\.
u
p%
(
м^
Т
^
-^з-
^^
^
^î^
4
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
DU MÊME AUTEUR
Lb Double, roman, traduit par J.-W. Bienstock et Léon
Werth 1 roi.
Carnet d'un Inconnu (Stépanchikovo), roman, traduit par
J.-W. Bienstock et Charles Torquet 1 vol.
r^ ^ TH. DOSTOÏEVSKI ^
Correspondance
et
Voyage à l'Étranger
TAADVIT DO ЩиМВ FAR
J.-W. BIENSTOGK
AVEC LN POHTHAIT
С U'ûuu^ a^ UlXC^WVC^
9Г'
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
jtmTiricATiO!» 00 пяла!
Droits de reproduction réservés pour toas pays
INTRODUCTION
Théodore Mikhaïlovitch Dostoïevski occupe dans la
1 ittérature russe une place tout à fait à part. Alors
que la majorité des écrivains des années 40 appar-
tiennent à la classe des propriétaires ruraux, Dos-
toïevski, lui, est un citadin ; et tandis que la plupart
d'entre eux possèdent une certaine fortune, Dos-
toïevski est en Russie un des premiers représentants
du prolétariat intellectuel.
Le père de Dostoïevski était médecin de l'hôpital
Marie, à Moscou; sa mère était la fille d'un marchand
de Moscou, Netchaiev. Le docteur Dostoïevski eut sept
enfants dont le second, Théodore, naquit le 30 octo-
bre 182i. L'appartement de l'hôpital réservé au méde-
cin n'avait que deux chambres et une cuisine, et toute
la famille logeait là.
Les mœurs de la famille étaient très religieuses et
patriarcales.
En 1831 les parents de Dostoïevski achetèrent une
petite propriété dans le gouvernement de Toula, à
150 verstes de Moscou. Dès les beaux jours, la mère
et les enfants s'installaient à la campagne pour tout
l'été. Ces séjours à la campagne, d'après Th. Dos-
toïevski lui-même, lui laissèrent « une impression
6 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
profonde pour toute la vie ». Néanmoins ce sont les
impressions de la vie urbaine qui ont le plus forte-
ment marqué le caractère de Dostoïevski et celui de
ses œuvres.
L'instruction première des enfants Dostoïevski leur
fut donnée par leur mère, ensuite ils eurent deux pro-
fesseurs: un diacre qui leur enseignait l'histoire reli-
gieuse, et un certain Souchard qui leur donnait des
leçons de français. Ce Souchard avait une école pré-
paratoire ; on y mit les deux atnés. Le père s'était
chargé des leçons de latin.
En 1834, Théodore Dostoïevski et son frère aîné
Michel furent placés dans le célèbre pensionnat de
Tchermak. La plupart des professeurs qui donnaient
des leçons dans cet établissement appartenaient à
l'Université.
Les parents de Théodore Dostoïevski organisaient
souvent, le soir, des lectures auxquelles assistaient
les enfants. C'est là que Théodore Dostoïevski fit con-
naissance avec les œuvres de Lomonossov, de Der-
javine, de Joukovski, de Karamzine. Une fois entré
au pensionnat, le cercle de ses lectures s'élargit, mais
Dostoïevski donna toujours la préférence aux voyages,
aux romans de Walter Scott et aux œuvres de Pouch-
kine.
Au commencement de 1837, Dostoïevski perdit sa
mère. La même année le père amena ses deux fils
aînés à Pétersbourg pour les faire entrer à l'Ecole
des Ingénieurs. Th. Dostoïevski avait alors quinze
ans. Tout d'abord les garçons durent suivre un cours
préparatoire, et, à cet effet, ils furent placés dans un
pensionnat dirigé par un certain Kostomarov.Au com-
mencement de l'année scolaire, Th. Dostoïevski fut
admis à l'Ecole des Ingénieurs, mais seul ; son frère
Michel avait été refusé pour raison de santé.
INTRODUCTION
Son penchant pour la littérature, qui de bonne heure
se montra en Dostoïevski, ne lui laissait guère le goût
des sciences appliquées qu'on enseignait à l'Ecole
des Ingénieurs. Toujours concentré en lui-môme, pen-
sif, sombre, le jeune garçon se liait peu avec ses cama-
rades. Jour et nuit il restait plongé dans ses livres et
noircissait de longues pages avec ses premiers essais
littéraires. Il ne fut pas un élève très brillant, mais
en revanche, pendant les mois passés à l'école, il étu-
dia à fond Goethe, Schiller, Hoffmann, Victor Hugo,
George Sand, Balzac et surtout Pouchkine. Sous
l'inlluence de ce dernier il se mit à écrire un drame :
Boris Godounov,
En 1839 le père de Dostoïevski mourut. Les enfante
eurent pour tuteur le mari de leur tante, Karéline.
En 1843, Dostoïevski termina ses éludes d'ingénieur
et entra au service de l'État, à Saint-Pétersbourg, en
qualité de dessinateur du Département des Ingénieurs.
11
Après la sortie de l'Ecole commença pour Dos-
toïevski une vie de labeur pleine de misères. On ne
peut pas dire que Dostoïevski fût absolument sans
ressources : il recevait de petits appointements et, de
temps en temps, son tuteur lui envoyait de l'argent,
de Moscou ; mais comme il était totalement privé de
sens pratique, l'argent fondait entre ses doigts et il
était toujours criblé de dettes. C'est un trait carac-
téristique qui passe à travers toute sa vie. Jusqu'à son
dernier jour il se plaint du manque d'argent, emprunte,
prend des avances, et n'arrive jamais à joindre les
deux bouts.
La situation matérielle de Dostoïevski devint encore
8 CORRESPONDANCE DE DOSTOTEVSKI
pire quand, en 1844, le service d'ingénieur lui étant
devenu insupportable, il donna sa démission. Il lui
fallut le remplacer par des traductions de George
Sand que les éditeurs lui payaient 25 roubles la
feuille.
Après sa démission, Dostoïevski se mit à écrire son
premier roman : Les Pauvres Gens. En mai 1845 le
roman était terminé et Dostoïevski, par l'intermé-
diaire de son camarade d'école, Grigorovitch, le fit
remettre à Nékrassov qui, à cette époque, se préparait
à éditer un recueil littéraire.
Après avoir lu son roman, dans la nuit, Nékrassov
et Grigorovitch, enthousiasmés, accoururent chez Dos-
toïevski ; puis ils portèrent le roman à Bélinski en
disant : € Un nouveau Gogol est paru ! » A quoi
Bélinski remarqua sévèrement : « Chez vous, les
Gogols poussent comme des champignons. > Mais
après avoir lu le roman, il s'écria ému : « Amenez-le.
Amenez-le-moi le plus vite possible I » Le roman
parut dans le recueil de Nékrassov, au commence-
ment de 1846, et son apparition valut à Dostoïevski
une réputation des plus flatteuses dans les cercles
littéraires de Pétersbourg.
Mais bientôt les relations entre Bélinski, Nékrassov,
le cercle du Sovremennik et Dostoïevski devinrent
très tendues et se rompirent tout à fait ; et presque
toutes les œuvres de Dostoïevski (avant la déporta-
tion) parurent à Oletchestvennia Zapiski. C'est là
que furent publiés : Le Double, M. Prokhartchine, La
Patronne, Le Cœur faible. Les Nuits blanches, Nieto-
Ichka Niesvanov, etc.
Ce refroidissement puis cette rupture eurent pour
cause essentielle la divergence d'opinions qui com-
mençait déjà à se montrer entre Dostoïevski et le
groupe de ces écrivains : Dostoïevski défendait avec
INTRODUCTION
acharnement ses convictions religieuses ; dans le
cercle du Sovremennik, on le regardait comme un
conservateur.
En se séparant du cercle du Sovremennik, Dos-
toïevski se rapprocha de Bekelov et de lanovski, et
sous l'influence de ces deux hommes, et surtout du
fameux Boutachevitch-Petrachevski, il se convertit
au socialisme et rentra dans le cercle politique connu
sous le nom des Petrarheutsy.
Dostoïevski appartenait au groupe des fouriérisles,
les plus modérés de tous les Petracheuisy. Selon
Milukov, dans ce groupe « il n'y avait aucun plan
révolutionnaire ». Le groupe des fouriéristes, fondé
et présidé par Dourov, combattait la sévérité de la
censure d'alors, le servage, les abus administratifs,
mais il ne pensait pas au changement de forme du
gouvernement, suivant sous ce rapport la doctrine
de Fourier qui n'attribuait aucune importance aux
transformations politiques. Cependant, un jour qu'on
discutait les moyens d'émanciper les paysans, à l'ob-
jection de Dostoïevski : « Notre peuple ne suivra pas
les traces des révolutionnaires européens », quelqu'un
répondit : < Et s'il n'y avait pas d'autres moyens
que la révolte pour alTranchir les paysans, que fau-
drait-il donc faire? » Dostoïevski s'écria : « Alors, la
révolte ! »
Cette exclamation n'était que l'excitation du mo-
ment. En général, Dostoïevski était loin de toute idée
révolutionnaire ; il déclamait avec enthousiasme les
vers de Pouchkine sur la disparition de l'esclavage,
« par un geste du tzar » ; il répétait que toutes les
théories socialistes ne sont pour les Russes d'aucune
importance, que dans la commune et l'artel depuis
longtemps déjà existent des bases plus solides et
plus normales que toutes les idées de Saint-Simon et
10 CORRBSPONDANCE DK DOBTOÏEVMKI
de son école, et que la vie de la communauté d'Icarie
et le Phalanstère lui inspirent plus d'horreur et de
dégoût que le bagne.
Ni'iunmoins le 23 avril 1849, Dostoïevski était
arnUé avec tout le groupe des Pelrac hevl ну , awïcnné
dans la forteresse, traduit devant la Cour martiale,
accusé « d'avoir pris part à des conversations sur la
sévérité de la censure ; dans une réunion en mars
184'.), d'avoir lu la lettre de Bélinski à Gogol, de l'avoir
lue ensuite chezDourov et de l'avoir donnée à copier
à Marbelli ; d'avoir écouté chez Dourov la lecture de
divers articles; de connaître le projet d'installation
d'une typographie clandestine, etc. »
La Cour martiale condamna tous les PelrachevUyy
de ce nombre Dostoïevski, à être fusillés. Ce terrible
arrC't fut lu aux condamnés le 22 décembre 1849, et
pendant vingt minutes les malheureux crurent que
leur dernière heure avait sonné. Mais sur le lieu
même du supplice la peine de mort fut commuée en
celle des travaux forcés. Dostoïevski était condamné
à quatre ans de travaux forcés, après quoi il devait
être incorporé dans un régiment comme simple sol-
dat. Le jour de Noël, Dostoïevski partit en Sibérie.
Le Petit Héros est la dernière œuvre de celle période
de la vie de Dostoïevski ; elle fut écrite dans la for-
teresse. Son activité littéraire s'interrompit ensuite
pour plusieurs années.
m
-Muni de l'Evangile que lui avaient donné les fem-
mes des Décembristes, qui à Tobolsk avaient visité
les Petrachevtsy dans la prison, Dostoïevski fut en-
fermé au bagne pour quatre ans.
INTRODUCTION И
Dans sa célèbre Maison des Morts y Dostoïevski dé-
crit en détail sa vie au bagne et ses impressions. 11
avait là-bas la possibilité de se rapprocher du peu-
ple, de l'étudier, et, en môme temps, il se pénétrait
de cet esprit mystique propre aux masses sombres
des Russes. Pendant trois ans, Dostoïevski n'écrivit
absolument rien. Il n'avait entre les mains aucun
livre sauf la Bible, et d'après ses propres paroles :
«ne lisant que la Biblo, il put comprendre mieux et
plus prolondéineut le sens du clirislianisme. »
La dernière année du bagne, avec un nouveau
directeur, la situation de Dostoïevski s'améliora.* Dans
la ville, écrit-il, parmi les officiers se trouvaient
des connaissances et môme des camarades d'école.
Je renouai des relations avec eux, et par eux je pus
me procurer un peu d'argent, écrire aux miens et
môme avoir des livres. Il est difficile de se rendre
compte de l'impression étrange et en môme temps
émouvante produite sur moi par le premier livre que
je lus en prison. C'était un numéro d'une revue
quelconque. C'était comme si une nouvelle de l'autre
monde m'était venue trouver. Je mejetai d'abord sur
un article signé du nom d'une connaissance, un ami
d'autrefois... »
La santé de Dostoïevski fut terriblement ébranlée
par la vie du bagne. Étant enfant il souffrait déjà de
troubles nerveux, et avant son arrestation, vers 1846,
ses nerfs furent si ébranlés qu'on crut qu'il allait
devenir fou.
Ce fut aux soins de ses amis Beketov et lanovski
qu'il attribua sa guérison. A cette époque, la nuit, il
était parfois saisi de cette terreur mystérieuse qu'il
décrit minutieusement dans Les Humiliés et Offensés.
De temps en temps survenaient des crises épilepti-
formes.
12 CORRESPONDANCE DS DOSTOÏEVSKI
En Sibérie son mal se développa dénnitivemenl,
et en arriva au point que Dostoïevski, à qui on le
cachait, n'en put plus douter.
Au sortir du bagne, le 2 mars 1854, Dostoïevski fut
incorporé comme simple soldat au 7* bataillon de
ligne. Le 1" octobre 1855, il était promu lieutenant
dans le même bataillon. Après le bagne sa situation
s'améliora sensiblement. Il était libre, sans cbaloee,
il pouvait être seul, lui que le manque d'isolement
avait tellement fait souffrir au bagne. Il se remit à
écrire. C'est en Sibérie qu'il écrivit : Le Rêve de mon
OnclefCi le Carnet d'un Inconnu (Slepanchikovo), et
qu'il composa le plan de sa Maison des Morts.
En même temps, il y vécut son propre roman, qui
le fit souffrir beaucoup, physiquement et moralement,
et se termina par son mariage à Kouznietzk, le в mars
1850, avec la veuve Marie Dmitrievna Issaiev.
Après de longues démarches et de nombreuses
suppliques, Dostoïevski reçut la permission de quitter
la Sibérie et de vivre en Russie d'Europe. Il s'ins-
talla d'abord à Tver,puis enfin il fut autorisé à vivre
dans la capitale.
Revenu à la liberté entière, Dostoïevski, entraîné
par le mouvement social, alors très intense, ne put
se limiter aux belles-lettres, et avec son frère Michel
il commença la publication de la revue Vremia
{Le Temps) qui parut au commencement de jan-
vier 1861.
Cette revue, par ses opinions ainsi que par le choix
de ses principaux collaborateurs (Apollon Grigoriev,
Strakhov, etc.), se rattachait à la doctrine mi-slavo-
phile mi-occidentale dont les adeptes portaient le
nom de Polchvenniki (du nom Potchva, le sol), et
dont le fondateur et principal représentant était Apol-
lon Grigoriev.
INTRODUCTION 13
Dostoïevski se plaça à la tête de ce parti et lui
donna son nom, car les expressions : < Nous sommes
détachés de notre sol » — « Nous avons besoin de cher-
cher notre sol » étaient les expressions favorites de
Dostoïevski et se rencontrent dans un premier article
du Vremia,
Dostoïevski prit une part très grande et très active
à la nouvelle revue. Dans le premier numéro com-
mença la publication des Humiliés et Offensés ; et en
1861-1862 dans la même revue parut la Maison des
Morts >
En outre Dostoïevski faisait de la critique ; sa pre-
mière étude parut sous le titre : Série d'articles sur
la littérature russe — Introduction. Il s'était de plus
chargé des corrections, du feuilleton et de tout le
côté matériel de la revue. Ce travail absorbant ébranla
la santé de Dostoïevski. Au bout de trois mois il
tomba gravement malade.
Le Vremia eut un très grand succès : 2.300 abon-
nés la première année. Ce résultat donna à Dosto-
ïevski la possibilité, en 1802, de faire son premier
voyage à l'étranger. Il le décrivit, dans la revue
Vremia sous le titre : Notes d'hioer sur des impres-
sions d'été '.
Mais les jours du Vremia étaient comptés. Un arti-
cle de Strakhov sur la révolte polonaise fut jugé très
sévèrement par Tadministration, et la revue fut inter-
dite.
Malgré cette débâcle, Dostoïevski partit de nouveau
pour l'étranger, en été 1863. Cette fois son voyage fut
malheureux. Dostoïevski était joueur; dans une ville
allemande, il se laissa séduire par la roulette. Lors de
1. Voir l'Appendice.
14 COHREHr'ONDANCB DE D08T0lKV!<iKI
son prcmiervoyngc il avait gagné au jeu 12.000 francs;
la seconde fois il perdit loul et ses amis furent obli-
gés d'emprunter de l'argent h la Bibliothèque de Lec^
tare, sur le compte d'un futur ouvrage. En souvenir
de cet épisode de sa vie, Dostoïevski écrivit plus tard
Le Joueur.
L'année suivante lui fut plus malheureuse encore.
D'abord il perdit deux êtres chers à son cœur : sa
femme et son frère Michel. En outre il eut un grand
désastre avec la nouvelle revue L'Époque qui devait
remplacer Vremia. Les tracasseries de la censure, la
maladie de sa femme mourante, celle de son frère, le
mauvais état de sa santé, tout cela eut pour résultat
qu'après deux livraisons de L'Epoque^ qui avait à
peine 1.300 abonnés, il ne restait plus un sou et on
ne pouvait payer ni collaborateurs, ni papier, ni typo-
graphie; tout s'écroulait. La famille de Michel Dos-
toïevski restait sans ressources et Dostoïevski lui-
même avait 15.000 roubles de dettes.
Après la disparition de L'Epoque^ une nouvelle
période commença : celle de la création des grands
romans.
IV
En été 1865, à la fin de juin, Dostoïevski partit pour
l'étranger. En automne il rentra à Pétersbourg qu'il ne
quitta pas de tout 1866. Ce fut l'époque la plus péni-
ble de sa vie.
Malade, seul, poursuivi par ses créanciers, tour-
menté à cause de la famille de son frère défunt, il
devait tendre toutes ses forces pour sortir de sa péni-
ble situation financière.
INTRODUCTION 15
Le résultat de ses efforts fut un très grand roman,
le meilleur peut-être que Dostoïevski ait écrit: Crime
et Châtiment, composé en 1865-1866. Sa publication
commença dans Rousski V/es/nZ/r en janvier 1866. La
même année pour sortir de ses dettes, Dostoïevski
vendit à Stellovski, pour 3.000 roubles, le droit d'édi-
ter ses œuvres complètes, avec l'engagementd'y join-
dre un roman inédit. Ce roman devait être fourni dans
un certain délai spécifié au contrat. C'est alors que
Dostoïevski commença à écrire Le Joueur dont il
avait conçu le plan en 1863. Craignant de ne pas être
prêt à temps voulu s'il travaillait à sa façon ordinaire,
il prit une sténographe, Anna Grigorievna Switkine,
que lui avait recommandée un libraire, M. Olkhine.
Une année plus tard, cette jeune fille devenait la
femme de Dostoïevski. Le mariage eut lieu le 15 février
1867. De cette union naquirent quatre enfants ; deux
seuls ont survécu à Dostoïevski : une fille, Lubov,
et un fils, Théodore.
Peu de temps après son second mariage, Dostoïevski
partit avec sa femme pour l'étranger. Ils y restèrentjus-
qu'en 1871, allant d'un pays à l'autre, d'une ville à l'au-
tre; mais ils séjournèrent le plus longtemps à Dresde.
Pendant ces quatre années Dostoïesvki écrivit :
L'Idiot, publié dans Rousski Viestnik en 1868,Z,eJ/ar/
éternel, dans la revue Zaria, en 1870, et Les Possédés,
au Rousski Viestnik en 1871-1872.
En juin 1871 les Dostoïevski revinrent à Saint-Pé-
tersbourg.
Les dix dernières années de sa vie, Dostoïevski les
passa à Saint-Pétersbourg qu'il ne quittait que l'été
pour aller avec sa famille à Staraïa Roussa; en 1874,
il y resta même l'hiver. Pendant cet hiver il écrivit
L'Adolescent publié en 1875 par Otelchestvennia Za~
piski.
16 CORRESPONDANCE DB DOeTOlEVSKI
La situation mat<';riclle de Dostoïevski s'améliorait
peu à peu; sa vie devenait plus régulière et sédentaire.
En 1873 il fut invité par le prince Mestcherski
à diriger le journal Orajdanine (Le Citoyen). En
1870 Dostoïevski commença à éditer le Journal d'un
Écrivain qui obtint, pour son temps, un succès inouï.
En 1876 il avait 1.982 abonnés et la vente au numéro
atteignait 2.500 exemplaires ;plusieursnuméros furent
tirés à deux ou trois éditions. En 1877, les abonne-
ments s'élevaient à 3.000,avec le mômechiiïre pourla
vente au numéro. Le numéro d'août 1880, qui conte-
nait une étude sur Pouchkine, fut tiré à 4.000 exem-
plaires vendus en quatre jours. Une seconde édition
de 2.000 exemplaires se trouva également épuisée en
quelques jours.- En 1881, on tira 8.000 exemplaires du
Journal d' un Ecrivain, tous furent vendus le jour delà
mort de Dostoïevski ; une nouvelle édition de 8.000
exemplaires fut aussi très vite épuisée.
La dernière année de la vie de Dostoïevski fut mar-
quée par une ovation bruyante, enthousiaste, dont
l'honora la foule à l'inauguration du monument de
Pouchkine, à Moscou. Le fameux discours qu'il pro-
nonça à Moscou, le 8 juin 1880, sur Pouchkine lui
valut une popularité dont n'avait joui jusqu'alors
aucun écrivain russe.
La même année (1880), Dostoïevski termina Le»
Frères Karamazov.
Il fît paraître la même année un seul numéro du
Journal d'un Ecrivain. Il avait de grands projets pour
cette édition ; le numéro de janvier était déjà sous
presse et devait paraître le 31, mais le 28, Dostoïevski
n'était plus.
Jamais la Russie n'avait fait de pareilles funérail-
les à un écrivain ; la foule qui suivait la dépouille
mortelle s'étendait sur une longueur de trois kilo-
INTRODUCTION 17
mètres et on y remarquait 42 dépulations de toutes les
cl asses de la société russe.
J.-W. B.
A la suite de cette correspondance, qui découvre au lec-
teur la douloureuse vie de Th. Dostoïevski, nous donnons
en Appendice quelques articles et documents, qui com-
plètent à propos la si intéressante correspondance du
génial écrivain russe.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
A son père.
Saint-Pétersbourg, le 23 juUlet 1837.
Cher Père,
C'est aujourd'hui samedi et, grâce à Dieu, nous avons le
loisir de vous écrire au moins quelques lignes ; car, habi-
tuellement, nous sommes occupés constamment. Voilà
septembre qui vient, l'époque des examens approche et il
nous est impossible de perdre un seul instant pendant la
semaine. Nous ne sommes libres que le samedi et I ' i i-
che; c'est-à-dire que, ces jours-là, Coronade Phii м
ne nous donne pas de leçons; voilà pourquoi nous n'avons
trouvé qu'à présent le temps de causer avec vous.
Les mathématiques et les sciences vont convenablement,
de môme que l'étude de la fortiûcation et de l'artillerie.
Le dimanche et le samedi nous dessinons et nous traçons
des plans. Coronade Philipovitch s'occupe de chacun de
nous presque tous les jours, mais quant à nous deux, il
nous fait aussi travailler à part, car de tous ceux qui pré-
parent leurs examens chez lui, nous deux seulement vou-
lons entrer en seconde ; tous les autres se préparent
pour la classe inférieure. Coronade Philipovitch compte
davantage sur nous deux que sur les huit autres qui se
préparent chez lui. Bientôt nous commencerons à appren-
dre à faire l'exercice avec un sous-ofGcier que Coronade
Philipovitch a engagé, et nous en ferons jusqu'à notre
admission à l'école, c'est-à-dire jusqu'au mois de décem-
bre. Les examinateurs sont très exigeants pour l'exercice,
et on aurait beau tout savoir en perfection, on pourrait
fort bien n'être accepté, à cause de l'exercice, que dans les
classes inférieures. Par contre, cela pourrait nous servir
de bonne note auprès de Son Altesse Michel Pavlovitch.
20 COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Il tient énormément à l'onJre. Songez donc combien nous
devons faire d'exercice, sans compter rjue nous serons tous
forcés d'aller en faire au (Ihâteau des Ingénieurs après
Гехашсп du mois de septembre. Que va-t-il arriver? Noue
n'avons d'espoir qu'en Dieu ! Nous allons nous appli-
quer de toutes nos forces.
Vous voilà maintenant en train de moissonner; c'est,
comme nous le savons, votre occupation favorite. La
récolte est-elle bonne dans vos parages? Quel temps fait-
il? Л Saint-Pétersbourg, il fait un temps superbe, on se croi-
rait en Italie 1 Nous n'avons pas encore vu Shidlovsky, et,
par conséquent, nous n'avons pu encore lui transmettre
vos salutations.
Que deviennent nos frères et nos soeurs à la campagne?
Ils ont dû se promener, oourir, se régaler de baies tant
qu'ils ont voulu et ils doivent être brûlés par le soleil.
Nous pensons que Sacha a dû bien grandir — l'air de la
campagne lui est favorable. Varia s'occupw probablement
de quelque ouvrage à l'aiguille et n'oubliera pas d'étudier et
de lire V Histoire de Russie de Karamzine. Klle nous l'avait
promis. Quant à André, je pense qu'au milieu de tous ces
plaisirs champêtres, il songera à apprendre son histoire,
qu'il me récitait souvent bien mal. A l'automne, vous le
conduirez à Moscou, chez Tchermak,pour prendre la place
vacante, à ce qu'il paratt. Oui 1 Vous aurez encore long-
temps à vous occuper de l'éducation de vos enfants : noue
sommes si nombreux ! Jugez combien nous demandons au
Seigneur de conserver votre précieuse santé !
Recevez l'expression de notre profond respect et de
notre dévouement. Vous aimant de tout notre cœur, nous
restons
Michel et Théodore Dostoïevski.
P. -S. — Embrassez pour nous nos frères et sœurs.
Au même.
Saint-Pétersbourg, le 6 septembre 1837.
Cher Père,
Il y a longtemps que nous ne vous avons pas écrit et
notre long sHence doit certainement vous causer beaucoup
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 21
d'inquiétude, surtout dans les circonstances actuelles.
Nous n'avons trouvé qu'aujourd'hui le temps de vous don-
ner de nos nouvelles ; nous sommes tellement occupés ;
l'examen approche, on s'y prépare continuellement ; tout
cela nous déroute complètement.
Le l*' septembre, comme c'était indiqué dans le pro-
gramme de l'École des Ingénieurs, nous dûmes nous pré-
senter au Château. Nous sommes arrivés à l'heure dite et
Coronade Philipovitch nous présenta à l'inspecteur Lom-
novsky et au général Sharngornst, directeur de l'École.
Le général nous traita tous avec bonté et nous ordonna
d'être prêts ; car il paraît qu'on nous appellera souvent
à l'École. Que! ennui 1 Ck>ronade Philipovitch reçoit à
l'instant du général une convocation pour nous tous ! Je
ne sais pour quelle raison. Il paraît que cela doit être pour
les certificats, car le général a demandé qu'on apporte les
certificats des établissements où les élèves se sont trou-
vés précédemment. Enfin, l'examen principal est fixé pour
le 15 courant. Les candidats sont au nombre de 43. Nous
sommes bien contents qu'il y en ait si peu. L'année der-
nière ils étaient r20,et les autres années 150 et davantage.
Les élèves de Kostomarov sont toujours dans les premiers.
Que sera-ce à présent, quand il y en a si peu ! C'est vrai,
on n'en reçoit que 25, mais je crois qu'on en rayera pas
mal ; ils paraissent assez nuls et demandent tous à entrer
en quatrième. Ils ont tous l'air de craindre beaucoup les
élèves de Kostomarov. On s'adresse à nous avec tant de
respect ! Qu'en arrivera-t-il ?
Il y a bien longtemps que nous sommes privés de vos
nouvelles. Nous n'osons môme pas vous en demander au
milieu de vos occupations. Vous recevrez cette lettre juste
au moment où notre sort se décidera, c'est-à-dire quand
nous subirons l'examen proprement dit. Dans notre pro-
chaine lettre nous vous informerons du résultat. Nos occu-
pations sont triplées. Le temps lui-môm? marche moins
vite que nous. Toujours à l'étude. Nous attendons l'exa-
men avec la plus grande impatience. Je vous écris à la
hâte. Que de choses à faire après avoir terminé ma lettre !
J'y ai mis à peine un quart d'heure. Je dois vous dire que
nous avons été forcés d'acheter de nouveaux chapeaux
pour l'examen. Cela nous a coûté quatorze roubles. Nous
22 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVBKI
n'avions pas vu Shidlovsky depuis longtemps. Aujourd'hui
se ulemenl nous avons passé une heure avec lui dans la
cathédrale de Kazan. Nous en avions bien envie, surtout
avant l'examen. Shidlovsky et Coronade Philipovilch voue
saluent. Au revoir, jusqu'à la prochaine lettre.
Nous avons l'honneur d'élre vos fils qui vous aiment
toujours.
M iCHEL et Théodore Dostoïevski.
A son frère Michel Dostoïevski.
Saint-Pétersbourg, 9 août 1838.
Combien ta lettre m'a surpris, cher frère, est-il possible
que tu n'aies pas reçu un mot de moi ? Depuis ton
départ je t'ai expédié trois lettres : la première bientôt
après ton départ; à la seconde je n'ai pas répondu, parce
que je n'avais pas le sou (je n'ai pas emprunté chez les
Merkourov). Cela a duré jusqu'au 20 juillet quand j'ai
reçu de notre père 40 roubles. Et enfin, dernièrement, la
troisième. Donc, tu ne peux te vanter de ne pas m'oublier
et d'écrire plus souvent que moi. Donc, moi aussi j'ai tou-
jours été fidèle à ma parole. Il est vrai que je suis pares-
seux, très paresseux. Mais que faire quand dans ce monde
je ne suis destiné qu'au désœuvrement complet! Je ne
sais si jamais mes tristes idées pourront disparaître?
L'homme n'a eu en partage qu'un seul état d'âme : le ciel
et la terre se confondent pour créer une atmosphère à son
âme; l'homme est un enfant créé en contradiction avec la
loi; car la loi de la nature spirituelle est transgressée... Il
me semble que noire monde est le purgatoire des esprits
célestes qu'une pensée coupable aurait troublés. II me
semble que le monde a pris une signification négative et
qu'une spiritualité élevée et délicate est devenue satire.
Que dans ce tableau se place un personnage ne partageant
ni l'effet ni l'idée du tout, un personnage totalement étran-
ger, qu'adviendra-t-il? Le tableau sera gâté et ne saurait
exister I
Mais voir la vulgaire écorce sous laquelle languit l'uni-
vers, savoir qu'il suffirait d'un seul élan de volonté pour la
briser et se confondre avec l'éternité, le savoir... el rester
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 23
pareil à la plus infime des créatures . . . C'est horrible I Coai-
bien l'homme est lâche! Hamletl Hamlet! Quand je songe
à ces discours sauvages, tempétueux, dans lesquels on
entend la plainte de l'univers engourdi, alors, ni le triste
murmure, ni le reproche ne peut serrer ma poitrine...
mon cœur est tellement oppressé par le chagrin, qu'il
évite de le comprendre de crainte de se briser. Pascal a
dit : « Celui qui proteste contre la philosophie, est philo-
sophe lui-môme. > Triste philosophie 1
Mais je bavarde. Je n'ai reçu que deux de tes lettres
(excepté la dernière). Allons! frère, tu le plains de ta mi-
sère . On ne peut pas dire non plus que je sois riche. Le
croirais-tu qu'en allant au camp je n'avais pas un kopck;
en route je pris froid (il pleuvait toute la journée et noue
étions à découvert) et tombai malade 4e froid et de
faim et je n'avais pas une obole pour me procurer du thé
et rafraîchir mon gosier. Je guéris enfin et ma vie dans le
camp fut la plus misérable jusqu'à ce que mon père m'en-
voyât de l'argent. Alors, je pus payer mes dettes et dépen-
ser le reste. Mais la description de ta situation dépasse les
bornes. — Se peut-il qu'on puisse manquer de cinq kopeks,
se nourrir n'importe comment et convoiter d'un œil gour-
mand les fraises délicieuses que lu aimes tant? Combien
je te plains! Tu me demandes ce que sont devenus les
Merkourov et ton argent? Voici : après ton départ j'ai été
plusieurs fois chez eux. Ensuite, cela me devint impossi-
ble. Poussé par la nécessité, j'envoyai chez eux, mais ils
me firent remettre si peu, que j'eus honte de redemander.
A ce moment je reçus de toi une lettre pour eux. Je
n'avais absolument rien, et je me décidai de les prier de
mettre ma lettre pour toi dans la leur. Il paraît que tu
n'as reçu ni l'une ni l'autre. Ils ne t'ont probablement pas
écrit. Avant notre départ au camp (je n'avais pas de quoi
envoyer ma lettre à mon père, préparée depuis longtemps
d'avance) je m'adressai à eux, les priant de m'envoyer
quelque chose : ils me renvoyèrent toutes nos affaires,
mais pas un kopek, et ne m'écrivirent rien : me voilà bien
planté ! Je voulais leur demander des explications par
écrit, mais après le camp je fus consigné et eux avaient
déménagé. Je connais la maison qu'ils habitent, mais je
ne sais pas le numéro. Je te donnerai l'adresse plus lard.
24 CORRESPONDANCE DE D08T01(EV8KI
Mais il est grand temps de changer de conversation.
Eh bien, lu te vantes d'avoir beaucoup lu... ne te figure
pas que je t'envie. Moi-même à Pelerhof j'ai lu au moine
autant que toi. Tout Hoffmann en russe et en allemand,
presque tout Balzac (Balzac est grand! Ses caractères sont
le produit de l'intelligence de l'univers I Ce n'est pas l'ee-
pril de l'époquo, mais des milliers d'années de lutte qui
ont abouti h produire ce résultat dans un cœur humain); le
Faust de Goethe et ses poésies, V Histoire de Polevoï, Ugo"
lino, VOndine (je t'écrirai plus tard à propos à'Ugolino).
J'ai lu aussi Victor Hugo, excepté Cromwell et Hernani.
Maintenant adieu. Écris-moi, je t'en prie, console-moi
et écris le plus souvent possible. Réponds aussitôt à cette
lettre. Je compte avoir la réponse dans douze jours. C'est,
le délai le plus long! Écris donc, ou tu me feras de la peine
Ton frère.
Th. Dostoïevski.
P.-S. — J'ai un projet: devenir fou. Que les gens per-
dent la tôte, qu'on les guérisse, qu'on les rende raisonna-
bles. — Si tu as lu tout Hoffmann, tu te rappelles certai-
nement le caractère d'Alban. Comment le trouves-tu? \\
est terrible devoir un homme qui a dans sa puissance l'in-
compréhensible, qui ne sait ce qu'il doit faire, qui prend
pour jouet Dieu I
Écris-tu souvent aux Koumanine? Dis-moi si Koudriav-
tzevt'a communiqué quelque chose à propos de Tchermak?
Au nom du ciel, parle-moi de cela ; je voudrais avoir des
nouvelles d'André.
Dis donc, frère. Si notre correspondance continue ainsi,
cela n'en vaut pas la peine. Entendons-nous pour nous
écrire un samedi dans l'autre, cela vaudra mieux. J'ai
reçu encore une lettre de Shrenk et je ne lui ai pas écrit
depuis trois mois. C'est affreux 1 Voilà ce que c'est que le
manque d'argent.
An même.
Saint-Pétersbourg, le 31 octobre 1838.
Oh I combien de temps, combien de temps sans l'écrire,
mon cher frère... Vilain examen I II m'a empêché d'écrire
CORBESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 25
à toi, à notre père et de voir Ivan Nicolaïevitch, et qu'en
est-il résulté? Je ne suis pas reçu 1 Oh, quelle horreur 1
Encore une аппоз entière! toute une aaaée entière! Je ne
serais pas si furieux, si je ne savais pas que ce n'est
qu'une bassesse, une bassesse qui a été commise envers
moi, si les larmes du pauvre père ne me brûlaient pas le
cœur. Jusqu'à présent je ne savais ce que signifiait l'amour-
propre blessé. J'aurais rougi si ce sentiment s'était em-
paré de moi... mais sais-tu ? J'aurais voulu écraser le
monde d'un seul coup.... J'ai perdu tant de jours avant
l'examen, j'ai été malade, j'ai maigri ; j'ai subi l'examen
en perfection dans toute l'acception du mot, et j'ai été
refusé... Ainsi le voulait un professeur (celui d'algèbre)
avec lequel j'avais été impertinent dans le courant de l'an-
née et qui aujourd'hui a eu la bassesse de me le rappeler
en me donnant la cause de mon échec. Avec dix points et
9 1/2 de moyenne, j'ai été refusé! Mais au diable ! Tant
pis... Je ne veux pas gâcher mon papier, il ne m'arrive pas
souvent de causer avec toi.
Mon ami ! Tu fais de la philosophie comme un poète.
Autant l'esprit est incapable de conserver toujours le mdme
degré d'inspiration, autant ta philosophie est en défaut.
Pour savoir davantage, il faut sentir moins, et réciproque-
ment : c'est une règle faite à l'étourdie, c'est le délire
du cœur. Que veux-tu dire par eai-ojV? Connaître la nature,
l*âme. Dieu, l'amour... c'est par le cœur que nous le pou-
vons, et non par l'intelligence. Si nous étions des esprits,
nous aurions vécu, nous nous serions portés dans la sphère
de la pensée, au-dessus de laquelle plane notre âme, qui
cherche à la résoudre. Nous autres créatures humaines,
nous ne sommes que poussière, nous sommes obligées de
deviner, mais nous sommes incapables d'embrasser la pen-
sée. A travers notre fragile enveloppe, c'est V intelligence
qui est le conducteur de l'idée dans notre âme. L'intelli-
gence est une faculté matérielle, l'âme ou l'esprit se nour-
rit de la pensée que le cœur lui murmure. La pensée naît
dans l'âme. L'intelligence est un instrument, une machine
mise en mouvement par le feu de notre âme. — D'ailleurs
(c'est en deuxième lieu), l'intelligence humaine, emporté e
dans le domaine des connaissances, agit indépendamment
du sentiment, donc, aussi du cœur. Si l'amour et la nature
M сстнавмитАгссЕ та dostoïevhki
sont le but du savoir, le cœur prendra нее droits... Sans
vouloir te contrarier, je dois t«' <lirc (|ue je ne р;м m
tes idées sur la poésie et sur la philosophie. La рЬ , lo
ne saurait être considérée comme un eimpic problème de
mathématique, dont l'inconnue serait la nature !... Remar-
que bien que, dans un élan d'inspiration, le poète retrouve
Dieu, il remplit donc le but de la philosophie. Par consé-
quent, le transport poétique est aussi le transport de la
philosophie, et on peut en conclure que la philosophie e»t
aussi de la poésie, mais à un degré plus élevé! Il est
étrange que tu raisonnes tout à fait dans l'esprit de la phi-
losophie actuelle. Que de systèmes ineptes sont engendrée
dans des tétcs ardentes et intelligentes! Four obtenir un
résultat exact de cet amas d'opinions hétérogènes, il fau-
drait les ramener à une formule mathématique. — Voilà les
règles de la philosophie moderne... Mais je me laisse aller
à rêver avec loi... Sans partager ta philosophie insipide,
j'admets cependant que ma manière de s'exprimer est
monotone et je ne voudrais te fatiguer davantage.
Oh ! frère. Qu'il est triste de vivre sans espoir... Je voie
un avenir qui m'effraie. Je me trouve plongé dans une
atmosphère polaire, où ne pénètre aucun rayon de soleil.
Depuis longtemps je n'ai éprouvé aucune inspiration, mais
aussi, souvent, je me trouve dans un état pareil à celui du
captif de Chilien une fois ses frères morts dans le cachot...
L'oiseau bleu de la poésie ne vient plus me visiter, ne
réchauffe plus mon cœur refroidi... Tu me dis que je suis
renfermé ; mais les rêves d'autrefois m'ont déjà aban-
donné, et les merveilleuses arabesques, que je créais
jadis, ont perdu leur éclat. Les pensées dont les rayons
embrasaient mon esprit et mon cœur, ont perdu aujour-
d'hui leur chaleur et leur flamme; ou bien mon cœur s'est
endurci ; ou bien... J'ai peur de continuer. Je crains que
tout le passé n'ait été qu'un rêve d'or, que des illusions
admirables...
Frère, j'ai lu tes vers... Ils m'ont arraché quelques lar-
mes et pendant quelques instants mon âme s'est trouvée
bercée par le murmure accueillant des souvenirs... Tu me
dis que tu as une idée pour un drame... Je m'en réjouis...
Écris donc ! Oh ! si tu étais privé même de ces dernières
miettes du festin du paradis, que te resterait-il?...
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 27
Combien je regrette de n'avoir pu voir Ivan Nicolaïe-
vitch la semaiDe dernière ; j'étais malade ! Écoute I II me
semble que la gloire elle-même contribue à inspirer le
poète. Byron était u" ^i'»'^-*- • — " ' ' " gloire
était vaine et infim> jour peut
venir où, à la suite de ton exaltatiou u autrefois, une âme
pure, d'une beauté supérieure, pourrait se révéler, la pen-
sée gue l'inspiration, comme un sacrement céleste, pour-
rait sanctifier les lignes sur lesquelles tu as pleuré et sur
lesquelles pleurera la postérité, je soupçonne fortement
que cette pensée est capable de se glisser dans l'âme du
poète au moment de la création. Quant aux cris stupides
de la foule, ils sont complètement négligeables. Tiens! Je
viens de me rappeler deux vers de Pouchkine, dans les-
quels il décrit le poète et la foule.
< ...Crache (la foule) sur l'autel où brûle ton feu. — Et
comme un enfant espiègle secoue ton trépied I »... N'est-
ce pas ravissant 1
Adieu. Ton frère et ami,
Th. DoeTOlETSKi.
A propos I Quelle est l'idée principale de Chateaubriand
dans son Génie du Christianisme ? Dernièrement, j'ai lu
dans le journal Sin Otetcheslva un article de Nisard sur
Victor Hugo. Oh ! Combien Victor Hugo jouit peu de l'e»-
time des Français... Nisard apprécie bien peu ses drames et
ses romans. On est injuste envers lui et Nisard se trompe,
malgré toute son intelligence. Encore : écri&>moi l'idée
principale de ton drame ; je suis certain qu'il est superbe,
bien que dix années puissent à peine suffire pour compo-
ser un caractère dramatique. Telle est du moins mon opi-
nion.— Ah I frère, combien je déplore ta pénurie ! Les
larmes[m'en viennent aux jeux ! Quand celanous arrivera-l-
il ? A propos, mon cher ! je te félicite à l'occasion de ta
fête et de ton anniversaire.
Dans ta poésie intilulée Vision d'une mère je ne com-
prends pas la forme étrange que tu donnes à la défunte.
Ce caractère d' outre-tombe est incomplet. Mais, en revan-
che, les vers sont beaux, quoiqu'il y ait un passage mal
réussi. Il ne faut pas m'en vouloir de cette critique. —
Écris plus souvent et sois plus exact.
28 C0nnE8P0NDANCB DE DOSTOÏEVSKI
Ah ! Bientôt, bientôt je relirai les nouvelles œuvres
d'Ivan Nicolaïevitch. Que de poésie ! Que d'idées géniales!
J'ai oncore oublié de le dire que Smirdine fait un livre
qui deviendra le Panthéon de notre littérature: /*or/rai7#
de cent écrivains avec une des œuvre» de сНлсап d'eux.
Figfure-toi: Zolov(?) et Ortov (Alexandre AnfimoTitch) sont
du nombre. C'est à mourir de rire ! Écoute ! Écoute 1
Envoie-moi donc encore des vers. Les autres étaient ravis-
sants. Les Merkourov vont bientôt partir pour Penza, ou
bien sont peut-ôlre déjà partis.
Combien je plains notre pauvre père ! Quel étrange
caractère l Que de chagrins il a supportés ! Cela me peine
beaucoup de no pouvoir le soulager. — Sais-tu ? Notre
père ne connaît pas du tout le monde. Il y a vécu cin-
quante ans et il conserve la même opinion des hommes
qu'il avait il y a trente ans. Heureuse ignorance ! Mais il
est désenchanté, ce qui, je crois, f^4i noir*» commun (l«»Hlin.
Encore une fois adieu.
A son père.
Le 10 mai 1839.
Comme c'est étrange ! les stupides circonstances de ma
vie actuelle me privent de bien des choses. — La revue
est remise au 10 mai. Je voulais vous ajouter ces quelques
mots, et, le croiriez-vous, cher père, je n'ai pas eu le temps
de le faire à cause de l'exercice (on nous torture avec cet
exercice) et les examens. — Je vous écris maintenant à la
hâte.
Mon cher et bon père ! Pouvez-vous croire que votre fils,
en vous demandant de l'argent, vous demande le superflu ?
Dieu m'est témoin que je ne voudrais pas que vous sup-
portiez une privation à cause de moi, non seulement dans
mon intérêt, mais par nécessité. Combien pénible est-il
de demander un secours quand la famille en soufîre ! J'ai
une tête, j'ai des bras. Si j'étais libre, livré à moi-môme,
je ne vous demanderais pas un kopek ; je me serais habi-
tué à la dure misère. J'aurais eu honte de vous en parler.
Tout ce que je puis faire à présent, c'est de faire des pro-
messes pour l'avenir ; mais cet avenir n'est pas éloigné et
vous verrez avec le temps.
CORRESPONDANCE ПЕ DOSTOÏEVSKI 29
Maintenant, cher père, songez que je suis réellement au
service. — Bon gré, mal gré, je >uis forcé de me confor-
mer aux lois qui régissent la société dans laquelle je ше
trouve. Comment puis-je faire exception ? De pareilles
exceptions encourent souvent de grands ennuis. Vous le
comprenez vous-même, cher père. Vous avez vécu dans le
monde. — Voilà : au camp, la vie de chaque élève des éco-
les militaires exige au moins quarante roubles. (Je vous
ai écrit tout cela, je vous parle comme un fils.) Je n'in-
clus pas dans cette somme diverses exigences : le Ihé, le
sucre, etc., il les faut en dehors de cela ; c'est nécessaire
non seulement par convenance, mais indispensable. ^)uand
par le mauvais temps et la pluie ou est trempé sous la toile
de la tente, ou quand, par le môme temps, on rentre de
l'exercice gelé et fatigué, si on ne prend pas de thé, on
peut tomber malade, comme cela m'est arrivé l'hiver der-
nier. — Malgré tout, je comprends votre situation, je ne
prendrai pas de thé. Il me faut seub'menl seize roubles
pour acheter deux paires de bottes ordinaires. — Ensuite,
je suis obligé de ranger quelque part mes aflfaires : les
livres, les bottes, les plumes, le papier, etc., etc.. doivent
bien être mis quelque part. Pour cela il me faudrait un
colTre, car dans les camps il n'y a pus d'autres construc-
tions que les tentes. Nos couchettes sont formées d'un
tas de paille recouvert d'un drap. Je me demande com-
ment m'arrauger sans cofTre. Bien entendu, l'adminis-
tration ne s'occupe pas s'il me faut un coCTre ou autre
chose. Les examens vont être terminés ; donc, les livres
ne seront plus utiles ; l'État m'habille, donc les bottes ne
sont pas nécessaires. Mais comment passera is-je mon temps
sans livres ? Les trois paires de bottes qu'on nous donne
ne dureront pas six mois en ville ! — Encore: l'administra-
tion ne m'accorde pas de place pour mettre mon coffre,
qui m'est nécessaire. Dans la tente je pourrais gêner les
camarades et leur causer du désagrément, et puis on ne
me permettra pas de garder mon cofTre dans la tente, car
personne ne le fait ; il me faut donc avoir une place pour
mon bagage. Je trouverai bien àm'arranger pour avoir une
place en m'entendant (comme tous le font) avec quelque
soldat brosseur. Mais il faut payer pour cela. Pour l'achat
du coffre il faut bien au moins un rouble.
30 C0RRK4M>NDANCB DE OOSTOIBVHKI
Le transport .... 5 roubles.
Le If'gis 2 —
Le cirage des bottes. . 5 —
C'est le prix convenu ave(; les brueaouni. En ville on fait
autrement, mais au camp il faut leur pAjer chaque pai
qu'ils font. L'administration шч s'occu{>e pasdeotU.
Ainsi : 10
3,75
5
7
_5
36 ou ()n4i< lie 40.
(avec 1ел timbres, plumes, papier, etc.)
De l'envoi que vous m'avez fait j'ai économisé 15 rou-
bles. Vous voyez, cher рЛге, qu'il m'est absoliimenl nécea-
saire d'avoir encore 25 roubles. Nous irons au camp dana
les premiers jours de juin. Envoyez-moi donc cet argent
vers le 1"^ juin, si vous voulez venir en aide à votre fils
dans une grande détresse. Je n'ose l'exiger; je ne demande
pas le superflu ; mais ma gratitude sera sans bornes.
Adressez-le-moi au nom de Shidlovsky.
Au revoir, mon cher père.
A vous, tout à vous.
Th. Dostoïevski.
A son frère Michel Dostoïevski.
Saint-Pétersbourg, l" janvier 1840.
Je te remercie de tout mon cœur, cher frère, pour ta
charmante lettre. Non, je ne suis pas comme toi; tune
saurais croire quel doux émoi ressent mon cœur quand
on m'apporte une lettre qui vient de toi. J'ai imaginé une
nouvelle volupté bien étrange : celle de me faire languir
d'impatience. Je prends ta lettre, je la tourne quelques
instants entre mes doigts, je la tâte, pour en reconnaître
le poids et après avoir admiré et joui de la vue de l'enve-
loppe, je la mets dans ma poche... Tu ne saurais croire
quelle volupté y trouvent mon âme, mon cœur et mes sen-
timents. J'attends ainsi environ un quart d'heure; enfin
je me précipite sur l'enveloppe, je brise le cachet et je
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 31
dévore tes lignes, tes chères lignes. Oh ! Que de choses
ressent mon cœur quand je les lis 1 Que de sensatians se
pressent dans mon âme, des sensations chères et désagréa-
bles, douces et amères; oui, cher frère, désagréables et
amères; tu ne saurais croire combien il est amer, quand
on n'est pas compris, quand on est présenté sous un
aspect tout à fait différent, sous un aspect difforme. Quand
j'ai lu la dernière lettre, j'étais devenu un enragé, parce
que Je ne me trouvais pas avec toi; le meilleur de mes
rêveries, principes les plus saints que l'expérience dure
et longue m'avait communiqués, était déOguré, exposé
sous un triste jour. Tu me l'écris toi-môme : • Écris,
riposte, discute avec moi, et tu peux y trouver quelque
utilité! » Aucune, cher frère, absolument aucune; unique-
ment que l'opinion fort av i i-'î que ton éir .-ar
nous en avons tous) se forii inautre,des< ,{i»^
de ses principes, de son caractère et de la pauvreté de
son esprit... C'est bien ; ' ' ' •, frère! Non ! Une discus>
sion dans des lettres a ne peut être que du poison
déguisé. Que sera-ce quand nous nous retrouverons? Cela
pourrait être, il me semble, une pomme de discorde per-
pétuelle entre nous... Mais laissons cela ! On pourra en
causer encore, dans les dernières pages.
L'académie militaire, — c'est du sublime! Sas-ui iw^n
que c'est un projet des plus brillants (?) Je songe btîaucoup
à ton avenir, afin de le conformer à notre situation, et
j'avais pensé à l'académie, mais tu m'as prévenu, cela le
plaît donc... Mais voilà: il faut servir au moins un an,
avant d'y entrer; reste donc encore un an à tracer des
plans.
Tu me demandes des /lo/es, quand je ne connais pas ton
programme ; que puis-je t'envoyer ? Pour l'artillerie,
cependant, je pourrai t'envoyer le cours des conducteurs
(ce qui, paraît-il, vous est justement demandé); ce sont
les notes du général Diadine, qui doit te faire passer
l'examen lui-môme. Mais je ne t'envoie ces cahiers que
pour un mois. Ils ne sont pas à moi : j'ai eu de la peine à
me les procurer. Pas un jour de plus qu'un mois. Copie-
les ou fais-les copier. (Diadine est un homme à caprices,
il faut savoir par cœur ou parler,en propres termes, comme
si on lisait un livre.) La fortification de campagne est
32 CUKRtiKrONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
si peu dft chose, qu'il est possible de l'apprendre en trois
jours. D'ailleurs, je te l'enverrai au mois de mai. Le reste
demande davantage de temps; je m'en occuperai. Noua
avons auHsi des cahiers lithogrnp)ii^>>i de géométrie ana-
lylitjue ; mais c'est Brashmann mot pour mol, bien
entendu, en abr(^gé. Ainsi, nous étudions Brashmann. Fais
do même. Achète-le.
Connais-tu la géodésie? Nous avons le cours de Bolotov.
Pour la pliysique,le cours d'Ozémov. Je ferai mon possible
pour le cours lithographie du calcul diiTérenliel. .Noua
avons un cours énorme et très complet d'histoire (litho-
graphie) mais je ne puis me le procurer. La littérature russe
est de Plaksine— qui enseigne lui-même chez nous. Je te
dirai que notre examen d'ingénieur de campagne est très
facile. On est Ir^s indulgent, d'après ce principe qu'il est
inutile de gêner ses camarades. J'en vois de fréiiucnLs
exemples.
J'ai envoyé aux Koumaninc une lettre fort convenable.
Ne t'intiuièle pas. J'attends de bons nrsultats. Je n'ai pas
encore écrit au tuteur: vraiment, je n'ai pas le temps.
Je te souhaite une bonne année, moucher; que va-t-elle
nous apporter ? Comme tu voudras, mais ces dernières
cinq années ont été terribles pour notre famille. J'ai lu
ton envoi de Г année dernière à l'occasion du nouvel an.
La pensée est bonne; l'esprit des vers et leur expression
sont le résultat do l'influence de Barbier ; entre autres, tu
devais avoir présentes dans ta mémoire ses paroles sur
Napoléon.
Parlons à présent de tes vers. Écoute, mon cher frère I
Je crois que dans la vie humaine on rencontre beaucoup,
beaucoup do chagrins, de douleurs et... de joies. Dans la
vie du poète il y a des épines et des roses. La poésie est
la compagne inséparable du poète, parce qu'il possède
le don de la parole. Tes poésies lyriques sont ravissan-
tes : Promenade, Le Matin, La Vision d'ane mère, La.
Rose, Les Coursiers de Phébus, et beaucoup d'autres.
Comme elles racontent bien ta vie, mon cher. Et com-
bien tout cela m'est proche. Je pouvais te compren-
dre, car, alors, ces mots se sont gravés, bien gravés dans
ma mémoire. Combien alors m'est-il arrivé de choses
étranges et merveilleuses! C'est une longue histoire et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 33
je ue la raconterai à personne... Shidiovsky me montra
alors tes poésies... Oh 1 Comme tu es injuste envers Shi-
diovsky. Je ne puis invoquer pour sa défense, ce que ne
peut voir celui qui le connaît peu et qui n'est pas lui-
même sujet aux fluctuations, — son savoir et ses principes.
Mais si tu l'avais vu l'année dernière. Il a passé toute une
année à Pétersbourg sans situation et sans occupation !
Dieu sait pourquoi il était venu ; il n'est pas du tout assez
fortuné pour demeurer à Pétersbourg pour son plaisir.
Mais il était évident qu'il était justement venu à Péters-
bourg pour fuir quelque part. Il a l'aspect d'un martyr !
Il est desséché ; ses joues sont creuses ; ses yeux sont
secs et brûlants ! La beauté spirituelle de son visage a
grandi à mesure que la beauté physique a diminué. 11 a
souffert, souffert profondément 1 Dieu ! Comme il aime une
jeune nile, Marie, je crois. Elle a épousé quelqu'un. Sans cet
amour il ne serait pas le prêtre désintéressé, pur et élevé,
de la poésie. En allant le voir dans son pauvre logis, par
une soirée d'hiver (il y a environ un an), parfois je me
remémorais le triste hiver d'Onég^ine à Saint-Pétersbourg
(8« chapitre). Seulement, devant moi ne st; trouvait pas un
être froid, rêveur passionné bien malgré lui, mais une
créature de beauté et d'élévation, le type régulier de
l'homme qui nous a été présenté par Shakespeare et par
Schiller ; mais déjà à ce moment il était prêt à devenir la
proie des sombres manies des caractères de Byron! Nous
avons souvent passé ensemble des soirées entières, discu-
tant diverses choses ! Oh ! quelle âme pure et sincère. Je
verse des larmes, quand je me rappelle le passé ! Il ne
me celait rien, et cependant, qu'étais-je pour lui? Il avait
besoin de s'épancher ; ah ! pourquoi n'étais-lu pas avec
nous ! Combien il désirait te voir 1 T'appeler de vive voix
son ami, ce nom dont il était si fier. Je me souviens
qu'il versait des larmes en lisant les vers ; il les savait
par cœur. Comment as-tu pu dire qu'il se moquait de
toi ! Oh ! Combien il était à plaindre ! Quelle âme pure,
angélique ! Pendant cet hiver si douloureux il n'oublia
pas son amour, qui grandissait de plus en plus. Le prin-
temps vint et le ranima. Son imagination se mit à créer
des dra'mes, et quels drames, mon frère ITu aurais changé
d'opinion, si tu avais lu sa Maria Sipionova, après qu'il
34 OOHRESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
l'eut remaniée. Il l'avail remaniée pendant IouUî la «lurée
de l'hiver, il disait que sa première forme était hideu-e. Et
ses poésies lyriques ! Oh ! si lu connaieeaie Ici [loi'-^ief
qu'il avait composées le printemps dernier. Par exemple,
la poésie dans laquelle il parle de la gloire. Si tu l'avais
lue, frère I... Hevenus du camp, nous avons passé peu de
tt4n[)s cnsemblr. A notre dernière rencontre nous Ames
une promenade à Ekaterinhof. Oh 1 Gomm** nous avons
passé celte soirée. Nous nous sommes rappelé notre exis-
tence pendant l'hiver, quand nous parlions d'Homère, de
Shakespeare, de Schiller, d'Hoffmann, que nous avons
tant discuté, tant lu. Nous avons parlé de nous-mômee, de
l'avenir, de toi, mon cher. A présent, il est parti depuis
longtemps et je n'ai pas de ses nouvelles ! Vil -il encore ?
Sa santé a bien souffert. Oh ! Écris-lui donc !
L'hiver dernier je me suis trouvé dans un étal d'exalta-
tion. L'amilic de Shidlovsky m'a procuré les meilleures
heures de ma vie ;mais ce n'est pas ellequi eu était la cause.
11 est possible que lu m'aies fait et que tu me fasses encore
des reproches, à cause de mon silence. La faute en a été
aux stupides embarras au régiment. Mais dois-je te le
dire, mon cher: je n'ai jamais éprouvé de l'indifférence
envers toi ; je t'aimais pour tes vers, pour la poésie de ta
vie, pour tes malheurs, — et pas davantage ; mais ce n'était
ni en frère, ni en ami... J'avais un camarade, un ôtre que
j'ai tant aimé l Tu m'as écrit, frère, que je ne lisaùs pas
Schiller. Tu te trompes ! J'ai appris Schiller par cœur, je
me servais de son langage, je rêvais de lui; et je crois que
ma destinée n'a jamais fait une chose plus à propos que
quand elle me donna l'occasion de connaître le grand
poète à une pareille époque de ma vie. Jamais je n'aurais
pu si bien apprendre à le connaître. En lisant Schiller avec
lui, je vérifiais sur lui Don Carlos, si noble et si ardent,
le marquis de Posa et Mortimer. Cette amitié m'a apporté
beaucoup de souffrance et beaucoup de joie ! Je n'en par-
lerai plus jamais maintenant ; mais le nom de Schiller est
pour moi quelque chose d'intime, de magique, qui évo-
que tant de rêves ; ils sont douloureux, frère ; voilà pour-
quoi je n'ai jamais parlé avec toi de Schiller, de l'impres-
sion qu'il produisait sur moi ; je souffre quand j'entends
prononcer le nom de Schiller.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 35
Je voulais l'écrire beaucoup de chose s à propos de tes
attaques, à propos de ce que tu ne m'avais pas compris.
Je voulais aussi discuter certaines choses ; mais ma lettre
m'a procuré de si doux instants, de si douces rêveries et
de si doux souvenirs, que je suis absolument incapable de
parler d'autre chose. Je ne mi défend i"ai que sur un seul
point : je n'ai jamais sérié les grands poètes, surtout ne les
connaissant pas. Je n'ai jamais fait de comparaisons, par
exemple entre Pouchkine et Schiller. Je ne sais où tu as
pris cela ; écris-moi mes paroles exactement; quant à
moi, je nie avoir fait un assortiment pareil. Il se peut qu'à
propos de quelque chose j'aie cité Pouchkine et Schiller
l'un après l'autre, mais je pense qu'il y avait une virgule
entre cesdeux noms. Us ne se ressemblent nullement. Pou-
chkine et Byron, c'est autre chose. Quant à Homère et h
Victor Hugo, je crois que tu as fait exprès de mal me com-
prendre. Voici ce que je disais : Homère (Aire fabuleux
qui peut être incarné et envoyé par Dieu comme le Christ)
ne peut être comparé qu'au Christ et nullement à Hugo.
Approfondis-le, frère, tâche de comprendre V/li»de, lis-la
sérieusement(car, avoue-le, tune l'as pn ' \ Dans VIliade
Homère donne au monde ancien l'oiv on d'une vie
spirituelle et d'une vie matérielle, tout comme le Christ
l*a fait pour le monde moderne. Me comprendras-tu к
présent ? Victor Hugo, comme poète lyrique, possède un
caractère vraiment angélique, donne une tendance enfan-
tine et chrétienne à sa poésie, et personne ne saurait en
cela se comparer à lui, ni Schiller (combien peu il est poète
chrétien), ni le poète lyrique Shakespeare, ni Byron, ni
Pouchkine. J'ai lu ses sonnets dans la traduction française.
П n'y a qu'Homère avec sou inflexible foi en sa vocation,
avec son adoration enfantine du Dieu de {юésiв, qu'il sert,
qui puisse être comparé à Victor Hugo dans la tendance
de la source de sa poésie, mais dans la tendance seule-
ment et non dans la pensée, qui lui a été donnée par la
nature, et qu'il a su exprimer, j'en conviens. Il me semble
que Derjavina serait supérieur à tous les deux au point de
vue lyrique. Au revoir, mo n cher.
Ton frère et ami,
Th. Dostoïevski.
36 COllRBePONOANCE DE DOSTOlEVeXI
La lettre d'aujourd'hui me fait verser quelques Itrmee
au souvenir du ранее.
Le sujet de ton drame est admirable; on y remarque une
idée sûre. Ce qui me platl surtout, c'est que ton héros, qui
pareil à Faust cherche l'infini, l'incompréhensible, devient
fou au moment où il louche à son but,— quand il est aim^.
C'est admirable ! Je suis heureux que Shakespeare l'ail
appris quelque chose.
Tu m'en veux de ne pas répondre à toutes tes questions.
Je le voudrais bien, mab je n'ai ni assez de temps, ni as-
sez de papier. D'ailleurs, s'il fallait répondre à tout, par
exemple à des questions telles <jue : « As-tu une mouela"
che?» on ne trouverait jamais le temps d'écrire autre
chose. Mon bon frère, mon cher frère, au revoir. Au revoir,
encore. Écris.
Je dois te gronder : en parlant de la forme, tu déraison»
nés presque; je soupçonne depuis longtemps déjà que ton
esprit n'est pas bien équilibré, plaisanterie à part 1 Que me
disais-tu à propos de Pouchkine dernièrement '.J'ai paseé
cela sous silence et non sans raison. Nous parlerons de la
forme dans ma lettre suivante, ici je n'ai ni le temps ni la
place de le faireJ Mais dis-moi, je te prie : en parlant de
la forme, qu'est-ce qui t'a pris de dire : ni Racine, ni
Corneille (?!?!) ne peuvent nous plaire, car leur forme est
mauvaise. Malheureux! Et tu ajoutes si raisonnablement :
« Est-ce que tu pourrais croire qu'il n'y a pas de poésie
chez eux?» Pas de poésie chez Racine? Chez Racine ar-
dent, passionné, amoureux de son idéal, il n'y aurait pas de
poésie? Est-ce que cela se demande? Mais as-tu lu Andro-
maque? Eh? Frère! As-tu \\i Iphigénie? pourrais-tu dire
que ce n'est pas admirable? Est-ce que l'Achille de Racine
n'est pas celui d'Homère? Racine a volé Homère, mais
volé de quelle façon! Quelles femmes il a créées! Tâche
de le comprendre. Racine n'était pas un génie ? pouvait-
il (?) créer un drame ? Il ne pouvait qu'imiter Corneille I Et
Phèdre? Frère ! Tu seras bien peu de chose si tu ne con-
viens pas que c'est la nature élevés et pure, que c'est la
poésie. C'est une esquisse de Shakespeare ; une statue de
plâtre, sinon de marbre.
Parlons maintenant de Corneille ! Écoute, frère, je ne
sais comment faire pour causer avec toi ; il me semble qu'il
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 37
faudrait mettre des gaots. Non, je ne veux pas le croire.
Tu ne Газ pas lu et c'est pourquoi tu commets cette bévue.
Sais-tu bien que par ses caractères gigantesques, par l'es-
prit de romantisme, c'est presque du Shakespeare? Pauvre
amil Tu n'as qu'une réponse à tout ! < La forme classi-
que. » Malheureux ! Sais-tu bien que Corneille parut seu-
lement cinquante ans après le misérable vagabond, privé
de talent, qu'était Jodelle.ayec sa Cléopâtre de pasquinade;
après le bouffon Ronsard et le riraeur froid de Malherbe,
qui était presque son contemporain? Où aurait-il trouvé le
modèle d'un plan? Il est encore bien qu'il ne l'ait pas trouvé
chez Sénèque, par exemple. As-tu lu son Cinna ? Avec
cette admirable ligure d'Octave, devant laquelle Charles
Moor, Fiesque, Tell, Don Carlos pâlissent! Cela aurait fait
honneur à Siiakespeare. Pauvre amil Si tu ne l'as pas lu,
lis-le, surtout le dialogue d'Auguste et de Cinna, où il lui
pardonne sa trahison [et comment il la luipardoDQe(?)]. Tu
verras, il n'y a que les anges offensés qui puissent parler
ainsi. Surtout quand Auguste dit : « Soyons amis, Cinna.»
As-tu lu Horace ? Trouverais-tu de pareils caractères chez
Homère ? Le vieil Horace — c'est Diomède. Le jeune
Horace — c'est Ajax Télémonide, mais avec l'esprit
d'Achille; Curiace, c'est Patrocle, c'est Achille, c'est tout ce
qui est capable d'exprimer la tristesse de l'amour et du
devoir. Q\ie tout cela est grand! As-tu lu le Cid ? Lis-le,
misérable, lis-le donc et tombe en poussière devant Cor-
neille. Tu l'as offensé ! Lis-le, lis-le. Que demande скшо le
romantisme, si ses idées les plus élevées ne sont pas déve-
loppées dans le Cid? Quels caractères que ceux de Don Ro-
drigue, du jeune fils et de son amante! Et comme cela se
termine !
D'ailleurs, je te prie de ne pas te fâcher, pour les ex-
pressions injurieuses dont je me sers.
Au même.
Péterhof, le 19 juillet 1840.
Je t'écris de nouveau, mon frère chéri, quoique inexo-
rable, et je dois encore commencer ma lettre en te priant
de ne pas m'en vouloir, d'autant plus que tu seras plus
38 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
obstiné et plus fAché. Non, cher cl bon frère! Je ne te rjuit-
terai pas, justju'à ce que tu ne me lendos comme autrefois
ta main. Jo ne saie comment cela se fait, mon cher l Au-
trefois (malgré qu'il y eût quelquf»î* exceptions) tu étais
juste envers moi, tu m'excusais en cas de long silence ;
mais h présent quand je le présente une excuse, une excuse
irréfutable, Iule sais fort bien, tu p. urd h mes paro-
les. Pardonne ces reproches, mon biM) , : j.- ne te cacherai
pas qu'ils me viennent du fond du coeur. Je t'aime, mon
cher, et je souffre de voir ton indiiïérence. A la pUice j'aurais
tout oublie'; depuis longtemps, pour excuser au plusUM mon
ami, au lieu do le forcera demander grâce l De mon côté
au moins, me voyant à peu près à l'aise, c'est-à-dire avec
un peu d'argent (In tuteur m'en a déjà envoyé), quoique la
somme ne soit pas importante, je te promets absolument
de l'écrire chaque semaine. A présent, je me hâte, car je
n'ose entreprendre une longue leltre; nous nous atten-
dons à cha(iuo instant à la générale et aux manœuvres, qui
dureront trois jours.
Ah ! cher frère 1 Écris-moi donc quelque chose. Si tu
savais comme ton avenir m'inquiète, ainsi que les décisions,
tes intentions, ton examen, mon cher, car le voilà qui est
proche. Dieu le sait, celte lettre te trouvera-t-elle à Réveil
Dieu le fasse, mon cher ami ; ah, si nous continuons à
être en désaccord, si notre amitié inaltérable doit changer,
je ne sais quels tourments j'éprouverai à cause de ton
silenJA.Car voilà le dénouement stupide et cependant déci-
sif de ta destinée qui approche ; dénouement que j'atten-
dais toujours en frémissant.. En effet, de quoi dépend tout
cela? Songes-y.Ta vie, ton avenir, ton bonheur, mon cher ;
oui, ton bonheur ; car, à moins que lu n'aies changé toi-
même, ou que ta vie elle-même ait changé depuis que lu
m'as parlé de ton espoir, de ton Emilie, il est facile de com-
prendre quel changement dans ta vie produirait un examen
heureux. Eh bien, quand il n'y aurait que cette circonstance
dans ta vie, mon bon frère I Crois-tu qu'il ne serait pas
vraiment cruel de priver de ta confiance ton frère, dont
l'amitié prendrait sa part de la joie ou. ..de ta douleur, mon
cher ami? Ah ! mon bon ami ! Que Dieu te juge de me lais-
ser ainsi dans l'incertitude, dans une pénible incertitude.
Enfin, que deviens-tu, mon frère ? Se sont-ils réalisés
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 39
au moins, sinon les rêves, du moins les espérances que
t'avait fait nourrir le destin, en te montrant dans la som-
bre perspective de ta vie un coin do lumière, où ton cœur
te promettait tant de bonheur ? Le temps, le temps seul le
prouvera ; le temps seul peut apprécier et définir claire-
ment la signification de cesépoques de notre vie. — Il peut
déterminer, pardonne-moi mes paroles, il peut déterminer,
dis-je, si cette activité de l'esprit et du cœur était pure e4
régulière, claire et lumineuse comme notre aspiration natu-
relle à la vie humaine complète, ou bien une activité irré-
gulière, sans but, vaine, une illusion imposée au cœur
de l'homme isolé, qui souvent ne se comprend pas lui-
même, qui est souvent pareil à un enfant, mais aussi pur
et aussi ardent, qui cherche involontairement autour [de
lui une pâture pour son esprit et qui s'épuise dans des
aspirations affectées de « basses rêveries ». En effet, com-
bien l'existence est triste, et combien pénibles sont les
instants quand l'homme, comprenant ses erreurs, ayant
conscience de forces immenses, s'aperçoit qu'elles sont
dépensées mal à propos, faussement, dans une activité
indigne de sa nature ; il sent alors que le feu de son âme
est éteint, étouffé. Dieu sait par qui, que son cœur est
brisé, et à cause de quoi donc ? A cause d'une vie digne
d'un pygmée et non d'un géant ; d'un enfant, et non d'un
homme.
Ici encore l'amitié est nécessaire ; car alors le cœur
s'emprisonne lui-même dans des entraves inextric^Mbs et
l'homme perd courage, se résigne devant le hasard, devant
les caprices de son cœur, comme si c'étaient des commande-
ments de la destinée ; il prend une faible toile d'araignée
pour des filets monstrueux, dont il ne peut se débarrasser,
devant lesquels tout cède; — alors vraiment notre destinée
nous apparaît comme un décret de la Providence, c'est-à-
dire agit sur nous avec la force inéluctable de toute notre
nature.
J'ai interrompu ma lettre; mon service m'avait dérangé.
Ah ! mon frère, si tu pouvais te faire une idée de notre
existence 1 Mais arrive donc au plus vite, mon cher ami ;
au nom du ciel, viens. Si tu savais combien il nous est
nécessaire de nous trouver ensemble, cher ami ! Des années
entières se sont écoulées depuis notre séparation. Un chii-
40 COnRBBPONDANCE DE DOSTOlÏEVHKI
ion de papier que je feoToyais de mois en mois.voiU tout
со qui nouH unissait ; cependant, le temps passait, nous
apportant les beaux et les mauvais jours et tout cela s'est
écoulé dans une triste, dans une pénible solitude. ЛЬ ! si
tu savais comme je suis devenu sauvage, rri ' r, mon
bon ami! T'aimer est devenu pour moi un >• ./«jsoin.
Je suis complëlement libre, je ne dépends de personne ;
mais notre lien est si fort, mon cher, qu'il me semble que
je partage ma vie avec quelqu'un.
Que de changements dans notre Age, dans nos rêves,
dans nos espérances, dans nos pensées, qui ont glissé ins-
perçus par l'un et par l'autre, et que nous avons consenrés
dans notre cœuri Oh! quand je le verrai, y- sens que mon
existence deviendra nouvelle ; je me sens quelque peu
inquiet à présent ; le cours de ma vie est si irrégulier...
Je ne sais pas moi-même ce que j'ai... Viens, au nom du
ciel, viens, mon ami, mon cher frère!
Je ne sais si je dois avoir de l'appréhension à propos de
ton examen. Comment es-tu préparé ? (Juant aux exami-
nateurs, je suis sûr d'eux. On vous examine, vous autres,
avec tant d'indulgence, que si tu as étudié quelque chose,
tu passeras : il y en avait qui n'en savaient pas tant. J'ai
vu une masse d'exemples. Je pense que lu ne m'en veux
pas pour les cahiers ; je te le répète encore : tu n'en aurais
pas besoin, vu qu'ils sont insignifiants; ce sont de mau-
vais abrégés, c'est honteux ; d'ailleurs, personne n'en a.
Notre sœur n'a pas été à Saint-Pétersbourg. Nous quitte-
rons bientôt Péterhof. Adresse à Saint-Pétersbourg. Adieu,
mon bon, mon cher ami. Voilà quelques lignes ; j'ai écrit
avec beaucoup d'interruptions. Si tu savais comme nous
vivons mal à l'aise.
Adieu, mon cher, mon bon ami, mon frère. Écris abso-
lument au plus tôt.
Th. Dostoïevski.
Au même.
Saint-Pétersbourg, le 27 février (1841 ?).
Voilà que les lettres recommencent, mon cher ami î II
y a si peu de temps que nous pensions ne jamais nous
séparer, et que nous passions notre temps tant bien que
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 41
mal, gaiement, saas souci, et soudain tu m'as été enlevé
pour longtemps. Je suis devenu bien triste, depuis que je
suis seul, mon cher. Je n'ai personne à qui parler, et je
n'en ai pas le temps. Quel travail ! nous n'en avons jamais
eu autant. On nous saigne à blanc, mon cher. Je ne peux
sortir même les jours de fête, et voilà que le mois de mars
s'approche — c'est le printemps. Il dégèle, le soleil est plus
chaud, il éclaire davantage, le vent du midi souflle — ce
serait un délice! Que faire! Mais il n'y en a plus pour long-
temps.
Tu devineras sans doute pourquoi j'écris sur ce quart de
feuille. Je t'écris la nuit, à la hâte.
Allons, mon cher, je suis heureux, très heureux de l'an-
noncer une joie, si lu n'es pas encore en train de te réjouir
et si ma lettre te trouve encore à Narva. Lundi t^le jour de
ton départ), Krivopichine est venu сЬег moi ; mais nous
étions à table et je ne l'ai pas vu. Il a laissé un billet, pour
m'inviter chez eux. Dimanche soir je suis aîlo chez lui et il
m'a montré le rapport de P... à propos de ta nominatioa к
Revel. Certainement (et m.' - aucun doute) le voilà
déjà à Revel, en train d'tii ton Emilie (n'oublie
pas do le faire de ma part); car autrement je ne m'expli-
querais pas les lenteurs de ta nomination. Seulement, il
est probable que tu es bien malade en ce qui concerne l'ar-
gent. J'ai écrit au tuteur et j'ai expédié la lettre lundi (le
jour de ton dépari). Mais sa lettre, si vraiment quelque
chose vient de sa part, sera adressée à Narva, tu ne la
recevras donc pas bien vite, et lu l'endetteras en attendant.
11 ne reste pas grand'chose à recevoir de la caisse. En
général, les circonstances ne sont pas favorables. Aucun
espoir ni pour le présent, ni pour le futur. 11 est vrai que
je me trompe! Il y a une chance sur 1.000.000, si je gagne.
Chance fort probable! 1 contre 1.000.000 !
Mon cher, ne va pas mourir d'ennui à Narva avant
d'avoir reçu ta nomination.
Remercie Krivopichine. Quel homme inappréciable ! On
ne trouverait pas son pareil ! Je suis admirablement bien
reçu chez eux. On ne reçoit que moi, et on ne reçoit pas
les autres, comme cela s'est produit la dernière fois. Ton
affaire a été décidée en un instant, car sans cela
< Tu ne vivrais plus avec les humains ! >
42 CORRESPONDANCE DE DCHTOKEVSKI
Remercie-les. lis le ώritenl. Qu'avone-nouH fait pour
mériter leur bienveillance ? Je n'y comprends rien ! Je
n'ai été encore chez personne de nos amis h Pétcrsbourg,
ni chez X..., ni chez Grjgorov, ni chez Bicsenkampr, ni
à la forteresse. J'attends le beau temps.
Ma tôle me fait cruellement mal. Devant moi se trouvent
les systèmes Marino et Gillomé, qui invitent mon atten-
tion. Je n'en peux plus, mon cher.
Je pense que ma prochaine lettre aura un peu moins de
décousu, mais й présent cela m'est impossible. Je vou-
drais te trouver encore à Narva, c'est pourquoi je t'écris.
Oh, frère 1 cher frère ! Vite au port, vite vers la liberté !
La liberté et la vocation ce sont de grandes choses. Je
recommence h en rôver, comme autrefois. L'ôme s'élargit
pour comprendre la grandeur de la vie ! Mais nous en
reparlerons dans ma prochaine lettre.
Quant à loi, mon cher, que Dieu t'accorde le bonheur
dans le cercle charmant et paisible de la famille, dans
l'amour, dans la prospérité et dans la liberté. Oh! tu seras
plus libre que moi, si les circonstances extérieures s'arran-
gent.
Adieu, ami.
Th. Dostoïevski.
Au même.
Le 22 décembre (1841?).
Tu m'écris, mon précieux ami, le chagrin qui t'a serré
le cœur, la peine. Tu écris que tu es au désespoir, mon
aimable frère, mon cher frère ! Juge donc de ma peine, de
ma douleur quand j'ai appris tout cela. Je suis accablé de
tristesse. Cela m'est insupportable. Tu t'approches de cet
instant de la vie quand s'épanouissent tous nos désirs et
toutes nos espérances, quand le bonheur se greffe sur le
cœur et quand le cœur est plein de joie; et quoi? Ces ins-
tants sont gâtés, sont obscurcis par la peine, par le travail,
par les soucis. Oh ! mon cher ami 1 Si tu savais combien je
suis heureux de pouvoir t'aider en quelque chose. Avec quel
délice je t'envoie cette bagatelle, qui peut rétablir quelque
peu ta tranquillité. C'est peu, je le sais ; mais que faire, si
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
43
davantage — je te le jure, frère — m'est impossible? Juge loi-
même. Si j'étais seul, pour toi, mon cher, je me serais privé
du nécessaire; mais j'ai la charge de mon frère ; si j'écris
si vite de nouveau à Moscou, Dieu sait ce qu'ils vont ima-
giner. Ainsi, je t'envoie celte bagatelle. Mais, mon Dieu,
combien tu es injuste, mon cher, mon précieux ami, quand
tu écris des mots comme — prête, — je paieni. N'as-lu pas
honte, n'est-ce pas un péché do le faire entre frères? Mon
ami, mon ami, est-ce que tu ne me connais pas? Je le ferais
de plus grands sacrifices, à toi ! I Non ! tu devais être de
mauvaise humeur et je le pardonne.
A quand la noce? Je fais des vœux pour ton bonheur et
j'attends de longues lettres. Quant à moi, il m'est impossi-
ble, môme à présent, de l'écrire convenablement. Le croi-
rais-tu, je t'écris à trois heures du matin, et la nuit dernière
je ne me suis même pas couché. Ce sont les examens et le
travail est formidable. Tout le monde interroge — on ne
veut pas perdre sa réputation — on pioche « avec dégoût»,
mais on pioche quand môme.
Je suis extrêmement coupable envers ta chère tiancée —
ma petite sœur, aussi précieuse et aussi chère que toi,
mais d'un caractère — excuse- moi, mon bon ami — que je
ne comprends pas. Est-il possible d'avoir aussi peu con-
fiance en son parent, ou bien s'est-on déjà formé de moi
une opinion monstrueuse — d'impolitesse, de manque d'é-
gards, de mauvais sentiments, enfin de tous les vices, pour
être prévenue ainsi contre moi, ne pas croire à mes asser-
tions quand je parle de manque de temps, et m'en vouloir
pour mon silence? Mais je ne l'ai pas mérité, non, «ur Г hon-
neur.3e loi fais mes humbles excuses,je demande son indul-
gence et enfin le pardon complet de mes fautes, à moi
pauvre pécheur. Il me serait doux d'en recevoir le nom de
frère, de bon frère, aimant bien. Mais que faire? Cepen-
dant je nourris l'espoir d'y parvenir un jour. Je n'écris
rien sur moi-même dans cette lettre-ci. Je ne puis le faire,
je manque de temps. A une autre fois. André est malade,
— je suis très ennuyé.
Adieu, mon trésor! Que le bonheur réside avec loi 1
Ton Dostoïevski.
Je t'envoie 150 roubles (ceci pour vérifier).
44 CORRC!iPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Au même.
31 décembre 1843.
Il y a longtemps que nous n'avons <^crit, mon cher
frère, et, crois-le bien, cela ne nous fait рая bonocur. Tu
le mois (lifficilernenl en train, mon ami ! Mais quand c'est
une afTaire terminée, il ne reste plus rien que de s'empa-
rer de l'avenir et de te souhaiter une heureuse année et un
beau bébé. Situ as une fille, nommola Marie.
Mes plus humbles hommages à l^^milie Fédorovna; je lui
souhaite également une bonne et heureuse année. En
m Лтп temps, moillcure santé. J'embrasse le petit Théo-
don^ ot je souhaite qu'il apprenne vile à marcher.
Maintenant, mon cher, parlons des aiïaires. Malgré que
Karépino m'ait envoyé cinq cents roubles, ayant des dettes
à mon actif, d'après l'ancien système qu'il m'est impossi-
ble de ne pas suivre, je dois encore deux cents roubles. Il
faut me débarrasser de mes dettes d'une façon ou d'une
autre. L'eau ne vient pas à la pierre immobile. — J'ai la
chance d'avoir une idée, un projet, comme tu voudras. —
Comme il est très avanlag»^ux, je m'empresse de te propo-
ser (le partager les peines, los risques et les profils. Voici
de quoi il s'agit.
II y a deux ans a paru la traduction russe de la moitié
du premier volume de Mathilde (Eug. Sue), donc la sei-
zième partie du roman. Depuis, rien n'a paru. Cependant,
la curiosité du public élait excitée ; d'une seule province
on reçut 500 lettres pour demander la prompte suite de
Mathilde.
Mais la suite ne parut pas. — Sertchevsky, le traducteur,
spéculateur stupide, n'avait ni l'argent, ni la traduction, ni
le temps de la faire. Cela dura ainsi un an et demi. Vers
la semaine sainte, un nommé Tchernoglazov acheta à Ser-
tchevsky, pour 2.000 roubles assignat ', le droit de continuer
la traduction de Mathilde et la partie déjà traduite. Cela
fait, il prit un traducteur qui lui traduisit l'ouvrage entier
de Mathilde pour 1.600 roubles. Ayant reçu la traduction,
1. Le rouble assignat valait alors environ 1 fr. 25 ; et le rouble
argent, 4 francs ; aujourd'hui le rouble papier et le rouble argent ont
la même valeur, environ 2 fr. 65.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 45
Tchernoglazov la mit de côté, n'ayant pas un sou non seu-
lement pour la faire publier, mais môme pour payer le
traducteur. Mathilde a disparu à jamais. Palton, moi, et
toi, si tu veux, nous joindrons notre peine, notre argent
et nos elTorls pour exécuter cette entreprise et éditer la
traduction pour la semaine sainte. Lafl'aire est tenue
secrète, bien étudiée et irrévocablement acceptée.
Voici comment cela va se passer :
Nous partageons le travail en trois parties égales, et
nous nous y mettons avec ardeur. Nous avons calculé que
si chacun peut traduire journellement vingt pages de la
petite édition de Bruxelles de Mathilde, il aura Uni sa part
pour le 15 février. Il faut traduire au net, sans brouillon,
donc lisiblement. Tuas une belle écriture et lu peux le
faire. A mesure que la traduction paraîtra, elle sera cen-
surée. Patton connaît Nikitenko, le censeur en chef; et
cela sera fait plus vile que d'habitude. Pour faire impri-
mer à nos frais, cela coulera 4.600 roubles ass.; nous nous
sommes informés du prix du papier, de la typographie.
Pour le papier il faut donner le tiers du prix, le reste
attendra. La dette est garantie par les exemplaires. Un
typographe français que je connais, m*a dit que si je lui
donnais 1.000 roubles, il imprimerait tous les exemplaires
(2.500) et attendrait pour le reste la vente du livre.
Il faut très peu d'argent; 500 roubles arg. Pallon a déjà
700 roubles, on m'enverra à moi 500 roubles au mois de
janvier (sinon, je prendrai d'avance sur mon traitement).
Arrange-loi de ton côté pour avoir 500 roubles au mois de
février (pour le 15), môme en prenant d'avance sur ton
traitement. Avec cet argent nous imprimons, nous éditons
et nous vendons nos exemplaires 4 roubles argent. (Le
prix est très modeste, comme en France.)
Le roman se vendra. Nikitenko prédit le succès. D'ail-
leurs la curiosité est éveillée; 300 exemplaires paieront
toutes les dépenses d'impression. Que tout le roman, en
8 volumes, se vende à 1 rouble le volume, nous aurons
7.000 roubles de bénéfice. Les libraires prétendent que
l'édition sera épuisée en six mois. On partage le bénéfice
en trois. Si nous vendons le roman à 1 rouble, tu retrou-
veras tes 500 roubles et l'édition sera payée.
Voilà en quoi consiste notre entreprise : veux-tu, oui ou
46 CORRBSPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
DOo, entrer dans la combinaison? Lee avaolage>t )юп1 éri-
denU. Si lu veux bien, commenuo à traduire è partir do
la cinquième partie. Traduis le plus posHible, je t'écrirai
pour t'indiijuer les limites do ta IraductioQ.
1'(|1ч imm/'iliatement si tu veux ou non.
Th. DosTOlETSKi.
Réponds sans tarder. Adieu.
Au même.
18i4.
Cher frère,
J'ai eu le plaisir de receroir ta réponse et je m'empresse
de l'écrire quelques lignes. Tu m'écris que tu ne connais-
sais pas mon adresse. Mais, mon cher, tu sais bien que
je fais partie de la Chambre des dessinateurs des plans du
Corps des Ingénieurs. Peut-on se tromper d'adresse quand
on connaît l'administration où je suis employé? Tu as très
bien fait d'adresser ainsi. Mais je me réjouis de ton excuse,
et je l'accepte. Tu ne m'as donc pas complètement oublié,
cher frère. Je suis très heureux de ton bonheur, je te sou-
haite d'avoir une fille et que Théodore profite. S'il m'est
destiné d'être le parrain de ton enfant, que la volonté du
Seigneur s'accomplisse. Que mes filleuls soient heureux.
Je baise les mains d'Emilie Fédorovna et je la remercie de
son bon souvenir. — Quant àRevel,noa4 réfléchirons; nous
verrons cela, comme dit Papa Grandet.
Maintenant parlons d'affaires, car c'est une lettre d'af-
faires. Nos affaires vont bien, jusqu'au пес pins ultra. La
rédaction m'est confiée et la traduction sera bonne. Patton
est inappréciable, quand il s'agit d'intérêts. Tu le sais, de
pareils compagnons en affaires valent davantage que les
amis les plus désintéressés. — Il faut absolument que tu
nous aides; fais ton possible pour traduire avec élégance.
Je voulais t'expédier le livre par la poste, mais il est chez
Patton et celui-ci est sorti. Je te l'enverrai par le prochain
courrier. Mais surtout ne vends pas la mèche, mon cher I
Traduis et recopie. Une serait pas mal, si tu nous envoyais
la traduction au plus tard pour le l»' mars. Quant à nous,
nous aurons terminé nos parts et la traduction sera envoyée
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
47
à la censure. Le censeur Nikitenko est bien avec Patlon «
il a prorais de terminer la censure eu quinze jours. Le
15 mars tout sera mis sous presse et paraîtra au plus tard
à la mi-avril. Tu demanderas d'où nous prenons l'argent
nécessaire ; je ferai mon possible et je donnerai 500 rou-
bles. Patton a 700 roubles ; il les pje^iôJi, et sa mère
donne 2.000 roubles. Elle prête de l'argentà sonfilsà 400/0,
Cet argent suffira grandement pour l'impression. Le reste
se fera à crédit.
Nous avons vu tous les libraires et voici ce que nous
avons appris :
Tchernoglazov, le traducteur de Mathilde, est un homme
qui ne pense à rien, n'a ni argent, ni bon sens. Sa traduc-
tion est faite. Nous allons faire les annonces de la traduc-
tion quand la moitié sera imprimée et Tchernoglazov sera
perdu. Tant pis pour lui ; pourquoi laisser passer trois ans
entre la première et la seconde partie. — Chacun a le droit
d'éditer deux ou trois traductions du môme ouvrage. Lee
libraires répondent pour 1.000 exemplaires en province, et
l'argent — tout de suite; seulement ils prennent 40 kopeks
du rouble. Les libraires nous ont dit qu'il était insensé de
laisser l'ouvrage à moins de 6 roubles arg. (prix de l'ouvrage
français de l'édition bruxelloise). Nous recevrons donc à la
fois au mois de mai 3.500 roubles. Maintenant, à Saint-
Pétersbourg, d'après ces libraires, nous écoulerons certai-
nement 350 exemplaires, 20 0 0 pour les libraires ; en comp-
tant sur 1.500 exemplaires, nous n'obtiendrons pas moins
de5.000rûublesarg,Nous aurons 1.000 roubles de débours;
4.000 roubles de bénéfice net. Nous avons convenu dépar-
tager en frères, en trois, et tu auras ta part. Mais traduis
maintenant.
Eu recopiant, laisse les noms propres au crayon, ou bien
nous en reparlerons.
Cher petit frère, j'ai une petite prière bien délicate à
l'adresser. Je suis sans argent. Je dois te dire que pendant
les dernières fêtes j'ai traduit Eugénie GrAudet de Balzac
(c'est une merveille!) La traduction est admirable. On m'en
donnera pour le moins350 roublesass... J'ai l'ardent désir de
le vendre, mais le futur capitaliste n'a pas d'argent pour le
faire recopier ; pas de temps non plus. Au nom des anges
célestes envoie-moi 35 roubles ass. (le prix de la copie). Je
48 COIlREbPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
te jure par l'Olympe et par mon juif lankcl (de raoD drame
terminé) el par ({uoi encore ? par mes moustaclies, ei tu
veux, car j'espère qu'elles pousseront un jour, qur la moi-
tié de ce que j'aurai pour Eugénie sera à toi. — Dixi.
Au revoir.
DosTOlKVSKi.
Tu comprends : par le premier courrier.
Au même.
14 février 18Й.
Cher frère,
Tu me demandes de t'ioformcr ce que devient notre tra-
duction. A mon grand chagrin, mon cher ami, je te dirai
que l'affaire paratl ne pas vouloir s'arranger ; — c'est pour-
quoi je le prie d'allendre, et de ne plus traduire, jusqu'à
ce que tu ne reçoives plus ample information. Vois-tu : en
réalilé je n'ai aucune raison de craindre l'insuccès. Maie
la prudence n'est jamais de trop. Quant à moi, je conti-
nue à traduire. Mais je te prie de t'arrôler pour un temps,
afin de ne pas te faire perdre ta peine. Je suis déjà bien
ennuyé, mon cher, de t'avoir fait perdre ton temps. —
L'insuccès que je redoute n'est pas dans la traduction
ni dans sa valeur littéraire (l'entreprise serait brillante),
mais dans les circonstances étranges qui se sont produi-
tes parmi les traducteurs. Le troisième traducteur était
Pallon, qui a chargé le capitaine Hartong de corriger
sa traduction pour un prix convenu. C'est le même Har-
tong qui a traduit Plick et Plock, Le Diable Boiteux et qui
a écrit dans la Bibliothèque de Lecture la nouvelle Le Ser-
vice Mortuaire. L'affaire allait très bien. La mère de Pat-
ton nous prêtait de l'argent, comme elle s'y était engagée
sur sa parole. Mais au mois d'avril, Patton doit aller au
Caucase avec sa mère ; il servira sous les ordres de son
père ; il dit qu'il terminera sûrement sa traduction et me
chargera de l'impression et de la vente. Je ne puis me
résoudre à croire qu'un homme comme Patton voudrait
me confier 3.000 roubles pour une affaire qui paraît tant
soit peu risquée ; pour lui, le risque est double. Malgré
cela, Patton traduit. Je le sais ; je l'ai vu moi-même.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI -49
Toutes ces raisons m'ont forcé de te demander, mon
ami, d'abandonner la traduction en attendant. Dans très
peu de temps je t'informerai de ma dernière décision ;
mais ce ne sera pas probablement en faveur de la traduc-
tion : tu le vois toi-même. Et combien je le regrette, mon
ami, combien je le regrette surtout pour toi. Pardonne-moi,
mon chéri, je suis bien à plaindre aussi ; je suis vraiment
Mouhrad le malheureux. — Je souhaite une belle petite
fille à Emilie Fédorovna et beaucoup, beaucoup de santé.
Je baise ses mains et celles de Théodore,
A toi toujours,
Th. Dostoïevski.
Écris-moi ce que tu as eu avec Georges Riesenkampf.
Le père a écrit quelque chose à son fils. Moi, dans mapro-
clmiiu^ lettre, je te parlerai de mon Riesenkampf-AIexi-^.
Ли même.
[Commencement de 1844.]
Mon cher ti4'i4\
Je t'écris à la hAle et quelques lignes seulement. Je
suppose qu'aussitôt que ma lettre t'est parvenue, tu t'es
mis à l'ouvrage. Je te prie, occupe-toi de la traduction de
Don Carlos. Cela sera fameux! Fais-le au plus tôt. Un de
ces jours une idée m'est venue: C'est d'imprimer Don Car-
los к mes frais. J'aurai l'argent, je prendrai une avance sur
mon traitement, ce que j'ai déjà fait plus d'une fois. Voici
le compte de ce que coûtera l'impression, j'ai compté à
peu près : pour 1000 exemplaires, papier vélin première
qualité, environ 5.000 feuilles; 500 feuilles du meilleur pa-
pier coûtent 10 roubles, total : 100 roubles.
Impression petite, très lisible (un peu plus grosse que
l'impression belge), 30 roubles ass. pour la feuille ; il n'y
aura que 5 feuilles (au plus):
donc. ... en tout 150 roubles
et 100 pour le papier.
"250"
Couverture saumon ou
vert clair 30 roubles ass.
Total. . . . '280 roubles ass.
00 C0BRE8P0NDANCE DE DOSTOÏEVSKI
L'exemplaire coulera 1 rouble arg.,100 exemplaires paie-
ront largemonl l'édition, avec intérôla. Si on vend le reste
10 корскз l'exemplaire, en cas d'insuccès tu auras 350 rou-
bles uss., ce (^u'on le donnerait au //^/)er<ojre,tout au plus.
Pense donc, frère. La traduction de Don Ctrlos sera une
nouveauté très intéressante en littérature. Les amateurs
l'achèteront, on en vendra au moins 30<J «exemplaires.
Écoute 1 tu ne risques rien. Ne t'inquiète pas pour moi. Je
comprends ces choses et je n'irai pas me fourvoyer, nous
paierons toujours les frais.
Tu as une famille. Pendant que tu es assis chez toi, ou
que tu circules pour surveiller les travaux et regarder
placer les briques, peu d'idées intéressantes te viennent.
Ton traitement n'est pas considérable. Vous aurez du pain,
mais tu te passeras d'une redingote neuve, quand lu en
auras besoin. C'est certain. Les privations sont dangereu*
ses quand on est jeune! Il faut donc travailler. Tu manies
le vers admirablement. Un traducteur d'oeuvres françaises
ne mourra pas de faim à Saint-Pétersbourg ; loin de là ;
je le vois bien par moi-môme ; je traduis George Sand et
je prends 25 roubles ass. par feuille d'imprimerie. (Ju'est-
ce quia rendu Strougovstchikov célèbre dans notre littéra-
ture? Ses traductions. Tu ne traduis pas plus mal que lui.
Lui a gagné une fortune. Tu aurais pu le faire depuis
longtemps, mais nous n'avons pas su nous y prendre.
J'écrirai la préface, et toi tu mettras Schiller en vers. On
pourrait commencer à mettre sous presse en juin et, au
]•» juillet, je t'en aurais envoyé un exemplaire sous couver-
ture d'or. En littérature le champ est libre. Ils seront ravis
de l'accepter. Je suis sûr que tu vas traduire. Écris vite,
au nom du ciel, et tranquillise-moi. Je n'ai pas envoyé les
épaulettes par oubli. Je te les enverrai. J'attends la réponse
pour l'amour de Dieu. A toi.
Dostoïevski.
Le service m'assomme.
Le service me dégoûte, comme les pommes de terre.
Adieu. Salue Emilie Fédorovna. Embrasse mes neveux.
11 m'est impossible de venir vous voir. On ne me donne
pas de permission. Mais je viendrai passer une quinzaine
de jours au mois de septembre, quand je donnerai ma
démission. Nous causerons de tout notre cœur.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 51
Aa même.
30 septembre (1844).
Cher frère,
J'ai reçu Don Carlos et je m'empresse de répondre aus-
sitôt que cela m'est possible. (Le temps me manque.) La
traduction est bien, par endroits remarquablement bien,
quelques lignes sont mauvaises ; mais c'est parce que tu
t'es pressé. Mais il ne s'y trouve que cinq ou six lignes
mauvaises. J'ai osé corriger quelques petites choses, aussi
en quelques endroits j'ai donné plus de souplesse au
rythme. Ce qui est contrariant, c'est que, por moments, lu
emploies des mots étrangers, par exemple complot. Ceci
est inadmissible. Aussi (cependant je ne sais ce qu'il y a
dans le texte) tu emploies le mot Sire. A ma connaissance,
ce mot n'existait pas en Espagne, mais seulement dans
l'Europe Occidentale, dans les États d'origine normande.
Mais ça, c'est peu de chose. La traduction est remarqua-
ble. Mieux que je ne m'y attendais. Je la porterai à ces
imbéciles du Répertoire. Ils en ouvriront la bouche. Maie
si (ce que je redoute), ils ont déjà la traduction d'Obo-
dovsky, alors je m'adresserai à Otetchestvtnnia Zapiski.
Je ne la laisserai pas à bon marché, sois tranquille. Dès
que je l'aurai vendue, je l'enverrai l'argent.
Quant à l'édition de Schiller, je suis de ton avis, je vou-
lais même te proposer de la diviser en trois volumes. D abord
faisons paraître: Les Brigands, Fiesco, Don Carlos, La Ruse
et l'Amour^ Lettres Sentimentales et Naïves. Ce sera très
bien. Nous réfléchirons aux éditeurs. Mais voilà, il est
bien mieux de le faire soi-même; autrement, on a peu de
bénéflce. Traduis seulement, ne t'inquiète pas de l'argent;
nous le trouverons d'une façon ou d'une autre. Mais
voilà, frère, il faut que cette affaire soit terminée dans un
mois, c'est à-dire soit décidée, car on ne peut faire d'an-
nonces après, et sans annonces il n'y a pas de succès
possible. Voilà pourquoi je vais faire mettre quelques
mots à ce propos dans le Répertoire. La traduction fera
sensation. (Le moindre succès, et le bénéfice sera remar-
quable.)
Allons, frère, je sais bien que je me trouve dans une
52 COHBESI'ONbA.^i-i. iifc 11.1Я11лг.>--л1
situation infernale ; voilà, je m'en vaie le l'expliquer :
J'ai démissionné, parce que — j'ai démiMionné, c'eet-à-
diro je le jure que je ne pouvais plus conlinuer mon eer>
vice. La vie vous est à charge, quand on perd son iricilleur
temps I)'aillenrs, je n'ai jamais eu l'inlenlion de rester
longtemps au service, alors, [)OMrquoi penlrc les Ыппев
années? Et enfin, le plus important: on voulait m'cnvoyer
en mission — mais, dis-le-moi, comment me serais-je
passé de Pélersbourg? A quoi aurais-je été bon ? Me com*
prends-tu bien ?
Quant à ma vie, ne t'inquiète pas. J'aurai bientôt trouré
un morceau de pain. Je vais travailler beaucoup. Me voilà
libre. Mais que vais-je faire maintenant, en ce moment
môme, voilà la question. Figure-toi, frère, que je dois
800 roubles, dont .')25 roubles ass. au propriétaire. (J'ai
écrit à la maison que j'avais 1.500 roubles de dette, car je
connais leur habitude de n'envoyer que le tiers de ce qu'on
leur demande.) Personne ne sait que je vais démissionner.
Si je démissionne à présent, — que faire alors? Je n'ai pas
un kopek pour m'acheter des habits. Ma démission me sera
accordée le 14 octobre. Si les Moscovites sont des cochons,
me voilà perdu. Et je me ferai mettre très sérieusement
en prison (c'est évident). Cela devient comique. Tu par-
les de partage. Mais sais-tu bien ce que je demande ? Pour
renoncer complètement dès à présent à ma part de la pro-
priété, et aussi pour l'avenir, c'est-à-dire que je leur cèdo
entièrement la propriété, je demande 500 roubles argent
en une fois et 500 autres par 10 roubles par mois (voilà
tout). Conviens que c'est peu de chose et que je ne frustre
personne. Conviens encore que je ne puis leur proposer
cela à présent. Ils n'ont pas confiance en moi. Ils suppo-
sent que je vais les tromper. Je te prie, mon ami, réponds
pour moi. Dis-leur ceci : qae tu es prêt à répondre sur
n'importe quoi que mes exigences n^ront pas au delà. S'ils
n'ont pas autant, 600 ou 700 roubles peuvent m'êlre uti-
les dans ma situation ; je m'en contenterai, et tu peux
répondre aussi que j'accepterai cela au lieu de toute la
somme de 500 roubles en une fois et des 500 roubles par
petites mensualités.
Tu me dis : le salut est dans mon drame. Mais il faut
du temps pour le faire jouer, et puis de l'argent aussi. Et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 53
ma démission qui approche. (D'ailleurs, mon cher, si je ne
l'avais pas encore demandée, je la demanderais tout de
suite.) Je n'ai pas de regrets. J'ai un espoir. Je suis en
train déterminer un roman dans les dimensions d'Eugé-
nie Grandet. Le roman est aussi original. Je le recopie ;
vers le 14, j'aurai certainement une réponse. Je le place-
rai dans Oietcheslvennia Zapiski. (Je suis content de mon
travail.) J'aurai peut-être 400 roubles, voilà tout ce que
j'espère. Je t'aurais donné des détails sur mon roman, mais
le temps me manque. (Je tâcherai coûte que coûte de faire
jouer le drame. Cela me fera vivre.)
Ces Moscovites sont infiniment chatouilleux, botes et rai-
sonneurs. Dans sa dernière lettre, K... se met à me conseil-
ler à brûle-pour[)oint de ne point m'enthousiasmer pour
Shakespeare. Shakespeare, dit-il, et une bulle de savon,
c'est pareil. J'aurais voulu que tu comprisses ce trait
comique, cette irritation contre Sb >'. Eh bien,
qu'est-ce que Shakespeare vient y fai li en ai écrit,
une lettre 1 En un mot, c'est un modèle de polémique. Je
l'ai bien arrangé. Mes lettres sont des chefs-d'œuvre de
l'art épistolaire.
Frère, écris au plus vite à la maison, je l'en supplie, au
nom du Seigneur. Je suis dans une situation terrible ; le
14 est le dernier terme : il y a un mois et demi que j'ai
fait ma demande. Au nom du ciel 1 demande-leur qu'ils me
l'envoient. Le plus important, c'est que je n'ai pas d'ha-
bits. Khleslakov * veut bien aller en prison, mais « d'une
façon honorable». Eh bien, et si je n'ai pas de culotte —
sera ce une façon honorable ?
Mon adresse : près l'Eglise Wladimir, maison Prianich-
nikov, traverse Grafsky. Demander Dostoïevski.
Je suis très content de mon roman. Je ne me tiens pas
de joie. Il me rapportera sûrement de l'argent, — et alors I
Pardonne le décousu de ma lettre.
Au même,
24 mars (1845?).
Mon cher frère,
Tu as attendu ma lettre assez longtemps. Ce qui m'a
empêché d'écrire, c'était l'incertitude de ma situation. Je
1. Un personnage de la comédie de Gogol : Le Reviseur.
54 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
ne pouvai.4 m'adonner complètement à quoi que ce fût,
tant que j'avais sous les yeux l'inconnu et l'incertain. Mais
comme jusqu'à présent je n'ai pu encore rien faire pour
arranger mes propres affaires, je t'écris quand même ; car
il y a longtemps que j'aurais dû «écrire.
J'ai reçu des Moscovites 5(X) roubles. Mais j'ai tant de
dettes, d'anciennes et de nouvelles, que je n'ai pas eu амег
pour fuire imprimer. Ceci ne serait rien encore. Il est
encore possible de devoir h l'impriraerie ou chez les four-
nisseurs, mais le roman n'était pas prêt. Je l'avais terminé
presque complètement en novembre, mais au mois de
décembre j'ai eu l'idée de le refaire; je l'ai refait et reco-
pié, puis au mois de février je me suis remis à l'éplucher, à
l'arranger, h supprimer, à ajouter. Vers la mi-mars j'étais
prêt et content. Mais alors, c'est encore autre chose : les
censeurs n'acceptent pas pour moins d'un mois. Нэпе peu-
vent faire la censure avant. Ils sont surchargés. J'ai repris
mon manuscrit ne sachant à quoi me résoudre. Car outre
la censure de quatre semaines, l'impression prendra enri-
ron trois semaines. II n'aurait pu paraître avant le mois de
mai. Ce serait trop tard î Ici, de droite et de gauche, on a
commencé à m'engager à le porter aux OtetchettrennU
Zapfiski. Mais non ! Si je le fais, je le regretterai après.
D'abord, on ne le lira pas, et si on le lit, ce ne sera que dans
six mois. Ils ont assez de manuscrits sans celui-là. On l'im-
primera, et on ne me paiera rien. Là-bas, c'est une vérita-
ble oligarchie. Que m'importe la gloire, quand je travaille
pour mon pain? J'ai pris une décision désespérée : je vais
attendre, faire encore des dettes, et vers le !•' septembre,
quand tout le monde revient à Pétersbourg et que chacun
flaire les nouveautés comme un chien de chasse flaire le
gibier, je fais mettre mon roman sous presse, avec mes
dernières ressources, et peut-être ne suffiront-elles pas.
Quand on place quelque chose dans une revue, on se met
sous le joug non seulement du principal maître d'hôtel,
mais encore de tous les souillons et de tous les mar-
mitons qui se nichent dans les endroits d'où se répand
la civilisation. II n'y a pas qu'un dictateur : il y en a
une vingtaine. Faire imprimer soi-même, cela veut dire
faire sa trouée et, si l'œuvre est bonne, non seulement
elle ne sera pas perdue, mais encore me délivrera
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 55
des embarras de mes dettes et me donnera du pain.
Et maintenant à propos de pain? Tu sais, frère, que soue
ce rapport, je suis complètement livré à moi-même. Mais
quoi qu'il en soit, j'en ai fait le serment, même par-
venu aux dernières limites de la privation, — je tiendrai
bon et je n'écrirai pas sur commande.La commande tue, la
commande perd tout. Je veux que chacune de mes œuvres
par elle-même soit bien. Vois donc Pouchkine, vois donc
Gogol. Us ont écrit peu de choses, et on va leur élever des
statues. Et maintenant Gogol se fait payer 1000 roubles
argent la feuille imprimée et quant à Pouschkine, lu sais
bien qu'il vendait chaque vers un louis d'or. Mais aussi
leur gloire, surtout celle de Gogol, a été achetée par des
années de pauvreté et de famine. Les anciennes écoles dis-
paraissent; les nouvelles écoles barbouillent, mais n'écri-
vent pas. Tout le talent est employé à un élan colossal,
dans lequel on aperçoit une idée monstrueuse, mais indéfi-
nie, et la force de l'impulsion donnée à l'élan, mais peu
de résultats. Déranger a dit, en parlant des feuilletonnistes
français actuels, que c'est une bouteille de Chambertio
dans un seau d'eau. On les imite bien cher nous. Raphaël
a peint pendant des années, détaillant, cherchant et il a
obtenu des merveilles l Les divinités naissaient sous son
pinceau. Vernet fait un tableau par mois, il commande
pour cela des salles de dimensions particulières, la pers-
pective est des plus riches, il fait des esquisses, c'est gran
diose, mais ce n'est pas sérieux. Ce sont des décorateurs !
Je suis sérieusement content de mon roman. C'est une
chose grave et harmonieuse. 11 y a cependant de grands
défauts. Je me rattraperai quand on mettra sous presse.
En ce moment, j'ai la tôle vide. Je songe à écrire quelque
chose pour le début, ou pour me faire payer, mais je ne
veux pas écrire n'importe quoi, et il faut beaucoup de temps
pour faire quelque chose de sérieux.
L'époque approche à laquelle j'avais promis de vous
rendre visite, mes chers amis. Mais je n'en aurai pas les
moyens, c'est-à-dire l'argent. Je me décide à garder mon
ancien logement. Ici au moins j'ai un engagement de loca-
tion et je serai tranquille pendantenvironsixmois.il s'agira
de payer tout cela avec mon roman. Si l'affaire ne réussit
pas, il est possible que je me pende.
56 CORr.EiiPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
J'aurais voulu garder en réserve envirop 300 roubles
pour lo mois d'août. On peut faire imprimer pour 300 rou-
bles. Maie l'argent fait cuinme \сн écrcvisses, qui gliesent
de tous les côtés. J'ai environ -100 roubles argent de dettes
(avec les dépenses et rachat d«' v. ' ), mais j'ai de
quoi me vôtir convenablement peii'i ux an». Cepen-
dant, j'irai absolument vous voir. Écris- moi vile conunenl
je dois faire avec mon logement. C'est un pas décisif. Mais
que faire 1
Tu écris que l'avenir sans argent t'etlraie. Mais Schiller
paiera tout cela, et de plus, qui sait combien d'exemplai-
res de mon roman seront vendus?
Adieu. Réponds au plus vite. Par le prochain courrier je
te communiquerai toutes mes décisions.
Ton frère,
Dostoïevski.
Embrasse les enfants et salue Emilie Fédorovna. Je
pense souvent à vous. Tu voudrais peut-être savoir ce que
je fais quand je n'écris pas ; eh bien, je lis. Je lis énormé-
ment et la lecture agit sur moi d'une façon bizarre. Je
prends quebiuc chose que je n'ai lu depuis longtemps, je
le relis et il me semble que j'y puise de nouvelles forces,
j'entre en tout, je comprends mieux et j'en retire la faculté
de créer.
Écrire des drames ! Allons, frère, il faut pour cela des
années de travail et de calme, au moins pour moi. Il serait
bon d'écrire aujourd'hui. Le drame est devenu du mélo-
drame. Shakespeare pâlit dans les crépuscules et à travers
les brouillards des dramaturges modernes, il paraît comme
une divinité, comme un esprit apparu sur le Brocken ou sur
le Hartz. D'ailleurs, cet été j'en écrirai peut-êtreun. Nous
verrons dans deux ou trois ans, mais en ce moment il faut
attendre ! Frère, au point de vue littéraire, je ne suis pas
le même depuis deux ans. Alors, ce n'était que de l'en-
fantillage, de la blague. Deux années d'étude en ont
apporté et emporté.
Dans le journal L'Invalide, j'ai lu le feuilleton où l'on
parle des poètes allemands morts de faim, de froid, ou
bien dans des maisons d'aliénés. Ils sont au moins une
vingtaine, et quels noms I J'en ai le frisson jusqu'à pré-
sent. Il faut être charlatan...
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 57
Au même.
4 mai 18t5.
Mon cher frère,
Pardonne-moi d'être resté si longtemps sans t'écrire.
Jusqu'à présent, j'ai été occupé d'une façon infernale. C'est
mon roman, dont je ne puis me débarrasser, qui me donne
tant de travail, que, si j'avais su, je ne l'aurais pas com-
mencé. J'ai eu l'idée de le transformer encore une fois et
cela est bien mieux ; vraiment, il y a énormément gagné.
Mais maintenant, c'est terminé et c'est la dernière correc-
tion. Je me suis donné la parole de n'y plus toucher.
Le sort des pn^mières œuvres est toujours d'être corri-
gées à l'intini. Je ne sais si Atala de Chateaubriand a été
sa première œuvre, mais je crois qu'il Га refait dix-sept fois.
Pouchkine faisait de ces corrections môme à ses plus
petites poésies. Gogol fait reluire ses œuvres merveilleu-
ses pendant deux ans ; et, si tu as lu Le Voyage Sentimen-
tal de Stern, —un tout petit volume, — tu dois te rappeler
ce que dit Waller Scott dans sa Notice sur Stern, eu se
rapporlautà l'autorité de Lalleur, domestique de Stern.
Latleur dit que sou maître a usé une centaine de mains de
papier pour décrire son voyage en France. Eh bien, à quoi
cela a-t-il servi ? A faire un petit volume, pour lequel un
scribe capable comme Pluchkine ' se serait contenté de la
moitié d'une main de papier. Je ne comprends pas de
quelle façon ce môme Walter Scott a pu écrire en quelques
semaines des œuvres aussi parfaitement achevées que
Mannerîng par exemple î Peut-être, parce qu'il était déjà
âgé de quarante ans.
Je ne sais, frère, ce que je vais devenir. Tu prétends
injustement que ma situation ne m'est pas pénible. Mais
si, elle me fait souffrir jusqu'à l'anéantissement, jusqu'à la
nausée ; souvent, je ne dors pas à cause des pensées qui
me torturent. Des personnes sensées me disent que je serai
perdu, si je fais imprimer mon roman à part. Elles me
disent : — Admettons que l'ouvrage soit bien, très bien. Mais
vous n'êtes pas un commerçant. Comment l'annoncerez-
vous? Dans les journaux ? Il faut absolument avoir dans la
1. Type célèbre d'avare du romande Gogol : Les Ames mortes.
58 CORRESPONDANCE DE ООЭТОТКТвК!
main un libraire; mais le libraire a мв idées; il n'irait ром
compromettre et annoncer l'œuvre d'un écrivain inconnu.
Cela lui forait perdre de son crédit auprès de ses cliente.
Chaque éditeur à peu près convenable est propriétaire de
plusieurs revues et de plusieurs journaux. Dans ces revues
et ces journaux écrivent les meilleurs écrivains ou ceux
qui prétendent l'être. Si on annonce un nouveau livre,
leur signature en répond dans la revue, et c'est énorme.
Par conséquent, le libraire comprendra qu'il peut l'ex-
ploiter tant qu'il voudra, quand tu viendra>4 chez lui avec
un livre imprimé. Voilà l'afTairel L'éditeur, qui est un
homme d'argent, m'exploitera certainement et je me trou-
verai dans la vase, probablement.
Alors, je me suis décidé de m'adresser aux revues et de
donner mon roman pour presque rien — bien entendu à
Olelchestoennia Zapiski. La vérité est que cette revue ae
vend à 2..500 exemplaires ; il y a au moins 100.000 lecteurs.
Si je puis l'y placer, mon avenir littéraire, mon existence
— tout est assuré. Me voilà lancé. J'aurai toujours l'accès
ouvert dans cette rédaction, j'aurai toujours de l'argent et
de plus, si mon roman paratl dans les numéros du mois
d'août ou du mois de septembre, en octobre je puis le
faire paraître à mes frais, bien convaincu que ceux qui
achètent des romans, l'achèteront. De plus, l'insertion des
annonces ne me coûte pas un liard. Voilà !
Je ne pourrai venir à Revel avant d'avoir assuré l'ave-
nir de mon roman, car autrement, ce serait perdre son
temps. Il faut que je m'en occupe. J'ai énormément de
nouvelles idées, et si mon premier roman réussit à se
caser, elles assureront mon nom en littérature. Voilà en
quoi se résument mes espérances d'avenir.
Quant à l'argent, hélas 1 Je n'en ai pas. Il a disparu.
Mais j'ai peu de dettes. Et quant à mon logis, 1" je dois
encore quelque chose ; 2» je suis dans l'incertitude : irai-
je à Revel ou non ? Caserai-je mon roman, ou non ? Si
je pars, j'aurai le temps de quitter aussitôt; car les dépen-
ses et les tracas d'un déménagement coûteront plus cher
que de rester, quel que soit mon nouveau logement. J'en
ai déjà fait le compte. Le logement, le roman, le voyage à
Revel, trois idées immuables, — ma femme et mon para-
pluie !
COBRESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI 59
AdieulDansla prochaine lettre tout sera décidé. Et
maintenant, au revoir. Je le souhaite toutes sortes de
prospérités ainsi qu'à ta femme et tes enfants.
Dostoïevski.
Ici le temps est affreux. Les écluses célestes sont ouver-
tes et la Providence a envoyé à la Palmyre septentrionale
plusieurs milliers de rhumes, de coryzas, de fluxions de
poitrine, de fièvres, etc. Nous avons jjéchél As-tu lu
Emélia. de Veltraan, dans le dernier numéro de la Biblio-
thèque de Lecture, — c'est ravissant ! Le tarantass est
bien décrit. Mais quelle affreuse illustration !
Mes humbles salutations à Emilie Fédorovna. Je vou-
drais vous voir tous.
Si je case mon roman, je trouverai bien à caser Schiller,
j'en réponds. Le Juif errant n'est pas mal. D'ailb^urs, Sue
n'a pas grande portée.
Je ne veux pas t'en parler, frère, mais ta iiiuaiion me
tourmente, ainsi que Schiller, à un tel point, que j'en
oublie la mienne. Et Dieu sait si elle est dirOcile!
Si je ne case pas mon roman, je pourrai toujours me
jeter dans la Neva I Que faire ? J'ai déjà pensé à tout. Je
ne survivrai pas à mon idée fixe.
Réponds au plus tôt, je m'ennuie.
Au même,
1845.
Très cher ami,
Je t'écris aussitôt arrivé, comme je te l'avais promis. Si
je te disais, mon Lien-aimé ami, combien de désagréments,
d'ennuis, de tristesse, de vilenies, de bassesses j'ai sup-
portés pendant mon voyage et le jour de mon arrivée
à Pétersbourg, c'est au dessus de ma plume. D'abord,
ayant pris con^fé de toi et de l'aimable Emilie Fédo-
rovna, je m'embarquai sur le bateau à vapeur dans la
disposition d'esprit la plus désagréable. La cohue était
énorme, et mon ennui insupportable. Nous sommes partis
à midi et quelques minutes. Le bateau marchait comme
une tortue. Le vent était contraire, les vagues inondaient
le pont ; j'ai eu froid d'une façon insupportable et je pas-
i)0 COHREHPONOANCe DB DOSTOÏEVSKI
sai une nuil indescriplible, assis, presque вапя conoais-
eance et perdant la faculté de penser. Je m<' Houviens
seulement que j'ai été pris de voniisscments au moins
trois fois. Le lendemain soir, à 4 heures exactement, noue
sommes arrivés 6Cronstudt, c'est-à-dire en vingt-huit hru-
res. Après trois heures d'attente, nous sommes partis dans
la brume avec le plus misérable et le plus d/'goûlant des
bateaux à vapeur, O/j/a, qui a marché trois heures et demie
dans le brouillard et dans la nuit. Combien mon arrivée
à Pôtersbourg m'a paru triste, j'ai vaguement pressenti
tout mon avenir dans ces trois heures mortelles, btanl
surtout habitué à vous et à Revcl, comme si j'y avais vécu
toujours, Pclersbourg et ma vie dans cette capitale me
parurent aiïreux, déserts, privés de toute joie; la nécessité
me parut si grande, que si ma vie avait dû s'arrêter à cet
instant, je serais mort avec joie. Je t'assure que je n'exa-
gère nullement. Tout ce jeu n'en vaut pas la chandelle.
Toi, frère, tu désires venir à Pétersbourg. Si tu viens,
choisis la voie terrienne, car rien n'est aussi triste et aussi
lugubre que l'arrivée par la Neva, surtout la nuit. Cela
m'a paru ainsi, au moins. Tu dois t'apercevoir que mes
idées se ressentent encore du roulis. Quand j'arrivai chez
moi, la nuit, vers minuit, mon domestique ne s'y trouvait
pas; il s'était placé ailleurs, en attendant, et le portier, qui
se réjouissait, Dieu sait à quel propos, me donna la clef
abandonnée de mon appartement de sixcents roubles (dus).
Je n'ai pas môme pu prendre du thé et je me suis couché
dans un état réel d'apathie. Aujourd'hui, ra'étant éveillé
à huit heures, je vis devant moi mon domestique, je le
questionnai. Tout était comme d'habitude. Mon apparte-
ment a été un peu remis à neuf. Grigorovitch et Nékrassov
ne sont pas encore à Pétersbourg ; on suppose, d'après des
on-dit, qu'ils y seront à peine vers le 15 septembre, et encore
cela n'est pas sûr. Ayant donné une audience assez courte,
mais décisive à quelques créanciers, je suis allé faire des
démarches et je n'ai absolument rien fait. J'ai pris con-
naissance de quelques revues, j'ai mangé quelque peu,
j'ai acheté du papier et des plumes et voilà tout. Je ne
suis pas allé chez Bélinski. J'ai l'intention d'y aller
demain ; aujourd'hui je suis de trop mauvaise humeur. Le
soir je me suis mis à écrire cette lettre, que je termine
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 6l
presque, lettre terne, pleine d'ennui, qui se ressent bien
de ma situation actuelle si pénible.
« Quel ennui de vivre, messieurs ! »
Je t'écris en ce moment, d'abord parce que je t'avais
promis de t'écrire au plus vite, et, secondement, je languis
et j'avais besoin de t'écrire... Ah ! frère, quelle triste chose
que la solitude ; je commence à t'envier maintenant. Toi,
iVèrc, tu es heureux, vraiment heureux, sans le savoir. Je
t'écrirai encore avec le prochain courrier. Ce qui m'ennuie
un peu, c'est que je suis tout à fait (jusqu'au 15) sans res-
sources, mais pas énormément, car en ce moment il m'est
impossible de penser à quelque jchose. D'ailleurs, tout
cela n'est qu'une bagatelle. Je suis très faible et je veux
me coucher, car voilà la nuit. Que nous dira l'avenir?
Comme c'est dommage qu'il faille travailler pour vivre !
Mon ouvragiî ne supporte pas d'être un travail imposé.
Ah ! frère ! tu ne te ligures pas combien je voudrais pas-
ser au moins deux heures avec vous. Que va-t-ii arriver,
quel va être l'avenir ? Je suis maintenant un véritable
Goliadkiue * ; d'ailleurs, je dois m'occuper de lui dès
demain.
Un attendant, adieu ! Au prochain courrier. Adieu, mon
ami bion-aimé ; salue et embrasse pour moi Emilie Fédo-
rovna. Je salue aussi les enfants. Théodore se souvient-il
encore de moi ou bien est-il devenu indifférent?
Allons, adieu, montrés cher. Adieu. Ton
Dostoïevski.
Goliadkiue a gagné par suite de mon spleen. Il m'est
venu deux idées et une nouvelle combinaison. Allons,
adieu, mon cher. Ecoute, que serons-nous d'ici une ving-
taine d'années ? Je ne sais ce que je deviendrai ; je sais
seulement qu'à présent je suis d'une sensibilité doulou-
reuse.
A M. et M"* A. -A. Bergman mes plus humbles saluta-
tions. Pétersbourg est encore vide. Tout est assez triste.
1. Lo héros du roman Le Double, dont il est question dans ces
lettres.
6*^ CORRBSPONDANCB DE DOSTOlEViiKI
Au même.
Soclobro 1S45.
