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CORPS LÉGISLATIF.
CONSEIL DES CINQ-CENTS.
ISCOURS
PRONONCÉ
car SONTHONAX,
Sur là Jituation actuelle de Saint-Domingue^ ù
fur les principaux événement qui fe font pajfés
dans cette île depuis la fin de floréal an 4 , juf
qu'en meffïdor de L'an 5 de la République*
Séance du 16 pluviôfe an 6t
ITOYENS RePRESENTANS *
Envoyé au Corps légiflatif par la colonie de Saint-
Domingue , je range, ai au nombre des courts inftans de
bonheur donc j'ai joui , celui où je viens au milieu de*
a A
fondateurs & des confervateurs de la République , leur
faire le tableau de ma conduite dans cette île , & de la
(ituation actuelle de cette intérefïante poifeilion.
Ceft aujourd'hui, citoyens collègues , l'anniverfaire de
la déclaration de la liberté générale des noirs , de ce
décret qui replaça dans leurs droits ces malheureux arra-
chés à toutes les affections de la nature par la farouche
cupidité.
Si cette époque me retrace des fouverirs attendrilTans
& perfonnels , elle m'en rappelle de bien glorieux pour la
Convention nationale ; cette afïtmblée d'hommes dont les
vaftes conceptions préparèrent les triomphes de la liberté
publique ôc lafFranchilTement général de l'univers. En bri-
fant les fers des noirs , elle apprit à tous les opprimés
qu'elle n'étoit terrible que pour les oppreifeurs ; & quel
que foit le jugement de la poflérité à fon égard , il lui
lefte un monument à jamais durable , dont l'envie ne peut
altérer la pureté, c'eft la haine profonde, éternelle, de
toutes les ariftocraties qu'elle détrôna.
Cette haine étend fa profcription à rous les hommes qui
concoururent à fes immenfes travaux. Faut-il donc s'éton-
ner fi j'ai été en butte aux traits affafïins de la calomnie,
fi , à cette tribune , l'afyle de la liberté des opinions ,
bannie alors du relie de la République , on a ofé faire un
crime aux smis de la liberté d'avoir défendu ma caufe !
Ne craignez pas cependant qu'aigri par les perfécutions ,
j'aille, en récriminant contre mes diffamateurs , vous prefïèt
de lancer fur eux le jufte châtiment qu'ils méritent. Loin
de moi l'idée de nourrir les haines , d'exafpérer les ef-
prits, d'entretenir la fermentation dans un pays depuis trop
long- temps en proie à la difcorde civile , qui , jufqu'à
préfent , n'a connu de la révolution que fes fureurs , &
qui mérite de jouir de fes bienfaits! Si j'ai à dire des
vérités dures fur quelques hommes liés avec les royaliftes
qui vouloient vous profcrire avant le 18 fructidor, je par-
lerai avec coût le ménagement qu'exigent les citconiûnces »
toute l'impartialité qui doit caraâérifer un homme depuis
trop long-temps inftruit à l'école du malheur , & pénétré
du delir brûlant du bien public.
Ce n'elt point ma juftification que je vous préfente ;
je ne fuis ni accufé , ni légalement dénoncé : mais comme
hs ennemis de la révolution ont mis la plus grande im-
portance à ma perte, comme cette tribune a trop fou-
vent retenti d'infâmes déclamations , je dois difliper par
des éclairciflemens publics les foupçons & les alarmes donc
on a ofé vous environner.
Les colonies françaifes avant la révolution languidoienc
fous le poids de la plus dure oppreffion. Les gouverneurs '
les intendans, une nuée de commandât» militaires & de
commis, fe difputcient à qui devoreroient la fubftance des
colons de tomes les couleurs. La même voix qui appeloic
l'ancien monde à la liberté fit entendre ks accens^dans le
nouveau , tk le renverfement de la Baftille devint en Amé-
rique comme en France le lignai de i'infurrection uni-
verfelle. Les Européens habitans des Antilles prirent la co-
carde avec rranfport ; mais ils voulurent pour eux feuls les
avantages de la liberté. Ils repoulïerent les hommes de cou-
leur , de l'égalité politique ; ils réfutèrent d'améliorer le
fort des noirs ; & tandis qu'ils brifoient avec courage les
chaînes dont le gouvernement les avoir chargés , ils pro-
pofoient , dans une aiïemblée coloniale , de river éternelle-
ment les fers des cultivateurs. C'eft dans cetre conduit©
aufli barbare que contradictoire qu'il faut chercher l'origine
de tous les maux qui ont délolé Saint-Domingue. La
jufte ambition de conquérir les droits de l'homme d'un coté ,
de l'autre l'obftination à les refufer , ont caufé l'une des
guerres civiles les plus terribles & les plus fanglantes donc
l'hiftoire fafîè mention.
Repréfentans , pourrez -vous contenir votre jufte indigna-
tion , lorfque vous faurez que Saint-Domingue , dont on
m'a attribué les malheurs, éroit entièrement dévafté long-
temps avant mon arrivée dans cetre île ? L'infurre&ion
Aa
éclata prefque en même temps dans les trois provinces dt
l'île.
An mois d'août de l'année 1791 , les noirs efclaves de la
Î>anie du Nord fc révoltèrent en marte ; ils égorge oient
es propriétaires , incendioiem les plantations & les habi-
tations. Les campagnes fuient ravagées , bouleverfées de
fond en comble j & les hommes libres, pour échappera
la fureur des Africains , fuient obligés de fe retrancher
■dans les villes du Cap , du Fort- Dauphin , du Port-de-
Paix & du Môle. Les mois de feptembre , d'octobre & de
novembre, fuient marqués par les mêmes excès de la part
des hommes de couleur de l'Oued & du Sud , fous le pré-
texte de la revendication de leurs droits. Déjà les villes du
Port-au-Prince & Jacmel avoient été réduites en cendres j
ôc tout cela s'efl: fait , non- feulement avant ma ptemière
arrivée à Saint -Domingue, mais même antérieurement, à
Ja million des premiers comniilTaires civils , Mirbeck ,
Roume & Saint - Léger. Cette vérité a été reconnue dans
les débats imprimés, & j'ai pour garant de mes aliénions le
témoignage des hommes les plus purs que la Convention
nationale ait eus dans (on fein , des repréfentans qui compo-
foient la commifïion des colonies , cette commifiion qui a
prononcé entre moi & mes anciens aceufareurs.
Si donc il eft prouvé que le peuple noir & de couleur
de Saint-Domingue a pris les armes dès 1796" pour re-
couvrer les droits imprefcripribles de la nature , s'il eft
reconnu qu'à cette époque l'état des perfonnes étoit déjà
fixé par le fort des armes , û les continuels fuccès des
opprimés fur les opprelfcurs leur afluroient dès - lors la
jouilîànce de ces mêmes droits , de quel front oferoit-on
me taxer aujourd'hui d'avoir été l'auteur des maux qui
ont accompagné la guerre de la liberté , puifque j'étois
«dors en France , bien éloigné de prévoir le rôle, trop
jnalheureufement célèbre pour mon repos , que depuis j'ai
Joué dans les colonies. C'eft le 17 feptembre 1792 que
je fuis arrivé à Saint-Domingue } & comme je viens de
5
vous le dire , il y avoit plus d'un an que le fort de cette
colonie étoit déc]dé.
