Skip to main content

Full text of "Correspondance et Voyage à l'étranger;"

See other formats


\. 


u 


p% 


( 


м^ 


Т 


^ 


-^з- 


^^ 


^ 


^î^ 


4 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 


DU  MÊME  AUTEUR 


Lb  Double,  roman,  traduit  par  J.-W.  Bienstock  et  Léon 
Werth 1  roi. 

Carnet  d'un  Inconnu  (Stépanchikovo),  roman,  traduit  par 
J.-W.  Bienstock  et  Charles  Torquet 1  vol. 


r^        ^  TH.    DOSTOÏEVSKI  ^ 


Correspondance 


et 


Voyage  à  l'Étranger 


TAADVIT   DO    ЩиМВ   FAR 

J.-W.    BIENSTOGK 

AVEC    LN  POHTHAIT 


С    U'ûuu^     a^     UlXC^WVC^ 


9Г' 


PARIS 
SOCIÉTÉ   DV    MERCVRE   DE   FRANCE 

XXVI,  RVE  DE  CONDÉ,  XXVI 


jtmTiricATiO!»  00  пяла! 


Droits  de  reproduction  réservés  pour  toas  pays 


INTRODUCTION 


Théodore  Mikhaïlovitch  Dostoïevski  occupe  dans  la 
1  ittérature  russe  une  place  tout  à  fait  à  part.  Alors 
que  la  majorité  des  écrivains  des  années  40  appar- 
tiennent à  la  classe  des  propriétaires  ruraux,  Dos- 
toïevski, lui,  est  un  citadin  ;  et  tandis  que  la  plupart 
d'entre  eux  possèdent  une  certaine  fortune,  Dos- 
toïevski est  en  Russie  un  des  premiers  représentants 
du  prolétariat  intellectuel. 

Le  père  de  Dostoïevski  était  médecin  de  l'hôpital 
Marie, à  Moscou;  sa  mère  était  la  fille  d'un  marchand 
de  Moscou,  Netchaiev.  Le  docteur  Dostoïevski  eut  sept 
enfants  dont  le  second,  Théodore,  naquit  le  30  octo- 
bre 182i.  L'appartement  de  l'hôpital  réservé  au  méde- 
cin n'avait  que  deux  chambres  et  une  cuisine,  et  toute 
la  famille  logeait  là. 

Les  mœurs  de  la  famille  étaient  très  religieuses  et 
patriarcales. 

En  1831  les  parents  de  Dostoïevski  achetèrent  une 
petite  propriété  dans  le  gouvernement  de  Toula,  à 
150  verstes  de  Moscou.  Dès  les  beaux  jours,  la  mère 
et  les  enfants  s'installaient  à  la  campagne  pour  tout 
l'été.  Ces  séjours  à  la  campagne,  d'après  Th.  Dos- 
toïevski lui-même,  lui  laissèrent  «  une  impression 


6  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

profonde  pour  toute  la  vie  ».  Néanmoins  ce  sont  les 
impressions  de  la  vie  urbaine  qui  ont  le  plus  forte- 
ment marqué  le  caractère  de  Dostoïevski  et  celui  de 
ses  œuvres. 

L'instruction  première  des  enfants  Dostoïevski  leur 
fut  donnée  par  leur  mère, ensuite  ils  eurent  deux  pro- 
fesseurs: un  diacre  qui  leur  enseignait  l'histoire  reli- 
gieuse, et  un  certain  Souchard  qui  leur  donnait  des 
leçons  de  français.  Ce  Souchard  avait  une  école  pré- 
paratoire ;  on  y  mit  les  deux  atnés.  Le  père  s'était 
chargé  des  leçons  de  latin. 

En  1834,  Théodore  Dostoïevski  et  son  frère  aîné 
Michel  furent  placés  dans  le  célèbre  pensionnat  de 
Tchermak.  La  plupart  des  professeurs  qui  donnaient 
des  leçons  dans  cet  établissement  appartenaient  à 
l'Université. 

Les  parents  de  Théodore  Dostoïevski  organisaient 
souvent,  le  soir,  des  lectures  auxquelles  assistaient 
les  enfants.  C'est  là  que  Théodore  Dostoïevski  fit  con- 
naissance avec  les  œuvres  de  Lomonossov,  de  Der- 
javine,  de  Joukovski,  de  Karamzine.  Une  fois  entré 
au  pensionnat,  le  cercle  de  ses  lectures  s'élargit,  mais 
Dostoïevski  donna  toujours  la  préférence  aux  voyages, 
aux  romans  de  Walter  Scott  et  aux  œuvres  de  Pouch- 
kine. 

Au  commencement  de  1837,  Dostoïevski  perdit  sa 
mère.  La  même  année  le  père  amena  ses  deux  fils 
aînés  à  Pétersbourg  pour  les  faire  entrer  à  l'Ecole 
des  Ingénieurs.  Th.  Dostoïevski  avait  alors  quinze 
ans.  Tout  d'abord  les  garçons  durent  suivre  un  cours 
préparatoire,  et,  à  cet  effet,  ils  furent  placés  dans  un 
pensionnat  dirigé  par  un  certain  Kostomarov.Au  com- 
mencement de  l'année  scolaire,  Th.  Dostoïevski  fut 
admis  à  l'Ecole  des  Ingénieurs,  mais  seul  ;  son  frère 
Michel  avait  été  refusé  pour  raison  de  santé. 


INTRODUCTION 


Son  penchant  pour  la  littérature,  qui  de  bonne  heure 
se  montra  en  Dostoïevski,  ne  lui  laissait  guère  le  goût 
des  sciences  appliquées  qu'on  enseignait  à  l'Ecole 
des  Ingénieurs.  Toujours  concentré  en  lui-môme, pen- 
sif, sombre,  le  jeune  garçon  se  liait  peu  avec  ses  cama- 
rades. Jour  et  nuit  il  restait  plongé  dans  ses  livres  et 
noircissait  de  longues  pages  avec  ses  premiers  essais 
littéraires.  Il  ne  fut  pas  un  élève  très  brillant,  mais 
en  revanche,  pendant  les  mois  passés  à  l'école,  il  étu- 
dia à  fond  Goethe,  Schiller,  Hoffmann,  Victor  Hugo, 
George  Sand,  Balzac  et  surtout  Pouchkine.  Sous 
l'inlluence  de  ce  dernier  il  se  mit  à  écrire  un  drame  : 
Boris  Godounov, 

En  1839  le  père  de  Dostoïevski  mourut.  Les  enfante 
eurent  pour  tuteur    le  mari  de    leur  tante,  Karéline. 

En  1843,  Dostoïevski  termina  ses  éludes  d'ingénieur 
et  entra  au  service  de  l'État, à  Saint-Pétersbourg,  en 
qualité  de  dessinateur  du  Département  des  Ingénieurs. 


11 


Après  la  sortie  de  l'Ecole  commença  pour  Dos- 
toïevski une  vie  de  labeur  pleine  de  misères.  On  ne 
peut  pas  dire  que  Dostoïevski  fût  absolument  sans 
ressources  :  il  recevait  de  petits  appointements  et,  de 
temps  en  temps,  son  tuteur  lui  envoyait  de  l'argent, 
de  Moscou  ;  mais  comme  il  était  totalement  privé  de 
sens  pratique,  l'argent  fondait  entre  ses  doigts  et  il 
était  toujours  criblé  de  dettes.  C'est  un  trait  carac- 
téristique qui  passe  à  travers  toute  sa  vie.  Jusqu'à  son 
dernier  jour  il  se  plaint  du  manque  d'argent,  emprunte, 
prend  des  avances,  et  n'arrive  jamais  à  joindre  les 
deux  bouts. 

La  situation  matérielle  de  Dostoïevski  devint  encore 


8  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOTEVSKI 

pire  quand,  en  1844,  le  service  d'ingénieur  lui  étant 
devenu  insupportable,  il  donna  sa  démission.  Il  lui 
fallut  le  remplacer  par  des  traductions  de  George 
Sand  que  les  éditeurs  lui  payaient  25  roubles  la 
feuille. 

Après  sa  démission,  Dostoïevski  se  mit  à  écrire  son 
premier  roman  :  Les  Pauvres  Gens.  En  mai  1845  le 
roman  était  terminé  et  Dostoïevski,  par  l'intermé- 
diaire de  son  camarade  d'école,  Grigorovitch,  le  fit 
remettre  à  Nékrassov  qui,  à  cette  époque, se  préparait 
à  éditer  un  recueil  littéraire. 

Après  avoir  lu  son  roman,  dans  la  nuit,  Nékrassov 
et  Grigorovitch,  enthousiasmés, accoururent  chez  Dos- 
toïevski ;  puis  ils  portèrent  le  roman  à  Bélinski  en 
disant  :  €  Un  nouveau  Gogol  est  paru  !  »  A  quoi 
Bélinski  remarqua  sévèrement  :  «  Chez  vous,  les 
Gogols  poussent  comme  des  champignons.  >  Mais 
après  avoir  lu  le  roman,  il  s'écria  ému  :  «  Amenez-le. 
Amenez-le-moi  le  plus  vite  possible  I  »  Le  roman 
parut  dans  le  recueil  de  Nékrassov,  au  commence- 
ment de  1846,  et  son  apparition  valut  à  Dostoïevski 
une  réputation  des  plus  flatteuses  dans  les  cercles 
littéraires  de  Pétersbourg. 

Mais  bientôt  les  relations  entre  Bélinski,  Nékrassov, 
le  cercle  du  Sovremennik  et  Dostoïevski  devinrent 
très  tendues  et  se  rompirent  tout  à  fait  ;  et  presque 
toutes  les  œuvres  de  Dostoïevski  (avant  la  déporta- 
tion) parurent  à  Oletchestvennia  Zapiski.  C'est  là 
que  furent  publiés  :  Le  Double,  M.  Prokhartchine,  La 
Patronne,  Le  Cœur  faible.  Les  Nuits  blanches,  Nieto- 
Ichka  Niesvanov,  etc. 

Ce  refroidissement  puis  cette  rupture  eurent  pour 
cause  essentielle  la  divergence  d'opinions  qui  com- 
mençait déjà  à  se  montrer  entre  Dostoïevski  et  le 
groupe  de  ces  écrivains  :  Dostoïevski  défendait  avec 


INTRODUCTION 


acharnement  ses  convictions  religieuses  ;  dans  le 
cercle  du  Sovremennik,  on  le  regardait  comme  un 
conservateur. 

En  se  séparant  du  cercle  du  Sovremennik,  Dos- 
toïevski se  rapprocha  de  Bekelov  et  de  lanovski,  et 
sous  l'influence  de  ces  deux  hommes,  et  surtout  du 
fameux  Boutachevitch-Petrachevski,  il  se  convertit 
au  socialisme  et  rentra  dans  le  cercle  politique  connu 
sous  le  nom  des  Petrarheutsy. 

Dostoïevski  appartenait  au  groupe  des  fouriérisles, 
les  plus  modérés  de  tous  les  Petracheuisy.  Selon 
Milukov,  dans  ce  groupe  «  il  n'y  avait  aucun  plan 
révolutionnaire  ».  Le  groupe  des  fouriéristes,  fondé 
et  présidé  par  Dourov,  combattait  la  sévérité  de  la 
censure  d'alors,  le  servage,  les  abus  administratifs, 
mais  il  ne  pensait  pas  au  changement  de  forme  du 
gouvernement,  suivant  sous  ce  rapport  la  doctrine 
de  Fourier  qui  n'attribuait  aucune  importance  aux 
transformations  politiques.  Cependant,  un  jour  qu'on 
discutait  les  moyens  d'émanciper  les  paysans,  à  l'ob- 
jection de  Dostoïevski  :  «  Notre  peuple  ne  suivra  pas 
les  traces  des  révolutionnaires  européens  », quelqu'un 
répondit  :  <  Et  s'il  n'y  avait  pas  d'autres  moyens 
que  la  révolte  pour  alTranchir  les  paysans,  que  fau- 
drait-il donc  faire?  »  Dostoïevski  s'écria  :  «  Alors,  la 
révolte  !  » 

Cette  exclamation  n'était  que  l'excitation  du  mo- 
ment. En  général, Dostoïevski  était  loin  de  toute  idée 
révolutionnaire  ;  il  déclamait  avec  enthousiasme  les 
vers  de  Pouchkine  sur  la  disparition  de  l'esclavage, 
«  par  un  geste  du  tzar  »  ;  il  répétait  que  toutes  les 
théories  socialistes  ne  sont  pour  les  Russes  d'aucune 
importance,  que  dans  la  commune  et  l'artel  depuis 
longtemps  déjà  existent  des  bases  plus  solides  et 
plus  normales  que  toutes  les  idées  de  Saint-Simon  et 


10  CORRBSPONDANCE    DK    DOBTOÏEVMKI 

de  son  école,  et  que  la  vie  de  la  communauté  d'Icarie 
et  le  Phalanstère  lui  inspirent  plus  d'horreur  et  de 
dégoût  que  le  bagne. 

Ni'iunmoins  le  23  avril  1849,  Dostoïevski  était 
arnUé  avec  tout  le  groupe  des  Pelrac hevl ну ,  awïcnné 
dans  la  forteresse,  traduit  devant  la  Cour  martiale, 
accusé  «  d'avoir  pris  part  à  des  conversations  sur  la 
sévérité  de  la  censure  ;  dans  une  réunion  en  mars 
184'.),  d'avoir  lu  la  lettre  de  Bélinski  à  Gogol, de  l'avoir 
lue  ensuite  chezDourov  et  de  l'avoir  donnée  à  copier 
à  Marbelli  ;  d'avoir  écouté  chez  Dourov  la  lecture  de 
divers  articles;  de  connaître  le  projet  d'installation 
d'une  typographie  clandestine,  etc.  » 

La  Cour  martiale  condamna  tous  les  PelrachevUyy 
de  ce  nombre  Dostoïevski,  à  être  fusillés.  Ce  terrible 
arrC't  fut  lu  aux  condamnés  le  22  décembre  1849,  et 
pendant  vingt  minutes  les  malheureux  crurent  que 
leur  dernière  heure  avait  sonné.  Mais  sur  le  lieu 
même  du  supplice  la  peine  de  mort  fut  commuée  en 
celle  des  travaux  forcés.  Dostoïevski  était  condamné 
à  quatre  ans  de  travaux  forcés,  après  quoi  il  devait 
être  incorporé  dans  un  régiment  comme  simple  sol- 
dat. Le  jour  de  Noël,  Dostoïevski  partit  en  Sibérie. 

Le  Petit  Héros  est  la  dernière  œuvre  de  celle  période 
de  la  vie  de  Dostoïevski  ;  elle  fut  écrite  dans  la  for- 
teresse. Son  activité  littéraire  s'interrompit  ensuite 
pour  plusieurs  années. 


m 


-Muni  de  l'Evangile  que  lui  avaient  donné  les  fem- 
mes des  Décembristes,  qui  à  Tobolsk  avaient  visité 
les  Petrachevtsy  dans  la  prison,  Dostoïevski  fut  en- 
fermé au  bagne  pour  quatre  ans. 


INTRODUCTION  И 

Dans  sa  célèbre  Maison  des  Morts  y  Dostoïevski  dé- 
crit en  détail  sa  vie  au  bagne  et  ses  impressions.  11 
avait  là-bas  la  possibilité  de  se  rapprocher  du  peu- 
ple, de  l'étudier,  et,  en  môme  temps,  il  se  pénétrait 
de  cet  esprit  mystique  propre  aux  masses  sombres 
des  Russes.  Pendant  trois  ans,  Dostoïevski  n'écrivit 
absolument  rien.  Il  n'avait  entre  les  mains  aucun 
livre  sauf  la  Bible,  et  d'après  ses  propres  paroles  : 
«ne  lisant  que  la  Biblo,  il  put  comprendre  mieux  et 
plus  prolondéineut  le  sens  du  clirislianisme.  » 

La  dernière  année  du  bagne,  avec  un  nouveau 
directeur,  la  situation  de  Dostoïevski  s'améliora.*  Dans 
la  ville,  écrit-il,  parmi  les  officiers  se  trouvaient 
des  connaissances  et  môme  des  camarades  d'école. 
Je  renouai  des  relations  avec  eux,  et  par  eux  je  pus 
me  procurer  un  peu  d'argent,  écrire  aux  miens  et 
môme  avoir  des  livres.  Il  est  difficile  de  se  rendre 
compte  de  l'impression  étrange  et  en  môme  temps 
émouvante  produite  sur  moi  par  le  premier  livre  que 
je  lus  en  prison.  C'était  un  numéro  d'une  revue 
quelconque.  C'était  comme  si  une  nouvelle  de  l'autre 
monde  m'était  venue  trouver.  Je  mejetai  d'abord  sur 
un  article  signé  du  nom  d'une  connaissance,  un  ami 
d'autrefois...  » 

La  santé  de  Dostoïevski  fut  terriblement  ébranlée 
par  la  vie  du  bagne.  Étant  enfant  il  souffrait  déjà  de 
troubles  nerveux,  et  avant  son  arrestation,  vers  1846, 
ses  nerfs  furent  si  ébranlés  qu'on  crut  qu'il  allait 
devenir  fou. 

Ce  fut  aux  soins  de  ses  amis  Beketov  et  lanovski 
qu'il  attribua  sa  guérison.  A  cette  époque,  la  nuit,  il 
était  parfois  saisi  de  cette  terreur  mystérieuse  qu'il 
décrit  minutieusement  dans  Les  Humiliés  et  Offensés. 
De  temps  en  temps  survenaient  des  crises  épilepti- 
formes. 


12  CORRESPONDANCE    DS   DOSTOÏEVSKI 

En  Sibérie  son  mal  se  développa  dénnitivemenl, 
et  en  arriva  au  point  que  Dostoïevski,  à  qui  on  le 
cachait,  n'en  put  plus  douter. 

Au  sortir  du  bagne,  le  2  mars  1854,  Dostoïevski  fut 
incorporé  comme  simple  soldat  au  7*  bataillon  de 
ligne.  Le  1"  octobre  1855,  il  était  promu  lieutenant 
dans  le  même  bataillon.  Après  le  bagne  sa  situation 
s'améliora  sensiblement.  Il  était  libre,  sans  cbaloee, 
il  pouvait  être  seul,  lui  que  le  manque  d'isolement 
avait  tellement  fait  souffrir  au  bagne.  Il  se  remit  à 
écrire.  C'est  en  Sibérie  qu'il  écrivit  :  Le  Rêve  de  mon 
OnclefCi  le  Carnet  d'un  Inconnu  (Slepanchikovo),  et 
qu'il  composa  le  plan  de  sa  Maison  des  Morts. 

En  même  temps,  il  y  vécut  son  propre  roman,  qui 
le  fit  souffrir  beaucoup,  physiquement  et  moralement, 
et  se  termina  par  son  mariage  à  Kouznietzk,  le  в  mars 
1850,  avec  la  veuve  Marie  Dmitrievna  Issaiev. 

Après  de  longues  démarches  et  de  nombreuses 
suppliques,  Dostoïevski  reçut  la  permission  de  quitter 
la  Sibérie  et  de  vivre  en  Russie  d'Europe.  Il  s'ins- 
talla d'abord  à  Tver,puis  enfin  il  fut  autorisé  à  vivre 
dans  la  capitale. 

Revenu  à  la  liberté  entière,  Dostoïevski,  entraîné 
par  le  mouvement  social,  alors  très  intense,  ne  put 
se  limiter  aux  belles-lettres,  et  avec  son  frère  Michel 
il  commença  la  publication  de  la  revue  Vremia 
{Le  Temps)  qui  parut  au  commencement  de  jan- 
vier 1861. 

Cette  revue,  par  ses  opinions  ainsi  que  par  le  choix 
de  ses  principaux  collaborateurs  (Apollon  Grigoriev, 
Strakhov,  etc.),  se  rattachait  à  la  doctrine  mi-slavo- 
phile  mi-occidentale  dont  les  adeptes  portaient  le 
nom  de  Polchvenniki  (du  nom  Potchva,  le  sol),  et 
dont  le  fondateur  et  principal  représentant  était  Apol- 
lon Grigoriev. 


INTRODUCTION  13 

Dostoïevski  se  plaça  à  la  tête  de  ce  parti  et  lui 
donna  son  nom,  car  les  expressions  :  <  Nous  sommes 
détachés  de  notre  sol  »  — «  Nous  avons  besoin  de  cher- 
cher notre  sol  »  étaient  les  expressions  favorites  de 
Dostoïevski  et  se  rencontrent  dans  un  premier  article 
du  Vremia, 

Dostoïevski  prit  une  part  très  grande  et  très  active 
à  la  nouvelle  revue.  Dans  le  premier  numéro  com- 
mença la  publication  des  Humiliés  et  Offensés  ;  et  en 
1861-1862  dans  la  même  revue  parut  la  Maison  des 
Morts  > 

En  outre  Dostoïevski  faisait  de  la  critique  ;  sa  pre- 
mière étude  parut  sous  le  titre  :  Série  d'articles  sur 
la  littérature  russe  —  Introduction.  Il  s'était  de  plus 
chargé  des  corrections,  du  feuilleton  et  de  tout  le 
côté  matériel  de  la  revue.  Ce  travail  absorbant  ébranla 
la  santé  de  Dostoïevski.  Au  bout  de  trois  mois  il 
tomba  gravement  malade. 

Le  Vremia  eut  un  très  grand  succès  :  2.300  abon- 
nés la  première  année.  Ce  résultat  donna  à  Dosto- 
ïevski la  possibilité,  en  1802,  de  faire  son  premier 
voyage  à  l'étranger.  Il  le  décrivit,  dans  la  revue 
Vremia  sous  le  titre  :  Notes  d'hioer  sur  des  impres- 
sions d'été  '. 

Mais  les  jours  du  Vremia  étaient  comptés.  Un  arti- 
cle de  Strakhov  sur  la  révolte  polonaise  fut  jugé  très 
sévèrement  par  Tadministration,  et  la  revue  fut  inter- 
dite. 

Malgré  cette  débâcle,  Dostoïevski  partit  de  nouveau 
pour  l'étranger,  en  été  1863.  Cette  fois  son  voyage  fut 
malheureux.  Dostoïevski  était  joueur;  dans  une  ville 
allemande,  il  se  laissa  séduire  par  la  roulette.  Lors  de 


1.  Voir  l'Appendice. 


14  COHREHr'ONDANCB    DE    D08T0lKV!<iKI 

son  prcmiervoyngc  il  avait  gagné  au  jeu  12.000  francs; 
la  seconde  fois  il  perdit  loul  et  ses  amis  furent  obli- 
gés d'emprunter  de  l'argent  h  la  Bibliothèque  de  Lec^ 
tare,  sur  le  compte  d'un  futur  ouvrage.  En  souvenir 
de  cet  épisode  de  sa  vie,  Dostoïevski  écrivit  plus  tard 
Le  Joueur. 

L'année  suivante  lui  fut  plus  malheureuse  encore. 
D'abord  il  perdit  deux  êtres  chers  à  son  cœur  :  sa 
femme  et  son  frère  Michel.  En  outre  il  eut  un  grand 
désastre  avec  la  nouvelle  revue  L'Époque  qui  devait 
remplacer  Vremia.  Les  tracasseries  de  la  censure,  la 
maladie  de  sa  femme  mourante,  celle  de  son  frère,  le 
mauvais  état  de  sa  santé,  tout  cela  eut  pour  résultat 
qu'après  deux  livraisons  de  L'Epoque^  qui  avait  à 
peine  1.300  abonnés,  il  ne  restait  plus  un  sou  et  on 
ne  pouvait  payer  ni  collaborateurs,  ni  papier,  ni  typo- 
graphie; tout  s'écroulait.  La  famille  de  Michel  Dos- 
toïevski restait  sans  ressources  et  Dostoïevski  lui- 
même  avait  15.000  roubles  de  dettes. 

Après  la  disparition  de  L'Epoque^  une  nouvelle 
période  commença  :  celle  de  la  création  des  grands 
romans. 


IV 


En  été  1865,  à  la  fin  de  juin,  Dostoïevski  partit  pour 
l'étranger.  En  automne  il  rentra  à  Pétersbourg  qu'il  ne 
quitta  pas  de  tout  1866.  Ce  fut  l'époque  la  plus  péni- 
ble de  sa  vie. 

Malade,  seul,  poursuivi  par  ses  créanciers,  tour- 
menté à  cause  de  la  famille  de  son  frère  défunt,  il 
devait  tendre  toutes  ses  forces  pour  sortir  de  sa  péni- 
ble situation  financière. 


INTRODUCTION  15 

Le  résultat  de  ses  efforts  fut  un  très  grand  roman, 
le  meilleur  peut-être  que  Dostoïevski  ait  écrit:  Crime 
et  Châtiment,  composé  en  1865-1866.  Sa  publication 
commença  dans  Rousski  V/es/nZ/r  en  janvier  1866.  La 
même  année  pour  sortir  de  ses  dettes,  Dostoïevski 
vendit  à  Stellovski,  pour  3.000  roubles, le  droit  d'édi- 
ter ses  œuvres  complètes,  avec  l'engagementd'y  join- 
dre un  roman  inédit.  Ce  roman  devait  être  fourni  dans 
un  certain  délai  spécifié  au  contrat.  C'est  alors  que 
Dostoïevski  commença  à  écrire  Le  Joueur  dont  il 
avait  conçu  le  plan  en  1863.  Craignant  de  ne  pas  être 
prêt  à  temps  voulu  s'il  travaillait  à  sa  façon  ordinaire, 
il  prit  une  sténographe,  Anna  Grigorievna  Switkine, 
que  lui  avait  recommandée  un  libraire,  M.  Olkhine. 
Une  année  plus  tard,  cette  jeune  fille  devenait  la 
femme  de  Dostoïevski.  Le  mariage  eut  lieu  le  15  février 
1867.  De  cette  union  naquirent  quatre  enfants  ;  deux 
seuls  ont  survécu  à  Dostoïevski  :  une  fille,  Lubov, 
et  un  fils,  Théodore. 

Peu  de  temps  après  son  second  mariage,  Dostoïevski 
partit  avec  sa  femme  pour  l'étranger.  Ils  y  restèrentjus- 
qu'en  1871,  allant  d'un  pays  à  l'autre,  d'une  ville  à  l'au- 
tre; mais  ils  séjournèrent  le  plus  longtemps  à  Dresde. 

Pendant  ces  quatre  années  Dostoïesvki  écrivit  : 
L'Idiot,  publié  dans  Rousski  Viestnik  en  1868,Z,eJ/ar/ 
éternel,  dans  la  revue  Zaria,  en  1870,  et  Les  Possédés, 
au  Rousski  Viestnik  en  1871-1872. 

En  juin  1871  les  Dostoïevski  revinrent  à  Saint-Pé- 
tersbourg. 

Les  dix  dernières  années  de  sa  vie,  Dostoïevski  les 
passa  à  Saint-Pétersbourg  qu'il  ne  quittait  que  l'été 
pour  aller  avec  sa  famille  à  Staraïa  Roussa;  en  1874, 
il  y  resta  même  l'hiver.  Pendant  cet  hiver  il  écrivit 
L'Adolescent  publié  en  1875  par  Otelchestvennia  Za~ 
piski. 


16  CORRESPONDANCE    DB    DOeTOlEVSKI 

La  situation  mat<';riclle  de  Dostoïevski  s'améliorait 
peu  à  peu;  sa  vie  devenait  plus  régulière  et  sédentaire. 

En  1873  il  fut  invité  par  le  prince  Mestcherski 
à  diriger  le  journal  Orajdanine  (Le  Citoyen).  En 
1870  Dostoïevski  commença  à  éditer  le  Journal  d'un 
Écrivain  qui  obtint,  pour  son  temps,  un  succès  inouï. 
En  1876  il  avait  1.982  abonnés  et  la  vente  au  numéro 
atteignait  2.500  exemplaires ;plusieursnuméros furent 
tirés  à  deux  ou  trois  éditions.  En  1877,  les  abonne- 
ments s'élevaient  à  3.000,avec  le  mômechiiïre  pourla 
vente  au  numéro.  Le  numéro  d'août  1880,  qui  conte- 
nait une  étude  sur  Pouchkine,  fut  tiré  à  4.000  exem- 
plaires vendus  en  quatre  jours.  Une  seconde  édition 
de  2.000  exemplaires  se  trouva  également  épuisée  en 
quelques  jours.- En  1881,  on  tira  8.000  exemplaires  du 
Journal  d' un  Ecrivain,  tous  furent  vendus  le  jour  delà 
mort  de  Dostoïevski  ;  une  nouvelle  édition  de  8.000 
exemplaires  fut  aussi  très  vite  épuisée. 

La  dernière  année  de  la  vie  de  Dostoïevski  fut  mar- 
quée par  une  ovation  bruyante,  enthousiaste,  dont 
l'honora  la  foule  à  l'inauguration  du  monument  de 
Pouchkine,  à  Moscou.  Le  fameux  discours  qu'il  pro- 
nonça à  Moscou,  le  8  juin  1880,  sur  Pouchkine  lui 
valut  une  popularité  dont  n'avait  joui  jusqu'alors 
aucun  écrivain  russe. 

La  même  année  (1880),  Dostoïevski  termina  Le» 
Frères  Karamazov. 

Il  fît  paraître  la  même  année  un  seul  numéro  du 
Journal  d'un  Ecrivain.  Il  avait  de  grands  projets  pour 
cette  édition  ;  le  numéro  de  janvier  était  déjà  sous 
presse  et  devait  paraître  le  31,  mais  le  28,  Dostoïevski 
n'était  plus. 

Jamais  la  Russie  n'avait  fait  de  pareilles  funérail- 
les à  un  écrivain  ;  la  foule  qui  suivait  la  dépouille 
mortelle  s'étendait  sur  une  longueur  de  trois  kilo- 


INTRODUCTION  17 

mètres  et  on  y  remarquait  42 dépulations  de  toutes  les 
cl  asses  de  la  société  russe. 

J.-W.  B. 

A  la  suite  de  cette  correspondance,  qui  découvre  au  lec- 
teur la  douloureuse  vie  de  Th.  Dostoïevski,  nous  donnons 
en  Appendice  quelques  articles  et  documents,  qui  com- 
plètent à  propos  la  si  intéressante  correspondance  du 
génial  écrivain  russe. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

A  son  père. 

Saint-Pétersbourg,  le  23  juUlet  1837. 
Cher  Père, 

C'est  aujourd'hui  samedi  et,  grâce  à  Dieu,  nous  avons  le 
loisir  de  vous  écrire  au  moins  quelques  lignes  ;  car,  habi- 
tuellement, nous  sommes  occupés  constamment.  Voilà 
septembre  qui  vient,  l'époque  des  examens  approche  et  il 
nous  est  impossible  de  perdre  un  seul  instant  pendant  la 
semaine.  Nous  ne  sommes  libres  que  le  samedi  et  I  '  i  i- 
che;  c'est-à-dire  que,  ces  jours-là,  Coronade  Phii  м 

ne  nous  donne  pas  de  leçons;  voilà  pourquoi  nous  n'avons 
trouvé  qu'à  présent  le  temps  de  causer  avec  vous. 

Les  mathématiques  et  les  sciences  vont  convenablement, 
de  môme  que  l'étude  de  la  fortiûcation  et  de  l'artillerie. 
Le  dimanche  et  le  samedi  nous  dessinons  et  nous  traçons 
des  plans.  Coronade  Philipovitch  s'occupe  de  chacun  de 
nous  presque  tous  les  jours,  mais  quant  à  nous  deux,  il 
nous  fait  aussi  travailler  à  part,  car  de  tous  ceux  qui  pré- 
parent leurs  examens  chez  lui,  nous  deux  seulement  vou- 
lons entrer  en  seconde  ;  tous  les  autres  se  préparent 
pour  la  classe  inférieure.  Coronade  Philipovitch  compte 
davantage  sur  nous  deux  que  sur  les  huit  autres  qui  se 
préparent  chez  lui.  Bientôt  nous  commencerons  à  appren- 
dre à  faire  l'exercice  avec  un  sous-ofGcier  que  Coronade 
Philipovitch  a  engagé,  et  nous  en  ferons  jusqu'à  notre 
admission  à  l'école,  c'est-à-dire  jusqu'au  mois  de  décem- 
bre. Les  examinateurs  sont  très  exigeants  pour  l'exercice, 
et  on  aurait  beau  tout  savoir  en  perfection,  on  pourrait 
fort  bien  n'être  accepté,  à  cause  de  l'exercice,  que  dans  les 
classes  inférieures.  Par  contre,  cela  pourrait  nous  servir 
de  bonne  note  auprès  de  Son  Altesse  Michel  Pavlovitch. 


20  COnnESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

Il  tient  énormément  à  l'onJre.  Songez  donc  combien  nous 
devons  faire  d'exercice,  sans  compter  rjue  nous  serons  tous 
forcés  d'aller  en  faire  au  (Ihâteau  des  Ingénieurs  après 
Гехашсп  du  mois  de  septembre.  Que  va-t-il  arriver?  Noue 
n'avons  d'espoir  qu'en  Dieu  !  Nous  allons  nous  appli- 
quer de  toutes  nos  forces. 

Vous  voilà  maintenant  en  train  de  moissonner;  c'est, 
comme  nous  le  savons,  votre  occupation  favorite.  La 
récolte  est-elle  bonne  dans  vos  parages?  Quel  temps  fait- 
il?  Л  Saint-Pétersbourg,  il  fait  un  temps  superbe,  on  se  croi- 
rait en  Italie  1  Nous  n'avons  pas  encore  vu  Shidlovsky,  et, 
par  conséquent,  nous  n'avons  pu  encore  lui  transmettre 
vos  salutations. 

Que  deviennent  nos  frères  et  nos  soeurs  à  la  campagne? 
Ils  ont  dû  se  promener,  oourir,  se  régaler  de  baies  tant 
qu'ils  ont  voulu  et  ils  doivent  être  brûlés  par  le  soleil. 
Nous  pensons  que  Sacha  a  dû  bien  grandir  —  l'air  de  la 
campagne  lui  est  favorable.  Varia  s'occupw  probablement 
de  quelque  ouvrage  à  l'aiguille  et  n'oubliera  pas  d'étudier  et 
de  lire  V Histoire  de  Russie  de  Karamzine.  Klle  nous  l'avait 
promis.  Quant  à  André,  je  pense  qu'au  milieu  de  tous  ces 
plaisirs  champêtres,  il  songera  à  apprendre  son  histoire, 
qu'il  me  récitait  souvent  bien  mal.  A  l'automne,  vous  le 
conduirez  à  Moscou,  chez  Tchermak,pour  prendre  la  place 
vacante,  à  ce  qu'il  paratt.  Oui  1  Vous  aurez  encore  long- 
temps à  vous  occuper  de  l'éducation  de  vos  enfants  :  noue 
sommes  si  nombreux  !  Jugez  combien  nous  demandons  au 
Seigneur  de  conserver  votre  précieuse  santé  ! 

Recevez  l'expression  de  notre  profond  respect  et  de 
notre  dévouement.  Vous  aimant  de  tout  notre  cœur,  nous 

restons 

Michel  et  Théodore  Dostoïevski. 

P. -S.  —  Embrassez  pour  nous  nos  frères  et  sœurs. 

Au  même. 

Saint-Pétersbourg,  le  6  septembre  1837. 

Cher  Père, 

Il  y  a  longtemps  que  nous  ne  vous  avons  pas  écrit  et 
notre  long  sHence  doit  certainement  vous  causer  beaucoup 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  21 

d'inquiétude,  surtout  dans  les  circonstances  actuelles. 
Nous  n'avons  trouvé  qu'aujourd'hui  le  temps  de  vous  don- 
ner de  nos  nouvelles  ;  nous  sommes  tellement  occupés  ; 
l'examen  approche,  on  s'y  prépare  continuellement  ;  tout 
cela  nous  déroute  complètement. 

Le  l*'  septembre,  comme  c'était  indiqué  dans  le  pro- 
gramme de  l'École  des  Ingénieurs,  nous  dûmes  nous  pré- 
senter au  Château.  Nous  sommes  arrivés  à  l'heure  dite  et 
Coronade  Philipovitch  nous  présenta  à  l'inspecteur  Lom- 
novsky  et  au  général  Sharngornst,  directeur  de  l'École. 
Le  général  nous  traita  tous  avec  bonté  et  nous  ordonna 
d'être  prêts  ;  car  il  paraît  qu'on  nous  appellera  souvent 
à  l'École.  Que!  ennui  1  Ck>ronade  Philipovitch  reçoit  à 
l'instant  du  général  une  convocation  pour  nous  tous  !  Je 
ne  sais  pour  quelle  raison.  Il  paraît  que  cela  doit  être  pour 
les  certificats,  car  le  général  a  demandé  qu'on  apporte  les 
certificats  des  établissements  où  les  élèves  se  sont  trou- 
vés précédemment.  Enfin,  l'examen  principal  est  fixé  pour 
le  15  courant.  Les  candidats  sont  au  nombre  de  43.  Nous 
sommes  bien  contents  qu'il  y  en  ait  si  peu.  L'année  der- 
nière ils  étaient  r20,et  les  autres  années  150  et  davantage. 
Les  élèves  de  Kostomarov  sont  toujours  dans  les  premiers. 
Que  sera-ce  à  présent,  quand  il  y  en  a  si  peu  !  C'est  vrai, 
on  n'en  reçoit  que  25,  mais  je  crois  qu'on  en  rayera  pas 
mal  ;  ils  paraissent  assez  nuls  et  demandent  tous  à  entrer 
en  quatrième.  Ils  ont  tous  l'air  de  craindre  beaucoup  les 
élèves  de  Kostomarov.  On  s'adresse  à  nous  avec  tant  de 
respect  !  Qu'en  arrivera-t-il  ? 

Il  y  a  bien  longtemps  que  nous  sommes  privés  de  vos 
nouvelles.  Nous  n'osons  môme  pas  vous  en  demander  au 
milieu  de  vos  occupations.  Vous  recevrez  cette  lettre  juste 
au  moment  où  notre  sort  se  décidera,  c'est-à-dire  quand 
nous  subirons  l'examen  proprement  dit.  Dans  notre  pro- 
chaine lettre  nous  vous  informerons  du  résultat.  Nos  occu- 
pations sont  triplées.  Le  temps  lui-môm?  marche  moins 
vite  que  nous.  Toujours  à  l'étude.  Nous  attendons  l'exa- 
men avec  la  plus  grande  impatience.  Je  vous  écris  à  la 
hâte.  Que  de  choses  à  faire  après  avoir  terminé  ma  lettre  ! 
J'y  ai  mis  à  peine  un  quart  d'heure.  Je  dois  vous  dire  que 
nous  avons  été  forcés  d'acheter  de  nouveaux  chapeaux 
pour  l'examen.  Cela  nous  a  coûté  quatorze  roubles.  Nous 


22  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVBKI 

n'avions  pas  vu  Shidlovsky  depuis  longtemps.  Aujourd'hui 
se  ulemenl  nous  avons  passé  une  heure  avec  lui  dans  la 
cathédrale  de  Kazan.  Nous  en  avions  bien  envie,  surtout 
avant  l'examen.  Shidlovsky  et  Coronade  Philipovilch  voue 
saluent.  Au  revoir,  jusqu'à  la  prochaine  lettre. 

Nous  avons   l'honneur  d'élre  vos  fils  qui  vous  aiment 
toujours. 

M  iCHEL  et  Théodore  Dostoïevski. 


A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Saint-Pétersbourg,  9  août  1838. 

Combien  ta  lettre  m'a  surpris,  cher  frère,  est-il  possible 
que   tu    n'aies    pas    reçu  un  mot    de  moi  ?  Depuis  ton 
départ  je   t'ai   expédié  trois  lettres  :  la  première  bientôt 
après  ton  départ;  à  la  seconde  je  n'ai  pas  répondu,  parce 
que  je  n'avais  pas  le  sou  (je  n'ai  pas  emprunté  chez  les 
Merkourov).  Cela  a  duré  jusqu'au   20  juillet  quand  j'ai 
reçu  de  notre  père  40  roubles.  Et  enfin,  dernièrement,  la 
troisième.  Donc,  tu  ne  peux  te  vanter  de  ne  pas  m'oublier 
et  d'écrire  plus  souvent  que  moi.  Donc,  moi  aussi  j'ai  tou- 
jours été  fidèle  à  ma  parole.  Il  est  vrai  que  je  suis  pares- 
seux, très  paresseux.  Mais  que  faire  quand  dans  ce  monde 
je  ne  suis  destiné  qu'au   désœuvrement  complet!  Je  ne 
sais  si    jamais    mes  tristes   idées   pourront   disparaître? 
L'homme  n'a  eu  en  partage  qu'un  seul  état  d'âme  :  le  ciel 
et  la  terre  se  confondent  pour  créer  une  atmosphère  à  son 
âme;  l'homme  est  un  enfant  créé  en  contradiction  avec  la 
loi;  car  la  loi  de  la  nature  spirituelle  est  transgressée...  Il 
me  semble  que  noire  monde  est  le  purgatoire  des  esprits 
célestes  qu'une  pensée   coupable  aurait  troublés.   II  me 
semble  que  le  monde  a  pris  une  signification  négative  et 
qu'une  spiritualité  élevée  et  délicate  est  devenue  satire. 
Que  dans  ce  tableau  se  place  un  personnage  ne  partageant 
ni  l'effet  ni  l'idée  du  tout,  un  personnage  totalement  étran- 
ger, qu'adviendra-t-il?  Le  tableau  sera  gâté  et  ne  saurait 
exister  I 

Mais  voir  la  vulgaire  écorce  sous  laquelle  languit  l'uni- 
vers, savoir  qu'il  suffirait  d'un  seul  élan  de  volonté  pour  la 
briser  et  se  confondre  avec  l'éternité,  le  savoir...  el  rester 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  23 

pareil  à  la  plus  infime  des  créatures . . .  C'est  horrible  I  Coai- 
bien  l'homme  est  lâche!  Hamletl  Hamlet!  Quand  je  songe 
à  ces  discours  sauvages,  tempétueux,  dans  lesquels  on 
entend  la  plainte  de  l'univers  engourdi,  alors,  ni  le  triste 
murmure,  ni  le  reproche  ne  peut  serrer  ma  poitrine... 
mon  cœur  est  tellement  oppressé  par  le  chagrin,  qu'il 
évite  de  le  comprendre  de  crainte  de  se  briser.  Pascal  a 
dit  :  «  Celui  qui  proteste  contre  la  philosophie,  est  philo- 
sophe lui-môme.  > Triste  philosophie  1 

Mais  je  bavarde.  Je  n'ai  reçu  que  deux  de  tes  lettres 
(excepté  la  dernière).  Allons!  frère,  tu  le  plains  de  ta  mi- 
sère .  On  ne  peut  pas  dire  non  plus  que  je  sois  riche.  Le 
croirais-tu  qu'en  allant  au  camp  je  n'avais  pas  un  kopck; 
en  route  je  pris  froid  (il  pleuvait  toute  la  journée  et  noue 
étions  à  découvert)  et  tombai  malade  4e  froid  et  de 
faim  et  je  n'avais  pas  une  obole  pour  me  procurer  du  thé 
et  rafraîchir  mon  gosier.  Je  guéris  enfin  et  ma  vie  dans  le 
camp  fut  la  plus  misérable  jusqu'à  ce  que  mon  père  m'en- 
voyât de  l'argent.  Alors,  je  pus  payer  mes  dettes  et  dépen- 
ser le  reste.  Mais  la  description  de  ta  situation  dépasse  les 
bornes. — Se  peut-il  qu'on  puisse  manquer  de  cinq  kopeks, 
se  nourrir  n'importe  comment  et  convoiter  d'un  œil  gour- 
mand les  fraises  délicieuses  que  lu  aimes  tant?  Combien 
je  te  plains!  Tu  me  demandes  ce  que  sont  devenus  les 
Merkourov  et  ton  argent?  Voici  :  après  ton  départ  j'ai  été 
plusieurs  fois  chez  eux.  Ensuite,  cela  me  devint  impossi- 
ble. Poussé  par  la  nécessité,  j'envoyai  chez  eux,  mais  ils 
me  firent  remettre  si  peu,  que  j'eus  honte  de  redemander. 
A  ce  moment  je  reçus  de  toi  une  lettre  pour  eux.  Je 
n'avais  absolument  rien,  et  je  me  décidai  de  les  prier  de 
mettre  ma  lettre  pour  toi  dans  la  leur.  Il  paraît  que  tu 
n'as  reçu  ni  l'une  ni  l'autre.  Ils  ne  t'ont  probablement  pas 
écrit.  Avant  notre  départ  au  camp  (je  n'avais  pas  de  quoi 
envoyer  ma  lettre  à  mon  père,  préparée  depuis  longtemps 
d'avance)  je  m'adressai  à  eux,  les  priant  de  m'envoyer 
quelque  chose  :  ils  me  renvoyèrent  toutes  nos  affaires, 
mais  pas  un  kopek,  et  ne  m'écrivirent  rien  :  me  voilà  bien 
planté  !  Je  voulais  leur  demander  des  explications  par 
écrit,  mais  après  le  camp  je  fus  consigné  et  eux  avaient 
déménagé.  Je  connais  la  maison  qu'ils  habitent,  mais  je 
ne  sais  pas  le  numéro.  Je  te  donnerai  l'adresse  plus  lard. 


24  CORRESPONDANCE   DE   D08T01(EV8KI 

Mais  il   est  grand   temps   de  changer    de   conversation. 

Eh  bien,  lu  te  vantes  d'avoir  beaucoup  lu...  ne  te  figure 
pas  que  je  t'envie.  Moi-même  à  Pelerhof  j'ai  lu  au  moine 
autant  que  toi.  Tout  Hoffmann  en  russe  et  en  allemand, 
presque  tout  Balzac  (Balzac  est  grand!  Ses  caractères  sont 
le  produit  de  l'intelligence  de  l'univers  I  Ce  n'est  pas  l'ee- 
pril  de  l'époquo,  mais  des  milliers  d'années  de  lutte  qui 
ont  abouti  h  produire  ce  résultat  dans  un  cœur  humain);  le 
Faust  de  Goethe  et  ses  poésies,  V Histoire  de  Polevoï,  Ugo" 
lino,  VOndine  (je  t'écrirai  plus  tard  à  propos  à'Ugolino). 
J'ai  lu  aussi  Victor  Hugo,  excepté  Cromwell  et  Hernani. 

Maintenant  adieu.  Écris-moi,  je  t'en  prie,  console-moi 
et  écris  le  plus  souvent  possible.  Réponds  aussitôt  à  cette 
lettre.  Je  compte  avoir  la  réponse  dans  douze  jours.  C'est, 
le  délai  le  plus  long!  Écris  donc,  ou  tu  me  feras  de  la  peine 

Ton  frère. 

Th.  Dostoïevski. 

P.-S.  —  J'ai  un  projet:  devenir  fou.  Que  les  gens  per- 
dent la  tôte,  qu'on  les  guérisse,  qu'on  les  rende  raisonna- 
bles. —  Si  tu  as  lu  tout  Hoffmann,  tu  te  rappelles  certai- 
nement le  caractère  d'Alban.  Comment  le  trouves-tu?  \\ 
est  terrible  devoir  un  homme  qui  a  dans  sa  puissance  l'in- 
compréhensible, qui  ne  sait  ce  qu'il  doit  faire,  qui  prend 
pour  jouet  Dieu  I 

Écris-tu  souvent  aux  Koumanine?  Dis-moi  si  Koudriav- 
tzevt'a  communiqué  quelque  chose  à  propos  de  Tchermak? 
Au  nom  du  ciel,  parle-moi  de  cela  ;  je  voudrais  avoir  des 
nouvelles  d'André. 

Dis  donc,  frère.  Si  notre  correspondance  continue  ainsi, 
cela  n'en  vaut  pas  la  peine.  Entendons-nous  pour  nous 
écrire  un  samedi  dans  l'autre,  cela  vaudra  mieux.  J'ai 
reçu  encore  une  lettre  de  Shrenk  et  je  ne  lui  ai  pas  écrit 
depuis  trois  mois.  C'est  affreux  1  Voilà  ce  que  c'est  que  le 
manque  d'argent. 

An  même. 

Saint-Pétersbourg,  le  31  octobre  1838. 

Oh  I  combien  de  temps,  combien  de  temps  sans  l'écrire, 
mon  cher  frère...  Vilain  examen  I  II  m'a  empêché  d'écrire 


CORBESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  25 

à  toi,  à  notre  père  et  de  voir  Ivan  Nicolaïevitch,  et  qu'en 
est-il  résulté?  Je  ne  suis  pas  reçu  1  Oh,  quelle  horreur  1 
Encore  une  аппоз  entière!  toute  une  aaaée  entière!  Je  ne 
serais  pas  si  furieux,  si  je  ne  savais  pas  que  ce  n'est 
qu'une  bassesse,  une  bassesse  qui  a  été  commise  envers 
moi,  si  les  larmes  du  pauvre  père  ne  me  brûlaient  pas  le 
cœur.  Jusqu'à  présent  je  ne  savais  ce  que  signifiait  l'amour- 
propre  blessé.  J'aurais  rougi  si  ce  sentiment  s'était  em- 
paré de  moi...  mais  sais-tu  ?  J'aurais  voulu  écraser  le 
monde  d'un  seul  coup....  J'ai  perdu  tant  de  jours  avant 
l'examen,  j'ai  été  malade,  j'ai  maigri  ;  j'ai  subi  l'examen 
en  perfection  dans  toute  l'acception  du  mot,  et  j'ai  été 
refusé...  Ainsi  le  voulait  un  professeur  (celui  d'algèbre) 
avec  lequel  j'avais  été  impertinent  dans  le  courant  de  l'an- 
née et  qui  aujourd'hui  a  eu  la  bassesse  de  me  le  rappeler 
en  me  donnant  la  cause  de  mon  échec.  Avec  dix  points  et 
9  1/2  de  moyenne,  j'ai  été  refusé!  Mais  au  diable  !  Tant 
pis...  Je  ne  veux  pas  gâcher  mon  papier,  il  ne  m'arrive  pas 
souvent  de  causer  avec  toi. 

Mon  ami  !  Tu  fais  de  la  philosophie  comme  un  poète. 
Autant  l'esprit  est  incapable  de  conserver  toujours  le  mdme 
degré  d'inspiration,  autant  ta  philosophie  est  en  défaut. 
Pour  savoir  davantage,  il  faut  sentir  moins,  et  réciproque- 
ment :  c'est  une  règle  faite  à  l'étourdie,  c'est  le  délire 
du  cœur.  Que  veux-tu  dire  par eai-ojV?  Connaître  la  nature, 
l*âme.  Dieu,  l'amour...  c'est  par  le  cœur  que  nous  le  pou- 
vons, et  non  par  l'intelligence.  Si  nous  étions  des  esprits, 
nous  aurions  vécu, nous  nous  serions  portés  dans  la  sphère 
de  la  pensée,  au-dessus  de  laquelle  plane  notre  âme,  qui 
cherche  à  la  résoudre.  Nous  autres  créatures  humaines, 
nous  ne  sommes  que  poussière,  nous  sommes  obligées  de 
deviner,  mais  nous  sommes  incapables  d'embrasser  la  pen- 
sée. A  travers  notre  fragile  enveloppe,  c'est  V intelligence 
qui  est  le  conducteur  de  l'idée  dans  notre  âme.  L'intelli- 
gence est  une  faculté  matérielle,  l'âme  ou  l'esprit  se  nour- 
rit de  la  pensée  que  le  cœur  lui  murmure.  La  pensée  naît 
dans  l'âme.  L'intelligence  est  un  instrument,  une  machine 
mise  en  mouvement  par  le  feu  de  notre  âme.  —  D'ailleurs 
(c'est  en  deuxième  lieu),  l'intelligence  humaine,  emporté  e 
dans  le  domaine  des  connaissances,  agit  indépendamment 
du  sentiment,  donc,  aussi  du  cœur.  Si  l'amour  et  la  nature 


M  сстнавмитАгссЕ  та  dostoïevhki 

sont  le  but  du  savoir,  le  cœur  prendra  нее  droits...  Sans 
vouloir  te  contrarier,  je  dois  t«' <lirc  (|ue  je  ne  р;м  m 

tes  idées  sur  la  poésie  et  sur  la  philosophie.  La  рЬ  ,  lo 
ne  saurait  être  considérée  comme  un  eimpic  problème  de 
mathématique,  dont  l'inconnue  serait  la  nature  !...  Remar- 
que bien  que,  dans  un  élan  d'inspiration,  le  poète  retrouve 
Dieu,  il  remplit  donc  le  but  de  la  philosophie.  Par  consé- 
quent, le  transport  poétique  est  aussi  le  transport  de  la 
philosophie,  et  on  peut  en  conclure  que  la  philosophie  e»t 
aussi  de  la  poésie,  mais  à  un  degré  plus  élevé!  Il  est 
étrange  que  tu  raisonnes  tout  à  fait  dans  l'esprit  de  la  phi- 
losophie actuelle.  Que  de  systèmes  ineptes  sont  engendrée 
dans  des  tétcs  ardentes  et  intelligentes!  Four  obtenir  un 
résultat  exact  de  cet  amas  d'opinions  hétérogènes,  il  fau- 
drait les  ramener  à  une  formule  mathématique. —  Voilà  les 
règles  de  la  philosophie  moderne...  Mais  je  me  laisse  aller 
à  rêver  avec  loi...  Sans  partager  ta  philosophie  insipide, 
j'admets  cependant  que  ma  manière  de  s'exprimer  est 
monotone  et  je  ne  voudrais  te  fatiguer  davantage. 

Oh  !  frère.  Qu'il  est  triste  de  vivre  sans  espoir...  Je  voie 
un  avenir  qui  m'effraie.  Je  me  trouve  plongé  dans  une 
atmosphère  polaire,  où  ne  pénètre  aucun  rayon  de  soleil. 
Depuis  longtemps  je  n'ai  éprouvé  aucune  inspiration,  mais 
aussi,  souvent,  je  me  trouve  dans  un  état  pareil  à  celui  du 
captif  de  Chilien  une  fois  ses  frères  morts  dans  le  cachot... 
L'oiseau  bleu  de  la  poésie  ne  vient  plus  me  visiter,  ne 
réchauffe  plus  mon  cœur  refroidi...  Tu  me  dis  que  je  suis 
renfermé  ;  mais  les  rêves  d'autrefois  m'ont  déjà  aban- 
donné, et  les  merveilleuses  arabesques,  que  je  créais 
jadis,  ont  perdu  leur  éclat.  Les  pensées  dont  les  rayons 
embrasaient  mon  esprit  et  mon  cœur,  ont  perdu  aujour- 
d'hui leur  chaleur  et  leur  flamme;  ou  bien  mon  cœur  s'est 
endurci  ;  ou  bien...  J'ai  peur  de  continuer.  Je  crains  que 
tout  le  passé  n'ait  été  qu'un  rêve  d'or,  que  des  illusions 
admirables... 

Frère,  j'ai  lu  tes  vers...  Ils  m'ont  arraché  quelques  lar- 
mes et  pendant  quelques  instants  mon  âme  s'est  trouvée 
bercée  par  le  murmure  accueillant  des  souvenirs...  Tu  me 
dis  que  tu  as  une  idée  pour  un  drame...  Je  m'en  réjouis... 
Écris  donc  !  Oh  !  si  tu  étais  privé  même  de  ces  dernières 
miettes  du  festin  du  paradis,  que  te  resterait-il?... 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  27 

Combien  je  regrette  de  n'avoir  pu  voir  Ivan  Nicolaïe- 
vitch  la  semaiDe  dernière  ;  j'étais  malade  !  Écoute  I  II  me 
semble  que  la  gloire  elle-même  contribue  à  inspirer  le 
poète.  Byron  était  u"  ^i'»'^-*-  •  —  "  '  '  "  gloire 
était  vaine   et  infim>  jour  peut 

venir  où,  à  la  suite  de  ton  exaltatiou  u  autrefois,  une  âme 
pure,  d'une  beauté  supérieure,  pourrait  se  révéler,  la  pen- 
sée gue  l'inspiration,  comme  un  sacrement  céleste,  pour- 
rait sanctifier  les  lignes  sur  lesquelles  tu  as  pleuré  et  sur 
lesquelles  pleurera  la  postérité,  je  soupçonne  fortement 
que  cette  pensée  est  capable  de  se  glisser  dans  l'âme  du 
poète  au  moment  de  la  création.  Quant  aux  cris  stupides 
de  la  foule,  ils  sont  complètement  négligeables.  Tiens!  Je 
viens  de  me  rappeler  deux  vers  de  Pouchkine,  dans  les- 
quels il  décrit  le  poète  et  la  foule. 

<  ...Crache  (la  foule)  sur  l'autel  où  brûle  ton  feu.  —  Et 
comme  un  enfant  espiègle  secoue  ton  trépied  I  »...  N'est- 
ce  pas  ravissant  1 

Adieu.  Ton  frère  et  ami, 

Th.  DoeTOlETSKi. 

A  propos  I  Quelle  est  l'idée  principale  de  Chateaubriand 
dans  son  Génie  du  Christianisme  ?  Dernièrement,  j'ai  lu 
dans  le  journal  Sin  Otetcheslva  un  article  de  Nisard  sur 
Victor  Hugo.  Oh  !  Combien  Victor  Hugo  jouit  peu  de  l'e»- 
time  des  Français...  Nisard  apprécie  bien  peu  ses  drames  et 
ses  romans.  On  est  injuste  envers  lui  et  Nisard  se  trompe, 
malgré  toute  son  intelligence.  Encore  :  écri&>moi  l'idée 
principale  de  ton  drame  ;  je  suis  certain  qu'il  est  superbe, 
bien  que  dix  années  puissent  à  peine  suffire  pour  compo- 
ser un  caractère  dramatique.  Telle  est  du  moins  mon  opi- 
nion.—  Ah  I  frère,  combien  je  déplore  ta  pénurie  !  Les 
larmes[m'en  viennent  aux  jeux  !  Quand  celanous  arrivera-l- 
il  ?  A  propos,  mon  cher  !  je  te  félicite  à  l'occasion  de  ta 
fête  et  de  ton  anniversaire. 

Dans  ta  poésie  intilulée  Vision  d'une  mère  je  ne  com- 
prends pas  la  forme  étrange  que  tu  donnes  à  la  défunte. 
Ce  caractère  d' outre-tombe  est  incomplet.  Mais,  en  revan- 
che, les  vers  sont  beaux,  quoiqu'il  y  ait  un  passage  mal 
réussi.  Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir  de  cette  critique.  — 
Écris  plus  souvent  et  sois  plus  exact. 


28  C0nnE8P0NDANCB   DE   DOSTOÏEVSKI 

Ah  !  Bientôt,  bientôt  je  relirai  les  nouvelles  œuvres 
d'Ivan  Nicolaïevitch.  Que  de  poésie  !  Que  d'idées  géniales! 
J'ai  oncore  oublié  de  le  dire  que  Smirdine  fait  un  livre 
qui  deviendra  le  Panthéon  de  notre  littérature:  /*or/rai7# 
de  cent  écrivains  avec  une  des  œuvre»  de  сНлсап  d'eux. 
Figfure-toi:  Zolov(?)  et  Ortov  (Alexandre  AnfimoTitch)  sont 
du  nombre.  C'est  à  mourir  de  rire  !  Écoute  !  Écoute  1 
Envoie-moi  donc  encore  des  vers.  Les  autres  étaient  ravis- 
sants. Les  Merkourov  vont  bientôt  partir  pour  Penza,  ou 
bien  sont  peut-ôlre  déjà  partis. 

Combien  je  plains  notre  pauvre  père  !  Quel  étrange 
caractère  l  Que  de  chagrins  il  a  supportés  !  Cela  me  peine 
beaucoup  de  no  pouvoir  le  soulager.  —  Sais-tu  ?  Notre 
père  ne  connaît  pas  du  tout  le  monde.  Il  y  a  vécu  cin- 
quante ans  et  il  conserve  la  même  opinion  des  hommes 
qu'il  avait  il  y  a  trente  ans.  Heureuse  ignorance  !  Mais  il 
est  désenchanté,  ce  qui,  je  crois,  f^4i  noir*»  commun  (l«»Hlin. 
Encore  une  fois  adieu. 

A  son  père. 

Le  10  mai  1839. 

Comme  c'est  étrange  !  les  stupides  circonstances  de  ma 
vie  actuelle  me  privent  de  bien  des  choses.  —  La  revue 
est  remise  au  10  mai.  Je  voulais  vous  ajouter  ces  quelques 
mots, et,  le  croiriez-vous,  cher  père,  je  n'ai  pas  eu  le  temps 
de  le  faire  à  cause  de  l'exercice  (on  nous  torture  avec  cet 
exercice)  et  les  examens.  —  Je  vous  écris  maintenant  à  la 
hâte. 

Mon  cher  et  bon  père  !  Pouvez-vous  croire  que  votre  fils, 
en  vous  demandant  de  l'argent,  vous  demande  le  superflu  ? 
Dieu  m'est  témoin  que  je  ne  voudrais  pas  que  vous  sup- 
portiez une  privation  à  cause  de  moi,  non  seulement  dans 
mon  intérêt,  mais  par  nécessité.  Combien  pénible  est-il 
de  demander  un  secours  quand  la  famille  en  soufîre  !  J'ai 
une  tête,  j'ai  des  bras.  Si  j'étais  libre,  livré  à  moi-môme, 
je  ne  vous  demanderais  pas  un  kopek  ;  je  me  serais  habi- 
tué à  la  dure  misère.  J'aurais  eu  honte  de  vous  en  parler. 
Tout  ce  que  je  puis  faire  à  présent,  c'est  de  faire  des  pro- 
messes pour  l'avenir  ;  mais  cet  avenir  n'est  pas  éloigné  et 
vous  verrez  avec  le  temps. 


CORRESPONDANCE    ПЕ    DOSTOÏEVSKI  29 

Maintenant,  cher  père,  songez  que  je  suis  réellement  au 
service.  —  Bon  gré,  mal  gré,  je  >uis  forcé  de  me  confor- 
mer aux  lois  qui  régissent  la  société  dans  laquelle  je  ше 
trouve.  Comment  puis-je  faire  exception  ?  De  pareilles 
exceptions  encourent  souvent  de  grands  ennuis.  Vous  le 
comprenez  vous-même,  cher  père.  Vous  avez  vécu  dans  le 
monde. —  Voilà  :  au  camp,  la  vie  de  chaque  élève  des  éco- 
les militaires  exige  au  moins  quarante  roubles.  (Je  vous 
ai  écrit  tout  cela,  je  vous  parle  comme  un  fils.)  Je  n'in- 
clus pas  dans  cette  somme  diverses  exigences  :  le  Ihé,  le 
sucre,  etc.,  il  les  faut  en  dehors  de  cela  ;  c'est  nécessaire 
non  seulement  par  convenance, mais  indispensable.  ^)uand 
par  le  mauvais  temps  et  la  pluie  ou  est  trempé  sous  la  toile 
de  la  tente,  ou  quand,  par  le  môme  temps,  on  rentre  de 
l'exercice  gelé  et  fatigué,  si  on  ne  prend  pas  de  thé,  on 
peut  tomber  malade,  comme  cela  m'est  arrivé  l'hiver  der- 
nier. —  Malgré  tout,  je  comprends  votre  situation,  je  ne 
prendrai  pas  de  thé.  Il  me  faut  seub'menl  seize  roubles 
pour  acheter  deux  paires  de  bottes  ordinaires.  —  Ensuite, 
je  suis  obligé  de  ranger  quelque  part  mes  aflfaires  :  les 
livres,  les  bottes,  les  plumes,  le  papier,  etc.,  etc..  doivent 
bien  être  mis  quelque  part.  Pour  cela  il  me  faudrait  un 
colTre,  car  dans  les  camps  il  n'y  a  pus  d'autres  construc- 
tions que  les  tentes.  Nos  couchettes  sont  formées  d'un 
tas  de  paille  recouvert  d'un  drap.  Je  me  demande  com- 
ment m'arrauger  sans  cofTre.  Bien  entendu,  l'adminis- 
tration ne  s'occupe  pas  s'il  me  faut  un  coCTre  ou  autre 
chose.  Les  examens  vont  être  terminés  ;  donc,  les  livres 
ne  seront  plus  utiles  ;  l'État  m'habille,  donc  les  bottes  ne 
sont  pas  nécessaires.  Mais  comment  passera is-je  mon  temps 
sans  livres  ?  Les  trois  paires  de  bottes  qu'on  nous  donne 
ne  dureront  pas  six  mois  en  ville  !  —  Encore:  l'administra- 
tion ne  m'accorde  pas  de  place  pour  mettre  mon  coffre, 
qui  m'est  nécessaire.  Dans  la  tente  je  pourrais  gêner  les 
camarades  et  leur  causer  du  désagrément,  et  puis  on  ne 
me  permettra  pas  de  garder  mon  cofTre  dans  la  tente,  car 
personne  ne  le  fait  ;  il  me  faut  donc  avoir  une  place  pour 
mon  bagage.  Je  trouverai  bien  àm'arranger  pour  avoir  une 
place  en  m'entendant  (comme  tous  le  font)  avec  quelque 
soldat  brosseur.  Mais  il  faut  payer  pour  cela.  Pour  l'achat 
du  coffre  il  faut  bien  au  moins  un  rouble. 


30  C0RRK4M>NDANCB    DE   OOSTOIBVHKI 

Le  transport    ....      5  roubles. 

Le  If'gis 2      — 

Le  cirage  des  bottes.    .       5      — 
C'est  le  prix  convenu  ave(;  les  brueaouni.  En  ville  on  fait 
autrement,  mais  au  camp  il  faut  leur  pAjer  chaque    pai 
qu'ils  font.  L'administration  шч  s'occu{>e  pasdeotU. 
Ainsi  :  10 

3,75 
5 
7 
_5 

36  ou  ()n4i<  lie  40. 
(avec  1ел  timbres,  plumes,  papier,  etc.) 

De  l'envoi  que  vous  m'avez  fait  j'ai  économisé  15  rou- 
bles. Vous  voyez,  cher  рЛге,  qu'il  m'est  absoliimenl  nécea- 
saire  d'avoir  encore  25  roubles.  Nous  irons  au  camp  dana 
les  premiers  jours  de  juin.  Envoyez-moi  donc  cet  argent 
vers  le  1"^  juin,  si  vous  voulez  venir  en  aide  à  votre  fils 
dans  une  grande  détresse.  Je  n'ose  l'exiger;  je  ne  demande 
pas  le  superflu  ;  mais  ma  gratitude  sera  sans  bornes. 
Adressez-le-moi  au  nom  de  Shidlovsky. 

Au  revoir,  mon  cher  père. 

A  vous,  tout  à  vous. 

Th.  Dostoïevski. 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Saint-Pétersbourg,   l"  janvier  1840. 

Je  te  remercie  de  tout  mon  cœur,  cher  frère,  pour  ta 
charmante  lettre.  Non,  je  ne  suis  pas  comme  toi;  tune 
saurais  croire  quel  doux  émoi  ressent  mon  cœur  quand 
on  m'apporte  une  lettre  qui  vient  de  toi.  J'ai  imaginé  une 
nouvelle  volupté  bien  étrange  :  celle  de  me  faire  languir 
d'impatience.  Je  prends  ta  lettre,  je  la  tourne  quelques 
instants  entre  mes  doigts,  je  la  tâte,  pour  en  reconnaître 
le  poids  et  après  avoir  admiré  et  joui  de  la  vue  de  l'enve- 
loppe, je  la  mets  dans  ma  poche...  Tu  ne  saurais  croire 
quelle  volupté  y  trouvent  mon  âme,  mon  cœur  et  mes  sen- 
timents. J'attends  ainsi  environ  un  quart  d'heure;  enfin 
je  me   précipite  sur  l'enveloppe,  je  brise  le  cachet  et  je 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  31 

dévore  tes  lignes,  tes  chères  lignes.  Oh  !  Que  de  choses 
ressent  mon  cœur  quand  je  les  lis  1  Que  de  sensatians  se 
pressent  dans  mon  âme,  des  sensations  chères  et  désagréa- 
bles, douces   et  amères;  oui,  cher  frère,  désagréables  et 
amères;  tu  ne  saurais  croire  combien  il  est  amer,  quand 
on    n'est   pas   compris,   quand    on  est  présenté  sous  un 
aspect  tout  à  fait  différent,  sous  un  aspect  difforme.  Quand 
j'ai  lu  la  dernière  lettre,  j'étais  devenu  un  enragé,  parce 
que  Je  ne  me  trouvais  pas   avec  toi;  le  meilleur  de   mes 
rêveries,  principes  les   plus  saints  que  l'expérience  dure 
et  longue  m'avait   communiqués,    était  déOguré,  exposé 
sous    un    triste  jour.    Tu    me  l'écris  toi-môme  :  •    Écris, 
riposte,  discute  avec  moi,  et  tu  peux  y  trouver  quelque 
utilité!  »  Aucune,  cher  frère, absolument  aucune;  unique- 
ment que  l'opinion  fort  av  i  i-'î  que  ton  éir  .-ar 
nous  en  avons  tous)  se  forii             inautre,des<               ,{i»^ 
de  ses  principes,  de  son  caractère  et  de  la  pauvreté  de 
son  esprit...  C'est  bien  ;  '     '  '  •,  frère!  Non  !  Une  discus> 
sion  dans  des  lettres  a               ne  peut  être  que  du  poison 
déguisé.  Que  sera-ce  quand  nous  nous  retrouverons?  Cela 
pourrait  être,  il  me  semble,  une  pomme  de  discorde  per- 
pétuelle entre  nous...   Mais  laissons  cela  !  On  pourra  en 
causer  encore,  dans  les  dernières  pages. 

L'académie  militaire,  —  c'est  du  sublime!  Sas-ui  iw^n 
que  c'est  un  projet  des  plus  brillants  (?)  Je  songe  btîaucoup 
à  ton  avenir,  afin  de  le  conformer  à  notre  situation,  et 
j'avais  pensé  à  l'académie,  mais  tu  m'as  prévenu,  cela  le 
plaît  donc...  Mais  voilà:  il  faut  servir  au  moins  un  an, 
avant  d'y  entrer;  reste  donc  encore  un  an  à  tracer  des 
plans. 

Tu  me  demandes  des  /lo/es,  quand  je  ne  connais  pas  ton 
programme  ;  que  puis-je  t'envoyer  ?  Pour  l'artillerie, 
cependant,  je  pourrai  t'envoyer  le  cours  des  conducteurs 
(ce  qui,  paraît-il,  vous  est  justement  demandé);  ce  sont 
les  notes  du  général  Diadine,  qui  doit  te  faire  passer 
l'examen  lui-môme.  Mais  je  ne  t'envoie  ces  cahiers  que 
pour  un  mois.  Ils  ne  sont  pas  à  moi  :  j'ai  eu  de  la  peine  à 
me  les  procurer.  Pas  un  jour  de  plus  qu'un  mois.  Copie- 
les  ou  fais-les  copier.  (Diadine  est  un  homme  à  caprices, 
il  faut  savoir  par  cœur  ou  parler,en  propres  termes,  comme 
si  on  lisait  un  livre.)  La   fortification   de  campagne  est 


32  CUKRtiKrONOANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

si  peu  dft  chose,  qu'il  est  possible  de  l'apprendre  en  trois 
jours.  D'ailleurs,  je  te  l'enverrai  au  mois  de  mai.  Le  reste 
demande  davantage  de  temps;  je  m'en  occuperai.  Noua 
avons  auHsi  des  cahiers  lithogrnp)ii^>>i  de  géométrie  ana- 
lylitjue  ;  mais  c'est  Brashmann  mot  pour  mol,  bien 
entendu,  en  abr(^gé.  Ainsi,  nous  étudions  Brashmann.  Fais 
do  même.  Achète-le. 

Connais-tu  la  géodésie?  Nous  avons  le  cours  de  Bolotov. 
Pour  la  pliysique,le  cours  d'Ozémov.  Je  ferai  mon  possible 
pour  le  cours  lithographie  du  calcul  diiTérenliel.  .Noua 
avons  un  cours  énorme  et  très  complet  d'histoire  (litho- 
graphie) mais  je  ne  puis  me  le  procurer.  La  littérature  russe 
est  de  Plaksine—  qui  enseigne  lui-même  chez  nous.  Je  te 
dirai  que  notre  examen  d'ingénieur  de  campagne  est  très 
facile.  On  est  Ir^s  indulgent,  d'après  ce  principe  qu'il  est 
inutile  de  gêner  ses  camarades.  J'en  vois  de  fréiiucnLs 
exemples. 

J'ai  envoyé  aux  Koumaninc  une  lettre  fort  convenable. 
Ne  t'intiuièle  pas.  J'attends  de  bons  nrsultats.  Je  n'ai  pas 
encore  écrit  au  tuteur:  vraiment,  je  n'ai  pas  le  temps. 

Je  te  souhaite  une  bonne  année,  moucher;  que  va-t-elle 
nous  apporter  ?  Comme  tu  voudras,  mais  ces  dernières 
cinq  années  ont  été  terribles  pour  notre  famille.  J'ai  lu 
ton  envoi  de  Г  année  dernière  à  l'occasion  du  nouvel  an. 
La  pensée  est  bonne;  l'esprit  des  vers  et  leur  expression 
sont  le  résultat  do  l'influence  de  Barbier  ;  entre  autres,  tu 
devais  avoir  présentes  dans  ta  mémoire  ses  paroles  sur 
Napoléon. 

Parlons  à  présent  de  tes  vers.  Écoute,  mon  cher  frère  I 
Je  crois  que  dans  la  vie  humaine  on  rencontre  beaucoup, 
beaucoup  do  chagrins,  de  douleurs  et...  de  joies.  Dans  la 
vie  du  poète  il  y  a  des  épines  et  des  roses.  La  poésie  est 
la  compagne  inséparable  du  poète,  parce  qu'il  possède 
le  don  de  la  parole.  Tes  poésies  lyriques  sont  ravissan- 
tes :  Promenade,  Le  Matin,  La  Vision  d'ane  mère,  La. 
Rose,  Les  Coursiers  de  Phébus,  et  beaucoup  d'autres. 
Comme  elles  racontent  bien  ta  vie,  mon  cher.  Et  com- 
bien tout  cela  m'est  proche.  Je  pouvais  te  compren- 
dre, car,  alors,  ces  mots  se  sont  gravés,  bien  gravés  dans 
ma  mémoire.  Combien  alors  m'est-il  arrivé  de  choses 
étranges  et  merveilleuses!  C'est  une  longue  histoire  et 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  33 

je  ue  la  raconterai  à  personne...  Shidiovsky  me  montra 
alors  tes  poésies...  Oh  1  Comme  tu  es  injuste  envers  Shi- 
diovsky. Je  ne  puis  invoquer  pour  sa  défense,  ce  que  ne 
peut  voir  celui  qui  le  connaît  peu  et  qui  n'est  pas  lui- 
même  sujet  aux  fluctuations,  —  son  savoir  et  ses  principes. 
Mais  si  tu  l'avais  vu  l'année  dernière.  Il  a  passé  toute  une 
année  à  Pétersbourg  sans  situation  et  sans  occupation  ! 
Dieu  sait  pourquoi  il  était  venu  ;  il  n'est  pas  du  tout  assez 
fortuné  pour  demeurer  à  Pétersbourg  pour  son  plaisir. 
Mais  il  était  évident  qu'il  était  justement  venu  à  Péters- 
bourg pour  fuir  quelque  part.  Il  a  l'aspect  d'un  martyr  ! 
Il  est  desséché  ;  ses  joues  sont  creuses  ;  ses  yeux  sont 
secs  et  brûlants  !  La  beauté  spirituelle  de  son  visage  a 
grandi  à  mesure  que  la  beauté  physique  a  diminué.  11  a 
souffert,  souffert  profondément  1  Dieu  !  Comme  il  aime  une 
jeune  nile,  Marie,  je  crois.  Elle  a  épousé  quelqu'un.  Sans  cet 
amour  il  ne  serait  pas  le  prêtre  désintéressé,  pur  et  élevé, 
de  la  poésie.  En  allant  le  voir  dans  son  pauvre  logis,  par 
une  soirée  d'hiver  (il  y  a  environ  un  an),  parfois  je  me 
remémorais  le  triste  hiver  d'Onég^ine  à  Saint-Pétersbourg 
(8«  chapitre).  Seulement,  devant  moi  ne  st;  trouvait  pas  un 
être  froid,  rêveur  passionné  bien  malgré  lui,  mais  une 
créature  de  beauté  et  d'élévation,  le  type  régulier  de 
l'homme  qui  nous  a  été  présenté  par  Shakespeare  et  par 
Schiller  ;  mais  déjà  à  ce  moment  il  était  prêt  à  devenir  la 
proie  des  sombres  manies  des  caractères  de  Byron!  Nous 
avons  souvent  passé  ensemble  des  soirées  entières,  discu- 
tant diverses  choses  !  Oh  !  quelle  âme  pure  et  sincère.  Je 
verse  des  larmes,  quand  je  me  rappelle  le  passé  !  Il  ne 
me  celait  rien,  et  cependant,  qu'étais-je  pour  lui?  Il  avait 
besoin  de  s'épancher  ;  ah  !  pourquoi  n'étais-lu  pas  avec 
nous  !  Combien  il  désirait  te  voir  1  T'appeler  de  vive  voix 
son  ami,  ce  nom  dont  il  était  si  fier.  Je  me  souviens 
qu'il  versait  des  larmes  en  lisant  les  vers  ;  il  les  savait 
par  cœur.  Comment  as-tu  pu  dire  qu'il  se  moquait  de 
toi  !  Oh  !  Combien  il  était  à  plaindre  !  Quelle  âme  pure, 
angélique  !  Pendant  cet  hiver  si  douloureux  il  n'oublia 
pas  son  amour,  qui  grandissait  de  plus  en  plus.  Le  prin- 
temps vint  et  le  ranima.  Son  imagination  se  mit  à  créer 
des  dra'mes,  et  quels  drames,  mon  frère  ITu  aurais  changé 
d'opinion,  si  tu  avais  lu  sa  Maria  Sipionova,  après   qu'il 


34  OOHRESPONOANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 

l'eut  remaniée.  Il  l'avail  remaniée  pendant  IouUî  la  «lurée 
de  l'hiver,  il  disait  que  sa  première  forme  était  hideu-e.  Et 
ses  poésies  lyriques  !  Oh  !  si  lu  connaieeaie  Ici  [loi'-^ief 
qu'il  avait  composées  le  printemps  dernier.  Par  exemple, 
la  poésie  dans  laquelle  il  parle  de  la  gloire.  Si  tu  l'avais 
lue,  frère  I...  Hevenus  du  camp,  nous  avons  passé  peu  de 
tt4n[)s  cnsemblr.  A  notre  dernière  rencontre  nous  Ames 
une  promenade  à  Ekaterinhof.  Oh  1  Gomm**  nous  avons 
passé  celte  soirée.  Nous  nous  sommes  rappelé  notre  exis- 
tence pendant  l'hiver,  quand  nous  parlions  d'Homère,  de 
Shakespeare,  de  Schiller,  d'Hoffmann,  que  nous  avons 
tant  discuté,  tant  lu.  Nous  avons  parlé  de  nous-mômee,  de 
l'avenir,  de  toi,  mon  cher.  A  présent,  il  est  parti  depuis 
longtemps  et  je  n'ai  pas  de  ses  nouvelles  !  Vil -il  encore  ? 
Sa  santé  a  bien  souffert.  Oh  !  Écris-lui  donc  ! 

L'hiver  dernier  je  me  suis  trouvé  dans  un  étal  d'exalta- 
tion. L'amilic  de  Shidlovsky  m'a  procuré  les  meilleures 
heures  de  ma  vie  ;mais  ce  n'est  pas  ellequi  eu  était  la  cause. 
11  est  possible  que  lu  m'aies  fait  et  que  tu  me  fasses  encore 
des  reproches,  à  cause  de  mon  silence.  La  faute  en  a  été 
aux  stupides  embarras  au  régiment.  Mais  dois-je  te  le 
dire,  mon  cher:  je  n'ai  jamais  éprouvé  de  l'indifférence 
envers  toi  ;  je  t'aimais  pour  tes  vers,  pour  la  poésie  de  ta 
vie,  pour  tes  malheurs,  —  et  pas  davantage  ;  mais  ce  n'était 
ni  en  frère,  ni  en  ami...  J'avais  un  camarade,  un  ôtre  que 
j'ai  tant  aimé  l  Tu  m'as  écrit,  frère,  que  je  ne  lisaùs  pas 
Schiller.  Tu  te  trompes  !  J'ai  appris  Schiller  par  cœur,  je 
me  servais  de  son  langage,  je  rêvais  de  lui;  et  je  crois  que 
ma  destinée  n'a  jamais  fait  une  chose  plus  à  propos  que 
quand  elle  me  donna  l'occasion  de  connaître  le  grand 
poète  à  une  pareille  époque  de  ma  vie.  Jamais  je  n'aurais 
pu  si  bien  apprendre  à  le  connaître.  En  lisant  Schiller  avec 
lui,  je  vérifiais  sur  lui  Don  Carlos,  si  noble  et  si  ardent, 
le  marquis  de  Posa  et  Mortimer.  Cette  amitié  m'a  apporté 
beaucoup  de  souffrance  et  beaucoup  de  joie  !  Je  n'en  par- 
lerai plus  jamais  maintenant  ;  mais  le  nom  de  Schiller  est 
pour  moi  quelque  chose  d'intime,  de  magique,  qui  évo- 
que tant  de  rêves  ;  ils  sont  douloureux,  frère  ;  voilà  pour- 
quoi je  n'ai  jamais  parlé  avec  toi  de  Schiller,  de  l'impres- 
sion qu'il  produisait  sur  moi  ;  je  souffre  quand  j'entends 
prononcer  le  nom  de  Schiller. 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  35 

Je  voulais  l'écrire  beaucoup  de  chose  s  à  propos  de  tes 
attaques,  à  propos  de  ce  que  tu  ne  m'avais  pas  compris. 
Je  voulais  aussi  discuter  certaines  choses  ;  mais  ma  lettre 
m'a  procuré  de  si  doux  instants,  de  si  douces  rêveries  et 
de  si  doux  souvenirs,  que  je  suis  absolument  incapable  de 
parler  d'autre  chose.  Je  ne  mi  défend i"ai  que  sur  un  seul 
point  :  je  n'ai  jamais  sérié  les  grands  poètes,  surtout  ne  les 
connaissant  pas.  Je  n'ai  jamais  fait  de  comparaisons,  par 
exemple  entre  Pouchkine  et  Schiller.  Je  ne  sais  où  tu  as 
pris  cela  ;  écris-moi  mes  paroles  exactement;  quant  à 
moi,  je  nie  avoir  fait  un  assortiment  pareil.  Il  se  peut  qu'à 
propos  de  quelque  chose  j'aie  cité  Pouchkine  et  Schiller 
l'un  après  l'autre,  mais  je  pense  qu'il  y  avait  une  virgule 
entre cesdeux  noms.  Us  ne  se  ressemblent  nullement. Pou- 
chkine et  Byron,  c'est  autre  chose.  Quant  à  Homère  et  h 
Victor  Hugo,  je  crois  que  tu  as  fait  exprès  de  mal  me  com- 
prendre. Voici  ce  que  je  disais  :  Homère  (Aire  fabuleux 
qui  peut  être  incarné  et  envoyé  par  Dieu  comme  le  Christ) 
ne  peut  être  comparé  qu'au  Christ  et  nullement  à  Hugo. 
Approfondis-le,  frère,  tâche  de  comprendre  V/li»de,  lis-la 
sérieusement(car, avoue-le, tune  l'as pn  '  \  Dans  VIliade 
Homère  donne  au  monde  ancien  l'oiv  on  d'une  vie 

spirituelle  et  d'une  vie  matérielle,  tout  comme  le  Christ 
l*a  fait  pour  le  monde  moderne.  Me  comprendras-tu  к 
présent  ?  Victor  Hugo,  comme  poète  lyrique,  possède  un 
caractère  vraiment  angélique,  donne  une  tendance  enfan- 
tine et  chrétienne  à  sa  poésie,  et  personne  ne  saurait  en 
cela  se  comparer  à  lui,  ni  Schiller  (combien  peu  il  est  poète 
chrétien),  ni  le  poète  lyrique  Shakespeare,  ni  Byron,  ni 
Pouchkine.  J'ai  lu  ses  sonnets  dans  la  traduction  française. 
П  n'y  a  qu'Homère  avec  sou  inflexible  foi  en  sa  vocation, 
avec  son  adoration  enfantine  du  Dieu  de  {юésiв,  qu'il  sert, 
qui  puisse  être  comparé  à  Victor  Hugo  dans  la  tendance 
de  la  source  de  sa  poésie,  mais  dans  la  tendance  seule- 
ment et  non  dans  la  pensée,  qui  lui  a  été  donnée  par  la 
nature,  et  qu'il  a  su  exprimer,  j'en  conviens.  Il  me  semble 
que  Derjavina  serait  supérieur  à  tous  les  deux  au  point  de 
vue  lyrique.  Au  revoir,  mo  n  cher. 

Ton  frère  et  ami, 

Th.  Dostoïevski. 


36  COllRBePONOANCE   DE   DOSTOlEVeXI 

La  lettre  d'aujourd'hui  me  fait  verser  quelques  Itrmee 
au  souvenir  du  ранее. 

Le  sujet  de  ton  drame  est  admirable;  on  y  remarque  une 
idée  sûre.  Ce  qui  me  platl  surtout,  c'est  que  ton  héros, qui 
pareil  à  Faust  cherche  l'infini,  l'incompréhensible, devient 
fou  au  moment  où  il  louche  à  son  but,— quand  il  est  aim^. 
C'est  admirable  !  Je  suis  heureux  que  Shakespeare  l'ail 
appris  quelque  chose. 

Tu  m'en  veux  de  ne  pas  répondre  à  toutes  tes  questions. 
Je  le  voudrais  bien,  mab  je  n'ai  ni  assez  de  temps,  ni  as- 
sez de  papier.  D'ailleurs,  s'il  fallait  répondre  à  tout,  par 
exemple  à  des  questions  telles  <jue  :  «  As-tu  une  mouela" 
che?»  on  ne  trouverait  jamais  le  temps  d'écrire  autre 
chose.  Mon  bon  frère,  mon  cher  frère,  au  revoir.  Au  revoir, 
encore.  Écris. 

Je  dois  te  gronder  :  en  parlant  de  la  forme,  tu  déraison» 
nés  presque;  je  soupçonne  depuis  longtemps  déjà  que  ton 
esprit  n'est  pas  bien  équilibré,  plaisanterie  à  part  1  Que  me 
disais-tu  à  propos  de  Pouchkine  dernièrement '.J'ai  paseé 
cela  sous  silence  et  non  sans  raison.  Nous  parlerons  de  la 
forme  dans  ma  lettre  suivante,  ici  je  n'ai  ni  le  temps  ni  la 
place  de  le  faireJ  Mais  dis-moi,  je  te  prie  :  en  parlant  de 
la  forme,  qu'est-ce  qui  t'a  pris  de  dire  :  ni  Racine,  ni 
Corneille  (?!?!)  ne  peuvent  nous  plaire,  car  leur  forme  est 
mauvaise.  Malheureux!  Et  tu  ajoutes  si  raisonnablement  : 
«  Est-ce  que  tu  pourrais  croire  qu'il  n'y  a  pas  de  poésie 
chez  eux?»  Pas  de  poésie  chez  Racine?  Chez  Racine  ar- 
dent, passionné,  amoureux  de  son  idéal, il  n'y  aurait  pas  de 
poésie?  Est-ce  que  cela  se  demande?  Mais  as-tu  lu  Andro- 
maque?  Eh?  Frère!  As-tu  \\i  Iphigénie?  pourrais-tu  dire 
que  ce  n'est  pas  admirable?  Est-ce  que  l'Achille  de  Racine 
n'est  pas  celui  d'Homère?  Racine  a  volé  Homère,  mais 
volé  de  quelle  façon!  Quelles  femmes  il  a  créées!  Tâche 
de  le  comprendre.  Racine  n'était  pas  un  génie  ?  pouvait- 
il  (?)  créer  un  drame  ?  Il  ne  pouvait  qu'imiter  Corneille  I  Et 
Phèdre?  Frère  !  Tu  seras  bien  peu  de  chose  si  tu  ne  con- 
viens pas  que  c'est  la  nature  élevés  et  pure,  que  c'est  la 
poésie.  C'est  une  esquisse  de  Shakespeare  ;  une  statue  de 
plâtre,  sinon  de  marbre. 

Parlons  maintenant  de  Corneille  !  Écoute,  frère,  je  ne 
sais  comment  faire  pour  causer  avec  toi  ;  il  me  semble  qu'il 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  37 

faudrait  mettre  des  gaots.  Non,  je  ne  veux  pas  le  croire. 
Tu  ne  Газ  pas  lu  et  c'est  pourquoi  tu  commets  cette  bévue. 
Sais-tu  bien  que  par  ses  caractères  gigantesques,  par  l'es- 
prit de  romantisme,  c'est  presque  du  Shakespeare?  Pauvre 
amil  Tu  n'as   qu'une  réponse  à  tout  !  <  La  forme  classi- 
que. »  Malheureux  !  Sais-tu  bien  que  Corneille  parut  seu- 
lement cinquante  ans  après  le  misérable  vagabond,   privé 
de  talent,  qu'était  Jodelle.ayec  sa  Cléopâtre  de  pasquinade; 
après  le  bouffon  Ronsard  et  le  riraeur  froid  de  Malherbe, 
qui  était  presque  son  contemporain?  Où  aurait-il  trouvé  le 
modèle  d'un  plan?  Il  est  encore  bien  qu'il  ne  l'ait  pas  trouvé 
chez    Sénèque,  par  exemple.  As-tu   lu  son  Cinna  ?  Avec 
cette  admirable  ligure  d'Octave,  devant  laquelle  Charles 
Moor,  Fiesque,  Tell,  Don  Carlos  pâlissent!  Cela  aurait  fait 
honneur  à  Siiakespeare.  Pauvre  amil  Si  tu  ne  l'as  pas  lu, 
lis-le,  surtout  le  dialogue  d'Auguste  et  de  Cinna,  où  il  lui 
pardonne  sa  trahison  [et  comment  il  la  luipardoDQe(?)].  Tu 
verras,  il  n'y  a  que  les  anges  offensés  qui  puissent  parler 
ainsi.  Surtout  quand  Auguste  dit  :  «  Soyons  amis, Cinna.» 
As-tu  lu  Horace  ?  Trouverais-tu  de  pareils  caractères  chez 
Homère  ?   Le  vieil  Horace  —    c'est    Diomède.  Le  jeune 
Horace   —    c'est   Ajax    Télémonide,    mais    avec   l'esprit 
d'Achille;  Curiace, c'est  Patrocle, c'est  Achille, c'est  tout  ce 
qui  est  capable  d'exprimer  la  tristesse  de  l'amour  et  du 
devoir.  Q\ie  tout  cela  est  grand!  As-tu  lu  le    Cid  ?  Lis-le, 
misérable,  lis-le  donc  et  tombe  en  poussière  devant  Cor- 
neille. Tu  l'as  offensé  !  Lis-le,  lis-le.  Que  demande  скшо  le 
romantisme,  si  ses  idées  les  plus  élevées  ne  sont  pas  déve- 
loppées dans  le  Cid?  Quels  caractères  que  ceux  de  Don  Ro- 
drigue, du  jeune  fils  et  de  son  amante!  Et  comme  cela  se 
termine  ! 

D'ailleurs,  je  te  prie  de  ne  pas  te  fâcher,  pour  les  ex- 
pressions injurieuses  dont  je  me  sers. 


Au  même. 

Péterhof,  le  19  juillet  1840. 

Je  t'écris  de  nouveau,  mon  frère  chéri,  quoique  inexo- 
rable, et  je  dois  encore  commencer  ma  lettre  en  te  priant 
de  ne  pas  m'en  vouloir,   d'autant  plus   que  tu  seras  plus 


38  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

obstiné  et  plus  fAché.  Non,  cher  cl  bon  frère!  Je  ne  te  rjuit- 
terai  pas,  justju'à  ce  que  tu  ne  me  lendos  comme  autrefois 
ta  main.  Jo  ne  saie  comment  cela  se  fait,  mon  cher  l  Au- 
trefois (malgré  qu'il  y  eût  quelquf»î*  exceptions)  tu  étais 
juste  envers  moi,  tu  m'excusais  en  cas  de  long  silence  ; 
mais  h  présent  quand  je  le  présente  une  excuse,  une  excuse 
irréfutable,  Iule  sais  fort  bien,  tu  p.  urd  h  mes  paro- 

les. Pardonne  ces  reproches,  mon  biM)  ,  :  j.- ne  te  cacherai 
pas  qu'ils  me  viennent  du  fond  du  coeur.  Je  t'aime,  mon 
cher,  et  je  souffre  de  voir  ton  indiiïérence.  A  la  pUice  j'aurais 
tout  oublie';  depuis  longtemps,  pour  excuser  au  plusUM  mon 
ami,  au  lieu  do  le  forcera  demander  grâce  l  De  mon  côté 
au  moins,  me  voyant  à  peu  près  à  l'aise,  c'est-à-dire  avec 
un  peu  d'argent  (In  tuteur  m'en  a  déjà  envoyé),  quoique  la 
somme  ne  soit  pas  importante,  je  te  promets  absolument 
de  l'écrire  chaque  semaine.  A  présent,  je  me  hâte,  car  je 
n'ose  entreprendre  une  longue  leltre;  nous  nous  atten- 
dons à  cha(iuo  instant  à  la  générale  et  aux  manœuvres,  qui 
dureront  trois  jours. 

Ah  !  cher  frère  1  Écris-moi  donc  quelque  chose.  Si  tu 
savais  comme  ton  avenir  m'inquiète,  ainsi  que  les  décisions, 
tes  intentions,  ton  examen,  mon  cher,  car  le  voilà  qui  est 
proche.  Dieu  le  sait,  celte  lettre  te  trouvera-t-elle à  Réveil 
Dieu  le  fasse,  mon  cher  ami  ;  ah,  si  nous  continuons  à 
être  en  désaccord,  si  notre  amitié  inaltérable  doit  changer, 
je  ne  sais  quels  tourments  j'éprouverai  à  cause  de  ton 
silenJA.Car  voilà  le  dénouement stupide  et  cependant  déci- 
sif de  ta  destinée  qui  approche  ;  dénouement  que  j'atten- 
dais toujours  en  frémissant..  En  effet,  de  quoi  dépend  tout 
cela?  Songes-y.Ta  vie,  ton  avenir,  ton  bonheur,  mon  cher  ; 
oui,  ton  bonheur  ;  car,  à  moins  que  lu  n'aies  changé  toi- 
même,  ou  que  ta  vie  elle-même  ait  changé  depuis  que  lu 
m'as  parlé  de  ton  espoir,  de  ton  Emilie,  il  est  facile  de  com- 
prendre quel  changement  dans  ta  vie  produirait  un  examen 
heureux.  Eh  bien,  quand  il  n'y  aurait  que  cette  circonstance 
dans  ta  vie,  mon  bon  frère  I  Crois-tu  qu'il  ne  serait  pas 
vraiment  cruel  de  priver  de  ta  confiance  ton  frère,  dont 
l'amitié  prendrait  sa  part  de  la  joie  ou. ..de  ta  douleur,  mon 
cher  ami?  Ah  !  mon  bon  ami  !  Que  Dieu  te  juge  de  me  lais- 
ser ainsi  dans  l'incertitude,  dans  une  pénible  incertitude. 

Enfin,  que  deviens-tu,  mon  frère  ?  Se  sont-ils   réalisés 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  39 

au   moins,  sinon  les  rêves,  du  moins  les  espérances  que 
t'avait  fait  nourrir  le  destin,  en  te  montrant  dans  la  som- 
bre perspective  de  ta  vie  un  coin  do  lumière,  où  ton  cœur 
te  promettait  tant  de  bonheur  ?  Le  temps,  le  temps  seul  le 
prouvera  ;  le  temps  seul  peut  apprécier  et  définir  claire- 
ment la  signification  de  cesépoques  de  notre  vie. — Il  peut 
déterminer,  pardonne-moi  mes  paroles,  il  peut  déterminer, 
dis-je,  si  cette  activité  de  l'esprit  et  du  cœur  était  pure  e4 
régulière,  claire  et  lumineuse  comme  notre  aspiration  natu- 
relle à  la  vie  humaine  complète,  ou  bien  une  activité  irré- 
gulière, sans  but,  vaine,  une  illusion   imposée  au  cœur 
de    l'homme  isolé,  qui  souvent  ne  se   comprend  pas  lui- 
même,  qui  est  souvent  pareil  à  un  enfant,  mais  aussi  pur 
et  aussi   ardent,  qui  cherche  involontairement  autour  [de 
lui  une  pâture    pour  son  esprit  et  qui  s'épuise  dans  des 
aspirations  affectées  de  «  basses  rêveries  ».  En  effet, com- 
bien  l'existence   est  triste,  et  combien  pénibles  sont   les 
instants  quand   l'homme,  comprenant  ses  erreurs,  ayant 
conscience   de  forces  immenses,  s'aperçoit    qu'elles   sont 
dépensées   mal  à  propos,  faussement,  dans  une   activité 
indigne  de  sa  nature  ;  il  sent  alors  que  le  feu  de  son  âme 
est  éteint,  étouffé.  Dieu  sait  par  qui,  que  son  cœur  est 
brisé,  et  à  cause  de  quoi  donc  ?  A    cause  d'une  vie  digne 
d'un  pygmée  et  non  d'un  géant  ;  d'un  enfant,  et  non  d'un 
homme. 

Ici  encore  l'amitié  est  nécessaire  ;  car  alors  le  cœur 
s'emprisonne  lui-même  dans  des  entraves  inextric^Mbs  et 
l'homme  perd  courage,  se  résigne  devant  le  hasard,  devant 
les  caprices  de  son  cœur,  comme  si  c'étaient  des  commande- 
ments de  la  destinée  ;  il  prend  une  faible  toile  d'araignée 
pour  des  filets  monstrueux,  dont  il  ne  peut  se  débarrasser, 
devant  lesquels  tout  cède;  —  alors  vraiment  notre  destinée 
nous  apparaît  comme  un  décret  de  la  Providence,  c'est-à- 
dire  agit  sur  nous  avec  la  force  inéluctable  de  toute  notre 
nature. 

J'ai  interrompu  ma  lettre;  mon  service  m'avait  dérangé. 
Ah  !  mon  frère,  si  tu  pouvais  te  faire  une  idée  de  notre 
existence  1  Mais  arrive  donc  au  plus  vite,  mon  cher  ami  ; 
au  nom  du  ciel,  viens.  Si  tu  savais  combien  il  nous  est 
nécessaire  de  nous  trouver  ensemble,  cher  ami  !  Des  années 
entières  se  sont  écoulées  depuis  notre  séparation.  Un  chii- 


40  COnRBBPONDANCE    DE   DOSTOlÏEVHKI 

ion  de  papier  que  je  feoToyais  de  mois  en  mois.voiU  tout 
со  qui  nouH  unissait  ;  cependant,  le  temps  passait,  nous 
apportant  les  beaux  et  les  mauvais  jours  et  tout  cela  s'est 
écoulé  dans  une  triste,  dans  une  pénible  solitude.  ЛЬ  !  si 
tu  savais  comme  je  suis  devenu  sauvage,  rri  '  r,  mon 
bon  ami!  T'aimer  est  devenu  pour  moi  un  >•  ./«jsoin. 

Je  suis  complëlement  libre,  je  ne  dépends  de  personne  ; 
mais  notre  lien  est  si  fort,  mon  cher,  qu'il  me  semble  que 
je  partage  ma  vie  avec  quelqu'un. 

Que  de  changements  dans  notre  Age,  dans  nos  rêves, 
dans  nos  espérances,  dans  nos  pensées,  qui  ont  glissé  ins- 
perçus  par  l'un  et  par  l'autre,  et  que  nous  avons  consenrés 
dans  notre  cœuri  Oh!  quand  je  le  verrai,  y-  sens  que  mon 
existence  deviendra  nouvelle  ;  je  me  sens  quelque  peu 
inquiet  à  présent  ;  le  cours  de  ma  vie  est  si  irrégulier... 
Je  ne  sais  pas  moi-même  ce  que  j'ai...  Viens,  au  nom  du 
ciel,  viens,  mon  ami,  mon  cher  frère! 

Je  ne  sais  si  je  dois  avoir  de  l'appréhension  à  propos  de 
ton  examen.  Comment  es-tu  préparé  ?  (Juant  aux  exami- 
nateurs, je  suis  sûr  d'eux.  On  vous  examine,  vous  autres, 
avec  tant  d'indulgence,  que  si  tu  as  étudié  quelque  chose, 
tu  passeras  :  il  y  en  avait  qui  n'en  savaient  pas  tant.  J'ai 
vu  une  masse  d'exemples.  Je  pense  que  lu  ne  m'en  veux 
pas  pour  les  cahiers  ;  je  te  le  répète  encore  :  tu  n'en  aurais 
pas  besoin,  vu  qu'ils  sont  insignifiants;  ce  sont  de  mau- 
vais abrégés,  c'est  honteux  ;  d'ailleurs,  personne  n'en  a. 
Notre  sœur  n'a  pas  été  à  Saint-Pétersbourg.  Nous  quitte- 
rons bientôt  Péterhof.  Adresse  à  Saint-Pétersbourg.  Adieu, 
mon  bon,  mon  cher  ami.  Voilà  quelques  lignes  ;  j'ai  écrit 
avec  beaucoup  d'interruptions.  Si  tu  savais  comme  nous 
vivons  mal  à  l'aise. 

Adieu,  mon  cher,  mon  bon  ami,  mon  frère.  Écris  abso- 
lument au  plus  tôt. 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 

Saint-Pétersbourg,  le  27  février  (1841  ?). 

Voilà  que  les  lettres  recommencent,  mon  cher  ami  î  II 
y  a  si  peu  de  temps  que  nous  pensions  ne  jamais  nous 
séparer,  et  que  nous  passions  notre  temps  tant  bien  que 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  41 

mal,  gaiement,  saas  souci,  et  soudain  tu  m'as  été  enlevé 
pour  longtemps.  Je  suis  devenu  bien  triste,  depuis  que  je 
suis  seul,  mon  cher.  Je  n'ai  personne  à  qui  parler,  et  je 
n'en  ai  pas  le  temps.  Quel  travail  !  nous  n'en  avons  jamais 
eu  autant.  On  nous  saigne  à  blanc,  mon  cher.  Je  ne  peux 
sortir  même  les  jours  de  fête,  et  voilà  que  le  mois  de  mars 
s'approche — c'est  le  printemps.  Il  dégèle,  le  soleil  est  plus 
chaud,  il  éclaire  davantage,  le  vent  du  midi  souflle  —  ce 
serait  un  délice!  Que  faire!  Mais  il  n'y  en  a  plus  pour  long- 
temps. 

Tu  devineras  sans  doute  pourquoi  j'écris  sur  ce  quart  de 
feuille.  Je  t'écris  la  nuit,  à  la  hâte. 

Allons,  mon  cher,  je  suis  heureux,  très  heureux  de  l'an- 
noncer une  joie,  si  lu  n'es  pas  encore  en  train  de  te  réjouir 
et  si  ma  lettre  te  trouve  encore  à  Narva.  Lundi  t^le  jour  de 
ton  départ),  Krivopichine  est  venu  сЬег  moi  ;  mais  nous 
étions  à  table  et  je  ne  l'ai  pas  vu.  Il  a  laissé  un  billet,  pour 
m'inviter  chez  eux.  Dimanche  soir  je  suis  aîlo  chez  lui  et  il 
m'a  montré  le  rapport  de  P...  à  propos  de  ta  nominatioa  к 
Revel.  Certainement  (et  m.'  -  aucun  doute)  le  voilà 

déjà  à  Revel,  en   train  d'tii  ton   Emilie  (n'oublie 

pas  do  le  faire  de  ma  part);  car  autrement  je  ne  m'expli- 
querais pas  les  lenteurs  de  ta  nomination.  Seulement,  il 
est  probable  que  tu  es  bien  malade  en  ce  qui  concerne  l'ar- 
gent. J'ai  écrit  au  tuteur  et  j'ai  expédié  la  lettre  lundi  (le 
jour  de  ton  dépari).  Mais  sa  lettre,  si  vraiment  quelque 
chose  vient  de  sa  part,  sera  adressée  à  Narva,  tu  ne  la 
recevras  donc  pas  bien  vite, et  lu  l'endetteras  en  attendant. 
11  ne  reste  pas  grand'chose  à  recevoir  de  la  caisse.  En 
général,  les  circonstances  ne  sont  pas  favorables.  Aucun 
espoir  ni  pour  le  présent,  ni  pour  le  futur.  11  est  vrai  que 
je  me  trompe!  Il  y  a  une  chance  sur  1.000.000, si  je  gagne. 
Chance  fort  probable!  1  contre  1.000.000  ! 

Mon  cher,  ne  va  pas  mourir  d'ennui  à  Narva  avant 
d'avoir  reçu  ta  nomination. 

Remercie  Krivopichine.  Quel  homme  inappréciable  !  On 
ne  trouverait  pas  son  pareil  !  Je  suis  admirablement  bien 
reçu  chez  eux.  On  ne  reçoit  que  moi,  et  on  ne  reçoit  pas 
les  autres,  comme  cela  s'est  produit  la  dernière  fois.  Ton 
affaire  a  été  décidée  en  un  instant,  car  sans  cela 

<  Tu  ne  vivrais  plus  avec  les  humains  !  > 


42  CORRESPONDANCE   DE   DCHTOKEVSKI 

Remercie-les.  lis  le  ώritenl.  Qu'avone-nouH  fait  pour 
mériter  leur  bienveillance  ?  Je  n'y  comprends  rien  !  Je 
n'ai  été  encore  chez  personne  de  nos  amis  h  Pétcrsbourg, 
ni  chez  X...,  ni  chez  Grjgorov,  ni  chez  Bicsenkampr,  ni 
à  la  forteresse.  J'attends  le  beau  temps. 

Ma  tôle  me  fait  cruellement  mal.  Devant  moi  se  trouvent 
les  systèmes  Marino  et  Gillomé,  qui  invitent  mon  atten- 
tion. Je  n'en  peux  plus,  mon  cher. 

Je  pense  que  ma  prochaine  lettre  aura  un  peu  moins  de 
décousu,  mais  й  présent  cela  m'est  impossible.  Je  vou- 
drais te  trouver  encore  à  Narva,  c'est  pourquoi  je  t'écris. 

Oh,  frère  1  cher  frère  !  Vite  au  port,  vite  vers  la  liberté  ! 
La  liberté  et  la  vocation  ce  sont  de  grandes  choses.  Je 
recommence  h  en  rôver,  comme  autrefois.  L'ôme  s'élargit 
pour  comprendre  la  grandeur  de  la  vie  !  Mais  nous  en 
reparlerons  dans  ma  prochaine  lettre. 

Quant  à  loi,  mon  cher,  que  Dieu  t'accorde  le  bonheur 
dans  le  cercle  charmant  et  paisible  de  la  famille,  dans 
l'amour,  dans  la  prospérité  et  dans  la  liberté.  Oh!  tu  seras 
plus  libre  que  moi, si  les  circonstances  extérieures  s'arran- 
gent. 

Adieu,  ami. 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 

Le  22  décembre  (1841?). 

Tu  m'écris,  mon  précieux  ami,  le  chagrin  qui  t'a  serré 
le  cœur,  la  peine.  Tu  écris  que  tu  es  au  désespoir,  mon 
aimable  frère,  mon  cher  frère  !  Juge  donc  de  ma  peine,  de 
ma  douleur  quand  j'ai  appris  tout  cela.  Je  suis  accablé  de 
tristesse.  Cela  m'est  insupportable.  Tu  t'approches  de  cet 
instant  de  la  vie  quand  s'épanouissent  tous  nos  désirs  et 
toutes  nos  espérances,  quand  le  bonheur  se  greffe  sur  le 
cœur  et  quand  le  cœur  est  plein  de  joie;  et  quoi?  Ces  ins- 
tants sont  gâtés,  sont  obscurcis  par  la  peine, par  le  travail, 
par  les  soucis.  Oh  !  mon  cher  ami  1  Si  tu  savais  combien  je 
suis  heureux  de  pouvoir  t'aider  en  quelque  chose.  Avec  quel 
délice  je  t'envoie  cette  bagatelle,  qui  peut  rétablir  quelque 
peu  ta  tranquillité.  C'est  peu,  je  le  sais  ;  mais  que  faire,  si 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 


43 


davantage  —  je  te  le  jure,  frère —  m'est  impossible?  Juge  loi- 
même.  Si  j'étais  seul,  pour  toi,  mon  cher,  je  me  serais  privé 
du  nécessaire;  mais  j'ai  la  charge  de  mon  frère  ;  si  j'écris 
si  vite  de  nouveau  à  Moscou,  Dieu  sait  ce  qu'ils  vont  ima- 
giner. Ainsi,  je  t'envoie  celte  bagatelle.  Mais,  mon  Dieu, 
combien  tu  es  injuste,  mon  cher,  mon  précieux  ami,  quand 
tu  écris  des  mots  comme  —  prête,  —  je  paieni.  N'as-lu  pas 
honte,  n'est-ce  pas  un  péché  do  le  faire  entre  frères?  Mon 
ami,  mon  ami,  est-ce  que  tu  ne  me  connais  pas?  Je  le  ferais 
de  plus  grands  sacrifices,  à  toi  !  I  Non  !  tu  devais  être  de 
mauvaise  humeur  et  je  le  pardonne. 

A  quand  la  noce?  Je  fais  des  vœux  pour  ton  bonheur  et 
j'attends  de  longues  lettres.  Quant  à  moi,  il  m'est  impossi- 
ble, môme  à  présent,  de  l'écrire  convenablement.  Le  croi- 
rais-tu, je  t'écris  à  trois  heures  du  matin,  et  la  nuit  dernière 
je  ne  me  suis  même  pas  couché.  Ce  sont  les  examens  et  le 
travail  est  formidable.  Tout  le  monde  interroge  —  on  ne 
veut  pas  perdre  sa  réputation —  on  pioche  «  avec  dégoût», 
mais  on  pioche  quand  môme. 

Je  suis  extrêmement  coupable  envers  ta  chère  tiancée  — 
ma  petite  sœur,  aussi  précieuse  et  aussi  chère  que  toi, 
mais  d'un  caractère  —  excuse- moi,  mon  bon  ami  —  que  je 
ne  comprends  pas.  Est-il  possible  d'avoir  aussi  peu  con- 
fiance en  son  parent,  ou  bien  s'est-on  déjà  formé  de  moi 
une  opinion  monstrueuse —  d'impolitesse,  de  manque  d'é- 
gards, de  mauvais  sentiments,  enfin  de  tous  les  vices,  pour 
être  prévenue  ainsi  contre  moi,  ne  pas  croire  à  mes  asser- 
tions quand  je  parle  de  manque  de  temps,  et  m'en  vouloir 
pour  mon  silence?  Mais  je  ne  l'ai  pas  mérité,  non,  «ur  Г  hon- 
neur.3e  loi  fais  mes  humbles  excuses,je  demande  son  indul- 
gence et  enfin  le  pardon  complet  de  mes  fautes,  à  moi 
pauvre  pécheur.  Il  me  serait  doux  d'en  recevoir  le  nom  de 
frère,  de  bon  frère,  aimant  bien.  Mais  que  faire?  Cepen- 
dant je  nourris  l'espoir  d'y  parvenir  un  jour.  Je  n'écris 
rien  sur  moi-même  dans  cette  lettre-ci.  Je  ne  puis  le  faire, 
je  manque  de  temps.  A  une  autre  fois.  André  est  malade, 
—  je  suis  très  ennuyé. 

Adieu,  mon  trésor!  Que  le  bonheur  réside  avec  loi  1 

Ton  Dostoïevski. 

Je  t'envoie  150  roubles  (ceci  pour  vérifier). 


44  CORRC!iPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

Au  même. 

31  décembre  1843. 

Il  y  a  longtemps  que  nous  n'avons  <^crit,  mon  cher 
frère,  et,  crois-le  bien,  cela  ne  nous  fait  рая  bonocur.  Tu 
le  mois  (lifficilernenl  en  train,  mon  ami  !  Mais  quand  c'est 
une  afTaire  terminée,  il  ne  reste  plus  rien  que  de  s'empa- 
rer de  l'avenir  et  de  te  souhaiter  une  heureuse  année  et  un 
beau  bébé.  Situ  as  une  fille,  nommola  Marie. 

Mes  plus  humbles  hommages  à  l^^milie  Fédorovna;  je  lui 
souhaite  également  une  bonne  et  heureuse  année.  En 
m  Лтп  temps,  moillcure  santé.  J'embrasse  le  petit  Théo- 
don^  ot  je  souhaite  qu'il  apprenne  vile  à  marcher. 

Maintenant,  mon  cher,  parlons  des  aiïaires.  Malgré  que 
Karépino  m'ait  envoyé  cinq  cents  roubles,  ayant  des  dettes 
à  mon  actif,  d'après  l'ancien  système  qu'il  m'est  impossi- 
ble de  ne  pas  suivre,  je  dois  encore  deux  cents  roubles.  Il 
faut  me  débarrasser  de  mes  dettes  d'une  façon  ou  d'une 
autre.  L'eau  ne  vient  pas  à  la  pierre  immobile.  —  J'ai  la 
chance  d'avoir  une  idée,  un  projet,  comme  tu  voudras.  — 
Comme  il  est  très  avanlag»^ux,  je  m'empresse  de  te  propo- 
ser (le  partager  les  peines,  los  risques  et  les  profils.  Voici 
de  quoi  il  s'agit. 

II  y  a  deux  ans  a  paru  la  traduction  russe  de  la  moitié 
du  premier  volume  de  Mathilde  (Eug.  Sue),  donc  la  sei- 
zième partie  du  roman.  Depuis,  rien  n'a  paru.  Cependant, 
la  curiosité  du  public  élait  excitée  ;  d'une  seule  province 
on  reçut  500  lettres  pour  demander  la  prompte  suite  de 
Mathilde. 

Mais  la  suite  ne  parut  pas.  —  Sertchevsky,  le  traducteur, 
spéculateur  stupide,  n'avait  ni  l'argent,  ni  la  traduction,  ni 
le  temps  de  la  faire.  Cela  dura  ainsi  un  an  et  demi.  Vers 
la  semaine  sainte,  un  nommé  Tchernoglazov  acheta  à  Ser- 
tchevsky, pour  2.000  roubles  assignat  ',  le  droit  de  continuer 
la  traduction  de  Mathilde  et  la  partie  déjà  traduite.  Cela 
fait,  il  prit  un  traducteur  qui  lui  traduisit  l'ouvrage  entier 
de  Mathilde  pour  1.600  roubles.  Ayant  reçu  la  traduction, 

1.  Le  rouble  assignat  valait  alors  environ  1  fr.  25  ;  et  le  rouble 
argent,  4  francs  ;  aujourd'hui  le  rouble  papier  et  le  rouble  argent  ont 
la  même  valeur,  environ  2  fr.  65. 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  45 

Tchernoglazov  la  mit  de  côté,  n'ayant  pas  un  sou  non  seu- 
lement pour  la  faire  publier,  mais  môme  pour  payer  le 
traducteur.  Mathilde  a  disparu  à  jamais.  Palton,  moi,  et 
toi,  si  tu  veux,  nous  joindrons  notre  peine,  notre  argent 
et  nos  elTorls  pour  exécuter  cette  entreprise  et  éditer  la 
traduction  pour  la  semaine  sainte.  Lafl'aire  est  tenue 
secrète,  bien  étudiée  et  irrévocablement  acceptée. 

Voici  comment  cela  va  se  passer  : 

Nous  partageons  le  travail  en  trois  parties  égales,  et 
nous  nous  y  mettons  avec  ardeur.  Nous  avons  calculé  que 
si  chacun  peut  traduire  journellement  vingt  pages  de  la 
petite  édition  de  Bruxelles  de  Mathilde,  il  aura  Uni  sa  part 
pour  le  15  février.  Il  faut  traduire  au  net,  sans  brouillon, 
donc  lisiblement.  Tuas  une  belle  écriture  et  lu  peux  le 
faire.  A  mesure  que  la  traduction  paraîtra,  elle  sera  cen- 
surée. Patton  connaît  Nikitenko,  le  censeur  en  chef;  et 
cela  sera  fait  plus  vile  que  d'habitude.  Pour  faire  impri- 
mer à  nos  frais, cela  coulera  4.600  roubles  ass.;  nous  nous 
sommes  informés  du  prix  du  papier,  de  la  typographie. 

Pour  le  papier  il  faut  donner  le  tiers  du  prix,  le  reste 
attendra.  La  dette  est  garantie  par  les  exemplaires.  Un 
typographe  français  que  je  connais,  m*a  dit  que  si  je  lui 
donnais  1.000  roubles,  il  imprimerait  tous  les  exemplaires 
(2.500)  et  attendrait  pour  le  reste  la  vente  du  livre. 

Il  faut  très  peu  d'argent;  500  roubles  arg.  Pallon  a  déjà 
700  roubles,  on  m'enverra  à  moi  500  roubles  au  mois  de 
janvier  (sinon,  je  prendrai  d'avance  sur  mon  traitement). 
Arrange-loi  de  ton  côté  pour  avoir  500  roubles  au  mois  de 
février  (pour  le  15),  môme  en  prenant  d'avance  sur  ton 
traitement.  Avec  cet  argent  nous  imprimons,  nous  éditons 
et  nous  vendons  nos  exemplaires  4  roubles  argent.  (Le 
prix  est  très  modeste,  comme  en  France.) 

Le  roman  se  vendra.  Nikitenko  prédit  le  succès.  D'ail- 
leurs la  curiosité  est  éveillée;  300  exemplaires  paieront 
toutes  les  dépenses  d'impression.  Que  tout  le  roman,  en 
8  volumes,  se  vende  à  1  rouble  le  volume,  nous  aurons 
7.000  roubles  de  bénéfice.  Les  libraires  prétendent  que 
l'édition  sera  épuisée  en  six  mois.  On  partage  le  bénéfice 
en  trois.  Si  nous  vendons  le  roman  à  1  rouble,  tu  retrou- 
veras tes  500  roubles  et  l'édition  sera  payée. 

Voilà  en  quoi  consiste  notre  entreprise  :  veux-tu,  oui  ou 


46  CORRBSPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

DOo,  entrer  dans  la  combinaison?  Lee  avaolage>t  )юп1  éri- 
denU.  Si   lu  veux   bien,  commenuo  à  traduire  è  partir  do 
la  cinquième  partie.  Traduis  le  plus  posHible,  je  t'écrirai 
pour  t'indiijuer  les  limites  do  ta  IraductioQ. 
1'(|1ч  imm/'iliatement  si  tu  veux  ou  non. 

Th.  DosTOlETSKi. 

Réponds  sans  tarder.  Adieu. 


Au  même. 

18i4. 


Cher  frère, 


J'ai  eu  le  plaisir  de  receroir  ta  réponse  et  je  m'empresse 
de  l'écrire  quelques  lignes.  Tu  m'écris  que  tu  ne  connais- 
sais pas  mon  adresse.  Mais,  mon  cher,  tu  sais  bien  que 
je  fais  partie  de  la  Chambre  des  dessinateurs  des  plans  du 
Corps  des  Ingénieurs.  Peut-on  se  tromper  d'adresse  quand 
on  connaît  l'administration  où  je  suis  employé?  Tu  as  très 
bien  fait  d'adresser  ainsi.  Mais  je  me  réjouis  de  ton  excuse, 
et  je  l'accepte.  Tu  ne  m'as  donc  pas  complètement  oublié, 
cher  frère.  Je  suis  très  heureux  de  ton  bonheur,  je  te  sou- 
haite d'avoir  une  fille  et  que  Théodore  profite.  S'il  m'est 
destiné  d'être  le  parrain  de  ton  enfant,  que  la  volonté  du 
Seigneur  s'accomplisse.  Que  mes  filleuls  soient  heureux. 
Je  baise  les  mains  d'Emilie  Fédorovna  et  je  la  remercie  de 
son  bon  souvenir. —  Quant  àRevel,noa4  réfléchirons; nous 
verrons  cela,  comme  dit  Papa  Grandet. 

Maintenant  parlons  d'affaires,  car  c'est  une  lettre  d'af- 
faires. Nos  affaires  vont  bien,  jusqu'au  пес  pins  ultra.  La 
rédaction  m'est  confiée  et  la  traduction  sera  bonne.  Patton 
est  inappréciable,  quand  il  s'agit  d'intérêts.  Tu  le  sais,  de 
pareils  compagnons  en  affaires  valent  davantage  que  les 
amis  les  plus  désintéressés.  —  Il  faut  absolument  que  tu 
nous  aides;  fais  ton  possible  pour  traduire  avec  élégance. 
Je  voulais  t'expédier  le  livre  par  la  poste,  mais  il  est  chez 
Patton  et  celui-ci  est  sorti.  Je  te  l'enverrai  par  le  prochain 
courrier.  Mais  surtout  ne  vends  pas  la  mèche,  mon  cher  I 
Traduis  et  recopie.  Une  serait  pas  mal,  si  tu  nous  envoyais 
la  traduction  au  plus  tard  pour  le  l»'  mars.  Quant  à  nous, 
nous  aurons  terminé  nos  parts  et  la  traduction  sera  envoyée 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 


47 


à  la  censure.  Le  censeur  Nikitenko  est  bien  avec  Patlon  « 
il  a  prorais  de  terminer  la  censure  eu  quinze  jours.  Le 
15  mars  tout  sera  mis  sous  presse  et  paraîtra  au  plus  tard 
à  la  mi-avril.  Tu  demanderas  d'où  nous  prenons  l'argent 
nécessaire  ;  je  ferai  mon  possible  et  je  donnerai  500  rou- 
bles. Patton  a  700  roubles  ;  il  les  pje^iôJi,  et  sa  mère 
donne  2.000  roubles. Elle  prête  de  l'argentà  sonfilsà  400/0, 
Cet  argent  suffira  grandement  pour  l'impression.  Le  reste 
se  fera  à  crédit. 

Nous  avons   vu   tous  les  libraires  et  voici  ce  que  nous 
avons  appris  : 

Tchernoglazov,  le  traducteur  de  Mathilde,  est  un  homme 
qui  ne  pense  à  rien,  n'a  ni  argent,  ni  bon  sens.  Sa  traduc- 
tion est  faite.  Nous  allons  faire  les  annonces  de  la  traduc- 
tion quand  la  moitié  sera  imprimée  et  Tchernoglazov  sera 
perdu.  Tant  pis  pour  lui  ;  pourquoi  laisser  passer  trois  ans 
entre  la  première  et  la  seconde  partie.  —  Chacun  a  le  droit 
d'éditer  deux  ou  trois  traductions  du  môme  ouvrage.  Lee 
libraires  répondent  pour  1.000  exemplaires  en  province,  et 
l'argent — tout  de  suite;  seulement  ils  prennent  40  kopeks 
du  rouble.  Les  libraires  nous  ont  dit  qu'il  était  insensé  de 
laisser  l'ouvrage  à  moins  de  6  roubles  arg. (prix  de  l'ouvrage 
français  de  l'édition  bruxelloise).  Nous  recevrons  donc  à  la 
fois  au  mois  de  mai  3.500  roubles.  Maintenant,  à  Saint- 
Pétersbourg,  d'après  ces  libraires,  nous  écoulerons  certai- 
nement 350  exemplaires,  20  0  0  pour  les  libraires  ;  en  comp- 
tant sur  1.500  exemplaires,  nous  n'obtiendrons  pas  moins 
de5.000rûublesarg,Nous  aurons  1.000 roubles  de  débours; 
4.000  roubles  de  bénéfice  net.  Nous  avons  convenu  dépar- 
tager en  frères,  en  trois,  et  tu  auras  ta  part.  Mais  traduis 
maintenant. 

Eu  recopiant,  laisse  les  noms  propres  au  crayon,  ou  bien 
nous  en  reparlerons. 

Cher  petit  frère,  j'ai  une  petite  prière  bien  délicate  à 
l'adresser.  Je  suis  sans  argent.  Je  dois  te  dire  que  pendant 
les  dernières  fêtes  j'ai  traduit  Eugénie  GrAudet  de  Balzac 
(c'est  une  merveille!)  La  traduction  est  admirable. On  m'en 
donnera  pour  le  moins350  roublesass...  J'ai  l'ardent  désir  de 
le  vendre,  mais  le  futur  capitaliste  n'a  pas  d'argent  pour  le 
faire  recopier  ;  pas  de  temps  non  plus.  Au  nom  des  anges 
célestes  envoie-moi  35  roubles  ass.  (le  prix  de  la  copie).  Je 


48  COIlREbPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

te  jure  par  l'Olympe  et  par  mon  juif  lankcl  (de  raoD  drame 
terminé)  el  par  ({uoi  encore  ?  par  mes  moustaclies,  ei  tu 
veux,  car  j'espère  qu'elles  pousseront  un  jour,  qur  la  moi- 
tié de  ce  que  j'aurai  pour  Eugénie  sera  à  toi.  —  Dixi. 

Au  revoir. 

DosTOlKVSKi. 
Tu  comprends  :  par  le  premier  courrier. 

Au  même. 

14  février  18Й. 
Cher  frère, 

Tu  me  demandes  de  t'ioformcr  ce  que  devient  notre  tra- 
duction. A  mon  grand  chagrin,  mon  cher  ami,  je  te  dirai 
que  l'affaire  paratl  ne  pas  vouloir  s'arranger  ;  —  c'est  pour- 
quoi je  le  prie  d'allendre,  et  de  ne  plus  traduire,  jusqu'à 
ce  que  tu  ne  reçoives  plus  ample  information.  Vois-tu  :  en 
réalilé  je  n'ai  aucune  raison  de  craindre  l'insuccès.  Maie 
la  prudence  n'est  jamais  de  trop.  Quant  à  moi,  je  conti- 
nue à  traduire.  Mais  je  te  prie  de  t'arrôler  pour  un  temps, 
afin  de  ne  pas  te  faire  perdre  ta  peine.  Je  suis  déjà  bien 
ennuyé,  mon  cher,  de  t'avoir  fait  perdre  ton  temps.  — 
L'insuccès  que  je  redoute  n'est  pas  dans  la  traduction 
ni  dans  sa  valeur  littéraire  (l'entreprise  serait  brillante), 
mais  dans  les  circonstances  étranges  qui  se  sont  produi- 
tes parmi  les  traducteurs.  Le  troisième  traducteur  était 
Pallon,  qui  a  chargé  le  capitaine  Hartong  de  corriger 
sa  traduction  pour  un  prix  convenu.  C'est  le  même  Har- 
tong qui  a  traduit  Plick  et  Plock,  Le  Diable  Boiteux  et  qui 
a  écrit  dans  la  Bibliothèque  de  Lecture  la  nouvelle  Le  Ser- 
vice Mortuaire.  L'affaire  allait  très  bien.  La  mère  de  Pat- 
ton  nous  prêtait  de  l'argent,  comme  elle  s'y  était  engagée 
sur  sa  parole.  Mais  au  mois  d'avril,  Patton  doit  aller  au 
Caucase  avec  sa  mère  ;  il  servira  sous  les  ordres  de  son 
père  ;  il  dit  qu'il  terminera  sûrement  sa  traduction  et  me 
chargera  de  l'impression  et  de  la  vente.  Je  ne  puis  me 
résoudre  à  croire  qu'un  homme  comme  Patton  voudrait 
me  confier  3.000  roubles  pour  une  affaire  qui  paraît  tant 
soit  peu  risquée  ;  pour  lui,  le  risque  est  double.  Malgré 
cela,  Patton  traduit.  Je  le  sais  ;  je  l'ai  vu  moi-même. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  -49 

Toutes  ces  raisons  m'ont  forcé  de  te  demander,  mon 
ami,  d'abandonner  la  traduction  en  attendant.  Dans  très 
peu  de  temps  je  t'informerai  de  ma  dernière  décision  ; 
mais  ce  ne  sera  pas  probablement  en  faveur  de  la  traduc- 
tion :  tu  le  vois  toi-même.  Et  combien  je  le  regrette,  mon 
ami,  combien  je  le  regrette  surtout  pour  toi.  Pardonne-moi, 
mon  chéri,  je  suis  bien  à  plaindre  aussi  ;  je  suis  vraiment 
Mouhrad  le  malheureux.  —  Je  souhaite  une  belle  petite 
fille  à  Emilie  Fédorovna  et  beaucoup,  beaucoup  de  santé. 
Je  baise  ses  mains  et  celles  de  Théodore, 

A  toi  toujours, 

Th.  Dostoïevski. 

Écris-moi  ce  que  tu  as  eu  avec  Georges  Riesenkampf. 
Le  père  a  écrit  quelque  chose  à  son  fils.  Moi, dans  mapro- 
clmiiu^  lettre,  je  te  parlerai  de  mon  Riesenkampf-AIexi-^. 

Ли  même. 

[Commencement  de  1844.] 

Mon  cher  ti4'i4\ 

Je  t'écris  à  la  hAle  et  quelques  lignes  seulement.  Je 
suppose  qu'aussitôt  que  ma  lettre  t'est  parvenue,  tu  t'es 
mis  à  l'ouvrage.  Je  te  prie,  occupe-toi  de  la  traduction  de 
Don  Carlos.  Cela  sera  fameux!  Fais-le  au  plus  tôt.  Un  de 
ces  jours  une  idée  m'est  venue:  C'est  d'imprimer  Don  Car- 
los к  mes  frais.  J'aurai  l'argent,  je  prendrai  une  avance  sur 
mon  traitement,  ce  que  j'ai  déjà  fait  plus  d'une  fois.  Voici 
le  compte  de  ce  que  coûtera  l'impression,  j'ai  compté  à 
peu  près  :  pour  1000  exemplaires,  papier  vélin  première 
qualité,  environ  5.000  feuilles;  500  feuilles  du  meilleur  pa- 
pier coûtent  10  roubles,  total  :  100  roubles. 

Impression  petite,  très  lisible  (un  peu  plus  grosse  que 
l'impression  belge),  30  roubles  ass.  pour  la  feuille  ;  il  n'y 
aura  que  5  feuilles  (au  plus): 

donc.     ...     en  tout  150  roubles 

et  100  pour  le  papier. 
"250" 

Couverture  saumon  ou 

vert  clair  30  roubles  ass. 

Total.     .     .     .    '280  roubles  ass. 


00  C0BRE8P0NDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

L'exemplaire  coulera  1  rouble  arg.,100  exemplaires  paie- 
ront largemonl  l'édition,  avec  intérôla.  Si  on  vend  le  reste 

10  корскз  l'exemplaire,  en  cas  d'insuccès  tu  auras  350  rou- 
bles uss.,  ce  (^u'on  le  donnerait  au  //^/)er<ojre,tout  au  plus. 

Pense  donc,  frère.  La  traduction  de  Don  Ctrlos  sera  une 
nouveauté  très  intéressante  en  littérature.  Les  amateurs 
l'achèteront,  on  en  vendra  au  moins  30<J  «exemplaires. 
Écoute  1  tu  ne  risques  rien.  Ne  t'inquiète  pas  pour  moi.  Je 
comprends  ces  choses  et  je  n'irai  pas  me  fourvoyer,  nous 
paierons  toujours  les  frais. 

Tu  as  une  famille.  Pendant  que  tu  es  assis  chez  toi,  ou 
que  tu  circules  pour  surveiller  les  travaux  et  regarder 
placer  les  briques,  peu  d'idées  intéressantes  te  viennent. 
Ton  traitement  n'est  pas  considérable.  Vous  aurez  du  pain, 
mais  tu  te  passeras  d'une  redingote  neuve,  quand  lu  en 
auras  besoin.  C'est  certain.  Les  privations  sont  dangereu* 
ses  quand  on  est  jeune!  Il  faut  donc  travailler.  Tu  manies 
le  vers  admirablement.  Un  traducteur  d'oeuvres  françaises 
ne  mourra  pas  de  faim  à  Saint-Pétersbourg  ;  loin  de  là  ; 
je  le  vois  bien  par  moi-môme  ;  je  traduis  George  Sand  et 
je  prends  25  roubles  ass.  par  feuille  d'imprimerie.  (Ju'est- 
ce  quia  rendu  Strougovstchikov  célèbre  dans  notre  littéra- 
ture? Ses  traductions.  Tu  ne  traduis  pas  plus  mal  que  lui. 
Lui  a  gagné  une  fortune.  Tu  aurais  pu  le  faire  depuis 
longtemps,  mais  nous  n'avons  pas  su  nous  y  prendre. 
J'écrirai  la  préface,  et  toi  tu  mettras  Schiller  en  vers.  On 
pourrait  commencer  à  mettre  sous  presse  en  juin  et,  au 
]•»  juillet, je  t'en  aurais  envoyé  un  exemplaire  sous  couver- 
ture d'or.  En  littérature  le  champ  est  libre.  Ils  seront  ravis 
de  l'accepter.  Je  suis  sûr  que  tu  vas  traduire.  Écris  vite, 
au  nom  du  ciel,  et  tranquillise-moi.  Je  n'ai  pas  envoyé  les 
épaulettes  par  oubli.  Je  te  les  enverrai.  J'attends  la  réponse 
pour  l'amour  de  Dieu.  A  toi. 

Dostoïevski. 

Le  service  m'assomme. 

Le  service  me  dégoûte,  comme  les  pommes  de  terre. 
Adieu.   Salue  Emilie  Fédorovna.  Embrasse  mes  neveux. 

11  m'est  impossible  de  venir  vous  voir.  On  ne  me  donne 
pas  de  permission.  Mais  je  viendrai  passer  une  quinzaine 
de  jours  au  mois  de  septembre,  quand  je  donnerai  ma 
démission.  Nous  causerons  de  tout  notre  cœur. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  51 

Aa  même. 

30  septembre  (1844). 
Cher  frère, 

J'ai  reçu  Don  Carlos  et  je  m'empresse  de  répondre  aus- 
sitôt que  cela  m'est  possible.  (Le  temps  me  manque.)  La 
traduction  est  bien,  par  endroits  remarquablement  bien, 
quelques  lignes  sont  mauvaises  ;  mais  c'est  parce  que  tu 
t'es  pressé.  Mais  il  ne  s'y  trouve  que  cinq  ou  six  lignes 
mauvaises.  J'ai  osé  corriger  quelques  petites  choses,  aussi 
en  quelques  endroits  j'ai  donné  plus  de  souplesse  au 
rythme.  Ce  qui  est  contrariant,  c'est  que,  por  moments,  lu 
emploies  des  mots  étrangers,  par  exemple  complot.  Ceci 
est  inadmissible.  Aussi  (cependant  je  ne  sais  ce  qu'il  y  a 
dans  le  texte)  tu  emploies  le  mot  Sire.  A  ma  connaissance, 
ce  mot  n'existait  pas  en  Espagne,  mais  seulement  dans 
l'Europe  Occidentale,  dans  les  États  d'origine  normande. 
Mais  ça,  c'est  peu  de  chose.  La  traduction  est  remarqua- 
ble. Mieux  que  je  ne  m'y  attendais.  Je  la  porterai  à  ces 
imbéciles  du  Répertoire.  Ils  en  ouvriront  la  bouche.  Maie 
si  (ce  que  je  redoute),  ils  ont  déjà  la  traduction  d'Obo- 
dovsky,  alors  je  m'adresserai  à  Otetchestvtnnia  Zapiski. 
Je  ne  la  laisserai  pas  à  bon  marché,  sois  tranquille.  Dès 
que  je  l'aurai  vendue,  je  l'enverrai  l'argent. 

Quant  à  l'édition  de  Schiller,  je  suis  de  ton  avis,  je  vou- 
lais même  te  proposer  de  la  diviser  en  trois  volumes.  D  abord 
faisons  paraître:  Les  Brigands,  Fiesco,  Don  Carlos,  La  Ruse 
et  l'Amour^  Lettres  Sentimentales  et  Naïves.   Ce  sera  très 
bien.  Nous  réfléchirons  aux  éditeurs.  Mais  voilà,  il    est 
bien  mieux  de  le  faire  soi-même;  autrement,  on  a  peu  de 
bénéflce.  Traduis  seulement,  ne  t'inquiète  pas  de  l'argent; 
nous  le  trouverons   d'une  façon   ou   d'une    autre.   Mais 
voilà,  frère,  il  faut  que  cette  affaire  soit  terminée  dans  un 
mois,  c'est  à-dire  soit  décidée,  car  on  ne  peut  faire    d'an- 
nonces après,  et   sans  annonces  il  n'y  a  pas  de    succès 
possible.   Voilà  pourquoi  je  vais   faire  mettre   quelques 
mots  à  ce  propos  dans  le  Répertoire.   La    traduction  fera 
sensation.  (Le  moindre  succès,   et  le  bénéfice  sera  remar- 
quable.) 

Allons,    frère,  je  sais  bien  que  je  me  trouve  dans  une 


52  COHBESI'ONbA.^i-i.    iifc    11.1Я11лг.>--л1 

situation  infernale  ;  voilà,  je  m'en  vaie  le  l'expliquer  : 
J'ai  démissionné,  parce  que  — j'ai  démiMionné,  c'eet-à- 
diro  je  le  jure  que  je  ne  pouvais  plus  conlinuer  mon  eer> 
vice.  La  vie  vous  est  à  charge,  quand  on  perd  son  iricilleur 
temps  I)'aillenrs,  je  n'ai  jamais  eu  l'inlenlion  de  rester 
longtemps  au  service,  alors,  [)OMrquoi  penlrc  les  Ыппев 
années?  Et  enfin,  le  plus  important:  on  voulait  m'cnvoyer 
en  mission  —  mais,  dis-le-moi,  comment  me  serais-je 
passé  de  Pélersbourg?  A  quoi  aurais-je  été  bon  ?  Me  com* 
prends-tu  bien  ? 

Quant  à  ma  vie,  ne  t'inquiète  pas.  J'aurai  bientôt  trouré 
un  morceau  de  pain.  Je  vais  travailler  beaucoup.  Me  voilà 
libre.  Mais  que  vais-je  faire  maintenant,  en  ce  moment 
môme,  voilà  la  question.  Figure-toi,  frère,  que  je  dois 
800  roubles,  dont  .')25  roubles  ass.  au  propriétaire.  (J'ai 
écrit  à  la  maison  que  j'avais  1.500  roubles  de  dette,  car  je 
connais  leur  habitude  de  n'envoyer  que  le  tiers  de  ce  qu'on 
leur  demande.)  Personne  ne  sait  que  je  vais  démissionner. 
Si  je  démissionne  à  présent,  —  que  faire  alors?  Je  n'ai  pas 
un  kopek  pour  m'acheter  des  habits.  Ma  démission  me  sera 
accordée  le  14  octobre.  Si  les  Moscovites  sont  des  cochons, 
me  voilà  perdu.  Et  je  me  ferai  mettre  très  sérieusement 
en  prison  (c'est  évident).  Cela  devient  comique.  Tu  par- 
les de  partage.  Mais  sais-tu  bien  ce  que  je  demande  ?  Pour 
renoncer  complètement  dès  à  présent  à  ma  part  de  la  pro- 
priété, et  aussi  pour  l'avenir,  c'est-à-dire  que  je  leur  cèdo 
entièrement  la  propriété,  je  demande  500  roubles  argent 
en  une  fois  et  500  autres  par  10  roubles  par  mois  (voilà 
tout).  Conviens  que  c'est  peu  de  chose  et  que  je  ne  frustre 
personne.  Conviens  encore  que  je  ne  puis  leur  proposer 
cela  à  présent.  Ils  n'ont  pas  confiance  en  moi.  Ils  suppo- 
sent que  je  vais  les  tromper.  Je  te  prie,  mon  ami,  réponds 
pour  moi.  Dis-leur  ceci  :  qae  tu  es  prêt  à  répondre  sur 
n'importe  quoi  que  mes  exigences  n^ront  pas  au  delà.  S'ils 
n'ont  pas  autant,  600  ou  700  roubles  peuvent  m'êlre  uti- 
les dans  ma  situation  ;  je  m'en  contenterai,  et  tu  peux 
répondre  aussi  que  j'accepterai  cela  au  lieu  de  toute  la 
somme  de  500  roubles  en  une  fois  et  des  500  roubles  par 
petites  mensualités. 

Tu  me  dis  :  le  salut  est  dans  mon  drame.  Mais  il  faut 
du  temps  pour  le  faire  jouer,  et  puis  de  l'argent  aussi.  Et 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  53 

ma  démission  qui  approche.  (D'ailleurs,  mon  cher,  si  je  ne 
l'avais  pas  encore  demandée,  je  la  demanderais  tout  de 
suite.)  Je  n'ai  pas  de  regrets.  J'ai  un  espoir.  Je  suis  en 
train  déterminer  un  roman  dans  les  dimensions  d'Eugé- 
nie Grandet.  Le  roman  est  aussi  original.  Je  le  recopie  ; 
vers  le  14,  j'aurai  certainement  une  réponse.  Je  le  place- 
rai dans  Oietcheslvennia  Zapiski.  (Je  suis  content  de  mon 
travail.)  J'aurai  peut-être  400  roubles,  voilà  tout  ce  que 
j'espère.  Je  t'aurais  donné  des  détails  sur  mon  roman,  mais 
le  temps  me  manque.  (Je  tâcherai  coûte  que  coûte  de  faire 
jouer  le  drame.  Cela  me  fera  vivre.) 

Ces  Moscovites  sont  infiniment  chatouilleux,  botes  et  rai- 
sonneurs. Dans  sa  dernière  lettre,  K...  se  met  à  me  conseil- 
ler à  brûle-pour[)oint  de  ne  point  m'enthousiasmer  pour 
Shakespeare.  Shakespeare,  dit-il,  et  une  bulle  de  savon, 
c'est  pareil.  J'aurais  voulu  que  tu  comprisses  ce  trait 
comique,  cette  irritation   contre    Sb  >'.    Eh    bien, 

qu'est-ce  que  Shakespeare  vient  y  fai  li  en  ai  écrit, 

une  lettre  1  En  un  mot,  c'est  un  modèle  de  polémique.  Je 
l'ai  bien  arrangé.  Mes  lettres  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
l'art  épistolaire. 

Frère,  écris  au  plus  vite  à  la  maison,  je  l'en  supplie,  au 
nom  du  Seigneur.  Je  suis  dans  une  situation  terrible  ;  le 
14  est  le  dernier  terme  :  il  y  a  un  mois  et  demi  que  j'ai 
fait  ma  demande.  Au  nom  du  ciel  1  demande-leur  qu'ils  me 
l'envoient.  Le  plus  important,  c'est  que  je  n'ai  pas  d'ha- 
bits. Khleslakov  *  veut  bien  aller  en  prison,  mais  «  d'une 
façon  honorable».  Eh  bien,  et  si  je  n'ai  pas  de  culotte  — 
sera  ce  une  façon  honorable  ? 

Mon  adresse  :  près  l'Eglise  Wladimir,  maison  Prianich- 
nikov,  traverse  Grafsky.  Demander  Dostoïevski. 

Je  suis  très  content  de  mon  roman.  Je  ne  me  tiens  pas 
de  joie.  Il  me  rapportera  sûrement  de  l'argent, — et  alors  I 

Pardonne  le  décousu  de  ma  lettre. 

Au  même, 

24  mars  (1845?). 
Mon  cher  frère, 

Tu  as  attendu  ma  lettre  assez  longtemps.  Ce  qui  m'a 
empêché  d'écrire,  c'était  l'incertitude  de  ma  situation.  Je 

1.  Un  personnage  de  la  comédie  de  Gogol  :  Le  Reviseur. 


54  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

ne  pouvai.4  m'adonner  complètement  à  quoi  que  ce  fût, 
tant  que  j'avais  sous  les  yeux  l'inconnu  et  l'incertain.  Mais 
comme  jusqu'à  présent  je  n'ai  pu  encore  rien  faire  pour 
arranger  mes  propres  affaires,  je  t'écris  quand  même  ;  car 
il  y  a  longtemps  que  j'aurais  dû  «écrire. 

J'ai  reçu  des  Moscovites  5(X)  roubles.  Mais  j'ai  tant  de 
dettes,  d'anciennes  et  de  nouvelles,  que  je  n'ai  pas  eu  амег 
pour  fuire  imprimer.  Ceci  ne  serait  rien  encore.  Il  est 
encore  possible  de  devoir  h  l'impriraerie  ou  chez  les  four- 
nisseurs, mais  le  roman  n'était  pas  prêt.  Je  l'avais  terminé 
presque  complètement  en  novembre,  mais  au  mois  de 
décembre  j'ai  eu  l'idée  de  le  refaire;  je  l'ai  refait  et  reco- 
pié, puis  au  mois  de  février  je  me  suis  remis  à  l'éplucher,  à 
l'arranger,  h  supprimer,  à  ajouter.  Vers  la  mi-mars  j'étais 
prêt  et  content.  Mais  alors,  c'est  encore  autre  chose  :  les 
censeurs  n'acceptent  pas  pour  moins  d'un  mois.  Нэпе  peu- 
vent  faire  la  censure  avant.  Ils  sont  surchargés.  J'ai  repris 
mon  manuscrit  ne  sachant  à  quoi  me  résoudre.  Car  outre 
la  censure  de  quatre  semaines,  l'impression  prendra  enri- 
ron  trois  semaines.  II  n'aurait  pu  paraître  avant  le  mois  de 
mai.  Ce  serait  trop  tard  î  Ici,  de  droite  et  de  gauche,  on  a 
commencé  à  m'engager  à  le  porter  aux  OtetchettrennU 
Zapfiski.  Mais  non  !  Si  je  le  fais,  je  le  regretterai  après. 
D'abord,  on  ne  le  lira  pas,  et  si  on  le  lit,  ce  ne  sera  que  dans 
six  mois.  Ils  ont  assez  de  manuscrits  sans  celui-là.  On  l'im- 
primera, et  on  ne  me  paiera  rien.  Là-bas,  c'est  une  vérita- 
ble oligarchie.  Que  m'importe  la  gloire,  quand  je  travaille 
pour  mon  pain?  J'ai  pris  une  décision  désespérée  :  je  vais 
attendre,  faire  encore  des  dettes,  et  vers  le  !•'  septembre, 
quand  tout  le  monde  revient  à  Pétersbourg  et  que  chacun 
flaire  les  nouveautés  comme  un  chien  de  chasse  flaire  le 
gibier,  je  fais  mettre  mon  roman  sous  presse,  avec  mes 
dernières  ressources,  et  peut-être  ne  suffiront-elles  pas. 
Quand  on  place  quelque  chose  dans  une  revue,  on  se  met 
sous  le  joug  non  seulement  du  principal  maître  d'hôtel, 
mais  encore  de  tous  les  souillons  et  de  tous  les  mar- 
mitons qui  se  nichent  dans  les  endroits  d'où  se  répand 
la  civilisation.  II  n'y  a  pas  qu'un  dictateur  :  il  y  en  a 
une  vingtaine.  Faire  imprimer  soi-même,  cela  veut  dire 
faire  sa  trouée  et,  si  l'œuvre  est  bonne,  non  seulement 
elle    ne    sera    pas   perdue,    mais    encore    me    délivrera 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  55 

des   embarras   de    mes    dettes  et   me   donnera  du  pain. 

Et  maintenant  à  propos  de  pain?  Tu  sais, frère,  que  soue 
ce  rapport,  je  suis  complètement  livré  à  moi-même.  Mais 
quoi  qu'il  en  soit,  j'en  ai  fait  le  serment,  même  par- 
venu aux  dernières  limites  de  la  privation,  —  je  tiendrai 
bon  et  je  n'écrirai  pas  sur  commande.La  commande  tue, la 
commande  perd  tout.  Je  veux  que  chacune  de  mes  œuvres 
par  elle-même  soit  bien.  Vois  donc  Pouchkine,  vois  donc 
Gogol.  Us  ont  écrit  peu  de  choses,  et  on  va  leur  élever  des 
statues.  Et  maintenant  Gogol  se  fait  payer  1000  roubles 
argent  la  feuille  imprimée  et  quant  à  Pouschkine,  lu  sais 
bien  qu'il  vendait  chaque  vers  un  louis  d'or.  Mais  aussi 
leur  gloire,  surtout  celle  de  Gogol,  a  été  achetée  par  des 
années  de  pauvreté  et  de  famine.  Les  anciennes  écoles  dis- 
paraissent; les  nouvelles  écoles  barbouillent,  mais  n'écri- 
vent pas.  Tout  le  talent  est  employé  à  un  élan  colossal, 
dans  lequel  on  aperçoit  une  idée  monstrueuse,  mais  indéfi- 
nie, et  la  force  de  l'impulsion  donnée  à  l'élan,  mais  peu 
de  résultats.  Déranger  a  dit,  en  parlant  des  feuilletonnistes 
français  actuels,  que  c'est  une  bouteille  de  Chambertio 
dans  un  seau  d'eau.  On  les  imite  bien  cher  nous.  Raphaël 
a  peint  pendant  des  années,  détaillant,  cherchant  et  il  a 
obtenu  des  merveilles  l  Les  divinités  naissaient  sous  son 
pinceau.  Vernet  fait  un  tableau  par  mois,  il  commande 
pour  cela  des  salles  de  dimensions  particulières,  la  pers- 
pective est  des  plus  riches,  il  fait  des  esquisses,  c'est  gran 
diose,  mais  ce  n'est  pas  sérieux.  Ce  sont  des  décorateurs  ! 

Je  suis  sérieusement  content  de  mon  roman.  C'est  une 
chose  grave  et  harmonieuse.  11  y  a  cependant  de  grands 
défauts.  Je  me  rattraperai  quand  on  mettra  sous  presse. 
En  ce  moment,  j'ai  la  tôle  vide.  Je  songe  à  écrire  quelque 
chose  pour  le  début,  ou  pour  me  faire  payer,  mais  je  ne 
veux  pas  écrire  n'importe  quoi,  et  il  faut  beaucoup  de  temps 
pour  faire  quelque  chose  de  sérieux. 

L'époque  approche  à  laquelle  j'avais  promis  de  vous 
rendre  visite,  mes  chers  amis.  Mais  je  n'en  aurai  pas  les 
moyens,  c'est-à-dire  l'argent.  Je  me  décide  à  garder  mon 
ancien  logement.  Ici  au  moins  j'ai  un  engagement  de  loca- 
tion et  je  serai  tranquille  pendantenvironsixmois.il  s'agira 
de  payer  tout  cela  avec  mon  roman.  Si  l'affaire  ne  réussit 
pas,  il  est  possible  que  je  me  pende. 


56  CORr.EiiPONOANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

J'aurais  voulu  garder  en  réserve  envirop  300  roubles 
pour  lo  mois  d'août.  On  peut  faire  imprimer  pour  300  rou- 
bles. Maie  l'argent  fait  cuinme  \сн  écrcvisses,  qui  gliesent 
de  tous  les  côtés.  J'ai  environ  -100  roubles  argent  de  dettes 
(avec  les  dépenses  et   rachat  d«'  v.  '  ),  mais  j'ai  de 

quoi  me  vôtir  convenablement  peii'i  ux  an».  Cepen- 

dant, j'irai  absolument  vous  voir.  Écris- moi  vile  conunenl 
je  dois  faire  avec  mon  logement.  C'est  un  pas  décisif.  Mais 
que  faire  1 

Tu  écris  que  l'avenir  sans  argent  t'etlraie.  Mais  Schiller 
paiera  tout  cela,  et  de  plus,  qui  sait  combien  d'exemplai- 
res de  mon  roman  seront  vendus? 

Adieu.  Réponds  au  plus  vite.  Par  le  prochain  courrier  je 
te  communiquerai  toutes  mes  décisions. 

Ton  frère, 

Dostoïevski. 

Embrasse  les  enfants  et  salue  Emilie  Fédorovna.  Je 
pense  souvent  à  vous.  Tu  voudrais  peut-être  savoir  ce  que 
je  fais  quand  je  n'écris  pas  ;  eh  bien,  je  lis.  Je  lis  énormé- 
ment et  la  lecture  agit  sur  moi  d'une  façon  bizarre.  Je 
prends  quebiuc  chose  que  je  n'ai  lu  depuis  longtemps,  je 
le  relis  et  il  me  semble  que  j'y  puise  de  nouvelles  forces, 
j'entre  en  tout,  je  comprends  mieux  et  j'en  retire  la  faculté 
de  créer. 

Écrire  des  drames  !  Allons,  frère,  il  faut  pour  cela  des 
années  de  travail  et  de  calme,  au  moins  pour  moi.  Il  serait 
bon  d'écrire  aujourd'hui.  Le  drame  est  devenu  du  mélo- 
drame. Shakespeare  pâlit  dans  les  crépuscules  et  à  travers 
les  brouillards  des  dramaturges  modernes,  il  paraît  comme 
une  divinité,  comme  un  esprit  apparu  sur  le  Brocken  ou  sur 
le  Hartz.  D'ailleurs, cet  été  j'en  écrirai  peut-êtreun.  Nous 
verrons  dans  deux  ou  trois  ans,  mais  en  ce  moment  il  faut 
attendre  !  Frère,  au  point  de  vue  littéraire,  je  ne  suis  pas 
le  même  depuis  deux  ans.  Alors,  ce  n'était  que  de  l'en- 
fantillage, de  la  blague.  Deux  années  d'étude  en  ont 
apporté  et  emporté. 

Dans  le  journal  L'Invalide,  j'ai  lu  le  feuilleton  où  l'on 
parle  des  poètes  allemands  morts  de  faim,  de  froid,  ou 
bien  dans  des  maisons  d'aliénés.  Ils  sont  au  moins  une 
vingtaine,  et  quels  noms  I  J'en  ai  le  frisson  jusqu'à  pré- 
sent. Il  faut  être  charlatan... 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  57 

Au  même. 

4   mai  18t5. 
Mon  cher  frère, 

Pardonne-moi  d'être  resté  si  longtemps  sans  t'écrire. 
Jusqu'à  présent,  j'ai  été  occupé  d'une  façon  infernale.  C'est 
mon  roman,  dont  je  ne  puis  me  débarrasser,  qui  me  donne 
tant  de  travail,  que,  si  j'avais  su,  je  ne  l'aurais  pas  com- 
mencé. J'ai  eu  l'idée  de  le  transformer  encore  une  fois  et 
cela  est  bien  mieux  ;  vraiment,  il  y  a  énormément  gagné. 
Mais  maintenant,  c'est  terminé  et  c'est  la  dernière  correc- 
tion. Je  me  suis  donné  la  parole  de  n'y  plus  toucher. 
Le  sort  des  pn^mières  œuvres  est  toujours  d'être  corri- 
gées à  l'intini.  Je  ne  sais  si  Atala  de  Chateaubriand  a  été 
sa  première  œuvre,  mais  je  crois  qu'il  Га  refait  dix-sept  fois. 
Pouchkine  faisait  de  ces  corrections  môme  à  ses  plus 
petites  poésies.  Gogol  fait  reluire  ses  œuvres  merveilleu- 
ses pendant  deux  ans  ;  et,  si  tu  as  lu  Le  Voyage  Sentimen- 
tal de  Stern,  —un  tout  petit  volume,  — tu  dois  te  rappeler 
ce  que  dit  Waller  Scott  dans  sa  Notice  sur  Stern,  eu  se 
rapporlautà  l'autorité  de  Lalleur,  domestique  de  Stern. 

Latleur  dit  que  sou  maître  a  usé  une  centaine  de  mains  de 
papier  pour  décrire  son  voyage  en  France.  Eh  bien,  à  quoi 
cela  a-t-il  servi  ?  A  faire  un  petit  volume,  pour  lequel  un 
scribe  capable  comme  Pluchkine  '  se  serait  contenté  de  la 
moitié  d'une  main  de  papier.  Je  ne  comprends  pas  de 
quelle  façon  ce  môme  Walter  Scott  a  pu  écrire  en  quelques 
semaines  des  œuvres  aussi  parfaitement  achevées  que 
Mannerîng  par  exemple  î  Peut-être,  parce  qu'il  était  déjà 
âgé  de  quarante  ans. 

Je  ne  sais,  frère,  ce  que  je  vais  devenir.  Tu  prétends 
injustement  que  ma  situation  ne  m'est  pas  pénible.  Mais 
si,  elle  me  fait  souffrir  jusqu'à  l'anéantissement,  jusqu'à  la 
nausée  ;  souvent,  je  ne  dors  pas  à  cause  des  pensées  qui 
me  torturent.  Des  personnes  sensées  me  disent  que  je  serai 
perdu,  si  je  fais  imprimer  mon  roman  à  part.  Elles  me 
disent  :  —  Admettons  que  l'ouvrage  soit  bien,  très  bien.  Mais 
vous  n'êtes  pas  un  commerçant.  Comment  l'annoncerez- 
vous?  Dans  les  journaux  ?  Il  faut  absolument  avoir  dans  la 

1.  Type  célèbre  d'avare  du  romande  Gogol  :  Les  Ames  mortes. 


58  CORRESPONDANCE  DE    ООЭТОТКТвК! 

main  un  libraire;  mais  le  libraire  a  мв  idées;  il  n'irait  ром 
compromettre  et  annoncer  l'œuvre  d'un  écrivain  inconnu. 
Cela  lui  forait  perdre  de  son  crédit  auprès  de  ses  cliente. 
Chaque  éditeur  à  peu  près  convenable  est  propriétaire  de 
plusieurs  revues  et  de  plusieurs  journaux.  Dans  ces  revues 
et  ces  journaux  écrivent  les  meilleurs  écrivains  ou  ceux 
qui  prétendent  l'être.  Si  on  annonce  un  nouveau  livre, 
leur  signature  en  répond  dans  la  revue,  et  c'est  énorme. 

Par  conséquent,  le  libraire  comprendra  qu'il  peut  l'ex- 
ploiter tant  qu'il  voudra,  quand  tu  viendra>4  chez  lui  avec 
un  livre  imprimé.  Voilà  l'afTairel  L'éditeur,  qui  est  un 
homme  d'argent,  m'exploitera  certainement  et  je  me  trou- 
verai dans  la  vase,  probablement. 

Alors,  je  me  suis  décidé  de  m'adresser  aux  revues  et  de 
donner  mon  roman  pour  presque  rien  —  bien  entendu  à 
Olelchestoennia  Zapiski.  La  vérité  est  que  cette  revue  ae 
vend  à  2..500  exemplaires  ;  il  y  a  au  moins  100.000  lecteurs. 
Si  je  puis  l'y  placer,  mon  avenir  littéraire,  mon  existence 
—  tout  est  assuré.  Me  voilà  lancé.  J'aurai  toujours  l'accès 
ouvert  dans  cette  rédaction,  j'aurai  toujours  de  l'argent  et 
de  plus,  si  mon  roman  paratl  dans  les  numéros  du  mois 
d'août  ou  du  mois  de  septembre,  en  octobre  je  puis  le 
faire  paraître  à  mes  frais,  bien  convaincu  que  ceux  qui 
achètent  des  romans,  l'achèteront.  De  plus,  l'insertion  des 
annonces  ne  me  coûte  pas  un  liard.  Voilà  ! 

Je  ne  pourrai  venir  à  Revel  avant  d'avoir  assuré  l'ave- 
nir de  mon  roman,  car  autrement,  ce  serait  perdre  son 
temps.  Il  faut  que  je  m'en  occupe.  J'ai  énormément  de 
nouvelles  idées,  et  si  mon  premier  roman  réussit  à  se 
caser,  elles  assureront  mon  nom  en  littérature.  Voilà  en 
quoi  se  résument  mes  espérances  d'avenir. 

Quant  à  l'argent,  hélas  1  Je  n'en  ai  pas.  Il  a  disparu. 
Mais  j'ai  peu  de  dettes.  Et  quant  à  mon  logis,  1"  je  dois 
encore  quelque  chose  ;  2»  je  suis  dans  l'incertitude  :  irai- 
je  à  Revel  ou  non  ?  Caserai-je  mon  roman,  ou  non  ?  Si 
je  pars,  j'aurai  le  temps  de  quitter  aussitôt;  car  les  dépen- 
ses et  les  tracas  d'un  déménagement  coûteront  plus  cher 
que  de  rester,  quel  que  soit  mon  nouveau  logement.  J'en 
ai  déjà  fait  le  compte.  Le  logement,  le  roman,  le  voyage  à 
Revel,  trois  idées  immuables,  —  ma  femme  et  mon  para- 
pluie ! 


COBRESPONOANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  59 

AdieulDansla  prochaine  lettre  tout  sera  décidé.  Et 
maintenant,  au  revoir.  Je  le  souhaite  toutes  sortes  de 
prospérités  ainsi  qu'à  ta  femme  et  tes  enfants. 

Dostoïevski. 

Ici  le  temps  est  affreux.  Les  écluses  célestes  sont  ouver- 
tes et  la  Providence  a  envoyé  à  la  Palmyre  septentrionale 
plusieurs  milliers  de  rhumes,  de  coryzas,  de  fluxions  de 
poitrine,  de  fièvres,  etc.  Nous  avons  jjéchél  As-tu  lu 
Emélia.  de  Veltraan,  dans  le  dernier  numéro  de  la  Biblio- 
thèque de  Lecture,  —  c'est  ravissant  !  Le  tarantass  est 
bien  décrit.  Mais  quelle  affreuse  illustration  ! 

Mes  humbles  salutations  à  Emilie  Fédorovna.  Je  vou- 
drais vous  voir  tous. 

Si  je  case  mon  roman,  je  trouverai  bien  à  caser  Schiller, 
j'en  réponds.  Le  Juif  errant  n'est  pas  mal.  D'ailb^urs,  Sue 
n'a  pas  grande  portée. 

Je  ne  veux  pas  t'en  parler,  frère,  mais  ta  iiiuaiion  me 
tourmente,  ainsi  que  Schiller,  à  un  tel  point,  que  j'en 
oublie  la  mienne.  Et  Dieu  sait  si  elle  est  dirOcile! 

Si  je  ne  case  pas  mon  roman,  je  pourrai  toujours  me 
jeter  dans  la  Neva  I  Que  faire  ?  J'ai  déjà  pensé  à  tout.  Je 
ne  survivrai  pas  à  mon  idée  fixe. 

Réponds  au  plus  tôt,  je  m'ennuie. 

Au  même, 

1845. 

Très  cher  ami, 

Je  t'écris  aussitôt  arrivé,  comme  je  te  l'avais  promis.  Si 
je  te  disais,  mon  Lien-aimé  ami,  combien  de  désagréments, 
d'ennuis,  de  tristesse,  de  vilenies,  de  bassesses  j'ai  sup- 
portés pendant  mon  voyage  et  le  jour  de  mon  arrivée 
à  Pétersbourg,  c'est  au  dessus  de  ma  plume.  D'abord, 
ayant  pris  con^fé  de  toi  et  de  l'aimable  Emilie  Fédo- 
rovna, je  m'embarquai  sur  le  bateau  à  vapeur  dans  la 
disposition  d'esprit  la  plus  désagréable.  La  cohue  était 
énorme,  et  mon  ennui  insupportable.  Nous  sommes  partis 
à  midi  et  quelques  minutes.  Le  bateau  marchait  comme 
une  tortue.  Le  vent  était  contraire,  les  vagues  inondaient 
le  pont  ;  j'ai  eu  froid  d'une  façon  insupportable  et  je  pas- 


i)0  COHREHPONOANCe    DB   DOSTOÏEVSKI 

sai  une  nuil  indescriplible,  assis,  presque  вапя  conoais- 
eance  et  perdant  la    faculté  de  penser.    Je   m<'  Houviens 
seulement    que  j'ai    été  pris  de    voniisscments  au  moins 
trois  fois.  Le  lendemain  soir,  à  4  heures  exactement,  noue 
sommes  arrivés  6Cronstudt,  c'est-à-dire  en  vingt-huit  hru- 
res.  Après  trois  heures  d'attente,  nous  sommes  partis  dans 
la  brume  avec  le  plus  misérable  et  le  plus  d/'goûlant  des 
bateaux  à  vapeur, O/j/a,  qui  a  marché  trois  heures  et  demie 
dans  le  brouillard  et  dans   la  nuit.  Combien  mon  arrivée 
à  Pôtersbourg  m'a  paru  triste,  j'ai  vaguement  pressenti 
tout  mon  avenir  dans  ces   trois    heures  mortelles,  btanl 
surtout  habitué  à  vous  et  à  Revcl,  comme  si  j'y  avais  vécu 
toujours,  Pclersbourg  et   ma  vie  dans  cette  capitale  me 
parurent  aiïreux,  déserts,  privés  de  toute  joie;  la  nécessité 
me  parut  si  grande,  que  si  ma  vie  avait  dû  s'arrêter  à  cet 
instant,  je  serais  mort  avec  joie.  Je  t'assure  que  je  n'exa- 
gère nullement.  Tout  ce  jeu  n'en  vaut  pas  la  chandelle. 
Toi,  frère,  tu    désires  venir  à  Pétersbourg.  Si  tu    viens, 
choisis  la  voie  terrienne,  car  rien  n'est  aussi  triste  et  aussi 
lugubre  que    l'arrivée   par  la  Neva,   surtout  la  nuit.  Cela 
m'a  paru  ainsi,  au  moins.  Tu  dois  t'apercevoir  que  mes 
idées  se  ressentent  encore  du  roulis.  Quand  j'arrivai  chez 
moi,  la  nuit,  vers  minuit,  mon  domestique  ne  s'y  trouvait 
pas;  il  s'était  placé  ailleurs,  en  attendant,  et  le  portier,  qui 
se  réjouissait,  Dieu  sait  à  quel  propos,   me  donna  la  clef 
abandonnée  de  mon  appartement  de  sixcents  roubles  (dus). 
Je  n'ai  pas  môme  pu  prendre  du  thé  et  je  me  suis  couché 
dans  un  état  réel  d'apathie.  Aujourd'hui,   ra'étant  éveillé 
à  huit  heures,  je  vis  devant  moi   mon  domestique,  je  le 
questionnai.  Tout  était  comme  d'habitude.   Mon  apparte- 
ment a  été  un  peu  remis  à  neuf.  Grigorovitch  et  Nékrassov 
ne  sont  pas  encore  à  Pétersbourg  ;  on  suppose,  d'après  des 
on-dit,  qu'ils  y  seront  à  peine  vers  le  15  septembre, et  encore 
cela  n'est  pas  sûr.  Ayant  donné  une  audience  assez  courte, 
mais  décisive  à  quelques  créanciers,  je  suis  allé  faire  des 
démarches  et  je  n'ai   absolument  rien  fait.  J'ai  pris  con- 
naissance de    quelques  revues,  j'ai  mangé   quelque  peu, 
j'ai  acheté  du  papier  et  des  plumes  et  voilà  tout.   Je  ne 
suis   pas  allé   chez    Bélinski.    J'ai  l'intention   d'y    aller 
demain  ;  aujourd'hui  je  suis  de  trop  mauvaise  humeur.  Le 
soir  je  me  suis  mis  à  écrire   cette  lettre,  que  je  termine 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  6l 

presque,  lettre  terne,  pleine  d'ennui,  qui  se  ressent  bien 
de  ma  situation  actuelle  si  pénible. 

«  Quel  ennui  de  vivre,  messieurs  !  » 

Je  t'écris  en  ce  moment,  d'abord  parce  que  je  t'avais 
promis  de  t'écrire  au  plus  vite,  et,  secondement,  je  languis 
et  j'avais  besoin  de  t'écrire...  Ah  !  frère,  quelle  triste  chose 
que  la  solitude  ;  je  commence  à  t'envier  maintenant.  Toi, 
iVèrc,  tu  es  heureux,  vraiment  heureux,  sans  le  savoir.  Je 
t'écrirai  encore  avec  le  prochain  courrier.  Ce  qui  m'ennuie 
un  peu,  c'est  que  je  suis  tout  à  fait  (jusqu'au  15)  sans  res- 
sources, mais  pas  énormément,  car  en  ce  moment  il  m'est 
impossible  de  penser  à  quelque  jchose.  D'ailleurs,  tout 
cela  n'est  qu'une  bagatelle.  Je  suis  très  faible  et  je  veux 
me  coucher,  car  voilà  la  nuit.  Que  nous  dira  l'avenir? 
Comme  c'est  dommage  qu'il  faille  travailler  pour  vivre  ! 
Mon  ouvragiî  ne  supporte  pas  d'être  un  travail  imposé. 
Ah  !  frère  !  tu  ne  te  ligures  pas  combien  je  voudrais  pas- 
ser au  moins  deux  heures  avec  vous.  Que  va-t-ii  arriver, 
quel  va  être  l'avenir  ?  Je  suis  maintenant  un  véritable 
Goliadkiue  *  ;  d'ailleurs,  je  dois  m'occuper  de  lui  dès 
demain. 

Un  attendant,  adieu  !  Au  prochain  courrier.  Adieu,  mon 
ami  bion-aimé  ;  salue  et  embrasse  pour  moi  Emilie  Fédo- 
rovna.  Je  salue  aussi  les  enfants.  Théodore  se  souvient-il 
encore  de  moi  ou  bien  est-il  devenu  indifférent? 

Allons,  adieu,  montrés  cher.  Adieu.  Ton 

Dostoïevski. 


Goliadkiue  a  gagné  par  suite  de  mon  spleen.  Il  m'est 
venu  deux  idées  et  une  nouvelle  combinaison.  Allons, 
adieu,  mon  cher.  Ecoute,  que  serons-nous  d'ici  une  ving- 
taine d'années  ?  Je  ne  sais  ce  que  je  deviendrai  ;  je  sais 
seulement  qu'à  présent  je  suis  d'une  sensibilité  doulou- 
reuse. 

A  M.  et  M"*  A. -A.  Bergman  mes  plus  humbles  saluta- 
tions. Pétersbourg  est  encore  vide.  Tout  est   assez  triste. 


1.  Lo  héros  du  roman  Le    Double,  dont    il    est  question  dans  ces 
lettres. 


6*^  CORRBSPONDANCB  DE   DOSTOlEViiKI 

Au  même. 

Soclobro  1S45. 
Mon  cher  frère, 

Jusqu'à  présent,  je  n'ai  eu  ni  le  tompK  ni  la  disposition 
d'esprit  nécessaire  pour  l'informer  de  (juoiquo   chose  qui 
me  concerne.  Tout  nje  semblait  si  vilain  et  si  sombre,  que 
je  n'osais  regarder  autour  de   moi.  Et  d'abord,  mon  trèe 
précieux,  mon  unique  ami,  j'étais  tout    ce  temps   sans  le* 
sou  et  je  vivais  à  crédit,  ce  qui  était  fort  désagréable.  Secon- 
dement, j'élais  triste,  en  général,  de  sorte  que  je  perdais 
courage  malgré  moi,  je  ne  me  soignais  plus  et  je  demeu- 
rais non  plus  d'une  indifférence  stupide,  mais  —  pire  que 
cela,  —  je  dépassais  la  limite  et  je  rageais  et  j'étais  dépité 
jusqu'à  l'imposbible.  Au  commencement  du  mois  courant, 
Nékrassov  est  rentré  et  m'a  pa}é  une  partie  de    sa  dette  : 
l'autre  partie   sera   payée   un  de  ces  jours.  11  faut  te  dire 
que'Bélinâki  m'arait  fait  la  leçon  il  y  a  une  quinzaine  de 
jours,  de  quelle  façon  il  fallait  vivre  dans  notre  monde  lil- 
téraire,  et  en  concluant  il  me  déclara  que  je  devais  absolu- 
ment, sur  le  salut  de  mon  âme,  exiger  au  moins  200  rou- 
bles assignats  par  feuille.  De  cette  façon,  mon  Goliadkine 
pourra  valoir  au  moins  1.500  roubles  ass.  Nékrassov  a  eu  des 
remords  de  conscience  et  il  veut   réparer  ses  torts  en  me 
promettant  au  15janvier  100  roubles  pour  le  roman  Le*  Pau- 
vres  Gens,   qu'il   m'a  acheté.  Il   avoue    franchement    que 
150  roubles  argent  n'est  pas  un  prix  convenable  et,  par 
repentir,  il  m'ajoute  100  roubles  de  supplément.  Tout  cela 
est  bien.  Mais  ce  qui  est  mal,  c'est  qu'on  n'entend  plus  du 
tout  parler  de  censure  à  propos  des  Pauvres  Gen*.  Ils  traî- 
nent, traînent  un  roman  aussi  innocent  et  je  ne  sais  com- 
ment cela  finira.  Eh  bien,  et  si  on  l'interdit?  Si  on  le  raye 
du  haut  en  bas?  Ce  sera  vraiment  malheureux,  et  Nékrassov 
prétend  qu'il  n'aura  pas  le  temps  de  publier  l'Almanach, 
pour  lequel  il  a  déjà  dépensé  4.000  roubles  ass. 

Iakov  Petrovitch  Goliadkine  est  toujours  fidèle  à  son 
caractère.  C'est  un  affreux  lâche  ;  il  n'y  a  rien  à  en  faire  ; 
il  ne  veut  pas  avancer  et  prétend  qu'il  n'est  pas  prêt;  qu'il 
est  bien  comme  il  est,  qu'on  n'a  rien  à  lui  reprocher,  mais 
que  s'il  s'agissait  de  quelque  chose,  lui  aussi  pourrait  s'y 


\ 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  63 

mettre,  et  pourquoi  pas,  et  pourquoi  non  ?  Car  lui  aussi 
est  comme  les  autres  ;  il  n'a  l'air  de  rien,  mais  il  est 
comme  les  autres.  Qu'est-ce  que  cela  peut  lui  faire?  C'est 
un  lâche,  un  affreux  lâche  !  Il  ne  veut  pas  terminer  sa  car- 
rière avant  la  mi-novembre.  Il  s'est  déjà  expliqué  avec 
Son  Excellence  et  serait  prêt  (pourquoi  pas)  à  donner  sa 
démission.  Quant  à  moi,  son  auteur,  il  me  met  dans  une 
situation  très  désagréable. 

Je  vais  souvent  voir  Bélinski.  11  est  très  bien  disposé 
envers  moi  et  me  considère  sérieusement  comme  un 
témoignage  public  de  ses  opinions.  Uo  de  ces  jours,  j'ai 
fait  la  connaissance  de  Kroneberg,  le  traducteur  de  Sha- 
kespeare (c'est  le  lils  du  professeur  Kroneberg  de  Khar- 
kov).  En  général,  l'avenir  (et  un  avenir  très  prochain)  peut 
m'ôtre  favorable  et  peut  aussi  devenir  très  sombre.  Bé- 
linski m'engage  vivement  à  terminer  Goliadkine.  Il  en  a 
parlé  dans  tout  le  monde  littéraire  et  un  peu  plus  il  le 
vendait  à  Kraevsky,  tandis  que  la  moitié  des  habitants  de 
Saint-Pétersbourg  ne  parlent  que  des  Pauvres  Gens.  Grigo- 
rovitch  seul  vaut  son  pesant  d'or  l  II  me  dit  lui-môme  :  «  Je 
suis  votre  claqueur-chauffeur.  » 

Nékrassov  aime  les  affaires,  il  ne  pourrait  vivre  eane  cela; 
il  a  ça  de  naissance,  et  le  jour  môme  do  son  arrivée,  il  est 
venu  chez  moi  dans  la  soirée  et  il  a  formé  le  projet  de  fon- 
der un  petit  almanach  périodique,  dans  lequel  toute  la 
gent  littéraire  collaborerait, mais  dont  les  rédacteurs  prin- 
cipaux seraient  moi,  Grigorovitch  et  Nékrassov.  Ce  dernier 
prend  sur  lui  tous  les  frais.  L' Almanach  contiendra  deux 
feuilles  (d'imprimerie)  et  paraîtra  une  fois  tous  les  quinze 
jours,  le  7  et  le  21  de  chaque  mois.  On  l'appellera  le 
Zouboshal  (le  Gouailleur).  Il  s'agit  de  se  moquer  de 
tout  et  de  rire  de  tout  sans  épargner  personne  ;  de  parler 
des  Ihéûtres,  des  revues,  de  la  société,  de  la  littérature, 
des  faits- divers,  des  expositions,  des  journaux,  de  ce  qui 
se  passe  à  l'étranger,  en  un  mot,  de  tout,  toujours  dans  le 
même  esprit  et  avec  la  raêjme  tendance .  11  commencera  le 
7  novembre.  Nous  lavons  composé  admirablement.  Pre- 
mièrement, il  sera  illustré.  Comme  épigraphe, nous  pren- 
drons les  célèbres  paroles  de  Boulgarine  dans  le  feuilleton 
de  Sévernaïa  Ptchéla  (L'Abeille  du  Nord)  :  €  Nous  som- 
mes prêts  à  mourir  pour  la  vérité,  nous  ne  pouvons  nous 


6i  CORRESPONDANCE   DB   DOHTOIEVSKI 

passer  de  la  v6rilé  »,etc.,ei  cela  нега  signé  Thaddéc  Boul- 
gariiif^.  On  niollra  cola  aussi  dane  l'annonce  qui  '  <  le 

l*'  novembre.  l'our  le  promior  numéro,  les  arli .uni 

i\r.  Nékrassov  :  !•  Quelques  vilenies  de  Sлint~Pélerstюarg 
(bien  rntendu,  qui  virnnrnl  do  не  faire)  et  '2*  Le  futur  готшп 
(ГЕидепе  Sue  :  les  sept  péchés  capitaux  (loul  le  roman  en 
troiH  pages).  Revue  do  toutes  les  reruos.  La  conférence  de 
Shevirev  sur  l'hiirmonie  du  vers  de  Pouchkine;  elle  est  si 
grande  que  quand  lui,  Shevirev,  se  trouvait  au  Golysée  et 
lisait  à  deux  dames  qui  l'accompagnaient  des  stances  de 
Pouchkine,  toutes  les  grenouilles  et  tous  "  '  «rds  du 
Golysée  se  rassemblèrent  pour  l'écouter.  (-  a  fait 

cette  conférence  à  l'Université  de  Moscou.)  Ensuite,  la  der- 
nière séance  de  la  Sociélc  des  slavophiles,  dans  laquelle 
il  a  été  victorieusement  démontré  qu'Adam  était  Slave  et 
habitait  la  Hussie  ;  et  dans  laquelle  on  a  démontré  égale- 
ment toute  l'importance  et  l'utililé  de  la  résolution  de 
cette  grande  question  sociale  pour  le  bien-être  et  le  profit 
de  toute  la  nation  russe.  Ensuite,  dans  l'article  consacré 
à  la  critique  d'art,  le  Zouhoskal  rendra  pleinement  justice 
à  Vllluslratiun  de  Koukolnik. Chacun  sait  bien  que  Г///о«- 
tration  est  toujours  imprimée  avec  une  grande  négligence  : 
les  coquilles,  les  mots  à  l'envers  ne  l'embarrassent  nulle- 
ment.) Grigorovitch  écrira  V/Jistoire  de  la  Semaine,  et 
ajoutera  quelques  observations.  Moi  j'écrirai  Mémoires  d'un 
valet  de  chambre,  etc.  Gomme  tu  vois,  le  journal  sera  très 
amusant,  dans  le  genre  des  Guêpes  de  Karr.  Ge  sera  une 
bonne  affaire  ;  car  le  plus  petit  revenu  peut  donner  pour 
ma  part  de  100  à  150  roubles  par  mois.  Le  livre  marchera. 
Nékrassov  y  publiera  aussi  des  poésies. 

Allons,  adieu.  Une  autre  foisj'écrirai  davantage.  A  pré- 
sent, j'ai  une  masse  de  travail  et  tu  vois  que  malgré  tout 
je  t'ai  écrit  une  longue  lettre;  quant  à  toi,  si  je  n'écrivais 
pas,  tu  serais  capable  de  ne  pas  m'écrire  une  seule  ligne, 
u  comptes  les  visites.  Quel  paresseux  tu  es  ! 

Lis  Téverin  (George  Sand)  dans  Olefchestvennia  Zapiski 
du  mois  d'octobre.  Il  n'y  a  jamais  eu  rien  de  pareil  dans 
notre  siècle.  Voilà  des  hommes  modèles. 

Adieu,  mon  ami.  Je  salue  Emilie  Fédorovna  et  je  lui 
baise  les  mains.  Les  enfants  vont-ils  bien  ?  Donne  des 
détails. 


CORRESPONDANCE    DE    Df»STOÏEVSKI  65 

Continue  à  traduire  Schiller  à  loisir,  quoiqu'il  soit  abso- 
lument impossible  de  dire  quand  on  pourra  réaliser  l'édi- 
tion. Je  cherche  à  te  dénicher  quelque  traduction.  Mais, 
voilà  !  Les  Otetcheslvennia  Zapishi  ont  trois  traducteurs 
officiels.  Peut-être  arrangerons-nous  quelque  chose  ensem- 
ble. D'ailleurs,  tout  est  à  venir.  Si  je  marche, le  théâtre  de 
Schiller  marchera  aussi,  —  voilà  tout  ce  que  je  sais. 

Ton  Th.  Dostoïevski. 

Au  m  с  lue. 

16  novembre  1845. 
Cher  frère, 

Je  t'écris  à  la  hâte,  car  en  ce  moment  j'ai  très  peu  de 
temps.  Goliadkine  n'est  pas  encore  terminé  ;  il  faudrait 
cependant  l'achever  pour  le  25.  Tu  es  resté  très  longtemps 
sans  me  répondre  et  je  commençais  à  bien  m'inquiéter. 
Écris  plus  souvent  :  tu  prends  pour  excuse  ton  manqu.- 
de  temps,  c'est  une  blague.  11  faut  très  peu  de  temps  pw.ii 
cela.  C'est  la  paresse  provinciale  qui  te  perd  à  la  fleur  de 
l'âge,  mon  cher,  et  pas  autre  chose. 

Eh  bien  !  mon  frère,  je  pense  que  jamais  ma  gloire  n'at- 
teindra des  hauteurs  plus  élevées  que  celles  où  elle  plane 
aujourd'hui.  Partout  je  rencontre  un  très  grand  respect, 
la  curiosité  est  immense  à  propos  de  moi.  J'ai  fait  la  con- 
naissance de  quantité  de  gens  très  convenables.  Le  prince 
Odoevsky  me  prie  de  l'honorer  de  ma  visite,  et  le  comte  S... 
s'arrache  les  cheveux  de  désespoir;  Panaiev  lui  a  déclaré 
qu'est  paru  un  talent  qui  les  dépassera  tous.  S...  a  fait  le 
tour  de  tout  le  monde  et  étant  allé  chez  Kraevsky,  il  lui 
demanda  soudain:  Qui  est  ce  Dostoïevski?  Où  prendrai-je 
ce  Dostoïevski  ?  Kraevsky,  qui  ne  mâche  rien  à  personne, 
et  dit  toujours  les  choses  sans  détour,  lui  répond  que  Dosto- 
ïevskinejne  voudra  pas  lui  faire  l'honneur  d'une  visite.  Cela 
est  bien  vrai  :  les  aristos  se  perchent  sur  leurs  échasses  et 
se  figurent  qu'ils  m'anéantiront  sous  la  grandeur  de  leurs 
faveurs.  On  me  reçoit  partout  comme  une  merveille.  Je  ne 
puis  ouvrir  la  bouche  sans  que  l'on  répèlo  dans  tous  les 
coins  que  Dostoïevski  a  dit  ça,  Dostoïevski  veut  faire  ça, 
Bélinski  m'aime  autant  que  possible.  Le  poète  Tourguenev 
(tu  as  bien  entendu  parler  de  lui)  est  revenu  de  Paris  der- 


ее  COnnEHPONDANCB    DE    D0»T0YEV8KI 

Dièrement  et  il  ь'е>Л  lelloœent  attaché  à  moi, il  u  tant  d'ami- 
tié pour  moi,  que  Bélinski  explique  cela  en  euppoHaal  que 
Тоигц1И*пеу  est  tombé  amoureux  de  moi.  Ah  1  iiio;i  frère, 
quel  hommo  !  Un  peu  plu8,  moi  aussi  je  devenais  amou- 
reux de  lui.  Il  a  un  réel  talent,  il  est  poète,  aristocrate, 
beau,  riche,  intelligent,  instruit,  il  a  vingt-cinq  an.s  —  je 
ne  sais  ce  que  la  nature  a  pu  lui  геГинег  !  Enfin,  il  a  un 
caractère  d'une  droiture  à  toute  épreuve,  formé  à  bonne 
école,  d'une  hiimeur  parfaite.  Lis  sa  nouvelle  dans  П/,/- 
cheslvennia  Zapi&hi :  André  Kolossov,  —  c'est  lui-mr-nic, 
quoiqu'il  n'ait  pas  songé  à  s'exposer. 

Je  ne  suis  pas  encore  bien  riche  en  argent,  mais  je  n'en 
manque  pas  trop.  Dernièrement,  je  me  suis  trouvé  sans  le 
sou.  Il  y  a  quoique  temps,  Nékrassov  a  eu  l'idée  de  fonder 
le  Zoaboskàl,  un  délicieux  almanach  humoristique,  pour 
lequel  j'avais  écrit  une  annonce.  Cette  annonce  a  fait 
beaucoup  do  bruit,  car  c'est  la  première  manifestation 
de  légèreté  et  d'esprit  en  pareilles  choses.  Cela  m'a  fait 
penser  au  premier  feuilleton  do  Lucien  de  Rubempré. 
Mon  annonce  a  été  imprimée  dans  les  Oletchestvennia.  Za- 
piski  dans  les  €  Nouvelles  diverses  ».  On  m'en  a  donné 
20  roubles  argent.  Un  de  ces  jours,  n'ayant  pas  d'argent, 
je  passai  chez  Nékrassov.  Pendant  que  j'étaischez  lui, l'idée 
m'est  venue  d'écrire  un  roman  en  neuf  lettres.  Revenu  à 
la  maison,  j'ai  écrit  ce  roman  en  une  nuit  ;  son  étendue  est 
d'environ  une  demi-feuille.  Le  matin  je  l'ai  porté  chez  Nékras- 
sov, et  j'ai  reçu  125  roubles  ass.  ;donc,ma  feuille  vaut  pour 
le  Zouboskal  250  roubles  ass.  Le  soir,  on  a  lu  mon  roman 
chez  Tourguenev  au  milieu  de  notre  cercle  d'amis,  une 
vingtaine  de  personnes  environ,  et  il  a  produit  un  effet 
superbe.  On  та  le  publier  dans  le  premier  numéro  du 
Zouboskal.  Je  t'enverrai  le  livre  pour  le  К  décembre. 
Bélinski  a  dit  qu'il  est  complètement  sûr  de  moi,  car  je 
puis  traiter  des  genres  tout  à  fait  différents.  Un  de  ces  jours, 
Kraevsky  qui  avait  entendu  dire  que  je  manquais  d'argent, 
m'a  instamment  prié  de  lui  emprunter  500  roubles.  Je  pense 
que  je  lui  vendrai  200  roubles  la  feuille. 

Il  me  vient  une  foule  d'idées;  et  il  m'est  impossible  d'en 
parler  même  à  Tourguenev,  par  exemple,  car  le  lendemain, 
dans  tous  les  coins  de  Saint-Pétersbourg,  on  saurait  que 
Dostoïevski    écrit  ceci  et   cela.  Eh  bien,  frère  1  Si  j'allais 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  67 

te  compter  tous  mes  succès,  je  n'aurais  pas  assez  de  papier. 
Je  pense  que  j'aurai  de  l'argent.  Goliadkine   vient  admi- 
rablement bien  ;  ce  sera  mon  chef-d'œuvre.  Hier,  j'ai  été 
pour  la  première  fois  chez  P...  et  je  crois  que  je  suis  tombé 
amoureux  de  sa  femme.  Elle  est  intelligente  et  belle,  de 
plus  très  aimable  et  très  franche.  Je  passe  mon  temps  très 
gaiement.  Notre  cercle  est  assez  grand.  Mais  je  ne  parle 
que  de  moi;  pardonne-moi,  mon  cher;  je  te  dirai  franche- 
ment que  je  suis  presque  enivré  de   ma  gloire.  Avec  ma 
prochaine    lettre,  je  t'enverrai  le  Zouboskal.  Bélinski  dit 
que  je  m'abaisse  en  plaçant  des  articles  dans  cet  almanuch. 
Adieu,  mon  cher.  Je  te  souhaite  du  bonheur.  Je  le  féli- 
cite à  l'occasion  de   ton  avancement.  Je  baise  les  mains 
d'Emilie  Fédorovna  et  de  tes  bébés.  Que  font-ils  ? 
Ton 

Dostoïevski. 

Bélinski  me  garde  des  entrepreneurs.  J'ai  relu  ma  let- 
tre et  j'ai  trouvé  d'abord  que  je  ne  sais  plus  l'orthogra- 
phe et  ensuite  que  je  suis  un  vantard. 

Adieu,  écris-moi  au  plus  tôt. 

Noire  Schiller  ira  bien,  certainement.  Bélinski  nous 
encourage  à  faire  une  édition  d'œuvres  complètes.  Je  crois 
qu'on  pourra  plus  tard  la  vendre  avantageusement,  à  Né- 
krassov,  par  exemple. 

Adieu. 

Les  Mina,  les  Clara,  les  Marianne,  etc., sont  bien  embel- 
lies, mais  coûtent  un  argent  fou.  Récemment,  Tourguenev 
et  Bélinski  m'ont  bien  grondé  pour  ma  vie  désordonnée. 
Ces  messieurs  ne  savent  pas  comment  me  témoigner  leur 
atïection  ;  ils  sont  tous  amoureux  de  moi.  Mes  dettes  sont 
toujours  aa  môme  point. 

Au  même. 

1~  février  1846. 
Mon  cher  frère, 

D'abord,  ne  sois  pas  fâché  de  mon  long  silence.  Je  te  jure 
que  je  n'avais  pas  de  temps,  et  je  te  le  prouverai  bien.  Ce 
qui  m'a  retenu  surtout,  c'était  que  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  c'est-à-dire  jusqu'au  28,  je  terminais  mon  mauvais 


68  CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

suicl  do  GolUdkine.  Horreur  !  Voili.  Ш  calcul,  hum.^  : 
TctZi.  K^rminor  avant  lo  mois  d'août  «t ,  ..  Iratn*  ju»- 
;^и'1Хг1ог!  Je  fcnvoie  à  présent  ГМтапасЬ   /-•..  />«.«. 
СспЛЧ  paru  le  .5.  Allons,  fr*rc  1  De   quelles  .nveCve, 
espérées  no  Icsa-l-on  pas  salué,  de  l°"'«»  •>".',  •.7" 
№(u,(ra/ion  j'ai  lu   une  critique  qu.  rcssemb..    pb.tftl  à 
de,  in^X^es.  Dans  Sé.ern.ra  PtchéU  il   y  ava.t    )..u  sa.l 
quo    Mais  je  sais  comment  on  a  accueilli    Gogo   cl  nous 
laTôns  tous  comment  on  accueillait  Pouchkine.  U  public 
îû  -môme  est  exaspéré  :  les  trois  quarU  des  lecteur»  nous 
n  uUent  ma,s  un  quart  (et  môme  pas)  nous  louange  à 
Ггапсе:  Les  débaLont  terr.b.es,  (b'A-n.ch  se  vend 
d'une  façon  étonnant*,  extraordma,re.  "»  P«f^»^;; 
que  dans  quinze  jours  il  ne  restera  P»',"".'^'"'f  "7.''„7„i 
Ca  se  passe  comn.e  avec  Gogol.  On  l'mjur.a.l,  on  1  .nju 
Silefon  le  lisait  ;  maintenant  on  a  fa.t  '»  P"-  "^ '^ 
cl  on  le  loue.  Je  leur  ai  donné  un  os  à  ronger  !  Qu  ils  se 
débrouillent,  ces  imbéciles  travaillenti.   ma  S^«"'-}-' 
Sé.ernaU  PtchéU  s'est  couverte  de  honte  par  -  "  И»«: 
C'est  abominablement  stupide  t  Mais  aussi,  Ч»"  «^^ '^^^^^ 
ges,  frère  1  Figure-loi  que  notre  cercle,  même  Bélinski, 
trouve  que  j'ai  même  dépassé  Gogol. 

par  Nikitenko,  il  ,  aura  une  analyse  très  iff^^^^^^ 
P^„vr.>  Gens,  bien  entendu  en  ma  faveur  Ли  mois  de 
mars,  Bélinski  va  faire  du  bruit.  Odoevsky  écrit  un  arl.de 
soécial  sur  Ш  Pauvres  Gens.  SoUogoub,  '«*»■' .■"'>°  "^'• 
Mo  Le  je  me  suis  loué  dans  le  grand  monde  e  dans 
ÎÎÔis  mois  environ  je  viendrai  en  personne  te  raconter  mes 

■'^C;  public  a  desinslincts,  comme  toutes  les  foules 
mais  pas  d'instruction.  On  ne  peut  comprendre  comme» 
il  est  possible  d'avoir  un  style  pare, .  Us  ^"»«f  ^™;/i° 
Ut  le  museau  de  l'auteur  ;  mais  je  n  a.  P-   -ofj^'t 

2;:;'^ГрТг;:::ГпУзТоГе1;Тш^^^^^^^^^^ 

trrait^X  aûtremenUOn  trouve  le  -an  ^p  «ео„и, 

1.  Le  héros  du  roman  de  Dostoïewski  :  Les  Pauvres  Gens. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  69 

en  ce  que  j'emploie  l'analyse  et  non  pas  la  synthèse,  c'est- 
à-dire  que  je  vais  en  profondeur,  et,  examinant  les  atomes, 
je  cherche  le  tout  ;  tandis  que  Gogol  débute  par  le  tout  et 
c'est  pour  cela  qu'il  n'est  pas  aussi  profond  que  moi.  Tu 
liras  et  tu  verras.  Mon  avenir  sera  très  brillant,  frère  I  — 
Aujourd'hui  paraît  Goliadkine.  Il  y  a  quatre  jours  je  l'écri- 
vais encore.  Dans  les  Olelcheslvennia  Zapiski  il  prendra 
onze  feuilles.  Goliadkine  est  dix  fois  supérieur  aux  Paa- 
vres  Gens.  Nos  amis  prétendent  que  depuis  les  Ames  mortes 
il  n'y  a  eu  rien  de  pareil  en  Russie,  que  l'œuvre  est  pleine 
de  génie,  et  que  ne  disent-ils  encore  !  Ils  me  considèrent 
avec  tant  d'espoirs  1  En  effet,  Goliadkine  m'a  bien  réussi. 
Je  sais  qu'il  te  plaira  énormément  !  Il  te  plaira  davantage 
que  les  Ames  mortes,  je  le  sais.  Reçoit-on  chez  vous  les 
Otetchestvennia  Zapiski  ?  Je  ne  sais  si  Kraevsky  me  don- 
nera un  exemplaire. 

Allons,  frère,  il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  t'ai  écrit,  je 
ne  me  rappelle  plus  sur  quoi  je  me  suis  arrêté.  Tant  d'eau 
a  passé  sous  le  pont  !  Nous  nous  verrons  bientôt.  Je  pas- 
serai l'été  avec  vous  absolument,  mes  amis,  et  pendant 
tout  l'été  j'écrirai  énormément:  j'ai  des  idées.  Maintenant, 
j'écris  aussi. 

Pour  Goliadkine, i^a'y  reçu  exactement  600  roubles  argent. 
De  plus,  j'ai  encore  reçu  une  masse  d'argent,  de  sorte  que 
j'ai  dépensé  trois  mille   depuis  notre   séparation.  Je  n'ai 
pas  d'ordre,  —  voilà  la  vérité  !  J'ai  quitté  mon  apparte- 
ment et  j'ai  loué  deux  chambres  meublées  admirablement. 
Je  suis  très  bien.  Voici  mon  adresse  :  à  l'église  Wladi- 
mir,  au  coin  de  la  rfle  Grebetzky  et  de  la  traverse  Kouz- 
netchny,  maison  du  marchand  Koutchine,  n^  9.  Écris,  je 
t'en  prie,  au  nom  du  ciel.  Écris-moi  si  Les  Pauvres  Gens 
t'ont  plu.  Salue  Emilie  Fédorovna,  embrasse  les  enfants. 
J'étais  pas  mal  amoureux  de  M»"*  P...,  cela  commence  à  pas- 
ser, et  encore  je  n'en  sais  rien.  Ma  santé  est  très  mauvaise  ; 
j'ai  mal  aux  nerfs,  j'ai  peur  d'une  fièvre  cérébrale  ou  ner- 
veuse. Je  ne  puis  vivre  convenablement,  je  suis  complè- 
tement  débauché.  Si  je  ne  puis  prendre  quelques  bains 
de  mer  cet  été,  ce  sera  bien  malheureux.  Adieu,  écris,  je 
t'en  supplie.  Pardonne-moi  d'écrire  si  mal.  Je  suis  pressé. 
Je  t'embrasse.  Adieu.  Ton 

Dostoïevski. 


70  Г.ОПНЕН1Ч).М)А.>СК    I)K    r)OSTC>IKV>«KI 

Allons,  frère,  excuse-moi,  je  l'en  prie,  de  ne  l.ivojr  rien 
envoyé  jusqu'à  présent.  Je  le  l'apporterai  cel  été.  Allons, 
adieu,  il  est  deux  heures. 

Je  vous  apporterai  des  cadeaux  и  ton*.. 

L'élé  procludn,  naon  cher  ami,  ttoiis  li-  j»a-,seron8  plue 
gaiement  que  celui  de  celte  année.  Je  ne  serai  pas  in* s 
riche  en  argent,  mais  je  compte  toujours  sur  8(X)  ou 
1000  roubles.  Cela  suffira  pour  l'élé. 

Viéra  '  se  marie.  Le  sais-tu  ? 


An  même. 


l"  avril  1840. 


Cher  frère, 


Je  t'envoie  le  casque  avec  les  accessoires  et  la  paire 
d'épaulelles.  On  n'a  pas  attaché  la  jugulaire  ;  on  a  dil  que 
cela  abîmerait  le  shako  pendant  le  voyage.  Je  ne  sais  si 
j'ai  bien  fait  la  commission..  Si  non,  ce  n'est  pas  ma  faute, 
car  je  n'entends  absolument  rien  à  ces  choses-là.  Je  ne 
marche  pas  avec  mon  siècle,  mon  ami.  Maintenant  deuuème 
question.  Tu  demanderas  pourquoi  ce  retard.  Mais  moi, 
mon  très  cher,  je  travaille  comme  un  forçai,  et  si  étrange 
que  cela  te  paraisse,  je  n'ai  pas  trouvé  le  temps  de  faire  la 
commission.  Il  est  vrai  que  j'ai  passé  deux  courriers  par 
mon  élourderie.  Je  suis  coupable.  11  ne  faut  pas  m'en 
vouloir. 

Je  continue  maintenant.  Mon  ami,  tu  dois  ôtre  fâché  que 
je  reste  si  longtemps  sans  écrire,  mais  je  suis  tout  à  fait 
de  l'avis  de  Poprichtchine  de  Gogol  :  —  «  les  lettres 
sont  des  blagues,  ce  sont  les  pharmaciens  qui  écrivent 
des  lettres.  »  Que  t'écrire  ?  Je  devrais  écrire  des  volumes, 
si  je  devais  commencer  à  causer  avec  toi  autant  que  je 
voudrais.  Dans  ma  vie  tous  les  jours  il  y  a  tant  de  nou- 
veau, tant  de  changement,  tant  d'impressions,  tant  de 
choses  bonnes  et  avantageuses,  tant  de  choses  désagréables 
et  à  mon  désavantage,  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  réflé- 
chir. D'abord;  je  suis  pris  entièrement.  J'ai  un  gouffre 
d'idées  et  j'écris  constamment.  Ne  crois  pas  que  je  sois 

1,  Une  des  sœurs  de  Dostoïevski. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  71 

sur  des  roses.  C'est  de  la  blague.  D'abord,  j'ai  dépensé 
une  masse  d'argent,  c'est-à-dire  exactement  4.500  depuis 
notre  séparation  et  j"ai  vendu  d'avance  pour  1.000  roubles 
ass.  de  ma  marchandise.  Ainsi,  avec  l'ordre  qui  me  carac- 
térise et  que  tu  connais,  je  me  suis  complètement  volé  et 

je  recommence  à  me  trouver  sans  le  sou Mais  ce  n'est 

rien.  Ma  renommée  est  arrivée  à  son  apogée.  Dans  deux 
mois,  d'après  mon  compte,  on  a  parlé  de  moi  trente-cinq 
fois  dans  diverses  publications.  Les  unes  me  montent  aux 
nues  en  me  comblant  de  louanges;  d'autres  avec  quelques 
restrictions  ;  et,  en  troisième  lieu,  on  m'accable  d'injures. 
Quoi  de  mieux  et  de  plus  élevé  ?  Mais  voilà  ce  qui  est 
vilain  et  ce  qui  me  tourmente  :  tous  ceux  de  notre  cercle, 
tous  les  amis,  Bélinski,  tous  sont  mécontents  de  moi  à 
propos  de  GoUadkine.  La  première  impression  a  été  un 
ravissement  irréfléchi,  des  paroles,  du  bruit,  des  discus- 
sions. Ensuite  —  la  critique.  Voilà  :  tous,  tous  se  sont  rais 
d'accord,  c'est-à-dire  mes  amis  elles  lecteurs,  tous  ont  trouvé 
que  GoUadkine  est  si  monotone,  si  ennuyeux,  si  étendu, 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  le  lire.  Mais  ce  qui  est  bien  plus 
comique,  c'est  que  tous  m'en  veulent  pour  l'avoir  étendu 
et  que  tous  sans  exception  le  lisent  avec  acharnement  et 
le  relisent  avec  un  acharnement  égal.  Et  un  do  nos  amis 
ne  fait  que  ça,  il  lit  tous  les  jours  un  chapitre  pour  ne  pas 
se  fatiguer  et  il  claque  des  lèvres  de  plaisir.  Certains  lec- 
teurs crient  que  c'est  tout  à  fait  impossible,  qu'il  est  stu- 
pide  d'écrire  et  de  publier  des  choses  pareilles,  d'autres 
crient  que  c'est  copié  et  imité,  et  d'aucuns  m'ont  fait 
entendre  de  tels  madrigaux,  que  j'ai  honte  de  les  répéter. 
Quant  à  moi,  à  un  certain  moment  j'étais  tombé  dans  le 
marasme.  J'ai  un  défaut  terrible  :  un  amour-propre  et  une 
ambition  illimités.  L'idée  que  j'avais  trompé  l'attente  des 
autres  et  que  j'avais  gâté  une  chose  qui  aurait  pu  être  une 
œuvre  importante,  cette  idée  me  tuait.  Je  suis  dégoûté  de 
GoUadkine.  Il  y  a  bien  des  choses  qui  ont  été  écrites  à  la 
hâte  ou  dans  des  moments  de  lassitude.  La  première  partie 
est  mieux  que  la  seconde.  A  côté  de  pages  brillantes,  il  y 
a  des  vilenies,  de  l'ordure,  ça  retourne  le  cœur,  on  est 
dégoûté  de  le  lire.  Voilà  ce  qui  a  fait  mon  tourment  et  je 
suis  tombé  malade  de  chagrin.  Frère,  je  t'enverrai  GoUad- 
kine dans  quinze  jours.  Tu  le  liras.  Ecris-moi  ton  opinion. 


72  COnBKSPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

J'abandonne  la  vio  et  mon  élude  et  je  te  dirai  quelques 
nouvelles:  1"  Une  nouvelle  monstre:  Bélioski  al  <; 

les  Otelcheslvennia  Zàpiski.  Sa  santé  est  très  ébi .  _  ,  il 
va  aux  eaux,  pout-étre  même  à  l'étranger.  Il  ne  repren- 
dra pas  ses  critiques  avant  deux  ans.  Mais  pour  mainte- 
nir ses  finances  il  publie  un  almanach  d'une  épaisseur 
gigantesque  (60  feuilles  d'imprimerie).  J'écrie  pour  lui  deux 
nouvelles:  X'  Les  Favorin  rasés, 2"  Nouvelle  des  chu  >  "  ч 
supprimées,  toutes  lesdcux  d'un  intérêt tragirjue,i  .  i, 
et,  cela  j'en  réponds,  concises  au  possible.  Los  lecteurs 
attendent  mesœuvres  avec  impatience.  Les  deux  i.  "s 

ne  sont  pas  bien  grandes...  Kn  outre,  quelque   cIj  ir 

Kraevsky  et  un  roman  pour  Nékrassov.  Tout  cela  me  pren- 
dra un  an.  Je  termine  en  ce  moment  Les  Favoris  rasés. 

Deuxièmement.  —  Une  masse  de  nouveaux  écrivains 
ont  fait  leur  apparition.  Les  uns  sont  mes  rivaux.  Parmi 
eux  il  faut  surtout  remarquer  Hertzcn  (I  î  i  i  ot  Gon- 

tcharov.  Le  premier  ad»''jà  publié  ;  le  s«'  un  com- 

mençant et  n'a  été  publié  nulle  part.  On  dit  énormément 
de  bien  d'eux.  En  attendant,  la  priorité  m'appartient  ; 
j'espère  que  cela  sera  toujours  ainsi.  En  général,  la  litté- 
rature n'a  jamais  tant  produit  qu'à  présent.  Tant  mieux. 

Troisièmement.  —  Je  viendrai  chez  vous  ou  très  tôt,  ou 
très  tard,  ou  pas  du  tout.  J'ai  des  dettes,  je  n'aurai  pas 
d'argent  (sans  argent  je  ne  viendrai  pour  rien  au  monde), 
et  puis,  troisièmement,  je  suis  accablé  de  travail.  L'avenir 
nous  le  dira. 

Quatrièmement.  —  Shidlovsky  a  donné  signe  de  vie.  Son 
frère  est  venu  me  voir.  Je  vais  commencer  à  correspondre 
avec  lui. 

Cinquièmement.  —  Mon  cher  ami,  si  tu  veux  gagner 
quelque  chose  par  la  littérature,  il  y  aurait  une  occasion 
de  réussir  et  de  faire  de  l'effet  par  une  seule  traduction. 
Traduis  donc  :  Reinecke-Fuchs  de  Goethe.  On  m'avait  môme 
prié  de  te  charger  de  traduire  cela,  car  il  le  faut  pour 
l'almanach  de  Nékrassov.  Si  tu  veux,  traduis-le.  Prends 
ton  temps.  Et  même,  si  je  ne  vienspas  vers  le  15  mai  ou 
le  !•'  juin,  envoie-la  si  c'est  prêt.  Tous  s'en  vont  pour  l'été  ; 
mais  si  c'est  possible,  je  te  la  placerai  quelque  part  et  je 
t'apporterai  l'argent.  Si  ce  n'est  en  printemps,  ce  sera  en 
automne  certainement.  L'argent  viendra  sûrement.  Nékras- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  73 

sov  est  éditeur,  il  achètera,  Bélinski  achètera,  Ralkov 
achètera,  Kraevsky  est  tout  à  ma  disposition.  L'affaire  est 
avantageuse.  On  a  parlé  de  cette  traduction  dans  notre 
cercle.  Ainsi,  commence  si  tu  veux  et,  sur  ma  tête,  je 
garantis  le  succès.  Si  tu  traduis  trois  chapitres  environ, 
envoie-les-moij'e  les  montrerai  à  ces  messieurs  et  il  pour- 
rait arriver  que  l'on  payât  d'avance. 

Je  n'ai  jamais  été  si  riche  d'activité  qu'en  ce  moment. 
Tout  bouillonne,  tout  va...  Mais  qu'en  adviendra-t-il  ? 
Adieu,  mon  ami. 

Viéraest  mariée  depuis  trois  mois.  On  ditqu'elleest  heu- 
reuse. L'oncle  lui  a  donné  autant  qu'à  Varia*.  Écris  à  l'oncle. 
Elle  a  épousé  Ivanoff.  11  a  trente  ans.  11  est  professeur  de 
chimie  quelque  part.  Viéra  m'a  écrit  ;  elle  disait  qu'elle 
t'écrivait  aussi. 

Adieu,  mon  cher.  Je  vous  embrasse  tous  et  vous  souhaite 
mille  choses.  Je  baise  les  deux  mains  d'Emilie  Fédorovna. 
J'embrasse  aussi  les  enfants.  Comment  vas-tu  ?  Parle-moi 
de  toi.  Ah  !  mon  ami.  J'ai  envie  de  le  voir.  .Mais  que  faire. 

Tout  г\  loi. 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 

16  mai  1846. 
Cher  frère, 

Devant  toi  sont  ces  dames  qui  t'ont  apporté  ce  message. 
Je  te  prie,  reçois-les  bien  et,  si  c'est  possible,  tu  ne  ferais 
pas  mal  de  les  inviter  à  dîner,  —  M"»*  Bélinski  et  sa  très 
intéressante  sœur.  Elles  me  demandent  de  les  recomman- 
der aussi  auprès  d'Emilie  Fédorovna.  Nourris  leur  égoïsme 
féminin  en  l'intéressant  le  plus  possible  à  elles-mêmes  et, 
bien  entendu,  parle  le  moins  possible  littérature.  D'ail- 
leurs tu  t'y  entends  mieux  à  toutes  ces  affaires  que  moi  ; 
conseille-leur  où  elles  doivent  descendre  et  ce  qu'elles  doi- 
vent faire...  Je  ne  sais  ce  qui  vaut  mieux  pour  elles  :  res- 
ter à  Revel  ou  bien  aller  à  Hapsal. 

Je  dirai  de  moi-même  que  je  ne  sais  pas  du  tout  ce  que 

1.  Autre  sœur  de  Dostoïevski. 


74  CORRESPONDANCE   DE    nOSTOÏEVSKI 

je  vais  devenir.  Je  n'ai  pas  un  корок,  cl  je  ne  sais  pas  d'où  je 
pourrai  en  avoir.  Il  m'est  impossible  de  bouger  d'ici  aana 
avoir  500  roubles  pour  payer  les  délies  de  Saiut-Pélers- 
bourg.  Par  conséquent,  lu  peux  en  juger  loi-môuie.  11  est 
probable,  et  plus  probable  qu'autre  chose,  frère,  que  noue 
ne  nous  verrons  pas  et  que  je  ne  viendrai  pas.  Je  m'en- 
nuie ici,  je  me  sens  mal  à  l'aise.  J'écris  cl  je  ne  vois  pas  la 
fin  de  mon  travail.  Mes  salutations  à  Emilie  Fédorovna.  Je 
lui  recommande  MM»*'  Bélinski  et  j'espère  pouvoir  comp- 
ter sur  son  indulgence  ot  sur  son  amabilité.  Il  ne  serait  pas 
mal  que  Fedia  et  Mâcha  témoignassent  quelque  gentillesee 
de  leur  part,  et  disent  franchement  leur  opinion  dans  les 
limites  de  leur  sagesse.  Allons,  adieu,  frère,  je  n'ai  pas  de 
temps.  Vraiment,  je  n'ai  jamais  traversé  une  époque  aussi 
pénible.  L'ennui,  la  tri^lesse,  l'apathie,  et  l'altenle  fié- 
vreuse etconvulsive  de  quelque  chose  de  meilleur  me  tor- 
turent. Et  puis  encore  me  voilà  malade.  Le  diable  en  soitl 
Pourvu  que  tout  cela  se  passe. 
Ton 

In.  iJOSTOIEVSKI. 

Au  même. 

8  septembre  1846. 

Je  me  hâte  de  l'informer,  cher  frère,  que  je  suis  parvenu 
tant  bien  que  mal  jusqu'à  Saint-Pétersbourg  et  que  je  suis 
descendu  chez  Troutovsky  comme  je  le  désirais.  Je  n'ai 
pas  ressenti  de  roulis;  mais  en  voyage  et  ici,  à  Péters- 
bourg,j'ai  été  trempé  jusqu'aux  os  et  je  me  suis  enrhumé; 
je  tousse,  j'ai  un  rhume  de  cerveau  et  tout  cela  très  fort. 
Le  premier  temps  je  me  suis  bien  ennuyé.  Je  suis  allé 
chercher  un  logement  et  j'ai  déjà  loué  deux  petites  piè- 
ces bien  meublées,  le  service  compris,  pour  14  roubles  par 
mois,  mais  je  n'ai  pas  encore  emménagé.  Mon  adresse  :  en 
face  la  cathédrale  de  Kazan,  maison  Kochendorff,  n°  25. 
Écris-moi  à  celte  adresse  au  plus  vite;  car  j'ai  bien  envie 
de  te  lire.  Je  me  sens  bien  triste. 

Les  Bôlinski  sont  arrivées  à  bon  port  ;  depuis  mon 
retour,  je  ne  les  ai  pas  encore  revues.  Le  lendemain,  je 
suis  allé  chez  Nékrassov.  Il  demeure  avec  les  Panaiev,  et 
je  les  ai  vus  tous.  L'Almanach  va  bien;  il  faut  se  presser. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 


75 


Quant  au  magasin,  je  n'ai  pas  voulu  demander  et  je  ne 
sais  pas;  il  doit  aller  aussi.  Mais  voilà  une  nouvelle:  pour 
connaître  l'adresse  de  Nékrassovje  suis  entré  chez  Proco- 
povitch.  Il  m'a  appris  l'objet  du  voyage  de  Nékrassov, 
à  Revel,—  objet  qu'il  gardait  secret,  pour  certaines  raisons, 
et  n'avait  même  pas  dit  à  Procopovitch  ;  celui-ci  l'avait 
deviné  d'après  certaines  données.  Il  est  venu  voir  Mas- 
salsky,  pour  lui  acheter  le  Sin  Olelcheslva  (Le  Fils  de  la 
Patrie)  ;  il  paraît  que  l'affaire  a  l'air  de  bien  marcher  et  à 
l'époque  du  nouvel  an  nous  aurons  une  nouvelle  revue. 

Je  ne  te  dis  rien  de  Gogol,  mais  je  cite  simplement  un 
fait.  Dans  le  numéro  du  Sovremennik{Le  Contemporain)  du 
mois  prochain,  sera  imprimé  un  article  de  Gogol,  —  son 
testament,  dans  lequel  il  renie  toutes  ses  œuvres  et  recon- 
naît leur  inutilité  et  môme  davantage.  Il  prétend  que  de  sa 
vie  il  ne  touchera  une  plume,  car  le  but  de  sa  vie  est  la 
prière.  Il  convient  en  tout  avec  ses  adversaires.  Il  donne 
l'ordre  de  faire  imprimer  son  portrait  en  nombre  immense 
d'exemplaires  et  d'employer  le  prix  de  la  vente  pour 
secourir  les  pèlerins  désireux  de  visiter  Jérusalem.  Voilà. 
Conclus  toi-même. 

J'ai  été  aussi  chez  Kraevsky.  Il  met  sous  presse  Fro- 
khartchine  qui  paraîtra  au  mois  d'octobre.  Je  n'ai  pas  parlé 
d'argent;  mais  il  est  fort  aimable  et  enjoué.  Je  n'ai  été  chez 
personne  autre.  lazikov  a  établi  un  bureau  et  il  a  une 
enseigne.  Dehors  il  pleut  très  fort,  et  il  est  diflicile  de  sor- 
tir. Je  suis  encore  chez  Troutovsky,  mais  demain  je  m'ins- 
talle chez  moi.  Quant  à  ton  manteau,  je  n'ai  pas  pu  ra'eo 
occuper  avec  tous  ces  embarras  et  la  pluie.  Je  veux  vivre 
le  plus  modestement  possible.  Je  t'en  souhaite  autant.  Il 
faut  commencer  petitement.  Nous  vivrons  et  nous  verrons. 
Et  maintenant,  adieu.  Je  suis  pressé.  J'aurais  voulu 
t'écrire  beaucoup  de  choses,  mais  vaut  mieux  ne  pas  en 
parler.  Écris.  J'attends  une  réponse  dans  le  plus  bref 
délai.  Embrasse  les  enfants.  Salue  Emilie  Fédorovna.  Salue 
aussi  toutes  les  personnes  que  je  connais.  J'écrirai  davan- 
tage avec  le  prochain  courrier.  Ce  n'est  qu'un  avis.  Adieu. 
Je  te  souhaite  les  meilleures  chances,  mon  ami  inappré- 
ciable, et  surtout,  en  attendant,  la  patience  et  la  santé. 

Ton  irère, 

Th.  Dostoïevski. 


76  C0RRB9P0N0ANCB   ОВ   DOSTOTEVeKt 

Au  même. 

17  septembre  1846. 
Mon  cher  frère, 

Je  l'envoie  le  manteau.  Excuse  ce  relnnl.  I.a  faute  n'en 
est  pas  à  moi,  j'étais  obligé  do  chercher  mon  doracsliquo 
et  enfin  je  l'ai  trouvé.  Sans  lui  je  ne  pouvais  rien  acheter. 
Le  manteau  a  ses  qualités  et  ses  défauts.  Les  (|ualités  con- 
sistent en  ce  qu'il  est  très  large,  presque  double,  et  la  cou- 
leur est  bonne,  couleur  grise  d'uniforme  ;  le  défaut,  c'est 
que  le  «Irap  n'est  que  do  8  roubles  ass.  Il  n'y  en  avait 
pas  de  meilleur.  Aussi  il  ne  coûte  que  82  roubles  ass.  Le 
reste  sert  pour  les  frais  de  l'envoi.  Que  faire?  Il  y  avait  des 
draps  à  12  roubles  ass.,  mais  d'une  couleur  acier  clair,  très 
jolie,  mais  qui  te  déplaît.  D'ailleurs,  je  doute  fort  que  ce 
manteau  te  déplaise.  Il  est  un  peu  long. 

J'ai  tardé  à  t'écrire  à  cause  du  manteau.  Je  l'ai  d/îjà 
annoncé  que  j'avais  loué  un  logement.  Je  ne  suis  pas  mal  ; 
mais  je  n'ai  rien  pour  l'avenir.  Kraevsky  m'a  donné 
50  roubles  arg.  et  à  sa  mine  il  est  facile  de  juger  qu'il  ne 
donnera  plus  rien  ;  j'aurai  bien  du  mal. 

Prokharlchine  est  terriblement  défiguré  dans  un  certain 
passage.  Ces  messieurs  d'un  certain  endroit  ont  môme 
supprimé  le  mol  Ichinovnik  ^  et  Dieu  sait  pour  quelle 
raison;  tout  était  plus  qu'innocent;  ils  l'ont  rayé  partout, 
toute  vie  a  disparu.  Il  n'est  resté  que  le  squelette  de  ce 
que  je  t'avais  lu.  Je  renie  ma  nouvelle. 

On  n'entend  rien  de  neuf  par  ici.  Tout  est  comme  d'ha- 
bitude ;  on  attend  Bélinski.  M"^  Bélinski  te  salue.  Tous 
les  projets  paraissent  être  restés  en  l'air  ;  ou  bien,  peut- 
être,  sont-ils  gardés  secrets,  —  le  diable  en  soit  î 

Je  dîne  en  société  par  cotisation.  Beketov  a  réuni  six 
amis,  dont  je  suis,  ainsi  que  Grigorovitch.  Chacun  donne 
15  кор.  arg.  par  jour,  et  nous  avons  pour  le  dîner  deux 
bons  plats  proprement  préparés  et  nous  nous  en  conten- 
tons. Donc,le  dîner  ne  me  revient  pas  à  plus  de  16  roubles 
(par  mois). 

Je  t'écris  à  la  hâte,  car  je  suis  en  retard  et  le  domesti- 

1.  Employé  de  l'État. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  77 

que  attend  avec  le  colis  pour  le  porter  à  la  poste.  Je  suis 
encore  plus  ennuyé  que  toi  quand  lu  avais  mai  aux  dents. 
J'ai  bien  peur  que  le  manteau  net'arriveun  peu  tard. Que 
faire  ?  J'ai  fait  tout  mon  possible. 

J'écris  toujours  Les  Favoris  rasés.  Cela  va  lentement. 
J'ai  peur  d'être  en  retard.  J'ai  entendu  de  deux  personnes, 
l'une  qui  est  Beketov,  l'autre  Grigorovitch,  qu'en  province 
on  n'appelle  pas  autrement  l'alraanach  Peterbourgsky  Sbor- 
nik  que  par  le  nom  des  Pauvres  Gens.  Ils  ne  s'intéressent 
nullement  au  reste,  quoiqu'on  se  l'arrache, on  l'achèU^  l'un 
chez  l'autre,  chez  celui  qui  a  réussi  à  l'acheter  à  un  prix 
énorme.  Chez  les  libraires  à  Penza  et  Kiev  par  exemple, 
son  prix  officiel  est  de  25  à  30  roubles  ass.  Comme  c'est 
étrange  !  ici  il  s'est  arrêté,  là-bas  on  ne  peut  en  trouver. 

Grigorovitch  a  écrit  une  nouvelle  remarquable.  Grâce  à 
nos  démarches,  à  moi  et  à  Maïkov  (qui,  soit  dit  en  passant, 
veut  écrire  un  grand  article  sur  moi  pour  le  !•'  janvier), 
cette  nouvelle  sera  publiée  dans  les  Otetchestvennia  Zapiski 
qui,  paraît-il, sont  lout  à  fait  à  sec.  Ils  n'ont  plus  une  seule 
nouvelle  en  réserve. 

On  s'ennuie  terriblement  ici.On  ne  travaille  pasici  !  Chez 
vous  j'étais  comme  au  paradis  et  Dieu  sait  que  quand  je  suis 
bien,  avec  mon  caractère  je  gâte  les  choses.  Je  souhaite 
à  Emilie  Fédorovna  de  bien  passer  son  temps  et  surtout 
de  se  bien  porter,  je  le  souhaite  très  sincèrement;  je  pense 
beaucoup  à  vous.Tiens,  frère:  l'argent  et  un  avenir  assuré 
c'est  bien  bon.  J'embrasse  mes  neveux.  Allons,  adieu. 
J'écrirai  davantage  la  prochaine  fois.  Et  maintenant  je 
te  supplie  de  ne  pas  m'en  vouloir.  Porte-toi  bien  et  ne 
mange  pas  tant  de  viande. 

Mon  adresse  : 

Près  de  la  cathédrale  de  Kazan,  au  coin  de  la  Grande 
Metchanskaïa  et  de  la  place,  maison  Kochendorff,  n*  25. 

Adieu.  Ton  frère, 

Th.  Dostoïevski. 

Mange  le  plus  possible  de  choses  saines,  je  t'en  prie, 
passe-toi  de  champignons,  de  moutarde  et  de  petites  hor- 
reurs pareilles.  Je  t'en  supplie. 


78  COHnEliPONUANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

Au  même. 

7  octobre  1^40. 
Cher  frère, 

Je  m'empresse  de  répondre  &  la  lettre  et  de  l'écrire  en 
inômo  temps  ce  dont  je  voulais  l'informer  même  sans 
avoir  rc(;u  ta  lettre. 

La  dernière  fois  je  l'ai  écrit  que  j'avais  l'intenlion  d'aller 
à  l'étrangftr.  Les  libraires  m'offrent  i.OOO  roubles  ass.  pour 
tout.  Nékrassov  m'avait  offert  1.500  roubles  arg.  Mais  il 
parait  (|u'il  n'a  pas  d'argent  et  il  renoncera.  Si  le  prix  me 
paraît  trop  bas  (d'après  mes  dépenses),  je  ne  l'accepterai 
pas,  et  jo  publierai  moi-môme  un  volume,  peut-être  vers 
le  15  novembre.  Ce  sera  bien,  car  cela  se  passera  sous 
mes  yeux  ;  l'édition  ne  sera  pas  dôflgurée,  par  exemple,  et 
j'y  trouverai  mon  avantage.  Il  est  possible  que  j'en  tire 
4.000  roubles.  Les  libraires  en  donnent  autant,  mais  je  ne 
mettrai  pas  tout  dans  mon  volume.  Donc,  s'il  faut  ajouter 
un  peu,  à  mon  retour  d'Italie  je  ferai  paraître  le  deuxième 
volume  etje  loucherai  de  l'argent  en  arrivant. 

Je  ne  vais  pas  me  divertir,  mais  me  soigner.  Péter»- 
bourg  est  un  enfer  pour  moil  Comme  c'est  pénible,  comme 
c'est  pénible  de  vivre  ici  !  Quant  h  ma  santé  elle  va  de 
pis  en  pis.  D'ailleurs  je  suis  très  effrayé.  Que  me  dira, 
par  exemple,  octobre?  Jusqu'ici  les  journées  sont  belles. 
J'attends  ta  lettre  avec  impatience  :  car  je  voudrais  savoir 
ce  que  tu  eu  penses.  En  attendant,  voilà  ce  que  je  vais  te 
dire  :  viens  à  mon  aide,  frère,  jusqu'au  !•'  décembre  au 
plus  tard.  Car  jusqu'au  l"  décembre,  je  ne  sais  pas  du 
tout  où  prendre  l'argent.  C'est-à-dire,  je  trouverai  bien 
de  l'argent,  Kraevsky  m'en  offre  très  volontiers;  mais  je  lui 
ai  pris  déjà  100  roubles  et  je  l'évite  à  présent,  car  pour 
chaque  50  roubles,  il  faut  une  feuille  d'imprimerie.  Et 
moi,  je  veux  écrire  un  roman  pour  moi,  quand  je  serai  en  Ita- 
lie, à  loisir,  en  liberté  complète,  et  je  veux  être  en  état 
de  faire  mon  prix.  Car  le  système  de  dettes  constantes 
que  Kraevsky  cultive  en  tout,  c'est  le  système  de  ma  ser- 
vitude et  de  ma  dépendance  littéraire.  Ainsi,  donne- moi 
les  moyens,  si  tu  peux.  Je  t'ai  déjà  écrit  que  je  te  rendrai 
100  roubles  en  allant  à  l'étranger  ;  mais  si  tu  peux  m'en- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  79 

voyer  encore  50  roubles  arg,  je  te  les  rendrai  aussi,  tout 
sera  fait  pour  le  !•'  janvier.  Fais  tes  comptes,  et  si  tu  peux 
me  prêter  jusqu'au  !•'  janvier,  donne-les-moi.  Tu  peux 
compter  sur  moi  comme  sur  un  roc,  je  te  les  rendrai.  Je 
t'écris  tout  cela,  afin  qu'il  te  soit  plus  commode  de  faire 
tes  comptes. 

Cet  argent  m'est  nécessaire  pour  l'achat  d'un  manteau. 
Je  ne  me  fais  pas  faire  d'habits,  tout  pris  que  je  suis  par 
mon  système  d'émancipation  littéraire,  et  ils  (c'est-à-dire, 
les  habits)  ne  sont  plus  convenables.  Mais  le  manteau  est 
nécessaire.  J'y  mettrai  bien  Г20  roubles  (avec  le  col),  et  avec 
le  reste  je  veux  vivre  tant  bien  que  mal  jusqu'au  moment 
de  la  publication.  C'est  Kraevsky  lui-même  qui  m'a  offert 
de  faire  les  démarches.  C'est  Ralkov  et  Kouvchinnikov  (jui 
publient  sur  sa  recommandation.  J'ai  déjà  causé  avec  eux. 
Ce  sont  eux  aussi  qui  m'ont  offert  4.000  roubles  pour  le 
manuscrit. 

Pour  le  !•'  janvier  j'ai  l'intention  d'écrire  encore  quelque 
petite  chose  pour  Kraevsky,  et  puis  je  me  sauverai.  Pour 
aller  en  Italie,  il  faut  que  je  paie  diverses  dettes  (à  toi 
aussi),  1.600  roubles  ass.  en  tout.  Il  restera  donc  à  peine 
•2.t00  roubles  ass.  Je  me  suis  informé  de  tout  :  le  voyage 
coûte  500  roubles  (au  plus).  A  Vienne  je  m'achèterai  du 
linge  et  des  vêtements  pour  300  roubles  ;  là  c'est  bon 
marché  ;  cela  fait  donc  800  roubles  ;  il  me  restera  alors 
1,600  roubles.  Je  vivrai  là-bas  huit  mois.  J'enverrai  au 
Sovreinennik  la  première  partie  du  roman,  j'obtiendrai 
1.200  roubles,  et,  de  Rome,  j'irai  passer  deux  mois  à  Paris 
et  je  reviendrai.  Dès  que  j'arriverai,  je  ferai  publier  la 
deuxième  partie.  Quant  au  roman  Je  me  mettrai  à  l'écrire 
dès  l'automne  1848  et  j'en  ferai  publier  trois  ou  quatre 
volumes.  La  première  partie  sera  publiée  dans  le  Sovre- 
mennik  sous  forme  de  prologue.  J'ai  le  sujet  et  l'idée 
dans  ma  tête.  En  ce  moment  j'ai  de  très  grandes  craintes 
pour  ma  santé.  J'ai  de  terribles  palpitations  de  cœur, 
comme  dans  les  premiers  temps  de  ma  maladie. 

Nékrassov  et  Panaiev  publient  le  Sovremennik  depuis  le 
1*' janvier.  C'est  Bélinski  qui  fait  la  critique.  11  se  fonde 
une  quantité  de  revues,  et  Dieu  sait  quoi  encore.  Moi, 
j'évite  tout  cela,  pour  bien  me  porter  et  pouvoir  écrire 
quelque  chose  de  sain.  Le  commerce  de  Nékrassov  tombe. 


80  COnnBBPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

Mais  lazikov  et  C^  sont  dans  un  état  florissant.  Lui  ausH- 
fait  lo  commissionnaire  en  librairie.  Je  lui  ai  déjà  parlé  de 
lui  rcmetlre  les  exemplaires  pour  qu'il  s'en  arrange. 

Salue  tout  le  monde,  surtout  Emilie  Fédorovna.  Les 
enfants  aussi  et  je  le  supplie  de  me  répondre  avec  le  pre- 
mier courrier.  J'attends  ta  lettre,  ftcris  plus  vile  ;  car  si 
tu  no  m'envoies  pas  d'argent,  dis-le-moi  au  moins, dis  que 
tu  n'en  as  pas  (je  te  jure  que  je  ne  t'en  voudrai  pas)  afin 
que  je  puisse  en  chercher  ailleurs. 

Tout  à  toi, 

Th.  Dostoïevski. 

Je  l'écrirai  maintenant  très  souvent. 

Frère,  nous  ne  nous  verrons  pas  de  longtemps.  Mais  dès 
que  je  serai  revenu  de  l'étranger,  j'irai  te  voir  en  passant, 
directement,  n'importe  où  que  tu  sois. 

Vers  le  20  oclobrf  j'aurai  terminé  en  gros  mon  travail, 
c'est-à-dire  Les  Favoris  rasés  ;  ma  situation  sera  déjà  bien 
dessinée,  car  depuis  le  15  octobre  commencera  la  publi- 
cation des  Pauvres  Gens. 

Au  même. 

17  octobre  1846. 

Je  m'empresse  de  l'informer,  mon  cher  frère,  que  j'ai 
reçu  Ion  argent,  pour  lequel  je  te  remercie  infiniment, 
car  je  ne  souffre  plus  du  froid  et  autres  désagréments. 
Je  m'empresse  également  de  te  dire  que  mes  espérances 
et  mes  projets  sont  remis  à  un  moment  plus  opportun.  Au 
moins,  je  n'en  sais  moi-même  que  fort  peu  de  choses.  On 
me  fait  de  telles  offres,  qu'il  m'est  impossible  d'accepter  : 
très  peu  d'argent,  ou  bien  une  somme  convenable,  mais 
pas  en  une  fois,  et  il  faudrait  attendre.  Bien  entendu,  s'il 
faut  vendre,  je  ne  puis  le  faire  qu'au  comptant.  Enfin,  on 
me  conseille  d'attendre.  C'est  bien  et  mal.  Mal  pour  ma 
santé.  Bien  à  ce  point  de  vue  que  si  on  attend,  on  peut 
obtenir  une  somme  plus  considérable.  En  tout  cas,  il  sera 
impossible  de  publier  pour  la  Noël.  Car  il  faut  pouvoir 
vivre;  il  faudra  donc  vendre  des  nouvelles  dans  les  revues; 
il  faudra  donc  attendre  ;  la  publication  ne  pourra  donc  se 
faire  que  vers  le  le^  mai.  D'ailleurs,  il  faudra  se  donner  la 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  81 

peine  de  tout  organiser  et  de  publier  deux  volumes  épais, 
et  non  à  2  Г.  50  кор.,  comme  je  le  supposais,  mais  à  3  rou- 
bles et  davantage  peut-être.  Ainsi  nous  nous  verrons  peut- 
être  Tété  encore  une  fois  et  mon  voyage  à  l'étranger  ne 
s'effectuera  qu'à  l'automne,  si  j'ai  assez  d'argent. 

Tout  cela  me  trouble  à  un  tel  point,  frère,  que  j'en  ai 
la  tête  brouillée.  Eh  !  combien  il  faut  supporter  de  peines 
et  d'ennuis  de  toutes  sortes,  afin  d'organiser  ses  affaires! 
Il  faut  négliger  sa  santé,  par  exemple,  et  Dieu  sait  quand 
on  peut  assurer  son  avenir!  Je  t'écris  peu  de  choses,  car  je 
ne  suis  sûr  de  rien  encore.  D'ailleurs  je  ne  perds  pas 
encore  complètement  courage.  Comment  vas-tu  ?  Tu  rae 
(lis  que  tu  attends  un  nouveau  convive.  Dieu  veuille  que 
tout  se  passe  bien  !  Pourvu  que  tes  affaires  et  les  miennes 
s'arrangent!  Frère,  je  ne  cesse  de  poursuivre  mon  but. 
Notre  association  peut  se  réaliser.  Je  fais  toujours  des 
rêves.  A  moi,  frère,  serait  nécessaire  le  succès  complet  ; 
sans  cela  il  n'y  aura  rien  de  fait,  et  je  vivrai  avec  peine. 
Tout  cela  ne  dépend  pas  de  moi,  mais  de  mes  forces. 

Les  Favoris  rasés  ne  sont  pas  tout  à  fait  terminés.  On 
dit  beaucoup  de  bien  de  Prokhartchine.  On  m'a  répété 
bien  des  jugements.  Bélinski  n'est  pas  encore  arrivé.  Ces 
messieurs  du  Sovremennik  font  des  mystères.  De  sorte 
que  je  ne  tiens  pas  trop  aux  Favoris  rasés  et  je  n'ai 
rien  promis.  Je  les  placerai  peut-être  chez  Kraevsky. 
D'ailleurs,  je  ne  sais  comment  je  vais  m'en  arranger.  Je 
vais  profiter  des  circonstances  et  je  les  ferai  battre  à  cause 
de  ma  nouvelle,  à  qui  donnera  le  plus.  Je  me  ferai  payer 
convenablement,  bien  sûr.  Mais  s'il  m'arrive  de  publier  à 
part,  de  façon  à  ce  que  l'on  me  paie  une  certaine  somme 
d'avance,  je  ne  la  donnerai  pas  dans  une  revue. 

Le  frère  André  te  salue.  Les  Bélinski  aussi  te  saluent, 
ainsi  qu'Emilie  Fédorovna.  Je  les  vois.  En  voilà  qui  se 
jettent  dans  les  risques  !  J'embrasse  les  enfants;  je  pense 
souvent  à  eux.  Si  je  vends  bien  ma  nouvelle,  je  leur  enver- 
rai sûrement  des  bonbons  et  des  friandises  pour  la  Noël. 
Présente  l'expression  de  mon  dévouement  à  Emilie  Fédo- 
rovna. Ayons  de  la  patience,  frère,  nous  deviendrons  peut- 
être  riches.  Il  faut  travailler.  Garde  ta  santé,  je  t'en  prie. 
Je  t'aurais  conseillé  et  prié  de  ne  pas  tant  travailler.  Au 
diable  !  Je  te  prie  de  te  soigner.  Soigne-toi  bien.  Et  sur- 


82  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

tout  prends  UDO  nourriture  plus  saine.  Moins  d<;  café  et  de 
viande.  C'est  un  poison.  Adieu,  frère.  J'écrirai  bientôt.  11 
fait  sombre. 

Th.  Dostoïevski. 

Nous  avons  un  mois  d'octobre  sec,  clair  et  froid.  Peu 
de  maladies.  Ncm*oublie  pas  et  écris.  Salue  les  Roinhardl 
et  les  autres. 


Au  même. 

1в4в  (?). 
Cher  frère, 

Je  veux  l'écrire  deux  roots,  pas  davantage,  car  je  peine 
et  me  débats  comme  un  poisson  sous  la  glace.  Il  y  a  que 
tous  mes  projets  sont  anéantis  et  détruitsTun  après  l'autre. 
Ma  publication  n'aura  pas  lieu.  Car  pas  une  des  nouvelles 
dont  je  t'ai  parlé  n'a  pu  venir  à  bout.  Je  n'écris  pas  non 
plus  Les  Favoris  rasés.  J'ai  tout  abandonné  :  car  tout 
cola  n'est  que  la  répétition  de  choses  anciennes,  que  j'avais 
dites  depuis  longtemps.  Des  idées  plus  originales,  plus 
vivantes  et  plus  claires  se  pressent  maintenant  sur  le 
papier.  Quand  j'eus  fini  Les  Favoris  rasés,  tout  cela  s'est 
présenté  à  mon  esprit.  Dans  ma  situation,  l'uniformité  — 
c'est  la  perdition. 

J'écris  une  autre  nouvelle  et  l'ouvrage  marche  comme 
autrefois  pour  Les  Pauvres  Gens  —  avec  fraîcheur,  faci- 
lité, et  succès.  Je  la  destine  à  Kraevsky.  Qne  ces  messieurs 
du  Sovremennik  se  fâchent,  ce  n'est  rien.  Cependant  après 
avoir  terminé  ma  nouvelle,  vers  janvier,  je  cesse  de  publier 
jusqu'à  l'année  prochaine  et  je  vais  écrire  le  roman,  qui  me 
tracasse  dès  à  présent. 

Mais  pour  vivre,  je  me  décide  à  faire  éditer  Les  Pau- 
vres Gens  et  Le  Double  par  volumes  détachés.  Je  ne  met- 
trai pas,  par  exemple,  première  partie,  deuxième  partie  ; 
ce  sera  tout  simplement  Les  Pauvres  Gens  à  part,  et  Le 
Double  aussi  à  part  —  tout  mon  travail  d'un  au.  Et  enfin, 
peut-être  ferai-je  une  édition  complète  dans  deux  ans  ou 
plus  tôt,  et  je  gagnerai  beaucoup,  car  je  me  ferai  payer 
deux  fois  et  je  me  ferai  connaître. 

Les  PauvresGens  seront  mis  sous  presse  demain  ou  après- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  83 

demain.  Je  ferai  cela  par  Ratkov,  il  me  le  promet.  Et 
maintenant  je  maudis  mon  sort,  il  me  manque  700  roubles 
ass.  pour  publier  à  mon  compte.  Faire  publier  à  son 
compte,  c'est  tout.  Aux  frais  des  autres  —  c'est  risqué,  on 
peut  tout  perdre.  Les  éditeurs  sont  des  coquins.  Ils  ont 
une  masse  de  ruses  que  je  ne  connais  pas  et  par  lesquel- 
les on  peut  être  trompé.  Mais  la  chose  la  plus  abominable 
est  la  suivante  :  l'éditeur  fait  imprimer  à  ses  frais  et  reçoit 
350  ou  400  exemplaires  (c'est  le  prix  de  ses  débours)  ; 
comme  commission  il  prend  40  pour  100,  c'est-à-dire 
40  кор.  de  chaque  exemplaire  (si  je  vends  1  rouble).  Ça  c'est 
pour  l'intérêt  de  son  capital  et  comme  garantie.  Supposons 
qu'il  ait  maintenant  300  exemplaires.  11  va  les  vendre.  Moi- 
môme,  je  n'ai  pas  le  droit  de  vendre  un  seul  exemplaire 
jusqu'à  ce  qu'il  n'ait  vendu  tous  les  siens,  car  je  pourrais  lui 
faire  du  tort.  Il  vendra  tout  et  viendra  me  déclarer  que  le 
public  n'en  demande  plus  et  que  cela  ne  va  plus.  11  est 
impossible  de  contrôler.  Ce  serait  se  brouiller  avec  lui. 
On  ne  peut  le  faire  que  dans  un  cas  extrême.  Les  exem- 
plaires restent  chez  moi.  J'ai  besoin  d'argent.  11  m'en 
achète  enfin,  après  ra'avoir  réduit  à  la  dernière  extrémité, 
environ  deux  cents  exemplaires  à  moitié  prix.  Il  se  trouve 
enfin  de  telles  canailles,  qui  ne  répondent  pas  aux  deman- 
des de  province,  ni  à  celles  du  public  de  Saint-Péters- 
bourg. Maintenant,  voilà  :  que  je  lasse  éditer  moi-môme, 
je  vendrai  à  la  fois  à  tous  les  libraires  de  Saint-Péters- 
bourg pour  de  l'argent  comptant.  On  prend  une  commis- 
sion convenable.  Us  donnent  môme  davantagi?  chacun,  à 
qui  mieux  mieux,  si  le  hvre  a  du  succès, et  enfin — c'est  dans 
le  bureau  de  lasikov  qu'il  y  aura  le  dépôt  principal. 

Ecoute,  frère  :  je  te  demande  une  réponse  immédiate  et 
voilà  ce  que  je  propose.  Si  tu  as  de  l'argent,  '200  roubles 
argent  (il  en  faudrait  davantage,  mais  on  peut  rester  quel- 
que chose  à  devoir),  veux-tu  faire  une  spéculation?  Si  tu  le 
mets  de  côté,  cet  argent  ne  te  servira  à  rien.  Mais  m3i  je 
te  propose  de  me  donner  C3t  argent  pour  mes  frais  d'édi- 
tion. On  pourra  imprimer  déjà  vers  le  15  novembre.  L'édi- 
tion sera  payée  avant  le  1"  janvier.  Je  le  renverrai  aussi- 
tôt tes  deux  cents  roubles.  Et  puis,  sur  tous  les  bénéfices  tu 
auras  le  quart.  L'édition  se  payera  avec  350  exemplaires 
(il  y  en  aura  1200  en  tout).  Il^n  restera 850,  à  75  кор.  arg. 


8i  COnnESPO.NDANCE   DE   DOeXOÏEVeKI 

035  roubles  .'ISS.  Je  donnerais  le  m6me  béni'ifice  à  un 

libraire.  Mon  argent  ne  serait  pas  perdu.  Ensuite,  si  le 
succès  s'annonçait,  nous  aurions  édité  Le  Double.  Knflo, 
<1ап8  tous  les  cas,  Ion  argent  !<•  reviendrait  au  moi»  de 
janvier.  Je  te  donne  ma  parole  d'honnôte  homme  que  je 
no  le  mettrai  pas  dans  une  situation  faus-se.  El  enfin,  je 
m'attends  à  un  succès.  Peut-ôlre  sera-til  long  à  venir. 
Toute  l'édition  sera  écoulée  dans  un  an.  Voilà  un  exem- 
ple :  le  Pan  A'/ia/iar«/fi/ d'Osnovianenko  a  été  publié  dani 
les  Olelchesliennùi  Z.ipi.ski,  il  y  a  trois  ans.  On  l'a  imprimé 
à  part  cl,  maintenant,  on  voudrait  en  donner  une  troi- 
sième édition. 

Si  tu  veux  frère,  réponds  immédiatement  et  envoie  l'ar- 
gent. Pendant  ce  temps  je  vais  revoir  certames  choses, 
j'irai  à  la  censure  et  je  ferai  mes  conditions  uvec  les  typo- 
graphes. Si  tu  veux  m'envoyer  l'argent  et  que  tu  n'en  aies 
pas  autant,  envoie  une  première  fois  au  moins  120  roubles 
pour  les  arrhes,et  ensuiU^  sans  faute,  vers  !<■  ''•  f.-.v-rnbr.. 
les  autres  80  roubles. 

Enfin,  si  tu  ne  peux  pas  le  faire  du  tout,  préviens-moi  à 
temps,  au  moins.  Je  m'adresserai  aux  librair'-^  ••»  nous 
éditerons  ensuite  Le  Double. 

Dans  celte  affaire,  mets  donc  de  côté  l'amour  fraU^rnel, 
la  délicatesse,  etc.  Considère  l'affaire  comme  une  spécula- 
tion. Il  ne  faut  pas  que  tu  te  fasses  du  tort,  en  me  voulant 
du  bien,  quand  môme  cela  ne  serait  pas  pour  longtemps. 
Tu  vas  avoir  encore  un  enfant.  Adieu,  embrasse-les  tous. 
Salue  qui  de  droit.  Je  ne  suis  pas  très  bien.  Mais  tu  me 

connais.  Ton 

Dostoïevski. 

Adieu,  cher  frère.  J'attends  une  réponse  immédiate.  Je 
te  supplie  de  ne  pas  te  mettre  dans  une  fausse  position, 
c'est-à-dire,  par  exemple,  si  tu  donnais  ton  dernier  argent. 
Vaut  mieux  ne  pas  le  faire  alors.  Je  ne  fais  que  te  propo- 
ser cela.  Mais  si  tu  es  riche  et  si  cela  te  va,  envoie  l'argent 
par  le  premier  courrier,  par  exemple,  vers  le  2  ou  le  3  cou- 
rant. 

Allons,  écoute  encore,  je  t'ai  tout  écrit  et  je  te  dis  pour 
la  dernière  fois  :  si  tu  as  de  l'argent,  ne  crains  rien  et  con- 
sens. Si  non,  ou  si  tu  en  as  peu,  je  te  supplie  de  ne  pas 
l'associer.  Réponds  aussitôt. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  85 

Salue  Emilie  Fédorovna.  Je  fais  des  vœux  pour  votre 
bonheur,  mes  amis.  Gogol  est  mort  à  Florence  il  y  a  deux 
mois. 

Au  même. 

26  novembre  1846. 