Mon cher frère,
Jusqu'à présent, je n'ai eu ni le tompK ni la disposition
d'esprit nécessaire pour l'informer de (juoiquo chose qui
me concerne. Tout nje semblait si vilain et si sombre, que
je n'osais regarder autour de moi. Et d'abord, mon trèe
précieux, mon unique ami, j'étais tout ce temps sans le*
sou et je vivais à crédit, ce qui était fort désagréable. Secon-
dement, j'élais triste, en général, de sorte que je perdais
courage malgré moi, je ne me soignais plus et je demeu-
rais non plus d'une indifférence stupide, mais — pire que
cela, — je dépassais la limite et je rageais et j'étais dépité
jusqu'à l'imposbible. Au commencement du mois courant,
Nékrassov est rentré et m'a pa}é une partie de sa dette :
l'autre partie sera payée un de ces jours. 11 faut te dire
que'Bélinâki m'arait fait la leçon il y a une quinzaine de
jours, de quelle façon il fallait vivre dans notre monde lil-
téraire, et en concluant il me déclara que je devais absolu-
ment, sur le salut de mon âme, exiger au moins 200 rou-
bles assignats par feuille. De cette façon, mon Goliadkine
pourra valoir au moins 1.500 roubles ass. Nékrassov a eu des
remords de conscience et il veut réparer ses torts en me
promettant au 15janvier 100 roubles pour le roman Le* Pau-
vres Gens, qu'il m'a acheté. Il avoue franchement que
150 roubles argent n'est pas un prix convenable et, par
repentir, il m'ajoute 100 roubles de supplément. Tout cela
est bien. Mais ce qui est mal, c'est qu'on n'entend plus du
tout parler de censure à propos des Pauvres Gen*. Ils traî-
nent, traînent un roman aussi innocent et je ne sais com-
ment cela finira. Eh bien, et si on l'interdit? Si on le raye
du haut en bas? Ce sera vraiment malheureux, et Nékrassov
prétend qu'il n'aura pas le temps de publier l'Almanach,
pour lequel il a déjà dépensé 4.000 roubles ass.
Iakov Petrovitch Goliadkine est toujours fidèle à son
caractère. C'est un affreux lâche ; il n'y a rien à en faire ;
il ne veut pas avancer et prétend qu'il n'est pas prêt; qu'il
est bien comme il est, qu'on n'a rien à lui reprocher, mais
que s'il s'agissait de quelque chose, lui aussi pourrait s'y
\
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 63
mettre, et pourquoi pas, et pourquoi non ? Car lui aussi
est comme les autres ; il n'a l'air de rien, mais il est
comme les autres. Qu'est-ce que cela peut lui faire? C'est
un lâche, un affreux lâche ! Il ne veut pas terminer sa car-
rière avant la mi-novembre. Il s'est déjà expliqué avec
Son Excellence et serait prêt (pourquoi pas) à donner sa
démission. Quant à moi, son auteur, il me met dans une
situation très désagréable.
Je vais souvent voir Bélinski. 11 est très bien disposé
envers moi et me considère sérieusement comme un
témoignage public de ses opinions. Uo de ces jours, j'ai
fait la connaissance de Kroneberg, le traducteur de Sha-
kespeare (c'est le lils du professeur Kroneberg de Khar-
kov). En général, l'avenir (et un avenir très prochain) peut
m'ôtre favorable et peut aussi devenir très sombre. Bé-
linski m'engage vivement à terminer Goliadkine. Il en a
parlé dans tout le monde littéraire et un peu plus il le
vendait à Kraevsky, tandis que la moitié des habitants de
Saint-Pétersbourg ne parlent que des Pauvres Gens. Grigo-
rovitch seul vaut son pesant d'or l II me dit lui-môme : « Je
suis votre claqueur-chauffeur. »
Nékrassov aime les affaires, il ne pourrait vivre eane cela;
il a ça de naissance, et le jour môme do son arrivée, il est
venu chez moi dans la soirée et il a formé le projet de fon-
der un petit almanach périodique, dans lequel toute la
gent littéraire collaborerait, mais dont les rédacteurs prin-
cipaux seraient moi, Grigorovitch et Nékrassov. Ce dernier
prend sur lui tous les frais. L' Almanach contiendra deux
feuilles (d'imprimerie) et paraîtra une fois tous les quinze
jours, le 7 et le 21 de chaque mois. On l'appellera le
Zouboshal (le Gouailleur). Il s'agit de se moquer de
tout et de rire de tout sans épargner personne ; de parler
des Ihéûtres, des revues, de la société, de la littérature,
des faits- divers, des expositions, des journaux, de ce qui
se passe à l'étranger, en un mot, de tout, toujours dans le
même esprit et avec la raêjme tendance . 11 commencera le
7 novembre. Nous lavons composé admirablement. Pre-
mièrement, il sera illustré. Comme épigraphe, nous pren-
drons les célèbres paroles de Boulgarine dans le feuilleton
de Sévernaïa Ptchéla (L'Abeille du Nord) : € Nous som-
mes prêts à mourir pour la vérité, nous ne pouvons nous
6i CORRESPONDANCE DB DOHTOIEVSKI
passer de la v6rilé »,etc.,ei cela нега signé Thaddéc Boul-
gariiif^. On niollra cola aussi dane l'annonce qui ' < le
l*' novembre. l'our le promior numéro, les arli .uni
i\r. Nékrassov : !• Quelques vilenies de Sлint~Pélerstюarg
(bien rntendu, qui virnnrnl do не faire) et '2* Le futur готшп
(ГЕидепе Sue : les sept péchés capitaux (loul le roman en
troiH pages). Revue do toutes les reruos. La conférence de
Shevirev sur l'hiirmonie du vers de Pouchkine; elle est si
grande que quand lui, Shevirev, se trouvait au Golysée et
lisait à deux dames qui l'accompagnaient des stances de
Pouchkine, toutes les grenouilles et tous " ' «rds du
Golysée se rassemblèrent pour l'écouter. (- a fait
cette conférence à l'Université de Moscou.) Ensuite, la der-
nière séance de la Sociélc des slavophiles, dans laquelle
il a été victorieusement démontré qu'Adam était Slave et
habitait la Hussie ; et dans laquelle on a démontré égale-
ment toute l'importance et l'utililé de la résolution de
cette grande question sociale pour le bien-être et le profit
de toute la nation russe. Ensuite, dans l'article consacré
à la critique d'art, le Zouhoskal rendra pleinement justice
à Vllluslratiun de Koukolnik. Chacun sait bien que Г///о«-
tration est toujours imprimée avec une grande négligence :
les coquilles, les mots à l'envers ne l'embarrassent nulle-
ment.) Grigorovitch écrira V/Jistoire de la Semaine, et
ajoutera quelques observations. Moi j'écrirai Mémoires d'un
valet de chambre, etc. Gomme tu vois, le journal sera très
amusant, dans le genre des Guêpes de Karr. Ge sera une
bonne affaire ; car le plus petit revenu peut donner pour
ma part de 100 à 150 roubles par mois. Le livre marchera.
Nékrassov y publiera aussi des poésies.
Allons, adieu. Une autre foisj'écrirai davantage. A pré-
sent, j'ai une masse de travail et tu vois que malgré tout
je t'ai écrit une longue lettre; quant à toi, si je n'écrivais
pas, tu serais capable de ne pas m'écrire une seule ligne,
u comptes les visites. Quel paresseux tu es !
Lis Téverin (George Sand) dans Olefchestvennia Zapiski
du mois d'octobre. Il n'y a jamais eu rien de pareil dans
notre siècle. Voilà des hommes modèles.
Adieu, mon ami. Je salue Emilie Fédorovna et je lui
baise les mains. Les enfants vont-ils bien ? Donne des
détails.
CORRESPONDANCE DE Df»STOÏEVSKI 65
Continue à traduire Schiller à loisir, quoiqu'il soit abso-
lument impossible de dire quand on pourra réaliser l'édi-
tion. Je cherche à te dénicher quelque traduction. Mais,
voilà ! Les Otetcheslvennia Zapishi ont trois traducteurs
officiels. Peut-être arrangerons-nous quelque chose ensem-
ble. D'ailleurs, tout est à venir. Si je marche, le théâtre de
Schiller marchera aussi, — voilà tout ce que je sais.
Ton Th. Dostoïevski.
Au m с lue.
16 novembre 1845.
Cher frère,
Je t'écris à la hâte, car en ce moment j'ai très peu de
temps. Goliadkine n'est pas encore terminé ; il faudrait
cependant l'achever pour le 25. Tu es resté très longtemps
sans me répondre et je commençais à bien m'inquiéter.
Écris plus souvent : tu prends pour excuse ton manqu.-
de temps, c'est une blague. 11 faut très peu de temps pw.ii
cela. C'est la paresse provinciale qui te perd à la fleur de
l'âge, mon cher, et pas autre chose.
Eh bien ! mon frère, je pense que jamais ma gloire n'at-
teindra des hauteurs plus élevées que celles où elle plane
aujourd'hui. Partout je rencontre un très grand respect,
la curiosité est immense à propos de moi. J'ai fait la con-
naissance de quantité de gens très convenables. Le prince
Odoevsky me prie de l'honorer de ma visite, et le comte S...
s'arrache les cheveux de désespoir; Panaiev lui a déclaré
qu'est paru un talent qui les dépassera tous. S... a fait le
tour de tout le monde et étant allé chez Kraevsky, il lui
demanda soudain: Qui est ce Dostoïevski? Où prendrai-je
ce Dostoïevski ? Kraevsky, qui ne mâche rien à personne,
et dit toujours les choses sans détour, lui répond que Dosto-
ïevskinejne voudra pas lui faire l'honneur d'une visite. Cela
est bien vrai : les aristos se perchent sur leurs échasses et
se figurent qu'ils m'anéantiront sous la grandeur de leurs
faveurs. On me reçoit partout comme une merveille. Je ne
puis ouvrir la bouche sans que l'on répèlo dans tous les
coins que Dostoïevski a dit ça, Dostoïevski veut faire ça,
Bélinski m'aime autant que possible. Le poète Tourguenev
(tu as bien entendu parler de lui) est revenu de Paris der-
ее COnnEHPONDANCB DE D0»T0YEV8KI
Dièrement et il ь'е>Л lelloœent attaché à moi, il u tant d'ami-
tié pour moi, que Bélinski explique cela en euppoHaal que
Тоигц1И*пеу est tombé amoureux de moi. Ah 1 iiio;i frère,
quel hommo ! Un peu plu8, moi aussi je devenais amou-
reux de lui. Il a un réel talent, il est poète, aristocrate,
beau, riche, intelligent, instruit, il a vingt-cinq an.s — je
ne sais ce que la nature a pu lui геГинег ! Enfin, il a un
caractère d'une droiture à toute épreuve, formé à bonne
école, d'une hiimeur parfaite. Lis sa nouvelle dans П/,/-
cheslvennia Zapi&hi : André Kolossov, — c'est lui-mr-nic,
quoiqu'il n'ait pas songé à s'exposer.
Je ne suis pas encore bien riche en argent, mais je n'en
manque pas trop. Dernièrement, je me suis trouvé sans le
sou. Il y a quoique temps, Nékrassov a eu l'idée de fonder
le Zoaboskàl, un délicieux almanach humoristique, pour
lequel j'avais écrit une annonce. Cette annonce a fait
beaucoup do bruit, car c'est la première manifestation
de légèreté et d'esprit en pareilles choses. Cela m'a fait
penser au premier feuilleton do Lucien de Rubempré.
Mon annonce a été imprimée dans les Oletchestvennia. Za-
piski dans les € Nouvelles diverses ». On m'en a donné
20 roubles argent. Un de ces jours, n'ayant pas d'argent,
je passai chez Nékrassov. Pendant que j'étaischez lui, l'idée
m'est venue d'écrire un roman en neuf lettres. Revenu à
la maison, j'ai écrit ce roman en une nuit ; son étendue est
d'environ une demi-feuille. Le matin je l'ai porté chez Nékras-
sov, et j'ai reçu 125 roubles ass. ;donc,ma feuille vaut pour
le Zouboskal 250 roubles ass. Le soir, on a lu mon roman
chez Tourguenev au milieu de notre cercle d'amis, une
vingtaine de personnes environ, et il a produit un effet
superbe. On та le publier dans le premier numéro du
Zouboskal. Je t'enverrai le livre pour le К décembre.
Bélinski a dit qu'il est complètement sûr de moi, car je
puis traiter des genres tout à fait différents. Un de ces jours,
Kraevsky qui avait entendu dire que je manquais d'argent,
m'a instamment prié de lui emprunter 500 roubles. Je pense
que je lui vendrai 200 roubles la feuille.
Il me vient une foule d'idées; et il m'est impossible d'en
parler même à Tourguenev, par exemple, car le lendemain,
dans tous les coins de Saint-Pétersbourg, on saurait que
Dostoïevski écrit ceci et cela. Eh bien, frère 1 Si j'allais
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 67
te compter tous mes succès, je n'aurais pas assez de papier.
Je pense que j'aurai de l'argent. Goliadkine vient admi-
rablement bien ; ce sera mon chef-d'œuvre. Hier, j'ai été
pour la première fois chez P... et je crois que je suis tombé
amoureux de sa femme. Elle est intelligente et belle, de
plus très aimable et très franche. Je passe mon temps très
gaiement. Notre cercle est assez grand. Mais je ne parle
que de moi; pardonne-moi, mon cher; je te dirai franche-
ment que je suis presque enivré de ma gloire. Avec ma
prochaine lettre, je t'enverrai le Zouboskal. Bélinski dit
que je m'abaisse en plaçant des articles dans cet almanuch.
Adieu, mon cher. Je te souhaite du bonheur. Je le féli-
cite à l'occasion de ton avancement. Je baise les mains
d'Emilie Fédorovna et de tes bébés. Que font-ils ?
Ton
Dostoïevski.
Bélinski me garde des entrepreneurs. J'ai relu ma let-
tre et j'ai trouvé d'abord que je ne sais plus l'orthogra-
phe et ensuite que je suis un vantard.
Adieu, écris-moi au plus tôt.
Noire Schiller ira bien, certainement. Bélinski nous
encourage à faire une édition d'œuvres complètes. Je crois
qu'on pourra plus tard la vendre avantageusement, à Né-
krassov, par exemple.
Adieu.
Les Mina, les Clara, les Marianne, etc., sont bien embel-
lies, mais coûtent un argent fou. Récemment, Tourguenev
et Bélinski m'ont bien grondé pour ma vie désordonnée.
Ces messieurs ne savent pas comment me témoigner leur
atïection ; ils sont tous amoureux de moi. Mes dettes sont
toujours aa môme point.
Au même.
1~ février 1846.
Mon cher frère,
D'abord, ne sois pas fâché de mon long silence. Je te jure
que je n'avais pas de temps, et je te le prouverai bien. Ce
qui m'a retenu surtout, c'était que jusqu'à ces derniers
temps, c'est-à-dire jusqu'au 28, je terminais mon mauvais
68 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
suicl do GolUdkine. Horreur ! Voili. Ш calcul, hum.^ :
TctZi. K^rminor avant lo mois d'août «t , .. Iratn* ju»-
;^и'1Хг1ог! Je fcnvoie à présent ГМтапасЬ /-•.. />«.«.
СспЛЧ paru le .5. Allons, fr*rc 1 De quelles .nveCve,
espérées no Icsa-l-on pas salué, de l°"'«» •>".', •.7"
№(u,(ra/ion j'ai lu une critique qu. rcssemb.. pb.tftl à
de, in^X^es. Dans Sé.ern.ra PtchéU il y ava.t )..u sa.l
quo Mais je sais comment on a accueilli Gogo cl nous
laTôns tous comment on accueillait Pouchkine. U public
îû -môme est exaspéré : les trois quarU des lecteur» nous
n uUent ma,s un quart (et môme pas) nous louange à
Ггапсе: Les débaLont terr.b.es, (b'A-n.ch se vend
d'une façon étonnant*, extraordma,re. "» P«f^»^;;
que dans quinze jours il ne restera P»',"".'^'"'f "7.''„7„i
Ca se passe comn.e avec Gogol. On l'mjur.a.l, on 1 .nju
Silefon le lisait ; maintenant on a fa.t '» P"- "^ '^
cl on le loue. Je leur ai donné un os à ronger ! Qu ils se
débrouillent, ces imbéciles travaillenti. ma S^«"'-}-'
Sé.ernaU PtchéU s'est couverte de honte par - " И»«:
C'est abominablement stupide t Mais aussi, Ч»" «^^ '^^^^^
ges, frère 1 Figure-loi que notre cercle, même Bélinski,
trouve que j'ai même dépassé Gogol.
par Nikitenko, il , aura une analyse très iff^^^^^^
P^„vr.> Gens, bien entendu en ma faveur Ли mois de
mars, Bélinski va faire du bruit. Odoevsky écrit un arl.de
soécial sur Ш Pauvres Gens. SoUogoub, '«*»■' .■"'>° "^'•
Mo Le je me suis loué dans le grand monde e dans
ÎÎÔis mois environ je viendrai en personne te raconter mes
■'^C; public a desinslincts, comme toutes les foules
mais pas d'instruction. On ne peut comprendre comme»
il est possible d'avoir un style pare, . Us ^"»«f ^™;/i°
Ut le museau de l'auteur ; mais je n a. P- -ofj^'t
2;:;'^ГрТг;:::ГпУзТоГе1;Тш^^^^^^^^^^
trrait^X aûtremenUOn trouve le -an ^p «ео„и,
1. Le héros du roman de Dostoïewski : Les Pauvres Gens.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 69
en ce que j'emploie l'analyse et non pas la synthèse, c'est-
à-dire que je vais en profondeur, et, examinant les atomes,
je cherche le tout ; tandis que Gogol débute par le tout et
c'est pour cela qu'il n'est pas aussi profond que moi. Tu
liras et tu verras. Mon avenir sera très brillant, frère I —
Aujourd'hui paraît Goliadkine. Il y a quatre jours je l'écri-
vais encore. Dans les Olelcheslvennia Zapiski il prendra
onze feuilles. Goliadkine est dix fois supérieur aux Paa-
vres Gens. Nos amis prétendent que depuis les Ames mortes
il n'y a eu rien de pareil en Russie, que l'œuvre est pleine
de génie, et que ne disent-ils encore ! Ils me considèrent
avec tant d'espoirs 1 En effet, Goliadkine m'a bien réussi.
Je sais qu'il te plaira énormément ! Il te plaira davantage
que les Ames mortes, je le sais. Reçoit-on chez vous les
Otetchestvennia Zapiski ? Je ne sais si Kraevsky me don-
nera un exemplaire.
Allons, frère, il y a si longtemps que je ne t'ai écrit, je
ne me rappelle plus sur quoi je me suis arrêté. Tant d'eau
a passé sous le pont ! Nous nous verrons bientôt. Je pas-
serai l'été avec vous absolument, mes amis, et pendant
tout l'été j'écrirai énormément: j'ai des idées. Maintenant,
j'écris aussi.
Pour Goliadkine, i^a'y reçu exactement 600 roubles argent.
De plus, j'ai encore reçu une masse d'argent, de sorte que
j'ai dépensé trois mille depuis notre séparation. Je n'ai
pas d'ordre, — voilà la vérité ! J'ai quitté mon apparte-
ment et j'ai loué deux chambres meublées admirablement.
Je suis très bien. Voici mon adresse : à l'église Wladi-
mir, au coin de la rfle Grebetzky et de la traverse Kouz-
netchny, maison du marchand Koutchine, n^ 9. Écris, je
t'en prie, au nom du ciel. Écris-moi si Les Pauvres Gens
t'ont plu. Salue Emilie Fédorovna, embrasse les enfants.
J'étais pas mal amoureux de M»"* P..., cela commence à pas-
ser, et encore je n'en sais rien. Ma santé est très mauvaise ;
j'ai mal aux nerfs, j'ai peur d'une fièvre cérébrale ou ner-
veuse. Je ne puis vivre convenablement, je suis complè-
tement débauché. Si je ne puis prendre quelques bains
de mer cet été, ce sera bien malheureux. Adieu, écris, je
t'en supplie. Pardonne-moi d'écrire si mal. Je suis pressé.
Je t'embrasse. Adieu. Ton
Dostoïevski.
70 Г.ОПНЕН1Ч).М)А.>СК I)K r)OSTC>IKV>«KI
Allons, frère, excuse-moi, je l'en prie, de ne l.ivojr rien
envoyé jusqu'à présent. Je le l'apporterai cel été. Allons,
adieu, il est deux heures.
Je vous apporterai des cadeaux и ton*..
L'élé procludn, naon cher ami, ttoiis li- j»a-,seron8 plue
gaiement que celui de celte année. Je ne serai pas in* s
riche en argent, mais je compte toujours sur 8(X) ou
1000 roubles. Cela suffira pour l'élé.
Viéra ' se marie. Le sais-tu ?
An même.
l" avril 1840.
Cher frère,
Je t'envoie le casque avec les accessoires et la paire
d'épaulelles. On n'a pas attaché la jugulaire ; on a dil que
cela abîmerait le shako pendant le voyage. Je ne sais si
j'ai bien fait la commission.. Si non, ce n'est pas ma faute,
car je n'entends absolument rien à ces choses-là. Je ne
marche pas avec mon siècle, mon ami. Maintenant deuuème
question. Tu demanderas pourquoi ce retard. Mais moi,
mon très cher, je travaille comme un forçai, et si étrange
que cela te paraisse, je n'ai pas trouvé le temps de faire la
commission. Il est vrai que j'ai passé deux courriers par
mon élourderie. Je suis coupable. 11 ne faut pas m'en
vouloir.
Je continue maintenant. Mon ami, tu dois ôtre fâché que
je reste si longtemps sans écrire, mais je suis tout à fait
de l'avis de Poprichtchine de Gogol : — « les lettres
sont des blagues, ce sont les pharmaciens qui écrivent
des lettres. » Que t'écrire ? Je devrais écrire des volumes,
si je devais commencer à causer avec toi autant que je
voudrais. Dans ma vie tous les jours il y a tant de nou-
veau, tant de changement, tant d'impressions, tant de
choses bonnes et avantageuses, tant de choses désagréables
et à mon désavantage, que je n'ai pas le temps de réflé-
chir. D'abord; je suis pris entièrement. J'ai un gouffre
d'idées et j'écris constamment. Ne crois pas que je sois
1, Une des sœurs de Dostoïevski.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 71
sur des roses. C'est de la blague. D'abord, j'ai dépensé
une masse d'argent, c'est-à-dire exactement 4.500 depuis
notre séparation et j"ai vendu d'avance pour 1.000 roubles
ass. de ma marchandise. Ainsi, avec l'ordre qui me carac-
térise et que tu connais, je me suis complètement volé et
je recommence à me trouver sans le sou Mais ce n'est
rien. Ma renommée est arrivée à son apogée. Dans deux
mois, d'après mon compte, on a parlé de moi trente-cinq
fois dans diverses publications. Les unes me montent aux
nues en me comblant de louanges; d'autres avec quelques
restrictions ; et, en troisième lieu, on m'accable d'injures.
Quoi de mieux et de plus élevé ? Mais voilà ce qui est
vilain et ce qui me tourmente : tous ceux de notre cercle,
tous les amis, Bélinski, tous sont mécontents de moi à
propos de GoUadkine. La première impression a été un
ravissement irréfléchi, des paroles, du bruit, des discus-
sions. Ensuite — la critique. Voilà : tous, tous se sont rais
d'accord, c'est-à-dire mes amis elles lecteurs, tous ont trouvé
que GoUadkine est si monotone, si ennuyeux, si étendu,
qu'il n'y a pas moyen de le lire. Mais ce qui est bien plus
comique, c'est que tous m'en veulent pour l'avoir étendu
et que tous sans exception le lisent avec acharnement et
le relisent avec un acharnement égal. Et un do nos amis
ne fait que ça, il lit tous les jours un chapitre pour ne pas
se fatiguer et il claque des lèvres de plaisir. Certains lec-
teurs crient que c'est tout à fait impossible, qu'il est stu-
pide d'écrire et de publier des choses pareilles, d'autres
crient que c'est copié et imité, et d'aucuns m'ont fait
entendre de tels madrigaux, que j'ai honte de les répéter.
Quant à moi, à un certain moment j'étais tombé dans le
marasme. J'ai un défaut terrible : un amour-propre et une
ambition illimités. L'idée que j'avais trompé l'attente des
autres et que j'avais gâté une chose qui aurait pu être une
œuvre importante, cette idée me tuait. Je suis dégoûté de
GoUadkine. Il y a bien des choses qui ont été écrites à la
hâte ou dans des moments de lassitude. La première partie
est mieux que la seconde. A côté de pages brillantes, il y
a des vilenies, de l'ordure, ça retourne le cœur, on est
dégoûté de le lire. Voilà ce qui a fait mon tourment et je
suis tombé malade de chagrin. Frère, je t'enverrai GoUad-
kine dans quinze jours. Tu le liras. Ecris-moi ton opinion.
72 COnBKSPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
J'abandonne la vio et mon élude et je te dirai quelques
nouvelles: 1" Une nouvelle monstre: Bélioski al <;
les Otelcheslvennia Zàpiski. Sa santé est très ébi . _ , il
va aux eaux, pout-étre même à l'étranger. Il ne repren-
dra pas ses critiques avant deux ans. Mais pour mainte-
nir ses finances il publie un almanach d'une épaisseur
gigantesque (60 feuilles d'imprimerie). J'écrie pour lui deux
nouvelles: X' Les Favorin rasés, 2" Nouvelle des chu > " ч
supprimées, toutes lesdcux d'un intérêt tragirjue,i . i,
et, cela j'en réponds, concises au possible. Los lecteurs
attendent mesœuvres avec impatience. Les deux i. "s
ne sont pas bien grandes... Kn outre, quelque cIj ir
Kraevsky et un roman pour Nékrassov. Tout cela me pren-
dra un an. Je termine en ce moment Les Favoris rasés.
Deuxièmement. — Une masse de nouveaux écrivains
ont fait leur apparition. Les uns sont mes rivaux. Parmi
eux il faut surtout remarquer Hertzcn (I î i i ot Gon-
tcharov. Le premier ad»''jà publié ; le s«' un com-
mençant et n'a été publié nulle part. On dit énormément
de bien d'eux. En attendant, la priorité m'appartient ;
j'espère que cela sera toujours ainsi. En général, la litté-
rature n'a jamais tant produit qu'à présent. Tant mieux.
Troisièmement. — Je viendrai chez vous ou très tôt, ou
très tard, ou pas du tout. J'ai des dettes, je n'aurai pas
d'argent (sans argent je ne viendrai pour rien au monde),
et puis, troisièmement, je suis accablé de travail. L'avenir
nous le dira.
Quatrièmement. — Shidlovsky a donné signe de vie. Son
frère est venu me voir. Je vais commencer à correspondre
avec lui.
Cinquièmement. — Mon cher ami, si tu veux gagner
quelque chose par la littérature, il y aurait une occasion
de réussir et de faire de l'effet par une seule traduction.
Traduis donc : Reinecke-Fuchs de Goethe. On m'avait môme
prié de te charger de traduire cela, car il le faut pour
l'almanach de Nékrassov. Si tu veux, traduis-le. Prends
ton temps. Et même, si je ne vienspas vers le 15 mai ou
le !•' juin, envoie-la si c'est prêt. Tous s'en vont pour l'été ;
mais si c'est possible, je te la placerai quelque part et je
t'apporterai l'argent. Si ce n'est en printemps, ce sera en
automne certainement. L'argent viendra sûrement. Nékras-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 73
sov est éditeur, il achètera, Bélinski achètera, Ralkov
achètera, Kraevsky est tout à ma disposition. L'affaire est
avantageuse. On a parlé de cette traduction dans notre
cercle. Ainsi, commence si tu veux et, sur ma tête, je
garantis le succès. Si tu traduis trois chapitres environ,
envoie-les-moij'e les montrerai à ces messieurs et il pour-
rait arriver que l'on payât d'avance.
Je n'ai jamais été si riche d'activité qu'en ce moment.
Tout bouillonne, tout va... Mais qu'en adviendra-t-il ?
Adieu, mon ami.
Viéraest mariée depuis trois mois. On ditqu'elleest heu-
reuse. L'oncle lui a donné autant qu'à Varia*. Écris à l'oncle.
Elle a épousé Ivanoff. 11 a trente ans. 11 est professeur de
chimie quelque part. Viéra m'a écrit ; elle disait qu'elle
t'écrivait aussi.
Adieu, mon cher. Je vous embrasse tous et vous souhaite
mille choses. Je baise les deux mains d'Emilie Fédorovna.
J'embrasse aussi les enfants. Comment vas-tu ? Parle-moi
de toi. Ah ! mon ami. J'ai envie de le voir. .Mais que faire.
Tout г\ loi.
Th. Dostoïevski.
Au même.
16 mai 1846.
Cher frère,
Devant toi sont ces dames qui t'ont apporté ce message.
Je te prie, reçois-les bien et, si c'est possible, tu ne ferais
pas mal de les inviter à dîner, — M"»* Bélinski et sa très
intéressante sœur. Elles me demandent de les recomman-
der aussi auprès d'Emilie Fédorovna. Nourris leur égoïsme
féminin en l'intéressant le plus possible à elles-mêmes et,
bien entendu, parle le moins possible littérature. D'ail-
leurs tu t'y entends mieux à toutes ces affaires que moi ;
conseille-leur où elles doivent descendre et ce qu'elles doi-
vent faire... Je ne sais ce qui vaut mieux pour elles : res-
ter à Revel ou bien aller à Hapsal.
Je dirai de moi-même que je ne sais pas du tout ce que
1. Autre sœur de Dostoïevski.
74 CORRESPONDANCE DE nOSTOÏEVSKI
je vais devenir. Je n'ai pas un корок, cl je ne sais pas d'où je
pourrai en avoir. Il m'est impossible de bouger d'ici aana
avoir 500 roubles pour payer les délies de Saiut-Pélers-
bourg. Par conséquent, lu peux en juger loi-môuie. 11 est
probable, et plus probable qu'autre chose, frère, que noue
ne nous verrons pas et que je ne viendrai pas. Je m'en-
nuie ici, je me sens mal à l'aise. J'écris cl je ne vois pas la
fin de mon travail. Mes salutations à Emilie Fédorovna. Je
lui recommande MM»*' Bélinski et j'espère pouvoir comp-
ter sur son indulgence ot sur son amabilité. Il ne serait pas
mal que Fedia et Mâcha témoignassent quelque gentillesee
de leur part, et disent franchement leur opinion dans les
limites de leur sagesse. Allons, adieu, frère, je n'ai pas de
temps. Vraiment, je n'ai jamais traversé une époque aussi
pénible. L'ennui, la tri^lesse, l'apathie, et l'altenle fié-
vreuse etconvulsive de quelque chose de meilleur me tor-
turent. Et puis encore me voilà malade. Le diable en soitl
Pourvu que tout cela se passe.
Ton
In. iJOSTOIEVSKI.
Au même.
8 septembre 1846.
Je me hâte de l'informer, cher frère, que je suis parvenu
tant bien que mal jusqu'à Saint-Pétersbourg et que je suis
descendu chez Troutovsky comme je le désirais. Je n'ai
pas ressenti de roulis; mais en voyage et ici, à Péters-
bourg,j'ai été trempé jusqu'aux os et je me suis enrhumé;
je tousse, j'ai un rhume de cerveau et tout cela très fort.
Le premier temps je me suis bien ennuyé. Je suis allé
chercher un logement et j'ai déjà loué deux petites piè-
ces bien meublées, le service compris, pour 14 roubles par
mois, mais je n'ai pas encore emménagé. Mon adresse : en
face la cathédrale de Kazan, maison Kochendorff, n° 25.
Écris-moi à celte adresse au plus vite; car j'ai bien envie
de te lire. Je me sens bien triste.
Les Bôlinski sont arrivées à bon port ; depuis mon
retour, je ne les ai pas encore revues. Le lendemain, je
suis allé chez Nékrassov. Il demeure avec les Panaiev, et
je les ai vus tous. L'Almanach va bien; il faut se presser.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
75
Quant au magasin, je n'ai pas voulu demander et je ne
sais pas; il doit aller aussi. Mais voilà une nouvelle: pour
connaître l'adresse de Nékrassovje suis entré chez Proco-
povitch. Il m'a appris l'objet du voyage de Nékrassov,
à Revel,— objet qu'il gardait secret, pour certaines raisons,
et n'avait même pas dit à Procopovitch ; celui-ci l'avait
deviné d'après certaines données. Il est venu voir Mas-
salsky, pour lui acheter le Sin Olelcheslva (Le Fils de la
Patrie) ; il paraît que l'affaire a l'air de bien marcher et à
l'époque du nouvel an nous aurons une nouvelle revue.
Je ne te dis rien de Gogol, mais je cite simplement un
fait. Dans le numéro du Sovremennik{Le Contemporain) du
mois prochain, sera imprimé un article de Gogol, — son
testament, dans lequel il renie toutes ses œuvres et recon-
naît leur inutilité et môme davantage. Il prétend que de sa
vie il ne touchera une plume, car le but de sa vie est la
prière. Il convient en tout avec ses adversaires. Il donne
l'ordre de faire imprimer son portrait en nombre immense
d'exemplaires et d'employer le prix de la vente pour
secourir les pèlerins désireux de visiter Jérusalem. Voilà.
Conclus toi-même.
J'ai été aussi chez Kraevsky. Il met sous presse Fro-
khartchine qui paraîtra au mois d'octobre. Je n'ai pas parlé
d'argent; mais il est fort aimable et enjoué. Je n'ai été chez
personne autre. lazikov a établi un bureau et il a une
enseigne. Dehors il pleut très fort, et il est diflicile de sor-
tir. Je suis encore chez Troutovsky, mais demain je m'ins-
talle chez moi. Quant à ton manteau, je n'ai pas pu ra'eo
occuper avec tous ces embarras et la pluie. Je veux vivre
le plus modestement possible. Je t'en souhaite autant. Il
faut commencer petitement. Nous vivrons et nous verrons.
Et maintenant, adieu. Je suis pressé. J'aurais voulu
t'écrire beaucoup de choses, mais vaut mieux ne pas en
parler. Écris. J'attends une réponse dans le plus bref
délai. Embrasse les enfants. Salue Emilie Fédorovna. Salue
aussi toutes les personnes que je connais. J'écrirai davan-
tage avec le prochain courrier. Ce n'est qu'un avis. Adieu.
Je te souhaite les meilleures chances, mon ami inappré-
ciable, et surtout, en attendant, la patience et la santé.
Ton irère,
Th. Dostoïevski.
76 C0RRB9P0N0ANCB ОВ DOSTOTEVeKt
Au même.
17 septembre 1846.
Mon cher frère,
Je l'envoie le manteau. Excuse ce relnnl. I.a faute n'en
est pas à moi, j'étais obligé do chercher mon doracsliquo
et enfin je l'ai trouvé. Sans lui je ne pouvais rien acheter.
Le manteau a ses qualités et ses défauts. Les (|ualités con-
sistent en ce qu'il est très large, presque double, et la cou-
leur est bonne, couleur grise d'uniforme ; le défaut, c'est
que le «Irap n'est que do 8 roubles ass. Il n'y en avait
pas de meilleur. Aussi il ne coûte que 82 roubles ass. Le
reste sert pour les frais de l'envoi. Que faire? Il y avait des
draps à 12 roubles ass., mais d'une couleur acier clair, très
jolie, mais qui te déplaît. D'ailleurs, je doute fort que ce
manteau te déplaise. Il est un peu long.
J'ai tardé à t'écrire à cause du manteau. Je l'ai d/îjà
annoncé que j'avais loué un logement. Je ne suis pas mal ;
mais je n'ai rien pour l'avenir. Kraevsky m'a donné
50 roubles arg. et à sa mine il est facile de juger qu'il ne
donnera plus rien ; j'aurai bien du mal.
Prokharlchine est terriblement défiguré dans un certain
passage. Ces messieurs d'un certain endroit ont môme
supprimé le mol Ichinovnik ^ et Dieu sait pour quelle
raison; tout était plus qu'innocent; ils l'ont rayé partout,
toute vie a disparu. Il n'est resté que le squelette de ce
que je t'avais lu. Je renie ma nouvelle.
On n'entend rien de neuf par ici. Tout est comme d'ha-
bitude ; on attend Bélinski. M"^ Bélinski te salue. Tous
les projets paraissent être restés en l'air ; ou bien, peut-
être, sont-ils gardés secrets, — le diable en soit î
Je dîne en société par cotisation. Beketov a réuni six
amis, dont je suis, ainsi que Grigorovitch. Chacun donne
15 кор. arg. par jour, et nous avons pour le dîner deux
bons plats proprement préparés et nous nous en conten-
tons. Donc,le dîner ne me revient pas à plus de 16 roubles
(par mois).
Je t'écris à la hâte, car je suis en retard et le domesti-
1. Employé de l'État.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 77
que attend avec le colis pour le porter à la poste. Je suis
encore plus ennuyé que toi quand lu avais mai aux dents.
J'ai bien peur que le manteau net'arriveun peu tard. Que
faire ? J'ai fait tout mon possible.
J'écris toujours Les Favoris rasés. Cela va lentement.
J'ai peur d'être en retard. J'ai entendu de deux personnes,
l'une qui est Beketov, l'autre Grigorovitch, qu'en province
on n'appelle pas autrement l'alraanach Peterbourgsky Sbor-
nik que par le nom des Pauvres Gens. Ils ne s'intéressent
nullement au reste, quoiqu'on se l'arrache, on l'achèU^ l'un
chez l'autre, chez celui qui a réussi à l'acheter à un prix
énorme. Chez les libraires à Penza et Kiev par exemple,
son prix officiel est de 25 à 30 roubles ass. Comme c'est
étrange ! ici il s'est arrêté, là-bas on ne peut en trouver.
Grigorovitch a écrit une nouvelle remarquable. Grâce à
nos démarches, à moi et à Maïkov (qui, soit dit en passant,
veut écrire un grand article sur moi pour le !•' janvier),
cette nouvelle sera publiée dans les Otetchestvennia Zapiski
qui, paraît-il, sont lout à fait à sec. Ils n'ont plus une seule
nouvelle en réserve.
On s'ennuie terriblement ici.On ne travaille pasici ! Chez
vous j'étais comme au paradis et Dieu sait que quand je suis
bien, avec mon caractère je gâte les choses. Je souhaite
à Emilie Fédorovna de bien passer son temps et surtout
de se bien porter, je le souhaite très sincèrement; je pense
beaucoup à vous.Tiens, frère: l'argent et un avenir assuré
c'est bien bon. J'embrasse mes neveux. Allons, adieu.
J'écrirai davantage la prochaine fois. Et maintenant je
te supplie de ne pas m'en vouloir. Porte-toi bien et ne
mange pas tant de viande.
Mon adresse :
Près de la cathédrale de Kazan, au coin de la Grande
Metchanskaïa et de la place, maison Kochendorff, n* 25.
Adieu. Ton frère,
Th. Dostoïevski.
Mange le plus possible de choses saines, je t'en prie,
passe-toi de champignons, de moutarde et de petites hor-
reurs pareilles. Je t'en supplie.
78 COHnEliPONUANCB DE DOSTOÏEVSKI
Au même.
7 octobre 1^40.
Cher frère,
Je m'empresse de répondre & la lettre et de l'écrire en
inômo temps ce dont je voulais l'informer même sans
avoir rc(;u ta lettre.
La dernière fois je l'ai écrit que j'avais l'intenlion d'aller
à l'étrangftr. Les libraires m'offrent i.OOO roubles ass. pour
tout. Nékrassov m'avait offert 1.500 roubles arg. Mais il
parait (|u'il n'a pas d'argent et il renoncera. Si le prix me
paraît trop bas (d'après mes dépenses), je ne l'accepterai
pas, et jo publierai moi-môme un volume, peut-être vers
le 15 novembre. Ce sera bien, car cela se passera sous
mes yeux ; l'édition ne sera pas dôflgurée, par exemple, et
j'y trouverai mon avantage. Il est possible que j'en tire
4.000 roubles. Les libraires en donnent autant, mais je ne
mettrai pas tout dans mon volume. Donc, s'il faut ajouter
un peu, à mon retour d'Italie je ferai paraître le deuxième
volume etje loucherai de l'argent en arrivant.
Je ne vais pas me divertir, mais me soigner. Péter»-
bourg est un enfer pour moil Comme c'est pénible, comme
c'est pénible de vivre ici ! Quant h ma santé elle va de
pis en pis. D'ailleurs je suis très effrayé. Que me dira,
par exemple, octobre? Jusqu'ici les journées sont belles.
J'attends ta lettre avec impatience : car je voudrais savoir
ce que tu eu penses. En attendant, voilà ce que je vais te
dire : viens à mon aide, frère, jusqu'au !•' décembre au
plus tard. Car jusqu'au l" décembre, je ne sais pas du
tout où prendre l'argent. C'est-à-dire, je trouverai bien
de l'argent, Kraevsky m'en offre très volontiers; mais je lui
ai pris déjà 100 roubles et je l'évite à présent, car pour
chaque 50 roubles, il faut une feuille d'imprimerie. Et
moi, je veux écrire un roman pour moi, quand je serai en Ita-
lie, à loisir, en liberté complète, et je veux être en état
de faire mon prix. Car le système de dettes constantes
que Kraevsky cultive en tout, c'est le système de ma ser-
vitude et de ma dépendance littéraire. Ainsi, donne- moi
les moyens, si tu peux. Je t'ai déjà écrit que je te rendrai
100 roubles en allant à l'étranger ; mais si tu peux m'en-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 79
voyer encore 50 roubles arg, je te les rendrai aussi, tout
sera fait pour le !•' janvier. Fais tes comptes, et si tu peux
me prêter jusqu'au !•' janvier, donne-les-moi. Tu peux
compter sur moi comme sur un roc, je te les rendrai. Je
t'écris tout cela, afin qu'il te soit plus commode de faire
tes comptes.
Cet argent m'est nécessaire pour l'achat d'un manteau.
Je ne me fais pas faire d'habits, tout pris que je suis par
mon système d'émancipation littéraire, et ils (c'est-à-dire,
les habits) ne sont plus convenables. Mais le manteau est
nécessaire. J'y mettrai bien Г20 roubles (avec le col), et avec
le reste je veux vivre tant bien que mal jusqu'au moment
de la publication. C'est Kraevsky lui-même qui m'a offert
de faire les démarches. C'est Ralkov et Kouvchinnikov (jui
publient sur sa recommandation. J'ai déjà causé avec eux.
Ce sont eux aussi qui m'ont offert 4.000 roubles pour le
manuscrit.
Pour le !•' janvier j'ai l'intention d'écrire encore quelque
petite chose pour Kraevsky, et puis je me sauverai. Pour
aller en Italie, il faut que je paie diverses dettes (à toi
aussi), 1.600 roubles ass. en tout. Il restera donc à peine
•2.t00 roubles ass. Je me suis informé de tout : le voyage
coûte 500 roubles (au plus). A Vienne je m'achèterai du
linge et des vêtements pour 300 roubles ; là c'est bon
marché ; cela fait donc 800 roubles ; il me restera alors
1,600 roubles. Je vivrai là-bas huit mois. J'enverrai au
Sovreinennik la première partie du roman, j'obtiendrai
1.200 roubles, et, de Rome, j'irai passer deux mois à Paris
et je reviendrai. Dès que j'arriverai, je ferai publier la
deuxième partie. Quant au roman Je me mettrai à l'écrire
dès l'automne 1848 et j'en ferai publier trois ou quatre
volumes. La première partie sera publiée dans le Sovre-
mennik sous forme de prologue. J'ai le sujet et l'idée
dans ma tête. En ce moment j'ai de très grandes craintes
pour ma santé. J'ai de terribles palpitations de cœur,
comme dans les premiers temps de ma maladie.
Nékrassov et Panaiev publient le Sovremennik depuis le
1*' janvier. C'est Bélinski qui fait la critique. 11 se fonde
une quantité de revues, et Dieu sait quoi encore. Moi,
j'évite tout cela, pour bien me porter et pouvoir écrire
quelque chose de sain. Le commerce de Nékrassov tombe.
80 COnnBBPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Mais lazikov et C^ sont dans un état florissant. Lui ausH-
fait lo commissionnaire en librairie. Je lui ai déjà parlé de
lui rcmetlre les exemplaires pour qu'il s'en arrange.
Salue tout le monde, surtout Emilie Fédorovna. Les
enfants aussi et je le supplie de me répondre avec le pre-
mier courrier. J'attends ta lettre, ftcris plus vile ; car si
tu no m'envoies pas d'argent, dis-le-moi au moins, dis que
tu n'en as pas (je te jure que je ne t'en voudrai pas) afin
que je puisse en chercher ailleurs.
Tout à toi,
Th. Dostoïevski.
Je l'écrirai maintenant très souvent.
Frère, nous ne nous verrons pas de longtemps. Mais dès
que je serai revenu de l'étranger, j'irai te voir en passant,
directement, n'importe où que tu sois.
Vers le 20 oclobrf j'aurai terminé en gros mon travail,
c'est-à-dire Les Favoris rasés ; ma situation sera déjà bien
dessinée, car depuis le 15 octobre commencera la publi-
cation des Pauvres Gens.
Au même.
17 octobre 1846.
Je m'empresse de l'informer, mon cher frère, que j'ai
reçu Ion argent, pour lequel je te remercie infiniment,
car je ne souffre plus du froid et autres désagréments.
Je m'empresse également de te dire que mes espérances
et mes projets sont remis à un moment plus opportun. Au
moins, je n'en sais moi-même que fort peu de choses. On
me fait de telles offres, qu'il m'est impossible d'accepter :
très peu d'argent, ou bien une somme convenable, mais
pas en une fois, et il faudrait attendre. Bien entendu, s'il
faut vendre, je ne puis le faire qu'au comptant. Enfin, on
me conseille d'attendre. C'est bien et mal. Mal pour ma
santé. Bien à ce point de vue que si on attend, on peut
obtenir une somme plus considérable. En tout cas, il sera
impossible de publier pour la Noël. Car il faut pouvoir
vivre; il faudra donc vendre des nouvelles dans les revues;
il faudra donc attendre ; la publication ne pourra donc se
faire que vers le le^ mai. D'ailleurs, il faudra se donner la
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 81
peine de tout organiser et de publier deux volumes épais,
et non à 2 Г. 50 кор., comme je le supposais, mais à 3 rou-
bles et davantage peut-être. Ainsi nous nous verrons peut-
être Tété encore une fois et mon voyage à l'étranger ne
s'effectuera qu'à l'automne, si j'ai assez d'argent.
Tout cela me trouble à un tel point, frère, que j'en ai
la tête brouillée. Eh ! combien il faut supporter de peines
et d'ennuis de toutes sortes, afin d'organiser ses affaires!
Il faut négliger sa santé, par exemple, et Dieu sait quand
on peut assurer son avenir! Je t'écris peu de choses, car je
ne suis sûr de rien encore. D'ailleurs je ne perds pas
encore complètement courage. Comment vas-tu ? Tu rae
(lis que tu attends un nouveau convive. Dieu veuille que
tout se passe bien ! Pourvu que tes affaires et les miennes
s'arrangent! Frère, je ne cesse de poursuivre mon but.
Notre association peut se réaliser. Je fais toujours des
rêves. A moi, frère, serait nécessaire le succès complet ;
sans cela il n'y aura rien de fait, et je vivrai avec peine.
Tout cela ne dépend pas de moi, mais de mes forces.
Les Favoris rasés ne sont pas tout à fait terminés. On
dit beaucoup de bien de Prokhartchine. On m'a répété
bien des jugements. Bélinski n'est pas encore arrivé. Ces
messieurs du Sovremennik font des mystères. De sorte
que je ne tiens pas trop aux Favoris rasés et je n'ai
rien promis. Je les placerai peut-être chez Kraevsky.
D'ailleurs, je ne sais comment je vais m'en arranger. Je
vais profiter des circonstances et je les ferai battre à cause
de ma nouvelle, à qui donnera le plus. Je me ferai payer
convenablement, bien sûr. Mais s'il m'arrive de publier à
part, de façon à ce que l'on me paie une certaine somme
d'avance, je ne la donnerai pas dans une revue.
Le frère André te salue. Les Bélinski aussi te saluent,
ainsi qu'Emilie Fédorovna. Je les vois. En voilà qui se
jettent dans les risques ! J'embrasse les enfants; je pense
souvent à eux. Si je vends bien ma nouvelle, je leur enver-
rai sûrement des bonbons et des friandises pour la Noël.
Présente l'expression de mon dévouement à Emilie Fédo-
rovna. Ayons de la patience, frère, nous deviendrons peut-
être riches. Il faut travailler. Garde ta santé, je t'en prie.
Je t'aurais conseillé et prié de ne pas tant travailler. Au
diable ! Je te prie de te soigner. Soigne-toi bien. Et sur-
82 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
tout prends UDO nourriture plus saine. Moins d<; café et de
viande. C'est un poison. Adieu, frère. J'écrirai bientôt. 11
fait sombre.
Th. Dostoïevski.
Nous avons un mois d'octobre sec, clair et froid. Peu
de maladies. Ncm*oublie pas et écris. Salue les Roinhardl
et les autres.
Au même.
1в4в (?).
Cher frère,
Je veux l'écrire deux roots, pas davantage, car je peine
et me débats comme un poisson sous la glace. Il y a que
tous mes projets sont anéantis et détruitsTun après l'autre.
Ma publication n'aura pas lieu. Car pas une des nouvelles
dont je t'ai parlé n'a pu venir à bout. Je n'écris pas non
plus Les Favoris rasés. J'ai tout abandonné : car tout
cola n'est que la répétition de choses anciennes, que j'avais
dites depuis longtemps. Des idées plus originales, plus
vivantes et plus claires se pressent maintenant sur le
papier. Quand j'eus fini Les Favoris rasés, tout cela s'est
présenté à mon esprit. Dans ma situation, l'uniformité —
c'est la perdition.
J'écris une autre nouvelle et l'ouvrage marche comme
autrefois pour Les Pauvres Gens — avec fraîcheur, faci-
lité, et succès. Je la destine à Kraevsky. Qne ces messieurs
du Sovremennik se fâchent, ce n'est rien. Cependant après
avoir terminé ma nouvelle, vers janvier, je cesse de publier
jusqu'à l'année prochaine et je vais écrire le roman, qui me
tracasse dès à présent.
Mais pour vivre, je me décide à faire éditer Les Pau-
vres Gens et Le Double par volumes détachés. Je ne met-
trai pas, par exemple, première partie, deuxième partie ;
ce sera tout simplement Les Pauvres Gens à part, et Le
Double aussi à part — tout mon travail d'un au. Et enfin,
peut-être ferai-je une édition complète dans deux ans ou
plus tôt, et je gagnerai beaucoup, car je me ferai payer
deux fois et je me ferai connaître.
Les PauvresGens seront mis sous presse demain ou après-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 83
demain. Je ferai cela par Ratkov, il me le promet. Et
maintenant je maudis mon sort, il me manque 700 roubles
ass. pour publier à mon compte. Faire publier à son
compte, c'est tout. Aux frais des autres — c'est risqué, on
peut tout perdre. Les éditeurs sont des coquins. Ils ont
une masse de ruses que je ne connais pas et par lesquel-
les on peut être trompé. Mais la chose la plus abominable
est la suivante : l'éditeur fait imprimer à ses frais et reçoit
350 ou 400 exemplaires (c'est le prix de ses débours) ;
comme commission il prend 40 pour 100, c'est-à-dire
40 кор. de chaque exemplaire (si je vends 1 rouble). Ça c'est
pour l'intérêt de son capital et comme garantie. Supposons
qu'il ait maintenant 300 exemplaires. 11 va les vendre. Moi-
môme, je n'ai pas le droit de vendre un seul exemplaire
jusqu'à ce qu'il n'ait vendu tous les siens, car je pourrais lui
faire du tort. Il vendra tout et viendra me déclarer que le
public n'en demande plus et que cela ne va plus. 11 est
impossible de contrôler. Ce serait se brouiller avec lui.
On ne peut le faire que dans un cas extrême. Les exem-
plaires restent chez moi. J'ai besoin d'argent. 11 m'en
achète enfin, après ra'avoir réduit à la dernière extrémité,
environ deux cents exemplaires à moitié prix. Il se trouve
enfin de telles canailles, qui ne répondent pas aux deman-
des de province, ni à celles du public de Saint-Péters-
bourg. Maintenant, voilà : que je lasse éditer moi-môme,
je vendrai à la fois à tous les libraires de Saint-Péters-
bourg pour de l'argent comptant. On prend une commis-
sion convenable. Us donnent môme davantagi? chacun, à
qui mieux mieux, si le hvre a du succès, et enfin — c'est dans
le bureau de lasikov qu'il y aura le dépôt principal.
Ecoute, frère : je te demande une réponse immédiate et
voilà ce que je propose. Si tu as de l'argent, '200 roubles
argent (il en faudrait davantage, mais on peut rester quel-
que chose à devoir), veux-tu faire une spéculation? Si tu le
mets de côté, cet argent ne te servira à rien. Mais m3i je
te propose de me donner C3t argent pour mes frais d'édi-
tion. On pourra imprimer déjà vers le 15 novembre. L'édi-
tion sera payée avant le 1" janvier. Je le renverrai aussi-
tôt tes deux cents roubles. Et puis, sur tous les bénéfices tu
auras le quart. L'édition se payera avec 350 exemplaires
(il y en aura 1200 en tout). Il^n restera 850, à 75 кор. arg.
8i COnnESPO.NDANCE DE DOeXOÏEVeKI
035 roubles .'ISS. Je donnerais le m6me béni'ifice à un
libraire. Mon argent ne serait pas perdu. Ensuite, si le
succès s'annonçait, nous aurions édité Le Double. Knflo,
<1ап8 tous les cas, Ion argent !<• reviendrait au moi» de
janvier. Je te donne ma parole d'honnôte homme que je
no le mettrai pas dans une situation faus-se. El enfin, je
m'attends à un succès. Peut-ôlre sera-til long à venir.
Toute l'édition sera écoulée dans un an. Voilà un exem-
ple : le Pan A'/ia/iar«/fi/ d'Osnovianenko a été publié dani
les Olelchesliennùi Z.ipi.ski, il y a trois ans. On l'a imprimé
à part cl, maintenant, on voudrait en donner une troi-
sième édition.
Si tu veux frère, réponds immédiatement et envoie l'ar-
gent. Pendant ce temps je vais revoir certames choses,
j'irai à la censure et je ferai mes conditions uvec les typo-
graphes. Si tu veux m'envoyer l'argent et que tu n'en aies
pas autant, envoie une première fois au moins 120 roubles
pour les arrhes,et ensuiU^ sans faute, vers !<■ ''• f.-.v-rnbr..
les autres 80 roubles.
Enfin, si tu ne peux pas le faire du tout, préviens-moi à
temps, au moins. Je m'adresserai aux librair'-^ ••» nous
éditerons ensuite Le Double.
Dans celte affaire, mets donc de côté l'amour fraU^rnel,
la délicatesse, etc. Considère l'affaire comme une spécula-
tion. Il ne faut pas que tu te fasses du tort, en me voulant
du bien, quand môme cela ne serait pas pour longtemps.
Tu vas avoir encore un enfant. Adieu, embrasse-les tous.
Salue qui de droit. Je ne suis pas très bien. Mais tu me
connais. Ton
Dostoïevski.
Adieu, cher frère. J'attends une réponse immédiate. Je
te supplie de ne pas te mettre dans une fausse position,
c'est-à-dire, par exemple, si tu donnais ton dernier argent.
Vaut mieux ne pas le faire alors. Je ne fais que te propo-
ser cela. Mais si tu es riche et si cela te va, envoie l'argent
par le premier courrier, par exemple, vers le 2 ou le 3 cou-
rant.
Allons, écoute encore, je t'ai tout écrit et je te dis pour
la dernière fois : si tu as de l'argent, ne crains rien et con-
sens. Si non, ou si tu en as peu, je te supplie de ne pas
l'associer. Réponds aussitôt.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 85
Salue Emilie Fédorovna. Je fais des vœux pour votre
bonheur, mes amis. Gogol est mort à Florence il y a deux
mois.
Au même.
26 novembre 1846.
Comment as-tu pu m'écrire, mon très cher ami, que je
suis fâché parce que tu n'as pas envoyé l'argent et que c'est
à la cause de mon silence. Comment une idée pareille
a-t-elle pu se loger dans ta tôle ? Et enfin, par quoi t'ai-je
donné l'occasion de me juger ainsi. Tâchons que tout
entre nous soit droit et simple. Je te dirai tout franche-
ment que je suis déjà bien des fois ton obligé et ce serait
une lâcheté de ma part de ne pas le reconnaître. Mais
assez là-dessus. Mieux vaut que je te parle de ma situa-
tion et que je te donne sur moi des renseignements précis.
Et d'abord, mes éditions n'ont pas réussi. Cela ne
valait pas la peine et était prématuré. 11 est possible que
le public ne se serait pas laissé faire. Je ferai cette édition
l'automne prochain. A cette époque, le public aura fait con-
naissance avec moi et ma situation sera plus nette. D'ail-
leurs, j'attends quelques avances. Le Double est déjà illustré
par un artiste de Moscou. Les Pauvres Gens sont illustrés
par deux personnes ; à qui fera le mieux. Bernardsky dit
qu'il commencerait volontiers à entrer en pourparlers avec
moi au mois de février, et me donnerait une certaine
somme pour le droit de publication dans VJllustration.
D'ici là, il est occupé avec Les Ames Mortes. En un mot,
l'édition ne me dit plus rien. D'ailleurs, je n'ai pas le
temps de m'en occuper. J'ai une masse de travail et de
commandes. — Jeté dirai que j'ai eu l'ennui de me brouil-
ler avec le Sovremenniky dans la personne de Nékrassov.
Il est vexé parce que je donnais quand môme des nouvelles
à Kraevsky, auquel je dois de l'argent, et que je ne vou-
lais pas annoncer que je n'appartenais plus aux Otelchest-
vennia Zapiski. Désespérant d'obtenir assez vite une
nouvelle, il m'a dit des grossièretés et a eu l'impudence
de me réclamer de l'argent. Je l'ai pris au mot et je lui
ai donné une lettre de change pour le 15 décembre. Je
voudrais qu'il vînt à moi. Quand j'ai dit des sottises à
86 COnnESPONDANCE DE OOSTOlSVHKI
Nékrassov, il no cceeail do faire des courbettes derant
moi et cherchail à e'cxcusor comme un juif auquel on vole
son argent. Kn un mol, c'est une яа1е histoire. Л pn'-^ent,
ils vont dire partout que je suis devenu ambitieux, (|iie j'ai
une trop haute opinion do mui-môme, et que je me suie
vendu à Kraevsky, ce pourquoi Maikov chante mes louan-
ges, (juant à Nékrassov, il veut m'érointer ! Hélinski, lui,
c'est une nature si faible, que même on littérature il
change constamment d'opinion. C'e^t avec lui »oul que
j'ai conservé de bonnes relations. C'est un noble cœur. Kn
attendant, Kraevsky a été très content de profiter de Гос-
casion ; il m'a donné do l'argent et a promis par-dessus
le marché de payer toutes mes dettes vers le 15 décembre.
Pour cela, je travaillerai pour lui jusqu'au printemps.
Vois-tu, frère, de tout ceci j'ai tiré une fameuse règle de
conduite. La première chose très désavantageuse pour un
talent qui est à ses débuts, c'est l'amitié avec les proprié-
taires des éditions, d'où résulte forcément la familiarité et
ensuite toutes sortes de désagréments. Ensuite l'indépen-
dance, et, enfin le travail pour l'amour de l'art sacré, tra-
vail béni, purement accompli dans la simplicité du cœur,
qui jamais encore n'avait tant tremblé et palpité, comme à
présent, devant les nouvelles images dont j'ai conscience.
Frère, je renais non seulement au point de vue moral, mais
aussi physiquement. Jamais je n'ai eu en moi autant de
force et autant de clarté, tant d'égalité de caractère, tant
de santé physique. Pour cela je dois beaucoup à mes chers
amis Beketov, Zalubetzky et d'autres, avec lesquels je vis;
ce sont des gens sérieux, intelligents, doués de noblesse
de cœur et de caractère. Leur société m'a guéri. A la fin,
je leur ai proposé de vivre ensemble. Nous avons trouvé
un grand appartement et toutes les dépenses, concernant
le ménage, ne dépassent pas 1,200 roubles ass. par per-
sonne et par an. Que les bienfaits de l'association sont
grands ! J'ai ma chambre et je travaille toute la journée.
Voici ma nouvelle adresse, je le prie de m'y adresser tes
lettres :Wassilievsky Ostrov, 1^ ligne, Grande Perspective,
maison Solochitch, n" 26, en face de l'église luthérienne.
Tous mes compliments, mon très cher ami, à l'occasion
du troisième neveu. Je lui souhaite tout le bonheur possi-
ble, ainsi quà Emilie Fédorovna. Je vous aime trois fois
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 87
plus à présent. Il ne faut pas m'en vouloir, mon trésor,
d'écrire sur ce chiffon ;j'ai peu de temps et je suisattendu.
Mais, en revanche, je t'écrirai encore une fois vendredi.
Considère donc que celte lettre n'est pas terminée.
Ton ami,
Th. Dostoïevski.
Au même.
Saint-Pétersbourfj, 17 décembre 1846.
Que t'est-il arrivé, cher frère, pour que tu gardes ainsi
le silence ? J'attends des nouvelles de toi avec chaque
courrier et je ne reçois rien. Je m'inquiète, je pense sou-
vent à toi, à tes indispositions fréquentes et je tire des
conclusions. Je te supplie, écris-moi au moins deux lignes.
Écris, je le prie, et Iranquillise-moi.Tu as peut-être atten-
du la suite de ma dernière missive. Mais il ne faut pas
m'en vouloir d'avoir si mal tenu ma parole. Je suis acca-
blé de travail et j'ai promis à Kraevsky de donner vers le
5 janvier la première partie du roman Netotchka i\ezvanov
dont certainement tu as lu l'annonce dans les Otelchest-
vennia Zapiski. J'écris cette lettre avec des interrup-
tions, car je travaille jour et nuit, sinon que je vais vers
sept heures à l'opéra italien, au paradis, pour me dis-
traire en écoutant chanter nos artistes incomparables. Ma
santé est bonne, je n'ai plus besoin de l'en donner des
nouvelles. J'écris avec acharnement.il me semble toujours
que j'ai entamé un procès avec toute notre littérature, nos
revues et nos critiques et les trois parties de mon roman
dans les Otetchestvennia Zapiski, et que cette année je fais
consacrer ma supériorité en dépit des malveillants.Kraevsky
baisse la tête. 11 est sur le point de tomber. Soiremennik
débute brillamment. Ils ont commencé à échanger quel-
ques coups de feu.
Ainsi donc, frère, je n'irai à l'étranger ni cet hiver, ni
cet été, et je viendrai vous voir encore à Revel. J'attends
l'été avec impatience. En été, je vais refaire le vieux et
préparer mon édition pour l'automne et puis, advienne que
pourra. Comment va-t-on chez vous, frère ? Emilie Fedo-
rovna serait-elle malade? Je demande une réponse immé-
88 COnRESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
(liato h cctlu lettre. Comme je te l'avaU déjà écrit, je
dcmouro avec les Beketov à l'tlo UaHiIc ; on ne s'ennuie
pas,on est bien et c'est avantageux. Je fréquente Bélinski.
Il est souvent malade, mai- >' •* ^Ь^<^ '^^pérances. M^ Vié-
linski vient d'accoucher.
Je continue à payer mes (Jelles, toujours par Kraev«ky.
Mon but, c'est de travailler pendant tout l'hiver, pour lui,
et ne plus devoir un kopek pour l'été. Quand me débar-
rosserai-je de mes dettes! Quel malheur d'être ouvrier
journalier ! On perd tout : le talent, la jeunesse, l'espoir;
le travail vous dégoûte et on finit par devenir barbouilleur
au lieu d'être écrivain.
Adieu, frère. Tu viens de m'arracher à la page la plue
intéressante de mon roman, et j'ai encore une masse d'ou-
vrage. Ah ! mon cher, si tu pouvais réussir î J'ai toujours
envie de te revoir au plus tôt, et malgré cela, je ne vou-
drais te voir que quand j'aurais établi et résolu ma situa,
lion. Je me suis fait lier les bras et les jambes par mes
entrepreneurs. Cependant, on vient me faire des proposi-
tions brillantes. Le Sovremennik, qui me dit des injures
par la personne de Nékrassov,me donne 60 roubles argent
pour la feuille d'imprimerie, ce qui équivaut environ à
300 roubles dans les Otetcheslvennia Zapiski; la Bibliothè-
que de /ec/ure, 250 roubles ass. pour sa feuille, etc., et je ne
puis rien faire : car Kraevsky a tout pris à 50 roubles
argent, en me payant d'avance. A prupos: Grigorovitch a
écrit dans les Otetcheslvennia Zapiski une physiologie :
Le Village, qm fait fureur ici. Et à présent, adieu, cher frère.
Salue Emilie Fédorovna, Fédia, Mâcha et Micha. Les
enfants m'ont-ils oublié ? Salue Reinhardt et les autres.
Anna Ivanovna vient-elle vous voir ? A tous mes anciens
amis un salut.
A toi toujours,
Th. Dostoïevski.
Mon adresse : Ile Basile, l"^* ligne, Grande Perspective,
maison Solochitch, n* 26, chez M. Beketov.
Maintenant, voilà encore : viens à Pétersbourg, cette
année, passer les jours gras; viens passer au moins quinze
jours. Mais viens sans faute. Le logement et la nourriture
ne te coûteront rien. Le thé, le sucre, l'entretien non plus.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 89
Tu n'auras aucune dépense à faire. Tout le voyage te
coûtera peu de chose. Eh ? Qu'en penses-tu ? Réfléchis à
cela. Qu'est-ce que cela peut faire? Je serais si heureux de
le voir. Et puis toi aussi, cela te ferait plaisir de passer
quelques jours à Saint-Pétersbourg. Tu n'as pas du tout
besoin d'argent pour venir ici. Je t'en dois et je paierai
tout. Nous trouverons de l'argent. Je t'en supplie, frère,
viens ! Tu voudrais peut-être qu'on aille te tirer de Revel
avec des tenailles! Viens sérieusement, viens pour le Car-
naval.
Au même.
1847.
Cher frère,
Je te fais encore une fois mes excuses de n'avoir pas
tenu ma parole et de ne pas l'avoir écrit avec le courrier
suivant. Mais j'avais tant de tristesse, qu'il m'était impossi-
ble d'écrire. J'ai pensé longuement et douloureusement à toi.
Combien ton sort est pénible ! Avec ta santé, tes pensées,
n'avoir personne autour de soi, trouver l'ennui au lieu d'une
fête, et avoir une famille dont le fardeau est lourd, si
sainte et si douce qu'en soit la charge, la vie devient in-
supportable. Mais no perds pas courage, frère ! L'horizon
s'éclaircira. Vois-tu. plus nous avons en nous de spiritua-
lité et de vie intérieure, plus beaux deviennent notre foyer
et notre existence. Certainement, la dissonance est terrible,
terrible aussi le manque d'équilibre que nous présente la so-
ciété. Le monde extérieur doit se trouver en équilibre avec
le monde intérieur. Autrement si des phénomènes extérieurs
ne se produisaient pas, le monde intérieur prendrait un dé-
veloppement dangereux. Les nerfs et Timaginalion pren-
draient trop de place chez le môme sujet. Tout phénomène
extérieur paraît colossal au premier abord et nous effraie.
On commence à craindre la vie. Tu es heureux que la nature
t'ait doué d'amour et d'un caractère ferme. De plus tu as
encore un grand fond de bon sens et des paillettes de gaîlé
et des éclats d'humeur charmants.Toutcela te sauve encore.
Je pense beaucoup à toi. Mais, mon Dieu, combien de sages
à barbe grise, bornés et d'une bassesse écœurante, de con-
naisseurs, de pharisiens de la vie, fiers de leur expérience,
90 CORIIESPONDANCB DB 00вТ01ЖУвК1
OU plutôt de leur impereonnaliU^ (car touH sont laillAt ниг
le môme patron), inutiles, qui prêchent éternellement le
conleiilement de leur sort, la foi en quelque chose, la déli-
mitation de la vie et le contentement de leur place, нлля
pénétrer la signification de ces mole,— car ce contentement
a \\n faux air de torture monastique et d'esprit borné ; et
ils jugent aveu une petitesse et une colère inépuisable
ГАте forte et ardente qui ne supporte pas leur emploi du
temps quotidien et le calendrier de leur vie. Ce sont dee
lâches avec leur bonheur terrestre vaudevilles^|ue. Quels
lâches ! Quand on les rencontre, ils vous font enrager
douloureusement. Je viens d'être interr. i.»
mondaine et spirituelle du bavard in- _ , _ ч1
Sviridov. Il me semble, frère, que c'est l'imbécile le plus
assommant. Il m'a apporté une question d'analytique et
aussi de vieilles feuilles dépareillées, très anciennes, dont
on ne peut rien tirer. Il me prie de faire une démarche
auprès de Bekelov pour corriger ces feuilles. Quel drôle
de bonhomme ! Il n'y comprend rien du tout lui-môme et
il voudrait que les autres y débrouillassent quelque chose.
Je ferai mon possible pour m'occuper de ta réponse. J'irai
voir tous ceux qui pourraient avoir ces notes.
Mais le temps passe. J'avais l'intention de l'écrire beau-
coup de choses. Je suis vexé d'avoir été interrompu. Je
me bornerai donc au dernier article, je te parlerai de moi-
même. Moi, frère, je travaille; je ne veux rien livrer avant
que ce soit terminé. En attendant, je n'ai pas d'argent,
et, sans de bonnes gens, je serais perdu. De répandre ma
renommée dans divers journaux me procure plus d'avan-
tages que de désavantages. Mes admirateurs s'occuperont
d'autant plus vite de mes œuvres nouvelles; d'ailleurs, ils
sont nombreux et sauront prendre ma défense. Je vis très
pauvrement et, depuis que je t'ai quitté, j'ai dépensé
environ 250 roubles argent, et j'ai payé environ 300 rou-
bles argent de dettes. C'est Nékrassov qui m'a fait le plus
de tort ; je lui ai rendu 150 roubles argent, pour ne pas
être lié à lui. Au printemps je ferai à Kraevsky un emprunt
considérable et je t'enverrai sûrement 400 roubles. C'est
sûr et certain : car la pensée de toi me tourmente plus
que tout. Il est bien peu probable que j'arrive tôt à Hel-
singfors. Car il se peut que je me soigne définitivement
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 91
par l'eau froide, d'après la méthode dePrisnilz.Et ensuite
j'arriverai peut-être au mois de juin. D'ailleurs, je ne sais
rien encore, mon cher. Mon avenir est encore devant moi.
Mais, que la foudre éclate au-dessus de ma tête, je n'avan-
cerai pas à présent, je sais tout ce que je puis faire ; je
ne veux pas abîmer mon œuvre, et mes affaires d'argent
se remettront avec le succès du livre que je veux publier
en automne. Maudit Sviridovl 11 est presque deux heures.
Figure-toi: je cherchais de toutes mes forces à lui faire
comprendre que je n'avais pas le temps. Il restait toujours
là et bavardait ; il disait de quelle façon il avait écrit tes
questions, me faisait comprendre combien ton concours
lui était précieux, parlait de son intention d'aller au Cau-
case, et d'y écrire un ouvrage sur la flore du pays, comme
on n'en avait jamais écrit. Que le diable l'emporte... le
drôle I Vraiment, quand on cause avec certaines person-
nes, il semble qu'on sorte d'un bureau. Il m'a arraché à toi,
mon très aimé. Soigne-toi, frère. Fais surtout attention à
ta santé. Distrais-toi, et souhaite-moi de terminer plus vile
mon travail. Aussitôt il se trouvera de l'argent pour toi et
pour moi. Le traitement de Prisnitz me tient l'imagina-
tion. Il se peut que les médecins me le déconseillent.
Combien je voudrais te voir. Je m'ennuie beaucoup quel-
quefois. Je pense parfois combien j'ai été désagréable et
de mauvaise humeur à Revel. J'étais malade, frère. Je me
souviens, que tu m'as dit une fois que mes rapports avec
toi excluaient l'égalité mutuelle. Mon bien-aimé, c'était
lout à fait injuste. Mais j'ai un si vilain caractère repous-
sant. Je t'ai toujours considéré comme étant meilleur que
moi et supérieur à moi. Je suis prêt à donner ma vie pour
loi et les tiens, mais quelquefois, alors que mon cœur nage
dans l'affection, on n'obtiendrait pas de moi une bonne
parole. Mes nerfs ne m'obéissent pas à ces moments. Je
suis vil et ridicule, et je dois souffrir toujours, à cause de
cela, des jugements injustes. On dit que je suis dur et que
je n'ai pas de cœur. Combien de fois ai-je été grossier
avec Emilie Fédorovna, la plus noble des femmes, qui est
mille fois meilleure que moi. Je me souviens que je fai-
sais exprès de m'irriter contre Fédia, que j'aimais en
même temps plus que toi-même. Je ne puis montrer que
j'ai du cœur et de l'affection, que quand les circonstan-
92 COnnESPO.NDANCE DE DOSTOlEVlKI
c(;s oxlôrieures mômos, ou Гоесазюп. m'arrachent do
forco à ma bassesse ordinaire. Jusque-là, je reste vil. J'aU
tribuo cette inégalité h la maladie. As lu lu LacrezU Flo-
riant, Слго1? Mais lu liras bientôt Nelotchhi Nezvanov. Ce
sera UBC confession, comtno GotiAdkine, mais d'un Ion et
d'un genre dilTércnlH. J 'entends parler sous main de Go-
liadkine (par beaucoup) et c'est cfTrayanl. Les uns disent
que cette œuvre est une merveille, mais n'a pas été com-
prise ; qu'il lui est résorré dans l'avenir un rôle immense,
que si je n'avais écrit que Goliadkine, ce serait sunisant •
que pour d'aucuns il est plus intéressant que Dumas. Mon
amour-propre en a élé flatlé. Eh bi<'n, frère ! Qu'il esl
agréable d'être compris. Frère ! pourquoi m*aimes-tu
tant! Je ferai mon possible pour l'embrasser au plus tôt.
Aimons-nous ardemment. Souhaite-moi du succès. J'écris
ma Patronne. Cela vient mieux que Les Pauvres Gens, c'est
dans le même genre. C'est l'inspiration qui jaillit direc-
tement de mon âme, qui guide ma plum<'. Ce n'est plus
comme à propos de Prokhartchine, dont je soutirais tout
l'été. Comme je voudrais pouvoir t'aider plus tôt, frère.
Espère donc, compte sûrement sur l'argent que je t'ai
promis. Embrasse tous les liens. En attendant, ton
Dostoïevski.
Nous retrouverons-nous un jour à Pétersbourg ensem-
ble? Que dirais-tu d'une situation dans le civil avec ua
traitement convenable ?
Je ne sais de quoi M»« Bôlinski est accouchée. J'ai
entendu crier un enfant à deux pièces de là, mais cela m'a
paru étrange et difficile de demander.
Au même.
Printemps, 1847.
Cher frère,
Je t'écris deux lignes, car je suis occupé. Je ne sais où
ma lettre te trouvera. Je vais faire tout mon possible pour
terminer mes affaires, pour aller au moins au mois de
septembre passer une semaine avec toi. Quant à l'argent
je me suis un peu trompé dans mon calcul. J'aurai à
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 93
écrire à peine deux feuilletons par semaine ; par consé-
quent, pas plus que 230 à 300 roubles ass. Et comme je dois
payer les Maïkov, auxquels je dois déjà beaucoup (quoi-
qu'ils ne réclament pas) et puis mon logement, je ne sais
vraiment combien je pourrai t'envoyer; mais j'enverrai tou-
jours. Frère, je me trouve dans une telle situation que
si au 1" octobre je puis te rendre seulement 100 roubles
arg., je pourrai me considérer comme le plus heureux des
hommes. Mais dès le 1" octobre ou septembre les affaires
changeront. Après avoir terminé mon roman, je prendrai
chez Kraevsky 1000 roubles argent d'avance et pour une
époque indéterminée. Le Sovremennik prospère, et comme
il cherche à attirer les collaborateurs des Otetchestvennia.
Zapiski, lui, André Alcxéievitch Kraevsky, a bien peur. И
consentira à tout. D'ailleurs, c'est une chance pour lui et
pour moi que mon roman se publie à la fin de l'année. 11
termine l'année, continue pendant que l'on souscrit les
abonnements, et surtout, il sera, si je ne me trompe, la
principale chose de l'année ; il va moucher les amis du
Sovremennik qui décidément cherchent à m'enterrer. Mais,
au diable ! Alors, ayant obtenu 1000 roubles arg. je vien-
drai chez toi avec de l'argent dans ma poche et avec une
solution décisive pour toi. Tu peux venir seul à Péters-
bourg, prendre un congé de vingt-huit jours, te trouver
une situation et — ou bien continuer ton service d'ingé-
nieur ou le quitter pour toujours.
Mon adresse : Au coin de la Petite Morskala et de la
Perspective de Vosnesensky, maison Shile, chez Bremmer,
demander Th. Dostoïevski.
A propos de la traduction, je ne sais rien, je m'en occu-
perai tout l'été, je vais chercher. A Pétersbourg nous
n'avons que cet imbécile de Furmann (il est maintenant à
l'étranger) qui se fasse jusqu'à 20.000 roubles par an avec
ses traductions seules. Si même tu n'avais qu'une année de
garantie, tu arriverais certainement. Tu es jeune; lu pour-
rais môme faire une carrière littéraire. Tout le monde s'en
mêle à présent. Dans une dizaine d'années, il serait possi-
ble d'oublier les traductions. J'écris avec beaucoup de zèle,
je pourrai finir peut-être. Alors, nous nous verrons plus
tôt. Que dit Emilie Fcdorovna ? Je lui adresse mes plus
humbles saints, aux enfants aussi. Adieu, frère. J'ai un
04 CORRSSPONDANCE ПВ D08T01BV4KI
peu de n^vro. Je mo nuis enrhumé hier en »ortanl la nuit
sans rcdiiigol<>, avec mon pardoMoe aeuletn<*iit, ot la Neva
est mi (lébAclo. Il fait froid ici comme au moiti de novem*
bre. Mais moi, je me suis enrhumé au moins nx fois, c'eut
une bagatelle t En gt^néral, ma nanté m'adI bien rétablie !
Adieu, frèro, souhailc-moi du succès. Après le roman, je
me mets à publier mes trois romans {Les Faavre» Gens,
Le Double revu et corrigé, et mon dernier) à mes fraie,
et alors peul-ôlre ma destinée s'améliorera-l elle.
Que Dieu t'accorde le bonheur, mon cher. Ton
Dostoïevski.
Tu ne pourrais le croire. Voilà trois ans que je fais de
la litléralure, et je suis loul étourdi. Je ne vis pas, je n'ai
pas le temps de réfléchir ; la science m'échappe par
manque de temps. On m*a créé une renommée douteuse
et je ne sais jusqu'à «juand durera cet enfer et puis — la
pénurie, l'ouvrage à terme — vienne le repos !
Mon très humble salut à Nicolas Ivanovitch Reinhardl,
aux Bergmann.
Au nn'me.
9 septembre 1847.
Je m'empresse de te répondre, frère. Fais comme tu
voudras avec ta famille, calcule pour le mieux, mais ne
change раз tes dispositions pour toi-môme, pour rien au
monde. Tu as peur qu'on ne te donne pas de délai ; mais
est-ce que tu ne pourrais pas prendre un congé de deux
mois, de trois mois? El si cela est impossible, informe-toi
chez le commandant de circonscription et demande-lui
tout simplement, de ne pas le refuser une prolongation.
Cela pourrait arriver si on voulait te faire des ennuis ;
mais je pense qu'on n'irait pas faire des ennuis à quel-
qu'un qui démissionne. Mais arrive toujours I Tu écris que
lu seras ici au l*' octobre ; dans ce cas tu ne demanderas
ton congé que le 2 septembre ; il se terminera donc vers
la moitié de novembre, et alorsta démission serait accordée.
Tu me dis qu'on hoche la tête ; et moi je te dis : que
cela ne te trouble pas. Tu m'écris que la première crêpe
\
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 95
est toujours manquée. Mais c'est seulement à présent '»
ensuite, tu verras, tout s'arrangera. Nous formons donc
une association. Il est impossible que nous ne fassions
pas notre chemin ; ce n'est rien. Réfléchis, quels sont les
gens (jui hochent la tôle ? Le traitement que tu reçois à
présent, tu l'auras toujours ici, à Pétersbourg, et ton tra-
vail ne sera pas si pénible. Je serai chez moi et je t'atten-
drai. Je suis indisposé en ce moment ; je suis en train de
terminer une nouvelle, pour l'imprimer au mois d'octobre.
Voilà pourquoi je me hâte. Tu ne m'écris pas à quelle date
tu comptes aller à Revel. Mais, c'est égal ; ma lettre le
trouvera, peut-être, à la veille de ton départ. Comment
vas-tu organiser ta famille? 125 roubles argent, c'est peu de
chose ! Je vais écrire aux Moscovites, écris aussi de Hel-
singfors et demande toi-même que l'arsrent soit еиуол(^ à
mon nom (c'est indispensable I)
Arrive plus vite, frère. Si j'y élais pouss»* j>ar m ас <-->iit:
la plus aflVeuse, je pourrais m'en procurer. Mais, sais-tu,
combien il m'en faut à moi? Au moins 300 roubles argent
pour le 1*' octobre. De cette somme, 200 roubles seront
destinés à payer des dettes, 100 seront dépensés pour moi,
et tout cela encore à condition d'en avoir. En tout cas je
vais t'écrire ce que je pourrais réaliser aux premiers jours
d'octobre, s'il se présentait une nécessité urgente.
De Kraevsky 50 roubles argent
De Nékrassov 100 —
Dans un endroit 50 —
El vendre le droit d'édition des
Pauvres Gens 200 —
Total 400 —
C'est une jolie somme, mais elle me ruinera, ayant en
vue la vente des Pauvres Gens. Je n'ai pas le temps de
publier Les Pauvres Gens. Mais j'ai ici une imprimerie qui,
je l'espère, me les publiera à crédit. Si lu te trouvais là,
tu pourrais t'en occuper, et alors, pendant tout l'hiver, nous
ne ferions que toucher de l'argent. Tu ne feras pas mal.
si tu te dépêches de venir. Je te dirai qu'il y aurait peut-
être l'espoir que le travail dont je t'ai parlé la deroière fois
pût se trouver, si tu étais en ville. De plus, il y aurait une
maison d'édition pour le nouvel an, une maison colos-
sale, qui est fondée avec un énorme capital, dans laquelle
06 CORnESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
on aurait pu le procurer beaucoup de traductions et de
compilations. Et puis, on pourrait trouver des traductions
chez Krncvsky ou bien rhcz Nékrassov, avec lequel je
mère mettrai définitivement, ce qu'il désire extrêmement.
Ensuite, il y aura encore une édition pour le nouvel an, et
encore une. Et toutes seront réalisées.
Comme c'est dommage que tu n'aies pas fini de traduire
Schiller Si c'était complet, on aurait pu le vendre. Ra*-
semble tout ce que tuas. Un de ces jours, comme je disais
à Kraevsky que tu aurais pu trarluire un livre pour la
Société de Géograpliie (dans ma dernière lettre) et que tu
connais l'allemand et as traduit tout Schiller, Kraevsky
demanda soudain sans réfléchir: « Où donc est sa traduc-
tion ? > Ensuite, il se reprit et se lut. Ce ne .serait peut-
être pas pour les Otetchestvennia Zapitki, mais Kraevsky
pourrait aider à les placer.
Eh bien, adieu, mon cher ! Je n'ai pas écrit ce que je
voulais, vraiment je n'ai pas le lemps.
Tout à toi,
Th. Dostoïevski.
Salue Emilie Fédorovna. Embrasse les enfants.
Vois-lu ce que c'est que l'association. Si nous travail-
lions séparément, nous serions perdus, nous serions inti-
midés et nous n'aurions plus de courage. Mais deux ensem-
ble pour le môme but, c'est autre chose. Alors l'homme
est plein d'énergie, de courage, de cœur ; ses forces sont
doublées.
Écris avec le plus de détails possible, et aussi avec plus
de soin et d'exactitude relativement aux chifTres (argent,
lemps, etc.).
Au même.
(De la forteresse), 18 juillet 1849.
Ta lettre, mon cher frère, m'a infiniment réjoui. Je l'ai
reçue le 11 juillet. Enfin te voilà en liberté et je me figure
le bonheur que tu as éprouvé quand tu as revu ta famille.
Ils devaient être impatients de te revoir. Je vois que tu
commences à l'installer. De quoi t'occupes-tu et surtout, de
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 97
quoi vis-tu ? As-tu de l'ouvrage, et que fais-tu ? L'été est
pénible eu ville ! Et puis encore tu dis que tu as démé-
nagé et certainement ton logement doit être plus petit
que le précédent. C'est dommage que tu n'aies pas ter-
miné l'été hors de la ville. Je te remercie pour tes envois;
ils m'ont procuré beaucoup de soulagement et de distrac-
lion. Tu m'écris, cher ami, de ne pas me laisser abattre. Je
ne me laisse pas décourager; bien entendu, je m'ennuie et
j'ai mal au cœur, mais que faire ! D'ailleurs, je ne m'ennuie
pas toujours. En général, mijn temps passe très inégale-
ment, — tantôt trop vite, tantôt trop lentement. Parfois il
semble qu'on esl habitué à cette vie-là et que cela ne fait
rien. Certainement, je cherche à éloigner toutes les tenta-
tions de mon imagination, mais parfois on n'en est pas le
maître, et la vie d'autrefois revient malgré soi à l'esprit
avec les anciennes impressions et l'on se met à revivre le
passé. Mais d'ailleurs, c'est dans l'ordre des choses. Mainte-
nant, les jours sont sereins, au moins pour la plupart, et
c'est un peu plus gai. Mais les joui's de mauvais temps sont
insupportables, la casemate paraît plus sombre. J'ai aussi
des occupations. Je ne perds pas mon temps : j'ai ima-
giné trois nouvelles et deux romans ; j'en écris un main-
tenant, mais j'ai peur de trop travailler.
Ce travail, surtout si on le fait avec goût (et jamais je
n'ai travaillé davantage con aniore, qu'à présent), ce tra-
vail m'a toujours épuisé, car il agit sur mes nerfs. Quand
je me livrais à ce travail pendant ma liberté, je devais l'in-
terrompre constamment par des distractions, et ici l'agita-
tion que j'éprouve après avoir écrit une lettre doit passer
de soi-même. Ma santé est bonne, sauf les hémorroïdes et
le dérangement des nerfs, qui va crescendo. Par moment,
j'ai la gorge serrée comme autrefois, l'appétit est insigni-
fiant, le sommeil insuffisant et encore mêlé de cauchemars.
Je dors environ cinq heures par vingt-quatre heures, et je
m'éveille environ quatre fois chaque nuit. Voilà surtout ce
qui m'est pénible.
Le plus pénible moment c'est quand il commence à faire
nuit, et à 9 heures il fait tout à fait sombre. Quelquefois je
ne dors pas jusqu'à une heure ou deux heures du matin, et
c'est très pénible de supporter cinq heures d'obscurité.
C'est ce qui ébranle le plus la santé. Je ne puis rien dire de
7
98 COHnESPONDANCE DE DORTOlEVRKI
la fin (Je notre affaire, car j'ai perdu tout compte; j'ai fail
seulement un calendrier, sur b*quel je marque paaûve-
ment, choque jour, la journée écoulée — bon débarras I
Ici j'ai lu très peu : deux lÛRtoires de pèlorinag»*, et 1м
œuvres de Saiol-Uimitri de HohIov. C»»s dernières m'ont
beaucoup intéressé; mais cette lecture n'était qu'une goutte
d'eau dans la mer, et j'aurais été, il me semble, infiniment
heureux d'avoir n'importe quel livre. D'autant p' '*Ia
me serai! salutaire, car j'interromprais mes рг", léee
par les pensées d'autrui ou bien je changerais le cours de»
miennes.
Voilîi tous les détails sur mon existence, il n'y a pas
autre chose. Je suis très content que tu aies retrouvé ta
famille en bonne santé. As-tu écrif à Moscou à propos de
ta mise en liberté ? C'est dommage que l'afTaire de là-bas
ne se soit pas organisée. Comme j'aurais voulu passer au
moins un jour avec vous ! Voilà déjà trois mois que nous
sommes en prison ; que va-t-il nous arriver'.'Il se peut que
de tout cet été nous ne voyions des feuilles vertes. Sou-
viens-toi comme on nous menait promener dans le jardin
au mois de mai 1 La verdure commençait à paraître alors
là-bas, et j'ai pensé à Revel.et au temps où j'y venais pour
te faire une visite vers la môme époque, et au jardin qui
était à la maison des Ingénieurs. Il me semblait toujours
alors que tu ferais la môme remarque, — c'était si triste.
J'aurais aussi voulu voir certaines personnes. Qui fréquen-
tes-tu maintenant'?Tous doivent être à la campagne- Notre
frère André doit certainement se trouver en ville ; as-tu
vu Nicolas ? Salue-les de ma part. Embrasse les enfants
pour moi, salue ta femme, dis-lui que je suis bien touché
de son bon souvenir et ne te tourmente pas à mon sujet.
Je souhaite seulement de bien me porter ; l'ennui est une
chose qui passe, et aussi ma bonne humeur ne dépend que
de moi. Dans l'homme il y a une grande réserve d'endu-
rance et de vie et, vraiment, je ne croyais pas qu'il y en
eût autant, et maintenant je l'ai appris par expérience.
Allons, adieu ! Voilà quelques mots de ma part et je
souhaite qu'ils te fassent plaisir. Salue tous ceux que tu
verras et que je connaissais ; n'oublie personne. Moi, j'ai
pensé à tout le monde. Que pensent les enfants à propos
de moi ? 11 serait curieux de savoir quelles suppositions ils
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 99
font ; OÙ donc, doivent-ils dire, s'est-il fourré 1 Allons,
adieu 1 Si c'est possible, envoie-moi les Otetchestvennia
Zapiski. Je pourrais lire au moins quelque chose. Écris-
moi quelques mots. Gela me procurera une grande joie.
Au revoir. Ton frère
Th. Dostoïevski.
Aa même.
(De la forteresse) 27 août 1849.
Je suis très heureuK de pouvoir te répondre, cher frère,
et te remercier pour l'envoi de tes livres. Je te remercie
surtout pour les Otetchestvennia Zapiski. Je suis très con-
tent aussi que tu te portes bien, et que ton emprisonnement
n'ait laissé aucune mauvaise trace sur ta santé. Mais tu
écris très peu, de sorte que mes lettres sont bien plus
détaillées que les tiennes. Mais laissons cela : tu as le
temps de te corriger.
A propos de moi, je ne puis te dire rien de précis : tou-
jours cette ignoranc»^ à propos de notre affaire. Ma vie nu
ticulièreest toujours uniforme; maison m'a encore peii
de me promener dans le jardin, dans lequel il y a presque
dix-sept arbres. Et pour moi, c'est tout un bonheur. D'ail-
leurs, le soir je puis avoir une bougie et voilà un second
bonheur. Le troisième m'arrivera si tu me réponds au plus
tôt et si tu m'envoies les Otetchestvennia Zapiski ; car,
en ma qualité d'abonné de province, ils font époque dans
ma vie, comme à un seigneur qui s'ennuie. Voudrais-tu
m'envoyer des livres d'histoire? Ce serait admirable. Mais
mieux encore si tu m'envoyais la Bible (les Deux Tes-
taments). J'en ai besoin. Si tu le peux, envoie-moi le texte
français. Et si tu y ajoutes le texte slavon, ce sera le com-
ble de la perfection.
Je ne pourrais te dire rien de bon sur ma santé. Voilà un
mois que je mange littéralement de l'huile de ricin et cela
seul me permet d'exister. Mes hémorroïdes me font souf-
frir au dernier degré, et je ressens une douleur à la poitrine,
que je n'ai jamais eue. De plus, et surtout vers la nuit,
je deviens plus impressionnable ; la nuit, de longs songes
hideux, et encore, depuis quelque temps, il me semble que
100 COIiltEitPO.NDANCE UB DOSTOTEVIIKI
mon pnrquf^l vncillo, ol je me trouve danH ma chambre
comme dan» une cabine de bateau à vapeur. Je conclue
de tout cola que mes nerfs «^e <léran^ent. Ouand un pareil
clat nerveux s'emparait de moi autrefois, j'en profitais pour
écrire, — dans cet <^tat, on écrit toujours mieux el davan-
tage; mais maintenant, je me retiens, pour ne pas m'ache*
ver. Pendant environ trois semaines, je n'ai rien écrit ;
maintenant je recommence. Mais tout cela n'est rien en-
core ; on peut vivre. Peut-être, réussirai-je Л me rétablir.
Tu m'as tout simplement étonné, en écrivant que, selon
toi, les Moscovites ne savent rien de ce qui nous estarrÏTé.
J'ai pensé, réfléchie! conclu fjue ce n'est pos'^ible d'aucune
façon. Ils le savent sûrement, et je vois une tout autre
raison à leur silence. D'ailleurs, il fallait s'y attendre. La
chose est claire.
Comment va Kmilie Fédorovna ? Qu'est-ce que cela
veut dire, qu'elle ait tant d'ennui ! Voilà le second été
qu'il lui faut tant languir I L'année dernière c'était le cho-
léra et puis — autre chose, et celle année c'est Dieu sait
quoi ! Vraiment, frère, c'est un péché de se décourager :
le travail excessif con amore — voilà le véritable bonheur.
Travaille, écris, quoi de mieux?
Tu m'écris que la littérature te paraît faiblir. Cependant,
lesfasicules des Otetchcstvennia Zapiski sont toujours aussi
riches, excepté, certainement, au point de vue des belles-
lettres. Il n'y a pas un article qu'on ne puisse lire avecplai;
sir. Les articles scientifiques sont brillants. Aa Conquête du
Pérou est une véritable Iliade, et vraiment, ne le cède en
rien к La Conquête du Mexique de l'année dernière. Qu'im-
porte que l'article soit traduit ! J'ai lu avec un plaisir
énorme le second article de l'analyse de VOdyssée ; mais
ce second article est bien inférieur au premier de Davidov.
C'était un article brillant, surtout à l'endroit où il réfute
Wolff, qui a été écrit avec une connaissance approfondie
de la question et avec une ardeur qu'il aurait été diffi-
cile d'attendre de la part d'un si ancien professeur. Dans
cet article il a su même éviter le pédantisme qui est pro-
pre à tous les savants, en général, et à ceux de Moscou
en particulier.
Tout cela te permettra de conclure, frère, que tes livres
me procurent un plaisir extrême, et que je te suis infiniment
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 101
reconnaissant. Eh bien, adieu; je te souhaite tout le succès
possible. Écris au plus tôt. Tu ne ferais pas mal d'écrire
aux Moscovites à propos de nos affaires et de leur deman-
der formellement où ils en sont avec la propriété. J'em-
brasse tous les enfants. Je pense qu'on les mène au Jar-
din d'Été. Salue Emilie Fédorovna et tous nos amis quand
tu les verras. Tu m'écris que tu aurais voulu me voir...
Quand cela sera-t-il 1 Allons, au revoir. Ton
Théodore Dostoïevski.
Écris-moi qui est G.(W1. Tch.) qui publie ses articles
dans les Otetchestvennia Zapiski. Et puis encore, qui est
l'auteur de la critique des poésies de M"» Schakhovsky dans
le numéro de juillet des Otetchestvennia Zapiski. Tâche
de le savoir.
Entre le 10 et 15 septembre viendra mon argent, frère.
Si tu le peux, aide-moi encore. Il m'en faut peu. J'ai un
compte avec Sorokine pour Les Pauvres Gens, mais j'ai
oublié combien ; d'ailleurs la somme est très faible. U
a presque tout payé.
Th. D.
Au même.
(De la forteresse), 14 septembre 1849.
J'ai reçu ta lettre, mon cher frère, les livres (Shakespeare,
la Bible et les Otetchestvennia Zapiski) et l'argent (10 rou-
bles arg.), et je le remercie pour tout cela. Je suis con-
tent que tu te portes bien. Moi, je vais toujours la môme
chose. Le môme dérangement d'estomac et les hémorroï-
des. Je ne sais quand cela passera. Voilà les mois les plus
pénibles de l'automne qui s'approchent à présent, et avec
eux viendra mon hypocondrie. Le ciel se trouble mainte-
nant ; le coin de ciel bleu que j'aperçois de ma casemate
est une garantie de ma santé et de ma bonne humeur.
Mais enfin, eu attendant je suis toujours sain et sauf. Cela
pour moi est déjà quelque chose. C'est pourquoi je t'en prie
ne pense rien de mal de moi. En attendant, tout ce qui a
rapport à ma santé est bien. Je m'attendais à bien pis et
je vois maintenant que j'ai une si grande provision de vie
en moi qu'il est difficile de l'épuiser.
102 CORREHPONOANCB DB DOKT01IBV8KI
Encore une foie merci pourleti livres. Cent loujour» au
moinfl une distraction. Voilà déjà cinq inoJH, ù pou de choiie
près, que je suis livré à mes propres ressources, ce»l-à- dire
à mes puusôcs el c'est tout. Jusqu'à présent, la machine ne
s'est pas démontée et elle agit. D'ailleurs, toujours penser
et ne faire que penser, sans d'autres impressions extérieu-
res, pour régénérer et nourrir son esprit, c'est bien péni-
ble! J'ai tout à fait l'impression do me trouver sous une
pompe qui aurait aspiré tout l'air. Tout mon être se con-
centre dans ma tête, et de la tête dans ma pensée, tout, abso-
lument tout, et malgré cela, ce travail augmente tous les
jours. Les livres sont bien peu de chose, mais ils me sou-
lagent quand même. El quanta mon propre travail, il me
semble qu'il extrait de moi les dernières forces. Cependant
je suis heureux de travailler quand même.
J'ai relu les livres que tu m'as envoyés. Je te remercie
surtout pour Shakespeare. Comme tu as bien compris ce
qu'il me fallait ! Le roman anglais dans les Otetcheilvennia
Zapiskicat très bien. Mais la comédie de T.. .est impardon-
nable. 11 joue de malheur! Serait-il condamné à abîmer cha-
cune de ses œuvres qui dépasserait les dimensions d'une
feuille? Je ne l'ai pas reconnu dans cette comédie. Il n'y a
aucune originalité : c'est vieuxchemin battu. Tout cela a été
dit avant lui et beaucoup mieux que lui. La dernière scène
est d'une faiblesse puérile. De temps en temps quelque
chose paraît, mais ce quelque chose n'a de valeur que
parce qu'il n'y a rien de mieux. Quel intéressant article
sur les banques! Et combien compréhensible! Je remercie
tous ceux qui ont gardé un souvenir de moi. Salue Emilie
Fédorovna, notre frère André, et embrasse.les enfants aux-
quels je souhaite surtout la santé. Je ne sais pas, frère,
quand nous nous re verrons ! Adieu et ne m'oublie pas, je
t'en prie ! Ecris-moi au moins dans quinze jours.
Au revoir. Ton
Th. Dostoïevski.
Je te prie, sois tranquille à mon sujet. Si tu peux te pro-
curer quelque lecture, envoie-la-moi.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI Î03
Au même.
[De la forteresse], 22 décembre 1849.
Aujourd'hui, 22 décembre, on nous a conduits à la place
Semionovsky. Là, on nous a lu à tous l'arrêt de mort, on
nous a fait baiser la croix, on a brisé des épées au-dessus
de nos têtes, et on nous a fait notre suprême toilette (dee
chemises blanches). Ensuite on a placé trois de nous à des
poteaux pour l'exécution. Moi, j'étais le sixième, on appe-
lait trois par trois; j'étais donc dans la deuxième série et je
n'avais plus que (juelques instants à vivre. Je me suis sou-
venu de toi, frère, de tous les tiens; au dernier moment
c'était toi, toi seul, qui étais dans ma pensée; j'ai compris
alors combien je t'aimais, mon frère chéri 1 J'ai eu le
temps d'embrasser Plestchéev, Dourov, qui étaient à mes
côtés, et de leur faire mes adieux. Enfin on a sonné la
retraite, on a ramené ceux qui étaient attachés aux poteaux
et on nous a lu que Sa Majesté Impériale nous accordait la
vie. Ensuite, on a lu les arrêts réels. Palm seul est gracié.
Il passera dans l'armée avec le même grade.
Th. D.
Au même.
Semipalatinsk, 30 juillet 1854.
Vûilà deux mois que je ne t'ai pas écrit, cher ami et
frère. Je ne pouvais le faire, c'était impossible. Mais, dis-
moi, pourquoi garde&-tu le silence ? Que de lettres je t'ai
envoyées 1 Mais toi, à l'exception de ta lettre du mois de
janvier, tu ne m'as répondu qu'à une seule, la première.
Cette réponse, c'est-à-dire ta seconde lettre, écrite en
avril, je l'ai reçue au commencement de juin, et je ne t'ai
pas encore répondu. Je t'assure, mon cher, que je n'ai
presque pas eu le temps jusqu'à présent. Enfin, s'il se
trouvait quelques instants de libres, je la remettais à un mo-
ment plus favorable, attendant toujours qu'il se présentât.
Car je ne voulais pas écrire à bâtons rompus, ni à la hâte.
Tu dois savoir certainement, ou bien tu peux deviner.
101 СОНПЕЯРОМОА.Ч'СЕ DE DOSTOIEVAKI
quelles sont mes occupations en ce moment. L'exercice, le»
revues (1«я commandante (Jo brigade et de division et les
pn'îparalifs à ces revues. Je suis arrivé ici au mois de
mars. Je ne connaissais presque pas ie senrice dans lea
rangs et cependant au mois de juillet J'ai passé la revue
comme les autres, et je savais aussi bien que les autres.
Combien cela me fatiguait et ce que cela me coulait, c'est
une autre question ; mais on estconleiif " .i, que Dieu
soit b(^ni ! CerlainemenI, tout cela ne t •• pas beau*
coup; mais lu sauras au moins à quoi j'étais exclusivement
occupé. (Juoi que l'on écrive, on n'exf)lique rien par let-
tre. Si étrange que tout cela le paraisse, je pense que
tu comprendras que ce n'est pas un jeu fjue d'être eoU
dat, que la vie de soldat avec tous les devoirs du soldat
n'est pas trop facile pour un homme doué d'une pareille
santé et si déshabitué, ou plutôt, qui a une telle ignorance
de ces occupations. Four s'y habituer, il faut prendre beau-
coup de peine. Je ne murmure pas : c'e.sl ma croix et je l'ai
méritée. Je te dis tout cela afin de te forcer à m'écrire au
moins quelques lignes, sans lesquelles, vraiment, j'ai trop
de peine à vivre. Songe donc, que si l'on attendait une
réponse à chaque lettre, sans écrire autrement, l'intervalle
serait peut-être de trois mois. Comment supporter cela ?
Tu sais (|uelle importance a pour moi une lettre venant de
toi ! Est-ce que nous allons compter nos lettres, comme
on compte les visites? Il y a déjà si longtemps que nous
ne nous sommes vus. et déjà si longtemps que nous ne
nous écrivons pas! J'ai reçu enfin des lettres de nos soeurs
Varenka et Vierotchka. Ce sont des anges I Je suis certain
qu'elles m'aiment, comme elles le disent. Varenka a écrit
très gentiment. Toute son âme se reflète dans cette char-
mante lettre. Je voulais leur répondre par ie premier cour-
rier, mais voilà le troisième et je remets encore ma lettre.
J'ai été très occupé et je ne voulais pas me borner à une
petite lettre. Je ne sais comment leur témoigner mon aCFec-
tion et mon attention. Que le Seigneur les bénisse !
Tu connais à présent mes principales occupations. A
vrai dire, je n'en ai pas d'autres que celles du service. Pas
d'événements extérieurs, pas de troubles dans ma vie, pas
d'accidents. Mais ce qui se passe dans l'âme, dans le cœur,
dans l'esprit, — ce qui a poussé, ce qui a mûri, ce qui s'est
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 105
flétri, ce quia été rejeté, en même temps que l'ivraie, cela
ne se dit pas et ne se raconte pas sur un bout de papier.
Je vis ici dans l'isolement: je me cache comme d'habitude.
D'ailleurs, pendant cinq ans j'étais sous escorte, et c'est
quelquefois pour moi le plus grand délice de me trouver
seul. En général, le bagne a détruit bien des choses en
moi, et en a fait éclore d'autres. Par exemple, je l'ai déjà
parlé de ma maladie : d'étranges accès, qui ressemblent à
ceux de l'épilepsie, et cependant ce n'est pas l'épilepsie .
Je te donnerai un jour des détails.
D'ailleurs, je te prie de ne pas te figurer que je suis aussi
mélancolique et aussi soupçonneux que je l'étais à Péters-
bourg les dernières années. Tout est complètement passé.
D'ailleurs, c'est Dieu qui nous guide. Je remercie mon
frère Nicolas pour son petit mot. J'aurais voulu lui écrire,
mais qu'il attende encore, et qu'il m'excuse, moi, pauvre
malheureux. Ou'il soit sûr d'une chose, qu'il est très cher
à mon cœur, et je pense à lui avec le sentiment le plus
sincère. Embrasse-le bien pour moi et transmets-lui mes
meilleurs souhaits. Embrasse aussi les enfants. Salue de
ma part Emilie Fédorovna. Je pense quelquefois avec hor-
reur à l'année 1849 et à ces deux mois qu'elle a passés
seule, pendant que tu étais arrêté. Se porle-t-elle bien, est-
elle contente à présent? Au bagne je songeais et réfléchis-
sais beaucoup au passé et à l'avenir, et surtout je pensais
à vous. Certains souvenirs me faisaient mal et avaient de
l'amertume, mais je no les chassais pa^ I »iir amertume
même me paraissait douce.
Salue de ma part notre sœur Sacha; cmbrasse-la et féli-
cite-la de ma part et dis-lui quelque chose d'agréable. En
général, parle de moi d'une façon recommandable. Sou-
haile-Iui de ma part beaucoup, beaucoup de bonheur.
Mon chéri, tu me parles d'argent et tu me demandes si
j'en ai besoin? Mais tu connais bien ma situation. Si tu
peux m'en envoyer, fais-le. Car lu es mon unique espoir.
Je ne compte sur personne comme sur toi.
Adieu, mon cher. Écris davantage sur toi-même. Écris
surtout comment va ta santé et comment sont élevés tes
enfants. Adieu, mon ami, voilà ma lettre terminée, et je
n'ai pas écrit beaucoup. Il est triste de vivre dans les let-
tres, sans s'être vu pendant cinq ans. Maintenant, je t'écri-
106 CORRESPONDANCE DB ПОвТОТВУвК!
rai davantage el plus souvent. Maie toi*inémo, (lépèch»-loi
de répondre. Adieu, au revoir. Ton frère
Théodore ПоятоТеу»к1.
A ton frère André Doatotevski.
Semipalatinek, В novembre 18M.
Très aimable et très cher frèn-,
Ta lettre, datée du 14 septembre, m'est parvenue à la
fin d'octobre, mon précieux ami ; je n'ai laissé passer qu'un
courrier cl je m'empresse de te répondre. iJ'abord je te
remercie de me donner de tes nouvelles et aussi de n'avoir
pas oublié le pauvre malheureux que je suis. Tu ne saurais
croire à quel poiut ta lettre m'a réjoui 1 iJe toute notre
famille, personne ne m'a oublié. Tous, sans exception,
m'écrivent ; tous, sans exception, prennent la part la plus
sincère, la plus vive à mon sort ; et pour moi, qui suie
déshabitué de toutes ces caresses, de ces rapports frat^îmels
et accueillautb, «;cla a été un véritable bonheur. Voilà bien-
tôt dix mois que j'ai commencé ma nouvelle vie. (Juanl aux
autres quatre années je les considère comme une époque
pentlant laquelle j'étais enterré vivant el enfermé dans
un cercueil. Quelle terrible époque c'était 1 je n'ai pas la
force de te le raconter, mon ami. C'était une souffrance
indicible, interminable, car, chaque heure, chaque minute
pesait sur mon âme. Pendant toutes ces quatre années, pas
un instant,pendant lequel je ne sentisse que j'étais au bagne.
Mais n'en parlons pas 1 Si je t'écrivais môme cent pages,
tu n'aurais encore pas une idée de ce qu'était ma vie
d'alors. 11 faudrait le voir soi-même, je ne dis pas l'éprou-
ver. Mais ce temps est passé ; maintenant il est derrière
moi, comme un rêve affreux.
Autrefois, la sortie du bagne me semblait un beau réveil
el une résurrection à une nouvelle vie. Pendant tuut ce
temps, je n'avais aucune nouvelle de vous. J'étais comme
une feuille détachée. Sorti du bagne, je reçus bientôt une
lettre de Michel, mon frère fidèle, mon ami, mon protec-
teur. Bientôt après, mes sœurs me procurèrent la même
joie. Dans ces lettres, j'ai appris tout ce qui concerne cha-
cun des membres de notre famille, ainsi que toi, mon cher
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 107
ami. ËnfiD, tu m'écris aussi, et en môme temps ma chère
belle-sœur, Domenica Ivanovna, m'accorde la faveur d'une
aimable pensée. Je te prie, cher frère, de ne pas m'en
vouloir de ne t'avoir pas écrit le premier. D'ailleurs,
j'aurais écris certainement. Mais dans ma vie nouvelle
j'ai rencontré tant de nouveaux soucis et de nouveaux
embarras, que, vraiment, jusqu'à présent je n'ai pas eu le
temps de me retourner. D'après le décret impérial je me
trouve au 7» bataillon de ligne. Ici a commencé pour moi
un nouveau souci : le service. Ma santé et mes forces me
venaient peu en aide. Je suie sorti positivement malade du
bague. Et cependant il fallait s'occuper du service dans
les rangs, de l'exercice, des revues. J'étais tellement pris
pendant l'été, que je trouvais à peine le temps de dormir.
Mais à présent je suis un peu habitué. Ma santé s'est aussi
un peu améliorée. Et sans perdre l'espoir j'envisage l'ave-
nir avec assez de courage.
Mais assez parlé de moi ; parlons d'autre chose, de plus
intéressant.
Premièrement, je suis heureux au delà de toute expres-
sion que selon l'apparence, tu sois heureux. Je te félicite
à l'occasion de ton mariage, quoiqu'il y ait déjà quatre ans
de cela. J'ai toujours considéré que rien n'est supérieur
au bonheur d'être en famille. Je te le souhaite bien sin-
cèrement, sans lin. Ta destinée est d'avoir une vie calme,
modeste mais sûre, et c'est admirable. 11 est pénible d'être
obligé de se frayer un chemin à tort et à travers, à droite
et à gauche, comme je l'avais fait toute ma vie. On m'écrit
beaucoup de bien de notre frère Nicolas, et lui-môme
ajoute un mot à chaque lettre qui m'est destinée. Nous
nous écrivons avec mon frère Michel autant que nous pou-
vons, mais les lettres vont en Russie très lentement, juste
deux mois, voilà pourquoi tu recevras ma lettre d'aujour-
d'hui à peine pour la Noël, mon cher frère. Ce n'est qu'à
notre sœur Sacha que je n'ai pas écrit, quoique je lui envoie
mes salutations en écrivant à nos frères. Elle ne m'a pas
écrit et moi je n'ose pas. Elle pourrait croire que je la
recherche à cause de quelque avantage, étant dans une
situation en tout cas, précaire. Je ne parle pas d'elle,
mais de son mari, que je ne connais pas encore. Et cepen-
dant, j'écrirai, et que ces dernières paroles restent entre
108 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
nous. Adieu, mon cher, écrie souvent ; je le remercie, ne
m'oublie pas. Et moi je ne vous oublierai jamais.
Ton frère qui t'aime,
In. l>0'4lOÏEVSKI.
Jo prie instamment de no pas négliger d'embrasser aus-
sitôt pour moi mes chères et, cerlaïuemonl charmantes
nièces, Éva et Marie.
A tu bellc'sœur Doménica IvanovnA Dostoïevski.
Semipalatinslc, б novembre 1854.
Chère belle-sœur,
Votre chère lettre, si pleine d'un sentiment de parenté,
dans laquelle vous me donnez simplement le nom de
frère, m'a procuré une jouissance indicible. J'ai appris
ainsi que j'avais encore une nouvelle sœur, dont le cœur
aimant et compatissant ne me refusait ni la sympathie
ni l'intérêt. Cela m'a été doublement agréable. Agréa-
ble de faire connaissance d'une telle parente, et aussi de
savoir qu'elle est la femme de mon propre frère. Dans cet
échange de sentiments et de pensées entre nous, il y a
quelque chose d'étrange. Savoir que nous ne nou5 rencon-
trerons jamais, que nous ne nous verrons jamais, — à moins
qu'un miracle n'intervienne dans ma destinée et que
Dieu en fasse enfin un pour moi, — savoir cela et puis,
dites-le-moi, comment ne pas ressentir de l'ennui, de la
nostalgie et du regret de tout ce qui est cher dans la pa-
trie, regret qui assombrit le sentiment radieux qui s'empare
de moi à la lecture de votre lettre ? Que Dieu vous
accorde tout le bonheur et toutes les joies. Je tous le
souhaite comme un frère, car vous m'êtes déjà chère et
proche comme une sœur. Je vous remercie encore une fois
pour votre lettre. Aimez-moi comme je vous aime et n'ou-
bliez pas
Votre dévoué frère,
Th. Dostoïevski.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI l09
A son frère Michel Dostoïevski.
Semipalatinsk, 14 mai 1855.
Cher frère et précieux ami,
J'ai reçu ta lettre du 26 janvier et celle du 21 mars, et
je te remercie de tout mon cœur aussi pour ton envoi. C'est
venu bien à propos, mais je dois avouer — et je te supplie
de ne pas m'en vouloir à cause de cet aveu, — que j'avais
presque cessé d'espérer de recevoir jamais une lettre de
toi. C'est peu à dire ! Depuis le 3 octobre, date de ton
avant-dernière lettre, jusqu'à présent — rien, pas une
ligne. Qu'est-ce qui ne me venait pas à l'idée ! D'abord
ta santé : je pensais, j'étais tout à fait sûr, que tu étais gra-
vement malade ou mort. Tu sais comme je me tourmente
facilement. Combien j'ai souffert l
Mais, heureusement, au printemps j'ai eu l'occasion de
voir des journaux dans lesquels se trouvaient les annonces.
Alors, d'autres pensées m'ont tourmenté. C'était : l'état
de tes affaires commerciales ? Alors, me disais-je, cela va
mal, s'il ne peut les quitter, ou bien s'il ne veut pas en
parler. Remarque, mon cher, que pas une fois je n'ai
pensé que lu n'écrivais pas parce que tu avais assez de
moi, et que tu m'écris simplement des lettres de conve-
nance. Je n'ai jamais douté de ton excellent cœur. J'avais
écrit à notre sœur Varenka, qui elle aussi ne m'écrit pas
depuis longtemps, — (et les autres ont tout à fait cessé
d'écrire) — que tu m'avais probablement oublié et que cela
m'était bien pénible. Mais c'était l'amertume qui m'avait
arraché ces paroles; ne te fâche pas ; j'avais trop de peine.
Je suis bien content que tes affaires s'arrangent. Ne
les néglige pas, mon ami. C'est l'unique espoir de ta
famille. Je lis avec ravissement ce que tu me dis des
tiens. Comme je suis heureux pour tes enfants! Je lesaime
comme si je ne les avais jamais quittés. Je ne veux pas
croire que Mâcha ne soit pas jolie. C'est impossible. Dans
les autres lettres parle-moi davantage de Moscou. Comme
je suis heureux que tu sois bien avec eux, et que tu sois
bien reçu chez l'oncle et la tante. Sais-tu, écris-moi en
détail tout ce qui concerne leur manière de vivre (c'est-à-
dire, par rapport à l'oncle). Que font-ils ? Fais-moi faire
110 COnHESPONDANCB DE DOSTOliSVfiKI
la connaissance de notre nouvelle parealé, Golenovsky,
Ivanov.avec le plus dedétaiU possible. Je n'ai rien entendu
de loi do pnrticulier ni de détaillé sur leur compte. Que
ioi dirai-je de ma vie ? Je vis au jour le jour et pas davan-
tage. Ma santé n'est pas trop bonne et c'est pour cela que
mou exi8t«^nco n'est pas belle. Hivors accès ne me quittent
pas, quoique avec de grand» intervalles, mais c'est encore
bien «lésngrcable. En ce moment, je m'occupe de monser-
vice. Tu ne dois pas m'en vouloir, si j'écris si peu sur moi-
roônie !
Comment va Emilie Fédorovna ?
Que Diou lui accorde tous Ь».ч birns (юян1Ыез. Dis donc,
frère, j'ai été toute ma vie entretenu par toi, je suis ton
débiteur. Quelle destinée ! Merci, merci de ne pas m'aban-
donner, que serais-je devenu sans toi !
Adieu, mon .«mi Aimc-mii «'.nime je t'aime. Ton
Th. Dostoïevski.
Au baron A.'E. Vrangel.
Semipalatinsk, 14 août 1855.
Dès le premier mot, je vous prie d'excuser, cher Ale-
xandre Egorovitch, le futur désordre de ma lettre. Je suis
sûr d'avance qu'elle sera désordonnée. Il est maintenant
doux heures de la nuit, j'ai déjà écrit deux lettres. J'ai
mal à la tête, j'ai envie de dormir, et de plus je suis tout
bouleversé. Ce matin, j'ai reçu une lettre de Kouznetzk.
Le pauvre malheureux Alexandre Ivanovitch Issaev est
mort. Vous ne sauriez croire comme je le regrette, comme
je suis brisé. J'étais peut-être le seul par ici, qui ait su
l'apprécier.
S'il avait des défauts, c'est sa sombre destinée qui en est
à moitié la cause. J'aurais bien voulu voir qui aurait eu
davantage de patience avec de pareils déboires. Mais aussi
que de bonté, que de vraie noblesse I Vous l'avez peu
connu. Je crains bien d'avoir été coupable vis-à-vis de
lui, quand, par moment, dans quelque accès de bile, je vous
parlais avec une chaleur inutile seulement de ses mauvais
côtés. II est mort dans des souffrances intolérables, admi-
rablement. Dieu nous donne aussi une mort pareille. Pour
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI lU
certains, la mort peut être belle. Il est mort avec fermeté,
bénissant sa femme et ses enfants, s'inquiétant de leur sort.
La malheureuse Maria Dmitrievna me communique jus-
qu'au moindre détail de sa mort. Elle dit que le souvenir
de ces détails est sa seule consolation. Au milieu des plus
grandes souffrances (il a souffert deux jours) il l'appelait,
l'entourait de ses bras et répétait constamment : « Que
deviendras-tu, que deviendras-tu ? » Dans son inquiétude
sur son sort à elle, il oubliait ses tourments. Le malheu-
reux ! Elle est au désespoir ! Dans chaque ligne de sa
lettre on aperçoit une telle douleur, que je n'ai pu la
lire sans larmes, et vous aussi, malgré que vous leur
soyez étranger, mais comme vous avez beaucoup de cœur,
vous aussi — vous eus.siez pleuré ! Vous rappelez-vous leur
petit garçon, Paul ? Il est devenu lou de larmes et de
désespoir. Au milieu de la nuit, il saute de son lit, se pré-
cipite vers l'icône, avec laquelle son p^re Га béni deux heu-
res avant sa mort, se met i\ genoux et répète les prières
que sa mère lui dicte pour le repos de l'âme du père. On
l'a enterré pauvrement, des étrangers ont fourni l'argent
(il s'est trouvé de braves gens) ; elle-même était folle de
douleur. Elle avait passé plusieurs jours et plu-rieurs nuits
à son chevet. Elle écrit maintenant qu'elle est malade,
qu'elle a perdu le sommeil et qu'elle ne peut avaler une
bouchée. La femme du chef de police et une autre femme
lui sont venues en aide. Elle n'a rien que des dettes à ses
fournisseurs. Quelqu'un lui a envoyé trois roubles argent.
€ La nécessité m'a poussé la main, — écrit-elle, — et j'ai
accepté... l'aumône ! »
Si vous avez encore les mêmes pensées. Alexandre Ego-
rovitch, qu'il y quelques joursà Semipalatinsk (je suis cer-
tain que vous êtes un noble cœur et que vous ne reniez
pas vos bonnes pensées par suite de quelque cause futile^
qui ne fait rien à Vaffuire), envoyez alors avec cette lettre
que je lui adresse, la somme dont nous avons parlé. Mais,
je vous le répète, très aimable Alexandre Egorovitch,
plus que jamais je considère ces 75 roubles (avant 25)
comme une dette que je contracte envers vous. Je vous les
rendrai absolument, mais pas de sitôt. Je sais très bien
que votre cœur éprouve le besoin de faire une bonne action...
Mais songez donc : vous les connaissez depuis peu, et si
112 CORREAPONDANCK DE DOSTOIbvbKI
peu si peii,qiio malgré quo le pauvre Alexandre Ivanovitch
vous ait emprunté de l'argent pour son voyage, lui en
offrir h flic lui Hcrait trop pénibN» ! De mon сЛ16 je lai
parb' dans ma Irllrr de votre déeir de lui Hrc utile et je
lui dis que sans vous je n'aurai» pu rien faire. Je n'écrie
point rela pour que crltr* bonne action vous fasse hon-
neur, ou bien pour «ju'on vous soit rrconnaissant. Je sais
que vous êtes trop bon chrétien pour vous en soucier.
Mais, moi môme je ne veux pas que l'on me soit recon-
naissant, car je ne le mérite pas, ayant pris l'argent dans
la poche d'autrui, malgré que j'aie l'intention de vous le
rendre au plus tôt, — je l'ai pris pour un temps indéter-
miné.
Si vous avez l'intention de lui envoyer de l'argent, ren-
fermez-le dans l'enveloppe ci-jointe que je n'ai pas cachetée.
Ce serait très bien de votre pari, si vous lui écriviez au
moins quelques lignes. Admettons que vous les connais-
siez très peu. Mais il est resté votre débiteur ; maintenant,
elle sait que vous m'avez donné l'argent, et c'est pourquoi
il y aurait l'occasion d'écrire, il le faudrait même, — qu'en
pensez-vous ? Pas beaucoup, quelques lignes... Mais, mon
Dieu, il me semble, que je vous apprends à écrire ! Croyez-
moi, Alexandre Kgorovitch, je comprends très bien que
vous savez peut-être mieux qu'un autre comment vous
comporter avec la personne à laquelle vous avez rendu
service. Je sais qu'envers elle vous aurez des égards dou-
bles et môme triples. 11 faut être prudent avec celui qui
est votre obligé ; il est très sensible; i7 lai semble toujours
que par un laisser-aller, par la familiarité, on veut lai faire
payer le service qu'on a rendu. Vous savez tout cela aussi
bien que moi ; si Dieu nous a donné du bon sens et de la
noblesse, nous ne pouvons faire autrement. Noblesse
oblige, et vous êtes noble, je le sais.
Mais je sais aussi, d'après vos paroles, que votre bourse
n'est pas en très bon état en ce moment. Alors, si vous ne
pouvez pas lui envoyer d'argent, ne lui envoyez pas ma
lettre non plus, mais retournez-la-moi. Quant à moi, infor-
mez-moi courrier par courrier, si vous avez envoyé la lettre
ou non?
Il a pensé à vous en mourant. Il me semble que c'était :
« qu'ail n'oserait même pas songer à vous le proposer pour
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 113
payer sa dette, mais qu'il demande qu'on vous remette
le livre, en souvenir de lai ». {Les ministres d'Alexandre У*' ;
vous souvenez-vous de celle riche édition? il l'avait reçu
de Pctropaviovsk, où il l'avait laissé.) On vous enverra le
livre.
Je vous écris à Barnaoul, à l'adresse que vous m'avez
donnée, mais je ne sais pas si vous êtes encore là. Il me
semble que vous aviez écrit qu'il fallait vous adresser les
lettres à Barnaoul, après le 23. J'envoie au hasard par
Kroutov. Est-ce bien par Kroulov? Écrivez-le-moi. Que deve-
nez vous, vous amusez-vous? A propos, est-ce vrai ce que
j'ai entendu dire(d'ailleurs, plus d'une fois) que M"" A... se
marie?
Si vous envoyez de l'argent, pressez -vous. Vraiment il
ne saurait se trouver une situation plus critique.
Je ne sais si cette lettre vous trouvera à Barnaoul, ou
bien si elle va attendre votre arrivée. J'écris à Marie Dmi-
trievna, parle môme courrier, une autre lettre que j'envoie
demain, au hasard ! Je vous envoie aussi votre courrier de
samedi. J'ai décacheté la lettre, comm? vous me l'aviez
dit. Si demain Kroulov a le temps d'apponUr ...s lettres
de lundi je les joindrai égalemenl.
Au revoir. J'ai un mal de tôle affreux. Je suis tellement
bouleversé. Je tiens la plume avec difficulté. Je vous em-
brasse de lout mon cœur. Votre
Dostoïevski.
Au même.
Semipalatinsk, dimanche 23 août 1855.
Mon cher et bon Alexandre Egorovitch,
Voilà la seconde lettre que je vous envoie. J'aurais bien
voulu recevoir de vous au moins deux lignes, ce que vous
ferez certainement, c'est-à-dire que vous me les enverrez.
J'aurais bien voulu aussi vous serrer la main. Je m'ennuie!
Autour de moi ça ne va pas, et je ne trouve personne. Je
n'aime pas à faire de nouvelles connaissances. Vraiment,
je trouve qu'il faut voir en chaque nouvelle Ggure un en-
nemi, avec lequel il faudra entrer en lutte. Après quoi on
pourra arriver à le connaître. Que faites-vous? Passez-vous
s
lli CORRB8PONOANCB DE 1ММГГ01ВУЯК1
agréablement votre temps? Êles-vou» & Bamaoul .' J ai
cmiru le ripque et j'ai adressa ma dernièrf» lettro h Bar-
naoïil, maiH il me кетЫл que vous disiez que voun ne
gériez Л Bamaoul qu'après le 23. Dieu sait si vous y èteê
actuellement ? Maintenant, permeltez-moi de vouh faire
mes excuses : je vous envoie bien mes propret» lettres, mais
les vôtres, je les ai confiées à Demtchinsky. Je ne pouvais
vous les envoyer moi-même, et la raison en est très sim-
ple : un gros paquet recommandé coûterait fort cher par
la poste, et je n'ai pas le sou. C'est pourquoi Domlchinsky
doit s'en charger.