Je ne vous remettrai point fous les yeux le tableau des
fairs qui fe font pâlies pendant ma première million : ce
feroit fatiguer votre artention , dépalTer moi-même les
bornes que je me fuis prefcrites , que de vous entretenir
de faits qui déjà vous font connus , d'accufations déclarées
calomnieufes par un décret folemnel de la Convention
nationale.
Au commencement de pluviôfe de l'an 4 > je fLls nommé
par le Directoire exécutif l'un de fes agens particuliers à Saint-
Domingue : deux vailfeaux de ligwe , trois frégates , fix
cents hommes de troupes , cinq à Hx généraux , cinquante
mille francs d'argent comptant ; tels font les moyens mili-
taires Se financiers qu'on mit à notre difpofinon , pour
chalTer les Anglais de Saint-Domingue 8c tirer enfin cette
colonie du cinos où l'abfence d^s autorités civiles l'avoit
plongée.
Nous partîmes de Rochefort, & le &3 floréal nous mouil-
lâmes dans la rade du Cap. je m'attendois à trouver le
pays tranquille , les efprits réunis , les autorités françaifes
reipecties. Au lieu du fpe&acle touchant de l'union & de
la paix , je n'y vois que les apprêts de la guerre civile. Le
gouverneur général 8c l'ordonnateur avoient été' incarcérés
par une troupe de bandits furieux. Le commandant du Cap ,
campé avec un parti de mulâtres a lept lieues de la ville ,
était en révolte ouverte contre fon chef légitime ; les ar-
mées en préfence alloient en venir aux mains; le fang des
hommes de couleur Se des noirs étoit prêt à couler. Deux
jours plus tard , cV c'en étoic fait de la colonie , les trois
parties de Saint - Domingue paftoient fous le joug des en-
nemis de la France.
Deux hommes de couleur, Rigaud &Beauvaiç, gouver-
noient le Sud & l'Ouedde l'île ; le Nord feul obeifloit à un
gérféral européen. Viilatejqui avoit conçu le projet de régner
ieul 6c de cKalTei ie gouverneur, avoit dirigé l'infurreciioru
A S
Bien loin de le défendre , il méconnut fes ordres ," & lut
donna des gardes pour s'afTurer de fa perfonne. Il fit plus ;
voyant les généraux noirs embraffer le parti du repréfenrant
de la France , il fit prendre les armes à la garnifon , diftri-
buer des cartouches , & ordonna par écrit de marcher contre
les libérateurs de fon prifonnier. Il écrivit en même temps
une circulaire à tous les commandans militaires de la colo-
nie pour leur ordonner ne correfpondre avec lui feul , leur
annonçant qu'il remplifïoit déformais les fonctions du gé-
néral en chef Laveaux.
Le plan d'indépendance étoit tellement organifé , que la
municipalité du Cap invita , par une adreiïe , toutes celles
de la partie françaife à envoyer des députés dans la capi-
tale pour s'y réunir en alTemblée coloniale.
D'après des délits aufïï graves j'aurois pu fans doute en
livrer les auteurs au glaive de la loi. Le fait étoit confiant ,
les difpofitions du code pénal précifes-, j'étois autorifé à les
faire juger par une commifîion militaire ; & cette commif-
fion ,compofée de leurs ennemis, les eût infailliblement fait
fufiller. Eh bien ! au lieu de faire juftice des coupables ,
j'ai provoqué l'indulgence de la commiflion du gouverne-
ment ; elle s'eft bornée à éloigner des hommes qui ne pou-
voient plus demeurer dans la colonie fans danger pour la
tranquillité publique , à. les envoyer en France à la difpo-
fition du Dire&oire exécutif. Eli - ce donc là une mefure
cruelle & fanguinaire ? eft-cedonc là la conduite d'un tyran >
d'un ennemi de la conftitution Se de la patiie ?
Cependant à peine Villate & fes complices arrivent en
France , qu'ils font accueillis par mes ennemis. Les aflaf-
fins du gouverneur général font transformés en vi&imes de
Ja tyrannie. Vaublanc les défend avec chaleur à cette tri-
bune ; il unit leur caufe à la fienne : il fuffit qu'ils aient
été arrêtés par ordre des agens du Directoire , pour exciter
l'intérêt de mes perfécuteurs.
Encore, s'il avoit été permis de douter des crimes de ces
malheureux î fi l'accufation eût été fondée fur des indices
7
purement teftimoniaux ! mais c'eft fur des preuves écrites ,'
émanées des accufés eux mêmes ! Les ordres donnés par
Villate font fignés de fa main; la circulaire que je vous ai
annoncée eft avouée de fes auteurs ; ces pièces font dépofées à
la corrimiffion des colonies. Et cependant , dans cette étrange
conjuration du crime contre l'innocence , c'eft le juge qui
prend la place de l'accu fé ! c'eft l'agent du gouvernement
qui eft facrifié à la vengeance àes confpirateurs !
A Dieu ne plaife , repréfentans , que profitant de l'avan-
tage que donne la victoire , j'eflaie de provoquer une réac-
tion contre les conjurés! Le malheur qui frappe même le
coupable, le rend facré à" mes yeux. Je ne vou ois que vous
montrer de quels méprifables moyens on fe fervoit pour me
perdre , & quel étoit le nœud fiinefte qui unifient les chefs
de la faction que vous avez terrafTée le 18 fructidor, avec
ceux de {qs complices que j'ai frappés en Amérique.
L'embarquement de Villate & des principaux chefs de
fa faction rendit la paix à la partie du Nord. Le retour
de l'ordre permit enfin aux agens du Directoire de s'occuper
de réformes Se d'amélioration dans les différentes branches
du gouvernement. On organifa les tribunaux civils &
criminels; on nomma des juges-de-paix dans toutes les
communes ; on forma des adminiftracions municipales; on
tendit les biens à ceux des propriétaires que l'erreur ou la
malveillance avoient mis au nombre des émigrés ; enfin on
s'occupa férieufement des cultures.
Ce dernier objet , avant notre arrivée j étoit confié au*
foins du général Lavaux , aujourd'hui membre du Confeil
des Anciens, & de l'ordonnateur Perroud. Je dois dire à
la louange de ces deux citoyens , qu'ils font parvenus à
relever un grand nombre d'habitations dans la plaine du
Cap , & dans les montagnes de la partie du Nord.
