-
rieures à la fin de 1518. Cependant au moment où ces
relations s'établirent, Agrippa se trouvait probable-
ment déjà depuis quelque temps à Metz, où il était
arrivé dans le courant de lévrier de cette année.
1. Les lettres échangées entre Agrippa et Claude Dieudonné
sont au nombre de sept pendant la première période de leurs
relations, à Metz (1518-1519), et au nombre de cinq pendant la
seconde, en Suisse (1521), imprimées dans la Correspondance
générale L, 11,20, 21, 22,23,24, 25,29; L. 111,7, 9, 10, 11, 12.
AGRIPPA A METZ 363
La situation do conseiller stipendié de la Cité
acceptée par Agrippa, le classait à Metz dans une
condition moyenne, au-dessous des rangs de l'aristo
cratie fort réduite en nombre à cette époque, et vrai
semblablement, pour cette raison même, d'autant
plus fière de ses privilèges et de sa supériorité so
ciale. Agrippa, d'un autre côté, avec son esprit cultivé
avec l'habitude qu'il avait prise dans ses voyages et
pendant son séjour en Italie de fréquenter surtout
des hommes distingués à divers titres, n'aurait pu
trouver plaisir dans la société des artisans vulgaires
qui formaient à Metz la classe inférieure. Quant aux
gens appartenant à une catégorie intermédiaire dont
les relations pouvaient lui convenir, ils étaient rares.
C'étaient de riches marchands, quelques artisans
habiles, et certains individus ayant passé plus ou
moins par les études, médecins, notaires, avocats
du palais; c'étaient surtout les membres du clergé
tant séculier que régulier, dont il était particulière-
ment porté à se rapprocher; en raison de la tendance
bien accusée dès lors de son esprit vers l'étude des
questions religieuses, ce qu'il appelait les lettres
sacrées ; en raison surtout de ses dispositions crois-
santes a se mêler aux disputes que ces questions
commençaient à susciter vers cette époque. Les prê-
tres et les religieux étaient partout les champions de
ces querelfes. Ceux de Metz y étaient engagés
comme les autres ; mais ils furent finalement pré-
servés pout' la plupart de leurs excès et vraisembla-
blement, dès le principe, écartés autani que possible
364 CHAPITRE QUATRIÈME
de la lice par la surveillance de leurs supérieurs,
sous la vigoureuse impulsion des suppôts de l'in-
quisition. Cette situation est mise en lumière par
l'histoire même d'Agrippa. La présence à Metz d'un
personnage de son caractère était un véritable dan-
ger, aux conséquences possibles duquel devaient
aviser ceux à qui incombait la responsabilité de la
police religieuse. On peut croire qu'ils ne tardèrent
pas à le reconnaître. La preuve en est dans l'ardeur
qu'ils mirent bientôt à combattre sur tous les ter-
rains le nouveau venu. On s'en aperçoit à la manière
dont ils le circonviennent, aux embarras qu'ils lui sus-
citent, aux ennuis de tout genre dont ils l'abreuvent;
contrariétés à la longue insupportables, qui finissent
par forcer l'intrus à lâcher pied et à faire retraite,
mais qui auparavant lui arrachent l'imprécation que
nous connaissons.
■ Dans le clergé de Metz qu'on réussit à défendre
contre la dangereuse influence d'Agrippa, celui-ci
put cependant nouer quelques relations d'étude et
d'amitié. Nous parlerons tout à-1'heure de celles qui
le rapprochèrent du curé de Sainte-Croix et qui se
prolongèrent même après qu'il eût quitté la Cité.
Nous avons à expliquer maintenant celles qui l'atta-
chèrent au Gélestin Claude Dieudonné. Elle donnent
une idée de l'effet qu'Agrippa savait produire sur
quelques-uns de ceux qui l'approchaient, grâce au
prestige de science qui accompagnait son nom,
grâce encore au charme attrayant de son esprit cu-
rieux et hardi.
AGRIPPA A METZ 365
Agrippa, nous ne savons à quelle occasion, avait
été accueilli dans le couvent des Célestins de
Metz l. Il y était bien reçu; il y soupait et y dînait
quelquefois. Sa conversation animée, pleine de nou-
veautés étranges, indifférente à quelques-uns, plaisait
à d'autres singulièrement. Dans le nombre de ces
derniers, se trouvait un religieux nommé Claude
Dieudonné qu'avait complètement séduit Agrippa.
Celui-ci lui avait donné d'abord, à ce qu'il semble, des
conseils pour sa santé. Il lui avait ensuite prêté des
livres et communiqué ses propres cahiers. Il le visi-
tait et recevait aussi ses visites. Leurs conversations
étaient de véritables conférences ; et quand ils ne
pouvaient pas se voir ils s'écrivaient.
1 . La maison des Célestins de Metz avait été fondée dans la
seconde moitié du xive siècle. Elle était située dans l'emplace-
ment occupé de nos jours par l'arsenal du génie et par la gen-
darmerie, pour l'agrandissement de laquelle l'église, transfor-
mée antérieurement en un atelier dépendant de L'arsenal, a
été définitivement détruite dans ces dernières années. La
maison des Célestins fut supprimée en 177i, et ses biens furent
alors vendus, entre autres une bibliothèque comprenant, outre
des livres imprimés, une collection de manuscrits. La plupart
de ceux-ci, avec la marqué de cette maison, nous sont par-
venus. Il n'est pas sans intérêt de signaler .le caractère de ces
manuscrits, presque tous du xve siècle, contenant surtout des
traités sur des sujets religieux et des matières ecclésiastiques,
avec quelques ouvrages anciens de Grammaire et de Rhétori-
que. On voit par là que les études, étaient en honneur chez
les Célestins de Metz. {Catalogue général des manuscrits (1rs
bibliothèques publiques des départements. Tom. V. Introduction
p. 86 et p. 122).
366 CHAPITRE QUATRIÈME
— Très savant doc le ut, doctor doctissirne, dit le
religieux dans une lettre qui nous a été conservée, ta
présence chez nous et ta parole élégante ont fait
sur moi la plus profonde impression. Depuis que je
t'ai entendu, je n'ai plus de repos. Toi qu'on dit non
moins habile aux soins du corps qu'à ceux de l'âme,
ne pourrais-tu soulager le mien dont les souffrances
sont une cause de trouble, même pour mon esprit.
Les visions m'obsèdent, et je perds parfois la mé-
moire. Assigne-moi une heure à laquelle tu sois
libre de me recevoir et de m'entendre (Ep. II, 20).
— Hier pendant le repas, écrit-il une autre fois,
tu nous a charmés par ce que tu disais si éloquem-
ment des anges et de l'homme avant sa chute. Bien
différent en cela de quelques-uns de nos frères,
moins attentifs à tes paroles qu'aux vulgaires jouis-
sances de la table, je viens humblement réclamer
de ta charité quelques éclaircissements nouveaux
(Ep. 11,21).
— Les éclairs de ton esprit ont dissipé les tris-
tesses qui obsèdent le mien, ajoute-t-il un peu plus
tard. Daigne compléter ce que tu as ainsi commencé.
Depuis que tu m'as lu ton ouvrage, je ne pense plus
qu'à une chose, c'est à en faire la copie. Je veux
transcrire aussi ton dialogue; j'y trouve des choses
excellentes que j'ai vainement demandées jusqu'ici
aux plus savants. Que ne puis-je profiter de tes
sages doctrines en disciple assidu I Mais loin delà,
je suis condamné à vivre seul dans la retraite ; je
ne puis que pleurer. Puisque je ne peux pas jouir de
AGRIPPA A METZ 367
ta présence comme je le souhaiterais, consens
au moins à me réjouir souvent par tes lettres
(Ep. 11,22)-.
On avait ce semble, jugé à propos de mettre
obstacle à l'échange des visites entre Agrippa et le
frère Claude Dieudonné. Bien plus, on résolut bientôt
d'éloigner celui-ci, pour le mettre sans doute à l'abri
de tout péril.