Au cas où vous ne recevriez pas la lettre que je vous ai
adre8.4ée il y a huit jours, à Bamaoul, à l'adresse que vous
m'avez indiquée (quoique, d'ailleurs, il soit difficile que
vous ne l'ayez pas reçue), je vous informe qu'Alexandre
Ivanovitch Issaïev est mort (le 4 août), que sa femme est
restée seule, avec l'espoir douteux d'être secourue, au
désespoir, ne sachant que devenir et, bien entendu, sans
argenL J'ai reçu d'elle aujourd'hui la seconde lettre, depuis
la mort de son mari. Elle écrit qu'elle est afTreasement
désolée; elle prie qu'on l'aide quelque peu, qu'elle est
bien triste, elle me demande ce qu'elle doit faire. Elle
écrit que son avoué et le commissaire de police lui donnent
l'espoir que Beckmann pourrait lui donner un secours de
l'administration (250 r. argent). S'il est possible de faire
quelque chose, plaise à Dieu ! En attendant, elle veut ven-
dre ce qu'elle possède. Si vous n'avez pas changé d'idée
(comme nous en avions parlé) d'envoyer 50 roubles, en-
voyez-les à présent. Ils n'ont jamais été plus nécessaires.
Seulement, je pense que vous feriez mieux de n'envoyer
que 25 roubles au lieu de 50 roubles, car avec les autres
25 roubles et la vente de ses meubles, et peut-être aussi
quelque secours, elle pourra vivre quelque temps. On
pourrait lui envoyer plus lard. Je vous écris cela : 1* pour
ne pas trop vous être à charge, car 25 c'est moins que 50,
et vous avez aussi cerfainemenl besoin d'argent; et 2o j'ai
été bien grondé pour les premiers 25 roubles. Elle m'a
fait des reproches, me disant que je n'avais rien moi-même
et que je ne pensais pas à moi. Je lui répondis que l'ar-
gent vous appartenait, à vous, et non pas à moi, qu'elle
n'avait pas à s'inquiéter de moi, que Tamitié arait ses
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 115
droits, etc., etc., et que, enfin, elle souffrirait trop sans
cet argent — il faudra bien qu'elle en convienne. Je vous
ferai voir sa lettre, quand vous viendrez. Mon Dieu I
Quelle femme ! c'est dommage que vous la connaissiez si
peu.
Encore une chose. Elle sait que l'argent lui est envoyé,
elle soupçonne que c'est moi, mais jusqu'à présent la let-
tre est au bureau de poste de Kouznetzk. Le receveur ne
veut pas la lui délivrer, malgré qu'il la connaisse très bien,
pour ne pas avoir d'ennuis. C'est à cause de l'adresse.
Vous avez raison. Il fallait l'adresser à elle. C'est adressé
au mari. Il est mort. Voilà pourquoi le receveur, persuadé
que c'est vous qui écrivez, me prie de vous dire d'envoyer
au bureau de poste de Kouznetzk une procuration adnxinis-
trative ou particulière pour remettre /a lettre à la veuve
Issaïev. Je vous supplie, bon Alexandre Egorovitch. faitee
cela, et surtout, sans tarder. Pour l'amour de Dieu! Con-
naissez-vous la formule de la procuration ? Je ne la con-
nais pas. Au bureau de poste de Barnaoul la formule se
trouve sûrement. En voilà un formaliste mal avisé, ce
receveur de poste de Kouznetzk I
Que vous dirai-je de moi? Le temps me paraît long. Je
ne suis pas très bien; je me sens triste. Je ne sais rien de
neuf, sauf (ce qui est, je crois, bien certain) que les Chinois
ont biùlé notre comptoir à Tchougoutchatk et le consul,
pour sauver sa vie, a dû prendre la fuite. Je voudrais de tout
mon cœur que vous fussiez dix raille fois plus gai que
moi. Si vous trouvez un bon livre pendant vos pérégrina-
tions, apportez-lemoi. Au revoir, Alexandre Egorovitch.
Je vous envoie mes meilleurs souhaits, de tout mon cœur.
N'oubliez pas le bureau de poste. Pour l'amour de Dieu,
ne tardez pas. Je vous serre la main.
Tout à vous,
Th. Dostoïevski,
Je l'ai informée qu'on envoyait 25 roubles au lieu de
50 roubles. Elle veut vous remercier. Lui écrirez-vous quel-
ques mots ?
116 CORnBflPONDANCE DE DOSTOTbVSKI
A Apollon NicoUtévilch Maikov '.
Semipalatinsk, 18 janvier 1856.
Je voulais depuis ionglempe répondre à votre bonne let»
tre.cher Apollon Nicoluïevilcli.Le souvenir du temps passé
semblait ra'être revenu, pendant que je la lisais. Je vous
remercie iofiiiimeul de ne m'avoir pas oublié. Je ne sais
pourquoi il m'a toujours semblé que vous ne m'oublieriez
pas ; peul-ôtre uniquement parce que moi-môme, je ne
pouvais vous oublier. Vous me dites que tant de temps s'est
écoulé, que tant de choses sont changées, ont été vécues.
Oui ! cela doit être. Mais une chose est bien : c'est que,
comme hommes, nous n'ayons pas changé. Je réponds pour
moi. Je pourrais vous écrire bien des choses curieuses à
propos de moi. Ne m'en veuillez pas, que je vous écrive
maintenant à la hâte, par morceaux, et peut-être avec peu
de clarté. Mais en ce moment j'éprouve ce que vous aussi
avez certainement éprouvé, quand vous m'avez écrit :
l'impossibilité de s'épancher après tant d'années, non seu-
lement sur une feuille mais môme sur cinquante feuilles.
11 faudrait pouvoir causer les yeux dans les yeux, pour
lire dans l'âme par l'expression du visage, pour que le
cœur parle dans les sons de la voix. Un seul moL dit avec
conviction, avec une sincérité complète et sans hésitation,
les yeux dans les yeux, en face l'un de l'autre, c'est beau-
coup plus que des dizaines de feuilles écrites. Merci sur-
tout pour les détails que vous me donnez sur vous-même.
Je savais d'avance que cela finirait ainsi et que vous vous
marieriez. Vous me demandez si je me rappelle Anna Iva-
novna ? Mais comment l'oublier ? Je suis heureux de son
bonheur et du vôtre; il ne m'a jamais été indiCFérent; sou-
venez-vous de 1847, quand tout cela commençait. Rappelez-
moi au bon souvenir d'Anna Ivanovna et assurez-la de mon
respect et de mon dévouement sans bornes. Dites à vos
parents que j'ai pensé souvent à eux et à leurs gâteries, et
que je le faisais avec délices. Eugénie Petrovna a-t-elle
reçu le livre critique de l'inoubliable Valérien Nicolaïé-
vitch publié par les Oletchesivennia. Zapiski? Quand on
m'arrêta, on me prit ce livre, puis on me le rendit ; mais
1. Célèbre poète russe.
\
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 117
étant en prison il m'était impossible de le lui faire parve-
nir, et je savais quel prix elle y attachait. Tout cela me
faisait beaucoup de peine. Deux heures avant mon départ
pour la Sibérie, j'avais demandé au commandant Nabokov
de remettre ce livre à qui de droit. L'a-t-on fait? Saluez bien
vos parents de ma part. Je leur souhaite do tout mon cœur
bonheur et longue, longue vie. — 11 se peut que vous ayez
quelques détails me concernant par mon frère. Pendant
les heures où je n'ai rien à faire, je note les souvenirs de
mon séjour au bagne, les choses les plus intéressantes.
D'ailleurs il y a là peu de choses personnelles. Si je ter-
mine et si je trouve une très bonne occasion, je vous en
enverrai un exemplaire, écrit de ma main, en souvenir.
A propos, j'allais l'oublier et je suis obligé de faire une
petite digression: cette lettre vous sera remise par Alexan-
dre Egorovitch, baron Vrangel, très jeune, avec d'excel-
lentes qualités de cœur et d'esprit, venu en Sibérie droit
du lycée, poussé par le rêve généreux de connaître le pays,
de se rendre utile, etc. Il était dans l'administration à Serai-
palatinsk ; nous nous sommes liés et je l'aime beaucoup.
Comme je veux vous prier de vous occuper de lui et de
faire connaissance plus intime avec lui, si c'est possible,
je vais vous dire deux mots de son caractère : beaucoup
de bonté, un cœur très tendre, quoique au premier abord
son extérieur paraisse assez froid. J'aurais bien voulu
que vous fissiez sa connaissance, dans son intérêt. Le
cercle semi-aristocratique ou aux trois quarts aristocra-
tique, dans lequel il a grandi, ne me plaît pas beau-
coup, nia lui non plus, car il a des qualités excellentes,
mais beaucoup de traits se remarquent dus à l'ancien
milieu.
Tâchez d'avoir de l'influence sur lui, si vous pouvez.
Il le mérite. Il a fait énormément de bien. Mais je l'aime
non pas seulement pour le bien qu'il m'a fait. En défini-
tive : il est un peu méfiant, très impressionnable, quel-
quefois renfermé et quelque peu d'humeur inégale. Parlez-
lui, si vous vous liez, tout simplement, aussi sincèrement
que possible et sans circonlocutions.
Pardonnez-moi de tant insister auprès de vous pour le
baron. Mais, je vous le répète, je l'aime. Gardez pour vous
toutes mes observations et la lettre, en général (d'ailleurs
118 CORRESPONDANCE DE DOeTOlEVSKI
VOUS n'avez рая besoin que l'on vous fasse la leçon).
Vous mo <Jil«?8 que vous vous êtes souvenu de moi avec
ardeur et que vous disiez : pourquoi, pourijuoi?
Moi aussi, je me suis souvenu chaleureusement de voue,
et à votre question : pourquoi? je ne répondrai rien, — ce
serait inutile. Vous dites que vous avez beaucoup vécu,
beaucoup pensé et que vous avez éprouvé bien des chose*
nouvelles. Cela ne pouvait être autrement, et je suis sûr
que maintenant encore nous pourrions nous entendre dans
nos idées.
J'ai aussi pensé et vécu, et il y avait de telles circons-
tances, de telles influences, qu'il fallait vivre, penser et
digérer trop de choses, au-dessus de mes forces. Mf con-
naissant très bien, vous me rendrez certainement justice,
que j'ai toujours suivi ce qui me paraissait meilleu/ et
plus droit et que je n'ai jamais été faux. Quand je me
livrais h quelque chose, je le faisais avec ardeur. Ne
croyez pas que ces paroles contiennent une allusion à ce
qui m'a conduit ici. Je parle de ce qui est arrivé après,
mais il est inutile de parler du passé ; d'ailleurs cela n'a
été qu'un hasard. Les idées changent, le cœur est le
môme.
J'ai lu votre lettre et je n'ai pas compris le principal. Je
parle du patriotisme, de l'idée russe, du sentiment du
devoir, de l'honneur national, de tout ce dont vous me
parlez avec tant d'enthousiasme. Mais, mon ami I Avez-
vous jamais été différent? J'ai toujours partagé ces mômes
sentiments et ces convictions. La Russie, le devoir, l'hon-
neur ? — oui ! j'ai toujours été un vrai Russe — je vous
le dis franchement. Quoi de neuf dans le mouvement qui
se manifeste autour de vous, et dont vous parlez comme si
c'était une tendance tout à fait nouvelle ? Je vous avoue
que je ne vous ai pas compris. J'ai lu vos vers et je les ai
trouvés admirables ; je partage complètement votre senti-
ment patriotique de V affranchissement moral des Slaves.
C'est le rôle de la Russie, de la noble, de la grande Rus-
sie, de notre sainte mère 1 Comme la fin est belle, commt
les dernières lignes de votre « Concile de Clermont > sont
belles ! Comment avez-vous su trouver un pareil langage,
pour exprimer d'une façon si superbe une idée aussi gran-
diose. Oui ! Je partage votre opinion , que la Russie achè-
CORRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI 119
vera l'Europe, de par sa mission môme. Cela m'est évident
depuis longtemps. Vous écrivez que la société paraît
s'éveiller de son apathie. Mais, vous savez que dans notre
société, en général, il n'y a pas de manifestations ; qui
donc pourrait en conclure jamais qu'elle soit sans énergie ?
Qu'une idée soit suffisamment lumineuse : appelez la
société, et la société vous comprendra. Ce sera ainsi main-
tenant : l'idée est d'une clarté surprenante, tout à fait
nationale et chevaleresque (c'est la vérité, il faut lui ren-
dre justice), et notre idée politique, qui nous a été léguée
par Pierre, a été démontrée par tout le monde. Il est
possible que vous soyez troublé par le flot d'idées françai-
ses dans cette partie de la société qui pense, sent et étu-
die ? Il y a là une particularité, mais dans la nature
chaque particularité évoque une opposition. Mais conve-
nez-en, que tous ceux qui ont du bon sens, c'est-à-dire
ceux qui donnent Is ton, considèrent les idées françaises
au point de vue scientifique, — qui ne sont pas davantage
partisans de celte particularité, — étaient toujours Russes.
Que voyez-vous de nouveau ? Je vous assure que moi, par
exemple, je suis tellement proche de tout ce qui est russe,
que les forçats eux-mêmes ne m'onl pas effrayé; — c'étaient
des Russes, mes frères d'adversité, et j'ai eu plus d'une
fois le bonheur de rencontrer de la grandeur d'âme dans
le cœur môme d'un brigand, par cela seul que je pouvais
le comprendre, étant moi-môme Russe. Mon malheur m'a
donné à connaîlre pratiquement bien des choses; il se peut
que cette pratique ait eu sur moi une grande influence ;
mais j'ai connu aussi par expérience que j'avais toujours
été Russe de cœur.
On peut avoir dûs idées erronées, le cœur ne saurait
se tromper, et l'erreur ne peut vous rendre malhonnête,
c'est-à-dire vous faire agir contre votre conviction. Mais
pourquoi, pourquoi vous écrirais-je tout cela! Car je sais
que je ne saurais rien exprimer par éorit, po irquoi alors
l'écrire I
Je vous parlerai encore de moi. Au bagne je lisais fort
peu, il n'y avait pas de livres. On en rencontrait quelque-
fois par hasard. Arrivé ici, à Semipalatinsk, j'ai commencé
à lire davantage. Mais cependant je manque de livres et
surtout de livres qui me sont nécessaires ; et le temps
120 CORRBePONOANCB DE DOSTOIbVSKI
passe. Je ne saurais vous exprimer combien j'ai souffert
de ne pouvoir écrire au bagne. Et cependant le travail
intérieur bouillonnait. Certaines choses venaient bien, je
le sentais. Je créai là-bas, de tête, une nouvelle, qui devait
être grande et définitive. Je craignais que l'amour que j'avais
eu pour cetlo création ne se refroidit avec le» années,
quand l'heure de l'accoraplissement sonnerait, cet amour
sans lequel une œuvre ne saurait être créée. Mais je me
suis trompé : le caraclère que j'avais créé cl qui est la
base de ma nouvelle avait demandé plusieurs années
pour se développer et je suis certain que j'aurais tout gâté
si je m'y étais mis sans aucune préparation. Mais après
avoir quitté le bagne, quoique tout fût prêt, je n'écriTie
pas. Je ne pouvais écrire. Une circonstance, le fait du
hasard, qui avait bien tardé dans ma vie, survint enfin,
m'entratna et m'absorba complètement. J'étais heureux,je
ne pouvais travailler. Ensuite, le chagrin et la tristesse
me visitèrent. Je perdis ce qui était tout pour moi. Des
centaines de verstes nous séparaient. Je ne vous explique
pas de quoi il s'agissait ; peut-être vous le dirai-je un jour;
maintenant cela m'est impossible. Cependant je n'étais
pas tout à fait oisif. Je travaillais ; mais je laissai mon
œuvre principale de côté. Il me fallait davantage de tran-
quillilô d'esprit. Par amusement, je me mis à écrire une
comédie et, tout en plaisantant, j'évoquai une situation
tellement comique, tant de personnages amusants, et mon
héros me plût tellement, que j'abandonnai la comédie,
malgré qu'elle me réussissait, rien que pour avoir le plai-
sir de suivre le plus longtemps les aventures de mon
héros, et de rire moi-même. Ce héros me ressemble quel-
que peu. Bref, j'écris un roman comique, mais je n'ai
écrit encore que des chapitres détachés ; j'en ai écrit assez,
maintenant il faut coudre ensemble.
Eh bien, voilà l'histoire de mes occupations; je n'ai pu
m'empôcher de vous la raconter; c'est parce que je
me suis mis à causer avec vous, et me suis rappelé le
passé, mon ami inoubliable. Oui! Nous avons souvent par-
tagé la joie : aurais-je pu vous oublier ! Vous me parlez
un peu littérature. Cette année je n'ai presque rien lu. Je
vais vous faire part de mes observations : Tourguenev me
plaît le plus — il est seulement regrettable qu'avec un
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 121
talent énorme il ait si peu de pondération. L. T... (1) me
plaît énormément, mais je crois qu'il n'écrira pas beau-
coup (d'ailleurs, il se peut que je me trompe). Je ne con-
nais pas du tout Ostrovski, je n'ai rien lu de lui en entier,
mais j'ai lu beaucoup de fragments dans les critiques. Il
est possible qu'il connaisse bien une certaine classe russe,
mais il me semble que ce n'est pas un artiste. De plus, il
me fait l'effet d'être un poète sans idéal. Je vous prie,
détrompez-moi, envoyez-moi, je vous en supplie, ce qu'il
y a de mieux parmi ses œuvres, afin que je ne les con-
naisse pas uniquement par les critiques. J'ai lu de Pissemski
\e Fanfaron et le Riche jeune homme à marier — et voilà
tout. Il me plaît beaucoup. 11 est intelligent, bon enfant
et môme naïf; il conte bien. Une chose est regrettable
chez lui : c'est qu'il se presse. Il écrit trop et trop vite. Il
faut avoir davantage d'amour-propre, plus de respect pour
son talent et pour l'art, et plus d'amour pour l'art. Quand
on est jeune, les idées bouillonnent, on ne pourrait saisir
chacune au vol, et l'exprimer aussitôt, l'exprimer à la
hâte. Il est préférable d'attendre qu'on puisse en faire la
synthèse ; réfléchir davantage, attendre jusqu'à ce que
bien des détails, qui n'expriment qu'une môme idée, se
réunissent en une seule image grande, énorme, ayant du
relief, et alors l'exprimer. Un caractère colossal, créé par
un écrivain colossal, a été souvent l'œuvre d'un travail
long et assidu. Devait-on exprimer tous les essais intermé-
diaires et toutes les ébauches ? Je ne sais si vous m'avez
compris 1 Quant à Pissemski, il me semble qu'il lâche la
bride à sa plume. Nos femmes-auteurs écrivent comme
des femmes-auteurs, c'est-à-dire avec esprit, gentiment et
se hâtent énormément de se prononcer. Dites-le-moi, pour-
quoi une femme-auteur n'est-elle presque jamais un artiste
rigoureux? Même l'artiste incontestable et colossale qu'est
George Sand s'est fait du tort plus d'une fois par ses qua-
lités féminines.
J'ai lu un grand nombre de vos pièces de vers dans les
revues, pendant tout le temps. Elles me plaisent beaucoup.
Fortifiez-vous et travaillez. Je vous dirai entre nous, en
grand secret : Tutchev est très remarquable; mais... etc.
1. Il s'agit du comte Léon Tolstoï.
122 C0RRE»PONDANCB ОВ DOSTOlSVBKl
Quel est ce TiitcheT, n'est-ce pas le nôtre? D'ailleurs, beau-
coup de вей poésies sont excellentes.
A<Jieu, mon cher ami. Pardonnez le décousu de ma let-
tre. On ne peut jamais rien écrire dans une lettre. Voilà
pourquoi je n'ai jamais pu souffrir M«» de Sévigné. Bile
écrivait seslettros trop bien. — Qui sait? Peut-être pourrai-
je un jour vous serrer dan» mes bras. Que Dieu le veuille I
Pour l'amour de Dieu, no communiquez ma lettre à per^
sonne (absolument à personne). Je vous embra.S!*e.
Th. Dostoïevski.
Au haron A.-E. Vrangel,
Semipalatinsk, vendredi 23 mars 1856.
Mon bon ami, mon ami incomparable, Alexandre Ego -
rovitch I Où ôtes-vous, que devenez-vous? Ne m'avez -
vous pas oublié ? Dès lundi prochain, je commence à at-
tendre la lettre promise, avec une impatience aussi grande
que si c'était le bonheur et la réalisation de toutes mes
espérances. Dans cette enveloppe, vous trouverez trois let-
tres : l'une d'elles est pour mon frère, l'autre pour l'aide
de camp général Edouard Ivanovitch Totleben. Ne soyez
pas étonné I Je vais tout vous raconter! Et maintenant je
commence dans l'ordre, et je commence par moi-même. Si
vous saviez toute ma nostalgie, tout mon découragement,
presque mon désespoir en ce moment, vous compren-
driez vraiment pourquoi j'attends votre lettre, comme le
salut? Elle doit résoudre bien des choses dans ma desti-
née. Vous m'aviez promis de m'écrire aussitôt que possi-
ble en arrivant à Saint-Pétersbourg, et de m'informer de
tout ce que j'espère et dont vous vous êtes si fraternelle-
ment occupé pendant toute l'année, — franchement, sans
rien celer, sans amplifier et sans cherchera me donner de
vains espoirs. Voilà les nouvelles que j'attends comme s'il
s'agissait de ma vie. Ne montrez ma lettre à personne, pour
l'amour de Dieu. Je vous informe que mes affaires sont
dans un état extrême.
Mes espérances ! Cher, inappréciable et, peut-être, uni-
que ami, cœur pur et honnête 1 Mes espérances! Écoutez-
les, Tant qu'à moi, elles m'apparaissent fort nettement. Et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 123
1° n'y aura-t-il donc aucune amnistie cet été, à propos de
la paix que l'on va conclure, ou bien à propos du couron-
nement ? Voilà la nouvelle que j'attends de vous avec
l'impatience la plus nerveuse. Et 2'», admettons que cela
soit encore du domaine de l'espérance ; mais ne me serait-
il pas possible de quitter le service militaire pour le ser-
vice civil et d'aller à Barnaoul, si rien ne se produit après
le manifeste ? Cependant Dourov a passé dans le service
civil. Et 3», resterai-je longtemps sans grade ? Qu'en pen-
sez-vous ? Ma carrière est-elle complètement fermée ?
D'autres, bien plus coupables que moi, ont eu tout. Je ne
pourrais le croire. Je crois que dans deux ans, si môme
rien ne se produisait à présent, je reviendrai en Russie.
Maintenant, le principal — c'est l'argent. Deux choses —
un article et un roman — seront prêtes pour le mois de
septembre. Je veux demander officiellement la permission
de publier. Si on me l'accorde, j'ai du pain pour toute ma
vie. Maintenant, ce n'est plus comme autrefois; il y a tant
de réflexion, tant d'effort et tant d'énergie dans mon
travail I
J'espère écrire un roman (vers le mois de septembre)
qui sera mieux que Les Pauvres Gens. Car si on permet
de publier (et moi, je ne crois pas, entendez-vous ! qu'on
ne puisse l'obtenir), cela va faire du bruit; le livre sp ven-
dra, me procurera de l'argent, de la considération, attirera
sur moi l'attention du gouvernement, et on me fera bien-
tôt rentrer.
Que me faut- il : deux, trois mille roubles ass. par an.
Est-ce que cela ne peut suffire pour notre entreti<»n? Dans
deux ans environ nous reviendrons en Russie; elle pourra
vivre convenablement ; et môme, peut-être, aurons-nous
amassé quelque chose. Est-il possible, qu'ayant evi pen-
dant six ans tant d'énergie et de courage pour la lutte,
avec des soulîrances inouïes, je ne sois capable de me pro-
curer assez d'argent pour me nourrir et nourrir ma femme?
Allons donc ! Car surtout personne ne connaît ni la valeur
de mes forces, ni le degré de mon talent, et c'est surtout
là-dessus que je compte. Enfin, dernière éventualité: admet-
tons qu'on ne m'accorde pas l'autorisation de publier
avant un an ? Mais, au premier changement dans ma vie,
j'écrirai à mon oncle, je lui demanderai mille roubles arg.
12i COnRErtPONOANCe DB OOHTO'tEVtiKI
pour débuter dans une nouvelle carrière, oans parier de
mon mariage; je suis sûr qu'il me lot) donnera. AIIodsI est-ce
que nous ne passnrone рая une année avec cela? Et aprèt,
les affaires s'arrangeront.
Enfin, je puis publier incognito et recevoir quand même
l'argent. Compreniez donc, toutes ces espérances n'ont
besoin de se réaliser que dans le cas où cet été rien n'au-
rait lieu (le manileste). Et si cela a lieu? Alexandre Ego-
rovitch, mon amil
Si vous saviez comme j'attends votre lettre 1 Peut-être,
contient-elle des nouvelles positives.
Mais lii^urez-vous dans quels embarras je me trouve I
J'ai beaucoup de demandes À vous adresser : pour l'amour
du Christ, accueillez les-moi./'remit're </emant/e: vous trou-
verez ci-incluse une lettre h Ed. Iv. Totleben. Voilà mon
idée: Jadis je le connaissais très bien , son frère est mon
ami d'enfance. Quelques jours avant mon arrestation je
l'avais rencontré par hasard, et nous nous étions serré
la main amicalement. Eh bien I II est possible qu'il oe
m'ait pas oublié. Cet homme est bon, simple, il a un cœur
généreux(il l'a prouvé) ; c'est un véritable héros de Sébas-
topol, digne des Nakhimov et des Kornilov. Portez-lui ma
lettre. Lisez-la-lui convenablement. Vous remarquerez cer-
tainement d'après le ton de ma lettre, que j'ai hésité et que
• je ne savais comment lui écrire. Il est si haut placé main-
tenant,et moi que suis-je? Voudra-t-il se souvenir de moi.'
J'ai écrit en tout cas. Maintenant : allez le voir vous-
raôme(j*espère qu'il se trouve à Saint-Pétersbourg)et remet-
tez-lui ma lettre quand vous serez seuls. Vous verrez aus-
sitôt à l'expression de son visage comment il le prend.
S'il le prend mal, il n'y a rien à faire ; expliquez-lui la
situation en quelques mots et dites quelque chose en ma
faveur, prenez congé et sortez, après lui avoir demandé
de garder votre démarche secrète. C'est un homme exces-
sivement poli (caractère quelque peu chevaleresque), il vous
recevra et vous reconduira très poliment, si même il ne disait
rien de satisfaisant. Mais si vous voyez à son visage qu'il
s'intéresse à moi, et qu'il témoigne beaucoup de bonté et
d'intérêt, oh ! alors soyez tout à fait franc avec lui ; parlez-
lui de cette affaire de tout cœur, tout simplement ; parlez-
lui de moi, et dites-lui qu'un mot de sa part a une grande
\
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 125
importance, qu'il pourrait intercéder pour moi auprès du
Monarque, se porter garant (comme il me connaît) que
dorénavant je serai un bon citoyen, et que certainement il
ne rencontrera pas de refus. Sur la demande de Pasko
vitch, l'Empereur a plusieurs fois fait grâce à des condam-
nés polonais. Totleben est tellement en laveur maintenant,
il est tellement aimé que, vraiment, sa demande vaudra
autant que celle de Paskevitch. En général, je compte
beaucoup sur vous. Vous défendrez chaleureusement ma
cause, j'en suis certain. Pour l'amour do Dieu, ne me le
refusez pas. Insistez surtout là-dessus, que je veux quitter
le service militaire (mais surtout, obtenez davantage, si
c'est possible, c'est-à-dire un pardon complet, ne perdez
pas cela de vue). Ne pourrait4)n pas me libérer avec le droit
d'entrer dans une administration civile, eL avec la possibi-
lité de revenir en Russie, et surtout do publier? Particuli^
rement, lisez attentivement ma letU-e ù Tolleben.
Ne pourrait-on avoir recours à la poésie? J'ai lu dans les
journaux que, dans un dîner, Maïkov lui avait lu des vers.
Ne se connaissent-ils pas ? Si oui, parlez-en à Maïkov,
sous le sceau du secret, et demandez-lui d'intercéder pour
moi auprès de Totleben et de vous accompagner chez lui.
N'auriez-vous pas l'occassion de rencontrer le plus jeune
frère de Totleben, Adolphe ? Celui-là est mon ami. Par-
lez-lui de moi, et il se précipitera dans les bras de son
frère et le suppliera de s'occuper de moi. Bien entendu,
vous mettrez ma lettre à Totleben sous enveloppe et vous
la lui remettrez ainsi. Envoyez-moi donc au plus vite des
nouvelles pour m'informer de tout cela, que ce soit bien
ou mal. Mais voilà l'ennui : pourvu que Lamotte ne soit
pas parti à ce moment pour les affaires de sa circonscrip-
tiou ! Il doit y aller pour un mois. Je pense qu'il ne sera pas
parti. Il me semble qu'en effet, c'est sûr. Hâtez-vous de me
répondre. J'ai encore peur d'une chose : ma lettre au prince
Odoevsky,par exemple, a-t-elle été bien accueillie ? Ne se-
riez-vous pas découragé, et peut-être iriez-vous chez
Totleben à contre-cœur? Mon ami 1 Ne m'abandonnez pas, ne
me réduisez pas au désespoir !
Deuxième demande : écrivez-moi avec des détails et plus
vite, comment vous avez trouvé mon frère. Que pense-t-il
de moi? Autrefois il m'aimait ardemment ! Il pleurait en
12fi COnnESPONDANOB ПК DOeTOÏEVBKI
mo faieant 84*s adieux. Ne s'est-il pas refroidi envers moi 1
Son caractère a-t-il changé ? Comme cela me paraîtrait
triste I Ne 8onge-l-il qu'à gagner de l'argent et a-t-il
oublié tout le passé ? Je ne saurais le croire. Mais ausHi :
comment expliquer qu'il reste des sept ou huit mois
sans écrire ? il écrit n'importe (jiioi ; et m^me dans In
lettre que j'ai envoyée par Kli(»nientov»ky,et qui a échappé
h la censure, j'avais posé des questions auxquelles il n'a
pas répondu ? et puis je vois en lui si p<Mi " " '•,
qui me rappellerait le vieux temps I Je n'out , i s
ce qu'il a dit à Khomentovsky, qui lui remettait ma de-
mande de s'occuper de moi : // ferait mieux de retter en
Sibérie. Au mois de décembre nous avons écrit (par votre
frère, souvenez-vous-en), j'avais demandé de l'argent, le
priant de me l'expédier au nom de Lamotte. Vous savez
combien j'étais gêné! Eh bien, pas un mot! Je comprends
qu'il puisse manquer d'argent ; il est dans le commerce,
mais dans les cas extrêmes on cherche à sauver les gens.
D'ailleurs, je ne serai pas longtemps à sa charge et je lui
rendrai tout. Et puis, si je lui demande de l'argent, c'est
que je me suis rappelé ses paroles pendant nos adieux. Dans
la lettre ci-incluse que je lui adres8e,je le prie de m'envoyer
ce qu'il pourra, en dehors des cent roubles que je lui ai
demandés. J'en ai besoin en cas de nécessité (si j'obtenais
ma liberté, j'irais aussitôt à Kouznetzk, et sans argent,
c'est impossible. D'ailleurs, si elle va à Barnaoul,je la per-
suaderai d'en accepter de ma part). Je ne puis vous écrire
tout, mais l'argent m'est absolument indispensable ; il ne
peut être aussi nécessaire qu'une seule fois dans la vie.
Trois cents roubles arg. me sauveraient ; mais môme
200 roubles seraient bien, eny comptant les 100 roubles que
je lui ai déjà demandés en décembre. Bien entendu.je vous
écris tout cela en ami, n'allez pas vous imaginer de donner
quelque chose vous-même. Je suis bien confus devant vous,
car je vous dois énormément ! En tous cas, lisez la lettre
que j'écris à mon frère. Ne lui faites pas voir celle-ci, que
je vous écris maintenant. Mais je vous la renvoie pour les
explications : racontez-lui tout. Se pourrait-il que, pareil
aux oncles et aux parents de romans, il m'en veuille povr
mon amour et vous dissuade de vous occuper de moi? Mais
j'ai trente-cinq ans. A quoi songe-t-il? Peut-être croit-il que
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 127
je ne l'aime que pour l'argent qu'il m'envoie. Allons donc •
J'ai ma Gerté. Je ne me nourrirais que de pain et nous
péririons, elle et moi, plutôt que d'accepter l'argent qui me
serait envoyé avec un sentiment pareil. Je ne veux pas
d'aumône ! J'ai besoin d'un frère, et non d'argent ! Nous
avons eu jadis des discussions avec lui, mais nous nous
aimions tendrement et, je vous le jure, j'aurais donné ma
vie pour lui. J'ai mauvais caractère, mais quand il s'agit
de choses sérieuses, je défends mes amis. Quand nous avons
été arrêtés, il me semble que dans le premier moment
d'eiYroi il serait bien permis de songer à soi-même. Eh
bien! Je ne songeais qu'à lui, au coup que son arrestation
porterait à sa famille, combien sa pauvre femme serait
frappée ; je suppliais mon troisième frère, qui avait été
arrêté par erreur, de ne pas oxpliquer cette erreur à ceux
qui l'avaient arrêté, le plus longtemps possible, et d'envoyer
de l'argent à mon frère, supposant qu'il n'en avait point.
Aurait-il oublié tout le passé et m'en voudrait-il parce que
je lui demande de l'argent, et à quel moment ! Au moment
le plus critique de mon existence. Écrivez-moi comment
il vous a reçu, comment vous l'avez trouvé (écrivez-moi
franchement sa manière d'envisager cette affaîre),el n'écou-
tez que votre excellent cœur, mon bon ami. Soyez aussi
sincère que possible avec Maïkov à mon sujet. C'est un
excellent homme et qui m'aime. Bien entendu, recomman-
dez-lui le secret.
Troisième demande: Pour l'amour de Dieu, comprenez-
moi, aidez-moi, et ne songez pas que je puisse nuire en
quelque chose à ma carrière par mon amour pour elle... Je
suis sûr de pouvoir nourrir ma famille. Je travaillerai,
j'écrirai. Car si on n'accorde aucune amnistie, en ce mo-
ment, je pourrai toujours permuter dans le civil, obtenir la
quatorzième classe au plus tôt, avoir un traitement, et
surtout, publier, môme publier incognito. J'aurai de l'ar-
gent 1 Enfin, ce n'est pas pour tout de suite, et vers cette
époque l'affaire s'arrangera.
Enfin : pour l'amour du Christ, informez-moi du cours
de mes affaires au plus tôt et avec le plus de détails possi-
ble ; je mets toute ma confiance en vous. Persuadez mon
frère de me venir en aide, soyez mon avocat auprès de lui.
Tâchez de le convaincre que je ne cherche que mon bon-
128 CORRESPONDANCE DE 00«Т01ВУ8К1
heur dans ce mariage ; qu'il oe nous od faut рая tant pour
vivre, et (]uc j'aurai assez de force et d'énergie pour nourrir
mu famille; que si on m'autorisail à «écrire et à publier,
ju serais sauvé, ne serait plas à charge A personne ; je ne
leur domauderuis pas de secours, et surtout : que je ne
me marie pas tout de suite, mais attendrai d'avoir quel-
({ue chose d'assuré. Quant à elle, elle attendra avec joie,
pourvu qu'elle ail l'espoir que ma destinée s'arrange sûre-
ment. Dites aussi que j'ai trente-cinq ans et que je suis
raisonnable comme dix. Adieu, mon cher, mon ami 1
Oui! j'oubliais! Pour Гатэиг du Christ parlez à mon
frère de mes alTaires d'argent. Persuodez-l«î de me venir
en aide pour la dernière fois. Comprenez donc dans quelle
situation je me trouve. Ne m'aband >nnez pas. On ne se
trouve qu'une fois dans la vie dans Леи circonstances
pareilles. Quand viendrait-on alors au secours de ses amis,
sinon dans de pareils moments? Je vous embrasse, je vous
serre dans mes bras Comment allez-vous? Je ne sais rien
de vous 1 J'attends une lettre de tous avec impatience. Je
termine cette lettre à regret; me voilà de nouveau seul
avec mes doutes et avec mon désespoir.
Th. Dostoïevski.
Au même.
Semipalatinsk, 13 avril 1856.
Je m'empresse de répondre à votre chère et bonne let-
tre, mon bon ami, que vous m'avez écrite le 12 mars et
qui m'a causé une grande joie avant-hier. J'ai attendu avec
telle impatience de vos nouvelles, mais ces derniers temps
j'avais cessé d'espérer une prompte réponse, car Demt-
chinsky, qui est arrivé de Russie il y a quinze jours, m'a
dit que vous aviez été retenu à Kazan ; ensuite on a écrit
de Moscou (à Spiridonov) que vous n'aviez passé qu'un
jour ou deux à Moscou et que le 9 mars vous vous étiez
rendu à Saint-Pétersbourg. D'après tous ces ouï-dire,
j'avais calculé que je recevrais votre lettre, au plus tôt, la
semaine après Pâques, et voilà, je l'ai reçue avant ! Vous
ne sauriez croire combien vous m'avez rendu heureux et
comme j'avais besoin de votre lettre. Mais, que je la
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSK 129
reçoive de votre part, que vous ne m'oublieriez pas et que
vous feriez des démarclies pour moi, — en cela je n'avais pas
le moindre doute, et je n'ai jamais songé que vous m'oublie-
riez. Je vous connais, cœur le plus noble et le meilleur,
je savais bien que vous méritez que je vous aime. Vous
ne sauriez croire dans quelle situation je me suis trouvé
ces derniers temps... Mais nous en parlerons après, et
pour procéder par ordre, je vais commencer par votre let-
tre, mon bon Alexandre Egorovitch.
Mon cher et inoubliable ami, vous m'écrirez que vous
comptez être en Sibérie au mois de juillet et que vous
serez de passage à Semipalatinsk. Vous ne sauriez croire
comme j'ai été heureux que vous n'ayez pas changé vos
intentions et que vous vouliez revenir en Sibérie, et que
vous vous proposiez de passer l'hiver à Barnaoul. Je
vous attendrai comme le soleil. Mais, mon ami, les bruits
qu'on a répandus ici sont-ils vrais : que le commandant du
corps vous avait attaché à sa personne, à Omak, pour mis-
sions spéciales (on dit qu'il était fort étonné que vous
n'ayiezpas passé à Omsk)? précisément, ce que vous ne vou-
liez pas. Alors, peut-être, pour éviter cela, si cela ne peut
être changé, resterez- vous à Saint-Pétersbourg et ne revien-
drez-vous plus I D'ailleurs, vous devez être déjà renseii^ni.-.
On vous a certainement écrit d'ici. Pour l'amour de Dieu,
mon ami, pour l'amour de Dieu, informez-moi si c'est cer»
tain, si vous le pouvez. Viendrez-vous ou non, quand, où, à
quel titre ei comment espérez-vous organiser vos affaires
à Saint-Pétersbourg? Sauf le désir de vous voir en ce
moment, vous m'êtes indispensable comme l'air, et vous
l'avez toujours été pour moi, et je m'en souviens. Vous ne
sauriez croire combien j'ai été heureux d'apprendre que
mon frère vous avait plu et que, à ce qu'il paraît, vous
vous lierez avec lui. Faites-le pour l'amour de Dieu ; vous
ne le regretterez pas. Comme je suis content qu'il soit
toujours le même et qu'il m'aime ! Je vous ai écrit beau-
coup de choses concernant mes doutes, même à propos de
lui, dans ma dernière lettre. Mais si vous saviez dans
quelle triste, dans quelle horrible situation je me trouvais
et combien je regrette mes suppositions sur le compte de
mon frère 1 Dites-lui que je l'embrasse ; je ne lui écris pas,
parce que j'ai à peine le temps de vous répondre. Je lui
130 COnREHPONOANCE DE DOSTOIKVAKI
écrirai bicnlôl ma lettre officielle, il y aura : vivant, bien
portant et voilà tout. Que peut-on (écrire de plus dans une
lettre ofiioielle? Mai» je lui écrirai dan» la prochaine lettre
(jue je vous adresserai. I)ans ma dernière lettre je lui ai
encore demandé cent roubles. I*ae pour moi, mon ami, mais
pour ce qui est maintenant (юиг moi le plus précieux au
monde, et surtout, en caa de nécessité . Si seulement il
peut baliflfaire h ma demande, qu'il le Ганяе, le Seigneur
l(! récompirnsera et par cela, il me rendra heureux et me
sauvera du désespoir.QuisAit ce qui pourra arriver! D'ail-
leurs, si un me permet de publier, alore je serai muni
d'iu-giMil et je commencoroi une nouvelle vie et je ne le
tourmenterai plue; je l'ai toujours fait à contro-ccear,
car mon frère doit gagner son pain. Je voue avais écrit,
mon ami, daller cher Totleben et de remettre ma lettre.
Maintenant, voue l'avez peut-^tre déjà fait. Vous ne sau-
riez croire combien mon cœur est plein d'effroi dan4 l'at-
tente tle votre répoo3<}. Je vous remercie d'avance pour
tout ce que vous faites poar moi, mais seulement, pour
l'amour du Christ, ne me donner pas un vain espoir, en
voulant me tranquilliser. Les faits seulement ; écrivez-moi
les faits. Je vous ai prié, ainsi que mon frère, d'écrire à
Maria Dmilrievna, et bientôt, si c'est possible. Je voas
renouvelle ma prière: faites-le pour l'amour de Dieu. Vous
me dites que l'on veut nous accorder quelque grâce,
mais ce qu'il eu est précisément, on le garde secret. De
grâce, mon ami inappréciable, ne pou rri<»z- vous pas savoir
d'avance quelque chose par rapporta moi? Cela m'est
nécessaire, très nécessaire. Si vous apprenez quelque chose,
communiquez-le-moi aussitôt. Je ne songe pas au Caucase.
Non plus, au bataillon de Barnaoul. Maintenant, tout cela
n'est rien. Vous écrivez que tout le monde aime le Tsar.
Moi, je l'adore. Ma promotion m'est particulièrement
importante, je l'avoue. Mais s'il faut attendre le grade d'of-
ficier, il faut attendre encore longtemps ; je me contente-
rais de n'importe quoi en ce moment, à l'occasion du cou-
ronnement. Le meilleur et le plus sensé, certainement,
c'est d'obtenir l'autorisation de publier. J'ai l'intention de
vous envover bientôt des vers à propos du couronnement,
par un particulier. Mais je les enverrai aussi par voie offi-
cielle. Vous rencontrerez certainement Hasford. Il va assis-
COHRESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI 131
ter au couronnement. Ne voudriez-vous pas lui parler de
présenter mes vers ? Ne pourrait-on arranger cela ?
Informez-moi aussi jusqu'à quelle époque je pourrai
vous écrire, car si vous quittez Saint-Pétersbourg, ce
ne sera pas bien si les lettres se perdent. Je vous ai
parlé d'un article sur la Russie. Mais cela est devenu
tout bonnement un pamphlet politique. Je n'aurais pas
voulu supprimer un seul mot de mon article. Mais il
est fort peu probable qu'on me permette de commen-
cer mes publications par un pamphlet, si patriotiques
que soient mes idées. Et copemiant cela paraissait sérieux
et j'étais content. Mon article m'intéressait beaucoup.
Mais je l'ai abandonné. Il se pourrait qu'on refusât
l'autorisation de le publier. Alors, mes peines seraient per-
dues? Maintenant, mon temps est trop précieux, pour le
perdre en vain, pour le plaisir personnel d'écrire. Lee
circonstances politiques ont ainsi chanîçé. Et alore je me
suis mis à un autre article : Lettres $ur l'Art. Son Altesee
Maria Nicolalevna est Président de l'Académie. Je veux
demander l'autorisation de lui dédier mon article et je le
ferai imprimer sans signature. Mon article est Itt fruit de
dix années de réflexion. J'ai tant réfléchi jusqu'au dernier
mot, à Omsk. Il y aura beaucoup de choses ardentes, ori-
ginales. Je garantis l'exposé. Il se pourra que beaucoup
ne partagent pas ma manière de voir, mais moi, j'ai foi
dans mes idées, et cela me suffit. Je veux prier Apollon
Maikovdelire l'article auparavant. Quelques chapitres con-
tiendront des pages entières du pamphlet. C'est précisé-
ment sur le rôle que joue le Christianisme dans l'art.
Mais voilà, où le placer ? Si on le publie à part, il y aura
à peine une centaine de lecteurs qui l'achèteront, car ce
n'est pas un roman. l,es revues donneront de l'argent.
Mais le Savremennik n'a jamais eu de sympathie pour
moi, Moskintianine noQ plus. Roassky Viestnik apubVié une
préface à la critique des oeuvres de Pouchkine, de Katkov,
dont les idées sont coraplètemant contraires aux miennes.
Il n'y aurait plus que les Otetcheslvennia Zapiski, mais
que deviennent-elles? je n'en sais rien. Aussi, je vous prie,
causez-en avec Maïkov et mon frère, mais simplement
comme si cela n'était encore cju'à l'état de projet, s'il est
possible de le faire imprimer pour de l'argent, et infor-
132 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
mcz-moi. Le principal, c'ebt que j'écris mon roman et c'est
pour moi un délice.
Par là sjeulcment je puis me faire un nom, et attirer
Tattenlion sur moi. Mais, certainement, il est préférable
de commenc'T par un arlicU- Héri<Mix (sur l'art) vi de
demander à ce propos Taulorisation de publier ; car jus-
qu'à présent, on considère le roman comme une bagatelle.
Cela me paraît ainsi.
S'il y a moyen de parler de me faire permuter dans le
service civil, el de s'en occuper, pour aller précisément à
Barnaoul, pour l'amour de Dieu, ne le perdez pas de \uc.
Si c'est possible d'en parler à Hasiord, parlez-lui-en pour
l'amour de' Dieu ; et s'il est possible non seulement de
parler, mais aussi d'agir, n'en perdez pas l'oecasion et
laites des démarches afin de me faire passer à Barnaoul <lana
le service civil. Pour moi c'est le pas le plus proche et le
plus sûr. D'ailleurs,je suis parfaitement de votre avis qu'il
faut attendre le couronnement. Dieu sait, peut-être y aura-
t-il davantage même que ce que nous attendons. Le temps
est proche, mais Dieu sait combien d'eau peut couler d'ici
là. Je parle de ma situation que vous connaissez.
Th. Dostoïevski.
A M. E...
Semipalatinsk, 16 avril 1856.
Je vous remercie, cher monsieur E..., de votre souve-
nir et de vos attentions pour moi. Sans m'y attendre pour
mon bonheur J'ai trouvé en vous un vrai parent. Encore
une fois merci.
De moi je vous dirai que je vis pour la plupart d'espé-
rances seules; et le présent n'est pas très beau. Joignez à
cela une mauvaise santé.
J'ai entendu dire que mon camarade D... a quitté le
service militaire, qu'il est entré à Omsk dans le service
civil ; tout cela pour cause de maladie.
J'ai reçu les œuvres de Pouchkine ; je vous en remer-
cie vivement. Mon frère m'a écrit qu'au printemps de
l'année dernière il m'avait envoyé par vous quelques
livres, par exemple VHistoire des Saints, les historiens
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 133
anciens, et une boîto de cigares. Mais je n'ai rien reçu de
vous. Ecrivez- moi, je vous prie, si vous tae les avez envoyés?
Si vous les avez envoyés, .c'est perdu en route ; sinon,
c'est que probablement vous-même n'aurez rien reçu.
Rendez-moi un service : écrivez cela à mon frère.
Mes occupations sont des plus vagues. Je voudrais tra-
vailler systématiquement, mais je lis et écris par saccades.
Je n'ai pas de temps, surtout maintenant ; pas du tout.
Vous m'écrivez sur un recueil de chansons. Si je trouve
quelque chose, ce sera avec grand plaisir. Je forai tout
mon possible pour trouver quelque chose mais j'en doute.
Enfin j'essaierai. Moi-môrao jusqu'à présent je n'ai fait
aucun recueil pareil. Ce qui m'a arrêté c'est la pensée
que s'il faut faire un recueil, il faut le faire bien, et réunir
au hasard même les chansons populaires ne donnera rien
de bon. Rien ne s'obtient sans efTorts. En outre, mes occu-
pations actuelles sont d'un tout autre genre. Ck)mbien me
faut-il lire et comme je suis en retard! En général, ma vie
est très désordonnée.
Au nom de Dieu, dites-moi quelle est cette Olga N... *
et ce L. T...* qui a pubUé, dans le Sot^remennik, V Adoles-
cence ?
Au revoir.cher monsieur E... Ne m'oubliez pas. Moi, je
ne vous oublierai jamais. Votre
Dostoïevski.
Ci-inclus la lettre à G.-I. Ivanov *. Envoyez-la, je vous
prie, à Pétersbourg, maison Lintzen, près de l'église du
Saint-Sauveur. Vous connaissez vous-même l'adresse.
Au baron A.-E. Vrangel,
Semipalatinsk, 23 mai 1856, mercredi.
Mon cher, mon très bon Alexandre Egorovitch, je me
hâte (dans le sens rigoureux du mot) de vous répondre.
Il ne faut pas m'en vouloir, si ma lettre est écrite à la
hâte et en désordre. Je vous expliquerai tout cela après.
1. Olga Narskaia.
2. Léon Tolstoï.
3. Constantin Ivanovitch Ivanov, plus tai-i général très connu.
ISi CORREePONDANCE DE ПОвТОТВУвК!
Premièrement, je voue remercie infiniment pour tout ce
que vous avez fait, pour toutes ros démarchée pour mol.
Vous éle» un ftccond frère pour moi, cher et bien-aimé l
Totlobcn est le cœur le plus noble, j'en fus toujours per-
suadé. C'est une ftme chevaleresque, élevée et généreuse.
Son frère est du même caractère. Pour l'amour du Christ,
dites и Ernesl que je n'ai pu lire votre lettre sans verser
des larmes, et je ne sais s'il existe des mots pour exprimer
mes sentimeuls pour lui. Embrassez Adolphe [юиг moi.
Que va-t-il advenir I L'afTaire est en bonne voie, je le com-
prends bien. Que Dieu accorde le bonheur au Monarque
généreux î
Ainsi, tout est exact, ce que l'on racontait sans ceiM
de l'amour passionné de tous pour lai !
Comme cela me réjouit 1 Plus de foi, plus d'unité et
si on y joiut l'araour — tout peut s'accomplir. Qui donc
voudrait rester en arrière? Ne passe joindre à rimpulsion
commune, ne pas apporter son obole. Oh 1 Que Dieu l'ac-
corde, que mon sort soiL plus tôt assuré.
Voua me dites de vous envoyer quelque chose. Je voue
envoie des vers pour le Coaronnement, et la Corulusion de
la /jai'x. Qu'ils soient bons ou mauvais, mais je les ai envoyée
ici par Tadminisiration, avec prière d'autoriser de les faire
imprimer (c'est-à-dire que Pierre Mikhaïlov a fait un rap-
port à Uasiord à propos de celte demande). Selon moi, ce
serait maladroit de demander officiellement l'autorisation
d'imprimer (par demande écrite) sans présenter en même
temps l'ouvrage en question. C'est pourquoi j'ai commencé
par la pièce de vers. Lisez-la, copiez-la et tâchez qu'elle
parvienne au Monarque. Mais voilà : il est impossible
d'éviter Hasford. Car il se peut que mon service ait lieu
ici. Hasford va à Pétersbourg le 10 juin. Il se présentera
au Tsar sans doute. Il emportera ma pièce de vers, mais
jl faudrait le prévenir et surtout le bien disposer en ma
faveur. Serez-vous à Pétersbourg à l'arrivée de Hasford ?
Le rencontrerez-vous ? Si vous le rencontrez, je vous prie
de ne pas lui parler de Totleben. Il s'occupera avec plus
d'ardeur, si on rapporte à lui tout le succès de l'afTaire.
Mais ce qui serait excellent, c'est que Totleben, l'ayant
rencontré quelque part, ou bien môme (mais je n'oserais
espérer une faveur pareille de Totleben) allant faire une
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 135
Visite à Hasford (ce qui flalterait Hasford énorroément),
lui demaudàt de présenter ma poésie au Tsar ayec ma
demande d'autorisation de publier; en même temps il pour-
rait dire un mot en ma faveur, si on lui parlait de moi,
c'est-à-dire si on lui demandait si je suis digne de la pro-
motion. N'est-ce pas, comme tout s'arrangerait bien 1
Ainsi, mon ami, que vous soyez ou non attaché à Hasford,
à Saint-Pétersbourg, communiquez avec beaucoup de
prudence cette idée à Totleben(car je demande beaucoup),
et si vous voyez qu'il approuve, expliquez-lui tout. Vous
ne sauriez croire combien vous m'avez inspiré de courage
par ces nouvelles. J'attends de vous voir avec impatience !
Oh I si cela pouvait ôlre bientôt 1 Combien aurions-nout»
à nous dire 1 Oh 1 que Dieu vous accorde le bonheur, et
non pas les choses terribles qui arrivent quelquefois, je
le dis par expérience ! Mais ne restez pas trop longtemps
à Pétersbourg. Venez, pour l'amour de Dieu, venez.
Dites à mon frère que je le serre dans mes bras, que je
lui demande pardon de toutes les peines que je lui ai eau-
sées; je me mets à genoux devant lui.i/efafTaires vont très
mal et je suis presque désespéré. U est difticile de souiTrir
autant que j'ai soutTert! Mais je ne veux pas vous fatiguer,
d'autant plus que je ne puis vous dire tout, et ainsi je me
trouve seul avec mon ennui sans borne. Oh ! Si vous
étiez ici, il eu serait autrement l
Elle me prie de faire des démarches pour faire admet-
tre Paul au Corps des Cadets de Sibérie ; elle vous prie
aussi de vous occuper auprès de Hasford, afin qu'on le
reçoive môme celte année dans la petite division (Paul
est dans sa neuvième année). J'ai promis de m'occuper de
lui d'une manière désintéressée et c'est pourquoi, je vous
en supplie, faites ce que vous pourrez. Mais je vous sup-
plie aussi, pour l'amour de Dieu, persuadez mon frère Je
s'informer en détail, et sérieusement, si on ne pourrait
placer Paul au corps de Pavlovsk, sinon maintenant, du
moins l'année prochaine ? Si c'est possible, que mon frère
écrive à Maria DmiinevDa,anssilôt que f)oesibIe, avec tous
les détails ; qu'il la tranquillise complètement ; et vous,
Alexandre Egorovilch, pour l'amour du Christ et pour moi,
t âchez de la convaincre qu'on peut trouver une bonne occa-
sion pour conduire Paul à Saint-Pétersbourg, qu'elle
136 CORRESPONDANCE DE D09T0tEVeKI
n'aura pas à ее déplacer pour envoyer U son (ili que
d'autres l'emm6neronl,cl qu*i l*ôler«bourg Paul trouvera
dos amis. Persuadez-la, traaquilliscz-la ! Je supplie яиг-
toul mon frère.
Th. DostoIetski.
Ла même.
Semipalatinsk, U juillet 1856.
Je т'егаргряяе de vous répondre par le premier cour-
rier, mon cher, mon inappréciable Alexandre Kgorovilch.
J*ai cependant attendu longtemps une ligne au moins ! Je
ne vous fais pas de reproches ; vous avez toujours été un
frère pour moi ; je le sens et je le sais. Mais si vous saviez
comme j'avais besoin de votre amitié, de votre bon souve-
nir pendant tout le temps. J'ai eu mille fois l'intention de
vous écrire moi-môme, mais je craignais toujours que pen-
dant ce temps-là vous ne partiez pour venir auprès d*
nous el que ma lettre ne vous trouvât pas. D'ailleurs,
qu'est-ce que je vous aurais écrit ? On ne peut jamais
écrire tout ce qu'il faut dans une lettre. Et maintenant
encore.
Je vous remercie encore pour la centième fois pour tous
vos eCforts pour moi. Remerciez les deux Tolleben. Vous
ne sauriez vou.s imaginer avec quel ravissement je consi-
dère la manière d'agir de cœurs pareils au vôtre et aux
leurs, vis-à-vis de moi? Que vousai-je fait, pour que vous
me témoigniez tant d'amour? Que leur ai-je fait, à ces
ftmes si nobles? Que le Seigneur vous accorde ses béné-
dictions 1 Ainsi maintenant je puis espérer sûrement,
mais... c'est déjà trop tard!... Je pensais recevoir au moins
une ligne de vous (car je n'ai personne avec moi) et vous
gardez le silence ; et maintenant Dieu sait si nous nous
reverrons ! Pour l'amour de Dieu, ne m'abandonnez pas !
Que vous coûte-t-il de griffonner deux ou trois mots ? n'est-
ce pas ? Comment tout cela finira-l-il, je n'en sais rien 1
Pour l'amour de Dieu, écrivez ce que vous allez devenir I
Viendrez-vous ou non ? Je n'ose rien vous conseiller :
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 137
VOUS savez mieux. J'ai entendu dire par Demtchinsky,
qu'André Rodionovilch lui a ditqu il voulait aller cet hiver
à l'étranger. Est-ce bien vrai, — que ferez-vous alors?
J'ai prié Sloutzky et d'autres de faireà Omsk des démar-
ches au sujet de Paul, et aussi à propos du secours (son
père à elle ne l'oublie pas non plus et lui vient en aide). A
propos du secours ça va bien. Sloutzky est si obligeant, il
m'a répondu avec une politesse extrême. 11 a fait tout ce
qu'il a pu. Mais au sujet de Paul, il écrit qu'il n'y a pas de
place vacante et que le Tsar seul peut le faire placer sur-
numéraire, et on l'inscrirait comme candidat. Faites des
démarches auprès de IIasford,pour l'amour de Dieu; il se
pourrait qu'on l'acceptût cette année môme.
J'ai encore à vous adresser une demande urgente. Si
vous pouvez, accordez-la-moi ; sinon, je ne vous en vou-
drai pas. Mon ami, si j'obtiens ma promotion et même en
tout cas au mois d'août il me faudra do l'argent; très, très
urgent. Vous ne sauriez croire combien m'a coûté mon
expédition, et je courrai le risque d'une seconde. J'ai jus-
qu'à 1000 roubles argent de dettes. Je vis pauvrement,
mais j'ai des dépenses indispensables. Je le sens, j'aurai
besoin (en tout cas), j'aurai bien besoin d'argent. Il m'en
faut maintenant à tout prix. Suppliez mon frère (que je
vous prie d'embrasser un nombre infini de fois) de m'en
envoyer au plus vite, s'il peut le faire. Quant à vous, voilà
ce que je vous demande : si vous espérez réellement et si
vous ôtes convaincu que j'obtiendrai l'autorisation de
publier (mais rien que dans ce cas-là), alors, pour l'amour
de Dieu, empruntez à quelqu'un (car je suis sûr que vous
ne les avez pas) 300 roubles jusqu'en janvier. Car, si on
m'autorise à publier, j'aurai plus d'argent que ça à rendre
au mois de janvier. Je ne vous mettrai pas dans l'embar-
ras. Pourvu que vous ayez à qui emprunter. Mais si cela
vous gêne trop, ne vous dérangez pas, car c'est pénible
d'emprunter. Si vous empruntez, alors envoyez aussitôt, —
mais au nom de Lamotte. Pour l'amour de Dieu, pardonnez
de pareilles demandes : 1» je ne connais pas votre situation
sous ce rapport-là, et 2» je suis comme fou. Pour l'amour
de Dieu, ne vous figurez rien.
Adieu, j'écrirai bientôt encore. Pour l'amour de Dieu
écrivez plus vite sur toutes ces choses-là. Ne m'oubliez
138 CORRE8PONDANCE DE DOSTOIeTAKI
pas. Je vous ombrasse un nombre infini de foi», ainsi que
шоп frère. Saluez les aulree. Ne me cache/, rien.
Th. DosToTEveiti.
Ли même,
Semipalatin^k, 2i juillet 1856.
VoilA encoi-e une lettre pour vous, mon cher et précieux
Alexandre Kgorovilch. Je ne sais s<;ulement comment elle
vous parviendra, vous trourora-t-elle à Pétersbourg? Celte
lettre est une demande. Mon ami, mon bon ami, je voue
accable de demandes. Je sais <{ue j'ai lorl, mais vous
êtes mon seul espoir ! D'ailleurs, j'ai tellement foi en
vous, me rappelant votre cœur pur et excellent ! Ne pre-
nez pas mes demandes en mauvaise part. Quant à moi,
je serais prêt à me jeter à l'eau pour vous. Voici de quoi
il s'agit: Je vous ai écrit que j'avais prié Sloutzky do faire
des décnarches pour Paul; j'avais aussi prié Jdal-Pouch-
kine et j'ai reçu de chacun la réponse. Pour cett<î année
il y a peu d'espoir. Je vous ai prié d'en parler к Hasford.
Mais à présent, j'ai reçu une lettre de Sloutzky, que j'avais
aussi prié de faire avancer l'afTaire de Maria Dmilrievna
par rapport au secours qu'on doit lui donner en une foie,
car elle y a droit d'après la loi, après la mort de spn mari,
et c'est "285 roubles argent. Sloutzky en effet avait fait
marcher l'affaire, qui avait été oubliée. Par malheur Has-
ford est parti. En son absence, la direction principale a
présenté l'affaire au ministre de l'Intérieur (le 7 juillet
1856, au n» 972). Voilà : cette demande de secours, qui a
été présentée à Saint-Pétersbourg, peut rester dans les
cartons, surtout dans les circonstances actuelles, et Dieu
sait combien de temps aura passé avant qu'une décision ne
soit prise. Et puis encore, décidera-t-on en sa faveur? Si
on refusait! Mon ami, mon bon ange I Si vous continuez
encore à m'aimer, moi qui vous assiège constamment par
les demandes les plus variées, aidez-moi donc aussi dans
cette circonstance, si c'est possible. Pour l'amour de
Dieu, informez-vous de cette demande présentée ; vous
trouverez certainement des amis, qui vous aideront, des
personnes influentes. Ne pourrait-on hâter cette affaire.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 139
afin qu'elle ne traînât pas et qu'elle fût décidée en faveur
de Maria Draitrievna? Mon amil Ne le négligez pas, faites-
le, pour l'amour du Christ. Songez donc : dans sa situa-
tion une telle somme est un véritable capital, et dans sa
situation actuelle^ c'est le salut, l'unique issue. Je tremble
que lasse d'attendre cet argent, elle ne se marie. Alors, il
se pourrait (je le suppose) qu'on le lui refusât. Il n'a rien,
elle non plus. Le mariage nécessitera des dépenses, il
leur faudra au moins deux ans pour se relever 1 Et voilà
de nouveau pour elle la pauvreté, les souflrances. Elle ne
pourra plus s'adresser à son père pour lui demander de
l'aider : car elle sera mariée. Pourquoi donc la pauvre
femme doit-elle souCfrir, toujours souffrir? C'est pourquoi,
pour Га mour de Dieu, faites ce que je demande ; faites
aussi (si c'est possible) tout ce que je vous ai demandé
dans ma dernière lettre. Vous ne savez pas à quel point
vous me rendrez heureux 1
Je vous écris, et je ne sais pas encore moi-même où
et quand vous recevrez ma lettre. Si vous devez venir ici,
elle ne vous trouvera plus. Si vous restez là-bas, où serez-
vous donc ? Pour l'amour de Dieu, informez-moi si vous
recevez cette lettre? Ne soyez pas paresseux pour m'écrira,
mon bon ami 1 Au moins quelques mots, quelques mots
seulement 1 Si vous saviez comme votre cœur me serait
nécessaire I Je vous aurais serré contre le mien, et cela
m'aurait, peut-être, soulagé. Ma tristesse m'est insuppor-
table. Je sais bien que si vous ne venez pas en Sibérie,
c'est parce qu'il vous est beaucoup plus avantageux de
rester en Russie, mais pardonnez-moi mon égolsme: je ne
rêve que de vous voir ici plus tôt. Vous m'êtes nécessaire,
tellement nécessaire! Pardonnez-moi de vous écrire sur
ce chiffon de papier : l» je suis très pressé, et 2» je ne
suis presque capable de rien en ce moment et j'envisage
les choses d'une façon lugubre.
Embrassez mon frère bien-aimé et dites-lui de me par-
donner mon silence. Je lui écrirai ensuite; en ce moment,
je vous jure, que je serais prêt à me jeter à l'eau 1 Encore
à boire du vinl Embrassez-le pour moi et dites-lui que je
l'aime infiniment. Avez-vous vu Kh...?De quoi s'agit-il?J'ai
peur que vous ne gardiez davantage le silence. Écrivez-
moi tout pour l'amour du Créateur. Si réellement il v avait
110 C0RBB8P0NDANCB DE DOeTOlBVftKI
l'espoir de me nommer oTIicicr, pourrait-on arran^îr pour
que cola soit à Barnaoul ! Dites aux Tollebon ma grati-
tude infinie, mon afTection sans bornes? Que Dieu voub
accorde, mon bon ami, tout le bonheur possible et qu'il
vous préserve d'éprouver ce que j'éprouve. J'attends votre
réponse et je vous écrirai (je vous le promets) une lettre plus
amusante et plus détaillée. Saluez tout le monde, surtout
Iakoushkine, si vous le voyez. Vous demandez si Gavrilov
s'est marié ? Non, et même il paraît qu'il n'y songe
plus. II y a eu une hisloirc très comique. Je me suie lié
avec lui depuis peu. Dcmlchinsky est toujours le même,
très bien avec moi, et il me rend bien des services. Adieu,
mon ami inappréciable ! Est-il possible que vous n'assis-
tiez pas aux fêtes du couronnement ? N'oubliez pas ma
demande par rapport à l'argent. Sans lui tous mes projets
périssent I Je vous le répète : il ne me resterait qu'à me
jeter à l'eau I D'ailleurs, je supporte bien des privations.
Adieu, adieu I Je vous embrasse bien des fois. Votre
Dostoïevski.
Aa même,
Semipalatinsk, 9 novembre 1856.
Mon cher ami Alexandre Egorovitch,
J'ai reçu votre lettre depuis le 30 octobre et je n'ai pas
répondu par retour du courrier à cause de diverses circons-
tances. Alors j'avais en tête un voyage à Barnaoul, et je
voulais vous écrire de là-bas, après avoir vu К h... et aussi,
ma lettre aurait été plus intéressante. Mon voyage ne s'est
pas encore effectué, mais je suis presque certain qu'il aura
lieu la semaine prochaine, si on m'envoie de l'argent,
comme on me l'a promis. Alors je vous écrirai de Barnaoul
et vous pouvez attendre cette lettre d'ici peu. Quant à celle
que je vous écris, ne la comptez pas pour une lettre; ce
n'est que quelques lignes que j'écris afin de vous répondre
plus vite quelque chose. Si vous étiez ici, dans huit jours
je n'aurais pas le temps, mon inoubliable ami, de tous dire
tout ce dont je voudrais causer avec vous.
Vous écrivez que, sans compter notre Monarque infini-
ment miséricordieux, je dois encore de la reconnaissance
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 141
à Totleben et à S. A. le Prince d'Oldenbourg. Je les
remercie de toute mon âme, et si vous voyez Totleben,
dites-lui que je manque de mots pour lui exprimer ma
gratitude. Je me rappellerai toute ma vie sa noble conduite
envers moi. Mais mon cœur est juste : sans vous, mon
cher ami, si vous ne vous étiez pas employé pour moi, mon
affaire n'aurait pas marché aussi vite. Dieu vous a envoyé
vers moi. Je vous remercie et je vous embrasse bien, bien
fort. Vous savez que je vous aime.
Maintenant je vous dirai en quelques mots (quoique
j'aurais à vous en dire beaucoup, mais on ne peut tout
écrire) : — vous ne comprendrez jamais, mon cher, dans
quelle tristesse, dans quel ennui vous m'avez plongé par
votre long silence! Mon ami, je comprends cet étal d'es-
prit dans lequel on ne désire môme pas toucher à la plume
pour écrire à celui qui est le plus apte à vous compren-
dre, — à moi, en un mot, pour qui vous n'aviez pas de
secrets.
On a su ici que vous devez faire partie de l'expédition,
mais que vous êtes encore à Pétersbourg; moi j'en étais
sûr. Pourquoi donc n'écrit-il pas? Voilà une question que
je me suis posée chaque jour. Mais je vous le jure, mal-
gré tout, je n'ai jamais douté de votre amitié, je n'ai
jamais pensé que vous m'ayez oublié. Vous me l'avez
prouvé, en m'envoyant votre ^юrtrait (que je n'ai pas en-
core reçu). Mais, mon ami, je comprends ce trouble de
l'esprit, quand on ne veut pas raviver la plaie du cœur,
en en parlant aux autres. Mais n'auriez-vous pu m'écrire
deux lignes?
L'autre raison que vous donnez pour expliquer votre
silence (précisément : que vous n^avez fait rien de ce que
je demandais), m'est tout à fait incompréhensible. Je vous
ai demandé de l'argent comme à un ami, comme à un
frère, à ce moment, dans ces circonstances-là où il ne
reste que la corde ou bien un acte décisif. Je me suis
décidé à vous en demander, sachant que ma demande
pourrait vous gêner, mais si vous étiez dans les mômes
conditions que moi, et si vous m'aviez demandé de ris-
quer pour vous mes dernières ressources, je l'aurais fait.
Jugeant d'après moi-môme, je me suis décidé, sans remords
de conscience, de vous importuner (si je n'avais pas réussi
142 CORHESPONDANCE DE nOSTOÏEVSKI
à en emprunter ici et à faire des deitee, je serais perdu),
cela m'tStail nt^ceiisaire non [юпг mon existence, mais pour
mes projets. Vous savez, par т^-л anciennes leltres, dans
quel état d'esprit je mo Irourais. Commeat o'ai-je pas
perdu 1)1 raison jusrpi'è présent ! Mais, excellent Alexandre
Egorovilrli, si vous n'aviez pas vous-même de quoi me
venir en aide (ce qui devait être, car tous ne m'avez
jamais abandonné), dites, pour l'amour de Dieu, fЮurquoi
no pus écrire simplerai^nt ; non, ou bien : je ne peux рам
(si l'impossibilité de satisfaire à ma demande était une des
raisons de votre silence)? Est-ce que je n'étais pas capable
de comprendre que c'était l'impossibilité qui vous forçait
de me refuser, et non le manque d'amitié? El de quel
droit aurais-je pu vous en vouloir pour votre refus (je suis
déjà bien fortement votre débiteur), à vous, qui êtes et
avez été pour moi comme un frère aimé et chéri? (Parce
que, après tout ce que vous avez fait pour moi, vous me
permettrez de vous nommer ainsi.) Enfin, ces derniers
temps je m'ennuie sans vous jusqu'au plus haut degré(par-
dessusle marché j'ai été souvent malade dernièrement). Je
mo suis figuré qu'il vous était arrivé quelque chose de tra-
gique, dans le genre de ce dont nous avons parlé un jour.
Et je n'avais personne qui pût me donner la moindre
nouvelle. Enfin, votre lettre est venue et elle a résolu bien
des malentendus, mais pas tous.
Mon ami, vous demandez ce que je désire, ce qu'il fau-
drait demander? Et vous dites aussi que l'on pourrait me
faire aller en Russie. Mais, mon ami, la miséricorde de
notre Tsar est infinie, et je sais que même sans que je
sois au service, dans un an ou deux je pourrai revenir
définitivement. Mais le changement dans l'armée ne vaut
rien encore de ce fait que je serai en tout cas un médiocre
officier, ne serait-ce qu'à cause de ma santé. Et cependant
il faut être au service. Si je désirais revenir en Russie,
c'est uniquement afin d'embrasser les miens et da consul-
ter des médecins capables dem3 dir? quelle est la maladie
dont je suis atteint (l'épilepsie), quels sont ces accès qai s e
renouvellent et après lesquels ma mémoire faiblit, ainsi
que toutes mes facultés, et qui, je le crains, finiront par me
rendre fou. Quel officier puis-je devenir? Qu'on me laisse
démissionner — même en me laissant ici quelque temps —
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 143
voilà tout moQ désir. Je saurai me procurer de l'argent
pour mon existence. Je ne serai pas perdu ici, et c'est
pourquoi écrivez sans faute (si c'est pijssibie) ; 1" si je pour-
rais bientôt, à cause de ma santé, présenter ma démission?
(en demandant le droit de revenir en Russie, en tout cas,
pour consulter les médecins) et 2» aurai-je la permission de
publier, — ce qui pour moi est la question la plus impor -
tante, dont vous ne me dites rien dans votre lettre. Mais
pour moi c'est le moyen d'existence, c'est le moyen de me
créer une carrière, car j'ai foi en moi; j'espère devenir
célèbre et acquérir de la notoriété, me créer une situation,
attirer l'attention sur moi, sous mon nom (ou sous un
pseudonyme) — serai-je imprimé ? Pour l'amour de Dieu,
mon ami inappréciable, ne m'abandonnez pas, ne m'oubliei
pas, et écrivez-le moi, si c'est possible, au plus vite et affir-
mativement. D'ailleurs, je serai plus sûrement renseigné à
propos de ce que je veux obtenir, après mon voyage, car
bien des choses se décideront pendant ce voyage. Et
maintenant, en attendant, répondez- moi à ces deux ques-
tions.
Vous avez fait la connaissance de G...?Gomment l'avet-
vous trouvé? C'est un gentleman de la « Société Réunie »,
dont il est membre, âme de bureaucrate, sans idées, aux
yeux de poisson cuit, que Dieu aurait doué d'un talent
brillant, comme si c'était pour rire.
Combien je regrette que vous ne vous soyez pas lié avec
mon frère. C'est le meilleur des hommes, et vraiment, si
vous n'aviez auprès de vous personne, qui vous aimerait
plus ardemment que lui. J'inclus pour lui une lettre. Pour
l'amour de Dieu, remettez-la au plus tôt, ne la retenez pas.
Je vous écris à la hâte, car il m'est absolument impossible
d'écrire beaucoup : je vous le répète, la lettre suivante &era.
plus convenable et plus détaillée.
Je ne peux rien vous dire de vos afifaireset de vos livres.
Stepanov n'a rien, il me l'a dit. (Ni le samovar, ni les cas-
seroles.) J'ai vu cet été quatre cais-ses, que Demtchinsky
avait envoyées à Osterraeyer. Stepanov prétend que vous
ne lui avez rien laissé. Demtchinsky dit qu'il ne sait pas
ce qu'il y a dans les caisses. Je me renseignerai sur tout
cela à Barnaoul, ainsi que sur les livres, et je ferai mon
possible pour faire tout ce que vous demandez. Si on me
144 CORRESPONDANCE DE DO8TOIEV8KI
délivre votre malle (dont voue me faites cadeau), je la
prendrai. Jft vous remercie, mon ami, vous neceseezde
penser à moi.
Je vous remercie de la promesse de vous occuper de
mon uniforme. Mais je me suie muni ici comme j'ai pu (à
crédit, et tant bien que mal). Je regrette beaucoup de
n'avoir pu vous en informer plus lot; car, peut être,
m'avez-vous déjà tout envoyé! Maie je suis confus que
vous ayez fait des dépenses pour moi. Je ne refuse pas le
casque, le sabre briquet, et l'écharpe ; je vous les deman-
derais même; car ici on ne peut pas en avoir (surtout le
casque).
Je ne vous donne pas de nouvelles d'ici. Ici c'est tou-
jours la même chose et les mômes personnes, fj'écrirai
plus tard.) Je suis assez intime avec Demtchinsky (il m'est
très utile pour mes voyages; car il m'accompagne, ayant
des affaires de cœur à Zmiev). Pour l'amour de Dieu, ne
vous figurez pas qu'il vous ait remplacé. Mais il m'est très
dévoué (je ne sais pas pourquoi) et je ne puis ne pas le re-
connaître. Pourquoi ne vous aime-t-il que médiocrement?
D'ailleurs, chez lui tout se fait par inspiration. Oboukhov
est à Vernoïé.
Adieu, mon précieux ami, écrivez aussi vile que possible
et attendez bientôt ma lettre.
Je vous embrasse bien fort. Votre
Dostoïevski.
Au même.
Semipalatinsk, 21 décembre 1856.
Mon bon, mon précieux Alexandre Egorovitch. Voilà
déjà bien longtemps que j'attends votre lettre avec impa-
tience et je ne reçois rien. Avez-vous reçu la mienne, dans
laquelle je vous informais que je veux quitter Semipala-
tinsk pour une quinzaine de jours. Mais si même vous
l'avez reçue, votre réponse n'a pas encore pu venir ; moi
je vous parle de cette lettre que vous m'aviez promis
d'écrire sans attendre ma réponse. Vous vouliez m'envoyer
l'équipement d'officier. Je vous ai déjà informé, mon bon
ami, que vous ne deviez pas vous ruiner pour moi, inutile-
ment, que l'équipement complet ne m'était pas nécessaire,
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 145
(car il ra'arriverait toujours trop tard) et que, si réellement
j'avais bien besoin de quelques accessoires, par exemple, du
casque, des pattes d'épaule, des boutons à numéro, etc.;
c'est uniquement parce qu'ici il n'y en a pas, — il faudrait
^es faire venir. C'est pourquoi je vous informais que j'accep-
terais ces petits objets de vous avec reconnaissance. Mais
si les préparatifs et l'achat de ces objets vous ont occupé
de sorte que vous ne m'avez pas écrit attendant la Un de
ces achats, c'est dommage, vraiment dommage 1 Mon ami
bon et inoubliable, auquel je dois déjà tant, se peut-il
que de pareilles bagatelles vous empôclient de m'écrire?
Mais peut-être me suis-je trompé, peut-être le temps a-t-il
déjà effacé dans votre cœur jusqu'à mon souvenir et ne
m'aimez-vous plus comme autrefois? Qui sait ! Mais non.
C'est un péché de le dire. Vous avez tant fait pour moi, que
le doute qui aurait pu se glisser dans mon cœur, serait de
l'ingratitude envers vous ! Je ne veux pas de ces doutes,
je les chasse; je vous serre dans mes bras, de tout mon
cœur, et je veux vous parler comme autrefois, comme jadis
à Semipalatinsk, quand vous étiez tout pour moi : mon
ami, mon frère, et quand nous nous communiquions nos
peines... de cœur.
Et d'abord, y a-t-il longtemps que vous n'avez vu Totle-
ben? Est-il à Pétersbourg? S'il y est, lui avez-vous trans-
mis mes remerciements? Dites-lui, mon ami, que je ne
trouve pas de paroles pour lui exprimer ma gratitude, et
que je vais le révérer éternellement, que je n'oublierai
jamais de ma vie ce qu'il a fait pour moi. Pour l'amour
de Dieu, mon bon ami, écrivez-moi cela au plus tôt. Je
vous avais promis une grande lettre, et voilà que je vous
écris sur une demi-feuille. La raison eu est que je ne sais
pas si ma lettre vous trouvera encore à Pétersbourg. Vous
m'écriviez que vous vouliez aller à Irbitt et, Dieu sait,
peut-être aurez-vous l'idée d'aller jusqu'à Barnaoul. Dans
ce cas, je ne sais si ma lettre restera jusqu'à votre retour
ou bien si on vous l'enverra de Pétersbourg, là où vous
serez. Voilà pourquoi je vous écris brièvement, au lieu de
vous écrire tout au long. Il y a encore une raison, que
vous comprendrez par ces mots : < Dieu sait combien j'au-
rais voulu causer avec lui de vive voix, au lieu de lui
écrire! » Si je vous voyais, je pourrais vous communiquer
10
146 (оинкм-и.-миллик DE DOeiuii.N "^Ki
quelque chose, mais ici je no puis le faire. Je voue dirai
seulemeDt que je sui» allé à Barnaoul et à Kouznetzk, avec
Derolchinsky et Semenov (membre de la Société de g6<b
graphie). A Barnaoul nous sommes arrivés le 24 décembre
(le jour de fête de Kh...), et Gerngross, ne nous ayant pas
encore vus, nous invita tout simplement par Semenov au
bal. 11 m'a beaucoup plu. Je ne vous écris rien sur les
habitants de Barnaoul. J'ai fait la connaissance de beau-
coup de personnes. C'est une ville active oii l'on fait beau-
coup de commérages et où l'on trouve beaucoup de Tal-
leyrands de province! J'ai passé vingt-quatre heures à
Barnaoul et je suis allé seul à Kouznclzk. LA, j'ai demeuré
cinq jour», et au retour, je me suis encore arrêté vingts
quatre heures à Barnaoul. J'ai dîné chez Gerngross et suie
resté chez lui jusqu'au soir. Il a été excellent pour moi.
A table j'ai commis une petite maladresse : Leur fils, un
enfant d'environ huit ans, m'avait beaucoup plu ; il re»-
sembie étonnamment à la mère. Je le dis. Elle répliqua
qu'il n'y avait aucune ressemblance. Je me mis à analyser
cette ressemblance en détail. Figurez-vous : ce petit gar-
çon, comme je le sus plus tard, est presque considéré dana
la famille comme un laideron! Mon compliment était
fameux!
J'ai reçu votre portrait. Merci, mon ami, merci 1 La malle
dont vous m avez fait cadeau, je ne l'ai pas reçue. Gerngross
ne m'en a pas dit un seul mot. Moi, je n'ai pas osé lui de-
mander. Certainement, il l'a oubliée, mais c'est égal, il
pourrait se faire qu'elle fût chez Ostermeyer. Si elle est
chez lui, je l'aurai après. Vos livres et vos minéraux sont
probablement à Zmiev chez Ostermeyer, dans les quatre
caisses que vous lui avez envoyées cet été. En revenant,
aous avons passé la nuit à Zmiev. Je ne pouvais aller chez
Ostermeyer. Mais soyez certain que tout sera soigné et
expédié chez vous. J'espère retourner encore à Zmiev.
Maintenant, mon ami, je veux vous déclarer une chose
gui a une grande importance pour moi. Je dois vous le
dire. à vous comme vous êtes mon ami. Bref : Si une cir-
constance ne m'empêche de le faire, avant le carnaval, je
veux me marier. Vous savez avec qui. Elle m'aime jusqu'à
présent... Elle m'a dit elle-même : Oui. Ce que je vous ai
écrit d'elle en été a eu très peu d'influence sur sonattache-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 147
ment pour moi. Elle m'aime. J'en suis sûr. Je le savais
même alors que je vous écrivais ma lettre cet été. Elle a
bientôt perdu ses illusions sur sa nouvelle affection. Je le
savais encore en été, d'après ses lettres. Tout m'était
connu. Elle n'a jamais eu de secrets pour moi. Oh ! si vous
saviez quelle femme elle est! Je vous affirme que je me
marie; cependant, il peut arriver une circons ance, ce
serait trop long à raconter, qui pourrait faire remettre
notre mariage à une époque indéterminée. Cette circons-
tance est tout à fait étrangère; mais il me semble, selon
toutes les apparences, quelle ne se produira pas. Et si elle
ne se produit pas, vous recevrez ma lettre suivante quand
tout sera fini. Je n'ai pas le sou. D'après les calculs les
plus justes et les plus rigoureux, il me faut pour tout
600 roubles argent. J'ai l'intention de les emprunter à K...
(Il est à Omsk, mais il arrivera bientôt.) Nous nous som-
mes bien liés ces derniers temps. J'espère qu'il me les
donnera. Et s'il ne les donne pas, tout sera perdu, au
moins pour quelque temps. Je les lui emprunteraià longue
échéance, c'est-à dire au moins un an. Mais avec la poste
suivante, j'écris à Moscou à mon oncle, qui est riche, qui
est plus d'une fois venu en aide à ma famille, et je lui
demande 600 roubles argent. S'il me les donne, je les ren-
drai aussitôt à K... S'il ne les donne pas, il me faudra me
procurer moi-même l'argent, car cette dette est une dette
Sucrée et il faudra la payer aussitôt que possible.
Je ne puis compter sur mon frère. S'il avait de l'argent,
il m'en donnerait. Mais il écrivait que sa situation était
mauvaise, surtout en ce moment. Voilà pourquoi mon seul
espoir, pour pouvoir payer ma dette et avoir des moyens
d'existence, est d'être autorisé à publier. Ne vous étonnez
pas, mon ami, que ne possédant rien, j'emprunte des som-
mes telles que 600 roubles argent. Mais j'ai des choses
prêtes à être publiées pour plus de 1.000 roubles argent»
J'aurai donc la possibilité de rendre si on me permet
d'imprimer, et si l'oncle ne m'en envoie pas. Mais si on ne
m'autorise pas encore de publier pendant un an, je suis
perdu. Mieux vaut ne pas vivre alors ! Dans ma vie, il n'y
a jamais eu un moment aussi critique qu'à présent. Et c'est
pour cela que vous devez comprendre, mon ami inappré-
ciable, quelle importance aurait |pour moi une nouvelle
148 CORHESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
quelconque de l'autorisalion h publier. Voilà pourquoi je
vous supplie, comme j'aurais supplié le bon Dieu, »i vous
pouvez apprendre (juelque chose à ce jiropos (je vous l'ai
demandé encore dans ma dernière lettre), infornu-z-men
immédiatement. Je vous supplie de le faire, et si vous avez
encore les mômes sentiments pour moi, vous écoulerez ma
demande et y satisferez. N'est-ce pas, mon ami; est-ce
que je me trompe, ou non ? pourquoi n'a-l-on рое publié
mon Conte pour les enfants, dont vous m'avez parlé T
A-l-on refusé? Il est important pour moi de le savoir. Bien
entendu, je suis prêt à faire publier toujours, même sans
signature, ou bien sous un pseudonyme. Si K... donne de
l'argent, je ferai mon possible pour partir entre le 20 et le
25janvier,etjereviendraiàSemipalatinsk dans une vingtaine
de jours avec ma femme. A Bamaoul, on espère, \е ne sais
pas pourquoi, que vous y serez. Ne nous y rencontrerons-
nous pas? Voyez-vous mon frère? Pour l'amour de Dieu,
voyez-le, parlez-lui de moi dans mon intérêt. Je ne lui
demande pas d'argent; il n'en a pas. Mais je lui demande,
s'il peut le faire, de m'envoyer certains objets. Je voudrais
bien les avoir.
Et puis, dites à mon frère qu'il m'écrive tout ce qu'il
sait de ce qui se passe derrière les coulisses de la littéra-
ture actuelle. C'est très important pour moi.
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse. Écrivez, pour
l'amour du Christ, plus vite, et informez-moi de tout.
Adieu.
Tout à vous,
Dostoïevski.
Au même.
Semipalatinsk, 25 janvier 1857.
Je réponds à votre lettre, mon cher ami, par cette courte
petite lettre. Je vous prie, ne considérez pas ma lettre comme
une réponse à la vôtre, mais seulement comme une intro-
duction à la réponse. Je vous écrirai bientôt, le 10 février,
et, si je puis le faire, plus tôt même, le 3 février. Oui, mon
ami inoubliable, ma destinée va s'accomplir. Je vous ai
écrit, la dernière fois, que Maria Dmitrievna a consenti à
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI l49
devenir ma femme. Tout ce dernier temps, j'ai eu une
masse de soucis, j'ai manqué perdre la tête. Il a fallu ren-
dre le mariage possible. Il a fallu emprunter de l'argent.
J'ai le ferme espoir que cette année même on m'autorisera
à publier, et alors je rendrai l'argent. En attendant, il
fallait emprunter à tout prix. Je n'avais qu'une personne,
à laquelle je pouvais en demander, K... Mais il était tout le
temps à Omsk ; enfin, il est revenu, et dès ma première
parole, il m'a donné 600 roubles argent; il m'a traité en
frère. Je l'ai accepté avec la condition de ne pas le rem-
bourser avant un an. Il m'a prié de ne pas me tourmenter.
C'est le plus noble des hommes ! Il n'y a que trois jours
que j'ai reçu l'argent, et dimanche, 27 courant, je pars
à Kouznetzk, pour quinze jours. Je ne sais si, dans ce
court temps, je pourrai arriver et célébrer le mariage.
Elle peut être souffrante, elle peut ne pas ôlre prèle, ou
bien, par exemple, on ne voudra pas nous marier dans si
peu de temps (il y a tant de cérémonies), en un mot, je
risque énormément, mais je ne puis faire autrement que de
risquer, c'est-à-dire remettre après Pâques. H ny a
aucune possibilité de retarder à cause de certaines circons-
tances, et c'est pourquoi il faut agir résolument. J'ai
l'espoir que cela réussira. Dans tous les moments décisifs,
les choses se sont toujours arrangées. Mais il va m'arriver
mille ennuis. A commencer par cela qu'à mon retour à
Semipalatinsk il ne me restera presque plus rien des
600 roubles : tout est si cher et si coûteux! Et cependant,
c'est à peine si j'ai pu acheter quelques chaises comme
meubles, c'est bien pauvre. L'équipement, les dettes, les
achats et la cérémonie, et puis 1.500 verstes de voyage à
faire, et enfin tout ce qu'il fallait pour lui permettre à
elle de changer de résidence, voilà où a passé l'argent. Car
nous avons été obligés, tous les deux, à nous pourvoir de
tout, à peine si nous avions des chemises, il n'y avait rien,
il fallait se procurer tout. J'ai écrit à un parent, à Moscou,
et j'ai demandé 600 roubles. S'il ne les envoie pas, je suis
perdu, je serai forcé de vivre au moins huit mois comme
un malheureux, c'est-à-dire jusqu'à ce que je puisse impri-
mer. Maintenant, je m'occupe comme un fou, j'ai une
masse de choses à faire, et cette lettre, mon cher ami, je
irons l'écris à 3 heures de la nuit et, demain, à 7 heures du
150 CORRESPONDANCE ПЕ DOSTOÏEVBKI
matin, ']ç dois ôiro Rur piocJ. Dan^ quinze jours au plus je
vous répondrai en détait ol sans rien vous cacher. Kt à pré-
sent, quelques mots Houlemenl, et je no répondrai qu'au
principal... Je voua remercie infiniment pour votre lettre,
mais pour l'amour de Dieu, écrive/, plus souvent ; répon-
dez-moi aussitôt h cette lettre, sans attendre la deuxième.
D'aucuns adressent les lettres directement à mon nom.
Mais je vous prie de m'ôcrire au nom de Lamotte, pour
remettre à Th. M..., c'osl-à-dire à moi. Vous me parlez de
mon frère : je regrette que vous ne soyez pas liés. Je ne
sais combien de temps il me laisse sans nouvelles. En
huit mois, il me donne dt^ux licfiics. et ne parle jamais des
choses nécessaires.
Que craint-il ?Ily atanld»; cluj^cts à écrire et (fu' on peut
écrire. Et moi,je manque de renseignements. Il ne m'écrit
pas un mot de littérature, et cependant c'est mon pain,
mon unique espoir. S'il répondait au moins à mes ques-
tions. Par exemple, j'ai grand besoin de savoir qui sont
aujourd'hui les entrepreneurs littéraires ! C'est très impor-
tant pour moi ! Je ne le comprends pas, je ne le com-
prends pas, malgré toutes ses explications. Je ne sais
qu'une chose : c'est un homme excellent ! Mais que devient-
il ? Vous me dites que je suis paresseux pour écrire ;
non, mon ami, mais nos rapports,avec .M. D..., m'ont сопь
plètemenl absorbé pendant ces deux dernières années. Au
moins fai vécu ; j'ai souffert, mais quand môme j'ai vécu !
Je veux demander officiellement l'autorisation de me
faire imprimer. Aidez-moi, aidez-moi quand viendra le
moment I Faites quelques démarches à propos de cette
autorisation ; ne me laissez pas au moins sans nouvelles.
Comprenez donc ma situation et soyez mon protecteur
comme vous l'avez été jusqu'à présent !
Jusqu'à présent je n'étais pas sûr où se trouvaient vos
affaires et vos livres. Vous affirmiez qu'ils se trouvaient
chez Gerngross, et je le croyais aussi. Maintenant, il résulte
que c'est chez Ostermayer. Je serai de passage à Zmiev,
je m'en informerai ! Mais je ne comprends pas comment
faire pour vous les envoyer, car ils sont tous partis à
Irbitt. 11 est trop tard maintenant.
P. -S. — Ci-inclus le tour de tète pour le casque. Très cher
Alexandre Egorovitch ! j'ai excessivement besoin de ces
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 151
objets. Ici on n'en trouve pas, ni pour or ni pour argent,
et puis nous ne savons même pas la forme actuelle. Il me
faut: le casque, VéchArpe, les pattes (Tépaalejes boutons, —
voilà tout ! Mais où les prendre, si on ne les trouve pas ?
Envoyez-les-moi au plus tôt.
Pardonnez-moi, mon précieux ami, de vous écrire aussi
à la hâte. Je vous écrirai tout, et maintenant à bientôt et
au revoir, je vous embrasse I Pour l'amour de Dieu, écri-
vez plus en détail à propos de tout, et surtout de vous-
même.
Au même.
Semipalatinsk, 9 тагз 1857.
Voilà plus de quinze jours que je suis chez moi. mon
cher ami et frère Alexandre Egorovitch, et c'est à peine
si j'ai pu me mettre à présent à vous écrire. Si vous saviez
combien j'ai eu de soucis, d'embarras et d'occupations, des
plus imprévus, avec ce nouvel état de choses, vous me
pardonneriez certainement de ne vous avoir pas écrit tout
de suite. Et premièrement, ma noce, qui a eu lieu à Kouz-
netzk (le 6 février) et le retour à Semipalatinsk m'ont pris
beaucoup plus de temps que je n'avais compté. A Barnaoul,
j'ai eu une crise et suis resté là quatre jours 'de plus.
(La crise m'a brisé physiquement et moralement : le doc-
teur m'a dit que j'avais la véritable épilepsie et il m'a pré-
dit que si je ne prenais pas de mesures immédiates, c'est-
à-dire un traitement régulier, ce qui ne peut se faire qu'en
pleine liberté, les crises pourraient prendre mauvaise tour-
nure et dans l'une d'elles je pourrais étouffer d'un spasme
à la gorge, qui m'arrive toujours dans mes accès).
Arrivé à Semipalatinsk, j'ai été assailli par les embar-
ras d'une installation ; puis ma femme est tombée malade,
ensuite le commandant de brigade est arrivé pour une
inspection générale, de sorte que j'ai dû remettre à aujour-
d'hui mes lettres pour vous et pour mon frère. Et cepen-
dant, comme je voulais plus vite vous répondre, à votre
bonne, chère et charmante lettre l Ne vous tourmentez
pas, ne vous désolez pas, mon ami ; je vois bien que vous
avez duchagrin do tojtes parts. Ce qui m'inquiète le plus
152 COnnESPONDANCE DE DOSTOIBVHKI
pour VOUS, mon ami, ce sont voe rapporte avec voire père.
Je sais, je sais très bion (d'après mon oxjMSrifn. n -le
tels ennuis sont insupportables, d'autant plu» in _ ta-
bles que tous les deux, je le sais, vous vous aimez. Cet!
une sorte do malentendu interminable de part et d'autre, et
plus cela va, plus cela s'embrouille. Il n'y a rien à y faire.
Aucune explication ne peut rétablir la concorde, et si elle
se rétablissait, ce ne serait que pour un moment. Il n'y a
qu'un remède, un moyen : — la séparation. Dès les pre-
miers jours de la séparation, vous pénétrerez de nouveau
dans son cœur, et il sera le premier à se donner tous les
torts. Los caractères pareils à celui de votre père pré-
sentent un mélange étrange de la plus sombre méfiance,
de sensibilité maladive et de générosité. Ne le connaissant
pas personnellement, je tire cette conséquence, car deux
fois dans ma vie j'ai connu des rapports exactement sem-
blables aux vôtres. Il faut aussi le ménager, et vous le
savez mieux que moi. Savez-vous, mon ami chéri : il me
semble que vous avez le même caractère, vous avez aaasi
l'âme et le cœur malades, et si le soupçon et la méfiance
ne sont pas développés en vous, c'est qu'il n'y en a pas eu
l'occasion, ou bien que c'est encore trop tôt, mais cela se
développera ensuite. En revanche, votre sensibilité est
maladivement développée. Gardez-vous en et tâchez de
vous en sauver : les grandes révolutions de la vi& sont un
moyen de l'éviter ; j'étais hypocondre au plus haut degré,
mais j'en ai été guéri par le rude bouleversement de ma
destinée
Th. Dostoïevski.
A son frère Michel Dostoïevski.
Semipalatinsk, !•' mars 1858.
Je m'empresse de te répondre, mon cher ami Micha.
Excuse ma courte lettre. J'ai peu de temps pour celte fois,
et excepté cette lettre, il faut que j'en expédie encore deux
grandes. Écoute donc. La nouvelle de la publication du
Conte pour les enfants ne m'a pas été trop agréable. J'avais
pensé depuis longtemps à le refaire, et le bien refaire, et
premièrement à supprimer tout le commencement qui
ne vaut rien. Mais que faire ? C'est imprimé, il n'y a pas
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 153
moyen de le ravoir. De plus, je n'ai pas encore pu me
procurer le numéro du mois d'août des Olelchestvennia
Zapiski. On les reçoit ici. On me les a promis, mais je ne
les ai pas encore. Voilà pourquoi je ne l'ai pas encore lu
imprimé.
Secondement : Cela m'est très pénible, mon cher ami
Micha, que tu n'agisses pas avec moi en frère, et voilà :
dans le cas où je ne me reconnaîtrais pas le débiteur de
Kraevsky, tu veux immédiatement m'envoyer 200 roubles,
et tu ajoutes : quand même il me les faudrait emprunter.
N'as-tu pas honte d'agir ainsi avec moi ! Quelle conscience
aurais-je donc d'exiger de toi ces 200 roubles, quand je
te dois tant, et d'autant plus que tu m'as comblé de tes
bontés; sans toi je n'aurais pas su que faire dans bien des
circonstances de ma vie actuelle. Ainsi, ne pense pas à ces
bagatelles, et si le Conte pour les enfants peut t'ôtre utile
dans les comptes avec K... fais-en ce que tu voudras.
Monsieur K... est drôle avec sa générosité. Voici ce que
j'ai décidé :
Dis-lui ceci mot à mot :
1" Je ne lui dois pas plus de 800 roubles argent, mais
exactement 650 roubles. Il est tout à fait inutile d'ajouter
150 roubles. Je me rappelle très bien le chifFrede ma dette.
D'ailleurs, je suis certain qu'il se trompe involontairement,
et je sais pourquoi il se trompe. Voilà : quand il me don-
nait l'argent peu à peu, il me demandait toujours une
quittance (sur un chiffon de papier). En lui apportant
quelque chose pour la publication (en paiement de ma
dette), je ne lui reprenais jamais les quittances et je ne
rayais jamais ce qui allait pour payer ma dette. Les quit-
tances qui lui sont restées entre les mains le mettent cer-
tainement en erreur.
2o Si je reconnais lui devoir 650 roubles et si je désire
les lui rendre (je le désire de tout mon cœur), 'je ne lai
reconnais pas le droit, en môme temps, d'exiger de moi le
paiement immédiat de ces 650 roubles, ou la publication
d'un article qui m'appartient afin de se payer lui-môme.
Cette décision est basée sur ceci :
a) D'après la loi je ne lui dois rien et si je reconnais
ma dette et désire la payer, c'est par un sentiment d'hon-
neur et de par ma propre volonté.
151 COnREHPONOANCB DE DOSTOÏEVSKI
h) Si je prenais de Targi'nt h K... jamais je ne rae
suis engagé à lui rendre on argtMit, inaiH au contraire en
articlos. Il me donnait précisément «le l'argent afin que je
lui apportasse des articles. Dans toute autre circoualance, il
ne m'aurait jamais rien donné. Et comme des circon^tatjces
(pii durent dix ans et sont indépendanlesdc ma volonté |)eu-
vent Ctre bdlcs que je ne puisse payer ma dette mémo en
articles, jjuels fondements a-t-il d'exiger de moi ma dette ?
c) S'il se vante de n'avoir pas exigé just/u'à présent sa
dette, je ne puis en aucune façon reconnaître cela pour
de la générosité, par la raison que môme s'il avait voulu
l'exiger, il n'aurait pas pu le faire.
d) S'il s'adresse à moi comme un homme s'adresse à un
autre homme, et sans tenir compte de considérations ba-
sées sur la loi, s'il demande le payement de la dette ли
nom de Гкоппеиг, je lui réponds ainsi : l* je n'ai pas payé
pendant dix ans à cause de circonstances indépendantes de
moi. '2» Ces mêmes circonstances me mettent dans l'impos-
sibilité matérielle de payer tout de suite ou prochainement
même si je voulais. 3* Je le prie de se rappeler que je
me suis engagé de payer en articles, et non pas en
argent.
e) S'il dit que dans ce cas je puis payer en articles et
qu'il était en droit de publier mon Conte pour les enfants^
je répondrai: par les mêmes circonstances indépendantes de
ma volonté, je me crois en droit de disposer de mon bien
comme cela me plaît et non comme cela plaît aux autres.
2» Il ne peut se payer lui-môme par la violence qu'en
ayant reçu une pareille autorité de la loi, comme on fait
avec les débiteurs insolvables.
f) Enfin, le plus important: Me reconnaissant ton débi-
teur pour une somme quatre fois plus grande que la valeur
du Conte pour les enfants, ei me reconnaissant ton obligét
je te porte une reconnaissance éternelle '...
[En marge.]
Moi et ma femme, nous vous saluons tous, surtout Emi-
lie Fédorovna. Eh bien, frère ? Tu t'étais vanté d'envoyer
des portraits,mais jusqu'à présent nous n'avons rien reçu I
Et cependant nous les attendons avec une grande impa-
tience, surtout ma femme. Embrasse les enfants.
1. La fin manque.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 155
Encore une fois : ne m'envoie ces deux cents roubles
sous aucun prétexte. Salue Shrenk. Comme on se rencon-
tre !
Je t'informerai quand mes affaires avec le Boasski Viest"
nik seront terminées. En attendant, j'écris. Je ne sais рае
encore quand j'aurai terminé. Ma situation est critique. Mon
seul espoir est en Dieu. Si Pleshtcliéev donne 1,000 rou-
bles, j'irai aussitôt en Russie ; s'il ne les donne pas, je
ne sais vraiment comment faire. Il a promis. Je sais com-
ment m'acquitler envers lui. Adieu. Écris pour Гатоиг de
Dieu. ,
Je pense toujours à lioasskoë Slovo. Il y aura un article.
D'ailleurs je l'écrirai bientôt à ce propos et je te ferai part
de mes plans.
Au même.
Semipalatinsk, 31 mai 1858.
Je m'empresse de te répondre, cher ami, avec le premier
courrier. Je suis très étonné que mes lettres te parviennent
si lentement. Et cependant je ne suis pas paresseux pour
écrire. Si tu t'es inquiété à propos de moi, je puis dire que
j'en ai fait autant à ton propos. Surtout ces derniers temps
j'avais décidé que quelque chose t'était arrivé, et surtout
que tu étais malade, La nouvelle de ta perte (3,000 roubles)
m'a beaucoup chagriné. Tu me dis que ce n'est pas la perte
d'argent qui le chagrinait, mais la situation critique, etc...
Non, frère, on peut aussi regretter l'argent. Tes enfants
grandissent, 3.000 roubles ne sont pas faciles à gagner. N'y
aurait-il donc aucun espoir de les ravoir? Je suis vexé, mon
ami, de ra'ôtre trouvé là justement, comme un fait exprès,
avec mes commissions et mes demandes. Mais que faire 1
Tu m'écris que tu enverras bientôt. Je te remercie, frère ;
j'espère que c'est la dernière fois que je te tourmente. Je
voulais attendre ton envoi et te répondre alors. Mais les
colis peuvent tarder. Tu me dis que tu veux m'envoyer un
habit et un pantalon. Il me semble qu'il vaudrait mieux
une redingote. C'est toujours plus utile. Je tâcherai de
m'arranger et d'en commander иаэ ici, malgré que je ne
sois pas bien riche en argent.
156 C0nHE8PONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Tu me dis, mon ami, de l'envoyer ce qui est écrit Je
ne me souviens plus (en général, ma mémoire est devenue
bien mauvaise), jo ne me souviens plus si je t'avais écril
que je me suis mis en rapport avec Kalkov (liouttki Vieil'
fuk) et je lui ai écrit une lettre, dans laquelb^ je lui ai pro-
posé de collaborer à sa revue, et je lui ai promis une nou-
velle pour cette année, s'il voulait m'envoyer tout de suite
Г)00 roubles arg. Ces 500 roubles, je les ai reçus il y a un
mois ou cinq semaines, accompagnés d'une lettre fort aima*
bleet fort intelligente. Il écrit qu'il est très heureux de ma
collaboration, qu'il accède immédiatement à ma demande,
(500 r.) et il me prie de me gêner le moins possible, de
travailler sans me presser, sans terme fixe. C'est parfait.
Je suis en train de travailler pour le liousshi ViestniU (une
grande nouvelle); mais voilà l'ennui, c'est que je n'ai pas
fait de conditions avec Katkov pour le prix de la feuille,
lui ayant écrit que jo me fiais à son équité. J'enverrai aussi
quelque chose à liousskoë SZodo cette année, je l'espère, mais
une nouvelle, pas un roman. Quant au roman, je l'ai mis de
côté jusqu'à mon retour en Russie. Je l'ai fait par néces-
sité. L'idée en est fort heureuse, le caractère est nouveau,
il n'a pas encore paru. Mais comme ce caractère doit être
très répandu en Russie, dans la vie réelle par le temps qui
court, surtout maintenant, à en juger par les idées et les
tendances qui s'emparent de tout le monde, je suis sûr que
je pourrais enrichir mon roman de nouvelles observations
à mon retour en Russie. Il ne faut pas se presser, mon cher
ami, mais il faut faire bien.
Tu écris, mon cher, que je suis probablement ambitieux
et que je veux paraître avec quelque chose de très bien, et
c'est pourquoi je le couve. Admettons qu'il en soit ainsi :
mais comme j'ai renoncé à paraître avec un roman, et que
j'écris deux nouvelles, qui seront à peu près passables (s'il
plaît à Dieu), alors je ne couve rien. Mais quelle théorie
est donc la tienne, mon ami, qu'un tableau doit être
peint en une fois, etc., etc., etc. ? Quand as-tu été con-
vaincu de cela? Crois-moi, il faut partout du travail et un
travail énorme. Crois-moi qu'une pièce de vers de Pouch-
kine, légère et élégante, en quelques lignes, paraît juste-
ment écrite en une fois, parce qu'elle a été longtemps
arrangée et reprise par Pouchkine. Ce sont des faits: Gogol
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 157
a écrit les Ames Mortes durant huit aas. Rien de ce qui
a été écrit de chic n'est mûr. On ne trouve pas de ratu-
res dans les manuscrits de Shakespeare, dit-on. C'est pour
cela qu'on y trouve tant de difformités et de manque de
goût ; s'il eût travaillé, — c'eût été encore mieux. Tu con-
fonds évidemment l'inspiration, c'est-à-dire la création
première, instantanée du tableau ou le mouvement de l'ume
(ce qui arrive souvent), avec le travail. Ainsi, par exemple,
j'inscris une scène aussitôt, telle qu'elle m'est apparue,
et j'en suis enchanté; ensuite, pendant des mois, pendant
un an, je la travaille, je m'en inspire plusieurs fois, et non
une seule fois (car cette scène me plaît) ; j'ajoute et je
retranche plusieurs fois quelque chose, comme cela m'est
déjà arrivé, et, crois-moi, le résultat est bien meilleur.
Pourvu que l'inspiration vienne. Cwrtainemt'nr <•'"- ins-
piration, rien ne peut se faire.
Maintenant, il est vrai, on paye bien chez vous. Alors
Pissemski a pu recevoir 200 ou 2b0 roubles par feuille,
pour ses Mille Ames. On peut vivre ainsi, et travailler sans
se presser. Mais trouves-tu le roman de Pissemski
admirable ? Ce n'est qu'une médiocrité et quoiqu'elle
soit dorée, c'est toujours une médiocrité. S'y Irouve-l-il
un seul caractère, nouveau, créé, qu'on n'ait jamais ren-
contré? Tout cela a été et a paru depuis longtemps chez
nos auteurs-novateurs, surtout chez Gogol. Ce sont de
vieux thèmes arrangés à la nouvelle mode. C'est une
copie excellente d'après des modèles d'autrui, le travail
de SazikoY, le célèbre joaillier russe, d'après les dessins de
Benvenuto Cellini. Il est vrai que je n'ai lu que deux par-
ties ; les revues arrivent bien en retard chez nous. La fin
de la seconde partie est décidément invraisemblable et tout
à fait gâtée. Kalinovitch, trompant consciemment — est
impossible. D'après ce que l'auteur a exposé auparavant,
Kalinovitch doit se sacrifier, proposer le mariage, se glori-
fier, jouir dans son cœur de sa grandeur d'âme et il est per-
suadé qu'il ne trompera pas. Kalinovitch a tant d'araour-
propre, que pour lui-môme il ne veut pas se considérer
comme un lâche. Certainement, il jouira de tout cela ; il
passera la nuit avec Nastenka. et puis, certainement, il la
trompera; mais il le fera après, quand la nécessité Ц com-
mandera, et certainement il se consolera soi-même, Il dira
158 CORneSPONOANCB DE DOeTOlBVSKI
que dans celte circonstance également il a noblement agi.
Mais Kalinovilch, ayant conscience de son menaoDge et cou-
ciiant avec NaHtetika — cet dégoûtant, eat impossible ;
c'est-à-dire il est possible, mais ce n'est plus Kalinovilcb.
Mais a<^9oz de toutes ces bagatelles.
Mon ami, j'attende ma démission атес impatience. Je
n'ai pas demandé directement à habiter Moscou, mais j'ai
écrit tout simpiemcnt dans ma demande de démission,
selon la formule oxigéo:/aurat mon lieu J'hahilalion <1мпм
la ville Je Moscou. Si on ne me геГи><>е pas, j'irai. J'irait
mais avec quelles ressources ? Jusqu'à ce que ma nouvelle
soit terminée, je n'aurai pas d'argent. Comment vivrai-je
dans deux mois, je n'en sais rien — car dans deux mois
je n'aurai plus d'argent. Des 500 roubles envoyés par
Kalkov, -i<X) roubles ont été employés immédiatement
à payer des dettes. Je dépense 40 roubles par mois, mais il
y a toujours les dépenses imprévues. Voilà déjà un an et
demi que j'ai sans cesse des dépenses imprévues. Que
deviendrai-je d'ici la fin de l'année, alors que je recevrai
pour mon travail 1 Mais je ne recevrai pas avant. Je ne
sais pas ; ma lèle se brise, je n'ai plus à qui emprunter.
Mais ne t'inquiète pas trop à propos de moi ; tout pourra
s'arranger.
Pleclitchéev viendra à Moscou et à Pétersbourg. Il doit
venir au mois de mai. Reçois-le bien et lâche de faire la
connaissance de sa femme. Je reçois à l'instant un envoi
de Milukov (son livre), un officier Га apporté ; mais je
n'ai pas vu l'officier, il viendra peut-être. Salue bien
Milukov et les autres.
Que devient la parenté? Varenka, Viérotchka ? Pas un
mot, pas un mol jusqu'à présent. Où est le frère André,
où est Nicolas?
Adieu ! Je t'embrasse. Salue Emilie Fédorovna ; embrasse
les enfants I Ma femme vous salue tous.
Adieu. Ton
Th. Dostoïevski.
J'écrirai encore dès que j'aurai reçu les aCFaires et la
démission. Je t'informerai de ma situation. Mais, pour
l'amour de Dieu, ne traîne pas et écris, pour l'amour de
Dieul
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 159
Au même.
19 juillet 1858.
Très cher ami et frère Micha, j'ai répondu aussitôt à ta
lettre du 5 mai. Dans cette lettre tu écris entre autres:
« Cette semaine ou la semaine prochaine je t'envoie des
vêtements, etc. » Cela voulait dire que le dernier terme
de l'envoi serait le 15 mai, pas plus tard. C'est ainsi, au
moins, qu'il fallait comprendre le sens de ta lettri-. Main-
tenant, conclus toi-même, moucher: la poste met habi-
tuellement environ vingt-deux à vingt-cinq jours de Péters-
bourg à Semipalatinsk. Que dois-je penser de loi, de ta
situation et de tes affaires ? Comprends donc surtout, mon
ami, que ce n'est pas le relard des vêtements qui m'in-
quiète (quoique Dieu sait combien ces vêtements me
seraient utiles, car je n'ai pas le sou pour en acheter).
Mais tant pis pour les vêlements!
Comprends donc avant tout que ce qui m'inquiète c'est
loi, toi seul, et que je ne sais plus ce que je dois penser.
Dans ta dernière lettre, lu m'écrivais à propos de les
grands ennuis d'affaires. Sont-ils la cause de ton silence ?
Crois- moi, mon ami, je me tourmente à propos de toi.
Es-tu en bonne santé ? Es-tu eu vie ? Je ne saisrieu. Per-
sonne n'écrit, personne ne me donne de nouvelles. Voilà
plus d'une année que je ne reçois pas une ligne de Mos-
cou. Je rêve de toi toutes les nuits, je m'inquiète terri-
blement. Je ne veux pas que tu meures, je veux te voir et
l'embrasser encore une fois dans ma vie, mon chéri. Tran-
quillise-moi pour l'amour de Dieu; et si tu le portes bien,
pour l'amour du Christ, laisse toutes les affaires et tous
tes tracas et écris-moi tout de suite, à l'instant, car autre-
ment je perdrais la raison. 11 faut, mon ami, que tu com-
prennes ma situation. Si tu ne peux envoyer de vête-
ments, n'en envoie pas (si c'est cela qui t'empêche
d'écrire). Mais je ne crois pas que ce soit cette raison qui
t'empêche d'écrire. Tranquillise-moi donc, mon cher; je
te jure que mon inquiétude est devenue insupportable.
Je ne peux rien te dire de consolant par rapport à
moi- môme. Ma démission ne m'a pas encore été accordée
(voilà six mois que je l'ai demandée ; je ne puis me figu-
160 CORnBHPONOAMCE DE DOSTOIEVHKI
rcr ce qui la retarde). Ma santé ne ее rétablit рае. Les cri-
ses se produisent quelquefois et laissent de tristes suites.
Je n'ai pas d'argent; il me reste, sans exagérer, qnelquu
roubles, h' n'ai personne h qui emprunter, car les persoD*
nés (|ui, autrefois, me donnaient toujours, ne sont plus là.
Plechlchéev m'avait promis, encon* l'année dernière, de m»*
donner 10(H) roubles argent aussitôt qu'il entrerait en pos-
session de son héritage. Sans Н>^Ю roubles il m'est abso-
lument impossible de bouger de Sibérie, ^юиг aller en
Russie (tout est calculé h un kopek près); car arrivé en
Russie, il faut aussi avoir quebjue chose de côté pour les
prcmiert» mois. A présent, Plechlchéev est en congé pour
six mois & Moscou et à Pétersbourg (avec sa femme). Il
sera aussi à Pétersbourg : il ira te voir. Demande-lui à
cœur ouvert et d'une façon détaillée: !• s'il peut m'en-
voycr 1000 roubles; 3* quand peut-il me les envoyer?
Demande-lui des réponses > ' iques, et ' avec
une complète franchise, » > :. Je ne ^.as .de
l'amitié de Plechtchéev. Mais je comprends bien ce que
veut dire hériter. On espère toucher au bout d'- i-,
et on touche au bout de six ans. Je ne sais u\> ut
pas où trouver l'argent pour vivre. Tu m'écris de l'en-
voyer une nouvelle et tu dis que tu la vendras tout de suite
et que tu m'enverras l'argent. Mais, mon ami, je n'écrirai
jamais sur commande ; c'est juré. Maintenant, j'écris
deux nouvelles. L'une, grande (environ comme Le Doublé),
pour le Bousski Viestnlk; l'autre, environ cinq feuilles,
pour le Rousskoë SlovOf qui attend de moi un roman;
je le lui donnerai à la fin de l'année. J'ai abandonné le
roman, car, à ce que je puis en juger, ce sera mon chef-
d'œuvre, et je ne veux pas le gâter en me pressant; d'ail-
leurs j'ai besoin de puiser moi-même certains renseigne-
ments en Russie. La nouvelle pour le Rousski Viestnik
sera bien dans les détails, mais dans l'ensemble elle est
manquée (trop étendue, et j'ai la marotte de raccourcir, ce
qui ne me réussit pas) . Dans le Bousskoë Slovo peut-être,
ça n'ira pas mal. J'ai déjà pris à Katkov 500 roubles argent
d'avance. Dans ma nouvelle (à Katkov) il y a en tout
treize chapitres (un chapitre par feuille). Le 10 août je lui
enverrai sept chapitres complètement terminés et recopiés
et je demanderai encore 600 roubles argent. Je sais cer-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 161
tain qu'il ne les donnera pas. Mais c'est ma dernière ten-
tative désespérée. Tout dépend à présent de notre gracieux
Empereur — s'il veut me rendre heureux, me permettre
de venir à Moscou. A présent je ne soigne pas du tout ma
maladie. Rien n'est plus facile que de se faire du mal. Je
veux consulter les meilleurs médecins de Moscou: alors
je prendrai une décision.
S'il est difficile d'envoyer les habits — que le diable les
emporte 1 — tant pis. Adieu, mon ami.
Ma femme te salue. Elle me donne du courage, mais elle
s'inquiète autant à propos de toi que moi. J'embrasse toue
les liens. Je salue Emilie Fédorovna particulièrement.
Adieu, mon cher, mou unique ami. Rassure-moi, Iranquil-
1 iso-moi par une seule ligne. Je t'en supplie. Écris, pour
l'amour de Dieu, quelle publication tu veux organiser
l'année prochaine. Écris en détail.
Je compterai sur mes doigts les jours et les heures jus-
qu'à ce que j'aie reçu ta réponse à cette lettre.
Dostoïevski.
A Monsieur E...
Semipalatinsk, 12 décembre 1858.
ÉIl y a bien longtemps que je ne vous ai rien écrit, mon
très cher et très noble monsieur E... et je regarde cela
comme une impolitesse de ma part. Vous m'exprimez
toujours votre sympathie avec tant de noblesse et de sim-
plicilé, que je ne pourrai jamais l'oublier, et je crains que
vous ne me taxiez d'ingratitude. Je vous assure que ce
serait injuste.
Si je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, ce n'est ni
par indiftérence ni par oubli. Voilà déjà trois mois que je
remets à vous écrire et je ne puis m'y décider par diverses
raisons, entre autres parce que je voudrais vous écrire
quelque chose de positif. Chaque jour, à chaque instant,
j'attends la décision de mon sort, et rien. Vous ne pouvez
vous imaginer combien c'est énervant.
Il y a bientôt une année (moins quelques jours) que j'ai
donné ma démission en mentionnant dans ma demande
(conformémentà l'usage) que j'aurais mon domicile à Mos-
11
162 CORRESPONOANCK DE DOflTOlBVBKI
COU. Ma «lémiHsion a suivi la lilière dane le» bureaux f^t
ju.4«]u'à ce jour je n'en ai aucun» nouvelle. Jo ne eai» pa»
ce (|ui la relient. La raison dû ma dénaission, c'eet l'épi-
lepsie. Ma démission eera acceptée un jour, mais il reele
à savoir si on w. fera pas d'ob-slacle pour rm résidence à
Moscou. Mon fï^ro et d'aulres qui s'occupent activement
de cette affaire m'affirment qu'il n'y a rien h craindre. Je
ne sais, mais je suis dans un état d'enprit très n je
ne puis rien entreprendre de diverses choses rj 'i-
ressent exlrômoment, parce que je no saie pas ce qui m'at-
tend et sur quoi je puis compter. Kn attendant, je reste à
Semipalulinak qui m'ennuie morlelleraent. 1л vie ici m'est
1res pénible. Je ne puis en quelques mots vous expliquer
tout. Croiriez-vous que niAme les travaux littéraires ne
sont plus pour moi un soulagement, mais une soufTraoce.
C'est le pire. La cause de tout, c'est mon état maladif et
ma façon de vivre. Je ne lis pas de r ix mois
que je n'ai môme pas eu de jour ^ partir
bientôt en Russie, je ne me suis paf\ inscrit à la biblio-
th^que et je n'ai chez qui emprunter des livres, car je ne
veux avoir d'obligation à personne. Et je vous affirme que
ce n'est ni orgueil ni irritation de ma part, mais on ne
peut raconter tout.
Katkov m'a écrit et sur ma demande m'a envoyé 500 rou-
bles. Je lui ai promis un roman. Je me suis mis à l'écrire
avec enthousiasme, mais je l'ai abandonné, car je veux
écrire quelque chose de très bien et il me manque quel-
ques renseignements qu'il me faudra prendre personnelle-
ment en Russie. Écrire n'importe comment, je ne veux pas.
C'est pourquoi j'ai abandonné mon grand roman et me
suis mis à autre chose. D'abord je m'y suis astreint, bien-
tôt je fus entraîné et j'écrivis avec plaisir. Ce sera très
grand, environ douze feuilles. Arrivé aux deux tiers, je l'ai
laissé. Voici pourquoi : comme je manque d'argent à cha-
que instant et beaucoup (surtout à cause de mon mariage),
je me suis endetté et mon frère est entré en pourparlers
à Pétersbourg avec la future rédaction de la future revue
fiousskoië Slovo.qni paraîtra en 1859, et il a traité en mon
nom. Il a pris d'avance 500 roubles ( 100 roubles par feuille)
et me les a envoyés. Je ne pouvais me passer d'argent et
j'ai approuvé toutes les conditions pensant terminer pour la
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 163
nouvelle année. Mais je n'ai pas pu finir pour septembre,
ce que j'avais prorais à Katkov.Je me suis ressaisi ; aussitôt
je me suis rais à la nouvelle pour Rousskoië Slovo et main-
tenant je l'écris à la hâte et j'ai presque terrainé. Je vais
l'envoyer ces jours-ci; aussitôt je me remettrai à travailler
pourKatkov, et prochainement j'enverrai la moitié de mon
travail.
Mais ne pensez pas que Katkov me presse. Au contraire.
11 m'a écrit une lettre très noble dans laquelle il me de-
mande de ne pas me tourmenter de la dette et de ne pas
me surmener. C'est pourquoi je désire finir le plus tôt.
Je ne vous dirai pas combien l'épilepsie me fait perdre
de temps et trouble ma disposition d'esprit. 11 y avait
encore d'autres choses. Mon très bon monsieur Ë..., voilà
encore une brève nouvelle de moi. Je répète. Vous m'êtes
devenu si intime par votre taçon d'agir envers moi que je
ne puis me taire devant vous et ne pas vous parler tout
franchement. Cependant il y a encore bien des choses que
je ne vous ai pas dites.
Au revoir, mon bien cher monsieur E... Ne m'oubUez pas,
moi je ne vous oublierai jamais. Peut-être nous verrons-
nous bientôt. Bien vôtre,
Dostoïevski.
J'écris à votre ancienne adresse, je ne sais si ma lettre
vous parviendra.
A son frère Michel Dostoïevski.
Semipalatinsk, 11 avril 1859.
Mon cher frère Micha, je ne t'écris que deux mots. Je
suis pressé. J'envoie par ce courrier les trois quarts de
mon roman à Katkov. Jusqu'à présent je n'ai pas pu le
terminer. J'ai travaillé presque toute la nuit, je me suis
levé tard, je n'avais plus le temps, le courrier va partir.
Voilà quinze jours que j'ai reçu 1.000 roubles de Kouche-
lev *, en raôrae temps qu'une lettre pleine de louanges.
Je ne t'ai pas intormé jusqu'à présent, car j'attendais
1. Priuce Kouchelev'Bezborodko, éditeur de la Revue Rousskoié
Slovo.
164 CORRESPONDANCE ОВ DO8T0lEVeKI
toujours de toi une lettre, et je youlaie répondre à la foi».
Dans la joie que lu témoignes parce que ma nouvelle platt
beaucoup, lu montres ta belle âme. Mais tu écris duO mars
et tu ne dis pas si ma nouvelle a paru déjà. N'<;hI-<:o pas
le 1*' de chaque mois que paraît le liousskoië Slovo ? Pour
l'amour de Dieu envoiolc-moi, ou au moins la livraison
qui contient ma nouvelle. Demande à Kouchelev, dis-lui
(|u'on me la mette sur mon compte. Arrange ça, pour
l'amour de Dieu.
Je te remercie pour ta promesse de m'envoyer du linge
et des gilets. J'avais espéré que lu prendrais cela sur lea
mille roubles do Kouchelev. Maintenant nous altendrooe
pour régler nos comptes que je sois à Tver.
Mon ami, de ces 1.000 roubles il ne reste plus que
600 roubles. C'est avec cela qu'il faut que je me mette en
roule et que je vive jusqu'à mon départ; mais c'est impos-
sible et cela ne suffira pas. J'écris à Katkov de m'envoyer
encore 200 roubles et que je les attendrai de sa part jus-
qu'au 15 juin. Alors, je ne pourrai plus attendre, je parti-
rai. Je lui ai parlé aussi des 100 roubles par feuille. Quelle
sera sa réponse? Il m'en veut et n'a pas répondu à ma
dernière lettre. Combien sont pénibles, mon frère, tous
ces rapports par écrit et non directement.
Le roman que j'envoie à Katkov est, à mon avis, inflni-
ment supérieur au Rêve de mon Oncle; il s'y trouve deux
caractères sérieux et même nouveaux, inconnus jusqu'à
présent. Mais comment fînirai-je le roman ? Il m'ennuie
beaucoup, il me tourmente (ça, c'est à la lettre). II paraî-
tra, je l'espère, au mois d'août ou de septembre dans le
Housski Viestnik.
J'attends de toi une lettre bientôt. Je suis certain que tu
me parleras de tout, c'est-à-dire des opinions littéraires
que l'on formulera au sujet du Hêve de mon Oncle. Jeté
prie, donne le plus de détails ! Je t'en supplie.
Tu ne me dis rien de Plechtchéev. Est-il allé à Moscou?
Zavialov venait souvent nous voir. C'est un bon garçon,
sans aucune malice. Je l'aime beaucoup.