La confiance dans la commiffion étoit telle, que ce
département marchoit à grands pas vers fa reftaurarion. Les
habitans de TOueft & du Sud , courbés fous le joug de fer
que leurimpofoient Rigaud & quelques autres chefs mulâtres 9
A 4
8
nous prefîbient de les faire jouir du bienfait des lois fran-
çaifesj nous nous hâtâmes d'y envoyer une délégation for-
mée de trois hommes connus par un patriotifme fage &
éclairé àinfi que par leur ardent amour pour la liberté. Ils
avoient pour instruction, i°. de maintenir l'égalité politique
entre tous les citoyens , fans diitir.clion de couleur; i°. d'or-
g2nifer les adminiitrations municipales; 3°. de rechercher
les dilapidareurs de la fortune publique & de les forcer à
rendre compte ; 40. de ne pas oublier , dans les récompenfes
à accorder de la part du gouvernement , les fervices rendus
par les hommes qui avoient concouru à la confervation du,
territoire français , & à le garantir de l'invafîon anglaife.
A peine les délégués de la commifîîon font- ils nommés,
que Rigaud & les chefs qui fervoient fous fes ordres fe
réunifient à Léogane pour délibérer h" on les recevrait , Se
il on reconnoîtroit les agens particuliers du Directoire exé-
cutif. Sur les repréfentations de quelques-uns d'entre eux,
on fe décide pour l'affirmative , & les délégués arrivèrent.
Ils trouvèrent les municipalités avilies ; leurs fonctions fe
bornoient à tenir les regiftres de l'état civil. Les comman-
dans militaires, tous hommes de couleur , s'arrogeoient tous
les pouvoirs des anciens lieufenans de roi ; ils régloient ar-
bitrairement tout ce qui étoit relatif aux cultures ik aux
cultivateurs. Cette patrie importante des reflources publi-
ques étoit la proie de ces hommes fans pudeur & fans
moralité.
Les blancs étoient aux hommes de couleur ce que
ceux-ci étoient aux blancs fous l'ancien régime : les
Européens étoient réduits à la condition des affranchis. Le
fort des noirs n'avoir pas changé ; on leur infligeoit les
mêmes ïfuppiices qu'autrefois , & la barbarie des nouveaux
maîtres furpalïoit de beaucoup celle des anciens.
Les délégués commencèrent par erganifer les adminiftra-
tions'mJufripales. Les juges- de -paix furent établis, & ou
leur confia la police des ateliers. Un régime uniforme &
doux remplaça celui du bâton , des chaînes & des cachots.
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Les arbres.de la liberté furent plantés fur les habitations*
Des autels à la patrie furent dreifés , pli chaque décade les
propriétaires ou gérens dévoient réunir les cultivateurs pour
leur infpirer l'obéilTance aux lois.
Des réformes aulîî falutaires ne plaifoient guères au*
dominateurs- ils attendoient avec impatience une occa-
flon favorable de fe reffàifir du pouvoir qu'ils avoient ufurpé.
L'arreitation de Le franc , commandant de Saint- Louis *
prévenu d'un projet d'ailaîiingt , leur en offrit une qu'ils
ne laifsèrent pas échapper.
C'étoit le 10 fru&i-Jor de l'an 4« A peine a-t-on no-
tifié à Lefranc le mandat d'anét , qu'il s'échappe en criant
aux armes. Plufieurs de (qs complices le fuivent dans les
forts ; ils y attirent une foule de noirs & d'hommes de
couleur qui s'y rendent de la vilfe de de la campagne. Ce
fut en vain que la délégation promir une amniflie & même
le pardon de Lefranc , (I l'on évacuoit les forts , fi les
chefs de la révolte faifoient retirer ôc rentrer dans les
ateliers leurs trop crédules auxiliaires : les rebelles répon-
dirent qu'ils ne pouvoient fe retirer qu'à l'arrivée du gé-
néral IVigaud, ôc qu'ils ne reconnoilToient que lui pour
chef légitime. Ils fe formèrent en confeil permanent fous
le titre de confeil populaire féant au fore l'Iler. . . . C'eft
ainfi qu'au i3 vendémiaire de l'an 4 > 1£S ennemis de la
repréfentatioa nationale avoient leur directoire à la feâion.
Lepelletier.
Cependant les partis n'étoient encore qu'en jjréfence ,
le fang des citoyens n'avoit pas coulé , &" tout fembloic
ajourné jufqu'à l'apparition du général Rigaud , alors en
campagne.
Le 14» au. matin, on apprend qu'il eft aux portes de
la ville avec fon armée. Il y entre fur les dix heures, Se
avec lui l'épouvante, le carnage & la mort. Ses fatellites
égorgent, pilent les amis de la France; & c'étoit les
Français récemment venus de l'Europe qu'on leur avoit
particulièrement défignés pour victimes. Bientôt la villf
Difcours de Sonthonax. A 5
10
des Cayes préfente le fpeclacle d'une ville prife d'alTaut.
Le bruit de la moufqueterie , les cris perçans des mal-
heureux égorgés par les ordres de Pugaud , glacent de
terreur les blancs qui s'étoient réfugiés chez les délégués.
Ce général les fait venir chez lui : là , fur les cadavres
fanglans de leurs frères aflaflinés , on les force de ligner
une adreffe dans laquelle ils le fupplient de s'emparer du
gouvernement.
« Nous citoyens français , difent-ils , habirans de la
« ville des Cayes , réunis en ce moment dans la maifon
» du général Rigaud ; confîdérant qu'il n'y a pas
« un moment à perdre , au milieu des gémifîemens plain-
» tifs de nos femmes & de nos enfans, nous lignons tous
*> individuellement la prière que nous adreiTons au général
j» Rigaud , de prendre en main les rênes du gouverne-
» ment, &c. • »
Alors on avoit lieu de croire que l'ambition de Rigaud
fatisfaite arrêterait le cours des afTaflinats ; que , content
de régner , il empêcherait des crimes devenus inutiles , &:
qn'il voudrait jouir tranquillement de fa victoire. Vaine
efpérance ! les brigands à fa folde profitent de la nuit du
24 au *5 pour piller les maifons des blancs entalTés chez
lui, & conduire au fort pour y être fufiîlés ceux que la
profeription avoir défignés fous le titre de partifans de la
faSlon francaife.
Dans la matinée, les délégués , qui jufques-là avoient
été refpectés , virent violer leur afyle ; on fe porte à la
maifon qu'ils occupoient ; leurs archives & leurs effets font
luis au pillage. Inutilement fe plaignent-ils de ces enlève-
mens: .Rigaud leur répond en leur lignifiant qu'ils font
Jes prifonniers , & que leurs papiers feront examinés par
--une commifîion.
Cependant les afTaflinats & les fufillades continuent fix
jours entiers fans que Rigaud, qui avoit la force armée à
fa difpôfition , (Fît le moindre effort pour les arrêter. Tous.
les hommes qui , par leurs talens ou leur énergie , pouYoienc.
lui porter ombrage , étoient impitoyablement facrifiés. Le
commiflaire du Direâoire près la municipalité , des membres
de l'adminiitration , des officiers diftingués par leurs con-
noiflances dans le métiet de la guérie, ont été immolés.
Plus de deux cents victimes ont péri dans ess journées mal-
heureufes , & le carnage n'a cefTé aux Cayes que pour re-
prendre à Saint-Louis , chef-lieu du commandement de
Lefranc : quinze malheureux blancs , du nombre defquels
étoit une femme de foixanre-quinze ans, ont été maiTacrés
par fes ordres , & devant fa porte.