— Vénérable père, venerande pater, lui écrit un
jour Agrippa, je ne savais comment expliquer la
cessation de tes visites. Certain de n'avoir pu en
rien t'offenser, je ne comprenais pas que les occu-
pations du couvent ne te laissassent aucun moment
de liberté pour les études que nous consacras en
commun aux lettres sacrées. Mais j'apprends que
dans la maison des Céleslins, il se mêle aux anges
des démons perfides, calomniateurs de leurs frères,
qui médisent de notre commerce, jugeant des mœurs
des autres par les leurs. Dédaigne ces tristes
manœuvres, tu sauras les supporter; car l'apôtre
l'a dit : celui qui veut vivre en Jésus-Christ sera
persécuté. Adieu ; viens me voir avant ton départ
(Ep. II, 23).
Le Célestin partait pour Paris, où il était envoyé
sous prétexte do quelque commission sans doute;
car il comptait revenir. Il n'en fut rien cependant.
Il ne semble pas qu'il ait revu son couvent de Metz.
Au moins n'y reparut-il pas tant qu'Agrippa fut
dans cette ville. Ces deux hommes devaient se re-
trouver encore, mais dans un autre lieu, comme
368 CHAPITRE QUATRIÈME
nous le dirons plus loin. Le religieux célestin avait
été chargé par son ami de Metz de voir à Paris
Lefèvre d'Étaples et de lui remettre de sa part une
lettre. C'est peut-être là ce qui le fit éloigner encore
de Paris comme il l'avait été de Metz. Voici ce que,
en partant de cette dernière ville, Claude Dieudonné
écrivait à Agrippa qu'on l'avait, à ce qu'il paraît,
empêché de revoir.
— Très savant docteur, je ne puis trop admirer
ta bienveillance pour moi qui ne suis rien. Je te
renvoie les ouvrages d'Erasme et de Lefèvre d'Éta-
ples que tu m'as prêtés. Comme toi je les aime et
je veux les suivre. Je n'ai pu qu'avec grand peine
faire à la dérobée la copie de ton écrit; car on me
surcharge de besogne, et on ne me laisse aucun
loisir. Je n'aurais d'ailleurs osé confier ce soin à
personne; car nos frères sont tous grossièrement
acharnés contre les bonnes lettres, et n'en veulent
pas moins à toi et à moi-même qu'à maître Jacques
Lefèvre dont ils détestent les admirateurs, et dont
ils condamnent le livre sans l'avoir ni lu ni vu.
J'ai même à essuyer parfois leurs injures. Aussi
ai-je cru devoir leur cacher le cahier qui con-
tient tes conclusions. Notre père prieur seul et
ce jeune homme studieux que j'ai conduit derniè-
rement chez toi, l'ont vu et te félicitent de ton
œuvre (Ep. II, 24).
L'écrit d'Agrippa, dont il est ici question, est un de
ceux qu'il a composés pour défendre son opinion,
laquelle était aussi celle de Lefèvre d'Étaples, sur
AGRIPPA A METZ 369
la question de la monogamie de sainte Anne et de
la naissance de la Vierge »,
Claude Dieudonné ne fit, comme nous l'avons dit,
qu'un assez court séjour à Paris, où le voisinage de
Lefèvre d'Étaples put sembler non moins dangereux
pour lui que ne l'avait été à Metz celui d'Agrippa.
Nous avons cité précédemment la lettre où celui-ci
lui raconte le commencement de sa querelle avec les
moines de Metz sur la question de la monogamie
de sainte Anne (Ep. II, 25). Nous possédons ensuite
un billet très bref du frère célestin adressé de Paris
le 21 mai 1519 à son Agrippa, pour l'informer qu'il a
vu le vénérable et docte maître Jacques Lefèvre et
pour le prier de lui transmettre h l'avenir ce qu'il
voudra bien lui communiquer, par l'intermédiaire du
jeune frère Philippe Glérici ; celui sans doute que,
dans une lettre précédente, il signalait à Agrippa
comme un des rares admirateurs qu'il eût encore
dans le couvent des Gélestins de Metz (Ep. II, 29).
Après cela, toute relation semble pour le moment
rompue entre le frère Claude Dieudonné et Agrippa.
Ils devaient d'ailleurs se revoir un peu plus tard,
pendant le séjour que ce dernier a fait à Genève.
Nous aurons donc occasion de parler encore du Cé-
lestin de Metz. Nous verrons que les tendances
hardies manifestées par lui dès le début do ses re-
lations avec Agrippa devaient se prononcur de plus
1. Los écrits d'Agrippa sur ce sujet, sont les Propositions
et la Defcnsio propositionum dont il est parlé un j>ou plus loin.
370 CHAPITRE QUATRIÈME
en plus, et l'entraîner finalement jusqu'au camp
des révoltés, parmi les pasteurs mêmes de la ré-
forme en Suisse.
Tel est le petit épisode des relations du Gélestin
Claude Dieudonné avec Agrippa, pendant que ce-
lui-ci était à Metz. Il met dans son jour, avec un de
ses traits caractéristiques, l'attitude prise dans cette
ville par ce dernier; il permet de. reconnaître et
d'apprécier une des causes des contrariétés et des
ennuis qu'il y a rencontrés, un des motifs qu'il a pu
avoir de la maudire avant la fin même d'un séjour
volontairement abrégé par lui. Il montre aussi que
les docteurs orthodoxes avaient bien quelque rai-
son, à leur point de vue, de redouter l'influence
d'Agrippa et de la combattre l. Ce que nous aurons
à dire ultérieurement de Claude Dieudonné, comme
nous venons de l'annoncer, justifiera plus complète-
ment encore cette appréciation.
Les relations d'Agrippa avec Claude Dieudonné
nous amènent tout naturellement à parler de celles
qu'il a entretenues avec Lefèvre d'Étaples ; relations
1. A l'appui de ces considérations, nous trouvons dans la
correspondance ultérieure du frère Claude Dieudonné avec
Agrippa, un renseignement qui complète ce que nous savons
de leurs relations pendant leur séjour commun à Metz. Le
Gélestin dit à Agrippa, dans une lettre datée dAnnecy, le
2 octobre 1521 : « Non te prœterit arbilror, qualiter anud Me-
« lenses mihi non nulla Lut lerana communicare dignatussis;
« eaque mira laude extulisse. »(Ep. III, 1U.). Voir, à ce sujet,
une note de l'Appendice (n° X).
AGRIPPA A METZ 371
dont le Frère célestin a été un des intermédiaires,
et qui ont pour expression une correspondance com-
posée de quelques lettres l. C'est par une missive
dont le Célestin était porteur, que cette correspon-
dance commence (Ep. II, 27). Le religieux était en
môme temps chargé de présenter à Lefèvre d'Éta-
ples les propositions extraites par Agrippa du livre
de celui-ci : De tribus et una (Ep. II, 30). Agrippa
mettait ainsi le célèbre docteur au courant de la
polémique soutenue par lui à Metz, en faveur des
opinions exposées dans son ouvrage (Ep. II, 27).
Lefèvre d'Étaples répond le 20 mai 1519 à cette
communication. Il engage son fougueux partenaire
à supporter plus patiemment qu'il ne le fait, des
contradictions qui tomberont un jour, dit-il, toutes
seules, devant l'éclatante vérité. Il lui adresse en
môme temps de nouveaux factums sur la question
controversée, et lui demande en retour les écrits
qu'il pourra être dans le cas de publier de son côté
(Ep. II, 28). Agrippa informe alors Jacques Lefèvre
du développement ultérieur de la querelle. Il lui
dit que le prieur des Dominicains, frère Claude
Salini, a fait enfin paraître contre lui des conclu-
sions auxquelles lui-môme il a répondu. Il a com-
posé, ajoute-t-il, pour cet objet, un travail étendu
dont il lui annonce l'envoi (Ep. II, 30, 35).
1. La correspondance entre Agrippa et Lefèvre d'Étaples
(1519) comprend six i ii( es imprimées dans la Correspondance
générale, L. II, 27, 28, 30, 31, 35, 16.
372 CHAPITRE QUATRIÈME
Lefèvre d'Étaples écrit à Agrippa, touchant cette
bruyante affaire, qu'il aimerait bien mieux voir ces
discussions renfermées dans le cercle des savants,
que livrées aux disputes publiques. Cependant, si
Agrippa ne peut pas éviter celles-ci, il l'engage à
n'y entrer qu'avec un sentiment de dévotion pour
la sainte Vierge et pour sainte Anne sa mère, plutôt
que pour l'honneur de leur humble défenseur. Au
reste, s'il juge à propos de publier quelque chose à
cette occasion, que ce soit d'un style pur et élégant;
car les choses écrites ainsi obtiennent seules au-
jourd'hui, dit-il, l'attention et la faveur (<Ep. II, 31).