Comment  as-tu  pu  m'écrire,  mon  très  cher  ami,  que  je 
suis  fâché  parce  que  tu  n'as  pas  envoyé  l'argent  et  que  c'est 
à  la  cause  de  mon  silence.  Comment  une  idée  pareille 
a-t-elle  pu  se  loger  dans  ta  tôle  ?  Et  enfin,  par  quoi  t'ai-je 
donné  l'occasion  de  me  juger  ainsi.  Tâchons  que  tout 
entre  nous  soit  droit  et  simple.  Je  te  dirai  tout  franche- 
ment que  je  suis  déjà  bien  des  fois  ton  obligé  et  ce  serait 
une  lâcheté  de  ma  part  de  ne  pas  le  reconnaître.  Mais 
assez  là-dessus.  Mieux  vaut  que  je  te  parle  de  ma  situa- 
tion et  que  je  te  donne  sur  moi  des  renseignements  précis. 

Et  d'abord,  mes  éditions  n'ont  pas  réussi.  Cela  ne 
valait  pas  la  peine  et  était  prématuré.  11  est  possible  que 
le  public  ne  se  serait  pas  laissé  faire.  Je  ferai  cette  édition 
l'automne  prochain.  A  cette  époque,  le  public  aura  fait  con- 
naissance avec  moi  et  ma  situation  sera  plus  nette.  D'ail- 
leurs, j'attends  quelques  avances.  Le  Double  est  déjà  illustré 
par  un  artiste  de  Moscou.  Les  Pauvres  Gens  sont  illustrés 
par  deux  personnes  ;  à  qui  fera  le  mieux.  Bernardsky  dit 
qu'il  commencerait  volontiers  à  entrer  en  pourparlers  avec 
moi  au  mois  de  février,  et  me  donnerait  une  certaine 
somme  pour  le  droit  de  publication  dans  VJllustration. 
D'ici  là,  il  est  occupé  avec  Les  Ames  Mortes.  En  un  mot, 
l'édition  ne  me  dit  plus  rien.  D'ailleurs,  je  n'ai  pas  le 
temps  de  m'en  occuper.  J'ai  une  masse  de  travail  et  de 
commandes.  —  Jeté  dirai  que  j'ai  eu  l'ennui  de  me  brouil- 
ler avec  le  Sovremenniky  dans  la  personne  de  Nékrassov. 
Il  est  vexé  parce  que  je  donnais  quand  môme  des  nouvelles 
à  Kraevsky,  auquel  je  dois  de  l'argent,  et  que  je  ne  vou- 
lais pas  annoncer  que  je  n'appartenais  plus  aux  Otelchest- 
vennia  Zapiski.  Désespérant  d'obtenir  assez  vite  une 
nouvelle,  il  m'a  dit  des  grossièretés  et  a  eu  l'impudence 
de  me  réclamer  de  l'argent.  Je  l'ai  pris  au  mot  et  je  lui 
ai  donné  une  lettre  de  change  pour  le  15  décembre.  Je 
voudrais  qu'il  vînt  à  moi.  Quand  j'ai  dit  des  sottises  à 


86  COnnESPONDANCE    DE    OOSTOlSVHKI 

Nékrassov,  il  no  cceeail  do  faire  des  courbettes  derant 
moi  et  cherchail  à  e'cxcusor  comme  un  juif  auquel  on  vole 
son  argent.  Kn  un  mol,  c'est  une  яа1е  histoire.  Л  pn'-^ent, 
ils  vont  dire  partout  que  je  suis  devenu  ambitieux,  (|iie  j'ai 
une  trop  haute  opinion  do  mui-môme,  et  que  je  me  suie 
vendu  à  Kraevsky,  ce  pourquoi  Maikov  chante  mes  louan- 
ges, (juant  à  Nékrassov,  il  veut  m'érointer  !  Hélinski,  lui, 
c'est  une  nature  si  faible,  que  même  on  littérature  il 
change  constamment  d'opinion.  C'e^t  avec  lui  »oul  que 
j'ai  conservé  de  bonnes  relations.  C'est  un  noble  cœur.  Kn 
attendant,  Kraevsky  a  été  très  content  de  profiter  de  Гос- 
casion  ;  il  m'a  donné  do  l'argent  et  a  promis  par-dessus 
le  marché  de  payer  toutes  mes  dettes  vers  le  15  décembre. 
Pour  cela,  je  travaillerai  pour  lui  jusqu'au  printemps. 

Vois-tu, frère, de  tout  ceci  j'ai  tiré  une  fameuse  règle  de 
conduite.  La  première  chose  très  désavantageuse  pour  un 
talent  qui  est  à  ses  débuts,  c'est  l'amitié  avec  les  proprié- 
taires des  éditions,  d'où  résulte  forcément  la  familiarité  et 
ensuite  toutes  sortes  de  désagréments.  Ensuite  l'indépen- 
dance, et,  enfin  le  travail  pour  l'amour  de  l'art  sacré,  tra- 
vail béni,  purement  accompli  dans  la  simplicité  du  cœur, 
qui  jamais  encore  n'avait  tant  tremblé  et  palpité,  comme  à 
présent,  devant  les  nouvelles  images  dont  j'ai  conscience. 
Frère,  je  renais  non  seulement  au  point  de  vue  moral,  mais 
aussi  physiquement.  Jamais  je  n'ai  eu  en  moi  autant  de 
force  et  autant  de  clarté,  tant  d'égalité  de  caractère,  tant 
de  santé  physique.  Pour  cela  je  dois  beaucoup  à  mes  chers 
amis  Beketov,  Zalubetzky  et  d'autres, avec  lesquels  je  vis; 
ce  sont  des  gens  sérieux,  intelligents,  doués  de  noblesse 
de  cœur  et  de  caractère.  Leur  société  m'a  guéri.  A  la  fin, 
je  leur  ai  proposé  de  vivre  ensemble.  Nous  avons  trouvé 
un  grand  appartement  et  toutes  les  dépenses,  concernant 
le  ménage,  ne  dépassent  pas  1,200  roubles  ass.  par  per- 
sonne et  par  an.  Que  les  bienfaits  de  l'association  sont 
grands  !  J'ai  ma  chambre  et  je  travaille  toute  la  journée. 
Voici  ma  nouvelle  adresse,  je  le  prie  de  m'y  adresser  tes 
lettres  :Wassilievsky  Ostrov,  1^  ligne,  Grande  Perspective, 
maison  Solochitch,  n"  26,  en  face  de  l'église  luthérienne. 

Tous  mes  compliments,  mon  très  cher  ami,  à  l'occasion 
du  troisième  neveu.  Je  lui  souhaite  tout  le  bonheur  possi- 
ble, ainsi  quà  Emilie  Fédorovna.  Je  vous  aime  trois  fois 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  87 

plus  à  présent.  Il  ne    faut  pas  m'en  vouloir,  mon  trésor, 
d'écrire  sur  ce  chiffon  ;j'ai  peu  de  temps  et  je  suisattendu. 
Mais,  en  revanche,  je  t'écrirai  encore  une   fois  vendredi. 
Considère  donc  que  celte  lettre  n'est  pas  terminée. 

Ton  ami, 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 

Saint-Pétersbourfj,  17  décembre  1846. 

Que  t'est-il  arrivé,  cher  frère,  pour  que  tu  gardes  ainsi 
le  silence  ?  J'attends  des  nouvelles  de  toi  avec  chaque 
courrier  et  je  ne  reçois  rien.  Je  m'inquiète,  je  pense  sou- 
vent à  toi,  à  tes  indispositions  fréquentes  et  je  tire  des 
conclusions.  Je  te  supplie,  écris-moi  au  moins  deux  lignes. 
Écris,  je  le  prie,  et  Iranquillise-moi.Tu  as  peut-être  atten- 
du la  suite  de  ma  dernière  missive.  Mais  il  ne  faut  pas 
m'en  vouloir  d'avoir  si  mal  tenu  ma  parole.  Je  suis  acca- 
blé de  travail  et  j'ai  promis  à  Kraevsky  de  donner  vers  le 
5  janvier  la  première  partie  du  roman  Netotchka  i\ezvanov 
dont  certainement  tu  as  lu  l'annonce  dans  les  Otelchest- 
vennia  Zapiski.  J'écris  cette  lettre  avec  des  interrup- 
tions, car  je  travaille  jour  et  nuit,  sinon  que  je  vais  vers 
sept  heures  à  l'opéra  italien,  au  paradis,  pour  me  dis- 
traire en  écoutant  chanter  nos  artistes  incomparables.  Ma 
santé  est  bonne,  je  n'ai  plus  besoin  de  l'en  donner  des 
nouvelles.  J'écris  avec  acharnement.il  me  semble  toujours 
que  j'ai  entamé  un  procès  avec  toute  notre  littérature,  nos 
revues  et  nos  critiques  et  les  trois  parties  de  mon  roman 
dans  les  Otetchestvennia  Zapiski,  et  que  cette  année  je  fais 
consacrer  ma  supériorité  en  dépit  des  malveillants.Kraevsky 
baisse  la  tête.  11  est  sur  le  point  de  tomber.  Soiremennik 
débute  brillamment.  Ils  ont  commencé  à  échanger  quel- 
ques coups  de  feu. 

Ainsi  donc,  frère,  je  n'irai  à  l'étranger  ni  cet  hiver,  ni 
cet  été,  et  je  viendrai  vous  voir  encore  à  Revel.  J'attends 
l'été  avec  impatience.  En  été,  je  vais  refaire  le  vieux  et 
préparer  mon  édition  pour  l'automne  et  puis,  advienne  que 
pourra.  Comment  va-t-on  chez  vous,  frère  ?  Emilie  Fedo- 
rovna  serait-elle  malade?  Je  demande  une  réponse  immé- 


88  COnRESPONOANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

(liato  h  cctlu  lettre.  Comme  je  te  l'avaU  déjà  écrit,  je 
dcmouro  avec  les  Beketov  à  l'tlo  UaHiIc  ;  on  ne  s'ennuie 
pas,on  est  bien  et  c'est  avantageux.  Je  fréquente  Bélinski. 
Il  est  souvent  malade,  mai-  >'  •*  ^Ь^<^  '^^pérances.  M^  Vié- 
linski  vient  d'accoucher. 

Je  continue  à  payer  mes  (Jelles,  toujours  par  Kraev«ky. 
Mon  but,  c'est  de  travailler  pendant  tout  l'hiver,  pour  lui, 
et  ne  plus  devoir  un  kopek  pour  l'été.  Quand  me  débar- 
rosserai-je  de  mes  dettes!  Quel  malheur  d'être  ouvrier 
journalier  !  On  perd  tout  :  le  talent,  la  jeunesse,  l'espoir; 
le  travail  vous  dégoûte  et  on  finit  par  devenir  barbouilleur 
au  lieu  d'être  écrivain. 

Adieu,  frère.  Tu  viens  de  m'arracher  à  la  page  la  plue 
intéressante  de  mon  roman,  et  j'ai  encore  une  masse  d'ou- 
vrage. Ah  !  mon  cher,  si  tu  pouvais  réussir  î  J'ai  toujours 
envie  de  te  revoir  au  plus  tôt,  et  malgré  cela,  je  ne  vou- 
drais te  voir  que  quand  j'aurais  établi  et  résolu  ma  situa, 
lion.  Je  me  suis  fait  lier  les  bras  et  les  jambes  par  mes 
entrepreneurs.  Cependant,  on  vient  me  faire  des  proposi- 
tions brillantes.  Le  Sovremennik,  qui  me  dit  des  injures 
par  la  personne  de  Nékrassov,me  donne  60  roubles  argent 
pour  la  feuille  d'imprimerie,  ce  qui  équivaut  environ  à 
300  roubles  dans  les  Otetcheslvennia  Zapiski;  la  Bibliothè- 
que de  /ec/ure, 250  roubles  ass.  pour  sa  feuille,  etc., et  je  ne 
puis  rien  faire  :  car  Kraevsky  a  tout  pris  à  50  roubles 
argent,  en  me  payant  d'avance.  A  prupos:  Grigorovitch  a 
écrit  dans  les  Otetcheslvennia  Zapiski  une  physiologie  : 
Le  Village, qm  fait  fureur  ici.  Et  à  présent,  adieu,  cher  frère. 
Salue  Emilie  Fédorovna,  Fédia,  Mâcha  et  Micha.  Les 
enfants  m'ont-ils  oublié  ?  Salue  Reinhardt  et  les  autres. 
Anna  Ivanovna  vient-elle  vous  voir  ?  A  tous  mes  anciens 
amis  un  salut. 

A  toi  toujours, 

Th.  Dostoïevski. 

Mon  adresse  :  Ile  Basile,  l"^*  ligne,  Grande  Perspective, 
maison  Solochitch,  n*  26,  chez  M.  Beketov. 

Maintenant,  voilà  encore  :  viens  à  Pétersbourg,  cette 
année,  passer  les  jours  gras;  viens  passer  au  moins  quinze 
jours.  Mais  viens  sans  faute.  Le  logement  et  la  nourriture 
ne  te  coûteront  rien.  Le  thé,  le  sucre,  l'entretien  non  plus. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  89 

Tu  n'auras  aucune  dépense  à  faire.  Tout  le  voyage  te 
coûtera  peu  de  chose.  Eh  ?  Qu'en  penses-tu  ?  Réfléchis  à 
cela.  Qu'est-ce  que  cela  peut  faire?  Je  serais  si  heureux  de 
le  voir.  Et  puis  toi  aussi,  cela  te  ferait  plaisir  de  passer 
quelques  jours  à  Saint-Pétersbourg.  Tu  n'as  pas  du  tout 
besoin  d'argent  pour  venir  ici.  Je  t'en  dois  et  je  paierai 
tout.  Nous  trouverons  de  l'argent.  Je  t'en  supplie,  frère, 
viens  !  Tu  voudrais  peut-être  qu'on  aille  te  tirer  de  Revel 
avec  des  tenailles!  Viens  sérieusement,  viens  pour  le  Car- 
naval. 

Au  même. 

1847. 

Cher  frère, 
Je  te  fais  encore  une  fois  mes  excuses  de  n'avoir  pas 
tenu  ma  parole  et  de  ne  pas  l'avoir  écrit  avec  le  courrier 
suivant. Mais  j'avais  tant  de  tristesse,  qu'il  m'était  impossi- 
ble d'écrire.  J'ai  pensé  longuement  et  douloureusement  à  toi. 
Combien  ton  sort  est  pénible  !  Avec  ta  santé,  tes  pensées, 
n'avoir  personne  autour  de  soi,  trouver  l'ennui  au  lieu  d'une 
fête,  et  avoir  une  famille  dont  le  fardeau  est  lourd,  si 
sainte  et  si  douce  qu'en  soit  la  charge,  la  vie  devient  in- 
supportable. Mais  no  perds  pas  courage,  frère  !  L'horizon 
s'éclaircira.  Vois-tu.  plus  nous  avons  en  nous  de  spiritua- 
lité et  de  vie  intérieure,  plus  beaux  deviennent  notre  foyer 
et  notre  existence.  Certainement,  la  dissonance  est  terrible, 
terrible  aussi  le  manque  d'équilibre  que  nous  présente  la  so- 
ciété. Le  monde  extérieur  doit  se  trouver  en  équilibre  avec 
le  monde  intérieur.  Autrement  si  des  phénomènes  extérieurs 
ne  se  produisaient  pas,  le  monde  intérieur  prendrait  un  dé- 
veloppement dangereux.  Les  nerfs  et  Timaginalion  pren- 
draient trop  de  place  chez  le  môme  sujet.  Tout  phénomène 
extérieur  paraît  colossal  au  premier  abord  et  nous  effraie. 
On  commence  à  craindre  la  vie.  Tu  es  heureux  que  la  nature 
t'ait  doué  d'amour  et  d'un  caractère  ferme.  De  plus  tu  as 
encore  un  grand  fond  de  bon  sens  et  des  paillettes  de  gaîlé 
et  des  éclats  d'humeur  charmants.Toutcela  te  sauve  encore. 
Je  pense  beaucoup  à  toi.  Mais,  mon  Dieu,  combien  de  sages 
à  barbe  grise,  bornés  et  d'une  bassesse  écœurante, de  con- 
naisseurs, de  pharisiens  de  la  vie, fiers  de  leur  expérience, 


90  CORIIESPONDANCB    DB   00вТ01ЖУвК1 

OU  plutôt  de  leur  impereonnaliU^  (car  touH  sont  laillAt  ниг 
le  môme  patron),  inutiles,  qui  prêchent  éternellement  le 
conleiilement  de  leur  sort,  la  foi  en  quelque  chose,  la  déli- 
mitation de  la  vie  et  le  contentement  de  leur  place,  нлля 
pénétrer  la  signification  de  ces  mole,— car  ce  contentement 
a  \\n  faux  air  de  torture  monastique  et  d'esprit  borné  ;  et 
ils  jugent  aveu  une  petitesse  et  une  colère  inépuisable 
ГАте  forte  et  ardente  qui  ne  supporte  pas  leur  emploi  du 
temps  quotidien  et  le  calendrier  de  leur  vie.  Ce  sont  dee 
lâches  avec  leur  bonheur  terrestre  vaudevilles^|ue.  Quels 
lâches  !  Quand  on  les  rencontre,  ils  vous  font  enrager 
douloureusement.  Je  viens  d'être  interr.  i.» 

mondaine   et  spirituelle  du    bavard    in-   _  ,  _      ч1 

Sviridov.  Il  me  semble,  frère,  que  c'est  l'imbécile  le  plus 
assommant.  Il  m'a  apporté  une  question  d'analytique  et 
aussi  de  vieilles  feuilles  dépareillées,  très  anciennes,  dont 
on  ne  peut  rien  tirer.  Il  me  prie  de  faire  une  démarche 
auprès  de  Bekelov  pour  corriger  ces  feuilles.  Quel  drôle 
de  bonhomme  !  Il  n'y  comprend  rien  du  tout  lui-môme  et 
il  voudrait  que  les  autres  y  débrouillassent  quelque  chose. 
Je  ferai  mon  possible  pour  m'occuper  de  ta  réponse.  J'irai 
voir  tous  ceux  qui  pourraient  avoir  ces  notes. 

Mais  le  temps  passe.  J'avais  l'intention  de  l'écrire  beau- 
coup de  choses.  Je  suis  vexé  d'avoir  été  interrompu.  Je 
me  bornerai  donc  au  dernier  article,  je  te  parlerai  de  moi- 
même.  Moi,  frère,  je  travaille;  je  ne  veux  rien  livrer  avant 
que  ce  soit  terminé.  En  attendant,  je  n'ai  pas  d'argent, 
et,  sans  de  bonnes  gens,  je  serais  perdu.  De  répandre  ma 
renommée  dans  divers  journaux  me  procure  plus  d'avan- 
tages que  de  désavantages.  Mes  admirateurs  s'occuperont 
d'autant  plus  vite  de  mes  œuvres  nouvelles;  d'ailleurs,  ils 
sont  nombreux  et  sauront  prendre  ma  défense.  Je  vis  très 
pauvrement  et,  depuis  que  je  t'ai  quitté,  j'ai  dépensé 
environ  250  roubles  argent,  et  j'ai  payé  environ  300  rou- 
bles argent  de  dettes.  C'est  Nékrassov  qui  m'a  fait  le  plus 
de  tort  ;  je  lui  ai  rendu  150  roubles  argent,  pour  ne  pas 
être  lié  à  lui.  Au  printemps  je  ferai  à  Kraevsky  un  emprunt 
considérable  et  je  t'enverrai  sûrement  400  roubles.  C'est 
sûr  et  certain  :  car  la  pensée  de  toi  me  tourmente  plus 
que  tout.  Il  est  bien  peu  probable  que  j'arrive  tôt  à  Hel- 
singfors.  Car  il  se  peut  que  je  me  soigne  définitivement 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  91 

par  l'eau  froide,  d'après  la  méthode  dePrisnilz.Et  ensuite 
j'arriverai  peut-être  au  mois  de  juin.  D'ailleurs,  je  ne  sais 
rien  encore,  mon  cher.  Mon  avenir  est  encore  devant  moi. 
Mais,  que  la  foudre  éclate  au-dessus  de  ma  tête,  je  n'avan- 
cerai pas  à  présent,  je  sais  tout  ce  que  je  puis  faire  ;  je 
ne  veux  pas  abîmer  mon  œuvre,  et  mes  affaires  d'argent 
se  remettront  avec  le  succès  du  livre  que  je  veux  publier 
en  automne.  Maudit  Sviridovl  11  est  presque  deux  heures. 
Figure-toi:  je  cherchais  de  toutes  mes  forces  à  lui  faire 
comprendre  que  je  n'avais  pas  le  temps.  Il  restait  toujours 
là  et  bavardait  ;  il  disait  de  quelle  façon  il  avait  écrit  tes 
questions,  me  faisait  comprendre  combien  ton  concours 
lui  était  précieux,  parlait  de  son  intention  d'aller  au  Cau- 
case, et  d'y  écrire  un  ouvrage  sur  la  flore  du  pays,  comme 
on  n'en  avait  jamais  écrit.  Que  le  diable  l'emporte...  le 
drôle  I  Vraiment,  quand  on  cause  avec  certaines  person- 
nes, il  semble  qu'on  sorte  d'un  bureau.  Il  m'a  arraché  à  toi, 
mon  très  aimé.  Soigne-toi,  frère.  Fais  surtout  attention  à 
ta  santé.  Distrais-toi,  et  souhaite-moi  de  terminer  plus  vile 
mon  travail.  Aussitôt  il  se  trouvera  de  l'argent  pour  toi  et 
pour  moi.  Le  traitement  de  Prisnitz  me  tient  l'imagina- 
tion. Il  se  peut  que  les  médecins  me  le  déconseillent. 
Combien  je  voudrais  te  voir.  Je  m'ennuie  beaucoup  quel- 
quefois. Je  pense  parfois  combien  j'ai  été  désagréable  et 
de  mauvaise  humeur  à  Revel.  J'étais  malade,  frère.  Je  me 
souviens,  que  tu  m'as  dit  une  fois  que  mes  rapports  avec 
toi  excluaient  l'égalité  mutuelle.  Mon  bien-aimé,  c'était 
lout  à  fait  injuste.  Mais  j'ai  un  si  vilain  caractère  repous- 
sant. Je  t'ai  toujours  considéré  comme  étant  meilleur  que 
moi  et  supérieur  à  moi.  Je  suis  prêt  à  donner  ma  vie  pour 
loi  et  les  tiens,  mais  quelquefois,  alors  que  mon  cœur  nage 
dans  l'affection,  on  n'obtiendrait  pas  de  moi  une  bonne 
parole.  Mes  nerfs  ne  m'obéissent  pas  à  ces  moments.  Je 
suis  vil  et  ridicule,  et  je  dois  souffrir  toujours,  à  cause  de 
cela,  des  jugements  injustes.  On  dit  que  je  suis  dur  et  que 
je  n'ai  pas  de  cœur.  Combien  de  fois  ai-je  été  grossier 
avec  Emilie  Fédorovna,  la  plus  noble  des  femmes,  qui  est 
mille  fois  meilleure  que  moi.  Je  me  souviens  que  je  fai- 
sais exprès  de  m'irriter  contre  Fédia,  que  j'aimais  en 
même  temps  plus  que  toi-même.  Je  ne  puis  montrer  que 
j'ai  du  cœur  et  de  l'affection,  que  quand  les  circonstan- 


92  COnnESPO.NDANCE    DE   DOSTOlEVlKI 

c(;s  oxlôrieures  mômos,  ou  Гоесазюп.  m'arrachent  do 
forco  à  ma  bassesse  ordinaire.  Jusque-là,  je  reste  vil.  J'aU 
tribuo  cette  inégalité  h  la  maladie.  As  lu  lu  LacrezU  Flo- 
riant,  Слго1?  Mais  lu  liras  bientôt  Nelotchhi  Nezvanov.  Ce 
sera  UBC  confession,  comtno  GotiAdkine,  mais  d'un  Ion  et 
d'un  genre  dilTércnlH.  J 'entends  parler  sous  main  de  Go- 
liadkine  (par  beaucoup)  et  c'est  cfTrayanl.  Les  uns  disent 
que  cette  œuvre  est  une  merveille,  mais  n'a  pas  été  com- 
prise ;  qu'il  lui  est  résorré  dans  l'avenir  un  rôle  immense, 
que  si  je  n'avais  écrit  que  Goliadkine,  ce  serait  sunisant  • 
que  pour  d'aucuns  il  est  plus  intéressant  que  Dumas.  Mon 
amour-propre  en  a  élé  flatlé.  Eh  bi<'n,  frère  !  Qu'il  esl 
agréable  d'être  compris.  Frère  !  pourquoi  m*aimes-tu 
tant!  Je  ferai  mon  possible  pour  l'embrasser  au  plus  tôt. 
Aimons-nous  ardemment.  Souhaite-moi  du  succès.  J'écris 
ma  Patronne.  Cela  vient  mieux  que  Les  Pauvres  Gens,  c'est 
dans  le  même  genre.  C'est  l'inspiration  qui  jaillit  direc- 
tement de  mon  âme,  qui  guide  ma  plum<'.  Ce  n'est  plus 
comme  à  propos  de  Prokhartchine,  dont  je  soutirais  tout 
l'été.  Comme  je  voudrais  pouvoir  t'aider  plus  tôt,  frère. 
Espère  donc,  compte  sûrement  sur  l'argent  que  je  t'ai 
promis.  Embrasse  tous  les  liens.  En  attendant,  ton 

Dostoïevski. 

Nous  retrouverons-nous  un  jour  à  Pétersbourg  ensem- 
ble? Que  dirais-tu  d'une  situation  dans  le  civil  avec  ua 
traitement  convenable  ? 

Je  ne  sais  de  quoi  M»«  Bôlinski  est  accouchée.  J'ai 
entendu  crier  un  enfant  à  deux  pièces  de  là,  mais  cela  m'a 
paru  étrange  et  difficile  de  demander. 

Au  même. 

Printemps,  1847. 

Cher  frère, 

Je  t'écris  deux  lignes,  car  je  suis  occupé.  Je  ne  sais  où 
ma  lettre  te  trouvera.  Je  vais  faire  tout  mon  possible  pour 
terminer  mes  affaires,  pour  aller  au  moins  au  mois  de 
septembre  passer  une  semaine  avec  toi.  Quant  à  l'argent 
je  me  suis   un   peu   trompé  dans  mon   calcul.    J'aurai  à 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  93 

écrire  à  peine  deux  feuilletons  par  semaine  ;  par  consé- 
quent, pas  plus  que  230  à  300  roubles  ass.  Et  comme  je  dois 
payer  les  Maïkov,  auxquels  je  dois  déjà  beaucoup  (quoi- 
qu'ils ne  réclament  pas)  et  puis  mon  logement,  je  ne  sais 
vraiment  combien  je  pourrai  t'envoyer;  mais  j'enverrai  tou- 
jours. Frère,  je  me  trouve  dans  une  telle  situation  que 
si  au  1"  octobre  je  puis  te  rendre  seulement  100  roubles 
arg.,  je  pourrai  me  considérer  comme  le  plus  heureux  des 
hommes.  Mais  dès  le  1"  octobre  ou  septembre  les  affaires 
changeront.  Après  avoir  terminé  mon  roman,  je  prendrai 
chez  Kraevsky  1000  roubles  argent  d'avance  et  pour  une 
époque  indéterminée.  Le  Sovremennik  prospère,  et  comme 
il  cherche  à  attirer  les  collaborateurs  des  Otetchestvennia. 
Zapiski,  lui,  André  Alcxéievitch  Kraevsky,  a  bien  peur.  И 
consentira  à  tout.  D'ailleurs,  c'est  une  chance  pour  lui  et 
pour  moi  que  mon  roman  se  publie  à  la  fin  de  l'année.  11 
termine  l'année,  continue  pendant  que  l'on  souscrit  les 
abonnements,  et  surtout,  il  sera,  si  je  ne  me  trompe,  la 
principale  chose  de  l'année  ;  il  va  moucher  les  amis  du 
Sovremennik  qui  décidément  cherchent  à  m'enterrer.  Mais, 
au  diable  !  Alors,  ayant  obtenu  1000  roubles  arg.  je  vien- 
drai chez  toi  avec  de  l'argent  dans  ma  poche  et  avec  une 
solution  décisive  pour  toi.  Tu  peux  venir  seul  à  Péters- 
bourg,  prendre  un  congé  de  vingt-huit  jours,  te  trouver 
une  situation  et  —  ou  bien  continuer  ton  service  d'ingé- 
nieur ou  le  quitter  pour  toujours. 

Mon  adresse  :  Au  coin  de  la  Petite  Morskala  et  de  la 
Perspective  de  Vosnesensky,  maison  Shile,  chez  Bremmer, 
demander  Th.  Dostoïevski. 

A  propos  de  la  traduction,  je  ne  sais  rien,  je  m'en  occu- 
perai tout  l'été,  je  vais  chercher.  A  Pétersbourg  nous 
n'avons  que  cet  imbécile  de  Furmann  (il  est  maintenant  à 
l'étranger)  qui  se  fasse  jusqu'à  20.000  roubles  par  an  avec 
ses  traductions  seules.  Si  même  tu  n'avais  qu'une  année  de 
garantie,  tu  arriverais  certainement.  Tu  es  jeune;  lu  pour- 
rais môme  faire  une  carrière  littéraire.  Tout  le  monde  s'en 
mêle  à  présent.  Dans  une  dizaine  d'années,  il  serait  possi- 
ble d'oublier  les  traductions.  J'écris  avec  beaucoup  de  zèle, 
je  pourrai  finir  peut-être.  Alors,  nous  nous  verrons  plus 
tôt.  Que  dit  Emilie  Fcdorovna  ?  Je  lui  adresse  mes  plus 
humbles  saints,  aux  enfants  aussi.  Adieu,  frère.  J'ai  un 


04  CORRSSPONDANCE    ПВ    D08T01BV4KI 

peu  de  n^vro.  Je  mo  nuis  enrhumé  hier  en  »ortanl  la  nuit 
sans  rcdiiigol<>,  avec  mon  pardoMoe  aeuletn<*iit,  ot  la  Neva 
est  mi  (lébAclo.  Il  fait  froid  ici  comme  au  moiti  de  novem* 
bre.  Mais  moi,  je  me  suis  enrhumé  au  moins  nx  fois,  c'eut 
une  bagatelle  t  En  gt^néral,  ma  nanté  m'adI  bien  rétablie  ! 
Adieu,  frèro,  souhailc-moi  du  succès.  Après  le  roman,  je 
me  mets  à  publier  mes  trois  romans  {Les  Faavre»  Gens, 
Le  Double  revu  et  corrigé,  et  mon  dernier)  à  mes  fraie, 
et  alors  peul-ôlre  ma  destinée  s'améliorera-l  elle. 
Que  Dieu  t'accorde  le  bonheur,  mon  cher.  Ton 

Dostoïevski. 

Tu  ne  pourrais  le  croire.  Voilà  trois  ans  que  je  fais  de 
la  litléralure,  et  je  suis  loul  étourdi.  Je  ne  vis  pas,  je  n'ai 
pas  le  temps  de  réfléchir  ;  la  science  m'échappe  par 
manque  de  temps.  On  m*a  créé  une  renommée  douteuse 
et  je  ne  sais  jusqu'à  «juand  durera  cet  enfer  et  puis  —  la 
pénurie,  l'ouvrage  à  terme  —  vienne  le  repos  ! 

Mon  très  humble  salut  à  Nicolas  Ivanovitch  Reinhardl, 
aux  Bergmann. 


Au     nn'me. 

9  septembre  1847. 

Je  m'empresse  de  te  répondre,  frère.  Fais  comme  tu 
voudras  avec  ta  famille,  calcule  pour  le  mieux,  mais  ne 
change  раз  tes  dispositions  pour  toi-môme,  pour  rien  au 
monde.  Tu  as  peur  qu'on  ne  te  donne  pas  de  délai  ;  mais 
est-ce  que  tu  ne  pourrais  pas  prendre  un  congé  de  deux 
mois,  de  trois  mois?  El  si  cela  est  impossible,  informe-toi 
chez  le  commandant  de  circonscription  et  demande-lui 
tout  simplement,  de  ne  pas  le  refuser  une  prolongation. 
Cela  pourrait  arriver  si  on  voulait  te  faire  des  ennuis  ; 
mais  je  pense  qu'on  n'irait  pas  faire  des  ennuis  à  quel- 
qu'un qui  démissionne.  Mais  arrive  toujours  I  Tu  écris  que 
lu  seras  ici  au  l*'  octobre  ;  dans  ce  cas  tu  ne  demanderas 
ton  congé  que  le  2  septembre  ;  il  se  terminera  donc  vers 
la  moitié  de  novembre,  et  alorsta  démission  serait  accordée. 
Tu  me  dis  qu'on  hoche  la  tête  ;  et  moi  je  te  dis  :  que 
cela  ne  te  trouble  pas.  Tu  m'écris  que   la  première  crêpe 


\ 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  95 

est  toujours  manquée.  Mais  c'est  seulement  à  présent  '» 
ensuite,  tu  verras,  tout  s'arrangera.  Nous  formons  donc 
une  association.  Il  est  impossible  que  nous  ne  fassions 
pas  notre  chemin  ;  ce  n'est  rien.  Réfléchis,  quels  sont  les 
gens  (jui  hochent  la  tôle  ?  Le  traitement  que  tu  reçois  à 
présent,  tu  l'auras  toujours  ici,  à  Pétersbourg,  et  ton  tra- 
vail ne  sera  pas  si  pénible.  Je  serai  chez  moi  et  je  t'atten- 
drai. Je  suis  indisposé  en  ce  moment  ;  je  suis  en  train  de 
terminer  une  nouvelle,  pour  l'imprimer  au  mois  d'octobre. 
Voilà  pourquoi  je  me  hâte.  Tu  ne  m'écris  pas  à  quelle  date 
tu  comptes  aller  à  Revel.  Mais,  c'est  égal  ;  ma  lettre  le 
trouvera,  peut-être,  à  la  veille  de  ton  départ.  Comment 
vas-tu  organiser  ta  famille?  125  roubles  argent,  c'est  peu  de 
chose  !  Je  vais  écrire  aux  Moscovites,  écris  aussi  de  Hel- 
singfors  et  demande  toi-même  que  l'arsrent  soit  еиуол(^  à 
mon  nom  (c'est  indispensable  I) 

Arrive  plus  vite,  frère. Si  j'y  élais  pouss»*  j>ar  m  ас  <-->iit: 
la  plus  aflVeuse,  je  pourrais  m'en  procurer.  Mais,  sais-tu, 
combien  il  m'en  faut  à  moi?  Au  moins  300  roubles  argent 
pour  le  1*'  octobre.  De  cette  somme,  200  roubles  seront 
destinés  à  payer  des  dettes,  100  seront  dépensés  pour  moi, 
et  tout  cela  encore  à  condition  d'en  avoir.  En  tout  cas  je 
vais  t'écrire  ce  que  je  pourrais  réaliser  aux  premiers  jours 
d'octobre,  s'il  se  présentait  une  nécessité  urgente. 

De  Kraevsky 50  roubles  argent 

De  Nékrassov 100  — 

Dans  un  endroit 50  — 

El  vendre    le  droit    d'édition    des 

Pauvres  Gens 200  — 

Total 400  — 

C'est  une  jolie  somme,  mais  elle  me  ruinera,  ayant  en 
vue  la  vente  des  Pauvres  Gens.  Je  n'ai  pas  le  temps  de 
publier  Les  Pauvres  Gens.  Mais  j'ai  ici  une  imprimerie  qui, 
je  l'espère,  me  les  publiera  à  crédit.  Si  lu  te  trouvais  là, 
tu  pourrais  t'en  occuper,  et  alors,  pendant  tout  l'hiver,  nous 
ne  ferions  que  toucher  de  l'argent.  Tu  ne  feras  pas  mal. 
si  tu  te  dépêches  de  venir.  Je  te  dirai  qu'il  y  aurait  peut- 
être  l'espoir  que  le  travail  dont  je  t'ai  parlé  la  deroière  fois 
pût  se  trouver,  si  tu  étais  en  ville.  De  plus,  il  y  aurait  une 
maison  d'édition  pour  le  nouvel  an,  une  maison  colos- 
sale, qui  est  fondée  avec  un  énorme  capital,  dans  laquelle 


06  CORnESPONDANCB   DE    DOSTOÏEVSKI 

on  aurait  pu  le  procurer  beaucoup  de  traductions  et  de 
compilations.  Et  puis,  on  pourrait  trouver  des  traductions 
chez  Krncvsky  ou  bien  rhcz  Nékrassov,  avec  lequel  je 
mère  mettrai  définitivement,  ce  qu'il  désire  extrêmement. 
Ensuite,  il  y  aura  encore  une  édition  pour  le  nouvel  an,  et 
encore  une.  Et  toutes  seront  réalisées. 

Comme  c'est  dommage  que  tu  n'aies  pas  fini  de  traduire 
Schiller  Si  c'était  complet,  on  aurait  pu  le  vendre.  Ra*- 
semble  tout  ce  que  tuas.  Un  de  ces  jours,  comme  je  disais 
à  Kraevsky  que  tu  aurais  pu  trarluire  un  livre  pour  la 
Société  de  Géograpliie  (dans  ma  dernière  lettre)  et  que  tu 
connais  l'allemand  et  as  traduit  tout  Schiller,  Kraevsky 
demanda  soudain  sans  réfléchir:  «  Où  donc  est  sa  traduc- 
tion ?  >  Ensuite,  il  se  reprit  et  se  lut.  Ce  ne  .serait  peut- 
être  pas  pour  les  Otetchestvennia  Zapitki,  mais  Kraevsky 
pourrait  aider  à  les  placer. 

Eh  bien,  adieu,  mon  cher  !  Je  n'ai  pas  écrit  ce  que  je 
voulais,  vraiment  je  n'ai  pas  le  lemps. 

Tout  à  toi, 

Th.  Dostoïevski. 

Salue  Emilie  Fédorovna.  Embrasse  les  enfants. 

Vois-lu  ce  que  c'est  que  l'association.  Si  nous  travail- 
lions séparément,  nous  serions  perdus,  nous  serions  inti- 
midés et  nous  n'aurions  plus  de  courage.  Mais  deux  ensem- 
ble pour  le  môme  but,  c'est  autre  chose.  Alors  l'homme 
est  plein  d'énergie,  de  courage,  de  cœur  ;  ses  forces  sont 
doublées. 

Écris  avec  le  plus  de  détails  possible,  et  aussi  avec  plus 
de  soin  et  d'exactitude  relativement  aux  chifTres  (argent, 
lemps,  etc.). 

Au  même. 
(De  la  forteresse),  18  juillet  1849. 

Ta  lettre,  mon  cher  frère,  m'a  infiniment  réjoui.  Je  l'ai 
reçue  le  11  juillet.  Enfin  te  voilà  en  liberté  et  je  me  figure 
le  bonheur  que  tu  as  éprouvé  quand  tu  as  revu  ta  famille. 
Ils  devaient  être  impatients  de  te  revoir.  Je  vois  que  tu 
commences  à  l'installer.  De  quoi  t'occupes-tu  et  surtout, de 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  97 

quoi  vis-tu  ?  As-tu  de  l'ouvrage,  et  que  fais-tu  ?  L'été  est 
pénible  eu  ville  !  Et  puis  encore  tu  dis  que  tu  as  démé- 
nagé et  certainement  ton  logement  doit  être  plus  petit 
que  le  précédent.  C'est  dommage  que  tu  n'aies  pas  ter- 
miné l'été  hors  de  la  ville.  Je  te  remercie  pour  tes  envois; 
ils  m'ont  procuré  beaucoup  de  soulagement  et  de  distrac- 
lion.  Tu  m'écris,  cher  ami,  de  ne  pas  me  laisser  abattre.  Je 
ne  me  laisse  pas  décourager;  bien  entendu, je  m'ennuie  et 
j'ai  mal  au  cœur,  mais  que  faire  !  D'ailleurs,  je  ne  m'ennuie 
pas  toujours.  En  général,  mijn  temps  passe  très  inégale- 
ment, —  tantôt  trop  vite,  tantôt  trop  lentement.  Parfois  il 
semble  qu'on  esl  habitué  à  cette  vie-là  et  que  cela  ne  fait 
rien.  Certainement,  je  cherche  à  éloigner  toutes  les  tenta- 
tions de  mon  imagination,  mais  parfois  on  n'en  est  pas  le 
maître,  et  la  vie  d'autrefois  revient  malgré  soi  à  l'esprit 
avec  les  anciennes  impressions  et  l'on  se  met  à  revivre  le 
passé.  Mais  d'ailleurs,  c'est  dans  l'ordre  des  choses.  Mainte- 
nant, les  jours  sont  sereins,  au  moins  pour  la  plupart,  et 
c'est  un  peu  plus  gai.  Mais  les  joui's  de  mauvais  temps  sont 
insupportables,  la  casemate  paraît  plus  sombre.  J'ai  aussi 
des  occupations.  Je  ne  perds  pas  mon  temps  :  j'ai  ima- 
giné trois  nouvelles  et  deux  romans  ;  j'en  écris  un  main- 
tenant, mais  j'ai  peur  de  trop  travailler. 

Ce  travail,  surtout  si  on  le  fait  avec  goût  (et  jamais  je 
n'ai  travaillé  davantage  con  aniore,  qu'à  présent),  ce  tra- 
vail m'a  toujours  épuisé,  car  il  agit  sur  mes  nerfs.  Quand 
je  me  livrais  à  ce  travail  pendant  ma  liberté,  je  devais  l'in- 
terrompre constamment  par  des  distractions,  et  ici  l'agita- 
tion que  j'éprouve  après  avoir  écrit  une  lettre  doit  passer 
de  soi-même.  Ma  santé  est  bonne,  sauf  les  hémorroïdes  et 
le  dérangement  des  nerfs,  qui  va  crescendo.  Par  moment, 
j'ai  la  gorge  serrée  comme  autrefois,  l'appétit  est  insigni- 
fiant, le  sommeil  insuffisant  et  encore  mêlé  de  cauchemars. 
Je  dors  environ  cinq  heures  par  vingt-quatre  heures,  et  je 
m'éveille  environ  quatre  fois  chaque  nuit.  Voilà  surtout  ce 
qui  m'est  pénible. 

Le  plus  pénible  moment  c'est  quand  il  commence  à  faire 
nuit,  et  à  9  heures  il  fait  tout  à  fait  sombre.  Quelquefois  je 
ne  dors  pas  jusqu'à  une  heure  ou  deux  heures  du  matin,  et 
c'est  très  pénible  de  supporter  cinq  heures  d'obscurité. 
C'est  ce  qui  ébranle  le  plus  la  santé.  Je  ne  puis  rien  dire  de 

7 


98  COHnESPONDANCE   DE    DORTOlEVRKI 

la  fin  (Je  notre  affaire,  car  j'ai  perdu  tout  compte;  j'ai  fail 
seulement  un  calendrier,  sur  b*quel  je  marque  paaûve- 
ment,  choque  jour,  la  journée  écoulée  —  bon  débarras  I 

Ici  j'ai  lu  très  peu  :  deux  lÛRtoires  de  pèlorinag»*,  et  1м 
œuvres  de  Saiol-Uimitri  de  HohIov.  C»»s  dernières  m'ont 
beaucoup  intéressé;  mais  cette  lecture  n'était  qu'une  goutte 
d'eau  dans  la  mer,  et  j'aurais  été,  il  me  semble,  infiniment 
heureux  d'avoir  n'importe  quel  livre.  D'autant  p'  '*Ia 

me  serai!  salutaire,  car  j'interromprais  mes  рг",  léee 

par  les  pensées  d'autrui  ou  bien  je  changerais  le  cours  de» 
miennes. 

Voilîi  tous  les  détails  sur  mon  existence,  il  n'y  a  pas 
autre  chose.  Je  suis  très  content  que  tu  aies  retrouvé  ta 
famille  en  bonne  santé.  As-tu  écrif  à  Moscou  à  propos  de 
ta  mise  en  liberté  ?  C'est  dommage  que  l'afTaire  de  là-bas 
ne  se  soit  pas  organisée.  Comme  j'aurais  voulu  passer  au 
moins  un  jour  avec  vous  !  Voilà  déjà  trois  mois  que  nous 
sommes  en  prison  ;  que  va-t-il  nous  arriver'.'Il  se  peut  que 
de  tout  cet  été  nous  ne  voyions  des  feuilles  vertes.  Sou- 
viens-toi comme  on  nous  menait  promener  dans  le  jardin 
au  mois  de  mai  1  La  verdure  commençait  à  paraître  alors 
là-bas,  et  j'ai  pensé  à  Revel.et  au  temps  où  j'y  venais  pour 
te  faire  une  visite  vers  la  môme  époque,  et  au  jardin  qui 
était  à  la  maison  des  Ingénieurs.  Il  me  semblait  toujours 
alors  que  tu  ferais  la  môme  remarque,  —  c'était  si  triste. 
J'aurais  aussi  voulu  voir  certaines  personnes.  Qui  fréquen- 
tes-tu maintenant'?Tous  doivent  être  à  la  campagne- Notre 
frère  André  doit  certainement  se  trouver  en  ville  ;  as-tu 
vu  Nicolas  ?  Salue-les  de  ma  part.  Embrasse  les  enfants 
pour  moi,  salue  ta  femme,  dis-lui  que  je  suis  bien  touché 
de  son  bon  souvenir  et  ne  te  tourmente  pas  à  mon  sujet. 
Je  souhaite  seulement  de  bien  me  porter  ;  l'ennui  est  une 
chose  qui  passe,  et  aussi  ma  bonne  humeur  ne  dépend  que 
de  moi.  Dans  l'homme  il  y  a  une  grande  réserve  d'endu- 
rance et  de  vie  et,  vraiment,  je  ne  croyais  pas  qu'il  y  en 
eût  autant,   et  maintenant  je  l'ai  appris  par  expérience. 

Allons,  adieu  !  Voilà  quelques  mots  de  ma  part  et  je 
souhaite  qu'ils  te  fassent  plaisir.  Salue  tous  ceux  que  tu 
verras  et  que  je  connaissais  ;  n'oublie  personne.  Moi,  j'ai 
pensé  à  tout  le  monde.  Que  pensent  les  enfants  à  propos 
de  moi  ?  11  serait  curieux  de  savoir  quelles  suppositions  ils 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  99 

font  ;  OÙ  donc,  doivent-ils  dire,  s'est-il  fourré  1  Allons, 
adieu  1  Si  c'est  possible,  envoie-moi  les  Otetchestvennia 
Zapiski.  Je  pourrais  lire  au  moins  quelque  chose.  Écris- 
moi  quelques  mots.  Gela  me  procurera  une  grande  joie. 

Au  revoir.  Ton  frère 

Th.  Dostoïevski. 


Aa  même. 

(De  la  forteresse)  27  août  1849. 

Je  suis  très  heureuK  de  pouvoir  te  répondre,  cher  frère, 
et  te  remercier  pour  l'envoi  de  tes  livres.  Je  te  remercie 
surtout  pour  les  Otetchestvennia  Zapiski.  Je  suis  très  con- 
tent aussi  que  tu  te  portes  bien,  et  que  ton  emprisonnement 
n'ait  laissé  aucune  mauvaise  trace  sur  ta  santé.  Mais  tu 
écris  très  peu,  de  sorte  que  mes  lettres  sont  bien  plus 
détaillées  que  les  tiennes.  Mais  laissons  cela  :  tu  as  le 
temps  de  te  corriger. 

A  propos  de  moi,  je  ne  puis  te  dire  rien  de  précis  :  tou- 
jours cette  ignoranc»^  à  propos  de  notre  affaire.  Ma  vie  nu 
ticulièreest  toujours  uniforme;  maison  m'a  encore  peii 
de  me  promener  dans  le  jardin,  dans  lequel  il  y  a  presque 
dix-sept  arbres.  Et  pour  moi,  c'est  tout  un  bonheur.  D'ail- 
leurs, le  soir  je  puis  avoir  une  bougie  et  voilà  un  second 
bonheur.  Le  troisième  m'arrivera  si  tu  me  réponds  au  plus 
tôt  et  si  tu  m'envoies  les  Otetchestvennia  Zapiski  ;  car, 
en  ma  qualité  d'abonné  de  province,  ils  font  époque  dans 
ma  vie,  comme  à  un  seigneur  qui  s'ennuie.  Voudrais-tu 
m'envoyer  des  livres  d'histoire?  Ce  serait  admirable.  Mais 
mieux  encore  si  tu  m'envoyais  la  Bible  (les  Deux  Tes- 
taments). J'en  ai  besoin.  Si  tu  le  peux,  envoie-moi  le  texte 
français.  Et  si  tu  y  ajoutes  le  texte  slavon,  ce  sera  le  com- 
ble de  la  perfection. 

Je  ne  pourrais  te  dire  rien  de  bon  sur  ma  santé.  Voilà  un 
mois  que  je  mange  littéralement  de  l'huile  de  ricin  et  cela 
seul  me  permet  d'exister.  Mes  hémorroïdes  me  font  souf- 
frir au  dernier  degré,  et  je  ressens  une  douleur  à  la  poitrine, 
que  je  n'ai  jamais  eue.  De  plus,  et  surtout  vers  la  nuit, 
je  deviens  plus  impressionnable  ;  la  nuit,  de  longs  songes 
hideux,  et  encore,  depuis  quelque  temps,  il  me  semble  que 


100  COIiltEitPO.NDANCE    UB    DOSTOTEVIIKI 

mon  pnrquf^l  vncillo,  ol  je  me  trouve  danH  ma  chambre 
comme  dan»  une  cabine  de  bateau  à  vapeur.  Je  conclue 
de  tout  cola  que  mes  nerfs  «^e  <léran^ent.  Ouand  un  pareil 
clat  nerveux  s'emparait  de  moi  autrefois,  j'en  profitais  pour 
écrire,  —  dans  cet  <^tat,  on  écrit  toujours  mieux  el  davan- 
tage; mais  maintenant,  je  me  retiens,  pour  ne  pas  m'ache* 
ver.  Pendant  environ  trois  semaines,  je  n'ai  rien  écrit  ; 
maintenant  je  recommence.  Mais  tout  cela  n'est  rien  en- 
core ;  on  peut  vivre.  Peut-être,  réussirai-je  Л  me  rétablir. 

Tu  m'as  tout  simplement  étonné,  en  écrivant  que,  selon 
toi,  les  Moscovites  ne  savent  rien  de  ce  qui  nous  estarrÏTé. 
J'ai  pensé,  réfléchie!  conclu  fjue  ce  n'est  pos'^ible  d'aucune 
façon.  Ils  le  savent  sûrement,  et  je  vois  une  tout  autre 
raison  à  leur  silence.  D'ailleurs, il  fallait  s'y  attendre.  La 
chose  est  claire. 

Comment  va  Kmilie  Fédorovna  ?  Qu'est-ce  que  cela 
veut  dire,  qu'elle  ait  tant  d'ennui  !  Voilà  le  second  été 
qu'il  lui  faut  tant  languir  I  L'année  dernière  c'était  le  cho- 
léra et  puis  —  autre  chose,  et  celle  année  c'est  Dieu  sait 
quoi  !  Vraiment,  frère,  c'est  un  péché  de  se  décourager  : 
le  travail  excessif  con  amore  —  voilà  le  véritable  bonheur. 
Travaille,  écris,  quoi  de  mieux? 

Tu  m'écris  que  la  littérature  te  paraît  faiblir.  Cependant, 
lesfasicules  des  Otetchcstvennia  Zapiski  sont  toujours  aussi 
riches,  excepté,  certainement,  au  point  de  vue  des  belles- 
lettres.  Il  n'y  a  pas  un  article  qu'on  ne  puisse  lire  avecplai; 
sir.  Les  articles  scientifiques  sont  brillants.  Aa  Conquête  du 
Pérou  est  une  véritable  Iliade,  et  vraiment,  ne  le  cède  en 
rien  к  La  Conquête  du  Mexique  de  l'année  dernière.  Qu'im- 
porte que  l'article  soit  traduit  !  J'ai  lu  avec  un  plaisir 
énorme  le  second  article  de  l'analyse  de  VOdyssée  ;  mais 
ce  second  article  est  bien  inférieur  au  premier  de  Davidov. 
C'était  un  article  brillant,  surtout  à  l'endroit  où  il  réfute 
Wolff,  qui  a  été  écrit  avec  une  connaissance  approfondie 
de  la  question  et  avec  une  ardeur  qu'il  aurait  été  diffi- 
cile d'attendre  de  la  part  d'un  si  ancien  professeur.  Dans 
cet  article  il  a  su  même  éviter  le  pédantisme  qui  est  pro- 
pre à  tous  les  savants,  en  général,  et  à  ceux  de  Moscou 
en  particulier. 

Tout  cela  te  permettra  de  conclure,  frère,  que  tes  livres 
me  procurent  un  plaisir  extrême,  et  que  je  te  suis  infiniment 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  101 

reconnaissant.  Eh  bien,  adieu;  je  te  souhaite  tout  le  succès 
possible.  Écris  au  plus  tôt.  Tu  ne  ferais  pas  mal  d'écrire 
aux  Moscovites  à  propos  de  nos  affaires  et  de  leur  deman- 
der formellement  où  ils  en  sont  avec  la  propriété.  J'em- 
brasse tous  les  enfants.  Je  pense  qu'on  les  mène  au  Jar- 
din d'Été.  Salue  Emilie  Fédorovna  et  tous  nos  amis  quand 
tu  les  verras.  Tu  m'écris  que  tu  aurais  voulu  me  voir... 
Quand  cela  sera-t-il  1  Allons,  au  revoir.  Ton 

Théodore  Dostoïevski. 

Écris-moi  qui  est  G.(W1.  Tch.)  qui  publie  ses  articles 
dans  les  Otetchestvennia  Zapiski.  Et  puis  encore,  qui  est 
l'auteur  de  la  critique  des  poésies  de  M"»  Schakhovsky  dans 
le  numéro  de  juillet  des  Otetchestvennia  Zapiski.  Tâche 
de  le  savoir. 

Entre  le  10  et  15  septembre  viendra  mon  argent,  frère. 
Si  tu  le  peux,  aide-moi  encore.  Il  m'en  faut  peu.  J'ai  un 
compte  avec  Sorokine  pour  Les  Pauvres  Gens,  mais  j'ai 
oublié  combien  ;  d'ailleurs  la  somme  est  très  faible.  U 
a  presque  tout  payé. 

Th.  D. 

Au  même. 
(De  la  forteresse),  14  septembre  1849. 

J'ai  reçu  ta  lettre,  mon  cher  frère,  les  livres  (Shakespeare, 
la  Bible  et  les  Otetchestvennia  Zapiski)  et  l'argent  (10  rou- 
bles arg.),  et  je  le  remercie  pour  tout  cela.  Je  suis  con- 
tent que  tu  te  portes  bien.  Moi,  je  vais  toujours  la  môme 
chose.  Le  môme  dérangement  d'estomac  et  les  hémorroï- 
des. Je  ne  sais  quand  cela  passera.  Voilà  les  mois  les  plus 
pénibles  de  l'automne  qui  s'approchent  à  présent,  et  avec 
eux  viendra  mon  hypocondrie.  Le  ciel  se  trouble  mainte- 
nant ;  le  coin  de  ciel  bleu  que  j'aperçois  de  ma  casemate 
est  une  garantie  de  ma  santé  et  de  ma  bonne  humeur. 
Mais  enfin,  eu  attendant  je  suis  toujours  sain  et  sauf.  Cela 
pour  moi  est  déjà  quelque  chose.  C'est  pourquoi  je  t'en  prie 
ne  pense  rien  de  mal  de  moi.  En  attendant,  tout  ce  qui  a 
rapport  à  ma  santé  est  bien.  Je  m'attendais  à  bien  pis  et 
je  vois  maintenant  que  j'ai  une  si  grande  provision  de  vie 
en  moi  qu'il  est  difficile  de  l'épuiser. 


102  CORREHPONOANCB    DB    DOKT01IBV8KI 

Encore  une  foie  merci  pourleti  livres.  Cent  loujour»  au 
moinfl  une  distraction.  Voilà  déjà  cinq  inoJH,  ù  pou  de  choiie 
près,  que  je  suis  livré  à  mes  propres  ressources,  ce»l-à- dire 
à  mes  puusôcs  el  c'est  tout.  Jusqu'à  présent,  la  machine  ne 
s'est  pas  démontée  et  elle  agit.  D'ailleurs,  toujours  penser 
et  ne  faire  que  penser,  sans  d'autres  impressions  extérieu- 
res, pour  régénérer  et  nourrir  son  esprit,  c'est  bien  péni- 
ble! J'ai  tout  à  fait  l'impression  do  me  trouver  sous  une 
pompe  qui  aurait  aspiré  tout  l'air.  Tout  mon  être  se  con- 
centre dans  ma  tête,  et  de  la  tête  dans  ma  pensée,  tout,  abso- 
lument tout,  et  malgré  cela,  ce  travail  augmente  tous  les 
jours.  Les  livres  sont  bien  peu  de  chose,  mais  ils  me  sou- 
lagent quand  même.  El  quanta  mon  propre  travail,  il  me 
semble  qu'il  extrait  de  moi  les  dernières  forces.  Cependant 
je  suis  heureux  de  travailler  quand  même. 

J'ai  relu  les  livres  que  tu  m'as  envoyés.  Je  te  remercie 
surtout  pour  Shakespeare.  Comme  tu  as  bien  compris  ce 
qu'il  me  fallait  !  Le  roman  anglais  dans  les  Otetcheilvennia 
Zapiskicat  très  bien.  Mais  la  comédie  de  T.. .est  impardon- 
nable. 11  joue  de  malheur!  Serait-il  condamné  à  abîmer  cha- 
cune de  ses  œuvres  qui  dépasserait  les  dimensions  d'une 
feuille?  Je  ne  l'ai  pas  reconnu  dans  cette  comédie.  Il  n'y  a 
aucune  originalité  :  c'est  vieuxchemin  battu.  Tout  cela  a  été 
dit  avant  lui  et  beaucoup  mieux  que  lui.  La  dernière  scène 
est  d'une  faiblesse  puérile.  De  temps  en  temps  quelque 
chose  paraît,  mais  ce  quelque  chose  n'a  de  valeur  que 
parce  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux.  Quel  intéressant  article 
sur  les  banques!  Et  combien  compréhensible!  Je  remercie 
tous  ceux  qui  ont  gardé  un  souvenir  de  moi.  Salue  Emilie 
Fédorovna,  notre  frère  André,  et  embrasse.les  enfants  aux- 
quels je  souhaite  surtout  la  santé.  Je  ne  sais  pas,  frère, 
quand  nous  nous  re verrons  !  Adieu  et  ne  m'oublie  pas,  je 
t'en  prie  !  Ecris-moi  au  moins  dans  quinze  jours. 

Au  revoir.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

Je  te  prie,  sois  tranquille  à  mon  sujet.  Si  tu  peux  te  pro- 
curer quelque  lecture,  envoie-la-moi. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  Î03 

Au  même. 

[De  la  forteresse],  22  décembre  1849. 

Aujourd'hui,  22  décembre,  on  nous  a  conduits  à  la  place 
Semionovsky.  Là,  on  nous  a  lu  à  tous  l'arrêt  de  mort,  on 
nous  a  fait  baiser  la  croix,  on  a  brisé  des  épées  au-dessus 
de  nos  têtes,  et  on  nous  a  fait  notre  suprême  toilette  (dee 
chemises  blanches).  Ensuite  on  a  placé  trois  de  nous  à  des 
poteaux  pour  l'exécution.  Moi,  j'étais  le  sixième,  on  appe- 
lait trois  par  trois;  j'étais  donc  dans  la  deuxième  série  et  je 
n'avais  plus  que  (juelques  instants  à  vivre.  Je  me  suis  sou- 
venu de  toi,  frère,  de  tous  les  tiens;  au  dernier  moment 
c'était  toi,  toi  seul,  qui  étais  dans  ma  pensée;  j'ai  compris 
alors  combien  je  t'aimais,  mon  frère  chéri  1  J'ai  eu  le 
temps  d'embrasser  Plestchéev,  Dourov,  qui  étaient  à  mes 
côtés,  et  de  leur  faire  mes  adieux.  Enfin  on  a  sonné  la 
retraite,  on  a  ramené  ceux  qui  étaient  attachés  aux  poteaux 
et  on  nous  a  lu  que  Sa  Majesté  Impériale  nous  accordait  la 
vie.  Ensuite, on  a  lu  les  arrêts  réels.  Palm  seul  est  gracié. 
Il  passera  dans  l'armée  avec  le  même  grade. 

Th.  D. 

Au  même. 

Semipalatinsk,  30  juillet  1854. 

Vûilà  deux  mois  que  je  ne  t'ai  pas  écrit,  cher  ami  et 
frère.  Je  ne  pouvais  le  faire,  c'était  impossible.  Mais,  dis- 
moi,  pourquoi  garde&-tu  le  silence  ?  Que  de  lettres  je  t'ai 
envoyées  1  Mais  toi,  à  l'exception  de  ta  lettre  du  mois  de 
janvier,  tu  ne  m'as  répondu  qu'à  une  seule,  la  première. 
Cette  réponse,  c'est-à-dire  ta  seconde  lettre,  écrite  en 
avril,  je  l'ai  reçue  au  commencement  de  juin,  et  je  ne  t'ai 
pas  encore  répondu.  Je  t'assure,  mon  cher,  que  je  n'ai 
presque  pas  eu  le  temps  jusqu'à  présent.  Enfin,  s'il  se 
trouvait  quelques  instants  de  libres,  je  la  remettais  à  un  mo- 
ment plus  favorable,  attendant  toujours  qu'il  se  présentât. 
Car  je  ne  voulais  pas  écrire  à  bâtons  rompus,  ni  à  la  hâte. 
Tu   dois  savoir    certainement,  ou  bien  tu  peux  deviner. 


101  СОНПЕЯРОМОА.Ч'СЕ    DE    DOSTOIEVAKI 

quelles  sont  mes  occupations  en  ce  moment.  L'exercice,  le» 
revues  (1«я  commandante  (Jo  brigade  et  de  division  et  les 
pn'îparalifs  à  ces  revues.  Je  suis  arrivé  ici  au  mois  de 
mars.  Je  ne  connaissais  presque  pas  ie  senrice  dans  lea 
rangs  et  cependant  au  mois  de  juillet  J'ai  passé  la  revue 
comme  les  autres,  et  je  savais  aussi  bien  que  les  autres. 
Combien  cela  me  fatiguait  et  ce  que  cela  me  coulait,  c'est 
une  autre  question  ;  mais  on  estconleiif  "  .i,  que  Dieu 
soit  b(^ni  !  CerlainemenI,  tout  cela  ne  t  ••  pas  beau* 

coup;  mais  lu  sauras  au  moins  à  quoi  j'étais  exclusivement 
occupé.  (Juoi  que  l'on  écrive,  on  n'exf)lique  rien  par  let- 
tre. Si  étrange  que  tout  cela  le  paraisse,  je  pense  que 
tu  comprendras  que  ce  n'est  pas  un  jeu  fjue  d'être  eoU 
dat,  que  la  vie  de  soldat  avec  tous  les  devoirs  du  soldat 
n'est  pas  trop  facile  pour  un  homme  doué  d'une  pareille 
santé  et  si  déshabitué,  ou  plutôt,  qui  a  une  telle  ignorance 
de  ces  occupations.  Four  s'y  habituer,  il  faut  prendre  beau- 
coup de  peine.  Je  ne  murmure  pas  :  c'e.sl  ma  croix  et  je  l'ai 
méritée.  Je  te  dis  tout  cela  afin  de  te  forcer  à  m'écrire  au 
moins  quelques  lignes,  sans  lesquelles,  vraiment,  j'ai  trop 
de  peine  à  vivre.  Songe  donc,  que  si  l'on  attendait  une 
réponse  à  chaque  lettre,  sans  écrire  autrement,  l'intervalle 
serait  peut-être  de  trois  mois.  Comment  supporter  cela  ? 
Tu  sais  (|uelle  importance  a  pour  moi  une  lettre  venant  de 
toi  !  Est-ce  que  nous  allons  compter  nos  lettres,  comme 
on  compte  les  visites?  Il  y  a  déjà  si  longtemps  que  nous 
ne  nous  sommes  vus.  et  déjà  si  longtemps  que  nous  ne 
nous  écrivons  pas!  J'ai  reçu  enfin  des  lettres  de  nos  soeurs 
Varenka  et  Vierotchka.  Ce  sont  des  anges  I  Je  suis  certain 
qu'elles  m'aiment,  comme  elles  le  disent.  Varenka  a  écrit 
très  gentiment.  Toute  son  âme  se  reflète  dans  cette  char- 
mante lettre.  Je  voulais  leur  répondre  par  ie  premier  cour- 
rier, mais  voilà  le  troisième  et  je  remets  encore  ma  lettre. 
J'ai  été  très  occupé  et  je  ne  voulais  pas  me  borner  à  une 
petite  lettre.  Je  ne  sais  comment  leur  témoigner  mon  aCFec- 
tion  et  mon  attention.  Que  le  Seigneur  les  bénisse  ! 

Tu  connais  à  présent  mes  principales  occupations.  A 
vrai  dire,  je  n'en  ai  pas  d'autres  que  celles  du  service.  Pas 
d'événements  extérieurs,  pas  de  troubles  dans  ma  vie,  pas 
d'accidents.  Mais  ce  qui  se  passe  dans  l'âme,  dans  le  cœur, 
dans  l'esprit,  —  ce  qui  a  poussé,  ce  qui  a  mûri,  ce  qui  s'est 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  105 

flétri,  ce  quia  été  rejeté,  en  même  temps  que  l'ivraie,  cela 
ne  se  dit  pas  et  ne  se  raconte  pas  sur  un  bout  de  papier. 
Je  vis  ici  dans  l'isolement:  je  me  cache  comme  d'habitude. 
D'ailleurs,  pendant  cinq  ans  j'étais  sous  escorte,  et  c'est 
quelquefois  pour  moi  le  plus  grand  délice  de  me  trouver 
seul.  En  général,  le  bagne  a  détruit  bien  des  choses  en 
moi,  et  en  a  fait  éclore  d'autres.  Par  exemple,  je  l'ai  déjà 
parlé  de  ma  maladie  :  d'étranges  accès,  qui  ressemblent  à 
ceux  de  l'épilepsie,  et  cependant  ce  n'est  pas  l'épilepsie . 
Je  te  donnerai  un  jour  des  détails. 

D'ailleurs,  je  te  prie  de  ne  pas  te  figurer  que  je  suis  aussi 
mélancolique  et  aussi  soupçonneux  que  je  l'étais  à  Péters- 
bourg  les  dernières  années.  Tout  est  complètement  passé. 
D'ailleurs,  c'est  Dieu  qui  nous  guide.  Je  remercie  mon 
frère  Nicolas  pour  son  petit  mot.  J'aurais  voulu  lui  écrire, 
mais  qu'il  attende  encore,  et  qu'il  m'excuse,  moi,  pauvre 
malheureux.  Ou'il  soit  sûr  d'une  chose,  qu'il  est  très  cher 
à  mon  cœur,  et  je  pense  à  lui  avec  le  sentiment  le  plus 
sincère.  Embrasse-le  bien  pour  moi  et  transmets-lui  mes 
meilleurs  souhaits.  Embrasse  aussi  les  enfants.  Salue  de 
ma  part  Emilie  Fédorovna.  Je  pense  quelquefois  avec  hor- 
reur à  l'année  1849  et  à  ces  deux  mois  qu'elle  a  passés 
seule,  pendant  que  tu  étais  arrêté.  Se  porle-t-elle  bien,  est- 
elle  contente  à  présent?  Au  bagne  je  songeais  et  réfléchis- 
sais beaucoup  au  passé  et  à  l'avenir,  et  surtout  je  pensais 
à  vous.  Certains  souvenirs  me  faisaient  mal  et  avaient  de 
l'amertume,  mais  je  no  les  chassais  pa^  I  »iir  amertume 
même  me  paraissait  douce. 

Salue  de  ma  part  notre  sœur  Sacha;  cmbrasse-la  et  féli- 
cite-la de  ma  part  et  dis-lui  quelque  chose  d'agréable.  En 
général,  parle  de  moi  d'une  façon  recommandable.  Sou- 
haile-Iui  de  ma  part  beaucoup,  beaucoup  de  bonheur. 

Mon  chéri,  tu  me  parles  d'argent  et  tu  me  demandes  si 
j'en  ai  besoin?  Mais  tu  connais  bien  ma  situation.  Si  tu 
peux  m'en  envoyer,  fais-le.  Car  lu  es  mon  unique  espoir. 
Je  ne  compte  sur  personne  comme  sur  toi. 

Adieu,  mon  cher.  Écris  davantage  sur  toi-même.  Écris 
surtout  comment  va  ta  santé  et  comment  sont  élevés  tes 
enfants.  Adieu,  mon  ami,  voilà  ma  lettre  terminée,  et  je 
n'ai  pas  écrit  beaucoup.  Il  est  triste  de  vivre  dans  les  let- 
tres, sans  s'être  vu  pendant  cinq  ans.  Maintenant,  je  t'écri- 


106  CORRESPONDANCE    DB    ПОвТОТВУвК! 

rai  davantage  el  plus  souvent.  Maie  toi*inémo,  (lépèch»-loi 
de  répondre.  Adieu,  au  revoir.  Ton  frère 

Théodore  ПоятоТеу»к1. 

A  ton  frère  André  Doatotevski. 

Semipalatinek,  В  novembre  18M. 
Très  aimable  et  très  cher  frèn-, 

Ta  lettre,  datée  du  14  septembre,  m'est  parvenue  à  la 
fin  d'octobre,  mon  précieux  ami  ;  je  n'ai  laissé  passer  qu'un 
courrier  cl  je  m'empresse  de  te  répondre.  iJ'abord  je  te 
remercie  de  me  donner  de  tes  nouvelles  et  aussi  de  n'avoir 
pas  oublié  le  pauvre  malheureux  que  je  suis.  Tu  ne  saurais 
croire  à  quel  poiut  ta  lettre  m'a  réjoui  1  iJe  toute  notre 
famille,  personne  ne  m'a  oublié.  Tous,  sans  exception, 
m'écrivent  ;  tous,  sans  exception,  prennent  la  part  la  plus 
sincère,  la  plus  vive  à  mon  sort  ;  et  pour  moi,  qui  suie 
déshabitué  de  toutes  ces  caresses,  de  ces  rapports  frat^îmels 
et  accueillautb,  «;cla  a  été  un  véritable  bonheur.  Voilà  bien- 
tôt dix  mois  que  j'ai  commencé  ma  nouvelle  vie.  (Juanl  aux 
autres  quatre  années  je  les  considère  comme  une  époque 
pentlant  laquelle  j'étais  enterré  vivant  el  enfermé  dans 
un  cercueil.  Quelle  terrible  époque  c'était  1  je  n'ai  pas  la 
force  de  te  le  raconter,  mon  ami.  C'était  une  souffrance 
indicible,  interminable,  car,  chaque  heure,  chaque  minute 
pesait  sur  mon  âme.  Pendant  toutes  ces  quatre  années,  pas 
un  instant,pendant  lequel  je  ne  sentisse  que  j'étais  au  bagne. 
Mais  n'en  parlons  pas  1  Si  je  t'écrivais  môme  cent  pages, 
tu  n'aurais  encore  pas  une  idée  de  ce  qu'était  ma  vie 
d'alors.  11  faudrait  le  voir  soi-même,  je  ne  dis  pas  l'éprou- 
ver. Mais  ce  temps  est  passé  ;  maintenant  il  est  derrière 
moi,  comme  un  rêve  affreux. 

Autrefois, la  sortie  du  bagne  me  semblait  un  beau  réveil 
el  une  résurrection  à  une  nouvelle  vie.  Pendant  tuut  ce 
temps,  je  n'avais  aucune  nouvelle  de  vous.  J'étais  comme 
une  feuille  détachée.  Sorti  du  bagne,  je  reçus  bientôt  une 
lettre  de  Michel,  mon  frère  fidèle,  mon  ami,  mon  protec- 
teur. Bientôt  après,  mes  sœurs  me  procurèrent  la  même 
joie.  Dans  ces  lettres,  j'ai  appris  tout  ce  qui  concerne  cha- 
cun des  membres  de  notre  famille,  ainsi  que  toi,  mon  cher 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  107 

ami.  ËnfiD,  tu  m'écris  aussi,  et  en  môme  temps  ma  chère 
belle-sœur,  Domenica  Ivanovna,  m'accorde  la  faveur  d'une 
aimable  pensée.  Je  te  prie,  cher  frère,  de  ne  pas  m'en 
vouloir  de  ne  t'avoir  pas  écrit  le  premier.  D'ailleurs, 
j'aurais  écris  certainement.  Mais  dans  ma  vie  nouvelle 
j'ai  rencontré  tant  de  nouveaux  soucis  et  de  nouveaux 
embarras,  que,  vraiment,  jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  eu  le 
temps  de  me  retourner.  D'après  le  décret  impérial  je  me 
trouve  au  7»  bataillon  de  ligne.  Ici  a  commencé  pour  moi 
un  nouveau  souci  :  le  service.  Ma  santé  et  mes  forces  me 
venaient  peu  en  aide.  Je  suie  sorti  positivement  malade  du 
bague.  Et  cependant  il  fallait  s'occuper  du  service  dans 
les  rangs,  de  l'exercice,  des  revues.  J'étais  tellement  pris 
pendant  l'été,  que  je  trouvais  à  peine  le  temps  de  dormir. 
Mais  à  présent  je  suis  un  peu  habitué.  Ma  santé  s'est  aussi 
un  peu  améliorée.  Et  sans  perdre  l'espoir  j'envisage  l'ave- 
nir avec  assez  de  courage. 

Mais  assez  parlé  de  moi  ;  parlons  d'autre  chose,  de  plus 
intéressant. 

Premièrement,  je  suis  heureux  au  delà  de  toute  expres- 
sion que  selon  l'apparence,  tu  sois  heureux.  Je  te  félicite 
à  l'occasion  de  ton  mariage,  quoiqu'il  y  ait  déjà  quatre  ans 
de  cela.  J'ai  toujours  considéré  que  rien  n'est  supérieur 
au  bonheur  d'être  en  famille.  Je  te  le  souhaite  bien  sin- 
cèrement, sans  lin.  Ta  destinée  est  d'avoir  une  vie  calme, 
modeste  mais  sûre,  et  c'est  admirable.  11  est  pénible  d'être 
obligé  de  se  frayer  un  chemin  à  tort  et  à  travers,  à  droite 
et  à  gauche,  comme  je  l'avais  fait  toute  ma  vie.  On  m'écrit 
beaucoup  de  bien  de  notre  frère  Nicolas,  et  lui-môme 
ajoute  un  mot  à  chaque  lettre  qui  m'est  destinée.  Nous 
nous  écrivons  avec  mon  frère  Michel  autant  que  nous  pou- 
vons, mais  les  lettres  vont  en  Russie  très  lentement,  juste 
deux  mois,  voilà  pourquoi  tu  recevras  ma  lettre  d'aujour- 
d'hui à  peine  pour  la  Noël,  mon  cher  frère.  Ce  n'est  qu'à 
notre  sœur  Sacha  que  je  n'ai  pas  écrit,  quoique  je  lui  envoie 
mes  salutations  en  écrivant  à  nos  frères.  Elle  ne  m'a  pas 
écrit  et  moi  je  n'ose  pas.  Elle  pourrait  croire  que  je  la 
recherche  à  cause  de  quelque  avantage,  étant  dans  une 
situation  en  tout  cas,  précaire.  Je  ne  parle  pas  d'elle, 
mais  de  son  mari,  que  je  ne  connais  pas  encore.  Et  cepen- 
dant, j'écrirai,  et  que  ces  dernières  paroles  restent  entre 


108  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

nous.  Adieu,  mon  cher,  écrie  souvent  ;  je  le  remercie,  ne 
m'oublie  pas.  Et  moi  je  ne  vous  oublierai  jamais. 

Ton  frère  qui  t'aime, 

In.    l>0'4lOÏEVSKI. 

Jo  prie  instamment  de  no  pas  négliger  d'embrasser  aus- 
sitôt pour  moi  mes  chères  et,  cerlaïuemonl  charmantes 
nièces,  Éva  et  Marie. 


A  tu  bellc'sœur  Doménica  IvanovnA  Dostoïevski. 

Semipalatinslc,  б  novembre  1854. 

Chère  belle-sœur, 

Votre  chère  lettre,  si  pleine  d'un  sentiment  de  parenté, 
dans  laquelle  vous  me  donnez  simplement  le  nom  de 
frère,  m'a  procuré  une  jouissance  indicible.  J'ai  appris 
ainsi  que  j'avais  encore  une  nouvelle  sœur,  dont  le  cœur 
aimant  et  compatissant  ne  me  refusait  ni  la  sympathie 
ni  l'intérêt.  Cela  m'a  été  doublement  agréable.  Agréa- 
ble de  faire  connaissance  d'une  telle  parente,  et  aussi  de 
savoir  qu'elle  est  la  femme  de  mon  propre  frère.  Dans  cet 
échange  de  sentiments  et  de  pensées  entre  nous,  il  y  a 
quelque  chose  d'étrange. Savoir  que  nous  ne  nou5  rencon- 
trerons jamais,  que  nous  ne  nous  verrons  jamais,  —  à  moins 
qu'un  miracle  n'intervienne  dans  ma  destinée  et  que 
Dieu  en  fasse  enfin  un  pour  moi,  —  savoir  cela  et  puis, 
dites-le-moi,  comment  ne  pas  ressentir  de  l'ennui,  de  la 
nostalgie  et  du  regret  de  tout  ce  qui  est  cher  dans  la  pa- 
trie, regret  qui  assombrit  le  sentiment  radieux  qui  s'empare 
de  moi  à  la  lecture  de  votre  lettre  ?  Que  Dieu  vous 
accorde  tout  le  bonheur  et  toutes  les  joies.  Je  tous  le 
souhaite  comme  un  frère,  car  vous  m'êtes  déjà  chère  et 
proche  comme  une  sœur.  Je  vous  remercie  encore  une  fois 
pour  votre  lettre.  Aimez-moi  comme  je  vous  aime  et  n'ou- 
bliez pas 

Votre  dévoué  frère, 

Th.  Dostoïevski. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  l09 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Semipalatinsk,  14  mai  1855. 
Cher  frère  et  précieux  ami, 
J'ai  reçu  ta  lettre  du  26  janvier  et  celle  du  21  mars,  et 
je  te  remercie  de  tout  mon  cœur  aussi  pour  ton  envoi.  C'est 
venu  bien  à  propos,  mais  je  dois  avouer  —  et  je  te  supplie 
de  ne  pas  m'en  vouloir  à  cause  de  cet  aveu,  —  que  j'avais 
presque  cessé  d'espérer  de  recevoir  jamais  une  lettre  de 
toi.  C'est  peu  à  dire  !  Depuis  le  3  octobre,  date  de  ton 
avant-dernière  lettre,  jusqu'à  présent  —  rien,  pas  une 
ligne.  Qu'est-ce  qui  ne  me  venait  pas  à  l'idée  !  D'abord 
ta  santé  :  je  pensais,  j'étais  tout  à  fait  sûr, que  tu  étais  gra- 
vement malade  ou  mort.  Tu  sais  comme  je  me  tourmente 
facilement.  Combien  j'ai  souffert  l 

Mais,  heureusement,  au  printemps  j'ai  eu  l'occasion  de 
voir  des  journaux  dans  lesquels  se  trouvaient  les  annonces. 
Alors,  d'autres  pensées  m'ont  tourmenté.  C'était  :  l'état 
de  tes  affaires  commerciales  ?  Alors,  me  disais-je,  cela  va 
mal,  s'il  ne  peut  les  quitter,  ou  bien  s'il  ne  veut  pas  en 
parler.  Remarque,  mon  cher,  que  pas  une  fois  je  n'ai 
pensé  que  lu  n'écrivais  pas  parce  que  tu  avais  assez  de 
moi,  et  que  tu  m'écris  simplement  des  lettres  de  conve- 
nance. Je  n'ai  jamais  douté  de  ton  excellent  cœur.  J'avais 
écrit  à  notre  sœur  Varenka,  qui  elle  aussi  ne  m'écrit  pas 
depuis  longtemps,  —  (et  les  autres  ont  tout  à  fait  cessé 
d'écrire) —  que  tu  m'avais  probablement  oublié  et  que  cela 
m'était  bien  pénible.  Mais  c'était  l'amertume  qui  m'avait 
arraché  ces  paroles;  ne  te  fâche  pas  ;  j'avais  trop  de  peine. 
Je  suis  bien  content  que  tes  affaires  s'arrangent.  Ne 
les  néglige  pas,  mon  ami.  C'est  l'unique  espoir  de  ta 
famille.  Je  lis  avec  ravissement  ce  que  tu  me  dis  des 
tiens.  Comme  je  suis  heureux  pour  tes  enfants!  Je lesaime 
comme  si  je  ne  les  avais  jamais  quittés.  Je  ne  veux  pas 
croire  que  Mâcha  ne  soit  pas  jolie.  C'est  impossible.  Dans 
les  autres  lettres  parle-moi  davantage  de  Moscou.  Comme 
je  suis  heureux  que  tu  sois  bien  avec  eux,  et  que  tu  sois 
bien  reçu  chez  l'oncle  et  la  tante.  Sais-tu,  écris-moi  en 
détail  tout  ce  qui  concerne  leur  manière  de  vivre  (c'est-à- 
dire,  par  rapport  à  l'oncle).  Que  font-ils  ?  Fais-moi  faire 


110  COnHESPONDANCB    DE    DOSTOliSVfiKI 

la  connaissance  de  notre  nouvelle  parealé,  Golenovsky, 
Ivanov.avec  le  plus  dedétaiU  possible.  Je  n'ai  rien  entendu 
de  loi  do  pnrticulier  ni  de  détaillé  sur  leur  compte.  Que 
ioi  dirai-je  de  ma  vie  ?  Je  vis  au  jour  le  jour  et  pas  davan- 
tage. Ma  santé  n'est  pas  trop  bonne  et  c'est  pour  cela  que 
mou  exi8t«^nco  n'est  pas  belle.  Hivors  accès  ne  me  quittent 
pas,  quoique  avec  de  grand»  intervalles,  mais  c'est  encore 
bien  «lésngrcable.  En  ce  moment,  je  m'occupe  de  monser- 
vice.  Tu  ne  dois  pas  m'en  vouloir,  si  j'écris  si  peu  sur  moi- 
roônie  ! 

Comment  va  Emilie  Fédorovna  ? 

Que  Diou  lui  accorde  tous  Ь».ч  birns  (юян1Ыез.  Dis  donc, 
frère,  j'ai  été  toute  ma  vie  entretenu  par  toi,  je  suis  ton 
débiteur.  Quelle  destinée  !  Merci,  merci  de  ne  pas  m'aban- 
donner,  que  serais-je  devenu  sans  toi  ! 

Adieu,  mon  .«mi    Aimc-mii   «'.nime  je  t'aime.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

Au  baron  A.'E.  Vrangel. 

Semipalatinsk,  14  août  1855. 

Dès  le  premier  mot,  je  vous  prie  d'excuser,  cher  Ale- 
xandre Egorovitch,  le  futur  désordre  de  ma  lettre.  Je  suis 
sûr  d'avance  qu'elle  sera  désordonnée.  Il  est  maintenant 
doux  heures  de  la  nuit,  j'ai  déjà  écrit  deux  lettres.  J'ai 
mal  à  la  tête,  j'ai  envie  de  dormir,  et  de  plus  je  suis  tout 
bouleversé.  Ce  matin,  j'ai  reçu  une  lettre  de  Kouznetzk. 
Le  pauvre  malheureux  Alexandre  Ivanovitch  Issaev  est 
mort.  Vous  ne  sauriez  croire  comme  je  le  regrette,  comme 
je  suis  brisé.  J'étais  peut-être  le  seul  par  ici,  qui  ait  su 
l'apprécier. 

S'il  avait  des  défauts,  c'est  sa  sombre  destinée  qui  en  est 
à  moitié  la  cause.  J'aurais  bien  voulu  voir  qui  aurait  eu 
davantage  de  patience  avec  de  pareils  déboires.  Mais  aussi 
que  de  bonté,  que  de  vraie  noblesse  I  Vous  l'avez  peu 
connu.  Je  crains  bien  d'avoir  été  coupable  vis-à-vis  de 
lui,  quand,  par  moment,  dans  quelque  accès  de  bile,  je  vous 
parlais  avec  une  chaleur  inutile  seulement  de  ses  mauvais 
côtés.  II  est  mort  dans  des  souffrances  intolérables,  admi- 
rablement. Dieu  nous  donne  aussi  une  mort  pareille.  Pour 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  lU 

certains,  la  mort  peut  être  belle.  Il  est  mort  avec  fermeté, 
bénissant  sa  femme  et  ses  enfants,  s'inquiétant  de  leur  sort. 
La  malheureuse  Maria  Dmitrievna  me  communique  jus- 
qu'au moindre  détail  de  sa  mort.  Elle  dit  que  le  souvenir 
de  ces  détails  est  sa  seule  consolation.  Au  milieu  des  plus 
grandes  souffrances  (il  a  souffert  deux  jours)  il  l'appelait, 
l'entourait  de  ses  bras  et  répétait  constamment  :  «  Que 
deviendras-tu,  que  deviendras-tu  ?  »  Dans  son  inquiétude 
sur  son  sort  à  elle,  il  oubliait  ses  tourments.  Le  malheu- 
reux !  Elle  est  au  désespoir  !  Dans  chaque  ligne  de  sa 
lettre  on  aperçoit  une  telle  douleur,  que  je  n'ai  pu  la 
lire  sans  larmes,  et  vous  aussi,  malgré  que  vous  leur 
soyez  étranger,  mais  comme  vous  avez  beaucoup  de  cœur, 
vous  aussi  —  vous  eus.siez  pleuré  !  Vous  rappelez-vous  leur 
petit  garçon,  Paul  ?  Il  est  devenu  lou  de  larmes  et  de 
désespoir.  Au  milieu  de  la  nuit,  il  saute  de  son  lit,  se  pré- 
cipite vers  l'icône,  avec  laquelle  son  p^re  Га  béni  deux  heu- 
res avant  sa  mort,  se  met  i\  genoux  et  répète  les  prières 
que  sa  mère  lui  dicte  pour  le  repos  de  l'âme  du  père.  On 
l'a  enterré  pauvrement,  des  étrangers  ont  fourni  l'argent 
(il  s'est  trouvé  de  braves  gens)  ;  elle-même  était  folle  de 
douleur.  Elle  avait  passé  plusieurs  jours  et  plu-rieurs  nuits 
à  son  chevet.  Elle  écrit  maintenant  qu'elle  est  malade, 
qu'elle  a  perdu  le  sommeil  et  qu'elle  ne  peut  avaler  une 
bouchée.  La  femme  du  chef  de  police  et  une  autre  femme 
lui  sont  venues  en  aide.  Elle  n'a  rien  que  des  dettes  à  ses 
fournisseurs.  Quelqu'un  lui  a  envoyé  trois  roubles  argent. 
€  La  nécessité  m'a  poussé  la  main,  —  écrit-elle,  —  et  j'ai 
accepté...  l'aumône  !  » 

Si  vous  avez  encore  les  mêmes  pensées.  Alexandre  Ego- 
rovitch,  qu'il  y  quelques  joursà  Semipalatinsk  (je  suis  cer- 
tain que  vous  êtes  un  noble  cœur  et  que  vous  ne  reniez 
pas  vos  bonnes  pensées  par  suite  de  quelque  cause  futile^ 
qui  ne  fait  rien  à  Vaffuire),  envoyez  alors  avec  cette  lettre 
que  je  lui  adresse,  la  somme  dont  nous  avons  parlé.  Mais, 
je  vous  le  répète,  très  aimable  Alexandre  Egorovitch, 
plus  que  jamais  je  considère  ces  75  roubles  (avant  25) 
comme  une  dette  que  je  contracte  envers  vous.  Je  vous  les 
rendrai  absolument,  mais  pas  de  sitôt.  Je  sais  très  bien 
que  votre  cœur  éprouve  le  besoin  de  faire  une  bonne  action... 
Mais  songez  donc  :  vous  les  connaissez  depuis  peu,  et  si 


112  CORREAPONDANCK    DE    DOSTOIbvbKI 

peu  si  peii,qiio  malgré  quo  le  pauvre  Alexandre  Ivanovitch 
vous  ait  emprunté  de   l'argent  pour  son  voyage,  lui  en 

offrir  h  flic  lui  Hcrait  trop  pénibN»  !  De  mon  сЛ16  je  lai 
parb'  dans  ma  Irllrr  de  votre  déeir  de  lui  Hrc  utile  et  je 
lui  dis  que  sans  vous  je  n'aurai»  pu  rien  faire.  Je  n'écrie 
point  rela  pour  que  crltr*  bonne  action  vous  fasse  hon- 
neur, ou  bien  pour  «ju'on  vous  soit  rrconnaissant.  Je  sais 
que  vous  êtes  trop  bon  chrétien  pour  vous  en  soucier. 
Mais,  moi  môme  je  ne  veux  pas  que  l'on  me  soit  recon- 
naissant, car  je  ne  le  mérite  pas,  ayant  pris  l'argent  dans 
la  poche  d'autrui,  malgré  que  j'aie  l'intention  de  vous  le 
rendre  au  plus  tôt,  —  je  l'ai  pris  pour  un  temps  indéter- 
miné. 

Si  vous  avez  l'intention  de  lui  envoyer  de  l'argent,  ren- 
fermez-le dans  l'enveloppe  ci-jointe  que  je  n'ai  pas  cachetée. 
Ce  serait  très  bien  de  votre  pari,  si  vous  lui  écriviez  au 
moins  quelques  lignes.  Admettons  que  vous  les  connais- 
siez très  peu.  Mais  il  est  resté  votre  débiteur  ;  maintenant, 
elle  sait  que  vous  m'avez  donné  l'argent,  et  c'est  pourquoi 
il  y  aurait  l'occasion  d'écrire,  il  le  faudrait  même,  —  qu'en 
pensez-vous  ?  Pas  beaucoup,  quelques  lignes...  Mais,  mon 
Dieu,  il  me  semble,  que  je  vous  apprends  à  écrire  !  Croyez- 
moi,  Alexandre  Kgorovitch,  je  comprends  très  bien  que 
vous  savez  peut-être  mieux  qu'un  autre  comment  vous 
comporter  avec  la  personne  à  laquelle  vous  avez  rendu 
service.  Je  sais  qu'envers  elle  vous  aurez  des  égards  dou- 
bles et  môme  triples.  11  faut  être  prudent  avec  celui  qui 
est  votre  obligé  ;  il  est  très  sensible;  i7  lai  semble  toujours 
que  par  un  laisser-aller,  par  la  familiarité,  on  veut  lai  faire 
payer  le  service  qu'on  a  rendu.  Vous  savez  tout  cela  aussi 
bien  que  moi  ;  si  Dieu  nous  a  donné  du  bon  sens  et  de  la 
noblesse,  nous  ne  pouvons  faire  autrement.  Noblesse 
oblige,  et  vous  êtes  noble,  je  le  sais. 

Mais  je  sais  aussi,  d'après  vos  paroles,  que  votre  bourse 
n'est  pas  en  très  bon  état  en  ce  moment.  Alors,  si  vous  ne 
pouvez  pas  lui  envoyer  d'argent,  ne  lui  envoyez  pas  ma 
lettre  non  plus,  mais  retournez-la-moi.  Quant  à  moi,  infor- 
mez-moi courrier  par  courrier,  si  vous  avez  envoyé  la  lettre 
ou  non? 

Il  a  pensé  à  vous  en  mourant.  Il  me  semble  que  c'était  : 
«  qu'ail  n'oserait  même  pas  songer  à    vous  le  proposer  pour 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  113 

payer  sa  dette,  mais  qu'il  demande  qu'on  vous  remette 
le  livre, en  souvenir  de  lai  ».  {Les  ministres  d'Alexandre  У*'  ; 
vous  souvenez-vous  de  celle  riche  édition?  il  l'avait  reçu 
de  Pctropaviovsk,  où  il  l'avait  laissé.)  On  vous  enverra  le 
livre. 

Je  vous  écris  à  Barnaoul,  à  l'adresse  que  vous  m'avez 
donnée,  mais  je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  encore  là.  Il  me 
semble  que  vous  aviez  écrit  qu'il  fallait  vous  adresser  les 
lettres  à  Barnaoul,  après  le  23.  J'envoie  au  hasard  par 
Kroutov.  Est-ce  bien  par  Kroulov?  Écrivez-le-moi.  Que  deve- 
nez vous,  vous  amusez-vous?  A  propos,  est-ce  vrai  ce  que 
j'ai  entendu  dire(d'ailleurs, plus  d'une  fois) que  M""  A...  se 
marie? 

Si  vous  envoyez  de  l'argent,  pressez -vous.  Vraiment  il 
ne  saurait  se  trouver  une  situation  plus  critique. 

Je  ne  sais  si  cette  lettre  vous  trouvera  à  Barnaoul,  ou 
bien  si  elle  va  attendre  votre  arrivée.  J'écris  à  Marie  Dmi- 
trievna,  parle  môme  courrier,  une  autre  lettre  que  j'envoie 
demain,  au  hasard  !  Je  vous  envoie  aussi  votre  courrier  de 
samedi.  J'ai  décacheté  la  lettre,  comm?  vous  me  l'aviez 
dit.  Si  demain  Kroulov  a  le  temps  d'apponUr  ...s  lettres 
de  lundi  je  les  joindrai  égalemenl. 

Au  revoir.  J'ai  un  mal  de  tôle  affreux.  Je  suis  tellement 
bouleversé.  Je  tiens  la  plume  avec  difficulté.  Je  vous  em- 
brasse de  lout  mon  cœur.  Votre 

Dostoïevski. 


Au  même. 

Semipalatinsk,  dimanche  23  août  1855. 

Mon  cher  et  bon  Alexandre  Egorovitch, 

Voilà  la  seconde  lettre  que  je  vous  envoie.  J'aurais  bien 
voulu  recevoir  de  vous  au  moins  deux  lignes,  ce  que  vous 
ferez  certainement,  c'est-à-dire  que  vous  me  les  enverrez. 
J'aurais  bien  voulu  aussi  vous  serrer  la  main.  Je  m'ennuie! 
Autour  de  moi  ça  ne  va  pas,  et  je  ne  trouve  personne.  Je 
n'aime  pas  à  faire  de  nouvelles  connaissances.  Vraiment, 
je  trouve  qu'il  faut  voir  en  chaque  nouvelle  Ggure  un  en- 
nemi, avec  lequel  il  faudra  entrer  en  lutte.  Après  quoi  on 
pourra  arriver  à  le  connaître.  Que  faites-vous?  Passez-vous 

s 


lli  CORRB8PONOANCB  DE   1ММГГ01ВУЯК1 

agréablement  votre  temps?  Êles-vou»  &  Bamaoul  .' J  ai 
cmiru  le  ripque  et  j'ai  adressa  ma  dernièrf»  lettro  h  Bar- 
naoïil,  maiH  il  me  кетЫл  que  vous  disiez  que  voun  ne 
gériez  Л  Bamaoul  qu'après  le  23.  Dieu  sait  si  vous  y  èteê 
actuellement  ?  Maintenant,  permeltez-moi  de  vouh  faire 
mes  excuses  :  je  vous  envoie  bien  mes  propret»  lettres,  mais 
les  vôtres,  je  les  ai  confiées  à  Demtchinsky.  Je  ne  pouvais 
vous  les  envoyer  moi-même,  et  la  raison  en  est  très  sim- 
ple :  un  gros  paquet  recommandé  coûterait  fort  cher  par 
la  poste,  et  je  n'ai  pas  le  sou.  C'est  pourquoi  Domlchinsky 
doit  s'en  charger. 

Au  cas  où  vous  ne  recevriez  pas  la  lettre  que  je  vous  ai 
adre8.4ée  il  y  a  huit  jours,  à  Bamaoul,  à  l'adresse  que  vous 
m'avez  indiquée  (quoique,  d'ailleurs,  il  soit  difficile  que 
vous  ne  l'ayez  pas  reçue),  je  vous  informe  qu'Alexandre 
Ivanovitch  Issaïev  est  mort  (le  4  août),  que  sa  femme  est 
restée  seule,  avec  l'espoir  douteux  d'être  secourue,  au 
désespoir,  ne  sachant  que  devenir  et,  bien  entendu,  sans 
argenL  J'ai  reçu  d'elle  aujourd'hui  la  seconde  lettre,  depuis 
la  mort  de  son  mari.  Elle  écrit  qu'elle  est  afTreasement 
désolée;  elle  prie  qu'on  l'aide  quelque  peu,  qu'elle  est 
bien  triste,  elle  me  demande  ce  qu'elle  doit  faire.  Elle 
écrit  que  son  avoué  et  le  commissaire  de  police  lui  donnent 
l'espoir  que  Beckmann  pourrait  lui  donner  un  secours  de 
l'administration  (250  r.  argent).  S'il  est  possible  de  faire 
quelque  chose,  plaise  à  Dieu  !  En  attendant,  elle  veut  ven- 
dre ce  qu'elle  possède.  Si  vous  n'avez  pas  changé  d'idée 
(comme  nous  en  avions  parlé)  d'envoyer  50  roubles,  en- 
voyez-les à  présent.  Ils  n'ont  jamais  été  plus  nécessaires. 
Seulement,  je  pense  que  vous  feriez  mieux  de  n'envoyer 
que  25  roubles  au  lieu  de  50  roubles,  car  avec  les  autres 
25  roubles  et  la  vente  de  ses  meubles,  et  peut-être  aussi 
quelque  secours,  elle  pourra  vivre  quelque  temps.  On 
pourrait  lui  envoyer  plus  lard.  Je  vous  écris  cela  :  1*  pour 
ne  pas  trop  vous  être  à  charge,  car  25  c'est  moins  que  50, 
et  vous  avez  aussi  cerfainemenl besoin  d'argent;  et  2o  j'ai 
été  bien  grondé  pour  les  premiers  25  roubles.  Elle  m'a 
fait  des  reproches,  me  disant  que  je  n'avais  rien  moi-même 
et  que  je  ne  pensais  pas  à  moi.  Je  lui  répondis  que  l'ar- 
gent vous  appartenait,  à  vous,  et  non  pas  à  moi,  qu'elle 
n'avait  pas  à  s'inquiéter  de  moi,  que  Tamitié   arait  ses 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  115 

droits,  etc.,  etc.,  et  que,  enfin,  elle  souffrirait  trop  sans 
cet  argent  —  il  faudra  bien  qu'elle  en  convienne.  Je  vous 
ferai  voir  sa  lettre,  quand  vous  viendrez.  Mon  Dieu  I 
Quelle  femme  !  c'est  dommage  que  vous  la  connaissiez  si 
peu. 

Encore  une  chose.  Elle  sait  que  l'argent  lui  est  envoyé, 
elle  soupçonne  que  c'est  moi,  mais  jusqu'à  présent  la  let- 
tre est  au  bureau  de  poste  de  Kouznetzk.  Le  receveur  ne 
veut  pas  la  lui  délivrer,  malgré  qu'il  la  connaisse  très  bien, 
pour  ne  pas  avoir  d'ennuis.  C'est  à  cause  de  l'adresse. 
Vous  avez  raison.  Il  fallait  l'adresser  à  elle.  C'est  adressé 
au  mari.  Il  est  mort.  Voilà  pourquoi  le  receveur,  persuadé 
que  c'est  vous  qui  écrivez,  me  prie  de  vous  dire  d'envoyer 
au  bureau  de  poste  de  Kouznetzk  une  procuration  adnxinis- 
trative  ou  particulière  pour  remettre  /a  lettre  à  la  veuve 
Issaïev.  Je  vous  supplie,  bon  Alexandre  Egorovitch.  faitee 
cela,  et  surtout,  sans  tarder.  Pour  l'amour  de  Dieu!  Con- 
naissez-vous la  formule  de  la  procuration  ?  Je  ne  la  con- 
nais pas.  Au  bureau  de  poste  de  Barnaoul  la  formule  se 
trouve  sûrement.  En  voilà  un  formaliste  mal  avisé,  ce 
receveur  de  poste  de  Kouznetzk  I 

Que  vous  dirai-je  de  moi?  Le  temps  me  paraît  long.  Je 
ne  suis  pas  très  bien;  je  me  sens  triste.  Je  ne  sais  rien  de 
neuf,  sauf  (ce  qui  est,  je  crois,  bien  certain)  que  les  Chinois 
ont  biùlé  notre  comptoir  à  Tchougoutchatk  et  le  consul, 
pour  sauver  sa  vie,  a  dû  prendre  la  fuite.  Je  voudrais  de  tout 
mon  cœur  que  vous  fussiez  dix  raille  fois  plus  gai  que 
moi.  Si  vous  trouvez  un  bon  livre  pendant  vos  pérégrina- 
tions, apportez-lemoi.  Au  revoir,  Alexandre  Egorovitch. 
Je  vous  envoie  mes  meilleurs  souhaits,  de  tout  mon  cœur. 
N'oubliez  pas  le  bureau  de  poste.  Pour  l'amour  de  Dieu, 
ne  tardez  pas.  Je  vous  serre  la  main. 

Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski, 

Je  l'ai  informée  qu'on  envoyait  25  roubles  au  lieu  de 
50  roubles.  Elle  veut  vous  remercier.  Lui  écrirez-vous  quel- 
ques mots  ? 


116  CORnBflPONDANCE   DE   DOSTOTbVSKI 

A  Apollon  NicoUtévilch  Maikov  '. 

Semipalatinsk,  18  janvier  1856. 

Je  voulais  depuis  ionglempe  répondre  à  votre  bonne  let» 
tre.cher  Apollon  Nicoluïevilcli.Le  souvenir  du  temps  passé 
semblait  ra'être  revenu,  pendant  que  je  la  lisais.  Je  vous 
remercie  iofiiiimeul  de  ne  m'avoir  pas  oublié.  Je  ne  sais 
pourquoi  il  m'a  toujours  semblé  que  vous  ne  m'oublieriez 
pas  ;  peul-ôtre  uniquement  parce  que  moi-môme,  je  ne 
pouvais  vous  oublier.  Vous  me  dites  que  tant  de  temps  s'est 
écoulé,  que  tant  de  choses  sont  changées,  ont  été  vécues. 
Oui  !  cela  doit  être.  Mais  une  chose  est  bien  :  c'est  que, 
comme  hommes,  nous  n'ayons  pas  changé.  Je  réponds  pour 
moi.  Je  pourrais  vous  écrire  bien  des  choses  curieuses  à 
propos  de  moi.  Ne  m'en  veuillez  pas,  que  je  vous  écrive 
maintenant  à  la  hâte,  par  morceaux,  et  peut-être  avec  peu 
de  clarté.  Mais  en  ce  moment  j'éprouve  ce  que  vous  aussi 
avez  certainement  éprouvé,  quand  vous  m'avez  écrit  : 
l'impossibilité  de  s'épancher  après  tant  d'années,  non  seu- 
lement sur  une  feuille  mais  môme  sur  cinquante  feuilles. 
11  faudrait  pouvoir  causer  les  yeux  dans  les  yeux,  pour 
lire  dans  l'âme  par  l'expression  du  visage,  pour  que  le 
cœur  parle  dans  les  sons  de  la  voix.  Un  seul  moL  dit  avec 
conviction,  avec  une  sincérité  complète  et  sans  hésitation, 
les  yeux  dans  les  yeux,  en  face  l'un  de  l'autre,  c'est  beau- 
coup plus  que  des  dizaines  de  feuilles  écrites.  Merci  sur- 
tout pour  les  détails  que  vous  me  donnez  sur  vous-même. 
Je  savais  d'avance  que  cela  finirait  ainsi  et  que  vous  vous 
marieriez.  Vous  me  demandez  si  je  me  rappelle  Anna  Iva- 
novna  ?  Mais  comment  l'oublier  ?  Je  suis  heureux  de  son 
bonheur  et  du  vôtre; il  ne  m'a  jamais  été  indiCFérent;  sou- 
venez-vous de  1847,  quand  tout  cela  commençait.  Rappelez- 
moi  au  bon  souvenir  d'Anna  Ivanovna  et  assurez-la  de  mon 
respect  et  de  mon  dévouement  sans  bornes.  Dites  à  vos 
parents  que  j'ai  pensé  souvent  à  eux  et  à  leurs  gâteries,  et 
que  je  le  faisais  avec  délices.  Eugénie  Petrovna  a-t-elle 
reçu  le  livre  critique  de  l'inoubliable  Valérien  Nicolaïé- 
vitch  publié  par  les  Oletchesivennia.  Zapiski?  Quand  on 
m'arrêta,  on  me  prit  ce  livre,  puis  on  me  le  rendit  ;  mais 

1.  Célèbre  poète  russe. 


\ 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  117 

étant  en  prison  il  m'était  impossible  de  le  lui  faire  parve- 
nir, et  je  savais  quel  prix  elle  y  attachait.  Tout  cela  me 
faisait  beaucoup  de  peine.  Deux  heures  avant  mon  départ 
pour  la  Sibérie,  j'avais  demandé  au  commandant  Nabokov 
de  remettre  ce  livre  à  qui  de  droit.  L'a-t-on  fait?  Saluez  bien 
vos  parents  de  ma  part.  Je  leur  souhaite  do  tout  mon  cœur 
bonheur  et  longue,  longue  vie. —  11  se  peut  que  vous  ayez 
quelques  détails  me  concernant  par  mon  frère.  Pendant 
les  heures  où  je  n'ai  rien  à  faire,  je  note  les  souvenirs  de 
mon  séjour  au  bagne,  les  choses  les  plus  intéressantes. 
D'ailleurs  il  y  a  là  peu  de  choses  personnelles.  Si  je  ter- 
mine et  si  je  trouve  une  très  bonne  occasion,  je  vous  en 
enverrai  un  exemplaire,  écrit  de   ma  main,  en  souvenir. 

A  propos,  j'allais  l'oublier  et  je  suis  obligé  de  faire  une 
petite  digression:  cette  lettre  vous  sera  remise  par  Alexan- 
dre Egorovitch,  baron  Vrangel,  très  jeune,  avec  d'excel- 
lentes qualités  de  cœur  et  d'esprit,  venu  en  Sibérie  droit 
du  lycée,  poussé  par  le  rêve  généreux  de  connaître  le  pays, 
de  se  rendre  utile,  etc.  Il  était  dans  l'administration  à  Serai- 
palatinsk  ;  nous  nous  sommes  liés  et  je  l'aime  beaucoup. 
Comme  je  veux  vous  prier  de  vous  occuper  de  lui  et  de 
faire  connaissance  plus  intime  avec  lui,  si  c'est  possible, 
je  vais  vous  dire  deux  mots  de  son  caractère  :  beaucoup 
de  bonté,  un  cœur  très  tendre,  quoique  au  premier  abord 
son  extérieur  paraisse  assez  froid.  J'aurais  bien  voulu 
que  vous  fissiez  sa  connaissance,  dans  son  intérêt.  Le 
cercle  semi-aristocratique  ou  aux  trois  quarts  aristocra- 
tique, dans  lequel  il  a  grandi,  ne  me  plaît  pas  beau- 
coup, nia  lui  non  plus,  car  il  a  des  qualités  excellentes, 
mais  beaucoup  de  traits  se  remarquent  dus  à  l'ancien 
milieu. 

Tâchez  d'avoir  de  l'influence  sur  lui,  si  vous  pouvez. 
Il  le  mérite.  Il  a  fait  énormément  de  bien.  Mais  je  l'aime 
non  pas  seulement  pour  le  bien  qu'il  m'a  fait.  En  défini- 
tive :  il  est  un  peu  méfiant,  très  impressionnable,  quel- 
quefois renfermé  et  quelque  peu  d'humeur  inégale.  Parlez- 
lui,  si  vous  vous  liez,  tout  simplement,  aussi  sincèrement 
que  possible  et  sans  circonlocutions. 

Pardonnez-moi  de  tant  insister  auprès  de  vous  pour  le 
baron.  Mais,  je  vous  le  répète,  je  l'aime.  Gardez  pour  vous 
toutes  mes  observations  et  la  lettre,  en  général  (d'ailleurs 


118  CORRESPONDANCE   DE   DOeTOlEVSKI 

VOUS    n'avez  рая    besoin  que   l'on   vous  fasse    la  leçon). 

Vous  mo  <Jil«?8  que  vous  vous  êtes  souvenu  de  moi  avec 
ardeur  et  que  vous  disiez  :  pourquoi,  pourijuoi? 

Moi  aussi,  je  me  suis  souvenu  chaleureusement  de  voue, 
et  à  votre  question  :  pourquoi?  je  ne  répondrai  rien,  —  ce 
serait  inutile.  Vous  dites  que  vous  avez  beaucoup  vécu, 
beaucoup  pensé  et  que  vous  avez  éprouvé  bien  des  chose* 
nouvelles.  Cela  ne  pouvait  être  autrement,  et  je  suis  sûr 
que  maintenant  encore  nous  pourrions  nous  entendre  dans 
nos  idées. 

J'ai  aussi  pensé  et  vécu,  et  il  y  avait  de  telles  circons- 
tances, de  telles  influences,  qu'il  fallait  vivre,  penser  et 
digérer  trop  de  choses,  au-dessus  de  mes  forces.  Mf  con- 
naissant très  bien,  vous  me  rendrez  certainement  justice, 
que  j'ai  toujours  suivi  ce  qui  me  paraissait  meilleu/  et 
plus  droit  et  que  je  n'ai  jamais  été  faux.  Quand  je  me 
livrais  h  quelque  chose,  je  le  faisais  avec  ardeur.  Ne 
croyez  pas  que  ces  paroles  contiennent  une  allusion  à  ce 
qui  m'a  conduit  ici.  Je  parle  de  ce  qui  est  arrivé  après, 
mais  il  est  inutile  de  parler  du  passé  ;  d'ailleurs  cela  n'a 
été  qu'un  hasard.  Les  idées  changent,  le  cœur  est  le 
môme. 

J'ai  lu  votre  lettre  et  je  n'ai  pas  compris  le  principal.  Je 
parle  du  patriotisme,  de  l'idée  russe,  du  sentiment  du 
devoir,  de  l'honneur  national,  de  tout  ce  dont  vous  me 
parlez  avec  tant  d'enthousiasme.  Mais,  mon  ami  I  Avez- 
vous  jamais  été  différent?  J'ai  toujours  partagé  ces  mômes 
sentiments  et  ces  convictions.  La  Russie,  le  devoir,  l'hon- 
neur ?  —  oui  !  j'ai  toujours  été  un  vrai  Russe  —  je  vous 
le  dis  franchement.  Quoi  de  neuf  dans  le  mouvement  qui 
se  manifeste  autour  de  vous,  et  dont  vous  parlez  comme  si 
c'était  une  tendance  tout  à  fait  nouvelle  ?  Je  vous  avoue 
que  je  ne  vous  ai  pas  compris.  J'ai  lu  vos  vers  et  je  les  ai 
trouvés  admirables  ;  je  partage  complètement  votre  senti- 
ment patriotique  de  V affranchissement  moral  des  Slaves. 
C'est  le  rôle  de  la  Russie,  de  la  noble,  de  la  grande  Rus- 
sie, de  notre  sainte  mère  1  Comme  la  fin  est  belle,  commt 
les  dernières  lignes  de  votre  «  Concile  de  Clermont  >  sont 
belles  !  Comment  avez-vous  su  trouver  un  pareil  langage, 
pour  exprimer  d'une  façon  si  superbe  une  idée  aussi  gran- 
diose. Oui  !  Je  partage  votre  opinion ,  que  la  Russie  achè- 


CORRESPONDANCB  DE   DOSTOÏEVSKI  119 

vera  l'Europe,  de  par  sa  mission  môme.  Cela  m'est  évident 
depuis  longtemps.  Vous  écrivez  que  la  société  paraît 
s'éveiller  de  son  apathie.  Mais,  vous  savez  que  dans  notre 
société,  en  général,  il  n'y  a  pas  de  manifestations  ;  qui 
donc  pourrait  en  conclure  jamais  qu'elle  soit  sans  énergie  ? 
Qu'une  idée  soit  suffisamment  lumineuse  :  appelez  la 
société,  et  la  société  vous  comprendra.  Ce  sera  ainsi  main- 
tenant :  l'idée  est  d'une  clarté  surprenante,  tout  à  fait 
nationale  et  chevaleresque  (c'est  la  vérité,  il  faut  lui  ren- 
dre justice),  et  notre  idée  politique,  qui  nous  a  été  léguée 
par  Pierre,  a  été  démontrée  par  tout  le  monde.  Il  est 
possible  que  vous  soyez  troublé  par  le  flot  d'idées  françai- 
ses dans  cette  partie  de  la  société  qui  pense,  sent  et  étu- 
die ?  Il  y  a  là  une  particularité,  mais  dans  la  nature 
chaque  particularité  évoque  une  opposition.  Mais  conve- 
nez-en, que  tous  ceux  qui  ont  du  bon  sens,  c'est-à-dire 
ceux  qui  donnent  Is  ton,  considèrent  les  idées  françaises 
au  point  de  vue  scientifique,  —  qui  ne  sont  pas  davantage 
partisans  de  celte  particularité,  —  étaient  toujours  Russes. 
Que  voyez-vous  de  nouveau  ?  Je  vous  assure  que  moi,  par 
exemple,  je  suis  tellement  proche  de  tout  ce  qui  est  russe, 
que  les  forçats  eux-mêmes  ne  m'onl  pas  effrayé;  — c'étaient 
des  Russes,  mes  frères  d'adversité,  et  j'ai  eu  plus  d'une 
fois  le  bonheur  de  rencontrer  de  la  grandeur  d'âme  dans 
le  cœur  môme  d'un  brigand,  par  cela  seul  que  je  pouvais 
le  comprendre,  étant  moi-môme  Russe.  Mon  malheur  m'a 
donné  à  connaîlre  pratiquement  bien  des  choses;  il  se  peut 
que  cette  pratique  ait  eu  sur  moi  une  grande  influence  ; 
mais  j'ai  connu  aussi  par  expérience  que  j'avais  toujours 
été  Russe  de  cœur. 

On  peut  avoir  dûs  idées  erronées,  le  cœur  ne  saurait 
se  tromper,  et  l'erreur  ne  peut  vous  rendre  malhonnête, 
c'est-à-dire  vous  faire  agir  contre  votre  conviction.  Mais 
pourquoi,  pourquoi  vous  écrirais-je  tout  cela!  Car  je  sais 
que  je  ne  saurais  rien  exprimer  par  éorit,  po  irquoi  alors 
l'écrire  I 

Je  vous  parlerai  encore  de  moi.  Au  bagne  je  lisais  fort 
peu,  il  n'y  avait  pas  de  livres.  On  en  rencontrait  quelque- 
fois par  hasard.  Arrivé  ici,  à  Semipalatinsk,  j'ai  commencé 
à  lire  davantage.  Mais  cependant  je  manque  de  livres  et 
surtout  de  livres   qui  me  sont  nécessaires  ;  et  le   temps 


120  CORRBePONOANCB    DE   DOSTOIbVSKI 

passe.  Je  ne  saurais  vous  exprimer  combien  j'ai  souffert 
de  ne  pouvoir  écrire  au  bagne.  Et  cependant  le  travail 
intérieur  bouillonnait.  Certaines  choses  venaient  bien,  je 
le  sentais.  Je  créai  là-bas,  de  tête,  une  nouvelle,  qui  devait 
être  grande  et  définitive.  Je  craignais  que  l'amour  que  j'avais 
eu  pour  cetlo  création  ne  se  refroidit  avec  le»  années, 
quand  l'heure  de  l'accoraplissement  sonnerait,  cet  amour 
sans  lequel  une  œuvre  ne  saurait  être  créée.  Mais  je  me 
suis  trompé  :  le  caraclère  que  j'avais  créé  cl  qui  est  la 
base  de  ma  nouvelle  avait  demandé  plusieurs  années 
pour  se  développer  et  je  suis  certain  que  j'aurais  tout  gâté 
si  je  m'y  étais  mis  sans  aucune  préparation.  Mais  après 
avoir  quitté  le  bagne,  quoique  tout  fût  prêt,  je  n'écriTie 
pas.  Je  ne  pouvais  écrire.  Une  circonstance,  le  fait  du 
hasard,  qui  avait  bien  tardé  dans  ma  vie,  survint  enfin, 
m'entratna  et  m'absorba  complètement.  J'étais  heureux,je 
ne  pouvais  travailler.  Ensuite,  le  chagrin  et  la  tristesse 
me  visitèrent.  Je  perdis  ce  qui  était  tout  pour  moi.  Des 
centaines  de  verstes  nous  séparaient.  Je  ne  vous  explique 
pas  de  quoi  il  s'agissait  ;  peut-être  vous  le  dirai-je  un  jour; 
maintenant  cela  m'est  impossible.  Cependant  je  n'étais 
pas  tout  à  fait  oisif.  Je  travaillais  ;  mais  je  laissai  mon 
œuvre  principale  de  côté.  Il  me  fallait  davantage  de  tran- 
quillilô  d'esprit.  Par  amusement,  je  me  mis  à  écrire  une 
comédie  et,  tout  en  plaisantant,  j'évoquai  une  situation 
tellement  comique,  tant  de  personnages  amusants,  et  mon 
héros  me  plût  tellement,  que  j'abandonnai  la  comédie, 
malgré  qu'elle  me  réussissait,  rien  que  pour  avoir  le  plai- 
sir de  suivre  le  plus  longtemps  les  aventures  de  mon 
héros,  et  de  rire  moi-même.  Ce  héros  me  ressemble  quel- 
que peu.  Bref,  j'écris  un  roman  comique,  mais  je  n'ai 
écrit  encore  que  des  chapitres  détachés  ;  j'en  ai  écrit  assez, 
maintenant  il  faut  coudre  ensemble. 

Eh  bien,  voilà  l'histoire  de  mes  occupations;  je  n'ai  pu 
m'empôcher  de  vous  la  raconter;  c'est  parce  que  je 
me  suis  mis  à  causer  avec  vous,  et  me  suis  rappelé  le 
passé,  mon  ami  inoubliable.  Oui!  Nous  avons  souvent  par- 
tagé la  joie  :  aurais-je  pu  vous  oublier  !  Vous  me  parlez 
un  peu  littérature.  Cette  année  je  n'ai  presque  rien  lu.  Je 
vais  vous  faire  part  de  mes  observations  :  Tourguenev  me 
plaît  le  plus  —  il   est  seulement  regrettable  qu'avec    un 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  121 

talent  énorme  il  ait  si  peu  de  pondération.  L.  T...  (1)  me 
plaît  énormément,  mais  je  crois  qu'il  n'écrira  pas  beau- 
coup (d'ailleurs,  il  se  peut  que  je  me  trompe).  Je  ne  con- 
nais pas  du  tout  Ostrovski,  je  n'ai  rien  lu  de  lui  en  entier, 
mais  j'ai  lu  beaucoup  de  fragments  dans  les  critiques.  Il 
est  possible  qu'il  connaisse  bien  une  certaine  classe  russe, 
mais  il  me  semble  que  ce  n'est  pas  un  artiste.  De  plus,  il 
me  fait  l'effet  d'être  un  poète  sans  idéal.  Je  vous  prie, 
détrompez-moi,  envoyez-moi,  je  vous  en  supplie,  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  parmi  ses  œuvres,  afin  que  je  ne  les  con- 
naisse pas  uniquement  par  les  critiques.  J'ai  lu  de  Pissemski 
\e  Fanfaron  et  le  Riche  jeune  homme  à  marier  — et  voilà 
tout.  Il  me  plaît  beaucoup.  11  est  intelligent,  bon  enfant 
et  môme  naïf;  il  conte  bien.  Une  chose  est  regrettable 
chez  lui  :  c'est  qu'il  se  presse.  Il  écrit  trop  et  trop  vite.  Il 
faut  avoir  davantage  d'amour-propre,  plus  de  respect  pour 
son  talent  et  pour  l'art,  et  plus  d'amour  pour  l'art.  Quand 
on  est  jeune,  les  idées  bouillonnent,  on  ne  pourrait  saisir 
chacune  au  vol,  et  l'exprimer  aussitôt,  l'exprimer  à  la 
hâte.  Il  est  préférable  d'attendre  qu'on  puisse  en  faire  la 
synthèse  ;  réfléchir  davantage,  attendre  jusqu'à  ce  que 
bien  des  détails,  qui  n'expriment  qu'une  môme  idée,  se 
réunissent  en  une  seule  image  grande,  énorme,  ayant  du 
relief,  et  alors  l'exprimer.  Un  caractère  colossal,  créé  par 
un  écrivain  colossal,  a  été  souvent  l'œuvre  d'un  travail 
long  et  assidu.  Devait-on  exprimer  tous  les  essais  intermé- 
diaires et  toutes  les  ébauches  ?  Je  ne  sais  si  vous  m'avez 
compris  1  Quant  à  Pissemski,  il  me  semble  qu'il  lâche  la 
bride  à  sa  plume.  Nos  femmes-auteurs  écrivent  comme 
des  femmes-auteurs,  c'est-à-dire  avec  esprit,  gentiment  et 
se  hâtent  énormément  de  se  prononcer.  Dites-le-moi,  pour- 
quoi une  femme-auteur  n'est-elle  presque  jamais  un  artiste 
rigoureux?  Même  l'artiste  incontestable  et  colossale  qu'est 
George  Sand  s'est  fait  du  tort  plus  d'une  fois  par  ses  qua- 
lités féminines. 

J'ai  lu  un  grand  nombre  de  vos  pièces  de  vers  dans  les 
revues,  pendant  tout  le  temps.  Elles  me  plaisent  beaucoup. 
Fortifiez-vous  et  travaillez.  Je  vous  dirai  entre  nous,  en 
grand  secret  :  Tutchev  est  très  remarquable;  mais...  etc. 

1.  Il  s'agit  du  comte  Léon  Tolstoï. 


122  C0RRE»PONDANCB    ОВ    DOSTOlSVBKl 

Quel  est  ce  TiitcheT,  n'est-ce  pas  le  nôtre?  D'ailleurs,  beau- 
coup de  вей  poésies  sont  excellentes. 

A<Jieu,  mon  cher  ami.  Pardonnez  le  décousu  de  ma  let- 
tre. On  ne  peut  jamais  rien  écrire  dans  une  lettre.  Voilà 
pourquoi  je  n'ai  jamais  pu  souffrir  M«»  de  Sévigné.  Bile 
écrivait  seslettros  trop  bien. —  Qui  sait?  Peut-être  pourrai- 
je  un  jour  vous  serrer  dan»  mes  bras.  Que  Dieu  le  veuille I 
Pour  l'amour  de  Dieu,  no  communiquez  ma  lettre  à  per^ 
sonne  (absolument  à  personne).  Je  vous  embra.S!*e. 

Th.  Dostoïevski. 


Au  haron  A.-E.  Vrangel, 

Semipalatinsk,  vendredi  23  mars  1856. 

Mon  bon  ami,  mon  ami  incomparable,  Alexandre  Ego  - 
rovitch  I  Où  ôtes-vous,  que  devenez-vous?  Ne  m'avez - 
vous  pas  oublié  ?  Dès  lundi  prochain,  je  commence  à  at- 
tendre la  lettre  promise,  avec  une  impatience  aussi  grande 
que  si  c'était  le  bonheur  et  la  réalisation  de  toutes  mes 
espérances.  Dans  cette  enveloppe,  vous  trouverez  trois  let- 
tres :  l'une  d'elles  est  pour  mon  frère,  l'autre  pour  l'aide 
de  camp  général  Edouard  Ivanovitch  Totleben.  Ne  soyez 
pas  étonné  I  Je  vais  tout  vous  raconter!  Et  maintenant  je 
commence  dans  l'ordre,  et  je  commence  par  moi-même.  Si 
vous  saviez  toute  ma  nostalgie,  tout  mon  découragement, 
presque  mon  désespoir  en  ce  moment,  vous  compren- 
driez vraiment  pourquoi  j'attends  votre  lettre,  comme  le 
salut?  Elle  doit  résoudre  bien  des  choses  dans  ma  desti- 
née. Vous  m'aviez  promis  de  m'écrire  aussitôt  que  possi- 
ble en  arrivant  à  Saint-Pétersbourg,  et  de  m'informer  de 
tout  ce  que  j'espère  et  dont  vous  vous  êtes  si  fraternelle- 
ment occupé  pendant  toute  l'année,  —  franchement,  sans 
rien  celer,  sans  amplifier  et  sans  cherchera  me  donner  de 
vains  espoirs.  Voilà  les  nouvelles  que  j'attends  comme  s'il 
s'agissait  de  ma  vie.  Ne  montrez  ma  lettre  à  personne,  pour 
l'amour  de  Dieu.  Je  vous  informe  que  mes  affaires  sont 
dans  un  état  extrême. 

Mes  espérances  !  Cher,  inappréciable  et,  peut-être,  uni- 
que ami,  cœur  pur  et  honnête  1  Mes  espérances!  Écoutez- 
les,  Tant  qu'à  moi,  elles  m'apparaissent  fort  nettement.  Et 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  123 

1°  n'y  aura-t-il  donc  aucune  amnistie  cet  été,  à  propos  de 
la  paix  que  l'on  va  conclure,  ou  bien  à  propos  du  couron- 
nement ?  Voilà  la  nouvelle  que  j'attends  de  vous  avec 
l'impatience  la  plus  nerveuse.  Et  2'»,  admettons  que  cela 
soit  encore  du  domaine  de  l'espérance  ;  mais  ne  me  serait- 
il  pas  possible  de  quitter  le  service  militaire  pour  le  ser- 
vice civil  et  d'aller  à  Barnaoul,  si  rien  ne  se  produit  après 
le  manifeste  ?  Cependant  Dourov  a  passé  dans  le  service 
civil.  Et  3»,  resterai-je  longtemps  sans  grade  ?  Qu'en  pen- 
sez-vous ?  Ma  carrière  est-elle  complètement  fermée  ? 
D'autres,  bien  plus  coupables  que  moi,  ont  eu  tout.  Je  ne 
pourrais  le  croire.  Je  crois  que  dans  deux  ans,  si  môme 
rien  ne  se  produisait  à  présent,  je  reviendrai  en  Russie. 

Maintenant,  le  principal  — c'est  l'argent.  Deux  choses  — 
un  article  et  un  roman  —  seront  prêtes  pour  le  mois  de 
septembre.  Je  veux  demander  officiellement  la  permission 
de  publier.  Si  on  me  l'accorde,  j'ai  du  pain  pour  toute  ma 
vie.  Maintenant,  ce  n'est  plus  comme  autrefois;  il  y  a  tant 
de  réflexion,  tant  d'effort  et  tant  d'énergie  dans  mon 
travail  I 

J'espère  écrire  un  roman  (vers  le  mois  de  septembre) 
qui  sera  mieux  que  Les  Pauvres  Gens.  Car  si  on  permet 
de  publier  (et  moi,  je  ne  crois  pas,  entendez-vous  !  qu'on 
ne  puisse  l'obtenir), cela  va  faire  du  bruit;  le  livre  sp  ven- 
dra, me  procurera  de  l'argent,  de  la  considération,  attirera 
sur  moi  l'attention  du  gouvernement,  et  on  me  fera  bien- 
tôt rentrer. 

Que  me  faut- il  :  deux,  trois  mille  roubles  ass.  par  an. 
Est-ce  que  cela  ne  peut  suffire  pour  notre  entreti<»n?  Dans 
deux  ans  environ  nous  reviendrons  en  Russie;  elle  pourra 
vivre  convenablement  ;  et  môme,  peut-être,  aurons-nous 
amassé  quelque  chose.  Est-il  possible,  qu'ayant  evi  pen- 
dant six  ans  tant  d'énergie  et  de  courage  pour  la  lutte, 
avec  des  soulîrances  inouïes,  je  ne  sois  capable  de  me  pro- 
curer assez  d'argent  pour  me  nourrir  et  nourrir  ma  femme? 
Allons  donc  !  Car  surtout  personne  ne  connaît  ni  la  valeur 
de  mes  forces,  ni  le  degré  de  mon  talent,  et  c'est  surtout 
là-dessus  que  je  compte.  Enfin,  dernière  éventualité:  admet- 
tons qu'on  ne  m'accorde  pas  l'autorisation  de  publier 
avant  un  an  ?  Mais,  au  premier  changement  dans  ma  vie, 
j'écrirai  à  mon  oncle,  je  lui  demanderai  mille  roubles  arg. 


12i  COnRErtPONOANCe    DB    OOHTO'tEVtiKI 

pour  débuter  dans  une  nouvelle  carrière,  oans  parier  de 
mon  mariage;  je  suis  sûr  qu'il  me  lot)  donnera. AIIodsI  est-ce 
que  nous  ne  passnrone  рая  une  année  avec  cela?  Et  aprèt, 
les  affaires  s'arrangeront. 

Enfin,  je  puis  publier  incognito  et  recevoir  quand  même 
l'argent.  Compreniez  donc,  toutes  ces  espérances  n'ont 
besoin  de  se  réaliser  que  dans  le  cas  où  cet  été  rien  n'au- 
rait lieu  (le  manileste).  Et  si  cela  a  lieu?  Alexandre  Ego- 
rovitch,  mon  amil 

Si  vous  saviez  comme  j'attends  votre  lettre  1  Peut-être, 
contient-elle  des  nouvelles  positives. 

Mais  lii^urez-vous  dans  quels  embarras  je  me  trouve  I 
J'ai  beaucoup  de  demandes  À  vous  adresser  :  pour  l'amour 
du  Christ,  accueillez  les-moi./'remit're  </emant/e:  vous  trou- 
verez ci-incluse  une  lettre  h  Ed.  Iv.  Totleben.  Voilà  mon 
idée:  Jadis  je  le  connaissais  très  bien  ,  son  frère  est  mon 
ami  d'enfance.  Quelques  jours  avant  mon  arrestation  je 
l'avais  rencontré  par  hasard,  et  nous  nous  étions  serré 
la  main  amicalement.  Eh  bien  I  II  est  possible  qu'il  oe 
m'ait  pas  oublié.  Cet  homme  est  bon,  simple,  il  a  un  cœur 
généreux(il  l'a  prouvé)  ;  c'est  un  véritable  héros  de  Sébas- 
topol,  digne  des  Nakhimov  et  des  Kornilov.  Portez-lui  ma 
lettre.  Lisez-la-lui  convenablement.  Vous  remarquerez  cer- 
tainement d'après  le  ton  de  ma  lettre, que  j'ai  hésité  et  que 
•  je  ne  savais  comment  lui  écrire.  Il  est  si  haut  placé  main- 
tenant,et  moi  que  suis-je?  Voudra-t-il  se  souvenir  de  moi.' 

J'ai  écrit  en  tout  cas.  Maintenant  :  allez  le  voir  vous- 
raôme(j*espère  qu'il  se  trouve  à  Saint-Pétersbourg)et  remet- 
tez-lui ma  lettre  quand  vous  serez  seuls.  Vous  verrez  aus- 
sitôt à  l'expression  de  son  visage  comment  il  le  prend. 
S'il  le  prend  mal,  il  n'y  a  rien  à  faire  ;  expliquez-lui  la 
situation  en  quelques  mots  et  dites  quelque  chose  en  ma 
faveur,  prenez  congé  et  sortez,  après  lui  avoir  demandé 
de  garder  votre  démarche  secrète.  C'est  un  homme  exces- 
sivement poli  (caractère  quelque  peu  chevaleresque),  il  vous 
recevra  et  vous  reconduira  très  poliment, si  même  il  ne  disait 
rien  de  satisfaisant.  Mais  si  vous  voyez  à  son  visage  qu'il 
s'intéresse  à  moi,  et  qu'il  témoigne  beaucoup  de  bonté  et 
d'intérêt,  oh  !  alors  soyez  tout  à  fait  franc  avec  lui  ;  parlez- 
lui  de  cette  affaire  de  tout  cœur,  tout  simplement  ;  parlez- 
lui  de  moi,  et  dites-lui  qu'un  mot  de  sa  part  a  une  grande 


\ 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  125 

importance,  qu'il  pourrait  intercéder  pour  moi  auprès  du 
Monarque,  se  porter  garant  (comme  il  me  connaît)  que 
dorénavant  je  serai  un  bon  citoyen,  et  que  certainement  il 
ne  rencontrera  pas  de  refus.  Sur  la  demande  de  Pasko 
vitch,  l'Empereur  a  plusieurs  fois  fait  grâce  à  des  condam- 
nés polonais.  Totleben  est  tellement  en  laveur  maintenant, 
il  est  tellement  aimé  que,  vraiment,  sa  demande  vaudra 
autant  que  celle  de  Paskevitch.  En  général,  je  compte 
beaucoup  sur  vous.  Vous  défendrez  chaleureusement  ma 
cause,  j'en  suis  certain.  Pour  l'amour  do  Dieu,  ne  me  le 
refusez  pas.  Insistez  surtout  là-dessus,  que  je  veux  quitter 
le  service  militaire  (mais  surtout,  obtenez  davantage,  si 
c'est  possible,  c'est-à-dire  un  pardon  complet,  ne  perdez 
pas  cela  de  vue).  Ne  pourrait4)n  pas  me  libérer  avec  le  droit 
d'entrer  dans  une  administration  civile,  eL  avec  la  possibi- 
lité de  revenir  en  Russie, et  surtout  do  publier?  Particuli^ 
rement,  lisez  attentivement  ma  letU-e  ù  Tolleben. 

Ne  pourrait-on  avoir  recours  à  la  poésie?  J'ai  lu  dans  les 
journaux  que,  dans  un  dîner,  Maïkov  lui  avait  lu  des  vers. 
Ne  se  connaissent-ils  pas  ?  Si  oui,  parlez-en  à  Maïkov, 
sous  le  sceau  du  secret,  et  demandez-lui  d'intercéder  pour 
moi  auprès  de  Totleben  et  de  vous  accompagner  chez  lui. 
N'auriez-vous  pas  l'occassion  de  rencontrer  le  plus  jeune 
frère  de  Totleben,  Adolphe  ?  Celui-là  est  mon  ami.  Par- 
lez-lui de  moi,  et  il  se  précipitera  dans  les  bras  de  son 
frère  et  le  suppliera  de  s'occuper  de  moi.  Bien  entendu, 
vous  mettrez  ma  lettre  à  Totleben  sous  enveloppe  et  vous 
la  lui  remettrez  ainsi.  Envoyez-moi  donc  au  plus  vite  des 
nouvelles  pour  m'informer  de  tout  cela,  que  ce  soit  bien 
ou  mal.  Mais  voilà  l'ennui  :  pourvu  que  Lamotte  ne  soit 
pas  parti  à  ce  moment  pour  les  affaires  de  sa  circonscrip- 
tiou  !  Il  doit  y  aller  pour  un  mois.  Je  pense  qu'il  ne  sera  pas 
parti.  Il  me  semble  qu'en  effet,  c'est  sûr.  Hâtez-vous  de  me 
répondre.  J'ai  encore  peur  d'une  chose  :  ma  lettre  au  prince 
Odoevsky,par  exemple,  a-t-elle  été  bien  accueillie  ?  Ne  se- 
riez-vous  pas  découragé,  et  peut-être  iriez-vous  chez 
Totleben  à  contre-cœur?  Mon  ami  1  Ne  m'abandonnez  pas,  ne 
me  réduisez  pas  au  désespoir  ! 

Deuxième  demande  :  écrivez-moi  avec  des  détails  et  plus 
vite,  comment  vous  avez  trouvé  mon  frère.  Que  pense-t-il 
de  moi?  Autrefois  il  m'aimait  ardemment  !  Il  pleurait  en 


12fi  COnnESPONDANOB    ПК    DOeTOÏEVBKI 

mo  faieant  84*s  adieux.  Ne  s'est-il  pas  refroidi  envers  moi  1 
Son  caractère  a-t-il  changé  ?  Comme  cela  me  paraîtrait 
triste  I  Ne  8onge-l-il  qu'à  gagner  de  l'argent  et  a-t-il 
oublié  tout  le  passé  ?  Je  ne  saurais  le  croire.  Mais  ausHi  : 
comment  expliquer  qu'il  reste  des  sept  ou  huit  mois 
sans  écrire  ?  il  écrit  n'importe  (jiioi  ;  et  m^me  dans  In 
lettre  que  j'ai  envoyée  par  Kli(»nientov»ky,et  qui  a  échappé 
h  la  censure,  j'avais  posé  des  questions  auxquelles  il  n'a 
pas  répondu  ?   et  puis  je  vois  en  lui  si  p<Mi    "  "    '•, 

qui  me  rappellerait  le  vieux  temps  I  Je  n'out         ,       i       s 
ce  qu'il  a  dit  à  Khomentovsky,  qui  lui  remettait  ma  de- 
mande de  s'occuper  de  moi  :   //  ferait  mieux  de  retter  en 
Sibérie.  Au  mois  de  décembre  nous  avons  écrit  (par  votre 
frère,  souvenez-vous-en),  j'avais  demandé  de  l'argent,  le 
priant  de  me  l'expédier  au  nom  de  Lamotte.  Vous  savez 
combien  j'étais  gêné!  Eh  bien,  pas  un  mot!  Je  comprends 
qu'il  puisse  manquer  d'argent  ;  il  est  dans  le  commerce, 
mais  dans  les  cas  extrêmes  on  cherche  à  sauver  les  gens. 
D'ailleurs,  je  ne  serai  pas  longtemps  à  sa  charge  et  je  lui 
rendrai  tout.  Et  puis,  si  je  lui   demande  de  l'argent,  c'est 
que  je  me  suis  rappelé  ses  paroles  pendant  nos  adieux. Dans 
la  lettre  ci-incluse  que  je  lui  adres8e,je  le  prie  de  m'envoyer 
ce  qu'il  pourra,  en  dehors  des  cent    roubles  que  je  lui  ai 
demandés.  J'en  ai  besoin  en  cas  de  nécessité  (si  j'obtenais 
ma  liberté,  j'irais  aussitôt  à  Kouznetzk,  et  sans  argent, 
c'est  impossible.  D'ailleurs,  si  elle  va  à  Barnaoul,je  la  per- 
suaderai d'en  accepter  de  ma  part).  Je  ne  puis  vous  écrire 
tout,  mais  l'argent  m'est  absolument  indispensable  ;  il  ne 
peut  être  aussi  nécessaire  qu'une  seule  fois  dans  la  vie. 
Trois  cents    roubles  arg.  me  sauveraient  ;    mais    môme 
200  roubles  seraient  bien,  eny  comptant  les  100  roubles  que 
je  lui  ai  déjà  demandés  en  décembre.  Bien  entendu.je  vous 
écris  tout  cela  en  ami,  n'allez  pas  vous  imaginer  de  donner 
quelque  chose  vous-même.  Je  suis  bien  confus  devant  vous, 
car  je  vous  dois  énormément  !  En  tous  cas,  lisez  la  lettre 
que  j'écris  à  mon  frère.  Ne  lui  faites  pas  voir  celle-ci,  que 
je  vous  écris  maintenant.  Mais  je  vous  la  renvoie  pour  les 
explications  :  racontez-lui  tout.  Se  pourrait-il  que,  pareil 
aux  oncles  et  aux  parents  de  romans,  il  m'en  veuille  povr 
mon  amour  et  vous  dissuade  de  vous  occuper  de  moi?  Mais 
j'ai  trente-cinq  ans.  A  quoi  songe-t-il? Peut-être  croit-il  que 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  127 

je  ne  l'aime  que  pour  l'argent  qu'il  m'envoie.  Allons  donc  • 
J'ai  ma  Gerté.  Je  ne  me  nourrirais  que  de  pain  et  nous 
péririons,  elle  et  moi, plutôt  que  d'accepter  l'argent  qui  me 
serait  envoyé  avec  un  sentiment  pareil.  Je  ne  veux  pas 
d'aumône  !  J'ai  besoin  d'un  frère,  et  non  d'argent  !  Nous 
avons  eu  jadis  des  discussions  avec  lui,  mais  nous  nous 
aimions  tendrement  et,  je  vous  le  jure,  j'aurais  donné  ma 
vie  pour  lui.  J'ai  mauvais  caractère,  mais  quand  il  s'agit 
de  choses  sérieuses,  je  défends  mes  amis.  Quand  nous  avons 
été  arrêtés,  il  me  semble  que  dans  le  premier  moment 
d'eiYroi  il  serait  bien  permis  de  songer  à  soi-même.  Eh 
bien!  Je  ne  songeais  qu'à  lui,  au  coup  que  son  arrestation 
porterait  à  sa  famille,  combien  sa  pauvre  femme  serait 
frappée  ;  je  suppliais  mon  troisième  frère,  qui  avait  été 
arrêté  par  erreur,  de  ne  pas  oxpliquer  cette  erreur  à  ceux 
qui  l'avaient  arrêté,  le  plus  longtemps  possible, et  d'envoyer 
de  l'argent  à  mon  frère,  supposant  qu'il  n'en  avait  point. 
Aurait-il  oublié  tout  le  passé  et  m'en  voudrait-il  parce  que 
je  lui  demande  de  l'argent,  et  à  quel  moment  !  Au  moment 
le  plus  critique  de  mon  existence.  Écrivez-moi  comment 
il  vous  a  reçu,  comment  vous  l'avez  trouvé  (écrivez-moi 
franchement  sa  manière  d'envisager  cette  affaîre),el  n'écou- 
tez que  votre  excellent  cœur,  mon  bon  ami.  Soyez  aussi 
sincère  que  possible  avec  Maïkov  à  mon  sujet.  C'est  un 
excellent  homme  et  qui  m'aime.  Bien  entendu,  recomman- 
dez-lui le  secret. 

Troisième  demande:  Pour  l'amour  de  Dieu,  comprenez- 
moi,  aidez-moi,  et  ne  songez  pas  que  je  puisse  nuire  en 
quelque  chose  à  ma  carrière  par  mon  amour  pour  elle...  Je 
suis  sûr  de  pouvoir  nourrir  ma  famille.  Je  travaillerai, 
j'écrirai.  Car  si  on  n'accorde  aucune  amnistie,  en  ce  mo- 
ment, je  pourrai  toujours  permuter  dans  le  civil,  obtenir  la 
quatorzième  classe  au  plus  tôt,  avoir  un  traitement,  et 
surtout,  publier,  môme  publier  incognito.  J'aurai  de  l'ar- 
gent 1  Enfin,  ce  n'est  pas  pour  tout  de  suite,  et  vers  cette 
époque  l'affaire  s'arrangera. 

Enfin  :  pour  l'amour  du  Christ,  informez-moi  du  cours 
de  mes  affaires  au  plus  tôt  et  avec  le  plus  de  détails  possi- 
ble ;  je  mets  toute  ma  confiance  en  vous.  Persuadez  mon 
frère  de  me  venir  en  aide,  soyez  mon  avocat  auprès  de  lui. 
Tâchez  de  le  convaincre  que  je  ne  cherche  que  mon  bon- 


128  CORRESPONDANCE    DE   00«Т01ВУ8К1 

heur  dans  ce  mariage  ;  qu'il  oe  nous  od  faut  рая  tant  pour 
vivre, et  (]uc  j'aurai  assez  de  force  et  d'énergie  pour  nourrir 
mu  famille;  que  si  on  m'autorisail  à  «écrire  et  à  publier, 
ju  serais  sauvé,  ne  serait  plas  à  charge  A  personne  ;  je  ne 
leur  domauderuis  pas  de  secours,  et  surtout  :  que  je  ne 
me  marie  pas  tout  de  suite,  mais  attendrai  d'avoir  quel- 
({ue  chose  d'assuré.  Quant  à  elle,  elle  attendra  avec  joie, 
pourvu  qu'elle  ail  l'espoir  que  ma  destinée  s'arrange  sûre- 
ment. Dites  aussi  que  j'ai  trente-cinq  ans  et  que  je  suis 
raisonnable  comme  dix.  Adieu,  mon  cher,  mon  ami  1 

Oui!  j'oubliais!  Pour  Гатэиг  du  Christ  parlez  à  mon 
frère  de  mes  alTaires  d'argent.  Persuodez-l«î  de  me  venir 
en  aide  pour  la  dernière  fois.  Comprenez  donc  dans  quelle 
situation  je  me  trouve.  Ne  m'aband  >nnez  pas.  On  ne  se 
trouve  qu'une  fois  dans  la  vie  dans  Леи  circonstances 
pareilles.  Quand  viendrait-on  alors  au  secours  de  ses  amis, 
sinon  dans  de  pareils  moments?  Je  vous  embrasse,  je  vous 
serre  dans  mes  bras  Comment  allez-vous?  Je  ne  sais  rien 
de  vous  1  J'attends  une  lettre  de  tous  avec  impatience.  Je 
termine  cette  lettre  à  regret;  me  voilà  de  nouveau  seul 
avec  mes  doutes  et  avec  mon  désespoir. 

Th.  Dostoïevski. 


Au  même. 

Semipalatinsk,  13  avril  1856. 

Je  m'empresse  de  répondre  à  votre  chère  et  bonne  let- 
tre, mon  bon  ami,  que  vous  m'avez  écrite  le  12  mars  et 
qui  m'a  causé  une  grande  joie  avant-hier.  J'ai  attendu  avec 
telle  impatience  de  vos  nouvelles,  mais  ces  derniers  temps 
j'avais  cessé  d'espérer  une  prompte  réponse,  car  Demt- 
chinsky,  qui  est  arrivé  de  Russie  il  y  a  quinze  jours,  m'a 
dit  que  vous  aviez  été  retenu  à  Kazan  ;  ensuite  on  a  écrit 
de  Moscou  (à  Spiridonov)  que  vous  n'aviez  passé  qu'un 
jour  ou  deux  à  Moscou  et  que  le  9  mars  vous  vous  étiez 
rendu  à  Saint-Pétersbourg.  D'après  tous  ces  ouï-dire, 
j'avais  calculé  que  je  recevrais  votre  lettre,  au  plus  tôt,  la 
semaine  après  Pâques,  et  voilà,  je  l'ai  reçue  avant  !  Vous 
ne  sauriez  croire  combien  vous  m'avez  rendu  heureux  et 
comme  j'avais   besoin  de   votre    lettre.   Mais,  que   je  la 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSK  129 

reçoive  de  votre  part,  que  vous  ne  m'oublieriez  pas  et  que 
vous  feriez  des  démarclies  pour  moi,  —  en  cela  je  n'avais  pas 
le  moindre  doute,  et  je  n'ai  jamais  songé  que  vous  m'oublie- 
riez. Je  vous  connais,  cœur  le  plus  noble  et  le  meilleur, 
je  savais  bien  que  vous  méritez  que  je  vous  aime.  Vous 
ne  sauriez  croire  dans  quelle  situation  je  me  suis  trouvé 
ces  derniers  temps...  Mais  nous  en  parlerons  après,  et 
pour  procéder  par  ordre,  je  vais  commencer  par  votre  let- 
tre, mon  bon  Alexandre  Egorovitch. 

Mon  cher  et  inoubliable  ami,  vous  m'écrirez  que  vous 
comptez  être  en  Sibérie  au  mois  de  juillet  et  que  vous 
serez  de  passage  à  Semipalatinsk.  Vous  ne  sauriez  croire 
comme  j'ai  été  heureux  que  vous  n'ayez  pas  changé  vos 
intentions  et  que  vous  vouliez  revenir  en  Sibérie,  et  que 
vous  vous  proposiez  de  passer  l'hiver  à  Barnaoul.  Je 
vous  attendrai  comme  le  soleil.  Mais,  mon  ami,  les  bruits 
qu'on  a  répandus  ici  sont-ils  vrais  :  que  le  commandant  du 
corps  vous  avait  attaché  à  sa  personne,  à  Omak,  pour  mis- 
sions spéciales  (on  dit  qu'il  était  fort  étonné  que  vous 
n'ayiezpas  passé  à  Omsk)?  précisément, ce  que  vous  ne  vou- 
liez  pas.  Alors,  peut-être,  pour  éviter  cela,  si  cela  ne  peut 
être  changé,  resterez- vous  à  Saint-Pétersbourg  et  ne  revien- 
drez-vous  plus  I  D'ailleurs,  vous  devez  être  déjà  renseii^ni.-. 
On  vous  a  certainement  écrit  d'ici.  Pour  l'amour  de  Dieu, 
mon  ami,  pour  l'amour  de  Dieu,  informez-moi  si  c'est  cer» 
tain,  si  vous  le  pouvez.  Viendrez-vous  ou  non,  quand,  où,  à 
quel  titre  ei  comment  espérez-vous  organiser  vos  affaires 
à  Saint-Pétersbourg?  Sauf  le  désir  de  vous  voir  en  ce 
moment,  vous  m'êtes  indispensable  comme  l'air,  et  vous 
l'avez  toujours  été  pour  moi,  et  je  m'en  souviens.  Vous  ne 
sauriez  croire  combien  j'ai  été  heureux  d'apprendre  que 
mon  frère  vous  avait  plu  et  que,  à  ce  qu'il  paraît,  vous 
vous  lierez  avec  lui.  Faites-le  pour  l'amour  de  Dieu  ;  vous 
ne  le  regretterez  pas.  Comme  je  suis  content  qu'il  soit 
toujours  le  même  et  qu'il  m'aime  !  Je  vous  ai  écrit  beau- 
coup de  choses  concernant  mes  doutes,  même  à  propos  de 
lui,  dans  ma  dernière  lettre.  Mais  si  vous  saviez  dans 
quelle  triste,  dans  quelle  horrible  situation  je  me  trouvais 
et  combien  je  regrette  mes  suppositions  sur  le  compte  de 
mon  frère  1  Dites-lui  que  je  l'embrasse  ;  je  ne  lui  écris  pas, 
parce  que  j'ai  à  peine  le  temps  de  vous  répondre.  Je   lui 


130  COnREHPONOANCE    DE    DOSTOIKVAKI 

écrirai  bicnlôl  ma  lettre  officielle,  il  y  aura  :  vivant,  bien 
portant  et  voilà  tout.  Que  peut-on  (écrire  de  plus  dans  une 
lettre  ofiioielle?  Mai»  je  lui  écrirai  dan»  la  prochaine  lettre 
(jue  je  vous  adresserai.  I)ans  ma  dernière  lettre  je  lui  ai 
encore  demandé  cent  roubles.  I*ae  pour  moi,  mon  ami,  mais 
pour  ce  qui  est  maintenant  (юиг  moi  le  plus  précieux  au 
monde,  et  surtout,  en  caa  de  nécessité .  Si  seulement  il 
peut  baliflfaire  h  ma  demande,  qu'il  le  Ганяе,  le  Seigneur 
l(!  récompirnsera  et  par  cela,  il  me  rendra  heureux  et  me 
sauvera  du  désespoir.QuisAit  ce  qui  pourra  arriver!  D'ail- 
leurs, si  un  me  permet  de  publier,  alore  je  serai  muni 
d'iu-giMil  et  je  commencoroi  une  nouvelle  vie  et  je  ne  le 
tourmenterai  plue;  je  l'ai  toujours  fait  à  contro-ccear, 
car  mon  frère  doit  gagner  son  pain.  Je  voue  avais  écrit, 
mon  ami,  daller  cher  Totleben  et  de  remettre  ma  lettre. 
Maintenant,  voue  l'avez  peut-^tre  déjà  fait.  Vous  ne  sau- 
riez croire  combien  mon  cœur  est  plein  d'effroi  dan4  l'at- 
tente tle  votre  répoo3<}.  Je  vous  remercie  d'avance  pour 
tout  ce  que  vous  faites  poar  moi,  mais  seulement,  pour 
l'amour  du  Christ,  ne  me  donner  pas  un  vain  espoir,  en 
voulant  me  tranquilliser.  Les  faits  seulement  ;  écrivez-moi 
les  faits.  Je  vous  ai  prié,  ainsi  que  mon  frère,  d'écrire  à 
Maria  Dmilrievna,  et  bientôt,  si  c'est  possible.  Je  voas 
renouvelle  ma  prière:  faites-le  pour  l'amour  de  Dieu.  Vous 
me  dites  que  l'on  veut  nous  accorder  quelque  grâce, 
mais  ce  qu'il  eu  est  précisément,  on  le  garde  secret.  De 
grâce,  mon  ami  inappréciable,  ne  pou rri<»z- vous  pas  savoir 
d'avance  quelque  chose  par  rapporta  moi?  Cela  m'est 
nécessaire,  très  nécessaire.  Si  vous  apprenez  quelque  chose, 
communiquez-le-moi  aussitôt.  Je  ne  songe  pas  au  Caucase. 
Non  plus,  au  bataillon  de  Barnaoul.  Maintenant,  tout  cela 
n'est  rien.  Vous  écrivez  que  tout  le  monde  aime  le  Tsar. 
Moi,  je  l'adore.  Ma  promotion  m'est  particulièrement 
importante, je  l'avoue.  Mais  s'il  faut  attendre  le  grade  d'of- 
ficier, il  faut  attendre  encore  longtemps  ;  je  me  contente- 
rais de  n'importe  quoi  en  ce  moment,  à  l'occasion  du  cou- 
ronnement. Le  meilleur  et  le  plus  sensé,  certainement, 
c'est  d'obtenir  l'autorisation  de  publier.  J'ai  l'intention  de 
vous  envover  bientôt  des  vers  à  propos  du  couronnement, 
par  un  particulier.  Mais  je  les  enverrai  aussi  par  voie  offi- 
cielle. Vous  rencontrerez  certainement  Hasford.  Il  va  assis- 


COHRESPONOANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  131 

ter  au  couronnement.  Ne  voudriez-vous  pas  lui  parler  de 
présenter  mes  vers  ?  Ne  pourrait-on  arranger  cela  ? 

Informez-moi  aussi  jusqu'à  quelle  époque  je  pourrai 
vous  écrire,  car  si  vous  quittez  Saint-Pétersbourg,  ce 
ne  sera  pas  bien  si  les  lettres  se  perdent.  Je  vous  ai 
parlé  d'un  article  sur  la  Russie.  Mais  cela  est  devenu 
tout  bonnement  un  pamphlet  politique.  Je  n'aurais  pas 
voulu  supprimer  un  seul  mot  de  mon  article.  Mais  il 
est  fort  peu  probable  qu'on  me  permette  de  commen- 
cer mes  publications  par  un  pamphlet,  si  patriotiques 
que  soient  mes  idées.  Et  copemiant  cela  paraissait  sérieux 
et  j'étais  content.  Mon  article  m'intéressait  beaucoup. 
Mais  je  l'ai  abandonné.  Il  se  pourrait  qu'on  refusât 
l'autorisation  de  le  publier.  Alors,  mes  peines  seraient  per- 
dues? Maintenant,  mon  temps  est  trop  précieux,  pour  le 
perdre  en  vain,  pour  le  plaisir  personnel  d'écrire.  Lee 
circonstances  politiques  ont  ainsi  chanîçé.  Et  alore  je  me 
suis  mis  à  un  autre  article  :  Lettres  $ur  l'Art.  Son  Altesee 
Maria  Nicolalevna  est  Président  de  l'Académie.  Je  veux 
demander  l'autorisation  de  lui  dédier  mon  article  et  je  le 
ferai  imprimer  sans  signature.  Mon  article  est  Itt  fruit  de 
dix  années  de  réflexion.  J'ai  tant  réfléchi  jusqu'au  dernier 
mot,  à  Omsk.  Il  y  aura  beaucoup  de  choses  ardentes,  ori- 
ginales. Je  garantis  l'exposé.  Il  se  pourra  que  beaucoup 
ne  partagent  pas  ma  manière  de  voir,  mais  moi,  j'ai  foi 
dans  mes  idées,  et  cela  me  suffit.  Je  veux  prier  Apollon 
Maikovdelire  l'article  auparavant.  Quelques  chapitres  con- 
tiendront des  pages  entières  du  pamphlet.  C'est  précisé- 
ment sur  le  rôle  que  joue  le  Christianisme  dans  l'art. 
Mais  voilà,  où  le  placer  ?  Si  on  le  publie  à  part,  il  y  aura 
à  peine  une  centaine  de  lecteurs  qui  l'achèteront,  car  ce 
n'est  pas  un  roman.  l,es  revues  donneront  de  l'argent. 
Mais  le  Savremennik  n'a  jamais  eu  de  sympathie  pour 
moi,  Moskintianine noQ  plus.  Roassky  Viestnik apubVié  une 
préface  à  la  critique  des  oeuvres  de  Pouchkine, de  Katkov, 
dont  les  idées  sont  coraplètemant  contraires  aux  miennes. 
Il  n'y  aurait  plus  que  les  Otetcheslvennia  Zapiski,  mais 
que  deviennent-elles?  je  n'en  sais  rien.  Aussi,  je  vous  prie, 
causez-en  avec  Maïkov  et  mon  frère,  mais  simplement 
comme  si  cela  n'était  encore  cju'à  l'état  de  projet,  s'il  est 
possible  de  le  faire  imprimer  pour  de  l'argent,  et  infor- 


132  CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 

mcz-moi.  Le  principal,  c'ebt  que  j'écris  mon  roman  et  c'est 
pour  moi  un  délice. 

Par  là  sjeulcment  je  puis  me  faire  un  nom,  et  attirer 
Tattenlion  sur  moi.  Mais,  certainement,  il  est  préférable 
de  commenc'T  par  un  arlicU-  Héri<Mix  (sur  l'art)  vi  de 
demander  à  ce  propos  Taulorisation  de  publier  ;  car  jus- 
qu'à présent,  on  considère  le  roman  comme  une  bagatelle. 
Cela  me  paraît  ainsi. 

S'il  y  a  moyen  de  parler  de  me  faire  permuter  dans  le 
service  civil,  el  de  s'en  occuper,  pour  aller  précisément  à 
Barnaoul,  pour  l'amour  de  Dieu,  ne  le  perdez  pas  de  \uc. 
Si  c'est  possible  d'en  parler  à  Hasiord,  parlez-lui-en  pour 
l'amour  de'  Dieu  ;  et  s'il  est  possible  non  seulement  de 
parler,  mais  aussi  d'agir,  n'en  perdez  pas  l'oecasion  et 
laites  des  démarches  afin  de  me  faire  passer  à  Barnaoul  <lana 
le  service  civil.  Pour  moi  c'est  le  pas  le  plus  proche  et  le 
plus  sûr.  D'ailleurs,je  suis  parfaitement  de  votre  avis  qu'il 
faut  attendre  le  couronnement.  Dieu  sait, peut-être  y  aura- 
t-il  davantage  même  que  ce  que  nous  attendons.  Le  temps 
est  proche,  mais  Dieu  sait  combien  d'eau  peut  couler  d'ici 
là.  Je  parle  de  ma  situation  que  vous  connaissez. 

Th.  Dostoïevski. 


A  M.  E... 
Semipalatinsk,  16  avril  1856. 

Je  vous  remercie,  cher  monsieur  E...,  de  votre  souve- 
nir et  de  vos  attentions  pour  moi.  Sans  m'y  attendre  pour 
mon  bonheur  J'ai  trouvé  en  vous  un  vrai  parent.  Encore 
une  fois  merci. 

De  moi  je  vous  dirai  que  je  vis  pour  la  plupart  d'espé- 
rances seules;  et  le  présent  n'est  pas  très  beau.  Joignez  à 
cela  une  mauvaise  santé. 

J'ai  entendu  dire  que  mon  camarade  D...  a  quitté  le 
service  militaire,  qu'il  est  entré  à  Omsk  dans  le  service 
civil  ;  tout  cela  pour  cause  de  maladie. 

J'ai  reçu  les  œuvres  de  Pouchkine  ;  je  vous  en  remer- 
cie vivement.  Mon  frère  m'a  écrit  qu'au  printemps  de 
l'année  dernière  il  m'avait  envoyé  par  vous  quelques 
livres,  par  exemple  VHistoire  des   Saints,   les  historiens 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  133 

anciens,  et  une  boîto  de  cigares.  Mais  je  n'ai  rien  reçu  de 
vous. Ecrivez- moi,  je  vous  prie, si  vous  tae  les  avez  envoyés? 
Si  vous  les  avez  envoyés,  .c'est  perdu  en  route  ;  sinon, 
c'est  que  probablement  vous-même  n'aurez  rien  reçu. 
Rendez-moi  un  service  :  écrivez  cela  à  mon  frère. 

Mes  occupations  sont  des  plus  vagues.  Je  voudrais  tra- 
vailler systématiquement,  mais  je  lis  et  écris  par  saccades. 
Je  n'ai  pas  de  temps,  surtout  maintenant  ;  pas  du  tout. 

Vous  m'écrivez  sur  un  recueil  de  chansons.  Si  je  trouve 
quelque  chose,  ce  sera  avec  grand  plaisir.  Je  forai  tout 
mon  possible  pour  trouver  quelque  chose  mais  j'en  doute. 
Enfin  j'essaierai.  Moi-môrao  jusqu'à  présent  je  n'ai  fait 
aucun  recueil  pareil.  Ce  qui  m'a  arrêté  c'est  la  pensée 
que  s'il  faut  faire  un  recueil,  il  faut  le  faire  bien,  et  réunir 
au  hasard  même  les  chansons  populaires  ne  donnera  rien 
de  bon.  Rien  ne  s'obtient  sans  efTorts.  En  outre,  mes  occu- 
pations actuelles  sont  d'un  tout  autre  genre.  Ck)mbien  me 
faut-il  lire  et  comme  je  suis  en  retard!  En  général,  ma  vie 
est  très  désordonnée. 

Au  nom  de  Dieu,  dites-moi  quelle  est  cette  Olga  N...  * 
et  ce  L.  T...*  qui  a  pubUé,  dans  le  Sot^remennik,  V Adoles- 
cence ? 

Au  revoir.cher  monsieur  E...  Ne  m'oubliez  pas.  Moi,  je 
ne  vous  oublierai  jamais.  Votre 

Dostoïevski. 

Ci-inclus  la  lettre  à  G.-I.  Ivanov  *.  Envoyez-la,  je  vous 
prie,  à  Pétersbourg,  maison  Lintzen,  près  de  l'église  du 
Saint-Sauveur.  Vous  connaissez  vous-même  l'adresse. 

Au  baron  A.-E.  Vrangel, 
Semipalatinsk,  23  mai  1856,  mercredi. 

Mon  cher,  mon  très  bon  Alexandre  Egorovitch,  je  me 
hâte  (dans  le  sens  rigoureux  du  mot)  de  vous  répondre. 
Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  si  ma  lettre  est  écrite  à  la 
hâte  et  en  désordre.  Je  vous  expliquerai  tout  cela  après. 

1.  Olga  Narskaia. 

2.  Léon  Tolstoï. 

3.  Constantin  Ivanovitch  Ivanov,  plus  tai-i  général  très  connu. 


ISi  CORREePONDANCE  DE    ПОвТОТВУвК! 

Premièrement,  je  voue  remercie  infiniment  pour  tout  ce 
que  vous  avez  fait,  pour  toutes  ros  démarchée  pour  mol. 
Vous  éle»  un  ftccond  frère  pour  moi,  cher  et  bien-aimé  l 
Totlobcn  est  le  cœur  le  plus  noble,  j'en  fus  toujours  per- 
suadé. C'est  une  ftme  chevaleresque,  élevée  et  généreuse. 
Son  frère  est  du  même  caractère.  Pour  l'amour  du  Christ, 
dites  и  Ernesl  que  je  n'ai  pu  lire  votre  lettre  sans  verser 
des  larmes, et  je  ne  sais  s'il  existe  des  mots  pour  exprimer 
mes  sentimeuls  pour  lui.  Embrassez  Adolphe  [юиг  moi. 
Que  va-t-il  advenir  I  L'afTaire  est  en  bonne  voie,  je  le  com- 
prends bien.  Que  Dieu  accorde  le  bonheur  au  Monarque 
généreux  î 

Ainsi,  tout  est  exact,  ce  que  l'on   racontait  sans  ceiM 
de  l'amour  passionné  de  tous  pour  lai  ! 

Comme   cela  me   réjouit  1  Plus  de  foi,  plus  d'unité  et 
si  on  y  joiut  l'araour  —  tout  peut  s'accomplir.  Qui  donc 
voudrait  rester  en  arrière? Ne  passe  joindre  à  rimpulsion 
commune,  ne  pas  apporter  son  obole.  Oh  1  Que  Dieu  l'ac- 
corde, que  mon  sort  soiL  plus  tôt  assuré. 

Voua  me  dites  de  vous  envoyer  quelque  chose.  Je  voue 
envoie  des  vers  pour  le  Coaronnement,  et  la  Corulusion  de 
la  /jai'x.  Qu'ils  soient  bons  ou  mauvais,  mais  je  les  ai  envoyée 
ici  par  Tadminisiration,  avec  prière  d'autoriser  de  les  faire 
imprimer  (c'est-à-dire  que  Pierre  Mikhaïlov  a  fait  un  rap- 
port à  Uasiord  à  propos  de  celte  demande).  Selon  moi,  ce 
serait  maladroit  de  demander  officiellement  l'autorisation 
d'imprimer  (par  demande  écrite)  sans  présenter  en  même 
temps  l'ouvrage  en  question.  C'est  pourquoi  j'ai  commencé 
par  la  pièce  de  vers.  Lisez-la,  copiez-la  et  tâchez  qu'elle 
parvienne  au  Monarque.  Mais  voilà  :  il  est  impossible 
d'éviter  Hasford.  Car  il  se  peut  que  mon  service  ait  lieu 
ici.  Hasford  va  à  Pétersbourg  le  10  juin.  Il  se  présentera 
au  Tsar  sans  doute.  Il  emportera  ma  pièce  de  vers,  mais 
jl  faudrait  le  prévenir  et  surtout  le  bien  disposer  en  ma 
faveur.  Serez-vous  à  Pétersbourg  à  l'arrivée  de  Hasford  ? 
Le  rencontrerez-vous  ?  Si  vous  le  rencontrez,  je  vous  prie 
de  ne  pas  lui  parler  de  Totleben.  Il  s'occupera  avec  plus 
d'ardeur,  si  on  rapporte  à  lui  tout  le  succès  de  l'afTaire. 
Mais  ce  qui  serait  excellent,  c'est  que  Totleben,  l'ayant 
rencontré  quelque  part,  ou  bien  môme  (mais  je  n'oserais 
espérer  une  faveur  pareille  de  Totleben)  allant  faire  une 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  135 

Visite  à  Hasford  (ce  qui  flalterait  Hasford  énorroément), 
lui  demaudàt  de  présenter  ma  poésie  au  Tsar  ayec  ma 
demande  d'autorisation  de  publier;  en  même  temps  il  pour- 
rait dire  un  mot  en  ma  faveur,  si  on  lui  parlait  de  moi, 
c'est-à-dire  si  on  lui  demandait  si  je  suis  digne  de  la  pro- 
motion. N'est-ce  pas,  comme  tout  s'arrangerait  bien  1 
Ainsi,  mon  ami, que  vous  soyez  ou  non  attaché  à  Hasford, 
à  Saint-Pétersbourg,  communiquez  avec  beaucoup  de 
prudence  cette  idée  à  Totleben(car  je  demande  beaucoup), 
et  si  vous  voyez  qu'il  approuve,  expliquez-lui  tout.  Vous 
ne  sauriez  croire  combien  vous  m'avez  inspiré  de  courage 
par  ces  nouvelles.  J'attends  de  vous  voir  avec  impatience  ! 
Oh  I  si  cela  pouvait  ôlre  bientôt  1  Combien  aurions-nout» 
à  nous  dire  1  Oh  1  que  Dieu  vous  accorde  le  bonheur,  et 
non  pas  les  choses  terribles  qui  arrivent  quelquefois,  je 
le  dis  par  expérience  !  Mais  ne  restez  pas  trop  longtemps 
à  Pétersbourg.  Venez,  pour  l'amour  de  Dieu,  venez. 

Dites  à  mon  frère  que  je  le  serre  dans  mes  bras,  que  je 
lui  demande  pardon  de  toutes  les  peines  que  je  lui  ai  eau- 
sées;  je  me  mets  à  genoux  devant  lui.i/efafTaires  vont  très 
mal  et  je  suis  presque  désespéré.  U  est  difticile  de  souiTrir 
autant  que  j'ai  soutTert!  Mais  je  ne  veux  pas  vous  fatiguer, 
d'autant  plus  que  je  ne  puis  vous  dire  tout,  et  ainsi  je  me 
trouve  seul  avec  mon  ennui  sans  borne.  Oh  !  Si  vous 
étiez  ici,  il  eu  serait  autrement  l 

Elle  me  prie  de  faire  des  démarches  pour  faire  admet- 
tre Paul  au  Corps  des  Cadets  de  Sibérie  ;  elle  vous  prie 
aussi  de  vous  occuper  auprès  de  Hasford,  afin  qu'on  le 
reçoive  môme  celte  année  dans  la  petite  division  (Paul 
est  dans  sa  neuvième  année).  J'ai  promis  de  m'occuper  de 
lui  d'une  manière  désintéressée  et  c'est  pourquoi,  je  vous 
en  supplie,  faites  ce  que  vous  pourrez.  Mais  je  vous  sup- 
plie aussi,  pour  l'amour  de  Dieu,  persuadez  mon  frère  Je 
s'informer  en  détail,  et  sérieusement,  si  on  ne  pourrait 
placer  Paul  au  corps  de  Pavlovsk,  sinon  maintenant,  du 
moins  l'année  prochaine  ?  Si  c'est  possible,  que  mon  frère 
écrive  à  Maria  DmiinevDa,anssilôt  que  f)oesibIe,  avec  tous 
les  détails  ;  qu'il  la  tranquillise  complètement  ;  et  vous, 
Alexandre  Egorovilch,  pour  l'amour  du  Christ  et  pour  moi, 
t  âchez  de  la  convaincre  qu'on  peut  trouver  une  bonne  occa- 
sion    pour    conduire    Paul  à  Saint-Pétersbourg,  qu'elle 


136  CORRESPONDANCE    DE    D09T0tEVeKI 

n'aura  pas  à  ее  déplacer  pour  envoyer  U  son  (ili  que 
d'autres  l'emm6neronl,cl  qu*i  l*ôler«bourg  Paul  trouvera 
dos  amis.  Persuadez-la,  traaquilliscz-la  !  Je  supplie  яиг- 
toul  mon  frère. 

Th.  DostoIetski. 


Ла  même. 

Semipalatinsk,  U  juillet  1856. 

Je  т'егаргряяе  de  vous  répondre  par  le  premier  cour- 
rier, mon  cher,  mon  inappréciable  Alexandre  Kgorovilch. 
J*ai  cependant  attendu  longtemps  une  ligne  au  moins  !  Je 
ne  vous  fais  pas  de  reproches  ;  vous  avez  toujours  été  un 
frère  pour  moi  ;  je  le  sens  et  je  le  sais.  Mais  si  vous  saviez 
comme  j'avais  besoin  de  votre  amitié,  de  votre  bon  souve- 
nir pendant  tout  le  temps.  J'ai  eu  mille  fois  l'intention  de 
vous  écrire  moi-môme,  mais  je  craignais  toujours  que  pen- 
dant ce  temps-là  vous  ne  partiez  pour  venir  auprès  d* 
nous  el  que  ma  lettre  ne  vous  trouvât  pas.  D'ailleurs, 
qu'est-ce  que  je  vous  aurais  écrit  ?  On  ne  peut  jamais 
écrire  tout  ce  qu'il  faut  dans  une  lettre.  Et  maintenant 
encore. 

Je  vous  remercie  encore  pour  la  centième  fois  pour  tous 
vos  eCforts  pour  moi.  Remerciez  les  deux  Tolleben.  Vous 
ne  sauriez  vou.s  imaginer  avec  quel  ravissement  je  consi- 
dère la  manière  d'agir  de  cœurs  pareils  au  vôtre  et  aux 
leurs,  vis-à-vis  de  moi?  Que  vousai-je  fait,  pour  que  vous 
me  témoigniez  tant  d'amour?  Que  leur  ai-je  fait,  à  ces 
ftmes  si  nobles?  Que  le  Seigneur  vous  accorde  ses  béné- 
dictions 1  Ainsi  maintenant  je  puis  espérer  sûrement, 
mais...  c'est  déjà  trop  tard!...  Je  pensais  recevoir  au  moins 
une  ligne  de  vous  (car  je  n'ai  personne  avec  moi)  et  vous 
gardez  le  silence  ;  et  maintenant  Dieu  sait  si  nous  nous 
reverrons  !  Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  m'abandonnez  pas  ! 
Que  vous  coûte-t-il  de  griffonner  deux  ou  trois  mots  ?  n'est- 
ce  pas  ?  Comment  tout  cela  finira-l-il,  je  n'en  sais  rien  1 

Pour  l'amour  de  Dieu,  écrivez  ce  que  vous  allez  devenir  I 
Viendrez-vous  ou  non  ?  Je  n'ose   rien   vous  conseiller  : 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  137 

VOUS  savez  mieux.  J'ai  entendu  dire  par  Demtchinsky, 
qu'André  Rodionovilch  lui  a  ditqu  il  voulait  aller  cet  hiver 
à  l'étranger.  Est-ce  bien  vrai,  —  que  ferez-vous  alors? 

J'ai  prié  Sloutzky  et  d'autres  de  faireà  Omsk  des  démar- 
ches au  sujet  de  Paul,  et  aussi  à  propos  du  secours  (son 
père  à  elle  ne  l'oublie  pas  non  plus  et  lui  vient  en  aide).  A 
propos  du  secours  ça  va  bien.  Sloutzky  est  si  obligeant,  il 
m'a  répondu  avec  une  politesse  extrême.  11  a  fait  tout  ce 
qu'il  a  pu.  Mais  au  sujet  de  Paul,  il  écrit  qu'il  n'y  a  pas  de 
place  vacante  et  que  le  Tsar  seul  peut  le  faire  placer  sur- 
numéraire, et  on  l'inscrirait  comme  candidat.  Faites  des 
démarches  auprès  de  IIasford,pour  l'amour  de  Dieu;  il  se 
pourrait  qu'on  l'acceptût  cette  année  môme. 

J'ai  encore  à  vous  adresser  une  demande  urgente.  Si 
vous  pouvez,  accordez-la-moi  ;  sinon,  je  ne  vous  en  vou- 
drai pas.  Mon  ami,  si  j'obtiens  ma  promotion  et  même  en 
tout  cas  au  mois  d'août  il  me  faudra  do  l'argent;  très,  très 
urgent.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  m'a  coûté  mon 
expédition,  et  je  courrai  le  risque  d'une  seconde.  J'ai  jus- 
qu'à 1000  roubles  argent  de  dettes.  Je  vis  pauvrement, 
mais  j'ai  des  dépenses  indispensables.  Je  le  sens,  j'aurai 
besoin  (en  tout  cas),  j'aurai  bien  besoin  d'argent.  Il  m'en 
faut  maintenant  à  tout  prix.  Suppliez  mon  frère  (que  je 
vous  prie  d'embrasser  un  nombre  infini  de  fois)  de  m'en 
envoyer  au  plus  vite,  s'il  peut  le  faire.  Quant  à  vous,  voilà 
ce  que  je  vous  demande  :  si  vous  espérez  réellement  et  si 
vous  ôtes  convaincu  que  j'obtiendrai  l'autorisation  de 
publier  (mais  rien  que  dans  ce  cas-là),  alors,  pour  l'amour 
de  Dieu,  empruntez  à  quelqu'un  (car  je  suis  sûr  que  vous 
ne  les  avez  pas)  300  roubles  jusqu'en  janvier.  Car,  si  on 
m'autorise  à  publier,  j'aurai  plus  d'argent  que  ça  à  rendre 
au  mois  de  janvier.  Je  ne  vous  mettrai  pas  dans  l'embar- 
ras. Pourvu  que  vous  ayez  à  qui  emprunter.  Mais  si  cela 
vous  gêne  trop,  ne  vous  dérangez  pas,  car  c'est  pénible 
d'emprunter.  Si  vous  empruntez,  alors  envoyez  aussitôt, — 
mais  au  nom  de  Lamotte.  Pour  l'amour  de  Dieu,  pardonnez 
de  pareilles  demandes  :  1»  je  ne  connais  pas  votre  situation 
sous  ce  rapport-là,  et  2»  je  suis  comme  fou.  Pour  l'amour 
de  Dieu,  ne  vous  figurez  rien. 

Adieu,  j'écrirai  bientôt  encore.  Pour  l'amour  de  Dieu 
écrivez  plus  vite  sur  toutes  ces  choses-là.  Ne  m'oubliez 


138  CORRE8PONDANCE    DE   DOSTOIeTAKI 

pas.  Je  vous  ombrasse  un  nombre  infini  de  foi»,  ainsi  que 
шоп  frère.  Saluez  les  aulree.  Ne  me  cache/,  rien. 

Th.  DosToTEveiti. 


Ли  même, 

Semipalatin^k,  2i  juillet  1856. 

VoilA  encoi-e  une  lettre  pour  vous,  mon  cher  et  précieux 
Alexandre  Kgorovilch.  Je  ne  sais  s<;ulement  comment  elle 
vous  parviendra,  vous  trourora-t-elle  à  Pétersbourg?  Celte 
lettre  est  une  demande.   Mon  ami,  mon  bon  ami,  je  voue 
accable  de    demandes.  Je  sais  <{ue  j'ai    lorl,    mais    vous 
êtes   mon  seul  espoir  !    D'ailleurs,   j'ai    tellement  foi  en 
vous,  me  rappelant  votre  cœur  pur  et  excellent  !  Ne  pre- 
nez pas  mes  demandes  en   mauvaise    part.  Quant  à  moi, 
je  serais  prêt  à  me  jeter  à  l'eau  pour  vous.  Voici  de  quoi 
il  s'agit:  Je  vous  ai  écrit  que  j'avais  prié  Sloutzky  do  faire 
des  décnarches  pour  Paul;  j'avais  aussi  prié  Jdal-Pouch- 
kine  et  j'ai  reçu  de  chacun  la  réponse.  Pour  cett<î  année 
il  y  a  peu  d'espoir.  Je  vous  ai  prié  d'en  parler  к  Hasford. 
Mais  à  présent,  j'ai  reçu  une  lettre  de  Sloutzky,  que  j'avais 
aussi  prié  de  faire  avancer  l'afTaire  de   Maria  Dmilrievna 
par  rapport  au  secours  qu'on  doit  lui  donner  en  une  foie, 
car  elle  y  a  droit  d'après  la  loi,  après  la  mort  de  spn  mari, 
et  c'est  "285   roubles  argent.  Sloutzky  en  effet  avait  fait 
marcher  l'affaire,  qui  avait  été  oubliée.  Par  malheur  Has- 
ford est  parti.  En  son  absence,  la  direction  principale  a 
présenté  l'affaire  au   ministre  de   l'Intérieur  (le  7  juillet 
1856,  au  n»  972).  Voilà  :  cette  demande  de  secours,  qui  a 
été  présentée  à  Saint-Pétersbourg,  peut  rester  dans  les 
cartons,  surtout  dans  les  circonstances  actuelles,  et  Dieu 
sait  combien  de  temps  aura  passé  avant  qu'une  décision  ne 
soit  prise.  Et  puis  encore,  décidera-t-on  en  sa  faveur?  Si 
on  refusait!  Mon  ami,  mon  bon  ange  I  Si  vous  continuez 
encore  à  m'aimer,  moi  qui  vous  assiège  constamment  par 
les  demandes  les  plus  variées,  aidez-moi  donc  aussi  dans 
cette  circonstance,    si    c'est   possible.    Pour   l'amour   de 
Dieu,    informez-vous  de  cette  demande  présentée  ;   vous 
trouverez  certainement  des  amis,    qui  vous  aideront,  des 
personnes  influentes.  Ne   pourrait-on  hâter  cette  affaire. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  139 

afin  qu'elle  ne  traînât  pas  et  qu'elle  fût  décidée  en  faveur 
de  Maria  Draitrievna?  Mon  amil  Ne  le  négligez  pas,  faites- 
le,  pour  l'amour  du  Christ.  Songez  donc  :  dans  sa  situa- 
tion une  telle  somme  est  un  véritable  capital,  et  dans  sa 
situation  actuelle^  c'est  le  salut,  l'unique  issue.  Je  tremble 
que  lasse  d'attendre  cet  argent,  elle  ne  se  marie.  Alors,  il 
se  pourrait  (je  le  suppose)  qu'on  le  lui  refusât.  Il  n'a  rien, 
elle  non  plus.  Le  mariage  nécessitera  des  dépenses,  il 
leur  faudra  au  moins  deux  ans  pour  se  relever  1  Et  voilà 
de  nouveau  pour  elle  la  pauvreté,  les  souflrances.  Elle  ne 
pourra  plus  s'adresser  à  son  père  pour  lui  demander  de 
l'aider  :  car  elle  sera  mariée.  Pourquoi  donc  la  pauvre 
femme  doit-elle  souCfrir,  toujours  souffrir?  C'est  pourquoi, 
pour  Га  mour  de  Dieu,  faites  ce  que  je  demande  ;  faites 
aussi  (si  c'est  possible)  tout  ce  que  je  vous  ai  demandé 
dans  ma  dernière  lettre.  Vous  ne  savez  pas  à  quel  point 
vous  me  rendrez  heureux  1 

Je  vous  écris,  et  je  ne  sais  pas  encore  moi-même  où 
et  quand  vous  recevrez  ma  lettre.  Si  vous  devez  venir  ici, 
elle  ne  vous  trouvera  plus.  Si  vous  restez  là-bas,  où  serez- 
vous  donc  ?  Pour  l'amour  de  Dieu,  informez-moi  si  vous 
recevez  cette  lettre?  Ne  soyez  pas  paresseux  pour  m'écrira, 
mon  bon  ami  1  Au  moins  quelques  mots,  quelques  mots 
seulement  1  Si  vous  saviez  comme  votre  cœur  me  serait 
nécessaire  I  Je  vous  aurais  serré  contre  le  mien,  et  cela 
m'aurait,  peut-être,  soulagé.  Ma  tristesse  m'est  insuppor- 
table. Je  sais  bien  que  si  vous  ne  venez  pas  en  Sibérie, 
c'est  parce  qu'il  vous  est  beaucoup  plus  avantageux  de 
rester  en  Russie,  mais  pardonnez-moi  mon  égolsme:  je  ne 
rêve  que  de  vous  voir  ici  plus  tôt.  Vous  m'êtes  nécessaire, 
tellement  nécessaire!  Pardonnez-moi  de  vous  écrire  sur 
ce  chiffon  de  papier  :  l»  je  suis  très  pressé,  et  2»  je  ne 
suis  presque  capable  de  rien  en  ce  moment  et  j'envisage 
les  choses  d'une  façon  lugubre. 

Embrassez  mon  frère  bien-aimé  et  dites-lui  de  me  par- 
donner mon  silence.  Je  lui  écrirai  ensuite;  en  ce  moment, 
je  vous  jure,  que  je  serais  prêt  à  me  jeter  à  l'eau  1  Encore 
à  boire  du  vinl  Embrassez-le  pour  moi  et  dites-lui  que  je 
l'aime  infiniment.  Avez-vous  vu  Kh...?De  quoi  s'agit-il?J'ai 
peur  que  vous  ne  gardiez  davantage  le  silence.  Écrivez- 
moi  tout  pour  l'amour  du  Créateur.  Si  réellement  il  v  avait 


110  C0RBB8P0NDANCB    DE    DOeTOlBVftKI 

l'espoir  de  me  nommer  oTIicicr,  pourrait-on  arran^îr  pour 
que  cola  soit  à  Barnaoul  !  Dites  aux  Tollebon  ma  grati- 
tude infinie,  mon  afTection  sans  bornes?  Que  Dieu  voub 
accorde,  mon  bon  ami,  tout  le  bonheur  possible  et  qu'il 
vous  préserve  d'éprouver  ce  que  j'éprouve.  J'attends  votre 
réponse  et  je  vous  écrirai  (je  vous  le  promets)  une  lettre  plus 
amusante  et  plus  détaillée.  Saluez  tout  le  monde,  surtout 
Iakoushkine,  si  vous  le  voyez.  Vous  demandez  si  Gavrilov 
s'est  marié  ?  Non,  et  même  il  paraît  qu'il  n'y  songe 
plus.  II  y  a  eu  une  hisloirc  très  comique.  Je  me  suie  lié 
avec  lui  depuis  peu.  Dcmlchinsky  est  toujours  le  même, 
très  bien  avec  moi,  et  il  me  rend  bien  des  services.  Adieu, 
mon  ami  inappréciable  !  Est-il  possible  que  vous  n'assis- 
tiez pas  aux  fêtes  du  couronnement  ?  N'oubliez  pas  ma 
demande  par  rapport  à  l'argent.  Sans  lui  tous  mes  projets 
périssent  I  Je  vous  le  répète  :  il  ne  me  resterait  qu'à  me 
jeter  à  l'eau  I  D'ailleurs,  je  supporte  bien  des  privations. 
Adieu,  adieu I  Je  vous  embrasse  bien  des  fois.  Votre 

Dostoïevski. 

Aa  même, 
Semipalatinsk,  9  novembre  1856. 
Mon  cher  ami  Alexandre  Egorovitch, 

J'ai  reçu  votre  lettre  depuis  le  30  octobre  et  je  n'ai  pas 
répondu  par  retour  du  courrier  à  cause  de  diverses  circons- 
tances. Alors  j'avais  en  tête  un  voyage  à  Barnaoul,  et  je 
voulais  vous  écrire  de  là-bas,  après  avoir  vu  К  h...  et  aussi, 
ma  lettre  aurait  été  plus  intéressante.  Mon  voyage  ne  s'est 
pas  encore  effectué,  mais  je  suis  presque  certain  qu'il  aura 
lieu  la  semaine  prochaine,  si  on  m'envoie  de  l'argent, 
comme  on  me  l'a  promis.  Alors  je  vous  écrirai  de  Barnaoul 
et  vous  pouvez  attendre  cette  lettre  d'ici  peu.  Quant  à  celle 
que  je  vous  écris,  ne  la  comptez  pas  pour  une  lettre;  ce 
n'est  que  quelques  lignes  que  j'écris  afin  de  vous  répondre 
plus  vite  quelque  chose.  Si  vous  étiez  ici,  dans  huit  jours 
je  n'aurais  pas  le  temps,  mon  inoubliable  ami,  de  tous  dire 
tout  ce  dont  je  voudrais  causer  avec  vous. 

Vous  écrivez  que,  sans  compter  notre  Monarque  infini- 
ment miséricordieux,  je  dois  encore  de  la  reconnaissance 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  141 

à  Totleben  et  à  S.  A.  le  Prince  d'Oldenbourg.  Je  les 
remercie  de  toute  mon  âme,  et  si  vous  voyez  Totleben, 
dites-lui  que  je  manque  de  mots  pour  lui  exprimer  ma 
gratitude.  Je  me  rappellerai  toute  ma  vie  sa  noble  conduite 
envers  moi.  Mais  mon  cœur  est  juste  :  sans  vous,  mon 
cher  ami,  si  vous  ne  vous  étiez  pas  employé  pour  moi,  mon 
affaire  n'aurait  pas  marché  aussi  vite.  Dieu  vous  a  envoyé 
vers  moi.  Je  vous  remercie  et  je  vous  embrasse  bien,  bien 
fort.  Vous  savez  que  je  vous  aime. 

Maintenant  je  vous  dirai  en  quelques  mots  (quoique 
j'aurais  à  vous  en  dire  beaucoup,  mais  on  ne  peut  tout 
écrire)  :  —  vous  ne  comprendrez  jamais,  mon  cher,  dans 
quelle  tristesse,  dans  quel  ennui  vous  m'avez  plongé  par 
votre  long  silence!  Mon  ami,  je  comprends  cet  étal  d'es- 
prit dans  lequel  on  ne  désire  môme  pas  toucher  à  la  plume 
pour  écrire  à  celui  qui  est  le  plus  apte  à  vous  compren- 
dre, —  à  moi,  en  un  mot,  pour  qui  vous  n'aviez  pas  de 
secrets. 

On  a  su  ici  que  vous  devez  faire  partie  de  l'expédition, 
mais  que  vous  êtes  encore  à  Pétersbourg;  moi  j'en  étais 
sûr.  Pourquoi  donc  n'écrit-il  pas?  Voilà  une  question  que 
je  me  suis  posée  chaque  jour.  Mais  je  vous  le  jure,  mal- 
gré tout,  je  n'ai  jamais  douté  de  votre  amitié,  je  n'ai 
jamais  pensé  que  vous  m'ayez  oublié.  Vous  me  l'avez 
prouvé,  en  m'envoyant  votre  ^юrtrait  (que  je  n'ai  pas  en- 
core reçu).  Mais,  mon  ami,  je  comprends  ce  trouble  de 
l'esprit,  quand  on  ne  veut  pas  raviver  la  plaie  du  cœur, 
en  en  parlant  aux  autres.  Mais  n'auriez-vous  pu  m'écrire 
deux  lignes? 

L'autre  raison  que  vous  donnez  pour  expliquer  votre 
silence  (précisément  :  que  vous  n^avez  fait  rien  de  ce  que 
je  demandais),  m'est  tout  à  fait  incompréhensible.  Je  vous 
ai  demandé  de  l'argent  comme  à  un  ami,  comme  à  un 
frère,  à  ce  moment,  dans  ces  circonstances-là  où  il  ne 
reste  que  la  corde  ou  bien  un  acte  décisif.  Je  me  suis 
décidé  à  vous  en  demander,  sachant  que  ma  demande 
pourrait  vous  gêner,  mais  si  vous  étiez  dans  les  mômes 
conditions  que  moi,  et  si  vous  m'aviez  demandé  de  ris- 
quer pour  vous  mes  dernières  ressources,  je  l'aurais  fait. 
Jugeant  d'après  moi-môme,  je  me  suis  décidé,  sans  remords 
de  conscience,  de  vous  importuner  (si  je  n'avais  pas  réussi 


142  CORHESPONDANCE    DE    nOSTOÏEVSKI 

à  en  emprunter  ici  et  à  faire  des  deitee,  je  serais  perdu), 
cela  m'tStail  nt^ceiisaire  non  [юпг  mon  existence,  mais  pour 
mes  projets.  Vous  savez,  par  т^-л  anciennes  leltres,  dans 
quel  état  d'esprit  je  mo  Irourais.  Commeat  o'ai-je  pas 
perdu  1)1  raison  jusrpi'è  présent  !  Mais,  excellent  Alexandre 
Egorovilrli,  si  vous  n'aviez  pas  vous-même  de  quoi  me 
venir  en  aide  (ce  qui  devait  être,  car  tous  ne  m'avez 
jamais  abandonné),  dites,  pour  l'amour  de  Dieu,  fЮurquoi 
no  pus  écrire  simplerai^nt  ;  non,  ou  bien  :  je  ne  peux  рам 
(si  l'impossibilité  de  satisfaire  à  ma  demande  était  une  des 
raisons  de  votre  silence)?  Est-ce  que  je  n'étais  pas  capable 
de  comprendre  que  c'était  l'impossibilité  qui  vous  forçait 
de  me  refuser,  et  non  le  manque  d'amitié?  El  de  quel 
droit  aurais-je  pu  vous  en  vouloir  pour  votre  refus  (je  suis 
déjà  bien  fortement  votre  débiteur),  à  vous,  qui  êtes  et 
avez  été  pour  moi  comme  un  frère  aimé  et  chéri?  (Parce 
que,  après  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  vous  me 
permettrez  de  vous  nommer  ainsi.)  Enfin,  ces  derniers 
temps  je  m'ennuie  sans  vous  jusqu'au  plus  haut  degré(par- 
dessusle  marché  j'ai  été  souvent  malade  dernièrement).  Je 
mo  suis  figuré  qu'il  vous  était  arrivé  quelque  chose  de  tra- 
gique, dans  le  genre  de  ce  dont  nous  avons  parlé  un  jour. 
Et  je  n'avais  personne  qui  pût  me  donner  la  moindre 
nouvelle.  Enfin,  votre  lettre  est  venue  et  elle  a  résolu  bien 
des  malentendus,  mais  pas  tous. 

Mon  ami,  vous  demandez  ce  que  je  désire,  ce  qu'il  fau- 
drait demander?  Et  vous  dites  aussi  que  l'on  pourrait  me 
faire  aller  en  Russie.  Mais,  mon  ami,  la  miséricorde  de 
notre  Tsar  est  infinie,  et  je  sais  que  même  sans  que  je 
sois  au  service,  dans  un  an  ou  deux  je  pourrai  revenir 
définitivement.  Mais  le  changement  dans  l'armée  ne  vaut 
rien  encore  de  ce  fait  que  je  serai  en  tout  cas  un  médiocre 
officier,  ne  serait-ce  qu'à  cause  de  ma  santé.  Et  cependant 
il  faut  être  au  service.  Si  je  désirais  revenir  en  Russie, 
c'est  uniquement  afin  d'embrasser  les  miens  et  da  consul- 
ter des  médecins  capables  dem3  dir?  quelle  est  la  maladie 
dont  je  suis  atteint  (l'épilepsie),  quels  sont  ces  accès  qai  s  e 
renouvellent  et  après  lesquels  ma  mémoire  faiblit,  ainsi 
que  toutes  mes  facultés,  et  qui,  je  le  crains,  finiront  par  me 
rendre  fou.  Quel  officier  puis-je  devenir?  Qu'on  me  laisse 
démissionner  —  même  en  me  laissant  ici  quelque  temps — 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  143 

voilà  tout  moQ  désir.  Je  saurai  me  procurer  de  l'argent 
pour  mon  existence.  Je  ne  serai  pas  perdu  ici,  et  c'est 
pourquoi  écrivez  sans  faute  (si  c'est  pijssibie)  ;  1"  si  je  pour- 
rais bientôt,  à  cause  de  ma  santé,  présenter  ma  démission? 
(en  demandant  le  droit  de  revenir  en  Russie,  en  tout  cas, 
pour  consulter  les  médecins)  et  2»  aurai-je  la  permission  de 
publier,  —  ce  qui  pour  moi  est  la  question  la  plus  impor  - 
tante,  dont  vous  ne  me  dites  rien  dans  votre  lettre.  Mais 
pour  moi  c'est  le  moyen  d'existence,  c'est  le  moyen  de  me 
créer  une  carrière,  car  j'ai  foi  en  moi;  j'espère  devenir 
célèbre  et  acquérir  de  la  notoriété,  me  créer  une  situation, 
attirer  l'attention  sur  moi,  sous  mon  nom  (ou  sous  un 
pseudonyme)  —  serai-je  imprimé  ?  Pour  l'amour  de  Dieu, 
mon  ami  inappréciable,  ne  m'abandonnez  pas,  ne  m'oubliei 
pas,  et  écrivez-le  moi,  si  c'est  possible,  au  plus  vite  et  affir- 
mativement. D'ailleurs,  je  serai  plus  sûrement  renseigné  à 
propos  de  ce  que  je  veux  obtenir,  après  mon  voyage,  car 
bien  des  choses  se  décideront  pendant  ce  voyage.  Et 
maintenant,  en  attendant,  répondez- moi  à  ces  deux  ques- 
tions. 

Vous  avez  fait  la  connaissance  de  G...?Gomment  l'avet- 
vous  trouvé?  C'est  un  gentleman  de  la  «  Société  Réunie  », 
dont  il  est  membre,  âme  de  bureaucrate,  sans  idées,  aux 
yeux  de  poisson  cuit,  que  Dieu  aurait  doué  d'un  talent 
brillant,  comme  si  c'était  pour  rire. 

Combien  je  regrette  que  vous  ne  vous  soyez  pas  lié  avec 
mon  frère.  C'est  le  meilleur  des  hommes,  et  vraiment,  si 
vous  n'aviez  auprès  de  vous  personne,  qui  vous  aimerait 
plus  ardemment  que  lui.  J'inclus  pour  lui  une  lettre.  Pour 
l'amour  de  Dieu,  remettez-la  au  plus  tôt,  ne  la  retenez  pas. 
Je  vous  écris  à  la  hâte,  car  il  m'est  absolument  impossible 
d'écrire  beaucoup  :  je  vous  le  répète,  la  lettre  suivante  &era. 
plus  convenable  et  plus  détaillée. 

Je  ne  peux  rien  vous  dire  de  vos  afifaireset  de  vos  livres. 
Stepanov  n'a  rien,  il  me  l'a  dit.  (Ni  le  samovar,  ni  les  cas- 
seroles.) J'ai  vu  cet  été  quatre  cais-ses,  que  Demtchinsky 
avait  envoyées  à  Osterraeyer.  Stepanov  prétend  que  vous 
ne  lui  avez  rien  laissé.  Demtchinsky  dit  qu'il  ne  sait  pas 
ce  qu'il  y  a  dans  les  caisses.  Je  me  renseignerai  sur  tout 
cela  à  Barnaoul,  ainsi  que  sur  les  livres,  et  je  ferai  mon 
possible  pour  faire  tout  ce  que  vous  demandez.  Si  on  me 


144  CORRESPONDANCE   DE   DO8TOIEV8KI 

délivre  votre  malle  (dont  voue  me  faites  cadeau),  je  la 
prendrai.  Jft  vous  remercie,  mon  ami,  vous  neceseezde 
penser  à  moi. 

Je  vous  remercie  de  la  promesse  de  vous  occuper  de 
mon  uniforme.  Mais  je  me  suie  muni  ici  comme  j'ai  pu  (à 
crédit,  et  tant  bien  que  mal).  Je  regrette  beaucoup  de 
n'avoir  pu  vous  en  informer  plus  lot;  car,  peut  être, 
m'avez-vous  déjà  tout  envoyé!  Maie  je  suis  confus  que 
vous  ayez  fait  des  dépenses  pour  moi.  Je  ne  refuse  pas  le 
casque,  le  sabre  briquet,  et  l'écharpe  ;  je  vous  les  deman- 
derais même;  car  ici  on  ne  peut  pas  en  avoir  (surtout  le 
casque). 

Je  ne  vous  donne  pas  de  nouvelles  d'ici.  Ici  c'est  tou- 
jours la  même  chose  et  les  mômes  personnes,  fj'écrirai 
plus  tard.)  Je  suis  assez  intime  avec  Demtchinsky  (il  m'est 
très  utile  pour  mes  voyages;  car  il  m'accompagne,  ayant 
des  affaires  de  cœur  à  Zmiev).  Pour  l'amour  de  Dieu,  ne 
vous  figurez  pas  qu'il  vous  ait  remplacé.  Mais  il  m'est  très 
dévoué  (je  ne  sais  pas  pourquoi)  et  je  ne  puis  ne  pas  le  re- 
connaître. Pourquoi  ne  vous  aime-t-il  que  médiocrement? 
D'ailleurs,  chez  lui  tout  se  fait  par  inspiration.  Oboukhov 
est  à  Vernoïé. 

Adieu,  mon  précieux  ami,  écrivez  aussi  vile  que  possible 
et  attendez  bientôt  ma  lettre. 

Je  vous  embrasse  bien  fort.  Votre 

Dostoïevski. 

Au  même. 

Semipalatinsk,  21  décembre  1856. 

Mon  bon,  mon  précieux  Alexandre  Egorovitch.  Voilà 
déjà  bien  longtemps  que  j'attends  votre  lettre  avec  impa- 
tience et  je  ne  reçois  rien.  Avez-vous  reçu  la  mienne,  dans 
laquelle  je  vous  informais  que  je  veux  quitter  Semipala- 
tinsk pour  une  quinzaine  de  jours.  Mais  si  même  vous 
l'avez  reçue,  votre  réponse  n'a  pas  encore  pu  venir  ;  moi 
je  vous  parle  de  cette  lettre  que  vous  m'aviez  promis 
d'écrire  sans  attendre  ma  réponse.  Vous  vouliez  m'envoyer 
l'équipement  d'officier.  Je  vous  ai  déjà  informé,  mon  bon 
ami,  que  vous  ne  deviez  pas  vous  ruiner  pour  moi,  inutile- 
ment, que  l'équipement  complet  ne  m'était  pas  nécessaire, 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  145 

(car  il  ra'arriverait  toujours  trop  tard)  et  que,  si  réellement 
j'avais  bien  besoin  de  quelques  accessoires,  par  exemple,  du 
casque,  des  pattes  d'épaule,  des  boutons  à  numéro,  etc.; 
c'est  uniquement  parce  qu'ici  il  n'y  en  a  pas,  —  il  faudrait 
^es  faire  venir.  C'est  pourquoi  je  vous  informais  que  j'accep- 
terais ces  petits  objets  de  vous  avec  reconnaissance.  Mais 
si  les  préparatifs  et  l'achat  de  ces  objets  vous  ont  occupé 
de  sorte  que  vous  ne  m'avez  pas  écrit  attendant  la  Un  de 
ces  achats,  c'est  dommage,  vraiment  dommage  1  Mon  ami 
bon  et  inoubliable,  auquel  je  dois  déjà  tant,  se  peut-il 
que  de  pareilles  bagatelles  vous  empôclient  de  m'écrire? 
Mais  peut-être  me  suis-je  trompé,  peut-être  le  temps  a-t-il 
déjà  effacé  dans  votre  cœur  jusqu'à  mon  souvenir  et  ne 
m'aimez-vous  plus  comme  autrefois?  Qui  sait  !  Mais  non. 
C'est  un  péché  de  le  dire.  Vous  avez  tant  fait  pour  moi,  que 
le  doute  qui  aurait  pu  se  glisser  dans  mon  cœur,  serait  de 
l'ingratitude  envers  vous  !  Je  ne  veux  pas  de  ces  doutes, 
je  les  chasse;  je  vous  serre  dans  mes  bras,  de  tout  mon 
cœur,  et  je  veux  vous  parler  comme  autrefois,  comme  jadis 
à  Semipalatinsk,  quand  vous  étiez  tout  pour  moi  :  mon 
ami,  mon  frère,  et  quand  nous  nous  communiquions  nos 
peines...  de  cœur. 

Et  d'abord,  y  a-t-il  longtemps  que  vous  n'avez  vu  Totle- 
ben?  Est-il  à  Pétersbourg?  S'il  y  est,  lui  avez-vous  trans- 
mis mes  remerciements?  Dites-lui,  mon  ami,  que  je  ne 
trouve  pas  de  paroles  pour  lui  exprimer  ma  gratitude,  et 
que  je  vais  le  révérer  éternellement,  que  je  n'oublierai 
jamais  de  ma  vie  ce  qu'il  a  fait  pour  moi.  Pour  l'amour 
de  Dieu,  mon  bon  ami,  écrivez-moi  cela  au  plus  tôt.  Je 
vous  avais  promis  une  grande  lettre,  et  voilà  que  je  vous 
écris  sur  une  demi-feuille.  La  raison  eu  est  que  je  ne  sais 
pas  si  ma  lettre  vous  trouvera  encore  à  Pétersbourg.  Vous 
m'écriviez  que  vous  vouliez  aller  à  Irbitt  et,  Dieu  sait, 
peut-être  aurez-vous  l'idée  d'aller  jusqu'à  Barnaoul.  Dans 
ce  cas,  je  ne  sais  si  ma  lettre  restera  jusqu'à  votre  retour 
ou  bien  si  on  vous  l'enverra  de  Pétersbourg,  là  où  vous 
serez.  Voilà  pourquoi  je  vous  écris  brièvement,  au  lieu  de 
vous  écrire  tout  au  long.  Il  y  a  encore  une  raison,  que 
vous  comprendrez  par  ces  mots  :  <  Dieu  sait  combien  j'au- 
rais voulu  causer  avec  lui  de  vive  voix,  au  lieu  de  lui 
écrire!  »  Si  je  vous  voyais,  je  pourrais  vous  communiquer 

10 


146  (оинкм-и.-миллик  DE   DOeiuii.N  "^Ki 

quelque  chose,  mais  ici  je  no  puis  le  faire.  Je  voue  dirai 
seulemeDt  que  je  sui»  allé  à  Barnaoul  et  à  Kouznetzk,  avec 
Derolchinsky  et  Semenov  (membre  de  la  Société  de  g6<b 
graphie).  A  Barnaoul  nous  sommes  arrivés  le  24  décembre 
(le  jour  de  fête  de  Kh...),  et  Gerngross,  ne  nous  ayant  pas 
encore  vus,  nous  invita  tout  simplement  par  Semenov  au 
bal.  11  m'a  beaucoup  plu.  Je  ne  vous  écris  rien  sur  les 
habitants  de  Barnaoul.  J'ai  fait  la  connaissance  de  beau- 
coup de  personnes.  C'est  une  ville  active  oii  l'on  fait  beau- 
coup de  commérages  et  où  l'on  trouve  beaucoup  de  Tal- 
leyrands  de  province!  J'ai  passé  vingt-quatre  heures  à 
Barnaoul  et  je  suis  allé  seul  à  Kouznclzk.  LA,  j'ai  demeuré 
cinq  jour»,  et  au  retour,  je  me  suis  encore  arrêté  vingts 
quatre  heures  à  Barnaoul.  J'ai  dîné  chez  Gerngross  et  suie 
resté  chez  lui  jusqu'au  soir.  Il  a  été  excellent  pour  moi. 
A  table  j'ai  commis  une  petite  maladresse  :  Leur  fils,  un 
enfant  d'environ  huit  ans,  m'avait  beaucoup  plu  ;  il  re»- 
sembie  étonnamment  à  la  mère.  Je  le  dis.  Elle  répliqua 
qu'il  n'y  avait  aucune  ressemblance.  Je  me  mis  à  analyser 
cette  ressemblance  en  détail.  Figurez-vous  :  ce  petit  gar- 
çon, comme  je  le  sus  plus  tard,  est  presque  considéré  dana 
la  famille  comme  un  laideron!  Mon  compliment  était 
fameux! 

J'ai  reçu  votre  portrait.  Merci,  mon  ami,  merci  1  La  malle 
dont  vous  m  avez  fait  cadeau,  je  ne  l'ai  pas  reçue.  Gerngross 
ne  m'en  a  pas  dit  un  seul  mot.  Moi,  je  n'ai  pas  osé  lui  de- 
mander. Certainement,  il  l'a  oubliée,  mais  c'est  égal,  il 
pourrait  se  faire  qu'elle  fût  chez  Ostermeyer.  Si  elle  est 
chez  lui,  je  l'aurai  après.  Vos  livres  et  vos  minéraux  sont 
probablement  à  Zmiev  chez  Ostermeyer,  dans  les  quatre 
caisses  que  vous  lui  avez  envoyées  cet  été.  En  revenant, 
aous  avons  passé  la  nuit  à  Zmiev.  Je  ne  pouvais  aller  chez 
Ostermeyer.  Mais  soyez  certain  que  tout  sera  soigné  et 
expédié  chez  vous.  J'espère  retourner  encore  à  Zmiev. 

Maintenant,  mon  ami,  je  veux  vous  déclarer  une  chose 
gui  a  une  grande  importance  pour  moi.  Je  dois  vous  le 
dire. à  vous  comme  vous  êtes  mon  ami.  Bref  :  Si  une  cir- 
constance ne  m'empêche  de  le  faire,  avant  le  carnaval,  je 
veux  me  marier.  Vous  savez  avec  qui.  Elle  m'aime  jusqu'à 
présent...  Elle  m'a  dit  elle-même  :  Oui.  Ce  que  je  vous  ai 
écrit  d'elle  en  été  a  eu  très  peu  d'influence  sur  sonattache- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  147 

ment  pour  moi.  Elle  m'aime.  J'en  suis  sûr.  Je  le  savais 
même  alors  que  je  vous  écrivais  ma  lettre  cet  été.  Elle  a 
bientôt  perdu  ses  illusions  sur  sa  nouvelle  affection.  Je  le 
savais  encore    en   été,    d'après    ses  lettres.  Tout   m'était 
connu.  Elle  n'a  jamais  eu  de  secrets  pour  moi.  Oh  !  si  vous 
saviez  quelle  femme  elle  est!  Je  vous  affirme  que  je   me 
marie;   cependant,   il   peut  arriver  une   circons  ance,  ce 
serait  trop  long   à    raconter,   qui  pourrait  faire   remettre 
notre  mariage  à  une  époque  indéterminée.  Cette  circons- 
tance est  tout  à  fait  étrangère;  mais  il  me  semble,  selon 
toutes  les   apparences,  quelle  ne  se  produira  pas.  Et  si  elle 
ne  se  produit  pas,  vous  recevrez  ma  lettre  suivante  quand 
tout  sera  fini.  Je  n'ai  pas  le  sou.  D'après  les  calculs  les 
plus  justes  et  les  plus  rigoureux,  il    me    faut  pour  tout 
600  roubles  argent.  J'ai  l'intention  de  les  emprunter  à  K... 
(Il  est  à  Omsk,  mais   il  arrivera  bientôt.)  Nous  nous   som- 
mes bien    liés   ces  derniers  temps.  J'espère  qu'il  me  les 
donnera.  Et  s'il  ne  les  donne  pas,    tout   sera    perdu,  au 
moins  pour  quelque  temps.  Je  les  lui  emprunteraià  longue 
échéance,  c'est-à  dire  au  moins  un  an.  Mais  avec  la  poste 
suivante,  j'écris  à  Moscou  à  mon  oncle,  qui  est  riche,  qui 
est  plus  d'une  fois  venu  en  aide  à  ma  famille,   et  je  lui 
demande  600  roubles  argent.  S'il  me  les  donne,  je  les  ren- 
drai aussitôt  à  K...  S'il  ne  les  donne  pas,  il  me  faudra  me 
procurer  moi-même  l'argent,  car  cette  dette  est  une  dette 
Sucrée  et  il  faudra  la  payer  aussitôt  que  possible. 

Je  ne  puis  compter  sur  mon  frère.  S'il  avait  de  l'argent, 
il  m'en  donnerait.  Mais  il  écrivait  que  sa  situation  était 
mauvaise,  surtout  en  ce  moment.  Voilà  pourquoi  mon  seul 
espoir,  pour  pouvoir  payer  ma  dette  et  avoir  des  moyens 
d'existence,  est  d'être  autorisé  à  publier.  Ne  vous  étonnez 
pas,  mon  ami,  que  ne  possédant  rien,  j'emprunte  des  som- 
mes telles  que  600  roubles  argent.  Mais  j'ai  des  choses 
prêtes  à  être  publiées  pour  plus  de  1.000  roubles  argent» 
J'aurai  donc  la  possibilité  de  rendre  si  on  me  permet 
d'imprimer,  et  si  l'oncle  ne  m'en  envoie  pas.  Mais  si  on  ne 
m'autorise  pas  encore  de  publier  pendant  un  an,  je  suis 
perdu.  Mieux  vaut  ne  pas  vivre  alors  !  Dans  ma  vie,  il  n'y 
a  jamais  eu  un  moment  aussi  critique  qu'à  présent.  Et  c'est 
pour  cela  que  vous  devez  comprendre,  mon  ami  inappré- 
ciable, quelle  importance  aurait  |pour  moi  une   nouvelle 


148  CORHESPONDANCB   DE    DOSTOÏEVSKI 

quelconque  de  l'autorisalion  h  publier.  Voilà  pourquoi  je 
vous  supplie,  comme  j'aurais  supplié  le  bon  Dieu,  »i  vous 
pouvez  apprendre  (juelque  chose  à  ce  jiropos  (je  vous  l'ai 
demandé  encore  dans  ma  dernière  lettre),  infornu-z-men 
immédiatement.  Je  vous  supplie  de  le  faire,  et  si  vous  avez 
encore  les  mômes  sentiments  pour  moi,  vous  écoulerez  ma 
demande  et  y  satisferez.  N'est-ce  pas,  mon  ami;  est-ce 
que  je  me  trompe,  ou  non  ?  pourquoi  n'a-l-on  рое  publié 
mon  Conte  pour  les  enfants,  dont  vous  m'avez  parlé  T 
A-l-on  refusé?  Il  est  important  pour  moi  de  le  savoir.  Bien 
entendu,  je  suis  prêt  à  faire  publier  toujours,  même  sans 
signature,  ou  bien  sous  un  pseudonyme.  Si  K...  donne  de 
l'argent,  je  ferai  mon  possible  pour  partir  entre  le  20  et  le 
25janvier,etjereviendraiàSemipalatinsk  dans  une  vingtaine 
de  jours  avec  ma  femme.  A  Bamaoul,  on  espère,  \е  ne  sais 
pas  pourquoi,  que  vous  y  serez.  Ne  nous  y  rencontrerons- 
nous  pas?  Voyez-vous  mon  frère?  Pour  l'amour  de  Dieu, 
voyez-le,  parlez-lui  de  moi  dans  mon  intérêt.  Je  ne  lui 
demande  pas  d'argent;  il  n'en  a  pas.  Mais  je  lui  demande, 
s'il  peut  le  faire,  de  m'envoyer  certains  objets.  Je  voudrais 
bien  les  avoir. 

Et  puis,  dites  à  mon  frère  qu'il  m'écrive  tout  ce  qu'il 
sait  de  ce  qui  se  passe  derrière  les  coulisses  de  la  littéra- 
ture actuelle.  C'est  très  important  pour  moi. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  vous  embrasse.  Écrivez,  pour 
l'amour  du  Christ,  plus  vite,  et  informez-moi  de  tout. 
Adieu. 

Tout  à  vous, 

Dostoïevski. 

Au  même. 

Semipalatinsk,  25  janvier  1857. 

Je  réponds  à  votre  lettre,  mon  cher  ami,  par  cette  courte 
petite  lettre.  Je  vous  prie, ne  considérez  pas  ma  lettre  comme 
une  réponse  à  la  vôtre,  mais  seulement  comme  une  intro- 
duction à  la  réponse.  Je  vous  écrirai  bientôt,  le  10  février, 
et,  si  je  puis  le  faire,  plus  tôt  même,  le  3  février.  Oui,  mon 
ami  inoubliable,  ma  destinée  va  s'accomplir.  Je  vous  ai 
écrit,  la  dernière  fois,  que  Maria  Dmitrievna  a  consenti  à 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  l49 

devenir  ma  femme.  Tout  ce  dernier  temps,  j'ai  eu  une 
masse  de  soucis,  j'ai  manqué  perdre  la  tête.  Il  a  fallu  ren- 
dre le  mariage  possible.  Il  a  fallu  emprunter  de  l'argent. 
J'ai  le  ferme  espoir  que  cette  année  même  on  m'autorisera 
à  publier,  et  alors  je  rendrai  l'argent.   En  attendant,  il 
fallait  emprunter  à  tout  prix.  Je  n'avais  qu'une  personne, 
à  laquelle  je  pouvais  en  demander,  K...  Mais  il  était  tout  le 
temps  à  Omsk  ;  enfin,  il  est  revenu,  et  dès  ma  première 
parole,  il  m'a  donné  600  roubles  argent;  il  m'a  traité  en 
frère.  Je  l'ai  accepté  avec  la  condition  de  ne  pas  le  rem- 
bourser avant  un  an.  Il  m'a  prié  de  ne  pas  me  tourmenter. 
C'est  le  plus  noble  des  hommes  !  Il  n'y  a  que  trois  jours 
que  j'ai  reçu   l'argent,  et  dimanche,  27  courant,  je  pars 
à  Kouznetzk,   pour  quinze  jours.  Je  ne  sais  si,  dans  ce 
court   temps,  je  pourrai  arriver  et  célébrer  le  mariage. 
Elle  peut  être  souffrante,  elle  peut  ne  pas  ôlre  prèle,  ou 
bien,  par  exemple,  on  ne  voudra  pas  nous  marier  dans  si 
peu  de  temps  (il  y  a  tant  de  cérémonies),  en  un  mot,  je 
risque  énormément,  mais  je  ne  puis  faire  autrement  que  de 
risquer,    c'est-à-dire    remettre    après    Pâques.    H    ny   a 
aucune  possibilité  de  retarder  à  cause  de  certaines  circons- 
tances,  et   c'est    pourquoi  il  faut    agir   résolument.    J'ai 
l'espoir  que  cela  réussira.  Dans  tous  les  moments  décisifs, 
les  choses  se  sont  toujours  arrangées.  Mais  il  va  m'arriver 
mille  ennuis.  A  commencer  par  cela  qu'à  mon  retour  à 
Semipalatinsk  il  ne  me  restera   presque   plus    rien    des 
600  roubles  :  tout  est  si  cher  et  si  coûteux!  Et  cependant, 
c'est  à  peine  si  j'ai  pu  acheter  quelques  chaises  comme 
meubles,  c'est  bien  pauvre.  L'équipement,  les  dettes,  les 
achats  et  la  cérémonie,  et  puis  1.500  verstes  de  voyage  à 
faire,   et  enfin  tout  ce  qu'il   fallait  pour  lui  permettre  à 
elle  de  changer  de  résidence,  voilà  où  a  passé  l'argent.  Car 
nous  avons  été  obligés,  tous  les  deux,  à  nous  pourvoir  de 
tout,  à  peine  si  nous  avions  des  chemises,  il  n'y  avait  rien, 
il  fallait  se  procurer  tout.  J'ai  écrit  à  un  parent,  à  Moscou, 
et  j'ai  demandé  600  roubles.  S'il  ne  les  envoie  pas,  je  suis 
perdu,  je  serai  forcé  de  vivre  au  moins  huit  mois  comme 
un  malheureux,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  je  puisse  impri- 
mer. Maintenant,  je  m'occupe  comme  un  fou,  j'ai  une 
masse  de  choses  à  faire,  et  cette  lettre,  mon  cher  ami,  je 
irons  l'écris  à  3  heures  de  la  nuit  et,  demain,  à  7  heures  du 


150  CORRESPONDANCE    ПЕ    DOSTOÏEVBKI 

matin,  ']ç  dois  ôiro  Rur  piocJ.  Dan^  quinze  jours  au  plus  je 
vous  répondrai  en  détait  ol  sans  rien  vous  cacher.  Kt  à  pré- 
sent, quelques  mots  Houlemenl,  et  je  no  répondrai  qu'au 
principal...  Je  voua  remercie  infiniment  pour  votre  lettre, 
mais  pour  l'amour  de  Dieu,  écrive/,  plus  souvent  ;  répon- 
dez-moi aussitôt  h  cette  lettre,  sans  attendre  la  deuxième. 
D'aucuns  adressent  les  lettres  directement  à  mon  nom. 
Mais  je  vous  prie  de  m'ôcrire  au  nom  de  Lamotte,  pour 
remettre  à  Th. M...,  c'osl-à-dire  à  moi.  Vous  me  parlez  de 
mon  frère  :  je  regrette  que  vous  ne  soyez  pas  liés.  Je  ne 
sais  combien  de  temps  il  me  laisse  sans  nouvelles.  En 
huit  mois,  il  me  donne  dt^ux  licfiics.  et  ne  parle  jamais  des 
choses  nécessaires. 

Que  craint-il  ?Ily  atanld»;  cluj^cts  à  écrire  et  (fu' on  peut 
écrire.  Et  moi,je  manque  de  renseignements.  Il  ne  m'écrit 
pas  un  mot  de  littérature,  et  cependant  c'est  mon  pain, 
mon  unique  espoir.  S'il  répondait  au  moins  à  mes  ques- 
tions. Par  exemple,  j'ai  grand  besoin  de  savoir  qui  sont 
aujourd'hui  les  entrepreneurs  littéraires  !  C'est  très  impor- 
tant pour  moi  !  Je  ne  le  comprends  pas,  je  ne  le  com- 
prends pas,  malgré  toutes  ses  explications.  Je  ne  sais 
qu'une  chose  :  c'est  un  homme  excellent  !  Mais  que  devient- 
il  ?  Vous  me  dites  que  je  suis  paresseux  pour  écrire  ; 
non,  mon  ami,  mais  nos  rapports,avec  .M.  D...,  m'ont  сопь 
plètemenl  absorbé  pendant  ces  deux  dernières  années.  Au 
moins  fai  vécu  ;  j'ai  souffert,  mais  quand  môme  j'ai  vécu  ! 

Je  veux  demander  officiellement  l'autorisation  de  me 
faire  imprimer.  Aidez-moi,  aidez-moi  quand  viendra  le 
moment  I  Faites  quelques  démarches  à  propos  de  cette 
autorisation  ;  ne  me  laissez  pas  au  moins  sans  nouvelles. 
Comprenez  donc  ma  situation  et  soyez  mon  protecteur 
comme  vous  l'avez  été  jusqu'à  présent  ! 

Jusqu'à  présent  je  n'étais  pas  sûr  où  se  trouvaient  vos 
affaires  et  vos  livres.  Vous  affirmiez  qu'ils  se  trouvaient 
chez  Gerngross,  et  je  le  croyais  aussi.  Maintenant,  il  résulte 
que  c'est  chez  Ostermayer.  Je  serai  de  passage  à  Zmiev, 
je  m'en  informerai  !  Mais  je  ne  comprends  pas  comment 
faire  pour  vous  les  envoyer,  car  ils  sont  tous  partis  à 
Irbitt.  11  est  trop  tard  maintenant. 

P. -S. —  Ci-inclus  le  tour  de  tète  pour  le  casque.  Très  cher 
Alexandre  Egorovitch  !  j'ai  excessivement  besoin  de  ces 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  151 

objets.  Ici  on  n'en  trouve  pas,  ni  pour  or  ni  pour  argent, 
et  puis  nous  ne  savons  même  pas  la  forme  actuelle.  Il  me 
faut:  le  casque, VéchArpe,  les  pattes  (Tépaalejes  boutons,  — 
voilà  tout  !  Mais  où  les  prendre,  si  on  ne  les  trouve  pas  ? 
Envoyez-les-moi  au  plus  tôt. 

Pardonnez-moi,  mon  précieux  ami,  de  vous  écrire  aussi 
à  la  hâte.  Je  vous  écrirai  tout,  et  maintenant  à  bientôt  et 
au  revoir,  je  vous  embrasse  I  Pour  l'amour  de  Dieu,  écri- 
vez plus  en  détail  à  propos  de  tout,  et  surtout  de  vous- 
même. 


Au  même. 
Semipalatinsk,  9  тагз  1857. 

Voilà  plus  de  quinze  jours  que  je  suis  chez  moi.  mon 
cher  ami  et  frère  Alexandre  Egorovitch,  et  c'est  à  peine 
si  j'ai  pu  me  mettre  à  présent  à  vous  écrire.  Si  vous  saviez 
combien  j'ai  eu  de  soucis,  d'embarras  et  d'occupations,  des 
plus  imprévus,  avec  ce  nouvel  état  de  choses,  vous  me 
pardonneriez  certainement  de  ne  vous  avoir  pas  écrit  tout 
de  suite.  Et  premièrement,  ma  noce,  qui  a  eu  lieu  à  Kouz- 
netzk  (le  6  février)  et  le  retour  à  Semipalatinsk  m'ont  pris 
beaucoup  plus  de  temps  que  je  n'avais  compté.  A  Barnaoul, 
j'ai  eu  une  crise  et  suis  resté  là  quatre  jours  'de  plus. 
(La  crise  m'a  brisé  physiquement  et  moralement  :  le  doc- 
teur m'a  dit  que  j'avais  la  véritable  épilepsie  et  il  m'a  pré- 
dit que  si  je  ne  prenais  pas  de  mesures  immédiates,  c'est- 
à-dire  un  traitement  régulier,  ce  qui  ne  peut  se  faire  qu'en 
pleine  liberté,  les  crises  pourraient  prendre  mauvaise  tour- 
nure et  dans  l'une  d'elles  je  pourrais  étouffer  d'un  spasme 
à  la  gorge,  qui  m'arrive  toujours  dans  mes  accès). 

Arrivé  à  Semipalatinsk,  j'ai  été  assailli  par  les  embar- 
ras d'une  installation  ;  puis  ma  femme  est  tombée  malade, 
ensuite  le  commandant  de  brigade  est  arrivé  pour  une 
inspection  générale,  de  sorte  que  j'ai  dû  remettre  à  aujour- 
d'hui mes  lettres  pour  vous  et  pour  mon  frère.  Et  cepen- 
dant, comme  je  voulais  plus  vite  vous  répondre,  à  votre 
bonne,  chère  et  charmante  lettre  l  Ne  vous  tourmentez 
pas,  ne  vous  désolez  pas,  mon  ami  ;  je  vois  bien  que  vous 
avez  duchagrin  do  tojtes  parts.  Ce  qui  m'inquiète  le  plus 


152  COnnESPONDANCE   DE   DOSTOIBVHKI 

pour  VOUS,  mon  ami,  ce  sont  voe  rapporte  avec  voire  père. 

Je  sais,  je  sais  très  bion  (d'après  mon  oxjMSrifn.  n  -le 

tels  ennuis  sont  insupportables,  d'autant  plu»  in  _  ta- 
bles que  tous  les  deux,  je  le  sais,  vous  vous  aimez.  Cet! 
une  sorte  do  malentendu  interminable  de  part  et  d'autre,  et 
plus  cela  va, plus  cela  s'embrouille.  Il  n'y  a  rien  à  y  faire. 
Aucune  explication  ne  peut  rétablir  la  concorde,  et  si  elle 
se  rétablissait,  ce  ne  serait  que  pour  un  moment.  Il  n'y  a 
qu'un  remède,  un  moyen  :  —  la  séparation.  Dès  les  pre- 
miers jours  de  la  séparation,  vous  pénétrerez  de  nouveau 
dans  son  cœur,  et  il  sera  le  premier  à  se  donner  tous  les 
torts.  Los  caractères  pareils  à  celui  de  votre  père  pré- 
sentent un  mélange  étrange  de  la  plus  sombre  méfiance, 
de  sensibilité  maladive  et  de  générosité.  Ne  le  connaissant 
pas  personnellement,  je  tire  cette  conséquence,  car  deux 
fois  dans  ma  vie  j'ai  connu  des  rapports  exactement  sem- 
blables aux  vôtres.  Il  faut  aussi  le  ménager,  et  vous  le 
savez  mieux  que  moi.  Savez-vous,  mon  ami  chéri  :  il  me 
semble  que  vous  avez  le  même  caractère,  vous  avez  aaasi 
l'âme  et  le  cœur  malades,  et  si  le  soupçon  et  la  méfiance 
ne  sont  pas  développés  en  vous,  c'est  qu'il  n'y  en  a  pas  eu 
l'occasion,  ou  bien  que  c'est  encore  trop  tôt,  mais  cela  se 
développera  ensuite.  En  revanche,  votre  sensibilité  est 
maladivement  développée.  Gardez-vous  en  et  tâchez  de 
vous  en  sauver  :  les  grandes  révolutions  de  la  vi&  sont  un 
moyen  de  l'éviter  ;  j'étais  hypocondre  au  plus  haut  degré, 
mais  j'en  ai  été  guéri  par  le  rude  bouleversement  de  ma 

destinée 

Th.  Dostoïevski. 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Semipalatinsk,  !•'  mars  1858. 

Je  m'empresse  de  te  répondre,  mon  cher  ami  Micha. 
Excuse  ma  courte  lettre.  J'ai  peu  de  temps  pour  celte  fois, 
et  excepté  cette  lettre,  il  faut  que  j'en  expédie  encore  deux 
grandes.  Écoute  donc.  La  nouvelle  de  la  publication  du 
Conte  pour  les  enfants  ne  m'a  pas  été  trop  agréable.  J'avais 
pensé  depuis  longtemps  à  le  refaire,  et  le  bien  refaire,  et 
premièrement  à  supprimer  tout  le  commencement  qui 
ne  vaut  rien.  Mais  que  faire  ?  C'est  imprimé,  il  n'y  a  pas 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  153 

moyen  de  le  ravoir.  De  plus,  je  n'ai  pas  encore  pu  me 
procurer  le  numéro  du  mois  d'août  des  Olelchestvennia 
Zapiski.  On  les  reçoit  ici.  On  me  les  a  promis,  mais  je  ne 
les  ai  pas  encore.  Voilà  pourquoi  je  ne  l'ai  pas  encore  lu 
imprimé. 

Secondement  :  Cela  m'est  très  pénible,  mon  cher  ami 
Micha,  que  tu  n'agisses  pas  avec  moi  en  frère,  et  voilà  : 
dans  le  cas  où  je  ne  me  reconnaîtrais  pas  le  débiteur  de 
Kraevsky,  tu  veux  immédiatement  m'envoyer  200  roubles, 
et  tu  ajoutes  :  quand  même  il  me  les  faudrait  emprunter. 
N'as-tu  pas  honte  d'agir  ainsi  avec  moi  !  Quelle  conscience 
aurais-je  donc  d'exiger  de  toi  ces  200  roubles,  quand  je 
te  dois  tant,  et  d'autant  plus  que  tu  m'as  comblé  de  tes 
bontés;  sans  toi  je  n'aurais  pas  su  que  faire  dans  bien  des 
circonstances  de  ma  vie  actuelle.  Ainsi,  ne  pense  pas  à  ces 
bagatelles,  et  si  le  Conte  pour  les  enfants  peut  t'ôtre  utile 
dans  les  comptes  avec  K...  fais-en  ce  que  tu  voudras. 
Monsieur  K...  est  drôle  avec  sa  générosité.  Voici  ce  que 
j'ai  décidé  : 

Dis-lui  ceci  mot  à  mot  : 

1"  Je  ne  lui  dois  pas  plus  de  800  roubles  argent,  mais 
exactement  650  roubles.  Il  est  tout  à  fait  inutile  d'ajouter 
150  roubles.  Je  me  rappelle  très  bien  le  chifFrede  ma  dette. 
D'ailleurs,  je  suis  certain  qu'il  se  trompe  involontairement, 
et  je  sais  pourquoi  il  se  trompe.  Voilà  :  quand  il  me  don- 
nait l'argent  peu  à  peu,  il  me  demandait  toujours  une 
quittance  (sur  un  chiffon  de  papier).  En  lui  apportant 
quelque  chose  pour  la  publication  (en  paiement  de  ma 
dette),  je  ne  lui  reprenais  jamais  les  quittances  et  je  ne 
rayais  jamais  ce  qui  allait  pour  payer  ma  dette.  Les  quit- 
tances qui  lui  sont  restées  entre  les  mains  le  mettent  cer- 
tainement en  erreur. 

2o  Si  je  reconnais  lui  devoir  650  roubles  et  si  je  désire 
les  lui  rendre  (je  le  désire  de  tout  mon  cœur), 'je  ne  lai 
reconnais  pas  le  droit,  en  môme  temps,  d'exiger  de  moi  le 
paiement  immédiat  de  ces  650  roubles,  ou  la  publication 
d'un  article  qui  m'appartient  afin  de  se  payer  lui-môme. 
Cette  décision  est  basée  sur  ceci  : 

a)  D'après  la  loi  je  ne  lui  dois  rien  et  si  je  reconnais 
ma  dette  et  désire  la  payer,  c'est  par  un  sentiment  d'hon- 
neur et  de  par  ma  propre  volonté. 


151  COnREHPONOANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

h)  Si  je  prenais  de  Targi'nt  h  K...  jamais  je  ne  rae 
suis  engagé  à  lui  rendre  on  argtMit,  inaiH  au  contraire  en 
articlos.  Il  me  donnait  précisément  «le  l'argent  afin  que  je 
lui  apportasse  des  articles.  Dans  toute  autre  circoualance,  il 
ne  m'aurait  jamais  rien  donné.  Et  comme  des  circon^tatjces 
(pii  durent  dix  ans  et  sont  indépendanlesdc  ma  volonté  |)eu- 
vent  Ctre  bdlcs  que  je  ne  puisse  payer  ma  dette  mémo  en 
articles,  jjuels  fondements  a-t-il  d'exiger  de  moi  ma  dette  ? 

c)  S'il  se  vante  de  n'avoir  pas  exigé  just/u'à  présent  sa 
dette,  je  ne  puis  en  aucune  façon  reconnaître  cela  pour 
de  la  générosité,  par  la  raison  que  môme  s'il  avait  voulu 
l'exiger,  il  n'aurait  pas  pu  le  faire. 

d)  S'il  s'adresse  à  moi  comme  un  homme  s'adresse  à  un 
autre  homme,  et  sans  tenir  compte  de  considérations  ba- 
sées sur  la  loi,  s'il  demande  le  payement  de  la  dette  ли 
nom  de  Гкоппеиг,  je  lui  réponds  ainsi  :  l*  je  n'ai  pas  payé 
pendant  dix  ans  à  cause  de  circonstances  indépendantes  de 
moi.  '2»  Ces  mêmes  circonstances  me  mettent  dans  l'impos- 
sibilité matérielle  de  payer  tout  de  suite  ou  prochainement 
même  si  je  voulais.  3*  Je  le  prie  de  se  rappeler  que  je 
me  suis  engagé  de  payer  en  articles,  et  non  pas  en 
argent. 

e)  S'il  dit  que  dans  ce  cas  je  puis  payer  en  articles  et 
qu'il  était  en  droit  de  publier  mon  Conte  pour  les  enfants^ 
je  répondrai:  par  les  mêmes  circonstances  indépendantes  de 
ma  volonté,  je  me  crois  en  droit  de  disposer  de  mon  bien 
comme  cela  me  plaît  et  non  comme  cela  plaît  aux  autres. 
2»  Il  ne  peut  se  payer  lui-môme  par  la  violence  qu'en 
ayant  reçu  une  pareille  autorité  de  la  loi,  comme  on  fait 
avec  les  débiteurs  insolvables. 

f)  Enfin,  le  plus  important:  Me  reconnaissant  ton  débi- 
teur pour  une  somme  quatre  fois  plus  grande  que  la  valeur 
du  Conte  pour  les  enfants, ei  me  reconnaissant  ton  obligét 
je  te  porte  une  reconnaissance  éternelle  '... 

[En  marge.] 

Moi  et  ma  femme,  nous  vous  saluons  tous,  surtout  Emi- 
lie Fédorovna.  Eh  bien,  frère  ?  Tu  t'étais  vanté  d'envoyer 
des  portraits,mais  jusqu'à  présent  nous  n'avons  rien  reçu  I 
Et  cependant  nous  les  attendons  avec  une  grande  impa- 
tience, surtout  ma  femme.  Embrasse  les  enfants. 

1.  La  fin  manque. 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  155 

Encore  une  fois  :  ne  m'envoie  ces  deux  cents  roubles 
sous  aucun  prétexte.  Salue  Shrenk.  Comme  on  se  rencon- 
tre ! 

Je  t'informerai  quand  mes  affaires  avec  le  Boasski  Viest" 
nik  seront  terminées.  En  attendant, j'écris.  Je  ne  sais  рае 
encore  quand  j'aurai  terminé.  Ma  situation  est  critique.  Mon 
seul  espoir  est  en  Dieu.  Si  Pleshtcliéev  donne  1,000  rou- 
bles, j'irai  aussitôt  en  Russie  ;  s'il  ne  les  donne  pas,  je 
ne  sais  vraiment  comment  faire.  Il  a  promis.  Je  sais  com- 
ment m'acquitler  envers  lui.  Adieu.  Écris  pour  Гатоиг  de 
Dieu.    , 

Je  pense  toujours  à  lioasskoë  Slovo.  Il  y  aura  un  article. 
D'ailleurs  je  l'écrirai  bientôt  à  ce  propos  et  je  te  ferai  part 
de  mes  plans. 


Au  même. 

Semipalatinsk,  31  mai  1858. 

Je  m'empresse  de  te  répondre, cher  ami,  avec  le  premier 
courrier.  Je  suis  très  étonné  que  mes  lettres  te  parviennent 
si  lentement.  Et  cependant  je  ne  suis  pas  paresseux  pour 
écrire.  Si  tu  t'es  inquiété  à  propos  de  moi,  je  puis  dire  que 
j'en  ai  fait  autant  à  ton  propos.  Surtout  ces  derniers  temps 
j'avais  décidé  que  quelque  chose  t'était  arrivé,  et  surtout 
que  tu  étais  malade,  La  nouvelle  de  ta  perte  (3,000  roubles) 
m'a  beaucoup  chagriné. Tu  me  dis  que  ce  n'est  pas  la  perte 
d'argent  qui  le  chagrinait,  mais  la  situation  critique,  etc... 
Non,  frère,  on  peut  aussi  regretter  l'argent.  Tes  enfants 
grandissent, 3.000  roubles  ne  sont  pas  faciles  à  gagner.  N'y 
aurait-il  donc  aucun  espoir  de  les  ravoir?  Je  suis  vexé,  mon 
ami,  de  ra'ôtre  trouvé  là  justement, comme  un  fait  exprès, 
avec  mes  commissions  et  mes  demandes.  Mais  que  faire  1 
Tu  m'écris  que  tu  enverras  bientôt.  Je  te  remercie,  frère  ; 
j'espère  que  c'est  la  dernière  fois  que  je  te  tourmente.  Je 
voulais  attendre  ton  envoi  et  te  répondre  alors.  Mais  les 
colis  peuvent  tarder.  Tu  me  dis  que  tu  veux  m'envoyer  un 
habit  et  un  pantalon.  Il  me  semble  qu'il  vaudrait  mieux 
une  redingote.  C'est  toujours  plus  utile.  Je  tâcherai  de 
m'arranger  et  d'en  commander  иаэ  ici,  malgré  que  je  ne 
sois  pas  bien  riche  en  argent. 


156  C0nHE8PONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

Tu  me  dis,  mon  ami,  de  l'envoyer  ce  qui  est  écrit  Je 
ne  me  souviens  plus  (en  général,  ma  mémoire  est  devenue 
bien  mauvaise),  jo  ne  me  souviens  plus  si  je  t'avais  écril 
que  je  me  suis  mis  en  rapport  avec  Kalkov  (liouttki  Vieil' 
fuk)  et  je  lui  ai  écrit  une  lettre,  dans  laquelb^  je  lui  ai  pro- 
posé de  collaborer  à  sa  revue,  et  je  lui  ai  promis  une  nou- 
velle pour  cette  année,  s'il  voulait  m'envoyer  tout  de  suite 
Г)00  roubles  arg.  Ces  500  roubles,  je  les  ai  reçus  il  y  a  un 
mois  ou  cinq  semaines,  accompagnés  d'une  lettre  fort  aima* 
bleet  fort  intelligente.  Il  écrit  qu'il  est  très  heureux  de  ma 
collaboration,  qu'il  accède  immédiatement  à  ma  demande, 
(500  r.)  et  il  me  prie  de  me  gêner  le  moins  possible,  de 
travailler  sans  me  presser,  sans  terme  fixe.  C'est  parfait. 
Je  suis  en  train  de  travailler  pour  le  liousshi  ViestniU  (une 
grande  nouvelle);  mais  voilà  l'ennui,  c'est  que  je  n'ai  pas 
fait  de  conditions  avec  Katkov  pour  le  prix  de  la  feuille, 
lui  ayant  écrit  que  jo  me  fiais  à  son  équité.  J'enverrai  aussi 
quelque  chose  à  liousskoë  SZodo  cette  année,  je  l'espère,  mais 
une  nouvelle,  pas  un  roman.  Quant  au  roman,  je  l'ai  mis  de 
côté  jusqu'à  mon  retour  en  Russie.  Je  l'ai  fait  par  néces- 
sité. L'idée  en  est  fort  heureuse,  le  caractère  est  nouveau, 
il  n'a  pas  encore  paru.  Mais  comme  ce  caractère  doit  être 
très  répandu  en  Russie,  dans  la  vie  réelle  par  le  temps  qui 
court,  surtout  maintenant,  à  en  juger  par  les  idées  et  les 
tendances  qui  s'emparent  de  tout  le  monde,  je  suis  sûr  que 
je  pourrais  enrichir  mon  roman  de  nouvelles  observations 
à  mon  retour  en  Russie.  Il  ne  faut  pas  se  presser,  mon  cher 
ami,  mais  il  faut  faire  bien. 

Tu  écris,  mon  cher,  que  je  suis  probablement  ambitieux 
et  que  je  veux  paraître  avec  quelque  chose  de  très  bien,  et 
c'est  pourquoi  je  le  couve.  Admettons  qu'il  en  soit  ainsi  : 
mais  comme  j'ai  renoncé  à  paraître  avec  un  roman,  et  que 
j'écris  deux  nouvelles,  qui  seront  à  peu  près  passables  (s'il 
plaît  à  Dieu),  alors  je  ne  couve  rien.  Mais  quelle  théorie 
est  donc  la  tienne,  mon  ami,  qu'un  tableau  doit  être 
peint  en  une  fois,  etc.,  etc.,  etc.  ?  Quand  as-tu  été  con- 
vaincu de  cela?  Crois-moi,  il  faut  partout  du  travail  et  un 
travail  énorme.  Crois-moi  qu'une  pièce  de  vers  de  Pouch- 
kine, légère  et  élégante,  en  quelques  lignes,  paraît  juste- 
ment écrite  en  une  fois,  parce  qu'elle  a  été  longtemps 
arrangée  et  reprise  par  Pouchkine. Ce  sont  des  faits:  Gogol 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  157 

a  écrit  les  Ames  Mortes  durant  huit  aas.  Rien  de  ce  qui 
a  été  écrit  de  chic  n'est  mûr.  On  ne  trouve  pas  de  ratu- 
res dans  les  manuscrits  de  Shakespeare,  dit-on.  C'est  pour 
cela  qu'on  y  trouve  tant  de  difformités  et  de  manque  de 
goût  ;  s'il  eût  travaillé, —  c'eût  été  encore  mieux.  Tu  con- 
fonds évidemment  l'inspiration,  c'est-à-dire  la  création 
première,  instantanée  du  tableau  ou  le  mouvement  de  l'ume 
(ce  qui  arrive  souvent),  avec  le  travail.  Ainsi,  par  exemple, 
j'inscris  une  scène  aussitôt,  telle  qu'elle  m'est  apparue, 
et  j'en  suis  enchanté;  ensuite,  pendant  des  mois,  pendant 
un  an,  je  la  travaille,  je  m'en  inspire  plusieurs  fois,  et  non 
une  seule  fois  (car  cette  scène  me  plaît)  ;  j'ajoute  et  je 
retranche  plusieurs  fois  quelque  chose,  comme  cela  m'est 
déjà  arrivé,  et,  crois-moi,  le  résultat  est  bien  meilleur. 
Pourvu  que  l'inspiration  vienne.  Cwrtainemt'nr  <•'"-  ins- 
piration, rien  ne  peut  se  faire. 

Maintenant,  il  est  vrai,  on  paye  bien  chez  vous.  Alors 
Pissemski  a  pu  recevoir  200  ou  2b0  roubles  par  feuille, 
pour  ses  Mille  Ames.  On  peut  vivre  ainsi,  et  travailler  sans 
se  presser.  Mais  trouves-tu  le  roman  de  Pissemski 
admirable  ?  Ce  n'est  qu'une  médiocrité  et  quoiqu'elle 
soit  dorée,  c'est  toujours  une  médiocrité.  S'y  Irouve-l-il 
un  seul  caractère,  nouveau,  créé,  qu'on  n'ait  jamais  ren- 
contré? Tout  cela  a  été  et  a  paru  depuis  longtemps  chez 
nos  auteurs-novateurs,  surtout  chez  Gogol.  Ce  sont  de 
vieux  thèmes  arrangés  à  la  nouvelle  mode.  C'est  une 
copie  excellente  d'après  des  modèles  d'autrui,  le  travail 
de  SazikoY,  le  célèbre  joaillier  russe,  d'après  les  dessins  de 
Benvenuto  Cellini.  Il  est  vrai  que  je  n'ai  lu  que  deux  par- 
ties ;  les  revues  arrivent  bien  en  retard  chez  nous.  La  fin 
de  la  seconde  partie  est  décidément  invraisemblable  et  tout 
à  fait  gâtée.  Kalinovitch,  trompant  consciemment  —  est 
impossible.  D'après  ce  que  l'auteur  a  exposé  auparavant, 
Kalinovitch  doit  se  sacrifier,  proposer  le  mariage,  se  glori- 
fier, jouir  dans  son  cœur  de  sa  grandeur  d'âme  et  il  est  per- 
suadé qu'il  ne  trompera  pas.  Kalinovitch  a  tant  d'araour- 
propre,  que  pour  lui-môme  il  ne  veut  pas  se  considérer 
comme  un  lâche.  Certainement,  il  jouira  de  tout  cela  ;  il 
passera  la  nuit  avec  Nastenka.  et  puis,  certainement,  il  la 
trompera;  mais  il  le  fera  après,  quand  la  nécessité  Ц  com- 
mandera, et  certainement  il  se  consolera  soi-même,  Il  dira 


158  CORneSPONOANCB    DE    DOeTOlBVSKI 

que  dans  celte  circonstance  également  il  a  noblement  agi. 
Mais  Kalinovilch,  ayant  conscience  de  son  menaoDge  et  cou- 
ciiant  avec  NaHtetika  —  cet  dégoûtant,  eat  impossible  ; 
c'est-à-dire  il  est  possible,  mais  ce  n'est  plus  Kalinovilcb. 
Mais  a<^9oz  de  toutes  ces  bagatelles. 

Mon  ami,  j'attende  ma  démission  атес  impatience.  Je 
n'ai  pas  demandé  directement  à  habiter  Moscou,  mais  j'ai 
écrit  tout  simpiemcnt  dans  ma  demande  de  démission, 
selon  la  formule  oxigéo:/aurat  mon  lieu  J'hahilalion  <1мпм 
la  ville  Je  Moscou.  Si  on  ne  me  геГи><>е  pas,  j'irai.  J'irait 
mais  avec  quelles  ressources  ?  Jusqu'à  ce  que  ma  nouvelle 
soit  terminée,  je  n'aurai  pas  d'argent.  Comment  vivrai-je 
dans  deux  mois,  je  n'en  sais  rien  —  car  dans  deux  mois 
je  n'aurai  plus  d'argent.  Des  500  roubles  envoyés  par 
Kalkov,  -i<X)  roubles  ont  été  employés  immédiatement 
à  payer  des  dettes.  Je  dépense  40 roubles  par  mois,  mais  il 
y  a  toujours  les  dépenses  imprévues.  Voilà  déjà  un  an  et 
demi  que  j'ai  sans  cesse  des  dépenses  imprévues.  Que 
deviendrai-je  d'ici  la  fin  de  l'année,  alors  que  je  recevrai 
pour  mon  travail  1  Mais  je  ne  recevrai  pas  avant.  Je  ne 
sais  pas  ;  ma  lèle  se  brise,  je  n'ai  plus  à  qui  emprunter. 
Mais  ne  t'inquiète  pas  trop  à  propos  de  moi  ;  tout  pourra 
s'arranger. 