A Acquin il ordonne les mêmes exécutions ; mais il y
trouve un militaire , ami de l'humanité , qui s'honora par
une rëfiftance ferme , en refufant de tremper fes mains
dans le fang européen. C'eft le capitaine Bentier , homme
de coureur , à qui je me plais à rendre, devant le Confeil ,
la juftice qu'il mérite. Je luis foldat de la République,
dit- il à Lefranc, & non le bourreau de mes concitoyens.
Il met les prifonniers fous fa iauve-garde, & ils font con-
fervés. 11 avoit à peine cinquante foldats , &, avec ce foible
fecours , il parvient à maintenir l'ordre dans (on quartier ;
il rende à Lefranc lui-même, il conferve la vie ôc la pro-
priété des habitans ; tandis que R.igaud , à la tête d'une ar-
mée nombreufe , accoutumée à lui obéir, fort de l'influence
que lui donne fa popularité , lailfe tranquillement égorger
& piller dans toute l'étendue de fon commandement , fans
prendre aucune mefure répreflive , fans même daigner invi-
ter les aiîaffins à cellèr leur affreufe boucherie.
Le but de tant de mafTacres étoit d'empêcher la mife ea
activité de la conftitution , qui avoit été proclamée le jour
même de la révolte. Rigaud défend la tenue des alTembléei
primaires. De fon autorité privée j il deftitue les juges-de-
paix, tous les commiiuires du Directoire exécutif' il mec
toutes ks communes en état de fiége. Les arbres de la liberté
iout arrachés , les autels de la patrie renverfés , les arrêté*
de la délégation méprifés , les lois de la République fou-
lées aux pieds. Rigaud , pour couvrir ks crimes , efTaie de
A 6
12
négocier avec les Anglais, Plusieurs officiers français , prï-
fonniers à la Jamaïque & au mô!e Saint-Nicolas , onr vu
fes agens avouer publiquement la m'ifïioa donc ils étoient
chargés. Une correfpondance d'émigrés , & une lettre du
commandant pour le roi d'Angleterre au Port-au-Prince ,
interceptées par la com million , ne laiflent aucun doute à
cet égard. J'ai fait publier officiellement l'une & l'aune , &
Rigaud , furveillé aujourd'hui par les patriotes 3 qui lont
encore en grand nombre dans le département, eft dans
J'impcfîibihté de confommer fon crime.
Rigaud,en négociant avec l'Angleterre, ne perdoit pas
de vue la France. Il falloir , en cas de befoin , fe ména-
ger des appuis auprès du gouvernement ; il falloir fur- tout
le lier avec les agens du miniftère britannique dans le Con-
feil des Cinq-Cents. Sous le nom de la municipalité des
Cayes, il envoya à Paris deux commiflTaires ,-1'un blanc,
Se l'autre homme de couleur, pour rendre compte des évé-
nemens. Leur premier foin à leur arrivée a été de protefter
contre les fignatures que FJ^aud , le poignard fur la poi-
trine , leur avoit extorquées. Forrés de rendre hommage à
ïa vérité, ils ont fait imprimer leur récit des événemens
ides Cayes dans le même leni que je viens de vous les ra-
conter.
Eh bien! citoyens collègues, malgré l'évidence des faits
qui aceufent Rigaud , maigre les preuves matérielles qui
réfultent des actes qu'il avoue , malgré les dénonciations
portées courre lui mr les mêmes hommes qu'il a eu foin
de munir de lettres de créance, il trouva à cette tribune
des protecteurs intérelfés qui me chargeoient des crimes
qu'il a commis. Depuis un an je ligna le Rigaud comme
3'aflaiîin des Européens \ j'envoie foigneufement au gouver-
nement toutes les pièces qui confiaient lés faits ; <k c'eft moi
qui fuis repréienté, par Vaubîanc fon déienfeur , comme
couvert du fang innocent qu'il fie répandre. Etrange effet
de l'aveuglement des pallions révolutionnaires , qui , fans
éea'rd pour les preuves morales pu ^évidence phyfique ,
i3
travefYit tour- à- tour les victimes en bourreaux , 6c les
bourreaux en victimes ! Des attentats inoins font commis
aux Cayes , & la délégation du gouvernement y eft mé-
connue j les dépêches de la commiilion interceptées , fes
couriers maîfacrés ; des agens du gouvernement, fes plus
intrépides défenfeurs, prefque tous venus de France à la
fuite des commiiTahes, périlfent par les ordres de Rigaud ,
& des mains des hommes de couleur fes fatellites. Com-
ment ofoit-on m'attribuer ces faits , quand mes amis feuls
font frappés du fer alTaflin , quand ils fuccombent feuls
fous les coups de ceux qui me calomnient aujourd'hui ?
comment a-t-on pu me peindre comme l'auteur des maf-
facr es du Sud , moi qui depuis quinze mois n'ai ceffé d'é-
lever la voix contre les vrais coupables ?
Pendant les dix- huit mois qu'a duré ma féconde mif-
fion , quatre individus ont fubi la peine capitale par ]\i-m
gement d'une commiflîon militaire ; &: ces hommes étoienc
des noirs» chefs de l'infurredion du Port de Paix. Qu'oit
me cite un feul Européen qui ait péri par ma faute ou par
mes ordres !
Je fuis loin cependant de vouloir envelopper dans une
profcription générale la mau^e des hommes de couleur • (i
l'ambition & la cupidité en ont égaré quelques-uns, c'eft
un malheur qui leur eft commun avec les blancs j avec
les noirs j mais dont on ne peut accufer ceux qui font reliés
fidèles. Lorfqu'il y a dts crimes commis, ce n'eft pas
la couleur de l'individu , c'eft le ccrur_qui! faut acculer»
Si Rigaud fut un tigre furieux , Bentier nous rappelle ce
généreux gouverneur de Bayonne qui, fous le règne fan-
glant de Médicis , refufa de fe fouiller du meurtre des
proteftans.
Les malheureux événemens du Sud influèrent pour quelque
temps fur la tranquillité de la partie du Nord. En vendémiaire
de l'an 5 , les noirs de la montagne du Port-de-Paix s'infur-
gèrent , & ceux de la partie de l'Eft recommencèrent leurs
incurfions ; mais des mefures fages & vigoureufes eurent
Difcours de Sonchonax, A 7
bientôt terminé la révolte. C'en: le général Desfourneaux
qui a l'honneur d'avoir fini cette guerre contre les reftes
de Parmée vendéenne de Jean - François , qui , lors de la
paix avec l'Efpagne, avoit paiïé fous les ordres du comte
de Rouvray , émigré «a la folde de l'Angleterre'. Dans le
courant de ventôfe , & en moins de quinze jours , les
montagnes de Valière , de Sainte-Suzanne & de la Grande-
Rivière, ont été entièrement balayées, les brigands défarmés,
les cultivateurs réunis paifiblement dans leurs ateliers.