Lefèvre d'Étaples renouvelle à Agrippa dans une
dernière lettre du 14 novembre 4519, la recomman-
dation de ne rien publier qui ne soit irréprochable
pour la forme. Car il y a, par le temps qui court,
des censeurs impitoyables qui déprécient tout ce
qui n'est pas pur et sans défaut. « Ne manque donc
pas, ajoute-t-il, si, comme je l'espère, tu as des
amis complaisants et habiles, surtout en Allemagne,
de leur demander la révision de tout ce que tu
auras écrit » (Ep. II, 36). Ces détails relatifs au soin
de la forme, môme dans des écrits de polémique,
méritent d'être relevés comme un trait caractéristi-
que de cette époque de renaissance dans la culture
des lettres. C'est un des points qui nous frappe dans
cette correspondance de Lefèvre d'Étaples. On ne
doit pas moins remarquer l'esprit de modération
et de sincère piété qui s'y manifeste en même
temps.
AGRIPPA A METZ 373
La correspondance de Lefèvre d'Étaples, à la-
quelle nous a conduits celle du Gélestin Claude
Dieudonnc, se rattache comme celle-ci en partie, à
l'épisode de la querelle soutenue à Metz par Agrippa
sur la question de la monogamie de sainte Anne,
que nous avons expliquée antérieurement. Outre
les deux correspondances dont il vient d'être
question et quelques fragments de celle du curé
de Sainte-Croix dont nous parlerons tout à l'heure,
le? principaux documents qui se rapportent à cette
querelle sont les écrits dont nous avons signalé
tout à l'heure la mention dans les pièces de la cor-
respondance, et qui nous ont été conservés parmi
les œuvres d'Agrippa : les Propositiones abbreviatx
extraites du livre do Lefèvre d'Étaples, De tribus et
una l; et la Defensio propositionum^, composée pour
répondre aux attaques dirigées contre les Propositio-
nes par le prieur des Dominicains de Metz, Claude
Salini. Nous ne nous arrêterons pas à ces deux
ouvrages, ne voulant pas nous étendre davantage
sur la question elle-même dont ils traitent, et qu'il
nous suffit d'avoir exposée comme nous l'avons fait
un pou plus haut.
1. Propositiones abbreviatx et articulât^ juxla disceptatio-
nem Jacobi Fabri Stapulensis, in libro De tribus et una. {Opéra,
l II, p. 588-593).
2. Defensio propositionum contra quemdam Dominicastruni
illarum impugnatorem, qui sanclissimam deiparx Virginû ma-
trem Annam conatur oslendere polygamam. [Opéra, i. Il,
p. .VJi-003).
374 CHAPITRE QUATRIÈME
Nous avons annoncé précédemment que nous ter-
minerions ce que nous avions à dire des amis d'A-
grippa à Metz, par quelques détails empruntés à la
correspondance de celui auquel il semble s'être le
plus étroitement attaché, Jehan Rogier ou Rou-
gier, dit Brennonius, curé de Sainte-Croix. Nous
avons déjà demandé à cette correspondance la lettre
par laquelle Brennonius informait Agrippa de la
manière dont lui-même avait dû prendre rôle,
après son départ de Metz, dans la dispute publique
provoquée par le prieur des Dominicains, sur la
question de la monogamie de sainte Anne. Cette
lettre, datée du 12 février 1520 (Ep. III, 44), se
croisait avec un billet d'Agrippa écrit le 19 du
même mois au curé de Sainte-Croix, peu de temps
après son arrivée à Cologne (Ep. III, 43). Ces
missives initiales échangées entre les deux amis,
furent suivies d'un grand nombre d'autres. Il faut
nous arrêter maintenant à cette correspondance.
Quoiqu'elle se rapporte, comme nous l'avons dit, à
des temps postérieurs au séjour à Metz d'Agrippa,
elle nous fournit cependant des indications touchant
la vie menée par lui dans cette ville, en nous procu-
rant des informations qu'on chercherait vainement
ailleurs sur les hommes qui s'y étaient trouvés
habituellement en relation avec lui. Nous conserve-
rons au curé de Sainte-Croix, dans ce que nous
allons dire, le surnom de Brennonius, par lequel il
est toujours désigné dans les lettres d'Agrippa,
sans que nous en connaissions ni l'origine, ni la
AGRIPPA A METZ 375
signification '. Nous l'adoptons cependant comme
venant d'Agrippa lui-même, de préférence aux noms
de Jean Rogier, Rougier, ou Rougière sous lesquels
on voit par les chroniques messines que le person-
nage était plus généralement connu à Metz.
La correspondance entre Agrippa et Brennonius
comprend vingt-cinq lettres, treize d'Agrippa et
douze de Brennonius, dont les dates sont comprises
entre le 12 février 1520 et le 23 juillet, lendemain de
sainte Magdeleine, 1520 2. Deux lacunes assez con-
sidérables dans la série de ces lettres, l'une de 1521
à 152 i, l'autre de 1521 à 1526, paraissent provenir
de la perte de quelques-unes des missives échangées
par les deux amis. Nous rappellerons à cette occa-
sion une observation lai ' e précédemment, justifiée
ainsi une fois de plus, et à l'appui de laquelle la
correspondance générale fournit de nombreux té-
moignages, touchant les difficultés que rencontrait
alors un commerce épistolaire. On n'avait ordinaire-
ment d'autre ressource pour l'entretenir que celle
d'intermédiaires accidentels, souvent peu sûrs ou au
moins inexacts. Il est à chaque instant question,
1. Voir au sujet de ce surnom et des relations de celui qu'il
désigne avec Agrippa, quelques observations dans une noie
de l'Appendice (n" XVI).
2. Les vingt-cinq lettres échangées entre Agrippa et Jean
Rogier, iliL Brennonius (1520-1526), sont imprimées dans la
Correspondance générale, L. II, 13, ii, i5, 16, 17, 49, 50, 51,
52, 53, 51, 55, 5(3, 57, 59, Cl , L, III, 5, G, 8, 00, 01, 62; L. IV>
•20, 20, 27.
370 CHAPITRE QUATRIÈME
dans celte correspondance, de mécomptes occasion-
nés par la perte ou le détournement des lettres, de
la rareté des messagers fidèles, et de l'obligation
d'attendre qu'ils se présentent. Le petit épisode de
Paulus Flammingus, dont nous aurons à parler un
peu plus loin, et qui se rattache au séjour ultérieur
d'Agrippa à Lyon, peut donner une idée de ces
difficultés.
Les lettres de Brennonius mettent naturellement
en reliefla figure surtout de cet ami par excellence
de notre Agrippa. On y voit qu'il partageait le pen-
chant de celui-ci* pour les singularités hitérodoxes
de la philosophie hermétique. A cet ordre d'idées
appartient ce qui concerne un traité de la nature de
l'âme, dont le curé de Sainte-Croix nomme l'auteur,
Marcus Damascenus, et qu'il avait découvert dans un
vieux manuscrit. Il est fréquemment question du pré-
cieux ouvrage dans les lettres échangées entre Bren-
nonius, qui en promet la transcription, et Agrippa
qui la sollicite avec instance. Nous reviendrons sur
cette découverte et sur ce qui s'y rapporte, au com-
mencement du chapitre suivant, où nous parlons du
séjour fait à Cologne par Agrippa en quittant Metz ;
parce que le fameux traité est alors un des princi-
paux objets de la correspondance des deux amis,
pendant les premiers mois de leur séparation. Il
nous suffit, pour le moment, de mentionner cette
particularité comme fournissant un des traits de la
physionomie du curé de Sainte-Croix, d'après ses
lettres. Le personnage apparaît dans celles-ci, duué
AGRIPPA A METZ 377
comme Agrippa d'un esprit hardi et indépendant ;
comme lui exécrant les moines ; comme lui soup-
çonné d'hérésie et y inclinant plus peut-être qu'il ne
le pense lui-même. Cependant il se montre, au
moins en paroles, disposé à se soumettre à l'auto-
rité ; et se déclare formellement opposé au schisme
qu'il réprouve.