Tu me parles de Tver et tu dis qu'il faudra y demeurer
deux ans. Mais c'est affreux, mon ami. J'espère, au con-
traire, obtenir l'autorisation d'habiter Moscou. Je com-
mencerai à demander dès mon arrivée à Tver, bien entendu
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 165
Car on ne m'a pas refusé par ordre supérieur, mais dans
le bureau des inspecteurs, ils ont déclaré exactement qu'il
leur était impossible de prendre sar eax de trancher la
question, ne sachant pas s'il m'était accordé de vivre à
Moscou, et ils me conseillent de m'adresser à l'Empereur,
par la troisième section, pour obtenir une solution. Il y a
encore une lueur d'espoir : le 8 septembre s'accomplira
la majorité du grand-duc héritier. Quand on a célébré la
majorité de l'Empereur actuel, on a accordé des grâces
importantes aux condamnés politiques. Je ne doute pas
que l'Empereur, à l'occasion de cette solennité, ne se sou-
vienne des pauvres malheureux que nous sommes et ne
pardonne tout le reste. J'ai calculé que vers ceUe époque
(le 8 sept.) il faudrait présenter une demande pour obte-
nir l'autorisation de vivre à Moscou; il suffit des e trouver
alors à Tver.
Adieu, mon bon Micha. Je t'embrasse bien fort, loi et
toute ta famille. Ma femme te salue. Demain est le jonr
de Pâques. Christ est ressuscité ! Ma santé est toujours
pareille. Ton
Th. Dostoïevski.
Occupe-toi de mon Paul.
Au même.
Semipalatinsk, 9 mai 1859.
Mon cher ami Micha, j'ai enfin reçu ta lettre du 8 avril
avec le dernier courrier, et j'ai été bien peiné et bien
effrayé de ta maladie. Ma frayeur n'est pas encore passée.
Je comprends fort bien que des accès peuvent devenir
fort dangereux, et si je ne reçois pas de nouvelles lettres
m'annonçant ta complète guérison, je ne serai раз tran-
quille. Si Dieu vient à mon aide, je me mettrai en route
le 15 juin, mais pas avant, peut-être môme beaucoup
plus tard. Je t'ai déjà écrit que ma démission a été
accordée à Saint-Pétersbourg, par rescrit impérial du
18 mars, mais qu'elle vient de parvenir ici et qu'il faudra
attendre le commencement de juin au moins, jusqu'à ce
que les formalités soient terminées, d'après les exigences
dn corps d'armée, et que je sois complètement libéré. Mais
166 CORIIBAPONOANCK DE OOSTOIBVMU
81 je para le 15 juin, il est peu probable que je reçoive U
rt^ponse à cette lettre, d'autant plue que la poele ra à pré-
s<;nl benucoiip plus lentement, à caUMdeecruen du prio-
tonips. Mais DéamnuinH, л\ tu m'aimee, répoDd»*moi auaai»
tAt(avec des détails sur ta Hanté) et adresse-moi 1л lettre
direclemeut h Semipalntinftk. J'aurai besoin de paaaerdeux
ou trois semaines à ()n>sk, pour retirer Paul du Corpi dea
Cadets; et ta lettre me suirra de Semipalatinsk. (N. B. —
N'adresse pas h Omsk, mais h SemipalatiniUc.)
Je me suis (igur<^ si nettement, mon ami Micha, que tu
allais mourir et que je ne le reverrais plus, que j'en ai
encore gardé l'elTroi dans le cœur. Ah ! pourvu que je
reçoive quatre lignes de toi !
Je te remercie beaucoup, mon ami, pour l'envoi dea
gilets, des chemises, etc. Mais je n'ai encore rien reçu.
D'après ta lettre, je vois que tu as expédié tout cela vers
le milieu de mars. Ta lettre du 9 avril est arrivée depuis
huit jours, et le colis du mois de mars est quelque pari en
route. Je n'y comprends rien.
Je t'ai informé que j'ai reçu de l'argent de Kouchelev,
Mais je n'ai pas reçu de lui de revue. Je la recevrai peut-
être encore: il m'avait informé qu'il m'enverrait le compte.
Peut-être la revue viendra-t-elle en même temps.
Mon ami Micha, je te prie, accorde ma demande: écris-
moi, sans rien celer, tout ce que tu entendras dire de mon
roman, c'est-à-dire comment on en parle, si on en parle
seulement. Comprends donc que cela m'intéresse extrême-
ment.
Avec le dernier courrier j'ai écrit à Kouchelev. Il fallait
lui accuser réception de l'argent. Je lui ai demandé la
revue. Quant à la collaboration dans sa revue (il m'écrivait
dans sa lettre qu'il attendrait ma prochaine nouvelle avec
la plus grande impatience, je lui ai écrit que je voulais
avant tout le voir et causer de vive voix avec lui. Je lui a*
expliqué que j'ai en vue d'écrire un grand roman, de
25 feuilles environ, que j'aurais bien envie de commencer
immédiatement à l'écrire (et rien que celui-là), mais que,
à cause de certaines circonstances, il m'est impossible de
m'y mettre, et que c'est à propos de ces circonstances que
je voudrais Г entretenir en personne. C'est par cela que j'ai
terminé ma lettre à Kouchelev sans aucune explication ;
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 167
mais je l'expliquerai quelles sont ces circonstances: l» pour
écrire un roman il me faut un an et demi; 2« pour l'écrire
en un an et demi, il faut avoir de quoi vivre pendant
ce temps ; et moi je n'ai rien ; 3° tu me communiques
constamment des nouvelles telles que : Gonlcharov a pris
7.000 roubles pour son roman, et Tourg^enev pour son
Nid de Gentilshommes (je l'ai enfin lui, c'est extrêmement
bien)areçu de Katkpv (auquel je demande 100 roubles par
feuille) 4.000 roubles, c'est à-dire 400 roubles par feuille.
Mon ami ! Je sais très bien que j'écris plus mal qu«* Tour-
guenev, mais ce n'est pas si mal que cela, et enfin j'espère
écrire aussi bien. Pourquoi donc, moi qui ai tant besoin,
ne prendrais-je que 100 roubles et Tourguenev.qui a deux
mille ftmes, prendrait- il 400 roubles? La nécessité me force
à me hôter et à écrire pour me procurer de l'argent, par
conséquent à gâcher certainement. Voilà pourquoi, à ma
rencontre avec Kouchelev, j'ai l'intention de lui exposer,
tout franchement, qu'il doit me donner un terme d'un an
et demi, 300 roubles par feuille et, de plus, de quoi vivre
pendant mon travail, — 3.000 roubles argent d'avance. S'il
consent, je m'engage à lui donner par-dessus le marché
une petite nouvelle d'une feuille et demie pour l'année pro-
chaine (le début de l'année). J'ai beaucoup de sujets pour
de grandes nouvelles, mais pas pour des petites. Mais
d'ici au nouvel an j'espère tomber sur un sujet qui m'ins-
pirera et cuisiner une petite nouvelle pour Kouchelev. Il
se peut que mes conditions te paraîtront soudain trop éle-
vées, d'humbles qu'elles étaient ; mais tout cela, mon ami,
est lié à une circonstance que tu ignores. Et comme cette
circonstance et à son tour liée à ta question à propos
des Pauvres Gens, — question à laquelle tu demandes une
prompte réponse, — je passerai directement aux Pauvres
Gens.
Tu voudrais, mon ami, les vendre à Kouchelev. Ce serait
bien ; mais je te prie de ne pas le faire, parce que j'ai une
autre idée en tôle. La voici : je termine à présent un
roman pour Kalkov (il est long : 14 à 15 feuilles). Les trois
quarts sont déjà expédiés; j'enverrai le reste dans les pre-
miers jours de juin. Écoute, Micha ! Ce roman a certaine-
ment de grands défauts et surtout, peut-être, trop d'éten-
due ; mais je suis certain d'une chose, comme d'un axiome,
168 COnRESPONOANCS OE DOSTOÏEVSKI
c'e»t qu'il a nn même temps de grandes qualités et que
c'est ma meilleure œuvre. Je l'ai écrit pendant deux ans
(avec une interruption au milieu : Le fiéve de mon Oncle).
Le commencemeut et le milieu oont élaborée, la lin est
écrite h la hftte. Mais là j'ai mis tout mon coeur, toute ma
chair et tout mon sang. Je ne veux pas dire par là que
j'ai fait connaître toutes шея pensées; ceserait une absur-
dité ! J'aurai encore bien den pensées 4 faire connaître :
D'ailleurH, dans le roman il y a peu de sentiment (c'est-à-
dire de puesion, comme par exemple dane le Nid de Gen--
ttlshnmmes), mais il s'y trouve deux énormes caractères-
types, t]\ie) j ai créés et noté» pendant cinq ans, que j'ai
travaillé irréprochablement (à mon avis), caractères bien
russes ri mal tracés dans la littérature nisse. Je ne sais si
Katkov saura les apprécier, mais si le public accueille mon
roman avec froideur, je Гатоие, je serai peut-être au
désespoir. Je fonde sur lui mes meilleures espérances et
surtout je veux assurer mon nom dans la littérature. Main-
tenant, raisonnons : mon roman paraîtra cette année, peut-
être en septembre. Je pense que si on en parlait, que si on
en disait du bien, je pourrais le proposer à Kouchelev à
300 roubles la feuille, etc. Il n'aura plus affaire à un auteur
qui n'aura écrit que le Rêve de mon Oncle. Certainement,
je puis me tromper au sujet de mon roman et de ses qua-
lités ; mais j'y mets tout mon espoir. Maintenant : si le
roman du /iousski Viestnik a du succès,et même considé-
rable, peut-être, alors, au lieu de publier Les Pauvres Gens
à part, j'ai une nouvelle idée : arriver à Tver et avec ton
aide, bien entendu, mon cher, — toi qui me viens toujours en
aide, — publier vers janvier ou février de Tannée prochaine
deux volumes de mes œuvres, dans l'ordre suivant :
1" Premier volume : Les Pauvres Gens, Nélolchka Nezva~
nov (les six premiers chapitres arrangés; ils ont plu à
tout le monde), Les Nuits blanches. Conte pour les enfants,
L'Arbre de Noël ei La Noce, en tout 18 feuilles. Deuxième
volume : Le Village Stepantchikovo (le roman de Katkov) et
Le Rêve de mon Oncle. Le second volume aura 24 feuilles.
N.B. — Plus tard on pourrait publier Le Double nou vellemen t
revu ou complètement refait, etc. Ce serait le troisième vo -
lume , mais celaplus tard, et maintenant deux volumes seule -
ment. L'édition de2.000 exemplaires coûtera 1.500 roubles.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 169
pas davantage. On pourra vendre à 3 roub les le volume*
Voilà pourquoi, si j'écris un grand roman pendant un an
et demi, la vente graduelle de ces exemplaires peut assu-
rer mon existence et me pourvoir d'argent. On pourrait
aussi vendre l'édition à Kouchelev, pour trois mille ou
deux raille cinq cents ; mais, bien entendu, il est tout à
fait impossible d'entrer en pourparlers à présent ; il faut
attendre que le roman de Katkov ait du succès. Voilà tout
mon espoir, car ce succès facilitera les négociations.
N.B. — J'enverrai à Katkov en tout 15 feuilles; à
100 roubles, cela fait 1.500 roubles. Je lui ai pris 500 rou-
bles, et puis,ayant expédié les trois quarts du roman, j'ai
demandé 200 roubles pour mes frais de voyage ; j'ai donc
pris 700 roubles. J'arriverai à Tversans le sou, mais aussi
dans très peu de temps je recevrai de Katkov 700 ou
800 roubles. Ce n'est rien alors. On peut encore se
retourner.
Je suis tout effrayé d'avoir entendu dire que si i^aul
était retiré complètement du Corps, il faudrait rembourser
pour son entretien 200 roubles par an, 400 roubles en
tout, mais où les prendrais-je ? C'est pour moi le coup de
foudre. J'ai en tout, en ce moment, 600 roubles, avec ceux
de Katkov cela fera 800 ; mais il faut acheter une voi-
ture, etc., et puis faire 1.000 verstes pendant l'été, ce qui
est le plus coûteux (on attellera 4 chevaux, 5 quelquefois),
et je n'ai d'argent que juste pour ce voyage. Avec quoi
paierais-je pour Paul ?
Adieu, mon ami, mon cher Micha, sois heureux et bien
portant et laisse-moi t'embras.ser au plus tôt. Salue ta
femme et embrasse tes enfants. Il se peut que j'aie omis
d'écrire bien des choses dans ma lettre, mais je suis très
pressé. J'ai affaire. Adieu, chéri ! Salue Plechtchéev ;
pourquoi ne m'écrit-il pas ? Ne serait-il pas contrarié de
ma demande d'argent ? Est-il possible ! Ma femme te
salue. Bien des choses à tous ceux qui se souviennent de
moi. Au revoir, mon ami.
Au même,
Tver, 19 septembre 1859.
Hier j'ai reçu ta lettre, mon cher Michel, mais très tard,
c'est pourquoi je n'ai pu te répondre aussitôt.
170 COUHE8PONDA.NCB DE DO»TOÏEV»ICI
Га lettre rn'a fait une grande joie : !• parce que je suis
complètement eeul; 2« parce qu'elle est arrivée plue tôt que
je ne l'altondais. Je n'y comptais pas avant ^mecJi. Je suia
très heureux pour toi <|U<î tout aille bien chez les liene et
que tu sois content. Seulement quand пош» verrons- noue T
Moi, bien que restant à Tver, je continue à voyager. Quand
le sort nous réunira-t-il ?
Je suis alléchez Baranov avecla lettre pour Dolgoroukov.
11 m'a promis son ai<le (c'esl-à-dirr d envoyer la lettre).
Mais il m'a dit que ces démarches sont inutiles pour le
moment, car Dolgoroukov ne se trouve pas à Pétersbourg,
et que pendant le voyage il ne fera |pas de rapports à
l'Empereur. En conséquence, il me conseille d'att<*ndre
jusqu'à la mi-octobre, date du retour du prince à Péters-
bourg. 11 m'a demandé de revenir alors avec la lettre.
Réflexion faite, je pense qu'il a raison ; d'autant plus que
si dans un mois le prince est à Pétersbourg il fera vile
l'affaire, surtout avec la recommandation d'Edouard
Ivanovilch Totleben, par exemple. De celte façon j'espère
être chez vous le !•' novembre. Donc, attendons.
J'ai lu avec un extrême plaisir ce que tu m'écris de
Vrangel ; j'étais si heureux de savoir quelque chose de
lui. Salue-le de ma part ; dis-lui que je désire beaucoup
le voir, et que s'il passe à Tver, môme pour un jour, ce
sera très bien. Je lui écrirai prochainement.
J'écrirai aussi un peu plus tard à Edouard Ivanovitch.
Salue Maïkov; dis-lui que je l'aime, que moi aussi ne l'ou-
blie pas et que s'il vient rae voir il fera très bien, ne serait-
ce que pour un jour. Dis-lui que je l'attends avec une
extrême impatience.
J'ai écrit à nos sœurs. Tu m'écris que tu n'as pas
trouvé Nékrassov chez lui. Mais voilà, mon ami, si le 16 tu
ne le trouves pas davantage, il y aura danger que tu ne
sois en retard avec le manuscrit. Le temps passera et ils
publieront autre chose dans le numéro d'octobre. Il fau-
dra encore qu'ils lisent le manuscrit et tu ne m'écris pas
si tu le lui as laissé et si tu lui as transmis la lettre. Tu me
promets d'écrire le 17 si tu vois Nékrassov. Tu le verras
certainement, c'est pourquoi j'attends ta lettre aujourd'hui,
avec une vive impatience.
N. B. — Dans les relations avec NékrassDv observe tous
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 171
les détails, toutes les paroles, et au nom de Dieu, je t'en
prie, écris-moi tout cela par le menu. Pour moi c'est très
intéressant.
Embrasse le petit Nicolas de Vrangel ainsi que tes chats.
Un grand salut à Emilie Fédorovna. Ma femme aussi
vous salue tous.
De moi, il n'y a rien de plus à ajouter. Je pense à l'ave-
nir. Je pense comment me mettre au roman. Je suis triste
d'être obligé d'écrire tant de lettres, et je me tourmente
beaucoup au sujet de la lettre du prince. J'avais commandé
un pantalon (c'était en ta présence), le tailleur l'a gâté.
A Tver le temps est très mauvais et l'ennui horrible.
Je pense à toi, mon cher. Voilà, lu es parti et moi je
sais que nous ne nous connaissons pas encore suffisam-
ment. Nous ne nous sommes pas bien expliqués. Non, mon
frère, il nous faut vivre ensemble, non de la vie agitée
mais de la vie ordinaire, et alors nous nous connaîtrons
très bien. Je n'ai que toi. Ces dix années ne nous ont pas
désunis.
Tu n'écris rien de ta santé et entre autres ce que t'a dit
Rosenberg. Je t'en prie, consulte-le.
Au revoir mon ami. Je t'embrasse.
Au nom de Dieu, écris. Ton
Dostoïevski.
P.-S. — Je me rappelle tes paroles quand nous nous
sommes séparés : Écris. J'ai pensé au sujet du roman que
je t'ai raconté et en même temps je regrette mon grand
roman.
Je croyais que je pourrais encore l'écrire.
Ah ! si j'avais de l'argent et la vie garantie !
Лп baron A.-E. Vrangel.
Tver, 22 septembre 1859.
Mon cher ami Alexandre Egorovilch,
Je ne voulais pas vous écrire, mais je n'ai pu me rete-
nir. En effet, que peut-on écrire après quatre années de
séparation ? Il faudrait d'abord se revoir, et combien je
serais heureux que vous ayez l'idée (d'après ce qu'en dit
172 COHHEHI'ONOA.NCE DE DOSTOlETSKl
mon frère) de venir ici pour mo voir ; quand ce ne serait
ijue pour un jour, mon très cher I Que de cho!^e nous
pourrions nous dire !
Car pour un monsieur qui a fait tout le tour de la pla-
nète, venir en chemin de fer de Pétersbourg à Ттег, n'eel
qu'une bagatelle. Mon frère écrit que vous songiez encore
une fois à faire partie d'une expédition. C'est mal, bien mal
pour moi. Je pensais que nous ne nous séparcrione plus,
quand nous nous serions retrouvés à Saint- Pélcrebourg,
Voilà pourquoi vous pouvez vous figurer mon impatience
de vous voir — au moins pour deux jours, pour quelques
heures mémo. Car nous avons bien des chose» à nous rap-
peler. Bien des souvenirs charmants. Ne serait-ce qu'à
partir de ce moment quand je vous ai accompagné bore
de votre logis, vers dix heures du soir (vous en souvenez-
vous ?) Votre vie est bien plus compliquée à présent, mais
est-ce que nous ne pourrions pas nous comprendre? Nous
nous étions fortement liés alors. Venez donc. Nous cause-
rons du passé, quand nous étions si liés; de la Sibérie, qui
m'est devenue chère à présent que je l'ai quittée; du jar-
din Kazakov (vous rappelez-vous?),des/)oi« et autres plantes
potagères, des charmants Zraéioogorev ]et Barnaoul, où
j'allais assez souvent après votre départ... de tout, enGn!
El vous me raconterez quelque chose de votre vie depuis.
Nous nous lierons de nouveau et nous nous préparerons
des souvenirs епсэге plus beaux. Nous pourrons nous
rappeler notre existence dans notre vieillesse.
Que pensez-vous faire à présent? Qu'atlendez-vous et
quelles sont vos espérances? Que devient votre père et que
devient votre famille ? Qui est-ce qui a remplacé Kh... ?
Quel malheur si Kh... est à Pétersbourg et peut exercer
sur vous une certaine influence ! Mais c'est absurde et je
suis sot de le soupçonner.
« Les fleurs ne fleurissent pas après l'automne. » — J'es-
père entendre de vous-même tout ce qui vous concerne,
avec beaucoup de détails. J'espère aussi que vous m'écri-
rez quelque chose. Si vous me questionnez sur moi, que
vous dirai-je : je me suis chargé de soucis de famille et je
les traîne. Mais je crois que ma vie n'est pas encore ter-
minée et je ne veux pas mourir. Ma maladie est toujours au
même point, ni çà, ni là. Je voudrais consulter des méde-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 173
cins. Mais d'ici que je me trouve à Saint-Pétersbourg,
je ne suivrai pas de traitement I Pourquoi avoir affaire
à des imbéciles ! Maintenant je suis enfermé à Tver et
c'est pire que Semipalatinsk. Malgré que Semipalatinsk
avait complètement changé ce dernier temps (il n'y restait
plus une seule personne sympathique, pas un seul souve-
nir radieux) — mais Tver est mille fois pire. Sombre, froid,
les maisons en pierre, aucun mouvement, aucun intérêt, —
il n'y a même pas de bibliothèque convenable ! C'est une
véritable prison ! J'ai l'intention de me retirer d'ici le
plus vite possible. Mais ma situation est fort bizarre.
Je me considère comme gracié depuis longtemps. On m'a
rendu aussi mes droits de noblesse héréditaire, par un
oukase spécial, il y a déjà deux ans. Et cependant, je sais
que sans demande officielle (de vivre à Saint-Pétersbourg),
il me sera impossible d'entrer ni à Pélersbourg, ni à
Moscou. J'ai passé le délai ; il fallait le demander il y a
un mois. Et maintenant le prince Dolgoroukov est absent.
J'ai écrit une lettre à Dolgoroukov. Je me suis présenté
avec celle lettre chez le comte Baranov (notre gouverneur)
et je l'ai prié de la transmettre au prince. Baranov l'a pro-
mis, mais il a dit — quand le prince sera de retour, il n'y
a pas à y songer avant. Le prince revient à la mi- octobre;
il faut donc attendre jusqu'alors et ne rien entreprendre.
Sans doute, je suis presque sûr quemademande sera accor-
dée. Il y a eu des précédents : beaucoup d'entre nous sont
à Saint-Pétersbourg. D'ailleurs, l'Empereur est infiniment
bon et généreux. Et puis j'ai toujours été bien noté. Mais
voilà ce que je crains: l'affaire traînera et je devrai encore
rester à Tver. Et c'est pourquoi je me proposais d'écrire
à Edouard Ivanovitch ', et je lui écrirai ; je veux le prier
d'écrire ou de parler de moi au prince Dolgoroukov; alors
celui-ci, par considération pour lui, ne laissera pas traî-
ner l'affaire et abrégera les formes. Je voulais aussi prier
Edouard Ivanovitch d'écrire à Baranov, — afin qu'ici aussi
l'affaire ne traînât pas. Mais, de nouveau, j'hésite : dans
quels rapports Edouard Ivanovitch se trouve-t-il avec le
prince et connaît-il notre comte? Une pareille démarche
lui serait peut-être désagréable, il a déjà tant fait pour
1. Général Totleben.
m COnnESPONDANCE DE I>08T01IeV8KI
moi ! Je voulais envoyer la lettre à Éd. Iv... par vous. (Si
Feulement il ее trouvait h Saiat-Pélerebourg et que roue
pussiez lui parler en personnel Cela vaudrait bien mieux ;
mais mon frère m'a écrit qu'Éd. iv...eetà Kiцa.) Etalonif
mon ami, donnez-moi un conseil. Je compte beaucoup sur
vous et j'espère que vous ne m'abandonnerez pas, surtout
si Edouard Ivanovitch doit bientôt revenir. Je ne sais
quand est-ce (ju'il faudra écrire. ^u'en pensez-vous? Ditee-
moi «juelque chose et je suivrai entièrement votre coQBeii.
Maintenant, autre chose : j'ai beaucoup de livres à tous,
que j'ai apportés de Sibérie ; deux paquets de votre cor-
respondance intime et votre tapis. 11 faudrait vous expé-
dier tout cela. J'espère que vous avez déji*! reçu quelques-
uns de ces livres, que je vous avais envoyés, il y a deux
ans (par Sérnenov, rmmhre de 1л Société de géographie),
précisi'iment les œuvres de Sémachko. Vos livres sont assez
bons. Écrivez donc quelles sont vos dispositions.
Eh bien, en attendant, cela suflit pour à présent. C'est
votre tour. J'étais si content quand mon frère m'écrivit
que vous étiez allé le voir 1 Je venais de charfçermon frère
de vous chercher à Saint-Pétersbourg par tous les moyens.
Maria Dmitrievna et moi, nous avons souvent pensé à
vous pendant ces trois ans et toujours avec le plus grand
plaisir. Elle voudrait bien vous voir. Elle est toujours souf-
frante. Adieu donc; je vous embrasse. Votre
Dostoïevski.
Le bureau de poste est ici tellement mauvais, irrégulier
et peu sûr, que j'avais bien envie de recommander cette
lettre. Peut-être arrivera-t-elle quand même. On garde
mes lettres jusqu'à trois jours. Mon frère m'a écrit le 16,
et puis il a cessé d'écrire, et voilà déjà le "22. Que devient-
il? Ne serait il pas malade? J'attends sa lettre avec impa-
tience et je m'inquiète.
A son frère Michel Dostoïevski.
Tver, l" octobre 1859.
Mon cher Michel, hier j'ai reçu ta lettre après avoir
envoyé la mienne qui était pleine de reproches. Il y a, mon
ami, quej'ai complètement perdu courage, ne recevant pas
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 175
de tes nouvelles. Voilà pourquoi je te supplie à Гатешг,
même si tu n'avais rien à me dire d'écrire simplement qu'il
n'y a rien de neuf, mais ne me laisse pas dans l'inquiétude,
qui augmente encore l'état pénible et sans issue dans lequel
je me trouve. J'espère que tu ne m'en veux pas de ma let-
tre. Ne sois pas fâché, mon ami, et écris plus souvent.
J'avoue que ta lettre m'a étonné. Que fait Nékrassov?
Ne sont-ils pas devenus trop fiers? Et peut-être n'a-l-il
pas encore lu? J'ai entendu dire que Nékrassov joue aux
cartes avec acharnement. Panaiev a aussi autre chose à faire
que la revue; s'il n'y avait pas Tchernichevsky et Dobro-
lubov, tout péricliterait. Tu dis qu'il faut attendre et que
cela sera plus convenable. Mais, mon ami, on a déjà
attendu assez longtemps. C'est pourquoi je le prie d'ailtT
(je t'en prie instamment) chez Nékrassov, tâche de le trou-
ver chez lui (c'est le principal) et parle-lui toi-même du
sort qu'il destine au roman. Tâche surtout de savoii- s'ils
prennent le roman pour deux ou trois livraisons; quelles
sont les observations qu'ils font à propos du roman — et
après avoir causé de tout cela, vers la tin. on peut faire
mention do l'argent. Fais cela pour l'amour du Christ et
tâche de savoir son dernier mot. Si lu n'y vas pas toi-même,
il est possible qu'il ne vienne jamais chez toi, surtout s'il
joue aux cartes. Je compte sur toi.
Maintenant, mon cher, je veux te parler de ce que j'ai
décidé, après avoir mûrement réfléchi. Voici : je veux com*
mencer un roman (un grand ouvrage — c'est décidé), —
j'écrirai pendant un an. Je ne veux pas me presser. Il est
si bien composé dans ma tête, qu'il me serait impossible
de lui causer un dommage quelconque, en me pressant
pour quelque terme fixe. Je veux écrire librement. C'est
un roman à idées et il me créera une renommée. Mais
pour l'écrire il faut avoir l'existence assurée. Le vendre
d'avance serait un suicide. Cela voudrait dire prendre 100
ou 120 roubles, tandis que peut-être je pourrais obtenir 150
ou 200. Je serai juge moi-même et, si le roman réussit, je
ferai mon prix. C'est pourquoi je ne veux pas vendre
d'avance et il faut écrire et avoir des moyens d'existence.
Mais voilà la question : où prendre de l'argent pour me
procurer ces moyens, au moins pour un an? Ayant bien
réfléchi, j'ai pris la ferme décision de publier mes œuvres
17G <;<»iiui;si'ONOANCB de doatoKeviiki
anléricurcit, et de Icspubl^r moi-même, ванн les vendre, À
moins (]uo l'on ne m'endonne l>caucou|> — там on ne le fera
pas. Hcouto : admettons ({ue celle édition i^ vénale lente*
ment. Mais cela ne eignifte rien pour moi. J'ai besoin de
120 ou 150 rouble» par mois. Tu demandes : où prendre
l'argent pour la publicalion? Voici ce que j'ai imaginé :
d'aburd ne pas publier tout à la fois, mais livre par livre.
Trois livres en tout. Dans le premier : Les Pauvra ($епм,
Nelotchka Nexvunov (2 parties), Les Muits hlanchet, ConU
pour tes Enfants, L'Arbre de Noël et /a Noce, Le Voleur КоП'
nête (à refaire). Le Mari jaloux. Au toUd environ 23 feuil-
les en fine impression. Deuxième volume : Le Double
(entièrement revu) et Le Fiéve de mon Oncle. Troisième vo-
lume : Le Village Slepantchikovo*. h' crois que la (»remière
partie s'écoulera assez vite. Mais il faut revoir un peu.
Les Pauvres Gens peuvent rester sans modification dans la
deuxième édition, mais tout le resle «lans la preini/?re par-
tie doit être légèrement revu et corrigé. Pour cela je le
prierai de m'aider, précisément de me procurer les autres
nouvelles de la première parlie.Les unes, comme Netotchk*
Nezvanov, se trouvent peut-être cliez loi, et les autres sont
à chercher et il faudra les chercher le plus tôt possible,
sans tarder, chez Maikov, Milukov et d'autres. Salue-les
de ma part et demande-leur instamment de permettre d'ar-
racher ces nouvelles des volumes qui les contiennent.
S'ils me les donnent, envoie-les le plus vite possible, je
corrigerai l'imprimé et, sans tarder, je te les renverrai. Si
vers la fin d'octobre nous avons terminé tout cela et que
tu aies toutes ces nouvelles corrigées, le l*' novembre on
pourra présenter le tout à la censure. Admettons que la
censure les garde jusqu'au P' décembre. Alors, on pourra
faire imprimer le premier volume à partir du !•• décembre.
Où prendre l'argent? Mais voilà, je t'en prie encore :
prends la quantité nécessaire de papier pour le premier
volume chez le marchand et donne-lui une lettre de créance
de ta part pour six mois ou même moins. Il s'agit d'environ
300 roubles,ou très peu davantage. Je te jure, Michel, mon
cher, que je paierai la créance que tu vas donner (pour
moi). Si le livre n'a pas de succès et ne paie pas même le
papier, je saurai quand même me procurer de l'argent et
1« Carnet d'un inconnu.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 177
je paierai la créance à la date fixée. Rien ne retombera sur
toi. Quant aux frais d'impression, si on ne peut s'arranger
là aussi avec un billet, je donnerai la moitié de l'argent
et j'emprunterai l'autre moitié chez quelqu'un (ne pourrait-
on en emprunter à Sachenka?). De cette façon l'impression
sera terminée au mois de janvier, vers le milieu, et en avant
la mise en vente ! Je suis sûr que le premier volume pro-
duira un certain effet. D'abord, le recueil est mieux formé;
secondement, je rappellerai mon nom; troisièmement,
c'est un nom intéressant; quatrièmement, si le roman du
Sovremennik a du succès, le reste ira aussi. Cependant, au
milieu de décembre je t'enverrai (ou je t'apport<^rai moi-
même) Le Double corrigé. Crois-moi, frère, que cette cor-
rection, munie d'un avant-propos, vaudra un nouveau
roman. Ils verront enfin ce que c'est que Le Double. J'es-
père provoquer un grand intérêt. En un mot, je défie tout
le monde. (Et enfin, 'si je ne corrige pas Le Double main-
tenant, quand donc le corrigerai-je? Pourquoi perdrais-je
une excellente idée, un grand caractère, d'après son
importance sociale, que j'ai découvert le premier et dont
j'ai été le créateur?)
Ainsi donc, au mois de décembre Le Double et Le Rêve
de mon Oncle à la censure. Imprimer au mois de janvier,
et, vers la fin de février, faire paraître le deuxième volume,
et ensuite, presque en môme temps, on pourrait publier le
troisième : Stepantchikovo. Quant à l'argent, il faut le
faire à crédit, ou bien payer avec le premier volume. Enfin,
on pourrait à la rigueur vendre les deux derniers volumes
(selon le succès du premier). Je paierai ainsi la publica-
tion, et en attendant j'aurai pour vivre l'argent du Sovre-
mennik, et ensuite, quand l'édition sera payée, si elle
va lentement, cela me sera égal : car j'aurai assez pour
vivre avec une vente médiocrement rapide; et pendant ce
temps, depuis décs^mbre môme, je me mettrai sérieuse-
ment à un grand roman qui, hélas ! produira son effet
dans un an, ce qui peut entraîner aussi les autres exem-
plaires du Recueil des œuvres. Et voilà pourquoi le pre-
mier pas à faire est celui-ci : réponds-moi tout de suite
quelle est ton opinion, et aussitôt, si c'est possible, expé-
die-moi les exemplaires des nouvelles du premier volume
pour les revoir.
12
178 CORKRSPONDANCB НЕ DOeTOlEVSKI
Mon a mi, н! lu tardée de me répondre, apprends qun
mon tcmpH sera perdu. Je ne ferai rien (et je ne nerai рая
capable) de rien faire) nvant In décision définitive, c'eeûà-
dire si tu m'npprouves ou non et veux m'aider. Bépoode
vite, poui' l'amour de Dieu!
Maïkov nVsl рай venu; j'ai reçu une lettre de Vrangel.
Golovinsky est ici et il m'a tout de suite pré^.'nté & la
société du pays. Je ne tiens pas h entretenir de» relations
avec tous, mais il est difficile de lYviler avec certains. On
ne peut se cacher nulle part en province. Cela m'est eo
quelque sorte pénible. 11 y a deux ou trois personnes înté-
refusante". Je me suis bien rapproché de Baranov et de la
comleisj'e. Elle m'a prié instamment plusieurs fois de venir
chez eux sans façon, dans la soirée. Il est impossible de ne
pas les visiter. II s'est trouvé que je la coin ' "i un
peu. Il y a une douzaine d'années, Sollog< pré-
senté à elle (c'est son cousin), quand elle était encore
jeune fille, M"* Vassiltchikov.
Marie Dmitrievna te salue. Je l'embrasse de tout mon
cœur, et je serais heureux de toutes mes forces de pouvoir
m'échapper de Tver.
Maintenant, à Tver, on m'empochera d'écrire. Pour
l'amour de Dieu, mon ami, réponds. Adieu, je t'embrasse
bien fort. Salue tout le monde. Soigne la santé comme un
bien précieux. Salue Emilie Fédorovna, Nicolas, Sacha.
Écris souvent. 11 faudrait lâcher d'avoir l'argent de Né-
krassov. D'abord pour toi et aussi pour moi.
Th. D.
An même.
Tver, 2 octobre 1859,
Cher frère,
Je t'écris de nouveau et te supplie, au nom de Dieu,
d'aller chez Nékrassov. Tâche de le rencontrer et termine
avec lui mon affaire. J'ai besoin d'argent, très grand
besoin, et toute la somme sur laquelle je compte s'élève
à 500 roubles. Il a promis de donner d'avance, pour
10 leuilles d'impression, 1.200 roubles, dont 700 pour toi
et 500 pour moi. Maintenant j'ai un besoin extrême de ces
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 179
500 roubles. Ne me refuse pas, mon cher, le seul sur qui je
puisse compter. Je t'en supplie ; fixe ma situation.
Je t'ai écrit hier sur l'édition de mes œuvres. Pense à
cette idée el, au nom de Dieu, aide-moi. Toi seul peux me
secourir. Un peu de travail de ta part et tout pourrait
s'arranger. Ma situation présente est pénible, mauvaise,
pire. Le coeur sèche. Mes maux prendront-ils fin un jour ?
Dieu me donnera-t-il enfin la possibilité de vous embras-
ser tous et de me retremper dans une vie nouvelle et meil-
leure ?
Je ne parlerai pas de ma vie ici. J'écris ces deux mots
uniquement pour te rappeler de nouveau Nékrassov, et le
demander d'en finir avec lui le plus tôt possible. Au nom
de Dieu, fais-le et informe-moi immédiatement du résultai.
Jusque-là je serai terriblement inquiet.
Au revoir, mon cher ami. En toi toul mon espoir. Ras-
sure-moi le plus vite possible. Ton
1 a. lJo.">iuiiiVt>Ki.
P.-S. — Je viens de recevoir ta lettre d'hier. Merci pour
les nouvelles. Mais voilà le malheur, jusqu'à ce jour il n'y a
rien de Nékrassov. Au nom de Dieu, ne perds pas de temps.
C'est une affaire grave; ne la traîne pas. Les 500 roubles
me font le plus grand besoin. Au nom de Dieu, hâte-loi.
J'écrirai à Vrangel ainsi qu'à Edouard Ivanovitch. Tu
penses à moi; je t'en remercie; tu sais combien tu m'es
cher. Je m'arracherai de tout et accourrai chez vous.
Réponds, je t'en supplie, le plus vite possible. Je n'ai que
toi.
Th. Dostoïevski.
An baron A.-E. Vrangel.
Tver, 4 octobre 1859.
Mon précieux ami, Alexandre Egorovitch, j'ai reçu votre
charmante lettre il y a trois jours ; je voulais répondre
aussitôt, mais la lettre à Edouard Ivanovitch m'a retenu,
et autre chose encore. Je m'empresse d'écrire maintenant
D'abord les affaires :
Ci-inclus une lettre à Edouard Ivanovitch. Lisez-la,
cachetez-la, mettez l'adresse et remettez-la à Edouard
180 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Ivanovitch en propres maios, si c'esl possible. Je compte
sur vous pour louto chose. Soyez mon soutien et intercé-
dez pour moi. Ma situation h Tver est très mauvaise. J'ai
ici quehjuos relations, outre autn'S celles du comti; liara-
nov (le gouverneur). La comtesse est une charmante
femme (née Vassiltchikov) que j'avais rencontrée à Saint-
Pétersbourg quand elle était jeune fille, chez leur parent
Sollogoub, ce qu'elle m'a rappelé elle-mftme. Elle me
plaisait déjà alors. Mais, malgré toutes ces relations, le
séjour ici m'est insupportable. Tout ce que j'ai écrit à
Edouard Ivanovitch est vrai. Je soufTre moralement et
physi(juemenl, et mes affaires périclitent... Voilà pour-
quoi, mon cher Alexandre Kgorovitch, tout mon espoir est
en vous. Informez-moi pour l'amour de Dieu (juand vous
remettrez la lettre, commpnl il ГагспгмИега et ce qu'il
dira.
La nouvelle de votre séjour ix l'< ng pendant cet
hiver m'a extrêmement réjoui. Cent :il, nous aurons
le temps de causer et de rassembler nos souvenir». Ce
temps viendra enfin, je ne souffrirai pas toujours. La nou-
velle que Kh... serait prête à recommencer m'inquiète un
peu. Pour l'amour de Dieu, soyez prudent. Il ne peut en
résulter rien de bien, que de nouvelles chaînes. Et ce qui
est i>assé ne reviendra plus. Cette femme devrait le savoir.
Et puis, il y a son âge. Elle a certainement tout intérêt à
vous attirer, mais il n'y en a pas pour vous. Vous me par-
lez d'une autre personne et de circonstances pénibles. Ce
que vous dites n'est pas bien gai, en effet. J'aurais voulu
connaître les détails, mais certainement pas par écrit. Les
lettres ne peuvent rien expliquer. Tant que j'ai pensé à
vous, mon oher, tous ces jours-ci, il me semble que de
cœur vous êtes resté le même. C'est bien et aussi c'est
mal. J'étais si content pour vous, il y a deux ans, quand
vous êtes parti voyager ; je croyais que cela vous ferait du
bien, que cela vous transformerait. Je suis bien content
que ça aille mieux avec votre père. Savez- vous que c'est
presque le plus important et qu'il faut apprécier cela beau-
coup, beaucoup? Vous écrivez que vous avez besoin de
vous organiser. Mais est-ce que ces affaires avec votre
père ne sont pas encore terminées? Mon Dieu, que votre
situation est pénible ! 11 faut résoudre la question, le plus
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 181
doucement possible. Voilà mon opinion. D'ailleurs, nous
en causerons beaucoup, et nous en causerons à cœur ou-
vert. Vous avez raison, en parlant de mon amitié. Personne
ne vous a jamais voulu tant de bien que moi. Que devien-
nent vos sœurs ? J'ai deux gros paquets non cachetés de
votre correspondance de famille. Bien entendu, je n'ai
jamais rien lu.
Si on m'autorise à venir à Saint-Pétersbourg,je viendrai
d'abord seul, sans ma femme, et je descendrai chez mon
frère. Je passerai huit jours à Pétersbourg. Je louerai un
appartement, j'installerai tout et alors seulement j'irai cher-
cher ma femme et Paul, dont il faut s'occuper. Écrivez-
moi où placer ce garçon, mais le mieux possible, où c'est
plus facile, où on arrive le mieux et le plus vite ? Donnez-
moi un conseil. A propos : connaissez-vous Pierre Petro-
vitch Semenov, qui a été chez nous en Sibérie, après vous?
— c'est mon excellent ami. C'est un homme excellent, et il
faut rechercher ses pareils. Si vous le connaissez, saluez-le
de ma part et parlez-lui de moi. Maria Dmitrievna vous
salue. Je vous avais déjà écrit qu'elle parle souvent de
vous. Votre portrait est toujours sur notre table. Adieu,
précieux ami. Allez souvent voir mon frère. Je vous em-
brasse. Pensez à votre ami. Écrivez.
Th. Dostoïevski.
A son frère Michel Dostoïevski.
Tver, 1 1 octobre 1859.
Mon bon Micha, j'ai reçu ta lettre du 9 octobre et je te
réponds aussitôt. Je m'inquiète beaucoup : as-lu reçu ma
lettre (grand format, sur deux feuilles)? Tu devais la rece-
voir hier. Je l'ai écrite le 9. D'après la date de l'expédition,
elle a dû quitter Saint-Pétersbourg le 10. D'ailleurs, pour-
quoi perdre espoir ? j'espère que tu l'as reçue, et tu dois
savoir que je ne suis pas fâché et qu'il n'y a pas eu l'om-
bre d'une absurdité pareille. Me fâcherais-je contre toi,
mon cher ? Mais revenons à l'affaire.
Tu dois savoir par ma longue lettre toutes mes espéran-
ces et toutes mes instructions. Maintenant l'affaire s'en-
gage avec Kraevsky. C'est une affaire importante. Tu me
18'2 (;0RBEep<jMJA-4(;K i)i; dostoikvski
tj«"mafi(l<-i Ir |)rix, et voilà mon dernier mol à c«* propos:
120 roubles par feuille, d'une impreHsion ordinaire de
revue, dont on iw? sert pour les romans ; et pas un kopek
de moins. Mais si c'est en hloc, — c'est autre chose. Dans ce
cas, je le donne plein pouvoir de vendre à Kraevsky pour
1.700 roubles, et pas un kopek de moine, et encore s'il lo
donne 1.(ХЮ roubles comptant, ces jours-ci. (Il faudrait
demander et insister pour avoir les 1.700 roubles comp-
tant, c'est-à-dire : ne donner le manuscrit que contre
l'argent. Quant à la censure, il ne saurait y avoir l'ombre
d'un doute ; on ne rayera pas môme une virjj^le.) Si
Kraevsky veut imprimer cette année même, on peut pren-
dre 1000 roubles comptant et 700 après la mise sou»
presse. Mais si c'est au commencement de l'année pro-
chaine, 1.7(Ю comptant et pas un kopek de moins.
Explique, pour l'amour de Dieu, à Kraevsky, que si je
complais 120 roubles par feuille, cela ferait 1.800 roubles
pour 15 feuilles, je perds donc 100 roubles. Kl je compte
sûrement qu'il y aura plus de feuilles. Il lui est donc plus
avantageux d'acheter pour 1.700 roubles.
Si \e Sviétotch donne 2.500 roubles (pour5/e/ïan/cAi/foyo),
bien entendu il faut accepter. On ne peut trouver rien de
mieux! Qu'ils n'aient pas un seul abonné, c'est toujours
2.500 et devant les autres revues le prix de mes œuvres
pourra s'établir, c'est-à-dire qu'ils n'oseront pas donner
moins de 2.000 ou de 1.800 roubles pour une chose qui
pourrait me rapporter tout de suite 2.500, sans hésiter.
D'ailleurs, l'année prochaine, je pourrais avoir encore deux
choses imprimées : La Maison des Morts et le Premier Épi-
sode d'un grand Roman. Cela ira dans le Sovremennik. Ils
ne le laisseront pas échapper, je ne le leur donnerai d'ail-
leurs que surrecommandation. Quant à La Maison des Morts,
après tout ils n'ont pas des têtes de mouton ; ils sauront
comprendre quelle curiosité peut éveiller un sujet pareil
dans les premiers numéros de la revue (le mois de janvier).
Si on me donne 200 roubles par feuille, je publierai dans la
revue. Sinon, tant pis. Ne pense pas, mon cher Micha,
que je m'en croie ou que je me vante à propos de La Mai~
son des Morts, en demandant 200 roubles. Pas du tout ;
mais je comprends très bien l'intérêt et l'importance de
l'œuvre et je ne veux pas y perdre.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 183
On pourrait faire taire par cet article et par le roman sui-
vant (dont on pourrait déjà parler adroitement, pour a nnon-
cer que je suis en train de l'écrire), on pourrait faire
taire les Otetchestvennia Zapiski et le Sovremennik afin
qu'ils ne disent pas de mal de moi dans les revues, pour ne
pas leur avoir cédé Slepantchikovo (dans l'espoir d'obtenir
un nouveau collaborateur). Quant au peu de lecteurs du
Sviélotch, c'est|une bagatelle. Tant mieux pour moi. Quand
je ferai éditer à part, le roman paraîtra tout nouveau. A
propos de Slepantchikovo^ j'ai écrit à Plechtchéev, afin
qu'il se renseigne exactement : pour quelle raison le Rous-
ski Vestnik m'a renvoyé mon manuscrit, et j'ai reçu la
réponse qu'il s'était informé et qu'il savait sûrement qu'ils
ont eu peur des 100 roubles par feuille ; que Katkov les
aurait bien donnés, mais que tout dans la revue est dirigé
par Leontiev, qui gouverne Katkov, et que ce sont des
grippe-sous, comme il n'y en a jamais eu. Quant au roman,
ils disent qu'ils étaient ravis du commencement, mais, qu'à
leur avis, la fin est faible, et que le roman demande, en
général, d'être abrégé.
Enfin, je vais conclure par V observation la plus impor-
tante^ que j'avais oubliée dans ma dernière (longue lettre).
Voilà : si Nékrassov se met à marchander, et s'il devient
plus raisonnable, il faut lui donner alors la préférence ,
dans tous les cas. Comme je regrette, comme je regrette
profondément qu'il ne t'ait pas trouvé chez toi ! Nous
aurions su alors exactement ce qu'il pense. Ne serait-il pas
possible, mon cher, de s'arranger pour le voir plus tôt ?
Vois-tu : il est bien important que ce roman soit publié
dans le Sovremennik. Cette revue ne voulait pas de moi
avant, et maintenant elle recherche ma collaboration. C'est
très essentiel pour mon importance littéraire. 2» Nékrassov,
qui t'a rendu le manuscrit, revient de nouveau le chercher
(pourvu que cela se passe ainsi) et enfin devient raisonna-
ble ; toutes ces manigances ajoutent une grande impor-
tance au roman. Cela signifie que le roman n'est pas mal,
si on se tracasse tant et si on marchande tant à propos de
lui. Dis par hasard à Nékrassov très franchement quelle
est l'opinion du Rousski Viestnik sur le roman (et parle-lui
de Leontiev, en l'appelant grippe-sou) ; ajoute à Nékras-
sov que je connais moi-môme très bien les défauts de mon
18{ CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
roman, mais (ju'il me s<'mblo qu'il renferme quelques
belles pages. Dis-lui ces paroles mêmes, car c'est réelle-
ment mon opinion. Il ne serait pas mal de le dire aussi à
Kraevsky. Parle-leur è cœur ouvert. La franchise est une
force.
N. В.— Je suis maintenant surchargé de travail. Je me
mettrai à écrire (La Maison des Morts) après le 15. J'ai
mal aux yeux, je ne puis absolument pas travailler aux
bougies ; adieu, mon cher, je t'embrasse. Écris, tâche de
voir Nékrasftov ; envoie des œuvres anciennes pour la cor-
rection. Parle aux libraires. Je crois qu'il vaudrait mieux
publier sous le deuxième format. Adieu, mon ami, je te
remercie pour toutes les peines que tu prends. Écris.
Tn. Dostoïevski.
Aa même.
Tver, 20 octobre 1859.
Je ne t'écris cette fois que deux mots, mon précieux
Micha. J'ai reçu ta lettre du 17 octobre, mais je n'ai pas
encore reçu ton envoi, je n'ai même pas reçu la feuille
d'avis du bureau de poste. Notre bureau de poste fait son
service d'une façon très inexacte. D'ailleurs, je ne suis pas
sûr du jour où l'envoi a été expédié de Saint-Pétersbourg.
Il a été peut-être retenu là-bas.
Je te remercie, mon ami, pour tes peines et tes soucis à
recueillir mes œuvres. Je comprends que lu te déranges
pour moi et je l'apprécie. Je te le revaudrai un jour.
As-tu reçu ma lettre (la dernière), dans laquelle je te
prie d'aller chez Nékrassov et Kalinovsky ? En général,
mon ami, ye le supplie, encore une fois, de m'informer
dans chacune de tes lettres que с ta lettre une telle m'est
parvenue », etc. C'est important. Tâche de le comprendre,
et je te supplie encore, mon trésor, de faire comme je te
le demande dans ma dernière lettre, c'est-à-dire d'aller
chez Nékrassov et chez Kalinovsky. Certainement, je laisse
tout cela à ton jugement. (Il pourrait y avoir des circons-
tances que j'ignore). Mais conviens-en, mon avis est assez
fondé et il ne serait pas mal d'aller voir toutes ces per-
sonnes.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 185
Jeudi dernier Kraevsky t'avait promis de l'informer un
de ces jours. Nous voilà déjà au mardi. Avouons qu'ils
traînent.
Quant à Kouchelev, je consens certainement et je vous
remercie tous les deux (toi et Maïkov).Deux mille roubles,
ce n'est pas mal, mais quels sont les trois volumes? A moins
de mettre Slepantchikovo dans le troisième ? Mais ce ne
serait que dans le cas où Kraevsky publierait cette année
même. (Insiste, mon chéri, afin que cela soit fait cette
année.)
N. B. — Encore quelque chose. Souviens-toi des juge-
ments littéraires que portait le colonel Raslanev sur la
littérature, les revues, l'importance scientifique des Otet-
chestvennia Zapiski, elc? CondHion absolue que Kraevsky ne
supprime pas une ligne de cette conversation. L'opinion
de Rastanev ne peut ni humilier, ni offenser Kraevsky, Je
te prie, insiste là-dessus, tout particulièrement.
J'ai reçu ton argent et t'ai remercié, tu dois le savoir
déjà.
Ma demande est déjà envoyée à Saint-Pétersbourg. J'at-
tends. Mais c'est encore trop longtemps, peut-être, avant
que je te revoie. On demandera des renseignements, etc.
Je le prévois ainsi. Peut-être dans deux mois.
Adieu, mon ami. Je t'embrasse de tout mon cœur. Ton
frère bien dévoué.
D.
Salue toute la famille. Vrangel n'écrit pas, que devient-
il ? J'ai envoyé par lui une lettre à Totleben. Je n'ai pas
reçu de réponse. Il y a une quinzaine de jours.
Au même.
Tver, 29 octobre 1859.
Je m'empresse de l'écrire deux mots, mon chéri. Le
temps me manque à la lettre. Il y a ici C.-D. lanovsky, et
je vais maintenant chez lui, à l'hôtel; et puis il faut
encore aller au bureau de poste chercher l'argent. Je te
remercie beaucoup pour l'argent. Mais parlons d'affaires.
Ne me sacrifiez donc pas 1 II n'y a pas moyen (je m'en suis
convaincu) de terminer plus tôt la première partie, c'est-
186 CORRESPONOANCE DE DOSTOlBTSKI
à-<lire au XII' chapitre. Pour l'amour du Christ, sauve-
moi ! Prie, supplie. Montre ma lettre à André Alcxandro-
vilch4Nékra340v lui-même avait décidé tout de suite que
s'arrêter au XII* chapitre serait faire manquer tout l'elTe t.
Si on s'arrête à un autre chapitre, ce ne peut être qu'avec
le chapitre € Votre Excellence » ; de sorte [que le chapitre
« Mizintchikov » commencera la deuxième partie. Mais
réfléchis, songes-y bien : est ce que c'est possible ? Ltî
chapitre XII est le seul par lequel on puisse terminer.
L'effet serait perdu. Peut-on à ce point aller contre soi-
même, être son propre ennemi, gâter ce qui est imprimé
dans sa propre revue ? Prie, supplie, insiste au nom du
Christ. Réponds donc vile comment cela a été décidé. Jus-
qu'à la réception de ta réponse, j'aurai la fièvre.
Ah 1 mon cher, comme tu m'aurais fait plaisir, si lu avais
effacé toi-même dans la correction au moins la moitié de ce
que j'avais ajouté au deuxième chapitre, quand tu étais à
Moscou. J'ai fait du mal avec celte correction. Le chapitre
est insupportablement long et ennuyeux, et le premier
également.
Adieu. Je suis un peu souffrant (ne l'inquiète pas, ce
sont les hémorrhoïdes). lanovsky part aujourd'hui. Quand
tu liras cette lettre, il sera déjà à Saint-Pétersbourg.
P. -S. — Je n'entends pas parler de ma demande. Pas de
réponse. J'ai reçu une lettre de Vrangel.
A Alexandre Egorovitch Vrangel.
Tver, le 31 octobre 1859.
Je vous remercie de tout mon cœur, mon bon ami, pour
toutes les peines que vous prenez pour moi. Remerciez
aussi pour moi Edouard Ivanovitch. Je lui aurais écrit
moi-même ; mais je pense toujours que, peut-être, je serai
bientôt à Saint-Pétersbourg et alors j'irai le voir. Et cepen-
dant, malgré toutes mes espérances, je ne sais qu'imagi-
ner. Décidément, je suis comme suspendu entre le ciel et
la terre. Vous savez que j'ai écrit directement à l'Empe-
reur, et que ma lettre a été envoyée par le gouverneur du
pays,M. Baranov,à Adlerberg, qui la remettra en personne
à l'Empereur. Voilà douze jours que la lettre est partie. Je
1. Kraevsky.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 187
ne sais rien et je n'entends rien dire : Га-t-on présentée à
l'Empereur? Si cela avait été, il y aurait eu, peut-être, une
réponse ; le comte Adlcrberg aurait écrit quelque chose
sur le résultat de la présentation au comte Baranov,
notre gouverneur ; et le comte Baranov m'aurait commu-
niqué cela tout de suite. Mais jusqu'à présent, il n'y a
rien. Je me perds en conjectures. Je me demande (ce qui,
d'ailleurs, est fort probable) si Sa Majesté Impériale n'aurait
pas envoyé ma lettre au prince Dolgoroukov, pour lui
demander s'il n'existerait pas quelque chose de particu-
lier contre ma demande?(Il me semble que c'est ainsi que
l'affaire doit marcher, — c'est la marche ordinaire). Mais
comme il n'y a absolument rien de particulier contre moi
(je le sais sûrement) et comme le prince a déjà prorais à
Éd. Iv... de s'occuper de moi, il me semble qu'il ne pour-
rait pas retarder l'affaire. Est il possible qu'on prenne des
renseignements sur moi chez le comte Baranov, comme
gouverneur de la ville de Tver, c'est-à-dire des renseigne
ments sur ma conduite ? Je ne le crois pas. Car le comte
Adlerberg présente la lettre de la part du comte Baranov.
Que faut-il davantage ? (Le comte Baranov me trouve
donc digne, s'il s'occupe de moi lui -même.) D'ailleurs, s'il
y avait des renseignements officiels à prendre, je crois
que le comte Baranov m'en aurait prévenu et je l'aurais
su. Mon ami, je sais que vous m'aimez et que vous ne me
refuserez pas aide. Je vous aurais bien prié de faire quel-
que chose, mais je ne sais que vous demander. Voilà de
quoi il s'agit : il serait bon de s'informer, mais chez qui ?
Déranger Éd. Ivanovitch ? S'informer par quelqu'un (sans
crier l'affaire sur les toits) chez Adlerberg ? S'informer
chez Dolgoroukov ? — Je ne sais vraiment ce qu'il faudrait
imaginer. Si vous apprenez quelque chose, communiquez-
le-moi, pour l'amour de Dieu, mon bon Alexandre Egoro-
vitch. J'attends avec impatience. Je vis comme l'oiseau
sur la branche. Je perds mon temps et mes affaires en
souffrent. Car j'ai des affaires à propos de la vente de mes
œuvres, c'est-à-dire des affaires d'intérêt ; elles sont donc
importantes pour moi. Je n'ai que cela pour vivre. Mais
cependant, tout espoir n'est pas perdu. Dieu et l'Empe-
reur me feront grâce...
J'ai lu votre lettre avec le plus grand intérêt. Que
188 CORHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
m'écrivpz-vous de voire cœur, mon chnr, qu'il no peut plus
vivre comme autrefois? Et à votre ûge ? A vingl-six an».
Mais est-ce que c'est possible ? C'est que tout simplement
vous ne connaissez pas vos propres forces. Voue avez été
deux fois blessé au cœur, et vous croyez que vous avez
tout épuisé. Kt d'ailleurs il est naturel de le prnser. Quand
il n'y a rien de neuf, il semble qu'on est tout à fait mort.
Tous raisonnent ainsi. Mais le cœur humain vit et désire
vivre. Le vôtre exige aussi de vivre, — et c'est là la preuve
de ea vigueur et de sa verdeur. Il attend et languit. Mais
attendez donc. La vie vous fera payer son tribut, j'en suie
certain. Tout l'avenir est devant vous... Combien, d'ailleurs,
je voudrais vous voir et causer avec vous ! J'ai entendu
dire beaucoup de bien de Polonsky. J'ai rencontré ici votre
Dm. Bolkhovsky. Mais je n'ai aucune idée de Lvov. Quelle
est cette histoire de Bade ? C'est vraiment la première fois
que j'en entends parler. Ah, mon Dieu 1 Que de temps a
passé depuis que nous nous sommes vus ! Et vous et moi
nous avons vécu bien des choses.
Je m'ennuie positivement à Tver, malgré qu'il se trouve
deux ou trois personnes intéressantes. Quelques-uns de
vos livres sont sauvés, d'autres se sont abîmés en route.
Quant à la collection de minéraux, je n'en ai eu que la
liste (qui est perdue en ce moment), et pas plus de trois à
quatre échantillons de minéraux. Je les ai laissés à Semi-
palatinsk. Où se trouve la collection? cela je n'en sais rien.
Quant à votre gibecière et à votre petit poignard (qui se
trouvait dans la malle) je les ai considérés comme m'ap-
partenant, car vous m'aviez fait cadeau du tout, et, en par-
tant, j'ai fait à mon tour cadeau du petit poignard entre autres
choses à Valikhanov. Je vous fais toutes mes excuses pour
cela. Valikhanov est un homme charmant et très remarqua-
ble. Il est, paraît-il, à Saint-Pétersbourg en ce moment.
Vous avais-je parlé de lui ? Il est membre de la Société
de Géographie. Renseignez-vous là-bas sur Valikhanov, si
vous avez le temps. Je l'aime beaucoup et je lui porte
beaucoup d'intérêt. Adieu, mon ami. Je vous embrasse.
J'aurais voulu écrire davantage ; mais je suis pressé. Nous
nous verrons peut-être. Oui, Dieu le fasse. Marie Dmi-
trievna vous salue.Tout à vous.
Dostoïevski.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 189
Au même.
Tver, 2 novembre 1859.
Mon précieux ami, Alexandre Egorovitch,
Je vous écris pour cette fois une lettre d'affaires et ne
concernant que mes affaires. J'ai des demandes à vous
adresser. Je compte absolument sur vous. Voici : Edouard
Ivanovitch m'a écrit une lettre, dans laquelle il m'in-
forme qu'il a parlé de moi au prince Dolgoroukov, et au
général aide de camp Timachev ; qu'ils ont exprimé tous
les deux leur consentement à mon séjour à Pétersbourg
et demandent que je leur écrive des lettres à ce sujet. J'in-
forme Éd. Iv. par le môme courrier et j'envoie des lettres,
au prince Dolgoroukov et à Timachev. Je vous prie très
particulièrement et très instamment, mon ami, de remettre
immédiatement ma lettre à Éd. Iv..., de faire une enve-
loppe et d'écrire l'adresse. Lisez cette lettre attentive-
ment. Je suis dans un grand embarras, je vous l'avoue. Ayant
pris Éd. Iv... pour plaider ma cause auprès du prince
Dolgoroukov, j'écris tout un coup une lettre à l'Empereur;
par le comte Baranov, elle est remise à Adlerberg pour
la présenter à Sa Majesté Impériale (ce dont je vous
avais déjà informé dans ma dernière lettre). Pourvu que
Éd. Iv..., ne soit pas fâché contre moi. Comprenez bien
ma pensée : Éd. Iv...est l'homme le plus noble, et ne fera
pas attention à une bagatelle, mais il ne m'a pas vu depuis
longtemps. Combien je voudrais qu'il n'eût pas de moi une
mauvaise opinion ! Voilà ce qui pourrait lui en donner
une : c'est que moi, n'ayant pas assez confiance dans l'inté-
rêt qu'il me porte et dans les démarches qu*il fait pour moi,
je m'adresse à d'autres personnes, comptant davantage sur
elles que sur lui. Au moins, quand je me suis décidé à
adresser une lettre à l'Empereur, /aurais dû aussitôt en
informer Éd. Iv... J'en ai compris aussitôt la nécessité. Mais
alors vous veniez de partir à la campagne , je n'avais pas
de lettres de vous et je ne pouvais savoir si vous aviez
transmis ma lettre à Éd. Iv.... Je ne me décidai pas à écrire
une seconde fois sans vous en informer. Par qui, d'ailleurs,
aurais-je pu envoyer une autre lettre à Éd.Iv...,ne connais-
190 CORRESPONDANCE DE DO8T0l(EV8KI
sant môme pas son adreaeo ? Je lui parle de tout cela.
Quant h la circonstance que j'ai l'air d'avoir davantage
confiance dans les démarches il'aiitres personnes à mon
sujet, que dans celles d'Edouard Ivauovirh, elle est tout
injuste, et je ne suis nullement coupable. Le comte Bara-
nov est le gouverneur. Le prince Dolgoroukov lui aurait
certainement demandé des renseignements sur moi, comme
à un gouverneur : suis-je digne de conGance? — si j'avais
demandé au prince le droit de séjourner à Saint-Péters-
bourg. Cela aurait occasionné une perte de temps inutile.
Quant au comte Baranov, il a envoyé en son propre nom
ma lettre à l'Empereur, en sa qualité de gouverneur, par con-
séquent on n'a à prendre sur moi aucun renseignement, si le
gouverneur lui-même fait des démarches à propos de moi;
l'atTaire pourrait donc gagner beaucoup de temps. D'ail-
leurs dans ma lettre à l'Empereur je demande qu'on place
mon beau-fils Paul au Gymnase. Marie Dmitrievna se tour-
mente à propos de l'avenir de son fils. Elle croit toujours que
si je mourais, elle se trouverait avec son fils qui grandit
dans la môme situation pénible qu'après son premier veu-
vage. Elle est eflfrayée et si elle ne me dit pas tout cela
elle-même, je vois bien son inquiétude. Et comme je ne
sais pas quand finira notre séjour à Tver, que Paul n'est
pas encore placé, et ne fait que perdre un temps précieux
à son âge, je me suis soudain décidé à une mesure extrême
et j'ai écrit à l'Empereur, comptant sur sa miséricorde.
Voilà l'histoire de ma lettre. J'ai réfléchi que, si on me
refuse une demande, peut-être ne voudra-t-on pas me
refuser l'autre, et si l'Empereur ne daigne pas m'accorder
de vivre à Saint-Pétersbourg, peut-être acceptera-t-il de
placer Paul, pour ne pas refuser tout à fait.
Mon ami, j'ai une foi complète dans la noblesse et la
justesse de raisonnement d'Edouard Ivanovitch ; mais si
vous remarquez qu'il est mécontent de ce que je ne l'aie
pas informé aussitôt de ma lettre à l'Empereur, défendez-
moi. Gela me ferait trop de peine, s'il voulait m'accuser.
J'attends tout de votre amitié. Informez-moi, pour l'amour
de Dieu, avec le plus de détails possible sur tout. Je vous
ai déjà parlé de ma lettre envoyée par Adlerberg. Bara-
nov n'a encore reçu aucune nouvelle d'Adlerberg et je me
demande ce que cela veut dire. Il est probable que le
CORRESPONDANCE DE bOSTOlEVSKI 191
comte Adlerberg larde à la transmettre. Que va-t-il arri-
ver, je n'en sais rienl Un espoir me reste : la miséricorde
de l'Empereur et des braves gens.
Je ne sais quand je vous embrasserai, mou cher. Par-
donnez mes demandes incessantes et mes commissions.
Mais cela se terminera peut-être bientôt, et cela finira au
mieux.
Cette fois je n'écris rien de plus ; il faut que je prépare
pour demain les lettres du prince Dolgoroukov et de Tima-
chev. J'ai un travail fou. Adieu, je vous embrasse bien fort
et, je vous le répète, je compte sur votre amitié pour moi.
Votre ami fidèle,
Théodore Dostoïevski.
Au même.
Tver, 19 novembre 185в.
Mon cher ami Alexandre Egorovitch,
Je m'empresse de vous écrire. Diverses circonstances
m'ont empêché de vous répondre plus tôt. Et maintenant
je ne prends la plume que pour parler d'affaires. Quand
est-ce qu'elles seront terminées, et quand est-ce que je
vous embrasserai tous, mes chers amis ? J'ai encore une
prière à vous adresser, et que Dieu nous fasse la grâce que
ce soit la dernière ! Je vous tourmente avec ces demandes.
Mais vous avez toujours été un frère pour moi. Ne me
refusez pas à présent.
Voici de quoi il s'agit : vous m'écrivez que malgré que
j'aie obtenuleconsentement de Dolgoroukov et de Timachev
pour m'installer à Pélersbourg, je ne viens pas. Voilà
l'ennui, mon a mi, c'est impossible ; car maintenant l'affaire
est rapportée à l'Empereur. Je Lui avais écrit moi-môme
et c'est à Lui de prendre une décision. Moi, j'avais eu
l'idée d'y aller passer quelque temps, parce que si Dol-
goroukov consent à mon installation définitive à Saint-
Pétersbourg, il ne m'en voudra pas que j'y vienne pour
quelques jours, avant que l'affaire soit complètement ter-
minée. J'étais donc décidé d'y alleretj'enai parlé à Baranov.
Mais celui-ci me l'a déconseillé, craignant que je ne me
fisse du tort en profitant volontairement dun droit que
192 COBIIESPONDANCE DE DOHTOÏEVSKI
j'avais demandé si récemment et à propos duciuel on ne
m'avait pas encore donné de réponse. Convenez donc, mon
ami, que je ne pouvais partir, si Baranov ne le voulait рае.
Et je ne pouvais partir sans le lui dire. Il a fait transmet-
tre ma lettre à l'Empereur (par Adlerberg) et a prié do la
présenter en son nom ; il répondait donc pour moi comme
gouverneur; et voilà pourquoi j'aurais manqué de délica-
tesse envers lui, si j'étais parti à son insu. Et à présent
voici ce que j'ai imaginé et ce que le comte m'a conseillé
lui-môme. Voici : écrire une lettre au prince Dolgoroukov,
dans laquelle je lui demande de m'autoriser à un séjour de
quol()iit» temps h Saint-Pétersbourg, on attendant la réso-
lution définitive de ma première dematide, c'est-à-tlire mon
installation définitive à Saint-Pétersbourg. Celte lettre à
Dolgoroukov est déjà écrite et je l'envoie aujourd'hui môme.
Je présente la raison de ma demande de séjour à Saint-
Pétersbourg, qui est de m'occuper de mes affaires d'inté-
rêt, c'esL-à-dire que j'ai l'intention de publier un recueil
de mes œuvres choisies, qu'il me faut trouver un éditeur,
ou mieux un acheteur, el que ceci doit être fait par moi
personnellement ; car, en agissant par un intermédiaire, je
puis perdre beaucoup, ce qui m'est arrivé plus d'une fois;
et chaque perte, dans ma situation pénible actuelle, est
très importante pour moi. (Tout cela est vrai et exact; je
veux consulter Kouchelev. Il s'occupe d'édition et peut me
payer mes œuvres convenablement. Et puis j'ai encore des
comptes avec lui à propos de la revue, et il faut que je lui
en parle moi-même. Voilà pourquoi j'ai exposé cette rai-
son dans ma lettre à Dolgoroukov, bien entendu, sans
nommer Kouchelev.) Que pensez-vous de tout cela, mon
cher? Si le prince Dolgoroukov consent à mon installation
à Saint-Pétersbourg, me refusera-t-il, en attendant la déci-
sion finale, de venir y passer un temps très court? Je croi-
que non ; on ne saurait traîner la réponse. Voilà pourquoi
je vous demande ce qui suit :
Si c'est possible, mon cher, informez Edouard Ivano-
vitch que j'ai envoyé aujourd'hui, 19, une lettre à Dolgos
roukov avec cette demande et informez-le tout de suite, si
c'est possible. J'aurais écrit moi-même à Edouard Ivano-
vitch ; mais j'ai peur d'être trop indiscret. Vous, mon frère,
mon ami, avec vous je ne me gêne pas ; nous sommes
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 193
liés par de bons vieux souvenirs. Quant à Edouard Ivano-
vitch, il ne s'occupe de moi que par bonté extrême et par
noblesse de cœur. Je crains tant de trop le déranger 1 II
a tant de délicatesse avec moi, que je dois en avoir avec
lui. D'un autre côté, je comprends aussi sa situation. Qui
sait dans quels rapports il se trouve avec tous ces person-
nages. Il lui est peut-être désagréable de leur demander
quelque chose. Voilà pourquoi mon intention principale,
l'esprit et le sens de la demande que je vous adresse : allez
(si seulement cela vous est possible), allez chez Edouard
Ivanovitch et rendez-vous compte avec attention — en
appelant à votre aide toute la délicatesse de votre cœur —
comment Edouard Ivanovitch accueillerait ma nouvelle
demande. Si vous voyez qu'elle ne le gêne pas, dites-lui
tout. Voilà : raconlez-lui de quoi il s'agit, que le 19 novem-
bre j'ai expédié une lettre à Dolgoroukov avec telle demande ;
ne pourrait-on appuyer ma lettre à Dolgoroukov en plai-
dant ma cause auprès de lui? S'il vous dit que c'est possi-
ble, dites-lui que je n'osais pas tout simplement lui écrire
à ce propos ; dites-lui toute la vérité. Mais si vous trouvez
vous-même que j'abuse trop de sa complaisance, si vous
trouvez cela, môme avant d'aller chez lui, alors n'y allez
pas. Je laisse tout à votre discernement, mon ami, et j'ai
confiance en votre amitié.
Car cette demande pourrait m'être fatale! On pourrait
me refuser, on pourrait la laisser sans réponse, et, enfin,
on pourrait traîner l'affaire; on pourrait aussi répondre
très vite, mais par un refus. Et alors, pour ne pas perdre
de temps!...
D'ailleurs, faites tout comme vous l'entendrez. Saluez
Ed. Iv... et remerciez-le de ma part. Et à présent, adieu,
mon ami. Je ne vous écris plus rien. Nous nous verrons
peut-être bientôt. Je n'écris rien à mon frère aujourd'hui,
— je suis trop pressé. Votre
Th. Dostoïevski.
Extraits de deux lettres à Af°>« Ch...
Pétersbourg, 14 mars 1860.
... Chez nous il fait triste, môme beaucoup ; le temps
est vilain,les petits soucis, tandis que je voudrais écrire, et,
13
19i COliHESPONDANCE DE DO^TOlEVhKI
en général, tant do laideur qu'on ne peut s'imaginer, au
moins chez moi. Je pense que le printemps me ranimera.
Si l'on pouvait quitter ce maudit Pétersbourg, ne scraiUce
que pour une semaine I Mon voyage à Моьсои, avec mon
frère, se réalisera peut-être.
Au revoir, ma très bonne et bien estimée M»»* Ch...
Pardonnez les ratures et mon écriture de chat ; mais
1" l'écriture lait ma seule ressemblance' avec Napoléon I*',
el 2" je suis vraiment incapable d'écrire sans ratni<- тЛте
deux lignes.
Féter»bourg, .1 mai l^iO.
Bien estimée el très borme M^'Ch..,
Voilà déjà trois jours que je suis à Pétersbourg et j*ai
repris mes occupations. Tout leyoyage à Moscou m'apparaîl
maintenant comme un rêve. De nouveau je suis retombé
dans l'humidilé, dans la boue, dans la glace du Ladoga,
dans l'ennui, etc.
Me voilà de retour et je me sens de nouveau tout Gévreux.
La cause c'est mon roman. Je veux l'écrire bien, j'en sens
la poésie, je sens que de son succès dépend toute ma car-
rière littéraire. Maintenant il rae faudra travailler jour et
nuit trois mois durant ! Mais quelle récompense quand je
terminerai ! Le calme, la conscience tranquille, la cons-
cience qu'on a fait ce qu'on voulait faire. Pour ma récom-
pense je partirai peut être à l'étranger pour deux mois, mais
auparavant je passerai sans faute à Moscou. L'amour-pro-
pre est une belle chose mais, selon moi, il n'en faut que
pour le but principal, pour ce dont on a fait la destination
de sa vie ; et tout le reste c'est de la blague. Que la vie
soit légère, c'est le principal ! Qu'on ait de la sympathie
pour autrui et qu'on réussisse à s'acquérir la sympathie des
autres ! Même sans aucun but particulier celui-là seul ^t
déjà suffisant dans la vie.
Mais c'est trop philosopher. J'ai du reste peu de nouvel-
les, presque rien. Pissemski est très pris par les rhumatis-
mes. Je suis allé chez Maïkov, il raconte que Pissemski se
fâche, fait des caprices, etc. Ce n'est du reste pas étonnant,
sa maladie est si pénible. A propos, n'avez-vous pas connu
un certain Snilkine ? Il a écrit des vers connus, sous le
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 195
pseudonyme d'Amos Chichkine. Imaginez-vous qu'il est
tombé malade et a été emporté en six jours. Le Fonds lit-
téraire a secouru sa famille. C'est bien dommage. Mais voue
ne le connaissiez peut-être pas. J'ai vu Krestovski ; je l'aime
beaucoup. Il a écrit un poème et nous l'a lu avec orgueil.
Nous tous lui avons dit que c'était une horreur. Entre
nous, c'est très beau de dire la vérité. Eh quoi î II ne s'est
nullement offensé. Un charmant et noble garçon ! Il me
plaît tant et de plus en plus que je veux un jour boire et
fraterniser avec lui. Les impressions sont parfois très étran-
ges ! Il me semble toujours que Krestovski mourra bien-
tôt. Pourquoi cette impression? Je ne sais.
Nous voulons faire quelque chost^ de bien en littérature ;
une entreprise quelconque ; cela nous occupe beaucoup.
Peut-être en sortira-t-il quelque chose. En tout cas c'est
du travail bien que le premier pas, mais je comprends ce
que signifie le premier pas et je l'aime...
J'ai un très mauvais caractère, mais pas toujours et cela
me console.
Th. Dostoïevski.
A son frère André Dostofevski.
Saint-Pétersbourg, 6 juin 1862.
Cher et inoubliable ami et frère, mon cher André, par-
donne-moi, mon chéri, de ne t'avoir pas écrit depuis
si longtemps. Ne m'accuse pas : je suis malade, toujours
malade et ces derniers temps je me suis chargé de tant de
besogne que je puis à peine me débrouiller. Ce n'est pas
avec mes forces qu'on en peut faire autant. Mais, grâce à
Dieu, notre affaire a réussi, et, en revanche, ma santé est
dérangée à un tel point que maintenant, précisément
demain, je pars pour l'étranger jusqu'au mois de septem-
bre afin de me soigner. J'ai l'épilepsie et, plus encore, une
masse de petites infirmités qui se sont développées à Saint-
Pétersbourg. Ne te lAche donc pas. Songe plutôt que j'ai
toutes les raisons possibles pour t'aimer et pas une seule
pour t'oublier. Et alors considère mon silence comme une
vilaine négligence de ma part, mais quoique je sois
paresseux, ne mets pas en doute que je t'aime et t'es-
196 CORRESPONDANCE DE DOSTO'iEVHK!
timo beaucoup. Je me souviens, mon très cher, je me
souviens quand nous nous sommes vus (pour la der-
nière fois, je crois) dans la fameuse Salle Blanche. Tu
n'avais qu'un mol h dire h qui tle droit et tu aurais été
immédiatement mis en liberté, car lu avais été arrêté par
erreur au lieu de ton frère aîné. Mais lu as écoulé mes
arguments et mes prières; lu as compris avec générosité
que ton frère était dans une situation matérielle pénible ;
que sa femme venait d'accoucher et n'était pas encore
remise — tu as compris tout cela et tu es resté en pri-
son, pour donner à ton frère le temps de préparer sa
femme et de lui procurer les moyens d'existence nécessi-
tés par une absence qui aurait pu être longue: malgré qu'il
savait alors qu'il avait raison et qu'à la fin, il serait mis en
liberté, mais il ne pouvait deviner comment et quand l'af-
faire se terminerait. Mais si cela est ainsi, si tu as déjà agi
ainsi une fois — aussi généreusement et aussi honnêtement —
il est donc certain que je ne saurais l'oublier et ne pourrais
m'empôcher de songer à toi comme à un homme honnête
et bon. Et de plus, lu as prouvé que tu m'aimes. Tu m'as
écrit à Semipalatinsk et tu m'as secouru. Ta femme m'a
accueilli comme un frère. Je ne saurais oublier cela.
Croyez donc tous les deux, et loi et la bonne et estima-
ble femme, que je vous suis dévoué et que je vous aime
beaucoup ; et surtout, ne doute pas de moi à l'avenir.
Malgré que dansces deux années j'aie écrit jusqu'à cent
feuilles d'imprimerie, notre frère Michel, qui a pris
sur lui les charges pécuniaires et de rédaction, travaille
encore davantage. C'est pourquoi il faut excuser son
silence. Sa tête est pleine à éclater de soucis, que d'autres
auraient fui depuis longtemps, ou bien ils seraient restés
inactifs et auraient amené ainsi la débâcle. Attends un
peu : si nos affaires s'arrangent, nous ne serons plus aussi
étrangers l'un envers l'autre. Malgré que nos affaires de
la revue aillent aussi bien que possible (nous avons cette
année 4.200 abonnés), nous nous sommes endettés l'année
dernière et ce n'est qu'à la troisième ou la quatrième année
que la revue nous donnera la tranquillité et une situation
stable. Voilà à présent que je pars (seul), je laisse mon frère
et je pense : comment s'arrangera-t-il seul sans moi ?
J'étais quand même un collaborateur zélé pour lui.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 197
Je pars seul. Ma femme reste à Saint-Pétersbourg.
Nous n'avons pas d'argent pour aller ensemble, et d'ail-
leurs elle ne peut laisser son fils (mon beau-fils) tout seul,
car il est en train de préparer un examen d'admission au
gymnase. Toutes nos sœurs se portent bien. Le frère
Nicolas conduit ses affaires tant bien que mal ; ce ne serait
pas mal du tout, mais il serait à désirer qu'il ait un peu
plus de chance. Golenovsky a pris sa retraite et Sacha
est un peu triste à cause de cela. La famille grandit et ils
n'ont de revenus que la petite maison qui est dans le fau-
bourg.
Golenovsky a donné sa démission par un noble orgueil,
n'ayant pu supporter les injustices d'un supérieur, homme
influent, qui voulait nommer un de ses parents à sa place.
Sacha est la première à donner raison à son mari, et nous
aussi. Cependant, à présent il cherche une place et son
oisiveté lui pèse. Ace point de vue-là, leurs affaires ne sont
pas très bonnes pour le moment.
Varenka est à Moscou et elle a marié sa fille. Viérotchka
vit heureuse. Les Pokrovsky vont bien. Pendant ces deux
années, j'ai été environ six fois à Moscou et j'étais très
heureux de me rappeler le bon vieux temps, notre enfance.
Danilevsky m'a répété à propos de toi une calomnie quel-
conque, un vilain commérage. J'ai parlé avec Kalinovsky.
Il a écrit à mon frère et à moi, et dans sa lettre il expli-
que celte circonstance par de sales commérages de vilaines
gens ; il dit qu'il te connaît à peine et qu'il ne sait rien de
mal de toi. Si tu veux, je t'enverrai aussi cette lettre.
Écris- moi vers septembre: cette fois je te promets de te
répondre rapidement.
Je te serre dans mes bras et je t'embrasse. Souhaite-moi
un bon voyage et une bonne santé.
Demain matin à 8 heures, je serai en route pour Berlin.
Présente à ta femme mon respect dévoué; embrasse tes
enfants et dis-leur qu'il existe un oncle Fédia, comme
m'appellent ici mes neveux.
Ton frère qui t'aime,
Th. Dostoïevski.
P.-S. de Michel Dostoïevski :
Moi aussi, cher André, j'ajoute une ligne pour te dire
198 CORRESPONDANCE DE OOSTOYBVSKI
que je pense à toi ol <{iih )(• l'.iirnf loujour^' !<■ ''-mbrasse
fraLernellcmeol. Ton
M. DOblOlEVBKI.
A. N.-N. Strakhov
Paris, 26 juin (18 juillet) 1862.
Vou8 vous préparez à partir pour l'étrangor dans les pre-
miers jours de juillet, cher Nicolas Nicolaïevilch, Dieu voue
bénisse ! Л celte époque vous aurez sans doute un beau
temps, tandis qu«î pour le moment, partout, dans loutu l'Eu-
rope, il fait très mauvais. Mais qand je me rappelle que
vous laisserez Mikhaïl Mikliaïlovitch ' je suis plein d'an-
goisses.
Mon cher Nicolas Nicolaïevitch, vous dites vrai, les
temps sont pénibles, c'est une période d'attente ennuyeuse
et angoissante. Mais la revue c'est une grande œuvre qu'on
ne peut pas compromettre, car les revues, comme l'expres-
sion de toutes les opinions actuelles, doivent rester. La
besogne, c'est-à-dire ce qu'il faut précisément faire, dire,
écrire, se trouvera toujours. Seigneur Dieu 1 quand je
pense combien il y a de choses à faire et à dire 1 C'est pour-
quoi, bien que restant ici, de ce qu'on appelle le beau
lointain, je m'élance vers vous, en Russie, sinon par le
corps du moins par l'esprit. Chacun doit maintenant agir
selon le boa sens. Les idées de notre société sont trop con-
fuses ; il existe maintenant une sorte de malentendu quel-
conque.
Vous m'écrivez, cher Nicolas Nicolaïevitch, que vous
voulez aller d'abord à Moscou. Pourvu que là les séna-
teurs du journalisme ne vous entortillent pas ! Peut-être
Katkovvous séduira-t-il par une doctrine quelconque, bien
peinte sur un champ abstrait sans bornes Non, non, je
plaisante. Ah ! mon cher, comme je voudrais vous voir ici I
Et savez-vous: il me semble que c'est très possible, et que
ce sera. L'essentiel est de ne pas faire de confusion dans
les adresses et de se rappeler les dates.
Le 15 juillet (de notre style), mais pas avant, je partirai
de Paris pour Cologne; je m'arrêterai une journée à Dus-
1. Le frère de Dostoïevski, Michel.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 199
seldorf ; ensuite par bateau jusqu'au Mein et de là dans
rOberland, peut-être à Bâle, etc.
Alors le 18 OU le 19 de notre style, je serai à Bàle, et
le 20, le 21 OU le 22 à Genève, de sorte que chacune de
vos lettres, pourvu qu'elles arrivent à Paris avant le 15 juil-
let au plus tard, me trouvera là, et je saurai où vous pren-
dre. Encore mieux : écrivez-moi de Berlin ou de Dresde
qu'à telle ou telle date vous serez à tel ou tel endroit (vous
pouvez toujours le calculer une dizaine de jours à l'avance),
et moi je vous y chercherai. Voici encore ce que vous pour-
riez faire: achetez le guide Reikhard, là vous trouverez pour
chaque ville quels sont les hôtels et les prix; alors, par
exemple, étant à Berlin, écrivez-moi : « j'arriverai à Ge-
nève tel jour et descendrai à tel hôtel » ; et j'irai vous
demander à cet hôtel.
Peut-être une fois à Genève ne vous arrôterez-vous pas
à cet hôtel, le trouvant incommode, et vous arrêterez-vous
ailleurs, mais cela ne vous empêchera nullement d'y lai«5-
ser votre adresse pour ceux qui vous demanderont; vous
n'aurez qu'à remettre un franc de pourboire au portier de
l'hôtel; et de cette façon je serai sûr de vous trouver.
Que je suis curieux aussi de connaître votre itinéraire !
Ah 1 Nicolas Nicolaïevitch ! Paris est la ville la plus
ennuyeuse et, s'il n'y avait là beaucoup de choses vraiment
extraordinaires, on pourrait y mourir d'ennui. Les Fran-
çais, je vous le jure, sont un peuple dégoûtant. Vous avez
parlé de ces gens efifrontés et em... qui font la noce à nos
Eaux Minérales ', je vous jure qu'ici c'est du pareil an
même. Cependant les nôtres sont tout simplement des vau-
riens bien nourris, tandis qu'ici les Français sont entière-
ment convaincus qu'il faut agir ainsi. Le Français est
doux, honnête, poli, mais il est faux, et pour lui l'argent
est tout. Aucun idéal. Des convictions, point; ne lui deman-
dez môme pas de réflexion. Le niveau de l'instruction
est très bas. Je ne parle pas des professeurs, des savants,
du reste il y en a peu (et enfin est-ce que la science
est l'instruction dans le sens que nous avons l'habitude
de donner à ce mot?)
Peut-être raillerez-vous ce jugement prononcé après dix
1. Nom d'un jardin public très à la mode alors.
200 COnRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
jours à Paris. D'acconJ; mais 1» ce que j'ai vu pendant
ces dix jours confirme mon idée, et 2» il y a certains faite
qu'on peut observer et comprendre en moins d'une ou
deux heures el qui caractérisent très nettement des côtés
entiers de l'esprit social.
Viendrez-vous à Paris? Retenez ceci : venir à Paris pour
trois jours cela n'en vaut pas la peine, el lui consacrer
deux semaines, si vous n'êtes (fu'un touriste, ce sera
ennuyeux. On peut venir ici pour aiTaires. Il y a beaucoup à
voir et à étudier. Je suis obligé de rester encore quelque
temps à Paris, c'est pourquoi je veux, sans perdre de
temps, l'examiner et l'étudier autant que c'est possible à
un simple touriste comme moi.
Je ne sais pas si j'écrirai jamais 1 Si j'en avais un grand
désir, pourquoi n'écrirais-je pas sur Paris? Mais voici le
malheur : je n'en ai pas le temps. Pour écrire une longue
lettre de l'étranger il faut trois jours de travail ; où les
prendrais-je ces trois jours. Mais on verra.
Encore une chose, Nicolas Nicolaïevitch ; vous ne sau-
riez croire combien ici la solitude saisit l'âme, quelle sen-
sation pénible et angoissante elle provoque ! Vous, vous
êles célibataire, et vous n'avez personne à regretter par-
ticulièrement. Mais tout de môme, on sent qu'on s'est
détaché de la patrie, qu'on s'est arraché de la vie ordi-
naire, de ses propres intérêts, de sa famille ! Il est vrai
que jusqu'à présent, tout a été contre moi à l'étranger; le
mauvais temps, le séjour au Nord de l'Europe; et des mer-
veilles de la nature je n'ai vu que le Rhin et ses rives. Ça,
en effet, est une merveille ! Que sera-ce quand je descen-
drai des Alpes dans les plaines de l'Italie ? Ahl si nous
pouvions le faire ensemble ! Nous verrions Naples, nous
nous promènerions à Rome, peut-être caresserions-nous
une jeune Vénitienne, en gondole. (Hein 1 Nicolas Nico-
laïevitch!) Mais « rien, rien, le silence... », comme dit
dans le môme cas Popristchine Ч
Au revoir, Nicolas Nicolaïevitch. Je ne vous dis rien de
mes impressions de voyage. On ne peut tout dire dans une
lettre, et partiellement, je ne le puis pas. Et quelles sont
mes impressions ! Je ne suis à l'étranger que depuis dix-
neuf jours !
1. Le héros du célèbrerécit de Gogol : Les Mémoires d'un fou.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 201
Je VOUS embrasse de tout cœur. Salut de ma part au
charmant Tiblen ' (que je ne sais pourquoi, ces derniers
temps, je commence à affectionner tout particulièrement),
et à son aimable femme. Comment va sa sanlé?
A propos, si vous allez à Moscou, ma lettre ne vous
trouvera peut-être pas à Pélersbourg. En tout cas je l'en-
voie à la rédaction du Vrémia *. Adieu. Non, au revoir. Il
n'est pas possible que nous ne nous rencontrions pas à
l'étranger. Je ne me le pardonnerais jamais. Je vous serre
fortement la main. Le salut de ma pari à toutes nos con-
naissances.
Gomment s'est conduit voire chat mal élevé ?
Addio 1 Voire
Dostoïevski.
Au même.
Rome, 18/30 septembre 1863.
Cher et bien-aimé Nicolas Nicolaïevitch,
Mon irère, dans sa dernière lettre que j'ai reçue il y a
neuf jours, à Turin, me disait que vous aviez l'intention de
m'écrire. Mais voilà deux jours que je suis à Rome et pas
de lettre de vous. Je l'attends avec impatience.
Maintenant je vous écris non pour vous narrer des
impressions de voyage, ni pour vous communiquer les
idées qui ont pu me venir en tôle pendant ce temps ; tout
cela viendra quand je serai chez vous, quand nous cause-
rons de toutes ces choses. Maintenant je m'adresse à vous
avec une demande très importante, et je vous préviens que
j'ai besoin de toute votre bonne volonté, de tous les sen-
timents amicaux (permettez-moi de m'exprimer ainsi),
que vous m'avez, me semble-t-il, témoignés plusieurs fois.
En accédant à ma demande, littéralement vous me sau-
verez de beaucoup d'ennuis très pénibles. Voici la chose :
De Rome j'irai à Naples ; de Naples (douze jours après
cette date), je retournerai à Turin, c'est-à-dire que j'y serai
dans quinze jours. A Turin, ma bourse sera épuisée, et je
me trouverai littéralement sans le son.
1. Éditeur russe.
3. La revue des Dostoïevski (Le Temps).
202 CORRESPONDANCE DE 0U<«T01RV8KI
Jo ne croi» pas que le Vrémia Hoit autorisïô pour celle
époque, fil, on lout cas, j'ai des raison» de penser que mon
frère ne peut m'aider pour le inomcnl.
Impossible d'être sans argent, et en arrivant à Turin il
faut, cortte «jue coûte, que je trouvo d«' l'urgent ô la poste;
sans f|Uoi, je vous le répète, je suis perdu. Outre que je
n'aurais avec quoi retourner, il y a plusieurs autres cir-
constances... c*est-^-dire «pie j'ai à faire ici des dépenses
indispensables.
C'est pourquoi je vous supplie, au nom de Dieu et du
Christ, de faire pour moi ce que vous avez déjà fait avant
mon départ.
Allez chez Uohovikïne { liihliothèque de /sciure). Après
rinterdiction du Ггеш/а, Boborikine lui-même m'avait invité
par lettre à collaborer chez lui. On peut donc s'adresser
à lui. Mais au mois de juillet, vous vous êtes adn-ssé à lui
avec nue demande de 1.500 roubles ; il ne vous les a pas
donnés, parce que le mois de juillet est dur pour les direc-
teurs de revues. Je me souviens d'ailleurs qu'il a parlé de
quelque chose pour l'automne, et nous sommes à la fin de
septembre. C'est le moment des abonnements, l'argent
doit affluer. En outre, je ne demande plus 1.500 roubles,
mais trois cents seulement.
N.-B. — Que Boborikine sache, comme le savent leSovre-
mennik et les Otetchestvennia Zapiski, que je n'ai jamais
vendu mes œuvres (sauf Les Pauvres Gens) sans prendre
d'avances. Je suis un littérateur prolétaire, et si quelqu'un
veut mon travail, il doit me donner une avance. Je mau-
dis moi-même cette nécessité, mais c'est ainsi, et il me
semble que ce ne sera jamais autrement.
Mais je continue. Pour le moment je n'ai rien de prêt,
mais j'ai déjà élaboré le canevas (assez heureux, je crois)
d'un récit. II est presque entièrement fait en brouillon ;
j'ai même commencé à l'écrire, mais ici c'est impossible :
l» On étoufle ; 2° je suis venu dans un endroit comme Rome
pour une semaine, et quand on est à Rome pour une
semaine, peut-on écrire quelque chose ? Je me fatigue
beaucoup à la marche.
Voici quel est le sujet du récit ' : C'est l'étude d'un
1. Le Joueur.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 203
Russe à l'étcaager. Remarquez que cet été, dans les re-
vues, on a beaucoup parlé des Russes à l'étranger. Tout
cela se reflétera dans mon récit. Et, en général, on y
retrouvera (autant que possible) l'état actu«?l de notre vie
intérieure. Je prends une nature simple, cependant un
homme très cultivé, miis incomplètement achevé, uq
homme qui a perdu la foi et qui n'ose pas ne pas croire, qui
se révolte contre les autorités et qui les craint. Pour se
donner le change, il se dit qu'il n*a rien à faire en Russie,
ce qui m'amène à une critique sévère contre ces hommes
qui déracinent les Russes. Mais, ici je ne peux raconter
tout... C'est une créature vivante... (Je le vois comme s'il
était devant moi). 11 faudra lire tout quand ce sera écrit. Le
principal, c'est que toutes ses forces vitales, son courage,
sa hardiesse, sont dépensées à la roulette. C'est un joueur,
msiis pas un simple joueur, de même que V avare de Pouch-
kine n'est pas un simple avare. (Ce n'est point pour me
comparer à Pouchkine, c'est uniquement poir la clarté.)
C'est un poète en son genre. Mais lui-môme a honte de
cette poésie, car il sent prolondémonl sa bassesse bien que
le besoin du risque l'ennoblisse à ses propres yeux.
Tout le récit n'est que l'analyse de la vie du joueur qui,
pendant deux années consécutives, est un assidu de la rou-
lette.
La Maison des Morts a attiré l'attention du public, comme
peinture des forçats, que personne jusque-là n'avait décrits
exactement ; ce récit doit donc attirer l'attention comme
peinture nette et minutieuse du jeu de la roulette.
Outre que de pareils récits se lisent chez nous avec une
curiosité extraordinaire, le jeu dans les villes d'eaux (sur-
tout quand il s'agit de Russes à l'étranger), a une certaine
(peut-être môme considérable) importance.
Enfin j'aimeà penser que je présenterai ces types curieux
avec un certain sentiment de mesure et sans trop d'es-
pace. Le récit emplira au minimum une feuille (vingt-
quatre pages), mais plutôt deuK et peut-être môme davan-
tage.
Le manuscrit serait remis à la revue le 10 novembre,
comme extrême limite, maïs peut-être auparavant. En tout
cas, le 10 au plus tard, de sorte que la revue pourrait le
publier au mois de novembre. J'en donne ma parole d'hon-
204 COHHBHPONDANCB DE DOSTOYEVAKI
neur,el je crois qun personne encore n'a le droit <lc la mettre
en doute. Le prix csl deux cents roubles la feuille (au cas
extrême cent cinquante), mais je ne voudrais pas diminuer
mon prix, c'est pourquoi il vaudraitmieux insister pour deux
cents. La chose peut n'^^tre pas du tout mal ; La Maison de»
Morts était donc intéressante. Et cela, c'est la description
de Tcnfor en son genre, du < bain » des forçats en son
genre. Je yeux et tâcherai de faire un tableau.
Maintenant voici : Pardonnez-moi et excusez-moi, mon
cher Nicolas Nicolaïevilch, de vous déranger ainsi, sans
aucune façon. Je comprends que c'est un grand dérange-
ment. Mais que faire 7 Si à mon arrivée à Turin, dans
quinze ou dix-sept jours, je ne trouve pas l'argent, je suis
perdu littéralement. Vous ne connaissez pas toutes les cir-
constances, et ce serait trop long à raconter maintenant.
Et puis, comme vous avez déjà été bon pour moi, vous me
sauverez encore une fois.
Voici ce qu'il faut faire :
A la réception de cette lettre (mon dernier espoir), je
voussupplie d'aller immédiatement chez Boborikine : dites-
lui que c'est moi qui vous envoie, montrez-lui, s'il le faut,
une partie de ma lettre, et faites l'offre (naturellement de
façon que ce ne soit pas trop humiliant pour moi, bien
qu'on puisse avoir grand besoin d'argent à l'étranger. Mais
du reste vous ne sauriez le faire sans dignité.) Recevez
l'argent et envoyez-le-moi aussitôt, c'est-à-dire remettez-le
à mon frère; il sait comment il faut l'envoyer.
Si vous ne pouvez faire l'affaire avec Boborikine, alors
voyez une revue quelconque ; par exemple lakor ^ (saluez de
ma part Apollon Grigoriev).
Ou une autre revue (bien entendu pas à Rousski Viestnik,
et, autant que possible, en évitant les Otelchestvennia
Zapiskî. Oui, je vous en conjure, évitez-les. Mieux vaut
ne pas avoir d'argent. Vous pouvez aller au Sovremen-
nikj bien que là Saltikov et Elisséiev ne le laisseront pas
passer. (Mais qui sait ? Je me trompe peut-être.) Le
récit en tout cas ne sera pas indigne du Sovremennik. En
tout cas on peut s'adresser à Nékrassov, cela sine qna. non.
1. {L Ancre). Revue hebdomadaire, dirigée par le critique très connu
pollon Grigoriev.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 205
Au fait, arrangez l'affaire avec lui ; là-bas ce ne serait pas
mal, môme mieux que dans la Bibliothèque. Nékrassov
n'est peut-être pas très fâché contre moi ; et il est surtout
homme d'affaires.
Inutile de vous dire, mon cher Nicolas Nicolaïevitch
qu'il faudrait terminer tout en deux jours, trois jours au
plus. Je suis perdu, perdu littéralement, si je ne trouve
pas l'argent à Turin. Ne m'écrivez pas à Naples; adressez
votre lettre à Turin ; je vous supplie de m'écrire en tout
cas. Il me faut strictement deux cents roubles, mais рае
moins, les cent autres roubles mon frère les enverra à
Marie Dmitrievna.
Ainsi il faut trouver trois cents roubles. Maintenant j'ai
tout dit. Je vous confie presque mon sort. C'est si impor-
tant pour moi! Peut-être vous raconterai-je cela un jour.
Mais pour le moment je vous implore. Ensuite je vous
embrasse de tout cœur et reste votre
Dostoïevski.
P. S. — C'est étrange. Je vous écris à Rome, et pas un
mot de Rome. Mais que puis-je vous dire! Mon Dieu,
peut-on décrire ces choses-là dans une lettre ! Je suis arrivé
avant-hier dans la nuit. Hier matin j'ai visité Saint-Pierre.
L'impression est très forte, Nicolas Nicolaievitch, on en a
un frissou dans le dos. Aujourd'hui j'ai parcouru le
Forum et toutes ses ruines, ensuite le Colisée. Mais que
puis-je vous dire?
P. S. S, — Saluez de ma part tout le monde, Grigoriev
et tous, particulièrement votre frère. Les Slavophiles natu-
rellement ont dit un nouveau mot, môme un tel que les
élus eux-mêmes n'ont peut être pas tout à fait compris.
Mais quelle extraordinaire satiété aristocratique dans les
solutions des questions sociales.
P. S. S. — Peut-être Tiblen pourrait-il vous aider; bien
entendu au cas extrême. A lui et à sa femme mes ami-
tiés. Faites-les-lui à la première occasion.
D.
A son frère Michel Dostoïevski.
Moscou, 19 novembre 1863.
Je sais très bien, mon cher frère, que tuas des soucis et
du travail par-dessus la tête, mais qu'y puis-je ? J'ai moi-
20il CORREtiPONUANCE DE UOSTOÏEVSKI
mônie laril de désagréments <jue je n'en vois pa» la lin.
Tu écris que lu viendras ù Moscou après le 20. Quand
donc? Après le 2b sans doute, si auparavant nou» pouvons
nous séparer, car, malgré tout, j'espère ôtre à Pétersbourg
le 25. Il nous faut causer au plus tôt de plusieurs choses.
Le principal c'est qu'on ne nous leurre pas par des pro-
messes et, qu'en effel, on autorise au plus vite la PravUa '.
Je l'avoue que je ne désespère pas complètement de la
résurrection du Vrémi.i. Lu Pravdn peut produire le môme
effet, sinon plus grand, bien entendu avec des circonstan-
ces favorables. C'est le principal. Quant au titre, Pravda,
je le trouve admirable, extraordinaire ; il fait honneur à
celui qui l'a inventé. Il est des plus à propos, il renferme
l'idée la plus adéquate aux circorutanceK, et» le principal,
il y a duns ce nom une certaine naïveté, la confiance, qui
convient parfaitement à notre esprit et à notre direction,
car l'autre revue (Vr^mia) était excessivement naïve, et,
le diable le sait, cette naïveté et cette confiance ont peut-
être fait son succès. En un mot le litre est admirable. On
pourrait lui donner la môme chemise qu'au Vrémia, pour
qu'elle le rappelle. 11 fautpour la revue faire quelque chose
comme la Лете des Deux Mondes, et pour l'annonce,
commencer la première ligne par : « Le temps exige la
vérité... provoque dans le monde la vérité, etc.»... pour ren-
dre claire Tailusion que le Vrémia et la Pravda ne sont
qu'une même chose. Ce que je redoute c'est l'annonce,
vois-tu. mon ami, où ce n'est pas l'art qui est nécessaire,
non plus l'intelligence, mais tout simplement l'inspiration.
Ce qu'il importe surtout c'est d'éviter la routine, si propre,
dans ce cas, aux personnes raisonnables et talentueuses.
On écrit des choses pleines de bon sens, il semble qu'il
n'y ait rien à redire, et quand c'est fini, c'est mal, et préci-
sément cela ressemble à toutes les autres annonces. L'ort-
ginalitéj l'excentricité naturelle, c'est maintenant pour
nous le principal.
Tu écris que tu as déjà commencée préparer l'annonce.
Sais-lu quelle est mon idée ? Écrire laconiquement, par
saccades, fièrement, sans effort à l'allusion ; en un mot
montrer l'assurance la plus complète. L'annonce elle-
1. La Vérité,
CORRESPONDANCE UE liOSTOÏEVSKl
•201
même (sur l'esprit de la revue, etc.) doit avoir quatre ou
cinq lignes ; les conditions d'abonnements qui suivent
doivent être également indiquées d'une façon très concise:
il faut frapper par la noble assurance.
Le litie Pravda ne plaît pas à X.X... mais c'est un
affreux routinier ; c'est même un bon signe qu'il ne lui
plaise pas. Ces messieurs ont commencé par crier : C'est
mal, c'est mauvais! puis lout d'un coup ils se sont rais à
claquer la langue : C'est bien ! Très bien I Ce sont les
prophètes du moment. Que le titre ait plu à Strakhov et à
Razine, je le comprends ; ce sont des hommes d'espril.el
qui de plus, ont un certain tlair ; mais aux autres il ne
doit pas plaire.
Nous louons ici un appartement et dès que nous y serons
installés je partirai pour Pétersbourg. Les soucis ne me lais-
sent pas une minute pour écrire. Ici j*ai déjà eu deux
crises, dont l'une, la dernièi^e, très forte.
Le changement de titre de la revue n'aura aucune
influence sur l'éditorial. La critique du roman de Tcherni-
chevsky et celle du roman de Pissemski feraient un grand
e lïet et seraient fort à propos: Deux idées contradictoires
et toutes deux démolies. Alors c'est la vérité. Je pense
écrire ces trois articles (si j'ni mu moins deux semaines de
travail tranquille).
Ici je n'ai vu personne, excepte rissem&ki que j ai ren-
contré hier par hasard dans la rue et qui m'a parlé avec
une grande bonté. Hier soir on a donné pour la première
fois sa Triste Destinée. Je n'y étais pas et ne sais rien de
Г accueil de la pièce. 11 a dit que le club anglais et toute
la coterie des gentilshommes se préparaient à la faire tom-
ber. Il est probable qu'il se vantait. Au revoir. Je t'em-
brasse. En tout cas nous nous verrons bientôt. Salut à
tous. Sur le partage de l'héritage ici on ne sait rien, sauf
qu'il aura lieu fin novembre.
D.
Au même.
Moscou, 9 février 1864.
Mon cher ami Michel, j'ai tardé à te répondre, car je son-
geais réellement à chaque instant à aller à Pétersbourg. Et
208 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
cependant, voilà quinze jours que je suis malade, et ces dr*r-
niers temps, je suis plus mal. J'ai eu deux crises, et ce ne
serait rien encore, mais voilà que les bémorrhoïdes se sont
dirigées sur la vessie, et c'est bien désagréable. J'ai peur
de tomber complètement malade. Si je no deviens pas plus
malade, il faudra cortninement que je me soigne bientôt.
Alors, j'irai aussitôt h Saint-Pétersbourg. Mais à présent
je ne me risque pas: d'abord, je me soigne un peu et secon-
dement, il faudrait rester vingt heures assis, quand il m'esl
impossible de m'asseoir seulement. D'ailleurs, je ne reste
pas allongé, mais je ne puis ni m'asseoir ni rester debout.
A cause de cela, mon travail a été interrompu. Tu ne
saurais croire combien j'ai été tourmenté par la pensée que
dans les premières livraisons parues, il n'y a rien de moi.
Mais il n'y a rien à faire : il faut, enfin, l'avouer. Jusqu'à
aujourd'hui, je me suis torturé avec la pensée que je réus-
sirai peut-être. Rien qu'avec une nouvelle de Tourguenev,
cela paraît peu; trouve quelque chose, mon chéri, et ne
lésine pas. Quant à moi, ce sera pour le mois de mars. Je
ne te cacherai pas que mon œuvre ne va pas. La nouvelle
a commencé par ne plus me plaire. Et moi aussi, je m'ar-
range mal. Je ne sais pas ce qui va arriver.
Il est possible que je vienne la semaine prochaine. Je
ne voulais pas t'écrire, espérant venir. J'écris cette fois en
tout cas, c'est-à-dire si je tombe malade.
Je ne me pardonnerai jamais de n'avoir pas pu finir avant.
La nouvelle ne vaut pas grand'chose, et je ne l'ai pas ache-
vée par-dessus le marché : cela veut dire que j'ai écrit trop
lentement. Et le résultat n'est pas celui que j'attendais. Je
suis devenu trop malade imaginaire.
Il doit être pénible pour toi, mon cher, d'éditer deux
livraisons à la fois. J'ai entendu dire ici que les souscrip-
tions aux grandes revues sont des plus misérables. (Les Mos-
covskia, Viédomosti môme, c'est-à-dire un journal, peut s'at-
tendre à davantage. C'est général pour les revues). Il faut
s'arranger pour que VEpoqne, pendant l'année, prenne la
première place parmi les revues à gros tirage.
Quant à moi, je te dirai ceci : il est impossible de colla-
borer d'ici. Une revue demande que l'on s'en occupe cons-
tamment, et moi, je me trouve éloigné ; ici, je n'aurais été
bon qu'à écrire des nouvelles, et encore, je n'ai pas réussi.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 209
D'ailleurs, je viendrai bientôt, c'est certain, alors nous
pourrons causer au moins. Si je tombe malade, je l'en
informerai.
J'aurais voulu partir après demain ou mercredi. Il se peut
que je le fasse. Alexandre Pavlovitch me donne l'espoir
que je serai bien dans peu de temps. Que ses paroles se
réalisent I
A propos : la dernière fois, il ne m'a pas répondu un
seul mot au sujet de l'argent qui est marqué sur ton compte.
Si tu reçois quelque lettre, ne me l'envoie pas jusqu'à ce
que je t'écrive.
Marie Dmitrievna est fort souffrante, et cela me retient
pour beaucoup à Moscou (ou bien, cela me retiendra).
Le 7 courant, il y a eu quarante abonnés chez Bazounor
Très peu de nouveaux. Ils disent qu'il ne peut y en avoir
avant que le livre paraisse. Je n'y suis pas allé. Alexandre
Pavlovitch y a été.
Tchérénine en a aussi environ vingt-cinq, je crois.
Au revoir, mon chéri, je t'embrasse.
Il me semble que Paul ne devrait manquer de rien.
Salue tout le monde, et souhaite-moi une meilleure santé.
Il ne faut pas m'en vouloir. La maladie et bien d'autres
choses m'ont empêché.
Tout à toi.
Th. Dostoïevski.
A cause de ma maladie, je n'ai pas vu Aksakov depuis
longtemps. Je n'ai pas vu Oslrovski non plus.
Au même.
Moscou, 29 février 1864.
Mon cher frère Michel, je suis revenu hier sain et sauf
à Moscou; quoique le voyage ait été bon, mais hier,
arrivé ici, j'ai souffert beaucoup, exactement delà même
façon qu'à Saint-Pétersbourg, au moment le plus pénible
de ma maladie. Mais j'espère que cela passera bientôt, il
ne faut donc plus en parler. Comment allez-vous? J'ai
pensé pendant tout le voyage à ce qui était arrivé et cela
m'a beaucoup tourmenté. J'ai plaint énormément Varia,
14
210 CORIIEAPONDANCB DE D08T0ÏEVSKI
cl ici tout le monde Га plainte, quand on a eu. Mûrie
Dmitrievna n pleuré et s'était proposé d'écrire à Emilie
Fédorovna, mais elle a changé d'avis. Mais cela n'empêche
ран qu'elle la plaigne beaucoup ol très sincèrement. Dieu
veuille que tout le reste aille bien chez vous et que cela
vous console un peu. Le plus important, c'est la santé,
et ensuite les aflfaires. Ménage ta santé. Ne te presee pas
trop de sortir, si tu ne te sens pas trop bien. Quant
au livre, tant pis s'il ne paraît qu'à la fin de mars. Pourvu
qu'il réussisse I Hier, j'ai vu le premier numéro du Sovre-
mennik ; il y a beaucoup trop de critique et, en général,
d'articbis qui expriment l'opinion do la revue. Quant à
la littérature, elle est médiocre. J'ai une idée: ne pour-
rait-on organiser dans VÈpoque la rubrique qui était inti.
tuléc autrefois dans les revues : € Chroni<pjo Littérain* »? Il
ne faudrait même pas d'articles. Ce neserait qu'uneénuraé-
ration des livres et des traductions, qui auraient paru le
mois précédent, mais aussi tous sans exception. L'opinion
qui a dominé quelque temps, que toute la littérature est
concentrée dans les revues, a fini par détourner l'attention
des livres qui paraissent. Autrefois, cela pouvait se faire,
mais à présent il doit en être autrement, car il paraît
beaucoup de livres et le public doit chercher dans lee
annonces des journaux pour en connaître les titres, et tout
en connaissant les titres, n'a aucune idée du contenu. Il
faudrait consacrer six ou dix lignes à chaque ouvrage, deux
quelquefois. (S'il se rencontrait un livre particulièrement
intéressant, on pourrait écrire une page ou deux.) Cette
partie pourrait être très bien faite par un des jeunes gens,
Bibikov par exemple. Il n'a pas autre chose à faire qu'à
observer. C'est ainsi qu'on ne trouverait que dans notre
Revue un catalogue complet des livres parus, avec les anno-
rations nécessaires. Il paraît que le Sovremennik a l'air
d'organiser quelque chose dans ce genre. Enfin, tous les
deux mois, on pourrait publier dans cette revue le compte
rendu bibliographique des autres revues, — non pas les
critiques d'autrefois, où une revue en examinait une
autre; mais aussi, comme dans la < Chronique Littéraire»,
la nomenclature de tous les articles parus pendant les deux
mois dans les revues et les journaux, avec quelques mots
sur leur valeur. Avec des renseignements complets et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 211
exacts, la revue aurait complètement l'apparence d'une
revue sérieuse, d'un organe qui s'intéresse sérieusement
à la littérature. Vraiment ce ne serait pas mal ; on pour-
rait le faire dès à présent. On pourrait commencer la
Chronique et les Revues à partir du l»' janvier. Qu'en
penses-tu ?
J'ai encore imaginé un article superbe sur le Ihéorétisrae
et le fantastisme des théoréticiens (Sovrernennik). Il ne nous
échappera pas, surtout si on nous attaque. Cela ne sera
plus une polémique, mais une affaire sérieuse. Dès demain
je commence un article sur Kostomarov. Dans huit jours je
vous informerai comment il va. Au nom du ciel, réponds-
moi, et informe-moi comment tout marche chez vous. Écris
peu, mais informe-moi toujours.
Salue Emilie Fédorovna, embrasse les enfants, surtout
Marie et Catherine. Salue bien Nicolas de ma part.
Ici il dégèle, il fait humide. La neige est fondue.
Au revoir, mon chéri.
Tout à toi. Th. DostoTbvski.
A Nicolas Nicolaïevitch et autres tous mes respects.
Marie Dmitrievna est bien faible.
A a même.
Moscou, 2 avril 1864.
Mon cher ami Michel, je reçois ta lettre à l'instant. Laisse
Averkiev écrire un article sur Kostomarov, s'il le veut et
s'il a le temps à présent, mais il faut qu'il signe, et que ce
ne soit pas de la part de la rédaction. Qu'est-ce que je
crains ? Mais rien qu'une divergence d'opinions. Car
ce n'est pas un article historique que je voudrais écrire,
mais à propos des historiens russes et de leur connaissance
de l'histoire. (Ne t'inquiète pas, je sais ce qu'il faut dire ek
je connais la question bien spécialement, pas au point de
vue de l'histoire, mais à propos du développement de nos
idées historiques en littérature, à propos de la manière
dont chacun de nos historiens envisageait les choses (les
principaux toujours). En un mot, je m'en tirerai à mon
honneur, et puis je saurai exprimer toutes les idées de
212 COHRESPONDANCE DE DOSTOlEVgKI
l'Époque к propos de € soi »; ne le lourmente pas.) Laieee
écrire Averkiev, mais j'aurais bien voulu qu'il ne s'occupAl
que (le KoHlomarov, el non de sa dispute avec Po^odine.
Mais d'ailleurs, il ne faut pas le gêner, qu'il fasse comme
il voudra. Quanl à moi, j'écrirai aussi mon article comme
je voudrai. A propos de ce que le temps va passer et que
cela fera inlenipcslif, — il importe peu. On peut toujours
s'arranger et lui donner une forme littéraire convenable.
Tchernichevsky n'a-l-il pas écrit un an après sur la Circu-
laire Slavophile ? Ce n'est rien.
Mais voilà ce qui est important, Michel : c'est que sûre-
ment je n'écrirai rien ce mois-ci, non seulement cet arti-
cle, mais des critiques non plus. Tu me parles des Mémoi-
res d^un Chroniqueur. C'est une idée excellente, mais tout
cela viendra ensuite, pas à présent. Je le ferai largement,
mais à présent il faut attendre. Maintenant, j'écris une
nouvelle, j'ai bien du mal avec elle. Mon ami, la plus
grande partie du mois j'ai été malade, ensuite je me suis
remis, mais je puis dire véritablement que je ne suis pas
encore complètement rétabli. Mes nerfs sont malades,
et je ne puis reprendre de force. J'ai tant de tourments,
que je ne voudrais pas en parler. Ma femme se meurt I
Tous les jours il arrive des moments où nous nous atten-
dons à sa mort. Ses soufîrances sont atroces et se réper-
cutent en moi, car
Quant à écrire, ce n'est pas un travail mécanique et
cependant j'écris toujours, tous les matins, mais l'œuvre
ne fait que commencer. La nouvelle s'étend. Je crois quel-
quefois qu'elle ne vaudra rien, mais cependant je tra-
vaille avec ardeur ; je ne sais ce qui va en résulter. Mais
voilà, il faudra beaucoup de temps. Si j'écris la moitié
seulement, je l'enverrai pour mettre sous presse ; mais je
veux la faire imprimer tout entière, sine qua, non.
En général, j'ai peu de temps pour écrire, quoique
cependant, tout mon temps m'appartienne ; mais c'est tou-
jours peu, car c'est le moment où je ne suis pas disposé
au travail et j'ai souvent autre chose en tête. Voilà encore:
je crains que la mort de ma femme ne survienne bientôt,
et alors il y aurait sûrement une interruption dans mon
travail. Si cette interruption n'avait pas lieu, il me sem-
ble que je pourrais terminer. Je ne puis rien dire de défi-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 213
nitif. Je ne fais que présenter les faits, pour montrer la
situation. Tu peux juger toi-même.
Tu t'occupes (le la critique; certainement; mais trois ou
quatre articles, comme ceux, par exemple, d'Averkiev
(articles historiques, d'après des chroniques) malgré toute
leur valeur, ne vaudront pas un seul article de fond,
d'introduction, formant comme une série d'articles, comme
explication des tendances de V Epoque. Voilà mon opinion.
Voilà pourquoi il faut que tu t'adresses à Strakhov et le
supplie d'écrire. Quant à la partie critique, en général,
pour toute l'année, ne t'inquiète pas, on se rattrapera, on
produira même de l'effet (je m'en porte garant), et l'an-
née prochaine notre revue aura décidément la première
place parmi les revues importantes, j'en suis convaincu*
Tu verras. Mais en attendant, il faudrait au moins un
article de fond, ou bien un article fougueux. Ne le tour-
mente pas, cela suffira pour les souscripteurs. Mais c'est
peu quand même de n'en avoir que 1900. Il y aurait donc en
tout environ 3.000 souscripteurs. C'est superbe pour une
revue nouvelle et qui commence (on a beau dire, mais
notre revue commence et elle est nouvelle), mais c'est
peu pour la revue au point de vue matériel. 11 y aura pas
mal de tourments, de soucis et de dettes. L'année pro-
chaine va arranger nos affaires. Pourvu que nous puissions
bien terminer cette année I
Je n'ai pas encore lu le roman. C'est très adroit, s'il est
bien. Quant à l'article de Yerjinsky, il est réellement très
bien et on le lit facilement. L'article de Gorsky produit
ici un certain effet. On aime cela. La vérité doit être toute
nue, le public est un enfant. Peu d'annonces. Je n'en ai
rencontré nulle part. Je n'en ai vu que dans le Denn.
Est-ce que la Bibliothèque de Lecture, par exemple, a agi
ainsi, depuis l'automne jusqu'à aujourd'hui? Les annonces
étaient peut-être dans les journaux. Mais elles n'ont fait
que paraître; il aurait fallu en envoyer par toute la
Russie.
Je te remercie pour tes démarches à propos de Paul. Il
m'écrit et me dit que tu as payé son loyer et que tu lui
as donné de l'argent, mais voilà, frère : je t'assure, je te
jure,que l'argent m'est aussi nécessaire ici. J'ai des dépen-
ses énormes. Tu n'as pas idée de ma situation, et, par
2l4 COHHKSJ'ONDANCE DE »08TOÏEVJ<Kl
consôqu<'nl, cnvoi«-raoi рпсоге 100 roiiblo», je l'en sup-
plie. Tu as écrit qu<^ tu en enverraie cette eemaine, maiii
dans celte lettre tu n'en fais plu» mention. Si j'avais quel-
que possibilité de ne pas t'en prendre, je ne t'en prendrais
pas. Je dépens*'- fort peu pour moi-môme. Knvoie^les-raoi
donc. Mais c'est encore peu : je ne sais pas ce qui arrivera
encore. Ma nouvelle aura certainement trois feuilles, peut-
être davantage, peul-Atre quatre. Nous ferons nos comptes,
je tâcherai de te rendre service, mais pour l'amour de
Dieu, ne m'abandonne pas dans un moment si [lénible.
N'abandonne pas Paul non plus; j'espère qu'il note demaa-
dera rien de superflu. Il est espiègle, mais honnête. Je le
sais et j'en réponds. En dehors de ton aide, je n'ai abso-
lument personne sur qui je puisse compter. Alexandre
Pavlovitch est ^юиг nous comme un ange du ciel, maie il
n'a pas d'argent.
J'ai oublié ce que je voulais te dire. Dans ma prochaine
lettre, j'y penserai. Mais je t'assure qu'il y a trop peu
d'annonces, trop peu; il faut les répéter, il faut que lee
annonces obsèdent le public. D'ailleurs le premier livre
est si agréablement émaillé d'articles qu'il aurait lait très
bonne figure dans les annonces.
Adieu, au revoir, salue tous les tiens, je t'embrasse.
Ton
Th. Dostoïevski.
Remets, je te prie, ce billet à Paul, de la part de sa
tante. Ne tarde pas, pour l'amour de Dieu.
Au même.
5 avril 1864.
Mon ami Michel,
Je t'écris deux mots :
Ma nouvelle aurait pu être terminée dans le courant de
ce mois, si j'avais les forces, le loisir, et si je pouvais écrire
sans interruption^ mais en tout cas, pas dans la première
quinzaine. Ceci d'abord. Maintenant réfléchis : il faut
absolument faire paraître le livre de mars en avril. 11 n'est
pas convenable dans une revue qui débute que le numéro de
mars paraisse au mois de mai. Puis-je terminera temps?
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 215
Selon toute apparence — non. Et l'important — c'est l'in-
terruption qui ne dépend pas de moi et pour les consé-
quences de laquelle je ne saurais répondre. Voilà pour-
quoi, mon cher ami, je m'adresse à toi : écris-moi au plus
tôt vers quelle date, au plus lard, ma nouvelle doit être
entre tes mains. D'après ta réponse je pourrai juger si je
pqis terminer ou non. En tout cas, prends en consi-
dération toutes les circonstances p'"' pii pourraient
arrêter mon travail et qui sont i lante^ de ma
volonté.
Ecris-moi encore si tu as quelques nouvelles en dehors
de la mienne, et quelles sont-elles?
Voici mon avis : on peut laisser paraître, même sans
avoir dans celle partie de noms connus. On jK)urrait
annoncer ma nouvelle (je pense que c'est tout à fait inu-
tile) pour le numéro du mois d'avril. Enfin, je voudrais
écrire convenablement et ne pas le faire n'importe com-
ment; surtout, j'aurais peut-être pu linir, mais je n'en ai
pas les forces (physiques), et les circonstances favorables
manquent.
Vu cela, voici ce que je décide :
Jusqu'à ta réponse je continue à travailler avec ardeur
à ma nouvelle (advienne que pourra!). Si tu m'écris qu'en
cas de nécessité on pourrait se passer de ma nouvelle, je
la mettrai aussitôt de côté et j'aurai toujours le temps
{sùrementy si tu réponds vite) d'écrire quelque chose dans
la critique (mais pas sur Kostomarov, car c'est un sujet
trop important).
Si tu écris qu'il est impossible de s'en passer — j'écri-
rai la nouvelle. D'ailleurs, selon la date que tu m'auras
indiquée, pour l'envoi, je déciderai moi-même ce qui est
possible et ce qui ne l'est pas, et je ne mettrai la nouvelle
de côté que dans le cas d'impossibilité complète.
J'avoue, frère, qu'à présent je te suis de peu de secours.
Je me rattraperai ensuite. Quant à présent, ma situation
est tellement pénible que }e ne me suis jamais trouvé dans
une situation ptireille. Ma vie est somAre, la santé est encore
très faible; ma femme se meurt; la nuit, après avoir passé
une journée pénible, mes nerfs sont irrités. Il me faut de
l'air, du mouvement, je n'ai ni le temps de me promener,
ni la possibilité de le faire (il y a trop de boue). Mon pale-
216 COnRBBPONDANCE DE DOSTO'iBVSKI
tôt d'hiver (qui est ouaté) m'est Irop lourd (hier il y avait
17» à i'ombro). Eafin, n'importe, il m'est trop lourd. Et le
principal, c'est que j'éprouve de la faiblesse, et mes nerf»
sont malades.
Et cependant, je n'ai d'espoir qu'en toi. Frère, l'argent
coule ici comme de l'eau. Croi»-moi, j'ai des dépenses
énormes. Je ne dépense pas un sou pour moi, je n'ai même
pas l'occasion d'acheter des caoutchoucs délé, je porte
mes caoutchoucs d hiver. Je ne puis exister sans argent.
Soutiens-moi à présent, dans une situation trop pénible,
et crois-moi que je le regagnerai bientôt.
J'ai fait une conférence publique. Oslrovskiy a pris part
aussi. 11 m'a fait gentiment la remarque, mais avec une
certaine pique, que tu lui envoyais autrefois le Vrémia,
et que tu ne lui as pas envoyé VÉpof/ue. J'ai promis de
t'en faire part. Si tu le juges nécessaire, envoie-lui un
billet pour Bazounov.
J'ai vu Tchaïev. 11 m'a demandé quelle a été ta réponse
à propos de son drame : Alexandre de Tver. Écris, je
le prie. (Les vers sont bons. Quant au drame, je ne l'ai
pas encore lu, mais je t'ai écrit à propos de la recomman-
dation dans le Denn.)
Adieu, je t'embrasse; je suis devenu si faible que je puis
à peine mouvoir la plume. Il est minuit, et vers la nuit je
deviens terriblement faible et je ne travaille pas (ce qui
est très mauvais ; avant, mon meilleur travail se faisait la
nuit). Adieu, chéri. Ton
Th. Dostoïevski.
J'ai lu la moitié des Natures Énigmatiques, le roman de
Spielhagen.A mon avis, rien d'extraordinaire. Ces natures
ne sont pas du tout énigmatiques, très ordinaires. Quand il
s'agit d'idées contemporaines il y a beaucoup de jeunesse
et une certaine impudence. Beaucoup de poésie vraie, mais
un certain relent de saucisses. C'est bien, parce que ce
n'est pas assommant.
Tu me diras peut-être de l'envoyer ma nouvelle par
morceaux. Mais le principal est qu'il faut connaître le terme
extrême et ne pas gâter la nouvelle en se hâtant. Je le
prie, ne te gêne pas et ne me ménage pas. Il m'est com-
\ plètement égal d'écrire n'importe quoi pourvu que ce soit
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 217
terminé. Je voudrais terminer ma nouvelle le mieux pos-
sible.