A dater de cette pacification de la Vendée de Saint-
Domingue, la culture a fait des progrès rapides. Une gen-
darmerie provifoire, organifée dans toutes les communes,
a réprimé le vagabondage ; & l'amour du travail étoit tel-
lement gravé dans les cœurs , que les noirs déper.dans des
habitations incendiées relevoient eux - mêmes les bâumens
détruits , & venoient enfuite au Cap follicîter les capitaliftes
êc les propriétaires de cette ville d'employer leurs fonds à l'ex-
ploitation des terres. Plus de cent quatre-vingts fucreries font
en activité. Les fermages en nature fe montent à près de
6 millions j ce qui, avec la part des cultivateurs, les frais
de faifance- valoir 5c les bénéfices du fermier, porte le pro-
duit brut des cultutes à près de vingt-cinq millions pefant
de fucre pour la province du Nord feulement. Amis ou
ennemis , étrangers ou nationaux , tous conviennent de
cette vérité.
L'encouragement des cultures produifit la reftauration du
commerce. L'état des mouvemens de la rade du Cap , de-
puis le mois de' prairial an 4 > jufqu'à celui de fructidor
an 5 , prouve que plus de deux cents bâtimens neutres
étoieut employés à 1 importation des marchandifes d'Eu-
rope &rà l'exportation des denrées coloniales. Les relevés
de la douane du Cap portent à 10 millions par trimeftre la
Tomme des. unes & des autres. Les droits d'o&roi fur la
Toctie des marchandifes fe montent à près de i5o,ooo liv.
par mois , le tout argent des Colonies. Vous voyez par là ,
citoyens collègues, qu'il f# fait aujourd'hui plus de com-
i5
merce au Cap Français, qu'en aucun antre des grands porcs
de la République en Europe.
Les progrès inouïs de la culture & du commerce ont
fait rétablir les maifons incendiées en 1793. Un plan en-
voyé au Directoire par la commillion du gouvernement ,
où les maifons rétablies font marquées d'une couleur par-
ticulière , attefte que les deux riers au moins de la ville
du Cap font conftruits. Le fermage des maifons louées
pour le compte de la République s'élève à 600,000 liv.
Au nombre des caufes diverfes qui ont produit la ref-
tauration de Saint-Domingue , je dois mettre fur-tout les
arméniens en courfe. Les mers du golfe du Mexique
ont été couvertes de bâtimens légers,, portant depuis deux
canons jufqu'à vingt , qui ont défoîé & prefque détruit le
commerce anglais. Les braves marins qui les commandent
renouvellenr aux Antilles \es miracles des anciens flibuf-
tiers. Avec de (impies chaloupes , armés de fufils & d'ef-
pingoles, ils enlèvent à l'abordage des bâtimens portant
de la grotte artillerie. 11 n'y a pas huit mois que i'avifo
anglais le Port- Royal _, armé de dix canons du calibre de
quatre & quarante hommes d'équipage , commandé par
un lieutenant de la manne royale , a été pris par un Fran-
çais appelé Michel Meilhan , monté fur une mauvaife
barge, n'ayant que deux efpingoles ce vingt hommes
armés de piftolets & de Cabres. Ce fait paroîtroit in-
croyable fi la procédure de condamnation envoyée au mi-
niftre de la marine n'en garanthfoii pas l'authenticité.
Tels font, en peu de mots , les heureux réfultats de ma
million j les Anglais repoulTés & remis en échec dans les
places que la trahifon leur avoir livrées , leur commerce
intercepté ou détruit , la Vendée de Saint-Domingue paci-
fiée , les cultures vivifiées , la ville du Cap rebâtie , le
commerce colonial encouragé, voilà les actes que j'ai Jf
oppofer à mes ennemis en réponfe à routes leurs calom-
nies. Ces faits font avoués par tous mes détracteur, ils
ont été proclamés dans cette enceinte par de nombreux
i6
mefiages du Direcloire , tous approbatifs de ma conduite.
Si quelques incrédule*, vouloient encore douter du com-
mencement de profpérité dont jouit la colonie , s'ils re-
fufené de croire aux heureux effets de la liberté des noirs ,
qu'ils lifent eux mêmes les aveux de mes dénonciateurs j
qu'ils, fe donnent la peine de parcourir îe rapport fait
par Baibé Marbois au Confeil des Anciens , le '28 ventôfe
dernier , fur les comptes rendus par le miniflre de la
marine.
«' Malgré les agitations & les orages qui tourmentent
» Saint-Domingue ( difoit Marbois )> la liberté y a jeté
» de fi profondes racines, qu'elle ne peut plus être arra-
* chée de cette terre. L'homme libre y faura conduire la
» charrue que l'efclave n'a jamais pu, n'a jamais voulu
»> manier. La forme des êngagemens à terme ne répugne
» point aux inftitutions républicaines
» Si les arts utiles de i Europe font une fois introduits
» dans les colonies , on ne peut calculer avec quelle rapi-
» dite ils en favori feraient la reftauration. Déjà il eft re-
» connu que les affranchis > foit qu'ils fe mettent aux gages
» de ceux dont ils ont été les efclaves^ foit qu'ils de-
» viennent co-partageans dans les produits , ainfi que nos
»> vignerons , peuvent travailler utilement pour le proprié-
•>■> taire & pour eux-mêmes, & que pour êtte maintenu,
» l'ordre n'a pas befoin de la févéïité des châtimens. Le
» fon delà cloche fe fait entendre à des heures fixes, 5c
» appelle comme autrefois les nègres aux travaux. Mais
» pour les y animer , le bruit du fouet n'eft pas nécef-
v faire , l'épreuve eft faite , le (uccès n'eft plus douteux ».
C'eft de la bouche de mes ennemis, citoyens collègues,
que la ve'tité-fefait entendre fur la caufe des noirs: cet homme,
qui , certes , n'a pas partagé mes opinions politiques , qui ,
<i îai sile rapport ^que je viens de citer , blâme ma conduite à
Saint. Dfcîningué , èft forcé d'avouer que la liberté des noirs
a fait* bien des Antilles; que les Africains, cultivateurs,
fe livrent^ travail avec ardeur, fans que le fouet tetrible
«7
d'un féroce conducteur le* appelle à l'ouvrage. L 'épreuve ejl
faite 3 s'écrie-t il, en s'adrefTant aux colons propriétaires , /e
fuccès riejl plus douteux.
Qu'il eft glorieux , citoyens collègues, cet hommage renda
à vos principes ! C'eft à vous, c'eft a la Convention nationale,
qu'aopartient l'immortel honneur d'avoir affranchi les efclaves
de l'Amérique. C'eft par votre courage , par votre énerg.e ,
que l'une des grandes familles du genre humain , réduite
à la condition des bêtes de fotnrne , va jouir des droits
du citoyen. C'eft par vous , enfin , que cette quatrième partie
du monde, déformais civilifée, va ouvrir de nouvelles ioiitces
de profpérité au commerce national, Ainfi la politique, d'ac-
cord avec la philanthropie , ont d'avance fanc-tionné votre
ouvrage.