Pleclitchéev  viendra  à  Moscou  et  à  Pétersbourg.  Il  doit 
venir  au  mois  de  mai.  Reçois-le  bien  et  lâche  de  faire  la 
connaissance  de  sa  femme.  Je  reçois  à  l'instant  un  envoi 
de  Milukov  (son  livre),  un  officier  Га  apporté  ;  mais  je 
n'ai  pas  vu  l'officier,  il  viendra  peut-être.  Salue  bien 
Milukov  et  les  autres. 

Que  devient  la  parenté?  Varenka,  Viérotchka  ?  Pas  un 
mot,  pas  un  mol  jusqu'à  présent.  Où  est  le  frère  André, 
où  est  Nicolas? 

Adieu  !  Je  t'embrasse.  Salue  Emilie  Fédorovna  ;  embrasse 
les  enfants  I  Ma  femme  vous  salue  tous. 

Adieu.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

J'écrirai  encore  dès  que  j'aurai  reçu  les  aCFaires  et  la 
démission.  Je  t'informerai  de  ma  situation.  Mais,  pour 
l'amour  de  Dieu,  ne  traîne  pas  et  écris,  pour  l'amour  de 
Dieul 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  159 


Au  même. 

19  juillet  1858. 

Très  cher  ami  et  frère  Micha,  j'ai  répondu  aussitôt  à  ta 
lettre  du  5  mai.  Dans  cette  lettre  tu  écris  entre  autres: 
«  Cette  semaine  ou  la  semaine  prochaine  je  t'envoie  des 
vêtements,  etc.  »  Cela  voulait  dire  que  le  dernier  terme 
de  l'envoi  serait  le  15  mai,  pas  plus  tard.  C'est  ainsi,  au 
moins,  qu'il  fallait  comprendre  le  sens  de  ta  lettri-.  Main- 
tenant, conclus  toi-même,  moucher:  la  poste  met  habi- 
tuellement environ  vingt-deux  à  vingt-cinq  jours  de  Péters- 
bourg  à  Semipalatinsk.  Que  dois-je  penser  de  loi,  de  ta 
situation  et  de  tes  affaires  ?  Comprends  donc  surtout,  mon 
ami,  que  ce  n'est  pas  le  relard  des  vêtements  qui  m'in- 
quiète (quoique  Dieu  sait  combien  ces  vêtements  me 
seraient  utiles,  car  je  n'ai  pas  le  sou  pour  en  acheter). 
Mais  tant  pis  pour  les  vêlements! 

Comprends  donc  avant  tout  que  ce  qui  m'inquiète  c'est 
loi,  toi  seul,  et  que  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dois  penser. 
Dans  ta  dernière  lettre,  lu  m'écrivais  à  propos  de  les 
grands  ennuis  d'affaires.  Sont-ils  la  cause  de  ton  silence  ? 
Crois- moi,  mon  ami,  je  me  tourmente  à  propos  de  toi. 
Es-tu  en  bonne  santé  ?  Es-tu  eu  vie  ?  Je  ne  saisrieu.  Per- 
sonne n'écrit,  personne  ne  me  donne  de  nouvelles.  Voilà 
plus  d'une  année  que  je  ne  reçois  pas  une  ligne  de  Mos- 
cou. Je  rêve  de  toi  toutes  les  nuits,  je  m'inquiète  terri- 
blement. Je  ne  veux  pas  que  tu  meures,  je  veux  te  voir  et 
l'embrasser  encore  une  fois  dans  ma  vie,  mon  chéri.  Tran- 
quillise-moi pour  l'amour  de  Dieu;  et  si  tu  le  portes  bien, 
pour  l'amour  du  Christ,  laisse  toutes  les  affaires  et  tous 
tes  tracas  et  écris-moi  tout  de  suite,  à  l'instant,  car  autre- 
ment je  perdrais  la  raison.  11  faut,  mon  ami,  que  tu  com- 
prennes ma  situation.  Si  tu  ne  peux  envoyer  de  vête- 
ments, n'en  envoie  pas  (si  c'est  cela  qui  t'empêche 
d'écrire).  Mais  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  cette  raison  qui 
t'empêche  d'écrire.  Tranquillise-moi  donc,  mon  cher;  je 
te  jure  que  mon  inquiétude  est  devenue  insupportable. 

Je  ne  peux  rien  te  dire  de  consolant  par  rapport  à 
moi- môme.  Ma  démission  ne  m'a  pas  encore  été  accordée 
(voilà  six  mois  que  je  l'ai  demandée  ;  je  ne  puis  me  figu- 


160  CORnBHPONOAMCE  DE   DOSTOIEVHKI 

rcr  ce  qui  la  retarde).  Ma  santé  ne  ее  rétablit  рае.  Les  cri- 
ses se  produisent  quelquefois  et  laissent  de  tristes  suites. 
Je  n'ai  pas  d'argent;  il  me  reste,  sans  exagérer,  qnelquu 
roubles,  h'  n'ai  personne  h  qui  emprunter,  car  les  persoD* 
nés  (|ui,  autrefois,  me  donnaient  toujours,  ne  sont  plus  là. 
Plechlchéev  m'avait  promis,  encon*  l'année  dernière,  de  m»* 
donner  10(H)  roubles  argent  aussitôt  qu'il  entrerait  en  pos- 
session de  son  héritage.  Sans  Н>^Ю  roubles  il  m'est  abso- 
lument impossible  de  bouger  de  Sibérie,  ^юиг  aller  en 
Russie  (tout  est  calculé  h  un  kopek  près);  car  arrivé  en 
Russie,  il  faut  aussi  avoir  quebjue  chose  de  côté  pour  les 
prcmiert»  mois.  A  présent,  Plechlchéev  est  en  congé  pour 
six  mois  &  Moscou  et  à  Pétersbourg  (avec  sa  femme).  Il 
sera  aussi  à  Pétersbourg  :  il  ira  te  voir.  Demande-lui  à 
cœur  ouvert  et  d'une  façon  détaillée:  !•  s'il  peut  m'en- 
voycr  1000  roubles;  3*  quand  peut-il  me  les  envoyer? 
Demande-lui  des  réponses  >      '       iques,  et  '    avec 

une   complète   franchise,  »  >  :.  Je   ne  ^.as  .de 

l'amitié  de  Plechtchéev.  Mais  je  comprends  bien  ce  que 
veut  dire  hériter.  On  espère  toucher  au  bout  d'-  i-, 

et  on  touche  au   bout  de  six  ans.  Je  ne  sais  u\>  ut 

pas  où  trouver  l'argent  pour  vivre.  Tu  m'écris  de  l'en- 
voyer une  nouvelle  et  tu  dis  que  tu  la  vendras  tout  de  suite 
et  que  tu  m'enverras  l'argent.  Mais,  mon  ami,  je  n'écrirai 
jamais  sur  commande  ;  c'est  juré.  Maintenant,  j'écris 
deux  nouvelles.  L'une,  grande  (environ  comme  Le  Doublé), 
pour  le  Bousski  Viestnlk;  l'autre,  environ  cinq  feuilles, 
pour  le  Rousskoë  SlovOf  qui  attend  de  moi  un  roman; 
je  le  lui  donnerai  à  la  fin  de  l'année.  J'ai  abandonné  le 
roman,  car,  à  ce  que  je  puis  en  juger,  ce  sera  mon  chef- 
d'œuvre,  et  je  ne  veux  pas  le  gâter  en  me  pressant;  d'ail- 
leurs j'ai  besoin  de  puiser  moi-même  certains  renseigne- 
ments en  Russie.  La  nouvelle  pour  le  Rousski  Viestnik 
sera  bien  dans  les  détails,  mais  dans  l'ensemble  elle  est 
manquée  (trop  étendue,  et  j'ai  la  marotte  de  raccourcir,  ce 
qui  ne  me  réussit  pas) .  Dans  le  Bousskoë  Slovo  peut-être, 
ça  n'ira  pas  mal.  J'ai  déjà  pris  à  Katkov  500  roubles  argent 
d'avance.  Dans  ma  nouvelle  (à  Katkov)  il  y  a  en  tout 
treize  chapitres  (un  chapitre  par  feuille).  Le  10  août  je  lui 
enverrai  sept  chapitres  complètement  terminés  et  recopiés 
et  je  demanderai   encore  600  roubles  argent.  Je  sais  cer- 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  161 

tain  qu'il  ne  les  donnera  pas.  Mais  c'est  ma  dernière  ten- 
tative désespérée.  Tout  dépend  à  présent  de  notre  gracieux 
Empereur  —  s'il  veut  me  rendre  heureux,  me  permettre 
de  venir  à  Moscou.  A  présent  je  ne  soigne  pas  du  tout  ma 
maladie.  Rien  n'est  plus  facile  que  de  se  faire  du  mal.  Je 
veux  consulter  les  meilleurs  médecins  de  Moscou:  alors 
je  prendrai  une  décision. 

S'il  est  difficile  d'envoyer  les  habits  — que  le  diable  les 
emporte  1  —  tant  pis.  Adieu,  mon  ami. 

Ma  femme  te  salue.  Elle  me  donne  du  courage,  mais  elle 
s'inquiète  autant  à  propos  de  toi  que  moi.  J'embrasse  toue 
les  liens.  Je  salue  Emilie  Fédorovna  particulièrement. 
Adieu,  mon  cher,  mou  unique  ami.  Rassure-moi,  Iranquil- 
1  iso-moi  par  une  seule  ligne.  Je  t'en  supplie.  Écris,  pour 
l'amour  de  Dieu,  quelle  publication  tu  veux  organiser 
l'année  prochaine.  Écris  en  détail. 

Je  compterai  sur  mes  doigts  les  jours  et  les  heures  jus- 
qu'à ce  que  j'aie  reçu  ta  réponse  à  cette  lettre. 

Dostoïevski. 

A  Monsieur  E... 
Semipalatinsk,  12  décembre  1858. 

ÉIl  y  a  bien  longtemps  que  je  ne  vous  ai  rien  écrit,  mon 
très  cher  et  très  noble  monsieur  E...  et  je  regarde  cela 
comme  une  impolitesse  de  ma  part.  Vous  m'exprimez 
toujours  votre  sympathie  avec  tant  de  noblesse  et  de  sim- 
plicilé,  que  je  ne  pourrai  jamais  l'oublier,  et  je  crains  que 
vous  ne  me  taxiez  d'ingratitude.  Je  vous  assure  que  ce 
serait  injuste. 

Si  je  ne  vous  ai  pas  écrit  depuis  longtemps,  ce  n'est  ni 
par  indiftérence  ni  par  oubli.  Voilà  déjà  trois  mois  que  je 
remets  à  vous  écrire  et  je  ne  puis  m'y  décider  par  diverses 
raisons,  entre  autres  parce  que  je  voudrais  vous  écrire 
quelque  chose  de  positif.  Chaque  jour,  à  chaque  instant, 
j'attends  la  décision  de  mon  sort,  et  rien.  Vous  ne  pouvez 
vous  imaginer  combien  c'est  énervant. 

Il  y  a  bientôt  une  année  (moins  quelques  jours)  que  j'ai 
donné  ma  démission  en  mentionnant  dans  ma  demande 
(conformémentà  l'usage)  que  j'aurais  mon  domicile  à  Mos- 

11 


162  CORRESPONOANCK   DE  DOflTOlBVBKI 

COU.  Ma  «lémiHsion  a  suivi  la  lilière  dane  le»  bureaux  f^t 
ju.4«]u'à  ce  jour  je  n'en  ai  aucun»  nouvelle.  Jo  ne  eai»  pa» 
ce  (|ui  la  relient.  La  raison  dû  ma  dénaission,  c'eet  l'épi- 
lepsie.  Ma  démission  eera  acceptée  un  jour,  mais  il  reele 
à  savoir  si  on  w.  fera  pas  d'ob-slacle  pour  rm  résidence  à 
Moscou.  Mon  fï^ro  et  d'aulres  qui  s'occupent  activement 
de  cette  affaire  m'affirment  qu'il  n'y  a  rien  h  craindre.  Je 
ne  sais,  mais  je  suis  dans  un  état  d'enprit  très  n  je 

ne  puis  rien  entreprendre  de  diverses  choses  rj  'i- 

ressent  exlrômoment,  parce  que  je  no  saie  pas  ce  qui  m'at- 
tend et  sur  quoi  je  puis  compter.  Kn  attendant,  je  reste  à 
Semipalulinak  qui  m'ennuie  morlelleraent.  1л  vie  ici  m'est 
1res  pénible.  Je  ne  puis  en  quelques  mots  vous  expliquer 
tout.  Croiriez-vous  que  niAme  les  travaux  littéraires  ne 
sont  plus  pour  moi  un  soulagement,  mais  une  soufTraoce. 
C'est  le  pire.  La  cause  de  tout,  c'est  mon  état  maladif  et 
ma  façon  de  vivre.  Je  ne  lis  pas  de  r  ix  mois 

que  je  n'ai  môme   pas  eu  de  jour  ^  partir 

bientôt  en  Russie,  je  ne  me  suis  paf\  inscrit  à  la  biblio- 
th^que  et  je  n'ai  chez  qui  emprunter  des  livres,  car  je  ne 
veux  avoir  d'obligation  à  personne.  Et  je  vous  affirme  que 
ce  n'est  ni  orgueil  ni  irritation  de  ma  part,  mais  on  ne 
peut  raconter  tout. 

Katkov  m'a  écrit  et  sur  ma  demande  m'a  envoyé  500  rou- 
bles. Je  lui  ai  promis  un  roman.  Je  me  suis  mis  à  l'écrire 
avec  enthousiasme,  mais  je  l'ai  abandonné,  car  je  veux 
écrire  quelque  chose  de  très  bien  et  il  me  manque  quel- 
ques renseignements  qu'il  me  faudra  prendre  personnelle- 
ment en  Russie.  Écrire  n'importe  comment,  je  ne  veux  pas. 
C'est  pourquoi  j'ai  abandonné  mon  grand  roman  et  me 
suis  mis  à  autre  chose.  D'abord  je  m'y  suis  astreint,  bien- 
tôt je  fus  entraîné  et  j'écrivis  avec  plaisir.  Ce  sera  très 
grand,  environ  douze  feuilles.  Arrivé  aux  deux  tiers,  je  l'ai 
laissé.  Voici  pourquoi  :  comme  je  manque  d'argent  à  cha- 
que instant  et  beaucoup  (surtout  à  cause  de  mon  mariage), 
je  me  suis  endetté  et  mon  frère  est  entré  en  pourparlers 
à  Pétersbourg  avec  la  future  rédaction  de  la  future  revue 
fiousskoië  Slovo.qni  paraîtra  en  1859,  et  il  a  traité  en  mon 
nom.  Il  a  pris  d'avance  500  roubles  (  100  roubles  par  feuille) 
et  me  les  a  envoyés.  Je  ne  pouvais  me  passer  d'argent  et 
j'ai  approuvé  toutes  les  conditions  pensant  terminer  pour  la 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  163 

nouvelle  année.  Mais  je  n'ai  pas  pu  finir  pour  septembre, 
ce  que  j'avais  prorais  à  Katkov.Je  me  suis  ressaisi  ;  aussitôt 
je  me  suis  rais  à  la  nouvelle  pour  Rousskoië  Slovo  et  main- 
tenant je  l'écris  à  la  hâte  et  j'ai  presque  terrainé.  Je  vais 
l'envoyer  ces  jours-ci;  aussitôt  je  me  remettrai  à  travailler 
pourKatkov,  et  prochainement  j'enverrai  la  moitié  de  mon 
travail. 

Mais  ne  pensez  pas  que  Katkov  me  presse.  Au  contraire. 
11  m'a  écrit  une  lettre  très  noble  dans  laquelle  il  me  de- 
mande de  ne  pas  me  tourmenter  de  la  dette  et  de  ne  pas 
me  surmener.  C'est  pourquoi  je  désire  finir  le  plus  tôt. 

Je  ne  vous  dirai  pas  combien  l'épilepsie  me  fait  perdre 
de  temps  et  trouble  ma  disposition  d'esprit.  11  y  avait 
encore  d'autres  choses.  Mon  très  bon  monsieur  Ë...,  voilà 
encore  une  brève  nouvelle  de  moi.  Je  répète.  Vous  m'êtes 
devenu  si  intime  par  votre  taçon  d'agir  envers  moi  que  je 
ne  puis  me  taire  devant  vous  et  ne  pas  vous  parler  tout 
franchement.  Cependant  il  y  a  encore  bien  des  choses  que 
je  ne  vous  ai  pas  dites. 

Au  revoir,  mon  bien  cher  monsieur  E...  Ne  m'oubUez  pas, 
moi  je  ne  vous  oublierai  jamais.  Peut-être  nous  verrons- 
nous  bientôt.  Bien  vôtre, 

Dostoïevski. 

J'écris  à  votre  ancienne  adresse,  je  ne  sais  si  ma  lettre 
vous  parviendra. 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Semipalatinsk,  11  avril  1859. 

Mon  cher  frère  Micha,  je  ne  t'écris  que  deux  mots.  Je 
suis  pressé.  J'envoie  par  ce  courrier  les  trois  quarts  de 
mon  roman  à  Katkov.  Jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  pu  le 
terminer.  J'ai  travaillé  presque  toute  la  nuit,  je  me  suis 
levé  tard,  je  n'avais  plus  le  temps,  le  courrier  va  partir. 
Voilà  quinze  jours  que  j'ai  reçu  1.000  roubles  de  Kouche- 
lev  *,  en  raôrae  temps  qu'une  lettre  pleine  de  louanges. 
Je  ne  t'ai  pas   intormé  jusqu'à    présent,   car  j'attendais 

1.  Priuce  Kouchelev'Bezborodko,  éditeur  de  la  Revue  Rousskoié 
Slovo. 


164  CORRESPONDANCE   ОВ    DO8T0lEVeKI 

toujours  de  toi  une  lettre,  et  je  youlaie  répondre  à  la  foi». 
Dans  la  joie  que  lu  témoignes  parce  que  ma  nouvelle  platt 
beaucoup,  lu  montres  ta  belle  âme.  Mais  tu  écris  duO  mars 
et  tu  ne  dis  pas  si  ma  nouvelle  a  paru  déjà.  N'<;hI-<:o  pas 
le  1*'  de  chaque  mois  que  paraît  le  liousskoië  Slovo  ?  Pour 
l'amour  de  Dieu  envoiolc-moi,  ou  au  moins  la  livraison 
qui  contient  ma  nouvelle.  Demande  à  Kouchelev,  dis-lui 
(|u'on  me  la  mette  sur  mon  compte.  Arrange  ça,  pour 
l'amour  de  Dieu. 

Je  te  remercie  pour  ta  promesse  de  m'envoyer  du  linge 
et  des  gilets.  J'avais  espéré  que  lu  prendrais  cela  sur  lea 
mille  roubles  do  Kouchelev.  Maintenant  nous  altendrooe 
pour  régler  nos  comptes  que  je  sois  à  Tver. 

Mon  ami,  de  ces  1.000  roubles  il  ne  reste  plus  que 
600  roubles.  C'est  avec  cela  qu'il  faut  que  je  me  mette  en 
roule  et  que  je  vive  jusqu'à  mon  départ;  mais  c'est  impos- 
sible et  cela  ne  suffira  pas.  J'écris  à  Katkov  de  m'envoyer 
encore  200  roubles  et  que  je  les  attendrai  de  sa  part  jus- 
qu'au 15  juin.  Alors,  je  ne  pourrai  plus  attendre,  je  parti- 
rai. Je  lui  ai  parlé  aussi  des  100  roubles  par  feuille.  Quelle 
sera  sa  réponse?  Il  m'en  veut  et  n'a  pas  répondu  à  ma 
dernière  lettre.  Combien  sont  pénibles,  mon  frère,  tous 
ces  rapports  par  écrit  et  non  directement. 

Le  roman  que  j'envoie  à  Katkov  est,  à  mon  avis,  inflni- 
ment  supérieur  au  Rêve  de  mon  Oncle;  il  s'y  trouve  deux 
caractères  sérieux  et  même  nouveaux,  inconnus  jusqu'à 
présent.  Mais  comment  fînirai-je  le  roman  ?  Il  m'ennuie 
beaucoup,  il  me  tourmente  (ça,  c'est  à  la  lettre).  II  paraî- 
tra, je  l'espère,  au  mois  d'août  ou  de  septembre  dans  le 
Housski  Viestnik. 

J'attends  de  toi  une  lettre  bientôt.  Je  suis  certain  que  tu 
me  parleras  de  tout,  c'est-à-dire  des  opinions  littéraires 
que  l'on  formulera  au  sujet  du  Hêve  de  mon  Oncle.  Jeté 
prie,  donne  le  plus  de  détails  !  Je  t'en  supplie. 

Tu  ne  me  dis  rien  de  Plechtchéev.  Est-il  allé  à  Moscou? 
Zavialov  venait  souvent  nous  voir.  C'est  un  bon  garçon, 
sans  aucune  malice.  Je  l'aime  beaucoup. 

Tu  me  parles  de  Tver  et  tu  dis  qu'il  faudra  y  demeurer 
deux  ans.  Mais  c'est  affreux,  mon  ami.  J'espère,  au  con- 
traire, obtenir  l'autorisation  d'habiter  Moscou.  Je  com- 
mencerai à  demander  dès  mon  arrivée  à  Tver,  bien  entendu 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  165 

Car  on  ne  m'a  pas  refusé  par  ordre  supérieur,  mais  dans 
le  bureau  des  inspecteurs,  ils  ont  déclaré  exactement  qu'il 
leur  était  impossible  de  prendre  sar  eax  de  trancher  la 
question,  ne  sachant  pas  s'il  m'était  accordé  de  vivre  à 
Moscou,  et  ils  me  conseillent  de  m'adresser  à  l'Empereur, 
par  la  troisième  section,  pour  obtenir  une  solution.  Il  y  a 
encore  une  lueur  d'espoir  :  le  8  septembre  s'accomplira 
la  majorité  du  grand-duc  héritier.  Quand  on  a  célébré  la 
majorité  de  l'Empereur  actuel,  on  a  accordé  des  grâces 
importantes  aux  condamnés  politiques.  Je  ne  doute  pas 
que  l'Empereur,  à  l'occasion  de  cette  solennité,  ne  se  sou- 
vienne des  pauvres  malheureux  que  nous  sommes  et  ne 
pardonne  tout  le  reste.  J'ai  calculé  que  vers  ceUe  époque 
(le  8  sept.)  il  faudrait  présenter  une  demande  pour  obte- 
nir l'autorisation  de  vivre  à  Moscou;  il  suffit  des  e  trouver 
alors  à  Tver. 

Adieu,  mon  bon  Micha.  Je  t'embrasse  bien  fort,  loi  et 
toute  ta  famille.  Ma  femme  te  salue.  Demain  est  le  jonr 
de  Pâques.  Christ  est  ressuscité  !  Ma  santé  est  toujours 
pareille.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

Occupe-toi  de  mon  Paul. 

Au  même. 

Semipalatinsk,  9  mai  1859. 

Mon  cher  ami  Micha,  j'ai  enfin  reçu  ta  lettre  du  8  avril 
avec  le  dernier  courrier,  et  j'ai  été  bien  peiné  et  bien 
effrayé  de  ta  maladie.  Ma  frayeur  n'est  pas  encore  passée. 
Je  comprends  fort  bien  que  des  accès  peuvent  devenir 
fort  dangereux,  et  si  je  ne  reçois  pas  de  nouvelles  lettres 
m'annonçant  ta  complète  guérison,  je  ne  serai  раз  tran- 
quille. Si  Dieu  vient  à  mon  aide,  je  me  mettrai  en  route 
le  15  juin,  mais  pas  avant,  peut-être  môme  beaucoup 
plus  tard.  Je  t'ai  déjà  écrit  que  ma  démission  a  été 
accordée  à  Saint-Pétersbourg,  par  rescrit  impérial  du 
18  mars,  mais  qu'elle  vient  de  parvenir  ici  et  qu'il  faudra 
attendre  le  commencement  de  juin  au  moins,  jusqu'à  ce 
que  les  formalités  soient  terminées,  d'après  les  exigences 
dn  corps  d'armée,  et  que  je  sois  complètement  libéré.  Mais 


166  CORIIBAPONOANCK   DE   OOSTOIBVMU 

81  je  para  le  15  juin,  il  est  peu  probable  que  je  reçoive  U 
rt^ponse  à  cette  lettre,  d'autant  plue  que  la  poele  ra  à  pré- 
s<;nl  benucoiip  plus  lentement,  à  caUMdeecruen  du  prio- 
tonips.  Mais  DéamnuinH,  л\  tu  m'aimee,  répoDd»*moi  auaai» 
tAt(avec  des  détails  sur  ta  Hanté)  et  adresse-moi  1л  lettre 
direclemeut  h  Semipalntinftk.  J'aurai  besoin  de  paaaerdeux 
ou  trois  semaines  à  ()n>sk,  pour  retirer  Paul  du  Corpi  dea 
Cadets;  et  ta  lettre  me  suirra  de  Semipalatinsk.  (N.  B.  — 
N'adresse  pas  h  Omsk,  mais  h  SemipalatiniUc.) 

Je  me  suis  (igur<^  si  nettement,  mon  ami  Micha,  que  tu 
allais  mourir  et  que  je  ne  le  reverrais  plus,  que  j'en  ai 
encore  gardé  l'elTroi  dans  le  cœur.  Ah  !  pourvu  que  je 
reçoive  quatre  lignes  de  toi  ! 

Je  te  remercie  beaucoup,  mon  ami,  pour  l'envoi  dea 
gilets,  des  chemises,  etc.  Mais  je  n'ai  encore  rien  reçu. 
D'après  ta  lettre,  je  vois  que  tu  as  expédié  tout  cela  vers 
le  milieu  de  mars.  Ta  lettre  du  9  avril  est  arrivée  depuis 
huit  jours,  et  le  colis  du  mois  de  mars  est  quelque  pari  en 
route.  Je  n'y  comprends  rien. 

Je  t'ai  informé  que  j'ai  reçu  de  l'argent  de  Kouchelev, 
Mais  je  n'ai  pas  reçu  de  lui  de  revue.  Je  la  recevrai  peut- 
être  encore:  il  m'avait  informé  qu'il  m'enverrait  le  compte. 
Peut-être  la  revue  viendra-t-elle  en  même  temps. 

Mon  ami  Micha,  je  te  prie,  accorde  ma  demande:  écris- 
moi,  sans  rien  celer,  tout  ce  que  tu  entendras  dire  de  mon 
roman,  c'est-à-dire  comment  on  en  parle,  si  on  en  parle 
seulement.  Comprends  donc  que  cela  m'intéresse  extrême- 
ment. 

Avec  le  dernier  courrier  j'ai  écrit  à  Kouchelev.  Il  fallait 
lui  accuser  réception  de  l'argent.  Je  lui  ai  demandé  la 
revue.  Quant  à  la  collaboration  dans  sa  revue  (il  m'écrivait 
dans  sa  lettre  qu'il  attendrait  ma  prochaine  nouvelle  avec 
la  plus  grande  impatience,  je  lui  ai  écrit  que  je  voulais 
avant  tout  le  voir  et  causer  de  vive  voix  avec  lui.  Je  lui  a* 
expliqué  que  j'ai  en  vue  d'écrire  un  grand  roman,  de 
25  feuilles  environ,  que  j'aurais  bien  envie  de  commencer 
immédiatement  à  l'écrire  (et  rien  que  celui-là),  mais  que, 
à  cause  de  certaines  circonstances,  il  m'est  impossible  de 
m'y  mettre,  et  que  c'est  à  propos  de  ces  circonstances  que 
je  voudrais  Г  entretenir  en  personne.  C'est  par  cela  que  j'ai 
terminé  ma  lettre  à  Kouchelev  sans  aucune  explication  ; 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  167 

mais  je  l'expliquerai  quelles  sont  ces  circonstances:  l»  pour 
écrire  un  roman  il  me  faut  un  an  et  demi;  2«  pour  l'écrire 
en   un  an   et  demi,  il  faut   avoir  de  quoi  vivre  pendant 
ce  temps  ;  et  moi  je   n'ai  rien  ;  3°  tu  me  communiques 
constamment  des  nouvelles  telles  que  :  Gonlcharov  a  pris 
7.000  roubles  pour  son  roman,  et   Tourg^enev  pour  son 
Nid  de  Gentilshommes  (je  l'ai  enfin  lui,  c'est  extrêmement 
bien)areçu  de  Katkpv  (auquel  je  demande  100  roubles  par 
feuille)  4.000  roubles,  c'est  à-dire  400  roubles  par  feuille. 
Mon  ami  !  Je  sais  très  bien  que  j'écris  plus  mal  qu«*  Tour- 
guenev,  mais  ce  n'est  pas  si  mal  que  cela,  et  enfin  j'espère 
écrire  aussi  bien.  Pourquoi  donc,  moi  qui  ai  tant  besoin, 
ne  prendrais-je  que  100  roubles  et  Tourguenev.qui  a  deux 
mille  ftmes,  prendrait- il  400  roubles?  La  nécessité  me  force 
à  me  hôter  et  à  écrire  pour  me  procurer  de  l'argent,  par 
conséquent  à  gâcher  certainement.  Voilà  pourquoi,  à  ma 
rencontre  avec  Kouchelev,  j'ai  l'intention  de  lui  exposer, 
tout  franchement,  qu'il  doit  me  donner  un  terme  d'un  an 
et  demi,  300  roubles  par  feuille  et,  de  plus,  de  quoi  vivre 
pendant  mon  travail,  —  3.000  roubles  argent  d'avance.  S'il 
consent,  je  m'engage  à  lui  donner  par-dessus  le  marché 
une  petite  nouvelle  d'une  feuille  et  demie  pour  l'année  pro- 
chaine (le  début  de  l'année).  J'ai  beaucoup  de  sujets  pour 
de  grandes  nouvelles,  mais  pas  pour  des   petites.    Mais 
d'ici  au  nouvel  an  j'espère  tomber  sur  un  sujet  qui  m'ins- 
pirera et  cuisiner  une  petite  nouvelle  pour  Kouchelev.  Il 
se  peut  que  mes  conditions  te  paraîtront  soudain  trop  éle- 
vées, d'humbles  qu'elles  étaient  ;  mais  tout  cela,  mon  ami, 
est  lié  à  une  circonstance  que  tu  ignores.  Et  comme  cette 
circonstance  et  à    son    tour  liée  à   ta  question  à  propos 
des  Pauvres  Gens,  —  question  à  laquelle  tu  demandes  une 
prompte  réponse,  —  je  passerai  directement   aux   Pauvres 
Gens. 

Tu  voudrais,  mon  ami,  les  vendre  à  Kouchelev.  Ce  serait 
bien  ;  mais  je  te  prie  de  ne  pas  le  faire,  parce  que  j'ai  une 
autre  idée  en  tôle.  La  voici  :  je  termine  à  présent  un 
roman  pour  Kalkov  (il  est  long  :  14  à  15  feuilles).  Les  trois 
quarts  sont  déjà  expédiés;  j'enverrai  le  reste  dans  les  pre- 
miers jours  de  juin.  Écoute,  Micha  !  Ce  roman  a  certaine- 
ment de  grands  défauts  et  surtout,  peut-être,  trop  d'éten- 
due ;  mais  je  suis  certain  d'une  chose,  comme  d'un  axiome, 


168  COnRESPONOANCS   OE   DOSTOÏEVSKI 

c'e»t  qu'il  a  nn  même  temps  de  grandes  qualités  et  que 
c'est  ma  meilleure  œuvre.  Je  l'ai  écrit  pendant  deux  ans 
(avec  une  interruption  au  milieu  :  Le  fiéve  de  mon  Oncle). 
Le  commencemeut  et  le  milieu  oont  élaborée,  la  lin  est 
écrite  h  la  hftte.  Mais  là  j'ai  mis  tout  mon  coeur,  toute  ma 
chair  et  tout  mon  sang.  Je  ne  veux  pas  dire  par  là  que 
j'ai  fait  connaître  toutes  шея  pensées;  ceserait  une  absur- 
dité !  J'aurai  encore  bien  den  pensées  4  faire  connaître  : 
D'ailleurH,  dans  le  roman  il  y  a  peu  de  sentiment  (c'est-à- 
dire  de  puesion,  comme  par  exemple  dane  le  Nid  de  Gen-- 
ttlshnmmes),  mais  il  s'y  trouve  deux  énormes  caractères- 
types,  t]\ie)  j  ai  créés  et  noté»  pendant  cinq  ans,  que  j'ai 
travaillé  irréprochablement  (à  mon  avis),  caractères  bien 
russes  ri  mal  tracés  dans  la  littérature  nisse.  Je  ne  sais  si 
Katkov  saura  les  apprécier,  mais  si  le  public  accueille  mon 
roman  avec  froideur,  je  Гатоие,  je  serai  peut-être  au 
désespoir.  Je  fonde  sur  lui  mes  meilleures  espérances  et 
surtout  je  veux  assurer  mon  nom  dans  la  littérature.  Main- 
tenant, raisonnons  :  mon  roman  paraîtra  cette  année,  peut- 
être  en  septembre.  Je  pense  que  si  on  en  parlait,  que  si  on 
en  disait  du  bien,  je  pourrais  le  proposer  à  Kouchelev  à 
300  roubles  la  feuille,  etc.  Il  n'aura  plus  affaire  à  un  auteur 
qui  n'aura  écrit  que  le  Rêve  de  mon  Oncle.  Certainement, 
je  puis  me  tromper  au  sujet  de  mon  roman  et  de  ses  qua- 
lités ;  mais  j'y  mets  tout  mon  espoir.  Maintenant  :  si  le 
roman  du  /iousski  Viestnik  a  du  succès,et  même  considé- 
rable, peut-être,  alors,  au  lieu  de  publier  Les  Pauvres  Gens 
à  part,  j'ai  une  nouvelle  idée  :  arriver  à  Tver  et  avec  ton 
aide,  bien  entendu,  mon  cher, — toi  qui  me  viens  toujours  en 
aide,  —  publier  vers  janvier  ou  février  de  Tannée  prochaine 
deux  volumes  de  mes  œuvres,  dans  l'ordre  suivant  : 
1"  Premier  volume  :  Les  Pauvres  Gens,  Nélolchka  Nezva~ 
nov  (les  six  premiers  chapitres  arrangés;  ils  ont  plu  à 
tout  le  monde),  Les  Nuits  blanches.  Conte  pour  les  enfants, 
L'Arbre  de  Noël  ei  La  Noce,  en  tout  18  feuilles.  Deuxième 
volume  :  Le  Village  Stepantchikovo  (le  roman  de  Katkov)  et 
Le  Rêve  de  mon  Oncle.  Le  second  volume  aura  24  feuilles. 
N.B.  —  Plus  tard  on  pourrait  publier  Le  Double  nou  vellemen  t 
revu  ou  complètement  refait,  etc.  Ce  serait  le  troisième  vo  - 
lume ,  mais  celaplus  tard,  et  maintenant  deux  volumes  seule  - 
ment.  L'édition  de2.000  exemplaires  coûtera  1.500  roubles. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  169 

pas  davantage.  On  pourra  vendre  à  3  roub  les  le  volume* 
Voilà  pourquoi,  si  j'écris  un  grand  roman  pendant  un  an 
et  demi,  la  vente  graduelle  de  ces  exemplaires  peut  assu- 
rer mon  existence  et  me  pourvoir  d'argent.  On  pourrait 
aussi  vendre  l'édition  à  Kouchelev,  pour  trois  mille  ou 
deux  raille  cinq  cents  ;  mais,  bien  entendu,  il  est  tout  à 
fait  impossible  d'entrer  en  pourparlers  à  présent  ;  il  faut 
attendre  que  le  roman  de  Katkov  ait  du  succès.  Voilà  tout 
mon  espoir,  car  ce  succès  facilitera  les  négociations. 

N.B.  —  J'enverrai  à  Katkov  en  tout  15  feuilles;  à 
100  roubles,  cela  fait  1.500  roubles.  Je  lui  ai  pris  500  rou- 
bles, et  puis,ayant  expédié  les  trois  quarts  du  roman,  j'ai 
demandé  200  roubles  pour  mes  frais  de  voyage  ;  j'ai  donc 
pris  700  roubles.  J'arriverai  à  Tversans  le  sou,  mais  aussi 
dans  très  peu  de  temps  je  recevrai  de  Katkov  700  ou 
800  roubles.  Ce  n'est  rien  alors.  On  peut  encore  se 
retourner. 

Je  suis  tout  effrayé  d'avoir  entendu  dire  que  si  i^aul 
était  retiré  complètement  du  Corps,  il  faudrait  rembourser 
pour  son  entretien  200  roubles  par  an,  400  roubles  en 
tout,  mais  où  les  prendrais-je  ?  C'est  pour  moi  le  coup  de 
foudre.  J'ai  en  tout,  en  ce  moment,  600  roubles,  avec  ceux 
de  Katkov  cela  fera  800  ;  mais  il  faut  acheter  une  voi- 
ture, etc.,  et  puis  faire  1.000  verstes  pendant  l'été,  ce  qui 
est  le  plus  coûteux  (on  attellera  4  chevaux,  5  quelquefois), 
et  je  n'ai  d'argent  que  juste  pour  ce  voyage.  Avec  quoi 
paierais-je  pour  Paul  ? 

Adieu,  mon  ami,  mon  cher  Micha,  sois  heureux  et  bien 
portant  et  laisse-moi  t'embras.ser  au  plus  tôt.  Salue  ta 
femme  et  embrasse  tes  enfants.  Il  se  peut  que  j'aie  omis 
d'écrire  bien  des  choses  dans  ma  lettre,  mais  je  suis  très 
pressé.  J'ai  affaire.  Adieu,  chéri  !  Salue  Plechtchéev  ; 
pourquoi  ne  m'écrit-il  pas  ?  Ne  serait-il  pas  contrarié  de 
ma  demande  d'argent  ?  Est-il  possible  !  Ma  femme  te 
salue.  Bien  des  choses  à  tous  ceux  qui  se  souviennent  de 
moi.  Au  revoir,  mon  ami. 

Au  même, 

Tver,  19  septembre  1859. 
Hier  j'ai  reçu  ta  lettre,  mon  cher  Michel,  mais  très  tard, 
c'est  pourquoi  je  n'ai  pu  te  répondre  aussitôt. 


170  COUHE8PONDA.NCB    DE    DO»TOÏEV»ICI 

Га  lettre  rn'a  fait  une  grande  joie  :  !•  parce  que  je  suis 
complètement  eeul;  2«  parce  qu'elle  est  arrivée  plue  tôt  que 
je  ne  l'altondais.  Je  n'y  comptais  pas  avant  ^mecJi.  Je  suia 
très  heureux  pour  toi  <|U<î  tout  aille  bien  chez  les  liene  et 
que  tu  sois  content.  Seulement  quand  пош»  verrons- noue  T 
Moi,  bien  que  restant  à  Tver,  je  continue  à  voyager.  Quand 
le  sort  nous  réunira-t-il  ? 

Je  suis  alléchez  Baranov  avecla  lettre  pour  Dolgoroukov. 
11  m'a  promis  son  ai<le  (c'esl-à-dirr  d  envoyer  la  lettre). 
Mais  il  m'a  dit  que  ces  démarches  sont  inutiles  pour  le 
moment,  car  Dolgoroukov  ne  se  trouve  pas  à  Pétersbourg, 
et  que  pendant  le  voyage  il  ne  fera  |pas  de  rapports  à 
l'Empereur.  En  conséquence,  il  me  conseille  d'att<*ndre 
jusqu'à  la  mi-octobre,  date  du  retour  du  prince  à  Péters- 
bourg. 11  m'a  demandé  de  revenir  alors  avec  la  lettre. 
Réflexion  faite,  je  pense  qu'il  a  raison  ;  d'autant  plus  que 
si  dans  un  mois  le  prince  est  à  Pétersbourg  il  fera  vile 
l'affaire,  surtout  avec  la  recommandation  d'Edouard 
Ivanovilch  Totleben,  par  exemple.  De  celte  façon  j'espère 
être  chez  vous  le  !•'  novembre.  Donc,  attendons. 

J'ai  lu  avec  un  extrême  plaisir  ce  que  tu  m'écris  de 
Vrangel  ;  j'étais  si  heureux  de  savoir  quelque  chose  de 
lui.  Salue-le  de  ma  part  ;  dis-lui  que  je  désire  beaucoup 
le  voir,  et  que  s'il  passe  à  Tver,  môme  pour  un  jour,  ce 
sera  très  bien.  Je  lui  écrirai  prochainement. 

J'écrirai  aussi  un  peu  plus  tard  à  Edouard  Ivanovitch. 
Salue  Maïkov;  dis-lui  que  je  l'aime,  que  moi  aussi  ne  l'ou- 
blie pas  et  que  s'il  vient  rae  voir  il  fera  très  bien,  ne  serait- 
ce  que  pour  un  jour.  Dis-lui  que  je  l'attends  avec  une 
extrême  impatience. 

J'ai  écrit  à  nos  sœurs.  Tu  m'écris  que  tu  n'as  pas 
trouvé  Nékrassov  chez  lui.  Mais  voilà,  mon  ami,  si  le  16  tu 
ne  le  trouves  pas  davantage,  il  y  aura  danger  que  tu  ne 
sois  en  retard  avec  le  manuscrit.  Le  temps  passera  et  ils 
publieront  autre  chose  dans  le  numéro  d'octobre.  Il  fau- 
dra encore  qu'ils  lisent  le  manuscrit  et  tu  ne  m'écris  pas 
si  tu  le  lui  as  laissé  et  si  tu  lui  as  transmis  la  lettre.  Tu  me 
promets  d'écrire  le  17  si  tu  vois  Nékrassov.  Tu  le  verras 
certainement,  c'est  pourquoi  j'attends  ta  lettre  aujourd'hui, 
avec  une  vive  impatience. 

N.  B.  —  Dans  les  relations  avec  NékrassDv  observe  tous 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  171 

les  détails,  toutes  les  paroles,  et  au  nom  de  Dieu,  je  t'en 
prie,  écris-moi  tout  cela  par  le  menu.  Pour  moi  c'est  très 
intéressant. 

Embrasse  le  petit  Nicolas  de  Vrangel  ainsi  que  tes  chats. 
Un  grand  salut  à  Emilie  Fédorovna.  Ma  femme  aussi 
vous  salue  tous. 

De  moi,  il  n'y  a  rien  de  plus  à  ajouter.  Je  pense  à  l'ave- 
nir. Je  pense  comment  me  mettre  au  roman.  Je  suis  triste 
d'être  obligé  d'écrire  tant  de  lettres,  et  je  me  tourmente 
beaucoup  au  sujet  de  la  lettre  du  prince.  J'avais  commandé 
un  pantalon  (c'était  en  ta  présence),  le  tailleur  l'a  gâté. 
A  Tver  le  temps  est  très  mauvais  et  l'ennui  horrible. 

Je  pense  à  toi,  mon  cher.  Voilà,  lu  es  parti  et  moi  je 
sais  que  nous  ne  nous  connaissons  pas  encore  suffisam- 
ment. Nous  ne  nous  sommes  pas  bien  expliqués.  Non,  mon 
frère,  il  nous  faut  vivre  ensemble,  non  de  la  vie  agitée 
mais  de  la  vie  ordinaire,  et  alors  nous  nous  connaîtrons 
très  bien.  Je  n'ai  que  toi.  Ces  dix  années  ne  nous  ont  pas 
désunis. 

Tu  n'écris  rien  de  ta  santé  et  entre  autres  ce  que  t'a  dit 
Rosenberg.  Je  t'en  prie,  consulte-le. 

Au  revoir  mon  ami.  Je  t'embrasse. 

Au  nom  de  Dieu,  écris.  Ton 

Dostoïevski. 

P.-S.  —  Je  me  rappelle  tes  paroles  quand  nous  nous 
sommes  séparés  :  Écris.  J'ai  pensé  au  sujet  du  roman  que 
je  t'ai  raconté  et  en  même  temps  je  regrette  mon  grand 
roman. 

Je  croyais  que  je  pourrais  encore  l'écrire. 

Ah  !  si  j'avais  de  l'argent  et  la  vie  garantie  ! 

Лп  baron  A.-E.  Vrangel. 

Tver,  22  septembre  1859. 

Mon  cher  ami  Alexandre  Egorovilch, 

Je  ne  voulais  pas  vous  écrire,  mais  je  n'ai  pu  me  rete- 
nir. En  effet,  que  peut-on  écrire  après  quatre  années  de 
séparation  ?  Il  faudrait  d'abord  se  revoir,  et  combien  je 
serais  heureux  que  vous  ayez  l'idée  (d'après  ce  qu'en  dit 


172  COHHEHI'ONOA.NCE    DE    DOSTOlETSKl 

mon  frère)  de  venir  ici  pour  mo  voir  ;  quand  ce  ne  serait 
ijue  pour  un  jour,  mon  très  cher  I  Que  de  cho!^e  nous 
pourrions  nous  dire  ! 

Car  pour  un  monsieur  qui  a  fait  tout  le  tour  de  la  pla- 
nète, venir  en  chemin  de  fer  de  Pétersbourg  à  Ттег,  n'eel 
qu'une  bagatelle.  Mon  frère  écrit  que  vous  songiez  encore 
une  fois  à  faire  partie  d'une  expédition.  C'est  mal,  bien  mal 
pour  moi.  Je  pensais  que  nous  ne  nous  séparcrione  plus, 
quand  nous  nous  serions  retrouvés  à  Saint- Pélcrebourg, 
Voilà  pourquoi  vous  pouvez  vous  figurer  mon  impatience 
de  vous  voir  —  au  moins  pour  deux  jours,  pour  quelques 
heures  mémo.  Car  nous  avons  bien  des  chose»  à  nous  rap- 
peler. Bien  des  souvenirs  charmants.  Ne  serait-ce  qu'à 
partir  de  ce  moment  quand  je  vous  ai  accompagné  bore 
de  votre  logis,  vers  dix  heures  du  soir  (vous  en  souvenez- 
vous  ?)  Votre  vie  est  bien  plus  compliquée  à  présent,  mais 
est-ce  que  nous  ne  pourrions  pas  nous  comprendre?  Nous 
nous  étions  fortement  liés  alors.  Venez  donc.  Nous  cause- 
rons du  passé,  quand  nous  étions  si  liés;  de  la  Sibérie,  qui 
m'est  devenue  chère  à  présent  que  je  l'ai  quittée;  du  jar- 
din Kazakov  (vous  rappelez-vous?),des/)oi«  et  autres  plantes 
potagères,  des  charmants  Zraéioogorev  ]et  Barnaoul,  où 
j'allais  assez  souvent  après  votre  départ...  de  tout,  enGn! 
El  vous  me  raconterez  quelque  chose  de  votre  vie  depuis. 
Nous  nous  lierons  de  nouveau  et  nous  nous  préparerons 
des  souvenirs  епсэге  plus  beaux.  Nous  pourrons  nous 
rappeler  notre  existence  dans  notre  vieillesse. 

Que  pensez-vous  faire  à  présent?  Qu'atlendez-vous  et 
quelles  sont  vos  espérances?  Que  devient  votre  père  et  que 
devient  votre  famille  ?  Qui  est-ce  qui  a  remplacé  Kh...  ? 
Quel  malheur  si  Kh...  est  à  Pétersbourg  et  peut  exercer 
sur  vous  une  certaine  influence  !  Mais  c'est  absurde  et  je 
suis  sot  de  le  soupçonner. 

«  Les  fleurs  ne  fleurissent  pas  après  l'automne.  »  —  J'es- 
père entendre  de  vous-même  tout  ce  qui  vous  concerne, 
avec  beaucoup  de  détails.  J'espère  aussi  que  vous  m'écri- 
rez quelque  chose.  Si  vous  me  questionnez  sur  moi,  que 
vous  dirai-je  :  je  me  suis  chargé  de  soucis  de  famille  et  je 
les  traîne.  Mais  je  crois  que  ma  vie  n'est  pas  encore  ter- 
minée et  je  ne  veux  pas  mourir.  Ma  maladie  est  toujours  au 
même  point,  ni  çà,  ni  là.  Je  voudrais  consulter  des  méde- 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  173 

cins.  Mais    d'ici  que  je  me   trouve  à  Saint-Pétersbourg, 
je  ne  suivrai  pas  de  traitement  I    Pourquoi  avoir  affaire 
à  des  imbéciles  !    Maintenant  je  suis  enfermé  à  Tver  et 
c'est  pire  que  Semipalatinsk.  Malgré  que   Semipalatinsk 
avait  complètement  changé  ce  dernier  temps  (il  n'y  restait 
plus  une  seule  personne  sympathique,  pas  un  seul  souve- 
nir radieux) — mais  Tver  est  mille  fois  pire.  Sombre,  froid, 
les  maisons  en  pierre,  aucun  mouvement,  aucun  intérêt,  — 
il  n'y  a  même  pas  de  bibliothèque  convenable  !  C'est  une 
véritable  prison  !  J'ai  l'intention  de   me    retirer  d'ici  le 
plus    vite    possible.  Mais    ma  situation   est    fort  bizarre. 
Je  me  considère  comme  gracié  depuis  longtemps.  On  m'a 
rendu  aussi  mes   droits  de    noblesse    héréditaire,  par  un 
oukase  spécial,  il  y  a  déjà  deux  ans.  Et  cependant,  je  sais 
que  sans  demande  officielle  (de  vivre  à  Saint-Pétersbourg), 
il    me  sera   impossible    d'entrer    ni  à  Pélersbourg,  ni  à 
Moscou.  J'ai  passé  le  délai  ;  il  fallait  le    demander  il  y   a 
un  mois.  Et  maintenant  le  prince  Dolgoroukov  est  absent. 
J'ai  écrit  une  lettre  à  Dolgoroukov.  Je  me  suis  présenté 
avec  celle  lettre  chez  le  comte  Baranov  (notre  gouverneur) 
et  je  l'ai  prié  de  la  transmettre  au  prince.  Baranov  l'a  pro- 
mis, mais  il  a  dit  —  quand  le  prince  sera  de  retour,  il  n'y 
a  pas  à  y  songer  avant.  Le  prince  revient  à  la  mi- octobre; 
il  faut  donc  attendre  jusqu'alors  et  ne  rien  entreprendre. 
Sans  doute,  je  suis  presque  sûr  quemademande  sera  accor- 
dée. Il  y  a  eu  des  précédents  :  beaucoup  d'entre  nous  sont 
à  Saint-Pétersbourg.  D'ailleurs,  l'Empereur  est  infiniment 
bon  et  généreux.  Et  puis  j'ai  toujours  été  bien  noté.  Mais 
voilà  ce  que  je  crains: l'affaire  traînera  et  je  devrai  encore 
rester  à  Tver.  Et  c'est   pourquoi  je  me  proposais  d'écrire 
à  Edouard   Ivanovitch  ',  et  je  lui  écrirai  ;  je  veux  le  prier 
d'écrire  ou  de  parler  de  moi  au  prince  Dolgoroukov;  alors 
celui-ci,  par  considération   pour  lui,  ne  laissera  pas  traî- 
ner l'affaire  et  abrégera  les  formes.  Je  voulais  aussi  prier 
Edouard  Ivanovitch  d'écrire  à  Baranov, — afin  qu'ici  aussi 
l'affaire   ne  traînât   pas.  Mais,  de  nouveau,  j'hésite  :  dans 
quels  rapports  Edouard    Ivanovitch  se  trouve-t-il  avec   le 
prince  et  connaît-il  notre  comte?  Une  pareille  démarche 
lui  serait  peut-être   désagréable,  il  a  déjà  tant  fait  pour 

1.  Général  Totleben. 


m  COnnESPONDANCE    DE    I>08T01IeV8KI 

moi  !  Je  voulais  envoyer  la  lettre  à  Éd.  Iv...  par  vous.  (Si 
Feulement  il  ее  trouvait  h  Saiat-Pélerebourg  et  que  roue 
pussiez  lui  parler  en  personnel  Cela  vaudrait  bien  mieux  ; 
mais  mon  frère  m'a  écrit  qu'Éd.  iv...eetà  Kiцa.)  Etalonif 
mon  ami,  donnez-moi  un  conseil.  Je  compte  beaucoup  sur 
vous  et  j'espère  que  vous  ne  m'abandonnerez  pas,  surtout 
si  Edouard  Ivanovitch  doit  bientôt  revenir.  Je  ne  sais 
quand  est-ce  (ju'il  faudra  écrire. ^u'en  pensez-vous?  Ditee- 
moi  «juelque  chose  et  je  suivrai  entièrement  votre  coQBeii. 

Maintenant,  autre  chose  :  j'ai  beaucoup  de  livres  à  tous, 
que  j'ai  apportés  de  Sibérie  ;  deux  paquets  de  votre  cor- 
respondance intime  et  votre  tapis.  11  faudrait  vous  expé- 
dier tout  cela.  J'espère  que  vous  avez  déji*!  reçu  quelques- 
uns  de  ces  livres,  que  je  vous  avais  envoyés,  il  y  a  deux 
ans  (par  Sérnenov,  rmmhre  de  1л  Société  de  géographie), 
précisi'iment  les  œuvres  de  Sémachko.  Vos  livres  sont  assez 
bons.  Écrivez  donc  quelles  sont  vos  dispositions. 

Eh  bien,  en  attendant,  cela  suflit  pour  à  présent.  C'est 
votre  tour.  J'étais  si  content  quand  mon  frère  m'écrivit 
que  vous  étiez  allé  le  voir  1  Je  venais  de  charfçermon  frère 
de  vous  chercher  à  Saint-Pétersbourg  par  tous  les  moyens. 

Maria  Dmitrievna  et  moi,  nous  avons  souvent  pensé  à 
vous  pendant  ces  trois  ans  et  toujours  avec  le  plus  grand 
plaisir. Elle  voudrait  bien  vous  voir.  Elle  est  toujours  souf- 
frante. Adieu  donc;  je  vous  embrasse.  Votre 

Dostoïevski. 

Le  bureau  de  poste  est  ici  tellement  mauvais,  irrégulier 
et  peu  sûr,  que  j'avais  bien  envie  de  recommander  cette 
lettre.  Peut-être  arrivera-t-elle  quand  même.  On  garde 
mes  lettres  jusqu'à  trois  jours.  Mon  frère  m'a  écrit  le  16, 
et  puis  il  a  cessé  d'écrire,  et  voilà  déjà  le  "22.  Que  devient- 
il?  Ne  serait  il  pas  malade?  J'attends  sa  lettre  avec  impa- 
tience et  je  m'inquiète. 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Tver,  l"  octobre  1859. 

Mon  cher  Michel,  hier  j'ai  reçu  ta  lettre  après  avoir 
envoyé  la  mienne  qui  était  pleine  de  reproches.  Il  y  a,  mon 
ami,  quej'ai  complètement  perdu  courage,  ne  recevant  pas 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  175 

de  tes  nouvelles.  Voilà  pourquoi  je  te  supplie  à  Гатешг, 
même  si  tu  n'avais  rien  à  me  dire  d'écrire  simplement  qu'il 
n'y  a  rien  de  neuf,  mais  ne  me  laisse  pas  dans  l'inquiétude, 
qui  augmente  encore  l'état  pénible  et  sans  issue  dans  lequel 
je  me  trouve.  J'espère  que  tu  ne  m'en  veux  pas  de  ma  let- 
tre. Ne  sois  pas  fâché,  mon  ami,  et  écris  plus  souvent. 

J'avoue  que  ta  lettre  m'a  étonné.  Que  fait  Nékrassov? 
Ne  sont-ils  pas  devenus  trop  fiers?  Et  peut-être  n'a-l-il 
pas  encore  lu?  J'ai  entendu  dire  que  Nékrassov  joue  aux 
cartes  avec  acharnement.  Panaiev  a  aussi  autre  chose  à  faire 
que  la  revue;  s'il  n'y  avait  pas  Tchernichevsky  et  Dobro- 
lubov,  tout  péricliterait.  Tu  dis  qu'il  faut  attendre  et  que 
cela  sera  plus  convenable.  Mais,  mon  ami,  on  a  déjà 
attendu  assez  longtemps.  C'est  pourquoi  je  le  prie  d'ailtT 
(je  t'en  prie  instamment)  chez  Nékrassov,  tâche  de  le  trou- 
ver chez  lui  (c'est  le  principal)  et  parle-lui  toi-même  du 
sort  qu'il  destine  au  roman.  Tâche  surtout  de  savoii-  s'ils 
prennent  le  roman  pour  deux  ou  trois  livraisons;  quelles 
sont  les  observations  qu'ils  font  à  propos  du  roman  —  et 
après  avoir  causé  de  tout  cela,  vers  la  tin.  on  peut  faire 
mention  do  l'argent.  Fais  cela  pour  l'amour  du  Christ  et 
tâche  de  savoir  son  dernier  mot.  Si  lu  n'y  vas  pas  toi-même, 
il  est  possible  qu'il  ne  vienne  jamais  chez  toi,  surtout  s'il 
joue  aux  cartes.  Je  compte  sur  toi. 

Maintenant,  mon  cher,  je  veux  te  parler  de  ce  que  j'ai 
décidé,  après  avoir  mûrement  réfléchi.  Voici  :  je  veux  com* 
mencer  un  roman  (un  grand  ouvrage  —  c'est  décidé),  — 
j'écrirai  pendant  un  an.  Je  ne  veux  pas  me  presser.  Il  est 
si  bien  composé  dans  ma  tête,  qu'il  me  serait  impossible 
de  lui  causer  un  dommage  quelconque,  en  me  pressant 
pour  quelque  terme  fixe.  Je  veux  écrire  librement.  C'est 
un  roman  à  idées  et  il  me  créera  une  renommée.  Mais 
pour  l'écrire  il  faut  avoir  l'existence  assurée.  Le  vendre 
d'avance  serait  un  suicide.  Cela  voudrait  dire  prendre  100 
ou  120  roubles,  tandis  que  peut-être  je  pourrais  obtenir  150 
ou  200.  Je  serai  juge  moi-même  et,  si  le  roman  réussit,  je 
ferai  mon  prix.  C'est  pourquoi  je  ne  veux  pas  vendre 
d'avance  et  il  faut  écrire  et  avoir  des  moyens  d'existence. 
Mais  voilà  la  question  :  où  prendre  de  l'argent  pour  me 
procurer  ces  moyens,  au  moins  pour  un  an?  Ayant  bien 
réfléchi,  j'ai  pris  la  ferme  décision  de  publier  mes  œuvres 


17G  <;<»iiui;si'ONOANCB  de  doatoKeviiki 

anléricurcit,  et  de  Icspubl^r  moi-même,  ванн  les  vendre,  À 
moins  (]uo  l'on  ne  m'endonne  l>caucou|>  —  там  on  ne  le  fera 
pas.  Hcouto  :  admettons  ({ue  celle  édition  i^  vénale  lente* 
ment.  Mais  cela  ne  eignifte  rien  pour  moi.  J'ai  besoin  de 
120  ou  150  rouble»  par  mois.  Tu  demandes  :  où  prendre 
l'argent  pour  la  publicalion?  Voici  ce  que  j'ai  imaginé  : 
d'aburd  ne  pas  publier  tout  à  la  fois,  mais  livre  par  livre. 
Trois  livres  en  tout.  Dans  le  premier  :  Les  Pauvra  ($епм, 
Nelotchka  Nexvunov  (2  parties),  Les  Muits  hlanchet,  ConU 
pour  tes  Enfants,  L'Arbre  de  Noël  et  /a  Noce,  Le  Voleur  КоП' 
nête  (à  refaire).  Le  Mari  jaloux.  Au  toUd  environ  23  feuil- 
les en  fine  impression.  Deuxième  volume  :  Le  Double 
(entièrement  revu)  et  Le  Fiéve  de  mon  Oncle.  Troisième  vo- 
lume :  Le  Village  Slepantchikovo*.  h'  crois  que  la  (»remière 
partie  s'écoulera  assez  vite.  Mais  il  faut  revoir  un  peu. 
Les  Pauvres  Gens  peuvent  rester  sans  modification  dans  la 
deuxième  édition,  mais  tout  le  resle  «lans  la  preini/?re  par- 
tie doit  être  légèrement  revu  et  corrigé.  Pour  cela  je  le 
prierai  de  m'aider,  précisément  de  me  procurer  les  autres 
nouvelles  de  la  première  parlie.Les  unes, comme  Netotchk* 
Nezvanov,  se  trouvent  peut-être  cliez  loi,  et  les  autres  sont 
à  chercher  et  il  faudra  les  chercher  le  plus  tôt  possible, 
sans  tarder,  chez  Maikov,  Milukov  et  d'autres.  Salue-les 
de  ma  part  et  demande-leur  instamment  de  permettre  d'ar- 
racher ces  nouvelles  des  volumes  qui  les  contiennent. 
S'ils  me  les  donnent,  envoie-les  le  plus  vite  possible,  je 
corrigerai  l'imprimé  et,  sans  tarder,  je  te  les  renverrai.  Si 
vers  la  fin  d'octobre  nous  avons  terminé  tout  cela  et  que 
tu  aies  toutes  ces  nouvelles  corrigées,  le  l*'  novembre  on 
pourra  présenter  le  tout  à  la  censure.  Admettons  que  la 
censure  les  garde  jusqu'au  P'  décembre.  Alors,  on  pourra 
faire  imprimer  le  premier  volume  à  partir  du  !••  décembre. 
Où  prendre  l'argent?  Mais  voilà,  je  t'en  prie  encore  : 
prends  la  quantité  nécessaire  de  papier  pour  le  premier 
volume  chez  le  marchand  et  donne-lui  une  lettre  de  créance 
de  ta  part  pour  six  mois  ou  même  moins.  Il  s'agit  d'environ 
300  roubles,ou  très  peu  davantage.  Je  te  jure,  Michel,  mon 
cher,  que  je  paierai  la  créance  que  tu  vas  donner  (pour 
moi).  Si  le  livre  n'a  pas  de  succès  et  ne  paie  pas  même  le 
papier,  je  saurai  quand  même  me  procurer  de  l'argent  et 
1«  Carnet  d'un  inconnu. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  177 

je  paierai  la  créance  à  la  date  fixée.  Rien  ne  retombera  sur 
toi.  Quant  aux  frais  d'impression,  si  on  ne  peut  s'arranger 
là  aussi  avec  un  billet,  je  donnerai  la  moitié  de  l'argent 
et  j'emprunterai  l'autre  moitié  chez  quelqu'un  (ne  pourrait- 
on  en  emprunter  à  Sachenka?).  De  cette  façon  l'impression 
sera  terminée  au  mois  de  janvier,  vers  le  milieu,  et  en  avant 
la  mise  en  vente  !  Je  suis  sûr  que  le  premier  volume  pro- 
duira un  certain  effet.  D'abord,  le  recueil  est  mieux  formé; 
secondement,  je  rappellerai  mon  nom;  troisièmement, 
c'est  un  nom  intéressant;  quatrièmement,  si  le  roman  du 
Sovremennik  a  du  succès,  le  reste  ira  aussi.  Cependant,  au 
milieu  de  décembre  je  t'enverrai  (ou  je  t'apport<^rai  moi- 
même)  Le  Double  corrigé.  Crois-moi,  frère,  que  cette  cor- 
rection, munie  d'un  avant-propos,  vaudra  un  nouveau 
roman.  Ils  verront  enfin  ce  que  c'est  que  Le  Double.  J'es- 
père provoquer  un  grand  intérêt.  En  un  mot,  je  défie  tout 
le  monde.  (Et  enfin, 'si  je  ne  corrige  pas  Le  Double  main- 
tenant, quand  donc  le  corrigerai-je?  Pourquoi  perdrais-je 
une  excellente  idée,  un  grand  caractère,  d'après  son 
importance  sociale,  que  j'ai  découvert  le  premier  et  dont 
j'ai  été  le  créateur?) 

Ainsi  donc,  au  mois  de  décembre  Le  Double  et  Le  Rêve 
de  mon  Oncle  à   la  censure.  Imprimer  au  mois  de  janvier, 
et,  vers  la  fin  de  février,  faire  paraître  le  deuxième  volume, 
et  ensuite,  presque  en  môme  temps,  on  pourrait  publier  le 
troisième   :   Stepantchikovo.  Quant  à  l'argent,  il  faut    le 
faire  à  crédit, ou  bien  payer  avec  le  premier  volume.  Enfin, 
on  pourrait  à  la  rigueur  vendre  les  deux  derniers  volumes 
(selon  le  succès  du  premier).  Je   paierai  ainsi  la  publica- 
tion, et  en  attendant  j'aurai  pour  vivre  l'argent  du  Sovre- 
mennik, et  ensuite,    quand  l'édition  sera    payée,  si    elle 
va  lentement,  cela  me  sera  égal  :  car  j'aurai    assez  pour 
vivre  avec  une  vente  médiocrement  rapide;  et  pendant  ce 
temps,  depuis  décs^mbre  môme,  je   me    mettrai   sérieuse- 
ment à  un  grand  roman   qui,  hélas  !    produira  son  effet 
dans  un  an,  ce  qui  peut  entraîner  aussi  les  autres  exem- 
plaires du   Recueil   des   œuvres.  Et  voilà  pourquoi  le  pre- 
mier pas  à  faire  est  celui-ci  :  réponds-moi  tout  de  suite 
quelle  est  ton  opinion,  et  aussitôt,  si  c'est  possible,  expé- 
die-moi les  exemplaires  des  nouvelles  du  premier  volume 
pour  les  revoir. 

12 


178  CORKRSPONDANCB    НЕ    DOeTOlEVSKI 

Mon  a  mi,  н!  lu  tardée  de  me  répondre,  apprends  qun 
mon  tcmpH  sera  perdu.  Je  ne  ferai  rien  (et  je  ne  nerai  рая 
capable)  de  rien  faire)  nvant  In  décision  définitive,  c'eeûà- 
dire  si  tu  m'npprouves  ou  non  et  veux  m'aider.  Bépoode 
vite,  poui'  l'amour  de  Dieu! 

Maïkov  nVsl  рай  venu;  j'ai  reçu  une  lettre  de  Vrangel. 
Golovinsky  est  ici  et  il  m'a  tout  de  suite  pré^.'nté  &  la 
société  du  pays.  Je  ne  tiens  pas  h  entretenir  de»  relations 
avec  tous,  mais  il  est  difficile  de  lYviler  avec  certains.  On 
ne  peut  se  cacher  nulle  part  en  province.  Cela  m'est  eo 
quelque  sorte  pénible.  11  y  a  deux  ou  trois  personnes  înté- 
refusante".  Je  me  suis  bien  rapproché  de  Baranov  et  de  la 
comleisj'e.  Elle  m'a  prié  instamment  plusieurs  fois  de  venir 
chez  eux  sans  façon,  dans  la  soirée.  Il  est  impossible  de  ne 
pas  les  visiter.  II  s'est  trouvé  que  je  la  coin  '    "i  un 

peu.  Il  y  a  une  douzaine  d'années,  Sollog<  pré- 

senté à  elle  (c'est  son  cousin),  quand  elle  était  encore 
jeune  fille,  M"*  Vassiltchikov. 

Marie  Dmitrievna  te  salue.  Je  l'embrasse  de  tout  mon 
cœur,  et  je  serais  heureux  de  toutes  mes  forces  de  pouvoir 
m'échapper  de  Tver. 

Maintenant,  à  Tver,  on  m'empochera  d'écrire.  Pour 
l'amour  de  Dieu,  mon  ami,  réponds.  Adieu,  je  t'embrasse 
bien  fort.  Salue  tout  le  monde.  Soigne  la  santé  comme  un 
bien  précieux.  Salue  Emilie  Fédorovna,  Nicolas,  Sacha. 
Écris  souvent.  11  faudrait  lâcher  d'avoir  l'argent  de  Né- 
krassov.  D'abord  pour  toi  et  aussi  pour  moi. 

Th.  D. 


An  même. 

Tver,  2  octobre  1859, 

Cher  frère, 

Je  t'écris  de  nouveau  et  te  supplie,  au  nom  de  Dieu, 
d'aller  chez  Nékrassov.  Tâche  de  le  rencontrer  et  termine 
avec  lui  mon  affaire.  J'ai  besoin  d'argent,  très  grand 
besoin,  et  toute  la  somme  sur  laquelle  je  compte  s'élève 
à  500  roubles.  Il  a  promis  de  donner  d'avance,  pour 
10  leuilles  d'impression,  1.200  roubles,  dont  700  pour  toi 
et  500  pour  moi.  Maintenant  j'ai  un  besoin  extrême  de  ces 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  179 

500  roubles.  Ne  me  refuse  pas,  mon  cher,  le  seul  sur  qui  je 
puisse  compter.  Je  t'en  supplie  ;  fixe  ma  situation. 

Je  t'ai  écrit  hier  sur  l'édition  de  mes  œuvres.  Pense  à 
cette  idée  el,  au  nom  de  Dieu,  aide-moi.  Toi  seul  peux  me 
secourir.  Un  peu  de  travail  de  ta  part  et  tout  pourrait 
s'arranger.  Ma  situation  présente  est  pénible,  mauvaise, 
pire.  Le  coeur  sèche.  Mes  maux  prendront-ils  fin  un  jour  ? 
Dieu  me  donnera-t-il  enfin  la  possibilité  de  vous  embras- 
ser tous  et  de  me  retremper  dans  une  vie  nouvelle  et  meil- 
leure ? 

Je  ne  parlerai  pas  de  ma  vie  ici.  J'écris  ces  deux  mots 
uniquement  pour  te  rappeler  de  nouveau  Nékrassov,  et  le 
demander  d'en  finir  avec  lui  le  plus  tôt  possible.  Au  nom 
de  Dieu,  fais-le  et  informe-moi  immédiatement  du  résultai. 
Jusque-là  je  serai  terriblement  inquiet. 

Au  revoir,  mon  cher  ami.  En  toi  toul  mon  espoir.  Ras- 
sure-moi le  plus  vite  possible.  Ton 

1  a.  lJo.">iuiiiVt>Ki. 

P.-S.  —  Je  viens  de  recevoir  ta  lettre  d'hier.  Merci  pour 
les  nouvelles.  Mais  voilà  le  malheur,  jusqu'à  ce  jour  il  n'y  a 
rien  de  Nékrassov.  Au  nom  de  Dieu,  ne  perds  pas  de  temps. 
C'est  une  affaire  grave;  ne  la  traîne  pas.  Les  500  roubles 
me  font  le  plus  grand  besoin.  Au  nom  de  Dieu,  hâte-loi. 
J'écrirai  à  Vrangel  ainsi  qu'à  Edouard  Ivanovitch.  Tu 
penses  à  moi;  je  t'en  remercie;  tu  sais  combien  tu  m'es 
cher.  Je  m'arracherai  de  tout  et  accourrai  chez  vous. 
Réponds,  je  t'en  supplie,  le  plus  vite  possible.  Je  n'ai  que 
toi. 

Th.  Dostoïevski. 

An  baron  A.-E.  Vrangel. 

Tver,  4  octobre  1859. 

Mon  précieux  ami,  Alexandre  Egorovitch,  j'ai  reçu  votre 
charmante  lettre  il  y  a  trois  jours  ;  je  voulais  répondre 
aussitôt,  mais  la  lettre  à  Edouard  Ivanovitch  m'a  retenu, 
et  autre  chose  encore.  Je  m'empresse  d'écrire  maintenant 
D'abord  les  affaires  : 

Ci-inclus  une  lettre  à  Edouard  Ivanovitch.  Lisez-la, 
cachetez-la,  mettez   l'adresse  et  remettez-la  à  Edouard 


180  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

Ivanovitch  en  propres  maios,  si  c'esl  possible.  Je  compte 
sur  vous  pour  louto  chose.  Soyez  mon  soutien  et  intercé- 
dez pour  moi.  Ma  situation  h  Tver  est  très  mauvaise.  J'ai 
ici  quehjuos  relations,  outre  autn'S  celles  du  comti;  liara- 
nov  (le  gouverneur).  La  comtesse  est  une  charmante 
femme  (née  Vassiltchikov)  que  j'avais  rencontrée  à  Saint- 
Pétersbourg  quand  elle  était  jeune  fille,  chez  leur  parent 
Sollogoub,  ce  qu'elle  m'a  rappelé  elle-mftme.  Elle  me 
plaisait  déjà  alors.  Mais,  malgré  toutes  ces  relations,  le 
séjour  ici  m'est  insupportable.  Tout  ce  que  j'ai  écrit  à 
Edouard  Ivanovitch  est  vrai.  Je  soufTre  moralement  et 
physi(juemenl,  et  mes  affaires  périclitent...  Voilà  pour- 
quoi, mon  cher  Alexandre  Kgorovitch,  tout  mon  espoir  est 
en  vous.  Informez-moi  pour  l'amour  de  Dieu  (juand  vous 
remettrez  la  lettre,  commpnl  il  ГагспгмИега  et  ce  qu'il 
dira. 

La  nouvelle  de  votre  séjour  ix  l'<  ng  pendant  cet 

hiver  m'a  extrêmement  réjoui. Cent  :il,  nous  aurons 

le  temps  de  causer  et  de  rassembler  nos  souvenir».  Ce 
temps  viendra  enfin,  je  ne  souffrirai  pas  toujours. La  nou- 
velle que  Kh...  serait  prête  à  recommencer  m'inquiète  un 
peu.  Pour  l'amour  de  Dieu,  soyez  prudent.  Il  ne  peut  en 
résulter  rien  de  bien,  que  de  nouvelles  chaînes.  Et  ce  qui 
est  i>assé  ne  reviendra  plus. Cette  femme  devrait  le  savoir. 
Et  puis,  il  y  a  son  âge.  Elle  a  certainement  tout  intérêt  à 
vous  attirer,  mais  il  n'y  en  a  pas  pour  vous.  Vous  me  par- 
lez d'une  autre  personne  et  de  circonstances  pénibles.  Ce 
que  vous  dites  n'est  pas  bien  gai,  en  effet.  J'aurais  voulu 
connaître  les  détails,  mais  certainement  pas  par  écrit.  Les 
lettres  ne  peuvent  rien  expliquer.  Tant  que  j'ai  pensé  à 
vous,  mon  oher,  tous  ces  jours-ci,  il  me  semble  que  de 
cœur  vous  êtes  resté  le  même.  C'est  bien  et  aussi  c'est 
mal.  J'étais  si  content  pour  vous,  il  y  a  deux  ans,  quand 
vous  êtes  parti  voyager  ;  je  croyais  que  cela  vous  ferait  du 
bien,  que  cela  vous  transformerait.  Je  suis  bien  content 
que  ça  aille  mieux  avec  votre  père.  Savez- vous  que  c'est 
presque  le  plus  important  et  qu'il  faut  apprécier  cela  beau- 
coup, beaucoup?  Vous  écrivez  que  vous  avez  besoin  de 
vous  organiser.  Mais  est-ce  que  ces  affaires  avec  votre 
père  ne  sont  pas  encore  terminées?  Mon  Dieu,  que  votre 
situation  est  pénible  !  11  faut  résoudre  la  question,  le  plus 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  181 

doucement  possible.  Voilà  mon  opinion.  D'ailleurs,  nous 
en  causerons  beaucoup,  et  nous  en  causerons  à  cœur  ou- 
vert. Vous  avez  raison,  en  parlant  de  mon  amitié.  Personne 
ne  vous  a  jamais  voulu  tant  de  bien  que  moi.  Que  devien- 
nent vos  sœurs  ?  J'ai  deux  gros  paquets  non  cachetés  de 
votre  correspondance  de  famille.  Bien  entendu,  je  n'ai 
jamais  rien  lu. 

Si  on  m'autorise  à  venir  à  Saint-Pétersbourg,je  viendrai 
d'abord  seul,  sans  ma  femme,  et  je  descendrai  chez  mon 
frère.  Je  passerai  huit  jours  à  Pétersbourg.  Je  louerai  un 
appartement,  j'installerai  tout  et  alors  seulement  j'irai  cher- 
cher ma  femme  et  Paul,  dont  il  faut  s'occuper.  Écrivez- 
moi  où  placer  ce  garçon,  mais  le  mieux  possible,  où  c'est 
plus  facile,  où  on  arrive  le  mieux  et  le  plus  vite  ?  Donnez- 
moi  un  conseil.  A  propos  :  connaissez-vous  Pierre  Petro- 
vitch  Semenov,  qui  a  été  chez  nous  en  Sibérie,  après  vous? 
—  c'est  mon  excellent  ami.  C'est  un  homme  excellent,  et  il 
faut  rechercher  ses  pareils.  Si  vous  le  connaissez,  saluez-le 
de  ma  part  et  parlez-lui  de  moi.  Maria  Dmitrievna  vous 
salue.  Je  vous  avais  déjà  écrit  qu'elle  parle  souvent  de 
vous.  Votre  portrait  est  toujours  sur  notre  table.  Adieu, 
précieux  ami.  Allez  souvent  voir  mon  frère.  Je  vous  em- 
brasse. Pensez  à  votre  ami.  Écrivez. 

Th.  Dostoïevski. 


A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Tver,  1 1  octobre  1859. 

Mon  bon  Micha,  j'ai  reçu  ta  lettre  du  9  octobre  et  je  te 
réponds  aussitôt.  Je  m'inquiète  beaucoup  :  as-lu  reçu  ma 
lettre  (grand  format,  sur  deux  feuilles)?  Tu  devais  la  rece- 
voir hier.  Je  l'ai  écrite  le  9.  D'après  la  date  de  l'expédition, 
elle  a  dû  quitter  Saint-Pétersbourg  le  10.  D'ailleurs, pour- 
quoi perdre  espoir  ?  j'espère  que  tu  l'as  reçue,  et  tu  dois 
savoir  que  je  ne  suis  pas  fâché  et  qu'il  n'y  a  pas  eu  l'om- 
bre d'une  absurdité  pareille.  Me  fâcherais-je  contre  toi, 
mon  cher  ?  Mais  revenons  à  l'affaire. 

Tu  dois  savoir  par  ma  longue  lettre  toutes  mes  espéran- 
ces et  toutes  mes  instructions.  Maintenant  l'affaire  s'en- 
gage avec  Kraevsky.  C'est  une  affaire  importante.  Tu  me 


18'2  (;0RBEep<jMJA-4(;K  i)i;   dostoikvski 

tj«"mafi(l<-i  Ir  |)rix,  et  voilà  mon  dernier  mol  à  c«*  propos: 
120  roubles  par  feuille,  d'une  impreHsion  ordinaire  de 
revue,  dont  on  iw?  sert  pour  les  romans  ;  et  pas  un  kopek 
de  moins.  Mais  si  c'est  en  hloc, — c'est  autre  chose.  Dans  ce 
cas,  je  le  donne  plein  pouvoir  de  vendre  à  Kraevsky  pour 
1.700  roubles,  et  pas  un  kopek  de  moine,  et  encore  s'il  lo 
donne  1.(ХЮ  roubles  comptant,  ces  jours-ci.  (Il  faudrait 
demander  et  insister  pour  avoir  les  1.700  roubles  comp- 
tant, c'est-à-dire  :  ne  donner  le  manuscrit  que  contre 
l'argent.  Quant  à  la  censure,  il  ne  saurait  y  avoir  l'ombre 
d'un  doute  ;  on  ne  rayera  pas  môme  une  virjj^le.)  Si 
Kraevsky  veut  imprimer  cette  année  même,  on  peut  pren- 
dre 1000  roubles  comptant  et  700  après  la  mise  sou» 
presse.  Mais  si  c'est  au  commencement  de  l'année  pro- 
chaine, 1.7(Ю  comptant  et  pas  un  kopek  de  moins. 

Explique,  pour  l'amour  de  Dieu,  à  Kraevsky,  que  si  je 
complais  120  roubles  par  feuille,  cela  ferait  1.800  roubles 
pour  15  feuilles,  je  perds  donc  100  roubles.  Kl  je  compte 
sûrement  qu'il  y  aura  plus  de  feuilles.  Il  lui  est  donc  plus 
avantageux  d'acheter  pour  1.700  roubles. 

Si  \e  Sviétotch  donne  2.500  roubles  (pour5/e/ïan/cAi/foyo), 
bien  entendu  il  faut  accepter.  On  ne  peut  trouver  rien  de 
mieux!  Qu'ils  n'aient  pas  un  seul  abonné,  c'est  toujours 
2.500  et  devant  les  autres  revues  le  prix  de  mes  œuvres 
pourra  s'établir,  c'est-à-dire  qu'ils  n'oseront  pas  donner 
moins  de  2.000  ou  de  1.800  roubles  pour  une  chose  qui 
pourrait  me  rapporter  tout  de  suite  2.500,  sans  hésiter. 
D'ailleurs, l'année  prochaine,  je  pourrais  avoir  encore  deux 
choses  imprimées  :  La  Maison  des  Morts  et  le  Premier  Épi- 
sode d'un  grand  Roman.  Cela  ira  dans  le  Sovremennik.  Ils 
ne  le  laisseront  pas  échapper,  je  ne  le  leur  donnerai  d'ail- 
leurs que  surrecommandation.  Quant  à  La  Maison  des  Morts, 
après  tout  ils  n'ont  pas  des  têtes  de  mouton  ;  ils  sauront 
comprendre  quelle  curiosité  peut  éveiller  un  sujet  pareil 
dans  les  premiers  numéros  de  la  revue  (le  mois  de  janvier). 
Si  on  me  donne  200  roubles  par  feuille,  je  publierai  dans  la 
revue.  Sinon,  tant  pis.  Ne  pense  pas,  mon  cher  Micha, 
que  je  m'en  croie  ou  que  je  me  vante  à  propos  de  La  Mai~ 
son  des  Morts,  en  demandant  200  roubles.  Pas  du  tout  ; 
mais  je  comprends  très  bien  l'intérêt  et  l'importance  de 
l'œuvre  et  je  ne  veux  pas  y  perdre. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  183 

On  pourrait  faire  taire  par  cet  article  et  par  le  roman  sui- 
vant (dont  on  pourrait  déjà  parler  adroitement,  pour  a  nnon- 
cer  que  je  suis  en  train  de  l'écrire),  on  pourrait  faire 
taire  les  Otetchestvennia  Zapiski  et  le  Sovremennik  afin 
qu'ils  ne  disent  pas  de  mal  de  moi  dans  les  revues,  pour  ne 
pas  leur  avoir  cédé  Slepantchikovo  (dans  l'espoir  d'obtenir 
un  nouveau  collaborateur).  Quant  au  peu  de  lecteurs  du 
Sviélotch,  c'est|une  bagatelle.  Tant  mieux  pour  moi.  Quand 
je  ferai  éditer  à  part,  le  roman  paraîtra  tout  nouveau.  A 
propos  de  Slepantchikovo^  j'ai  écrit  à  Plechtchéev,  afin 
qu'il  se  renseigne  exactement  :  pour  quelle  raison  le  Rous- 
ski  Vestnik  m'a  renvoyé  mon  manuscrit,  et  j'ai  reçu  la 
réponse  qu'il  s'était  informé  et  qu'il  savait  sûrement  qu'ils 
ont  eu  peur  des  100  roubles  par  feuille  ;  que  Katkov  les 
aurait  bien  donnés,  mais  que  tout  dans  la  revue  est  dirigé 
par  Leontiev,  qui  gouverne  Katkov,  et  que  ce  sont  des 
grippe-sous,  comme  il  n'y  en  a  jamais  eu.  Quant  au  roman, 
ils  disent  qu'ils  étaient  ravis  du  commencement,  mais,  qu'à 
leur  avis,  la  fin  est  faible,  et  que  le  roman  demande,  en 
général,  d'être  abrégé. 

Enfin,  je  vais  conclure  par  V observation  la  plus  impor- 
tante^ que  j'avais  oubliée  dans  ma  dernière  (longue  lettre). 
Voilà  :  si  Nékrassov  se  met  à  marchander,  et  s'il  devient 
plus  raisonnable,  il  faut  lui  donner  alors  la  préférence , 
dans  tous  les  cas.  Comme  je  regrette,  comme  je  regrette 
profondément  qu'il  ne  t'ait  pas  trouvé  chez  toi  !  Nous 
aurions  su  alors  exactement  ce  qu'il  pense.  Ne  serait-il  pas 
possible,  mon  cher,  de  s'arranger  pour  le  voir  plus  tôt  ? 
Vois-tu  :  il  est  bien  important  que  ce  roman  soit  publié 
dans  le  Sovremennik.  Cette  revue  ne  voulait  pas  de  moi 
avant,  et  maintenant  elle  recherche  ma  collaboration.  C'est 
très  essentiel  pour  mon  importance  littéraire.  2»  Nékrassov, 
qui  t'a  rendu  le  manuscrit,  revient  de  nouveau  le  chercher 
(pourvu  que  cela  se  passe  ainsi)  et  enfin  devient  raisonna- 
ble ;  toutes  ces  manigances  ajoutent  une  grande  impor- 
tance au  roman.  Cela  signifie  que  le  roman  n'est  pas  mal, 
si  on  se  tracasse  tant  et  si  on  marchande  tant  à  propos  de 
lui.  Dis  par  hasard  à  Nékrassov  très  franchement  quelle 
est  l'opinion  du  Rousski  Viestnik  sur  le  roman  (et parle-lui 
de  Leontiev,  en  l'appelant  grippe-sou)  ;  ajoute  à  Nékras- 
sov que  je  connais  moi-môme  très  bien  les  défauts  de  mon 


18{  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

roman,  mais  (ju'il  me  s<'mblo  qu'il  renferme  quelques 
belles  pages.  Dis-lui  ces  paroles  mêmes,  car  c'est  réelle- 
ment mon  opinion.  Il  ne  serait  pas  mal  de  le  dire  aussi  à 
Kraevsky.  Parle-leur  è  cœur  ouvert.  La  franchise  est  une 
force. 

N.  В.—  Je  suis  maintenant  surchargé  de  travail.  Je  me 
mettrai  à  écrire  (La  Maison  des  Morts)  après  le  15.  J'ai 
mal  aux  yeux,  je  ne  puis  absolument  pas  travailler  aux 
bougies  ;  adieu,  mon  cher,  je  t'embrasse.  Écris,  tâche  de 
voir  Nékrasftov  ;  envoie  des  œuvres  anciennes  pour  la  cor- 
rection. Parle  aux  libraires.  Je  crois  qu'il  vaudrait  mieux 
publier  sous  le  deuxième  format.  Adieu,  mon  ami,  je  te 
remercie  pour  toutes  les  peines  que  tu  prends.  Écris. 

Tn.  Dostoïevski. 

Aa  même. 

Tver,  20  octobre  1859. 

Je  ne  t'écris  cette  fois  que  deux  mots,  mon  précieux 
Micha.  J'ai  reçu  ta  lettre  du  17  octobre,  mais  je  n'ai  pas 
encore  reçu  ton  envoi,  je  n'ai  même  pas  reçu  la  feuille 
d'avis  du  bureau  de  poste.  Notre  bureau  de  poste  fait  son 
service  d'une  façon  très  inexacte.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas 
sûr  du  jour  où  l'envoi  a  été  expédié  de  Saint-Pétersbourg. 
Il  a  été  peut-être  retenu  là-bas. 

Je  te  remercie,  mon  ami,  pour  tes  peines  et  tes  soucis  à 
recueillir  mes  œuvres.  Je  comprends  que  lu  te  déranges 
pour  moi  et  je  l'apprécie.  Je  te  le  revaudrai  un  jour. 

As-tu  reçu  ma  lettre  (la  dernière),  dans  laquelle  je  te 
prie  d'aller  chez  Nékrassov  et  Kalinovsky  ?  En  général, 
mon  ami,  ye  le  supplie,  encore  une  fois,  de  m'informer 
dans  chacune  de  tes  lettres  que  с  ta  lettre  une  telle  m'est 
parvenue  »,  etc.  C'est  important.  Tâche  de  le  comprendre, 
et  je  te  supplie  encore,  mon  trésor,  de  faire  comme  je  te 
le  demande  dans  ma  dernière  lettre,  c'est-à-dire  d'aller 
chez  Nékrassov  et  chez  Kalinovsky.  Certainement, je  laisse 
tout  cela  à  ton  jugement.  (Il  pourrait  y  avoir  des  circons- 
tances que  j'ignore).  Mais  conviens-en, mon  avis  est  assez 
fondé  et  il  ne  serait  pas  mal  d'aller  voir  toutes  ces  per- 
sonnes. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  185 

Jeudi  dernier  Kraevsky  t'avait  promis  de  l'informer  un 
de  ces  jours.  Nous  voilà  déjà  au  mardi.  Avouons  qu'ils 
traînent. 

Quant  à  Kouchelev,  je  consens  certainement  et  je  vous 
remercie  tous  les  deux  (toi  et  Maïkov).Deux  mille  roubles, 
ce  n'est  pas  mal,  mais  quels  sont  les  trois  volumes?  A  moins 
de  mettre  Slepantchikovo  dans  le  troisième  ?  Mais  ce  ne 
serait  que  dans  le  cas  où  Kraevsky  publierait  cette  année 
même.  (Insiste,  mon  chéri,  afin  que  cela  soit  fait  cette 
année.) 

N.  B.  —  Encore  quelque  chose.  Souviens-toi  des  juge- 
ments littéraires  que  portait  le  colonel  Raslanev  sur  la 
littérature,  les  revues,  l'importance  scientifique  des  Otet- 
chestvennia Zapiski, elc? CondHion  absolue  que  Kraevsky  ne 
supprime  pas  une  ligne  de  cette  conversation.  L'opinion 
de  Rastanev  ne  peut  ni  humilier,  ni  offenser  Kraevsky,  Je 
te  prie,  insiste  là-dessus,  tout  particulièrement. 

J'ai  reçu  ton  argent  et  t'ai  remercié,  tu  dois  le  savoir 
déjà. 

Ma  demande  est  déjà  envoyée  à  Saint-Pétersbourg.  J'at- 
tends. Mais  c'est  encore  trop  longtemps,  peut-être,  avant 
que  je  te  revoie.  On  demandera  des  renseignements,  etc. 
Je  le  prévois  ainsi.  Peut-être  dans  deux  mois. 

Adieu,  mon  ami.  Je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur.  Ton 
frère  bien  dévoué. 

D. 

Salue  toute  la  famille.  Vrangel  n'écrit  pas,  que  devient- 
il  ?  J'ai  envoyé  par  lui  une  lettre  à  Totleben.  Je  n'ai  pas 
reçu  de  réponse.  Il  y  a  une  quinzaine  de  jours. 

Au  même. 

Tver,  29  octobre  1859. 

Je  m'empresse  de  l'écrire  deux  mots,  mon  chéri.  Le 
temps  me  manque  à  la  lettre.  Il  y  a  ici  C.-D.  lanovsky,  et 
je  vais  maintenant  chez  lui,  à  l'hôtel;  et  puis  il  faut 
encore  aller  au  bureau  de  poste  chercher  l'argent.  Je  te 
remercie  beaucoup  pour  l'argent.  Mais  parlons  d'affaires. 
Ne  me  sacrifiez  donc  pas  1  II  n'y  a  pas  moyen  (je  m'en  suis 
convaincu)  de  terminer  plus  tôt  la  première  partie,  c'est- 


186  CORRESPONOANCE    DE   DOSTOlBTSKI 

à-<lire  au  XII'  chapitre.  Pour   l'amour  du  Christ,  sauve- 
moi  !  Prie,  supplie.  Montre  ma  lettre  à  André  Alcxandro- 
vilch4Nékra340v  lui-même  avait  décidé  tout  de  suite  que 
s'arrêter  au  XII*  chapitre  serait  faire  manquer  tout  l'elTe  t. 
Si  on  s'arrête  à  un  autre  chapitre,  ce  ne  peut  être  qu'avec 
le  chapitre  €  Votre  Excellence  »  ;  de  sorte  [que  le  chapitre 
«  Mizintchikov  »  commencera   la    deuxième    partie.   Mais 
réfléchis,  songes-y    bien  :    est  ce  que  c'est  possible  ?  Ltî 
chapitre   XII  est  le  seul  par  lequel   on    puisse  terminer. 
L'effet  serait  perdu.  Peut-on  à  ce  point  aller  contre  soi- 
même,  être  son  propre  ennemi,  gâter  ce  qui  est  imprimé 
dans  sa  propre  revue  ?  Prie,  supplie,  insiste  au  nom  du 
Christ.  Réponds  donc  vile  comment  cela  a  été  décidé.  Jus- 
qu'à la  réception  de  ta  réponse,  j'aurai  la  fièvre. 

Ah  1  mon  cher,  comme  tu  m'aurais  fait  plaisir,  si  lu  avais 
effacé  toi-même  dans  la  correction  au  moins  la  moitié  de  ce 
que  j'avais  ajouté  au  deuxième  chapitre,  quand  tu  étais  à 
Moscou.  J'ai  fait  du  mal  avec  celte  correction.  Le  chapitre 
est  insupportablement  long  et  ennuyeux,  et  le  premier 
également. 

Adieu.  Je  suis  un  peu  souffrant  (ne  l'inquiète  pas,  ce 
sont  les  hémorrhoïdes).  lanovsky  part  aujourd'hui.  Quand 
tu  liras  cette  lettre,  il  sera  déjà  à  Saint-Pétersbourg. 

P. -S.  —  Je  n'entends  pas  parler  de  ma  demande.  Pas  de 
réponse.  J'ai  reçu  une  lettre  de  Vrangel. 

A  Alexandre  Egorovitch  Vrangel. 

Tver,  le  31  octobre  1859. 

Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  mon  bon  ami,  pour 
toutes  les  peines  que  vous  prenez  pour  moi.  Remerciez 
aussi  pour  moi  Edouard  Ivanovitch.  Je  lui  aurais  écrit 
moi-même  ;  mais  je  pense  toujours  que,  peut-être,  je  serai 
bientôt  à  Saint-Pétersbourg  et  alors  j'irai  le  voir.  Et  cepen- 
dant, malgré  toutes  mes  espérances,  je  ne  sais  qu'imagi- 
ner. Décidément,  je  suis  comme  suspendu  entre  le  ciel  et 
la  terre.  Vous  savez  que  j'ai  écrit  directement  à  l'Empe- 
reur, et  que  ma  lettre  a  été  envoyée  par  le  gouverneur  du 
pays,M.  Baranov,à  Adlerberg,  qui  la  remettra  en  personne 
à  l'Empereur.  Voilà  douze  jours  que  la  lettre  est  partie.  Je 

1.  Kraevsky. 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  187 

ne  sais  rien  et  je  n'entends  rien  dire  :  Га-t-on  présentée  à 
l'Empereur?  Si  cela  avait  été,  il  y  aurait  eu,  peut-être, une 
réponse  ;  le  comte  Adlcrberg  aurait  écrit  quelque   chose 
sur  le   résultat  de   la    présentation  au    comte    Baranov, 
notre  gouverneur  ;  et  le  comte  Baranov  m'aurait  commu- 
niqué   cela  tout    de  suite.  Mais  jusqu'à  présent,  il  n'y    a 
rien.  Je  me  perds  en  conjectures.  Je  me  demande  (ce  qui, 
d'ailleurs,  est  fort  probable)  si  Sa  Majesté  Impériale  n'aurait 
pas  envoyé  ma  lettre    au   prince    Dolgoroukov,  pour  lui 
demander  s'il  n'existerait  pas  quelque  chose  de  particu- 
lier contre  ma  demande?(Il  me  semble  que  c'est  ainsi  que 
l'affaire  doit  marcher,  —  c'est  la  marche  ordinaire).  Mais 
comme  il  n'y  a  absolument  rien  de  particulier  contre  moi 
(je  le  sais  sûrement)  et  comme  le  prince  a  déjà  prorais  à 
Éd.  Iv...  de  s'occuper  de  moi,  il  me  semble  qu'il  ne  pour- 
rait pas  retarder  l'affaire.  Est  il  possible  qu'on  prenne  des 
renseignements  sur  moi  chez  le   comte  Baranov,  comme 
gouverneur  de  la  ville  de  Tver,  c'est-à-dire  des  renseigne 
ments  sur  ma  conduite  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Car  le  comte 
Adlerberg  présente  la  lettre  de  la  part  du  comte  Baranov. 
Que   faut-il    davantage  ?  (Le    comte  Baranov    me  trouve 
donc  digne,  s'il  s'occupe  de  moi  lui  -même.)  D'ailleurs,  s'il 
y    avait  des  renseignements    officiels  à  prendre,   je   crois 
que  le  comte  Baranov   m'en  aurait    prévenu  et  je  l'aurais 
su.  Mon  ami,  je  sais  que  vous  m'aimez  et  que  vous   ne   me 
refuserez  pas  aide.  Je  vous  aurais  bien  prié  de  faire  quel- 
que chose,  mais  je  ne  sais  que    vous  demander.  Voilà  de 
quoi  il  s'agit  :  il  serait  bon  de  s'informer,  mais  chez  qui  ? 
Déranger  Éd.  Ivanovitch  ?  S'informer  par  quelqu'un  (sans 
crier  l'affaire  sur  les    toits)  chez  Adlerberg  ?  S'informer 
chez  Dolgoroukov  ?  —  Je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  faudrait 
imaginer.  Si  vous  apprenez  quelque  chose, communiquez- 
le-moi,  pour  l'amour  de  Dieu,  mon  bon  Alexandre  Egoro- 
vitch.  J'attends    avec  impatience.  Je  vis  comme    l'oiseau 
sur  la  branche.  Je  perds  mon  temps  et    mes  affaires  en 
souffrent.  Car  j'ai  des  affaires  à  propos  de  la  vente  de  mes 
œuvres,  c'est-à-dire  des  affaires  d'intérêt  ;   elles  sont  donc 
importantes  pour  moi.  Je    n'ai  que   cela  pour  vivre.  Mais 
cependant,  tout  espoir   n'est  pas  perdu.  Dieu   et  l'Empe- 
reur me  feront  grâce... 

J'ai    lu  votre    lettre  avec    le  plus    grand   intérêt.  Que 


188  CORHESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

m'écrivpz-vous  de  voire  cœur,  mon  chnr,  qu'il  no  peut  plus 
vivre  comme  autrefois?  Et  à  votre  ûge  ?  A  vingl-six  an». 
Mais  est-ce  que  c'est  possible  ?  C'est  que  tout  simplement 
vous  ne  connaissez  pas  vos  propres  forces.  Voue  avez  été 
deux  fois  blessé  au  cœur,  et  vous  croyez  que  vous  avez 
tout  épuisé.  Kt  d'ailleurs  il  est  naturel  de  le  prnser.  Quand 
il  n'y  a  rien  de  neuf,  il  semble  qu'on  est  tout  à  fait  mort. 
Tous  raisonnent  ainsi.  Mais  le  cœur  humain  vit  et  désire 
vivre.  Le  vôtre  exige  aussi  de  vivre, — et  c'est  là  la  preuve 
de  ea  vigueur  et  de  sa  verdeur.  Il  attend  et  languit.  Mais 
attendez  donc.  La  vie  vous  fera  payer  son  tribut,  j'en  suie 
certain.  Tout  l'avenir  est  devant  vous...  Combien,  d'ailleurs, 
je  voudrais  vous  voir  et  causer  avec  vous  !  J'ai  entendu 
dire  beaucoup  de  bien  de  Polonsky.  J'ai  rencontré  ici  votre 
Dm.  Bolkhovsky.  Mais  je  n'ai  aucune  idée  de  Lvov.  Quelle 
est  cette  histoire  de  Bade  ?  C'est  vraiment  la  première  fois 
que  j'en  entends  parler.  Ah,  mon  Dieu  1  Que  de  temps  a 
passé  depuis  que  nous  nous  sommes  vus  !  Et  vous  et  moi 
nous  avons  vécu  bien  des  choses. 

Je  m'ennuie  positivement  à  Tver,  malgré  qu'il  se  trouve 
deux  ou  trois  personnes  intéressantes.  Quelques-uns  de 
vos  livres  sont  sauvés,  d'autres  se  sont  abîmés  en  route. 
Quant  à  la  collection  de  minéraux,  je  n'en  ai  eu  que  la 
liste  (qui  est  perdue  en  ce  moment), et  pas  plus  de  trois  à 
quatre  échantillons  de  minéraux.  Je  les  ai  laissés  à  Semi- 
palatinsk.  Où  se  trouve  la  collection?  cela  je  n'en  sais  rien. 
Quant  à  votre  gibecière  et  à  votre  petit  poignard  (qui  se 
trouvait  dans  la  malle)  je  les  ai  considérés  comme  m'ap- 
partenant, car  vous  m'aviez  fait  cadeau  du  tout,  et,  en  par- 
tant, j'ai  fait  à  mon  tour  cadeau  du  petit  poignard  entre  autres 
choses  à  Valikhanov.  Je  vous  fais  toutes  mes  excuses  pour 
cela.  Valikhanov  est  un  homme  charmant  et  très  remarqua- 
ble. Il  est,  paraît-il,  à  Saint-Pétersbourg  en  ce  moment. 
Vous  avais-je  parlé  de  lui  ?  Il  est  membre  de  la  Société 
de  Géographie.  Renseignez-vous  là-bas  sur  Valikhanov,  si 
vous  avez  le  temps.  Je  l'aime  beaucoup  et  je  lui  porte 
beaucoup  d'intérêt.  Adieu,  mon  ami.  Je  vous  embrasse. 
J'aurais  voulu  écrire  davantage  ;  mais  je  suis  pressé.  Nous 
nous  verrons  peut-être.  Oui,  Dieu  le  fasse.  Marie  Dmi- 
trievna  vous  salue.Tout  à  vous. 

Dostoïevski. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  189 

Au   même. 

Tver,  2  novembre  1859. 
Mon  précieux  ami,  Alexandre  Egorovitch, 

Je  vous  écris  pour  cette  fois  une  lettre  d'affaires  et  ne 
concernant  que  mes  affaires.  J'ai  des  demandes  à  vous 
adresser.  Je  compte  absolument  sur  vous.  Voici  :  Edouard 
Ivanovitch  m'a  écrit  une  lettre,  dans  laquelle  il  m'in- 
forme qu'il  a  parlé  de  moi  au  prince  Dolgoroukov,  et  au 
général  aide  de  camp  Timachev  ;  qu'ils  ont  exprimé  tous 
les  deux  leur  consentement  à  mon  séjour  à  Pétersbourg 
et  demandent  que  je  leur  écrive  des  lettres  à  ce  sujet.  J'in- 
forme Éd.  Iv.  par  le  môme  courrier  et  j'envoie  des  lettres, 
au  prince  Dolgoroukov  et  à  Timachev.  Je  vous  prie  très 
particulièrement  et  très  instamment, mon  ami,  de  remettre 
immédiatement  ma  lettre  à  Éd.  Iv...,  de  faire  une  enve- 
loppe et  d'écrire  l'adresse.  Lisez  cette  lettre  attentive- 
ment. Je  suis  dans  un  grand  embarras,  je  vous  l'avoue.  Ayant 
pris  Éd.  Iv...  pour  plaider  ma  cause  auprès  du  prince 
Dolgoroukov, j'écris  tout  un  coup  une  lettre  à  l'Empereur; 
par  le  comte  Baranov,  elle  est  remise  à  Adlerberg  pour 
la  présenter  à  Sa  Majesté  Impériale  (ce  dont  je  vous 
avais  déjà  informé  dans  ma  dernière  lettre).  Pourvu  que 
Éd.  Iv...,  ne  soit  pas  fâché  contre  moi.  Comprenez  bien 
ma  pensée  :  Éd.  Iv...est  l'homme  le  plus  noble,  et  ne  fera 
pas  attention  à  une  bagatelle,  mais  il  ne  m'a  pas  vu  depuis 
longtemps.  Combien  je  voudrais  qu'il  n'eût  pas  de  moi  une 
mauvaise  opinion  !  Voilà  ce  qui  pourrait  lui  en  donner 
une  :  c'est  que  moi,  n'ayant  pas  assez  confiance  dans  l'inté- 
rêt qu'il  me  porte  et  dans  les  démarches  qu*il  fait  pour  moi, 
je  m'adresse  à  d'autres  personnes,  comptant  davantage  sur 
elles  que  sur  lui.  Au  moins,  quand  je  me  suis  décidé  à 
adresser  une  lettre  à  l'Empereur,  /aurais  dû  aussitôt  en 
informer  Éd.  Iv...  J'en  ai  compris  aussitôt  la  nécessité.  Mais 
alors  vous  veniez  de  partir  à  la  campagne ,  je  n'avais  pas 
de  lettres  de  vous  et  je  ne  pouvais  savoir  si  vous  aviez 
transmis  ma  lettre  à  Éd.  Iv....  Je  ne  me  décidai  pas  à  écrire 
une  seconde  fois  sans  vous  en  informer.  Par  qui,  d'ailleurs, 
aurais-je  pu  envoyer  une  autre  lettre  à  Éd.Iv...,ne  connais- 


190  CORRESPONDANCE  DE    DO8T0l(EV8KI 

sant   môme  pas  son  adreaeo  ?  Je  lui   parle  de   tout  cela. 

Quant  h  la  circonstance  que  j'ai  l'air  d'avoir  davantage 
confiance  dans  les  démarches  il'aiitres  personnes  à  mon 
sujet,  que  dans  celles  d'Edouard  Ivauovirh,  elle  est  tout 
injuste,  et  je  ne  suis  nullement  coupable.  Le  comte  Bara- 
nov  est  le  gouverneur.  Le  prince  Dolgoroukov  lui  aurait 
certainement  demandé  des  renseignements  sur  moi,  comme 
à  un  gouverneur  :  suis-je  digne  de  conGance?  —  si  j'avais 
demandé  au  prince  le  droit  de  séjourner  à  Saint-Péters- 
bourg. Cela  aurait  occasionné  une  perte  de  temps  inutile. 
Quant  au  comte  Baranov,  il  a  envoyé  en  son  propre  nom 
ma  lettre  à  l'Empereur,  en  sa  qualité  de  gouverneur,  par  con- 
séquent on  n'a  à  prendre  sur  moi  aucun  renseignement, si  le 
gouverneur  lui-même  fait  des  démarches  à  propos  de  moi; 
l'atTaire  pourrait  donc  gagner  beaucoup  de  temps.  D'ail- 
leurs dans  ma  lettre  à  l'Empereur  je  demande  qu'on  place 
mon  beau-fils  Paul  au  Gymnase.  Marie  Dmitrievna  se  tour- 
mente à  propos  de  l'avenir  de  son  fils.  Elle  croit  toujours  que 
si  je  mourais,  elle  se  trouverait  avec  son  fils  qui  grandit 
dans  la  môme  situation  pénible  qu'après  son  premier  veu- 
vage. Elle  est  eflfrayée  et  si  elle  ne  me  dit  pas  tout  cela 
elle-même,  je  vois  bien  son  inquiétude.  Et  comme  je  ne 
sais  pas  quand  finira  notre  séjour  à  Tver,  que  Paul  n'est 
pas  encore  placé,  et  ne  fait  que  perdre  un  temps  précieux 
à  son  âge,  je  me  suis  soudain  décidé  à  une  mesure  extrême 
et  j'ai  écrit  à  l'Empereur,  comptant  sur  sa  miséricorde. 
Voilà  l'histoire  de  ma  lettre.  J'ai  réfléchi  que,  si  on  me 
refuse  une  demande,  peut-être  ne  voudra-t-on  pas  me 
refuser  l'autre,  et  si  l'Empereur  ne  daigne  pas  m'accorder 
de  vivre  à  Saint-Pétersbourg,  peut-être  acceptera-t-il  de 
placer  Paul,  pour  ne  pas  refuser  tout  à  fait. 

Mon  ami,  j'ai  une  foi  complète  dans  la  noblesse  et  la 
justesse  de  raisonnement  d'Edouard  Ivanovitch  ;  mais  si 
vous  remarquez  qu'il  est  mécontent  de  ce  que  je  ne  l'aie 
pas  informé  aussitôt  de  ma  lettre  à  l'Empereur,  défendez- 
moi.  Gela  me  ferait  trop  de  peine,  s'il  voulait  m'accuser. 
J'attends  tout  de  votre  amitié.  Informez-moi,  pour  l'amour 
de  Dieu,  avec  le  plus  de  détails  possible  sur  tout.  Je  vous 
ai  déjà  parlé  de  ma  lettre  envoyée  par  Adlerberg.  Bara- 
nov n'a  encore  reçu  aucune  nouvelle  d'Adlerberg  et  je  me 
demande  ce   que    cela  veut  dire.   Il  est  probable  que   le 


CORRESPONDANCE    DE    bOSTOlEVSKI  191 

comte  Adlerberg  larde  à  la  transmettre.  Que  va-t-il  arri- 
ver, je  n'en  sais  rienl  Un  espoir  me  reste  :  la  miséricorde 
de  l'Empereur  et  des  braves  gens. 

Je  ne  sais  quand  je  vous  embrasserai,  mou  cher.  Par- 
donnez mes  demandes  incessantes  et  mes  commissions. 
Mais  cela  se  terminera  peut-être  bientôt,  et  cela  finira  au 
mieux. 

Cette  fois  je  n'écris  rien  de  plus  ;  il  faut  que  je  prépare 
pour  demain  les  lettres  du  prince  Dolgoroukov  et  de  Tima- 
chev.  J'ai  un  travail  fou.  Adieu,  je  vous  embrasse  bien  fort 
et,  je  vous  le  répète,  je  compte  sur  votre  amitié  pour  moi. 

Votre  ami  fidèle, 

Théodore  Dostoïevski. 

Au  même. 

Tver,  19  novembre  185в. 
Mon  cher  ami  Alexandre  Egorovitch, 

Je  m'empresse  de  vous  écrire.  Diverses  circonstances 
m'ont  empêché  de  vous  répondre  plus  tôt.  Et  maintenant 
je  ne  prends  la  plume  que  pour  parler  d'affaires.  Quand 
est-ce  qu'elles  seront  terminées,  et  quand  est-ce  que  je 
vous  embrasserai  tous,  mes  chers  amis  ?  J'ai  encore  une 
prière  à  vous  adresser,  et  que  Dieu  nous  fasse  la  grâce  que 
ce  soit  la  dernière  !  Je  vous  tourmente  avec  ces  demandes. 
Mais  vous  avez  toujours  été  un  frère  pour  moi.  Ne  me 
refusez  pas  à  présent. 

Voici  de  quoi  il  s'agit  :  vous  m'écrivez  que  malgré  que 
j'aie  obtenuleconsentement  de  Dolgoroukov  et  de Timachev 
pour  m'installer  à  Pélersbourg,  je  ne  viens  pas.  Voilà 
l'ennui,  mon  a  mi,  c'est  impossible  ;  car  maintenant  l'affaire 
est  rapportée  à  l'Empereur.  Je  Lui  avais  écrit  moi-môme 
et  c'est  à  Lui  de  prendre  une  décision.  Moi,  j'avais  eu 
l'idée  d'y  aller  passer  quelque  temps,  parce  que  si  Dol- 
goroukov consent  à  mon  installation  définitive  à  Saint- 
Pétersbourg,  il  ne  m'en  voudra  pas  que  j'y  vienne  pour 
quelques  jours,  avant  que  l'affaire  soit  complètement  ter- 
minée. J'étais  donc  décidé  d'y  alleretj'enai  parlé  à  Baranov. 
Mais  celui-ci  me  l'a  déconseillé,  craignant  que  je  ne  me 
fisse    du  tort   en   profitant  volontairement  dun  droit  que 


192  COBIIESPONDANCE    DE    DOHTOÏEVSKI 

j'avais  demandé  si  récemment  et  à  propos  duciuel  on  ne 
m'avait  pas  encore  donné  de  réponse.  Convenez  donc,  mon 
ami,  que  je  ne  pouvais  partir,  si  Baranov  ne  le  voulait  рае. 
Et  je  ne  pouvais  partir  sans  le  lui  dire.  Il  a  fait  transmet- 
tre ma  lettre  à  l'Empereur  (par  Adlerberg)  et  a  prié  do  la 
présenter  en  son  nom  ;  il  répondait  donc  pour  moi  comme 
gouverneur;  et  voilà  pourquoi  j'aurais  manqué  de  délica- 
tesse envers  lui,  si  j'étais  parti  à  son  insu.  Et  à  présent 
voici  ce  que  j'ai  imaginé  et  ce  que  le  comte  m'a  conseillé 
lui-môme.  Voici  :  écrire  une  lettre  au  prince  Dolgoroukov, 
dans  laquelle  je  lui  demande  de  m'autoriser  à  un  séjour  de 
quol()iit»  temps  h  Saint-Pétersbourg,  on  attendant  la  réso- 
lution définitive  de  ma  première  dematide,  c'est-à-tlire  mon 
installation  définitive  à  Saint-Pétersbourg.  Celte  lettre  à 
Dolgoroukov  est  déjà  écrite  et  je  l'envoie  aujourd'hui  môme. 
Je  présente  la  raison  de  ma  demande  de  séjour  à  Saint- 
Pétersbourg,  qui  est  de  m'occuper  de  mes  affaires  d'inté- 
rêt, c'esL-à-dire  que  j'ai  l'intention  de  publier  un  recueil 
de  mes  œuvres  choisies,  qu'il  me  faut  trouver  un  éditeur, 
ou  mieux  un  acheteur,  el  que  ceci  doit  être  fait  par  moi 
personnellement  ;  car,  en  agissant  par  un  intermédiaire,  je 
puis  perdre  beaucoup,  ce  qui  m'est  arrivé  plus  d'une  fois; 
et  chaque  perte,  dans  ma  situation  pénible  actuelle,  est 
très  importante  pour  moi.  (Tout  cela  est  vrai  et  exact;  je 
veux  consulter  Kouchelev.  Il  s'occupe  d'édition  et  peut  me 
payer  mes  œuvres  convenablement.  Et  puis  j'ai  encore  des 
comptes  avec  lui  à  propos  de  la  revue,  et  il  faut  que  je  lui 
en  parle  moi-même.  Voilà  pourquoi  j'ai  exposé  cette  rai- 
son dans  ma  lettre  à  Dolgoroukov,  bien  entendu,  sans 
nommer  Kouchelev.)  Que  pensez-vous  de  tout  cela,  mon 
cher?  Si  le  prince  Dolgoroukov  consent  à  mon  installation 
à  Saint-Pétersbourg,  me  refusera-t-il,  en  attendant  la  déci- 
sion finale,  de  venir  y  passer  un  temps  très  court?  Je  croi- 
que  non  ;  on  ne  saurait  traîner  la  réponse.  Voilà  pourquoi 
je  vous  demande  ce  qui  suit  : 

Si  c'est  possible,  mon  cher,  informez  Edouard  Ivano- 
vitch  que  j'ai  envoyé  aujourd'hui,  19,  une  lettre  à  Dolgos 
roukov  avec  cette  demande  et  informez-le  tout  de  suite,  si 
c'est  possible.  J'aurais  écrit  moi-même  à  Edouard  Ivano- 
vitch  ;  mais  j'ai  peur  d'être  trop  indiscret.  Vous,  mon  frère, 
mon  ami,  avec  vous  je  ne  me  gêne  pas  ;  nous  sommes 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  193 

liés  par  de  bons  vieux  souvenirs.  Quant  à  Edouard  Ivano- 
vitch,  il  ne  s'occupe  de  moi  que  par  bonté  extrême  et  par 
noblesse  de  cœur.  Je  crains  tant  de  trop  le  déranger  1  II 
a  tant  de  délicatesse  avec  moi,  que  je  dois  en  avoir  avec 
lui.  D'un  autre  côté,  je  comprends  aussi  sa  situation.  Qui 
sait  dans  quels  rapports  il  se  trouve  avec  tous  ces  person- 
nages. Il  lui  est  peut-être  désagréable  de  leur  demander 
quelque  chose.  Voilà  pourquoi  mon  intention  principale, 
l'esprit  et  le  sens  de  la  demande  que  je   vous  adresse  :  allez 
(si  seulement  cela  vous  est  possible),  allez  chez  Edouard 
Ivanovitch   et   rendez-vous  compte  avec   attention  —   en 
appelant  à  votre  aide  toute  la  délicatesse  de  votre  cœur  — 
comment  Edouard    Ivanovitch  accueillerait    ma  nouvelle 
demande.  Si  vous  voyez  qu'elle  ne  le  gêne  pas,  dites-lui 
tout.  Voilà  :  raconlez-lui  de  quoi  il  s'agit,  que  le  19  novem- 
bre j'ai  expédié  une  lettre  à  Dolgoroukov  avec  telle  demande  ; 
ne  pourrait-on  appuyer  ma  lettre  à  Dolgoroukov  en  plai- 
dant ma  cause  auprès  de  lui?  S'il  vous  dit  que  c'est  possi- 
ble, dites-lui  que  je  n'osais  pas  tout  simplement  lui  écrire 
à  ce  propos  ;  dites-lui  toute  la  vérité.  Mais  si  vous  trouvez 
vous-même  que  j'abuse  trop  de  sa  complaisance,  si  vous 
trouvez  cela,  môme  avant  d'aller  chez  lui,  alors  n'y  allez 
pas.  Je  laisse  tout  à  votre  discernement,  mon  ami,  et  j'ai 
confiance  en  votre  amitié. 

Car  cette  demande  pourrait  m'être  fatale!  On  pourrait 
me  refuser,  on  pourrait  la  laisser  sans  réponse,  et,  enfin, 
on  pourrait  traîner  l'affaire;  on  pourrait  aussi  répondre 
très  vite,  mais  par  un  refus.  Et  alors,  pour  ne  pas  perdre 
de  temps!... 

D'ailleurs,  faites  tout  comme  vous  l'entendrez.  Saluez 
Ed.  Iv...  et  remerciez-le  de  ma  part.  Et  à  présent,  adieu, 
mon  ami.  Je  ne  vous  écris  plus  rien.  Nous  nous  verrons 
peut-être  bientôt.  Je  n'écris  rien  à  mon  frère  aujourd'hui, 
—  je  suis  trop  pressé.  Votre 

Th.  Dostoïevski. 

Extraits  de  deux  lettres  à  Af°>«  Ch... 

Pétersbourg,  14  mars  1860. 
...  Chez  nous  il  fait  triste,  môme  beaucoup  ;  le   temps 
est  vilain,les  petits  soucis,  tandis  que  je  voudrais  écrire,  et, 

13 


19i  COliHESPONDANCE    DE   DO^TOlEVhKI 

en  général,  tant  do  laideur  qu'on  ne  peut  s'imaginer,  au 
moins  chez  moi.  Je  pense  que  le  printemps  me  ranimera. 
Si  l'on  pouvait  quitter  ce  maudit  Pétersbourg,  ne  scraiUce 
que  pour  une  semaine  I  Mon  voyage  à  Моьсои,  avec  mon 
frère,  se  réalisera  peut-être. 

Au  revoir,  ma  très  bonne  et  bien  estimée  M»»*  Ch... 

Pardonnez  les  ratures  et  mon  écriture  de  chat  ;  mais 
1"  l'écriture  lait  ma  seule  ressemblance'  avec  Napoléon  I*', 
el  2"  je  suis  vraiment  incapable  d'écrire  sans  ratni<-  тЛте 
deux  lignes. 

Féter»bourg,  .1  mai  l^iO. 

Bien  estimée  el  très  borme  M^'Ch.., 

Voilà  déjà  trois  jours  que  je  suis  à  Pétersbourg  et  j*ai 

repris  mes  occupations.  Tout  leyoyage  à  Moscou  m'apparaîl 

maintenant  comme  un  rêve.  De  nouveau  je  suis  retombé 

dans  l'humidilé,  dans  la  boue,  dans  la  glace  du  Ladoga, 

dans  l'ennui,  etc. 

Me  voilà  de  retour  et  je  me  sens  de  nouveau  tout  Gévreux. 
La  cause  c'est  mon  roman.  Je  veux  l'écrire  bien,  j'en  sens 
la  poésie,  je  sens  que  de  son  succès  dépend  toute  ma  car- 
rière littéraire.  Maintenant  il  rae  faudra  travailler  jour  et 
nuit  trois  mois  durant  !  Mais  quelle  récompense  quand  je 
terminerai  !  Le  calme,  la  conscience  tranquille,  la  cons- 
cience qu'on  a  fait  ce  qu'on  voulait  faire.  Pour  ma  récom- 
pense je  partirai  peut  être  à  l'étranger  pour  deux  mois,  mais 
auparavant  je  passerai  sans  faute  à  Moscou.  L'amour-pro- 
pre est  une  belle  chose  mais,  selon  moi,  il  n'en  faut  que 
pour  le  but  principal,  pour  ce  dont  on  a  fait  la  destination 
de  sa  vie  ;  et  tout  le  reste  c'est  de  la  blague.  Que  la  vie 
soit  légère,  c'est  le  principal  !  Qu'on  ait  de  la  sympathie 
pour  autrui  et  qu'on  réussisse  à  s'acquérir  la  sympathie  des 
autres  !  Même  sans  aucun  but  particulier  celui-là  seul  ^t 
déjà  suffisant  dans  la  vie. 

Mais  c'est  trop  philosopher.  J'ai  du  reste  peu  de  nouvel- 
les, presque  rien.  Pissemski  est  très  pris  par  les  rhumatis- 
mes. Je  suis  allé  chez  Maïkov,  il  raconte  que  Pissemski  se 
fâche,  fait  des  caprices,  etc.  Ce  n'est  du  reste  pas  étonnant, 
sa  maladie  est  si  pénible.  A  propos,  n'avez-vous  pas  connu 
un  certain    Snilkine  ?  Il  a  écrit  des  vers  connus,  sous  le 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  195 

pseudonyme  d'Amos  Chichkine.  Imaginez-vous  qu'il  est 
tombé  malade  et  a  été  emporté  en  six  jours.  Le  Fonds  lit- 
téraire a  secouru  sa  famille.  C'est  bien  dommage.  Mais  voue 
ne  le  connaissiez  peut-être  pas.  J'ai  vu  Krestovski  ;  je  l'aime 
beaucoup.  Il  a  écrit  un  poème  et  nous  l'a  lu  avec  orgueil. 
Nous  tous  lui  avons  dit  que  c'était  une  horreur.  Entre 
nous,  c'est  très  beau  de  dire  la  vérité.  Eh  quoi  î  II  ne  s'est 
nullement  offensé.  Un  charmant  et  noble  garçon  !  Il  me 
plaît  tant  et  de  plus  en  plus  que  je  veux  un  jour  boire  et 
fraterniser  avec  lui.  Les  impressions  sont  parfois  très  étran- 
ges !  Il  me  semble  toujours  que  Krestovski  mourra  bien- 
tôt. Pourquoi  cette  impression?  Je  ne  sais. 

Nous  voulons  faire  quelque  chost^  de  bien  en  littérature  ; 
une  entreprise  quelconque  ;  cela  nous  occupe  beaucoup. 
Peut-être  en  sortira-t-il  quelque  chose.  En  tout  cas  c'est 
du  travail  bien  que  le  premier  pas,  mais  je  comprends  ce 
que  signifie  le  premier  pas  et  je  l'aime... 

J'ai  un  très  mauvais  caractère,  mais  pas  toujours  et  cela 
me  console. 

Th.  Dostoïevski. 


A  son  frère  André  Dostofevski. 

Saint-Pétersbourg,  6  juin  1862. 

Cher  et  inoubliable  ami  et  frère,  mon  cher  André,  par- 
donne-moi, mon  chéri,  de  ne  t'avoir  pas  écrit  depuis 
si  longtemps.  Ne  m'accuse  pas  :  je  suis  malade,  toujours 
malade  et  ces  derniers  temps  je  me  suis  chargé  de  tant  de 
besogne  que  je  puis  à  peine  me  débrouiller.  Ce  n'est  pas 
avec  mes  forces  qu'on  en  peut  faire  autant.  Mais,  grâce  à 
Dieu,  notre  affaire  a  réussi,  et,  en  revanche,  ma  santé  est 
dérangée  à  un  tel  point  que  maintenant,  précisément 
demain,  je  pars  pour  l'étranger  jusqu'au  mois  de  septem- 
bre afin  de  me  soigner.  J'ai  l'épilepsie  et, plus  encore,  une 
masse  de  petites  infirmités  qui  se  sont  développées  à  Saint- 
Pétersbourg.  Ne  te  lAche  donc  pas.  Songe  plutôt  que  j'ai 
toutes  les  raisons  possibles  pour  t'aimer  et  pas  une  seule 
pour  t'oublier.  Et  alors  considère  mon  silence  comme  une 
vilaine  négligence  de  ma  part,  mais  quoique  je  sois 
paresseux,  ne  mets  pas  en  doute  que  je  t'aime   et  t'es- 


196  CORRESPONDANCE    DE   DOSTO'iEVHK! 

timo  beaucoup.  Je  me  souviens,  mon  très  cher,  je  me 
souviens  quand  nous  nous  sommes  vus  (pour  la  der- 
nière fois,  je  crois)  dans  la  fameuse  Salle  Blanche.  Tu 
n'avais  qu'un  mol  h  dire  h  qui  tle  droit  et  tu  aurais  été 
immédiatement  mis  en  liberté,  car  lu  avais  été  arrêté  par 
erreur  au  lieu  de  ton  frère  aîné.  Mais  lu  as  écoulé  mes 
arguments  et  mes  prières;  lu  as  compris  avec  générosité 
que  ton  frère  était  dans  une  situation  matérielle  pénible  ; 
que  sa  femme  venait  d'accoucher  et  n'était  pas  encore 
remise  —  tu  as  compris  tout  cela  et  tu  es  resté  en  pri- 
son, pour  donner  à  ton  frère  le  temps  de  préparer  sa 
femme  et  de  lui  procurer  les  moyens  d'existence  nécessi- 
tés par  une  absence  qui  aurait  pu  être  longue: malgré  qu'il 
savait  alors  qu'il  avait  raison  et  qu'à  la  fin,  il  serait  mis  en 
liberté,  mais  il  ne  pouvait  deviner  comment  et  quand  l'af- 
faire se  terminerait.  Mais  si  cela  est  ainsi,  si  tu  as  déjà  agi 
ainsi  une  fois — aussi  généreusement  et  aussi  honnêtement — 
il  est  donc  certain  que  je  ne  saurais  l'oublier  et  ne  pourrais 
m'empôcher  de  songer  à  toi  comme  à  un  homme  honnête 
et  bon.  Et  de  plus,  lu  as  prouvé  que  tu  m'aimes.  Tu  m'as 
écrit  à  Semipalatinsk  et  tu  m'as  secouru.  Ta  femme  m'a 
accueilli  comme  un  frère.  Je  ne  saurais  oublier  cela. 
Croyez  donc  tous  les  deux,  et  loi  et  la  bonne  et  estima- 
ble femme,  que  je  vous  suis  dévoué  et  que  je  vous  aime 
beaucoup  ;  et  surtout,  ne  doute  pas  de  moi  à  l'avenir. 

Malgré  que  dansces  deux  années  j'aie  écrit  jusqu'à  cent 
feuilles  d'imprimerie,  notre  frère  Michel,  qui  a  pris 
sur  lui  les  charges  pécuniaires  et  de  rédaction,  travaille 
encore  davantage.  C'est  pourquoi  il  faut  excuser  son 
silence.  Sa  tête  est  pleine  à  éclater  de  soucis,  que  d'autres 
auraient  fui  depuis  longtemps,  ou  bien  ils  seraient  restés 
inactifs  et  auraient  amené  ainsi  la  débâcle.  Attends  un 
peu  :  si  nos  affaires  s'arrangent,  nous  ne  serons  plus  aussi 
étrangers  l'un  envers  l'autre.  Malgré  que  nos  affaires  de 
la  revue  aillent  aussi  bien  que  possible  (nous  avons  cette 
année  4.200  abonnés),  nous  nous  sommes  endettés  l'année 
dernière  et  ce  n'est  qu'à  la  troisième  ou  la  quatrième  année 
que  la  revue  nous  donnera  la  tranquillité  et  une  situation 
stable.  Voilà  à  présent  que  je  pars  (seul),  je  laisse  mon  frère 
et  je  pense  :  comment  s'arrangera-t-il  seul  sans  moi  ? 
J'étais  quand  même  un  collaborateur  zélé  pour  lui. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  197 

Je  pars  seul.  Ma  femme  reste  à  Saint-Pétersbourg. 
Nous  n'avons  pas  d'argent  pour  aller  ensemble,  et  d'ail- 
leurs elle  ne  peut  laisser  son  fils  (mon  beau-fils)  tout  seul, 
car  il  est  en  train  de  préparer  un  examen  d'admission  au 
gymnase.  Toutes  nos  sœurs  se  portent  bien.  Le  frère 
Nicolas  conduit  ses  affaires  tant  bien  que  mal  ;  ce  ne  serait 
pas  mal  du  tout,  mais  il  serait  à  désirer  qu'il  ait  un  peu 
plus  de  chance.  Golenovsky  a  pris  sa  retraite  et  Sacha 
est  un  peu  triste  à  cause  de  cela.  La  famille  grandit  et  ils 
n'ont  de  revenus  que  la  petite  maison  qui  est  dans  le  fau- 
bourg. 

Golenovsky  a  donné  sa  démission  par  un  noble  orgueil, 
n'ayant  pu  supporter  les  injustices  d'un  supérieur,  homme 
influent,  qui  voulait  nommer  un  de  ses  parents  à  sa  place. 
Sacha  est  la  première  à  donner  raison  à  son  mari,  et  nous 
aussi.  Cependant,  à  présent  il  cherche  une  place  et  son 
oisiveté  lui  pèse.  Ace  point  de  vue-là,  leurs  affaires  ne  sont 
pas  très  bonnes  pour  le  moment. 

Varenka  est  à  Moscou  et  elle  a  marié  sa  fille.  Viérotchka 
vit  heureuse.  Les  Pokrovsky  vont  bien.  Pendant  ces  deux 
années,  j'ai  été  environ  six  fois  à  Moscou  et  j'étais  très 
heureux  de  me  rappeler  le  bon  vieux  temps,  notre  enfance. 

Danilevsky  m'a  répété  à  propos  de  toi  une  calomnie  quel- 
conque, un  vilain  commérage.  J'ai  parlé  avec  Kalinovsky. 
Il  a  écrit  à  mon  frère  et  à  moi,  et  dans  sa  lettre  il  expli- 
que celte  circonstance  par  de  sales  commérages  de  vilaines 
gens  ;  il  dit  qu'il  te  connaît  à  peine  et  qu'il  ne  sait  rien  de 
mal  de  toi.  Si  tu  veux,  je  t'enverrai  aussi  cette  lettre. 
Écris- moi  vers  septembre:  cette  fois  je  te  promets  de  te 
répondre  rapidement. 

Je  te  serre  dans  mes  bras  et  je  t'embrasse.  Souhaite-moi 
un  bon  voyage  et  une  bonne  santé. 

Demain  matin  à  8  heures,  je  serai  en  route  pour  Berlin. 
Présente  à  ta  femme  mon  respect  dévoué;  embrasse  tes 
enfants  et  dis-leur  qu'il  existe  un  oncle  Fédia,  comme 
m'appellent  ici  mes  neveux. 

Ton  frère  qui  t'aime, 

Th.  Dostoïevski. 

P.-S.  de  Michel  Dostoïevski  : 

Moi  aussi,  cher  André,  j'ajoute  une  ligne  pour  te  dire 


198  CORRESPONDANCE    DE   OOSTOYBVSKI 

que  je  pense  à  toi  ol  <{iih  )(•  l'.iirnf  loujour^'  !<■  ''-mbrasse 
fraLernellcmeol.  Ton 

M.  DOblOlEVBKI. 

A.  N.-N.  Strakhov 

Paris,  26  juin  (18  juillet)  1862. 

Vou8  vous  préparez  à  partir  pour  l'étrangor  dans  les  pre- 
miers jours  de  juillet,  cher  Nicolas  Nicolaïevilch,  Dieu  voue 
bénisse  !  Л  celte  époque  vous  aurez  sans  doute  un  beau 
temps,  tandis  qu«î  pour  le  moment,  partout,  dans  loutu  l'Eu- 
rope, il  fait  très  mauvais.  Mais  qand  je  me  rappelle  que 
vous  laisserez  Mikhaïl  Mikliaïlovitch  '  je  suis  plein  d'an- 
goisses. 

Mon  cher  Nicolas  Nicolaïevitch,  vous  dites  vrai,  les 
temps  sont  pénibles,  c'est  une  période  d'attente  ennuyeuse 
et  angoissante.  Mais  la  revue  c'est  une  grande  œuvre  qu'on 
ne  peut  pas  compromettre,  car  les  revues,  comme  l'expres- 
sion de  toutes  les  opinions  actuelles,  doivent  rester.  La 
besogne,  c'est-à-dire  ce  qu'il  faut  précisément  faire,  dire, 
écrire,  se  trouvera  toujours.  Seigneur  Dieu  1  quand  je 
pense  combien  il  y  a  de  choses  à  faire  et  à  dire  1  C'est  pour- 
quoi, bien  que  restant  ici,  de  ce  qu'on  appelle  le  beau 
lointain,  je  m'élance  vers  vous,  en  Russie,  sinon  par  le 
corps  du  moins  par  l'esprit.  Chacun  doit  maintenant  agir 
selon  le  boa  sens.  Les  idées  de  notre  société  sont  trop  con- 
fuses ;  il  existe  maintenant  une  sorte  de  malentendu  quel- 
conque. 

Vous  m'écrivez,  cher  Nicolas  Nicolaïevitch,  que  vous 
voulez  aller  d'abord  à  Moscou.  Pourvu  que  là  les  séna- 
teurs du  journalisme  ne  vous  entortillent  pas  !  Peut-être 
Katkovvous  séduira-t-il  par  une  doctrine  quelconque,  bien 

peinte  sur  un  champ  abstrait  sans  bornes Non,  non,  je 

plaisante.  Ah  !  mon  cher,  comme  je  voudrais  vous  voir  ici  I 
Et  savez-vous:  il  me  semble  que  c'est  très  possible,  et  que 
ce  sera.  L'essentiel  est  de  ne  pas  faire  de  confusion  dans 
les  adresses  et  de  se  rappeler  les  dates. 

Le  15  juillet  (de  notre  style),  mais  pas  avant,  je  partirai 
de  Paris  pour  Cologne;  je  m'arrêterai  une  journée  à  Dus- 

1.  Le  frère  de  Dostoïevski,  Michel. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  199 

seldorf  ;  ensuite  par  bateau  jusqu'au  Mein  et  de  là  dans 
rOberland,  peut-être  à  Bâle,  etc. 

Alors  le  18  OU  le  19  de  notre  style,  je  serai  à  Bàle,  et 
le  20,  le  21  OU  le  22  à  Genève,  de  sorte  que  chacune  de 
vos  lettres,  pourvu  qu'elles  arrivent  à  Paris  avant  le  15  juil- 
let au  plus  tard,  me  trouvera  là,  et  je  saurai  où  vous  pren- 
dre. Encore  mieux  :  écrivez-moi  de  Berlin  ou  de  Dresde 
qu'à  telle  ou  telle  date  vous  serez  à  tel  ou  tel  endroit  (vous 
pouvez  toujours  le  calculer  une  dizaine  de  jours  à  l'avance), 
et  moi  je  vous  y  chercherai.  Voici  encore  ce  que  vous  pour- 
riez faire:  achetez  le  guide  Reikhard,  là  vous  trouverez  pour 
chaque  ville  quels  sont  les  hôtels  et  les  prix;  alors,  par 
exemple,  étant  à  Berlin,  écrivez-moi  :  «  j'arriverai  à  Ge- 
nève tel  jour  et  descendrai  à  tel  hôtel  »  ;  et  j'irai  vous 
demander  à  cet  hôtel. 

Peut-être  une  fois  à  Genève  ne  vous  arrôterez-vous  pas 
à  cet  hôtel,  le  trouvant  incommode,  et  vous  arrêterez-vous 
ailleurs,  mais  cela  ne  vous  empêchera  nullement  d'y  lai«5- 
ser  votre  adresse  pour  ceux  qui  vous  demanderont;  vous 
n'aurez  qu'à  remettre  un  franc  de  pourboire  au  portier  de 
l'hôtel;  et  de  cette  façon  je  serai  sûr  de  vous  trouver. 

Que  je  suis  curieux  aussi  de  connaître  votre  itinéraire  ! 

Ah  1  Nicolas  Nicolaïevitch  !  Paris  est  la  ville  la  plus 
ennuyeuse  et,  s'il  n'y  avait  là  beaucoup  de  choses  vraiment 
extraordinaires,  on  pourrait  y  mourir  d'ennui.  Les  Fran- 
çais, je  vous  le  jure,  sont  un  peuple  dégoûtant.  Vous  avez 
parlé  de  ces  gens  efifrontés  et  em...  qui  font  la  noce  à  nos 
Eaux  Minérales  ',  je  vous  jure  qu'ici  c'est  du  pareil  an 
même.  Cependant  les  nôtres  sont  tout  simplement  des  vau- 
riens bien  nourris,  tandis  qu'ici  les  Français  sont  entière- 
ment convaincus  qu'il  faut  agir  ainsi.  Le  Français  est 
doux,  honnête,  poli,  mais  il  est  faux,  et  pour  lui  l'argent 
est  tout.  Aucun  idéal.  Des  convictions,  point;  ne  lui  deman- 
dez môme  pas  de  réflexion.  Le  niveau  de  l'instruction 
est  très  bas.  Je  ne  parle  pas  des  professeurs,  des  savants, 
du  reste  il  y  en  a  peu  (et  enfin  est-ce  que  la  science 
est  l'instruction  dans  le  sens  que  nous  avons  l'habitude 
de  donner  à  ce  mot?) 

Peut-être  raillerez-vous  ce  jugement  prononcé  après  dix 

1.  Nom  d'un  jardin  public  très  à  la  mode  alors. 


200  COnRESPONDANCB  DE   DOSTOÏEVSKI 

jours  à  Paris.  D'acconJ;  mais  1»  ce  que  j'ai  vu  pendant 
ces  dix  jours  confirme  mon  idée,  et  2»  il  y  a  certains  faite 
qu'on  peut  observer  et  comprendre  en  moins  d'une  ou 
deux  heures  el  qui  caractérisent  très  nettement  des  côtés 
entiers  de  l'esprit  social. 

Viendrez-vous  à  Paris?  Retenez  ceci  :  venir  à  Paris  pour 
trois  jours  cela  n'en  vaut  pas  la  peine,  el  lui  consacrer 
deux  semaines,  si  vous  n'êtes  (fu'un  touriste,  ce  sera 
ennuyeux.  On  peut  venir  ici  pour  aiTaires.  Il  y  a  beaucoup  à 
voir  et  à  étudier.  Je  suis  obligé  de  rester  encore  quelque 
temps  à  Paris,  c'est  pourquoi  je  veux,  sans  perdre  de 
temps,  l'examiner  et  l'étudier  autant  que  c'est  possible  à 
un  simple  touriste  comme  moi. 

Je  ne  sais  pas  si  j'écrirai  jamais  1  Si  j'en  avais  un  grand 
désir,  pourquoi  n'écrirais-je  pas  sur  Paris?  Mais  voici  le 
malheur  :  je  n'en  ai  pas  le  temps.  Pour  écrire  une  longue 
lettre  de  l'étranger  il  faut  trois  jours  de  travail  ;  où  les 
prendrais-je  ces  trois  jours.  Mais  on  verra. 

Encore  une  chose,  Nicolas  Nicolaïevitch  ;  vous  ne  sau- 
riez croire  combien  ici  la  solitude  saisit  l'âme,  quelle  sen- 
sation pénible  et  angoissante  elle  provoque  !  Vous,  vous 
êles  célibataire,  et  vous  n'avez  personne  à  regretter  par- 
ticulièrement. Mais  tout  de  môme,  on  sent  qu'on  s'est 
détaché  de  la  patrie,  qu'on  s'est  arraché  de  la  vie  ordi- 
naire, de  ses  propres  intérêts,  de  sa  famille  !  Il  est  vrai 
que  jusqu'à  présent,  tout  a  été  contre  moi  à  l'étranger;  le 
mauvais  temps,  le  séjour  au  Nord  de  l'Europe; et  des  mer- 
veilles de  la  nature  je  n'ai  vu  que  le  Rhin  et  ses  rives.  Ça, 
en  effet,  est  une  merveille  !  Que  sera-ce  quand  je  descen- 
drai des  Alpes  dans  les  plaines  de  l'Italie  ?  Ahl  si  nous 
pouvions  le  faire  ensemble  !  Nous  verrions  Naples,  nous 
nous  promènerions  à  Rome,  peut-être  caresserions-nous 
une  jeune  Vénitienne,  en  gondole.  (Hein  1  Nicolas  Nico- 
laïevitch!) Mais  «  rien,  rien,  le  silence...  »,  comme  dit 
dans  le  môme  cas  Popristchine  Ч 

Au  revoir,  Nicolas  Nicolaïevitch.  Je  ne  vous  dis  rien  de 
mes  impressions  de  voyage.  On  ne  peut  tout  dire  dans  une 
lettre,  et  partiellement,  je  ne  le  puis  pas.  Et  quelles  sont 
mes  impressions  !  Je  ne  suis  à  l'étranger  que  depuis  dix- 
neuf  jours  ! 

1.  Le  héros  du  célèbrerécit  de  Gogol  :  Les  Mémoires  d'un  fou. 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  201 

Je  VOUS  embrasse  de  tout  cœur.  Salut  de  ma  part  au 
charmant  Tiblen  '  (que  je  ne  sais  pourquoi,  ces  derniers 
temps,  je  commence  à  affectionner  tout  particulièrement), 
et  à  son  aimable  femme.  Comment  va  sa  sanlé? 

A  propos,  si  vous  allez  à  Moscou,  ma  lettre  ne  vous 
trouvera  peut-être  pas  à  Pélersbourg.  En  tout  cas  je  l'en- 
voie à  la  rédaction  du  Vrémia  *.  Adieu.  Non,  au  revoir.  Il 
n'est  pas  possible  que  nous  ne  nous  rencontrions  pas  à 
l'étranger.  Je  ne  me  le  pardonnerais  jamais.  Je  vous  serre 
fortement  la  main.  Le  salut  de  ma  pari  à  toutes  nos  con- 
naissances. 

Gomment  s'est  conduit  voire  chat  mal  élevé  ? 

Addio  1  Voire 

Dostoïevski. 

Au  même. 

Rome,  18/30  septembre  1863. 
Cher  et  bien-aimé  Nicolas  Nicolaïevitch, 

Mon  irère,  dans  sa  dernière  lettre  que  j'ai  reçue  il  y  a 
neuf  jours,  à  Turin,  me  disait  que  vous  aviez  l'intention  de 
m'écrire.  Mais  voilà  deux  jours  que  je  suis  à  Rome  et  pas 
de  lettre  de  vous.  Je  l'attends  avec  impatience. 

Maintenant  je  vous  écris  non  pour  vous  narrer  des 
impressions  de  voyage,  ni  pour  vous  communiquer  les 
idées  qui  ont  pu  me  venir  en  tôle  pendant  ce  temps  ;  tout 
cela  viendra  quand  je  serai  chez  vous,  quand  nous  cause- 
rons de  toutes  ces  choses.  Maintenant  je  m'adresse  à  vous 
avec  une  demande  très  importante,  et  je  vous  préviens  que 
j'ai  besoin  de  toute  votre  bonne  volonté,  de  tous  les  sen- 
timents amicaux  (permettez-moi  de  m'exprimer  ainsi), 
que  vous  m'avez,  me  semble-t-il,  témoignés  plusieurs  fois. 

En  accédant  à  ma  demande,  littéralement  vous  me  sau- 
verez de  beaucoup  d'ennuis  très  pénibles.  Voici  la  chose  : 
De  Rome  j'irai  à  Naples  ;  de  Naples  (douze  jours  après 
cette  date),  je  retournerai  à  Turin, c'est-à-dire  que  j'y  serai 
dans  quinze  jours.  A  Turin,  ma  bourse  sera  épuisée,  et  je 
me  trouverai  littéralement  sans  le  son. 

1.  Éditeur  russe. 

3.  La  revue  des  Dostoïevski  (Le  Temps). 


202  CORRESPONDANCE   DE    0U<«T01RV8KI 

Jo  ne  croi»  pas  que  le  Vrémia  Hoit  autorisïô  pour  celle 
époque,  fil,  on  lout  cas,  j'ai  des  raison»  de  penser  que  mon 
frère  ne  peut  m'aider  pour  le  inomcnl. 

Impossible  d'être  sans  argent,  et  en  arrivant  à  Turin  il 
faut,  cortte  «jue  coûte, que  je  trouvo  d«'  l'urgent  ô  la  poste; 
sans  f|Uoi,  je  vous  le  répète,  je  suis  perdu.  Outre  que  je 
n'aurais  avec  quoi  retourner,  il  y  a  plusieurs  autres  cir- 
constances... c*est-^-dire  «pie  j'ai  à  faire  ici  des  dépenses 
indispensables. 

C'est  pourquoi  je  vous  supplie,  au  nom  de  Dieu  et  du 
Christ,  de  faire  pour  moi  ce  que  vous  avez  déjà  fait  avant 
mon  départ. 

Allez  chez  Uohovikïne  { liihliothèque  de  /sciure).  Après 
rinterdiction  du  Ггеш/а,  Boborikine  lui-même  m'avait  invité 
par  lettre  à  collaborer  chez  lui.  On  peut  donc  s'adresser 
à  lui.  Mais  au  mois  de  juillet,  vous  vous  êtes  adn-ssé  à  lui 
avec  nue  demande  de  1.500  roubles  ;  il  ne  vous  les  a  pas 
donnés,  parce  que  le  mois  de  juillet  est  dur  pour  les  direc- 
teurs de  revues.  Je  me  souviens  d'ailleurs  qu'il  a  parlé  de 
quelque  chose  pour  l'automne,  et  nous  sommes  à  la  fin  de 
septembre.  C'est  le  moment  des  abonnements,  l'argent 
doit  affluer.  En  outre,  je  ne  demande  plus  1.500  roubles, 
mais  trois  cents  seulement. 

N.-B. —  Que  Boborikine  sache,  comme  le  savent  leSovre- 
mennik  et  les  Otetchestvennia  Zapiski,  que  je  n'ai  jamais 
vendu  mes  œuvres  (sauf  Les  Pauvres  Gens)  sans  prendre 
d'avances.  Je  suis  un  littérateur  prolétaire,  et  si  quelqu'un 
veut  mon  travail,  il  doit  me  donner  une  avance.  Je  mau- 
dis moi-même  cette  nécessité,  mais  c'est  ainsi,  et  il  me 
semble  que  ce  ne  sera  jamais  autrement. 

Mais  je  continue.  Pour  le  moment  je  n'ai  rien  de  prêt, 
mais  j'ai  déjà  élaboré  le  canevas  (assez  heureux,  je  crois) 
d'un  récit.  II  est  presque  entièrement  fait  en  brouillon  ; 
j'ai  même  commencé  à  l'écrire,  mais  ici  c'est  impossible  : 
l»  On  étoufle  ;  2°  je  suis  venu  dans  un  endroit  comme  Rome 
pour  une  semaine,  et  quand  on  est  à  Rome  pour  une 
semaine,  peut-on  écrire  quelque  chose  ?  Je  me  fatigue 
beaucoup  à  la  marche. 
Voici  quel  est  le  sujet  du  récit  '  :  C'est   l'étude  d'un 

1.  Le  Joueur. 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  203 

Russe  à  l'étcaager.  Remarquez  que  cet  été,  dans  les  re- 
vues, on  a  beaucoup  parlé  des  Russes  à  l'étranger.  Tout 
cela  se  reflétera  dans  mon  récit.  Et,  en  général,  on  y 
retrouvera  (autant  que  possible)  l'état  actu«?l  de  notre  vie 
intérieure.  Je  prends  une  nature  simple,  cependant  un 
homme  très  cultivé,  miis  incomplètement  achevé,  uq 
homme  qui  a  perdu  la  foi  et  qui  n'ose  pas  ne  pas  croire,  qui 
se  révolte  contre  les  autorités  et  qui  les  craint.  Pour  se 
donner  le  change,  il  se  dit  qu'il  n*a  rien  à  faire  en  Russie, 
ce  qui  m'amène  à  une  critique  sévère  contre  ces  hommes 
qui  déracinent  les  Russes.  Mais,  ici  je  ne  peux  raconter 
tout...  C'est  une  créature  vivante...  (Je  le  vois  comme  s'il 
était  devant  moi).  11  faudra  lire  tout  quand  ce  sera  écrit.  Le 
principal,  c'est  que  toutes  ses  forces  vitales,  son  courage, 
sa  hardiesse,  sont  dépensées  à  la  roulette.  C'est  un  joueur, 
msiis  pas  un  simple  joueur,  de  même  que  V avare  de  Pouch- 
kine n'est  pas  un  simple  avare.  (Ce  n'est  point  pour  me 
comparer  à  Pouchkine,  c'est  uniquement  poir  la  clarté.) 
C'est  un  poète  en  son  genre.  Mais  lui-môme  a  honte  de 
cette  poésie,  car  il  sent  prolondémonl  sa  bassesse  bien  que 
le  besoin  du  risque  l'ennoblisse  à  ses  propres  yeux. 

Tout  le  récit  n'est  que  l'analyse  de  la  vie  du  joueur  qui, 
pendant  deux  années  consécutives,  est  un  assidu  de  la  rou- 
lette. 

La  Maison  des  Morts  a  attiré  l'attention  du  public, comme 
peinture  des  forçats,  que  personne  jusque-là  n'avait  décrits 
exactement  ;  ce  récit  doit  donc  attirer  l'attention  comme 
peinture  nette  et  minutieuse  du  jeu  de  la  roulette. 

Outre  que  de  pareils  récits  se  lisent  chez  nous  avec  une 
curiosité  extraordinaire,  le  jeu  dans  les  villes  d'eaux  (sur- 
tout quand  il  s'agit  de  Russes  à  l'étranger),  a  une  certaine 
(peut-être  môme  considérable)  importance. 

Enfin  j'aimeà  penser  que  je  présenterai  ces  types  curieux 
avec  un  certain  sentiment  de  mesure  et  sans  trop  d'es- 
pace. Le  récit  emplira  au  minimum  une  feuille  (vingt- 
quatre  pages),  mais  plutôt  deuK  et  peut-être  môme  davan- 
tage. 

Le  manuscrit  serait  remis  à  la  revue  le  10  novembre, 
comme  extrême  limite,  maïs  peut-être  auparavant.  En  tout 
cas,  le  10  au  plus  tard,  de  sorte  que  la  revue  pourrait  le 
publier  au  mois  de  novembre.  J'en  donne  ma  parole  d'hon- 


204  COHHBHPONDANCB   DE  DOSTOYEVAKI 

neur,el  je  crois  qun  personne  encore  n'a  le  droit  <lc  la  mettre 
en  doute.  Le  prix  csl  deux  cents  roubles  la  feuille  (au  cas 
extrême  cent  cinquante),  mais  je  ne  voudrais  pas  diminuer 
mon  prix,  c'est  pourquoi  il  vaudraitmieux  insister  pour  deux 
cents.  La  chose  peut  n'^^tre  pas  du  tout  mal  ;  La  Maison  de» 
Morts  était  donc  intéressante.  Et  cela,  c'est  la  description 
de  Tcnfor  en  son  genre,  du  <  bain  »  des  forçats  en  son 
genre.  Je  yeux  et  tâcherai  de  faire  un  tableau. 

Maintenant  voici  :  Pardonnez-moi  et  excusez-moi,  mon 
cher  Nicolas  Nicolaïevilch,  de  vous  déranger  ainsi,  sans 
aucune  façon.  Je  comprends  que  c'est  un  grand  dérange- 
ment. Mais  que  faire  7  Si  à  mon  arrivée  à  Turin,  dans 
quinze  ou  dix-sept  jours,  je  ne  trouve  pas  l'argent,  je  suis 
perdu  littéralement.  Vous  ne  connaissez  pas  toutes  les  cir- 
constances, et  ce  serait  trop  long  à  raconter  maintenant. 
Et  puis,  comme  vous  avez  déjà  été  bon  pour  moi,  vous  me 
sauverez  encore  une  fois. 

Voici  ce  qu'il  faut  faire  : 

A  la  réception  de  cette  lettre  (mon  dernier  espoir),  je 
voussupplie  d'aller  immédiatement  chez  Boborikine  :  dites- 
lui  que  c'est  moi  qui  vous  envoie,  montrez-lui,  s'il  le  faut, 
une  partie  de  ma  lettre,  et  faites  l'offre  (naturellement  de 
façon  que  ce  ne  soit  pas  trop  humiliant  pour  moi,  bien 
qu'on  puisse  avoir  grand  besoin  d'argent  à  l'étranger.  Mais 
du  reste  vous  ne  sauriez  le  faire  sans  dignité.)  Recevez 
l'argent  et  envoyez-le-moi  aussitôt,  c'est-à-dire  remettez-le 
à  mon  frère;  il  sait  comment  il  faut  l'envoyer. 

Si  vous  ne  pouvez  faire  l'affaire  avec  Boborikine,  alors 
voyez  une  revue  quelconque  ;  par  exemple  lakor  ^  (saluez  de 
ma  part  Apollon  Grigoriev). 

Ou  une  autre  revue  (bien  entendu  pas  à  Rousski  Viestnik, 
et,  autant  que  possible,  en  évitant  les  Otelchestvennia 
Zapiskî.  Oui,  je  vous  en  conjure,  évitez-les.  Mieux  vaut 
ne  pas  avoir  d'argent.  Vous  pouvez  aller  au  Sovremen- 
nikj  bien  que  là  Saltikov  et  Elisséiev  ne  le  laisseront  pas 
passer.  (Mais  qui  sait  ?  Je  me  trompe  peut-être.)  Le 
récit  en  tout  cas  ne  sera  pas  indigne  du  Sovremennik.  En 
tout  cas  on  peut  s'adresser  à  Nékrassov,  cela  sine  qna.  non. 


1.  {L Ancre).  Revue  hebdomadaire, dirigée  par  le  critique  très  connu 
pollon  Grigoriev. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  205 

Au  fait,  arrangez  l'affaire  avec  lui  ;  là-bas  ce  ne  serait  pas 
mal,  môme  mieux  que  dans  la  Bibliothèque.  Nékrassov 
n'est  peut-être  pas  très  fâché  contre  moi  ;  et  il  est  surtout 
homme  d'affaires. 

Inutile  de  vous  dire,  mon  cher  Nicolas  Nicolaïevitch 
qu'il  faudrait  terminer  tout  en  deux  jours,  trois  jours  au 
plus.  Je  suis  perdu,  perdu  littéralement,  si  je  ne  trouve 
pas  l'argent  à  Turin.  Ne  m'écrivez  pas  à  Naples;  adressez 
votre  lettre  à  Turin  ;  je  vous  supplie  de  m'écrire  en  tout 
cas.  Il  me  faut  strictement  deux  cents  roubles,  mais  рае 
moins,  les  cent  autres  roubles  mon  frère  les  enverra  à 
Marie  Dmitrievna. 

Ainsi  il  faut  trouver  trois  cents  roubles.  Maintenant  j'ai 
tout  dit.  Je  vous  confie  presque  mon  sort.  C'est  si  impor- 
tant pour  moi!  Peut-être  vous  raconterai-je  cela  un  jour. 
Mais  pour  le    moment  je  vous  implore.  Ensuite  je  vous 

embrasse  de  tout  cœur  et  reste  votre 

Dostoïevski. 

P.  S.  —  C'est  étrange.  Je  vous  écris  à  Rome,  et  pas  un 
mot  de  Rome.  Mais  que  puis-je  vous  dire!  Mon  Dieu, 
peut-on  décrire  ces  choses-là  dans  une  lettre  !  Je  suis  arrivé 
avant-hier  dans  la  nuit.  Hier  matin  j'ai  visité  Saint-Pierre. 
L'impression  est  très  forte,  Nicolas  Nicolaievitch,  on  en  a 
un  frissou  dans  le  dos.  Aujourd'hui  j'ai  parcouru  le 
Forum  et  toutes  ses  ruines,  ensuite  le  Colisée.  Mais  que 
puis-je  vous  dire? 

P.  S.  S,  —  Saluez  de  ma  part  tout  le  monde,  Grigoriev 
et  tous,  particulièrement  votre  frère.  Les  Slavophiles  natu- 
rellement ont  dit  un  nouveau  mot,  môme  un  tel  que  les 
élus  eux-mêmes  n'ont  peut  être  pas  tout  à  fait  compris. 
Mais  quelle  extraordinaire  satiété  aristocratique  dans  les 
solutions  des  questions  sociales. 

P.  S.  S.  —  Peut-être  Tiblen  pourrait-il  vous  aider;  bien 
entendu  au  cas  extrême.  A  lui  et  à  sa  femme  mes  ami- 
tiés. Faites-les-lui  à  la  première  occasion. 

D. 

A  son  frère  Michel  Dostoïevski. 

Moscou,  19  novembre  1863. 
Je  sais  très  bien,  mon  cher  frère,  que  tuas  des  soucis  et 
du  travail  par-dessus  la  tête,  mais  qu'y  puis-je  ?  J'ai  moi- 


20il  CORREtiPONUANCE    DE    UOSTOÏEVSKI 

mônie  laril  de  désagréments  <jue  je  n'en  vois  pa»  la  lin. 
Tu  écris  que  lu  viendras  ù  Moscou  après  le  20.  Quand 
donc?  Après  le  2b  sans  doute,  si  auparavant  nou» pouvons 
nous  séparer,  car,  malgré  tout,  j'espère  ôtre  à  Pétersbourg 
le  25.  Il  nous  faut  causer  au  plus  tôt  de  plusieurs  choses. 
Le  principal  c'est  qu'on  ne  nous  leurre  pas  par  des  pro- 
messes et,  qu'en  effel,  on  autorise  au  plus  vite  la  PravUa  '. 
Je  l'avoue  que  je  ne  désespère  pas  complètement  de  la 
résurrection  du  Vrémi.i.  Lu  Pravdn  peut  produire  le  môme 
effet,  sinon  plus  grand,  bien  entendu  avec  des  circonstan- 
ces favorables.  C'est  le  principal.  Quant  au  titre,  Pravda, 
je  le  trouve  admirable,  extraordinaire  ;  il  fait  honneur  à 
celui  qui  l'a  inventé.  Il  est  des  plus  à  propos,  il  renferme 
l'idée  la  plus  adéquate  aux  circorutanceK,  et»  le  principal, 
il  y  a  duns  ce  nom  une  certaine  naïveté,  la  confiance,  qui 
convient  parfaitement  à  notre  esprit  et  à  notre  direction, 
car  l'autre  revue  (Vr^mia)  était  excessivement  naïve,  et, 
le  diable  le  sait,  cette  naïveté  et  cette  confiance  ont  peut- 
être  fait  son  succès.  En  un  mot  le  litre  est  admirable.  On 
pourrait  lui  donner  la  môme  chemise  qu'au  Vrémia,  pour 
qu'elle  le  rappelle.  11  fautpour  la  revue  faire  quelque  chose 
comme  la  Лете  des  Deux  Mondes,  et  pour  l'annonce, 
commencer  la  première  ligne  par  :  «  Le  temps  exige  la 
vérité...  provoque  dans  le  monde  la  vérité,  etc.»...  pour  ren- 
dre claire  Tailusion  que  le  Vrémia  et  la  Pravda  ne  sont 
qu'une  même  chose.  Ce  que  je  redoute  c'est  l'annonce, 
vois-tu.  mon  ami,  où  ce  n'est  pas  l'art  qui  est  nécessaire, 
non  plus  l'intelligence,  mais  tout  simplement  l'inspiration. 
Ce  qu'il  importe  surtout  c'est  d'éviter  la  routine,  si  propre, 
dans  ce  cas,  aux  personnes  raisonnables  et  talentueuses. 
On  écrit  des  choses  pleines  de  bon  sens,  il  semble  qu'il 
n'y  ait  rien  à  redire,  et  quand  c'est  fini,  c'est  mal,  et  préci- 
sément cela  ressemble  à  toutes  les  autres  annonces.  L'ort- 
ginalitéj  l'excentricité  naturelle,  c'est  maintenant  pour 
nous  le  principal. 

Tu  écris  que  tu  as  déjà  commencée  préparer  l'annonce. 
Sais-lu  quelle  est  mon  idée  ?  Écrire  laconiquement,  par 
saccades,  fièrement,  sans  effort  à  l'allusion  ;  en  un  mot 
montrer    l'assurance  la  plus   complète.  L'annonce    elle- 

1.  La  Vérité, 


CORRESPONDANCE    UE    liOSTOÏEVSKl 


•201 


même  (sur  l'esprit  de  la  revue,  etc.)  doit  avoir  quatre  ou 
cinq  lignes  ;  les   conditions   d'abonnements  qui  suivent 
doivent  être  également  indiquées  d'une  façon  très  concise: 
il  faut  frapper  par  la  noble  assurance. 

Le  litie  Pravda  ne  plaît  pas  à  X.X...  mais  c'est  un 
affreux  routinier  ;  c'est  même  un  bon  signe  qu'il  ne  lui 
plaise  pas.  Ces  messieurs  ont  commencé  par  crier  :  C'est 
mal,  c'est  mauvais!  puis  lout  d'un  coup  ils  se  sont  rais  à 
claquer  la  langue  :  C'est  bien  !  Très  bien  I  Ce  sont  les 
prophètes  du  moment.  Que  le  titre  ait  plu  à  Strakhov  et  à 
Razine,  je  le  comprends  ;  ce  sont  des  hommes  d'espril.el 
qui  de  plus,  ont  un  certain  tlair  ;  mais  aux  autres  il  ne 
doit  pas  plaire. 

Nous  louons  ici  un  appartement  et  dès  que  nous  y  serons 
installés  je  partirai  pour  Pétersbourg.  Les  soucis  ne  me  lais- 
sent pas  une  minute  pour  écrire.  Ici  j*ai  déjà  eu  deux 
crises,  dont  l'une,  la  dernièi^e,  très  forte. 

Le  changement  de  titre  de  la  revue  n'aura  aucune 
influence  sur  l'éditorial.  La  critique  du  roman  de  Tcherni- 
chevsky  et  celle  du  roman  de  Pissemski  feraient  un  grand 
e  lïet  et  seraient  fort  à  propos:  Deux  idées  contradictoires 
et  toutes  deux  démolies.  Alors  c'est  la  vérité.  Je  pense 
écrire  ces  trois  articles  (si  j'ni  mu  moins  deux  semaines  de 
travail  tranquille). 

Ici  je  n'ai  vu  personne,  excepte  rissem&ki  que  j  ai  ren- 
contré hier  par  hasard  dans  la  rue  et  qui  m'a  parlé  avec 
une  grande  bonté.  Hier  soir  on  a  donné  pour  la  première 
fois  sa  Triste  Destinée.  Je  n'y  étais  pas  et  ne  sais  rien  de 
Г  accueil  de  la  pièce.  11  a  dit  que  le  club  anglais  et  toute 
la  coterie  des  gentilshommes  se  préparaient  à  la  faire  tom- 
ber. Il  est  probable  qu'il  se  vantait.  Au  revoir.  Je  t'em- 
brasse. En  tout  cas  nous  nous  verrons  bientôt.  Salut  à 
tous.  Sur  le  partage  de  l'héritage  ici  on  ne  sait  rien,  sauf 
qu'il  aura  lieu  fin  novembre. 

D. 

Au  même. 

Moscou,  9  février  1864. 

Mon  cher  ami  Michel,  j'ai  tardé  à  te  répondre,  car  je  son- 
geais réellement  à  chaque  instant  à  aller  à  Pétersbourg.  Et 


208  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

cependant,  voilà  quinze  jours  que  je  suis  malade,  et  ces  dr*r- 
niers  temps,  je  suis  plus  mal.  J'ai  eu  deux  crises, et  ce  ne 
serait  rien  encore,  mais  voilà  que  les  bémorrhoïdes  se  sont 
dirigées  sur  la  vessie,  et  c'est  bien  désagréable.  J'ai  peur 
de  tomber  complètement  malade.  Si  je  no  deviens  pas  plus 
malade,  il  faudra  cortninement  que  je  me  soigne   bientôt. 
Alors,  j'irai  aussitôt  h  Saint-Pétersbourg.  Mais  à  présent 
je  ne  me  risque  pas:  d'abord,  je  me  soigne  un  peu  et  secon- 
dement, il  faudrait  rester  vingt  heures  assis,  quand  il  m'esl 
impossible  de  m'asseoir  seulement.  D'ailleurs,  je  ne  reste 
pas  allongé,  mais  je  ne  puis  ni  m'asseoir  ni  rester  debout. 
A  cause  de  cela,  mon  travail   a  été  interrompu.  Tu  ne 
saurais  croire  combien  j'ai  été  tourmenté  par  la  pensée  que 
dans  les  premières  livraisons  parues,  il  n'y  a  rien  de  moi. 
Mais  il  n'y  a  rien  à  faire  :  il  faut,  enfin,  l'avouer.  Jusqu'à 
aujourd'hui,  je  me  suis  torturé  avec  la  pensée  que  je  réus- 
sirai peut-être.  Rien  qu'avec  une  nouvelle  de  Tourguenev, 
cela  paraît  peu;  trouve  quelque   chose,  mon  chéri,  et  ne 
lésine  pas.  Quant  à  moi,  ce  sera  pour  le  mois  de  mars.  Je 
ne  te  cacherai  pas  que  mon  œuvre  ne  va  pas.  La  nouvelle 
a  commencé  par  ne  plus  me  plaire.  Et  moi  aussi,  je  m'ar- 
range mal.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  va  arriver. 

Il  est  possible  que  je  vienne  la  semaine  prochaine.  Je 
ne  voulais  pas  t'écrire,  espérant  venir.  J'écris  cette  fois  en 
tout  cas,  c'est-à-dire  si  je  tombe  malade. 

Je  ne  me  pardonnerai  jamais  de  n'avoir  pas  pu  finir  avant. 
La  nouvelle  ne  vaut  pas  grand'chose,  et  je  ne  l'ai  pas  ache- 
vée par-dessus  le  marché  :  cela  veut  dire  que  j'ai  écrit  trop 
lentement.  Et  le  résultat  n'est  pas  celui  que  j'attendais.  Je 
suis  devenu  trop  malade  imaginaire. 

Il  doit  être  pénible  pour  toi,  mon  cher,  d'éditer  deux 
livraisons  à  la  fois.  J'ai  entendu  dire  ici  que  les  souscrip- 
tions aux  grandes  revues  sont  des  plus  misérables.  (Les  Mos- 
covskia,  Viédomosti  môme,  c'est-à-dire  un  journal,  peut  s'at- 
tendre à  davantage.  C'est  général  pour  les  revues).  Il  faut 
s'arranger  pour  que  VEpoqne,  pendant  l'année,  prenne  la 
première  place  parmi  les  revues  à  gros  tirage. 

Quant  à  moi,  je  te  dirai  ceci  :  il  est  impossible  de  colla- 
borer d'ici.  Une  revue  demande  que  l'on  s'en  occupe  cons- 
tamment, et  moi,  je  me  trouve  éloigné  ;  ici,  je  n'aurais  été 
bon  qu'à  écrire  des  nouvelles,  et  encore,  je  n'ai  pas  réussi. 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  209 

D'ailleurs,  je  viendrai  bientôt,  c'est  certain,  alors  nous 
pourrons  causer  au  moins.  Si  je  tombe  malade,  je  l'en 
informerai. 

J'aurais  voulu  partir  après  demain  ou  mercredi.  Il  se  peut 
que  je  le  fasse.  Alexandre  Pavlovitch  me  donne  l'espoir 
que  je  serai  bien  dans  peu  de  temps.  Que  ses  paroles  se 
réalisent  I 

A  propos  :  la  dernière  fois,  il  ne  m'a  pas  répondu  un 
seul  mot  au  sujet  de  l'argent  qui  est  marqué  sur  ton  compte. 

Si  tu  reçois  quelque  lettre,  ne  me  l'envoie  pas  jusqu'à  ce 
que  je  t'écrive. 

Marie  Dmitrievna  est  fort  souffrante,  et  cela  me  retient 
pour  beaucoup  à  Moscou  (ou  bien,  cela  me  retiendra). 

Le  7  courant,  il  y  a  eu  quarante  abonnés  chez  Bazounor 
Très  peu  de  nouveaux.  Ils  disent  qu'il  ne  peut  y  en  avoir 
avant  que  le  livre  paraisse.  Je  n'y  suis  pas  allé.  Alexandre 
Pavlovitch  y  a  été. 

Tchérénine  en  a  aussi  environ  vingt-cinq,  je  crois. 

Au  revoir,  mon  chéri,  je  t'embrasse. 

Il  me  semble  que   Paul   ne  devrait  manquer  de  rien. 
Salue  tout  le  monde,  et  souhaite-moi  une  meilleure  santé. 
Il  ne  faut  pas  m'en   vouloir.  La  maladie  et  bien  d'autres 
choses  m'ont  empêché. 
Tout  à  toi. 

Th.  Dostoïevski. 

A  cause  de  ma  maladie,  je  n'ai  pas  vu  Aksakov  depuis 
longtemps.  Je  n'ai  pas  vu  Oslrovski  non  plus. 

Au  même. 

Moscou,  29  février  1864. 

Mon  cher  frère  Michel,  je  suis  revenu  hier  sain  et  sauf 
à  Moscou;  quoique  le  voyage  ait  été  bon,  mais  hier, 
arrivé  ici,  j'ai  souffert  beaucoup,  exactement  delà  même 
façon  qu'à  Saint-Pétersbourg,  au  moment  le  plus  pénible 
de  ma  maladie.  Mais  j'espère  que  cela  passera  bientôt,  il 
ne  faut  donc  plus  en  parler.  Comment  allez-vous?  J'ai 
pensé  pendant  tout  le  voyage  à  ce  qui  était  arrivé  et  cela 
m'a  beaucoup  tourmenté.  J'ai  plaint  énormément  Varia, 

14 


210  CORIIEAPONDANCB  DE  D08T0ÏEVSKI 

cl    ici   tout  le   monde  Га  plainte,  quand  on  a  eu.    Mûrie 
Dmitrievna  n   pleuré   et  s'était   proposé  d'écrire  à  Emilie 
Fédorovna,  mais  elle  a  changé  d'avis.  Mais  cela  n'empêche 
ран  qu'elle  la  plaigne  beaucoup  ol  très  sincèrement.  Dieu 
veuille  que  tout  le  reste  aille  bien  chez  vous  et  que  cela 
vous  console  un  peu.   Le  plus  important,  c'est  la  santé, 
et  ensuite  les  aflfaires.    Ménage  ta  santé.  Ne  te  presee  pas 
trop   de   sortir,  si   tu    ne    te   sens   pas  trop  bien.  Quant 
au  livre,  tant  pis  s'il  ne  paraît  qu'à  la  fin  de  mars.  Pourvu 
qu'il  réussisse  I  Hier,  j'ai  vu  le  premier  numéro  du  Sovre- 
mennik  ;  il  y  a  beaucoup  trop  de  critique  et,  en  général, 
d'articbis  qui  expriment  l'opinion  do  la  revue.  Quant  à 
la   littérature,  elle   est  médiocre.  J'ai  une  idée:  ne  pour- 
rait-on organiser  dans  VÈpoque  la  rubrique  qui  était  inti. 
tuléc  autrefois  dans  les  revues  :  €  Chroni<pjo  Littérain*  »?  Il 
ne  faudrait  même  pas  d'articles.  Ce  neserait  qu'uneénuraé- 
ration  des  livres  et    des  traductions,  qui  auraient  paru  le 
mois  précédent,  mais  aussi  tous  sans  exception.  L'opinion 
qui  a  dominé  quelque  temps,  que  toute  la  littérature  est 
concentrée  dans  les  revues,  a  fini  par  détourner  l'attention 
des  livres  qui  paraissent.  Autrefois,  cela  pouvait  se  faire, 
mais  à  présent  il  doit  en  être   autrement,   car  il  paraît 
beaucoup   de  livres  et  le  public  doit  chercher  dans   lee 
annonces  des  journaux  pour  en  connaître  les  titres,  et  tout 
en  connaissant  les  titres,  n'a  aucune  idée  du  contenu.    Il 
faudrait  consacrer  six  ou  dix  lignes  à  chaque  ouvrage,  deux 
quelquefois.  (S'il  se  rencontrait  un  livre  particulièrement 
intéressant,  on  pourrait  écrire   une  page  ou  deux.)  Cette 
partie  pourrait  être  très  bien  faite  par  un  des  jeunes  gens, 
Bibikov  par  exemple.  Il  n'a  pas  autre  chose  à   faire  qu'à 
observer.  C'est  ainsi  qu'on  ne  trouverait  que  dans  notre 
Revue  un  catalogue  complet  des  livres  parus,  avec  les  anno- 
rations    nécessaires.  Il  paraît   que  le  Sovremennik  a  l'air 
d'organiser  quelque  chose  dans  ce  genre.    Enfin,  tous  les 
deux  mois,  on  pourrait  publier  dans  cette  revue  le  compte 
rendu  bibliographique    des  autres  revues,  —  non  pas  les 
critiques    d'autrefois,    où   une   revue   en  examinait    une 
autre;  mais  aussi,  comme  dans  la  <  Chronique  Littéraire», 
la  nomenclature  de  tous  les  articles  parus  pendant  les  deux 
mois  dans  les  revues  et  les  journaux,  avec  quelques  mots 
sur  leur   valeur.    Avec    des    renseignements  complets  et 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  211 

exacts,  la  revue  aurait  complètement  l'apparence  d'une 
revue  sérieuse,  d'un  organe  qui  s'intéresse  sérieusement 
à  la  littérature.  Vraiment  ce  ne  serait  pas  mal  ;  on  pour- 
rait le  faire  dès  à  présent.  On  pourrait  commencer  la 
Chronique  et  les  Revues  à  partir  du  l»'  janvier.  Qu'en 
penses-tu  ? 

J'ai  encore  imaginé  un  article  superbe  sur  le  Ihéorétisrae 
et  le  fantastisme  des  théoréticiens  (Sovrernennik).  Il  ne  nous 
échappera  pas,  surtout  si  on  nous  attaque.  Cela  ne  sera 
plus  une  polémique,  mais  une  affaire  sérieuse.  Dès  demain 
je  commence  un  article  sur  Kostomarov.  Dans  huit  jours  je 
vous  informerai  comment  il  va.  Au  nom  du  ciel,  réponds- 
moi,  et  informe-moi  comment  tout  marche  chez  vous.  Écris 
peu,  mais  informe-moi  toujours. 

Salue  Emilie  Fédorovna,  embrasse  les  enfants,  surtout 
Marie  et  Catherine.  Salue  bien  Nicolas  de  ma  part. 

Ici  il  dégèle,  il  fait  humide.  La  neige  est  fondue. 

Au  revoir,  mon  chéri. 

Tout  à  toi.  Th.  DostoTbvski. 

A  Nicolas  Nicolaïevitch  et  autres  tous  mes  respects. 
Marie  Dmitrievna  est  bien  faible. 


A  a  même. 

Moscou,  2  avril  1864. 

Mon  cher  ami  Michel,  je  reçois  ta  lettre  à  l'instant.  Laisse 
Averkiev  écrire  un  article  sur  Kostomarov,  s'il  le  veut  et 
s'il  a  le  temps  à  présent,  mais  il  faut  qu'il  signe,  et  que  ce 
ne  soit    pas  de  la  part  de   la  rédaction.  Qu'est-ce  que  je 
crains  ?   Mais    rien    qu'une    divergence    d'opinions.    Car 
ce  n'est  pas  un   article  historique  que  je  voudrais  écrire, 
mais  à  propos  des  historiens  russes  et  de  leur  connaissance 
de  l'histoire.  (Ne  t'inquiète  pas,  je  sais  ce  qu'il  faut  dire  ek 
je  connais  la  question  bien  spécialement,  pas  au  point  de 
vue  de  l'histoire,  mais  à  propos  du  développement  de  nos 
idées  historiques  en   littérature,  à  propos  de  la  manière 
dont  chacun  de  nos  historiens  envisageait  les  choses  (les 
principaux  toujours).  En  un  mot,  je  m'en  tirerai  à   mon 
honneur,  et  puis  je  saurai  exprimer  toutes  les  idées  de 


212  COHRESPONDANCE   DE    DOSTOlEVgKI 

l'Époque  к  propos  de  €  soi  »;  ne  le  lourmente  pas.)  Laieee 
écrire  Averkiev, mais  j'aurais  bien  voulu  qu'il  ne  s'occupAl 
que  (le  KoHlomarov,  el  non  de  sa  dispute  avec  Po^odine. 
Mais  d'ailleurs,  il  ne  faut  pas  le  gêner,  qu'il  fasse  comme 
il  voudra.  Quanl  à  moi,  j'écrirai  aussi  mon  article  comme 
je  voudrai.  A  propos  de  ce  que  le  temps  va  passer  et  que 
cela  fera  inlenipcslif, —  il  importe  peu.  On  peut  toujours 
s'arranger  et  lui  donner  une  forme  littéraire  convenable. 
Tchernichevsky  n'a-l-il  pas  écrit  un  an  après  sur  la  Circu- 
laire Slavophile  ?  Ce  n'est  rien. 

Mais  voilà  ce  qui  est  important,  Michel  :  c'est  que  sûre- 
ment je  n'écrirai  rien  ce  mois-ci,  non  seulement  cet  arti- 
cle, mais  des  critiques  non  plus. Tu  me  parles  des  Mémoi- 
res d^un  Chroniqueur.  C'est  une  idée  excellente,  mais  tout 
cela  viendra  ensuite,  pas  à  présent.  Je  le  ferai  largement, 
mais  à  présent  il  faut  attendre.  Maintenant,  j'écris  une 
nouvelle,  j'ai  bien  du  mal  avec  elle.  Mon  ami,  la  plus 
grande  partie  du  mois  j'ai  été  malade,  ensuite  je  me  suis 
remis,  mais  je  puis  dire  véritablement  que  je  ne  suis  pas 
encore  complètement  rétabli.  Mes  nerfs  sont  malades, 
et  je  ne  puis  reprendre  de  force.  J'ai  tant  de  tourments, 
que  je  ne  voudrais  pas  en  parler.  Ma  femme  se  meurt  I 
Tous  les  jours  il  arrive  des  moments  où  nous  nous  atten- 
dons à  sa  mort.  Ses  soufîrances  sont  atroces  et  se  réper- 
cutent en  moi,  car 

Quant  à  écrire,  ce  n'est  pas  un  travail  mécanique  et 
cependant  j'écris  toujours,  tous  les  matins,  mais  l'œuvre 
ne  fait  que  commencer.  La  nouvelle  s'étend.  Je  crois  quel- 
quefois qu'elle  ne  vaudra  rien,  mais  cependant  je  tra- 
vaille avec  ardeur  ;  je  ne  sais  ce  qui  va  en  résulter.  Mais 
voilà,  il  faudra  beaucoup  de  temps.  Si  j'écris  la  moitié 
seulement,  je  l'enverrai  pour  mettre  sous  presse  ;  mais  je 
veux  la  faire  imprimer  tout  entière,  sine  qua,  non. 

En  général,  j'ai  peu  de  temps  pour  écrire,  quoique 
cependant,  tout  mon  temps  m'appartienne  ;  mais  c'est  tou- 
jours peu,  car  c'est  le  moment  où  je  ne  suis  pas  disposé 
au  travail  et  j'ai  souvent  autre  chose  en  tête.  Voilà  encore: 
je  crains  que  la  mort  de  ma  femme  ne  survienne  bientôt, 
et  alors  il  y  aurait  sûrement  une  interruption  dans  mon 
travail.  Si  cette  interruption  n'avait  pas  lieu,  il  me  sem- 
ble que  je  pourrais  terminer.  Je  ne  puis  rien  dire  de  défi- 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  213 

nitif.  Je  ne  fais  que  présenter  les  faits,  pour  montrer  la 
situation.  Tu  peux  juger  toi-même. 

Tu  t'occupes  (le  la  critique;  certainement;  mais  trois  ou 
quatre  articles,  comme  ceux,  par  exemple,  d'Averkiev 
(articles  historiques,  d'après  des  chroniques)  malgré  toute 
leur  valeur,  ne  vaudront  pas  un  seul  article  de  fond, 
d'introduction,  formant  comme  une  série  d'articles,  comme 
explication  des  tendances  de  V Epoque.  Voilà  mon  opinion. 
Voilà  pourquoi  il  faut  que  tu  t'adresses  à  Strakhov  et  le 
supplie  d'écrire.  Quant  à  la  partie  critique,  en  général, 
pour  toute  l'année,  ne  t'inquiète  pas,  on  se  rattrapera,  on 
produira  même  de  l'effet  (je  m'en  porte  garant),  et  l'an- 
née prochaine  notre  revue  aura  décidément  la  première 
place  parmi  les  revues  importantes,  j'en  suis  convaincu* 
Tu  verras.  Mais  en  attendant,  il  faudrait  au  moins  un 
article  de  fond,  ou  bien  un  article  fougueux.  Ne  le  tour- 
mente pas,  cela  suffira  pour  les  souscripteurs.  Mais  c'est 
peu  quand  même  de  n'en  avoir  que  1900.  Il  y  aurait  donc  en 
tout  environ  3.000  souscripteurs.  C'est  superbe  pour  une 
revue  nouvelle  et  qui  commence  (on  a  beau  dire,  mais 
notre  revue  commence  et  elle  est  nouvelle),  mais  c'est 
peu  pour  la  revue  au  point  de  vue  matériel.  11  y  aura  pas 
mal  de  tourments,  de  soucis  et  de  dettes.  L'année  pro- 
chaine va  arranger  nos  affaires.  Pourvu  que  nous  puissions 
bien  terminer  cette  année  I 

Je  n'ai  pas  encore  lu  le  roman.  C'est  très  adroit,  s'il  est 
bien.  Quant  à  l'article  de  Yerjinsky,  il  est  réellement  très 
bien  et  on  le  lit  facilement.  L'article  de  Gorsky  produit 
ici  un  certain  effet.  On  aime  cela.  La  vérité  doit  être  toute 
nue,  le  public  est  un  enfant.  Peu  d'annonces.  Je  n'en  ai 
rencontré  nulle  part.  Je  n'en  ai  vu  que  dans  le  Denn. 
Est-ce  que  la  Bibliothèque  de  Lecture,  par  exemple,  a  agi 
ainsi,  depuis  l'automne  jusqu'à  aujourd'hui?  Les  annonces 
étaient  peut-être  dans  les  journaux.  Mais  elles  n'ont  fait 
que  paraître;  il  aurait  fallu  en  envoyer  par  toute  la 
Russie. 

Je  te  remercie  pour  tes  démarches  à  propos  de  Paul.  Il 
m'écrit  et  me  dit  que  tu  as  payé  son  loyer  et  que  tu  lui 
as  donné  de  l'argent,  mais  voilà,  frère  :  je  t'assure,  je  te 
jure,que  l'argent  m'est  aussi  nécessaire  ici.  J'ai  des  dépen- 
ses énormes.  Tu  n'as  pas  idée   de  ma  situation,  et,  par 


2l4  COHHKSJ'ONDANCE    DE    »08TOÏEVJ<Kl 

consôqu<'nl,  cnvoi«-raoi  рпсоге  100  roiiblo»,  je  l'en  sup- 
plie. Tu  as  écrit  qu<^  tu  en  enverraie  cette  eemaine,  maiii 
dans  celte  lettre  tu  n'en  fais  plu»  mention. Si  j'avais  quel- 
que possibilité  de  ne  pas  t'en  prendre,  je  ne  t'en  prendrais 
pas.  Je  dépens*'-  fort  peu  pour  moi-môme.  Knvoie^les-raoi 
donc.  Mais  c'est  encore  peu  :  je  ne  sais  pas  ce  qui  arrivera 
encore.  Ma  nouvelle  aura  certainement  trois  feuilles,  peut- 
être  davantage,  peul-Atre  quatre.  Nous  ferons  nos  comptes, 
je  tâcherai  de  te  rendre  service,  mais  pour  l'amour  de 
Dieu,  ne  m'abandonne  pas  dans  un  moment  si  [lénible. 
N'abandonne  pas  Paul  non  plus;  j'espère  qu'il  note  demaa- 
dera  rien  de  superflu.  Il  est  espiègle,  mais  honnête.  Je  le 
sais  et  j'en  réponds.  En  dehors  de  ton  aide,  je  n'ai  abso- 
lument personne  sur  qui  je  puisse  compter.  Alexandre 
Pavlovitch  est  ^юиг  nous  comme  un  ange  du  ciel,  maie  il 
n'a  pas  d'argent. 

J'ai  oublié  ce  que  je  voulais  te  dire.  Dans  ma  prochaine 
lettre,  j'y  penserai.  Mais  je  t'assure  qu'il  y  a  trop  peu 
d'annonces,  trop  peu;  il  faut  les  répéter,  il  faut  que  lee 
annonces  obsèdent  le  public.  D'ailleurs  le  premier  livre 
est  si  agréablement  émaillé  d'articles  qu'il  aurait  lait  très 
bonne  figure  dans  les  annonces. 

Adieu,  au  revoir,  salue  tous  les  tiens,  je  t'embrasse. 
Ton 

Th.  Dostoïevski. 

Remets,  je  te  prie,  ce  billet  à  Paul,  de  la  part  de  sa 
tante.  Ne  tarde  pas,  pour  l'amour  de  Dieu. 

Au  même. 

5  avril  1864. 
Mon  ami  Michel, 

Je  t'écris  deux  mots  : 

Ma  nouvelle  aurait  pu  être  terminée  dans  le  courant  de 
ce  mois, si  j'avais  les  forces,  le  loisir, et  si  je  pouvais  écrire 
sans  interruption^  mais  en  tout  cas,  pas  dans  la  première 
quinzaine.  Ceci  d'abord.  Maintenant  réfléchis  :  il  faut 
absolument  faire  paraître  le  livre  de  mars  en  avril.  11  n'est 
pas  convenable  dans  une  revue  qui  débute  que  le  numéro  de 
mars  paraisse  au  mois  de  mai.  Puis-je  terminera  temps? 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  215 

Selon  toute  apparence  —  non.  Et  l'important  —  c'est  l'in- 
terruption qui  ne  dépend  pas  de  moi  et  pour  les  consé- 
quences de  laquelle  je  ne  saurais  répondre.  Voilà  pour- 
quoi, mon  cher  ami,  je  m'adresse  à  toi  :  écris-moi  au  plus 
tôt  vers  quelle  date,  au  plus  lard,  ma  nouvelle  doit  être 
entre  tes  mains.  D'après  ta  réponse  je  pourrai  juger  si  je 
pqis  terminer  ou  non.  En  tout  cas,  prends  en  consi- 
dération toutes  les  circonstances  p'"'  pii  pourraient 
arrêter  mon    travail    et   qui    sont   i  lante^  de   ma 

volonté. 

Ecris-moi  encore  si  tu  as  quelques  nouvelles  en  dehors 
de  la  mienne,  et  quelles  sont-elles? 

Voici  mon  avis  :  on  peut  laisser  paraître,  même  sans 
avoir  dans  celle  partie  de  noms  connus.  On  jK)urrait 
annoncer  ma  nouvelle  (je  pense  que  c'est  tout  à  fait  inu- 
tile) pour  le  numéro  du  mois  d'avril.  Enfin,  je  voudrais 
écrire  convenablement  et  ne  pas  le  faire  n'importe  com- 
ment; surtout,  j'aurais  peut-être  pu  linir,  mais  je  n'en  ai 
pas  les  forces  (physiques),  et  les  circonstances  favorables 
manquent. 

Vu  cela,  voici  ce  que  je  décide  : 

Jusqu'à  ta  réponse  je  continue  à  travailler  avec  ardeur 
à  ma  nouvelle  (advienne  que  pourra!).  Si  tu  m'écris  qu'en 
cas  de  nécessité  on  pourrait  se  passer  de  ma  nouvelle,  je 
la  mettrai  aussitôt  de  côté  et  j'aurai  toujours  le  temps 
{sùrementy  si  tu  réponds  vite)  d'écrire  quelque  chose  dans 
la  critique  (mais  pas  sur  Kostomarov,  car  c'est  un  sujet 
trop  important). 

Si  tu  écris  qu'il  est  impossible  de  s'en  passer  —  j'écri- 
rai la  nouvelle.  D'ailleurs,  selon  la  date  que  tu  m'auras 
indiquée,  pour  l'envoi,  je  déciderai  moi-même  ce  qui  est 
possible  et  ce  qui  ne  l'est  pas,  et  je  ne  mettrai  la  nouvelle 
de  côté  que  dans  le  cas  d'impossibilité  complète. 

J'avoue,  frère,  qu'à  présent  je  te  suis  de  peu  de  secours. 
Je  me  rattraperai  ensuite.  Quant  à  présent,  ma  situation 
est  tellement  pénible  que  }e  ne  me  suis  jamais  trouvé  dans 
une  situation  ptireille.  Ma  vie  est  somAre, la  santé  est  encore 
très  faible;  ma  femme  se  meurt;  la  nuit,  après  avoir  passé 
une  journée  pénible,  mes  nerfs  sont  irrités.  Il  me  faut  de 
l'air,  du  mouvement,  je  n'ai  ni  le  temps  de  me  promener, 
ni  la  possibilité  de  le  faire  (il  y  a  trop  de  boue).  Mon  pale- 


216  COnRBBPONDANCE  DE   DOSTO'iBVSKI 

tôt  d'hiver  (qui  est  ouaté)  m'est  Irop  lourd  (hier  il  y  avait 
17»  à  i'ombro).  Eafin,  n'importe,  il  m'est  trop  lourd.  Et  le 
principal,  c'est  que  j'éprouve  de  la  faiblesse,  et  mes   nerf» 
sont  malades. 

Et  cependant,  je  n'ai  d'espoir  qu'en  toi.  Frère,  l'argent 
coule  ici  comme  de  l'eau.  Croi»-moi,  j'ai  des  dépenses 
énormes.  Je  ne  dépense  pas  un  sou  pour  moi,  je  n'ai  même 
pas  l'occasion  d'acheter  des  caoutchoucs  délé,  je  porte 
mes  caoutchoucs  d  hiver.  Je  ne  puis  exister  sans  argent. 
Soutiens-moi  à  présent,  dans  une  situation  trop  pénible, 
et  crois-moi  que  je  le  regagnerai  bientôt. 

J'ai  fait  une  conférence  publique.  Oslrovskiy  a  pris  part 
aussi.  11  m'a  fait  gentiment  la  remarque,  mais  avec  une 
certaine  pique,  que  tu  lui  envoyais  autrefois  le  Vrémia, 
et  que  tu  ne  lui  as  pas  envoyé  VÉpof/ue.  J'ai  promis  de 
t'en  faire  part.  Si  tu  le  juges  nécessaire,  envoie-lui  un 
billet  pour  Bazounov. 

J'ai  vu  Tchaïev.  11  m'a  demandé  quelle  a  été  ta  réponse 
à  propos  de  son  drame  :  Alexandre  de  Tver.  Écris,  je 
le  prie.  (Les  vers  sont  bons.  Quant  au  drame,  je  ne  l'ai 
pas  encore  lu,  mais  je  t'ai  écrit  à  propos  de  la  recomman- 
dation dans  le  Denn.) 

Adieu,  je  t'embrasse;  je  suis  devenu  si  faible  que  je  puis 
à  peine  mouvoir  la  plume.  Il  est  minuit,  et  vers  la  nuit  je 
deviens  terriblement  faible  et  je  ne  travaille  pas  (ce  qui 
est  très  mauvais  ;  avant,  mon  meilleur  travail  se  faisait  la 
nuit).  Adieu,  chéri.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

J'ai  lu  la  moitié  des  Natures  Énigmatiques,  le  roman  de 
Spielhagen.A  mon  avis,  rien  d'extraordinaire.  Ces  natures 
ne  sont  pas  du  tout  énigmatiques,  très  ordinaires.  Quand  il 
s'agit  d'idées  contemporaines  il  y  a  beaucoup  de  jeunesse 
et  une  certaine  impudence.  Beaucoup  de  poésie  vraie,  mais 
un  certain  relent  de  saucisses.  C'est  bien,  parce  que  ce 
n'est  pas  assommant. 

Tu  me   diras  peut-être  de  l'envoyer    ma  nouvelle    par 

morceaux.  Mais  le  principal  est  qu'il  faut  connaître  le  terme 

extrême  et  ne  pas   gâter  la  nouvelle  en  se  hâtant.  Je  le 

prie,  ne  te  gêne  pas  et  ne  me  ménage  pas.  Il  m'est  com- 

\    plètement  égal  d'écrire  n'importe  quoi  pourvu  que  ce  soit 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  217 

terminé.  Je  voudrais  terminer  ma  nouvelle  le  mieux  pos- 
sible. 


Au  même. 

Moscou,  le  9  avril  1864. 

Mon  cher  ami  Michel, 
Je  réponds  aussitôt  à  ta  lettre  :  d'abord  à  propos  de  l'em- 
prunt. Voici  mon  avis  : 

1"  Emprunter  à  la  tante  est  possible  et  icnpossible.  Gela 
veut  dire  que  ce  n'est  pas  tout  à  fait  impossible. 

Et  comme  tu  te  trouves  dans  une  situation  critique,  et 
que  c'est  presque  un  crime  de  laisser  péricliter  une  entre- 
prise réellement  brillante,  tu  dois  absoluraant  essayer 
d'emprunter  à  la  tante.  On  ne  risque  rien  de  le  demander, 
on  n'y  perdra  rien,  et  le  gain  serait  trop  grand. 

2»  Maintenant,  comment  le  faire  ?  Là-dessus  j'ai  une  opi- 
nion tout  arrêtée,  peut-ôtre  erronée,  mais    aussi  arrêtée. 
D'abord,  que  je  te  présente  les  circonstances  actuelles  :  la 
tante,  quoique  ayant   complètement    sa   tôte  (j'étais  chez 
elle  il   y  a  peu   de  temps),  a  la   mémoire  très  faible  (mais 
pas  au  point  d'oublier  les  gens  et  de  ne  pas  garder  le  sou- 
venir des  événements).  Elle  est  d'excellente  humeur.  Elle 
s'est   remise  à  jouer  du  piano  pour  se   consoler,    après 
l'avoir  abandonné  depuis  trente  ans.  Elle  n'a  aucun  carac- 
tère, aucune  volonté,  se  trouve  toujours  sous  une  influence 
quelconque;  l'influence  assez  grande  (très  grande  môme) 
de  la  grand'mère.  Ensuite,  je  soupçonne  qu'elle  a  peur  de 
différentes  personnes,  qui,  de  leur  côté,  n'ont  rien  à  démê- 
ler  avec  elle  (excepté   dans  le   cas  auquel  j'ai    toujours 
songé  —  que   les  ...  voudraient  eux-mêmes  s'emparer    de 
son  argent  et  lui  payer  les  intérêts.  Je  n'ai  aucune  raison 
de  le  croire,  mais  ils  sont  si   avides,  que  je  le  crains  tou- 
jours). Maintenant,  je  vais  te  décrire  ce  que  me  racontait 
Alexandre  Pavlov  itch,  il  y  a  un  mois,  sur  la  façon  dont  la 
tante  accueillait  les  demandes  sans  fin,  du  vivant  de  l'oncle. 
Habituellement,  on  envoyait  d'abord  une  lettre  à  Alexan- 
dre Pavlovitch,  en  le  priant  de  remettre  une  lettre  parti- 
culière à  la  tante.  Celui-ci  se  présentait  devant  la  tante,  et 
sans  préambule  ni  préparation,  lui  remettait  la  lettre,  afin 


218  COnnESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

de  la  .saJHJr  loul  de  suiU>.  La  tant«  s'ciTrayait,  geHticulail, 
gémissait,  so  lamenlail  el  ne  voulait  pas*  acc<;pU*r  la  lettre. 
L'autre  la  Juissuit  par  force.  On  acceptait  la  lettre,  maison 
ne  la  décachetait  pas.  Knfin,  on  l'envoyait  cherch«*r  «4  on 
le  forçait  à  la  décacheter lui-niôme  et  à  la  lire. 11  lisait>^an8 
faire  de  remarques  personnelles  et  sans  aucune  prépara- 
tion. —  «  Eh  bien,  ne  lisez  pas,  est-ce  de  l'argent,  voyons, 
est-ce  de  l'argent  qu'il  faut  ?  >  —  «  Oui,  madame.  »  — 
«  Combien,  combien?  »  —  «  800  roubles.  »  —  «  Ah  I  Ah  I  > 
et  ainsi  de  suite.  Enfin,  on  l'envoie  encore  chercher  le 
lendemain.  — «  Mais  dites  donc,  vous,  que  faire?  que  faire? 
Diles-le  donc!  » —  Et  je  vois  bien,  dit  Alexandre  Pavlovitcb, 
(цГоп  Jiiiira  par  donner,  mais  (|ue  ce  n'est  qu'un  jeu.  — 
«  Mais  c'est  votre  argent,  faites  comme  vous  voudrez,  je  n'ai 
rien  à  y  voir!  —  «  Ah,  mon  Dieu  l  Ah,  mon  Dieu,  faut-il  le 
dire?»  —  с  Certainement,  diles-le.  » — «Alexandre  Alexeie- 
vilch,  il  y  a  une  lettre.  »  —  «  Ah,  lis-la,  lis-la  donc  »,  et 
elle  fond  en  larmes.  —  €  On  demande  de  l'argent,  Alexan- 
dre Alexeievitch,  800  roubles.» —  «  Envoie-les,  envoie-lee 
donc,  envoie-les  loul  de  suite  î  »  et  elle  éclate  en  sanglote. 
Mais  alors  loul  est  terminé  et  l'argent  est  envoyé.  11  faut 

considérer  qu'elle  craignait  alors  les Mais  certainement, 

depuis,  elle  n'a  pas  davantage  de  caractère  ni  de  fermeté. 

Je  ne  dirai  rien  de  notre  secret  à  Alexandre  Pavlovitcb, 
ni  à  personne  (quoique  7e  Cassure  qu'Alexandre  Pavlo- 
vitcb ne  le  divulguerait  pas).  J'ai  vu  Varia  dernièrement. 
Elle  t'aime,  elle  parlait  de  toi,  mais  je  ne  sais  vraiment 
pas  si  elle  saurait  résister  à  la  tentation  de  raconter  tout 
à  la  tante.  Mais  qu'elle  ne  plaidera  pas  la  cause  et  sun- 
tout  qu'elle  ne  la  plaidera  pas  d'avance,  pour  préparer, 
cela  fen  suis  certain.  Mais,  peut-être,  sera-t-elle  capable 
de  garder  un  secret. 

Mon  avis  est,  en  définitive,  celui-ci: 

Si  tu  agis  par  un  intermédiaire  (quand  cela  ne  serait 
que  par  Varia,  s'il  était  possible  qu'elle  consente,  car 
il  n'y  aurait  pas  d  autres  intermédiaires)  el  si  tu  lui 
écris  pour  lui  demander  de  remettre  une  lettre  à  la  tante, 
tu  n'obtiendras  sûrement  rien .  On  te  refusera,  certaine- 
ment. Et  Varia,  je  le  répète, ne  voudra  sûrement  pas  négo- 
cier directement. 
.    S'il  s'agissait  d'un  millier  de   roubles,  on   consentirait 


CORRESPOiNDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 


219 


peut-être  encore,  mais  dix  mille  roubles,  — il  est  peu  pro- 
bable qu'on  les  donne. 

Gela  pourrait  être  toute  autre  chose  si  tu  venais  toi- 
même  et  si  ta  exposais  ta  demande  en  personne.  (Je  dis 
pourrait  être  ;  quant  à  répondre,  je  ne  puis  le  faire  sur 
n'importe  quelle  considération.  Je  dis  seulement  que  c'est 
mon  opinion  définitive,  et  c'est  ainsi.)  A  mon  avis,  il  est 
tout  à  fait  inutile  de  préparer.  Crois-moi.  Personne  ne 
saurait  exposer  les  choses  aussi  bien  que  toi-même.  Ce  ne 
serait  que  des  gloussements  inutiles  et  très  nuisibles,  en 
cas  de  préparation,  et  de  plus  un  bavardage  inutile,  une 
publicité.  Au  contraire,  si  tu  veux,  fais  ainsi  :  mets  ton 
livre  sous  presse  et  viens  dès  qu'il  aura  paru,  au  commen- 
cement de  la  semaine  de  Pâques.  (N.  B.  —  Je  crois  que 
tu  ne  trouveras  pas  Alexandre  Pavlovitch.  11  ira  sùrenun/ 
passer  dix  jours  de  congé  à  la  campagne  pour  la  déliiiil  i 
lion  définitive,  et  il  ira  à  Pâques.  C'est  décidé.) 

Tu  descendras  chez  Alexandre  Pavlovitch.il  ne  lant  pas 
leur  dire  d'abord  pour  quelle  raison  tu  es  venu.  (Je  pour- 
rais prévenir,  quelques  jours  avant  ton  arrivée,  que  tu 
viendras /эеи/-е/ге,  pour  dos  afîaires  d'argent  avec  Bazou- 
nov.)  On  pourrait  le  dire  seulement  à  Varia,  et  encore,  à 
condition  qu'elle  paraisse  au  moins  ne  pas  considérer  ton 
projet  en  ennemie.  Mais  agir  et  lui  demander  de  préparer 
les  voies,  voilà  ce  qu'il  ne  faudrait  pas  faire.  Tu  feras  la 
première  visite.  Ensuite,  le  lendemain,  tu  viendras  expo- 
ser ta  demande.  Je  crois  qu'il  serait  bien,  si  l'on  exposait 
l'aftaire  à  la  grand'mère,  complètement  et  franclieraenL 
Cela  pourrait  même  la  tlatter.  Mais  cela  ne  peut  être  autre- 
ment, car  la  tante  parle  à  tort  et  à  travers  (quoiqu'elle  ait 
parfaitement  son  bon  sens).  Elle  s'elTraiera  et  appellera 
aussitôt  la  grand'mère.  Celle-ci,  déjà  prévenue,  ne  vou- 
dra peut-être  pas  appuyer  ta  demande,  mais  ne  s'y  rap- 
portera pas  en  ennemie,  grâce  à  ta  préparation.  Il  faut 
parler  résolument  à  la  tante,  très  franchement  et  très  clai- 
rement. Il  faut  songer  que  si  déjà  l'année  dernière  tu  as 
réussi  de  sortir  ton  cou  du  nœud,  à  la  lettre,  comment  ne 
réussirais-tu  pas  d'achever  ta  revue  et  comment  périrais-tu, 
la  veille  d'un  brillant  et  indiscutable  succès?  11  faut  repré- 
senter à  la  tante  qu'elle  ne  se  ruinerait  pas,  et  que  son  refus 
serait  un  désastre  pour  toi  et  ta  famille. — Du  premier  coup, 


220  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

ni  In  tante,  ni  la  grand'mëre  ne  se  décideroat  ;  elles  glous< 
seront,  elles  se  lamenteront.  Tant  pis.  Il  faut  leur  porter 
un  premier  coup,  leur  faire  violence  moralement,  afin 
qu'elles  aient  devant  elles  le  dilemme  suivant  :  <  Si  Ton 
donne, on  risque,  — il  pourrait  ne  pas  le  rendre;si  l'on  ne 
donne  pas,  on  pourrait  perdre  cet  homme  et  se  charger 
d'un  péché.  »  Bien  entendu,  elles  do  se  décideront  pas 
tout  de  suite  et  elles  se  consulteront.  On  pourrait  employer 
alors  Varia,  si  vraiment  elle  voulait  prêter  son  aide,  autre- 
ment mieux  vaudrait  qu'elle  n'y  allât  pas.  Si  Varia  le 
voulait,  son  avis  serait  utile  ;  elle  n'a  pas  besoin  de  sup- 
plier la  tante,  mais  qu'elle  lui  dise  h  la  Alexandre  Pavlo- 
vitch  :  <  C'est  votre  argent  ;  si  vous  voulez,  donnez-le  ; 
sinon,  gardez-le.  Si  vous  ne  donnez  pas,  vous  le  ruinerez 
de  fond  en  comble  et  vous  le  perdrez  ;  c'est  votre  neveu, 
votre  filleul,  qui  n'a  jamais  rien  eu  de  vous  et  qui  ne  vous 
a  jamais  rien  demandé.  Vous  avez  un  pied  dans  la  tombe 
et  vous  commettrez  un  crime  :  comment  paraltrez-vous 
devant  le  Seigneur  et  devant  votre  pauvre  sœur  ?  Vos 
sœurs  ont  été  établies  par  Alexandre  Alexeievitch,  et  vous, 
qu'avez-vous  fait  par  vous-même?  Vous  avez  150.000  rou- 
bles et  vous  avez  peur  de  vous  ruiner  !  »  Il  faut  dire  tout 
cela  brièvement,  d'autant  plus  que  c'est  vrai  et  qu'iZ  fau- 
dra le  dire  un  jour.  Si  Varenka  ne  veut  pas  le  dire,  je  le 
dirai  moi-même.  Et  je  suis  décidé  à  le  faire.  En  général,  il 
ne  faut  pas  être  trop  suppliant,  il  ne  faut  pas  trembler  et 
s'humilier.  Il  ne  faut  pas  employer  un  ton  sec  de  commer- 
çant; un  air  sérieux  d'homme  d'affaires  n'y  fera  pas  grand'- 
chose  non  plus.  Il  faut  agir  moralement,  sur  les  senti- 
ments, et  ne  pas  agir  pathétiquement,  mais  avec  raideur 
et  rigueur.  C'est  ce  qui  la  frappera  le  plus.  Il  est  bien 
possible  que  je  ne  sache  pas  toutes  les  circonstances  et 
que,  peut-être,  à  propos  de  son  propre  argent,  elle 
doive  demander  la  permission  à  X...  Il  peut  arriver  alors 
un  résultat,  très  bon  ou  très  mauvais,  selon  les  idées 
de  X... 

Quant  à  Varia,  en  général,  elle  peut  faire  beaucoup  de 
bien,  mais  elle  ne  peut  rien  faire  avant  aucune  préparation  ; 
elle  ne  doit  agir  que  quand  elles  se  mettront  à  glousser 
et  à  se  jeter  partout  pour  demander  des  conseils. 

En  un  mot  :  il  y  a  des    chances  de  gagner  —  il  y  en  a 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  2'2l 

beaucoup  et,  à  mon  avis,  il  y  en  a  davantage  que  de 
perdre.  Tout  ton  avantage  est  de  commencer  l'aflaire  ;  le 
gain  sera  grand,  et  le  seul  risque  est  de  faire  en  vain  le 
voyage  à  Moscou.  Voilà  pourquoi  je  te  conseille  de  com- 
mencer et  de  commencer  sans  tarder,  dans  la  semaine  de 
Pâques. 

11  est  possible  qu'on  refuse  simplement  la  première  fois. 
Mais  après,  le  remords  les  prendra,  elles  te  rapp(»lleront 
et  te  donneront. 

En  attendant  je  ne  dirai  pas  un  mot  à  Varia.  Réponds 
immédiatement  à  cette  lettre,  ausii/ô/,  pour  que  je  sache  ce 
que  tu  as  décidé  ?  On  pourrait  alors  prévenir  Varia  (mieux 
vaudrait  peut-être  la  prévenir  après  ton  arrivée  —  c'est 
mon  avis).  11  laul  commencer  parla  grand'mère. 

En  définitive  :  commence  l'affaire  en  personne  et  je  ne 
le  conseille  pas  de  la  remettre. 

Maintenant^  autre  chose  : 

Mon  ami,  tu  as  certainement  reçu  ma  dernière  lettre.  Je 
t'ai  écrit  que  je  croyais  que  la  nouvelle  ne  serait  pas  termi- 
née. Je  te  le   répète,  Michel  :  je  suis  tellement  tourmenté, 
tellement  anéanti  par  les  circonstances,  je  me  trouve  dans 
une  situation  si  pénible,  que  je  ne  pourrais  répondre  môme 
pour  mes   forces    physiques,  nécessaires   à    mon    travail. 
J'attends    ta    réponse  avidement.  Mais,  à    présent,    voici 
ce  que  je  te  dirai  :  la  nouvelle  s'étend.  Elle  aura,  peut-être, 
cinq  feuilles  d'imprimerie,  je  ne  sais  ;  de  sorte  que,  môme 
avec  un  effort  immense,  il  est  matériellement  impossible 
de    terminer.    Que   faire  ?    Faudrait-il   l'imprimer   avant 
qu'elle   fût   terminée?  C'est  impossible.    On  ne  peut  la 
détailler.  Et  cependant,  —  je  ne  sais  pas  ce  qui  en  résultera 
—  peut-être,  pas  grand'chose,   mais    personnellement  je 
fonde  sur  elle  de  grandes  espérances.  Ce  sera  une  œuvre 
forte  et   sincère  ;  ce  sera  la  vérité.  Ce  serait  même  mau- 
vais que  cela  produisît  de  l'effet.  Je  le  sais.  Peut-être  cela 
sera  très   bien.  Que  faire  ?  En  tout  cas,  je  le   répète,  un 
pareil  travail  est  matériellement  impossible  dans  un  temps 
si  court  ;  et  si  tu  veux  publier  pour  la  semaine  de  Pâques, 
l'article  de  critique  sera  peut-être  également  impossible. 
.   Même  sûrement.  Et  c'est  pourquoi,  si  c'est  seulement  possi- 
ble, dispense-moi  du  numéro  du  mois  de  mars,  sois  mon 


222  COnRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

bienfaiteur.  En  revanche,  pour  avril  lu  aurae  une  nouvelle 
assez  considérabhj  et  un  Hrticledo  critique.  Je  l'en  réponds 
8ur  ma  lêle,  si  je  ne  meurs  pas.  I^isse-moi  terminer  ma 
nouvelle  et  tu  verras  alors  comme  je  m'appliquerai. 

Tu  me  dis  qu'il  faudrait  que  les  numéros  suivants  fusHé«nl 
plus  intéressants.  Je  réponde  pour  avril.  .Mais  mars?  Tour- 
mente donc  Strakhov  pour  la  critique  ;  si  tu  ae  quelque 
chos«»  d'iuléressant  pour  le  mois  d**  mars,  publie-le.  !^^e 
t'inquiète  pas  pour  le  mois  d'avril,  mais  place  autant  que 
possible  âe  Natures  énigmatiques,  car  elles  sont  très  cu- 
rieuses. Lo  nombre  des  souscriptions  n'au^^menlerail  pas 
beaucoup  en  ce  moment,  môme  si  «laus  chaqu»^  numéro 
nous  eussions  donné  un  Tourguenev.  Toute  la  8ou.scriptton 
part  du  premier  numéro.  Les  annonces  et  les  articles  du 
premier  numéro  sont  tentants.  En  province,  c'est  h  peine 
si  les  annonces  et  les  livraisons  sont  parvenues.  Plus  tard, 
c'est-à-dire  vers  Tété,  cela  augmentera  à  peine,  même 
avec  des  livraisons  parfaites.  Le  mois  de  mars  n'est  pas 
unique,  dans  l'année,  pour  faire  une  bonne  impression  sur 
les  lecteurs.  Pour  l'année  prochaine  nous  avons  le  temps 
de  préparer  admirablement  les  lecteurs.  J'en  réponds. 

Un  de  ces  jours  vient  de  paraître  une  nouvelle  de  A... 
Je  te  préviens  d'avance,  afin  que  tu  ne  te  figures  pas  que 
c'est  ma  nouvelle,  quand  tu  recevras  un  paquet  adressé 
par  moi.  Celle  nouvelle  n'est  pas  plus  mal  que  ses  précé- 
dentes et  peut  aller. 

Je  le  remercie  pour  les  100  roubles.  Ce  qui  m'arrivera 
ensuite,  je  ne  saurais  le  comprendre. 

Avant  de  prendre  une  décision  quelconque  à  propos  de 
la  tante,  réponds  sûrement  et  immédiatement  à  ma  lettre. 
Ne  l'oublie  pas,  c'est  très  nécessaire. 

Jusqu'à  ta  réponse  à  cette  lettre,  je  ne  montrerai  pas  la 
lettre  à  Varenka,  je  ne  lui  dirai  rien  et  je  ne  dirai  rien  à 
personne.  Quant  à  toi,  je  le  prie  de  ne  pas  écrire  à 
Varenka. 

Marie  Dmitrievna  est  presque  à  son  dernier  soupir.  Je 
te  préviens  :  tu  viendras  chez  moi,  peut-être  à  l'occasion 
de  l'enterrement.  Adieu,  je  t'embrasse  et  je  salue  tout  le 
monde.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  223 

N'am6nerais-tu  pas  Mâcha  ?  Vraiment,  cela  pourrait  le 
servir.  Et  ici,  on  voudrait  tant  la  voir.  Tout  le  monde  a 
gardé  un  bon  souvenir  de  vous  tous. 

Au  même. 

Moscou,  13  avril  1864. 

Mon  cher  ami  Michel, 

J'ai  reçu  aujourd'hui  tes  deux  lettres  :  l'une  chargée 
avec  100  roubles  et  uu  post-scriptura  de  deux  lignes,  et 
pour  cela  (c'est-à-dire  pour  la  lettre  et  le  post-scriptura)  je 
te  remercie  de  tout  mon  coeur.  A  l'autre  lettre  qui  est  du 
10  avril,  je  m'empresse  de  répondre.  Je  l'ai  déjà  parlé 
de  ma  nouvelle  dans  deux  lettres.  Je  ne  le  sais  que  trop 
douloureusement  moi-même,  mon  ami  chéri,  qu'elle  n'est 
pas  prête  et  que  je  t'ai  laissé  dans  le  moment  le  plus 
critique  (à  l'époque  des  premières  livraisons  de  la  revue) 
sans  nouvelle  et  sans  article.  Mais  que  faire  :  tout  cela 
n'est  qu'une  fatalité,  causée  par  les  circonstances  exté- 
rieures ;  tout  cela  ne  dépendait  pas  de  moi.  J'aurais 
donné  volontiers  une  année  de  ma  vie  pour  chaque  livrai- 
son de  la  revue,  pourvu  que  cela  ne  fût  pas  arrivé.  Je  me 
trouve  dans  une  situation  affreuse,  nerveux,  malade  mora- 
lement, et  je  ne  fais  que  te  soutirer  de  l'argent,  car  mes 
dépenses  ne  diminuent  pas,  mais  elles  augmentent.  Tout 
cela  me  tourmente,  me  torture  et  je  ne  sais  comment  cela 
finira.  Mais  revenons  à  notre  affaire.  Ce  que  j'écrivais  à 
propos  de  la  nouvelle,  je  l'écris  encore  :  la  nouvelle  s'étend; 
il  est  bien  possible  que  cela  fasse  beaucoup  deffet,  je  tra- 
vaille de  toutes  mes  forces,  mais  j'avance  lentement,  car, 
malgré  moi,  tout  mon  temps  est  pris.  La  nouvelle  com- 
prend trois  chapitres,  dont  chacun  n'a  pas  moins  d'une 
demi-feuille  d'imprimerie.  Le  deuxième  chapitre  est  encore 
à  l'état  de  chaos,  le  troisième  n'est  pas  encore  commencé, 
le  premier  est  eu  train  d'être  revu  et  arrangé.  Le  premier 
chapitre  comprend  une  demi-feuille,  il  peut  être  complète- 
ment prêt  dans  cinq  jours  environ.  Est-ce  qu'il  faudrait 
l'imprimer  séparément?  Cela  prêterait  à  rire,  d'autant  plus 
que  sans  les  deux  autres  (les  plus  importants),  il  perdrait 
toute  sa  saveur.  Tu  comprends  ce  que  c'est  qu'une  tran  si- 


2*24  COBnESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

tion   en  musique.  C'est  la  même  chose.    Dans  le  premier 
chapitre,  évidemment,  rien  que  du  Ь  '«^  ;  mais  tout 

à  coup,  dans  les  deux  derniers  cha|i  iiavardage  so 

résout  en  une  catastrophe  inattendue.  Si  tu  m*écrie  que 
je  dois  l'envoyer  le  premier  chapitre  seul,  je  l'enverrai. 
Écris  donc  sans  faute.  Je  puis  faire  le  sacrifice  de  baga- 
telles pareilles  et  je  l'enverrai  le  chapitre.  Mais  voilà  :  tu 
écrivais  toi-même  que  tu  voudrais  publier  un  livre  à  РЛ- 
ques.  Quand  faudra-t-il  te  l'envoyer  ?  Serait-ce  publié 
après  les  fêtes?  Cela  arrêtera  la  souscription.  Maintenant, 
parlons  de  la  souscription.  Frère,  je  suis  certain,  et  ta 
propre  expérience  doit  l'apprendre  que  maintenant  les 
souscriptions  sont  presque  terminées  ;  si  nous  publions 
dans  chaque  livraison  une  nouvelle  œuvre  de  Tour- 
guenev,  nous  ne  pourrions,  même  alors,  élever  sensible- 
ment le  nombre  des  souscriptions.  Tu  as  une  œuvre 
assez  volumineuse  de  Zaroubine.  Fais-la  imprimer.  Ce 
n'est  pas  mal.  Prends  des  contes  de  Milukov,  et  d'autres. 
Ne  t'occupe  que  de  la  critique,  surtout  de  la  critique. 
Notre  opinion  est,  bien  entendu,  indubitable  pour  le  public, 
mais  il  n'y  a  que  peu  d'articles  qui  étudient  spécialement 
celte  tendance.  Oh  I  il  faut  certainement,  il  faut  absolu- 
menl,que  la  livraison  de  mars  soit  mieux  que  les  deux  pre- 
miers numéros.  Mais  que  faire  ?  D'ailleurs,  on  ne  peut 
plus  compter  sur  des  souscriptions  pour  cette  année.  Mais 
alors  nous  l'emporterons  avec  les  numéros  suivants,  avec 
toute  Tannée  et  à  la  fin  de  l'année  nous  aurons  préparé 
une  superbe  souscription  pour  l'année  suivante.  J'en 
réponds.  Quant  à  l'argent  pour  cette  année,  fais-le  donner 
par  la  tante.  Tu  as  certainement  déjà  reçu  ma  réponse  à 
celle  question.  Ce  serait  une  folie  que  de  ne  pas  tenter 
cet  emprunt  (ayant  tant  de  chances  de  succès)  !  Publie 
donc  vite  Ion  livre  avant  Pâques,  et  arrive  ici  pour  la 
semaine  de  Pâques. 

A  propos  :  procure-toi,  si  c'est  possible,  pour  le  mois  de 
mars,  un  article  de  Gorsky,  avec  un  titre  ronflant.  Ce  sont 
ces  articles-là  que  le  public  aime  à  lire.  A  Moscou,  j'ai  vu 
les  grands  et  les  petits  lire  cet  article  et  en  parler  *.  C'est 

1.  Il  s'agit  d'un  conte  de  Pierre  Gorsky  :  Les  Pauvres  Locataires.  A 
l'hôpital  et  an  froid  {YÉpoqne,  1864,  n»'  1  et  2). 


COBFESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  225 

clair,  c'est  compréhensible.  C'est  ce  qui  en  fait  le  channe. 
Quant  à  l'article  de  Tourguenev,  tous  ceux  qui  appartien- 
nent à  ce  qu'on  appelle  la  masse,  n'en  disent  pas  de  bien, 
et  ces  gens-là  sont  comme  les  grams  de  sable  de  la  mer. 
Donne  aussi  davantage  de  Natures  Énigmatiques.  Pro- 
mets que  dans  le  numéro  suivant  il  y  aura  sûrement  la 
suite  des  Mémoires  du  sous-sol.  Annonce  que  j'ai  été  malade. 
J'ai  vu  annoncer  dans  les  journaux  que  la  livraison  de 
mars  des  Olelchestvennia  Zapiski  va  paraître  ;  celte 
annonce  seule  équivaut  à  une  dose  de  potion. 

Je  t'ai  déjà  écrit  une  lois  à  propos  de  Tchaev,  et  j'at- 
tendais toujours  ta  réponse.  J'avais  écrit  environ  une 
demi  page,  je  me  le  rappelle  comme  je  vis.  Tu  l'as  certai- 
nement passée  sans  attention,  ou  bien  la  lettre  s'est  perdue. 
Personnellement,  je  n'ai  aucune  idée  de  ce  drame.  11  l'a  lu 
ici  à  toutes  les  soirées  littéraires.  Dans  le  journal  Denn^ 
Aksakov  en  vantait  les  vers.  Tchaev  est  un  homme  ins- 
truit, et  il  connaît  bien  l'histoire  de  Russie.  Ostrovski  a 
dit  qu'il  n'y  a  pas  de  situation  dramatique,  mais  que  c'est 
une  chronique  ;  les  vers  sont  beaux  et  il  y  a  des  scènes 
réussies.  Son  drame  a  été  envoyé  depuis  longtemps  à 
Boborikine.  Dmitriev  (nouvelle  La  Forêt,  et  d'autres),  son 
ami,  lui  a  écrit  dernièrement  qu'il  prend  son  drame  chez 
Boborikine  et  qu'il  va  le  porter  à  V Epoque.  Boborikine  ne 
se  décidait  pas  à  le  publier  en  entier,  mais  il  voulait 
publier  quelques  scènes.  Tchaev  n'y  consent  pas.  Il  a 
demandé  100  roubles  la  feuille  à  Boborikine.  J'ai  dit  que 
dans  tous  les  cas  tu  ne  donnerais  pas  cela.  (D'ailleurs,  on 
ne  peut  pas  les  donner.)  Voilà  pourquoi,  si  tu  le  reçois  de 
Dmitriev,  ne  le  publie  pas  avant  de  faire  les  conditions. 
Tchaev  voulait  l'écrire  lui-môme.  C'est  un  très  brave 
homme.  Mais  tu  dois  lire  son  drame  avec  attention.  Car, 
peut-être,  l'ensemble  serait-il  lourd.  Ces  sortes  de  choses 
n'attirent  pas  les  abonnés.  Eh  bien  !  en  voilà  assez  à  pro- 
pos de  Tchaev. 

Maintenant  à  propos  de  Strakhov  :  comme  il  aurait  bien 
fait  s'il  m'avait  écrit  encore  avant  deux  lignes  à  propos  de 
cette  affaire  !  En  partant,  je  lui  ai  dit,  qu'à  la  première 
demande  de  Boborikine,  l'argent  serait  tout  préparé  chez 
toi.  Voilà  qu'on  te  le  demande.  J'aurais  bien  voulu  savoir 
4;omment  cela  s'est  passé  chez  eux.  Ce  n'est  pas  par  simple 

1» 


326  CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

curiosité,  mais  (;'еь1   ntw.  queslioii  сГЬоппеиг.  Je    n'aurais 
pus   voulu  qu(>  Bobonkine   pût  s'imagiucr  que  j«>   l'avais 
trompé.  Dieu   m'est  lémoin   que,  malgré  n'import»*   (|ueUe 
circoastancc,  j'aurais  commencé  parlui  [юг1егта  nouvelle. 
Si  je  ne  l'ai  pas  donnée,  c'est  que  je  ne  veux  рая  (jue  l'on 
se  permette  do  se   moquer  de  moi    pour   1Юо   roubles.  Si 
encore  je  n'avais  pas  pris  là-bas   ces  300  roubles,  je  me 
serais    moqué    de    leur  raillerie,   et  si    les  circonstances 
l'avaient  demandé,  j'y  aurais  porté  ma  nouvelle.  Mais  la 
rédaction    de  la  liihLiuthèque   m'ayant    lié,   non  par   une 
promesse,  mais  par  une  parole  d'honneur  et  de  Targent, 
elle  ne  devait  pas  admettre  de  railleries  sur  mon  compte 
$ur  les  pages  mêmes  de  sa  revue  :  cela  veut  dire  :   il    est 
acheté,  il  ne  peut  se  détourner  et  il  n'ose  pas  se  fâcher, 
et  il  donnera  quand  môme  sa  nouvelle.  Non,  monsieur,  je 
ne  vends  ni    ma    personne,  ni   ma  liberté  d'action   pour 
300  roubles.  C'est  pourquoi  j'ai  un  violent  désir  de  con- 
naître les  détails,  c'est-à-dire  comment  et  en  quels  termes 
Boborikine  a  exigé  l'argent.  J'ai    terriblement  envie    de 
ne    pas  rendre  ces   300   roubles  sans   ra'expliquer   avec 
Boborikine  en   personne.  En  ce  moment,  je  ne  pourrais 
écrire  d'ici  à  Boborikine,  car  Dieu  sait  ce  qui  s'est  passé 
là-bas  et  à  quoi  il  faudrait  répondre  ?  J'aurais  voulu  savoir 
cela  d'abord.  Mais  là,  il  a  dû  se  passer  sûrement  quelque 
chose  ;  car  autrement  Nicolas  Nicolaïevitch  ne  se  mettrait 
pas  à  exiger  de  toi  l'argent.  Pendant  mon  séjour  à  Saintr- 
Pétersbourg,  j'étais  brisé  par  ma  maladie  et  je  ne  pouvais 
songer  à  la   Bibliothèque.  Je   me  souviens    que    Nicolas 
Nicolaïevitch  m'engageait  à  aller  chez   Boborikine,   mais 
je  n'avais  ni  le  temps  ni  la  santé  nécessaires,  et  d'ailleurs 
il  y  avait  encore  quelque  chose  qui  m'empêchait  d'y  aller. 
Voilà  :  si  Boborikine  se  doutait  un  peu  que  déjà  alors  je 
m'étais   offensé,  il  me   semble  que  la  simple  politesse,  la 
plus  simple  des  politesses,  aurait  exigé  qu'il  fît  lui-même 
le  premier  pas  — non  pour  s'excuser,  mais  simplement  pour 
s'expliquer.  Mais  il  n'a  même  pas  fait  cela.  Et  alors,  pour 
l'amour  de  Dieu,  demande  de  ma  part  à  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch s'il  ne  pourrait  faire  cela  pour  moi,  qui  l'aime  bien 
sincèrement  :  retarder  au  moins  de  quelques  moments  la 
remise  de  l'argent  à  Boborikine.  Je  comprends  très  bien 
la  situation  mauvaise    et  équivoque    dans  laquelle  il  se 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  227 

trouve  grâce  à  moi  (c'est-à-dire  pas  à  moi,  mais  grâce  à 
Boborikine  et  à  toutes  ces  circonstances).  Il  a  été  l'inter- 
raédiaire  entre  moi  et  Boborikine  au  commencement  de 
l'emprunt.  Il  lui  a  transrais  ma  parole  d'honneur,  et,  par 
son  intermédiaire,  il  a,  pour  ainsi  dire,  garanti  lui-môme  cet 
emprunt  à  Boborikine.  Si  Boborikine  se  fâche,  est  offensé 
et  exige  de  l'argent,  cela  doit  être  très  péniblement  désa- 
gréable pour  lui.  Cest  pourquoi,  s'il  se  voit  vraiment  dans 
une  situation  extrêmement  équivoque,  qu'il  le   rende  •  et 
toi,  donne-lui  l'argent,  tant  pis,  quoique  peut-être  cela   ne 
serve  qu'à  mon  déshonneur  ;  car,  en  rendant  l'argent  en 
silence,  /ai   Vair  de  convenir  d'avoir  réellement  trompé 
Boborikine.  Mais  s4l  est  possible  d'attendre  un   tout  petit 
peu  au  moins,  supplie  Nicolas  Nicolaïevitch  de  le  faire.  En 
attendant,  efforce-toi  de  connaître  par  lui,  en    mon  nom 
toutes  les  circonstances  de  l'affaire.  J'espère  qu'il  ne  refu- 
sera pas  de  te  communiquer  tout  en  détail,  car  il  ne  me 
l'aurait  certainement  pas  refusé  (je  ne  prétends  pas  à  sa 
franchise  complète  et  je  n'ose  exiger  qu'il  me  communique 
tout  ce  qui  s'est  passé  personnellement  entre  lui  et  Bobo- 
rikine). Après  m'ôtre  renseigné,  5t  quelque  chose  ne  s'était 
pas  passé  et  suivant  ce  qui  s'est  passé,  j'aurais  adressé  une 
petite  lettre  à  Boborikine,  d'une   politesse  exquise,  justifi  - 
cative  et  sans  l'ombre  d'une  offense,  je  te  l'aurais  envoyée 
pour  remettre  à  Nicolas  Nicolaïevitch  sans  être  cachetée. 
Nicolas  Nicolaïevitch  l'aurait  contrôlée   lui-môme,  c'est-à- 
dire,  pour  constater  qu'il  ne  s'y  trouve  rien  de  déplacé, 
rien  qui  le  concerne  directement,  car  il  a  été  quand  môme 
intermédiaire  dans  cette  affaire —  et  alors  en  y  incluant 
l'argent,    tout  cela  serait   envoyé   à    Boborikine    par   la 
rédaction  de  la  revue  VÉpoque,  ou  bien,  si   c'était   possi- 
ble, transrais  par   Nicolas  Nicolaïevitch.   En  un  mot,  je 
prie  beaucoup:  1»  de  m'informer  (s'il  est  encore  possible 
d'attendre  avec  l'argent)  de    quelle  façon  Boborikine    en- 
visage cette  question?  2"  Ne  m'accuse-t-il   pas  publique^ 
ment?  N'y  aurait-il  pour  moi  rien  d'injurieux,  ainsi  que 
pour  Nicolas  Nicolaïevitch  ?  Voilà  pourquoi   il  faut  que  tu 
communiques  cette  partie  de  ma  lettre  à  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch. Ce  qu'il  dira  en   définitive,  cela  sera.  Je  le  répète, 
s'il  lui  est  le  moins  du  monde  pénible  que  le  paiement  soit 
retardé,  qu'il  prenne  aussitôt  chez  toi  l'argent   et  qu'il  le 


228  COIiliK.^I'ONDANCE    DE    DOBTOlEVhKI 

rende.  Mais  si  l'on  peut  attendre,  vaudrait  mieux  alors  que 
je  connusse  l'affaire  d'une  façon  plus  d/îtailléc,  et  alors 
je  pourrais  agir  comme  il  me  paraîtrait  néceeeaire. 

J'aurais  pu  sans  relard  écrire  à  Boborikine.  Mais  !•  (je 
l'ai  déj^  dit  plus  haut)  je  ne  connais  pas  les  circonslaocea 
actuelles,  qui  pourraient  être  fort  délicates,  et  i"  je  ne 
sais  de  quel  œil  Nicolas  Nicolalevitch  verrait  cela,  car 
dans  cette  affaire,  il  a  servi  d'intermédiaire.  En  un  mot, 
c'est  une  histoire  bien  embrouillée. 

Et  à  propos  :  que  Nicolas  Nicolaïevitch  ne  m'accuse  pas 
de  ne  pas  lui  écrire  moi-môme.  SMl  savait  comment  je  vis 
ici,  il  aurait  compris  que  jusqu'à  présent  je  n  ai  pas  eu  le 
temps  de  lui  écrire  au  sujet  de  cette  affaire.  Et  en  ce 
moment  j'ai  tant  de  choses  à  considérer  que  je  me  serais 
bien  passé  de  ces  ennuis  avec  Boborikine.  J'avais  l'inten- 
tion d'écrire  à  Nicolas  Nicolaïevitch  après  avoir  lu  son 
article  dans  VÉpoqae  et  j'aurais  certainement  oublié 
d'écrire  à  propos  de  Boborikine,  si  la  lettre  à  Nicolas  Nico- 
laïevitch avait  été  écrite. 

Adieu,  frère.  Je  t'embrasse.  Bonne  santé  et  bon  cou- 
rage. Tout  à  toi, 

Th.  Dostoïevski. 

Mardi,  14  avril.  Hier,  à  2  heures  du  matin,  j'ai  fini 
celle  lettre.  Ensuite,  Marie  Dmitrievna  s'est  trouvée  bien 
malade.  Elle  a  demandé  le  prêtre.  Je  suis  allé  chez  Alexan- 
dre Pavlovitch  et  j'ai  envoyé  chercher  le  prêtre.  Nous  avons 
passé  la  nuit  ;  à  4  heures  elle  a  communié.  A  8  heures 
du  matin  je  me  suis  couché,  à  10  heures  on  m'a  éveillé. 
En  ce  moment,  Marie  Dmitrievna  se  trouve  mieux. 

Des  100  roubles  que  tu  m"as  envoyés,  pour  le  lende- 
main de  Pâques  il  ne  restera  pas  un  sou  ;  voilà  ma  vie. 

J'espère,  mon  cher  ami,  que  j'ai  écrit  adroitement  à  pro- 
pos de  Boborikine.  Ayant  lu  cela,  il  se  peut  que  Nicolas 
Nicolaïevitch  attende  un  peu.  D'ailleurs  j'ai  écrit  la  vérité. 
Car  autrement  je  n'aurais  pas  pu  résoudre  la  question 
moi-même.  Mais  qu'est-ce  que  je  deviens  donc,  moi  qui, 
jusqu'à  maintenant,  ne  fais  que  te  soutirer  de  l'argent  ! 
Jamais  je  n'ai  traversé  une  période  aussi  douloureuse. 

J'envoie  la  nouvelle  de  A...  à  part.  Fais-y  attention.  On 
pourrait  bien  la  publier. 


CORRESPONOANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 


229 


Aa  même. 

Moscou,  15  avril   iSfii. 

Cher  Michel, 

Je  viens  de  l'envoyer  à  l'instant  une  dépêche  télégra- 
phique par  Alexandre  Pavlovitch.  J'ai  prié  d'envoyer  Paul. 
Il  a  peut-être  quelque  veston  noir.  Il  n'y  aurait  qu'une 
paire  de  pantalon  à  lui  acheter.  J'ai  peur  qu'il  ne  te 
fasse  faire  des  dépenses.  Il  serait  bon  qu'il  parte  demain, 
16  avril,  avec  le  train  de  midi. 

Hier  Marie  Dmitrievna  a  eu  un  accès  décisil  ;  le  sang 
a  jailli  de  la  gorge  et  lui  a  inondé  la  poitrine,  ce  qui  a 
provoqué  des  éloulTements.  Nous  attendions  tous  la  fin. 
Nous  étions  tous  près  d'elle.  Elle  a  fait  ses  adieux  à  tous, 
a  demandé  pardon  à  tout'  le  monde,  a  fait  ses  recomman- 
dations. Elle  m'a  chargé  de  ses  bons  souhaits  pour  toute 
ta  famille.  Surtout  pour  Emilie  Fédorovna.  Elle  a  exprimé 
le  désir  de  faire  la  paix  avec  toi,  (Tu  sais,  mon  ami, qu'elle 
a  toujours  été  convaincue  que  tu  étais  son  ennemi  secret.) 
Elle  a  passé  une  mauvaise  nuit.  Aujourd'hui  même,  tout 
à  l'heure,  Alexandre  Pavlovitch  a  dit  indubitablement 
qu'elle  mourrait  aujourd'hui.  C'est  incontestable. 

Je  vais  chez  la  tante  pour  lui  demander  de  l'argent. 
Mais  il  se  peut  qu'elle  refuse,  car  elle  pourrait  ne  pas  en 
avoir. 

Je  ne  sais  comment  faire.  Mais  je  te  prie,  ne  m'aban- 
donne pas.  Les  dépenses  seront  fort  grandes.  Envoie-moi 
le  plus  que  tu  pourras,  pour  tout.  Pour  l'amour  de  Dieu  l 
Je  le  gagnerai. 

J'ai  reçu  avant-hier  une  lettre  de  Boborikine.  Mais  dans 
les  circonstances  actuelles,  je  ne  puis  lui  répondre  toat  de 
suite.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  m'occuper  de  littérature. 
D'ailleurs,  je  ne  tarderai  pas  avec  ma  réponse.  Il  la  rece- 
vra dans  huit  jours  au  plus . 

Il  me  demande  l'argent  directement.  Une  phrase  est 
grossière  jusqu'à  l'impudence.  Je  veux  lui  répondre.  Je 
lui  répondrai  poliment,  et  je  lui  écrirai  que  je  <  te  prie  de 
lui  donner  l'argent  pour  moi.  Que  j'espère  que  tu  le  lui 
rendras  et  qu'il  ne  se  fâche  pas,  si  tu  tardes  quelque  peu, 


230  CORRESPONDANCE    DE    DOMTOIeVSK! 

n'étant  ран  prépar»^.  Kn  tout  ras  (je  Гавьигс)  le  retard  sera 
minime  et  tu  lui  rcmetlru^  sans  faute,  » 

Voilà  dans  quel  ton  j'écris  à  Boborikine  è  profjoe  de 
l'argent.  Je  ne  pouvais  faire  autrement,  Michel,  «onvien»- 
en.  11  faut  absolument  rendre  l'argent  et  le  plus  vite  poe- 
sible.  En  tx)ut  cas,  à  Boborikine  et  à  Nicolas  Nicolaïevitch, 
je  ne  te  présente  pas  du  tout  comme  lié  et  obligé  complète- 
ment de  рау<'Г  pour  moi.  Si  lu  paies,c'estsurmon  nrdente 
prière,  et  seulement  si  tu  veux  le  faire. 

II  se  peut  que  j'écrive  alors  aussi  à  Strakhov.  J<'  t  enver- 
rai une  copie  de  la  lettre  de  Boborikine. 

Dis  à  Strakhov  quel  était  le  contenu  de  la  déi)éche.  11 
comprendra  qu'il  m'est  impossible  dans  un  moment  pareil 
d'être  trop  minutieux  dans  mes  réponses  à  un  personnage 
tel  que  Boborikine.  Et  ce  serait  fort  bien,  s'il  voulait  le 
transmettre  à  Boborikine. 

Quant  à  celte  lettre-ci,  que  je  t'écris,  tu  pourrais  ne  рае 
en  parler  à  Strakhov. 
Adieu,  mon  ami,  je  t'embrasse  bien  fort.  Ton 

Th.  Dostoïevski. 

P.-S.  —  Maintenant  dans  aucun  cas  je  ne  pourrais  en- 
voyer la  nouvelle  (même  pas  le  commencement).  Que  faire? 
On  aura  avril  en  revanche. 

Viens  pour  la  semaine  de  Pâques.  Publie  vite  ton  livre 
—  quel  qu'il  soit,  ce  sera  toujours  mieux  que  les  Otetchest- 
vennia  Zapiski,  peut-être  aussi  que  le  Sovremennih.  La  table 
des  matières  est  importante,  tu  sais  faire  ton  choix. 

Maria  Dmitrievna  se  meurt  doucement,  en  pleine  con- 
naissance. Elle  a  béni  Paul  absent. 

Copie  delà  lettre  à  P.D.  Boborikine  (jointe  à  la  précédente). 

Moscou,  14  avril  1864. 
Monsieur, 

J'écris  à  mon  frère  aujourd'hui  et  je  le  prie  de  vous 
payer  ma  dette.  J'espère  bien  qu'il  voudra  accéder  à  ma 
demande. 

Je  vous  remercie  beaucoup  d'avoir  résolu  enfin  mes  hési- 
tations en  exigeant  que  l'on  vous  rende  cet  argent.  Le  plus 
important  pour  moi  est  que,  en  dehors  de  l'argent,  je  suis 
lié  avec  vous  par  ma  parole  d'honneur;  et  de  plus,  c'est 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  231 

notre  ami  commun,  le  très  honoré  Nicolas  Nicolaïevitch  Stra- 
khov,  qui  vous  avait  transmis  cette  parole  d'honneur  et  qui 
s'était  occupé  de  moi.  Ne  tenant  pas  mes  engagements,  j'ai 
peut-être  l'air  de  mettre  une  ombre  sur  la  valeur  de  ma 
parole  d'honneur  et,  peut-être,  j'occasionne  aussi  un  cer- 
tain désagrément  à  Nicolas  Nicolaïevitch.  L'une  et  l'autre 
circonstances  m'obligent  à  vous  dire  quelques  mots,  pour 
avoir  la  possibilité  d'éclaircir  cette  affaire  le  plus  en  détail. 
Pour  l'éclaircir  il  faut  mon  sincère  aveu,  qu'en  dehors  de 
pénibles  chagrins  domestiques  qui  m'ont  accablé  et  de  ma 
longue  maladie,  ce  qui  m'a  bien  dérangé  dans  mes  occupa- 
tions, j'ai  manqué,  il  y  a  environ  deux  mois,  de  bonne  vo- 
lonté d'apporter  à  votre  revue  mon  futur  travail,  quoique  en 
même  temps  j'eusse  bien  le  désir  de  tenir  ma  promesse.  Je 
pourrais  vous  apporter  des  preuves  convaincantes  que  jus- 
qu'à ce  moment,c'est-à-dire  il  y  a  environ  deux  mois,j'avais 
la  ferme  intention  et  le  désir  sincère  de  remplir  mes  enga- 
gements envers  la  Bibliothèque  de  Lecture.  Mes  idées  ont 
changé  malgré  moi,  depuis  que  j'ai  eu  quelque  déplaisir  à 
lire  dans  votre  revue  des  railleries  à  propos  de  mes  œuvres. 
Il  y  a  eu  une  quantité  de  railleries  publiées  sur  mes  œuvres, 
depuis  de    si    longues  années  de    ma  carrière    littéraire. 
Quoique  mon  attention  ait  été  attirée  par  un  grand  nombre 
de  celles-là,  jamais  je  ne  suis  entré  à  propos  d'elles  dans 
quelque  explication,    publique   ou   non.  Mais   à    présent, 
il  en   est  autrement  et  à  cause  de  ma  façon  d'envisager 
certaines  choses,  je  ne    pouvais  laisser  sans  attention  la 
raillerie  de  la  Bibliothèque  (quoique  assez  bénigne).  Dans 
un  de  vos  articles,   il  est  dit  que  j'écris  dans  un  «  genre 
sentimental  *  et  c'est  dit  d'un  ton  sufïisamment  moqueur. 
Certainement,  c'est  très  innocent,  mais  un  ton  pareil,  avec 
mes  relations  à  la  Bibliothèque,  est  même  —  excusez-moi 
—  impossible.  Si  je  n'avais  pas  reçu  d'argent  d'avance,  et 
surtout  si  je  ne  m'étais  lié  avec  vous  par  ma  parole  d'hon- 
neur, cette  raillerie,  quelque  impression  qu'elle  me  fasse, 
n'aurait  aucune  influence  sur  mon  impossibilité  de  publier 
ou  de  ne  pas  publier  dans  la  Bibliothèque.  Mais  à  présent, 
elle  avait  rapport  à  une  personne  complètement  liée.  On 
pouvait  supposer  que  je  n'oserais  pas  modifier  les  circons- 
tances et  que  je  supporterais  n'importe  quel  ton,  car  j'avais 
pris  l'argent.  Certainement,  je  suis  loin  de  supposer  môme 


23*2  CORRESPONDANCE   DE    DOSToYEVeKI 

une  idée  pareille,  dans  nos  rapports  arec  la  rédacUon  do  lu 
Bibliothèque,  mais  la  seule  possibilité  en  est  dans  ce  ca.s 
très  délicate.  Je  conviens  que,  de  ma  part,  c'est  de  la  «  sue* 
ceptibilité  ».  Mais,  selon  moi,  dans  certaines  circonstan- 
ces de  la  vie,  une  susceptibilité  exagérée  vaut  toujours 
mieux  que  des  rapports  familiers,  —  pardonnez-moi,  mais 
je  ne  saurais  trouver  le  mot  exact  pour  exprimer  le  cynisme, 
que  j'ai  toujours  évité  dans  mes  rapports  avec  le  monde. 

Vous  direz  que  j'aurais  pu  ne  pas  vous  ennuyer  par  ces 
détails,  d'autant  plus  que  vous  en  avez  écarté  toute  allu- 
sion, et  vous  avez  donné  à  l'affaire  une  tournure  purement 
commerciale  en  exigeant  que  l'on  vous  rende  l'argent.  Mais, 
pardonnez-moi,  il  m'a  semblé,  je  ne  sais  pourquoi,  que 
dans  les  circonstances  actuelles  il  ne  serait  pas  oiseux  de 
s'expliquer  avec  une  certaine  sincérité.  Malgré  tout,  je  ne 
saurais  vous  considérer  autrement  que  comme  un  confrère 
en  littérature,  d'autant  plus  que  j'ai  eu  le  plaisir  de  faire 
votre  connaissance,  quoique  je  n'aie  pas  eu  l'honneur  de 
poursuivre  cette  connaissance.  Mais  en  tout  cas,  je  vous 
remercie  encore  une  fois,  que,  manifestement  désireux  de 
me  débarrasser  d'un  coup  de  toutes  difficultés,  vous  ayez 
transformé  avec  tant  de  délicatesse  tous  nos  rapports  mu- 
tuels uniquement  en  un  rapport  commercial,  et  que  vous 
trouviez,  comme  vous  l'avez  dit  vous-même  :  «  que  le  rem- 
boursement de  l'argent,  par  moi,  sera  la  meilleure  issue 
de  nos  relations.  »  Je  partage  cet  avis  et  j'espère  que  mon 
frère  ne  vous  fera  pas  attendre  longtemps. 

Avec  mon  profond  respect,  j'ai  l'honneur  d'être,  très 
honoré  monsieur,  votre. 

Dostoïevski. 

A  Alexandre  Egorovitch   Vrangel  Ч 

Pétersbourg,  31  mars  1865. 

Mon  bon,  mon  cher  ami  Alexandre  Egorovitch, 

Je  comprends  que  vous  ayez  dû  être  très  étonné  et  sans 
doute,  étant  donnés  vos  sentiments  à  mon  égard,  très 
offensé  de  mon  silence  après  ces  deux  lettres  si  cordiales 
et  si  intimes.  Ne  vous  étonnez  pas,  ne  vous  offensez  pas . 