Au même.
Moscou, le 9 avril 1864.
Mon cher ami Michel,
Je réponds aussitôt à ta lettre : d'abord à propos de l'em-
prunt. Voici mon avis :
1" Emprunter à la tante est possible et icnpossible. Gela
veut dire que ce n'est pas tout à fait impossible.
Et comme tu te trouves dans une situation critique, et
que c'est presque un crime de laisser péricliter une entre-
prise réellement brillante, tu dois absoluraant essayer
d'emprunter à la tante. On ne risque rien de le demander,
on n'y perdra rien, et le gain serait trop grand.
2» Maintenant, comment le faire ? Là-dessus j'ai une opi-
nion tout arrêtée, peut-ôtre erronée, mais aussi arrêtée.
D'abord, que je te présente les circonstances actuelles : la
tante, quoique ayant complètement sa tôte (j'étais chez
elle il y a peu de temps), a la mémoire très faible (mais
pas au point d'oublier les gens et de ne pas garder le sou-
venir des événements). Elle est d'excellente humeur. Elle
s'est remise à jouer du piano pour se consoler, après
l'avoir abandonné depuis trente ans. Elle n'a aucun carac-
tère, aucune volonté, se trouve toujours sous une influence
quelconque; l'influence assez grande (très grande môme)
de la grand'mère. Ensuite, je soupçonne qu'elle a peur de
différentes personnes, qui, de leur côté, n'ont rien à démê-
ler avec elle (excepté dans le cas auquel j'ai toujours
songé — que les ... voudraient eux-mêmes s'emparer de
son argent et lui payer les intérêts. Je n'ai aucune raison
de le croire, mais ils sont si avides, que je le crains tou-
jours). Maintenant, je vais te décrire ce que me racontait
Alexandre Pavlov itch, il y a un mois, sur la façon dont la
tante accueillait les demandes sans fin, du vivant de l'oncle.
Habituellement, on envoyait d'abord une lettre à Alexan-
dre Pavlovitch, en le priant de remettre une lettre parti-
culière à la tante. Celui-ci se présentait devant la tante, et
sans préambule ni préparation, lui remettait la lettre, afin
218 COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
de la .saJHJr loul de suiU>. La tant« s'ciTrayait, geHticulail,
gémissait, so lamenlail el ne voulait pas* acc<;pU*r la lettre.
L'autre la Juissuit par force. On acceptait la lettre, maison
ne la décachetait pas. Knfin, on l'envoyait cherch«*r «4 on
le forçait à la décacheter lui-niôme et à la lire. 11 lisait>^an8
faire de remarques personnelles et sans aucune prépara-
tion. — « Eh bien, ne lisez pas, est-ce de l'argent, voyons,
est-ce de l'argent qu'il faut ? > — « Oui, madame. » —
« Combien, combien? » — « 800 roubles. » — « Ah I Ah I >
et ainsi de suite. Enfin, on l'envoie encore chercher le
lendemain. — « Mais dites donc, vous, que faire? que faire?
Diles-le donc! » — Et je vois bien, dit Alexandre Pavlovitcb,
(цГоп Jiiiira par donner, mais (|ue ce n'est qu'un jeu. —
« Mais c'est votre argent, faites comme vous voudrez, je n'ai
rien à y voir! — « Ah, mon Dieu l Ah, mon Dieu, faut-il le
dire?» — с Certainement, diles-le. » — «Alexandre Alexeie-
vilch, il y a une lettre. » — « Ah, lis-la, lis-la donc », et
elle fond en larmes. — € On demande de l'argent, Alexan-
dre Alexeievitch, 800 roubles.» — « Envoie-les, envoie-lee
donc, envoie-les loul de suite î » et elle éclate en sanglote.
Mais alors loul est terminé et l'argent est envoyé. 11 faut
considérer qu'elle craignait alors les Mais certainement,
depuis, elle n'a pas davantage de caractère ni de fermeté.
Je ne dirai rien de notre secret à Alexandre Pavlovitcb,
ni à personne (quoique 7e Cassure qu'Alexandre Pavlo-
vitcb ne le divulguerait pas). J'ai vu Varia dernièrement.
Elle t'aime, elle parlait de toi, mais je ne sais vraiment
pas si elle saurait résister à la tentation de raconter tout
à la tante. Mais qu'elle ne plaidera pas la cause et sun-
tout qu'elle ne la plaidera pas d'avance, pour préparer,
cela fen suis certain. Mais, peut-être, sera-t-elle capable
de garder un secret.
Mon avis est, en définitive, celui-ci:
Si tu agis par un intermédiaire (quand cela ne serait
que par Varia, s'il était possible qu'elle consente, car
il n'y aurait pas d autres intermédiaires) el si tu lui
écris pour lui demander de remettre une lettre à la tante,
tu n'obtiendras sûrement rien . On te refusera, certaine-
ment. Et Varia, je le répète, ne voudra sûrement pas négo-
cier directement.
. S'il s'agissait d'un millier de roubles, on consentirait
CORRESPOiNDANCE DE DOSTOÏEVSKI
219
peut-être encore, mais dix mille roubles, — il est peu pro-
bable qu'on les donne.
Gela pourrait être toute autre chose si tu venais toi-
même et si ta exposais ta demande en personne. (Je dis
pourrait être ; quant à répondre, je ne puis le faire sur
n'importe quelle considération. Je dis seulement que c'est
mon opinion définitive, et c'est ainsi.) A mon avis, il est
tout à fait inutile de préparer. Crois-moi. Personne ne
saurait exposer les choses aussi bien que toi-même. Ce ne
serait que des gloussements inutiles et très nuisibles, en
cas de préparation, et de plus un bavardage inutile, une
publicité. Au contraire, si tu veux, fais ainsi : mets ton
livre sous presse et viens dès qu'il aura paru, au commen-
cement de la semaine de Pâques. (N. B. — Je crois que
tu ne trouveras pas Alexandre Pavlovitch. 11 ira sùrenun/
passer dix jours de congé à la campagne pour la déliiiil i
lion définitive, et il ira à Pâques. C'est décidé.)
Tu descendras chez Alexandre Pavlovitch.il ne lant pas
leur dire d'abord pour quelle raison tu es venu. (Je pour-
rais prévenir, quelques jours avant ton arrivée, que tu
viendras /эеи/-е/ге, pour dos afîaires d'argent avec Bazou-
nov.) On pourrait le dire seulement à Varia, et encore, à
condition qu'elle paraisse au moins ne pas considérer ton
projet en ennemie. Mais agir et lui demander de préparer
les voies, voilà ce qu'il ne faudrait pas faire. Tu feras la
première visite. Ensuite, le lendemain, tu viendras expo-
ser ta demande. Je crois qu'il serait bien, si l'on exposait
l'aftaire à la grand'mère, complètement et franclieraenL
Cela pourrait même la tlatter. Mais cela ne peut être autre-
ment, car la tante parle à tort et à travers (quoiqu'elle ait
parfaitement son bon sens). Elle s'elTraiera et appellera
aussitôt la grand'mère. Celle-ci, déjà prévenue, ne vou-
dra peut-être pas appuyer ta demande, mais ne s'y rap-
portera pas en ennemie, grâce à ta préparation. Il faut
parler résolument à la tante, très franchement et très clai-
rement. Il faut songer que si déjà l'année dernière tu as
réussi de sortir ton cou du nœud, à la lettre, comment ne
réussirais-tu pas d'achever ta revue et comment périrais-tu,
la veille d'un brillant et indiscutable succès? 11 faut repré-
senter à la tante qu'elle ne se ruinerait pas, et que son refus
serait un désastre pour toi et ta famille. — Du premier coup,
220 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
ni In tante, ni la grand'mëre ne se décideroat ; elles glous<
seront, elles se lamenteront. Tant pis. Il faut leur porter
un premier coup, leur faire violence moralement, afin
qu'elles aient devant elles le dilemme suivant : < Si Ton
donne, on risque, — il pourrait ne pas le rendre;si l'on ne
donne pas, on pourrait perdre cet homme et se charger
d'un péché. » Bien entendu, elles do se décideront pas
tout de suite et elles se consulteront. On pourrait employer
alors Varia, si vraiment elle voulait prêter son aide, autre-
ment mieux vaudrait qu'elle n'y allât pas. Si Varia le
voulait, son avis serait utile ; elle n'a pas besoin de sup-
plier la tante, mais qu'elle lui dise h la Alexandre Pavlo-
vitch : < C'est votre argent ; si vous voulez, donnez-le ;
sinon, gardez-le. Si vous ne donnez pas, vous le ruinerez
de fond en comble et vous le perdrez ; c'est votre neveu,
votre filleul, qui n'a jamais rien eu de vous et qui ne vous
a jamais rien demandé. Vous avez un pied dans la tombe
et vous commettrez un crime : comment paraltrez-vous
devant le Seigneur et devant votre pauvre sœur ? Vos
sœurs ont été établies par Alexandre Alexeievitch, et vous,
qu'avez-vous fait par vous-même? Vous avez 150.000 rou-
bles et vous avez peur de vous ruiner ! » Il faut dire tout
cela brièvement, d'autant plus que c'est vrai et qu'iZ fau-
dra le dire un jour. Si Varenka ne veut pas le dire, je le
dirai moi-même. Et je suis décidé à le faire. En général, il
ne faut pas être trop suppliant, il ne faut pas trembler et
s'humilier. Il ne faut pas employer un ton sec de commer-
çant; un air sérieux d'homme d'affaires n'y fera pas grand'-
chose non plus. Il faut agir moralement, sur les senti-
ments, et ne pas agir pathétiquement, mais avec raideur
et rigueur. C'est ce qui la frappera le plus. Il est bien
possible que je ne sache pas toutes les circonstances et
que, peut-être, à propos de son propre argent, elle
doive demander la permission à X... Il peut arriver alors
un résultat, très bon ou très mauvais, selon les idées
de X...
Quant à Varia, en général, elle peut faire beaucoup de
bien, mais elle ne peut rien faire avant aucune préparation ;
elle ne doit agir que quand elles se mettront à glousser
et à se jeter partout pour demander des conseils.
En un mot : il y a des chances de gagner — il y en a
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 2'2l
beaucoup et, à mon avis, il y en a davantage que de
perdre. Tout ton avantage est de commencer l'aflaire ; le
gain sera grand, et le seul risque est de faire en vain le
voyage à Moscou. Voilà pourquoi je te conseille de com-
mencer et de commencer sans tarder, dans la semaine de
Pâques.
11 est possible qu'on refuse simplement la première fois.
Mais après, le remords les prendra, elles te rapp(»lleront
et te donneront.
En attendant je ne dirai pas un mot à Varia. Réponds
immédiatement à cette lettre, ausii/ô/, pour que je sache ce
que tu as décidé ? On pourrait alors prévenir Varia (mieux
vaudrait peut-être la prévenir après ton arrivée — c'est
mon avis). 11 laul commencer parla grand'mère.
En définitive : commence l'affaire en personne et je ne
le conseille pas de la remettre.
Maintenant^ autre chose :
Mon ami, tu as certainement reçu ma dernière lettre. Je
t'ai écrit que je croyais que la nouvelle ne serait pas termi-
née. Je te le répète, Michel : je suis tellement tourmenté,
tellement anéanti par les circonstances, je me trouve dans
une situation si pénible, que je ne pourrais répondre môme
pour mes forces physiques, nécessaires à mon travail.
J'attends ta réponse avidement. Mais, à présent, voici
ce que je te dirai : la nouvelle s'étend. Elle aura, peut-être,
cinq feuilles d'imprimerie, je ne sais ; de sorte que, môme
avec un effort immense, il est matériellement impossible
de terminer. Que faire ? Faudrait-il l'imprimer avant
qu'elle fût terminée? C'est impossible. On ne peut la
détailler. Et cependant, — je ne sais pas ce qui en résultera
— peut-être, pas grand'chose, mais personnellement je
fonde sur elle de grandes espérances. Ce sera une œuvre
forte et sincère ; ce sera la vérité. Ce serait même mau-
vais que cela produisît de l'effet. Je le sais. Peut-être cela
sera très bien. Que faire ? En tout cas, je le répète, un
pareil travail est matériellement impossible dans un temps
si court ; et si tu veux publier pour la semaine de Pâques,
l'article de critique sera peut-être également impossible.
. Même sûrement. Et c'est pourquoi, si c'est seulement possi-
ble, dispense-moi du numéro du mois de mars, sois mon
222 COnRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
bienfaiteur. En revanche, pour avril lu aurae une nouvelle
assez considérabhj et un Hrticledo critique. Je l'en réponds
8ur ma lêle, si je ne meurs pas. I^isse-moi terminer ma
nouvelle et tu verras alors comme je m'appliquerai.
Tu me dis qu'il faudrait que les numéros suivants fusHé«nl
plus intéressants. Je réponde pour avril. .Mais mars? Tour-
mente donc Strakhov pour la critique ; si tu ae quelque
chos«» d'iuléressant pour le mois d** mars, publie-le. !^^e
t'inquiète pas pour le mois d'avril, mais place autant que
possible âe Natures énigmatiques, car elles sont très cu-
rieuses. Lo nombre des souscriptions n'au^^menlerail pas
beaucoup en ce moment, môme si «laus chaqu»^ numéro
nous eussions donné un Tourguenev. Toute la 8ou.scriptton
part du premier numéro. Les annonces et les articles du
premier numéro sont tentants. En province, c'est h peine
si les annonces et les livraisons sont parvenues. Plus tard,
c'est-à-dire vers Tété, cela augmentera à peine, même
avec des livraisons parfaites. Le mois de mars n'est pas
unique, dans l'année, pour faire une bonne impression sur
les lecteurs. Pour l'année prochaine nous avons le temps
de préparer admirablement les lecteurs. J'en réponds.
Un de ces jours vient de paraître une nouvelle de A...
Je te préviens d'avance, afin que tu ne te figures pas que
c'est ma nouvelle, quand tu recevras un paquet adressé
par moi. Celle nouvelle n'est pas plus mal que ses précé-
dentes et peut aller.
Je le remercie pour les 100 roubles. Ce qui m'arrivera
ensuite, je ne saurais le comprendre.
Avant de prendre une décision quelconque à propos de
la tante, réponds sûrement et immédiatement à ma lettre.
Ne l'oublie pas, c'est très nécessaire.
Jusqu'à ta réponse à cette lettre, je ne montrerai pas la
lettre à Varenka, je ne lui dirai rien et je ne dirai rien à
personne. Quant à toi, je le prie de ne pas écrire à
Varenka.
Marie Dmitrievna est presque à son dernier soupir. Je
te préviens : tu viendras chez moi, peut-être à l'occasion
de l'enterrement. Adieu, je t'embrasse et je salue tout le
monde. Ton
Th. Dostoïevski.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 223
N'am6nerais-tu pas Mâcha ? Vraiment, cela pourrait le
servir. Et ici, on voudrait tant la voir. Tout le monde a
gardé un bon souvenir de vous tous.
Au même.
Moscou, 13 avril 1864.
Mon cher ami Michel,
J'ai reçu aujourd'hui tes deux lettres : l'une chargée
avec 100 roubles et uu post-scriptura de deux lignes, et
pour cela (c'est-à-dire pour la lettre et le post-scriptura) je
te remercie de tout mon coeur. A l'autre lettre qui est du
10 avril, je m'empresse de répondre. Je l'ai déjà parlé
de ma nouvelle dans deux lettres. Je ne le sais que trop
douloureusement moi-même, mon ami chéri, qu'elle n'est
pas prête et que je t'ai laissé dans le moment le plus
critique (à l'époque des premières livraisons de la revue)
sans nouvelle et sans article. Mais que faire : tout cela
n'est qu'une fatalité, causée par les circonstances exté-
rieures ; tout cela ne dépendait pas de moi. J'aurais
donné volontiers une année de ma vie pour chaque livrai-
son de la revue, pourvu que cela ne fût pas arrivé. Je me
trouve dans une situation affreuse, nerveux, malade mora-
lement, et je ne fais que te soutirer de l'argent, car mes
dépenses ne diminuent pas, mais elles augmentent. Tout
cela me tourmente, me torture et je ne sais comment cela
finira. Mais revenons à notre affaire. Ce que j'écrivais à
propos de la nouvelle, je l'écris encore : la nouvelle s'étend;
il est bien possible que cela fasse beaucoup deffet, je tra-
vaille de toutes mes forces, mais j'avance lentement, car,
malgré moi, tout mon temps est pris. La nouvelle com-
prend trois chapitres, dont chacun n'a pas moins d'une
demi-feuille d'imprimerie. Le deuxième chapitre est encore
à l'état de chaos, le troisième n'est pas encore commencé,
le premier est eu train d'être revu et arrangé. Le premier
chapitre comprend une demi-feuille, il peut être complète-
ment prêt dans cinq jours environ. Est-ce qu'il faudrait
l'imprimer séparément? Cela prêterait à rire, d'autant plus
que sans les deux autres (les plus importants), il perdrait
toute sa saveur. Tu comprends ce que c'est qu'une tran si-
2*24 COBnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
tion en musique. C'est la même chose. Dans le premier
chapitre, évidemment, rien que du Ь '«^ ; mais tout
à coup, dans les deux derniers cha|i iiavardage so
résout en une catastrophe inattendue. Si tu m*écrie que
je dois l'envoyer le premier chapitre seul, je l'enverrai.
Écris donc sans faute. Je puis faire le sacrifice de baga-
telles pareilles et je l'enverrai le chapitre. Mais voilà : tu
écrivais toi-même que tu voudrais publier un livre à РЛ-
ques. Quand faudra-t-il te l'envoyer ? Serait-ce publié
après les fêtes? Cela arrêtera la souscription. Maintenant,
parlons de la souscription. Frère, je suis certain, et ta
propre expérience doit l'apprendre que maintenant les
souscriptions sont presque terminées ; si nous publions
dans chaque livraison une nouvelle œuvre de Tour-
guenev, nous ne pourrions, même alors, élever sensible-
ment le nombre des souscriptions. Tu as une œuvre
assez volumineuse de Zaroubine. Fais-la imprimer. Ce
n'est pas mal. Prends des contes de Milukov, et d'autres.
Ne t'occupe que de la critique, surtout de la critique.
Notre opinion est, bien entendu, indubitable pour le public,
mais il n'y a que peu d'articles qui étudient spécialement
celte tendance. Oh I il faut certainement, il faut absolu-
menl,que la livraison de mars soit mieux que les deux pre-
miers numéros. Mais que faire ? D'ailleurs, on ne peut
plus compter sur des souscriptions pour cette année. Mais
alors nous l'emporterons avec les numéros suivants, avec
toute Tannée et à la fin de l'année nous aurons préparé
une superbe souscription pour l'année suivante. J'en
réponds. Quant à l'argent pour cette année, fais-le donner
par la tante. Tu as certainement déjà reçu ma réponse à
celle question. Ce serait une folie que de ne pas tenter
cet emprunt (ayant tant de chances de succès) ! Publie
donc vite Ion livre avant Pâques, et arrive ici pour la
semaine de Pâques.
A propos : procure-toi, si c'est possible, pour le mois de
mars, un article de Gorsky, avec un titre ronflant. Ce sont
ces articles-là que le public aime à lire. A Moscou, j'ai vu
les grands et les petits lire cet article et en parler *. C'est
1. Il s'agit d'un conte de Pierre Gorsky : Les Pauvres Locataires. A
l'hôpital et an froid {YÉpoqne, 1864, n»' 1 et 2).
COBFESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 225
clair, c'est compréhensible. C'est ce qui en fait le channe.
Quant à l'article de Tourguenev, tous ceux qui appartien-
nent à ce qu'on appelle la masse, n'en disent pas de bien,
et ces gens-là sont comme les grams de sable de la mer.
Donne aussi davantage de Natures Énigmatiques. Pro-
mets que dans le numéro suivant il y aura sûrement la
suite des Mémoires du sous-sol. Annonce que j'ai été malade.
J'ai vu annoncer dans les journaux que la livraison de
mars des Olelchestvennia Zapiski va paraître ; celte
annonce seule équivaut à une dose de potion.
Je t'ai déjà écrit une lois à propos de Tchaev, et j'at-
tendais toujours ta réponse. J'avais écrit environ une
demi page, je me le rappelle comme je vis. Tu l'as certai-
nement passée sans attention, ou bien la lettre s'est perdue.
Personnellement, je n'ai aucune idée de ce drame. 11 l'a lu
ici à toutes les soirées littéraires. Dans le journal Denn^
Aksakov en vantait les vers. Tchaev est un homme ins-
truit, et il connaît bien l'histoire de Russie. Ostrovski a
dit qu'il n'y a pas de situation dramatique, mais que c'est
une chronique ; les vers sont beaux et il y a des scènes
réussies. Son drame a été envoyé depuis longtemps à
Boborikine. Dmitriev (nouvelle La Forêt, et d'autres), son
ami, lui a écrit dernièrement qu'il prend son drame chez
Boborikine et qu'il va le porter à V Epoque. Boborikine ne
se décidait pas à le publier en entier, mais il voulait
publier quelques scènes. Tchaev n'y consent pas. Il a
demandé 100 roubles la feuille à Boborikine. J'ai dit que
dans tous les cas tu ne donnerais pas cela. (D'ailleurs, on
ne peut pas les donner.) Voilà pourquoi, si tu le reçois de
Dmitriev, ne le publie pas avant de faire les conditions.
Tchaev voulait l'écrire lui-môme. C'est un très brave
homme. Mais tu dois lire son drame avec attention. Car,
peut-être, l'ensemble serait-il lourd. Ces sortes de choses
n'attirent pas les abonnés. Eh bien ! en voilà assez à pro-
pos de Tchaev.
Maintenant à propos de Strakhov : comme il aurait bien
fait s'il m'avait écrit encore avant deux lignes à propos de
cette affaire ! En partant, je lui ai dit, qu'à la première
demande de Boborikine, l'argent serait tout préparé chez
toi. Voilà qu'on te le demande. J'aurais bien voulu savoir
4;omment cela s'est passé chez eux. Ce n'est pas par simple
1»
326 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
curiosité, mais (;'еь1 ntw. queslioii сГЬоппеиг. Je n'aurais
pus voulu qu(> Bobonkine pût s'imagiucr que j«> l'avais
trompé. Dieu m'est lémoin que, malgré n'import»* (|ueUe
circoastancc, j'aurais commencé parlui [юг1егта nouvelle.
Si je ne l'ai pas donnée, c'est que je ne veux рая (jue l'on
se permette do se moquer de moi pour 1Юо roubles. Si
encore je n'avais pas pris là-bas ces 300 roubles, je me
serais moqué de leur raillerie, et si les circonstances
l'avaient demandé, j'y aurais porté ma nouvelle. Mais la
rédaction de la liihLiuthèque m'ayant lié, non par une
promesse, mais par une parole d'honneur et de Targent,
elle ne devait pas admettre de railleries sur mon compte
$ur les pages mêmes de sa revue : cela veut dire : il est
acheté, il ne peut se détourner et il n'ose pas se fâcher,
et il donnera quand môme sa nouvelle. Non, monsieur, je
ne vends ni ma personne, ni ma liberté d'action pour
300 roubles. C'est pourquoi j'ai un violent désir de con-
naître les détails, c'est-à-dire comment et en quels termes
Boborikine a exigé l'argent. J'ai terriblement envie de
ne pas rendre ces 300 roubles sans ra'expliquer avec
Boborikine en personne. En ce moment, je ne pourrais
écrire d'ici à Boborikine, car Dieu sait ce qui s'est passé
là-bas et à quoi il faudrait répondre ? J'aurais voulu savoir
cela d'abord. Mais là, il a dû se passer sûrement quelque
chose ; car autrement Nicolas Nicolaïevitch ne se mettrait
pas à exiger de toi l'argent. Pendant mon séjour à Saintr-
Pétersbourg, j'étais brisé par ma maladie et je ne pouvais
songer à la Bibliothèque. Je me souviens que Nicolas
Nicolaïevitch m'engageait à aller chez Boborikine, mais
je n'avais ni le temps ni la santé nécessaires, et d'ailleurs
il y avait encore quelque chose qui m'empêchait d'y aller.
Voilà : si Boborikine se doutait un peu que déjà alors je
m'étais offensé, il me semble que la simple politesse, la
plus simple des politesses, aurait exigé qu'il fît lui-même
le premier pas — non pour s'excuser, mais simplement pour
s'expliquer. Mais il n'a même pas fait cela. Et alors, pour
l'amour de Dieu, demande de ma part à Nicolas Nicolaïe-
vitch s'il ne pourrait faire cela pour moi, qui l'aime bien
sincèrement : retarder au moins de quelques moments la
remise de l'argent à Boborikine. Je comprends très bien
la situation mauvaise et équivoque dans laquelle il se
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 227
trouve grâce à moi (c'est-à-dire pas à moi, mais grâce à
Boborikine et à toutes ces circonstances). Il a été l'inter-
raédiaire entre moi et Boborikine au commencement de
l'emprunt. Il lui a transrais ma parole d'honneur, et, par
son intermédiaire, il a, pour ainsi dire, garanti lui-môme cet
emprunt à Boborikine. Si Boborikine se fâche, est offensé
et exige de l'argent, cela doit être très péniblement désa-
gréable pour lui. Cest pourquoi, s'il se voit vraiment dans
une situation extrêmement équivoque, qu'il le rende • et
toi, donne-lui l'argent, tant pis, quoique peut-être cela ne
serve qu'à mon déshonneur ; car, en rendant l'argent en
silence, /ai Vair de convenir d'avoir réellement trompé
Boborikine. Mais s4l est possible d'attendre un tout petit
peu au moins, supplie Nicolas Nicolaïevitch de le faire. En
attendant, efforce-toi de connaître par lui, en mon nom
toutes les circonstances de l'affaire. J'espère qu'il ne refu-
sera pas de te communiquer tout en détail, car il ne me
l'aurait certainement pas refusé (je ne prétends pas à sa
franchise complète et je n'ose exiger qu'il me communique
tout ce qui s'est passé personnellement entre lui et Bobo-
rikine). Après m'ôtre renseigné, 5t quelque chose ne s'était
pas passé et suivant ce qui s'est passé, j'aurais adressé une
petite lettre à Boborikine, d'une politesse exquise, justifi -
cative et sans l'ombre d'une offense, je te l'aurais envoyée
pour remettre à Nicolas Nicolaïevitch sans être cachetée.
Nicolas Nicolaïevitch l'aurait contrôlée lui-môme, c'est-à-
dire, pour constater qu'il ne s'y trouve rien de déplacé,
rien qui le concerne directement, car il a été quand môme
intermédiaire dans cette affaire — et alors en y incluant
l'argent, tout cela serait envoyé à Boborikine par la
rédaction de la revue VÉpoque, ou bien, si c'était possi-
ble, transrais par Nicolas Nicolaïevitch. En un mot, je
prie beaucoup: 1» de m'informer (s'il est encore possible
d'attendre avec l'argent) de quelle façon Boborikine en-
visage cette question? 2" Ne m'accuse-t-il pas publique^
ment? N'y aurait-il pour moi rien d'injurieux, ainsi que
pour Nicolas Nicolaïevitch ? Voilà pourquoi il faut que tu
communiques cette partie de ma lettre à Nicolas Nicolaïe-
vitch. Ce qu'il dira en définitive, cela sera. Je le répète,
s'il lui est le moins du monde pénible que le paiement soit
retardé, qu'il prenne aussitôt chez toi l'argent et qu'il le
228 COIiliK.^I'ONDANCE DE DOBTOlEVhKI
rende. Mais si l'on peut attendre, vaudrait mieux alors que
je connusse l'affaire d'une façon plus d/îtailléc, et alors
je pourrais agir comme il me paraîtrait néceeeaire.
J'aurais pu sans relard écrire à Boborikine. Mais !• (je
l'ai déj^ dit plus haut) je ne connais pas les circonslaocea
actuelles, qui pourraient être fort délicates, et i" je ne
sais de quel œil Nicolas Nicolalevitch verrait cela, car
dans cette affaire, il a servi d'intermédiaire. En un mot,
c'est une histoire bien embrouillée.
Et à propos : que Nicolas Nicolaïevitch ne m'accuse pas
de ne pas lui écrire moi-môme. SMl savait comment je vis
ici, il aurait compris que jusqu'à présent je n ai pas eu le
temps de lui écrire au sujet de cette affaire. Et en ce
moment j'ai tant de choses à considérer que je me serais
bien passé de ces ennuis avec Boborikine. J'avais l'inten-
tion d'écrire à Nicolas Nicolaïevitch après avoir lu son
article dans VÉpoqae et j'aurais certainement oublié
d'écrire à propos de Boborikine, si la lettre à Nicolas Nico-
laïevitch avait été écrite.
Adieu, frère. Je t'embrasse. Bonne santé et bon cou-
rage. Tout à toi,
Th. Dostoïevski.
Mardi, 14 avril. Hier, à 2 heures du matin, j'ai fini
celle lettre. Ensuite, Marie Dmitrievna s'est trouvée bien
malade. Elle a demandé le prêtre. Je suis allé chez Alexan-
dre Pavlovitch et j'ai envoyé chercher le prêtre. Nous avons
passé la nuit ; à 4 heures elle a communié. A 8 heures
du matin je me suis couché, à 10 heures on m'a éveillé.
En ce moment, Marie Dmitrievna se trouve mieux.
Des 100 roubles que tu m"as envoyés, pour le lende-
main de Pâques il ne restera pas un sou ; voilà ma vie.
J'espère, mon cher ami, que j'ai écrit adroitement à pro-
pos de Boborikine. Ayant lu cela, il se peut que Nicolas
Nicolaïevitch attende un peu. D'ailleurs j'ai écrit la vérité.
Car autrement je n'aurais pas pu résoudre la question
moi-même. Mais qu'est-ce que je deviens donc, moi qui,
jusqu'à maintenant, ne fais que te soutirer de l'argent !
Jamais je n'ai traversé une période aussi douloureuse.
J'envoie la nouvelle de A... à part. Fais-y attention. On
pourrait bien la publier.
CORRESPONOANCB DE DOSTOÏEVSKI
229
Aa même.
Moscou, 15 avril iSfii.
Cher Michel,
Je viens de l'envoyer à l'instant une dépêche télégra-
phique par Alexandre Pavlovitch. J'ai prié d'envoyer Paul.
Il a peut-être quelque veston noir. Il n'y aurait qu'une
paire de pantalon à lui acheter. J'ai peur qu'il ne te
fasse faire des dépenses. Il serait bon qu'il parte demain,
16 avril, avec le train de midi.
Hier Marie Dmitrievna a eu un accès décisil ; le sang
a jailli de la gorge et lui a inondé la poitrine, ce qui a
provoqué des éloulTements. Nous attendions tous la fin.
Nous étions tous près d'elle. Elle a fait ses adieux à tous,
a demandé pardon à tout' le monde, a fait ses recomman-
dations. Elle m'a chargé de ses bons souhaits pour toute
ta famille. Surtout pour Emilie Fédorovna. Elle a exprimé
le désir de faire la paix avec toi, (Tu sais, mon ami, qu'elle
a toujours été convaincue que tu étais son ennemi secret.)
Elle a passé une mauvaise nuit. Aujourd'hui même, tout
à l'heure, Alexandre Pavlovitch a dit indubitablement
qu'elle mourrait aujourd'hui. C'est incontestable.
Je vais chez la tante pour lui demander de l'argent.
Mais il se peut qu'elle refuse, car elle pourrait ne pas en
avoir.
Je ne sais comment faire. Mais je te prie, ne m'aban-
donne pas. Les dépenses seront fort grandes. Envoie-moi
le plus que tu pourras, pour tout. Pour l'amour de Dieu l
Je le gagnerai.
J'ai reçu avant-hier une lettre de Boborikine. Mais dans
les circonstances actuelles, je ne puis lui répondre toat de
suite. Ce n'est pas le moment de m'occuper de littérature.
D'ailleurs, je ne tarderai pas avec ma réponse. Il la rece-
vra dans huit jours au plus .
Il me demande l'argent directement. Une phrase est
grossière jusqu'à l'impudence. Je veux lui répondre. Je
lui répondrai poliment, et je lui écrirai que je < te prie de
lui donner l'argent pour moi. Que j'espère que tu le lui
rendras et qu'il ne se fâche pas, si tu tardes quelque peu,
230 CORRESPONDANCE DE DOMTOIeVSK!
n'étant ран prépar»^. Kn tout ras (je Гавьигс) le retard sera
minime et tu lui rcmetlru^ sans faute, »
Voilà dans quel ton j'écris à Boborikine è profjoe de
l'argent. Je ne pouvais faire autrement, Michel, «onvien»-
en. 11 faut absolument rendre l'argent et le plus vite poe-
sible. En tx)ut cas, à Boborikine et à Nicolas Nicolaïevitch,
je ne te présente pas du tout comme lié et obligé complète-
ment de рау<'Г pour moi. Si lu paies,c'estsurmon nrdente
prière, et seulement si tu veux le faire.
II se peut que j'écrive alors aussi à Strakhov. J<' t enver-
rai une copie de la lettre de Boborikine.
Dis à Strakhov quel était le contenu de la déi)éche. 11
comprendra qu'il m'est impossible dans un moment pareil
d'être trop minutieux dans mes réponses à un personnage
tel que Boborikine. Et ce serait fort bien, s'il voulait le
transmettre à Boborikine.
Quant à celte lettre-ci, que je t'écris, tu pourrais ne рае
en parler à Strakhov.
Adieu, mon ami, je t'embrasse bien fort. Ton
Th. Dostoïevski.
P.-S. — Maintenant dans aucun cas je ne pourrais en-
voyer la nouvelle (même pas le commencement). Que faire?
On aura avril en revanche.
Viens pour la semaine de Pâques. Publie vite ton livre
— quel qu'il soit, ce sera toujours mieux que les Otetchest-
vennia Zapiski, peut-être aussi que le Sovremennih. La table
des matières est importante, tu sais faire ton choix.
Maria Dmitrievna se meurt doucement, en pleine con-
naissance. Elle a béni Paul absent.
Copie delà lettre à P.D. Boborikine (jointe à la précédente).
Moscou, 14 avril 1864.
Monsieur,
J'écris à mon frère aujourd'hui et je le prie de vous
payer ma dette. J'espère bien qu'il voudra accéder à ma
demande.
Je vous remercie beaucoup d'avoir résolu enfin mes hési-
tations en exigeant que l'on vous rende cet argent. Le plus
important pour moi est que, en dehors de l'argent, je suis
lié avec vous par ma parole d'honneur; et de plus, c'est
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 231
notre ami commun, le très honoré Nicolas Nicolaïevitch Stra-
khov, qui vous avait transmis cette parole d'honneur et qui
s'était occupé de moi. Ne tenant pas mes engagements, j'ai
peut-être l'air de mettre une ombre sur la valeur de ma
parole d'honneur et, peut-être, j'occasionne aussi un cer-
tain désagrément à Nicolas Nicolaïevitch. L'une et l'autre
circonstances m'obligent à vous dire quelques mots, pour
avoir la possibilité d'éclaircir cette affaire le plus en détail.
Pour l'éclaircir il faut mon sincère aveu, qu'en dehors de
pénibles chagrins domestiques qui m'ont accablé et de ma
longue maladie, ce qui m'a bien dérangé dans mes occupa-
tions, j'ai manqué, il y a environ deux mois, de bonne vo-
lonté d'apporter à votre revue mon futur travail, quoique en
même temps j'eusse bien le désir de tenir ma promesse. Je
pourrais vous apporter des preuves convaincantes que jus-
qu'à ce moment,c'est-à-dire il y a environ deux mois,j'avais
la ferme intention et le désir sincère de remplir mes enga-
gements envers la Bibliothèque de Lecture. Mes idées ont
changé malgré moi, depuis que j'ai eu quelque déplaisir à
lire dans votre revue des railleries à propos de mes œuvres.
Il y a eu une quantité de railleries publiées sur mes œuvres,
depuis de si longues années de ma carrière littéraire.
Quoique mon attention ait été attirée par un grand nombre
de celles-là, jamais je ne suis entré à propos d'elles dans
quelque explication, publique ou non. Mais à présent,
il en est autrement et à cause de ma façon d'envisager
certaines choses, je ne pouvais laisser sans attention la
raillerie de la Bibliothèque (quoique assez bénigne). Dans
un de vos articles, il est dit que j'écris dans un « genre
sentimental * et c'est dit d'un ton sufïisamment moqueur.
Certainement, c'est très innocent, mais un ton pareil, avec
mes relations à la Bibliothèque, est même — excusez-moi
— impossible. Si je n'avais pas reçu d'argent d'avance, et
surtout si je ne m'étais lié avec vous par ma parole d'hon-
neur, cette raillerie, quelque impression qu'elle me fasse,
n'aurait aucune influence sur mon impossibilité de publier
ou de ne pas publier dans la Bibliothèque. Mais à présent,
elle avait rapport à une personne complètement liée. On
pouvait supposer que je n'oserais pas modifier les circons-
tances et que je supporterais n'importe quel ton, car j'avais
pris l'argent. Certainement, je suis loin de supposer môme
23*2 CORRESPONDANCE DE DOSToYEVeKI
une idée pareille, dans nos rapports arec la rédacUon do lu
Bibliothèque, mais la seule possibilité en est dans ce ca.s
très délicate. Je conviens que, de ma part, c'est de la « sue*
ceptibilité ». Mais, selon moi, dans certaines circonstan-
ces de la vie, une susceptibilité exagérée vaut toujours
mieux que des rapports familiers, — pardonnez-moi, mais
je ne saurais trouver le mot exact pour exprimer le cynisme,
que j'ai toujours évité dans mes rapports avec le monde.
Vous direz que j'aurais pu ne pas vous ennuyer par ces
détails, d'autant plus que vous en avez écarté toute allu-
sion, et vous avez donné à l'affaire une tournure purement
commerciale en exigeant que l'on vous rende l'argent. Mais,
pardonnez-moi, il m'a semblé, je ne sais pourquoi, que
dans les circonstances actuelles il ne serait pas oiseux de
s'expliquer avec une certaine sincérité. Malgré tout, je ne
saurais vous considérer autrement que comme un confrère
en littérature, d'autant plus que j'ai eu le plaisir de faire
votre connaissance, quoique je n'aie pas eu l'honneur de
poursuivre cette connaissance. Mais en tout cas, je vous
remercie encore une fois, que, manifestement désireux de
me débarrasser d'un coup de toutes difficultés, vous ayez
transformé avec tant de délicatesse tous nos rapports mu-
tuels uniquement en un rapport commercial, et que vous
trouviez, comme vous l'avez dit vous-même : « que le rem-
boursement de l'argent, par moi, sera la meilleure issue
de nos relations. » Je partage cet avis et j'espère que mon
frère ne vous fera pas attendre longtemps.
Avec mon profond respect, j'ai l'honneur d'être, très
honoré monsieur, votre.
Dostoïevski.
A Alexandre Egorovitch Vrangel Ч
Pétersbourg, 31 mars 1865.
Mon bon, mon cher ami Alexandre Egorovitch,
Je comprends que vous ayez dû être très étonné et sans
doute, étant donnés vos sentiments à mon égard, très
offensé de mon silence après ces deux lettres si cordiales
et si intimes. Ne vous étonnez pas, ne vous offensez pas .
1. Alors secrétaire de l'Ambassade russe à Copenhague.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 233
J'ai voulu vous répondre alors, aussitôt, je ne l'ai pas pu.
Pourquoi? Vous le lirez plus bas. Mais pouvais-je vous
oublier, vous, vous mon ami, au temps où je n'avais pas
encore d'amis, vous le témoin de mon bonheur infini et
de mon terrible malheur (rappelez-vous la nuit dans la
forêt près de Semipalatinsk, quand nous les accompa-
gnions?) mon ami ensuite ici, à Pétersbourg, mon bien-
faiteur 1
Au contraire, toutes ces années j'ai bien souvent pensé
à vous. Mais quelle vie fut la mienne tout ce temps? Je
vous dois une explication circonstanciée pour expliquer
mon silence à vos lettres. Écoutez donc ! Je vais vous
narrer mon histoire durant ce laps de temps. D'ailleurs
pas toute. C'est impossible, car, en pareils cas, on ne
raconte jamais dans les lettres les choses essentielles. Il y
a des choses que je ne puis raconter tout simplement.
C'est pourquoi je me bornerai à vous donner un rapide
aperçu de la dernière année de ma vie.
Vous savez probablement qu'il y a quatre ans, mon
frère entreprit l'édition d'une revue. J'y collaborais. Tout
allait bien. Ma Maison des Morts avait obtenu un succès
considérable qui avait rénové ma réputation littéraire. Mon
frère, en commençant l'édition, avait beaucoup de dettes ;
elles allaient être payées quant tout d'un coup en mai 1863,
la revue fut interdite à cause d'un article véhément et
patriotique, qui, compris de travers, fut jugé comme une
protestation contre les actes du gouvernement et l'opinion
publique. 11 est vrai qu'il y avait un peu de la faute de
l'auteur de l'article, un de nos plus intimes collabora-
teurs : il avait trop exagéré et sa pensée fut mal interpré-
tée. Bientôt on comprit le vrai sens de l'article, mais la
revue était déjà fermée. Depuis ce moment, les afifaires de
mon frère allèrent très mal ; son crédit était ébranlé : les
débiteurs se montrèrent, et il n'y avait avec quoi les payer.
Mon frère obtint l'autorisation de continuer sa publication,
mais sous un autre titre : VEpoque. L'autorisation ne fut
donnée qu'à la fin de février 1864 ; le premier numéro ne
pouvait donc paraître avant le 20 mars. C'était tard, les
abonnements étaient faits partout, car le public a la bonne
habitude de ne s'abonner aux revues que pour trois mois:
décembre, janvier, février. Il fallait satisfaire les anciens
2Я1 СОВПЕЯР«)ГЧ1)А>ч;1С r»K nOMroiEV!<KI
abonnés qui n'avaient pas reçu tout quand le Vrémia lut
interdit. (Jn leur fit savoir (ju'ils n'auraient ù verser que
6 roubles pour recevoir VÉpoque durant toute l'année 1864*
Comme il y avait peu Av nouveaux abonnés, (|ue les
anciens abonnés recevaient la revue moyennant 0 roubles,
il en résulta que mon frère dut éditer la reyue avec perte,
('e coup l'acheva ; il fit dettes sur dettes ; sa santé com-
mença à s'altérer. Moi, à ce moment, je n'étais pas près
de lui; j'étais à Moscou au chevet de ma femme mourante.
Oui, Alexandre Egorovitch, oui, mon cher amil Vous m'écri-
viez, vous compatissiez à la perte cruelle qu'a été pour
moi la mort de mon ange, de mon frère Michel, et vous
ne saviez pas jusqu'à quel point le sort m'écrasait! Un
autre être qui m'aimait et que j'aimais infiniment, ma
femme, est morte de phtisie à Moscou, où elle s'était ins-
tallée depuis une année. Je vins près d'elle, de tout l'hiver
IHGf je ne «juittai pas son chevet, et le 26 avril de l'année
dernière elle mourut, en pleine connaissance, se souvenant
de tous, leur envoyant un dernier adieu ; elle ne vous a pas
oublié. Je vous transmets son salut, mon cher et vieil ami,
ses bons souvenirs.
Oh mon ami ! Elle m'aimait infiniment et je l'aimais de
môme ; cependant nous ne vivions pas heureux ensemble.
Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai : sachez
seulement que bien que très malheureux ensemble (à cause
de son caractère étrange, hypocondriaque, et maladivement
fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Môme
plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions
l'un à l'autre. Quelque étrange que cela paraisse, c'était
ainsi. C'était la femme la plus honnête, la plus noble, la
plus généreuse de toutes celles que j'ai connues dans ma
vie. Quand elle est morte (malgré les tourments que
j'éprouvai durant toute une année à la voir se mourir), bien
que j'aie apprécié et senti péniblement ce que j'ensevelis-
sais avec elle, je ne pouvais nullement m'imaginer combien
ma vie était vide et douloureuse, quand on la recouvrit de
terre. Voilà déjà une année, et ce sentiment reste toujours
le même...
Aussitôt après l'avoir ensevelie, je courus à Pétersbourg
chez mon frère. Il me restait seul ! Trois mois plus tard
lui aussi n'était plus. Il ne fut malade qu'un mois, et sem-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 235
blait-il peu gravement, de sorte que la crise qui l'emporta
en trois jours était presque inattendue.
Et voilà que tout d'un coup je me suis trouvé seul ; et
j'ai ressenti de la peur. C'est devenu terrible 1 Ma vie bri-
sée en deux. D'un côté le passé avec tout ce pour quoi
j'avais vécu, de l'autre l'inconnu sansun seul cœur pour me
remplacer les deux disparus. Littéralement il ne me restait
pas de raison de vivre. Se créer de nouveaux liens, inven-
ter une nouvelle vie? Cette pensée seule me faisait horreur.
Alors pour la première fois j'ai senti que je n'avais par
quoi les remplacer, que je n'aimais qu'eux seuls au monde,
et qu'un nouvel amour non seulement ne serait pas mais
ne devait pas être.
Autour de moi, tout est devenu froid et désert ; et quand
il y a trois mois, je reçus votre bonne et cordiale lettre,
pleine de vieux souvenirs, je me sentais si triste que je
n'eus pas le courage de vous écrire.
Mais écoutez encore.
y avril 1866.
J'ai commencé celte lettre il y a neuf jours, et depuis,
littéralement, je n'ai pas eu une minute pour la terminer.
Croiriez-vous, Alexandre Egorovitch, que durant les trois
mois écoulés depuis vos deux lettres, et surtout depuis la
dernière, après laquelle je me suis senti attristé en son-
geant à ce que vous deviez penser de moi, croiriez-vous
que littéralement je n'ai pas eu une minute pour vous
répondre. C'est la cause de mon silence. Que vous le
croyiez ou non, c'est la vérité. Et pourquoi cela, vous le
saurez tout de suite. Je continue.
Mon frère laissa pour tout avoir 300 roubles, avec les-
quels on fit les funérailles, et 25.000 roubles de dettes.
Sur cette somme 10.000 roubles,pour dettes très lointaines,
ne pouvaient inquiéter sa famille, mais il y avait pour
15.000 roubles de billets à ordre qu'il fallait payer.
Vous demandez avec quelles ressources il aurait pu
fournir les six derniers numéros de la revue, pour la fin
de l'année (il est mort en juillet 1864)? Mais il avait un
très grand crédit. En outre, il pouvait emprunter autant
qu'il voulait, et l'emprunt s'arrangeait déjà et, lui disparu,
tout le crédit de la revue tombait.
236 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Pas un корок pour continuer l'édition et il fallait im-
primer encore six numéros, ce qui coûterait au moins
18.000 roubles. De plus, pour s.ilisfaire les créanciers, il
fallait 1Г),000 roubles, en tout 33.000 roubles pour finir
l'année et attendre la souscription des abonnements.
Sa famille est restée littéralement sans ressources, со m me
des mendiants. Je suis leur seul espoir. La veuve et lee
enfants se sont ramassés autour de moi, attendant de
moi le salut. J'aimais infiniment mon frère, pouvais-je lee
abandonner? Il y avait deux partis à prendre : ou cçn-
ser la publication de la revue, l'abandonner (cependant
c'est une propriété de quelque valeur) aux créanciers, avec
le mobilier, et prendre la famille chez moi; ensuite tra-
vailler, faire de la littérature, écrire des romans et pour-
voir au sort de la veuve et des orphelins de mon frère.
L'autre parti: c'étaitde trouver de l'argent et de continuer
l'édition coûte que coûte. Quel dommage de ne m'ôtre pas
arrêté au premier parti 1 Les créanciers n'auraient sans
doute pas reçu p\m de 20 0/0, mais la famille, renonçant
à l'héritage, selon la loi, ne serait obligée de rien payer.
Moi, pendant ces cinq années, en travaillant chez mon
frère et dans d'autres revues, j'ai gagné de 8 à 10.000 rou-
bles par an. J'aurais donc pu les nourrir, bien entendu en
travaillant toute la vie, du matin au soir. Mais j'ai préféré
le deuxième parti; c'est-à-dire continuer l'édition de la
revue. Ce n'est pas moi seul qui l'ai préféré; tous mes
amis et anciens collaborateurs m'y ont encouragé.
14 avril.
Encore une interruption. Si vous pouviez savoir, Alexan-
dre Egorovitch, à quelles terribles et opprimantes occupa-
tions passe tout mon temps ! Donc, je continue.
Il fallait en outre payer les dettes de mon frère ; je ne
voulais pas qu'un mauvais souvenir accompagnât son nom.
Il y avait un moyen : arriver au terme de l'abonnement ;
payer une partie de la dette ; tâcher que la revue s'amé-
liore d'une année à l'autre, et dans trois ou quatre ans,
une fois les dettes payées, céder la revue à quelqu'un, après
avoir garanti les moyens d'existence à la famille de mon
frère. Alors je me reposerais ; alors je me remettrais à
écrire ce que depuis longtemps j'ai à dire.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
237
Je me suis décidé : je suis parti pour Moscou après avoir
demandé à une vieille tante riche les 10.000 roubles pour
lesquels j'étais couché sur son testament, puis je suis revenu
à Pétersbourg et j'ai continué la revue. Mais l'entreprise
était déjà fortement compromise. Il fallait demander à la
censure l'autorisation d'éditer la revue. Cette autorisation
a tant tardé que le numéro de juin n'a pu paraître qu'à la
fin d'août. Les abonnés qui se moquent de tout ont com-
mencé à s'indigner. La censure n'a pas permis de mettre
mon nom sur la revue comme éditeur ni comme directeur.
11 fallait prendre des mesures énergiques. J'ai commencé
à publier à la fois dans trois typographies ; je n'ai mar-
chandé ni l'argent, ni la santé, ni les efforts. Moi seul
menais tout. Je lisais les épreuves, j'étais en relation avec
les auteurs, avec la censure ; je corrigeais les articles, je
cherchais de l'argent ; je restais debout jusqu'à six heures
du matin et ne dormais que cinq heures. J'ai enfin réussi
à mettre de l'ordre dans la revue, mais il était trop tard. Le
croirez-vous : le numéro de septembre est paru le 28 novem-
bre, et celui de janvier 1865, le 13 février, c'est-à-dire
deux semaines pour composer chaque numéro, chacun de
trente-cinq feuilles. Jugez quel travail je devais fournir !
Mais le pire c'est qu'avec ce travail de galérien, je ne pou-
vais écrire rien pour la revue ; pas une ligne de moi. Le
public ne rencontrait pas mon nom, et non seulement en
province mais môme à Pétersbourg il ne savait pas que
c'était moi qui dirigeais la revue. Et tout d'un coup éclate
chez nous la crise générale des revues. D'un coup, dans
toutes les revues, Tabonnement ne rend pas. Sovremennik
qui avait 5.000 abonnés tombe à 2.300. La môme chose
pour toutes les autres revues. Chez nous il ne restait plus
que 1.300 abonnés. 11 y a beaucoup de causes à cette crise
littéraire qui se fait sentir dans toute la Russie; elles sont
claires bien que complexes. Mais cela après...
Jugez de ma situation ! Pour que les anciennes dettes
de mon frère n'entravent pas la marche de l'affaire je les
ai prises à mon nom, pour une somme d'environ 10.000 rou-
bles. J'avais calculé que si, même en cas de malchance,
la revue n'avait que 2.500 abonnés au lieu de ses anciens
4.000, tout s'arrangerait ; au moins les dettes seraient
payées ; j'avais fait un calcul très serré. Jamais encore.
238 СОПНВЗРО.МОАМСВ db hoatoïevski
depuis qu'cxislc le jourualisme ca Russie, depuis les
année?) 30, jamais encore le nombre des abonnés n'avait
baissé en une arinéo de plu-» de 2Г) 0/0.
Je ne puis l'attribuer й la mauvaise direction.
Vrémia c'est moi-mdmc qui l'avais commencé et mon
frère; c'est moi «jui le dirigeais. Kn un mot, il nous est
arrivé qu(;lque chos;î do semblable à ce qui arriverait à
un propriétaire ou un marchand dont la maison ou la
fabrique serait incendiée, et qui s'adresserait à un ban-
queroutier.
Au commencement de l'abonnement, les dettes, princi-
palement celles de défunt mon frèrf^, exigeaient le p;ii.--
ment. Nous payons avec l'argent des abonnements j» li-
sant qu'il en viendra d'autres avec lesquels on pourra faire
marcher la revue. Mais l'abonnement s'arrête, et après avoir
publié deux numéros de la revue, nous restons sansle sou.
C'est à ce moment que m'ont trouvé vos lettres. Je suis
parti à Moscou chercher de l'argent, chercher un com-
pagnon pour continuer la publication de la revue dans les
conditions les plus avantageuses ; mais sauf la crise du
journalisme, il y a chez nous, en Russie, la crise de l'ar-
gent. Maintenant, faute d'argent, nous ne pouvons plus
continuer l'édition et devons déclarer faillite provisoire.
Et chez moi, outre les 10.000 roubles de dettes en billets
à ordre, il yen a encore 5.000 sur parole. Sur ces sommes
3.000 roubles sont à payer coûte que coûte. De plus, il est
nécessaire de trouver 2.000 roubles pour racheter les
droits d'édition de mes œuvres qui sont engagés, et com-
mencer à les éditer moi-même. Les éditeurs me proposent
pour ces droits 5.000 roubles ; mais ce n'est pas avanta-
geux pour moi. Si j'édite moi-môme, cela me rapportera
bien davantage. Maintenant, pour payer les dettes je veux
éditer mon nouveau roman en livraisons, comme cela se
fait en Angleterre. Je veux également éditer la Maison des
Morts en livraisons, avec des illustrations, une édition de
luxe ; et enfin, l'année prochaine, faire l'édition complète
de mes œuvres. Tout cela, je l'espère, me donnera une
quinzaine de mille roubles. Mais quel travail de galérien !
Oh, mon ami ! Je retournerais volontiers au bagne pour
autant d'années si seulement les dettes pouvaient être
payées et me sentir de nouveau libre.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 239
Maintenant je vais me remettre à écrire un roman sous
le bâton, c'est-à-dire par nécessité, à la hâte. Il fera du
bruit. Mais est-ce ce qu'il me faut ? Le travail par néc^îs-
sité, pour l'argent, m'a écrasé et rongé !
Et cependant, pour commencer, il me faut 3.000 roubles.
Je cours de tous côtés pour les trouver, sans quoi je suis
perdu. Je sens qu'il n'y a que cela qui puiss<î me sauver .
De toutes les réserves de force et d'énergie, dans mon
âme est resté quelque cliose de trouble et de vague, qu»d-
que chose voisin du désespoir. Le trouble, l'amertume,
l'état le plus anormal pour moi... Et de plus, je suis seul !
Il n'y a plus l'ami de quarante années. Cependant il me
semble toujours que je me prépare à vivre. C'est ridicule,
n'est-ce pas ? La vitalité du chat !
Je vous écris tout et je vois que du principal, de ma vie
morale, spirituelle, je ne vous ai rien dit, je ne vous en ai
pas môme donné une idée. Ce sera ainsi tant que nous
resterons en correspondance. Je ne sais pas écrire les let-
tres, et je ne sais pas écrire de moi, ra'écrire avec mesure.
D'ailleurs c'est difficile. Beaucoup d'années sont entre
nous, et quelles années !
Comme c'est à propos que vous m'ayez écrit ! Vous m'a-
vez rappelé tout le passé. Je vous aime, comme je vous con-
nus jadis, jeune, bon ; tel je me souviens toujours de vous.
A propos je ne vous opnnais pas du tout comme père de
famille ; il me semble (en me rappelant le passé) que
vous devez maintenant être heureux. Mais je ne veux pas
trop chercher à deviner quelle naance inconnue de moi
a mise sur votre âme la vie de famille. Je vous remercie
pour la photographie de votre famille. J'ai examiné lon-
guement la photographie et tâché de deviner.
Je suis allé deux fois ;\ l'étranger, en élé 1862 et en 1863;
chaque fois pour trois mois. J'ai visité presque toute l'Al-
lemagne; je suis allé en Suisse, en France, en Italie (aussi
partout). Les deux fois ma santé à l'étranger s'est amélio-
rée d'une façon extraordinaire. J'avais résolu d'y aller
chaque année pour trois mois ; d'autant plus que vu la
cherté de notre vie ici, la question d'argent ne se pose
pas. Je voulais y aller pour remettre ma santé, me reposer
et travailler d'autant mieux les neuf autres mois de l'année,
en Russie. Mais l'année dernière la mort de mon frère m'a
240 CORRESPONDANCE DE DOSTO'iEVflKI
forcé de rester, et le» délies acluellc» el 1еь travaux m'arrô-
teront ici définitivement. Comme je voudraie partir, ne
serait-ce que pour un mois, me rafraîchir la télé, ressusci-
ter. Je passerais chez vouscerUiinenient.
Et qui sait, cela arrivera peut-être! i/édition de la Mai^
son des Morts peut se poursuivre sans moi, et à l'étranger
je travaille continuellement, car là-bas il y a plue de
temps et de calme qu'ici, surtout si l'on se fixe dans un
endroit.
Je vous enverrai la photographie sans faute, si vous me
répondez vite, sans vous fâcher de mon long silence. Et
pourquoi mon Dieu, vous fâcher! Suis-je coupable ? Je vie
seul; avec moi, mon beau-fils, Paul. Il a déjà seize ans, il
travaille ; il se souvient bien de vous et vous salue.
Je vous raconterai beaucoup de choses, si nous noue
voyons.
Adieu, mon cher ami. Je vous embrasse de tout mon
cœur. Soyez heureux. Désormais je répondrai exactement.
Écrivez-moi bien vite. J'ai peur que cette lettre ne vous
trouve plus à Copenhague.
Votre vieil ami pour toujours,
Th. Dostoïevski.
Au même.
Wiesbaden, 5 septembre (n. st.) 1865.
Très estimé et cher ami Alexandre Egorovitch, avez-
vous reçu ma lettre, que je vous ai adressée il y a un mois
à Copenhague ? J'avais compté que vous étiez à Copenha-
gue quand je vous ai écrit, parce que je vous ai écrit peu
après mon arrivée à l'étranger. Si vous étiez parti de
Copenhague avant le 10 juillet (de notre style) pourla Rus-
sie, vous m'auriez certainement cherché à Saint-Péters-
bourg. Et comme nous ne nous sommes pas rencontrés à
Saint-Pétersbourg, j'avais compté sûrement que vous
n'étiez pas encore parti pour la Russie (vous m'aviez déjà
communiqué cette intention). Donc (je le pense à présent),
nous nous sommes croisés quand je suis parti pour l'étran-
ger. Mais, peut-être, ma lettre vous a-t-elle été renvoyée
de Copenhague en Russie et, dans ce cas, peut-être m'avez-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 24 1
VOUS répondu à l'adresse de Zurich, comme je vous l'ai
écrit. Mais hélas ! Je me suis arrêté à Wiesbaden et je n'ai
pas encore été à Zurich, et pour cela je ne sais rien.
Il se trouve ici un prêtre, lanichev, qui a été à Copen-
hague. Je l'ai connu ici, à Wiesbaden, par hasard, et j'ai
appris qu'il vous connaissait. Il m'a dit, entre autres, que
vous aviez parlé de votre intention d'aller en Russie cet
été et que vous disiez que vous reviendriez à Copenhague
vers le mois de septembre. Cela m'a donné l'espoir de vous
écrire encore et, peut-être, ma lettre vous trouvera-t-elle
cette fois-ci à Copenhague.
Pour celte fois je ne vous parlerai que de moi et à pro-
pos d'une affaire. Ce que je vous dis, ne le communiquez
à personne, car je sens que cela ne parle pas en ma
faveur. Mais comme les phrases sont tout à fait inutiles et
pénibles dans ce cas, je vous avoue franchement, — quoi-
que j'aie honte de l'avouer, — que par ma bôtise, il y a
quinze jours, y 'at fou f perdu au jeu, c'est-à-dire que j'ai
perdu tout ce que j'avais avec moi.
J'avais aussi joué avant, depuis mon arrivée à Wiesba-
den, mais j'avais joué heureusement, et j'avais gagné une
somme importante (relativement), mais je me suis mis
dedans par ma sottise et j'ai tout perdu en trois jours ;
et maintenant тз voilà dans la pluà vilaine situation que
l'on puisse imaginer, et je ne puis quitter Wiesbaden.
J'ai écrit eu Russie à une personne qui m'est dévouée
(à Milukov) ; je l'ai chargé de prendre une avance chez
quelqu'un des éditeurs pour moi, ce qui servira d'arrhes
pour mes futures œuvres. Il me le promet sûrement, et
peut-être me viendra-t-il lui-môme en aide, mais je'ne
puis m'allendre à recevoir une lettre et de l'argent avant
quinze jours (depuis aujourd'hui), selon mes calculs, et
c'est le plus rapide. En attendant je me trouve tout à fait
sans le sou et, ce qui est pis, je m^ suis endetté à l'hôtel.
Voilà pourquoi, mon bon ami, je mo décide à ra'adres-
ser à vous. Sauvez-moi et tirez-mii d'embarras : envoyez-
moi pour la date la plus rapprochéa 100 thalers. Je paie-
rai ici et j'irai aussitôt à Paris, où j'ai des affaires et où je
trouverai quelqu'un (qui doit sûrement y être) qui me
viendra aussitôt en aide. Alors je vous rembourserai sans
tarder.
16
342 CO»f<ESI>ONOANCE ЬЕ DOSTOÏEVHK.
Jh \ouâ écris au hasurd, tiuppohaDl que voue AU^m à
Çopcriluigue. Mais dans le сан où vous vous Irouvericz
encore en Russie, el que celle lellre vous y serait expé-
diée, cl que vous ne la receviez pas plus tard que dans
quinze jours, c'est-à-dire pas plus lard que le 19 septem-
bre du nouveau style (le 7 chez nous), alors, cela ne fait
rien, envoyez-moi ici ces 100 Ihalers, si vous pouvez, à
Wiesbaden. Si vous la recevez plus tard, ce n'est plus la
peine. J'écris ainsi, parce que, malgré moi, je dois сотрет
sur le pire. Mikikov arranyeru sûrement ссЦг affaire,
mais: 1* il est mon seal espoir en Russie et 2* il peut ne
pas être à Saint- Pélersbourg, car, quand nous sommes
séparés, il me disait qu'il pensait aller cet été faire une
petite promenade à Nijui.
Dans ce cas, je pourrais rester encore longlonips sans
argent, el mon voyage à Paris, qui est très important pour
moi, serait manqué. Là-bas je pourrais aussi me procurer
de l'argent. De plus, je m'endetterais trop aussi, et c'est
extrêmement pénible. Et alors, si vous pouvez, envoyez-
le-moi pour l'amour de Dieu.
Je me suis adressé ainsi à vous, parce que je me rap-
pelle comment vous étiez autrefois, et que dans notre vie il
y eut bien des instants qui nous unirent à un tel point,
que si même la vie nous avait désunis, nous ne pourrions
devenir étrangers l'un à l'autre. Voilà pourquoi je me suis
courageusement décidé de vous avouer ma sotte el lâche
conduite. Que cela reste entre nous. Quanta l'argent, je
pense que si vous en avez en ce moment, vous ne laisserez
pas sans secours un malheureux qui se noie.
Si j'ai quelque possibilité, je passerai certainement à
Copenhague.
Je vous embrasse. Votre sincère
Théodore Dostoïevski.
Mon adresse : Allemagne, Nassau, Wiesbaden, poste
restante, à M. Théodore Dostoïevski.
An même.
Wiesbaden, 10 (22 septembre) 1865.
Très aimable et très estimé Alexandre Egorovitch.
Je vous ai déjà écrit deux lettres, auxquelles je n'ai pas
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 243
reçu de réponse. J'avais supposé que vous étiez sûrement
en Russie et que vous aviez donné des ordres pour que
vos 1 étires vous suivent en Russie. Il y a ici, à l'église
russe, un prt^tre lanichev. J'ai fait sa connaissance, et en
causant avec lui, j'ai appris qu'il avait été à Copenhague
et qu'il vous connaît. Il m'a dit que vous aviez l'intention
d'aller en Russie, mais que vous deviez revenir à Copen-
hague au mois de septembre. Ayant ainsi quelque espoir
que celte lettre vous retrouve à Copenhague, je me suis
décidé à vous écrire encore une troisième fois. Il est possi-
ble que cette lettre vous parvienne.
Il faut vous dire que dans ma seconde lettre je vous ai
demandé de me venir en aide. J'ai tout dépensé, je dois à
l'hôtel, je n'ai plus de crédit ici, et je me trouve dans la
situation la plus pénible. Cela dure encore jusqu'à présent,
avec cette différence que c'est deux fois pire. Cependant,
je dois aller en Russie, j'ai là des alïaires qui ne souffrent
pas de retard; je ne puis ni payer mes dettes, ni partir
faute d'argent pour le voyage et je suis complètement au
désespoir. Encore un peu, et je tomberai sérieusement
malade. Que faire, je ne puis le comprendre!
J'avais compté sur ma nouvelle, que j'écris nuit et jour.
Mais au lieu de trois feuilles, elle s'est étendue à six, et
le travail n'est pas encore terminé. Il est vrai que j'aurai
davantage d'argent à toucher, mais en tout cas, je ne le
recevrai pas avant un mois de Russie. Et d'ici là I Ici, l'on
me menace de la police. Que faire ?
Je vous ai écrit et je vous ai prié de m'envoyer 100 tha-
lers. Cet argent ne me sera pas d'un secours radical, mais
cela me soulagera grandement et cela me sauvera du
déshonneur. Et alors, si vous pouvez m'aider, si vous êtes
toujours le même, toujours mon bon ami, ne me refusez
pas ces 100 thalers. Ma nouvelle vaut, d'après nos prix
actuels, — minimum 1.000 roubles argent et dans un mois
je vous rembourserai sûrement.
Je suis tellement ennuyé, tellement torturé par le souci,
qu'il m'est impossible de vous écrire davantage. Pardon-
nez-moi, mon bon ami, de vous déranger. Si vous pouvez,
secourez moi.
Mon adresse: Wiesbaden, poste restante, à M. Théodore
Dostoïevski.
24-i COnnEHPONDANCE I)B DOSTOÏEVSKI
Celte adresse est bonne pour loiil le mois.
Je vous serre cordialement la main.
Voire Théodore Dostoïevski.
Au même.
W'iesbaden, 28 septembre 1868.
Je vous remercie, mon précieux ami, de m'avoir secouru.
Vous avez montré que vous 6tes mon ami, constant,
fidèle, et que votre cœur n'a pas chanjçé avec les années.
Vous allez en Suède, probablement pour peu de temps.
Ainsi, il est possible que cette lettre ne vous trouve pas à
Copenhague. Voilà la question: vous trouverai-je à Co-
penhague? J'aurais bien voulu vous voir en passant. Mais
si j'ai h ma disposition deux ou trois jours et si je me
trouve dans des conditions convenables, — je ne veux pas
suivre votre conseil de revenir à Saint-Pétersbourg par la
mer, car il m'est indispensable de m'arrôter deux ou trois
jours dans le gouvernement de Pskov (su г ma route).
Vos cent thalers m'ont secouru tant soit peu relative-
ment, car M"' Brinken est venue elle-même (hier; à l'hô-
tel, dans la soirée, et, ne m'ayant pas trouvé, elle a eu
le temps de raconter au propriétaire qu'elle devait me
remettre une lettre chargée. Et à cause de cela, aujour-
d'hui, quand j'ai été chez elle et que j'ai reçu l'argent, le
propriétaire, prévenu de l'argent, m'a pris presque (oui, de
sorte qu'il m'est resté une quinzaine de florins. C'est tout
à fait dans les habitudes du pays, et cependant, j'ai encore
une dette et une dépense à faire (un dégagement à faire)
qui me tourmentent beaucoup. Mais ça m'est égal: je
recevrai peut-être mon argent dans peu de temps et alors
ce que j'ai donné au propriétaire sera déjà liquidé. Autant
de gagné.
J'espère que je n'attendrai pas .longtemps et cependant
il faudra bien dix jours. Ces dix jours j'aurai la fièvre.
Voici ce que j'ai décidé : j'ai écrit à Katkov, en lui pro-
posant ma nouvelle pour le Bousski Viestnik et en le priant
de m'envoyer ici 300 roubles d'avance. Mais j'ai bien
peur de deux circonstances : 1° il y a six ans Katkov m'a
envoyé en Sibérie (avant mon départ de Sibérie) 500 rou-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 245
bles d'avance pour une nouvelle que je ne lui avais pas
encore envoyée. (Peut-être m'a-t il envoyé 1.000; j'ai
oublié: est-ce 500 ou 1.000?) Et puis ensuite nous ne nous
sommes pas accordés dans nos conditions et l'affaire n'a
pas été conclue. L'argent a été remboursé à Kalkov et la
nouvelle, que j'avais déjà envoyée en attendant, a été
reprise ; 2" depuis cette époque, pendant l'édition de Vrrf-
/nia, il y a toujours eu des bisbilles entre les deux revues.
Et Katkov est un tel individu, que je crains beaucoup
maintenant qu'il ne se rappelle le passé, et qu'il ne me
refuse hautainement la nouvelle que je lui propose et
qu'il ne me laisse penaud. D'autant plus qu'en lui offrant
ma nouvelle je ne pouvais m'adresser à lui autrement que
d'un ton dégagé et sans aucune platitude.
Et cependant, la nouvelle que j'écris à présent sera
peut être mieux que tout ce que j'ai écrit, si l'on me donne
le temps de la finir. Oh, mon ami ! Vous ne sauriez croire
quelle torture on éprouve à écrire sur commande. C'est
môme désavantageux au point de vue matériel. Plus l'œu-
vre est faible, plus le prix s'abaisse. Mais que faire ? j'ai
15.000 roubles de dettes, tandis que l'aimée dernière à cette
époque je n'avais pas un kopek de dette. Non seulement
j'ai sacrifié mes propres 10.000 roubles pour la famille de
mon frère, mais j'ai signé des lettres de change et j'ai refait
en mon nom les lettres de change signées par mon frère,
et maintenant, j'aurai à faire plusieurs années de prison
pour les dettes d'un autre. Et que deviendra mon pauvre
Paul ? Et mon frère Nicolas qui est malade ? J'ai dû aller
à l'étranger pour me soigner et écrire quelque chose. Pour
écrire — j'ai écrit ; mais ma santé est pire ; je n'ai plus de
crises d'épilepsie, mais une fièvre intérieure me brûle; j'ai
des frissons, la fièvre toutes les nuits et je maigris affreu-
sement. J'ai dû prendre froid. Au revoir, mon ami... Mon
adresse est la même : Wiesbaden, poste restante ; je vous
prie, poste restante. Tout à vous,
Th. Dostoïevski.
Si je ne puis vous remettre l'argent avant d'aller en
Russie, je le rendrai à Pétersbourg, comme vous l'avez
recommandé.
Je passerai certainement encore une dizaine de jours à
Wiesbaden, jusqu'à la réponse de Katkov.
246 CORBBSPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Au même.
Péterebourj^, 8 novembre 1865.
Excellonl et très oslimé ami, Alcxandn^ Egorovilch.
Est-il possible que los quatre scinaiiies soient écoulées ?
J'ai compté rt c'est vrai, en effet. Qu'ai-je «lonc fait?C'<'st
étrange : je vois d'après votre lettre (ju • vous ne parain-
sez pas avoir reçu mon billot du bateau à vapeur <le Кгоал-
tadt. N'est-ce pas ? Écrivez-le. Je vous dois encore
utv* livre. Ce n'était pas un billet, mais cpiebjues mots sur
l'addition du bateau à vapeur. Il me manquait une livre,
et cependant je n'ai eu que 5 shillings de menues dépen-
ses (pour la bière ; l'eau était abominable)- П y и eu, sur
l'addition, de tels détails qu'on ne pouvait ni soupçonner
ni éviter. Je vous ai donc écrit sur l'addition quelques
lignes, en vous priant de rembourser cette livre h Copen-
hague. Car je n'avais déjà plus un kopek. Kst-il possible
qu'ils ne se soient pas présentés? La traversée a été calme,
mais nous ne sommes arrivés que le sixième jour.
Aussitôt arrivé, dès la première nuit, j'ai eu une crise
des *!plus fortes. Je me suis remis ; dan^ cinq jours, —
une autre crise, encore plus violente. Enfin, avant-hier,
encore une, quoit|ue légère, mais les trois à la suite m'ont
horriblement fatigué. Malgré cela, je travaille sans lever
la tête. Katkov m'a envoyé 300 roubles à Wiesbaden, je
les ai trouvés en arrivant : lanichev me les a renvoyés. En
attendant, tout s'est effondré sur moi. La famille de mon
frère (celui qui est décédé) est complètement bouleversée.
On n'attendait que moi. Je leur ai tout donné et de plus
j'ai emprunté dernièrement encore 100 roubles. Je ne sais
ce que je dois faire. Je viens de consulter Polonsky. Il
m'a beaucoup parlé et conseillé d'attendre avec la revue,
d'écrire un roman et autre chose encore et de commencer
alors. Ce serait donc dans un an. Quant au secours, il
hoche la tête. Mais je n'ai encore rien tenté et je veux le
tenter quand même. Je vais présenter une demande au
ministre pour la famille de mon frère.
J'ai en tête de publier une édition périodique, qui ne
serait pas une revue. Ce serait utile et avantageux. Il est
possible que je le réalise l'année prochaine. Mais en
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 247
attendaat, il faut terminer le roman. Je travaille de toutes
mes forces, et cependant cela m'est défendu par les doc-
teurs, à cause des crises.
Je ne puis rien vous envoyer tout de suite. Patientez,
mon bon ami. Pour le roman, je ne recevrai pas moins de
2.500 roubles. Je vous rembourserai. Car c'est tout à fait
certain ; j'ai reçu les arrhes. Pourvu que je le termine!
Le pardessus et le plaid sont arrivés. Il est possible que
je les envoie demain à Lubeck.
Que dois-je faire avec laiiciiev ? Mon Dieu 1 vers 1a
12 décembre il ïaml absolu menl lui envoyer ma dette.
Alors, peut-être, pourrai-jo m'a^quitter aussi envers vous.
Mais, où le prendre? Ce n'est раз de bonne politique
que de tleinanJer encore une avance à Katkov. C'est
impossible. C'est stupide. Nous ne sommes pas <lu tout
dans ces rapports.
Je présente à votre épouse maa parlait dévoutMn«Mit et
mon respect sans bornes. Et je lui souhaite surtout une
bonne santé, c'est le principal. Je vous félicite à l'occasico
de la naissance de votre fille et j'embrasse tous les enfants
et surtout la plus sage.
Au revoir, cher et vieil ami. Je vous serre fortement la
main. Tout à vous.
Th. Dostoïevski.
Je remettais toujours à vous écrire, attendant quelque
chose do positif. Min Paul se pirte bien et mt> donne peu
de satisfaction ;mon frère est malade, il mourra probable "
ment bientôt, — celte année, peut-être. Je vous parlera
en détail de toutes les nouvelles et de tous les projets. Ne
m'oubliez pas non plus. Nous avons la neige, on va en traî-
neau et la Nova se prend. 11 est à peine possible que les
bateaux à vapeur marchent. Je vous renverrai le pardessus
d'une autre façon. J'ai reçu la malle de Francfort. Le tout
a coûté 65 roubles.
A N.-N. Strakhov.
1866.
Mon bon et bien estimé Nicolas Nicolaïevitch,
Dimanche, 12 février, s'il ne survient rien d'extraordi-
naire, mon mariage sera célébré à 8 heures du soir, à la
cathédrale de la Trinité.
248 CORRESPONDANCE DB ООВТОКВУвК!
Si vous n'avez pas oublié les quelques unnéi-s (Je nos
relations si inliiiies el si cordiales, vous ne vous étonnerez
point, mon cher Nicolas Nicolalevilch, qu'en un moment
aussi heureux de ma vie (malgré Ь1<"П des soucis), je me
souvienn*' de vous el désire de tout пюп cœur vous voir
d'abord parmi mes témoins et ensuite parmi les invitée qui
accompagneront les jeunes mariés chez eux.
Depuis longtemps je me proposais d'aller vous le deman-
der, mais tous ces temps : !• je suis souflfrant.et 2» j'ai tant
de préoccupations, il faut se soucier <le tant de [и-tites cho-
ees, il y a tant d'achats à faire, d'ordres à flonner, fpi'avec
ma mauvaise mémoire je suis complètement perdu.
C'est pourquoi je vous prie de m'excuser de vou> jmviUt
par ce billet. Ensuite je suis devenu tellement sauvage fa
dernière année de ma vie solitaire et si abruti des qua-
rante-quatre feuilles que j'ai écrites cette année, que j'ai
môme beaucoup de peine à écrire ces quelques lignes
malgré que je ressente pour vous une très sincère sympa-
thie et que je ne me soucie pas du style.
Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Au
revoir donc. Je vous serre fortement la main.
Votre dévoué
Th. Dostoïevski.
AA.E. Vrangel.
Pétersbourg, 18 février 1866.
Mon bon et vieil ami Alexandre Egorovitch,
Je suis coupable envers vous pour mon long silence
mais ma faute n'est pas sans excuses. 11 me serait mainte-
nant difficile de vous décrire ma vie présente avec toutes
ses circonstances, pour vous faire comprendre clairement
les nombreuses causes de mon long silence. Ces causes
sont multiples et compliquées. Aussi ne les décrirai -je pas;
je vous dirai seulement ceci : 1» je travaille comme un
galérien. C'est ce roman pourle/?ouss^iVies<ni7c. Le roman
est grand, il a six parties. A la fin de novembre il y en
avait déjà un grand morceau d'écrit, tout prêt; j'ai tout
brûlé ! maintenant, je puis l'avouer, ça ne me plaisait pas.
Une nouvelle forme, un nouveau plan m'entraînaient ;
j'ai recommencé. Je travaille jour et nuit, et, cependant,
CORHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 219
je travaille peu. J'ai calculé qu'il me faudra fournir à
Rousski Viestnik jusqu'à six feuilles par mois. C'est terri-
ble ; с ependant j'y arriverais si j'avais ma liberté d'esprit.
Un roman c'est une œuvre poétique ; il exige le calme
de l'esprit et de l'imagination, tandis que moi je suis tour-
menté par les créanciers qui me menacent de la prison ;
jusqu'à ce jour je ne me suis pas encore arrangé avec eux
et je ne sais pas encore si j'y parviendrai, bien que plu-
sieurs d'entre eux soient raisonnables et acceptent ma pro-
position de fractionner les paiements et de m' acquitter en
cinq années. Mais avec quelques-uns je n'ai pu encore
m'arranger. Comprenez donc quelle est mon inquiétude.
Cela ronge l'esprit et le cœur et dérange pour plusieurs
jours, et malgré cela, il faut s'asseoir et écrire. Parfois
c'est impossible. Voilà pourquoi il m'est difficile de trou-
ver un moment de tranquillité pour causer à un vieil ami.
Je vous le jure!
Ensuite la maladie. D'abord dès mon retour j'ai été
terriblement secoué par l'épiiepsie ; elle semblait vouloir
se venger des trois mois de répit qu'elle m'avait accordés
à l'étranger ; maintenant ce sont les hémorrlioïdes dont je
souffre depuis un mois. Vous n'avez probablement pas
idée de cette maladie, et vous ne pouvez vous imaginer
ce que sont ses accès. Voilà déjà trois années de suite
que je leur paie mon tribut deux mois par an, en février et
mars. Et comment 1 Quinze jours durant j'ai dû rester
couché sur mon divan, et pendant ces quinze jours impos-
sible de prendre la plume ; et maintenant, pendant l'autre
quinzaine, il me faut écrire cinq feuilles! Et parce que bien
portant, je dois rester couché, uniquement puisque je ne puis
être debout ou assis sans qu'aussitôt des douleurs ne me
prennent. Cependant depuis trois jours je vais beaucoup
mieux. C'est Besser qui me soigne. Je profite d'un moment
de répit pour causer avec des amis.
Quelle honte j'avais de ne pas avoir répondu ! Mais ce
n'est pas à vous seul, c'est à d'autres aussi qui ont des
droits à mon affection, que je n'ai pas écrit.
En mentionnant mes ennuis je n'ai rien dit des désa-
gréments de famille et des innombrables soucis que me
causent les affaires de feu mon frère, sa famille et les
affaires de notre défunte revue. Je suis devenu nerveux.
21)0 CORUESPJ.NDANCB DE 008TO'iEV8KI
irritable, mon caractère s'osl gAlé. Je ne eai» pas jusqu'à
quel [)oinl cola ira. Je ne «uis pas sorti do tout l'hiver ; je
n'ai vu ri<4i ni pi^rsonno ; je no suis all6 (|u'iinc foin au
lh6<1tro, Л la première de Hogniéila, cl ce sera ainsi jusqu'à
ce qaȔ j'aie fini mon roman, si toutefois on ne ra'erapri-
sonn<; pas pour dettes.
Quand j'aurai fini mon roman, ji^ ne sais pas ce que je
ferai, mriis le principal, mon nom littéraire sera renou-
velé et pour l'automni' on pourra (entreprendre quelque
chose. J'ai un projet, mais il faut être sage.
Voici encore un fait : les abonnements aux revues et le
commerce des livres augmentent en de grandes propor-
tions ; ce sont les derniers renseignements des libraires,
et j'en ai encore d'autres preuves.
Maintenant je reprends ce que vous avez écrit. Vous
m'avez écrit que le mieux pour moi serait d'entrer au ser-
vice de l'État. J'en doute. Pour moi le mieux c'est de res-
ter où l'on peut trouver le plus d'argent. En littérature
j'ai déjà un tel nom que je suis assuré d'avoir toujours
un morceau de pain (si je n'avais pas de dettes) et même
un morceau de pain blanc, succulent, comme c'était jus-
qu'à ces dernières années.
A propos, je vous parlerai de mes occupations littéraires
actuelles et vous en tirerez la conclusion nécessaire.
Acculé par les circonstances j'écrivis à Katkov, de
l'élranger, que je lui donnerais une nouvelle à un prix
très bas pour moi : 125 roubles la feuille, ce qui équivaut
à 150 roubles la feuille du Sovremennik. Il accepta. Depuis,
j'ai appris qu'il avait accepté avec joie parce que cette année,
en fait de belles lettres, il n'avait rien pour sa revue.
Tourguenev n'écrit rien, et ils sont fâchés avec L.Tolstoï.
Je suis arrivé en sauveur (je tiens tout cela de source
sûre). Mais avec moi, ils ont été très prudents et très poli-
tiques. Ce sont d'affreux pingres. Le roman leur parut
grand. Payer pour vingt-cinq feuilles (trente peut-être)
125 roubles la feuille, les effrayait. En un mot toute leur
politique consiste (ils ont déjà envoyé chez moi) à diminuer
le prix de la feuille, et ma politique à moi est de l'augmen-
ter. Si bien qu'entre nous règne actuellement une lutte
sourde. Évidemment ils désirent que je vienne à Moscou,
moi j'attends, et voici quel est mon but : avec l'aide de
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI "251
Dieu, ce roman sera peut-être une œuvre admirable, je
désire que trois parties au moins (la moitié) soient publiées;
l'effet sur le public sera produit, et alors j'irai à Moscou et
nous verrons comment ils diminueront le prix ; peut-être,
au contraire, l'augmenteront-ils. Ce sera vers PAques. En
outre, je tâche de ne pas prendre d'avances ; je me serre
et vis comme un mendiant ; le mien ne m'échappera pas»
tandis qu'en prenant des avances, moralement je ne serais
plus libre quand, plus tard, il me faudra parler dôÉini-
tivement du paiement. La première partie de mon roman
a paru il y a deux semaines dans la première livraison de
janvier deliousski Viestnik ; il s'appelle Crime et Châtiment.
J'ai entendu déjà beaucoup d'appréciations enthousiastes.
Il y a là des choses hardies et nouvelles. C'est dommage
que je ne puisse vous l'envoyer. Est-ce que là-bas, chez
vous, personne ne reçoit liousski Viestnik ?
Écoutez maintenant: supposons que je réussisse à ter-
miner bien ce travail, c'est-à-dire, comme je le désirt*, je
rêve, savez-vous quoi ? à vendre cette année même la
deuxième <Sditioa à un libraire, moyennant deux mille ou
même trois. Le service d'État ne me les donnera pas 1 Et
je le vendrai certainement en deuxième édition, car il en
a été toujours ainsi pour toutes mes œuvres. Mais voici le
malheur ; je puis gâcher le roman ; je le pressens. Si on
me met en prison pour dettes je le gâcherai sûrement et
même ne l'achèverai pas ; alors tout sera perdu !
Mais je ne fais que parler de moi ; n'y voyez point une
preuve d'égoïsme; cela arrive à tous ceux qui trop long-
temps restent dans leur coin et se taisent.
Vous écrivez que vous et toute votre famille avez été
malades ; c'est triste. La vie à l'étranger devrait au moins
vous dédommager par la santé ! Que seriez-vous devenu avec
votre la mille cet hiver à Pétersbourg ! C'est terrible ce que
nous avons eu, et cet été peut-être aurons-nous le choléra.
Transmettez à votre femme mes sentiments respectueux
et mes souhaits de tout le bonheur possible, et pour com-
mencer, la santé.
Mon bon ami, vous au moins vous êtes heureux dans
votre famille, et à moi, le sort a refusé ce grand et unique
bonheur de l'homme. Oui, pour votre famille, vous devez
être reconnaissant.
2Г)2 t.<muh>«i».>i>A.>i E OE DOSTOÏEVSKI
Vous ПК! dites iiu mol de la proposition de votre père que
vous avez refusi^e. Je iio saurais vous donner de conseils,
puisque je ne connais pas Га(Та1ге dans ioai tet détuiU,
cependant je me permettrai un conseil d'ami : ne voue
décidez pas Л In hâte, ne dites pas le dernier mot, et
remettez la décision définitive .'i l'été, quand vous vien-
drez. Ces sortes de décisions se font pour toute la vie ; c'est
le changement de toute la vie. Si m<^mc cet été vous tous
décidiez à rester au service, ne prononcez pas la parole
définitive, et laissez le dernier mot aux circonstances.
Cet été je serai à Pétersbourg, alors nous nous verrons
et nous causerons de bi6n des choses.
A propos, je suis très heureux que la vie intérieure
russe vous intéresse autant. Pour moi, un ami, c'est très
agréable, bien que je ne sois pas d'accord avec vous sur
tous les points. Vous envisagez certaines choses d'une
façon un peu exclusive. Est-ce que vous ne puisez pas vos
nouvelles dans les journaux étrangers? Là on déforme
systématiquement tout ce qui touche la Russie. Mais c'est
une question très vaste. Selon moi, quand on est à l'étran-
ger, on tombe malgré soi sous l'influence de la presse
étrangère. Je l'ai éprouvé par moi-même. Cependant, sur
bien des points je pressens que je suis d'accord avec vous.
Fiesf est édité par deux directeurs :S/faria/ine et Umatov.
Au revoir, mon cher ami, au revoir.
J'espère dans la prochaine lettre vous donner de meil-
leures nouvelles. Que Dieu m'entende 1
Bien à vous.
Th. Dostoïevski.
Embrassez vos chers enfants.
[Ecrit en travers] : Tout ce que vous avez laissé chez mo
est intact et enfermé dans une commode. Mon ami, je suis
votre débiteur. Patientez un peu ; je paierai. Et mainte-
nant, je fuis les avances; et si vous saviez combien j'ai dû
dépenser !
Au même.
Pétersbourg, 9 mai 1866.
Mon bon Alexandre Egorovitch,
Je suis en retard avec ma réponse et je tâche de rattra-
per le temps perdu. Croyez-moi, mon fidèle ami, que ma
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 253
conscience me reproche beaucoup, et si votre lettre était
venue seulementhuit jours avant, je vous aurais envoyé l'ar-
gent aussitôt. Ne riez pas de ce que je vous dis. Voilà ma
situation : j'ai vécu tout l'hiver en ermite, j'ai travaillé, ma
santé est délabrée, j'ai vécu de peu de chose, et j'ai dépensé
1.500 roubles. Comment ? Mais on m'arrache l'argent 1 Jo
suis allé à Moscou à la semaine sainte et j'ai pris à Katkov,
d'avance, 1.000 roubles. Mon but était d'aller plus vite à
Dresde, de m'y installer pour trois mois et de terminer mon
roman, afin que personne ne me dérange. Car ici à Saint-
Pétersbourg, il m'est impossible de terminer. Mes crises
deviennent plus violentes, ce qui n'arrive pas à l'étranger,
et quant aux créanciers, plus on leur donne, plus ils
deviennent insolents. Cependant, ils devraient m'ôtre recon-
naissants, après la mort de mon frère j'ai pris les dettes à
mon nom et j'en ai déjà payé une partie. Et si je n'avais
pas refait les lettres de change à mon nom, ils n'auraient
rien reçu. Mais il s'est trouvé que cette fois-ci, quand on
m'a délivré le passeport pour l'étranger, il a été nécessaire
de procéder à quelques formalités, l'affaire a ti'aîné et le
cours du rouble a baissé ; de sorte que ce qui était possi-
ble la semaine sainte, on n'y doit plus songer maintenant.
Et cependant les créanciers ont fait valoir leurs droits, et
mes mille roubles ont été perdus. Malgré tout cela, je
reste et je continue mon roman de toutes mes forces. En
ce moment, c'est mon unique espoir. Il me reste encore
environ 1.500 roubles à toucher pour cela, et peut-être
davantage, et ensuite je vendrai la deuxième édition, aussi
pas moins de 1.500 roubles (on le marchande déjà). Mais de
Katkov je ne commencerai à toucher de l'argent qu'à par-
tir du mois de juillet. Je vous en enverrai au mois de juil-
let — sans aucun doute. Mais s'il y a la moindre possibilité
de vous en envoyer avant (et ce serait très probable, car
les libraires demandent déjà la deuxième édition, avant
que le roman soit terminé) je vous en enverrai tout de
suite. Et je vous prierai de m' écrire en deux mots au
moins le chiffre exact de rai dette de l'année dernière en
reichslhalers, car j'ai perdu mon {carnet et je me rappelle
ma dette à peu près, mais pas au ju^te. J'ajouterai que j'ai
encore plus de peine que vous de ne pouvoir vous rembour-
ser à présent. Certainement, vous m'accuserez ; pourquoi
251 COfiRBSPONDA.NCB 0£ UOSTOiEV^KI
paie-t-ii les autres el ne me paie-l-il рае ? Tout ce que je
puib répondre pour m'excuecr — c'est que c'cht arrivé
sans intention. IIh sont près (Je moi et il» m'ont tellement
serré (le près «jue je ii';ti |i;is pu r«'s[tir»'r ; j'ai lunl iIjk-
tribué nial^'é moi.
Le cours (lu rouble a conuiu in с ù baiSï^er p(iur des rai-
sons européennes; je ne délends pas Katkov, et je ne tiens
pas plus que ça à le défendre, mais il ne professe pas de
socialisme. Vous ne ;lisez probablement (jue dt^s articles
étrangers. C'est peu pour connaître l'alTaire. Ne viendrez-
vous pas passer l'été? Nous aurions bien des choses à nous
dire. Ouanl h moi, je crois que je resterai h Saint-Péters-
bourg, et, par conséquent, je paierai encore l.WO rouble».
Ne serait-ce pas bien d'aller à Moscou ou quelque pari к
la campagne? Écrivez donc. Tout à vous.
Th. Dostoïevski.
A Apollon Nicolaîevilch Maïkov.
Genève, le 16 (28) août 1867.
Combien de temps ai-je gardé le silence el n'ai-je pas
répondu à votre précieuse lettre, cher et inoubliable ami
Apollon Nicolaîevilch. Je vous appelle mon ami inoubliable
el je sens dans mon cœur que je vous donne ce nom avec
raison : nous sommes amis depuis si longtemps el nous
sommes habitués l'un à l'autre à un tel point que la vie,
qui nous a quelquefois séparés el éloignés, n'a pu nous
éloigner complètement l'un de l'autre, et même peut-être
nous a définitivement unis. Si vous écrivez que vous vous
êtes aperçu quelque peu de mon absence, combien plus
je me suis aperçu de la vôtre I En dehors de la conviction
confirmée journellement de la ressemblance et de l'union
de nos idées et de nos sentiments, prenez encore en con-
sidération que, vous ayant perdu, je me suis trouvé, de
plus, dans un pays étranger, où non seulement je n'ai
trouvé ni un visage russe, ni livres, ni pensées et soucis
russes, mais même pas un visage accueillant. Vraiment,
je ne puis comprendre comment un Russe vivant à l'étran-
ger peut ne pas remarquer et ne pas sentir cela, s'il a
du sentiment et du bon sens. Il est possible qae, d'après
CORHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 255
eux, ces gens-là soient accueillants, mais à nous, il nous
semble qu'ils ne le sont pas. C'est vraiment ainsi ! Et com-
ment peut-on passer sa vie à l'étranger? Sans patrie, — c'est
une souffrance, je le jure ! Aller y passer six mois, un an
môme, — c'est bien. Mais y aller comme moi, sans savoir
du tout quand je reviendrai, c'est très mauvais et très péni-
ble. Lidée seule est pénible. J'ai besoin de la Russie, pour
mon travail et pour mes œuvres (sans parler de l'existence
en général), et grandement besoin. On devient comme un
poisson sans eau : on peid ses forces et ses moyens. Nous
causerons de tout cela. J'ai bien des choses à vous dire et
à vous demander votre conseil et votre aide. Vous ôtes le
seul, avec lequel je puisse parler d'ici. (N.B. — A propos:
lisez cette lettre tout seul et ne racontez rien sur mes affai-
res à qui n'a pas besoin de les savoir. Vous verrez vous-
même.) Encore un mot: pourquoi je suis resté si longtemps
sans vous écrire ? Il est au dessus de mes forces dt* vous
répondre en détail. Je me trouvais trop peu stable, et
j'attendais d'être installé pour quelque temps au moins,
pour commencer notre correspondance. Je ne compte que
sur vous, sur vous seul. Écrivez-moi plus souvent et ne
m'abandonnez pas. mon ami ! Л présent, je vous écrirai
très souvent et régulièrement. Entamons donc une corres-
pondance suivie, pour l'amour de Dieu l Cela me rempla-
cera la Ru?sie et cela me donnera des forces.
Je vais vous raconter ces quatre mois tant bien que mal
et à cœur ouvert.
Vous savez comment je suis parti etpourquelleM.u^ou^.
Les principales raisons étaient deux : 1" sauver non seu-
lement ma santé, mais ma vie môme. Les crises se sont
répétées chaque semaine, et il était insupportable de sen-
tir el d'avoir conscience de ce dérangement nerveux et
cérébral. La raison commençait réellement à être ébranlée,
c'est la vérité. Je le sentais ; et le dérangement nerveux
me donnait quelquefois des moments de rage ; 2" raison
ou circonstance : les créanciers ne pouvaient plus atten-
dre, et au moment où je partais, Lalkine et Petchalkine
avaient fait valoir leurs droits— un peu plus on me prenait.
Il est bon d'admettre (et je le dis sans figure et sans fanfa-
ronnade) que la prison pour dettes m'aurait été très utile,
d'un côté. L'actualité, l'étoffe, une nouvelle Maison des
256 CORItESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
Morts en ut» mol j'aurai» eu de l'étoffe au moins pour4.000
ou 5.000 roubles, mais je viens de me marier et, d'ailleurs,
aurais-je mieux supporté un été suffocant dann la mai-
son Tarassov? C'est une question irrésolue. Mais s'il
m'était impossible d'écrire dans la maison Tarassov avec
des crises plus violenttîs, comment aurais-je fait pour
payer mes dettes ? La charge devenait énorme. Je suis
parti, mais je portais la mort dans l'âme. Je n'avais pas
foi en l'étranger, ou plutôt, je croyais que l'influence
morale de l'étranger serait très mauvaise ; seul, sans pro-
vision, avec un jeune être, qui aspirait avec une joie naïve
à partager ma vie errante ; mais je voyais que dans cette
joie naïve il y avait beaucoup d'inexpérience et de chaleur
primitive, et cela me troublait et me tourmentait beau-
coup. J'avais peur qu'Anna Grigorievna ne s'ennuyAt
seule avec moi. Car jusqu'à présent, nous sommes réelle-
ment seuls. Je ne comptais раз sur moi-môme: mon carac-
tère est maladif, et je prévoyais qu'elle souffrirait avec
moi. (N.B. —A vrai dire, Anna Grigorievna s'est montrée
plus forte et d'un esprit plus profond que je ne l'aurais
jugé, et que je n'aurais compté, et, dans bien des occasions
elle a été mon ange gardien ; mais en môme temps, il y a
en elle beaucoup de traits enfantins, propres à ses vingt ans,
ce qui est beau et naturellement nécessaire, mais à quoi
j'ai à peine la force et la faculté de répondre. Tout cela
m'était venu à l'esprit au moment de mon départ, et quoi-
que, je le répète, Anna Grigorievna se soit trouvée plus
forte et meilleure que je ne le croyais, mais cependant je
ne suis pas encore tranquille.) Enfin nos modestes ressour-
ces m'effrayaient : nous sommes partis avec de fort peti-
tes ressources et ayant emprunté d'avance trois mille rou-
bles (!) à Katkov. Il est vrai, j'avais compté, aussitôt arrivé
à l'étranger, me mettre au travail. Et qu'est-il arrivé ? Je
n'ai rien ou presque rien fait encore, et je commence
à peine à présent mon travail d'une façon sérieuse et défi-
nitive. Il est vrai que, à propos de ce que je n'ai rien fait,
je suis encore en doute : car j'ai senti quelque peu et j'ai
imaginé bien des choses ; mais il y a fort peu de choses
écrites, il y a peu de noir sur le blanc, et cependant ce
n'est que le noir sur le blanc qui soit définitif ; car on ne
paye que cela.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 257
Ayant vite quitté cet ennuyeux Berlin (où j'ai passé une
journée, où ces ennuyeux Allemands ont réussi à ra'éner-
ver jusqu'à la rage et où je suis allé aux bains russes)
nous sommes allés à Dresde, là nous avons loué un appar-
tement et nous nous y sommes installés pour quelque
temps.
L'impression a été très bizarre. Je me vois poser tout de
suite la question : pourquoi suis je à Dresde, précisément
à Dresde, et non pas ailleurs, et pourquoi donc a-t-il fallu
tout quitter en un endroit et venir dans un autre endroit ?
La réponse se présentait clairement (à cause de ma santé,
de mes dettes, etc.). Mais ce qui a été mauvais, c'est que
j'ai senti avec trop de netteté que, n'imporle où que nous
vivions, ce serait indifférent à Dresde ou ailleurs, je serai
partout, dans un pays étranger, détaché de ma pairie. J'avais
voulu me mettre aussitôt- à l'ouvrage, mais j'ai senti que
je ne pouvais positivement pas travailler, que l'impression
était positivement différente. Que faisais-je alors ? Je
végétais. Je lisais, j'écrivais quelque peu, je souffrais d'en-
nui, puis de la chaleur. Les jours passaient monotones.
Nous allions nous promener régulièrement avec Anna
après dîner dans le Grand Jardin, entendre de la musique
banale, ensuite nous lisions, puis nous allions nous cou-
cher. J'ai découvert dans le caractère d'Anna Grigorievna
des qualités sérieuses d'antiquaire (et cela me paraît très
gentil et très amusant). Pour elle, par exemple, c'est toute
une occupation que d'aller examiner quelque stupide hôtel
de ville, d'inscrire, de le décrire, ce qu'elle fait avec ses
signes slénographiques, et elle a ainsi rempli sept car-
nets; mais ce qui l'a occupée et ce qui l'a frappée le plus,
c'est la galerie, et j'en étais fort aise, car dans son âme trop
d'impressions ont été évoquées pour qu'elle s'ennuie. Elle
allait tous les jours à la galerie. Combien nous avons
causé et parlé de tous nos amis, de Saint-Pétersbourg, de
Moscou, de vous et d'Anna Ivanovna ; c'était quelque peu
triste.
Je ne puis vous décrire mes pensées. J'ai subi trop d'im-
pressions. Je lisais les journaux russes et cela me repo-
sait. J'ai enfin senti que j'ai assez de réserve pour écrire
un article sur les rapports de la Russie avec l'Europe et
les couches supérieures de la société russe. Mais n'en par-
17
258 COrtilESPONDANCE DE DOgTO'iEVSKI
Ions pas I Les Allemands ra'énervent, ol notrn \u; russe
la vie de nos couches supôrieuniset leur foi dans Г1'2игоре
et dans la civilisation, ra'énervent aussi. L'év6nr;menl de
Paris m'a horriblement boulevf^rsé. Ils sont fameux les avo-
cats parisiens qui crient:* Vive la Pologne » ! Fi, que c'est
vilain, et surtout comme c'est bête î Je me suis davanla^fe
pénétré de ma première idée : qu'il nous est en partie
avantageux que l'Europe ne nous connaisse pas ou bien
nous connaisse à notre désavantage. Kt les détails du pro-
cès de Berezowsky ! Que de vile bureaucratie I mais l'im-
portant, l'important est que l'on se demande comment il»
n'ont pas tout divulgué, comment tout se tient encore À la
môme place ; îi la même place !
La Russie nous parait ici plus en relief. C'est un fait
remarquable que le peuple ait présenté une maturité inat-
tendue et une compétence pareille à l'occasion de l'inau-
guration de nos réformes (quand on ne considérerait que
les réformes judiciaires), et en môm«», temps la nouvelle du
commerçant de 1" classe qui a été frappé de verges à
Orenbourg par le maître de police. On ne sent qu'une
chose : que le peuple russe, grâce à son bienfaiteur et à
ses réformes, s'est enfln placé dans une situation telle que,
bon gré mal gré, il s'habituera aux affaires, à s'observer
soi-même, et c'est là le principal. Je vous le jure que c'est
à présent une époque de transformations et de réformes peut-
être plus importante que l'époque de Pierre le Grand. Que
deviennent les routes ? Il faudrait se diriger vers le Midi,
aussi vite que possible, c'est important. Et puis alors une
justice équitable partout, quelle grande rénovation ! (Ici
on pense à tout cela, on en rêve, tout cela fait battre le
cœur.) Ici je n'ai rencontré presque personne, mais il est
impossible de ne pas rencontrer quelqu'un par hasard. En
Allemagne, j'avais trouvé un Russe, qui demeure toujours
à l'étranger, mais qui va chaque année en Russie passer
environ trois semaines, afin de recevoir ses revenus et
revient en Allemagne, où il a une femme et des enfants
qui sont devenus complètement Allemands. Je lui ai
demandé, entre autres, dans quel but il s'est expatrié.
Il m'a répondu textuellement (avec une impudence irritée) :
— Ici, c'est la civilisation, chez nous la barbarie. Et pu is,
ici, il n'y a pas de nationalité ; hier j'étais en chemin de
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 259
fer et je ne pouvais recoanaître un Français d'un Anglais
ou d'un Allemand.
— Alors, c'est le progrès à votre avis ?
— Mais oui, certainement.
— • Mais savez-vous que c'est tout à fait faux? Le Fran-
çais est avant tout Français et l'Anglais Anglais, et leur
but suprême est de rester eux-mêmes. Bion plus, c'est là
qu'est leur force.
— C'est complètement différent. La civiii-^auon doit tout
égaliser, et nous ne serons heureuTC que quand nous aurons
oublié que nous sommes Russes ; quand chacun ressem-
blera aux autres. N'allons-nous pas écouter Katkov?
— Vous n'aimez donc pas Katkov?
— C'est un lâche.
— Pourquoi?
— Parce qu'il n'aime pas les Polonais.
— Lisez-vous sa revue ?
— Non, je ne la lis jamais.
Je rapporte cette conversation textuellement. Cet homme
appartient aux jeunes progressistes, mais d'ailleurs il paraît
se tenir éloigné de tous. C'est étonnant comme ils se trans-
forment tous à l'étranger en une espèce de roquets har-
gneux et méprisants
Il m'a déclaré qu'il était
complètement athée. Mais, mon Dieu : le déisme nous a
donné le Christ, c'est-à-dire une idée si élevée de l'homme
qu'on ne peut la concevoir sans vénération, et qu'il est
impossible de ne pas croire que c'est l'éternel idéal de l'hu -
manité. Et alors, eux, que nous ont-ils présenté ! Au lieu
de la beauté divine supérieure, dont ils se moquent, ils
sont tous si vilement ambitieux, si honteusement irritables ,
si futilement vaniteux, qu'il est simplement incompréhen -
sible de savoir ce qu'ils espèrent et qui les suivra. Il a dit
du mal de la Russie et des Russes d'une façon monstrueuse,
horrible. Mais voilà ce que j'ai remarqué : tous ces petits
libéraux et progressistes, qui appartiennent principalement
à l'école de Bélinski, trouvent leur meilleur plaisir et leur
meilleure satisfaction à dire du mal de la Russie. La seule
différence consiste en ce que les adeptes disent simple-
ment du mal de la Russie et la voudraient sincèrement à
tous les diables (surtout à tous les diables !), tandis que
260 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
les autres ajoulrnl (ju't/* aiment lu Husnie. Et cependant,
non soulomeni tout ce qui est propre à lu Hussie leur est
détestable, au point qu'ils le renient et se font une joie de
le tourner en ridicule; mais encore, si on leur présentait
réellement un fait qu'on ne saurait réfuter ou défigurer
par la caricature, et qui les forcerait à en convenir, il rae
semble qu'ils seraient malheureux jusqu'à la torture, jus-
qu'à la souffrance, jusqu'au désespoir.
2) J'ai remarqué que (pareils à tous ceux qui sont absente
de la Russie depuis longtemps) ils ignorent totalement les
faits (malgré qu'ils lisent les journaux) et ils ont perdu si
grossièrement toute conception de la Russie, qu'ils ne peu-
vent comprendre des faits si ordinaires que notre nihiliste
russe lui-même ne saurait nier et ne fait que tourner en
ridicule à sa façon. Entre autres il me disait que nous de-
vrions être h plat ventre devant les Allemands, qu'il n'y a
qu'une seule route commune et inévitable qui est la civili-
sation et que toutes les tentatives du russisisme pour con-
quérir l'indépendance aboutissent à la bêtise et à la vilenie.
Enfin, l'ennui nous a pris à Dresde, moi et Anna Gri-
gorievna. Et surtout les faits suivants: l) d'après les lettres
que Paul m'a expédiées (il nq m'a écrit qu'une fois) il paraît
que les créanciers ont fait valoir leurs droits (il est donc
impossible de revenir en Russie avant d'avoir payé). 2) Ma
femme s'est trouvée enceinte (Ceci, je vous prie, entre
nous; les neuf mois seront terminés au mois de février, il
sera donc d'autant plus impossible de revenir). 3) La ques-
tion se pose : que deviendront mes Pétersbourgeois, Emi-
lie Fédorovna, Paul et quelques autres ? De l'argent, de
l'argent, et il en manque ! 4) Si l'on doit passer l'hiver,
il faut aller quelque part dans le Midi. D'ailleurs, j'aurais
voulu montrer bien des choses à Anna Grigorievna, la dis-
traire, voyager avec elle. Nous avons décidé de passer l'hi-
ver quelque part en Suisse ou en Italie. Mais pas d'argent.
Celui que nous avions apporté a été déjà dépensé. J'ai écrit
à Katkov, j'ai dépeint la situation et j'ai demandé encore
500 roubles d'avance. Qu'en pensez-vous : il me les a
envoyés ! Quel excellent homme I C'est un homme de cœur !
Nous sommes allés en Suisse. Mais ici je vais vous décrire
mes vilenies et mes hontes.
CORRESHONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 261
Mon cher Apollon Nicolaïevitchje sens que je puis vous
considérer comme mon juge. Vous êtes un homme de cœur
ce dont vous m'avez persuadé depuis longtemps, et enfin
j'ai toujours apprécié vos jugements. Je ne souffre pas de
me confessera vous. Mais j'écris pour vous seul. Ne m'aban-
donnez pas au jugement des hommes.
Me trouvant tout près de Bade, j'ai eu l'idée d'y passer.
Une pensée séduisante m'obsédait : sacriBer 10 louis et
gagner peut-être 2.000 francs de plus, ce serait la vie pour
quatre mois, tous ensemble, avec les Pétersbourgeois. Le
plus fort, c'est qu'il m'était déjà arrivé de gagner. Et le
pire, c'est que ma nature est Idche et trop passionnée. En
tout et pour tout je dépasse la dernière limite ; toute ma vie
j'ai dépassé la mesure.
Le démon m'a aussitôt joué un tour : en trois jours j'ai
gagné 4.000 francs avec une facilité extraordinaire. Main-
tenant je vais vous faire comprendre comment tout cela
s'est présenté à mon esprit. D'un côté ce gain facile : de
iOO francs en trois jours j'ai fait 4.000, d'un autre côté,
les dettes, les poursuites des créanciers, les soucis, l'im-
possibilité de revenir en Russie. Enfin, troisièmement, le
plus important, le jeu lui-môme. Savez-vous, comme cela
vous entraîne? Non, je vous jure, ce n'est pas l'intérêt seul,
quoiqu'il me faille avant tout l'argent pour l'argent 1 Anna
Grigorievna me suppliait de me contenter des 4.000 francs
et de partir tout de suite. Mais il y a une possibilité si
facile et si possible de remédier à tout. Et les exemples ?
En dehors de son gain personnel, on voit tous les jours
comme les autres gagnent 20.000, 30.000 francs (on ne
voit pas ceux qui perdent). Est-ce que ce sont des saints ?
L'argent m'est plus nécessaire qu'à eux. J'ai risqué davan-
tage et j'ai perdu. Je me suis rais à perdre mes der-
nières ressources, m'irritant jusqu'à la fièvre. J'ai perdu.
J'ai engagé mes vêtements, Anna Grigorievna a engagé
tout ce qui était à elle, ses derniers bibelots. (Quel ange !
Comme elle me consolait, comme elle s'ennuyait dans ce
maudit Bade, dans nos deux chambrettes au-dessus de la
forge, oîi nous durais nous transporter !) Enfin, il suffit,
tout a été perdu (Oh, combien ces Allemands sont vils; ils
sont tous sans exception des usuriers, des coquins et des
fripons ! Le propriétaire, ayant compris que nous ne pou-
vions aller nulle part, en attendant, jusqu'à ce que nous
262 CORBE8PONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
abolis rc«.u <Jf' l'orgoiil, a iiunmeiité ses prix !) Fnfin, il fal
lait nous Bouver, quiltor Bade. J'ai encore écrit àKalkov, je
lui ai encore demandé 500 roubles (sans parler de la situa-
tion, mais la lettre venait de Bade, il a dû comprendre
quelque chose). Eh bien, monsieur, il nous les a envoyés 1
Il a envoyé 1 Et maintenant j'ai pris (f avance 4.000 roubles
du liousski Vietlnik.
Mais cependant, voilà de quoi il s'agit: de ces 500, ptos
de la moitié a servi h payer les intérêts et le second enga-
gement de nos meubles à Saint-Pétersbourg, ce qui a été
fait par la mère d'Anna Grigorievna. Sur ma demande,
on a envoyé à son nom l'argent de la rédaction du Лоо*-
ski Viestnik. Ensuite, 100 roubles ont servi à payer les
dettes à Bade et nous attendons encore 50 roubles (que
la mère d'Anna Grigorievna doit nous envoyer, des mêmes
500 roubles. C'est ce qui nous reste à recevoir), et enfin il
nous est resté environ 200 francs pour aller à Genève, (pour^
quoi à Genève? Je n'en sais rien ; qu'importe?) Nous voici
donc à Genève, nous avons loué une chambre garnie chez
deux vieilles, et maintenant, c'est-à-dire le quatrième jour,
nous avons pour tout capital 18 francs. En dehors des
50 roubles, que nous attendons un de ces jours d'Anna
Nicolaïevna, pendant deux] mois environ nous n'avons en
vue de rien recevoir.
Mais pour en finir avec Bade : nous avons souffert à
Bade, dans cet enfer, sept semaines. Tout au commence-
ment, dès mon arrivée à Bade, le lendemain j'ai rencon-
tré à la gare N. N... Comme N. N... était intimidé par moi
au commencement I II perdait aussi. Mais comme il s'est
trouvé qu'il est impossible de se cacher, et que d'ailleurs
je jouais moi-même avec une franchise brutale, il a cessé
de se cacher de moi. Il jouait avec une ardeur fiévreuse,
il a joué pendant quinze jours, qu'il a passés à Bade, et
je crois qu'il a beaucoup perdu. Mais je lui suis bien
reconnaissent, à ce brave homme ; quand j'ai eu tout
perdu (et il avait vu dans mes mains beaucoup d'or), il
m'a prêté, sur ma demande, 60 francs. 11 a dû me blâmer
affreusement : « Pourquoi avais-je perdu tout au lieu de
ne perdre que la moitié comme lui ? >
Maintenant, mon ami, écoutez quelles sont mes inten-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 263
lions. Certes, j'ai agi vilement de jouer. Mais, relative-
ment, j'ai perdu peu de mon propre argent. Néanmoins,
cet argent pourrait me suffire pour environ deux mois,
quatre même, d'après notre façon de vivre. Je vous l'ai
déjà dit : je n'ai pu résister au gain. Si j*avais perdu au
commencement les 10 louis que je m'étais fixés, j'aurais
aussitôt tout quitté et je serais parti. Mais le gain de
4.000 francs m'a perdu. Il n'y avait pas moyen de ré^ *^
à la tentation de gagner davantage (quand cela se f;.
si facilement) et de sortir d'un seul coup de toutes ces
difficultés, d'assurer l'existence pendant (juelque temps,
pour moi et tous les miens : Emilie Fédorovna, Paul, etc.
D'ailleurs, tout cela ne saurait nullement me justifier,
car je n'étais pas seul. J'étais avec un être jeune, bon et
charmant, qui a une pleine confiance en moi, dont je suis
le défenseur et le protecteur, et par conséquent que je
ne dois pas perdre et je ne dois pas risquer ainsi toutes
mes ressources, si peu que cela soit. L'avenir me parait
bien effrayant ; surtout, il m'est impossible de revenir en
Russie, d'après les raisons que j'ai citées, et le plus terri-
ble est de se demander : que deviendront ceux qui dépen-
dent de mon aide ? Toutes ces pensées me tuent. Mais
d'une façon ou d'une autre, plus tôt ou plus tard, il faut
sortir de celte situation. Je ne puis compter, certaine-
ment, que sur mes propres forces, car je n'ai rien autre
en vue.
En t865, quand je revenais de Wiesbaden,au mois d'octo-
bre, j'ai pu engager les créanciers à patienter un peu, je
me suis concentré en moi-même et je me suis mis au tra-
vail. J'ai réussi, et les créanciers ont reçu pas mal de cho-
ses. Maintenant, je suis venu à Genève avec des idées
dans la lôte. J'ai un roman, et si Dieu me vient en aide,
il pourrait en résulter une œuvre assez volumineuse et qui
ne serait pas mal. Je l'aime beaucoup et j'écrirai avec
délice et anxiété.
Kalkov m'a dit lui-même, en avril, qu'ils auraient voulu
et que ce serait préférable de commencer la publication
de mon roman dès janvier 1868. 11 en sera donc ainsi,
quoique je commencerai à envoyer plus tôt mon roman
par fragments.
Quoique ici il n'y ait pas de créanciers, ma situation est
264 COIUlESrONDANCE DE UOSTOÏBVKKl
pire qu'on 1805. Paul, Emilie Fédorovna élaienl dans mes
pensées, et puis j'étais seul. Il est vrai qu'Anna Grigo-
rievna est un ango, cl si vous saviez ce qu'elle est pour
moi à présent l Je l'aime, et elle dit qu'elle est heureuse,
heureuse complètement, et qu'elle se contente parfaite-
ment d'être seule avec moi, dans une pièce unique.
Bien. J'aurai donc, maintenant, six mois de travail
incessant. Mais à ce moment, ma femme devra accoucher.
Genève est une bonne ville : il y a des médecins, et puie,
on y parle français. Mais le climat est mauvais, sombre ;
l'automne et l'hiver sont abominables. Il est possible, si
nous en avons les moyens, que dans environ deux mois et
demi nous allions en Italie. En général, il faudrait passer
l'hiver en Italie ou à Paris, Mais je ne sais.en général, où
c'est plus avantageux et plus commode. Et peut-ôlre res-
terons-nous à Genève tout simplement jusqu'au prin-
temps.
Au point de vue financier, je calcule ainsi : si l'on
publie le roman, Katkov ne refusera pas de donner encore
à l'avance, dans le courant de l'année prochaine, environ
trois mille roubles. Il y aura, alors, pour nous, pour Paul
et Emilie Fédorovna, et même un peu pour les créanciers,
pour les encourager. Quant au roman, on peut le vendre
ou en promettre la vente en seconde édition, vers le milieu
de l'année.
Je n'ai que vous, mon cher ami, ma providence. Ne refu-
sez pas de m'aider dans l'avenir. Car je veux vous supplier
de prendre part à toutes mes afTaires, petites et grandes.
L'idée, l'idée fondamentale de tous ces calculs vous
paraît déjà évidente, probablement : bien entendu, tout
cela ne peut se réaliser et donner des résultats, qu'à une
seule condition : c'est que le roman soit bien. Il faut donc
s'en occuper maintenant de toutes ses forces. Ah, mon
ami, il est pénible, bien pénible d'avoir conçu cette pensée
téméraire, il y a trois ans, que je paierai toutes ces dettes,
et donner bêtement -toutes ces lettres de change ! Où
prendrai-je la santé et l'énergie nécessaires ! Et si Гех-
périence a déjà montré que le succès est possible, à quelle
condition l'obtiendrai-je ? A une seule, que chacune de
mes œuvres soit assez réussie pour éveiller un grand inté-
rêt chez le lecteur; autrement, tout serait perdu. Mais est-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 265
ce que c'est possible, est-ce que cela peut entrer dans un
calcul arithmétique ?
Maintenant, je vous dis mon dernier mol. Écoutez,
réfléchissez et aidez-moi 1
Nous avons en ce moment 18 francs. Domain ou après-
demain viendront 50 roubles de la part de la mère d'Anna
Grigorievna, qu'elle doit nous envoyer comme dernier
reste de l'argent de Katkov. Et voilà tout ; voilà toutes nos
ressources, jusqu'au nouvel envoi de Katkov. (La mère
d'Anna Grigorievna est justement en ce moment dans une
telle situation qu'elle ne peut nous donner un seul
kopek.)
Mais demander à Katkov, maintenant, c'est absolument
impossible. Dans deux mois, ce sera autre chose : je lui
enverrai alors pour une quinzaine de cents roubles du
roman et je lui dépeindrai ma situation. Il comptera
1.000 roubles pour rembourser ma dette, et m'en enverra
500, J'y compte absolument : il est bon et généreux.
Mais comment passer ces deux mois de travail? Ne me
jugez pas et soyez тэп ange gardien ! Je sais, Apollon
Nicûlaïevitch, que vous-même n'avez pas trop d'argent.
Je ne me serais jamais adressé à vous pour vous deman-
der un secours. Mais je me noie, je me noie tout à fait.
Dans deux ou trois semaines je serai tout à fait sans le
sou, et celui qui se noie tend la main, sans faire appel à
sa raison. C'est ainsi que je le fais. Je sais que vous ôtes
bien disposé envers moi ; mais je sais aussi qu'il vous est
presque impossible de m'aider. Et malgré cela, le sachant,
je vous demande votre aide, car excepté vous, je n'ai per~
sonne et si vous ne m'aidez pas, je suis perdu, complète-
ment perdu !
Voici ce que je demande :
Je vous demande 150 roubles. Envoyez-les-moi à Genève,
poste restante. Dans deux mois, la rédaction de Rousski
Viestnik vous renverra 500 roubles à mon nom. Je prie-
rai moi-môme que l'on fasse ainsi. Et il n'y a ancan doute
qu'on vous les envoie, pourvu que je leur envoie le roman.
Et je l'enverrai. Ceci aussi est hors de doute.
Ainsi, je vous les demande pour deux mois. Mon ami,
sauvez-moi ! Je vous vouerai une éternelle affection et une
sincère amitié. Si vous n'avez pas, empruntez à quelqu'un
266 CORnESI>ONDANCB DE DOeTOÏEVSKI
pour moi. Panlonnc'z-moi de vous écrire ainsi : maie je
suis sur le point de mr noyer 1
Depuis le mois de seplembrr, Paul sera sans argent
(sans parler d'Emilie Fédorovna 1) et par conséquent don-
nez-lui 'if) roubles de ces 150 «4 diU'S-lui qu'il se gêne un
peu et qu'il se restreigne environ deux mois. Ensuite, je
vous écrirai combien il faudra lui donner des 500 roubles
de Katkov. Pour cela, j'ai l'intenlion de prier la rédaction
du /inusski \'ie$tnik d'envoyer l'argent d'avance à voire
nom, car je vous supplie d'être pour quelque temps mon
aide dans mes petites affaires de Sainl-Pétcrsbourg, c'est-
à-dire que je ferai par vous quelques paiements et quel-
ques règlements. Ne vous inquiétez pas, il n'y aura rien
ici qui puisse vous mettre dans une situation er/utroyoe. Je
vous demande seulement de vous intéresser amicalement,
je vous en supplie, car je n'ai personne, personne à Saint-
Pétersbourg, excepté vous, sur qui je puisse compter!
Je vous prie aussi de m'écrire au plus vite. Ne m'aban-
donnez pas! Dieu vous récompensera.
Dites à Paul qu'il m'écrive ici, à Genève, à propos de
tout ce qui se passe avec lui, et s'il a des lettres pour moi,
qu'il me les envoie, comme la dernière fois. Je n'ai reçu
de lui depuis tout ce te^nps qu'une seule lettre : cela m'est
très pénible.
Mon adresse : M. Théodore Dostoïevski, Suisse, Genève,
poste restante.
Donnez-moi aussi votre adresse. Comme je ne connais
pas votre maison, j'envoie cette lettre par Anna Nicolaïevna
Snilkine (la mère d'Anna Grigorievna), elle vous la re-
mettra.
Bans tous les cas, je vous prie instamment, écrivez-moi,
mon cher ami, aussi vite que possible et donnez-moi le
plus de nouvelles sur tous les nôtres, ce qui se passe, ce
qui doit se faire, ce que vous faites vous-même. En un
mot, ne refusez pas une goutte d'eau à une âme qui se
dessèche dans le désert. Pour l'amour de Dieu 1
Nos salutations à tous, à vos parents et à Anna Iva-
novna. A elle surtout et surtout de la part d'Anna Grigo-
rievna. Comme. nous pensons à vous, comme nous parlons
de vous!
Quand nous reverrons-nous ?
COKRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 267
Donnez-moi donc quelques conseils. Dites-moi quel est
votre avis sur notre situation. Et puis, n'avez-vous rien
entendu direà propos de mes affaires de Saint-I^étersbourg,
quand ce ne serait que par Paul ?
Dans ma prochaine lettre, je vous écrirai à propos d'au-
tre chose.
A Genève je suis tout à fait isolé et je n'ai vu personne
de russe. « Ni un son russe, ni un visage russe. >
Adieu, je vous embrasse bien fort, bien fort. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
Au même.
Genève, 15 septembre 1867.
Pardonnez-moi, très cher Apollon Nicolaïevitch, d'avoir
tant tardé à vous répondre, surtout à votre lettie, dans
laquelle vous m'avez envoyé de l'argent. C'est que je viens
de finir ce maudit article : « Comment j'ai connu Bé-
linski. » Je ne pouvais ni remettre ni tarder. Et cependant,
je l'avais écrit cet été, mais il m'avait tellement tourmenté
et il était à un tel point difficile à écrire, que je l'ai traîné
jusqu'à présent et enfin je l'ai terminé en grinçant des
dents. C'est que j'ai eu la bêtise de me charger d'un pareil
article. Aussitôt que j'ai commencé à l'écrire, j'ai vu
qu'il m'était impossible de l'écrire de façon à être accepté
par la censure (car je voulais écrire tout). Dix feuilles de
roman sont plus faciles à écrire que ces deux feuilles ! Il
en est résulté que j'ai écrit ce maudit article, en comp-
tant tout, au moins cinq fois, et puis je barrais tout et je
modifiais ce que j'avais écrit. Enfin, j'ai achevé mon arti-
cle tant bien que mal, mais il est si mauvais que cela me
tourne le cœur. ComI)ien de faits précieux j'ai été forcé de
supprimer ! Comme il fallait s'y attendre, il ne m'est resté
que le plus mauvais, la médiocrité. Abominable !
Cet article m'a été payé d'avance par Babikov et encore
quelqu'un. Pendant mon séjour à Moscou, en avril, j'avais
demandé un délai à Babikov (bien entendu, pas pour cinq
mois, quoique le terme ne fût pas désigné définitivement).
Ils voulaient publier leur almanach en septembre ou en
octobre (on avait calculé ainsi en avril, cela veut dire que
268 t.oliHESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
le livre ne paraîtra рам avant le jour do l'An). Ainsi donc .
mieux vaut tanJ que jamais.
Mon cher ami, aidez-moi IFaitea-moi cette grAce, accor-
dez-moi ceci :
Mon cher ami, envoyez mon article à Babikov, à Moscou,
en môme temp^^ que la lettre que j'inclus sans la cacheter.
Babikov est à Moscou, à l'hôtel de Rome. J'aurai pu lui
envoyer directement. Mais si tout d'un coup il n'était plus
au « Home »? Voilà pourquoi je vous prie d'être mon bien-
faiteur. Faites donc ainsi : écrivez trois lignes h Babikov à
l'hôtel de Rome et ajoutez-y ma lettre sans l article et
envoyez cela. Quant à Parlicle (si vous trouvez possible
d'agir ainsi) envoyez-le parle même courrier au boulevard
Strastnoï, dans le magasin de Soloviev, ci-devant Bazou-
nov, avec deux lignes pour Soloviev afin de lui expliquer
que cet article doit être transmis à Constantin Ivanovitch
Babikov (ce que l'on peut mettre sur le paquet); et avec la
prière adressée à Soloviev, que si Babikov n'est pas à
« Rome » et si Soloviev sait où il est, de le lui (à Babikov)
envoyer. Faites cela, pour l'amour de Dieu. Ma conscience
n'est pas tranquille à propos de cet article, et je ne sais que
faire. Aidez-moi, mon bon ami, et pardonnez-moi de vous
tourmenter avec mes commissions.