— Voilà, dit-il, dans une de ses lettres, les sophis-
tes vaincus et je m'en réjouis ; ce n'est pas chose
facile que de s'attaquer au souverain pontife. Qui le
néglige ou lui résiste est toujours en grand péril de
tomber dans l'hérésie (Ep. II, 55).
Eu égard à la date des événements, on ne saurait
voir dans ce jugement porté dès le 17 juin 1520,
date de la lettre qui le contient, une allusion à la
bulle fulminée contre Luther, deux jours auparavant,
le 15 du même mois, par le pape Léon X. Brennonius
entend probablement parler de quelqu'autre fait
moins considérable du même genre, parmi ceux qui
ont précédé celui-là, dans l'histoire de l'hérésie. Il
exprime en tout cas, ici, une opinion tout à fait con-
traire aux actes de révolte des novateurs.
Agrippa, malgré son caractère non moins indé-
pendant, émet un avis inspiré par le même esprit,
dans une lettre écrite de Cologne à Brennonius
presqu'au même moment, sous la date du 16 juin
de cette année.
— llutten, dit-il, était dernièrement ici avec cer-
tains autres adhérents de la faction luthérienne,
qui combattent maintenant de la plume contre les
T l 27
378 CHAPITRE QUATRIÈME
légats du pape et s'attaquent même au pontife. Ils
osent inviter les princes de la Germanie à s'affran-
chir de la domination de Rome, au risque de faire
naître de grandes séditions, si Dieu n'y pourvoit
(Ep. II, 54).
En dépit de leur langage, les deux amis n'en pour-
suivaient pas moins, de part et d'autre, de leurs vi-
ves attaques la milice sacrée enrôlée au service de
la cause orthodoxe. Ils continuaient à harceler les
moines qu'ils avaient tous deux également pris en
haine.
— Je t'envoie, disait Agrippa à Brennon'ius, quel-
ques vers contre cette' peste de porteurs de capu-
chons, que je voudrais voir brûler tous (Ep. II, 57).
Brennonius de son côté n'était pas mieux disposé
à leur égard. Il se trouvait à ce moment même en
guerre avec les religieux des couvents de Metz.
Nous connaissons sa dispute avec le prieur des
frères prêcheurs, continuation du débat soutenu
contre celui-ci par Agrippa. Brennonius ne se borne
pas à suivre en cela les traces de son ami. Gomme
lui, il entre en lutte aussi avec l'inquisition. Il tient
Agrippa au courant des hauts faits de son ancien
adversaire, l'inquisiteur Nicole Savini. Il lui raconte
longuement, dans une de ses lettres, les poursuites
dirigées par cet infatigable pourvoyeur du bûcher,
contre une vieille paysanne qu'on ne put pas arra-
cher de ses mains, comme avait su le faire Agrippa
de celle de Woippy, et qu'il réussit h faire brûler;
puis, à la suite de cet exploit, de nouvelles entrepri-
AGRIPPA A METZ 379
ses du même genre contre d'autres pauvres femmes,
que le curé de Sainte-Croix indigné put heureuse-
ment cette fois sauver du feu (Ep. II, 59).
Dans une autre circonstance, où le curé Brenno-
nius a certainement encore raison contre les moi-
nes, il a affaire aux Cordcliers dont le couvent
était voisin de son église, et qui prétendaient le
supplanter dans la confession de ses propres pa-
roissiens. Ces religieux prêchaient publiquement
qu'ils avaient en pareille matière plus d'autorité que
les curés, institués par leur évêque seulement;
tandis qu'eux tenaient directement leurs pouvoirs
du pape lui-même. Brennonius, curé de Sainte-Croix,
en avait appelé au vicaire épiscopal, et devant lui
avait réussi à l'emporter. Il fait avec grands détails,
à son ami Agrippa, le récit de cette cause très inté-
ressante pour lui (Ep. II, 49).
Il serait bon de rapprocher des indications pré-
cédentes d'autres renseignements qui montrent dans
Brennonius, à la tète do sa paroisse, le prêtre ap-
pliqué avec simplicité à ses fonctions religieuses.
Nous nous contenterons de signaler ici à ce titre
les faits qui se rapportent à un événement relaté
plus loin, la mort arrivée à Metz de la première
femme d' Agrippa, inhumée dans l'église môme de
Suinte-Croix qui avait pour curé Brennonius, chargé
par son ami des services d'obsèques et d'anniver-
saire do cotte épouse tendrement aimée.
Il est curieux après cela île voir Brennonius livré
on même temps à il'' Loul autres préoccupationsi
380 CHAPITRE QUATRIÈME
Nous le montrerons tout à l'heure attentif aux chi-
mériques investigations d'un alchimiste ; le voici
maintenant tout aux merveilles opérées par un
empirique.
— Il nous est arrivé, écrit un jour à Agrippa le
curé de Sainte-Croix, un pauvre diable qui guérit
comme par miracle, avec une eau de sa façon, le
morbus gallicus. Peu importe que le mal soit ancien
ou qu'il soit récent. On court chez lui en foule;
et on guérit en effet. Aussi l'argent pleut-il dans
son escarcelle. Je le vois souvent, et j'ai tenté par
mille ruses de pénétrer le secret de sa recette.
Mais il est sur ses gardes. Il fait venir ses drogues
du dehors, et ne laisse sa fameuse eau entre les
mains de personne (Ep. III, 5).
Citons également, d'après la même correspondance,
un trait encore qui, à un autre point de vue, peut
avoir de l'intérêt pour nous. On voit s'y manifester
le désir qu'a eu, longtemps avant de le réaliser,
Agrippa, de faire imprimer ses ouvrages.
— Une bonne dame qui vient de mourir ici, lui
écrit de Metz en 1524 son ami Brennonius, m'a
laissé par testament une presse et tout l'attirail
d'une imprimerie. Je pourrai y exercer mes forces
dans mes moments de loisir (Ep. III, 61).
— Je me réjouis fort de l'héritage que tu viens
de faire, lui répond aussitôt Agrippa. Que ne puis-je
t'envoyer mes ouvrages; tu les imprimerais. Mais
il me faudrait pour cola te les faire transcrire; il
me faudrait un copiste; et je n'en ai pas. Je tâche-
AGRIPPA A METZ 1)8 1
rai cependant d'y aviser, pour ce qui regarde sur-
tout mon Apologie contre ce Dominicain, mon ca-
lomniateur (Ep. III, 62).
Il s'agissait du contradicteur d'Agrippa dans la
querelle sur la monogamie de sainte Anne, et du
l'actum que lui-même avait composé sur cette ques-
tion. Agrippa s'était vu traiter d'hérétique ; c'est
contre cette allégation qu'il regimbe.
Un des mérites de la correspondance de Brenno-
nius, avons-nous dit tout à l'heure, est de nous faire
connaître les hommes qui s'étaient trouvés en rap-
port avec Agrippa quand il vivait à Metz. Il y est en
effet souvent question, indépendamment de ce qui
concerne le correspondant lui-même, des amis lais-
sés par Agrippa dans cette ville, de quelques-uns
entre autres avec des détails parfois assez piquants.
Nous avons déjà nommé les amis d'Agrippa, Ni-
cole Dex et Nicole de Heu ', l'un et l'autre membres
des paraiges, c'est-à-dire de l'aristocratie messine,
1. On ne saurait dire s'il s'agit ici du vieux Nicole de Heu,
né en 1461. mort en 1535, ou de son fils le « damoisiaul Nicol-
las » réputé savant, que le chroniqueur Philippe do Vigneulles
mentionne avec maître Jehan Rougier, le curé de Sainte-Croix,
celui qu'Agrippa nomme familièrement Brennonius, parmi les
grands clercs qui, en 1522, donnèrent la lecture et l'explication
d'une inscription romaine trouvée dans les fondations d'uni",
vieille église, aux portes de Metz. « Le scienliticque josne
escuier Nicollas de Heu », ajoute le chroniqueur, recueillit
ce monument et le fit incruster dans le mur de sa cour, (i'h
de Vigneulles, dans Huguenin, Les chroniques de la ville de
Metz, p. 788.)