1.  Alors  secrétaire  de  l'Ambassade  russe  à  Copenhague. 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  233 

J'ai  voulu  vous  répondre  alors,  aussitôt,  je  ne  l'ai  pas  pu. 
Pourquoi?  Vous  le  lirez  plus  bas.  Mais  pouvais-je  vous 
oublier,  vous,  vous  mon  ami,  au  temps  où  je  n'avais  pas 
encore  d'amis,  vous  le  témoin  de  mon  bonheur  infini  et 
de  mon  terrible  malheur  (rappelez-vous  la  nuit  dans  la 
forêt  près  de  Semipalatinsk,  quand  nous  les  accompa- 
gnions?) mon  ami  ensuite  ici,  à  Pétersbourg,  mon  bien- 
faiteur 1 

Au  contraire,  toutes  ces  années  j'ai  bien  souvent  pensé 
à  vous.  Mais  quelle  vie  fut  la  mienne  tout  ce  temps?  Je 
vous  dois  une  explication  circonstanciée  pour  expliquer 
mon  silence  à  vos  lettres.  Écoutez  donc  !  Je  vais  vous 
narrer  mon  histoire  durant  ce  laps  de  temps.  D'ailleurs 
pas  toute.  C'est  impossible,  car,  en  pareils  cas,  on  ne 
raconte  jamais  dans  les  lettres  les  choses  essentielles.  Il  y 
a  des  choses  que  je  ne  puis  raconter  tout  simplement. 
C'est  pourquoi  je  me  bornerai  à  vous  donner  un  rapide 
aperçu  de  la  dernière  année  de  ma  vie. 

Vous  savez  probablement  qu'il  y  a  quatre  ans,  mon 
frère  entreprit  l'édition  d'une  revue.  J'y  collaborais.  Tout 
allait  bien.  Ma  Maison  des  Morts  avait  obtenu  un  succès 
considérable  qui  avait  rénové  ma  réputation  littéraire.  Mon 
frère,  en  commençant  l'édition,  avait  beaucoup  de  dettes  ; 
elles  allaient  être  payées  quant  tout  d'un  coup  en  mai  1863, 
la  revue  fut  interdite  à  cause  d'un  article  véhément  et 
patriotique,  qui,  compris  de  travers,  fut  jugé  comme  une 
protestation  contre  les  actes  du  gouvernement  et  l'opinion 
publique.  11  est  vrai  qu'il  y  avait  un  peu  de  la  faute  de 
l'auteur  de  l'article,  un  de  nos  plus  intimes  collabora- 
teurs :  il  avait  trop  exagéré  et  sa  pensée  fut  mal  interpré- 
tée. Bientôt  on  comprit  le  vrai  sens  de  l'article,  mais  la 
revue  était  déjà  fermée.  Depuis  ce  moment,  les  afifaires  de 
mon  frère  allèrent  très  mal  ;  son  crédit  était  ébranlé  :  les 
débiteurs  se  montrèrent,  et  il  n'y  avait  avec  quoi  les  payer. 
Mon  frère  obtint  l'autorisation  de  continuer  sa  publication, 
mais  sous  un  autre  titre  :  VEpoque.  L'autorisation  ne  fut 
donnée  qu'à  la  fin  de  février  1864  ;  le  premier  numéro  ne 
pouvait  donc  paraître  avant  le  20  mars.  C'était  tard,  les 
abonnements  étaient  faits  partout,  car  le  public  a  la  bonne 
habitude  de  ne  s'abonner  aux  revues  que  pour  trois  mois: 
décembre,  janvier,  février.  Il  fallait  satisfaire  les  anciens 


2Я1  СОВПЕЯР«)ГЧ1)А>ч;1С    r»K    nOMroiEV!<KI 

abonnés  qui  n'avaient  pas  reçu  tout  quand  le  Vrémia  lut 
interdit.  (Jn  leur  fit  savoir  (ju'ils  n'auraient  ù  verser  que 
6  roubles  pour  recevoir  VÉpoque  durant  toute  l'année  1864* 
Comme  il  y  avait  peu  Av  nouveaux  abonnés,  (|ue  les 
anciens  abonnés  recevaient  la  revue  moyennant  0  roubles, 
il  en  résulta  que  mon  frère  dut  éditer  la  reyue  avec  perte, 
('e  coup  l'acheva  ;  il  fit  dettes  sur  dettes  ;  sa  santé  com- 
mença à  s'altérer.  Moi,  à  ce  moment,  je  n'étais  pas  près 
de  lui;  j'étais  à  Moscou  au  chevet  de  ma  femme  mourante. 
Oui,  Alexandre  Egorovitch,  oui,  mon  cher  amil  Vous  m'écri- 
viez, vous  compatissiez  à  la  perte  cruelle  qu'a  été  pour 
moi  la  mort  de  mon  ange,  de  mon  frère  Michel,  et  vous 
ne  saviez  pas  jusqu'à  quel  point  le  sort  m'écrasait!  Un 
autre  être  qui  m'aimait  et  que  j'aimais  infiniment,  ma 
femme,  est  morte  de  phtisie  à  Moscou,  où  elle  s'était  ins- 
tallée depuis  une  année.  Je  vins  près  d'elle,  de  tout  l'hiver 
IHGf  je  ne  «juittai  pas  son  chevet,  et  le  26  avril  de  l'année 
dernière  elle  mourut,  en  pleine  connaissance, se  souvenant 
de  tous,  leur  envoyant  un  dernier  adieu  ;  elle  ne  vous  a  pas 
oublié.  Je  vous  transmets  son  salut,  mon  cher  et  vieil  ami, 
ses  bons  souvenirs. 

Oh  mon  ami  !  Elle  m'aimait  infiniment  et  je  l'aimais  de 
môme  ;  cependant  nous  ne  vivions  pas  heureux  ensemble. 
Je  vous  raconterai  tout  cela  quand  je  vous  verrai  :  sachez 
seulement  que  bien  que  très  malheureux  ensemble  (à  cause 
de  son  caractère  étrange,  hypocondriaque, et  maladivement 
fantasque),  nous  ne  pouvions  cesser  de  nous  aimer.  Môme 
plus  nous  étions  malheureux,  plus  nous  nous  attachions 
l'un  à  l'autre.  Quelque  étrange  que  cela  paraisse,  c'était 
ainsi.  C'était  la  femme  la  plus  honnête,  la  plus  noble,  la 
plus  généreuse  de  toutes  celles  que  j'ai  connues  dans  ma 
vie.  Quand  elle  est  morte  (malgré  les  tourments  que 
j'éprouvai  durant  toute  une  année  à  la  voir  se  mourir), bien 
que  j'aie  apprécié  et  senti  péniblement  ce  que  j'ensevelis- 
sais avec  elle,  je  ne  pouvais  nullement  m'imaginer  combien 
ma  vie  était  vide  et  douloureuse,  quand  on  la  recouvrit  de 
terre.  Voilà  déjà  une  année,  et  ce  sentiment  reste  toujours 
le  même... 

Aussitôt  après  l'avoir  ensevelie,  je  courus  à  Pétersbourg 
chez  mon  frère.  Il  me  restait  seul  !  Trois  mois  plus  tard 
lui  aussi  n'était  plus.  Il  ne  fut  malade  qu'un  mois,  et  sem- 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  235 

blait-il  peu  gravement,  de  sorte  que  la  crise  qui  l'emporta 
en  trois  jours  était  presque  inattendue. 

Et  voilà  que  tout  d'un  coup  je  me  suis  trouvé  seul  ;  et 
j'ai  ressenti  de  la  peur.  C'est  devenu  terrible  1  Ma  vie  bri- 
sée en  deux.  D'un  côté  le  passé  avec  tout  ce  pour  quoi 
j'avais  vécu, de  l'autre  l'inconnu  sansun  seul  cœur  pour  me 
remplacer  les  deux  disparus.  Littéralement  il  ne  me  restait 
pas  de  raison  de  vivre.  Se  créer  de  nouveaux  liens,  inven- 
ter une  nouvelle  vie?  Cette  pensée  seule  me  faisait  horreur. 
Alors  pour  la  première  fois  j'ai  senti  que  je  n'avais  par 
quoi  les  remplacer,  que  je  n'aimais  qu'eux  seuls  au  monde, 
et  qu'un  nouvel  amour  non  seulement  ne  serait  pas  mais 
ne  devait  pas  être. 

Autour  de  moi,  tout  est  devenu  froid  et  désert  ;  et  quand 
il  y  a  trois  mois,  je  reçus  votre  bonne  et  cordiale  lettre, 
pleine  de  vieux  souvenirs,  je  me  sentais  si  triste  que  je 
n'eus  pas  le  courage  de  vous  écrire. 

Mais  écoutez  encore. 

y  avril  1866. 

J'ai  commencé  celte  lettre  il  y  a  neuf  jours,  et  depuis, 
littéralement,  je  n'ai  pas  eu  une  minute  pour  la  terminer. 
Croiriez-vous,  Alexandre  Egorovitch,  que  durant  les  trois 
mois  écoulés  depuis  vos  deux  lettres,  et  surtout  depuis  la 
dernière,  après  laquelle  je  me  suis  senti  attristé  en  son- 
geant à  ce  que  vous  deviez  penser  de  moi,  croiriez-vous 
que  littéralement  je  n'ai  pas  eu  une  minute  pour  vous 
répondre.  C'est  la  cause  de  mon  silence.  Que  vous  le 
croyiez  ou  non,  c'est  la  vérité.  Et  pourquoi  cela,  vous  le 
saurez  tout  de  suite.  Je  continue. 

Mon  frère  laissa  pour  tout  avoir  300  roubles,  avec  les- 
quels on  fit  les  funérailles,  et  25.000  roubles  de  dettes. 
Sur  cette  somme  10.000  roubles,pour  dettes  très  lointaines, 
ne  pouvaient  inquiéter  sa  famille,  mais  il  y  avait  pour 
15.000  roubles  de  billets  à  ordre  qu'il  fallait  payer. 

Vous  demandez  avec  quelles  ressources  il  aurait  pu 
fournir  les  six  derniers  numéros  de  la  revue,  pour  la  fin 
de  l'année  (il  est  mort  en  juillet  1864)?  Mais  il  avait  un 
très  grand  crédit.  En  outre,  il  pouvait  emprunter  autant 
qu'il  voulait, et  l'emprunt  s'arrangeait  déjà  et,  lui  disparu, 
tout  le  crédit  de  la  revue  tombait. 


236  CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

Pas  un  корок  pour  continuer  l'édition  et  il  fallait  im- 
primer encore  six  numéros,  ce  qui  coûterait  au  moins 
18.000  roubles.  De  plus,  pour  s.ilisfaire  les  créanciers,  il 
fallait  1Г),000  roubles,  en  tout  33.000  roubles  pour  finir 
l'année  et  attendre  la  souscription  des  abonnements. 

Sa  famille  est  restée  littéralement  sans  ressources,  со  m  me 
des  mendiants.  Je  suis  leur  seul  espoir.  La  veuve  et  lee 
enfants  se  sont  ramassés  autour  de  moi,  attendant  de 
moi  le  salut.  J'aimais  infiniment  mon  frère,  pouvais-je  lee 
abandonner?  Il  y  avait  deux  partis  à  prendre  :  ou  cçn- 
ser  la  publication  de  la  revue,  l'abandonner  (cependant 
c'est  une  propriété  de  quelque  valeur)  aux  créanciers, avec 
le  mobilier,  et  prendre  la  famille  chez  moi;  ensuite  tra- 
vailler, faire  de  la  littérature,  écrire  des  romans  et  pour- 
voir au  sort  de  la  veuve  et  des  orphelins  de  mon  frère. 
L'autre  parti:  c'étaitde  trouver  de  l'argent  et  de  continuer 
l'édition  coûte  que  coûte.  Quel  dommage  de  ne  m'ôtre  pas 
arrêté  au  premier  parti  1  Les  créanciers  n'auraient  sans 
doute  pas  reçu  p\m  de  20  0/0,  mais  la  famille,  renonçant 
à  l'héritage,  selon  la  loi,  ne  serait  obligée  de  rien  payer. 
Moi,  pendant  ces  cinq  années,  en  travaillant  chez  mon 
frère  et  dans  d'autres  revues,  j'ai  gagné  de  8  à  10.000  rou- 
bles par  an.  J'aurais  donc  pu  les  nourrir,  bien  entendu  en 
travaillant  toute  la  vie,  du  matin  au  soir.  Mais  j'ai  préféré 
le  deuxième  parti;  c'est-à-dire  continuer  l'édition  de  la 
revue.  Ce  n'est  pas  moi  seul  qui  l'ai  préféré;  tous  mes 
amis  et  anciens  collaborateurs  m'y  ont  encouragé. 

14  avril. 

Encore  une  interruption.  Si  vous  pouviez  savoir,  Alexan- 
dre Egorovitch,  à  quelles  terribles  et  opprimantes  occupa- 
tions passe  tout  mon  temps  !  Donc,  je  continue. 

Il  fallait  en  outre  payer  les  dettes  de  mon  frère  ;  je  ne 
voulais  pas  qu'un  mauvais  souvenir  accompagnât  son  nom. 
Il  y  avait  un  moyen  :  arriver  au  terme  de  l'abonnement  ; 
payer  une  partie  de  la  dette  ;  tâcher  que  la  revue  s'amé- 
liore d'une  année  à  l'autre,  et  dans  trois  ou  quatre  ans, 
une  fois  les  dettes  payées,  céder  la  revue  à  quelqu'un,  après 
avoir  garanti  les  moyens  d'existence  à  la  famille  de  mon 
frère.  Alors  je  me  reposerais  ;  alors  je  me  remettrais  à 
écrire  ce  que  depuis  longtemps  j'ai  à  dire. 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 


237 


Je  me  suis  décidé  :  je  suis  parti  pour  Moscou  après  avoir 
demandé  à  une  vieille  tante  riche  les  10.000  roubles  pour 
lesquels  j'étais  couché  sur  son  testament,  puis  je  suis  revenu 
à  Pétersbourg  et  j'ai  continué  la  revue.  Mais  l'entreprise 
était  déjà  fortement  compromise.  Il  fallait  demander  à  la 
censure  l'autorisation  d'éditer  la  revue.  Cette  autorisation 
a  tant  tardé  que  le  numéro  de  juin  n'a  pu  paraître  qu'à  la 
fin  d'août.  Les  abonnés  qui  se  moquent  de  tout  ont  com- 
mencé à  s'indigner.  La  censure  n'a  pas  permis  de  mettre 
mon  nom  sur  la  revue  comme  éditeur  ni  comme  directeur. 
11  fallait  prendre  des  mesures  énergiques.  J'ai  commencé 
à  publier  à  la  fois  dans  trois  typographies  ;  je  n'ai  mar- 
chandé ni  l'argent,  ni  la  santé,  ni  les  efforts.  Moi  seul 
menais  tout.  Je  lisais  les  épreuves,  j'étais  en  relation  avec 
les  auteurs,  avec  la  censure  ;  je  corrigeais  les  articles,  je 
cherchais  de  l'argent  ;  je  restais  debout  jusqu'à  six  heures 
du  matin  et  ne  dormais  que  cinq  heures.  J'ai  enfin  réussi 
à  mettre  de  l'ordre  dans  la  revue,  mais  il  était  trop  tard.  Le 
croirez-vous  :  le  numéro  de  septembre  est  paru  le  28  novem- 
bre, et  celui  de  janvier  1865,  le  13  février,  c'est-à-dire 
deux  semaines  pour  composer  chaque  numéro,  chacun  de 
trente-cinq  feuilles.  Jugez  quel  travail  je  devais  fournir  ! 
Mais  le  pire  c'est  qu'avec  ce  travail  de  galérien,  je  ne  pou- 
vais écrire  rien  pour  la  revue  ;  pas  une  ligne  de  moi.  Le 
public  ne  rencontrait  pas  mon  nom,  et  non  seulement  en 
province  mais  môme  à  Pétersbourg  il  ne  savait  pas  que 
c'était  moi  qui  dirigeais  la  revue.  Et  tout  d'un  coup  éclate 
chez  nous  la  crise  générale  des  revues.  D'un  coup,  dans 
toutes  les  revues,  Tabonnement  ne  rend  pas.  Sovremennik 
qui  avait  5.000  abonnés  tombe  à  2.300.  La  môme  chose 
pour  toutes  les  autres  revues.  Chez  nous  il  ne  restait  plus 
que  1.300  abonnés.  11  y  a  beaucoup  de  causes  à  cette  crise 
littéraire  qui  se  fait  sentir  dans  toute  la  Russie;  elles  sont 
claires  bien  que  complexes.  Mais  cela  après... 

Jugez  de  ma  situation  !  Pour  que  les  anciennes  dettes 
de  mon  frère  n'entravent  pas  la  marche  de  l'affaire  je  les 
ai  prises  à  mon  nom,  pour  une  somme  d'environ  10.000  rou- 
bles. J'avais  calculé  que  si,  même  en  cas  de  malchance, 
la  revue  n'avait  que  2.500  abonnés  au  lieu  de  ses  anciens 
4.000,  tout  s'arrangerait  ;  au  moins  les  dettes  seraient 
payées  ;  j'avais  fait  un    calcul  très  serré.  Jamais  encore. 


238  СОПНВЗРО.МОАМСВ  db    hoatoïevski 

depuis  qu'cxislc  le  jourualisme  ca  Russie,  depuis  les 
année?)  30,  jamais  encore  le  nombre  des  abonnés  n'avait 
baissé  en  une  arinéo  de  plu-»  de    2Г)  0/0. 

Je  ne  puis  l'attribuer  й  la  mauvaise  direction. 

Vrémia  c'est  moi-mdmc  qui  l'avais  commencé  et  mon 
frère;  c'est  moi  «jui  le  dirigeais.  Kn  un  mot,  il  nous  est 
arrivé  qu(;lque  chos;î  do  semblable  à  ce  qui  arriverait  à 
un  propriétaire  ou  un  marchand  dont  la  maison  ou  la 
fabrique  serait  incendiée,  et  qui  s'adresserait  à  un  ban- 
queroutier. 

Au  commencement  de  l'abonnement,  les  dettes,  princi- 
palement celles  de  défunt  mon  frèrf^,  exigeaient  le  p;ii.-- 
ment.  Nous  payons  avec  l'argent  des  abonnements  j»  li- 
sant qu'il  en  viendra  d'autres  avec  lesquels  on  pourra  faire 
marcher  la  revue.  Mais  l'abonnement  s'arrête,  et  après  avoir 
publié  deux  numéros  de  la  revue,  nous  restons  sansle  sou. 

C'est  à  ce  moment  que  m'ont  trouvé  vos  lettres.  Je  suis 
parti  à  Moscou  chercher  de  l'argent,  chercher  un  com- 
pagnon pour  continuer  la  publication  de  la  revue  dans  les 
conditions  les  plus  avantageuses  ;  mais  sauf  la  crise  du 
journalisme,  il  y  a  chez  nous,  en  Russie,  la  crise  de  l'ar- 
gent. Maintenant,  faute  d'argent,  nous  ne  pouvons  plus 
continuer  l'édition  et  devons  déclarer  faillite  provisoire. 
Et  chez  moi,  outre  les  10.000  roubles  de  dettes  en  billets 
à  ordre,  il  yen  a  encore  5.000  sur  parole.  Sur  ces  sommes 
3.000  roubles  sont  à  payer  coûte  que  coûte.  De  plus,  il  est 
nécessaire  de  trouver  2.000  roubles  pour  racheter  les 
droits  d'édition  de  mes  œuvres  qui  sont  engagés,  et  com- 
mencer à  les  éditer  moi-même.  Les  éditeurs  me  proposent 
pour  ces  droits  5.000  roubles  ;  mais  ce  n'est  pas  avanta- 
geux pour  moi.  Si  j'édite  moi-môme,  cela  me  rapportera 
bien  davantage.  Maintenant,  pour  payer  les  dettes  je  veux 
éditer  mon  nouveau  roman  en  livraisons,  comme  cela  se 
fait  en  Angleterre.  Je  veux  également  éditer  la  Maison  des 
Morts  en  livraisons,  avec  des  illustrations,  une  édition  de 
luxe  ;  et  enfin,  l'année  prochaine,  faire  l'édition  complète 
de  mes  œuvres.  Tout  cela,  je  l'espère,  me  donnera  une 
quinzaine  de  mille  roubles.  Mais  quel  travail  de  galérien  ! 

Oh,  mon  ami  !  Je  retournerais  volontiers  au  bagne  pour 
autant  d'années  si  seulement  les  dettes  pouvaient  être 
payées  et  me  sentir  de  nouveau  libre. 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  239 

Maintenant  je  vais  me  remettre  à  écrire  un  roman  sous 
le  bâton,  c'est-à-dire  par  nécessité,  à  la  hâte.  Il  fera  du 
bruit.  Mais  est-ce  ce  qu'il  me  faut  ?  Le  travail  par  néc^îs- 
sité,  pour  l'argent,  m'a  écrasé  et  rongé  ! 

Et  cependant,  pour  commencer,  il  me  faut  3.000  roubles. 
Je  cours  de  tous  côtés  pour  les  trouver,  sans  quoi  je  suis 
perdu.  Je  sens  qu'il  n'y  a  que  cela  qui  puiss<î  me  sauver . 

De  toutes  les  réserves  de  force  et  d'énergie,  dans  mon 
âme  est  resté  quelque  cliose  de  trouble  et  de  vague,  qu»d- 
que  chose  voisin  du  désespoir.  Le  trouble,  l'amertume, 
l'état  le  plus  anormal  pour  moi...  Et  de  plus,  je  suis  seul  ! 

Il  n'y  a  plus  l'ami  de  quarante  années.  Cependant  il  me 
semble  toujours  que  je  me  prépare  à  vivre.  C'est  ridicule, 
n'est-ce  pas  ?  La  vitalité  du  chat  ! 

Je  vous  écris  tout  et  je  vois  que  du  principal,  de  ma  vie 
morale,  spirituelle,  je  ne  vous  ai  rien  dit,  je  ne  vous  en  ai 
pas  môme  donné  une  idée.  Ce  sera  ainsi  tant  que  nous 
resterons  en  correspondance.  Je  ne  sais  pas  écrire  les  let- 
tres, et  je  ne  sais  pas  écrire  de  moi,  ra'écrire  avec  mesure. 
D'ailleurs  c'est  difficile.  Beaucoup  d'années  sont  entre 
nous,  et  quelles  années  ! 

Comme  c'est  à  propos  que  vous  m'ayez  écrit  !  Vous  m'a- 
vez rappelé  tout  le  passé.  Je  vous  aime,  comme  je  vous  con- 
nus jadis,  jeune,  bon  ;  tel  je  me  souviens  toujours  de  vous. 

A  propos  je  ne  vous  opnnais  pas  du  tout  comme  père  de 
famille  ;  il  me  semble  (en  me  rappelant  le  passé)  que 
vous  devez  maintenant  être  heureux.  Mais  je  ne  veux  pas 
trop  chercher  à  deviner  quelle  naance  inconnue  de  moi 
a  mise  sur  votre  âme  la  vie  de  famille.  Je  vous  remercie 
pour  la  photographie  de  votre  famille.  J'ai  examiné  lon- 
guement la  photographie  et  tâché  de  deviner. 

Je  suis  allé  deux  fois  ;\  l'étranger,  en  élé  1862  et  en  1863; 
chaque  fois  pour  trois  mois.  J'ai  visité  presque  toute  l'Al- 
lemagne; je  suis  allé  en  Suisse,  en  France,  en  Italie  (aussi 
partout).  Les  deux  fois  ma  santé  à  l'étranger  s'est  amélio- 
rée d'une  façon  extraordinaire.  J'avais  résolu  d'y  aller 
chaque  année  pour  trois  mois  ;  d'autant  plus  que  vu  la 
cherté  de  notre  vie  ici,  la  question  d'argent  ne  se  pose 
pas.  Je  voulais  y  aller  pour  remettre  ma  santé,  me  reposer 
et  travailler  d'autant  mieux  les  neuf  autres  mois  de  l'année, 
en  Russie.  Mais  l'année  dernière  la  mort  de  mon  frère  m'a 


240  CORRESPONDANCE    DE  DOSTO'iEVflKI 

forcé  de  rester,  et  le»  délies  acluellc»  el  1еь  travaux  m'arrô- 
teront  ici  définitivement.  Comme  je  voudraie  partir,  ne 
serait-ce  que  pour  un  mois,  me  rafraîchir  la  télé,  ressusci- 
ter. Je  passerais  chez  vouscerUiinenient. 

Et  qui  sait,  cela  arrivera  peut-être!  i/édition  de  la  Mai^ 
son  des  Morts  peut  se  poursuivre  sans  moi,  et  à  l'étranger 
je  travaille  continuellement,  car  là-bas  il  y  a  plue  de 
temps  et  de  calme  qu'ici,  surtout  si  l'on  se  fixe  dans  un 
endroit. 

Je  vous  enverrai  la  photographie  sans  faute,  si  vous  me 
répondez  vite,  sans  vous  fâcher  de  mon  long  silence.  Et 
pourquoi  mon  Dieu,  vous  fâcher!  Suis-je  coupable  ?  Je  vie 
seul;  avec  moi,  mon  beau-fils,  Paul.  Il  a  déjà  seize  ans,  il 
travaille  ;  il  se  souvient  bien  de  vous  et  vous  salue. 

Je  vous  raconterai  beaucoup  de  choses,  si  nous  noue 
voyons. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur.  Soyez  heureux.  Désormais  je  répondrai  exactement. 
Écrivez-moi  bien  vite.  J'ai  peur  que  cette  lettre  ne  vous 
trouve  plus  à  Copenhague. 

Votre  vieil  ami  pour  toujours, 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 
Wiesbaden,  5  septembre  (n.  st.)  1865. 

Très  estimé  et  cher  ami  Alexandre  Egorovitch,  avez- 
vous  reçu  ma  lettre,  que  je  vous  ai  adressée  il  y  a  un  mois 
à  Copenhague  ?  J'avais  compté  que  vous  étiez  à  Copenha- 
gue quand  je  vous  ai  écrit,  parce  que  je  vous  ai  écrit  peu 
après  mon  arrivée  à  l'étranger.  Si  vous  étiez  parti  de 
Copenhague  avant  le  10  juillet  (de  notre  style)  pourla  Rus- 
sie, vous  m'auriez  certainement  cherché  à  Saint-Péters- 
bourg. Et  comme  nous  ne  nous  sommes  pas  rencontrés  à 
Saint-Pétersbourg,  j'avais  compté  sûrement  que  vous 
n'étiez  pas  encore  parti  pour  la  Russie  (vous  m'aviez  déjà 
communiqué  cette  intention).  Donc  (je  le  pense  à  présent), 
nous  nous  sommes  croisés  quand  je  suis  parti  pour  l'étran- 
ger. Mais,  peut-être,  ma  lettre  vous  a-t-elle  été  renvoyée 
de  Copenhague  en  Russie  et, dans  ce  cas, peut-être  m'avez- 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  24 1 

VOUS  répondu  à  l'adresse  de  Zurich,  comme  je  vous  l'ai 
écrit.  Mais  hélas  !  Je  me  suis  arrêté  à  Wiesbaden  et  je  n'ai 
pas  encore  été  à  Zurich,  et  pour  cela  je  ne  sais  rien. 

Il  se  trouve  ici  un  prêtre,  lanichev,  qui  a  été  à  Copen- 
hague. Je  l'ai  connu  ici,  à  Wiesbaden,  par  hasard,  et  j'ai 
appris  qu'il  vous  connaissait.  Il  m'a  dit,  entre  autres,  que 
vous  aviez  parlé  de  votre  intention  d'aller  en  Russie  cet 
été  et  que  vous  disiez  que  vous  reviendriez  à  Copenhague 
vers  le  mois  de  septembre.  Cela  m'a  donné  l'espoir  de  vous 
écrire  encore  et,  peut-être,  ma  lettre  vous  trouvera-t-elle 
cette  fois-ci  à  Copenhague. 

Pour  celte  fois  je  ne  vous  parlerai  que  de  moi  et  à  pro- 
pos d'une  affaire.  Ce  que  je  vous  dis,  ne  le  communiquez 
à  personne,  car  je  sens  que  cela  ne  parle  pas  en  ma 
faveur.  Mais  comme  les  phrases  sont  tout  à  fait  inutiles  et 
pénibles  dans  ce  cas,  je  vous  avoue  franchement,  —  quoi- 
que j'aie  honte  de  l'avouer,  —  que  par  ma  bôtise,  il  y  a 
quinze  jours,  y 'at  fou f  perdu  au  jeu,  c'est-à-dire  que  j'ai 
perdu  tout  ce  que  j'avais  avec  moi. 

J'avais  aussi  joué  avant,  depuis  mon  arrivée  à  Wiesba- 
den, mais  j'avais  joué  heureusement,  et  j'avais  gagné  une 
somme  importante  (relativement),  mais  je  me  suis  mis 
dedans  par  ma  sottise  et  j'ai  tout  perdu  en  trois  jours  ; 
et  maintenant  тз  voilà  dans  la  pluà  vilaine  situation  que 
l'on  puisse  imaginer,  et  je  ne  puis  quitter  Wiesbaden. 

J'ai  écrit  eu  Russie  à  une  personne  qui  m'est  dévouée 
(à  Milukov)  ;  je  l'ai  chargé  de  prendre  une  avance  chez 
quelqu'un  des  éditeurs  pour  moi,  ce  qui  servira  d'arrhes 
pour  mes  futures  œuvres.  Il  me  le  promet  sûrement,  et 
peut-être  me  viendra-t-il  lui-môme  en  aide,  mais  je'ne 
puis  m'allendre  à  recevoir  une  lettre  et  de  l'argent  avant 
quinze  jours  (depuis  aujourd'hui),  selon  mes  calculs,  et 
c'est  le  plus  rapide.  En  attendant  je  me  trouve  tout  à  fait 
sans  le  sou  et,  ce  qui  est  pis,  je  m^  suis  endetté  à  l'hôtel. 

Voilà  pourquoi,  mon  bon  ami,  je  mo  décide  à  ra'adres- 
ser  à  vous.  Sauvez-moi  et  tirez-mii  d'embarras  :  envoyez- 
moi  pour  la  date  la  plus  rapprochéa  100  thalers.  Je  paie- 
rai ici  et  j'irai  aussitôt  à  Paris,  où  j'ai  des  affaires  et  où  je 
trouverai  quelqu'un  (qui  doit  sûrement  y  être)  qui  me 
viendra  aussitôt  en  aide.  Alors  je  vous  rembourserai  sans 
tarder. 

16 


342  CO»f<ESI>ONOANCE  ЬЕ  DOSTOÏEVHK. 

Jh  \ouâ  écris  au  hasurd,  tiuppohaDl  que  voue  AU^m  à 
Çopcriluigue.  Mais  dans  le  сан  où  vous  vous  Irouvericz 
encore  en  Russie,  el  que  celle  lellre  vous  y  serait  expé- 
diée, cl  que  vous  ne  la  receviez  pas  plus  tard  que  dans 
quinze  jours,  c'est-à-dire  pas  plus  lard  que  le  19  septem- 
bre du  nouveau  style  (le  7  chez  nous),  alors,  cela  ne  fait 
rien,  envoyez-moi  ici  ces  100  Ihalers,  si  vous  pouvez,  à 
Wiesbaden.  Si  vous  la  recevez  plus  tard,  ce  n'est  plus  la 
peine.  J'écris  ainsi,  parce  que,  malgré  moi,  je  dois  сотрет 
sur  le  pire.  Mikikov  arranyeru  sûrement  ссЦг  affaire, 
mais:  1*  il  est  mon  seal  espoir  en  Russie  et  2*  il  peut  ne 
pas  être  à  Saint- Pélersbourg,  car,  quand  nous  sommes 
séparés,  il  me  disait  qu'il  pensait  aller  cet  été  faire  une 
petite  promenade  à  Nijui. 

Dans  ce  cas,  je  pourrais  rester  encore  longlonips  sans 
argent,  el  mon  voyage  à  Paris,  qui  est  très  important  pour 
moi,  serait  manqué.  Là-bas  je  pourrais  aussi  me  procurer 
de  l'argent.  De  plus,  je  m'endetterais  trop  aussi,  et  c'est 
extrêmement  pénible.  Et  alors,  si  vous  pouvez,  envoyez- 
le-moi  pour  l'amour  de  Dieu. 

Je  me  suis  adressé  ainsi  à  vous,  parce  que  je  me  rap- 
pelle comment  vous  étiez  autrefois,  et  que  dans  notre  vie  il 
y  eut  bien  des  instants  qui  nous  unirent  à  un  tel  point, 
que  si  même  la  vie  nous  avait  désunis,  nous  ne  pourrions 
devenir  étrangers  l'un  à  l'autre.  Voilà  pourquoi  je  me  suis 
courageusement  décidé  de  vous  avouer  ma  sotte  el  lâche 
conduite.  Que  cela  reste  entre  nous.  Quanta  l'argent,  je 
pense  que  si  vous  en  avez  en  ce  moment,  vous  ne  laisserez 
pas  sans  secours  un  malheureux  qui  se  noie. 

Si  j'ai  quelque  possibilité,  je  passerai  certainement  à 
Copenhague. 

Je  vous  embrasse.  Votre  sincère 

Théodore  Dostoïevski. 

Mon  adresse  :  Allemagne,  Nassau,  Wiesbaden,  poste 
restante,  à  M.  Théodore  Dostoïevski. 

An  même. 
Wiesbaden,  10  (22  septembre)  1865. 
Très  aimable  et  très  estimé  Alexandre  Egorovitch. 
Je  vous  ai  déjà  écrit  deux  lettres,  auxquelles  je  n'ai  pas 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  243 

reçu  de  réponse.  J'avais  supposé  que  vous  étiez  sûrement 
en  Russie  et  que  vous  aviez  donné  des  ordres  pour  que 
vos  1  étires  vous  suivent  en  Russie.  Il  y  a  ici,  à  l'église 
russe,  un  prt^tre  lanichev.  J'ai  fait  sa  connaissance,  et  en 
causant  avec  lui,  j'ai  appris  qu'il  avait  été  à  Copenhague 
et  qu'il  vous  connaît.  Il  m'a  dit  que  vous  aviez  l'intention 
d'aller  en  Russie,  mais  que  vous  deviez  revenir  à  Copen- 
hague au  mois  de  septembre.  Ayant  ainsi  quelque  espoir 
que  celte  lettre  vous  retrouve  à  Copenhague,  je  me  suis 
décidé  à  vous  écrire  encore  une  troisième  fois.  Il  est  possi- 
ble que  cette  lettre  vous  parvienne. 

Il  faut  vous  dire  que  dans  ma  seconde  lettre  je  vous  ai 
demandé  de  me  venir  en  aide.  J'ai  tout  dépensé,  je  dois  à 
l'hôtel,  je  n'ai  plus  de  crédit  ici,  et  je  me  trouve  dans  la 
situation  la  plus  pénible.  Cela  dure  encore  jusqu'à  présent, 
avec  cette  différence  que  c'est  deux  fois  pire.  Cependant, 
je  dois  aller  en  Russie,  j'ai  là  des  alïaires  qui  ne  souffrent 
pas  de  retard;  je  ne  puis  ni  payer  mes  dettes,  ni  partir 
faute  d'argent  pour  le  voyage  et  je  suis  complètement  au 
désespoir.  Encore  un  peu,  et  je  tomberai  sérieusement 
malade.  Que  faire,  je  ne  puis  le  comprendre! 

J'avais  compté  sur  ma  nouvelle,  que  j'écris  nuit  et  jour. 
Mais  au  lieu  de  trois  feuilles,  elle  s'est  étendue  à  six,  et 
le  travail  n'est  pas  encore  terminé.  Il  est  vrai  que  j'aurai 
davantage  d'argent  à  toucher,  mais  en  tout  cas,  je  ne  le 
recevrai  pas  avant  un  mois  de  Russie.  Et  d'ici  là  I  Ici,  l'on 
me  menace  de  la  police.  Que  faire  ? 

Je  vous  ai  écrit  et  je  vous  ai  prié  de  m'envoyer  100  tha- 
lers.  Cet  argent  ne  me  sera  pas  d'un  secours  radical,  mais 
cela  me  soulagera  grandement  et  cela  me  sauvera  du 
déshonneur.  Et  alors,  si  vous  pouvez  m'aider,  si  vous  êtes 
toujours  le  même,  toujours  mon  bon  ami,  ne  me  refusez 
pas  ces  100  thalers.  Ma  nouvelle  vaut,  d'après  nos  prix 
actuels,  —  minimum  1.000  roubles  argent  et  dans  un  mois 
je  vous  rembourserai  sûrement. 

Je  suis  tellement  ennuyé,  tellement  torturé  par  le  souci, 
qu'il  m'est  impossible  de  vous  écrire  davantage.  Pardon- 
nez-moi, mon  bon  ami,  de  vous  déranger.  Si  vous  pouvez, 
secourez  moi. 

Mon  adresse:  Wiesbaden,  poste  restante,  à  M.  Théodore 
Dostoïevski. 


24-i  COnnEHPONDANCE    I)B  DOSTOÏEVSKI 

Celte  adresse  est  bonne  pour  loiil  le  mois. 
Je  vous  serre  cordialement  la  main. 

Voire  Théodore  Dostoïevski. 


Au  même. 

W'iesbaden,  28  septembre  1868. 

Je  vous  remercie,  mon  précieux  ami,  de  m'avoir  secouru. 
Vous  avez  montré  que  vous  6tes  mon  ami,  constant, 
fidèle, et  que  votre  cœur  n'a  pas  chanjçé  avec  les  années. 
Vous  allez  en  Suède,  probablement  pour  peu  de  temps. 
Ainsi,  il  est  possible  que  cette  lettre  ne  vous  trouve  pas  à 
Copenhague.  Voilà  la  question:  vous  trouverai-je  à  Co- 
penhague? J'aurais  bien  voulu  vous  voir  en  passant.  Mais 
si  j'ai  h  ma  disposition  deux  ou  trois  jours  et  si  je  me 
trouve  dans  des  conditions  convenables,  — je  ne  veux  pas 
suivre  votre  conseil  de  revenir  à  Saint-Pétersbourg  par  la 
mer,  car  il  m'est  indispensable  de  m'arrôter  deux  ou  trois 
jours  dans  le  gouvernement  de  Pskov  (su  г  ma  route). 

Vos  cent  thalers  m'ont  secouru  tant  soit  peu  relative- 
ment, car  M"'  Brinken  est  venue  elle-même  (hier;  à  l'hô- 
tel, dans  la  soirée,  et,  ne  m'ayant  pas  trouvé,  elle  a  eu 
le  temps  de  raconter  au  propriétaire  qu'elle  devait  me 
remettre  une  lettre  chargée.  Et  à  cause  de  cela,  aujour- 
d'hui, quand  j'ai  été  chez  elle  et  que  j'ai  reçu  l'argent,  le 
propriétaire, prévenu  de  l'argent,  m'a  pris  presque  (oui,  de 
sorte  qu'il  m'est  resté  une  quinzaine  de  florins.  C'est  tout 
à  fait  dans  les  habitudes  du  pays,  et  cependant,  j'ai  encore 
une  dette  et  une  dépense  à  faire  (un  dégagement  à  faire) 
qui  me  tourmentent  beaucoup.  Mais  ça  m'est  égal:  je 
recevrai  peut-être  mon  argent  dans  peu  de  temps  et  alors 
ce  que  j'ai  donné  au  propriétaire  sera  déjà  liquidé.  Autant 
de  gagné. 

J'espère  que  je  n'attendrai  pas  .longtemps  et  cependant 
il  faudra  bien  dix  jours.  Ces  dix  jours  j'aurai  la  fièvre. 
Voici  ce  que  j'ai  décidé  :  j'ai  écrit  à  Katkov,  en  lui  pro- 
posant ma  nouvelle  pour  le  Bousski  Viestnik  et  en  le  priant 
de  m'envoyer  ici  300  roubles  d'avance.  Mais  j'ai  bien 
peur  de  deux  circonstances  :  1°  il  y  a  six  ans  Katkov  m'a 
envoyé  en  Sibérie  (avant  mon  départ  de  Sibérie)  500  rou- 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  245 

bles  d'avance  pour  une  nouvelle  que  je  ne  lui  avais  pas 
encore  envoyée.  (Peut-être  m'a-t  il  envoyé  1.000;  j'ai 
oublié:  est-ce  500  ou  1.000?)  Et  puis  ensuite  nous  ne  nous 
sommes  pas  accordés  dans  nos  conditions  et  l'affaire  n'a 
pas  été  conclue.  L'argent  a  été  remboursé  à  Kalkov  et  la 
nouvelle,  que  j'avais  déjà  envoyée  en  attendant,  a  été 
reprise  ;  2"  depuis  cette  époque,  pendant  l'édition  de  Vrrf- 
/nia,  il  y  a  toujours  eu  des  bisbilles  entre  les  deux  revues. 
Et  Katkov  est  un  tel  individu,  que  je  crains  beaucoup 
maintenant  qu'il  ne  se  rappelle  le  passé,  et  qu'il  ne  me 
refuse  hautainement  la  nouvelle  que  je  lui  propose  et 
qu'il  ne  me  laisse  penaud.  D'autant  plus  qu'en  lui  offrant 
ma  nouvelle  je  ne  pouvais  m'adresser  à  lui  autrement  que 
d'un  ton  dégagé  et  sans  aucune  platitude. 

Et  cependant,  la  nouvelle  que  j'écris  à  présent  sera 
peut  être  mieux  que  tout  ce  que  j'ai  écrit,  si  l'on  me  donne 
le  temps  de  la  finir.  Oh,  mon  ami  !  Vous  ne  sauriez  croire 
quelle  torture  on  éprouve  à  écrire  sur  commande.  C'est 
môme  désavantageux  au  point  de  vue  matériel.  Plus  l'œu- 
vre est  faible,  plus  le  prix  s'abaisse.  Mais  que  faire  ?  j'ai 
15.000  roubles  de  dettes,  tandis  que  l'aimée  dernière  à  cette 
époque  je  n'avais  pas  un  kopek  de  dette.  Non  seulement 
j'ai  sacrifié  mes  propres  10.000  roubles  pour  la  famille  de 
mon  frère,  mais  j'ai  signé  des  lettres  de  change  et  j'ai  refait 
en  mon  nom  les  lettres  de  change  signées  par  mon  frère, 
et  maintenant,  j'aurai  à  faire  plusieurs  années  de  prison 
pour  les  dettes  d'un  autre.  Et  que  deviendra  mon  pauvre 
Paul  ?  Et  mon  frère  Nicolas  qui  est  malade  ?  J'ai  dû  aller 
à  l'étranger  pour  me  soigner  et  écrire  quelque  chose.  Pour 
écrire —  j'ai  écrit  ;  mais  ma  santé  est  pire  ;  je  n'ai  plus  de 
crises  d'épilepsie,  mais  une  fièvre  intérieure  me  brûle; j'ai 
des  frissons,  la  fièvre  toutes  les  nuits  et  je  maigris  affreu- 
sement. J'ai  dû  prendre  froid.  Au  revoir,  mon  ami...  Mon 
adresse  est  la  même  :  Wiesbaden,  poste  restante  ;  je  vous 
prie,  poste  restante.  Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 

Si  je  ne  puis  vous  remettre  l'argent  avant  d'aller  en 
Russie,  je  le  rendrai  à  Pétersbourg,  comme  vous  l'avez 
recommandé. 

Je  passerai  certainement  encore  une  dizaine  de  jours  à 
Wiesbaden,  jusqu'à  la  réponse  de  Katkov. 


246  CORBBSPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

Au  même. 

Péterebourj^,  8  novembre  1865. 

Excellonl  et  très  oslimé  ami,  Alcxandn^  Egorovilch. 
Est-il  possible  que  los  quatre  scinaiiies  soient  écoulées  ? 
J'ai  compté  rt  c'est  vrai,  en  effet.  Qu'ai-je  «lonc  fait?C'<'st 
étrange  :  je  vois  d'après  votre  lettre  (ju  •  vous  ne  parain- 
sez  pas  avoir  reçu  mon  billot  du  bateau  à  vapeur  <le  Кгоал- 
tadt.  N'est-ce  pas  ?  Écrivez-le.  Je  vous  dois  encore 
utv*  livre.  Ce  n'était  pas  un  billet, mais  cpiebjues  mots  sur 
l'addition  du  bateau  à  vapeur.  Il  me  manquait  une  livre, 
et  cependant  je  n'ai  eu  que  5  shillings  de  menues  dépen- 
ses (pour  la  bière  ;  l'eau  était  abominable)-  П  y  и  eu,  sur 
l'addition,  de  tels  détails  qu'on  ne  pouvait  ni  soupçonner 
ni  éviter.  Je  vous  ai  donc  écrit  sur  l'addition  quelques 
lignes,  en  vous  priant  de  rembourser  cette  livre  h  Copen- 
hague. Car  je  n'avais  déjà  plus  un  kopek.  Kst-il  possible 
qu'ils  ne  se  soient  pas  présentés?  La  traversée  a  été  calme, 
mais  nous  ne  sommes  arrivés  que  le  sixième  jour. 

Aussitôt  arrivé,  dès  la  première  nuit,  j'ai  eu  une  crise 
des  *!plus  fortes.  Je  me  suis  remis  ;  dan^  cinq  jours,  — 
une  autre  crise,  encore  plus  violente.  Enfin,  avant-hier, 
encore  une,  quoit|ue  légère,  mais  les  trois  à  la  suite  m'ont 
horriblement  fatigué.  Malgré  cela,  je  travaille  sans  lever 
la  tête.  Katkov  m'a  envoyé  300  roubles  à  Wiesbaden,  je 
les  ai  trouvés  en  arrivant  :  lanichev  me  les  a  renvoyés.  En 
attendant,  tout  s'est  effondré  sur  moi.  La  famille  de  mon 
frère  (celui  qui  est  décédé)  est  complètement  bouleversée. 
On  n'attendait  que  moi.  Je  leur  ai  tout  donné  et  de  plus 
j'ai  emprunté  dernièrement  encore  100  roubles.  Je  ne  sais 
ce  que  je  dois  faire.  Je  viens  de  consulter  Polonsky.  Il 
m'a  beaucoup  parlé  et  conseillé  d'attendre  avec  la  revue, 
d'écrire  un  roman  et  autre  chose  encore  et  de  commencer 
alors.  Ce  serait  donc  dans  un  an.  Quant  au  secours,  il 
hoche  la  tête.  Mais  je  n'ai  encore  rien  tenté  et  je  veux  le 
tenter  quand  même.  Je  vais  présenter  une  demande  au 
ministre  pour  la  famille  de  mon  frère. 

J'ai  en  tête  de  publier  une  édition  périodique,  qui  ne 
serait  pas  une  revue.  Ce  serait  utile  et  avantageux.  Il  est 
possible   que  je    le   réalise    l'année   prochaine.  Mais    en 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  247 

attendaat,  il  faut  terminer  le  roman.  Je  travaille  de  toutes 
mes  forces,  et  cependant  cela  m'est  défendu  par  les  doc- 
teurs, à  cause  des  crises. 

Je  ne  puis  rien  vous  envoyer  tout  de  suite.  Patientez, 
mon  bon  ami.  Pour  le  roman,  je  ne  recevrai  pas  moins  de 
2.500  roubles.  Je  vous  rembourserai.  Car  c'est  tout  à  fait 
certain  ;  j'ai  reçu  les  arrhes.  Pourvu  que  je  le  termine! 

Le  pardessus  et  le  plaid  sont  arrivés.  Il  est  possible  que 
je  les   envoie  demain  à  Lubeck. 

Que  dois-je  faire  avec  laiiciiev  ?  Mon  Dieu  1  vers  1a 
12  décembre  il  ïaml  absolu menl  lui  envoyer  ma  dette. 
Alors,  peut-être,  pourrai-jo  m'a^quitter  aussi  envers  vous. 
Mais,  où  le  prendre?  Ce  n'est  раз  de  bonne  politique 
que  de  tleinanJer  encore  une  avance  à  Katkov.  C'est 
impossible.  C'est  stupide.  Nous  ne  sommes  pas  <lu  tout 
dans  ces  rapports. 

Je  présente  à  votre  épouse  maa  parlait  dévoutMn«Mit  et 
mon  respect  sans  bornes.  Et  je  lui  souhaite  surtout  une 
bonne  santé,  c'est  le  principal.  Je  vous  félicite  à  l'occasico 
de  la  naissance  de  votre  fille  et  j'embrasse  tous  les  enfants 
et  surtout  la  plus  sage. 

Au  revoir,  cher  et  vieil  ami.  Je  vous  serre  fortement  la 

main.  Tout  à  vous. 

Th.  Dostoïevski. 

Je  remettais  toujours  à  vous  écrire,  attendant   quelque 
chose  do  positif.  Min  Paul  se  pirte  bien  et  mt>  donne  peu 
de  satisfaction  ;mon  frère  est  malade,  il  mourra  probable  " 
ment  bientôt,  —  celte  année,  peut-être.  Je  vous  parlera 
en  détail  de  toutes  les  nouvelles  et  de  tous  les  projets.  Ne 
m'oubliez  pas  non  plus.  Nous  avons  la  neige, on  va  en  traî- 
neau et  la  Nova  se  prend.  11  est  à  peine  possible   que   les 
bateaux  à  vapeur  marchent.  Je  vous  renverrai  le  pardessus 
d'une  autre  façon.  J'ai  reçu  la  malle  de  Francfort.  Le    tout 
a  coûté  65  roubles. 

A  N.-N.  Strakhov. 

1866. 

Mon  bon  et  bien  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch, 

Dimanche,  12  février,  s'il  ne  survient  rien  d'extraordi- 
naire, mon  mariage  sera  célébré  à  8  heures  du  soir,  à  la 
cathédrale  de  la  Trinité. 


248  CORRESPONDANCE    DB  ООВТОКВУвК! 

Si  vous  n'avez  pas  oublié  les  quelques  unnéi-s  (Je  nos 
relations  si  inliiiies  el  si  cordiales,  vous  ne  vous  étonnerez 
point,  mon  cher  Nicolas  Nicolalevilch,  qu'en  un  moment 
aussi  heureux  de  ma  vie  (malgré  Ь1<"П  des  soucis),  je  me 
souvienn*'  de  vous  el  désire  de  tout  пюп  cœur  vous  voir 
d'abord  parmi  mes  témoins  et  ensuite  parmi  les  invitée  qui 
accompagneront  les  jeunes  mariés  chez  eux. 

Depuis  longtemps  je  me  proposais  d'aller  vous  le  deman- 
der, mais  tous  ces  temps  :  !•  je  suis  souflfrant.et  2»  j'ai  tant 
de  préoccupations,  il  faut  se  soucier  <le  tant  de  [и-tites  cho- 
ees,  il  y  a  tant  d'achats  à  faire,  d'ordres  à  flonner,  fpi'avec 
ma  mauvaise  mémoire  je  suis  complètement  perdu. 

C'est  pourquoi  je  vous  prie  de  m'excuser  de  vou>  jmviUt 
par  ce  billet.  Ensuite  je  suis  devenu  tellement  sauvage  fa 
dernière  année  de  ma  vie  solitaire  et  si  abruti  des  qua- 
rante-quatre feuilles  que  j'ai  écrites  cette  année,  que  j'ai 
môme  beaucoup  de  peine  à  écrire  ces  quelques  lignes 
malgré  que  je  ressente  pour  vous  une  très  sincère  sympa- 
thie et  que  je  ne  me  soucie  pas  du  style. 

Il  y  a  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  vus  !  Au 
revoir  donc.  Je  vous  serre  fortement  la  main. 

Votre  dévoué 

Th.  Dostoïevski. 

AA.E.  Vrangel. 

Pétersbourg,  18  février  1866. 

Mon  bon  et  vieil  ami  Alexandre  Egorovitch, 

Je  suis  coupable  envers  vous  pour  mon  long  silence 
mais  ma  faute  n'est  pas  sans  excuses.  11  me  serait  mainte- 
nant difficile  de  vous  décrire  ma  vie  présente  avec  toutes 
ses  circonstances,  pour  vous  faire  comprendre  clairement 
les  nombreuses  causes  de  mon  long  silence.  Ces  causes 
sont  multiples  et  compliquées.  Aussi  ne  les  décrirai -je  pas; 
je  vous  dirai  seulement  ceci  :  1»  je  travaille  comme  un 
galérien.  C'est  ce  roman  pourle/?ouss^iVies<ni7c.  Le  roman 
est  grand,  il  a  six  parties.  A  la  fin  de  novembre  il  y  en 
avait  déjà  un  grand  morceau  d'écrit,  tout  prêt;  j'ai  tout 
brûlé  !  maintenant,  je  puis  l'avouer,  ça  ne  me  plaisait  pas. 
Une  nouvelle  forme,  un  nouveau  plan  m'entraînaient  ; 
j'ai  recommencé.  Je  travaille  jour  et  nuit,  et,  cependant, 


CORHESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  219 

je  travaille  peu.  J'ai  calculé  qu'il  me  faudra  fournir  à 
Rousski  Viestnik  jusqu'à  six  feuilles  par  mois.  C'est  terri- 
ble ;  с  ependant  j'y  arriverais  si  j'avais  ma  liberté  d'esprit. 
Un  roman  c'est  une  œuvre  poétique  ;  il  exige  le  calme 
de  l'esprit  et  de  l'imagination,  tandis  que  moi  je  suis  tour- 
menté par  les  créanciers  qui  me  menacent  de  la  prison  ; 
jusqu'à  ce  jour  je  ne  me  suis  pas  encore  arrangé  avec  eux 
et  je  ne  sais  pas  encore  si  j'y  parviendrai,  bien  que  plu- 
sieurs d'entre  eux  soient  raisonnables  et  acceptent  ma  pro- 
position de  fractionner  les  paiements  et  de  m' acquitter  en 
cinq  années.  Mais  avec  quelques-uns  je  n'ai  pu  encore 
m'arranger.  Comprenez  donc  quelle  est  mon  inquiétude. 
Cela  ronge  l'esprit  et  le  cœur  et  dérange  pour  plusieurs 
jours,  et  malgré  cela,  il  faut  s'asseoir  et  écrire.  Parfois 
c'est  impossible.  Voilà  pourquoi  il  m'est  difficile  de  trou- 
ver un  moment  de  tranquillité  pour  causer  à  un  vieil  ami. 
Je  vous  le  jure! 

Ensuite  la  maladie.  D'abord  dès  mon  retour  j'ai  été 
terriblement  secoué  par  l'épiiepsie  ;  elle  semblait  vouloir 
se  venger  des  trois  mois  de  répit  qu'elle  m'avait  accordés 
à  l'étranger  ;  maintenant  ce  sont  les  hémorrlioïdes  dont  je 
souffre  depuis  un  mois.  Vous  n'avez  probablement  pas 
idée  de  cette  maladie,  et  vous  ne  pouvez  vous  imaginer 
ce  que  sont  ses  accès.  Voilà  déjà  trois  années  de  suite 
que  je  leur  paie  mon  tribut  deux  mois  par  an, en  février  et 
mars.  Et  comment  1  Quinze  jours  durant  j'ai  dû  rester 
couché  sur  mon  divan,  et  pendant  ces  quinze  jours  impos- 
sible de  prendre  la  plume  ;  et  maintenant,  pendant  l'autre 
quinzaine,  il  me  faut  écrire  cinq  feuilles!  Et  parce  que  bien 
portant,  je  dois  rester  couché,  uniquement  puisque  je  ne  puis 
être  debout  ou  assis  sans  qu'aussitôt  des  douleurs  ne  me 
prennent.  Cependant  depuis  trois  jours  je  vais  beaucoup 
mieux.  C'est  Besser  qui  me  soigne.  Je  profite  d'un  moment 
de  répit  pour  causer  avec  des  amis. 

Quelle  honte  j'avais  de  ne  pas  avoir  répondu  !  Mais  ce 
n'est  pas  à  vous  seul,  c'est  à  d'autres  aussi  qui  ont  des 
droits  à  mon  affection,  que  je  n'ai  pas  écrit. 

En  mentionnant  mes  ennuis  je  n'ai  rien  dit  des  désa- 
gréments de  famille  et  des  innombrables  soucis  que  me 
causent  les  affaires  de  feu  mon  frère,  sa  famille  et  les 
affaires  de  notre  défunte  revue.  Je  suis  devenu  nerveux. 


21)0  CORUESPJ.NDANCB    DE   008TO'iEV8KI 

irritable,  mon  caractère  s'osl  gAlé.  Je  ne  eai»  pas  jusqu'à 
quel  [)oinl  cola  ira.  Je  ne  «uis  pas  sorti  do  tout  l'hiver  ;  je 
n'ai  vu  ri<4i  ni  pi^rsonno  ;  je  no  suis  all6  (|u'iinc  foin  au 
lh6<1tro,  Л  la  première  de  Hogniéila,  cl  ce  sera  ainsi  jusqu'à 
ce  qaȔ  j'aie  fini  mon  roman,  si  toutefois  on  ne  ra'erapri- 
sonn<;  pas  pour  dettes. 

Quand  j'aurai  fini  mon  roman,  ji^  ne  sais  pas  ce  que  je 
ferai,  mriis  le  principal,  mon  nom  littéraire  sera  renou- 
velé et  pour  l'automni'  on  pourra  (entreprendre  quelque 
chose.  J'ai  un  projet,  mais  il  faut  être  sage. 

Voici  encore  un  fait  :  les  abonnements  aux  revues  et  le 
commerce  des  livres  augmentent  en  de  grandes  propor- 
tions ;  ce  sont  les  derniers  renseignements  des   libraires, 
et  j'en  ai  encore  d'autres  preuves. 

Maintenant  je  reprends  ce  que  vous  avez  écrit.  Vous 
m'avez  écrit  que  le  mieux  pour  moi  serait  d'entrer  au  ser- 
vice de  l'État.  J'en  doute.  Pour  moi  le  mieux  c'est  de  res- 
ter où  l'on  peut  trouver  le  plus  d'argent.  En  littérature 
j'ai  déjà  un  tel  nom  que  je  suis  assuré  d'avoir  toujours 
un  morceau  de  pain  (si  je  n'avais  pas  de  dettes)  et  même 
un  morceau  de  pain  blanc,  succulent,  comme  c'était  jus- 
qu'à ces  dernières  années. 

A  propos,  je  vous  parlerai  de  mes  occupations  littéraires 
actuelles  et  vous  en  tirerez  la  conclusion  nécessaire. 

Acculé  par  les  circonstances  j'écrivis  à  Katkov,  de 
l'élranger,  que  je  lui  donnerais  une  nouvelle  à  un  prix 
très  bas  pour  moi  :  125  roubles  la  feuille,  ce  qui  équivaut 
à  150  roubles  la  feuille  du  Sovremennik. Il  accepta.  Depuis, 
j'ai  appris  qu'il  avait  accepté  avec  joie  parce  que  cette  année, 
en  fait  de  belles  lettres,  il  n'avait  rien  pour  sa  revue. 
Tourguenev  n'écrit  rien,  et  ils  sont  fâchés  avec  L.Tolstoï. 
Je  suis  arrivé  en  sauveur  (je  tiens  tout  cela  de  source 
sûre).  Mais  avec  moi,  ils  ont  été  très  prudents  et  très  poli- 
tiques. Ce  sont  d'affreux  pingres.  Le  roman  leur  parut 
grand.  Payer  pour  vingt-cinq  feuilles  (trente  peut-être) 
125  roubles  la  feuille,  les  effrayait.  En  un  mot  toute  leur 
politique  consiste  (ils  ont  déjà  envoyé  chez  moi)  à  diminuer 
le  prix  de  la  feuille,  et  ma  politique  à  moi  est  de  l'augmen- 
ter. Si  bien  qu'entre  nous  règne  actuellement  une  lutte 
sourde.  Évidemment  ils  désirent  que  je  vienne  à  Moscou, 
moi  j'attends,  et  voici  quel  est    mon  but  :  avec  l'aide  de 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  "251 

Dieu,  ce  roman  sera  peut-être  une  œuvre  admirable,  je 
désire  que  trois  parties  au  moins  (la  moitié)  soient  publiées; 
l'effet  sur  le  public  sera  produit,  et  alors  j'irai  à  Moscou  et 
nous  verrons  comment  ils  diminueront  le  prix  ;  peut-être, 
au  contraire,  l'augmenteront-ils.  Ce  sera  vers  PAques.  En 
outre,  je  tâche  de  ne  pas  prendre  d'avances  ;  je  me  serre 
et  vis  comme  un  mendiant  ;  le  mien  ne  m'échappera  pas» 
tandis  qu'en  prenant  des  avances,  moralement  je  ne  serais 
plus  libre  quand,  plus  tard,  il  me  faudra  parler  dôÉini- 
tivement  du  paiement.  La  première  partie  de  mon  roman 
a  paru  il  y  a  deux  semaines  dans  la  première  livraison  de 
janvier  deliousski  Viestnik  ;  il  s'appelle  Crime  et  Châtiment. 
J'ai  entendu  déjà  beaucoup  d'appréciations  enthousiastes. 
Il  y  a  là  des  choses  hardies  et  nouvelles.  C'est  dommage 
que  je  ne  puisse  vous  l'envoyer.  Est-ce  que  là-bas,  chez 
vous,  personne  ne  reçoit  liousski  Viestnik  ? 

Écoutez  maintenant:  supposons  que  je  réussisse  à  ter- 
miner bien  ce  travail,  c'est-à-dire,  comme  je  le  désirt*,  je 
rêve,  savez-vous  quoi  ?  à  vendre  cette  année  même  la 
deuxième  <Sditioa  à  un  libraire,  moyennant  deux  mille  ou 
même  trois.  Le  service  d'État  ne  me  les  donnera  pas  1  Et 
je  le  vendrai  certainement  en  deuxième  édition,  car  il  en 
a  été  toujours  ainsi  pour  toutes  mes  œuvres.  Mais  voici  le 
malheur  ;  je  puis  gâcher  le  roman  ;  je  le  pressens.  Si  on 
me  met  en  prison  pour  dettes  je  le  gâcherai  sûrement  et 
même  ne  l'achèverai  pas  ;  alors  tout  sera  perdu  ! 

Mais  je  ne  fais  que  parler  de  moi  ;  n'y  voyez  point  une 
preuve  d'égoïsme;  cela  arrive  à  tous  ceux  qui  trop  long- 
temps restent  dans  leur  coin  et  se  taisent. 

Vous  écrivez  que  vous  et  toute  votre  famille  avez  été 
malades  ;  c'est  triste.  La  vie  à  l'étranger  devrait  au  moins 
vous  dédommager  par  la  santé  !  Que  seriez-vous  devenu  avec 
votre  la  mille  cet  hiver  à  Pétersbourg  !  C'est  terrible  ce  que 
nous  avons  eu,  et  cet  été  peut-être  aurons-nous  le  choléra. 

Transmettez  à  votre  femme  mes  sentiments  respectueux 
et  mes  souhaits  de  tout  le  bonheur  possible,  et  pour  com- 
mencer, la  santé. 

Mon  bon  ami,  vous  au  moins  vous  êtes  heureux  dans 
votre  famille,  et  à  moi,  le  sort  a  refusé  ce  grand  et  unique 
bonheur  de  l'homme.  Oui,  pour  votre  famille,  vous  devez 
être  reconnaissant. 


2Г)2  t.<muh>«i».>i>A.>i  E   OE   DOSTOÏEVSKI 

Vous  ПК!  dites  iiu  mol  de  la  proposition  de  votre  père  que 
vous  avez  refusi^e.  Je  iio  saurais  vous  donner   de  conseils, 
puisque  je  ne  connais  pas   Га(Та1ге  dans  ioai  tet  détuiU, 
cependant  je  me  permettrai  un  conseil  d'ami  :  ne  voue 
décidez  pas  Л  In    hâte,  ne  dites   pas    le   dernier  mot,  et 
remettez  la  décision  définitive  .'i   l'été,  quand  vous  vien- 
drez. Ces  sortes  de  décisions  se  font  pour  toute  la  vie  ;  c'est 
le  changement  de  toute  la  vie.  Si  m<^mc  cet  été  vous  tous 
décidiez  à  rester  au  service,  ne  prononcez  pas  la  parole 
définitive,  et  laissez  le  dernier  mot  aux  circonstances. 

Cet  été  je  serai  à  Pétersbourg,  alors  nous  nous  verrons 
et  nous  causerons  de  bi6n  des  choses. 

A  propos,  je   suis    très  heureux  que   la  vie  intérieure 
russe  vous  intéresse  autant.  Pour  moi,  un  ami,  c'est  très 
agréable,  bien  que  je  ne  sois  pas  d'accord  avec   vous  sur 
tous  les  points.  Vous    envisagez  certaines    choses    d'une 
façon  un  peu  exclusive.  Est-ce  que  vous  ne  puisez  pas  vos 
nouvelles  dans  les  journaux  étrangers?  Là  on  déforme 
systématiquement  tout  ce  qui  touche  la  Russie.  Mais  c'est 
une  question  très  vaste.  Selon  moi,  quand  on  est  à  l'étran- 
ger, on   tombe   malgré  soi  sous   l'influence  de  la  presse 
étrangère.  Je  l'ai  éprouvé  par  moi-même.  Cependant,  sur 
bien  des  points  je  pressens  que  je  suis  d'accord  avec  vous. 
Fiesf  est  édité  par  deux  directeurs  :S/faria/ine  et  Umatov. 
Au  revoir,  mon  cher  ami,  au  revoir. 
J'espère  dans  la  prochaine  lettre  vous  donner  de  meil- 
leures nouvelles.  Que  Dieu  m'entende  1 
Bien  à  vous. 

Th.  Dostoïevski. 

Embrassez  vos  chers  enfants. 

[Ecrit  en  travers]  :  Tout  ce  que  vous  avez  laissé  chez  mo 
est  intact  et  enfermé  dans  une  commode. Mon  ami,  je  suis 
votre  débiteur.  Patientez  un  peu  ;  je  paierai.  Et  mainte- 
nant, je  fuis  les  avances;  et  si  vous  saviez  combien  j'ai  dû 
dépenser  ! 

Au  même. 

Pétersbourg,  9  mai  1866. 
Mon  bon  Alexandre  Egorovitch, 
Je  suis  en  retard  avec  ma  réponse  et  je  tâche  de  rattra- 
per le  temps  perdu.  Croyez-moi,  mon  fidèle  ami,  que  ma 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  253 

conscience  me  reproche  beaucoup,  et  si  votre  lettre  était 
venue  seulementhuit  jours  avant,  je  vous  aurais  envoyé  l'ar- 
gent aussitôt.  Ne  riez  pas  de  ce  que  je  vous  dis.  Voilà  ma 
situation  :  j'ai  vécu  tout  l'hiver  en  ermite,  j'ai  travaillé,  ma 
santé  est  délabrée,  j'ai  vécu  de  peu  de  chose,  et  j'ai  dépensé 
1.500  roubles.  Comment  ?  Mais  on  m'arrache  l'argent  1  Jo 
suis  allé  à  Moscou  à  la  semaine  sainte  et  j'ai  pris  à  Katkov, 
d'avance,  1.000  roubles.  Mon  but  était  d'aller  plus  vite  à 
Dresde, de  m'y  installer  pour  trois  mois  et  de  terminer  mon 
roman,  afin  que  personne  ne  me  dérange.  Car  ici  à  Saint- 
Pétersbourg,  il  m'est  impossible  de  terminer.  Mes  crises 
deviennent  plus  violentes,  ce  qui  n'arrive  pas  à  l'étranger, 
et  quant  aux  créanciers,  plus  on  leur  donne,  plus  ils 
deviennent  insolents.  Cependant,  ils  devraient  m'ôtre  recon- 
naissants, après  la  mort  de  mon  frère  j'ai  pris  les  dettes  à 
mon  nom  et  j'en  ai  déjà  payé  une  partie.  Et  si  je  n'avais 
pas  refait  les  lettres  de  change  à  mon  nom,  ils  n'auraient 
rien  reçu.  Mais  il  s'est  trouvé  que  cette  fois-ci,  quand  on 
m'a  délivré  le  passeport  pour  l'étranger,  il  a  été  nécessaire 
de  procéder  à  quelques  formalités,  l'affaire  a  ti'aîné  et  le 
cours  du  rouble  a  baissé  ;  de  sorte  que  ce  qui  était  possi- 
ble la  semaine  sainte,  on  n'y  doit  plus  songer  maintenant. 
Et  cependant  les  créanciers  ont  fait  valoir  leurs  droits,  et 
mes  mille  roubles  ont  été  perdus.  Malgré  tout  cela,  je 
reste  et  je  continue  mon  roman  de  toutes  mes  forces.  En 
ce  moment,  c'est  mon  unique  espoir.  Il  me  reste  encore 
environ  1.500  roubles  à  toucher  pour  cela,  et  peut-être 
davantage,  et  ensuite  je  vendrai  la  deuxième  édition,  aussi 
pas  moins  de  1.500  roubles  (on  le  marchande  déjà).  Mais  de 
Katkov  je  ne  commencerai  à  toucher  de  l'argent  qu'à  par- 
tir du  mois  de  juillet.  Je  vous  en  enverrai  au  mois  de  juil- 
let —  sans  aucun  doute.  Mais  s'il  y  a  la  moindre  possibilité 
de  vous  en  envoyer  avant  (et  ce  serait  très  probable,  car 
les  libraires  demandent  déjà  la  deuxième  édition,  avant 
que  le  roman  soit  terminé)  je  vous  en  enverrai  tout  de 
suite.  Et  je  vous  prierai  de  m' écrire  en  deux  mots  au 
moins  le  chiffre  exact  de  rai  dette  de  l'année  dernière  en 
reichslhalers,  car  j'ai  perdu  mon  {carnet  et  je  me  rappelle 
ma  dette  à  peu  près, mais  pas  au  ju^te.  J'ajouterai  que  j'ai 
encore  plus  de  peine  que  vous  de  ne  pouvoir  vous  rembour- 
ser à  présent.  Certainement,  vous  m'accuserez  ;  pourquoi 


251  COfiRBSPONDA.NCB  0£   UOSTOiEV^KI 

paie-t-ii  les  autres  el  ne  me  paie-l-il  рае  ?  Tout  ce  que  je 
puib  répondre  pour  m'excuecr  —  c'est  que  c'cht  arrivé 
sans  intention.  IIh  sont  près  (Je  moi  et  il»  m'ont  tellement 
serré  (le  près  «jue  je  ii';ti  |i;is  pu  r«'s[tir»'r  ;  j'ai  lunl  iIjk- 
tribué  nial^'é  moi. 

Le  cours  (lu  rouble  a  conuiu  in  с  ù  baiSï^er  p(iur  des  rai- 
sons européennes;  je  ne  délends  pas  Katkov,  et  je  ne  tiens 
pas  plus  que  ça  à  le  défendre,  mais  il  ne  professe  pas  de 
socialisme.  Vous  ne  ;lisez  probablement  (jue  dt^s  articles 
étrangers.  C'est  peu  pour  connaître  l'alTaire.  Ne  viendrez- 
vous  pas  passer  l'été?  Nous  aurions  bien  des  choses  à  nous 
dire.  Ouanl  h  moi,  je  crois  que  je  resterai  h  Saint-Péters- 
bourg, et,  par  conséquent, je  paierai  encore  l.WO  rouble». 
Ne  serait-ce  pas  bien  d'aller  à  Moscou  ou  quelque  pari  к 
la  campagne?  Écrivez  donc.  Tout  à  vous. 

Th.  Dostoïevski. 


A  Apollon  Nicolaîevilch  Maïkov. 

Genève,  le  16  (28)  août  1867. 

Combien  de  temps  ai-je  gardé  le  silence  el  n'ai-je  pas 
répondu  à  votre  précieuse  lettre,  cher  et  inoubliable  ami 
Apollon  Nicolaîevilch.  Je  vous  appelle  mon  ami  inoubliable 
el  je  sens  dans  mon  cœur  que  je  vous  donne  ce  nom  avec 
raison  :  nous  sommes  amis  depuis  si  longtemps  el  nous 
sommes  habitués  l'un  à  l'autre  à  un  tel  point  que  la  vie, 
qui  nous  a  quelquefois  séparés  el  éloignés,  n'a  pu  nous 
éloigner  complètement  l'un  de  l'autre,  et  même  peut-être 
nous  a  définitivement  unis.  Si  vous  écrivez  que  vous  vous 
êtes  aperçu  quelque  peu   de  mon  absence,  combien   plus 
je  me  suis  aperçu  de  la  vôtre  I  En  dehors  de  la  conviction 
confirmée  journellement  de  la  ressemblance  et  de  l'union 
de  nos  idées  et  de  nos  sentiments,  prenez  encore  en  con- 
sidération que,  vous  ayant   perdu,  je  me  suis  trouvé,  de 
plus,    dans  un  pays  étranger,  où  non  seulement  je  n'ai 
trouvé  ni  un  visage  russe,  ni  livres,  ni  pensées  et  soucis 
russes,  mais  même  pas  un  visage  accueillant.   Vraiment, 
je  ne  puis  comprendre  comment  un  Russe  vivant  à  l'étran- 
ger peut   ne   pas  remarquer  et  ne  pas   sentir  cela,  s'il   a 
du  sentiment  et  du   bon  sens.   Il  est  possible  qae,  d'après 


CORHESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  255 

eux,  ces  gens-là  soient  accueillants,  mais  à  nous,  il  nous 
semble  qu'ils  ne  le  sont  pas.  C'est  vraiment  ainsi  !  Et  com- 
ment peut-on  passer  sa  vie  à  l'étranger?  Sans  patrie, — c'est 
une  souffrance,  je  le  jure  !  Aller  y  passer  six  mois,  un  an 
môme,  —  c'est  bien.  Mais  y  aller  comme  moi,  sans  savoir 
du  tout  quand  je  reviendrai,  c'est  très  mauvais  et  très  péni- 
ble. Lidée  seule  est  pénible.  J'ai  besoin  de  la  Russie,  pour 
mon  travail  et  pour  mes  œuvres  (sans  parler  de  l'existence 
en  général),  et  grandement  besoin.  On  devient  comme  un 
poisson  sans  eau  :  on  peid  ses  forces  et  ses  moyens.  Nous 
causerons  de  tout  cela.  J'ai  bien  des  choses  à  vous  dire  et 
à  vous  demander  votre  conseil  et  votre  aide.  Vous  ôtes  le 
seul, avec  lequel  je  puisse  parler  d'ici.  (N.B.  — A  propos: 
lisez  cette  lettre  tout  seul  et  ne  racontez  rien  sur  mes  affai- 
res à  qui  n'a  pas  besoin  de  les  savoir.  Vous  verrez  vous- 
même.)  Encore  un  mot: pourquoi  je  suis  resté  si  longtemps 
sans  vous  écrire  ?  Il  est  au  dessus  de  mes  forces  dt*  vous 
répondre  en  détail.  Je  me  trouvais  trop  peu  stable,  et 
j'attendais  d'être  installé  pour  quelque  temps  au  moins, 
pour  commencer  notre  correspondance.  Je  ne  compte  que 
sur  vous,  sur  vous  seul.  Écrivez-moi  plus  souvent  et  ne 
m'abandonnez  pas.  mon  ami  !  Л  présent,  je  vous  écrirai 
très  souvent  et  régulièrement.  Entamons  donc  une  corres- 
pondance suivie,  pour  l'amour  de  Dieu  l  Cela  me  rempla- 
cera la  Ru?sie  et  cela  me  donnera  des  forces. 

Je  vais  vous  raconter  ces  quatre  mois  tant  bien  que  mal 
et  à  cœur  ouvert. 

Vous  savez  comment  je  suis  parti  etpourquelleM.u^ou^. 
Les  principales  raisons  étaient  deux  :  1"  sauver  non  seu- 
lement ma  santé,  mais  ma  vie  môme.  Les  crises  se  sont 
répétées  chaque  semaine,  et  il  était  insupportable  de  sen- 
tir el  d'avoir  conscience  de  ce  dérangement  nerveux  et 
cérébral. La  raison  commençait  réellement  à  être  ébranlée, 
c'est  la  vérité.  Je  le  sentais  ;  et  le  dérangement  nerveux 
me  donnait  quelquefois  des  moments  de  rage  ;  2"  raison 
ou  circonstance  :  les  créanciers  ne  pouvaient  plus  atten- 
dre, et  au  moment  où  je  partais,  Lalkine  et  Petchalkine 
avaient  fait  valoir  leurs  droits—  un  peu  plus  on  me  prenait. 
Il  est  bon  d'admettre  (et  je  le  dis  sans  figure  et  sans  fanfa- 
ronnade) que  la  prison  pour  dettes  m'aurait  été  très  utile, 
d'un  côté.  L'actualité,    l'étoffe,  une  nouvelle  Maison  des 


256  CORItESPONDANCB  DE    DOSTOÏEVSKI 

Morts  en  ut»  mol  j'aurai»  eu  de  l'étoffe  au  moins  pour4.000 
ou  5.000  roubles,  mais  je  viens  de  me  marier  et,  d'ailleurs, 
aurais-je  mieux  supporté  un  été  suffocant  dann  la  mai- 
son Tarassov?  C'est  une  question  irrésolue.  Mais  s'il 
m'était  impossible  d'écrire  dans  la  maison  Tarassov  avec 
des  crises  plus  violenttîs,  comment  aurais-je  fait  pour 
payer  mes  dettes  ?  La  charge  devenait  énorme.  Je  suis 
parti,  mais  je  portais  la  mort  dans  l'âme.  Je  n'avais  pas 
foi  en  l'étranger,  ou  plutôt,  je  croyais  que  l'influence 
morale  de  l'étranger  serait  très  mauvaise  ;  seul,  sans  pro- 
vision, avec  un  jeune  être,  qui  aspirait  avec  une  joie  naïve 
à  partager  ma  vie  errante  ;  mais  je  voyais  que  dans  cette 
joie  naïve  il  y  avait  beaucoup  d'inexpérience  et  de  chaleur 
primitive,  et  cela  me  troublait  et  me  tourmentait  beau- 
coup. J'avais  peur  qu'Anna  Grigorievna  ne  s'ennuyAt 
seule  avec  moi.  Car  jusqu'à  présent,  nous  sommes  réelle- 
ment seuls.  Je  ne  comptais  раз  sur  moi-môme: mon  carac- 
tère est  maladif,  et  je  prévoyais  qu'elle  souffrirait  avec 
moi. (N.B.  —A  vrai  dire, Anna  Grigorievna  s'est  montrée 
plus  forte  et  d'un  esprit  plus  profond  que  je  ne  l'aurais 
jugé,  et  que  je  n'aurais  compté,  et,  dans  bien  des  occasions 
elle  a  été  mon  ange  gardien  ;  mais  en  môme  temps,  il  y  a 
en  elle  beaucoup  de  traits  enfantins,  propres  à  ses  vingt  ans, 
ce  qui  est  beau  et  naturellement  nécessaire,  mais  à  quoi 
j'ai  à  peine  la  force  et  la  faculté  de  répondre.  Tout  cela 
m'était  venu  à  l'esprit  au  moment  de  mon  départ,  et  quoi- 
que, je  le  répète,  Anna  Grigorievna  se  soit  trouvée  plus 
forte  et  meilleure  que  je  ne  le  croyais,  mais  cependant  je 
ne  suis  pas  encore  tranquille.)  Enfin  nos  modestes  ressour- 
ces m'effrayaient  :  nous  sommes  partis  avec  de  fort  peti- 
tes ressources  et  ayant  emprunté  d'avance  trois  mille  rou- 
bles (!)  à  Katkov.  Il  est  vrai,  j'avais  compté,  aussitôt  arrivé 
à  l'étranger,  me  mettre  au  travail.  Et  qu'est-il  arrivé  ?  Je 
n'ai  rien  ou  presque  rien  fait  encore,  et  je  commence 
à  peine  à  présent  mon  travail  d'une  façon  sérieuse  et  défi- 
nitive. Il  est  vrai  que,  à  propos  de  ce  que  je  n'ai  rien  fait, 
je  suis  encore  en  doute  :  car  j'ai  senti  quelque  peu  et  j'ai 
imaginé  bien  des  choses  ;  mais  il  y  a  fort  peu  de  choses 
écrites,  il  y  a  peu  de  noir  sur  le  blanc,  et  cependant  ce 
n'est  que  le  noir  sur  le  blanc  qui  soit  définitif  ;  car  on  ne 
paye  que  cela. 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  257 

Ayant  vite  quitté  cet  ennuyeux  Berlin  (où  j'ai  passé  une 
journée,  où  ces  ennuyeux  Allemands  ont  réussi  à  ra'éner- 
ver  jusqu'à  la  rage  et  où  je  suis  allé  aux  bains  russes) 
nous  sommes  allés  à  Dresde,  là  nous  avons  loué  un  appar- 
tement et  nous  nous  y  sommes  installés  pour  quelque 
temps. 

L'impression  a  été  très  bizarre.  Je  me  vois  poser  tout  de 
suite  la  question  :  pourquoi  suis  je  à  Dresde,  précisément 
à  Dresde,  et  non  pas  ailleurs,  et  pourquoi  donc  a-t-il  fallu 
tout  quitter  en  un  endroit  et  venir  dans  un  autre  endroit  ? 
La  réponse  se  présentait  clairement  (à  cause  de  ma  santé, 
de  mes  dettes,  etc.).  Mais  ce  qui  a  été  mauvais,  c'est  que 
j'ai  senti  avec  trop  de  netteté  que,  n'imporle  où  que  nous 
vivions,  ce  serait  indifférent  à  Dresde  ou  ailleurs,  je  serai 
partout,  dans  un  pays  étranger,  détaché  de  ma  pairie.  J'avais 
voulu  me  mettre  aussitôt- à  l'ouvrage,  mais  j'ai  senti  que 
je  ne  pouvais  positivement  pas  travailler,  que  l'impression 
était  positivement  différente.  Que  faisais-je  alors  ?  Je 
végétais.  Je  lisais,  j'écrivais  quelque  peu,  je  souffrais  d'en- 
nui, puis  de  la  chaleur.  Les  jours  passaient  monotones. 
Nous  allions  nous  promener  régulièrement  avec  Anna 
après  dîner  dans  le  Grand  Jardin, entendre  de  la  musique 
banale,  ensuite  nous  lisions,  puis  nous  allions  nous  cou- 
cher. J'ai  découvert  dans  le  caractère  d'Anna  Grigorievna 
des  qualités  sérieuses  d'antiquaire  (et  cela  me  paraît  très 
gentil  et  très  amusant).  Pour  elle,  par  exemple,  c'est  toute 
une  occupation  que  d'aller  examiner  quelque  stupide  hôtel 
de  ville,  d'inscrire,  de  le  décrire,  ce  qu'elle  fait  avec  ses 
signes  slénographiques,  et  elle  a  ainsi  rempli  sept  car- 
nets; mais  ce  qui  l'a  occupée  et  ce  qui  l'a  frappée  le  plus, 
c'est  la  galerie,  et  j'en  étais  fort  aise, car  dans  son  âme  trop 
d'impressions  ont  été  évoquées  pour  qu'elle  s'ennuie.  Elle 
allait  tous  les  jours  à  la  galerie.  Combien  nous  avons 
causé  et  parlé  de  tous  nos  amis,  de  Saint-Pétersbourg,  de 
Moscou,  de  vous  et  d'Anna  Ivanovna  ;  c'était  quelque  peu 
triste. 

Je  ne  puis  vous  décrire  mes  pensées.  J'ai  subi  trop  d'im- 
pressions. Je  lisais  les  journaux  russes  et  cela  me  repo- 
sait. J'ai  enfin  senti  que  j'ai  assez  de  réserve  pour  écrire 
un  article  sur  les  rapports  de  la  Russie  avec  l'Europe  et 
les  couches  supérieures  de  la  société  russe.  Mais  n'en  par- 

17 


258  COrtilESPONDANCE    DE    DOgTO'iEVSKI 

Ions  pas  I  Les  Allemands  ra'énervent,  ol  notrn  \u;  russe 
la  vie  de  nos  couches  supôrieuniset  leur  foi  dans  Г1'2игоре 
et  dans  la  civilisation,  ra'énervent  aussi.  L'év6nr;menl  de 
Paris  m'a  horriblement  boulevf^rsé.  Ils  sont  fameux  les  avo- 
cats parisiens  qui  crient:*  Vive  la  Pologne  »  !  Fi,  que  c'est 
vilain,  et  surtout  comme  c'est  bête  î  Je  me  suis  davanla^fe 
pénétré  de  ma  première  idée  :  qu'il  nous  est  en  partie 
avantageux  que  l'Europe  ne  nous  connaisse  pas  ou  bien 
nous  connaisse  à  notre  désavantage.  Kt  les  détails  du  pro- 
cès de  Berezowsky  !  Que  de  vile  bureaucratie  I  mais  l'im- 
portant, l'important  est  que  l'on  se  demande  comment  il» 
n'ont  pas  tout  divulgué,  comment  tout  se  tient  encore  À  la 
môme  place  ;  îi  la  même  place  ! 

La  Russie  nous  parait  ici  plus  en  relief.  C'est  un    fait 
remarquable  que  le  peuple  ait  présenté  une  maturité  inat- 
tendue et  une  compétence  pareille  à  l'occasion  de  l'inau- 
guration de  nos  réformes  (quand  on  ne  considérerait  que 
les  réformes  judiciaires),  et  en  môm«»,  temps  la  nouvelle  du 
commerçant  de  1"  classe  qui  a   été   frappé  de  verges    à 
Orenbourg  par  le  maître   de  police.  On   ne  sent  qu'une 
chose  :  que  le  peuple  russe,  grâce  à  son  bienfaiteur  et  à 
ses  réformes,  s'est  enfln  placé  dans  une  situation  telle  que, 
bon  gré  mal  gré,  il  s'habituera  aux  affaires,  à  s'observer 
soi-même,  et  c'est  là  le  principal.  Je  vous  le  jure  que  c'est 
à  présent  une  époque  de  transformations  et  de  réformes  peut- 
être  plus  importante  que  l'époque  de  Pierre  le  Grand.  Que 
deviennent  les  routes  ?  Il  faudrait  se  diriger  vers  le  Midi, 
aussi  vite  que  possible,  c'est  important.  Et   puis  alors  une 
justice  équitable  partout,  quelle  grande  rénovation  !  (Ici 
on  pense  à  tout  cela,  on  en  rêve,  tout  cela  fait  battre  le 
cœur.)  Ici  je  n'ai  rencontré  presque  personne,  mais  il  est 
impossible  de  ne  pas  rencontrer  quelqu'un  par  hasard.  En 
Allemagne,  j'avais  trouvé  un  Russe,  qui  demeure  toujours 
à  l'étranger,  mais  qui  va  chaque  année  en  Russie  passer 
environ  trois   semaines,  afin  de  recevoir  ses   revenus  et 
revient  en  Allemagne,  où  il  a  une  femme  et  des    enfants 
qui  sont   devenus   complètement  Allemands.    Je    lui   ai 
demandé,  entre   autres,  dans   quel    but  il  s'est  expatrié. 
Il  m'a  répondu  textuellement  (avec  une  impudence  irritée)  : 
—  Ici,  c'est  la  civilisation,  chez  nous  la  barbarie.  Et  pu  is, 
ici,  il  n'y  a  pas  de  nationalité  ;  hier  j'étais  en  chemin  de 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  259 

fer  et  je  ne  pouvais  recoanaître  un  Français  d'un  Anglais 
ou  d'un  Allemand. 

—  Alors,  c'est  le  progrès  à  votre  avis  ? 

—  Mais  oui,  certainement. 

— •  Mais  savez-vous  que  c'est  tout  à  fait  faux?  Le  Fran- 
çais est  avant  tout  Français  et  l'Anglais  Anglais,  et  leur 
but  suprême  est  de  rester  eux-mêmes.  Bion  plus,  c'est  là 
qu'est  leur  force. 

—  C'est  complètement  différent.  La  civiii-^auon  doit  tout 
égaliser,  et  nous  ne  serons  heureuTC  que  quand  nous  aurons 
oublié  que  nous  sommes  Russes  ;  quand  chacun  ressem- 
blera aux  autres.  N'allons-nous  pas  écouter  Katkov? 

—  Vous  n'aimez  donc  pas  Katkov? 

—  C'est  un  lâche. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  n'aime  pas  les  Polonais. 

—  Lisez-vous  sa  revue  ? 

—  Non,  je  ne  la  lis  jamais. 

Je  rapporte  cette  conversation  textuellement.  Cet  homme 
appartient  aux  jeunes  progressistes,  mais  d'ailleurs  il  paraît 
se  tenir  éloigné  de  tous.  C'est  étonnant  comme  ils  se  trans- 
forment tous  à  l'étranger  en  une  espèce  de  roquets  har- 
gneux et  méprisants 

Il  m'a  déclaré  qu'il  était 

complètement  athée.  Mais,  mon  Dieu  :  le  déisme  nous  a 
donné  le  Christ,  c'est-à-dire  une  idée  si  élevée  de  l'homme 
qu'on  ne  peut  la  concevoir  sans  vénération,  et  qu'il  est 
impossible  de  ne  pas  croire  que  c'est  l'éternel  idéal  de  l'hu  - 
manité.  Et  alors,  eux,  que  nous  ont-ils  présenté  !  Au  lieu 
de  la  beauté  divine  supérieure,  dont  ils  se  moquent,  ils 
sont  tous  si  vilement  ambitieux,  si  honteusement  irritables , 
si  futilement  vaniteux,  qu'il  est  simplement  incompréhen  - 
sible  de  savoir  ce  qu'ils  espèrent  et  qui  les  suivra.  Il  a  dit 
du  mal  de  la  Russie  et  des  Russes  d'une  façon  monstrueuse, 
horrible.  Mais  voilà  ce  que  j'ai  remarqué  :  tous  ces  petits 
libéraux  et  progressistes,  qui  appartiennent  principalement 
à  l'école  de  Bélinski,  trouvent  leur  meilleur  plaisir  et  leur 
meilleure  satisfaction  à  dire  du  mal  de  la  Russie.  La  seule 
différence  consiste  en  ce  que  les  adeptes  disent  simple- 
ment du  mal  de  la  Russie  et  la  voudraient  sincèrement  à 
tous  les  diables  (surtout  à  tous  les  diables  !),  tandis   que 


260  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

les  autres  ajoulrnl  (ju't/*  aiment  lu  Husnie.  Et  cependant, 
non  soulomeni  tout  ce  qui  est  propre  à  lu  Hussie  leur  est 
détestable,  au  point  qu'ils  le  renient  et  se  font  une  joie  de 
le  tourner  en  ridicule;  mais  encore,  si  on  leur  présentait 
réellement  un  fait  qu'on  ne  saurait  réfuter  ou  défigurer 
par  la  caricature,  et  qui  les  forcerait  à  en  convenir,  il  rae 
semble  qu'ils  seraient  malheureux  jusqu'à  la  torture,  jus- 
qu'à la  souffrance,  jusqu'au  désespoir. 

2)  J'ai  remarqué  que  (pareils  à  tous  ceux  qui  sont  absente 
de  la  Russie  depuis  longtemps)  ils  ignorent  totalement  les 
faits  (malgré  qu'ils  lisent  les  journaux)  et  ils  ont  perdu  si 
grossièrement  toute  conception  de  la  Russie, qu'ils  ne  peu- 
vent comprendre  des  faits  si  ordinaires  que  notre  nihiliste 
russe  lui-même  ne  saurait  nier  et  ne  fait  que  tourner  en 
ridicule  à  sa  façon.  Entre  autres  il  me  disait  que  nous  de- 
vrions être  h  plat  ventre  devant  les  Allemands,  qu'il  n'y  a 
qu'une  seule  route  commune  et  inévitable  qui  est  la  civili- 
sation et  que  toutes  les  tentatives  du  russisisme  pour  con- 
quérir l'indépendance  aboutissent  à  la  bêtise  et  à  la  vilenie. 

Enfin,  l'ennui  nous  a  pris  à  Dresde,  moi  et  Anna  Gri- 
gorievna.  Et  surtout  les  faits  suivants:  l)  d'après  les  lettres 
que  Paul  m'a  expédiées  (il  nq  m'a  écrit  qu'une  fois)  il  paraît 
que  les  créanciers  ont  fait  valoir  leurs  droits  (il  est  donc 
impossible  de  revenir  en  Russie  avant  d'avoir  payé).  2)  Ma 
femme  s'est  trouvée  enceinte  (Ceci,  je  vous  prie,  entre 
nous;  les  neuf  mois  seront  terminés  au  mois  de  février,  il 
sera  donc  d'autant  plus  impossible  de  revenir).  3)  La  ques- 
tion se  pose  :  que  deviendront  mes  Pétersbourgeois,  Emi- 
lie Fédorovna,  Paul  et  quelques  autres  ?  De  l'argent,  de 
l'argent,  et  il  en  manque  !  4)  Si  l'on  doit  passer  l'hiver, 
il  faut  aller  quelque  part  dans  le  Midi.  D'ailleurs,  j'aurais 
voulu  montrer  bien  des  choses  à  Anna  Grigorievna,  la  dis- 
traire, voyager  avec  elle.  Nous  avons  décidé  de  passer  l'hi- 
ver quelque  part  en  Suisse  ou  en  Italie.  Mais  pas  d'argent. 
Celui  que  nous  avions  apporté  a  été  déjà  dépensé.  J'ai  écrit 
à  Katkov,  j'ai  dépeint  la  situation  et  j'ai  demandé  encore 
500  roubles  d'avance.  Qu'en  pensez-vous  :  il  me  les  a 
envoyés  !  Quel  excellent  homme  I  C'est  un  homme  de  cœur  ! 
Nous  sommes  allés  en  Suisse.  Mais  ici  je  vais  vous  décrire 
mes  vilenies  et  mes  hontes. 


CORRESHONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  261 

Mon  cher  Apollon  Nicolaïevitchje  sens  que  je  puis  vous 
considérer  comme  mon  juge.  Vous  êtes  un  homme  de  cœur 
ce  dont  vous  m'avez  persuadé  depuis  longtemps,  et  enfin 
j'ai  toujours  apprécié  vos  jugements.  Je  ne  souffre  pas  de 
me  confessera  vous.  Mais  j'écris  pour  vous  seul.  Ne  m'aban- 
donnez pas  au  jugement  des  hommes. 

Me  trouvant  tout  près  de  Bade,  j'ai  eu  l'idée  d'y  passer. 
Une  pensée  séduisante  m'obsédait  :  sacriBer  10  louis  et 
gagner  peut-être  2.000  francs  de  plus,  ce  serait  la  vie  pour 
quatre  mois,  tous  ensemble,  avec  les  Pétersbourgeois.  Le 
plus  fort,  c'est  qu'il  m'était  déjà  arrivé  de  gagner.  Et  le 
pire,  c'est  que  ma  nature  est  Idche  et  trop  passionnée.  En 
tout  et  pour  tout  je  dépasse  la  dernière  limite  ;  toute  ma  vie 
j'ai  dépassé  la  mesure. 

Le  démon  m'a  aussitôt  joué  un  tour  :  en  trois  jours  j'ai 
gagné  4.000  francs  avec  une  facilité  extraordinaire.  Main- 
tenant je  vais  vous  faire  comprendre  comment  tout  cela 
s'est  présenté  à  mon  esprit.  D'un  côté  ce  gain  facile  :  de 
iOO  francs  en  trois  jours  j'ai  fait  4.000,  d'un  autre  côté, 
les  dettes,  les  poursuites  des  créanciers,  les  soucis,  l'im- 
possibilité de  revenir  en  Russie.  Enfin,  troisièmement,  le 
plus  important,  le  jeu  lui-môme.  Savez-vous,  comme  cela 
vous  entraîne?  Non,  je  vous  jure,  ce  n'est  pas  l'intérêt  seul, 
quoiqu'il  me  faille  avant  tout  l'argent  pour  l'argent  1  Anna 
Grigorievna  me  suppliait  de  me  contenter  des  4.000  francs 
et  de  partir  tout  de  suite.  Mais  il  y  a  une  possibilité  si 
facile  et  si  possible  de  remédier  à  tout.  Et  les  exemples  ? 
En  dehors  de  son  gain  personnel,  on  voit  tous  les  jours 
comme  les  autres  gagnent  20.000,  30.000  francs  (on  ne 
voit  pas  ceux  qui  perdent).  Est-ce  que  ce  sont  des  saints  ? 
L'argent  m'est  plus  nécessaire  qu'à  eux.  J'ai  risqué  davan- 
tage et  j'ai  perdu.  Je  me  suis  rais  à  perdre  mes  der- 
nières ressources,  m'irritant  jusqu'à  la  fièvre.  J'ai  perdu. 
J'ai  engagé  mes  vêtements,  Anna  Grigorievna  a  engagé 
tout  ce  qui  était  à  elle,  ses  derniers  bibelots.  (Quel  ange  ! 
Comme  elle  me  consolait,  comme  elle  s'ennuyait  dans  ce 
maudit  Bade,  dans  nos  deux  chambrettes  au-dessus  de  la 
forge,  oîi  nous  durais  nous  transporter  !)  Enfin,  il  suffit, 
tout  a  été  perdu  (Oh,  combien  ces  Allemands  sont  vils;  ils 
sont  tous  sans  exception  des  usuriers,  des  coquins  et  des 
fripons  !  Le  propriétaire,  ayant  compris  que  nous  ne  pou- 
vions aller  nulle  part,  en  attendant,  jusqu'à  ce  que  nous 


262  CORBE8PONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

abolis  rc«.u  <Jf'  l'orgoiil,  a  iiunmeiité  ses  prix  !)  Fnfin,  il  fal 
lait  nous  Bouver,  quiltor  Bade.  J'ai  encore  écrit  àKalkov,  je 
lui  ai  encore  demandé  500  roubles  (sans  parler  de  la  situa- 
tion, mais  la  lettre  venait  de  Bade,  il  a  dû  comprendre 
quelque  chose).  Eh  bien,  monsieur,  il  nous  les  a  envoyés  1 
Il  a  envoyé  1  Et  maintenant  j'ai  pris  (f  avance  4.000  roubles 
du  liousski  Vietlnik. 

Mais  cependant,  voilà  de  quoi  il  s'agit: de  ces  500,  ptos 
de  la  moitié  a  servi  h  payer  les  intérêts  et  le  second  enga- 
gement de  nos  meubles  à  Saint-Pétersbourg,  ce  qui  a  été 
fait  par  la  mère  d'Anna  Grigorievna.  Sur  ma  demande, 
on  a  envoyé  à  son  nom  l'argent  de  la  rédaction  du  Лоо*- 
ski  Viestnik.  Ensuite,  100  roubles  ont  servi  à  payer  les 
dettes  à  Bade  et  nous  attendons  encore  50  roubles  (que 
la  mère  d'Anna  Grigorievna  doit  nous  envoyer,  des  mêmes 
500  roubles.  C'est  ce  qui  nous  reste  à  recevoir),  et  enfin  il 
nous  est  resté  environ  200  francs  pour  aller  à  Genève,  (pour^ 
quoi  à  Genève?  Je  n'en  sais  rien  ;  qu'importe?)  Nous  voici 
donc  à  Genève,  nous  avons  loué  une  chambre  garnie  chez 
deux  vieilles,  et  maintenant,  c'est-à-dire  le  quatrième  jour, 
nous  avons  pour  tout  capital  18  francs.  En  dehors  des 
50  roubles,  que  nous  attendons  un  de  ces  jours  d'Anna 
Nicolaïevna,  pendant  deux]  mois  environ  nous  n'avons  en 
vue  de  rien  recevoir. 

Mais  pour  en  finir  avec  Bade  :  nous  avons  souffert  à 
Bade,  dans  cet  enfer,  sept  semaines.  Tout  au  commence- 
ment, dès  mon  arrivée  à  Bade,  le  lendemain  j'ai  rencon- 
tré à  la  gare  N.  N...  Comme  N.  N...  était  intimidé  par  moi 
au  commencement  I  II  perdait  aussi.  Mais  comme  il  s'est 
trouvé  qu'il  est  impossible  de  se  cacher,  et  que  d'ailleurs 
je  jouais  moi-même  avec  une  franchise  brutale,  il  a  cessé 
de  se  cacher  de  moi.  Il  jouait  avec  une  ardeur  fiévreuse, 
il  a  joué  pendant  quinze  jours,  qu'il  a  passés  à  Bade,  et 
je  crois  qu'il  a  beaucoup  perdu.  Mais  je  lui  suis  bien 
reconnaissent,  à  ce  brave  homme  ;  quand  j'ai  eu  tout 
perdu  (et  il  avait  vu  dans  mes  mains  beaucoup  d'or),  il 
m'a  prêté,  sur  ma  demande,  60  francs.  11  a  dû  me  blâmer 
affreusement  :  «  Pourquoi  avais-je  perdu  tout  au  lieu  de 
ne  perdre  que  la  moitié  comme  lui  ?  > 

Maintenant,  mon  ami,  écoutez  quelles  sont  mes  inten- 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  263 

lions.  Certes,  j'ai   agi  vilement  de  jouer.  Mais,  relative- 
ment, j'ai  perdu  peu  de  mon  propre  argent.  Néanmoins, 
cet    argent  pourrait  me  suffire  pour  environ  deux  mois, 
quatre  même,  d'après  notre  façon  de  vivre.  Je  vous  l'ai 
déjà  dit  :  je  n'ai  pu  résister  au  gain.  Si  j*avais  perdu  au 
commencement  les   10  louis  que  je  m'étais  fixés,  j'aurais 
aussitôt  tout   quitté  et  je   serais  parti.  Mais  le  gain  de 
4.000  francs  m'a  perdu.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  ré^    *^ 
à  la  tentation  de  gagner  davantage  (quand  cela  se  f;. 
si  facilement)  et   de   sortir  d'un  seul  coup  de  toutes  ces 
difficultés,  d'assurer  l'existence   pendant  (juelque  temps, 
pour  moi  et  tous  les  miens  :  Emilie  Fédorovna,  Paul,  etc. 
D'ailleurs,  tout  cela  ne  saurait   nullement  me  justifier, 
car  je  n'étais  pas  seul.  J'étais  avec  un  être  jeune,  bon  et 
charmant,  qui  a  une  pleine  confiance  en  moi,  dont  je  suis 
le  défenseur  et  le  protecteur,  et  par  conséquent  que  je 
ne  dois   pas  perdre  et  je  ne  dois  pas  risquer  ainsi  toutes 
mes  ressources,  si  peu  que  cela  soit.  L'avenir  me  parait 
bien  effrayant  ;  surtout,  il  m'est  impossible  de  revenir  en 
Russie,  d'après  les  raisons  que  j'ai  citées,  et  le  plus  terri- 
ble est  de  se  demander  :  que  deviendront  ceux  qui  dépen- 
dent de  mon  aide  ?  Toutes  ces   pensées  me   tuent.  Mais 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  plus  tôt  ou  plus  tard,  il  faut 
sortir     de   celte  situation.  Je  ne  puis  compter,  certaine- 
ment, que  sur  mes  propres  forces,  car  je  n'ai  rien  autre 
en  vue. 

En  t865,  quand  je  revenais  de  Wiesbaden,au  mois  d'octo- 
bre, j'ai  pu  engager  les  créanciers  à  patienter  un  peu,  je 
me  suis  concentré  en  moi-même  et  je  me  suis  mis  au  tra- 
vail. J'ai  réussi,  et  les  créanciers  ont  reçu  pas  mal  de  cho- 
ses. Maintenant,  je  suis  venu  à  Genève  avec  des  idées 
dans  la  lôte.  J'ai  un  roman,  et  si  Dieu  me  vient  en  aide, 
il  pourrait  en  résulter  une  œuvre  assez  volumineuse  et  qui 
ne  serait  pas  mal.  Je  l'aime  beaucoup  et  j'écrirai  avec 
délice  et  anxiété. 

Kalkov  m'a  dit  lui-même,  en  avril, qu'ils  auraient  voulu 

et   que  ce  serait  préférable  de  commencer   la   publication 

de  mon  roman   dès  janvier    1868.  11  en  sera  donc  ainsi, 

quoique  je  commencerai  à  envoyer  plus  tôt  mon  roman 

par  fragments. 

Quoique  ici  il  n'y  ait  pas  de  créanciers,  ma  situation  est 


264  COIUlESrONDANCE    DE    UOSTOÏBVKKl 

pire  qu'on  1805.  Paul,  Emilie  Fédorovna  élaienl  dans  mes 
pensées,  et  puis  j'étais  seul.  Il  est  vrai  qu'Anna  Grigo- 
rievna  est  un  ango,  cl  si  vous  saviez  ce  qu'elle  est  pour 
moi  à  présent  l  Je  l'aime,  et  elle  dit  qu'elle  est  heureuse, 
heureuse  complètement,  et  qu'elle  se  contente  parfaite- 
ment  d'être  seule  avec  moi,  dans  une  pièce  unique. 

Bien.  J'aurai  donc,  maintenant,  six  mois  de  travail 
incessant.  Mais  à  ce  moment,  ma  femme  devra  accoucher. 
Genève  est  une  bonne  ville  :  il  y  a  des  médecins,  et  puie, 
on  y  parle  français.  Mais  le  climat  est  mauvais,  sombre  ; 
l'automne  et  l'hiver  sont  abominables.  Il  est  possible,  si 
nous  en  avons  les  moyens,  que  dans  environ  deux  mois  et 
demi  nous  allions  en  Italie.  En  général,  il  faudrait  passer 
l'hiver  en  Italie  ou  à  Paris,  Mais  je  ne  sais.en  général,  où 
c'est  plus  avantageux  et  plus  commode.  Et  peut-ôlre  res- 
terons-nous à  Genève  tout  simplement  jusqu'au  prin- 
temps. 

Au  point  de  vue  financier,  je  calcule  ainsi  :  si  l'on 
publie  le  roman,  Katkov  ne  refusera  pas  de  donner  encore 
à  l'avance,  dans  le  courant  de  l'année  prochaine,  environ 
trois  mille  roubles.  Il  y  aura,  alors,  pour  nous,  pour  Paul 
et  Emilie  Fédorovna,  et  même  un  peu  pour  les  créanciers, 
pour  les  encourager.  Quant  au  roman,  on  peut  le  vendre 
ou  en  promettre  la  vente  en  seconde  édition,  vers  le  milieu 
de  l'année. 

Je  n'ai  que  vous,  mon  cher  ami,  ma  providence.  Ne  refu- 
sez pas  de  m'aider  dans  l'avenir.  Car  je  veux  vous  supplier 
de  prendre  part  à  toutes  mes  afTaires,  petites  et  grandes. 

L'idée,  l'idée  fondamentale  de  tous  ces  calculs  vous 
paraît  déjà  évidente,  probablement  :  bien  entendu,  tout 
cela  ne  peut  se  réaliser  et  donner  des  résultats,  qu'à  une 
seule  condition  :  c'est  que  le  roman  soit  bien.  Il  faut  donc 
s'en  occuper  maintenant  de  toutes  ses  forces.  Ah,  mon 
ami,  il  est  pénible,  bien  pénible  d'avoir  conçu  cette  pensée 
téméraire,  il  y  a  trois  ans,  que  je  paierai  toutes  ces  dettes, 
et  donner  bêtement  -toutes  ces  lettres  de  change  !  Où 
prendrai-je  la  santé  et  l'énergie  nécessaires  !  Et  si  Гех- 
périence  a  déjà  montré  que  le  succès  est  possible,  à  quelle 
condition  l'obtiendrai-je  ?  A  une  seule,  que  chacune  de 
mes  œuvres  soit  assez  réussie  pour  éveiller  un  grand  inté- 
rêt chez  le  lecteur;  autrement,  tout  serait  perdu.  Mais  est- 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  265 

ce  que  c'est  possible,  est-ce  que  cela  peut  entrer  dans  un 
calcul  arithmétique  ? 

Maintenant,  je  vous  dis  mon  dernier  mol.  Écoutez, 
réfléchissez  et  aidez-moi  1 

Nous  avons  en  ce  moment  18  francs.  Domain  ou  après- 
demain  viendront  50  roubles  de  la  part  de  la  mère  d'Anna 
Grigorievna,  qu'elle  doit  nous  envoyer  comme  dernier 
reste  de  l'argent  de  Katkov.  Et  voilà  tout  ;  voilà  toutes  nos 
ressources,  jusqu'au  nouvel  envoi  de  Katkov.  (La  mère 
d'Anna  Grigorievna  est  justement  en  ce  moment  dans  une 
telle  situation  qu'elle  ne  peut  nous  donner  un  seul 
kopek.) 

Mais  demander  à  Katkov,  maintenant,  c'est  absolument 
impossible.  Dans  deux  mois,  ce  sera  autre  chose  :  je  lui 
enverrai  alors  pour  une  quinzaine  de  cents  roubles  du 
roman  et  je  lui  dépeindrai  ma  situation.  Il  comptera 
1.000  roubles  pour  rembourser  ma  dette,  et  m'en  enverra 
500,  J'y  compte  absolument  :  il  est  bon  et  généreux. 

Mais  comment  passer  ces  deux  mois  de  travail?  Ne  me 
jugez  pas  et  soyez  тэп  ange  gardien  !  Je  sais,  Apollon 
Nicûlaïevitch,  que  vous-même  n'avez  pas  trop  d'argent. 
Je  ne  me  serais  jamais  adressé  à  vous  pour  vous  deman- 
der un  secours.  Mais  je  me  noie,  je  me  noie  tout  à  fait. 
Dans  deux  ou  trois  semaines  je  serai  tout  à  fait  sans  le 
sou,  et  celui  qui  se  noie  tend  la  main,  sans  faire  appel  à 
sa  raison.  C'est  ainsi  que  je  le  fais.  Je  sais  que  vous  ôtes 
bien  disposé  envers  moi  ;  mais  je  sais  aussi  qu'il  vous  est 
presque  impossible  de  m'aider.  Et  malgré  cela,  le  sachant, 
je  vous  demande  votre  aide,  car  excepté  vous,  je  n'ai  per~ 
sonne  et  si  vous  ne  m'aidez  pas,  je  suis  perdu,  complète- 
ment perdu  ! 

Voici  ce  que  je  demande  : 

Je  vous  demande  150  roubles.  Envoyez-les-moi  à  Genève, 
poste  restante.  Dans  deux  mois,  la  rédaction  de  Rousski 
Viestnik  vous  renverra  500  roubles  à  mon  nom.  Je  prie- 
rai moi-môme  que  l'on  fasse  ainsi.  Et  il  n'y  a  ancan  doute 
qu'on  vous  les  envoie,  pourvu  que  je  leur  envoie  le  roman. 
Et  je  l'enverrai.  Ceci  aussi  est  hors  de  doute. 

Ainsi,  je  vous  les  demande  pour  deux  mois.  Mon  ami, 
sauvez-moi  !  Je  vous  vouerai  une  éternelle  affection  et  une 
sincère  amitié.  Si  vous  n'avez  pas,  empruntez  à  quelqu'un 


266  CORnESI>ONDANCB   DE   DOeTOÏEVSKI 

pour  moi.   Panlonnc'z-moi  de  vous  écrire  ainsi  :  maie  je 
suis  sur  le  point  de  mr  noyer  1 

Depuis  le  mois  de  seplembrr,  Paul  sera  sans  argent 
(sans  parler  d'Emilie  Fédorovna  1)  et  par  conséquent  don- 
nez-lui 'if)  roubles  de  ces  150  «4  diU'S-lui  qu'il  se  gêne  un 
peu  et  qu'il  se  restreigne  environ  deux  mois.  Ensuite,  je 
vous  écrirai  combien  il  faudra  lui  donner  des  500  roubles 
de  Katkov.  Pour  cela,  j'ai  l'intenlion  de  prier  la  rédaction 
du  /inusski  \'ie$tnik  d'envoyer  l'argent  d'avance  à  voire 
nom,  car  je  vous  supplie  d'être  pour  quelque  temps  mon 
aide  dans  mes  petites  affaires  de  Sainl-Pétcrsbourg,  c'est- 
à-dire  que  je  ferai  par  vous  quelques  paiements  et  quel- 
ques règlements.  Ne  vous  inquiétez  pas,  il  n'y  aura  rien 
ici  qui  puisse  vous  mettre  dans  une  situation  er/utroyoe.  Je 
vous  demande  seulement  de  vous  intéresser  amicalement, 
je  vous  en  supplie,  car  je  n'ai  personne,  personne  à  Saint- 
Pétersbourg,  excepté  vous,  sur  qui  je  puisse  compter! 

Je  vous  prie  aussi  de  m'écrire  au  plus  vite.  Ne  m'aban- 
donnez pas!  Dieu  vous  récompensera. 

Dites  à  Paul  qu'il  m'écrive  ici,  à  Genève,  à  propos  de 

tout  ce  qui  se  passe  avec  lui,  et  s'il  a  des  lettres  pour  moi, 

qu'il  me  les  envoie,  comme  la  dernière  fois.  Je  n'ai  reçu 

de  lui  depuis  tout  ce  te^nps  qu'une  seule  lettre  :  cela  m'est 

très  pénible. 

Mon  adresse  :  M.  Théodore  Dostoïevski,  Suisse,  Genève, 
poste  restante. 

Donnez-moi  aussi  votre  adresse.  Comme  je  ne  connais 
pas  votre  maison,  j'envoie  cette  lettre  par  Anna  Nicolaïevna 
Snilkine  (la  mère  d'Anna  Grigorievna),  elle  vous  la  re- 
mettra. 

Bans  tous  les  cas,  je  vous  prie  instamment,  écrivez-moi, 
mon  cher  ami,  aussi  vite  que  possible  et  donnez-moi  le 
plus  de  nouvelles  sur  tous  les  nôtres,  ce  qui  se  passe,  ce 
qui  doit  se  faire,  ce  que  vous  faites  vous-même.  En  un 
mot,  ne  refusez  pas  une  goutte  d'eau  à  une  âme  qui  se 
dessèche  dans  le  désert.  Pour  l'amour  de  Dieu  1 

Nos  salutations  à  tous,  à  vos  parents  et  à  Anna  Iva- 
novna.  A  elle  surtout  et  surtout  de  la  part  d'Anna  Grigo- 
rievna. Comme. nous  pensons  à  vous,  comme  nous  parlons 
de  vous! 

Quand  nous  reverrons-nous  ? 


COKRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  267 

Donnez-moi  donc  quelques  conseils.  Dites-moi  quel  est 
votre  avis  sur  notre  situation.  Et  puis,  n'avez-vous  rien 
entendu  direà  propos  de  mes  affaires  de  Saint-I^étersbourg, 
quand  ce  ne  serait  que  par  Paul  ? 

Dans  ma  prochaine  lettre,  je  vous  écrirai  à  propos  d'au- 
tre chose. 

A  Genève  je  suis  tout  à  fait  isolé  et  je  n'ai  vu  personne 
de  russe.  «  Ni  un  son  russe,  ni  un  visage  russe.  > 

Adieu,  je  vous  embrasse  bien  fort,  bien  fort. Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

Au  même. 
Genève,  15  septembre  1867. 

Pardonnez-moi,  très  cher  Apollon  Nicolaïevitch,  d'avoir 
tant  tardé  à  vous  répondre,  surtout  à  votre  lettie,  dans 
laquelle  vous  m'avez  envoyé  de  l'argent.  C'est  que  je  viens 
de  finir  ce  maudit  article  :  «  Comment  j'ai  connu  Bé- 
linski.  »  Je  ne  pouvais  ni  remettre  ni  tarder.  Et  cependant, 
je  l'avais  écrit  cet  été,  mais  il  m'avait  tellement  tourmenté 
et  il  était  à  un  tel  point  difficile  à  écrire,  que  je  l'ai  traîné 
jusqu'à  présent  et  enfin  je  l'ai  terminé  en  grinçant  des 
dents.  C'est  que  j'ai  eu  la  bêtise  de  me  charger  d'un  pareil 
article.  Aussitôt  que  j'ai  commencé  à  l'écrire,  j'ai  vu 
qu'il  m'était  impossible  de  l'écrire  de  façon  à  être  accepté 
par  la  censure  (car  je  voulais  écrire  tout).  Dix  feuilles  de 
roman  sont  plus  faciles  à  écrire  que  ces  deux  feuilles  !  Il 
en  est  résulté  que  j'ai  écrit  ce  maudit  article,  en  comp- 
tant tout,  au  moins  cinq  fois,  et  puis  je  barrais  tout  et  je 
modifiais  ce  que  j'avais  écrit.  Enfin,  j'ai  achevé  mon  arti- 
cle tant  bien  que  mal,  mais  il  est  si  mauvais  que  cela  me 
tourne  le  cœur.  ComI)ien  de  faits  précieux  j'ai  été  forcé  de 
supprimer  !  Comme  il  fallait  s'y  attendre,  il  ne  m'est  resté 
que  le  plus  mauvais,  la  médiocrité.  Abominable  ! 

Cet  article  m'a  été  payé  d'avance  par  Babikov  et  encore 
quelqu'un.  Pendant  mon  séjour  à  Moscou,  en  avril,  j'avais 
demandé  un  délai  à  Babikov  (bien  entendu,  pas  pour  cinq 
mois,  quoique  le  terme  ne  fût  pas  désigné  définitivement). 
Ils  voulaient  publier  leur  almanach  en  septembre  ou  en 
octobre  (on  avait  calculé  ainsi  en  avril,  cela  veut  dire  que 


268  t.oliHESPONOANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

le  livre  ne  paraîtra  рам  avant  le  jour  do  l'An).  Ainsi  donc  . 
mieux  vaut  tanJ  que  jamais. 

Mon  cher  ami, aidez-moi  IFaitea-moi  cette  grAce,  accor- 
dez-moi ceci  : 

Mon  cher  ami,  envoyez  mon  article  à  Babikov,  à  Moscou, 
en  môme  temp^^  que  la  lettre  que  j'inclus  sans  la  cacheter. 
Babikov  est  à  Moscou,  à  l'hôtel  de  Rome.  J'aurai  pu  lui 
envoyer  directement.  Mais  si  tout  d'un  coup  il  n'était  plus 
au  «  Home  »?  Voilà  pourquoi  je  vous  prie  d'être  mon  bien- 
faiteur. Faites  donc  ainsi  :  écrivez  trois  lignes  h  Babikov  à 
l'hôtel  de  Rome  et  ajoutez-y  ma  lettre  sans   l  article  et 
envoyez  cela.  Quant  à  Parlicle  (si   vous  trouvez  possible 
d'agir  ainsi)  envoyez-le  parle  même  courrier  au  boulevard 
Strastnoï,  dans  le  magasin  de  Soloviev,  ci-devant  Bazou- 
nov,  avec  deux  lignes  pour  Soloviev  afin  de  lui  expliquer 
que  cet  article  doit  être  transmis  à  Constantin  Ivanovitch 
Babikov  (ce  que  l'on  peut  mettre  sur  le  paquet);  et  avec  la 
prière    adressée  à    Soloviev,  que  si  Babikov  n'est  pas  à 
«  Rome  »  et  si  Soloviev  sait  où  il  est,  de  le  lui  (à  Babikov) 
envoyer.  Faites  cela,  pour  l'amour  de  Dieu.  Ma  conscience 
n'est  pas  tranquille  à  propos  de  cet  article,  et  je  ne  sais  que 
faire.  Aidez-moi,  mon  bon  ami,  et  pardonnez-moi  de  vous 
tourmenter  avec  mes  commissions. 

Lisez  la  lettre  à  Babikov,  et  si  vous  voulez,  lisez  aussi 
l'article  !  Et  l'ayant  lu  (si  vous  le  lisez),  écrivez-moi  fran- 
chement votre  avis.  Pourvu  que  cela  ne  soit  pas  trop 
mal  ! 

J'avais  pensé  plusieurs  fois  à  terminer  cet  article  en  trois 
jours,  et  figurez-vous,  aussitôt  que  je  suis  allé  à  Genève, 
les  crises  ont  commencé  —  et  quelles  crises  !  —  comme  à 
Saint-Pétersbourg.  Tous  les  dix  jours  une  et  puis  pendant 
cinq  jours  j'aide  la  peine  à  revenir  à  moi.  Je  suis  un  homme 
perdu!  Le  climat  de  Genève  est  abominable  et  en  ce 
moment,  depuis  quatre  jours,  nous  avons  un  ouragan, 
comme  à  Pétersbourg  il  en  arrive  à  peine  une  fois  par  an. 
Et  un  froid  terrible!  Avant  il  faisait  bon.  Voilà  pourquoi  le 
travail,  les  lettres,  tout  a  traîné  ces  derniers  temps... 

Vos  125  roubles  nous  ont  littéralement  sauvés.  Je  vais 
souffler  un  peu  et  me  remettre  à  mon  roman.  Écrivez-moi, 
je  vous  prie.  Nous  sommes  si  isolés  avec  Anna,  que  les 
lettres  sont  pour  nous  une  manne  céleste,  d'autant  plus 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  269 

quand  c'est  vous  qui  les  écrivez.  Nous  les  relisons  jusqu'à 
cinq  fois. 

Il  y  a  ici  des  journaux  russes  ;  je  lis  le  Goloss,  Moscovskia 
et  Peterbourgskla  Viédomosti.  C'est  une  chance.  Car  on 
s'ennuie  terriblement  ici;  mais  que  faire  ?  il  faut  écrire. 

Vous  ai-je  parlé  du  Congrès  de  la  paix  qui  a  lieu  ici  ?  Je 
n'ai  jamais  de  ma  vie  ni  vu,  ni  entendu  de  pareilles  absur- 
dités, et  je  ne  supposais  pas  que  les  hommes  fussent  capa- 
bles de  bêtises  pareilles.  Tout  y  était  bête  :  la  façon  de  se 
réunir,  la  façon  de  conduire  l'affaire  et  de  la  résoudre.  Bien 
entendu,  je  n'avais  pas  le  moindre  doute  que  leur  premier 
mot  ne  fût  la  bataille.  C'est  ce  qui  est  arrivé.  On  a  com- 
mencé par  proposer  de  voter  qu'il  ne  faut  plus  de  grandes 
monarchies,  qu'il  faudrait  en  faire  de  petites  ensuite  ; 
qu'il  ne  faut  pas  de  religion,  etc.  C'étaient  quatre  jours  de 
cris  et  d'injures.  Vraiment,  quand  nous  sommes  chez  nous, 
nous  lisons  et  nous  entendons  les  récits,  nous  voyons  tout 
de  travers.  Non,  il  faudrait  voir  de  ses  yeux,  entendre  de 
ses  oreilles. 

J'ai  vu  aussi  Garibaldi.  Il  est  vite  reparti. 

Je  voulais  vous  écrire  encore  quelque  chose,  mais  à  la 
lettre  prochaine.  Le  croyez-vous?  Je  suis  encore  sous  l'im- 
pression des  crises  et  j'ai  peur  d'écrire  trop. 

Que  font  les  nôtres  (Paul),  ils  ne  m'écrivent  pas!  Un  de 
ces  jours,  j'écrirai  à  Emilie  Fédorovna. 

Au  revoir,  mon  cher  ami,  ne  m'en  veuillez  pas  pour 
quelque  chose.  A  quand  notre  route  du  Midi?  Elle  nous 
est  le  plus  utile  maintenant. 

Saluez  de  ma  part  Anna  Ivanovna.  Anna  vous  salue, 
ainsi  qu'Anna  Ivanovna,  de  tout  son  cœur. 

Si  vous  avez  besoin  de  vous  renseigner  sur  Babikov, 
Strakhov  et  Averkiev  peuvent  le  faire  mieux  que  n'importe 
qui. 

Dans  ma  prochaine  lettre  j'écrirai  davantage  et  des  cho- 
ses plus  intéressantes.  Mais  à  présent,  ma  tête  est  encore 
lourde. 

Je  vous  serre  fortement  la  main.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

N.  B.  —  Figurez-vous  !  Encore  une  difficulté.  Car  je  ne 
suis  pas  absolument  sûr  et  je  ne  sais  pas  où  se  trouve  l'hô- 


270  CORHESPONDANCE  DE  DO!îT0ÏEV8KI 

tel  de  Romo  !  Maie  je  сгон,  je  crois  sûreineDt,  que  c'est  à 
la  Tversk  aïa. 

A  la  Tvcrskaïa,  liôU;l  '!'•  Borne,  à  Conataiilin  Ivanovitch 
Babikov. 

Je  vous  remercie  encore  uue  Гоы  de  tout  mou  c<£ur  pour 
votre  aide  I 

Pour  l'amour  de  Dieu,  envoyez-moi  votre  adresee,  de$l- 
k-dire  le  numéro  et  le  nom  de  la  maison.  Je  prie  encore 
Anna  Nicôl.iïcvn.i  de  vous  faire  parvenir  <<-U»;  b-ltre. 

Ла  même. 

Genève,  9  (21)  octobre  1867. 

J'ai  répondu,  mon  précieux  ami,   à  votre   lettre  (et  je 
vous    ai   remercié  de    l'envoi   des  125  roubles).  J'ai  reçu 
votre  dernière  lettre   da  20  septembre  et  je  l'ai  lue  avec 
une  joie  extraordinaire.  Si  délicat  que  soit  voire  cœur,  il 
vous  est  difticile  de  vous  figurer  cela  dans  toute  sa  force  : 
vous  êtes  toujours  chez  vous  et  vous  êtes  entouré  de  tout 
ce  qui  vous  entourait  auparavant.  Eh  bien,  ma  femme  et 
moi,  nous  nous  trouvons  sur  une  île  inhabitée,  à  un   tel 
point,  qu'une  lettre,  telle  que  la  vôtre,  par  exemple,  pro- 
duit sur  nous   un  effet  со  lossal,    pour  plusieurs  jours.  Si 
nous  ne  sommes  pas  devenus  fous  d'ennui,  Anna  et  moi, 
—  on  a  beau  avoir  de  riches  natures, mais  en  perspective  — 
on  peuL  devenir  fou.  Seuls,  toujours  seuls, et  rien  déplus  ! 
Il  est  vrai  qu'on  peut  s'arranger  de  façon  que,  si  nous  som- 
mes seuls,  autour  de  nous  les  choses  ne  soient  pas  toujours 
les  mêmes,  et  on  peut  chercher  la  diversion  dans  ce  qui 
entoure.  Mais  quant  à  aller   passer  l'hiver  à  Paris,  par 
exemple,  comme  j'en  avais  eu  l'intention,  je  crois  qu'à  pré- 
sent il   n'y  faut  plus  songer.  Quoique  nous  vivions   très 
modestement  (exactement  300  francs  par  mois,  de  sorte 
que    100    roubles,  c'est-à-dire    310  francs,  nous  auraient 
suffi  à   Paris  (certainement),  cependant,  pour    déménager 
il  faut  de  l'argent,  et  nous  n'aurons  pas  d'argent  de  long- 
temps. Mais  il  y  a  aussi  une    autre  raison  :  Anna  Grigo- 
rievna  n'a  plus  que  quatre  mois  jusqu'au  terme,  et   alors, 
s'il  faut  partir,  on  peut  encore  partir  tout  de   suite,  mais 
dans  un  mois,  je  crois  que  ce  ne  sera  plus  possible,  même 
avec  une  bonne  ligne  de  chemin  de  fer.    Paris  est   assez 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  '271 

loin.  Et  puis  daas  chaque  numéro,  les  journaux  prédisen  t 
la  guerre .  Pourvu  qu'elle  n'éclate  pas  !  1 1  est  vrai  que  dans 
ce  cas  il  est  bon  de  se  trouver  dans  un  grand  centre, comme 
Paris,  mais  pas  tout  à  fait.  Pourquoi  ai-je  dit  :  Paris  ?  Ce 
n'est  pas  à  propos  de  santé,  je  ne  parle  plus  de  la  santé, 
mais,  certainement, au  point  de  vue  de  la  commodité,  Paris 
n'est  pas  mal,  et  d'ailleurs  il  peut    toujours   pi-ocurer    à 
Anna  Grigorievna  de  nombreuses  et  diverses  distractions, 
malgré  le  manque  d'argent  :  le  Louvre  seul  suffira  pour 
un  mois.  Quand  on  manque  d'argent,  Paris  est  très  l' 
Remarquez  cette  plirase  paradoxale,  car  elle  est  parfi 
ment  vraie  ;  tout  dépend  en  effet  de  la  manière  d'envisager 
les  choses.  La  misère  n'est  certainement  pas  uae    boune 
chose,  mais  on  peut    vivre    sans   misère,  et   sans   grand 
argent  ;  les  grandes  sommes  d'argent  sont  plutôt  néces- 
saires à  Paris  à  un  célibataire.  Quant  à  moi,  personnelle- 
ment,cela  me  serait  égal  de  n'aller  nulle  part  pendant  cinq 
mois,  car  je  compte  travailler  encore  cinq  mois,  pas  moins. 
Mais  malgré  ça,  n'importe,  Genève  n'est  pas  grand'chose, 
et  je  me  suis  bien  trompé.  J'ai  ici  des  crises  presque  cha- 
que semaine  ;  et  encore  je  commence  à  avoir  des  palpita- 
tions de  coeur  désagréables.  C'est  une  horreur,  que  cette 
ville  !  C'est  Cayenne  !  Le  vent  et  les  ouragans  des  jour- 
nées entières,  et  les  jours  ordinaires  des  changements  subits 
de  temps,  trois,  quatre  fois  par  jour.  Ceci  à  un  homme  qui 
est  atteint  d'héraorrhoïdes,   d'épilepsie  !  Et  comme  c'est 
triste  ici,  |comme  c'est  sombre  !  Et  quels  vantards  suffi- 
sants ils  sont  !  Car  c'est  un  trait  d'une  bêtise  particulière 
que  d'être  satisfait  de  tout.  Ici  tout  est  vilain,  tout   est 
pourri,  tout  est  cher.  Ils  sont  toujours  soûls  ici  !  Tant  de 
braillards  et  d'ivrognes  bruyants  ne  se  trouvent  même  pas 
à  Londres.  Et  tout  ce  qui   est  à  eux,   chaque    borne  est 
élégante  et  majestueuse. —  «Où  se  trouve  la  Rue  une  telle? 
—  Voyez,   monsieur,  vous  irez  tout  droit  et  quand  vous 
passerez  près  de  cette  majestueuse  et  élégante  fontaine  en 
bronze,  vous  prendrez,  etc.  »  Cette  majestueuse  et  élégante 
fontaine,  —  c'est  quelque  médiocrité  rococo,  misérable  et 
sans  goût,  mais  l'individu  ne  peut  s'empêcher  de  se  vanter, 
même  quand  vous  ne  lui  demandez  que  votre  chemin. On  a 
planté  un  misérable  jardinet,  avec  quelques  buissons  (pas 
un  seul  arbre),  grand  à  peu  près  comme  deux  jardins  de 


272  C0HRE9P0NDANCE    DE    OOBTOTlEVSKI 

palissade  h  Mosrou  dans  la  SadovaYa^que  Ton  réunirait 
ensemblp  —  et  on  photographie  et  on  vend  ;  <  Le  Jardin 
Anglais  à  Genève  ».  Mais  que  le  diable  emporte  ces  co- 
quins !  Voilà  cepeiidanl  qu'à  deuxheureset  demie  de  voyage, 
sur  ce  même  lac  de  Genève,  se  trouve  Vevey  qui,  dit-on, 
en  hiver  ent  sain  et  agréable.  Je  connais  Montreux,  Chil- 
lon,etc.,j*y  suis  allé  plusieurs  fois.  C'est  beau  et  sain,  il  n'y 
a  pas  d'ouragans  et  de  brusques  changements  de  tempéra- 
ture. C'est  là  où  il  faudrait  s'installer  —  moi,  pour  écrire, 
et  Anna  Grigorievna  pour  se  fortifier.  Mais  voilà  le  mal- 
heur :  à  Montreux  et  ailleurs,  c'est  cher  et  il  n'y  a  que 
des  pensions.  Et  dans  les  pensions  nous  ne  sommes  pas 
bien,  à  cause  de  la  situation  d'Anna  Grigorievna.  Il  ne 
reste  que  Vevey.  On  m'en  a  parlé,  et  c'est  prérisément  le 
moment  de  déménager.  Mais,  pas  d'argent  ;  à  Genève,  il 
est  vrai,  nous  n'avons  qu'une  chambre,  mais  elle  est  déjà  la 
nôtre,  chez  deux  bonnes  vieilles  ;  là-bas,à  Vevey, il  faut  se 
procurer  un  logement,  et  s'habituer  aux  personnes,  et  pour 
tout  cela  il  faut  dépenser  du  temps  et  de  l'argent.  Qui  sait, 
peut-être  finirons-nous  par  déménager.  Maintenant,  tout 
cela  ne  dépend  pas  de  moi.  Advienne  que  pourra  I 

Je  ne  vous  dis  rien  de  mon  travail,  et  je  n'ai  rien  à  dire. 
Une  chose  seulement  :  il  faut  travailler  beaucoup,  beau- 
coup. Et  cependant  les  crises  m'achèvent  et  après  chacune 
je  ne  puis  remettre  mes  idées  d'aplomb  avant  quatre  jours. 
Comme  j'étais  bien  au  coraraencemenl,  en  Allemagne  I 
C'est  toujours  cette  Genève  maudite!  Que  deviendrona- 
nous  ?  je  ne  comprends  pas  I  Et  cependant  le  roman  est 
mon  unique  salut.  Le  plus  pénible  est  que  cela  doit  être 
un  roman  très  bien.  Pas  autrement,  c'est  sine  qaa  non. 
Comment  peut-il  être  bien  avec  des  facultés  entièrement 
brisées  par  la  maladie!  J'ai  encore  de  l'imagination  et  pas 
mal  même.  J'ai  éprouvé  cela  dernièrement  sur  mon  roman. 
Mes  nerfs  sont  encore  là,  mais  je  n'ai  plus  de  mémoire.  En 
un  mot,  je  me  lance  dans  mon  roman  an  petit  honhenr  ! 
Je  mets  ma  tête,  je  mets  tout  sur  une  carte,  vogue  la 
galère!  Allons,  c'est  assez  là-dessus. 

J'ai  été  touché  en  lisant  à  propos  de  Kelsiev.  Voilà  un 
avenir, voilà  la  vérité,  voilà  une  œuvre!  Sachez  cependant 
que  (sans  parler  des  Polonais)  tous  nos  petits  libéraux, 
d'une  nuance  socialo-séminariste,  vont  être  furieux.  Cela 


CORHESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  273 

leur  donnera  une  leçon.  Cela  leur  sera  pire  que  si  on  leur 
avait  coupé  le  nez.  Que  peuvent-ils  dire  à  présent,  qui 
pourront-ils  éclabousser?  Us  pourront  toujours  railler,  on 
ne  sait  faire  que  cela  chez  nous.  Avez-vous  remarqué  une 
seule  idée  sérieuse  chez  nos  petits  libéraux?  Rien  que  du 
persiflage.  On  enseigne  le  persiflage  aux  lycéens.  Mais  à 
présent  on  va  dire  de  Kelsiev  qu'il  a  fait  des  rapports  sur 
tout  le  monde.  Je  vous  jure,  souvenez- vous-en.  Gomme 
s'il  était  possible  de  faire  des  rapports  sur  eux  ?  1"  Us  se 
sont  compromis  eux  mêmes,  et  i»  qui  s'occupe  d'eux  ? 
Valent-ils  la  peine  qu'on  fasse  des  rapports  sur  eux  I 

J'ai  une  demande  à  vous  adresser,  mon  cher  ami  :  il 
vous  parviendra  (je  n'en  suis  pas  sûr,  mais  c'est  probable) 
de  la  rédaction  du  Bousski  Vieslnik  60  roubles  à  mon  nom. 
Je  vous  ai  désigné  moi-môme.  J'ai  destiné  ces  60  roubles 
à  Paul.  Vous  les  garderez  chez  vous  et  les  lui  donnerez  par 
fractions.  .Mais  j'ai  reçu  une  lettre  d'Emilie  Fédorovna  et 
de  Fedia.  Ils  ne  me  demandent  rien,  mais  il  est  évident 
qu'ils  sont  dans  une  grande  détresse.  Cela  m'est  pénible 
à  apprendre,  et  voici  ce  que  j'ai  décidé  :  comme  Paul  est 
en  pension  chez  Emilie  Fédorovna,  donnez  à  Emilie 
Fédorovna  40  roubles  pour  Paul,  et  '20  roubles  à  Paul.  Il 
faudrait  savoir  pour  cela  si  vraiment  Paul  habite  chez 
Emilie  Fédorovna.  Ils  ont  quitté  la  campagne  et  mainte- 
nant ils  occupent  mon  ancien  logement,  dans  la  petite  rue 
Stoliarny,  maison  Alonkine.  Bien  entendu,  tout  ceci  pour 
le  cas  où  l'on  vous  enverrait  60  roubles  du  Bousski  Viest- 
nik.  C'est  pour  cette  raison  que  je  les  avais  demandés. 

Paul  est  un  bon  garçon,  un  gentil  garçon,  et  qui  n'a  per- 
sonne qui  l'aime.  Il  n'a  qu'un  défaut,  vous  savez  lequel. 
En  dehors  de  cela,  c'est  un  honnête  garçon.  S'il  se  trouve 
réellement  une  place  pour  lui,  il  devrait  la  prendre.  Je 
partagerais  avec  lui  ma  dernière  chemise  et  cela  toute 
ma  vie.  Quant  à  vous,  mon  ami  Apollon  Nicolaïevitch, 
je  vous  implore  pour  Paul!  Je  n'ai  personne,  personne 
à  qui  le  recommander  dans  un  cas  d'extrême  néces- 
sité !  N'eat-ce  pas  que  vous  ne  l'abandonnerez  pas  dans 
un  pareil  cas?  Je  ne  parle  pas  d'argent,  et  je  n'y  songe 
môme  pas.  Mais  ne  le  privez  pas  de  conseils  et  de  bonnes 
paroles,  et  à  présent  surtout,  quand  il  sait  parfaitement 
combien  j'apprécie  vos  bontés  pour  lui.    Je   lui  écrirai 

18 


274  CORBE8PONDAMCE    DE    D08T0YeV{>K1 

un  de  ces  jours.  Vous  ai-je  dit  qu'on  fait  des  démarchefi 
énerg^iques  pour  le  [Яагег  (et  on  lui  a  déjà  trouvé  une 
place);  ce  sonl  Anna  Nicolaïevna  et  Mana  Grigorievna 
qui  se  sont  occupée»  de  lui.  ()ueiles  bonnes  flmes  !  Quant 
à  Emilie  Fédorovna,  je  ne  sais  ce  qui  та  arriver.  Fedki 
80  plaint  dft  manquer  de  leçons.  Fedia  est  un  brave  gar- 
çon :  il  nourrit  sa  mère,  il  nourrit  sa  famille.  (/e<>t  un  bon 
garçon  I 

Je  vous  embrasse,  mon  cher  ami.  Kcrivez  quelquefois. 
Mon  adresse  est  la  m<^me,  mais  je  puis  (k-ménager.  Écri- 
vez plus  souvent,  si  vous  le  pouvez.  Qu'importe  si  le»  let- 
tres sont  courtes,  écrivez  toujours.  J'ai  tellement  envie 
d'être  en  Russie  1  Je  n'aurais  pas  laissé  l'afifaire  des  Oo* 
melzky  sans  dire  un  mot,  je  l'aurais  publiée.  Quand  j'arri- 
verai, j'irai  moi-môme  dans  les  tribunaux,  etc.  Nos  jury» 
—  c'est  parfait.  Quant  aux  juges,  on  pourrait  demander 
un  peu  plus  d'instruction  et  de  savoir-faire.  Et  encore, 
savez-vous  :  des  principes  de  moralité.  Sans  cette  base, 
rien  ne  peut  être  organisé.  Mais,  grâce  à  Dieu,  cela  va 
encore  bien.  Écrivez-moi  votre  opinion  sur  le  journal  Л/о#- 
СОП.  Publie-t-on  le  Boatskî  ? 

Que  dira  la  politique  ?  Comment  nos  attentes  se  résou- 
dront-elles? Napoléon  a  l'air  d'avoir  préparé  quelque  chose. 

L'Italie,  TAIlemagne J'ai  lu,  le  cœur  tremblant  de  joie, 

qu'on  va,paraît-il, prolonger lechemindeferjusqu'àKoursk. 
Oh,  que  cela  se  fasse  donc  plus  vile,  et  vive  la  Russie! 

Anna  Grigorievna  écrit  à  Anna  Ivanovna. 

Mon  profond  salut  à  Anna  Ivanovna  et  une  chaleureuse 
poignée  de  main. 

Au  revoir,  mon  cher  ami.  Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 


A  a  même. 

Genève,  9  (21J  avril  1868. 

Mon  très  aimable  ami  Apollon  Nicolaïevitcb,  Anna  Gri- 
gorievna a  reçu  aujourd'hui  une  lettre  de  sa  mère,  qui  lui 
dit  qu'elle  a  été  chez  vous  la  semaine  de  Pâques  et  que 
vous  lui  avez  dit  qu'il  y  avait  longtemps  que  vous  m'aviez 
expédié  une  lettre  avec  25  roubles  et  sans  la  recommander. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  375 

Alors,  bien  entendu,  elle  est  perdue.  Je  n'ai  rien  reçu  et 
c'est  déjà  mardi  après  le  dimanche  de  Quasimodo.  Si  je 
vous  ai  écrit  de  mettre  tout  simplement  les  25  roubles  dans 
la  lettre,  c'est  parce  ^l'on  peut  changer  notre  argent 
facilement  ici.  Mais  quand  même  je  vous  ai  ajouté  dans 
ma  lettre  :  recommandez,  ce  sera  plus  sûr.  C'est  un  fait 
connu  qu'on  vole  chez  nous  à  la  poste.  II  y  a  môme  eu  un 
procès  dernièrement  à  propos  de  cela  ;  je  l'ai  lu.  Mais  là- 
bas  on  ne  les  arrêtera  par  aucun  tribunal. 

Je  regrette  beaucoup  l'argent,  parce  que  j'en  ai  un  besoin 
terrible  et  il  aurait  été  mille  fois  préférable  que  Paul  en 
profitât  au  moins,  ou  bien  Emilie  Fédorovna  :  mais  enfin, 
qu'il  aille  au  diable,  cet  argent,  il  ne  vaut  pas  davantage; 
mais  ce  que  je  regrette  surtout,  mon  cher  ami,  c'est  votre 
lettre!  Croyez-le,  j'en  suis  bien  vexé  !  c'est-à-dire  j'aurais 
donné  200,  300  francs  pour  la  recevoir  à  présent.  El  à 
présent,  je  suis  tellement  découragé,  vous  ne  pouvez  vous 
figurer  à  quel  point. 

Il  est  possible  que  dans  votre  lettre  vous  me  communi- 
quiez quelque  chose  d'important.  Dans  ce  cas,  pour  l'amour 
du  Christ,  écrivez-le-moi  en  abrégé. 

Je  vous  écris,  en  joignant  ma  lettre  à  celle  de  ma  femme, 
à  Anna  Nicolaïevna.  Elle  ne  refusera  pas  de  vous  la  remet- 
tre. Figurez-vous  qu'Anna  Nicolaïevna  veut  venir  noue 
voir.  J'approuve  cela  ! 

Je  vous  écris,  afin  de  vous  mettre  au  courant  de  tout. 
Maintenant,  je  n'ai  pas  une  minute  de  temps.  Je  travaille 
et  rien  ne  se  fait.  Je  ne  fais  que  déchirer.  Je  suis  affreu- 
sement découragé  ;  rien  ne  pourra  en  résulter.  On  a 
annoncé  que  dans  la  livraison  d'avril  va  paraître  la  suite, 
et  moi  je  n'ai  rien  de  prêt,  excepté  un  chapitre  sans  impor- 
tance. Que  vais-je  envoyer,je  n'en  sais  rien  I  Avant- 
hier  j'ai  eu  une  crise  des  plus  violentes.  Mais  hier,  j'ai 
écrit  quand  môme,  dans  un  état  proche  de  la  folie.  Rien 
ne  vient.  Comment  ferai-je  pour  m'excuser  devant  Katkov? 
je  ne  puis  le  comprendre,  et  il  est  temps  que  la  livraison 
d'avril  soit  publiée.  Si  j'avais  au  moins  le  temps  de  lui 
envoyer  deux  feuilles  1  En  tout  cas  je  vais  écrire.  Et  déjà 
j'ai  demandé  de  l'argent  à  Katkov  pour  mon  installation 
à  Vevey.  Il  a  le  droit,  le  plus  de  droits  possible  de  ne  pas 
m'en  envoyer! Et  à  sa  place, je  n'en  enverrais  certainement 


276  CORIIESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

pas,  par  c()l/;r<'.    Mais  siMilomont,   <|ii«*    <b'viornIronh-nous 
alors  ? 

Écrivez-moi,  mon  cli<*r  ami,  écrivcz-moi  (pirbju»-  chosr 
au  moins  à  propos  «lo  со  qui  se  fait  et  de  ce  qui  se  ранне 
chez  nous.  Je  lis  les  journaux,  il  est  rrai,  mais  les  jour- 
naux c'est  autre  chose  qu'une  conversation  amiicale  et 
animée.  Voyez-vous,  c'est  un  moment  pénible  pour  moi, 
n'importe  où  j'aurais  demeuré; c'est  un  moment  de  travail 
accablant,  un  moment  qui  est  plein  d'ennui  et  d'agitation, 
par  conséquent.  Je  reste  toujours  cIkîz  moi  et  je  ne  sors 
chaque  jour  que  pour  deux  heures  et  demie.  Je  vais  au 
café  lire  les  journaux  russes,  et  vous  pouvez  vous  figu- 
rer quelle  impression  ils  me  laissent  1  Cela  va  encore  avec 
les  Moscovskîa  Viédomosti,  —  il  est  bon  de  les  lire,  mais 
Goloss  on  Saint-Peterbourgskia (hoTTf'url)  sont  impossibles 
à  lire  sans  une  désagréable  sensation.  Je  rentre  à  la  mai- 
son dans  cette  ville  triste  où  il  fait  tant  de  vent,  je  rentre 
triste  et  presque  fou,  et  chez  moi  le  travail  encore,  et  un 
travail  qui  ne  réussit  pas.  Il  n'y  a  que  l'enfant  qui  nous 
distraye,moi  et  Anna.  Mais  elle  nous  distrait  péniblement  : 
quand  je  songe  à  l'avenir  —  oh  ! 

Et  voilà,  vous  pouvez  juger,  d'après  cela,  ce  que  signifie 
pour  moi  votre  lettre.  Écrivez,  je  vous  en  prie.  Quant  à 
moi,  je  vous  donnerai  toujours  de  mes  nouvelles.  Et  avec 
moi,  advienne  que  pourra  ! 

Écrivez  donc  à  propos  du  baptême.  Vous  en  avez  sûre- 
ment parlé  dans  la  lettre  qui  s'est  perdue. 

J'avais  pris  la  plume  pour  dire  deux  mots,  uniquement 
pour  vous  informer  et  vous  donner  des  nouvelles.  Anna 
vous  salue. 

Et  moi  je  suis  toujours  votre  fidèle 

Th.  Dostoïevski. 

Je  ne  cachette  pas  la  lettre,  à  cause  de  la  difficulté  d'en- 
voyer deux  lettres  sous  une  enveloppe.  Ne  m'en  veuillez 
pas.  Anna  Nicolaievna  ne  lira  pas  une  ligne. 

Au  même. 

Genève,  18  (30)  mai  1868. 
Je  vous  remercie  pour  votre  lettre,  mon  cher  Apollon 
Nicolaïevitch,  et  aussi  de  n'avoir  pas  interrompu   notre 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  277 

correspondance,  malgré  votre  mécontentement.  Toujours, 
dans  le  fond  de  mon  cœur,  je  fus  persuadé  qn\Apollon 
Maïkov  n'agirait  pas  ainsi  avec  moi. 

Ma  Sonia  est  morte;  il  y  a  trois  jours  que  nous  l'avons 
enterrée.  Deux  heures  avant  sa  mort  je  ne  savais  pas  qu'elle 
allait  mourir.  Le  docteur  avait  dit  trois  heures  avant  sa 
mort  qu'elle  allait  mieux  et  qu'elle  vivrait.  Elle  n'a  été  ma- 
lade que  huit  jours  ;  elle  est  morte  d'une  fluxion  de  poitrine. 
Oh,  Apollon  Nicolaïevitch,  qu'importe  si  l'amour  que  j'avais 
pour  mon  premier  enfant  paraît  ridicule  ;  qu'importe  si  je 
me  suis  exprimé  ridiculement  dans  les  lettres  nombreuses 
que  j'écrivis  à  ceux  qui  me  félicitaient.  Pour  eux  je  pouvais 
être  ridicule,  mais  à  vous,  à  vous  \е  ne  crains  pas  d'écrire. 
Cette  mignonne  créature,  âgée  de  trois  mois,  si  misérable 
et  si  petite,  était  déjà  pour  moi  une  personnalité  et  un 
caractère.  Elle  commençait  à  me  connaître,  à  m'aimer,  et 
elle  souriait  quand  je  m'approchais  d'elle.  Quand  je  lui 
chantais  des  chansons  de  ma  voix  drôle,  elle  aimait  à  les 
entendre.  Elle  ne  pleurait  pas  et  ne  faisait  pas  de  grima- 
ces quand  je  l'embrassais  ;  elle  cessait  de  pleurer,  quand 
je  m'approchais.  Et  voilà  que  pour  me  consoler,  on  me  dit 
que  j'aurai  encore  des  enfants.  Mais  où  est  Sonia  ?  Où  est 
cette  petite  personne  pour  laquelle,  je  le  dis  hardiment,  je 
me  ferais  volontiers  crucifier,  pourvu  qu'elle  soit  vivante  ? 
Mais,  d'ailleurs,  laissons  cela,  ma  femme  pleure.  Après 
demain  nous  nous  séparerons  enfin  de  notre  petite  tombe 
et  nous  partirons  quelque  part.  Anna  Nicolaïevna  est  avec 
nous  :  elle  n'est  arrivée  que  huit  jours  avant  sa  mort. 

Je  n'ai  pu  travailler  ces  derniers  quinze  jours,  depuis 
le  commencement  de  la  maladie  de  Sonia.  J'ai  encore 
écrit  des  excuses  à  Katkov,  et  dans  le  numéro  du  mois  de 
mai  ne  paraîtront  que  trois  chapitres.  Mais  j'espère  que 
maintenant  je  travaillerai  jour  et  nuit  sans  relâche,  et  à 
partir  du   mois  de  juin  le   roman  paraîtra  régulièrement. 

Je  vous  remercie  de  n'avoir  pas  refusé  d'être  son  par- 
rain. On  l'a  baptisée  huit  jours  avant  sa  mort. 

Je  sais,  mon  ami,  que  je  suis  très  coupable  envers  vous, 
de  ne  vous  avoir  pas  rendu  encore  l'argent  que  je  vous 
avais  emprunté,  et  de  plus,  de  l'argent  que  j'ai  reçu  encore 
dernièrement  de  Katkov,  d'avoir  donné  une  partie  à  Emi- 
lie Fédorovna  et  à  Paul,  et  rien  du  tout  à  vous,  tandis 


278  CORRE8PONDANCB    DE  DOttloUEVSKl 

qu'à  présont  vou»  devez  en  avoir  grund  besoin.  Mais  le 
regret  no  peut  rien  arranger,  cl  c'est  pourquoi  je  dirai 
franchement  tout  ce  que  je  puis  dire  d'exact  ;  en  ce 
moment,  je  ne  puis  rien  vous  rendre,  je  n'ai  presque  rien 
moi-môme,  et  en  quittant  Genève  j'ai  drt  engager  me» 
vêtements  et  ceux  de  ma  femme  (je  ne  le  dis  qu'à  vous). 
Demander  à  Kalkov  en  ce  moment,  je  n'ose  pas,  car  voilà 
trois  mois  que  je  le  leurre.  Mais  dans  un  mois  et  demi, 
deux  au  plus  (je  vous  le  dis  sOrement)  je  demanderai  à 
Katkov  de  vous  envoyer  200  roubles  de  ma  part.  C'est  cer- 
tain. Quant  à  ce  que  je  n'ai  pas  encore  songé  à  vous,  — ceci, 
je  vous  le  jure,  n'est  pas  exact.  J'étais  bien  malade;  mais 
que  pourrai-je  vous  dire  ?  Je  ne  puis  rien  vous  dire.  Rap- 
pelez-vous seulement,  Apollon  Nicolaïevitch,  que  quand 
je  vous  ai  emprunté  ces  200  roubles,  presque  la  moitié 
était  pour  eux,  pour  mes  proches,  et  vous-même  leur 
avez  fait  parvenir  75  roubles  de  ces  200.11  me  semble  qu'il 
en  était  ainsi,  autant  que  je  me  le  rappelle.  Je  vous  doie 
trop  de  reconnaissance  de  m'avoir  sauvé  alors  et  j'apprécie 
trop  votre  délicatesse  envers  moi  jusqu'à  présent,  malgré 
que  votre  situation  soit  pénible,  ce  que  je  viens  d'ap- 
prendre. 

A  propos,  une  grande  prière  :  ne  communiquez  la  nou- 
velle de  la  mort  de  Sonia  à  personne  de  /a  parenté,  si 
vous  les  rencontrez.  Au  moins,  j'aurais  bien  voulu  qu'ils 
ne  le  sussent  pas  encore,  bien  entendu  Paul  y  compris. 

Par.donnez-moi,  que  Paul  vous  embarrasse  tant.  Que 
deviendra-t-il,  je  ne  le  sais  pas  ?  Où  cela  le  mènera-tr-il  ? 
Ces  deux  situations  qu'il  a  eues  auraient  pu  l'aider  à 
devenir  un  homme  honnête  et  indépendant.  Mais  encore, 
d'un  autre  côté  comment  l'abandonner  ainsi  ?  Que  va-t-il 
devenir,  je  n'en  sais  rien,  je  ne  fais  que  prier  pour  lui. 
A  propos  :  à  la  lettre  que  je  lui  ai  envoyée  il  n'a  rien 
répondu.  On  n'aurait  pu  lui  écrire  plus  tendrement. 

J'ai  appris  aussi  qu'il  avait  entre  les  mains  plusieurs 
lettres  qui  m'étaient  adressées,  —lettres  très  importantes. 
(L'une  d'elles  est  d'une  vieille  amie.  M-»'  Kroukovskala.) 
Pourrait-on  me  les  renvoyer  ici?  C'est  très,  très  important 
pour  moi.  Peut-être  a-t-il  encore  d'autres  lettres. 

Au  revoir,  mon  ami.  Je  tâcherai  de  vous  écrire  de  notre 
nouvelle   demeure.  Moatreux,  dont  vous   parlez,  est  une 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  279 

des  localités  les  plus  coûteuses  et  les  plus  à  la  mode  de 
toute  l'Europe.  Je  vais  chercher  quelque  village  près  de 
Vevey .  Votre  traduction  de  l'Apocalypse  est  admirable,  mais 
c'est  dommage  quelle  ne  soit  pas  faite  en  jentier.  Je  la 
lisais  hier.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

Ma  femme  vous  remercie  pour  tout  et  vous  prie  de  lui 
garder  la  petite  icône  de  Sonia. 


An  même. 

Vevey,  10  (22)  juin  1868. 

Mon  aimable,  mon  bon,  mon  meilleur  ami,  Apollon 
Nicolaïevitch,  pardonnez-moi,  mon  cher,  mon  long  silence. 
Pour  l'amour  de  Dieu  1  La  raison  de  mon  silence  est  des 
plus  futiles  :  je  me  suis  tellement  mis  en  retard  avec  le 
Rousski  Viestnik,que  ces  derniers  temps  j'ai  travaillé  litté- 
ralement joar  et  nuit,  malgré  les  crises.  Mais,  hélas  !  Je 
remarque  avec  désespoir  que  je  ne  suis  plus  en  état,  pour 
une  raison  quelconque,  de  travailler  aussi  vile  que  der- 
nièrement encore,  et  qu'autrefois  !  Je  traîne  comme  une 
écrevisse,  et  si  je  commence  à  compter  :  de  trois  feuil- 
les et  demie  à  quatre  feuilles,  à  peu  près,  dans  un  mois. 
C'est  affreux,  et  je  ne  sais  pas  ce  quo  je  vais  devenir.  Il 
reste  encore  environ  vingt-sept  feuilles  du  roman,  peut- 
être  trente;  surtout,  je  suis  honteux  de  publier  par  petits 
morceaux  et  par  fragments,  comme  je  le  fais  depuis  trois 
livraisons.  Pour  le  numéro  de  juin  j*ai  envoyé  quatre 
chapitres  (le  dernier  a  été  envoyé  hier)  et  j'ai  donné  nia 
parole  d'honneur  que,  pour  le  numéro  de  juillet,  j'enverrai 
à  temps  la  fin  de  la  deuxième  partie  (5  feuilles  au  mini- 
mum) ;  il  me  reste  au  plus  trois  semaines.  Eh  bien,  que 
faire  et  comment  faire  pour  bien  terminer?  Demain  je  me 
remets  au  travail,  et  aujourd'hui  je  flâne,  c'est-à-dire  que 
je  dois  écrire  trois  lettres . 

Mon  ami,  je  sais  et  je  crois  que  vous  m  e  plaignez  réel- 
lement et  sincèrement.  Mais  je  ne  me  suis  jamais  trouvé 
plus  malheureux  que  tous  ces  derniers  temps.  Je  ne  vous 
dépeindrai  rien,  mais  plus  je  vais,  plus  amer  est  le  souve- 


280  COMRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

nir  cl  plus  clairo  l'imaf^e  do  1й  défunte  Sonia.  II  y  a  des 
momenls  qui  me  sont  insupportable».  Elle  me  connai»- 
sait  déjà;  quand,  le  jour  de  sa  mort,  ne  me  figurant  pas 
que  dans  deux  heures  elle  mourrait,  je  sortis  de  la  mai- 
son pour  aller  lire  les  journaux,  elle  me  suivait  partout 
des  yeux;  elle  m'a  regardé  d'une  telle  façon  que  je  le  vois 
jusqu'à  présent,  et  de  plus  en  plus  distinctement.  Je  ne 
l'oublierai  jamais  et  je  ne  cesserai  jamais  d'en  souffrir! 
Si  même  j'avais  un  autre  enfant,  je  ne  comprends  pas 
comment  je  l'aimerais  ;  où  saurais-je  trouver  l'affection? 
C'est  Sonia  qu'il  me  fajut.  Je  ne  puis  comprendre  qu'elle 
n'est  plus  et  que  je  ne  la  verrai  jamais  I 

Un  autre  malheur  se  présente  pour  moi  dans  la  situa- 
tion d'Anna  Grigorievna.  Elle  languit  affreusement  après 
Sonia,  elle  pleure  des  nuits  entières,  et  cela  agit  très  vive- 
ment sur  sa  santé.  Moi-môme,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
j'écrivais  jour  et  nuit  (je  ne  crois  pas  que  c'était  bien 
convenable,  car  il  m'était  très  pénible  d'écrire).  Je  lui  don- 
nais beaucoup  à  faire,  d'après  vos  conseils  ;  mais  elle  ter- 
minait rapidement,  et  puis  de  nouveau  le  môme  tourment. 
Je  vois  qu'elle  a  bien  besoin  de  distraction.  Mais  quand 
le  sort  se  met  à  vous  accabler,  cela  vient  de  tous  les  côtés: 
les  ressources  manquent  pour  aller  dans  quelque  grande 
ville  (Florence,  Naples),  et  ce  n'est  pas  la  saison  ;  quant  à 
Paris,  c'est  également  impossible,  et  c'est  loin.  Une  grande 
ville,  possédant  des  musées,  des  galeries  de  peinture,  etc. 
(comme  Dresde  l'année  dernière),  l'aurait  bien  distraite  : 
elle  est  amateur,  elle  aime  beaucoup  à  regarder  et  s'ins- 
truire Et  voilà  que  nous  devons  rester  ici,  comme  un  fait 
exprès,  et  môme  quand  ce  serait  uniquement  à  cause  de  ce 
que  le  voyage  le  plus  insignifiant  me  prendrait  énormément 
de  temps  (je  le  sais  par  expérience)  ;  et  il  faut  rester  à  tra- 
vailler, car  autrement,  je  ne  terminerai  pas  et,  par  consé- 
quent, je  perdrai  mes  dernières  ressources. 

Nous  sommes  venus  de  Genève  à  Vevey  non  sans  diffi- 
cultés et  avec  les  ressources  les  plus  limitées  (la  maladie, 
la  mort  et  l'enterrement  de  l'enfant  nous  ont  coûté  de  l'ar- 
gent, sur  lequel  nous  comptions),  et  voilà,  à  Vevey  tout  est 
non  seulement  comme  ailleurs,  mais  pire.  Bien  entendu,  on 
ne  peut  se  figurer  une  vie  plus  abominable  qu'à  Genève. 
Mais  ici,  ce  n'est  pas  du  tout  mieux,  positivement,  et  tous 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  281 

(nous  trois,  car  Anna  Nicolaïevna  est  avec  nous)  nous  nous 
doutons  que  les  paroles  des  docteurs  genevois  sont  vraies  : 
ici  l'air  est  énervant.  Nous  nous  en  apercevons  tous  les  trois. 
Il  est  vrai  qu'au  point  de  vue  de  la  santé,  à  Genève,  sous 
d'autres  rapports  (les  bises),  c'était  bien  pis.  Nous  vivrons 
ici  quelque  temps,  et  puis  nous  verrons,  nous  n'allons  pas 
nous  laisser  mourir.  Ici,  les  chaleurs  ne  régnent  pas  ;  vous 
connaissez  le  panorama  du  lac  ;  à  Vevey,  il  est  positivement 
mieux  qu'à  Montreux  et  Chillon,  qui  sont  à  côlé.  Mais  ei 
dehors  de  ce  panorama  (et  à  vrai  dire  de  quelques  endroits, 
buts  de  promenade  dans  les  montagnes,  ce  qu'il  n'y  avait 
pas  à  Genève),  tout  le  reste  est  trop  vilain,  et  nous  avons 
peur  de  payer  trop  cher  le  panorama  seul.  Oh  !  si  vous 
aviez  une  idée  du  tourment  d'être  installé  à  l'étranger  ;  si 
vous  aviez  une  idée  de  la  malhonnêteté,  de  la  bassesse,  de 
la  bêtise  incroyable  et  du  manque  de  développement  des 
Suisses  1  Certainement,  les  Allemands  sont  pires,  mais 
ceux-là  valent  bien  quelque  chose  !  On  considère  l'étran- 
ger comme  une  source  de  revenu  ;  ils  ne  songent  qu'à  une 
chose:  tromper  et  filouter.  Mais  le  pis  est  leur  malpropreté  I 
Le  kirghiz  dans  sa  tente  vit  plus  proprement  (et  ici  et  à 
Genève).  C*est  horiib'.e  !  j'aurais  éclaté  de  rire  au  nez  de  la 
personne  qui  m'aurait  dit  cela  des  Européens,  autrefois. 
Mais  à  Genève,  j'avais  au  moins  les  journaux  russes,  et 
rien  ici.  Ceci  est  très  pénible  pour  moi.  J'ai  enfin  reçu 
de  Paul  une  grande  lettre.  Il  me  parle  de  quatrelettres  qu'il 
m'aurait  envoyées  :  cela  paraît  incroyable  ;  où  donc  sont- 
elles?  Et  d'autre  part,  il  est  difficile  de  ne  pas  le  croire.  Il 
a  écrit  gentiment  sa  lettre.  Je  me  suis  réjoui  qu'il  puisse 
parler  de  ses  affaires  convenablement  et  sans  fautes.  Mais 
en  effet  sa  situation  doit  être  affreuse.  Cela  m'est  si  pénible 
que  j'en  rêve  la  nuit.  (Comment  vous  remercier  pour  tou- 
tes vos  démarches  et  toutes  vos  peines  ?  Bien  entendu, 
vous  ne  devez  pas  lui  donner  d'argent: àquoi  pensez  vous? 
Vous  êtes  si  bon,  que  peut-être  vous  voudriez  le  faire.  Je 
suis  votre  débiteur,  et  puis  d'ailleurs  vous  avez  vous-même 
constamment  besoin  d'argent.  Vous  avez  une  famille  et 
vos  revenus  sont  à  peine  suffisants.)  Voici  cependant  une 
question  que  je  dois  vous  communiquer  et  sur  laquelle  je 
vous  demande  votre  avis  : 

Paul  m'a  écrit  pour  me  demander  s'il  lui  était  possible 


282  CORRKSPONDANCB    DE    UOSTOIeVSKI 

d'empriiiitor  (le  l'argeal  eu  mon  nom  ;  il  a  désigné  la  per- 
eooae  qui  pourruil  douoer  l'argent  sur  ma  sigualure.C'est 
un  nommé  Guvrilov,  auciea  commissionnaire  de  la  typo- 
graphie, où  fut  imprimée  notre  revue.  C'est  un  homme  assez 
convenable,  d*un  certain  âge,  non  sans  quelques  qualités 
et  ayant  un  r>eu  d'argent.  Il  m'a  acheté  une  fois  la  deuxième 
édition  <lu  roman  Les  Humiliés  et  les  Offensés^  pour 
1.000  roubles.  Une  autre  fois  il  est  venu  me  voir  par  hasard; 
je  lui  ai  demandé: — Gavrilov,  avez-vous  de  l'argent? — Oui, 
un  peu.  —  Donnez-moi  1.000  roubles. — Voilà,  et  il  me  lee 
apporta  le  môme  jour,  bien  entendu,  sur  ma  signature  et 
d'excellente  intérêts,  je  ne  me  souviens  plus  combien. Ces 
1.000  roubles  je  les  lui  ai  rendus  il  y  a  deux  ans.  En  effet, 
cet  homme  pourrait  prôler.Sur  la  demande  de  Paul,  je  lui 
ai  écrit,  et  à  Paul  j'ai  envoyé  en  môme  temps  un  reçu  pour 
200  roubles  (pour  les  160  que  Paul  veut  lui  prendre,  pour 
lui-môme  et  pour  Emilie  Fédorovna,  quiest  dans  la  misère 
et  qui  est  tombée  malade).  Le  terme  est  le  !•' janvier.  Je 
ne  sais  pas  si  Paul  a  reçu  l'argent.  Mon  cher  ami,  pour 
l'amour  de  Dieu,  si  vous  voyez  Paul,  demandez-lui  s'il  Га 
reçu  ;  et  s'il  ne  m'a  pas  encore  répondu,  forcez-le  à  répon- 
dre immédiatement,  mais  de  façon  à  ce  que  ses  lettres  ne 
soient  pas  perdues.  Il  est  bien  possible  qu'il  les  envoie 
avec  tant  de  négligence,  qu'elles  sont  perdues,  et  peut- 
être  y  a-t-il  d'autres  raisons,  —  je  ne  sais  pas.  Je  vous 
prie  de  ra'écrire  (et  certainement  vous  ne  resterez  pas 
si  longtemps  sans  me  répondre,  comme  je  l'ai  fait,  parce 
que  vous  me  le  pardonnerez  et  vous  comprendrez  la  réa- 
lité pénible  de  ma  situation  et  de  mon  travail)  si  Paul  a 
reçu  l'arge  nt  de  Gavrilov,  car  je  me  tourmente  beaucoup:  que 
deviendra-t-il,  s'il  ne  le  reçoit  pas?  Aloi  je  sens  qu'il  est  dans 
le  plus  grand  besoin.  Bien  entendu,  je  ne  vous  demande 
pas  de  quitter  votre  maison  de  campagne  pour  aller  le  cher- 
cher. Il  est  probable  qu'il  viendra  chez  vous  lui-même. 
Mais,  cependant,  voici  à  propos  de  quoi  je  voudrais  vous 
demander  conseil  : 

Il  serait  bien  possible  que  si  Gavrilov  avait  de  l'argent, 
il  fût  disposé  à  me  prêter  1 .000  roubles  pour  une  année 
(c'est-à-dire  800,  s'il  donne  200  roubles  à  Paul),  d'ail- 
leurs, sur  une  lettre  de  change.  Je  puis  l'écrire  ici.  Et  de 
plus,  dans  un  an  et  demi  (par  contrat)  je  dois  recevoir  de 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  283 

Stellovsky  pour    Crime   et  Chàliment  (qu'il  publiera  cer- 
tainement dans  son  édition  de   mes  œuvres,  y  ayant  droit 
par  contrat,  mais  pas  avant  le  1""  janvier  1870,  et  comme 
il  Га  déjà    annoncé   dans  les  journaux)   pas    moins   de 
650  ou  700  roubles,  pour  compléter  la   somme  payée  (car 
nous  avons  un  contrat  et  c'est  sûr).  Ne  pourrais-je  enga- 
ger ce  contrat,  c'est-à-dire  le  droit  de  toucher  l'argent, 
d'après    ce  contrat,    de    Stellovsky,   à  Gavrilov,  pour  le 
déterminer  à  me  prêter  ces  1.000  roubles?  Ne  pourrait-on 
le  proposer  à  Gavrilov  ?  Et  pour  moi,    ces  800   roubles 
seraient  très  salutaires,  môme  avec  des  intérêts  énormes. 
En  dehors  de  quelques  dettes,  qu'il  faut  absolument  payer, 
il  faut  encore  payer    les  intérêts  pour  les  meubles   et  les 
affaires  qui  sont  engagés  à  Saint-Pétersbourg,  car  autre- 
ment ils  seront  perdus,  et  cela  vaut  plus  de  l.OOO  roubles. 
Enfin,  de  ces  800  roubles  il  nous  tomberait  quelque  petite 
chose  ici  et  Dieu  sait  combien    cela  nous   est  nécessaire. 
J'ai  écrit  à  Paul,  pour  qu'il  aille  chez  Gavrilov  et,  tans  lui 
dire   tout,   qu'il  le  sonde  pour  savoir  s'il  peut   donner  ou 
non.  Mais  Paul  est  jeune   et  sans  expérience.  (D'ailleurs, 
malgré  que  j'aie  écrit  à  Paul  à  propos  de  mon  idée  d'em- 
prunter 800  roubles  pour  moi,  je  vous  avoue  que  je  con- 
sidère encore  à  présent  cette  idée  comme  fantaisiste,  et  je 
n'en  attends  pas  grand'chose,  car  je  ne  suis  pas  encore 
décidé  moi-môme,   et  puis  je  ne  sais  pas  ce    que  pourra 
dire  Gavrilov.)  En  un  mot,  je  voudrais  savoir  comment 
cela  s'est  passé  avec  Paul,  pour  juger  de  ses  dispositions. 
Et,  deuxièmement,  je  voudraisconnaltre  votre  opinion:  faut- 
il  le  faire  ou  non?  J'ajoute  que  Gavrilov   est  enthousiaste 
et  entreprenant.  D'après  son  propre  aveu,  il  a  eu  un  béné- 
fice des  ^umi7/esef  Off'ensés.Si  cet  homme  édite  quelquefois 
et  s'il    n'a  pas  cessé  ses  tentatives  d'édition,  comme  dans 
le  temps,  il  pourrait  ne  pas  me  refuser  l'argent,  quand  ce 
ne  serait  que  dans  l'espoir  de  m'acheter  avantageusement 
le  droit  de  publication  {Vldiot,  par  exemple,  si  la  lin  était 
bien),  quoique  moi,  bien  entendu,  je  ne  dirai  pas  un  mot 
pour  le  lui  proposer.  En  tout  cas,  voici  sonadresse  actuelle: 
au  pont  Voznessensky,  maison  Kitner,  typographie  Golo- 
vatchev,  Gavrilov,    commissionnaire  de    la  typographie. 
Mon  cher.ami,je  n'ose  vous  déranger  et  je  ne  vous  demande 
pas  d'aller  chez  Gavrilov,  d'ailleurs  il  n'est  pas  besoin  de 


284  COnnE.HPONDANCB    OE    DOSTOÏEVhKI 

le  faire,  mais  c'ost  en   tout  cas  que  je  vous  communique 
celle  adresse. 

J'ai  tant  travaillé  que  j'en  suis  devenu  stupide,  et  ma 
tôle  est  tout  étourdie.  J'altends  vos  letlres  comme  le 
Royaume  des  deux.  Une  voix  de  Russie  —  une  voix  amie, 
quoi  de  plus  précieux?  Je  n'ai  rien  à  vous  raconter, aucune 
nouvelle  ;  ici  je  deviens  slupide  et  hôle.  Vil  cependant, 
tant  que  je  n'ai  pas  lerminé  le  roman,  il  m'est  impossible 
d'entreprendre  autre  chose  ;  alors,  je  reviendrai  en  Russie 
à  tout  prix.  Et  pour  finir  le  roman, il  faut  travailler  huit  heu- 
res par  jour,  sans  se  déranger,  au  minimum.  J'aiitermlnéla 
moitié  do  ce  que  j'avais  à  faire  pour  Katkov,pour  payer  ma 
dette.  Je  paierai  aussi  le  reste.  Écrivez-moi,  mon  ami,  écri- 
vez pour  l'amour  de  Dieu.  Ma  femme  vous  salue  ainsi 
qu'Anna  Ivanovna...  Elle  vous  aime  beaucoup  tous  leedeux. 
Mes  respects  à  Anna  Ivanovna.  Anna  Nicolaïevna  me 
charge  aussi  de  vous  saluer.  Au  revoir.  Je  vous  embrasse. 

Votre  dévoué  et  sincère 

Th.  Dostoïevski. 

Dans  les  quatre  chapitres  que  vous  lirez  dans  le  numéro 
de  juin  (peul-ôlre  trois  seulement,  car  le  quatrième  était 
en  relard)  j'avais  essayé  un  épisode  des  positivistes  con- 
temporains de  la  jeunesse  la  plus  avancée.  Je  sais  que  je 
l'ai  écrit  exactement  (je  l'ai  écrit  d'après  l'expérience  ;  car 
personne  plus  que  moi  n'a  eu  d'expérience  à  ce  sujet-là  et 
ne  Га  observé)  et  je  sais  que  tout  le  monde  me  blâmera  ; 
on  dira:  c'est  slupide, c'est  naïf-bête,  et  faux.  Mon  adresse: 
Suisse,  Vevey  (Lac  de  Genève).  A  M.  Dostoïevski,  poste 
restante. 

An  même 

Vevey,  19  juillet,  2  août  1868. 

Bien-aimé  et  cher  ami,  mon  inoubliable  Apollon  Nico- 
laievitch  ;  je  prends  la  plume, pour  vous  écrire  trois  lignes. 

Je  vous  ai  écrit  une  longue  lettre  au  mois  de  juin,  en  ré- 
ponse à  la  vôtre,  qui  était  du  mois  de  mai.  Votre  lettre  (celle 
de  mai)  m'a  prouvé  que  non  seulement  vous  ne  m'en  voulez 
pas  (ce  que  je  m'étais  bêtement  figuré,  avec  mon  caractère 
maladif)  mais  aussi  que  vous  m'aimez  autant  qu'autrefois. 


COriRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  285 

Je  n'ai  pas  répondu  aussitôt,  parce  que  j'ai  passé  vingt  jours 
de  suite  nuit  et  jour  à  mon  travail  qui  allait  mal.  Mais  à  la 
lettre  que  je  vous  ai  écrite  en  réponse  au  mois  de  juin,lettre 
très  longue  et  très  importante,  je  n'at  reçu  aucune  réponse 
jusqu'à  présent.  J'ailvihxie  cela  à  deux  causes:  1"  vous  m'en 
voulez  de  quelque  chose,  ou  2»  ma  lettre  s'est  perdue  ou 
bien  la  vôtre. 

Je  ne  crois  pas  du  tout  à  la  première  :  votre  dernière 
lettre  (celle  du  mois  de  mai)  était  telle,  que  je  ne  saurais 
comprendre  qu'on  puisse,  après  avoir  eu  de  si  bons  senti- 
ments pour  moi,  se  fâcher  contre  moi,  et  c'est  pourquoi 
je  crois  aveuglément  que  la  lettre  s'est  perdue.  J'y  crois 
aussi  encore  parce  que  j'ai  des  raisons  de  le  croire  :  j'ai 
entendu  qu'on  avait  l'ordre  de  me  surveiller.  La  police  de 
Saint-Pétersbourg  ouvre  et  lit  toutes  mes  lettres,  et  comme 
le  consul  genevois,  selon  toutes  les  données  (remarquez 
que  ce  ne  sont  pas  des  doutes,  mais  des  faits),  appartient 
à  la  police  secrète,  quelques-unes  des  lettres  qui  me  sont 
adressées  étaient  retenues,  car  il  y  a  des  rapports  secrets 
avec  le  bureau  de  poste  d'ici  (de  Genève).  Enfin,  j'ai  reçu 
une  lettre  anonyme  qui  me  prévient  qu'on  me  soupçonne, 
(Dieu  sait  de  quoi),  qu'il  est  ordonné  d'ouvrir  mes  lettres 
et  de  m'altendro  à  la  frontière,  quand  je  rentrerai,  pour 
me  surprendre  et  me  fouiller  le  plus  rigoureusement  pos- 
sible. Voilà  pourquoi  je  suis  absolument  persuadé  que  ma 
lettre  n'est  pas  parvenue, ou  bien  que  votre  lettre  est  per- 
due. (N.  B.  —  Gomment  supporter  cela  quand  on  est  pur, 
quand  on  est  patriote,  quand  on  se  dévoue  jusqu'à  trahir 
ses  opinions  premières,  quand  on  adore  le  souverain  ; 
comment  supporter  d'être  soupçonné  de  relations  avec 
quelques   misérables   Polonais    ou    bien  avec  le  €  Kolo- 

kol  » 1  Les  bras  vous  en  tombent  malgré  vous  de   les 

servir.  Tant  de  coupables  qu'ils  ont  laissé  passer  et  l'on 
soupçonne  Dostoïevski  I) 

Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  G'est  la  sœur  de  ma  femme 
qui  vous  remettra  cette  lettre  de  la  main  à  la  main. 

Ce  n'est  cependant  pas  une  lettre,  mais  trois  lignes, car 
je  ne  sais  déjà  plus  que  vous  écrire  ?  Malgré  tout  je  n'ai 
pas  votre  lettre.  Apollon  Nicolaïevitch,  mon  ami  (vous 
m'avez  nommé  votre  ami  vous-même  !),  comme  tout  ce 
temps  l'idée  m'a  été  pénible  que  vous  êtes  fâché  contre  moi  ! 


286  CORnBBPONDANCB   DE    DOeTOÏEVSKI 

Kcrivez-moi  donc,  écrivez-moi  dane  les  deux  cas  :  si 
vous  ôtee  fâché,  expliquez-m'en  la  raison.  Sivotis  ne  l'êtes 
pas,  écrivoz-moi  que  vous  m'aimez. 

J'ai  él6  mullieureux  tout  ce  temps.  La  mort  de  Sonia 
nous  a  fait  bien  souffrir,  ma  femme  et  moi.  Ma  santé 
n'est  pas  belle  ;  des  crises  ;  le  climat  de  Vevey  énerve. 

Dès  que  j'aurai  quelques  ressources,  j'ai  l'intention  de 
quitter  Vevey.  (  Mais  en  tout  cas,  si  vous  répondez  tout  de 
suite,  adressez  comme  avant  :  Vevey  (Lac  de  Genève), 
poste  restante.) 

Je  suis  mécontent  du  roman  jusqu'au  dégoût.  Je  me  suis 
terriblement  efforcé  de  travailler,  mais  je  n'ai  pas  pu  : 
j'ai  le  cœur  malade.  A  présent  je  fais  un  dernier  effort 
pour  la  troisième  partie.  Si  je  parviens  à  arranger  le 
roman,  je  me  remettrai,  sinon  je  suis  perdu. 

Ma  femme  a  les  nerfs  malades,  elle  maigrit  et  sa  santé 
décline  de  plus  en  plus. 

Avant  de  vous  écrire,  j'ai  écrit  à  Paul  ;  il  m'a  demandé 
de  lui  permettre  d'emprunter  sur  gage  (à  un  commission- 
naire de  typographie  que  nous  connaissions),  en  mon  nom. 
Comme  vous  avez  confirmé  dans  votre  lettre  qu'il  se  trou- 
vait dans  le  besoin,  je  lui  ai  permis  d'emprunter  et  j'ai 
envoyé  un  reçu  de  200  roubles,  comme  on  le  demandait 
et  l'exigeait.  Jusqu'à  présent,  de  Paul  aucune  réponse. 

Je  suis  coupable,  devant  voas,  je  vous  dois  encore  vos 
200  j  roubles  !  Je  les  rendrai,  ne  m'accusez  pas  1  Si  voue 
saviez  combien  j'ai  souffert  ! 

Mais  je  vous  les  rendrai. 

Que  sera  la  troisième  partie? 

Si  je  pars  d'ici,  c'est  surtout  afin  de  sauver  ma  femme. 

Elle  vous  salue,  vous  serre  la  main.  Mes  salutations  et 
les  siennes  à  notre  sincèrement  estimée  Anna  Ivanovna. 
Votre  entièrement  dévoué 

Th.  Dostoïevski. 

J'ai  des  raisons  de  soupçonner  que  Paul  n'a  reçu  de  moi 
ni  la  lettre,  ni  le  reçu. Le  reçu  est  de  200  roubles.  Sion  l'a 
arrêté  à  la  poste,  où  peut-il  être?  Cesl  un  papier  important. 

Ne  devrais-je  pas  m'adresser  à  quelque  personnage,  pour 
lui  demander  qu'on  ne  me  soupçonne  pas  de  trahir  ma 
patrie  et  de  me  trouver  en  relation  avec  des  Polonais,  et 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  287 

pour  qu'on  n'arrête  pas  mes  lettres  ?  C'est  dégoûtant  ! 
Mais  on  devrait  savoir  que  les  nihilistes,le8  libéraux  con- 
temporains me  couvrent  de  boue  depuis  trois  ans,  parce 
que  j'ai  rompu  avec  eux  ;  je  déteste  les  Polonais  et  j'aime 
ma  patrie... 

Ли  même. 

Milan,  7   octobre  (26  novembre)  1868. 

Très  cher  ami,  Apollon  Nicolaïevitch.  11  y  a  déjà  longf- 
temps,  il  y  a  trois  semaines,  que  j'ai  reçu  votre  lettre  et 
je  n'ai  pas  répondu  tout  de  suite,  parce  que  j'avais  le  cori)s 
et  l'esprit  occupés  par  le  travail.  J'aurais  pu,  sans  doute, 
trouver  une  heure  ou  deux  pour  répondre,  mais  j'ai  tant 
de  mal  pendant  la  période  du  travail,  que  je  vous  jure  que 
je  n'ai  pas  la  force  d'écrire,  d'autant  plus  quand  j'aurais 
été  si  heureux  de  causer.  Et  puis  j'attendais  votre  seconde 
lettre,  que  j'ai  enfin  reçue  hier  et  pour  laquelle  je  vous 
remercie  beaucoup,  mon  cher  ami.  Mais  avant  tout  je  n'ai 
jamais  éprouvé  le  moindre  mécontentement  envers  vous, 
et  je  vous  le  dis  honnêtement  et  sur  ma  conscience;  mais 
je  croyais,  au  contraire,  que  vous  étiez  fâché  contre  moi 
pour  une  raison  quelconque.  D'abord,  parce  que  vous  aviez 
cessé  d'écrire,  et  pour  moi  votre  lettre  est  un  événement  : 
c'est  l'air  de  la  Russie  qu'elle  nous  apporte,  c'est  absolu- 
ment un  jour  de  fête.  Comment  avez-vous  pu  croire  que 
je  me  serais  offensé  pour  quelque  idée  ou  quelque  phrase? 
Non,  mon  cœur  est  autre.  Et  puis  voilà  :  j'ai  fait  votre 
connaissance  il  y  a  vingt-deux  ans  (la  première  fois  chez 
Belinski;  vous  souvenez-vous?);  depuis, bien  des  lois  la  vie 
m'a  jeté  ci  et  là  et  m'a  quelquefois  étonné  par  ses  variantes, 
mais  enfin  à  présent,  en  ce  mojnent,  vous  êtes  le  seul,  le  seul 
être  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  duquel  j'aie  confiance, et 
quej'aime.etavec  les  idées  et  les  opinions  duquel  les  mien- 
nes se  confondent.  Pouvez-vous  ne  pas  m'être  presque  aussi 
cher  que  mon  pauvre  frère  ?  Vos  lettres  m'ont  donné  de  la 
joie  et  du  courage.  Car  mon  état  moral  était  très  mauvais. 
Et  d'abord, mon  travail  m'a  tourmenté  et  fait  souffrir.  Voilà 
presque  une  année  que  j'écris  trois  feuilles  et  demie  tous 
les  mois.  C'est  pénible.  De  plus,  pas  de  vie  russe,  pas 
d'impressions  russes  autour  de  moi,  et  pour  mon  travail 


288  CORRESPONDANCE    DE   DOBTOIeVBKI 

cela  m'a  été  toujours  indispensable.  Enfin,  si  voue  louez 
l'idée  de  mon  roman,  jusqu'à  présent  l'exécution  n'en  est 
pas  brillante.  C'^  qui  me  tourmente  beaucoup,  c'est  que  si 
j'écrivais  le  roman  à  l'avance,  durant  une  année,  et  puis 
deux  ou  trois  mois  pour  copier  cl  corriger,  ce  serait  autre 
chose,  j'en  réponds.  Maintenant  que  je  me  suis  rendu 
compte  de  tout,  je  le  vois  bien. 

J'ai  commencé  par  vous  parler  de  moi  et  de  mon  romao. 
Je  no  veux  pas  vous  dire  d'abord  quelle  est  ma  situation, 
vous  le  verrez  plus  clairement  plus  loin.  Mais,  la  voici  ma 
situation  : 

Il  m'est  impossible  d'écrire  plus  de  trois  feuilles  et  demie 
par  mois  —  c'est  un  fait  —  si  je  veux  écrire  toute  l'année 
sans  m'arrôter.  Mais  il  en  est  résulté  que  cette  année  je  ne 
terminerai  pas  mon  roman  et  j'imprimerai  seulement  la 
moitié  de  la  dernière  partie  (la  quatrième).  Il  y  a  un  mois 
j'espérais  encore  terminer,  mais  maintenant  j'y  vois  clair, — 
c'est  impossible.  Et  cependant  la  quatrième  partie  est 
grande  (1*2  feuilles),  —  c'est  tout  mon  calcul  et  tout  mon 
espoir  I  Maintenant,  quand  je  vois  tout  comme  dans  un 
miroir,  j'ai  acquis  l'amère  conviction  que  dans  ma  car- 
rière littéraire  je  n'ai  jamais  encore  possédé  une  pensée 
poétique  meilleure  et  plus  riche  que  celle  qui  s'est  présen- 
tée à  moi  pour  la  quatrième  partie,  dans  un  plan  détaillé. 
Et  alors  ?  Il  faut  se  hàler  le  plus  possible,  travailler  sans 
se  relire,  se  presser  follement  et  enfin,  ne  pas  arriver  à 
temps!  Sans  parler  de  moi-même,  mais  dans  quel  embar- 
ras je  mets  le  Housski  Viestnik  et  quelle  opinion  je  donne 
de  moi  à  Katkov  ?  Lui  qui  a  si  noblement  agi  avec  moi  ! 
Il  leur  faudra  donner  l'année  prochaine  la  fin  du  roman  en 
supplément,  et  c'est  une  perte  pour  la  revue  !  J'ai  décidé 
de  leur  écrire  et  de  renoncer  au  paiement  pour  tout  ce  qui 
sera  imprimé  l'année  prochaine,  pour  récompenser  la  revue 
des  pertes  de  la  publication  en  supplément.  Et  cela  va  me 
faire  beaucoup  de  tort. 

La  vie  ici  me  devient  trop  pénible.  Rien  de  russe,  voilà 
déjà  six  mois  que  je  n'ai  lu  ni  un  livre  ni  un  journal  russes, 
et  enfin  l'isolement  complet.  Le  printemps  dernier,  quand 
nous  avons  perdu  Sonia,  nous  sommes  partis  pour  Vevey. 
Ici  est  venue  nous  rejoindre  la  mère  d'Anna  Grigorievna. 
Mais  Vevey  énerve  (ce  qui  est  connu  des  médecins  ;  et 


I 


COHRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  2S1 

ils  n'ont  pu  me  prévenir  quand  je  les  ai  consultés  !).  Vers 
la  fin  d(3  notre  séjour  à  Vevey,  ma  femme  et  moi  nous 
sommes  tombés  malades.  Et  voilà  deux  mois  que  nous 
avons  traversé  le  Simplon  pour  venir  à  Milan.  Ici  le  climat 
est  meilleur,  mais  la  vie  est  plus  chère;  il  pleut  beaucoup 
et  l'ennui  est  mortel.  Anna  Grigorievna  est  patiente,  mais 
elle  languit  loin  de  la  Russie,  et  tous  les  deux  nous  pleu- 
rons Sonia.  Nous  menons  une  vie  sombre,  une  vie  de 
clottre.  Le  caractère  d'Anna  Grigorievna  est  très  impres- 
sionnable, très  actif.  Ici  elle  n'a  rien  à  faire.  Je  vois  qu'elle 
s'ennuie,  et  quoique  nous  nous  aimions,  même  davantage 
qu'il  y  a  un  an,  cela  m'est  quand  môme  pénible  de  voir 
qu'elle  vit  avec  moi  dans  un  si  triste  monastère.  C'est  bien 
pénible.  Dieu  sait  ce  que  nous  avons  en  perspective.  Si 
au  moins  le  roman  était  terminé,  je  serais  plus  libre.  Reve- 
nir en  Russie,  il  est  difficile  d'y  songer.  Nous  n'avons 
aucune  ressource.  Cela  veut  dire  :  aussitôt  arrivé,  se  faire 
enfermer  dans  la  prison  pour  dettes.  Mais  là  mon  travail 
sera  fini.  Avec  mon  épilepsie,  je  ne  supporterai  pas  la  pri- 
son, et,  par  conséquent,  je  ne  travaillerai  pas  en  prison. 
Comment  ferai-je  pour  payer  mes  dettes  et  de  quoi  vivrai- 
je?Si  mes  créanciers  voulaient  m'accorder  une  année  tran- 
quille (et  ils  ne  m'ont  pas  donné  un  seul  mois  de  répit 
depuis  trois  ans)  j'aurais  commencé  dans  un  an  à  les  payer 
par  mon  travail.  Si  grandes  que  soient  mes  dettes,  elles 
ne  présentent  que  la  cinquième  partie  de  ce  que  j'ai  déjà 
payé  par  mon  travail.  Je  suis  parti  pour  travailler.  Et  voilà, 
l'idée  de  V Idiot  a  été  presque  perdue.  Si  môme  il  s'y  trouve 
quelques  qualités,  l'effet  est  médiocre,  et  l'effet  est  néces- 
saire pour  une  deuxième  édition,  sur  laquelle  il  y  a  à  peine 
quelques  mois  je  comptais  aveuglément  et  qui  aurait  pu 
me  procurer  un  peu  d'argent.  Maintenant,  comme  le  roman 
n'est  môme  pas  fini,  il  est  inutile  de  songer  à  la  deuxième 
édition.  Si  j'étais  en  Russie,  j'aurais  pu  savoir  comment 
m'occuper  pour  me  procurer  de  l'argent;  je  l'aurais  gagné 
à^temps.Et  ici  je  deviens  stupide  et  borné  et  je  perds  l'ha- 
bitude de  la  Russie.  Pas  d'air  russe,  ni  de  personnes 
russes.  Enfin,  je  ne  comprends  pas  du  tout  les  émigrants 
russes.  Ce  sont  des  fous. 

Voilà  où  en  sont  nos  affaires.   Mais    il    est    également 
impossible  de  rester  à  Milan  :  c'est  trop  malcommode  d'y 

19 


290  CORRBePONDANCB    DB  DOSTOYbV.SKI 

habiter  et  trop  sombre.  Nous  voulons  aller  à  Florence 
dans  un  mois,  et  là  je  finirai  mon  roman.  Je  reçois 
toujours  de  l'argent  de  Kalkov  ;  c'est  effrayant  combien 
nous  dépensons  on  tout,  quoifjue  nous  vivions  en  nous  pri- 
vant énormément.  Bientôt,  av«»c  la  fin  du  roman,  finiront, 
bien  entendu,  les  envoie  de  Kalkov.  De  nouveau  des  sou- 
cis et  des  embarras.  Mais  quand  môme  ma  dette  à  Kalkov, 
en  comptant  ce  qui  a  été  pris  ai^commencement,  est  bien 
diminuée  à  présent. 

Je  me  suis  complèlenicnl  dcshabitué  de  votre  vie,  mal- 
gré que  mon  cœur  soit  avec  vous,  et  c'est  pour  cela  que 
vos  lettres  sont  pour  moi  une  manne  céleste.  Je  me  suis 
énormément  réjoui  en  apprenant  la  création  d'une  nou- 
velle revue.  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  de  Kachpirev, 
mais  je  suis  heureux  que  Nicolas  Nicolaïevitch  trouve 
enfin  une  occupation  digne  de  lui  ;  il  faut  précisément 
qu'il  soit  directeur  et  ne  pas  se  borner  à  une  partie  de  la 
nouvelle  revue,  mais  en  devenir  complètement  l'âme.  En 
tout  cas,  ce  sera  assuré.  Il  y  a  six  mois  il  m'a  écrit  ici,  et 
il  m'a  lait  un  très  grand  plaisir  par  sa  lettre.  Je  ne  lui  ai 
pas  répondu,  ne  sachant  pas  son  adresse,  qu'il  ne  m'avait 
pas  donnée.  Dans  sa  lettre  il  m'a  communiqué  un  extrait 
de  sa  lettre  à  Kalkov,  dans  laquelle  il  lui  avait  proposé  de 
s'occuper  dans  le  Roasski  Viestnik  de  la  partie  consacrée  à 
la  critique.  Je  ne  sais  pas  ce  que  Kalkov  lui  a  répondu, 
mais  je  sais  sûrement  que  là-bas,  dans  le  journal  et  dans 
la  revue,  toutes  les  places,  celles  de  directeur  et  autres, 
sont  occupées  et  bien  occupées  ;  selon  l'expression  de 
Gogol,  quand  une  place  est  prise  par  quelqu'un,  il  ferait 
plutôt  sauter  la  place  que  de  la  quitter.  Mais,  à  mon  avis, 
entre  nous,  si  même  Kalkov  voulait  changer  cet  ordre  de 
choses,  il  ne  lui  serait  pas  toujours  possible  de  le  faire.  Mais 
maintenant,  que  peut- il  trouver  de  mieux  que  Nicolas  Nico- 
laïevitch ?  Qu'il  y  soit  seulement,  c'est  le  plus  important, 
il  deviendra  le  maître  absolu  dans  sa  place.  Il  serait  bien 
à  désirer  que  la  revue  tût  imbue  de  l'esprit  russe,  comme 
nous  le  comprenons  vous  et  moi,  et  non  pas  purement 
slavophile.  A  mon  idée,  nous  n'avons  pas  besoin  de  trop 
poursuivre  les  idées  slaves,  il  ne  faut  pas  exagérer.  Il  faut 
qu'elles  nous  viennent  d'elles-mêmes.  Après  le  congrès 
slave  à  Moscou,  quelques-uns  de  ces  mêmes  Slaves,  étant 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  291 

revenus  dans  leur  pays,  se  moquaient  insolemment  des 
Russes,  parce  qu'«ils  se  chargeaient  dediriger  les aulresel 
avaient  l'air  d'en  imposer  aux  Slaves,   et  eux-mêmes  se 
connaissaient  peu  »  et  ainsi  de  suite.  Croyez-le  bien, beau- 
coup parmi  les  Slaves,  ceux  de  Prague  par  exemple,  nous 
jugent  tout  à  fait  au  point  de  vue  occidental,  allemand  ou 
français,  et  peut-être  môme  s'étonnent-ils  que  chez  noue 
les  Slavophiles  se  soucient  fort  peu  des  formes  adoptées  de 
la  civilisation  occidentale.  De  sorte  que  nous  autres,  nous 
pourrions  ne  pas  tant  nous  presser  de  noue  occuper  des 
Slaves.  Les  étudier  c'est  autre  chose;  les  aider  aussi  ;  maie 
il  ne  faut  pas  aller  leur  imposer  la  fraternité,  je  dis  seule- 
ment ^imposer,  car  il  fautles  considérer  comme  des  frères 
et   agir    incontestablement  en  frères.   J'espère  beaucoup 
aussi  que  Nicolas    Nicolaïevitch  saura  donner  au  journal 
une    teinte  politique    et  une  direction  déterminée.  C'est 
notre  corde  sensible,  c'est  notre  besoin, la  direction  déter- 
minée. En  tout  cas,  Nicolas  Nicolaïevitch  saura  s'en  tirer 
brillamment,  et  je  me  prépare  avec   un   immense  plaisir  à 
lire    ses  articles,   que  je  n'ai  pas  lus  depuis   le  temps  de 
V Époque.  Ce  serait   bien   si  la    revue  se   posait  indépen- 
dante dans  le  monde  littéraire;  par  exemple,  ne  pas  payer 
2.000    roubles   pour  des  œuvres  dans  le  genre  de  Minine 
ou  autres  drames  historiques  d'Ostrovski  ;  mais  si  l'on 
donne  une  comédie  sur  les  marchands,  on  pourrait  payer. 
Ou  bien,  Y  Essaim  de  Kokhanovskaïa).  Mais  si  on  publie 
quelque  chose   dans  le   genre  de  'VÉcroa,  on  peut  deve- 
nir plus  inabordable.    Ou    encore,  le   poseur    E...  qui   en 
est   à     bout    d'écrire.  En   un  mot,  il  faudrait  enfin  savoir 
tenir    les    hommes    de    lettres  et  ne  pas   payer   seule- 
ment   le   nom,    mais  payer  selon    le  mérite  de    l'œuvre 
—  ce   que  jusqu'à    présent  aucune  revue  n'a   osé  faire, 
excepté    le    Vrémia    et    VÉpoque.   Il   est   impossible    de 
paraître    sans  une   œuvre  littéraire  de  première  impon- 
tance  dans  les  deux  premiers  numéros  de  la  revue.  Gela 
veut  dire  perdre  1000  abonnés  dès  le  début.  Je  ne  le  dis 
pas  pour  donner  des  conseils,  mais  par  amitié.  J'espère  que 
Nicolas  Nicolaïevitch  m'enverra  la  revue. 

Bien  entendu,  je  consens  très  volontiers  à  y  collaborer. 
Mais  je  suis  occupé  en  ce  moment.  Quand  j'aurai  termmé 
le  roman,  on  pourra  y  penser.  J'aurais  tant  voulu  que  la 


202  COIlREePONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

revue  fût  réellement  bien.  Donnoz-moi  beaucoup  de  détails, 
mon  cher  ami.  Publiez-voiis  (]uelque  сЬож;  dans  la  revue? 
Donnez-leur  pour  leur  premier  numéro  'luebjue  chose  de 
grand  et  d'entier,  votre  légende  de  l'expédition  d'Igor,  par 
exemple.  Comment  s'appellera  votre  revue  ?  Avez-vou» 
fait  beaucoup  d'annonces,  l'ouverture  de  la  souscription  ? 
Si  vous  voulez  publier  à  partir  du  jour  de  l'an,  il  serait 
temps. 

J'ai  lu  le  livre  dont  vous  m'avez  parlé,  très  peu  de 
temps  auparavant  que  vous  m'ayez  prévenu,  et  je  voue 
avoue  que  j'étais  hors  de  moi  '.  On  ne  peut  se  figurer 
quelque  chose  de  plus  impudent.  Cerlainement,  je  m'en 
moque  à  présent,  et  je  l'ai  fait  aussi  au  commencement  ; 
mais  ce  qui  m'ennuie  c'est  que  si  je  ne  proteste  pas,  j'au- 
rai l'air  par  là  d'approuver  ce  vilain  livre.  Mais  où  pro- 
tester ?  Dans  le  Nord  ?  Mais  je  ne  sais  pas  bien  écrire  en 
français  et  d'ailleurs,  je  voudrais  agir  avec  tact.  Je  compte 
m'installera  Florence,  et  je  consulterai  quelqu'un  au  con- 
sulat russe,  je  demanderai  des  instructions,  comment 
faire.  Certainement,  je  ne  m'installe  pas  à  cause  de  cela  à 
Florence.  Vous  me  proposez  d'aller  à  Venise  (que  tous 
les  docteurs  de  tous  les  pays  vantent  au  point  de  vue 
sanitaire).  Je  serais  très  content  de  le  faire,  quand  ce  ne 
serait  que  pour  distraire  Anna  Grigorievna  et  je  ne  sais 
pas  si  je  ne  le  ferai  pas,  car.  en  effet,  le  voyage  n'est  pas 
trop  long;  mais,  premièrement,  j'ai  très  peu  de  temps  ; 
secondement,  cela  nous  coûtera  à  nous  deux,  si  même 
nous  prenons  les  troisièmes  et  si  nous  n'y  passons  que 
trois  jours,  pas  moins  de  100  francs,  et  pour  nous  100  francs 
ont  une  importance  énorme.  II  nous  arrive  assez  souvent, 
par  exemple,  de  recevoir  1000  francs  de  Katkov.  Mais 
quand  on  les  reçoit,  on  en  met  de  côté  pour  les  dépenses 
d'un  mois  ou  d'un  mois  et  demi,  ensuite  il  faut  payer  les 
dettes  qui  ont  eu  le  temps  de  s'amasser,  le  voyage,  les 
vêtements.  Et  comme  l'avenir  n'est  pas  parfaitement 
garanti  il  faut  se  restreindre  fortement.  Et  surtout,  termi- 


1.  Il  s'agit  d'un  roman  :  Les  secrets  dn  palais  des  Tsars,  sur  l'époque 
de  Nicolas  !•'.  Parmi  les  principaux  personnages  sont  Théodore  Dos- 
toïevski et  sa  femme  ;  dans  le  roman,  entre  autres  bîdivemes,  Dos- 
toïevski meurt  et  sa  femme  entre  dans  un  cloître. 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  '293 

пег  le  roman  et  travailler  jour  et  nuit  ;  car  on  ne  peut  pas 
faire  autrement. 

J'aurais  bien  voulu  voir  Lamansky.  J'ai  une  furieuse 
envie  de  lire  le  livre  de  Saraarine(Z,es  confins  de  la  Russie), 
d'autant  plusque  je  pense  moi-même  à  tout  cela,  —  mais 
où  le  prendre  ?  Ici,  c'est  affreux  !  Même  à  (Jenève  où  il  y 
a  dos  livres  russes,  sur  les  comptoirs  on  trouve  seulement 
Que  faire,  et  quelques  balivernes  de  nos  émigrants.  S'il  y 
a  encore  quelques  livres  russes,  —  quelques  volumes  de 
Gogol,  de  Pouchkine,  —  c'est  plutôt  par  hasard.  Dans  la 
vente  des  livres  russes,  ni  ordre,  ni  sens,  ni  idée.  Et  encore, 
on  en  vend  rarement.  Ici,  en  Italie,  il  n'y  a  rien.  J'aurais 
bien  voulu  me  procurer  Samarine,  mais  c'est  impossible 
ici. 

Je  m'inquiète  et  je  me  tracasse  à  propos  de  la  famille. 
Je  n'ai  rien  pu  envoyer  à  Paul  de  tout  l'été,  et  lui  aussi 
est  fameux  1  Mais  je  ne  lui  en  veux  pas  ;  il  n'a  pas  de  rai- 
son pour  m'affectionner  particulièrement, et  je  n'ai  pas  le 
droit  d'être  trop  sévère  pour  ses  fautes  de  service.  Pauvre 
garçon,  peu  développé  intellectuellement,  seul  et  sans 
aide,  comment  ne  ferait-il  pas  de  fautes?  mais  j'ai  peur  que 
le  pire  n'arrive,  et  j'aurais  bien  voulu  lui  venir  en  nide  au 
plus  tôt. 

Emilie  Fédorovna  doit  quitter  mon  appartement  chez 
Alonkine,au  mois  de  novembre,  parce  que  je  ne  puis  payer 
le  loyer.  Tout  cela  me  tracasse,  et  cependant,  avant  tout, 
il  faut  terminer  le  travail  1 

Quant  à  ma  dette,  mon  ami,  j'ai  honte  d'y  songer  1 
Cela  me  tourmente  affreusement,  et  surtout,  parce  que 
vous  avez  agi  avec  moi  comme  un  frère,  et  il  y  en  a  beau- 
coup qui  ne  l'auraient  pas  fait.  Vous  avez  votre  propre 
famille.  Mais  je  recevrai  de  l'argent  !  Et  je  vous  le  rendrai. 
L'aube  finira  par  luire  pour  moi  aussi;  et  surtout  je  vou- 
drais aller  en  Russie.  En  Russie,  je  saurais  mieux  m'arran- 
ger.  Quand  je  pense  que  Sonia  vivrait  sûrement  si  nous 
avions  été  en  Russie  l 

Anna  Grigorievna  vous  aime  et  pense  à  vous  et  parle  de 
vous  avec  joie.  Je  vous  prie  de  transmettre  mes  salutations 
et  les  siennes  très  sincères  (elle  m'a  déjà  demandé  trois 
fois  si  je  vous  transmets  son  salut)  à  votre  femme  et  à  vos 
parents.  De  ma  part  aussi,  et  à  tous   ceux  qui  pensent  à 


29i  CORRESPONDANCB  DK  DOSTOKEVi^KI 

moi.  Je  rcfçretle  bien  Kovalovsky  '  —  un  homme  si  bon  et 
das  plus  utiles,  —  utile  à  un  tel  point  que  peut  «il re  on  ne 
le  comprendra  parfaitement  qu'après  8a  mort.  Tout  avoue, 

Tr.  Dostoïevski. 

Pour   l'amour   de  Dieu,  écrivez-moi.  En  tout  eà»  mon 
adresHe:  Italie.  Milan,  à  M.  Dostoïevski,  posle  restante. 

Au  même. 

11  (23)  décembre  1868,  Florence. 

Je  m'empresse  de  vous   répondre,   cher  ami   Apollon 
Nicolaïevitch,  et  cela  justement  parce  que  je  voulais  vous 
parler   à  cœur  ouvert.    Fifçurez-vous    quelle   d<^cision  je 
viens  de  prendre  l  Je  crois  vous  avoir  écrit  que  je  n'avançais 
pas   avec  la   fin  de   Yldiot  et  que  je  n'avais  pas  et  n'au- 
rais pas  le  temps  de  le  terminer  pour  le  numér>  de  décem- 
bre. J'ai  fait  mon  mea  culpa  à  Katkov,  tout  h  fait  sincère- 
ment, c'est-à-dire  que  la  fin  du  roman  devra  être  imprimée 
en  supplément  aux  abonnés  de  l'année  prochaine.    Main- 
tenant, j'en    ai  tout  à  coup  décidé  autrem-înt  (je  ne  sais 
pas  seulement  si  on  sera  de  mon  avis  à  la  rédaction  du 
Rousski  Viestnik).  J'ai  résolu  de  terminer  complètement 
la  quatrième  partie  et  la  conclusion,  et  de  les  donner  dans 
le  numéro  du  mois  de  décembre,  à  la  condition  toutefois, 
que  le  livre  du  mois  de  décembre  soit  un  peu  en  relard , 
Voici  comment  :  aujourd'hui  j'ai  prévenu  Katkov  que  le 
15  janvier  de  notre  style,  la  conclusion  de  V Idiot  sera  à  la 
rédaction;  quant  aux  chapitres  précédents,  je  les  enverrai 
peu  à  peu, tous  les  cinq  jours.  En  somme,  n'ont-ils  pas  eu 
chaque  année  le  livre  de  décembre  bien  en  retard, et  même 
à  ce  point  que  le  livre  de  janvier  de  la  souscription  sui- 
vante paraissait  avant  le  livre  de  décembre  de  l'année  pré- 
cédente. Le  numéro  paraîtra  ainsi  vers  le  '20  janvier  —il  sera 
un  peu  en  retard,  par  conséquent.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  déci- 
deront. Mais  à  partir  d'aujourd'hui,  dans  quatre  semaines 
je  dois  envoyer  sept  feuilles  d'imprimerie.  J'ai  soudain  vu 
que  je  pouvais  le  faire  sans  trop  abîmer  le  roman.D'ailleurs, 
tout  ce  qui  reste  à  faire  est  plus  ou  moins  inscrit  au  brouil- 

1.  Egor  Petrovitch. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 


295 


Ion,  et  je  sais  tout  par  cœur.  S'il  se  trouve  des  lecteurs 
de  Vldiot,  ils  seront  peut-être  étonnés  de  cette  conclusion 
inattendue  ;  mais,  après  réflexion,  ils  conviendront  certai- 
nement que  c'est  ainsi  qu'il  fallait  terminer.  En  général, 
cette  conclusion  est  réussie,  c'est-à-dire,  comme  conclu- 
sion. Je  ne  parle  pas  des  qualités  du  roman  ;  mais  quand 
j'aurai  terminé,  je  vous  écrirai  quelque  chose,  pour  vous 
dire,  comme  à  un  ami,  ce  que  j'en  pense  moi-même. 

Ainsi,  voilà  ma  situation.  Et  cependant  j'ai  des  lettres 
auxquelles  je  dois  absolument  répondre,  quand  ce  ne 
serait  que  pour  l'unique  raison,  l'envie  que  j'ai  de  le  faire. 
Sans  aucun  doute,  vous  ne  sauriez  vous  figurer  comme  vos 
lettres  me  donnent  du  courage.  Depuis  le  mois  d'î  mai  je 
n'ai  pas  lu  un  seul  journal  russe  !  Je  ne  reçois  que  le 
Rousski  Viestnik,ei  le  jour  de  l'arrivée  du  livre  est  un  jour 
de  fête.  A  propos:  j'écris  à  Nicolas  Nicolaïevilch  qu'il 
m'envoie  ici  à  Florence  la  Zaria,  depuis  le  premier  numéro, 
car  je  ne  puis  plus  m'en  passer.  Qu'ils  le  mettent  sur  mon 
compte  dans  le  bureau  de  la  rédaction  de  Zaria,  s'ils  veu- 
lent ;  il  est  possible  que  nous  réglions  nos  comptes. 
Jugez  donc  à  quel  point  me  sont  précieuses  les  bttres 
d'un  ami  aussi  intime  et  aussi  éprouvé  que  vous.  Quand 
vous  me  parlez  de  vos  conversations  avec  Strakhov,  c'est 
comme  si  j'y  étais.  J'ai  aussi  reçu  une  lettre  de  Slrakhov; 
beaucoup  de  nouvelles  du  monde  littéraire.  J'ai  appris 
avec  plaisir  que  Danilevsky  a  fait  paraître  un  article  L'Eu- 
rope et  la  Russie,  que  Nicolas  Nicolaïevitch  considère 
comme  un  article  important.  Je  vous  avoue  que  depuis  49, 
je  n'ai  jamais  entendu  parler  de  Danilevsky,  mais  j'ai  quel- 
quefois pensé  à  lui.  Je  me  suis  rappelé  que  c'était  un  fou- 
riériste  à  outrance.  Et  pour  un  fouriériste,  le  voilà  revenu 
à  la  Russie,  redevenu  Russe  et  repris  d'anour  pour  le  sol 
et  pour  la  créature.  C'est  ainsi  que  se  reconnaît  l'homme 
aux  idées  larges.  Egalement,  je  ne  croirai  jamais  les  paroles 
de  feu  Apollon  Grigoriev,  que  Bélinski  aurait  fini  par  deve- 
nir slavophile.  Ce  n'était  pas  à  Bélinski  de  finir  ainsi.  Un 
grand  poète  a  son  époque  ;  mais  il  n'aurait  pu  se  dévelop- 
per davantage.  Il  aurait  fini  par  devenir,  dans  les  meetings, 
l'aide  de  camp  de  quelque  Madame  Heugg  à  propos  de  la 
question  féministe,  et  il  aurait  perdu  l'habitude  de  parler  le 
russe,  sans  cependant  savoir  l'allemand.  Savez-vous  donc 


2«^  COnnESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

qui  sont  les  nouveaux  Ruewe?  C'ctl  ce  moujik,  aulrefosh 
(ijs8idcnl,du  Icnips  (Je  Paul  le  PrusMen.sur  lequel  on  avail 
publié  un  arlicje  avec  des  annol«lionb  dans  le  num«';ro  de 
juin  du  Hous!^ki  Vicflnik.  Ce  n'esl  рая  le  type  absolu  du 
Russe  Й  venir,  mais  cerUinemenl  c'est  un  des  Russes  de 
l'avenir. 

Mais  si  on  tombe  sur  ce  thème,  on  n'en  finit  pas.  Je 
veux  vous  demander,  mon  cher,  un  conseil  d'ami  ;  que 
dois-jc  faire?  Mais  à  vous  seul,  bien  entendu,  il  est 
inutile  que  les  autres  sachent  mes  affaires  domestiquée. 
Voici  ce  que  c'est  :  dans  un  mois  j'aurai  terminé  pour  le 
Rousski  Viestnik  l'ouvrage  qui  m'a  été  payé  d  avance. 
L'Jdiol  ne  contiendra  que  42  feuilles  d'imprimerie.  J'ai 
pris  chez  eux  (en  comptant  ce  que  j'ai  pris  avant  mon 
mari  âge  et  une  bagatelle  que  je  veux  leur  demander)  jus- 
qu'à 7.000  roubles.  Oui,  monsieur,  jusqu'à  7.000.  11  est 
vrai  que  nous  avons  dépensé  tout  ce  temps- là,  en  moyenne 
2.000  roubles  par  an,  avec  Doe  vovages,  nos  vêtements, 
l'enfant,  avec  tout,  —  ce  que  nous  n'aurions  pu  faire  À 
Saint-Pétersbourg. 

D'après  mon  calcul  (sans  entrer  dans  des  détails),  je 
devrai  encore  jusqu'à  1.000  roubles  à  la  rédaction  du lious 
ski  Viestnik.  Peut-être,  cela  ne  les  gênera-t-il  pas  ;  ils 
savent  que  je  travaille.  Mais  vcilà  :  comment  vivre  ?  Ayant 
terminé  le  roman,  je  pourrai  tirer  encore  environ  deux 
mois  et  puis,  que  faire?  M'adresser  à  Katkov?  S'ils  ont 
l'intention  de  profiter  de  ma  collaboration,  certainement 
ils  m'enverront  de  l'argent  sur  ma  demande,  mais  le  plus 
mauvais  pour  moi  sera  que  je  ne  saurai  pas  dans  quelles 
conditions  je  me  trouve  vis-à-vis  d'eux?  C'est-à-dire, 
comme  un  écrivain  qui  est  endetté  à  la  rédaction,  je  com- 
prends cela.  Mais  ils  ne  répondent  jamais  —  de  sorte  que 
je  ne  sais  pas  même  si  mon  roman  leur  convient  ou  non, 
ou  bien  s'ils  désirent  ma  collaboration.  Et,  rien  qu'au 
point  de  vue  pécunier,  cela  est  important  à  savoir. 

Ces  maudits  créanciers  vont  me  tuer  définitivement.  J'ai 
eu  tort  de  partir  à  l'étranger,  vraiment,  il  aurait  mieux 
valu  aller  dans  la  prison  pour  dettes.  Si  je  pouvais  pren- 
dre des  arrangements  avec  eux  !  —  c'est  justement  ce  que 
je  ne  puis  faire,  parce  que  je  n'y  suis  pas  en  personne. 
Je  dis  cela  surtout,  parce  que  je  pense,  en  ce  moment,  à 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  297 

deux  ou  trois  publications  qui  ne  demandent  qu'un  travail 
mécanique  ardu,  et  qui,  certainement,  me  procureraient 
de  l'argent.  Car  cela  m'a   réussi  quelquefois.  J'ai  en  ce 
moment  dans  l'idée  :  1«  un  très  grand  roman,  L'Athéisme 
(pour  l'amour  de  Dieu  !  que  cela  reste  entre  nous)  ;  mais 
avant  de  le  commencer,  il  faut  que  je  lise  une  bibliothèque 
presque  entière  d'athéistes,  de  catholiques  et  d'orthodoxes. 
11    ne    sera    prêt,  même  si  le  travail   est   complètement 
garanti,  que   dans  deux   ans.   Le  personnage  est  trouvé. 
C'est  un  Russe  de  notre  société,  d'an  certain  âge,  pas  très 
instruit,  mais  non  sans  instruction,  d'une  certaine    situa- 
tion, qui,  soudain,  à  un  certain  âge,  perd  la  foi  en  Dieu. 
Toute  sa  vie  il  n'a  songé  qu'à  son  emploi,  il  ne  cherchait 
pas  à  sortir  de  l'ornière,  et  ne  s'est  distingué  par  rien  de 
particulier  jusqu'à  45  ans.  (La  solution  est  psychologique: 
un   sentiment  profond,  c'est   un    homme,  et   surtout   un 
homme  russe.)  La  perte  de  la  foi  en  Dieu  a  sur  lui  une 
influence  colossale  (l'action  du  roman  et  la  mise  en  scène 
sont  très  grandes).    Il    se  met  à  fréquenter  les  nouvelles 
couches,  les  athées,  les  Slaves  et  les  Européens,  les  dissi- 
dents russes  etles  ermites,  les  prêtres;  il  tombe  entre  les 
griffes  d'un  jésuite  propagandiste,  polonais  ;    il  descend 
jusqu'au  fond  des  sectes  religieuses,  et  enfin  il  retrouve  le 
Christ  et  la  terre  russe,  le  Christ  russe  et  le  Dieu  inisse, 
(Pour  l'amour  de  Dieu  n'en  parlez  à  personne  ;  pour  moi, 
en  résumé:  écrire  ce  dernier  roman,  et  après  cela,  je  puis 
mourir,  j'aurai  fait  ma  confession  entière.)  Ah!  mon  ami! 
J'ai  tout  à  fait  d'autres  idées  sur  la  réalité  et  le  réalisme, 
que  nos  réalistes   et   nos  critiques.  Mon  idéalisme    — est 
plus  réaliste  que  le  leur.  Mon  Dieu  !  S'il  fallait  répéter  ce 
que  nous  autres   Russes  avons  vécu  pendant  ces  dix  der- 
nières années  au  point  de   vue  de  notre  développement 
intellectuel,  est-ce  que  les  réalistes  ne  crieraient  pas  que 
c'est  de  la  fantaisie  !  Et  cependant,  depuis  un  temps  immé- 
morial, c'est  du  véritable  réalisme  1  C'est  bien  du  réalisme 
mais  plus  profond,  le  leur  est  tout   en  surface.   Voyons, 
Lubim  Tortzov  '  n'est-il  pas  infime  en  réalité,  et  cependant 
c'est   tout  ce  que  leur  réalisme    s'est    permis  d'idéal.  Ce 
réalisme  ne  m'a  pas  l'air  bien  profond  !  Leur  réalisme  ne 

1.   Héros  d'une  comédie  d'Ostrovski. 


298  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

saurait  expliquer  la  ccnlième  partie  des  faits  réels,  qui 
ont  existé.  Tandis  que  noire  idéalisme  nous  permettait  de 
prédire  ces  faite.  C'est  arrivé.  Mon  cher  ami,  ne  vous 
moquez  pas  de  moi  ;  mais  je  fais  comme  saint  Paul  :  «  SI 
on  ne  me  loue  pas,  je  me  louerai  moi-môme.  » 

Mais  en  allendant  il  faut  vivre.    Je   ne   vais  рая    aller 
vendre  l'Athéisme  (mais  j'aurai  (juolque  chose  à  dire  sur 
le  catholicisme,  et  le  jésuitisme,  comparés  à  l'orthodoxie). 
J'ai  l'idée  d'une  nouvelle  assez  grand?,  d'une  douzaine 
de  feuilles  el  cela  ra'altire.  J'ai  encore  une  idée.  A  quoi 
me  résoudre  et  à  qui    offrir  mes  services?   A  l.i  Zaria  ? 
Mais  je   me   fais  payer  d'avance,  el  là  je  ne  crois    pas 
qu'on  accepte.  Certainement,  je  ne  me  passerai  peut-être 
pas  de  leur  aide,  m  lis  il  faut  envoyer  là-bas  un   arlir'le 
complètement  terminé,  et   c'est  bien  pénible  1  Comra'-nl 
vivre,    pendant  qu'on  écrit  l'article  ?  Le  Roasski  Viestnik 
me  paye  largement  (il  me  donne  150  roubles  par  feuille  et 
il  m'en  avance  des    milliers,   au   moins  il  m'en  avançait). 
La   Gn    de    VIdiot  produira   de    l'effet   (je   ne    sais    pas 
si  c'est  bien  ?).  Mais   quant  à   proposer  aux   libraires   la 
seconde    édition  cela  veut  dirid  perdre  la   moitié.  11  faut 
qu'ils  y  viennent  d'eux-mêmes,  mais  viendront-ils?  Je  n'ai 
aucune  idée  si  le  roman  aura  du  succès  ou  non.  D'ailleurs, 
c'est  la  fin  du  roman  qui  en  décidera.  En  tout  cas,  je  vous 
prie,  mon  ami,   de   me  donner  un   conseil.  J'attends  de 
vous  un  conseil  important,  quand  vous  aurez  lu  la  fin  de 
VIdiot.  Depuis  janvier  je  suis   libre,  et  ce  n'est  pas  dans 
ma  situation  qu'il  est  possible  de  rester  les  bras  croisés  : 
il  faut  vivre  et  payer  les  dettes.  Écrivez-moi,  mon  ami  (que 
cela  soit   entre  nous  seulement),    tout  ce  que   vous  savez 
sur  la  Zaria,  ses  ressources,  et  ce  qu'elle  peut  donner  d'a- 
vance, en  général,  et  à  moi,  en  particulier.  Quant  à  moi, 
je  vous  avoue  que  demander  une  avance  à  la  Zaria  serait 
pour  moi  quelque  chose  de  décisif.  Abandonner  le  Rousski 
Viestnik,  même  pour  quelque  temps,  me  paraît  très  délicat, 
surtout  en  y  devant  quelque  chose.  (Si  seulement  je  pou- 
vais savoir   l'opinion  personnelle    qu'ils  portent  sur  ma 
collaboration,  au  Rousski  Viestnik  !  D'ailleurs,  je  dois  le 
savoir  :  ils  me  paient.)  Dans  tous  les  cas,  écrivez -moi  quel- 
que chose  à  propos  de  tout  cela.    Et  puis  encore  :  faut-il 
me  mettre  la  corde  au  cou  et   rechercher  cette  collabora- 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  299 

tion?  D'autant  plus  qu'on  a  l'air  d'y  être  assez  indifTérent. 
Je  suis  terriblement  en  retard  sur  vous  —  je  ne  sais  rien. 
En  tout  cas,  tout  ce  que  je  vous  écris  en  vous  consultant 
est  entre  nous. 

Je  vous  remercie  beaucoup,  moucher  ami,  d'avoir  placé 
Paul.  S'il  ne  reste  pas  chez  Poretzky,  que  lui  faut-il  alors? 
Encore  une  prière,  mon  ami,  encore  une:  je  viens  de  deman- 
der 100  roubles  à  Katkov,  afin  qu'il  vous  les  adresse,  et 
je  vous  supplie  encore  une  fois  d'être  infiniment  bon, 
comme  vous  l'avez  été  jusqu'à  présent.  Ces  100  roubles 
sont  pour  Paul  et  Emilie  Fédorovna,  50  roubles  à  chacun. 

Mon  frère  Michel  m'envoyait  de  l'argent  en  Sibérie. 

Mais  en  somme  cela  n'était  pas  beaucoup,  de  sorte  que  moi 
je  leur  ai  donné  déjà  au  moins  cinq  fois  davantage.  En 
Sibérie,  j'avais  reçu  2.000  roubles  pour  mes  deux  nouvelles 
imprimées  —  il  ne  m'a  donc  pas  aidé  tout  le  temps  Je  le 
lui  avais  rendu  encore  de  son  vivant.  Mais  quand  je  suis 
arrivé,  la  fabrique  était  en  train  de  baisser  ;  les  cigarettes, 
qui  marchaient  bien  au  commencement,  avaient  complète- 
ment perdu  vers  la  fin,  et  étaient  écrasées  par  Miller  et 
Laferme  ;  il  y  avait  une  masse  de  dettes  et  il  se  plaignait 
toujours,  pressentant  la  faillite.  Tout  cela  peut  être  con- 
firmé par  Nicolas  Ivanovitch,  son  commis,  qui  lui  a  acheté 
la  fabrique,  la  deuxième  année  de  la  revue,  pour  1.000 rou- 
bles —  toute  une  fabrique  !  Ce  n'est  pas  une  grande 
richesse.  La  revue  a  été  fondée  par  lui  et  organisée  d'après 
sonidée,  et  dès  la  première  année  il  a  eu  plus  de  4. 000  abon- 
nés, pendant  quatre  ans,  c'est  donc  un  minimum  de 
20.000  roubles  de  bénéfice  net  chaque  année.  Les  livres  de 
la  rédaction  existent  encore,  comme  preuve,  et  il  y  a  aussi 
des  témoins.  La  revue  a  sauvé  mon  frère  de  la  faillite. 
Quant  à  moi,  pour  ma  collaboration,  je  ne  prenais  jamais 
plus  de  sept  à  huit  mille  roubles  par  an.  L'interdiction  de  la 
revue  a  ruiné  mon  frère...  Q^^and  il  mourut,  il  y  avait  des 
dettes.  Mais  alors  je  demandai  10.000  roubles  à  une  tante 
et  les  plaçai  dans  la  revue.  La  revue  a  été  organisée 
d'après  le  conseil  de  tous  les  collaborateurs  :  ils  ont  tous 
pris  part  à  ce  conseil  :  continuer  ou  non?  On  a  décidé  de 
continuer  ;  j'ai  donc  continué.  J'ai  donné  8.000  roubles 
pour  les  livres,  de  ces  10.000,  et  j'ai  payé  une  masse  de 
dettes.  La  revue  n'a  pas  réussi,  parce  qu'on  a  pensé  que 


300  CORItESPONOANCE  DE  OOSTOllEVeKl 

c'était  moi  qui  étais  mort  (je  le  sais  de  source  certaine  !) 
et  non  mon  frère  (on  nous  a  toujours  confondu8),et  puis  le 
nom  de  Dostoïevski  n'était  plus  en  tôte  de  la  rédaction. 
La  revue  a  périclité  —  et  toutes  les  dettes  sont  tombées 
sur  moi.  Après  cela  avec  mes  œuvres  (en  vendant  à  Stello- 
vsky  Crime  et  Châlimenf)  '}* ai  payé  encore  10.000  roubles. 
Il  m'en  reste  encore  un  peu,  que  je  ne  puis  finir  de  payer... 

Paul  m'avait  écrit  que  Gavrilov  aurait  pu  lui  donner 
avec  ma  garantie.  J'ai  écrit  un  papier,  en  reconnaissant 
ma  dette  à  Gavrilov,  et,  de  plus,  j'en  ai  envoyé  un  autre, 
pour  répondre  de  l'emprunt  avec  l'argent  que  je  dois 
absolument  recevoir  de  Stellovsky  celte  année  ou  l'année 
prochaine.  C'est  marqué  ainsi  sur  noire  contrat.  Сев 
deux  papiers  sont  encore  chez  Paul.  Il  m'a  écrit  que 
Gavrilov  n'a  pas  consenti.  J'ai  exigé  de  Paul  le  renvoi  de 
mes  papiers  ;  mais  il  ne  les  renvoie  pas  et  maintenant,  à 
mes  ordres  réitérés  (par  Emilie  Fédorovna),  il  promet  d'en 
envoyer  un.  Je  vais  lui  écrire  de  vous  apporter  les  deux 
papiers  et  de  vous  les  remettre.  (Je  vous  prierai  alors  de  les 
conserver  jusqu'à  mon  retour.)  Demandez-lui  ces  papiers. 
L'adresse  d'bmilie  Fédorovna  :  Pelerbourgskaïa  Slorona, 
rue  Siesginskaïa,  maison  Korb.n»  13,log.  n«  5.  Je  vous  sup- 
plie, mon  ami,  vous  qui  êtes  un  ange  de  bonté,  ne  m'en 
veuillez  pas  de  vous  embarrasser  encore  une  fois  de  cela, — 
d'autant  plus  que  je  vous  dois  encore  (mais  à  présent  je 
vous  le  rendrai  bientôt,  bientôt  ;  il  ne  saurait  en  être  autre- 
ment. Pardonnez-moi  de  vous  parler  ainsi  ;  mais,  mon 
ami,  vous  vivez  vous-même  de  votre  travail). 

Florence  est  belle,  mais  trop  humide.  Mais  les  roses 
fleurissent  encore  en  plein  air  dans  le  jardin  Boboli.  Et 
que  de  trésors  dans  les  galeries!  Dieu,  j'ai  regardé  la  Vierge 
à  la  Chaise  en  63, je  l'ai  regardée  pendant  huit  jours  et  je 
ne  l'ai  vue  qu'à  présent.  Mais  à  part  elle  que  de  choses 
divines  !  Mais  tout  est  laissé  jusqu'à  la  fin  du  roman.  Main- 
tenant je  me  suis  cloîtré. 

Votre  Auprès  de  la  Chapelle  est  unique.  D'où  tirez- 
vous  de  pareilles  expressions  ?  C'est  une  de  vos  meilleures 
poésies;  tout  est  charmant,  mais  anesea/e  chose  medéplaït  ; 
c'est  le  ton.  Vous  avez  l'air  d'excuser  l'icône,  de  la  justi- 
fier. Que  cela  soit  du  fanatisme,  paraissez-vous  dire,  mais 
ce  sont  des  larmes  d'assassin,  etc.  Savez-vous  que  même 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  301 

les  fameuses  paroles  de  Khomiakov  sur  l'icône  miraculeuse 
qui  me  ravissaient  autrefois,  ne  me  plaisent  plus,  me 
paraissent  trop  faibles.  En  un  mot:  «  Croyez-vous  à  l'icône, 
ou  non  I  »  Peut-être  saurez-vous  comprendre  ce  que  je 
voudrais  dire  :  c'est  difficile  à  exprimer  complètement. 
Ah  !  que  de  choses  j'aurais  à  vous  dire!  Écrivez-moi. 
Mon  adresse  :  Italie,  Florence,  à  M.  Th.  Dostoïevski,  poste 
restante. 

Anna  Grigorievna  vous  salue  ainsi  qu'Anna  Ivanovna, 
de  tout  sou  cœur.  Elle  s'ennuie  plus  que  moi;  car  moi,  au 
moins,  je  travaille  avec  ardeur. 

P.-S.  —  Il  peut  arriver  môme  que  delà  rédaction  du  Bous- 
ski  Viestnik  l'argent  ne  vienne  pas  (les  100  roubles). 

P..S.  —  J'écris  à  Strakhov  :  à  la  rédaction  de  la  revue 
la  Zaria.  Arrivera-t-elle  à  bon  port  ? 
Je  vous  embrasse. 

Votre  Th.  Dostoïevski. 


A  Nicolas  AuuluïtviUh  Strakhov. 

Florence,  12  (24) décembre  1868. 

Vous  m'avez  procuré  une  grande  joie,  cher  Nicolas 
Nicolaïevilch,  d'abord  par  votre  lettre,  et  secondement, 
par  les  bonnes  nouvelles  que  vous  m'annoncez.  A  votre 
première  lettre,  je  n'ai  pas  répondu  parce  que  vous  n'avez 
pas  donné  votre  adresse,  quoique  votre  lettre  ait  été 
«  renfermée  dans  mon  cœur  ».  Je  vous  le  dis  sincèrement, 
des  lettres  telles  que  les  vôtres,  ou  celles  de  Maïkov,  sont 
pour  moi  ici  comme  la  manne  céleste.  Me  voilà  à  Florence 
depuis  une  quinzaine  de  jours,  et  il  me  semble  que  j'aurai 
à  y  rester  longtemps,  tout  l'hiver  au  moins,  et  une  partie 
du  printemps.  Vous  souvenez-vous  comme  nous  passions 
les  soirées  à  Florence,  assis  auprès  des  bouteilles  (et  à  ce 
propos,  vous  étiez  plus  prévoyant  que  moi:  vous  apportiez 
deux  bouteilles  pour  la  soirée,  et  moi  je  n'en  apportais 
qu'une,  et  ayant  bu  la  mienne,  je  m'emparais  de  la  vôtre, 
ce  dont  je  n'aurais  pas  besoin  de  me  vanter)?  Mais  quand 
même  nous  n'avons  pas  mal  passé  ces  cinq  jours  à  Flo- 
rence. A  présent,  Florence  est  plus  bruyante  et  plus 
gaie,  on  s'écrase  dans  les  rues.  Il  y  est  arrivé  une  masse 


302  CORRESPONDANCB    DB    DOSTOÏEVSKI 

de  monde,  comme  dans  une  capitale  ;  la  vie  est  beaucoup 
plus  chère  qu'autrefois,  mais  relativement  h  Saint-Péters- 
bourg beaucoup  moins  chère.  Et  malgré  tout,  mes  pen- 
sées sont  dirigées  vers  vous,  vers  la  Russie,  vers  Saint- 
Pétersbourg,  mais  «  courroux  est  vain  s^jus  forte  main  ». 
Cependant,suis-je  donc  en  courroux,  allons  donc  !  Je  suis 
peut-être  sol,  dans  bien  des  occasions,  —  c'est  vrai,  j'en 
conviens;  mais  quant  à  ôtre  en  courroux,  cela  ne  m'arrive 
que  par  hasard. 

Que  la  littérature  ait  été  sur  le  point  de  subir  un  temps 
d'arrêt,  c'est  tout  h  fait  certain  *.  Et  même,  peut-être 
Га-1-elle  subi,  si  vous  voulez.  El  même  depuis  longtemps. 
Voyez-vous,  cher  Nicolas  Nicolaïevitch,  ça  dépend  du 
point  de  vue  :  à  mon  avis,  si  tout  ce  qui  nous  appartient 
en  propre,  tout  ce  qui  est  vraiment  russe  et  original,  a 
disparu,  —  alors,  elle  s'est  arrêtée  ;  on  ne  prévoit  pas  de 
génie,  —  elle  s'est  donc  arrêtée.  Elle  s'est  arrêtée  depuis  la 
mort  de  Gogol.  Je  préfère  ce  qui  nous  est  propre.  Vous 
estimez  beaucoup  Léon  Tolstoï,  je  le  vois;  j'en  conviens, 
qu'il  s'y  trouve  du  nôtre,  mais  peu.  D'ailleurs,  de  nous 
tous,  à  mon  avis,  il  a  su  être  le  plus  personnel  et  cela 
vaut  la  peine  de  parler  de  lui.  Mais  laissons  cela.  Voici 
de  quoi  il  s'agit  :  vous  me  parlez  de  vous-même.  <  Non, 
n'espérez  rien  de  moi.  »  Ces  paroles  ne  peuvent  avoir  de 
base  sérieuse.  Si  vous  êtes  enfin  dégoûté  d'écrire  toujours, 
pour  un  terme  fixé  d'avance,  des  articles  sur  commande, 
nous  en  sommes  tous  là.  Ces  termes  et  ces  commandes 
détruisent  toute  disposition  et  toute  ardeur,  surtout  quand 

1 .  Pour  expliquer  ce  passage,  citons  le  commencement  de  la  lettre 
de  Strakhov  à  Th.  Dostoïevski,  du  24  novembre  1868. 

с  Ainsi  très  estimé  Théodore  Mikhaïlovitch,  une  nouvelle  revue,  la 
Zaria,  va  paraître.  Il  fallait  absolument  la  créer,  car  autrement, 
comme  s'exprime  un  de  mes  nouveaux  et  jeunes  amis,  Nezelenov, 
qui  vient  d'écrire  un  bel  et  volumineux  article  sur  Pouchkine,  —  1я 
littérature  aurait  subi  nn  arrêt  complet.  Savez-vous  donc  depuis 
quel  moment  il  date  cet  arrêt  de  la  littérature  ?  Depuis  que  l'Époque 
a  cessé  de  paraître.  Savez-vous  aussi  qui  est  M.  Kachpirev,  notre 
rédacteur  ?  L'ayant  connu  davantage,  j'ai  vu  que  c'était  un  élève  du 
Vrémia  et  de  l'Époque  ;  que  son  éducation  a  été  faite  au  moyen  de 
ces  revues,  comme  d'autres  Russes  ont  été  élevés  par  le  Sovremen- 
nik,  le  Rousskoé  Slovo,  etc.  Notre  activité  a  donc  porté  des  fruits  ; 
ils  sont  rares,  mais  ce  sont  des  fruits  véritables,  ce  ne  sont  pas  des 
fruits  secs.» 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  303 

on  avance  en  âge.  Mais,  tranquillisez-vous,  vous  ne  per- 
drez jamais  le  fond  même  de  votre  vocation.  Eh  bien  j 
N'écrivez  pas  douze  articles  par  an,  écrivez- en  trois.  Vous 
écrirez  cela  avec  plaisir,  surtout  si  vous  vous  mettez  en 
train.  Mais  il  suffît  non  seulement  de  trois,  de  deux,  mais 
même  d'un  seul  article  assez  important,  pour  donner  le 
ton  à  la  revue  (surtout  quand  elle  commence  à  paraître) 
et  attirer  l'attention  sur  elle.  Mais  le  plus  important  c'est 
l'œuvre  de  la  rédaction.  Car  être  rédacteur  en  chef  est  une 
chose  capitale  :  il  faut  y  avoir  l'œil,  la  n)ain,  et  conserver 
toujours  la  môme  direction.  A  présent,  surtout  à  présent,  c'est 
le  plus  important.  Non,  n'allez  pas  me  faire  perdre  mes  illu- 
sions sur  la  Zaria  !  Je  vois  heureusement  par  les  lettres 
d'Apollon  Nicolaïevifch,  et  même  par  la  vôtre,  que  celte 
revue  a  beaucoup  de  jeunesse  et  beaucoup  d'ardeur;  elle 
saura  réunir  autour  d'elle  ceux  qui  voudront  créer  quel- 
que chose.  Que  cela  soit  jeune,  ce  sera  frais  également  ; 
et  cela  sera  aussi  instructif  et  plein  de  bon  sens, —  je  ne 
veux  pas  en  douter,  car  je  vous  connais.  Maintenant,  voilà, 
Nicolas  Nicolaïevifch  :  j'attends  la  Zaria  ;  pour  l'amour 
de  Dieu,  envoyez- m'en  un  exemplaire,  ici,  à  Florence,  et  sans 
tarder.  Portez  le  sur  mon  compte  (s'il  le  faut  ?).  Il  se  peut 
que  nous  arrivions  à  régler  nos  comptes.  Vous  ne  sauriez 
croire  ce  que  cela  peut  signifier  pour  moi  !  Il  faut  l'avoir 
éprouvé  soi-même,  pour  le  comprendre.  Ecrivez-moi,  si 
ce  n'est  pas  un  secret,  quel  est  le  nombre  de  vos  abonnés. 
Je  vous  dis  :  «  écrivez-moi  »:  cela  veut  dire  que  je  suis 
sérieusement  convaincu  que  vous  ne  m'oublierez  pas.  Je 
comprends,  vous  avez  fort  à  faire;  mais  écrivez  une  page, 
cela  même  sera  une  joie  pour  moi.  Vous  et  Apollon  Nico- 
laïevitch,  je  n'ai  que  vous  deux.  J'espère  terminer  dans 
un  mois  le  travail  que  je  dois  faire  pour  le  Rousski  Viestnik, 
mais  aussi  il  faut  que  je  ne  quitte  pas  mon  ouvrage  pen- 
dant ce  mois.  C'est  encoie  bien  qu'il  fasse  doux  à  Flo- 
rence, quoiqu'il  y  fasse  humide,  mais  à  Milan  je  ne  savais 
pas  de  quoi  m'envelopper,  quand  j'étais  à  la  maison. 
Quant  à  la  Suisse,  n'en  parlons  pas,  c'est  une  véritable 
Laponie. 

Oui,  mon  cher,  j'aurais  bien  des  sujets  de  conversation 
avec  vous  ;  après  deux  ans,  je  pense  que  les  opinions 
mêmes  doivent  changer,  ainsi  que  la  manière  de  juger  les 


30  i  COnUESPONDANCE    DE  DO8TOIIEV8KI 

choses.  Со  que  vous  rao  dites  de  Danilevsky  m'intéresse 
beaucoup  '.   Cela   doit   sûrement   être   ce    fouriérisle   à 
outrance(ot  naluralislei.je  crois,  Dinihvsky, que  j'ai  connu 
jadis.  Honneur  Л  lui, s'il  a  eu  le  courage  de  devenir  Russe, 
après  avoir  été  fouriériste,  etRuss«î  avancé  encore, comme 
vous  le  présentez.  J'attends  son   article,  omrao;   l'alTamé 
attend  le  pain.  Ainsi  donc,  notrt;  direction  et  notre  travail 
commun  ne  sont  pis  morts.  Le  Vrémia  et  V époque   ont 
donné  quand  môme  des   fruits,  et  la  nouvelle  œuvre  s'est 
trouvée    forcée  de  commencer  par  le  chapitre  sur  lequel 
nous  nous  étions  arrêtés.  C'est  excessivement  réjouissant. 
Savez-vous,  il  ne  serait  pas  mal,  dans  le  coirant  de  l'an- 
née, de  faire  paraître  dans  la  Zaria  un  article  sur  Apollon 
Grigoriev,  c'est-.'i-dire,  non   pas   une   bio^çraphie,  mais   il 
faudrait  parler  de  son  importance  littéraire.  Je  vous  écris 
au  hasard  à  la  rédaction  de  la  Zaria.  J'espère  que  cela 
vous  parviendra. 

Mou  adresse  :  Italie.  Florence,  à  M.  Th.  Dostoïevski. 
Poste  restante. 

Au  revoir  ;  ma  femme  vient  de  me  rappeler  de  ne  pas 
oublier  de  vous  saluer  de  sa  part.  Si  vous  saviez  comme 
nous  pensons  souvent  à  vous.  Nous  sommes  tout  seuls. 
Mais  je  finirai  mon  travail  et  Dieu  nous  fera  grâce.  Peut- 
être  pourrai-je  revenir  l'année  prochaine  à  Pétersbourg. 
Quelle  joie  1  Je  n'attends  que  cela.  En  attendant,  au  revoir. 
Vôtre  sincèrement, 

Th.  Dostoïevski. 


Л  a  même. 
Florence,  26  février  (10  mars)  186Э. 

J'aspirais  tous  les  jours  à  répondre,  cher  et  très  estimé 
Nicolas  Nicolaïevitch,  à  votre  si  aimable  et  si  intéressante 
lettre,  et  je  ne  puis  réaliser  mon  désir  qu'à  présent.  Je 
vous  ai  répondu  plusieurs  fois  en  esprit  ;  chaque  jour,  j'ai 

1.  Il  3'agitde  N.-I.  Danilevsky,  l'auteur  du  livre  connu  La  Russie 
et  l'Earope,  notre  с  législateur  de  poissons  э  comme  certains  l'appe- 
laient, à  cause  de  ses  études  sur  la  pêche  en  Russie,  et  la  réglemen- 
tation de  cette  industrie  qu'il  avait  faite.  Le  livi-e  La  Rassie  et  l'Eu- 
горе   a  été  imprimé  dans  \a.  Zaria.  dès  la  première  livraison. 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  305 

ajouté  quelque  chose  à  cette  lettre  imaginaire,  et  si  j'avais 
tout  inscrit,  il  me  semble  qu'il  y  aurait  un  volume  entier. 
J'ai  tardé  de  vous  répondre  d'abord  parce  que  j'étais  malade 
(après  une  crise,  il  faut  attendre  que  ma  tête  se  remette)  ; 
d'ailleurs  vous  êtes  aussi  coupable  en  partie  de  ce  que  je 
tardais  de  vous  écrire:  d'après  votre  lettre,  je  m'étais  figuré 
que  la  Zaria  allait  paraître  ;  et  voyez  qu'elle  est  encore 
plus  en  retard  que  le  premier  mois'  I  Mais  j'avais  grande- 
ment envie  de  faire  la  connaissance  du  deuxième  volume 
et  d'exposer  alors  toutes  mes  impressions.  Car  tout  cela 
m'a  beaucoup  agité;  d'ailleurs  je  chercherai  à  mettre  de 
l'ordre  dans  ce  que  je  vais  écrire. 