Lisez la lettre à Babikov, et si vous voulez, lisez aussi
l'article ! Et l'ayant lu (si vous le lisez), écrivez-moi fran-
chement votre avis. Pourvu que cela ne soit pas trop
mal !
J'avais pensé plusieurs fois à terminer cet article en trois
jours, et figurez-vous, aussitôt que je suis allé à Genève,
les crises ont commencé — et quelles crises ! — comme à
Saint-Pétersbourg. Tous les dix jours une et puis pendant
cinq jours j'aide la peine à revenir à moi. Je suis un homme
perdu! Le climat de Genève est abominable et en ce
moment, depuis quatre jours, nous avons un ouragan,
comme à Pétersbourg il en arrive à peine une fois par an.
Et un froid terrible! Avant il faisait bon. Voilà pourquoi le
travail, les lettres, tout a traîné ces derniers temps...
Vos 125 roubles nous ont littéralement sauvés. Je vais
souffler un peu et me remettre à mon roman. Écrivez-moi,
je vous prie. Nous sommes si isolés avec Anna, que les
lettres sont pour nous une manne céleste, d'autant plus
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 269
quand c'est vous qui les écrivez. Nous les relisons jusqu'à
cinq fois.
Il y a ici des journaux russes ; je lis le Goloss, Moscovskia
et Peterbourgskla Viédomosti. C'est une chance. Car on
s'ennuie terriblement ici; mais que faire ? il faut écrire.
Vous ai-je parlé du Congrès de la paix qui a lieu ici ? Je
n'ai jamais de ma vie ni vu, ni entendu de pareilles absur-
dités, et je ne supposais pas que les hommes fussent capa-
bles de bêtises pareilles. Tout y était bête : la façon de se
réunir, la façon de conduire l'affaire et de la résoudre. Bien
entendu, je n'avais pas le moindre doute que leur premier
mot ne fût la bataille. C'est ce qui est arrivé. On a com-
mencé par proposer de voter qu'il ne faut plus de grandes
monarchies, qu'il faudrait en faire de petites ensuite ;
qu'il ne faut pas de religion, etc. C'étaient quatre jours de
cris et d'injures. Vraiment, quand nous sommes chez nous,
nous lisons et nous entendons les récits, nous voyons tout
de travers. Non, il faudrait voir de ses yeux, entendre de
ses oreilles.
J'ai vu aussi Garibaldi. Il est vite reparti.
Je voulais vous écrire encore quelque chose, mais à la
lettre prochaine. Le croyez-vous? Je suis encore sous l'im-
pression des crises et j'ai peur d'écrire trop.
Que font les nôtres (Paul), ils ne m'écrivent pas! Un de
ces jours, j'écrirai à Emilie Fédorovna.
Au revoir, mon cher ami, ne m'en veuillez pas pour
quelque chose. A quand notre route du Midi? Elle nous
est le plus utile maintenant.
Saluez de ma part Anna Ivanovna. Anna vous salue,
ainsi qu'Anna Ivanovna, de tout son cœur.
Si vous avez besoin de vous renseigner sur Babikov,
Strakhov et Averkiev peuvent le faire mieux que n'importe
qui.
Dans ma prochaine lettre j'écrirai davantage et des cho-
ses plus intéressantes. Mais à présent, ma tête est encore
lourde.
Je vous serre fortement la main. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
N. B. — Figurez-vous ! Encore une difficulté. Car je ne
suis pas absolument sûr et je ne sais pas où se trouve l'hô-
270 CORHESPONDANCE DE DO!îT0ÏEV8KI
tel de Romo ! Maie je сгон, je crois sûreineDt, que c'est à
la Tversk aïa.
A la Tvcrskaïa, liôU;l '!'• Borne, à Conataiilin Ivanovitch
Babikov.
Je vous remercie encore uue Гоы de tout mou c<£ur pour
votre aide I
Pour l'amour de Dieu, envoyez-moi votre adresee, de$l-
k-dire le numéro et le nom de la maison. Je prie encore
Anna Nicôl.iïcvn.i de vous faire parvenir <<-U»; b-ltre.
Ла même.
Genève, 9 (21) octobre 1867.
J'ai répondu, mon précieux ami, à votre lettre (et je
vous ai remercié de l'envoi des 125 roubles). J'ai reçu
votre dernière lettre da 20 septembre et je l'ai lue avec
une joie extraordinaire. Si délicat que soit voire cœur, il
vous est difticile de vous figurer cela dans toute sa force :
vous êtes toujours chez vous et vous êtes entouré de tout
ce qui vous entourait auparavant. Eh bien, ma femme et
moi, nous nous trouvons sur une île inhabitée, à un tel
point, qu'une lettre, telle que la vôtre, par exemple, pro-
duit sur nous un effet со lossal, pour plusieurs jours. Si
nous ne sommes pas devenus fous d'ennui, Anna et moi,
— on a beau avoir de riches natures, mais en perspective —
on peuL devenir fou. Seuls, toujours seuls, et rien déplus !
Il est vrai qu'on peut s'arranger de façon que, si nous som-
mes seuls, autour de nous les choses ne soient pas toujours
les mêmes, et on peut chercher la diversion dans ce qui
entoure. Mais quant à aller passer l'hiver à Paris, par
exemple, comme j'en avais eu l'intention, je crois qu'à pré-
sent il n'y faut plus songer. Quoique nous vivions très
modestement (exactement 300 francs par mois, de sorte
que 100 roubles, c'est-à-dire 310 francs, nous auraient
suffi à Paris (certainement), cependant, pour déménager
il faut de l'argent, et nous n'aurons pas d'argent de long-
temps. Mais il y a aussi une autre raison : Anna Grigo-
rievna n'a plus que quatre mois jusqu'au terme, et alors,
s'il faut partir, on peut encore partir tout de suite, mais
dans un mois, je crois que ce ne sera plus possible, même
avec une bonne ligne de chemin de fer. Paris est assez
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI '271
loin. Et puis daas chaque numéro, les journaux prédisen t
la guerre . Pourvu qu'elle n'éclate pas ! 1 1 est vrai que dans
ce cas il est bon de se trouver dans un grand centre, comme
Paris, mais pas tout à fait. Pourquoi ai-je dit : Paris ? Ce
n'est pas à propos de santé, je ne parle plus de la santé,
mais, certainement, au point de vue de la commodité, Paris
n'est pas mal, et d'ailleurs il peut toujours pi-ocurer à
Anna Grigorievna de nombreuses et diverses distractions,
malgré le manque d'argent : le Louvre seul suffira pour
un mois. Quand on manque d'argent, Paris est très l'
Remarquez cette plirase paradoxale, car elle est parfi
ment vraie ; tout dépend en effet de la manière d'envisager
les choses. La misère n'est certainement pas uae boune
chose, mais on peut vivre sans misère, et sans grand
argent ; les grandes sommes d'argent sont plutôt néces-
saires à Paris à un célibataire. Quant à moi, personnelle-
ment,cela me serait égal de n'aller nulle part pendant cinq
mois, car je compte travailler encore cinq mois, pas moins.
Mais malgré ça, n'importe, Genève n'est pas grand'chose,
et je me suis bien trompé. J'ai ici des crises presque cha-
que semaine ; et encore je commence à avoir des palpita-
tions de coeur désagréables. C'est une horreur, que cette
ville ! C'est Cayenne ! Le vent et les ouragans des jour-
nées entières, et les jours ordinaires des changements subits
de temps, trois, quatre fois par jour. Ceci à un homme qui
est atteint d'héraorrhoïdes, d'épilepsie ! Et comme c'est
triste ici, |comme c'est sombre ! Et quels vantards suffi-
sants ils sont ! Car c'est un trait d'une bêtise particulière
que d'être satisfait de tout. Ici tout est vilain, tout est
pourri, tout est cher. Ils sont toujours soûls ici ! Tant de
braillards et d'ivrognes bruyants ne se trouvent même pas
à Londres. Et tout ce qui est à eux, chaque borne est
élégante et majestueuse. — «Où se trouve la Rue une telle?
— Voyez, monsieur, vous irez tout droit et quand vous
passerez près de cette majestueuse et élégante fontaine en
bronze, vous prendrez, etc. » Cette majestueuse et élégante
fontaine, — c'est quelque médiocrité rococo, misérable et
sans goût, mais l'individu ne peut s'empêcher de se vanter,
même quand vous ne lui demandez que votre chemin. On a
planté un misérable jardinet, avec quelques buissons (pas
un seul arbre), grand à peu près comme deux jardins de
272 C0HRE9P0NDANCE DE OOBTOTlEVSKI
palissade h Mosrou dans la SadovaYa^que Ton réunirait
ensemblp — et on photographie et on vend ; < Le Jardin
Anglais à Genève ». Mais que le diable emporte ces co-
quins ! Voilà cepeiidanl qu'à deuxheureset demie de voyage,
sur ce même lac de Genève, se trouve Vevey qui, dit-on,
en hiver ent sain et agréable. Je connais Montreux, Chil-
lon,etc.,j*y suis allé plusieurs fois. C'est beau et sain, il n'y
a pas d'ouragans et de brusques changements de tempéra-
ture. C'est là où il faudrait s'installer — moi, pour écrire,
et Anna Grigorievna pour se fortifier. Mais voilà le mal-
heur : à Montreux et ailleurs, c'est cher et il n'y a que
des pensions. Et dans les pensions nous ne sommes pas
bien, à cause de la situation d'Anna Grigorievna. Il ne
reste que Vevey. On m'en a parlé, et c'est prérisément le
moment de déménager. Mais, pas d'argent ; à Genève, il
est vrai, nous n'avons qu'une chambre, mais elle est déjà la
nôtre, chez deux bonnes vieilles ; là-bas,à Vevey, il faut se
procurer un logement, et s'habituer aux personnes, et pour
tout cela il faut dépenser du temps et de l'argent. Qui sait,
peut-être finirons-nous par déménager. Maintenant, tout
cela ne dépend pas de moi. Advienne que pourra I
Je ne vous dis rien de mon travail, et je n'ai rien à dire.
Une chose seulement : il faut travailler beaucoup, beau-
coup. Et cependant les crises m'achèvent et après chacune
je ne puis remettre mes idées d'aplomb avant quatre jours.
Comme j'étais bien au coraraencemenl, en Allemagne I
C'est toujours cette Genève maudite! Que deviendrona-
nous ? je ne comprends pas I Et cependant le roman est
mon unique salut. Le plus pénible est que cela doit être
un roman très bien. Pas autrement, c'est sine qaa non.
Comment peut-il être bien avec des facultés entièrement
brisées par la maladie! J'ai encore de l'imagination et pas
mal même. J'ai éprouvé cela dernièrement sur mon roman.
Mes nerfs sont encore là, mais je n'ai plus de mémoire. En
un mot, je me lance dans mon roman an petit honhenr !
Je mets ma tête, je mets tout sur une carte, vogue la
galère! Allons, c'est assez là-dessus.
J'ai été touché en lisant à propos de Kelsiev. Voilà un
avenir, voilà la vérité, voilà une œuvre! Sachez cependant
que (sans parler des Polonais) tous nos petits libéraux,
d'une nuance socialo-séminariste, vont être furieux. Cela
CORHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 273
leur donnera une leçon. Cela leur sera pire que si on leur
avait coupé le nez. Que peuvent-ils dire à présent, qui
pourront-ils éclabousser? Us pourront toujours railler, on
ne sait faire que cela chez nous. Avez-vous remarqué une
seule idée sérieuse chez nos petits libéraux? Rien que du
persiflage. On enseigne le persiflage aux lycéens. Mais à
présent on va dire de Kelsiev qu'il a fait des rapports sur
tout le monde. Je vous jure, souvenez- vous-en. Gomme
s'il était possible de faire des rapports sur eux ? 1" Us se
sont compromis eux mêmes, et i» qui s'occupe d'eux ?
Valent-ils la peine qu'on fasse des rapports sur eux I
J'ai une demande à vous adresser, mon cher ami : il
vous parviendra (je n'en suis pas sûr, mais c'est probable)
de la rédaction du Bousski Vieslnik 60 roubles à mon nom.
Je vous ai désigné moi-môme. J'ai destiné ces 60 roubles
à Paul. Vous les garderez chez vous et les lui donnerez par
fractions. .Mais j'ai reçu une lettre d'Emilie Fédorovna et
de Fedia. Ils ne me demandent rien, mais il est évident
qu'ils sont dans une grande détresse. Cela m'est pénible
à apprendre, et voici ce que j'ai décidé : comme Paul est
en pension chez Emilie Fédorovna, donnez à Emilie
Fédorovna 40 roubles pour Paul, et '20 roubles à Paul. Il
faudrait savoir pour cela si vraiment Paul habite chez
Emilie Fédorovna. Ils ont quitté la campagne et mainte-
nant ils occupent mon ancien logement, dans la petite rue
Stoliarny, maison Alonkine. Bien entendu, tout ceci pour
le cas où l'on vous enverrait 60 roubles du Bousski Viest-
nik. C'est pour cette raison que je les avais demandés.
Paul est un bon garçon, un gentil garçon, et qui n'a per-
sonne qui l'aime. Il n'a qu'un défaut, vous savez lequel.
En dehors de cela, c'est un honnête garçon. S'il se trouve
réellement une place pour lui, il devrait la prendre. Je
partagerais avec lui ma dernière chemise et cela toute
ma vie. Quant à vous, mon ami Apollon Nicolaïevitch,
je vous implore pour Paul! Je n'ai personne, personne
à qui le recommander dans un cas d'extrême néces-
sité ! N'eat-ce pas que vous ne l'abandonnerez pas dans
un pareil cas? Je ne parle pas d'argent, et je n'y songe
môme pas. Mais ne le privez pas de conseils et de bonnes
paroles, et à présent surtout, quand il sait parfaitement
combien j'apprécie vos bontés pour lui. Je lui écrirai
18
274 CORBE8PONDAMCE DE D08T0YeV{>K1
un de ces jours. Vous ai-je dit qu'on fait des démarchefi
énerg^iques pour le [Яагег (et on lui a déjà trouvé une
place); ce sonl Anna Nicolaïevna et Mana Grigorievna
qui se sont occupée» de lui. ()ueiles bonnes flmes ! Quant
à Emilie Fédorovna, je ne sais ce qui та arriver. Fedki
80 plaint dft manquer de leçons. Fedia est un brave gar-
çon : il nourrit sa mère, il nourrit sa famille. (/e<>t un bon
garçon I
Je vous embrasse, mon cher ami. Kcrivez quelquefois.
Mon adresse est la m<^me, mais je puis (k-ménager. Écri-
vez plus souvent, si vous le pouvez. Qu'importe si le» let-
tres sont courtes, écrivez toujours. J'ai tellement envie
d'être en Russie 1 Je n'aurais pas laissé l'afifaire des Oo*
melzky sans dire un mot, je l'aurais publiée. Quand j'arri-
verai, j'irai moi-môme dans les tribunaux, etc. Nos jury»
— c'est parfait. Quant aux juges, on pourrait demander
un peu plus d'instruction et de savoir-faire. Et encore,
savez-vous : des principes de moralité. Sans cette base,
rien ne peut être organisé. Mais, grâce à Dieu, cela va
encore bien. Écrivez-moi votre opinion sur le journal Л/о#-
СОП. Publie-t-on le Boatskî ?
Que dira la politique ? Comment nos attentes se résou-
dront-elles? Napoléon a l'air d'avoir préparé quelque chose.
L'Italie, TAIlemagne J'ai lu, le cœur tremblant de joie,
qu'on va,paraît-il, prolonger lechemindeferjusqu'àKoursk.
Oh, que cela se fasse donc plus vile, et vive la Russie!
Anna Grigorievna écrit à Anna Ivanovna.
Mon profond salut à Anna Ivanovna et une chaleureuse
poignée de main.
Au revoir, mon cher ami. Tout à vous,
Th. Dostoïevski.
A a même.
Genève, 9 (21J avril 1868.
Mon très aimable ami Apollon Nicolaïevitcb, Anna Gri-
gorievna a reçu aujourd'hui une lettre de sa mère, qui lui
dit qu'elle a été chez vous la semaine de Pâques et que
vous lui avez dit qu'il y avait longtemps que vous m'aviez
expédié une lettre avec 25 roubles et sans la recommander.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 375
Alors, bien entendu, elle est perdue. Je n'ai rien reçu et
c'est déjà mardi après le dimanche de Quasimodo. Si je
vous ai écrit de mettre tout simplement les 25 roubles dans
la lettre, c'est parce ^l'on peut changer notre argent
facilement ici. Mais quand même je vous ai ajouté dans
ma lettre : recommandez, ce sera plus sûr. C'est un fait
connu qu'on vole chez nous à la poste. II y a môme eu un
procès dernièrement à propos de cela ; je l'ai lu. Mais là-
bas on ne les arrêtera par aucun tribunal.
Je regrette beaucoup l'argent, parce que j'en ai un besoin
terrible et il aurait été mille fois préférable que Paul en
profitât au moins, ou bien Emilie Fédorovna : mais enfin,
qu'il aille au diable, cet argent, il ne vaut pas davantage;
mais ce que je regrette surtout, mon cher ami, c'est votre
lettre! Croyez-le, j'en suis bien vexé ! c'est-à-dire j'aurais
donné 200, 300 francs pour la recevoir à présent. El à
présent, je suis tellement découragé, vous ne pouvez vous
figurer à quel point.
Il est possible que dans votre lettre vous me communi-
quiez quelque chose d'important. Dans ce cas, pour l'amour
du Christ, écrivez-le-moi en abrégé.
Je vous écris, en joignant ma lettre à celle de ma femme,
à Anna Nicolaïevna. Elle ne refusera pas de vous la remet-
tre. Figurez-vous qu'Anna Nicolaïevna veut venir noue
voir. J'approuve cela !
Je vous écris, afin de vous mettre au courant de tout.
Maintenant, je n'ai pas une minute de temps. Je travaille
et rien ne se fait. Je ne fais que déchirer. Je suis affreu-
sement découragé ; rien ne pourra en résulter. On a
annoncé que dans la livraison d'avril va paraître la suite,
et moi je n'ai rien de prêt, excepté un chapitre sans impor-
tance. Que vais-je envoyer,je n'en sais rien I Avant-
hier j'ai eu une crise des plus violentes. Mais hier, j'ai
écrit quand môme, dans un état proche de la folie. Rien
ne vient. Comment ferai-je pour m'excuser devant Katkov?
je ne puis le comprendre, et il est temps que la livraison
d'avril soit publiée. Si j'avais au moins le temps de lui
envoyer deux feuilles 1 En tout cas je vais écrire. Et déjà
j'ai demandé de l'argent à Katkov pour mon installation
à Vevey. Il a le droit, le plus de droits possible de ne pas
m'en envoyer! Et à sa place, je n'en enverrais certainement
276 CORIIESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
pas, par c()l/;r<'. Mais siMilomont, <|ii«* <b'viornIronh-nous
alors ?
Écrivez-moi, mon cli<*r ami, écrivcz-moi (pirbju»- chosr
au moins à propos «lo со qui se fait et de ce qui se ранне
chez nous. Je lis les journaux, il est rrai, mais les jour-
naux c'est autre chose qu'une conversation amiicale et
animée. Voyez-vous, c'est un moment pénible pour moi,
n'importe où j'aurais demeuré; c'est un moment de travail
accablant, un moment qui est plein d'ennui et d'agitation,
par conséquent. Je reste toujours cIkîz moi et je ne sors
chaque jour que pour deux heures et demie. Je vais au
café lire les journaux russes, et vous pouvez vous figu-
rer quelle impression ils me laissent 1 Cela va encore avec
les Moscovskîa Viédomosti, — il est bon de les lire, mais
Goloss on Saint-Peterbourgskia (hoTTf'url) sont impossibles
à lire sans une désagréable sensation. Je rentre à la mai-
son dans cette ville triste où il fait tant de vent, je rentre
triste et presque fou, et chez moi le travail encore, et un
travail qui ne réussit pas. Il n'y a que l'enfant qui nous
distraye,moi et Anna. Mais elle nous distrait péniblement :
quand je songe à l'avenir — oh !
Et voilà, vous pouvez juger, d'après cela, ce que signifie
pour moi votre lettre. Écrivez, je vous en prie. Quant à
moi, je vous donnerai toujours de mes nouvelles. Et avec
moi, advienne que pourra !
Écrivez donc à propos du baptême. Vous en avez sûre-
ment parlé dans la lettre qui s'est perdue.
J'avais pris la plume pour dire deux mots, uniquement
pour vous informer et vous donner des nouvelles. Anna
vous salue.
Et moi je suis toujours votre fidèle
Th. Dostoïevski.
Je ne cachette pas la lettre, à cause de la difficulté d'en-
voyer deux lettres sous une enveloppe. Ne m'en veuillez
pas. Anna Nicolaievna ne lira pas une ligne.
Au même.
Genève, 18 (30) mai 1868.
Je vous remercie pour votre lettre, mon cher Apollon
Nicolaïevitch, et aussi de n'avoir pas interrompu notre
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 277
correspondance, malgré votre mécontentement. Toujours,
dans le fond de mon cœur, je fus persuadé qn\Apollon
Maïkov n'agirait pas ainsi avec moi.
Ma Sonia est morte; il y a trois jours que nous l'avons
enterrée. Deux heures avant sa mort je ne savais pas qu'elle
allait mourir. Le docteur avait dit trois heures avant sa
mort qu'elle allait mieux et qu'elle vivrait. Elle n'a été ma-
lade que huit jours ; elle est morte d'une fluxion de poitrine.
Oh, Apollon Nicolaïevitch, qu'importe si l'amour que j'avais
pour mon premier enfant paraît ridicule ; qu'importe si je
me suis exprimé ridiculement dans les lettres nombreuses
que j'écrivis à ceux qui me félicitaient. Pour eux je pouvais
être ridicule, mais à vous, à vous \е ne crains pas d'écrire.
Cette mignonne créature, âgée de trois mois, si misérable
et si petite, était déjà pour moi une personnalité et un
caractère. Elle commençait à me connaître, à m'aimer, et
elle souriait quand je m'approchais d'elle. Quand je lui
chantais des chansons de ma voix drôle, elle aimait à les
entendre. Elle ne pleurait pas et ne faisait pas de grima-
ces quand je l'embrassais ; elle cessait de pleurer, quand
je m'approchais. Et voilà que pour me consoler, on me dit
que j'aurai encore des enfants. Mais où est Sonia ? Où est
cette petite personne pour laquelle, je le dis hardiment, je
me ferais volontiers crucifier, pourvu qu'elle soit vivante ?
Mais, d'ailleurs, laissons cela, ma femme pleure. Après
demain nous nous séparerons enfin de notre petite tombe
et nous partirons quelque part. Anna Nicolaïevna est avec
nous : elle n'est arrivée que huit jours avant sa mort.
Je n'ai pu travailler ces derniers quinze jours, depuis
le commencement de la maladie de Sonia. J'ai encore
écrit des excuses à Katkov, et dans le numéro du mois de
mai ne paraîtront que trois chapitres. Mais j'espère que
maintenant je travaillerai jour et nuit sans relâche, et à
partir du mois de juin le roman paraîtra régulièrement.
Je vous remercie de n'avoir pas refusé d'être son par-
rain. On l'a baptisée huit jours avant sa mort.
Je sais, mon ami, que je suis très coupable envers vous,
de ne vous avoir pas rendu encore l'argent que je vous
avais emprunté, et de plus, de l'argent que j'ai reçu encore
dernièrement de Katkov, d'avoir donné une partie à Emi-
lie Fédorovna et à Paul, et rien du tout à vous, tandis
278 CORRE8PONDANCB DE DOttloUEVSKl
qu'à présont vou» devez en avoir grund besoin. Mais le
regret no peut rien arranger, cl c'est pourquoi je dirai
franchement tout ce que je puis dire d'exact ; en ce
moment, je ne puis rien vous rendre, je n'ai presque rien
moi-môme, et en quittant Genève j'ai drt engager me»
vêtements et ceux de ma femme (je ne le dis qu'à vous).
Demander à Kalkov en ce moment, je n'ose pas, car voilà
trois mois que je le leurre. Mais dans un mois et demi,
deux au plus (je vous le dis sOrement) je demanderai à
Katkov de vous envoyer 200 roubles de ma part. C'est cer-
tain. Quant à ce que je n'ai pas encore songé à vous, — ceci,
je vous le jure, n'est pas exact. J'étais bien malade; mais
que pourrai-je vous dire ? Je ne puis rien vous dire. Rap-
pelez-vous seulement, Apollon Nicolaïevitch, que quand
je vous ai emprunté ces 200 roubles, presque la moitié
était pour eux, pour mes proches, et vous-même leur
avez fait parvenir 75 roubles de ces 200.11 me semble qu'il
en était ainsi, autant que je me le rappelle. Je vous doie
trop de reconnaissance de m'avoir sauvé alors et j'apprécie
trop votre délicatesse envers moi jusqu'à présent, malgré
que votre situation soit pénible, ce que je viens d'ap-
prendre.
A propos, une grande prière : ne communiquez la nou-
velle de la mort de Sonia à personne de /a parenté, si
vous les rencontrez. Au moins, j'aurais bien voulu qu'ils
ne le sussent pas encore, bien entendu Paul y compris.
Par.donnez-moi, que Paul vous embarrasse tant. Que
deviendra-t-il, je ne le sais pas ? Où cela le mènera-tr-il ?
Ces deux situations qu'il a eues auraient pu l'aider à
devenir un homme honnête et indépendant. Mais encore,
d'un autre côté comment l'abandonner ainsi ? Que va-t-il
devenir, je n'en sais rien, je ne fais que prier pour lui.
A propos : à la lettre que je lui ai envoyée il n'a rien
répondu. On n'aurait pu lui écrire plus tendrement.
J'ai appris aussi qu'il avait entre les mains plusieurs
lettres qui m'étaient adressées, —lettres très importantes.
(L'une d'elles est d'une vieille amie. M-»' Kroukovskala.)
Pourrait-on me les renvoyer ici? C'est très, très important
pour moi. Peut-être a-t-il encore d'autres lettres.
Au revoir, mon ami. Je tâcherai de vous écrire de notre
nouvelle demeure. Moatreux, dont vous parlez, est une
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 279
des localités les plus coûteuses et les plus à la mode de
toute l'Europe. Je vais chercher quelque village près de
Vevey . Votre traduction de l'Apocalypse est admirable, mais
c'est dommage quelle ne soit pas faite en jentier. Je la
lisais hier. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
Ma femme vous remercie pour tout et vous prie de lui
garder la petite icône de Sonia.
An même.
Vevey, 10 (22) juin 1868.
Mon aimable, mon bon, mon meilleur ami, Apollon
Nicolaïevitch, pardonnez-moi, mon cher, mon long silence.
Pour l'amour de Dieu 1 La raison de mon silence est des
plus futiles : je me suis tellement mis en retard avec le
Rousski Viestnik,que ces derniers temps j'ai travaillé litté-
ralement joar et nuit, malgré les crises. Mais, hélas ! Je
remarque avec désespoir que je ne suis plus en état, pour
une raison quelconque, de travailler aussi vile que der-
nièrement encore, et qu'autrefois ! Je traîne comme une
écrevisse, et si je commence à compter : de trois feuil-
les et demie à quatre feuilles, à peu près, dans un mois.
C'est affreux, et je ne sais pas ce quo je vais devenir. Il
reste encore environ vingt-sept feuilles du roman, peut-
être trente; surtout, je suis honteux de publier par petits
morceaux et par fragments, comme je le fais depuis trois
livraisons. Pour le numéro de juin j*ai envoyé quatre
chapitres (le dernier a été envoyé hier) et j'ai donné nia
parole d'honneur que, pour le numéro de juillet, j'enverrai
à temps la fin de la deuxième partie (5 feuilles au mini-
mum) ; il me reste au plus trois semaines. Eh bien, que
faire et comment faire pour bien terminer? Demain je me
remets au travail, et aujourd'hui je flâne, c'est-à-dire que
je dois écrire trois lettres .
Mon ami, je sais et je crois que vous m e plaignez réel-
lement et sincèrement. Mais je ne me suis jamais trouvé
plus malheureux que tous ces derniers temps. Je ne vous
dépeindrai rien, mais plus je vais, plus amer est le souve-
280 COMRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
nir cl plus clairo l'imaf^e do 1й défunte Sonia. II y a des
momenls qui me sont insupportable». Elle me connai»-
sait déjà; quand, le jour de sa mort, ne me figurant pas
que dans deux heures elle mourrait, je sortis de la mai-
son pour aller lire les journaux, elle me suivait partout
des yeux; elle m'a regardé d'une telle façon que je le vois
jusqu'à présent, et de plus en plus distinctement. Je ne
l'oublierai jamais et je ne cesserai jamais d'en souffrir!
Si même j'avais un autre enfant, je ne comprends pas
comment je l'aimerais ; où saurais-je trouver l'affection?
C'est Sonia qu'il me fajut. Je ne puis comprendre qu'elle
n'est plus et que je ne la verrai jamais I
Un autre malheur se présente pour moi dans la situa-
tion d'Anna Grigorievna. Elle languit affreusement après
Sonia, elle pleure des nuits entières, et cela agit très vive-
ment sur sa santé. Moi-môme, comme je vous l'ai dit,
j'écrivais jour et nuit (je ne crois pas que c'était bien
convenable, car il m'était très pénible d'écrire). Je lui don-
nais beaucoup à faire, d'après vos conseils ; mais elle ter-
minait rapidement, et puis de nouveau le môme tourment.
Je vois qu'elle a bien besoin de distraction. Mais quand
le sort se met à vous accabler, cela vient de tous les côtés:
les ressources manquent pour aller dans quelque grande
ville (Florence, Naples), et ce n'est pas la saison ; quant à
Paris, c'est également impossible, et c'est loin. Une grande
ville, possédant des musées, des galeries de peinture, etc.
(comme Dresde l'année dernière), l'aurait bien distraite :
elle est amateur, elle aime beaucoup à regarder et s'ins-
truire Et voilà que nous devons rester ici, comme un fait
exprès, et môme quand ce serait uniquement à cause de ce
que le voyage le plus insignifiant me prendrait énormément
de temps (je le sais par expérience) ; et il faut rester à tra-
vailler, car autrement, je ne terminerai pas et, par consé-
quent, je perdrai mes dernières ressources.
Nous sommes venus de Genève à Vevey non sans diffi-
cultés et avec les ressources les plus limitées (la maladie,
la mort et l'enterrement de l'enfant nous ont coûté de l'ar-
gent, sur lequel nous comptions), et voilà, à Vevey tout est
non seulement comme ailleurs, mais pire. Bien entendu, on
ne peut se figurer une vie plus abominable qu'à Genève.
Mais ici, ce n'est pas du tout mieux, positivement, et tous
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 281
(nous trois, car Anna Nicolaïevna est avec nous) nous nous
doutons que les paroles des docteurs genevois sont vraies :
ici l'air est énervant. Nous nous en apercevons tous les trois.
Il est vrai qu'au point de vue de la santé, à Genève, sous
d'autres rapports (les bises), c'était bien pis. Nous vivrons
ici quelque temps, et puis nous verrons, nous n'allons pas
nous laisser mourir. Ici, les chaleurs ne régnent pas ; vous
connaissez le panorama du lac ; à Vevey, il est positivement
mieux qu'à Montreux et Chillon, qui sont à côlé. Mais ei
dehors de ce panorama (et à vrai dire de quelques endroits,
buts de promenade dans les montagnes, ce qu'il n'y avait
pas à Genève), tout le reste est trop vilain, et nous avons
peur de payer trop cher le panorama seul. Oh ! si vous
aviez une idée du tourment d'être installé à l'étranger ; si
vous aviez une idée de la malhonnêteté, de la bassesse, de
la bêtise incroyable et du manque de développement des
Suisses 1 Certainement, les Allemands sont pires, mais
ceux-là valent bien quelque chose ! On considère l'étran-
ger comme une source de revenu ; ils ne songent qu'à une
chose: tromper et filouter. Mais le pis est leur malpropreté I
Le kirghiz dans sa tente vit plus proprement (et ici et à
Genève). C*est horiib'.e ! j'aurais éclaté de rire au nez de la
personne qui m'aurait dit cela des Européens, autrefois.
Mais à Genève, j'avais au moins les journaux russes, et
rien ici. Ceci est très pénible pour moi. J'ai enfin reçu
de Paul une grande lettre. Il me parle de quatrelettres qu'il
m'aurait envoyées : cela paraît incroyable ; où donc sont-
elles? Et d'autre part, il est difficile de ne pas le croire. Il
a écrit gentiment sa lettre. Je me suis réjoui qu'il puisse
parler de ses affaires convenablement et sans fautes. Mais
en effet sa situation doit être affreuse. Cela m'est si pénible
que j'en rêve la nuit. (Comment vous remercier pour tou-
tes vos démarches et toutes vos peines ? Bien entendu,
vous ne devez pas lui donner d'argent: àquoi pensez vous?
Vous êtes si bon, que peut-être vous voudriez le faire. Je
suis votre débiteur, et puis d'ailleurs vous avez vous-même
constamment besoin d'argent. Vous avez une famille et
vos revenus sont à peine suffisants.) Voici cependant une
question que je dois vous communiquer et sur laquelle je
vous demande votre avis :
Paul m'a écrit pour me demander s'il lui était possible
282 CORRKSPONDANCB DE UOSTOIeVSKI
d'empriiiitor (le l'argeal eu mon nom ; il a désigné la per-
eooae qui pourruil douoer l'argent sur ma sigualure.C'est
un nommé Guvrilov, auciea commissionnaire de la typo-
graphie, où fut imprimée notre revue. C'est un homme assez
convenable, d*un certain âge, non sans quelques qualités
et ayant un r>eu d'argent. Il m'a acheté une fois la deuxième
édition <lu roman Les Humiliés et les Offensés^ pour
1.000 roubles. Une autre fois il est venu me voir par hasard;
je lui ai demandé: — Gavrilov, avez-vous de l'argent? — Oui,
un peu. — Donnez-moi 1.000 roubles. — Voilà, et il me lee
apporta le môme jour, bien entendu, sur ma signature et
d'excellente intérêts, je ne me souviens plus combien. Ces
1.000 roubles je les lui ai rendus il y a deux ans. En effet,
cet homme pourrait prôler.Sur la demande de Paul, je lui
ai écrit, et à Paul j'ai envoyé en môme temps un reçu pour
200 roubles (pour les 160 que Paul veut lui prendre, pour
lui-môme et pour Emilie Fédorovna, quiest dans la misère
et qui est tombée malade). Le terme est le !•' janvier. Je
ne sais pas si Paul a reçu l'argent. Mon cher ami, pour
l'amour de Dieu, si vous voyez Paul, demandez-lui s'il Га
reçu ; et s'il ne m'a pas encore répondu, forcez-le à répon-
dre immédiatement, mais de façon à ce que ses lettres ne
soient pas perdues. Il est bien possible qu'il les envoie
avec tant de négligence, qu'elles sont perdues, et peut-
être y a-t-il d'autres raisons, — je ne sais pas. Je vous
prie de ra'écrire (et certainement vous ne resterez pas
si longtemps sans me répondre, comme je l'ai fait, parce
que vous me le pardonnerez et vous comprendrez la réa-
lité pénible de ma situation et de mon travail) si Paul a
reçu l'arge nt de Gavrilov, car je me tourmente beaucoup: que
deviendra-t-il, s'il ne le reçoit pas? Aloi je sens qu'il est dans
le plus grand besoin. Bien entendu, je ne vous demande
pas de quitter votre maison de campagne pour aller le cher-
cher. Il est probable qu'il viendra chez vous lui-même.
Mais, cependant, voici à propos de quoi je voudrais vous
demander conseil :
Il serait bien possible que si Gavrilov avait de l'argent,
il fût disposé à me prêter 1 .000 roubles pour une année
(c'est-à-dire 800, s'il donne 200 roubles à Paul), d'ail-
leurs, sur une lettre de change. Je puis l'écrire ici. Et de
plus, dans un an et demi (par contrat) je dois recevoir de
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 283
Stellovsky pour Crime et Chàliment (qu'il publiera cer-
tainement dans son édition de mes œuvres, y ayant droit
par contrat, mais pas avant le 1"" janvier 1870, et comme
il Га déjà annoncé dans les journaux) pas moins de
650 ou 700 roubles, pour compléter la somme payée (car
nous avons un contrat et c'est sûr). Ne pourrais-je enga-
ger ce contrat, c'est-à-dire le droit de toucher l'argent,
d'après ce contrat, de Stellovsky, à Gavrilov, pour le
déterminer à me prêter ces 1.000 roubles? Ne pourrait-on
le proposer à Gavrilov ? Et pour moi, ces 800 roubles
seraient très salutaires, môme avec des intérêts énormes.
En dehors de quelques dettes, qu'il faut absolument payer,
il faut encore payer les intérêts pour les meubles et les
affaires qui sont engagés à Saint-Pétersbourg, car autre-
ment ils seront perdus, et cela vaut plus de l.OOO roubles.
Enfin, de ces 800 roubles il nous tomberait quelque petite
chose ici et Dieu sait combien cela nous est nécessaire.
J'ai écrit à Paul, pour qu'il aille chez Gavrilov et, tans lui
dire tout, qu'il le sonde pour savoir s'il peut donner ou
non. Mais Paul est jeune et sans expérience. (D'ailleurs,
malgré que j'aie écrit à Paul à propos de mon idée d'em-
prunter 800 roubles pour moi, je vous avoue que je con-
sidère encore à présent cette idée comme fantaisiste, et je
n'en attends pas grand'chose, car je ne suis pas encore
décidé moi-môme, et puis je ne sais pas ce que pourra
dire Gavrilov.) En un mot, je voudrais savoir comment
cela s'est passé avec Paul, pour juger de ses dispositions.
Et, deuxièmement, je voudraisconnaltre votre opinion: faut-
il le faire ou non? J'ajoute que Gavrilov est enthousiaste
et entreprenant. D'après son propre aveu, il a eu un béné-
fice des ^umi7/esef Off'ensés.Si cet homme édite quelquefois
et s'il n'a pas cessé ses tentatives d'édition, comme dans
le temps, il pourrait ne pas me refuser l'argent, quand ce
ne serait que dans l'espoir de m'acheter avantageusement
le droit de publication {Vldiot, par exemple, si la lin était
bien), quoique moi, bien entendu, je ne dirai pas un mot
pour le lui proposer. En tout cas, voici sonadresse actuelle:
au pont Voznessensky, maison Kitner, typographie Golo-
vatchev, Gavrilov, commissionnaire de la typographie.
Mon cher.ami,je n'ose vous déranger et je ne vous demande
pas d'aller chez Gavrilov, d'ailleurs il n'est pas besoin de
284 COnnE.HPONDANCB OE DOSTOÏEVhKI
le faire, mais c'ost en tout cas que je vous communique
celle adresse.
J'ai tant travaillé que j'en suis devenu stupide, et ma
tôle est tout étourdie. J'altends vos letlres comme le
Royaume des deux. Une voix de Russie — une voix amie,
quoi de plus précieux? Je n'ai rien à vous raconter, aucune
nouvelle ; ici je deviens slupide et hôle. Vil cependant,
tant que je n'ai pas lerminé le roman, il m'est impossible
d'entreprendre autre chose ; alors, je reviendrai en Russie
à tout prix. Et pour finir le roman, il faut travailler huit heu-
res par jour, sans se déranger, au minimum. J'aiitermlnéla
moitié do ce que j'avais à faire pour Katkov,pour payer ma
dette. Je paierai aussi le reste. Écrivez-moi, mon ami, écri-
vez pour l'amour de Dieu. Ma femme vous salue ainsi
qu'Anna Ivanovna... Elle vous aime beaucoup tous leedeux.
Mes respects à Anna Ivanovna. Anna Nicolaïevna me
charge aussi de vous saluer. Au revoir. Je vous embrasse.
Votre dévoué et sincère
Th. Dostoïevski.
Dans les quatre chapitres que vous lirez dans le numéro
de juin (peul-ôlre trois seulement, car le quatrième était
en relard) j'avais essayé un épisode des positivistes con-
temporains de la jeunesse la plus avancée. Je sais que je
l'ai écrit exactement (je l'ai écrit d'après l'expérience ; car
personne plus que moi n'a eu d'expérience à ce sujet-là et
ne Га observé) et je sais que tout le monde me blâmera ;
on dira: c'est slupide, c'est naïf-bête, et faux. Mon adresse:
Suisse, Vevey (Lac de Genève). A M. Dostoïevski, poste
restante.
An même
Vevey, 19 juillet, 2 août 1868.
Bien-aimé et cher ami, mon inoubliable Apollon Nico-
laievitch ; je prends la plume, pour vous écrire trois lignes.
Je vous ai écrit une longue lettre au mois de juin, en ré-
ponse à la vôtre, qui était du mois de mai. Votre lettre (celle
de mai) m'a prouvé que non seulement vous ne m'en voulez
pas (ce que je m'étais bêtement figuré, avec mon caractère
maladif) mais aussi que vous m'aimez autant qu'autrefois.
COriRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 285
Je n'ai pas répondu aussitôt, parce que j'ai passé vingt jours
de suite nuit et jour à mon travail qui allait mal. Mais à la
lettre que je vous ai écrite en réponse au mois de juin,lettre
très longue et très importante, je n'at reçu aucune réponse
jusqu'à présent. J'ailvihxie cela à deux causes: 1" vous m'en
voulez de quelque chose, ou 2» ma lettre s'est perdue ou
bien la vôtre.
Je ne crois pas du tout à la première : votre dernière
lettre (celle du mois de mai) était telle, que je ne saurais
comprendre qu'on puisse, après avoir eu de si bons senti-
ments pour moi, se fâcher contre moi, et c'est pourquoi
je crois aveuglément que la lettre s'est perdue. J'y crois
aussi encore parce que j'ai des raisons de le croire : j'ai
entendu qu'on avait l'ordre de me surveiller. La police de
Saint-Pétersbourg ouvre et lit toutes mes lettres, et comme
le consul genevois, selon toutes les données (remarquez
que ce ne sont pas des doutes, mais des faits), appartient
à la police secrète, quelques-unes des lettres qui me sont
adressées étaient retenues, car il y a des rapports secrets
avec le bureau de poste d'ici (de Genève). Enfin, j'ai reçu
une lettre anonyme qui me prévient qu'on me soupçonne,
(Dieu sait de quoi), qu'il est ordonné d'ouvrir mes lettres
et de m'altendro à la frontière, quand je rentrerai, pour
me surprendre et me fouiller le plus rigoureusement pos-
sible. Voilà pourquoi je suis absolument persuadé que ma
lettre n'est pas parvenue, ou bien que votre lettre est per-
due. (N. B. — Gomment supporter cela quand on est pur,
quand on est patriote, quand on se dévoue jusqu'à trahir
ses opinions premières, quand on adore le souverain ;
comment supporter d'être soupçonné de relations avec
quelques misérables Polonais ou bien avec le € Kolo-
kol » 1 Les bras vous en tombent malgré vous de les
servir. Tant de coupables qu'ils ont laissé passer et l'on
soupçonne Dostoïevski I)
Mais il ne s'agit pas de cela. G'est la sœur de ma femme
qui vous remettra cette lettre de la main à la main.
Ce n'est cependant pas une lettre, mais trois lignes, car
je ne sais déjà plus que vous écrire ? Malgré tout je n'ai
pas votre lettre. Apollon Nicolaïevitch, mon ami (vous
m'avez nommé votre ami vous-même !), comme tout ce
temps l'idée m'a été pénible que vous êtes fâché contre moi !
286 CORnBBPONDANCB DE DOeTOÏEVSKI
Kcrivez-moi donc, écrivez-moi dane les deux cas : si
vous ôtee fâché, expliquez-m'en la raison. Sivotis ne l'êtes
pas, écrivoz-moi que vous m'aimez.
J'ai él6 mullieureux tout ce temps. La mort de Sonia
nous a fait bien souffrir, ma femme et moi. Ma santé
n'est pas belle ; des crises ; le climat de Vevey énerve.
Dès que j'aurai quelques ressources, j'ai l'intention de
quitter Vevey. ( Mais en tout cas, si vous répondez tout de
suite, adressez comme avant : Vevey (Lac de Genève),
poste restante.)
Je suis mécontent du roman jusqu'au dégoût. Je me suis
terriblement efforcé de travailler, mais je n'ai pas pu :
j'ai le cœur malade. A présent je fais un dernier effort
pour la troisième partie. Si je parviens à arranger le
roman, je me remettrai, sinon je suis perdu.
Ma femme a les nerfs malades, elle maigrit et sa santé
décline de plus en plus.
Avant de vous écrire, j'ai écrit à Paul ; il m'a demandé
de lui permettre d'emprunter sur gage (à un commission-
naire de typographie que nous connaissions), en mon nom.
Comme vous avez confirmé dans votre lettre qu'il se trou-
vait dans le besoin, je lui ai permis d'emprunter et j'ai
envoyé un reçu de 200 roubles, comme on le demandait
et l'exigeait. Jusqu'à présent, de Paul aucune réponse.
Je suis coupable, devant voas, je vous dois encore vos
200 j roubles ! Je les rendrai, ne m'accusez pas 1 Si voue
saviez combien j'ai souffert !
Mais je vous les rendrai.
Que sera la troisième partie?
Si je pars d'ici, c'est surtout afin de sauver ma femme.
Elle vous salue, vous serre la main. Mes salutations et
les siennes à notre sincèrement estimée Anna Ivanovna.
Votre entièrement dévoué
Th. Dostoïevski.
J'ai des raisons de soupçonner que Paul n'a reçu de moi
ni la lettre, ni le reçu. Le reçu est de 200 roubles. Sion l'a
arrêté à la poste, où peut-il être? Cesl un papier important.
Ne devrais-je pas m'adresser à quelque personnage, pour
lui demander qu'on ne me soupçonne pas de trahir ma
patrie et de me trouver en relation avec des Polonais, et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 287
pour qu'on n'arrête pas mes lettres ? C'est dégoûtant !
Mais on devrait savoir que les nihilistes,le8 libéraux con-
temporains me couvrent de boue depuis trois ans, parce
que j'ai rompu avec eux ; je déteste les Polonais et j'aime
ma patrie...
Ли même.
Milan, 7 octobre (26 novembre) 1868.
Très cher ami, Apollon Nicolaïevitch. 11 y a déjà longf-
temps, il y a trois semaines, que j'ai reçu votre lettre et
je n'ai pas répondu tout de suite, parce que j'avais le cori)s
et l'esprit occupés par le travail. J'aurais pu, sans doute,
trouver une heure ou deux pour répondre, mais j'ai tant
de mal pendant la période du travail, que je vous jure que
je n'ai pas la force d'écrire, d'autant plus quand j'aurais
été si heureux de causer. Et puis j'attendais votre seconde
lettre, que j'ai enfin reçue hier et pour laquelle je vous
remercie beaucoup, mon cher ami. Mais avant tout je n'ai
jamais éprouvé le moindre mécontentement envers vous,
et je vous le dis honnêtement et sur ma conscience; mais
je croyais, au contraire, que vous étiez fâché contre moi
pour une raison quelconque. D'abord, parce que vous aviez
cessé d'écrire, et pour moi votre lettre est un événement :
c'est l'air de la Russie qu'elle nous apporte, c'est absolu-
ment un jour de fête. Comment avez-vous pu croire que
je me serais offensé pour quelque idée ou quelque phrase?
Non, mon cœur est autre. Et puis voilà : j'ai fait votre
connaissance il y a vingt-deux ans (la première fois chez
Belinski; vous souvenez-vous?); depuis, bien des lois la vie
m'a jeté ci et là et m'a quelquefois étonné par ses variantes,
mais enfin à présent, en ce mojnent, vous êtes le seul, le seul
être dans l'esprit et dans le cœur duquel j'aie confiance, et
quej'aime.etavec les idées et les opinions duquel les mien-
nes se confondent. Pouvez-vous ne pas m'être presque aussi
cher que mon pauvre frère ? Vos lettres m'ont donné de la
joie et du courage. Car mon état moral était très mauvais.
Et d'abord, mon travail m'a tourmenté et fait souffrir. Voilà
presque une année que j'écris trois feuilles et demie tous
les mois. C'est pénible. De plus, pas de vie russe, pas
d'impressions russes autour de moi, et pour mon travail
288 CORRESPONDANCE DE DOBTOIeVBKI
cela m'a été toujours indispensable. Enfin, si voue louez
l'idée de mon roman, jusqu'à présent l'exécution n'en est
pas brillante. C'^ qui me tourmente beaucoup, c'est que si
j'écrivais le roman à l'avance, durant une année, et puis
deux ou trois mois pour copier cl corriger, ce serait autre
chose, j'en réponds. Maintenant que je me suis rendu
compte de tout, je le vois bien.
J'ai commencé par vous parler de moi et de mon romao.
Je no veux pas vous dire d'abord quelle est ma situation,
vous le verrez plus clairement plus loin. Mais, la voici ma
situation :
Il m'est impossible d'écrire plus de trois feuilles et demie
par mois — c'est un fait — si je veux écrire toute l'année
sans m'arrôter. Mais il en est résulté que cette année je ne
terminerai pas mon roman et j'imprimerai seulement la
moitié de la dernière partie (la quatrième). Il y a un mois
j'espérais encore terminer, mais maintenant j'y vois clair, —
c'est impossible. Et cependant la quatrième partie est
grande (1*2 feuilles), — c'est tout mon calcul et tout mon
espoir I Maintenant, quand je vois tout comme dans un
miroir, j'ai acquis l'amère conviction que dans ma car-
rière littéraire je n'ai jamais encore possédé une pensée
poétique meilleure et plus riche que celle qui s'est présen-
tée à moi pour la quatrième partie, dans un plan détaillé.
Et alors ? Il faut se hàler le plus possible, travailler sans
se relire, se presser follement et enfin, ne pas arriver à
temps! Sans parler de moi-même, mais dans quel embar-
ras je mets le Housski Viestnik et quelle opinion je donne
de moi à Katkov ? Lui qui a si noblement agi avec moi !
Il leur faudra donner l'année prochaine la fin du roman en
supplément, et c'est une perte pour la revue ! J'ai décidé
de leur écrire et de renoncer au paiement pour tout ce qui
sera imprimé l'année prochaine, pour récompenser la revue
des pertes de la publication en supplément. Et cela va me
faire beaucoup de tort.
La vie ici me devient trop pénible. Rien de russe, voilà
déjà six mois que je n'ai lu ni un livre ni un journal russes,
et enfin l'isolement complet. Le printemps dernier, quand
nous avons perdu Sonia, nous sommes partis pour Vevey.
Ici est venue nous rejoindre la mère d'Anna Grigorievna.
Mais Vevey énerve (ce qui est connu des médecins ; et
I
COHRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 2S1
ils n'ont pu me prévenir quand je les ai consultés !). Vers
la fin d(3 notre séjour à Vevey, ma femme et moi nous
sommes tombés malades. Et voilà deux mois que nous
avons traversé le Simplon pour venir à Milan. Ici le climat
est meilleur, mais la vie est plus chère; il pleut beaucoup
et l'ennui est mortel. Anna Grigorievna est patiente, mais
elle languit loin de la Russie, et tous les deux nous pleu-
rons Sonia. Nous menons une vie sombre, une vie de
clottre. Le caractère d'Anna Grigorievna est très impres-
sionnable, très actif. Ici elle n'a rien à faire. Je vois qu'elle
s'ennuie, et quoique nous nous aimions, même davantage
qu'il y a un an, cela m'est quand môme pénible de voir
qu'elle vit avec moi dans un si triste monastère. C'est bien
pénible. Dieu sait ce que nous avons en perspective. Si
au moins le roman était terminé, je serais plus libre. Reve-
nir en Russie, il est difficile d'y songer. Nous n'avons
aucune ressource. Cela veut dire : aussitôt arrivé, se faire
enfermer dans la prison pour dettes. Mais là mon travail
sera fini. Avec mon épilepsie, je ne supporterai pas la pri-
son, et, par conséquent, je ne travaillerai pas en prison.
Comment ferai-je pour payer mes dettes et de quoi vivrai-
je?Si mes créanciers voulaient m'accorder une année tran-
quille (et ils ne m'ont pas donné un seul mois de répit
depuis trois ans) j'aurais commencé dans un an à les payer
par mon travail. Si grandes que soient mes dettes, elles
ne présentent que la cinquième partie de ce que j'ai déjà
payé par mon travail. Je suis parti pour travailler. Et voilà,
l'idée de V Idiot a été presque perdue. Si môme il s'y trouve
quelques qualités, l'effet est médiocre, et l'effet est néces-
saire pour une deuxième édition, sur laquelle il y a à peine
quelques mois je comptais aveuglément et qui aurait pu
me procurer un peu d'argent. Maintenant, comme le roman
n'est môme pas fini, il est inutile de songer à la deuxième
édition. Si j'étais en Russie, j'aurais pu savoir comment
m'occuper pour me procurer de l'argent; je l'aurais gagné
à^temps.Et ici je deviens stupide et borné et je perds l'ha-
bitude de la Russie. Pas d'air russe, ni de personnes
russes. Enfin, je ne comprends pas du tout les émigrants
russes. Ce sont des fous.
Voilà où en sont nos affaires. Mais il est également
impossible de rester à Milan : c'est trop malcommode d'y
19
290 CORRBePONDANCB DB DOSTOYbV.SKI
habiter et trop sombre. Nous voulons aller à Florence
dans un mois, et là je finirai mon roman. Je reçois
toujours de l'argent de Kalkov ; c'est effrayant combien
nous dépensons on tout, quoifjue nous vivions en nous pri-
vant énormément. Bientôt, av«»c la fin du roman, finiront,
bien entendu, les envoie de Kalkov. De nouveau des sou-
cis et des embarras. Mais quand môme ma dette à Kalkov,
en comptant ce qui a été pris ai^commencement, est bien
diminuée à présent.
Je me suis complèlenicnl dcshabitué de votre vie, mal-
gré que mon cœur soit avec vous, et c'est pour cela que
vos lettres sont pour moi une manne céleste. Je me suis
énormément réjoui en apprenant la création d'une nou-
velle revue. Je n'ai jamais entendu parler de Kachpirev,
mais je suis heureux que Nicolas Nicolaïevitch trouve
enfin une occupation digne de lui ; il faut précisément
qu'il soit directeur et ne pas se borner à une partie de la
nouvelle revue, mais en devenir complètement l'âme. En
tout cas, ce sera assuré. Il y a six mois il m'a écrit ici, et
il m'a lait un très grand plaisir par sa lettre. Je ne lui ai
pas répondu, ne sachant pas son adresse, qu'il ne m'avait
pas donnée. Dans sa lettre il m'a communiqué un extrait
de sa lettre à Kalkov, dans laquelle il lui avait proposé de
s'occuper dans le Roasski Viestnik de la partie consacrée à
la critique. Je ne sais pas ce que Kalkov lui a répondu,
mais je sais sûrement que là-bas, dans le journal et dans
la revue, toutes les places, celles de directeur et autres,
sont occupées et bien occupées ; selon l'expression de
Gogol, quand une place est prise par quelqu'un, il ferait
plutôt sauter la place que de la quitter. Mais, à mon avis,
entre nous, si même Kalkov voulait changer cet ordre de
choses, il ne lui serait pas toujours possible de le faire. Mais
maintenant, que peut- il trouver de mieux que Nicolas Nico-
laïevitch ? Qu'il y soit seulement, c'est le plus important,
il deviendra le maître absolu dans sa place. Il serait bien
à désirer que la revue tût imbue de l'esprit russe, comme
nous le comprenons vous et moi, et non pas purement
slavophile. A mon idée, nous n'avons pas besoin de trop
poursuivre les idées slaves, il ne faut pas exagérer. Il faut
qu'elles nous viennent d'elles-mêmes. Après le congrès
slave à Moscou, quelques-uns de ces mêmes Slaves, étant
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 291
revenus dans leur pays, se moquaient insolemment des
Russes, parce qu'«ils se chargeaient dediriger les aulresel
avaient l'air d'en imposer aux Slaves, et eux-mêmes se
connaissaient peu » et ainsi de suite. Croyez-le bien, beau-
coup parmi les Slaves, ceux de Prague par exemple, nous
jugent tout à fait au point de vue occidental, allemand ou
français, et peut-être môme s'étonnent-ils que chez noue
les Slavophiles se soucient fort peu des formes adoptées de
la civilisation occidentale. De sorte que nous autres, nous
pourrions ne pas tant nous presser de noue occuper des
Slaves. Les étudier c'est autre chose; les aider aussi ; maie
il ne faut pas aller leur imposer la fraternité, je dis seule-
ment ^imposer, car il fautles considérer comme des frères
et agir incontestablement en frères. J'espère beaucoup
aussi que Nicolas Nicolaïevitch saura donner au journal
une teinte politique et une direction déterminée. C'est
notre corde sensible, c'est notre besoin, la direction déter-
minée. En tout cas, Nicolas Nicolaïevitch saura s'en tirer
brillamment, et je me prépare avec un immense plaisir à
lire ses articles, que je n'ai pas lus depuis le temps de
V Époque. Ce serait bien si la revue se posait indépen-
dante dans le monde littéraire; par exemple, ne pas payer
2.000 roubles pour des œuvres dans le genre de Minine
ou autres drames historiques d'Ostrovski ; mais si l'on
donne une comédie sur les marchands, on pourrait payer.
Ou bien, Y Essaim de Kokhanovskaïa). Mais si on publie
quelque chose dans le genre de 'VÉcroa, on peut deve-
nir plus inabordable. Ou encore, le poseur E... qui en
est à bout d'écrire. En un mot, il faudrait enfin savoir
tenir les hommes de lettres et ne pas payer seule-
ment le nom, mais payer selon le mérite de l'œuvre
— ce que jusqu'à présent aucune revue n'a osé faire,
excepté le Vrémia et VÉpoque. Il est impossible de
paraître sans une œuvre littéraire de première impon-
tance dans les deux premiers numéros de la revue. Gela
veut dire perdre 1000 abonnés dès le début. Je ne le dis
pas pour donner des conseils, mais par amitié. J'espère que
Nicolas Nicolaïevitch m'enverra la revue.
Bien entendu, je consens très volontiers à y collaborer.
Mais je suis occupé en ce moment. Quand j'aurai termmé
le roman, on pourra y penser. J'aurais tant voulu que la
202 COIlREePONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
revue fût réellement bien. Donnoz-moi beaucoup de détails,
mon cher ami. Publiez-voiis (]uelque сЬож; dans la revue?
Donnez-leur pour leur premier numéro 'luebjue chose de
grand et d'entier, votre légende de l'expédition d'Igor, par
exemple. Comment s'appellera votre revue ? Avez-vou»
fait beaucoup d'annonces, l'ouverture de la souscription ?
Si vous voulez publier à partir du jour de l'an, il serait
temps.
J'ai lu le livre dont vous m'avez parlé, très peu de
temps auparavant que vous m'ayez prévenu, et je voue
avoue que j'étais hors de moi '. On ne peut se figurer
quelque chose de plus impudent. Cerlainement, je m'en
moque à présent, et je l'ai fait aussi au commencement ;
mais ce qui m'ennuie c'est que si je ne proteste pas, j'au-
rai l'air par là d'approuver ce vilain livre. Mais où pro-
tester ? Dans le Nord ? Mais je ne sais pas bien écrire en
français et d'ailleurs, je voudrais agir avec tact. Je compte
m'installera Florence, et je consulterai quelqu'un au con-
sulat russe, je demanderai des instructions, comment
faire. Certainement, je ne m'installe pas à cause de cela à
Florence. Vous me proposez d'aller à Venise (que tous
les docteurs de tous les pays vantent au point de vue
sanitaire). Je serais très content de le faire, quand ce ne
serait que pour distraire Anna Grigorievna et je ne sais
pas si je ne le ferai pas, car. en effet, le voyage n'est pas
trop long; mais, premièrement, j'ai très peu de temps ;
secondement, cela nous coûtera à nous deux, si même
nous prenons les troisièmes et si nous n'y passons que
trois jours, pas moins de 100 francs, et pour nous 100 francs
ont une importance énorme. II nous arrive assez souvent,
par exemple, de recevoir 1000 francs de Katkov. Mais
quand on les reçoit, on en met de côté pour les dépenses
d'un mois ou d'un mois et demi, ensuite il faut payer les
dettes qui ont eu le temps de s'amasser, le voyage, les
vêtements. Et comme l'avenir n'est pas parfaitement
garanti il faut se restreindre fortement. Et surtout, termi-
1. Il s'agit d'un roman : Les secrets dn palais des Tsars, sur l'époque
de Nicolas !•'. Parmi les principaux personnages sont Théodore Dos-
toïevski et sa femme ; dans le roman, entre autres bîdivemes, Dos-
toïevski meurt et sa femme entre dans un cloître.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI '293
пег le roman et travailler jour et nuit ; car on ne peut pas
faire autrement.
J'aurais bien voulu voir Lamansky. J'ai une furieuse
envie de lire le livre de Saraarine(Z,es confins de la Russie),
d'autant plusque je pense moi-même à tout cela, — mais
où le prendre ? Ici, c'est affreux ! Même à (Jenève où il y
a dos livres russes, sur les comptoirs on trouve seulement
Que faire, et quelques balivernes de nos émigrants. S'il y
a encore quelques livres russes, — quelques volumes de
Gogol, de Pouchkine, — c'est plutôt par hasard. Dans la
vente des livres russes, ni ordre, ni sens, ni idée. Et encore,
on en vend rarement. Ici, en Italie, il n'y a rien. J'aurais
bien voulu me procurer Samarine, mais c'est impossible
ici.
Je m'inquiète et je me tracasse à propos de la famille.
Je n'ai rien pu envoyer à Paul de tout l'été, et lui aussi
est fameux 1 Mais je ne lui en veux pas ; il n'a pas de rai-
son pour m'affectionner particulièrement, et je n'ai pas le
droit d'être trop sévère pour ses fautes de service. Pauvre
garçon, peu développé intellectuellement, seul et sans
aide, comment ne ferait-il pas de fautes? mais j'ai peur que
le pire n'arrive, et j'aurais bien voulu lui venir en nide au
plus tôt.
Emilie Fédorovna doit quitter mon appartement chez
Alonkine,au mois de novembre, parce que je ne puis payer
le loyer. Tout cela me tracasse, et cependant, avant tout,
il faut terminer le travail 1
Quant à ma dette, mon ami, j'ai honte d'y songer 1
Cela me tourmente affreusement, et surtout, parce que
vous avez agi avec moi comme un frère, et il y en a beau-
coup qui ne l'auraient pas fait. Vous avez votre propre
famille. Mais je recevrai de l'argent ! Et je vous le rendrai.
L'aube finira par luire pour moi aussi; et surtout je vou-
drais aller en Russie. En Russie, je saurais mieux m'arran-
ger. Quand je pense que Sonia vivrait sûrement si nous
avions été en Russie l
Anna Grigorievna vous aime et pense à vous et parle de
vous avec joie. Je vous prie de transmettre mes salutations
et les siennes très sincères (elle m'a déjà demandé trois
fois si je vous transmets son salut) à votre femme et à vos
parents. De ma part aussi, et à tous ceux qui pensent à
29i CORRESPONDANCB DK DOSTOKEVi^KI
moi. Je rcfçretle bien Kovalovsky ' — un homme si bon et
das plus utiles, — utile à un tel point que peut «il re on ne
le comprendra parfaitement qu'après 8a mort. Tout avoue,
Tr. Dostoïevski.
Pour l'amour de Dieu, écrivez-moi. En tout eà» mon
adresHe: Italie. Milan, à M. Dostoïevski, posle restante.
Au même.
11 (23) décembre 1868, Florence.
Je m'empresse de vous répondre, cher ami Apollon
Nicolaïevitch, et cela justement parce que je voulais vous
parler à cœur ouvert. Fifçurez-vous quelle d<^cision je
viens de prendre l Je crois vous avoir écrit que je n'avançais
pas avec la fin de Yldiot et que je n'avais pas et n'au-
rais pas le temps de le terminer pour le numér> de décem-
bre. J'ai fait mon mea culpa à Katkov, tout h fait sincère-
ment, c'est-à-dire que la fin du roman devra être imprimée
en supplément aux abonnés de l'année prochaine. Main-
tenant, j'en ai tout à coup décidé autrem-înt (je ne sais
pas seulement si on sera de mon avis à la rédaction du
Rousski Viestnik). J'ai résolu de terminer complètement
la quatrième partie et la conclusion, et de les donner dans
le numéro du mois de décembre, à la condition toutefois,
que le livre du mois de décembre soit un peu en relard ,
Voici comment : aujourd'hui j'ai prévenu Katkov que le
15 janvier de notre style, la conclusion de V Idiot sera à la
rédaction; quant aux chapitres précédents, je les enverrai
peu à peu, tous les cinq jours. En somme, n'ont-ils pas eu
chaque année le livre de décembre bien en retard, et même
à ce point que le livre de janvier de la souscription sui-
vante paraissait avant le livre de décembre de l'année pré-
cédente. Le numéro paraîtra ainsi vers le '20 janvier —il sera
un peu en retard, par conséquent. Je ne sais ce qu'ils déci-
deront. Mais à partir d'aujourd'hui, dans quatre semaines
je dois envoyer sept feuilles d'imprimerie. J'ai soudain vu
que je pouvais le faire sans trop abîmer le roman.D'ailleurs,
tout ce qui reste à faire est plus ou moins inscrit au brouil-
1. Egor Petrovitch.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
295
Ion, et je sais tout par cœur. S'il se trouve des lecteurs
de Vldiot, ils seront peut-être étonnés de cette conclusion
inattendue ; mais, après réflexion, ils conviendront certai-
nement que c'est ainsi qu'il fallait terminer. En général,
cette conclusion est réussie, c'est-à-dire, comme conclu-
sion. Je ne parle pas des qualités du roman ; mais quand
j'aurai terminé, je vous écrirai quelque chose, pour vous
dire, comme à un ami, ce que j'en pense moi-même.
Ainsi, voilà ma situation. Et cependant j'ai des lettres
auxquelles je dois absolument répondre, quand ce ne
serait que pour l'unique raison, l'envie que j'ai de le faire.
Sans aucun doute, vous ne sauriez vous figurer comme vos
lettres me donnent du courage. Depuis le mois d'î mai je
n'ai pas lu un seul journal russe ! Je ne reçois que le
Rousski Viestnik,ei le jour de l'arrivée du livre est un jour
de fête. A propos: j'écris à Nicolas Nicolaïevilch qu'il
m'envoie ici à Florence la Zaria, depuis le premier numéro,
car je ne puis plus m'en passer. Qu'ils le mettent sur mon
compte dans le bureau de la rédaction de Zaria, s'ils veu-
lent ; il est possible que nous réglions nos comptes.
Jugez donc à quel point me sont précieuses les bttres
d'un ami aussi intime et aussi éprouvé que vous. Quand
vous me parlez de vos conversations avec Strakhov, c'est
comme si j'y étais. J'ai aussi reçu une lettre de Slrakhov;
beaucoup de nouvelles du monde littéraire. J'ai appris
avec plaisir que Danilevsky a fait paraître un article L'Eu-
rope et la Russie, que Nicolas Nicolaïevitch considère
comme un article important. Je vous avoue que depuis 49,
je n'ai jamais entendu parler de Danilevsky, mais j'ai quel-
quefois pensé à lui. Je me suis rappelé que c'était un fou-
riériste à outrance. Et pour un fouriériste, le voilà revenu
à la Russie, redevenu Russe et repris d'anour pour le sol
et pour la créature. C'est ainsi que se reconnaît l'homme
aux idées larges. Egalement, je ne croirai jamais les paroles
de feu Apollon Grigoriev, que Bélinski aurait fini par deve-
nir slavophile. Ce n'était pas à Bélinski de finir ainsi. Un
grand poète a son époque ; mais il n'aurait pu se dévelop-
per davantage. Il aurait fini par devenir, dans les meetings,
l'aide de camp de quelque Madame Heugg à propos de la
question féministe, et il aurait perdu l'habitude de parler le
russe, sans cependant savoir l'allemand. Savez-vous donc
2«^ COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
qui sont les nouveaux Ruewe? C'ctl ce moujik, aulrefosh
(ijs8idcnl,du Icnips (Je Paul le PrusMen.sur lequel on avail
publié un arlicje avec des annol«lionb dans le num«';ro de
juin du Hous!^ki Vicflnik. Ce n'esl рая le type absolu du
Russe Й venir, mais cerUinemenl c'est un des Russes de
l'avenir.
Mais si on tombe sur ce thème, on n'en finit pas. Je
veux vous demander, mon cher, un conseil d'ami ; que
dois-jc faire? Mais à vous seul, bien entendu, il est
inutile que les autres sachent mes affaires domestiquée.
Voici ce que c'est : dans un mois j'aurai terminé pour le
Rousski Viestnik l'ouvrage qui m'a été payé d avance.
L'Jdiol ne contiendra que 42 feuilles d'imprimerie. J'ai
pris chez eux (en comptant ce que j'ai pris avant mon
mari âge et une bagatelle que je veux leur demander) jus-
qu'à 7.000 roubles. Oui, monsieur, jusqu'à 7.000. 11 est
vrai que nous avons dépensé tout ce temps- là, en moyenne
2.000 roubles par an, avec Doe vovages, nos vêtements,
l'enfant, avec tout, — ce que nous n'aurions pu faire À
Saint-Pétersbourg.
D'après mon calcul (sans entrer dans des détails), je
devrai encore jusqu'à 1.000 roubles à la rédaction du lious
ski Viestnik. Peut-être, cela ne les gênera-t-il pas ; ils
savent que je travaille. Mais vcilà : comment vivre ? Ayant
terminé le roman, je pourrai tirer encore environ deux
mois et puis, que faire? M'adresser à Katkov? S'ils ont
l'intention de profiter de ma collaboration, certainement
ils m'enverront de l'argent sur ma demande, mais le plus
mauvais pour moi sera que je ne saurai pas dans quelles
conditions je me trouve vis-à-vis d'eux? C'est-à-dire,
comme un écrivain qui est endetté à la rédaction, je com-
prends cela. Mais ils ne répondent jamais — de sorte que
je ne sais pas même si mon roman leur convient ou non,
ou bien s'ils désirent ma collaboration. Et, rien qu'au
point de vue pécunier, cela est important à savoir.
Ces maudits créanciers vont me tuer définitivement. J'ai
eu tort de partir à l'étranger, vraiment, il aurait mieux
valu aller dans la prison pour dettes. Si je pouvais pren-
dre des arrangements avec eux ! — c'est justement ce que
je ne puis faire, parce que je n'y suis pas en personne.
Je dis cela surtout, parce que je pense, en ce moment, à
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 297
deux ou trois publications qui ne demandent qu'un travail
mécanique ardu, et qui, certainement, me procureraient
de l'argent. Car cela m'a réussi quelquefois. J'ai en ce
moment dans l'idée : 1« un très grand roman, L'Athéisme
(pour l'amour de Dieu ! que cela reste entre nous) ; mais
avant de le commencer, il faut que je lise une bibliothèque
presque entière d'athéistes, de catholiques et d'orthodoxes.
11 ne sera prêt, même si le travail est complètement
garanti, que dans deux ans. Le personnage est trouvé.
C'est un Russe de notre société, d'an certain âge, pas très
instruit, mais non sans instruction, d'une certaine situa-
tion, qui, soudain, à un certain âge, perd la foi en Dieu.
Toute sa vie il n'a songé qu'à son emploi, il ne cherchait
pas à sortir de l'ornière, et ne s'est distingué par rien de
particulier jusqu'à 45 ans. (La solution est psychologique:
un sentiment profond, c'est un homme, et surtout un
homme russe.) La perte de la foi en Dieu a sur lui une
influence colossale (l'action du roman et la mise en scène
sont très grandes). Il se met à fréquenter les nouvelles
couches, les athées, les Slaves et les Européens, les dissi-
dents russes etles ermites, les prêtres; il tombe entre les
griffes d'un jésuite propagandiste, polonais ; il descend
jusqu'au fond des sectes religieuses, et enfin il retrouve le
Christ et la terre russe, le Christ russe et le Dieu inisse,
(Pour l'amour de Dieu n'en parlez à personne ; pour moi,
en résumé: écrire ce dernier roman, et après cela, je puis
mourir, j'aurai fait ma confession entière.) Ah! mon ami!
J'ai tout à fait d'autres idées sur la réalité et le réalisme,
que nos réalistes et nos critiques. Mon idéalisme — est
plus réaliste que le leur. Mon Dieu ! S'il fallait répéter ce
que nous autres Russes avons vécu pendant ces dix der-
nières années au point de vue de notre développement
intellectuel, est-ce que les réalistes ne crieraient pas que
c'est de la fantaisie ! Et cependant, depuis un temps immé-
morial, c'est du véritable réalisme 1 C'est bien du réalisme
mais plus profond, le leur est tout en surface. Voyons,
Lubim Tortzov ' n'est-il pas infime en réalité, et cependant
c'est tout ce que leur réalisme s'est permis d'idéal. Ce
réalisme ne m'a pas l'air bien profond ! Leur réalisme ne
1. Héros d'une comédie d'Ostrovski.
298 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
saurait expliquer la ccnlième partie des faits réels, qui
ont existé. Tandis que noire idéalisme nous permettait de
prédire ces faite. C'est arrivé. Mon cher ami, ne vous
moquez pas de moi ; mais je fais comme saint Paul : « SI
on ne me loue pas, je me louerai moi-môme. »
Mais en allendant il faut vivre. Je ne vais рая aller
vendre l'Athéisme (mais j'aurai (juolque chose à dire sur
le catholicisme, et le jésuitisme, comparés à l'orthodoxie).
J'ai l'idée d'une nouvelle assez grand?, d'une douzaine
de feuilles el cela ra'altire. J'ai encore une idée. A quoi
me résoudre et à qui offrir mes services? A l.i Zaria ?
Mais je me fais payer d'avance, el là je ne crois pas
qu'on accepte. Certainement, je ne me passerai peut-être
pas de leur aide, m lis il faut envoyer là-bas un arlir'le
complètement terminé, et c'est bien pénible 1 Comra'-nl
vivre, pendant qu'on écrit l'article ? Le Roasski Viestnik
me paye largement (il me donne 150 roubles par feuille et
il m'en avance des milliers, au moins il m'en avançait).
La Gn de VIdiot produira de l'effet (je ne sais pas
si c'est bien ?). Mais quant à proposer aux libraires la
seconde édition cela veut dirid perdre la moitié. 11 faut
qu'ils y viennent d'eux-mêmes, mais viendront-ils? Je n'ai
aucune idée si le roman aura du succès ou non. D'ailleurs,
c'est la fin du roman qui en décidera. En tout cas, je vous
prie, mon ami, de me donner un conseil. J'attends de
vous un conseil important, quand vous aurez lu la fin de
VIdiot. Depuis janvier je suis libre, et ce n'est pas dans
ma situation qu'il est possible de rester les bras croisés :
il faut vivre et payer les dettes. Écrivez-moi, mon ami (que
cela soit entre nous seulement), tout ce que vous savez
sur la Zaria, ses ressources, et ce qu'elle peut donner d'a-
vance, en général, et à moi, en particulier. Quant à moi,
je vous avoue que demander une avance à la Zaria serait
pour moi quelque chose de décisif. Abandonner le Rousski
Viestnik, même pour quelque temps, me paraît très délicat,
surtout en y devant quelque chose. (Si seulement je pou-
vais savoir l'opinion personnelle qu'ils portent sur ma
collaboration, au Rousski Viestnik ! D'ailleurs, je dois le
savoir : ils me paient.) Dans tous les cas, écrivez -moi quel-
que chose à propos de tout cela. Et puis encore : faut-il
me mettre la corde au cou et rechercher cette collabora-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 299
tion? D'autant plus qu'on a l'air d'y être assez indifTérent.
Je suis terriblement en retard sur vous — je ne sais rien.
En tout cas, tout ce que je vous écris en vous consultant
est entre nous.
Je vous remercie beaucoup, moucher ami, d'avoir placé
Paul. S'il ne reste pas chez Poretzky, que lui faut-il alors?
Encore une prière, mon ami, encore une: je viens de deman-
der 100 roubles à Katkov, afin qu'il vous les adresse, et
je vous supplie encore une fois d'être infiniment bon,
comme vous l'avez été jusqu'à présent. Ces 100 roubles
sont pour Paul et Emilie Fédorovna, 50 roubles à chacun.
Mon frère Michel m'envoyait de l'argent en Sibérie.
Mais en somme cela n'était pas beaucoup, de sorte que moi
je leur ai donné déjà au moins cinq fois davantage. En
Sibérie, j'avais reçu 2.000 roubles pour mes deux nouvelles
imprimées — il ne m'a donc pas aidé tout le temps Je le
lui avais rendu encore de son vivant. Mais quand je suis
arrivé, la fabrique était en train de baisser ; les cigarettes,
qui marchaient bien au commencement, avaient complète-
ment perdu vers la fin, et étaient écrasées par Miller et
Laferme ; il y avait une masse de dettes et il se plaignait
toujours, pressentant la faillite. Tout cela peut être con-
firmé par Nicolas Ivanovitch, son commis, qui lui a acheté
la fabrique, la deuxième année de la revue, pour 1.000 rou-
bles — toute une fabrique ! Ce n'est pas une grande
richesse. La revue a été fondée par lui et organisée d'après
sonidée, et dès la première année il a eu plus de 4. 000 abon-
nés, pendant quatre ans, c'est donc un minimum de
20.000 roubles de bénéfice net chaque année. Les livres de
la rédaction existent encore, comme preuve, et il y a aussi
des témoins. La revue a sauvé mon frère de la faillite.
Quant à moi, pour ma collaboration, je ne prenais jamais
plus de sept à huit mille roubles par an. L'interdiction de la
revue a ruiné mon frère... Q^^and il mourut, il y avait des
dettes. Mais alors je demandai 10.000 roubles à une tante
et les plaçai dans la revue. La revue a été organisée
d'après le conseil de tous les collaborateurs : ils ont tous
pris part à ce conseil : continuer ou non? On a décidé de
continuer ; j'ai donc continué. J'ai donné 8.000 roubles
pour les livres, de ces 10.000, et j'ai payé une masse de
dettes. La revue n'a pas réussi, parce qu'on a pensé que
300 CORItESPONOANCE DE OOSTOllEVeKl
c'était moi qui étais mort (je le sais de source certaine !)
et non mon frère (on nous a toujours confondu8),et puis le
nom de Dostoïevski n'était plus en tôte de la rédaction.
La revue a périclité — et toutes les dettes sont tombées
sur moi. Après cela avec mes œuvres (en vendant à Stello-
vsky Crime et Châlimenf) '}* ai payé encore 10.000 roubles.
Il m'en reste encore un peu, que je ne puis finir de payer...
Paul m'avait écrit que Gavrilov aurait pu lui donner
avec ma garantie. J'ai écrit un papier, en reconnaissant
ma dette à Gavrilov, et, de plus, j'en ai envoyé un autre,
pour répondre de l'emprunt avec l'argent que je dois
absolument recevoir de Stellovsky celte année ou l'année
prochaine. C'est marqué ainsi sur noire contrat. Сев
deux papiers sont encore chez Paul. Il m'a écrit que
Gavrilov n'a pas consenti. J'ai exigé de Paul le renvoi de
mes papiers ; mais il ne les renvoie pas et maintenant, à
mes ordres réitérés (par Emilie Fédorovna), il promet d'en
envoyer un. Je vais lui écrire de vous apporter les deux
papiers et de vous les remettre. (Je vous prierai alors de les
conserver jusqu'à mon retour.) Demandez-lui ces papiers.
L'adresse d'bmilie Fédorovna : Pelerbourgskaïa Slorona,
rue Siesginskaïa, maison Korb.n» 13,log. n« 5. Je vous sup-
plie, mon ami, vous qui êtes un ange de bonté, ne m'en
veuillez pas de vous embarrasser encore une fois de cela, —
d'autant plus que je vous dois encore (mais à présent je
vous le rendrai bientôt, bientôt ; il ne saurait en être autre-
ment. Pardonnez-moi de vous parler ainsi ; mais, mon
ami, vous vivez vous-même de votre travail).
Florence est belle, mais trop humide. Mais les roses
fleurissent encore en plein air dans le jardin Boboli. Et
que de trésors dans les galeries! Dieu, j'ai regardé la Vierge
à la Chaise en 63, je l'ai regardée pendant huit jours et je
ne l'ai vue qu'à présent. Mais à part elle que de choses
divines ! Mais tout est laissé jusqu'à la fin du roman. Main-
tenant je me suis cloîtré.
Votre Auprès de la Chapelle est unique. D'où tirez-
vous de pareilles expressions ? C'est une de vos meilleures
poésies; tout est charmant, mais anesea/e chose medéplaït ;
c'est le ton. Vous avez l'air d'excuser l'icône, de la justi-
fier. Que cela soit du fanatisme, paraissez-vous dire, mais
ce sont des larmes d'assassin, etc. Savez-vous que même
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 301
les fameuses paroles de Khomiakov sur l'icône miraculeuse
qui me ravissaient autrefois, ne me plaisent plus, me
paraissent trop faibles. En un mot: « Croyez-vous à l'icône,
ou non I » Peut-être saurez-vous comprendre ce que je
voudrais dire : c'est difficile à exprimer complètement.
Ah ! que de choses j'aurais à vous dire! Écrivez-moi.
Mon adresse : Italie, Florence, à M. Th. Dostoïevski, poste
restante.
Anna Grigorievna vous salue ainsi qu'Anna Ivanovna,
de tout sou cœur. Elle s'ennuie plus que moi; car moi, au
moins, je travaille avec ardeur.
P.-S. — Il peut arriver môme que delà rédaction du Bous-
ski Viestnik l'argent ne vienne pas (les 100 roubles).
P..S. — J'écris à Strakhov : à la rédaction de la revue
la Zaria. Arrivera-t-elle à bon port ?
Je vous embrasse.
Votre Th. Dostoïevski.
A Nicolas AuuluïtviUh Strakhov.
Florence, 12 (24) décembre 1868.
Vous m'avez procuré une grande joie, cher Nicolas
Nicolaïevilch, d'abord par votre lettre, et secondement,
par les bonnes nouvelles que vous m'annoncez. A votre
première lettre, je n'ai pas répondu parce que vous n'avez
pas donné votre adresse, quoique votre lettre ait été
« renfermée dans mon cœur ». Je vous le dis sincèrement,
des lettres telles que les vôtres, ou celles de Maïkov, sont
pour moi ici comme la manne céleste. Me voilà à Florence
depuis une quinzaine de jours, et il me semble que j'aurai
à y rester longtemps, tout l'hiver au moins, et une partie
du printemps. Vous souvenez-vous comme nous passions
les soirées à Florence, assis auprès des bouteilles (et à ce
propos, vous étiez plus prévoyant que moi: vous apportiez
deux bouteilles pour la soirée, et moi je n'en apportais
qu'une, et ayant bu la mienne, je m'emparais de la vôtre,
ce dont je n'aurais pas besoin de me vanter)? Mais quand
même nous n'avons pas mal passé ces cinq jours à Flo-
rence. A présent, Florence est plus bruyante et plus
gaie, on s'écrase dans les rues. Il y est arrivé une masse
302 CORRESPONDANCB DB DOSTOÏEVSKI
de monde, comme dans une capitale ; la vie est beaucoup
plus chère qu'autrefois, mais relativement h Saint-Péters-
bourg beaucoup moins chère. Et malgré tout, mes pen-
sées sont dirigées vers vous, vers la Russie, vers Saint-
Pétersbourg, mais « courroux est vain s^jus forte main ».
Cependant,suis-je donc en courroux, allons donc ! Je suis
peut-être sol, dans bien des occasions, — c'est vrai, j'en
conviens; mais quant à ôtre en courroux, cela ne m'arrive
que par hasard.
Que la littérature ait été sur le point de subir un temps
d'arrêt, c'est tout h fait certain *. Et même, peut-être
Га-1-elle subi, si vous voulez. El même depuis longtemps.
Voyez-vous, cher Nicolas Nicolaïevitch, ça dépend du
point de vue : à mon avis, si tout ce qui nous appartient
en propre, tout ce qui est vraiment russe et original, a
disparu, — alors, elle s'est arrêtée ; on ne prévoit pas de
génie, — elle s'est donc arrêtée. Elle s'est arrêtée depuis la
mort de Gogol. Je préfère ce qui nous est propre. Vous
estimez beaucoup Léon Tolstoï, je le vois; j'en conviens,
qu'il s'y trouve du nôtre, mais peu. D'ailleurs, de nous
tous, à mon avis, il a su être le plus personnel et cela
vaut la peine de parler de lui. Mais laissons cela. Voici
de quoi il s'agit : vous me parlez de vous-même. < Non,
n'espérez rien de moi. » Ces paroles ne peuvent avoir de
base sérieuse. Si vous êtes enfin dégoûté d'écrire toujours,
pour un terme fixé d'avance, des articles sur commande,
nous en sommes tous là. Ces termes et ces commandes
détruisent toute disposition et toute ardeur, surtout quand
1 . Pour expliquer ce passage, citons le commencement de la lettre
de Strakhov à Th. Dostoïevski, du 24 novembre 1868.
с Ainsi très estimé Théodore Mikhaïlovitch, une nouvelle revue, la
Zaria, va paraître. Il fallait absolument la créer, car autrement,
comme s'exprime un de mes nouveaux et jeunes amis, Nezelenov,
qui vient d'écrire un bel et volumineux article sur Pouchkine, — 1я
littérature aurait subi nn arrêt complet. Savez-vous donc depuis
quel moment il date cet arrêt de la littérature ? Depuis que l'Époque
a cessé de paraître. Savez-vous aussi qui est M. Kachpirev, notre
rédacteur ? L'ayant connu davantage, j'ai vu que c'était un élève du
Vrémia et de l'Époque ; que son éducation a été faite au moyen de
ces revues, comme d'autres Russes ont été élevés par le Sovremen-
nik, le Rousskoé Slovo, etc. Notre activité a donc porté des fruits ;
ils sont rares, mais ce sont des fruits véritables, ce ne sont pas des
fruits secs.»
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 303
on avance en âge. Mais, tranquillisez-vous, vous ne per-
drez jamais le fond même de votre vocation. Eh bien j
N'écrivez pas douze articles par an, écrivez- en trois. Vous
écrirez cela avec plaisir, surtout si vous vous mettez en
train. Mais il suffît non seulement de trois, de deux, mais
même d'un seul article assez important, pour donner le
ton à la revue (surtout quand elle commence à paraître)
et attirer l'attention sur elle. Mais le plus important c'est
l'œuvre de la rédaction. Car être rédacteur en chef est une
chose capitale : il faut y avoir l'œil, la n)ain, et conserver
toujours la môme direction. A présent, surtout à présent, c'est
le plus important. Non, n'allez pas me faire perdre mes illu-
sions sur la Zaria ! Je vois heureusement par les lettres
d'Apollon Nicolaïevifch, et même par la vôtre, que celte
revue a beaucoup de jeunesse et beaucoup d'ardeur; elle
saura réunir autour d'elle ceux qui voudront créer quel-
que chose. Que cela soit jeune, ce sera frais également ;
et cela sera aussi instructif et plein de bon sens, — je ne
veux pas en douter, car je vous connais. Maintenant, voilà,
Nicolas Nicolaïevifch : j'attends la Zaria ; pour l'amour
de Dieu, envoyez- m'en un exemplaire, ici, à Florence, et sans
tarder. Portez le sur mon compte (s'il le faut ?). Il se peut
que nous arrivions à régler nos comptes. Vous ne sauriez
croire ce que cela peut signifier pour moi ! Il faut l'avoir
éprouvé soi-même, pour le comprendre. Ecrivez-moi, si
ce n'est pas un secret, quel est le nombre de vos abonnés.
Je vous dis : « écrivez-moi »: cela veut dire que je suis
sérieusement convaincu que vous ne m'oublierez pas. Je
comprends, vous avez fort à faire; mais écrivez une page,
cela même sera une joie pour moi. Vous et Apollon Nico-
laïevitch, je n'ai que vous deux. J'espère terminer dans
un mois le travail que je dois faire pour le Rousski Viestnik,
mais aussi il faut que je ne quitte pas mon ouvrage pen-
dant ce mois. C'est encoie bien qu'il fasse doux à Flo-
rence, quoiqu'il y fasse humide, mais à Milan je ne savais
pas de quoi m'envelopper, quand j'étais à la maison.
Quant à la Suisse, n'en parlons pas, c'est une véritable
Laponie.
Oui, mon cher, j'aurais bien des sujets de conversation
avec vous ; après deux ans, je pense que les opinions
mêmes doivent changer, ainsi que la manière de juger les
30 i COnUESPONDANCE DE DO8TOIIEV8KI
choses. Со que vous rao dites de Danilevsky m'intéresse
beaucoup '. Cela doit sûrement être ce fouriérisle à
outrance(ot naluralislei.je crois, Dinihvsky, que j'ai connu
jadis. Honneur Л lui, s'il a eu le courage de devenir Russe,
après avoir été fouriériste, etRuss«î avancé encore, comme
vous le présentez. J'attends son article, omrao; l'alTamé
attend le pain. Ainsi donc, notrt; direction et notre travail
commun ne sont pis morts. Le Vrémia et V époque ont
donné quand môme des fruits, et la nouvelle œuvre s'est
trouvée forcée de commencer par le chapitre sur lequel
nous nous étions arrêtés. C'est excessivement réjouissant.
Savez-vous, il ne serait pas mal, dans le coirant de l'an-
née, de faire paraître dans la Zaria un article sur Apollon
Grigoriev, c'est-.'i-dire, non pas une bio^çraphie, mais il
faudrait parler de son importance littéraire. Je vous écris
au hasard à la rédaction de la Zaria. J'espère que cela
vous parviendra.
Mou adresse : Italie. Florence, à M. Th. Dostoïevski.
Poste restante.
Au revoir ; ma femme vient de me rappeler de ne pas
oublier de vous saluer de sa part. Si vous saviez comme
nous pensons souvent à vous. Nous sommes tout seuls.
Mais je finirai mon travail et Dieu nous fera grâce. Peut-
être pourrai-je revenir l'année prochaine à Pétersbourg.
Quelle joie 1 Je n'attends que cela. En attendant, au revoir.
Vôtre sincèrement,
Th. Dostoïevski.
Л a même.
Florence, 26 février (10 mars) 186Э.
J'aspirais tous les jours à répondre, cher et très estimé
Nicolas Nicolaïevitch, à votre si aimable et si intéressante
lettre, et je ne puis réaliser mon désir qu'à présent. Je
vous ai répondu plusieurs fois en esprit ; chaque jour, j'ai
1. Il 3'agitde N.-I. Danilevsky, l'auteur du livre connu La Russie
et l'Earope, notre с législateur de poissons э comme certains l'appe-
laient, à cause de ses études sur la pêche en Russie, et la réglemen-
tation de cette industrie qu'il avait faite. Le livi-e La Rassie et l'Eu-
горе a été imprimé dans \a. Zaria. dès la première livraison.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 305
ajouté quelque chose à cette lettre imaginaire, et si j'avais
tout inscrit, il me semble qu'il y aurait un volume entier.
J'ai tardé de vous répondre d'abord parce que j'étais malade
(après une crise, il faut attendre que ma tête se remette) ;
d'ailleurs vous êtes aussi coupable en partie de ce que je
tardais de vous écrire: d'après votre lettre, je m'étais figuré
que la Zaria allait paraître ; et voyez qu'elle est encore
plus en retard que le premier mois' I Mais j'avais grande-
ment envie de faire la connaissance du deuxième volume
et d'exposer alors toutes mes impressions. Car tout cela
m'a beaucoup agité; d'ailleurs je chercherai à mettre de
l'ordre dans ce que je vais écrire.
Premièrement, voici l'impression principale de la Zana.
Pour moi, la Zuria est une œuvre heureuse et nécessaire.
Mais pour moi seulement : pour la grande majorité, elle
correspond exactement en ce moment,je le crois, à ce que
j'ai lu dans le journal Go/oss, un de ces jours, sur l'impres-
sion qu'elle avait produite (l'unique journal russe que
l'on reçoit ici). C'est l'exacte expression de l'opinion de
la médiocrité et de la routine, c'est-à-dire de la majorité.
Ce petit article a été évidemment écrit dans une inten-
tion hostile, mais l'article est nul, il ne vaut pas qu'on
en fasse mention; il m'a paru intéressant à un certain
point de vue, précisément : l'auteur de cet article n'a pas
compris Vidée de la revue ; car s'il l'avait comprise, il
n'aurait manqué de s'en moquer. Il demande tout étonné:
Quelle est la raison d'être de cette revue? Qu'est-ce qui
l'a évoquée ? c'est-à-dire que veut-elle dire de nouveau ?
Oui, il est bien possible que la majorité le demandera
aussi. Et comme dans les premiers mois de chaque nou-
velle revue, dans le public (môme parfaitement indifférent),
il commence à se former toujours une opposition à la revue,
cette opposition se fera sentir encore longtemps; (ce sera
malheureux, si par quelques fautes de second ordre la revue
donne raison à cette opposition). Mais tout cela n'est rien;
ce ne sont que des détails et des bagatelles. Connaissez-
vous la réponse:* Laissez-les dire du mal.du moins ils ne
se taisent pas, mais ils en parlent. » Quant à vous, vous
1. Le premier numéro de la Zaria parut le 8 janvier 1869;ledeuxièmef
le 18 février.
20
306 CORRESPONDANCE DE DOSTOKEVBKI
croyez sans doute (comme moi) que le succès de chaque
nouvelle idée dépend de la rainorité.Celt*^ minorité sera for-
cément pour vous (môme malgré les erreurs cl Ь;й fautes de
la revuo.qui seront commises, il me semble). Cette minorité
se fortiliera et s'établira vers la iin de l'année sûrement.
Pourquoi le dis-je si afiirraativement? Parce que dans le
journal ily a une idée, et, précisément, celle qui est néce.^
8aire,qui est inévitable et qui seule est destinée à croître,
tandis que les aulres<diminueront». Mais culte idée est dif-
ficile et délicate, vous le savez vous-même. Pour cette idée,
surtout quand on commencera à la comprendre, c'est-à-
dire quand vous l'aurez davantage expliquée, on vous
appellera rétrogrades, karalchadales, et peut-être même
vendus, tandis qu'elle est la seule idée libérale et avancée
de notre temps qui nous soit possible. Quand vous aurez
fini d'expliquer cela, tous vous suivront. Kn attendant, la
routine voit toujours du libéralisme et des idées nouvelles
dans ce qui est justement vieux et en retard. Les Oletchest-
vennia Zapiski,\eDélo sont certainement considérés comme
avancés. Vous savez tout cela admirablement bien, et par-
dessus tout que l'avenir vous appartient. Maintenant, savez-
vous ce que je crains ? Que vous (et beaucoup d'entre
vous) ayez eu peur du travail et abandonniez cette œuvre
immense. Ah! Nicolas Nicolaïevitch, ce travail est telle-
ment considérable, et exige tellement de foi et de persévé-
rance, que vous ne le connaîtrez complètement que long-
temps après. Il me semble que c'est ainsi. Quant à moi,je
ne le connais que très peu, par ricochet, quand j'ai colla-
boré avec mon frère, mais le Vrémia. et V Époque, comme
vous le savez bien vous-même, ne sont jamais parvenus à
une telle franchise et une telle mise à nu dans l'expression
de leur pensée, et gardaient plutôt le milieu, surtout au
commencement. Quant à vous, vous avez commencé direc
tement par les sommets ; cela vous est plus difficile, il
faut donc tenir plus fort.
Dans ces deux ou trois années, pendant lesquelles vous
avez presque gardé le silence, vous avez beaucoup gagné,
Nicolas Nicolaïevitch. C'est mon avis, si j'en juge d'après la
Biednost i et l'article dans la Zaria. J'ai toujours admiré
1. La Misère de notre littérature, brochure critique de Strakiiov.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
307
la clarté de votre exposition et la logique de vos idées ;
mais, à présent, vous êtes incomparablement plus fort.
C'est dommage que vous n'ayez pascommencéla Biednost
dans la Zarta, c'est-à-dire je regrette qu'on ait déjà publié
la Biednost .U est probable qu'à l'état de brochure, peu de
personnes l'ont remarquée et, certainement, une grande
quantité de ceux qui, à son apparition, l'auraient peut-être
lue avec sympathie, ne connaissent peut-être pas Jusqu'à
présent son existence, c'est-à-dire tout simplement ne
l'ont pas remarquée. (Cette petite brochure se vendra
toute, par la suite, soyez-en sûr. Car je suis persuadé qu'en
ce moment il n'en est pas sorti beaucoup.) A propos, avez-
vous remarqué un fait dans notre critique russe ? Chacun
de noscritiques remarquables (Bélinski, Grigoriev) est entré
en lice en s'appuyant toujours sur un écrivain renommé,
c'est-à-dire qu'il avait l'air de consacrer sa carrière à l'ex-
plication de cet écrivain, et dans le courant de sa vie il ne
réussissait pas à exposer ses idées autrement que sous la
forme d'explications de cet auteur. Cela se faisait naïve-
ment et semblait être indispensable. Je veux dire que nos
critiques ne peuvent s'expliquer autrement qu'en apparais-
sant bras-dessus bras-dessous avec l'écrivain qui le ravit.
Car Bélinski ne s'est pas révélé par la revue de la littéra-
ture et des noms, ni môme par son étude sur Pouchkine,
mais en s'appuyant sur Gogol, qu'il admirait encore dans
son jeune âg?. Grigoriev a paru en expliquant Ostrovski
et en combattant pour lui. Depuis que je vous connais,
vous nourrissez une sympathie directe, infinie, pour Léon
Tolstoï. Il est vrai qu'ayant lu votre article dans la Zaria,
la première impression que j'aie ressentie, c'est qpi' il était
nécessaire, et que vous ne pouviez autrement faire, pour
exposer votre façon de penser, que de commencer par
Léon Tolstoï, c'est-à-dire par sa dernière œuvre (1). Le
feuilletoniste du Goloss disait que vous partagiez le fata-
lisme historique de Léon Tolstoï. Je m'en moque, bien
entendu, de ce mot stupide, et il ne s'agit pas de cela,
mais de ceci dites donc, où prennent-ils de si étonnantes
réflexions et expressions ? Que signifie fatalisme histori-
que ? Pourquoi est-ce que la routine et des gens etupides,
1. Il s'agitSde Guerre et P*ixt
308 CORRB9PONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
qui ne voient rien plus loin que leur nez, ont-ils toujours
le talent de rendre tout obscur et enfermenl-ils si profon-
dément leur propre рспкее, qu'il est impossible de la com-
prendre ?
Car lui, évidemment, veut dire quelque chose ; sans
aucun doute il a lu votre article. Précisément, ce que
vous dites à l'endroit où vous parlez de la bataille de
Borodino, c'est ce ()ui exprime toute l'idée de Tolstoï et
toute votre idée sur Tolstoï. Il me semble qu'il serait
impossible de parler plus clairement. L'idée nationale
russe est présentée presque à nu. Et voilù ce qu'on n'a
pas compris et ce qui a été traduit par fatalisme. Quant
aux autres détails de l'article, j'attends la i^uite (qui ne
m'est pas encore parvenue). C'est clair, c'est logique, la
pensée est d'une fermeté consciente, c'est écrit avec une
élégance de premier ordre. Mais il y a certaines choses
dans les détails avec lesquelles je ne veux pas convenir.
Certainement, dans une entrevue nous aurions causé
autrement que par lettre. Finalement, je vous considère
comme l'unique représentant de notre critique actuelle, à
qui appartient l'avenir. Mais savez-yous : j'ai lu votre
lettre avec inquiétude. Je vois, d'après le ton que vous
employez, que vous vous agitez, vous inquiétez, que vous
vous trouvez dans un grand trouble. J'ai bien peur aussi
que vous manquiez d'habitude d'un travail fait à terme,
d'un travail assidu. Vous devez écrire absolument trois ou
quatre grands articles par an (vous avez encore beaucoup
à expliquer, soyez-en certain) et cependant vous avez l'air
de perdre courage et au delà de toute mesure, car une
petite chose vous trouble tout autant qu'une grande.
Cependant, dans la revue, vous êtes évidemment le per-
sonnage le plus nécessaire pour exposer consciemment la
pensée de la revue. La revue ne marchera pas sans vous
(je vous le dis à vous seul). Ainsi, il faut vous décider avec
fermeté à accomplir cet acte de courage, Nicolas Nico-
laïevitch, cet acte de courage long et difficile, et ne faire
aucune attention aux désagréments. Chaque ennui est
infiniment au-dessous de votre but, et c'est pour cela qu'il
faut supporter, apprendre à supporter et s'aguerrir de
toute façon. Mais vous n'avez pas même le droit d'aban -
donner votre œuvre : je serais le premier à vous maudire.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 309
Maintenant je vous dirai brièvement l'impression que
produit sur moi la revue au point de vue du reste. Vous
connaissez ma louange : elle a de l'idée et de l'avenir ;
son début est admirable; elle découvre sa pensée, ne se
renferme plus, renonce aux termes moyens, commence
par les sommets; mais à présent je vais passer à la partie
désagréable de mes impressions. Et d'abard le journal est
de petites dimensions, il est mesquin, ce qui se voit même
à sa forme extérieure. Les feuilles du romia de Pissemski
(c'est-à-dire celles qui coûtent le plus à l'éditeur, tout le
monde le comprendra) sont imprimées en si grands carac-
tères que je n'ai jamais vu rien de pareil. L'article de Dani-
levsky, qui est important comme exposition des vues de la
revue, est imprimé mesquinement, c'est-à-dire en carac-
tères trop petits ; le mauvais effet se manifestera plus tard.
Si l'article contient vingt chapitres, à mon avis, il faudrait
imprimer l'article en quatre, cinq numéros au plus : tant
pis, qu'il en paraisse beaucoup à la fois; la revue fait sa
profession de foi, c'est donc son article capital. Autrement,
comme on le publie à présent, l'article traînera sur dix ou
sur tous les douze numéros, il ennuiera le public qui, voyant
toujours paraître l'article, perdra le respect qu'il doit lui
porter. Je juge au point de vue matériel, ne négligez pas
les côtés matériels, les apparences. Les articles man-
quent ; voilà vraiment quelle impression a produit'î sur
moi le premier numéro ! Il m'a semblé qu'il faudrait
encore deux articles. Il n'y a pas de politique courante,
essentielle, pas de feuilleton. Il faudrait aussi une revue
politique, mensuelle, et un journal quotidien, surtout pour
les lecteurs russes. Remarquez donc que c'est le moment
le plus favorable : on peut trouver un bon revuiste politique
(tenez, ce jeune employé qui écrivait dans les derniers
numéros de VÉpoque ; j'ai môme oublié son nom. C'est
un jeune homme excellent, je crois, et de beaucoup, beau-
coup de talent). Un feuilletoniste c'est autre chose ; il
est difficile de trouver chez nous un feuilletoniste de
talent; partout des Minaevet des Saltikov; mais, mon Dieu,
que de phénomènes courants, journaliers et très remar-
quables et comme leur appréciation servirait à donner
une idée de l'opinion de la revue. Vous évitez la polémi-
que? Pourquoi ! La polémique est un moyen très commode
310 CORRB8PONOANCB ОВ DOSTOlBVBKI
de montrer eee opinions. Notre public l'aime beaucoup.
Ainsi, tous les articles de Bélinski ont une forme polémi-
que. Et en même temps on peut exprimer danhla polémi-
que l'opinion de la revue et la rendre digne d'estime.
Votr e style et votre exposition sont infiniment mieux que
ceux de Grigoriev. C'est d'une clarté extraordinaire ;
mais votre équanimitô habituelle fait que vos articles
paraissent abstrnils.ll faut s'émouvoir, il faut quelquefois
môme être cinglant, et s'occuper des détails les plus eeeen-
tiels, les plus particuliers et les plus courants. Cela donne
à l'article qui paraît l'aspect d'une chose essentiellement
nécessaire, et cela frappe le lecteur. Dès que la poste a
aug mente le prix de l'envoi, j'ai lu aussitôt dans le Golots
l'annonce que la Zaria fait à ses abonnés de l'atigmen-
tation de prix de la revue. C'est ainsi, et c'est juste; mais
l'abonné peut dire aussitôt : « Très bien, monsieur, vous
demandez l'argent d'un ton inflexible, sine qua non, mais
soyez donc exact vous- môme. Car vous avez commencé
par paraître le 8, et le deuxième mois vous avez retardé
d'une semaine encore. » Oh ! Nicolas Nicolaïevilch, la pre-
mière année, une revue ne doit pas plaindre sa peine.
Mon défunt frère disait : < Si le semeur n'a plus de pain
chez lui, mais qu'il ait entrepris de semer, il ne faut pas
regretter d'avoir enlevé le pain de sa famille et d'être
venu le jeter dans la terre ; sème comme tu dois le faire,
car autrement rien ne lèvera et tu ne récolteras pas. >
Quant à vous, vous avez eu tout de suite 2.000 abonnés.
Il aurait fallu ici redoubler de sacrifices pour en avoir
3.000. Et vous les auriez eus, et la deuxième année vous
aurait paru très facile. Maintenant, vous ne les aurez pas,
et vous vous êtes créé des difficultés pour l'avenir. D'ail-
leurs, l'avenir est à vous, mais il faut de la persévérance
et une somme terrible de travail. Qu'est-ce qui s'occupe
chez vous de la partie essentielle, de la partie pratique de
la revue? II faut ici un homme qui soit énergique, obs-
tiné, et qui se remue facilement. Il faut parlois aller
trois fois par jour à l'imprimerie... J'attends avec impa-
tience la suite des articles, surtout du vôtre et de celui de
Danilevsky. Quant au roman de Pissemski je ne puis rien
en dire à présent,il faut lire la suite Quant àla nouvelle
C0BRE8P0NDANCE DE DOSTOÏEVSKI 311
de Tourguenev dans le Roasski Vieslnik (je l'ai lue) c'est
une telle nullité, que Dieu nous en préserve 1 — D'aprè»
la première partie de Pissemskije conclus qu'il ne saurait
manquer de choses pleines de talent dans les autres par-
ties également
Je vous remercie beaucoup, très bon et très estimé Nico-
las Nicolaïevitch, de vous intéresser à moi. Je me porte
comme d'habitude, mais les crises sont môme plus faibles
qu'à Pétersbourg. Le dernier temps, il y a un mois et
demi, j'ai été très occupé par la fin de VIJiot. Écrivez-
moi quelle est votre opinion là-dessus, comme vous l'aviez
promis ; je l'attends avec avidité. J'ai mon opinion parti-
culière sur l'activité dans l'art; et ce que la majorité traite
de fantastique et d'exclusif forme pour moi quelquefois
l'essence môme de la réalité. La fréquence des phénomè-
nes et la manière routinière de les envisager n'est pas do
réalisme, mais bien au contraire. Dans chaque numéro
des journaux vous rencontrez un compte rendu des faits
les plus réels et les plus bizarres. Pour nos écrivains, ils
sont fantastiques ;et puis ils ne s'en occupent pas; et cepen-
dant, c'est la réalité, car ce sont des faits. Qui donc va
les examiner, les discuter et les dépeindre ? ils sont de
tous les moments, ils sont journaliers et non exception-
nels
Un trait de caractère pseudo-russe : que l'homme veut
tout commencer, s'impose de grandes tâches et ne peut
terminer môme des petites choses.
Quelle vieillerie ! C'est une idée frivole et caduque et
même tout à fait fausse 1 C'est une calomnie du caractère
russe, qui a été faite encore du temps de Bélinski. Et
quelle petitesse et bassesse d'opinion et de conception de
la réalité ! Toujours, toujours la môme chose 1 Nous lais-
sons passer ainsi la réalité sous le nez. Qui donc notera
les faits et les approfondira ? Je ne parle pas de la nou-
velle de Tourguenev, c'est Dieu sait quoi ! Est-ce que mon
Idiot fantastique n'est pas la réalité, et encore la plus
ordinaire ? Mais précisément à présent il devrait y avoir
des caractères pareils dans les couches de notre société
arrachées à laterre, — dans les couches qui, dans la réalité,
deviennent fantastiques. Mais il n'y a rien à dire 1 Dans le
roman bien des choses sont écrites à la hâte, beaucoup de
312 CORRESPONOANCB DE DOSTOÏEVSKI
choses sonl trutnôesen longueur el n'ont pas réussi, raais
certaines choses ont réussi. Je ne tiens pas au roman, mais
à mon idée. Ecrivez-moi, écriv(VA-moi votre opinion, cl le
plus franchement possible. Plus vous m'en direz de mal,
plus je donnerai de prix à votre sincérité. Le Housxki
Viestnik n'a pas eu le temps de publier la fin au mois de
décembre et il Га promis dans le supplément ; je suppose
que ce sera dans le supplément du mois dn février. J'aurais
voulu que vous lisiez la fin. Néanmoins, je me trouve dans
une situation très embarrassante. D'ailleurs, je suis mécon-
tent moi-même de bien des choses dans mon roman. Et
moi, cependant, je suis son père.
Voici de quoi il s'agit : remerciez pour moi Danilevsky,
Kachpirev, Gradovsky et tous ceux qui se sont intéressés
à moi. Ça, c'est en premier lieu. Et, 2°, cher Nicolas N icolaïe-
vitch, je compte sur vous à propos d'une affaire très déli-
cate pour moi et je vous demande de vous y intéresser en
ami. Voici cette affaire :
J'ai été énormément flatté quand vous m'avez écrit que
Zaria désirait ma collaboration dans la revue. Voici ce
que je suis forcé de répondre : comme j'ai toujours un
besoin d'argent excessif, et que je ne vis que de mon tra-
vail, j'ai été obligé presque toujours, partout, n'importe
où j'ai travaillé, de prendre de l'argent d'avance. Il est vrai
que l'on m'en a donné partout. Voilà bientôt deux ans que
j'ai quitté la Russie, étant redevable à Katkovde 3.000 rou-
bles, non pour le vieux compte de Crime et ChÀtiment, mais
pour un nouvel emprunt. Depuis, j'ai repris encore à Katkov
jusqu'àS. 500 roubles. Je reste encore à présent le collabora-
teur de Katkov, mais je ne crois pas donner quelque chose
dans le Rousski Viestnik cette année. J'ai à présent trois
idées, auxquelles je tiens : l'une d'elles contient la matière
d'un grand roman. Je pense qu'ils choisiront le roman, pour
commencer l'année qui vient. J'ai à présent quelques mois
de liberté. Certainement, le Bousski Viestnik menverra
de l'argent cette année aussi, quoique je sois resté son débi-
teur. Mais nos besoins augmentent (ma femme est encore
en voie de famille), j'ai beaucoup de dépenses, et ces der-
niers temps nous avons vécu avec une telle économie que
nous nous privions de tout. Ces derniers six mois nous
avons dépensé en tout 900 roubles seulement, et cela avec
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 3l3
les voyages de Vevey à Milan et à Florence ; et de plus,
de ces 900 roubles, on en a envoyé dernièrement cent à
Paul et à Emilie Fédorovna. En ce moment, je n'ai pas
encore reçu d'argent de Katkov, je suis dans un grand
besoin, presque au dernier degré. Le Hoasski Viestnik a
raison : je suis en retard et j'ai prié de régler les comp-
tes. Je suppose que l'envoi traînera encore trois semaines
environ ; mais ce n'est pas là le plus important, il s'agit
d'un avenir plus rapproché. Bref, j'ai besoin d'argent au
plus haut degré et c'est pourquoi je fais la proposition
suivante à la Zaria: 1» je demande que l'on m'envoie ici, à
Florence, dès à présent 1.000 roubles d'avance (mille rou-
bles). Je m'engage moi, 2" à donner à la rédaction de la
Zaria une nouve le, c'est à-dire un roman, vers le 1" sep-
tembre de l'année courante, c'est-à-dire dans six mois. Il
aura la dimension des Pauvres Gens, soit 10 feuilles d'im-
primerie, je ne crois pas moins; peut-être môme plus.
Je ne tarderai pas un seul jour à le remettre (cette fois je
suis assez exact). Si je retarde môme d'un mois, je veux
bien me décider à ne pas recevoir le reste du paiement.
L'idée du roman me plaît beaucoup. Ce n'est pas quelque
chose qu'on fait pour de l'argent, mais tout à fait le con-
traire. Je sens que relativement à Crime et Châtiment
l'effet que V Idiot produit sur le lecteur est plus faible. Et
alors tout mon amour-propre est en jeu ; je voudrais pro-
duire de nouveau de l'effet ; et il m'est encore plus avan-
tageux d'attirer sur moi l'attention dans la Zaria que dans
le Rousski Viestnik. Voyez-vous, je vous écris tout cela
avec une terrible franchise. Je propose comme prix de la
feuille 150 roubles (en faisant le compte selon le Rousski
Viestnik, puisque les feuilles d» la Zaria sont plus petites,
c'est-à-dire ce que je reçois du Rousski Viestnik.) Je ne
puis prendre moins. (Mon frère et moi nous donnions
davantage d'avance). Je tâcherai de faire mon travail de
mon mieux ; vous comprendrez bien, mon cher ami, que
c'est tout mon intérêt. Maintenant, c'est à vous en parti-
culier, Nicolas Nicolaïevitch, que j'adresse ma demande :
1° de contribuer en ami au succès de cette affaire, si vous
trouvez qu'elle convienne à la revue ; 2° si vous obtenez
le consentement de Kachpirev, je vous prie très instam-
ment de ra'envoyer l'argent sans tarder, et de le partage"*
31 i COBRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
ainsi : 200 (doux renie roubles) de ces mille doivent être
donnés de ma part, avec ma reconnaissance extrême, à
Ai)<)llon Nicolaïevilch Maïkov, auquel je les dois depuis
plus d'un an. Encore 200 (deux cents roubles) doivent
ôtre remis de ma part ù la 8<киг de ma femme, Maria Gri-
gorievna Svalkovskaïa, aux Peski, à côté du premier hôpi-
tal de l'armée de terre, rue laroslav, n" 1, à la proprié-
taire. Les autres 600 roubles (six cents rouble»), restante,
je vous prierais de me les envoyer ici directement, h Flo-
rence, h l'adresse suivante: Italie, Florence. à M. Théodore
Dostoïevski, poste restante. Enfin, 3» s'il est possible
d'arranger tout cela, informez-m'en et envoyez-moi l'argent
snn3 le moindre retard. Je vous en prie, en vieil ami ; car
je me trouve dans une situation si pénible, que cela ne
m'est jamais arrivé. Enfin, si l'affaire ne s'arrange pas, je
vous prie aussi de m'en informer immédiatement, afin que
je n'espère pas en vain et que je ne compte pas là-dessue,
et surtout pour 5л«'01г. Déplus, si l'afifaire s'arrangeait, jus-
qu'à un certain temps il ne faudrait pas le dire à ceux que
cela ne concerne pas. Enfin, j'aurais voulu que le roman
que j'enverrai à la rédaction de la Zaria vers le !•' sep-
tembre, fût imprimé dans les numéros d'automne de la
revue de l'année courante. Cela m'est plus avantageux
d'après certains calculs. Mais certainement, si le rédacteur
veut l'imprimer l'année prochaine, je ne m'y opposerai pas.
Bref, je le laisserai à la volonté de la rédaction, et je ne
fais qu'exprimer mon désir.
Maintenant, comme à un vieil ami et collaborateur, je
vous communiquerai quelque chose en secret, qui est
pour moi une grande inquiétude : ces 200 roubles que je
dois depuis plus d'un an à Apollon Nicolaïevitch, sont, je
crois, la raison de son silence actuel ; il a soudain cessé sa
correspondance avec moi. J'avais prié Katkov, au mois de
décembre, d'envoyer 100 roubles à Emilie Fédorovna et
à Paul au nom d'Apollon Nicolaïevitch (comme j'avais tou-
jours fait dans ces occasions), et je l'avais prié lui, dans ma
dernière lettre, de remettre ces 100 roubles à Emilie Fédo-
rovna. Il a cru probablement que je venais de recevoir une
forte soname, que je nageais dans l'or, mais que je ne lui
remboursais pas ma dette, et que je le priais encore de
remettre les 100 roubles à Emilie Fédorovna. « Il a de quoi
I
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI ^^iD
venir eu aide aux autres, et il n'a pas de quoi payer ses
dettes! » Voilà sûrement ce qu'il a pensé. Et cependant, s'il
savait dans quelle situation je me suis placé moi-même '
Ayant pris beaucoup d'avances au Rousski Viestnik (pour
des choses indispensables, les derniers six mois ma femme
et moi nous sommes dans une telle misère, que nous
avons engagé notre dernier linge, n'en parlez à personne),
je ne voulais pas demander au Hou.sski Viestnik avant
la fin du roman. Mais maintenant ils règlent leurs comptes
et ils tardent de répondre. Certainement, je suis coupable
de ne pas avoir payé de toute l'année, et j'ai déjà bien
souffert de cette idée; mais dans ces deux années à l'étran-
ger, j'ai dépensé seulement 3.500 roubles ; je comprends
dans cette somme les voyages, et quelques envois à Saint-
Pétersbourg, et Sonia. Je n'avais pas de quoi lui en-
voyer. El de plus il ne m'a jamais demandé et je croyais
qu'il pouvait attendre, espérant chaque mois pouvoir le
rembourser. Cela doit être ces 100 roubles à Emilie Fédo-
rovna qui l'ont fâché. Mais Emilie Fédorovna est près
de mourir de faim, comment ne pas lui venir en aide!
Dans ma situation si sombre, l'idée seule qu'un homme
dévoué m'abandonne m'est très pénible. Ne vous aurait-
il rien dit, ne sauriez-vous rien? Si vous savez, communi-
quez-le-moi, mon cherl D'autre part, il me semble étrange
qu'à cause de ces 200 roubles une liaison soit rompue, qui
a été amicale et qui a duré depuis 1846. Et puis sans cela
je suis oublié de tout le monde. Eh bien ! voyez com-
bien j'ai écrit, et cependant, qu'est-ce que cela peut signi-
fier à côté de la rencontre et d'une conversation ami-
cale ? C'est froid, c'est insuffisant, cela n'exprime rien.
Hé ! quand donc nous verrons-nous 1 Cela s'arrangera
peut-être. J'ai quelque espoir.Au revoir. Anna Grigorievna
vous serre la main et vous remercie de votre souvenir.
Encore une fois, saluez tous ceux qui se souviennent de
moi. Que devient Averkeieva ? Saluez-le. Combien je
regrette Dolgomostiev I
Tout à vous dévoué de tout cœur.
Théodore Dostoïevski.
[En marge de la première page] : Si vous avez l'occasion
de rendre 200 roubles à Apollon Nicolaïevitch, n'oubliez
316 COKHKSPONDANCE DE DOHTOÏEVSKI
pas, oxccUent Nicolas Nicolalevilch, de mentionner que je
le remercierai moi-môme par une lellre, mais que je ne
lui ai pas écrit à présent parce que je ne pouvais pas con-
naître d'avance la décision de la rédaction de la Zaria.
(En marge de la dernière page.) Nous sommes au 10 mars,
et je n'ai toujours pas reçu le deuxiëm'? numéro de la
Zaria. Je vais tou^ les jours à la poste, et c'est toujours :
niente,niente. El puis, il pleut, il fait froid, et il fait vilain I
Ли même.
Florence, 18 (30) mars 1869.
Avant tout, je vous remercie, très estimé Nicolas Nico-
laïevitch, de n'avoir pas tardé de me répondre : dans ma
situation, c'est la moitié de la besogne, car cela me per-
met de déterminer mes occupations et mes intentions. Je
vous remercie ensuite de vous être occupé de l'envoi de
la Zaria, et, troisièmement, des bonnets nouvelles que
vous me donnez d'Apollon Nicolaïevilch. Je lui écrirai
moi-même, prochainement, pour répondre à sa lettre. S'il
vous a dit du bien de moi, soyez persuadé que j'en fais
autant pour lui. Pendant ces derniers temps de malen-
tendu, mes cordiales dispositions envers lui n'ont nulle-
ment diminué. Quant à ce qu'il est un homme pur et
honnête, je n'en ai depuis longtemps pas le moindre doute,
et je suis très heureux que vous vous soyez lié avec lui.
Si la Zaria n'a pas encore autant de succès qu'il serait
à désirer, elle a quand même du succès et presque un succès
importanl, et ce n'est pas peu dire. Quoiqu'il se peuve que
vous ne trouviez pas le troisième mille d'abonnés, néan-
moins, ayant soutenu le succès pendant toute l'année, vous
acquerrez une base solide ; je le répète avec persistance.
Parmi les revues mensuelles, pas une seule n'a une direction
aussi nette el aussi ferme. Le deuxième numéro a produit sur
moi une très agréable impression. Je ne dirai rien de votre
article, excepté que c'est une critique véritable: exactement
la parole même qui est maintenant le plus nécessaire et qui
explique le mieux la situation. Quant à l'article de Dani-
levsky, à mes yeux, il devient de plus en plus important et
capital. Ce sera le futur livre de chevet de tous les Russes,
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
317
pour bien longtemps. Et combien plusy contribuentsonstyle
et sa clarté, et sa popularité, malgré sa tournure sévère-
ment scientifique. Combien j'aurais voulu causer avec vous
à propos de cet article ; précisément avec vous, Nicolas
Nicolaïevitch ! Mais il faudrait dire trop de choses. 11 con-
corde tellement avec mes propres conclusions et mes pro-
pres idées, que je suis môme étonné, à certaines pages, de
la ressemblance des convictions. Depuis longtemps déjà,
depuis deux ans, j'inscris beaucoup de mes pensées, car je
prépare aussi un article, qui a presque le môme litre, avec
les mêmes idées et les mômes conclusions. Quel heureux
étonnement était le mien, quand j'ai rencontré maintenant
presque la môme chose, ce que j'aspirais à réaliser dans
l'avenir déjà réalisé, en ordre, harmonieusement, avec une
force de logique extraordinaire, et avec ce degré de procédé
scientifique que moi, malgré tous mes efforts, je n'aurais
jamais pu atteindre. J'ai tellement envie de lire la suite de
cet article, que tous les jours je vais à la poste et je fais le
compte des probabilités de la prompte arrivée de la Zaria
(Si la rédaction voulait au moins publier trois chapitres
au lieu de deux! On lit deux chapitres et ou pense: encore
tout un mois, et peut-ôtre quarante jours 1 — car la Zaria
ne se distingue tout de môme pas par l'exactitude n'est-ce.
pas?)
J'aspire à lire cet article, par la raison encore que je
doute un peu, et avec crainte, de la conclusion déûnitive ;
je ne suis pas encore complètement sûr que Danilevsky
indique dans toute sa force le fond définitif de la desti-
née russe, qui consiste à révéler au monde un Christ
russe, inconnu à l'univers et dont le principe est contenu
dans notre orthodoxie. A mon avis, c'est là que se trouve
le principe de notre future puissance civilisatrice et de la
résurrection par nous de toute l'Europe, et toute l'es-
sence de notre future force. Mais quelques paroles ne
suffisent pas pour exposer ses vues, et j'ai eu tort de com-
mencer. Je dirai seulement : une direction de revue aussi
sérieuse, aussi russe, aussi scrupuleuse et aussi observée,
ne peut manquer d'avoir du succès et de réveiller la joie
dans le cœur des lecteurs, après notre piteuse négation,
toute feinte, tout exclusive, aux nerfs irrités.
De plus, la deuxième livraison de la Zaria a un contenu
318 CORRB»PONDANCB DE DOSTOIbVBKI
abondant. Il s'y trouve de très ban» arliclee. 11 est agréable
de voir ce numéro. Mais quelque» lignes de votre lettre
m'ont étonné /jour un instant, très estimé Nicolas Nico-
lalovilcli. Pourquoi dites-TOu» — et avec quel ennui,
quiîlle tristesse évidente 1 — que votre article n'a pas de
succès, qu'on ne le comprend pas, qu'on ne le trouve pas
intéressant? Mais, est-ce <jue vraiiuonl vous étiez convaincu
que tout de suite tout le monde le comprendrait ? A mon
avis, cela aurait été même une mauvaise recommandation
pour l'article. Ce qui est compris trop vile et trop rapide-
ment n'est pas de longue durée. Béiinski n'a gagné la
célébrité tant désirée que vers la fin de sa carrière, et
Grigoriev est mort, sans presque avoir pu obtenir quelque
chosedesouvivant. J'aid'iiabilude tant d'estime pourvoue,
que je vous ai considéré comme capable de montrer de la
sagesse dans cette circonstance également. La nature de
la chose est si délieate qu'elle échappe à la majorité ; ils
ne comprennent que quand on le leur a bien mâché;
mais jusqu'alors, chaque nouvelle idée ne leur paraît pas
trop intéressante. Et plus on Га exposée simplement et
clairement (c'est-à-dire avec plus de talent), plus elle
paraît simple et ordinaire. C'est une loi, monsieur ! Par-
donnez-moi, mais j'ai souri môme à votre expression très
naïve, que « des gens très sensés môme ne comprennent
pas ». Mais ceux-là plutôt que les autres et toujours ne
comprennent pas et gênent la compréhension des autres,
et cela a ses raisons très évidentes, et aussi une loi. Mais
vous dites vous-môme q\ie Gradovsky et Danilevsky sont
ravis, qu'Aksakov est venu vous voir, etc. Est-ce que cela
ne vous suffît pas ? Je suis quand môme fermement con-
vaincu que vous avez assez de conscience de vous-même
et de besoin intérieur de mouvement en avant, que vous
ne perdrez pas le respect de Factivité et n'abandonnerez
pas l'oeuvre ! Je vous prie, ne nous faites pas peur. Si vous
partez, la Zaria sera perdue.