En vain, pour arTciblir le mérite 'des grands fcrvices que
vous avez rendus à l'humanité , viendcoit - on vous parier
des hommes féroces qui ont fouillé la liberté parleurs crimes ,
des ingrats qui fe font fervis de (es bienfaits pour les tourner
contre la France : vous avez promis au monde que le fol
des Antilles feroit rerti'ifé par dçs mains libres ; que les
noirs , cultivateurs , iravailferoient , & ils ont tenu votre
parole: mais vous n'avez p.is pu garantir q fil n'y au toit parmi
eux, ni ambitieux, ni traîtres. C'eft le fort des révolution»
de produire de tels hommes, & l'Europe, fur ce point, a
donné l'exemple à l'Amérique.
Il me refte à vous parler de mon déport de Saint- Do-
mmgue, fi aiverfement interprété j des éain qu'on attribue ,
à ce fujet , à TouiTaint-l'Ouvcnure ; & fur tout , de la ridi-
cule inculpation d'indépendance dont on a o'fé me charger,
C eft: ici , fur-tout , que je réclame toute votre attention.
Je fuis parti librement de Saint-Domingue le 7 fructidor
dernier pour me fendre à mon pofte au Corps légi datif 0
je ne tohnoiflois alors ni mon exclufion par la fiction \&au-
blario, ni ma réintégration définitive par une loi pairicuîiè'e.
Depuis neuf mois, mon départ avoit été ajourné à cay£ des
troubles du Sud fie du Port- dcrPaix , Bi fur les WreS inf-
i8
tances de mes collègues, qui , n'ayant pas le courage de refter
fans moi à leur porte , me déclarèrent pofitivemeiu qu'ils
abandonnoient la Colonie Ci je n\gn éloignois.
La reftauration du commerce ck des cultures , la réédi-
ficarion de k ville du Cap , enfin la paix la plus profonde
ayant fuccédé aux orages , aux dévaluations ôc aux dan-
gers de toute efpèce , je crus pouvoir fonger à retourner
en France.
Ce fut dans ces circonftances que j'eus connoilTance
d'un complot tramé par des prêtres & des émigrés , &
dont Toulfaint-l'Ouvenure étoit l'inftrument , pour fe dé-
faire de la commiflion du gouvernement. J'en fus averti
par pluficurs commandans militaires noirs , Ôc notamment
par un officier de marque européen , dont la fureté per-
fonnelle exige que je vous taife le nom : c'eft par écrit
qu'il s'eft ouvert à moi ; j'ai remis copie de fa lettre au
Directoire exécutif : il en réfulte que non- feulement on
ne veut pas àts agens actuels de Saint-Domingue , mais
encore qu'on rejette d'avance ceux qu'on enverroit à la
pcix. Je dois cette, juftice à Tonllaint - l'Ouverture : c'eft
que par lui-même il eft incapable de concevoir de pareils
projets ; & je fais , à n'en pouvoir douter , que s'il n'avoir
pas été obfédé, travaillé au-delà de toute imagination , il
n'eût jamais confenti à fe fouiller du crime de rébellion.
Fait pour être gouverné , fon fort eft d'être fournis à une
impulsion étrangère. Sa confcience fuperftitieufe & peu
éclairée l'a jtté dans la dépendance des prêtres contre-
révolutionnaires , qui, à Saint-Domingue, comme en France,
faiiilTent tous les moyens de renverfer la liberté.
Aux prêtres fe font joints les émigrés qui étoient réunis
avec lui îorfque , portant la cocarde blanche , il fervoit
l'Efpa^ne contre la France , fous les ordres & comme
général en fécond de l'armée vendéenne de Jean- François,
principaux font, un abbé italien appelé Martini , qui,
dam^la partie efpagnoîe , étoit (on aumônier j Salnavc ,
émigre\pris par les républicains fur un çorlaire anglais
i9
faifant la courfe contre les Français -, Bâillon de Libertat y
qui , pendant la double guerre que nous avions avec l'Ef-
pagne ôc l'Angleterre , a parcouru fucceffivement toutes les
villes de Saint-Domingue, dont l'ennemi étoit en pof-
feflion • le prêtre Lantheaume j aujourd'hui fon confeilèur.
Tels font les principaux fripons qui le féduifent & î'éga-
rent. Tant que les déclamations Virulentes des ïraublanc ,
des Villaret-loyeufc , des Bourdon ( de l'Oife ) , n'ont pas
percé dans la colonie , l'afcendant de la commiflion a tenu
en échec les confpirateurs : on favoit quelle avoit la con-
fiance du gouvernement , & c'en étoit allez pour qu'elle
fût refpe&ée.
Mais une fois que les conjurés fe font crus afTurés d'un
appui dans le Corps législatif , ils ont profité du fommeil
forcé du Directoire à l'égard de fes agens pour me préfenter
aux yeux de l'Ouverture comme pourfuivi par l'opinion
publique cv par le Corps legillatif, comme abandonné de
mon gouvernement , & fuccombant d'avance fous le poids
de la diffamation.
Hâtei vous ^ lui difoit-on fans cette , de faifir Sonthonax >
il ejl profcrit en Europe: arrêtez-le avant qu'il ait le temps
de fuir 3 & vous aureç bien mérité de la République. C'eft
ainli que Vaublanc , dans une féance trop mémorable , vous
difoit : Qu'attendez-vqus pour frapper Sonthonax?
Toussaint- l'Ouverture vous le livrera pieds et
POINGS LIES.
Cependant il héfaoit encore , Iorfque , pour U détermi-
ner , on lui dépêcha des Etats-Unis une efpèce d'aventu-
turier génois de nation , portant la cocarde efpagnole , fe
difant officier de la marine royale , lui apportant , de la parc
de l'émigré Gatereau , journaliite colon, des paquets venant
de France qui achevèrent de le jeter dans le parti en**
nemi. •
Raymond , incertain 5c lâche , ne s'occupant qte de
l'exploitation des fucreries aifermées pour [on compte ,
crut confcrver fa vie & fon or , en me livrai à Çourdon
20
( de l'Oife ), & en roulant fur moi .tout le poids des fléaux
révolutionnaires qui ont défolé Saint-Domingue. Il n'hé-
lita pas à fe déshonorer par ce honteux marché j & ma
perte fut réfolue.
J5étois député au Corps légiflatif; il ne s'agiiToit que
de m'inviter à me rendre au pefte , pour lequel j'avois
opté, lors de mon élection. Le 3 fructidor , mon collègue,
fit ligner, par Toulfaint -l'Ouverture , une adreiTe dont
voici le contenu :
TouJJa'wt-l' Ouverture s général en chef de Saint-Domingue f
au citoyen Sonthonax , ïepréfentant du peuple & corn-
mïffaire délégué aux ifi.es fous le vent.
«• Privés depuis long-temps des nouvelles du gouver-
y> m ment français , ce long filence affecte les vrais amis
» de la République. Les ennemis de Tordre & de la li-
« bercé chcichcnt à profiter de l'ignorance où nous fommes
» pour fuie circuler des nouvelles , dont le but eft de
» jeter le trouble dans la colonie.