Premièrement,  voici  l'impression  principale  de  la  Zana. 
Pour  moi,  la  Zuria  est  une  œuvre  heureuse  et  nécessaire. 
Mais  pour  moi  seulement  :  pour  la  grande  majorité,  elle 
correspond  exactement  en  ce  moment,je  le  crois,  à  ce  que 
j'ai  lu  dans  le  journal  Go/oss, un  de  ces  jours,  sur  l'impres- 
sion qu'elle  avait  produite  (l'unique  journal  russe  que 
l'on  reçoit  ici).  C'est  l'exacte  expression  de  l'opinion  de 
la  médiocrité  et  de  la  routine,  c'est-à-dire  de  la  majorité. 
Ce  petit  article  a  été  évidemment  écrit  dans  une  inten- 
tion hostile,  mais  l'article  est  nul,  il  ne  vaut  pas  qu'on 
en  fasse  mention;  il  m'a  paru  intéressant  à  un  certain 
point  de  vue,  précisément  :  l'auteur  de  cet  article  n'a  pas 
compris  Vidée  de  la  revue  ;  car  s'il  l'avait  comprise,  il 
n'aurait  manqué  de  s'en  moquer.  Il  demande  tout  étonné: 
Quelle  est  la  raison  d'être  de  cette  revue?  Qu'est-ce  qui 
l'a  évoquée  ?  c'est-à-dire  que  veut-elle  dire  de  nouveau  ? 
Oui,  il  est  bien  possible  que  la  majorité  le  demandera 
aussi.  Et  comme  dans  les  premiers  mois  de  chaque  nou- 
velle revue,  dans  le  public  (môme  parfaitement  indifférent), 
il  commence  à  se  former  toujours  une  opposition  à  la  revue, 
cette  opposition  se  fera  sentir  encore  longtemps;  (ce  sera 
malheureux,  si  par  quelques  fautes  de  second  ordre  la  revue 
donne  raison  à  cette  opposition).  Mais  tout  cela  n'est  rien; 
ce  ne  sont  que  des  détails  et  des  bagatelles.  Connaissez- 
vous  la  réponse:*  Laissez-les  dire  du  mal.du  moins  ils  ne 
se  taisent  pas,  mais  ils  en  parlent.  »  Quant  à  vous,  vous 


1.  Le  premier  numéro  de  la  Zaria  parut  le  8  janvier  1869;ledeuxièmef 
le  18  février. 

20 


306  CORRESPONDANCE    DE  DOSTOKEVBKI 

croyez  sans  doute  (comme  moi)  que  le  succès  de  chaque 
nouvelle  idée  dépend  de  la  rainorité.Celt*^  minorité  sera  for- 
cément pour  vous  (môme  malgré  les  erreurs  cl  Ь;й  fautes  de 
la  revuo.qui  seront  commises, il  me  semble). Cette  minorité 
se  fortiliera  et  s'établira  vers   la  iin  de  l'année  sûrement. 
Pourquoi  le  dis-je  si  afiirraativement?  Parce  que  dans  le 
journal  ily  a  une  idée,  et,  précisément, celle  qui  est  néce.^ 
8aire,qui  est  inévitable  et  qui  seule  est  destinée  à  croître, 
tandis  que  les  aulres<diminueront».  Mais  culte  idée  est  dif- 
ficile et  délicate,  vous  le  savez  vous-même.  Pour  cette  idée, 
surtout  quand  on  commencera  à  la  comprendre,  c'est-à- 
dire  quand  vous   l'aurez    davantage    expliquée,  on  vous 
appellera    rétrogrades,  karalchadales,  et  peut-être  même 
vendus, tandis  qu'elle  est  la  seule  idée  libérale  et  avancée 
de  notre  temps  qui  nous  soit  possible.  Quand  vous  aurez 
fini  d'expliquer  cela,  tous  vous  suivront.  Kn  attendant,  la 
routine  voit  toujours  du  libéralisme  et  des  idées  nouvelles 
dans  ce  qui  est  justement  vieux  et  en  retard.  Les  Oletchest- 
vennia  Zapiski,\eDélo  sont  certainement  considérés  comme 
avancés.  Vous  savez  tout  cela  admirablement  bien, et  par- 
dessus tout  que  l'avenir  vous  appartient.  Maintenant,  savez- 
vous  ce  que  je  crains  ?  Que  vous   (et  beaucoup  d'entre 
vous)  ayez  eu  peur  du  travail  et  abandonniez  cette  œuvre 
immense.  Ah!  Nicolas  Nicolaïevitch,  ce  travail  est  telle- 
ment considérable,  et  exige  tellement  de  foi  et  de  persévé- 
rance, que  vous  ne  le  connaîtrez  complètement  que  long- 
temps après.  Il  me  semble  que  c'est  ainsi.  Quant  à  moi,je 
ne  le  connais  que  très  peu,  par  ricochet,  quand  j'ai  colla- 
boré avec  mon  frère,  mais  le  Vrémia.  et  V Époque,  comme 
vous  le  savez  bien  vous-même,  ne  sont  jamais  parvenus  à 
une  telle  franchise  et  une  telle  mise  à  nu  dans  l'expression 
de  leur  pensée,  et  gardaient  plutôt  le  milieu,  surtout  au 
commencement.  Quant  à  vous,  vous  avez  commencé  direc 
tement  par  les  sommets  ;  cela  vous  est  plus   difficile,  il 
faut  donc  tenir  plus  fort. 

Dans  ces  deux  ou  trois  années,  pendant  lesquelles  vous 
avez  presque  gardé  le  silence,  vous  avez  beaucoup  gagné, 
Nicolas  Nicolaïevitch. C'est  mon  avis,  si  j'en  juge  d'après  la 
Biednost  i  et  l'article  dans  la  Zaria.  J'ai  toujours  admiré 

1.  La  Misère  de  notre  littérature,  brochure  critique  de  Strakiiov. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 


307 


la  clarté  de  votre  exposition  et  la  logique  de  vos  idées  ; 
mais,  à  présent,  vous  êtes  incomparablement  plus  fort. 
C'est  dommage  que  vous  n'ayez  pascommencéla  Biednost 
dans  la  Zarta,  c'est-à-dire  je  regrette  qu'on  ait  déjà  publié 
la  Biednost .U  est  probable  qu'à  l'état  de  brochure,  peu  de 
personnes  l'ont  remarquée  et,  certainement,  une  grande 
quantité  de  ceux  qui,  à  son  apparition,  l'auraient  peut-être 
lue  avec  sympathie,  ne  connaissent  peut-être  pas  Jusqu'à 
présent  son  existence,  c'est-à-dire  tout  simplement  ne 
l'ont  pas  remarquée.  (Cette  petite  brochure  se  vendra 
toute,  par  la  suite,  soyez-en  sûr.  Car  je  suis  persuadé  qu'en 
ce  moment  il  n'en  est  pas  sorti  beaucoup.)  A  propos,  avez- 
vous  remarqué  un  fait  dans  notre  critique  russe  ?  Chacun 
de  noscritiques  remarquables  (Bélinski,  Grigoriev)  est  entré 
en  lice  en  s'appuyant  toujours  sur  un  écrivain  renommé, 
c'est-à-dire  qu'il  avait  l'air  de  consacrer  sa  carrière  à  l'ex- 
plication de  cet  écrivain, et  dans  le  courant  de  sa  vie  il  ne 
réussissait  pas  à  exposer  ses  idées  autrement  que  sous  la 
forme  d'explications  de  cet  auteur.  Cela  se  faisait  naïve- 
ment et  semblait  être  indispensable.  Je  veux  dire  que  nos 
critiques  ne  peuvent  s'expliquer  autrement  qu'en  apparais- 
sant bras-dessus  bras-dessous  avec  l'écrivain  qui  le  ravit. 
Car  Bélinski  ne  s'est  pas  révélé  par  la  revue  de  la  littéra- 
ture et  des  noms,  ni  môme  par  son  étude  sur  Pouchkine, 
mais  en  s'appuyant  sur  Gogol,  qu'il  admirait  encore  dans 
son  jeune  âg?.  Grigoriev  a  paru  en  expliquant  Ostrovski 
et  en  combattant  pour  lui.  Depuis  que  je  vous  connais, 
vous  nourrissez  une  sympathie  directe,  infinie,  pour  Léon 
Tolstoï.  Il  est  vrai  qu'ayant  lu  votre  article  dans  la  Zaria, 
la  première  impression  que  j'aie  ressentie,  c'est  qpi' il  était 
nécessaire,  et  que  vous  ne  pouviez  autrement  faire,  pour 
exposer  votre  façon  de  penser,  que  de  commencer  par 
Léon  Tolstoï,  c'est-à-dire  par  sa  dernière  œuvre  (1).  Le 
feuilletoniste  du  Goloss  disait  que  vous  partagiez  le  fata- 
lisme historique  de  Léon  Tolstoï.  Je  m'en  moque,  bien 
entendu,  de  ce  mot  stupide,  et  il  ne  s'agit  pas  de  cela, 
mais  de  ceci  dites  donc,  où  prennent-ils  de  si  étonnantes 
réflexions  et  expressions  ?  Que  signifie  fatalisme  histori- 
que ?  Pourquoi  est-ce  que  la  routine  et  des  gens  etupides, 

1.  Il  s'agitSde  Guerre  et  P*ixt 


308  CORRB9PONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 

qui  ne  voient  rien  plus  loin  que  leur  nez,  ont-ils  toujours 
le  talent  de  rendre  tout  obscur  et  enfermenl-ils  si  profon- 
dément leur  propre  рспкее,  qu'il  est  impossible  de  la  com- 
prendre ? 

Car   lui,  évidemment,   veut  dire   quelque  chose  ;  sans 
aucun  doute  il  a  lu  votre  article.  Précisément,  ce  que 
vous  dites  à  l'endroit  où  vous  parlez  de  la  bataille  de 
Borodino,  c'est  ce  ()ui  exprime  toute  l'idée  de  Tolstoï  et 
toute    votre  idée   sur   Tolstoï.   Il  me  semble  qu'il  serait 
impossible    de  parler   plus  clairement.   L'idée    nationale 
russe  est  présentée  presque  à  nu.  Et  voilù  ce  qu'on  n'a 
pas  compris  et  ce  qui  a  été   traduit  par  fatalisme.  Quant 
aux  autres  détails  de    l'article,  j'attends  la  i^uite  (qui  ne 
m'est  pas  encore  parvenue).  C'est  clair,  c'est  logique,  la 
pensée  est  d'une  fermeté  consciente,  c'est  écrit  avec  une 
élégance  de  premier  ordre.  Mais  il  y  a  certaines  choses 
dans  les  détails  avec  lesquelles  je  ne  veux  pas  convenir. 
Certainement,    dans   une    entrevue    nous   aurions  causé 
autrement  que  par  lettre.    Finalement,  je  vous  considère 
comme  l'unique  représentant  de  notre  critique  actuelle,  à 
qui  appartient  l'avenir.  Mais  savez-yous  :  j'ai    lu   votre 
lettre  avec   inquiétude.  Je  vois,  d'après  le  ton  que  vous 
employez,  que  vous  vous  agitez,  vous  inquiétez,  que  vous 
vous  trouvez  dans  un  grand  trouble.  J'ai  bien  peur  aussi 
que  vous  manquiez  d'habitude  d'un  travail   fait  à  terme, 
d'un  travail  assidu.  Vous  devez  écrire  absolument  trois  ou 
quatre  grands  articles  par  an  (vous  avez  encore  beaucoup 
à  expliquer,  soyez-en  certain)  et  cependant  vous  avez  l'air 
de  perdre  courage  et  au  delà   de   toute  mesure,  car  une 
petite    chose    vous    trouble  tout   autant   qu'une   grande. 
Cependant,  dans  la  revue,  vous  êtes  évidemment  le  per- 
sonnage le  plus  nécessaire  pour  exposer  consciemment  la 
pensée  de  la  revue.  La  revue  ne  marchera  pas  sans  vous 
(je  vous  le  dis  à  vous  seul).  Ainsi,  il  faut  vous  décider  avec 
fermeté  à  accomplir  cet  acte  de  courage,  Nicolas  Nico- 
laïevitch,  cet  acte  de  courage  long  et  difficile,  et  ne  faire 
aucune   attention  aux   désagréments.    Chaque  ennui  est 
infiniment  au-dessous  de  votre  but,  et  c'est  pour  cela  qu'il 
faut  supporter,  apprendre  à  supporter   et  s'aguerrir    de 
toute  façon.  Mais  vous  n'avez  pas  même  le  droit  d'aban  - 
donner  votre  œuvre  :  je  serais  le  premier  à  vous  maudire. 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  309 

Maintenant  je  vous  dirai  brièvement  l'impression  que 
produit  sur  moi  la  revue  au  point  de  vue  du  reste.  Vous 
connaissez  ma  louange  :  elle  a  de  l'idée  et  de  l'avenir  ; 
son  début  est  admirable;  elle  découvre  sa  pensée,  ne  se 
renferme  plus,  renonce  aux  termes  moyens,  commence 
par  les  sommets;  mais  à  présent  je  vais  passer  à  la  partie 
désagréable  de  mes  impressions.  Et  d'abard  le  journal  est 
de  petites  dimensions,  il  est  mesquin,  ce  qui  se  voit  même 
à  sa  forme  extérieure.  Les  feuilles  du  romia  de  Pissemski 
(c'est-à-dire  celles  qui  coûtent  le  plus  à  l'éditeur,  tout  le 
monde  le  comprendra)  sont  imprimées  en  si  grands  carac- 
tères que  je  n'ai  jamais  vu  rien  de  pareil.  L'article  de  Dani- 
levsky,  qui  est  important  comme  exposition  des  vues  de  la 
revue,  est  imprimé  mesquinement,  c'est-à-dire  en  carac- 
tères trop  petits  ;  le  mauvais  effet  se  manifestera  plus  tard. 
Si  l'article  contient  vingt  chapitres,  à  mon  avis,  il  faudrait 
imprimer  l'article  en  quatre,  cinq  numéros  au  plus  :  tant 
pis,  qu'il  en  paraisse  beaucoup  à  la  fois;  la  revue  fait  sa 
profession  de  foi,  c'est  donc  son  article  capital.  Autrement, 
comme  on  le  publie  à  présent,  l'article  traînera  sur  dix  ou 
sur  tous  les  douze  numéros,  il  ennuiera  le  public  qui,  voyant 
toujours  paraître  l'article,  perdra  le  respect  qu'il  doit  lui 
porter.  Je  juge  au  point  de  vue  matériel,  ne  négligez  pas 
les  côtés  matériels,  les  apparences.  Les  articles  man- 
quent ;  voilà  vraiment  quelle  impression  a  produit'î  sur 
moi  le  premier  numéro  !  Il  m'a  semblé  qu'il  faudrait 
encore  deux  articles.  Il  n'y  a  pas  de  politique  courante, 
essentielle,  pas  de  feuilleton.  Il  faudrait  aussi  une  revue 
politique,  mensuelle,  et  un  journal  quotidien,  surtout  pour 
les  lecteurs  russes.  Remarquez  donc  que  c'est  le  moment 
le  plus  favorable  :  on  peut  trouver  un  bon  revuiste  politique 
(tenez,  ce  jeune  employé  qui  écrivait  dans  les  derniers 
numéros  de  VÉpoque  ;  j'ai  môme  oublié  son  nom.  C'est 
un  jeune  homme  excellent,  je  crois,  et  de  beaucoup,  beau- 
coup de  talent).  Un  feuilletoniste  c'est  autre  chose  ;  il 
est  difficile  de  trouver  chez  nous  un  feuilletoniste  de 
talent;  partout  des  Minaevet  des  Saltikov;  mais,  mon  Dieu, 
que  de  phénomènes  courants,  journaliers  et  très  remar- 
quables et  comme  leur  appréciation  servirait  à  donner 
une  idée  de  l'opinion  de  la  revue.  Vous  évitez  la  polémi- 
que? Pourquoi  !  La  polémique  est  un  moyen  très  commode 


310  CORRB8PONOANCB  ОВ    DOSTOlBVBKI 

de   montrer  eee  opinions.  Notre  public  l'aime  beaucoup. 
Ainsi,  tous  les  articles  de  Bélinski  ont   une  forme  polémi- 
que.  Et  en  même  temps  on  peut  exprimer  danhla  polémi- 
que    l'opinion  de   la  revue  et   la  rendre  digne  d'estime. 
Votr  e  style  et  votre  exposition  sont  infiniment  mieux  que 
ceux   de     Grigoriev.   C'est  d'une    clarté    extraordinaire  ; 
mais    votre    équanimitô  habituelle   fait   que  vos   articles 
paraissent  abstrnils.ll  faut  s'émouvoir,  il  faut  quelquefois 
môme  être  cinglant,  et  s'occuper  des  détails  les  plus  eeeen- 
tiels,  les  plus  particuliers  et  les  plus  courants.  Cela  donne 
à  l'article   qui  paraît  l'aspect  d'une  chose  essentiellement 
nécessaire,  et   cela  frappe   le   lecteur.  Dès  que  la  poste  a 
aug  mente  le  prix  de  l'envoi,  j'ai  lu  aussitôt  dans  le  Golots 
l'annonce  que    la  Zaria   fait  à  ses  abonnés  de  l'atigmen- 
tation  de  prix  de  la  revue.  C'est  ainsi,  et  c'est  juste;  mais 
l'abonné  peut  dire  aussitôt  :  «  Très  bien,  monsieur,  vous 
demandez  l'argent  d'un  ton  inflexible,  sine  qua  non,  mais 
soyez  donc  exact  vous- môme.  Car  vous   avez  commencé 
par  paraître  le  8,  et  le  deuxième  mois  vous  avez   retardé 
d'une  semaine  encore.  »  Oh  !  Nicolas  Nicolaïevilch,  la  pre- 
mière année,  une  revue   ne  doit  pas  plaindre   sa    peine. 
Mon  défunt  frère  disait  :  <  Si  le  semeur  n'a  plus  de  pain 
chez  lui,  mais  qu'il  ait  entrepris  de  semer,  il  ne  faut  pas 
regretter  d'avoir  enlevé   le   pain   de   sa  famille  et   d'être 
venu  le  jeter  dans  la  terre  ;  sème  comme  tu  dois  le  faire, 
car    autrement  rien  ne  lèvera  et  tu  ne  récolteras   pas.  > 
Quant  à  vous,  vous  avez  eu  tout  de   suite  2.000  abonnés. 
Il  aurait  fallu    ici  redoubler  de  sacrifices   pour  en  avoir 
3.000.  Et  vous  les  auriez  eus,  et  la  deuxième  année  vous 
aurait  paru  très  facile.  Maintenant,  vous  ne  les  aurez  pas, 
et  vous  vous  êtes  créé  des  difficultés  pour  l'avenir.  D'ail- 
leurs, l'avenir  est  à  vous,  mais  il  faut  de  la  persévérance 
et  une  somme  terrible  de  travail.  Qu'est-ce  qui  s'occupe 
chez  vous  de  la  partie  essentielle,  de  la  partie  pratique  de 
la  revue?  II  faut  ici  un   homme  qui  soit  énergique,  obs- 
tiné, et  qui  se  remue    facilement.  Il  faut   parlois  aller 
trois  fois  par  jour  à  l'imprimerie...  J'attends  avec  impa- 
tience la  suite  des  articles,  surtout  du  vôtre  et  de  celui  de 
Danilevsky.  Quant  au  roman  de  Pissemski  je  ne  puis  rien 
en  dire  à  présent,il  faut  lire  la  suite Quant  àla  nouvelle 


C0BRE8P0NDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  311 

de  Tourguenev  dans  le  Roasski  Vieslnik  (je  l'ai  lue)  c'est 
une  telle  nullité,  que  Dieu  nous  en  préserve  1  —  D'aprè» 
la  première  partie  de  Pissemskije  conclus  qu'il  ne  saurait 
manquer  de  choses  pleines  de  talent  dans  les  autres  par- 
ties également 

Je  vous  remercie  beaucoup,  très  bon  et  très  estimé  Nico- 
las Nicolaïevitch,  de  vous  intéresser  à  moi.  Je  me    porte 
comme  d'habitude,  mais   les  crises  sont  môme  plus  faibles 
qu'à  Pétersbourg.  Le  dernier  temps,  il  y  a  un   mois  et 
demi,  j'ai  été  très  occupé  par  la  fin  de  VIJiot.   Écrivez- 
moi  quelle  est  votre  opinion  là-dessus,  comme  vous  l'aviez 
promis  ;  je  l'attends  avec  avidité.  J'ai  mon  opinion  parti- 
culière sur  l'activité  dans  l'art; et  ce  que  la  majorité  traite 
de  fantastique  et  d'exclusif  forme  pour   moi    quelquefois 
l'essence  môme  de  la  réalité.  La  fréquence  des  phénomè- 
nes et  la  manière  routinière  de  les  envisager  n'est  pas  do 
réalisme,  mais  bien  au    contraire.  Dans  chaque  numéro 
des  journaux  vous  rencontrez  un  compte  rendu  des  faits 
les  plus  réels  et  les  plus  bizarres.  Pour  nos  écrivains,  ils 
sont  fantastiques  ;et  puis  ils  ne  s'en  occupent  pas;  et  cepen- 
dant, c'est   la  réalité,  car  ce  sont  des  faits.  Qui  donc  va 
les  examiner,  les  discuter  et  les  dépeindre  ?   ils  sont  de 
tous  les  moments,  ils  sont  journaliers  et  non  exception- 
nels  

Un  trait  de  caractère  pseudo-russe  :  que  l'homme  veut 
tout  commencer,  s'impose  de  grandes  tâches  et  ne  peut 
terminer  môme  des  petites  choses. 

Quelle  vieillerie  !  C'est  une  idée  frivole  et  caduque  et 
même  tout  à  fait  fausse  1  C'est  une  calomnie  du  caractère 
russe,  qui  a  été  faite  encore  du  temps  de  Bélinski.  Et 
quelle  petitesse  et  bassesse  d'opinion  et  de  conception  de 
la  réalité  !  Toujours,  toujours  la  môme  chose  1  Nous  lais- 
sons passer  ainsi  la  réalité  sous  le  nez.  Qui  donc  notera 
les  faits  et  les  approfondira  ?  Je  ne  parle  pas  de  la  nou- 
velle de  Tourguenev,  c'est  Dieu  sait  quoi  !  Est-ce  que  mon 
Idiot  fantastique  n'est  pas  la  réalité,  et  encore  la  plus 
ordinaire  ?  Mais  précisément  à  présent  il  devrait  y  avoir 
des  caractères  pareils  dans  les  couches  de  notre  société 
arrachées  à  laterre,  —  dans  les  couches  qui,  dans  la  réalité, 
deviennent  fantastiques.  Mais  il  n'y  a  rien  à  dire  1  Dans  le 
roman  bien  des  choses  sont  écrites  à  la  hâte,  beaucoup  de 


312  CORRESPONOANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

choses  sonl  trutnôesen  longueur  el  n'ont  pas  réussi,  raais 
certaines  choses  ont  réussi.  Je  ne  tiens  pas  au  roman,  mais 
à  mon  idée.  Ecrivez-moi,  écriv(VA-moi  votre  opinion,  cl  le 
plus  franchement  possible.  Plus  vous  m'en  direz  de  mal, 
plus  je  donnerai  de  prix  à  votre  sincérité.  Le  Housxki 
Viestnik  n'a  pas  eu  le  temps  de  publier  la  fin  au  mois  de 
décembre  et  il  Га  promis  dans  le  supplément  ;  je  suppose 
que  ce  sera  dans  le  supplément  du  mois  dn  février.  J'aurais 
voulu  que  vous  lisiez  la  fin.  Néanmoins,  je  me  trouve  dans 
une  situation  très  embarrassante.  D'ailleurs,  je  suis  mécon- 
tent moi-même  de  bien  des  choses  dans  mon  roman.  Et 
moi,  cependant,  je  suis  son  père. 

Voici  de  quoi  il  s'agit  :  remerciez  pour  moi  Danilevsky, 
Kachpirev,  Gradovsky  et  tous  ceux  qui  se  sont  intéressés 
à  moi.  Ça,  c'est  en  premier  lieu.  Et,  2°,  cher  Nicolas  N  icolaïe- 
vitch,  je  compte  sur  vous  à  propos  d'une  affaire  très  déli- 
cate pour  moi  et  je  vous  demande  de  vous  y  intéresser  en 
ami.  Voici  cette  affaire  : 

J'ai  été  énormément  flatté  quand  vous  m'avez  écrit  que 
Zaria  désirait  ma  collaboration  dans  la  revue.  Voici  ce 
que  je  suis  forcé  de  répondre  :  comme  j'ai  toujours  un 
besoin  d'argent  excessif,  et  que  je  ne  vis  que  de  mon  tra- 
vail, j'ai  été  obligé  presque  toujours,  partout,  n'importe 
où  j'ai  travaillé,  de  prendre  de  l'argent  d'avance.  Il  est  vrai 
que  l'on  m'en  a  donné  partout.  Voilà  bientôt  deux  ans  que 
j'ai  quitté  la  Russie, étant  redevable  à  Katkovde  3.000  rou- 
bles, non  pour  le  vieux  compte  de  Crime  et  ChÀtiment,  mais 
pour  un  nouvel  emprunt.  Depuis,  j'ai  repris  encore  à  Katkov 
jusqu'àS. 500 roubles.  Je  reste  encore  à  présent  le  collabora- 
teur de  Katkov,  mais  je  ne  crois  pas  donner  quelque  chose 
dans  le  Rousski  Viestnik  cette  année.  J'ai  à  présent  trois 
idées,  auxquelles  je  tiens  :  l'une  d'elles  contient  la  matière 
d'un  grand  roman.  Je  pense  qu'ils  choisiront  le  roman,  pour 
commencer  l'année  qui  vient.  J'ai  à  présent  quelques  mois 
de  liberté.  Certainement,  le  Bousski  Viestnik  menverra 
de  l'argent  cette  année  aussi,  quoique  je  sois  resté  son  débi- 
teur. Mais  nos  besoins  augmentent  (ma  femme  est  encore 
en  voie  de  famille),  j'ai  beaucoup  de  dépenses,  et  ces  der- 
niers temps  nous  avons  vécu  avec  une  telle  économie  que 
nous  nous  privions  de  tout.  Ces  derniers  six  mois  nous 
avons  dépensé  en  tout  900  roubles  seulement,  et  cela  avec 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  3l3 

les  voyages  de  Vevey  à  Milan  et  à  Florence  ;  et  de  plus, 
de  ces  900  roubles,  on  en  a  envoyé  dernièrement  cent  à 
Paul  et  à  Emilie  Fédorovna.  En  ce  moment,  je  n'ai  pas 
encore  reçu  d'argent  de  Katkov,  je  suis  dans  un  grand 
besoin,  presque  au  dernier  degré.  Le  Hoasski  Viestnik  a 
raison  :  je  suis  en  retard  et  j'ai  prié  de  régler  les  comp- 
tes. Je  suppose  que  l'envoi  traînera  encore  trois  semaines 
environ  ;  mais  ce  n'est  pas  là  le  plus  important,  il  s'agit 
d'un  avenir  plus  rapproché.  Bref,  j'ai  besoin  d'argent  au 
plus  haut  degré  et  c'est  pourquoi  je  fais  la  proposition 
suivante  à  la  Zaria:  1»  je  demande  que  l'on  m'envoie  ici,  à 
Florence,  dès  à  présent  1.000  roubles  d'avance  (mille  rou- 
bles). Je  m'engage  moi,  2"  à  donner  à  la  rédaction  de  la 
Zaria  une  nouve  le,  c'est  à-dire  un  roman,  vers  le  1"  sep- 
tembre de  l'année  courante,  c'est-à-dire  dans  six  mois.  Il 
aura  la  dimension  des  Pauvres  Gens,  soit  10  feuilles  d'im- 
primerie, je  ne  crois  pas  moins;  peut-être  môme  plus. 
Je  ne  tarderai  pas  un  seul  jour  à  le  remettre  (cette  fois  je 
suis  assez  exact).  Si  je  retarde  môme  d'un  mois,  je  veux 
bien  me  décider  à  ne  pas  recevoir  le  reste  du  paiement. 
L'idée  du  roman  me  plaît  beaucoup.  Ce  n'est  pas  quelque 
chose  qu'on  fait  pour  de  l'argent,  mais  tout  à  fait  le  con- 
traire. Je  sens  que  relativement  à  Crime  et  Châtiment 
l'effet  que  V Idiot  produit  sur  le  lecteur  est  plus  faible.  Et 
alors  tout  mon  amour-propre  est  en  jeu  ;  je  voudrais  pro- 
duire de  nouveau  de  l'effet  ;  et  il  m'est  encore  plus  avan- 
tageux d'attirer  sur  moi  l'attention  dans  la  Zaria  que  dans 
le  Rousski  Viestnik.  Voyez-vous,  je  vous  écris  tout  cela 
avec  une  terrible  franchise.  Je  propose  comme  prix  de  la 
feuille  150  roubles  (en  faisant  le  compte  selon  le  Rousski 
Viestnik,  puisque  les  feuilles  d»  la  Zaria  sont  plus  petites, 
c'est-à-dire  ce  que  je  reçois  du  Rousski  Viestnik.)  Je  ne 
puis  prendre  moins.  (Mon  frère  et  moi  nous  donnions 
davantage  d'avance).  Je  tâcherai  de  faire  mon  travail  de 
mon  mieux  ;  vous  comprendrez  bien,  mon  cher  ami,  que 
c'est  tout  mon  intérêt.  Maintenant,  c'est  à  vous  en  parti- 
culier, Nicolas  Nicolaïevitch,  que  j'adresse  ma  demande  : 
1°  de  contribuer  en  ami  au  succès  de  cette  affaire,  si  vous 
trouvez  qu'elle  convienne  à  la  revue  ;  2°  si  vous  obtenez 
le  consentement  de  Kachpirev,  je  vous  prie  très  instam- 
ment de  ra'envoyer  l'argent  sans  tarder,  et  de  le  partage"* 


31  i  COBRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI 

ainsi  :  200  (doux  renie  roubles)  de  ces  mille  doivent  être 
donnés  de  ma  part,  avec  ma  reconnaissance  extrême,  à 
Ai)<)llon  Nicolaïevilch  Maïkov,  auquel  je  les  dois  depuis 
plus  d'un  an.  Encore  200  (deux  cents  roubles)  doivent 
ôtre  remis  de  ma  part  ù  la  8<киг  de  ma  femme,  Maria  Gri- 
gorievna  Svalkovskaïa,  aux  Peski,  à  côté  du  premier  hôpi- 
tal de  l'armée  de  terre,  rue  laroslav,  n"  1,  à  la  proprié- 
taire. Les  autres  600  roubles  (six  cents  rouble»),  restante, 
je  vous  prierais  de  me  les  envoyer  ici  directement,  h  Flo- 
rence, h  l'adresse  suivante:  Italie,  Florence. à  M.  Théodore 
Dostoïevski,  poste  restante.  Enfin,  3»  s'il  est  possible 
d'arranger  tout  cela,  informez-m'en  et  envoyez-moi  l'argent 
snn3  le  moindre  retard.  Je  vous  en  prie,  en  vieil  ami  ;  car 
je  me  trouve  dans  une  situation  si  pénible,  que  cela  ne 
m'est  jamais  arrivé.  Enfin,  si  l'affaire  ne  s'arrange  pas,  je 
vous  prie  aussi  de  m'en  informer  immédiatement, afin  que 
je  n'espère  pas  en  vain  et  que  je  ne  compte  pas  là-dessue, 
et  surtout  pour  5л«'01г.  Déplus,  si  l'afifaire  s'arrangeait,  jus- 
qu'à un  certain  temps  il  ne  faudrait  pas  le  dire  à  ceux  que 
cela  ne  concerne  pas.  Enfin,  j'aurais  voulu  que  le  roman 
que  j'enverrai  à  la  rédaction  de  la  Zaria  vers  le  !•'  sep- 
tembre, fût  imprimé  dans  les  numéros  d'automne  de  la 
revue  de  l'année  courante.  Cela  m'est  plus  avantageux 
d'après  certains  calculs.  Mais  certainement, si  le  rédacteur 
veut  l'imprimer  l'année  prochaine,  je  ne  m'y  opposerai  pas. 
Bref,  je  le  laisserai  à  la  volonté  de  la  rédaction,  et  je  ne 
fais  qu'exprimer  mon  désir. 

Maintenant,  comme  à  un  vieil  ami  et  collaborateur,  je 
vous  communiquerai  quelque  chose  en  secret,  qui  est 
pour  moi  une  grande  inquiétude  :  ces  200  roubles  que  je 
dois  depuis  plus  d'un  an  à  Apollon  Nicolaïevitch,  sont,  je 
crois,  la  raison  de  son  silence  actuel  ;  il  a  soudain  cessé  sa 
correspondance  avec  moi.  J'avais  prié  Katkov,  au  mois  de 
décembre,  d'envoyer  100  roubles  à  Emilie  Fédorovna  et 
à  Paul  au  nom  d'Apollon  Nicolaïevitch  (comme  j'avais  tou- 
jours fait  dans  ces  occasions),  et  je  l'avais  prié  lui,  dans  ma 
dernière  lettre,  de  remettre  ces  100  roubles  à  Emilie  Fédo- 
rovna. Il  a  cru  probablement  que  je  venais  de  recevoir  une 
forte  soname,  que  je  nageais  dans  l'or,  mais  que  je  ne  lui 
remboursais  pas  ma  dette,  et  que  je  le  priais  encore  de 
remettre  les  100  roubles  à  Emilie  Fédorovna.  «  Il  a  de  quoi 


I 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  ^^iD 

venir  eu    aide  aux    autres,  et  il  n'a  pas  de  quoi  payer  ses 
dettes!  »  Voilà  sûrement  ce  qu'il  a  pensé.  Et  cependant, s'il 
savait  dans  quelle  situation  je  me  suis  placé  moi-même  ' 
Ayant  pris  beaucoup  d'avances  au  Rousski  Viestnik  (pour 
des  choses  indispensables,  les  derniers  six  mois  ma  femme 
et   moi  nous   sommes  dans  une   telle  misère,  que   nous 
avons  engagé  notre  dernier  linge,  n'en  parlez  à  personne), 
je  ne    voulais   pas    demander    au    Hou.sski  Viestnik  avant 
la  fin  du  roman.  Mais  maintenant  ils  règlent  leurs  comptes 
et  ils  tardent  de  répondre.  Certainement,  je  suis  coupable 
de  ne  pas  avoir  payé   de  toute   l'année,  et  j'ai  déjà    bien 
souffert  de  cette  idée;  mais  dans  ces  deux  années  à  l'étran- 
ger, j'ai  dépensé  seulement  3.500  roubles  ;  je  comprends 
dans  cette  somme  les  voyages,  et  quelques  envois  à  Saint- 
Pétersbourg,  et  Sonia.   Je    n'avais  pas  de    quoi  lui  en- 
voyer. El  de  plus  il  ne  m'a  jamais  demandé  et  je  croyais 
qu'il  pouvait    attendre,  espérant  chaque  mois    pouvoir  le 
rembourser.  Cela  doit  être  ces  100  roubles  à  Emilie  Fédo- 
rovna   qui  l'ont   fâché.  Mais  Emilie    Fédorovna  est   près 
de   mourir  de  faim,  comment  ne  pas  lui  venir  en  aide! 
Dans  ma   situation   si  sombre,  l'idée  seule  qu'un   homme 
dévoué  m'abandonne  m'est  très  pénible.  Ne   vous   aurait- 
il  rien  dit,  ne  sauriez-vous  rien?  Si  vous  savez,  communi- 
quez-le-moi, mon  cherl  D'autre  part,  il  me  semble  étrange 
qu'à  cause  de  ces  200  roubles  une  liaison  soit  rompue,  qui 
a  été  amicale  et  qui  a  duré  depuis  1846.  Et  puis  sans  cela 
je    suis  oublié    de  tout  le   monde.  Eh  bien  !  voyez  com- 
bien j'ai  écrit,  et  cependant,  qu'est-ce  que  cela  peut  signi- 
fier à   côté  de  la  rencontre   et  d'une   conversation   ami- 
cale ?  C'est  froid,  c'est   insuffisant,  cela   n'exprime    rien. 
Hé  !    quand   donc   nous    verrons-nous  1  Cela  s'arrangera 
peut-être. J'ai  quelque  espoir.Au  revoir.  Anna  Grigorievna 
vous  serre  la  main  et  vous  remercie   de   votre  souvenir. 
Encore  une   fois,  saluez  tous  ceux  qui  se  souviennent  de 
moi.    Que    devient    Averkeieva  ?  Saluez-le.   Combien  je 
regrette  Dolgomostiev  I 
Tout  à  vous  dévoué  de  tout  cœur. 

Théodore  Dostoïevski. 

[En  marge  de  la  première  page]  :  Si  vous  avez  l'occasion 
de  rendre  200  roubles  à  Apollon  Nicolaïevitch,  n'oubliez 


316  COKHKSPONDANCE   DE    DOHTOÏEVSKI 

pas,  oxccUent  Nicolas  Nicolalevilch,  de  mentionner  que  je 
le  remercierai  moi-môme  par  une  lellre,  mais  que  je  ne 
lui  ai  pas  écrit  à  présent  parce  que  je  ne  pouvais  pas  con- 
naître d'avance  la  décision  de  la  rédaction  de  la  Zaria. 
(En  marge  de  la  dernière  page.)  Nous  sommes  au  10  mars, 
et  je  n'ai  toujours  pas  reçu  le  deuxiëm'?  numéro  de  la 
Zaria.  Je  vais  tou^  les  jours  à  la  poste,  et  c'est  toujours  : 
niente,niente.  El  puis,  il  pleut,  il  fait  froid,  et  il  fait  vilain  I 


Ли  même. 

Florence,  18  (30)  mars  1869. 

Avant  tout,  je  vous  remercie,  très  estimé  Nicolas  Nico- 
laïevitch,  de  n'avoir  pas  tardé  de  me  répondre  :  dans  ma 
situation,  c'est  la  moitié  de  la  besogne,  car  cela  me  per- 
met de  déterminer  mes  occupations  et  mes  intentions.  Je 
vous  remercie  ensuite  de  vous  être  occupé  de  l'envoi  de 
la  Zaria,  et,  troisièmement,  des  bonnets  nouvelles  que 
vous  me  donnez  d'Apollon  Nicolaïevilch.  Je  lui  écrirai 
moi-même,  prochainement,  pour  répondre  à  sa  lettre.  S'il 
vous  a  dit  du  bien  de  moi,  soyez  persuadé  que  j'en  fais 
autant  pour  lui.  Pendant  ces  derniers  temps  de  malen- 
tendu, mes  cordiales  dispositions  envers  lui  n'ont  nulle- 
ment diminué.  Quant  à  ce  qu'il  est  un  homme  pur  et 
honnête,  je  n'en  ai  depuis  longtemps  pas  le  moindre  doute, 
et  je  suis  très  heureux  que  vous  vous  soyez  lié  avec  lui. 

Si  la  Zaria  n'a  pas  encore  autant  de  succès  qu'il  serait 
à  désirer,  elle  a  quand  même  du  succès  et  presque  un  succès 
importanl,  et  ce  n'est  pas  peu  dire.  Quoiqu'il  se  peuve  que 
vous  ne  trouviez  pas  le  troisième  mille  d'abonnés,  néan- 
moins, ayant  soutenu  le  succès  pendant  toute  l'année,  vous 
acquerrez  une  base  solide  ;  je  le  répète  avec  persistance. 
Parmi  les  revues  mensuelles,  pas  une  seule  n'a  une  direction 
aussi  nette  el  aussi  ferme.  Le  deuxième  numéro  a  produit  sur 
moi  une  très  agréable  impression.  Je  ne  dirai  rien  de  votre 
article, excepté  que  c'est  une  critique  véritable:  exactement 
la  parole  même  qui  est  maintenant  le  plus  nécessaire  et  qui 
explique  le  mieux  la  situation.  Quant  à  l'article  de  Dani- 
levsky,  à  mes  yeux, il  devient  de  plus  en  plus  important  et 
capital.  Ce  sera  le  futur  livre  de  chevet  de  tous  les  Russes, 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 


317 


pour  bien  longtemps.  Et  combien  plusy  contribuentsonstyle 
et  sa  clarté,  et  sa  popularité,  malgré  sa  tournure  sévère- 
ment scientifique.  Combien  j'aurais  voulu  causer  avec  vous 
à  propos  de  cet  article  ;  précisément  avec  vous,  Nicolas 
Nicolaïevitch  !  Mais  il  faudrait  dire  trop  de  choses.  11  con- 
corde tellement  avec  mes  propres  conclusions  et  mes  pro- 
pres idées,  que  je  suis  môme  étonné,  à  certaines  pages,  de 
la  ressemblance  des  convictions.  Depuis  longtemps  déjà, 
depuis  deux  ans,  j'inscris  beaucoup  de  mes  pensées,  car  je 
prépare  aussi  un  article,  qui  a  presque  le  môme  litre,  avec 
les  mêmes  idées  et  les  mômes  conclusions.  Quel  heureux 
étonnement  était  le  mien,  quand  j'ai  rencontré  maintenant 
presque  la  môme  chose,  ce  que  j'aspirais  à  réaliser  dans 
l'avenir  déjà  réalisé,  en  ordre,  harmonieusement, avec  une 
force  de  logique  extraordinaire,  et  avec  ce  degré  de  procédé 
scientifique  que  moi,  malgré  tous  mes  efforts,  je  n'aurais 
jamais  pu  atteindre.  J'ai  tellement  envie  de  lire  la  suite  de 
cet  article,  que  tous  les  jours  je  vais  à  la  poste  et  je  fais  le 
compte  des  probabilités  de  la  prompte  arrivée  de  la  Zaria 
(Si  la  rédaction  voulait  au  moins  publier  trois  chapitres 
au  lieu  de  deux!  On  lit  deux  chapitres  et  ou  pense:  encore 
tout  un  mois,  et  peut-ôtre  quarante  jours  1  —  car  la  Zaria 
ne  se  distingue  tout  de  môme  pas  par  l'exactitude  n'est-ce. 
pas?) 

J'aspire  à  lire  cet  article,  par  la  raison  encore  que  je 
doute  un  peu,  et  avec  crainte,  de  la  conclusion  déûnitive  ; 
je  ne  suis  pas  encore  complètement  sûr  que  Danilevsky 
indique  dans  toute  sa  force  le  fond  définitif  de  la  desti- 
née russe,  qui  consiste  à  révéler  au  monde  un  Christ 
russe,  inconnu  à  l'univers  et  dont  le  principe  est  contenu 
dans  notre  orthodoxie.  A  mon  avis,  c'est  là  que  se  trouve 
le  principe  de  notre  future  puissance  civilisatrice  et  de  la 
résurrection  par  nous  de  toute  l'Europe,  et  toute  l'es- 
sence de  notre  future  force.  Mais  quelques  paroles  ne 
suffisent  pas  pour  exposer  ses  vues, et  j'ai  eu  tort  de  com- 
mencer. Je  dirai  seulement  :  une  direction  de  revue  aussi 
sérieuse,  aussi  russe,  aussi  scrupuleuse  et  aussi  observée, 
ne  peut  manquer  d'avoir  du  succès  et  de  réveiller  la  joie 
dans  le  cœur  des  lecteurs,  après  notre  piteuse  négation, 
toute  feinte,    tout  exclusive,  aux  nerfs  irrités. 

De  plus,  la  deuxième   livraison  de  la  Zaria  a  un  contenu 


318  CORRB»PONDANCB  DE  DOSTOIbVBKI 

abondant.  Il  s'y  trouve  de  très  ban»  arliclee.  11  est  agréable 
de  voir  ce  numéro.  Mais  quelque»  lignes  de  votre  lettre 
m'ont  étonné /jour  un  instant,  très  estimé  Nicolas  Nico- 
lalovilcli.  Pourquoi  dites-TOu»  —  et  avec  quel  ennui, 
quiîlle  tristesse  évidente  1  —  que  votre  article  n'a  pas  de 
succès,  qu'on  ne  le  comprend  pas,  qu'on  ne  le  trouve  pas 
intéressant?  Mais,  est-ce  <jue  vraiiuonl  vous  étiez  convaincu 
que  tout  de  suite  tout  le  monde  le  comprendrait  ?  A  mon 
avis,  cela  aurait  été  même  une  mauvaise  recommandation 
pour  l'article.  Ce  qui  est  compris  trop  vile  et  trop  rapide- 
ment n'est  pas  de  longue  durée.  Béiinski  n'a  gagné  la 
célébrité  tant  désirée  que  vers  la  fin  de  sa  carrière,  et 
Grigoriev  est  mort,  sans  presque  avoir  pu  obtenir  quelque 
chosedesouvivant.  J'aid'iiabilude  tant  d'estime  pourvoue, 
que  je  vous  ai  considéré  comme  capable  de  montrer  de  la 
sagesse  dans  cette  circonstance  également.  La  nature  de 
la  chose  est  si  délieate  qu'elle  échappe  à  la  majorité  ;  ils 
ne  comprennent  que  quand  on  le  leur  a  bien  mâché; 
mais  jusqu'alors,  chaque  nouvelle  idée  ne  leur  paraît  pas 
trop  intéressante.  Et  plus  on  Га  exposée  simplement  et 
clairement  (c'est-à-dire  avec  plus  de  talent),  plus  elle 
paraît  simple  et  ordinaire.  C'est  une  loi,  monsieur  !  Par- 
donnez-moi, mais  j'ai  souri  môme  à  votre  expression  très 
naïve,  que  «  des  gens  très  sensés  môme  ne  comprennent 
pas  ».  Mais  ceux-là  plutôt  que  les  autres  et  toujours  ne 
comprennent  pas  et  gênent  la  compréhension  des  autres, 
et  cela  a  ses  raisons  très  évidentes,  et  aussi  une  loi.  Mais 
vous  dites  vous-môme  q\ie  Gradovsky  et  Danilevsky  sont 
ravis,  qu'Aksakov  est  venu  vous  voir,  etc.  Est-ce  que  cela 
ne  vous  suffît  pas  ?  Je  suis  quand  môme  fermement  con- 
vaincu que  vous  avez  assez  de  conscience  de  vous-même 
et  de  besoin  intérieur  de  mouvement  en  avant,  que  vous 
ne  perdrez  pas  le  respect  de  Factivité  et  n'abandonnerez 
pas  l'oeuvre  !  Je  vous  prie,  ne  nous  faites  pas  peur.  Si  vous 
partez,  la  Zaria  sera  perdue. 

Parlons  d'affaires  à  présent  :  mes  affaires  d'argent  se 
sont  un  peu  relevées  par  l'envoi  de  Katkov,  qui  a  l'air  de 
m'apprécier  comme  collaborateur,  et  je  lui  en  suis  bien 
reconnaissant.  Mais  je  suis  dans  une  si  grande  misère, 
que  cet  argent  qui  m'a  été  envoyé  ne  ma  servi  que 
pour  un   instant.   Bientôt  de    nouveau  je  serai  dans  la 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  319 

nécessité  :  mais  croyez  biea,  très  estimé  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch,que  ce  n'est  pas  l'argent  seul,  mais  une  réelle  sympa- 
thie pour  la  Zaria  (dont  vous  ne  douterez  pas)  qui  excite 
mon  désir  d'y  collaborer.  Malgré  tout  cela,  il  m'est  abso- 
lument impossible  d'accepter  la  proposition  de  Kachpirev, 
telle  que  vous  me  l'avez  présentée  dans  votre  lettre,  — 
parce  que  cela  m'est  matériellement  impossible.  Mille  rou- 
bles, par  fractions  (et  le  premier  paiement  pas  tout  de 
suite,  et  c'est  tout  de  suite  qui  est  le  plus  important), 
c'est  trop  peu  pour  moi  à  présent.  Convenez-en,  que  s'oc- 
cuper d'une  chose  relativement  considérable,  —  dix  ou 
douze  feuilles,  —  et  pour  tout  le  temps  n'avoir  en  vue  que 
1.000  roubles,  presque  jusqu'au  mois  de  septembre,  c'est 
trop  insuffisant  dans  ma  situation.  Certainement,  avant, 
en  faisant  celte  proposition,  je  me  trouvais  dans  les  mômes 
conditions.  Mais  il  y  a  un  mois^  en  même  temps  que  le 
Rousski  Viestnik  gardait  le  silence,  je  me  trouvais  dans  une 
si  grande  détresse,  que  1.000  roubles  à  la  fois  et  tout  de 
suite  avaient  pour  moi  une  valeur  énorme.  Maintenant,  j'ai 
plus  d'avantage  à  commencer,  et  à  commencer  aussi- 
tôt que  possible,  un  roman  pour  l'année  prochaine  dans 
le  Rousski  Viestnik,  qui  jus.que-là  ne  me  laissera  pas 
sans  argent;  d'ailleurs  je  n'ai  jamais  eu  l'intention  de 
quitter  Katkov.  Mais  voici  ce  que  je  puis  en  ce  moment 
présenter  à  la  Zaria,  au  lieu  des  anciennes  conditions,  et 
dans  le  cas  où  quand  môme  on  saurait  apprécier  ma  colla- 
boration et  si  ma  proposition  n't»-;f  nas  contraire  aux  vues 
de  la  revue  : 

J'ai  un  récit,  qui  n'est  pus  bicu  grand,  environ  deux 
feuilles,  peut  être  un  peu  plus  (dans  la  Zaria,  il  en  occu- 
pera peut-être  trois  ou  trois  et  demie).  J'avais  songé  à 
écrire  ce  récit  il  y  a  encore  trois  ou  quatre  ans,  l'année  de 
la  mort  de  mon  frère,  en  réponse  aux  paroles  d'Apollon 
Grigoriev  qui  avait  loué  mes  Mémoires  du  soas-sol  et  qui 
m'avait  dit  .  «  Écris  donc  dans  ce  genre-là.  »  Mais  ce  ne 
sont  pas  les  Mémoires  du  sous-sol,  c'est  uae  chose  tout  à 
fait  différente  selon  la  forme,  quoique  le  fond  soit  toujours 
le  même,  mon  éternel  fond,  si  seulement,  Nicolas  Nico- 
laïevitch,vous  reconnaissez  en  moi  quelque  fond  particu- 
lier, singulier,  comme  auteur.  Je  puis  écrire  ce  récit  très 
vite,  car  dans  ce    récit  il  n'y  a  pas  une  seule  ligne,   ni 


320  COftRESPONDANCB  DE   DOSTOÏEVSKI 

une  seule  [)arole,  qui  ne  soit  claire  pour  moi.  En  même 
temps,  tout  cela  est  <l6jà  écrit,  quoiqu'il  n'y  ail  rien  d'ins- 
crit. Je  puis  terminer  ce  récit  et  l'envoyer  bien  av^ant  le 
1"'  septembre,  quoique  cependant  je  croie  que  voue 
n'en  ayez  pas  besoin  avant  ;  vous  n'allez  donc  pas  rae 
publier  pendant  l'été  !  Kn  un  mol,  je  puis  l'envoyer  même 
dans  deux  mois.  Et  voilàtoutceavcc(|uoi  je  pourrai  prendre 
part  cette  année  à  la  Zaria,  malgré  mon  désir  d'écrire 
là  où  vous  écrivez,  ainsi  que  Danilevsky,  Gradovsky,  Maï- 
kov.  Mais  voici  en  même  temps  mes  conditions,  que  je 
vous  prie  aussi  d^  transmettre  h  Kachpirev  en  réponee  à 
sa  première  réponse  : 

Je  demande  d'abord,  tout  de  suite  h  l'avance,  300  rou- 
bles. De  celte  somme, en  cas  du  consentement,  je  vous  prie, 
Nicolas  Nicolaïevitch,  instamment,de  remettre  immédiate- 
ment Г25  roublesà  Marie  Grigorievna  Svalkovskaïa  (je  vous 
ai  écrit  l'adresse  dans  ma  dernière  lettre)  ;les  autres  175  rou- 
bles doivent  m'étre  envoyée  ici,  à  Florence,  au  plus  tard 
dans  un  mois  à  partir  d'aujourd'hui  (c'est-à-dire  à  partir 
du  18  (30)  mars,  c'est-à-dire  que  je  voudrais  avoir  chez  moi 
ces  175  roubles  vers  le  18  avril,  de  notre  style).  Alors, 
j'enverrais  la  nouvelle  dans  deux  mois,elje  feraismon  pos- 
sible pour  ne  pas  mériter  d'affront,  c'est-à-dire  présenter  un 
travail  de  la  façon  la  plus  convenable.  (Je  ne  saurais  ima- 
giner des  sujets  pour  de  l'argent  ;  si  je  n'avais  pas  l'idée 
du  récit,  je  n'aurais  pas  proposé  les  conditions.) 

A  présent,  Nicolas  Nicolaïevitch,  ne  vcus  fâchez  pas  (je 
vous  le  demande  en  ami)  pour  mes  conditions,  mes  mar- 
chandages, et  ainsi  de  suite.  Ce  n'est  pas  du  tout  un  mar- 
chandage, c'est  un  exposé  exact  et  clair  de  ma  situation, 
et  plus  il  est  exact  et  clair,mieux  cela  vaut  en  affaires.  Mais 
je  vous  connais  trop  bien,  pour  être  sûr  de  l'avis  que  vous 
porterez.  Vous  ne  m'auriez  pas  écrit  de  telles  lettres,  si 
vous  ne  m'estimiez  pas  comme  homme  et  comme  litté- 
rateur. Et  j'ai  toujours  (dans  toutes  nos  relations)  appré- 
cié votre  avis. 

Maintenant  j'ai  un  service  énorme  à  vous  demander, 
Nicolas  Nicolaïevitch  :  informez-moi  de  la  décision  de 
Kachpirev  immédiatement  après  la  réception  de  ma 
lettre.  Cela  m'est  très  nécessaire  pour  établir  mes 
comptes,  et  surtout  pour  mes  occupations.  Si   vous  êtes 


COHBESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  321 

occupé,  n'écrivez   que    quelques   lignes  pour  m'informer. 
L'adresse  de  Maria  Grigorievna  Svatkovskaïa  : 
Aux  Peski,  en  face   de  l'hôpital  des    armées  de  terre, 

rue  Jaroslavsky,  maison  n"  I  (à  la  propriétaire,  c'est-à-dire 

dans  sa  propre  maison). 

Au  revoir,  très  estimé  et  excellent  Nicolas  Nicolaïevitch. 

Vos  lettres  font  énormément  pour  moi.  Anna  Grigorievna 

vous  salue.  Et  je  suis  votre  entièrement  dévoué, 

Théodore  Dostoïevski. 

P. -S.  —  Le  prix  pour  la  feuille  est  toujours  le  môme  : 
150  roubles  par  feuille  d'imprimerie  du  Rousski  Viestnik . 
Bien  entendu, si  dans  la  nouvelle  il  y  a  plus  de  2  feuilles, 
la  Zaria  paiera  le  surplus. 

P.-S.  —  Qui  donc  vous  a  dit  du  mal  de  ma  santé?  Ma  santé 
est  excessivement  bonne.  Les  crises  continuent,  mais  к  la 
lettre  deux  fois  plus  rarement  qu'à  Saint-Pétersbourg,  au 
moins  depuis  que  i'habite  l'Italie. 


Au  même. 

Florence,  6  (18)  avril  1869. 

Je  vous  suis  très  reconnaissant  pour  toutes  vos  peines, 
très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch.  Il  est  très  agréable 
d'avoir  alTaire  à  vous,  quand  ce  ne  serait  qu'à  cause  de 
votre  exactitude.  Et  cependant,  j'ai  encore  des  prières  à 
vous  adresser,  c'est  môme  honteux.  C'est  pourquoi  je  vous 
demande  une  chose  avant  tout  :  si  mes  demandes  sont 
tant  soit  peu  embarrassantes,  abandonnez-les  ;  surtout,  je 
ne  veux  pas  vous  être  à  charge,  et  je  m'adresse  à  vous, 
poussé  seulement  par  la  nécessité. 

Nous  allons  aborder  la  question  : 

Première  demande  :  Vous  écrivez  qu'à  la  mi-avril  on 
m'enverra  l'argent  (175  roubles)  et  vous  me  promettez  de 
surveiller  l'envoi  vous-môme.  Je  vous  remercie  beaucoup 
pour  cette  promesse,  car  il  m'est  impossible  de  compter 
sur  Texactitudc  et  l'ordre  des  autres  personnes  de  la  rédac- 
tion, que  je  ne  connais  pas.  Mais  voilà  :  si  seulement  c'est 
possible,  pourrait-on  hâter  le  moment  de  l'envoi  et  l'avan- 

31 


322  COBUESPONOANr.E  DE    nOSTOIEV-KI 

cer  de  (jualre  ou  cinq  jours?  Voilà  ma  demanda*  (  ,ir  л  laut 
que,  pour  des  raisons  de  famille,  je  quitte  Florence.  11 
commence  à  faire  très  chaud  ici,  en  été  le  climat  ne  con- 
vient pas  à  Télat  d'Anna  Гичцопеупа,  eelon  les  nn^de- 
cins.  De  plus,  il  faudrait  dès  à  présent  rhercher  un  méde- 
cin et  son  aide, qui  parl«^raient  une  lan^ie  compréhensible 
et  qui  soient  convenables.  Kn  France  c'est  cher,  mais  en 
Allemagne  on  est  bien,  et  prc^cisémont  à  Dresde,  oQ  nous 
avons  déjà  vécu  et  où  nous  avons  fait  des  connaissances. 
Cependant,  chaque  semaine  qui  passe  rend  le  voyage  plue 
difficile  pour  ma  femme,quoi<ju'elle  ait  encore  quatre  mois, 
et  plus  tôt  ce  sera  fait,  mieux  cela  vaudra.  Eu  un  mot  il  se 
trouve  de  nombreuses  circonstances.  Prochainement  noue 
attendons  ici,  à  Florence,  la  mère  d'Anna  Grigorievna,  et 
à  la  première  possibilité,  nous  voulons  tous  les  trois  lever 
l'ancre  et  aller  à  Dresde,  en  passant  par  Venise,  Cent 
soixante-quinze  roubles  ne  sont  pas  grand'chose  pour  un 
si  long  parcours  ;  et  comme  en  ce  moment  je  n'ai  plus  d'ar- 
gent, il  faudra  vivre  à  crédit  tout  le  temps,  jusqu'au  départ, 
en  espérant  payer  avec  l'argent  que  je  recevrai.  En  faisant 
mes  comptes,  il  y  a  deux  jours,j'ai  été  effrayé  qu'il  m'en 
restât  si  peu, et  c'est  pourquoi  je  demande  instamment  si 
l'on  peut  ra'envoyer  plus  vite,  c'est-à-dire  l'envoyer  quel- 
ques jours  plus  tôt.  Les  services  sont  précieux  quand  ils  sont 
rendus  à  propos.  Eh  bien  !  voilà  ma  première  demande. 

Deuxième  demande  :  à  propos  de  la  Zaria,  Il  est  éton- 
nant que  je  la  reçoive  si  lard.  Selon  quelques  indices  (je 
lis  quelquefois  le  Goloss),  je  suis  persuadé  qu'elle  paraît 
un  peu  plus  tôt  que  je  la  reçois.  J'attends,  j'attends, 
c'est  une  torture  insupportable.  Vous  ne  sauriez  croire 
quelle  torture  d'attendre  !  Ne  pourrait-on  s'arranger,  Nico- 
las Nicolaïeyitch,  que  je  la  reçoive  à  temps?  J'ose  ajouter 
en  même  temps,  pour  expliquer,  que  dès  le  commencement 
je  n'avais  pas  en  vue  de  recevoir  la  Zaria  gratuitement^ 
je  comptais  payer.  Je  suis  persuadé  que  ma  nouvelle  aura 
une  demi-feuille  de  plus  que  ce  qui  me  sera  payé  à  pré- 
sent. Eh  bien,  quand  on  réglera  les  comptes,  la  rédac- 
tion pourra  retenir  l'abonnement.  Voilà  ma  deuxième 
demande,  mais  avec  un  petit  détail  :  si,  par  exemple,  au 
moment  où  cette  lettre  vous  parviendra,  la  Zaria  a  déjà 
paru,  envoyez-la-moi  immédiatement  à  Florence,  car  vous 


CORRESPONDANCE  DE  DOS^TOIEVSKI  323 

me  trouverez  encore  à  Florence.  Si  elle  n'a  pas  paru,  ne 
l'envoyez  pas  à  Florence,  mais  à  notre  nouvelle  adresse  : 

Allemagne,  Saxe,  Dresde,  poste  restante,  à  M.  Théo- 
dore Dostoïevski. 

La  troisième  demande  (délicate),  mais  aussi,  si  vous  la 
trouvez  le  moins  du  monde  embarrassante,  laissez-la  sans 
façon,  même  si  c'était  peu  de  chose.  Voici  : 

J'ai  écrit  plus  haut  que  je  suis  persuadé  que  ma  nou- 
velle aura  une  augmentation,  pour  laquelle  la  rédaction 
devra  me  payer  un  supplément.  Mais,  par-dessus  ce  que 
coûte  \a  Zaria,  je  voudrais  avoir  quelques  livresque  je  n'ai 
pas  encore  lus: ce  s,onl: Les  Confins  de  la  Hussie,  de  Sama- 
rine,  et  tout  l'ouvrage  de  Guerre  et  Paix  de  Tolstoï.  Pour 
Guerre  et  Paix,  d'abord,  je  n'ai  pas  encore  tout  lu(ne  parlons 
pas  du  cinquième  volume),  secondement,  ce  que  j'ai  lu, 
je  l'ai  déjà  bien  oublié.  Ainsi, s'il  est  possible  de  m'envoyer 
ces  deux  livres,  sans  trop  de  hâte,  à  mes  frais,  en  les  pre- 
nant tout  simplement  à  crédit  chez  Bazounov,  c'est-à-dire 
de  telle  façon  que  cela  ne  coûte  rien  à  personne,  et  de 
manière  à  ce  que  je  puisse  les  payer  quand  on  fera  les 
comptes,  alors  je  vous  prie  de  me  les  envoyer  à  mon  adresse, 
à  Dresde.  Eh  bien,  voilà  ma  troisième  demande  1  Cela 
va-t-il  ?  Voyez  donc,  très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch, 
si  cette  demande  contient  une  parcelle  d'ennui  et  de  tra- 
cas pour  vous,  et  si  oui,  laissez-la.  Je  demande  ainsi 
parce  que  je  n'ai  rien  à  lire  absolument!  Vous  demandez 
dans  votre  lettre  ce  que  je  lis.  J'ai  lu  Voltaire  et  Diderot 
tout  l'hiver.  Certainement,  cela  m'a  procuré  du  plai^ir  et 
cela  m'a  été  utile,  mais  j'aurais  voulu  avoir  quelque  chose 
de  notre  actualité. 

J'ai  reçu  dernièrement  la  fin  de  VIdiot,  en  brochure 
séparée  (que  l'on  envoie  par  la  poste  aux  anciens  abonnés). 
Je  ne  sais  pas  si  vous  l'avez  reçue.  Je  prie  Maria  Grigo- 
rievna  Svatkovskaïa  de  parler  à  Bazounov  ;  ne  voudrait-il  pas 
acheter  la  deuxième  édition  ?  S'il  fait  des  difficultés,  tant 
pis.  Je  demande  un  prix  minime  (relativement  à  mes  ancien- 
nes éditions  :  1.500  roubles).  Je  ne  diminuerai  pas  d'im 
kopek.  J'aurais  voulu  2.000  roubles.  Bazounov  manquera 
de  réflexion,  s'il  refuse.  Car  je  crois  qu'il  doit  savoir  que 
pas  une  de  mes  œuvres  n'a  été  incapable  de  supporter 
deux  éditions   (sans  parler  de  trois,  de  quatre  et  de  cinq 


32i  CORnESPONOANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

éditions).  Ne  parlez  ù  personne  de  ce  que  je  vous  corninn- 
nique  là,  juscju'à  un  certain  temps. 

Une   fois   pour  taules,    taisez  vous    et  ne  |)ari< 
votre  impuissance,  et  des  «  ébauches  froissées  ».  •  ;i 

mal  au  cœur.  On  croirait  que  vous  le  dites  par  hypocrisie. 
Jamais  vous  n'avez  eu  tant  de  clarté,  tant  de  logique,  tant 
de  coup  d'œil  et  tant  de  déduction  convaincue.  Il  est  vrai 
que  votre  Pauvreté  de  la  litlérature  russe  m'a  plu  davan- 
tage que  votre  article  sur  Tolstoï.  Il  y  a  plus  d'ampleur. 
Mais  en  revanche,  la  première  moitié  de  l'ariicle  sur  Tols- 
toï est  incomparable  ;  c'est  l'idéal  de  la  mise  eo  scène  de 
la  critique.  Л  mon  avis,  cet  article  a  un  défaut  ;  mais 
d'abord  c'est  seulement  à  mon  avis,  et  2°,  des  fautes  pareil- 
les sont  louables.  Ce  défaut  s'appelle  :  un  excès  d'enthou- 
siasme, et  cela  favorise  toujours  une  œuvre,  au  lieu  de  lui 
nuire.  Mais  enfin  je  n'ai  jamais  rien  lu  de  pareil  dans  la 
critique  russe.  Je  peose  que  l'article  de  Danilevsky  aura 
un  avenir  colossal,  môme  s'il  ne  le  trouvait  pas  tout  d<- 
suite.  Il  est  impossible  de  supposer  que  des  œuvres  pareil 
les  puissent  s'éteindre  et  ne  laisser  aucune  impression. 
Quant  à  Frôle  Skobéïev  *  j'aurais  voulu  vous  écrire  une 
lettre,  pour  l'imprimer  ensuite  dans  la  Zaria,  mais  je  n'ai 
pas  le  temps,  et  je  m'agite  trop  ;  d'ailleurs,  il  se  pourrait 
que  je  l'écrivisse.  Je  ne  sais  pas  ce  que  deviendra  Averkiev, 
mais  après  la  Fille  du  Capitaine  je  n'ai  rien  lu  de  pareil. 
Ostrovski  est  un  élégant,  qui  paraît  bien  au-dessus  de  ses 
marchands.  S'il  lui  arrive  de  présenter  un  marchanda 
l'aspect  humain,  il  a  presque  l'air  de  dire  au  lecteur  ou  au 
spectateur  :  «  Eh  bien,  quoi,  c'est  aussi  un  homme  !  » 
Savez-vous,  je  suis  persuadé  que  Dobrolubov  a  davan- 
tage raison  que  Grigoriev  dans  son  opinion  sur  Ostrovski. 
Il  se  peut  que  l'idée  du  Royaume  des  Ténèbres  ne  soit 
même  pas  venue  à  Ostrovski,  mais  Dobrolubov  a  bien 
défini  la  chose  et  il  est  tombé  sur  un  bon  sol.  Je  ne  sais 
pas  si  l'on  trouverait  chez  Averkiev  autant  d'éclat  dans  le 
talent  et  dans  la  fantaisie  que  chez  Ostrovski,  mais  l'expo- 
sition et  l'esprit  d'exposition  sont  infiniment  supérieurs.  Il 
n'y  a  aucune  idée  préconçue.  Annoushka  est  absolument 
admirable,  le   père   aussi.    J'aurais  seulement   voulu  que 

1.  Publié  dans  la  Zaria,  1869,  n°  3. 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  325 

Frôle  fût  plus  capable.  Savez-vous,  Nicolas  Nicolaïevitch, 
queVelik-Boïarine,  Nashtchokine,  Litchikov,  sont  tous  nos 
gentlemen  des  temps  passés  (sans  dire  autre  chose),  c'est 
la  majesté  boyarde  sans  aucune  caricature. Car  on  ne  sau- 
rait les  tourner  en  ridicule  à  la  Ostrovski,  mais  au  con- 
traire, on  est  obligé  d'admirer  leur  allure  de  gentlemen, 
c'est-à-dire  de  boyards  russes.  Ça  c'est  le  grand  monde 
de  celte  époque,  au  degré  le  plus  élevé  et  le  plus  vraisem- 
blable; et  si  quelqu'un  y  trouve  quelque  chose  de  ridicule, 
ce  ne  sera  peut-être  pas  la  coupe  de  leur  caftan.  Avant 
tout  et  surtout  on  s'aperçoit  que  c'est  une  peinture  de  la 
réalité,  c'est  précisément  ce  qui  a  existé.  C'est  un  grand 
talent  nouveau,  Nicolas  Nicolaïevitch,  et  peut-être  même 
supérieure  bien  des  talents  contemporains.  Quel  dommage, 
s'il  ne  suffit  qu'à  la  comédie  1 

J'aurais  voulu  vous  écrire  quelque  chose  à  propos  de  la 
Zarîa  du  mois  de  mars,  mais  je  ne  l'écrirai  pas  ;  c'est-à- 
dire  je  voulais  parler  à  propos  des  belles-lettres  du  numéro 
du  mois  de  mars  (et  aussi  du  mois  de  février),  maisj'atten- 
drai  encore.  Je  ne  trouve  pas  convenable  d'écrire,  et  j'ai 
peur.  Mes  salutations  à  tout  le  monde.  Je  vous  serro  la 
main  fortement.  Anna  Grigorievna  vous  salue  bien.  Tout 
à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 

P--S.  —  Bien  entendu,  il  faut  envoyer  l'argent  (les 
175  roubles)  à  Florence  ;  sans  cela  je  ne  pourrai  partir.  La 
Zaria  aussi,  si  elle  a  paru,  à  Florence.  Mais  si  elle  est 
tant  soit  peu  en  retard,  à  Dresde. 

(En  marge  de  la  première  page)  :  Pour  l'amour  du  Christ 
n'annoncez  pas  ma  nouvelle  à  l'avance,  c'est-à-dire  comme 
cela  a  été  fait  pour  les  Tziganes. 

An  même. 
Florence,  29  avril  (11  mai)  1869. 

Très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch,  après  le  terme  indi- 
qué par  vous,  il  s'est  passé  bien  du  temps,  et  non  seule- 
ment je  ne  vois  pas  d'argent,  mais  je  ne  reçois  aucune 
nouvelle.  Et  cependant  les  nouvelles  me  sont  plus  pré- 
cieuses que  tout  :  je  ne  puis  rien  entreprendre,  je  dois 


326  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

attendre  et  cela  me  lie  complètement.  Ici  je  dépense  trois 
fois  plus  à  cause  de  cette  attente  :  pour  ne  pas  rf^nouveier 
l'engagement  de  l'appartement  pour  un  mois,  je  l'ai  gardé, 
selon  mon  idée,  pour  environ  trois  jours, et  voilà  déjà  huit 
jours  que   je  paie  non  par  mois,  maie  par  jour,  ce  qui 
revient  plus  cher.  C'est  ainsi  pour  toutes  les  autres  dépen- 
ses,— c'est  cher,  désagréable  et  je  ne  puis  rien  entrepren- 
dre. Si  je  m'adresse  à  quelque  autre  personne  pourdeman- 
der  de  l'argent,  il  faudra  encore  rester  à  Florence.  Ici  il 
fait  chaud.   Mais  l'important,  c'est  notre  situation  iodé* 
terminée.  Que  se  passe-t-il  chez  vous,  expliquez-le   pour 
l'amour  de  Dieu?  Après   l'assurance  si  ferme  que  vous 
m'aviez   donnée,  j'avais  Gxé   le  jour   et  l'heure  de  mon 
départ.  Ne  seriez-vous  pas   malade?  Ne  vous  ôtes-voue 
pas  trompé  d'adresse  ?  Je  vous  répète  :  Italie,  Florence,  à 
M.  Théodore  Dostoïevski,  poste  restante. 

N'y  a-t-il  eu  rien  de  désagréable  avec  la  Zaria  ?  Je  n'ai 
pas  reçu  le  numéro  4.  Pourquoi  ne  paratt-elle  pas  ? 

Je  vous  adresse  une  demande  importante,  très  estimé 
Nicolas  Nicolaïevitch  ;  écrivez-moi  s'il  faut  attendre  ou 
non.  Écrivez,  je  vous  prie,  sans  perdre  an  instant.  Au 
moins,  ainsi,  vous  me  délierez  les  bras.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

Ma  femme  vous  salue.  Ne  vous  fâchez  pas,  si  je  vous 
dérange  tant.  Je  vous  assure  que  je  me  trouve  dans  une 
situation  cruelle.  Mais  surtout,  il  me  semble  toujours  que 
quelque  chose  est  arrivé  dans  votre  rédaction. 

Deux  mots  de  réponse  seulement. 


An  même. 

[Reçue  le  17  août  1869.] 

Ne  vous  accusez  pas  de  votre  silence,  très  estimé  Nicolas 
Nicolaïevitch  ;  c'est  une  chose  qui  arrive  fréquemment 
dans  la  vie,  et  puis,  d'ailleurs,  un  rédacteur  a-t-il  le  temps 
de  correspondre  môme  avec  ses  amis,  d'autant  moins  avec 
ses  collaborateurs  1  Mais  votre  post-scriptum  à  la  lettre 
du  très  estimé  et  cher  Apollon  Nicolaïevitch  me  fait  voir 
et  me  fait  conclure  que  vous  êtes  toujours  bon  pour  moi. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  327 

C'est  très  bien  pour  moi,  car  plus  je  vais,  moins  je  trouve 
de  personnes  bonnes  pour  moi.  Je  suis  moi-môme  coupable  : 
je  reste  trop  longtemps  à  l'étranger,  je  ne  fais  pas  penser 
à  moi.  Je  n'ai  donc  pas  le  droit  de  me  fâcher.  Mais,  assez 
là-dessus.  Je  vous  remercie,  d'abord,  pour  l'adresse  de 
Vesselovsky  et  pour  avoir  en  môme  temps  pensé  à  mon 
intérêt.  Jai  écrit  à  Vesselovsky.  J'écris  en  détail  à  Apollon 

Nicolaïevitch  quel  est  mon  avis  là-dossus 

Je  suis  à  Dresde  depuis  dix  jours  seulement;  mais  mon 
adresse,  que  j'ai  donnée  à  quelques  personnes  il  y  a  trois 
mois  à  Dresde,  était    exacte  ;  car  le  bureau  de  poste  de 
Dresde,  sur  ma  demande  envoyée  de  Florence,  m'envoyait 
à  Florence  toutes  les  lettres  qui  me  venaient  à    Dresde. 
Oui,  monsieur,  il  n'y  a  que  trois  semaines  que  j'ai  quitté 
Florence  l  J'y  ai  passé  tout  le  mois  dejuillet  et  une  partie 
du    mois  d'août.  Vous    pouvez    dire    avec  assurance  que 
jamais  personne  n'a  supporté  une  chaleur  pareille.  Le  bain 
russe   à  l'étuve,  voilà  avec  quoi  l'on  peut  le  comparer,  et 
cela  jour  et  nuit.  L'air  est  pur,  il  est  vrai  ;  le  ciel  est  bleu 
et  serein,  énormément  de  soleil  ;  mais  c'est  quand  môme 
insupportable.  J'ai  vu  de  mes  propres  yeux  à  l'ombre  (dans 
une  ombre  très  profonde,  dans  un  endroit  couvert)  trente- 
cinq  degrés  Réaumur.  Trente  et  un,   trente-deux  degrés 
étaient  très  ordinaires  ces  dernières  trois  semaines.  La  nuit, 
la  température  s'adoucissait  et  nous  donnait  vingt-six  degrés 
Réaumur  ;  alors  nous  pouvions  respirer.  Et  figurez-vous, 
que  malgré  que  tous  les  touristes  tussent  partis  aux  eaux, 
en  Allemagne,  ou  aux  mers  allemandes,  il  restait  encore 
à  Florence  une  masse  effrayante  de  monde  et  môme  des 
plus  mylords,  pour  ainsi  dire  1  Ils  étalaient  leurs  toilettes, 
se  promenaient,  etc.,  etc.  En  un  mot,  si  vous  saviez  jus- 
qu'à quel  point  je  me  sens  ici  tout  à  fait  inutile  et  étranger. 
Notre  voyage  s'est  effectué  par  Venise  (quel  délice  que 
Venise  !)  et  Prague,  où  nous  avons    manqué   mourir  de 
froid  (relativement  à    Florence)  et   où  nous  n'avons  pas 
trouvé  à  nous  loger.  Oui,  monsieur,  c'est  ainsi.  Nous  avions 
l'intention  de  passer  l'hiver  à  Prague  et  non  pas  à  Dresde  ; 
nous  avions   décidé  ainsi.  Mais,  arrivés  à  Prague,   nous 
avons  cherché  un  logement  trois  jours  et  nous  n'avons  pas 
trouvé.  C'est  pourquoi  nous  sommes  partis.  Il  ne  se  trouve 
pas  d'appartements   meublés  dans  toute  la  ville,  excepté 


328  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

(les  chambres  isolées  pour  les  célibataires.  11  faut  achcler 
ses  meubles,  louer  des  domestiques,  et  pour  Tapparlement 
il  faut  Taire  un  contrai  de  six  mois.  Alors  nous  sommes 
allés  à  Dresde. 

Ainsi  donc,  la  Zaria  continue  à  exister  !  Mes  paroles 
doivent  vous  paraître  ridicules,  mais  cependant,  réfléchis- 
sez, très  estimé  Nicolas  Nicolaïevilch  ;  je  ne  reçois  de  let- 
tres littéraires  de  personne  :  dans  le  Goloss  que  je  lisais 
à  Florence,  dans  la  salle  de  lecture,  on  n'avait  pas  men- 
tionné laZaria  une  seule  fois. Dans  le  liousski  Viexlnik,  que 
je  reçois  moi-même,  on  n'en  a  pas  fait  mention  non  plus. 
Et  mot,  moi,  abonné  à  la  Zuria{el  qui  ne  la  reçois  pas  à 
titre  de  collaborateur,  mais  en  payant,  sur  le  compte  que 
je  ne  laisserai  pas  perdre),  ayant  reçu  le  numéro  du  mois 
}de  mai,  j'ai  cessé  de  recevoir  les  numéros  suivants  (juin, 
uillet,  etc.),  pour  quelle  raison,  je  n'en  sais  rien.  Voilà 
pourquoi  j'ai  risqué  cette  supposition  sacrilège  que  la 
Zaria  a  cessé  de  paraître.  Mon  cher  Nicolas  Nicolaïevitch, 
éteignez  ma  soif  spirituelle,  envoyez  moi  la  Zana  depuis 
le  numéro  de  juin,  à  Dresde,  poste  restante,  sans  remettre. 

J'ai  encore  en  vue  une  de  vos  bonnes  promesses  (faite 
dans  un  bon  moment,  probablement)  de  m'envoyer  le  roman 
de  Léon  Tolstoï,  mais  en  ce  moment  je  n'ose  pas  vous  la 
rappeler,  et  je  ne  fais  que  la  mentionner  en  passant.  Vous 
pouvez  vous  figurer,  cher  et  excellent  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch, qu'il  est  absolument  impossible  d'écrire,  c'est-à-dire 
de  composer,  avec  30  degrés  Réaumur  à  l'ombre.  Néan- 
moins, je  me  suis  déjà  mis  à  la  nouvelle  de  la  Zaria,  j'ai 
seulement  peur  qu'elle  ne  soit  un  peu  longue  (pourvu  qu'elle 
ne  s'étende  pas).  Si  vous  me  répondez  vite  à  cette  lettre 
alors,  vers  cette  époque,  je  vous  écrirai  peut-être  quel- 
que chose  de  plus  détaillé.  J'espère  bien  vous  envoyer  une 
nouvelle  dans  un  mois  ou  cinq  semaines. 

Emilie  Fédorovna  m'a  écrit,  il  y  a  environ  trois  mois, 
une  lettre,  dans  laquelle  elle  m'informait  que  vous  étiez  si 
bon  de  vous  charger  de  lui  remettre  l'argent  que  je  lui 
envoyais  et,  en  général,  que  vous  lui  témoigniez  vos  bontés. 
Je  suis  très  content  qu'Emilie  Fédorovna  et  sa  famille  aient 
reçu  maintenant  sûrement  quelque  chose  après  la  mort  de 
la  tante  (j'ai  appris  cette  mort  pour  la  première  fois  par 
la  lettre   d'Apollon  Nicolaïevitch).  S'ils  ont  reçu  quelque 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  329 

chose,  je  suis  très  content.  Dans  lousces  trois  mois  j'ai  été 
très  pauvre  d'argent.  Si  j'en  avais  eu,  je  ne  me  serais  pas 
rôti  à  Florence,  en  attendant  d'en  ramasser  pour  mon 
voyage.  Je  vous  prie  beaucoup,  excellent  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch,  de  m'en  dire  un  mot  et  aussi  quel  genre  de  service 
vous  avait  alors  demandé  Emilie  F6dorovna.  (Bien  entendu, 
je  me  permets  de  m'intéresser  unicjuement  à  ce  qui  me  con- 
cerne.) 

Dans  trois  semaines  j'aurai  un  enfant.  J'attends  cela 
avec  crainte  et  émoi  et  avec  espoir  et  timidité.  En  général, 
j'ai  beaucoup  de  soucis  en  ce  moment.  J'espère  que  vous 
ne  m'oublierez  pas  et  que  vous  répondrez.  Mes  compli- 
ments à  Danilevsky  et  à  tous  ceux  qui  se  souviennent  de 
moi.  Dites-moi  un  jour  deux  mots  d'Alexandre  Petrovilch 
Mikulov.  Mais  j'attends  bientôt  votre  réponse  et  la  Zaria, 
Permettez-moi  de  l'espérer. 

Votre  sincèrement  dévoué  et  plein  de  sympathie  ardente. 
Tout  à  vous, 

Théodore  DostoKbvskj. 


A  A.  N.  Matkov. 

Dresde,  17  (29)  septembre  1869. 

Mon  précieux  et  unique  ami  Apollon  Nicolaïevitch.  Je 
suppose  que  votre  arrivée  de  la  campagne  et  les  premiers 
jours  de  votre  séjour  en  ville  ne  vous  ont  pas  permis  de 
tenir  votre  bonne  promesse  —  de  m'écrire  aussitôt  que 
vous  seriez  de  retour  de  la  campagne.  Je  ne  m'en  plains 
pas  et  je  ne  vous  en  veux  pas  ;  nous  nous  connaissons 
(quoique  j'attende  votre  lettre  avec  la  plus  grande  impa- 
tience), mais  un  doute  me  tracasse  :  comme  je  n'ai  pas 
reçu  de  réponse  à  la  lettre,  que  je  vous  ai  envoyée  il  y  a 
plus  d'un  mois,  j'ai  peur:  1»  qu'elle  ne  vous  soit  pas  par- 
venue; "2'  que  vous  n'ayez  plus  la  même  adresse  à  Péters- 
bourg  ?  Je  vous  l'ai  adressée  à  la  Sadovaïa,  maison  Schef- 
fer.  Mais  si  vous  avez  déménagé  ?  Et  alors,  ce  serait  bien, 
si  je  pouvais  sortir  au  plus  tôt  de  mes  incertitudes.  Par 
exemple,  maintenant,  cette  lettre  que  je  vous  écris  est  pour 
moi  très  pressée  et  très  importante.  Si  elle  ne  vous  parve- 
nait pas?   Répondez  au  moins  une  page,  une  demi-page 


330  CORRESPONDANCE    UE    DOSTOKEVSKI 

môme,  alin  que  je  sache,  mai.»  seulement  répondez  tout  de 
saite,  car  ce  sérail  au-dessus  de  m'îs  forctis  (l'aLlendre.  J«î 
vais  tout  de  suite  vous  décrire  ma  situation  ot  qu«ll<;  aide 
j'attends  de  votre  part,  comme  un  malheureux  qui  so  noie. 

D'abord,  il  y  a  trois  jours  (1«э  14  septembre), est  née  ma 
fille,  Lubov.  Tout  s'est  passé  admirablement,  et  l'enfant 
est  grande,  bien  portante  et  belle.  Anna  et  moi,  nous  som- 
mes heureux.  (Souvenez-vous  que  vous  serez  le  parrain. 
Anna  vous  en  prie,  les  mains  jointes  ;  voui,  sans  faute, 
doanez  donc  une  réponse).  Mais  nous  avons  moins  do 
10  thalers.  Ne  m'accusez  pas  de  négligence  et  d'impré- 
voyance; en  ceci  personne  n'est  coupable.  Nous  avions 
calculé  à  Florence  que  l'argent,  envoyé  par  le  lioasski 
Vie«<m7c, su f lirait  pourtout.Mais  ici,corame  dans  les  autres 
calculs,  nous  nous  sommes  trompés.  Inutile  de  vous  don- 
ner des  détails,  mais  voici  :  je  pourrais  écrire  de  la  façon 
la  plus  délicate  à  notre  excellent  et  généreux  Mikhaïl  Ni- 
kiforovilch  ',  afin  qu'il  nous  tire  d'embarras  ;  mais  écrire 
tout  de  suite,  ayant  reçu  de  lui  il  y  a  si  peu  de  temps, 
me  gêne  beaucoup  et  m'est  presque  impossible;  ma  main 
ne  se  décide  pas.  Cependant,  on  n'a  encore  payé  ni  la 
sage-femme,  ni  le  médecin,  et  encore  que  nous  comptions 
chaque  kopek,  dans  la  situation  actuelle  nous  ne  pouvons 
nous  passer  d'argent.  Impossible  !  Par  conséquent  voici 
les  mesures  que  je  veux  prendre  : 

J'envoie  aujourd'hui  une  lettre  à  Kachpirev,  en  même 
temps  que  la  vôtre,  personnelle  (car  je  sais  que  Strakhov 
est  absent  de  Pétersbourg).  Dans  cette  lettre,  je  lui  décris 
d'abord  ma  situation,  je  parle  de  ma  nouvelle  installation, 
de  la  naissance  de  l'enfant  (tout  ce  qu'il  faut  dire);  j'ai 
menti  en  même  temps,  disant  qu'il  me  reste  15  thalers 
quand  il  n'y  en  a  môme  pas  dix  et  je  termine  en  deman- 
dant qu'on  m'envoie  une  avance  de  200  roubles  pour  les 
raisons  suivantes  : 

En  ce  moment,  je  suis  en  train  d'écrire  une  nouvelle 
pour  laZaria  et  mon  travail  est  poussé  jusqu'à  moitié  (tout 
cela  est  exact),  et  alors  :  1*  je  vois  que  la  nouvelle  aura 
une  dimension  de  trois  feuilles  et  demie  du  Roasski  Viest- 
nik  (c'est-à-dire  presque  cinq  feuilles  de  la  Zaria),  an  mini- 

1.  Katkov. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 


331 


mum.  Gomme  j'ai  déjà  reçu  en  printemps  300  roubles  de  la 
Zana,  après  avoir  terminé  la  nouvelle,  il  me  restera  encore 
à  recevoir  presque  pour  une  feuille  et  demie  (encore  de  la 
dimension  du  Rousski  Viestnik).  Quoique  la  nouvelle  ne 
soit  pas  encore  terminée,  à  la  fin  d'octobre  elle  sera  sûre- 
ment  envoyée  à  la  Zaria.  C'est  certain.  -J»  Quoique  en 
vertu  de  ces  raisons  je  n'aie  pas  le  droit  do  lui  demander 
à  présent  une  avance,  dans  ma  situation  critique  je  fais 
appel  à  ses  sentiments  de  chrétien  pour  me  tirer  d'em- 
barras et  ra'envoyer  200  roubles.  Mais  comme  il  pourrait 
être  embarrassant  pour  elle  de  le  faire  tout  de  suite,  je  la 
prie  d'envoyer  aussitôt  75  roubles  seulement  (c'est  pour 
nous  sauver  des  flots  et  ne  pas  nous  laisser  submerger). 
Ensuite,  quinze  jours  après  le  premier  envoi,  je  la  prie 
d'envoyer  encore  75  roubles,et  enfin,  avec  le  second  envoi, 
je  la  prie  de  vous  remettre  (à  vous,  A.  N.  Maïkov)  50  rou- 
bles. Ainsi  sera  constituée  la  somme  de  200  roubles  que  je 
demande.  Ne  connaissant  pas  Kachpirev  personnellement, 
j'écris  d'un  ton  très  respectueux,  mais  aussi  avec  beaucoup 
d'insistance  (j'ai  peur  qu'il  ne  se  pique;  car  le  respect  est 
quelque  peu  exagéré,  et  la  lettre,  il  me  semble,  est  écrite 
stupidement). 

Enfin,  dans  ma  lettre  à  Kachpirev  j'expose  ma  seconde 
demande,  la  plus  importante.  Voici  :  S'il  consent  à  accor- 
der ma  demande  d'argent,  qu'il  m'envoie  les  premiers 
75  roubles  tout  de  suite  sans  tarder  le  moins  du  monde.  Je 
lui  ai  écrit  que  je  fais  appel  à  toute  la  délicatesse  de  son 
esprit  el  de  son  cœur,  qu'il  ne  s'oflfense  pas  de  mon  insis- 
tance sur  l'envoi  immédiat  et  sans  tarder,  mais  qu'il  réflé- 
chisse et  qu'il  comprenne  c\\ie  pour  moi  le  temps  et  le  terme 
du  secours  sont  presque  plus  importants  que  l' arqen t.  С&г  '}e 
lui  demande  en  môme  temps,  dans  le  cas  où  il  ne  trouve- 
rait pas  bon  de  me  venir  en  aide,  et  s'il  me  refusait,  de  me 
prévenir  immédiatement  du  refus,  sans  tarder.  J'ai  écrit 
en  môme  temps  que,  pour  informer  du  refus,  il  me  suffira 
de  recevoir  deux  lignes  de  la  main  du  secrétaire  de  sa 
rédaction,  mais  seulement  tout  de  suite,  afin  que  je  puisse 
prendre  des  mesures  extrêmes  et  ne  pas  attendre  inutile- 
ment l'envoi  de  l'argent.  (J'ai  été  forcé  de  mentir  une  se- 
conde fois  à  Kachpirev  à  propos  de  ces  mesures  extrêmes, 
lui  expliquant  que  je  serais  forcé  de  vendre  aussitôt  les 


332  COnRESPONDANCB    DE   DOSTOÏEVSKI 

derniers  effets  très  nécessaires,  cl  que  pour  un  objet  que 
coûte  100  thalersj'e  devrais  en  accepter  20;  ce  que  certÂi- 
nement  je  serai  forcé  de  faire,  pour  sauver  trois  créatures, 
s'il  Inrde  avec  la  réponse,  môme  favorable.  Que  dans  huil 
jours  je  sois  forcé  de  vendre  mes  derniers  effets,  si  je  ne 
reçois  pas  d'argent,  c'est  la  pure  vérité  ;  car  je  ne  puis 
faire  autrement  ;  mais  j'ai  menti  en  disant  que  j'allais 
vendre  des  objets  de  100  roubles.  Les  deux  ou  trois  objets 
de  100  roubles  que  nous  possédions  sont  depuis  fort  long- 
temps, depuis  notre  arrivée  à  Dresde, engagés,  et,  en  effet, 
on  les  a  appréciés  à  20  roubles  au  lieu  de  100, roubles.  Mais 
à  présent,  il  faudra  vendre  le  linge,  le  pardessus,  le  pale- 
tot môme  ;  car,  si  môme  j'écris  à  Katkov,je  n'aurai  pas  d'ar^ 
gent  de  là-bas  avant  un  mois,  quoique  je  le  reçoive  sûre- 
ment.) 

Vous  ayant  exposé  le  contenu  de  ma  lettre  à  Kachpirev, 
je  vais  maintenant  vous  adresser  une  prière  personnelle, 
très  urgente  et  très  particulière  :  aidez-moi  en  ami,  en 
chrétien,  en  camarade!  Que  cela  ne  vous  soit  pas  à 
charge  1  Je  vous  embarrasse  pour  la  dernière  fois.  Voici 
quelle  est  ma  demande: 

Comme  Strakhov  m'avait  écrit  que  vous  étiez  assez  lié 
avec  Kachpirev,  aussitôt  après  la  réception  de  cette  lettre 
et  sans  remettre,  allez  chez  Kachpirev,  et  demandez-lui 
qu'il  fasse  ce  que  je  l'ai  prié  de  faire  à  propos  d'une  réponse 
immédiate.  Surtout,  il  me  faut  une  réponse  immédiate.  Eh 
bien,  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  demander  !  Mais  com- 
prenez donc,  cher  ami,  à  quel  point  c'est  importante 
pour  moi  dans  ma  situation  1  J'ajouterai  encore  {poar  vous 
seul,  c'est-à-dire  entre  nous)  que  je  ne  demande  presque 
que  ce  qui  m'appartient,  que  dans  un  mois  la  nouvelle 
aura  tout  payé,  et  que,  malgré  que  je  ne  prétende  pas  avoir 
le  droit  de  me  faire  payer  d'avance,  ces  gentillesses 
se  font  au  dernier  des  hommes  de  lettres.  De  sorte  que  si 
l'on  me  refuse  à  présent  à  la  Zaria,  je  comprendrai  trop 
bien  à  quel  niveau  on  me  place  au  point  de  vue  littéraire. 
Je  crains  encore  qu'il  ne  considère  mon  ton  d'un  respect 
exagéré  comme  plein  d'ironie.  Dieu  sait  quel  est  cet 
homme  ;  personnellement,  je  n'ai  aucune  idée  de  lui.  Mais 
je  ne  sais  pas  écrire  à  des  étrangers  sur  des  sujets  délicats. 
J'ai  écrit  tout  directement  au  net,  et  ce  n'est  qu'après  avoir 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  333 

lu  la  lettre  que  j'ai  vu   que  cela  paraissait  trop    respec- 
tueux. 

Répondez  donc,  cher  ami.  Je  vous  écris  à  la  hàle.  Ma 
femme  vous  salue.  Nous  sommes  daas  une  grande  joie. 
C'est  le  troisième  jour  pour  elle,  —  le  plus  dangereux.  Ici, 
à  Dresde,  ma  santé  est  fort  mauvaise.  Je  m'enrhume  cons- 
tamment, ce  qui  ne  ra'arrivait  jamais,  et  en  Suisse  et  en 
Italie  c'était  inadmissible.  Les  crises  ont  augmenté  aussi  à 
Dresde  ;  mais,  peut-être,  ce  n'est  que  parce  que  nous 
venons  d'arriver. 

Je  travaille  avec  une  ardeur  redoublée.  J'ai  une  idée 
pour  quelque  chose,  pour  le  Housfki  Vieslnik,  qui  m'agite, 
mais  j'ai  peur  d'un  travail  exagéré.  J'aurais  bien  voulu 
vous  parler  littérature,  mais  je  n'ai  pas  le  loisir  d'y  son- 
ger en  ce  moment.  Quant  à  la  nouvelle  pour  la  Zaria,  je 
n'en  dirai  rien:  je  suis  certain  d'une  chose,  c'est  qu'elle 
sera  assez  originale,  et  ce  qui  en  résultera  après,  vous  le 
verrez  vous-même,  si  vous  la  lisez. 

Répondez  surtout  deux  lignes. 

Enfin,  en  dernier  lieu .  Je  vous  prie,  que  Kachpirev  vous 
donne  50  roubles.  Ceci  (pardonnez-moi,  mon  cher,  de 
vous  ennuyer  et  failes-le  pour  l'amour  du  Christ),  —  ceci 
esL  pour  que  vous  donniez  25  roubles  à  Emilie  Fédorovna 
et  25  roubles  à  Paul.  Us  ont  bien  le  droit  d'être  offensés 
d'un  si  minime  secours;  mais  tant  pis,  qu'ils  s'offensent 
ils  en  ont  le  droit,  mais  25  roubles  c'est  toujours  quelque 
chose  et  ce  leur  sera  quelque  peu  utile,  donnez-le-leur 
quand  même.  Comme  ils  ne  voudraient  pas  croire  dans 
quelle  situation  je  me  trouve  moi-môme,  et  pourquoi  je 
leur  donne  un  secours  si  misérable,  ne  leur  dites  rien 
pourm'excuser.  Faites-le  donc,  pour  l'amour  du  Seigneur 

2-^  Écrivez-moi  quelque  chose  au  sujet  de  Paul. 

3"  Que  m'écrivez- vous  au  sujet  de  ma  tante  et  de  Ves- 
selovsky  ?  Je  lui  avais  écrit  alors  aussitôt,  il  y  a  longtemps 
de  cela,  d'après  vos  paroles  ;  mais  dans  cette  lettre,  je 
demandais  seulement  des  explications  et  je  disais  avec  con- 
viction que  je  ne  commencerais  pas  de  procès,  si  je  ne  suis 
parfaitement  sûr,  moralement,  que  le  testament  en  faveur 
du  monastère  a  été  fait  contre  le  gré  de  la  tante,  dans  un 
accès  de  fièvre.  Ce  monsieur  Vesselovsky  n'a  pas  daigné 
me  répondre  deux  lignes.  Ma  lettre  était  très  convenable. 


334  COHUKSPONDANCB    DE   DOSTOÏEVSKI 

Mainlenaiit,  je  sais  sûrement,  d'une  autre  source,  que  ma 
tante  est  en  vie.  Que  tout  cela  soit  une  erreur  et  une  bali- 
verne, selon  moi,  c'est  tout  h  fait  impoli  de  la  part 
de  Vesselovsky  de  ne  pas  donner  une  réponse  de  deux 
lignes  au  moins,  pour  dire,  par  exemple,  qu'il  n'y  com- 
prend rion  du  tout.  J'ai  appris  qu'il  est  en  rel.ilions  d'ami- 
lié  avec  mon  frère  André  Mikhaïlovitcli,  qui  gère  les 
propriétés  do  ma  tante.  Pourvu  que  cela  ne  me  mette  pas 
dans  une  situation  délicate  !  Mais  sûrement  Vesselovsky 
lui  a  déjà  montré  ma  lettre.  Ainsi,  le  principal,  qui  est 
Vesselovsky,  quel  genre  d'homme  ?  Ne  pourriez-TOUs 
m'écrire  quelque  chose  à  ce  sujet? 

4»  Avez-vous  reçu  ma  lettre  de  Florence,  au  printemps, 
dans  laquelle  je  vous  écrivais  à  propos  de  VIdiol  et  de 
Bazounov?  Comme  vous  n'en  avez  fait  aucune  mention 
dans  votre  lettre,  il  y  a  cinq  semaines,  j'ai  peur  que  vous 
ne  l'ayez  pas  reçue. 

D'ailleurs,  en  ce  moment  je  pense  autrement  à  l'édi- 
tion de  V Idiot.  Ce  n'est  pas  à  cause  de  cela  que  j'en  parle. 
Mais  l'important:  vos  lettres  et  les  miennes  ne  se  perdent- 
elles  pas  ? 

Je  vous  embrasse  fortement.  Votre  fidèle. 

Théodore  Dostoïevski. 

Il  y  a  encore  un  sujet  qui  me  préoccupe  énormément, 
mais  dans  cette  lettre  je  n'en  parle  pas.  Je  veux  dire  ma 
dette  envers  vous.  Mon  ami,  je  vous  la  rendrai  bientôt, 
bientôt,  croyez-le  1  Je  vous  remercie  de  votre  indulgence 
angélique,  mais  j'ai  quelque  espoir  d'obtenir  de  l'argent. 
J'écrirai  ensuite.  Au  revoir. 

Informez-moi  donc.  Deux  lignes  seulement.  Surtout 
informez-moi. 

L'adresse  est  la  même. 

P.-S.   —    J'allais  oublier    une   chose  très  importante. 

Quand  on  m'a  envoyé  300  roubles  de  la  Zaria,  l'envoi  a 
traîné  un  mois.  Je  connais  ce  procédé  :  ils  envoient  par  des 
bureaux  quelconques.  Mais,  l'important,  c'est  que  Nicolas 
Nicolaïevitch  Strakhov  m'avait  écrit  ensuite  que  Vargent 
ne  peut  être  envoyé  autrement.  Ils  n'ont  donc  aucune  idée 
sur  la  façon  d'envoyer  l'argent,  afin  qu'il  arrive  aussi  vite 
qu'une  lettre,  c'est-à-dire  le  troisième  jour.  Mon  cher  ami, 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  335 

aidez-moi,  conseillez-les;  autrement,  si  l'argent  tarde,  je 
suis  perdu.  On  envoie  bien  l'argent  de  celle  façon,  il 
faut  aller  à  Pétersbourg  chez  quelque  banquier  (Gunz- 
bourg,  par  exemple,  ou  bien  quelque  autre),  on  lui  donne 
l'argent  à  expédier,  et  on  reçoit  de  sa  part  une  lettre  de 
change  pour  Irois  mois  (au  nom  de  Rothschild,  par  exem- 
ple, com  me  le  fait  le  Bousski  Viestnik.  D'ailleurs,  le  meil- 
leur c'est  d'expliquer  au  banquier  la  nécessité  d'envoyer 
rapidement  par  la  poste,  et  de  lui  accorder  confiance, 
et  il  fera  comme  il  sait.  Ils  s'y  connaissent:  ils  ne  font 
que  ça).  Ensuite,  la  lettre  de  change  ainsi  obtenue  (ici  à  la 
poste  et  partout  cela  s'appelle  envoi  des  valeurs  —  (valeurs 
cela  veut  dire  presque  de  l'argent),  mettre  celle  lettre  de 
change  dans  la  lettre  qui  m'est  adressée,  et  recommander 
cela  à  la  poste.  (Cela  absolument,  mais  le  Housski  Viestnik, 
quoiqu'il  recommande  toujours,  n'indique  jamais  sur  le 
verso  de  l'enveloppe  la  somme  envoyée;  car  c'est  une  va- 
leur.) Il  faut  me  l'adresser,  poste  restante.  Elle  arrivera 
le  troisième  jour.  L'ayant  reçue,  je  prends  la  lettre  de 
change  et  je  vais  chez  le  premier  (n'importe  lequel)  ban- 
quier d'ici  et  je  change  pour  de  l'or,  en  payant  pour  le 
change  une  somme  minime  (10  francs  pour  1.000).  Tout  se 
passe  en  vingt  minutes.  Chez  Gunzbourg  (ou  ailleurs)  que 
l'on  fasse  le  transfert  des  roubles  en  thalers  d'après  le 
cours.  Je  vous  supplie,  dites-en  un  mot.  Car  le  temps 
pour  moi  c'est  tout,  c'est  plus  important  que  l'argent. 

Au  même. 

Dresde,   16  (28)  octobre  1869. 

Mon  cher  ami  Apollon  Nicolaïevitch,  j'ai  reçu  votre  let- 
tre, il  y  a  un  mois, et  aussi  votre  petit  mot  ajouté  à  la  let- 
tre de  Paul,  mais  nous  en  reparlerons. 

Pour  l'amour  du  Christ,  dites-moi  :  que  dois-je  faire  et 
à  quoi  dois-je  me  décider  ?  Je  suis  au  désespoir  I  Vous  avez 
lu  ma  première  lettre  (dans  laquelle  je  demandais  200  r.) 
à  Kachpirev,  je  vous  ai  écrit  en  même  temps.  Je  vous  ai  écrit 
que  j'étais  dans  un  besoin  affreux  et  que  ma  situation  était 
désespérée.  Et  puis  ?  jusqu'à  présent  je  n'aj'  pas  reçu  un 
kopek,  rien  que  des  promesses  !  Si  vous  saviez  seulement 


336  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

dans  quelle  siluation  nous  nous  trouvons.  Car  nous  sommes 
trois,  moi,  ma  femme  qui  nourrit  et  qui  (Joil  manger,  et 
le  petit  enfant,  qui  peut  tomber  malade  à  cause  de  notre 
misère  et  mourir  !  Voilà  comment  l'affaire  s'est  passée,  jour 
par  jour  :  écoutez  bien  et  rcmar(}uez  tout  : 

Huit  jours  après  ma   lettre  avec  la  demande  (première 
lettre),  j'ai  reçu  en  effet  une  lettre  de  Kachpirev,  avec  l'ex- 
pression sincère  de  son  consentement    et  de   son  désir  de 
m'ôtre  agréable  ;  une  lettre  de  change,  d'un  banquier  de 
Pélersbourg,  Heésin,  sur  le  banquier  de  Dresde,  Hirsch,  y 
était  jointe.  Je  vais  chez  flirsch:  il  lit  la  lellrc  de  change  et 
dit  :<  C'est  écrit  qu'il  faut  payer  avec  laul  Berichl,  et  laul 
Bericht   veut   dire   m'informer,  moi.  Hirsch,  de  la  part  de 
Hessin,  que  je  ne  paie  pas  sans  avis  particulier,  qui  doit 
m'étre  envoyé  à  part  par  Hessin;  voilà  pourquoi  je  ne  paierai 
pas;  je  paierai  quand  arrivera  Vavis.*  J'ai  commencé  à  atten- 
dre ;  tous  les  jours  j'allais  dans  les  bureaux  ;  l'avis  n'est- 
il  pas  venu  ?  Pas  d'avis.  Enfin, on  avait  l'air  de  se  moquer 
de  moi  dans  les  bureaux.  Ayant  perdu  patience  et  n'ayant 
plus  de  />am,  j'ai  écrit  à  Kachpirev,  lui  expliquant  ma  situa- 
tion désespérée;  je  le  prie  de  forcer  Hessin  à  envoyer  l'avis, 
et,  dans  le  prochain  envoi   des  75  roubles,  de    me  débar- 
rasser de   Hessin  et  de  Hirsch.  Ma  lettre  a  été  envoyée  le 
27  septembre  (9  octobre).  J'attends;  pas  de  réponse  !  Je 
vous  jure  que  je  croyais  qu'il  n'y  en  aurait   pas.  Cepen- 
dant, tous  les  jours  je  vais  chez  Hirsch.  Là,on  rit  et  on  me 
dit   que  probablement  Hessin  a  oublié  d'envoyer    l'avis. 
Je  suis  allé  m'informer  dans  deux  ou  trois  bureaux  :  on 
m'a  dit  partout   que  sur  une  lettre  de  change   avec   laut 
Bericht    personne  ne  donnerait  l'argent  sans  avis.  Dans 
un  bureau,  on   m'a  dit  que   ces   lettres   de  change   sont 
données  quelquefois,  pour  rire.  Enfin,  la  réponse  de  Kach- 
pirev  est  reçue,  le  douzième  jour  après  ma  lettre  !  Remar- 
quez :  la  poste  va  de  Pétersbourg  à  Dresde  en  trois  jours , 
c'est-à-dire  que  si,  par  exemple,  vous  expédiez  une  lettre 
de  Dresde  lundi,  elle   sera  remise  jeudi  au  destinataire  à 
Saint-Pétersbourg.  И  aurait  pu  comparer  ma  lettre  avec  ma 
première  lettre  (dans  laquelle  je  lui  parlais  de  ma  situation 
désespérée)  et  il  aurait  pu  se  hâter  et  répondre  aussitôt. 
Mais  la  lettre  est  venue  le  douzième  jour  !  Et  remarquez  : 
il  écrit  du  3  octobre  de  notre  style, et  le  timbre  de  la  poste 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  337 

porte  la  date  du  6  octobre.  Par  conséquent  la  lettre  a  traîné 
sur  sa  table,  sans  nécessité,  sans  être  envoyée,  pendant  trois 
jours.  11  aurait  dû  barrer  le  3  et  mettre  un  5,  par  délica- 
tesse au  moins  !  Est-ce  qu'il  ne  comprend  pas  que  tout 
cela  m'offense  ?  Car  ']e  lui  ai  parlé  des  besoins  de  ma  femme 
et  de  mon  enfant,  et  après  cela  une  pareille  négligence  1 
N'est-ce  pas  une  insulte  ?  Et  puis,  il  écrit  dans  sa  lettre  qu'il 
s'est  informé  chez  Hessin,  et  que  Hessin  dit  que  Vavis  a 
été  envoyé,  qu'il  ne  comprend  pas  pourquoi  je  n'ai  rien 
reçu  ;  que  d'ailleurs,  il  a  forcé  Hessin  à  envoyer  un  autre 
avis  et  que  maintenant, par  conséquent,  il  <  est  sûr  que  je 
recevrai  l'argent  de  Hirsch  »  (pourquoi  sûr  ?  comment 
cela  ?).  Mais  que  si  jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  touché  l'ar- 
gent avec  la  lettre  de  change  de  Hirsch,  je  n'ai  qu'à  lui 
renvoyer  la  lettre  de  change, et  que  le  lendemain  même  de 
sa  réception  il  m'enverra  une  lettre  de  change  sur  un 
autre  banquier.  Ensuite,  il  ajoute  dans  un  post-scriptum,(j ne 
si  l'argent  n'est  pas  encore  reçu,  il  faut  que  je  lui  télé- 
graphie immédiatement,  «  bien  entendu,  à  mes  fraie  ».  et 
qu'aussitôt, sans  attendre  l'envoi  de  la  lettrede  change(qui 
viendrait  par  la  poste)  il  m'enverrait  une  nouvelle  lettre  de 
change.  Enfin,  il  ajoute  que  €  prochainement  il  m'enverra 
les  seconds  75  roubles.  »  (N.  B.  —  Remarquez  qu'il  écrit 
du  3  octobre.) 

Je  n'ai  pas  pu  télégraphier  le  même  jour,  c'est-à-dire  le 
9  (21)  octobre,  car  où  voulez-vous  que  je  prenne  deux  tha- 
1ers  pour  le  télégramme  ?  Est-ce  qu'il  n'aurait  pas  pu 
comprendre  après  mes  deux  lettres,  que  je  n'ai  pas  d'ar- 
gent, à  la  lettre,  pas  un  kopek?S'il  savait  seulement  de 
quelle  façon  je  me  suis  procuré  ces  deux  thalers  le  lende- 
main, pour  lui  envoyer  une  dépêche  !  Mais  je  les  ai  eus 
et  j'ai  envoyé  le  télégramme  le  lendemain  10  (22)  octobre, 
le  vendredi.  Le  samedi  je  lui  renvoie  la  lettre  de  change. 
Je  m'informe  chez  Hirsch:  aucun  avis,  ni  le  premier, ni  le 
second;  aussi  j'ai  télégraphié:  «  Kein  Avis.  Hii-sch  giebt 
nicht  Geld.  » 

Maintenant,  écoutez  donc:  j'ai  télégraphié  le  vendredi; 
il  l'a  donc  reçu,  au  plus  tard,  le  samedi  matin.  Il  aurait 
bien  pu  l'envoyer  le  samedi  matin.  Ceci  se  fait  d'habitude 
en  une  heure.  Il  me  l'avait  cependant  écrit,  qu'il  l'enverrait 
tout  de  suite  après  la  dépêche.  Sans  cet  espoir-là,  est-ce  que 


338  C0RRE8F0NDANCB    DE  DOSTOÏEVSKI 

je  me  serais  jeté  comme  un  fou  pour  me  procurer  2  thalers? 
Mais  samedi  il  ne  me  Га  ран  envoyé!  Kritin.  je  pensais,  il 
me  l'enverra  lundi.  Si  c'est  lundi,  je  recevrai  ici  sûrement 
le  jeudi.  Kh  bien  !  Voilà  jeudi,  rien  I  Est-il  possible  que 
cette  fois  aussi  je  reçoive  la  réponse  le  douzième  jour, 
c'est-à-dire  jeudi  prochain  ?  J'entre  chez  Hir.s<:h  comin^ 
affolé,  pour  m'informer.  Et  voilà  l  L'avis  de  Hessin  vient 
d'arriver  1  II  vient  d'arriver  ai  voilà  cinq  jours  que  je 
n'ai  pas  de  lettre  de  change,  je  la  lui  ai  renvoyée  sur  sa 
propre  invitation. 

Maintenant,    tAchez  de  comprendre,  pour   l'amour  du 
Christ;  ici,  deux  cas  auraient  pu  se  présenter  :  1»  ou  bien, 
après  ma  dépêche,  Kachpirev  aurait  pu  aller  chez  Hessin 
et  forcer  d'envoyer  enfin  l'avis,  ou  2",  Kachpirev  n'est  pas 
allé  chez  Hessin  après   la  dépêc  he,  et  Hessin  lui-même 
(peut-être  en  réponse  aux  demandes  de  Hirsch  de  Dresde, 
qui  lui  avaient  été  faites  il  y  a  sept  jours)  a  enfin  répondu 
à  Hirsch.  Dans  le  premier  cas,  comment  Kachpirev  pou- 
vait-il forcer  Hessin  d'envoyer  enfin  l'avis,  quand  il  m'avait 
invité  lui-même  à  lui  renvoyer  la  lettre  de  change?  Car 
il  savait  sûrement    que  sur  son  invitation  je  la  lui  ren- 
verrais, et,  en  efifet,  il  a  dû  la  recevoir  le  mardi  !  Est-ce 
qu'il  n'aurait  pas   réfléchi   que,    quand  Hessin  enverrait 
l'avis,  il  y  aurait  longtemps  que   la  lettre  de  change  ne 
serait  plus  en  ma  possession  ?  Cette  négligence  n'est-elle 
pas  offensante  pour  moi  ?  Mais   s'il   n'est  pas   allé  chez 
Hessin,    et   que    Hessin   ait   enfin   envoyé  de    lui-môme 
l'avis,  la  négligence  de  Kachpirev  m'offense  encore  davan- 
tage :  car  combien  de  fois  ne  l'ai-je  pas  informé  qu'il  n'y 
avait  pas  d'avis  I  Car  cette  affaire  avec  Hessin  dure  plus 
de  trois    semaines  !    Comment  faisait-il  donc  pour  forcer 
Hessin,  comment  allait-il  s'informer  chez  celui-ci  ?  Il  est 
venu  et  au  premier  mot  il  est  parti,  quand  on  lui  a  dit 
que  c'était  envoyé.  Car   Hessin  l'avoue  dans   une  lettre 
à  Hirsch,  qu'il    n'envoyait  pas  l'avis,  parce  qu'il  croyait 
que  la  lettre  de  change  était  écrite  régulièrement;  car 
toute  l'affaire,  d'après  son  explication  à  Hirsch,  provient  de 
ce  qu'il    avait  donné  l'ordre   d'écrire  la  lettre   ohne  Be- 
richt,  et  le  commis  s'est  trompé   et  il  a  écrit  au  lieu  de 
ohne ,  tant  Bericht.  Kachpirev   s'est  donc   bien  expli- 
qué avec  Hessin,  après  cela;  celui-ci  le  trompait,  lui  disant 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  339 

qu'il  avait  déjà  envoyé  deux  avis,  laodis  qu'il  est  évi- 
dent à  présent,  d'après  sa  propre  lettre  à  Hirsch,  qu'où 
n'avait  envoyé  aucun  avis  I  N'est-ce  pas  faire  preuve  de 
négligence  envers  moi?  Que  dois  je  faire  à  présent? 
Quand  recevrai-je  maintenant  l'argent  ?  Et  pourquoi, 
pourquoi  donc  attend-il  mon  télégramme,  me  demande4ril 
delui  renvoyer  la  lettre  de  change  («  et  alors, dit-il, je  vous 
la  renverrai  le  lendemain  »,  pas  le  môme  jour)  et  pourquoi 
n'envoie-t-il pas  maintenant,  tout  de  saite,  les  seconds  7  5  rou- 
bles qui,  en  ce  moment,  devraient  être  envoyés  depuis 
dix  jours?  Peut-il  croire  que  je  lui  écrivais  à  propos  de 
ma  misère  pour  faire  des  effets  de  style? 

Comment  puis-je  écrire  quand  je  suis  affamé,  quand  j'ai 
été  obligé  d'engager  mon  pantalon  pour  me  procurer  les 
deux  thalers  du  télégramme?  Que  le  diable  m'emporte 
avec  ma  faim  !  Mais  elle  nourrit  son  enfant,  eh  bien  !  elle 
va  engager  elle-même  sa  dernière  jupe  d'hiver  en  laine  ! 
Et  cependant,  voi'à  deux  jours  qu'il  neige  ici  (je  ne  mens 
pas,  voyez  dans  les  journaux  !),  elle  peut  prendre  froid  1 
Comment  ne  peut-il  pas  comprendre  que  je  suis  gêné  de 
tout  lui  expliquer  ?  Mais  ce  n'est  pas  encore  tout,  il  y  a 
des  choses  qui  gênent  davantage  ;  jusqu'à  présent  ni  la 
sage-femme,  ni  les  propriétaires  ne  sont  payés,  et  tout 
cela  le  premier  mois  après  ses  couches!  Mais  ne  comprend- 
il  donc  pas  que  non  seulement  moi,  mais  encore  ma  femme 
a  été  offensée  par  la  négligence  qu'il  m'a  témoignée,  après 
que  je  lui  avais  dit  que  ma  femme  était  dans  le  besoin  ?  11  l'a 
offensée,  offensée!  Il  dira,  peut-être  :  «  Que  le  diable  l'em- 
porte, avec  ses  besoins  1  II  doit  prier,  et  non  exiger,  ^e  ne 
suis  pas  forcé  de  donner  d'avances.  »  Ne  comprend-il  donc 
pas  que  par  sa  réponse  affirmative  à  ma  première  demande, 
il  s'est  engagé  vis-à-vis  de  moi  ?  Pourquoi  me  8uis-je 
adressé  à  luiavec  une  demande  de  200  roubles  au  lieu  de 
Katkov  ?  Parce  que  je  croyais  que  je  recevrais  plus  tôt  de 
lui  que  de  Katkov(que  je  ne  voulais  pas  déranger),  tandis 
qu'à  présent,  si  j'avais  écrit  alors  à  Katkov,  et  non  pas  à 
lui,  il  y  a  longtemps, il  y  a  huit  jours, que  j'aurais  l'argent.' 
Et  je  n'ai  pas  écrit  !  Pourquoi  ?  Parce  qu'il  m'avait  répondu 
sur  sa  parole  I  Par  conséquent,  il  n'a  pas  le  droit  de  dire 
qu'il  se  moque  de  ma  faim  et  que  je  n'ai  pas  le  droit  de  le 
presser.  Et  certainement,  il  le  dira  qu'il  se  moque  de  ma 


340  CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 

faim  et  que  je  n'ai  pas  le  droit  de  le  presser.  11  dira  cer- 
tainement qu'il  a  loul  fait  de  son  côté, qu'il  a  tout  d«*  biiil«*. 
envoyé  la  lettre  de  change, et  qu'il  n'est  pas  cou|)able,«ju<- 
c'est  un  malentendu,  que  sur  ma  plainte  il  est  allé  chez 
Hessin  et  que   l'autre  avait   promis    d'envoyer  Tavis,  «'t*-. 
Et  cependant,  je  vous  jure  qu'il  croit  avoir  raison  !  Est-<!c 
qu'il  no  peut  pas  comprendre  qu'il  est  impossible  de  répon- 
dre le  douzième  jour  seulement  à  une  lettre  di^sesp/îréc  où 
l'on  vous  dit  que  depuis  si  longtemps  non  n'est  reçu  par 
votre  faute  ?  Le  douzième  jour,  oui,  je  ne  mens  pas  —  lee 
enveloppessont  intactes  et  elles  sont  timbrées.  Il  est  impos- 
sible de  ne  pas  répondre  six  jours  clnranl  h  un  télégramme 
qu'on  fait  envoyer,  tandis  que   par  la  poste  cela   arrive  1< 
quatrième  jour   !   Celte    négligence  est  impardonnable, 
injurieuse  1  Klle    m'offense   personnellement  !  Car  je  lui 
avais  parlé  de  ma  femme, de  ce  qu'elle  venait  d'accoucher! 
Quelle  offense  cela  a    été,  après    m'avoir  répondu,  et  par 
cette  réponse  avoir  fait  que  je  ne  me  sois  pas  adressé  à  Kat- 
kov  !  Comment  font-ils  pour  publier  une  revue  après  cela, 
avec  une  pareille  négligence, un  pareil  mancjue  de  savoir- 
faire  ?  Je  me  figure  ce  que  doivent  supporter  les  abonnés 
de  province!  Je  comprends  maintenant  la  haine  générab 
qu'ils  ont  rencontrée  partout.  Je  reçois    constamment  la 
revue  six  semaines  après  son  apparition  !  El    ils   exigent 
de    moi  de  la  littérature   maintenant  !  Kaehpirev  m'écrit 
(dans  sa  lettre,  le  douzième  jour)  à  propos  de  ma  nouvelle, 
il    exige  que  je  lui   communique  le  titre  pour    l'annonce 
de  la  publication,  etc.   Est-ce    que  je   puis  écrire  en  ce 
moment  ?  Je  m'arrache  les  cheveux  en  marchant  de  long 
en  large,  et  la  nuit  je  ne  puis  dormir  !  Je  pense  toujours 
et  j'enrage  !  J'attends  !  Oh,  mon  Dieu  !  Je  vous  jure,  je 
vous  jure  que  je  ne  puis  pas  vous  dépeindre  tous  les  dé- 
tails de  ma  misère  :  j 'ai  honte  de  les  décrire  !  Mais  si  vous 
saviez  tout  !  Et  l'autre  là-bas,  qui  répond  à  la  dépêche  le 
douzième  jour,  et  qui  a  oublié  le  second  envoi  de  75  rou- 
bles,co  mme  Hessina  oublié  l'avis!  N'est-ce  pas  une  insulte? 
N'est-ce  pas  insultant  de  voir  dans  sa  lettre,  qu'il  ne  songe 
même  pas  au  second  envoi,  qui  aurait  pu  me  secourir  plus 
vile,  mais  il  exige  un  télégramme  d'explication  à   propos 
du  premier,  et   il  écrit    ridiculement  :  «  bien  entendu,  à 
mes  frais  ».Mais  est-ce  qu'il  ne  sait  pas  que  l'on  n'accepte 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  341 

nulle  part  une  dépêche  sans  qu'elle  soit  payée,  et  que  je 
suis  obligé  de  rae  procurer  deux  lhalers,po\ir  l'envoyer? Est- 
ce  qu'il  ne  comprend  pas  à  demi-mot  (après  mes  lettres, 
surtout  !)  que  je  pourrais  ne  pas  les  avoir,  ces  2  thalers  ? 
C'est  la  négligence  de  l'homme  qui  ne  veut  pas  connaître 
la  situation  d'un  autre  homme.  Et  après  cela  ils  exigent 
de  moi  de  l'art,  de  la  pureté  poétique,  sans  effort,  sans 
délire,  et  ils  me  donnent  Tourguenev,  Gontcharov  pour 
modèles  !  Qu'ils  voient  donc  dans  quelle  situation,  moi,  je 
travaille  ! 

Vous  parlez  de  Stellovsky,  mon  ami.  Remerciez  mon 
cher  Paul  pour  sa  peine  et  dites-lui  que  je  l'aime  bien.  Je 
vous  remercie  et  votre  filleule  vous  remercie  particulière- 
ment, ainsi  qu'Anna  Grigorievna,  pour  avoir  consenti  à  la 
tenir  sur  les  fonts  de  baptême.  Je  vous  écrirai  ensuite  à 
propos  de  Stellovsky  :  maintenant,  je  ne  puis  pas,  je  suis  à 
bout  de  forces,  je  comprends  à  peine,  je  suis  tout  étourdi. 
Je  sens  seulement  que,  pour  l'affaire  de  Stellovsky,  vous 
et  Paul  devez  prendre  connaissance  de  mon  ancien  contrat 
avec  Stellovsky,  dont  j'ai  chez  moi  la  copie.  Je  ferai  une 
copie  de  cette  copie  et  je  vous  l'enverrai;  dites-le  à  Paul, 
car  on  verra  mieux  les  chicanes  de  Stellovsky  dans  les 
offres  actuelles.  Mais  quand  même  on  peut  ne  pas  négli- 
ger cette  affaire,  et  l'essayer,  mais  avec  prudence.  Cela 
peut  réussir.  Et  maintenant,  au  revoir. 

Votre  tout  dévoué, 

Théodore  Dostoïevski: 

Ne  montrez  ma  lettre  à  personne,  mais  communiquez- 
en  l'esprit  à  Kachpirev.  Je  vous  en  prie. 

Au  même. 

Dresde,  le  27  octobre  (8  nov.)  1869. 

J'ai  reçu  votre  lettre,  mon  précieux  ami,  avec  les 
100  roubles  et  le  billet  de  Hirsch,  hier,  dimanche.  Comme 
le  dimanche  Hirsch  est  fermé,  je  n'ai  pas  pu  vous  répon- 
dre hier.  Aujourd'hui  j'ai  changé  le  billet  chez  Hirsch, 
de  sorte  que  j'ai  tout  reçu,  ce  dont  je  vous  informe.  П 
résulte  de  tout  cela  que,  si  je  ne  vous  avais  pas  écrit  et  si 
vous   n'étiez  pas  ce  que  vous  êtes,  je  n'aurais  rien  reçu 


342  C0RIiii8PON0ANCB    DE  D08T01kTSK1 

j  usqu'à  présent  et,  môme,  peut-être,  à  l'avenir,  non  seule- 
ment je  n'aurais  pas  eu  d'argent,  mais  je  n'aurais  pas  été 
informé.  Vous  me  dites  de  ne  pas  en  vouloir  à  Kachpirev; 
bien  entendu,  je  ne  lui  en  veux  pas,  surtout  si  vous  aflir- 
mez  qu'il  se  trouve  lui-môme  dans  des  circonstances  difG- 
ciles  et  que  tout  cela  provient  de  là.  Mais  mettez-vous  à 
ma  place  et  réfléchissez  :  pouvait-on  ne  pas  enrager  ?  Je 
suis  de  l'avis  qu'on  a  beau  avoir  des  sentiments  chrétiens, 
comme  vous  le  dites,  il  est  impossible  de  ne  pas  enra- 
ger de  colère.  Il  pouvait  toujours  répondre.  Maintenant 
c'est  une  afl'aire  passée,  je  ne  parle  pas  du  passé,  surtout 
s'il  est  tracassé  lui-même  1  Je  vous  le  dis  sincèrement,  je 
n'ai  jamais  eu  de  véritable  colère,  môme  quand  je  voue 
écrivais. 

Mais  quant  aux  obligations  que  je  vous  ai,  je  ne  vous  en 
parle  pas.  Je  ne  l'oublierai  jamais.   Merci. 

J'avais  aussi  espéré  que  vous  ne  lui  montreriez  pas  ma 
lettre.  Je  vous  ai  prié  de  ne  lui  communiquer  que  l'esprit 
de  ma  lettre.  Et  je  ne  vous  suis  que  trop  reconnaissant  de 
ne  lui  avoir  pas  montré  l'original  de  ma  lettre. 

Quant  aux  intérêts  et  aux  dépenses,  qu'il  prend  sur  /a», 
tout  cela  est  complètement  inutile.  Quand  vous  aurez 
l'occasion  de  le  voir,  dites-lui,  je  vous  en  prie,  que  je  n'j 
consentirai  pour  rien  au  monde.  Suis-je  donc  un  usurier? 
Tant  de  choses  arrivent  dans  la  vie.  Je  puis  toujours  accu- 
ser indirectement  chacun  de  ma  mauvaise  chance  :  vous, 
lanovsky,  Kraevsky,Aksakov,  Saltikov,toutle  monde.  Je  vais 
acheter  un  paletot  de  fourrure  ;  un  inconnu  me  rencontre, 
et  me  dit  que  dans  tel  magasin  les  fourrures  sont  super- 
bes et  pas  chères.  J'y  vais  et  il  se  trouve  que  j'ai  payé 
20  roubles  de  trop.  Devrais-je  les  demander  à  cet  inconnu? 
Dans  chaque  phénomène  de  la  rie,  il  y  a  une  masse  de 
combinaisons,  dont  il  est  tout  à  fait  impossible  d'accuser 
la  cause  première  ;  et  dans  les  miennes,  Kachpirev  n'est 
ni  la  cause  première,  même  pas  une  cause  indirecte.  Je  ne 
veux  accepter  aucun  dédommagement  ;  remerciez-le  de 
ma  part  pour  son  désir  de  m'ôtre  utile  ;  mais  ce  désir 
seul  me  suffit  ;  je  n'en  accepterai  pas  la  réalisation.  Quant 
à  vous,  je  vous  remercie  encore  une  fois  ;  vous  êtes  vrai- 
ment venu  à  temps  ;  encore  un  peu,  j'étais  complètement  à 
bout. 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  343 

En  attendant,  j'ai  à  vous  adresser  beaucoup  de  deman- 
des. Je  comprends  que  de  ma  part  c'est  vilain  de  vous 
ennuyer;  mais,  ne  possédant  pas  la  moindre  possibilité  de 
me  passer  de  votre  aide  et  de  votre  intermédiaire,  je  me 
décide  de  vqus  déranger  de  nouveau.  Ne  vous  fâchez  pas, 
pour  l'amour  de  Dieu. 

La  première  chose  que  j'aieà  vous  demander,  c'est  d'être 
mon  intermédiaire  auprès  de  Kachpirev,  à  propos  de  ma 
nouvelle.  Je  lui  écrirai  aussi  moi-môme,  mais  votre  parole, 
c'est-à-dire  la  parole  d'un  homme  que,  certainement, 
Kachpirev  apprécie,  et  surtout  d'un  ami  de  la  Zâna,  aura 
un  grand  poids.  Voici  de  quoi  il  s'agit  :  d'abord,  la  nou- 
velle (qui  ne  peut  être  envoyée  à  la  Zaria  avant  quinze 
jours  à  partir  de  la  date  courante)  n'aura  pas  trois  feuil- 
les et  demie,  comme  je  l'avais  d'abord  écrit  à  Kachpirev 
(d'ailleurs,  je  lui  ai  indiqué  le  minimum  du  nombre  des 
feuilles,  et  non  le  maximum),  elle  aura,  peut-être,  six  ou 
sept  feuilles  de  la  dimension  de  celles  du  Rousski  Viestnik. 
Les  deux  tiers  de  la  nouvelle  sont  déjà  complètement 
écrits  et  recopiés.  J'ai  fait  tout  mon  possible  pour  abréger, 
mais  cela  m'était  impossible.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  la 
quantité,  mais  de  la  qualité  ;  quant  à  la  valeur,  je  ne 
puis  rien  dire,  car  je  n'en  sais  rien  moi-même  ;  les  autres 
en  décideront.  Mais  ce  qui  me  donne  du  souci,  c'est  que 
Kachpirev  veut  (il  m'a  écrit  à  ce  propos)  annoncer  ma 
nouvelle  d'avance.  Voilà  ce  que  je  ne  voudrais  pour  rien 
au  monde  !  Pour  rien  au  monde  !  Priez-le  de  ne  pas  l'an- 
noncer quand  vous  aurez  l'occasion  d'avoir  avec  lui  une 
conversation  particulière.  Je  sens  que  je  n'ai  pas  à  avoir 
de  volonté  dans  cette  circonstance,  et  qu'il  est  le  maître 
dans  cette  affaire; je  ne  puis  le  lui  défendre,  mais  n  e  vou 
dra-t-il  pas  avoir  égard  à  ma  prière  ? 

2»  D'après  nos  conditions  premières,  je  lui  ai  écrit  qu'il 
était  libre  d'imprimer  ma  nouvelle  cette  année  ou  l'année 
prochaine,  quoique  en  môme  temps  j'eusse  témoigné  le 
désir  que  ce  fût  cette  année-ci.  En  l'envoyant,  je  vais  le 
prier  de  publier  ma  nouvelle  en  décembre  (ou  bien  même 
dans  le  numéro  de  novembre,  si  je  peux  l'envoyer  à  temps). 
Mais  cela  me  gênera  trop,  beaucoup  trop,  s'il  la  remet  à 
l'année  prochaine.  J'ai  là  mes  calculs  particuliers,  mes 
affaires  s'arrangent  ainsi.  Je  ne  parle  pas  de  calculs  pécu- 


314  COHIIKMI'ONDANCE    DE   1>0вТ01ВУвК1 

niers,  c'est  loul  à  fait  autre  chose.  J'aurai»  voulu  (jue  ce 
fût  clans  lo  livre  de  décerabre.  C'est  trop  important  pour 
moi.  Quand  mon  frère  publiait  le  Vrémia,  vers  la  fin  de 
la  première  année  nous  avions  décidé  ensemble,  que,  pour 
un  journal  qui  commence,  qui  paraît  la  première  année, 
les  derniers  livres  de  la  première  année  sont  plus  impor- 
tants pour  la  souscription  que  ceux  de  janvier  et  février  de 
l'année  qui  commence.  Le  succès  de  la  souscription  a  jus- 
tifié ce  calcul.  Si  Kachpirev  veut  annoncer  d'avance  ma 
nouvelle,  cela  veut  dire  qu'il  reconnaît  ma  valeur  comme 
écrivain  ;  et  s'il  m'apprécie,  il  lui  sera  bien  plus  avanta- 
geux de  me  publier  en  décembre.  Je  vous  prie  de  causer 
avec  lui  àce  sujet  et  de  m'y  aider  quand  la  nouvelle  sera 
envoyée  à  la  rédaction.  Pour  moi,  cela  a  une  grande  im- 
portance ;  mais  qu'il  fasse  comme  il  voudra. 

3»  La  nouvelle,  en  sept  feuilles  du  Roasski  Vie«<ni7f,aura 
peut-être  dans  la  'Aaria  huit  feuilleeet  demie.  J'aurais  bien 
voulu  que  la  nouvelle  fût  tout  entière  dans  un  seul  numéro, 
et  qu'on  ne  la  partageât  pas  en  deux.  J'insisterai  particu- 
lièrement là-dessus.  Communiquez-lui  cela,  je  vous  en  prie 
•4°  Je  lui  ai  pris  maintenant  500  roubles  d'avance.  Si  j'ai 
jusqu'à  sept  feuilles,  par  exemple  (du  Rousski  Vieslnik),  il 
me  restera  encore  à  toucher  500  roubles  (admettons,  moins 
de  sept,  —  six  feuilles  seulement  ;  il  me  faut  donc  encore 
recevoir  400).  Ne  pourrait-il  me  les  payer  avant  que  le 
livre   paraisse,  par  exemple,  dans  la  première  moitié  de 
décerabre,  quand  les  souscriptions  se  sont  déjà  bien  des- 
sinées? Je  lui  demanderai  cela  en  lui  envoyant  la  nouvelle; 
quant  à  vous,  je  vous  prie  instamment  (ne  refusez  pas 
pour  l'amour  de  Dieu  !)  de  recevoir  cet  argent  (n'importe 
quand  il  vous  le  donnera).  Si  vous  consentez,  je  le  lui 
écrirai   ainsi.  De   cet  argent,  je  m'empresserai  de  vous 
remettre  ma  dette  de  200  roubles,  avec   ma   gratitude  la 
plus  ardente  et  sans   bornes.  Prenez-les  directement  de 
Kachpirev  ;  je  le  lui  écrirai.    Quant   aux  autres   200  on 
300  roubles,  ils  serviront  à  dégager  les  effets  que  nous 
avons  engagés  à  Saint-Pétersbourg  avant  notre  départ  ; 
ce  sont  surtout  des  objets  appartenant  à  ma  femme.  Nous 
en  voulons  dégager  au  moins  pour  200  roubles.  Les  objets 
valent  au  moins  600,  et  ils  peuvent  être  perdus,  si  on  ne 
les  dégage  pas.  C'est  dans   ce  but  que  viendra  chez  vous 


COURESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  345 

(mais  |>as  avant  que  l'argent  ne  soit  déjà  entre  vos  mains), 
le  plus  jeune  frère  d'Anna  Grigorievna,  Ivan  Grigorievitch  ; 
il  les  dégagera,  et  vous  pouvez  lui  donner  l'argent  en  toute 
confiance,  (quand  vous  l'aurez.  Avant  on  ne  vous  dérangera 
pas).  C'est  notre  grande  prière  que  nous  vous  adressons, 
et  si  nous  vous  donnons  celte  peine,  c'est  qu'il  est  si 
difficile  de  recevoir  l'argent  de  la  Zaria,  que  je  ne  puis 
m'adresser  à  elle  directement.  Certainement,  s'il  ne  peut 
donner  au  mois  de  décembre,  tout  cela  va  se  passer  au  mois 
de  janvier. 

Mais   personne  ne  viendra   chez  vous,  avant  que  vous 
n'ayez  touché  l'argent.  On  viendra  chez  vous  quand  vous 
l'aurez  déjà.  Mais  je  ne  vous  demande  qu'une   chose,  c'est 
que  vous  consentiez  à  recevoir  l'argent  de  Kachpirev,  bien 
entendu  seulement  quand  il   sera  en  état  de   payer,  c'est- 
à-dire  je  ne  compte  pas  du  tout  vous  déranger  par  quoi 
que  ce  soit.  Je  vous  ai  déjà  occasionné  tant  de  dérange- 
ments !  Je  ne  vous  demande  pas  de  me  procurer  l'argent 
de  Kachpirev,  mais  de  Paccepter,  quand  cela  sera  possible. 
Enfin,   ma  demande  la  plus  importante  est  à  propos 
d'Emilie  Fédorovna.  Ayant  reçu  maintenaul  100  roubles 
de  votre  part  et  une  lettre  de  crédit  sur  Hirsch,  j'ai  donc 
reçu  de  la  Zaria  175  roubles  en  tout,  et  comme  Kachpirev 
m'a  promis  200  roubles,  ne  pourrait-on  donner  immédia- 
tement les  25  roubles  à  Emilie  Fédorovna?  Pour  l'amour 
du  Christ,  ne  refusez  pas  de  les  demander  à  Kachpirev  1 
J'en  ai  mal  au  coeur  ;  il  y  a  trop  longtemps  que  je  ne  lui 
suis  pas  venu  en  aide  !  Quant  à  elle  et  Kalia,  elles  sont 
dans  une  si  mauvaise  situation,  qu'il  est  impossible  qu'elle 
soit  pire.  Quand  j'enverrai  la  nouvelle,  je  prierai  Kachpi- 
rev de  toutes   mes  forces  de  lui  donner  encore  au  moins 
25  roubles  à  la  première  occasion,  dès  qu'il  aura  reçu  la 
nouvelle  (cela  ne  troublera  pas  le  compte  ci-dessus),  et 
toujours  par  votre  intermédiaire.  Mon  ami,  ce  n'est  pas 
moi,  mais  Dieu  que  vous  servirez  dans  cette  affaire.  Vous 
pouvez  toujours  demander  son  adresse  à  Paul.  Et  surtout 
ces  25  roubles  qui  restent,  procurez-les  lui  tout  de  suite 
de  Kachpirev.  Car  25  roubles,  il  les  trouvera  peut-être  bien 
tout  de  suite  !  Ne  refusez  donc   pas  de  vous  occuper   de 
cela  ?  Tranquillisez-moi,  car  j'ai  l'esprit  très  inquiet.  Que 
Paul  attende  un  peu  ;  je  lui  viendrai  aussi  en  aide. 


346  CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

Je  ne  voulais  rien  vous  écrire  au   sujet  de  vos  récile  de 
rilisloire  Russe,  car  j'aurais  voulu  écrire  beaucoup,  mais 
je  no  puis  me  retenir,  cl  je  vous  «-cris  quelques  lignes. 
Je  les  ai  lus,  ils  mo  plaiscat  absolument,  il   n  y  a  rien  à 
leur  reprocher  I    Mais  ils  ont  un  défaut  très  grand,  très 
imporljint.  Voici:  vous  écrirez  peut-être  encore  deux  récits, 
et  puis  vous  abandonnerez  la  chose.  J'en  suis  presque  sûr; 
l'alTaire   va  tout  simplement  traîner.   Et  cependant,  quel 
bien  vous  auriez  pu  faire  I  Admettons  que  vous  employiez 
toute  une  année  de  travail  incessant  pour  ces  récits,  écri- 
vez sans  vous  hâter,  arrangez-les,  environ  vingt-cinq  récite, 
au  moins  (car  je  suis  sûr  que  les  récits  de  l'histoire  depuis 
Pierre  le  Grand,  jugés  sainement  par  des  patriotes,  seront 
encore  plus  intéressants  et  surtout  plus  utiles),  alors,  il  y 
aurait  ainsi  la    matière  d'un    livre,    lequel,    édité    à    part 
(sans  larder  autant  que  possible  et  sans  surtout  le  vendre 
aux  libraires,  mais  à  son  propre  compte),  aurait  été  exces- 
sivement utile  dans  les  écoles,  les  gymnases,  etc.,  où  il 
serait  devenu  obligatoire  :  là,  on    ne  lit  ni  Karamzine,  ni 
Soloviev  en  entier,  et  votre  livre  peut  être  lu  en  entier  et 
peut  fortifier  à  jamais  des  idées  claires  et  saines  dans  le 
jeune  esprit  de  l'écolier  ou  du  collégien.  Si  comme  vous 
m'en  informez,  les  vieillards  disent  qu'il  y  a  de  quoi  s'ins- 
truire dans  vos  récits,  ils  l'achèteront  certainement  pour 
leurs  enfants.  Ce  livre  existera  bien  vingt  ans,  c'est  à-dire 
qu'il  sera  utile  à  l'éducation.  La  moitié  des  récits,  publiés 
d'avance  dans  quelque  revue,  auraient  fait  une  recomman- 
dation pour  le  livre  et  l'auraient  expliqué.  Jugeons-le  seu- 
lement au  point  de  vue  économique  .*  c'est  un  capital^  un 
grand  capital,  peut-être.  Dans  vingt  ans  il  y  aura  peut- 
être   beaucoup  d'éditions.  Faudrait-il  tout  abandonner  et 
ne  pas  en  tirer  profit  ?  Car  c'est  votre  idée,  bien  à  vous  I 
Si  vous    traînez    l'afTaire,  quelque  homme  de  talent,   tel 
que  Rasine    (Boji  Mir)  vous  préviendra,    vous    prendra 
votre  idée,  écrira   lui-môme  les   récits  et  les  éditera,  en 
recevra  des   bénéfices,    et  vous    coupera  l'herbe  sous  le 
pied.   N'abandonnez  donc  pas  l'affaire,  c'est   là  l'impor- 
tant. 

A  propos  :  n'y  aurait-il  pas  moyen  de  demander  instam- 
ment à  Kachpirev  de  m'envoyer  enfin  la  Zan'a?  Le  numéro 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 


347 


de  septembre  a  paru  le  8  octobre,  et  maintenant  c'est  le 
27  et  je  n'ai  encore  rien  reçu.  Car  je  me  considère  comme 
unabonné.  Je  l'ai  déclaré  et  je  paierai.  Je  m'imagine  ce  que 
les  abonnés  de  province  doivent  supporter!  Non,  il  est 
impossible  de  publier  une  revue  de  cette  façon.  Quand 
même  n'auraient-ils  que  des  Pouchkine  et  des  Gogol  pour 
collaborateurs,  le  journal  péricliterait  par  irrégularité. 
Ils  se  font  du  tort  à  eux-mêmes.  Kraevsky  a  gagné  par 
l'ordre  et  la  façon  rationnelle  avec  lesquels  il  conduisait 
son  affaire  au  point  de  vue  со  ramercial.  Chaque  livraison 
me  parvient  de  la  même  façon  ! 

Quel  tourment  1 

Car  plus  un  abonné  trouve  le  journal  à  son  goût,  plus 
il  est  exaspéré  d'une  manière  d'agir  pareille.  Ils  finiront 
par  dégoûter  les  abonnés  les  plus  fidèles  1 

Moi  je  suis  de  l'avis  que  je  dois  connaître  la  revue,  à 
laquelle  je  collabore  I 

Maintenant,  à  propos  de  Stellovsky.  Je  vous  envoie  en 
môme  temps  une  copie  de  la  copie  du  contrat  que  j'ai 
passé  avec  lui  en  1865,  faite  de  la  façon  la  plus  exacte, 
môme  en  observant  les  fautes  d'orthographe.  Stellovsky 
m'a  forcé  de  signer  ce  contrat,  sous  la  menace  de  me  faire 
mettre  en  prison;  le  secrétaire  du  commissaire  était  venu 
dans  l'intention  de  m'arrôler.  Mais  précisément,  je  m'étais 
lié  avec  ce  secrétaire,  et  il  m'avait  fourni  beaucoup  de 
renseignements,  qui  m* ont  servi  ensuite  pour  Crime  et  Châ- 
timent. Ce  contrat  est  affreux.  Je  vous  en  prie,  communi- 
quez-le immédiatement  à  Paul  1  Qu'il  l'examine  attentive- 
ment avec  son  notaire.  Car  Stellovsky  est  une  canaille  qui 
vous  mettra  dedans  quand  vous  ne  vous  y  attendrez  pas. 
En  attendant,  voici  quelles  sont  mes  idées  :  que  Stellovsky 
achète  V Idiot  pour  1.000  roubles;  je  consens  à  ne  recevoir 
que  500  roubles  comptant,  et  le  reste  en  billets  à  court 
terme. 

Pour  le  prix  d'avance  de  Crime  et  Châtiment,  afin  d'évi- 
ter la  confusion  et  l'embrouillement,  j'aurais  attendu  jus- 
qu'à l'année  prochaine,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  publication, 
de  sorte  qu'il  ne  s'agirait  que  de  ГУс/ш/.  D'ailleurs,  s'il  en  a 
envie,  on  pourrait  bien  le  faire  aussi  à  présent,  mais  avec 
des  précautions  particulières,  afin  qu'il  n'y  ait  pas  d'ani- 
croche. Mais    mieux  vaut  que    cela    se    fasse   seulement 


348  CORBESPONDANCB  DE    DOSTOÏEVSKI 

pour  Vidiot.  Quant  h  publier  Crime  et  ChAliment,  n'en 
parlons  pas  à  présent  ;  il  ne  peut  le  publier  que  quan<l 
mon  délai  avec  Bazounov  sera  expiré,  c'est-à  dire  à  par- 
tir du  !•'  janvier  1870.  (Paul  forait  bien  de  s'informer  à 
ce  sujet  auprès  de  Bazounov  ;  d'ailleurs,  je  suis  certain 
que  le  droit  a  été  vendu  à  Bazounov  jusqu'en  1870). 
Que  Paul  prépare  avec  son  notaire  le  projet  du  contrat, 
qu'il  le  soumette  à  votre  examen  et  qu'il  me  l'envoie,  et 
ensuite  on  pourra  le  présenter  à  Stellovsky  pour  sa 
décision  définitive.  Mais  Paul  et  le  notaire  doivent  abso- 
lument se  laisser  guider  attentivement  par  la  copie  que 
j'envoie,  car  Stellovsky  pourrait  peut-être  avoir  envie  de 
nous  faire  de.s  ennuis.  Par  exemple  :  dans  la  copie  du 
contrat  il  se  trouve  dans  un  endroit  que  si  Stellovsky  vou- 
lait publier  Crime  et  ChAtimenl,  je  devrais  être  payé  à 
tant  la  feuille,  etc.,  mais  qu'il  ne  peut  publier  qu'à  partir 
de  1870,  et  que  je  ne  serai  payé  qu'après  la  publication . 
Maintenant,  s'il  me  paye  à  l'avance  pour  Crime  et  Châti- 
ment, avant  1870,  il  est  possible  qu'il  en  profile  pour  dire 
après  ;  «  Si  vous  êtes  payé  à  l'avance  pour  Crime  et  Châ- 
timent, le  contrat  est  rompu  par  là,  car,  d'après  le  contrat, 
je  n'ai  le  droit  de  publier  qu'en  1870,  et  il  ne  me  paiera 
qu'à  cette  époque-là.  De  sorte  que  dans  tous  les  points 
tant  soit  peu  équivoques  du  contrat  relatif  à  Vidiot,  il  faut 
énoncer  à  la  lettre: que  d'après  les  conventions  et  les  dis- 
positions actuelles  l'ancien  contrat  n'est  nullement  rompu, 
et  est  conservé  dans  son  intégrité,  etc. 

D'ailleurs,  nous  verrons  bien  comment  cela  va  se  passer. 
Mais  il  aurait  fallu  que  tout  cela  s'arrangeât  plus  vite. 
Stellovsky  ne  peut  pas  s'empêcher  de  publier  Crime  et 
Châtiment,  c'est-à-dire  renoncer  à  son  droit,  et  par  consé- 
quent il  aurait  été  avantageux  pour  lui  de  faire  imprimer 
Vidiot  également.  Alors,  l'affaire  pourrait  bien  réussir 
sérieusement.  Et  ces  1.000  roubles,  oh!  combien  me 
seraient-ils  utiles  I 

C'est  dommage  que  Stellovsky  soit  une  telle  fripouille 
et  un  tel  chicaneur  1  Par  exemple,  il  aurait  bien  envie  d'ob- 
tenir encore  pour  un  an  le  droit  de  publication  de  Vidiot, 
c'est-à-dire  que  l'on  compte  deux  ans  à  partir  de  la  fin  de 
l'année  prochaine.  Mais  s'il  en  est  ainsi, ne  songerait-il  pas 
à  me  tromper?  Par  exemple,  on  écrirait  dans  le  contrat  que 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  349 

la  publication  devra  être  faite  dans  le  même  format  que  son 
édition  des  Littérateurs  Russes,  ensuite  il  pourrait  ajouter 
ici  Crime  el  Châtiment  et  il  dirait  que,  lui  ayant  vendu 
Vldiot,']e  lui  ai  en  même  temps  permis  d'étendre  son  droit 
à  la  publication  de  toutes  mes  œuvres  pendant  un  an 
encore  (et  peut-être  un  temps  illimité)  ;  car,  comme  il  Га 
acheté,  pour  imprimer  dans  le  format  adopté  auparavant, 
pour  mes  œuvres,  et  comme  c'était  imprimé  dans  le  même 
vo'ume  que  Crime  et  Châtiment,  il  ne  pourrait  pas  vendre 
VIdiot  à  part  ;  et  il  devrait  le  vendre  en  même  temps  que 
les  autres  œuvres,  par  conséquent  il  aurait  le  droit  de 
vendre  encore  pendant  un  an  toutes  mes  œuvres,  etc.,  et 
l'ancien  contrat  serait  rompu,  etc.,  etc.  (Le  mieux  serait 
que  le  droit  d'éditer  VIdiot  se  terminât  en  même  temps 
que  le  droit  d'éditer  toutes  les  œuvres.  En  un  mot,  com- 
muniquez cette  feuille  de  ma  lettre  à  Paul.  Remerciez-le, 
mon  cher  ami,  pour  sa  peine.  Je  vais  lui  écrire.  —  Comme 
il  est  devenu  raisonnable,  à  en  juger  par  sa  lettre  !)  Si  on 
doit  commencer  l'affaire,  il  faudrait  commencer  plus  vite. 
Seulement,  en  tout  cas,  il  faut  se  rappeler  sans  cesse  que 
Stellovsky  est  un  filou  et  se  guider  là-dessus.  De  ces 
1.000  roubles  de  Stellovsky,  —  si  ça  s'arrange,  —je  vien- 
drai en  aide  à  Paul  et  à  Emilie  Fédorovna.  Ma  nouvelle 
aura  pour  titre,  je  crois  :  Le  Mari  A'/erne/,mais  je  n'en  suis 
pas  sûr.  Au  revoir, mon  cher.  Anna  Grigorievna  vous  salue 
et  vous  remercie.  Luba  se  porte  bien  et  commence  à  tout 
comprendre.  Luba  vous  salue  ainsi  que  Paul,  Votre  tout 
dévoué, 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 
Dresde,  23  novembre  (5  décembre)  1869. 

Mon  cher  ami  Apollon  Nicolaïevitch,  j'écris  et  je  me 
hâte,  et  je  m'adresse  encore  une  fois  à  vous.  Je  vous  prie, 
lisez  attentivement  et  témoignez-nous  votre  amical  intérêt. 
Je  vous  en  prie. 

Vous  m'écriviez  la  dernière  fois,  quand  vous  avez  ajouté 
un  mot  au  paquet  de  paperasses  envoyées  par  Paul,  <  que 
ma  nouvelle  n'est  pas  encore  arrivée  >,et  que  les  numéros 


350  CORRESPONDANCE   DE    U08TO'iEV8KI 

de  novembre  et  de  décembre  sont  sous  presse.  J'ai  écrit  à 
Kachpirev  il  y  a  plus  de  quinze  jours,  et  je  l'ai  beaucoup 
prié  de  m'inforraer  si  on  aura  le  temps  de  faire  imprimer 
en  novembre  et  décembre.  Je  n'ai  reçu  aucune  réponse, 
pas  une  ligne,  de  sorte  que  je  ne  sais  pas  si  ma  lettre  est 
parvenue?  (N.  B.  —  (J'ext  entre  nous  :  Ils  ont  une  façon  éton 
nante  de  traiter  les  gonn,  de  sorte  que,  de  toute  ma  vie,  j 
n'ai  jamais  rien  rencontré  de  pareil).Mais  revenons  à  notre 
sujet  : 

J'ai  enfin  décidé  de  les  laisser  publier  comme  ils  voudront. 
Je  pense  que  cela  sera  publié  eu  janvier  et  en  février,  La 
nouvelle  est  prête  ;  mais  une  telle  dimension  qui  m'effraie  : 
exactement  10  feuilles  d'imprimerie  du  Rousski  Viestnik. 
(Ce  n'est  pas  qu'elle  se  soit  étendue  sous  ma  plume,  mais 
c'est  le  sujet  qui  s'est  modifié  en  l'écrivant  et  a  amené  de 
nouveaux  épisodes.)  D'une  façon,  ou  d'une  autre,  qu'elle 
soit  bonne  ou  mauvaise  (je  crois  qu'elle  ne  manque  pas  tout 
à  fait  d'originalité),  je  dois  recevoir  un  supplément  de 
1.000  roubles  exactement  (et  môme  un  peu  plus). 

Mais  voilà  :  ma  situation  m'oblige  à  me  renseigner  le 
plus  précisément  possible,  quand  est-ce  qu'ils  vont  la  publier? 
Et,  secondement,  je  serai  encore  une  fois  obligé  de  m'adres- 
ser  à  eux,  en  envoyant  le  manuscrit,  pour  demander  l'ar- 
gent d'avance. 

Mais  ce  n'est  môme  pas  de  l'argent  d'avance,  n'est-ce 
pas?  Il  n'y  a  pas  eu  de  bureau  de  rédaction,  depuis  que  je 
fais  de  la  littérature,  qui  aurait  refusé  de  m'avancer  de 
l'argent  tout  simplement,(nonpasen  tenant  déjà  le  manus- 
crit). A  qui  ne  donne-t-on  d'avance  ?  Quand  nous  avons 
publié  notre  revue,  on  donnait  des  avances  à /oade  monde,  et 
aussi  quelles  sommes  1  Et  surtout,  je  me  base  là-dessus, 
que  déjà  maintenant,  à  cette  époque,  la  souscription  doit 
commencer.  C'est  en  décembre  que  l'on  trouve  dans  les 
bureaux  de  rédactions  des  revues  les  plus  fortes  sommes. 
Pourquoi  me  refuseraient-ils,  d'autant  plus  que  je  n'exige 
pas,  niais  je  prie  humblement. 

Mais  je  lui  parlerai  de  tout  celamoi-même.  Quant  à  tous, 
mon  cher  ami,  je  vous  prie  beaucoup  de  me  soutenir. 

Maintenant,  le  point  le  plus  important  de  cette  lettre:  Je 
n'ai  absolument  pas  le  sou.  (L'argent  qui  a  été  envoyé  par 
vous,  de   la  Zaria,  a  été  dépensé  avant  d'être  reçu,   et 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  351 

tout  a  été  employé  à  payer  nos  dettes).  Du  Rousski  Viest- 
nik  je  n'ai  encore  rien.  Et  aussi  (croyez-le  bien,  c'est  litté- 
ral) je  n'ai  pas  d'argent,  et  je  ne  puis  pas  m'en  procurer, 
pour  envoyer  mon  manuscrit  au  bureau  de  la  rédaction. 
Le  manuscrit  est  volumineux  et  cela  coûtera  5  thalers. 
C'est  pourquoi,  voici  ce  que  je  vous  demande  :  aussitôt 
que  vous  aurez  reçu  cette  lettre,  pour  l'amour  de  Dieu, 
lisez-la,  si  c'est  possible,  à  V.-V.  Kachpirev.  (Excepté  le 
N.  В.,  к  la  première  page.)Je  le  prie  de  m'envoyer  s'il  peut 
50  roubles,  car  je  suis  très  gôné.  Il  me  faut  5  thalers  pour  le 
manuscrit,  mais  il  en  faut  aussi  pour  nous.  Oh  !  combien 
nous  sommes  gênés  I  S'il  n'a  pas  cinquante,  qu'il  envoie 
quelque  chose,  au  moins  vingt-cinq  (mais  si  possible, 
cinquante!).  Mais  Le  principal :q\i'i\  l'envoie  tout  de  suite, 
le  lendemain  môme.  Vous  recevrez  ma  lettre  le  mercredi. 
S'il  pouvait  nous  envoyer  ça  vendredi  !  Ma  demande  à 
vous,  c'est  de  contribuer  à  ce  qu'il  le  fasse  !  Aussitôt  l'ar- 
gent reçu,  le  lendemain  môme,  j'enverrai  le  manuscrit 
au  bureau  de  la  rédaction.  J'aurai  préparé  ma  lettre  et 
tout  le  reste  d'avance, je  ne  le  retarderai  pas  d'une  minute. 
Maintenant  aussi  tout  est  prêt.  Je  n'ai  qu'à  relire  une  der- 
nière fois,  la  plume  à  la  main. 

Ainsi  donc,  j'attends  1 

Deux  mots  à  propos  de  Stellovsky  :  je  ne  saurais  com- 
prendre si  c'est  vraiment  une  aiîaire  sérieuse  ?  Je  ne  vou- 
drais m'y  intéresser  que  si  elle  était  réellement  sérieuse. 
Cependant,  en  ra'envoyant  des  tas  de  paperasses,  Paul  n'a 
pas  écrit  le  principal  :  Stellovsky  consent-il  ou  non  ? 

Ensuite  :  la  procuration  que  Paul  exige  que  je  lui  envoie 
d'ici;  il  m'est  impossible  de  la  donner  dans  cette  forme-là: 
pour  100.000  roubles  je  n'y  consentirais  pas.  Je  ne  donne- 
rais une  telle  procuration  ni  à  un  père,  ni  à  un  frère. 
C'est  impossible.  En  dehors  de  l'affaire  de  Stellovsky,  il 
exige  que  je  lui  donne  plein  pouvoir  de  s'occuper  de  tou- 
tes mes  affaires,  sans  exception,  en  donnant  à  Paul  le  droit 
de  transmettre  cette  procuration  à  qui  bon  lui  semblera. 
C'est  ridicule  et  stupide.  Paul  écrit  que  ce  n'est  qu'une  for- 
malité :  cela  ne  peut  pas  être,  qu'il  y  ait  une  absurdité 
pareille  dans  les  lois,  et  que  pour  faire  vendre  une  chaise 
ou  de  vieilles  armoires  on  soit  forcé  de  donner  plein  pou- 
voir pour  l'existence  entière.  Quelle  absurdité  !  D'ailleurs, 


352  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

il  y  a  deux  ans  environ,  ma  femme  a  envoyé  d'ici  une 
procuration  pour  faire  vendre  iOO  roubles  d'obligations. 
La  procuration  était  sur  papier  ordinaire,  sans  aucune  for- 
mule, mais  avec  une  énumération  exacte  des  obligations, 
et  avec  l'exposé  do  l'affaire.  Tout  a  ét/î  légalist*  convena- 
blement à  l'ambassade, et  l'affaire  a  été  réglée  en  un  clin 
d'œil,  car  la  procuration  s'est  trouvée  convenablement 
faite.  A  mon  avis,  si  l'affaire  est  réellement  sérieuse,  c'est 
qu'elle  traîne  inutilement  chez  Paul.  11  faudrait  en  finir 
plus  vile.  Dites  cela  à  Paul  quand  vous  le  verrez. 

Quant  à  l'argent  le  mieux,  (et  le  plus  avantageux)  est 
de  l'envoyer  sous  enveloppe  recommandée,  en  hillets  de 
banque  russes,  exactement  comme  vous  avez  fait  pour 
ra'cnvoyer  100  roubles.  C'est  plus  vite  et  on  perd  moins 
au  change. 

Au  revoir,  je  suis  pressé.  Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 

Pardonnez-moi,  pour  Tamour  de  Dieu,  de  vous  déranger 
toujours,  toujours  !  Elles  vous  saluent  de  tout  cœur,  les 
deux  miennes. 

Au  même 

Dresde,  (7-19  décembre)  1869. 

Très  aimable  ami,  Apollon  Nicolaïevitch,  avant-hier 
j'ai  envoyé  au  bureau  de  la  rédaction  de  la  Zana  ma 
nouvelle,  et  hier  j'ai  écrit  à  Kachpirev.  Maintenant  j'ai 
recours  à  vous  (toujours  des  demandes).  Écoutez  de  quoi 
il  s'agit  : 

Dans  la  nouvelle  il  y  a  au  minimum  9  feuilles  d'im- 
primerie du  Rousski  Viestnik  ;  il  y  en  a  sûrement  9  12  ; 
mais  je  mets  9  en  tout  cas.  Neuf  feuilles  cela  fait  1.350  rou- 
bles. Jusqu'à  présent  j'ai  reçu  de  lui  une  avance  de  550 
à  600  roubles.  (Nous  compterons  exactement  en  faisant 
le  compte  définitif  ;  prenons  toujours  le  maximum,  c'est- 
à-dire  600  roubles.)  Il  restera  donc  sûrement  à  recevoir 
encore  un  minimum  de  750  roubles.  De  ceux-là,  mon 
ami,  comme  je  vous  l'ai  déjà  écrit,  je  vous  prie  d'accepter 
le   paiement  de  ma   dette,  de  Kachpirev,   à   la  première 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  353 

occasion  favorable.  Alors  sûrement,  j'aurai  à  recevoir 
encore  550  roubles  (ou  un  peu  plus  lorsqu'on  comp- 
tera définitivement,  mais  maintenant  toujours  pas  moins 
de  550  roubles). 

Il  m'est  presque  impossible  d'attendre  que  ce  soit 
imprimé.  Ici  tout  le  monde  demande  à  être  payé  à  l'épo- 
que des  fêles  de  Noël  et  du  Jour  de  l'An,  et  moi  je  dois 
affreusement  1  C'est  à  aller  coucher  dans  la  rue  !  La  Noël 
est  dans  sept  jours.  Hier  jai  écrit  à  Kachpirev,en  le  priant 
instamment  d'envoyer  aussitôt,  si  c'est  possible,  '200  rou- 
bles à  la  fois  (s'il  peut  le  faire  seulement  1).A  vous  j'écri- 
rai autre  chose,  et  s'il  vous  est  possible  de  me  sauver, 
sauvez-moi.  Le  mot  sauver  doit  être  pris  à  la  lettre;  si  vous 
connaissiez  toute  ma  situation  ici,  vous  diriez  vous-même 
qu'il  est  impossible  de  vivre  ainsi. 

Voici  en  quoi  consiste  cette  autre  chose:  comme  il  m'est 
absolument  impossible  de  rester  tout  à  fait  sans  argent  à 
l'époque  des  fêtes  de  Noël,  et  comme  il  pourrait  se  faire 
qu'à  la  rédaction  ils  n'aient  peut-être  pas  trop  d'argent, 
qu'ils  m'en  envoient  donc  tout  de  suite  au  lieu  de  200, 
seulement  1(X),  mais  pourvu  que  cela  soit  tout  de  suite. 
Communiquez  cela  à  Kachpirev,  pour  l'amour  de  Dieu. 
Mais  voilà  eu  quoi  consiste  le  principal. 

Après  une  longue  situation  d'embarras  pécuniaires,  quoi- 
que personnellement  il  se  peut  que  vous  ne  l'ayez  jamais 
éprouvé,  vous  me  comprendrez  sûrement,  il  est  quel- 
quefois utile  après  de  longs  ennuis  de  recevoir  à  la  fois  une 
aide  considérable  afin  de  remettre  ses  affaires  en  ordre. 
Comme  j'ai  engagé  des  effets  pour  360  thalers(je  vous 
lavoue  très  sincèrement),  ce  qui  fait  plus  de  400  roubles 
argent,  et  comme  je  paie  5  0/0  par  mois  pour  les  engage- 
ments, il  me  serait  très  avantageux  de  dégager  tout 
ensemble. 

Ensuite,  il  y  a  une  masse  de  choses,  des  plus  nécessaires, 

qu'il  faudrait  reprendre  rat/ica/emen^:  l'achat  de  vêtements 

chauds  poui'  moi  et  ma  femme,  aussi  pour  Luba,  etc.,  etc. 

Enfin,  il  faudrait  faire  le   baptême  de  Luba,  elle  n'est 

pas  encore  baptisée,  nous  n'en  avions  pas  les  moyens. 

En  un  mot,  je  prie  la  Zaria  de  m'envoyer  tout  de  suite 
cent  roubles;  les  autres  400  roubles  il  faudraitme  les  envoyer 
pour  notre   Noël  russe,   c'est-à-dire  il  faudrait   que   le 

23 


354  CORBE8PONDANCE   DE    DOeTOÏEVSKI 

25  décembre  de  notre  style  cet  argent  me  fût  parvenu  ! 

Maintenant  toute  la  question  est  là  :  peul-on  arranger 
cela?  Parlez-en,  mon  cher,  avec  Kachpirev.  Jene  consid^îre 
pas  cola  comme  monstrueux:  j'ai  eu  l'occasion  de  nM-evoir 
trois  mille  roubles  d'avance  (du  Houstki  Viestnik)ei  ce  que  je 
demande  n'est  pre8(|ue  pasune  avance.  Bien  entendu,  l'es- 
sentiel est  ceci  :  auront-ils  de  l'argent?  Mais  à  mon  avis  et 
selon  mon  opinion  exacte,  quand  peut-on  trouver  davantage 
d'argent  à  la  rédaction  d'un  journal,  que  vers  le  20  décem- 
bre ?  Je  ne  oom[)rends  rien  ici  à  leurs  conditions  avec 
Bazounov,  mais  je  pense  quand  même  sainement  et  sûre- 
ment que  si  Bazouiiov  ne  pouvait  leur  livrer  leur  propre 
argent  au  mois  de  novembre,  il  ne  peut  aucunement  rete- 
nir après  la  mi-décembre  la  somme  de  vingt  ou  trente 
mille  roubles,  qui  doit  s'être  amassée  pendant  ce  temps  par 
suite  des  souscriptions.  Et  par  conséquent,  ils  auront  bien 
quelque  chose  pour  m'en  donner  une  partie. 

Je  comprends  que  je  n'ai  pas  le  droit  d'exiger.  Mais  je 
n'exige  pas,  je  demande  humblement. 

Mais  s'ils  ne  peuvent  pas  faire  ainsi,  à  présent,  c'est-à- 
dire  cent  et  le  2 i  décembre  quatre  cents,  qu'ils  m'envoient 
donc  200,  c'est-à-dire  ce  que  j'ai  écrit  à  Kachpirev.  Parlez- 
lui,  mon  ami,  soyez  bon  ! 

Toutes  mes  affaires  se  seraient  arrangées,  si  la  combi- 
naison Stellovsky  pouvait  réellement  aboutir  î  Je  me  suis 
tant  hâté  de  terminer  ma  nouvelle  pour  la  Zaria  que  Ije 
n'avais  presque  pas  le  temps  de  songer  à  Stellovsky  ; 
maintenant  cela  m'intéresse  à  me  donner  la  fièvre.  Mille 
roubles  maintenant  de  Stellovsky,  ce  serait  pour  moi  le 
salut  complet,  la  résurrection  !  Mais  y  aurait-il  ici  quel- 
que chose  de  sérieux  ?  Est-ce  vraiment  possible  ?  Dans 
tous  les  cas,  je  me  suis  décidé  d'envoyer  à  Paul  (à  votre 
nom,  permettez-le)  une  procuration  et  des  instructions  à 
propos  des  conditions  avec  Stellovsky.  Si  l'affaire  est  tant 
soit  peu  sérieuse,  qu'il  la  termine  plutôt  avant  Noël,  si 
c'est  possible.  Quant  à  vous,  je  vous  prie  de  vouloir  bien 
conseiller  à  Paul  de  ne  pas  traîner  l'affaire,  —  pour  con- 
naître le  résultat  plus  vite.  Ainsi  donc,  un  de  ces  jours  je 
vous  enverrai  ma  procuration.  Si  l'affaire  s'arrange,  mes 
soucis  seront  terminés  pour  longtemps  ! 

Savez-vous  ce  que  je  fais  en  ce  moment  ?  Ayant  écrit 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  355 

en  deux  mois  et  demi  neuf  feuilles  d'imprimerie,  d'une 
écriture  serrée,  maintenant  j'écris  de  toutes  mes  forces 
des  lettres  à  ceux  auxquels  je  n'écrivais  pas  étant  occupé 
de  ma  nouvelle.  Et  ensuite  dans  trois  jours  je  commence 
un  roman  pour  le  Hoasski  Vieslnik.  Et  ne  croyez  pas  que 
je  fabrique  ça  comme  des  galettes  :  si  vilain  et  si  abomi- 
nable que  soit  ce  que  j'ai  écrit,  l'idée  du  roman  et  le  tra- 
vail que  je  lui  consacre  me  sont  à  moi,  malheureux,  à  moi 
l'auteur,  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  au  monde  !  Ce  n'est 
pas  une  galette,  mais  une  idée  très  chère  et  très  ancienne. 
Bien  entendu,  je  vais  la  cochonner  ;  mais  qu'y  faire  !  Tout 
à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 


A  N,-N,  Strakhov. 

Dresde,  10  (22)  janvier  1870. 

Très  aimable  Nicolas  Nicolaïevitch,  je  vous  supplie  de  ne 
pas  vous  fâcher  que  Paul  vous  remette  ces  quelques  lignes 
non  cachetées,  je  les  envoie  dans  une  seule  enveloppe  et 
sur  la  demande  de  Paul  qui  désire  vivement  recevoir 
cette  année  la  Zaria.  Si  c'est  possible,  arrangez  cela. 

La  possibilité  de  la  chose  dépend  en  ce  cas  du  crédit. 
L'année  dernière  j'ai  reçu  la  Zaria  à  crédit,  mais  elle  sera 
payée.  De  plus,  j'ai  reçu  Guerre  et  Paix{b  parties).  Ainsi, 
pour  la  Zaria  de  l'année  dernière  et  pour  Guerre  et  Paix 
je  suis  redevable  à  la  rédaction.  Je  vous  prie  beaucoup, 
Nicolas  Nicolaïevitch,  de  porter  cela  sur  mon  compte. 
Ainsi  pour  l'année  dernière^  nous  serons  quittes. 

Maintenant  ;  pour  cette  année  (1870)  je  dois  recevoir 
aussi  la  Zaria^  et  puis  Paul  demande  encore  la  Zaria  pour 
lui.  Ainsi,  peut-on  m'arranger  cela  à  crédit  ?  C'est-à-dire 
pour  cette  année(1870)  je  recevrais  deux  exemplaires  de  la 
Zaria,  pour  de  l'argent,  bien  entendu,  mais  de  façon  à  ce 
que  le  compte  soit  reporté  à  la  fin  de  l'année.  Voilà  ce 
que  voudra  dire  le  crédit.  Si  c'est  possible,  je  vous  prie 
beaucoup  d'y  contribuer. 

Je  vous  prie  de  m'envoyer  encore  à  crédit,  par  Bazounov, 
la  sixième  partie  de  Léon  Tolstoï  {Guerre  et  Paix)  dont  j'ai 


356  CORHESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

VU  les  аппопсоя  dans  les  journaux.  Je  voue  en  prie  instaœ* 
ment  et  si  c'est  possible,  sans  tarder. 

Ainsi  donc,  je  devrai  à  la  rédaction  l'abonnement  pour 
cette  année  1870  et  la  sixième  partie  de  Guerre  et  Paix.  Je 
ne  vous  dérangerai  plus  par  mes  prières,  ni  la  rédaction 
non  plus  ;  quant  й  la  somme  que  je  devrai  (c'est-à-iJire 
pour  les  deux  Zaria  et  la  6»  partie)  je  trouverai  moyen  de 
ra'acquitter   d'une    façon    ou  d'une  autre  vers  la  fin  de 

l'année. 

Je  ne  savais  pas  que  vous  étiez  déjà  revenu  à  Péters- 
bourg.  Comment  allez-vous  et  avez-vous  l'intention  de 
travailler?  Que  Dieu  vous  accorde  le  succès.  J'aurais  eu 

bien  du  plaisir  à  vous  voir.  11  me  semble  toujours  que  voue 

et  tout  le  monde  devez  ôtre  bien  changés  dans   ces  trois 

années. 


Votre  tout  dévoué, 


Th.  Dostoïevski» 


A.  A.-N.  MaTkov. 

Dresde,  12  (24)  février  1870. 

J'ai  beau  avoir  honte  de  vous  déranger,  très  aimable  et 
très  honoré  Apollon  Nicolaïevitch,  mais  les  circonstances 
me  forcent  de  m' adresser  à  vous  encore  cette  fois.  Je  suis 
très  inquiet  à  propos  de  quelque  chose,  et  je  m'adresse  à 
vous  comme  à  une  personne  dont  la  bonté  est  reconnue  ; 
quoique  je  n'aie  aucun  droit  à  vous  demander  un  service, 
mais  je  pense  quelquefois  que  peut-être  vous  êtes  resté 
pour  moi,  au  moins  en  partie,  le  même  Apollon  Nicolaïe- 
vitch, qui,  autrefois,  s'intéressait  très  sincèrement  à  moi. 
Et  je  vous  aurai  peut-être  ennuyé,  car,  autrement,  je  ne 
me  sens  pas  coupable  envers  vous.  Pardonnez-moi  donc 
pour  cette  fois  encore. 

Voici  de  quoi  il  s'agit  :  il  y  a  deux  mois  environ  j'ai 
envoyé  d'ici  à  Paul  une  procuration  légalisée,  en  due  forme 
(peut-être  môme  un  peu  avant).  Je  ne  me  souviens  pas, 
mais  il  me  semble  presque  sûr  que  je  vous  l'ai  adressée 
et,  par  conséquent,  vous  pouvez  connaître  l'existence  de 
cette  procuration  entre  les  mains  de  Paul.  Ensuite,  le 
silence  s'est  fait  et  pendant  un   mois  je  n'ai  reçu  aucune 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  357 

réponse.  EnGn,  il  y  a  un  mois  et  demi,  j'ai  reçu  une  lettre 
de  Paul,  dans  laquelle  il  me  demandait  de  consentir  à  la 
proposition  de  Stellovsky,  de  prolonger  le  terme  de  jouis- 
sance de  Stellovsky  d'une  année  encore.  J'ai  consenti  aus- 
sitôt surtout,  parce  que  dans  sa  lettre  il  m'informait  posi- 
tivement(etnonpas  sous  forraed'inlention  et  de  probabilité, 
comme  auparavant)  que  l'affaire  est  définitivement  conclue 
et  que  si  je  me  hâtais  d'envoyer  la  réponse,  entre  le  15  et  le 
20  janvier  (de  notre  style)  elle  serait  sûrement  terminée.  Il 
ne  me  donnait  pas  de  détails,  «  je  suis  très  pressé  »,  et  il 
ajoutait  seulement  :  «  Ayez  contiance  en  moi  et  restez  tran- 
quille. » 

Je  lui  ai  envoyé  mon  consentement  aussitôt;  la  première 
fois  il  m'a  écrit  si  affirmativement  que  je  me  suis  mis  à 
espérer  véritablement.  Et  voilà,  depuis,  pas  une  ligne. 
Enfin,  il  y  a  juste  quinze  jours  je  lui  ai  écrit  en  exigeant 
catégoriquement  de  ra'informer  immédiatement,  de  m'é- 
crire  deux  lignes,  seulement,  oui  ou  non.  Mais  jusqu'à  pré- 
sent je  n'ai  pas  encore  eu  un  seul  mot  de  sa  part.  Il  ne 
donne  plus  signe  de  vie... 

Mais  peut-être  aussi  toute  l'affaire  avec  Stellovsky  s'est- 
elle  simplement  dérangée,  et  Paul  ne  répond  pas  unique- 
ment par  paresse  à  mes  demandes  d'intormation.  J'ai  été 
étonné  moi-môme  au  début  que  Stellovsky  veuille  ache- 
ter à  présent,  tandis  qu'il  serait  bien  plus  commode  pour 
lui  d'acheter  s'il  le  lui  fallait,  à  la  fin  de  l'année,  quand  il 
se  proposerait  d'imprimer.  Quelle  nécessité  aurait-il  de 
débourser  l'argent  six  mois  à  l'avance?  Mais  maintenant, 
il  a  traîné  exprès  avec  Paul,  pour  savoir  dans  quelle  situa- 
tion se  trouvait  son  vendeur,  c'est-à-dire, si  j'ai  de  l'argent, 
ce  que  j'attends,  etc.  ;  il  a  certainement  appris  que  dans 
six  mois  je  serai  encore  plus  gôné  qu'à  présent.  Ce  n'est 
pas  Paul  Alexandrovitch  qui  dépassera  en  ruse  Stellovsky. 

Maintenant  voilà  exactement  ce  que  je  veux  vous  prier 
de  faire  :  faites  venir  Paul  chez  vous,  et  demandez-lui  de 
vous  rendre  compte  de  l'affaire,  c'est-à-dire  oui  ounoa,  rien 
de  plus.  De  plus,  exigez  de  lui  qu'il  vous  remette  immé- 
diatement, en  mains  propres,  la  procuration  que  je  lui 
avais  envoyée,  et  l'ayant  obtenue,  gardez-la  chez  vous. 

Si  Paul  est  coupable  en  'quoi  que  ce  soit,  il  n'aura  que 
ce  qu'il  mérite.  Mais  s'il  n'est  coupable  en  rien,  moi  non 


358  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

plus,  je  ne  suis  Dullement  coupable  envere  lui.  Je  lui  ai 
témoigné  la  confiance  la  plue  aveugle,  en  lui  envoyant  d'ici 
une  prccuralion  écrite  et  légalisée.  Je  ne  suis  pas  coupable 
bi,  ayant  reçu  ce  papier,  il  a  tout  abandonné  et  a  gardé  le 
silence  ;  c'est-à-dire  s'il  n'a  pas  compris,  qu'ayant  une 
pareille  procuration  entre  ses  mains,  rien  <|ue  par  délicêr 
teese  envers  lui-même,  il  aurait  dû  me  rép^)ndre,  d'autant 
plus  que  cela  ne  lui  coûtait  rien. 

S'il  refusait  de  vous  délivrer  la  procuration,  dites-lui 
que  je  serais  lorcé  d'insérer  des  annonces  dans  les  jour- 
naux pour  annuler  la  procuration,  et  alors  cela  serait  bien 

D'ailleurs,  s'il  voue  remettait  la  procuration, cela  n  expli- 
querait rien.  S'il  a  conclu  quelque  traité  avec  Stellovsky, 
alors  d'ici  à  quelque  temps  je  n'en  saurai  rien.  Le  meil- 
leur serait,  si  possible,  avant  de  voir  Paul,  de  demander  à 
Stellovsky  lui-même,  c'est-à-dire  si  lui,  Stellovsky,  a  quel- 
que affaire  en  train  à  propos  de  l'achat  du  roman  VIdiot 
de  Théodore  Dostoïevski.  A  mon  avis,  on  pourrait  connaî- 
tre ainsi  toute  la  vérité  aussitôt,  car  Stellovsky  ne  doit  рая 
avoir  de  raison  de  garder  le  secret.  Quant  à  Paul,  il  ne 
peut  m'en  vouloir  de  tous  ces  renseignements  :  c'est  lui 
qui  m'y  a  poussé, ayant  agi  sans  gène, avec  la  procuration 
entre  ses  mains.  11  a  trop  manqué  de  délicatesse  envers 
lui-même,  je  le  répète. 

Je  n'ose  pas  vous  demander  d'aller  vous  renseigner  vous- 
même  chez  Stellovsky, Mais  si  vous  vouliez  faire  cela  pour 
moi,  je  n'oublierais  jamais  le  service  que  vous  me  rendriez. 

Il  y  a  quinze  jours,  j'ai  adressé  à  Kachpirev  la  demande 
la  plus  humble  et  la  plus  instante  de  m'envoyer  le  reste 
de  l'argent  pour  ma  nouvelle(qui  maintenant  doit  être  toute 
prête  dans  la  seconde  livraison,  par  conséquent  il  lui  est 
facile  d'établir  mon  compte).  Pas  une  ligne  de  réponse,et 
cependant  qu'est-ce  que  cela  pourrait  lui  faire  de  terminer 
nos  comptes  à  présent,  c'est-à-dire  une  quinzaine  de  jours 
avant,  et  à  présent,  cela  ne  ferait  que  quinze  jours  1  Cela 
ne  lui  coûte  pas  davantage,  et  moi  je  suis  à  bout  de 
forces.  Ici,  je  perds  tout  mon  crédit  dans  les  boutiques  et 
chez  les  propriétaires,  en  les  faisant  attendre;  j'aurai  beau 
payer  dans  quinze  jours,  mon  crédit  est  perdu.  On  me  l'a 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  359 

déclaré.  Pourquoi  donc  ?  Et  pourquoi  a-t-il  peur  de  me 
payer  à  présent  ?  Je  pensais  qu'il  imprimerait  sûrement 
toute  ma  nouvelle,  j'avais  compté  là-dessus.  J'ai  vu  dans 
les  journaux  qu'à  Leskov,  par  exemple,  il  donnait  jusqu'à 
1.500  roubles  à  l'avance.  Et  combien  ne  devait-il  pas 
donner  à  Pissemski  ?  Et  rien  pour  moi,  môme  quand  je 
ne  demande  pas  d'avance,  mais  ce  qui  m'est  dû, et  quand 
j'écris  des  demandes  aussi  humiliantes.  Cela  ne  m'était 
encore  jamais  arrivé,  et  je  n'ai  jamais  été  autant  dans  le 
besoin,  ayant  cependant  gagné  dans  quatre  mois  environ 
1 .500  roubles.  Je  lui  écris  encore,  mais  pour  l'amour  de  Dieu. 
parlez-lui  de  moi,  faites-le  penser  à  moi,  il  m'a  probable- 
ment oublié.  Je  suis  dans  une  telle  gêne  que  je  suis  prêt 
à  me  pendre. 

J'aurais  été  bien  heureux  de  savoir  si  leur  revue  a  réussi, 
si  le  nombre  des  abonnés  est  augmenté  ?  Ici,  de  loin, 
on  remarque  mieux  toutes  ces  petites  fautes  d'édition, 
dont  ils  ne  font  probablement  aucun  cas,  en  ne  considé- 
rant que  des  buts  élevés  du  haut  de  leur  grandeur,  et 
qui  certainement  leur  ont  enlevé  un  millier  d'abonnés, 
sinon  davantage.  Et  ils  ne  comprennent  pas  que  c'est  leur 
propre  faute  !  Et  cependant  c'est  dommage  :  la  Zaria 
est  une  revue  ayant  une  bonne  direction.  Et  quelle  méthode 
ils  ont  adoptée  d'annoncer  à  l'avance  chaque  petite  chose, 
qui  doit  être  publiée  dans  leur  revue  !  «  Dans  le  numéro 
suivant  va  commencer  le  roman  Les  Tziganes  >,  et  cela 
paraîtra  deux  fois  environ,  sur  la  couverture,  en  lettres 
majuscules.  La  revue,  qui  dès  le  premier  numéro  l'avait 
pris  de  très  haut,  dans  sa  tendance  et  dans  sa  critique, 
celte  revue  ne  peut  annoncer  aussi  solennellement  Les 
7zi^anes,sans  que  Les  Tziganes  ne  soient  une  œuvre  ég^le 
en  mérite  aux  Ames  Mortes^  au  Nid  de  gentilshommes ^  à 
Oblomov,  à  Guerre  et  Paix.  Et  cependant,  le  roman  Les 
Tziganes,  tout  en  n'étant  pas  dépourvu  de  mérites,  ne  vaut 
pas  du  tout  Les  Ames  Mortes.  Chaque  abonné  se  précipite 
avec  avidité  sur  Les  Tziganes  annoncés,  et  dit  ensuite  : 
«  Eh,  voilà  ce  dont  ils  sont  tellement  charmés,  ils  sont 
donc  bien  à  court!  »  Ils  font  ainsi  du  tort  à  la  revue  et  au 
roman.  On  peut  en  dire  autant  des  romans  de  M°*  Kobia- 
kov.  Enfin,  pourquoi  ont-ils  mis  en  vedette  tous  les  noms 
et  tous  les  articles  de  la  publication  pour  l'année  courante? 


360  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOKeVSKI 

S'ils  ее  taisaient,  on  pourrait  les  croire  richee.  Quand  on 
a  lu  l'énuméraliun  des  articles  annoncés,  chacun  peut  se 
dire:«  Kh  !  mais  ils  n'ont  que  ça  !»  Le  premier  numéro  de 
la  Zaria  pour  celte  année  vous  donne  une  impression  de» 
plus  grises  :  absence  complète  de  choses  palpitantes, 
modernes,  essentielles  (c'est  toujours  comme  ça  aveceux), 
très  pou  de  belles-lettres  (ma  nouvelle  elle-même  a  été 
partagée  en  deux).  Votre  admirable  traduction  ne  peut 
être  considérée  comme  appartenant  aux  belles-lettres: 
с  est  un  poème  en  vers  et  en  môme  temps  un  article 
savant,  mais  ce  n'est  pas  des  belles-lettres  ;  on  publie  des 
vers  pareils  par  luxe,  par  richesse  ;  mais  il  faut  aussi  dee 
belles- lettres.  Le  roman  traduit  ne  vaut  rien.  La  critique 
elle-même,  quoiqu'elle  ait  conservé  encore  la  force  et  le 
ton  d'autrefois,  n'est  que  la  répétition  pour  la  troisième 
ou  quatrième  fois  de  l'ancienne  idée.  Le  livre  de  décem- 
bre de  l'année  dernière  avait  paru  avant  les  fêtes  de  la 
Noël,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien  ?  (d'après  les  journaux),  le 
livre  de  janvier  paraît  cette  année  le  23  janvier.  Est-ce 
que  chaque  abonné  ne  pourrait  pas  dire  :  €  Si  on  n'a  pas 
su  publier  à  une  époque  où  on  est  si  pressé,  l'époque  des 
souscriptions,  que  deviendront  les  numéros  10,  11, 12?  »  Je 
suis  persuadé  qu'à  la  rédaction  tout  le  monde,  Kachpirev 
en  tête,  considère  ces  bévues  comme  des  bagatelles,  des 
détails  !  Mais  on  peut  compter  plusieurs  dizaines  de  ces 
détails,  et  ils  leur  ont  enlevé  déjà  sûrement  un  millier 
de  souscripteurs  !  Et  encore  avec  une  concurrence  aussi 
puissante  que  celle, par  exemple, du  Vieslnik  Evropi,  quia 
su  réunir  tous  les  noms  brillants  (Tourguenev,  Gontcharov, 
Kostomarov),qui  publie  chaque  numéro  d'une  façon  riche 
et  intéressante,  et  qui  paraît  régulièrement  chaque  premier 
du  mois!  Mais  dans  la  Zaria, ils  croient  que  c'est  une  baga- 
telle, pourvu  qu'il  y  ait  une  tendance  !  Voyons,  il  ne  s'agit 
pas  de  tendance,  il  s'agit  de  savoir  lancer  une  édition.  Ce 
qui  est  regrettable,  c'est  que  le  Viestnik  Evropi  sera  certai- 
nement la  revue  la  plus  importante.  La  Zaria  a-t-elle  réa- 
lisé sa  souscription  ? 

Après  un  grand  intervalle  de  temps  entre  mes  crises, 
elles  ont  recommencé  à  m'attaquer  et  me  contrarient 
surtout  en  m'empôchant  de  travailler.  J'ai  conçu  une 
riche  idée; je  ne  parle  pas  de  la  réalisation,  mais  de  l'idée. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  361 

C'est  une  de  ces  idées  qui  font  un  effet  indiscutedile  sur  le 
lecteur.  C'est  dans  le  genre  de  Crime  et  Châtiment,  mais 
encore  plus  près  de  la  réalité,  plus  essentiel,  et  cela  a  un 
rapport  direct  à  une  importante  question  actuelle.  Je  fini- 
rai vers  l'automne,  sans  me  hâter  ni  me  presser.  Je  ferai 
mon  possible  pour  que  cela  soit  aussi  imprimé  en  automne, 
sinon  tant  pis.  J'espère  recevoir  autant  d'argent  au  moins 
que  pour  Crime  et  Châtiment,  et,  par  conséquent,  vers  la 
fin  de  l'année  il  y  a  espoir  que  toutes  mes  affaires  seront 
arrangées  et  que  nous  pourrons  revenir  en  Russie.  Mais  le 
sujet  est  bien  ardent  !  Je  n'ai  jamais  travaillé  avec  tant 
de  délice  et  de  facilité.  Mais  en  voilà  assez  1  Je  vous 
assomme  avec  mes  longues  lettres  !...Si  cela  vous  est  pos- 
sible, dites  à  Kachpirev  d'envoyer  l'argent  et  faites  tout 
ce  que  je  vous  ai  prié  de  faire  à  propos  de  Paul  ;  je  ne  l'ou- 
blierai jamais.  Toute  mafamillt^  me  charg-e  de  vous  saluer. 
Votre 

Théodore  Dostoïevski. 

A  N.  N.  Strakhov. 
Dresde,  26  février  (10  mars)  1870. 

Je  m'empresse  de  vous  remercier,  très  estimé  Nicolas 
Nicolaïevitch,  de  votre  souvenir  et  de  votre  lettre.  A  l'étran- 
ger, les  lettres  de  nos  anciens  bons  amis  sont  précieuses. 
Voilà  Maïkov  qui  a.  paraît-il,  tout  à  fait  cessé  de  m'écrire. 
J'ai  lu  avec  avidité  vos  quelques  lignes  approbatives  sur 
mon  récit  '.  Cela  m'est  flatteur  et  agréable  ;  j'aurai  voulu 
et  je  veux  encore  contenter  toujours  des  lecteurs  tels  que 
vous.  Kachpirev  aussi  est  content,  —  il  en  fait  mention 
dans  deux  lettres.  Je  suis  très  aise  de  tout  cela  et  surtout 
je  suis  content  de  ce  que  vous  me  dites  de  la Zaria:  si  elle 
se  lient  ferme,  c'est  admirable.  J'appartiens  complètement 

1.  Il  s'agit  du  récit  :  Le  Mari  Éternel,  imprimé  dans  \л  Zaria  (1870), 
n"  1  et  2.  Voici  ce  que  Strakhov  écrivait  à  Dostoïevski  :  «  Votre 
nouvelle  produit  une  impression  très  vive,  et  aura  un  succès  indiscu- 
table- A  mon  avis,  c'est  une  de  vos  œuvres  les  plus  élaborées,  et,  par 
le  sujet,  une  dos  plus  intéressantes  et  plus  profondes  que  vous  ayez 
jamais  écrites.  Je  parle  du  caractère  de  Troussotzky  ;  la  majorité 
comprendra  à  peine,  mais  on  le  lit  et  on  le  lira  avec  avidité.  » 
(14  février.) 


362  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

à  la  direction  qu'elle  a  prise,  et  son  succès  me  parait  se 
confondre  avec  le  mien.  Elle  me  rappelle  le  VrémU^  le 
temps  de  noire  jeunesse.  Nicolas  Nir-  li!  D'ailleurs» 

voulez-vous  que  je  vous  le  dise  frari'  i:  j'avais  quel* 

ques  craintes  pour  le  succès  de  la  souscription.  Je  ne  crai- 
gnais pas  [lour  le  succès  de  la  revue;  plus  1Л1  ou  plus  tard, 
la  revue  aurait  acquis  des  abonnés;  mais  j'avais  peur  pour 
la  souscription  de  cette  année.  Il  me  semblait  ici  que  la 
revue  aurait  pu  être  publiée  avec  plus  d'exactitude  et 
d'assurance.  Mais  je  me  suis  trompé  et  c'est  très  bien  : 
2.500  abonnés  I  c'est  bien,  parce  que  cela  prouve  que  la 
revue  est  bien  établie.  Bien  entendu,  3.500  abonnés  ce 
serait  encore  mieux.  Je  ne  comprends  pas  du  toutpourquoi 
la  revue  ne  les  a  pas  avec  une  direction  aussi  utile  et  avec 
des  articles  tels  que  ceux  qui  paraissaient  l'année  dernière. 
Je  suis  tout  à  fait  persuadé  que  ce  millier  d'abonnés  qui  ne 
se  sont  pas  présentés,  étaient  venus  et  avaient  frappé  à  la 
porte  de  la  rédaction, mais  ils  lui  ont  glissé  entre  les  doigts 
d'une  façon  quelconque.  Et  peut-être  tout  cela  dépendait-il 
de  quelques  détails,  de  l'habileté  et  de  l'adresse  de  l'éditeur. 
Tous  ces  détails  ont  leur  valeur  dans  une  entreprise  d'édi- 
tion. Je  comprends  trop  bien  que  je  me  mêle  de  ce  qui  ne 
me  regarde  pas,  mais  jugez  donc  :  d'après  l'annonce  du 
journal  le  numéro  de  février  de  la Zaria  a  paru  le  16  février. 
Et  nous  sommes  au  26  février,  et  je  ne  l'ai  pas  encore  reçu  I 
Je  ne  puis  admettre  que  le  bureau  de  la  rédaction  ne  le 
fasse  qu'avec  moi  (pourquoi  donc  avec  moi  seulement  ?). 
Il  est  donc  clair  pour  moi  que  les  abonnés  hors  de  Saint- 
Pétersbourg  souffrent  ainsi  également.  Croyez-le,  je  suis 
sorti  de  la  poste  aujourd'hui  en  grinçant  des  dents,  — 
tellement  je  voudrais  enfin  lire  ce  livre.  Ici  chaque  arrivée 
de  la  Zaria  est  pour  moi  un  jour  de  fête,  un  anniversaire. 
Je  voulais  môme  télégraphier  aujourd'hui  à  la  rédaction. 
(Qui  sait,  il  se  peut  qu'on  ait  vraiment  oublié  de  me  l'en- 
voyer ?  In  formez- vous,  pour  l'amour  de  Dieu,  je  vous  en 
prie.)  Indiscutablement,  ce  ne  sont  que  des  bagatelles. 
Mais  s'il  s'amasse  plusieurs  de  ces  bagatelles,  il  ne  serait 
pas  étonnant  qu'un  millier  d'abonnés  s'échappassent. 

Quand  j'ai  reçu  le  premier  numéro  de  la  Zaria,  j'ai  écrit 
à  Maïkov  que  le  livre  n'avait  pas  produit  sur  moi  une  forte 
m  pression.  Il  m'a  paru  qu'il  y   avait  beaucoup  trop  peu 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  363 

de  belles-lettres;  ma  nouvelle  seulement.  Vous  en  dites  du 
bien,  mais  ce  n'est  pas  si  important  qu'on  puisse  se  con- 
tenter d'elle  seule,  et  encore  ce  n'est  pas  une  nouvelle, 
mais  la  moitié  d'une  nouvelle,  cinq  feuilles.  (Slovo  de 
Maïkov,  c'est  une"  poésie,  ce  n'est  pas  des  belles-lettres  \) 
Quant  à  votre  article  il  est  admirable,  mais  sur  un  vieux 
thème  (je  ne  parle  pas  à  mon  point  de  vue,  mais  au  point 
de  vue  des  abonnés).  A  propos,  qui  donc  vous  a  dit  que 
votre  article  sur  Tourguenev  vaut  mieux  que  votre  article 
sur  Tolstoï  ?  L'article  sur  Tourguenev  est  admirable  et 
clair,  mais  dans  les  articles  sur  Tolstoï  vous  avez,  pour 
ainsi  dire,  exposé  le  point  fondamental  à  partir  duquel  voue 
désirez  continuer  votre  activité,  —  voilà  de  quelle  façon 
je  considère  cela.  Et,  si  vous  me  permettez  de  le  dire, 
maintenant  —  je  suis,  à  la  lettre,  d'accord  avec  tout, 
(avant  je  ne  l'étais  pas)  et  de  toutes  ces  quelques  mille 
lignes  de  ces  articles,  je  renie  seulemeni  deux  lignes,  ni 
plus,  ni  moins,  avec  lesquelles  je  ne  puis  positivement  pas 
m'accorder.  Mais  décela,  nous  parlerons  plus  tard.  Il  est 
important  que  la  revue  se  soU  fondée  quand  même,  et  c'est 
donc  tant  mieux! 

A  propos,  que  dites-vous  de  votre  santé  :  <  je  grince 
tout  le  temps  ?  >  Est-ce  que  vous  auriez  quelque  maladie 
chronique  ?  C'est  la  première  fois  que  je  vous  entends  dire 
cela  ;  quant  à  moi,  ma  santé  va  à  peu  près.  Vous  savez, 
les  crises,  mais  le  reste  va  bien. 

Vous  m'écrivez  :  ne  voudriez-vous  pas  nous  aider  ?  — 
c'est-à-dire  au  sujet  de  la  collaboration  à  la  Zaria.  A  ce 
propos,  je  vous  donnerai  une  explication,  très  estimé  Nico- 
las Nicolaïevitch,  tout  à  fait  franche  et  sincère:  je  désire  de 
tout  mon  cœur  collaborer  à  la  Zaria,  et  je  lui  souhaite  le 
succès  le  plus  écIatant,non  seulement  de  tout  mon  cœur,mais 
aussi  à  cause  des  opinions  qui  me  sont  chères.  Mais,  pour 
que  je  puisse  préparer  quelque  chose  bien  en  ordre  pour 
la  Zaria,  il  faut  qu'elle  me  vienne  en  aide  à  l'avance.  Peut- 
elle  faire  cela  pour  moi  ?  C'est  là  toute  la  question. 

Cette  discussion  à  propos  de  l'argent  d'avance,  ce  n'est 
pas  un  caprice,  ni  de  la  morgue,  ni  de  l'entêtement  de  ma 
part,  et  d'autant  plus  que  l'on  ne  me  demande  pas,  mais 

1.  11  s'agit  de  la  Légende  de  l'Expédition  d'Igor. 


364  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

que  je  m'offre  moi-môme,  car  je  ne  saurai»  considérer 
votre  invilalion  d'aider  comme  uoe  proposition  formelle. 
Je  trouve  iautile  et  fuslidieux  de  parler  de  теч  affaires 
d'argtint,  mais  la  réalité  vou3  sera  très  compréhensible  en 
deux  mots  :  toute  ma  vie  j'ai  travaillé  pour  de  l'argent,  et 
toute  ma  vie  j'ai  élé  constamment  dans  le  besoin  ;  à  pré- 
sent plus  quejamais.  Au  printemps  il  me  faut  absolument 
de  l'argent  ;  mais  pour  mon  travail  tout  le  monde  nj'a 
donné  toujours  à  l'avance,  et  beaucoup  môme,  et  cela  ne 
s'est  jamais  passé  autrement.  Et  cela  ne  peut  être  autre- 
ment, car  je  n'ai  jamais  eu  une  somme  assez  importante  à 
la  fois,  avec  laquelle  j'aurais  pu  attendre  quelques  mois  et, 
ensuite,  ayant  attendu,  vendre  mon  roman  tout  achevé, 
comme  le  font  nos  littérateurs  plus  importants. 

Mais  je  vous  dirai  franchement,  en  même  iemps,  que  je 
n'ai  jamais  imaginé  un  sujet  pour  de  l'argent,  pour  satis- 
faire à  l'obligation  une  fois  acceptée  d'écrire  pour  un 
terme  fixé  d'avance.  Je  me  suis  toujours  engagé  —  et 
vendu  à  l'avance  —  quand  j'avais  déjà  mon  sujet  en  tête, 
que  je  voulais  réellement  écrire  et  que  je  trouvais  néces- 
saire d'écrire.  J'ai  un  sujet  pareil  en  ce  moment.  Je  ne 
pourrais  entrer  dans  des  détails  à  présent,  mais  voici  ce 
que  je  dirai  :  il  m'est  rarement  arrivé  d'avoir  quelque  chose 
de  plus  neuf,  de  plus  complet,  de  plus  original.  Je  puis 
parler  ainsi  sans  être  accusé  d'orgueil,  parce  que  je  ne 
parle  que  du  sujet,  que  de  l'idée  qui  s'est  incarnée  dans 
ma  tête,  et  non  pas  de  l'exécution.  Quant  à  l'exécution, 
elle  dépend  de  Dieu  ;  je  puis  la  gâcher,  ce  qui  m'est  arrivé 
souvent,  mais  quelque  chose  en  dedans  de  moi  me  dit  que 
l'inspiration  ne  m'abandonnera  pas.  Mais  pour  la  nou- 
veauté de  l'idée,  et  l'originalité  du  procédé,  je  réponds  et, 
en  attendant,  j'envisage  cette  idée  avec  transport.  Ce  sera 
un  roman  en  deux  parties,  —  pas  moins  de  12,  mais  pas 
plus  de  15  feuiles  (je  le  pense),  au  moins,  pas  davan- 
tage. Il  peut  être  remis  sûrement  à  la  rédaction  le  1*'  décem- 
bre de  l'année  (1870)  actuelle.  Je  puis  prendre  du  temps 
d'avance,  pour  écrire  convenablement.  (N.  B.  —  On  aurait 
pu  le  remettre  le  l"  novembre,  mais  j'avoue  que  j'ai  une 
grande  répugnance  à  imprimer  une  seconde  grande  nou- 
velle dans  la  même  revue,  et  la  môme  année.  Ne  serait- 
ce  pas  mieux,  comme  à  présent,  aux  mois  de  janvier  et  de 


CORBESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  365 

février  de  l'année   prochaine  ?   D'ailleurs,  il   me  semble 
qu'il  n'en  saurait  être  autrement.) 

Voilà  tout  ce  que  je  puis  offrir  de  mon  côté.  Quant  à  la 
rédaction,  voici  ce  que  je  lui  demande:  1.000  roubles 
d'avance,  de  cette  façon:  500  roubles  dans  un  mois  à  partir 
d'aujourd'hui, et  les  autres  cinq  cents  par  fractions,  à  com- 
mencer un  mois  après mavoir  donné  les  premiers  500  rou- 
bles, 100  roubles  chaque  mois, et  ainsi  pendant  cinq  mois. 
Le  principal  est  que  les  envois  soient  réguliers.  Mais  les 
premiers  500  roubles  absolument  dans  un  mois  et  à  la  lois. 
Si  vous  trouvez  vous-même,  très  estimé  Nicolas  Nico- 
laïevitch,  d'après  votre  propre  opinion,  que  ma  proposition 
soit  admissible,  et  exécutable,  communiquez-la  à  Vassili 
Vladimirovitch  et  qu'il  en  décide  comme  il  jugera  bon. 
S'il  consent,  faites-le-moi  savoir,  afin  que  je  ne  compte 
pas  inutilement  et  que  je  puisse  m'organiser  définitive- 
ment avec  mon  temps  et  mon  travail. 

J'ajouterai  que  je  ne  trouve  pas  que  de  ma  part  cette 
proposition  soit  exagérée  et  hardie  :  1"  j'en  ai  fait  de 
pareilles  une  dizaine  de  fois,  et  même  des  offres  bien  plus 
importantes,  qui  ont  été  presque  toutes  acceptées  ;  2"  la 
revue  la  Zaria,  comme  je  le  sais  par  les  journaux,  a  bien 
avancé  l'année  dernière  jusqu'à  1.500  roubles.  En  tout  cas, 
je  suis  tout  prêt  à  le  faire  et  à  travailler  avec  ardeur  ; 
et  puis,  que  l'éditeur  en  décide. 

J'ajouterai  encore  que,  pendant  toute  ma  carrière  litté- 
raire, j'ai  toujours  rempli  exactement  mes  engagements 
littéraires,  je  n'y  ai  pas  manqué  une  fois  ;  de  plus,  je  n'ai 
jamais  écrit  uniquement  pour  l'argent,  afin  de  me  débar- 
rasser de  l'engagement  pris.  Si  j'ai  gâché,  je  l'ai  fait  dans 
la  pureté  de  mon  cœur,  et  non  pas  avec  une  mauvaise 
intention. 

De  plus,  je  m'engage,  jusqu'à  la  remise  du  manuscrit, 
à  ne  plus  tracasser  la  rédaction  par  des  demandes  d'au- 
tres secours  d'argent,  en  dehors  de  ces  1.000  roubles.  Et 
enfin,  je  m'engage  à  ne  pas  mourir  cette  année. 

Ainsi,  j'attends  votre  réponse  et  j'ai  encore  une  grande 
et  instante  prière  à  vous  adresser  :  si  c'est  possible,  en- 
voyez-moi, pour  le  crédit  prochain  (comme  vous  l'avez 
fait  pour  Guerre  et  Paix),  le  livre  de  Stankevitch  sur  Gra- 
Renovsky.  ndez-moi  cet  énorme  service,  dont  je  me  sou- 


Звб  COnRBSPONOANCE    DE    008Т01ВГвК1 

vieaJrai  toujours.  Ce  livi'<)  m'est  nôces^airo  comme  Tair 
que  je  respire  ;  et  aussitôt  qie  possible,  comiie  пае 
source  de  reaseigoements,  pour  mon  œurre,  —  source 
dontjonepuis  me  passer.  N'oubliez d)oc pas,  pour  l'amour 
du  Christ,  si  vous  trouvez  seulamaat  possible  de  l'en- 
voyer. 

Anna  Grigorievna  vous  salue  et  se  souvient  de  voucor- 
dialement.  Nous  nous  occupons  maintenant  de  notre 
Lubothcka.  Ah  l  pourquoi  n'éles-vous  pas  marié  et  n'avei- 
vous  pas  d'enfants,  très  estimé  Nicolas  Nicolaïevilch?  Je 
vous  jure  que  cela  constitue  les  trois  quarts  du  bonheur 
de  la  vie,  et  le  reste  fait  à  peine  le  quart. 

Est-ce  qu'aujourd'hui  encore  je  n'aurai  pas  la  Zaria  ? 
Je  me  pourléche  d'avance  à  l'idée  de  lire  votre  article  : 
Question  féministe,  — quel  sujet  !  Je  m'attends  à  une  jouis- 
sance énorme.  Vous,  précisément,  pouvez  écrire  là-dessus 
ce  qu'il  faut.  Je  commence  toujours  à  découper  la  livraison 
à  votre  article;  je  ne  le  dis  pas  par  compliment.  Savez-vou»; 
il  serait  bien  possible  que  nous  nous  vissions'cette  année. 

Votre  cordialement  dévoué, 

Théodore  Dostoïevski. 


An    même. 

Dresde,  24  mars  (5  avril)  1870. 

Je  m'empresse  de  vous  répondre,  très  estimé  Nicolas 
Nicolaïevitch,  et  d'abord  parlons  de  moi.  Je  vous  dirai 
très  franchement  et  définitivement,  qu'ayant  tout  calculé, 
je  ne  puis  nullement,  et  je  n'ose  pas  promettre  le  roman 
pour  les  numéros  d'automne.  Il  me  semble  que  c'est 
absolument  impossible;  et  puis,  j'aurais  prié  la  rédaction 
de  ne  pas  me  gêner  dans  mon  travail,  que  je  voudrais  faire 
proprement,  comme  le  font  ces  messieurs-là  (les  grands 
écrivains).  Je  réponds  d'une  chose,  que  je  serai  prêt  pour 
janvier  prochain.  C'est  une  de  mes  pensées  les  plus  chères 
et  je  voudrais  faire  très  bien.  Quant  à  maintenant,  je  tra- 
vaille quelque  chose  pour  le  Roasski  Yiestnik,  j'aurai  bien- 
tôt fini.  Je  leur  dois  encore  considérablement.  Si,  me  trou- 
•vant  dans    un   grand  besoin    en  ce  moment,  je  m'étais 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  367 

adressé  à  Katkov,  en  lui  dépeigaaat  ma  silualion,  il  serait 
évident  que  mon  futur  travail  lui  appartiendrait.  Je  m'ex- 
pliquerai tout  franchement.  (Je  compte  beaucoup  sur  la 
chose  que  j'écris  pour  le  Rousski  Viestnik,  non  pas  au 
point  de  vue  artistique,  mais  tendancieux  ;  je  veux  expri- 
mer quelques  pensées,  dût  le  côté  artistique  en  souffrir 
mais  ce  que  j'ai  amassé  dans  le  cœur  et  dans  l'esprit  m'en- 
tratne;  que  ce  ne  soit  qu'un  pamphlet,  je  dois  parler.  Je 
compte  sur  le  succès.  D'ailleurs,  qui  donc  .se  mettrait  à 
écrire,  sans  compter  sur  le  succès?) 

Maintenant,  je  vous  répète  ce  que  je  disais  avant  :  J'ai 
travaillé  toute  ma  vie  et  toujours  pour  ceux  qui  me  payaient 
d'avance.  Ce  fut  toujours  ainsi  et  jamais  autrement.  C'est 
mauvais  pour  moi  au  point  de  vue  économique,  mais  que 
faire  1  Mais  aussi,  étant  payé  d'avance,  je  donnais  tou- 
jours quelque  chose  de  réel,  c'est-à-dire  que  je  ne  me  ven- 
dais qu'une  fois  l'idée  poétique  déjà  née  et  mûre  autant  que 
possible.  Je  ne  me  faisais  pas  payer  une  case  vide,  c'est- 
à-dire  l'espoir  d'inventer  et  de  composer  un  roman  pour  la 
date  fixée.  Je  crois  que  cela  fait  une  différence.  Maintenant, 
je  veux  être  tranquille  dans  mon  travail.  J'aurai  bientôt 
Gni  pour  le  Hoasski  Viestnik,  et  je  commencerai  le  roman 
avec  délice.  L'idée  de  ce  roman  existe  en  moi  depuis  trois 
ans,  mais  avant  j'avais  peur  de  le  commencer  à  l'étranger, 
je  voulais  être  pour  cela  en  Russie.  Mais  dans  trois  ans, 
bien  des  choses  ont  mûri,  tout  le  plan  du  roman;  et  je  crois 
que  quant  à  la  première  partie  (celle  que  je  destine  à  la 
Zaria)  je  puis  m'y  mettre  ici,  car  l'action  commence  il  y  a 
bien  des  années.  Ne  vous  inquiétez  pas  que  je  parle  de 
première  partie.  Toute  l'idée  demandera  un  volume  de 
grande  dimension, au  moins  autant  que  le  roman  de  Tols- 
toï. Mais  cela  va  faire  cinq  romans  séparés,  et  tellement 
séparés,  que  certains  d'entre  eux,  excepté  les  deux  du  milieu, 
pourront  paraître  dans  des  revues  différentes,  comme  des 
nouvelles  indépendantes;  ou  être  édités  à  part, comme  des 
œuvres  définies.  Le  titre  commun  sera  La  Vie  d'un  grand 
Pécheur, a\ec  un  titre  spécial  pour  chaque  volume.  Chaque 
partie  (c'est-à-dire  roman)  n'aura  pas  plus  de  15  feuilles. 
Pour  le  second-roman,  je  devrai  être  en  Russie  ;  l'action  du 
second  roman  se  passera  dans  un  monastère  et,  quoique  je 
connaisse  très  bien  le  monastère  russe,  je  veux  être  quand 


368  COnnESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

même  en  Riiesie.  J'aurais  tant  voulu  causer  avec  voue  en 
détail:  que  peul-on  exprimer  dans  une  lettre?  Je  dirai  encore 
une  fois  qu'il  m'est  impossible  de  promellro  pour  Tannée 
courante;  ne  me  pressez  pas  et  vous  obli<'ndrez  une  chos^' 
consciencieuse,  et  peut-^tre  même  bonne.  Celte  idée  ent 
devenue  au  moins  le  but  de  ma  future  carrière  littéraire  (car 
on  ne  peut  compter  de  vivre  et  d'é<Tire  (jue  six  ou  sept  ans). 
Que  la  Zaria  ne  se  fâche  donc  pas  de  donner  l'argent  neuf 
mois  à  l'avance  :  j'en  ai  quelquefois  reçu  deux  ans  à 
l'avance.  Sans  rien  semer,  on  ne  récolte  rien,  et  vous  savez, 
Nicolas  Nicolaïevitch, exactement, que  je  ne  parle  pasàlorl 
et  à  travers,  mais  parce  que  les  circonstances  se  sont 
organisées  ainsi.  A'/ /îois  la  somme  d'argent  n  est  pas  grande, 
en  réalité.  Si  je  m'adresse  à  d'autres,  il  est  naturel  que 
mon  travail  leur  appartienne.  J'ai  toujours  été  un  homme 
de  lettres  honnête.  J'aurais  voulu  travailler  pour  la  Zaria, 
car  sa  tendance  me  plaît.  Je  vous  demande  une  chose 
sérieusement,  Nicolas  Nicolaïevitch, si  l'affaire  estpossible, 
informez-moi, comme  un  bon  vieux  camarade  et  collabora- 
teur, le  plus  tôt  possible.  Mes  besoins  grandissent  tellement, 
que  je  ne  dois  pas  perdre  de  temps  ;  il  faut  donc  que  je 
sache  sûrement.  J'ai  une  femme  et  un  enfant  à  ma  charge, 
et  puis  encore,  il  me  faut  le  calme  et  une  vie  assurée.Que 
Kachpirev  décide  donc  quelque  chose,  oui  ou  non  ;  il  faut 
savoir,  au  moins,car  mon  temps  est  précieux.  Dans  ce  cas, 
un  non  sera  plus  avantageux  qu'un  oui  qui  traîne,  car  le 
temps  ne  se  perdra  pas. 

J'ai  lu  la  livraison  de  mars  de  la  Zaria  avec  un  grand 
plaisir.  J'attends  la  suite  de  l'article  avec  impatience,  afin 
de  pouvoir  tout  comprendre.  Je  pressens  que  vous  voulez 
surtout  représenter  H...  comme  un  Occidental  et  parler 
de  l'Occident,  en  opposition  avec  la  Russie,  n'est-ce  pas  •  ? 
Vous  avez  très  heureusement  établi  le  point  principal:  H... 
est  pessimiste  ;  mais  reconnaissez-vous  réellement  que  ses 
doutes  ne  sont  pas  résolvables  (à  qui  la  faute,  Krou- 
pofî,  etc.)  ?  Vous  évitez  cela,  je  crois,  et,  à  ce  qu'il  me 
semble,  vous  le  faites  pour  exprimer  surtout  votre  idée 
principale.  En  tout  cas  j'attends  la  suite  de  l'article  avec 

l.Il  s'agit  de  l'article: La  Carrière  littéraire  de  Hertsen. Article  l•^ 
Zaria,  1870,  n»  3.) 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  369 

une  impatience  fébrile  ;  le  thème  est  trop  prenant  et  trop 
actuel.  Gomment  cela  sera-t-il  donc,  quand  vous  prouverez 
que  H...  avait  dit  avant  bien  d'autres  que  l'Occident  pour- 
ris8ait?Que  diront  les  Occidentaux  du  temps  de  Granovsky? 
Je  ne  sais  ce  que  vous  allez  dire,  mais  je  devine  seule- 
ment. A  propos  (quoique  cela  n'entre  pas  dans  le  sujet  de 
votre  article),  n'est-ce  pas  qu'il  y  a  aussi  encore  un  point 
pour  déterminer  et  établir  le  sens  principal  de  la  carrière 
de  H...,  c'est  que  toujours  et  partout  il  a  été  surtout  poète? 
Le  poète  prend  le  dessus  chez  lui  partout  et  en  tout,dan.4 
toute  sa  carrière.  Poète  agitateur,  poète  acteur  politique, 
socialiste,  poète  philosophe, poète  au  plus  haut  point!  C'est 
une  propriété  de  sa  nature.  Il  me  semble  «jue  cela  peut 
expliquer  beaucoup  de  choses  dans  son  activité,  sa  légè- 
reté même  et  sa  disposition  aux  jeux  de  mots  dans  les  plus 
hautes  questions  moralesetphilosophiques(cequi,soitditen 
passant,  est  très  désagréable  en  lui).  «  La  question  fémi- 
niste »  (en  février)  a  été  traitée  admirablement,  mais  je 
réponds  à  votre  question,  pourquoi  j'avais  trouvé  dans  la 
Zaria  un  manque  </'a55orance?  Je  ne  me  suis  peut-être  pas 
exprimé  exactement,  mais  voilà  :  vous  êtes  trop  doux. 

Peureux  il  faut  écrire  le  fouet  à  la  main.  Dans  bien  des 
cas,  vous  êtes  trop  intelligent  pour  eux.  Si  vous  les  atta- 
quiez; plus  vivement  et  plus  brutalement,  cela  vaudrait 
mieux.  Les  nihilistes  et  les  Occidentaux  exigent  le  fouet. 
Dans  vos  articles  sur  Tolstoï,  vous  avez  l'air  de  les  sup- 
plier d'en  convenir  avec  vous,  et  dans  les  derniers  articles 
sur  Tolstoï  vous  tombez  dans  une  certaine  tristesse  et  dans 
une  certaine  désillusion,  tandis  qu'à  mon  avis  le  ton 
devrait  être  triomphant  et  joyeux  jusqu'à  l'impertinence  ! 
Allons,  croyez-vous  donc  qu'ils  comprennent  vraiment 
voti'e  esprit  subtil  et  brillant  dans  vos  lettres  à  Kositza  ? 
Quand  je  lisais  ici  que  M"*  Konradi  imite  Pissarev,  ou  bien 
quand  vous  priez  votre  correspondant,  tout  en  sentant,  à 
votre  étonnement,  que  vous  ne  pouvez  vous  considérer  ni 
comme  un  sot,  ni  comme  un  lâche,  —  et  vous  vous  excusez 
aussitôt,  comme  pris  de  p?ur  :  «  je  vous  prie  de  me  com- 
prendre exactement  »  —  je  riais  aux  éclats  ;  croyez-vous 
donc  qu'un  pareil  ton  leur  soit  compréhensible  ?  Bref: 
vous  ne  pouvez  prendre  un  autre  ton  ;  car  votre  sérieux, 
cet  amour  et  ce  respect  de  votre  tâche,  est  maintenant  l'es- 

21 


370  COBHESPONDANCE    ПЕ    DOSTOÏEVSKI 

prit  de  la  revue,  et  cet  esprit  est  élevé,  ce  qui  fait  admira- 
blement l'essence  même  de  la  Zaria  ;  mais  qui*lquefois,  à 
mon  avis,  il  faut  haixser  le  Ion,  prendre  le  fouet  en  main, 
non  pas  pour  se  défendre,  mais  pour  attaquer  soi-mAme  le 
plus  brutalement  possible.  Voilà  ce  que  je  comprenaifl 
sous  le  mot  d'assurance.  D'ailleurs,  il  se  peut  que  je  me 
trompe  dans  mes  jugements; c'est  par  enlhousiasme. 

Deux  lignes  sur  Tolstoï,avec  lesquelles  je  ne  suis  pas 
d'accord  quand  vous  diles  que  L.  Tolstoï  égale  tout  ce  que 
nous  avons  de  grand  dans  la  littérature.  Il  est  absolument 
impossible  de  dire  celai  Pouchkine,  Lomonosov  sont  des 
génies.  Quand  on  se  présente  avec  Le  Nègre  de  Pierre  le 
Grand  et  avec  Iielhine,ce\&  veut  dire  décidément  paraître 
avec  une  parole  de  génie,  nouvelle,  telle  que  jamais  nulle 
pari  on  n'avait  prononcée.  Mais  se  présenter  avec  Guerre 
et  Paix,  c'est  venir  après  cette  parole  nouvelle  déjà  pro- 
noncée par  Pouchkine,  et  cela  dans  tous  les  cas,  si  loin  et 
si  haut  que  soit  allé  Tolstoï  dans  le  développement  de  cette 
nouvelle  parole  dite  avant  lui  par  un  génie,  pour  la  pre- 
mière fois.  A  mon  avis,  c'est  très  important.  D'ailleurs,  je 
ne  puis  m'expliquer  complètement  en  quelques  lignes. 

Excusez-moi,  mais  le  roman  deTchaev:  Les  Forces  secri~ 
<e5, m'a  beaucoup  plu:  c'est  très  poétique  et,  en  attendant, 
c'est  bien  écrit.  Pourquoi  l'avez-vous  laissé  échapper  ?  La 
Belle-Mère  est  plus  sérieuse,  comme  œuvre,  mais  ce  n'est 
pas  un  roman  et  puis  c'est  en  vers  (c'est-à-dire  que  je  la 
juge  superficiellement,  au  point  de  vue  nécessaire,  en  par- 
lant des  abonnés). 

Anna  Grigorievna  vous  salue  cordialement.  Ah  !  si  Ton 
pouvait  revenir  vite  Nicolas  Nicolaïevitch,  le  plus  vite  pos- 
sible. Tout  à  vous. 

Th.  Dostoïevski. 

P.-S.  —  Je  vous  le  répète,  j'attends  de  vos  nouvelles  au 
plus  tôt,  comme  d'un  excellent  vieil  ami.  Et  puis  j'ai  tant 
besoin  d'argent  ;  ce  serait  bien  si  Kachpirev  ne  traînait 
pas  l'envoi,  s'il  disait  oui. 

J'oublie  toujours  de  demander  si  le  livre  de  Danilevsky: 
L'Europe  et  la  Russie,  ne  paraîtra  pas  séparément  ?  Com- 
ment cela  pourrait-il  se  faire  ?  Pour  l'amour  de  Dieu, 
n'oubliez  pas  de  me  le  faire  savoir. 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  371 


A  A.  N.  Maïkov. 

Dresde,  le  25  mars  (6  avril)  1870. 

Pardonnez-moi,  bon  et  estimable  Apollon  Nicolaïevitch, 
d'avoir  tant  tardé  à  vous  répondre,  malgré  que  tous  les 
jours  j'aspirais  à  vous  écrire.  Mais  d'abord,  mon  travail, 
et  secondement  ma  santé  :  je  suis  devenu  malade  imagi* 
naire,  cela  m'est  venu  dans  H'isolement  ;  je  m'inquiète  à 
propos  de  ma  santé.  Mon  cœur  palpitait  irrégulièrement 
et  je  ne  pouvais  dormir.  Je  suis  allé  cependant  chez  le 
docteur,  un  célèbre  professeur,  qui  m'a  examiné  entière- 
ment. —  «  Il  n'y  a  rien  du  tout,  ce  sont  les  nerls.  Mais 
les  nerfs  sont  bien  dérangés.  11  faudra  aller  passer  l'été 
quelque  part  hors  de  Dresde  ;  ce  serait  bien  d'aller  à  la 
mer,  prendre  des  bains.  »Ce  serait  aussi  très  bien  pour  ma 
femme.  Ce  serait  encore  incomparablement  meilleur  d'al- 
ler respirer  lair  du  pays  ;  tout  ce  que  vous  avez  écrit  à  ce 
propos  est  la  vérité  pure,  la  vérité  des  vérités.  Mais  Apol- 
lon Nicolaïevitch,  est-ce  que  vous  ne  savez  pas  pourquoi 
je  ne  reviens  pas  et  ne  puis  quitter  ces  pays  étrangers  ? 
Croyez-vous  que  cela  me  soit  agréable  d'être  enfermé  dans 
la  prison  pour  dettes  dès  mon  arrivée  ?  Jusqu'à  une  cer- 
taine époque  il  m'est  tout  à  fait  impossible  de  songer  au 
retour  ;  est-ce  que  vous  croyez  que  je  ne  m'ennuie  pas  et 
que  je  n'aspire  pas  de  tout  mon  cœur  à  revenir  en  Russie? 
Et  combien  ma  femme  s'ennuie  !  croyez-vous  que  cela  me 
fasse  plaisir  de  la  л  oir  languir  ainsi  ?  Bien  plus  :  je  suis 
ithsoliimenl  certain,  par  des  faits,  qu'au  point  de  vue  de 
l'intérêt  mes  affaires  iraient  trois  fois  mieux  qu'à  présent. 
A  ce  propos-là  je  voudrais  vous  dire  toute  ma  faconde  pen- 
ser :  je  vous  jure,  mon  cher  ami,  que  je  n'en  aurais  fait 
aucun  cas,  qu'on  me  mette  sûrement  dans  la  prison  pour 
dettes,  n'en  ai- je  pas  mi  d'autres  dans  ma  vie  ?  J'aurais 
fait  mon  année  et  je  me  serais  racheté.  Mais  je  sais  que  si 
autrefois  (il  y  a  seulement  cinq  ans)  cela  eût  été  possible, 
maintenant,  —  je  le  sais  pour  sûr,  —  c'est  tout  à  fait  im- 
possible. Avec  ma  santé  je  ne  supporterais  pas  même  six 
mois  dans  un  lieu  d'emprisonnement,  et  surtout  je  ne 
pourrais    pas  travailler.  Et   cependant,  j'ai  une  masse  de 


372  CORRESPONDANCE   DE   OOSTOIIEV8KI 

sujets  à  développer.  Vous  dites  des  paroles  d'or  à  propos 
de  mon  travail  ici  ;  en  efFel.je  resterai  en  arrière,  non 
pas  au  point  de  vue  du  siècle,  ni  au  point  de  vue  de  la 
conn.iissancc  de  ce  qui  se  passe  chez  nous  (je  le  eau 
cerlainrmenl  mieux  que  vous,  car  journellemenl  !  je  lis 
trois  journaux  russes  jusqu'à  la  dernière  ligne  et  je  reçois 
deux  revues),  mais  je  me  déshabituerai  du  court  vivant 
de  l'existence  ;  non  pas  de  son  idée,  mais  de  son  essence 
môme  ;  et  comme  cela  agit  sur  le  travail  artistique  ! 
Tout  cela  est  vrai,  mais  comment  faire  ?  Entrer  en  conci- 
liation avec  mes  créanciers,  les  prier  de  me  donner  un 
délai  d'une  année  et  payer  tout  alors  ?  Consentiront-ils? 
Si  l'on  remboursait  la  moitié,  ils  accorderaient  peut-être 
un  délai  d'un  an.  Je  pense  à  cela  nuit  et  jour  Môme  si  l'on 
payait  30  0/0,  ils  consentiraient  peut-être  1  Mais  ce  serait 
môme  difficile  d'entrer  en  rapport  avec  eux.  Dieu  sait,s41s 
sont  encore  tous  à  Pétersbourg  ?  Il  le  faudrait  bien  ;  car 
autrement  il  n'y  aurait  pas  moyen.  Je  pense  qu'en  tout,  à 
présent, il  doit  y  avoir  de  dettes  criardes,  c'est-à-dire  en  bil- 
lets, pour  4.000  roubles.  Par  conséquent,  il  faut  deux  mille 
pour  rembourser,  1.000  roubles  pour  partir  d'ici  et  arriver 
à  Pétersbourg,  voilà  donc  3,000  roubles  qui  me  sont  né- 
cessaires. Où  les  prendre?  Mais  croyez-moi,  si  je  n'avais  pas 
quitté  Pétersbourg  alors,  en  deux  ans  j'aurais  pu  tout 
payer.  Mais  si  je  suis  parti,  c'est  que  Petchatkine  avait  com- 
mencé à  me  poursuivre,et  on  m'en  avait  prévenu.  Qu'au- 
riez-vous  voulu  que  je  fisse  ?  me  faire  mettre  en  prison 
quand  je  venais  à  peine  de  me  marier  ?  Je  n'ai  pas  pu 
supporter  cela  et  je  suis  parti,  —  et  voilà  tout. 

D'ailleurs,  je  vais  y  penser  sérieusement  cet  été.  quand 
quelque  chose  sera  organisé.  Maintenant,  je  travaille  pour 
leBousski  Viestnik.5e  leur  dois  de  l'argent,  et  ayant  donné 
le  Mari  Éternel  à  la  Zaria,  je  me  trouve  par  là,  vis-à-vis  du 
Rousski  Viestnik,  dans  une  situation  équivoque.  II  faut  à 
tout  prix  que  je  termine  ce  que  j'écris  pour  eux.  Et  puis  je 
le  leur  ai  promis  fermement,  et  en  littérature,  je  suis  un 
honnête  homme. Ce  que  j'écris  est  une  chose  tendancieuse, 
je  voudrais  exprimer  mon  opinion  avec  plus  d'ardeur.  (Ce 
que  les  nihilistes  et  les  occidentaux  vont  crier  que  je 
suis  rétrograde  1)  Mais  que  le  diable  les  emporte  !  je  dirai 
ma  manière  de  penser  jusqu'au  dernier  mot.  Et  savez- vous 


COBRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  373 

combien  je  suis  troublé?  Je  ne  puis  absolument  pas  déci- 
der si  ce  sera  bien  ou]  non.  Tantôt  il  me  semble  que  ce 
sera  très  réussi,  et  que  je  rattraperai  l'argent  à  la  seconde 
édition,  tantôt  il  me  semble  que  cela  ne  réussira  pas  du 
tout.  Mais  mieux  vaut  tomber  complètement,  que  d'obte- 
nir un  succès  médiocre.  Vous  m'avez  anéanti  en  faisant 
votre  remarque  sur  les  «  efforts  de  l'imagination  »  que 
vous  avez  observés  dans  le  Mari  Élernel.Comhiea  cela  m'a 
fait  de  peine  ;  mais  enfin,  à  la  grâce  de  Dieu.  Sans  compter 
sur  le  succès,  on  ne  peut  travailler  avec  ardeur.  Et  moi.  je 
travaille  avec  ardeur.  Donc,  j'espère. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  encore  remercié  pour  l'intérêt  que 
vous  me  témoignez  et  pour  votre  visite  à  Slellovsky  et 
autres.  Vous  ne  vous  doutez  môme  pas  combien  vous  avez 
fait  pour  moi  en  faisant  cela.  Vous  m'avez  rendu  la  pai4  du 
cœur,  et  vous  avez  guéri  ma  blessure.  A  vous  (et  à  vous 
seulement)  je  puis  tout  avouer  à  la  fin  ;  j'avais  cru  que 
Paul  m'avait  trompé  !  Gomme  j'ai  souffert.comme  j'ai  prié 
pour  lui  et,  enfin,  votre  lettre  est  venue  dissiper  tous  mes 
doutes  ;  ce  n'est  qu'un  garçon  léger,  mais  il  est  bon  et 
honnôte.  Je  vous  le  répète,  vous  avez  guéri  la  blessure  de 
mon  cœur.  Quant  à  Stellovsky,que  le  diable  l'emporte  !  J'en 
suis  môme  content  à  un  certain  point,  figurez-vous  !  Il  est 
si  pénible  d'avoir  affaire  à  ce  coquin...  ! 

Et  cependant,  je  me  trouve  maintenant  dans  une  situa- 
tion affreuse  (Mister  Micowber).  Pas  un  sou;  et  cepen- 
dant, il  faut  exister  jusqu'à  l'automne,  quand  j'aurai  de 
l'argent.  En  demander  au  Bousski  Viestnik  c'est  presque 
impossible  ;  d'abord,  on  peut  me  le  refuser,  et  seconde- 
ment ce  serait  prendre  sans  mesure  à  l'avance.  Je  recevrai 
sûrement  de  leur  part,  mais  seulement  en  automne  ;  mais 
alors  je  recevrai  une  somme  considérable.  Ce  que  je  vous 
écris  à  présent,  je  le  sais  sûrement.  Mais  jusqu'à  l'automne 
je  n'ai  pas  de  quoi  vivre.  Vous  croyez  qu'ici  je  dépense, que 
je  vis  dans  le  luxe.  Le  croiriez-vous,  que  depuis  mon  arri- 
vée à  Dresde,  depuis  huit  mois,  je  n'ai  vécu  que  du  Mari 
Éternel,  presque  100  thalers  par  mois  ;  et  cependant,  il  y 
avait  les  couches,  et  il  fallait  s'entretenir,  et  il  fait  cher  vivre, 
de  sorte  que  j'ai  fini  par  contracter  des  dettes  et  je  suis 
endetté  jusqu'à  présent.  N.-N.  Strakhov,  il  y  a  un  mois, 
m'a  offert  définitivement  de  collaborer  à  la  Zaria.  Je  lui 


371  CORneSPONDANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

ai  répondu  de  proposer  mon  roman  à  Kachpirev  pour  l'an- 
n6o  prochaine, mais  h  la  condition  d'avoir  500  roubles  tout 
de  suite  et  100  roubles  par  mois  durant  cinq  mois, de  sorte 
que  cela  fasse  en  tout  1.000  roubles.  Ce  n'est  pas  beau- 
coup, selon  moi  ;  Kachpirev  a  bien  donné  à  Stebnitzky  jus- 
qu'à 1,500  roubles,  un  an  à  l'avance.  (Il  est  aussi  tout  à  fait 
impossible  de  publier  une  revue  sans  donner  à  l'avance, car 
on  perdrait  tous  les  auteurs.)  Nicolas  Nicolaïevitch  m'a 
répondu  que  Kachpirev  veut  bien,  qu'on  m'enverra  l'argent 
au  mois  d'avril,  mais  que  je  dois  envoyer  mon  œuvre  cette 
année,  à  l'automne.  J'ai  répondu  que  cela  m'est  impossible 
pour  l'année  courante.  D'ailleurs,  Kachpirev  ne  m'a  rien  écrit 
lui-même.  J'attends  leur  réponse  définitive.  Convenez-en» 
que  si  je  m'engage  encore  une  fois  avec  lelioasski  Viestnik 
mon  travail  futur  appartiendra  pour  longtemps  au  Rousski 
Vieslnik.Ce  que  j'écris  en  ce  moment  pour  \e  lioustki  Viesl- 
nik  sera  sûrement  fini  dans  trois  mois.  Alors, après  m'être 
reposé  pendant  un  mois,  je  me  mettrais  à  travailler  pour 
la  Zaria.  Voilà  environ  un  an  et  demi  que  je  n'ai  pas  tra- 
vaillé et  j'ai  la  nostalgie  d'écrire.  (Je  ne  compte  pas  le  Mari 
Éternel.)  Ce  que  j'écris  pour  le  Rousski  Viestnik  ne  me  fati- 
gue pas  beaucoup  ;  mais  en  revanche,  je  promets  quelque 
chose  de  bien  et  que  je  veux  bien  faire.  Cette  chose  pour 
la  Zaria  mûrit  depuis  deux  ans  dans  ma  tête. C'est  la  môme 
idée  dont  je  vous  ai  déjà  entretenu. 

Ce  sera  mon  dernier  roman.  H  aura  les  dimensions  de 
Guerre  et  Paix  environ,  et  vous  en  louerez  l'idée,  — si  je 
prends  en  considération  nos  anciennes  conversations.  Ce 
roman  sera  composé  de  cinq  grandes  nouvelles  (une  quin- 
zaine de  feuilles  pour  chaque),  depuis  deux  ans  tout  le  plan  a 
mûri.  Les  nouvelles  sont  tout  à  fait  détachées  l'une  de  l'au- 
tre,  de  sorte  qu'il  est  possible  de  les  mettre  en  vente  sépa- 
rément. Je  destine  justement  la  première  nouvelle  à  Kach- 
pirev ;  ici  l'action  se  passe  encore  vers  1840.  (Le  titre  de 
l'œuvre  totale  seraLa  Vie  d'un  grand  Pécheur,  mais  chaque 
nouvelle  portera  un  titre  à  part.)  La  question  principale, 
qui  sera  conduite  dans  toutes  les  parties,  est  la  même 
dont  j'ai  soufîert  conscieminent  et  inconsciemment  toute 
ma  vie  ;  —  l'existence  de  Dieu.  Pendant  son  existence  le 
héros  est  tantôt  athée,  tantôt  croyant,  tantôt  fanatique  et 
sectaire,  tantôt  athée  de  nouveau.  La  deuxième  nouvelle  se 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  375 

passera  tout  entière  dans  ua  monastère.  J'ai  fondé  toutes 
mes  espérances  sur  cette  deuxième  nouvelle.  On  dira 
peut-être  enfin  que  je  n'écris  pas  que  des  bagatelles.  A 
vous  seul  je  veux  me  confesser,  Apollon  Nicolaïevilch  :  je 
veux  représenter  dans  cette  deuxième  nouvelle  comme 
personnage  principal  Tikhon  Zadonsky,  sous  un  autre 
nom,  bien  entendu,  mais  ce  sera  également  un  archevd- 
que  qui  vivra  retiré  dans  un  monastère.  Un  enfant  de 
treize  ans,  qui  a  été  complice  d'un  crime,  un  garçon  intel- 
ligent et  dépravé  (je  connais  ce  type),  le  futur  héros  de 
l'œuvre  totale,  a  été  enfermé  dans  le  monaslère  par  ses 
parents  (de  notre  rang,  des  gens  instruits)  pour  faire  ses 
éludes.  Ce  petit  loup  d'enfant  nihiliste  rencontre  Tikhon 
(vous  connaissez  bien  le  caractère  et  le  personnage  de 
Tikhon).  Je  placerai  Tchaadaev  dans  ce  môme  monastère 
(sous  un  autre  nom,  bien  entendu). Pourquoi  Tchaadaev  ne 
passerait-il  pas  une  année  dans  un  monastère  ?  Nous 
pourrions  supposer  qu'après  son  premier  article,  à  cause 
duquel  les  médecins  l'examinaient  toutes  les  semaines,  il 
n'avait  pu  s'empêcher  de  publier,  à  l'étranger,  par  exem- 
ple, en  français,  une  brochure,  —  il  serait  bien  possible 
dans  ce  cas  qu'on  l'ait  envoyé  pour  une  année  dans  un 
monastère.  Tchaadaev  pourrait  recevoir  des  visit-^s,  par 
exemple  BéUoski,  Granovsky,  Pouchkine  lui-môrae.  (Car 
cen'est  pas  Tchaadaev  que  je  fais  figurer,maisje  prends  son 
type  pour  mon  roman.)  Dans  ce  monastère  ou  rencontrera 
Paul  le  Prussien,  aussi  Goloubov  et  le  moine  Parphenï. 
(Je  connais  ce  monde-là,  et  je  connais  le  monaslère 
russe  depuis  mon  enfance.)  Mais  il  y  aura  surtout  Tikhon 
et  le  jeune  garçon.  Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  dites  à  per- 
sonne quel  sera  le  sujet  de  celte  deuxième  partie.  Je  ne 
raconte  jamais  d'avance  à  personne  quels  seront  les  sujets 
que  je  veux  entreprendre,  cela  me  gône  ;  à  vous  je  me 
confesse.  Que  cela  n'ait  aucune  valeur  pour  personne, 
mais  pour  moi  c'est  précieux.  Ne  parlez  donc  pas  de  Tikhon. 
J'ai  écrit  à  Strakhov  à  propos  du  monastère,  mais  je  n'ai 
pas  parlé  de  Tikhon.  Il  se  peut  que  je  réussisse  à  créer 
un  caractère  majestueux,  sérieux,  saint.  Ce  ne  sera  plus 
Kostangeoglov,  ni  l'Allemand  (j'ai  oublié  le  nom)  dans 
Oblomov;  ni  les  Lopoukhov,ni  les  Rakhmetov.  Il  est  vrai, 
je  ne  puis  rien  créer,  je  ne  ferai  que  représenter  le  véritable 


376  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

Tikhon,  que  je  porle  depuis  longtemps  dune  mon  cœur 
avec  ravissement.  Mais  si  cela  réussit,  je  le  considérerai 
comme  une  œuvre  importante.  N'en  parlez  dmc  à  per- 
sonne. Mais  pour  la  deuxième  partie  du  roman,  pour  le 
monastère,  je  dois  être  en  Russie.  Ah  !  pourvu  que  cela 
réussisse  !  La  première  nouvelle,  c'est  l'enfance  de  mon 
héros.  Bien  entendu,  ce  no  sont  pas  des  enfants  qui  sont 
représentés;  il  y  a  un  roman.  Et  voilà,  piiiscpie  je  puis  fort 
heureusement  écrire  cela  à  l'étranger,  je  l'offre  à  la  Zaria, 
Me  refuseraient-ils?  Et  d'ailleurs,  1.000  roubles,  ce  n'est 
pas  une  grande  somme.  Comme  ils  voudront  :  en  agissant 
ainsi,  on  peut  laisser  échapper  bien  des  occasions.  D'ail- 
leurs, ça  les  regarde.  Hier  j'ai  écrit  à  Strakhov  et  je  lai 
ai  demandé  de  me  donner  au  plus  tôt  sa  décision  défi- 
nitive; autrement  je  serais  obligé  d'entreprendre  quel- 
que chose  sans  perdre  de  temps.  Si  je  m'adresse  au 
Rousski  Viestnik,  le  temps  passera  ainsi,  —  si  au  moins, 
ils  ne  relardaient  pas  leur  réponse  de  la  Zaria.  (Car  je 
pense  qu'il  me  faudra  bien  six  ans  pour  écrire  tout  le 
roman.)  Si  vous  pouvez  dire  à  la  Zaria  un  mot  en  ma 
faveur,  dites-le,  mon  cher  ami.  Car  il  me  serait  affreuse- 
ment pénible  de  m'adresser  au  Housski  Viestnik  en  ce 
moment  ;  dans  trois  mois  ce  sera  autre  chose.  Je  désire 
moi-même  travailler  dans  la  Zaria.  Leur  tendance  est 
celle  qui  me  convient  le  plus,  avec  quelques  petites  réser- 
ves cela  va  sans  dire.  D'ailleurs,  comme  ils  voudront. 
C'est  ma  misère  qui  me  pousse  à  bout,  autrement  est  ce  que 
je  me  serais  dérangé  pour  faire  des  offres?  Et  n^marquez 
bien,  dès  que  je  me  trouve  lié  avec  une  revue,  ils  me  pres- 
sent pour  en  finir  ;  ils  voudraient  tout  de  suite  que  cela 
fût  prêt  dans  le  plus  bref  délai.  Mais  j'aimerais  mieux 
mourir  que  d'être  gêné  par  le  temps  1  Le  Housski  Viestnik 
seul  ne  m'a  jamais  gêné.  Quels  braves  gens  ! 

Dites-moi  donc,  cher  Apollon  Nicolaïevitch,  d'où  vous 
est  venue  celte  idée  à  propos  de  lanovsky? Je  n'y  ai  jamais 
songé,  ni  une  fois,  ni  un  instant.  J'étais  bien  étonné,  en 
lisant  cela  dans  votre  lettre.  Et  puis  d'ailleurs,  sous  ce 
rapport-là,  je  ne  connais  pas  du  tout  l'histoire  de  lanovsky. 
Est-4;e  qu'il  lui  est  arrivé  quelque  chose  dans  ce  genre  ? 

Il  n'y  a  rien  à  dire  sur  le  nihilisme.  Attendez  que  cette 
couche  superficielle,  arrachée  au  sol  de  la  Russie,  ait  fini 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  377 

de  pourrir.  Savez-vous:  il  me  vient  à  l'esprit  que  beaucoup, 
parmi  cette  jeunesse  pervertie  et  lâche,  finiront  par  devenir 
purement  Russes,  fidèles  au  sol  natal.  Alors,  que  le  reste 
finisse  de  pourrir  !  A  la  fin,  ils  se  tairont  aussi,  comme 
frappés  de  paralysie.  Mais  qu'ils  sont  vilains  ! 

L'opinion  d'Anna  Ivanovna  flatte  beaucoup  Anna  Gri- 
gorievna.  Elle  est  ambitieuse  et  fière,  ma  chère  femme. 
Mais  si  vous  saviez  comme  je  suis  heureux  avec  elle  I  II 
n'y  a  qu'un  malheur,  c'est  que  nous  ne  pouvons  revenir 
encore.  Mais  peut-être  reviendrons-nous  quand  même  ? 
Luba  perce  ses  dents  et  soufl're.  Elle  se  porte  très  bien  ; 
vous  seriez  étonné  de  voir  cette  enfant.  Mais  sans  Anna 
Nicolaïevna,la  mère  d'Anna  Grigorievna,  notre  Luba  serait 
morte.  Nous  serions  perdus  sans  elle. 

Eh  1  Que  de  choses  j'aurais  voulu  vous  demander,  mais 
cependant  à  une  autre  fois.  Ne  m'oubliez  pas  tout  à  fait  et 
ne  m'abandonnez  pas,  car  vous  savez  que  je  suis  votre 
éternellement  et  fidèlement, 

Théodore  Dostoïevski. 

Anna  vous  salue,  ainsi  qu'Anna  Ivanovna..  Je  présente 
tous  mes  respects  à  Anna  Ivanovna  et  je  lui  adresse  cor- 
dialement tous  mes  remerciements  pour  la  bonne  opinion 
qu'elle  a  d'Anna. 

A  propos  :  Kachpirev  m'a  envoyé  il  y  a  un  mois  400  rou- 
bles, en  ajoutant  qu'il  y  aura  un  petit  reliquat,  de  50  à 
100  roubles,  mais  qu'il  ne  les  envoie  pas  encore.  S'il  y  a 
réellement  un  petit  reste,  faites-y  une  légère  allusion, 
pour  l'amour  de  Dieu,  cher  Apollon  Nicolaïevitch,afin  qu'il 
me  l'envoie.  Pour  moi,  50  roubles  ont  trop,  beaucoup  trop 
de  valeur. 

Les  critiques  de  Strakhov  tous  plaisent-elles?  J'ai  une 
haute  opinion  d'elles. 

A  N.'N.  Strakhov. 
Dresde,  le  28  mai  (9  juin)  1870. 

Je  vous  remercie  de  votre  leltre,excellent  Nicolas  Nico- 
laïevitch. 

Vous  écrivez  toujours  de  si  courtes  lettres,  mais  qui  ont 
le  don  de  me  remuer.  Je  trouve  votre  opinion  sur  vos  tra- 


378  CORRESPONDANCB    DB    DOSTO'iBVBKl 

vaux  de  critique  très  incomplèle  et  très  inexacte.  D'abord, 
je  peaso  ceci  :  si  vos  critiques  n'existaient  рая,  il  ne  nous 
resterait  plus  personne,  dans  toute  la  littérature,  sachant 
envisager  la  critique  comme  une  œuvre  sérieuse  et  sévère- 
ment utile.  Parmi  les  critiques  qui  écrivent,  il  n'y  a  per- 
sonne qui  apprécie  quelque  peu  le  besoin  (et  qui  le  respecte) 
de  donner  une  interprétation  philosophique  précise  des 
faits  du  passé  et  du  présent,  et,  par  conséquent,  qui  soit 
capable  d'ajouter  de  l'importance  à  la  critique,  c'est-à-dire 
à  ce  qui  les  concerne  immédiatement.  Ainsi  donc,  c'est  à 
vous  que  revient  cette  manière  d'envisager  la  critique, 
sévèrement  et  philosophiquement,  ce  que  les  autres  n'ont 
pas,  et  ce  qui  fait  de  la  Zarîa  l'unique  revue  ayant  des  cri- 
tiques et  la  juiçeant  d'une  façon  exacte.  (Dans  le  fiousthi 
Viestnik,\ai  critique  est  légère,  il  est  vrai  qu'elle  concorde 
bien  avec  le  ton  général  de  la  direction  de  la  revue,  mais 
c'est  trop  à  fleur  de  peau.)  Donc,  si  vous  n'aviez  que  ce 
mérite-là,  ce  serait  déjà  énorme.  Ensuite,  permettez-moi 
de  vous  dire  que  les  influences  ne  se  créent  pas  si  vite, 
que  l'absurdité  de  notre  société  contemporaine  a  bien  un 
sens,  c'est-à-dire  ses  lois  du  mouvement  ;  et  enfin,  que 
vous  n'avez  aucune  possibilité  déjuger  de  l'utilité  directe 
de  vos  articles  et  de  l'impression  produite  par  eux;  et  vous 
n'êtes  pas  capable  de  savoir  s'ils  ne  sont  écrits  seulement 
que  pour  ceux  qui  «sans  vous  pensaient  également  ainsi  >. 
Ce  n'est  pas  vrai. 

Mais  voici  ce  qui,  à  mon  avis,  peut  vous  servir  de  point 
de  départ  pour  juger  de  l'influence  :  la  revue  Zan'a  est 
surtout  une  re\Tie  de  direction  et  de  critique  ;  dans  deux 
ou  trois  ans  le  nombre  des  abonnés  montrera  son  influence 
sur  le  public,  et  en  même  temps  certainement  l'influence 
de  la  critique  ;  car  la  critique  est  le  caractère  principal  de 
la  Zaria,  sa  spécialité  pour  le  public.  Quoique  avec  incons- 
cience, le  public  manifeste  toujours. 