Parlons d'affaires à présent : mes affaires d'argent se
sont un peu relevées par l'envoi de Katkov, qui a l'air de
m'apprécier comme collaborateur, et je lui en suis bien
reconnaissant. Mais je suis dans une si grande misère,
que cet argent qui m'a été envoyé ne ma servi que
pour un instant. Bientôt de nouveau je serai dans la
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 319
nécessité : mais croyez biea, très estimé Nicolas Nicolaïe-
vitch,que ce n'est pas l'argent seul, mais une réelle sympa-
thie pour la Zaria (dont vous ne douterez pas) qui excite
mon désir d'y collaborer. Malgré tout cela, il m'est abso-
lument impossible d'accepter la proposition de Kachpirev,
telle que vous me l'avez présentée dans votre lettre, —
parce que cela m'est matériellement impossible. Mille rou-
bles, par fractions (et le premier paiement pas tout de
suite, et c'est tout de suite qui est le plus important),
c'est trop peu pour moi à présent. Convenez-en, que s'oc-
cuper d'une chose relativement considérable, — dix ou
douze feuilles, — et pour tout le temps n'avoir en vue que
1.000 roubles, presque jusqu'au mois de septembre, c'est
trop insuffisant dans ma situation. Certainement, avant,
en faisant celte proposition, je me trouvais dans les mômes
conditions. Mais il y a un mois^ en même temps que le
Rousski Viestnik gardait le silence, je me trouvais dans une
si grande détresse, que 1.000 roubles à la fois et tout de
suite avaient pour moi une valeur énorme. Maintenant, j'ai
plus d'avantage à commencer, et à commencer aussi-
tôt que possible, un roman pour l'année prochaine dans
le Rousski Viestnik, qui jus.que-là ne me laissera pas
sans argent; d'ailleurs je n'ai jamais eu l'intention de
quitter Katkov. Mais voici ce que je puis en ce moment
présenter à la Zaria, au lieu des anciennes conditions, et
dans le cas où quand môme on saurait apprécier ma colla-
boration et si ma proposition n't»-;f nas contraire aux vues
de la revue :
J'ai un récit, qui n'est pus bicu grand, environ deux
feuilles, peut être un peu plus (dans la Zaria, il en occu-
pera peut-être trois ou trois et demie). J'avais songé à
écrire ce récit il y a encore trois ou quatre ans, l'année de
la mort de mon frère, en réponse aux paroles d'Apollon
Grigoriev qui avait loué mes Mémoires du soas-sol et qui
m'avait dit . « Écris donc dans ce genre-là. » Mais ce ne
sont pas les Mémoires du sous-sol, c'est uae chose tout à
fait différente selon la forme, quoique le fond soit toujours
le même, mon éternel fond, si seulement, Nicolas Nico-
laïevitch,vous reconnaissez en moi quelque fond particu-
lier, singulier, comme auteur. Je puis écrire ce récit très
vite, car dans ce récit il n'y a pas une seule ligne, ni
320 COftRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
une seule [)arole, qui ne soit claire pour moi. En même
temps, tout cela est <l6jà écrit, quoiqu'il n'y ail rien d'ins-
crit. Je puis terminer ce récit et l'envoyer bien av^ant le
1"' septembre, quoique cependant je croie que voue
n'en ayez pas besoin avant ; vous n'allez donc pas rae
publier pendant l'été ! Kn un mol, je puis l'envoyer même
dans deux mois. Et voilàtoutceavcc(|uoi je pourrai prendre
part cette année à la Zaria, malgré mon désir d'écrire
là où vous écrivez, ainsi que Danilevsky, Gradovsky, Maï-
kov. Mais voici en même temps mes conditions, que je
vous prie aussi d^ transmettre h Kachpirev en réponee à
sa première réponse :
Je demande d'abord, tout de suite h l'avance, 300 rou-
bles. De celte somme, en cas du consentement, je vous prie,
Nicolas Nicolaïevitch, instamment,de remettre immédiate-
ment Г25 roublesà Marie Grigorievna Svalkovskaïa (je vous
ai écrit l'adresse dans ma dernière lettre) ;les autres 175 rou-
bles doivent m'étre envoyée ici, à Florence, au plus tard
dans un mois à partir d'aujourd'hui (c'est-à-dire à partir
du 18 (30) mars, c'est-à-dire que je voudrais avoir chez moi
ces 175 roubles vers le 18 avril, de notre style). Alors,
j'enverrais la nouvelle dans deux mois,elje feraismon pos-
sible pour ne pas mériter d'affront, c'est-à-dire présenter un
travail de la façon la plus convenable. (Je ne saurais ima-
giner des sujets pour de l'argent ; si je n'avais pas l'idée
du récit, je n'aurais pas proposé les conditions.)
A présent, Nicolas Nicolaïevitch, ne vcus fâchez pas (je
vous le demande en ami) pour mes conditions, mes mar-
chandages, et ainsi de suite. Ce n'est pas du tout un mar-
chandage, c'est un exposé exact et clair de ma situation,
et plus il est exact et clair,mieux cela vaut en affaires. Mais
je vous connais trop bien, pour être sûr de l'avis que vous
porterez. Vous ne m'auriez pas écrit de telles lettres, si
vous ne m'estimiez pas comme homme et comme litté-
rateur. Et j'ai toujours (dans toutes nos relations) appré-
cié votre avis.
Maintenant j'ai un service énorme à vous demander,
Nicolas Nicolaïevitch : informez-moi de la décision de
Kachpirev immédiatement après la réception de ma
lettre. Cela m'est très nécessaire pour établir mes
comptes, et surtout pour mes occupations. Si vous êtes
COHBESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 321
occupé, n'écrivez que quelques lignes pour m'informer.
L'adresse de Maria Grigorievna Svatkovskaïa :
Aux Peski, en face de l'hôpital des armées de terre,
rue Jaroslavsky, maison n" I (à la propriétaire, c'est-à-dire
dans sa propre maison).
Au revoir, très estimé et excellent Nicolas Nicolaïevitch.
Vos lettres font énormément pour moi. Anna Grigorievna
vous salue. Et je suis votre entièrement dévoué,
Théodore Dostoïevski.
P. -S. — Le prix pour la feuille est toujours le môme :
150 roubles par feuille d'imprimerie du Rousski Viestnik .
Bien entendu, si dans la nouvelle il y a plus de 2 feuilles,
la Zaria paiera le surplus.
P.-S. — Qui donc vous a dit du mal de ma santé? Ma santé
est excessivement bonne. Les crises continuent, mais к la
lettre deux fois plus rarement qu'à Saint-Pétersbourg, au
moins depuis que i'habite l'Italie.
Au même.
Florence, 6 (18) avril 1869.
Je vous suis très reconnaissant pour toutes vos peines,
très estimé Nicolas Nicolaïevitch. Il est très agréable
d'avoir alTaire à vous, quand ce ne serait qu'à cause de
votre exactitude. Et cependant, j'ai encore des prières à
vous adresser, c'est môme honteux. C'est pourquoi je vous
demande une chose avant tout : si mes demandes sont
tant soit peu embarrassantes, abandonnez-les ; surtout, je
ne veux pas vous être à charge, et je m'adresse à vous,
poussé seulement par la nécessité.
Nous allons aborder la question :
Première demande : Vous écrivez qu'à la mi-avril on
m'enverra l'argent (175 roubles) et vous me promettez de
surveiller l'envoi vous-môme. Je vous remercie beaucoup
pour cette promesse, car il m'est impossible de compter
sur Texactitudc et l'ordre des autres personnes de la rédac-
tion, que je ne connais pas. Mais voilà : si seulement c'est
possible, pourrait-on hâter le moment de l'envoi et l'avan-
31
322 COBUESPONOANr.E DE nOSTOIEV-KI
cer de (jualre ou cinq jours? Voilà ma demanda* ( ,ir л laut
que, pour des raisons de famille, je quitte Florence. 11
commence à faire très chaud ici, en été le climat ne con-
vient pas à Télat d'Anna Гичцопеупа, eelon les nn^de-
cins. De plus, il faudrait dès à présent rhercher un méde-
cin et son aide, qui parl«^raient une lan^ie compréhensible
et qui soient convenables. Kn France c'est cher, mais en
Allemagne on est bien, et prc^cisémont à Dresde, oQ nous
avons déjà vécu et où nous avons fait des connaissances.
Cependant, chaque semaine qui passe rend le voyage plue
difficile pour ma femme,quoi<ju'elle ait encore quatre mois,
et plus tôt ce sera fait, mieux cela vaudra. Eu un mot il se
trouve de nombreuses circonstances. Prochainement noue
attendons ici, à Florence, la mère d'Anna Grigorievna, et
à la première possibilité, nous voulons tous les trois lever
l'ancre et aller à Dresde, en passant par Venise, Cent
soixante-quinze roubles ne sont pas grand'chose pour un
si long parcours ; et comme en ce moment je n'ai plus d'ar-
gent, il faudra vivre à crédit tout le temps, jusqu'au départ,
en espérant payer avec l'argent que je recevrai. En faisant
mes comptes, il y a deux jours,j'ai été effrayé qu'il m'en
restât si peu, et c'est pourquoi je demande instamment si
l'on peut ra'envoyer plus vite, c'est-à-dire l'envoyer quel-
ques jours plus tôt. Les services sont précieux quand ils sont
rendus à propos. Eh bien ! voilà ma première demande.
Deuxième demande : à propos de la Zaria, Il est éton-
nant que je la reçoive si lard. Selon quelques indices (je
lis quelquefois le Goloss), je suis persuadé qu'elle paraît
un peu plus tôt que je la reçois. J'attends, j'attends,
c'est une torture insupportable. Vous ne sauriez croire
quelle torture d'attendre ! Ne pourrait-on s'arranger, Nico-
las Nicolaïeyitch, que je la reçoive à temps? J'ose ajouter
en même temps, pour expliquer, que dès le commencement
je n'avais pas en vue de recevoir la Zaria gratuitement^
je comptais payer. Je suis persuadé que ma nouvelle aura
une demi-feuille de plus que ce qui me sera payé à pré-
sent. Eh bien, quand on réglera les comptes, la rédac-
tion pourra retenir l'abonnement. Voilà ma deuxième
demande, mais avec un petit détail : si, par exemple, au
moment où cette lettre vous parviendra, la Zaria a déjà
paru, envoyez-la-moi immédiatement à Florence, car vous
CORRESPONDANCE DE DOS^TOIEVSKI 323
me trouverez encore à Florence. Si elle n'a pas paru, ne
l'envoyez pas à Florence, mais à notre nouvelle adresse :
Allemagne, Saxe, Dresde, poste restante, à M. Théo-
dore Dostoïevski.
La troisième demande (délicate), mais aussi, si vous la
trouvez le moins du monde embarrassante, laissez-la sans
façon, même si c'était peu de chose. Voici :
J'ai écrit plus haut que je suis persuadé que ma nou-
velle aura une augmentation, pour laquelle la rédaction
devra me payer un supplément. Mais, par-dessus ce que
coûte \a Zaria, je voudrais avoir quelques livresque je n'ai
pas encore lus: ce s,onl: Les Confins de la Hussie, de Sama-
rine, et tout l'ouvrage de Guerre et Paix de Tolstoï. Pour
Guerre et Paix, d'abord, je n'ai pas encore tout lu(ne parlons
pas du cinquième volume), secondement, ce que j'ai lu,
je l'ai déjà bien oublié. Ainsi, s'il est possible de m'envoyer
ces deux livres, sans trop de hâte, à mes frais, en les pre-
nant tout simplement à crédit chez Bazounov, c'est-à-dire
de telle façon que cela ne coûte rien à personne, et de
manière à ce que je puisse les payer quand on fera les
comptes, alors je vous prie de me les envoyer à mon adresse,
à Dresde. Eh bien, voilà ma troisième demande 1 Cela
va-t-il ? Voyez donc, très estimé Nicolas Nicolaïevitch,
si cette demande contient une parcelle d'ennui et de tra-
cas pour vous, et si oui, laissez-la. Je demande ainsi
parce que je n'ai rien à lire absolument! Vous demandez
dans votre lettre ce que je lis. J'ai lu Voltaire et Diderot
tout l'hiver. Certainement, cela m'a procuré du plai^ir et
cela m'a été utile, mais j'aurais voulu avoir quelque chose
de notre actualité.
J'ai reçu dernièrement la fin de VIdiot, en brochure
séparée (que l'on envoie par la poste aux anciens abonnés).
Je ne sais pas si vous l'avez reçue. Je prie Maria Grigo-
rievna Svatkovskaïa de parler à Bazounov ; ne voudrait-il pas
acheter la deuxième édition ? S'il fait des difficultés, tant
pis. Je demande un prix minime (relativement à mes ancien-
nes éditions : 1.500 roubles). Je ne diminuerai pas d'im
kopek. J'aurais voulu 2.000 roubles. Bazounov manquera
de réflexion, s'il refuse. Car je crois qu'il doit savoir que
pas une de mes œuvres n'a été incapable de supporter
deux éditions (sans parler de trois, de quatre et de cinq
32i CORnESPONOANCE DE DOSTOÏEVSKI
éditions). Ne parlez ù personne de ce que je vous corninn-
nique là, juscju'à un certain temps.
Une fois pour taules, taisez vous et ne |)ari<
votre impuissance, et des « ébauches froissées ». • ;i
mal au cœur. On croirait que vous le dites par hypocrisie.
Jamais vous n'avez eu tant de clarté, tant de logique, tant
de coup d'œil et tant de déduction convaincue. Il est vrai
que votre Pauvreté de la litlérature russe m'a plu davan-
tage que votre article sur Tolstoï. Il y a plus d'ampleur.
Mais en revanche, la première moitié de l'ariicle sur Tols-
toï est incomparable ; c'est l'idéal de la mise eo scène de
la critique. Л mon avis, cet article a un défaut ; mais
d'abord c'est seulement à mon avis, et 2°, des fautes pareil-
les sont louables. Ce défaut s'appelle : un excès d'enthou-
siasme, et cela favorise toujours une œuvre, au lieu de lui
nuire. Mais enfin je n'ai jamais rien lu de pareil dans la
critique russe. Je peose que l'article de Danilevsky aura
un avenir colossal, môme s'il ne le trouvait pas tout d<-
suite. Il est impossible de supposer que des œuvres pareil
les puissent s'éteindre et ne laisser aucune impression.
Quant à Frôle Skobéïev * j'aurais voulu vous écrire une
lettre, pour l'imprimer ensuite dans la Zaria, mais je n'ai
pas le temps, et je m'agite trop ; d'ailleurs, il se pourrait
que je l'écrivisse. Je ne sais pas ce que deviendra Averkiev,
mais après la Fille du Capitaine je n'ai rien lu de pareil.
Ostrovski est un élégant, qui paraît bien au-dessus de ses
marchands. S'il lui arrive de présenter un marchanda
l'aspect humain, il a presque l'air de dire au lecteur ou au
spectateur : « Eh bien, quoi, c'est aussi un homme ! »
Savez-vous, je suis persuadé que Dobrolubov a davan-
tage raison que Grigoriev dans son opinion sur Ostrovski.
Il se peut que l'idée du Royaume des Ténèbres ne soit
même pas venue à Ostrovski, mais Dobrolubov a bien
défini la chose et il est tombé sur un bon sol. Je ne sais
pas si l'on trouverait chez Averkiev autant d'éclat dans le
talent et dans la fantaisie que chez Ostrovski, mais l'expo-
sition et l'esprit d'exposition sont infiniment supérieurs. Il
n'y a aucune idée préconçue. Annoushka est absolument
admirable, le père aussi. J'aurais seulement voulu que
1. Publié dans la Zaria, 1869, n° 3.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 325
Frôle fût plus capable. Savez-vous, Nicolas Nicolaïevitch,
queVelik-Boïarine, Nashtchokine, Litchikov, sont tous nos
gentlemen des temps passés (sans dire autre chose), c'est
la majesté boyarde sans aucune caricature. Car on ne sau-
rait les tourner en ridicule à la Ostrovski, mais au con-
traire, on est obligé d'admirer leur allure de gentlemen,
c'est-à-dire de boyards russes. Ça c'est le grand monde
de celte époque, au degré le plus élevé et le plus vraisem-
blable; et si quelqu'un y trouve quelque chose de ridicule,
ce ne sera peut-être pas la coupe de leur caftan. Avant
tout et surtout on s'aperçoit que c'est une peinture de la
réalité, c'est précisément ce qui a existé. C'est un grand
talent nouveau, Nicolas Nicolaïevitch, et peut-être même
supérieure bien des talents contemporains. Quel dommage,
s'il ne suffit qu'à la comédie 1
J'aurais voulu vous écrire quelque chose à propos de la
Zarîa du mois de mars, mais je ne l'écrirai pas ; c'est-à-
dire je voulais parler à propos des belles-lettres du numéro
du mois de mars (et aussi du mois de février), maisj'atten-
drai encore. Je ne trouve pas convenable d'écrire, et j'ai
peur. Mes salutations à tout le monde. Je vous serro la
main fortement. Anna Grigorievna vous salue bien. Tout
à vous,
Th. Dostoïevski.
P--S. — Bien entendu, il faut envoyer l'argent (les
175 roubles) à Florence ; sans cela je ne pourrai partir. La
Zaria aussi, si elle a paru, à Florence. Mais si elle est
tant soit peu en retard, à Dresde.
(En marge de la première page) : Pour l'amour du Christ
n'annoncez pas ma nouvelle à l'avance, c'est-à-dire comme
cela a été fait pour les Tziganes.
An même.
Florence, 29 avril (11 mai) 1869.
Très estimé Nicolas Nicolaïevitch, après le terme indi-
qué par vous, il s'est passé bien du temps, et non seule-
ment je ne vois pas d'argent, mais je ne reçois aucune
nouvelle. Et cependant les nouvelles me sont plus pré-
cieuses que tout : je ne puis rien entreprendre, je dois
326 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
attendre et cela me lie complètement. Ici je dépense trois
fois plus à cause de cette attente : pour ne pas rf^nouveier
l'engagement de l'appartement pour un mois, je l'ai gardé,
selon mon idée, pour environ trois jours, et voilà déjà huit
jours que je paie non par mois, maie par jour, ce qui
revient plus cher. C'est ainsi pour toutes les autres dépen-
ses,— c'est cher, désagréable et je ne puis rien entrepren-
dre. Si je m'adresse à quelque autre personne pourdeman-
der de l'argent, il faudra encore rester à Florence. Ici il
fait chaud. Mais l'important, c'est notre situation iodé*
terminée. Que se passe-t-il chez vous, expliquez-le pour
l'amour de Dieu? Après l'assurance si ferme que vous
m'aviez donnée, j'avais Gxé le jour et l'heure de mon
départ. Ne seriez-vous pas malade? Ne vous ôtes-voue
pas trompé d'adresse ? Je vous répète : Italie, Florence, à
M. Théodore Dostoïevski, poste restante.
N'y a-t-il eu rien de désagréable avec la Zaria ? Je n'ai
pas reçu le numéro 4. Pourquoi ne paratt-elle pas ?
Je vous adresse une demande importante, très estimé
Nicolas Nicolaïevitch ; écrivez-moi s'il faut attendre ou
non. Écrivez, je vous prie, sans perdre an instant. Au
moins, ainsi, vous me délierez les bras. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
Ma femme vous salue. Ne vous fâchez pas, si je vous
dérange tant. Je vous assure que je me trouve dans une
situation cruelle. Mais surtout, il me semble toujours que
quelque chose est arrivé dans votre rédaction.
Deux mots de réponse seulement.
An même.
[Reçue le 17 août 1869.]
Ne vous accusez pas de votre silence, très estimé Nicolas
Nicolaïevitch ; c'est une chose qui arrive fréquemment
dans la vie, et puis, d'ailleurs, un rédacteur a-t-il le temps
de correspondre môme avec ses amis, d'autant moins avec
ses collaborateurs 1 Mais votre post-scriptum à la lettre
du très estimé et cher Apollon Nicolaïevitch me fait voir
et me fait conclure que vous êtes toujours bon pour moi.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 327
C'est très bien pour moi, car plus je vais, moins je trouve
de personnes bonnes pour moi. Je suis moi-môme coupable :
je reste trop longtemps à l'étranger, je ne fais pas penser
à moi. Je n'ai donc pas le droit de me fâcher. Mais, assez
là-dessus. Je vous remercie, d'abord, pour l'adresse de
Vesselovsky et pour avoir en môme temps pensé à mon
intérêt. Jai écrit à Vesselovsky. J'écris en détail à Apollon
Nicolaïevitch quel est mon avis là-dossus
Je suis à Dresde depuis dix jours seulement; mais mon
adresse, que j'ai donnée à quelques personnes il y a trois
mois à Dresde, était exacte ; car le bureau de poste de
Dresde, sur ma demande envoyée de Florence, m'envoyait
à Florence toutes les lettres qui me venaient à Dresde.
Oui, monsieur, il n'y a que trois semaines que j'ai quitté
Florence l J'y ai passé tout le mois dejuillet et une partie
du mois d'août. Vous pouvez dire avec assurance que
jamais personne n'a supporté une chaleur pareille. Le bain
russe à l'étuve, voilà avec quoi l'on peut le comparer, et
cela jour et nuit. L'air est pur, il est vrai ; le ciel est bleu
et serein, énormément de soleil ; mais c'est quand môme
insupportable. J'ai vu de mes propres yeux à l'ombre (dans
une ombre très profonde, dans un endroit couvert) trente-
cinq degrés Réaumur. Trente et un, trente-deux degrés
étaient très ordinaires ces dernières trois semaines. La nuit,
la température s'adoucissait et nous donnait vingt-six degrés
Réaumur ; alors nous pouvions respirer. Et figurez-vous,
que malgré que tous les touristes tussent partis aux eaux,
en Allemagne, ou aux mers allemandes, il restait encore
à Florence une masse effrayante de monde et môme des
plus mylords, pour ainsi dire 1 Ils étalaient leurs toilettes,
se promenaient, etc., etc. En un mot, si vous saviez jus-
qu'à quel point je me sens ici tout à fait inutile et étranger.
Notre voyage s'est effectué par Venise (quel délice que
Venise !) et Prague, où nous avons manqué mourir de
froid (relativement à Florence) et où nous n'avons pas
trouvé à nous loger. Oui, monsieur, c'est ainsi. Nous avions
l'intention de passer l'hiver à Prague et non pas à Dresde ;
nous avions décidé ainsi. Mais, arrivés à Prague, nous
avons cherché un logement trois jours et nous n'avons pas
trouvé. C'est pourquoi nous sommes partis. Il ne se trouve
pas d'appartements meublés dans toute la ville, excepté
328 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
(les chambres isolées pour les célibataires. 11 faut achcler
ses meubles, louer des domestiques, et pour Tapparlement
il faut Taire un contrai de six mois. Alors nous sommes
allés à Dresde.
Ainsi donc, la Zaria continue à exister ! Mes paroles
doivent vous paraître ridicules, mais cependant, réfléchis-
sez, très estimé Nicolas Nicolaïevilch ; je ne reçois de let-
tres littéraires de personne : dans le Goloss que je lisais
à Florence, dans la salle de lecture, on n'avait pas men-
tionné laZaria une seule fois. Dans le liousski Viexlnik, que
je reçois moi-même, on n'en a pas fait mention non plus.
Et mot, moi, abonné à la Zuria{el qui ne la reçois pas à
titre de collaborateur, mais en payant, sur le compte que
je ne laisserai pas perdre), ayant reçu le numéro du mois
}de mai, j'ai cessé de recevoir les numéros suivants (juin,
uillet, etc.), pour quelle raison, je n'en sais rien. Voilà
pourquoi j'ai risqué cette supposition sacrilège que la
Zaria a cessé de paraître. Mon cher Nicolas Nicolaïevitch,
éteignez ma soif spirituelle, envoyez moi la Zana depuis
le numéro de juin, à Dresde, poste restante, sans remettre.
J'ai encore en vue une de vos bonnes promesses (faite
dans un bon moment, probablement) de m'envoyer le roman
de Léon Tolstoï, mais en ce moment je n'ose pas vous la
rappeler, et je ne fais que la mentionner en passant. Vous
pouvez vous figurer, cher et excellent Nicolas Nicolaïe-
vitch, qu'il est absolument impossible d'écrire, c'est-à-dire
de composer, avec 30 degrés Réaumur à l'ombre. Néan-
moins, je me suis déjà mis à la nouvelle de la Zaria, j'ai
seulement peur qu'elle ne soit un peu longue (pourvu qu'elle
ne s'étende pas). Si vous me répondez vite à cette lettre
alors, vers cette époque, je vous écrirai peut-être quel-
que chose de plus détaillé. J'espère bien vous envoyer une
nouvelle dans un mois ou cinq semaines.
Emilie Fédorovna m'a écrit, il y a environ trois mois,
une lettre, dans laquelle elle m'informait que vous étiez si
bon de vous charger de lui remettre l'argent que je lui
envoyais et, en général, que vous lui témoigniez vos bontés.
Je suis très content qu'Emilie Fédorovna et sa famille aient
reçu maintenant sûrement quelque chose après la mort de
la tante (j'ai appris cette mort pour la première fois par
la lettre d'Apollon Nicolaïevitch). S'ils ont reçu quelque
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 329
chose, je suis très content. Dans lousces trois mois j'ai été
très pauvre d'argent. Si j'en avais eu, je ne me serais pas
rôti à Florence, en attendant d'en ramasser pour mon
voyage. Je vous prie beaucoup, excellent Nicolas Nicolaïe-
vitch, de m'en dire un mot et aussi quel genre de service
vous avait alors demandé Emilie F6dorovna. (Bien entendu,
je me permets de m'intéresser unicjuement à ce qui me con-
cerne.)
Dans trois semaines j'aurai un enfant. J'attends cela
avec crainte et émoi et avec espoir et timidité. En général,
j'ai beaucoup de soucis en ce moment. J'espère que vous
ne m'oublierez pas et que vous répondrez. Mes compli-
ments à Danilevsky et à tous ceux qui se souviennent de
moi. Dites-moi un jour deux mots d'Alexandre Petrovilch
Mikulov. Mais j'attends bientôt votre réponse et la Zaria,
Permettez-moi de l'espérer.
Votre sincèrement dévoué et plein de sympathie ardente.
Tout à vous,
Théodore DostoKbvskj.
A A. N. Matkov.
Dresde, 17 (29) septembre 1869.
Mon précieux et unique ami Apollon Nicolaïevitch. Je
suppose que votre arrivée de la campagne et les premiers
jours de votre séjour en ville ne vous ont pas permis de
tenir votre bonne promesse — de m'écrire aussitôt que
vous seriez de retour de la campagne. Je ne m'en plains
pas et je ne vous en veux pas ; nous nous connaissons
(quoique j'attende votre lettre avec la plus grande impa-
tience), mais un doute me tracasse : comme je n'ai pas
reçu de réponse à la lettre, que je vous ai envoyée il y a
plus d'un mois, j'ai peur: 1» qu'elle ne vous soit pas par-
venue; "2' que vous n'ayez plus la même adresse à Péters-
bourg ? Je vous l'ai adressée à la Sadovaïa, maison Schef-
fer. Mais si vous avez déménagé ? Et alors, ce serait bien,
si je pouvais sortir au plus tôt de mes incertitudes. Par
exemple, maintenant, cette lettre que je vous écris est pour
moi très pressée et très importante. Si elle ne vous parve-
nait pas? Répondez au moins une page, une demi-page
330 CORRESPONDANCE UE DOSTOKEVSKI
môme, alin que je sache, mai.» seulement répondez tout de
saite, car ce sérail au-dessus de m'îs forctis (l'aLlendre. J«î
vais tout de suite vous décrire ma situation ot qu«ll<; aide
j'attends de votre part, comme un malheureux qui so noie.
D'abord, il y a trois jours (1«э 14 septembre), est née ma
fille, Lubov. Tout s'est passé admirablement, et l'enfant
est grande, bien portante et belle. Anna et moi, nous som-
mes heureux. (Souvenez-vous que vous serez le parrain.
Anna vous en prie, les mains jointes ; voui, sans faute,
doanez donc une réponse). Mais nous avons moins do
10 thalers. Ne m'accusez pas de négligence et d'impré-
voyance; en ceci personne n'est coupable. Nous avions
calculé à Florence que l'argent, envoyé par le lioasski
Vie«<m7c, su f lirait pourtout.Mais ici,corame dans les autres
calculs, nous nous sommes trompés. Inutile de vous don-
ner des détails, mais voici : je pourrais écrire de la façon
la plus délicate à notre excellent et généreux Mikhaïl Ni-
kiforovilch ', afin qu'il nous tire d'embarras ; mais écrire
tout de suite, ayant reçu de lui il y a si peu de temps,
me gêne beaucoup et m'est presque impossible; ma main
ne se décide pas. Cependant, on n'a encore payé ni la
sage-femme, ni le médecin, et encore que nous comptions
chaque kopek, dans la situation actuelle nous ne pouvons
nous passer d'argent. Impossible ! Par conséquent voici
les mesures que je veux prendre :
J'envoie aujourd'hui une lettre à Kachpirev, en même
temps que la vôtre, personnelle (car je sais que Strakhov
est absent de Pétersbourg). Dans cette lettre, je lui décris
d'abord ma situation, je parle de ma nouvelle installation,
de la naissance de l'enfant (tout ce qu'il faut dire); j'ai
menti en même temps, disant qu'il me reste 15 thalers
quand il n'y en a môme pas dix et je termine en deman-
dant qu'on m'envoie une avance de 200 roubles pour les
raisons suivantes :
En ce moment, je suis en train d'écrire une nouvelle
pour laZaria et mon travail est poussé jusqu'à moitié (tout
cela est exact), et alors : 1* je vois que la nouvelle aura
une dimension de trois feuilles et demie du Roasski Viest-
nik (c'est-à-dire presque cinq feuilles de la Zaria), an mini-
1. Katkov.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
331
mum. Gomme j'ai déjà reçu en printemps 300 roubles de la
Zana, après avoir terminé la nouvelle, il me restera encore
à recevoir presque pour une feuille et demie (encore de la
dimension du Rousski Viestnik). Quoique la nouvelle ne
soit pas encore terminée, à la fin d'octobre elle sera sûre-
ment envoyée à la Zaria. C'est certain. -J» Quoique en
vertu de ces raisons je n'aie pas le droit do lui demander
à présent une avance, dans ma situation critique je fais
appel à ses sentiments de chrétien pour me tirer d'em-
barras et ra'envoyer 200 roubles. Mais comme il pourrait
être embarrassant pour elle de le faire tout de suite, je la
prie d'envoyer aussitôt 75 roubles seulement (c'est pour
nous sauver des flots et ne pas nous laisser submerger).
Ensuite, quinze jours après le premier envoi, je la prie
d'envoyer encore 75 roubles,et enfin, avec le second envoi,
je la prie de vous remettre (à vous, A. N. Maïkov) 50 rou-
bles. Ainsi sera constituée la somme de 200 roubles que je
demande. Ne connaissant pas Kachpirev personnellement,
j'écris d'un ton très respectueux, mais aussi avec beaucoup
d'insistance (j'ai peur qu'il ne se pique; car le respect est
quelque peu exagéré, et la lettre, il me semble, est écrite
stupidement).
Enfin, dans ma lettre à Kachpirev j'expose ma seconde
demande, la plus importante. Voici : S'il consent à accor-
der ma demande d'argent, qu'il m'envoie les premiers
75 roubles tout de suite sans tarder le moins du monde. Je
lui ai écrit que je fais appel à toute la délicatesse de son
esprit el de son cœur, qu'il ne s'oflfense pas de mon insis-
tance sur l'envoi immédiat et sans tarder, mais qu'il réflé-
chisse et qu'il comprenne c\\ie pour moi le temps et le terme
du secours sont presque plus importants que l' arqen t. С&г '}e
lui demande en môme temps, dans le cas où il ne trouve-
rait pas bon de me venir en aide, et s'il me refusait, de me
prévenir immédiatement du refus, sans tarder. J'ai écrit
en môme temps que, pour informer du refus, il me suffira
de recevoir deux lignes de la main du secrétaire de sa
rédaction, mais seulement tout de suite, afin que je puisse
prendre des mesures extrêmes et ne pas attendre inutile-
ment l'envoi de l'argent. (J'ai été forcé de mentir une se-
conde fois à Kachpirev à propos de ces mesures extrêmes,
lui expliquant que je serais forcé de vendre aussitôt les
332 COnRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
derniers effets très nécessaires, cl que pour un objet que
coûte 100 thalersj'e devrais en accepter 20; ce que certÂi-
nement je serai forcé de faire, pour sauver trois créatures,
s'il Inrde avec la réponse, môme favorable. Que dans huil
jours je sois forcé de vendre mes derniers effets, si je ne
reçois pas d'argent, c'est la pure vérité ; car je ne puis
faire autrement ; mais j'ai menti en disant que j'allais
vendre des objets de 100 roubles. Les deux ou trois objets
de 100 roubles que nous possédions sont depuis fort long-
temps, depuis notre arrivée à Dresde, engagés, et, en effet,
on les a appréciés à 20 roubles au lieu de 100, roubles. Mais
à présent, il faudra vendre le linge, le pardessus, le pale-
tot môme ; car, si môme j'écris à Katkov,je n'aurai pas d'ar^
gent de là-bas avant un mois, quoique je le reçoive sûre-
ment.)
Vous ayant exposé le contenu de ma lettre à Kachpirev,
je vais maintenant vous adresser une prière personnelle,
très urgente et très particulière : aidez-moi en ami, en
chrétien, en camarade! Que cela ne vous soit pas à
charge 1 Je vous embarrasse pour la dernière fois. Voici
quelle est ma demande:
Comme Strakhov m'avait écrit que vous étiez assez lié
avec Kachpirev, aussitôt après la réception de cette lettre
et sans remettre, allez chez Kachpirev, et demandez-lui
qu'il fasse ce que je l'ai prié de faire à propos d'une réponse
immédiate. Surtout, il me faut une réponse immédiate. Eh
bien, voilà tout ce que j'ai à vous demander ! Mais com-
prenez donc, cher ami, à quel point c'est importante
pour moi dans ma situation 1 J'ajouterai encore {poar vous
seul, c'est-à-dire entre nous) que je ne demande presque
que ce qui m'appartient, que dans un mois la nouvelle
aura tout payé, et que, malgré que je ne prétende pas avoir
le droit de me faire payer d'avance, ces gentillesses
se font au dernier des hommes de lettres. De sorte que si
l'on me refuse à présent à la Zaria, je comprendrai trop
bien à quel niveau on me place au point de vue littéraire.
Je crains encore qu'il ne considère mon ton d'un respect
exagéré comme plein d'ironie. Dieu sait quel est cet
homme ; personnellement, je n'ai aucune idée de lui. Mais
je ne sais pas écrire à des étrangers sur des sujets délicats.
J'ai écrit tout directement au net, et ce n'est qu'après avoir
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 333
lu la lettre que j'ai vu que cela paraissait trop respec-
tueux.
Répondez donc, cher ami. Je vous écris à la hàle. Ma
femme vous salue. Nous sommes daas une grande joie.
C'est le troisième jour pour elle, — le plus dangereux. Ici,
à Dresde, ma santé est fort mauvaise. Je m'enrhume cons-
tamment, ce qui ne ra'arrivait jamais, et en Suisse et en
Italie c'était inadmissible. Les crises ont augmenté aussi à
Dresde ; mais, peut-être, ce n'est que parce que nous
venons d'arriver.
Je travaille avec une ardeur redoublée. J'ai une idée
pour quelque chose, pour le Housfki Vieslnik, qui m'agite,
mais j'ai peur d'un travail exagéré. J'aurais bien voulu
vous parler littérature, mais je n'ai pas le loisir d'y son-
ger en ce moment. Quant à la nouvelle pour la Zaria, je
n'en dirai rien: je suis certain d'une chose, c'est qu'elle
sera assez originale, et ce qui en résultera après, vous le
verrez vous-même, si vous la lisez.
Répondez surtout deux lignes.
Enfin, en dernier lieu . Je vous prie, que Kachpirev vous
donne 50 roubles. Ceci (pardonnez-moi, mon cher, de
vous ennuyer et failes-le pour l'amour du Christ), — ceci
esL pour que vous donniez 25 roubles à Emilie Fédorovna
et 25 roubles à Paul. Us ont bien le droit d'être offensés
d'un si minime secours; mais tant pis, qu'ils s'offensent
ils en ont le droit, mais 25 roubles c'est toujours quelque
chose et ce leur sera quelque peu utile, donnez-le-leur
quand même. Comme ils ne voudraient pas croire dans
quelle situation je me trouve moi-môme, et pourquoi je
leur donne un secours si misérable, ne leur dites rien
pourm'excuser. Faites-le donc, pour l'amour du Seigneur
2-^ Écrivez-moi quelque chose au sujet de Paul.
3" Que m'écrivez- vous au sujet de ma tante et de Ves-
selovsky ? Je lui avais écrit alors aussitôt, il y a longtemps
de cela, d'après vos paroles ; mais dans cette lettre, je
demandais seulement des explications et je disais avec con-
viction que je ne commencerais pas de procès, si je ne suis
parfaitement sûr, moralement, que le testament en faveur
du monastère a été fait contre le gré de la tante, dans un
accès de fièvre. Ce monsieur Vesselovsky n'a pas daigné
me répondre deux lignes. Ma lettre était très convenable.
334 COHUKSPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
Mainlenaiit, je sais sûrement, d'une autre source, que ma
tante est en vie. Que tout cela soit une erreur et une bali-
verne, selon moi, c'est tout h fait impoli de la part
de Vesselovsky de ne pas donner une réponse de deux
lignes au moins, pour dire, par exemple, qu'il n'y com-
prend rion du tout. J'ai appris qu'il est en rel.ilions d'ami-
lié avec mon frère André Mikhaïlovitcli, qui gère les
propriétés do ma tante. Pourvu que cela ne me mette pas
dans une situation délicate ! Mais sûrement Vesselovsky
lui a déjà montré ma lettre. Ainsi, le principal, qui est
Vesselovsky, quel genre d'homme ? Ne pourriez-TOUs
m'écrire quelque chose à ce sujet?
4» Avez-vous reçu ma lettre de Florence, au printemps,
dans laquelle je vous écrivais à propos de VIdiol et de
Bazounov? Comme vous n'en avez fait aucune mention
dans votre lettre, il y a cinq semaines, j'ai peur que vous
ne l'ayez pas reçue.
D'ailleurs, en ce moment je pense autrement à l'édi-
tion de V Idiot. Ce n'est pas à cause de cela que j'en parle.
Mais l'important: vos lettres et les miennes ne se perdent-
elles pas ?
Je vous embrasse fortement. Votre fidèle.
Théodore Dostoïevski.
Il y a encore un sujet qui me préoccupe énormément,
mais dans cette lettre je n'en parle pas. Je veux dire ma
dette envers vous. Mon ami, je vous la rendrai bientôt,
bientôt, croyez-le 1 Je vous remercie de votre indulgence
angélique, mais j'ai quelque espoir d'obtenir de l'argent.
J'écrirai ensuite. Au revoir.
Informez-moi donc. Deux lignes seulement. Surtout
informez-moi.
L'adresse est la même.
P.-S. — J'allais oublier une chose très importante.
Quand on m'a envoyé 300 roubles de la Zaria, l'envoi a
traîné un mois. Je connais ce procédé : ils envoient par des
bureaux quelconques. Mais, l'important, c'est que Nicolas
Nicolaïevitch Strakhov m'avait écrit ensuite que Vargent
ne peut être envoyé autrement. Ils n'ont donc aucune idée
sur la façon d'envoyer l'argent, afin qu'il arrive aussi vite
qu'une lettre, c'est-à-dire le troisième jour. Mon cher ami,
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 335
aidez-moi, conseillez-les; autrement, si l'argent tarde, je
suis perdu. On envoie bien l'argent de celle façon, il
faut aller à Pétersbourg chez quelque banquier (Gunz-
bourg, par exemple, ou bien quelque autre), on lui donne
l'argent à expédier, et on reçoit de sa part une lettre de
change pour Irois mois (au nom de Rothschild, par exem-
ple, com me le fait le Bousski Viestnik. D'ailleurs, le meil-
leur c'est d'expliquer au banquier la nécessité d'envoyer
rapidement par la poste, et de lui accorder confiance,
et il fera comme il sait. Ils s'y connaissent: ils ne font
que ça). Ensuite, la lettre de change ainsi obtenue (ici à la
poste et partout cela s'appelle envoi des valeurs — (valeurs
cela veut dire presque de l'argent), mettre celle lettre de
change dans la lettre qui m'est adressée, et recommander
cela à la poste. (Cela absolument, mais le Housski Viestnik,
quoiqu'il recommande toujours, n'indique jamais sur le
verso de l'enveloppe la somme envoyée; car c'est une va-
leur.) Il faut me l'adresser, poste restante. Elle arrivera
le troisième jour. L'ayant reçue, je prends la lettre de
change et je vais chez le premier (n'importe lequel) ban-
quier d'ici et je change pour de l'or, en payant pour le
change une somme minime (10 francs pour 1.000). Tout se
passe en vingt minutes. Chez Gunzbourg (ou ailleurs) que
l'on fasse le transfert des roubles en thalers d'après le
cours. Je vous supplie, dites-en un mot. Car le temps
pour moi c'est tout, c'est plus important que l'argent.
Au même.
Dresde, 16 (28) octobre 1869.
Mon cher ami Apollon Nicolaïevitch, j'ai reçu votre let-
tre, il y a un mois, et aussi votre petit mot ajouté à la let-
tre de Paul, mais nous en reparlerons.
Pour l'amour du Christ, dites-moi : que dois-je faire et
à quoi dois-je me décider ? Je suis au désespoir I Vous avez
lu ma première lettre (dans laquelle je demandais 200 r.)
à Kachpirev, je vous ai écrit en même temps. Je vous ai écrit
que j'étais dans un besoin affreux et que ma situation était
désespérée. Et puis ? jusqu'à présent je n'aj' pas reçu un
kopek, rien que des promesses ! Si vous saviez seulement
336 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
dans quelle siluation nous nous trouvons. Car nous sommes
trois, moi, ma femme qui nourrit et qui (Joil manger, et
le petit enfant, qui peut tomber malade à cause de notre
misère et mourir ! Voilà comment l'affaire s'est passée, jour
par jour : écoutez bien et rcmar(}uez tout :
Huit jours après ma lettre avec la demande (première
lettre), j'ai reçu en effet une lettre de Kachpirev, avec l'ex-
pression sincère de son consentement et de son désir de
m'ôtre agréable ; une lettre de change, d'un banquier de
Pélersbourg, Heésin, sur le banquier de Dresde, Hirsch, y
était jointe. Je vais chez flirsch: il lit la lellrc de change et
dit :< C'est écrit qu'il faut payer avec laul Berichl, et laul
Bericht veut dire m'informer, moi. Hirsch, de la part de
Hessin, que je ne paie pas sans avis particulier, qui doit
m'étre envoyé à part par Hessin; voilà pourquoi je ne paierai
pas; je paierai quand arrivera Vavis.* J'ai commencé à atten-
dre ; tous les jours j'allais dans les bureaux ; l'avis n'est-
il pas venu ? Pas d'avis. Enfin, on avait l'air de se moquer
de moi dans les bureaux. Ayant perdu patience et n'ayant
plus de />am, j'ai écrit à Kachpirev, lui expliquant ma situa-
tion désespérée; je le prie de forcer Hessin à envoyer l'avis,
et, dans le prochain envoi des 75 roubles, de me débar-
rasser de Hessin et de Hirsch. Ma lettre a été envoyée le
27 septembre (9 octobre). J'attends; pas de réponse ! Je
vous jure que je croyais qu'il n'y en aurait pas. Cepen-
dant, tous les jours je vais chez Hirsch. Là,on rit et on me
dit que probablement Hessin a oublié d'envoyer l'avis.
Je suis allé m'informer dans deux ou trois bureaux : on
m'a dit partout que sur une lettre de change avec laut
Bericht personne ne donnerait l'argent sans avis. Dans
un bureau, on m'a dit que ces lettres de change sont
données quelquefois, pour rire. Enfin, la réponse de Kach-
pirev est reçue, le douzième jour après ma lettre ! Remar-
quez : la poste va de Pétersbourg à Dresde en trois jours ,
c'est-à-dire que si, par exemple, vous expédiez une lettre
de Dresde lundi, elle sera remise jeudi au destinataire à
Saint-Pétersbourg. И aurait pu comparer ma lettre avec ma
première lettre (dans laquelle je lui parlais de ma situation
désespérée) et il aurait pu se hâter et répondre aussitôt.
Mais la lettre est venue le douzième jour ! Et remarquez :
il écrit du 3 octobre de notre style, et le timbre de la poste
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 337
porte la date du 6 octobre. Par conséquent la lettre a traîné
sur sa table, sans nécessité, sans être envoyée, pendant trois
jours. 11 aurait dû barrer le 3 et mettre un 5, par délica-
tesse au moins ! Est-ce qu'il ne comprend pas que tout
cela m'offense ? Car ']e lui ai parlé des besoins de ma femme
et de mon enfant, et après cela une pareille négligence 1
N'est-ce pas une insulte ? Et puis, il écrit dans sa lettre qu'il
s'est informé chez Hessin, et que Hessin dit que Vavis a
été envoyé, qu'il ne comprend pas pourquoi je n'ai rien
reçu ; que d'ailleurs, il a forcé Hessin à envoyer un autre
avis et que maintenant, par conséquent, il < est sûr que je
recevrai l'argent de Hirsch » (pourquoi sûr ? comment
cela ?). Mais que si jusqu'à présent je n'ai pas touché l'ar-
gent avec la lettre de change de Hirsch, je n'ai qu'à lui
renvoyer la lettre de change, et que le lendemain même de
sa réception il m'enverra une lettre de change sur un
autre banquier. Ensuite, il ajoute dans un post-scriptum,(j ne
si l'argent n'est pas encore reçu, il faut que je lui télé-
graphie immédiatement, « bien entendu, à mes fraie ». et
qu'aussitôt, sans attendre l'envoi de la lettrede change(qui
viendrait par la poste) il m'enverrait une nouvelle lettre de
change. Enfin, il ajoute que € prochainement il m'enverra
les seconds 75 roubles. » (N. B. — Remarquez qu'il écrit
du 3 octobre.)
Je n'ai pas pu télégraphier le même jour, c'est-à-dire le
9 (21) octobre, car où voulez-vous que je prenne deux tha-
1ers pour le télégramme ? Est-ce qu'il n'aurait pas pu
comprendre après mes deux lettres, que je n'ai pas d'ar-
gent, à la lettre, pas un kopek?S'il savait seulement de
quelle façon je me suis procuré ces deux thalers le lende-
main, pour lui envoyer une dépêche ! Mais je les ai eus
et j'ai envoyé le télégramme le lendemain 10 (22) octobre,
le vendredi. Le samedi je lui renvoie la lettre de change.
Je m'informe chez Hirsch: aucun avis, ni le premier, ni le
second; aussi j'ai télégraphié: « Kein Avis. Hii-sch giebt
nicht Geld. »
Maintenant, écoutez donc: j'ai télégraphié le vendredi;
il l'a donc reçu, au plus tard, le samedi matin. Il aurait
bien pu l'envoyer le samedi matin. Ceci se fait d'habitude
en une heure. Il me l'avait cependant écrit, qu'il l'enverrait
tout de suite après la dépêche. Sans cet espoir-là, est-ce que
338 C0RRE8F0NDANCB DE DOSTOÏEVSKI
je me serais jeté comme un fou pour me procurer 2 thalers?
Mais samedi il ne me Га ран envoyé! Kritin. je pensais, il
me l'enverra lundi. Si c'est lundi, je recevrai ici sûrement
le jeudi. Kh bien ! Voilà jeudi, rien I Est-il possible que
cette fois aussi je reçoive la réponse le douzième jour,
c'est-à-dire jeudi prochain ? J'entre chez Hir.s<:h comin^
affolé, pour m'informer. Et voilà l L'avis de Hessin vient
d'arriver 1 II vient d'arriver ai voilà cinq jours que je
n'ai pas de lettre de change, je la lui ai renvoyée sur sa
propre invitation.
Maintenant, tAchez de comprendre, pour l'amour du
Christ; ici, deux cas auraient pu se présenter : 1» ou bien,
après ma dépêche, Kachpirev aurait pu aller chez Hessin
et forcer d'envoyer enfin l'avis, ou 2", Kachpirev n'est pas
allé chez Hessin après la dépêc he, et Hessin lui-même
(peut-être en réponse aux demandes de Hirsch de Dresde,
qui lui avaient été faites il y a sept jours) a enfin répondu
à Hirsch. Dans le premier cas, comment Kachpirev pou-
vait-il forcer Hessin d'envoyer enfin l'avis, quand il m'avait
invité lui-même à lui renvoyer la lettre de change? Car
il savait sûrement que sur son invitation je la lui ren-
verrais, et, en efifet, il a dû la recevoir le mardi ! Est-ce
qu'il n'aurait pas réfléchi que, quand Hessin enverrait
l'avis, il y aurait longtemps que la lettre de change ne
serait plus en ma possession ? Cette négligence n'est-elle
pas offensante pour moi ? Mais s'il n'est pas allé chez
Hessin, et que Hessin ait enfin envoyé de lui-môme
l'avis, la négligence de Kachpirev m'offense encore davan-
tage : car combien de fois ne l'ai-je pas informé qu'il n'y
avait pas d'avis I Car cette affaire avec Hessin dure plus
de trois semaines ! Comment faisait-il donc pour forcer
Hessin, comment allait-il s'informer chez celui-ci ? Il est
venu et au premier mot il est parti, quand on lui a dit
que c'était envoyé. Car Hessin l'avoue dans une lettre
à Hirsch, qu'il n'envoyait pas l'avis, parce qu'il croyait
que la lettre de change était écrite régulièrement; car
toute l'affaire, d'après son explication à Hirsch, provient de
ce qu'il avait donné l'ordre d'écrire la lettre ohne Be-
richt, et le commis s'est trompé et il a écrit au lieu de
ohne , tant Bericht. Kachpirev s'est donc bien expli-
qué avec Hessin, après cela; celui-ci le trompait, lui disant
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 339
qu'il avait déjà envoyé deux avis, laodis qu'il est évi-
dent à présent, d'après sa propre lettre à Hirsch, qu'où
n'avait envoyé aucun avis I N'est-ce pas faire preuve de
négligence envers moi? Que dois je faire à présent?
Quand recevrai-je maintenant l'argent ? Et pourquoi,
pourquoi donc attend-il mon télégramme, me demande4ril
delui renvoyer la lettre de change (« et alors, dit-il, je vous
la renverrai le lendemain », pas le môme jour) et pourquoi
n'envoie-t-il pas maintenant, tout de saite, les seconds 7 5 rou-
bles qui, en ce moment, devraient être envoyés depuis
dix jours? Peut-il croire que je lui écrivais à propos de
ma misère pour faire des effets de style?
Comment puis-je écrire quand je suis affamé, quand j'ai
été obligé d'engager mon pantalon pour me procurer les
deux thalers du télégramme? Que le diable m'emporte
avec ma faim ! Mais elle nourrit son enfant, eh bien ! elle
va engager elle-même sa dernière jupe d'hiver en laine !
Et cependant, voi'à deux jours qu'il neige ici (je ne mens
pas, voyez dans les journaux !), elle peut prendre froid 1
Comment ne peut-il pas comprendre que je suis gêné de
tout lui expliquer ? Mais ce n'est pas encore tout, il y a
des choses qui gênent davantage ; jusqu'à présent ni la
sage-femme, ni les propriétaires ne sont payés, et tout
cela le premier mois après ses couches! Mais ne comprend-
il donc pas que non seulement moi, mais encore ma femme
a été offensée par la négligence qu'il m'a témoignée, après
que je lui avais dit que ma femme était dans le besoin ? 11 l'a
offensée, offensée! Il dira, peut-être : « Que le diable l'em-
porte, avec ses besoins 1 II doit prier, et non exiger, ^e ne
suis pas forcé de donner d'avances. » Ne comprend-il donc
pas que par sa réponse affirmative à ma première demande,
il s'est engagé vis-à-vis de moi ? Pourquoi me 8uis-je
adressé à luiavec une demande de 200 roubles au lieu de
Katkov ? Parce que je croyais que je recevrais plus tôt de
lui que de Katkov(que je ne voulais pas déranger), tandis
qu'à présent, si j'avais écrit alors à Katkov, et non pas à
lui, il y a longtemps, il y a huit jours, que j'aurais l'argent.'
Et je n'ai pas écrit ! Pourquoi ? Parce qu'il m'avait répondu
sur sa parole I Par conséquent, il n'a pas le droit de dire
qu'il se moque de ma faim et que je n'ai pas le droit de le
presser. Et certainement, il le dira qu'il se moque de ma
340 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
faim et que je n'ai pas le droit de le presser. 11 dira cer-
tainement qu'il a loul fait de son côté, qu'il a tout d«* biiil«*.
envoyé la lettre de change, et qu'il n'est pas cou|)able,«ju<-
c'est un malentendu, que sur ma plainte il est allé chez
Hessin et que l'autre avait promis d'envoyer Tavis, «'t*-.
Et cependant, je vous jure qu'il croit avoir raison ! Est-<!c
qu'il no peut pas comprendre qu'il est impossible de répon-
dre le douzième jour seulement à une lettre di^sesp/îréc où
l'on vous dit que depuis si longtemps non n'est reçu par
votre faute ? Le douzième jour, oui, je ne mens pas — lee
enveloppessont intactes et elles sont timbrées. Il est impos-
sible de ne pas répondre six jours clnranl h un télégramme
qu'on fait envoyer, tandis que par la poste cela arrive 1<
quatrième jour ! Celte négligence est impardonnable,
injurieuse 1 Klle m'offense personnellement ! Car je lui
avais parlé de ma femme, de ce qu'elle venait d'accoucher!
Quelle offense cela a été, après m'avoir répondu, et par
cette réponse avoir fait que je ne me sois pas adressé à Kat-
kov ! Comment font-ils pour publier une revue après cela,
avec une pareille négligence, un pareil mancjue de savoir-
faire ? Je me figure ce que doivent supporter les abonnés
de province! Je comprends maintenant la haine générab
qu'ils ont rencontrée partout. Je reçois constamment la
revue six semaines après son apparition ! El ils exigent
de moi de la littérature maintenant ! Kaehpirev m'écrit
(dans sa lettre, le douzième jour) à propos de ma nouvelle,
il exige que je lui communique le titre pour l'annonce
de la publication, etc. Est-ce que je puis écrire en ce
moment ? Je m'arrache les cheveux en marchant de long
en large, et la nuit je ne puis dormir ! Je pense toujours
et j'enrage ! J'attends ! Oh, mon Dieu ! Je vous jure, je
vous jure que je ne puis pas vous dépeindre tous les dé-
tails de ma misère : j 'ai honte de les décrire ! Mais si vous
saviez tout ! Et l'autre là-bas, qui répond à la dépêche le
douzième jour, et qui a oublié le second envoi de 75 rou-
bles,co mme Hessina oublié l'avis! N'est-ce pas une insulte?
N'est-ce pas insultant de voir dans sa lettre, qu'il ne songe
même pas au second envoi, qui aurait pu me secourir plus
vile, mais il exige un télégramme d'explication à propos
du premier, et il écrit ridiculement : « bien entendu, à
mes frais ».Mais est-ce qu'il ne sait pas que l'on n'accepte
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 341
nulle part une dépêche sans qu'elle soit payée, et que je
suis obligé de rae procurer deux lhalers,po\ir l'envoyer? Est-
ce qu'il ne comprend pas à demi-mot (après mes lettres,
surtout !) que je pourrais ne pas les avoir, ces 2 thalers ?
C'est la négligence de l'homme qui ne veut pas connaître
la situation d'un autre homme. Et après cela ils exigent
de moi de l'art, de la pureté poétique, sans effort, sans
délire, et ils me donnent Tourguenev, Gontcharov pour
modèles ! Qu'ils voient donc dans quelle situation, moi, je
travaille !
Vous parlez de Stellovsky, mon ami. Remerciez mon
cher Paul pour sa peine et dites-lui que je l'aime bien. Je
vous remercie et votre filleule vous remercie particulière-
ment, ainsi qu'Anna Grigorievna, pour avoir consenti à la
tenir sur les fonts de baptême. Je vous écrirai ensuite à
propos de Stellovsky : maintenant, je ne puis pas, je suis à
bout de forces, je comprends à peine, je suis tout étourdi.
Je sens seulement que, pour l'affaire de Stellovsky, vous
et Paul devez prendre connaissance de mon ancien contrat
avec Stellovsky, dont j'ai chez moi la copie. Je ferai une
copie de cette copie et je vous l'enverrai; dites-le à Paul,
car on verra mieux les chicanes de Stellovsky dans les
offres actuelles. Mais quand même on peut ne pas négli-
ger cette affaire, et l'essayer, mais avec prudence. Cela
peut réussir. Et maintenant, au revoir.
Votre tout dévoué,
Théodore Dostoïevski:
Ne montrez ma lettre à personne, mais communiquez-
en l'esprit à Kachpirev. Je vous en prie.
Au même.
Dresde, le 27 octobre (8 nov.) 1869.
J'ai reçu votre lettre, mon précieux ami, avec les
100 roubles et le billet de Hirsch, hier, dimanche. Comme
le dimanche Hirsch est fermé, je n'ai pas pu vous répon-
dre hier. Aujourd'hui j'ai changé le billet chez Hirsch,
de sorte que j'ai tout reçu, ce dont je vous informe. П
résulte de tout cela que, si je ne vous avais pas écrit et si
vous n'étiez pas ce que vous êtes, je n'aurais rien reçu
342 C0RIiii8PON0ANCB DE D08T01kTSK1
j usqu'à présent et, môme, peut-être, à l'avenir, non seule-
ment je n'aurais pas eu d'argent, mais je n'aurais pas été
informé. Vous me dites de ne pas en vouloir à Kachpirev;
bien entendu, je ne lui en veux pas, surtout si vous aflir-
mez qu'il se trouve lui-môme dans des circonstances difG-
ciles et que tout cela provient de là. Mais mettez-vous à
ma place et réfléchissez : pouvait-on ne pas enrager ? Je
suis de l'avis qu'on a beau avoir des sentiments chrétiens,
comme vous le dites, il est impossible de ne pas enra-
ger de colère. Il pouvait toujours répondre. Maintenant
c'est une afl'aire passée, je ne parle pas du passé, surtout
s'il est tracassé lui-même 1 Je vous le dis sincèrement, je
n'ai jamais eu de véritable colère, môme quand je voue
écrivais.
Mais quant aux obligations que je vous ai, je ne vous en
parle pas. Je ne l'oublierai jamais. Merci.
J'avais aussi espéré que vous ne lui montreriez pas ma
lettre. Je vous ai prié de ne lui communiquer que l'esprit
de ma lettre. Et je ne vous suis que trop reconnaissant de
ne lui avoir pas montré l'original de ma lettre.
Quant aux intérêts et aux dépenses, qu'il prend sur /a»,
tout cela est complètement inutile. Quand vous aurez
l'occasion de le voir, dites-lui, je vous en prie, que je n'j
consentirai pour rien au monde. Suis-je donc un usurier?
Tant de choses arrivent dans la vie. Je puis toujours accu-
ser indirectement chacun de ma mauvaise chance : vous,
lanovsky, Kraevsky,Aksakov, Saltikov,toutle monde. Je vais
acheter un paletot de fourrure ; un inconnu me rencontre,
et me dit que dans tel magasin les fourrures sont super-
bes et pas chères. J'y vais et il se trouve que j'ai payé
20 roubles de trop. Devrais-je les demander à cet inconnu?
Dans chaque phénomène de la rie, il y a une masse de
combinaisons, dont il est tout à fait impossible d'accuser
la cause première ; et dans les miennes, Kachpirev n'est
ni la cause première, même pas une cause indirecte. Je ne
veux accepter aucun dédommagement ; remerciez-le de
ma part pour son désir de m'ôtre utile ; mais ce désir
seul me suffit ; je n'en accepterai pas la réalisation. Quant
à vous, je vous remercie encore une fois ; vous êtes vrai-
ment venu à temps ; encore un peu, j'étais complètement à
bout.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 343
En attendant, j'ai à vous adresser beaucoup de deman-
des. Je comprends que de ma part c'est vilain de vous
ennuyer; mais, ne possédant pas la moindre possibilité de
me passer de votre aide et de votre intermédiaire, je me
décide de vqus déranger de nouveau. Ne vous fâchez pas,
pour l'amour de Dieu.
La première chose que j'aieà vous demander, c'est d'être
mon intermédiaire auprès de Kachpirev, à propos de ma
nouvelle. Je lui écrirai aussi moi-môme, mais votre parole,
c'est-à-dire la parole d'un homme que, certainement,
Kachpirev apprécie, et surtout d'un ami de la Zâna, aura
un grand poids. Voici de quoi il s'agit : d'abord, la nou-
velle (qui ne peut être envoyée à la Zaria avant quinze
jours à partir de la date courante) n'aura pas trois feuil-
les et demie, comme je l'avais d'abord écrit à Kachpirev
(d'ailleurs, je lui ai indiqué le minimum du nombre des
feuilles, et non le maximum), elle aura, peut-être, six ou
sept feuilles de la dimension de celles du Rousski Viestnik.
Les deux tiers de la nouvelle sont déjà complètement
écrits et recopiés. J'ai fait tout mon possible pour abréger,
mais cela m'était impossible. Mais il ne s'agit pas de la
quantité, mais de la qualité ; quant à la valeur, je ne
puis rien dire, car je n'en sais rien moi-même ; les autres
en décideront. Mais ce qui me donne du souci, c'est que
Kachpirev veut (il m'a écrit à ce propos) annoncer ma
nouvelle d'avance. Voilà ce que je ne voudrais pour rien
au monde ! Pour rien au monde ! Priez-le de ne pas l'an-
noncer quand vous aurez l'occasion d'avoir avec lui une
conversation particulière. Je sens que je n'ai pas à avoir
de volonté dans cette circonstance, et qu'il est le maître
dans cette affaire; je ne puis le lui défendre, mais n e vou
dra-t-il pas avoir égard à ma prière ?
2» D'après nos conditions premières, je lui ai écrit qu'il
était libre d'imprimer ma nouvelle cette année ou l'année
prochaine, quoique en môme temps j'eusse témoigné le
désir que ce fût cette année-ci. En l'envoyant, je vais le
prier de publier ma nouvelle en décembre (ou bien même
dans le numéro de novembre, si je peux l'envoyer à temps).
Mais cela me gênera trop, beaucoup trop, s'il la remet à
l'année prochaine. J'ai là mes calculs particuliers, mes
affaires s'arrangent ainsi. Je ne parle pas de calculs pécu-
314 COHIIKMI'ONDANCE DE 1>0вТ01ВУвК1
niers, c'est loul à fait autre chose. J'aurai» voulu (jue ce
fût clans lo livre de décerabre. C'est trop important pour
moi. Quand mon frère publiait le Vrémia, vers la fin de
la première année nous avions décidé ensemble, que, pour
un journal qui commence, qui paraît la première année,
les derniers livres de la première année sont plus impor-
tants pour la souscription que ceux de janvier et février de
l'année qui commence. Le succès de la souscription a jus-
tifié ce calcul. Si Kachpirev veut annoncer d'avance ma
nouvelle, cela veut dire qu'il reconnaît ma valeur comme
écrivain ; et s'il m'apprécie, il lui sera bien plus avanta-
geux de me publier en décembre. Je vous prie de causer
avec lui àce sujet et de m'y aider quand la nouvelle sera
envoyée à la rédaction. Pour moi, cela a une grande im-
portance ; mais qu'il fasse comme il voudra.
3» La nouvelle, en sept feuilles du Roasski Vie«<ni7f,aura
peut-être dans la 'Aaria huit feuilleeet demie. J'aurais bien
voulu que la nouvelle fût tout entière dans un seul numéro,
et qu'on ne la partageât pas en deux. J'insisterai particu-
lièrement là-dessus. Communiquez-lui cela, je vous en prie
•4° Je lui ai pris maintenant 500 roubles d'avance. Si j'ai
jusqu'à sept feuilles, par exemple (du Rousski Vieslnik), il
me restera encore à toucher 500 roubles (admettons, moins
de sept, — six feuilles seulement ; il me faut donc encore
recevoir 400). Ne pourrait-il me les payer avant que le
livre paraisse, par exemple, dans la première moitié de
décerabre, quand les souscriptions se sont déjà bien des-
sinées? Je lui demanderai cela en lui envoyant la nouvelle;
quant à vous, je vous prie instamment (ne refusez pas
pour l'amour de Dieu !) de recevoir cet argent (n'importe
quand il vous le donnera). Si vous consentez, je le lui
écrirai ainsi. De cet argent, je m'empresserai de vous
remettre ma dette de 200 roubles, avec ma gratitude la
plus ardente et sans bornes. Prenez-les directement de
Kachpirev ; je le lui écrirai. Quant aux autres 200 on
300 roubles, ils serviront à dégager les effets que nous
avons engagés à Saint-Pétersbourg avant notre départ ;
ce sont surtout des objets appartenant à ma femme. Nous
en voulons dégager au moins pour 200 roubles. Les objets
valent au moins 600, et ils peuvent être perdus, si on ne
les dégage pas. C'est dans ce but que viendra chez vous
COURESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 345
(mais |>as avant que l'argent ne soit déjà entre vos mains),
le plus jeune frère d'Anna Grigorievna, Ivan Grigorievitch ;
il les dégagera, et vous pouvez lui donner l'argent en toute
confiance, (quand vous l'aurez. Avant on ne vous dérangera
pas). C'est notre grande prière que nous vous adressons,
et si nous vous donnons celte peine, c'est qu'il est si
difficile de recevoir l'argent de la Zaria, que je ne puis
m'adresser à elle directement. Certainement, s'il ne peut
donner au mois de décembre, tout cela va se passer au mois
de janvier.
Mais personne ne viendra chez vous, avant que vous
n'ayez touché l'argent. On viendra chez vous quand vous
l'aurez déjà. Mais je ne vous demande qu'une chose, c'est
que vous consentiez à recevoir l'argent de Kachpirev, bien
entendu seulement quand il sera en état de payer, c'est-
à-dire je ne compte pas du tout vous déranger par quoi
que ce soit. Je vous ai déjà occasionné tant de dérange-
ments ! Je ne vous demande pas de me procurer l'argent
de Kachpirev, mais de Paccepter, quand cela sera possible.
Enfin, ma demande la plus importante est à propos
d'Emilie Fédorovna. Ayant reçu maintenaul 100 roubles
de votre part et une lettre de crédit sur Hirsch, j'ai donc
reçu de la Zaria 175 roubles en tout, et comme Kachpirev
m'a promis 200 roubles, ne pourrait-on donner immédia-
tement les 25 roubles à Emilie Fédorovna? Pour l'amour
du Christ, ne refusez pas de les demander à Kachpirev 1
J'en ai mal au coeur ; il y a trop longtemps que je ne lui
suis pas venu en aide ! Quant à elle et Kalia, elles sont
dans une si mauvaise situation, qu'il est impossible qu'elle
soit pire. Quand j'enverrai la nouvelle, je prierai Kachpi-
rev de toutes mes forces de lui donner encore au moins
25 roubles à la première occasion, dès qu'il aura reçu la
nouvelle (cela ne troublera pas le compte ci-dessus), et
toujours par votre intermédiaire. Mon ami, ce n'est pas
moi, mais Dieu que vous servirez dans cette affaire. Vous
pouvez toujours demander son adresse à Paul. Et surtout
ces 25 roubles qui restent, procurez-les lui tout de suite
de Kachpirev. Car 25 roubles, il les trouvera peut-être bien
tout de suite ! Ne refusez donc pas de vous occuper de
cela ? Tranquillisez-moi, car j'ai l'esprit très inquiet. Que
Paul attende un peu ; je lui viendrai aussi en aide.
346 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Je ne voulais rien vous écrire au sujet de vos récile de
rilisloire Russe, car j'aurais voulu écrire beaucoup, mais
je no puis me retenir, cl je vous «-cris quelques lignes.
Je les ai lus, ils mo plaiscat absolument, il n y a rien à
leur reprocher I Mais ils ont un défaut très grand, très
imporljint. Voici: vous écrirez peut-être encore deux récits,
et puis vous abandonnerez la chose. J'en suis presque sûr;
l'alTaire va tout simplement traîner. Et cependant, quel
bien vous auriez pu faire I Admettons que vous employiez
toute une année de travail incessant pour ces récits, écri-
vez sans vous hâter, arrangez-les, environ vingt-cinq récite,
au moins (car je suis sûr que les récits de l'histoire depuis
Pierre le Grand, jugés sainement par des patriotes, seront
encore plus intéressants et surtout plus utiles), alors, il y
aurait ainsi la matière d'un livre, lequel, édité à part
(sans larder autant que possible et sans surtout le vendre
aux libraires, mais à son propre compte), aurait été exces-
sivement utile dans les écoles, les gymnases, etc., où il
serait devenu obligatoire : là, on ne lit ni Karamzine, ni
Soloviev en entier, et votre livre peut être lu en entier et
peut fortifier à jamais des idées claires et saines dans le
jeune esprit de l'écolier ou du collégien. Si comme vous
m'en informez, les vieillards disent qu'il y a de quoi s'ins-
truire dans vos récits, ils l'achèteront certainement pour
leurs enfants. Ce livre existera bien vingt ans, c'est à-dire
qu'il sera utile à l'éducation. La moitié des récits, publiés
d'avance dans quelque revue, auraient fait une recomman-
dation pour le livre et l'auraient expliqué. Jugeons-le seu-
lement au point de vue économique .* c'est un capital^ un
grand capital, peut-être. Dans vingt ans il y aura peut-
être beaucoup d'éditions. Faudrait-il tout abandonner et
ne pas en tirer profit ? Car c'est votre idée, bien à vous I
Si vous traînez l'afTaire, quelque homme de talent, tel
que Rasine (Boji Mir) vous préviendra, vous prendra
votre idée, écrira lui-môme les récits et les éditera, en
recevra des bénéfices, et vous coupera l'herbe sous le
pied. N'abandonnez donc pas l'affaire, c'est là l'impor-
tant.
A propos : n'y aurait-il pas moyen de demander instam-
ment à Kachpirev de m'envoyer enfin la Zan'a? Le numéro
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
347
de septembre a paru le 8 octobre, et maintenant c'est le
27 et je n'ai encore rien reçu. Car je me considère comme
unabonné. Je l'ai déclaré et je paierai. Je m'imagine ce que
les abonnés de province doivent supporter! Non, il est
impossible de publier une revue de cette façon. Quand
même n'auraient-ils que des Pouchkine et des Gogol pour
collaborateurs, le journal péricliterait par irrégularité.
Ils se font du tort à eux-mêmes. Kraevsky a gagné par
l'ordre et la façon rationnelle avec lesquels il conduisait
son affaire au point de vue со ramercial. Chaque livraison
me parvient de la même façon !
Quel tourment 1
Car plus un abonné trouve le journal à son goût, plus
il est exaspéré d'une manière d'agir pareille. Ils finiront
par dégoûter les abonnés les plus fidèles 1
Moi je suis de l'avis que je dois connaître la revue, à
laquelle je collabore I
Maintenant, à propos de Stellovsky. Je vous envoie en
môme temps une copie de la copie du contrat que j'ai
passé avec lui en 1865, faite de la façon la plus exacte,
môme en observant les fautes d'orthographe. Stellovsky
m'a forcé de signer ce contrat, sous la menace de me faire
mettre en prison; le secrétaire du commissaire était venu
dans l'intention de m'arrôler. Mais précisément, je m'étais
lié avec ce secrétaire, et il m'avait fourni beaucoup de
renseignements, qui m* ont servi ensuite pour Crime et Châ-
timent. Ce contrat est affreux. Je vous en prie, communi-
quez-le immédiatement à Paul 1 Qu'il l'examine attentive-
ment avec son notaire. Car Stellovsky est une canaille qui
vous mettra dedans quand vous ne vous y attendrez pas.
En attendant, voici quelles sont mes idées : que Stellovsky
achète V Idiot pour 1.000 roubles; je consens à ne recevoir
que 500 roubles comptant, et le reste en billets à court
terme.
Pour le prix d'avance de Crime et Châtiment, afin d'évi-
ter la confusion et l'embrouillement, j'aurais attendu jus-
qu'à l'année prochaine, c'est-à-dire jusqu'à la publication,
de sorte qu'il ne s'agirait que de ГУс/ш/. D'ailleurs, s'il en a
envie, on pourrait bien le faire aussi à présent, mais avec
des précautions particulières, afin qu'il n'y ait pas d'ani-
croche. Mais mieux vaut que cela se fasse seulement
348 CORBESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
pour Vidiot. Quant h publier Crime et ChAliment, n'en
parlons pas à présent ; il ne peut le publier que quan<l
mon délai avec Bazounov sera expiré, c'est-à dire à par-
tir du !•' janvier 1870. (Paul forait bien de s'informer à
ce sujet auprès de Bazounov ; d'ailleurs, je suis certain
que le droit a été vendu à Bazounov jusqu'en 1870).
Que Paul prépare avec son notaire le projet du contrat,
qu'il le soumette à votre examen et qu'il me l'envoie, et
ensuite on pourra le présenter à Stellovsky pour sa
décision définitive. Mais Paul et le notaire doivent abso-
lument se laisser guider attentivement par la copie que
j'envoie, car Stellovsky pourrait peut-être avoir envie de
nous faire de.s ennuis. Par exemple : dans la copie du
contrat il se trouve dans un endroit que si Stellovsky vou-
lait publier Crime et ChAtimenl, je devrais être payé à
tant la feuille, etc., mais qu'il ne peut publier qu'à partir
de 1870, et que je ne serai payé qu'après la publication .
Maintenant, s'il me paye à l'avance pour Crime et Châti-
ment, avant 1870, il est possible qu'il en profile pour dire
après ; « Si vous êtes payé à l'avance pour Crime et Châ-
timent, le contrat est rompu par là, car, d'après le contrat,
je n'ai le droit de publier qu'en 1870, et il ne me paiera
qu'à cette époque-là. De sorte que dans tous les points
tant soit peu équivoques du contrat relatif à Vidiot, il faut
énoncer à la lettre: que d'après les conventions et les dis-
positions actuelles l'ancien contrat n'est nullement rompu,
et est conservé dans son intégrité, etc.
D'ailleurs, nous verrons bien comment cela va se passer.
Mais il aurait fallu que tout cela s'arrangeât plus vite.
Stellovsky ne peut pas s'empêcher de publier Crime et
Châtiment, c'est-à-dire renoncer à son droit, et par consé-
quent il aurait été avantageux pour lui de faire imprimer
Vidiot également. Alors, l'affaire pourrait bien réussir
sérieusement. Et ces 1.000 roubles, oh! combien me
seraient-ils utiles I
C'est dommage que Stellovsky soit une telle fripouille
et un tel chicaneur 1 Par exemple, il aurait bien envie d'ob-
tenir encore pour un an le droit de publication de Vidiot,
c'est-à-dire que l'on compte deux ans à partir de la fin de
l'année prochaine. Mais s'il en est ainsi, ne songerait-il pas
à me tromper? Par exemple, on écrirait dans le contrat que
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 349
la publication devra être faite dans le même format que son
édition des Littérateurs Russes, ensuite il pourrait ajouter
ici Crime el Châtiment et il dirait que, lui ayant vendu
Vldiot,']e lui ai en même temps permis d'étendre son droit
à la publication de toutes mes œuvres pendant un an
encore (et peut-être un temps illimité) ; car, comme il Га
acheté, pour imprimer dans le format adopté auparavant,
pour mes œuvres, et comme c'était imprimé dans le même
vo'ume que Crime et Châtiment, il ne pourrait pas vendre
VIdiot à part ; et il devrait le vendre en même temps que
les autres œuvres, par conséquent il aurait le droit de
vendre encore pendant un an toutes mes œuvres, etc., et
l'ancien contrat serait rompu, etc., etc. (Le mieux serait
que le droit d'éditer VIdiot se terminât en même temps
que le droit d'éditer toutes les œuvres. En un mot, com-
muniquez cette feuille de ma lettre à Paul. Remerciez-le,
mon cher ami, pour sa peine. Je vais lui écrire. — Comme
il est devenu raisonnable, à en juger par sa lettre !) Si on
doit commencer l'affaire, il faudrait commencer plus vite.
Seulement, en tout cas, il faut se rappeler sans cesse que
Stellovsky est un filou et se guider là-dessus. De ces
1.000 roubles de Stellovsky, — si ça s'arrange, —je vien-
drai en aide à Paul et à Emilie Fédorovna. Ma nouvelle
aura pour titre, je crois : Le Mari A'/erne/,mais je n'en suis
pas sûr. Au revoir, mon cher. Anna Grigorievna vous salue
et vous remercie. Luba se porte bien et commence à tout
comprendre. Luba vous salue ainsi que Paul, Votre tout
dévoué,
Th. Dostoïevski.
Au même.
Dresde, 23 novembre (5 décembre) 1869.
Mon cher ami Apollon Nicolaïevitch, j'écris et je me
hâte, et je m'adresse encore une fois à vous. Je vous prie,
lisez attentivement et témoignez-nous votre amical intérêt.
Je vous en prie.
Vous m'écriviez la dernière fois, quand vous avez ajouté
un mot au paquet de paperasses envoyées par Paul, < que
ma nouvelle n'est pas encore arrivée >,et que les numéros
350 CORRESPONDANCE DE U08TO'iEV8KI
de novembre et de décembre sont sous presse. J'ai écrit à
Kachpirev il y a plus de quinze jours, et je l'ai beaucoup
prié de m'inforraer si on aura le temps de faire imprimer
en novembre et décembre. Je n'ai reçu aucune réponse,
pas une ligne, de sorte que je ne sais pas si ma lettre est
parvenue? (N. B. — (J'ext entre nous : Ils ont une façon éton
nante de traiter les gonn, de sorte que, de toute ma vie, j
n'ai jamais rien rencontré de pareil).Mais revenons à notre
sujet :
J'ai enfin décidé de les laisser publier comme ils voudront.
Je pense que cela sera publié eu janvier et en février, La
nouvelle est prête ; mais une telle dimension qui m'effraie :
exactement 10 feuilles d'imprimerie du Rousski Viestnik.
(Ce n'est pas qu'elle se soit étendue sous ma plume, mais
c'est le sujet qui s'est modifié en l'écrivant et a amené de
nouveaux épisodes.) D'une façon, ou d'une autre, qu'elle
soit bonne ou mauvaise (je crois qu'elle ne manque pas tout
à fait d'originalité), je dois recevoir un supplément de
1.000 roubles exactement (et môme un peu plus).
Mais voilà : ma situation m'oblige à me renseigner le
plus précisément possible, quand est-ce qu'ils vont la publier?
Et, secondement, je serai encore une fois obligé de m'adres-
ser à eux, en envoyant le manuscrit, pour demander l'ar-
gent d'avance.
Mais ce n'est môme pas de l'argent d'avance, n'est-ce
pas? Il n'y a pas eu de bureau de rédaction, depuis que je
fais de la littérature, qui aurait refusé de m'avancer de
l'argent tout simplement,(nonpasen tenant déjà le manus-
crit). A qui ne donne-t-on d'avance ? Quand nous avons
publié notre revue, on donnait des avances à /oade monde, et
aussi quelles sommes 1 Et surtout, je me base là-dessus,
que déjà maintenant, à cette époque, la souscription doit
commencer. C'est en décembre que l'on trouve dans les
bureaux de rédactions des revues les plus fortes sommes.
Pourquoi me refuseraient-ils, d'autant plus que je n'exige
pas, niais je prie humblement.
Mais je lui parlerai de tout celamoi-même. Quant à tous,
mon cher ami, je vous prie beaucoup de me soutenir.
Maintenant, le point le plus important de cette lettre: Je
n'ai absolument pas le sou. (L'argent qui a été envoyé par
vous, de la Zaria, a été dépensé avant d'être reçu, et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 351
tout a été employé à payer nos dettes). Du Rousski Viest-
nik je n'ai encore rien. Et aussi (croyez-le bien, c'est litté-
ral) je n'ai pas d'argent, et je ne puis pas m'en procurer,
pour envoyer mon manuscrit au bureau de la rédaction.
Le manuscrit est volumineux et cela coûtera 5 thalers.
C'est pourquoi, voici ce que je vous demande : aussitôt
que vous aurez reçu cette lettre, pour l'amour de Dieu,
lisez-la, si c'est possible, à V.-V. Kachpirev. (Excepté le
N. В., к la première page.)Je le prie de m'envoyer s'il peut
50 roubles, car je suis très gôné. Il me faut 5 thalers pour le
manuscrit, mais il en faut aussi pour nous. Oh ! combien
nous sommes gênés I S'il n'a pas cinquante, qu'il envoie
quelque chose, au moins vingt-cinq (mais si possible,
cinquante!). Mais Le principal :q\i'i\ l'envoie tout de suite,
le lendemain môme. Vous recevrez ma lettre le mercredi.
S'il pouvait nous envoyer ça vendredi ! Ma demande à
vous, c'est de contribuer à ce qu'il le fasse ! Aussitôt l'ar-
gent reçu, le lendemain môme, j'enverrai le manuscrit
au bureau de la rédaction. J'aurai préparé ma lettre et
tout le reste d'avance, je ne le retarderai pas d'une minute.
Maintenant aussi tout est prêt. Je n'ai qu'à relire une der-
nière fois, la plume à la main.
Ainsi donc, j'attends 1
Deux mots à propos de Stellovsky : je ne saurais com-
prendre si c'est vraiment une aiîaire sérieuse ? Je ne vou-
drais m'y intéresser que si elle était réellement sérieuse.
Cependant, en ra'envoyant des tas de paperasses, Paul n'a
pas écrit le principal : Stellovsky consent-il ou non ?
Ensuite : la procuration que Paul exige que je lui envoie
d'ici; il m'est impossible de la donner dans cette forme-là:
pour 100.000 roubles je n'y consentirais pas. Je ne donne-
rais une telle procuration ni à un père, ni à un frère.
C'est impossible. En dehors de l'affaire de Stellovsky, il
exige que je lui donne plein pouvoir de s'occuper de tou-
tes mes affaires, sans exception, en donnant à Paul le droit
de transmettre cette procuration à qui bon lui semblera.
C'est ridicule et stupide. Paul écrit que ce n'est qu'une for-
malité : cela ne peut pas être, qu'il y ait une absurdité
pareille dans les lois, et que pour faire vendre une chaise
ou de vieilles armoires on soit forcé de donner plein pou-
voir pour l'existence entière. Quelle absurdité ! D'ailleurs,
352 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
il y a deux ans environ, ma femme a envoyé d'ici une
procuration pour faire vendre iOO roubles d'obligations.
La procuration était sur papier ordinaire, sans aucune for-
mule, mais avec une énumération exacte des obligations,
et avec l'exposé do l'affaire. Tout a ét/î légalist* convena-
blement à l'ambassade, et l'affaire a été réglée en un clin
d'œil, car la procuration s'est trouvée convenablement
faite. A mon avis, si l'affaire est réellement sérieuse, c'est
qu'elle traîne inutilement chez Paul. 11 faudrait en finir
plus vile. Dites cela à Paul quand vous le verrez.
Quant à l'argent le mieux, (et le plus avantageux) est
de l'envoyer sous enveloppe recommandée, en hillets de
banque russes, exactement comme vous avez fait pour
ra'cnvoyer 100 roubles. C'est plus vite et on perd moins
au change.
Au revoir, je suis pressé. Tout à vous,
Th. Dostoïevski.
Pardonnez-moi, pour Tamour de Dieu, de vous déranger
toujours, toujours ! Elles vous saluent de tout cœur, les
deux miennes.
Au même
Dresde, (7-19 décembre) 1869.
Très aimable ami, Apollon Nicolaïevitch, avant-hier
j'ai envoyé au bureau de la rédaction de la Zana ma
nouvelle, et hier j'ai écrit à Kachpirev. Maintenant j'ai
recours à vous (toujours des demandes). Écoutez de quoi
il s'agit :
Dans la nouvelle il y a au minimum 9 feuilles d'im-
primerie du Rousski Viestnik ; il y en a sûrement 9 12 ;
mais je mets 9 en tout cas. Neuf feuilles cela fait 1.350 rou-
bles. Jusqu'à présent j'ai reçu de lui une avance de 550
à 600 roubles. (Nous compterons exactement en faisant
le compte définitif ; prenons toujours le maximum, c'est-
à-dire 600 roubles.) Il restera donc sûrement à recevoir
encore un minimum de 750 roubles. De ceux-là, mon
ami, comme je vous l'ai déjà écrit, je vous prie d'accepter
le paiement de ma dette, de Kachpirev, à la première
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 353
occasion favorable. Alors sûrement, j'aurai à recevoir
encore 550 roubles (ou un peu plus lorsqu'on comp-
tera définitivement, mais maintenant toujours pas moins
de 550 roubles).
Il m'est presque impossible d'attendre que ce soit
imprimé. Ici tout le monde demande à être payé à l'épo-
que des fêles de Noël et du Jour de l'An, et moi je dois
affreusement 1 C'est à aller coucher dans la rue ! La Noël
est dans sept jours. Hier jai écrit à Kachpirev,en le priant
instamment d'envoyer aussitôt, si c'est possible, '200 rou-
bles à la fois (s'il peut le faire seulement 1).A vous j'écri-
rai autre chose, et s'il vous est possible de me sauver,
sauvez-moi. Le mot sauver doit être pris à la lettre; si vous
connaissiez toute ma situation ici, vous diriez vous-même
qu'il est impossible de vivre ainsi.
Voici en quoi consiste cette autre chose: comme il m'est
absolument impossible de rester tout à fait sans argent à
l'époque des fêtes de Noël, et comme il pourrait se faire
qu'à la rédaction ils n'aient peut-être pas trop d'argent,
qu'ils m'en envoient donc tout de suite au lieu de 200,
seulement 1(X), mais pourvu que cela soit tout de suite.
Communiquez cela à Kachpirev, pour l'amour de Dieu.
Mais voilà eu quoi consiste le principal.
Après une longue situation d'embarras pécuniaires, quoi-
que personnellement il se peut que vous ne l'ayez jamais
éprouvé, vous me comprendrez sûrement, il est quel-
quefois utile après de longs ennuis de recevoir à la fois une
aide considérable afin de remettre ses affaires en ordre.
Comme j'ai engagé des effets pour 360 thalers(je vous
lavoue très sincèrement), ce qui fait plus de 400 roubles
argent, et comme je paie 5 0/0 par mois pour les engage-
ments, il me serait très avantageux de dégager tout
ensemble.
Ensuite, il y a une masse de choses, des plus nécessaires,
qu'il faudrait reprendre rat/ica/emen^: l'achat de vêtements
chauds poui' moi et ma femme, aussi pour Luba, etc., etc.
Enfin, il faudrait faire le baptême de Luba, elle n'est
pas encore baptisée, nous n'en avions pas les moyens.
En un mot, je prie la Zaria de m'envoyer tout de suite
cent roubles; les autres 400 roubles il faudraitme les envoyer
pour notre Noël russe, c'est-à-dire il faudrait que le
23
354 CORBE8PONDANCE DE DOeTOÏEVSKI
25 décembre de notre style cet argent me fût parvenu !
Maintenant toute la question est là : peul-on arranger
cela? Parlez-en, mon cher, avec Kachpirev. Jene consid^îre
pas cola comme monstrueux: j'ai eu l'occasion de nM-evoir
trois mille roubles d'avance (du Houstki Viestnik)ei ce que je
demande n'est pre8(|ue pasune avance. Bien entendu, l'es-
sentiel est ceci : auront-ils de l'argent? Mais à mon avis et
selon mon opinion exacte, quand peut-on trouver davantage
d'argent à la rédaction d'un journal, que vers le 20 décem-
bre ? Je ne oom[)rends rien ici à leurs conditions avec
Bazounov, mais je pense quand même sainement et sûre-
ment que si Bazouiiov ne pouvait leur livrer leur propre
argent au mois de novembre, il ne peut aucunement rete-
nir après la mi-décembre la somme de vingt ou trente
mille roubles, qui doit s'être amassée pendant ce temps par
suite des souscriptions. Et par conséquent, ils auront bien
quelque chose pour m'en donner une partie.
Je comprends que je n'ai pas le droit d'exiger. Mais je
n'exige pas, je demande humblement.
Mais s'ils ne peuvent pas faire ainsi, à présent, c'est-à-
dire cent et le 2 i décembre quatre cents, qu'ils m'envoient
donc 200, c'est-à-dire ce que j'ai écrit à Kachpirev. Parlez-
lui, mon ami, soyez bon !
Toutes mes affaires se seraient arrangées, si la combi-
naison Stellovsky pouvait réellement aboutir î Je me suis
tant hâté de terminer ma nouvelle pour la Zaria que Ije
n'avais presque pas le temps de songer à Stellovsky ;
maintenant cela m'intéresse à me donner la fièvre. Mille
roubles maintenant de Stellovsky, ce serait pour moi le
salut complet, la résurrection ! Mais y aurait-il ici quel-
que chose de sérieux ? Est-ce vraiment possible ? Dans
tous les cas, je me suis décidé d'envoyer à Paul (à votre
nom, permettez-le) une procuration et des instructions à
propos des conditions avec Stellovsky. Si l'affaire est tant
soit peu sérieuse, qu'il la termine plutôt avant Noël, si
c'est possible. Quant à vous, je vous prie de vouloir bien
conseiller à Paul de ne pas traîner l'affaire, — pour con-
naître le résultat plus vite. Ainsi donc, un de ces jours je
vous enverrai ma procuration. Si l'affaire s'arrange, mes
soucis seront terminés pour longtemps !
Savez-vous ce que je fais en ce moment ? Ayant écrit
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 355
en deux mois et demi neuf feuilles d'imprimerie, d'une
écriture serrée, maintenant j'écris de toutes mes forces
des lettres à ceux auxquels je n'écrivais pas étant occupé
de ma nouvelle. Et ensuite dans trois jours je commence
un roman pour le Hoasski Vieslnik. Et ne croyez pas que
je fabrique ça comme des galettes : si vilain et si abomi-
nable que soit ce que j'ai écrit, l'idée du roman et le tra-
vail que je lui consacre me sont à moi, malheureux, à moi
l'auteur, ce qu'il y a de plus précieux au monde ! Ce n'est
pas une galette, mais une idée très chère et très ancienne.
Bien entendu, je vais la cochonner ; mais qu'y faire ! Tout
à vous,
Th. Dostoïevski.
A N,-N, Strakhov.
Dresde, 10 (22) janvier 1870.
Très aimable Nicolas Nicolaïevitch, je vous supplie de ne
pas vous fâcher que Paul vous remette ces quelques lignes
non cachetées, je les envoie dans une seule enveloppe et
sur la demande de Paul qui désire vivement recevoir
cette année la Zaria. Si c'est possible, arrangez cela.
La possibilité de la chose dépend en ce cas du crédit.
L'année dernière j'ai reçu la Zaria à crédit, mais elle sera
payée. De plus, j'ai reçu Guerre et Paix{b parties). Ainsi,
pour la Zaria de l'année dernière et pour Guerre et Paix
je suis redevable à la rédaction. Je vous prie beaucoup,
Nicolas Nicolaïevitch, de porter cela sur mon compte.
Ainsi pour l'année dernière^ nous serons quittes.
Maintenant ; pour cette année (1870) je dois recevoir
aussi la Zaria^ et puis Paul demande encore la Zaria pour
lui. Ainsi, peut-on m'arranger cela à crédit ? C'est-à-dire
pour cette année(1870) je recevrais deux exemplaires de la
Zaria, pour de l'argent, bien entendu, mais de façon à ce
que le compte soit reporté à la fin de l'année. Voilà ce
que voudra dire le crédit. Si c'est possible, je vous prie
beaucoup d'y contribuer.
Je vous prie de m'envoyer encore à crédit, par Bazounov,
la sixième partie de Léon Tolstoï {Guerre et Paix) dont j'ai
356 CORHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
VU les аппопсоя dans les journaux. Je voue en prie instaœ*
ment et si c'est possible, sans tarder.
Ainsi donc, je devrai à la rédaction l'abonnement pour
cette année 1870 et la sixième partie de Guerre et Paix. Je
ne vous dérangerai plus par mes prières, ni la rédaction
non plus ; quant й la somme que je devrai (c'est-à-iJire
pour les deux Zaria et la 6» partie) je trouverai moyen de
ra'acquitter d'une façon ou d'une autre vers la fin de
l'année.
Je ne savais pas que vous étiez déjà revenu à Péters-
bourg. Comment allez-vous et avez-vous l'intention de
travailler? Que Dieu vous accorde le succès. J'aurais eu
bien du plaisir à vous voir. 11 me semble toujours que voue
et tout le monde devez ôtre bien changés dans ces trois
années.
Votre tout dévoué,
Th. Dostoïevski»
A. A.-N. MaTkov.
Dresde, 12 (24) février 1870.
J'ai beau avoir honte de vous déranger, très aimable et
très honoré Apollon Nicolaïevitch, mais les circonstances
me forcent de m' adresser à vous encore cette fois. Je suis
très inquiet à propos de quelque chose, et je m'adresse à
vous comme à une personne dont la bonté est reconnue ;
quoique je n'aie aucun droit à vous demander un service,
mais je pense quelquefois que peut-être vous êtes resté
pour moi, au moins en partie, le même Apollon Nicolaïe-
vitch, qui, autrefois, s'intéressait très sincèrement à moi.
Et je vous aurai peut-être ennuyé, car, autrement, je ne
me sens pas coupable envers vous. Pardonnez-moi donc
pour cette fois encore.
Voici de quoi il s'agit : il y a deux mois environ j'ai
envoyé d'ici à Paul une procuration légalisée, en due forme
(peut-être môme un peu avant). Je ne me souviens pas,
mais il me semble presque sûr que je vous l'ai adressée
et, par conséquent, vous pouvez connaître l'existence de
cette procuration entre les mains de Paul. Ensuite, le
silence s'est fait et pendant un mois je n'ai reçu aucune
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 357
réponse. EnGn, il y a un mois et demi, j'ai reçu une lettre
de Paul, dans laquelle il me demandait de consentir à la
proposition de Stellovsky, de prolonger le terme de jouis-
sance de Stellovsky d'une année encore. J'ai consenti aus-
sitôt surtout, parce que dans sa lettre il m'informait posi-
tivement(etnonpas sous forraed'inlention et de probabilité,
comme auparavant) que l'affaire est définitivement conclue
et que si je me hâtais d'envoyer la réponse, entre le 15 et le
20 janvier (de notre style) elle serait sûrement terminée. Il
ne me donnait pas de détails, « je suis très pressé », et il
ajoutait seulement : « Ayez contiance en moi et restez tran-
quille. »
Je lui ai envoyé mon consentement aussitôt; la première
fois il m'a écrit si affirmativement que je me suis mis à
espérer véritablement. Et voilà, depuis, pas une ligne.
Enfin, il y a juste quinze jours je lui ai écrit en exigeant
catégoriquement de ra'informer immédiatement, de m'é-
crire deux lignes, seulement, oui ou non. Mais jusqu'à pré-
sent je n'ai pas encore eu un seul mot de sa part. Il ne
donne plus signe de vie...
Mais peut-être aussi toute l'affaire avec Stellovsky s'est-
elle simplement dérangée, et Paul ne répond pas unique-
ment par paresse à mes demandes d'intormation. J'ai été
étonné moi-môme au début que Stellovsky veuille ache-
ter à présent, tandis qu'il serait bien plus commode pour
lui d'acheter s'il le lui fallait, à la fin de l'année, quand il
se proposerait d'imprimer. Quelle nécessité aurait-il de
débourser l'argent six mois à l'avance? Mais maintenant,
il a traîné exprès avec Paul, pour savoir dans quelle situa-
tion se trouvait son vendeur, c'est-à-dire, si j'ai de l'argent,
ce que j'attends, etc. ; il a certainement appris que dans
six mois je serai encore plus gôné qu'à présent. Ce n'est
pas Paul Alexandrovitch qui dépassera en ruse Stellovsky.
Maintenant voilà exactement ce que je veux vous prier
de faire : faites venir Paul chez vous, et demandez-lui de
vous rendre compte de l'affaire, c'est-à-dire oui ounoa, rien
de plus. De plus, exigez de lui qu'il vous remette immé-
diatement, en mains propres, la procuration que je lui
avais envoyée, et l'ayant obtenue, gardez-la chez vous.
Si Paul est coupable en 'quoi que ce soit, il n'aura que
ce qu'il mérite. Mais s'il n'est coupable en rien, moi non
358 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
plus, je ne suis Dullement coupable envere lui. Je lui ai
témoigné la confiance la plue aveugle, en lui envoyant d'ici
une prccuralion écrite et légalisée. Je ne suis pas coupable
bi, ayant reçu ce papier, il a tout abandonné et a gardé le
silence ; c'est-à-dire s'il n'a pas compris, qu'ayant une
pareille procuration entre ses mains, rien <|ue par délicêr
teese envers lui-même, il aurait dû me rép^)ndre, d'autant
plus que cela ne lui coûtait rien.
S'il refusait de vous délivrer la procuration, dites-lui
que je serais lorcé d'insérer des annonces dans les jour-
naux pour annuler la procuration, et alors cela serait bien
D'ailleurs, s'il voue remettait la procuration, cela n expli-
querait rien. S'il a conclu quelque traité avec Stellovsky,
alors d'ici à quelque temps je n'en saurai rien. Le meil-
leur serait, si possible, avant de voir Paul, de demander à
Stellovsky lui-même, c'est-à-dire si lui, Stellovsky, a quel-
que affaire en train à propos de l'achat du roman VIdiot
de Théodore Dostoïevski. A mon avis, on pourrait connaî-
tre ainsi toute la vérité aussitôt, car Stellovsky ne doit рая
avoir de raison de garder le secret. Quant à Paul, il ne
peut m'en vouloir de tous ces renseignements : c'est lui
qui m'y a poussé, ayant agi sans gène, avec la procuration
entre ses mains. 11 a trop manqué de délicatesse envers
lui-même, je le répète.
Je n'ose pas vous demander d'aller vous renseigner vous-
même chez Stellovsky, Mais si vous vouliez faire cela pour
moi, je n'oublierais jamais le service que vous me rendriez.
Il y a quinze jours, j'ai adressé à Kachpirev la demande
la plus humble et la plus instante de m'envoyer le reste
de l'argent pour ma nouvelle(qui maintenant doit être toute
prête dans la seconde livraison, par conséquent il lui est
facile d'établir mon compte). Pas une ligne de réponse,et
cependant qu'est-ce que cela pourrait lui faire de terminer
nos comptes à présent, c'est-à-dire une quinzaine de jours
avant, et à présent, cela ne ferait que quinze jours 1 Cela
ne lui coûte pas davantage, et moi je suis à bout de
forces. Ici, je perds tout mon crédit dans les boutiques et
chez les propriétaires, en les faisant attendre; j'aurai beau
payer dans quinze jours, mon crédit est perdu. On me l'a
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 359
déclaré. Pourquoi donc ? Et pourquoi a-t-il peur de me
payer à présent ? Je pensais qu'il imprimerait sûrement
toute ma nouvelle, j'avais compté là-dessus. J'ai vu dans
les journaux qu'à Leskov, par exemple, il donnait jusqu'à
1.500 roubles à l'avance. Et combien ne devait-il pas
donner à Pissemski ? Et rien pour moi, môme quand je
ne demande pas d'avance, mais ce qui m'est dû, et quand
j'écris des demandes aussi humiliantes. Cela ne m'était
encore jamais arrivé, et je n'ai jamais été autant dans le
besoin, ayant cependant gagné dans quatre mois environ
1 .500 roubles. Je lui écris encore, mais pour l'amour de Dieu.
parlez-lui de moi, faites-le penser à moi, il m'a probable-
ment oublié. Je suis dans une telle gêne que je suis prêt
à me pendre.
J'aurais été bien heureux de savoir si leur revue a réussi,
si le nombre des abonnés est augmenté ? Ici, de loin,
on remarque mieux toutes ces petites fautes d'édition,
dont ils ne font probablement aucun cas, en ne considé-
rant que des buts élevés du haut de leur grandeur, et
qui certainement leur ont enlevé un millier d'abonnés,
sinon davantage. Et ils ne comprennent pas que c'est leur
propre faute ! Et cependant c'est dommage : la Zaria
est une revue ayant une bonne direction. Et quelle méthode
ils ont adoptée d'annoncer à l'avance chaque petite chose,
qui doit être publiée dans leur revue ! « Dans le numéro
suivant va commencer le roman Les Tziganes >, et cela
paraîtra deux fois environ, sur la couverture, en lettres
majuscules. La revue, qui dès le premier numéro l'avait
pris de très haut, dans sa tendance et dans sa critique,
celte revue ne peut annoncer aussi solennellement Les
7zi^anes,sans que Les Tziganes ne soient une œuvre ég^le
en mérite aux Ames Mortes^ au Nid de gentilshommes ^ à
Oblomov, à Guerre et Paix. Et cependant, le roman Les
Tziganes, tout en n'étant pas dépourvu de mérites, ne vaut
pas du tout Les Ames Mortes. Chaque abonné se précipite
avec avidité sur Les Tziganes annoncés, et dit ensuite :
« Eh, voilà ce dont ils sont tellement charmés, ils sont
donc bien à court! » Ils font ainsi du tort à la revue et au
roman. On peut en dire autant des romans de M°* Kobia-
kov. Enfin, pourquoi ont-ils mis en vedette tous les noms
et tous les articles de la publication pour l'année courante?
360 CORRESPONDANCE DE DOSTOKeVSKI
S'ils ее taisaient, on pourrait les croire richee. Quand on
a lu l'énuméraliun des articles annoncés, chacun peut se
dire:« Kh ! mais ils n'ont que ça !» Le premier numéro de
la Zaria pour celte année vous donne une impression de»
plus grises : absence complète de choses palpitantes,
modernes, essentielles (c'est toujours comme ça aveceux),
très pou de belles-lettres (ma nouvelle elle-même a été
partagée en deux). Votre admirable traduction ne peut
être considérée comme appartenant aux belles-lettres:
с est un poème en vers et en môme temps un article
savant, mais ce n'est pas des belles-lettres ; on publie des
vers pareils par luxe, par richesse ; mais il faut aussi dee
belles- lettres. Le roman traduit ne vaut rien. La critique
elle-même, quoiqu'elle ait conservé encore la force et le
ton d'autrefois, n'est que la répétition pour la troisième
ou quatrième fois de l'ancienne idée. Le livre de décem-
bre de l'année dernière avait paru avant les fêtes de la
Noël, n'est-ce pas ? Eh bien ? (d'après les journaux), le
livre de janvier paraît cette année le 23 janvier. Est-ce
que chaque abonné ne pourrait pas dire : € Si on n'a pas
su publier à une époque où on est si pressé, l'époque des
souscriptions, que deviendront les numéros 10, 11, 12? » Je
suis persuadé qu'à la rédaction tout le monde, Kachpirev
en tête, considère ces bévues comme des bagatelles, des
détails ! Mais on peut compter plusieurs dizaines de ces
détails, et ils leur ont enlevé déjà sûrement un millier
de souscripteurs ! Et encore avec une concurrence aussi
puissante que celle, par exemple, du Vieslnik Evropi, quia
su réunir tous les noms brillants (Tourguenev, Gontcharov,
Kostomarov),qui publie chaque numéro d'une façon riche
et intéressante, et qui paraît régulièrement chaque premier
du mois! Mais dans la Zaria, ils croient que c'est une baga-
telle, pourvu qu'il y ait une tendance ! Voyons, il ne s'agit
pas de tendance, il s'agit de savoir lancer une édition. Ce
qui est regrettable, c'est que le Viestnik Evropi sera certai-
nement la revue la plus importante. La Zaria a-t-elle réa-
lisé sa souscription ?
Après un grand intervalle de temps entre mes crises,
elles ont recommencé à m'attaquer et me contrarient
surtout en m'empôchant de travailler. J'ai conçu une
riche idée; je ne parle pas de la réalisation, mais de l'idée.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 361
C'est une de ces idées qui font un effet indiscutedile sur le
lecteur. C'est dans le genre de Crime et Châtiment, mais
encore plus près de la réalité, plus essentiel, et cela a un
rapport direct à une importante question actuelle. Je fini-
rai vers l'automne, sans me hâter ni me presser. Je ferai
mon possible pour que cela soit aussi imprimé en automne,
sinon tant pis. J'espère recevoir autant d'argent au moins
que pour Crime et Châtiment, et, par conséquent, vers la
fin de l'année il y a espoir que toutes mes affaires seront
arrangées et que nous pourrons revenir en Russie. Mais le
sujet est bien ardent ! Je n'ai jamais travaillé avec tant
de délice et de facilité. Mais en voilà assez 1 Je vous
assomme avec mes longues lettres !...Si cela vous est pos-
sible, dites à Kachpirev d'envoyer l'argent et faites tout
ce que je vous ai prié de faire à propos de Paul ; je ne l'ou-
blierai jamais. Toute mafamillt^ me charg-e de vous saluer.
Votre
Théodore Dostoïevski.
A N. N. Strakhov.
Dresde, 26 février (10 mars) 1870.
Je m'empresse de vous remercier, très estimé Nicolas
Nicolaïevitch, de votre souvenir et de votre lettre. A l'étran-
ger, les lettres de nos anciens bons amis sont précieuses.
Voilà Maïkov qui a. paraît-il, tout à fait cessé de m'écrire.
J'ai lu avec avidité vos quelques lignes approbatives sur
mon récit '. Cela m'est flatteur et agréable ; j'aurai voulu
et je veux encore contenter toujours des lecteurs tels que
vous. Kachpirev aussi est content, — il en fait mention
dans deux lettres. Je suis très aise de tout cela et surtout
je suis content de ce que vous me dites de la Zaria: si elle
se lient ferme, c'est admirable. J'appartiens complètement
1. Il s'agit du récit : Le Mari Éternel, imprimé dans \л Zaria (1870),
n" 1 et 2. Voici ce que Strakhov écrivait à Dostoïevski : « Votre
nouvelle produit une impression très vive, et aura un succès indiscu-
table- A mon avis, c'est une de vos œuvres les plus élaborées, et, par
le sujet, une dos plus intéressantes et plus profondes que vous ayez
jamais écrites. Je parle du caractère de Troussotzky ; la majorité
comprendra à peine, mais on le lit et on le lira avec avidité. »
(14 février.)
362 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
à la direction qu'elle a prise, et son succès me parait se
confondre avec le mien. Elle me rappelle le VrémU^ le
temps de noire jeunesse. Nicolas Nir- li! D'ailleurs»
voulez-vous que je vous le dise frari' i: j'avais quel*
ques craintes pour le succès de la souscription. Je ne crai-
gnais pas [lour le succès de la revue; plus 1Л1 ou plus tard,
la revue aurait acquis des abonnés; mais j'avais peur pour
la souscription de cette année. Il me semblait ici que la
revue aurait pu être publiée avec plus d'exactitude et
d'assurance. Mais je me suis trompé et c'est très bien :
2.500 abonnés I c'est bien, parce que cela prouve que la
revue est bien établie. Bien entendu, 3.500 abonnés ce
serait encore mieux. Je ne comprends pas du toutpourquoi
la revue ne les a pas avec une direction aussi utile et avec
des articles tels que ceux qui paraissaient l'année dernière.
Je suis tout à fait persuadé que ce millier d'abonnés qui ne
se sont pas présentés, étaient venus et avaient frappé à la
porte de la rédaction, mais ils lui ont glissé entre les doigts
d'une façon quelconque. Et peut-être tout cela dépendait-il
de quelques détails, de l'habileté et de l'adresse de l'éditeur.
Tous ces détails ont leur valeur dans une entreprise d'édi-
tion. Je comprends trop bien que je me mêle de ce qui ne
me regarde pas, mais jugez donc : d'après l'annonce du
journal le numéro de février de la Zaria a paru le 16 février.
Et nous sommes au 26 février, et je ne l'ai pas encore reçu I
Je ne puis admettre que le bureau de la rédaction ne le
fasse qu'avec moi (pourquoi donc avec moi seulement ?).
Il est donc clair pour moi que les abonnés hors de Saint-
Pétersbourg souffrent ainsi également. Croyez-le, je suis
sorti de la poste aujourd'hui en grinçant des dents, —
tellement je voudrais enfin lire ce livre. Ici chaque arrivée
de la Zaria est pour moi un jour de fête, un anniversaire.
Je voulais môme télégraphier aujourd'hui à la rédaction.
(Qui sait, il se peut qu'on ait vraiment oublié de me l'en-
voyer ? In formez- vous, pour l'amour de Dieu, je vous en
prie.) Indiscutablement, ce ne sont que des bagatelles.
Mais s'il s'amasse plusieurs de ces bagatelles, il ne serait
pas étonnant qu'un millier d'abonnés s'échappassent.
Quand j'ai reçu le premier numéro de la Zaria, j'ai écrit
à Maïkov que le livre n'avait pas produit sur moi une forte
m pression. Il m'a paru qu'il y avait beaucoup trop peu
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 363
de belles-lettres; ma nouvelle seulement. Vous en dites du
bien, mais ce n'est pas si important qu'on puisse se con-
tenter d'elle seule, et encore ce n'est pas une nouvelle,
mais la moitié d'une nouvelle, cinq feuilles. (Slovo de
Maïkov, c'est une" poésie, ce n'est pas des belles-lettres \)
Quant à votre article il est admirable, mais sur un vieux
thème (je ne parle pas à mon point de vue, mais au point
de vue des abonnés). A propos, qui donc vous a dit que
votre article sur Tourguenev vaut mieux que votre article
sur Tolstoï ? L'article sur Tourguenev est admirable et
clair, mais dans les articles sur Tolstoï vous avez, pour
ainsi dire, exposé le point fondamental à partir duquel voue
désirez continuer votre activité, — voilà de quelle façon
je considère cela. Et, si vous me permettez de le dire,
maintenant — je suis, à la lettre, d'accord avec tout,
(avant je ne l'étais pas) et de toutes ces quelques mille
lignes de ces articles, je renie seulemeni deux lignes, ni
plus, ni moins, avec lesquelles je ne puis positivement pas
m'accorder. Mais décela, nous parlerons plus tard. Il est
important que la revue se soU fondée quand même, et c'est
donc tant mieux!
A propos, que dites-vous de votre santé : < je grince
tout le temps ? > Est-ce que vous auriez quelque maladie
chronique ? C'est la première fois que je vous entends dire
cela ; quant à moi, ma santé va à peu près. Vous savez,
les crises, mais le reste va bien.
Vous m'écrivez : ne voudriez-vous pas nous aider ? —
c'est-à-dire au sujet de la collaboration à la Zaria. A ce
propos, je vous donnerai une explication, très estimé Nico-
las Nicolaïevitch, tout à fait franche et sincère: je désire de
tout mon cœur collaborer à la Zaria, et je lui souhaite le
succès le plus écIatant,non seulement de tout mon cœur,mais
aussi à cause des opinions qui me sont chères. Mais, pour
que je puisse préparer quelque chose bien en ordre pour
la Zaria, il faut qu'elle me vienne en aide à l'avance. Peut-
elle faire cela pour moi ? C'est là toute la question.
Cette discussion à propos de l'argent d'avance, ce n'est
pas un caprice, ni de la morgue, ni de l'entêtement de ma
part, et d'autant plus que l'on ne me demande pas, mais
1. 11 s'agit de la Légende de l'Expédition d'Igor.
364 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
que je m'offre moi-môme, car je ne saurai» considérer
votre invilalion d'aider comme uoe proposition formelle.
Je trouve iautile et fuslidieux de parler de теч affaires
d'argtint, mais la réalité vou3 sera très compréhensible en
deux mots : toute ma vie j'ai travaillé pour de l'argent, et
toute ma vie j'ai élé constamment dans le besoin ; à pré-
sent plus quejamais. Au printemps il me faut absolument
de l'argent ; mais pour mon travail tout le monde nj'a
donné toujours à l'avance, et beaucoup môme, et cela ne
s'est jamais passé autrement. Et cela ne peut être autre-
ment, car je n'ai jamais eu une somme assez importante à
la fois, avec laquelle j'aurais pu attendre quelques mois et,
ensuite, ayant attendu, vendre mon roman tout achevé,
comme le font nos littérateurs plus importants.
Mais je vous dirai franchement, en même iemps, que je
n'ai jamais imaginé un sujet pour de l'argent, pour satis-
faire à l'obligation une fois acceptée d'écrire pour un
terme fixé d'avance. Je me suis toujours engagé — et
vendu à l'avance — quand j'avais déjà mon sujet en tête,
que je voulais réellement écrire et que je trouvais néces-
saire d'écrire. J'ai un sujet pareil en ce moment. Je ne
pourrais entrer dans des détails à présent, mais voici ce
que je dirai : il m'est rarement arrivé d'avoir quelque chose
de plus neuf, de plus complet, de plus original. Je puis
parler ainsi sans être accusé d'orgueil, parce que je ne
parle que du sujet, que de l'idée qui s'est incarnée dans
ma tête, et non pas de l'exécution. Quant à l'exécution,
elle dépend de Dieu ; je puis la gâcher, ce qui m'est arrivé
souvent, mais quelque chose en dedans de moi me dit que
l'inspiration ne m'abandonnera pas. Mais pour la nou-
veauté de l'idée, et l'originalité du procédé, je réponds et,
en attendant, j'envisage cette idée avec transport. Ce sera
un roman en deux parties, — pas moins de 12, mais pas
plus de 15 feuiles (je le pense), au moins, pas davan-
tage. Il peut être remis sûrement à la rédaction le 1*' décem-
bre de l'année (1870) actuelle. Je puis prendre du temps
d'avance, pour écrire convenablement. (N. B. — On aurait
pu le remettre le l" novembre, mais j'avoue que j'ai une
grande répugnance à imprimer une seconde grande nou-
velle dans la même revue, et la môme année. Ne serait-
ce pas mieux, comme à présent, aux mois de janvier et de
CORBESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 365
février de l'année prochaine ? D'ailleurs, il me semble
qu'il n'en saurait être autrement.)
Voilà tout ce que je puis offrir de mon côté. Quant à la
rédaction, voici ce que je lui demande: 1.000 roubles
d'avance, de cette façon: 500 roubles dans un mois à partir
d'aujourd'hui, et les autres cinq cents par fractions, à com-
mencer un mois après mavoir donné les premiers 500 rou-
bles, 100 roubles chaque mois, et ainsi pendant cinq mois.
Le principal est que les envois soient réguliers. Mais les
premiers 500 roubles absolument dans un mois et à la lois.
Si vous trouvez vous-même, très estimé Nicolas Nico-
laïevitch, d'après votre propre opinion, que ma proposition
soit admissible, et exécutable, communiquez-la à Vassili
Vladimirovitch et qu'il en décide comme il jugera bon.
S'il consent, faites-le-moi savoir, afin que je ne compte
pas inutilement et que je puisse m'organiser définitive-
ment avec mon temps et mon travail.
J'ajouterai que je ne trouve pas que de ma part cette
proposition soit exagérée et hardie : 1" j'en ai fait de
pareilles une dizaine de fois, et même des offres bien plus
importantes, qui ont été presque toutes acceptées ; 2" la
revue la Zaria, comme je le sais par les journaux, a bien
avancé l'année dernière jusqu'à 1.500 roubles. En tout cas,
je suis tout prêt à le faire et à travailler avec ardeur ;
et puis, que l'éditeur en décide.
J'ajouterai encore que, pendant toute ma carrière litté-
raire, j'ai toujours rempli exactement mes engagements
littéraires, je n'y ai pas manqué une fois ; de plus, je n'ai
jamais écrit uniquement pour l'argent, afin de me débar-
rasser de l'engagement pris. Si j'ai gâché, je l'ai fait dans
la pureté de mon cœur, et non pas avec une mauvaise
intention.
De plus, je m'engage, jusqu'à la remise du manuscrit,
à ne plus tracasser la rédaction par des demandes d'au-
tres secours d'argent, en dehors de ces 1.000 roubles. Et
enfin, je m'engage à ne pas mourir cette année.
Ainsi, j'attends votre réponse et j'ai encore une grande
et instante prière à vous adresser : si c'est possible, en-
voyez-moi, pour le crédit prochain (comme vous l'avez
fait pour Guerre et Paix), le livre de Stankevitch sur Gra-
Renovsky. ndez-moi cet énorme service, dont je me sou-
Звб COnRBSPONOANCE DE 008Т01ВГвК1
vieaJrai toujours. Ce livi'<) m'est nôces^airo comme Tair
que je respire ; et aussitôt qie possible, comiie пае
source de reaseigoements, pour mon œurre, — source
dontjonepuis me passer. N'oubliez d)oc pas, pour l'amour
du Christ, si vous trouvez seulamaat possible de l'en-
voyer.
Anna Grigorievna vous salue et se souvient de voucor-
dialement. Nous nous occupons maintenant de notre
Lubothcka. Ah l pourquoi n'éles-vous pas marié et n'avei-
vous pas d'enfants, très estimé Nicolas Nicolaïevilch? Je
vous jure que cela constitue les trois quarts du bonheur
de la vie, et le reste fait à peine le quart.
Est-ce qu'aujourd'hui encore je n'aurai pas la Zaria ?
Je me pourléche d'avance à l'idée de lire votre article :
Question féministe, — quel sujet ! Je m'attends à une jouis-
sance énorme. Vous, précisément, pouvez écrire là-dessus
ce qu'il faut. Je commence toujours à découper la livraison
à votre article; je ne le dis pas par compliment. Savez-vou»;
il serait bien possible que nous nous vissions'cette année.
Votre cordialement dévoué,
Théodore Dostoïevski.
An même.
Dresde, 24 mars (5 avril) 1870.
Je m'empresse de vous répondre, très estimé Nicolas
Nicolaïevitch, et d'abord parlons de moi. Je vous dirai
très franchement et définitivement, qu'ayant tout calculé,
je ne puis nullement, et je n'ose pas promettre le roman
pour les numéros d'automne. Il me semble que c'est
absolument impossible; et puis, j'aurais prié la rédaction
de ne pas me gêner dans mon travail, que je voudrais faire
proprement, comme le font ces messieurs-là (les grands
écrivains). Je réponds d'une chose, que je serai prêt pour
janvier prochain. C'est une de mes pensées les plus chères
et je voudrais faire très bien. Quant à maintenant, je tra-
vaille quelque chose pour le Roasski Yiestnik, j'aurai bien-
tôt fini. Je leur dois encore considérablement. Si, me trou-
•vant dans un grand besoin en ce moment, je m'étais
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 367
adressé à Katkov, en lui dépeigaaat ma silualion, il serait
évident que mon futur travail lui appartiendrait. Je m'ex-
pliquerai tout franchement. (Je compte beaucoup sur la
chose que j'écris pour le Rousski Viestnik, non pas au
point de vue artistique, mais tendancieux ; je veux expri-
mer quelques pensées, dût le côté artistique en souffrir
mais ce que j'ai amassé dans le cœur et dans l'esprit m'en-
tratne; que ce ne soit qu'un pamphlet, je dois parler. Je
compte sur le succès. D'ailleurs, qui donc .se mettrait à
écrire, sans compter sur le succès?)
Maintenant, je vous répète ce que je disais avant : J'ai
travaillé toute ma vie et toujours pour ceux qui me payaient
d'avance. Ce fut toujours ainsi et jamais autrement. C'est
mauvais pour moi au point de vue économique, mais que
faire 1 Mais aussi, étant payé d'avance, je donnais tou-
jours quelque chose de réel, c'est-à-dire que je ne me ven-
dais qu'une fois l'idée poétique déjà née et mûre autant que
possible. Je ne me faisais pas payer une case vide, c'est-
à-dire l'espoir d'inventer et de composer un roman pour la
date fixée. Je crois que cela fait une différence. Maintenant,
je veux être tranquille dans mon travail. J'aurai bientôt
Gni pour le Hoasski Viestnik, et je commencerai le roman
avec délice. L'idée de ce roman existe en moi depuis trois
ans, mais avant j'avais peur de le commencer à l'étranger,
je voulais être pour cela en Russie. Mais dans trois ans,
bien des choses ont mûri, tout le plan du roman; et je crois
que quant à la première partie (celle que je destine à la
Zaria) je puis m'y mettre ici, car l'action commence il y a
bien des années. Ne vous inquiétez pas que je parle de
première partie. Toute l'idée demandera un volume de
grande dimension, au moins autant que le roman de Tols-
toï. Mais cela va faire cinq romans séparés, et tellement
séparés, que certains d'entre eux, excepté les deux du milieu,
pourront paraître dans des revues différentes, comme des
nouvelles indépendantes; ou être édités à part, comme des
œuvres définies. Le titre commun sera La Vie d'un grand
Pécheur, a\ec un titre spécial pour chaque volume. Chaque
partie (c'est-à-dire roman) n'aura pas plus de 15 feuilles.
Pour le second-roman, je devrai être en Russie ; l'action du
second roman se passera dans un monastère et, quoique je
connaisse très bien le monastère russe, je veux être quand
368 COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
même en Riiesie. J'aurais tant voulu causer avec voue en
détail: que peul-on exprimer dans une lettre? Je dirai encore
une fois qu'il m'est impossible de promellro pour Tannée
courante; ne me pressez pas et vous obli<'ndrez une chos^'
consciencieuse, et peut-^tre même bonne. Celte idée ent
devenue au moins le but de ma future carrière littéraire (car
on ne peut compter de vivre et d'é<Tire (jue six ou sept ans).
Que la Zaria ne se fâche donc pas de donner l'argent neuf
mois à l'avance : j'en ai quelquefois reçu deux ans à
l'avance. Sans rien semer, on ne récolte rien, et vous savez,
Nicolas Nicolaïevitch, exactement, que je ne parle pasàlorl
et à travers, mais parce que les circonstances se sont
organisées ainsi. A'/ /îois la somme d'argent n est pas grande,
en réalité. Si je m'adresse à d'autres, il est naturel que
mon travail leur appartienne. J'ai toujours été un homme
de lettres honnête. J'aurais voulu travailler pour la Zaria,
car sa tendance me plaît. Je vous demande une chose
sérieusement, Nicolas Nicolaïevitch, si l'affaire estpossible,
informez-moi, comme un bon vieux camarade et collabora-
teur, le plus tôt possible. Mes besoins grandissent tellement,
que je ne dois pas perdre de temps ; il faut donc que je
sache sûrement. J'ai une femme et un enfant à ma charge,
et puis encore, il me faut le calme et une vie assurée.Que
Kachpirev décide donc quelque chose, oui ou non ; il faut
savoir, au moins,car mon temps est précieux. Dans ce cas,
un non sera plus avantageux qu'un oui qui traîne, car le
temps ne se perdra pas.
J'ai lu la livraison de mars de la Zaria avec un grand
plaisir. J'attends la suite de l'article avec impatience, afin
de pouvoir tout comprendre. Je pressens que vous voulez
surtout représenter H... comme un Occidental et parler
de l'Occident, en opposition avec la Russie, n'est-ce pas • ?
Vous avez très heureusement établi le point principal: H...
est pessimiste ; mais reconnaissez-vous réellement que ses
doutes ne sont pas résolvables (à qui la faute, Krou-
pofî, etc.) ? Vous évitez cela, je crois, et, à ce qu'il me
semble, vous le faites pour exprimer surtout votre idée
principale. En tout cas j'attends la suite de l'article avec
l.Il s'agit de l'article: La Carrière littéraire de Hertsen. Article l•^
Zaria, 1870, n» 3.)
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 369
une impatience fébrile ; le thème est trop prenant et trop
actuel. Gomment cela sera-t-il donc, quand vous prouverez
que H... avait dit avant bien d'autres que l'Occident pour-
ris8ait?Que diront les Occidentaux du temps de Granovsky?
Je ne sais ce que vous allez dire, mais je devine seule-
ment. A propos (quoique cela n'entre pas dans le sujet de
votre article), n'est-ce pas qu'il y a aussi encore un point
pour déterminer et établir le sens principal de la carrière
de H..., c'est que toujours et partout il a été surtout poète?
Le poète prend le dessus chez lui partout et en tout,dan.4
toute sa carrière. Poète agitateur, poète acteur politique,
socialiste, poète philosophe, poète au plus haut point! C'est
une propriété de sa nature. Il me semble «jue cela peut
expliquer beaucoup de choses dans son activité, sa légè-
reté même et sa disposition aux jeux de mots dans les plus
hautes questions moralesetphilosophiques(cequi,soitditen
passant, est très désagréable en lui). « La question fémi-
niste » (en février) a été traitée admirablement, mais je
réponds à votre question, pourquoi j'avais trouvé dans la
Zaria un manque </'a55orance? Je ne me suis peut-être pas
exprimé exactement, mais voilà : vous êtes trop doux.
Peureux il faut écrire le fouet à la main. Dans bien des
cas, vous êtes trop intelligent pour eux. Si vous les atta-
quiez; plus vivement et plus brutalement, cela vaudrait
mieux. Les nihilistes et les Occidentaux exigent le fouet.
Dans vos articles sur Tolstoï, vous avez l'air de les sup-
plier d'en convenir avec vous, et dans les derniers articles
sur Tolstoï vous tombez dans une certaine tristesse et dans
une certaine désillusion, tandis qu'à mon avis le ton
devrait être triomphant et joyeux jusqu'à l'impertinence !
Allons, croyez-vous donc qu'ils comprennent vraiment
voti'e esprit subtil et brillant dans vos lettres à Kositza ?
Quand je lisais ici que M"* Konradi imite Pissarev, ou bien
quand vous priez votre correspondant, tout en sentant, à
votre étonnement, que vous ne pouvez vous considérer ni
comme un sot, ni comme un lâche, — et vous vous excusez
aussitôt, comme pris de p?ur : « je vous prie de me com-
prendre exactement » — je riais aux éclats ; croyez-vous
donc qu'un pareil ton leur soit compréhensible ? Bref:
vous ne pouvez prendre un autre ton ; car votre sérieux,
cet amour et ce respect de votre tâche, est maintenant l'es-
21
370 COBHESPONDANCE ПЕ DOSTOÏEVSKI
prit de la revue, et cet esprit est élevé, ce qui fait admira-
blement l'essence même de la Zaria ; mais qui*lquefois, à
mon avis, il faut haixser le Ion, prendre le fouet en main,
non pas pour se défendre, mais pour attaquer soi-mAme le
plus brutalement possible. Voilà ce que je comprenaifl
sous le mot d'assurance. D'ailleurs, il se peut que je me
trompe dans mes jugements; c'est par enlhousiasme.