382 CHAPITRE QUATRIÈME
et dont, il est souvent question dans les chroniques
du temps ; le notaire Baccarat, moins connu que les
précédents ; puis Thilman, Mérian ou Marian, André
et Jacques Charbonnier, et Michaud, dont nous ne
savons presque rien que les noms ; Claude Chan-
sonneti, Cantiuncula, que nous connaissons, et son
père Didier Chansonneti le notaire; Châtelain avec
qui Agrippa est engagé à Metz dans une affaire
difficile sur la nature de laquelle il ne s'explique pas,
mais qui paraît avoir été heureusement résolue ' ; le
médecin Renaud qui avait pris part à la dispute
publique sur la monogamie de sainte Anne*; et enfin
trois personnages dont la figure se dessine pour
nous d'une manière aussi nette à peu près que celle
de Cantiuncula lui-même, le médecin Laurent Fri-
son, Thirion l'horloger, et Jacques le libraire ; des-
quels nous savons que le premier s'occupait d'as-
trologie, que le second faisait de l'alchimie, et que
le troisième enfin, s'étant laissé gagner aux doctrines
religieuses nouvelles, y fut assez compromis pour
avoir été vers 1525 condamné à perdre les oreilles et
ensuite banni de Metz.
Laurent Frison ou de Frise, Laurentius Frisius, était
médecin. Il s'intitule naturse physicus, dans un thème
astrologique parvenu en manuscrit jusqu'à nous %
1. Agrippa en parle dans une lettre à Brennonius : « Com-
« mendo tibi negotium meum apud Castellanum peragendum,
« utque me ex hoc labyrinthe- expediendum cures. » (Ep. II, 45).
2. Ce manuscrit est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque
de l'Arsenal à Paris, mss. n° 5028.
AGRIPPA A METZ 383
dressé pour un membre de la famille de ce Nicole
de Heu dont nous venons de parler, et daté par son
auteur de l'an 1528, in hac civitate metensi ex philo-
sophico tuguriolo nostro. Précédemment, il avait dé-
fendu contre Luther les principes de l'astrologie,
dans un livre publié en 1520 à Strasbourg ' ; et il
donnait deux ans après clans cette ville une édition
de Ptolémée 2. En 1529 enfin, il concourait avec
Jean de Pontigny ou de Niedbruck, un des amis
également d'Agrippa, à la publication d'un écrit mé-
dical, composé à la demande de l'évêque de Stras-
bourg, sur une maladie régnant alors 3; et la même
année, il faisait imprimer à Metz un petit livre inti-
tulé, Sidéral divinement ou pronostique astrologique
pour l'an 1529 '. On voit par ces indications quel
homme c'était que Laurent Prison, le physicien.
Nous ne saurions dire s'il avait été de ceux que
fréquentait le plus à Metz Agrippa, dont on^connaît
la véritable opinion sur l'astrologie. Il parait cepen-
1. Courte apologie de l'astrologie contre les juges ignorants,
Strasbourg, 152C. (Sprengel, Histoire de la médecine, t. III,
p. 254.)
2. Cette publication est citée par Humbold, Cosmos, t. II,
p. 582, note 17.
3. Sudoris .1 nglici exitialis pestiferique morbi ratio, préserva-
lin el cura, Joanne Nidepontano et Laurentio Frisio inclytm
civitatis Melen. medicis auctoribus,prsecipiti calamo conscripta.
Argentorat. Anno Ghristi mdxxix. (P. Maréchal, Maladies
endémiques, etc., à Metz. 18">0, p. i
\. Un exemplaire de cette rare publication fait partie delà
bibliothèque de M'. G. Chartener, à Metz.
384 CHAPITRE QUATRIÈME
dant s'être trouvé ultérieurement en correspondance
avec lui (Ep. IV, 28, 58) ; mais il ne nous reste
aucune des lettres échangées entre eux, et dans
celles qu'Agrippa écrit à d'autres, il ne parle de lui
qu'une seule fois, pour demander qu'on le salue de
sa part, et qu'on lui présente ses excuses de ne pas
lui écrire autant qu'il le voudrait (Ep. IV, 58).
Agrippa nomme un peu plus souvent Jacques le
libraire ; il paraît lui être sympathique; il ne semble
pas cependant s'indigner beaucoup du traitement
cruel qui lui avait été infligé ; car il en parle assez
légèrement, à la fin d'une lettre à Brennonius où,
après avoir rappelé les noms de quelques autres
amis, il ajoute :
— Salue aussi de ma part les oreilles de Jacques
le libraire puisque c'est, comme je l'apprends, tout
ce qui subsiste encore de lui à Metz; le reste en
étant banni; etcelapour Luther et sa doctrine. Cepen-
dant, fidèle à une ancienne habitude, encore bien qu'il
soit essorillé, je ne veux pas l'oublier (Ep. IV, 20).
Quant à Thirion l'horloger, Tyrius horologiarius,
il faut indubitablement reconnaître en lui Thirion
« le serrier, maître du gros reloge, » qui figure sur
les comptes de la ville de Metz, depuis l'année 1503,
pour les modestes gages de 100 sols ou cinq livres
par an l. La qualification de « serrier », c'est-à-dire
serrurier, paraît un peu vulgaire pour un horloger;
1. Cincf livres équivalaient alors à Melz à environ 150 francs
d'aujourd'hui. Voir la note XIV de l'Appendice.
AGRIPPA A METZ
385
elle prouve au moins que maître Thirion à. qui on
la donne, appartenait originairement à un métier
au-dessus duquel il s'était élevé par son talent; ce
qui témoigne assurément en sa faveur. C'était en
effet un esprit curieux et investigateur. On com-
prend qu'à l'arrivée d'Agrippa il se soit porté avec
empressement au devant du docte étranger qui se
présentait à Metz précédé d'une réputation de
science universelle. Tyrius, comme il est appelé dans
la correspondance d'Agrippa, s'occupait sans doute
de mécanique, c'était son métier; il s'occupait aussi
beaucoup d'alchimie et un peu de pharmacie, c'é-
tait son goût dominant. Il associait d'ailleurs à ces
travaux des habitudes de vie peu relevées, celles
d'un artisan auquel avait dû manquer l'éducation.
Quelques détails que nous possédons à son égard,
accusent avec vérité une figure originale qu'il peut
être curieux d'observer.
— Tyrius est tout absorbé par ses opérations
dans l'art des transmutations, écrit au mois de
mai 1520 Brennonius, qui ne semble pas prendre
fort au sérieux le caractère ni les travaux du per-
sonnage. Il a trouvé, ajoute le correspondant d'A-
grippa, un secret, grâce auquel on rendrait à la
Vénus impudique l'apparence des vertus de la
chaste Diane, au point de tromper Vulcain lui-
même. Il lui reste maintenant à triompher des
feux éteints du vieux Saturne. Qu'il obtienne ce
résultat : il est sûr d'être riche ù tout jamais. 11
passe les jours et les nuits à chercher, et il invoque
386 CHAPITRE QUATRIÈME
à grands cris ton secours. Mais voilà bien une autre
folie, aliam dementiam! Nous sommes sur la piste
d'un sortilège pour couper les ailes à Mercure.
On nous avait signalé une herbe mystérieuse que
nous devions reconnaître à certains indices. Nous
nous mettons tous ensemble à la recherche de cette
rareté. Nous voilà donc courant par monts et par
vaux, arrachant avec passion, examinant avec ar-
deur tout ce qui nous semble inconnu. Tyrius, qui
s'est un peu écarté des autres, trouve la plante dési-
rée. La voilà, la voilà, s'écrie-t-il. Nous accourons.
On recueille avec le plus profond respect? ce brin
d'herbe objet de tant de soins ; on se félicite d'un
si grand bonheur; et au retour, on tombe dans un
petit vallon tout tapissé du rare végétal. On en fait
une ample récolte qu'on rapporte au jardin de l'heu-
reux Tyrius; puis, comme il se fait tard, on termine la
journée par un gai repas qui nous attendait chez lui,
et on célèbre jusqu'au milieu de la nuit et au delà,
cette insigne bonne fortune. Je t'en conterai les
suites une autre fois (Ep. II, 51).
Agrippa, de Cologne où il est alors, riposte sur le
même ton. La merveilleuse transformation que
Tyrius sait opérer ne lui cause qu'une seule in-
quiétude. Comment faire pour en conserver les
effets ?