Je  croyais  cependant  que  vous  diriez  du  bien  deStrouvel 
Au  moins,  à  cause  des  bonnes  intentions.  Je  suis  faible  en 
philosophie  (mais  je  l'aime  beaucoup  ;  l'amour  de  la  phi- 
losophie est  fort  en  moi).  D'ailleurs,  en  lisant  attentive- 
ment la  thèse  de  Strouve,  la  matérialité  de  l'âme  m'a 
paru  bien  nouvelle.  Cette  thèse  m'a  paru  curieuse  à  ce 
point  de  vue-là  que  je  pressentais  que  c'était  la  manière 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  379 

actuelle,  la  dernière  manière  de  raisonner,  des  philosophes 
allemands.  Seulement,  Nicolas  Nicolaïevitch,  savez- vous 
qu'ils  vous  prendront  pour  un  vieillard  rétrograde,  qui  se 
sert  encore  de  l'arc  et  des  flèches,  quand  on  a  depuis  long- 
temps l'habitude  du  fusil?  Quant  à  moi,  j'ai  lu  votre  article 
deux  fois  et  avec  délice.  D'ail leurs.vous  écrivez  admirable- 
ment bien.  Votre  langage  littéraire  est  meilleur  que  chez 
tous  les  autres.  Et  cela,  comme  vous  voudrez,  sera  remar- 
qué à  la  fia  par  tout  le  monde.  Je  suis  très  content  que 
vous  vous  soyez  rapporté  avec  tant  do  mépris  à  la  manière 
actuelle  de  faire  de  la  philosophie,  mais  j'aurais  bien  voulu 
qu'ils  vous  répondissent.  Et  quel  ton  dissipé  dans  toute  la 
ittéralure  actuelle  !  Quant  au  désordre  el  au  tumute  dans 
les  idées,  laissons-les  ;  ils  devaient  forcément  se  produire. 
Mais  ce  ton  général  1  Quel  laisser-aller,  quelle  trivialité  ! 
Pas  une  idée  acquise,  ferme,  quelle  qu'elle  soit,  môme 
fausse  !  Quelle  philosophie  ont-ils,  quels  feuilletonistes  ! 
Tout  ça  ne  vaut  rien  !  Mais  il  se  trouve  des  unités,  qui  pen- 
sent et  qui  peuvent  influer,  cela  se  passe  toujours  ainsi 
pendant  les  désordres.  Pourvu  que  ces  unités  puissent 
vaincre  le  désordre  du  public,  vous  verrez  que  celui-ci 
finira  par  adopter  leur  ton. 

A  propos  :  qui  est  ce  jeune  professeur,  qui  par  les  articles 
de  fond  dans  le  Goloss  a  complètement  tué  Katkov,  de 
sorte  qu'on  ne  lit  plus  celui-ci?  Le  nom  de  cet  heureux? 
Écrivez-le-moi  au  plus  tôt,  pour  l'amour  de  Dieu,  annon- 
cez-le-moi 1  II  y  a  longtemps,  plus  d'une  vingtaine  d'an- 
nées, à  la  première  apparition  de  La  Foire  aux  Vanités  en 
Angleterre,  j'entrai  chez  Kraevsky  ;  je  luifdisais  que  peut- 
être  Dickens  écrivait  quelque  chose,  qu'onpourrait  traduire 
pour  le  nouvel  an.  Kraevsky  me  dit  soudain  :  Qui  ?  Dic- 
kens ?  Dickens  est  tué  !  A  présent,  il  y  a  Thackerey  qui 
vient  de  paraître  ;  il  l'a  tué  raide  ;  personne  ne  lit  plus 
Dickens  1  J'ai  lu  dans  la  Zaria  quelque  chose  sur  ce  pro- 
fesseur. Écrivez-moi,  Nicolas  Nicolaïevitch,  le  nom  de  ce 
professeur,  je  vous  en  prie.  Et  puis,  voici  encore  ce  que 
je  voulais  vous  demander  ;  ne  connaissez-vous  pas  Léon 
Tolstoï  personnellement  ?  Si  vous  le  connaissez,  écrivez- 
moi,  je  vous  en  prie,  comment  il  est  ?  11  m'est  très  inté- 
ressant de  savoir  quelque  chose  sur  lui.  J'ai  entendu  très 
peu  parler  de  lui,  de  sa  vie  privée. 


380  CORHESPONDANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

J'écrie  pour  le  Rottsski  Viettnik  avec  beaucoup  d'ar- 
deur, et  je  ne  puis  pas  du  loul  prévoir  ce  qui  va  en  résul- 
ter. Je  n'avais  enrore  jamais  adopté  un  pareil  sujet  et  un 
pareil  genre.  La  pensée  d'organiser  mon  retour  en  Russie 
cette  année  me  tourmente  ;  j'y  empUiierai  tous  mes  efTorte. 
Ah  1  Nicolas  Nicolaïevitch,  comme  il  m'est  insupportable 
de  vivre  à  l'étranger,  je  ne  saurais  voue  l'exprimer  ! 

J'ai  à  vous  adresser  une  demande,  très  estimé  Nicolas 
Nicolaïevitch.  Rendez- moi  service,  je  vous  en  prie,  quoique 
j'aie  honte  de  voue  déranger.  Voici  ma  demande  : 

Vous  n'êtes  pas  sans  savoir,  peut-être,  que  V.issili  Vla- 
dimirovitch  m'a  donné  8Я  parole(en  m'écrivant  exactement 
et  indiquant  lui-même  les  dates  et  les  termes;  de  m'eo- 
voyer  tous  les  mois,  le  15  de  chaque  mois,  100  roubles.  Le 
premier  envoi  de  ce  genre  a  élé  fixé  par  lui  môme  au 
15  mai,  de  notre  style.  Et  nous  voilà  au  28  mai,  et  je  n'ai 
encore  rien  reçu  !...  Vous  ne  sauriez  croire,  Nicolas  Nico- 
laïevitch, combien  une  pareille  façon  d'agir  dérange  toutes 
mes  affaires  et  mon  genre  de  vie.  Je  m'étais  organisé 
alors;  les  500  roubles  sont  tous  partis  (j'ai  ici  des  dettes 
et  des  emplettes  indispensables).  Des  cinq  cents  qu'on 
m'a  envoyés  je  m'en  suis  gardé  juste  jusqu'au  15  mai. 
Et  voilà  déjà  quinze  jours  d'écoulés  depuis  le  15  mai. 
Et  le  logement,  les  achats,  l'entretien,  tout  est  arrêté, 
et  puis  l'enfant  est  tombée  malade  et  le  docteur  vient. 
Vous  ne  sauriez  vous  figurer  comme  cela  influe  sur  mes 
occupations,  sans  parler  du  reste.  Il  m'arrive  d'être  incapa- 
ble de  travailler  durant  quelques  jours.  Si  avec  le  premier 
envoi  (des  100  roubles  promis  tous  les  mois)  il  arrive  une 
pareille  inexactitude,  que  sera-ce  plus  tard  avec  les  autres 
envois  ?  Maintenant,  voilà  l'été,  vous  êtes  tous  à  la  cam- 
pagne, c'est  un  moment  d'arrêt  ;  on  m'oubliera  tout  à  fait. 
Et  moi,  je  ne  puis  espérer  de  recevoir  quelque  chose  en 
dehors  de  la  Zaria  que  vers  la  fin  de  l'année.  Que  dois-je 
faire  ?  Qu'ils  ne  m'en  veulent  pas,  si  je  ne  suis  pas  exact  1 

Je  vous  jure  que,  si  ridicule  que  vous  paraisse  ce  sen- 
timent, mais  l'exactitude  de  l'envoi  est  plus  important 
pour  moi  que  l'argent  lui-môme.  A  la  fin,  d'une  façon  ou 
de  l'autre,  l'argent  apparaîtra  ;  mais  la  tranquillité,  mais 
la  possibilité  de  se  débarrasser  des  soucis,  au  moins  pen- 
dant mon  travail,  cela  n'arrivera  plus,  ce  sera  troublé. 


CORRESl'ONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  381 

Toute  la  demande  que  je  vous  adresse  :  faites  penser 
Vassili  Vladimirovilch  à  moi,  faites  cela  pour  moi,  en 
vieil  ami.  Et  voici  encore  :  je  regrette  à  présent  de  lui  avoir 
demandé  d'envoyer  tous  les  mois.  Je  pressens  qu'il  en 
sera  ainsi  chaque  fois.  Si  seulement  cela  lui  était  possi- 
ble, ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'il  m'envoyât  les  500  rou- 
bles à  la  fois  (qui  étaient  promis  par  fractions  de  100  rou- 
bles par  mois).  Si  c'était  seulement  possible  !  Si  non, 
300  ou  200,  ce  ne  sera  toujours  pas  de  l'inquiétude  et  du 
bouleversement  tous  les  mois.  C'est  eu  effet  du  boulever- 
sement ;  car  pendant  environ  cinq  mois  je  ne  puis  atten- 
dre rien  de  personne,  excepté  ces  100  roubles  mensuels. 
C'est  pourquoi  s'ils  s'arrêtent,  la  vie  s'arrêtera  aussi. 

Tout  cela  ce  sont  des  détails  petits,  vilains;  mais  venez 
à  mon  aide,  Nicolas  Nicolaïevitch,  parlez  à  Vassili  Vladi- 
mirovilch. Je  suis  dans  une  grande  détresse. 

Ma  femme  vous  salue  et  vous  remercie  de  votre  bon 
souvenir.  Elle  aussi  est  malade  ;  elle  nourrit  son  enfant,  et 
maintenant,  à  cause  de  sa  maladie;  elle  passe  des  nuits. 

Avec  mon  sincère  dévouement  et  ma  sympathie.  Votre 

Théodore  Dostoïevski. 


Au  même. 

Dresde,  11  (23)  juin  1870. 

Je  vous  remercie,  mon  bon  Nicolas  Nicolaïevitch,  pour 
votre  prompte  réponse,  mais  votre  lettre  m'avait  effrayé, 
d'abord  pour  vous  :  il  me  semble  que  je  vous  ai  entraîné, 
à  cause  de  moi,  dans  des  ennuis  avec  Kachpirev.  Comme 
je  n'aurais  pas  voulu  cela  1  D'ailleurs,  il  se  peut  que  je 
n'aie  pas  bien  compris  votre  lettre.  En  tout  cas,  je  vous 
remercie  des  peines  que  vous  avez  prises  pour  moi.  Le 
refus  de  Kachpirev  m'a  étonné,  et  maintenant,  je  ne  com- 
prends mêmi3  pas  ce  que  je  dois  faire.  C'est  un  moment 
bien  critique  pour  moi.  Des  500  roubles,  je  n'ai  rien  gardé 
pour  moi,  comptant  sur  l'envoi  continu.  Comment  pour- 
rai-je  exister,  je  ne  puis  l'imaginer.  L'enfant  est  malade 
et  les  dépenses  augmentent.  Je  n'ai  ici  presque  pas  de 
connaissances,  et  je  ne  voudrais  pas  m'adresser  au  Rousski 


382  CORRESPONDANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

Viestnik  avec  des   demandes,    avant  la   date    que  j'avais 
indiquée. 

J'ai  eu  l'occasion  d'avoir  le  Viestnik  Evropi  pour  cette 
année  et  j'ai  (examiné  tous  les  numéros.  Cela  m'a  étonné. 
Ëst-il  possible  qu'une  médiocrité  aussi  inouïe  que  cela, 
chez  nous  (excepté  [>eut-étre  Severnafa  Ptchela  de  Boul- 
garine),  puisse  avoir  un  pareil  succès  (6.0<Ю  exemplaires  et 
la  deuxième  édition  I).  Voilà  ce  que  veut  dire  être  à  la  portée 
de  tous,  avoir  le  désir  de  plaire  à  tout  le  monde  1  C'est  du 
dernier  libéralisme  réglementaire  !  Voilà  donc  ce  qui  pros- 
père chez  nous!  Mais  ils organisentadroitemont  l'édition,  le 
premier  de  chaque  mois, et  il  y  a  beaucoup  de  littérateurs. 
J'ai  lu,  entre  autres,  Г  <  Exécution  de  Tropmann  »,  de 
Tourguenev.  Vous  pouvez  avoir  une  autre  opinion,  Nico- 
las Nicolaïevitch,  mais  cet  article  plein  d'emphase  et  de 
peu  de  valeur  m'a  révolté.  Pourquoi  se  sent-il  mal  à  l'aise 
et  pourquoi  répète  t-il  qu'il  n'a  pas  le  droit  de  s'y  trouver? 
Oui,  certainement,  s'il  y  est  venu  comme  à  une  représen- 
tation; mais  à  la  surface  terrestre,  l'homme  n'a  pas  le  droit 
de  se  détourner  et  d'ignorer  ce  qui  se  passe  sur  la  terre, et 
il  existe  pour  cela  des  raisons  morales  supérieures.*  Homo 
sum  et  nihil  humanum  »,  et  ainsi  de  suite.  Le  plus  drôle, 
c'est  qu'à  la  fin  il  se  détourne  et  ne  voit  pas  au  dernier 
moment  quand  on  exécute  :  «  Voyez,  messieurs,  comme 
j'ai  été  élevé  délicatement  !  Je  n'ai  pu  le  supporter  !  » 
D'ailleurs,  il  se  trahit  lui-même.  L'impression  importante 
de  l'article,  en  résultat,  c'est  le  soin  extrême,  jusqu'à  la 
dernière  limite,  de  soi,  de  sa  sûreté  et  de  sa  tranquillité, 
et  cela  en  vue  de  la  tête  coupée.  Je  me  moque  d'ailleurs 
de  tout  cela.  Ils  m'assomment  terriblement.  Je  considère 
Tourguenev  comme  un  des  écrivains  russes  épuisés,  le 
plus  à  bout  d'écrire,  quoi  que  vous  écriviez  pour  Tourgue- 
nev, Nicolas  Nicolaïevitch,  je  vous  demande  bien  pardon. 

Avec  votre  opinion  sur  notre  activité,  encore  une  fois  je 
suis  au  plus  haut  degré  en  désaccord. 

Comme  il  serait  bon  de  nous  revoir  un  instant  au  moins  ! 
Pourquoi  n'iriez-vous  pas  passer  un  mois  à  l'étranger  ? 
Deux  cents  roubles  avec  le  voyage,  pas  davantage,  et  si 
c'est  300,  on  pourrait  visiter  un  peu  l'Europe.  Vous  seriez 
venu  à  Dresde,  pour  nous  voir.  Est-ce  que  ce  n'est  pas 
possible? 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  383 

Au  revoir,  je  vous  remercie  encore  une  fois.  Ne  m'aban- 
donnez pas,  occupez-vous  de  moi,  si  vous  pouvez  seule- 
ment. Toul  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

Anna  Grigorievna  vous  salue.  Elle  est  tout  à  fait  anéan- 
tie par  son  noui'risson  et  les  soucis  qu'elle  a.  Et  puis  encore 
tous  ces  ennuis. 


Au  même. 

Dresde,  9  (21)  octobre  1870. 

Voilà  déjà  trois  semaines  que  j'ai  reçu  votre  lettre,  très 
estimé  Nicolas  Nicolaïevitch,  et  jusqu'à  présent  je  ne  vous 
ai  pas  répondu,  et  je  suis  sûr  que  vous  pensez  Dieu  sait  quoi 
de  moi.  Et  cependant,  votre  lettre  m'a  été  très  précieuse  : 
tendresses  à  part,  je  vous  dirai  que  j'étais  très  heureux 
que  vous  ayez  voulu  de  nouveau  reprendre  notre  corres- 
pondance. Je  n'ai  jamais  tant  apprécié  les  hommes  que 
depuis  que  je  suis  dans  mon  vilain  isolement.  L'espoir  de 
revenir  cet  automne  à  Pétersbourgne  s'est  pas  réalisé;  les 
moyens  ont  manqué  ;  il  a  fallu  remettre  encore  au  prin- 
temps et  s'ennuyer  douloureusement  encore  un  hiver  à 
Dresde. 

Je  ne  vous  avais  pas  répondu  encore,  parce  que  j'étais 
occupé  du    roman  pour  le  Bousski  Viestnik,']e  n'ai  pas 
redressé  le  cou,  à  la  lettre.  Ça  n'allait  pas,  il  a  fallu  tant 
de  fois  refaire,  qu'à  la  fin  je  me  suis  promis  de  ne  plus  lire, 
ni  écrire,  ni  même  regarder  autour  de  moi,  avant  d'avoir 
fini  ce  que  je  m'étais  donné  pour  tâche.  Et  ce  n'est  encore 
que  le  commencement.  Il  est  vrai  que,  dans  le  roman,  bien 
des  choses  du  milieu  ont  été  écrites,  et  beaucoup  de  cho- 
ses rejetées  (pas  en  entier,  bien  entendu).  Mais,  néanmoins, 
je  suis  encore  au  со  mmencement.  C'est  un  mauvais  indice, 
et  cependant  j'aurais  voulu  faire   le  mieux  possible.  On 
dit  que  chez  l'artiste,  le  ton  et  la  manière  du  récit  doivent 
naître  spontanément.  C'est  vrai,  mais  quelquefois  on  s'y 
perd  et  on  les  cherche.  En  un  mot,  jamais  aucune  œuvre 
ne  m'a  coûté  plus  de  peine.  Au  commencement,  c'est-à- 
dire  vers  la  fin  de   l'année  dernière,  je  considérais  cette 


384  CORnESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

chose  comme  étudiée,  composée,  je  la  regardais  avec  hau- 
teur. Ensuite  m'est  venue  la  véritable  inspiration,  —et  eou- 
dain  je  l'ai  aimée  cette  œuvre,  je  l'ai  saisie  des  deux  mains 
et  je  me  suis  mis  h  bifTer  ce  qui  était  écrit.  Cet  été,  un 
autre  changement  est  survenu  :  un  nouveau  personnage 
a  surgi,  avec  la  prétention  de  devenir  le  héros  véritable 
du  roman,  de  sorte  que  le  premier  héros  a  dû  se  retirer 
au  second  plan  (c'était  un  personnage  intéressant,  mais 
qui  ne  méritait  pas  réellement  le  nom  de  héros).  Le  nou- 
veau m'a  tellement  ravi  que  je  me  suis  mis  encore  une 
fois  à  refaire  mon  œuvre.  Et  à  présent,  depuis  que  j'ai 
envoyé  à  la  rédaction  du  Housski  Vieslnik  le  commence- 
ment, je  me  suis  soudain  effrayé,  j'ai  peur  que  le  sujet  ne 
soit  au-dessus  de  mes  forces.  Mais  j'ai  peur  sérieusement, 
douloureusement  !  Et  cependant,  je  n'ai  pas  introduit  ce 
héros  de  but  en  blanc.  J'ai  préalablement  inscrit  son  rôle 
dans  le  programme  du  roman  (le  programme  occupe  quel- 
ques feuilles  d'imprimerie)  et  tout  son  rôle  est  marqué  par 
des  scènes  et  non  pas  par  des  réflexions.  Je  crois  donc 
qu'il  en  sortira  un  personnage  et  môme, peut-être, nouveau; 
j'espère,  mais  je  crains.  Il  est  temps  enfin  d'écrire  quelque 
chose  de  sérieux.  Et  peut-être  ferai-je  faillite.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  faut  écrire,  car  avec  ces  corrections  j'ai  perdu 
beaucoup  de  temps,  et  j'ai  écrit  fort  peu. 

Mais  passons  à  l'affaire  :  vous  ne  pouvez  vous  figurer, 
très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch,  combien  j'ai  eu  de  peine 
de  manquer  à  ma  promesse  à  la  Zaria.  Mais  je  suis  arrivé 
à  un  tel  point  qu'encore  un  peu  je  deviendrais  fou  !  Je  ne 
pouvais  prévoir  de  tels  arrêts  et  de  tels  bouleversements 
dans  mon  travail.  Mais  si  je  ne  termine  pas  une  chose 
préalablement,  je  ne  ferai  pas  davantage  une  autre.  Ma 
chose  pour  la  Zaria  sera  pour  l'année  prochaine,  mais  à  la 
fin  de  l'année,  et  pendant  cet  intervalle  je  reviendrai  à 
Pétersbourg.  Quant  à  ma  nouvelle,  je  ne  sais  pas  si  je  serai 
capable  de  tenir  cette  promesse.  Il  y  a  deax  mois  (en  la 
donnant)  j'étais  dans  une  autre  situation.  Je  vous  dirai 
seulement  :  toutes  mes  sympathies  et  souhaits  sont  tour- 
nés vers  la  Zaria,  et  si  de  mon  côté  je  puis  lui  être  utile,  si 
peu  que  cela  soit,  je  me  trouverai  heureux.  Attendez,  et 
alors  vous  prononcerez  votre  jugement.  En  attendant,  épar- 
gnez-moi. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  385 

J'ai  lu  votre  lettre  avec  grand  plaisir.  Ce  qui  m'a  plu  en 
elle  c'est  un  certain  changement  dans  votre  façon  de  con- 
sidérer votre  propre  travail.  Je  vous  dis  et  je  vous  prédis 
que  vous  devez  absolument  trouver  des  partisans  en  grand 
nombre.  Car  vous  prêchez  la  vérité  !  J'attends  avec  impa- 
tience toute  une  série  de  vos  articles  pour  la  saison  actuelle. 
D'une  façon  ou  d'une  autre,  la  vérité  doit  triompher.  Vous 
dites  qu'on  crie  :  mais  tant  mieux.  Quant  au  Viestnik 
Evropi  et  ses  succès,  n'en  parlons  pas,  si  ce  n  est  que 
c'est  la  revue  qui  convient  aux  tonctionnaires  de  Saint- 
Pélersbourg  et  à  d'autres  (dans  le  sens  vil  et  non  dans 
le  sens  populaire).  //  n'a  pu  ne  pas  avoir  de  saccès  et  vivra 
encore  très  longtemps,  plusieurs  années.  Mais  vous  vain- 
crez. Ce  qu'il  faudrait  uniquement  souhaitera  \aZaria  c'est 
l'exactitude  bureaucratique  du  Vieslnik  Évropi.  (N.  B. — 
Avez-vous  remarqué,  cependant,  que  les  meilleures  revues 
qui  aient  existé  en  Russie,  ne  se  sont  pas  distinguées  par 
l'exactitude?  Mais  il  vaudrait  mieux  ne  pas  les  imiter  )  Dans 
le  dernier  livre  de  la  Zaria  j'ai  lu  votre  article  sur  Polonsky. 
Je  n'ai  fait  que  parcourir  le  reste,  je  n'avais  pas  de  temps, 
mais  il  me  semble  que  le  livre  est  admirablement  bien 
composé.  Tous  les  articles  se  laissent  lire  et  correspondent 
à  l'intérêt  du  moment.  Anna  Grigorievna  m'a  dit  que  le 
roman  d'Avséenko  est  bien.  Si  Dieu  le  permet,  je  le  lirai. 
L'article  sur  Polonsky  m'a  beaucoup  plu.  C'est  indiscuta- 
blement un  sujet  important  ;  en  quoi  consiste  la  véritable 
poésie  ?  Mais  il  me  semble  qu'il  serait  encore  mieux  si  en 
même  temps  vous  vous  étendiez  sur  ce  qui  constitue  la 
fausse  poésie,  la  poésie  hypocrite.  Je  vous  jure,  Nicolas 
Nicolaïevitch,  que  le  public  actuel  est  loin  d'être  ce  qu'il 
a  été  dans  les  jours  de  notre  jeunesse.  A  celui  d'aujour- 
d'hui il  faut  expliquer  bien  des  choses.  Ah  !  Nicolas  Nico- 
laïevitch,  soyez  plus  méchant!  Vous  serez  très  utile  par  là 
à  vous-même  et  aux  autres.  D'ailleurs,  vous  n'avez  pas 
besoin  de  mes  conseils  !  Mais  vous  m'êtes  cher.  Ce  n'est 
pas  en  vain  que  je  coupe  votre  article  le  premier.  Le  jour 
où  je  reçois  le  livre  avec  votre  article  est  un  jour  de  fête. 

Comment  est  votre  santé  ?  Je  ne  puis  me  louer  de  la 
mienne,  ça  c'est   mauvais.   Maintenant  commence   pour 
moi  un  hiver  de  travail  acharné,  jour  et  nuit.  Je  voudrais 
terminer  tout  au  printemps.  C'est  la  seule  manière  pos- 
as 


386  COBREePONDANCE    DE    DOSTOÏBVBKI 

Bible  de  travailler,  c'est-à-dire  sans  героя,  aulrement  on  se 
fatigue  et  on  ne  termine  pas.  Je  mène  une  vie  ennuyeuse 
et  trop  régl«Se ,  Tous  les  jours  je  fais  une  promenade  et  je 
lis  plusieurs  journaux,  entre  autres  «leux  russes.  Л  mon 
avis,  tous  ces  événements  émouvants,  actuels,  auront  une 
action  directe  et  rapide  sur  notre  vie  russ*?,  et,  par  consé- 
quent, sur  la  littérature.  En  tout  cas,  les  temps  sont  extra- 
ordinaires. Je  ne  crois  pas  que  ia  littérature  perde  de  son 
influence  et  de  son  i/nportanco.  Au  contrairo,  dans  tous 
les  cas,  elle  y  gagnera  ;  mais,  en  lisant,  par  exemple,  les 
journaux  russes,  on  s'aperçoit  tout  de  suite  combien  tout 
cela  a  mûri  hAtivement  et  sans  idée  propre  (en  dehors  des 
Moscovskié  Viédomosli,  bien  entendu).Ne  pourriez-vous  me 
répondre  de  quelque  façon,  cher  Nicolas  Nicolaievilch  ? 
Vous  me  rendriez  heureux.  Et  moi  je  vous  promets  d'être 
exact. 

Votre  sincèrement  dévoué, 

Théodore  Dostoïevski. 


Ad  même. 

Dresde,  2(14)  décembre  1870. 

Pardonnez-moi  à  votre  tour,  très  estimé  Nicolas  Nico- 
laïevitch,  de  n'avoir  pas  tout  de  suite  répondu  à  votre  lettre. 
Tous  mes  tracas  sont  au-dessus  de  mes  forces.  Vous  me 
parlez  de  l'article  promis  à  la  Zaria,du  roman.  Il  y  a  long- 
temps que  je  craignais  votre  question,  et  que  puis-je  répon- 
dre ?  Maintenant,  en  ce  moment,  je  suis  surchargé.  Mon 
engagement  avec  le  ^oa5s/«'  Viestnikéiali  une  dette,  à  pro- 
prement parler,  c'est-à-dire  que  j'y  suis  resté  débiteur 
d'une  somme  considérable.  On  ne  m'a  pas  tracassé,  on  m'a 
traité  de  la  façon  la  plus  délicate  et  la  plus  noble.  Pour 
dire  l'exacte  vérité,  la  nouvelle  (plutôt  le  roman)  que  j'ai 
conçue  pourle/îoass/ct  Viestnik  a  été  commencée  àla  fin  de 
l'année  dernière  (1869).  J'avais  espéré  le  terminer  pour  le 
mois  de  juillet  même,  quoiqu'il  ait  augmenté  au  delà  de 
quinze  feuilles.  J'étais  complètement  sûr  dêtre  prêt  pour 
la  Zaria.  Eh  bien  !  Toute  l'année  je  n'ai  fait  que  déchirer 
et  changer.  J'ai  écrit  des  tas  de  papiers  si  grands,  que  j'ai 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  387 

perdu  tout  le  système  pour  me  renseigner  sur  ce  qui  avait 
été  écrit.  J'ai  changé  mon  plan  au  moins  dix  fois,  et  j'ai 
écrit  de  nouveau  toute  la  première  partie.  Il  y  a  deux  ou 
trois  mois  j'étais  au  désespoir.  Enfin,  tout  s'est  constitué  à 
la  fois,  et  ne  peut  plus  être  changé,  mais  il  y  aura  trente  ou 
trente-cinq  feuilles.  Si  j'avais  eu  1«  temps  d'écrire  sans 
me  presser  (sans  un  terme  fixe),  il  est  possible  qu'il  en 
serait  résulté  quelque  chose  de  bien.  Mais  il  y  aura  cer- 
tainement des  parties  qui  seront  plus  longues  les  unes  que 
les  autres  et  plus  étendues  !  J'ai  écrit  jusqu'à  10  feuilles 
en  tout,  cinq  sont  envoyées,  j'en  envoie  cinq  dans  quinze 
jours  et  ensuite  je  travaillerai  tous  les  jours  comme  un 
nègre,  jusqu'à  ce  que  j'aie  fini.  Voilà  ma  situation  :  com- 
ment puis-je  vous  répondre  affirmativement  en  ce  moment? 

Croyez  bien  que  tout  ce  que  je  vous  ai  écrit  p^t  la 
vérité  pure,  jusqu'au  dernier  mot. 

Je  ne  pouvais  donc  pas  savoir  à  l'avance  que  je  me 
tourmenterais  toute  l'année  sur  le  plan  du  r<>ni;in  /"vraiment 
tourmenté). 

Enfin,  si  pour  tenir  la  promesse  faite  cet  été  à  la  Zaria 
j'avais  abandonné  le  roman  et  si  j'en  avais  commencé  un 
autre  pour  la  Zaria^  convenez-en,  aurait-il  été  matérielle- 
ment possible  de  l'écrire  ?  Je  n'aurais  pu  d'aucune  façon 
abandonner  mon  travail  actuel,  précisément  parce  qu'il 
m'est  revenu  si  douloureusement  cher.  Je  m'adresse  à 
vous,  à  votre  subtile  compréhension  de  la  situation  d'un 
écrivain  :  décidez-en  vous-même,  cela  est-il  possible  ? 

Ainsi,  j'écrirai;  mais  je  ne  connais  pas  l'avenir.  Je  ne  sais 
qu'une  chose:  la  deuxième  moitié  du  roman  me  sera  beau- 
coup plus  facile  que  la  première.  Si  je  termine  cet  été  (ce 
qui  est  presque  certain),  vers  la  fin  de  l'année  je  publierai 
L     dans  la  Zaria  ou  bien   une  nouvelle,  ou  bien  le  commen- 

■  cernent  d'un  roman,  (c'est-à-dire  un   tel   commencement 
I     de  roman  qui  par  lui-même  sera  un  roman  séparé).  Vous 

■  demandez  le  titre  ?  Je  ne  puis  vous  le  donner.  Voici  de 
В  quoi  il  s'agit  :  de  ces  nouvelles,  que  j'ai  imaginées  et 
^  bien  notées,  il  se  trouve  six,  —  chacune  d'un  tel  genre, 
Hftque  je  me  serais  rais  avec  ardeur  à  la  travailler.  Mais  si 
^^'étais  libre,  c'est-à-dire  si  je  n'avais  pas  de  besoins  cons- 
tants d'argent,  je  n'aurais  pas  écrit  une  seule  des  six, 
je  me  serais  mis  tout  de  suite  à  mon  futur  roman.  Ce  futur 


388  CORREAPONDANCE    DE    DOeTOÏEVSKI 

roman  me  tracasse  déjà  depuis  plus  de  trois  ans,  naais 
jo  ne  le  commence  pas,  car  je  voudrais  l'écriro  sans  me 
ргеьзег,  comme  écrivent  les  Tolstoï,  les  Tourgiienev  et 
les  Gontcharov.  Qu'il  existe  donc  au  moins  une  de  mes 
œuvres  qui  soit  libre  et  qui  n«  soit  pas  écrite  pour  une 
époque  déterminée.  Je  considère  ce  roman  comme  le  der- 
nier mot  de  ma  carrière  littéraire.  Son  titre  sera  :  La  vie 
d'un  f/r and  pécheur.  Il  se  fractionne  naturellement  en  toute 
une  série  de  nouvelles.  Mais  je  ne  sais  si  je  pourrai  le  com- 
mencer celte  année,  môme  si  je  termine  en  juillet  pour  le 
Jiousski  Mestnik.  Ainsi,  tout  dépend  du  temps.  Je  ne  puis 
vous  donner  les  litres  à  présent. Nous  en  parlerons  à  notre 
rencontre,  ou  à  la  fin  d'avril,  ou  en  mai  de  l'année  pro- 
chaine. (J'aurais  été  en  automne  à  Saint-Pétersbourg,  si 
je  n'étais  pas  en  relard  avec  le  roman,  par  conséquent  avec 
l'argent.  Maintenant,  en  décembre,  ce  n'est  pas  possible 
de  faire  voyager  l'enfant,  et  je  dois  rester  ici  jusqu'au 
printemps.)  Pour  terminer  en  ce  moment,  je  vous  dirai 
que  la  rédaction  peut  en  tout  cas  me  promettre  (sans  titre), 
et,  quoi  qu'il  arrive,  je  tiendrai  ma  parole.  (N.  B.  —  Quoi- 
que, je  dois  vous  l'avouer,  l'ouvrage  me  revienne  cher,  je 
commence  à  avoir  le  sang  fortement  à  la  tôle  ;  jai  peur  de 
me  faire  du  mal.  Mais  le  roman  pour  le  Bousski  Viestnik 
m'a  anéanti  cette  année.) 

Vous  écrivez  à  propos  de  Pissemski  et  de  Kluchnikov. 
Mais  cependant  Pissemski  écrit  d'une  manière  intéres- 
sante. Vous  dites  que  leurs  noms  n'attireront  personne. 
Faites  donc  ainsi  :  écrivez  que  l'année  prochaine  vous 
aurez  comme  collaborateurs,  Tolstoï,  M™«  Kokhanovskaïa, 
Pissemski,  Kluchnikov,  Tchaev,  moi,  etc.,  etc.,  et  croyez 
bien  que  cela  sera  très  convenable.  Mais  quelle  est  donc  la 
revue  qui  peut  donner  davantage  en  belles-lettres  ? 

L'année  prochaine  la  tendance  de  la  Zaria  pourrait 
attirer  rattention,  à  cause  des  circonstances  politiques  de 
l'Europe  qui  penchent  vers  elle.  Dans  tous  les  cas,  les 
années  prochaines  ne  se  passeront  pas,  à  ce  qu'il  paraît, 
sans  la  solution  de  la  question  slave  orientale.  Si  môme  la 
souscription  de  l'année  prochaine  n'était  pas  satisfaisante, 
une  revue  comme  la  Zaria  ne  doit  pas  se  décourager.  L'ave- 
nir relèvera  sans  aucun  doute  et  même  un  avenir  pro- 
chain ;  l'avenir  appartient  à  cette  direction  et  les  nihilistes 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  389 

disparattront  comme  une  fumée.  Il  s'agit  donc  de  résoudre 
la  question. 

Vous  demandez  mon  avis  à  propos  des  derniers  livres. 
C'est  difficile  de  le  donner  à  la  hâte,  mais  si  on  se  voyait, 
il  me  semble  que  nous  parlerions  beaucoup  et  longue- 
ment. Combien  j'aurais  voulu  m'épanoher!  Pour  moi,  la 
Zaria  esL  quelque  chose  de  très  proche.  Seule,  presque  seule 
parmi  les  revues,  elle  défend  les  opinions  que  je  mets  au- 
dessus  de  ma  vie  et  auxquelles,  à  mon  avis,  appartient 
l'avenir.  Quant  à  la  situation  actuelle,  d'après  moi,  elle 
n'est  pas  tout  à  fait  satisfaisante  (en  dehors  de  vos  articles, 
dont  je  me  délecte).  Mais  tout  cela  est  un  sujet  fort  long. 
Voici  pour  vous  une  petite  observation  :  il  me  semble 
qu'on  ne  devrait  pas  mettre  dans  le  môme  numéro  deux 
articles  tels  que  celui  d'Ogoi'oJnikov  sur  l'Amérique,  et 
la  Lecture  et  la  Popularité  de  Konstantinov,  exactement 
opposés  de  vues. 

Pour  Ogorodnikov,  parmi  les  Russes  seul  l'étudiant  l..., 
qui  est  allé  dans  le  fond  de  l'Amérique  pour  apprendre  par 
expérience  comment  l'ouvrier  américain  travaille,  lui  plaît 
et  de  lui  seul  il  parle  avec  déférence.  Et  tout  à  coup  dans 
le  môme  numéro  l'article  de  Konstantinov  ! 

Mais  d'ailleurs,  j'écris  tout  cela  en  vain.  Il  n'y  a  qu'une 
chose  qui  me  déplaise  dans  vos  articles,  c'est  que  vous  en 
publiez  rarement.  Ainsi,  peut-on  manquer  la  livraison  de 
novembre,  mon  cher  Nicolas  Nicolaïevitch,  с 'est -à  dire  la 
livraison  la  plus  importante  pour  la  souscription  !  (Je  dois 
remarquer  que  dans  la  livraison  de  novembre,  pour  une 
raison  ou  une  autre,  tous  les  articles  sont  très  intéressants. 
Si  le  vôtre  y  était  aussi,  ce  serait  deux  fois  plus  intéres- 
sant.) 

L'article  sur  Karamzine  (le  vôtre)  a  ma  prédilection, 
car  ma  jeunesse  était  ainsi,  et  j'ai  été  nourri  de  Karamzine. 
Je  l'ai  lu  avec  sentiment.  Mais  le  ton  m'a  plu  également.  Il 
me  semble  que  c'est  la  première  fois  que  vous  exprimez 
d'un  ton  si  tranchant  les  choses  à  propos  desquelles  tout 
le  monde  gardait  le  silence.  Ce  ton  асегЬз  тч  plaît.  Il 
faut  justement  davantage  de  hardiesse,  davantage  de  res- 
pect exagéré  de  soi-même.  Je  ne  suis  pas  du  tout  étonné 
que  cet  article  vous  ait  procuré  de^  ennemis  môme. 

Le  roi  Lear  de  Tourguenev  ne  me  plaît  pas  du  tout.  C'est 


390  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

une  chose  pleine  d'emphase  et  vide.  Le  ton  est  bas.  Je 
vous  jure,  je  ne  parle  pas  par  jalousie. 

Au  revoir,  très  eslimé  Nicolas  NicolaTevilcIi,  ne  m'ou- 
bliez pas  et  croyez  à  mes  sincères  sentiments.  Est-il  poe- 
sible  que  nous  nous  voyons  bientôt  ?  Comme  j'ai  envie 
d'aller  en  Russie I  Anna  Grigorievna  en  est  malade.  Aa 
revoir,  cher  Nicolas Nicolaïcvitch.  Votre, 

Théodore  Dostoïevski. 

P.-S.  —  Anna  Grigorievna  vous  salue. 

[En  marge  de  la  2*  page]:  Il  y  a  ici  une  foule  de  Ruseee. 
Cette  semaine  tous  se  sont  réuni»(de  leur  propre  initiative) 
et  ils  ont  envoyé  une  adresse  au  chancelier  à  propos  du 
19  octobre. 

C'est  moi  qui  ai  composé  l'adresse. 

[En  marge  delà  3"  page]:  Ce  n'est  pas  que  tous  m'aient 
oublié,  mais  tous  m'ont  abandonné.  A.  Nicolalevitch  Maïkov 
est-il  en  bonne  santé  ? 

[En  marge  de  la  4»  page]  :  Vous  dites  qu'un  moment 
intéressant  est  venu  pour  vous.  Mais  à  présent  approche 
précisément  une  époque  qui  sera  de  plus  en  plus  intéres- 
sante pour  votre  tendance. 


A  A,  N.  Maïkov^ 

Dresde,  15  (27)  décembre  1870. 

Il  y  a  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  pas  écrit 
cher  et  aimable  Apollon  Nicolaïevitch.  Je  ne  sais  pas  si 
vous  n'avez  quelque  raison  de  m'en  vouloir  ?  Il  me  sem- 
ble que  non  1  II  est  probable  que  c'est  ma  longue  absence 
qui  est  cause  de  tout  cela.  Cependant  (car  bientôt  appro- 
che le  temps  où  je  dirai  adieu  à  l'étranger  et  où  je  revien- 
drai chez  moi),  je  me  souviens  des  amis  et  des  camarades 
des  jours  passés,  et  je  pense  beaucoup  à  eux.  Comment 
nous  retrouverons-nous,  que  nous  dirons-nous,  et  quelle 
impression  produirons-nous  l'un  sur  l'autre  ?  Bref,  je  pres- 
sens l'avènement  d'une  nouvelle  période  de  vie,  et  je  suis 
agité.  Anna  Grigorievna  a  le  mal  du  pays  au  point  d'en 
souffrir.  Mais  hélas  !  je  n'ai  pu  arranger  mon  retour  pour 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  391 

l'automne.  J'arriverai  vers  le  1"  mai  1871  et  tant  pis  1 
Bien  entendu,  je  ne  perds  pas  l'espoir  d'arranger  mes 
affaires  au  moins  à  moitié.  Mais  tout  cela  n'existe  qu'à 
l'état  de  projet.  Une  chose  est  certaine,  c'est  que  je  ne 
changerai  pas  la  date  de  mon  retour.  Ma  vie  actuelle  est 
affreuse.  Si  je  n'étais  forcé  de  travailler  jour  et  nuit,  je 
périrais  d'ennui.  Ma  santé  est  toujours  la  même.  Une 
chose  me  tourmente:  Anna  Grigorievna  est  toujours  souf- 
frante.  Ma  fille  est   gaie  et  bien  portante. 

Je  me  suis  chargé  d'un  travail  qui  est  presque  au-dessus 
de  mes  forces.  J'ai  imaginé  d'écrire  un  roman  énorme  (un 
roman  à  thèse,  —  ce  qui  est  pour  moi  très  difGcile)  et  je 
croyais  au  commencement  que  je  m'en  tirerais  facilement. 
Eh  bien  I  J'ai  déjà  changé  plus  de  dix  fois  ma  façon  de  rédi- 
ger et  j'ai  vu  que  la  ihèse  oblige,  et  voilà  pourquoi  je  suis 
devenu  très  méfiant  envers  mon  roman.  C'est  à  peine  si  j'ai 
pu  terminer  la  première  partie  (la  graude,  de  10  feuilles;  il 
y  aura  4  parties)  et  je  viens  de  l'envoyer.  Je  pense  qu'elle 
ne  dit  pas  grand'chose  et  qu'elle  ne  fait  pas  d'effet.  D'après 
la  première  partie,  le  lecteur  ne  pourrait  môme  pas  devi- 
ner ce  que  je  veux  dire  et  ce  que  va  devenir  l'action.  On  a 
répondu  avec  bienveillance  du  fiousski  Viestnîk.  Le  nom 
du  roman:  Les  Démons  (toujours  les  mômes  démons  dont 
je  vous  avais  parlé  un  jour),  avec  une  épigraphe  tirée  de 
l'Évangile.  Je  veux  faire  connaître  mes  opinions  sans 
ambages  à  la  jeunesse  actuelle.  D'ailleurs,  il  est  difficile  de 
dire  quelque  chose  dans  une  lettre.  C'est  dommage  que  je 
n'aie  pu  tenir  ma  promesse  à  la  Zaria.  S'ils  ont  de  l'indul- 
gence pour  moi,  et  s'ils  ne  m'appellent  pas  coquin,  je  me 
mettrai  à  la  disposition  de  la  Zaria  à  un  autre  moment. 
Il  est  impossible  de  calculer  tout  exactement.  Savaisje 
que  dans  une  année  entière  j'écrirais  à  peine  dix  feuilles  1 
Je  ne  puis  ra'arracher  du  Ronsski  \iestnik  avant  une  cer- 
taine époque.  Et  puis,  ayant  commencé  une  chose,  on  ne 
peut  entreprendre  autre  chose. 

Apollon  Niçolaïevitch,  j'ai  une  demande  très  importante 
à  vous  adresser,  mais  ne  croyez  pas  que  je  ne  vous  écrive 
que  quand  j'y  suis  poussé  par  la  nécessité.  Ma  demande 
est  extravagante  ;  je  n'ai  personne  à  qui  me  confier  en 
cette  affaire.  Et  c'est  si  important  pour  moi,  qu'il  est  possi- 
ble qu'en  prenant  une  certaine  tournure  cette  affaire  puisse 


392  connEepoNDANce  DE  dostoKbvski 

contenir  pour  moi  une  grande  calamité,  ou  bien  la  solu- 
tion (1(5  toutes  mee  difricult«''8. 

Sleilovsky   a   annoncé    l'édition    de  mes  œuvres  et  de 
Crime  et  ChAliinent.  J'ai  lu  l'annonce  dans   le  Golosê  (je 
crois  du  I  i  décfîmbre).  Il  n'y  est  pas  dit  quelle   est  cette 
édition,  ancienne   ou    nouvelle,  et  si  c'est  publié  dans  le 
format  de    son  Becueil  des   Aalears    Huasea  (c'eet>à-dire 
2  colonnes  et   in-octavo).  Mais  cela    doit  être    l'ancienne 
édition    et  le   format  in-octavo.   Car,  autrement,   d'après 
son  contrat,  il  devrait  me  payer  3,000  roubles  d'amende  : 
voilà   pourquoi  il    n'ira  pas  faire   de    nouvelle  édition.  Ce 
qui  est  iniporlmil   pour  moi,   c'est  qu'il  a  publié  Crime  et 
Châtiment,  pour  lequel  il  devait  me  payer  immédiatement, 
en  vertu  du  contrat  et  sous  peine  d'une  amende  de3.000  rou- 
bles.   Le  paiement  devait  être  réparti  ainsi,  aux  termes 
du  contrat  :  il  doit  payer  chaque  feuille  de  Crime  et  Châ- 
timent (imprimé  absolument  dans   son  format   du  Recueil 
des  Auteurs  Russes,  c'est-à-dire  in-octavo  et  à  2  colonnes) 
exactement  autant  que   lui  a  coûté  la  feuille  de  l'édition 
de  mes  œuvres  qu'il  a  publiée  en  1866  (dans  son  format). 
11  est  facile  de  vérifier  ainsi  :  il  faut  compter  le  nombre 
des  feuilles  de  son  ancienne  édition  (dans  son  édition,  à 
l'exception  de  Crime  et  Châtiment,  qui  vient  de  paraître  à 
présent  seulement)  et  diviser  3.000  roubles  (le  prix  que  je 
reçus  de  lui  alors)  par  le  nombre  des   feuilles.  On  aura 
ainsi  le  prix  de  la  feuille.  Ensuite,  ayant  multiplié  le  prix 
par  le  nombre    de   feuilles  de  Crime   et  Châtiment  (dans 
son   format   à   lui),    nous  obtiendrons   le    chiffre    de    la 
somme  que  je  dois  recevoir  de  lui.  Cette  sonome  est,   il 
me  semble,   environ   900   roubles.  Je  me  souviens    que 
je  vous  ai  écrit  alors  à  propos  de  cela,  et  puis  Stellovsky, 
il  me  semble,  vous  en  a  parlé. 

Je  vous  le  répète  :  Stellovsky  n'a  aucune  raison  et  aucune 
possibilité  de  refuserle  paiement  immédiat surmapremière 
demande.  Car  autrement  il  est  forcé  de  payer  une  amende 
de  3.000  roubles.  Voilà  pourquoi  il  n'osera  pas  refuser. 

Maintenant,  voici  en  quoi  consiste  la  prière  que  je  vous 
adresse  :  ne  consentiriez-vous  pas  (pour  l'amour  du 
Christ  !)  à  exiger  de  lui  le  paiement  et  à  recevoir  l'ar- 
gent? Si  vous  consentez,  l'affaire,  selon  la  procédure 
normale,  doit  se  passer  ainsi  : 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  393 

Ayant  obtenu  votre  consentement,  je  vous  envoie  immé- 
diatement, d'ici,  une  procuration  légale  et  absolument  in- 
discutable pour  toucher  cet  argent,  d'après  les  articles  du 
contrat.  Cette  procuration  sera  légalisée  dans  notre  con- 
sulat russe  (ces  sortes  de  procuration  sont,  je  le  sais,  très 
légales  et  indiscutables).  En  môme  temps,  je  vous  envoie 
une  copie  exacte  de  mon  contrat  avec  Slellovsky,  en  1865, 
et,  enfin,  la  lettre  que  j'adresse  d'ici  à  Stellovsky  (non 
fermée). 

Cette  lettre  contiendra  ce  qui  suit  : 

Monsieur,  vous  avez  annoncé  votre  publication  de  mon 
roman  Crime  et  Châtiment,  ce  que  j'ai  appris  en  lisant  vos 
annonces  dans  les  journaux.  D'après  tel  article  du  contrat, 
que  nous  avons  signé  mutuellemant  (là  et  là),  vous  devez 
me  payer  immédiatement  la  somme  qui  me  revient.  Et, 
d'après  tel  article  du  contrat,  en  cas  de  non-paiement, 
vous  êtes  passible  d'une  amande  légale  de  3.000  roubles  en 
ma  faveur.  Me  trouvant  en  ce  moment  à  Dresde,  j'ai  envoyé 
au  conseiller  d'État  aclue,  Apollon  Nicolaievitch  MaUkov, 
une  procuration  légale  et  indiscutable  pour  toucher  l'ar- 
gent que  vous  me  devez  pour  le  roman  qui  vient  d'être  im- 
primé, procuration  légalisée,  d'après  la  loi,  par  le  consulat 
russe.  De  plus,  je  lui  envoie  également  une  copie  conforme 
du  contrat  que  nous  avons  signé  mutuellement  en  186э. 
Par  suite  de  quoi  je  vous  prie,  aussitôt  après  avoir  reçu 
cette  lettre,  d'effectuer  ce  paiement  entre  les  mains  d'Apol- 
lon Nicola'ievitch  Maïkov,  dans  l'étude  de  l'agent  de  change 
Barouline,  dans  laquelle  nous  avons  contracté  l'engage- 
ment précédent.  Sur  la  présentation  de  la  procuration, 
qu'on  vous  fera  dans  cette  étude,  et  après  avoir  remboursé 
l'argent,  je  vous  prie  d'apposer  la  signature  sur  l'original 
et  sur  la  copie  du  contrat  et  de  faire  signer  également  sUr 
l'original  du  contrat  et  sur  la  copie  Apollon  Nicolaievitch 
Maïkov,  pour  acquitter  le  remboursement  de  l'argent.  Après 
quoile remboursement  et  l'acquittementseront  certifiés  par 
l'agent  de  change  Barouline.  Tout  cela  doit  être  fait  suivant 
l'exemple  et  le  modèle  de  ce  que  j'ai  fait  en  recevant  de 
vous,  en  1865,  3.000  roubles  pour  le  droit  d'éditer  mes 
œuvres.  Quant  à  la  somme  que  vous  avez  à  тз  payer 
pour  le  roman  que  vous  avez  imprimé,  Crime  et  Châti- 
ment, je  confie  à  Apollon  Nicolaievitch  le  soin  d'établir  le 


394  CORREf^PONDANCE   DE  DOSTOKeVSKI 

ccmple  d'accord  avec  vous  ei  ье1оп  les  termes  du  conlrat. 

Voilà  dons  quel  esprit  ma  lettre  sera  écrite;  je  lui  don- 
nerai une  forme  plus  juridique. 

Ayaut  reçu  ma  procuration,  la  copie  et  les  lettres,  voici 
ce  qui  vous  restera  à  faire  : 

Écrire  à  Stellovsky  quatre  lignes  et  les  lui  envoyer  avec 
ma  lettre.  Vous  l'iulormcrez,  qu'ayant  ma  procuration,  ce 
qu'il  apprendra  par  la  lettre  que  je  lui  adresse,  voue  le 
priez  de  vous  désigner,  le  plus  vite  possible,  quand  il  lui 
eera  convenable  de  rembourser  la  somme,  selon  les  con- 
ventions dont  parle  ma  lettre  ? 

Voilà  tout.  C'est  tout  ce  que  j'ai  à  vous  demander  I  Vous 
sera-t-il  agréable  de  me  rendre  ce  service,  Apollon  Nico- 
laïevilch?  C'est  le  dernier  senice  que  je  sollicite  de  vous. 
Je  ne  vous  dérangerai  plus  par  mes  demandes. 

Écoutez  à  présent,  Apollon  Nicolaïevilch,  pourquoi  tout 
cela  est  important  pour  moi. 

Bien  entendu  que  le  remboursement  de  celle  somme 
assez  grande  est  important  pour  moi.  D'autant  plus  que 
Slellovsky  ne  peut  refuser  de  payer,  sous  aucun  prétexte, 
car  il  sait  qu'il  est  passible  d'une  amende  de  3,000  rou- 
bles, selon  un  article  très  précis  et  très  clair  du  contrat. 
Je  vous  prie  donc  très  instamment,  et  avec  tant  d'insis- 
tance parce  que  je  ne  prévois  ici  aucun  embarras  tant  soit 
peu  considérable  ;  car  il  n'osera  pas  refuser,  sachant  ce 
qui  l'attend. 

Mais,  outre  le  remboursement  de  l'argent,  l'avenir  aussi 
a  de  l'importance  pour  moi.  Dans  toute  cette  affaire, il  peut 
se  trouver  très  sûrement  quelque  chose  capable  d'influer 
sur  mon  avenir.  Voici  :  Slellovsky,  après  avoir  acheté  en 
1865  mes  billets  à  ordre  (faits  pour  mon  frère)  à  D....,  et 
mon  billet  à  ordre  à  Gavrilov,  me  força  alors  de  signer 
avec  lui  ce  contrat  honteux  de  la  vente  de  mes  œuvres,  en 
demandant  un  paiement  immédiat  et  en  me  menaçant  de 
prison.  Il  peut  agir  avec  moi  de  la  même  façon,  dès  que 
je  serai  revenu.  Ayant  acheté  avec  profit,  c'est-à-dire 
pour  rien,  mes  billets  à  ordre,  il  peut  devenir  encore  pour 
environ  sept  ans  le  propriétaire  de  mes  œuvres  anciennes 
et  nouvelles, en  me  forçant,  à  mon  retour,  à  signer  quelque 
contrat,  comme  celui  de  1865.  J'ai  même  une  raison  de  le 
supposer  :  s'il  a  réussi  une  fois,  pourquoi  ne  pas  essayer 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI 


395 


encore  ?  Maintenant,  songez  donc  :  si,  sous  un  prétexte 
quelconque,  il  venait  à  ne  pas  vous  payer  cet  argent  pour 
Crime  et  Châtiment  (en  vous  déclarant,  par  exemple, 
qu'il  a  un  billet  à  ordre  sur  moi  en  sa  possession,  ce  qui 
est  entièrement  illégal,  car  le  billet  est  une  chose,  il  faut 
quand  même  effectuer  le  remboursement),  à  l'avenir,  j'au- 
rais contre  lui  une  défense  à  invoquer  :  exiger  de  lui  les 
3.000  roubles  d'amende,  parce  que  lui,  selon  les  termes 
du  contrat,  n'a  d'aucune  façon  la  possibilité  d'éviter  le 
paiement  légal  au  moment  où  on  l'exige. 

Et  alors  je  vous  prie  beaucoup  : 

S'il  évite  de  payer,  retarde  la  réponse,  ou  présente 
quelque  raison,  il  serait  excellent  qu'il  s'y  trouvât  quelque 
témoin.  Pour  cela,  à  mon  avis,  voici  ce  qui  serait  le  plus 
commode  et  le  meilleur  à  faire» 

Quand  vous  lui  enverrez  la  première  fois  votre  mot, 
ajouté  à  la  lettre  que  je  lui  adresse,  dites  dans  votre  billet 
que  vous  attendrez  une  réponse  au  plus  tard  dans  trois 
jours.  S'il  ne  vous  répond  rien,  ou  s'il  vous  donne  une 
réponse  (quelle  qu'elle  soit,  n'importe),  mais  non  écrite, 
c'est  ici  qu'il  serait  bon  d'avoir  un  témoin.  Pour  cela,  voici 
ce  qu'il  faut  faire  :  s'il  évite  de  répondre  avant  trois  jours, 
envoyez-lui  encore  quatre  lignes,  mais  pas  par  la  poste, 
par  quelqu'un  (on  pourrait  prendre  quelque  homme  d'af- 
faires, si  cela  ne  coule  pas  cher  ;  je  paierai)  et  obtenir  de 
lui  une  réponse  (quelle  qu'elle  soit)  mais  une  réponse 
devant  témoin.  De  cette  façon.j'aurai  le  fait,  et  les  témoins 
du  lait  que  Stellovbky  n'a  pas  payé  l'argent  qui  lui  a 
été  réclamé  en  mon  nom,  légalement.  Cela  me  suffit.  Il 
me  paiera  sûrement  alors  3.000  roubles. 

Ainsi,  je  vous  prie,  mon  très  estimé  ami,  de  ne  chercher 
à  obtenir  de  lui  qu'une  réponse  quelconque, et  qu'une  troi- 
sième personne,  c'est-à-dire  votre  envoyé,  connaisse  cette 
réponse.  Voilà  tout.  Quant  à  faire  des  démarches  pour 
obtenir  sûrement  le  remboursement  de  l'argent,  dans  le 
cas  où  il  chercherait  à  biaiser  et  à  s'échapper,  —  c'est 
absolument  inutile.  Il  me  suffit  que  sous  un  prétexte  quel- 
conque il  ait  refusé  de  payer. 

Mais  je  le  répète  encore  une  fois  :  il  est  presque  impos- 
sible de  supposer  qu'il  ne  vous  paie  pas  à  votre  première 
réquisition  et  qu'il  se  mette  à  biaiser.  C'est  un  trop  fin 


396  CORRBHPONOANCB  DB  UOBTOIBVSKI 

renard  el  il  sait  ce  qu'il  risque.  Il  sait  aussi  que  je  ne 
l'épargnorai  pas  et  que  je  lui  ferai  payer  l'amende.  Et  alors 
il  n'osera  pas  ne  pas  vous  payer  et  ne  pas  répondre  aussitôt 
à  voire  lettre.  Et  comme  en  outre  dft  ma  procuration,  voue 
aurez  encore  entre  les  mains  une  copie  conforme  de  notre 
contrat  de  180'),  ol  que  l'affaire  se  passera  dans  l'étude,  il 
n'osera  aucunement  douter  de  la  rôgi'arité  de  la  procura- 
tion que  je  vous  aurai  délivrée,  ou  autre  chose  du  m6me 
genre.  L'affaire  sera  menée  trop  sérieusement,  clairement 
et  ouvertement.  Et  je  le  répète  encore  :  s'il  ne  veut  pas 
payer,  i/  ne  faut  pas  insister.  Je  n'oserais  vous  embarrasser 
d'une  telle  demande.  Il  n'y  a  qu'à  lui  adresser  quatre  lignes 
pour  l'informer  et  avoir  une  réponse. 

(N.  B.  —  Le  remboursement  devrait  être  effectué  dans 
l'étude  de  Barouline  (quelque  part  dans  la  perspective 
Nevsky),  pour  sa  parfaite  tranquillité,  uniquement.  Mais  s'il 
veut  vous  donner  l'argent  tout  simplement  avec  votre 
signature,  sans  Barouline,  c'est  encore  mieux;  moins  d'em- 
barras.) 

Ne  me  refusez  pas,  Apollon  Nicolaïevitch.Je  vous  en  prie 
instamment.  L'affaire  ne  peut  vous  occasionner  d'embar- 
ras particulier,  et  vous  m'aurez  rendu  par  là  un  service 
immense). 

J'attendrai  votre  réponse.  Comme  l'affaire  est  impor- 
tante pour  moi,  je  vous  prie,  très  aimable  Apollon  Nico- 
la'ievitch,  répondez-moi  immédiatement  à  la  réception  de 
cette  lettre,  deux  lignes  seulement  :  oui  ou  non  ? 

Anna  Grigorievna  vous  salue   bien   ainsi  qu'Anna    Iva- 
novna.  Mes  salutations  respectueuses  à   Anna    Ivanovna. 
Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

Paul  s'est-il  marié  ? 


Au  même. 

Dresde,  30  décembre  1870. 

Je  vous  remercie  infiniment,  très  aimable  Apollon  Nico- 
laïevitch,  d'abord  pour  votre  empressement  à  m'obliger; 
secondement,  pour  ne  pas  avoir  tardé  de  me  répondre. 
Mais  vous  avez  oublié  de  mettre  poste  restante  sur  l'enve- 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  397 

loppe,  et  je  n'ai  reçu  votre  lettre  que  le  troisième  jour  de 
son  arrivée  à  Dresde,  et  le  facteur  s'était  adressé  à  la 
police  pour  me  trouver.  Je  vous  envoie  la  procuration,  ne 
me  taxez  pas  d'impudence  en  la  lisant  :  tout  cela  n'est 
qu'une  forme  nécessaire,  comme  on  m'a  assuré.  D'ailleurs 
un  plein  pouvoir  pareil  sera  môme  impressionnant  pour 
Slellovsky.  Il  faudra  faire  légaliser  celte  procuration  au 
bureau  des  Affaires  étrangères,  il  me  semble  (Paul  le  sait) 
que  c'est  là  où  l'on  certifie  la  signature  de  notre  ambas- 
sade. De  plus,  je  vous  envoie  une  copie  conforme  de  mon 
contrat  avec  Stellovsky  en  1865.  Lisez,  je  vous  en  prie  beau- 
coup, lisez  cette  copie  avec  attention,  surtout  les  articles  8 
et  13,  et  vous  verrez  très  clairement  le  fond  de  l'affaire  et 
vous  serez  persuadé  à  quel  point  elle  est  simple  et  indis' 
cutable.  Il  n'y  a  qu'à  se  donner  la  peine  de  toucher.  Et  puis 
cela  m'aurait  ennuyé  de  vous  charger  d'une  affaire  plus 
embarrassante.  A  mon  avis,  plus  vous  mènerez  l'affaire 
ouvertement,  simplement  et  sèchement  (c'est-à-dire  sévè- 
rement), mieux  cela  vaudra. Je  vous  envoie  la  lettre  à  Stel- 
lovsky, non  cachetée;  lisez-la.  Le  principal  est  que  vous 
ïiyez  sous  la  main  un  envoyé  (s'il  le  faut,  je  le  paierai  de  la 
somme  que  Slellovsky  doit  donner,  si  ce  n'est  pas  grand'- 
chose),  afin  qu'il  porte  à  Stellovsky  cette  lettre  avec  un 
billet  de  quatre  lignes  de  votre  part  (mais  que  l'envoyé 
remette  également  ma  lettre  sans  qu'elle  soit  cachetée). 
Dans  vos  quatre  lignes  proposez-lui  de  venir  chez  Barou- 
line  s'il  le  veut,  et  de  vous  indiquer  le  jour  et  l'heure  qui 
lui  conviendront  pour  vous  rembourser  dans  l'étude  de 
Barouline.  Ou  bien  qu'il  fasse  comme  il  voudra,  pourvu, 
qu'il  paie  contre  votre  signature. 

Mais  il  he  peut  ne  pas  payer  :  lisez  l'article  13  du 'contrat. 
Ce  sera  malheureux  s'il  biaise  et  traîne.  Alors,  votre  envoyé 
pourrait  demander  par  la  police.  L'important  c'est  qu'il 
donne  une  réponse.  Certainement,  c'est  une  affaire  trop 
simple,  et  plus  tôt,  ou  plus  tard,  je  serai  payé.  Mais  com- 
bien j'aurais  voulu  l'être  à  présent  !  Je  n'ai  pas  bien  envie 
de  demander  une  avance,  surtout  au  Rousski  Viestnik, 
mais  nous  n'avons  pas  de  quoi  л'ivre  autrement. 

Je  vous  le  répète,  comme  dans  ma  dernière  lettre  :  je 
ne  crois  pas  qu'il  puisse  refuser,  et  je  ne  saurais  même  me 
figurer  quelle  raison  il  en  donnerait  ?  Mais  dans  le  cas  où 


398  CORREerONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI 

i,  refuserait  de  payer,  pour  D'imporle  quelle  m«n  je 
Uu,  prie  iaetammenl  de  moutrer  ma  cop.e  «l  ™  ,PJ«^- 
гаНоЛ  „ue,„ue  ''»■»- ''„^^-'е^';  И  e;»'.'*":;! 
e,l  '"-''-''f  ;t:;,:r    ir^e  d'artair.,  »e  charge 

;^xrqr*^a:n:p:utair;r„L.;v...,,,e,,,ue 

"''п'^'^ы,,,  les  cas  ie  voua  le  répèle,  je  ne  vou»  .icmaude 
,ueT     6  e'u'r  malellre  à  sJlov.ky.  accompagnée  de 
râtre  Ug «es  de  votre  part,  et  dobteuir  de  lu.  une  répoa« 
Г   onque.Voilà  tout.  Le  priucipal. c'est  que, e  vous.up- 
nl"e  surtout  de  m'mformer  sans  relard  de  sa  répoase.Ces 
Très  important  pour  mo,  :  songe,,  donc,  ou  b.en  je   saura, 
„ue^e  recevrai  ««0  roubles,  ou  bien  adresser  au  Ло»„*. 
'ï^-  ,,  п,Гипе  .lemande.  A  propos,  faites  le  compte.  Ce  a  es 
'Za  insunl  :  il  sutni  de  connaître  le  nombre  des  feu.Ue, 
dans  Cr;m.  e<  CM<.m.n(,  qui  vient  d'être  publ.é  et  mul- 
UoÛerpar   le  nombre  de  roubles  que  chaque  feuille  de 
Й  on  de  mes  œuvres  complètes  a  coûté  à  S  ellovsky, 
en    866.  Ce  même  nombre  de  roubles  est  facile  à  connat- 
.       Tfaut  compter  le  nombre  des  feuilles  deslro.s  volu- 
Zs  de  mesœuTres  publiées  par  StellovsUy  en  .866  (bien 
«Tteudu  excepté   Crime  et  Chiliment)  et  d.v.ser  par   ce 
nombre  la  somme  de  3.000  roubles.  On  saura  alors  le  pr.x 
dKhlque  feuille.  D'ailleurs,  lisez  le  hu.t.ème  arl.cle  da 
;!ыг»1  cela  Y  est  dit  clairement.  Eh  b.en,  voilà  tout;  A 
Ы  fin  des  flns'e  crois  qu'il  ne  refusera  pas.  et  qu'il  paiera 
:„t  sUnpleminl,  tout  en  biaisant  peut-être  un  peu.  Ma.s, 
nour  1'a.nour  de  Dieu,  informez-moi  au  plus  lot. 
Tui  ie  veux  absolument  revenir  et  je  reviendra,  sûre- 
ment au  printemps.  Ici,  je  me  trouve  dans  une  s.  abc^ 
ГпаЫе  dispos.tioa  d'esprit,  que  je  ne  pu.s  presque  рм 
écrire  II  m'est  terriblement  pénible  d'écrire,    esu^  fié- 
vreusement Iles  événements  chez  nous  et  .c.  et  j'a,  beau- 
Гир  vécu  dans  ces  quatre  ans.  J'ai  vécu  beaucoup,  malgré 
mon  isolement.  Ce  que  Dieu  nous  accordera  à  1  avenir,  je 
accepterai  sans  murmurer.  La  famille  vous  force  aussi  a 
écouter  votre  conscience.  Et  enfin,  je  veux  me  replonger 


dans  la  société. 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  399 

Strakhov  m'écrivait  que  dans  notre  société  tout  est  bien 
vert  et  bien  jeune.  Si  vous  saviez  comme  on  s'en  aperçoit 
d'ici  1  Mais  si  vous  saviez  aussi  quel  dégoût  sanglant, 
jusqu'à  la  haine,  m'a  inspiré  l'Europe  dans  ces  quatre 
années.  Mon  Dieu, que  d'idées  préconçues  nous  nous  som- 
mes faites  sur  l'Europe  1  Mais  n'est-ce  pas  un  enfanlelet 
ce  Russe  (et  môme  presque  to  is)  qui  croit  que  le  Pru-sieti 
a  vaincu  par  l'école  ?  C'est  môme  impertinent  :  elle  doit 
être  fameuse  l'école  qui  pille  et  torture  comme  les  hordes 
d'Attila?  (Peut-être  môme  davantage  1) 

Vous  prétendez  que  l'esprit  de  la  nation  entière  s'élève 
maintenant  en  France  contre  la  force  brutale  I  Mais  je  n'en 
ai  jamais  douté  depuis  le  commencement,  et  sils  ne  com- 
mettent pas  de  bévue,  en  concluant  la  paix,  et  s'ils  atten- 
dent environ  trois  mois,  les  Allemands  seront  chassés  et 
alors  quelle  honte  !  Il  serait  trop  long  de  l'écrire  et  je 
pourrais  vous  communiquer  des  choses  bien  curieuses  que 
j'ai  observées,  par  exemple,  de  quelle  façon  on  envoie  d  ici 
les  soldats  en  France, comment  on  les  rassemble,  comment 
on  les  équipe,  comment  on  les  nourrit  et  on  les  trans- 
porte.C'est  très  intéressant.  Une  malheureuse  petite  femme, 
par  exemple,  qui  vit  en  louant  deux  pièces  et  les  ayant 
meublées,  les  sous-loue  (donc,  elle  a  un  mobilier  de  deux 
sous),  parce  qu'elle  possède  des  meubles,  est  obligée 
de  loger  et  nourrir  à  ses  frais  une  dizaine  de  soldats.  Ils 
y  logent  trois  jours,  deux  jours,  un  jour,  rarement  une 
semaine.  Mais  cela  lui  coûte  à  elle  de  20  à  30  thalers. 
J'ai  eu  l'occasion  de  lire  moi-môme  des  lettres  de  petits 
soldats  allemands  qui  écrivaient  de  France,  tout  près  de 
Paris,  à  leurs  mères  et  à  leurs  pères  (des  boutiquiers 
des  commerçants).  Seigneur,  qu'est-ce  qu'ils  écrivent  ! 
Comme  ils  sont  malades,  comme  ils  sont  affamés  !  Mais, 
c'est  trop  long  à  raconter  !  Entre  autres  observations  i 
avant  on  distribuait  souvent  la  Wacht  ani  fihein  dans  la 
foule,  maintenant  plus  du  tout.  Les  plus  ardents  et  les 
plus  orgueilleux  sont  les  professeurs,  les  médecins,  les 
étudiants,  mais  le  peuple,  pas  beaucoup.  Pas  du  tout 
même.  Mais  les  professeurs  s'enorgueillissent.  Dans  la 
Lese-Bibliothèque  je  les  rencontre  tous  les  soirs. Un  savant 
blanc  comme  la  neige  et  très  influent,  criait  l'autre  jour: 
Paris   mass  bombardirt  seyn  !  Voilà   les  résultats  de   leur 


400  C:ORnB8PONDANCE   DB  DOeTOÏEVSKI 

science.  S'ils  ne  s'occupent  pas  de  science,  ils  disent  des 
bêtises.  Qu'ils  soient  savante,  mais  ils  sont  de  grands  sots' 
Encore  une  observation  :  tout  le  peuple  ici  est  lettré,  maie 
incroyablement  peu  cultivé,  sot,  stupide,  avec  les  intérêts 
les  plus  bas.  Enfin,  au  revoir, c'est  assez.  Je  vous  embrasse, 
je  vous  remercie  d'avance.  Pour  l'amour  de  Dieu  ne  m'ou- 
bliez pas  et  informez-moi  promplement.  Votre, 

Dostoïevski. 

Conservez  la  copie  du  contrat;  c'est  un  document  d*une 
grande  importance  pour  moi. 

P. -S.  —  Dans  le  cas  où  vous  recevriez  l'argent  de  Stel- 
lovsky,  ne  l'envoyez  pas  par  une  maison  de  banque,  mais 
simplement,  en  recommandant,  envoyez-le-moi  ici  en  bil- 
lets de  banque  russes,  c'est-à-dire  les  mêmes  que  vous 
recevrez.  Ici  on  peut  bien  les  changer. 

P.-S.  —  Si  Slellovsky  vous  proposait  au  lieu  de  paie- 
ment quelque  affaire,  par  exemple  l'édition  de  L'Idiot,  et 
autres,  ne  consentez  pas  et  ne  l'écoutez  pas,  mais  exigez 
le  remboursement,  sans  atermoiement. 


An  même 
Dresde,  18  (30)  janvier  1871. 

Très  aimable  Apollon  Nicolaïevitch,  je  vous  adresse  à 
mon  tour  quelques  lignes,  en  réponse  aux  vôtres  du  12  jan- 
vier. Je  ne  comprends  pas  pourquoi  Paul  n'a  pas  trouvé 
de  nouvelles  au  Ministère  des  Affaires  étrangères,  au  bu- 
reru  des  Affaires  intérieures.  Je  viens  à  l'instant  de  m'in- 
f  ormer  à  la  chancellerie  de  l'ambassade  :  on  l'a  envoyé  le 
ô  courant.  Je  vous  envoie  le  numéro,  qui  vous  permettra 
de  trouver  dans  un  instant,  si  Paul  ne  trouvait  pas  encore. 

Je  vous  remercie  beaucoup  de  m'avoir  renseigné  et  aussi 
d'avoir  trouvé  le  monsieur  aux  sourcils  épais,  en  forme  d*0, 
qui  s'est  chargé  de  s'occuper  de  l'affaire. 

Pourquoi.les  revues  ne  paraissent-elles  pas?  C'est  affreux 
comme  elles  sont  en  retard.  Le  Ronsski  Viestnîk  lui-môme 
n'est  pas  parvenu  à  Dresde  ;  autrefois  le  numéro  de  jan- 
vier paraissait  toujours  de  bonne  heure.  S'il  vousarrive  de 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  401 

lire  mon  roman,  envoyez-moi,  pour  l'amour  de  Dieu,  deux 
lignes  au  moins  de  votre  critique.  J'ai  entendu  dire  qu'ils 
sont  contents  là-bas,  au  Rousski  Viestnik  ;  mais  moi,  je 
suis  bien  mécontent  de  ma  première  partie  ! 

Avez-vous  lu  le  roman  de  Lesskov  dans  le  Rousski  Viest- 
nik?  Beaucoup  de  blagues,  beaucoup  de  Dieu  sait  quoi, 
comme  si  cela  se  passait  dans  la  lune.  Les  nihilistes  sont 
abtmés  jusqu'à  la  friponnerie,  —  mais  en  revanche  il  y 
a  quelques  types!  Comme  Vauskok  1  II  n'y  a  rien  de  plus 
typique  et  de  plus  fidèle  chez  Gogol.  Car  cette  Vanskok, 
je  la  vois,  je  l'entends,  c'est  comme  si  je  l'avais  touchée  I 
Quelle  figure  étonnante!  Si  le  nihilisme  de  1860  mou- 
rait, cette  ligure  vivrait  éternellement  dans  notre  sou- 
venir. C'est  génial  !  Et  comme  il  sait  bien  dépeindre  nos 
petits  popes  !  Le  père  Evangèle,  par  exemple  !  C'est  le 
second  pope  que  je  trouve  chez  lui.  Quelle  destinée  éton- 
nante que  celle  de  ce  Stebuitzky  dans  notre  littérature. 
Car  un  talent  pareil  à  celui  de  Stebnitzky  mériterait  d'être 
étudié  et  le  plus  sérieusement  possible. 

Au  revoir,  je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur;  quant 
à  l'argent,  nous  en  avons  un  besoin  extrême,  incroyable. 
Ma  femme  est  toujours  soutirante,  et  l'enfant  se  porte  bien. 
Qu'elle  est  charmante,  votre  filleule,  quel  appétit  elle  pos- 
sède et  quelle  humeur  sans  caprices,  éternellement  gaie  ! 
Je  n'ai  encore  jamais  vu  une  pareille  enfant:  Votre, 

Théodore  Dostoïevski. 


Au  même, 

Dresde,  le  26  janvier  (5  fév.)  1871. 

J'ai  reçu  hier  votre  lettre,  mon  cher  ami,  et  je  m'em- 
presse de  vous  faire  part  de  ma  façon  de  voir.  D'abord,  je 
n'ai  rien  compris  à  votre  réfutation  de  l'article  8.  Vous 
demandez  le  terme  du  paiement,  «  qui  n'est  pas  indiqué  », 
selon  vous,  dans  l'article  8,  et  vous  prévoyez  des  chicanes 
et  leurs  conséquences?  Mais  quel  terme  vous  faut-il  donc, 
quand  tout  est  marqué  très  exactement  et  très  claire- 
ment. Voici  le  texte  de  l'article  8,  approfondissez-le  bien  : 

«  Si  durant  le  délai  de  cet  engagement,  Stellovsky  dési- 

26 


402  COHIIEBPONDANCB   DE  DOSTOÏEVSKI 

raitcomprendre  dan»  l'édition  complèle  de  mes  œuvres,  que 
lui,  Slellovsky,  a  enlrepriîie  d'après  cet  en^agemeat,  les 
œuvres  nouvelles  que  moi,  Dostoïevski,  j'aurais  écrites  en 
1866  et  1867,  Stellovsky  n'aurait  рая  le  droit  de  les  éditer 
aulremont  «pi'en  payant  par  Quille  autant  que  moi,  I)os- 
loïi'vski,  ai  reçu  par  feuille  eu  vefidant«'i  Siellovsky,  d'après 
cet  engagement,  la  collection  complète  actuelle  de  mes 
œuvres,  mais  à  condition,  C(;pendanl.,.etc.  »  (N.  B.  —  Le 
reste  ne  concerne  pas  l'alTaire  actuelle.) 

Ainsi,  qu'est-ce  qui  vous  trouble  donc,  maintenant?  Quel 
est  donc  ce  terme/  Il  est  dit:  €  Stellovsky  n'a  pas  le  droit 
d'éditer  autrement  qu'en  payant  la  feuille  d'après  le 
compte...  etc.  »  Et  comme  к  présent  Stellovsky  a  déjà 
édile  complètement,  puisque  c'est  imprimé  et  mis  en 
vente,  il  faut  donc  qu'il  paye  selon  le  compte  indi<}ué  dans 
l'article  8!  Vous  demandez:  depuis  quel  moment  faut-il  le 
considérer  comme  obligé  de  payer!  Mais,  bien  entendu, 
depuis  le  jour  de  l'annonce  de  la  mise  en  vente!  L'an- 
nonce a  été  faite  dans  le  Golos$  (probablement  aussi  dans 
d'autres  journaux)  à  la  fin  de  novembre  et  au  commence- 
ment de  décembre.  Ainsi,  le  jour  de  l'annonce  est  le  terme 
d'après  le  sens  le  plus  exact,  le  plus  clair  et  le  plus  natu- 
rel de  l'article  8.  Ou  bien  c'est  le  mot  éditer  qui  vous  trou- 
ble ?  Vous  paraissez  faire  une  différence  entre  les  mots 
imprimer  et  mettre  en  vente.  Mais  s'il  n'avait  fait  qu'im- 
primer, sans  mettre  en  vente,  j'aurais  pu  ne  pas  le  savoir 
du  tout.  Qui  donc  fait  imprimer  sans  mettre  en  vente  ? 
Éditer  veut  dire  imprimer  et  vendre.  Et  comme  il  a  com- 
mis les  deux  actions,  c'est-à-dire  qu'il  a  imprimé  et  qu'il 
vend,  alors,  depuis  \ejour  de  V annonce,  il  est  devenu  cou- 
pable, en  raison  de  l'article  8,  car  il  y  est  dit  explicitement: 
«  Il  a  le  droit  de  les  éditer  !  pas  autrement  !  qu'en  payant 
par  feuille  d'après  le  compte,  etc.  »  Voilà  votre  terme  î  Si 
je  ne  suis  pas  venu  chez  lui  le  lendemain  de  l'annonoe 
pour  exiger  le  paiement  qui  m'est  dû,  —  ce  que  j'étais  par- 
faitement libre  de  faire  (si  j'avais  été  à  Pétersbourg),  peu 
importe.  Je  puis  consentir  aussi  à  attendre  le  paiement 
d'un  billet  à  ordre  plusieurs  années,  et  il  conserve  quand 
même  toute  sa  valeur.  Qu'est-ce  qui  vous  trouble  ? 

Vous  dites  aussi  qu'il  faudrait   avoir  un  billet  à  ordre, 
car  dans  le  billet  sera  indiqué   un  terme  quelconque,  ce 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  403 

qui  complétera  la  lacune  (soi-disanl)  du  huitième  article, 
A  mon  avis,  c'est  le  contraire;  le  véritable  terme  est  le 
jour  de  l'annonce  de  la  mise  en  vente  ;  mais  si  vous  admets 
tez  un  autre  terme  quelconque,  alors  vous  renoncez  ainsi 
à  vos  droits  sur  l'ancien  terme  (le  jour  de  l'annonce)  qui 
est  trop  clairement  désigné  dans  le  contrat  ;  vous  consen- 
tez donc  volontairement  (et  aussi  des  deux  cAtés)  à  enfrein- 
dre l'article  8  du  contrat. 

Et  enfin  :  si  vous  avez  consenti  à  accepter  un  billet  à 
ordre  (dans  lequel  le  terme  sera  indiqué),  pourquoi  vous 
faudra-t-il  alors  un  terme  et  l'article  13  du  contrat  ?  S'il  a 
donné  une  partie  de  l'argent,  et  s'il  a  délivré  un  billet  à 
ordre  pour  l'autre  partie,  et  queroMs  at/ez  consenti  à  accep- 
ter et  l'ayez  reçu,  alors,  à  mon  avis,  il  a  payé  complète- 
ment, il  s'est  acquitté  envers  moi,  il  a  terminé  l'affaire, 
le  contrat  est  exécuté,  et  les  articles  8  et  13  sont  bons  à 
mettre  aux  archives.  Car  il  ne  peut  ne  pas  payer  le  billet 
à  ordre,  car  il  est  commerçant  et  le  même  jour  il  serait 
déclaré  en  faillite.  Mais  s'il  ne  paie  pas  le  billet  à  ordre,  je 
n'aurai  besoin  de  le  poursuivre  que  pour  ce  billet,  et 
l'affaire  du  contrat  sera  quand  môme  terminée;  en  un  mot 
ce  sera  une  affaire  complètement  différente. 

Croyez  bien  que  s'il  y  avait  quelque  omission  dans  l'ar- 
ticle 8,  Stellovsky  en  aurait  certainement  profité  et  n'au» 
rait  pas  désigné  lui-môme  l'époque  de  son  retour  de  Mos- 
cou comme  terme  du  paiement. 

Vous  me  conseillez  d'accepter  ses  conditions,  c'est-à- 
dire  une  partie  de  l'argent  et  un  billet  à  brève  échéance. 
Oui,  je  le  vois,  il  est  impossible  de  ne  pas  consentir.  Mon 
ami,  ne  vous  fâchez  pas  si  je  fais  une  observation  ;  mais, 
il  me  semble  que  M.  Zvélouguine  s'occupe  de  l'affaire 
avec  trop  de  douceur  et  trop  de  timidité  I  Allons,  comment 
est-il  possible  d'y  aller  trois  fois  et  de  lui  permettre  de  se 
dire  absent?  Et  puis,  comment  ose-t-il  proposer  lui-môme 
des  conditions,  c'est-à-dire  de  donner  la  moitié  de  l'argent 
à  son  retour  de  Moscou,  et  puis  un  billet,  etc.,  c'est-à- 
dire  comme  s'il  avait  le  droit  de  poser  ses  conditions  ?  A 
mon  avis,  il  faudrait  tout  de  suite  lui  faire  peur  en  exi- 
geant légalement,  pour  qu'il  comprenne  tout  de  suite  que 
nous  avons  conscience  de  nos  droits.  Et  non  seulement 
l'effraye- ,  mais  exiger  légalement  pour  de  bon.  Ce  ne  sera 


iOl  CORRESPONDANCE  DE  DOiTro'iEVeKI 

pas  du  tout  UD  procét  ;  ici  il  y  a  un  contrat,  dont  le  sen^ 
est  clair  et  précis.  La  marche  de  ГаГГа1гс  pendra  sans 
doute  quelque  temps,  mais  le  paiement  sera  complet.  Et 
puis  il  ne  voudra  pour  rien  au  monde  discuter  la  chose 
lui-même  et  entamer  un  procès,  d'abord  parce  qu'il  n'a 
aucune  raison  ni  aucune  possibilil/*  de  faire  des  chicanes 
pour  se  tirer  d'embarras,  tout  f.^l  Irop  net  ;  et  deuxième^ 
ment,  quand  il  sera  forcé  de  payer  de  par  la  loi,  cela  vou- 
dra dire  qu'il  aura  enfreint  l'article  8  du  contrat,  puis- 
qu'on a  dû  recourir  à  la  loi  pour  le  forcer  à  payer,  et 
qu'il  ne  voulait  pas  payer  tout  seul.  Alors,  soyez  certain, 
il  aura  peur  de  l'article  13,  et  s'il  voyait  seulement  que 
M.  Zvôtouguine  a  sérieusement  l'intention  de  s'adresser  à 
la  loi,  croyez-moi,  il  se  trouverait  aussitôt  à  la  raai.son  et 
consentirait  tout  de  suite  à  tout  payer. 

Néanmoins,  je  suis  d'accord  avec  vous,  quoique  cela  me 
soit  pénible.  Mais  voici  ce  que  je  vous  demande  humble- 
ment, moucher  Apollon  Nicolaïevitch  : 

1»  Ne  pourrait  on  arranger  cela  plus  vite!  Je  vous  jure, 
ce  n'est  pas  une  vaine  impatience.  J'ai  tout  dépensé  et  je 
n'ai  pas  le  sou,  et  il  faudrait  attendre  longtemps  !  Admet- 
tons que  sur  ma  première  demande  on  m'ait  envoyé  du 
fiousski  Viestnik,  mais  alors  cela  ne  me  sera  pas  bien 
commode  (et  puis  ce  sera  impossible)  de  demander  au 
Rousski  Viestnik  de  me  donner  2.000  roubles  à  la  fois  pour 
mon  retour,  et  voilà,  je  ne  pourrai  pas  encore  revenir  I 
Je  comptais  sur  l'argent  de  Stellovsky  pour  traîner  jus- 
qu'au printemps. 

Il  vous  a  dit  :  je  reviendrai  à  la  fin  de  janvier.  Mais,  à 
en  juger  par  sa  manière  de  faire,  il  s'arrangera,  à  son 
retour,  de  façon  à  faire  dire  qu'il  n'y  est  pas  à  M.  Zvétou- 
guine,  et  on  lui  dira  qu'il  n'est  pas  encore  rentré  ;  et  Dieu 
sait  combien  de  temps  cela  peut  dur  er.  Voilà  ce  que  je 
crains.  Ainsi,  ne  pourrait-on  éviter  cela  de  quelque  façon  ! 
C'est  ma  première  demande. 

2»  Ne  pourrait-on  arranger  qu'il  donne  au  moins  la  moi- 
tié de  l'argent  ?  N'importe  quel  billet,  même  à  brève 
échéance,  me  fait  l'effet  de  n'avoir  rien  du  tout.  S'il  est 
impossible  d'avoir  la  moitié,  au  moins  le  tiers.  Pour 
l'amour  de  Dieu  ! 

N.  B.  —  Je   laisse  tout  cela   cependant  à  votre  propre 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  405 

jugement  et  à  votre  décisioD,  et  je  vous  supplie,  mon  cher 
ami,  ne  m'interrogez  pas  par  lettre  à  propos  de  quelques 
détails,  les  plus  petits  môme,  car  tout  cela  prend  du  temps. 
Je  ne  vous  en  voudrai  pas  et  je  ne  murmurerai  pas  contre 
vous,  d'ailleurs  cela  serait  impossible,  car  je  sais  que  vous 
me  voulez  du  bien,  et  de  plus  vous  êtes  si  bon  que  vous 
vous  êtes  chargé  de  tant  de  tracas. 

3»  Enfin,  ma  troisième  demande  (la  plus  importante). 
Dès  que  vous  aurez  reçu  l'argent,  tâchez  de  vous  faire 
donner  en  même  temps  le  billet  promis,  dans  la  môme 
liasse,  ensemble,  et  donnez-lui  une  quittance  ainsi  :  Reçu 
en  paiement  tant  en  argent,  le  reste  de  la  somme  en  bil- 
let. Mais  seulement  ensemble,  absolument.  Alors  l'affaire 
sera  tout  à  fait  terminée  ;  car,  je  le  répète,  il  paiera  tout. 

4'  Paul  m'avait  écrit  l'année  dernière  que  les  billets  de 
Stellovsky  pourraient  ôtre  escomptés, en  perdant  8  à  10  0/0, 
à  la  Banque  Commerciale  Internationale  (mais  pas  à  la 
Banque  d'Etat).  Je  vous  prie  :  appelez  Paul,  et  tâchez 
de  le  savoir  de  lui  exactement,  et  si  Ton  peut  escompter, 
escomptez  donc  le  billet,  et  envoyez-moi  l'argent  ;  car  je 
serais  prêt  à  perdre  Dieu  sait  combien,  pourvu  que  je 
reçoive  de  l'argent;  j'en  ai  un  besoin  urgent  ! 

Enfin,  je  me  repose  entièrement  sur  vous  à  propos  du 
compte  à  faire  d'après  le  nombre  des  feuilles.  Certaine- 
ment, plus  vous  obtiendrez,  mieux  cela  vaudra.  (N.  B.  — 
Mais  seulement,  combien  y  en  a-t-il  eu  :  27  feuilles  avec 
une  fraction  ou  28  avec  une  fraction  ?) 

Voilà,  je  le  crois,  tout  ce  qui  concerne  cette  affaire  mau- 
dite. Je  ne  vous  écris  rien.  Si  vous  saviez  comme  je  me 
trouve  fatigué  par  le  travail  dont  je  suis  surchargé  !  J'ai 
lu  avec  tristesse  ce  que  vous  dites  dans  votre  lettre  à  pro- 
pos de  notre  société,  et  quant  aux  affaires  d'Allemagne, 
vous  savez  bien  ce  qu'il  faut  en  penser.  On  ne  saurait  se 
représenter  plus  de  mensonges  et  plus  d'astuce.  Ils  veulent 
rétablir  Napoléon  par  la  force,  ils  s'attendent  à  trouver  en 
lui  et  en  sa  descendance  d'éternels  esclaves,  et  en  revan- 
che ils  lui  garantiront  la  dynastie,  c'est-à-dire  tout  ce 
qu'il  demande,  cela  est  évident.  Vous  verrez  que  si  une 
assemblée  générale  a  lieu,  ils  forceront  exprès  par  leurs 
exigences  démesurées  l'assemblée  à  ne  pas  consentir  et 
alors  ils  déclareront  Napoléon. 


406  COHRE8PONDANCB  DE    DOSTOÏEVSKI 

Maiâ  rappolez-vous  le  lexto  de  rÉvangile.  «  Celui  qui 
tire  l'épée  périra  par  l'épéc.  »  Non,  ce  qui  est  fondé  par 
l'épée  n'est  pas  durable  1  Et  l'on  crie  après  cola  :  «  La  jeun^ 
Allemagne  1  »  Au  contraire,  —  un  peuple  ayant  Hurvécu  à 
868  forces,  car  après  un  loi  esprit,  après  une  (elle  science, 
se  confier  à  l'idée  de  Tépée,  du  sang,  de  la  violence  et  ne 
pas  se  douter  môme  de  Texistence  de  l'esprit  et  du  triom- 
phe de  l'esprit,  et  se  moquer  do  tout  cela  avec  une  grossiè- 
reté de  caporal  I  Non,  c'est  un  peuple  mort  et  sans  avenir. 
Mais  s'il  est  vivant,  après  sa  première  ivresse,  il  trouvera  en 
soi  la  force  de  protester  vers  le  bien,  et  le  glaive  tombera 
de  lui-même. 

Et  puis  encore  :  l'épuisement  matériel  de  rAlIemagoe 
est  si  grand,  qu'elle  supportera  à  peine  quatre  mois  de 
résistance. 

Oh  I  Quand  ils  reviendront  de  France,  les  deux  premiè- 
res années  ils  nous  flatteront  !  D'ailleurs,  il  se  peut 
qu'avec  leur  grossièreté  ils  se  trahissent  avant. 

Que  Dieu  accorde  la  vie  au  Tsar  et  à  la  Russie,  mais 
l'avenir  sera  certainement  embarrassant  vis-à-vis  de  l'Eu- 
rope. 

Au  revoir,  mon  cher  ami,  ne  vous  fâchez  pas  de  mes 
répliques.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

P. -S.  —  Si  Stellovsky  vous  propose  de  nouvelles  con- 
ditions avant  le  remboursement,  c'est-à-dire  l'achat  de 
mes  dernières  œuvres,  etc.,  ne  l'écoutez  pas,  pour  l'amour 
de  Dieu,  et  exigez  l'argent  ;  en  un  mot,  ne  lui  laissez  pas 
traîner  l'affaire. 


A  N.  N.  Strakhov. 

Dresde,  10  (22)  février  1871. 

Je  m'adresse  à  votre  bonne, délicate  et  presque  toujours 
exacte  connaissance  des  hommes  et  des  choses, très  aima- 
ble et  très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch,  et  je  vous  prie- 
rai d'être  assez  bon  de  ne  pas  me  laisser  dans  un  embarras 
désagréable.  Dans  le  numéro  d'octobre  et  de  novembre 
(peut-être  aussi  de  décembre,  je  vous  demande  pardon,'  ne 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  407 

les  ayant  pas  sous  la  maio)  de  la  Zaria.  de  l'année  der- 
nière étaient  publiés  deux  articles  de  M.  Konstantiaov*. 
Dans  un  de  ces  articles,  pour  soutenir  son  opinion,  il  pré- 
tend que  la  revue  Vrémia  el  quelques  autres  revues 
d'une  certaine  direction  n'avaient  qu'un  faible  sarcès.  Le 
Vrémia  avait  la  première  année  plus  de  2.500  abonnés, et  la 
troisième  année,  l'année  de  l'interdiction,  jusqu'à  i.iOO 
abonnés.  Les  livres  de  la  rédaction  sont  encore  intacts  :  les 
témoins  sont  sains  et  saufs.  Bazounov  lui-môme  peut  témoi- 
gner. A  quoi  bon  attaquer  comme  le  fait  M.  Konstanli- 
nov  et  renverser  les  faits?  11  ne  se  gêne  рая  avec  les  faits  : 
il  le  lui  faut  ainsi,  et  il  affirme,  comme  si  cela  était  cer- 
tain, ce  qu'il  ne  connaît  pas.  Je  vous  a^roue,  très  estimé 
Nicolas  Nicolaïevitch,  qu'il  m'a  été  pénible  de  rencontrer 
cela  dans  la  Zaria.  Quand  Pissemsky,  il  y  a  deux  ans, 
dans  son  roman  publié  par  la  Zaria,  avait  placé  quel- 
ques appréciations  méprisantes  à  propos  de  moi  comme 
homme  de  lettres,  je  n'ai  fait  que  rire  de  la  natui*e  et  de 
l'impatience  de  Pissemsky  ;  je  n'ai  eu  aucune  prétention 
contre  la  revue  qui,  ayant  désiré  publier  ma  nouvelle 
(ce  qu'elle  avait  annoncé  à  moi  et  au  public)  et  avant  de 
publier  une  critique  quelconque  sur  moi,  avait  donné  l'hos- 
pitalité à  l'injure  que  je  recevais  d'un  autre  écrivain.  Mais 
à  présent,  je  me  sens  offensé.  La  revue  Vrémiu  a  été  tout 
autant  mon  oeuvre  que  celle  de  mon  frère.  Nous  étions 
tous  les  deux  directeurs.  Le  succès  de  la  revue  était  inouï. 
Deux  revues  seulement  ont  eu  un  tel  succès  immédiat  : 
la  Bibliothèque  de  Lecture  d'autrefois,  et  le  Sovremennik 
d'autre  fois.  Je  ne  considère  pas  que  ce  soit  vanité  ou  'Acheté 
d'en  tirer  gloire.  Un  fait  dénaturé  nuit  à  T'îistoire  de  la 
littérature.  Il  se  trouve  dans  le  témoignage  de  la  Zaria 
(dans  la(juelle  il  y  a  beaucoup  d'anciens  collaborateurs  de 
Vrémia)  que  le  Vrémia  n  avait  pas  de  succès.  Que  ce  fait 
soit  infime  pour  l'histoire  du  journalisme  russe,  d'accord  : 
mais  il  peut  servir  ;  car  ce  fait  a  bien  servi  à  M.  Konstan- 
tinov  en  vue  d'affermir  une  opinion  quelconque?  Pour 
moi,  je  vous  l'avoue,  ce  fait  a  une  certaine  importance  per- 
sonnelle :  il  existe  jusqu'à  présent  une  accusation  dirigée 

1.  Il  sagltde  l'article  :  «  La  Lecture  et  le  Peuple  »  (Zaria,  1870,  no- 
vembre et  décembre.) 


408  CORHESPONDANCB    DE    UOSTOKBVBKI 

par  certaines  gens  contre  moi,que  !>oi>di»anl  j'ai  ruiné  mon 
frère,  on  IVnlevant  à  se»  anciennes  occupations  commer- 
ciales et  en  l'engageant  d'éditer  une  revue.  Cette  ассцзд- 
tion  se  prononce  avec  amertume,  et  ceux  qui  la  colportent 
n'iront  pas  не  renseigner  sur  les  livres  de  la  rédaction  du 
Vr^m/.ï.Mais  une  ligne  dans  une  revue(une  ligne  est  si  peu 
de  chose,  il  est  si  facile  de  la  lire)  donnera  beaucoup  plus 
de  force  à  l'accusation  qu'ils  portent  contre  moi  dans  leur 
conscience.  Cependant,  dans  ces  trois  ans,  mon  frère  a 
obtenu  de  la  revue  au  moins  65.000  roubles  Ae  bénéfice  net, 
et,  s'il  est  mort  sans  le  sou  et  en  laissant  des  dettes,  cela 
ne  regarde  pas  «lu  tout  la  revue. 

Dans  le  m^me  article,  ce  môme  M.  Konslantinov  dit 
que  l'article  La  Question  Fatale  a  été  écrit  avec  intel- 
ligence, mais  publié  sans  tact.  Cependant  ces  misérables 
rédacteurs  qui  manquaient  de  tact  ont  forcé  toute  la  Russie 
à  lire  leur  revue  (4.500  abonnés,  —  c'est  toute  la  Russie, 
alors  au  moins).  De  plus,  très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch, 
toutes  les  circonstances  de  la  publication  de  cet  article 
vous  sont  connues  mieux  qu'à  n'importe  qui.  Jusqu'à  pré- 
sent mon  avis  n'a  pas  changé  :  l'article  n'a  pas  été  publié 
sans  tact,  mais  le  rapport  en  a  été  fait  sans  tact,  par  des 
gens  qui  ne  l'avaient  pas  lu  en  entier, et  ont  fini  de  le  lire 
après.  Il  est  évident  que  M.  Konstantinov  sait  que  toutes 
les  circonstances  de  l'affaire  vous  sont  connues,  et  que 
vous  êtes  un  des  principaux  collaborateurs  de  la  Zaria  ;  il 
trouve  l'article  intelligent,  mais  il  a  jeté  l'insulte  à  ceux 
qui  ont  souffert  et  qui  sont  sans  défense  (car,  comment 
pourrais-je  me  défendre  ouvertement,  c'est-à-dire  par  la 
presse,  et  prouver  que  tel  article  n'a  pas  été  publié  sans 
tact?).  Il  savait  parfaitement  qu'il  est  impossible  de  lui 
répondre.  C'est  un  homme  adroit. 

Ainsi,  qui  donc  est  ce  cavalier  qui  a  trouvé  à  la  Zaria  une 
telle  hospitalité  ?  Chez  lui,  l'hospitalité  est  cependant  exces- 
sive :  à  Waterloo,  Napoléon  est  vaincu  par  Blucher  (qui 
ne  s'y  trouvait  pas);  et  la  Zan'a  a  publié  tout  cela  sans 
explication  et  sans  réplique. 

Pardonnez-moi  ma  mauvaise  humeur,  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch ;  tout  cela  est  trop  personnel,  j'en  conviens.  Il  me 
fallait  le  laisser  passer  sans  attention,  car  ce  sont  des 
bagatelles.  Mais  l'amertume  a  pris  racine  dans  mon  cœur, 


CORRESPONDANCE    ПЕ   DOSTOÏEVSKI  409 

et  veut  se  répandre.  Je  ne  sais  si  c'est  de  la  vanité,  ou  de 
la  pusillanimité,  mais  cela  m'a  fait  bien  mal  de  lire  que 
mon  activité  (de  journaliste),  dans  laquelle  j'avais  entraîné 
mon  frère,  ne  donna  lieu  qu'à  des  bagatelles  sans  tact  et 
qui  n'ont  pas  réussi,  et  voilà  tout. 

Il  y  a  longtemps  que  je  voulais  vous  écrire  à  propos  de 
cela,  alors  môme  que  je  l'ai  lu,  mais  j'ai  été  très  occupé. 
Maintenant  je  me  remets  à  l'ouvrage.  Je  n  ai  presque  pas 
le  temps  de  lire,  mais  je  regrette  beaucoup  de  n'avoir  pas 
eu  l'occasion  de  lire  votre  article  sur  la  littérature  russe 
dans  la  Zaria.  La  rédaction  m'a  exclu  du  nombre  de  ses 
abonnés  pour  cette  année  et  ne  m'a  pas  envoyé  de  numéro 
de  la  revue.  (Vous  n'ignorez  pas  que  je  ne  recevais  pas  le 
numéro  gratis,  mais  à  crédit,  jusqu'à  ce  que  les  comptes 
fussent  faits  avec  la  rédaction  pour  mes  œuvres,  j'étais  donc 
quand  même  un  abonné  de  la  Zar/"a.)  Je  ne  puis  nullement 
comprendre  pour  quelle  raison  on  m'a  exclu.  Je  ne  trouve 
que  deux  explications  possibles  :  ou  la  méfiance  en  ma  sol- 
vabilité, comme  je  dois  déjà  beaucoup  à  la  rédaction,  ou 
quelque  sentiment  hostile  de  la  rédaction,  parce  que  je 
n'ai  pas  pu  tenir  ma  promesse  à  propos  de  l'article.  J'avoue 
que  je  répudie  sincèrement  cette  seconde  raison — ce  serait 
trop  vraiment  —  c'est  à-dire  ce  n'est  pas  le  sentiment 
désagréable  de  la  rédaction  que  je  répudie,  mais  ce  moyen 
de  me  le  donner  à  comprendre.  La  rédaction  du  Bousski 
Viestnik  de  la  fin  de  1869  et  du  commencement  de  1870 
nourrissait  des  sentiments  d'inimitié  envers  moi,  parce  que 
je  ne  leur  avais  rien  envoyé  pour  1870,  malgré  ma  pro- 
messe, et  que  j'avais  donné  à  la  Zana;  malgré  cela  et  mal- 
gré que  je  dusse  encore  jusqu'à  2.000  roubles  au  Roasski 
Viestnik,  ils  ne  m'ont  pas  privé  de  la  revue,'et  continuaient 
à  me  l'envoyer. 

Est-ce  qu'ils  sont  fâchés  contre  moi  à  ce  point  ?  Cepen- 
dant, dans  les  annonces  des  journaux  je  figure  au  nombre 
des  collaborateurs.  Cela  veut  dire  :  «  Tu  es  endetté,  tu  ne 
peux  t'échapper  ;  tu  donneras  la  nouvelle  quand  môme, 
n'importe  comment  on  te  traite.  »  Est-il  possible  qu'il  en 
soit  ainsi  ?  Comment  expliquer  autrement  ? 

Je  vous  écris  à  vous  seul,  Nicolas  Nicolaïevitch.  Car  il  se 
peut  que  vous  ayez  encore  assez  d'estime  pour  moi,  pour 
ne  pas  croire  que  je  voudrais  tout  simplement,  par  votre 


410  C0RRB8P0I4DANCB  DB   DOgTOlBVRKI 

entromise,  obtenir  une  livraison  de  la  Zaria,  n*ayant  pas  d'ar- 
gent comptant  poury  souscrire?  Quant  à  la  Zaria  elle-mâme, 
je  n'ose  pas  in'adressor  à  elle  dans  de  bdles  circonstances, 
parconséquf^nt  je  resterai  jusqu'à  l'été  sans  la  Zaria.  Tout 
me  revientplus  cher  qu'à  d'autres.  Dieu,  qu'eHt-ce  que  font 
d'autres  homraesde  lettres  aux  directeurs,  et  exprès  encore, 
et  non  pas  parce  que  le  besoin  les  pous8<;.  et  tout  s'arrange  I 

Encore  une  fois  pardonnez-moi  cette  lettre.  Les  plain- 
tes, les  bavardages,  quelle  vilenie  1  Kt  c'est  cette  vilenie 
que  je  vous  envoie  au  lieu  de  lettre  l  Ne  vous  fâchez  pas. 
Ou  bien  mieux  :  grondez-moi  d'abord,  et  dites  ensuite  : 
«  Mais  il  a  cependant  un  peu  raison.  » 

Votre  santé  est-elle  bonne?  Écrivez  donc  quelque  chose 
à  n'importe  quel  moment.  Kst-il  possible  que  vous  m'en 
rouliez  à  ce  point?  Votre  tout  sincère, 

Dostoïevski. 

A  A.  N.  Maïkov. 

Dresde,  25  février  (9  mars)  1871. 

Très  estimé  Apollon  Nicolaïeviich, 
Je  n'ai  pu  me  retenir  et  je  viens  vous  déranger  encore 
une  fois.  Il  est  trop  pénible  de  rester  dans  l'incertitude,  et 
puis  cela  m'est  nuisible  :  — j'attends  toujours,  je  ne  sais 
pas  ce  que  je  dois  entreprendre.  Je  vous  prie  beaucoup  de 
m'informer  si  je  dois  espérer  quelque  chose.  II  me  vient 
à  l'idée  que  peut-ôtre  Stellovsky  n'est  pas  encore  à  Péters- 
bourg.  Comme  je  ne  reçois  pas  de  vous  le  mot  décisif 
que  l'affaire  est  perdue,  je  suppose  que  vous  avez  encore 
de  l'espoir.  Mais  l'espérance  est  quelquefois  très  pénible, 
et  nuit  directement  aux  intérêts;  il  faudra  que  je  me  décide 
à  écrire  à  Moscou.  Mais  comme  cela  peut  ruiner  complè- 
tement mon  projet  de  revenir  en  printemps  à  SaiaL-Péters- 
bourgfcar  en  prenant  à  présent,  c'est-à-dire  à  une  époque 
non  favorable,  de  l'argent  au  Ronsski  Vietlnik.  je  serai 
privé  de  la  possibilité  de  demander  au  printemps  une 
certaine  somme),  j'attendrai  encore  votre  réponse  à  cette 
lettre,  et  alors  seulement  je  tenterai  d'écrire  au  Roasski 
Viestnik.  Ainsi,  répondez-moi  pour  l'amour  de  Dieu,  bon 
Apollon  Nicolaïevitch. 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  411 

Enûn,  ne  seriez-vous  pas  fâché  contre  moi  ?  Cela  est  pos- 
sible :  —  car  je  vous  ennuie  trop.  Dans  ma  dernière  lettre 
je  vous  ai  prié  de  ne  pas  tenir  compte  de  mon  opinion, 
et  d'agir  uniquement  comme  bon  vous  semblera.  Je  vous 
le  répète  encore  :  de  quelque  façon  que  vous  arrangiez 
l'affaire,  je  serai  très  content,  pourvu  que  cette  canaille 
donne  quelque  chose.  Je  comprends  très  bien  moi-même 
ce  que  c'est  que  d'avoir  affaire  à  lui. 

Je  ne  suis  pas  très  bien  portant  et  je  ne  peux  presque 
pas  écrire.  J'ai  examiné  les  premiers  numéros  de  toutes  les 
revues  (elles  y  sont  presque  toutes)  ;  — ce  n'est  pas  grand' 
chose.  C'est  tout  de  même  mieux  dans  les  nôtres.  Mais 
dans  celles-là  c'est  toujours  la  vieille  chanson:  les  asso- 
ciations, les  ouvriers,  et  puis  Lassalle,  ou  bien  l'actualité 
russe  défigurée  dans  toutes  sortes  de  critiques. Quant  aux 
fameux  juges  1  je  lis  maintenant  l'affaire  de  la  Dmilriev , 
on  Га  acquittée!  Quelles  bécasses!  Ils  ont  fait  cela  comme 
si  on  le  leur  avait  commandé.  Non,  dans  le  monde,  le  plus 
difficile  est  de  rester  soi-même. 

Cependant  il  peut  bien  se  faire  qu'en  Europe,  à  la  con- 
clusion de  la  paix,  les  choses  deviennent  encore  plus  inté- 
ressanttîs.On  nous  flattera  et  on  nous  cajolera  bien  pendant 
trois  ans  au  moins.  Il  paraît  qu'en  France  va  éclater  la 
guerre  civile  entre  les  villes  et  les  paysans.  Bismarck  s'est 
douté  de  la  chose  et  il  a  désiré  lui-même  une  république, 
afin  que  l'ordre  soit  rétabli.  La  France  se  perdra.  A  moins 
qu'elle  ne  cherche  à  se  sauver  en  choisissant  un  roi  très 
ferme.  Quant  au  changement  d'opinions  politiques  dans 
les  têtes  françaises  (ce  que  Danilevsky  espère  naïvement) 
—  cela  n'arrivera  jamais,  ou  de  très  longtemps.  Cène  sont 
pas  celles-là  qui  renonceraient  à  leur  haine  envers  la 
Russie.  Et  ils  se  perdront  eux-mêmes.  On  n'a  pas  besoin  de 
plaindre  de  pareils  êtres. 

Entendez  donc  ma  prière  et  répondez-moi  quelque  chose 
pour  que  je  sache.  Surtout, hâtez-vous  de  répondre.  Je  ne 
vous  décris  pas  ma  situation,  ce  n'est  pas  la  peine. 
Votre  sincèrement, 

Théodore  Dostoïevski. 

P. -S. — Qu'est-ce  que  c'est  que  la  Biesséda  ?  Je  viens  de 
recevoir  une  offre  de  collaborer. Bien  enteadu,j'ai  répondu 


412  COHRBHPONDANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

({ue  ce  serait  avec  un  g^and  plaisir.  On  m'informe  que  Ton 
m'envoie  un  numéro  de  la  revue;  mais  je  ne  l'ai  pas  encore 
reçu.  Ce  sera  très  curieux.  Mais  qu'eu  pensez-vous? 

A  propos,  pour  l'nmour  de  Dieu  n'oubliez  pas  d'éerire 
poste  restante.  Car  autrement  je  ne  recevrai  pas  du  tout  les 
lettres.  Le  numéro  de  janvier  de  la  Zariaa  voyagé  cinq 
jours  par  la  ville  et  s'est  trouvé  chez  une  autre  personne 
parce  que  l'on  avait  oublié  d'écrire  poste  restante. 


Au  même. 

Dresde,  2  (M)  mars  1871. 

Très  aimable  et  très  estimé  ami,  Apollon  Nicolaïevitch, 
avant  tout  parlons  de  notre  interminable  affaire. 

J'ai  décidé  de  la  terminer,  c'est-à-dire  d'aller  en  justice' 
On  a  gagné  des  procès  plus  difficiles,  et  mon  droit  d'après 
le  contrat  est  indis<utable.  En  un  mot,  voilà  ce  que  je 
désire  et  ce  que  j'ai  décidé  irrévocablement.  Comme  ces 
poursuites  sont  telles  que  je  n'ose  pas  vous  en  charger,  et 
de  plus  vous  n'êtes  pas  avocat,  je  vous  prie  très  instam- 
ment :  remettez  cette  affaire  (comme  vous  en  avez  le  droit 
par  ma  procuration)  entre  les  mains  de  quelque  avocat 
connu  (Spassovilch,  Arkhangelsky,  ou  un  autre),  et  à 
n4mporte  quel  prix  et  que  celui-ci  commence  tout  de  suite 
les  poursuites  contre  Stellovsky,  en  forme  légale,  pour 
réclamer  l'argent  (et  il  faut  désigner  la  somme  selon  le 
compte  des  feuilles;  s'il  y  a  une  erreur,  la  justice  en  déci- 
dera). D'ailleurs, l'avocat  saura  ce  qu'il  faut  faire.  Surtout, 
communiquez  à  l'avocat  la  copie  du  contrat  et  priez-le 
d'étudier  particulièrement  les  articles  8  et  13.  Surtout  l'ar- 
ticle 13,  car  je  veux  demander  des  dommages-intérêts. 
Voilà  ce  que  je  vous  prie  de  communiquer  à  l'avocat. 

Surtout,  il  faudrait  constater  que  Stellovsky  ne  veut  pas 
payer,  autrement  on  ne  pourrait  pas  le  poursui\Te  en  vertu 
de  l'article  13.  Mais  l'avocat  commencera  certainement  par 
une  demande  formelle  adressée  à  Stellovsky  pour  exiger 
le  remboursement  en  argent  liquide  (sans  billet).  (Cela  se 
fait,  je  crois,  avec  l'aide  de  la  police  ;  d'ailleurs  je  ne  sais 
pas.  L'avocat  le  sait.)  Et  si,  par  exemple,  Stellovsky 
refuse  de  payer  dans  un  délai  de  trois  jours,  il  faudra  com- 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  4 13 

mencer  les  poursuites  en  vertu  de  l'article  13,  c'est-à-dire 
exiger  les  dommages-intérêts  par-dessus  le  remboursement. 
Mais,  s'il  paye,  que  le  diable  l'emporte  avec  son  article  13. 
Alors  l'affaire  sera  terminée. 

Ainsi,  je  vous  adresse  la  prière  suivante  :  1»  remettre 
immédiatement  la  procuration  à  un  avocat,  mais  il  faut 
qu'il  soit  bon,  et  à  n'importe  quel  prix. 

2»  Faire  cela  sans  le  moindre  retard  et  sans  la  moindre 
crainte  de  nuire  à  mes  intérêts.  (N.B.  — Car  d'après  la  loi 
l'avocat  est  payé  quand  l'affaire  est  terminée,  n'est-ce  pas 
ainsi?  De  sorte  que  rien  ne  peut  vous  arrêter.)  Mais  pour 
l'amour  de  Dieu,  faites  cela  sans  le  moindre  retard,  dès 
que  vous  aurez  reçu  cette  lettre.  Ne  craignez  rien  :  c'est 
mon  propre  désir,  et  si  je  gâche  mou  argent,  c'est  que  je 
le  veux  bien.  C'est  pourquoi,  pour  l'amour  de  Dieu,  remet- 
tez cela  à  un  avocat.  Si  vous  avez  encore  mes  lettres  écri- 
tes dès  le  début  de  l'affaire,  en  remettant  l'affaire  à  l'avo- 
cat, lisez-les  lui  ou  donnez-lui  à  lire  quelques  extraits  de 
ces  lettres,  pour  qu'il  connaisse  mon  avis . 

Enfin,  3",  on  pourrait  tenter  la  chance  encore  une  fois 
avant  de  s'adresser  à  l'avocat.  Pour  cela,  en  recevant 
cette  lettre,  voici  ce  qu'il  faudrait  faire  :  écrivez,  cher  ami, 
un  billet  très  laconique  à  Stellovsky(sans  hésitation  et  sans 
crainte  de  nuire  à  mes  intérêts),  que  je  veux  intenter  des 
poursuites  légales,  et  que  vous  vous  adressez  pour  la  der- 
nière fois,  à  lui,  Stellovsky,  en  l'invitant  à  payer.  En  môme 
temps,  désignez-lui  dans  le  billet  un  jour  (je  vous  prie 
aussi  d'un  ton  formaliste,  sec  et  inébranlable),  par  exem- 
ple, après-demain,  et  l'heure  à  laquelle  il  peut  vous  ren- 
contrer et  apporter  la  somme  totale.  Ajoutez  aussi  que 
vous  n'attendrez  pas  davantage  que  ce  jour  et  cette  heure, 
que  vous  ne  le  voulez  pas  et  que  moi  j'exige  qu'il  en  soit 
ainsi. 

Il  peut  se  présenter  deux  cas  :  ou  bien  Stellovsky  ne 
viendra  pas  chez  vous,  et  alors  il  faudra  chercher  tout  de 
suite  l'avocat  et  commencer  les  poursuites  ;  ou  bien  Stel- 
lovsky viendra  payer.  Alors  il  faut  exiger  de  lui  la  somme 
totale,  ou  au  moins  la  moitié  ;  quant  au  billet  (s'il  offre 
d'en  faire  un,  pour  la  moitié  de  la  somme),  pour  trois  mois, 
pas  davantage,  à  aucun  prix. 

Si  Stellovsky  vient  sans  argent  et  cherche  à  traîner,  à 


i  1  1  CORRESPONDANCE    DE    DOHTOIeVSKI 

faire  des  offre»,  dans  ce  cas  n'écoutez  rien.  El  s'il  demaii<ie 
un  délai  (il  dirait, par  exemple,  qu'il  toucherait  dans  quinze 
jours  el  paierait), n'écoutez  rien.  Le  plus  grand  délai  que 
vous  puissiez  lui  accorder,  c'est  le  lendemain,  c'ost-àwJire 
encore  un  jour.  Et  pas  une  heure  do  plus.  Pour  l'amour 
de  Dieu  (ceci  est  important  pour  les  poursuites)  n'entrez 
avec  lui  en  aucune  conversation  ou  discussion  à  propos  de 
l'alTaire. 

Enfin,  si  les  poursuites  commencent,  et  que  Stellovsky 
apporte  de  l'argent  pendant  les  poursuites,  mais  avant 
daller  au  tribunal,  ce  qui  est  indubitable,  car  croyez  bien 
qu'il  ne  voudra  pas  laisser  continuer  les  poursuites,  alors 
l'avocat  saura  lui-même  ce  qu'il  doit  décider. 

Donc,  surtout,  ne  traînez  pas  :  faites  à  la  lettre  comme 
je  vous  le  demande.  Car  l'argent  est  à  moi,  car  c'est  moi- 
même  qui  désire  agir  ainsi,  et  si  je  le  perds  par  ma  manière 
d'agir,  cela  vous  est  égal  :  c'est  moi  qui  l'ai  voulu.  Faites 
donc  à  la  lettre  comme  je  vous  le  demande  (et  sans  aucune 
hésitation,  sans  informations  préalables,  sans  visites  à 
Stellovsky,  envois,  renseignements,  etc.).  Pour  l'amour  de 
Dieu  faites  à  la  lettre  ce  que  je  demande.  El  ne  perdez  pas 
un  seul  jour.  Car  autrement  vous  aurez  tellement  gâté 
Stellovsky  par  toutes  ces  indulgences,  qu'il  sera  un  imbé- 
cile de  donner  l'argent. 

Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  me  demandez  aucun  rensei- 
gnement et  n'exigez  aucune  permission,  afin  de  ne  pas 
traîner  l'affaire.  Faites  à  la  lettre  comme  je  vous  le  demande 
à  présent,  voilà  tout. 

(N.  B. —  Ne  lui  accordez  pas  plus  de  deux  jours  de  délai, 
dans  votre  billet,  pour  rien  au  monde, ponr  rien  au  monde/ 
Et  immédiatement  chez  l'avocat.) 

Quant  à  l'avocat,  je  vous  le  répète,  prenez-en  un  bon 
(et  non  un  monsieur  aux  gros  sourcils,  mais  un  avocat 
véritable).  Un  avocat  de  renom  se  chargera  peut-être  de 
l'affaire,  malgré  qu'elle  soit  bien  minime, —  mais  il  s'agit 
de  littérature,  cela  lui  fera  de  la  réclame  et  il  ne  refusera 
pas  à  cause  de  cela. 

Surtout,  je  vous  le  demande  à  la  lettre  :  sans  trouble, 
sans  questions  et  sans  crainte  pour  mes  intérêts.  Pour 
l'amour  de  Dieu,  faites  ainsi. 

La  flatteuse  opinion  que  vous  avez  du  commencement 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  4l5 

de  mon  roman,  m'a  ravi.  Dieu,  que  j'avais  peur  et  que  j'ai 
peur  encore  !  Quand  vous  lirez  cela,  vous  aurez  proba- 
blement lu  la  deuxième  moitié  de  la  première  partie  dans 
le  livre  de  février  du  Bousski  Viestnik.  Qu'en  direz-vous  ? 
J'ai  peur,  j'ai  peur.  Quant  au  reste,  je  suis  tout  simple' 
ment  au  désespoir,  arriverai-je?  A  propos,  il  n'y  aura 
q  ue  quatre  parties,  quarante  feuilles.  Stépane  ïroGmo- 
vitch  est  un  personnage  secondaire,  il  ne  s'agit  pas  de  lui 
dans  le  roman  :  mais  son  histoire  est  liée  intimement  à 
certaines  aventures  (principales)  du  roman,  et  c'est  pour- 
quoi j'ai  fait  de  lui  la  pierre  fondamentale  de  l'œuvre 
entière.  Mais  pour  Stépane  Trofimovitch  le  meilleur  sera 
dans  la  quatrième  partie  :  ici  sa  destinée  va  se  terminer 
d'une  façon  très  originale.  Je  ne  réponds  pas  pour  autre 
chose,  mais  je  puis  répondre  d'avance  pour  cet  endroit. 
Mais  je  le  répète  encore  :  j'ai  peur,  comme  une  souris 
effrayée.  Vidée  m'a  tenté  et  elle  m'a  énormément  plu, 
mais  réussirai-je  ? 

Figurez-vous  que  j'ai  déjà  reçu  plusieurs  lettres  d'en- 
droits différents  où  l'on  me  félicite  pour  la  première  partie. 
Cela  m'a  énormément  encouragé. Mais  sans  vous  flatler,je 
vous  dis  tout  simplement  :  votre  appréciation  est  celle  qui 
a  le  plus  de  valeur  pour  moi.  Premièrement,  vous  ne  me 
flatterez  pas,  et  secondement,  dans  votre  critique,vous  avez 
laissé  échapper  une  expression  géniale  :«  ce  sont  les  héros 
de  Tourguenev  dans  leur  vieillesse.  »  Ça,  c'est  génial I  En 
écrivant,  je  pressentais  quelque  chose  de  ce  genre-là  ;mai8 
en  trois  mots  vous  avez  tout  défini,  comme  par  une  formulé. 
Allons,  je  vous  remercie  pour  ces  paroles:  vous  avez  rendu 
toute  l'œuvre  lumineuse. 

Je  travaille  avec  beaucoup  de  difficulté,  je  me  sens 
malade  et  une  période  de  crises  fréquentes  va  commencer. 
J'ai  peur  de  ne  pas  être  prêt  à  temps,  d'être  en  retard.  Je 
n'aurais  pas  voulu  gâter  les  choses  par  ma  hâte.  Il  est 
vrai,  le  plan  est  bien  conçu  et  étudié,  mais  on  peut  tout 
gâter  avec  trop  de  hâte. 

J'ai  décidé  de  revenir  absolument  au  printemps.  Ce  que 
nous  pourrons  causer!  J'ai  reçu  la  Biessèda:  que  sera-telle 
plus  tard?  Il  n'y  a  pas  de  partie  esthétique, vous  aviez  bien 
raison.  En  quoi   la  Zaria  est-elle  pire  qu'une  autre  revue  1 
A  mon  avis,  elle  est  mieux.  Mais  le  désordre  et  le  manque 


4 16  CORKBHPONnANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

de  savoir-faire  de  la  part  de  la  rédaction  (voue  le  verrez) 
seront  sa  perdition.  Je  ne  suis  pas  d'accord  avec  vous  à 
propos  do  Slrakhov, c'est  l'uniijuc  critique  de  noire  temps. 
Une  critique  sévère,  —  c'est  la  spécialité  de  la  Zaria.  Si 
Ton  avait  pris  le  temps  et  amélioré  la  partie  de  la  rédac- 
tion, ils  y  auraient  gagné.  Que  la  Bieaséda  existe,  à  mou 
avis  elle  n'aurait  nullement  pu  nuire  à  la  Zaria  par  sa 
concurrence.  Mais  elle  nuira.  Au  revoir.  Je  voue  remercie 
pour  vos  bons  sentiments  pour  moi.  Les  arbres  bourgfeon- 
nent,  c'est  le  printemps  qui  commence.  Allons,  au  revoir 
et  à  bientôt.  Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 

Ne   m'oubliez  pas  pour  l'amour  de  Dieu,  écrivez-moi 
quelques  lignes. 


A  N.  N.  Slrakhov. 

Dresde,  18  (30)  mars  1871. 

D'abord  pardonnez-moi,  très  estimé  Nicolas  Nico'.aïe- 
vitch,  de  n'avoir  pas  répondu  si  longtemps  à  vos  lettres. 
Les  circonstances  sont  coupables.  Quelque  temps  j'étais 
malade,  et  surtout  j'avais  des  humeurs  noires  après  l'accès 
d'épilepsie.  Quand  les  crises  ne  sont  pas  fréquentes  et  qu'il 
en  éclate  une  soudain,  il  m'arrive  des  humeurs  noires 
extraordinaires.  Je  suis  réduit  au  désespoir.  Autrefois  celte 
humeur  durait  trois  jours  après  la  crise,  maintenant,  sept, 
huit  jours,  quoique  à  Dresde  les  crises  soient  bien  plus 
rares  qu'ailleurs.  Ensuite,  ye  m'ennuie  à  cause  de  mon  tra- 
vail. Je  suis  à  bout  de  forces,  j'écris  si  difficilement.  Il  faut 
aller  en  Russie,  quoique  je  me  sois  complètement  désha- 
bitué du  climat  de  Saint-Pétersbourg.  Mais,  quand  même, 
à  tout  prix,  il  faut  revenir.  C'est  inutile  d'énumérer  tous 
ces  ennuis.  Bref,  tout  me  détournait  et  je  ne  puis  me  met- 
tre à  vous  causer  qu'à  présent,  malgré  que  depuis  votre 
lettre  j'aie  pensé  énormément  à  vous. 

Vous  ne  sauriez  vous  figurer  quelles  tristes  et  pénibles 
considérations  me  sont  venues  à  la  lecture  de  votre  let- 
tre. Qu'est-ce  que  c'est  donc?  Tout  ce  par  quoi  la  Zana  pos- 
sède de  l'originalité,  tout  ce  qui  lui  donne  un  aspect  par- 


I 


CORUESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  4 17 

ticulier,  individuel,  parmi  les  autres  revues,  tout  cela  pour 
eux  est  un  obstacle  au  succès  ?  Et  c'est  Tunique  revue 
russe  dans  laquelle  on  rencontrait  la  critique  littéraire 
pure  1  C'est  précisément  parce  que  tous  l'ont  abandonnée 
qu'elle  est  nécessaire  à  présent.  C'est  elle  qui  a  donné  à 
la  Zaria  son  caractère.  Ils  se  sont  effrayés  des  bavardages 
et  des  railleries.  11  fallait  au  contraire  insister  sur  son 
idée  plus  souvent,  dans  chaque  numéro,  et  l'avenir  serait 
à  eux.  Je  ne  sais  pas  ce  que  font  les  autres,  mais  en  rece- 
vant la  Zaria,  chaque  fois,  je  découpais  avant  tout  vos 
articles  et  je  m'en  délectais.  Bien  entendu,  je  n'étais  pas 
entièrement  d'accord  avec  vous  (par  exemple,  à  propos 
des  procédés,  du  ton,  c'est-à-dire  de  voire  douceur  exces- 
sive, et  puis  dans  l'exagération  de  quelques  phénomènes 
de  la  littérature  ou  de  la  vie),  mais  l'intérêt  était  toujours 
extraordinaire.  Votre  article  sur  Karamzine  est  si  profond 
et  si  virilement  franc,  qu'ici  je  me  suis  réjoui  qu'une  voix 
pareille  puisse  retentir  encore  chez  nous.  Vous  m'avez 
écrit  quelque  chose  en  passant,  mais  moi  aussi  j'ai  lu 
quelque  chose  ensuite,  et  autant  que  je  puisse  en  juger,  on 
l'avait  accusé  d'être  rétrograde.  Votre  rédaction  ne  serait- 
elle  pas  avec  les  autres  ? 

Dans  tous  les  cas,  votre  voix  ne  peut  pas  se  taire  et  ne 
le  doit  pas.  Sans  aucun  doute,  d'avoir  fait  connaître  vos 
nouvelles  relations  équivaut  à  moitié  à  une  démission. 
Eh  bien!  Nicolas  Ni colaïevitch,  comment  en  décidez-vous? 
Dans  trois,  quatre  mois  peut-être,  nous  nous  verrons,  et 
alors  nous  parlerons  à  notre  aise,  mais  en  attendant?  Bien 
entendu,  il  faut  continuer,  en  attendant,  dans  la  Zaria,  à  y 
imprimer  encore  quelques  excellents  articles,  et  penser  en 
automne  à  votre  situation.  Car  si  vous  ne  pouvez  vous 
établir  à  la  Zaria,  dans  des  conditions  sûres  et  tout  à  fait 
convenables  à  vos  convictions,  vaut-il  la  peine  de  res- 
ter?(Jene  tiens  pas  compte  de  l'amour-propre;  je  ne  songe 
qu'à  la  critique,  à  1  existence  chez  nous  d'un  organe  litté- 
raire avec  une  critique  saine.)  Enfin  que  faire,  si  la  Zaria 
ne  la  trouve  pas  elle-même  nécessaire  ? 

J'espère,  Nicolas  Nicolaïevitch,  que  je  vous  écris  mainte- 
nant confidentiellement  et  que  cette  lettre  restera  entre  nos 
quatre  yeux.  A  propos  :  vous  écrivez  dans  votre  lettre,  tout 
à  fait  en  passant,  que  vous  voulez  vous  occuper  de  souve- 

27 


418  CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

nirs  littéraires.  Qu'est-ce  que  ce  sera  ?  Et  quel  résultat 
euro7,-vou8  ?  Vous  avez  fait  meiilion  du  temps  «le  la  publi- 
cation de  notre  ancienne  revue,  d'Apollon  (jri;5orieT,  de 
nous.  Je  comprends  trop  bien  que  cette  époque  de  notre 
vie  puisse  s'être  gravée  profondément,  et  peut-être  même 
agréablement,  dans  votre  mémoire  (comme  souvenir  do 
votre  jeunesse.)  Mais  n'est-ce  pas  trop  loi  de  l'écrire,  et 
8era-<"e  intéressant  en  ce  moment?  Je  pense  que  c'est  un 
peu  trop  tôt  et  que  ce  ne  sera  pas  intéressant  pour  les 
autres.  El  cependant,  voici  Tidée  qui  me  vient  : 

Il  serait  en  effet  admirable  que  vous  entreprissiez  quel- 
que œuvre  importante,  sérieuse,  en  dehors  de  vos  articles 
critiques  ordinaires  (et  surtout  dans  une  autre  forme), 
quelque  chose  de  nouveau,  dans  le  genre  historique  et 
littéraire.  (N.  B.  —  Par  exemple,  j'ai  lu  avec  un  plaisir 
extrême  vos  délicieuses  et  ardentes  pages  dans  l'article 
sur  Karamzine,  dans  lesquelles  vous  vous  rappeliez  le 
temps  de  vos  études).  Si  la  Zaria  vous  laisse  maintenant 
tant  de  loisirs,  vous  auriez  pu  préparer  quelque  chose 
pour  l'automne.  Que  pensez-vous, par  exemple,  de  la  Bies- 
séda  ?  Là  il  n'y  a  pas  du  tout  de  critique  littéraire,  mais 
il  me  semble  qu'elle  ne  refuserait  pas  le  moins  du  monde 
de  publier  ce  que  vous  auriez  préparé  pendant  l'été,  et  cela 
pourrait  vous  servir  pour  faire  autre  chose.  Je  ne  veux  pas 
de  circonlocutions  et  de  biaisements,  c'est  pourquoi  je  vous 
dirai  franchement:  cela  ne  peut  être  considéré  comme  une 
trahison  envers  la  Zaria.  Je  ne  vous  engage  pas  à  aban- 
donner l'ancien  drapeau  et  à  vous  réfugier  sous  un  autre. 
Mais,  convenez-en  que  tout  ici,  tout  est  renfermé  dans 
la  solution  de  cette  question  :  la  Zaria  elb-même  désire- 
t-elle  votre  collaboration ?L'estime-t-elle  ou  non?  Car  cela 
doit  être  éclairci  dans  un  temps  très  court. 

Quant  à  la  Biesséda,  je  ne  sais  pas  du  tout  ce  qu'elle 
sera,  quoique  j'aie  lu  le  premier  numéro.  Ils  m'ont  envoyé 
la  revue  et  ont  demandé  ma  collaboration.  Bien  entendu, 
je  collaborerai  avec  le  plus  grand  plaisir,  si  j'ai  le  temps. 
Moi,  je  ne  suis  lié  avec  personne  et  avec  rien,  excepté  mes 
dettes.  Mais  l'argent  n'est  pas  une  chose  si  délicate  et  se 
rembourse  par  de  l'argent.  (Gela  ne  veut  pas  du  tout  dire 
que  je  ne  pense  pas  à  ma  nouvelle  pour  la  Zaria  ;  j'y  pense, 
j'y  pense  beaucoup  et  je  l'enverrai  à  tout  prix.) 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  419 

Je  le  répète  encore,  j'attends  avec  impatience  et  émo- 
tion le  moment  de  rencontrer  à  Pétersbourg  ceux  qui  me 
sont  chers.  Mais  encore  une  demande,  à  propos:  ne  parlez 
pas,  à  l'occasion,  affirmativement  de  ma  prochaine  arrivée. 
J'aurais  voulu  que  mes  créanciers  me  laissassent  tranquille 
au  moins  la  première  semaine  après  mon  arrivée  ;  je  m'at- 
tends à  ce  qu'ils  se  jettent  sur  moi,  et  j'ai  peur,  parce  que 
je  n'ai  pas  d'argent,  je  n'ai  que  des  espérances. 

GrifTonnez-moi  donc  quelque  chose,  Nicolas  Nicolaïe- 
vitch,  je  vous  suis  dévoué  et  je  vous  parle  très  sincèrement. 
Mon  adresse  est  toujours  la  môme  (toujours  poste  restante). 

Je  n'ai  pas  de  goût  à  écrire,  Nicolas  Nicolaïevitch,  ou 
bien  j'écris  avec  une  grande  souffrance.  Qu'est-ce  que  cela 
veut  dire,je  ne  saurais  le  comprendre.  Je  pense  seulement 
que  c'est  le  besoin  de  la  Russie.  Il  faut  revenir  coûte  que 
coûte.  Je  vous  remercie  extrêmement,  que  vous  n'ayez  pas 
oublié  de  me  parler  de  mon  roman.  Vous  m'avez  bien 
encouragé.  Je  suis  au  plus  haut  degré  d'accord  avec  vous 
à  propos  du  ton  ;  j'ai  longtemps  souffert  de  ne  pas  pouvoir 
le  soutenir.  A  mon  retour  en  Russie,  il  faudra  que  j'in- 
terrompe même  mou  travail.  Dans  tous  les  cas  je  termi- 
nerai cette  année  mon  roman. 

Je  vous  remercie  beaucoup  pour  quelques  explications 
de  mes  perplexités.  S'il  fallait  le  faire  encore,  je  ne  vous 
aurais  pas  écrit  cette  lettre-là.  J'étais  alors  dans  un  terri- 
ble état  maladif  d'irritation  nerveuse. 

Où  passerez-vous  l'été  :  en  ville  ou  à  la  campagne  ?  Il 
serait  bon  que  je  le  susse  à  l'avance.  Il  me  semble  que 
j'arriverai  au  milieu  môme  de  l'été.  Oh '.quels  tracas  avec 
notre  départ,  cher  Nicolas  Nicolaïevitch  !  Nous  sommes 
partis  tous  les  deux,  avec  ma  jeune  femme,  et  maintenant 
je  reviens  avec  la  môme  jeune  femme,  mais  aussi  des 
enfants  !  Un  secret  :  l'une  a  dix-huit  mois,  l'autre  encore 
X,  Y,  Z.  Que  de  tracas  pour  voyager  ! 
Votre  dévoué  entièrement, 

Théodore  Dostoïevski. 

A  A.  N.  MaXkov. 
Dresde,  19  mars  (!•'  avril)  1871. 
Très  aimable  et  estimé  ami  Apollon  Nicolaïevitch,  faites 
pour  l'amour  du  Christ  comme   je  vous  l'ai  demandé  et 


420  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

remettez  l'afTaire  entre  les  mains  d'un  avocat.  Vous  ayant 
envoyé  la  dernière  lettre,  j'ai  pensé  que  l'aiTaire  marche- 
rait enfin,  et  cependant  voilà  de  nouveau  la  correspon- 
dance et  la  marche  de  l'affaire  qui  traîne  tout  un  moi». 

Non  seulement  l'escompte,  mais  beaucoup  d'autres  cho- 
ses seraient  très  bien.  Mais  vous  savez  bien  vous-même 
que  tout  est  impossible.  Ni  vous,  ni  moi  ne  comprenons 
rien  à  l'escompte.  Vous  commencerez  à  m'écrire,  me 
demandant  mon  avis,  et  l'affaire  traînera  encore.  fc!l  enfin, 
comment  savoir  si  Stellovsky  ne  nous  trompera  pas  encore 
une  fois  avec  son  escompte? 

El  alors  toujours  la  môme  décision  ;  remettez  ГлГГ.пп*  h 
un  avocat,  que  vous  choisirez  vous-même. 

Pardonnez-moi,  mon  cher,  de  ne  pas  répondre  à  volnt 
excellente  lettre,  qui  m'a  ranimé.  Car  ici  vos  lettres  m»î 
rappellent  à  la  vie,  le  savez-vous  ?  Mais  en  ce  moment,  je 
suis  complètement  accablé  de  travail.  Je  suis  en  retard, 
non  par  suite  de  paresse,  mais  parce  que  cela  ne  me  dit 
rien  d'écrire.  Ce  n'est  qu'un  énervemenl  et  qu'une  torture. 
Il  faut  que  j'aille  en  Russie  ;  ici  l'ennui  m'écrase.  Je  pen- 
sais envoyer  au  Rousski  Viestnik  environ  six  feuilles,  mais 
il  n'y  en  aura  pas  même  trois.  La  livraison  de  mars 
paraîtra  sans  mon  roman.  Je  n'ai  que  quelques  jours  jus- 
qu'au moment  d'envoyer  mon  travail.  Je  voulais  vous 
répondre  beaucoup  de  choses,  et  certaines  avec  beaucoup 
de  détails  ;  je  ne  peux  pas  le  faire.  Au  revoir,  je  vous 
embrasse  et  vous  dis  :  «  Christ  est  ressuscité.  »  Ma 
femme  vous  salue;  votre  filleule  se  porte  admirablement 
bien  et  nous  donne  énormément  de  joie.  Ci-inclus  la  petite 
lettre  que  vous  m'avez  demandé  d'écrire  sur  un  ton  plue 
officiel.  Tout  à  vous, 

Th.  Dostoïevski. 

Choisissez  l'avocat  que  vous  voudrez;  à  votre  idée.  Moi 
je  ne  connais  personne. 

An  même. 
Dresde  19  mars  (l»"^  avril)  1871. 
Très  estimé  Apollon  Nicolaïevitch, 

Après  trois  mois  de  tracas  avec  Stellovsky,  je  suis  arrivé 
enfin  à  la  conviction  qu'il  ne   voudra    pas   payer    de   son 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  421 

propre  gré  et  qu'il  est  préférable  de  recourir  à  la  justice. 
Je  vous  ai  déjà  demandé  de  remettre  l'affaire  entre  les 
mains  d'un  avocat,  —  bien  entendu,  à  des  conditions  qui 
ne  soient  pas  trop  désavantageuses  pour  moi.  Qu'il  lise  le 
contrat  dans  tous  ses  détails,  et  surtout  Tartit  le  8  du  con- 
trat. L'affaire  est  très  simple,  tout  à  fait  légale,  tout  à  tait 
claire.  Il  me  semble  que  l'avocat  devrait  commencer  par 
adresser  à  Stellovsky  une  simple  demande  de  rembourse- 
ment, l'inviter  à  payer,  —  mais  le  faire  le  plus  ofûcielle- 
ment  possible,  c'est-à-dire  dans  ce  sens  qu'ensuite  il  ait 
de  quoi  faire  constater  qu'on  a  invité  Stellovsky  à  payer, 
et  qu'il  ne  l'a  pas  fait. 

(N.  B.  —  Votre  opinion:  que  Stellovsky  n'a  pas  d'argent, 
me  paraît  tout  à  fait  erronée.  C'est  un  homme  qui,  en  tout 
cas,  peut  toujours  se  pro -urer  de  l'argent.  D'après  le  sens 
du  contrat,  il  devait  préparer  le  paiement  de  mon  roman 
édité  le  lendemain  du  jour  où  il  a  annoncé  dans  les 
journaux  la  mise  en  vente  de  ce  roman,  c'est-à-dire  il  y  a 
quatre  mois.  Il  n'a  pas  le  droit  de  refuser,  et  il  a  tant 
d'argent  qu'il  pourrait  acheter  toute  la  littérature  russe 
s'il  le  voulait.  Peut-il  ne  pas  avoir  dargent,  l'homme  quia 
acheté  tout  Glinka  pour  25  roubles  !) 

Vous  demandez  mon  avis  déGnitif  sur  l'article  qui  traite 
des  dommages-intérêts.  Mais  si  Stellovsky  invité  par  l'avo- 
cat à  payer  dans  le  bref  délai  désigné  (comme  d'ailleurs 
l'avocat  trouvera  plus  commode  ;  il  faut  laisser  cela  à  sa 
discrétion)  ne  paye  pas  et  que  l'on  puisse  prouver  en  justice 
qu'il  n'a  pas  payé,  on  pourra  certainement  commencer  des 
poursuites  pour  obtenir  les  dommages-intérêts  de  3.000  rou- 
bles. Mais  je  me  serais  bien  contenté  si  l'avocat  le  faisait 
payer  au  plus  tôt  le  prix  convenu  tout  simplement  (arti- 
cle 8),  selon  le  compte  indiqué  clairement  dans  le  contrat  ; 
alors,  tant  pis  pour  les  dommages-intérêts  1 

Quant  au  chiffre  élevé  des  dommages-intérêts,  il  me 
semble  vraiment  que  Stellovsky  mériterait  ce  chiltinif^nt. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai  imaginés,  mais  c'est  lui  qui  a 
voulu  les  marquer  dans  le  contrat,  et,  bien  entendu,  il 
m'aurait  fait  payer  jusqu'au  dernier  kopek  les  3.000  rou- 
bles si  je  n'avais  pas  exécuté  quelque  article  du  contrat. 
Savez-vous  dans  quelles  conditions  ce  contrat  a  été  écrit  ? 
Il  a  lancé  contre    moi    D...  et  Gavrilov  avec   des  billets 


422  coвREaPo^DANCE  ож  dostoIevski 

que  j^avaie  reprie  à  mon  nom,  pour  payer  les  dettes  de 
mon  frère  et  d'un  autre  côté  il  m'a  fait  offrir  3.000  rou- 
Lies  pour  mes  œuvres  ;  Ba/ounov  m'aurait  (ionné  six  mille 
en  automne,  mais  eu  été  il  n'avait  ран  d'argent.  J'ai  vendu 
mes  auvres,  et  puis  j'ai  encore  écrit  pour  eux  une  nou- 
veMe  de  1.000  roubles  (je  prends  150  roubles  par  feuille.) 
Et  voilà  pourquoi,  si  je  prenais  les  dommages-intérêts  de 
SlellovHky,je  ne  ferais  que  reprendre  mon  bien,  et  encore 
avec  une  grande  perte. 

En  général,  laissez  l'avocat  agir  comme  il  le  trouvera 
mieux  et  plus  avantageux.  Le  mieux,  c'est  de  faire  payer 
au  plus  vile  Crime  etChàlimenl.  Si  ce  n'est  pas  possible, 
effrayer  Slellovsky  par  les  dommages-intérêts, et  certaine- 
ment l'effrayer  en  action  et  non  en  paroles. 

Voilà  tout,  à  ce  qu'i  1  me  semble,  ce  qu'il  fallait  vous  dire. 
Faites-le  ainsi,  mon  bon  ami,  comme  je  vous  lo  demande; 
remettez  ma  procuration  à  un  avocat.  Je  me  fie  entière- 
ment à  vous  pour  le  choix  d'un  avocat.  Je  n'en  connais 
aucun.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 

P.-S.  —  Ce  ne  serait  pas  mal  si  l'avocat,  ayant  com- 
mencée inviter  Stellovsky  à  payer,  lui  rappelait  que,  d'après 
tel  article,  ayant  refusé  de  payer  ou  bien  traînant  le  paie- 
ment, il  doit  payer  des  dcmmages-intérêts.  D'ailleurs,  il 
sauia  mieux  ce  qu'il  faut  faire.  Que  savons-nous  dans  ces 
affaires? 


An  même. 

Dresde,  !•' (13)  avril  1871. 

Bien  estimé  Apollon  Nicolaïevitch,  je  reçois  à  l'instant 
voire  dépêche.  Je  n'y  comprends  rien  du  tout.  Pourquoi 
faut-il  aller  à  Saint-Pétersbourg  ?  Si  je  demande  de  l'ar- 
gent au  «  Fonds  des  littérateurs  »,  dans  le  meilleur  cas, 
il  se  passera  trois  semaines  ou  un  mois  jusqu'à  ce  que  je 
touche,  et  vous  envoyez  une  dépêche.  Qu'est-il  arrivé? 

S'il  ne  s'agit  que  de  l'ancien  procès  pour  l'anciemie 
somme  d'argent,  cela  ne  vaut  pas  la  peine  que  je  me  décide 
à  une  chose  aussi  affreuse,  c'est-à-dire  à  partir  tout  de  suite. 
Il  y  a  impossibilité  matérielle,  même  si  j'avais  de  1  argent. 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  423 

Songez  donc  :  Si  je  viens  tout  de  suite  à  Pétersbourg,  mes 
créanciers  ne  me  permettront  pas  de  revenir  à  Dresde.  Et 
alors  je  serai  à  Pétersbourg,  et  ma  femme  restera  à  Dresde, 
car  non  seulement  pour  100  roubles,  mais  môme  pour 
400  roubles,  il  nous  sera  impossible  de  partir  avec  l'enfant 
(dettes,  etc.).  Et  elle  sera  à  Dresde,  et  cependant  au  moi* 
d'août  elle  doit  accoucher.  3e  ne  recevrai  l'argent  du  Bousski 
\iestnik  qu'au  commencement  de  juin  (c'est  ex&ci).  Maie 
avec  de  l'argent,  elle  ne  pourrait  revenir  seule,  sans  moi, 
dans  les  derniers  temps  de  sa  grossesse  et  avec  un  enfant 
sur  les  bras.  11  est  d'ailleurs  impossible  de  louer  une  ser- 
vante ;  elles  ne  veulent  pas  aller  en  Russie.  Ainsi,  elle  ne 
peut  partir  sans  moi,  par  conséquent,  elle  serait  obligée  de 
rester  à  Dresde,  d'accoucher,  et  comme  il  est  impossible 
de  faire  voyager  un  nouveau-né  tard  en  automne, il  faudrait 
qu'elle  reste  ici  un  an  ou  dix-huit  mois,  et  moi  sans  elle,  et 
puis  encore  au  moment  de  l'accouchement. 

Mais  Stellovsky  tout  entier  et  toutes  mes  affaires  ne 
valent  pas  cela  ! 

Écrivez-moi  une  lettre  tout  de  suite,  pour  l'amour  de 
Dieu. 

Quel  est  le  procès  que  veut  commencer  Stellovsky?  Mon 
ancienne  affaire  est  claire  et  nette,  on  ne  saurait  la  dis- 
cuter. 

Pour  l'amour  de  Dieu,  consultez  un  avocat  adroit,  un 
avocat  véritable. 

En  tout  cas,  je  comprends  et  je  sens  combien  vous  me 
traitez  en  ami.  Je  l'apprécie  et  ne  l'oublierai  pas.  Tout  à 
vous, 

Th.  Dostoïevski. 

Pour  l'amour  du  Christ,  écrivez  plus  vite. 

La  nuit  j'ai  eu  une  crise  des  plus  violentes,  et  je  suis 
tout  brisé  et  tout  énervé,  tout  anéanti. 

P.-S,  —  Le  Fonds  littéraire  me  donnera-t-il  100  roubles? 
En  1864,  j'ai  demandé  un  secours  pour  aller  à  l'étranger, 
pour  cause  de  maladie.  (Car  autrement  comment  aurais-je 
fait  avec  l'épilepsie  dont  je  souffrais  alors,  et  surtout  avec 
le  climat  de  Saint-Pétersbourg  ?)  A  cause  de  cela  Lavrov 
et  une  centaine  de  personnes  ont  fait  tant  de  bruit,  que  j'ai 
dû  cesser  d'être  membre  du  comité.  Si  c'est  un  malheureux 


424  r.OnnR8PONDANCB  DB   I>Of«TOl(EV»KI 

qui  a  souiïerl,  un  malade  estropié  physiquement  el  morale- 
ment, —  un  travailleur  éternel,  —  ils  ne  viendront  pas  en 
aide.  Mais  si  c'est  un  nihiliste,  ib  donneront  tout  de  suite. 
Souvenez-vous  donc  de  quelles  personnes  le  comité  est 
formé  1  Ils  me  refuseront  avec  honte  '. 


Aa  même. 

Dresde,  5(17)  avril  1871. 

Mon  aimable  ami  Apollon  Nicola'fevilch,  comme  je  n'ai 
reçu  ni  hier,  ni  avant-hier  de  lettre  de  votre  part  (qui 
explique  la  dépêche),  je  suis  obligé  mainlenanl  de  con- 
clure, selon  toute  apparence,  que  tout  cela  a  été  l'œuvre 
de  quelque  vaurien.  Le  !•' avril  j'ai  soudain  reçu  un  télé- 
gramme de  votre  part,  de  Saint-Pétersbourg,  dans  lequel 
vous  m'invitiez  à  tout  quitter  el  à  partir  pour  Saint-Péters- 
bourg à  propos  de  l'alTaire  Stellovsky  (le  procès  !)  et  de 
prendre  l'argent  au  Fonds  littéraire. 

Je  vois  seulement  que  ce  lâche  X...  connaît  bien  tou- 
tes mes  affaires  de  famille  et  avec  Stellovsky.  Je  conclus 
encore,  d'après  quelques  données,  que  ce  n'est  pas  une 
plaisanterie,  mais  un  calcul  quelconque,  afin  que  je  vienne 
à  Saint-Pétersbourg.  D'ailleurs,  je  m'en  moque.  Mais,  en 
tout  cas,  l'affaire  paraît  tellement  vraisemblable,  que  j'au- 
rais pu  me  laisser  tromper  et  partir,  d'autant  plus  que  je 
n'ai  besoin  de  demander  l'argent  à  aucun  Fonds,  mais  que 
j'en  ai  en  ce  moment. 

En  tout  cas  je  vois  et  je  pressens  ce  que  je  puis  atten- 
dre à  mon  retour  à  Saint-Pétersbourg  !  D'où  est-ce  que 
je  me  suis  procuré  une  telle  quantité  de  petits  ennemis 
qui  me  ha'issent  ?  Il  me  semble,  je  n'ai  fait  de  mal  parti- 
culier à  personne. 

Mais  en  attendant  ils  vont  être  attrapés.  Pardonnez-moi, 
mon  cher  ami,rétonnement  que  vous  a  pu  causer  ma  der- 
nière lettre.  Ce  serait  bien  si  vous  m'écriviez  quelque 
chose,  même  à  ce  propos. 

1.  Th. -M.  Dostoïevski  n'a  reçu  de  secours  qu'une  fois  du  Foods 
littéraire  ;  en  1863,  le  24  juillet,  il  reçut  un  prêt  de  1.500  roubles  jus- 
qu'au 1"  février  1864,  en  donnant  toutes  ses  оеи\тез  en  nantissement 
et  5  0/0.  La  somme  empruntée  et  les  intérêts  ont  été  payés  à  temps. 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  425 

En  attendant,  au  revoir.  Ce  serait  bien  si  on  pouvait 
arranger  toutes  les  affaires.  Donnez-moi  exactement  votre 
adresse  pour  l'été. 

Les  miens  vous  saluent  et  je  suis  tout  à  vous, 

Tu.  Dostoïevski. 


Aa  même. 

Dresde,  21   avril  (3  mai)  1871. 

Pardonnez-moi,  mon  cher  ami,  de  n'avoir  pas  répondu 
immédiatement,  à  votre  lettre  d'explication  du  4  avril,  mais 
d'avoir  laissé  cela  pour  un  petit  moment,  et  le  petit  moment 
est  devenu  un  long  terme.  Je  dois  encore  m'excuser  d'avoir 
dans  ma  dernière  lettre  appelé  vaurien  le  supposé  plaisant 
anonyme,  qui  avait  envoyé  le  télégramme.  Vous  compre- 
nez certainement,  mon  cher  ami, que  si  en  effet  une  chose 
pareille  avait  été  faite  par  un  étranger,  pour  rire  (et  il 
m'est  bien  arrivé  de  recevoir  des  lettres  injurieuses  anony- 
mes), je  serais  vexé  et  j'aurais  le  droit  de  l'insulter.  Toute 
cette  absurdité  s'est  produite  d'abord  à  cause  de  100  rou~ 
blés  dans  la  dépêche,  ensuite  parce  que  je  n'avais  nulle- 
ment été  prévenu  par  vous,  de  sorte  que,  dès  que  j'ai 
ouvert  la  dépêche,  j'ai  eu  des  doutes  à  ce  sujet.  Mais  ce 
qui  a  surtout  confirmé  mes  soupçons,  c'est  que  votre  lettre 
d'explication  a  tardé  et  n'est  pas  venue  par  le  premier  cour- 
rier pour  expliquer  la  dépêche.  Alors,  j'étais  complètement 
convaincu  et  je  vous  en  ai  conté.  Maintenant,  je  com- 
prends tout,  et  votre  intérêt  amical  me  réjouit  excessive- 
ment. Mais,  voyez  vous  comme  le  Fonds  a  été  orgueilleux 
envers  ma  (c'est-à-dire  votre  demande  pour  moi)  demande 
d'emprunt,  combien  il  a  fallu  de  garanties.etc.  ;et  quel  ton 
hautain  dans  la  réponse.  Si  un  nihiliste  avait  demandé,  ils 
n'auraient  pas  répondu  ainsi.  Quant  à  mon  retour,  je  vais 
vous  expliquer  une  chose,  pour  que  vous  le  sachiez  bien  : 
pour  revenir  et  môme  nous  trouver  à  l'arrivée  sans  le  sou, 
il  nous  faut  beaucoup  plus  que  vous  ne  croyez. Quand  on  a 
habité  longtemps  un  endroit,  il  n'est  pas  si  facile  de  par- 
tir. En  quatre  années,  chaque  caftan  se  trouve  percé  et  le 
raccommodage  coûte.  Sans  allégorie,  cela  nous  est  impos- , 


426  COHRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 

sible  à  moine  de  1 .000  roubles,  et  cela  de  la  façon  la  plus 
misérable.  Vous  comprendrez  bion  qu'il  ne  s'agit  рав 
seulfraent  du  voyage.  Pour  lout  le  Noyage,  avec  Anna  et 
Luba,  nous  avons  compté  120  roubles.  Pour  les  fêles  de 
PAquPS,on  m'a  envoyé  de  l'argent  <lu  Housski  Vieslnik,  maie 
pour  les  1.000  roubles  que  j'avais  demandés  exj>ressément 
pour  mon  voyage,  on  m'a  prié  d'attendre  jusqu'à  la  fin  de 
jiin.Kt  cependant,  il  m'est  presque  impossible  d'attendre. 
Au  commencement  du  mois  d'août, ma  femme  doit  accou- 
cher, et  il  serait  préférable  de  partir  deux  mois  avant  les 
couches,  plutôt  qu'un  mois  avant,  car  dans  ce  dernier  cas 
ce  serait  môme  impossible.  Songez  donc,  nous  devons 
partir  sans  domestique  et  avoir  la  charge  de  Luba.  Quant 
ù  partir  après  les  couches,  c'est  aussi  impossible  ;  nous  ne 
pouvons  pas  revenir  au  mois  d'octobre  avec  un  enfant  nou- 
veau-né. Enfin,  rester  à  Dresde  encore  un  an  c'est  encore 
plus  impossible.  Cela  veut  dire  faire  mourir  Anna  Grigo- 
rievna  d'un  désespoir  qu'elle  ne  peut  pas  surmonter,  car 
elle  souffre  du  véritable  mal  du  pays.  11  m'est  impossible 
aussi  à  moi  de  ne  pas  partir  :  d'abord,  pour  certaines 
raisons,  je  ne  serai  pas  capable  de  terminer  mon  roman  si 
je  reste  ici  et  je  puis  perdre  beaucoup  au  point  de  vue 
pécunier  ;  je  vous  expliquerai  tout  cela  à  notre  rencontre. 

Ainsi,  la  première  chose,  c'est  de  revenir.  J'écris  à 
Katkov  une  demande  particulière  et  instante  pour  hâter 
l'envoi  et  je  lui  en  explique  la  raison.  Mais  s'il  ne  se  hâte 
pas,  et  il  est  presque  certain  qu'il  en  sera  ainsi,  alors,  que 
faire  ?  Alors  justement  je  n'aurai  d'espoir  qu'en  l'argent 
de  Slellovsky,  et  pour  parfaire  les  1.000  roubles  (néces- 
saires pour  partir)  je  tâcherai  de  m'arranger. 

Ainsi,  ma  demande  constante,  douloureuse,  que  je  vous 
adresse  toujours  est  de  vous  presser  avec  Stellovsky.  On 
ne  peut  d'ailleurs  se  hâter  de  faire  qu'une  chose  :  c'est  de 
remettre  vos  pouvoirs  le  plus  vite  possible  à  l'avocat (Gou- 
bine,  je  crois)  et  le  prier  de  commencer  l'affaire  légalement 
(c'est-à-dire  par  voie  de  justice),  immédiatement  et  énergi- 
quement.  Et  précisément  comme  vous  l'avez  écrit  dans 
votre  dernière  lettre  :  c'est-à-dire  d'abord  exiger  le  rem- 
boursement immédiat  et  complet,  et,  s'il  ne  paie  pas, 
s'adresser  au  tribunal  pour  exiger  les  dommages-intérêts. 
(N.  B.  —  Ce  qui  est  tout  à  fait  légal.)  Stellovsky    com- 


CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI  427 

prendra  qu'il  est  très  juste  de  ma  part  de  réclamer  les 
dommages-intérêts,  et  je  continue  à  croire  encore  qu'il  ne 
voudra  pas  risquer  le  procès,  mais  qu'il  paiera.  C'est  tout 
ce  qu'il  faut.  Mais  s'il  reste  longtemps  sans  payer,  et  que 
le  cours  du  procès  montre  qu'il  serait  possible  de  les  obte- 
nir, pourquoi  perdre  ce  qui  nous  revient?  En  payant  ces 
dommages-intérêts,  il  ne  paiera  rien  de  plus,  à  vrai  dire, 
parce  que,  en  m'achetant  mes  œuvres,  il  m'a  trompé  au 
moins  pour  3.000  roubles,  m'ayant  lorcé  de  \endre  pour 
3.000  ;  parce  qu'il  avait  racheté  mes  lettres  de  change  et 
avait  lancé  contre  moi  les  créanciers,  qui,  de  la  façon  la  plus 
honteuse,  avaient  soudain  exigé  le  remboui-sement  (car 
D...,  par  exemple,  m'avait  juré  après  la  mort  de  mon  frère 
qu'il  n'exigerait  pas  de  sitôt  le  remboursement,  pourvu 
que  je  prisse  en  mon  nom  les  billets  de  mon  frère). 

Mais  dans  tous  les  cas,  ne  retardez  pas  l'affaire,  mon  cher 

ami.  Pressez  Goubine.  Rappelez-\ou8  cela,  que  de  cette 

aflaire  dépend  mon   voyage  en  Russie,  et  par  conséquent, 

tout  mon  avenir,  et  que  si  je   ne  reviens  pas,  je   périrai 

presque. 

Stellovsky  a  de  l'argent  et  doit  en  avoir,  toujours.  Au 
moment  même  où  il  vous  assurait  qu'il  n'avait  pas  d'argent 
il  achetait  Sérov  à  la  veuve,  et  elle  a  dû  se  faire  bien  payer. 

J'aurais  voulu  causer  avec  vous  de  bien  des  choses.  A 
nous  revoir  :  nous  causerons  bien  alors.  Où  pa$serez-vous 
l'été  ?  Pour  moi,  le  changement  de  vie  actuelle  est  très 
important,  et  c'est  un  événement  qui  m'agite  jusqu'à  pré- 
sent, de  sorte  que  je  ne  puis  pas  travailler.  Quel  dommage 
supportera  mon  roman.surtout  si  je  suis  lorcé  de  le  retarder  1 

C'est  affreux  I  Tout  à  vous.  Griffonnez-moi  quelque 
chose.-Votre, 

Th.  Dostoïevski. 


A.  N.  N.  Strakhov. 

Dresde,  23  avril  (5  mai)  1871. 

Comme  toujours,  très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch, 
votre  lettre  a  été  excessivement  intéressante.  Mais  quelles 
étranges  nouvelles  :  je  ne  pouvais  me  figurer  que  vous 
en  aviez  complètement  fini  avec  la  Zaria.  Je  conclus  cela 


428  CORRESPONDANCE   OE   DOSTOtEVSKI 

do  votre  lettre,  et  puis  vous  dites  que  vous  Ates  content  de 
vous  reposer  et  que  vous  vous  êtes  chargé  de  traductions. 
Non,  il  ne  faut  pas  agir  ainsi,  Nicolas  Nicolalevitch.  Vous 
ne  pouvez  abandonner  une  œuvre  aussi  importante.  Nous 
n'avons  pas  un  seul  critique.  Vous  étiez  unique,  littérale- 
ment. Je  me  suis  réjoui  pendant  deux  ans  qu'il  existât 
une  revue,  dont  la  spécialité  principale,  relativement  aux 
autres  revues,  était  la  critique.  Eh  bien  lils  ont  détruiteux* 
mômes  ce  qu'ils  avaient  d'indépendant,  d'original,  leur 
appartenant  en  propre.  Je  me  suis  enivré  de  vos  articles, 
moi  votre  admirateur  passionné,  et  je  suis  bien  persuadé 
que  vous  avez,  excepté  moi,  assez  d'admirateurs,  et 
qu'en  tout  cas  vous  n'aviez  qu'à  continuer.  L'abandon- 
ner c'est  de  la  pusillanimité.  Pardonnez-moi  ce  mol-là  : 
mais  depuis  longtemps, connaissant  personnellement  votre 
caractère,  j'étais  certain  que  vous  perdriez  courage  outre 
mesure  au  premier  échec.  Mais  l'échec  arrive  tou- 
jours, dans  chaque  œuvre.  El  puis  ensuite,  vous  ne  le 
supporterez  pas  vous-même  :  vous  vous  reposerez,  comme 
vous  le  dites,  mais  vous  ne  vous  bornerez  pas  aux  traduc- 
tions et  vous  publierez  des  brochures.  Alors,  pourquoi 
donc,  au  lieu  de  cela,  ne  pas  se  mettre  à  l'abri  du  besoin, 
ne  pas  se  placer  dans  une  nouvelle  re\'ue  {la  BiesséJa)? 
Et  il  me  semble  que,  dans  la  Biesséda,  il  y  a  des  gens 
qui  sauraient  mieux  vous  comprendre  et  vous  apprécier 
plus  profondément  que  dans  la  Zaria. 

En  même  temps  voici  la  conclusion  que  j'ai  tirée,  Nico- 
las Nicolaïevitch,  et  que  vous  devez  connaître  aussi  ;  mais 
vous  ne  vous  en  êtes  pas  pénétré  entièrement,  comme  je 
ne  l'étais  pas  davantage,  jusqu'à  ces  derniers  temps.  Voici 
de  quoi  il  s'agit  :  à  cause  de  perturbations  énormes,  à  com- 
mencer par  celle  de  la  vie  ordinaire  et  en  arrivant  au 
cycle  puiement  littéraire,  la  civilisation  et  l'intelligence 
sociales  ont  été  interrompues,  dispersées,  et  abaissées.  Les 
gens  se  figurent  qu'ils  n'ont  pas  le  temps  de  s'occuper  de 
littérature  (comme  si  c'était  un  jouet,  quelle  fameuse 
éducation  !)  et  le  niveau  du  sentiment  critique  et  de  tous 
les  besoins  littéraires  a  baissé  effroyablement,  de  sorte  que 
n'importe  quel  critique  qui  aurait  paru,  n'aurait  pas  pro- 
duit l'impression  nécessaire.  Dobrolubov  et  Pissarev  ont 
eu  du  succès  précisément  à  cause  de  ce  qu'ils  ont  répudié 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI 


429 


la  littérature,  domaine  de  l'esprit  humain.  Mais  il  est 
impossible  d'encourager  cela  et  il  faut  continuer  son  acti- 
vité critique.  Pardonnez-moi  donc  mon  conseil,  mais  voilà 
comment  j'aurais  agi  à  votre  place. 

Dans  une  de  vos  brochures,  vous  avez  eu  une  pensée 
superbe,  et  surtout  exprimée  pour  la  première  fois  en 
littérature, — c'est  que  chaque  talent,  à  peine  important  et 
réel,  finissait  toujours  par  s'adresser  au  sentiment  natio- 
nal, devenait  national,  slavophile.  Ainsi,  ce  siffleur  de 
Pouchkine,  qui, bien  avant  les  Kiréevsky  et  les  Khomiakov, 
crée  le  chroniqueur  du  monastère  de  Tchoudovo,  bien 
avant  tous  les  slavophiles  expose  leurs  idées  essentielles, 
et,  bien  plus  encore,  les  exprime  avec  une  profondeur 
incomparable,  dont  ils  n'ont  pas  été  capables  jusqu'à  pré- 
sent. Regardez  encore  Hertzen  :  que  de  tristesse  et  quel 
besoin  de  revenir  dans  cette  voie-là  et  l'impossibilité  de  le 
faire  à  cause  des  vilaines  qualités  de  la  personne  !  Mais 
c'est  peu  encore  :  cette  loi  de  revenir  à  tout  ce  qui  est 
national  peut  être  tracée  non  seulement  chez  les  poètes  et 
les  littérateurs,  mais  dans  tous  les  autres  domaines  de 
l'activité.  Ainsi  l'on  peut  tirer  môme  une  autre  loi:  si 
l'homme  a  réellement  du  talent,  d'une  couche  sociale 
dégénérée  il  cherchera  à  revenir  au  peuple  ;  mais  s'il 
n'a  pas  de  talent  réel,  non  seulement  il  ne  restera  pas 
dans  cette  couche  sociale  dégénérée,  mais  il  va  s'expatrier, 

se  convertir  au  catholicisme,  etc.,etc Bélinski  (que  vous 

appréciez  jusqu'à  présent)  a  eu  précisément  un  talent 
impuissant  et  infirme,  et  c'est  pour  cela  qu'il  a  maudit  la 
Russie  et  lui  a  fait  sciemment  tant  de  mal  (on  parlera 
encore  beaucoup  de  Bélinski  plus  tard,  vous  le  verrez). 
Mais  il  s'agit  que  cette  pensée  est  si  forte  en  vous,  qu'elle 
doit  être  absolument  développée  à  part,  spécialement. 
Écrivez  un  article  sur  ce  sujet, développez-le  spécialement 
et  placez  cela  dans  la  Biesséda.lls  en  seront  bien  contents. 
Ce  sera  la  môme  critique,  mais  sous  une  autre  forme. 
Deux,  trois  articles  pareils  par  an,  et  je  vous  prédis  le 
succès,  et,  de  plus,  le  public  ne  vous  oubliera  pas,  mais  dira 
précisément  que  vous  avez  passé  à  un  milieu  dans  lequel 
on  comprend  mieux.  La  Biesséda,  ce  n'est  pas  la  Zaria. 
Surtout,  pourquoi  abandonner  la  littérature  ? 

Mais  pardonnez-moi;  si  nous  causions  de  vive  voix,  nous 


430  COUREXF'O.NDANCE    ПК    flOSTOlK  VSKI 

nous  serions  mieux  compris.  Hélas  !  si  vous  allrz  à  Kiev, 
je  no  vous  trouverai  pour  rien  au  monde  к  Saint  Pétera- 
bourg.  Je  ne  reviendrai  qu'au  mois  de  juin,  ainsi  se  sont 
arrana^ées  mes  affaires  d'arj^enl.  Ainsi  donc,  à  l'automne. 
Ce  serait  bien,  si,  en  «piiltant  Pétersbi>urg,  vous  m'écri- 
viez une  petite  lettre.  Je  reçois  vos  lettres  avec  joie.  Mais 
voici  ce  que  je  vous  dirai  de  votre  dernier  avis  sur  mon 
roman:  1»  vous  me  placez  trop  haut  pour  c»;  cpie  vous  avez 
trouvé  de  bon  dans  le  roman  ;  2»  vous  avez  très  justement 
indiqué  son  principal  défaut.  Oui.  j'ai  souffert  de  cela  et 
j'en  souffre  encore  i  je  ne  sais  pas  du  tout,  jusqu'à  présent 
(je  n'ai  pas  appris),  disposer  de  mes  moyens.  Beaucoup 
de  romans  et  de  nouvelles  séparées  se  confondent  chez 
moi  en  un  seul,  de  sorte  que  je  n'ai  ni  mesure,  ni  har- 
monie. Tout  cela  est  dit  avec  une  justesse  étonnante,  et 
comme  j'en  ai  souffert  moi-môme  de  longues  années,  <:ar 
j'en  avais  conscience  1  Mais  il  y  a  pire  encore  ;  sans  m'en- 
quérir  de  mes  moyens  et  entraîné  par  un  transport  poéti- 
que, je  me  charge  d'exprimer  une  idée  artistique  au-des- 
sus de  mes  forces.  (N.  B.  —  Ainsi,  la  force  du  transport 
poétique  est  toujours,  par  exemple,  chez  V.  Hugo,  plus 
forte  que  les  moyens  d'exécution.  On  remarque  même  chez 
Pouchkine  des  traces  de  ce  dédoublement.)  Et  je  me  perds 
ainsi.  —  J'ajouterai  que  le  voyage,  et  de  nombreux  sou- 
cis que  j'aurai  cet  été  nuiront  beaucoup  au  roman.  Mais 
je  vous  remercie  pour  votre  sympathie.  Combien  c'es^ 
dommage  de  ne  pas  se  voir  encore  de  longtemps  î  En  atten* 
dant,je  suis  votre  entièrement  dévoué. 

Théodore  Dostoïevski. 


A  V.-J .  Goabine. 

Dresde,  8  mai  1871. 
[Extrait.] 
...  Stellovsky  m'acheta  mes  oeuvres,  en  l'été  1863,  voici 
dans  quelles  conditions  :  Je  me  trouvais  en  une  terrible 
passe.  Après  la  mort  de  mon  frère,  en  1864,  je  m'étais 
chargé  d'une  partie  de  ses  dettes  ;  10.000  roubles  (que 
j'avais  obtenus  de  ma  tante)  furent  mis  par  moi  dans  la 
revue  l'Époque,  la  revue  de  mon  frère,  afin  d'en  pouvoir 


CORRESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI  431 

continuer  l'édition  au  profit  de  sa  famille; je  n'avais  aucun 
intérêt  dans  cette  revue,  et  n'avais  pas  même  le  droit  d'y 
faire  figurer  mon  nom  comme  directeur.  Mais  la  revue 
tomba  ;  il  fallut  l'abandonner.  Ensuite  je  continuai  à  payer 
les  dettes  de  mon  frère  et  celles  de  la  revue  comme  je 
pouvais.  J'ai  souscrit  beaucoup  de  billets  à  ordre,  entre 
autres  (aussitôt  après  la  mort  de  mon  frère)  à  uu  corUin 
D...  Ce  D...  était  venu  me  trouver  et  m'avait  supplié  d'en- 
dosser le  billet  à  ordre  de  mon  frère  (c'était  son  fournis- 
seur de  papier)  ;  il  me  donna  sa  parole  d'honneur  qu'il 
attendrait  tant  qu'on  voudrait.  Bêtement  je  signai  le 
billet. 

En  été  1865,  on  commença  à  me  poursuivre  avec  le  bil- 
let à  ordre  de  D...  et  encore  quelques  autres  (j'ai  oublié 
lesquels). 

D'autre  part,  un  employé  de  la  typographie  (alors  chez 
Pratz,  Gavrilov)préseata  aussi  le  billet  à  ordre  de  1.000  rou- 
bles que  je  lui  avais  signé,  il  avait  besoin  de  Cf^i  ;и  г.-  t 
pour  continuer  la  publication  d'une  autre  revue... 

Juste  à  cette  époque  Stellovsky,  tout  à  coup,  mo  fait  de- 
mander si  je  ne  voudrais  pas  lui  vendre  mes  œuvres  pour 
3.000  roubles,  avec  i'engagemenl  d'écrire  un  nouveau 
roman,  etc.,  etc.,  c'est-à-dire  les  conditions  les  plus  humi- 
liantes. Si  j'avais  attendu  j'aurais  pu  recevoir  le  double 
pour  le  droit  d'édition,  et  une  année  plus  tard  au  moins 
le  triple,  car  dans  une  année  une  seule  édition  de  Crime  et 
Châtiment  fut  vendue  pour  7.000  roubles  de  dettes.  (Tou- 
jours les  dettes  de  la  revue  à  Bazounov,  Pratz  et  un  four- 
nisseur de  papier.)  De  sorte  que  pour  la  revue  de  mon 
frère  et  pour  ses  dettes  j'ai  payé  par  mon  travail  de  22.000 
à  24.000  roubles,  et  encore  il  me  reste  5.000  roubles  de 
dettes. 

Stellovsky  me  donna  alors  dix  à  douze  jours  de  réflexion. 
C'était  aussi  le  délai  de  la  saisie  et  de  l'arrestation  pour 
dettes. 

Remarquez  que  les  billets  à  ordre  de  D...  étaient  présen- 
tés par  un  certain  fonctionnaire,  B...  (Autrefois  il  se  don- 
nait pour  traducteur  de  Goethe,  maintenant  il  est,  me  sem- 
ble-t-il,  juge  de  paix  du  quartier  de  lîle  Basile.) 

Pendant  ces  dix  jours  je  frappai  à  toutes  les  portes,  afin 
de  trouver  de  l'argent  pour  les  billets  à  ordre  et  d'échapper 


432  COKRESI'ONDANCE  DE   DOSTOYeVëKI 

à  l'obligation  de  vendre  mes  œuvres  à  Stellovsky  à  de  si 
fôchcuses  conditions.  Je  fus  aussi  chez  B...  huit  fois,  ean^ 
jamais  le  trouver  h  la  maison.  J'appris  entin  (d'un  officier 
de  paix  avec  qui  j'étais  très  lié  et  dont  le  nom  m'échapfie 
pour  le  moment)  que  B...  était  un  ami  de  Stellovsky,  qu'il 
s'occupait  de  ses  afTaires,  etc. 

A'ors  je  consentis,  et  nous  écrivîmes  ce  traité  dont  vous 
avez  la  copie.  Je  payai  D...,Granilov,  et  les  autres,  et  avec 
les  35  louis  qui  me  restaient  je  partis  à  l'étranger. 

En  octobre  je  revins  de  l'étranger  avec  un  roman  en 
train,  Crime  et  Châtiment,  et  entrai  en  pourparlers  avec  le 
Rousski  Viestnik,  qui  me  donna  une  petite  avance. 

Après  avoir  signé  le  traité  avec  Stellovsky,  l'été,  je  lui 
déclarai  que  je  ne  pourrais  pas  Onirle  roman  pour  le  l**  no- 
vembre lS65.il  me  réponditqu'il  ne  IVxigeail  pas  pour  cette 
date,  qu'il  ne  pensait  pas  l'éditer  avant  une  année;  il  me 
demanda  seulement  d'être  exact  pour  le  1"  novembre  1866. 
Tout  cela  fut  dit  verbalement,  entre  quatre  yeux  ;  mais  le 
dédit  draconien,  si  je  ne  suis  pas  prêt  pour  le  1*'  novembre 
1866,  reste  stipulé  dans  le  traité... 

A.  N.  N.  Strakhov. 

Dresde,  18  (30)  mai  1871. 

Très  estimé  Nicolas  Nicolaïevitch,  vous  avez  directe- 
ment commencé  votre  lettre  par  Bélinski.  Je  le  pressen- 
tais. Mais  regardez  donc  Paris,  la  Commune.  Est-il  possi- 
ble que  vous  soyez  l'un  de  ceux-là  qui  disent  que  cela  a 
raté  encore  à  cause  du  manque  d'hommes,  à  cause  des 
circonstances,  ainsi  de  suite  ?  Dans  tout  le  xix»  siècle,  ce 
mouvement  rêve  le  paradis  sur  la  terre  (à  commencer  par 
les  phalanstères)  et  dès  qu'on  les  voit  à  l'œuvre  (48,  49, 
maintenant),  ils  montrent  une  basse  impuissance  à  pro- 
noncer quelque  chose  de  positif.  En  réalité,  c'est  toujours 
le  même  Rousseau  et  le  rêve  de  refaire  le  monde  par  la 
raison  et  l'expérience  (le  positivisme).  Il  me  semble  qu'il 
y  aurait  assez  de  faits  prouvant  que  leur  impuissance  à  dire 
quelque  chose  de  nouveau  est  un  phénomène  qui  n'est  pas 
accidentel.  Ils  tranchent  des  têtes,  pourquoi  ?  Unique- 
ment, parce  que  cela  est  le   plus  facile.   Il  est  infiniment 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  433 

plus  difficile  de  dire  quelque  chose.  Désirer  quelque  chose 
n'est  pas  l'atteindre.  Ils  désirent  le  bonheur  de  l'homme 
et  se  contentent  de  la  définition  du  mot  bonheur,  don- 
née par  Rousseau,  c'est-à-dire  de  la  fantaisie  qui  n'est 
môme  pas  justifiée  par  l'expérience.  L'incendie  de  Paris 
est  une  monstruosité  :  «  Cela  n'a  pas  réussi,  périsse  le 
monde  I  »  car  la  Commune  est  au-dessus  du  bonheur  du 
monde  et  de  la  France.  Mais  à  eux  (et  beaucoup  d'autres) 
cette  fureur  ne  paraît  pas  une  monstruosité,  mais  une 
belle  chose,  au  contraire.  Ainsi,  dans  l'humanité  nouvelle, 
l'idée  esthétique  est  troublée.  La  base  morale  de  la  société 
(prise  dans  le  positivisme)  non  seulement  ne  donne  pas  de 
résultats,  mais  ne  peut  pas  se  définir  elle-même,  s'em- 
brouille dans  les  désirs  et  dans  les  idéals.  Se  trouve-t-il 
donc  enfin  trop  peu  de  faits  pour  prouver  que  la  société 
ne  se  fonde  pas  ainsi,  que  ce  ne  sont  pas  ces  chemins  qui 
conduisent  au  bonheur,  et  qu'il  ne  provient  pas  de  là, 
comme  on  le  croyait  jusqu'à  présent  ?  Mais  alors  d'où 
provient-il  ?  On  écrit  tant  de  livres  et  on  perd  de  vue  le 
principal  :  à  l'Occident  on  a  perdu  le  Christ  (par  la  faute 
du  catholicisme)  et  l'Occident  tombe  à  cause  de  cela,  uni- 
quement à  cause  de  cela.  L'idéal  est  changé  et  combien 
c'est  évident  1  Et  la  chute  du  pouvoir  du  pape  à  côté  de 
la  chute  du  chef  du  monde  germano-romain  (France  et 
d'autres),  quelle  coïncidence  ! 

Tout  cela  exige  de  gsands  et  longs  discours,  mais  voilà 
ce  que  je  veux  dire: Si  Bôlinski,  Granovsky,  et  toute  celte 
bande  voyaient  à  présent,  ils  diraient  :  €  Non  ce  n*est  pas 
ce  que  nous  avons  rôvé,  non,  on  s'est  éloigné  du  vrai  che- 
min :  attendons  encore,  la  lumière  paraîtra  et  le  progrès 
va  régner,  et  l'humanité  va  se  reconstruire  s'ir  des  principes 
sains,et  sera  heureuse  !  »  Ils  n'auraient  jamais  voulu  convenir 
que,  une  fois  dans  ce  chemin,on  n'ira  plus  nulle  part  ailleurs, 
qu'à  la  Commune  et  à  Félix  Pyat.  Ils  ont  été  tellement 
stupides,  qu'à  présent  môme,  après  l'événement,  ils  n'en 
conviendraient  pas  et  continueraient  à  rôver.  J'ai  blâmé 
Bélinski  plutôt  comme  un  phénomène  de  la  vie  russe  que 
comme  un  personnage.  Ce  fut  un  pht^nomène  puant,  stu- 
pide  et  honteux  de  la  vie  russe.  La  seule  excuse  de  ce 
phénomène,  c'est  qu'il  est  inévitable.  Et  je  vous  assure  que 
Bélinski  se  serait  calmé  à  l'idée  suivante  ;  «  La  Commune 

28 


434  COUHESPONDAMCE  DE  DOeTOlEVBKI 

„-a  pas  réussi,  car  avant  tout  cil»  Mail  '""«•'»«•  ^'««';': 
h1  ôa'cllc  a  Kurdé  la  conUgion  d«  la  nafonahlé  С  ..t 
поигчиоТ  b'druil  chercl,..r  un  peuple  dans  l.quel  ,1  ny 
eTpas  trace  de  nationalité  Ы  qui  «oit  «us.  «.pabl. 
nue  moi  de  souffleter  sa  mère  (la  Uuasie).  .  El  1  écume  a 

voilà  encore  ;  vous  ne  l'avez  jan.ais  connu,  mo.  e  1  a,  connu 
et  le  rai  v"    et  maintenant  je  lai  toul  à  fait  b.en  compna. 
СеГьоште  n'était  pas  capable  de  s«  -"----: 
eeu.  qui    conduisaient  les  peuples     ,  r^que-^biln  il 
faire    a  comparaison.  Il  ne   pouvaii  гсша  м  мчтпя- 

y  avait  en  sof  et  en  eu.  de  même  van.t^,  '^'■^^b^'^  ^  ™p. 
Lnce,  d'irritation,  de  bassesse  et  surtout  d  amour  prop^ 
Il  ne  9'esl  jamaU  dit; qui  mettrons-nous  4  sa  Р'»«'^"*'' 
I,  possibJque  ce  '«^----^^ГыГсЫа  qu'U  esr^lTo 

n"rcr;r::i^rprbt:riiié-'^^^^ 
brrnrnnrr/u^é^itqurdF::^.^;:^ 

Tns  dTsês  jugements  purement  artistiques  (par  exemple, 
sur  UriLfMor,e,r,i\  se  rapportait  supertoellement 
,lu4  la  monstruosité  et  avec  du  mépr.s  au.  types  de 
^^     Уе.  il  était  heureux  jusqu'au  transport  quand  Gogol 

rritiaues  •  il    a   insulta  Pouchkine,  quand  celui-ci  аЬал 
dlTsa  rausse  no.  et  se   P^-- ^ /^  „^::'Га 
"  ZlVL^^TrblntbZ  Ы  Nouvelle  de  Gogol. 

Ы  „ne  n  uvelle,  mais  seulement  un  récit  burlesque  Па 
Л  ^  la  fin  d'Euaène  Onéquine.  Lui,  le  premier,  sesi 
"Té  de  ce  que  Poud  кше  tW  gentilhomme  de  la  сЬаш- 
r  1  Л>1  qu'e  Tourguenev  ne  deviendrait^as  un  artis^- 
et  cependant  cela  a  été  dit  après  la  lecture  dun  réc.t 


COBnESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  435 

important  de  Tourguenev  :  Les  trois  Portraits.  J'aurais  pu 
vous  trouver  autant  de  ces  exemples  que  vous  voudrez, 
pour  prouver  la  fausseté  de  son  sens  critique  et  de  la 
«  frayeur  impressionnable  »  sur  laquelle  brodait  Grigo- 
riev  (car  il  était  poète  lui-même).  Quant  à  Bélinski,  et  à 
bien  des  phénomènes  de  notre  vie,  nous  les  jugeons  jus- 
qu'à présent  à  travers  une  quantité  de  préjugés  extraordi- 
naires. 

Est-ce  que  je  ne  vous  ai  pas  parlé  de  votre  article  sur 
Tourguenev?  Je  l'ai  lu,  comme  tous  vos  articles,  —  avec 
ravissement,  mais  aussi  avec  un  peu  de  dépit.  Si  voue 
reconnaissez  que  Tourguenev  a  perdu  le  point  et  biaise  et 
ne  sait  pas  que  dire  de  certains  phénomènes  de  la  vie  russe, 
(en  s'y  rapportant  eu  tout  cas  sarcastiquement),  il  aurait 
fallu  aussi  reconnaître  que  sa  grande  faculté  d'artiste  avait 
faibli  (et  devait  faiblir)  dans  ses  dernières  œuvres.  II  en 
est  ainsi,  en  effet  :  il  a  beaucoup  faibli  comme  artiste.  Le 
Goloss  dit  que  c'est  parce  qu'il  vit  à  l'étranger;  mais  la 
cause  est  plus  profonde.  Quanta  vous,  vous  lui  reconnais- 
sez dans  ses  dernières  œuvres  son  ancienne  valeur  artisti- 
que. N'est-ce  pas  ainsi?  D'ailleurs,  je  me  trompe  peut-être 
(pas  dans  le  jugement  de  Tourguenev,  mais   dans  votre 

article).  Peut-être  ne  vous  ôles-vous  pas  bien  exprimé 

Savez-vous,  tout  cela  n'est  que  de  la  littérature  de  grande 
propriétaires.  Elle  a  dit  tout  ce  qu'elle  avait  à  dire  (admi- 
rablement chez  Léon  Tolstoï).  Mais  celte  parole  de  proprié- 
taire au  plus  haut  point  a  été  la  dernière.  Il  n'y  a  pas  eu 
de  nouvelle  parole,  qui  remplace  celle-ci,  et  il  n'en  a  pas 
eu  le  temps.  Les  Rechetnikov  n'ont  rien  dit.  Mais  cepen- 
dant, les  Rechetnikov  expriment  l'idée  de  la  nécessité 
de  quelque  chose  de  nouveau  dans  la  parole  de  l'art,  qui 
ne  vienne  pas  des  seigneurs,  malgré  qu'ils  l'expriment  de 
façon  monstrueuse. 

Gomme  j'aurais  voulu  vous  trouver  encore  à  Saint  Péters- 
bourg!  Je  n'ai  aucune  idée,  quand  je  reviendrai.  (Entre 
nous,  je  rêve  que  ce  sera  dans  un  mois.)  Mais  si  l'argent  ne 
vient  pas  et  que  je  passe  l'époque,  il  faudra  rester  encore. 
Mais  c'est  affreux  et  insensé  ! 

Ou  bien  mon  roman  sera  gâché  jusqu'à  la  boue,  jusqu'à 
la  honte  (j'ai  déjà  commencé  à  le  gâter),  ou  bien  j'en  serai 
le  maître  et  il  en  sortira  quelque  chose  de  bien.  J'écris  au 


430  CORRESPONDANCE  DE    DOgrOÏEVSKl 

hasard.  Voilà  raa  devise  actuelle.  (Tout  cela  entre  nous, 
pour  l'amour  de  Dieu.) 

Et  moi  j'avais  tant  rôv<?  vous  renconlnT  le  |tremier  a 
Pétersbourg!  U\on  entendu,  il  vous  est  très  né<«H-^aire  de 
l'aire  un  voyage.  Mais,  n'allez  pas  rester  à  Kiev  tout  à  fait. 
Vos  lettres  ont  commencé  à  m'efîrayer  terriblement  pour 
vous.  Vous  êtes  un  des  hommes  qui  ai<înt  fait  le  plus  d'im- 
pression sur  ma  vie,  et  je  vous  aime  sincèrement.  Vous  êtes 
tout  simplement  découragé  (vous  avez  commencé  à  parler 
de  la  mortl  ).  Ah,  comme  il  serait  bon  de  nous  voir  ! 

Et  la  Zaria  semble  ne  plus  devoir  paraître.  Serait-il 
possible?  Comme  c'est  triste.  Voilà  deux  mois  que  je  ne 
reçois  pas  le  numéro  d'avril  et  je  ne  le  vois  pas  dans  les 
annonces.  J'ai  une  idée  que  la  Zaria  aurait  pu  se  sauver  de 
la  chute,  —  c'est  tout  un  plan.  Mais  c'est  long  à  écrire, 
et  je  ne  connais  pas  de  spécialité  de  la  Zaria.  Je  pense 
seulement,  en  général,  qu'il  ne  serait  pas  mal  que  les  revues 
(à  commencer  par  une)  se  spécialisassent.  Ainsi,  la  Zaria 
devrait  le  faire  d'un  côté  esthétique  et  critique,  et  ne  s'oc- 
cuper d'aucune  autre  chose,  d'aucune  autre  partie.  Et  vrai- 
ment, cela  aurait  pu  réussir.  C'est  dommage  que  je  ne 
puisse  développer  tout  de  suite  ma  pensée  devant  vous. 

J'ai  lu  avec  délice  ce  que  vous  dites  de  Tourguenev 
dans  votre  lettre 

J'aurais  pu  élucider  bien  des  choses,  mais  je  laisse  cela 
à  notre  rencontre. 

Votre  tout  sincèrement  très  dévoué, 

Th.  Dostoïevski. 

Si  vous  pouvez  griffonner,  écrivez .  Toujours  la  môme 
adresse.  Ma  femme  vous  salue. 


A  S.-D.  lanovsky. 
Saint-Pétersbourg,  4  février  1872. 

Très  estimé  et  inoubliable  Stépan  Dmitriévitch,  combien 
je  suis  heureux  de  savoir  enfin  où  vous  écrire.  Au  mois  de 
novembre  encore,  Alexandre  Oustinovitch  '  me  disait  que 
vous  étiez  en  Suisse.  Y  a-t-il  si  longtemps  que  vous  vous 

l.Poretzky. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  437 

trouvez  à  Kiev  ?  Et  pourquoi  avez-vous  choisi  précisément 
Kiev  ?  (A  cause  du  climat  ?)  Ce  qui  est  mal,  c'est  que  vous 
vous  plaignez  de  votre  santé.  Figurez-vous,  moi  aussi  j'ai 
une  toux  exactement  comme  celle  que  vous  me  décrivez; 
mais  pour  moi,  au  moins  pour  cette  année,  il  ne  s'agit  pas 
de  songer  au  climat  du  Midi.  Autre  chose  cet  été  ,  j'irai 
peut-être,  non  pas  en  Italie,  mais  à  Voro  nèje  et  Kiev,  et 
Dieu  veuille  yu'iV  m'arrive  de  vous  rencontrer  à  Kiev.  Je 
serais  très,  très  content,  si  nous  pouvions  nous  voir  !  Car 
vous  êtes  un  des  <  inoubliables  »,  un  de  ceux  qui  ont  net- 
tement  compté  dans  ma  vie,   et  à  votre   nom   sont  liés 
mes  souvenirs.  Il  noua  est  impossible,  Stepan  Dmitriévilch, 
de  ne  pas  nous  revoir    avant  que  la  vieillesse  arrive.  Eh 
bien!  il  faut  l'avouer,  la  vieillesse  arrive,  et  cependant, on 
n'y  songe  pas,  on  se  dispose  encore  à  écrire  du  nouveau, 
à  publier   quelque  chose  qui  puisse  contenter   enfin,  on 
attend  encore  quelque  chose  de  la  vie,  et  cependant  il  est 
possible  qu'on  ait  lout  reçu.  Je    vous  parle   de  moi.  Eh 
bien,  je  suis    parfaitement   heureux,   nous    faisons    bon 
ménage  à  ce  qu'il  me  semble,  et  nous  avons  deux  enfants, 
Luba  et  Fedka,  une  fille  et  un  garçon.  Vous  en  souvient-il 
quand  nous  nous  sommes  vus  la  dernière  fois  à  Moscou  ? 
Dieu,  que  vous  étiez  solide  alors,  et  maintenant  vous  vous 
plaignez  de  votre  santé  !  Eh  bien,  s'il  faut  aller  à  l'étran- 
ger, qu'on  en   rapporte  au  moins  la  santé.  Quant  à  moi* 
j'y  ai  passé  quatre  années  à  l'étranger,  en  Suisse,  en  Alle- 
magne,en  Italie, et  cela  m'a  enfin  terriblement  ennuyé.  J'ai 
commencé  à  remarquer  avec  efîroi  que  je  me  déshabituais 
de  la  Russie:  je  lis  trois  journaux  russes, je  parle  avec  des 
Russes,  et  cependant  c'est  comme  si  je  ne  comprenais  pas 
certaines  choses  ;  il  faut  revenir  et  voir  de  ses  yeux.  Enfin 
me  voilà  revenu,  et  je  n'ai  trouvé  aucune  énigme  parti- 
culière, on  peut  comprendre  tout  de  nouveau  dans  deux, 
trois  mois.  Mais,  en  général,  ce  voyage  à  l'étranger  fut 
un  grand  mécompte  de  ma  part  :  en  allant  à  l'étranger, 
j'ai  cru  y  séjourner  environ  deux  ans,  écrire  un  roman,  le 
vendre,  gagner  de  l'argent,  payer  les  dettes  (qui  étaient 
restées  après  la  revue)  et  revenir  déjà  en  homme  libre, 
et  avec  une  santé  rétablie.  Eh  bien  !  les  dettes  n'ont  fait 
que   croître,  ma   santé   (c'est  à-dire  l'épilepsie)    s'est  un 
peu  améliorée  relativement,  mais  je  ne  me  suis  pas  guéri 


438  C0RnE8P0NDANCE  DB  DOSTOÏEVSKt 

radicalement  ;  et  cependant  il  nous  est  né  des  enfanta, 
et  plus  nous  allions,  plus  il  nous  était  pénible  de  noue 
déplacer  pour  aller  en  Russie.  J'ai  encore  contracté  des 
dettes  terribles,  mais  enfin  j'ai  fini  par  revenir,  —  et  voilà 
mon  épopée,  d'un  côté. 

Je  ne  suis  ici  que  depuis  six  mois.  Je  termine  la  dernière 
partie  du  roman  que  je  publie  dans  le  Rouathi  Viestnik,  et 
aussitôt  fini,  vers  l'été,  j'ai  envie  d'aller  (j'ai  cela  en  vue) 
à  la  campagne, dans  le  gouvernement  de Toula,pour  .émet- 
tre la  santé  de  ma  Lubolchka.  Tout  va  bien,  mais  elle  est 
si  maigre,  et  moi  je  l'aime  le  plus  au  monde.  Voilà  Fedka 
{il  est  venu  au  monde  ici,  six  jouru  après  notre  arrivée  (!) 
maintenant  il  a  six  mois),  il  aurait  sûrement  obtenu  le 
prix  à  l'exposition  des  nourrissons  l'année  dernière  à  Lon- 
dres, (que  ça  ne  nous  porto  pas  malheur). 

Non,  nous  avons  besoin  de  nous  voir  et  de  causer.  J'ai 
bien  dans  l'idée  d'aller  en  Orient  (Conslantinople,  l'Ar- 
chipel Grec,  Athos,  Jérusalem),  et  d'écrire  un  livre.  Je  me 
prépare,  c'est-à-dire  je  lis.  Le  voyage  demandera  moins 
d'un  an,  et  je  voudrais  écrire  beaucoup  de  choses,  et  puis 
le  livre  payera. 

Ne  m'abandonnez  pas,  cher,  inoubliable  ami.  Car  vous 
êtes  mon  bienfaiteur.  Vous  m'aimiez  et  vous  vous  occupiez 
de  moi,  de  moi  malade  menlalement  (car  je  le  reconnais  à 
présent),  avant  mon  voyage  en  Sibérie,  où  je  me  suis  guéri. 
J'aurais  voulu  savoir  ce  que  vous  avez  à  présent  dans 
l'esprit  et  dans  le  cœur, ce  qui  vous  occupe,  comment  vous 
considérez  les  choses,  ce  que  vous  désirez  ?  Ecrivez,  écri- 
vez même  rarement.  Les  lettres  sont  des  choses  stupides, 
j'en  conviens,  on  ne  peut  pas  du  tout  s'épancher  ;  mais  on 
peut  y  raconter  quelque  chose,  et  c'est  ainsi  qu'on  apprend 
q[uelque  chose  de  son  ancien  ami. 

Je  vois  Maïkov  souvent,  et  je  lui  parlerai  de  Zeidler  à 
la  première  rencontre  (il  me  semble  que  Zeidler  est  à 
Moscou,  ou  près  de  Moscou).  Ma  vie  actuelle  est  une  vie 
de  travail.  J'écris  avec  difficulté,  et  j'écris  la  nuit.  Mais  il 
est  impossible  d'être  isolé  ici  même  en  travaillant.  Voilà 
pourquoi  je  vois  d'anciens  amis  ;  je  fais  aussi  de  nouvelles 
connaissances. 

Ma  femme  vous  salue  beaucoup  et  a  été  très  heureuse 
quand  vous  avez  donné  signe  de  vie.  Elle  vous  connaissait 


CORRESPONDANCE   DE  DOSTOÏEVSKI  439 

trop  par  raoi  encore  bien  avant,  et  vous  considère  (dès  le 
premier  coup  d'œil,  à  Moscou)  comme  le  plus  bien/eillant 
de  mes  amis.  Je  suis  heureux  d'avoir  de  l'argent  juste  en  ce 
moment,  et  je  m'empresse  de  vous  envoyer  ma  dette  de 
100  roubles.  Ne  me  grondez  pas,  cher  ami,  de  ne  pas  vous 
les  avoir  envoyés  avant  :  je  n'avais  presque  rien;  à  l'étran- 
ger je  vivais  avec  une  écono'uie  terrible,  et  quand  il 
m*arrivait  d'avoir  de  l'argent,  ou  bien  je  ne  savais  pas 
votre  adresse,  ou  bien  il  s'envolait  si  vite  que  l'on  n'avait 
pas  le  temps  de  se  retourner. —  Mais,  en  vous  les  rendant, 
je  vous  remercie  encore  une  fois.  Ces  100  roubles  nous  ont 
décidément  soutenus  à  cette  époque,  à  Genève. 

Au  revoir.  J'attends  sans  faute  une  petite  leltre  .  Et  peut- 
être  nous  verrons-nous  cet  éi.é.  Ce  serait  bien  ! 

Pour  toute  la  vie  votre  sincèrement  dévoué  et  qui  vous 
aime  beaucoup, 

Théodore  Dostoïevski. 

Ma  femme  vous  salue  et  vous  prie  de  ne  pas  l'oublier. 
Mon  adresse  :  rue  Serpoukhovsky,  n"  15,  près  de  l'Insti- 
tut Technologique. 
N.  B.  —  Inutile  de  mettre  :  maison  Arkhangelsky. 

A  C.-D.  X... 

Saint-Pétersbourg,  9  avril  1876. 
Très  profondément  estimée  Christine  Danilovna  1 

Je  vous  prie  bien  de  m'excuser  de  ne  pas  vous  avoir 
répondu  tout  de  suite.  Quand  j'ai  reçu  votre  lettre  du 
9  mars,  j'avais  déjà  commencé  mon  travail.  Quoique  j'aie 
l'habitude  de  terminer  vers  le  25,  mais  il  reste  encore  les 
tracas  avec  l'imprimerie,  l'envoi,  etc.  Et  ce  mois-ci,  de 
plus,  j'ai  pris  un  rhume  et  je  ne  suis  pas  encore  guéri. 

Vos  lettres  m'ont  procuré  un  grand  plaisir,  surtoutle  sup- 
plémeutd'un  chapitre  de  votre  journal;  c'est  ravissant,  mais 
j'en  ai  déduit  la  conclusion  que  vous  êtes  une  de  )lles  qui 
ont  le  don  de  ne  voir  que  le  bien. 

D'ailleurs,  je  ne  sais  rien  à  propos  de  l'orphelinat  de 
M"^  Tchertkov  (mais  je  me  renseignerai,  à  la  première 
occasion)  ;  je  veux  bien  croire  que  tout  est  exactement 
comme  vous  l'écrivez,  mais  il  serait  possible  qu'à  côté  il 


440  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

Я0  trouvât  quelque  chose  qui  laissât  à  désirer,  ceci  tout 
n'avez  pas  voulu  le  remarr/aer.  Tout  cela  peint  un  caractère 
et  je  vous  estime  trop  pour  ce  trait.  De  plus,  je  vois  que 
vous  appartenez  aux  gens  de  la  nouvelle  couche  (dans  le 
bon  sens  du  mot)  :  vous  êtes  active  et  vous  voulez  agir. 
Je  suis  très  heuHMix  d'avoir  fait  votre  connai^^sancc  au 
moins  {)ar  vos  lettres.  Je  ne  sais  pas  où  les  médecins  vont 
m'onvoyor  passer  l'étôije  pense  que  ce  sera  à  Ems,  où  j'ai 
été  déjà  deux  ans  de  suite,  mais  peut-ôlre  aussi  h  Kssentouki, 
au  Caucase  ;  dans  ce  dernier  cas,  quoique  cela  me  fasse 
faire  un  détour,  je  passerai  par  Kharkov,  en  revenant. 
J'avais  depuis  longtemps  l'intention  «le  visiter  votre  Midi, 
où  je  n'ai  jamais  été.  Alors,  si  Dieu  le  permet,  et  si  vous 
me  faites  cet  honneur,  nous  ferons  connaissance  person- 
nellement. 

Vous  me  faites  part  de  la  pensée  que  dans  la  revue  Le 
Joumnl,  je  fais  la  menue  monnaie  de  ma  pièce.  Je  l'ai 
entendu  dire  ici  également.  Mais,  voici  ce  que  je  vous 
dirai,  entre  autres  :  je  suis  arrivé  à  la  conclusion  que 
l'écrivain  d'art,  en  dehors  des  poèmes,  doit  connaître  jus- 
qu'aux plus  infimes  détails  (historiques  et  courants)  la 
réalité  que  l'on  représente.  A  mon  avis,  chez  nous,  il  n'y 
a  qu'un  écrivain  qui  se  distingue  par  là  :  le  comte  Léon 
Tolstoï.  Victor  Hugo,  que  j'apprécie  très  haut  comme 
romancier  (ce  qui,  figurez-vous,  avait  mis  une  fois  feu 
Th.  Tutcheven  colère  contre  moi,  et  il  disait  que  Crime  et 
Châtiment  (mon  roman,  était  supérieur  aux  Misérables)^ 
quoiqu'il  s'étende  quelquefois  trop  dans  l'étude  des 
détails, a  donné  cependant  des  esquisses  si  admirables  qui 
sans  lui  auraient  été  totalement  inconnues  au  monde.  Voilà 
pourquoi,  me  préparant  à  écrire  un  très  grand  roman,  j'ai 
eu  l'idée  de  me  plonger  spécialement  dans  l'étude  non 
pas  précisément  de  la  réalité,  je  la  connais  déjà,  mais  des 
détails  courants.  Un  des  plus  importants  problèmes  dans 
ce  courant  sera  pour  moi,  par  exemple,  la  jeune  généra- 
tion, et  en  même  temps  la  famille  russe  moderne,  qui,  j'en 
ai  le  pressentiment,  est  loin  d'être  ce  qu'elle  a  été  il  y  a 
vingt  ans.  Mais  il  y  a  encore  beaucoup  en  dehors  de  cel?. 

A  l'âge  de  53  ans, il  est  facile  de  se  mettre  en  retard  sur 
la  génération, à  la  première  négligence.  J'ai  rencontré  un 
de  ces  jours  Gontcharov,  et  à  ma  sincère  question  :  com- 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  441 

prend-il  tout  dans  l'aclualilé  courante,  ou  bien  a-t-il  déjà 
cessé  de  comprendre  certaines  choses  ?  il  m'a  répondu 
franchement  qu'il  avait  cessé  de  comprendre  beaucoup  de 
choses, (N.B. — Ceci  entre  nous.) Certainement  je  sais  par 
moi-même  que  cette  vaste  intelligence  comprend  non  seu' 
lement,  et  serait  capable  d'en  remontrer  aux  plus  doctes) 
mais  dans  le  sens  spécial,  dans  lequel  je  l'interrogeais 
(et  qu'il  a  comprise  demi-mot),  certainement,  ce  n'est  pas 
qu'il  ne  comprenne  pas,  mais  il  ne  veut  pas  comprendre. 
«  Mon  idéal  m'est  cher,  ainsi  que  tout  ce  que  j'ai  aimé  dans 
la  vie  »,  ajouta  t-il,«  je  ne  veux  pas  m'en  séparer  pendant 
le  peu  d'années  qui  me  reste,  et  pour  étudier  ces  gens-là 
(il  désigna  la  foule  qui  passait  sur  la  perspective  Nevsky 
cela  me  serait  Irop  pénible,  parce  que  cela  me  prendrait 
un  temps  précieux...  » 

Je  ne  sais  si  je  me  suis  exprimé  d'une  façon  com- 
préhensible, Christine  Danilovna,  mais  j'ai  la  tentation 
d'écrire  encore  quelque  chose  en  pleine  connaissance 
du  sujet;  voilà  pourquoi  je  me  propose  d'étudier  pendant 
quelque  temps,  d'étudier  et  de  mener  parallèlement  le 
Journal  d'un  Écrivain  afin  de  ne  pas  perdre  une  masse 
d'impressions.  Tout  cela  n'est  cerlaic  ement  qu'un  idéal  ! 
Le  croiriez-vous,  par  exemple,  que  je  n'ai  pas  encore 
eu  le  temps  de  me  présenter  clairement  la  forme  du  Joar- 
nal,  et  je  ne  sais  pas  si  je  réussirai  jamais  à  le  faire  ;  de 
sorte  que  le  Journal,  môme  durant  deux  ans,  par  exemple, 
sera  néanmoins  une  chose  manquée.  Par  exemple  ;  j'ai 
dix  ou  quinze  sujets,  quand  je  commence  à  écrire  (pas 
moins);  mais  les  sujets  qui  me  plaisent  le  plus,  je  les  mets, 
malgré  moi, de  côté:  ils  prendraient  trop  de  place,  il  fau- 
drait dépenser  trop  d'ardeur  pour  les  traiter  (l'affaire  Kro- 
neberg,  par  exemple).  Cela  nuirait  au  numéro,  ne  serait 
pas  assez  varié,  il  y  aurait  peu  d'articles  ;  et  voilà,  on  écrit 
ce  qu'on  ne  voulait  pas.  D'un  autre  côté  je  croyais  trop 
naïvement  que  ce  serait  un  véritable  journal.  Un  véritable 
journal  est  presque  impossible, on  ne  peut  en  faire  un  que 
pour  la  montre,  pour  le  public.  Je  rencontre  des  faits  et 
j'emporte  beaucoup  d'impressions,  qui  m'occupent  beau- 
coup parfois;  mais  comment  écrire  autre  chose?  C'est  quel- 
quefois absolument  impossible.  Par  exemple  :  voilà  déjà 
trois  mois  que  je    reçois  de  partout  beaucoup  de  lettres. 


442  COHRBSPONDAACE    DE    DOSTOÏEVSKI 

signées  et  anonymes, —  toutes  rae  sont  sympathiques.  lj"i 
unee sont  écrites  d'une  façon  curieuse  et  originale, etd'uil- 
leups  (le  toutes  les  tendances  existantes  possibles. 

A  propos  de  toutes  ces  tendances  possibles,  qui  se  sont 
confondues  en  un  souhait  de  bienvenue  pour  moi,  j'aurais 
voulu  écrire  un  article,  sur  l'impression  causée  par  ces 
lettres  (sans  désigner  les  noms).  D'ailleurs,  la  pensée  qui 
m'occupe  ici  le  plus  c'est  en  (juoi  consiste  notre  communion 
d'idées,  quels  sont  les  points  sur  lesquels  nous  pourrion» 
nous  rencontrer,  tous  de  n'importe  quelle  lendan''^?  Mais, 
ayant  réfléchi  ù  cet  article,  je  me  suis  soudain  aperçu  qu'il 
était  impossible  de  l'écrire  en  toute  sincérité  ;  alors,  s'il 
n'y  a  pas  de  sincérité,  est-ce  que  cela  vaut  la  peine  de 
l'écrire  ?  Et  puis,  il  n'y  aura  pas  d'enthousiasme. 

Il  y  a  deux  jours,  le  matin,  arrivent  chez  moi  deux  jeu- 
nes filles,  d'une  vingtaine  d'années  chacune.  Elles  entrent 
et  me  disent:  «  Depuis  le  carême  nous  voulions  venir  faire 
votre  connaissance.  Tout  le  monde  se  moquait  de  nous  et  on 
nous  disait  que  vous  ne  nous  recevriez  pas,  et  que  si  vous 
nous  receviez,  vous  ne  nous  diriez  rien.  Mais  nous  avons 
décidé  de  tenter  la  chance,  et  nous  voilà,  une  telle  et  une 
telle.  »  Ma  femme  les  a  reçues  d'abord,  ensuite  je  suis 
venu.  Elles  ont  raconté  qu'elles  étaient  étudiantes  de  l'Aca- 
démie de  médecine,  qu'elles  sont  là  déjà  environ  cinq 
cents  femmes,  et  «  qu'elles  sont  entrées  à  l'Académie  pour 
recevoir  une  instruction  supérieure,  et  se  rendre  utiles 
ensuite.»  Je  n'avais  pas  rencontré  ce  type  de  jeunes  filles, 
(quant  aux  vieux  nihilistes  j'en  connais  des  quantités,  je  les 
connais  personnellement  et  je  les  ai  bien  étudiés).  Croyez 
bien  que  j'ai  rarement  passé  mon  temps  mieux  que  durant 
ces  deux  heures  avec  ces  jeunes  filles.  Quelle  simplicité, 
quel  naturel,  quelle  fraîcheur  de  sentiment,  quelle  pureté 
de  l'esprit  et  du  cœur,  le  sérieux  le  plas  sincère  et  la  plus 
sincère  gaieté!  Par  elles,  bien  entendu,  j'ai  fa't  la  connais- 
sance de  beaucoup  d'autres,  qui  sont  pareUIes,  et,  je  vous 
avoue  l'impression  a  été  forte  et  lumineuse.  Mais  comment 
la  décrire  ?  Avec  toute  la  sincérité  et  la  joie  de  mes  senti- 
ments pour  la  jeunesse,  c'est  impossible.  Et  puis  c'est 
presque  personnel.  Mais  alors,  dans  ce  cas,  quelles  impres 
sions  dois-je  noter  ? 

Hier,  j'appris  qu'un  jeune  homme  —  qui  fait  encore 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  443 

ses  études  (où,  je  ne  puis  le  dire)  et  que  l'on  m'a  montré 
—  se  trouvant  dans  une  maison  amie  entra  dans  la  chambre 
du  précepteur  des  enfants  de  cette  famille,  et  ayant  aperçu 
sur  la  table  un  livre  interdit,  vint  le  rapporter  au  maître 
de  la  maison  qui,  aussitôt,  mit  le  précepteur  à  la  porte. 
Quand  dans  une  autre  famille  on  fit  ob  server  au  jeune 
homme  qu'il  avait  commis  une  lâcheté,  il  ne  le  comprit 
pas.  Voilà  le  revers  de  la  médaille.  Eh  bien  I  Comment 
pourrais-je  raconter  cela  ?  C'est  personnel,  et  cependant 
ce  n'est  pas  sa  personnalité  qui  est  caractéristique  ;  c'est 
surtout,  à  ce  que  l'on  m'a  répété,  le  processus  de  ses  pen- 
sées et  de  ses  opinions  qui  l'ont  empoché  de  comprendre, 
et  dont  on  peut  dire  quelque  chose  d'intéressant. 

Mais,  je  bavarde.  D'ailleurs,  j'ignore  totalement  l'art 
épistolaire.  Pardonnez-moi  mon  écriture,  j*ai  la  grippe,  j'ai 
mal  à  latôte,ot  aujourd'hui  j'ai  des  douleurs  dans  les  yeux, 
et  j'écris  sans  presque  voir  les  lettres. 

Permettez-moi  de  vous  serrer  la  main  et  faites-moi  l'hon- 
neur de  me  compter  parmi  ceux  qui  vous  estiment  profon- 
dément. 

Veuillez  en  agréer  toute  l'assurance.  Votre  serviteur, 

Théodore  Dostoïevski. 

A  M.  Kovner. 

Saint-Pétersbourg,  14  février  1877. 

Très  honoré  monsieur  Kovner, 

Je  suis  resté  si  longtemps  sans  vous  répondre, cai*  je  suis 
malade,  et  j'ai  beaucoup  de  peine  à  écrire  ma  publication 
mensuelle.  D'ailleurs,  tous  les  mois  je  suis  obligé  de  répon- 
dre à  quelques  dizaines  de  lettres.  Enfin,  j'ai  une  famille, 
j'ai  des  aCfaires  et  j'ai  des  devoirs  à  remplir.  Positivement, 
je  n'ai  pas  le  temps  de  vivre  et  il  m'est  impossible  d'enta- 
mer une  longue  correspondance.  Surtout  avec  vous. 

J'ai  rarement  lu  quelque  chose  de  plus  intelligent  que 
la  première  lettre  que  vous  m'avez  adressée  (la  deuxième 
lettre  est  spéciale).  J'ajoute  complètement  foi  à  tout  ce  que 
vous  me  dites  de  vous-même.  Vous  vous  êtes  si  clairement 
exprimé  et  si  compréhensiblement  (à  moi  au  moins),  que 


441  СОПН1;!<1Ч)>Г)А>ГЕ    r»E    DOHTiJlKVHKI 

moi  qui  ne  connaissais  pas  voire  affaire  en  délail,  à  présent 
je  la  consid/îre  de  la  môme  façon  que  vous. 

Vous  jugez  mes  romans.  Je  n'ai  rien  à  voue  dire  là. 
dessus,  mais  j'ai  été  content  que  vous  mettiez  IJIdiot  è 
part,  comme  lo  meilleur.  Figurez-vous  qu»r  j'ai  entendu  ce 
jugement  une  cinquantaine  de  fois  au  moins.  Le  livre  ье 
vend  cha((ue  аппЛе,  et  môme  chaque  année  davantage. 
J'ai  parlé  de  l'Idiot  à  présent,  parce  que  tous  ceux  qui 
m'ont  parlé  de  lui, comme  de  ma  meilleure  œuvre, avaient 
(juelque  chose  de  parli<'.ulier  dans  l'organisation  de  leur 
intelligence,  qui  me  frappait  et  qui  me  plaisait  beaucoup. 
El  si  l'organisation  de  votre  esprit  est  la  môme  tant  mieux 
pour  moi.  Bien  entendu,  si  vous  parlez  sincèrement.  Mais 
si  môme  ce  n'était  pas  sincère... 

Laissons  cela.  J'aurais  bien  voulu  que  vous  ne  vous  décou- 
ragiez pas.  Vous  avez  commencé  à  faire  de  la  littérature, 
c'est  un  bon  signe.  Quant  à  les  placer  '  quelque  part,  je 
ne  sais  que  vous  dire.  Je  pourrais  seulem  -nt  en  parler  à 
Nékrassov,  ou  à  Saltikov,  et  j'en  parlerai  sans  faute  avant 
qu'on  ne  les  lise,  mais  je  compte  très  peu  sur  le  succès, 
môme  dans  ce  cas.  Si  bien  disposés  qu'ils  soient  envers 
moi,  ils  ont  déjà  refusé  à  une  personne  une  œuvre  que 
j'avais  recommandée  et  que  j'avais  apportée  moi-môme  à 
la  rédaction  ;  ils  l'ont  refusée  sans  môme  décacheter  le 
paquet,  pour  la  raison  que  de  cette  personne,  quoi  qu'elle 
écrive,  ils  ne  pourront  rien  imprimer  et  que  la  reyue 
garde  son  drapeau.  Alors  je  suis  parti.  Mais  je  parlera» 
de  vous  quand  môme,  pour  cette  raison  que,  si  c'était  à 
l'époque  où  feu  mon  frère  publiait  la  revue  Vrémia,  votre 
comédie  ou  votre  nouvelle  seraient  indiscutablement 
publiées,  si  elles  convenaient  à  la  tendance  de  la  revue 
(même  fussiez- vous  en  prison). 

N.  B. — Je  ne  trouve  pas  selon  moncœarces  deux  lignes 
de  votre  lettre,  dans  lesquelles  vous  dites  que  vous  ne  res- 
sentez aucun  repentir  de  l'action  que  vous  avez  commise 
à  la  banque.  Il  existe  quelque  chose  de  plus  élevé  que  les 
déductions  supérieures  de  la  raison,  et  de  toutes  les  cir- 
constances fortuites,  et  chacun  doit  s'y  soumettre  (c'est-à- 
dire  encore  quelque  chose  comme  un  drapeau).  Peut-ôlre, 

1.  Il  s'agit  de  deux  manuscrits  envoyés  par  Kovner  à  Dostoïevski. 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  445 

ôtes-vous  assez  intelligent  pour  ne  pas  vous  offenser  de 
la  sincérité  de  mon  observation  indiscrète.  D'abord,  je  ne 
suis  pas  meilleur  que  vous,  ni  meilleur  que  personne  (et 
cela  n'est  nullement  une  fausse  humilité,  et  puis,  à  quoi 
bon?)  et,  deuxièmement,  si  je  vous  acquitte  dans  mon  cœur 
(comme  je  vous  invite  à  m'acquitter)  il  est  toujours  pré- 
férable que  ce  soit  moi  qui  vous  acquitte,  que  si  vous  vous 
acquittiez  vous-même.  Il  me  semble  que  ce  n'est  pas  clair. 

(N.  B.  —  A  propos,  un  petit  parallèle  :  le  chrétien, 
c'est-à-dire  le  chrétien  partait,  supérieur,  idéal,  dit  :  «  Je 
dois  partager  avec  mon  plus  jeune  frère  tout  mon  bien  et 
les  servir  tous».  Mais  le  communard  dit:«  Oui,  tu  dois  par- 
tager avec  moi,  plus  jeune  et  misérable,  tout  ton  bien  et  tu 
dois  me  servir.»  Le  chrétien  aura  raison, et  le  communard 
aura  tort.  D'ailleurs,  maintenant,  il  est  possible  que  vous 
compreniez  encore  moins  ce  que  je  voulais  vous  dire.) 

Maintenant,  à  propos  des  Israélites.  Il  est  impossible  de 
discourir  sur  des  thèmes  pareils,  surtout  ai'ec  vous,  comme 
je  l'ai  dit  plus  haut.  Vous  êtes  si  intelligent  que  nous  ne 
résoudrions  pas  cette  question  dans  cent  lettres  môme,  et 
nous  ne  ferions  que  nous  fatiguer.  Je  vous  dirai  que  j'ai 
reçu  des  notes  de  ce  genre,  aussi  d'autres  israélites.  Sur- 
tout, j'ai  reçu  dernièrement  une  lettre  idéalement  noble 
d'une  Israélite,  qui  signait  avec  d'amers  reproches.  Je 
pense  que  j'écrirai  à  propos  de  ces  reproches  des  israéli- 
tes quelques  lignes  dans  le  numéro  de  février  de  mon  Jour- 
nal (que  je  n'ai  pas  encore  commencé  à  écrire  car  je  suis 
encore  malade  depuis  mon  dernier  accès  d'épilepsie).  Main- 
tenant je  vous  dirai  que  je  ne  suis  pas  du  tout  l'ennemi  des 
israélites,  et  je  ne  l'ai  jamais  été.  Mais  leur  existence  depuis 
quarante  siècles,  comme  vous  le  dites,  prouve  que  cette 
race  a  une  force  vitale  excessivement  grande,  qui  ne  pou- 
vait ne  pas  se  formuler  dans  divers  status  in  statu  pendant 
toute  leur  histoire.  Le  plus  vigoureux  status  in  statu  existe 
sans  contredit  chez  nos  israélites  russes.  Mais,  s'il  en  est 
ainsi,  comment  pourraient-ils  ne  pas  se  mettre,  en  partie  au 
moins,  en  désaccord  avec  la  racine  de  la  nation,  avec  le 
peuple  russe  ?  Vous  parlez  de  l'intelligence  Israélite,  mais 
vous  aussi,  vous  êtes  une  intelligence,  et  voyez... 

Mais  laissons  cela,  le  thème  serait  trop  long.  Je  n'ai  pas 
été  ennemi  des  israélites.  J'ai  des  amis  israélites  des  deux 


446  COnnESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

sexes  qui  viennent  encore  me  demander  des  conseils  à 
propos  de  divers  sujets,  el  ils  lisent  le  Journal  еГип  Écri- 
vain; et  malgré  qu'ils  soif  ni  susceptibles,  comme  tous  les 
israélites,  ô  propos  du  judaTbme,  ils  ne  sont  pas  mes  enne- 
mis, mais  ils  viennent  nie  voir. 

Л  propos  de  l'afTaire  de  la  Kornilov  je  remarquerai 
seulement  que  vous  nesavezrien  et,  par  conséquent,  vous 
n'êtes  pas  compétent  non  plus.  Mais,  voyons,  quel  élève 
pouvoz-vous  être?  Avec  une  telle  façon  de  comprendre  le 
cœur  de  l'homme  et  ses  actes,  il  ne  vous  reste  qu'à  voue 

plonger  dans  les  jouissances  matérielles 

.  .  Mais  jp  ne  vous  connais  pas  du  tout,  malgré  votre  let- 
tre. Votre  lettre  (la  première)  est  tout  à  fait  séduisante.  Je 
veux  croire  de  tout  mon  cœur  que  vous  êtes  tout  à  fait 
sincère.  Mais  si  vous  ne  l'êtes  pas,  cela  m'est  égal .  Car, 
dans  ce  cas,  le  manque  de  sincérité  est  une  chose  très 
compliquée  et  très  profonde  dans  son  genre.  Croyez  à  la 
complète  sincérité  avec  laquelle  je  serre  la  main  que  vous 
me  tendez.  Mais  élevez  votre  esprit  et  formulez  votre  idéal. 
Car  vous  l'avez  bien  cherché  jusqu'à  présent,  ou  non  ? 

Avec  mon  profond  respect.  Votre, 

Théodore  Dostoïevski. 


A  Mademoiselle  Gaérassimov. 

Saint-Pétersbourg,  7  mars  1877. 
Très  honorée  mademoiselle  Guérassimov, 

Votre  lettre  m'a  tourmenté,  parce  que  je  ne  pouvais  y 
répondre  depuis  si  longtemps.  Qxie  penserez-vous  de  moi  ? 
Et  dans  votre  situation  morale  pénible,  vous  prendrez, 
peut-être,  mon  silence  pour  une  injure. 

Apprenez  que  je  suis  surchargé  de  besogne.  Outre  le 
travail  pressé  que  j'ai  à  faire  avec  mon  Journal  je  suis 
débordé  par  la  correspondance.  Des  lettres,  comme  celle 
que  vous  m'avez  écrite,  il  m'en  arrive  tous  les  jours  plusieurs 
(positivement),  et  il  est  impossible  d'y  répondre  en  deux 
lignes.  Je  viens  de  supporter  trois  accès  de  mon  épilep- 
gie  — ,  ce  qui  ne  m'était  pas  arrivé  de  cette  force  et  si  sou- 
vent. Mais,  après  les  accès,  pendant  deux  ou  trois  jours,  je 
ne  puis  ni  travailler,  ni  écrire,  ni  même  lire,  parce  que 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  447 

je  suis  brisé,  de  corps  et  d'âme.  Voilà  pourquoi,  à  présent 
que  vous  le  savez,  je  vous  prie  de  m'excuser  d'être  resté 
si  longtemps  sans  répondre. 

Dans  aucun  cas,  je  ne  saurais  considérer  que  votre  lettre 
soit  ni  puérile,  ni  sotte,  comme  vous  le  dites.  Le  principal, 
c'est  que  maintenant  c'est  la  disposition  générale  et  qu'il  y 
a  beaucoup  de  ces  jeunes  filles  qui  souffrent.  Mais  je 
ne  vous  écrirai  pas  beaucoup  sur  ce  sujet,  j'exprimerai 
seulement  mes  idées  fondamentales,  à  propos  d«^  cette 
question,  en  général, et  relativement  à  vous.en  particulier. 
Il  s'agit  de  ce  que  ce  n'est  pas  la  peine,  il  me  semble,  de 
vous  demander  de  vous  calmer,  et  de  rester  dans  la  maison 
paternelle,  en  vous  occupant  de  quelque  chose  d'intelli- 
gent (quelque  spécialité  touchant  l'instruction,  etc.),  car 
vous  n'écouteriez  pas.  Mais  cependant,  pourquoi  vous 
pressez- vous  et  où  vous  hâtez  vous  ?  Vous  vous  hâtez  de 
vous  rendre  plus  vite  utile.  Et  cependant,  avec  une  ardeur 
morale  pareille  à  la  vôtre  (en  supposant  qu'elle  soit  sin- 
cère), on  pourrait  vraiment,  sans  se  hâter  Dieu  sait  où, 
mais  en  s'occupent  régulièrement  de  son  instruction,  se 
préparer  à  une  activité  cent  fois  plus  utile  que  le  rôle 
infime  el  obscur  de  quelque  infirmière,  sage-femme  ou 
doctoresse.  Vous  aspirez  de  toutes  vos  forces  à  suivre  les 
cours  de  médecine.  Je  ne  vous  conseille  positivement  pas 
de  vous  y  inscrire.  Là,  on  ne  reçoit  pas  la  moindre  ins- 
truction ;  bien  plus,  il  s'y  passe  quelque  chose  de  pire.  Et 
qu'importe  que  vous  soyez  un  jour  sage-femme  ou  docto- 
resse ?  Une  telle  spécialité,  si  vous  voulez  absolument  la 
choisir,  pourrait  venir  ensuite  ;  ne  serait-il  pas  mieux  de 
poursuivre  maintenant  d'autres  buts,  desoccuperde  votre 
instruction  supérieure  ?  Voyez  donc  tous  nos  spécialistes 
(môme  les  professeurs  de  faculté),  quel  est  leur  point  fai- 
ble et  par  quoi  ils  nuisent  (au  lieu  d'être  utiles  !)  à  leur 
besogne  et  à  leur  vocation  ?  Parce  que  la  plupart  de  nos 
spécialistes  sont  des  gens  profondément  peu  instruits.  Cela 
se  passe  autrement  en  Europe,  où  vous  rencontrez  Hum- 
boldt  et  Claude  Bernard,  et  d'autres,  des  hommes  à  la 
pensée  universelle,  avec  une  instruction  solide  et  des  сопг- 
naissances,  ne  concernant  pas  seulement  leur  spécialité. 
Quant  à  nous, nous  avons  des  hommes  d'un  talent  énorme, 
Selchénov,  par  exemple,  qui  est  eu  réalité  un  homme  peu 


448  CORRB8PONDANCB  DE  DOSTOÏEVSKI 

instruit  et  connaissant  peu  de  choeee  en  dehors  de  son 
sujet.  11  n'a  aucune  idée  de  ses  adversaires  (philosophe») 
et  il  est  plutôt  nuisible  qu'utile  par  ses  déductions  nci«;nli- 
liques.  Et  la  plupart  des  étudiants  et  des  étudiant4-,  sont 
tout  à  fait  sans  aucune  instruction.  Quel  bien  peuvent-ils 
taire  à  riiunianilé  ?  Ce  n'est  que  pour  occuper  au  plus  lAt 
une  place  salariée. 

Ici, à  Fétersbourg,  h  l'Ile  de  Vassili,à  un  des  gymnases, 
par  les  soins  do  personnages  influenLs,  on  vient  d'annexer 
des  cours  univerxilaires  pour  les  femmes.  A  présetit,  beau- 
coup de  ces  personnages  influents  s'occupent,  toujours  et 
sans  cesse,  d'obtenir  que  le  gouvernement  accorde  aux  élè- 
ves deces  cours  certains  droits,  autant  que  possible  pareils 
à  ceux  qu'après  avoir  subi  les  examens,  les  hommes  obtien- 
nent do  l'université,  c'est-à  dire  la  possibilité  d'occuper 
certaines  situations  et  certaines  places,  ainsi  de  suite.  J'ai 
parlé  de  vous  à  une  dame  très  influente,  qui  s'occupe  pré- 
cisément d'organiser  ces  cours  pour  les  femmes, jouissant 
de  certains  droits.  EWe  a  accueilli  ma  demande  très  chaleu- 
reusement, et  m'a  promis,  si  vous  pouvez  venir  à  Saint- 
Pétersbourg,  de  vous  faire  admettre  à  suivre  ces  cours, 
dans  très  peu  de  temps,  quoiqu'il  faille  attendre  tout  de 
môme  un  peu.  Croyez  bien  qu'ici  vous  élargirez  et  élève- 
rez votre  instruction  et  peut-être  bien  arriverez-vous  à 
obtenir  les  droits  dont  s'occupent  les  protecteurs  de  ces 
cours.  Alors,  vous  pourriez  choisir  une  spécialité,  ou  sim- 
plement une  place  après  l'examen.  Votre  lettre  ne  me  per- 
met pas  de  comprendre  votre  situation  dans  votre  famille,et 
je  ne  sais  pas  de  quelle  façon  il  faut  entendre  la  phrase  : 
«  me  sauver  de  chez  mon  père  »,car  je  ne  vois  pas  pourquoi 
votre  père  ne  consentirait  pas  et  ne  vous  permettrait  pas 
de  continuer  votre  instruction  dans  ces  cours  universitai- 
res de  l'île  de  Vassili?  Ce  n'est  pas  l'Académie  de  Méde- 
cine, ce  n'est  pas  la  carrière  d'une  sage  femme,  qui  aurait 
pu  l'effrayer  tout  naturellement,  tout  comme  moi  j'aurais 
été  effrayé  pour  ma  fille  (car  je  voudrais  pour  ma  fille  une 
instruction  supérieure  et  une  activité  utile  à  l'humanité, 
et  non  pas  Vinfèriorité).  De  plus,  dans  un  cas  extrême, 
votre  père  aurait  pu  prendre  des  renseignements  sur  ces 
cours;  précisément  chez  une  des  patronnesses, cette  même 
dame  (noble  de  cœur  et   généreuse)  que  j'ai  priée  pour 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  449 

VOUS.  C'est  Anna  Pavlovna  Philosophov,  la  femme  du  secré- 
taire d'Étal,  Philosophov.  De  mon  côté  au  moins,  je  puis 
vous  promettre  la  protection  entière  de  cette  dame.  Elle 
sympathise  profondément  et  de  tout  son  coeur  à  toute  la 
jeunesse,  et  surtout  aux  femmes  qui  cherchent  à  acquérir 
de  l'instruction. 

Avec  votre  disposition  et  vos  manières  d'envisager  les 
choses,  épouser  un  marchand  est  certainement  impossi- 
ble. Mais  être  une  bonne  épouse  et  surtout  une  bonne 
mère,  c'est  le  but  le  plus  élevé  pour  une  femme.  Vous 
comprendrez  vous-même  que  je  ne  puis  rien  vous  dire 
sur  le  jeune  homme  dont  vous  me  parlez.  Vous  l'appelez 
pusillanime,  mais  s'il  vous  seconde  ainsi  et  est  prêta  vous 
seconder  en  tout,  il  n'est  plus  pusillanime.  D'ailleurs,  je 
ne  sais  rien.  Le  principal,  c'est  qu'il  soit  bon  et  généreux. 
Si,  de  plus,  il  est  vraiment  bon  et  généreux,  il  est  possi- 
ble que  ce  soit  vous  qui  vous  trouviez  inférieure  à  lui, 
et  non  pas  lui  inférieur  à  vous.  D'ailleurs,  vous  écrivez 
que  vous  ne  l'aimez  pas,  et  c'est /oo/.  Il  ne  faut  gâcher  sa 
vie  pour  aucun  but.  Si  vous  n'aimez  pas,  ne  vous  mariez 
pas.  Si  vous  voulez,  écrivez-moi  encore.  Celte  dame  (il  faut 
garder  le  secret  de  son  nom;  d'ailleurs,  à  la  rigueur,  vous 
pouvez  le  dire  à  votre  père)  vous  viendra  aussi  en  aide. 
Pardonnez-moisi  vous  trouvez  que  ma  lettre  ne  correspond 
pas  à  ce  que  vous  attendiez,  mais  vous  m'avez  posé  trop 
de  questions  et  il  n'a  pas  été  facile  d'y  répondre. 
Vôtre  entièrement. 

Th.  Dostoïevski. 

A.  A.  Th... 

Saint-Pétersbourg,  16  avril  1877, 

Très  honorée  A.  Th..., 

J'étais  malade  et  occupé  tout  le  mois,  mais  quoique  je 
sois  encore  bien  occupé,  de  sorte  qu'il  m'est  impossible 
de  répondre  aux  lettres,  je  ne  puis  pas  me  refuser  le  plai- 
sir très  cordial  de  vous  écrire  deux  mots  au  moins  en 
réponse  à  votre  lettre  du  15  mars  (quoique  vous  ne  deman- 
diez pas  de  réponse).  Je  voulais  vous  dire  seulement  que 
j'ai  appris  dix  fois  plus  de  votre  seconde  lettre  que  de  la 

29 


450  CORKBHPONDANCE  DE  DOflTOlEVtfKI 

première,  et  que  j'ai  l'irrésistible  désir  de  vous  exprimer 
mon  profond  respect.  Ce  que  voue  dites  de  votre  père(qui, 
quoique  malgré  lui,  est  la  cause  de  votre  situation  péni- 
ble), qu'il  uVîst  pas  instruit,  mais  qu'il  est  bien  meilleur 
que  bien  des  gens  instruits,  que  vous  l'aimez  et  que  voue 
craignez  de  lui  faire  de  la  peine,  tout  cela  peint  votre  belle 
âme.  Ne  vous  étonnez  donc  pas  après  cela,  si  votre  fiancé 
(que  vous  n'aimez  pas)  tient  à  vous.  Votre  décision  d'atten- 
dre six  mois  est  admirable.  D'ici  là  il  passera  beaucoup 
d'eau  sous  le  pont,  et  puis  à  la  grâce  de  Dieu.  Quant  à 
moi,  en  tout  cas.  je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai  pour  voue 
être  utile.  .\  la  mi-raài  je  quitterai  Saint-Pétersbourg  ,  maie 
vers  la  lin  d'août,  je  serai  de  retour  (de  plus  j'y  passerai 
une  dizaine  de  jours  à  la  fin  de  juin).  En  tout  cas,  avant 
six  mois,  je  serai  h  Saint-Pétersbourg. 
Veuillez  agréer  mon  profond  respect, 

Th.  Dostoïevski. 


A.O-A.  Anlipov. 

21  avril  1877. 
Très  honorée  Olga  Athanasievna, 

Me  suis-je  trompé  ou  non  en  écrivant  votre  prénom  et 
votre  dénomination  patronymique?  C'était  trop  long  de 
chercher  votre  ancienneadresse  pour  m'en  informer,  sur- 
tout qu'en  ce  moment  le  temps  me  fait  complètement 
défaut.  Si  je  me  trompe,  excusez-moi. 

Je  regrette  beaucoup  l'échec  à  l'examen  de  géographie, 
mais  ce  sont  de  telles  bagatelles,  qu'il  ne  faudrait  nulle- 
ment les  exagérer.  Vous  m'av^ez  écrit  une  lettre  tout  à 
fait  désespérée.  En  réalité,  il  ne  s'est  rien  passé  que  de 
bon,  car  vous  avez  réussi  aux  examens  des  deux  matières 
les  plus  difficiles.  Quant  à  la  géographie,  laissez  cela  jus- 
qu'à l'automne  et  voilà  tout.  Pourquoi  ces  larmes  et  ce 
désespoir  ?  Je  vois  que  vous  vous  tourmentez  et  que  vous 
avez  détraqué  vos  nerfs,  comme  il  n'est  pas  permis  de  le 
faire.  Oui,  il  me  semble  que  toute  votre  famille  est 
dérangée  et  inquiétée  par  vous.  C'est  très  bien,  que  vous 
aimiez  tant  vos  parents,  cela  m'a  beaucoup  touché  et  me 
force  à  vous  respecter  beaucoup;  mais  il  n'est  pas  permis 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  451 

et  il  est  impardonnable  d'être  aussi  impatiente,  de  se  tant 
hâter,  et  de  s'écrier,  dans  votre  si  jeune  âge  :  «  Je  ne 
deviendrai  rien  de  bon.»  Vous  n'êtes  qu'une  enfant,  vous 
n'êtes  pas  encore  arrivée  à  l'âge  où  l'on  a  le  droit  de 
s'écrier  ainsi.  Au  contraire,  avec  votre  persévérance,  vous 
deviendrez  sûrement  quelque  cliose  de  bien.  Restez  seule- 
ment bonne  et  généreuse.  Vous  avez  besoin  de  repos,  il 
faut  vous  soigner,  c'est  pourquoi  il  faut  que  vous  vous 
reposiez  absolument  quelque  part  en  été  (à  la  campagne, 
peut-être).  Vous  parlez  des  enfants,  vous  voudriez  vous  eu 
occuper  ;  pour<juoi  ne  vous  en  occuperiez-vous  pas  à  pré- 
sent ?  et  si  ce  n'est  pas  possible  à  présent,  vous  avez 
encore  le  temps  ;  ne  vous  tracassez  donc  pas,  la  vie  est 
longue  ;  et  quand  les  choses  se  seront  arrangées,  vous 
direz  que  la  vie  est  belle. 

Le  prêtre  qui  vous  a  fait  passer  votre  examen  de  reli- 
gion est  certainement  un  brave  homme,  mais  à  sa  place 
je  vous  aurais  dit  que  vous  ne  méritiez  pas  une  bonne 
note.  C'est  parce  que  dans  votre  lettre  vous  citez  un  texte 
de  l'évangile  sur  «  ceux  auxquels  on  ôtera  ».  Mais  vous 
comprenez  cet  admirable  passage  de  l'évangile  tout  au 
rebours.  C'est  honteux.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  grave. 
Vous  avez,  je  crois,  du  sentiment  et  un  cœur  ardent,  mal- 
gré que  vous  soyez  capricieuse  et  gâtée.  (Vous  ne  m'en 
voulez  pas  ?)  Ne  vous  fâchez  pas,  donnez-moi  votre  main 
et  calmez-vous.  Mon  Dieu  1  Qui  donc  n'a  pas  éprouvé  des 
mécomptes?  Et  puis,  que  vaudrait  la  vie  qui  coulerait  trop 
doucement?  Un  peu  plus  de  courage  et  de  la  conscience 
de  soi,  —  voilà  ce  qu'il  vous  faut.  Et  surtout  une  bonne 
santé.  Calmez  vos  nerfs  et  soyez  heureuse.  Voilà  le  désir 
sincère  de  votre 

Th.  Dostoïevski. 

A  Georges  Alexandrovitch  Muller. 

Pétersbourg,  21  septembre  1877. 

Très  honoré  Georges  Alexandrovitch, 

Je  suis  allé  dans  le  gouvernement  de  Koursk  et  je  viens 
de  recevoir  votre  lettre  seulement  à  présent.  Voilà  pour- 
quoi je  vous  prie  d'excuser  ma  réponse  tardive.  Avant  tout 
je  vous  remercie  pour  votresouhait  de  bienvenue,  trop  flal- 


452  CORRB8PONDANCE    DB   DOSTOYEVSKI 

leur  pour  moi.  Mais  j'apprécie  beaucoup  plue  une  décla- 
ration comme  la  vôtre,  que  toutes  les  louanges  littéraires. 
Dans  votre  douce  et  cordiale  parole,  vous  avez  exprimé 
beaucoup  plus  que  je  ne  mérite,  et  si  mes  quelques  lignes 
de  réponse  sont  jugées  dignes  par  vous  d'être  remises  à 
vos  enfants  en  souvenir  et  pour  être  conservées,  moi,  À 
mon  tour,  je  conserverai  votre  lettre  pour  être  remise  à 
mes  enfants,  en  môme  temps  que  d'autres,  qui  sont  aussi 
flatteuses  et  aussi  précieuses  pour  moi,  et  qui  me  viennent 
de  mes  lecteurs,  qui  m'en  ont  jugé  digne  pendant  ma  car- 
rière littéraire. 

Encore  une  fois  je  vous  remercie  et  je  vous  serre  chaleu- 
reusement la  main. 

Avec  mon  profond  respect. 

Th.  Dostoïevski. 


A.  Af"*  L.-A.  N...,  Ancienne  inttitutrice  en  province. 

n  décembre  1877. 
Très  honorée  Madame, 

Pardonnez-moi  d'ôtre  resté  si  longtemps  sans  répondre 
à  votre  si  chère,  si  bonne,  si  flatteuse  lettre,  qui  m'est  au 
plus  haut  degré  précieuse.  Je  ne  m'excuserai  pas,  car  il 
faudrait  dire  ici  trop  de  choses:  dans  ces  deux  années  ma 
santé  est  tellement  ébranlée  et  je  mène  une  existence  tel- 
lement anormale  que,  vraiment,  je  ne  saurais  par  où  com- 
mencer, si  j'avais  pensé  à  m'excuser.  Mais  voilà  encore  une 
circonstance  :  figurez-vous  que  je  ne  sais  pas  du  tout,  si 
je  vous  ai  répondu  ou  non  à  votre  (unique)  lettre  du  13  oc- 
tobre. Je  commence  à  douter  de  vous  avoir  répondu,  de 
vous  avoir  écrit,  mais  d'avoir  oublié  de  le  marquer  sur 
mon  agenda. 

Vous  pouvez  conclure  de  là  quelle  affreuse  mémoire  je 
possède  (à  cause  de  mes  accès  d'épilepsie).  J'oublie  même 
les  visages  des  personnes  avec  lesquelles  je  viens  de  faire 
connaissance,  et  si  je  les  rencontre  ensuite,  je  ne  les  recon- 
nais pas  et  ainsi  (le  croiriez-vous?)  je  me  crée  des  ennemis. 
Je  serai  très  content,  si  vous  m'informez  que  ma  lettre 
vous  est  parvenue,  et  si  vous  dissipez  mes  doutes  à  ce  sujet: 
si  je  vous  ai  écrit  ou  non  ? 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  453 

Je  VOUS  dirai  seulement  ceci  :  malgré  que  dans  ces  deux 
années  je  sois  fatigué  avec  le  Journal,  et  c'est  à  cause  de 
cela  que  je  veux  me  reposer,  ce  Journal  m'a  procuré  bien 
des  moments  heureux,  par  cela  que  j'ai  appris  que  la 
société  sympathise  à  mon  activité.  J'ai  reçu  des  centaines 
de  lettres  de  tous  les  endroits  de  la  Russie,  et  j'ai  appris 
beaucoup  de  choses  que  je  ne  connaissais  pas  avant.  Aupa- 
ravant je  ne  pouvais  pas  supposer  qu'un  si  grand  nombre 
de  personnes  pût  s'intéressera  ce  que  je  crois.  Dans  toutes 
ces  lettres,  on  m'a  loué  surtout  pour  ma  franchise  et  ma 
droiture.  N'est-ce  pas  la  preuve  que  cela  fait  de  plus  en 
plus  défaut  dans  notre  littérature,  si  l'on  m'a  compris  si 
rapidement  et  si  chaleureusement?  Gela  veut  dire  que  tous 
ont  soif  de  sincérité  et  de  droiture  et  en  trouvent  trop  peu. 
Mais  cette  soif  est  significative  et  capable  de  faire  ger- 
mer dans  le  cœur  les  plus  heureuses  impressions. 

Je  vous  salue  profondément,  je  serre  votre  main  en  toute 
sincérité. 

Votre  dévoué  et  reconnaissant 

Théodore  Dostoïevski. 


Л  N.-L.  Ozimidov. 

Pétersbourg,  février  1878 
Très  bon  et  très  cher  Nicolas  Loukitch, 

1*  Pardonnez-moi  d'avoir  tant  tardé  à  vous  répondre;  la 
cause  en  est  la  maladie  et  divers  ennuis. 

2»  Que  puis-je  vous  répondre  ;  quelle  réponse  donner  à 
votre  question  vitale  et  éternelle  ?  Et  peut-on  exposer  cette 
affaire  en  deux  lignes?  Si  nous  causions  ensemble  plusieurs 
heures,  ce  serait  autre  chose, et  même  alors,  peut-être  n'en 
sortirait-il  rien.  Les  mécréants  se  convertissent  bien  diffi- 
cilement par  les  paroles  et  les  raisonnements.  Ne  vaudrait-il 
pas  mieux  pour  nous  lire  attentivement  tous  les  épîtres  de 
l'âpôtre  Paul  ?  Il  est  dit  beaucoup  sur  la  foi  et  on  ne  peut 
mieux  dire.  Ce  serait  bien  aussi  pour  vous  de  lire  toute  la 
Bible.  Ce  livre  fait  une  impression  extraordinaire  en  son 
entier  :   vous  en  tirez  la  conclusion  qu'il   n'existe  pas  un 


4ji  CORRBiiPONDANCE    DB   DOSTOÏEVSKI 

autre  livre  pareil  dans  rhumanilé  et  qu'il  n'en  peut  être. 
C'est  l'impression  produite,  que  vous  croyiez  ou  non. 

Il  n'y  peut  être  aucune  allusion.  Je  ne  vous  dirai  qu'un 
mot  :  chaque  organisme  est  sur  la  terre  pour  vivre  et  non 
pour  se  détruire.  La  science  l'a  déjà  déûni  ainsi  et  ses  loie 
sont  déjà  assez  exactes  pour  /'tablir  cet  axiome.  L'humanité 
en  son  entier  n'est  sans  doute  qu'un  organisme.  Cet  orga- 
nisme a  ses  lois  d'existence,  et  c'est  la  raison  humaine  qui 
les  cherche. 