» Dans ces circcnfbnces , il eit néceiTaire qu'un homme
» inftruit des événemtns , & qui a été le témoin des
» changemens qui ont produit fa reftauration & fa tran-
» quillité , veuille bien fc rendre auprès du Directoire
» exécutif pouf. lui faire connaître îa vérité.
» Ncmmé député de la colonie au Corps légiflatif, des
w circomlances impérieiTes vous rirent un devoir de relier
» quelque temps encore au milieu de nous : alors votre
» influence écoit néceiTaire ; des troubles nous aroient
» agités , il falloir les calmer. Aujourd'hui que l'ordre ,
>> la paix , le zèle pour le retablillement des cultures ,
*V)os fuccès fur nos ennemis extérieurs ôc leur impuifîance ,
» v^s permettent de vous rendre à vos fonctions , allez
» dire à ]a France ce que vous avez vu, les prodiges
« dont vuis avez été témoin j éV foyez toujours le défenfeur
i» de la caufe facrée que vous avez embrafTée , dont nous
j» fommes les éternels foldats. Saltft & refpdt. ,
Signé j Toussaint - l'Ouverture.
Cette adrefTe fut préfenrée à la fignature des officiers de
la gamifon du Cap j ils refilèrent unanimement. On jetoit
les hauts cris contre Touflaint : comme on lui foupçonnoit
de mauvaifes intentions , on alloit fe porter contre lui aux
dernières extrémités, loifque , pout éviter l'efFufion du fang,
l'infurrecYion de la plaine , l'incendie des propriétés & le
malfacre des propriétaires , j'annonçois à tous les ronctàon-
naires publics de la commune du Cap , que j'allois partir
pour me rendre en France au Corps légiflatif.
Cependant , la b.-nde de fcélérats qui s'etoient emparé
de l'efprit de Toulfainr- l'Ouverture , alarmée des eftets de
fa lerrre , lui en dicta une féconde, interprétative de la pre-
mière ; en voici ks exprefîîons :
Tou jfaint-ï' 'Ouverture , général en chef de l'armée de Saint-
Domingue , au citoyen Sonthonax , représentant du peuple ,
commijjaire délégué par le gouvernement aux îles fous U
vent.
« Citoyen commiflaire ,
Le vœu du peuple de Saint-Domingrre s'étoit fixé fur
iir t-»i-k.t.- 1/-» -,-, ,'■.(" _._/""• I » • /l • f i"N 1 I
)) vous pour le repréfenrer au Corps légiflatiE Dans la lettre
» que nous vous avons écrite, nous avons voulu joindre
» notre aflenriment particulier à la volonté générale;^ les
>* ennemis de la liberté s'obftinent encore à vom pourfuivre,
» dites leur que nous avons proreflé de rendre leurs ïrTorts
» impuiflans, & que nos moyens font norre courage , norr^
» perfévérance , notre amour' du travail & de Tordre. Ç'/U
»> par nos vertus & norre attachement à la République;, que
j» nous répondions à leurs calomnies-, &, d'après ce que
» vous ave? vu dans la cofohie , vous avez déjà fentj qu'il
1%
»» vous étoit aufli Facile de défendre notre caufe que de
» terrafler nos ennemis. »
Raimond lui-même configna dans un arrêté que mon dé-
part affligeoit tous les amis de la liberté & de l'humanité
dans la colonie.
Raimond avoit raifon : tous les fonctionnaires publics , civils
& militaires, vinrent tn corps me témoigner leurs regrets
fur mon abfence de la colonie. Tous les capitaines des bâti-
mens neutres , tous les négocians étrangers , me témoignèrent,
par une adrefTe , combien ma préfence en Amérique leur
étoit chère , combien elle avoit fervi à ramener le crédit
ébranlé êc à consolider la confiance dans le gouvernement.
La municipalité vint, environnée du peuple & en ion nom,
me déclarer que mon départ annoncé caufoit les plus grands
murmures ; que le mécontentement augmentoit à chaque inf-
tant j & que l unique moyen pour moi de prévenir des
malheurs étoit de rejler dans la colonie jufquà ce que les
nouvelles d'Europe me permirent de la quitter fans danger pour
la. chofe publique.
Le peuple étoit confterné de mon déport ; on ne par-
loit que de s'y oppofer. Pour tromper fa vigilance, je m'em-
barquai de grand matin le 7 fméVidor, accompagné de
mon collègue , qui me quitta fur le bord de la mer ,
après m'avoir ferré dans fes bras & inondé de fes
larmes.
Je ne prévoyois guère alors tout ce que ces adre (Tes
patriotiques , ces tendres embrafTemens , cachoient de per-
fidie. Pouvois - je imaginer qu'un homme qui fe difoit
mon ami , osât dénoncer , diffamer celui qui fut le
fien ; qu'il ne m'eût embralTé que pour m'étoufTer , pour
me poignarder par derrière ? Je me fuis joué des atta-
ques des colons contre - révolutionnaires ; je trouvois coût
Ûmple que des princes détrônés , qne de grands enfans
à qui j'avois arraché le hochet fanglant de l'efclavagej
ne me pardonnaient pas tant de zèle & de dévouement:
mais Raimond, homme de couleur j Raimond, pour les
23
droits duquel j'ai bravé mille morts & tous les outrages;
le voir au nombre de mes aiTaflms ! Non , je ne fuis pas
fait à tant de perverfité : le ciel me garde d'imiter fon
crime en l'accufant à mon tour! Je l'abandonne à fes re-
mords , fi un cœur affez corrompu pour brifer les liens
de la reconnoififance en eft encore fufceptible.
On a ofé m'accufer de rêver l'indépendance des colo-
nies Se le maiïacre général des Européens. On fonde cette
imputation fur une prétendue converfation qu'on m'at-
tribue avec ToufTaint- l'Ouvertute. J'ai lu cette miferable
rapfodie , vile production de l'intrigue & de 1 impofture. le
n'ai que deux mots à y répondre , c'eft que ToufTaint eft
parfaitement incapable de tenir le langage qu'on 'ni prête. Oa
ne m'a jamais accule de ftupidité , ni de b-flelTe d'ame ;
ôc cependant, dans cetre ridicule converfation , on me peint
comme un écolier fous la férule , débitant des fottifes , & fe
faifant rappeler à l'ordre par fon pédagogue.
Quel elt le fonctionnaire qu'on peut aceufer fur des
indices aufïï foibles que ceux qu'on articule contre moi ?
quel eft l'homme public , revêtu de fondions éminentes ,
qu'on oferoit condamner fur de femblables preuves ? Qu'on
parcoure mes écrits ; qu'on examine mes actes , ma cor-
refpondance , mes longs débats avec les colons : eft-il une
ligne , un feul mot , qui puiffent faire foupçonner une
doctrine dangereufe pour les droits de la métropole?