— Tyrius, en maître fèvre qui sait si bien fabri-
quer chaînes et serrures saura, dit-il, mieux que
moi qui en ignore, retenir ce fugitif objet de son
industrie. Je consigne néanmoins dans un billet ci-
AGRIPPA A METZ 387
inclus quelques indications sur ce que, à mon sens,
il y aurait à l'aire pour y parvenir. Envoie-moi
promptement quelques détails sur cette prodigieuse
métamorphose. Tu sais combien je suis curieux de
tout cela. Apprends-moi aussi qu'elles ont été les
suites de votre fameuse expédition à la découverte
de l'herbe mystérieuse, récoltée avec tant de bon-
heur (Ep. II, 52).
— Parle-moi donc, reprend-il, un peu plus tard,
des expériences de Tyrius, des métamorphoses qu'il
opère, et de l'herbe merveilleuse qu'il a découverte
(Ep. II, 54).
— La fameuse herbe n'a rien donné, répond Bren-
nonius. Pour ce qui est des expériences de Tyrius,
je t'en adresse la description plus fastidieuse, à
mon avis, qu'utile à quoi que ce soit (Ep II, 55).
Telle parait être également l'opinion finale d'A-
grippa, qui se contente d'accuser réception de ce
rare secret si bien fait, comme il le dit, pour abuser
tous les dieux, sauf pourtant le vieillard armé de
la faux, suffisamment défendu contre les illusions
(Ep. 11, 56).
L'infatigable chercheur ne se rebutait cependant
pas. Quatre années plus tard (1524), Brennonius
écrivant à Agrippa, lui parlait encore du « serricr,
horloger » et de ses expériences.
— Notre Tyrius, disait-il, te salue. Il ne se relâ-
che pas de ses travaux accoutumés (Ep. Il, 62).
Deux ans apirs 1520) il est rappelé de nouveau
dans la correspondance des deux amis.
388 CHAPITRE QUATRIEME
— Tyrius a fait une découverte, dit Brennonius,
il a réussi à fabriquer Vaqua didcis, laquelle dis-
sout tous les métaux à la chaleur du soleil. Voici
sa recette ; mais on doit obtenir, je crois, les mêmes
résultats en employant toute espèce de matière ani-
male ou végétale en putréfaction (Ep. IV, 27).
Voilà bien le train de vie d'un véritable alchimiste ;
d'une crédulité que rien ne rebute ; marchant avec
persévérance vers des résultats incertains ; et capa-
ble de trouver parfois, grâce au hasard, quelque
utile secret. Des hommes relativement éclairés,
comme Agrippa et Brennonius, se moquaient un peu
d'un Tyrius tâtonnant "en aveugle clans toutes les
directions ; mais ils étaient attentifs à ce qu'il fai-
sait, prêts à applaudir à ses découvertes, quand par-
fois il y avait lieu de le faire. C'est ainsi qu'il fallait
prendre l'alchimie au moyen âge et à cette époque
encore.
Brennonius et Agrippa souriaient de la naïve
crédulité de l'horloger Thirion. Non moins curieux
et aussi aveugles que lui sur certains points, ils
payaient également de leur côté leur tribut à l'igno-
rance et aux préjugés du temps où ils vivaient. Les
documents que nous consultons en fournissent plus
d'une preuve. La correspondance des deux amis
nous donne entre autres un spécimen de leurs pro-
pres faiblesses, dans l'importance qu'ils attachent
l'un et l'autre à certain prodige notamment, où ils
croient voir un présage. L'enfant d'un neveu de
Brennonius paraissait quelquefois, lui disait-on, tout
AGRIPPA A METZ 389
en feu ainsi que le sein de sa mère, quand elle l'al-
laitait.
— Je ne sais ce que cola présage, écrivait le curé
de Sainte-Croix (Ep. II, 49).
— Gela ne peut signifier à mon sens, répondait
sérieusement Agrippa, que règne et domination, ou
disposition à quelque dignité de premier ordre.
Semblable chose a eu lieu pour Ascagne, fils d'Enée,
pour Servius Tullius, pour L. Martius et pour
Moyse (Ep. II, 50).
Brennonius et Agrippa, on le voit, avaient aussi
leur dose de vaine crédulité. Ils riaient cependant
de celle de l'horloger Thirion. Celui-ci prêtait d'ail-
leurs le flanc au ridicule par plus d'un côté.
— Notre ami Tyrius est toujours lancé dans les
plus hautes spéculations quand il n'est pas ivre,
écrit Brennonius (Ep. IV, 26).
Sa femme était laide, et, suivant ses amis, il lui
préférait quelquefois sa servante, quand il était gris
surtout.
— Voici une nouvelle qui va l'intéresser et t'a-
muser, tout à la fois, dit un jour Brennonius à
Agrippa. Notre Tyrius, depuis si longtemps dédai-
gneux de sa femme qu'il regardait à peine, le voilà
pour elle aux petits soins et aux caresses. Elle lui
promet un fils, et il l'adore (Ep. Il, 51).
Ce fils désiré vint en effet, prédit par ses amis et
plus beau que Joscpb ; mais la servante en avait
un aussi en môme temps. De là, guerre dans le mé-
nage (Ep. II, •'» ••
390 CHAPITRE QUATRIÈME
— C'est Abraham entre Agar et Sara, dit le curé
de Sainte-Croix (Ep. II, 55).
Tout cela aussi bien que ce qui précède est ra-
conté en latin, avec une crudité d'expressions qu'au-
torisaient les mœurs du temps et que sauve en
partie la langue. On ne pourrait pas reproduire en
français les mêmes tableaux, pour les lecteurs d'au-
jourd'hui. Ces traits du portrait de Thirion le serru-
rier, horloger et alchimiste, empruntés à la corres-
pondance d'Agrippa et de Brennonius, reconstituent
et font revivre pour nous un personnage original
de moyenne condition, appartenant à une époque
lointaine, dont on connaît mieux l'histoire dans ce
qui concerne les faits d'ordre politique et d'intérêt
général, que dans ce qui touche aux intérêts privés
et à la vie populaire. Les documents que nous con-
sultons ici renferment plus d'un enseignement de ce
genre.
La correspondance cle Brennonius avec Agrippa
contient encore sur les événements du temps des
indications qui, à divers points de vue, mériteraient
de ne pas rester inaperçues. Les plus insignifiantes
en apparence, dans ce genre, sont souvent d'un grand
secours pour la solution des problèmes historiques,
en fournissant des dates et des points de repère
utiles à leur discussion. Quelquefois aussi ce sont
des traits de mœurs qui donnent cle la couleur à
un récit.
— La Cité a reçu des lettres de défi, écrit de
Metz Brennonius, le 12 avril 1520. L'abbaye do
AGRIPPA A METZ 391
Sainte-Glossinde est en révolution ; l'abbesse est
morte, on se dispute sa succession; l'affaire ira
probablement à Rome. Le père de Cantiuncula n'a
reçu de Bâle aucune lettre pour toi. De ce qui re-
garde les princes et les rois, nous n'entendons rien
dire dans ce moment (Ep. II, 49).
— Nous attendons l'empereur qui doit s'arrêter
ici avec une suite nombreuse, répond de Cologne
Agrippa, au commencement de septembre de la
même année (Ep. II) Gl).
L'année suivante, au milieu de l'été, le 19 juil-
let 1521, Brennonius écrit à son tour.
— Luther, dit-il, s'est nous apprend-on réfugié en
Bohême, où il est plus en sûreté. Hutten et Mélan-
chthon le remplacent. Robert de La Mark, ajoute-t-il,
qui est revenu aux Français, a témérairement voulu
enlever Virton à la majesté impériale; mais il a
échoué; et comme il continuait ses machinations
dans le Luxembourg, l'empereur a envoyé le comte
de Nassau et le comte Félix qui, à la tête d'une
troupe de Bourguignons, sont tombés sur ses peti-
tes places. Longuion, Nuscancourt (Mesaincourt?),
Le Saulcy et Florango, aux environs de Thionville,
ont été détruits de fond en comble. Mais mainte-
nant La Mark les attend retranché dans ses grandes
forteresses de Sedan, d'Immasion (Jamaix?) et de
Bouillon, où il no les craint guère.