Maintenant,  imaginez  qu'il  n'y  ait  ni  Dieu  ni  l'immorta- 
lité de  l'âme  (l'immortalité  de  l'Ame  et  Dieu  c'est  la  même 
chose,  c'est  toujours  la  môme  idée).  Alors  dites-moi  pour- 
quoi il  me  faut  vivre  bien,  agir  bien,  si  après  la  vie 
terrestre  il  n'y  a  plus  rien  ?  Sans  l'immortalité, mon  seul 
but  est  d'atteindre  mon  terme  et  que  le  reste  brûle  I  Si 
c'est  ainsi  (si  je  crois  en  mon  habileté  et  en  mon  esprit 
pour  ne  pas  tomber  sous  la  loi),  pourquoi  ne  pas  tuer  son 
prochain,  le  piller,  le  voler,  ou  plus  simplement,  pourquoi 
ne  pas  vivre  des  autres,  en  ne  pensant  qu'à  son  propre 
ventre  ?  Si  je  meurs,  tout  mourra  et  rien  ne  restera  1 
Ainsi  seul  l'organisme  humanité  ne  tomberait  pas  soue 
l'axiome  général;  il  ne  vivrait  que  pour  se  détruire  au  lieu 
de  vivre  pour  se  conserver  et  s'accroître.  Quelle  société 
sera-ce  si  tous  ses  membres  sont  les  ennemis  les  uns  des 
autres?  Ce  sera  un  tohu-bohu  inimaginable.  Ajoutez  encore 
mon  moi  qui  a  conscience  du  tout.  Si  ce  moi  a  la  conscience 
du  tout,  c'est-à-dire  de  tout  l'univers,  alors  ce  moi  est 
inférieur  à  tout  cela.  Il  se  met  à  part  de  tout  cela,  au- 
dessus  de  tout  cela,  le  juge  et  le  connaît.  Mais  dans  ce 
cas,  ce  moi  non  seulement  ne  se  soumet  pas  à  l'axiome 
terrestre,  à  la  loi  de  la  terre,  il  est  supérieur  à  sa  loi- 
Où  donc  est  cette  loi  ?  Pas  sur  la  terre  où  tout  est  limité 
et  meurt  sans  traces  ni  résurrection.  N'y  a-t-il  pas  ici  allu- 
sion à  l'immortalité  de  l'âme  ?  Si  cette  allusion  n'était  pas, 
vous-même,  Nicolas  Loukitch,  en  seriez-vous  inquiet, 
auriez-vous  écrit  les  lettres,  chercheriez-vous  ?  Alors  vous 
ne  pouvez  vous  arranger  avec  votre  moi.  Il  ne  se  contente 
pas  de  l'ordre  terrestre  ;  il  cherche  autre  chose  de  plus  que 
la  terre  à  quoi  il  appartient  aussi. 

D'ailleurs  on  aura  beau  écrire,  rien  n'en  sortira. 

Je  vous  serre  fortement  la  main  et  vous  dis  adieu. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  455 

N'abandonnez  pas  votre  inquiétude.  Cherchez,  peut-être 
trouverez-vous. 

Votre  serviteur  et  ami  sincère, 

Th.  Dostoïevski. 

A  M^^  L.-A.  N... 

Saint-Pétersbourg,  28  février  1878, 
Très  honorée  madame  Lubov  Alexandrovna, 

En  examinant  les  lettres  auxquelles  je  n'avais  pas  répondu 
par  maladie  et  défaut  du  temps,  je  suis  tombé  sur  votre 
seconde  lettre,  du  7  janvier. 

Je  vois,  d'après  cette  lettre,  que  vous  n'avez  pas  reçu  de 
réponse  à  votre  première  lettre,et  cependant  je  vous  avais 
répondu  ;  il  me  semble  que  j'avais  mis  une  des  adresses 
que  vous  aviez  indiquées, celle  de  N.-N.  Beketov  (n'est-ce 
pas  ?  l'avez-vous  reçue  ?).  Ou  bien  je  n'ai  tait  que  me 
proposer  de  vous  répondre,  mais  par  manque  de  temps  et 
à  cause  de  ma  volumineuse  correspondance  je  l'avais  remis 
à  plus  tard,  ensuite  je  suis  tombé  malade,  j'ai  oublié  et  vous 
n'avez  reçu  aucune  réponse  de  ma  part  ?  Tout  cela  a  pu 
arriver,  car  j'ai  la  mémoire  la  plus  détraquée  du  monde 
(par  l'épilepsie).  Je  confonds  souvent  les  intentions  avec 
l'exécution,  et  il  y  a  souvent  des  personnes  qui  se  fâchent 
avec  moi. 

En  tout  cas,  quoiqu'il  soit  possible  que  je  vous  aie 
répondu  et  adressé  une  lettre  (ceci,  je  crois,  est  certain), 
par  acquit  de  conscience,  je  vais  vous  répondre  encore 
quelques  lignes. 

J'ai  lu  vos  deux  lettres  avec  un  sentiment  sincère.  •  ous 
m'avez  intéressé,  et  il  m'a  été  agréable  d'apprendre  à  vous 
connaître.  Je  vous  assure,  Lubov  Alexandrovna,  que  pas 
un  instant  je  n'ai  mis  en  doute  le  sens  des  expressions 
de  votre  première  lettre,  ce  qui,  je  crois,  vous  inquiète 
(2»  lettre).  Si  jamais  nous  nous  rencontrons,  ce  sera  encore 
mieux.  Quant  aux  lettres,  je  suis  bien  ennuyeux  à  ce  pro- 
pos :  je  ne  sais  pas  écrire  les  lettres  et  je  crains  de  le 
faire.  J'écris  avec  ardeur,  j'écris  beaucoup  (cela  arrive 
quelquefois),  et  soudain,  quelque  petit  trait  et  toute  la 
lettre  est  comprise  au  rebours.  Eh  bien,  si  réellement  il  y 


456  COnnESPONOANCB    DE    DOSTOlEVHKI 

a  une  idée  qiio  l'on  ne  saurait  partager  ?  Traîner  une 
correspondance  à  propos  de  quelque  idée,  — deut  ou  Iroie 
ans?  Quelle  admirable  occupation  I  Je  ne  crains  pas  d'en- 
trer avec  vous  en  correspondance,  car  votre  intelligence 
se  manifeste  dans  vos  lettres  ;  on  peut  causer  avec  vous, 
vous  comprendrez  et  vous  ne  vous  fâcherez  pas.  Mais  der- 
nièrement une  dame  s'était  offensée  beaucoup,  quand  (ne 
la  connaissant  pas  du  tout)  j'ai  refusé  d'entamer  la  corres- 
pondance qu'elle  m'avait  proposée.  Croyez-vous  donc  que 
je  soie  de  ceux  qui  sauvent  les  cœurs,  qui  délivrent  les 
âmes  et  qui  chassent  la  douleur  !  Beaucoup  de  personnes 
me  l'écrivent,  mais  J6  suis  sûr  que  je  suis  bien  plus  capa< 
ble  d'inspirer  le  désenchantement  et  le  dégoût.  Je  ne  suis 
guère  habile  à  bercer,  quoique  je  m'en  soisohargé  quelque- 
fois. Mais  beaucoup  de  créatures  ne  d^mninItMit  qu'à  être 
.bercées. 

Je  ne  me  rappelle  pas  ce  que  je  vous  ai  répondu  à  votre 
première  lettre.  En  tout  cas  permettez-moi  de  vous  serrer 
la  main  cordialement  et  amicalement,  de  vous  remercier 
<le  vos  bons  sentiments  et  d'espérer  que  ce  sentiment  ne 
se  transformera  pas  de  sitôt  en  inimitié. 

Au  revoir,  que  la  destinée  vous  soit  douce  1 
Votre 

Théodore  Dostoïevski. 

A  Vladimir  Vassiliévilch  Mikhaïlov. 

Saint-Pétersbourg,  16  mars  1878. 
Très  estimé  VladimirVassiliévitch, 

Cher  correspondant, 
Votre  charmante,  intelligente  et  sympathique  lettre  a 
été  reçue  le  19  novembre  de  l'année  dernière,  et  mainte- 
nant nous  avons  le  16  mars  1878.  Et  ce  n'est  qu'à  présent 
que  j'ai  pu  vous  répondre,  —  pouvez-vous  pardonner 
cela  ?  Il  est  vrai  que  dans  le  Journal  de  décembre,  qui^ 
paru  en  janvier,  il  y  avait  quelques  mots,  mais  cela  ne 
modifie  pas  beaucoup  les  choses.  Je  ne  me  disculpe  pas, 
mais  je  donnerai  deux  raisons.  Ma  santé  trop  dérangée 
jusqu'au  moment  même  du  dernier  numéro.  J'avais  décidé 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  457 

alors  de  ne  répondre  à  personne  jusqu'à  la  publication  du 
dernier  numéro.  Et  puis  ensuite, presque  jusqu'à  présent, 
encore  plus  malade,  l'épilepsie  et  les  humeurs  noires. 

La  seconde  raison,  c'est  mon  dégoût  terrible,  invincible, 
inimaginable,  d'écrire  des  lettres.  J'aime  beaucoup  recevoir 
des  lettres,  mais  je  considère  comme  presque  impossible 
et  môme  stupide  d'écrire  des  lettres  raoi-môme  ;  on  écrit 
souvent  certaine  lettre  et  l'on  reçoit  des  avis  ou  des  réfu- 
tations à  propos  d'idées,  soi-disant  que  l'on  avait  expri- 
mées, et  auxquelles  on  n'avait  jamais  songé.  Et  si  je  vais 
en  enfer,  je  serai  certainement  condamné  pour  mes  péchés 
à  écrire  une  dizaine  de  lettres  par  jour,  pas  moins.  Voilà 
la  seconde  raison,  croyez-moi. 

Votre  lettre  a  produit  sur  moi  une  impression  très  char- 
mante et  très  agréable.  Je  reçois  beaucoup  de  lettres  aima- 
bles, mais  peu  de  tels  correspondants  que  vous.  On  sent 
que  vous  êtes  un  des  noires,  et  maintenant,  la  vie  passe; 
et  cependant,  l'on  voudrait  encore  vivre  et  agir,  mainte- 
nant la  rencontre  avec  un  des  noires  me  donne  de  la  joie 
et  soutient  mon  espérance.  Il  y  a  donc  des  hommes  en 
Russie,  et  ils  sont  nombreux,  et  ils  sont  la  force  vitale;  ils 
la  sauveront  pouvu  qu'ils  se  réunissent.  Voilà  pourquoi, 
pour  nous  réunir,  je  vous  réponds  et  je  vous  serre  la  main 
de  tout  mon  cœur. 

J'ai  lu  votre  lettre  tout  entière  trois  fois,et(excusez-moi) 
je  l'ai  lue  encore  à  quelqu'un  et  je  la  lirai  encore  à  quel- 
qu'un autre.  Je  voudrais  répandre  votre  manière  de  juger 
les  choses  et  commenter  votre  esprit  russe  (véritable)  à 
quelques-uns  par  ici.  (N.  B.  — Je  l'ai  lue,  entre  autres,  à 
Apollon  Nicolaïevitch  Maïkov,  le  poète.  lia  été  ravi  et  il  a 
même  emporté  votre  lettre  pour  quelque  temps.  Je  partage 
beaucoup  les  idées  de  cet  homme.) 

Je  ne  parlerai  pas  des  détails  de  votre  lettre.  On  pour- 
rait écrire  beaucoup  de  choses  sur  ce  qui  se  passe  ici,  mais 
je  ne  sais  pas  écrire  brièvement,  et  puis  tout  simplement 
je  ne  sais  pas  écrire  les  lettres.  Mais  si  vous  demandez 
quelque  chose,  c'est  à-dire  si  vous  voulez  précisément  une 
réponse  à  propos  de  quelque  chose,  je  vous  répondrai,  je 
vous  le  promets.  Et  maintenant, il  s'agit  d'une  chose:  vous 
m'écririez  volontiers,  comme  vous  l'avez  dit  dans  votre  lettre. 
Je  l'apprécie  beaucoup  et  je  comple  sur  vous.  Ce  qui  m'a 


458  CORRSePONDANCB   DB    DOBTOIeVBKI 

bien  intéressé  dans  votre  lettre,  entre  autres,  c'est  que 
vou»  aimez  les  enfants,  vous  avez  beaucoup  vécu  avec  eux 
et  vous  êtes  souvent  ave<-  eux.  Eh  bien,  voilà  ce  que  j'ai 
à  vous  demander,  cher  Vladimir  Vasttiliévitch  :  j'ai  l'idée 
d'un  grand  roman,  et  je  le  commencerai  bientôt,  daoa 
lequel,  oiilte  autre!*,  des  enfanta  figureront;  de  jeunes 
enfants,  de  sept  h  (|iiinze  ans,  par  exemple.  Il  y  aura  beau- 
coup d'enfants.  Je  les  étudie  et  je  les  ai  étudiés  toute  ma 
vie,  et  je  les  nimo  beaucoup  et  j'en  ai  à  moi.  Mais  lee 
observations  d'un  homme  tel  que  vous  me  seront  précieueea 
(je  m'en  rends  compte).  Ainsi,  écrivez-moi  sur  les  enfaots 
tout  ce  que  vous  savez;  aussi  sur  les  enfants  de  Saint- 
Pétersbourg,  qui  vous  appelaient  «  mon  petit  oncle  »,  sur 
les  enfants  d'Elisavetgrad,  et  tout  ce  que  voas  savez.  (Les 
accidents,  les  réponses,  les  mots  et  petits  mots,  les  rap- 
ports avec  la  famille,  la  foi,  la  malice  el  l'innfw.ence  ;  la 
nature  et  le  maître,  le  latin,  etc.,  etc.  —  bref,  tout  ce  que 
vous  savez.)  Vous  me  serez  très  utile,  je  vous  en  serai  très 
rec<innaissanl  et  j'attendrai  avidement.  Je  serai  sûrement 
à  Saint-Pétersbourg  jusqu'au  15  mai,  après  cela  je  serai 
probablement  (avec  mes  enfants)  à  Starala  Roussa,  Jus- 
qu'au 15  mai  l'adresse  est  la  môme. 

Je  vous  envoie  ma  photographie  et  je  vous  prie  encore 
une  fois  de  m'excuser.  Malgré  que  j'aie  été  peu  poli  avec 
vous,  je  vous  aime. 

Et  maintenant,  au  revoir.  Croyez  à  ma  sincérité  cordiale 
et  à  mon  très  profond  respect.  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 


An  général-aide  de  camp  Th.-Th.  Radetzky. 
Pétersbourg,  16  avril  1878. 

Mon  général,  cher  à  tous  les  Russes, et  mon  vieux  cama- 
rade inoubliable,  Théodore  Théodorovitch, 

Il  est  possible  que  vous  ne  vous  souveniez  pas  de  moi, 
votre  vieux  camarade  à  l'École  Supérieure  des  Ingénieurs. 
Vous  étiez  dans  la  seconde  classe,  celle  des  conducteurs, 
quand  je  passai  mon  examen  pour  entrer  dans  la  troisième; 
mais  je  me  souviens  de  vous  quand  vous  étiez  sous-offi- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  459 

cier  à  dragonne  d'argent,  comme  s'il  n'y  avait  pas  trente- 
cinq  ans  de  cela.  Quand  l'année  dernière  commencèrent 
vos  exploits,  qui  firent  enfin  connaître  votre  nom  à  la 
Russie  entière,  nous  ici,  vos  anciens  camarades  (certains, 
comme  moi,  avaient  quitté  depuis  longtemps  le  service 
militaire),  nous  suivions  votre  œuvre,  comme  quelque 
chose  qui  nous  tenait  au  cœur,  qui  nous  concernait  non 
seulement  en  qualité  de  Russes,  mais  aussi  personnelle- 
ment. Quand  nous  nous  sommes  trouvés  cet  hiver  avec 
cet  estimable  Alexandre  Ivanovitch,  et  quand  nous  avons 
parlé  de  la  guerre,  nous  nous  sommes  souvenus  avec  trans- 
port de  vous  et  de  vos  victoires.  Quand  Alexandre  Ivano- 
vitch a  su  que  j'avais  formé  le  projet  de  vous  écrire,  il  a 
insisté  chaleureusement  afin  que  je  n'abandonne  pas  mon 
intention.  Et  il  se  trouve  que  vous  vous  souvenez  aussi 
de  nous,  vous  si  cher  à  tous  les  Russes.  Je  vous  en  remer- 
cie infiniment.  Ici  nous  tremblons  de  crainte  sur  l'issue 
de  la  guerre,  nous  tremblons  devant  notre  «  européisme  ». 
Nous  n'avons  d'espoir  qu'en  l'Empereur,  et  qu'en  de  tels 
que  vous.  Que  Dieu  vous  donne  le  meilleur  et  le  plus 
grand  succès!  Moi,  de  mon  côté,  je  vous  envoie  mes  arden- 
tes salutations  russes,  et  mon  profond  respect  Nous  voici 
à  Pâques  1  Christ  est  ressuscité  !  Et  que  la  grande  race 
slave  qui  est  travaillée  et  chargée  ressuscite  à  la  vie  par 
lesefTorls  de  ceux  qui,  comme  vous,  accomplissent  la  grande 
œuvre  russe  et  universelle. 

Et  en  môme  temps,  que  notre  européisme  russe  rentre 
dans  la  voie  du  Christ  orthodoxe,  dans  la  voie  nouvelle  et 
himineuse.  11  est  indiscutable  que  la  meilleure  part  de  la 
Russie  est  en  ce  moment,  avec  vous,  au  delà  des  Balkans. 
Si  elle  revient  couverte  de  gloire,  elle  apportera  de  l'Orient 
une  lumière  nouvelle.  Ainsi,  beaucoup  le  croient  et  l'es- 
pèrent. 

Recevez,  très  estimable  Théodore  Théodorovitch,  mes 
bons  souhaits  et  mes  salutations  profondes,  comme 
l'expression  cordiale  et  sincère  des  sentiments  d'un  vieux 
camarade  et  d'un  Russe  reconnaissant.  Votre  humble  ser- 
viteur, 

Théodore  Dostoïevski. 


4вО  CORRESPONDANCE    DB    DOBTOÏkvski 


Aax  étudiants  de  Moicoa. 

Saint-Pétersbourg,  18  avril  1878. 

Très  honorés  Messieurs  les  Étudiants  qui  m'avez  écrit. 
Pardonnez-moi  d'être  resté  si  longtemps  sans  vous  répon- 
dre; outre  mon  indisposition  réelle,  il  y  a  encore  eu  des 
circonstances  qui  m'ont  mis  en  retard.  Je  voulais  voue 
rôfюndre  par  les  journaux,  publiquement;  naais  il  s'est 
trouvé  soudain  que  cela  était  impossible,  par  suite  de  cir- 
constances  qui  ne  dépendaient  pas  de  moi^  ou  bieo  au 
moins,  impossible  de  répondre  avec  la  plénitude  voulue. 
Secondement,  quanta  vous  répondre  par  lettre,  je  me  suis 
demandé  ce  que  je  pourrais  vous  répondre  ?  Vos  questions 
comprennent  tout,  absolument  toute  la  vie  intérieure  con- 
temporaine do  la  Russie;  ainsi,  il  faudrait  écrire  tout  un 
livre,  n'est-ce  pas  —  une  profession  de  foi? 

Je  me  suis  enfin  décidé  d'écrire  cette  petite  lettre,  au 
risque  de  vous  paraître  au  plus  haut  point  incompréhen- 
sible, et  cela  me  serait  très  désagréable . 

Vous  m'écrivez:*  II  nous  est  le  plus  nécessaire  de  résou- 
dre la  question  :  combien  sommes-nous  coupables  nous- 
mêmes,  nous  autres  étudiants,  quelles  déductions  peuvent 
être  tirées  de  cet  événement  par  la  société  et  par  nous- 
mêmes  *  ?  » 

Ensuite,  très  finement  et  très  exactement  vous  avez 
observé  les  traits  essentiels  de  l'attitude  de  la  presse  russe 
contemporaine  envers  la  jeunesse  : 

Dans  notre  presse  règne  manifestement*  un  ton  d'excuse 
(envers  vous)  indulgente  qui  prévient.  »  C'est  très  exact  : 
il  prévient  justement,  il  est  préparé  d'avance,  en  tout 
cas,  d'après  un  certain  patron  qui  est  au  plus  haut  point 
devenu  administratif  et  usé. 

Et  plus  loin,  vous  écrivez  :  «  Évidemment,  nous  n'avons 
rien  à  attendre  de  ces  hommes  qui  n'attendent  rien  de 
nous  et  se  détournent,  ayant  prononcé  leur  jugement  irré- 
vocable sur  les  «  peuples  sauvages  >. 

C'est  tout  à  fait  exact,  on  se  détourne  précisément,  et 

1.  Il  s'agit  d'une  bagarre  qui  avait  eu  lieu  entre  les  étudiants  et  les 
bouchers  du  marché  Okhotni. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  461 

(au  moins  pour  la  majorité)  ils  ne  s'intéressent  pas  du 
tout  à  vous.  Mais  il  y  a  des  gens,  et  ils  sont  assez  nom- 
breux, dans  la  presse  et  dans  la  société,  qui  sont  anéan- 
tis par  l'idée  que  la  jeunesse  s'est  écartée  du  peuple  (sur- 
tout ceci  avant  tout)  et  ensuite,  c'est-à-dire  à  présent,  de  la 
société.  Car  il  en  est  ainsi.  Elle  vit  rêveuse  et  abstraite, 
suivant  les  enseignements  des  étrangers,  ne  veut  rien 
savoir  concernant  la  Russie,  et  cherche  à  l'instruire  elle- 
môme.  Et  enfin,  maintenant,  indiscutablement^  elle  est 
tombée  entre  les  mains  d'un  parti  dirigeant  de  politique 
tout  à  fait  extérieure,  qui  ne  s'intéresse  nullement  à  la  jeu- 
nesse, et  qui  s'en  sert  comme  d'une  matière  et  d'un  trou- 
peau de  Panurge,  pour  ses  buts  extérieurs  et  particuliers. 
Ne  songez  pas  à  le  nier,  messieurs;  c'est  ainsi. 

Vous  demandez,  messieurs  :  «  Combien  nous-mêmes 
sommes-nous  coupables?  »  Voici  une  réponse  :à  mon  avis, 
vous  n'êtes  coupables  en  rien.  Vous  n'êtes  que  les  eufa  nls 
de  cette  même  société  que  vous  abandonnez  à  présent  et 
qui  est  «  mensonge  de  tous  les  côtés  ».  Mais,  en  s'arra- 
chant  à  elle  et  en  l'abandonnant,  notre  étudiant  ne  va  pas 
au  peuple,  mais  quelque  part  à  l'étranger,  dans  «  l'euro- 
péisme  »,  dans  le  règne  abstrait  de  l'homme  universel  qui 
n'a  jamais  existé  ;  et  de  cette  façon,  il  rompt  avec  le  peu- 
ple, le  méprise  et  le  méconnaît,  comme  un  véritable  fils 
de  la  société  dont  il  vient  de  s'arracher.  Et  cependant, 
c'est  dans  le  peuple  que  se  trouve  notre  salut  (mais  c'est 
un  sujet  trop  long)...  Mais  la  rupture  avec  le  peuple  ne 
peut  être  sévèrement  reprochée  à  la  jeunesse.  Comment 
aurait-elle  pu  avant  d'avoir  vécu  se  rapprocher  du  peuple, 
par  suite  de  ses  médilalions  ? 

Et  cependant,  le  pire  est  ceci:  le  peuple  a  déjà  aperçu  et 
remarqué  sa  rupture  avec  la  jeunesse  intelligente  russe  et, 
pis  encore,  il  appelle  du  nom  d'étudiants  les  jeunes  gens 
qu'il  veut  mettre  à  l'index.  11  lésa  mis  à  l'index  depuis  long- 
temps, depuis  1860  ;  ensuite,  cette  propagande  dans  le 
/jeu/)Ze  a  inspiré  au  peuple  du  dégoût:*  Des  jeunes  mes- 
sieurs !  »  dit  le  peuple  (je  connais  ce  nom,  je  vous  garantis 
qu'il  les  appelle  ainsi).  Et  cependant,  en  réalité,  il  y  a  une 
erreur  du  peuple  ;  car  il  n'y  a  jamais  eu  chez  nous,  dans 
notre  vie  russe,  une  pareille  époque,  où  la  jeunesse  serait 
dans    sa    grande   majorité   comme  en  ce    moment,  plus 


462  COHHESPÛNDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

sincèrn,  plus  piirft  de  cœur,  plua  altérôe  de  la  vt-nli;,  plus 
heureuse  do  sacrifier  tout,  la  vie  même,  pour  la  v/srité  et  la 
parole  de  la  vériUS  (comme  si  elle  pressentait  que  la  Russie 
se  tient t'i  un  point  final, et  se  balance  au-dessus  del'ablm 
C'est  rôellernenl  le  grand  espoir  de  la  Hus^ie  !  Je  le 
déjà  depuis  longtemps,  et  je  l'écris  depuis  longtemps.  El 
soudain,  qu'arrivc-t-il  ?    Cette   parole  do  vérité  dont    est 
altérée  la  jeunesse,  elle  la  cherche  Dieu  sait  où,  dans  des 
endroits  extraordinaires,  mais  non  pas  dans  le  peuple,  dans 
la  Terre  (et  elle  s'accorde  encore  une  fois  avec  la  société 
pourrie  de  Russes  européens   qui    l'a  oaise    au   monde). 
Alors,  à  la  fin,  à  une  époque  déterminée, ni  la  jeunesse,  ni 
la  société  ne  connaissent  plus  le  peuple.  Au   lieu  de  vivre 
de  sa  vie,  les  jeunes  gens,  ne  le  connaiseant  pas,  et  dédai- 
gnant au  contraire  profondément  ses  bases,  telle  que  la 
foi,  s'en  vont  vers  le  peuple  —  non   pour  n'y  instruire, 
mais  pour  l'enseigner,  l'enseigner  avec  hauteur,  avec  mé- 
pris, —  amusement    purement  aristocratique,  jeu  de  sei- 
gneur !  «  Ces  jeunes  messieurs  »,   dit  le  peuple,  et  il  a 
raison.  C'est  étrange  :  partout  et  toujours,  dans  tout  l'uni- 
vers, les  démocrates  tiennent  pour  le  peuple  ;   chez  nous 
seuls,  notre   démocratisme  intellectuel    russe    s'unit   aux 
aristocrates  contre  le  peuple  :  ils  vont  au  peuple,*  pour  lui 
faire  du  bien  y  et  méprisent  ses  coutumes  et  ses  bases.  Le 
mépris  ne  conduit  pas  à  l'amour  ! 

L'hiver  dernier,  pendant  noire  afTaire  de  Kazan,  —  il  s'agit 
d'une  grande  manifestation  politique  quia  eu  lieu  devant  la 
cathédralede  Notre-Dame  de  Kazan  à  St-Pétersbourg, — une 
foule  de  jeunes  gens  fait  du  scandale  dans  un  temple  popu- 
laire ;  ils  fument  des  cigarettes,  et  provoquent  un  tumulte. 
«  Écoutez, aurais-je  dit  à  ces  gens  de  Kazan  (et  je  l'ai  dit  à 
quelques-uns  en  face),  vous  ne  croyez  pasen  Dieu, c'est  votre 
affaire,  mais  pourquoi  insultez-vous  le  peuple,  en  outrageant 
son  temple?»  Et  le  peuple  les  a  appelés  encore  une  fois  des 
jeunes  messieurs  »,  pire  encore,  il  les  a  désignés  sous  le 
nom  «  d'étudiants  »,  malgré  qu'il    s'y  trouvât   beaucoup 
d'Israélites  quelconques  et  d'Arménien  s  (la  démonstration, 
comme  il  a  été  prouvé,  était  politique,  extérieure).  Ainsi, 
après  l'affaire  de  Zassoulitch,  le  peuple  a  de  nouveau  appelé 
«  étudiants  »ces  porteurs  de  revolversdans  la  rue.  C'est  mai, 
quoiqu'il  soit  hors  de  doute  qu'il  s'y  trouvait  aussi  des  étu- 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  463 

diants.  C'est  mal,  que  le  peuple  les  remarque,  que  la  haine  et 
la  discorde  paraissent.  Et  voilà  que  vous-raôraes, messieurs, 
vous  appelez  «  bouchers  »  le  peuple  de  MosCou,d' accord  avec 
toute  la  presse  intellectuelle.  Qu'est-ce  que  c'est  donc  ?  Les 
bouchers  ne  seraient-ils  pas  du  peuple  ?  C'est  le  peuple,  le 
vrai  peuple,  Minine  aussi  était  boucher.  L'indignation  ne 
s'éveille  que  de  la  façon  dont  le  peuple  se  manifeste.  Maie 
savez-vous.  messieurs,  si  le  peuple  est  offensé,  il  se  mani- 
feste toujours  ainsi.  Il  est  mal  élevé,  il  est  moujick.  C'était 
à  proprement  dire  la  résolution  d'un  malentendu,  mais 
déjà  ancien  et  qui  s'était  formé  entre  le  peuple  et  la 
société  (ce  que  l'on  n'avait  pas  remarqué),  ou  plutôt  avec 
sa  partie  la  plus  ardente  et  la  plus  prompte  à  prendre  une 
décision  :  la  jeunesse.  L'affaire  n'a  pas  été  bien  belle,  et 
loin  d'être  régulière  autant  qu'il  le  faudrait,  car  on  ne  sau- 
rait rien  prouver  à  coups  de  poing.  Mais  il  en  a  été  ainsi 
toujours  et  partout,  dans  tout  l'univers,  chez  le  peuple. 
Dans  les  meetings  le  peuple  anglais  met  souvent  en 
action  ses  poings  contre  ses  adversaires,  et  pendant  la 
révolution  française,  le  peuple  hurlait  de  joie  et  dansait 
devant  la  guillotine,  pendant  qu'elle  était  en  marche.  Tout 
cela  est  dégoûtant,  bien  entendu.  Mais  le  fait  est  que  le 
peuple  (le  peuple,  et  non  les  bouchers  seuls,  inutile  de  se 
consoler  par  l'un  ou  l'autre  mot)  s'est  révolté  contre  la  jeu- 
nesse, et  a  déjà  marqué  les  étudiants:  d'un  autre  côté,  il 
est  malheureux  (et  significatif)  que  la  presse,  la  société  et 
la  jeunesse  se  réunissent  pour  méconnaître  le  peuple  : 
c'est  de  la  tourbe  —  ce  n'est  pas  le  peuple. 

Messieurs,  si  dans  mes  paroles  il  se  trouve  quelque  chose 
qui  soit  en  désaccord  avec  vous,  vous  ferez  mieux  de  ne 
pas  vous  fâcher.  Il  y  a  assez  de  tristesse  comme  ça.  Dans 
la  société  pourrie,  le  mensonge  règne  de  tous  les  côtés.  Elle 
ne  peut  se  soutenir  elle-même.  Il  n'y  a  que  le  peuple  de 
fort  et  de  puissant,  mais  depuis  deux  ans  le  désaccord  avec 
le  peuple  est  immense.  Nos  sentimentalistes,  quand  ils  ont 
délivré  le  peuple  du  servage,  croyaient  avec  attendrisse- 
ment qu'il  commencerait  à  entrer  aussitôt  dans  leur  men- 
songe européen,  dans  l'instruction,  comme  ils  disaient. 
Mais  le  peuple  s'est  montré  indépendant,  et,  surtout, 
commence  à  avoir  conscience  du  mensonge  des  couches 
supérieures  de  la  vie  russe.  Les  événements  des  deux  der- 


464  COnilESFONOANCE    ПЕ    DOêTOÏEVSKI 

nières  années  l'ont  bien  éclairé  et  bien  fortifié.  Maie  outre 
ses  ennemis,  il  distingue  aussi  ses  amis.  Des  faits  triste», 
douloureux,  s«^  sont  produits:  la  jeunesse»,  sincère,  très  hon- 
nête, qui  désire  la  vérité,  avait  cherché  à  aller  dans  le 
peuple,  pour  soulager  ses  misères.  Eh  bien  ?  le  peuple  la 
chasse,  et  ne  reconnaît  pas  ces  honnêtes  efforts.  Car  cette 
jeunesse  prend  le  peuple  pour  ce  <|u'il  n'est  pas  ;  elle 
hait,  elle  méprise  ses  principes  fondamentaux,  et  lui  porte 
des  remèdes,  qui  lui  paraissent  sauvages  et  stupides. 

Ici, à  Pctersbourg,  nous  avons  Dieu  sait  quoi.  Parmi  la 
jeunesse  on  prêche  le  revolver  et  on  est  persuadé  que  le 
gouvernement  la  craint.  Quant  au  peuple,  elle  le  méprise 
toujours,  ne  tient  pas  compte  de  lui,  et  ne  remarque  pas 
que  le  peuple,  au  moins,  ne  la  craint  pas,  et  ne  perdra 
jamais  la  tête.  Mais  alors,  si  d'autres  rencontres  se  produi- 
sent ?  Nous  vivons  à  une  époque  douloureuse,  .Messieurs  ". 

Messieurs,  je  vous  ai  écrit  ce  qae  je  pouvais.  Je  réponds 
au  moins  directement,  sinon  complètement  à  votre  ques- 
tion :  à  mon  avis,  les  étudiants  n'étaient  pas  coupables;  au 
contraire,  jamais  la  jeunesse  n'a  été  plus  sincère  et  plus 
honnête  (ce  qui  n'est  pas  un  fait  négligeable,  mais  un  fait 
admirable,  grandiose,  historique).  Mais  le  malheur  est  que 
la  jeunesse  porte  le  mensonge  des  deux  siècles  de  notre  his- 
toire. £'//en'es<  donc  pas  capable  d'étudier  la  question  com- 
plètement, et  il  est  impossible  de  l'accuser,  d'autant  plus 
qu'elle  s'est  trouvée  en  cette  affaire  partisan  intéressé  (et 
offensé).  Mais  quoiqu'elle  ne  soit  pas  capable,  béni  soit 
celui-là,  bénis  soient  ceux-là  qui  réussiraient  dès  à  présent 
à  trouver  la  bonne  voie  1  La  rupture  avec  le  milieu  doit 
être  beaucoup  plus  forte  que  serait,  par  exemple,  la  rupture 
de  la  société  future  avec  la  société  actuelle,  selon  l'ensei- 
gnement socialiste.  Bien  plus  forte  !  car,  pour  aller  dans  le 
peuple  et  rester  avec  lui,  il  faut  avant  ioui  perdre  Г  habitude 
de  le  mépriser,  et  ceci  est  presque  impossible  aux  couches 
supérieures  de  notre  société,  dans  ses  rapports  avec  le  peu- 
ple. Secondement,  il  faut,  par  exemple,  croire  en  Dieu,  et 
ceci  est  définitivement  impossible  à  notre  européisme 
(quoique,  en  Europe,  on  croie  en  Dieu). 

Je  vous  salue,  messieurs,  et,  si  vous  permettez,  je  vous 
serre  la  main.  Si  vous  voulez  me  faire  un  grand  plaisir, 
pour  l'amour  de  Dieu,  ne  me  considérez  pas  comme  un 


CORREàPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  465 

professeur  et  un  prédicateur  hautain.  Vous  m'avez  de- 
mandé de  dire  la  vérité  en  mon  âme  et  conscience  ;  et  j'ai 
dit  la  vérité,  comme  je  pense  et  comme  je  suis  capable  de 
penser.  Car  personne  ne  saurait  faire  plus  que  ses  forces 
et  ses  capacités  ne  lui  permettent. 
Votre  entièrement 

Théodore  Dostoïevski. 

Л  Madame  N.  N'" 

8  mai  1878. 
Très  estimée  N.  N..., 

Je  vous  remercie  pour  les  livres,  mais  je  vous  renvoie  le 
livre  de  Flerovsky.  C'est  que  dans  huit  jours  au  plus  je  quitte 
Saint-Pétersbourg  ;  et  maintenant  je  suis  occupé  du  matin 
jusqu'à  la  nuit  et  la  nuit  de  tout  ce  que  j'ai  à  terminer  avant 
mon  départ.  Pendant  la  journée,  pour  toute  la  semaine, 
mes  heures  sont  prises  par  toutes  sortes  de  courses  ;  je 
ne  pourrai  donc  pas  lire  ici  à  Pétersbourg,  et  je  n'essaie- 
rai pas  de  le  faire  ;  il  est  donc  nécessaire  que  je  vous  rende 
Flerovsky,  car  vous  tenez  à  ce  livre.  Quant  à  Taine,  je 
l'emporte  avec  moi  jusqu'en  septembre.  Mais  si  ce  livre 
vous  est  nécessaire,  prévenez-moi  et  je  vous  le  rendrai  avant 
mon  départ.  D'ailleurs,  j'irai  sûrement  moi-même  vous 
faire  mes  adieux.  Ainsi,  je  vous  remercie  pour  vos  livres. 

Quant  au  technologue,  il  y  a  quelque  friponnerie  là-des- 
sous. Ce  monsieur  est  venu  chez  moi  un  de  ces  jours  (pour 
la  première  fois  de  sa  vie).  Son  nom  est  N...  (Il  s'est  nommé 
ainsi.)  Il  m'a  dit  la  môme  chose  qu'à  vous  (à  propos  des 
marchands;  il  m'a  également  assuré  qu'il  n'avait  pas  mangé 
depuis  vingt-quatre  heures),  il  m'a  aussi  montré  ses  vête- 
ments. Il  m'a  demandé  de  quoi  acheter  du  pain.  Je  lui  ai 
donné  trois  roubles,  et  je  le  regrette  presque,  à  présent  ; 
je  vois  clairement  que  c'est  un  chevalier  d'industrie.  C'est 
parce  que  je  ne  vous  l'ai  jamais  envoyé,  je  ne  lui  ai  pas 
dit  un  mot  de  vous,  je  n'ai  pas  prononcé  votre  nom  (et  je 
n'ai  même  pas  eu  l'idée  de  vous  l'envoyer  !)  Et  voilà  qu'il 
dit  tant  de  mensonges.  11  est  clair  qu'il  a  su,  par  quelqu'un 
et  quelque  part,  que  je  vous  connaissais,  et  il  a  profité  de 
mon  nom  pour  se  recommander  à  vous,  pour  profiter  de 
vous.  (Quelques-uns  ont  prafité  autrefois  de  mon  nom,  se 

30 


466  CORRESPONDANCE   DE    D08TOiBV8kl 

préeentant  comme  si  je  les  arais  envoyée  et  m'ont  bien 
compromis  par  \h,  dans  les  rédactions,  par  exemple.) Ainsi 
c'est  un  fripon  déclaré.  Je  vous  prie  de  ne  pas  le  re<ieToir. 
Je  vous  certifie  encore  une  fois,  et  je  vous  donne  ma  parole 
que  je  ne  vous  l'ai  pas  envoyé,  et  que  je  n'ai  pas  fait  men> 
lion  de  vous  dans  ma  conversation  avec  lui,  ni  directement, 
ni  par  allusion. 

Qu'il  soit  technologue,  cela  peut  être.  Qu'il  est  fripon, 
c'est  indiscutable.  Ne  serait-ce  pas  un  espion  ? 

Et  maintenant,  au  revoir.  Je  vous  remercie  et  je  tous 
serre  la  main.  Votre, 

Th.  Dostoïevski. 

Si  Taine  vous  est  bien  nécessaire,écrivez  un  mot,  je  vous 
l'apporterai. 

A  A/-  X... 

Staraïa  Roussa,  11  juillet  1879. 

Chère,  estimée  et  inoubliable****.  Voilà  exactement  un  mois 
que  j'ai  reçu  votre  chère  lettre,  et  je  n'ai  pas  encore  répondu, 
—  ne  jugez  pas.  Est-ce  que  vous  vous  mettrez  à  juger,  tous 
bonne  sans  conditions  et  sans  limites,  avec  votre  excel- 
lent cœur  intelligent.  J'ai  été  tout  le  temps  à  Roussa,  dans 
un  état  d'esprit  insupportablement  pénible,  et  malgré  que 
j'avais  le  temps  de  causer  avec  vous,  j'avais  parfois  le 
cœur  si  lourd,  que  je  remettais  ma  lettre  chaque  lois  qu'i 
m'arrivait  de  prendre  la  plume.  Le  principal,  cest  que  mon 
état  de  santé  a  empiré,  nous  avions  tout  le  temps  des 
malades —  d'abord  mon  fils  a  eu  la  fièvre  typhoïde,  ensuite, 
tous  les  deux  ont  eu  la  coqueluche  ;  le  temps  est  affreux, 
impossible,  il  pleut  à  verse  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
et  toute  la  nuit;  il  fait  froid,  il  fait  humide,  l'on  s'enrhume; 
durant  tous  ces  mois  nous  n'avons  pas  eu  plus  de  trois 
jours  sans  pluie,  et  le  soleil  ne  s'est  montré  qu'un  jour  à 
peine.  Dans  cet  état  d'esprit,  j'écrivais  tout  le  temps,  je  tra- 
vaillais la  nuit,  j'écoutais  gémir  le  vent,  qui  brisait  des 
arbres  séculaires.  J'ai  écrit  très  peu,  etpuis  j'ai  remarqué, 
depuis  longtemps,  que  plus  je  vais,  plus  mon  travail  me 
devient  difficile.  Alors,  par  conséquent,  des  pensées  tou- 
jours impossibles  à  être  consolées,  des  pensées  sombres,  et 


CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI  467 

moi  j'aurais  voulu  causer  avec  vous  dans  une  autre  dispo- 
sition d'esprit. 

Nous  nous  sommes  extrêmement  réjouis,  (ma  femme  et 
moi),  que  vous  ayez  l'idée  d'aller  au  Caucase  ;  d'abord, 
vous  éprouverez  un  bien  incontestable  après  le  traitement, 
je  le  crois  parfaitement,  pourvu  que  vous  réussissiez  à 
tomber  sur  un  docteur  passable.  (Oh  1  gardez- vous  des 
célébrités  médicales  I  Ils  sont  tous  fous  de  présomption  et 
d'orgueil  ;  ils  vous  feront  mourir.)  Choisissez  toujours  un 
médecin  de  moyenne  valeur,  quelque  modeste  Allemand, 
car  je  vous  jure  qu'en  qualité  de  médecins,  les  Allemands 
valent  mieux  que  les  Russes,  ceci  je  vous  le  certifie,  moi, 
slavophile  !  Ensuite,  un  voyage  lointain,  dans  un  endroit 
aussi  caractéristique  que  le  Caucase,  vous  distraira  vive- 
ment, et  vous  arrachera  de  notre  absurdité  et  de  notre  tri- 
vialité pétersbourgeoises,  ennuyeusement  monotones  (quoi- 
que en  appatence  très  caractéristiques). 

Vous  vous  reposerez,  pourvu  que  vous  ayez  la  force 
d'esprit  d'oublier  le  passé  récent,  et  que  vous  vous  livriez 
plus  directement  aux  impressions  de  la  nature  et  de  la 
nouveauté  des  lieux.  Et  puis,  au  mois  d'août,  à  la  campagne, 
auprès  de  vos  chers  enfants.  Comme  c'est  bien,  que  vous 
en  ayez,  combien  ils  humanisent  l'existence  dans  le  sens 
le  plus  élevé.  Les  enfants,  —  c'est  un  tourment,  mais  un  tour^ 
ment  nécessaire,  sans  eux  il  n'y  a  pas  de  but  dans  la  vie. 
Et  quand  on  pense  que  les  socialistes  européens  prôchent 
tous  les  Enfants-Trouvés  !  Je  connais  des  gens  doués  d'un 
cœur  admirable,  qui  sont  mariés,  mais  qui  n'ont  pas  d'en- 
fants, eh  bien  !  avec  une  intelligence  pareille,  un  cœur 
pareil,  il  leur  manque  toujours  quelque  chose,  et  (je  vous 
le  jure)  dans  les  problèmes  et  questions  supérieures  de  la 
vie,  ils  ont  l'air  de  clochers. 

11  se  trouve  chez  vous  des  lignes  amères  à  propos  de  la 
cruauté  humaine,  et  de  l'imprudence  de  ceux-là  mômes 
que  vous  aimez  et  auxquels  vous  avez  sacrifié  toute  votre 
vie  et  toute  votre  énergie.  (On  peut  le  dire  de  vous.)  Mais 
ne  soyez  ni  étonnée,  ni  chagrinée,  il  ne  faut  jamais  rien 
attendre  de  personne.  Ne  m'accusez  pas  d'avoir  l'air  de 
prendre  le  ton  d'un  professeur  supérieur;  je  suis  blessé 
moi-môme  par  bien  des  personnes,  et  quelquefois  tout  à 
fait  innocent  ;  d'autres  à  leur  tour  ont  été  ofTensés  par  mon 


468  COHHESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

caracl^,re(cn  réalité  parce  que  je  leur  parlais  franchement, 
cara  д«1  л  г„'л^\    ,.Ь  bien  !  i'élairt  «ûn-ment  plu^ 

Ч11Г  leur  propre  (Icmanaej,  <n  nicu  .  j  «         ,.,      ,        '^  , 

'ZU  plus' ndigné  .,uo  vous. ..  e»i  """'Ч",';"^  ;•;;/; 

„affrir  davantage  q"--  -.us  "•''-';.«"'"»^  j,"  ,.7;„  „.î^ 
autres,  -  jcn  tu»  témoin  ;  wmbien  de  loi*  J»'"""^''" 
'ы  Гпош  portant  l'accusation  de  l'un  cl  de  1  autre  Mai» 
v„  U  e  quf  est  toujours  bien  :  sache,  qui!  existe  toujour. 
.11  novau  de  irens  qui  sauront  apprécier,  comprendre. 
:::;  ассСго!1  sûrement  leur  sympathie.  Vous  ave. 
iTens  qui  vous  portent  de  l'intérêt,  qui  comprennent 
'  :  re  œuv?e  e  qui  voua  aiment  tout  simplement,  à  cause 
dt  leTèn  ;i  rencontré  et  je  certifie  qu'ils  existen  .Comp- 
d  elle.  J  en  m  ^     ^  j^,  admirateurs  de 

ГгГс^е'ТыпТсеи:  si'  lein  de  raison.  Ma  femme  s'est 
X  à  voL  aimer  tout  de  suite,  et  elle  vous  connaît  moins 

''"raTu  poitrine  tellement  malade  que  le  17  juillet  je  vais 
„a  ser  С  six  semaines,  jusqu'au  mois  de  septembre, 
ctt  aLuxce  que  je  vais  supporter  d'ennui  pendant  liso- 
f  i7u  Umps  de  mon  traitement,  ficr.ver-moi  donc 
'„rûgnc  alrZins  (Allemagne,  Ems.  M.  Théodore  Dos- 

%;fprSt;t's  .  votre  mari,  au  revoir,  cbére'", 
i.vous  serre  et  vous  baise  la  main  ;  Anna  Grigor.evna  vou.s 
Cbe^ucoup  et  vous  exprime  son  éternel  dévouement. 

^®^^®  Théodore  Dostoïevski. 

Rappelez-moi  au  bon  souvenir  de  vos  enfants. 

A  Vassili  Vassiliévitch  Samoîlov  К 

Pétersbourg,  17  décembre  1879. 

Très  honoré  Monsieur, 
Très  estimé  Vassili  Vassiliévitch, 
T.  vous  remercie  beaucoup  pour  votre  aimable  lettre.  Je 
J:t:r^ure..deposséde^^^^^^^^^^^^ 

:;înZT:nrec::p-  --  -  ^^s  o^^ges, 

..  Le  plus  ^a„d  artUle  dramatique,  contenipcain  deDo,t»te«4. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 


469 


I 


qu'il  me  soit  jamais  arrivé  de  lire.  J'entendis  exprimer  la 
môme  chose  par  un  gr  and  psychologue,  qui  me  ravissait 
dans  ma  jeunesse  et  dans  mon  adolescence,  quand  vous 
commenciez  à  peine  votre  carrière  artistique.  Sûrement  et 
certainement,  votre  talent  génial  a  eu  une  grande  influence 
sur  mon  cœur  et  mon  esprit.  11  m'est  agréable  de  vous  ex- 
primer cela,  quand  je  me  trouve  au  déclin  de  mes  jours.  Que 
Dieu  nous  accorde  à  tous  les  deux  longue  vie.  Je  vous 
serre  fortement  la  main. 

Recevez  l'assurance  de  ma  profonde  et  sincère  estime 
pour  vous  et  votre  admirable  talent. 

Th.  Dostoïevski. 

A  une  auditrice  des  cours  supérieurs, 

15  janvier  1880. 

N.  N..., 

Pardonnez-moi  d'abord  d'avoir  tant  tardé  à  vous  répon- 
dre :  il  y  a  quinze  jours  que  je  travaille  jour  et  nuit,  et 
je  n'ai  terminé  qu'hier  mon  ouvrage  pour  l'envoyer  dans 
la  revue,  où  l'on  me  publie  maintenant.  Et  maintenant 
encore  j'ai  la  tête  qui  tourne  après  un  travail  si  assidu. 
Que  puis-je  répondre  à  votre  lettre?  A  ces  questions,  «7  est 
impossible  de  répondre  par  écrit.  Tout  à  fait  impossible. 
Je  suis  presque  toujours  chez  moi  de3  à  5  heures del'après- 
midi,  pour  la  plupart,  quoique  pas  toujours.  Si  vous  voulez, 
venez  me  voir,  malgré  que  j'aie  peu  de  temps,  mais  on 
peut  se  voir  et  dire  infiniment  plus  de  vive  voix  que  par 
lettre,  où  tout  est  si  abstrait.  Votre  lettre  est  ardente  et 
sincère,  vous  devez  réellement  souffrir  et  il  n'en  peut  être 
autrement.  Mais  pourquoi  vous  découragez-vous?  Vous 
n'êtes  pas  la  seule  qui  ayez  perdu  la  foi,  mais  ensuite  ils  se 
sont  sauvés.  Vous  me  dites  que  l'on  a  détruit  en  vous 
la  foi  en  Christ.  Mais  comment  ne  vous  ôtes-vous  pas 
posé  cette  question  avant  tout  :  quels  sont  ces  gens  qui 
renient  le  Christ  comme  Sauveur  ?  Je  ne  veux  pas  dire  par 
là  s'ils  sont  bons  ou  méchants,  mais  connaissent-ils  eux- 
mêmes  le  Christ,  dans  son  être  ?  Croyez  bien  que  non, 
car,  dès  qu'on  le  connaît  un  peu,  on  voit  un  être  merveil- 
leux, et  non  simple,  ressemblant  à  tous  les  hommes  bons 


470  CORnE3PO!4{)ANCIS    DB   DOSTOÏBVHKI 

et  meilleur.  Easiiile,  lou^t  ce^  geas-là  ont  la  corucience 
fa,cUe,k  ua  toi  point  qu'ils  ne  sont  pas  ргйрагб*  par  l'élude 
à  connaître  ce  qu'iU  nient.  Mais  leur  esprit  est-il  par  et 
leur  cœur  osl-il  limpide  ?  Je  ne  dis  pas,  encore  une  foi», 
que  ce  soient  de  mauvaises  gens,  mais  ils  sont  coatami- 
oés  par  la  maladie  contemporain*;  commune  à  tous  les 
intellectuels  russes  :  c'est  de  se  rapporter  très  légèrement 
à  leur  sujet,  d'avoir  une  présampli;)ii  extraordiniipt),  dont 
ne  rêvaient  pas  les  esprits  les  plus  forts  de  l'Europe,  et 
d'avoir  une  ignorance  phénoménale,  relativement  au  sujet 
qu'ils  jugent.  Ces  considérations  seules  pourraient,  il  me 
аешЫе,  vous  arrêter  dans  la  voie  de  la  négation,  ou  bien 
au  moins  vous  faire  réfléchir,  vous  faire  douter.  Je  connais 
une  masse  de  négateurs,  qui  se  sont  ensuite  donnés  de 
tout  leur  être  au  Christ.  Mais  ceux-là  cherchaient  la 
vérité  réellement  :  qui  cherche^  finit  par  trouver. 

Je  vous  remercie  beaucoup  pour  vos  bonnes  paroles 
à  mon  adresse.  Je  vous  serre  la  main  et,  si  vous  voulez, 
au  revoir.  Votre 

Th.  Dostoïevski. 

A  M^'  N.  N. 

Pétersbourg,  11  avril  1880. 

Très  honorée  et  très  estimable  N.  N..., 

Pardonnez-moi  d'avoir  tant  tardé  à  répondre  à  votre  si 
admirable  et  si  aimable  lettre  ;  ne  croyez  pas  que  cela  soit  par 
négligence.  Je  voulais  vous  répondre  quelque  chose  de  sin- 
cère et  de  cordial,  mais  je  vous  jure  que  ma  vie  passe  dans 
une  ébullition  désordonnée  et  dans  une  telle  hâte  que,  vrai- 
ment, je  m'appartiens  rarement.  Et  même  à  présent,  quand 
j'ai  enfin  choisi  un  instant  pour  vous  écrire,  je  crois  que  je 
serai  à  peine  capable  de  vous  écrire  une  petite  partie  de  ce 
que  mon  coeur  voudrait  vous  communiquer.  Je  ne  puis 
ne  pas   apprécier  l'opinion    que  vous   avez  de  moi  :  les 
lignes  que  votre  mère   m'a  montrées,  dans  la  lettre  que 
vous  lui  avez  adressée,  m'ont  vivemsnt   touché  et  môma 
frappé.  Je  sais  que  moi,  соттз  écrivain, j'ai  beaucoup  de 
défauts,  parce  que  je  suis,  le  premier,  bien  mécontent  de 
moi-même.  Vous  pouvez  vous  figurer  que  dans  certaines 


CORRESPONDANCE   DE    DOSTOÏEVSKI  471 

minutes  d'examen  personnel,  je  constate  souvent  avec  peine 
que  je  n'ai  pas  exprimé,  littéralement,  la  vingtième  partie 
de  ce  que  j'aurais  voulu,  et  peut-être  môme  pu  exprimer. 
Ce  qui  me  sauve,  c'est  l'espoir  habituel  qu'un  jour  Dieu 
m'enverra  tant  de  force  et  d'inspiration,  que  je  m'exprime- 
rai plus  complètement,  bref,  que  je  pourrai  exposer  tout  ce 
que  je  renferme  dans  mon  cœur  et  dans  ша  fantaisie.  A  la 
dernière  thèse  de  doctorat  qui  a  été  soutenue  dernièremeut, 
le  jeune  philosophe  Vladimir  Soloviev  (le   fils  de  l'histo- 
rien)  a  fait  entendre  une  phrase  profonde  :  «  Selon  |ma 
profonde  conviction  (disait-il),  ГЛиАма/и'/в  connaît  beaucoup 
plus  qu'elle  n'a  su  exprimer  jusqu'à  présent  dans  les  scien- 
ces et  dans  les  arts.  »  La  môme  chose  se  passe  avec  moi  ; 
je  sens  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  choses  secrètes  en  moi, 
que  je  n'ai  pu  exprimer   jusqu'ici   comme  écrivain.  Mais 
cependant,  sans  fausse  modestie,  je  sens  que  dans  ce  que 
j'ai  exprimé  il  y  a  eu  déjà   quelque  chose  qui  venait   du 
coeur  et  qui  était  vrai.  Et  voilà,  je  vous  jure,  j'ai  rencontré 
beaucoup  de  sypmpathie,  peut-ôlre  même  plus  que  je  ne 
méritais  ;  mais  la  critique  littéraire  qui  était  publiée,  s'il 
lui  arrivait  (assez  rarement)  de  me  louer,  parlait  de  moi  si 
légèrement  et  si  superficiellement,  qu'elle  paraissait  ne  pas 
avoir  du  tout  remarqué  ce  qui, décidément,  venait  de  naître 
de  mon  cœur  avec  souffrance,  et  ce  qui  découlait  vrai- 
ment de  mon  âme.  Et  ainsi  vous  pouvez  conclure  à  quel 
point  doit  m'ôtre  agréable  une  appréciation  aussi  délicate, 
aussi  profonde  de  moi,  comme  écrivain,  que  celle  que  j'ai 
lue  dans  votre  lettre  à  votre  mère. 

Mais  ne  parlons  pas  toujours  de  moi,  malgré  qu'il  soit 
difficile  de  ne  pas  le  faire  en  parlant  avec  le  critique  pro- 
tond et  sympathique  que  je  vois  en  vous.  Vous  me  parlez 
de  vous-même,  de  votre  disposition  morale  actuelle.  Je  sais 
que  vous  êtes  une  artiste,  que  vous  faites  de  la  peinture. 
Permettez-mai  de  vous  adresser  un  conseil,  de  tout  mon 
coeur  :  n'abandonnez  pas  votre  art  et  donnez-vous  à  lui 
encore  plus  qu'avant. 

Je  sais,  j'ai  entendu  dire  (pardonnez-moi)  que  vous  n'êtes 
pas  trop  heureuse.  Vivant  isolée  et  torturant  votre  cœur 
par  les  souvenirs,  vous  pouvez  rendre  voire  vie  par  trop 
sombre.  Un  rsfuge,  uu  remède:  l'art  et  la  création.  Quant 
à  votre  confession,  maintenant  au  moins,  ne  vous  décidez 


472  COBRE8PONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

pas  d'écrire  :  cela  vous  sera,  peut-élre,bien  pénible.  Par- 
donnez-moi de  vousconseiller,  mais  j'aurai»  bien  voulu  vous 
yoir  et  vous  dire  au  moins  deux  mots  de  vive  voix. 

Après  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite,  vous  m'êtes  de- 
venue bien  chère,  un  être  proche  à  mon  âme,  une  sœur  par 
le  cœur,  comment  pourrais-je  ne  pas  avoir  de  la  sympa- 
thie pour  vous  ? 

Que  parlez-vous  de  votre  double  nature  ?  Mais  c'est  un 
caractère  très  ordinaire  chez  les  personnes  qui  ne  sont 
pas  cependant  ordinaires.  C'est  un  trait  commun  à  la 
nature  humaine,  en  général,  mais  qui  est  très  loin  de  se 
rencontrer  dans  chaque  nature  humaine  à  un  degré  aussi 
élevé  que  chez  vous.  Voilà  pourquoi  vous  me  devenez 
proche  parce  que  ce  dédoublement  est  en  vousexactement 
comme  en  moi,  comme  cela  a  été  toute  ma  vie  en  moi. 
C'est  un  grand  tourment,  en  même  temps  aussi  une  grande 
jouissance.  C'est:  une  forte  conscience,  le  besoin  de  s'ana- 
lyser et  celui  d'accomplir  son  devoir  moral  envers  soi  et 
envers  l'humanité.  Voilà  ce  que  signifie  ce  double  être.  Si 
vous  étiez  moins  développée  intellectuellement,  plus  bor- 
née, vous  seriez  moins  consciencieuse,  et  cette  nature  dou- 
ble n'existerait  pas.  Au  contraire,  il  vous  serait  venu  une 
grande  présomption.  Mais  quand  môme  cette  double  nature 
est  un  tourment  pour  vous.  Chère, profondément  estimable 
N.  N..,  croyez-vous  à  Christ  et  à  ses  promesses?  Si  vous 
croyez  (ou  si  vous  voulez  y  croire),  abandonnez-vous  à  lui 
entièrement,  et  les  tortures  de  cette  double  nature  s'adou- 
ciront, et  vous  obtiendrez  pour  votre  âme  un  grand  soula- 
gement, et  c'est  le  principal. 

Pardonnez-moi  de  vous  avoir  écrit  une  lettre  aussi  désor- 
donnée. Mais  si  vous  saviez  combien  je  sais  peu  écrire  les 
lettres,  et  combien  cela  m'est  à  charge.  Mais  je  vous  répon- 
drai toujours,  si  vous  m'écrivez  encore.  Ayant  acquis  une 
amie  telle  que  vous,  je  ne  veux  pas  la  perdre.  En  attendant, 
adieu. 

Votre  ami  dévoué  de  tout  cœur  et  proche  en  esprit. 

Th.  Dostoïevski. 

(En  marge)  :  Pardonnez  l'apparence  de  ma  lettre,  les 
ratures,  etc. 


CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI  473 

A  M.  X... 
Staraia-Roussa,  18  août  1880. 

Cher  Nicolas  Loukitch, 

J'ai  lu  votre  lettre  avec  beaucoup  (l'attention,  mais 
qu'y  puis-je  répondre  ?  Vous  avez  remarqué  très  intelli- 
gemment que  dans  une  lettre  on  ne  peut  tout  dire.  Je 
pense  même  qu'on  ne  peut  rien  écrire  d'une  lagon  satis- 
faisante, sauf  des  phrases  générales.  Mais  aussi,  c'est  bien 
en  vain  que  vous  veniez  chercher  un  conseil  chez  moi,  car 
je  ne  me  vois  раз  compétent  pour  résoudre  vos  questions. 

Vous  m'écrivez  que  jusqu'à  ce  jour  vous  n'avez  rien 
donné  à  lire  à  votre  petite  fille,  dans  le  domaine  littéraire, 
craignant  de  développer  sa  fantaisie.  Il  me  semble  que  ce 
n'est  pas  tout  à  fait  juste. 

La  fantaisie  est  une  force  naturelle  chez  l'homme,  d'au- 
tant plus  chez  l'enfant,  où  elle  se  développe  dès  le  bas-âge 
avant  toute  autre  capacité  et  demande  satisfaction.  Si  on 
ne  lui  donne  pas  satisfaction,  on  la  tuera  ;  inversement, on 
la  laissera  se  développer  d'une  façon  exagérée,  (ce  qui  est 
nuisible)  par  ses  propres  forces.  Une  nature  pareille  épui- 
sera le  côté  moral  de  l'enfant  avant  le  temps.  Et  les  im- 
pressions du  beaa  sont  précisément  nécessaires  dans 
l'enfance.  A  l'âge  de  dix  ans  j'ai  vu,  à  Moscou,  la  repré- 
sentation des  flri^ranJs,  de  Schiller,  avec  Motchalov  dans  le 
rôle  principal,  et  je  vous  assure  que  cette  impression,  la  plus 
forte  que  j'ai  eue  alors,  a  agi  sur  mon  esprit  d'une  façon 
bienfaisante. 

A  douze  ans,  à  la  campagne,  pendant  les  vacances,  j'ai 
lu  tout  Walter  Scott  ;  la  fantaisie  et  l'impressionnabilité 
se  développaient  ainsi  en  moi,  mais  je  les  dirigeais  du  bon 
côté,  non  du  mauvais,  d'autant  plus  que  de  ces  lectures  j'ai 
gardé,  dans  la  vie,  quantité  d'impressions  belles  et  grandes 
qui  sans  doute  ont  donné  à  mon  âme  une  grande  force 
dans  la  lutte  contre  les  images  séduisantes,  passionnées  et 
dépravantes.  Je  vous  conseille  de  donner  aussi  à  votre  fille, 
dès  maintenant,  Walter  Scott,  d'autant  plus  que  chez  nous, 
en  Russie,  il  est  complètement  oublié,  et  que  plus  tard, 
quand  elle  vivra  déjà  par  elle-même,  elle  ne  trouvera  ni  la 


474  CORRESPONDANCE    DE   DOATOIEVAKI 

possibilité,  ni  le  besoin  de  faire  connaissance  de  ce  grand 
écrivain. 

Profilez  du  moment  de  le  lui  faire  connaître,  tant  qu'elle 
est  encore  dans  la  maison  paternelle.  Waltcr  Scott  a  une 
grande  importance  éducative.  Qu'elle  lise  tout  Dickens, 
sans  rien  omettre.  Faites-lui  connaître  la  littérature  des  siè- 
cles passés, /^on  Qutc/io^/e  et  môm'i  Gil  lilas.  Il  vaut  mieux 
commencer  par  les  vers.  Pouchkine,  elle  doit  le  lire  tout 
entier,  vers  et  prose.  Gogol  aussi,  Tourguenev  et  Gontcha- 
rov  si  vous  voulez  ;  je  ne  pense  pas  que  mes  œuvres  lui 
peuvent  être  utiles. 

C'est  bien  qu'elle  lise  Yllistoire  universelle  de  Schlosser 
et  l'histoire  encore  de  Soloviev  ;  il  serait  bon  de  ne  pas 
oublier  Karamzine.Ne  lui  donnez  pas  encore  Koslomarov. 

La  Conquête  du  Pérou  et  du  Mexique  par  Pres<-ott,  c'est 
nécessaire.  En  général,  les  œuvres  historiques  ont  une 
très  grande  importance  éducative.  Léon  Tolstoï  doit  être 
lu  en  entier;  Shakespeare,  Schiller, Gœthe  sont  excellem- 
ment traduits  en  russe. 

Eh  bien! pour  le  moment  cela  suffit.  Dans  la  suite  vous 
verrez  vous-même  qu'avec  les  années  on  peut  encore  ajou- 
ter. Les  journaux,  pour  le  moment  du  moins,  tâchez  de  les 
écarter. 

Je  ne  sais  si  vous  serez  content  de  mes  conseils.  Je 
vous  ai  écrit  d'après  le  raisonnement  et  l'expérience  ;  si 
je  puis  vous  être  utile,  j'en  serai  très  heureux.  Je  ne  crois 
pas  qu'un  rendez-vous  soit  présentement  nécessaire,  d'au- 
tant plus  que  je  suis  fort  occupé  en  ce  moment,  et,  je  vous 
le  répète,  je  ne  suis  pas  particulièrement  compétent  en 
cette  matière. 

Le  numéro  du  Journal  vous  est  envoyé.  Il  revient  avec 
le  transport  à  35  kopeks  ;  je  vous  redois  donc  65  kopeks. 

Votre  bien  dévoué. 

Th.  Dostoïevski. 

A  Oreste  Théodorovîtch  Miller. 

Staraïa  Roussa,  26  août  1880. 
Très  estimable  Oreste  Théodorovitch, 
Aucune  possibilité  de  revenir  à    Pétersbourg  pour  le 
8  septembre  1  A  mon  grand  regret,  bien  entendu.  Je  tra- 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  475 

vaille  ici  comme  un  forçat,  et  malgré  les  beaux  jours,  dont 
il  faudrait  profiter,  je  suis  nuit  et  jour  à  l'ouvrage  —  je 
termine  les  Karamazov.  Je  n'aurai  fini  que  vers  la  fin  de 
septembre,  et  alors  je  reviendrai.  Le  8  septembre  je  serai 
très  occupé  avec  l'envoi  de  ce  que  j'ai  écrit  pour  le  Rom- 
ski  Viestnik.  En  général,  j'ai  trop  travaillé.  Quelle  belle 
pensée  a  eue  notre  Société  de  faire  une  séance  particulière 
et  solennelle  à  l'occasion  du  cinquième  centenaire  de  la  ba- 
taille de  Koulikovo.  Remerciez  K.  N...  pour  son  bel  article. 
C'est  ce  qu'il  fallait  justement  à  présent.  Il  taul  faire  revi- 
vre l'impression  des  grands  événements  dans  notre  société 
intellectuelle,  qui  a  oublié  notre  histoire  et  qui  s'en  moque. 
J'attends  aussi  que  vous  disiez  votre  mot.  Comme  il  serait 
bien  de  faire  mention  môme  en  passant  du  grand  prince 
qui  €  était  allé  dormir  »  (peut-être  par  lâcheté)  quand  les 
autres  se  battaient.  Il  faudrait  relever  grandement  cette 
belle  image  et  effacer  une  masse  d'idées  abominables,  qui 
ont  couru  sur  notre  histoire  pendant  ces  derniers  ving-cinq 
ans.  Comme  je  regrettai,  étant  à  Moscou,  de  ne  pas  vous 
trouver;  vous  auriez  su  admirablement  servir  notre  bonne 
œuvre  par  votre  parole  énergique  et  ardente  !  Pour  ce  que 
j'ai  dit  à  Moscou,  voyez  donc  comme  j'ai  été  traité  presque 
partout  dans  notre  presse  :  comme  si  j'avais  volé  ou  escro- 
qué dans  quelque  banque.  UkhantzefT  '  lui-même  ne  reçoit 
pas  tant  d'ordures  que  moi.  En  tout  cas,  je  n'ai  aucune 
possibilité  de  venir  le  8  septembre,  malgré  mon  extrême 
désir.  A.  G...  vous  salue  de  tout  son  cœur.  Je  viens  de 
recevoir  d'Aksakov  une  lettre  admirable,  étonnante,  en 
réponse  à  mon  Journal.  Mais  il  serait  aussi  très  intéres- 
sant de  lire  votre  lettre. 
Votre  bien  cordialement  dévoué, 

Th.  Dostoïevski. 

A  Ivan  Serguéïevitch  Aksakov. 

Staraïa  Roussa,  28  août  1880. 

Cher  et  estimé  Ivan  Serguéïevitch,  je  voulais  répon- 
dre immédiatement  à  votre  première  lettre,  et  maintenant, 
ayant    reçu  la   seconde   lettre,   si  précieuse  pour  moi,  je 

1.  Escroc  dont  le  procès  eut  un  grand  retentissement. 


476  COHKK.SFONDANCB    DE    DOSTOÏEVSKI 

vois  qu'il  faul  parler  beaucoup  et  «l'une  façon  <].l.ull.e. 
Jamais (lansmavie  je  n'ai  rencontré  un  critique  aussi  sincère 
et  aussi  plein  d'intérêt  pour  mon  œuvre  que  vous  l'ôtee  à 
présent.  J'avais  même  oublié  de  songer  que  des  critiques 
pareils  peuvent  exister.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  je  sois 
absolument  de  votre  avis,  mais  il  y  a  cependant  le  fait 
suivant  :  c'est  que  je  me  trouve  plongé  dans  un  grand 
doute  h  propos  de  beaucoup  de  choses,  quoique  j'aie  deux 
ans  d'expérience  dans  l'édition  du  Journal.  Voici  ce  que 
c'est:  Comment  dire,  de  quel  ton  le  dire,  et  qu'est-ce  qu'il 
faut  ne  pas  dire  du  tout?  Votre  lettre  m'a  trouvé  plongé 
dans  ces  doutes,  car  j'ai  sérieusement  l'intention  de  conti- 
nuer le  Journal  l'année  prochaine,  et  c'est  pourquoi  je 
m'agite  et  je  prie  Celui  auquel  il  faut  s'adresser  de  m'en- 
voyer  des  forces  et  surtout  du  savoir-faire.  Voilà  pourquoi 
j'étais  terriblement  content  de  vous  avoir,  —  car  je  vois  à 
présent  que  je  puis  vous  exposer  une  partie  de  mes  dou- 
tes, et  vous  me  direz  toujours  une  parole  profondément  sin- 
cère et  perspicace.  Je  le  vois,  je  le  comprends  de  vos  deux 
lettres.  Mais  voilà  le  malheur  :  il  faudrait  vous  écrire  pas 
mal  de  choses,  et  maintenant  je  ne  suis  pas  libre  et  je  ne 
suis  pas  capable  d'écrire.  Vous  ne  sauriez  croire  à  quel 
point  je  suis  occupé,  jour  et  nuit,  comme  aux  travaux  for- 
cés! Car  précisément,  je  termine  les  Karamazov,  par  con- 
séquent je  fais  le  total  de  l'œuvre,  à  laquelle,  moi,  pour  ma 
part,  je  tiens  beaucoup,  car  j'y  ai  mis  beaucoup  de  moi 
et  du  mien.  Je  travaille  presque  toujours  nerveusement, 
avec  peine  et  souci.  Quand  je  travaille  trop,  je  deviens 
même  physiquement  malade.  Maintenant,  il  faut  faire  le 
compte  de  ce  qui,  pendant  trois  ans,  a  été  pensé,  composé, 
noté.  11  faut  faire  bien,  c'est-à-dire  autant  que  je  serai 
capable  de  le  faire.  Je  ne  comprends  pas  le  travail  fait  à 
la  hâte,  pour  de  l'argent.  Mais  le  temps  est  venu,  où  il  faut 
finir  quand  même,  et  finir  sans  traîner.  Croyez-vous,  — 
malgré  toutce  qui  a  été  inscrit  pendant  ces  trois  années,  — 
certains  chapitres,  aussitôt  écrits,  sont  mis  au  rebut,  écrits 
encore  et  encore.  Il  n'y  a  que  les  endroits  d'inspiration  qui 
viennent  tout  d'un  coup,  à  la  fois,  mais  le  reste  est  un 
travail  très  pénible.  Voilà  pourquoi,  à  présent,  tout  de  suite, 
malgré  mon  ardent  désir,  je  ne  peux  pas  vous  écrire  :  ma 
disposition  d'esprit  n'est  pas  la  même,  et  puis  je  ne  veux 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  477 

pas  déranger  l'ordre  de  mes  idées.  Je  vous  écrirai  vers  le 
10  du  mois  prochain  (septembre);  les  questions  sont  diffi- 
ciles et  il  taut  les  exposer  clairement.  Voilà  pourquoi 
vous  ne  devez  pas  m'en  vouloir,  ni  prendre  cela  pour 
de  l'indifférence;  si  vous  saviez  combien  vous  vous  trom- 
periez dans  ce  cas  !  En  attendant,  je  vous  embrasse  sincè- 
rement et  je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur.  Vous 
m'êtes  nécessaire,  et  je  ne  saurais  ne  pas  vous  aimer. 
Votre  sincèrement 

Th.  Dostoïevski. 

Au  même. 

Saint-Pétersbourg,  4  novembre  1880. 
Bien  honoré  et  cher  Ivan  Serguéïevitch, 

Avant-hier  j'ai  envoyée  la  rédaction  delaRouss  un  manu»* 
crit,  nouvelle  ou  roman,  sous  le  litre  La  Marâtre.  Voilà 
ce  que  c'est  :  une  dame  qui  écrit  depuis  fort  longtemps, 
une  personne  qui  paraît  être  très  convenable,  Pélagie 
Egorovna  Goussev,  a  fait  ma  connaissance  il  y  a  environ 
six  ans,  aux  eaux,  à  Ems,  et  maintenant  elle  a  recours  à 
mon  intermédiaire  au  sujet  de  son  roman.  Elle  demeure 
dans  la  ville  de  Riazan,  très  pauvrement.  La  Marâtre  a  été 
dans  le  Housski  Viestnik,  dans  Ogonek.  On  Га  refusée  par- 
tout. Voilà  que  Pélagie  Egorovna,  ayant  lu  votre  annonce 
dans  les  journaux,  m'a  chargé  de  prendre  dans  les  bureaux 
de  rédaction  de  VOgonek  son  manuscrit  et  de  vous  l'en- 
voyer à  la  Rouss,  ce  que  je  viens  de  faire.  Je  n'ai  pas  lu 
La  Marâtre;  je  n'ai  aucune  idée  de  ses  qualités, et  ce  n'est 
que  sur  la  demande  très  instante  de  l'auteur  que  je  vous 
la  remets.  Faites  comme  vous  jugerez  bon,  moi  je  n'y  suis 
pour  rien.  Je  ne  vous  recommande  rien,  je  ne  vous  charge 
de  rien.  M"»»  Goussev  ajoute  qu'elle  vous  est  peut-être  un 
peu  connue  par  la  traduction  de  quelques  poésies  tchèques, 
que  vous  avez  publiées  dans  une  édition  quelconque, 
L'Aide  Fraternelle,  je  crois.  D'ailleurs,  elle  a  oublié  le 
titre.  La  Marâtre  est  signée  du  pseudonyme  A.  Chomnov . 
Elle  veut  bien  remplacer  ce  pseudonyme  par  son  véri- 
table nom  :  P.  Goussev.  L'adresse  de  M"*  Goussev  :  Ria- 
zan, rue  Vedenskaïa,  maison  du  prêtre  |Ouspensky. 


478  CORRESPONDANCB    DB    DOSTOTBVBKI 

Ayant  fait  ma  commission,  je  vais  tous  parler  de  moi. 
Jusqu'à  présent,  cher  Ivan  Serguôïovitch,  je  n'ai  pas  en- 
core répondu  à  votre  admirable  lettre  (reçue  il  y  a  deux 
mois  ou  un  mois  et  demi).  Mais  alors,  comme  à  présent, 
j'étais  aux  travaux  forcés.  Je  termine  mon  roman  et  je  ne 
peux  pas  le  finir.  Mais  un  de  ces  jours,  je  crois  que  je  le 
terminerai  tout  h  fait  et  alors  je  serai  relativement  libre. 
Votre  annonce  de  la  /louss  est  admirable,  mais  il  s'est 
trouvé  ici  des  personnes  (figurez-vous,  qui  partagent  beau- 
coup de  nos  idées)  qui  trouvent  votre  annonce  présomp- 
tueuse, effrontée  et  obscure.  Qu'ils  bavardent.  Dans  bien 
des  cas,  nos  premiers  ennemis  sont  nos  proches.  11  me 
semble  seulement  que  la  Roasi  a  fait  une  méprise,  en 
commençant  au  15  novembre,  au  lieu  de  commencer  direc- 
tement le  l*'  janvier  de  Tannée  prochaine.  Je  crois  que  le 
public  trouvera  naturel  que  les  numéros  de  cette  année 
paraissent,  pour  ainsi  dire,  comme  essai,  pour  recom- 
mander l'édition.  Mais  la  Bouts  et  ses  tendances  doivent 
être,  à  mon  avis,  assez  connues  de  tous,  de  même  que  son 
directeur,  pour  qu'il  n'y  ait  aucun  besoin  d'essai.  Sans  essai 
il  y  aurait  plus  d'importance,  plus  de  fermeté,  plus  d'a«- 
surance,  dans  le  bon  sens  du  mot.  A  ce  point  de  vue-là,  la 
société  est  un  peu  bote  ;  elle  considère  toujours  ces  numé- 
ros d'essai  comme  si  ce  n'étaient  pas  les  véritables.  D'ail- 
leurs ce  n'est  que  mon  opinion,  et  je  puis  me  tromper. 
Cependant,  je  suis  persuadé  que  vous  devez  absolu  ment 
frapper  fortement  l'imagination  et  attirer  l'attention  par 
les  premiers  numéros,  pour  prouver  que  ce  sont  les  véri- 
tables. Si  cela  commençait  à  partir  du  1*'  janvier,  il  n'y 
aurait  aucun  efîort  à  faire,  car  cela  serait  fait  tout  seul. 
Et  encore  une  fois,  je  puis  me  tromper. 

La  thèse  que  vous  me  proposez  sur  la  propagande  de 
choses  saintes  dans  la  société,  sans  injures  ni  colères,  ne 
me  sort  pas  de  la  tête.  Il  ne  faut  pas  d'injures,  bien 
entendu,  mais  peut-on  être  différent  de  soi-même,  non  sin- 
cère !  Gomme  je  suis,  il  faut  me  recevoir  :  voilà  comment 
je  voudrais  être  avec  mes  lecteurs.  S'envelopper  dans  des 
nuages  de  grandeur  (le  ton  de  Gogol,  par  exemple, 
dans  sa  <  Correspondance  avec  ses  amis  >)  manque  de  si  n- 
cérité,  et  le  manque  de  sincérité  est  facilement  reconnu, 
même  par  un  lecteur  peu  expérimenté.   C'est  la  première 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  479 

chose  qui  trahit:  Allons,  comment  s'abstenir  d'une  polémi- 
que, quelquefois  ardente?  Je  vous  avoue,  en  ami,  qu'ayant 
l'intenlion  d'entreprendre  dès  l'année  prochaine  l'édition 
du.  Journal  (je  fais  mettre  les  annonces  un  de  ces  jours), 
j'ai  souvent  et  longuement  prié  Dieu,  à  genoux,  pour  qu'il 
me  donne  un  cœur  pur,  une  parole  pure,  sans  péché,  sans 
envie,  et  incapable  d'irriter.  Je  vous  le  dis  en  riant  :  je 
prends  quelquefois  la  résolution  de  ne  lire  ni  les  attaques, 
ni  les  réfutations  des  revues.  A  propos,  je  n'ai  pas  lu  jus- 
qu'à présent  l'article  de  Kochelev  dans  la  Яоазякли 
Missl.  Et  je  ne  veux  pas  le  faire.  On  sait  que  ce  sont  nos 
amis  qui  nous  attaquent  les  premiers.  Est-ce  que  cela  peut 
être  autrement  chez  nous?  Mais  voilà  mon  papier  tout  rem- 
pli, et  combien  je  voulais  vous  écrire  !  Mais  j'écrirai.  Au 
revoir,  je  vous  embrasse  très  chaleureusement.  Que  Dieu 
vous  garde  !  Tout  à  vous, 

Théodore  Dostoïevski. 


An  même. 

Pétersbourg,  3  décembre  1880. 
Bien  estimé  et  cher  Ivan  Serguéievitch, 

Depuis  l'apparition  du  premier  numéro  de  votre  Roass^ 
j'avais  l'intention  de  vous  écrire,  et  je  puis  satisfaire  à 
mon  désir  à  présent  seulement,  après  avoir  lu  le  troisième 
numéro.  La  principale  cause  de  ce  retard  c'est  des  petits  tra- 
cas stupides,  dans  le  genre  de  conférences  publiques,  etc., 
mais  qu'il  est  impossible  d'éviter;  et  encore  plus  une 
cruelle  indisposition,  malgré  que  je  sorte  ;  mon  emphy- 
sème fait  des  siennes,  l'haleine  est  courte,  et  puis  mes 
forces  sont  affaiblies.  Mais  assez  sur  moi  :  j'ai  pris  un 
moment  et  je  veux  vous  faire  part  de  mes   impressions. 

Elles  sont  bonnes  et  mauvaises.  D'abord  àproposde  vos 
articles  de  tond.  Oui,  il  y  a  longtemps  qu'une  voix  pareille 
n'a  retenti.  Vos  articles  sont  écrits  d'une  façon  ferme  et 
entière  (  concrète).  Vous  donnez  une  idée  très  nette  du 
zerastvo,  — c'est  compréhensible  comme  deux  fois  deux. 
Comme  c'est  en  partie  le  fond  de  l'oeuvre,  vous  continue- 
rez certainement  à  expliquer  votre  pensée  dans  les  numé- 
ros suivants,  à  l'occasion.  C'est  ce  qu'il  faut.  Mais  ne  vous 


480  COnnSHPONDANCB  DB  DOSTOÏEVSKI 

attendez  pas,  oh  I    ne   vous  altendez  pas  à  6tre  compris. 
Aujourd'hui,    nous    sommes  à  une  telle   époque  et  les 
esprits  sont  disposés  de  telle  façon,  que  Ton  aime  le  com- 
pliqué, le  tortueux,  les  chemins  de  traverse,   et  l'on  ae 
contredit    soi-même   à  chaque  point.  L'axiome  deux  fois 
deux  font  quatre  a  l'air  d'un  paradoxe,  et  le  tortueux  el  le 
contradictoire  a  l'air  d'une  vérité.  Je  viens  de  lire  dans  le 
Novoié  Vrémia    une  citation  do  la  liousska'ia  lietch,  où  le 
professeur  Gradovsky  vous  enseigne  et  vous   donne  des 
instructions  :  «   Non  pas  d'architecture,    dit-il,   mais  de 
savoir-vivre.  »   Un  mort  proche  la    vie,    et  croyez  bien, 
c'est  le  mort  qui  sera  écouté  et  non  pas  vous.  Dans  vos 
lettres,  vous  m'avez  assuré  que  c'est  un  homme  intelligent, 
quoique  dépravé,    et   Oreste   Théodorovitch    Miller    m'a 
transmis  que  vous  vous  intéressiez  de  savoir  quelle  était 
son  opinion,  à  lui,    Gradovsky,  sur  la  Rouss.    Eh    bien, 
maintenant,  vous  connaissez  son  opinion.  Vous  n'avez  pas 
fait  attention,  dit-il,  à  un  courant  nouveau,  vivant,  national^ 
qui  existait  dans  notre  société  depuis  vingt-cinq  ans,  et  qui 
avait  été  provoqué  par  les  réformes.  Et  vous  ayant  fait  le 
reproche  de  ne  pas  avoir  fait  attention,  ayant   juré  qu'il 
est^  qu'il  existeyû  demande  tout  de  suite:  Dans  quelles  con- 
ditions notre  propra  croissance  morale  serait-elle  possible? 
c'est-à-dire  dans  quelles  conditions  pouvons-nous  devenir 
plus  moraux,  plus  diligents,  plus  purs,  plus  instruits,  plus 
forts  de  caractère,  plus  soucieux   du  bien  public  ;  dans 
quelles  conditions  cette  sainte  idée  de  la  patrie  sera-t-elle 
plus  proche  de  notre  cœur  et  de  notre  attention  ?  etc.,  etc. 
Mais  il  a  donc  découvert    un  pareil  trésor,  ce    nouveau 
courant  national,  que  demande-t-il  et  pourquoi  s'embar- 
rasse-t-il  de  la  solution  ?  Le  fait  est  accompli,  il  ne  nous 
reste  qu'à  nous  incliner.  Il  faut  décrire  le  courant,  étudier 
sa  direction,  d'où  il  est  venu  et  quelles  sont  ses  qualités, — 
voilà  la  solution  de  la  question.  Car  autrement,  s'il  ne  peut 
résoudre  la  question,  le  courant  n'existe  donc  pas,  et  cela 
lui  a  paru  ainsi  seulement.  Mais  il  ne  la  résout  pas  et,  à  la 
fin,  il  met  la  création  du  courant  sur  le  dos  du  gouverne- 
ment. C'est  colossalement  bien!  Je  vous  le  répète,  je  l'ai  lu 
en  extrait.  Demain,  je  recevrai  probablement  la  Rousskaïa 
Retch  et  je  lirai  exprès,  dans  l'original,  les  blagues  d'Alexan- 
dre Dmitriévitch.  Mais,  croyez-le  bien,  il    aura  du   succès 


CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI  481 

et  VOUS. ..  non;  «  il  a  résolu,  il  a  désigné,  et  vous  n'êtes 
qu'un  homme  paradoxal.  > 

Bien  entendu,  vous  n'écrivez  pas  pour  lui  et  non  plue 
pour  la  masse  énorme  de  ceux  qui  détiennent  les  cerveaux 
des  intellectuels.  Ceux  qui  peuvent  vous  comprendre, 
existent,  et  ils  sont  nombreux,  et,  je  vous  le  répète,  il  faut 
leur  expliquer  votre  pensée  de  plus  en  plus.  La  force,  le 
peuple  réduit  à  la  servitude,  les  citadins  et  entre  eux  les 
quatorze  classes  :  voilà  l'œuvre  de  Pierre.  Délivrez  le  peu- 
ple, l'œuvre  de  Pierre  sera  ébranlée.  Mais  la  ceinture, 
mais  la  zone  entre  le  pouvoir  et  le  peuple,  ne  se  retirera 
jamais  et  ne  cédera  pas  son  privilège  de  gouverner  le  bas 
peuple. 

Les  meilleurs  diront  :  nous  serons,  nous  deviendrons 
meilleurs,  nous  nous  efforcerons  et  nous  aimerons  le  peu- 
ple, mais  nous  ne  lui  donnerons  la  possibilité  de  se  gou- 
verner que  par  les  bureaucrates,  car  nous  ne  pouvons 
renoncer  à  nos  prérogatives.  Voilà  précisément  ce  mur, 
contre  lequel  tout  le  monde  se  brise  le  Iront,  vou^  ne 
l'indiquez  pas.  Vous  prononcez  une  vérité  absolue,  mais 
comment  sera-t-elle  résolue  ?  Pas  un  mot.  Même  le  con- 
traire, car  chez  vous,  Pierre  (numéro  1  de  la  Rouss)  nous 
a  avancés  dans  l'Europe  et  nous  a  donné  une  civilisation 
européenne.  Car  vous  le  louez  presque,  pour  cette  civilisa- 
tion européenne,  et  cependant  elle,  ou  plutôt  sa  fausse 
image,  se  trouve  précisément  entre  le  pouvoir  et  le  peuple, 
sous  forme  de  la  ceinture  fatale  des  «  meilleurs  hommes  » 
des  quatorze  classes.  Cela  ne  me  paraît  pas  bien  clair. 
Mais  assez.  C'est  toujours  un  article  de  vous,  ce  ne  sont 
plus  des  paroles,  mais  des  actes.  Je  ne  parle  môme  pas 
de  ses  qualités  littéraires.  C'est  remarquablement  bien. 
Mais,  je  le  répète:  continuez  d'exposer  votre  pensée  surtout 
par  des  exemples  et  des  indications.  Vous  aurez  semé  le 
grain,  un  chêne  poussera. 

J'aime  bien  les  articles  «  Essai  de  feuilleton  >,  signés  par 
des  initiales  (N.  B...,je  crois).  Il  y  a  encore  beaucoup  de 
bon.  Mais  je  vous  ai  dit  que  mes  impressions  étaient 
bonnes  et  mauvaises  :  Eh  bien  !  à  mon  idée  voilà  ce  qui 
est  mal  :  voilà  trois  livraisons  de  la  Rouss  et  il  me  semble 
que  le  personnel  de  votre  revue  est  un  peu  faible.  Excepté 
vous,  qui  donc  ?  Depuis  le  premier  numéro  une  triste  idée 

31 


482  CORHE8PONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

m*«st  venue  :  <  Si  vous  mourriez,  {>ar  exemple,  qui  donc 
resterait  pour  prêcher  «  lu  tendance  russe  »  ?  Il  и  y  a  pas 
d'ouvriers,  il  n'y  a  que  de  l'impuiesiance,  malgré  qj'il  y  ait 
beaucoup  de  sympathie.  Et  alors,  que  Dieu  vous  accorde 
de  vivre  le  plus  longtemps  possible!  je  le  dis  du  l'iud  de 
mon  cœur.  Un  petit  article  dan»  le  genre  de  la  converea- 
lion  des  trois  personnages, dans  le  premier  numéro,  et  le» 
extraits  d'un  journal  (ne  serait-ce  pas  le  (ioloaa  '/)  sont 
bien,  et  c'est  très  bien  visé,  que  vous  vouliez  exposer  lab- 
surditc  de  notre  presse.  C'est  tout  à  fait  indispensable, 
l'idée  est  excellente  et  pratique. 

Mais  dans  les  deux  numéros  suivante,  il  n'y  avait  pas 
de  compte  rendu  des  absurdités  de  la  semaine.  Vous  ne 
trouvez  donc  pas  cette  idée  aussi  pratique  et  aussi  utile? 
A  propos,  dans  ce  petit  article,  ainsi  que  dans  la  conver- 
sation dos  trois  personnages,  il  y  a  beaucoup  d'esprit  et 
beaucoup  de  vérité,  mais  peu  d'aiguillon.  Croyez,  très 
estimable  Ivan  Serguéïevitch,  que  l'aiguillon,  ce  n'est 
pas  des  injures.  Au  contraire,  il  s'éraousse  dans  l'injure. 
Je  ne  provoque  pas  les  injures.  Mais  l'aiguillon  n'est  que 
l'esprit  d'un  sentiment  profond,  c'est  pour  cela  qu'il  faut 
s'en  servir. 

Je  ne  connaissais  pas  les  vers  de  votre  frère,  qui  ont  été 
publiés  dans  le  premier  numéro;  ils  sont  admirables.  Les 
articles  de  Lamansky  sont  savants,  mais  languissants.  Je 
n'ai  pas  lu  les  articles  de  Dm.  Samarine.  Eh  bien  1  voilà, 
au  vol,  mes  toutes  premières  impressions.  Mais  j'en  écri- 
rais encore  et  encore.  Si  vous  saviez  comme  j'étais  heu- 
reux de  l'apparition  de  la  Rouss  !  Je  fonde  sur  elle  d'énor- 
mes espérances.  Mais  le  personnel,  le  personnel  î 

J'attends  vos  collaborateurs.  Ne  dédaignez  pas  encore 
un  conseil  «  brutal  ».  Faites  que  la  Rouss  soit  plus 
variée,  plus  intéressante,  de  plus  en  plus.  Car  on  dirait  : 
c'est  intelligent,  mais  ce  n'est  pas  amusant,  et  on  ne 
le  lirait  pas. 

Je  veux  publier  le  Journal,  mais  c'est  encore  loin.  La 
souscription  a  commencé:  j'ai  de  l'emphysème:  je  fais  des 
courses  en  voiture;  je  marche,  mais  pas  d'haleine.  Dans 
la  critique  des  Karamazov,  je  ne  vous  remercie  que  pour 
la  note  du  rédacteur,  et  pour  la  promesse  de  dire  encore 
quelque   chose.  Dites-le.  Je  vous  embrasse  fortement ,  je 


CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI  483 

▼DUS  souhaite  le  plus  brillant  succès,  et  croyez  que  pas 
un  de  vos  lecteurs  ne  le  souhaite  plus  ardemm  ent  que 
moi.  Votre  dévoué, 

Th.  Dostoïevski. 

P.-S.— Ici,  à  Pétersbourg,  à  mon  avis,  il  ne  s'est  pas  formé 
d'opinion  bien  définie  à  propos  de  la  Roass.  Le  numéro  1 
a  été  lu  avec  une  grande  curiosité.  Les  numéros  iso- 
lés ont  été  enlevés.  Je  connais  un  exemple,  que  le  soir  les 
porteurs  procuraient  un  exemplaire  pour  un  rouble  cin- 
quante. Mais  môme  ceux  qui  sympathisent  avec  la  Roass, 
s'abstiennent  d'une  critique  définie.  On  aperçoit  une  cer- 
taine hésitation  à  dire  son  opinion.  Et  c'est  ainsi  chez  tout 
le  monde,  raôrae  ceux  qui  ont  de  la  sympathie. 

P.-S.  N.  B. —  J'ai  oublié  la  politique  et  la  revue  intérieure. 
Sérieux  et  clair,  très  bien  composé,  mais  un  peu  plus  de 
feu,  d'indications,  de  comparaisons.  Dans  la  revue  inté- 
rieure, il  se  trouve  quelques  bonnes  indications  caracléris- 
tiques.  Dans  la  politique,  j'aurais  lancé  un  peu  de  sarcasme. 

Ad  même. 

Saiat-Pétersbourg,  18  décembre  1880. 

Très  estimable  Ivan  Serguéïevitch, 

Vous  n'avez  certainement  pas  le  temps  de  correspondre. 
Je  vous  envoie  en  môme  temps  un  exemplaire  de  mes  Kara- 
mazov, yinclus  25  roubles, dans  l'intention  suivante:  Vous 
imprimez  dans  la  Roass  mon  annonce  de  la  publica- 
tion prochaine  d\i  Journal;  je  vous  en  remercie;  mais, 
ne  sachant  ce  que  cela  coûte,  je  vous  envoie,  pour  les  pre- 
miers frais,  25  roubles,  en  y  ajoutant  la  très  humble 
demande  que  voici  :  à  l'annonce  du  Journal,  que  vous 
imprimez  dans  la  /?ou«5,ajoutez  l'annonce  de  la  publication 
des  ATaramazotJ, dont  j'ajoute  ici  le  texte  imprimé.  Répétez 
cette  annonce  plusieurs  fois,  trois  fois  environ,  et  puis 
faites-moi  informer,  à  la  fin,  combien  il  faudra  payer 
encore  ?  J'enverrai  aussitôt.  Tout  le  monde  ici  est  content 
de  la  Rouss.  Vos  articles  de  fond  et  les  articles  N.  B... 
(sans  les  comparer)  sont  très  utiles.  Il  fallait  précisément 
en  parler  mais,  ayant  parlé,  ne  pas  le  laisser,  mais  expli- 


484  CORRESPONDANCE  DE  DOSTOÏEVSKI 

quor,  développer,  et  «  piocher  »  constamment.  Car  les  tètes 
ont  beau  être  iotclligeoles  (admettons  qu'elles  le  soient), 
s'il  surgit  une  question  générale  (comme  celle  des  étu- 
diants), tous  sont  en  désaccord,  et,  dans  l'obscurité,  ils  se 
donnent  (les  bosses  à  но  frapper  los  fronts. 

Au  revoir,  très  estimé  Ivan  Serguéïevitch.  Si  jamais  vous 
avez  le  temps,  griffonnez  donc  quelque  chose  à  votre  extrê- 
mement dévoué 

Théodore  Dostoïevski. 

Au  docteur  A. -Th.  Blagonravov  •. 

Pétersbourg,  19  décembre  1880. 
Très  honoré  Alexandre  Théodorovilch, 

Je  vous  remercie  de  voire  lettre.  Vous  devez  conclure 
que  je  vois  la  cause  du  mal  dans  l'incrédulité,  mais  que  celui 
qui  renie  la  nationalité,  renie  aussi  la  religion.  Chez  nous 
cela  est  ainsi,  car  notre  nationalité  est  fondée  sur  le  chris- 
tianisme. Les  mots  «  Russie  orthodoxe  »,  le  nom  général 
de  chrétiens,  attribué  aux  paysans,  sont  chez  nous  des 
bases  fondamentales.  Chez  nous,  le  Russe  qui  renie  la 
nationalité  (et  il  y  en  a  beaucoup)  est  nécessairement  un 
athée  ou  un  indifférent.  Réciproquement,  chaque  incré- 
dule ou  indifférent  ne  peut  absolument  pas  comprendre 
et  ne  comprendra  jamais  le  peuple  russe,  ni  la  nationalité 
russe.  La  question  la  plus  importante  :  comment  en  faire 
convenir  notre  monde  intellectuel  ? 

Essayez  d'en  causer  :  ils  vous  dévoreront,  ou  bien  ils 
vous  considéreront  comme  un  traître.Mais  un  traître  envers 
qui  ?  Envers  eux,  c'est-à-dire  quelque  chose  qui  se  porte 
dans  l'air  et  auquel  il  est  difficile  de  donner  un  nom,  car 
ils  ne  sont  pas  capables  d'imaginer  comment  il  faudrait 
les  nommer.  Traître  envers  le  peuple  ?  Non,  je  préfère  être 
avec  le  peuple  ;  car  de  lui  seul  on  peut  attendre  quelque 
chose,  et  non  pas  de  la  classe  intelligente  russe,  peuple 
de  négation,  et  qui  n'est  même  pas  intelligent. 

1. C'est  la  réponse  à  la  lettre  de  M.  Blagonravov  (médecin  à  Urieso- 
Polskoë,  gouvernement  de  \\nadirair;  qui  avait  écrit  à  Dostoïevski 
son  opinion  au  sujet  de  la  description  faite  de  main  de  maître  de 
rballucination    d'Ivan  Karamazov  dans  la  dernière  partie  du  roman. 


CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI  485 

Mais  une  nouvelle  intelligence  paraît:  celle-là  veut  ôtre 
avec  le  peuple.  Et  le  premier  indice  de  l'union  étroite  avec 
le  peuple  c'est  le  respect  et  l'amour  pour  ce  que  le  peuple 
en  totalité  aime  et  respecte  au-dessus  de  tout  dans  l'uni- 
vers, c'est-à-dire  son  Dieu  et  sa  religion. 

C'est  la  nouvelle  intelligence  russe  qui  vient,  et  qui,  je 
crois,  commence  à  redresser  la  tôte.  Il  semble  justement 
qu'elle  soit  nécessaire  à  l'œuvre  commune,  et  elle  commence 
à  le  comprendre. 

Ici,  parce  que  je  professe  Dieu  et  la  nationalité,  on  fait 
tout  pour  m'anéantir.  Pour  ce  chapitre  des  Karamazov 
(sur  l'hallucination)  dont  vous  êtes  si  satisfait,  à  titre  de 
médecin,  on  a  déjà  essayé  de  m'appeler  rétrograde  et 
mécréant,  qui  écrit  jusqu'à  €  tirer  le  diable  par  la  queue  >. 
Ils  s'imaginent  naïvement  que  tous  vont  s'écrier  :  Com- 
ment ?  Dostoïevski  parle  du  diable  ?  Ah  !  qu'il  est  vilain  ! 
ah  !  qu'il  est  peu  avancé  !  Mais  je  crois  que  cela  ne 
leur  a  pas  réussi. 

Je  remercie  particulièrement  le  médecin  pour  votre 
communication  sur  l'exactitude  de  la  description  de  la 
maladie  psychique  de  cet  homme.  L'opinion  de  l'expert 
me  soutiendra  ;  convenez-en  que  cet  homme  (Ivan  Kara- 
mazov) ne  pouvait  pas  avoir  d'autre  hallucination  que 
celle-là,  dans  les  circonstances  données.  Je  veux  expliquer 
moi-môme  plus  tard  critiquement  ce  chapitre,  dans  le  Jour- 
nal futur. 

Et  maintenant,  recevez  l'assurance  de  mes  sentiments 
les  plus  sincères  et  les  meilleurs. 

Votre  tout  dévoué 

Théodore  Dostoïevski. 


APPENDICE 


REQUÊTK   A    L'EMPEREUR 

Sire, 

Ancien  criminel  politique,  j'ose  apporter  mon  humble 
requête  devant  votre  trône   puissant. 

Je  sais  que  je  suis  indigne  des  bienfaits  de  Votre  Ma- 
jesté ;  que  je  suis  le  dernier  de  ceux  qui  peuvent  espérer 
mériter  votre  grâce  impériale. Mais  je  suis  malheureux,  et 
vous,  notre  Empereur,  vous  êtes  infiniment  miséricordieux. 
Pardonnez- moi  ma  hardiesse  et  ne  punissez  pas  de  votre 
colère  le  malheureux  qui  a  besoin  de  pitié. 

Je  fus  jugé  en  1849,  à  Pétersbourg,  pour  crime  politi- 
que. Dégradé,  privé  de  mes  droits  civils,  je  fus  envoyé  au 
bagre,  en  Sibérie,  pour  quatre  ans;  après  les  travaux  for- 
cés, je  devais  être  incorporé  dans  l'armée  comme  soldat. 

En  1854,  en  quittant  le  bagne  d'Omsk,  j'entrai  comme 
soldat  dans  le  septième  bataillon  de  ligne  de  Sibérie. 

En  1855,  je  fus  promu  sous-officier,  et  en  1856,  Votre 
Majesté  m'honora  de  sa  grâce  impériale  et  je  repris  le 
grade  d'officier.  En  1858,  Voire  Majesté  daigna  m'accorder 
le  droit  de  noblesse  héréditaire.  Cette  même  année  je  don- 
nai ma  démission,  car  je  souffrais  d'épilepsie,  qui  m'avait 
atteint  la  première  année  de  ma  vie  au  bagne. 

Après  avoir  obtenu  ma  démission  je  me  suis  installé 
dans  la  ville  de  Tver,  où  je  vis  maintenant.  Mon  mal  s'ag- 
grave de  jour  en  jour;  chaque  nouvel  accès  affaiblit  sensi- 
blement ma  mémoire,  mon  imagination,  mes  forces  mo- 
rales et  physiques.  Le  résultat  en  sera  l'épuisement,  la 
mort  ou  la  folie.  J'ai  une  femme  et  un  beau-fils  à  ma 


488  CORRESPONDAiNCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

charge.  Je  ne  possède  aucune  fortune, je  n'ai  d'autres  res- 
sources que  le  travail  littéraire,  travail  accablant  et  pénible 
dans  mon  élal  de  santé.  (Cependant  les  médecins  me  don- 
nent l'espoir  de  la  guérison,  se  basant  sur  ce  tait  que  ma 
maladie  n'est  pas  héréditaire  mais  accidentelle.  Mais  je 
ne  puis  être  sérieusement  et  efficacement  traité  qu'à 
Pétersbourg  où  il  y  a  des  médecins  qui  s'occupent  spécia- 
lement des  maladies  nerveuses. 

Sire  1  mon  sort,  ma  santé,  ma  vie,  dépendent  de  votre 
volonté  !  Permettez-moi  de  vivre  à  Pétersbourg  pour  pro- 
fiter des  soins  des  médecins  de  la  capitale.  Ressuscitez- 
moi  et  donnez-moi  la  possibilité,  avec  le  recouvrement  de 
ma  santé,  d'être  utiln  h  ma  famille  et  peut-être  en  quelque 
chose  aussi,  à  ma  patrie.  A  Saint-Pétersbourg  habitent 
deux  de  mes  frères, desquels  je  suis  séparé  depuis  dix  ans. 
Leur  amitié  fraternelle  pourrait  alléger  ma  pénible  situa- 
tion. Mais  malgré  toutes  mes  espérances,  une  mauvaise 
issue  de  ma  maladie  ou  ma  mort  peuvent  laisser  sans 
aucune  ressource  ma  femme  et  mon  beau-fils. 

Tant  qu'il  me  restera  une  trace  de  santé  et  de  force,  je 
travaillerai  à  assurer  leur  avenir,  mais  l'avenir  dépend  de 
Dieu  et  les  espérances  humaines  sont  fragiles. 

Très  gracieux  Empereur, pardonnez-moi  encore  une  nou- 
velle demande  et  faites-moi  la  plus  grande  grâce  en  ordon- 
nant d'accepter  mon  beau-fils,  Paul  Is3aiev,âgé  de  douze 
ans,  en  qualité  de  boursier  dans  un  des  lycées  de  Péters- 
bourg. Il  est  gentilhomme  hén'îditaire,  fils  d'un  fonction- 
naire, Alexandre  Issaiev,mort  au  service  de  Votre  Majesté, 
en  Sibérie,  à  Kouzoietk  dans  la  province  de  Tomsk,  mort 
faute  de  soins  médicaux  introuvables  dans  l'endroit  désert 
où  il  servait,  et  quia  laissé  sa  femme  et  son  fils  sans  aucune 
fortune. 

S'il  est  impossible  que  Paul  Issaiev  entre  au  lycée,  dai- 
gnez. Sire,  ordonner  de  l'accepter  dans  un  des  corps  de 
cadets  de  Saint-Pétersbourg.  Vous  rendrez  heureuse  sa 
pauvre  mère  qui  chaque  jour  apprend  à  son  fils  à  prier 
pour  le  bonheur  de  Votre  Majesté  et  de  votre  auguste 
famille. 

Sire,  vous  êtes  comme  le  soleil  qui  luit  sur  les  bons  et 
les  méchants.  Vous  avez  déjà  rendu  heureux  des  millions 
de  vos  sujets  ;  faites  encore  le  bonheur  d'un  orphelin,  de 


APPENDICE 


489 


sa  mère  et  d'un  malheureux  malade,  sur  qui  jusqu'à  ce 
jour  pèse  l'interdiction  de  résidence  et  qui  est  prêt  à  don- 
ner sa  vie  pour  l'Empereur  qui  a  fait  le  bonheur  de  son 
peuple  ! 

Avec  les  sentiments  de  vénération  et  de  dévouement 
infini,  j'ose  me  nommer  le  plus  fidèle  et  le  plus  reconnais- 
sant des  sujets  de  Votre  Majesté  Impériale, 

Th.  Dostoïevski. 

Sur  l'urif^inal  est  écrit  de  la  main  du  chof  de  la  gendarmerie,  prince 
Dolgoroukov  :  «  Au  sujet  d'Issaiev,  l'Empereur  a  ordonné  de  mettre 
on  rapport  avec  qui  de  droit,  27  novembre  1859.  Quant  à  Doatoïevaki 
lui-même,  sa  demande  est  déjà  résolue  d'après  la  lettre  qu'il  m'a  écrite 
personnellement.  > 


п 

VOYAGE  А    L'ÉTRANGER 

(Noies  (Phiver  »ar  des  impressions  d'été.) 
Publié  dans  la  revue  Vrémi*,  en  1M3. 

AU    LIEU    DAVANTPROPOS 


Depuis  combien  de  mois  m'engagez-vous,  chers  amis, 
à  vous  communiquer  au  plus  tôt  les  impressions  de  mon 
voyage  à  l'étranger,  sans  soupçonner  à  quel  point  votre 
demande  me  met  dans  l'embarras?  Que  pourrais-je  vous 
écrire?  Que  pourrais-je  vous  raconter  de  nouveau,  d'in- 
connu, d'inédit?  Qui  donc  parmi  nous  autres,  Russes, 
c'est-à-dire  parmi  les  lecteurs  de  revues,  ne  connaît  pas 
l'Europe  bien  mieux  que  la  Russie?  deux  fois  mieux?  J'écris 
deux  fois  par  politesse,  c'est  sûrement  dix  fois  qu'il  fau- 
drait dire.  De  plus,  en  dehors  de  ces  considérations  géné- 
rales, vous  savez  particulièrement  que  je  n'ai  rien  d'im- 
portant à  vous  conter,  et  surtout  à  décrire  en  ordre  ;  car 
moi-même  je  ц'а1  rien  vu  en  ordre,  et  ce  que  j'ai  vu,  je 
n'ai  pas  eu  le  temps  de  l'examiner.  J'ai  été  à  Berlin, 
Dresde,  Wiesbaden,  Bade,  Cologne,  Paris,  Londres,  Lu- 
cerne,  Genève,  Gônes,  Florence,  Milan,  Venise,  Vienne; 
dans  certains  endroits  je  suis  allé  deux  fois,  et  j'ai  par- 
couru tout  cela  exactement  en  deux  mois  et  demi!  Peut-on 
examiner  quoi  que  ce  soit  convenablement  et  faire  tant  de 
chemin  en  deux  mois  et  demi?  Souvenez-vous-en,  j'avais 
préparé  mon  plan  de  route  étant  encore  à  Saint-Péters- 
bourg. 

Je  n'avais  jamais  tranchi  la  frontière;  presque  dès  mon 
enfance  j'avais  la  nostalgie  des  pays  étrangers,  alors 
que  pendant  les  longues  soirées  d'hiver,  ne  sachant  pas 
encore   lire,  j'écoutais,  bouche  bée  et   défaillant   de   ra- 


APPENDICE  491 

visseraent   ou    d'horreur,    mes   pareots    qui  lisaient    des 
romans  de   Radcliffe  avant  l'heure    du   coucher  :  quand 
j'avais  la  fièvre,  j'en  parlais  dans  mon  délire.  Je  m'échap- 
pai enfin  au  delà  de  la  frontière  à  l'âge  de  quarante  ans 
et,   bien  entendu,  non  seulement  je  voulais  voir  le   plus 
de  choses   possible,    mais    encore,    malgré    mon    temps 
si    limité,   je   voulais    examiner    tout,   absolument    tout. 
J'étais  du  reste  complètement    incapable  de  choisir  avec 
sang-froid   les   lieux   à  visiter.    Seigneur  1    Que  de  cho- 
ses j'attendais  de  ce  voyage  !  «  Qu'importe  que  je  n'aie 
rien  vu   en  détail,  me  disais-je,  mais   aussi  j'ai    vu  tout, 
j'ai  été  partout;  de  ce  que  j'ai  vu  se  formera  un  tout  quel- 
conque, un  panorama  général.  Je  vais  voir  ainsi  d'un  seul 
coup   tout  «  le  pays  des  merveilles  sacrées  »,  à  vol  d'oi- 
seau,  et    j'en    garderai   une  impression    nouvelle,  lorte, 
merveilleuse.  »  Car   maintenant,  revenu  dans   mon  pays, 
qu'est-ce  qui  me  fait  éprouver  le  plus  d'inquiétude  quand 
je  pense  à  mes  voyages  de  l'été  dernier?  Ce  n'est  pas  de 
n'avoir  rien    examiné  en  détail,  mais  voilà,  d'avoir  été 
presque    partout,  et    de    n'être   pas  allé,   par   exemple,  à 
Rome.  Et  il  aurait  peut-être  pu  arriver  qu'à  Rome  j'eusse 
manqué  le  pape...  Bref,  une  soit  inextinguible  du  nouveau, 
de  changement  d'impressions  générales,  synthétiques,  de 
perspective,   de    panorama    s'était  emparé   de    moi.    Eh 
bien  1    qu'attendez-vous  de  moi    après  de  pareils  aveux? 
Que  vous  raconterai-je?Qu'est-ceque  je  vais  vous  décrire? 
Est-ce   un  panorama  ?  Est-ce  une   perspective  ?  Quelque 
chose  de  vu  à  vol  d'oiseau  ?  Mais  vous  me  diriez  peut-être 
les  premiers  que  j'avais  pris  mon  vol  de  trop  haut.  De  plus, 
je  me  juge    très  consciencieux  et  je  ne   voudrais  pas  du 
tout  mentir,  même  en  qualité  de  voyageur.  El  si  je  me  mets 
à  ne  vous  décrire  et  à  ne  vous  présenter  que  le  panorama, 
je  mentirai  sûrement,  et  nullement  à  cause  de  ma  qualité 
de  voyageur,  mais  simplement  parce  qu'il  m'est  impossi- 
ble de  ne  pas  mentir   dans  les    circonstances  où  je  me 
trouve.    Jugez-en    vous-mêmes  :    Berlin,    pour  citer  un 
exemple,  a  produit  sur  moi  l'impression  la  plus  désagréa- 
ble et  je  n'y  ai  séjourné  que  vingt-quatre  heures.  Et  main- 
tenant, je  sais  que  je  suis  coupable  envers  Berlin,  que  je 
ne  saurais  oser  affirmer  positivement  qu'il  produit  géné- 
ralement une   impression    désagréable.   Une  impression 


492  CORRBSPONDANCE   DE    1Ю8Т011ВУЯК1 

aigro-douce,  et  non  ран  aigre  seulement.  D'ob  venait  donc 
гая  funeste  erreur?  Uniquement  de  ce  que  je  suis  malade, 
que  j'ai  une  maladie  dot  foie,  que  j'avais  passé  quarante- 
huit  heures  en  chemin  de  fer,  par  la  pluie  et  le  brouillard, 
pour  venir  h  Berlin. 

Quand  je  fus  arrivé,  privé  de  sommeil,  pftle,  fatigué  et 
brisé,  je  m'aperçus  du  premier  coup  d'œil  que  Berlin  res- 
semblait incroyablement  Л  Saint-Pétersbourg.  Ce  sont  les 
mômes  rues  alignées  au  cordeau,  les  môme»  odeurs  les 
mômes...  (mais  d'ailleurs  pourrait-on  compter  tout  ce  qui 
est  identique)!  Que  diable  !  pensai-je  :  cela  valait-il  la 
peine  de  passer  quarante-huit  heures  en  wagon,  pour 
voir  exactement  la  môme  chose  que  l'on  vient  de  quit- 
ter? Les  tilleuls  mômes  ne  m'ont  pas  plu  et  cependant, 
pour  les  conserver,  le  Berlinois  serait  prôt  à  sacrifier  tout 
ce  qu'il  a  de  plus  cher,  voire  sa  constitution  :  et  le 
Berlinois  qu'a-t-il  de  plus  cher  que  sa  constitution?  D'ail- 
leurs, les  Berlinois  eux-raômes,  du  premier  au  dernier, 
avaient  tellement  l'air  allemand,  que  sans  faire  la  moindre 
tentative  pour  voir  les  fresques  de  Kaulbars  (ô  horreur!) 
je  me  sauvai  à  Dresde,  profondément  persuadé  dans  l'âme 
qu'il  faut  ôtre  spécialement  habitué  à  l'Allemand  et  qu'il 
serait  très  difficile  de  le  supporter  en  grandes  masses  quand 
on  n'en  a  pas  l'habitude. 

A  Dresde,  j'ai  été  coupable  môme  envers  les  Allemandes: 
aussitôt  dans  la  rue,  il  me  parut  que  rien  ne  pouvait  être 
plus  dégoûtant  que  le  type  des  femmes  de  Dresde  ;  le 
chantre  de  l'amour  lui-raôme,  VsevolodKre5tovski,le  poète 
russe  le  plus  convaincu  et  le  plus  gai, se  trouverait  perdu 
ici  et  douterait  de  sa  vocation.  Deux  heures  après,  tout 
s'expliqua.  Rentré  dans  ma  chambre,  à  l'hôtel,  ayant  tiré 
la  langue  devant  la  glace,  je  fus  convaincu  que  mon  juge- 
ment sur  les  dames  de  Dresde  ressemblait  à  la  calomnie  la 
plus  noire...  Ma  langue  était  jaune,  mauvaise...  ♦  L'homme, 
ce  roi  de  la  création,  serait-il  dépendant  à  ce  point  de  son 
propre  foie,  pensai-je,  quelle  humiliation  !  » 

C'est  avec  des  pensées  aussi  consolantes  que  j'allai  à 
Cologne.  Je  l'avoue, j'attendais  beaucoup  delà  cathédrale; 
je  la  dessinais  avec  respect  dans  ma  jeunesse,  quand 
j'étudiais  l'architecture.  En  revenant  à  Cologne,  à  mon 
retour  de  Paris,  c'est-à-dire  un   mois  plus   tard  environ, 


APPENDICE 


493 


quand  je  revis  1л  cathédrale  une  seconde  fois,  j'étais  prêt 
«  à  lui  demander  pardon  à  genoux  »  de  n'avoir  pas  su 
comprendre  sa  beauté  la  première  fois,  exactement  comme 
Karamzine,qui  s'agenouillait  devant  la  chute  du  Rhin  dans 
les  mêmes  intentions.  Mais  néanmoins,  la  première  fois,  la 
cathédrale  ne  me  plut  pas  du  tout  ;  il  me  parut  que  ce 
n'était  que  de  la  dentelle,  de  la  dentelle  et  seulement  de 
la  dentelle,  un  bijou  en  forme  de  presse-papier  pour  bu- 
reau, d'une  hauteur  de  cent  cinciuante  mètres  environ.  Ce 
n'est  pas  assez  majestueux,  décidai-je,  tout  à  fait  comme 
nos  grands-pères  avaient  décidé  à  propos  de  Pouchkine  ; 
«Ilécrit  trop  facilement,  c'est  peu  élevé.  >  Je  soupçonne 
que  deux  circonstances  avaient  eu  de  l'influence  sur  cette 
première  décision .  D'abord  l'Eau  de  Cologne  Jean-Marie 
Farina.  La  boutique  se  trouve  là,  tout  près  de  la  cathé- 
drale, et  dans  n'importe  quel  hôtel  que  vous  descendiez, 
dans  quelque  disposition  d'esprit  que  vous  vous  trouviez, 
de  quelque  façon  que  vous  vous  cachiez  de  vos  ennemis  et 
surtout  de  Jean-Marie  Farina,  ses  représentants  vous  trou- 
veront immanquablement  et  alors  c'est  :  «  lEau  de  Colo- 
gne ou  la  vie  »  :  il  n'y  a  pas  d'autre  choix.  Je  ne  saurais 
affirmer  positivement  que  l'on  crie  précisément  les  paroles: 
«  l'Eau  de  Cologne  ou  la  vie  »,  mais  qui  sait,  cela  pour- 
rait être.  Ji-  me  souviens  i]iraU»rs  il  inr  semblait  entendre 
ces  mots. 

Le  second  objet,  qui  causa  ma  coulrarictc  et  me  rendit 
injuste,  fut  le  nouveau  pont  de  Cologne.  Le  pont  est  certai- 
nement excellent  et  la  ville  en  est  fière  à  juste  titre,  mais 
il  me  sembla  qu'elle  en  était  trop  fière.  Évidemment,  cela 
me  mit  aussitôt  en  colère.  D'ailleurs  le  receveur  à  l'entrée 
de  ce  pont  merveilleux  n'aurait  pas  dû  me  faire  payer  cet 
impôt  raisonnable,  d'un  air  de  me  faire  payer  une  amende 
pour  une  faute  que  j'ignorais.  Je  ne  sais  pourquoi,  il  me 
parut  que  l'Allemand  se  moquait  de  moi.  «11  a  certainement 
deviné  que  j'étais  étranger  etprécisément  Russe  »,pensai-je. 
Ses  yeux  au  moins  semblaient  me  dire  :  «  Vois-tu  notre 
pont,  pitoyable  Russe,  tu  n'es  qu'un  ver  devant  notre  pont 
et  devant  chaque  Allemand,  parce  que  tu  n'as  pas  de  pareil 
pont.  »  Avouez  donc  que  c'est  blessant.  Certainement, 
l'Allemand  ne  disait  rien  de  semblable  et  n'y  songeait 
même  pas,   mais  c'est  égal  :  j'étais  alors  tellement  per- 


494  COnRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVHKI 

suadé  que  c'était  précisémeril  rela  qu'il  voulait  dire,  que 
je  m'emportai  complètement.  «Que  diable!  pensai -je,  noue 
aussi  nous  avons  inventé  le  samovar...  nous  avons  de» 
revues...  on  fabrique  chez  nous  les  équipements  d'officier... 
nous  avons...  >  Bref,  je  me  mis  en  colère  et  ayant  acheté 
un  flacon  d'Eau  de  (Pologne  (que  je  ne  pus  es(}uiver),  je 
partis  immédiatement  pour  Paris,  espérnnt  que  les  Ь'гап- 
çais  seraient  beaucoup  plus  gracieux  et  plus  intéressante. 
A  présent,  jugez-en  vous-même  :  si  je  m'étais  surmonté 
si  j'avais  passé  à  Brrlin  huit  jours  an  lieu  de  vingl-quatre 
heures,  autant  ù  Dresde,  mettons  trois  jours,  ou  même 
doux,  i\  Cologne,  j'aurais  certainement  regardé  d'un  autre 
œil  les  mômes  objets  la  seconde  ou  la  troisième  fois  et  je 
me  serais  tormé  de  ces  objets  une  idée  convenable.  Un 
rayon  de  soleil,  un  simple  rayon  de  soleil,  avait  ici  une 
grande  importance:  s'il  avait  lui  au-dessus  de  la  cathé- 
drale, comme  il  le  fit  justement  à  ma  seconde  visite  à  Co- 
logne, le  monument  m'aurait  certainement  paru  sous  son 
aspect  véritable,  et  non  comme  il  me  parut  pendant 
cette  matinée  grise  et  quelque  peu  pluvieuse,  ce  qui  ne 
pouvait  éveiller  en  moi  qu'une  boutade  de  patriotisme 
oflensé.  D'où  il  ne  faudrait  certainement  pas  conclure  que 
le  patriotisme  ne  s'éveille  qu'avec  le  mauvais  temps. 
Ainsi,  vous  voyez,  mes  amis  :  en  deux  mois  et  demi,  il  est 
impossible  de  tout  examiner  et  je  ne  pourrais  vous  procu- 
rer de  renseignements  plus  exacts.  Je  serai  obligé  quel- 
quefois de  mentir  malgré  moi,  et  aussi... 

Mais  vous  m'interrompez  ici.  Vous  dites  que  cette  fois 
vous  navez  pas  besoin  de  renseignements  exacts,  qu'au 
besoin  vous  les  trouverez  dans  le  guide  de  Reikhard  et 
qu'il  ne  serait  pas  mal  du  tout,  au  contraire,  que  chaque 
voyageur  cherchât  moins  l'exactitude  absolue  (qu'il  lui 
est  presque  impossible  d'obtenir;  que  la  sincérité  ;  s'il  ne 
craignait  pas  quelquefois  de  cacher  son  impression  per- 
sonnelle ou  ses  aventures,  même  celles  qui  ne  lui  font  pas 
honneur,  et  s'il  n'avait  pas  recours  à  certaines  autorités 
connues,  dans  son  intérêt  personnel.  Bref,  il  ne  vous  faut 
que  mes  propres  observations  sincères. 

Ah!m'écrierai-je,  il  vous  faudrait  alors  un  simple  bavar- 
dage, des  impressions  personnelles,  prises  au  vol.  Je 
veux  bien  et  je  vais  me   renseigner  aussitôt  dans  mon 


APPENDICE  495 

carnet.  Je  tâcherai  aussi  d'être  bon  enfant,  autant  que  pos- 
sible. Je  vous  prie  seulement  de  ne  pas  oublier  qu'il  se 
pourrait  que  bien  des  choses  que  je  vais  vous  écrire  à 
présent,  fussent  pleines  d'erreurs.  Bien  entendu,  certai- 
nes erreurs  seulement.  Il  est  impossible  de  se  tromper, 
par  exemple,  dans  ces  faits,  qu'à  Paris  il  y  a  Notre-Dame 
et  le  Bal  Mabille.  Cette  dernière  circonstance  surtout  est 
certifiée  par  tous  les  Russes  qui  ont  décrit  Paris,  de  sorte 
qu'il  est  presque  impossible  d'en  douter.  Je  ne  commet- 
trai pas  non  plus  d'erreur  h  ce  propos,  et  cependant,  dans 
le  sens  strict,  je  n'en  réponds  pas.  Car  on  dit  par  exem 
pie  qu'on  a  été  à  Rome  et  qu'il  es!  impossible  de  ne  pas 
voir  la  cathédrale  de  Saint-Pierre.  Eh  bien  !  jugez-en:  j'ai 
été  à  Londres,  et  je  n'ai  pas  vu  Saint-Paul.  Vraiment 
je  ne  l'ai  pas  vu.  Je  n'ai  pas  vu  la  cathédrale  de  Saint- 
Paul.  Certainement,  il  y  a  une  dilTérence  entre  Pierre  et 
Paul,  mais  ce  n'est  quand  môme  pas  convenable  pour  un 
voyageur.  Voilà  donc  ma  première  aventure,  qui  ne  me 
fait  pas  grand  honneur  (c'est-à-dire  que  je  l'ai  bien  vu  de 
loin,  à  500  mètres,  mais  je  me  hâtais  d'aller  à  Pentonville, 
je  l'abandonnai  et  je  passai  plus  loin). 

Mais,  au  fait,  au  fait  1  Savez-vous,  je  n'ai  pas  voyagé 
tout  le  temps  et  examiné  tout  à  vol  d'oiseau  (à  vol  d'oi- 
seau ne  veut  pas  dire  d'en  h.\ut.  C'est  un  terme  d'archi- 
tecture, vous  le  savez).  En  dehors  des  huit  joui*s  passés 
à  Londres,  j'ai  demeuré  un  mois  à  Paris.  Eh  bien  !  je 
vais  vous  écrire  quelque  chose  sur  Paris,  car  je  l'ai  mieux 
examiné  que  la  cathédrale  de  Saint-Paul  ou  les  dames  de 
Dresde.  Allons,  je  commence. 


CHAPITRE   PREMIEH 


EN  WAGON 


«  Le  Français  n'a  pas  de  raison  cl  rejçarderail  comme  le 
plus  grand  désastre  d'en  posséder.  >  Celle  phras<'  a  été  écrite 
au  xviii*  siècle  par  Von-Vizine  et,  mon  Dieu,  ce  qu'il  devait 
être  contenl  de  l'avoir  écrite  !  Je  parie  que  son  cœur  tres- 
saillait de  plaisir,  quand  il  l'eut  inventée.  Et  qui  sait,  peut- 
être  qu'après  V'on-Vizine,  nous  aussi,  trois  ou  quatre  géné- 
rations à  la  suite  l'une  de  l'autre,  nous  l'avons  lue  non 
sans  quelque  plaisir.  Toutes  les  phrases  pareilles,  qui 
renferment  une  critique  à  l'égard  des  étrangers,  présentent 
môme  aujourd'hui,  quand  elles  se  rencontrent,  quelque 
chose  de  particulièrement  agréable  pour  nous  autres  Rus- 
ses. Certainement,  nous  en  faisons  un  grand  mystère, 
quelquefois  môme  nous  ne  l'avouons  pas.  On  dirait  une 
vengeance  de  quelque  chose  de  passé  et  de  vil.  Admettons 
que  cela  soil  un  mauvais  sentiment,  mais  je  suis  persuadé 
qu'il  existe  en  presque  chacun  de  nous.  Nous  nous  fâchons 
certainement  si  on  fait  mine  de  nous  soupçonner  et  en 
ceci  nous  sommes  de  bonne  foi  ;  cependant,  je  crois  que 
Bélinski  lui-même  a  été,  dans  ce  sens,  secrètement  slavo- 
phile.  Je  me  souviens  d'il  y  a  une  quinzaine  d'années, 
quand  je  connaissais  Bélinski,  je  me  souviens  avec  quelle 
vénération,  poussée  jusqu'à  la  bizarrerie,  tout  le  cercle 
d'alors  s'inclinait  devant  l'Occident,  c'est-à-dire  surtout 
devant  la  France.  La  France  était  alors  à  la  mode,  —  c'était 
vers  1846.  On  n'adorait  pas  uniquement  des  noms  tels  que 
George  Sand,  Proudhon  et  d'autres,  mais  on  en  estimait 
aussi  de  tels  que  Louis  Blanc,  Ledru-RoUin,  etc..  Non, 
mais  tout  simplement,  quelques  nullités,  les  noms  les  plus 
obscurs,  qui  ne  valaient  rien  du  tout,  examinés  de  près, 
on  prisait  haut  ceux-là  également.  Et  de  ceux-là  aussi  on 


APPENDICE  497 

attendait  quelque  chose  de  grand  au  profit  de  l'humanité. 
On  parlait  de  certains  d'entre  eux  en  baissant  la  voix  par 
respect...  Eh  bien  !  Dans  ma  vie  je  n'ai  pas  rencontré  de 
Russe  plus  passionné  pour  son  pays  que  Bélinski,  malgré 
qu'avant  lui  Tchaadaev  fût  le  seul  qui  se  soit  indigné  sou- 
vent aussi  hardiment,  et  des  fois  aussi  aveuglément,  contre 
tout  ce  qui  nous  est  proche,  et  qui  ait  paru  mépriser  tout  ce 
qui  est  russe.  D'après  certaines  données  je  conçois  tout 
cela  et  je  me  le  rappelle.  Alors  voilà,  il  se  pourrait  que  le 
mot  de  Von-Vizine  n'eût  pas  fort  scandalisé  Bélinski.  A 
certains  moments,  la  tutelle  la  plus  légale  et  la  plus  con- 
venable peut  déplaire.  Ah  !  au  nom  du  ciel  !  ne  croyez  pas 
que  l'amour  de  la  patrie  consiste  à  dire  du  mal  des  étran- 
gers, et  que  je  sois  de  cet  avis.  Je  ne  pense  pas  du  tout 
ainsi  et  je  n'ai  pas  l'intention  de  penser  ainsi,  et  même 
au  contraire...  C'est  dommage  que  je  n'aie  pas  le  loisir  de 
m'expliquer  plus  clairement  en  ce  moment. 

Et  à  propos  :  peut-être  seriez-vous  porté  à  croire  que 
je  vais  faire  de  la  littérature  russe  au  lieu  de  décrire  Paris? 
que  je  vais  écrire  un  article  de  critique  ?  non,  je  me  suis 
perdu  dans  cette  digression  faute  de  mieux. 

Suivant  mon  carnet  de  voyage,  me  voilà  en  wagan,  prêt 
à  me  trouver  demain  à  Eidkuhnen,  c'est-à-dire  à  éprouver 
ma  première  impression   au  delà  de  la   frontière,  et  mon 
cœur  tressaille  par  moments.  Quand  donc  verrai-je  enfin 
l'Europe,  moi  qui  y  songeai  infructueusement  presque  qua- 
rante ans,  moi  qui,  très  sérieusement,  depuis  l'âge  de  seize 
ans,  comme  Nékrassov  le  fait  dire  à  Belopiatkine  :  €  Je 
voulais  me  sauver  en  Suisse,  mais  je  ne  l'ai  pas  fait  et  me 
voilà  enfin  entrant  dans  le  «  pays  des  saintes  merveilles  », 
dans  le  pays  que  j'attendais  tellement  et  que  j'avais  un  tel 
désir  de  connaître,  auquel  je  croyais  avec  tant  d'obstination. 
Seigneur  1  quels  Russes  sommes-nous  donc  ?  valictnai-je 
parfois,  dans  ce  môme   wagon.   Sommes- nous   vraiment 
Russes,  en  effet?  Pourquoi  l'Europe  produit-elle  sur  nous, 
qui  que  nous  soyons,  une  impression  aussi  puissante,  aussi 
magique,  aussi  attirante?  Je  ne  parle  pas  des  Russes  qui 
sont  demeurés   en    Russie,   tout  simplement   des  Russes 
ordinaires,  dont  le  nom  est  cinquante  millions,  que  nous 
autres,   une    centaine   de   mille,  prenons   très   sérieuse- 
ment pour  rien  et  que  nos  profonds  journaux  satiriques 

32 


^8  CORHE8PONOANCE    DE    DOSTOIeTSKI 

tournent  en  ridicule  parce  qu'ils  portent  la  barbe.  Non,  je 
parle  h  présent  de  notre  |)elile  troupe  privilégiée  et  paten- 
tée. Car  tout,  presque  tout  ce  que  nous  avons  de  culture, 
de  science,  d'art,  de  vertu  civique,  d'humanité,  tout,  tout 
vient  de  là,  du  même  pa}s  des  saintes  merveilles  !  Toute 
noire  vie  a  pris  le  pli  européen  depuis  notre  enfance.  Quel- 
qu'un de  nous  a-t-il  pu  résister  ô  cette  influence,  à  cet 
attrait,  h  cet  appel?  Comment  ne  nous  sommes  noue  pas 
complètement  transformés  en  Kuropéens?  Que  nous  ne  le 
sommes  pas  devenus,  -  tout  le  monde  en  conviendra,  je 
pense  ;  les  uns  en  conviendront  атес  joie,  les  autres  cer- 
tainement avec  colère,  parce  que  nous  ne  sommes  pas 
mûrs  pour  la  génération.  Ça,  c'est  une  autre  question.  Je 
De  parle  que  du  fait  lui-même,  que  nous  ne  soyons  pas 
régénérés  même  sous  des  influences  aussi  inéluctables,  et 
je  ne  puis  comprendre  ce  fait.  Car  ce  ne  sont  ni  nos  nour- 
rices, ni  nos  berceuses  qui  ont  empêché  notre  régénéra- 
tion. Il  est  triste  et  drôle,  en  effet,  de  songer  que  si  la 
vieille  bonne  de  Pouchkine,  Arina  Rodionorna,  n'avait 
pas  existé,  nous  n'aurions  peut-être  pas  eu  de  Pouchkine, 
C'est  de  la  blague!  Est-ce  vraiment  de  la  blague?  Et  si  ce 
n'était  pas  de  la  blague?  On  conduit  beaucoup  d'enfante 
russes  en  France  pour  y  faire  leur  éducation  :  eh  bien,  si 
on  y  avait  conduit  quelque  autre  Pouchkine  et  -qu'il  n'y 
eût  trouvé  ni  Arina  Rodionovna,  ni  le  langage  russe  auprès 
de  son  berceau  ?  Et  Pouchkine  n'a-t-il  pas  été  russe  jus- 
qu'au bout  des  doigts?  Lui,  seigneur,  n'a-t-il  pas  deviné  le 
cœur  de  Pougatchev  et  pénétré  son  âme,  et  encore  au 
moment  où  personne  ne  savait  pénétrer  nulle  part  ?  Lui, 
aristocrate,  il  contenait  Belkine  dans  son  cœur.  Par  son 
talent  d'artiste  il  s'était  éloigné  de  son  milieu, et  dans  Onè- 
guine  il  le  jugeait  sévèrement  avec  l'esprit  populaire.  C'est 
un  prophète  et  un  précurseur.  II  y  aurait  peut-être,  en 
vérité,  quelque  combinaison  chimique  de  l'esprit  de  l'honime 
avec  la  terre  natale,  dont  il  est  impossible  de  s'arracher, 
ou  bien  à  laquelle  on  revient  toujours  si  on  vient  à  s'en 
détacher.  La  slavophilie  ne  nous  est  pas  tombée  du  ciel, 
quoiqu'elle  soit  devenue  ensuite  une  fantaisie  moscovite; 
mais  le  fondement  de  celte  fantaisie  est  peut-être  plus 
étendu  que  la  formule  moscovite  et  est  caché  plus  pro- 
fondément dans  certains  cœurs  qu'il  ne  paraît  au  premier 


APPENDICE  499 

abord.  Chez  les  Moscovites  mômes,  il  doit  y  en  avoir  plus 
que  la  formule.  Car  il  est  très  difficile  d'être  franc  dès  le 
début,  même  envers  soi-même.  Certaine  pensée  vivifiante 
et  forte  ne  saurait  être  exprimée  à  travers  trois  généra- 
tions, de  sorte  que  la  fin  ne  ressemble  pas  tout  à  fait  au 
commencement.. . 

Ce  sont  toutes  ces  pensées  vagabondes  qui  m'assaillaient 
malgré  moi  dans  le  wagon,  avant  d'arriver  en  Europe, 
d'ailleurs  aussi  par  ennui  et  par  désœuvrement.  Car  il  faut 
être  franc  I  Jusqu'à  présent,  il  n'y  a  chez  nous  que  ceux 
qui  n'ont  rien  à  faire  qui  réfléchissent  à  de  pareils  sujets. 
Ah  !  comme  c'est  ennuyeux  d'être  en  wagon  à  ne  rien 
faire;  tout  autant  que  de  vivre  en  Russie  sans  occupation. 
On  te  porte,  on  te  soigne,  on  te  berce  même  parfois,  il 
semble  qu'il  n'y  ait  rien  de  plus  à  désirer  et  l'on  est 
envahi  par  l'ennui;  on  est  envahi  par  l'ennui  parce  qu'on 
n'a  rien  à  faire,  on  est  trop  bien  soigné,  on  n'a  qu'à  rester 
assis  jusqu'à  ce  qu'on  vous  ait  amené.  Vraiment,  on  sau- 
terait des  fois  du  wagon,  et  on  courrait  sur  ses  jambes  à 
côté  de  la  machine.  Que  cela  soit  pire,  que  l'on  soit  fati- 
gué par  manque  d'habitude,  que  l'on  s'égare,  tant  pisl 
Mais  on  marche  soi-même,  avec  ses  propres  jambes,  on 
s'est  trouvé  une  occupation  et  on  l'exécute  soi-même,  et 
s'il  arrive  que  les  wagons  se  culbutent  et  se  renversent, 
on  ne  sera  pas  obligé  de  rester  enfermé  sans  rien  faire  et 
de  répondre  par  ses  côtes  pour  la  faute  d'autrui... 

Que  n'imagine-t-on  pas  par  désœuvrement! 

Et  cependant  la  nuit  approchait.  On  commençait  à 
allumer  les  lampes  dans  les  wagons.  En  face  de  moi  se 
trouvaient  le  mari  et  la  femme,  des  propriétaires  d'un  cer- 
tain âge  et  qui  paraissaient  être  de  braves  gens.  Ils  se 
hâtaient  d'aller  à  l'exposition  de  Londres  pour  quelques 
jours  seulement,  et  ils  avaient  laissé  leur  famille  à  la 
maison.  A  ma  droite  se  trouvait  un  Russe  qui  demeurait 
depuis  dix  ans  à  Londres,  où  il  avait  une  agence  commer- 
ciale; il  n'était  venu  que  pour  quinze  jours  à  Saint-Péters- 
bourg, pour  affaires,et  il  semblait  avoir  entièrement  perdu 
toute  nostalgie.  A  ma  gauche  se  trouvait  un  Anglais  pur 
sang,  roux,  la  raie  au  milieu  de  la  tête  et  gardant  un  grand 
sérieux.  Pendant  tout  le  voyage  il  ne  dit  pas  un  mot  à 
personne,  dans  aucune  langue  ;  le  jour  il  lisait  obstiné- 


500  CORRESPONDANCE    DE    D08TOlEV8Kt 

ment  un  livre,  de  cette  fine  impreseion  anglaise  que  les 
Anglais  seuls  peuvent  supporter  et  dont  ils  vantent  la 
commodité,  et  aussilAt  dix  heures,  il  enlerait  se»  bottes  et 
chaussait  ses  pantoufles.  (Tétait  probablement  l'habitude 
de  toute  sa  vie  et  il  ne  voulait  pas  changer  ses  habitudes 
en  wagon.  Bientôt  tous  s'endormirent  ;  le  sifflet  et  le 
bruit  de  la  machine  nous  plongeaient  dans  une  somno- 
lence invincible.  J'étais  là  à  penser, et  je  ne  sais  comment 
j'arrivai  à  la  pensée  que  *  le  Français  n'a  pas  de  raison  », 
par  laquelle  j'ai  commencé  ce  chapitre. 

Mais  savez-vous,  quelque  chose  me  tourmente:  avant  que 
d'arriver  à  Paris,  si  je  vous  communiquais  les  réflexions 
que  j'ai  faites  on  wagon,  par  esprit  de  charité  :  je  me  suis 
ennuyé  en  wagon,  il  faut  que  vous  éprouviez  de  l'ennui 
également.  D'ailleurs,  il  faut  épargner  cela  au  reste  des 
lecteurs,  et  c'est  pourquoi  je  formerai  avec  ces  réflexions 
le  sujet  d'un  chapitre  à  part  et  je  l'appellerai  :  chapitre 
superflu.  Vous  éprouverez  de  l'ennui  à  le  lire,  et  les  autres 
pourront  le  passer  tout  à  fait,  comme  étant  superflu.  On 
doit  être  prudent  et  consciencieux  avec  les  lecteurs,  mais 
avec  les  amis  on  peut  agir  plus  rondement.  Ainsi  : 


CHAPITRE   II 
ET    COMPLÈTEMENT    SUPERFLU 


Ce  ne  sont  d'ailleurs  pas  des  réflexions,  mais  plutôt  des 
méditations,  des  images  fantaisistes,  des  rêveries.  «  de  çà, 
de  là,  surtout  de  rien  du  tout  ». 

Pour  commencer,  je  revins  aux  temps  anciens,  et  je 
songeai  surtout  à  l'homme  qui  avait  créé  l'aphorisme  déjà 
cité  sur  la  raison  française,  et  je  méditai  sans  rime  ni 
raison  à  propos  de  cet  aphorisme.  Pour  son  époque,  cet 
homme  fut  très  libéral.  Mais  malgré  qu'il  portât,  Dieu 
sait  pourquoi,  toute  sa  vie  un  habit  à  la  française,  la  pou- 
dre et  une  épée  au  côté,  pour  indiquer  son  origine  che- 
valeresque (ce  qui  n'a  jamais  existé  chez  nous)  et  pour 
défendre  son  honneur  personnel  dans  l'antichambre  de 
Potemkine, aussitôt  qu'il  eut  mis  le  nez  au  delà  de  la  fron- 
tière, il  exorcisa  à  Paris  avec  toutes  sortes  de  citations 
bibliques,  et  décida  que  «  le  Français  n'a  pas  de  raison, 
et  de  plus  considère  que  d'en  avoir  serait  un  grand  mal- 
heur ».  A  propos,  croiriez-vous  peut-être  que  j'ai  parlé  de 
l'épée  et  de  l'habit  de  velours  pour  en  taire  un  reproche  à 
Von-Vizine  ?  Nullement  !  Il  n'aurait  pu  se  vêtir  d'une 
peau  de  mouton,  surtout  à  cette  époque-là,  quand,  même 
aujourd'hui,  pour  montrer  qu'ils  sont  Russes  et  qu'ils 
veulent  se  rapprocher  du  peuple,  certains  n'ont  pas  mis  de 
peau  de  mouton,  mais  ont  imaginé  un  costume  de  ballet, 
presque  celui  dans  lequel  paraissent  sur  la  scène  dans 
nos  opéras  russes  populaires  les  Rouslans,  amoureux  de 
leurs  Ludmiles,  portant  des  coiCfes  nationales.  Non, 
rhabit  à  la  française  était  plus  compréhensible  au  peuple. 
«  On  voit  bien  un  seigneur,  dit-il  ;  un  seigneur  ne  saurait 
porter  une  peau  de  mouton.  »  J'avais  entendu  dire,  il  y  a 
peu  de  temps,  qu'un   propriétaire   aux  idées  modernes, 


502  CORnESPONDANCE   DE    DORTOKEVSKI 

avait  OU  l'idée  de  porler  le  costume  ru-i-ie  p)ur  fusionner 
avec  le  peuple,  et  qu'il  allait  aiuni  vôlu  aux  réunions  : 
aussitôt  que  les  paysans  raporcevaienl,  ils  disaient  entre 
eux  :  «Que  vient  faire  cht^z  nous  ce  déguisé?  »  Kt  le  pro- 
priétaire ne  réussit  pas  à  fusionner. 

—  €  Quant  à  moi,  me  disait  un  autre  monsieur  :  je  ne 
veux  rien  céder.  Je  me  raserai  exprès  et  je  porterai  l'ha- 
bit, s'il  le  faut.  Je  ferai  ma  besogne,  mais  je  ne  montrerai 
nullement  le  désir  de  fusionner.  Je  serai  le  maître,  je  serai 
avare  et  économe,  môme  dur  et  extorqueur,  s'il  le    faut. 
On  me  respectera  davantage.»  D'après  cela  on  pfiut  suivre 
l'influence  progressive  et  bienfaisante  (jue  l'Kurope  exerce 
sur  notre  patrie.  11   serait  impossible  de  se  figurer,  sans 
quelque  joyeuse  vanité,quel  genre  de  livres  s'éditaient  et  se 
lisaient  alors  (avant  Le  Brigadier,  et  de  son  temps).  Car  en 
ce  moment  nous  avons  un  écrivain  remarquable,  l'ornement 
de  notre  époque,  un  certain  Gosma  Proutkov*.  Son  défaut 
principal   est  une  timidité  inconcevable;  jusqu'il   présent 
il  n'a   pas  fait  paraître  l'édition  complète  de  ses  œuvres. 
Eh  bien,  il  a  imprimé  dans  les  Mélanges  du  Sovremeri' 
ni/f,  il  y  a  longtemps  déjà,  les  Mémoires  de  mon  Grand- 
Père.  Imaginez  ce  que  ce  grand-père,  du  règne  de  Cathe- 
rine II,   vieillard    corpulent,   âgé   de   soixante-dix    ans, 
qui  avait  vu  tant  de  choses,  avait  assisté   aux  réceptions 
à  la  cour,  et  à  Olchakov,  pouvait  écrire,  revenu  dans  ses 
terres, en  faisant  ses  Mémoires.  Ce  que  cela  serait  intéres- 
sant I  Que  n'avait  vu  cet  homme  I  Eh  bien,  dans  ses  Mé- 
moires, tout  se  compose  d'anecdotes  suivantes  : 

«  Réponse  spirituelle  du  chevalier  de  Montbazon.  Jadis  une 
jeune  et  fort  belle  demoiselle  demandait  avec  saag-froid  en 
préseace  durci  au  chevalier  de  Montbazon: — «Monsieur, est- 
ce  le  chienqui  est  attaché  à  la  queue  ou  la  queue  qui  estattachée 
au  chien?  »  A  quoi  le  chevalier,  qui  était  fort  à  la  riposte, 
répondit  sans  se  troubler,  d'une  voix  calme:  —  «  Madame, il 
n'est  pas  défendu  à  personne  de  prendre  le  chien  par  la 
queue  ou  par  la  tête.  >  Cette  réponse  ayant  causé  :au  roi  un 
grand  plaisir,  le  chevalier  ne  resta  pas  sans  récompense.  > 

Vous  croyez  que  c'est  de  la  blague,  que  je   plaisante, 

1.  Pseudonyme  du  célèbre  poète  russe  Jemtchoujnikov. 


APPENDICE  503 

qu'un  grand-père  bâti  comme  ça  n'a  jamais  existé?  Mais  je 
vous  jure  que  moi-môme  j'ai  lu  dans  mon  enfance. quand 
j'avais  environ  dix  ans,  un  livre  du  temps  de  Catherine  II, 
dans  lequel  se  trouvait  l'anecdote  suivante.  Je  l'avais  aus- 
sitôt apprise  par  cœur,  —  tellement  elle  m'avait  frappé 
—  et  je  ne  l'ai  pas  oubliée  encore  : 

«Réponse  spirituelle  du  chevalier  de  RohaniTout  le 
monde  sait  que  le  chevalier  de  Hohaa  avait  une  mauvaise 
haleine.  Un  jour,  qu'il  assistait  au  lever  du  prince  de  Condô, 
ce  dernier  lui  dit  :  —  «  Éloignez-vous,  chevalier  de  Rohan, 
car  vous  sentez  bien  mauvais.  »  A  quoi  le  chevalier  répondit 
aussitôt  :  —  «  Ce  n'est  pas  moi,  très  gracieux  prince,  mais 
vous,  car  vous  venez  de  vous  lever.  » 

Non,  figurez-vous  ce  seigneur,  vieux  guerrier,  manchot 
peut-être,  avec  sa  vieille  dame,  une  centaine  de  domesti- 
ques autour  de  lui,  des  enfants  gâteux,  prenant  un  bain 
russe  tous  les  samedis,  et  faisant  chauffer  l'étuve  à  excès  ; 
le  voyez-vous,  miittant  ses  lunettes  sur  son  nez,  épelan  t 
gravement  et  solennellement  de  pareilles  anecdotes,  et 
ajoutantfoià  toutcela,  presque  comme  si  c'était  une  ordon- 
nance du  service.  Et  quelle  foi  naïve  jadis  dans  le  sérieux 
et  la  nécessité  de  pareilles  informations  européennes  ;  car 
le  principal  consiste  à  obtenir  le  véritable  respect. 

Ahl  diable!  pensai-je  :  comme  s'ils  allaient  marcher 
contre  des  étrangers.  On  dirait  une  cour  martiale. 

—  Oui,  me  dit  un  troisième,  un  charmant  homme 
d'ailleurs  :  — je  me  serais  fait  inscrire  et  puis  quoi  ?  dans 
une  réunion,  le  conseil  de  la  commune  me  condamnerait 
à  être  fouetté  pour  quelque  faute.  Et  alors,  comment 
faire  ? 

<  Et  quand  cela  serait»,  eus-je  envie  de  dire,  mais  je  ne 
le  dis  pas,  j'avais  trop  peur.  Qu'est-ce  que  c'est,  pourquoi 
jusqu'à  présent  avons-nous  peur  parfois  de  faire  connaî- 
tre certaines  de  nos  pensées  ?  «  Et  quand  cela  serait,  pen- 
sais-je,  quand  on  l'aurait  fouetté,  eh  bien  ?  De  telles  cir- 
constances font  le  tragique  de  la  vie,  d'après  les  professeurs 
d'esthétique,  et  voilà  tout.  Est-ce  qu'il  taut  vivre  à  part 
à  cause  de  cela?  Dans  certains  endroits  de  taibles  femmes 
et  des  enfants  en  supportent  bien  davantage.  > 


504  CORRESPONDANCB  DE    DOSTOIBVRKI 

—  Mais  permettez,  quelles  femmes  et  quels  enfants  I 
m'aurait  crié  mon  adversaire: —  le  conseil  «le  la  commune 
aurait  fait  fouetter  pour  un  rien,  pour  une  vache  quelcon- 
que qui  serait  entrée  dans  un  jardin  potager  ;  vous  cod- 
sidérez  cela  comme  l'afTaire  de  la  commune. 

Eh  bien,  oui  1  c'est  ridicule,  certainement,  l'afTaire 
elle-même  est  ridicule  et  misérable,  on  ne  voudrait  pas 
s'en  occuper.  C'est  presque  inconvenant  d'en  parler. 
Qu'ils  aillent  tous  au  diable  :  qu'on  leur  donne  le  fouet, 
tant  qu'il  ne  s'agit  pas  de  moi.  Mais,  de  mon  côté,  je  parie 
tout  ce  que  vous  voudrez  quel  serait  le  verdict  du  conseil: 
mon  cher  interlocuteur  n'aurait  pas  reçu  un  seul  coup  de 
verge,  si  le  conseil  de  la  commune  avait  môme  eu  le 
droit  de  disposer  de  lui.  —  с  11  faut  lui  faire  payer  une 
amende,  mes  frères,  parce  qu'il  est  de  la  noblesse.  Il  o'a 
pas  rhabilude.  C'est  bon  pour  nous  autres,  qui  avons  un 
postérieur  à  être  fouetté  »,  aurait  décidé  le  conseil,  par- 
lant comme  un  maire  dans  une  des  nouvelles  campagnar- 
des de  Stchédrine... 

—  Vous  êtes  rétrograde  1  criera  quelqu'un  en  lisant  ces 
lignes.  Vous  défendez  les  verges! (Je  vous  jure  qu'il  y  en 
aura  pour  conclure  que  je  défends  les  verges.) 

—  Mais  permettez,  de  quoi  parlez-vous?  dira  un  autre. 

—  Vous  voulez  décrire  Paris,  et  vous  êtes  arrivé  aux 
verges.  Où  donc  est  Paris? 

—  Mais  comment,  ajoutera  un  troisième,  vous  écrivez 
vous-même  ce  que  vous  venez  d'entendre,  et  c'est  en  été 
que  vous  avez  voyagé.  Comment  donc  avez-vous  pu  réflé- 
chir à  tout  cela  étant  en  wagon  ? 

Cela  paraît  vraiment  difficile  à  résoudre  encore,  ré- 
pondrai-je  ;  mais  permettez  :  ce  sont  des  souvenirs  d'hiver, 
d'impressions  estivales.  Aux  souvenirs  d'hiver  s'étaient 
mêlées  des  impressions  hivernales.  D'ailleurs,  je  me  sou- 
viens qu'en  approchant  d'Eidkuhnen,  je  réfléchissais  beau- 
coup à  ma  patrie,  que  je  quittais  pour  aller  en  Europe  et 
je  me  souviens  que  certaines  de  mes  rêveries  étaient  dans 
le  môme  ton.  Je  méditais  surtout  sur  ce  sujet  :  de  quelle 
façon  en  tout  temps  l'Europe  s'était-elle  réfléchie  sur 
nous  et  s'était-elle  imposée  constamment  à  nous  avec  sa 
civilisation  ;  à  quel  point  nous  nous  étions  civilisés  et 
combien  d'entre  nous  s'étaient  civilisés  jusqu'à  présent  ? 


APPENDICE 


505 


Je  vois  bien,  maintenant,  que  tout  cela  est  très  superflu. 
Mais  je  vous  avais  bien  prévenu  que  tout  le  chapitre  était 
superflu.  D'ailleurs,  où  me  suis-je  arrêté  ?  Oui  !  A  l'habit 
à  la  française.  C'est  par  lui  que  cela  a  commencé. 

«  Alors  voilà  un  de  ces  habits  à  la  française  >,  avait  écrit 
Le  Brigadier  *. 

Pour  son  époque,  Le  Brigadier  était  une  chose  étonnante 
et  faisait  un  effet  extraordinaire.  «  Meurs,  Denis,  tu  n'é- 
criras jamais  rien  de  mieux»,  disait  Potemkine  lui-même. 
Tous  s'étaient  réveillés  comme  en  sursaut.  Eh  bien  !  me 
disais-je  en  continuant  ma  méditation  spontanée,  est-il 
possible  qu'alors  même  les  hommes  s'ennuyaient  de  ne 
rien  faire  et  de  marcher  tenus  en  lisière  ?  Je  ne  parle  pas 
des  lisières  françaises  de  l'époque,  et  je  voudrais  ajouter 
à  ce  propos  que  nous  sommes  une  nation  très  crédule  et 
que  cela  vient  de  notre  bonhomie.  Nous  voilà  tous  à  ne 
rien  faire  et  soudain  il  nous  semble  que  quelqu'un  a  dit 
quelque  chose,  a  lait  quelque  chose, que  notre  propre  esprit 
s'est  éveillé,  que  l'ouvrage  est  trouvé,  que  nous  allons  nous 
y  mettre,  et  nous  sommes  persuadés  que  cela  va  commencer 
tout  de  suite.  Une  mouche  passe  en  volant,  et  nous  nous 
figurons  que  c'est  un  éléphant  que  l'on  a  amené.  C'est 
l'inexpérience  de  la  jeunesse,  et  puis  aussi  le  besoin.  Cela 
a  commencé  peut-être  avant  Le  Brigadier  ;  certainement 
encore  à  l'état  microscopique,  et  cela  dure  sans  aucun 
changement  :  on  trouve  une  occupation  et  on  y  glapit  de 
joie.  Glapir  et  s'emporter  de  joie  —  c'est  notre  premier 
mouvement;  et  puis,  un  an  ou  deux  après,  on  se  sépare, 
le  nez  long  Et  l'on  ne  se  fatigue  pas,  on  est  prêt  à  recom- 
mencer cent  fois.  Quant  aux  autres  lisières,  à  l'époque  de 
Von-Vizine,  dans  la  masse,  presque  personne  ne  doutait 
que  c'étaient  les  lisières  les  plus  saintes,  les  plus  européen- 
nes, et  la  tutelle  la  plus  ch  armante.  Certainement,  mainte- 
nant encore  il  y  en  a  peu  qui  doutent.  Tout  notre  parti 
ultra-progressiste  détend  avec  fureur  les  lisières.  Mais  alors! 
alors  c'était  l'époque  d'une  telle  foi  aux  lisières  de  tous 
genres,  qu'il  est  étonnant  que  nous  n'ayons  pas  remué  les 
montagnes,  et  que  toutes  nos  hauteurs  plates  d'Alaorme, 
tous  les  sommets  de  Pargolov,  tous    les  pics  de    Valdaï 

1.  Comédie  de  Von-Vizine. 


506  CORRESPONDANCE    DB   DOSTOlSVeKI 

soient  encore  à  leurs  places.  Il  est  vrai,  un  poète  du  temps 
parlait  d'un  héros  disant  : 

«   Il  s'étend  sur  les   montagnes,  les  montagnes   cra- 
quent. » 

Et  aussi  : 

«  Il  jette  les  tours  par-dessus  les  nuages.  » 

Mais,  semble-t-il,  ce  n'est  qu'une  métaphore.  Л  propos, 
messieurs  :  je  ne  parle  en  ce  moment  que  littérature,  et 
littérature  élégante  encore.  «  Tout  le  monde  sait,  dit-il, 
que  le  chevalier  de  Rohan  avait  une  mauvaise  haleine...  » 
Qui  lésait  ;  pourquoi  le  sait-on,  quels  ours  de  Tambov  le 
savent?  Mais  des  questions  aussi  libérales  ne  troublent 
pas  le  grand-père.  Avec  une  crédulité  enfantine,  il  se 
figure  que  ce  «Recueil  de  bons  mots  »  est  connu  à  la  cour, 
et  cela  lui  suffit.  Oui  certainement,  l'Europe  nous  était 
alors  très  accessible,  au  point  de  vue  physique,  cela  va 
sans  dire.  Mais  certainement  au  point  de  vue  moral,  le 
fouet  existait  toujours.  On  portait  des  bas  de  soie,  des  per- 
ruques, on  attachait  des  épées,  on  devenait  un  Européen. 
Cela  ne  nuisait  en  rien,  cela  plaisait  môme.  Mais  au  fond 
rien  n'était  changé:  ayant  mis  de  côté  Rohan  (d'ailleurs, 
tout  ce  que  l'on  savait  de  lui,  c'est  qu'il  avait  une  mau- 
vaise haleine)  et  ayant  enlevé  les  lunettes,  on  réglait  les 
comptes  avec  les  serviteurs,  on  traitait  les  membres  de  la 
famille  aussi  patriarcaleraent,  on  fouettait  également  à 
l'écurie  le  petit  hobereau,  s'il  s'était  permis  quelque 
impertinence,  on  faisait  des  bassesses  devant  les  supé- 
rieurs. Le  paysan  comprenait  mieux  cela  :  il  était  moins 
méprisé,  on  le  dédaignait  moins,  on  le  connaissait  mieux, 
on  lui  était  moins  étranger,  on  était  moins  allemand.  Et 
si  ion  prenait  avec  lui  des  airs  d'importance,  —  un  sei- 
gneur avait  bien  le  droit  de  le  faire,  —  c'est  qu'on  était  le 
maître.  Et  malgré  qu'ils  vous  fouettaient  à  mort,  ils  plai- 
saient au  peuple  plus  que  ceux  d'aujourd'hui,  par  ce  qu'ils 
leur  étaient  plus  proches.  Bref,  tous  ces  seigneurs  étaient 
des  gens  simples,  des  gens  trapus  ;  ils  n'en  cherchaient 
pas  si  long,  ils  prenaient,  ils  écorchaient,  ils  volaient,  ils 
courbaient  le  dos  avec  attendrissement,  et  passaient  leur 
existence  dans  «  une  débauche  consciencieuse,  enfan- 
tine». Il  me  semble  que  ces  grands-pères  n'étaient  pas  du 
,  tout  si  naïfs,môme  à  propos  des  de  Rohan  et  des  Montbazon. 


APPENDICE  507 

Ils  étaient  môme  peut-être  parfois  des  fripoQS  et  nour- 
rissaient une  arrière-pensée  envers  les  influences  euro- 
péennes qui  venaient  d'en  haut.  Toute  cette  fantasmago- 
rie, toute  cette  mascarade,  tous  ces  habits  français,  ces 
manchettes,  ces  perruques,  ces  épées,  toutes  ces  grosses 
jambes  disgracieuses,  serrées  dans  des  bas  de  soie,  les 
petits  soldats  d'autrefois,  en  perruques  allemandes  et  en 
guêtres,  tout  cela  me  paraît  une  grande  friponnerie,  une 
duperie  de  laquais  envers  ses  maîtres,  de  aorte  que  le 
peuple  s'en  apercevait  plus  d'une  fois  elle  comprenait. 
Certainement,  il  est  possible  d'être  chicaneur  et  fripon, 
et  brigadier,  et  de  croire  naïvement,  d'une  façon  touchante, 
que  le  chevalier  de  Rohan  était  un  personnage  très  raffiné. 
Mais  cela  n'empêchait  rien  :  les  Gvosdiiov  '  rossaient 
comme  d'habitude  ;  notre  Potemkine  et  ses  pareils  étaient 
bien  près  d'envoyer  nos  de  Rohan  à  l'écurie  pour  les  faire 
fouetter,  les  Montbazon  écorchaient  tout  le  monde  :  les 
poings  dans  les  manchettes  et  les  jambes  couvertes  de 
bas  de  soie  ils  envoyaient  des  coups  dans  la  nuque  et  dans 
le  dos  ;  les  jours  des  réceptions  à  la  cour,  les  marquis  se 
faisaient  gifler. 

En  un  mot,  toute  cette  Europe  de  commande  et  faite  par 
ordre  s'en  arrangeait  chez  nous  parfaitement  bien,  à 
commencer  par  Saint-Pétersbourg,  —  ville  des  plus  fan- 
tastiques, dont  l'histoire  est  l'histoire  la  plus  fantastique 
de  toutes  les  villes  du  globe  terrestre. 

Maintenant,  les  temps  sont  changés,  Saint-Pétersbourg 
a  pris  le  dessus.  Maintenant,  nous  sommes  devenus  tout  à 
fait  européens  et  nous  sommes  à  la  hauteur.  Maintenant, 
Gvosdiiov  lui-même  se  tient  sur  ses  gardes,  quand  il  s'agit 
de  rosser,  il  respecte  les  convenances,  il  devient  un  bour- 
geois français  et  dans  quelque  temps,  il  fera  comme 
l'Américain  du  Sud  des  États-Unis,  et  il  saura  appliquer 
des  textes  à  défendre  la  nécessité  de  la  traite  des  nègres. 
D'ailleurs,  en  Europe  aussi  cette  façon  de  se  défendre  à 
coup  de  textes  commence  à  prendre. 

Quand  j'y  serai,  pensais-je,  je  le  verrai  bien  moi-même. 
On  n'apprendra  jamais  au  moyen  des  livres  ce  qa'on  peut 
voir  par  soi-même.  A  propos  de  Gvosdiiov  :  pourquoi  n'est- 

1.  Un  des  héros  de  la  comédie  :  Le  Brigadier . 


508  CORnBSPONDANCE  DE   DOSTOIbVSKI 

ce  pas  à  Sophi<%qui  représente  dans  la  comédie  Le  lirîga- 
(lier  le  (lévploppenKTjt noble  et  européen, que  Von-Vizioea 
fait  dire  une  des  phrases  les  plus  remarqunbU'sd»*  sa  pièce; 
mais  à  la  sotte  femme  du  brigadier,  qu'il  a  représentée 
tellement  sotte, et  sotte  rétrograde  encore,  qui*  tous  les  file 
paraissent  et  qu'il  semble,  à  toutes  les  bêtises  qu'elle  dit, 
que  ce  n'est  pas  elle  qui  parle,  mais  quelqu'un  autre  caché 
derrière  elle  ?  Ht  quand  il  s'est  agi  de  dire  la  vérité,  c'est 
encore  la  femme  du  brigadier  qui  l'a  dite  et  non  pas 
Sophie.  Non  seulement  il  Га  rendue  complM«*ment  sotte, 
mais  encore  il  en  a  fait  une  vilaine  femme  ;  et  malgré  tout 
il  a  eu  l'air  d'avoir  peur  et  do  trouver  impossible  au  point 
de  vue  de  l'art  de  faire  sortir  une  phrase  pareille  de  la 
bouche  de  la  bien  élevée  et  chaste  Sophie,  et  il  a  trouvé 
plus  naturel  de  la  faire  prononcer  par  une  femme  simple 
et  sotte.  Voici  le  passage,  il  mérite  d'être  rappelé.  C'est 
extrêmement  curieux,  et  justement  parce  que  cela  a  été 
écrit  sans  aucune  intention  et  sans  arrière-pensée, c'est  naïf 
et  peut-être  même  triste.  La  femme  du  ЪпалЛ'ит  dit  к 
Sophie  : 

...  — «  Dans  notre  régiment,  il  y  avait  ie  capilaine  de 
la  première  compagnie,  nommé  Gvosdilov  ;  il  avait  une 
femme  très  gentille, — une  gentille  petite  femme.  Quand  il 
se  mettait  en  colère,  surtout  quand  il  avait  bu.  comme  tu 
crois  en  Dieu,  ma  chère,  il  la  battait  comme  plâtre, et  abso- 
lument sans  motif. 

Sophie: 

—  «  Madame,  cessez,  je  vous  prie,  de  parler  de  ce  qui 
révolte  l'humanité. 

La  femme  du  brigadier: 

—  «  Voilà,  ma  chère,  tu  ne  veux  môme  pas  en  entendre 
parler  ;  juge  donc  un  peu  comment  elle  se  trouvait  de  le 
supporter  ?  > 

C'est  ainsi  que  la  bien  élevée  et  sentimentale  Sophie 
cède  le  pas  devant  une  simple  femme. 

C'est  une  remarquable  repartie  (autrement  dit  réplique) 
de  Von-Vizine,  et  on  ne  trouve  chez  lui  rien  de  plus 
généreux,  déplus  juste, —  de  plus  accidentel.  Combien  en 
avons-nous  jusqu'à  présent  de  ces  progressistes  sentimen- 
taux parmi  nos  hommes  de  progrès  les  plus  avancés,   qui 


APPENDICE 


509 


sont  très  conlents  de  leur  senlimentalilé  et  ne  demandent 
rien  de  plus  ?  Mais  ce  qui  est  le  plus  remarquable,  c'est 
que  le  capitaine  Gvosdilov  rosse  encore  sa  femme,  et  peut 
être  avec  encore  plus  de  commodité  qu'autrefois.  Vraiment. 
On  dit  qu'autrefois  cela  se  faisait  mieux,  de  meilleur  cœur! 
Qui  aime  bien,  châtie  bien  1  On  dit  même  que  les  femmes 
étaient  inquiètes  si  on  ne  les  battait  pas  :  s'il  ne  me  bat 
pas,  disaient-elles,  il  ne  m'aime  pas.  Mais  tout  cela  est 
primitif,  élémentaire,  héréditaire.  Car  maintenant,  Gvosdi- 
lov rosse  presque  par  principe  et  aussi  parce  que  c'est  un 
imbécile,  c'est-à-dire  un  homme  de  l'ancien  temps,  qui  ne 
connaît  pas  les  nouveaux  usages.  D'après  les  nouveaux 
usages,  on  peut  faire  encore  mieux  sans  se  servir  de  ses 
poings.  Si  je  m'arrête  si  longtemps  sur  Gvosdilov,  c'est 
que  jusqu'à  présent  on  écrit  à  propos  de  lui  des  phrases 
très  profondes  et  très  humanitaires.  Et  on  en  écrit  tant, 
que  cela  finit  par  être  ennuyeux.  Gvosdilov  est  tellement 
vivace,  malgré  tous  les  articles,  qu'il  est  presque  immortel. 
Oui,  monsieur,  il  est  sain  et  sauf,  nourri  et  ivre.  Le  voilà 
ayant  perdu  un  bras  et  une  jambe,  car  il  a  «  en  quelque 
sorte  versé  son  sang  »,  comme  le  capitaine  Kopeikine  '. 
Sa  femme,  depuis  longtemps,  n'est  plus  la  <  gentille,  gen- 
tille petite  femme  »  qu'elle  a  été  autrefois.  Elle  a  vieilli, 
son  visage  a  pâli  et  maigri, la  souffrance  et  les  rides  y  ont 
creusé  des  sillons.  Mais  quand  son  mari  capitaine  se  trou- 
vait malade,  privé  de  bras,  elle  ne  s'éloignait  pas  de  son 
lit,  elle  passait  des  nuits  blanches,  elle  le  consolait,  elle 
versait  des  larmes  brûlantes,  elle  l'appelait  son  cher  ami, 
son  brave  garçon,  son  brillant  faucon,  son  courageux  sol- 
dat. Que  cela  révolte  d'un  côté,  j'en  conviens  !  J'en  con- 
viens I  Mais  d'un  autre  côté  :  vive  la  femme  russe,  rien  n'est 
meilleur  dans  noire  monde  russe  que  son  amour  qui  par- 
donne jusqu'à  l'inflni.  Cela  est  vrai,  n'est-ce  pas  ?  D'autant 
plus  que  maintenant  Gvosdilov  ne  bat  pas  toujours  sa 
femme,  quand  il  est  à  jeun,  ou  bien  il  le  fait  rarement,  il 
respecte  les  convenances,  il  va  môme  jusqu'à  lui  dire  par- 
fois une  bonne  parole.  Car  avec  l'âge  il  a  compris  qu'il  ne 
peut  se  passer  d'elle  ;  il  est  économe,  il  est  bourgeois,  et 
s'il  lui  arrive  de  la  battre  à  présent,  ce  n'est  que  quand  il 

1.  Uû  des  héros  des  Ames  morleSf  de  Gogol. 


510  CORRESPONDANCE  DB   nOBTOÏEVeKI 

a  bu,  pur  habiludt',  quaod  il  s'ennuie.  Eh  bien,  ni  vous  vou- 
lez, c'chI  un  progrès,  cela  peut  servir  de  consolation.  Nous 
»onimos  tou»  umateur»  de  conHolation... 

Oui,  monsieur,  iiou.s  ttummes  tout  к  fait  consolés  à  pré- 
MÊ^  nous  nous  sommes  consol<^e  nous-mêmes.  Qu'autour 
de  nous  tout  ne  soit  pas  encore  Irèe  beau  ;  mais  noue- 
mémes  nous  le  sommes  à  un  tel  point,  nous  sommes  telle» 
ment  civilisés,  telleaieoi  européens,  qu'en  nous  voyant  le 
peuple  en  a  mal  au  ctmu.  Le  peuple  nous  considère 
maintenant  comme  des  étif  gMrs,  il  ne  comprend  plus  ni 
une  de  nos  paroles,  ni  un  de  шм  livres,  ni  une  de  noe 
pensées,  —  et  cela,  si  vous  voulez.  c*eai  du  progrès.  Main- 
tenant, nous  méprisons  profondément  le  peuple  et  ses  élé- 
ments, à  ce  point  que  nous  nous  adressons  à  lui  avec  un 
dégoût  nouveau,  sans  précédent,  qui  n'existait  р«ш  même 
au  temps  de  nos  Moulbazon  et  de  Rohan,  et  cela,  si  трм 
voulez,  c'est  du  progrès.  Mais,  en  revanche,  quelle  asai»» 
rance  avons-nous  dans  notre  vocation  civilisatrice,  de 
quelle  façon  hautaine  résolvons-nous  les  questions,  et  quel- 
les questions  :  Le  sol  n'existe  pas,  le  peuple  non  plus,  la 
nationalité  est  un  certain  système  de  contributions,  l'ftme, 

—  tabula  rasa,  c'est  une  cire  que  l'on  peut  modeler  pour 
en  faire  l'homme  véritable,  l'homme  universel  en  général, 

—  l'homonculus;  il  suffit  de  se  servir  des  produits  de  la  civi- 
lisation européenne  et  de  lire  deux  ou  trois  livres.  Mais, 
aussi,  comme  nous  sommes  calmes,  majestueusement  cal- 
mes à  présent, car  nous  ne  doutons  de  rien,  nous  avons  tout 
résolu  et  tout  signé.  Avec  quelle  calme  suffisance  n'avons- 
nous  pas  critiqué,  par  exemple, Tourguenev;  il  avait  osé  ne 
pas  partager  notre  calme  et  ne  pas  se  contenter  de  nos 
personnages  majestueux,  il  avait  refusé  de  les  considérer 
comme  réalisant  son  idéal,  et  il  cherchait  quelque  chose  de 
meilleur  que  nous.  Meilleur  que  nous,  mon  Dieu  !  Mais 
peut-il  y  avoir  quelque  chose  de  plus  beau  et  de  plus 
impeccable?  Eh  bien,  on  lui  en  a  dit  pour  Bazarov  %  l'in- 
quiet et  le  chagrin  Bazarov  (indice  d'un  grand  cœur),  mal- 
gré tout  son  nihilisme.  Nous  lui  en  avons  dit  aussi  pour  sa 
Koukchina,  pour  ce  pou  du  progrès  que  Tourguenev  a 
ramassé  dans  la  réalité  russe  pour  nous  l'exhiber,  et  on 

1.  Héros  du  roman  de  Tourguenev,  Les  Pères  et  les  Enfants. 


APPENDICE 


511 


a  ajouté  qu'il  allait  contre  rémancipation  des  femmes. 
Mais  tout  cela  c'est  du  progrès,  si  vous  voulez!  Nous  jetons 
au  peuple  un  regard  de  suffisance  de  caporal,  comme  les 
sergents  de  la  civilisation,  il  fait  bon  nous  voir  :  les  poings 
sur  les  hanches,  le  regard  provocant,  l'air  d'un  petit- 
mattre  nous  regardons  en  crachotant  :  «  Ce  n'est  pas  auprès 
de  toi,  rustre,  que  nous  irons  chercher  nos  enseignements, 
car  toute  notre  nationalité,  tout  notre  chauvinisme  revient 
à  Atre  rétrograde,  à  fixer  les  impôts  et  rien  de  plus  !  »  Fau- 
drait-il céder  aux  préjugés?  Ah  1  mon  Dieu,  à  propos... 
messieurs,  supposons  un  instant  que  mon  voyaere  soit 
terminé  et  que  je  sois  revenu  en  Russie. 

Permettez-moi  donc  de  vous  raconter  une  anecdote  : 
Un  jour,  en  automne,  je  lisais  un  journal  des  plus  pro- 
gressistes. Je  tombe  sur  une  communication  de  Moscou 
sous  la  rubrique  :  «  Un  vestige  de  la  barbarie  >  (ou  quel- 
que chose  d'approchant,  mais  seulement  très  violent.  Je 
regrette  de  ne  plus  avoir  le  journal  sous  la  main).  Et  on 
raconte  l'anecdote  suivante  :  un  malin  de  cet  automne,  à 
Moscou,  on  vit  passer  un  fiacre  dans  lequel  se  trouvait  une 
commère  ivre,  tout  enrubannée,  et  qui  chantait.  Le  cocher 
était  également  décoré  de  floLs  de  ruban,  il  était  ivre 
aussi,  et  il  chantonnait  aussi  !  Le  cheval  lui-môme  portait 
des  rubans.  Je  ne  sais  pas  cependant  s'il  était  ivre.  Il 
l'était  probablement.  La  commère  tenait  dans  ses  mains 
un  petit  paquet,  qu'elle  emportait,  pour  l'exhiber,  de  chez 
certains  jeunes  mariés  qui  venaient  évidemment  de  passer 
une  heureuse  nuit.  Gela  va  sans  dire  que  le  paquet  renfer- 
mait un  certain  vêtement  léger  que  l'on  a  coutume  dans 
le  peuple  de  présenter  le  lendemain  aux  parents  de  la 
mariée.  Les  gens  riaient  en  voyant  la  commère  :  le  sujet 
était  assez  enjoué.  Le  journal  indigné,  dégoûté,  racontait 
violemment  cette  barbarie  inouïe,  «  qui  s'est  conservée 
jusqu'à  nos  jours,  malgré  tous  les  progrès  de  la  civilisa- 
tion !  »  Messieurs,  je  vous  l'avoue,  j'éclatai  de  rire.  Oh  !  je 
vous  prie,  ne  croyez  pas  que  je  défende  le  cannibalisme, 
les  vêtements  légers,  les  voiles,  etc.  C'est  vilain,  c'est  impu- 
dique, c'est  sauvage,  c'est  slave  ;  je  le  sais,  j'en  conviens, 
malgré  que  tout  cela  se  fasse  certainement  sans  mauvaise 
intention,  mais  au  contraire,  dans  le  but  de  faire  honneur  à 
la  mariée,  par  simplicité,  par  ignorance  de  quelque  chose 


512  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

de  mieux,  de  plus  élevé,  de  plus  europt^en.  Non,  je  riais  à 
propos  d'autre  chose.  Voilà,  je  songeais  soudain  à  noe  dames 
et  aux  ma^^asins  de  modes.Certainemetil.nos  dames  civili> 
sées  n'envoient  plus  de  légers  voiles  h  leurs  parents,  mais 
quand,  par  exemple,  il  s'agit  de  commander  une  robe  à 
une  couturière, avec-  quel  tact, avec  quelle  finesse  de  calcul 
et  avec  quelle  connaissance  de  cause  elles  savent  mettre 
de  l'ouate  dans  certains  endroits  de  leurs  ravissants  vête- 
ments européens  !  Pourquoi  faire  mettre  de  l'ouate  ?  Mais 
bien  entendu, par  élégance,  par  esthétique,  pour  paraître... 
Ce  n'est  pas  tout  :  leurs  filles,  ces  innocentes  créatures, 
âgées  de  dix-sept  ans,  Л  peine  sorties  du  pensionnat,  s'en- 
tendent très  bien  en  ouate  et  savent  tout;  à  quoi  peut  ser- 
vir l'ouate,  précisément  où,  dans  quels  endroits  il  faut 
l'employer,  et  pourquoi,  c'est-à-dire  dans  quel  but  on  fait 
cela...  Eh  bien,  pensai-je  en  riant,  tous  ces  embarras,  tous 
ces  soucis,  toutes  ces  préoccupations  conscientes  d'aug- 
mentations ouatiies,  —  tout  cela  estril  plus  propre,  plus 
moral,  plus  chaste,  que  ce  malheureux  vêtement  léger  que 
l'on  portait  aux  parents,  avec  la  simple  certitude  qu'il  le 
fallait  justement  ainsi,  que  c'était  tout  h  fait  moral?... 

Ne  croyez  pas,  je  vous  en  prie,  mes  amis,  que  j'aie  l'in- 
tention maintenant  de  vous  exposer  longuement  que  la 
civilisation  n'est  pas  le  développement  intellectuel,  et 
qu'au  contraire,  l'Europe  empoche  tout  développement  par 
la  prison  et  le  knout  !  Ne  croyez  pas  que  j'aille  essayer  de 
vous  prouver  que  l'on  confond  chez  nous  avec  barbarie  la 
civilisation  et  les  lois  du  développement  véritable,  normal  ; 
que  j'aille  prouver  que  la  civilisation  est  déjà  depuis  long- 
temps condamnée  en  Occident  et  qu'il  n'y  a  que  le  proprié- 
taire qui  la  défende  (quoique  là-bas  tous  soient  proprié- 
taires ou  veulent  le  devenir),  pour  sauver  son  argent.  Ne 
croyez  pas  que  je  vais  me  mettre  à  démontrer  que  l'âme 
humaine  n'est  pas  une  tabula  rasa,  nest  pas  une  cire 
molle  avec  laquelle  on  peut  modeler  l'homme  idéal  ;  qu'il 
faut  avant  tout  la  nature,  puis  la  science,  ensuite  la  vie 
indépendante,  productive,  libre,  et  la  foi  dans  ses  pro- 
pres forces  nationales.  Ne  croyez  pas  que  je  vous  dise 
que  je  ne  sais  pas  que  nos  progressistes  (mais  encore 
pas  tous)  ne  défendent  pas  plus  l'ouate  que  les  vêtements 
légers.  Non,    à  présent   je   veux    dire  seulement   ceci  : 


APPENDICE  513 

l'article  oe  blâmait  pas  et  ne  maudissait  pas  uniquement 
les  voiles  légers,  ne  disait  pas  seulement  que  c'était  un 
vestige  de  mœurs  barbares,  mais  il  critiquait  la  barbarie 
du  peuple,  la  barbarie  élémentaire,  nationale,  en  l'opposant 
à  la  civilisation  européenne  de  notre  société  de  la  plus 
haute  noblesse.  L'article  raillait,  l'article  avait  l'air  d'igno- 
rer que  les  accusateurs  étaient  peut-être  mille  fois  pires  et 
plus  vils,  que  nous  n'avons  fait  qu'échanger  nos  préjugés  et 
nos  vilenies  pour  des  préjugés  et  des  vilenies  plus  gran- 
des. L'article  faisait  mine  de  ne  pas  s'apercevoir  de  nos 
propres  préjugés  et  vilenies.  A  quoi  bon,  à  quoi  bon  faire 
le  petit  maître  avec  le  peuple  en  le  considérant  le  poing  sur 
la  hanche,  d'un  air  dégoûté  ?...  Car  elle  est  ridicule,  elle 
est  ridicule  celle  foi  dans  sa  propre  infaillibilité  et  dans  le 
droit  d'accuser.  Cette  foi  doit  consister  г*!  railler  simplement 
le  peuple,  ou  bien  enfin  c'est  l'adulation  servile,  aveugle, 
des  formes  européennes  de  la  civilisation  ;  c'est  encore  plus 
drôle  ainsi. 

Mais  quoi  !  On  trouverait  journellement  des  milliers  de 
faits  pareils.  Pardonnez-moi  l'anecdote. 

Et  cependant  je  me  trompe.  Je  me  trompe  certaine- 
ment! C'est  parce  que  j'ai  voulu  passer  trop  vite  des 
grands-pères  aux  petits-fils.  Il  y  a  eu  cependant  des 
intervalles.  Rappelez-vous  Tchatski  «.  Ce  n'est  plus  le 
grand-père  naïvement  fripon,  ni  le  descendant  content 
de  soi,  qui  fait  le  petit-maître  et  qui  tranche  toutes  les 
questions.  Tchatski  c'est  un  type  tout  à  fait  à  part  de 
potre  Europe  russe,  c'est  le  type  charmant,  enthousiaste, 
qui  soufTre,  qui  en  appelle  à  la  Russie  et  au  sol,  et  cepen- 
dant, qui  part  de  nouveau  en  Europe,  quand  il  a  fallu 
chercher 

€  Un  asile  pour  863  sentiments  blessés...  > 

En  un  mot,  c'est  un  type  qui  est  devenu  maintenant  com- 
plètement inutile  et  qui  a  été  autrefois  très  utile.  C'est  un 
phraseur,  c'est  un  parleur,  mais  c'est  un  phraseur  sincère 
qui  regrette  son  inutilité  avec  conscience.  Dans  notre 
jeune  génération,  il  s'est  régénéré  et  nous  avons  foi  dans 

1.  Héros  de  la  célèbre  comédie  russe  de  Griboiedov  :  Le  Malhear 
d'âDOj'r  trop  d'esprit. 

33 


Г)  H 


( :«»Il|tl^Г^>M)A^(  к    DE    U(jM(IK\fKI 


ses  jeuiu's  Гопеь,  nous  crevons  qu'il  icviciidra  biculAl, 
mais  non  ран  énervé,  comme  nu  bol  deK  I*  amouhsov,  mais 
en  vainqueur  fier,  pui.^sant,  doux  et  aimant.  A  ce  moment, 
il  corapiendra  que  l'oHile  du  sentiment  blessé  ne  se  trouve 
pas  en  Europe, mais  peul-ôlre  tout  pri*s  de  lui,  et  il  trou- 
vera ce  qu'il  devra  faire  et  il  l'accomplira.  Car  eavez-vouM 
que  je  suis  certain  que  nous  ne  pobs/Mlons  [las  seulement 
les  caporaux  de  la  civilisation  et  des  Européens  extrava- 
gants ;  je  suis  certain,  je  le  maintien»,  que  l'homme  nou- 
veau vient  de  naître...  mais  de  ceci  nous  parlerons  plus 
tard. 

J'aurais  voulu  parler,  m'arrêler  encore  sur  Tchutski.  Je 
ne  comprends  seulement  pas,  sachant  que  Tchatski  était 
fort  intelligent,  comment  il  se  peut  qu'un  homme  intelli- 
gent n'ait  pus  su  trouver  sa  mission.  Ils  ne  l'avaient  рае 
trouvée  non  plus  tous,  pendant  deux  ou  trois  générations. 
Ceci  est  un  fait,  et  il  n'y  aurait  rien  à  dire  à  propos  de  ce 
fait,    mais  il  est  possible  de  s'inloimer  par  curiosité.  Alors 
je  ne  comprends  pas  qu'un  homme  intelligent,  à  quelque 
époque  que  cela  soit,  et  dans  n'importe  quelles  circona- 
tances,  ne  trouve  pas  de  besogne.  C'est  un  pointa  discu- 
ter, dit-on,  mais  je  n'y  crois  pas  du  tout,  dans  le  fond  de 
mon  cœur.  L'intelligence  sert  précisément  à  obtenir  ce 
que    l'on   veut.  Que   l'on  ne  lasse  pas  un   chemin  d'une 
verste,que  l'on  ne  fasse  que  cent  pas,  c'est  toujours  mieux, 
plus  près  du  but,  si  l'on  en  a  un.  Et  si  l'on  veut  atteindre 
le   but  immédiatement,  d'une  seule  enjambée,  selon  moi, 
ce  n'est  plus  de  l'intelligence.  C'est  plutôt  de  l'indolence. 
Nous  n'aimons  pas  les  difficultés,  nous  n'avons  pas  l'habi- 
tude d'avancer   pas  à  pas,  mieux  vaut   atteindre  son  but 
aussitôt  ou  devenir  Regulus.  Voilà  ce  que  j'appelle  man- 
quer de  courage.  D'ailleurs  Tchatski  a  très  bien  fait  de  se 
sauver  aussitôt  à  l'étranger  :  s'il  avait  tardé  un  peu  il  aurait 
pris  le  chemin  de  l'Est  au  lieu  du  chemin  de  l'Occident. 
On  aime  beaucoup  l'Occident  chez  nous, on  l'aime  à  l'ex- 
trême, et  dès  que  surgit  une  dilficulté,  on  se  porte  à  l'Oc- 
cident. Eh  bien,  moi  aussi  je  m'y  suis  rendu. 

«  Mais  moi  c'est  autre  chose.  >  Je  les  ai  tous  vus  là-bas, 
c'est-à-dire  j'en  ai  vu  beaucoup,  et  on  ne  saurait  les 
compter,  et  il  semble  que  tous  cherchent  un  asile  pour 
leurs  sentiments  blessés.  Ils  cherchent  bien  quelque  chose. 


APPENDICE  515 

La  génération  des  Tchatski  des  deux  sexes  après  le  bal 
des  Famoussov  et,  en  général,  quand  le  bal  a  été  terminé, 
s'est  répandue  comme  les  grains  de  sable  de  la  mer  ;  les 
Tchatski  d'ailleurs  ne  sont  pas  les  seuls  ;  ils  y  sont  allés 
tous  de  Moscou.  Combien  y  trouve-t-on  de  Repetilov, 
combien  de  Skalosoub  ',  qui  ont  été  mis  à  la  retraite  et 
envoyés  aux  eaux  pour  cause  d'incapacité?  On  y  trouve 
toujours  Natalie  Dmitrievna  et  son  mari.  La  comtesse 
Khlestov  elle-même  y  vient  tous  les  ans.  Moscou  elle-même 
a  lassé  ces  personnages.  Moltchaline  *  seul  ne  s'y  trouve 
pas  :  il  s'est  arrangé  autrement  et  est  resté  chez  lui  ;  il 
n'y  a  que  lui  qui  soit  resté  chez  soi.  Il  s'est  consacré  à 
son  pays,  pour  ainsi  dire,  à  la  patrie...  Aujourd'hui,  il  est 
inaccessible  dans  son  élévation  ;  il  ne  voudrait  pas  de 
Famoussov  dans  son  antichambre:  «  Car,  disait-il,  nous 
sommes  voisins  de  campagne,  mais  je  ne  le  salue  pas  à  la 
ville.  »  Il  est  dans  les  affaires  et  il  a  su  trouver  de  la  beso- 
gne. 11  est  à  Pétersbourg  et...  il  a  su  réussir.  Il  con- 
naît la  Russie,  et  la  Russie  le  coonatl.  Oui,  maintenant 
on  le  connaît  bien  et  on  ne  saurait  l'oublier  de  longtemps. 
Il  ne  se  tait  même  pas  à  présent,  au  contraire,  il  n'y  a 
([ue  lui  qui  parle.  Après  lui,  il  faut  tirer  l'échelle...  Mais 
assez  parlé  de  lui.  J'ai  parlé  de  tous  ceux  qui  cherchent 
un  asile  agréable  en  Europe,  et  vraiment,  j'aurais  cru 
(|u'ils  s'y  trouvaient  mieux.  Et  cependant  leurs  visages 
expriment  un  tel  ennui...  Les  pauvres  !  Quelle  inquiétude 
constante,  quelle  agitation  maladive  et  pénible  !  Ils  sont 
I  )us  munis  de  guides,  et  dans  chaque  ville  ils  se  précipi- 
tent avidement  à  examiner  les  curiosités,  et  ils  le  font 
vraiment  comme  par  devoir,  comme  s'ils  continuaient  à 
rendre  service  à  la  patrie  :  ils  ne  manquent  pas  un  palais 
à  trois  fenêtres,  pourvu  qu'il  se  trouve  indiqué  sur  ]e 
guide,  pas  un  seul  hôtel  de  ville,  quoiqu'il  ressemble  à 
n'importe  quelle  maison  de  Moscou  eu  de  Saint-Péters- 
bourg; ils  admirent  les  chairs  peintes  par  Rubens  et  se 
laissent  convaincre  que  ce  sont  les  Trois  Grâces,parce  que 
le  guide  l'ordonne  ainsi;  ils  se  précipitent  vers  la  Madone 


1.  Types  de  la  comédie  de  Griboïedov  :  Le  Malheur  d'avoir   trop 
d'esprit. 

2.  Type  de  fonctionnaire  servile  raillé  dans  cette  comédie. 


516  CORRESI'ONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

SixtiDO  el  restent  devant  clic  plongés  dans    une  attente 
stupide  :  quelque  chose  doit  arriver,   quelqu'un  va  sortir 
du  plancher   el  disnipcr   leur  fatigutr   el   leur  ennui  sans 
sujet.    Et  iU   s'éloignent   lout  étonnés  que  rien  ne  soit 
arrivé.  Ce  n'est  pas  la  curiosité  satisfaite  et  toute  machi- 
nale «Ifs  tourisb^s  anj^lais  des  deux  sexes,   qui  regardent 
plutôt  le  guidoquo  les  objets, qui  n'atlendt^ol  rien  d<;  neuf, 
rien  de  remarquable  et  vérifient  seulement    si  les  indica- 
tion.s  du   guide  sont  exactes  el  combien  de  pieds  ou  de 
livres  l'objel  peul  avoir.   Oh   non,    notre    intérêt  à  nous 
est  quelque  chose  de  sauvage,  de  nerveux,  de  fortement 
altéré,  et  convaincu  en  soi  que  jamais  rien  ne    pourrait 
arriver,    bien    entendu,    jusqu'à    la    première    mouche  ; 
aussitôt  qu'une  mouche  aurait  volé,  cela  commencerait 
Je  ne  dis  cela  maintenant  que  pour  les  gens  intelligent-. 
Quant  aux  autres,  je  ne  m'en  soucie  pas  :  Dieu  les  garde 
toujours.  Je  ne  parle   pas   non  plus   de  ceux  qui  se  sont 
définitivement  installés  là-bas,  qui  oublient  leur  langue  et 
commencent  à  écouter  les  prêtres  catholiques.  D'ailleurs 
on  peut  s'exprimer  ainsi  à  propos  de  toute  la  masse  :  aus- 
sitôt que  nous  dépassons  Eidkuhnen,  nous  commençons  à 
ressembler  d'une  façon  étonnante  à  ces  malheureux  petits 
chiens  perdus,  qui  courent  à  la  recherche  de  leurs  maîtres. 
Mais  ne  croyez  pas  que  j'écrive  en  raillant,  que  j'accuse  qui 
que  ce  soit,  parce  que,  voilà!  «  en  ce  moment,  quand, etc., 
vous  voilà  à    l'étranger  I  On  discute  la   situation  des  pay- 
sans, et  nous  voilà  à  l'étranger  I  »  et  ainsi  de  suite.  Oh  1 
pas  le  moins  du  monde.  Qui  suis-je  donc,  pour  accuser  ? 
Accuser  de  quoi,  quoi  accuser?*  On  voudrait  bien  se  met- 
tre à  la  besogne,  mais  la  besogne  manque,  et  le  reste  est 
fait  par  d'autres.  Les  places  sont  prises;  les  places  vacan- 
tes ne  se  présentent  pas  encore.  Ce  n'est  pas  la  peine  de 
se  fourrer  là4iedans,  quand  on  n'a  pas  besoin  de  vous.  » 
Voilà  toute  l'excuse.  Nous  la  connaissons  par  cœur,  celle- 
là  I  Mais  qu'est-ce  donc  ?  Je  me  suis  emballé  !  Ai-je  seu- 
lement eu  le  temps  de  voir  les  Russes  à  l'étranger?  Nous 
ne  faisons  qu'approcher d'Eidkuhnen...  Nous  l'avons  peuf^ 
être  déjà  dépassé.  En  effet,  de  même  que  Berlin,  Dresde, 
Cologne,  nous  avons  dépassé  tout  cela.  Il  est  vrai  que  je 
me  trouve  encore  en  wagon,  mais  nous  ne  nous  approchons 
pas  d'Eidkuhnen,   c'est  d'Erquelines,  et  nous  entrons  en 


APPENDICE  517 

France.  C'est  de  Paris,  c'est  de  Paris  que  j'avais  l'in- 
tention de  parler,  et  je  l'avais  oublié  1  J'avais  rêvé  trop  à 
notre  Europe  russe  ;  cela  est  pardonnable  quand  on  vient 
en  Europe  européenne.  D'ailleurs,  il  est  fort  inutile  de 
m'excuser.  Car  mon  chapitre  était  superflu. 


CHAPITRE     m 
QUI  n'est  pas  superflu  pour  les  voyageurs 


Bésolution  définitive  de  la  question  :  le  Français 
manque-l-il  réellement  de  raison? 

Mais  non,  cepeadaot,  pourquoi  le  Français  n*aurait-il 
pas  (le  raison?  me  demandais-je,  examinant  quatre  nou- 
veaux voyageurs,  des  Français  apparemment,  qui  venaient 
d'entrer  dans  notre  wagon.  C'étaient  les  premiers  Français 
que  je  venais  de  rencontrer  sur  leur  sol  natal,  en  ne  comp- 
tant pas  les  employés  de  la  douane  à  Erquelines,  que  nous 
venions  de  quitter.  Les  douaniers  avaient  été  extrêmement 
polis,  avaient  vite  expédié  leur  besogne  et  je  montai  dans 
le  wagon,  très  satisfait  de  mon  entrée  en  France.  Jusqu'à 
Erquelines,  dans  notre  compartiment  de  huit  places,  n*- 
n'étions  que  deux,  moi  et  un  Suisse,  très  simple  et  ri 
deste,  d'un  certain  âge,  compagnon  très  agréable,  a\ 
lequel  nous  causâmes  pendant  environ  deux  heures  sans 
arrêt.  Maintenant,  nous  étions  six,  et  à  mon  étonnement, 
mon  Suisse  était  devenu  très  avare  de  paroles  en  présence 
de  nos  quatre  nouveaux  compagnons.  Je  m'adressai  à  lui, 
continuant  notre  conversation  précédente,  mais  il  s'em- 
pressa d'y  couper  court,  en  répondant  évasivement,  d'une 
façon  sèche,  presque  agacé  ;  il  se  tourna  vers  la  portière 
et  se  mit  à  examiner  le  paysage  ;  un  instant  après  il  sortit 
son  guide  allemand  et  s'y  plongea  complètement.  Je  le 
laissai  aussitôt  et  me  mis  à  examiner  en  silence  mes  nou- 
veaux compagnons.  Ces  gens  paraissaient  étranges.  Ils 
n'étaient  pas  chargés  et  ne  ressemblaient  nullement  à  des 
voyageurs.  Ils  n'avaient  ni  paquets,  ni  rien  indiquant  des 
gens  qui  se  déplacent.  Tous  portaient  des  paletots  légers, 
très  fripés  et  usés,  un  peu  mieux  que  ceux  que  portent 
chez  nous  les  ordonnances  des  officiers,  ou  les  domestiques 


APPENDICE  519 

de  propriétaires  d'une  fortune  moyenne,  à  la  campagne. 
Leur  linge  était  malpropre,  les  cravates,  de  couleurs  vives, 
étaient  très  sales  aussi;  l'un  d'eux  portait  autour  du  cou 
un  débris  de  foulard,  de  ceux  que  l'on  porte  éternellement 
et  qui    finissent  par  être   pénétrés  d'une   bonne  livre  de 
graisse,  après  quinze  ans  de  contact  avec  le  cou  de  leur 
possesseur.  Le  môme  portait  des  boutons  de  manchette  en 
strass  de  la  grosseur  d'une  noisette.  D'ailleurs,  ils  avaient 
tous  dans  leur  tenue  un  certain  chic,   un  air  de  bravoure 
môme.  Tous  les  quatre  paraissaient  ôtre  du  môme  âge,  de 
trente-cinq  ans  environ,  et  tout  en  étant  dissemblables  de 
visage,  ils  se  ressemblaient  excessivement.  Leurs  figures 
étaient  chiffonnées,  ornées  de  barbiches  françaises  d'uni- 
iorme,  et  qui  se  ressemblaient  aussi  beaucoup.  On  voyait 
que   c'étaient   des  gens  qui   avaient   été    partout  et  qui 
avaient  adopté  une   expression   de   figure  affairée  quoi- 
que un  peu  aigrie.  Il  me  sembla  aussi  qu'ils  se  connais- 
saient, mais  je  ne  me  souviens   plus  s'ils  se  dirent   un 
seul   mol  entre  eux.  Nous  autres,  c'est-à-dire  moi  et  le 
Suisse,  ils  ne  voulaient  môme  pas  nous    regarder,  à   ce 
qu'il  semblait;  et,  sifflant  avec  nonchalance,  ils  s'installè- 
rent également  avec  nonchalance,  tout  à  fait  indifférents 
et  regardant  obstinément  par  les  portières.  J'allumai  une 
cigarette  et  les  examinai  par  désœuvrement.  Il  est  vrai  que 
la  question   surgissait  :  quelle   sorte  de  gens  était-ce?  Ce 
n'était  ni   des  ouvriers,   ni  des  bourgeois.   Peut-ôtre  des 
retraités,  quelques  demi-soldes  ou  à  peu  près?  D'ailleurs, 
je  ne  m'en  préoccupai  pas  outre  mesure.  Au  bout  de  dix 
minutes,  aussitôt  que  nous  approchâmes  de  la  station  sui- 
vante, ils  sautèrent  du  wagon  tous  les  quatre  l'un  après 
l'autre,  la  portière  se  ferma  et  nous  roulâmes  plus  loin.  Sur 
cette  ligne  ou  ne  s'arrôte  presque  pas  aux  stations  :  deux 
minutes,  trois  au  plus,  et  l'on  va  plus  loin.  On  vous  mène 
admirablement,  c'estrà-dire  avec  une  grande  vitesse. 

Dès  qui'  nous  fûmes  seuls,  le  Suisse  ferma  immédiate- 
ment sou  guidi,  le  mit  de  cftté,  me  considéra  d'un  air  de 
contentement,  avec  le  désir  évident  de  reprendre  notre 
conversation. 

—  Ces  messieurs  ne  sont  pas  restés  longtemps,  com- 
mençai-je,  le  regardant  avec  curiosité. 

—  Mais  ils  n'étaient  venus  que  pour  une  station. 


520  COnRESPONDANCB   DE    DOSTOKeVSKI 

—  Les  connaissez-vous  î 

—  Eux  ?...  Mais  ce  sont  dos  agents  de  police... 

—  Comment  ?  I>«'4  |ю11г1гт«<?  (b'maodai-je  avec  élonne- 
ment, 

—  Mais  oui...  j'ai  bien  remarqué,  tout  à  l'heure,  que 
vous  ne  le  deviniez  pas... 

—  Et...  serait-ce  des  mouchards  ?  (Je  ne  voulais  tou- 
jours pas  le  croire.) 

—  Mais  oui  ;  ils  sont  venus  pour  nous. 

—  En  ôtes-vous  sûr? 

—  Oh,  sans  doute  I  J'ai  passé  déjà  plusieurs  fois  par  ici. 
On  nous  a  désignés  à  eux  quand  nous  étions  encore  à 
la  douane;  quand  on  lisait  nos  passeports,  on  leur  a  com- 
muniqué nos  noms,  etc..  Eh  bien,  voilà,  ils  sont  venus 
pour  nous  accompagner. 

—  Mais  pourquoi  nous  accompagner,  s'ils  nous  ont  déjà 
vus?  Vous  dites  donc,  qu'on  nous  a  désignés  encore  à  la 
station  précédente  ? 

—  Mais  oui,  et  on  leur  a  communiqué  nos  noms.  Mais 
cela  ne  suffit  pas.  Maintenant,  ils  nous  ont  étudiés  en 
détail  :  le  visage,  le  costume,  le  sac  de  nuit,  bref,  tout 
ce  qui  concerne  votre  signalement.  Ils  ont  remarqué  vos 
boutons  de  manchette.  Vous  vous  êtes  servi  de  votre 
porte-cigarette,  ils  ont  remarqué  le  porte-cigarette,  en  un 
mot  tous  les  détails,  toutes  les  particularités  possibles.  A 

Paris,  vous  pourriez  vous  perdre,  changer  de  nom  (c'esl^ 
à-dire  si  vous  étiez  suspect).  Eh  bien,  tous  ces  détails  ser- 
viraient à  vous  retrouver.  Tout  cela  a  été  télégraphié 
aussitôt  de  cette  station  à  Paris.  Là  on  le  conserve  en  lieu 
sûr,  en  cas  de  nécessité.  De  plus,  les  propriétaires  des 
hôtels  sont  obligés  de  communiquer  tous  les  détails  sur 
les  étrangers,  jusqu'aux  plus  petites  choses, 

—  Mais  pourquoi  donc  étaient-ils  si  nombreux,  ils  étaient 
quatre  ?  continuai-je  à  interroger  encore  tout  étonné. 

—  Oh  !  ils  sont  très  nombreux  ici.  Il  y  avait  probable- 
ment peu  d'étrangers  cette  fois,  s'il  y  en  avait  eu  davan- 
tage, ils  se  seraient  dispersés  dans  les  wagons. 

—  Mais  permettez,  ils  ne  nous  ont  même   pas  regardés. 
Ik  regardaient  à  la  portière. 

—  Oh  1  soyez  tranquille,  ils  ont  tout  observé...  Ils  sont 
venus  exprès  pour  nous. 


APPENDICE 


521 


Eh  bien  1  Eh  bien  !  Voilà  donc  comment  le  Français  n'a 
pas  de  raison,  et  (je  l'avoue  à  ma  grande  honte)  je  regar- 
dai le  Suisse  un  peu  de  travers  avec  méfiance  ;  «Mais,  toi- 
même,  l'ami,  n'en  serais-tu  pas,  tout  en  feignant  autre 
chose  »,  me  vint  à  l'esprit,  mais  pour  un  seul  instant,  je 
vous  assure.  C'était  stupide,  mais  que  faire  ;  cela  vient 
malgré  soi... 

Le  Suisse  ne  m'avait  pas  trompé.  A  l'hôtel,  où  je  descen- 
dis, on  prit  mon  signalement  de  la  façon  la  plus  détaillée,  et 
on  le  communiqua  à  qui  de  droit.  D'après  l'exactitude  et 
les  détails  avec  lesquels  on  vous  examine  en  prenant 
votre  signalement,  on  peut  conclure  que,  pendant  tout 
votre  séjour  à  l'hôtel,  chacun  de  vos  pas  se  trouve  pour 
ainsi  dire  scrupuleusement  observé  et  compté.  D'ailleurs, 
la  première  fois,  à  l'hôtel,  on  ne  me  dérangea  pas  beaucoup 
et  on  prit  mon  signalement  sans  que  je  m'en  aperçusse, en 
dehors,  bien  entendu,  des  questions  que  l'on  vous  pose 
d'après  le  livre  dans  lequel  on  inscrit  les  renseignements 
que  vous  donnez  :  Qui  ôtes-vous,  que  faites-vous,  d'où 
venez-vous,  quelles  intentions  avez-vous  ?  etc. 

Mais,  après  un  voyage  de  huit  jours,  à  Londres,  n'ayant 
pas  trouvé  de  place  dans  ce  môme  hôtel,  l'hôtel  Coquil- 
lière,  je  descendis  dans  un  autre  où  l'on  fut  plus  franc 
avec  moi.  Le  second,  l'Hôtel  des  Empereurs,  paraissait 
plus  familial  à  tous  les  points  de  vue.  Les  propriétaires 
étaient  vraiment  de  très  braves  gens,  très  délicats,  de  vieux 
époux  excessivement  attentifs  envers  les  locataires.  Le  soir 
du  môjne  jour  où  je  m'installai  chez  eux,  la  propriétaire, 
m'ayant  guetté  dans  l'entrée,  m'invita  à  passer  dans  la 
pièce  qui  servait  de  bureau.  Ici  se  trouvait  aussi  le  mari, 
mais  la  femme  paraissait  avoir  la  haute  main  dans  le 
ménage. 

—  Pardon,  monsieur,  commença-t-elle  très  poliment: — 
nous  aurions  besoin  de  prendre  votre  signalement. 

—  Mais  je  vous  l'ai  communiqué...  mon  passeport  se 
trouve  chez  vous. 

—  Sans  doute,  mais...  votre  profession? 

Ces  mots:  votre  profession  .^  est  une  chose  très  embar- 
rassante et  ne  me  plaisait  nulle  part.  Allons,  que  peut-on 
écrire  ?  Voyageur,  cest  trop  vague.  Homme  de  lettres,  — 
on  n'inspire  aucun  respect. 


522  CORRESPONDANCE   DE   DOSTOÏEVSKI 

—  Écrivons  plutôt  propriétaire,  qu'en  pensez -voue?  me 
demanda  la  femme.  Cela  vaudra  mieux. 

—  Oh  oui  1  cela  vaudra  mieux,  approuva  le  mari. 

—  C'est  fait.  Kti  bien,maititonant:Ic  but  de  voire  séjour 
à  Paris  ? 

—  Je  viens  voir  Paris  comme  voyageur,  en  passant. 

—  Hein,  oui,  pour  voir  Paris.  Permettez,  monsieur,  la 
taille  ? 

—  Comment,  quelle  taille  ? 

—  Mais  quelle  taille  avez-vous  ? 

—  Vous  le  voyez,  je  suis  de  taille  moyenne. 

—  C'est  bien  cela,  monsieur...  Mais  je  voudrais  avoir 
plus  de  détails...  Je  pense,  je  pense...  continua-t-elle  un 
peu  embarrassée,  consultant  son  mari  du  n-gard. 

—  Je  pense  que  ce  sera  tant,  décida  le  mari,  prenant  à 
vue  d'œil  la  mesure  de  ma  taille  en  centimètres. 

—  Pourquoi  vous  le  faut-il  ?  demandai-je. 

—  Oh,  monsieur!  C'est  indispensable,  répondit  la  pro- 
priétaire, en  appuyant  aimablement  sur  le  mot  indispen- 
sable, tout  en  inscrivant  ma  taille  dans  un  livre.  —  Main- 
tenant, monsieur,  vos  cheveux?  Blonds,  hum...  d'une 
nuance  assez  claire,  droits... 

Elle  marqua  les  cheveux. 

—  Permettez,  monsieur,  continua-t-elle,  en  posant  la 
plume,  se  levant  et  s'approchant  de  moi  de  l'air  le  plus 
aimable  :  par  ici,  deux  pas,  tout  près  de  la  fenêtre.  Il  faut 
examiner  la  couleur  de  vos  yeux.  Hum,  ils  sont  clairs... 

Elle  consulta  encore  son  mari  du  regard.  Ils  parais- 
saient s'aimer  beaucoup. 

—  Plutôt  gris,  dit  le  mari  d'un  ton  affairé,  môme  sou- 
cieux. Voilà,  fit-il  un  signe  à  la  femme,  en  indiquant  quel- 
que chose  au4les3us  de  son  sourcil  droit,  mais  je  compris 
très  bien  ce  qu'il  indiquait.  J'avais  sur  le  front  une  petite 
cicatrice,  et  il  voulait  que  sa  femme  notât  ce  signe  parti- 
culier. 

—  Permettez-moi  de  vous  demander  quelque  chose  à 
présent,  dis-je  à  la  propriétaire,  quand  l'examen  fut  ter- 
щ1пе  :  est-il  possible  que  l'on  exige  de  vous  tant  de  pré- 
cision? 

—  Oh,  monsieur  !  c'est  indis-pen-sable... 

—  Monsieur  1  confirma  le  mari  d'un  air  important. 


APPENDICE  523 

—  Mais  on  ne  m'a  pas  questionné  à  l'hôtel  Coquillière. 

—  Ce  n'est  pas  possible,  reprit  vivement  la  propriétaire. 
Ils  auraient  pu  avoir  des  ennuis.  II  est  probable  qu'ils 
vous  ont  examiné,  ils  n'ont  rien  dit,  mais  ils  l'ont  sûrement 
fait.  Mais  nous,  nous  sommes  plus  simples  et  plus  francs 
avec  nos  locataires,  nous  les  traitons  en  amis.  Vous  serez 
content  de  nous.  Vous  allez  voir... 

—  Oh,  monsieur  I...  confirma  solennellement  le  mari,  et 
son  visage  exprima  môme  de  l'attendrissement. 

C'étaient  des  époux  très  honnêtes,  très  aimables,  autant 
que  je  pus  les  connaître  dans  la  suite.  Mais  le  mot  :  indis- 
pensable n'était  pas  prononcé  d'un  ton  diminutif  ou 
d'excuse,  mais  précisément  d'un  ton  de  nécessité  absolue 
et  qui  paraissait  concorder  avec  leur  propre  opinion  per- 
sonnelle. 

Me  voilà  donc  à  Paris. 


CHAPITRE    IV 


BAAL 


Me  voilà  donc  à  Paris...  Ne  croyez  pas  cependant  que  je 
vous  dirai  beaucoup  de  choses  sur  Paris  lui-môme.  Je  pense 
que  vous  en  avez  lu  tant  de  descriptions  russes,  que  cela 
a  fini  par  vous  ennuyer.  De  plus,  vous  j  avez  été  vous- 
mêmes,  et  vous  avez  certainement  observé  mieux  que 
moi.  D'ailleurs,  quand  j'étais  à  l'étranger,  je  détestais 
examiner  les  choses  en  suivant  le  guide,  comme  d'après 
une  loi,  comme  si  cela  était  une  lâche  pour  le  voyageur, 
et  à  cause  de  cela,  j'ai  honte  de  l'avouer,  j'ai  omis  de 
visiter  bien  des  choses.  J'en  ai  omis  aussi  à  Paris.  Ainsi, 
je  ne  dirai  pas  précisément  que  j'ai  examiné  Paris,  mais 
voilà  ce  que  je  pourrais  dire  :  j'ai  défini  Paris,  je  lui  ai 
trouvé  une  épithète,  et  je  maintiens  celle  épithète.  Voici  : 
c'est  la  ville  la  plus  morale  et  la  plus  vertueuse  du  monde. 
Quel  ordre,  quelle  prudence,  quels  rapports  bien  définis 
et  bien  établis  ;  comme  tout  est  gardé  et  réglé  ;  comme 
tout  le  monde  est  content  et  parfaitement  heureux,  et 
enfin  comme  tous  sont  arrivés  à  être,  et  se  sont  persuadés 
qu'ils  sont  complètement  contents  et  heureux,  et...  et...  se 
sont  arrêtés  à  cela.  Il  n'y  a  pas  d'autre  chemin.  Vous  ne 
croirez  pas  qu'ils  se  sont  arrêtés  là  ;  vous  allez  crier  que 
j'exagère,  que  ce  n'est  qu'une  calomnie  patriotique,  amère, 
qu'en  efTet  tout  ne  pouvait  s'arrêter  tout  à  fait.  Mais,  mes 
chers  amis,  je  vous  avais  bien  prévenus,  dans  le  premier 
chapitre  de  ces  notes,  que  probablement,  je  mentirais 
affreusement.  Eh  bien,  laissez-moi  faire.  Vous  êtes  certains 
aussi  que  si  je  mens,  je  ne  le  ferai  qu'étant  convaincu  du 
contraire.  A  mon  idée,  c'est  déjà  bien  assez.  Eh  bien,  lais- 
sez moi  donc  libre. 

Oui,  Paris   est    une    ville   merveilleuse.  Quel    confort, 


APPENDICE 


525 


quelle  masse  de  commodités  pour  ceux  qui  ont  droit  à  ces 
commodités,  et  encore,  quel  ordre,  on    peut    dire,   quelle 
accalmie  d'ordre.  Je  reviens  toujours  à  l'ordre.  Vraiment, 
un  peu  plus  et  Paris  avec  ses  quinze  cent  mille  habitants 
se   transformera   en  quelque  ville  universitaire  allemande 
pétrifiée  dans  le  calme  et  dans  l'ordre,  dans  le  genre  de 
quelque  Heidelberg,  par  exemple.  Il   tend  à  le  devenir. 
Est-ce  qu'il  ne  pourrait  pas  y  avoir  de  Heidelberg  de  dimen- 
sions colossales  ?  Et  quelle  ordonnance  !  Comprenez-moi  : 
pas    tant    l'ordonnance    extérieure,  qui  est   infime  (bien 
entendu,  relativement),  que  l'ordonnance  intérieure,  spiri- 
tuelle, venant  du  cœur.  Paris  se  resserre,  se  diminue  volon- 
tiers, se    rétrécit  jusqu'à   l'attendrissement.  Comment  le 
comparer  sous  ce  rapport  à  Londres,  par  exemple?  Je  n'ai 
passé  que  huit  jours  à  Londres,  et,  —  extérieurement   au 
moins,  —  par  quelles  vastes  images,  par  quelles  vives  dis- 
positions, dispositions  originales  non  adoptées  à  une  seule 
mesure,  s'est-il  dessiné  dans  mes  souvenirs  I  Chaque  rudesse, 
chaque  contradiction  vivent  à  côté  de  leur  antithèse  ets'obs- 
iinent  à  ne  pas  se  quitter,  s'opposent  l'une  à  l'autre,  et,  évi- 
demment ne  s'excluent  pas  l'une  l'autre.  Tout  cela  paraît 
se  défendre  avec  acharnement  et  vit  de  sa  propre  existence 
ne  semblant  pas  se  gêner  nullement.  Et  cependant,   l'on 
trouve  encore   ici  la  lutte    sourde,  opiniâtre,  invétérée,  la 
lutte    à  mort  des  principes  personnels  de  tout  l'occident 
avec  la  nécessité  de  s'entendre  tant  bien  que  mal,  de  for- 
mer d'une  façon  quelconque  une  communauté  et  de   s'or- 
ganiser dans  la  môme  fourmilière  ;  que  ce  ne   soit  qu'une 
fourmilière,  mais  il  faut  s'organiser  sans  se   manger  les 
uns  les  autres  ou  gare  la  métamorphose  en  anthropophages! 
Sous  ce  rapport,  on  remarque  d'un  autre  côté  la  même 
chose  qu'à  Paris  :  la  môme  tendance  désespérée  de  s'arrê- 
ter au  statu  quo  par  désespoir,  de  s'arracher  tous  les  désirs 
et  tout  l'espoir,  de  maudire  son  avenir,  dans  lequel  la  foi 
manque  aux  chefs  mômes  du  parti  du  progrès,  et  d'adorer 
Baal.  Je  vous  prie,  cependant,  ne  vous  emportez  pas  par  des 
expressions  élevées  ;  il  n'y  a  que  les  âmes  des    meneurs 
qui  ont  conscience  de  la  chose,  et  cela  se  remarque  incons- 
ciemment, instinctivement,  dans  les  fonctions  vitales  de  la 
masse.  Mais,  par  exemple,  à  Paris,  le  bourgeois  est  sciem- 
ment presque  très  content,  et  il  est    assuré   que  tout   est 


526  COURESPONDANCE    D-E    D08T0ÏEVHKI 

comme  cela  doit  être,  el  il  serait  prêt  à  vous  rosser  si  voua 
aviez  l'air  d'en  douter, il  vous  battrait,  car  jusqu'à  présent, 
il  craint  toujours  quelque  chose,  malgré  son  assurance.  A 
Londres  la  тЛто  chose  arrive,  mais  quelles  larg«'s  images 
vous  oppressent  !  Extérieurement  même,  quelle  différence 
avec  Paris!  Cette  ville  immense  comme  la  mer,  qui  s'agite 
jour  et   nuit,  le    bruit  et  le    hurlement  des    machines,  сев 
chemins  de  fer  qui  passent  par-dessus  les  maisons  (bien- 
tAl  aussi   en-dessous),    celte    hardiesse   d'entreprise,    qu* 
n'est  en  réalité  que  le  degré  le  plus  élevé  de  l'ordre  bour- 
geois, cette  Tamise   empoisonnée,  cet  air  salure  de  char- 
bon de  terre,  ces  splendides  squares  et  ces  parcs,  ces  ter- 
ribles coins  de   la   ville,  tels    que   Whitechapel,  avec  sa 
population  sauvage,  à  demi-nue  et  affamée  ;  la  cité  avec 
ses  millions  et  son  commerce  universel,  le  palais  de  cris- 
tal, l'exposition    universelle...  Oui,  l'exposition  est  éton- 
nante. Vous  sentez   une   force    terrible,  qui  a    réuni  cette 
foule  innombrable,  venue  de  tous  les  points  du  monde  en 
un  seul  troupeau  ;  vous  reconnaissez  une  pensée  gigan- 
tesque ;  vous    sentez    qu'ici    quelque    chose  a    été  déjà 
obtenu,  qu'ici  il  y  a  la  victoire,  le  triomphe.  Vous  parais- 
sez même  commencer  à  craindre  quelque    chose.  Oui,  si 
indépendant  que  nous  soyez,  vous  commencez  à  craindre. 
Ceci  ne  serait-il  pas  l'idéal  atteint?  pensez-vous;  n'est-ce 
pas  la  fin?  Ne  serait-ce  pas  «  l'unique  troupeau  »?  Ne  fau- 
drail-il  pas  l'accepter  en  effet  comme  vérité  parfaite  et  se 
taire  définitivement?  Tout  cela  est  si  triomphant,  si  victo- 
rieux et  si  fier,  que  vous  commencez  à  respirer  avec  peine. 
Vous  regardez  ces  centaines  de  mille,  ces  millions  d'hom- 
mes, qui  y  viennent  humblement  de  toute  la  surface  ter- 
restre, —  des  hommes  venus  avec  une  seule  pensée,  qui  se 
tiennent  silencieux  et  avec  un  calme  entêtement,  dans  ce 
palais  colossal,  et  vous  sentez,  que  quelque  chose  de  défi- 
nitif s'est  accompli,  accompli  et  terminé.  C'est  comme  une 
image  biblique,  quelque  chose  de  Babylone,  une  prophétie 
de   l'Apocalypse,  qui  s'accomplit  devant   vos  yeux.  Vous 
sentez  qu'il  faudrait  énormément  de  résistance  et  de  néga- 
tion séculaires,  pour  ne  pas  se  soumettre,  ne  pas  céder  à 
l'impression,  ne  pas  s'incliner  devant  le  fait  et  ne  pas  ado- 
rer Baal,  c'est-à-dire  ne  pas  prendre  ce  qui  existe  pour 
son  idéal. 


APPENDICE  ''*' 


Mais  c'est  une  absurdité,  direz-vous,  une  divagation  de 
malade,  une  excitation  nerveuse,  une  exagéralion.  Per- 
sonne n'en  tient  compte,  et  personne  ne  le  prendra  pour 
son  idéal.  D'ailleurs,  la  faim  et  la  servitude  viennent  à  bout 
dechacun,  et  sont  les  premières  à  inspirer  la  négation  et  à 
engendrer  le  scepticisme.  Les  dileltauti  repus,  qui  se  pro- 
mènent pour  leur  plaisir,  peuvent  certainement  évoquer 
des  images  de  l'Apocalypse  ou  céder  à  leurs  nerfs,  en  exa- 
gérant et  exploitant  chaque  phénomène,  afin  de  s'exciter 
en  provoquant  de  violentes  impressions... 

Bien,  puis-je  répondre  :  supposons  que  j'aie  été  entraîné 
par  le  décor,  je  veux  bien.  Mais  si  vous  aviez  vu  cona- 
bien  est  orgueilleux  l'esprit  puissant  qui  a  créé  ce  décor 
colossal,  et  combien  cet  esprit  est  fièrement  convaincu 
de  sa  victoire  et  de  son  triomphe,  vous  auriez  frémi  pour 
son  orgueil,  soB  entêtement  et  son  aveuglement;  vous 
auriez  aussi  frémi  pour  ceux  sur  lesquels  règne  cet  esprit 
orgueilleux  et  pour  ceux  qu'il  domine.  Auprès  de  cette 
grandeur  colossale,  auprès  de  cette  immense  iierté  d'un 
esprit  dominateur,  avec  la  perfection  triomphante  des  créa- 
tions de  cet  esprit,  une  créature  affamée  s'effraie  souvent, 
se  soumet,  s'humilie,  cherche  le  salut  dans  le  «  gin  »  et  la 
débauche,  et  commence  à  croire  que  tout  cela  doit  être 
ainsi.  Le  tait  vous  oppresse,  la  masse  devient  insensible 
et  imite  la  Chine,  ou  bien  si  le  scepticisme  est  engendré, 
sombres  et  maudissants,  ils  cherchent  le  salut  dans  quelque 
chose  de  pareil  au  marmonisme.  Car  à  Londres,  vous  pou- 
vez voir  la  multitude  eu  tel  nombre  et  dans  un  tel  décor, 
comme  il  ne  vous  arrivera  nulle  part  au  monde  de  la  voir. 
On  me  disait,  par  exemple,  que  dans  la  nuit  du  samedi  un 
demi-million  d'ouvriers  et  d'ouvrières,  avec  leurs  entants, 
se  répandaient  comme  une  mer  par  toute  la  ville,  se  grou- 
pant surtout  dans  certains  quartiers,  et  fêtant  toutela  nuit 
le  sabbat  jusqu'à  cinq  heures  du  matin,  c'est-à-dire  man- 
geant et  buvant  comme  des  brutes,  pour  toute  la  semaine. 
Tout  cela  apporte  l'épargne  de  la  semaine,  tout  ce  qui  a 
été  gagné  avec  une  grande  peine  et  tant  de  malédictions. 
Le  gaz  à  haute  pression  brûle  dans  les  boutiques  de  comes- 
tibles et  dans  les  boucheries,  éclairant  vivement  les  rues. 
On  dirait  qu'un  bal  s'organise  pour  les  nègres  blancs.  La 
foule  s'amasse  dans  les  rues  et  dans  les  tavernes  ouvertes. 


528  CORRESPONDANCE    DE    DOSTOÏEVSKI 

On  y  mange  et  on  y  boil.  Les  brasseries  sont  décorées 
comme  des  palais.  Tout  est  ivre,  mais  sans  joie  ;  tout  est 
sombro,  toutest  lourd  et  étrangement  silencieux. Quelque- 
fois seulement  des  invectives  et  des  rixes  sanglantes  vien- 
nent troubler  ce  silence  suspect,  et  qui  vous  impressionne 
péniblement...  Tout  cela  se  hôte  de  boire  jusr^u'à  la  perte 
de  raison...  Les  femmes  ne  le  cèdent  en  rien  aux  hommes 
et  s'enivrent  avec  leurs  maris  ;  les  enfants  courent  et  ram. 
pent  entre  eux. 

Dans  une  pareille  nuit,  vers  deux  heures  du  matin,  je  me 
perdis  un  jour  et  je  courus  les  rues  au  milieu  de  la  foule 
innombrable  de  ce  sombre  peuple, demandant  mon  chemin 
presque  par  signes,  car  je  ne  sais  pas  un  mot  d'anglais.  Je 
retrouvai  mon  chemin,  mais  l'impression  de  ce  que  j'avais 
vu  me  tourmenta  durant  environ  trois  jours.  Le  peuple 
reste  toujours  le  peuple,  mais  ici  tout  cela  était  si  énorme, 
si  apparent,  qu'il  semblait  que  l'on  touchât  réellement  à  ce 
que  l'on  ne  pouvait  qu'imaginer  avant.  Ce  n'est  pas  le  peu- 
ple que  vous  voyez  ici,  mais  seulement  le  désir  de  s'oublier, 
désir  systématique,  désir  soumis,  désir  encourage.  Et  vous 
sentez,  en  voyant  tous  ces  parias  de  la  société,  que  la  pro- 
phétie ne  se  réalisera  pas  encore  pour  eux  de  longtemps, 
que  de  longtemps  encore  on  ne  leur  donnera  ni  palmes,  ni 
vêtements  blancs,  et  que  longtemps  encore  ils  en  appelle- 
ront au  Très  Haut  :  «  Jusques  à  quand,  ô  Seigneur  !  »  Et 
ils  le  savent  eux-mêmes  et,  en  attendant,  ils  se  vengent  de 
la  société  par  les  mormons,  les  fiévreux,  les  chemineaux... 

Nous  sommes  étonnés  de  cette  lubie  de  devenir  fiévreux 
ou  chemineau  et  nous  ne  comprenons  pas  qu'il  n'y  a  ici 
que  le  désir  de  s'écarter  de  notre  formule  sociale,  désir 
obstiné,  inconscient  ;  désir  instinctif  de  s'écarter  de  nous 
à  tout  prix  pour  se  sauver,  de  s'écarter  de  nous  avec 
dégoût  et  horreur.  Ces  millions  d'êtres,  mis  au  ban  et  chassés 
du  festin  humain,  qui  se  poussent  et  s'écrasent  dans  les 
ténèbres  souterraines  dans  lesquelles  les  ont  précipités  leurs 
frères  aînés,  frappent  à  tâtons  dans  la  première  porte 
venue  et  cherchent  une  issue,  afin  de  ne  pas  étouffer  dans 
l'obscur  sous-sol.  C'est  la  dernière  tentative  désespérée 
de  former  son  groupe,  sa  propre  masse,  et  de  s'écarter  de 
tout,  fût-ce  de  la  figure  humaine,  afin  d'agir  à  son  idée, 
de  ne  pas  être  avec  nous... 


APPENDICE  329 

J'ai  vu  à  Londres  encore  une  masse  pareille,  que  vous 
ne  pourrez  voir  nulle  part  aussi  nombreuse  qu'à  Londres. 
Le  décor  aussi  était  particulier.  Qui  est  allé  à  Londres,  a 
bien  été  au  moins  une  fois  la  nuit  à  Haymarkel.  Dans  ce 
quartier,  pendant  la  nuit,  les  femmes  publiques  s'allrou- 
pent  dans  certaines  rues  par  milliers.  Les  rues  sont  éclai- 
rées par  des  faisceaux  de  lumière,  dont  nous  n'avons 
aucune  idée.  A  chaque  pas  on  rencontre  de  superbes  cafés, 
ornés  de  glace  et  de  dorures.  On  trouve  ici  les  réunions  et 
les  asiles.  C'esl  pénible  d'entrer  dans  cette  foule.  Comme 
elle  est  étrangement  composée.  On  trouve  ici  de  vieilles 
femmes,  et  des  femmes  d'une  beauté  surprenante,  devant 
lesquelles  on  s'arrête  étonné.  Dans  tout  l'univers  on  ne 
saurait  trouver  de  femmes  aussi  belles  que  les  Anglaises. 
Tout  cela  se  presse  avec  peine  dans  les  mes,  se  serre  et 
s'épaissit.  La  foule  déborde  du  trottoir  et  encombre  toute 
la  rue.  Tout  cela  désire  une  proie  et  se  jette  avec  un 
cynisme  éhonté  sur  le  premier  venu.  On  trouve  ici  de 
riches  et  brillants  vêtements,  et  des  guenilles,  et  d'extrê- 
mes différences  d'âges,  tout  à  la  fois.  Dans  cette  foule 
affreuse  on  peut  coudoyer  le  vagabond  ivre,  on  y  trouve 
aussi  le  richard  titré.  On  y  entend  des  injures,  des  querel- 
les, des  appels  et  le  doux  chuchotement  engageant  d'une 
beauté  encore  timide.  Et  quelquefois  une  beauté  surpre- 
nante I  Des  visages  de  keepsake.  Je  me  souviens  d'être 
entré  un  jour  dans  un  «  Casino  ».  La  musique  retentissait, 
on  dansait,  il  y  avait  une  foule  de  monde.  Le  décor  était 
splendide.  Mais  l'humeur  sombre  des  Anglais  ne  change 
pas  au  milieu  de  la  joie  :  ils  dansent  avec  sérieux,  môme 
d'un  air  morne,  taisant  à  peine  le  pas,  comme  s'ils  le 
faisaient  par  devoir.  En  haut,  dans  la  galerie,  j'aperçus 
une  jeune  fille  et  je  m'arrêtai  émerveillé  :  je  n'avais 
encore  jamais  aperçu  une  beauté  aussi  idéale.  Elle  était 
assise  à  une  table  avec  un  jeune  homme,  qui  parais- 
sait être  un  riche  gentleman,  et  ne  devait  pas  être  un 
habitué  du  Casino.  11  l'avait  peut-être  cherchée  et  ils 
s'étaient  enfin  rencontrés,  ou  bien  ils  s'y  étaient  donné 
rendez-vous.  Us  parlaient  peu  et  d'une  façon  brève,  comme 
s'ils  ne  disaient  pas  ce  qu'ils  auraient  voulu.  La  conversa- 
tion était  interrompue  par  de  longs  silences.  Elle  aussi  était 
bien  triste.  Ses  traits  étaient  fins,  délicats,  mais  il  y  avait 

34 


530  C0RRE8l*o.-4i»A.>t;K  DB  D08T0ÏBVeKI 

quelque  chose  fie  triste  cl  de  concentré  dans  чоц  beau 
regard  un  peu  orgueilleux,  «juelque  chose  d<*  pensif  et  de 
languissant.  KUe  devait  être  poitrinaire.  Elle  était,  elle  ne 
pouvait  pas  ne  pas  être,  au  dessus  de  ces  malheureuHes 
femmes  par  son  instruction  :  car  autrement  qu'expri- 
merait le  visage  humain  ?  Et  cependant  elle  buvait  du 
«  gin  >  que  le  jeune  homme  avait  payé.  Il  se  leva  enfin, 
lui  serra  la  main  et  ils  se  séparèrent.  Il  sortit  du  Casino, 
et  elle,  toute  rose,  avec  sur  ses  joues  pôles  des  taches  bril- 
lantes provoquées  par  l'alcool,  sortit  et  se  perdit  dans  la 
foule  des  prostituées.  A  Haymarket  j'ai  remarqué  des 
mères  qui  amenaient  leurs  jeunes  fillettes  pour  h-s  vendre. 
Des  petites  tilles  d'une  douzaine  d'années  vous  prennent 
par  la  main  et  vous  engagent  à  les  suivre.  Je  me  sou- 
viens que  j'aperçus  un  jour  dans  la  rue.  au  milieu  «le  la 
foule,  une  petite  fille  ûgée  de  six  ans  au  plus,  tout  en 
loques,  sale,  pieds  nus,  décharnée  et  meurtrie  :  à  travers 
ses  guenilles  on  voyait  son  petit  corps  tout  couvert  de 
bleus.  Elle  avait  l'air  d'aller  sans  savoir  où,  sans  se  hâter, 
Dieu  sait  pourquoi  elle  se  trouvait  au  milieu  de  la  foule  ; 
peut-être  avait-elle  faim.  Personne  ne  faisait  attention  à 
elle.  Mais  ce  qui  me  frappa  le  plus,  c'est  qu'elle  portait 
sur  son  visage  l'expression  d'un  tel  chagrin,  d'un  tel  déses- 
poir sans  issue,  que  de  voir  ce  petit  être,  accablé  partant 
de  malédiction  et  de  désolation,  paraissait  contre  nature 
et  faisait  afifreusement  mal.  Elle  branlait  sa  tête  éche- 
velée  d'uu  côté  à  l'autre,  comme  si  elle  discutait  quelqfue 
chose,  écartait  ses  petits  bras,  en  gesticulant,  ensuite  les 
réunissait  soudain  et  les  serrait  contre  sa  chétive  poitrine 
nue.  Je  revins  sur  mes  pas  et  lui  donnai  un  demi  shilling. 
Elle  prit  la  pièce,  puis  me  regarda  d'un  air  sauvage,  avec 
un  étonnement  craintif  et  se  mit  soudain  à  revenir  sur  ses 
pas  en  courant,  comme  si  elle  avait  peur  que  je  ne  lui 
enlève  l'argent.  En  général,  des  sujets  gais... 

Et  voilà,  une  nuit,  au  milieu  de  la  foule  des  femmes 
perdues  et  des  débauchés,  je  fus  arrêté  par  une  femme,  qui 
se  frayait  un  chemin  en  pressant  le  pas.  Elle  était  vêtue 
de  noir,  coiffée  d'un  chapeau  qui  lui  couvrait  presque  tout 
le  visage  ;  je  n'eus  pas  le  temps  de  l'examiner  :  je  me  rap- 
pelle seulement  son  regard  pénétrant.  Elle  me  dit  quelque 
chose  que  je  ne  pus  comprendre,  en  mauvais  français,  т& 


APPENDICE  531 

fourra  dans  la  maia  un  petit  papier  et  alla  plus  loin.  J'exa- 
minai le  papier  à  la  fenêtre  éclairée  d'un  café  :  c'était  un 
petit  carré  ;  d'un  côté  était  imprimé:  «  Crois-tu  cela  ?  »;  de 
l'autre  côté,  en  français  également  :  «  Je  suis  la  résurrec- 
tion et  la  vie...  »  et  ainsi  de  suite,  plusieurs  lignes.  Con- 
venez-en que  c'est  assez  original.  On  m'expliqua  ensuite 
que  c'était  une  propagande  catiiolique,  qui  rôde  partout, 
opiniâtre  et  infatigable.  Tantôt  ce   sont  ces  papiers  qui 
sont  distribués  dans  les  rues,  tantôt  ce  sont  des  livres  qui 
contiennent  des  extraits  de  l'Évangile  et  de  la  Bible.  On 
les  distribue  gratuitement,  on  vous  oblige  à  les  prendre, 
on  vous  les  met  en  mains.  Il  y  a  une  masse  de  propagan- 
distes hommes  et  femmes.  C'est  une  propagande  intéressée 
et  rouée.  Le  prôtre  catholique  cherche  lui-môme  et  tâche 
de  s'insinuer  dans  la  pauvre  famille  de  quelque  ouvrier. 
Trouve-t-il,  par  exemple,  quelque  malade  couché  sur  un 
grabat,  par  terre,  dans  l'humidité,  entouré  d'enfants  fous  de 
froid  et  de  faim,  et  d'une  femme  affamée  et  souvent  ivre  : 
il   nourrit,    habille,    chauffe    tout    ce    monde,  soigne  le 
malade,  lui  donne  des  remèdes,  devient  la  Providence  de 
la  famille  et  enfin  il  convertit  tout  le  monde  au   catholi- 
cisme. Quelquefois,  après  la  guérison  on  le  chasse  en  l'in- 
sultant et  en  le  rouant  de  coups.  Il  ne  se  décourage  pas  et 
en  cherche  d'autres.  On  le  chasse  encore  :  il  supporte  tout 
et  finit  par  s'emparer  de  quelqu'un.  Mais  le  prôtre  anglican 
ne  va  pas  chez  les  pauvres.  Les  pauvres  n'ont  pas  la  per- 
mission d'entrer  à  l'église,  car  ils  n'ont  pas  de  quoi  payer 
leur  place  sur  le  banc.  Les  unions  entre  ouvriers,  et  chez 
les  pauvres,  en  général,  sont  souvent  illégales,  parce  que 
ça  coûte  trop  cher  de  se  marier.   D'ailleurs,  beaucoup  de 
maris  frappent  leurs  femmes  cruellement,  les  défigurent 
complètement,  surtout  avec  le  tisonnier,  dont  on  se  sert 
pour  secouer  le  charbon  dans  la  cheminée.  Chez  eux  c'est 
un  instrument  qui  est  destiné  à  frapper.  Du  moins,  quand 
on  décrit  dans  les  journaux  les  discordes  de  famille,  les 
coups  et  les  meurtres,  on  parle  toujours  du  tisonnier.  Leurs 
enfants,  à  peine  élevés,  vont  souvent  dans  la  rue,  se  con- 
fondent avec  la  foule  et  enfin  ne  reviennent  plus  chez  les 
parents.  Les  prêtres  et  les  évoques  anglicans  sont  orgueil- 
leux et  riches,  vivent  dans  de  riches  paroisses  et  s'engrais- 
sent avec  une  parfaite  tranquillité  de  conscience.  Ce  sont  de 


532  COnnESPONDANCE    DE   DOHTOÏEVBKI 

grands  pédants  :  ils  sont  très  instruits  et  croient  très  gra- 
vement et  très  sérieusement  à  leur  dignité    stupidement 
morale,  à  leur  droit  de  faire  de    la    morale  tranquille  et 
assurée,  d'engraisser  et  de  vivre  pour  les  riches.  C'est  U 
religion  des  riches  et  qui   ne  s'en  cache  pas.  Au   moine 
c'est  rationnel  et  sans  mensonge.  Chez  ces  professeurs  de 
religion,  convaincus  jusqu'à  la  stupidité,  il  existe  un  cer- 
tain divertissement  :  les  missions.  Ils  font  le  tour  du  monde, 
ils  vont  dans  le  fond  de  l'Afrique,  pour  convertir  un  sau- 
vage, et  ils  oublient  des  millions  de  sauvages  à  Londres, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  les  moyens  de   les  payer.  Mais  les 
riches  anglais  et,en  général,tous  les  veaux  d'or  de  l^-bae 
sont  très  pieux,  sombres,  mornes  et  originaux.  Les  poètes 
anglais  ont  toujours  aimé  à  célébrer  la  beauté  des   pres- 
bytères en  province,  à  l'ombre  des  chênes  et  des  ormes 
séculaires,  leurs  femmes  vertueuses  et  leurs  blondes  filles 
aux  yeux  bleus  d'une  beauté  idéale... 

Mais  quand  la  nuit  est  passée  et  que  le  jour  commence, 
le  môme  esprit  sombre  et  fier  plane  royalement  au-dessus 
de  la  ville  gigantesque.  Ce  qui  a  été  pendant  la  nuit  ne  le 
trouble  pas,  ce  qu'il  voit   autour  pendant  le  jour  ne  le 
trouble  pas  non  plus.  Baal  règne  et  ne  demande  pas  de 
soumission,  parce  qu'il  en  est  sûr.  Sa  foi  en  lui-môme  n'a 
pas  de  bornes  ;  avec  dédain  et  avec  calme  il  donne  la  cha- 
rité organisée  et  il  est  impossible  ensuite   de  troubler   sa 
confiance  en  soi.  Baal  ne  se  cache  pas  à  lui-môme,  comme 
le  fait  Paris,  par  exemple,  certains  phénomènes  sauvages, 
suspects  et  troublants  de  la  vie.  La  misère,  la  soufTrance, 
le  murmure  et  la  stupidité  de  la  masse  ne  le  troublent  nulle- 
ment. C'est  avec  dédain  qu'il  permet  à  tous  ces  phénomènes 
suspects  et  de  mauvais  augure  de  vivre  à  côté  de  sa  vie.  tout 
près  en  pleinjour.il  ne  cherche  pas  à  se  persuader  à  lui- 
môme  lâchement,  fortement,  comme  fait  le  Parisien,  et  à  s'en- 
courager et  à  se  rapporter  à  lui-même  que  tout  est  tranquille 
et  bien  II  ne  cache  pas  les  pauvres,  comme  on  le  fait  à  Pans, 
pour  que  ceux-là  ne  le  dérangent  pas  et  ne  gênent  pas  inuti- 
lement son  sommeil.  Le  Parisien  fait  comme  l'autruche  :  il 
aime  à  enfouir  sa  tête  dans  le  sable,  pour  ne  pas  voir  les  chas, 
seurs  qui  vont  l'atteindre. A  Paris...Mais  cependant, qu'est 
ce  que  je  fais?  Je  ne  suis  plus  àParis  de  nouveau...  Quand 
donc   Seigneur,  pourrai-je  m'habituer  à  avoir  de  l'ordre!... 


CHAPITRE    V 


ESSAI  SUR  LA  BOURGEOISIE 


Pourquoi  tout  se  serre-t-il  par  ici,  comme  s'il  voulait  se 
réduire  en  menue  monnaie, se  gôner, s'effacer?*  Je  n'existe 
pas,  je  n'existe  plus  du  tout  dans  le  monde  ;  je  me  suis 
caché,  passez  votre  chemin,  je  tous  en  prie,  et  ne  me 
remarquez  pas  ;  faites  comme  si  vous  ne  me  voyez  pas  ; 
passez,  passez  1  » 

—  Mais  de  qui  parlez-vous  donc  ?  Qui  se  serre  ? 

—  C'est  le  bourgeois. 

—  Permettez,  il  est  roi,  il  est  tout,  le  tiers  état  c'est  tout, 
et  vous  dites  qu'il  se  serre  1 

—  Oui,  monsieur  1  Pourquoi  s'est-il  tellement  caché 
derrière  l'empereur  Napoléon  ?  Pourquoi  a-t-il  oublié  à  la 
Chambre  le  style  élevé  qu'il  aimait  tant  autrefois  ?  Pour- 
quoi ne  veut-il  se  souvenir  de  rien  et  pourquoi  fait-il  un 
geste  de  répulsion  quand  on  le  fait  penser  à  quelque 
chose  de  l'ancien  temps  ?  Pourquoi  son  esprit,  ses  yeux 
et  sa  langue  expriment-ils  l'inquiétude  aussitôt  que  quel- 
qu'un ose  désirer  quelque  chose  en  sa  présence  ?  Pour- 
quoi dès  qu'il  se  laisse  aller  par  sottise  à  former  un  sou- 
hait quelconque,  tressaille-t-il  et  se  signe-t-il:  «  Seigneur! 
Qu'est-ce  que  je  fais  donc  1  »  et  longtemps  après,  il  cher- 
che consciencieusement  à  effacer  sa  conduite  par  l'effort 
et  l'obéissance  ?  Pourquoi  regarde-t-il  ayant  l'air  de  dire  : 
€  Voilà,  je  ferai  un  peu  de  commerce  dans  ma  boutique, 
aujourd'hui,  et  si  le  Seigneur  le  permet,  demain  aussi, 
peut-être  aussi  après-demain,  si  le  Seigneur  veut  bien 
m'accorder  cette  grâce...  Eh  bien,  alors,  alors,  que  je 
puisse  mettre  de  côté  quelque  petite  chose,  et  après 
moi  le  déluge.  »  Pourquoi  a-t-il  fourré  tous  les  pauvres 
dans  un  endroit  quelconque  et  pourquoi  assure-t-il  qu'il 


53i  COBRESPONDAMCE  DE  OOSTOlEVâKI 

n'y  en  a  pas  du  tout  ?  Pourquoi  la  littérature  gouvernemen- 
tale lui  suflit-olle  ?  Pourquoi  a-t-il  une  envie  furieuse  de 
se  рег8иа<1<'Г  ^]u^^  ses  journaux  sont  incorruptibles  ?  [Pour- 
quoi consent-il  à  dépenser  tant  d'argent  pour  payer  des 
espions?  Pourquoi  n'ose-l^il  souffler  mot  sur  rexp<''dition 
du  Mexique  ?  Pourquoi  au  théâtre  les  maris  sont-ils  repré- 
sentés sous   une  apparence  de  richesse  et  de  noblesse,  et 
pourquoi  les  amants  sont-ils  toujours  si  déguenillés,  sans 
situation  et  sans  protection,  commis  ou  artistes,  *'П  géné- 
ral très  peu  de  chose  ?  Pourquoi  rôve-l-il  que  les  épouses 
sont  toutes  très  nd6ics,  que  le  toyer  prospère,  que  le  pot- 
au-teu  cuit  à  la  flnmme  de  la  vertu,  et  que  leurs  coiffures 
se  trouvent  dans  le  meilleur  état  que  l'on  puisse  imaginer? 
Quant  à  la  coiffure  c'est  une  chose  résolue,  il  en  est  ainsi 
décidé,  on  n'en  parle  plus,  c'est  entendu,  et  malgré  qu'on 
voie  à  chaque   instant  sur  les  boulevards  des  fiacres  qui 
passent  avec  les  stores  baissés,  malgré  que  des  nécessités 
très  inté  ressentes  trouvent  parfois  des  abris,  malgré  que 
les    toilettes  des   épouses  soient  fréquemment  beaucoup 
plus  coûteuses   qu'on  aurait  pu  le  supposer  d'après   les 
revenus  de  l'époux,  cela  est  ainsi,que  voulez-vous  encore? 
Certainement  :  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  on  pourrait  croire 
que  l'idéal   n'est  pas  trouvé,  que  Paris  n'est  pas  tout  à 
lait  le  paradis  terrestre,  qu'il  serait  peut-être  possible  de 
désirer  quelque   chose,  que,  par  conséquent,  le  bourgeois 
n'est   pas   content  lui-même    de  l'état  de  choses,  étal  de 
choses  qu'il   défend   lui-même  et  qu'il  voudrait  imposer 
à  tout  le  monde  ;  que   dans   la  société  il  y  a  des  accrocs 
qu'il  t  audrait  raccommoder.  Voilà  pourquoi  le  bourgeois 
noircit  avec  delencre  les  trous  de  ses  bottes, afin  que  l'on 
ne  re  marque  rien  !  Les  épouses  croquent  des  bonbons,  se 
gantent  à  donner  des  attaques  de  nerfs  aux  dames  russes 
habitant    le   lointain    Saint- Pélerfcbourg,  montrent  leurs 
petits  pieds  et  relèvent  gracieusement  leurs  robes  sur  les 
boulevards.    Que  laut  il  de  plus  pour  le  bonheur  parfait  ? 
Voilà  pourquoi  les  titres  de  romans  tels  que  La  Femme^ 
le  Mari  et  V Amant,  ne  sont  plus  possibles,  dans  les  con- 
ditions ac  tuelles,  car  d'amants  il  n'y  en  a  pas  et  il  ne  peut 
y  en  avoir.    Et  quand  il  y  en  aurait  à  Paris  autant  que  de 
grains  de  sable  dans  la   mer,  il  n'y  en  a  pas  quand  môme 
et  il  ne  peut  y  en  avoir,  car  tout  est  ainsi  accepté  et  décidé, 


APPENDICE  535 

саг  tout  brille  par  la  vertu.  Il  le  faut,  que  tout  brille  par 
la  vertu.  Si  un  soir  on  venait  voir  la  grande  cour  du  Palais- 
Royal,  jusqu'à  onze  heures,  on  serait  absolument  forcé  de 
verser  une  larme  d'attendrissement.  D'innombrables  maris 
se  promènent  bras  dessus  bras  dessous  avec  d'innombra- 
bles épouses,  autour  d'eux  s'amusent  leurs  enfants  chéris 
et  sages,  la  fontaine  coule  avec  bruit,  et  son  clapotement 
monotone  nous  fait  penser  à  quelque  chose  de  calme,  de 
tranquille,  d'éternel,  de  continuel,  de  heidelbergeois.  Et 
ce  n'est  pas  l'unique  fontaine  à  Paris  qui  coule  de  cette 
façon  :  il  s'y  trouve  beaucoup  de  fontaines,  partout  c'est 
la  môme  chose;  le  cœur  s'en  réjouit. 