Une (Impie dénégation de ma part fuffiroit fans doute
pour détruire cette abfurde imputation ; mais il me refte
un moyen plus direct , c'eft le témoignage de ToufTaint
lui-même que j'invoque contre lui. C'eft fur la fin de fri-
maire , ou dans le commencement de nivôfe de l'an 5
(dit-il ) , que je lui ai propofé le projet de rendre la co-
lonie indépendante. S'il eft vrai qu'à cette époque j'aie
eu l'infamie de lui faire de pareilles ouvertures , pourquoi
le 29 frimaire ccrivoir-il au miniftre de la marine : ce Je
» compte beaucoup fur les chefs civils & militaiies qui
» nous gouvernent , fur le ccmmijfaire Sonthonax , en qui
s4
i» mes frères mettent toujours la plus grande confiance , alnjl
* que moi. »
Pourquoi le i3 pluviôfe fuivant s'exprime-t-il plus for-
tement encore en s'adreflant au même miniftre? «N'allez
» pas croire (lui écrie- il) , comme chercheront à vous
» l'infirmer ceux qui font partis de la colonie , que les
» citoyens Sonthonax & Raymond trahiftent les intérêts
» de la France. L'harmonie qui règne aujourd'hui dans la
» colonie , & qui eft le fruit des travaux des agens de la
j> France , me porte à defirer que le commilîaire Son-
» thonax refte parmi nous , au moins jufqu'a la paix , &
» qu'il foie toujours revêtu de l'autorité nationale. Le falut
» de Saint- Domingtè1, fon entiefc rétablitlement 8c fa
» profpérité exigent que le DirecY:ire ne lui permette pas
» de s'en retourner; mon attachement à ta France-, l'a-
»> mont de ma patrie & de mes frètes , m'obligent à lui
» en faire la demande. Veuillez , je vous en prie , citoyen
» miniftre, l'appuyer ; & foyez perfuadé que, comme étant
» le plus ii térelfé à la cau£e de la France , je n'ai fait
» cette demande qu'après avoir bien fenti la nécefïité
» qu'elle foit accordée, & les malh urs qui pouiroient ré-
» fulter du départ de cet homme eftimable. »
Voyez, citoyens collègues, comme l'iniquité fe ment à
elle - même , comme la calomnie déchire fon mafque de
fes propres mains. C'eft le i3 pluviôfe , c'eft quarante-
trois jours après que je lui ai propofé l'indépendance , que
Toufïaint demande au miniftre de la marine cV au Direc-
toire exécutif de conferver dans mes mains l'autorité na-
tionale julqu'à la paix ! Peut - on imaginer une pareille
contradiction ? De deux chofes l'une : eu il a trompé le
gouvernement par fa dernière aceufation , en me chargeant
d'un crime que je n'ai pas commis ; ou bien fes lettres au
miniftre démontrent que lorfqu'il les écrivoit , il étoit mon
complice. Dans l'un & l'autre cas , quelle foi ajouter à (es
affe ttions ?
Certes , h quelqu'un pouvoit être foupçonné de favo-.
rifer k fyftême d'indépendance, ce feroît fans doute celui
donc la vie politique n'a été qu'une révolte continuelle
contre la France. Toulîaint- l'Ouverture a été l'un des
chefs de la Vendée de Saint - Domingue. Par l'impulfioa
de ces mêmes émigrés qui l'entourent aujourd'hui , il or-
ganifoit en 1791 la révolte des noirs & le ma(Tacre des
blancs propriétaires. En 1790 & 94 il commandoit l'ar-
mée des brigands aux ordres du roi catholique , & il n'a
palfé au fervice des républicains que lorfque les négocia-
tions de paix lui ont appris que lEfpagne n'avoic plus
befoin de lui.
Les émigrés & les prêtres ne font pas les feuls qui
aient contribué à égarer l'Ouverture j fa coalition avec Ri-
gaud , dont il blâmait hautement les crimes dans fa cor-
refpondance avec moi , prouve évidemment qu'il eft aujour-
d'hui la dupe de [es fuggeltions. Voyant Rigaud défendu
par Vaublanc , il m'a cru perdu ^ il s'eil lié avec le meur-
trier dzs Français, en m 'imputant ùs perfidies.
Dans ces circonftances , citoyens collègues , quel parti
prendre fur les colonies ? Celui de la fageffe , de la mo-
dération <k de la jutlice. En parcourant les pages enfan-
glantées de leur hiltoire révolutionnaire , vous avez dû vous
convaincre que tous les partis ont eu des torts récipro-
ques j que des hommes de toutes les couleurs ont commis
de grands crimes ; que plufieurs généraux _, au lieu de faire
refpedbr la métropole & fes agens , n'ont raie que les in-
fulter (Scies trahir. Tantôt ce font les aflfemblées coloniales
qui proclament l'indépendance • tantôt des chefs militaires,
par des voies différentes , marchent au môme but.
Faut -il s'étonner que l'oubli de l'Europe enhardiiTê
les ambitieux à fecouer le joug ; & s'il exiftoit dans l'in-
térieur de la République un feul département qui , pen-
dant un an feulement, fût privé de correfpondance avec
les deux pouvoirs qui conftituent norre gouvernement ,
croyez -vous qu'il demeurât long- temps fidèle à l'unité, à
l'indivifibilité de l'empire? Eh bien! depuis cinq ans en-
2-6
tiers vos colonies font fans loi , fans correfpondance fuivie
avec la métropole. Dans ma première million , les agens j
de la France ont été quinze mois fans recevoir de nou-
velles : dans la féconde , j'en ai attendu vainement de-
puis le mois de brumaire de l'an 5 , jufqu'en fructidor '
dernier. La diftance des lieux , le dépériffement de notre
marine , les embarras que les diverfes factions qui fe font |
mêlées des colonies ont fufcités au Directoire , ne lui ont
pas permis de faire pour ces contrées lointaines tout ce
qu'on a droir d'attendre du patriosKme' &des lumières de
fes membres. Si les colons fe font livrés à des écarts re-
Î>réhenfibles , n'eft-ce pas à l'ignorance , à l'abfence des
ois , qu'il faut s'en prendre , plutôt que de les accufer
d'intentions perfides? Je ne connois qu'une feule claiïe
d'hommes dont les délits foient inexecufables j ce font les
alTaflîns : pourfuivons - les par-tout où ils fe trouveront ;
mais faifons grâce aux hommes égarés , que le délire de
la guerre civile a précipites dans des erreurs funeites* pro-
clamons pour les Antilles la loi bienfaifante de l'amniftie,
avec la feule modification contenue dans le décret du 3
brumaire, qui a terminé la feiîion de la Convention na-
tionale.
Quant à moi , je déclare que je renonce, pour ce qui
me concerne , au bénéfice de cette falutaire mefure ; 8c je
demande que les ngens du Directoire dans les colonies ,
contre lefquels il pourroit y avoir lieu à aceufation, en foient
formellement exceprés. Content , fatisfait du bien que doit
produire l'indulgence paternelle de la métropole envers
fes colonies , le fpeétacle du bonheur public me fera oublier
pour jamais les persécutions & les perfécuteurs.
A PARIS, DE L'IMPRIMERIE NATIONALE,
Pluviôfe an 6.