— Curieux comme je le suis de (outes les choses
nouvelles, dit encore Brennonius, j'ai voulu voir le
siège de Florange. J'y ai passé trois jours. J'ai vu
392 CHAPITRE QUATRIÈME
le camp des Allemands et j'ai assisté aux attaques,
buvant fort, egregie potans, passant la nuit à la belle
étoile au milieu de cette soldatesque, et n'éprouvant
d'ailleurs ni crainte, ni embarras, ni le moindre
ennui. J'ai vu tomber les murailles du bourg; quant
au château, il s'est rendu. Le sieur de Jamaix, fils de
Robert de La Mark, qui" y commandait avait cherché
à s'évader. Mais arrêté par les soldats qui faisaient
le guet, il a du, pour avoir la vie sauve, se livrer à
merci, et le comte de Nassau l'a envoyé à l'empe-
reur. Voilà où en sont les choses (Ep. III, 8).
Quelques traits de ce dernier tableau s'ajoutent
à ceux que nous avons précédemment dégagés de
la correspondance de Brennonius et complètent le
portrait du personnage. Nous pouvons maintenant
essayer d'en arrêter les contours, sans risquer de
fausser l'effet d'une figure dont nous connaissons
les lignes principales. Nous en savons assez pour
nous faire une idée de ce que pouvait être un homme
que l'on voit remplissant avec zèle, à la tête d'une
paroisse, ses devoirs de pasteur, et en même temps
se posant comme l'adversaire des moines ; combat-
tant l'inquisition, et se portant le champion de cer-
taines opinions hétérodoxes ; condamnant les nova-
teurs, et frisant lui-même l'hérésie ; adonné aux
spéculations risquées de la philosophie hermétique;
prêtant une attention crédule à certains prodiges;
attiré par les succès d'un empirique; s'associant
aux recherches d'un alchimiste vulgaire, pour être
témoin de ses expériences ; se mêlant à de gros-
AGRIPPA A METZ
393
siers soudards pour voir do près la guerre; curieux
de toutes choses, ne se laissant rebuter par aucune
tentative ni par aucun spectacle. Nous ne dirons
pas que c'était un esprit fort. C'était un esprit hardi ;
c'était un téméraire. On peut comprendre maintenant
à quel point un pareil homme devait se trouver
en sympathie et en communauté d'idées avec un
Agrippa.
Nous ne terminerons pas ce chapitre consacré au
séjour à Metz d'Agrippa, sans produire un témoi-
gnage piquant de l'impression que sa présence avait
faite dans cette ville, et du souvenir qu'il y avait
laissé. Ce témoignage est d*un Messin contemporain,
Philippe de Vigneulles, qui l'a consigné dans ses
chroniques : « Environ celluy temps, dit-il sous la
« date de 1521, ung nommé maistre Martin Luther,
« allemant, docteur et héréticque, rëligieulx de l'or-
« dre des frères Augustins, fist et composa plusieurs
« grandes et merveilleuses escriptures, imprimées
« et publiées par la crestienté, touchant certains
« articles de nostre foid et des saincts sacrements,
« et aussy des gouverneurs et suppotz de sainetc
« Eglise ; dont plusieurs grans elers et docteurs
« l'cnsuivoicnt, et aultres non. Entre lesquclx, de
« ceux qui l'cnsuivoicnt, estoit ung josne Collongnc,
« merveilleusement grant clerc et petit de corps,
« nommé maistre Agrippa, qui de son temps avoit
« hanté le monde, et parloit tout langaigo, et avoit
« nstudié en tout te science; et avoit esté celluy
« maistre Agrippa, en L'an vc etxix, aux gaiges de
T. i.
394 CHAPITRE QUATRIEME
« la cité de Metz; et avoit une femme native de
« Pavye en Lombardie, la plus mignone et la plus
u diversement acoustrée qui jamais fut veue en ce
« pais. Et hantoit celluy maistre Agrippa et frè-
te quentoit fort maistre Jehan, curé de Sainte Croix,
« qui estoit ung grant clerc; et vouloit-on dire qu'il
« tenoit aulcunement de son opinion. Pour lesquelles
« choses les frères Prédicateurs de la devant dicte
« Cité firent disputations, et donnairent plusieurs
« arguments tout en publicque et au milieu de leur
« église, y cuidant avoir le dit maistre Agrippa.
« Mais il print congié de la Cité, et s'en alloU pour
« le meisme jour que icelles disputations se fai-
« soient '. »
Philippe de Vigneulles, mort vers 1527, vivait à
Metz à l'époque où y vint Agrippa. Il l'avait vu certai-
nement ; c'est donc un portrait d'après nature qu'il
nous en donne ici. Son témoignage, si bien d'accord
dans ses traits essentiels avec les particularités
diverses et avec les faits que nous avons précédem-
ment indiqués d'après d'autres documents, est em-
preint d'un caractère évident de vérité. La dispute
publique racontée à son ami absent par le curé de
Sainte-Croix, cette tumultueuse assemblée où avait
été agitée, si non traitée, la question de la mo-
nogamie de sainte Anne et de la naissance de la
sainte Vierge, est rappelée ici par une peinture très
1. Pliil. de Vigneulles, dans Iluguenin, Les chroniques de la
ville de Met:, p. 733.
AGRIPPA A METZ 395
vivante de l'impression qu'elle avait dû laisser dans
l'esprit du peuple de Metz. L'opinion d'Agrippa,
dans cette singulière querelle, le rangeait suivant
ses adversaires dans la classe des hérétiques, et en
faisait un tenant des doctrines de Luther. A leurs
yeux du reste, on le voit, il s'était avoué vaincu en
désertant le combat et en quittant la ville avant le
jour assigné pour cette rencontre. Rien n'est oublié
par le chroniqueur, rien, pas môme les étroites
relations d'Agrippa avec son ami le curé de Sainte-
Croix, grand clerc comme lui, mais comme lui en
hostilité avec les frères prêcheurs du couvent de
Metz, et comme lui véhémentement soupçonné de
tenir pour l'hérésie de Luther.
Ce curé de Sainte-Croix, que Philippe de Vigneul-
les appelle ici maître Jehan et ailleurs maître Jehan
Rougier ou Rougière, est bien celui qui dans la
correspondance d'Agrippa est nommé Joannes Ro-
gcrius Brennonius, et que le plus souvent, dans les
lettres qu'il lui adresse, son ami appelle tout sim-
plement mon cher Brennonius '. Philippe de Vi-
gneulles qui avait pu voir souvent le curé de Sainte-
Croix, dit que c'était un homme de belle prestance,
grand et puissant, et qu'il avait la réputation d'être
un savant. Il nous apprend aussi que sa science
était suspecte, et qu'en 1525, l'hérésie menaçant de
faire à Metz des progrès dont Strasbourg donnait
i un trouvera dans une note de l'Appendice [n° XVI) quul-
i i observation \ ue ujet.
39G CHAPITRE QUATRIÈME
l'exemple, on usa de rigueur et on alla jusqu'à met-
tre en prison, à la Cour-1'évêque, plusieurs prêtres
grands clercs, parmi lesquels, dit-il, ii maistre Jehan
Rougière alors curé de Sainte-Croix » '.
Nous avons conduit Agrippa jusqu'à la fin de son
séjour à Metz, vers le commencement de février 1520.
Nous connaissons les contrariétés qui avaient fini
par lui rendre cette ville insupportable; nous savons
par ses lettres à Cantiuncula, que dès le mois de
juin 1519 il pensait à rompre la chaîne qui l'y re-
tenait, c'est-à-dire à obtenir la résiliation des enga-
gements qu'il y avait contractés (Ep. II, 33). Nous
avons cité précédemment celle de ces lettres datée
du jour de la conversion de saint Paul, 25 janvier
1520, par laquelle il annonce à son ami qu'il vient
d'obtenir enfin ce congé ardemment souhaité et vive-
ment sollicité.
— Me voilà libre, et je pars dans peu de jours,
lui dit-il (Ep. II, 42).
Il part en effet sans tarder ; car dès le 12 février
le curé de Sainte-Croix lui écrit de Metz, où il n'est
déjà plus (Ep. II, 44), et huit jours après, le 12 des
calendes de mars, 19 février 1520, il répond lui-
même de Cologne à celui-ci, qu'il est arrivé dans
cette ville et qu'il y attend maintenant sa visite
(Ep. II, 43).