Le  besoin  de  vertu  à  Paris  est  inextinguible.  Maintenant 
le  Français  est  sérieux,  solide,  et  s'attendrit  môme  souvent, 
de  sorte  que  je  ne  comprends  môme  pas  pourquoi  il  a  tel- 
lement peur  de  quelque  chose,  tellement  peur,  malgré 
toute  sa  «  gloire  militaire  »,  qui  fleurit  en  France  et  que 
Jacques  Bonhomme  paie  si  cher.  Le  Parisien  aime  beau- 
coup le  commerce,  mais  il  semble  que  quand  il  s'occupe 
du  commerce  el  vous  écorche  dans  sa  boutique,  il  ne  vous 
écorche  pas  seulement  pour  avoir  des  bénéfices,  comme 
autrefois,  mais  par  vertu,  par  devoir  sacré.  Amasser  une 
fortune  et  posséder  le  plus  possible,  voilà  le  code  moral, 
le  catéchisme  du  Parisien.  Cela  a  été  toujours,  mais  à 
présent  cela  a  une  apparence  sacro-sainte.  Autrefois  on 
reconnaissait  quelque  chose  en  dehors  de  l'argent,  et 
l'homme  qui  n'en  possédait  pas,  mais  qui  avait  d'autres 
qualités,  pouvait  compter  sur  quelque  estime;  à  pré- 
sent, plus  du  tout.  Maintenant  il  faut  gagner  de  l'argent 
et  posséder  le  plus  possible,  pour  avoir  droit  à  quelque 
estime.  Et  non  seulement  à  l'estime  des  autres,  mais  il  ne 
faut  pas  compter  sur  son  estime  à  soi-même.  Le  Parisien 
ne  s'attribue  aucune  valeur,  s'il  a  conscience  que  sa  poche 
est  vide,  et  il  le  fait  avec  une  conviction  parfaite.  Vous 
pouvez  vous  permettre  des  choses  extraordinaires,  si  vous 
avez  de  l'argent.  Socrate  pauvre  n'est  qu'un  phraseur  sot 
et  nuisible,  et  on  ne  l'estime  qu'au  théâtre,  car  le  bour- 
sreois  tient  encore  à  estimer  la  vertu  au  théâtre. 

Le  bourgeois  est  un  homme  étrange  :  il  proclame 
directement  que  l'argent  est  une  vertu  supérieure  et  le 
devoir  de  l'homme,  et  cependant  il  aime  à  jouer  aux  sen- 


536  CORRESPONOANCB  DE   nOSTOleV^KI 

limenls  élevés.  Tous  les  Français  ont  l'air  extraordioaire- 
ment  nobles.  Le  Français  le  plus  vil,  qui  vous  vendrait  son 
propre  père  pour  une  pièce  de  vingt  sous,  et  vous  donne- 
rait volontiers,  sans  que  vous  le  demandiez,  quelque  chose 
par-dessus  le  marché,  conserve  une  tenue  si  imposante,  que 
TOUS  en  devenez  tout  hésitunt.  Kntrez  dansquelque  magasin 
acheter  quelque  chose,  le  dernier  des  employés  vous  écrase, 
vraiment  il  vous  écrase,  par  sa  noble  altitude.  Ce  sont  ces 
employés-là  quiservent  de  modèles  aux  héros  de  notre  théâ- 
tre Michel.  Vous  êtes  anéanti,  vous  vous  sentez  coupable 
devant  cet  employé.  Vous  étiez  venu,  par  exemple,  avec 
l'intention  de  dépenser  dix  francs,  et  cependant  on  vous  a 
accueilli  comme  si  vous  étiez  Lord  Devonshire  lui-même. 
Aussitôt  vous  ôtes  aiïreusement  honteux,  vous  avez  envie 
d'assurer  au  plus  tôt  que  vous  n'êtes  pas  du  tout  Lord^De- 
vonshire,  mais  seulement  un  modeste  voyageur,  et  que  vous 
êtes  entré  pour  n'acheter  que  pour  dix  francs.  Mais  le  jeune 
homme  qui  possède  une  physionomie  heureuse  et  un  cœur 
des  plus  nobles,  qui  vous  donne  le  désir  de  vous  considé- 
rer vous-même  comme  un  être  vil  (car  à  quel  point  est-il 
noble!),  commence  à  vous  dépaqueter  une  dizaine  de 
mille  francs  de  marchandises.  Il  en  a  couvert  le  comptoir 
dans  un  clin  d'oeil;  on  se  Ggure  aussitôt  qu'il  aura  de 
nouveau  tout  cela  à  empaqueter,  lui,  Grandison,  Alci- 
biade,  Montmorency  et  qui  encore  ?  Et  quand  on  songe 
que  vous  avez  eu  l'impertinence  de  déranger  un  pareil 
marquis  avec  votre  mine  peu  enyiable,  avec  vos  vices  et 
vos  défauts,  avec  vos  misérables  dix  francs,  quand  on 
pense  à  tout  cela,  aussitôt,  malgré  soi,  au  comptoir  môme, 
on  se  méprise  souverainement.  Vous  vous  repentez  et  vous 
maudissez  votre  destinée,  parce  qu'en  ce  moment  vous 
n'avez  que  cent  francs  dans  votre  poche;  vous  les  jetez, 
suppliant  du  regard  votre  pardon.  Mais  on  enveloppe 
généreusement  la  marchandise  pour  vos  misérables  cent 
francs,  on  vous  pardonne  l'embarras,  le  dérangement  que 
vous  avez  occasionnés  dans  le  magasin  et  vous  vous  hâtez 
de  vous  efifacer.  Rentré  chez  vous,  vous  vous  étonnez  beau- 
coup d'avoir  dépensé  cent  francs,  ayant  eu  l'intention  d'en 
dépenser  seulement  dix. 

Que  de  fois,  en  longeant  les    boulevards  ou  la  rue  Vi- 
vienne,   où  se  trouvent  tant  d'énormes  magasins  de  mer- 


APPENDICE 


537 


cerie,  je  pensais  en  moi-même  :  si  on  laissait  venir  ici  une 
quantité  de  clames  russes,  et...  mais  ce  qui  s'ensuivrait 
est  connu,  surtout  des  commis  et  des  intendants  dans 
les  gouvernements  d'Orel,  Tambov  et  d'autres.  Les  Rus- 
ses grillent  de  faire  voir  dans  les  magasins  qu'ils  ont  infi- 
niment d'argent.  Mais  aussi  trouve-t-on  de  par  le  monde 
une  impudence  telle  que  celle  des  Anglaises,  par  exemple, 
qui  non  seulement  ne  se  troublent  pas  de  ce  que  quelque 
Adonis,  quelque  Guillaume  Tell  ait  recouvert  pour  elles 
tout  le  comptoir  de  marchandises,  et  retourné  tout  le  maga- 
sin de  fond  en  comble,  mais  commencent  môme,  ô  hor- 
reur 1  à  marchander  à  propos  de  quelques  francs  ?  Mais 
Guillaume  Tell  ne  perd  pas  la  tête  :  il  saura  se  rattraper, 
et  fera  payer  milady  douze  mille  francs  pour  un  châle  de 
quinze  cenls  francs,  et  elle  en  sera  tout  à  fait  contente,  par- 
dessus le  marché. 

Mais  malgrécelale  bourgeois  est  fou  d'indicible  noblesse- 
Au  théâtre  il  lui  faut  absolument  des  désintéressés. Gustave 
ne  doit  briller  que  par  la  noblesse,  et  le  bourgeois  pleure 
d'attendrissement.  Il  ne  pourrait  dormir  tranquille  sans 
indicible  noblesse.  Mais  avoir  pris  douze  mille  francs  au 
lieu  de  quinze  cents  francs,  c'est  môme  un  devoir  :  il  Га 
fait  par  vertu.  Il  est  vil  et  bas  de  voler,  —  cela  mène  aux 
galères  ;  le  bourgeois  est  prêt  à  pardonner  beaucoup,  mais 
il  ne  pardonne  pas  le  vol,dussiez-vous,  vouset  vos  enfants, 
mourir  de  faim.  Mais  si  vous  volez  par  vertu, oh  I  alors  tout 
vous  sera  pardonné.  V^ous  voulez  donc  faire  fortune  et 
amasser  du  bien,  c'est-à-dire  accomplir  le  devoir  de  la 
nature  et  de  l'humanité.  Voilà  pourquoi  on  a  très  claire- 
ment désigné  dans  le  code  les  cas  de  vol  dans  une  inten- 
tion basse,  c'est-à-dire  par  pure  nécessité,  et  le  vol  par 
haute  vertu.  Ce  dernier  est  fortement  appuyé,  encouragé 
et  très  solidement  organisé. 

Pourquoi  donc  enfin,  —  j'y  reviens  encore,  —  pourquoi 
donc  enfin  le  bourgeois  a-t-il  encore  peurde  quelque  chose  , 
comme  s'il  n'était  pas  dans  son  assiette^  De  quoi  s'inquié- 
terait-il ?  Des    hâbleurs,  des  phraseurs  ?  Mais    d'un   seul 
coup  de    pied  il  les  enverrait  au  diable  !  Des  arguments    i 
de  pure  raison?  Ma|s   la    raison  est  en  faillite  devant  la    | 
réalité,  et  en  outré  les  plus  sages,  les  plus  intelligents,  com-    ^ 
mencent  à  enseigner  à  présent  qu'il  n'existe  pas  d'argu- 


^38  COnnESPONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI 

ments  de  pure  raison,  que  la  pure  raison  n'existe  pas,  que 
I    la  Nigique  abstraite  n'<"  .qu'il 

]    y  a  la  raison  des   Ivan,  ,i»  pas 

'  de  pure  raison  ;  que  c'est  une  invention,  sans  fondement, 
^  du  xvin*  siècle.  Qui  craindrait  on?  Les  ouvriers?  Maie 
les  ouvriers  sont  aussi  des  propriétaires  dans  l'ftrae  :  tout 
leur  idéal  consiste  à  devenir  des  propriétaires  et  à  amasser 
le  plus  de  biens  possible;  c'est  dans  Imir  nature. La  nature 
ne  se  fait  pas  toute  seule.  Kilo  est  l'œuvre  des  siècles.  La 
nationalité  ne  se  refait  pas  facilement  ;  il  n'est  pas  facile 
de  perdre  les  habitudes  séculaires,  qui  sont  entrées  dans 
la  chair  ol  dans  le  sang.  Des  cultivateurs?  Mais  les  culti- 
vateurs français  sont  arrhi-propriétaires,  propriétaires  les 
plus  obtus, c'est-à-dire  l'idéal  le  meilleur  et  le  plus  complet 
de  propriétaire  que  l'on  puisse  imaginer.  iJes  communarde? 
Dos  socialistes  enfin? Mais  ceux-lù  n'ont  pas  tenu  ce  qu'ils 
avaient  promis  et  le  bourgeois  les  méprise  profondément  ; 
les  méprise,  et  les  craint  aussi.  Oui,  il  a  peur  de  ceux-là 
jusqu'à  présent.  Et  cependant,  pourquoi  les  craindraitr-il  ? 
L'abbé  Sièges  n'avait-il  pas  prédit  dans  son  fameux  pam- 
phlet, que  le  bourgeois,  c'est  tout?  с  Qu'est-ce  que  le  tiers 
état  ?  Rien.  Que  doit-il  être  ?  Tout.  »  Eh  bien,  ce  qu'il  a 
dit,  est  arrivé.  Ce  sont  les  seules  paroles  prononcées  à 
cette  époque-là  qui  se  soient  réalisées  ;  ce  sont  les  seules 
qui  ijoient  restées.  Le  bourgeois  cependant  ne  croit  pas 
encore,  malgré  que  tout  ce  qui  a  été  dit  après  les  paroles 
de  Sieyès,  que  tout  cela  ait  éclaté  comme  une  bulle  de 
savon.  En  efîet  :  bientôt  après  on  proclama  :  liberté,  éga- 
lité, fraternité.  Très  bien,  monsieur.  Quelle  liberté  ?  —  La 
môme  liberté  à  tous  de  faire  tout  ce  qui  leur  plaît  dans  les 
limites  de  la  loi?  Quand  peut-on  faire  tout  ce  qui  plaît?  — 
Quand  on  possède  un  million.  La  liberté  donne-t-elle  à  cha- 
cun un  million? —  Non.  Qu'est-ce  que  c'est  que  l'homme  qui 
n'a  pas  de  million? — L'homme  qui  n'a  pas  de  million  n'est 
pas  celui  qui  peut  faire  tout  ce  qui  lui  plaît,mais  celui  avec 
lequel  on  fait  tout  ce  qu'on  veut.  Qu'est-ce  qui  en  résulte? 
Il  en  résulte  qu'en  dehors  de  la  liberté,  il  y  a  encore  l'éga- 
lité, précisément  l'égalité  devant  la  loi. 

A  propos  de  cette  égalité  devant  la  loi  on  pourrait  dire 
seulement  qu'à  la  façon  dont  on  l'applique,  chaque  Fran- 
çais pourrait  et  devrait  la  considérer  comme  une  offense 


APPENDICE 


539 


personnelle.  Que  reste-t-il  de  la  formule?  —  La  fraternité. 
Mais  ceci  est  un  article  fort  bizarre,  et  qui,  nous  sommes 
forcés  de  l'avouer,  est  la  principale  pierre  d'achoppement 
en  Occident.  Les  Occidentaux  parlent  de  la  fraternité, 
comme  d'une  grande  force  motrice  de  l'iiumanilé  et  ne 
comprennent  pas  qu'il  est  impossible  d'obtenir  la  fraternité 
si  elle  n'existe  pas  en  réalite. Que  faire  ?iLiautA  tout  prix 
créer  la  Iralernité.  Mais  il  se  trouve  qu'il  est  impossible  de 
créer  la  fraternité,  car  elle  se  crée  d'elle-môme,  elle  se 
trouve,  elle  existe  dans  la  nature.  Mais  dans  la  nature 
française  et,  en  général,  dans  la  nature  occidentale,  elle 
ne  se  trouve  pas,  il  s'y  trouve  un  principe  d»-  -, 

un  principe   personnel  de  préservation  exa^.      , 


111 


personnel,  de  défînition  personnelle  dans  son  propre  Moi, 
l'opposition  de  ce  Moi  à  toute  la  nature  et  à  tous  les  autres 
hommes,  comme  d'un  principe  arbitraire  à  part,  complète- 
ment égal  et  équivalent  à  tout  ce  qui  existe  en  dehors. 

Eh  bien,  d'une  pareille  opposition,  il  serait  impossible 
de  faire  naître  la  fraternité.  Pourquoi  ?  Parce  que  dans  la 
fraternité,  dans  la  fraternité  vraie,  ce  n'est  pas  un  indi- 
vidu seul,  ce  n'est  pas  le  Moi  qui  devrait  rétablir  son  droit 
d'équivalence  et  d'équilibre  avec  tout  le  reste,  mais  ce 
devrait  être  tout  ce  reste  qui,  de  sa  propre  impulsion,  de- 
vrait aller  vers  cet  individu  qui  réclame  ses  droits,  vers  ce 
Moi  particulier,  et  de  soi-même,  sans  qu'il  le  demande, 
devrait  le  reconnaître  équivalent  et  lui  attribuer  les  mômes 
droits  qu'il  possède  lui-même,  que  tout  l'univers  possède. 
Et  plus  encore:  cet  individu  qui  réclame  et  qui  se  révolte 
devrait  avant  tout  sacrifier  son  Moi,  se  sacrifier  complète- 
ment à  la  société,  et  non  seulement  ne  pas  réclamer  ses 
droits,  mais,  au  contraire,  les  sacrifier  à  la  société  sans 
condition  aucune.  Mais  l'homme  de  l'Occident  n'est  pas 
habitué  à  agir  ainsi  :  il  exige  de  force,  il  exige  ses  droits, 
il  demande  le  partage, —  eh  bien  I  la  fraternité  n'en  résulte 
pas.  Certes,  il  serait  possible  d'être  régénéré  1  Mais  la  régé- 
nération demande  des  milliers  d'années  pour  s'accomplir, 
car  de  pareilles  idées  doivent  auparavant  entrer  dans  la 
chair  et  dans  le  sang  avant  de  devenir  la  réalité.  Eh  bien, 
me  direz-vous,  faudrait-il  être  impersonnel,  afin  d'être 
he  ureux  ?  Le  salut  est-il  dans  l'effacement  ?  Bien  au  con- 
traire, dis-je,  non  seulement  il  ne   faudrait  pas   s'efîacer 


510  CORnBSPONOANCB  DB    DOSTOÏEVSKI 

mais  il  faudrait  encore  devenir  une  personnalité,  même  à 
un  degré  supérieur  qu'on  no  le  devient  dans  l'Occident. 
Comprenez-moi  :  lo  sacrifice  volontaire,  en  pleine  cons- 
cience et  libre  de  toute  contrainte,  le  sacrilicc  de^  soi- 
même  au  profit  de  tous^  est  selon  moi  l'indice  du  plus  grand 
développement  de  la  personnalité, de  sa  supériorité,  d'une 
possession  parfaite  de  soi-même,  du  plus  grand  libre  arbi- 
tre. Sacrifier  volontairement  sa  vie  pour  les  autres.se  cru- 
cifier pour  tous,  monter  sur  le  bûcher,  to'it  cela  n'est  pos- 
sible qu'avec  un  puissant  développement  de  la  personnal^ité. 
Une  personnalité  fortement  développée,  tout  à  fait  con- 
vaincue de  son  droit  d'être  une  personnalité,  ne  craignant 
plus  pour  elle-même,  ne  peut  rien  faire  d'elle-même,  c'est- 
à-dire  ne  peut  servir  à  aucun  autre  usage  que  de  se  sacri- 
fier aux  autres,  afin  que  tous  les  autres  deviennent  exacte- 
ment (le  pareilles  personnalités  arbitraires  et  heureuses. 
C'est  la  loi  de  la  nature:  l'homme  normal  tend  à  l'atteindre. 
Mais  il  s'y  trouve  un  cheveu, un  cheveu  d-îs  plus  fins,  mai, 
s'il  rencontre  le  rouage,  tout  éclatera  à  la  fois  et  sera 
détruit.  Voilà  :  il  ne  faut  pas  qu'il  se  trouve  le  moindre  calcul 
en  faveur  de  son  propre  intérêt.  Par  exemple:  je  me  donne 
et  me  sacrifie  entièrement  pour  tous  ;  mais,  voilà,  il  faut 
que  je  me  sacrifie  complètement,  définitivement,  sans  la 
moindre  pensée  d'intérêt,  sans  penser  que  si  je  me  sacrifie 
à  la  société,  la  société  va  aussi  se  sacrifier  pour  moi.  Il 
faut  précisément  se  sacrifier  comme  cela,  donner  tout  et 
même  désirer  qu'on  ne  te  donne  rien  en  retour,  que  per- 
sonne ne  se  mette  en  frais  pour  toi.  Comment  faire  cela  ? 
C'est  exactement  la  même  chose  que  de  ne  pas  penser  à 
l'ours  blanc.  Tâchez  de  vous  imposer  le  problème  :  ne  pas 
se  souvenir  de  l'ours  et  vous  verrez  que  le  maudit  ours 
s'ofTrira  tout  le  temps  à  votre  mémoire.  Comment  faire 
alors  ?  Il  est  impossible  de  le  faire,  mais  il  faut  que  cela 
SE  FASSE  SOI-MÊME,  quc  Cela  SOIT  DANS  LA  NATURE,  quc  Cela 
soit  renfermé  inconscient  dans  la  nature  de  toute  une  race, 
en  un  mot  :  qu'il  y  ait  un  principe  fraternel,  aimant,  — 
il  faut  aimer.  Il  faut  que  vous  soyez  attiré  instinctivement 
vous-même  vers  la  fraternité,  vers  la  communauté,  vers  la 
concorde  ;  et  que  vous  soyez  attiré  malgré  les  souiTrances 
séculaires  du  peuple,  malgré  la  grossièreté  barbare  et 
l'ignorance,  enracinées  dans  le  peuple,  malgré  l'esclavage 


APPENDICE  541 

séculaire,  malgré  l'invasion  de  l'étranger,  en  un  mot  il 
faut  que  le  besoia  da  la  commune  fraternelle  soit  dans  la 
nature  de  l'homme,  qu'il  soit  venu  au  monde  avec  lui 
ou  bien  qu'il  ait  adopté  cette  habitude  depuis  des  siècles. 
En  quoi  consisterait  donc  la  fraternité,  en  exprimant  cela 
en  langage  conscient  et  raisonné  ?  Chaque  individu  vien- 
drait dire  à  la  société  de  son  propre  chet,  sans  aucune 
contrainte,  sans  aucun  profit  pour  lui-môme  :  «  Nous 
ne  sommes  forts  que  dans  l'union  ;  prenez- moi  tout  entier, 
si  vous  avez  besoin  de  moi,  ne  songez  pas  à  moi  en  édic- 
tant  vos  lois,  que  cela  ne  vous  inquiète  pas  ;  je  vous 
cède  tous  mes  droits  et  je  vous  prie  de  disposer  de  moi. 
C'est  pour  moi  le  bonheur  suprême  de  tout  vous  sacrifier 
et  de  vous  éviter  tout  dommage.  Je  veux  m'anéantir,  je 
veux  me  fondre  dans  l'uniformité  complète,  pourvu  que 
votre  fraternité  reste  et  soit  florissante.  »  Mais  la  fraternité 
devra  dire  alors  :  «  Tu  nous  donnes  trop.  Ce  que  tu  nous 
donnes,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  ne  pas  l'accepter, 
car  tu  dis  que  ce  serait  un  bonheur  pour  loi  ;  mais  que 
faire,  quand  nous  nous  intéressons  constamment  à  ton 
propre  bonheur.  Prends-nous  donc  tous  à  Ion  tour.  Nous 
nous  efforcerons  à  chaque  instant  de  te  procurer  le  plus 
possible  de  liberté  personnelle,  le  plus  d'occasions  possi- 
ble de  te  manifester.  Tu  n'as  plus  d'ennemis  à  craindre 
maintenant,  ni  les  hommes,  ni  la  nature.  Nous  sommes 
tous  pour  toi,  nous  te  garantissons  la  sécurité,  nous  veil- 
lons sur  toi  sans  cesse,  car  nous  sommes  frères,  nous  som- 
mes tous  tes  frères,  et  nous  sommes  nombreux  et  forts  ; 
sois  donc  calme  et  vaillant,  ne  crains  rien  et  compte  sur 
nous.  » 

Il  n'y  a  certainement  pas  de  partage  à  faire  après  cela, 
le  partage  se  fera  naturellement.  Aimez-vous  les  uns  les 
autres  et  tout  vous  sera  donné  par  surcroît. 
~"Еп  voilà  une  utopie,  messieurs  !  Tout  est  fondé  sur  les 
sentiments,  sur  la  nature,  et  non  sur  la  raison.  C'est 
môme  une  certaine  humiliation  pour  la  raison.  Qu'en  pen- 
sez-vous ?  Est-ce  une  utopie,  oui  ou  non? 

Mais  encore  une  fois  que  doit  faire  le  socialiste,  si  dans 
l'homme  de  l'Occident  il  n'existe  pas  de'prîncipe  frater- 
nel, mais  au  contraire,  un  principe  singulier,  personnel, 
s'isolant    constamment,  exigeant  ses  droits  l'épée  à  la 


542  CORHBSPONDAMCE  DE    n08T0ÏEV8KI 

main?  Le  socialisle,  voyant  l'absence  de  fraternité,  engage 
à  la  fraternité.  A  défaut  de  fraternité,  il  veut  faire  for- 
mer une  fraternité.  Four  faire  un  civet  de  lièvre,  il  faut 
commencer  par  avoir  un  lièvre.  Mai»  le  lièvre  n*  se 
trouve  pas,  c'est-à-dire  qu'il  ne  не  trouve  pin  de  nnliire 
capable  de  fraternité,  de  nature,  ayant  foi  dans  la  traler- 
nité,  attirée  d'elle-mAme  par  la  fraterniU'î.  En  désespoir  de 
cause,  le  socialisl<;  définit  la  fraternité  future,  s'occupe 
d'elle,  en  discute  la  mesure  et  le  poids  ;  il  séduit  par  ses 
avantages,  discute,  enseigne,  raconte  quel  intérêt  chacun 
en  recevra,  combien  chacun  y  gagnera  ;  il  détermine  4 
quoi  chaque  personnalité  est  bonne,  quelle  charge  elle 
représente,  et  fait  d'avance  le  partage  des  biens  terrestres  : 
quelle  part  chacun  en  mérite  et  combien  chacun  paye 
volontairement  de  sa  personne  au  bien  commun.  Mais 
quelle  fraternité  y  aura-t-il  si  l'on  partage  et  si  l'on  déter- 
mine à  l'avance  combien  chacun  mérite  et  ce  que  chacun 
doit  faire?  Cependant,  on  a  proclamé  la  formule  :«  Un  pour 
tous  et  tous  pour  un.  »  Certainement,  il  est  impossible  de 
trouver  mieux,  d'autant  plus  que  la  formule  a  été  prise 
sans  y  rien  changer  dans  un  livre  très  connu.  Mais  on 
s'est  mis  à  appliquer  la  formule  et  au  bout  de  six  mois  les 
frères  mirent  en  jugement  Cabet,  le  fondateur  de  la  con- 
frérie. Les  fouricristes,  dit-on,  ont  retiré  leurs  derniers 
neuf  сепГтШёТгапсз  de  capital  et  cherchent  toujours  à 
,^„.^*^-r  organiser  un  phalanstère.  Gela  ne  réussit  pas.  Il  est  certes 
~~Z7  fort  attrayant  de  vivre  suivant  le  principe  de  la  raison, 

sinon  de  la  fraternité,  c'est-à-dire  convenablement,  quand 
tous  te  servent  de  garantie  et  ne  te  demandent  que  le  tra- 
vail et  l'accord.  Mais  ici  se  pose  encore  l'énigme  :  l'homme 
est  assuré,  on  lui  promet  de  le  nourrir,  de  lui  procurer  de 
l'ouvrage  et  on  ne  lui  demande  qu'un  peu  de  sa  liberté  indivi- 
duelle pour  le  bien  commun,  un  très  petit  peu .  Non,  l'homme 
ne  veut  pas  vivre  selon  ces  principes,  et  le  peu  qu'il  doit 
donner  lui  est  à  charge.  Il  croit  bêlement  que  c'est  une 
prison  et  qu'il  serait  mieux  tout  seul,  c'est-à-dire  en  liberté. 
Et  cependant,  en  liberté  il  est  battu,  il  manque  d'ouvrage, 
il  meurt  de  faim,  et  il  n'a  aucune  liberté  ;  mais  cet  origi- 
nal se  figure  qu'il  est  plus  heureux  étant  libre.  Bien 
entendu,  le  socialiste  n'a  plus  qu'à  n'y  pas  songer,  à  lui 
dire  qu'il  est  un  imbécile,  qu'il  n'est  pas  à  la  hauteur, 


APPENDICE  МЗ 

qu'il  n'est  pas  mûr  et  qu'il  ne  comprend  pas  son  propre 
intérêt  ;  qu'une  fourmi  quelconque,  une  fourmi  qui  n'est 
pas  douée  de  la  parole,  une  fourmi  infime  est  bien  plus 
intelligente  que  lui,  car  il  fait  si  bon  dans  une  fourmilière, 
tout  est  rôi^lé,  tous  sont  rassasiés,  heureux,  chacun  a  sa 
besogne  ;  en  un  mot  :  l'homme  est  encore  loin  de  la  four- 
milière. 

Autrement  dit  :  le  socialisme  serait  possible,  mais  pas  en 
France. 

Et  poussé  au  désespoir  suprême,  le  socialisme  proclame 
enfin  :  liberté,  égalité,  fraternité  ou  la  mort.  Mais  alors, 
il  ne  reste  plus  rien  à  dire,  et  le  bourgeois  triomphe. 

Mais  SI  le  bourgeois  triomphe,  c'est  donc  que  la  for- 
mule de  Sieyès  s'est  accomplie  exactement  et  à  la  lettre. 
Et  si  le  bourj^eois  est  tout,  pourquoi  s'intimide-t-il,  pour- 
quoi se  gône-t-il,  que  craint-il?  Tous  ont  lâché,  tous  se 
sont  montrés  insolvables.  Avant,  du  temps  de  Louis-Phi- 
lippe, par  exemple,  le  bourgeois  ne  s'intimidait  pas  du  tout 
et  n'avait  pas  peur,  et  cependant  alors,  il  régnait  déjà. 
Oui,  alors  il  luttait  encore,  il  sentait  qu'il  avait  encore  des 
ennemis  et  il  eut  raison  d'eux  pour  la  dernière  fois,  aux 
barricades  de  juin,  parle  fusil  et  la  baïonnette.  Mais  le 
combat  fut  terminé  et  le  bourgeois  vit  soudain  qu'il  était 
seul  sur  la  terre,  que  rien  n'était  mieux  que  lui,  qu'il  était 
l'idéal  et  n'avait  plus  comme  autrefois  à  persuader  tout 
l'univers,  qu'il  était  l'idéal  ;  mais  qu'il  n'avait  qu'à  poser 
avec  calme  et  majesté  devant  l'univers  au  point  de  vue  de 
la  beauté  suprême  et  de  toutes  les  perfections  humaines 
possibles.  La  situation  est  gênante  comme  vous  le  voyez. 
Napoléon  111  les  tira  d'embarras.  Il  leur  tomba  du  ciel, 
comme  l'unique  issue  d'une  difficulté,  comme  l'unique 
moyen.  Depuis,  le  bourgeois  possède  le  bien-être,  il  paie 
très  cher  pour  ce  bien-être  et  il  craint  tout,  parce  qu'il  est 
parvenu  à  tout.  Quand  on  est  parvenu  à  tout,  il  est  bien 
pénible  de  tout  perdre.  D'où  il  résulte  directement,  mes 
amis,  que  celui  qui  crainl  le  plus,  possède  le  plus  de  bien- 
être.  Ne  riez  pas,  je  vous  en  prie.  Car  qu'est-ce  donc  que 
le  bourgeois  maintenant? 


CHAPITRE    VI 
SUITE    DU    PRÉCÉDENT 


Et  pourquoi  donc  trouve-tron  tant  de  laquais  parmi  les 
nouRGEOis,  malgré  leur  noble  apparence?  Je  vous  prie,  ne 
m'accusez  pas,  ne  criez  pas  que  j'exagère,  que  je  calomnie, 
que  la  haine  parle  en  moi.  Pourquoi?  Four  qui?  Pourquoi 
par  haine?  11  se  trouve  beaucoup  de  laquais  cl  voilà  tout. 
La  servilité  s'empare  de  plus  en  plus  de  la  nature  du  bour- 
geois, et  elle  est  considérée  de  plus  en  plus  comme  une 
vertu.  Cela  doit  être  ainsi  dans  TonJre  actuel  des  choses. 
C'est  une  conséquence  naturelle.  Et  surtout,  surtout  la 
nature  s'y  prête.  Je  ne  dis  môme  pas,  par  exemple,  que 
chez  le  bourgeois  il  y  a  beaucoup  d'espionnage  inné.  Mon 
opinion  est  que  le  développement  extraordinaire  de  l'es- 
pionnage en  France,  non  pas  de  l'espionnage  ordinaire, 
mais  de  l'espionnage  fait  de  main  de  maître,  par  vocation, 
de  l'espionnage  élevé  à  la  hauteur  d'un  art,  ayant  des  pro- 
cédés étudiés,  provient  d'une  servilité  innée. 

Quel  Gustave  idéalement  noble,  mais  ne  possédant  rien 
encore,  n'ira  pas  livrer  aussitôt  pour  dix  mille  francs  les 
lettres  de  sa  bien-aimée  et  ne  trahira  pas  sa  maîtresse  au 
profit  du  mari?  11  se  peut  que  j'exagère,  mais  il  se  peut  aussi 
que  je  me  base  sur  quelques  faits. 

Le  Français  s'avance  très  volontiers  pour  plaire  au  pou- 
voir et  agir  servilement  devant  lui,  môme  avec  désintéres- 
sement, sans  prétendre  à  une  récompense  immédiate,  à 
crédit.  Souvenez-vous  de  tous  ces  chercheurs  de  postes, 
par  exemple,  avec  les  fréquents  changements  de  gouver- 
nement qui  ont  lieu  en  France.  Souvenez-vous  de  quels 
tours  ils  étaient  capables  et  ce  qu'ils  avouaient  eux-mêmes. 
Souvenez-vous  d'un  des  iambes  de  Barbier  à  ce  propos.  Je 


APPENDICE 


M: 


pris  un  jour  dans  un  café  un  journal  du  3  juillet.  J'aper- 
çois :  «  Lettre  de  Vichy.  >  A  Vichy  se  trouvait  alors  l'em- 
pereur, et  la  cour,  bien  entendu  ;  il  y  avait  des  cavalcades, 
des  fêtes.  Le  correspondant  décrivait  tout  cela.  Il  com- 
mence : 

«  Nous  avons  beaucoup  d'excellents  cavaliers.  Vous  avez 
certainement  deviné  le  plus  brillant  de  tous.  Sa  Majesté 
se  promène  tous  les  joui"s  accompagnée  de  sa  suite,  etc.,.» 

Bien  entendu,  rien  ne  l'empêche  d'admirer  les  brillantes 
qualités  de  son  empereur.  On  peut  s'incliner  devant  son 
intelligence,  sa  prudence,  ses  perfections,  etc.  On  ne  peut 
accuser  un  monsieur  aussi  passionné  de  feindre.  <  C'est 
mon  opinion,  voilà  tout  »,  vous  répond ra-t-il,  absolument 
comme  seraient  capables  de  vous  répondre  quelques-uns 
de  nos  journalistes  contemporains.  Comprenez  donc  :  il 
est  garanti  ;  il  a  quelque  chose  à  vous  répondre,  pour  vous 
fermer  la  bouche.  La  liberté  de  la  conscience  et  de  l'opi- 
nion est  la  première  liberté  du  monde.  Mais  ici,  dans  ce 
cas  particulier,  que  peut-il  vous  dire  ?  Car  ici  il  n'observe 
pas  les  lois  de  la  réalitti,  il  foule  aux  pieds  toute  vraisem- 
blance, et  il  le  fait  avec  intention.  Mais  cependant,  à  quoi 
bon  le  faire  avec  intention  ?  Car  personne  ne  le  croirait. 
Le  cavalier  certainement  ne  le  lira  pas,  et  s'il  le  lisait?  Se- 
rait-il possible  que  le  Français  qui  a  écrit  cette*  corres- 
pondance »,  que  lo  journal  qui  l'a  publiée,  et  la  rédaction 
du  journal,  fussent  tous  stupides  à  ce  point,  pour  ne  pas 
comprendre  que  le  souverain  n'a  que  faire  de  la  renom- 
mée de  premier  cavalier  de  France,  qu'à  son  âge  il  ne 
compte  plus  du  tout  sur  cette  renommée?  certainement,  il 
ne  le  croirait  pas,  si  on  l'assurait  qu'il  est  le  plus  adroit 
cavalier  de  la  France  ;  on  le  dit  très  intelligent.  Non, 
monsieur,  il  y  a  ici  un  autre  calcul  :  que  ce  soit  invraisem- 
blable, que  ce  soit  ridicule,  que  le  souverain  lui-même  le 
regarde  avec  dégoût  et  un  sourire  de  mépris,  tant  pis, 
tant  pis,  mais  en  revanche  il  verra  une  soumission  aveugle, 
une  adulation  sans  borne,  servile,  bête,  invraisemblable, 
mais  une  adulation,  et  c'est  là  le  point  capital. 

Raisonnons  maintenant  :  si  cela  n'était  pas  dans  l'esprit 
de  la  nation,  si  une  aussi  basse  flatterie  n'était  pas  regardée 
€omme  possible,  ordinaire,  tout  à  fait  dans  l'ordre  des 
choses  et  même  convenable,  —  serait-il   possible   de  pu- 

35 


546  COBBEePONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

bliordans  un  journal  parisien  une  pareille  correspondance? 
Où  pourriez-vous  rencontrer  dans  la  pntsse  une  flalterie 
pareille,  ex(;epl6  en  France  ?  Je  parle  précisément  de  Гвв- 
pril  de  la  nation,  parce  que  ce  n'est  pas  ce  journal  seul  qui 
parle  ainsi,  mais  pr«'sque  tous  disent  ù  peu  près  la  môme 
chose,  à  l'exception  de  deux  ou  trois  qui  ne  sont  pas  tout 
h  fait  dépendants. 

J'^Hais  un  jour  à  une  table  d'hôte,  ce  n'était  plus  en 
France,  mais  en  Italie,  et  à  table  il  y  avait  beaucoup  de 
Français.  On  parlait  de  Garibaldi.  A  ce  moment,  on  par- 
lait partout  de  Garibaldi.  C'était  une  quinzaine  df*  jours 
avant  Asproraonte.  Bien  entendu,  on  parlait  à  mots  cou- 
verts ;  les  uns  se  taisaient  et  ne  voulaient  pas  dire  leur 
opinion  :  les  aulrt^s  hochaient  la  tête.  Le  sens  général  de 
la  conversation  était  que  Garibaldi  avait  entrepris  une 
affaire  pleine  de  risque,  peu  raisonnable  môme  ;  mais  cer- 
tainement ils  énonçaient  cette  opinion  avec  certaines  réti- 
cences, parce  que  Garibaldi  est  un  homme  tellement  au- 
dessus  du  niveau  ordinaire,  qu'il  pourrait  se  faire  qu'il 
rendît  raisonnable  ce  qui  peut  paraître  trop  risqué  d'après 
les  considérations  ordinaires.  Peu  à  peu,  on  passa  à  la 
personne  même  de  Garibaldi.  On  énuméra  ses  qualités,  le 
jugement  était  assez  favorable  au  héros  italien. 

—  Non,  ce  qui  m'étonne  surtout  en  lui,  dit  à  haute  voix 
un  Français,  d'une  trentaine  d'années,  d'un  extérieur  agréa- 
ble et  imposant,  et  portant  sur  le  visage  le  sceau  de  cette 
noblesse  extraordinaire  qui  vous  frappe  dans  les  Français 
jusqu'à  l'imperLinence.  —  Il  y  a  une  circonstance  qui  m'é- 
tonne particulièrement. 

Bien  entendu,  tous  se  tournèrent  avec  intérêt  vers  l'ora- 
teur. 

La  nouvelle  qualité  découverte  en  Garibaldi  devait 
intéresser  tout  le  monde. 

—  En  1860,  pendant  quelque  temps,  il  jouit  à  Naples 
d'un  pouvoir  illimité  et  sans  aucun  contrôle.  Il  avait  en 
mains  vingt  millions  de  l'État  !  Il  ne  rendait  compte  à  per- 
sonne de  cette  somme  I  II  pouvait  prendre  et  cacher  ce 
qu'il  voulait  de  cette  somme  et  personne  ne  lui  en  aurait 
parlé  !  Il  ne  garda  rien  et  il  rendit  compte  au  gouverne- 
ment de  tout  absolument,  jusqu'au  dernier  sou.  C'est  pres- 
que incroyable  ! 


APPENDICE  5t7 

Ses  yeux  brillaient,  quanrl  il  parlait  des  vingt  millions 
de  francs. 

On  peut  dire  tout  ce  que  l'on  veut  de  Garibaldi.  Mais 
opposer  le  nom  de  Garibaldi  à  ceux  qui  puisent  dans  le 
sac  du  gouvernement,  il  n'y  avait  bien  entendu  qu'un 
Français  qui  fût  capable  de  faire  cela. 

Elill'avait  dit  si  franchement,  si  naïvement!  La  franchise 
fait  certainement  tout  pardonner,  môme  la  perte  de  la 
compréhension  et  du  sens  de  l'honneur  véritable  ;  mais, 
ayant  aperçu  son  visage,  tout  ému  au  souvenir  des  vingt 
millions,  je  pensai  tout  à  fait  par  hasard  : 

«  Eh  bien,  camarade,  et  si  c'était  loi  qui  avais  occupé 
ces  fonctions  publiques  à  la  place  de  Garibaldi  ?!  » 

Vous  me  direz  que  de  nouveau  ce  n'est  pas  vrai,  que  ce 
ne  sont  que  des  cas  particuliers,  que  chez  nous  les  choses 
se  passent  exactement  de  la  môme  façon  et  qu'il  me  serait 
impossible  de  répondre  pour  tous  les  Français.  Certaine- 
ment, mais  aussi  je  ne  parle  pas  de  tous  en  général.  La 
noblesse  suprême  existe  partout,  et  il  se  pourrait  que  chej; 
nous  il  en  arrivât  de  pires.  Mais  pourquoi  alors  en  faire 
une  vertu  ?  Savez-vous  ?  Il  est  possible  d'ôtre  vil  et  de 
ne  pas  perdre  le  sens  de  l'honneur  ;  mais  ici  il  y  a  beau- 
coup d'honnêtes  gens  qui  ont  complètement  perdu  le  sens 
de  l'honneur  et  qui  rampent, sans  savoir  ce  qu'ils  font, par 
vertu.  Les  premiers  sont  certainement  plus  vicieux,  m  ais 
les  seconds  sont  plus  méprisables,  comme  vous  voudrez . 
Un  pareil  catéchisme  de  vertu  est  un  mauvais  sympLôm  e 
dans  la  vie  d'une  nation.  Mais  à  propos  de  cas  particuliers, 
je  ne  veux  pas  me  mettre  à  discuter  avec  vous.  Car  la 
nation  tout  entière  ne  consiste  qu'en  des  cas  particuliers, 
n'est-ce  pas  ? 

Je  pense  même  ainsi  :  je  me  suis  peut-ôtre  trompé  en 
disant  que  le  bourgeois  a  l'air  d'être  gêné,  d'avoir  peur  de 
quelque  chose.  Il  est  réellement  gêné  et  il  a  peur,  mai  s, 
somme  toute,  le  bourgeois  jouit  du  bien-être.  Malgréqu'il 
se  trompe  lui-môme,  malgré  qu'il  se  dise  à  lui-même,  à 
chaque  instant,  que  tout  va  bien,  cela  n'empêche  nullement 
son  assurance  extérieure.  De  plus,  il  a  énormément  d'as- 
surance, intérieurement  môme,  quand  il  est  excité.  Com- 
ment tout  cela  peut-il  s'accorder  en  lui,  c'est  vraiment  un 
problème,  mais  c'est  ainsi.  Le  bourgeois  n'est  pas  bote,  en 


548  CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

général,  mais  son  esprit  p.iraîl  courl,  pour  ainsi  fiire,  par 
extraits.  Il  a  fait  une  grande  provision  de  conceplione  défi- 
nies, comme  si  c'était  du  bois  pour  l'hiver  et  il  voudrait 
sérieusoment  vivre  avec  elles  mille  ans.  D'ailleurs,  qn  •  '- 
ce  Й  dire,  mille  ans?  le  bourgeois  parle  rarement  de  ni.lb 
ans,  à  moins  qu'il  n'ait  un  accès  d'éloquence.  «  Après  moi 
le  déluge  !  »  est  beaucoup  plus  usité  et  trouve  plus  d'ap- 
plication. Quelle  indilTérence  pour  toute  chose,  rpiels  inté- 
rêts banals,  épliémères.  Je  me  suis  trouvé  dans  une  société, 
dans  \ine  maison.'»  Paris,  où  étaient  venus  beaucoup 
Tous  avaient  l'air  (Pavoir  peur  de  parler  de  quelque-  i 

dehors  des  affaires  journalières,  en  dehors  des  choses  terre 
à  terre,  de  s'occuper  des  intérêts  communs,  des  inlé"  ' 
publics.  Il  me  semble  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  ici  la  crain'- 
des  espions  ;  tout  simplemepLtûus  avaient  perdu  l'habi- 
tude de  raîsoanfiT  et  de  parler  '  ■  ment.  D'ailleurs, 
on  rencontrait  des  gens  qui  s'inl»  ut  très  vivement  ;t 
l'impression  que  Paris  avait  faite  sur  moi,  combien  je  ren- 
dais hommage,  combien  j'étais  étonné,  écrasé,  anéanti.  Le 
Français  se  croit  encore  capable  d'écraser  et  d'anéantir 
moralement.  C'est  un  indice  très  anriusant.  Je  me  souviens 
surtout  d'un  vieillard  charmant,  très  bon,  très  aimable, 
qui  me  plaisait  sincèrement.  Il  me  cherchait  tout  le  temps 
du  regard,  me  demandant  toujours  mon  opinion  sur  Paris 
et  il  était  très  chagriné  quand  je  ne  tombais  pas  en  extase. 
Sa  bonne  figure  exprimait  littéralement  la  souffrance,  je 
n'exagère  pas.  Oh!  cher  M.  X  !... 

Il  est  impossible  de  détromper  le  Français,  c'est-à-dire 
1b  Parisien  (caren  réalité  tousles  Français  sont  Parisiens), 
et  de  l'empêcher  de  se  croire  le  premier  homme  de  l'uni- 
vers. D'ailleurs,  il  ne  sait  que  très  peu  de  l'univers,  en 
dehors  de  Paris.  De  plus,  il  ne  tient  pas  à  savoir.  C'est  un 
trait  commun  à  toute  la  nation  et  très  caractéristique. 
Mais  la  particularité  la  plus  caractéristique,  —  c'est  l'élo- 
quence. L'amour  de  l'éloquence  vit  toujours  et  augmente 
de  plus  en  plus.  J'aurais  bien  voulu  savoir  à  quelle  époque 
a  commencé  cet  amour  de  l'éloquence  en  France.  Certaine- 
ment, le  début  principal  date  de  Louis  XIV.  Il  est  remar- 
q^uable  qu'en  France  tout  date  de  Louis  XIV.  Comment 
a-t-il  fait  pour  prévaloir,  —  je  ne  saurais  le  comprendre  I 
Car  il  n'estpas  de  beaucoup  supérieur  aux  rois  précédents. 


APPENDICE  549 

Peut-être,  parce  qu'il  a  été  le  premier  à  dire  :  l'État,  c'est 
moi.  Cela  a  énormément  plu,  cela  a  fait  tout  le  tour  de 
l'Europe.  Je  pense  que  c'est  par  ce  mot  seul  qu'il  s'est 
rendu  célèbre. 

Même  chez  nous,  ce  mot  a  été  connu  avec  une  rapidité 
étonnante.  C'était  un  souverain  populaire  par  excellence, 
ce  Louis  XIV, tout  à  t'ait  dans  l'esprit  français  ;  je  ne  com- 
prends pas  comment  ont  pu  avoir  lieu  en  France  ces  pe- 
tites fredaines...  enfin,  ce  qui  s'est  passé  à  la  fin  du 
xvm«  siècle.  On  s'est  amusé  et  on  est  revenu  à  l'esprit 
d'autrefois;  c'est  tout  ce  qu'il  faut;  mais  l'éloquence,  l'é- 
loquence, oh  1 —  c'est  la  pierre  d'achoppement  pour  le 
Parisien.  Il  est  prêt  à  tout  oublier,  à  tenir  les  conversations 
les  plus  raisonnables,  à  être  le  petit  garçon  le  plus  obéis- 
sant et  le  plus  appliqué,  mais  quant  à  l'éloquence,  l'élo- 
quence seule  ne  saurait  être  oubliée.  Il  languit  et  soupire 
après  l'éloquence;  il  se  rappelle  Thiers,  Guizot,  Odilon 
Barrot.  Y  en  a-t-il  eu  de  l'éloquence  alors  !  dit-il  quel- 
quefois en  lui-même  et  devient  pensif.  Napoléon  III  l'avait 
compris  et  décida  aussitôt  que  Jacques  Bonhomme  ne  de- 
vait pas  devenir  pensif  et  il  rétablit  l'éloquence  peu  à  peu. 
C'est  dans  cette  intention  que  l'on  entretient  dans  le  corps 
législatif  six  députés  libéraux,  six  députés  constants,  ina- 
movibles, véritablement  libéraux,  c'est-à-dire  tels  qu'il 
serait  peut-être  impossible  d'acheter,  si  on  le  voulait,  et 
cependant  ils  ne  sont  que  six,  —  il  y  en  eut  six,  il  y  en  a 
six  et  six  ils  resteront.  Il  n'y  en  aura  pas  davantage,  soyez 
tranquille,  et  il  n'y  en  aura  pas  moins.  Et  c'est  une  affaire 
très  malienne,  à  première  vue.  La  chose  est  cependant  beau- 
coup plus  simple  en  réalité,  et  se  fait  au  moyen  du  suf- 
frage universel.  Bien  entendu,  toutes  les  mesures  sont 
prises  pour  qu'ils  ne  parlent  pas  trop.  Mais  il  est  permis 
de  bavarder. 

Chaque  année,  en  temps  voulu,  les  affaires  d'État  les 
plus  importantes  sont  discutées  et  le  Parisien  est  douce- 
ment ému.  II  sait  qu'il  y  aura  de  l'éloquence  et  il  est  con- 
tent. Bien  entendu,  il  sait  très  bien  qu'il  n'y  aura  que  des 
joutes  oratoires  et  rien  de  plus;  qu'il  y  aura  des  paroles, 
des  paroles  et  encore  des  paroles  et  que  rien  ne  résultera; 
de  ces  paroles.  Mais  il  en  est  très,  très  content.  Et  luij 
le  premier,  il    trouve  que  c'est  très  convenable.  Les  dis- 


ЬоО  CORBESPONOAMCB  DE   DOSTOlEVbKl 

cours  de  certains  de  сен  six  représentantH  jouissent  d'une 
popularité  particulière.  El  le  représentant  est  toujours  du- 
posé  h  faire  dcH  discours  p<^)ur  amusrr  le  public.  Quelle 
chose  bizarre  :  il  cbt  parfaitement  persuadé  lui-môme  que 
rien  ne  pourra  résulter  de  ses  discours,  que  tout  cela  n*eei 
qu'une  plaii^anlerie  et  rien  de  plus,  un  j«'u  innocent,  une 
mascurado,  et  cepemhmtil  parle;  il  parle  plusieurs  année» 
de  suite  et  il  parle  très  bien,  et  avec  ^rand  plaisir  même. 
El  tous  les  membres  qui  l'écoutent  ont  l'eau  à  la  bouche 
de  plaisir.  <  En  voilà  un  qui  parle  bien  !»  —  et  l'eau  vient 
à  la  bouche  du  président  et  de  toute  la  France.  Mais  voilA, 
le  repiésenlant  a  terminé,  et  alors  se  lève  le  précepteur  de 
ces  ejfants  chéris  et  sages.  Il  annonce  solennellement 
que  la  composition  faile  sur  le  sujet  donné  :  с  Le  lever  da 
soleil  »  a  été  très  bien  développée  et  préparée  par  l'hono- 
rable représentanl.  Nous  avons  admiré  le  talent  de  l'ho- 
norable orateur,  dil-il,  ses  idées  et  son  excellente  conduite, 
exprimée  dans  ses  idées,  nous  en  avons  tous  joui,  tous... 
Mais,  quoique  l'honorable  membre  ait  parfaitement  mé- 
rité en  récompense  un  livre  avec  l'inscription  :  «  F^our  sa 
bonne  conduite  et  ses  progrès  dans  ses  études  »,  malgré 
cela,  messieurs,  le  discours  de  Thonorable  représentant  ne 
vaut  rien, d'après  des  considérations  supérieures.  J'espère, 
messieuis,  que  voas  êtes  parfaitement  de  mon  avis.»  II 
s'adresse  alors  aux  autres  représentants  et  son  regard 
commencée»  briller  de  sévérité.  Les  représentants  auxquels 
l'eau  était  venue  à  ia  bouche,  applaudissent  aussitôt  le 
précepteur  avec  des  transports  furieux,  et,  en  même  temps, 
ils  sérient  la  main  d'un  air  touchant  au  représentant  libé- 
ral, en  le  remerciant  pour  le  plaisir  procuré,  elle  prient  de 
leur  procurer  la  prochaine  fois  aussi  ce  plaisir  libéral  avec 
la  permission  du  précepteur.  Le  précepteur  accorde  la 
bienveillante  permission;  l'auteur  de  la  description  du 
«  Lever  du  soleil  »  s'éloigne  tout  fier  de  son  succès,  les 
représenlanis  s'éloignent,  en  se  pourléchant,  au  sein  de 
leur  lamille,  et  de  joie  ils  vont  se  promener  bras  dessous 
bras  dessus  avec  leurs  épouses  au  Palais-Royal,  en  écou- 
tant le  clapotement  des  fontaines  bienfaisantes;  tandis 
que  le  précepteur,  ayant  fait  son  rapport  à  qui  de  droit, 
annonce  à  la  France  que  tout  va  parfaitement  bien. 
Quelquefois   cependant,   quand   les   affaires  sont  plus 


APPENDICE  551 

importantes,  le  jeu  acquiert  une  plus  grande  solennité. 
On  amène  à  une  des  séances  le  prince  Napoléon  lui-môme. 
Le  prince  Napoléon  se  met  soudain  à  faire  de  l'oppo8ition,à  la 
complète  terreur  de  tous  ces  adolescents  qui  s'instruisent. 
Le  silence  règne  dans  la  classe.  Le  prince  Napoléon  fait  le 
libéral,  le  prince  n'est  pas  d'accord  avec  le  gouvernement, 
d'après  lui,  il  faut  telle  ou  telle  chose.  Le  prince  accuse  le  gou  ■ 
vernement,  bref,  on  dit  tout  à  tait  la  même  chose  (supposi- 
tion faite)  qu'auraient  dite  ces  mêmes  chers  enfants, si  le 
précepteur  était  sorti  de  la  classe  pour  un  instant.  Bien 
entendu,  on  observe  la  juste  mesure;  et  d'ailleurs  la  supposi- 
tion est  absurde,  car  tous  ces  chers  enfants  sontsibien  élevés 
qu'ils  ne  bougeraient  pas,  môme  si  le  précepteur  les  quit- 
tait pendant  une  semaine  entière.  Et  aussitôt  que  le  prince 
Napoléon  a  terminé,  le  précepteur  se  lève  et  annonce  .solen- 
nellement que  la  composition  faite  sur  le  sujet  donné  :«  Le 
lever  du  soleil  »  a  été  parfaitement  élaborée  et  développée 
par  l'honorable  orateur.  Nous  avons  admiré  le  talent,  les 
idées  éloquentes  et  la  sagesse  du  très  gracieux  prince. 
Nous  sommes  prêts  à  accorder  un  livre,  comme  prix  de 
sagesse  et  de  progrès,  mais... et  ainsi  de  suite,  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  a  été  dit  précédemment.  Bien  entendu,  toute 
la  classe  applaudit  avec  transport,  qui  s'élève  à  la  fureur, 
on  emmène  le  prince  chez  lui,  les  écoliers  sages  sortent 
comme  de  bons  sujets,  et  le  soir  ils  vont  se  promener  avec 
leurs  épouses  au  Palais-Royal,  écouter  le  clapotement 
des  jets  d'eau  bienfaisants, etc., etc., etc., en  un  mot, l'ordre 
établi  est  remarquable. 

Nous  nous  étions  égarés  un  jour  dans  la  salle  des  Pas- 
Perdus,  et,  au  lieu  d'entrer  à  la  Cour  d'assises,  nous  nous 
trouvâmes  à  la  Chambre  du  Tribunal  civil.  Un  avocat  tout 
frisé, vêtu  de  sa  robe  et  sa  toque,  parlait  en  répandant  des 
torrents  d'éloquence.  Le  président,  les  juges,  les  avocats, 
le  public,  tout  le  monde  était  dans  le  ravissement.  Un 
pieux  silence  régnait:  nous  entrâmes  sur  la  pointe  des 
pieds.  C'était  une  affaire  d'héritage  à  laquelle  des  Pères 
étaient  mêlés.  Aujourd'hui  les  Pères  sont  constamment 
mêlés  aux  procès,  surtout  quand  il  s'agit  d'héritage.  Les 
aventures  les  plus  scandaleuses,  les  plus  abominables 
sont  révélées  ;  mais  le  public  garde  le  silence  et  se  scan- 
dalise fort  peu,  car  les  Pères  ont  en  ce  moment  un  grand 


55*2  CORIIB^PONDANCB  DE    DOSTOlP.VSKI 

pouvoir,  cl  le  bourgeoi»  osl  extr^metnent  sagfe.  Lee  Pères 
se  rallient  de  plue  en  plu!)  à  l'opinion  que  le  capital  eei  au- 
<lessii4  fie  tout,  fie  toutes  ces  rêveries  et  autrcM  choses,  et 
que  si  l'on  amasse  de  l'argent, on  devient  une  force;  mais 
que  l'éloquence  reste  bien  au-dessous  1  L'éloquence  seule 
ne  peut  rien.  A  mon  avis,  cependant,  ils  se  trompent  un 
peu  dans  le  <iernier  cas.  Certainement,  le  capital  est  une 
chose  belle  et  bonne,  mais  par  l'éloquence  on  peut  beau- 
coup sur  les  Français.  Les  épouses  «'è«lent  à  l'influence  des 
Pères,  beaucoup  plus  môme  qu'autrefois.  On  espère  mdme 
avoir  raison  du  bourgeois. 

On  expliquai!  dans  le  procès  comment  les  Pères,  au 
moyen  d'une  pression  subtile,  savante  (car  pour  cela  il 
existe  une  véritable  science),  qui  avait  duré  de  longues 
années,  surent  s'emparer  de  l'esprit  d'une  dame  belle  et 
fort  riche,  l'amenèrent  i\  se  retirer  dans  leur  couvent  ;  là- 
bas,  ils  l'effrayaient  jusqu'à  la  rendre  malade,  jusqu'à  lui 
donner  des  attaques  de  nerfs,  toujours  avec  une  gradation 
calculée  savamment.  Knfin  ils  la  rendirent  vraiment  malade, 
elle  devint  idiote  et  ils  lui  firent  accroire  que  voir  ses 
parents  est  un  grand  péché  devant  le  Seigneur.*  Sa  nièce 
elle-même,  celle  âme  virginale  et  enfantine,  cet  ange  de 
pureté  et  d'innocence,  âgée  de  quinze  ans,  n'avait  pas  le 
droit  d'entrer  dans  la  cellule  de  sa  tante  adorée,  qui  l'aimait 
plus  que  tout  au  monde  et  qui,  à  cause  de  ces  roueries 
astucieuses,  ne  pouvait  l'embrasser  et  déposer  un  baiser 
sur  son  front  virginal  où  habitait  l'ange  blanc  de  l'inno- 
cence... »  Bref,  tout  était  dans  le  même  ton  ;  c'était 
admirable.  L'avocat  qui  avait  la  parole  paraissait  fondre 
de  joie  de  savoir  si  bien  parler  ;  le  président  fondait 
aussi  ;  le  public  également.  Les  Pères  avaient  perdu  la 
bataille  uniquement  à  cause  de  l'éloquence.  Certainement, 
ils  ne  perdent  pas  courage.  Un  de  perdu,  quinze  de 
gagnés. 

—  Qui  est  l'avocat  ?  deraandai-je  à  un  jeune  étudiant 
qui  se  trouvait  parmi  les  auditeurs  respectueux.  Il  s  y  trou- 
vait beaucoup  d'étudiants  et  ils  étaient  tous  si  convena- 
bles. Il  me  regarda  avec  étonnement. 

—  Jules  Favre  !  répondit-il  avec  un  tel  air  de  pitié 
méprisante,  que  j'eus  honte  enfin. 

C'est  ainsi  qu'il  m'arriva  de  faire  connaissance  avec  la 


APPENDICE 


553 


fleur  de  l'éloquence  française,  pour  ainsi  dire, à  sa  source 
principale. 

Ces  sources  sont  très  nombreuses.  Le  bourgeois  est 
pénétré  d'éloquence  jusqu'à  la  moelle  des  os.  Nous  entrâ- 
mes un  jour  au  Panthéon  pour  admirer  les  grands  hom- 
mes. L'heure  habituelle  de  la  visite  était  passée  et  on  nous 
demanda  deux  francs.  Ensuite  un  invalide  respectable  et 
tout  cassé  prit  les  clefs  et  nous  conduisit  dans  les  caveaux. 
Chemin  faisant  il  parlait  d'une  façon  tout  à  fait  ordinaire, 
en  sifflant  un  peu  à  cause  des  dents  qui  lui  manquaient. 
Mais  arrivé  aux  caveaux,  il  prit  une  voix  chantante, aussi- 
tôt que  nous  approchâmes  de  la  première  tombe. 

—  Gi-gîl  Voltaire—  Voltaire,  ce  grand  génie  de  la  belle 
France.  Il  a  déraciné  les  préjugés,  il  a  détruit  l'ignorance, 
il  a  lutté  avec  l'ange  des  ténèbres  el  il  a  élevé  le  flambeau 
de  l'instruction.  Dans  ses  tragédies,  il  est  parvenu  au 
sublime,  bien  que  la  France  eût  déjà  Corneille. 

11  récitait  évidemment  une  leçon  apprise  par  cœur.  Un 
jour,  quehju'un  lui  avait  écrit  cette  tirade  sur  un  papier  et 
il  l'avait  apprise  pour  toute  la  vie  :  sa  figure  bonasse  s'il- 
lumina de  plaisir,  quand  il  se  mit  à  nous  débiter  ces  ter- 
mes pompeux. 

—  Ci-gît  Jean-Jacques  Rousseau,  continua-l-il,  s'appro- 
chantdela  tombe  suivante.  Jean-Jacques,  l'homme  de  la 
nature  et  de  la  vérité  1 

J'éprouvais  une  grande  envie  de  rire.  Le  style  pompeux 
avilit  tout.  On  voyait  d'ailleurs  que  le  pauvre  vieux  ne 
comprenait  rien  du  tout  de  quoi  il  s'agissait,  quand  il 
parlait  de  la  nature  et  de  la  vérité. 

—  Comme  c'est  étrange  !  lui  dis-je.  De  ces  deux  grands 
hommes,  l'un  a  toujours  appelé  l'autre  menteur  et  mauvais 
homme,  etl'autre  appela  le  premier  tout  simplement  imbé- 
cile. Et  les  voilà  rais  à  côté  l'un  de  l'autre. 

—  Monsieur,  monsieur  !  voulut  remarquer  l'invalide, 
mais  il  ne  dit  rien  et  nous  conduisit  encore  à  un  tombeau. 

—  Ci-gît  Lannes,  le  maréchal  Lannes, chanta -t  il  encore 
une  fois  :  un  des  plus  grands  héros  qu'ait  possédés  la 
France,  ce  pays  si  fertile  en  héros.  C'était  non  seulemen  t 
un  grand  maréchal,  le  chef  d'armée  le  plus  habile,  en 
exceptant  le  grand  empereur,  mais  il  jouissait  encore  d'un 
bien  plus  précieux.  Il  était  l'ami.... 


554  CORRESPONDANCE  ЬЕ    DO»TO'iKV.4KI 

—  Mais  oui,  c'était  l'aini  <!<'  Naf^Iéon.  di»-j<*,  voulant 
abréger  ce  discours. 

—  Monsieur.  Permcllfz-iiio»  de  parler,  interrompit  1  in- 
valide d'un  ton  quehjue  peu  blessé. 

—  Parlez,  parlez,  j'écoute. 

—  Mais  il  jouissait  cncorn  d'un  bien  plus  précieux.  11 
était  l'ami  du  grand  empereur.  Aucun  des  autres  maré- 
chaux n'avait  eu  le  bonheur  de  devenir  l'ami  du  grand 
homme.  Le  maréchal  Lannes  a  wail  été  honoré  de  cette 
grande  faveur.  Ouand  il  mourut  sur  le  champ  de  bataille 
pour  sa  patrie... 

—  Mais  oui,  un  boulet  lui  avait  emporté  les  deux  jam- 
bes. 

—  Monsieur,  monsieur  I  Permettez-moi  de  parler  moi- 
môme,  cria  l'invalide,  d'une  voix  presque  plaintive.  Il  se 

peut  que  vous  sachiez  tout  cela. ..Mais permettez-moi  aussi 
de  le  raconter. 

Cet  original  avait  une  furieuse  envie  de  raconter,  quoi- 
que nous  sussions  tout  cela  d'avance. 

—  Quand  il  mourut,  reprit-il,  sur  le  champ  de  bataille, 
pour  sa  patrie,  l'empereur,  frappé  au  cœur  et  pleurant 
cette  grande  perle... 

—  Vint  lui  faire  ses  adieux,  dis-je  encore  malgré  moi,  et 
je  sentis  aussitôt  que  j'avais  mal  agi  ;  j'en  eus  même  honte. 

—  Monsieur,  monsieur  1  dit  le  vieillard,  me  regardant 
dans  le  blanc  des  yeux  avec  un  reproche  plaintif  et  ho- 
chant sa  téie  grise  :  —  Monsieur  1  Je  sais,  je  suis  sûr  que 
vous  savez  tout  cela,  peut-être  mieux  que  moi.  Mais  vous 
m'avez  pris  pour  vous  montrer  :  pei-mettez-moi  de  parler. 
Il  n'y  en  a  plus  beaucoup... 

Alors  l'empereur,  frappé  au  cœur  et  pleurant  (hélas  1 
inutilement)  cette  grande  perte,  que  devaient  éprouver 
lui-même,  l'armée  et  toute  la  France,  s'approcha  de  son  lit 
de  mort  et  adoucit  par  son  dernier  adieu  les  cruelles  souf- 
frances de  celui  qui  mourut  presque  sous  les  yeux  de  son 
chef.  C'est  fini,  monsieur,  ajouta-t-il,  me  regardant  avec 
reproche,  et  il  alla  plus  loin... 

—  Ici  se  trouve  aussi  une  sépulture  :ce  sont...  quelques 
sénateurs,  ajouta-t-il  avec  indifférence'et  il  fit  un  signe  de 
tête  en  désignant  avec  négligence  plusieurs  tombes  qui  se 
trouvaient  par  là.  Toute   son   éloquence  s'était   dépensée 


APPENDICE  555 

pour    Voltaire,   Jean- Jacques   Rousseau  et   le    maréchal 
Lannes. 

C'était  un  exemple  direct,  populaire,  de  l'amour  de  l'élo- 
quence. Esb4;e  que  tous  les  discours  des  orateurs  de  l'As- 
semblée nationale,  de  la  Convention  et  des  clubs  auxquels 
le  peuple  a  pris  une  part  presque  immédiate,  et  qui 
ont  fait  son  éducation,  ne  lui  ont  laissé  qu'une  seule  trace: 
—  l'amour  de  l'éloquence  pour  l'éloquence? 


CHAPITIlli    VU 


€  BRIBRI   >  ET  <   MA  BICHE  » 


Que  font  donc  les  épouses  ?  Les  époases  nagent  dans  la 
félicité,  comme  il  a  été  dit.  A  propos  :  vous  devez  vous 
demander  pourquoi  j'écris  épouses  au  lieu  d'écrire  fem- 
mes? Pour  employer  le  style  élevé,  ra'îssieurs,  voilà.  Si  le 
bourgeois  emploie  le  style  élevé,  il  dit  toujours:  mon  épouse. 
Et  quoique  dans  d'autres  couches  sociales  on  dise  simple- 
ment comme  partout:  ma  femme,  il  vaut  mieux  suivre  l'es- 
prit national  de  la  majorité  et  employer  les  terrais  choisis. 
C'est  plus  caractéristique.  Il  existe  d'ailleurs  d'autres  déno- 
minations. Quand  le  bourgeois  est  attendri  ou  qu'il  a  envie 
de  tromper  sa  femme,  il  l'appelle  toujours:  ста  biche».  Et 
réciproquement,  la  femm^  aimante,  dans  un  accès  de  gra- 
cieux enjouement,  appelle  son  cher  bourgeois:  «  bribri»,ce 
qui  fait  bien  plaisir  au  bourgeois.*  Bribri  »  et  €  ma  biche  » 
sont  à  l'état  florissant,  maintenant  encore  plus  que  jamais. 
D'ailleurs,  c'est  une  chose  entendue  (et  qui  ne  se  discute 
presque  pas)  que  «ma  biche»  et*  bribri»  doivent  servir,  à 
notre  époque  affairée,  de  modèle  de  vertu,  de  concorde 
et  de  l'état  délicieux  de  la  société,  en  opposition  aux  viles 
divagations  des  stupides  vagabonds  communistes.  D'ail- 
leurs, chaque  année*  bribri  »  devient  de  plus  en  plus  com- 
plaisant au  point  de  vue  conjugal.  Il  comprend  que  quoi 
qu'on  dise,  quoi  qu'on  fasse,  il  est  impossible  de  retenir 
«  ma  biche  »,  que  la  Parisienne  est  créée  pour  l'amant, 
qu'il  est  impossible  au  mari  de  se  passer  de  coiflTure,  qu'il 
doit  se  taire,  bien  entendu,  tant  qu'il  n'a  pas  encore  amassé 
beaucoup  et  qu'il  ne  possède  pas  grand'chose.  Mais  quand 
l'un  et  l'autre  seront  accomplis,  «  bribri  >  deviendra  en 
général  bien  plus  exigeant,  car  il  aura  beaucoup  de  res- 


APPENDICE 


557 


pect  pour  lui- môme.  Eh  bien,  à  ce  moment  il  commence 
à  considérer  Gustave  tout  autrement,  surtout  si  celui- 
ci  est  de  plus  va-nu-pieds  et  ne  possède  rien.  D'ailleurs, 
à  peine  le  Parisien  a-t-il  de  l'argent,  qu'il  veut  en  se 
mariant  épouser  une  femme  qui  a  de  la  fortune.  Bien 
plus  encore  :  on  fait  le  calcul  préalablement,  et  s'il  se 
trouve  que  les  francs  et  le  bien  s'équivalent  des  deux 
côtés,  ils  s'unissent.  Cela  se  passe  partout  de  la  môme 
façon,  mais  ici  la  loi  de  l'égalité  des  poches  est  entrée  par- 
ticulièrement dans  les  habitudes.  Si  par  exemple  la  jeune 
fille  à  marier  a  un  sou  de  plus,  on  ne  la  donnera  pas  au 
prétendant  qui  a  moins,  mais  on  cherchera  un  «  bribri  » 
qui  soit  mieux. 

En  outre  les  mariages  d'amour  deviennent  de  plus  en 
plus  impossibles  et  sont  presque  considérés  comme  indé- 
cents. Cette  habitude  prudente  de  l'égalité  obligatoire  des 
poches  et  de  l'union  des  capitaux  est  rarement  violée,  et  je 
crois  ici  encore  plus  rarement  qu'ailleurs.  Le  bourgeois  a  \ 
su  très  bien  utiliser  à  son  profit  la  disposition  de  la  fortune 
de  sa  femme.  Voilà  pourquoi  il  est  fort  souvent  prêt  à  fer- 
mer les  yeux  sur  les  aventures  de  sa  «  ma  biche  »,  et  à  ne 
pas  remarquer  des  choses  contrariantes,  parce  que,  autre- 
ment, c'est-à-dire  à  l'occasion  d'une  brouille,  la  question 
de  la  dot  peut  être  soulevée  désagréablement.  De  plus,  si 
«  ma  biche  »  devient  élégante  au-dessus  de  ses  moyens, 
«  bribri  »,  qui  remarque  tout,  se  résigne  :  sa  femme  exi- 
gera moins  de  lui  pour  ses  toilettes.  «  Ma  biche  »  devient 
alors  beaucoup  plus  accommodante.  Enfin,  comme  pour  la 
plupart  l'union  conjugale  est  plutôt  le  mariage  des  capitaux 
et  que  l'on  s'inquiète  peu  de  l'inclination  mutuelle,  «bribri» 
est  prêt  à  faire  quelque  infidélité  à  sa  «  ma  biche  ».  Et  il 
vaut  mieux  ne  pas  se  gêner  l'un  l'autre.  Il  y  a  ainsi  plus 
d'accord  dans  la  maison  et  on  entend  le  doux  gazouillement 
des  noms  chéris  :  «  bribri  »  et  <  ma  biche  »,  qui  se  font 
entendre  plus  souvent  entre  les  époux.  Enfin,  pour  tout 
dire,  «  bribri  »  a  su  parfaitement  bien  se  garantir  pour 
ces  sortes  d'affaire.  Le  commissaire  de  police  est  à  sa  dis- 
position à  toute  heure.  C'est  ainsi,  d'après  les  lois,  qu'il  a 
faites  lui-môme.  A  la  rigueur,  s'il  surprend  les  amants  en 
flagrant  délit,  il  peut  les  tuer  tous  les  deux  et  il  est  assuré 
de  l'impunité.  «  Ma  biche  »  le  sait  et  elle  l'approuve.  Une 


558  COnnEHPONDA.VCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

longuo  tutelle  a  fait  que  «  ma  biche  »  ne  murmure  pas  et 
ne  tait  рая,  comme  dans  d'aulreâ  pays  barbares  et  ridicules, 
le  rôve  d'ôludior,  par  exemple,  dans  les  universités  et  de 
siéger  dans  les  clubs  et  dans  les  chambres   de   députés. 
Elle  préfère  rester  dans  son  état  aérien,  suspendue  comme 
un  canari.  On  la  pare,  on  la  gante,  on  la  conduit  aux  ièles, 
elle  danse,  elle  croque  des  bonbons,  on  la  traite  eu  appa- 
rence comme  une  reine,  et  l'homme  paraît  s'anéantir  dans 
la  poussière  devant  elle.  Ce  genre  de  rapport  est  élaboré 
très  convenablement  et  avec  beaucoup  de  succès.  Bref,  les 
rapports  chevaleresques  sont  respectés,  que  faut-il  de  plus? 
Car  on  ne  lui  enlèvera  pas  Gustave.  Elle  ne  demande  pas 
non  plus  d'aspirations   élevées,  vertueuses,  etc.,  etc.  :  en 
réalité,  elle  est  aussi  capitaliste  et  auaei  intéressée  que  son 
époux.   Quand    les   années   ont    passé,  et  qu'il  n'est  plus 
possible  de  conserver  ses   illusions   et  de    se  considérer 
comme  un  canari  ;  quand  la  possibilité  d'avoir  un  nouveau 
Gustave  devient  une  véritable  absurdité,  malgré  l'imagi- 
nation la  plus  ardente  et  la  plus  ambitieuse,  alors  «  ma 
biche»  se  transforme  soudain  rapidement  et  vilement.  Elle 
devient  méchante  et  ménagère.  Elle  fréquente  les  églises, 
elle  thésaurise,  et  un  certain  cynisme  se  fait  jour  de  tous 
côtés  :  elle  se  laisse   aller  à  une  lassitude,  un  dépit,  des 
instincts  grossiers,  une  existence  sans  but,  une  conversa- 
tion cynique.  Quelques-unes  d'entre  elles  se  transforment 
en  souillon.  Certainement,  tout  n'est   pas  ainsi  ;  certaine- 
ment, il  y  a  des  apparitions  plus  lumineuses  ;  certainement, 
les  rapports  sociaux  sont  les  mômes  partout,  mais...  ici,  le 
sol   lui  convient  davantage,  tout  est   plus  original,  plus 
indépendant,  plus  complet  ;  tout  est  plus  national.  Ici  est 
la  source,  le  germe,  de  la  forme  sociale  bourgeoise,  qui 
règne  maintenant  par  tout  l'univers,  imitation  éternelle  de 
la  grande  nation. 

Oui,  en  apparence,  «  ma  chère  biche  »  est  reine.  Il  est 
difficile  de  se  figurer  môme  quelle  exquise  politesse,  quelle 
attention  importune  l'entoure  partout,  en  société  et  dans 
la  rue.  C'est  d'une  subtilité  étonnante  :  elle  arrive  à  un 
tel  degré  de  platitude,  que  certaines  âmes  honnêtes  n'au- 
raient pu  le  supporter. La  contrefaçon  trop  évidente  l'aurait 
blessée  jusqu'au  fond  du  cœur.  Mais  «  ma  biche  »  est  elle- 
même  une  grande  friponne  et...elle  ne  demande  pas  mieux. 


APPENDICE 


559 


Elle  aura  toujours  gain  de  cause  et  préfère  tricher  au  lieu 
d'ail  >r  honaôteinent  tout  droit  :  c'est  plus  sûr  selon  elle, 
et  le  jeu  est  plus  amusant.  Car  le  jeu,  l'intrigue,  c'est  tout 
pour  raa  biche  ;  c'est  le  principal.  Mais  comme  elles  s'ha- 
billent, comme  elles  sorieiiL  I  «  Ma  biche  »  est  manié- 
rée, disloquée,  elle  n'est  pas  naturelle;  mais  c'est  là  son 
charme,  surtout  pour  des  gens  blasés  et  débauchés  à  un 
certain  point,  qui  ont  perdu  le  goût  de  la  beauté  fraîche, 
naturelle.  «  Ma  biche  »  est  très  peu  développée  ;  elle  a  un 
cœur  et  une  cervelle  d'oiseau,  mais  elle  est  gracieuse,  mais 
elle  possède  d'innombrables  secrets  de  tant  de  tours  et  de 
subterfuges,  que  vous  vous  soumettez,  et  vous   la   suivez 
comme  une  piquante  nouveauté.  Elle  est  môme  rarement 
belle.  Elle  a  quelque  chose  de  méchant  dans  l'expression 
de  son   visage.  Mais  ce  n'est  rien  :  ce  visage  est  mobile, 
enjoué,  et  possède  au  plus  haut  degré  le  secret  de  contre- 
faire le  sentiment  et  la  nature.  Il  se  peut  que  ce  qui  vous 
charme  en  elle  ne  soit  pas  qu'elle  arrive  à  contrefaire  la 
nature,  mais  c'est  le  procédé  de  cette  contrefaçon,  c'est  cet 
art  qui  vous  charme.  Pour  le  Parisien  l'amour  lui-môme 
ou  une  bonne  contrefaçon  de  l'amour  produisent  le  même 
effet.  La  contrefaçon  plaît,  peut-être  môme  davantage.  A 
Paris,  la  femme  est  de  plus  en  plus  considérée  à  un  cer- 
tain point  de  vue  oriental.  Les  dames  aux  camélias  sont 
de  plus  en  plus  à  la  mode.*  Prends  mon  argent  et  trompe- 
moi  convenablement,  c'est-à-dire    contrefais    l'amour  », 
voilà  ce  qu'on  leur  demande.  On  ne  demande  presque  pas 
davantage  à  l'épouse,  au  moins  on  s'en  contente,  et  c'est 
pour  cela  que  Gustave  est  permis  tacitement  et  par  indul- 
gence. D'ailleurs,  le  bourgeois  sait  bien  qu'avec  l'âge  «ma 
biche  »  prendra  ses  intérêts  et  sera  pour  lui  une  associée 
fidèle  qui  saura  thésauriser.  Elle  lui  aide  môme  à  l'époque 
de  sa  jeunesse.  C'est  quelquefois  elle  qui  tient  tout  le  com- 
merce, qui  attire  la  clientèle,  qui  est  son  bras  droit,  son 
commis  principal.  Il  faut  bien  lui  pardonner  son  Gustave. 
Dans  la  rue,  la  femme  est  sacrée.   Personne  ne  l'insulte, 
tous  lui  font  place  ;  ce  n'est  pas  comme  chez  nous,  où  une 
femme  qui  n'est  pas  tout  à  fait  vieille  ne  peut  faire  deux 
pas  dans  la  rue,  sans  que  quelque  figure  martiale,  ou  quel- 
que coureur  ne  la  regarde  sous  le  chapeau  et  n'exprime 
le  désir  de  faire  sa  connaissance. 


560  COURESPONDANCE  DE    DOSTOÏEVSKI 

Cependant,  malgré  la  poesibililé  «le  Gustave,  la  forme 
habituel lo  et  journalière  des  rapporte  entre  <  bribri  »  et 
«  ma  biche  »  est  assez  gentille, et  тЛгпо  Rouvcnl  naïve.  En 
général,  à  l'étranger,  —  cela  m'avait  beaucoup  frappé,  — 
tous  sont  beaucoup  plus  naïfs  que  les  Russes.  Il  est  diffi- 
cile de  bien  l'explicpier,  il  faut  ГоЬй<»гугг  soi-même.  Le 
Russe  est  sceptique  et  moqueur, disent  les  Français,  et  cela 
est  bien  vrai.  Nous  sommes  plutôt  cyniques,  noua  ne  tenons 
pas  h  ce  qui  est  à  nous,  nous  n'aimons  pas  ce  (\m  est  à 
nous  ;  au  moins,  nous  ne  l'estimons  pas  supérieurement, 
sans  comprendre  de  quoi  il  s'agit  ;  nous  prenons  part  aux 
int-réls  européens,  aux  intérêts  de  l'humanité  en  général, 
sans  appartenir  h  aucune  nation, par  conséquent  nous  nous 
rapportons  à  tout  plus  froidement,  comme  si  nous  le  fai- 
sions par  devoir,  et,  en  tout  cas,  d'une  façon  abstraite. 
Cependant,  je  m'écarte  de  mon  sujet.  «  Bribri  »  est  parfois 
très  naïf.  Par  exemple,  quand  il  se  promène  autour  des 
fontaines,  il  commence  à  expliquer  à  «  ma  biche  »  pour- 
quoi les  fontaines  jouent;  il  lui  explique  les  lois  de  la 
nature,  il  exprime  un  orgueil  national  des  beautés  du  bois 
de  Boulogne,  des  illuminations,  du  jeu  des  grandes  eaux 
de  Versailles,  des  succès  de  l'empereur  Napoléon  et  de  sa 
gloire  militaire  ;  il  jouit  de  sa  curiosité  et  de  son  plaisir 
et  il  est  très  content.*  Ma  biche»  la  plus  friponne  est  éga- 
lement assez  tendre  envers  son  époux, c'est-à-dire  ce  n'est 
pas  une  simulation  quelconque,  mais  une  tendresse  désm- 
téressée,  malgré  la  coiffure  de  l'époux.  Je  n'ai  pas  encore 
la  prétention, bien  entendu,  d'enlever  les  toits  des  maisons, 
comme  le  démon  de  Le  Sage.  Je  raconte  seulement  ce  qui 
m'a  frappé,  ce  que  j'ai  cru  observer.  «  Mon  mari  n'a  pas 
vu  la  mer  *,  vous  dit  une  «  ma  biche  »,  et  sa  voix  exprime 
une  sincère  et  naïve  compassion.  Cela  veut  dire  que  son 
mari  n'est  jamais  allé  quelque  part,  à  Brest  ou  à  Boulogne, 
pour  voir  la  mer. 

Il  faut  savoir  que  le  bourgeois  a  certains  besoins  très 
naïfs  et  très  sérieux,  qui  sont  devenus  une  habitude 
commune  à  la  bourgeoisie.  Ainsi,  par  exemple,  en  dehors 
du  besoin  de  thésauriser  et  du  besoin  d'éloçpience,  il  a 
encore  deux  besoins,  deux  besoins  très  légitimes,  consa- 
crés par  l'habitude  commune  et  qu'il  considère  très  sérieu- 
sement, presque  pathétiquement.  Le  premier  de  ces  besoins, 


APPENDICE  561 

c'est  de  voir  la  mer.  Il  arrive  au  Parisien  de  demeurer  et 
d'être  dans  le' coftimerce  à  Paris  toute  sa  vie  sans  voir  la 
mer.  Pourquoi  lui  faut-il  voir  la  mer  ?  Il  ne  le  sait  pas  lui- 
même,  mais  il  le  désire  violemment,  avec  sentiment,  il 
remet  son  voyage  d'année  en  année,  parce  que,  habituelle- 
ment, les  affaires  le  retiennent,  il  s*ennuie  et  sa  femme 
partage  son  ennui.  En  général  il  y  a  ici  beaucoup  de  sen- 
timent et  j'estime  cela.  Enfin,  il  trouve  le  temps  et  les 
moyens  ;  il  se  prépare  et  il  part  pour  plusieurs  jours*  pour 
voir  la  mer  ».  Au  retour,  tout  ravi,  il  raconte  eu  termes 
pompeux  ses  impressions  à  sa  femme,  à  ses  parents,  à  ses 
amis,  et  il  se  rappelle  toute  la  vie  avec  douceur  qu'il  a  vu  la 
mer. 

Un  autre  besoin  du  bourgeois,  besoin  légitime  et  non 
moins  violent,  est  de  se  rouler  sur  l'herbe.  C'est  que  le 
Parisien, ayant  quitté  la  ville, aimebeàuîoup  à  se  rouler  sur 
l'herbe  et  considère  comme  un  devoir  de  le  faire  ;  et  il  le  fait 
avec  dignité,  en  sentant  qu'il  se  met  ainsi  en  communion 
avec  la  nature,  et  il  aime  bien  surtout  que  quelqu'un  le 
regarde  pendant  ce  temps-là.  En  général,  hors  de  la  ville,  le 
Parisien  considère  comme  un  devoir  d'être  plus  libre,  plusen- 
joué,  plus  hardi,  de  paraître  plus  naturel,  en  un  mot,  plusprès 
de  la  nature.  L'homme  de  la  nature  et  de  la  vérité  !  Ce  respect 
exagéré  de  la  nature  ne  se  manifeste-t-il  pas  dans  le  bour- 
geois depuis  Jean- Jacques?  D'ailleurs  ces  deux  besoins  :  voir 
la  mer  et  se  rouler  sur  l'herbe,  le  Parisien  ne  se  les  permet 
que  quand  il  s'est  amassé  une  fortune,  en  un  mot  quand  il 
commence  à  se  respecter,  à  être  fier  de  lui-môme  et  à  se 
coдsidérer  comme  un  homme.  Se  rouler  sur  l'herbe  est 
deux  fois,  dix  fois  plus  doux,  quand  cela  a  lieu  sur  son  pro- 
pre terrain,  acheté  avec  l'argent  gagné  par  son  labeur.  En 
général,  quand  il  quitte  les  affaires,  le  bourgeois  aime  bien 
à  acheter  une  propriété,  construire  une  maison,  avoir  un 
jardin,  un  mur,  des  poules,  une  vache.  Et  môme  si  tout  cela 
est  de  dimensions  microscopiques,  c'est  égal,  —  le  bour. 
geois  répèle  dans  un  transport  touchant,  enfantin  :  «  mon 
arbre,  mon  mur  »;  il  le  répète  à  tous  ceux  qu'il  reçoit  chez 
lui,  à  chaque  instant,  et  il  ne  cessera  pas  de  le  répéter  toute 
sa  vie.  C'est  là  qu'il  est  le  plus  doux  de  se  rouler  sur 
l'herbe.  Pour  accomplir  ce  devoir,  il  se  fait  une  pelouse 
devant  sa  maison.  Quelqu'un  racontait  que  chez  certain 

36 


562  CORRESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

bourgeois  l'herbe  no  voulait  pas  pousser  à  rcndroit  dee- 
tiné  à  la  pelouse.  Il  cultivait,  il  arrosait,  il  remettait  du 
gazon  pris  à  un  autre  endroit,  —  rien  ne  poussait  sur 
le  sable  ot  ne  voulait  pas  prendre.  Le  hasard  avait  voula 
que  la  place  devant  la  maison  fût  ainsi.  Alors,  il  s'acheta 
un  gazon  artificiel  ;  il  était  allé  exprès  à  Paris  pour  com- 
mander un  rond  d'herbe  de  deux  mèlres  de  diaroèlre,  et  il 
étendait  ce  tapis  d'herbe  fabriquée,  tous  les  jours  aprèa- 
midi,  pour  se  donner  une  illusion  et  contenter  son  besoin 
légitime  de  se  rouler  sur  l'herbe.  Dans  les  premiers  mo- 
ments d'enchantement  d'avoir  acquis  une  prof)riélé,  le 
bourgeois  serait  bien  capable  do  cela,  de  sorte  que  ce 
n'est  pas  moralement  invraisemblable. 

Maintenant  deux  mots  de  Gustave.  Gustave  est  certai- 
nement la  même  chose  que  le  bourgeois,  c'est-à-dire  com- 
mis, marchand,  employé,  homme  de  lettres,  officier.  Gue- 
tave,  c'est  le  môme  «  bribri  »,  mais  qui  n'est  pas  marié. 
Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela  ;  il  s'agit  de  savoir  de  quoi 
se  pare  et  dans  quoi  se  drape  Gustave  maintenant,  quel 
aspect  il  a  à  présent,  quelles  plumes  il  porte.  L'idéal  de 
Gustave  change  selon  les  époques  et  se  reflète  toujours  au 
théâtre  sous  Y  apparence  qu'il  a  dans  la  société.  Le  bour- 
geois  aime  particulièrement  le  vaudeville,  mais  il  préfère 
le  mélodrame.  Un  vaudeville  gai  et  gras,  —  c'est  l'uni- 
que œuvre  d'art  qui  ne  soit  pas  Iransporlable  sur  un 
autre  sol,  et  ne  peut  vivre  que  dans  le  lieu  de  sa  nais- 
sance, à  Paris  —  le  vaudeville,  quoiqu'il  plaise  au  bour- 
geois, ne  le  satisfait  pas  complètement  Le  bourgeois  n'y 
attache  p  as  grand  prix.  11  lui  faut  de  la  noblesse  élevée, 
inexplicable,  il  lui  faut  du  sentiment,  et  le  mélodrame  con- 
tient tout  cela.  Le  Parisien  ne  peut  vivre  sans  mélodrame. 
Tant  que^iyfa-46-4aQurgeois,  le  mélodrame  ne  mourra  pas. 
Il  est  curieux  que  le  vaudeville  lui-même  subisse  maîn- 
tenant  une  transformation.  Malgré  qu'il  soit  encore  gai  et 
excessive  ment  drôle  comme  jadis,  on  commence  à  y  ajou- 
ter un  autre  élément  :  la  morale.  Le  bourgeois  aime 
beaucoup  et  regarde  comme  son  devoir  le  plus  sacré  et  le 
plus  nécessaire  de  se  taire  la  morale  à  soi-même  et  d'en 
faire  à  sa  «  ma  biche  >.  D'ailleurs,  aujourd'hui,  le  bour- 
geois possède  un  pouvoir  absolu  ;  c'est  une  force  ;  et  les 
petits  auteurs  de  vaudevilles  et  de  mélodrames  sont  ser- 


APPENDICE  563 

viles  et  flattent  le  pouvoir.  Voilà  pourquoi,  môme  présenté 
sous  un  aspect  ridicule,  le  bourgeois  triomphe,  et  à  la  fin 
on  lui  annonce  toujours  que  tout  est  bien.  11  [faut  croire 
que  de  pareilles  déclarations  tranquillisent  sérieusement  le 
bourgeois.  Chaque  homme  pusillanime,  qui  n'est  pas  tout 
à  fait  sûr  du  succès  de  son  affaire,  éprouve  un  douloureux 
besoin  de  se  rassurer,  de  s'encourager,  de  se  tranquilliser. 
Il  commence  même  à  croire  à  des  indices  favorables.  Ici, 
cela  se  passe  de  même.  On  présente  dans  le  mélodrame  de 
grands  caractères  et  de  belles  leçons.  Ce  n'est  plus  de  la 
gaîlé,  il  y  a  ici  le  triomphe  pathétique  de  tout  ce  que  <  bri- 
bri  »  aime  tant  et  de  ce  qui  lui  platl.  Ce  qui  lui  plaît  le 
plus,  c'est  la  tranquillité  politique  et  le  droit  de  thésau- 
riser afin  de  s'organiser  un  intérieur.  C'est  dans  cet  esprit- 
là  que  l'on  écrit  maintenant  les  mélodrames.  Gustave  se 
présente  dans  le  môme  esprit.  On  peut  toujours  vérifier, 
d'après  Gustave,  quel  est  au  moment  donné  pour  *  bribri  » 
l'idéal  de  la  suprême  noblesse.  Jadis,  il  y  a  longtemps  de 
cela,  Gustave  était  poète  ou  peintre,  génie  inapprécié,  per- 
sécuté, martyrisé  par  les  persécutions  et  les  injustices.  Il 
luttait  noblement  et  toujours,  pour  terminer,  la  vicomtesse 
qui  se  mourait  d'amour  pour  lui  secrètement,  mais  envers 
laquelle  il  n'éprouvait  qu'une  méprisante  indifférence, 
l'unissait  à  sa  fille  adoptive  Cécile,  qui  n'avait  pas  le  sou, 
mais  qui  possédait  soudain  une  masse  d'argent.  Ordinai- 
rement, Gustave  se  révolte  et  refuse  l'argent.  Mais  voilà 
que  ses  œuvres  ont  remporté  un  grand  succès  à  l'exposi- 
tion. Aussi,  trois  mylords  ridicules  font  irruption  dans  son 
logement  et  lui  offrent  cent  mille  francs  chacun  pour  son 
prochain  tableau.  Gustave  se  moque  d'eux  avec  mépris  et 
déclare  avec  un  amer  désespoir  que  tous  les  hommes  sont 
lâches,  indignes  de  son  pinceau,  qu'il  ne  livrera  pas  l'art, 
l'art  sacré,  à  la  profanation  de  pygmées,  qui  n'avaient  pas 
remarqué  jusqu'à  présent  sa  supériorité.  Mais  la  vicom- 
tesse fait  irruption  et  déclare  que  Cécile  se  meurt  d'amour 
pour  lui  et  qu'à  cause  de  cela  il  doit  peindre  des  tableaux. 
C'est  alors  que  Gustave  devine  que  la  vicomtesse,  qui  était 
autrefois  son  ennemie  et  qui  empêchait  ses  oeuvres  d'être 
admises  à  l'exposition,  l'aime  secrètement,  elle  se  ven- 
geait par  jalousie.  Bien  entendu,  Gustave  prend  aussitôt 
Г  argent  des  mylords,  en  leur  disant  encore  une  fois  des 


564  C0RHE9P0NDANCE  DE    DOBTOIbVSKI 

яоШзея,  ce  qui  leur  fait  bien  plaisir  ;  il  ее  précipite  chez 
Cécile,  consent  à  accepter  son  million,  pardonne  h  la  vi- 
comtesse, qui  se  retire  dans  ses  terres  ol,  s'étant  uni  par 
le  mariage,  il  commence  к  se  pourvoir  d'enraote,  de  fla- 
nelles, de  bonnets  de  colon,  et  le  soir  il  se  promène  avec 
€  ma  bioho  »  auprès  des  fontaines  bienfaisantes,  qui  lui 
rappellent,  bien  entendu,  par  le  doux  clapotement  de  leure 
jets,  la  fidélité,  la  solidité  et  le  calme  de  son  bonheur  ter- 
restre. 

Il  arrive  quelquefois  que  Gustave  n'e-^t  pas  un  commis, 
mais  quelqup  malheureux  orphelin  abandonné,  dont  le 
cœur  est  plein  de  noblesse  ineffable.  On  apprend  tout 
à  coup  qu'il  n'est  pas  du  tout  orphelin,  mais  qu'il  est  le 
fils  légitime  de  Rothschild.  I!  reçoit  des  millions.  Mais 
Gustave  rejette  les  millions  avec  mépris  et  fierté.  Pour- 
quoi? Il  le  faut  ainsi  pour  l'éloquence.  Mais  voilà  madame 
Beaupré,  une  femme  de  banquier  qui  est  folle  de  lui,  qui 
vient  faire  irruption  chez  lui  ;  c'est  chez  son  mari,  le  ban- 
quier, qu'il  est  employé.  M*"»  Beaupré  déclare  que  Cécile 
va  mourir  d'amour  pour  lui  et  qu'il  doit  aller  la  sauver. 
Gustave  devine  que  M""  Beaupré  est  amoureuse  de  lui, 
ramasse  les  millions,  et,  adressant  à  tous  des  reproches 
dans  les  pires  termes,  parce  que  nulle  part  dans  tout 
le  genre  humain  on  ne  peut  trouver  autant  d'ineffable 
noblesse  qu'en  lui-môme, il  se  rend  chez  Cécile  et  l'épouse. 
La  femme  du  banquier  se  retire  dans  ses  terres,  Beaupré 
triomphe, car  sa  femme  qui  était  au  bord  de  l'abîme, reste 
pure  et  sainte,  et  Gustave  commence  à  se  pourvoir  d'en- 
fants et  va  se  promener  le  soir  auprès  des  fontaines  bien- 
faisantes, qui  lui  rappellent  par  le  clapotement  de  leurs 
eaux,  etc.,  etc.,  etc. 

On  représente  maintenant  l'ineffable  noblesse  le  plus 
souvent  sous  les  traits  d'un  officier,  ou  d'un  officier  de 
génie,  ou  quelqu'un  du  même  genre,  mais  surtout  mili- 
taire et  décoré  du  ruban  de  la  Légion  d'honneur,  «  acheté 
avec  son  sang  ».  A  propos,  ce  ruban  est  affreux.  Le  por- 
teur en  est  si  fier,quil  est  difficile  de  se  trouver  avec  lui, 
de  voyager  dans  le  môme  compartiment,  dôtre  à  côté  de 
lui  au  théâtre, ou  au  restaurant.  C'est  tout  juste  s'il  ne  vous 
crache  pas  à  la  figure,  il  se  moque  de  vous  honteusement, 
il  soufTle,  il  s'étouffe  de  moquerie,  jusqu'à  vous  donner  des 


APPENDICE  565 

nausées,  vous  avez  un  épanchement  de    bile  et  vous  êtes 
lorcé  d'envoyer  chercher  le    médecin.  Mais    les  Français 
l'aiment  beaucoup.  Il  est  à  remarquer  qu'on  fait  trop  atten- 
tion au  théâtre  aujourd'hui  à  M.  Beaupré,  beaucoup   plus 
au   moins    qu'autrefois.  Beaupré  a   certainement   amassé 
beaucoup  d'argent  et  beaucoup  de  biens.  Il  est  droit,  il  est 
simple,  un  peu  ridicule  avec  ses  habitudes  bourgeoises  et 
parce  qu'il   est  le  mari  ;  mais  il  est  bon,  il    est    honnête, 
généreux  et  infiniment  noble  dans  l'acte  où  il  doit  souffrir 
du  soupçon  que  «  ma  biche  »  lui  est  infidèle.  Mais  quand 
môme,  généreusement  il  se  décide  à  lui   pardonner.  Il  se 
trouve  qu'elle  esl    pure  comme  une  colombe,  qu'elle  vou- 
lait seulement  plaisanter,  en  s'entichant  de  Gustave,  et  que 
«  bribri  »,  qui  l'écrase  parsa  générosité,  lui  est  plus  précieux 
que  tout.  Cécile  est  toujours  sans  le  sou,   bien  entendu, 
mais  seulement  au  premier  acte; il  se  trouve  ensuite  qu'elle 
possède  un  million.  Gustave  est  fier  et  noble  avec  mépris, 
comme  toujours,  mais  il  est  un  peu  plus  bravache,  parce 
qu'il  est  militaire.  Ce  qu'il  a  de  plus  précieux  au  monde 
c'est  sa  croix,  achetée  avec  son  sang  et  «  l'épée  de  mon 
père  ».  Il  parle  de  cette  épée  de  son  père  à  chaque  instant, 
mal  i\    propos,  partout  ;  vous  ne  comprenez  même  pas  de 
quoi  il  s'agit  ;  il  insulte  tout  le  monde,  il  se  fiche  de  tout 
le   monde,  mais  tous  s'inclinent  devant  lui,  et  les  specta- 
teurs pleurent    et  applaudissent  (ils  pleurent  à  la  lettre). 
Bien  entendu,  il  n'a  pas  le  sou, c'est  la  condition  sine  qua 
non.  M"»'  Beaupré  est  amoureuse  de  lui  comme  de  raison, 
Cécile  aussi,  mais  il  ne  soupçonne  pas  l'amour  de  Cécile. 
Cécile  geint  d'amour  pendant  cinq  actes.  Enfin,  il  neige, 
ou   il   se  passe  quelque  chose  d'analogue,  Cécile  veut  se 
jeter  parla  fenêtre.  Mais  sous  la  fenêtre  retentissent  deux 
coups   de    feu.  Tout  le  monde  accourt  :  Gustave    rentre 
lentement,  tout  pâle,  le  bras  en  écharpe.  Le  ruban,  acheté 
avec  son  sang,  fleurit  sa  boutonnière.  Le  calomniateur  et 
le  séducteur  de  Cécile  est  puni.  Gustave  oublie  enfin  que 
Cécile  l'aime  et  que  tout  cela  ce  sont  des  tours  de  M"»  Beau- 
pré. Mais  M"^  Beaupré  est  pâle, effrayée  !  et  Gustave  devine 
qu'elle  l'aime.  Voilà  qu'un  nouveau  coup  de  feu  retentiL 
C'est    Beaupré    qui  se    tue  par    désespoir.   M™^  Beaupré 
pousse  un  cri, s'élance  vers  la  porte, mais  M.  Beaupré  paraît 
lui-môme  et  il  porte  un  renard  tué  ou  quelque  chose  dans 


566  C0RHE9P0NDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

ce  genre.  La  leçon  est  donnée  :  <  ma  biche  »  no  l'oubliera 
jamais.  Elle  s'altacho  к  <  bribri  »,  qui  pardonne  Umi.  Sou- 
dain, il  se   trouve  chez  Cécile  un  million   et  Gustave  ne 
révolte  encore.  Il   retuse  de  se  marier,  il  lait  le  renchéri, 
il  dit  des  gros  moU.  Il  tant  absolument  que  Gustave  din*» 
des  gros  mots  et  qu'il  se  fiche  du  million,  car  autremen 
le  bourgeois  ne  lui  pardonnerait  pas  ;  il  y  aurait  trop  peu 
de  noblesse  ineffable  et  ne  croyez  pas,  je  vous  prie,  <|ue 
le   bourgeois  soit  capable  de   se  contredire.  Ne  craignez 
rien,  le  million  ne  manquera  pas  à  l'heureux  couple,  il  est 
inévitable  et  il  paraît  h  la  fin  comme  récompense  pour  la 
vertu.  Le  bourgeois  est  fidèle  à  lui-môme.  Enfin,  Gustave 
prend  le  million,  Cécile,  et  alors  commencent  les  fontai- 
nes inévitables,  les  bonnets  de  coton,  le  clapotement,  etc. 
Ainsi,  se  trouvent  beaucoup  de  sentiment  et  une  énorme 
quantité  de  noblesse  ineffable,  et  Beaupré,  qui  triomphe 
et  écrase  tout  le  monde  par  ses  vertus  familiales  et  par- 
dessus tout,  par-dessus  tout  le  million,  comme  un  fatum, 
comme  une  loi  de  la  nature,auquel  revient  tout  l'honneur, 
tout  le  culte,  toute  la  gloire,etc.,  etc . 

*  Bribri  »  et  <  ma  biche  >  quittent  le  théâtre  complète- 
ment satisfaits,  calmés  et  consolés.  Gustave  les  accompa- 
gne, et  aidant  la  «  ma  biche  »  d'un  autre  à  monter  en  voi- 
lure, il  lui  baise  tout  doucement  la  main.  Tout  va  bien. 


m 

NOTES   DU   CARNET 


Gela  seul  est  solide  sous  quoi  coule  le  sang.  Seuls  les 
lâches  oublient  que  c'est  solide  non  chez  ceux  qui  versent 
le  sang  mais  chez  ceux  dont  on  verse  le  sang.  Voilà  la  loi 
du  sang  sur  la  terre  l 

Comme  État  il  ne  pouvait  punir  ;  hormis  la  volonté  du 
monarque.  Qu'est-ce  que  c'est  que  le  supplice  ?  Pour 
l'État  c'est  le  sacrifice  à  l'idée.  Mais  s'il  y  a  l'Église,  il 
n'y  a  pas  de  supplice.  On  ne  peut  confondre  l'Église  et 
l'État.  Le  fait  que  cette  confusion  se  produit  est  un  bon 
signe.  En  Angleterre  et  en  France  on  pendrait  certaine- 
ment. 


Novoié  Vrémia,  n°  1642.  Mardi  23  septembre  1880.  Un 
mauvais  et  banal  article  de  Dumas  fils.  Toute  l'erreur  de 
la  question  féministe  provient  de  ce  qu'on  divise  l'indivi- 
sible. On  considère  l'homme  et  la  femme  séparément,  tan- 
dis que  c'est  un  seul  et  unique  organisme.  //  créa  Phomme 
et  la  femme.  Et  môme  avec  les  enfants,  avec  les  descen- 
dants et  les  ascendants,  avec  toute  l'humanité,  l'homme 
ne  forme  qu'un  seul  organisme.  Et  on  écrit  les  lois  en  divi- 
sant, en  séparant.  l'Église  ne  sépare   pas. 

Dans  la  nature  tout  est  calculé  sur  l'état  normal.  Tout 
est  calculé  sur  un  saint,  sur  un  ôtre  sans  péché. 


La  beauté   est  donnée  à  la  femme,  au  commencemen 
pour  attirer  l'homme,  car  le  lien  moral  est  encore  faible  ; 


5Г)8  connESPOM)ANf;K  dk  г)«)*^1'»ек\>1К1 

cnsuiUî  la  boauto   n'est  «léjà  plus  nécessaire  ;  on  aime  la 
femme  par  l'union  des  âmes. 


L'opinion  publique  chez  nous  esl  très  vilaine  ;  l'un  d'un 
côt6,  Tant  re  de  l'autre.  Mais,  par  endroits  on  la  craint, 
alors  c'est  une  certaine  force  qui  peut  ôlro  utile.  On  dira: 
l'existence  de  notre  opinion  publique  est  peu  garantie.  C'est 
vrai,  mais  elle  est  utile  du  fait  môme  qu'elle  existe,  faible, 
mauvaise,  mais  elle  existe  et  maintenant  on  ne  peut  plus 
la  réduire.  C'est  absolument  impossible,  bien  que  sonexis» 
tence,  dit-on,  ne  soit  pas  assurée.  Si  on  détruit  l'opinion 
publique,  alors  non  seulement  il  n'y  aura  plus  rien  mais 
môme  ce  qui  existe  disparaîtra.  Notre  opinion  publique  est 
mauvaise  parce  qu'elle  ne  vient  que  de  nattre  et  que  tous 
sont  en  désaccord.  L'opinion  publique  se  forme  par  une 
longue  marche  de  l'histoire  et  par  plusieurs  générations. 


Essayez  de  tracer  des  limites  ;  essayez  de  définir  où  se 
termine  votre  personnalité  et  où  finit  une  autre? Définissez 
cela  par  la  science  !  Précisément  la  science  s'en  charge  ; 
et  le  socialisme  s'appuie  précisément  sur  la  science.  Avec 
le  christianisme  celte  question  même  est  impossible. 


La  richesse  c'est  l'augmentation  de  la  personnalité,  la 
satisfaction  matérielle  et  morale;  alors  c'est  la  désunion 
de  l'individu  et  de  l'entier. 


Les  Allemands,  les  Polonais,  les  Juifs,  sont  des  corpo- 
rations et  s'entr'aident.  La  Russie  seule  n'a  pas  de  corpo- 
rations; elle  seule  est  divisée.  En  outre,  le  plus  important, 
c'est  l'ancienne  routine  administrative.  On  dit  :  Notre 
société  n'est  pas  conservatrice.  C'est  vrai.  La  marche  his- 
torique des  événements  (depuis  Pierre  le  Grand)  la  fit 
autre,  et,  le  principal,  c'est  que  notre  société  ne  voit  pas 
ce  qu'il  lui  faut  conserver.Tout  lui  est  pris,  jusqu'à  la  plus 
légitime  initiative.  Tous  les  droits  des  Russes  sont  néga- 
tifs. Donnez-leur  quelque  chose  de  positif  et  vous  verrez 
qu'ils  seront  eux  aussi  conservateurs. 


APPENDICE  569 

Notre  société  n'est  pas  conservatrice  parce  qu^elle  n'a  rien 
à  conserver.  Tant  pis  tant  mieux.  Chez  nous  ce  n'est  pas 
une  phrase,  mais  malheureusement  la  vie  môme. 

Novoié  Vrémia,  n"  1667,  28  octobre  1880,  mardi.  La 
prophétie  du  baron  Hubner  sur  le  prochain  mouvement 
socialiste  en  France  et  en  Europe.  On  invite  la  Russie  à 
s'y  joindre.  (La  /iussie  ne  doit  pas  le  faire;  elle  doit  con- 
server ses  avantages;  le  socialisme  tombera  à  ses  pieds.) 

En  France,  maintenant,  les  Jésuites  s'unissent  au  socia- 
lisme, et  avec  eux  tous  les  catholiques  chassés  de  Paris 
par  la  sottise  de  Gambetta.  Les  légitimistes  et  tous  les 
bonapartistes  s'y  poussent  égalemenL  C'est  vrai  que  la 
France  conservatrice  est  encore  forte  ma' gré  la  sottise  des 
gouvernements  et  de  la  République.  Mais  c'est  le  commen- 
cement de  la  fin.  La  fin  du  monde  arrive. 

La  fin  du  siècle  sera  ébranlée  d'une  secousse  telle  qu'il 
n'en  fut  jamais.  La  Russie  doit  être  prête,  ne  pas  bron- 
cher, observer  et  attendre.  Que  la  Russie  ne  s'entremette 
pas  dans  celte  alliance  l  Oh  !  horreur  1  Alors  ce  serait  la 
tin,  la  fin  de  tout!  Non,  chez  nous  le  socialisme  n'existe 
pas.  11  y  a  quelques  partisans  de  Pierre  le  Grand  ;  mais 
la  partie  saine  de  la  Russie  ne  bougera  pas,  et  elle  est 
innombrable. 

Que  les  Juifs  se  dispersent  par  toute  la  Russie,  qu'ils 
sucent  tous  les  paysans  !  Soit,  soit,  nous  ne  dirons  pas  un 
mot,  autrement  on  pourrait  nous  accuser  de  manquer  de 
libéralisme.  On  pensera  peut-être  que  nous  trouvons  notre 
religion  supérieure  à  la  leur  et  que  nous  les  opprimons 
par  intolérance  religieuse?  Qu'adviendrait-il  alors?  Pen- 
sez à  ce  qu'il  adviendrait  ?  1 

Le  Juif  !  Bismarck,  Beaconsfield,  la  République  fran- 
çaise, Gambetta,  etc.,  tout  cela  comme  force  ce  n'est  qu'un 
mirage.  C'est  le  Juif  seul  et  sa  banque  qui  est  leur  maître 
à  eux  et  à  toute  l'Europe.  Et  nous  entendrons  : 

Tout  d'un  coup,  il  dira  veto  et  Bismarck  tombera  comme 
une  herbe  fauchée.  Le  Juif  et  la  banque  sont  maintenant 


570  CORRESPONDANCE  ПК    OOSKJIKVsKI 

les  maîtres  de  tout,  de  l'Europtî,  de  rinslruction,  de  la 
civilisation,  du  socialisme,  du  socialisme  surtout,  par  quoi 
le  Juif  arrachera  le  christianisme  et  détruira  sa  civilisa- 
lion.  Et  quand  il  ne  restera  plus  que  l'anarchie,  le  Juif  ее 
mettra  en  tôte  de  tout.  Car  en  propageant  le  socialisme  les 
Juifs  resteront  unis  entre  eux;  et  quand  toute  la  richesse 
de  l'Europe  sera  dissipée,  il  rester»  la  banqie  des  Juifs. 
L'anléelirist  viendra  et  s'établira  sur  l'anarchie. 


L'idéal  de  la  beauté  humaine  se  trouve  dans  le  peuple 
russe.  Le  peuple  russe  est  tout  entier  dans  l'orthodoxie  et 
dans  son  idée.  11  n'y  a  rien  de  plus  en  lui,  et  il  ne  faut 
rien  de  plus,  car  l'orthodoxie  c'est  tout.  L'orthodoxie  c'est 
l'Église,  et  l'Église  c'est  le  couronnement  de  l'édifice  pour 
l'éternité.  Celui  qui  ne  comprend  pas  l'orthodoxie  ne  com- 
prendra jamais  le  peuple.  C'est  peu.  Il  ne  peut  pas  aimer 
le  peuple  russe,  ou  il  l'aime  tel  qu'il  désirerait  qu'il  fut. 
Inversement,  le  peuple  n'acceptera  jamais  un  tel  homme. 
Si  tu  n'aimes  pas  ce  quej  'aime,  si  tu  ne  crois  pas  ce  que 
je  crois  et  ne  respectes  pas  ce  qui  m'est  sacré,  tu  n'es  pas 
des  nôtres.  Le  peuple  ne  l'insultera  pas,  ne  le  ruinera  pas, 
ne  le  frappera  pas,  et  même  ne  lui  dira  pas  un  mot.  Le 
peuple  est  généreux,  patient,  tolérant.  Si  l'homme  est  intel- 
ligent, le  peuple  l'écoutera,  le  remerciera  pour  ses  conseils 
dont  il  profitera  môme,  mais  il  ne  le  considérera  pas 
comme  un  des  siens;  il  ne  lui  tendra  pas  la  main;  il  ne  lui 
donnera  pas  son  cœur.  Et  nos  intellectuels  sortis  des  marais 
finlandais  sont  passés  devant,  et  ils  se  fâchent  quand  on 
leur  dit  qu'ils  ne  connaissent  pas  le  peuple. 

La  cause  principale  du  fait  que  les  propriétaires  fonciers 
ne  peuvent  s'arranger  avec  le  peuple  et  trouver  des  ouvriers, 
c'est  qu'ils  ne  sont  pas  Russes  mais  des  déracinés  européens. 

Comment  le  faire  ?  Je  ne  sais.  Pierre  le  Grand  trouve- 
rait. C'est  le  principe  qui  est  important.  C'est  que  nous 
ne  savons  pas  comment  commencer.  Chez  nous,  à  propos 
du  déficit  de  50  millions  de  roubles  pour  l'année  cou- 
rante, aussitôt    on    a   proposé    de  diminuer  l'armée  de 


APPENDICE 


571 


50.000  hommes.  Mettons  les  choses  au  point:  L'argent  pas- 
sera au  bleu  et  il  y  aura  tout  de  même  50.000  soldats  de 
moins.  D'autres  vont  môme  jusqu'à  proposer  de  réduire 
l'armée  de  moitié.  Mais  pourquoi  de  moitié  ?  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  la  supprimer  tout  à  fait  et  la  remplacer  par 
la  garde  nationale?  A  propos  nous  n'avons  pas  encore 
cette  institution  européenne,  libérale.  Ensuite  on  pourrait 
instituer  les  mobiles.  Les  directeurs  des  revues  libérales 
deviendront  colonels  et  commandants  de  division.  Ce  sera 
charmant  I  Ce  n'est  pas  l'aimée  qu'il  faut  diminuer  de 
50.000  hommes,  il  faut  supprimer  les  vols  dans  l'adminis- 
tration de  l'armée,  etc. 

Au  cas  extrême  on  pourrait  diminuer  l'effectif  de  50.000, 
de  100.000  hommes,  mais  où  irait  l'argent  ?  Voilà  la  ques- 
tion. N'y  a-t-il  pas  des  poches  vides  et  pleines'qui  l'at- 
tendent dans  ces  abtmes  sans  fond. 


Vous  direz  qu'en  Orient  l'image  du  saint  Sauveur  s'est 
obscurcie?  Non, je  ne  dirai  pas  cette  sottise.  La  conscience 
sans  Dieu,  c'est  horrible,  elle  peut  s'égarer  jusqu'à  la  pire 
immoralité.  Ce  n'est  pas  assez  de  définir  la  morale  la  fidé- 
lité à  ses  convictions  ;  il  faut  encore  se  demander  sans 
cesse  si  nos  convictions  sont  justes  ?  Le  contrôle  c'est 
Christ.  Il  ne  s'agit  plus  alors  de  philosophie  mais  de  foi  ; 
la  foi  c'est  la  couleur  rouge. 


Les  hommes  d'affaires  sont  des  gens  de  moralité  dou- 
teuse. Mais  où  avez-vous  pris  cela  ? 

Je  ne  puis  trouver  moral  un  homme  qui  brûle  les  héré- 
tiques, car  je  n'admets  pas  votre  idée  que  la  moralité  c'est 
la  fidélité  aux  convictions  intérieures.  J'ai  devant  moi 
l'image  morale,  l'idéal  Christ.  Je  demande  :  est4îe  que  lui 
brûlerait  les  hérétiques  ?  Non.  Alors  brûler  les  hérétiques 
est  un  acte  immoral.  L'inquisition  est  immorale  par  cela 
seul  que  dans  le  coeur,  dans  la  conscience,  ait  pu  germer 
l'idée  de  la  nécessité  de  brûler  des  hommes.  Orsini  c'est 
la  môme  chose,  Conrad  Valenrod  aussi  ':  le  bien,  c'est  ce 
qui  est  utile  ;  le  mal,  ce  qui  est  inutile.  Non,  c'est  ce  que 
nous  aimons.  Toutes  les  idées  du  Christ  sont  déformées 
par  l'esprit  humain  et  semblent  impossibles    à   réaliser. 


572  CORHEfll'ONDANCE    DE  DOSTOÏEVSKI 

Présenter  la  joue,  aimor  plus  qur  soi-même.  Р<тпи*11<'/  ! 
Pourquoi  toul  cela  ?  Je  suis  sur  la  terre  pour  un  tHinps 
limité,  il  n'y  a  pas  d'immortalité,  je  vivrai  h  ma  guise. 

L'État  est  fait  pour  le  moyen.  Quand  est-ce  que  l'État 
s'est  écrié  :  Je  ne  trouve  pas  le  moyen?  Vous  direz  que 
l'Histoire  a  toujours  fait  ainsi.  Non,  ce  furent  toujours  des 
élus  qui  conduisirent  l'humanité,  et  aussitAt  après  ces 
grands  hommes,  la  médiocrité,  il  est  vrai,  formulait  les 
idées  des  gens  supérieurs.  Mais  toujours  ensuite  un  nouvel 
homme  grand  et  original, qui  ébranlait  le  code.  Il  me  sem- 
ble que  vous  regardez  l'État  comme  quelque  chose  d'ab- 
solu. Croyez-moi, nous  n'avons  pas  encore  vu  l'État  absolu, 
pas  môme  l'État  plus  ou  moins  limité.  Tous  ne  sont  que 
des  embryons.  Les  sociétés  se  formèrent  par  besoin  de  la 
vie  commune.  Ce  n'est  pas  vrai.  Toujours  à  cause  d'une 
grande  idée. 


Vous  dites  qu'agir  moralement  c'est  seulement  agir  selon 
ses  convictions.  Mais  où  avez-vous  pris  cela?  Je  ne  voue 
crois  pas.  Je  dirai  au  contraire  qu'il  est  immoral  d'agir 
d'après  ses  convictions,  et  sans  doute  vous  ne  pourrez  pas 
me  contredire. 

Vous  ne  trouvez  pas  moral  de  verger  le  sang,  mais  le 
verser  par  conviction  vous  le  trouvez  moral.  Permettez. 
Pourquoi  est-ce  immoral  de  verser  le  sang?  Si  nous  n'avons 
pas  pour  guide  la  foi  et  le  Christ,  nous  nous  égarerons  tou- 
jours. Les  idées  morales  existent.  Elles  naissent  du  senti- 
ment religieux,  elles  ne  peuvent  jamais  se  justifier  par  la 
logique  seule.  La  vie  serait  impossible. 

Le  calembour  :  le  Jésuite  ment  convaincu  que  c'est 
nécessaire  pour  un  noble  but.  Vous  le  louez  parce  qu'il 
est  fidèle  à  sa  conviction.  C'est-à-dire  :  il  ment  et  c'est  mal, 
mais  puisqu'il  ment  par  conviction,  alors  c'est  bien.  Dans 
un  cas  le  fait  qu'il  ment  est  bien,  dans  l'autre  le  fait  qu'il 
ment  est  mal.  C'est  superbe  I 

Sur  le  terrain  où  vous  vous  placez,  vous  serez  toujours 
battu.  Vous  ne  serez  pas  battu  quand  vous  accepterez  que 
les  idées  morales  existent,  mais  qu'on  ne  peut  prouver 
qu'elles  sont  morales. 


IV 
LA    REVUE  «  VRÉMIA  »» 

ANNÉE    1861 

Avertissement  de  l'éditeur. 


A  dater  de  janvier  1861  paraîtra  le  Vrémia,  revue  men- 
8uelle,litléraire  et  politique.  Chaque  numéro  contiendra  de 
25  à  30  feuilles,  grand  format. 

Avant  d'expliquer  pourquoi  nous  croyons  nécessaire  de 
fonder  un  organe  public,  littéraire,  nous  devons  dire  eu 
quelques  mots  comment  nous  comprenons  notre  temps, 
et  précisément  l'époque  présente  de  notre  vie  sociale. Cela 
expliquera  en  même  tempsl'esprit  et  la  tendance  de  notre 
revue. 

Nous  vivons  à  une  époque  exlraordinairement  remarqua- 
ble et  unique.  Pour  prouver  notre  opinion  nous  ne  citerons 
pas  les  idées  nouvelles  et  ces  besoins  nouveaux  de  la  société 
russe,  indiqués  unanimement  au  cours  de  ces  dernières 
années  par  le  monde  intellectuel.  Nous  ne  parlerons  pas 
davantage  de  la  grande  question  paysanne  qui  commence 
à  se  poser.  Tout  cela  n'est  que  des  phénomènes  et  des 
indices  de  l'immense  transformation  qui  doit  s'accomplir 
pacifiquement  dans  toute  notre  patrie,  bien  qu'elle  égale 
par  son  importance  les  plus  grands  événements  de  notre 
histoire,  môme  la  réforme  de  Pierre  le  Grand.  Cette  trans- 
formation c'est  l'union  de  «  l'intelligence  »  et  de  ses  repré- 
sentants avec  le  peuple  et  l'adaptation  du  grand  peuple 
russe  tout  entier  à  tous  les  éléments  de  notre  vie  courante, 
l'adaptation  de  ce  peuple  qui  s'est  détourné  de  la  réforme 
de  Pierre  le  Grand,  il  y  a  cent  soixante-dix  ans,  et  qui 
depuis  reste  éloigné  de  la  classe  instruite,  vivant  à  part, 
d'une  vie  particulière,  indépendante. 

1.  Le  Temps. 


574  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVeKI 

Nous  nvons  dit  :  les  phénoinènee  et  leg  indices.  Le  plus 
important  parmi  eux  c'est  indiscutablement  la  question  de 
Г  amélioration  du  sort  dos  paysans.  Maintenant  ce  ne  sont 
plus  des  milliers,  mais  plusieurs  millions  de  Rasses  qui 
entreront  dans  la  vie  russe,  y  apporteront  leurs  forces  frab 
ches,  intactes,  et  diront  leur  mot.  Ce  n'est  pas  l'hostililA 
des  classes,  des  vainqueurs  et  des  vaincue,  comme  par- 
tout en  Kurope,  qui  doit  ôtro  donnée  comme  base  au 
développement  des  principes  futurs  de  notre  vie.  Noue  ne 
sommes  pas  Г  Kurope  et  chez  nous  il  ne  doit  y  avoir  ni 
vainqueurs  ni  vaincus.  La  réiorme  de  Pierre  le  Grand  noue 
a  déjà  coûtas  trop  cher.  Elle  nous  a  détaehés  du  peuple. 
De  prime  abord  le  peuple  s'en  détourna,  les  formes  de  la 
vie  qu'elle  lui  laissait  ne  conveuaie«t  ni  à  son  esprit,  ni 
à  ses  aspirations,  n'étaient  ni  à  sa  mesure,  ni  de  son  âge. 
Les  partisans  du  grand  tzar  appelaient  les  Allemands,  les 
étrangers. 

La  désunion  morale  entre  le  peuple  et  les  classes  supé- 
rieures, avec  ses  chefs  et  ses  meneurs,  nous  montre  assez 
combien  la  nouvelle  vie  d'alors  nous  coûta  cher.  Mais  en 
s'éloignant  de  la  réforme,  le  peuple  n'a  pas  perdu  de  son 
esprit.  Plusieurs  fois  il  a  montré  son  indépendance,  il  l'a 
montrée  avec  des  efforts  extraordinaires,  convulsils,  puis- 
qu'il était  seul  et  c'était  difficile.  Il  marchait  dans  l'obscu- 
rit,émais  gardait  opiniâtrement  sa  route  à  lui.  Il  réfléchit 
à  soi  et  à  sa  situation;  il  essaya  de  se  créer  sa  conception 
du  monde,  sa  philosophie;  il  forgea  des  sectes  mystérieu- 
ses; il  chercha  pour  sa  vie  de  nouvelles  issues,  de  nou- 
velles formes.  On  ne  pouvait  s'écarter  davantage  de  l'an- 
cienne voie,  on  ne  pouvait  brûler  plus  hardiment  ses  vais, 
seaux  que  le  fitnotre  peuple  à  la  sortie  de  ces  nouvelles 
routes  qu'il  se  chercha  lui-même  avec  tant  de  souffrances. 
Et  cependant  c'est  lui  qu'on  appela  le  conservateur  du 
schisme  stupide  des  vieilles  formes  d'avant  Pierre  le 
Grand. 

11  est  évident  que  les  idées  du  peuple  resté  sans  chef, 
abandonné  à  ses  propres  forces,  furent  parfois  monstrueu- 
ses ;  les  tentatives  de  nouvelles  formes  de  vie,  hideuses. 
Mais  il  s'y  trouvait  le  principe  général,  le  même  esprit, 
une  foi  en  soi  inébranlable,  la  force  intacte. 

Après  la  réforme,  entre  le  peuple  et  nous,  la  classe  ins- 


APPENDICE 


575 


truite,  il  n'y  eut  qu'un  seul  cas  d'union,  en  1812,  et  nous 
avons  vu  comment  le  peuple  s'est  conduit.  Nous  avons 
compris  alors  ce  qu'il  est  ;  malheureusement  lui  ne  nous 
connaît  pas,  ne  nous  comprend  pas. 

Cependant  voilà  que  cette  discussion  prend  fin.  La 
réforme  de  Pierre,  qui  s'est  prolongée  jusqu'à  nous,  est 
arrivée  à  ses  dernières  limites.  On  ne  peut  aller  plus 
loin  ;  il  n'y  a  où  aller  ;  il  n'y  a  plus  de  route  ;  elle  est 
parcourue.  Tous  ceux  qui  ont  suivi  Pierre  ont  étudié  l'Eu- 
rope, se  sont  joints  à  la  vie  européenne  sans  devenir  Euro- 
péens. Autrefois  nous  nous  reprochions  notre  incapacité 
d'  «  européenisme  »,  maintenant  nous  pensons  autrement; 
nous  savons  que  nous  ne  pouvons  être  Européens,  que 
nous  ne  pouvons  pas  nous  pousser  dans  une  des  formes 
occidentales  de  la  vie  élaborées  par  l'Europe,  par  ses  pro- 
pres principes  nationaux,  de  môme  que  nous  ne  pourrions 
pas  porter  un  habit  fait  sur  des  mesures  n'étant  pas  les 
nôtres.  Nous  nous  sommes  convaincus  enfin  que  nous 
aussi  nous  sommes  une  nation  à  part,  originale  au  plus 
haut  degré,  dont  le  problème  est  de  se  créer  une  nouvelle 
forme  de  la  vie,  propre  à  soi,  puisée  dans  notre  sol,  dans 
l'esprit  et  les  principes  du  peuple.  Mais  sur  le  terrain  de  la 
patrie  nous  ne  sommes  pas  vaincus.  Nous  ne  renonçons  pas 
à  notre  passé,  nous  reconnaissons  sa  raison  d'être.  Nous 
reconnaissons  que  la  réforme  a  élargi  notre  conception 
do  la  vie.  Par  elle  nous  avons  compris  notre  importance 
à  venir  dans  la  grande  famille  de  tous  les  peuples. 

Nous  savons  que  désormabnous  ne  nous  séparerons  plus 
de  l'humanité  par  un  mur  chinois.  Nous  entrevoyons,  et 
nous  l'entrevoyons  avec  vénération,  que  le  caractère  de 
notre  activité  future  doit  être  au  plus  haut  degré  pan- 
humain,  que  l'idée  russe  sera  peut-être  la  synthèse  de 
•  toutes  les  idées  que  l'Europe  développe  avec  tant  de  per- 
sévérance et  de  courage  dans  ses  diverses  nationalités, 
qu'en  elle  disparaîtra  peut-être  toute  hostilité,  en  même 
temps  que  d'elle  viendra  le  futur  développement  de  la  popu- 
lation russe. 

Ce  n'est  pas  en  vain  que  nous  parlons  toutes  les  langues, 
que  nous  avons  compris  toutes  les  civilisations,  que  nous 
sympathisons  aux  intérêts  de  chaque  peuple  européen 
que  nous  comprenons  le  sens  et  la  raison  de  phénomènes 


576  CORRESPONDANCE  DE    DOSTOÏBVHKI 

totalement  ûlrangera  ù  noue.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  noue 

avons  montn'î  tant  d'î  force  dans  u:i  jugetncnt  s+évère  sur 
nous-raômes,  qui  6lonne  tous  les  étrangers.  Ils  nous  l'ont 
reproché;  ils  nous  ont  appelée  des  fttres  sans  personnalité, 
sans  patrie,  ne  comprenant  pas  (juo  la  capacité  de  e'arra- 
chor  pour  un  moment  do  son  sol  afin  de  se  regarder  sans 
parti  pris  est  l'indice  d'une  très  forte  personnalité,  en 
raôme  temps  que  la  capacité  de  regarder  l'étranger  avec 
indulgence  est  un  des  dons  les  plus  grands  et  les  plus  no- 
bles de  la  nature,  dont  peu  de  nationalités  sont  suscepti- 
bles. Les  étrangers  n'ont  pas  encore  entravé  nos  forces 
infinies,  et  maintenant  il  semble  que  nous  aussi  rentrions 
dans  une  nouvelle  voie. 

Or,  au  moment  d'entrer  dans  cette  nouvelle  vie,  la  récon- 
ciliation des  partisans  de  la  réforme  de  Pierre  avec  l'esprit 
du  peuple  est  une  nécessité.  Nous  ne  parlons  ici  ni  des 
slavopiiiles,  ni  des  occidentaux  ;  pour  leur  querelle  de 
famille  notre  époque  importe  peu.  Nous  parlons  de  la 
réconciliation  de  la  civilisation  avec  les  principes  du  peu- 
ple. Nous  sentons  que  les  deux  partis  doivent  enfin  se 
comprendre  entre  eux,  doivent  expliquer  les  nombreux  ma- 
lentendus qui  se  sont  accumulés  entre  eux,  et  ensuite, une 
fois  d'accord,  avec  leurs  forces  réunies,  avancer  sur  la 
voie  nouvelle,  large  et  glorieuse.  L'union  coûte  que  coûte, 
malgré  les  plus  grands  sacriGces;  l'union  le  plus  vite  pos- 
sible. Voilà  quelle  est  notre  idée  maîtresse  ;  voilà  quelle 
est  notre  devise. 

Mais  où  est  le  point  de  contact  avec  le  peuple?  Comment 
faire  le  premier  pas  pour  se  rapprocher  de  lui  ?  Voilà  la 
question  ;  voilà  quel  doit  être  le  souci  de  tous  ceux  à 
qui  est  cher  le  nom  russe,  de  tous  ceux  qui  aiment  le 
peuple  et  désirent  son  bonheur.  Et  son  bonheur  est  le 
nôtre. 

Il  est  évident  que  le  premier  pas  pour  atteindre  l'accord, 
c'est  l'instruction  ;  le  peuple  doit  savoir  lire  et  écrire  ;  il 
ne  nous  comprendra  jamais  s'il  n'est  pas  préparé.  Il  n'y  a 
pas  d'autre  chemin  et  nous  savons  qu'en  disant  cela  nous 
ne  disons  rien  de  nouveau.  Mais  pendant  que  la  classe  ins- 
truite fait  le  premier  pas,  elle  doit  profiter  encore  de  sa 
situation,  et  en  profiter  sérieusement. Que  le  développement 
de  l'instruction  augmente  rapidement  et  coûte  que  coûte  ; 


APPENDICE  577 

voilà  le  problème  principal  de  notre  temps,  le  premier  pas 
de  toute  activité. 

Nous  avons  exposé  seulement  l'idée  principale  de  notre 
revue  ;  nous  avons  fait  allusion  à  son  caractère,  à  son 
esprit  ;  mais  une  autre  raison  encore  nous  a  poussés  à  fon- 
der un  organe  littéraire  indépendant. 

Ces  dernières  années  nous  avons  remarqué  que  dans 
notre  littérature,  se  développait  une  disposition  particu- 
lière, voulue  :  la  soumission  aux  autorités  littéraires.  Inu- 
tile de  dire  que  nous  n'accuserons  pas  notre  presse  de  lucre 
ni  de  vénalité  ;  nous  n'avons  pas,  comme  presque  partout 
en  Europe,  des  revues  et  des  journaux  qui  vendent  leurs 
convictions  contre  argent,  qui  changent  leur  méprisable 
science  et  leurs  maîtres  pour  d'autres,  uniquement  parce 
que  ceux  ci  paientdavantage.  Remarquons  cependant  qu'on 
peut  vendre  ses  convictions  pour  autre  chose  que  l'argent. 
On  peut  se  vendre  par  exemple  par  servilité  innée,  par 
crainte  d'être  tenu  pour  un  imbécile  si  on  ne  partage  pas 
l'avis  des  autorités  littéraires.  La  médiocrité  dorée  tremble 
parfois,  môme  sans  raison,  devant  les  opinions  établies  par 
les  grands  maîtres  de  la  littérature,  surtout  si  ces  opinions 
sont  exprimées  hardiment,  avec  effronterie  et  audace. 

Parfois  il  suffit  de  cette  effronterie,  de  cette  audace,  pour 
donner  à  un  écrivain,  pas  sot,  sachant  profiter  des  circons- 
tances, le  titre  de  grand  maître  de  la  littérature,  d'autorité 
littéraire,  titre  qui  lui  vaut  une  influence  extraordinaire, 
bien  que  temporaire,  sur  la  masse,  tandis  que  la  timidité  fait 
naître  l'esclavage  littéraire  ;  et  dans  la  littérature  il  n'y  a 
pas  place  pour  l'esclavage.  Par  soif  du  pouvoir  littéraire, 
de  la  supériorité  littéraire,  du  grade  littéraire,  un  littéra- 
teur môme  âgé  et  respectable  est  parfois  capable  de  se 
résoudre  à  une  activité  inattendue,  étrange,  qui  fait  l'admi- 
ration des  contemporains  et  passeraà  lapostérité  parmi  d'au- 
tres anecdotes  scandaleuses  sur  la  littérature  russe  du 
milieu  du  xix"  siècle.  De  tels  faits  deviennent  de  plus  en 
plus  fréquents,  des  hommes  pareils  ont  une  influence 
durable, et  la  presse  n'ose  pas  les  attaquer;  elle  se  tait. 

Jusqu'à  ce  jour  il  existe  dans  notre  littérature  quelques 
idées  et  opinions  qui  n'ont  nulle  indépendance,  mais  qui 
existent  comme  des  vérités  indiscutables,  uniquement 
parce  que  jadis  les  chefs  littéraires  en  décidèrent  ainsi.  La 

37 


578  CORHESPONDANCB    DE   DOSTOÏEVSKI 

critique  devient  vulgaire  et  mesquine.  Dann  pluHÏeur» 
périodiques  on  se  tait  comphHement  sur  ciTlaiiis écrivains, 
par  crainte  de  dire  quelque  chose  de  mal  ù  propjs,  (Ju  dw- 
cut«  pour  avoir  le  dernier  mol  dans  la  discussion  et  noa 
pour  la  vérité.  Le  sceplicieme  h  bon  marché,  nuisibl«i  par 
son  inlluence  sur  la  majorité,  couvre  avec  8uoc<*s  le»  nulli- 
tés, et  on  l'emploie  pour  attirer  les  abonnés.  La  parole 
sévère  de  la  conviction  sincère,  profonde,  se  lait  de  plus 
en  plus  rare.  Enhn  l'esprit  de  spéculation,  qui  se  répand 
dans  la  littérature,  transforme  certains  périodiques  en 
aiVaire  principalement  commerciale;  la  valeur  littéraire  et 
l'ulilité  sont  reportées  au  second  plan  quand  elle-s  subsis- 
tent encore. 

Nous  avons  décidé  de  fonder  une  revue  entière  ment  indo- 
pendante des  autorités  littéraires,  malgré  notre  respect 
pour  elles,  où  nous  dénoncerons  hardiment  les  étrangetés 
littéraires  de  notre  époque.  Nous  sommes  poussés  à  agir 
ainsi  par  le  respect  le  plus  profond  de  la  littérature  russe. 
Notre  revue  n'aura  aucune  antipathie,  aucun  parti  pris 
littéraire.  Nous  sommes  prêts  môme  à  reconnaître  nos  pro- 
pres erreurs  et  nos  fautes,  à  les  reconnaître  publiquement, 
sans  nous  trouver  ridicules  de  nous  en  glorifier  (même 
avant  le  temps).  Nous  ne  fuirons  pas  la  polémique  ;  nous 
ne  craindrons  pas  d'  «  agacer  »  parfois  les  oies  littéraires. 
Le  cri  de  l'oie  est  parfois  utile  ;  il  annonce  le  beau  temps 
s'il  ne  sauve  pas  toujours  le  Capitole. 

Nous  donnerons  à  la  critique  une  attention  toute  parti- 
culière. Non  seulement  chaque  livre  remarquable,  mais 
chaque  article  littéraire  digne  d'intérêt  qui  paraîtra  dans 
une  revue  quelconque  sera  critiqué  dans  la  nôtre. 

La  critique  ne  doit  pas  disparaître  par  la  raison  que  les 
livres  sont  publiés  d'abord  dans  les  revues,  et  non  en  édi- 
tion, comme  autrefois. 

Laissant  de  côté  toute  personnalité,  se  taisant  sur  tou- 
tes les  productions  médiocres,  si  elles  ne  sont  pas  nuisi- 
bles, le  Vrémia  suivra  tous  les  événements  littéraires  de 
quelque  importance  ;  il  appellera  l'attention  sur  les  faits 
saillants,  positifs,  ainsi  que  négatifs  et,  sans  aucun  ména- 
gement, dénoncera  la  nullité,  la  malveillance,  les  faux 
entraînements,  l'orgueil  mal  placé  et  l'aristocratisme  lit- 
téraire où  qu'ils  paraissent. 


APPENDICE  579 

Les  phénomènes  de  la  vie,  les  opinions  courantes,  les 
principes  établis  qui  sont  devenus,  à  cause  d'emplois  trop 
fréquents  et  intempestifs,  des  aphorisraes  vulgaires,  étran- 
ges et  fâcheux,  seront  soumis  à  la  critique  comme  les  livres 
nouveaux  et  les  écrits  publiés  dans  la  revue. 

Notre  revue  s'impose  la  règle  immuable  de  dire  fran- 
chement son  opinion  sur  chaque  travail  littéraire,  hon- 
nête. Un  grand  nom  signant  une  œuvre  nous  obligera  à 
un  jugement  plus  sévère,  et  notre  revue  ne  s'abaissera 
jamais  à  dire  à  un  écrivain  connu  une  dizaine  de  compli- 
ments pour  avoir  le  droit  de  lui  faire  une  seule  observation 
désobligeante.  La  louange  est  toujours  digne,  seule  la 
flagornerie  sent  l'office. 

Ne  pouvant  dans  un  simple  avertissement  entrer  dans 
tous  les  détails  de  notre  édition,  nous  dirons  simplement 
que  notre  programme  sera  très  varié. 

Saint-Pétersbourg,  le  6  septembre  1861. 

Le  rédacteur  en  chef. 
Th.  Dostoïevski. 


LA  REVUE  <  VRÉMIA  »  ;  ANNÉE  1862 

Avertissement. 

La  première  année  de  l'édition  de  notre  revue  se  ter- 
mine, et  nous  lançons  notre  appel  aux  lecteurs  pour  la 
deuxième  année. 

Le  public  nous  a  soutenus.  Il  a  répondu  à  notre  appel 
de  l'an  passé  et  a  fortifié  en  nous  l'assurance  que  l'idée 
au  nom  de  laquelle  nous  avons  entrepris  cette  publication 
est  juste. 

Nous  ne  voudrions  pas  nous  vanter,  mais  nous  devons 
dire  que  l'appui  du  public  a  atteint  des  proportions  incon- 
nues depuis  longtemps  dans  notre  littérature. 

Comment  avons-nous  servi  notre  idée  ?  N'avons-nous 
pas  trompé  le  public  dans  les  espoirs  que  nous  lui  avions 
donnés  ?  Avons-nous  réussi  à  exprimer  quelque  chose  ? 
A  ces  questions  voicice  que  nous  répondrons.  Nous  n'avons 
pas  encore  pu  faire  beaucoup,  malgré  tout  notre  désir  et 
nos  espérances.  Nous  sommes  les  premiers  à  le  reconnaître. 


580  CORBESPONDANCE  DE   DOSTOÏEVSKI 

Si  le  public  nous  a  accordé  jusqu'au  bout  sa  bienveillance, 
noue  l'altribuoDs  à  sa  foi  en  noire  honnêlelé  et  en  la  sin- 
cérité de  noire  idée  matlrease. 

C'est  ce  qui  surtout  nous  est  précieux.  Nous  ne  trompe- 
roDB  pas  ^«on  attente.  Presque  une  année  de  l'édition  de 
la  revue,  et  les  circonstances  qui  l'acrompagn/'rent,  loin 
d'ébranler  nos  convictions  les  ont  encore  forlifiées.  Nous 
ne  perdons  pas  l'espoir  d'exprimer  notre  idée  complète- 
ment. Il  y  a  encore  beaucoup  de  chos<*s  à  dire,  il  faut  à 
tout  prix  arriver  à  un  résultat;  il  ne  faut  pas  que  les  évé- 
nements, les  faite,  prennent  nos  littérateurs  à  Timpro- 
viste. 

Tous  déclarent  qu'ils  sont  pour  le  progrès.  C'est  néces- 
saire ;  c'est  la  condition  sine  qva  non. 

Mais  qu'est-ce  que  ce  progrès  quand,  en  fait,  nous  f*n  som- 
mes encore  aux  manuels  européens  1  Le  mouvement  en  avant 
est  un  phénomène  normal,  légitime  ;  que  Dieu  nous  garde 
de  l'entraver  I  Mais  en  renonçant  à  ce  qui  dans  les  phéno- 
mènes de  notre  vie  antérieure  était  stérile  et  pernicieux, 
nous  nous  sommes  soulevés  en  l'air  et  nous  avons  failli 
renoncer  au  sol  même.  Sans  le  sol,  rien  ne  poussera  ;  il  n'y 
aura  aucun  fruit.  Or  à  chaque  fruit  il  faut  son  sol,  son 
propre  climat,  sa  culture.  Sans  un  sol  solide  sous  les  pieds,  la 
marche  en  avant  est  impossible.  On  peut  encore  retourner  ou 
tomber  des  nues.  Comment  ne  pas  convenir  que  nous  avons 
mesuré  plusieurs  phénomènes  de  notre  vie  passée  par  une 
mesure  trop  étroite  ?  Nous  avons  mesuré  tout  avec  une 
nouvelle  archine,  à  la  hâte,  avec  une  opinion  toute  faite. 
Nous  avons  voulu  nous  tranquilliser  le  plus  vite  possible, 
croire  que  nous  avons  raison  en  tout,  el  cela  veut  dire  que 
dans  notre  for  intérieur  nous  pensons  avec  crainte  :  Ne 
nous  mentons-nous  pas  ! 

Dans  plusieurs  phénomènes  classés  par  nous  dans  le 
Royaume  des  Ténèbres,  nous  n'avons  pas  même  remarqué 
la  force  du  sol,  les  lois  du  développement,  l'amour.  Il  faut 
élaborer  de  tout  cela  une  opinion  nouvelle,  sans  p£u*ti 
pris,  plus  perspicace.  Nous  avons  tout  détruit  uniquement 
parce  que  c'était  vieux.  Que  Dieu  nous  garde  des  vieilles 
formes  de  la  vie  ;  il  ne  s'agit  pas  du  tout  d'elles  et  nous 
ne  parlons  pas  de  tout  cela. 

Lesémigrants  qui  vont  s'installer  à  des  milliers  deverstes 


APPENDICE 


581 


de  leurs  anciennes  demeures,  parfois,  au  moment  de  partir, 
en  pleurant  embrassent  la  terre  où  naquirent  leurs  pères 
et  leurs  grands-pères.  Il  leur  semble  que  c'est  ingratitude  de 
quitter  le  vieux  sol,  leur  vieille  mère,  parce  que  les  mamelles 
qui  les  ont  nourris  se  sont  taries  et  desséchées.  Sur  la 
grande  route  ils  ramassent  une  motte  de  terre  qu'ils  em- 
portent comme  une  chose  sacrée  pour  la  laisser  à  leurs 
petits-enfants,  souvenir  éternel,  vénéré.. Mais  le  temps  passe, 
les  petits-enfants  s'étonnent  du  respect  qu'accordait  le 
grand-père  à  cette  poignée  de  terre.  Et  les  petits-enfants  ont 
raison.  Ils  ont  depuis  longtemps  un  nouveau  sol  à  eux,  un 
sol  qui  déjà  les  a  nourris. 

Mais  nous,  nous  !!  Quel  nouveau  sol  avons-nous?  Nous 
ne  sommes  môme  pas  des  émigrants.  Tout  simplement 
nous  nous  sommes  soulevés  en  l'air.  En  efTet.  La  sensation 
intérieure  que  nous  éprouvons  maintenant  ressemble  sou- 
vent à  celle  qu'éprouve  l'aéronaute  emporté  à  7.000  mè- 
tres de  la  terre.  Sans  doute  d'une  pareille  hauteur  il  peut 
faire  beaucoup  d'observations  très  curieuses,  mais  trop 
abstraites,  pas  entièrement  proches  de  lui,  et  surtout  terri- 
blement dédaigneuses.  Cependant,  quelque  amour  qu'il 
ressente  pour  la  science,  il  désire  toujours  redescendre  sur 
la  terre.  Môme  il  a  un  peu  peur,  seul...  Il  lui  est  difficile 
de  respirer...  On  peut  tomber...  Le  ballon  peut  éclater 
comme  une  bulle  de  savon. 

Enfin,  avouons  la  vérité:  nous  aimons  notre  sol  russe, 
d'une  façon  conventionnelle,  livresque.  Nous  nous  sommes 
enfin  habitués  à  trouver  que  tout  ne  vaut  rien  pour  nous. 
Nous  sommes  devenus  si  paresseux  que  nous  avons  pris 
l'habitude  de  laisser  les  autres  travailler  pour  nous  ;  ils  nous 
servent  tant  bien  que  mal,  mais  c'est  tout  prêt.  En  revanche 
nous  avons  accumulé  une  quantité  d'amour-propre,  de 
bile.  Ce  n'est  pas  étonnant,  c'est  la  vie  sédentaire  !  Con- 
sultez le  médecin.  Nous  avons  soif  de  pratique  et,  sans 
rien  faire,  nous  nous  fâchons  parce  qu'il  n'y  en  a  pas.Peut- 
ôtre  si  nous  savions  aimer  en  trouverions-nous.  On  peut 
aimer  môme  ayant  de  la  bile. 

Mais  en  attendant,  nous  n'avons  que  querelles  et  discus- 
sions, il  est  vrai,  toujours  sur  des  sujets  élevés  :  la  pensée 
russe,  la  vie  russe,  la  science  russe,  etc. 

Nous  sommes  arrivés  môme  à  ce  point  que  plusieurs  de 


58'i  CORRE8PON0ANCE  OB    DOHTOIeVHKI 

nos  pene^^urs  demandenl  sincèrement  :  «  Quelle  eut  celle 
pensée  russe?  Quel  est  ce  mot  :  le  soi  7  » 

La  franchise  de  сен  questions  est  un  fait  1res  important 
et  qui  justifie  beaucoup.  Nous  parlons  sôrieusemont.  Cela 
signifie  qu'on  désire  vraiment  s'expliquer  si  on  commence 
à  demander  la  raison.  D'ailleurs  les  défunts  occidenUax 
étaient  encore  plus  conséquents.  Kux  aussi,  dan»  le  cas 
extrême,  ne  rusaient  jamais  et  disaient  tout  nettement  qu'il 
nous  fallait  devenir,  par  exemple,  au  moins  des  Français. 
S'ils  ne  le  disaient  pas  tout  à  fait, en  tout  cas  ils  ouvraienl 
la  bouche  pour  le  dire  et  s'arrêtaient  uniquement  parce 
qu'ils  engouaient...  Le  mot  s'arrêtait  dans  la  gorge. 

Si  Bélinski  avait  vécu  encore  une  année  il  serait 
devenu  slavophile,  c'estrà-dire  il  serait  tombé  d'un  feu  dans 
l'autre.  El  même  il  ne  lui  restait  rien  déplus  ;  en  outre  il 
ne  craignait  dans  le  développement  de  sa  pensée  aucun 
feu.  Cet  homme  aimait  déjà  trop  1  Plusieurs  de  ceux  d'au- 
jourd'hui sont  au  point  où  s'arrêta  Bélinski,  bien  qu'ils 
affirment  être  allés  plus  loin. 

Nos  autres  penseurs  ne  veulent  pas  se  reconnaître 
«  peuple  »  parce  qu'ils  sont  en  habit.  Les  troisièmes  veu- 
lent faire  venir  l'esprit  nouveau  de  l'Angleterre,  puis- 
qu'il est  admis  que  la  marchandise  anglaise  est  la  meil- 
leure. Les  quatrièmes  rôdent  àla  veille  de  la  déco  ivertedes 
lois  générales,  de  la  formule  générale,  pour  toute  l'huma- 
nité ;  ils  modMent  la  forme  générale  universelle  dans  la- 
quelle ils  veulent  fondre  la  vie  universelle  sans  distinction 
de  races  et  de  nationalités,  c'est-à-dire  la  transformation 
de  l'homme  en  monnaie  dont  l'effigie  est  eCFacée. 

Nous  suivrons  exactement  la  ligne  de  conduite  que  nous 
avons  décrite  dans  notre  appel  au  public  de  l'an  passé  ; 
et  bien  que  jusqu'ici  nous  n'ayons  pu  exprimer  beaucoup, 
néanmoins  nous  avons  en  conscience  travaillé  à  notre 
œuvre. 

Nous  aimons  et  chérissons  ce  que  nous  regardons  comme 
la  vérité.  Nous  avons  défendu  les  belles-lettres,  nous  avons 
envisagé  la  littérature  comme  une  force  indépendante  et 
non  comme  un  moyen,  bien  que  nous  reconnaissions  la 
légitimité  de  plusieurs  écrits  récents  de  notre  monde  lit- 
téraire. 

Nous  ne  nous  sommes  pas  inclinés  devant  les  autorités 


APPENDICE 


583 


Nous  n'avons  pas  épargné  chez  les  autres  l'amour  de  la 
phrage,  l'égoïsme,  le  contentement  de  soi  et  l'amour-pro- 
pre  qui  va  jusqu'à  sacrifier  la  vérité  ;  peut-être  môme  nous 
laissâmes-nous  entraîner  jusqu'à  la  haine. 

Nous  fûmes  entraînés,  en  plusieurs  occasions,  noue 
l'avouons,  nous  ne  le  regrettons  guère.  Reconnaissons 
encore  une  erreur.  Parfois  il  nous  fut  pénible  de  combat- 
tre certaines  opinions,  en  désaccord  avec  les  nôtres  ;  le 
public  a  peut-ôtre  été  frappé  de  notre  dureté,  de  notre  assu- 
rance trop  grande  contre  des  opinions  honnêtes,  exprimées 
hardiment  et  non  sans  nobles  intentions.  Nous  le  regret- 
tons, car  nous  avons  promis  une  polémique  sans  parti  pris. 
D'ailleurs  nous  ne  pensons  pas  avoir  montré  beaucoup  de 
parti  pris  ;  nous  nous  portons  garant  de  n'en  jamais  moQ> 
trer  dans  l'avenir.  Mais  nous  considérons  qu'à  notre  épo- 
que la  polémique  des  idées  est  nécessaire.  Le  scepticisme, 
l'opinion  sceptique,  tue  tout,  môme  l'opinion  ;  c'est  pres- 
que l'apathie  totale  et  le  rêve  mortel,  tan<lis  que  mainte- 
nant la  littérature  est  une  des  manHestations  principales 
de  la  vie  consciente  russe. 

Jusqu'à  présent  tout  est  arrivé  du  deliors  ;  nous  avons 
presque  tout  reçu  gratuitement,  à  commencer  parla  scit'nce 
jusqu'aux  formes  sociales  de  la  vie  quotidienne.  La  litté- 
rature, au  contraire,  est  le  fruit  de  notre  propre  travail, 
elle  provient  de  notre  propre  vie.  C'est  pourquoi  nous  l'ap- 
précions et  l'aimons.  C'est  pourquoi  nous  avons  foi  en  elle. 

Nous  ne  donnerons  pas  la  liste  de  nos  futurs  collabo- 
rateurs ;  nous  ne  nous  vanterons  pas  de  nos  espérances  ; 
nous  ne  mettrons  pas  en  évidence  les  noms  des  écrivains 
qui  ont  participé  à  notre  revue  ni  les  articles  qu'ils  ont 
écrits.Si  le  public  en  est  resté  content, il  se  les  rappellera 
sans  cela. 

Kn  l'année  1862  notre  revue  sera  éditée  suivant  le  môme 
programme  et  avec  les  mômes  collaborateurs. 

Saint-Pétersbourg,  23  septembre  1861. 

Th.  Dostoïevski, 


581  COnRESPONOAMCE   [>E    1)Г)ЧТ(>1ЕУЧК  I 

LA   REVUE   €  VRéMIA   » ',  ANNÉE     1863 

Avertitsemenl. 

Avec  1863  commencera  la  troisième  année  do  l'existence 
de  notre  revue.  Notre  ligne  de  conduite  reste  la  mdme. 

Nous  savons  quecertainsde  nos  adversaires  tâchent  d'obs* 
curcir  notre  idée  maîtresse  aux  yeux  du  public,  ou  de  la 
défigurer.  Nous  avons  des  adversaires;  il  n'en  pouvait  être 
autrement.  Ils  se  sont  montrés  tout  d'un  coup. 

Nous  sommes  partis  en  campagne  avec  trop  de  succès, 
pour  ne  pas  provoquer  de  clabauderies  hostiles. C'est  bien 
compréhensible.  Nous  ne  nous  en  plaignons  pas.  Il  y  a 
des  revues,  des  livres,  qui  durant  plusieurs  années  non 
seulement  ne  provoquent  aucune  méchanceté,  mais  même 
n'attirent  sur  eux  ni  l'attention  des  littérateurs,  ni  celle  du 
public.  Avec  nous  il  en  est  allé  autrement  et  nous  en 
sommes  môme  contents.  Au  moins  nous  avons  provoqué  la 
discussion,  les  racontars.  C'est  plus  flatteur  que  l'inatten- 
tion générale. 

Bien  entendu,  nous  négligeons  les  bavardages  vils  et  nuls 
des  routiniers  qui  ne  comprennent  pas  notre  œuvre  etsont 
incapables  de  la  comprendre.  Excités  par  la  voix  étrangère 
ils  se  lancent  sur  la  proie.  Ce  sont  ceux  qui  les  ont  à  gages, 
qui  les  excitent  et  pensent  pour  eux.  C'est  la  coutume.  La 
routine  n'eut  jamais  une  seule  pensée  originale.  Avec  eux 
il  n'est  point  môme  besoin  de  discuter.  Mais  dans  notre 
littérature  il  y  a  les  théoriciens  et  les  doctrinaires,  et  tou- 
jours ils  nous  ont  attaqués.  Ceux-ci  agissent  consciemment. 
Ils  nous  comprennent  et  nous  les  comprenons.  Avec  eux 
nous  avons  discuté  et  discuterons.  Nous  expliquerons 
pourquoi  ils  nous  ont  attaqués. 

Dès  l'apparition  de  notre  revue,  les  théoriciens  ont  senti 
que  nous  différions  sur  plusieurs  points.  Bien  que  nous 
soyons  d'accord  avec  eux  sur  la  question  qui  doit  rallier 
l'unanimité  (nous  parlons  du  progrès),  cependant  dans  les 
moyens,dansridéal,dans  les  points  de  départ  et  d'appui  de 
l'idée  générale,  nous  ne  pouvons  nous  entendre.  Eux  sont 
les  administrateurs  et  les  savants  théoriciens  des  opinions 


APPENDICE 


585 


occidentales.  Ils  ont  tout  de  suite  compris  qu'il  s'agissait 
d'eux  quand  nous  parlions  du  €  sol  »,et  avec  rage  ils  nous 
ont  attaqués,  nous  accusant  de  pharisaïsme,  disant  que  le 
€  sol  »  c'est  un  mot  vide  que  nous-mêmes  ne  comprenons 
pas  et  avons  inventé  pour  produire  de  l'effet.  Et  cependant 
ils  nous  ont  parfaitement  compris,  à  preuve  la  rage  même 
de  leurs  attaques.  On  n'attaque  pas  avec  une  telle  irritation 
le  mot  creux,  la  métaphore  vide.  Répétons  :  il  y  eut  beau- 
coup de  publications  ayant  la  prétention  de  dire  quelque 
chose  de  neuf,  de  poursuivre  un  but,  elles  vécurent  plu- 
sieurs années,  mais  les  théoriciens  ne  daignèrent  раз  les 
honorer  de  leur  attention.  Nous,  ils  nous  ont  attaqués  avec 
furie. 

Ils  savent  très  bien  que  les  appels  au  sol,  à  l'union  avec 
le  peuple,  ne  sont  pas  des  sons  creux,  des  mots  vides 
inventés  par  la  spéculation  pour  produire  des  effets.  Ces 
paroles  ont  été  pour  eux  une  réminiscence,  un  reproche 
pour  eux  qui  bâtissent  non  sur  le  sol  mais  dans  l'espace. 
Nous  nous  sommes  révoltés  très  sérieusement  contre  les 
théoriciens  qui  n'admettent  pas  non  seulement  qu'en  l'es- 
prit du  peuple  est  contenu  presque  tout,  mais  qui  nient 
môme  cet  esprit.  Ils  désirent  uniquement  les  principes  uni- 
versels et  ils  croient  que  l'esprit  du  peuple  dans  son  déve- 
loppement ultérieur  s'efface  comme  les  vieilles  monnaies, 
que  tout  se  confond  dans  une  seule  forme,  en  un  seul  type 
général,  que  d'ailleurs  eux-mêmes  ne  sont  pas  capables 
de  définir.  C'est  l'esprit  occidental  dans  son  développement 
extrême  et  sans  la  moindre  concession.  Dans  leur  rage, ils 
poursuivaient  non  seulement  les  côtés  hideux  et  mons- 
trueux de  l'esprit  national,  les  côtés  qui  nécessairement 
doivent  céder  devant  le  développement  général,  mais  môme 
ils  présentaient  sous  un  aspect  monstrueux  certaines  par- 
ticularités de  notre  peuple  qui  sont  précisément  les  gages 
de  son  développement  indépendant  futur,  qui  font  son 
espoir  et  sa  force  indépendante,  éternelle.  Dans  leur  dégoût 
de  la  boue  et  du  hideux,  derrière  cette  boue  et  ce  hideux 
ils  ont  laissé  passer  beaucoup  de  choses  et  n'en  ont  pas 
remarqué  un  grand  nombre.  Sans  doute,  désirant  sincè- 
rement le  bien,  furent-ils  trop  sévères.  Avec  la  passion  de 
découvrir  le  mal,  ils  ne  cherchèrent  que  les  points  noirs 
et  n'ont  pas  vu  les  côtés  clairs  et  frais.  Parfois,sans  le  vou- 


586  nORItBflPONDANCB  DB    DOSTOÏEVSKI 

loir,  ilH  se  Iroiivèrent  d'accord  avec  los  caloiimialourH  de 
notre  peuple,  avec  les  grands  seigneurs  qui  le  regardent 
dt'îdaigneusemenl  et,  sans  le  connaître,  le  condamnent  à 
rinaclion  et  ne  croient  pas  à  son  indépendanc<\ 

Il  va  sans  dire  que  nous  les  distinguons  de  ces  seigneurs. 

Nous  comprenons  et  savons appr<^cier  l'amour  et  les  sen- 
timents magnanimes  de  ces  amis  sincftrfs  du  peuple.  Noue 
estimons  et  respectons  leur  aclivilô  sincère  et  honnôlr^bien 
que  nous  ne  soyons  point  d'accord  avec  eux  sur  tous  les 
points.  Mais  ces  sentiments  ne  nous  feront  point  cacher 
nos  convictions.  Le  silence  serait  parti  pris.  De  plus,  nous 
ne  nous  taisions  pas  auparavant. 

Les  théoriciens  s'enfonçant  dans  leur  sagesse  doctrinaire 
non  seulement  ne  comprennent  pas  le  peuple,  mais  ils  le 
méprisent  môme  ;  bien  entendu  sans  intention  mauvaise, 
presque  par  hasard.  Nous  sommes  convaincus  que  même 
le  plus  intelligent  d'entre  eux  pense  qu'à  l'occasion  i'  lu 
suffirait  de  causer  dix  minutes  avec  le  peuple  pour  le  com- 
prendre entièrement,  tandis  que  le  peuple  pourra  fort  bien 
ne  pas  les  écouter,  de  quoi  qu'ils  parlent. 

Jusqu'à  ce  jour  le  peuple  ne  croit  ni  à  la  vérité  ni  à  la 
sincérité  de  notre  sympathie  ;  il  s'étonne  même  de  ce  que 
nous  défendions  ses  intérêts  et  non  les  nôtres  ;  il  se  demande 
quel  besoin  nous  avons  de  lui.  Jusqu'à  ce  jour  nous  lui 
avons  causé  le  langage  des  oiseaux.  Mais  les  théoriciens 
obstinés  ne  veulent  pas  le  voir,  et  qui  sait,  non  seulement 
les  raisonnements  mais  les  faits  eux-mêmes  ne  pourraient 
peut-être  pas  les  convaincre  qu'ils  sont  seuls  en  l'air,  com- 
plètement isolés  et  sans  aucun  point  d'appui  sur  le  sol;  que 
seul  cela  n'est  en  rien  ce  qu'il  faut. 

Quant  à  nos  doctrinaires,  sans  doute  ils  ne  nient  pas  l'es- 
prit populaire  ;  en  revanche  ils  le  regardent  de  très  haut. 
Toute  la  discussion  est  en  ceci  :  comment  faut-il  compren- 
dre le  peuple  et  l'esprit  populaire  ?  Ils  le  comprennent  trop 
à  la  vieille  mode.  Ils  croient  en  diverses  couches  et  divers 
résidus  sociaux. 

Les  doctrinaires  veulent  éduquer  le  peuple  ;  ils  consen- 
tent à  écrire  des  livres  à  son  usage  (cependant  jusqu'à  ce 
jour  ils  n'en  ont  pas  écrit  un  seul),  et  ils  ne  compren- 
nent pas  le  principal  :  que  le  peuple  commencera  à  lire 
leurs  livres  quand  eux-mêmes  deviendront  «  peuple  »  de 


APPENDICE  587 

tout  leur  cœur,  de  toute  leur  raison,  et  non  en  mascarade  ; 
c'est-à-dire  quand  les  intérêts  du  peuple  deviendront  les 
nôtres,  et  les  nôtres  les  leurs.  Mais  pour  eux  pareil  retour 
au  sol  est  impossible.  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'ils  parlent 
tant  de  leur  science,  de  leur  professoral,  de  leurs  qualités 
et  presque  de  leurs  grades.  Les  plus  indulgents  d'entre 
eux  consentent  à  peine  à  hausser  le  peuple  jusqu'à  eux  en 
leur  enseignant  toutes  les  sciences  et  l'instruisant.  Ils  ne 
comprennent  pas  notre  expression  :  «  Lunion  avec  l'élé- 
ment populaire.  )»Ils  nous  attaquent  pour  cette  expression, 
comme  si  c'était  une  formule  mystique  quelconque,  ren- 
fermant un  sens  mystérieux.  —  «  Et  qu'y  a-tril  de  nouveau 
dans  l'esprit  du  peuple  ?  nous  disent-ils.  On  a  dit  cela 
déjà  des  milliers  de  fois;  on  en  a  parlé  récemment  et  jadis; 
en  quoi  ici  la  nouvelle  pensée,  en  quoi  les  particularités?  » 

Répétons.  Toute  la  question  est  dans  la  compréhension 
du  mot  «  populisme  ».  Nos  paroles  sur  l'union  ne  renfer- 
maient aucun  sens  mystérieux.  II  fallait  les  prendre  à  la 
lettre,  et  nous  restons  convaincus  que  nous  nous  sommes 
exprimés  clairement.  Nous  avons  dit  et  répétons  que  mora- 
lement il  faut  s'unir  complètement  avec  le  peuple,  le  plus 
étroitement  poirsible.  Qu'il  faut  de  toute  nécessité  se  con- 
fondre avec  lui  et  devenir  moralement  une  seule  unité. 
Voilà  ce  que  nous  avons  dit  et  répétons.  Évidemment,  théori- 
ciens et  doctrinaires  ne  peuvent  concevoir  une  union  aussi 
complète.  De  môme  ceux  qui  pendant  cent  cinquante  ans, 
malgré  eux,  ont  été  habitués  à  se  regarder  comme  des  êtres 
à  part  ne  peuvent  le  comprendre.  Nous  convenons  que  le 
comprendre  très  bien  est  difficile.  Parfois  il  est  très  diffi- 
cile de  comprendre  par  les  livres  ce  que  par  les  faits  de  la 
vie  réelle  on  comprend.  D'ailleurs  inutile  d'entrer  dans 
des  explications  trop  détaillées.  Nous  ne  craignons  pas  pour 
notre  idée.  La  pensée  juste  ne  reste  jamais  incomprise.  La 
vie  et  la  réalité  sont  pour  nous. 

Eh  !  mon  Dieu  1  quelles  objections  nous  a-t-on  faites 
parfois  1  On  craignait  pour  la  science,  pour  la  civilisation  1 
«  Que  deviendra  la  science  ?  Faut-il  que  nous  tous  repre- 
nions le  zipoune  et  nous  fassions  inscrire  dans  une  com- 
mune quelconque  ?  > 

A  cela  nous  répondrons  que  la  science  n'a  rien  à  craindre. 
C'est  la  force  éternelle  et  suprême  propre  à  tous  et  néoes- 


588  CORnBSPONDANCS  DE  DOeTOlRVftKt 

sairo  h  lous.  Klle  г'ч1  l'air  que  nous  rospirons.  Elle  ne  diB- 
paraîtra  jamais  el  trouvera  sa  place  partout,  et  quant  au 
zipoune,  peut-ftlre  n'y  en  aura-l-il  plus  quand  noue  com- 
prendrons d'une  façon  véritable  le  peuple  et  le  <  popu- 
lisme ».  Quand  nous  irons  sincèrement  vers  le  peuple,  le 
zipoune  s'en  ira  peut-^tre  de  chez  lui.  Bien  entendu  nous 
faisons  celte  observation  pour  consoler  les  timides  et  lee 
seigneurs.  Nous  autres,  nous  respectons  le  zipoune,  c'est 
un  vêlement  honnête  ;  il  ne  faut  pas  le  dédaigner. 

Nous  avouons  qu'il  est  plus  difficile  à  nous  qu'à  per- 
sonncî  d'autre  d'éditer  une  revue.  Nous  apportons  l'idée 
nouvelle  de  l'indi^pendance  morale,  populaire,  la  plue 
entière.  Nous  défendons  la  Russie  ancienne,  noire  eou- 
che,  nos  principes.  Nous  devons  parler  pathétiquement, 
exhorter  et  lâcher  de  prouver.  Noue  devons  exprimer 
notre  idéal  avec  une  clarté  absolue.  La  tâche  des  accusa- 
teurs est  plus  facile.  Ils  n'ont  qu'i't  ailaquer  et  siffler  pour 
être  compris  de  tous,  souvent  môme  sans  se  rendre  compte 
au  nom  de  quoi  ils  attaquent  et  sifflent.  Dieu  me  garde  de 
parler  de  haut  des  accusateurs.  Nous  respectons  l'accusa* 
tion  honnête,  générale,  indépendante,  fondée  sur  une  idée 
profonde,  vivante,  réfléchie.  Nous-mêmes  sommes  des 
accusateurs  ;  témoin  notre  revue.  Nous  voulons  dire  sim- 
plement que  pour  l'accusateur  la  sympathie  est  plus  facile 
à  trouver. 

Même  ceux  qui  pensent  autrement  et  qui  ne  sont  pas 
entièrement  d'accord  avec  l'accusateur  sont  prêts  à  se  ral- 
lier à  lui. 

Est-il  besoin  de  dire  que  nous,  avec  nos  accusateurs  et 
sérieux  et  petits,  nous  repoussons  la  pourriture  des  immon- 
dices vieillies  et  des  détritus. 

Nous  n'aspirons  pas  moins  qu'eux  à  la  rénovation,  mais 
nous  ne  voulons  pas  avec  la  boue  rejeter  l'or;  el  la  vie  et 
l'expérience  nous  ont  convaincus  que  I  or  existe  dans  notre 
sol,  l'or  natif,  qu'il  est  à  la  base  naturelle,  organique,  du 
caractère  et  de  la  vie  mômes  ;  que  le  salut  est  dans  le  sol 
et  dans  le  peuple. 

Ce  n'est  pas  en  vain  que  ce  peuple  a  défendu  son  ori- 
ginalité. Certains  critiques  de  pacotille  se  moquent  de  lui, 
disent  qu'il  n'a  rien  fait,  qu'jJ''îi'est  arrivé  à  rien.  Libre  à 
eux  de  ne  pas  le  voir.  Nous  voulons  précisément  indiquer 


APPENDICE 


589 


ce  qu'il  a  fait;  les  conséquences  le  montreront;  la  science 
le  développera.  Nous  le  croyons,  du  lait  seul  que  le  peu- 
ple s'est  conservé  pendant  plusieurs  siècles,  alors  qu'à  sa 
place  un  autre  peuple  serait  devenu  depuis  longtemps 
des  Tchouktchi  quelconques.  Qu'il  y  ait  beaucoup  de  boue 
sur  lui,  mais  dans  ses  idées  sur  la  vie,  dans  certaines  de 
ses  coutumes,  dans  certaines  bases  de  la  société  et  de  la 
commune,  il  y  a  tant  de  sens,  tant  de  gages  d'avenir,  que 
les  idéals  occidentaux  ne  peuvent  s'appliquer  à  lui  qu'en 
l'amoindrissant.  Ils  ne  s'appliqueront  pas, car  ils  ne  sont 
pas  issus  de  notre  peuple,  de  notre  histoire.  A  leur  créa- 
tion présidèrent  d'autres  circonstances,  et  le  droit  de  con- 
server sa  physionomie  propre  est  plus  fort  que  tous  ceux 
qui  peuvent  exister  chez  un  peuple  et  une  société.  Cet 
axiome  est  trop  connu.  Faut-il  le  répéter?  Faut-il  répéter 
que  ceux  qui  trouvent  le  peuple  inapte  à  l'indépendance 
par  cela  môme  le  méprisent? 

En  réalité,  il  n'y  a  que  notre  revue  qui  reconnaisse  entiè- 
rement notre  originalité  populaire,  môme  sous  sou  aspect 
actuel.  Nous  partons  directement  de  lui,  du  peuple,  comme 
d'un  point  d'appui  indépendant,  du  peuple  tel  qu'il  existe 
maintenant,  sauvage,  après  deux  siècles  d'une  sombre  ser- 
vitude, mais  nous  croyons  qu'il  porte  en  soi  tous  les  moyens 
de  son  développement.  Nous  ne  sommes  pas  allés  à  l'an- 
tique Moscou  chorclier  des  idéals.  Nous  n'avons  pas  dit  qu'il 
faut  commencer  par  tout  changer  à  la  façon  allemande 
avant  de  considérer  notre  peuple  comme  un  élément  pro- 
pre à  l'édifice  éternel  futur.  Nous  sommes  partis  de  ce  qui 
est,  et  nous  souhaitons  seulement  à  ce  qui  est  la  plus 
grande  liberté  de  développement.  Avec  cette  liberté  nous 
croyons  en  l'avenir  russe  ;  nous  croyons  en  la  possibilité 
de  son  indépendance. 

Qui  sait  I  peut-être  nous  traitera-t-on  d'obscurantistes  sans 
comprendre  que  nous  allons  peut-être  beaucoup  plus  loin 
et  beaucoup  plus  au  fond  que  nos  accusateurs,  en  tâchant 
de  prouver  que  dans  certains  principes  naturels  des  carac- 
tères et  des  coutumes  russes,  il  y  a  incomparablement 
plus  de  gages  sains  et  vitaux  pour  le  progrès  et  la  rénova- 
tion que  dans  les  rêves  des  rénovateurs  occidentaux  les  plus 
ardents  qui  ont  déjà  condamné  leur  civilisation  et  en  cher- 
chent l'issue. 


590  COHnESl'ONDANCH  DE  DOiSTOlBVSKl 

l^mioiir.  un  exemple  entre  beaucoup:  Làba.4,en  Occi- 
(leut,  on  regarde  comme  l'idéal  extrême  et  le  plut»  ioacco*- 
sible  «lu  bien-être  ce  qui  chez  поим  existe  en  réalité  depuis 
longlemp»,  non  Heulumenl  h  l'élut  naturel  non  développé, 
main  organiïié  régulièrement.  Chez  nous  il  ехЫе  со  tail, 
que  sauf  un  pelit  nombre  <lr  bourgeois  et  de  foDclion- 
naires,  personne  no  doit  naître  pauvre. 

Chaque  être,  à  peine  eorli  du  sein  de  sa  mère,  eel  atta- 
ché à  la  terre  ;  il  a  déjù  droit  à  un  morceau  de  la  terre 
commune  el  ne  doit  pas  mourir  de  taim.  Si  malgré  cela 
il  y  a  chez  nous  lanl  de  pauvres,  c'est  uniquement  parce 
que  ces  principes  populistes  sont  restés  jus^iu'à  ce  jour 
non  développés,  n'ayant  pas  été  honorés  de  l'atlenlion  de 
nos  gens  avancés.  Mais  depuis  le  19  février,  une  nouvelle 
vie  a  commencé.  Nous  la  saluons  avec  joie.  Longtemps 
nous  sommes  restés  inaclifs,  comme  envoûtés  par  une 
force  terrible,  et  cependant  une  soif  de  vie  se  manifestait 
fortement  dans  notre  société.  C'est  par  ce  désir  de  vivre 
que  la  société  arrivera  à  sa  vraie  voie,  jusqu'à  la  cons- 
cience que  sans  l'union  avec  le  peuple  elle  ne  fera  rien. 

Mais  il  faut  que  cette  sortie  sur  le  vrai  chemin  s'ac- 
complisse sans  bonds  dangereux  —  salto  morlale.  Nous 
sommes  les  premiers  à  le  désirer.  C'est  pourquoi  nous 
voudrions  l'union  bienfaisante  avec  le  peuple.  En  tout  cas 
mieux  vaut  le  progrès  et  la  vie  que  l'arrêt  et  le  sommeil 
stupide  sous  lequel  tout  se  contracte  et  se  paralyse.  Dans 
notre  société  il  y  a  déjà  l'enthousiasme,  force  précieuse, 
sacrée,  qui  attend  où  s'appliquer  et  l'issue.  Aussi,  Dieu 
fasse  que  cette  force  ait  une  issue  légitime,  normale.  Sans 
doute  la  liberté  de  cette  issue,  môme  dans  la  liberté  de 
paroles,  se  régulariserait  d'elle-même,  se  jugerait,  se  diri- 
gerait légitimement,  normalement.  Nous  l'attendons  et  le 
désirons  sincèrement. 

Il  nous  semble  que  depuis  cette  année  notre  vie  pro- 
gressive doive  prendre  d'autres  formes,  et  même,  en  cer- 
tains cas,  d'autres  bases.  La  nécessité  de  l'élément  popu- 
laire dans  la  vie  devient  évidente  et  sensible.  Autrement 
il  n'y  aura  ni  fond  ni  soutien  pour  rien,  pour  aucune  ini- 
tiative bienfaisante.  C'est  trop  évident  ;  progressistes  et 
conservateurs  le  reconnaissent. 

Nous    respectons  toute  initiative  noble.  En  ces  temps 


APPENDICE  ^91 

d'obscurcissement,  quand  partout  paraît  la  discussion  sur 
le  fond  et  sur  les  principes,  nous  tâchons  d'avoir  les  vues 
les  plus  larges,  sans  tomber  dans  l'impersonnalité.  car 
nous  avons  nos  convictions  à  défendre  chaleureusement. 

Mais  en  môme  temps,  de  tout  notre  cœur  nous  sympa- 
thisons à  tout  ce  qui  est  sincère  et  honnête.  Par  contre, 
nous  haïssons  les  êtres  vides,  sans  cervelle,  qui  rabaissent 
tout  ce  qu'ils  touchent  et  souillent  une  idée  pure  et  hon- 
nête du  fait  seul  qu'ils  s'en  occupent.  Nous  haïssons  les 
siffleurs  qui  font  du  bruit  uniquement  pour  leur  pain  ou 
pour  siffler.  Nous  haïssons  ceux  qui  sautent  sur  une  phrase 
volée  comme  à  cheval  sur  un  bâton  et  font  claquer  le  petit 
fouet  du  libéralisme  routinier.  Les  convictions  de  ces 
messieurs  ne  leur  coûtent  rien.  Ce  n'est  pas  par  la  souf- 
france qu'ils  les  acquièrent.  Ils  les  vendent  aussitôt  pour 
le  prix  qu'ils  les  ont  achetées.  Ils  sont  toujours  du  côté 
des  plus  forts.  Ils  n'ont  que  des  mots,  des  mots  et  des 
mots.  Nous  avons  assez  des  mots,  il  nous  faut  des  actes. 

Nous  ne  craignons  pas  les  autorités  et  méprisons  la  sen- 
sibilité littéraire,  chez  nous  assez  répandue,  surtout  ces 
derniers  temps,  quand  tout  dans  la  littérature  se  soulève 
et  se  trouble. 

Encore  un  mot.  Nous  espérons  que  durant  ces  deux 
années,  le  public  s'est  convaincu  de  l'impartialité  de  notre 
revue.  Nous  en  sommes  particulièrement  fiers.  Nous  louons 
ce  qui  est  bon  dans  les  publications  de  nos  adversaires,  et 
jamais^  par  amitié,  nous  n'avons  loué  ce  qu'il  y  avait  de 
mauv6Ùs  chez  nos  amis.  Hélas  !  est-ce  une  chose  si  natu- 
relle en  notre  temps  qu'il  faille  s'en  faire  un  mérite  ! 

Nous  défendons  les  belles-lettres  ;  nous  sommes  pour 
l'art;  nous  croyons  en  sa  force  indépendante  et  nécessaire. 
Il  n'y  a  que  la  théorie  la  plus  extrême  ou  la  nullité  la 
plus  vulgaire  qui  peuvent  nier  cette  force.  Mais  nous  ne 
sommes  pas  les  défenseurs  de  «  l'art  pour  l'art  ».  Sur  ce 
sujet  nous  nous  sommes  suffisamment  expliqués,  et  les 
œuvres  de  belles-lettres  que  nous  avons  publiées  le  prou- 
vent assez. 

Nous  ne  parlerons  point  des  améliorations  que  nous 
avons  l'intention  d'apporter  l'année  prochaine  à  notre 
revue  ;  les  lecteurs  les  remarqueront  d'eux  mômes. 


592  COnRESPONDANCB  DB    DOSTOlEViiKI 

LA  REVUE  «   L'éPOQUB  »;  ANNÉE   1865 

Aiyerlissemenl. 

La  publication  de  la  revue  littéraire  et  politique  L'Époque 
sera  continuée, en  1865,  par  la  famille  du  feu  Mikhaïl  Mi* 
khaïlovitch  Dostoïevski. 

L'/s/^oyueparallracomrae  toujours,  mensuellement,  suivra 
le  programme  ancien; son  format  sera  celui  de  nos  revues 
mensuelles;  chaque  livraison  comprendra  de30à35  feuilles. 
Les  propriétaires  de  la  revue    prendront  une  part  per- 
sonnelle à  sa  publication. 

Tous  les  collaborateurs  anciens  du  feu  directeur  et  pres- 
que tous  les  écrivains  qui  ont  donné  leurs  œuvres  à  la  revue 
de  Michel  Dostoïevski  (MM.  Porietzski.  Averkeiev,  Slra- 
khov,  M.  Vladislavlev,  Akhsharoumov,  A.-A.  Golovatchov, 
Dolgomostiev,  Ostrovski,  Plestchéiev,  Polonsld,  Th.  Dos- 
toïevski, Babikov.  Falaiev,Maïkov,  Tourguenev, etc.), conti- 
nueront de  collaborer  à  Z.'ii/)oyue.  Parmi  eux  A.-N.  Ostrovski 
nous  a  promis  formellement,  pour  l'année  prochaine,  sa 
comédie.  L-S.  Tourguenev  nous  a  fait  savoir  que  sa  pro- 
chaine nouvelle  serait  pour  notre  revue.  Th.  Dostoïevski, 
outre  sa  participation  régulière  dans  L'Époque,  y  publiera 
l'année  prochaine  un  roman. 

La  revue  élargira  sans  cesse  le  cercle  de  ses  collabo- 
rateurs. 

L'esprit  de  la  revue  reste  ce  qu'il  était.  L'étude  de  nos  phé- 
nomènes sociaux,  dans  le  sens  du  nationalisme  russe,  fera, 
comme  auparavant,  le  but  principal  de  notre  publication. 

Nous  restons  convaincus  que  dans  notre  société  il  n'y 
aura  aucun  progrès,  avant  que  nous  ne  devenions  de  vrais 
Russes,  et,  maintenant  le  signe  d'un  vrai  Russe  c'est  de 
savoir  précisément  ce  qu'en  Russie  nous  ne  devons  pas 
bafouer,  ni  critiquer,  ni  condamner,  et  ce  qu'il  faut  aimer. 
Voilà  ce  que  les  vrais  Russes  ont  besoin  desavoir.  En  efiTet, 
celui  qui  est  capable  d'aimer  et  qui  sait  exactement  ce  qu'il 
lui  faut  aimer,  en  Russie,  connaît  aussi  ce  qu'il  faut  blâ- 
mer. Il  sait  exactement  ce  qu'il  doit  désirer,  condamner, 
plaindre.  Il  sait  mieux  que   tout  autre  dire  le  mot   utile. 


APPENDICE  593 

d'une  façon  plus  compréhensible,  et  plus  utilement  qu'un 
accusateur  attitré. 

Nous  avons  appris  à  railler  beaucoup  de  choses  de  notre 
patrie  et  parfois,  il  faut  être  juste,  nous  l'avons  fait  avec 
assez  d'esprit  et  môme  d'à-propos.  Mais,  le  plus  souvent, 
nous  avons  dit  des  sottises  affreuses,  desquelles  rougiront 
les  générations  futures,  et  jusqu'à  ce  jour  nous  ignorons  ce 
qu'il  nous  faut  respecter  en  Russie.  Personne  ne  nous  en 
félicitera.  En  eiTet,  sur  quoi  nous  trompons-nous  le  plus, 
sur  quoi  sommes-nous  tous  en  désaccord  absolu;  jusqu'à  la 
furie?  Sur  ce  que  nous  avons  de  bon  chez  nous. 

Si  nous  tombions  d'accord  seulement  sur  ce  point,  aus- 
sitôt nous  conviendrions  aussi  de  ce  qu'il  y  a  de  mauvais 
chez  nous.  Voilà  pourquoi  le  peuple,  jusqu'à  présent,  ne 
nous  comprend  pas,  ne  comprend  pas  la  classe  intellec- 
tuelle. Le  peuple  et  nous  aimons  des  choses  différentes. 
C'est  le  point  principal  de  notre  désaccord. 

Notre  expression  «  le  sol  »  est  devenue  pour  les  autres 
incompréhensible  et  ridicule.  Le  sol,  en  général,  c'est  sur 
quoi  tous  se  tiennent  et  se  fortifient.  Et  bien  1  on  se  tient 
toujours  à  ce  qu'on  aime.  Or  qu'aimons-nous,  qui  savons- 
nous  aimer  maintenant  en  Russie,  franchement,  directement, 
de  tout  notre  être  ?  Qu'y  a-t-il  maintenant  en  Russie  qui 
nous  soit  cher?  Est-ce  que  jusqu'à  ce  jouron  ne  considère 
pas  chez  nous  comme  une  honte,  comme  un  signe  d'esprit 
rétrograde,  l'idée  que  nous  sommes  un  peuple  original, 
que  nous  avons  un  caractère  historique? Ne  considère-t-on 
pas  chez  nous  comme  axiome  scientifique  que  la  nationalité 
dans  le  sens  du  développement  maximum,  c'est  une  sorte  de 
maladie  dont  nous  guérira  la  civilisation  qui  nivelle  tout? 

Selon  nous,  quelque  fertile  que  soit  une  idée  importée 
de  l'étranger,  elle  ne  pourra  prendre  racine  chez  nous, 
s'acclimater  et  nous  être  réellement  utile  que  si  notre  vie 
nationale,  sans  aucune  inspiration  et  poussée  du  dehors, 
faisait  surgir  d'elle-même  cette  idée  naturellement,  prati- 
quement, par  suite  de  sa  nécessité,  de  son  besoin  reconnu 
pratiquement  par  tous.  Aucune  nation  au  monde,  aucune 
société  plus  ou  moins  stable,  ne  s'est  formée  sur  un  pro- 
gramme de  commande  importé  du  dehors.  Tout  ce  qui  est 
vivant  s'est  formé  spontanément,  a  vécu  en  réalité.  Les 
idées  les  meilleures  et  les  meilleures  institutions  de  l'Occi- 


594  CORBEePONDANCE  UL  Ij-j.-XOÏEVSKJ 

(lenl  »<•  sont  formée»  là  d'une  façon  indé|K;ndaulft.  par  les 
siècles,  par  suit*;  d'une  néccs.silé  organique  imm/'diale  et 
graduelle.  Ceux  qui  créèrent  en  Angl«'lerr«-  le  Parlemenlne 
prévoyaient  pas  comment  il  se  transformerait  parla  suite, 
pourquoi  donc  nos  accusateurs  nou-t  refusent-ils  une  vie 
propre,  originale,  et  se  moquenl-il»  de  nos  «^xpreseione  : 
«  la  vie  organique  »,  с  la  vie  du  sol  indéjiendante  »? 

Mais  en  raillant  dédaigneusement  h  chaque  pas,  ils  »e 
trompent  eux-mêmes  et  s'embrouillent  dans  les  phénomè- 
nes contemporains  de  notre  vie  nationale,  ne  sachant  pas 
comment  la  définir:  phénomène  organique  ou  extérieur; 
bon  ou  mauvais, sain  ou  gâté  ?  Ils  perdent  jusqu'à  le!  point 
l'exactitude  des  définitions  qu'ils  commencent  môme  à  en 
avoir  |>eur,  et  de  plus  en  plus  fréquemment  tombent  dans 
les  idées  abstraites.  Dans  notre  société  malade  s'-  ' 

de  plus  en  plus  la  conception  du  bien  et  du  mal,  'i 
et  du  nuisible.  En  conscience,  qui  de  nous  sait  maintenant 
ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal?  Tout  s'est  transformé  <'П 
point  litigieux  etchacun  l'interprète  à  sa  façon.  Kn  disant 
cela  nous  ne  posons  pas  pour  l'infaillibilité  et  l'omniscience, 
au  contraire,  nous  comme  les  autres  pouvons  dire  des  sot- 
tises, sincèrement  et  de  bonne  foi.  Ce  que  nous  venons 
dédire  n'est  point  un  reproche  ;  nous  n'avons  voulu  ofTen- 
ser  personne.  Cependant  il  nous  semble  que  notre  point 
de  vue  donne  la  possibilité  de  reconnaître  sans  erreur,  de 
définir  plus  exactement  ce  qui  se  passe  autour  de  nous. 
(Ce  n'est  pas  notre  revue  que  nous  louons  maintenant,  c'est 
notre  façon  d'envisager  les  choses.)  De  ce  point  de  vue, 
par  exemple,  nous  ne  pouvons  être  étonnés  des  faits  récents 
de  notre  vie  nationale,  sans  savoir  comment  les  envisager; 
c'est-à-dire  que  nous  ne  pouvons  avoir  peur  pour  nos  con- 
vie lions  humaines  ni  craindre  de  laisser  échapper  un  fait 
indiscutable. 

Aucun  pays  ne  renoncera  à  sa  propre  vie;  il  consentira 
plutôt  à  vivre  pauvrement,  mais  cependant  à  vivre,  que  de 
vivre  d'après  les  autres,  ce  qui  n'est  pas  vivre. 

Les  sages  et  les  réformateurs  paraissent  chez  le  peuple 
organiquement. 

Ils  n'ont  de  succès  que  quand  ils  ont  un  lien  organique 
avec  leur  peuple.  On  raconte  qu'au  moment  où  on  discu- 
tait chez  nous  la  question  de  l'émancipation,  un   préfet 


APPENDICE  '>i*'i 

français  envoya  aussi  un  projet.  Selon  lui,  rien  n'était  plus 
facile  à  résoudre  que  le  problème  de  l'émancipation  :  il 
suffisait  de  promulguer  un  décret  stipulant  que  quiconque 
né  sur  la  terre  russe  à  partir  de  cette  date,  naîtrait  libre. 
C'était  tout.  C'était  très  commode  et  très  humanitaire  ! 
Chez  nous  on  s'est  beaucoup  moqué  de  ce  Français,  et, 
nous  semble-t-il,  tout  à  fait  en  vain.  D'abord  il  a  résolu 
la  question  selon  lui,  selon  l'esprit  »ît  l'idéal  de  sa  nation, 
et  dans  sa  solution  il  ne  pouvait  point  n'être  pas  Français. 
Or,  pour  les  Français,  l'homme  sans  la  terre,  le  prolétaire, 
peutnéanmoins  être  regardé  comme  un  homme  libre.  Selon 
la  conception  russe  fondamentale,  originelle,  il  ne  peut 
être  de  Russe  sans  le  droit  à  la  terre.  La  science  et  la  vie 
occidentales  ne  sont  arrivées  que  jusqu'au  droit  de  pro- 
priété personnelle.  Alors  en  quoi  ce  Français  était-il  cou- 
pable ?  En  quoi?  quand  nous-mêmes,  d'après  la  science 
occidentale,  regardons  notre  conception  fraternelle,  largt', 
sur  le  droit  à  la  terre  comme  un  degré  inférieur  du  déve- 
loppement économique  ?  Et,  deuxièmement,  en  quoi  nos 
propres  penseurs  et  théoriciens  des  journaux  sont-ils  su- 
périeurs à  ce  Français?  Toute  force  saine,  terrienne,  croit 
en  elle  et  en  sa  vérité;  c'est  le  premier  indice  de  la  santé 
du  peuple.  Cette  foi  populaire  en  soi  et  en  ses  propres  tins 
ne  marque  point  un  arrêt,  elle  est  au  contraire  le  gage  de 
la  vitalité,  et  cela  n'exclut  nullement  le  progrès  et  le  déve- 
loppement. Sans  cette  toi  en  soi,  le  peuple  de  la  Russie 
blanche  n'aurait  pu  résister  pendant  des  siècles  et  ne  se 
serait  pas  sauvé.  Le  peuple,  quelque  grossier  qu'il  soit, 
n'insistera  pas  sur  ce  qui  ne  vaut  rien,  s'il  le  reconnaît 
lui-même  et  s'il  a  la  possibilité  de  le  modifier  selon  sa 
propre  conviction.  Aussi  le  peuple  ne  renonce-t-il  jamais 
librement  à  la  science.  Au  contraire,  si  quelqu'un  respecte 
sincèrement  la  science,  c'est  le  peuple.  Mais  dans  ce  cas 
c'est  encore  la  même  chose.  Il  tant  absolument  que  le  peu- 
ple lui-même,  par  une  voie  indépendante,  arrive  à  ce  res- 
pect. Alors  il  viendra  chez  nous  de  lui-même  et  nous  de- 
mandera de  l'instruire. 

Autrement  il  n'acceptera  pas  de  vous  la  science  et  ne 
renoncera  jamais  à  ses  «  monstruosités  ». 

Le  peuple  tire  des  exemples  ses  conclusions  de  la  vie 
pratique.  Pour  un  exemple  à  soi,  il  faut  une  vie  indépen- 


596  CORUBSPONDANCB   DE    OOeTOÏEVSKI 

danU%  il  faut  rencontrer  cet  exemple  dans  la  vraie  vie  pra- 
tique. Que  résulte-l-il  «ionc  ?  Il  résulte  qu'il  ш;  faut  рая 
attenter  h  l'indépendance  de  la  vie  nntionalc,  qu'il  faut  au 
contraireemployer  toute»  ses  forces  à  l'élargir,  à  développer 
son  originalité  et  son  indépendance.  1^  progrès  de  la 
Ruasie  ne  peut  se  définir  autrement  et  se  manifester  qu'à 
mesure  du  développement  de  notre  vie  naturelle  et  propor- 
tionnellement à  l'agrandissement  du  cercle  de  eon  activité 
indépendante  au  point  de  vue  économique  et  moral,  pro- 
portionnellement à  sa  délivrance  de  l'oppreesion  séculaire. 

Voilà  à  quoi  il  faut  aspirer,  ce  qu'il  faut  aider.  Jus- 
qu'alors nous  n'avons  en  vue  que  la  confusion  des  langues 
dans  notre  société  instruite  et  sa  veulerie  morale  extraor- 
dinaire. Nous  voyons  disparaître  notre  génération  actuelle, 
d'olle-môme,  veulemcnt,  sans  laisser  de  traces,  en  se 
déclarant,  par  un  aveu  étrange,  incroyable  pour  la  posté- 
rité, de  ces  «  gens  inutiles  ». 

Sans  doute  nous  ne  parlons  que  de  quelques  élus  de  ces 
«  gens  inutiles  »  (car  même  parmi  les  gens  inutiles  il  y  a 
des  élus),  et  la  nullité  jusqu'aujourd'hui  croit  en  soi  et  ne 
remarque  pas  qu'elle  cède  la  route  à  des  forces  russes  nou- 
velles, inconnues,  saines,  provoquées  enfin  à  la  vie.  Dieu 

soit  loué  ! 

Bien  entendu,  dans  notre  littérature,  tous,  à  quelques 
rares  exceptions,  aiment  la  Russie,  lui  souhaitent  le  bon- 
heur et  cherchent  pour  elle  ce  qu'il  y  a  de  mieux.  Il  n'y  a 
qu'une  seule  chose  de  regrettable  :  tous  souhaitent  mais 
chacun  cherche  à  sa  façon  et  nous  nous  dispersons  dans 
les  diverses  «  directions  >, comme  les  écrevisses  échappées 
d'un  sac.  Chez  nous,  presque  tous  se  querellent  ou  se  sont 
querellés.  C'est  vrai,  il  ne  nous  est  resté  rien  de  plus  à 
faire  en  qualité  de  gens  isolés  qui,  en  attendant,  ne  sont 
nécessaires  à  personne,  que  personne  ne  demande.  Cepen- 
dant si  quelque  part  dans  notre  société  se  manifestent  les 
indices  de  la  vie  indépendante  (c'est-à-dire,  à  proprement 
parler,  dans  la  société  instruite),  c'est  surtout  dans  la  Ш- 
térature. 

C'est  pourquoi,  malgré  la  confusion  des  langues  et  des 
conceptions  et  les  querelles  générales,  regardons-nous 
notre  littérature  avec  respect,  comme  le  phénomène  vital 
en  son  genre  tout  à  fait  organique.  En  accusant  les  autres 


APPENDICE  j97 

de  querelles  et  de  discordes,  nous  ne  pensons  pas  nous 
excepter.  Nous  aussi  n'avons  pas  évité  notre  sort.  Nous 
ne  nous  excuserons  pas  ;  nous  ne  nous  justifierons  pas. 
Disons  seulement  une  chose  :  dans  la  discussion  nous  ne 
cherchâmes  jamais  à  avoir  raison  ;  nous  n'avions  en  vue 
que  la  vérité. 

Dans  notre  littérature,  il  est  vrai  que  se  sont  introduites 
déjà  les  spéculations  habiles  sur  les  convictions  ;  mais,  en 
réalité, môme  ici,  il  y  a  plus  de  faits  ridicules  que  sérieux; 
plus  d'histoires  comiques,  d'amour-propre  irrité,  de  pré- 
tentions frisant  le  grotesque,  que  des  faits  vraiment  tristes 
et  honteux. 

Nous  promettons  de  suivre  attentivement  la  marche  et 
le  développement  de  notre  littérature,  de  faire  attention  à 
tout  ce  qu'il  y  aura  d'important,  selon  notre  opinion.  Nous 
n'éviterons  pas  aussi  les  discussions  et  les  polémiques 
sérieuses  ;  nous  sommes  également  prêts  à  combattre  ce 
que  nous  trouverons  nuisible  pour  notre  conscience  natio- 
nale, mais  nous  tenons  à  éviter  la  polémique  personnelle, 
bien  que  nous  n'osions  affirmer  n'en  avoir  jamais  fait  jus- 
qu'à ce  jour.  Cela  nous  répugne  et  nous  ne  comprenons 
pas  comment  on  peut  injurier  et  calomnier  consciemment 
des  gens  par  cela  seul  qu'ils  ne  partagent  pas  nos  idées. 
Louer  les  vilaines  choses  et  les  justifier  par  principe,  nous 
ne  le  pouvons  pas  et  ne  le  voulons  pas.  Rédiger  la  revue 
en  remplissant  les  diverses  rubriques  par  les  seuls  faits 
nous  agréant  ;  ne  voir  dans  certains  phénomènes  unique- 
ment ce  que  nous  y  désirons  voir  ;  ignorer  tout  le  reste  et 
l'écarter  intentionnellement  ;  appeler  cela  une  direction  et 
penser  que  c'est  juste  et  honnête; cela  nous  ne  le  pouvons 
pas.  Nous  n'avons  peur  ni  de  la  lumière  ni  des  autorités. 
Nous  sommes  toujours  prêts  à  louer  le  beau,  môme  chez 
nos  adversaires  les  plus  acharnés  ;  nous  sommes  égale- 
ment prêts  à  reconnaître  franchement  nos  erreurs  dès 
qu'on  nous  les  prouvera. 

L'Époque,  dès  ses  débuts,  a  éprouvé  un  insuccès  notable 
et  inattendu.  Premièrement,  elle  a  paru  tard.  Le  directeur 
défunt  n'avait  annoncé  sa  revue  qu'en  février  1864.  Les 
deux  premiers  numéros, dans  la  même  livraison, ne  purent 
paraître  avant  le  20  mars.  La  revue  fut  donc  en  retard  dès 
ses  débuts.  Le  feu  directeur  avait  promis  de  regagner  ce 


598  CORRBSPONDANCB    DE   DOSTOÏEVSKI 

retard  et  il  eût  tenu  parole  ;  il  avait  neuf  moi*  devant  lui, 
et  peu  à  peu,  sans  se  hâter,  sans  nuire  à  la  rédaction  de  la 
revue  par  trop  de  hAte,  il  aurait  rattrapé  le  courant.  Maie 
sa  maladie  inattendue  et  sa  mort  ont  arrêté  complètement 
la  publication  pendant  presque  un  mois  et  demi.  Enfin  la 
rédaction  nouvelle  a  vu  surgir  devant  elle  tout  à  coup  mille 
diflicultés  qu'elle  a  dû  vaincre.  D'abord  on  était  en  retard 
de  deux  mois.  Knsuile,  les  quelques  centaines  de  manus- 
crits déposés  à  la  rédaction  étaient  inconnus,  il  fallut  les 
trier,  les  classer,  el  parfois  n'avait-on  pour  ce  travail 
aucun  fil  conducteur.  La  correspondance  avec  des  incon- 
nus augmentait  la  complication.  Los  affaires  décidées 
exigeaient  des  explications,  un  contrôle,  de  nouvelles  déci- 
sions.  Il  fallait  revoir  tous  les  manuscrits.  Nous  ne  parle- 
rons pas  des  difficultés  matérielles,  qui  toutes,  cependant, 
exigeaient  une  prompte  et  habile  solution  et  prenaient  beau- 
coup de  temps. 

Néanmoins  la  rédaction  s'est  imposé  le  devoir  de  faire 
paraître  la  revue  à  temps.  Les  numéros  de  septembre  et 
d'octobre  seront  imprimés  en  même  temps  dans  deux  typo- 
graphies et  paraîtront  tous  deux  au  mois  de  novembre. 
Les  numéros  de  novembre  et  de  décembre  paraîtront  en 
décembre,  et  le  numéro  de  janvier  1845  paraîtra  sans  faute 
en  janvier. 

La  rédaction  n'a  pu  accélérer  ainsi  son  travail  depuis 
le  commencement  ;  elle  devait  d'abord  ne  pas  nuire  à  la 
composition  de  la  revue  par  trop  de  hâte. 


UN  EPISODE  DE  LA  VIE  DE  DOSTOÏEVSKI  » 


En  octobre  1876,  raltention  de  la  société  pétersbour- 
geoise  était  attirée  par  deux  aiTaires  criminelles  qui  se 
déroulèrent  presque  en  même  temps  devant  la  cour  d'as- 
sises de  Saint  Pétersbourg.  Dans  l'une  il  s'agissait  d'une 
marâtre,  Catherine  Kornilov,  qui  avait  jeté  de  la  fenêtre 
du  quatrième  étage  la  fille  de  son  mari,  âgée  de  six  ans  ; 
dans  l'autre  une  certaine  M"'  Kirilov  était  accusée  du 
meurtre  prémédité  de  son  amant,  un  architecte  nommé 
Malevsky. 

La  première  fut  condamnée,  malgré  les  indices  d'un 
état  psychique  anormal  dû  à  une  première  grossesse,  et 
bien  que,  par  miracle,  la  victime  n'eût  eu  aucun  mal.  L'au- 
tre était  acquittée  bien  que  le  crime  ait  été  aggravé  de 
préméditation  et  de  diverses  autres  circonstances  fort  peu 
à  l'avantage  de  l'accusée. 

Ces  verdicts  étonnèrent  tout  le  monde,  et  l'inoubliable 
Théodore  Dostoïevski  exprima  ses  sentiments  à  ce  sujet 
dans  son  Journal  (octobre  1876),  dans  un  article  remar- 
quable intitulé  :  Une  araire  simple  mais  compliquée. 

Dans  ces  pages,  Dostoïevski,  par  une  analyse  psycholo- 
gique remarquable,  établit  avec  une  clarté  extraordinaire 
les  causes  qui  déterminèrent  le  crime  de  la  malheureuse 
marâtre  Kornilov,  et  les  relations  qui  existèrent  après  le 


1.  Nous  doanons  ici  cet  épisode  très  p -u  coanu  de  la  vie  du  grand 
écrivain,  d'après  le  récit  de  son  ami  K.  Maslénikov.  L'affaire  à  laquelle 
il  se  rapporte  Ht  en  sou  temps  un  grand  bruit,  mais  le  rôle  qu'y  joua 
Dostoïevski  fut  exposé  pour  la  première  fois  dans  со  récit.  Masléni- 
kov prit  aussi  une  part  active  à  cette  affaire. 


600  CORRBHPONDANCB   DE  DOSTOÏEVSKI 

crime  eulre  elle,  son  mari  et  sa  fiUâlre,  pendant  qu'elle 
était  en  prison  préventive,  où  elle  mil  au  monde  son  pre- 
mier enTant. 

Cet  article  se  terminait  par  les  paroles  suivantes,  qui 
me  donnèrent  alors  la  possibilité  de  faire  connaissance  du 
défunt  et  do  susciter  on  lui  un  sentiment  extraordinaire 
de  pitié  pour  la  victime  d'Une  affaire  timpU-  maix  compli- 
quée : 

«  Ne  peut-on  vraiment  pas  adoucir  d'une  fa^jon  quel- 
conque l'arrôt  qui  condamne  M"*  Kornilov  ?  Est-ce  im- 
possible? Vraiment  !  Il  pouvait  y  avoir  erreur...  El  il  me 
semble  précisément  que  c'est  une  erreur  1  » 

Fortement  impres^^ionné  par  les  pensées  de  Dostoïevski 
et  par  ce  doute,  je  lui  écrivis  immédiatement  une  lettre 
dans  laquelle  je  l'assurais  qu'il  pensait  tout  à  fait  juste,  et 
je  lui  proposais  mes  services  pour  aider  à  la  malheureuse, 
si  seulement  lui-même  désirait  vraiment  son  salut. 

J'étais  alors  fonctionnaire  à  la  Commission  des  grâces, 
de  moi  dépendait  de  laisser  une  supplique  «  sans  suite  >, 
ou  de  la  présenter  sous  son  véritable  aspect,  avec  tous  les 
motifs  pour  et  contre. 

Partageant  entièrement  les  idées  de  feu  Théodore  Mi- 
kaïlovilch  sur  les  caractères  du  crime  de  la  femme  Korni- 
lov. je  désirais  lui  venir  en  aide;  je  complais  pour  cela 
sur  notre  chef  d'alors,  très  libéral,  entre  les  mains  de  qui 
était  le  sort  de  mon  rapport. 

Ayant  exposé  tout  cela,  je  conseillais  à  Dostoïevski 
d'adresser  au  procureur  près  de  la  Cour  d'appel  la  demande 
d'autorisation  de  voir  l'accusée,  en  disant  franchement  au 
procureur  le  but  de  cette  visite. 

Ignorant  quel  accueil  Dostoïevski  ferait  à  ma  lettre  je  la 
signai  seulement  de  mes  initiales  K.I.  M...  et  je  luideman- 
dai  de  laisser  la  réponse  chez  le  caissier  de  la  librairie 
Issakov. 

Je  tombai  malade  et  gardai  le  lit  deux  semaines  ;  après 
je  passai  à  la  librairie  et  j'appris  du  caissier  qu'il  y  avait 
eu  une  réponse  de  Dostoïevski,  à  mes  initiales,  mais  que 
cette  lettre  avait  été  retirée  par  son  auteur  quelques  jours 
auparavant. 

Le  même  jour,  en  arrivant  à  mon  bureau,  je  fus  immé- 
diatement appelé  chez    mon  chef,  libéral,  qui  me  fit  une 


APPENDICE 


601 


réprimande  pour  mon  adresse  inopporlune  à  Dostoïevski. 
Cependant  il  ne  se  montra  pas  trop  sévère; il  m'avoua  qu'il 
partageait  mon  opinion  sur  l'affaire  Kornilov,  et  qu'il  la 
trouvait  digne  d'attention. 

J'étais  ravi  de  ces  paroles  de  mon  chef  ;  elles  me  don- 
naient l'espoir  de  venir  en  aide  à  la  malheureuse  et  d'être 
agréable  à  Dostoïevski. 

Le  premier  moment  de  joie  passé,  je  m'intéressai  de 
savoir  comment  mon  chef  avait  eu  connaissance  de  ma 
lettre  ? 

Voici  ce  qui  s'était  passé  :  Dostoïevski  avait  porté  une 
lettre  chez  le  procureur  près  de  la  Cour  d'appel,  qui  me 
connaissait  assez  bien,  il  avait  reconnu  mon  écriture,  et 
incidemment,  dans  une  conversation,  en  avait  parlé  à  mon 
chef. 

Après  cela  j'écrivis  une  deuxième  lettre  à  Dostoïevski, 
également  signée  des  lettres  K.  I.  M...  En  réponse  je  reçus 
deux  lettres  à  la  fois,  datées  des  5  et  21  novembre  1876. 
Voici  ces  lettres. 

21  novembre. 

«En  réponse, je  vous  envoie  ma  lettre  du  э novembre  que 
j'avais  remise  au  caissier  d'Issakov.  J'ai  eu  tort  d'écouter 
le  caissier  et  de  la  retirer,  de  sorte  que  toute  la  faute  m'en 
revient. 

«  A  ma  lettre  du  5  j'ajouterai  seulement  que  j'ai  revu 
encore  une  fois  M™»  Kornilov  et  que  j'ai  éprouvé  la  même 
impression  que  la  première  fois,  mais  plus  forte  encore. 
Elle  m'a  demandé  d'aller  voir  son  mari.  J'irai,  mais  j'irai 
aussi  chez  son  avocat. 

«  Depuis  je  suis  tombé  malade  et  ne  me  suis  occupé  de 
rien,  et  maintenant  je  suis  tellement  retenu  par  mes  occu- 
pations que  je  crains  de  laisser  passer  le  délai  de  la  re- 
quête à  la  Cour  de  cassation.  Il  faut  s'entendre  avec  son 
avocat  et  je  n'en  ai  jamais  le  temps. Mais  je  réussirai  d'une 
façon  quelconque.  Surtout  je  suis  heureux  que  vous  vous 
intéressiez  à  cette  affaire.  Sur  vous  est  maintenant  tout 
l'espoir,  car  la  Cour  de  cassation  ne  décidera  pas  sans 
doute  en  sa  faveur,  et  alors  il  lui  faudra  présenter  immé- 
diatement une  supplique  à  l'empereur,  et,  probablement, 
nous  aiderez-vous,  comme  vous  l'avez  promis. 


602  CORRESPONDANCE    DE   DOSTOÏEVSKI 

€  Au  revoir.  Veuillez  agréer  Гаввигапсе  de  ma  ргоГооде 
estime. 

«  Votre  serviteur, 

Th.  DostoIstskj. 

<  P.-S.  — S'il  faut  quelque  chose,  je  m'adresserai  à  tous, 
si  TOUS  êtes  toujours  aussi  boa.  > 


5  novembre  1876. 

<  Bien  estimé  monsieur  K.  I.  M... 

«  Je  crains  d'ôtre  en  retard  pour  vous  répondre,  el  qu'a- 
près vous  être  renseigné  une  ou  deux  lois  à  la  librairie  Is- 
sakov,  vous  n'y  reveniez  plus  chercher  ma  lettre. 

€  Premièrement,  je  vous  remercie  de  votre  avis  llatteur 
sur  mon  article,  el,  deuxièmement,  de  votre  bonne  opi- 
nion sur  moi-môme. 

€  J'avais  eu  le  désir  d'aller  voir  M"^  Korniiov,  du  reste 
sans  espoir  de  lui  porter  secours;  mais  votre  lettre  m'a  mis 
directement  sur  le  chemin. 

«  Aussitôt  je  me  suis  rendu  chez  le  procureur  Fuchs. 
Après  avoir  ouï  mon  désir  de  voir  la  femme  Korniiov  et 
d'adresser  sa  demande  de  grâce  à  l'empereur,  il  m'a 
répondu  que  tout  cela  était  possible  et  m'a  prié  de  venir 
le  trouver  le  lendemain,  dans  la  chancellerie,  me  disant 
qu'il  se  procurerait  d'ici  là  tous  les  renseignements  néces- 
saires. 

€  Le  lendemain,  il  envoya  au  directeur  de  la  prison  l'or- 
dre de  me  laisser  passer  plusieurs  fois  chez  la  femme 
Korniiov  ;  et  lui-même,  très  obligeamment,  me  promit  de 
m'aider  dans  mes  démarches  futures. 

«  Mais,  pour  le  moment  on  ne  peut  envoyer  la  demande 
de  grâce,  car  il  y  a  deux  jours  le  défenseur  de  la  femme 
Korniiov  a  adressé  une  requête  à  la  Cour  de  cassation.  Par 
conséquent  l'arrêt  de  la  Cour  d'assises  n'est  pas  encore 
définitif,  et  ce  n'est  qu'après  rejet  par  la  Cour  de  cassation 
qu'il  sera  temps  d'adresser  la  grâce  à  l'empereur. 

«  Gomme  ce  jour-là  il  était  déjà  trop  tard  pour  aller  à  la 
prison,  j'y  suis  allé  seulement  le  lendemain.  Mon  idée  (que 
le  procureur  approuva)  c'était  d'abord  de  me  convaincre 


APPENDICE 


603 


si  M™'  Kornilov  désirait  sa  grâce,  c'est-à-dire  si  elle  vou- 
lait retourner  près  de  son  mari,  etc. 

«  Je  l'ai  vue  à  l'hôpital  de  la  prison.  11  n'y  a  que  cinq 
jours  qu'elle  a  accouché.  Je  vous  avoue  que  j'ai  été  extra- 
ordinairement  frappé  du  résultat  de  l'entrevue.  Dans  mon 
article  j'ai  presque  tout  deviné,  littéralement.  Son  mari 
vient  la  voir  ;  ils  pleurent  ensemble,  et  môme  il  a  voulu 
amener  la  lillette,  «  mais  on  ne  la  laisse  pas  venir  de 
l'asile  »,  comme  m'a  dit  M"*  Kornilov  avec  tristesse. 

€  Il  y  a  toutefois  une  différence  avec  le  tableau  que  j'ai 
dessiné  dans  mon  article,  mais  pas  grande  :  lui,  est  un 
vrai  paysan,  mais  il  porte  le  veston  et  il  est  employé  de  la 
Monnaie  où  il  gagne  30  roubles  par  mois.  Je  crois  que 
c'est  la  seule  différence. 

€  J'ai  causé  une  demi-heure  avec  la  femme  Kornilov  ;  elle 
est  très  sympathique.  D'abord  je  lui  ai  expliqué  qu'en 
général,  je  désirais  lui  venir  en  aide;  bientôt  elle  a  eu  con- 
fiance en  moi,  aussi  par  cette  considération  que  si  le  pro- 
cureur ma  autorisé  à  la  voir,  alors  c'est  sérieux.  Son  esprit 
est  assez  ferme  et  lucide,  mais  c'est  un  esprit  russe,  simple 
et  même  naïf.  Elle  était  couturière,  et  môme  mariée  conti- 
nuait de  travailler  chez  elle:  elle  gagnait  un  peu  d'argent. 
D'apparence  elle  est  jeune  et  môme  pas  mal;  elle  a  une 
physionomie  très  ouverte;  elle  appartient  indiï^cutablement 
au  type  de  femmes  naïf  et  gai.  Maintenant  elle  est  assez 
calme  mais  elle  <  s'ennuie  beaucoup  »,  «  qu'on  en  finisse 
le  plus  vile  possible  ». 

«  Sans  lui  rien  dire  de  son  état  de  grossesse  je  lui  deman- 
dai comment  elle  avait  commis  son  acte.  D'une  voix 
douce,  pénétrante,  elle  me  répondit  :  «  Je  ne  le  sais  pas 
moi-même,  comme  si  une  volonté  étrangère  me  poussait.  » 

«  Encore  un  lait  caractéristique  :  «  Quand  je  me  suis 
habillée,  je  ne  voulais  pas  aller  au  poste  ;  je  suis  sortie, 
comme  ça,  dans  la  rue,  et  je  ne  sais  pas  moi-môme  com- 
ment je  me  suis  trouvée  au  poste.  » 

«  A  ma  question  si  elle  voudrait  reprendre  la  vie  com- 
mune avec  son  mari,  elle  a  répondu  :  «  Ah  !  oui  »,  et  s'est 
mise  à  pleurer.  Elle  a  ajouté  d'une  voix  touchée  :  €  Mon 
mari  vient  et  pleure  avec  moi.  » 

«  Elle  pleure  amèrement  au  souvenir  de  la  déposition 
du  commissaire  de  police,  qui  déclara  que  dès  le  premier 


604  COHRESPONDANCB    DE   DOSTOÏEVSKI 

jour  (Je  son  mariage  elle  halssail  son  mari  et  яа  fitlAtre. 
«  C'est  pas  vrai,  je  n'ai  jamais  pu  dini  ça.  Avec  mon  mari 
à  la  fin  c'était  «lovenu  pénibU'  ;  je  pleurais  tout  le  temps  ; 
il  m'injuriait,  et  le  matin  du  crime  il  m'avait  battue.  » 

€  Je  ne  lui  cachai  pas  la  possibilité  d'une:  demande  de 
grâce  à  l'empereur,  dans  le  cas  où  la  Cour  de  cassation 
rejetterait  sa  requête.  Klle  m'écouta  très  attentivement  et 
devint  très  gaie.  «  Voilà,  vous  m'avez  bien  encouragée  ; 
autrement  c'est  un  tel  ennui  !  » 

<  Je  lui  demandai  discrètement  si  elle  n'avait  pas  besoin 
de  quelque  chose;  elle  me  comprit,  et,  sans  s'offenser, me 
répondit  tout  Л  fait  simplement  qu'elle  avait  tout  ce  dont 
elle  avait  besoin,  même  de  l'argent. 

<  Л  côté,  son  enfant,  une  petite  fille,  était  sur  le  lit.  En 
prenant  congé,  je  m'approchai  pour  la  roir  et  lui  fis  com- 
pliment de  l'enfant.  Elle  y  fut  sensible,  et  quand  je  lui  dis 
adieu,  elle  ajouta  d'elle-môme  :  «  On  l'a  bapti-^tM-  hier,  on 
lui  a  donné  le  nom  de  Catherine.  » 

«  Quand  je  l'eus  quittée,  je  causai  d'elle  avec  la  »iircctrice 
de  la  prison,  Anna  Pétrovna  Borécha,  qui  m'en  fit  les  plus 
grands  éloges:  «Elle  est  devenue  si  simple, si  intelligente, 
si  douce.  »  Il  y  a  quelques  mois,  quand  on  l'amena  en  pri- 
son, elle  était,  paraît  il,  tout  autre  :  «  Grossière,  insolente, 
avec  tout  le  monde.  Elle  était  presque  folle.  »  .Mais  peu  à 
peu  elle  changea  complètement.  Depuis  quelque  temps 
déjà  elle  s'inquiète  et  devient  jalouse  :  «  Pourvu  que  mon 
mari  ne  se  remarie  pas  !  »  (Elle  s'imagine  qu'il  a  déjà  le 
droit  de  le  faire.) 

<  Avant  l'arrêt  de  la  Cour  d'assises,  il  venait  rarement. 
C'est  aussi  un  trait  de  caractère.  Anna  Pétrovna  аШппе 
queKornilov  ne  vaut  pas  sa  femme,  qu'il  est  stupide  et  sans 
coeur;  que  M™'  Kornilov  l'a  fait  demander  deux  fois  et 
qu'enfin  il  est  venu. 

«  Cependant,  en  me  parlant,  M"»  Kornilov  insistait  sur  le 
fait  que  son  mari  venait  la  voir  et  pleurait  avec  elle,  elle 
voulait  me  montrer  par  là  quel  brave  homme  c'était  ! 

«  En  un  mot,  on  ne  peut  tout  décrire  et  analyser.  Je  suis 
convaincu  plus  que  jamais  que  la  maladie  a  été  cause  de 
tout  cela;  je  n'ai  pas  de  iaXls positifs,  mais  l'entretien  que 
j'ai  eu  avec  elle  me  confirme  dans  cette  idée. 

<  Ainsi,  avant  l'arrêt  de  la  Cour  de  cassation,  il  n'y  a  pas 


APPENDICE  605 

à  penser  à  la  demande  de  grâce.  Quand  sera-ce?  je  ne  sais. 
Mais  aussitôt  après,  si  la  décision  est  défavorable  pour  elle, 
ce  qui  est  plus  que  probable,  je  lui  écrirai  cette  demande 
de  grâce.  Le  procureur  m'a  promis  son  aide,  vous  aussi» 
alors  j'ai  bon  espoir.  A  Jérusalem  il  y  avait  une  piscine 
dont  l'eau  devenait  miraculeuse  quand  un  ange  descendait 
du  ciel  et  la  troublait.  Un  malade  se  plaignait  à  Dieud'at* 
tendre  près  de  la  piscine  depuis  longtemps  et  de  n'avoir 
personne  pour  le  plonger  dans  l'eau  quand  elle  était  trou- 
blée. D'après  le  sens  de  votre  lettre,  je  pense  que  c'est  vous 
qui  voulez  être  pour  le  malade  cette  personne.  Ne  laissez 
donc  pas  échapper  le  moment  quand  l'eau  sera  troublée. 
Dieu  vous  en  récompensera.  Moi  aussi.  J'agirai  jusqu'au 
bout. 

€  Permettez-moi  de  vous  exprimer  les  sentiments  de  mon 
profond  respect.  Votre 

Th.  Dostoïevski.  » 

Les  doutes  de  Dostoïevski  ne  furent  pas  confirmés  par 
les  faits  ;  bientôt  je  lui  fis  savoir  que  la  Chambre  crimi- 
nelle de  la  Cour  de  cassation  avait  cassé  l'arrêt  de  la  Cour 
d'assises  et  renvoyé  l'affaire  à  une  autre  session. 

En  écrivant  ce  renseignement  à  Dostoïevski,  dont  le 
Journal  d'an  écrivain,  ainsi  que  toutes  ses  œuvres,  attirait 
l'attention  générale,  je  lui  demandai  d'écrire  de  nouveau 
quelque  chose  sur  l'affaire  Kornilov,  dans  un  des  numéros 
précédant  le  nouveau  jugement.  Je  comptais  que  la  pro- 
fonde analyse  psychologique  du  caractère  de  l'accusée  et 
les  conditions  qui  accompagnèrent  son  crime  produiraient 
une  vive  impression  sur  n'importe  quel  jury,  et  que, par  cela 
môme,  cet  article  sauverait  la  victime  d'un  état  maladif. 

Dès  que  je  sus  que  l'affaire  Kornilov  était  fixée  pour  la 
lin  de  décembre  I876,je  le  fis  savoir  à  Dostoïevski,  qui  sous 
le  titre:  Encore  sur  V  affaire  simple  mais  compliquée,  repro- 
duisit dans  le  numéro  de  décembre  de  son  Journal  presque 
toute  sa  lettre  du  5  novembre,  en  y  ajoutant  une  analyse 
fine  et  profonde  de  l'état  d'âme  de  M"»»  Kornilov  au  moment 
des  assises  ainsi  qu'après  la  condamnation. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé  !  L'œuvre  artistique  de  Dos- 
toïevski produisit  sur  la  société  pétersbourgeoise  et  sur  les 
jurés  une  impression  si  forte,  que  môme  le  président  de 


600  «:oai(E»FOM>A.\CB   db  dostoIevski 

la  Cour,  dans  яоп  résumé  aux  juréfl,1es  rnilnn  ^rdeconlre 
l'influence  de  «  quelques  littéraUtur»  de  talent  »,  et  leur 
demanda  «  de  juger  d'après  leur  propre  coDëcience  ». 

Mais  que  pouvaient  signifier  pour  les  jurés  ces  parolet 
sèches,  quand  dôjft'  ils  étaient  pénétrés  de  la  conscience 
€  qu'il  est  douloureux  h  ГАгае  humaine  de  supporter  une 
secousse  telle  qu'une  seconde  condamnation  »!  Sous  l'in- 
fluence du  puissant  talent,  ils  ont  compris  clairement  que 
ce  serait  €  romme  si  quelqu'un,  condamné  h  être  fusillé, 
était  soudain  détaché  du  poteau  d'exécution,  et  que, 
ranimant  son  espoir,  od  lui  débandait  les  yeux,  lui  laissant 
revoir  le  soleil  cinq  minutes,  pour  après  le  ramener  devant 
le  poteau,  et  l'y  attacher  de  nouveau.  » 

Ce  tableau  saisissant  atteignit  le  résultat  cherché,  et  à 
la  question  :  «  Ne  peut-on  pas  acquitter  ?  Risquer  d'acquit- 
ter ?  »  posée  dans  son  Journal,  Dostoïevski  entendit  lui- 
même  dans  la  salle  du  tribunal  la  réponse  laconique  des 
jurés  :  «  Non  «юираЫе  !  » 

Quel  jour  heureux  ce  fut  dans  la  vie  de  souffrances  de 
l'inoubliable  maître,  je  le  laisse  à  juger  à  tous  ceux  qui 
connurent  Dostoïevski  personnellement  ou  à  ceux  qui  l'ont 
connu  par  ses  œuvres.  Pour  le  décrire  il  faudrait  peut- 
être  un  autre  DostoïevskL 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


DES    NOMS   CITES 


Adlerberg(Cte),  186, 187, 189, 

190,191,192. 
Akhsharoumov,  592. 
Aksakov,  209,  225,  318,  342, 

475. 
Averkiev,  211,  212,  213,  269, 

315,324,592. 
Avseenko.  385. 


Boutachevitch-Pétrachevsky, 

9. 
Byron,  27,33,35. 

G 

Cabet,  542. 
Chateaubriand,  27,57. 
Condé  (prince  de),  503. 
Corneille,  36,553. 


Balzac,  7,24,47. 
Barbier,  32,544. 
Barrot  (Odilon),  549. 
Bazounov,  323,  334, 348,  354, 

355,407,422,431. 
Beaconslield,  569. 
Beketov,  9,  11,76,77,  86,88, 

90. 
Bélinski,   8,10,60,62.63,65, 

66,67,68,71,72,73,76,79, 

81,  86,88,259,287,295,307, 

310,311,375,429,432,  433, 

435,496,497,582. 
Bélinski  (M-"'),  73,74,76,88, 

92. 
Béranger,  55. 
Berezovski,  258. 
Bernard  (Claude),  447. 
Bismarck,  41 1,  569. 
Blanc  (Louis),  496. 
Boborikine,  202,204,225,226, 

227.228,229,230. 
Bolotov,  32. 
Boulgarine,  63,64. 


Danilevsky,  197,295,304,309, 

310,312,316,317,318,320, 

324,329,370,411. 
Derjavine,  6,35. 
Dickens,  379,474. 
Diderot,  323. 
Dobrolubov,  175,324,428. 
Dolgoroukov    (prince),    170, 

173,187,189,190,191,192 

193,489. 
Dostoïevski  (André),  43,81, 

98,334. 
Dostoïevski    (Michel),    6,12, 

14,106,107,196,  198,  234, 

299,592. 
Dostoïevski  (Nicolas),  98,105, 

107,197. 
Dostoïevski  (M"»*  A.-G.),256, 

257,260,261,264,272,280, 

288,289,292,293,301,315. 
Dourov,  9.10,103,123. 
Dumas  (Alexandre),  92,567. 


Elisséiev,  204. 


608 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


Favre  (JulesJ,  552. 
Floroveky,  465. 
Fourier.  9. 


Gambetta,  569. 
Garibaldi,  269,546,547. 
Glinka,  4-21. 
Goethe.  7,24.72,431,474. 
Gogol,     8,10,55,57,68,69,70, 

75,85.156,157,290,293,302, 

307,347,401,434,474,478, 

509. 
Golovatchov,  592. 
Gontcharov,  72,167,341,360, 

388,440,474. 
Gradovsky,  312,318,320,480. 
Granovsky,  365,369,375,433. 
Griboiédov,  513. 
Grigorovitch,  8,60,63,64,76, 

77,88. 
Grigoriev  (Apollon),  12,204, 

205,295,304,307,318,319, 

.324,418,434,435. 
Guizot,  549. 


Hasford,      130,132,134,135, 

137,138. 
Hertren,  72,429. 
Hoffmann,  7,24,34. 
Homère,  31,35,36,37. 
Hugo   (Victor),    7,24,27,35, 

430,440. 
Humboldt,  447. 


Iakoushkine,  140. 

lanichev  (prêtre),  241,  243, 
246,247. 

lasikov,  75,80,83. 

Issaiev  (A.-I.),  110,  114,488. 

Issaiev  (M-»*  M.-D.),  12,111, 
113,115,130,135,138,139, 
148,174,178,181,190,205, 
209,210,211,222,228,229, 
230,234. 


Jodelle,  37. 
Joukoviki,  6. 


Karamzine,  6,20,346,389,417, 

418,474,493. 
Karr  (Alphonse),  64. 
Kachpirev,    290.302,312,313, 

3 19, 320,  4:îo,3:<  1,332,333, 

335,  ЗИ<  i2, 

.343,341  .1, 

352 ,  353 ,  ;i54 ,  358 ,  360, 36 1 , 
368,370,374,377,381. 

Katkov.  131,156,158,160,162, 
163,  164,167,168,169,183, 
198,244,245,246,247,250, 
253, 2.54,  25«),  259, 260, 262, 
263,  264, 265, 266, 275, 277, 
278, 284 ,  288, 290. 292, 294, 
296,299,312,313,314,318, 
319, 330, 332 ,  :Ш,  340, 367 , 
379,426. 

Kelsiev,  272. 

Khomiakov,  429. 

Kiréevsky,  429. 

Klushnikov,  388. 

Kochelev,  479. 

Kokhanovskaia  (M»«),  291, 
388. 

Kostomarov,  211,212,215, 
360,474. 

Kouchelev-Bezborodko,  163, 
164,166,167,168,169,185, 
192. 

Koudriavtzev,  24, 

Koukolnik,  64. 

Kovalevsky  (E.-P.),  294. 

Kraevsky,  63,65,66,69,72,73, 
75,76,78,79,81,82,85,86,87, 
88,90,93,95,96,  153,  181, 
182,184,185,186,342,347, 
379. 

Krestovski,  195,492. 

Kroneberg,  63. 


Lamansky,  293,482. 
Lannes  (maréchal),   553,554, 
555. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


609 


Lassalle,  411. 
Lavrov,  423. 
Ledru-Rollin,  496. 
Lcontiev,  183. 
J.e  Sage,  560. 
Leskov,  339,401. 
Lomonossov,  0,370. 
Louis  XIV,  548,549. 
Louis-Philippe,  543. 

M 

Maïkov,  77,86,93,125,1-27, 
131,170,176,178,185,  19i, 
301,303,314,315,316,320, 
326,327,328,362,303,390, 
438,457,592. 

Malherbe,  37. 

Marbelli,  10. 

Mestcherski  (prince),  16. 

Miller  (Oreste),  480. 

Milukov,  9,158,176,224,241, 
242,329. 

Montba/.on  (chevalier  de), 
502,506,507,510. 

Motchalov,  473. 

N 

Nabokov,  117. 

Nakhimov,   124. 

Napoléon  I"', 32,194,408,554. 

Napoléon  III,  274,405,533, 
543,549,551,560. 

Nékrassov,  8,60,62,63,64,66, 
67,72,74,75.78,79,85,80,88, 
90,95,96,170,175,178.  179, 
183,184,186,204,205,441, 
497. 

Nikitenko,  45,47,68. 

N  isard,  27. 


Odoievsky,  65,68,125. 
Olkhine,  15. 
Osnovianenko,  84. 
Ostrovski,    121,209,216,225, 
291,324,592. 


Panaiev,  65,74,79,175. 
Pascal,  23. 

89 


Paskévilch,  125. 
Plestcheev,  103,155,158,160, 

164,169,183,592. 
Pissarev,  369.428. 
Pissemski,     121,157,194,207, 

309,310,311,359,388,407. 
Pogodine,  212, 
Polévoï,  24. 

Polonsky,  188,246,385,592. 
Potemkme,  501,505,507. 
Poui,'atchev,  498. 
Pouchkine,    6,7,9,16,27,35, 

36,  55,  .57,  64,  68,  131,  132, 

150, 203, 2 J3,  302,307, 347. 

370, 375, 429, 430,434,474 , 

493,498. 
Proudhon,  496. 
Proutkov,  502. 
Pyat  (Félix),  433. 


Racine,  36. 

Kadcliir,  491. 

Haphai'l,  55. 

Holian   (chevalier    de),  503, 

506,507,510. 
Ronsard,  37. 
Rousseau    (J.-J.),    432,553, 

555,561. 
Rubens,  5l5. 

S 

Saint-Simon,  9. 

Saltikov    (Stchédrine),    204, 

342,504. 
Samarine,  293,323,482. 
Sand  (George),7,8,50,64,121, 

496. 
Schiller.  7,33,34,35,50,51,56, 

65.67,96,473,474. 
Schlosser,  474. 
Scott  (VValter),  6,57,473. 
Sénèque,  37. 
Serov,  427. 
Setchenov,  447. 
Se  vigne  (M"»»  de),  122. 
Shakespeare,  33,34,35,36,37 

53,56,63,1  01,102,157,474., 
Skariatine,  252. 
Shevirev,  64. 


сю 


INDEX   ALPIIABÉTIÇUl 


Sieyèe,  538,543. 

Smirdine,  28. 

Socratc,  53Г). 

SoUo^oub   Г)Я,178,180. 

Soloviev  (vV.),  471. 

Soloviev  (S.-M.),  474. 

Spassovilch,  4 12. 

Spiclhagcn,  216. 

Slankevitch,  365. 

Slellovsky,  15,283,300,347, 
349, 35 1 , 354, 357, 358, 373, 
3U2,3U3,3U4,3'J7,3'.>8,4(W, 
401,405,406,410,412,413, 
414,420,421,422,423,424. 
420,427,430,431. 

Slern,  57. 

Strougovlchikov,  50. 

Strouve,  378. 

Sue  (Eugène),  44,59,64. 


Taine,  465,466. 
Tchaadaev,  375,497 . 
Tchaev,  370,388. 
Tchernichevsky,  175,207,2 12. 
Thackeray,  379. 
Thiers,  549. 
Tiblen,  201,205. 
Timashev  (général),  189,191. 


Tolstoï  (Cle  Uon),  121.133, 
250,3(v;  •' -  ■••-  -  "  -H, 
328,3  -0, 

379,388,  i;ij,UU,l  il. 

Tolleben  (Л.),  125,131. 

Totlcben  KcnéralK.),122,12l, 
125,1:Ю,131,135,  136,  140, 
141,145,170.173,179,180, 
185,186,187,189,190,192, 
193. 

Tour^,'ucncv,  65,66,67,120, 
167, 208,222, 224,225,250. 

311,:И1,:шо,зб.»,:182,зн8, 

3.49,415,434, 435,4:W,474, 
510,592. 
Tutchev,  121,122,440. 


Vernet(ll.),  55. 
Vladislavlev,  W2. 
Voltaire,  32' 
Von-Vizine,  i  ,»0 1,505, 

508. 
Vrangel,     117,170,178,179, 

185,186. 


Zadonski  (Tikhon),  375. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Introduction. 


LETTRES 


A  son  père  :  23  juillet  1837 19 

»            6  septembre  1837 20 

A  soa  frère  Michel  :    9  août  1838 22 

»                  31  octobre  1838 24 

A  son  père  :  10  mai  1839 28 

A  son  frère  Michel:  !•' janvier  1840 30 

>  19  juillet  1840 37 

»                  27  février  1841 40 

»                  22  décembre  1841 42 

»                  31  décembre  1843 4  4 

»                                         1844 46 

)»                  14  février  1844 48 

»                                   1844 49 

»                  30  septembre  1844 51 

»                  24  mars  1845 53 

»                   4  mai  1845 57 

»                              1845 59 

»                    8  octobre  18t5 62 

»                   16  novembre  1845 65 

»                  1*"^  février  1846 67 

»                  1"  avril  1846 70 

»                   16  mai  1846 73 

»                    8  septembre  1816 74 

i>                  17  septembre  1846 76 

>  7  octobre  1846 78 

»                  17  octobre  1846 80 

»                                     1846  (?) 82 

>  26  novembre  1846 85 


fil2 


I  ми  1     1)1  <    MATirnE-* 


Лион  frère  Michel  :  1/  dcccminf  i-^ib.  '^7 

»                                          I8i7.  '.) 

»                  printemps  \H\1.     .  '.''i 

>  M  ecptcmbrc  IHf7  01 
»                   18  juillet  1849  .                          .  '.»<) 

>  27  août  1819    .     .  '»'.» 
»                   1i  septembre  1849                         •  101 

>  2-2  décembre  1819 H>:J 

»                  30  juillet  1854 I<« 

A  eon  frère  André  :  6  novembre  1854    .                    .     .  КЮ 

A  sa  belle-sœur  Doménica  Ivanovna:  6  novcmmi:  1851.  108 

A  son  frère  Michel:  14  mai  1855 109 

Au  baron  Vrangel:  Il  août  1855.     ...  .110 

»              23  août  1855 ИЗ 

A  A.-N.  Maïkov:  18  janvier  185(i I  l*i 

AubaronVran^'el:  23  mars  1850  .     ...  .122 

»  13  avril  1856  ....  .128 

A  M.  K...  :  15  avril  185Г) Ij*;^ 

Au  baron   Vrangel  :  23  mai  18.'j0 133 

14  juillet  1                                       .  i:i«^ 

>                   21  juillet  lo.M» 138 

»                     y  novembre  I8.5(i 1 Ю 

»                   21  décembre  185»i 1  li 

»                  25  janvier  1857 1 18 

»                     9  mars  1857 1j1 

A  son  frère  Michel  :  l"--  mars  1858 152 

»  31  mai  1858 .155 

»                   19  juillet  1858  ......  bVJ 

A  M.  E...  :  12  décembre  1H58 161 

A  son  frère  Michel  :  И  avril  1859 163 

»                    9  mai  1859 165 

p                  19  septembre  18.59 169 

Au  baron  Vran{;el  :  22  septembre  1859 171 

A  son  frère  Michel  :  î"' octobre  1859 174 

>                     2  octobre  1859 П8 

Au  baron   Vrangel  :    -i  octobre  1859 179 

A  son  frère  Michel  :  11  octobre  1859 181 

»                   20  octobre  1859 184 

»                   2.)  octobre  1859 185 

Au  baron    Vrangel  :  31  octobre  1859 186 

»                        novembre  1859 189 

»                   19  novembre  1850 191 

AM»«Gh,..  :  14  mars  1860 193 

»       ■        3  mai  1860 194 

A  son  frère  André  :    6  jiiin  1862 19э 


TABLE   DES   MATIERES 


613 


A  N.-N.  Strakhov 

» 
A  son  frère  Michel 

» 
» 

» 


A    M.    Boborikiiie  : 
Au  baron  Vranij^el  : 

> 
» 

» 
A  N.-N.  Strakhov  ; 
Au  baron    Vrangel 

» 
A    A.-N.    Maïkov 

» 

» 
» 
> 


A  N.-N.  Strakhov 

» 
» 
» 
A    A.-N.    Maïkov 


» 

A  N.-N.   Strakhov 
A   A.-N.   Maïkov 
A  N.-N.   Strakhov 

>, 
A   A.-N.    Maïkov 
A  N.-N.  Strakhov 


26  juin  1862 198 

18/30  septembre  1863    ....  201 

19  novembre  1863 205 

9  février  1864 207 

29  février  1864 209 

2  avril  1864 211 

5  avril  1864 214 

9  avril  1864 217 

13  avril  1861 '-2-^3 

14  avril  1864  . 229 

14  avril  1864 230 

31  mars  1865 232 

5  septembre  186Г)                          .  240 

22  septembre  l8tV'.                          .  242 

28  septembre                   ....  244 

8  novembre  1      • 246 

ISm 247 

18  février  1866     .  248 

9  mai  1866      .     .  -'52 
:  6/28  août  1867     ..     .  -'54 

15  septembre  1867     .     .  -67 

9/21  octobre  1867 270 

9/21  avril  1868.     .     .  274 

18,30  mai  1868.     .     .  :i76 

10  22  juin  1868 279 

19  juillet-2  août  1868 284 

7  octobre  1868 287 

11/23  décembre  1868     ....  294 

12/24  décembre  1868 301 

26  février  1869 30  i 

18/30  mars  1869 316 

6/18  avril  1869 321 

29  avril-11  mai  1869     ....  325 

17  août  1869 326 

17/29  septembre  1869     .     .     .      .  329 

16  28  octobre  1869 335 

27  octobre  1869 341 

23  novembre  1869 349 

7/19  décembre  1869 352 

:  10/22  janvier  1870 355 

;    12/24  février  1870 356 

:  26  février- 10  mars  1870     ...  361 

24  mars  1870 366 

25  mars  1870 371 

28  mai  1870 377 


614 


тлпг  I     тч    M\Tii:nES 


Л    л.-л.  >"*'ir.iKiiov  :  1 1  jum  i?3/"     ...  381 

>  9  oclobrc  1870    .     .  лил 
»                      1  déc«'mbrf  1К7«)  :tH6 

Л    Л.-N      M;u!.r,v      1Г)/27  décembre  1870  :VM) 

'.<>  décembre  1870     .  596 

»                    18  janvier  1871     .  lOO 

»                    2Г»  janvier  1871     .  iOI 

A   N.-N.   Strakhov  :   1 0/2 2  février  1871 106 

Л    Л.-N.   Maïkov    :    25  février  1871 110 

2/l<  mare  1871 112 

A  N.-N.  Slr.ikh  )v  :   18/30  mars  1871  .     .  116 

A    A.-N.    .Muïkov    :    19  mars  1871    ...                     .  И9 

>  19  mars  1871 IJO 

»                    1/13  avril  1871 122 

>  5/17  avril  1871 124 

»                  21  avril  1871                                    .  125 

A   N.-N.  Strakhov  :  23  avril  1871  127 

A  V.-J.  Goiibino  :  S  mai  1871 i'M 

Л  N.-N.  .Strakhov  :  18/30  mai  1871 4'Л'2 

A  S.-l).  lanovsky  :  -4  février  1872 1;Ю 

A  M«-  X...  :  9  avril  1876 139 

A  M.  Kovner  :  Il  février  1877 113 

A  M""  Guérassimov  :  7  mars  1877 110 

A  A.  Tch.  :  16  avril  1877 H9 

A  M»«  O.-A.  Antipov  :  21  avril  1877 150 

A  G.-A.  MuUer:  21  septembre  1877 451 

A  M»«L.-A.-N...:  17  décembre  1877 452 

A  N.-L.  Ozimidov  :  février  1878 453 

A  M«e  L.-A.-N...  : 28  février  1878 455 

A  V.-V.  Mikhaïlov:  16  mars  1878 456 

Au  général  Radetzky  :  16  avril  1878 458 

Aux  Étudiants  de  Moscou:  18  avril  1878 460 

A  M-""  N.-N...  :  8  mai  1878 465 

A  M— X...:  11  juillet  1879 466 

A  V.-V.  Samoïlov  :  17  décembre  1879 468 

A  une  auditrice  des  Cours  supérieurs:  15  janvier  1880.  469 

A  M"«  N.-N...  :  11  avril  1880 470 

A  M.  L.-N.-X...  :  18  août  1880 473 

A  O.-T.  Miller  :  26  août  1880 474 

A  I.-S.  Aksakov  :  28  août  1880 475 

»                  4  novembre  1880 477 

>                  3  décembre  1880 479 

»                 18  décembre  1880 483 

Au  Df  Blagonravov  :  19  décembre  1880 484 


TABLE   DES  MATIÈRES  615 


APPENDICE 

Requête  à  l'Empereur 487 

Voyage  à  l'étranger 190-566 

Au  lieu  d'avant-propos 490 

I.  —  Vax  wagon 496 

II.  —  Et  complètement  superllu 501 

III,  — Qui  n'est  passuperllu  pourlesvoyagcurs.  518 

IV.—  Baal 521 

V.  —  Essai  sur  la  bourgeoisie 533 

VI.  —  Suite  du  précédent 544 

VII.—  «  Bribri  »  et  «  Ma  biche  » 556 

Notes  du  Carnet *^67 

La  Revue  «  Vrémia  %  1861.  Avertissement  de  l'éditeur.  573 

»                     1862.                         »  579 

»                    1863.                        »  584 

La  Revue  €  l'Époque  »  1865.                         »  592 

Un  épisode  do  la  vie  de  Dostoïevski 591» 

Index  alphabétique  des  noms  cités 607 


'Л 


Mayenne,  Imprimerie  Сн.  COLIN 


y 


)      -^ 


/ 


^>S^-L 


г 


л 


У 


Л 


^ 
•^ 


V 


-4jf> 


ML 


or» 

•t3 


•  CD 

•— •{»  a  о 

»-3   П  П  Q 

P     «-»  3  M 

s    •  en  л*  00 

и   I  »2  <4  ^ 

H  ai  о  ^    Ak 

pi  •  в       ^ 

et-  W  &  (^  ее 

H*  H»  jto  cr 

О    Ф  es  Ф 

D  В  О  a 

№  Ф  о 


wm^^M 


m 


\ 


\ 


\\ 


^^;-.