Agrippa s'éloigne de Metz au plus fort de sa
I. l'h. de Vigneullcs, dans Huguenin, Les chronique* de la
ville de Metz, p. 8v>i.
AGRIPPA A METZ 397
querelle avec le prieur des Dominicains, affaire épi-
neuse qui lui donnait tant d'ennuis et qui lui causait
même de sérieuses inquiétudes; a la veille d'un
débat public auquel il s'empressait ainsi de se sous-
traire, et dont il laissait peser tout le poids sur son
ami Brennonius (Ep. II, 44}. Nous n'avons plus à
revenir sur ces particularités dont nous avons am-
plement parlé. Si nous les rappelons, c'est pour
montrer qu'Agrippa pouvait à ce moment se trouver
dans le môme état d'irritation, dans les mêmes dis-
positions d'esprit par conséquent, que six mois
auparavant, quand il lançait contre Metz la trop
fameuse invective que nous avons rapportée en
parlant de sa correspondance avec Cantiuncula. Metz
dont il s'éloigne maintenant, est pour lui certaine-
ment encore la marâtre des bonnes lettres et do toute
vertu. Nous avons dit ce qu'Agrippa entendait par
ces paroles, qui dans sa bouche visent à la liberté
des études hétérodoxes et aux hardiesses de con-
duite de ceux qui s'y livrent. Nous avons signalé
aussi les circonstances qui expliquent ce mouvement
de passion, et l'évidente exagération du langage où
il se manifeste.
Il faut ajouter que ces entraînements désordonnés
étaient chez Agrippa des traits de caractère, et qu'on
en trouve dans sa vie plus d'un exemple analogue.
C'est par eux qu'on le voit de môme emporté, lorsque
i\ Fribourg en Suisse, où un emploi public le retient
également malgré lui en 1524, il traite sans raison
cette grave Cité, de ville sans culture ink-llec-
;{(J8
CHAPITRE QUATRIÈME
tuelle ' ; et plus tard lorsque, en 1531 dans les Pays-
Bas, aux prises avec les théologiens censeurs de ses
ouvrages, et en même temps avec ses créanciers,
il s'en prend à la cour de Malines qui n'a pas pu
ou n'a pas voulu le sauver des poursuites des uns et
des condamnations des autres. Il renouvelle alors
contre cette cour de César, comme il dit, sa vieille
invective, et l'appelle aussi la marâtre des bonnes
lettres et de toute vertu \ Ce sont les expressions
mêmes dont il s'est servi contre la ville de Metz,
onze ou douze ans auparavant. Dans ces nouvelles
circonstances encore, ces paroles répondent avant
tout à la passion de celui qui les profère. Elles ont
dans ce cas la même signification avec le même vice
d'exagération, que dans l'autre 3.
1. « Friburgum Helvetiorum, omnium scientiarum cultu de-
« sertum ac dcstitulum » (Ep. 111, 56).
2. « Omnium bonarum literarum atqne virtutum noverca
« aula cœsarea » (Ep. VI, 20, 35, 3G).
3. On trouvera quelques explications à ce sujet dans une note
de l'Appendice (n° XV).
FIN DU PKKMlIill VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION p. i
Les sciences et les arts occultes, p. n. — Pre-
mières doctrines scientifiques, p. iv. — La science
secrète ou art sacré, p. vu. — L'art hermétique,
p. x. — La cabale, p. xix. — La magie, p. xxvm.
CHAPITRE PREMIER. - la vie et les oeuvres
d' agrippa. 1 iSG-1535 p. 1
La légende d'Agrippa," p. 2. — Son histoire;
travaux biographiques dont il a été l'objet, p. \0."
— Son portrait, p. 12. — Esquisse de sa vie, p. 14.
— Ses ouvrages, p. 18. — Leur publication, p. 39.
— Leur caractère, p. 45. — Sa correspondance,
p. i8. — Le traité de la philosophie occulte, p. 6G. —
Le traité de l'incertitude et de la vanité des scien-
ces, p. 90.
CHAPITRE II. — AGRIPPA A COLOGNi:, A PARIS, EN
ESPAGNE, EN BOURGOGNE. l'iSG-1511 ]). [19
Origine d'Agrippa; sa famille; son nom, p. 120.
— Ses premières études à Cologne, p. 124. — Sa
présence à l'Université de Paris, p. 127. — Sus
amis, ]i. 129. — Voyage en Espagne, p. 133. —
Correspondance avec Galbianus, p. 134. — Avec
400 TABLE DES MATIÈRES
Landulphe, p. 138. — Avec l'Évêque de Cyrène,
p. 150 — Séjour ù Avignon, p. 152. — A Lyon, à
Aulun, à Chûlons-sur-Saûne, à Dole, p. 157. — Com-
position du traité de la prééminence du sexe
féminin, pour la princesse Marguerite d'Autriche,
gouvernante de la province de Bourgogne, p. 161. —
Faveur publique dont Agrippa jouit à Dole, p. 1G7.
— Leçons sur le traité de Reuchlin De verbo mirifteo,
p. 172. — Attaques du franciscain Catilinet, p. 179.
— Factum d'Agrippa en réponse à ces attaques,
p. 181. — Relations avec Tritheim ; composition du
traité de la philosophie occulte, p. 188. — Voyage
en Angleterre; Commentaires sur les Épîlres de
saint Paul, p. 200. — Retour à Cologne; thèses
théologiques, p. 202. — Départ pour l'Italie, p. 203.
CHAPITRE III. — AGRIPPA EN ITALIE. 1511-1518 p. 205
Le nord de l'Italie au commencement du xvic siè-
cle, p. 200. — Agrippa au service de l'Empereur, à
Vérone, p. 218. — Agrippa du concile de Pise,
p. 224. — Premier séjour à Pavie, p. 233. — Rela-
tions avec Bartholomeus Losalus, p. 234. — Cor-
respondance avec l'ami de Borgo-Lavezzaro, p. 238.
— Protection du marquis de Montferrat ; premier
séjour à Casale, p. 240. — Lettre du pape Léon X,
p. 241. — Voyage à Rome, p. 245. — Second séjour
à Pavie ; mariage d'Agrippa, p. 247. — Leçons sur
le Pimander d'Hermès Trismégiste, p. 249. — Sur
le banquet de Platon, p. 2G2. — Les Français à
Pavie, avant et après la bataille de Marignan ; les
Suisses à Milan; malheurs d'Agrippa, p. 267. —
Second séjour à Casale, p. 269. — Correspondance
avec le père Jean Chrysostome de Verceil, p. 270. —
Le dialogue sur l'homme, p. 274. — Le traité de
la connaissance tle Dieu, p. 276. — Séjour à Turin;
TABLE DES MATIÈI'.ES 401
à Chambéry, p. -278. — Propositions d'emplois de
divers cotes, p. '280. — Départ pour Metz, p. 281.
CHAPITRE LV. — agrippa a metz. 1518-1520 p. 287
Arrivée ;ï Metz d'Agrippa, p. 287. — Dédain pour
les sciences occultes; attention accordée aux ques-
tions religieuses, p. 288. — La réforme, p. 280. —
Agrippa conseiller stipendié et orateur de la cité
de Metz, p. 301. — Discours de réception devant
la Seigneurie de Metz, p. 307. — Autres discours
d'Agrippa à Metz, p. 311. — Conditions d'existence
à Metz, p. 312. — Les amis et les ennemis d'A-
grippa dans cotte ville, p. 315. — Querelles avec
L'inquisition et avec les théologiens, p. 318.— Affaire
de la prétendue sorcière de Woippy, p. 310. —
Dispute sur la question de la monogamie de sainte
Anne, p. 327. — Correspondance avec Cantiuncula.
p. 344. — Invective d'Agrippa contre la ville de
Mil/, p. 358. — Correspondance avec le célestin
Claude Dieudonné, p. 301. — Avec Lefèvre d'Éla-
ples, p. 370. — Avec Jean Rogier dit Brennonius,
curé de Sainte-Croix, p. 371. — Traits de mœurs
empruntés à cette correspondance, p. 370 — Té-
moignages fournis par les chroniques (h1 Metz sur
Agrippa, p. 303. — Sun départ précipité de cette
ville, p. 300. — Rappel de l'Invective d'Agrippa
contre Metz, p. 397.
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