Deux lignes sur Tolstoï,avec lesquelles je ne suis pas
d'accord quand vous diles que L. Tolstoï égale tout ce que
nous avons de grand dans la littérature. Il est absolument
impossible de dire celai Pouchkine, Lomonosov sont des
génies. Quand on se présente avec Le Nègre de Pierre le
Grand et avec Iielhine,ce\& veut dire décidément paraître
avec une parole de génie, nouvelle, telle que jamais nulle
pari on n'avait prononcée. Mais se présenter avec Guerre
et Paix, c'est venir après cette parole nouvelle déjà pro-
noncée par Pouchkine, et cela dans tous les cas, si loin et
si haut que soit allé Tolstoï dans le développement de cette
nouvelle parole dite avant lui par un génie, pour la pre-
mière fois. A mon avis, c'est très important. D'ailleurs, je
ne puis m'expliquer complètement en quelques lignes.
Excusez-moi, mais le roman deTchaev: Les Forces secri~
<e5, m'a beaucoup plu: c'est très poétique et, en attendant,
c'est bien écrit. Pourquoi l'avez-vous laissé échapper ? La
Belle-Mère est plus sérieuse, comme œuvre, mais ce n'est
pas un roman et puis c'est en vers (c'est-à-dire que je la
juge superficiellement, au point de vue nécessaire, en par-
lant des abonnés).
Anna Grigorievna vous salue cordialement. Ah ! si Ton
pouvait revenir vite Nicolas Nicolaïevitch, le plus vite pos-
sible. Tout à vous.
Th. Dostoïevski.
P.-S. — Je vous le répète, j'attends de vos nouvelles au
plus tôt, comme d'un excellent vieil ami. Et puis j'ai tant
besoin d'argent ; ce serait bien si Kachpirev ne traînait
pas l'envoi, s'il disait oui.
J'oublie toujours de demander si le livre de Danilevsky:
L'Europe et la Russie, ne paraîtra pas séparément ? Com-
ment cela pourrait-il se faire ? Pour l'amour de Dieu,
n'oubliez pas de me le faire savoir.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 371
A A. N. Maïkov.
Dresde, le 25 mars (6 avril) 1870.
Pardonnez-moi, bon et estimable Apollon Nicolaïevitch,
d'avoir tant tardé à vous répondre, malgré que tous les
jours j'aspirais à vous écrire. Mais d'abord, mon travail,
et secondement ma santé : je suis devenu malade imagi*
naire, cela m'est venu dans H'isolement ; je m'inquiète à
propos de ma santé. Mon cœur palpitait irrégulièrement
et je ne pouvais dormir. Je suis allé cependant chez le
docteur, un célèbre professeur, qui m'a examiné entière-
ment. — « Il n'y a rien du tout, ce sont les nerls. Mais
les nerfs sont bien dérangés. 11 faudra aller passer l'été
quelque part hors de Dresde ; ce serait bien d'aller à la
mer, prendre des bains. »Ce serait aussi très bien pour ma
femme. Ce serait encore incomparablement meilleur d'al-
ler respirer lair du pays ; tout ce que vous avez écrit à ce
propos est la vérité pure, la vérité des vérités. Mais Apol-
lon Nicolaïevitch, est-ce que vous ne savez pas pourquoi
je ne reviens pas et ne puis quitter ces pays étrangers ?
Croyez-vous que cela me soit agréable d'être enfermé dans
la prison pour dettes dès mon arrivée ? Jusqu'à une cer-
taine époque il m'est tout à fait impossible de songer au
retour ; est-ce que vous croyez que je ne m'ennuie pas et
que je n'aspire pas de tout mon cœur à revenir en Russie?
Et combien ma femme s'ennuie ! croyez-vous que cela me
fasse plaisir de la л oir languir ainsi ? Bien plus : je suis
ithsoliimenl certain, par des faits, qu'au point de vue de
l'intérêt mes affaires iraient trois fois mieux qu'à présent.
A ce propos-là je voudrais vous dire toute ma faconde pen-
ser : je vous jure, mon cher ami, que je n'en aurais fait
aucun cas, qu'on me mette sûrement dans la prison pour
dettes, n'en ai- je pas mi d'autres dans ma vie ? J'aurais
fait mon année et je me serais racheté. Mais je sais que si
autrefois (il y a seulement cinq ans) cela eût été possible,
maintenant, — je le sais pour sûr, — c'est tout à fait im-
possible. Avec ma santé je ne supporterais pas même six
mois dans un lieu d'emprisonnement, et surtout je ne
pourrais pas travailler. Et cependant, j'ai une masse de
372 CORRESPONDANCE DE OOSTOIIEV8KI
sujets à développer. Vous dites des paroles d'or à propos
de mon travail ici ; en efFel.je resterai en arrière, non
pas au point de vue du siècle, ni au point de vue de la
conn.iissancc de ce qui se passe chez nous (je le eau
cerlainrmenl mieux que vous, car journellemenl ! je lis
trois journaux russes jusqu'à la dernière ligne et je reçois
deux revues), mais je me déshabituerai du court vivant
de l'existence ; non pas de son idée, mais de son essence
môme ; et comme cela agit sur le travail artistique !
Tout cela est vrai, mais comment faire ? Entrer en conci-
liation avec mes créanciers, les prier de me donner un
délai d'une année et payer tout alors ? Consentiront-ils?
Si l'on remboursait la moitié, ils accorderaient peut-être
un délai d'un an. Je pense à cela nuit et jour Môme si l'on
payait 30 0/0, ils consentiraient peut-être 1 Mais ce serait
môme difficile d'entrer en rapport avec eux. Dieu sait,s41s
sont encore tous à Pétersbourg ? Il le faudrait bien ; car
autrement il n'y aurait pas moyen. Je pense qu'en tout, à
présent, il doit y avoir de dettes criardes, c'est-à-dire en bil-
lets, pour 4.000 roubles. Par conséquent, il faut deux mille
pour rembourser, 1.000 roubles pour partir d'ici et arriver
à Pétersbourg, voilà donc 3,000 roubles qui me sont né-
cessaires. Où les prendre? Mais croyez-moi, si je n'avais pas
quitté Pétersbourg alors, en deux ans j'aurais pu tout
payer. Mais si je suis parti, c'est que Petchatkine avait com-
mencé à me poursuivre,et on m'en avait prévenu. Qu'au-
riez-vous voulu que je fisse ? me faire mettre en prison
quand je venais à peine de me marier ? Je n'ai pas pu
supporter cela et je suis parti, — et voilà tout.
D'ailleurs, je vais y penser sérieusement cet été. quand
quelque chose sera organisé. Maintenant, je travaille pour
leBousski Viestnik.5e leur dois de l'argent, et ayant donné
le Mari Éternel à la Zaria, je me trouve par là, vis-à-vis du
Rousski Viestnik, dans une situation équivoque. II faut à
tout prix que je termine ce que j'écris pour eux. Et puis je
le leur ai promis fermement, et en littérature, je suis un
honnête homme. Ce que j'écris est une chose tendancieuse,
je voudrais exprimer mon opinion avec plus d'ardeur. (Ce
que les nihilistes et les occidentaux vont crier que je
suis rétrograde 1) Mais que le diable les emporte ! je dirai
ma manière de penser jusqu'au dernier mot. Et savez- vous
COBRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 373
combien je suis troublé? Je ne puis absolument pas déci-
der si ce sera bien ou] non. Tantôt il me semble que ce
sera très réussi, et que je rattraperai l'argent à la seconde
édition, tantôt il me semble que cela ne réussira pas du
tout. Mais mieux vaut tomber complètement, que d'obte-
nir un succès médiocre. Vous m'avez anéanti en faisant
votre remarque sur les « efforts de l'imagination » que
vous avez observés dans le Mari Élernel.Comhiea cela m'a
fait de peine ; mais enfin, à la grâce de Dieu. Sans compter
sur le succès, on ne peut travailler avec ardeur. Et moi. je
travaille avec ardeur. Donc, j'espère.
Mais je ne vous ai pas encore remercié pour l'intérêt que
vous me témoignez et pour votre visite à Slellovsky et
autres. Vous ne vous doutez môme pas combien vous avez
fait pour moi en faisant cela. Vous m'avez rendu la pai4 du
cœur, et vous avez guéri ma blessure. A vous (et à vous
seulement) je puis tout avouer à la fin ; j'avais cru que
Paul m'avait trompé ! Gomme j'ai souffert.comme j'ai prié
pour lui et, enfin, votre lettre est venue dissiper tous mes
doutes ; ce n'est qu'un garçon léger, mais il est bon et
honnôte. Je vous le répète, vous avez guéri la blessure de
mon cœur. Quant à Stellovsky,que le diable l'emporte ! J'en
suis môme content à un certain point, figurez-vous ! Il est
si pénible d'avoir affaire à ce coquin... !
Et cependant, je me trouve maintenant dans une situa-
tion affreuse (Mister Micowber). Pas un sou; et cepen-
dant, il faut exister jusqu'à l'automne, quand j'aurai de
l'argent. En demander au Bousski Viestnik c'est presque
impossible ; d'abord, on peut me le refuser, et seconde-
ment ce serait prendre sans mesure à l'avance. Je recevrai
sûrement de leur part, mais seulement en automne ; mais
alors je recevrai une somme considérable. Ce que je vous
écris à présent, je le sais sûrement. Mais jusqu'à l'automne
je n'ai pas de quoi vivre. Vous croyez qu'ici je dépense, que
je vis dans le luxe. Le croiriez-vous, que depuis mon arri-
vée à Dresde, depuis huit mois, je n'ai vécu que du Mari
Éternel, presque 100 thalers par mois ; et cependant, il y
avait les couches, et il fallait s'entretenir, et il fait cher vivre,
de sorte que j'ai fini par contracter des dettes et je suis
endetté jusqu'à présent. N.-N. Strakhov, il y a un mois,
m'a offert définitivement de collaborer à la Zaria. Je lui
371 CORneSPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
ai répondu de proposer mon roman à Kachpirev pour l'an-
n6o prochaine, mais h la condition d'avoir 500 roubles tout
de suite et 100 roubles par mois durant cinq mois, de sorte
que cela fasse en tout 1.000 roubles. Ce n'est pas beau-
coup, selon moi ; Kachpirev a bien donné à Stebnitzky jus-
qu'à 1,500 roubles, un an à l'avance. (Il est aussi tout à fait
impossible de publier une revue sans donner à l'avance, car
on perdrait tous les auteurs.) Nicolas Nicolaïevitch m'a
répondu que Kachpirev veut bien, qu'on m'enverra l'argent
au mois d'avril, mais que je dois envoyer mon œuvre cette
année, à l'automne. J'ai répondu que cela m'est impossible
pour l'année courante. D'ailleurs, Kachpirev ne m'a rien écrit
lui-même. J'attends leur réponse définitive. Convenez-en»
que si je m'engage encore une fois avec lelioasski Viestnik
mon travail futur appartiendra pour longtemps au Rousski
Vieslnik.Ce que j'écris en ce moment pour \e lioustki Viesl-
nik sera sûrement fini dans trois mois. Alors, après m'être
reposé pendant un mois, je me mettrais à travailler pour
la Zaria. Voilà environ un an et demi que je n'ai pas tra-
vaillé et j'ai la nostalgie d'écrire. (Je ne compte pas le Mari
Éternel.) Ce que j'écris pour le Rousski Viestnik ne me fati-
gue pas beaucoup ; mais en revanche, je promets quelque
chose de bien et que je veux bien faire. Cette chose pour
la Zaria mûrit depuis deux ans dans ma tête. C'est la môme
idée dont je vous ai déjà entretenu.
Ce sera mon dernier roman. H aura les dimensions de
Guerre et Paix environ, et vous en louerez l'idée, — si je
prends en considération nos anciennes conversations. Ce
roman sera composé de cinq grandes nouvelles (une quin-
zaine de feuilles pour chaque), depuis deux ans tout le plan a
mûri. Les nouvelles sont tout à fait détachées l'une de l'au-
tre, de sorte qu'il est possible de les mettre en vente sépa-
rément. Je destine justement la première nouvelle à Kach-
pirev ; ici l'action se passe encore vers 1840. (Le titre de
l'œuvre totale seraLa Vie d'un grand Pécheur, mais chaque
nouvelle portera un titre à part.) La question principale,
qui sera conduite dans toutes les parties, est la même
dont j'ai soufîert conscieminent et inconsciemment toute
ma vie ; — l'existence de Dieu. Pendant son existence le
héros est tantôt athée, tantôt croyant, tantôt fanatique et
sectaire, tantôt athée de nouveau. La deuxième nouvelle se
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 375
passera tout entière dans ua monastère. J'ai fondé toutes
mes espérances sur cette deuxième nouvelle. On dira
peut-être enfin que je n'écris pas que des bagatelles. A
vous seul je veux me confesser, Apollon Nicolaïevilch : je
veux représenter dans cette deuxième nouvelle comme
personnage principal Tikhon Zadonsky, sous un autre
nom, bien entendu, mais ce sera également un archevd-
que qui vivra retiré dans un monastère. Un enfant de
treize ans, qui a été complice d'un crime, un garçon intel-
ligent et dépravé (je connais ce type), le futur héros de
l'œuvre totale, a été enfermé dans le monaslère par ses
parents (de notre rang, des gens instruits) pour faire ses
éludes. Ce petit loup d'enfant nihiliste rencontre Tikhon
(vous connaissez bien le caractère et le personnage de
Tikhon). Je placerai Tchaadaev dans ce môme monastère
(sous un autre nom, bien entendu). Pourquoi Tchaadaev ne
passerait-il pas une année dans un monastère ? Nous
pourrions supposer qu'après son premier article, à cause
duquel les médecins l'examinaient toutes les semaines, il
n'avait pu s'empêcher de publier, à l'étranger, par exem-
ple, en français, une brochure, — il serait bien possible
dans ce cas qu'on l'ait envoyé pour une année dans un
monastère. Tchaadaev pourrait recevoir des visit-^s, par
exemple BéUoski, Granovsky, Pouchkine lui-môrae. (Car
cen'est pas Tchaadaev que je fais figurer,maisje prends son
type pour mon roman.) Dans ce monastère ou rencontrera
Paul le Prussien, aussi Goloubov et le moine Parphenï.
(Je connais ce monde-là, et je connais le monaslère
russe depuis mon enfance.) Mais il y aura surtout Tikhon
et le jeune garçon. Pour l'amour de Dieu, ne dites à per-
sonne quel sera le sujet de celte deuxième partie. Je ne
raconte jamais d'avance à personne quels seront les sujets
que je veux entreprendre, cela me gône ; à vous je me
confesse. Que cela n'ait aucune valeur pour personne,
mais pour moi c'est précieux. Ne parlez donc pas de Tikhon.
J'ai écrit à Strakhov à propos du monastère, mais je n'ai
pas parlé de Tikhon. Il se peut que je réussisse à créer
un caractère majestueux, sérieux, saint. Ce ne sera plus
Kostangeoglov, ni l'Allemand (j'ai oublié le nom) dans
Oblomov; ni les Lopoukhov,ni les Rakhmetov. Il est vrai,
je ne puis rien créer, je ne ferai que représenter le véritable
376 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Tikhon, que je porle depuis longtemps dune mon cœur
avec ravissement. Mais si cela réussit, je le considérerai
comme une œuvre importante. N'en parlez dmc à per-
sonne. Mais pour la deuxième partie du roman, pour le
monastère, je dois être en Russie. Ah ! pourvu que cela
réussisse ! La première nouvelle, c'est l'enfance de mon
héros. Bien entendu, ce no sont pas des enfants qui sont
représentés; il y a un roman. Et voilà, piiiscpie je puis fort
heureusement écrire cela à l'étranger, je l'offre à la Zaria,
Me refuseraient-ils? Et d'ailleurs, 1.000 roubles, ce n'est
pas une grande somme. Comme ils voudront : en agissant
ainsi, on peut laisser échapper bien des occasions. D'ail-
leurs, ça les regarde. Hier j'ai écrit à Strakhov et je lai
ai demandé de me donner au plus tôt sa décision défi-
nitive; autrement je serais obligé d'entreprendre quel-
que chose sans perdre de temps. Si je m'adresse au
Rousski Viestnik, le temps passera ainsi, — si au moins,
ils ne relardaient pas leur réponse de la Zaria. (Car je
pense qu'il me faudra bien six ans pour écrire tout le
roman.) Si vous pouvez dire à la Zaria un mot en ma
faveur, dites-le, mon cher ami. Car il me serait affreuse-
ment pénible de m'adresser au Housski Viestnik en ce
moment ; dans trois mois ce sera autre chose. Je désire
moi-même travailler dans la Zaria. Leur tendance est
celle qui me convient le plus, avec quelques petites réser-
ves cela va sans dire. D'ailleurs, comme ils voudront.
C'est ma misère qui me pousse à bout, autrement est ce que
je me serais dérangé pour faire des offres? Et n^marquez
bien, dès que je me trouve lié avec une revue, ils me pres-
sent pour en finir ; ils voudraient tout de suite que cela
fût prêt dans le plus bref délai. Mais j'aimerais mieux
mourir que d'être gêné par le temps 1 Le Housski Viestnik
seul ne m'a jamais gêné. Quels braves gens !
Dites-moi donc, cher Apollon Nicolaïevitch, d'où vous
est venue celte idée à propos de lanovsky? Je n'y ai jamais
songé, ni une fois, ni un instant. J'étais bien étonné, en
lisant cela dans votre lettre. Et puis d'ailleurs, sous ce
rapport-là, je ne connais pas du tout l'histoire de lanovsky.
Est-4;e qu'il lui est arrivé quelque chose dans ce genre ?
Il n'y a rien à dire sur le nihilisme. Attendez que cette
couche superficielle, arrachée au sol de la Russie, ait fini
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 377
de pourrir. Savez-vous: il me vient à l'esprit que beaucoup,
parmi cette jeunesse pervertie et lâche, finiront par devenir
purement Russes, fidèles au sol natal. Alors, que le reste
finisse de pourrir ! A la fin, ils se tairont aussi, comme
frappés de paralysie. Mais qu'ils sont vilains !
L'opinion d'Anna Ivanovna flatte beaucoup Anna Gri-
gorievna. Elle est ambitieuse et fière, ma chère femme.
Mais si vous saviez comme je suis heureux avec elle I II
n'y a qu'un malheur, c'est que nous ne pouvons revenir
encore. Mais peut-être reviendrons-nous quand même ?
Luba perce ses dents et soufl're. Elle se porte très bien ;
vous seriez étonné de voir cette enfant. Mais sans Anna
Nicolaïevna,la mère d'Anna Grigorievna, notre Luba serait
morte. Nous serions perdus sans elle.
Eh 1 Que de choses j'aurais voulu vous demander, mais
cependant à une autre fois. Ne m'oubliez pas tout à fait et
ne m'abandonnez pas, car vous savez que je suis votre
éternellement et fidèlement,
Théodore Dostoïevski.
Anna vous salue, ainsi qu'Anna Ivanovna.. Je présente
tous mes respects à Anna Ivanovna et je lui adresse cor-
dialement tous mes remerciements pour la bonne opinion
qu'elle a d'Anna.
A propos : Kachpirev m'a envoyé il y a un mois 400 rou-
bles, en ajoutant qu'il y aura un petit reliquat, de 50 à
100 roubles, mais qu'il ne les envoie pas encore. S'il y a
réellement un petit reste, faites-y une légère allusion,
pour l'amour de Dieu, cher Apollon Nicolaïevitch,afin qu'il
me l'envoie. Pour moi, 50 roubles ont trop, beaucoup trop
de valeur.
Les critiques de Strakhov tous plaisent-elles? J'ai une
haute opinion d'elles.
A N.'N. Strakhov.
Dresde, le 28 mai (9 juin) 1870.
Je vous remercie de votre leltre,excellent Nicolas Nico-
laïevitch.
Vous écrivez toujours de si courtes lettres, mais qui ont
le don de me remuer. Je trouve votre opinion sur vos tra-
378 CORRESPONDANCB DB DOSTO'iBVBKl
vaux de critique très incomplèle et très inexacte. D'abord,
je peaso ceci : si vos critiques n'existaient рая, il ne nous
resterait plus personne, dans toute la littérature, sachant
envisager la critique comme une œuvre sérieuse et sévère-
ment utile. Parmi les critiques qui écrivent, il n'y a per-
sonne qui apprécie quelque peu le besoin (et qui le respecte)
de donner une interprétation philosophique précise des
faits du passé et du présent, et, par conséquent, qui soit
capable d'ajouter de l'importance à la critique, c'est-à-dire
à ce qui les concerne immédiatement. Ainsi donc, c'est à
vous que revient cette manière d'envisager la critique,
sévèrement et philosophiquement, ce que les autres n'ont
pas, et ce qui fait de la Zarîa l'unique revue ayant des cri-
tiques et la juiçeant d'une façon exacte. (Dans le fiousthi
Viestnik,\ai critique est légère, il est vrai qu'elle concorde
bien avec le ton général de la direction de la revue, mais
c'est trop à fleur de peau.) Donc, si vous n'aviez que ce
mérite-là, ce serait déjà énorme. Ensuite, permettez-moi
de vous dire que les influences ne se créent pas si vite,
que l'absurdité de notre société contemporaine a bien un
sens, c'est-à-dire ses lois du mouvement ; et enfin, que
vous n'avez aucune possibilité déjuger de l'utilité directe
de vos articles et de l'impression produite par eux; et vous
n'êtes pas capable de savoir s'ils ne sont écrits seulement
que pour ceux qui «sans vous pensaient également ainsi >.
Ce n'est pas vrai.
Mais voici ce qui, à mon avis, peut vous servir de point
de départ pour juger de l'influence : la revue Zan'a est
surtout une re\Tie de direction et de critique ; dans deux
ou trois ans le nombre des abonnés montrera son influence
sur le public, et en même temps certainement l'influence
de la critique ; car la critique est le caractère principal de
la Zaria, sa spécialité pour le public. Quoique avec incons-
cience, le public manifeste toujours.
Je croyais cependant que vous diriez du bien deStrouvel
Au moins, à cause des bonnes intentions. Je suis faible en
philosophie (mais je l'aime beaucoup ; l'amour de la phi-
losophie est fort en moi). D'ailleurs, en lisant attentive-
ment la thèse de Strouve, la matérialité de l'âme m'a
paru bien nouvelle. Cette thèse m'a paru curieuse à ce
point de vue-là que je pressentais que c'était la manière
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 379
actuelle, la dernière manière de raisonner, des philosophes
allemands. Seulement, Nicolas Nicolaïevitch, savez- vous
qu'ils vous prendront pour un vieillard rétrograde, qui se
sert encore de l'arc et des flèches, quand on a depuis long-
temps l'habitude du fusil? Quant à moi, j'ai lu votre article
deux fois et avec délice. D'ail leurs.vous écrivez admirable-
ment bien. Votre langage littéraire est meilleur que chez
tous les autres. Et cela, comme vous voudrez, sera remar-
qué à la fia par tout le monde. Je suis très content que
vous vous soyez rapporté avec tant do mépris à la manière
actuelle de faire de la philosophie, mais j'aurais bien voulu
qu'ils vous répondissent. Et quel ton dissipé dans toute la
ittéralure actuelle ! Quant au désordre el au tumute dans
les idées, laissons-les ; ils devaient forcément se produire.
Mais ce ton général 1 Quel laisser-aller, quelle trivialité !
Pas une idée acquise, ferme, quelle qu'elle soit, môme
fausse ! Quelle philosophie ont-ils, quels feuilletonistes !
Tout ça ne vaut rien ! Mais il se trouve des unités, qui pen-
sent et qui peuvent influer, cela se passe toujours ainsi
pendant les désordres. Pourvu que ces unités puissent
vaincre le désordre du public, vous verrez que celui-ci
finira par adopter leur ton.
A propos : qui est ce jeune professeur, qui par les articles
de fond dans le Goloss a complètement tué Katkov, de
sorte qu'on ne lit plus celui-ci? Le nom de cet heureux?
Écrivez-le-moi au plus tôt, pour l'amour de Dieu, annon-
cez-le-moi 1 II y a longtemps, plus d'une vingtaine d'an-
nées, à la première apparition de La Foire aux Vanités en
Angleterre, j'entrai chez Kraevsky ; je luifdisais que peut-
être Dickens écrivait quelque chose, qu'onpourrait traduire
pour le nouvel an. Kraevsky me dit soudain : Qui ? Dic-
kens ? Dickens est tué ! A présent, il y a Thackerey qui
vient de paraître ; il l'a tué raide ; personne ne lit plus
Dickens 1 J'ai lu dans la Zaria quelque chose sur ce pro-
fesseur. Écrivez-moi, Nicolas Nicolaïevitch, le nom de ce
professeur, je vous en prie. Et puis, voici encore ce que
je voulais vous demander ; ne connaissez-vous pas Léon
Tolstoï personnellement ? Si vous le connaissez, écrivez-
moi, je vous en prie, comment il est ? 11 m'est très inté-
ressant de savoir quelque chose sur lui. J'ai entendu très
peu parler de lui, de sa vie privée.
380 CORHESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
J'écrie pour le Rottsski Viettnik avec beaucoup d'ar-
deur, et je ne puis pas du loul prévoir ce qui va en résul-
ter. Je n'avais enrore jamais adopté un pareil sujet et un
pareil genre. La pensée d'organiser mon retour en Russie
cette année me tourmente ; j'y empUiierai tous mes efTorte.
Ah 1 Nicolas Nicolaïevitch, comme il m'est insupportable
de vivre à l'étranger, je ne saurais voue l'exprimer !
J'ai à vous adresser une demande, très estimé Nicolas
Nicolaïevitch. Rendez- moi service, je vous en prie, quoique
j'aie honte de voue déranger. Voici ma demande :
Vous n'êtes pas sans savoir, peut-être, que V.issili Vla-
dimirovitch m'a donné 8Я parole(en m'écrivant exactement
et indiquant lui-même les dates et les termes; de m'eo-
voyer tous les mois, le 15 de chaque mois, 100 roubles. Le
premier envoi de ce genre a élé fixé par lui môme au
15 mai, de notre style. Et nous voilà au 28 mai, et je n'ai
encore rien reçu !... Vous ne sauriez croire, Nicolas Nico-
laïevitch, combien une pareille façon d'agir dérange toutes
mes affaires et mon genre de vie. Je m'étais organisé
alors; les 500 roubles sont tous partis (j'ai ici des dettes
et des emplettes indispensables). Des cinq cents qu'on
m'a envoyés je m'en suis gardé juste jusqu'au 15 mai.
Et voilà déjà quinze jours d'écoulés depuis le 15 mai.
Et le logement, les achats, l'entretien, tout est arrêté,
et puis l'enfant est tombée malade et le docteur vient.
Vous ne sauriez vous figurer comme cela influe sur mes
occupations, sans parler du reste. Il m'arrive d'être incapa-
ble de travailler durant quelques jours. Si avec le premier
envoi (des 100 roubles promis tous les mois) il arrive une
pareille inexactitude, que sera-ce plus tard avec les autres
envois ? Maintenant, voilà l'été, vous êtes tous à la cam-
pagne, c'est un moment d'arrêt ; on m'oubliera tout à fait.
Et moi, je ne puis espérer de recevoir quelque chose en
dehors de la Zaria que vers la fin de l'année. Que dois-je
faire ? Qu'ils ne m'en veulent pas, si je ne suis pas exact 1
Je vous jure que, si ridicule que vous paraisse ce sen-
timent, mais l'exactitude de l'envoi est plus important
pour moi que l'argent lui-môme. A la fin, d'une façon ou
de l'autre, l'argent apparaîtra ; mais la tranquillité, mais
la possibilité de se débarrasser des soucis, au moins pen-
dant mon travail, cela n'arrivera plus, ce sera troublé.
CORRESl'ONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 381
Toute la demande que je vous adresse : faites penser
Vassili Vladimirovilch à moi, faites cela pour moi, en
vieil ami. Et voici encore : je regrette à présent de lui avoir
demandé d'envoyer tous les mois. Je pressens qu'il en
sera ainsi chaque fois. Si seulement cela lui était possi-
ble, ne vaudrait-il pas mieux qu'il m'envoyât les 500 rou-
bles à la fois (qui étaient promis par fractions de 100 rou-
bles par mois). Si c'était seulement possible ! Si non,
300 ou 200, ce ne sera toujours pas de l'inquiétude et du
bouleversement tous les mois. C'est eu effet du boulever-
sement ; car pendant environ cinq mois je ne puis atten-
dre rien de personne, excepté ces 100 roubles mensuels.
C'est pourquoi s'ils s'arrêtent, la vie s'arrêtera aussi.
Tout cela ce sont des détails petits, vilains; mais venez
à mon aide, Nicolas Nicolaïevitch, parlez à Vassili Vladi-
mirovilch. Je suis dans une grande détresse.
Ma femme vous salue et vous remercie de votre bon
souvenir. Elle aussi est malade ; elle nourrit son enfant, et
maintenant, à cause de sa maladie; elle passe des nuits.
Avec mon sincère dévouement et ma sympathie. Votre
Théodore Dostoïevski.
Au même.
Dresde, 11 (23) juin 1870.
Je vous remercie, mon bon Nicolas Nicolaïevitch, pour
votre prompte réponse, mais votre lettre m'avait effrayé,
d'abord pour vous : il me semble que je vous ai entraîné,
à cause de moi, dans des ennuis avec Kachpirev. Comme
je n'aurais pas voulu cela 1 D'ailleurs, il se peut que je
n'aie pas bien compris votre lettre. En tout cas, je vous
remercie des peines que vous avez prises pour moi. Le
refus de Kachpirev m'a étonné, et maintenant, je ne com-
prends mêmi3 pas ce que je dois faire. C'est un moment
bien critique pour moi. Des 500 roubles, je n'ai rien gardé
pour moi, comptant sur l'envoi continu. Comment pour-
rai-je exister, je ne puis l'imaginer. L'enfant est malade
et les dépenses augmentent. Je n'ai ici presque pas de
connaissances, et je ne voudrais pas m'adresser au Rousski
382 CORRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
Viestnik avec des demandes, avant la date que j'avais
indiquée.
J'ai eu l'occasion d'avoir le Viestnik Evropi pour cette
année et j'ai (examiné tous les numéros. Cela m'a étonné.
Ëst-il possible qu'une médiocrité aussi inouïe que cela,
chez nous (excepté [>eut-étre Severnafa Ptchela de Boul-
garine), puisse avoir un pareil succès (6.0<Ю exemplaires et
la deuxième édition I). Voilà ce que veut dire être à la portée
de tous, avoir le désir de plaire à tout le monde 1 C'est du
dernier libéralisme réglementaire ! Voilà donc ce qui pros-
père chez nous! Mais ils organisentadroitemont l'édition, le
premier de chaque mois, et il y a beaucoup de littérateurs.
J'ai lu, entre autres, Г < Exécution de Tropmann », de
Tourguenev. Vous pouvez avoir une autre opinion, Nico-
las Nicolaïevitch, mais cet article plein d'emphase et de
peu de valeur m'a révolté. Pourquoi se sent-il mal à l'aise
et pourquoi répète t-il qu'il n'a pas le droit de s'y trouver?
Oui, certainement, s'il y est venu comme à une représen-
tation; mais à la surface terrestre, l'homme n'a pas le droit
de se détourner et d'ignorer ce qui se passe sur la terre, et
il existe pour cela des raisons morales supérieures.* Homo
sum et nihil humanum », et ainsi de suite. Le plus drôle,
c'est qu'à la fin il se détourne et ne voit pas au dernier
moment quand on exécute : « Voyez, messieurs, comme
j'ai été élevé délicatement ! Je n'ai pu le supporter ! »
D'ailleurs, il se trahit lui-même. L'impression importante
de l'article, en résultat, c'est le soin extrême, jusqu'à la
dernière limite, de soi, de sa sûreté et de sa tranquillité,
et cela en vue de la tête coupée. Je me moque d'ailleurs
de tout cela. Ils m'assomment terriblement. Je considère
Tourguenev comme un des écrivains russes épuisés, le
plus à bout d'écrire, quoi que vous écriviez pour Tourgue-
nev, Nicolas Nicolaïevitch, je vous demande bien pardon.
Avec votre opinion sur notre activité, encore une fois je
suis au plus haut degré en désaccord.
Comme il serait bon de nous revoir un instant au moins !
Pourquoi n'iriez-vous pas passer un mois à l'étranger ?
Deux cents roubles avec le voyage, pas davantage, et si
c'est 300, on pourrait visiter un peu l'Europe. Vous seriez
venu à Dresde, pour nous voir. Est-ce que ce n'est pas
possible?
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 383
Au revoir, je vous remercie encore une fois. Ne m'aban-
donnez pas, occupez-vous de moi, si vous pouvez seule-
ment. Toul à vous,
Théodore Dostoïevski.
Anna Grigorievna vous salue. Elle est tout à fait anéan-
tie par son noui'risson et les soucis qu'elle a. Et puis encore
tous ces ennuis.
Au même.
Dresde, 9 (21) octobre 1870.
Voilà déjà trois semaines que j'ai reçu votre lettre, très
estimé Nicolas Nicolaïevitch, et jusqu'à présent je ne vous
ai pas répondu, et je suis sûr que vous pensez Dieu sait quoi
de moi. Et cependant, votre lettre m'a été très précieuse :
tendresses à part, je vous dirai que j'étais très heureux
que vous ayez voulu de nouveau reprendre notre corres-
pondance. Je n'ai jamais tant apprécié les hommes que
depuis que je suis dans mon vilain isolement. L'espoir de
revenir cet automne à Pétersbourgne s'est pas réalisé; les
moyens ont manqué ; il a fallu remettre encore au prin-
temps et s'ennuyer douloureusement encore un hiver à
Dresde.
Je ne vous avais pas répondu encore, parce que j'étais
occupé du roman pour le Bousski Viestnik,']e n'ai pas
redressé le cou, à la lettre. Ça n'allait pas, il a fallu tant
de fois refaire, qu'à la fin je me suis promis de ne plus lire,
ni écrire, ni même regarder autour de moi, avant d'avoir
fini ce que je m'étais donné pour tâche. Et ce n'est encore
que le commencement. Il est vrai que, dans le roman, bien
des choses du milieu ont été écrites, et beaucoup de cho-
ses rejetées (pas en entier, bien entendu). Mais, néanmoins,
je suis encore au со mmencement. C'est un mauvais indice,
et cependant j'aurais voulu faire le mieux possible. On
dit que chez l'artiste, le ton et la manière du récit doivent
naître spontanément. C'est vrai, mais quelquefois on s'y
perd et on les cherche. En un mot, jamais aucune œuvre
ne m'a coûté plus de peine. Au commencement, c'est-à-
dire vers la fin de l'année dernière, je considérais cette
384 CORnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
chose comme étudiée, composée, je la regardais avec hau-
teur. Ensuite m'est venue la véritable inspiration, —et eou-
dain je l'ai aimée cette œuvre, je l'ai saisie des deux mains
et je me suis mis h bifTer ce qui était écrit. Cet été, un
autre changement est survenu : un nouveau personnage
a surgi, avec la prétention de devenir le héros véritable
du roman, de sorte que le premier héros a dû se retirer
au second plan (c'était un personnage intéressant, mais
qui ne méritait pas réellement le nom de héros). Le nou-
veau m'a tellement ravi que je me suis mis encore une
fois à refaire mon œuvre. Et à présent, depuis que j'ai
envoyé à la rédaction du Housski Vieslnik le commence-
ment, je me suis soudain effrayé, j'ai peur que le sujet ne
soit au-dessus de mes forces. Mais j'ai peur sérieusement,
douloureusement ! Et cependant, je n'ai pas introduit ce
héros de but en blanc. J'ai préalablement inscrit son rôle
dans le programme du roman (le programme occupe quel-
ques feuilles d'imprimerie) et tout son rôle est marqué par
des scènes et non pas par des réflexions. Je crois donc
qu'il en sortira un personnage et môme, peut-être, nouveau;
j'espère, mais je crains. Il est temps enfin d'écrire quelque
chose de sérieux. Et peut-être ferai-je faillite. Quoi qu'il
en soit, il faut écrire, car avec ces corrections j'ai perdu
beaucoup de temps, et j'ai écrit fort peu.
Mais passons à l'affaire : vous ne pouvez vous figurer,
très estimé Nicolas Nicolaïevitch, combien j'ai eu de peine
de manquer à ma promesse à la Zaria. Mais je suis arrivé
à un tel point qu'encore un peu je deviendrais fou ! Je ne
pouvais prévoir de tels arrêts et de tels bouleversements
dans mon travail. Mais si je ne termine pas une chose
préalablement, je ne ferai pas davantage une autre. Ma
chose pour la Zaria sera pour l'année prochaine, mais à la
fin de l'année, et pendant cet intervalle je reviendrai à
Pétersbourg. Quant à ma nouvelle, je ne sais pas si je serai
capable de tenir cette promesse. Il y a deax mois (en la
donnant) j'étais dans une autre situation. Je vous dirai
seulement : toutes mes sympathies et souhaits sont tour-
nés vers la Zaria, et si de mon côté je puis lui être utile, si
peu que cela soit, je me trouverai heureux. Attendez, et
alors vous prononcerez votre jugement. En attendant, épar-
gnez-moi.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 385
J'ai lu votre lettre avec grand plaisir. Ce qui m'a plu en
elle c'est un certain changement dans votre façon de con-
sidérer votre propre travail. Je vous dis et je vous prédis
que vous devez absolument trouver des partisans en grand
nombre. Car vous prêchez la vérité ! J'attends avec impa-
tience toute une série de vos articles pour la saison actuelle.
D'une façon ou d'une autre, la vérité doit triompher. Vous
dites qu'on crie : mais tant mieux. Quant au Viestnik
Evropi et ses succès, n'en parlons pas, si ce n est que
c'est la revue qui convient aux tonctionnaires de Saint-
Pélersbourg et à d'autres (dans le sens vil et non dans
le sens populaire). // n'a pu ne pas avoir de saccès et vivra
encore très longtemps, plusieurs années. Mais vous vain-
crez. Ce qu'il faudrait uniquement souhaitera \aZaria c'est
l'exactitude bureaucratique du Vieslnik Évropi. (N. B. —
Avez-vous remarqué, cependant, que les meilleures revues
qui aient existé en Russie, ne se sont pas distinguées par
l'exactitude? Mais il vaudrait mieux ne pas les imiter ) Dans
le dernier livre de la Zaria j'ai lu votre article sur Polonsky.
Je n'ai fait que parcourir le reste, je n'avais pas de temps,
mais il me semble que le livre est admirablement bien
composé. Tous les articles se laissent lire et correspondent
à l'intérêt du moment. Anna Grigorievna m'a dit que le
roman d'Avséenko est bien. Si Dieu le permet, je le lirai.
L'article sur Polonsky m'a beaucoup plu. C'est indiscuta-
blement un sujet important ; en quoi consiste la véritable
poésie ? Mais il me semble qu'il serait encore mieux si en
même temps vous vous étendiez sur ce qui constitue la
fausse poésie, la poésie hypocrite. Je vous jure, Nicolas
Nicolaïevitch, que le public actuel est loin d'être ce qu'il
a été dans les jours de notre jeunesse. A celui d'aujour-
d'hui il faut expliquer bien des choses. Ah ! Nicolas Nico-
laïevitch, soyez plus méchant! Vous serez très utile par là
à vous-même et aux autres. D'ailleurs, vous n'avez pas
besoin de mes conseils ! Mais vous m'êtes cher. Ce n'est
pas en vain que je coupe votre article le premier. Le jour
où je reçois le livre avec votre article est un jour de fête.
Comment est votre santé ? Je ne puis me louer de la
mienne, ça c'est mauvais. Maintenant commence pour
moi un hiver de travail acharné, jour et nuit. Je voudrais
terminer tout au printemps. C'est la seule manière pos-
as
386 COBREePONDANCE DE DOSTOÏBVBKI
Bible de travailler, c'est-à-dire sans героя, aulrement on se
fatigue et on ne termine pas. Je mène une vie ennuyeuse
et trop régl«Se , Tous les jours je fais une promenade et je
lis plusieurs journaux, entre autres «leux russes. Л mon
avis, tous ces événements émouvants, actuels, auront une
action directe et rapide sur notre vie russ*?, et, par consé-
quent, sur la littérature. En tout cas, les temps sont extra-
ordinaires. Je ne crois pas que ia littérature perde de son
influence et de son i/nportanco. Au contrairo, dans tous
les cas, elle y gagnera ; mais, en lisant, par exemple, les
journaux russes, on s'aperçoit tout de suite combien tout
cela a mûri hAtivement et sans idée propre (en dehors des
Moscovskié Viédomosli, bien entendu).Ne pourriez-vous me
répondre de quelque façon, cher Nicolas Nicolaievilch ?
Vous me rendriez heureux. Et moi je vous promets d'être
exact.
Votre sincèrement dévoué,
Théodore Dostoïevski.
Ad même.
Dresde, 2(14) décembre 1870.
Pardonnez-moi à votre tour, très estimé Nicolas Nico-
laïevitch, de n'avoir pas tout de suite répondu à votre lettre.
Tous mes tracas sont au-dessus de mes forces. Vous me
parlez de l'article promis à la Zaria,du roman. Il y a long-
temps que je craignais votre question, et que puis-je répon-
dre ? Maintenant, en ce moment, je suis surchargé. Mon
engagement avec le ^oa5s/«' Viestnikéiali une dette, à pro-
prement parler, c'est-à-dire que j'y suis resté débiteur
d'une somme considérable. On ne m'a pas tracassé, on m'a
traité de la façon la plus délicate et la plus noble. Pour
dire l'exacte vérité, la nouvelle (plutôt le roman) que j'ai
conçue pourle/îoass/ct Viestnik a été commencée àla fin de
l'année dernière (1869). J'avais espéré le terminer pour le
mois de juillet même, quoiqu'il ait augmenté au delà de
quinze feuilles. J'étais complètement sûr dêtre prêt pour
la Zaria. Eh bien ! Toute l'année je n'ai fait que déchirer
et changer. J'ai écrit des tas de papiers si grands, que j'ai
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 387
perdu tout le système pour me renseigner sur ce qui avait
été écrit. J'ai changé mon plan au moins dix fois, et j'ai
écrit de nouveau toute la première partie. Il y a deux ou
trois mois j'étais au désespoir. Enfin, tout s'est constitué à
la fois, et ne peut plus être changé, mais il y aura trente ou
trente-cinq feuilles. Si j'avais eu 1« temps d'écrire sans
me presser (sans un terme fixe), il est possible qu'il en
serait résulté quelque chose de bien. Mais il y aura cer-
tainement des parties qui seront plus longues les unes que
les autres et plus étendues ! J'ai écrit jusqu'à 10 feuilles
en tout, cinq sont envoyées, j'en envoie cinq dans quinze
jours et ensuite je travaillerai tous les jours comme un
nègre, jusqu'à ce que j'aie fini. Voilà ma situation : com-
ment puis-je vous répondre affirmativement en ce moment?
Croyez bien que tout ce que je vous ai écrit p^t la
vérité pure, jusqu'au dernier mot.
Je ne pouvais donc pas savoir à l'avance que je me
tourmenterais toute l'année sur le plan du r<>ni;in /"vraiment
tourmenté).
Enfin, si pour tenir la promesse faite cet été à la Zaria
j'avais abandonné le roman et si j'en avais commencé un
autre pour la Zaria^ convenez-en, aurait-il été matérielle-
ment possible de l'écrire ? Je n'aurais pu d'aucune façon
abandonner mon travail actuel, précisément parce qu'il
m'est revenu si douloureusement cher. Je m'adresse à
vous, à votre subtile compréhension de la situation d'un
écrivain : décidez-en vous-même, cela est-il possible ?
Ainsi, j'écrirai; mais je ne connais pas l'avenir. Je ne sais
qu'une chose: la deuxième moitié du roman me sera beau-
coup plus facile que la première. Si je termine cet été (ce
qui est presque certain), vers la fin de l'année je publierai
L dans la Zaria ou bien une nouvelle, ou bien le commen-
■ cernent d'un roman, (c'est-à-dire un tel commencement
I de roman qui par lui-même sera un roman séparé). Vous
■ demandez le titre ? Je ne puis vous le donner. Voici de
В quoi il s'agit : de ces nouvelles, que j'ai imaginées et
^ bien notées, il se trouve six, — chacune d'un tel genre,
Hftque je me serais rais avec ardeur à la travailler. Mais si
^^'étais libre, c'est-à-dire si je n'avais pas de besoins cons-
tants d'argent, je n'aurais pas écrit une seule des six,
je me serais mis tout de suite à mon futur roman. Ce futur
388 CORREAPONDANCE DE DOeTOÏEVSKI
roman me tracasse déjà depuis plus de trois ans, naais
jo ne le commence pas, car je voudrais l'écriro sans me
ргеьзег, comme écrivent les Tolstoï, les Tourgiienev et
les Gontcharov. Qu'il existe donc au moins une de mes
œuvres qui soit libre et qui n« soit pas écrite pour une
époque déterminée. Je considère ce roman comme le der-
nier mot de ma carrière littéraire. Son titre sera : La vie
d'un f/r and pécheur. Il se fractionne naturellement en toute
une série de nouvelles. Mais je ne sais si je pourrai le com-
mencer celte année, môme si je termine en juillet pour le
Jiousski Mestnik. Ainsi, tout dépend du temps. Je ne puis
vous donner les litres à présent. Nous en parlerons à notre
rencontre, ou à la fin d'avril, ou en mai de l'année pro-
chaine. (J'aurais été en automne à Saint-Pétersbourg, si
je n'étais pas en relard avec le roman, par conséquent avec
l'argent. Maintenant, en décembre, ce n'est pas possible
de faire voyager l'enfant, et je dois rester ici jusqu'au
printemps.) Pour terminer en ce moment, je vous dirai
que la rédaction peut en tout cas me promettre (sans titre),
et, quoi qu'il arrive, je tiendrai ma parole. (N. B. — Quoi-
que, je dois vous l'avouer, l'ouvrage me revienne cher, je
commence à avoir le sang fortement à la tôle ; jai peur de
me faire du mal. Mais le roman pour le Bousski Viestnik
m'a anéanti cette année.)
Vous écrivez à propos de Pissemski et de Kluchnikov.
Mais cependant Pissemski écrit d'une manière intéres-
sante. Vous dites que leurs noms n'attireront personne.
Faites donc ainsi : écrivez que l'année prochaine vous
aurez comme collaborateurs, Tolstoï, M™« Kokhanovskaïa,
Pissemski, Kluchnikov, Tchaev, moi, etc., etc., et croyez
bien que cela sera très convenable. Mais quelle est donc la
revue qui peut donner davantage en belles-lettres ?
L'année prochaine la tendance de la Zaria pourrait
attirer rattention, à cause des circonstances politiques de
l'Europe qui penchent vers elle. Dans tous les cas, les
années prochaines ne se passeront pas, à ce qu'il paraît,
sans la solution de la question slave orientale. Si môme la
souscription de l'année prochaine n'était pas satisfaisante,
une revue comme la Zaria ne doit pas se décourager. L'ave-
nir relèvera sans aucun doute et même un avenir pro-
chain ; l'avenir appartient à cette direction et les nihilistes
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 389
disparattront comme une fumée. Il s'agit donc de résoudre
la question.
Vous demandez mon avis à propos des derniers livres.
C'est difficile de le donner à la hâte, mais si on se voyait,
il me semble que nous parlerions beaucoup et longue-
ment. Combien j'aurais voulu m'épanoher! Pour moi, la
Zaria esL quelque chose de très proche. Seule, presque seule
parmi les revues, elle défend les opinions que je mets au-
dessus de ma vie et auxquelles, à mon avis, appartient
l'avenir. Quant à la situation actuelle, d'après moi, elle
n'est pas tout à fait satisfaisante (en dehors de vos articles,
dont je me délecte). Mais tout cela est un sujet fort long.
Voici pour vous une petite observation : il me semble
qu'on ne devrait pas mettre dans le môme numéro deux
articles tels que celui d'Ogoi'oJnikov sur l'Amérique, et
la Lecture et la Popularité de Konstantinov, exactement
opposés de vues.
Pour Ogorodnikov, parmi les Russes seul l'étudiant l...,
qui est allé dans le fond de l'Amérique pour apprendre par
expérience comment l'ouvrier américain travaille, lui plaît
et de lui seul il parle avec déférence. Et tout à coup dans
le môme numéro l'article de Konstantinov !
Mais d'ailleurs, j'écris tout cela en vain. Il n'y a qu'une
chose qui me déplaise dans vos articles, c'est que vous en
publiez rarement. Ainsi, peut-on manquer la livraison de
novembre, mon cher Nicolas Nicolaïevitch, с 'est -à dire la
livraison la plus importante pour la souscription ! (Je dois
remarquer que dans la livraison de novembre, pour une
raison ou une autre, tous les articles sont très intéressants.
Si le vôtre y était aussi, ce serait deux fois plus intéres-
sant.)
L'article sur Karamzine (le vôtre) a ma prédilection,
car ma jeunesse était ainsi, et j'ai été nourri de Karamzine.
Je l'ai lu avec sentiment. Mais le ton m'a plu également. Il
me semble que c'est la première fois que vous exprimez
d'un ton si tranchant les choses à propos desquelles tout
le monde gardait le silence. Ce ton асегЬз тч plaît. Il
faut justement davantage de hardiesse, davantage de res-
pect exagéré de soi-même. Je ne suis pas du tout étonné
que cet article vous ait procuré de^ ennemis môme.
Le roi Lear de Tourguenev ne me plaît pas du tout. C'est
390 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
une chose pleine d'emphase et vide. Le ton est bas. Je
vous jure, je ne parle pas par jalousie.
Au revoir, très eslimé Nicolas NicolaTevilcIi, ne m'ou-
bliez pas et croyez à mes sincères sentiments. Est-il poe-
sible que nous nous voyons bientôt ? Comme j'ai envie
d'aller en Russie I Anna Grigorievna en est malade. Aa
revoir, cher Nicolas Nicolaïcvitch. Votre,
Théodore Dostoïevski.
P.-S. — Anna Grigorievna vous salue.
[En marge de la 2* page]: Il y a ici une foule de Ruseee.
Cette semaine tous se sont réuni»(de leur propre initiative)
et ils ont envoyé une adresse au chancelier à propos du
19 octobre.
C'est moi qui ai composé l'adresse.
[En marge delà 3" page]: Ce n'est pas que tous m'aient
oublié, mais tous m'ont abandonné. A. Nicolalevitch Maïkov
est-il en bonne santé ?
[En marge de la 4» page] : Vous dites qu'un moment
intéressant est venu pour vous. Mais à présent approche
précisément une époque qui sera de plus en plus intéres-
sante pour votre tendance.
A A, N. Maïkov^
Dresde, 15 (27) décembre 1870.
Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas écrit
cher et aimable Apollon Nicolaïevitch. Je ne sais pas si
vous n'avez quelque raison de m'en vouloir ? Il me sem-
ble que non 1 II est probable que c'est ma longue absence
qui est cause de tout cela. Cependant (car bientôt appro-
che le temps où je dirai adieu à l'étranger et où je revien-
drai chez moi), je me souviens des amis et des camarades
des jours passés, et je pense beaucoup à eux. Comment
nous retrouverons-nous, que nous dirons-nous, et quelle
impression produirons-nous l'un sur l'autre ? Bref, je pres-
sens l'avènement d'une nouvelle période de vie, et je suis
agité. Anna Grigorievna a le mal du pays au point d'en
souffrir. Mais hélas ! je n'ai pu arranger mon retour pour
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 391
l'automne. J'arriverai vers le 1" mai 1871 et tant pis 1
Bien entendu, je ne perds pas l'espoir d'arranger mes
affaires au moins à moitié. Mais tout cela n'existe qu'à
l'état de projet. Une chose est certaine, c'est que je ne
changerai pas la date de mon retour. Ma vie actuelle est
affreuse. Si je n'étais forcé de travailler jour et nuit, je
périrais d'ennui. Ma santé est toujours la même. Une
chose me tourmente: Anna Grigorievna est toujours souf-
frante. Ma fille est gaie et bien portante.
Je me suis chargé d'un travail qui est presque au-dessus
de mes forces. J'ai imaginé d'écrire un roman énorme (un
roman à thèse, — ce qui est pour moi très difGcile) et je
croyais au commencement que je m'en tirerais facilement.
Eh bien I J'ai déjà changé plus de dix fois ma façon de rédi-
ger et j'ai vu que la ihèse oblige, et voilà pourquoi je suis
devenu très méfiant envers mon roman. C'est à peine si j'ai
pu terminer la première partie (la graude, de 10 feuilles; il
y aura 4 parties) et je viens de l'envoyer. Je pense qu'elle
ne dit pas grand'chose et qu'elle ne fait pas d'effet. D'après
la première partie, le lecteur ne pourrait môme pas devi-
ner ce que je veux dire et ce que va devenir l'action. On a
répondu avec bienveillance du fiousski Viestnîk. Le nom
du roman: Les Démons (toujours les mômes démons dont
je vous avais parlé un jour), avec une épigraphe tirée de
l'Évangile. Je veux faire connaître mes opinions sans
ambages à la jeunesse actuelle. D'ailleurs, il est difficile de
dire quelque chose dans une lettre. C'est dommage que je
n'aie pu tenir ma promesse à la Zaria. S'ils ont de l'indul-
gence pour moi, et s'ils ne m'appellent pas coquin, je me
mettrai à la disposition de la Zaria à un autre moment.
Il est impossible de calculer tout exactement. Savaisje
que dans une année entière j'écrirais à peine dix feuilles 1
Je ne puis ra'arracher du Ronsski \iestnik avant une cer-
taine époque. Et puis, ayant commencé une chose, on ne
peut entreprendre autre chose.
Apollon Niçolaïevitch, j'ai une demande très importante
à vous adresser, mais ne croyez pas que je ne vous écrive
que quand j'y suis poussé par la nécessité. Ma demande
est extravagante ; je n'ai personne à qui me confier en
cette affaire. Et c'est si important pour moi, qu'il est possi-
ble qu'en prenant une certaine tournure cette affaire puisse
392 connEepoNDANce DE dostoKbvski
contenir pour moi une grande calamité, ou bien la solu-
tion (1(5 toutes mee difricult«''8.
Sleilovsky a annoncé l'édition de mes œuvres et de
Crime et ChAliinent. J'ai lu l'annonce dans le Golosê (je
crois du I i décfîmbre). Il n'y est pas dit quelle est cette
édition, ancienne ou nouvelle, et si c'est publié dans le
format de son Becueil des Aalears Huasea (c'eet>à-dire
2 colonnes et in-octavo). Mais cela doit être l'ancienne
édition et le format in-octavo. Car, autrement, d'après
son contrat, il devrait me payer 3,000 roubles d'amende :
voilà pourquoi il n'ira pas faire de nouvelle édition. Ce
qui est iniporlmil pour moi, c'est qu'il a publié Crime et
Châtiment, pour lequel il devait me payer immédiatement,
en vertu du contrat et sous peine d'une amende de3.000 rou-
bles. Le paiement devait être réparti ainsi, aux termes
du contrat : il doit payer chaque feuille de Crime et Châ-
timent (imprimé absolument dans son format du Recueil
des Auteurs Russes, c'est-à-dire in-octavo et à 2 colonnes)
exactement autant que lui a coûté la feuille de l'édition
de mes œuvres qu'il a publiée en 1866 (dans son format).
11 est facile de vérifier ainsi : il faut compter le nombre
des feuilles de son ancienne édition (dans son édition, à
l'exception de Crime et Châtiment, qui vient de paraître à
présent seulement) et diviser 3.000 roubles (le prix que je
reçus de lui alors) par le nombre des feuilles. On aura
ainsi le prix de la feuille. Ensuite, ayant multiplié le prix
par le nombre de feuilles de Crime et Châtiment (dans
son format à lui), nous obtiendrons le chiffre de la
somme que je dois recevoir de lui. Cette sonome est, il
me semble, environ 900 roubles. Je me souviens que
je vous ai écrit alors à propos de cela, et puis Stellovsky,
il me semble, vous en a parlé.
Je vous le répète : Stellovsky n'a aucune raison et aucune
possibilité de refuserle paiement immédiat surmapremière
demande. Car autrement il est forcé de payer une amende
de 3.000 roubles. Voilà pourquoi il n'osera pas refuser.
Maintenant, voici en quoi consiste la prière que je vous
adresse : ne consentiriez-vous pas (pour l'amour du
Christ !) à exiger de lui le paiement et à recevoir l'ar-
gent? Si vous consentez, l'affaire, selon la procédure
normale, doit se passer ainsi :
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 393
Ayant obtenu votre consentement, je vous envoie immé-
diatement, d'ici, une procuration légale et absolument in-
discutable pour toucher cet argent, d'après les articles du
contrat. Cette procuration sera légalisée dans notre con-
sulat russe (ces sortes de procuration sont, je le sais, très
légales et indiscutables). En môme temps, je vous envoie
une copie exacte de mon contrat avec Slellovsky, en 1865,
et, enfin, la lettre que j'adresse d'ici à Stellovsky (non
fermée).
Cette lettre contiendra ce qui suit :
Monsieur, vous avez annoncé votre publication de mon
roman Crime et Châtiment, ce que j'ai appris en lisant vos
annonces dans les journaux. D'après tel article du contrat,
que nous avons signé mutuellemant (là et là), vous devez
me payer immédiatement la somme qui me revient. Et,
d'après tel article du contrat, en cas de non-paiement,
vous êtes passible d'une amande légale de 3.000 roubles en
ma faveur. Me trouvant en ce moment à Dresde, j'ai envoyé
au conseiller d'État aclue, Apollon Nicolaievitch MaUkov,
une procuration légale et indiscutable pour toucher l'ar-
gent que vous me devez pour le roman qui vient d'être im-
primé, procuration légalisée, d'après la loi, par le consulat
russe. De plus, je lui envoie également une copie conforme
du contrat que nous avons signé mutuellement en 186э.
Par suite de quoi je vous prie, aussitôt après avoir reçu
cette lettre, d'effectuer ce paiement entre les mains d'Apol-
lon Nicola'ievitch Maïkov, dans l'étude de l'agent de change
Barouline, dans laquelle nous avons contracté l'engage-
ment précédent. Sur la présentation de la procuration,
qu'on vous fera dans cette étude, et après avoir remboursé
l'argent, je vous prie d'apposer la signature sur l'original
et sur la copie du contrat et de faire signer également sUr
l'original du contrat et sur la copie Apollon Nicolaievitch
Maïkov, pour acquitter le remboursement de l'argent. Après
quoile remboursement et l'acquittementseront certifiés par
l'agent de change Barouline. Tout cela doit être fait suivant
l'exemple et le modèle de ce que j'ai fait en recevant de
vous, en 1865, 3.000 roubles pour le droit d'éditer mes
œuvres. Quant à la somme que vous avez à тз payer
pour le roman que vous avez imprimé, Crime et Châti-
ment, je confie à Apollon Nicolaievitch le soin d'établir le
394 CORREf^PONDANCE DE DOSTOKeVSKI
ccmple d'accord avec vous ei ье1оп les termes du conlrat.
Voilà dons quel esprit ma lettre sera écrite; je lui don-
nerai une forme plus juridique.
Ayaut reçu ma procuration, la copie et les lettres, voici
ce qui vous restera à faire :
Écrire à Stellovsky quatre lignes et les lui envoyer avec
ma lettre. Vous l'iulormcrez, qu'ayant ma procuration, ce
qu'il apprendra par la lettre que je lui adresse, voue le
priez de vous désigner, le plus vite possible, quand il lui
eera convenable de rembourser la somme, selon les con-
ventions dont parle ma lettre ?
Voilà tout. C'est tout ce que j'ai à vous demander I Vous
sera-t-il agréable de me rendre ce service, Apollon Nico-
laïevilch? C'est le dernier senice que je sollicite de vous.
Je ne vous dérangerai plus par mes demandes.
Écoutez à présent, Apollon Nicolaïevilch, pourquoi tout
cela est important pour moi.
Bien entendu que le remboursement de celle somme
assez grande est important pour moi. D'autant plus que
Slellovsky ne peut refuser de payer, sous aucun prétexte,
car il sait qu'il est passible d'une amende de 3,000 rou-
bles, selon un article très précis et très clair du contrat.
Je vous prie donc très instamment, et avec tant d'insis-
tance parce que je ne prévois ici aucun embarras tant soit
peu considérable ; car il n'osera pas refuser, sachant ce
qui l'attend.
Mais, outre le remboursement de l'argent, l'avenir aussi
a de l'importance pour moi. Dans toute cette affaire, il peut
se trouver très sûrement quelque chose capable d'influer
sur mon avenir. Voici : Slellovsky, après avoir acheté en
1865 mes billets à ordre (faits pour mon frère) à D...., et
mon billet à ordre à Gavrilov, me força alors de signer
avec lui ce contrat honteux de la vente de mes œuvres, en
demandant un paiement immédiat et en me menaçant de
prison. Il peut agir avec moi de la même façon, dès que
je serai revenu. Ayant acheté avec profit, c'est-à-dire
pour rien, mes billets à ordre, il peut devenir encore pour
environ sept ans le propriétaire de mes œuvres anciennes
et nouvelles, en me forçant, à mon retour, à signer quelque
contrat, comme celui de 1865. J'ai même une raison de le
supposer : s'il a réussi une fois, pourquoi ne pas essayer
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
395
encore ? Maintenant, songez donc : si, sous un prétexte
quelconque, il venait à ne pas vous payer cet argent pour
Crime et Châtiment (en vous déclarant, par exemple,
qu'il a un billet à ordre sur moi en sa possession, ce qui
est entièrement illégal, car le billet est une chose, il faut
quand même effectuer le remboursement), à l'avenir, j'au-
rais contre lui une défense à invoquer : exiger de lui les
3.000 roubles d'amende, parce que lui, selon les termes
du contrat, n'a d'aucune façon la possibilité d'éviter le
paiement légal au moment où on l'exige.
Et alors je vous prie beaucoup :
S'il évite de payer, retarde la réponse, ou présente
quelque raison, il serait excellent qu'il s'y trouvât quelque
témoin. Pour cela, à mon avis, voici ce qui serait le plus
commode et le meilleur à faire»
Quand vous lui enverrez la première fois votre mot,
ajouté à la lettre que je lui adresse, dites dans votre billet
que vous attendrez une réponse au plus tard dans trois
jours. S'il ne vous répond rien, ou s'il vous donne une
réponse (quelle qu'elle soit, n'importe), mais non écrite,
c'est ici qu'il serait bon d'avoir un témoin. Pour cela, voici
ce qu'il faut faire : s'il évite de répondre avant trois jours,
envoyez-lui encore quatre lignes, mais pas par la poste,
par quelqu'un (on pourrait prendre quelque homme d'af-
faires, si cela ne coule pas cher ; je paierai) et obtenir de
lui une réponse (quelle qu'elle soit) mais une réponse
devant témoin. De cette façon.j'aurai le fait, et les témoins
du lait que Stellovbky n'a pas payé l'argent qui lui a
été réclamé en mon nom, légalement. Cela me suffit. Il
me paiera sûrement alors 3.000 roubles.
Ainsi, je vous prie, mon très estimé ami, de ne chercher
à obtenir de lui qu'une réponse quelconque, et qu'une troi-
sième personne, c'est-à-dire votre envoyé, connaisse cette
réponse. Voilà tout. Quant à faire des démarches pour
obtenir sûrement le remboursement de l'argent, dans le
cas où il chercherait à biaiser et à s'échapper, — c'est
absolument inutile. Il me suffit que sous un prétexte quel-
conque il ait refusé de payer.
Mais je le répète encore une fois : il est presque impos-
sible de supposer qu'il ne vous paie pas à votre première
réquisition et qu'il se mette à biaiser. C'est un trop fin
396 CORRBHPONOANCB DB UOBTOIBVSKI
renard el il sait ce qu'il risque. Il sait aussi que je ne
l'épargnorai pas et que je lui ferai payer l'amende. Et alors
il n'osera pas ne pas vous payer et ne pas répondre aussitôt
à voire lettre. Et comme en outre dft ma procuration, voue
aurez encore entre les mains une copie conforme de notre
contrat de 180'), ol que l'affaire se passera dans l'étude, il
n'osera aucunement douter de la rôgi'arité de la procura-
tion que je vous aurai délivrée, ou autre chose du m6me
genre. L'affaire sera menée trop sérieusement, clairement
et ouvertement. Et je le répète encore : s'il ne veut pas
payer, i/ ne faut pas insister. Je n'oserais vous embarrasser
d'une telle demande. Il n'y a qu'à lui adresser quatre lignes
pour l'informer et avoir une réponse.
(N. B. — Le remboursement devrait être effectué dans
l'étude de Barouline (quelque part dans la perspective
Nevsky), pour sa parfaite tranquillité, uniquement. Mais s'il
veut vous donner l'argent tout simplement avec votre
signature, sans Barouline, c'est encore mieux; moins d'em-
barras.)
Ne me refusez pas, Apollon Nicolaïevitch.Je vous en prie
instamment. L'affaire ne peut vous occasionner d'embar-
ras particulier, et vous m'aurez rendu par là un service
immense).
J'attendrai votre réponse. Comme l'affaire est impor-
tante pour moi, je vous prie, très aimable Apollon Nico-
la'ievitch, répondez-moi immédiatement à la réception de
cette lettre, deux lignes seulement : oui ou non ?
Anna Grigorievna vous salue bien ainsi qu'Anna Iva-
novna. Mes salutations respectueuses à Anna Ivanovna.
Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
Paul s'est-il marié ?
Au même.
Dresde, 30 décembre 1870.
Je vous remercie infiniment, très aimable Apollon Nico-
laïevitch, d'abord pour votre empressement à m'obliger;
secondement, pour ne pas avoir tardé de me répondre.
Mais vous avez oublié de mettre poste restante sur l'enve-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 397
loppe, et je n'ai reçu votre lettre que le troisième jour de
son arrivée à Dresde, et le facteur s'était adressé à la
police pour me trouver. Je vous envoie la procuration, ne
me taxez pas d'impudence en la lisant : tout cela n'est
qu'une forme nécessaire, comme on m'a assuré. D'ailleurs
un plein pouvoir pareil sera môme impressionnant pour
Slellovsky. Il faudra faire légaliser celte procuration au
bureau des Affaires étrangères, il me semble (Paul le sait)
que c'est là où l'on certifie la signature de notre ambas-
sade. De plus, je vous envoie une copie conforme de mon
contrat avec Stellovsky en 1865. Lisez, je vous en prie beau-
coup, lisez cette copie avec attention, surtout les articles 8
et 13, et vous verrez très clairement le fond de l'affaire et
vous serez persuadé à quel point elle est simple et indis'
cutable. Il n'y a qu'à se donner la peine de toucher. Et puis
cela m'aurait ennuyé de vous charger d'une affaire plus
embarrassante. A mon avis, plus vous mènerez l'affaire
ouvertement, simplement et sèchement (c'est-à-dire sévè-
rement), mieux cela vaudra. Je vous envoie la lettre à Stel-
lovsky, non cachetée; lisez-la. Le principal est que vous
ïiyez sous la main un envoyé (s'il le faut, je le paierai de la
somme que Slellovsky doit donner, si ce n'est pas grand'-
chose), afin qu'il porte à Stellovsky cette lettre avec un
billet de quatre lignes de votre part (mais que l'envoyé
remette également ma lettre sans qu'elle soit cachetée).
Dans vos quatre lignes proposez-lui de venir chez Barou-
line s'il le veut, et de vous indiquer le jour et l'heure qui
lui conviendront pour vous rembourser dans l'étude de
Barouline. Ou bien qu'il fasse comme il voudra, pourvu,
qu'il paie contre votre signature.
Mais il he peut ne pas payer : lisez l'article 13 du 'contrat.
Ce sera malheureux s'il biaise et traîne. Alors, votre envoyé
pourrait demander par la police. L'important c'est qu'il
donne une réponse. Certainement, c'est une affaire trop
simple, et plus tôt, ou plus tard, je serai payé. Mais com-
bien j'aurais voulu l'être à présent ! Je n'ai pas bien envie
de demander une avance, surtout au Rousski Viestnik,
mais nous n'avons pas de quoi л'ivre autrement.
Je vous le répète, comme dans ma dernière lettre : je
ne crois pas qu'il puisse refuser, et je ne saurais même me
figurer quelle raison il en donnerait ? Mais dans le cas où
398 CORREerONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
i, refuserait de payer, pour D'imporle quelle m«n je
Uu, prie iaetammenl de moutrer ma cop.e «l ™ ,PJ«^-
гаНоЛ „ue,„ue ''»■»- ''„^^-'е^'; И e;»'.'*":;!
e,l '"-''-''f ;t:;,:r ir^e d'artair., »e charge
;^xrqr*^a:n:p:utair;r„L.;v...,,,e,,,ue
"''п'^'^ы,,, les cas ie voua le répèle, je ne vou» .icmaude
,ueT 6 e'u'r malellre à sJlov.ky. accompagnée de
râtre Ug «es de votre part, et dobteuir de lu. une répoa«
Г onque.Voilà tout. Le priucipal. c'est que, e vous.up-
nl"e surtout de m'mformer sans relard de sa répoase.Ces
Très important pour mo, : songe,, donc, ou b.en je saura,
„ue^e recevrai ««0 roubles, ou bien adresser au Ло»„*.
'ï^- ,, п,Гипе .lemande. A propos, faites le compte. Ce a es
'Za insunl : il sutni de connaître le nombre des feu.Ue,
dans Cr;m. e< CM<.m.n(, qui vient d'être publ.é et mul-
UoÛerpar le nombre de roubles que chaque feuille de
Й on de mes œuvres complètes a coûté à S ellovsky,
en 866. Ce même nombre de roubles est facile à connat-
. Tfaut compter le nombre des feuilles deslro.s volu-
Zs de mesœuTres publiées par StellovsUy en .866 (bien
«Tteudu excepté Crime et Chiliment) et d.v.ser par ce
nombre la somme de 3.000 roubles. On saura alors le pr.x
dKhlque feuille. D'ailleurs, lisez le hu.t.ème arl.cle da
;!ыг»1 cela Y est dit clairement. Eh b.en, voilà tout; A
Ы fin des flns'e crois qu'il ne refusera pas. et qu'il paiera
:„t sUnpleminl, tout en biaisant peut-être un peu. Ma.s,
nour 1'a.nour de Dieu, informez-moi au plus lot.
Tui ie veux absolument revenir et je reviendra, sûre-
ment au printemps. Ici, je me trouve dans une s. abc^
ГпаЫе dispos.tioa d'esprit, que je ne pu.s presque рм
écrire II m'est terriblement pénible d'écrire, esu^ fié-
vreusement Iles événements chez nous et .c. et j'a, beau-
Гир vécu dans ces quatre ans. J'ai vécu beaucoup, malgré
mon isolement. Ce que Dieu nous accordera à 1 avenir, je
accepterai sans murmurer. La famille vous force aussi a
écouter votre conscience. Et enfin, je veux me replonger
dans la société.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 399
Strakhov m'écrivait que dans notre société tout est bien
vert et bien jeune. Si vous saviez comme on s'en aperçoit
d'ici 1 Mais si vous saviez aussi quel dégoût sanglant,
jusqu'à la haine, m'a inspiré l'Europe dans ces quatre
années. Mon Dieu, que d'idées préconçues nous nous som-
mes faites sur l'Europe 1 Mais n'est-ce pas un enfanlelet
ce Russe (et môme presque to is) qui croit que le Pru-sieti
a vaincu par l'école ? C'est môme impertinent : elle doit
être fameuse l'école qui pille et torture comme les hordes
d'Attila? (Peut-être môme davantage 1)
Vous prétendez que l'esprit de la nation entière s'élève
maintenant en France contre la force brutale I Mais je n'en
ai jamais douté depuis le commencement, et sils ne com-
mettent pas de bévue, en concluant la paix, et s'ils atten-
dent environ trois mois, les Allemands seront chassés et
alors quelle honte ! Il serait trop long de l'écrire et je
pourrais vous communiquer des choses bien curieuses que
j'ai observées, par exemple, de quelle façon on envoie d ici
les soldats en France, comment on les rassemble, comment
on les équipe, comment on les nourrit et on les trans-
porte.C'est très intéressant. Une malheureuse petite femme,
par exemple, qui vit en louant deux pièces et les ayant
meublées, les sous-loue (donc, elle a un mobilier de deux
sous), parce qu'elle possède des meubles, est obligée
de loger et nourrir à ses frais une dizaine de soldats. Ils
y logent trois jours, deux jours, un jour, rarement une
semaine. Mais cela lui coûte à elle de 20 à 30 thalers.
J'ai eu l'occasion de lire moi-môme des lettres de petits
soldats allemands qui écrivaient de France, tout près de
Paris, à leurs mères et à leurs pères (des boutiquiers
des commerçants). Seigneur, qu'est-ce qu'ils écrivent !
Comme ils sont malades, comme ils sont affamés ! Mais,
c'est trop long à raconter ! Entre autres observations i
avant on distribuait souvent la Wacht ani fihein dans la
foule, maintenant plus du tout. Les plus ardents et les
plus orgueilleux sont les professeurs, les médecins, les
étudiants, mais le peuple, pas beaucoup. Pas du tout
même. Mais les professeurs s'enorgueillissent. Dans la
Lese-Bibliothèque je les rencontre tous les soirs. Un savant
blanc comme la neige et très influent, criait l'autre jour:
Paris mass bombardirt seyn ! Voilà les résultats de leur
400 C:ORnB8PONDANCE DB DOeTOÏEVSKI
science. S'ils ne s'occupent pas de science, ils disent des
bêtises. Qu'ils soient savante, mais ils sont de grands sots'
Encore une observation : tout le peuple ici est lettré, maie
incroyablement peu cultivé, sot, stupide, avec les intérêts
les plus bas. Enfin, au revoir, c'est assez. Je vous embrasse,
je vous remercie d'avance. Pour l'amour de Dieu ne m'ou-
bliez pas et informez-moi promplement. Votre,
Dostoïevski.
Conservez la copie du contrat; c'est un document d*une
grande importance pour moi.
P. -S. — Dans le cas où vous recevriez l'argent de Stel-
lovsky, ne l'envoyez pas par une maison de banque, mais
simplement, en recommandant, envoyez-le-moi ici en bil-
lets de banque russes, c'est-à-dire les mêmes que vous
recevrez. Ici on peut bien les changer.
P.-S. — Si Slellovsky vous proposait au lieu de paie-
ment quelque affaire, par exemple l'édition de L'Idiot, et
autres, ne consentez pas et ne l'écoutez pas, mais exigez
le remboursement, sans atermoiement.
An même
Dresde, 18 (30) janvier 1871.
Très aimable Apollon Nicolaïevitch, je vous adresse à
mon tour quelques lignes, en réponse aux vôtres du 12 jan-
vier. Je ne comprends pas pourquoi Paul n'a pas trouvé
de nouvelles au Ministère des Affaires étrangères, au bu-
reru des Affaires intérieures. Je viens à l'instant de m'in-
f ormer à la chancellerie de l'ambassade : on l'a envoyé le
ô courant. Je vous envoie le numéro, qui vous permettra
de trouver dans un instant, si Paul ne trouvait pas encore.
Je vous remercie beaucoup de m'avoir renseigné et aussi
d'avoir trouvé le monsieur aux sourcils épais, en forme d*0,
qui s'est chargé de s'occuper de l'affaire.
Pourquoi.les revues ne paraissent-elles pas? C'est affreux
comme elles sont en retard. Le Ronsski Viestnîk lui-môme
n'est pas parvenu à Dresde ; autrefois le numéro de jan-
vier paraissait toujours de bonne heure. S'il vousarrive de
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 401
lire mon roman, envoyez-moi, pour l'amour de Dieu, deux
lignes au moins de votre critique. J'ai entendu dire qu'ils
sont contents là-bas, au Rousski Viestnik ; mais moi, je
suis bien mécontent de ma première partie !
Avez-vous lu le roman de Lesskov dans le Rousski Viest-
nik? Beaucoup de blagues, beaucoup de Dieu sait quoi,
comme si cela se passait dans la lune. Les nihilistes sont
abtmés jusqu'à la friponnerie, — mais en revanche il y
a quelques types! Comme Vauskok 1 II n'y a rien de plus
typique et de plus fidèle chez Gogol. Car cette Vanskok,
je la vois, je l'entends, c'est comme si je l'avais touchée I
Quelle figure étonnante! Si le nihilisme de 1860 mou-
rait, cette ligure vivrait éternellement dans notre sou-
venir. C'est génial ! Et comme il sait bien dépeindre nos
petits popes ! Le père Evangèle, par exemple ! C'est le
second pope que je trouve chez lui. Quelle destinée éton-
nante que celle de ce Stebuitzky dans notre littérature.
Car un talent pareil à celui de Stebnitzky mériterait d'être
étudié et le plus sérieusement possible.
Au revoir, je vous remercie de tout mon cœur; quant
à l'argent, nous en avons un besoin extrême, incroyable.
Ma femme est toujours soutirante, et l'enfant se porte bien.
Qu'elle est charmante, votre filleule, quel appétit elle pos-
sède et quelle humeur sans caprices, éternellement gaie !
Je n'ai encore jamais vu une pareille enfant: Votre,
Théodore Dostoïevski.
Au même,
Dresde, le 26 janvier (5 fév.) 1871.
J'ai reçu hier votre lettre, mon cher ami, et je m'em-
presse de vous faire part de ma façon de voir. D'abord, je
n'ai rien compris à votre réfutation de l'article 8. Vous
demandez le terme du paiement, « qui n'est pas indiqué »,
selon vous, dans l'article 8, et vous prévoyez des chicanes
et leurs conséquences? Mais quel terme vous faut-il donc,
quand tout est marqué très exactement et très claire-
ment. Voici le texte de l'article 8, approfondissez-le bien :
« Si durant le délai de cet engagement, Stellovsky dési-
26
402 COHIIEBPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
raitcomprendre dan» l'édition complèle de mes œuvres, que
lui, Slellovsky, a enlrepriîie d'après cet en^agemeat, les
œuvres nouvelles que moi, Dostoïevski, j'aurais écrites en
1866 et 1867, Stellovsky n'aurait рая le droit de les éditer
aulremont «pi'en payant par Quille autant que moi, I)os-
loïi'vski, ai reçu par feuille eu vefidant«'i Siellovsky, d'après
cet engagement, la collection complète actuelle de mes
œuvres, mais à condition, C(;pendanl.,.etc. » (N. B. — Le
reste ne concerne pas l'alTaire actuelle.)
Ainsi, qu'est-ce qui vous trouble donc, maintenant? Quel
est donc ce terme/ Il est dit: € Stellovsky n'a pas le droit
d'éditer autrement qu'en payant la feuille d'après le
compte... etc. » Et comme к présent Stellovsky a déjà
édile complètement, puisque c'est imprimé et mis en
vente, il faut donc qu'il paye selon le compte indi<}ué dans
l'article 8! Vous demandez: depuis quel moment faut-il le
considérer comme obligé de payer! Mais, bien entendu,
depuis le jour de l'annonce de la mise en vente! L'an-
nonce a été faite dans le Golos$ (probablement aussi dans
d'autres journaux) à la fin de novembre et au commence-
ment de décembre. Ainsi, le jour de l'annonce est le terme
d'après le sens le plus exact, le plus clair et le plus natu-
rel de l'article 8. Ou bien c'est le mot éditer qui vous trou-
ble ? Vous paraissez faire une différence entre les mots
imprimer et mettre en vente. Mais s'il n'avait fait qu'im-
primer, sans mettre en vente, j'aurais pu ne pas le savoir
du tout. Qui donc fait imprimer sans mettre en vente ?
Éditer veut dire imprimer et vendre. Et comme il a com-
mis les deux actions, c'est-à-dire qu'il a imprimé et qu'il
vend, alors, depuis \ejour de V annonce, il est devenu cou-
pable, en raison de l'article 8, car il y est dit explicitement:
« Il a le droit de les éditer ! pas autrement ! qu'en payant
par feuille d'après le compte, etc. » Voilà votre terme î Si
je ne suis pas venu chez lui le lendemain de l'annonoe
pour exiger le paiement qui m'est dû, — ce que j'étais par-
faitement libre de faire (si j'avais été à Pétersbourg), peu
importe. Je puis consentir aussi à attendre le paiement
d'un billet à ordre plusieurs années, et il conserve quand
même toute sa valeur. Qu'est-ce qui vous trouble ?
Vous dites aussi qu'il faudrait avoir un billet à ordre,
car dans le billet sera indiqué un terme quelconque, ce
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 403
qui complétera la lacune (soi-disanl) du huitième article,
A mon avis, c'est le contraire; le véritable terme est le
jour de l'annonce de la mise en vente ; mais si vous admets
tez un autre terme quelconque, alors vous renoncez ainsi
à vos droits sur l'ancien terme (le jour de l'annonce) qui
est trop clairement désigné dans le contrat ; vous consen-
tez donc volontairement (et aussi des deux cAtés) à enfrein-
dre l'article 8 du contrat.
Et enfin : si vous avez consenti à accepter un billet à
ordre (dans lequel le terme sera indiqué), pourquoi vous
faudra-t-il alors un terme et l'article 13 du contrat ? S'il a
donné une partie de l'argent, et s'il a délivré un billet à
ordre pour l'autre partie, et queroMs at/ez consenti à accep-
ter et l'ayez reçu, alors, à mon avis, il a payé complète-
ment, il s'est acquitté envers moi, il a terminé l'affaire,
le contrat est exécuté, et les articles 8 et 13 sont bons à
mettre aux archives. Car il ne peut ne pas payer le billet
à ordre, car il est commerçant et le même jour il serait
déclaré en faillite. Mais s'il ne paie pas le billet à ordre, je
n'aurai besoin de le poursuivre que pour ce billet, et
l'affaire du contrat sera quand môme terminée; en un mot
ce sera une affaire complètement différente.
Croyez bien que s'il y avait quelque omission dans l'ar-
ticle 8, Stellovsky en aurait certainement profité et n'au»
rait pas désigné lui-môme l'époque de son retour de Mos-
cou comme terme du paiement.
Vous me conseillez d'accepter ses conditions, c'est-à-
dire une partie de l'argent et un billet à brève échéance.
Oui, je le vois, il est impossible de ne pas consentir. Mon
ami, ne vous fâchez pas si je fais une observation ; mais,
il me semble que M. Zvélouguine s'occupe de l'affaire
avec trop de douceur et trop de timidité I Allons, comment
est-il possible d'y aller trois fois et de lui permettre de se
dire absent? Et puis, comment ose-t-il proposer lui-môme
des conditions, c'est-à-dire de donner la moitié de l'argent
à son retour de Moscou, et puis un billet, etc., c'est-à-
dire comme s'il avait le droit de poser ses conditions ? A
mon avis, il faudrait tout de suite lui faire peur en exi-
geant légalement, pour qu'il comprenne tout de suite que
nous avons conscience de nos droits. Et non seulement
l'effraye- , mais exiger légalement pour de bon. Ce ne sera
iOl CORRESPONDANCE DE DOiTro'iEVeKI
pas du tout UD procét ; ici il y a un contrat, dont le sen^
est clair et précis. La marche de ГаГГа1гс pendra sans
doute quelque temps, mais le paiement sera complet. Et
puis il ne voudra pour rien au monde discuter la chose
lui-même et entamer un procès, d'abord parce qu'il n'a
aucune raison ni aucune possibilil/* de faire des chicanes
pour se tirer d'embarras, tout f.^l Irop net ; et deuxième^
ment, quand il sera forcé de payer de par la loi, cela vou-
dra dire qu'il aura enfreint l'article 8 du contrat, puis-
qu'on a dû recourir à la loi pour le forcer à payer, et
qu'il ne voulait pas payer tout seul. Alors, soyez certain,
il aura peur de l'article 13, et s'il voyait seulement que
M. Zvôtouguine a sérieusement l'intention de s'adresser à
la loi, croyez-moi, il se trouverait aussitôt à la raai.son et
consentirait tout de suite à tout payer.
Néanmoins, je suis d'accord avec vous, quoique cela me
soit pénible. Mais voici ce que je vous demande humble-
ment, moucher Apollon Nicolaïevitch :
1» Ne pourrait on arranger cela plus vite! Je vous jure,
ce n'est pas une vaine impatience. J'ai tout dépensé et je
n'ai pas le sou, et il faudrait attendre longtemps ! Admet-
tons que sur ma première demande on m'ait envoyé du
fiousski Viestnik, mais alors cela ne me sera pas bien
commode (et puis ce sera impossible) de demander au
Rousski Viestnik de me donner 2.000 roubles à la fois pour
mon retour, et voilà, je ne pourrai pas encore revenir I
Je comptais sur l'argent de Stellovsky pour traîner jus-
qu'au printemps.
Il vous a dit : je reviendrai à la fin de janvier. Mais, à
en juger par sa manière de faire, il s'arrangera, à son
retour, de façon à faire dire qu'il n'y est pas à M. Zvétou-
guine, et on lui dira qu'il n'est pas encore rentré ; et Dieu
sait combien de temps cela peut dur er. Voilà ce que je
crains. Ainsi, ne pourrait-on éviter cela de quelque façon !
C'est ma première demande.
2» Ne pourrait-on arranger qu'il donne au moins la moi-
tié de l'argent ? N'importe quel billet, même à brève
échéance, me fait l'effet de n'avoir rien du tout. S'il est
impossible d'avoir la moitié, au moins le tiers. Pour
l'amour de Dieu !
N. B. — Je laisse tout cela cependant à votre propre
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 405
jugement et à votre décisioD, et je vous supplie, mon cher
ami, ne m'interrogez pas par lettre à propos de quelques
détails, les plus petits môme, car tout cela prend du temps.
Je ne vous en voudrai pas et je ne murmurerai pas contre
vous, d'ailleurs cela serait impossible, car je sais que vous
me voulez du bien, et de plus vous êtes si bon que vous
vous êtes chargé de tant de tracas.
3» Enfin, ma troisième demande (la plus importante).
Dès que vous aurez reçu l'argent, tâchez de vous faire
donner en même temps le billet promis, dans la môme
liasse, ensemble, et donnez-lui une quittance ainsi : Reçu
en paiement tant en argent, le reste de la somme en bil-
let. Mais seulement ensemble, absolument. Alors l'affaire
sera tout à fait terminée ; car, je le répète, il paiera tout.
4' Paul m'avait écrit l'année dernière que les billets de
Stellovsky pourraient ôtre escomptés, en perdant 8 à 10 0/0,
à la Banque Commerciale Internationale (mais pas à la
Banque d'Etat). Je vous prie : appelez Paul, et tâchez
de le savoir de lui exactement, et si Ton peut escompter,
escomptez donc le billet, et envoyez-moi l'argent ; car je
serais prêt à perdre Dieu sait combien, pourvu que je
reçoive de l'argent; j'en ai un besoin urgent !
Enfin, je me repose entièrement sur vous à propos du
compte à faire d'après le nombre des feuilles. Certaine-
ment, plus vous obtiendrez, mieux cela vaudra. (N. B. —
Mais seulement, combien y en a-t-il eu : 27 feuilles avec
une fraction ou 28 avec une fraction ?)
Voilà, je le crois, tout ce qui concerne cette affaire mau-
dite. Je ne vous écris rien. Si vous saviez comme je me
trouve fatigué par le travail dont je suis surchargé ! J'ai
lu avec tristesse ce que vous dites dans votre lettre à pro-
pos de notre société, et quant aux affaires d'Allemagne,
vous savez bien ce qu'il faut en penser. On ne saurait se
représenter plus de mensonges et plus d'astuce. Ils veulent
rétablir Napoléon par la force, ils s'attendent à trouver en
lui et en sa descendance d'éternels esclaves, et en revan-
che ils lui garantiront la dynastie, c'est-à-dire tout ce
qu'il demande, cela est évident. Vous verrez que si une
assemblée générale a lieu, ils forceront exprès par leurs
exigences démesurées l'assemblée à ne pas consentir et
alors ils déclareront Napoléon.
406 COHRE8PONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
Maiâ rappolez-vous le lexto de rÉvangile. « Celui qui
tire l'épée périra par l'épéc. » Non, ce qui est fondé par
l'épée n'est pas durable 1 Et l'on crie après cola : « La jeun^
Allemagne 1 » Au contraire, — un peuple ayant Hurvécu à
868 forces, car après un loi esprit, après une (elle science,
se confier à l'idée de Tépée, du sang, de la violence et ne
pas se douter môme de Texistence de l'esprit et du triom-
phe de l'esprit, et se moquer do tout cela avec une grossiè-
reté de caporal I Non, c'est un peuple mort et sans avenir.
Mais s'il est vivant, après sa première ivresse, il trouvera en
soi la force de protester vers le bien, et le glaive tombera
de lui-même.
Et puis encore : l'épuisement matériel de rAlIemagoe
est si grand, qu'elle supportera à peine quatre mois de
résistance.
Oh I Quand ils reviendront de France, les deux premiè-
res années ils nous flatteront ! D'ailleurs, il se peut
qu'avec leur grossièreté ils se trahissent avant.
Que Dieu accorde la vie au Tsar et à la Russie, mais
l'avenir sera certainement embarrassant vis-à-vis de l'Eu-
rope.
Au revoir, mon cher ami, ne vous fâchez pas de mes
répliques. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
P. -S. — Si Stellovsky vous propose de nouvelles con-
ditions avant le remboursement, c'est-à-dire l'achat de
mes dernières œuvres, etc., ne l'écoutez pas, pour l'amour
de Dieu, et exigez l'argent ; en un mot, ne lui laissez pas
traîner l'affaire.
A N. N. Strakhov.
Dresde, 10 (22) février 1871.
Je m'adresse à votre bonne, délicate et presque toujours
exacte connaissance des hommes et des choses, très aima-
ble et très estimé Nicolas Nicolaïevitch, et je vous prie-
rai d'être assez bon de ne pas me laisser dans un embarras
désagréable. Dans le numéro d'octobre et de novembre
(peut-être aussi de décembre, je vous demande pardon,' ne
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 407
les ayant pas sous la maio) de la Zaria. de l'année der-
nière étaient publiés deux articles de M. Konstantiaov*.
Dans un de ces articles, pour soutenir son opinion, il pré-
tend que la revue Vrémia el quelques autres revues
d'une certaine direction n'avaient qu'un faible sarcès. Le
Vrémia avait la première année plus de 2.500 abonnés, et la
troisième année, l'année de l'interdiction, jusqu'à i.iOO
abonnés. Les livres de la rédaction sont encore intacts : les
témoins sont sains et saufs. Bazounov lui-môme peut témoi-
gner. A quoi bon attaquer comme le fait M. Konstanli-
nov et renverser les faits? 11 ne se gêne рая avec les faits :
il le lui faut ainsi, et il affirme, comme si cela était cer-
tain, ce qu'il ne connaît pas. Je vous a^roue, très estimé
Nicolas Nicolaïevitch, qu'il m'a été pénible de rencontrer
cela dans la Zaria. Quand Pissemsky, il y a deux ans,
dans son roman publié par la Zaria, avait placé quel-
ques appréciations méprisantes à propos de moi comme
homme de lettres, je n'ai fait que rire de la natui*e et de
l'impatience de Pissemsky ; je n'ai eu aucune prétention
contre la revue qui, ayant désiré publier ma nouvelle
(ce qu'elle avait annoncé à moi et au public) et avant de
publier une critique quelconque sur moi, avait donné l'hos-
pitalité à l'injure que je recevais d'un autre écrivain. Mais
à présent, je me sens offensé. La revue Vrémiu a été tout
autant mon oeuvre que celle de mon frère. Nous étions
tous les deux directeurs. Le succès de la revue était inouï.
Deux revues seulement ont eu un tel succès immédiat :
la Bibliothèque de Lecture d'autrefois, et le Sovremennik
d'autre fois. Je ne considère pas que ce soit vanité ou 'Acheté
d'en tirer gloire. Un fait dénaturé nuit à T'îistoire de la
littérature. Il se trouve dans le témoignage de la Zaria
(dans la(juelle il y a beaucoup d'anciens collaborateurs de
Vrémia) que le Vrémia n avait pas de succès. Que ce fait
soit infime pour l'histoire du journalisme russe, d'accord :
mais il peut servir ; car ce fait a bien servi à M. Konstan-
tinov en vue d'affermir une opinion quelconque? Pour
moi, je vous l'avoue, ce fait a une certaine importance per-
sonnelle : il existe jusqu'à présent une accusation dirigée
1. Il sagltde l'article : « La Lecture et le Peuple » (Zaria, 1870, no-
vembre et décembre.)
408 CORHESPONDANCB DE UOSTOKBVBKI
par certaines gens contre moi,que !>oi>di»anl j'ai ruiné mon
frère, on IVnlevant à se» anciennes occupations commer-
ciales et en l'engageant d'éditer une revue. Cette ассцзд-
tion se prononce avec amertume, et ceux qui la colportent
n'iront pas не renseigner sur les livres de la rédaction du
Vr^m/.ï.Mais une ligne dans une revue(une ligne est si peu
de chose, il est si facile de la lire) donnera beaucoup plus
de force à l'accusation qu'ils portent contre moi dans leur
conscience. Cependant, dans ces trois ans, mon frère a
obtenu de la revue au moins 65.000 roubles Ae bénéfice net,
et, s'il est mort sans le sou et en laissant des dettes, cela
ne regarde pas «lu tout la revue.
Dans le m^me article, ce môme M. Konslantinov dit
que l'article La Question Fatale a été écrit avec intel-
ligence, mais publié sans tact. Cependant ces misérables
rédacteurs qui manquaient de tact ont forcé toute la Russie
à lire leur revue (4.500 abonnés, — c'est toute la Russie,
alors au moins). De plus, très estimé Nicolas Nicolaïevitch,
toutes les circonstances de la publication de cet article
vous sont connues mieux qu'à n'importe qui. Jusqu'à pré-
sent mon avis n'a pas changé : l'article n'a pas été publié
sans tact, mais le rapport en a été fait sans tact, par des
gens qui ne l'avaient pas lu en entier, et ont fini de le lire
après. Il est évident que M. Konstantinov sait que toutes
les circonstances de l'affaire vous sont connues, et que
vous êtes un des principaux collaborateurs de la Zaria ; il
trouve l'article intelligent, mais il a jeté l'insulte à ceux
qui ont souffert et qui sont sans défense (car, comment
pourrais-je me défendre ouvertement, c'est-à-dire par la
presse, et prouver que tel article n'a pas été publié sans
tact?). Il savait parfaitement qu'il est impossible de lui
répondre. C'est un homme adroit.
Ainsi, qui donc est ce cavalier qui a trouvé à la Zaria une
telle hospitalité ? Chez lui, l'hospitalité est cependant exces-
sive : à Waterloo, Napoléon est vaincu par Blucher (qui
ne s'y trouvait pas); et la Zan'a a publié tout cela sans
explication et sans réplique.
Pardonnez-moi ma mauvaise humeur, Nicolas Nicolaïe-
vitch ; tout cela est trop personnel, j'en conviens. Il me
fallait le laisser passer sans attention, car ce sont des
bagatelles. Mais l'amertume a pris racine dans mon cœur,
CORRESPONDANCE ПЕ DOSTOÏEVSKI 409
et veut se répandre. Je ne sais si c'est de la vanité, ou de
la pusillanimité, mais cela m'a fait bien mal de lire que
mon activité (de journaliste), dans laquelle j'avais entraîné
mon frère, ne donna lieu qu'à des bagatelles sans tact et
qui n'ont pas réussi, et voilà tout.
Il y a longtemps que je voulais vous écrire à propos de
cela, alors môme que je l'ai lu, mais j'ai été très occupé.
Maintenant je me remets à l'ouvrage. Je n ai presque pas
le temps de lire, mais je regrette beaucoup de n'avoir pas
eu l'occasion de lire votre article sur la littérature russe
dans la Zaria. La rédaction m'a exclu du nombre de ses
abonnés pour cette année et ne m'a pas envoyé de numéro
de la revue. (Vous n'ignorez pas que je ne recevais pas le
numéro gratis, mais à crédit, jusqu'à ce que les comptes
fussent faits avec la rédaction pour mes œuvres, j'étais donc
quand même un abonné de la Zar/"a.) Je ne puis nullement
comprendre pour quelle raison on m'a exclu. Je ne trouve
que deux explications possibles : ou la méfiance en ma sol-
vabilité, comme je dois déjà beaucoup à la rédaction, ou
quelque sentiment hostile de la rédaction, parce que je
n'ai pas pu tenir ma promesse à propos de l'article. J'avoue
que je répudie sincèrement cette seconde raison — ce serait
trop vraiment — c'est à-dire ce n'est pas le sentiment
désagréable de la rédaction que je répudie, mais ce moyen
de me le donner à comprendre. La rédaction du Bousski
Viestnik de la fin de 1869 et du commencement de 1870
nourrissait des sentiments d'inimitié envers moi, parce que
je ne leur avais rien envoyé pour 1870, malgré ma pro-
messe, et que j'avais donné à la Zana; malgré cela et mal-
gré que je dusse encore jusqu'à 2.000 roubles au Roasski
Viestnik, ils ne m'ont pas privé de la revue,'et continuaient
à me l'envoyer.
Est-ce qu'ils sont fâchés contre moi à ce point ? Cepen-
dant, dans les annonces des journaux je figure au nombre
des collaborateurs. Cela veut dire : « Tu es endetté, tu ne
peux t'échapper ; tu donneras la nouvelle quand môme,
n'importe comment on te traite. » Est-il possible qu'il en
soit ainsi ? Comment expliquer autrement ?
Je vous écris à vous seul, Nicolas Nicolaïevitch. Car il se
peut que vous ayez encore assez d'estime pour moi, pour
ne pas croire que je voudrais tout simplement, par votre
410 C0RRB8P0I4DANCB DB DOgTOlBVRKI
entromise, obtenir une livraison de la Zaria, n*ayant pas d'ar-
gent comptant poury souscrire? Quant à la Zaria elle-mâme,
je n'ose pas in'adressor à elle dans de bdles circonstances,
parconséquf^nt je resterai jusqu'à l'été sans la Zaria. Tout
me revientplus cher qu'à d'autres. Dieu, qu'eHt-ce que font
d'autres homraesde lettres aux directeurs, et exprès encore,
et non pas parce que le besoin les pous8<;. et tout s'arrange I
Encore une fois pardonnez-moi cette lettre. Les plain-
tes, les bavardages, quelle vilenie 1 Kt c'est cette vilenie
que je vous envoie au lieu de lettre l Ne vous fâchez pas.
Ou bien mieux : grondez-moi d'abord, et dites ensuite :
« Mais il a cependant un peu raison. »
Votre santé est-elle bonne? Écrivez donc quelque chose
à n'importe quel moment. Kst-il possible que vous m'en
rouliez à ce point? Votre tout sincère,
Dostoïevski.
A A. N. Maïkov.
Dresde, 25 février (9 mars) 1871.
Très estimé Apollon Nicolaïeviich,
Je n'ai pu me retenir et je viens vous déranger encore
une fois. Il est trop pénible de rester dans l'incertitude, et
puis cela m'est nuisible : — j'attends toujours, je ne sais
pas ce que je dois entreprendre. Je vous prie beaucoup de
m'informer si je dois espérer quelque chose. II me vient
à l'idée que peut-ôtre Stellovsky n'est pas encore à Péters-
bourg. Comme je ne reçois pas de vous le mot décisif
que l'affaire est perdue, je suppose que vous avez encore
de l'espoir. Mais l'espérance est quelquefois très pénible,
et nuit directement aux intérêts; il faudra que je me décide
à écrire à Moscou. Mais comme cela peut ruiner complè-
tement mon projet de revenir en printemps à SaiaL-Péters-
bourgfcar en prenant à présent, c'est-à-dire à une époque
non favorable, de l'argent au Ronsski Vietlnik. je serai
privé de la possibilité de demander au printemps une
certaine somme), j'attendrai encore votre réponse à cette
lettre, et alors seulement je tenterai d'écrire au Roasski
Viestnik. Ainsi, répondez-moi pour l'amour de Dieu, bon
Apollon Nicolaïevitch.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 411
Enûn, ne seriez-vous pas fâché contre moi ? Cela est pos-
sible : — car je vous ennuie trop. Dans ma dernière lettre
je vous ai prié de ne pas tenir compte de mon opinion,
et d'agir uniquement comme bon vous semblera. Je vous
le répète encore : de quelque façon que vous arrangiez
l'affaire, je serai très content, pourvu que cette canaille
donne quelque chose. Je comprends très bien moi-même
ce que c'est que d'avoir affaire à lui.
Je ne suis pas très bien portant et je ne peux presque
pas écrire. J'ai examiné les premiers numéros de toutes les
revues (elles y sont presque toutes) ; — ce n'est pas grand'
chose. C'est tout de même mieux dans les nôtres. Mais
dans celles-là c'est toujours la vieille chanson: les asso-
ciations, les ouvriers, et puis Lassalle, ou bien l'actualité
russe défigurée dans toutes sortes de critiques. Quant aux
fameux juges 1 je lis maintenant l'affaire de la Dmilriev ,
on Га acquittée! Quelles bécasses! Ils ont fait cela comme
si on le leur avait commandé. Non, dans le monde, le plus
difficile est de rester soi-même.
Cependant il peut bien se faire qu'en Europe, à la con-
clusion de la paix, les choses deviennent encore plus inté-
ressanttîs.On nous flattera et on nous cajolera bien pendant
trois ans au moins. Il paraît qu'en France va éclater la
guerre civile entre les villes et les paysans. Bismarck s'est
douté de la chose et il a désiré lui-même une république,
afin que l'ordre soit rétabli. La France se perdra. A moins
qu'elle ne cherche à se sauver en choisissant un roi très
ferme. Quant au changement d'opinions politiques dans
les têtes françaises (ce que Danilevsky espère naïvement)
— cela n'arrivera jamais, ou de très longtemps. Cène sont
pas celles-là qui renonceraient à leur haine envers la
Russie. Et ils se perdront eux-mêmes. On n'a pas besoin de
plaindre de pareils êtres.
Entendez donc ma prière et répondez-moi quelque chose
pour que je sache. Surtout, hâtez-vous de répondre. Je ne
vous décris pas ma situation, ce n'est pas la peine.
Votre sincèrement,
Théodore Dostoïevski.
P. -S. — Qu'est-ce que c'est que la Biesséda ? Je viens de
recevoir une offre de collaborer. Bien enteadu,j'ai répondu
412 COHRBHPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
({ue ce serait avec un g^and plaisir. On m'informe que Ton
m'envoie un numéro de la revue; mais je ne l'ai pas encore
reçu. Ce sera très curieux. Mais qu'eu pensez-vous?
A propos, pour l'nmour de Dieu n'oubliez pas d'éerire
poste restante. Car autrement je ne recevrai pas du tout les
lettres. Le numéro de janvier de la Zariaa voyagé cinq
jours par la ville et s'est trouvé chez une autre personne
parce que l'on avait oublié d'écrire poste restante.
Au même.
Dresde, 2 (M) mars 1871.
Très aimable et très estimé ami, Apollon Nicolaïevitch,
avant tout parlons de notre interminable affaire.
J'ai décidé de la terminer, c'est-à-dire d'aller en justice'
On a gagné des procès plus difficiles, et mon droit d'après
le contrat est indis<utable. En un mot, voilà ce que je
désire et ce que j'ai décidé irrévocablement. Comme ces
poursuites sont telles que je n'ose pas vous en charger, et
de plus vous n'êtes pas avocat, je vous prie très instam-
ment : remettez cette affaire (comme vous en avez le droit
par ma procuration) entre les mains de quelque avocat
connu (Spassovilch, Arkhangelsky, ou un autre), et à
n4mporte quel prix et que celui-ci commence tout de suite
les poursuites contre Stellovsky, en forme légale, pour
réclamer l'argent (et il faut désigner la somme selon le
compte des feuilles; s'il y a une erreur, la justice en déci-
dera). D'ailleurs, l'avocat saura ce qu'il faut faire. Surtout,
communiquez à l'avocat la copie du contrat et priez-le
d'étudier particulièrement les articles 8 et 13. Surtout l'ar-
ticle 13, car je veux demander des dommages-intérêts.
Voilà ce que je vous prie de communiquer à l'avocat.
Surtout, il faudrait constater que Stellovsky ne veut pas
payer, autrement on ne pourrait pas le poursui\Te en vertu
de l'article 13. Mais l'avocat commencera certainement par
une demande formelle adressée à Stellovsky pour exiger
le remboursement en argent liquide (sans billet). (Cela se
fait, je crois, avec l'aide de la police ; d'ailleurs je ne sais
pas. L'avocat le sait.) Et si, par exemple, Stellovsky
refuse de payer dans un délai de trois jours, il faudra com-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 4 13
mencer les poursuites en vertu de l'article 13, c'est-à-dire
exiger les dommages-intérêts par-dessus le remboursement.
Mais, s'il paye, que le diable l'emporte avec son article 13.
Alors l'affaire sera terminée.
Ainsi, je vous adresse la prière suivante : 1» remettre
immédiatement la procuration à un avocat, mais il faut
qu'il soit bon, et à n'importe quel prix.
2» Faire cela sans le moindre retard et sans la moindre
crainte de nuire à mes intérêts. (N.B. — Car d'après la loi
l'avocat est payé quand l'affaire est terminée, n'est-ce pas
ainsi? De sorte que rien ne peut vous arrêter.) Mais pour
l'amour de Dieu, faites cela sans le moindre retard, dès
que vous aurez reçu cette lettre. Ne craignez rien : c'est
mon propre désir, et si je gâche mou argent, c'est que je
le veux bien. C'est pourquoi, pour l'amour de Dieu, remet-
tez cela à un avocat. Si vous avez encore mes lettres écri-
tes dès le début de l'affaire, en remettant l'affaire à l'avo-
cat, lisez-les lui ou donnez-lui à lire quelques extraits de
ces lettres, pour qu'il connaisse mon avis .
Enfin, 3", on pourrait tenter la chance encore une fois
avant de s'adresser à l'avocat. Pour cela, en recevant
cette lettre, voici ce qu'il faudrait faire : écrivez, cher ami,
un billet très laconique à Stellovsky(sans hésitation et sans
crainte de nuire à mes intérêts), que je veux intenter des
poursuites légales, et que vous vous adressez pour la der-
nière fois, à lui, Stellovsky, en l'invitant à payer. En môme
temps, désignez-lui dans le billet un jour (je vous prie
aussi d'un ton formaliste, sec et inébranlable), par exem-
ple, après-demain, et l'heure à laquelle il peut vous ren-
contrer et apporter la somme totale. Ajoutez aussi que
vous n'attendrez pas davantage que ce jour et cette heure,
que vous ne le voulez pas et que moi j'exige qu'il en soit
ainsi.
Il peut se présenter deux cas : ou bien Stellovsky ne
viendra pas chez vous, et alors il faudra chercher tout de
suite l'avocat et commencer les poursuites ; ou bien Stel-
lovsky viendra payer. Alors il faut exiger de lui la somme
totale, ou au moins la moitié ; quant au billet (s'il offre
d'en faire un, pour la moitié de la somme), pour trois mois,
pas davantage, à aucun prix.
Si Stellovsky vient sans argent et cherche à traîner, à
i 1 1 CORRESPONDANCE DE DOHTOIeVSKI
faire des offre», dans ce cas n'écoutez rien. El s'il demaii<ie
un délai (il dirait, par exemple, qu'il toucherait dans quinze
jours el paierait), n'écoutez rien. Le plus grand délai que
vous puissiez lui accorder, c'est le lendemain, c'ost-àwJire
encore un jour. Et pas une heure do plus. Pour l'amour
de Dieu (ceci est important pour les poursuites) n'entrez
avec lui en aucune conversation ou discussion à propos de
l'alTaire.
Enfin, si les poursuites commencent, et que Stellovsky
apporte de l'argent pendant les poursuites, mais avant
daller au tribunal, ce qui est indubitable, car croyez bien
qu'il ne voudra pas laisser continuer les poursuites, alors
l'avocat saura lui-même ce qu'il doit décider.
Donc, surtout, ne traînez pas : faites à la lettre comme
je vous le demande. Car l'argent est à moi, car c'est moi-
même qui désire agir ainsi, et si je le perds par ma manière
d'agir, cela vous est égal : c'est moi qui l'ai voulu. Faites
donc à la lettre comme je vous le demande (et sans aucune
hésitation, sans informations préalables, sans visites à
Stellovsky, envois, renseignements, etc.). Pour l'amour de
Dieu faites à la lettre ce que je demande. El ne perdez pas
un seul jour. Car autrement vous aurez tellement gâté
Stellovsky par toutes ces indulgences, qu'il sera un imbé-
cile de donner l'argent.
Pour l'amour de Dieu, ne me demandez aucun rensei-
gnement et n'exigez aucune permission, afin de ne pas
traîner l'affaire. Faites à la lettre comme je vous le demande
à présent, voilà tout.
(N. B. — Ne lui accordez pas plus de deux jours de délai,
dans votre billet, pour rien au monde, ponr rien au monde/
Et immédiatement chez l'avocat.)
Quant à l'avocat, je vous le répète, prenez-en un bon
(et non un monsieur aux gros sourcils, mais un avocat
véritable). Un avocat de renom se chargera peut-être de
l'affaire, malgré qu'elle soit bien minime, — mais il s'agit
de littérature, cela lui fera de la réclame et il ne refusera
pas à cause de cela.
Surtout, je vous le demande à la lettre : sans trouble,
sans questions et sans crainte pour mes intérêts. Pour
l'amour de Dieu, faites ainsi.
La flatteuse opinion que vous avez du commencement
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 4l5
de mon roman, m'a ravi. Dieu, que j'avais peur et que j'ai
peur encore ! Quand vous lirez cela, vous aurez proba-
blement lu la deuxième moitié de la première partie dans
le livre de février du Bousski Viestnik. Qu'en direz-vous ?
J'ai peur, j'ai peur. Quant au reste, je suis tout simple'
ment au désespoir, arriverai-je? A propos, il n'y aura
q ue quatre parties, quarante feuilles. Stépane ïroGmo-
vitch est un personnage secondaire, il ne s'agit pas de lui
dans le roman : mais son histoire est liée intimement à
certaines aventures (principales) du roman, et c'est pour-
quoi j'ai fait de lui la pierre fondamentale de l'œuvre
entière. Mais pour Stépane Trofimovitch le meilleur sera
dans la quatrième partie : ici sa destinée va se terminer
d'une façon très originale. Je ne réponds pas pour autre
chose, mais je puis répondre d'avance pour cet endroit.
Mais je le répète encore : j'ai peur, comme une souris
effrayée. Vidée m'a tenté et elle m'a énormément plu,
mais réussirai-je ?
Figurez-vous que j'ai déjà reçu plusieurs lettres d'en-
droits différents où l'on me félicite pour la première partie.
Cela m'a énormément encouragé. Mais sans vous flatler,je
vous dis tout simplement : votre appréciation est celle qui
a le plus de valeur pour moi. Premièrement, vous ne me
flatterez pas, et secondement, dans votre critique,vous avez
laissé échapper une expression géniale :« ce sont les héros
de Tourguenev dans leur vieillesse. » Ça, c'est génial I En
écrivant, je pressentais quelque chose de ce genre-là ;mai8
en trois mots vous avez tout défini, comme par une formulé.
Allons, je vous remercie pour ces paroles: vous avez rendu
toute l'œuvre lumineuse.
Je travaille avec beaucoup de difficulté, je me sens
malade et une période de crises fréquentes va commencer.
J'ai peur de ne pas être prêt à temps, d'être en retard. Je
n'aurais pas voulu gâter les choses par ma hâte. Il est
vrai, le plan est bien conçu et étudié, mais on peut tout
gâter avec trop de hâte.
J'ai décidé de revenir absolument au printemps. Ce que
nous pourrons causer! J'ai reçu la Biessèda: que sera-telle
plus tard? Il n'y a pas de partie esthétique, vous aviez bien
raison. En quoi la Zaria est-elle pire qu'une autre revue 1
A mon avis, elle est mieux. Mais le désordre et le manque
4 16 CORKBHPONnANCE DE DOSTOÏEVSKI
de savoir-faire de la part de la rédaction (voue le verrez)
seront sa perdition. Je ne suis pas d'accord avec vous à
propos do Slrakhov, c'est l'uniijuc critique de noire temps.
Une critique sévère, — c'est la spécialité de la Zaria. Si
Ton avait pris le temps et amélioré la partie de la rédac-
tion, ils y auraient gagné. Que la Bieaséda existe, à mou
avis elle n'aurait nullement pu nuire à la Zaria par sa
concurrence. Mais elle nuira. Au revoir. Je voue remercie
pour vos bons sentiments pour moi. Les arbres bourgfeon-
nent, c'est le printemps qui commence. Allons, au revoir
et à bientôt. Tout à vous,
Th. Dostoïevski.
Ne m'oubliez pas pour l'amour de Dieu, écrivez-moi
quelques lignes.
A N. N. Slrakhov.
Dresde, 18 (30) mars 1871.
D'abord pardonnez-moi, très estimé Nicolas Nico'.aïe-
vitch, de n'avoir pas répondu si longtemps à vos lettres.
Les circonstances sont coupables. Quelque temps j'étais
malade, et surtout j'avais des humeurs noires après l'accès
d'épilepsie. Quand les crises ne sont pas fréquentes et qu'il
en éclate une soudain, il m'arrive des humeurs noires
extraordinaires. Je suis réduit au désespoir. Autrefois celte
humeur durait trois jours après la crise, maintenant, sept,
huit jours, quoique à Dresde les crises soient bien plus
rares qu'ailleurs. Ensuite, ye m'ennuie à cause de mon tra-
vail. Je suis à bout de forces, j'écris si difficilement. Il faut
aller en Russie, quoique je me sois complètement désha-
bitué du climat de Saint-Pétersbourg. Mais, quand même,
à tout prix, il faut revenir. C'est inutile d'énumérer tous
ces ennuis. Bref, tout me détournait et je ne puis me met-
tre à vous causer qu'à présent, malgré que depuis votre
lettre j'aie pensé énormément à vous.
Vous ne sauriez vous figurer quelles tristes et pénibles
considérations me sont venues à la lecture de votre let-
tre. Qu'est-ce que c'est donc? Tout ce par quoi la Zana pos-
sède de l'originalité, tout ce qui lui donne un aspect par-
I
CORUESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 4 17
ticulier, individuel, parmi les autres revues, tout cela pour
eux est un obstacle au succès ? Et c'est Tunique revue
russe dans laquelle on rencontrait la critique littéraire
pure 1 C'est précisément parce que tous l'ont abandonnée
qu'elle est nécessaire à présent. C'est elle qui a donné à
la Zaria son caractère. Ils se sont effrayés des bavardages
et des railleries. 11 fallait au contraire insister sur son
idée plus souvent, dans chaque numéro, et l'avenir serait
à eux. Je ne sais pas ce que font les autres, mais en rece-
vant la Zaria, chaque fois, je découpais avant tout vos
articles et je m'en délectais. Bien entendu, je n'étais pas
entièrement d'accord avec vous (par exemple, à propos
des procédés, du ton, c'est-à-dire de voire douceur exces-
sive, et puis dans l'exagération de quelques phénomènes
de la littérature ou de la vie), mais l'intérêt était toujours
extraordinaire. Votre article sur Karamzine est si profond
et si virilement franc, qu'ici je me suis réjoui qu'une voix
pareille puisse retentir encore chez nous. Vous m'avez
écrit quelque chose en passant, mais moi aussi j'ai lu
quelque chose ensuite, et autant que je puisse en juger, on
l'avait accusé d'être rétrograde. Votre rédaction ne serait-
elle pas avec les autres ?
Dans tous les cas, votre voix ne peut pas se taire et ne
le doit pas. Sans aucun doute, d'avoir fait connaître vos
nouvelles relations équivaut à moitié à une démission.
Eh bien! Nicolas Ni colaïevitch, comment en décidez-vous?
Dans trois, quatre mois peut-être, nous nous verrons, et
alors nous parlerons à notre aise, mais en attendant? Bien
entendu, il faut continuer, en attendant, dans la Zaria, à y
imprimer encore quelques excellents articles, et penser en
automne à votre situation. Car si vous ne pouvez vous
établir à la Zaria, dans des conditions sûres et tout à fait
convenables à vos convictions, vaut-il la peine de res-
ter?(Jene tiens pas compte de l'amour-propre; je ne songe
qu'à la critique, à 1 existence chez nous d'un organe litté-
raire avec une critique saine.) Enfin que faire, si la Zaria
ne la trouve pas elle-même nécessaire ?
J'espère, Nicolas Nicolaïevitch, que je vous écris mainte-
nant confidentiellement et que cette lettre restera entre nos
quatre yeux. A propos : vous écrivez dans votre lettre, tout
à fait en passant, que vous voulez vous occuper de souve-
27
418 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
nirs littéraires. Qu'est-ce que ce sera ? Et quel résultat
euro7,-vou8 ? Vous avez fait meiilion du temps «le la publi-
cation de notre ancienne revue, d'Apollon (jri;5orieT, de
nous. Je comprends trop bien que cette époque de notre
vie puisse s'être gravée profondément, et peut-être même
agréablement, dans votre mémoire (comme souvenir do
votre jeunesse.) Mais n'est-ce pas trop loi de l'écrire, et
8era-<"e intéressant en ce moment? Je pense que c'est un
peu trop tôt et que ce ne sera pas intéressant pour les
autres. El cependant, voici Tidée qui me vient :
Il serait en effet admirable que vous entreprissiez quel-
que œuvre importante, sérieuse, en dehors de vos articles
critiques ordinaires (et surtout dans une autre forme),
quelque chose de nouveau, dans le genre historique et
littéraire. (N. B. — Par exemple, j'ai lu avec un plaisir
extrême vos délicieuses et ardentes pages dans l'article
sur Karamzine, dans lesquelles vous vous rappeliez le
temps de vos études). Si la Zaria vous laisse maintenant
tant de loisirs, vous auriez pu préparer quelque chose
pour l'automne. Que pensez-vous, par exemple, de la Bies-
séda ? Là il n'y a pas du tout de critique littéraire, mais
il me semble qu'elle ne refuserait pas le moins du monde
de publier ce que vous auriez préparé pendant l'été, et cela
pourrait vous servir pour faire autre chose. Je ne veux pas
de circonlocutions et de biaisements, c'est pourquoi je vous
dirai franchement: cela ne peut être considéré comme une
trahison envers la Zaria. Je ne vous engage pas à aban-
donner l'ancien drapeau et à vous réfugier sous un autre.
Mais, convenez-en que tout ici, tout est renfermé dans
la solution de cette question : la Zaria elb-même désire-
t-elle votre collaboration ?L'estime-t-elle ou non? Car cela
doit être éclairci dans un temps très court.
Quant à la Biesséda, je ne sais pas du tout ce qu'elle
sera, quoique j'aie lu le premier numéro. Ils m'ont envoyé
la revue et ont demandé ma collaboration. Bien entendu,
je collaborerai avec le plus grand plaisir, si j'ai le temps.
Moi, je ne suis lié avec personne et avec rien, excepté mes
dettes. Mais l'argent n'est pas une chose si délicate et se
rembourse par de l'argent. (Gela ne veut pas du tout dire
que je ne pense pas à ma nouvelle pour la Zaria ; j'y pense,
j'y pense beaucoup et je l'enverrai à tout prix.)
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 419
Je le répète encore, j'attends avec impatience et émo-
tion le moment de rencontrer à Pétersbourg ceux qui me
sont chers. Mais encore une demande, à propos: ne parlez
pas, à l'occasion, affirmativement de ma prochaine arrivée.
J'aurais voulu que mes créanciers me laissassent tranquille
au moins la première semaine après mon arrivée ; je m'at-
tends à ce qu'ils se jettent sur moi, et j'ai peur, parce que
je n'ai pas d'argent, je n'ai que des espérances.
GrifTonnez-moi donc quelque chose, Nicolas Nicolaïe-
vitch, je vous suis dévoué et je vous parle très sincèrement.
Mon adresse est toujours la môme (toujours poste restante).
Je n'ai pas de goût à écrire, Nicolas Nicolaïevitch, ou
bien j'écris avec une grande souffrance. Qu'est-ce que cela
veut dire,je ne saurais le comprendre. Je pense seulement
que c'est le besoin de la Russie. Il faut revenir coûte que
coûte. Je vous remercie extrêmement, que vous n'ayez pas
oublié de me parler de mon roman. Vous m'avez bien
encouragé. Je suis au plus haut degré d'accord avec vous
à propos du ton ; j'ai longtemps souffert de ne pas pouvoir
le soutenir. A mon retour en Russie, il faudra que j'in-
terrompe même mou travail. Dans tous les cas je termi-
nerai cette année mon roman.
Je vous remercie beaucoup pour quelques explications
de mes perplexités. S'il fallait le faire encore, je ne vous
aurais pas écrit cette lettre-là. J'étais alors dans un terri-
ble état maladif d'irritation nerveuse.
Où passerez-vous l'été : en ville ou à la campagne ? Il
serait bon que je le susse à l'avance. Il me semble que
j'arriverai au milieu môme de l'été. Oh '.quels tracas avec
notre départ, cher Nicolas Nicolaïevitch ! Nous sommes
partis tous les deux, avec ma jeune femme, et maintenant
je reviens avec la môme jeune femme, mais aussi des
enfants ! Un secret : l'une a dix-huit mois, l'autre encore
X, Y, Z. Que de tracas pour voyager !
Votre dévoué entièrement,
Théodore Dostoïevski.
A A. N. MaXkov.
Dresde, 19 mars (!•' avril) 1871.
Très aimable et estimé ami Apollon Nicolaïevitch, faites
pour l'amour du Christ comme je vous l'ai demandé et
420 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
remettez l'afTaire entre les mains d'un avocat. Vous ayant
envoyé la dernière lettre, j'ai pensé que l'aiTaire marche-
rait enfin, et cependant voilà de nouveau la correspon-
dance et la marche de l'affaire qui traîne tout un moi».
Non seulement l'escompte, mais beaucoup d'autres cho-
ses seraient très bien. Mais vous savez bien vous-même
que tout est impossible. Ni vous, ni moi ne comprenons
rien à l'escompte. Vous commencerez à m'écrire, me
demandant mon avis, et l'affaire traînera encore. fc!l enfin,
comment savoir si Stellovsky ne nous trompera pas encore
une fois avec son escompte?
El alors toujours la môme décision ; remettez ГлГГ.пп* h
un avocat, que vous choisirez vous-même.
Pardonnez-moi, mon cher, de ne pas répondre à volnt
excellente lettre, qui m'a ranimé. Car ici vos lettres m»î
rappellent à la vie, le savez-vous ? Mais en ce moment, je
suis complètement accablé de travail. Je suis en retard,
non par suite de paresse, mais parce que cela ne me dit
rien d'écrire. Ce n'est qu'un énervemenl et qu'une torture.
Il faut que j'aille en Russie ; ici l'ennui m'écrase. Je pen-
sais envoyer au Rousski Viestnik environ six feuilles, mais
il n'y en aura pas même trois. La livraison de mars
paraîtra sans mon roman. Je n'ai que quelques jours jus-
qu'au moment d'envoyer mon travail. Je voulais vous
répondre beaucoup de choses, et certaines avec beaucoup
de détails ; je ne peux pas le faire. Au revoir, je vous
embrasse et vous dis : « Christ est ressuscité. » Ma
femme vous salue; votre filleule se porte admirablement
bien et nous donne énormément de joie. Ci-inclus la petite
lettre que vous m'avez demandé d'écrire sur un ton plue
officiel. Tout à vous,
Th. Dostoïevski.
Choisissez l'avocat que vous voudrez; à votre idée. Moi
je ne connais personne.
An même.
Dresde 19 mars (l»"^ avril) 1871.
Très estimé Apollon Nicolaïevitch,
Après trois mois de tracas avec Stellovsky, je suis arrivé
enfin à la conviction qu'il ne voudra pas payer de son
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 421
propre gré et qu'il est préférable de recourir à la justice.
Je vous ai déjà demandé de remettre l'affaire entre les
mains d'un avocat, — bien entendu, à des conditions qui
ne soient pas trop désavantageuses pour moi. Qu'il lise le
contrat dans tous ses détails, et surtout Tartit le 8 du con-
trat. L'affaire est très simple, tout à fait légale, tout à tait
claire. Il me semble que l'avocat devrait commencer par
adresser à Stellovsky une simple demande de rembourse-
ment, l'inviter à payer, — mais le faire le plus ofûcielle-
ment possible, c'est-à-dire dans ce sens qu'ensuite il ait
de quoi faire constater qu'on a invité Stellovsky à payer,
et qu'il ne l'a pas fait.
(N. B. — Votre opinion: que Stellovsky n'a pas d'argent,
me paraît tout à fait erronée. C'est un homme qui, en tout
cas, peut toujours se pro -urer de l'argent. D'après le sens
du contrat, il devait préparer le paiement de mon roman
édité le lendemain du jour où il a annoncé dans les
journaux la mise en vente de ce roman, c'est-à-dire il y a
quatre mois. Il n'a pas le droit de refuser, et il a tant
d'argent qu'il pourrait acheter toute la littérature russe
s'il le voulait. Peut-il ne pas avoir dargent, l'homme quia
acheté tout Glinka pour 25 roubles !)
Vous demandez mon avis déGnitif sur l'article qui traite
des dommages-intérêts. Mais si Stellovsky invité par l'avo-
cat à payer dans le bref délai désigné (comme d'ailleurs
l'avocat trouvera plus commode ; il faut laisser cela à sa
discrétion) ne paye pas et que l'on puisse prouver en justice
qu'il n'a pas payé, on pourra certainement commencer des
poursuites pour obtenir les dommages-intérêts de 3.000 rou-
bles. Mais je me serais bien contenté si l'avocat le faisait
payer au plus tôt le prix convenu tout simplement (arti-
cle 8), selon le compte indiqué clairement dans le contrat ;
alors, tant pis pour les dommages-intérêts 1
Quant au chiffre élevé des dommages-intérêts, il me
semble vraiment que Stellovsky mériterait ce chiltinif^nt.
Ce n'est pas moi qui les ai imaginés, mais c'est lui qui a
voulu les marquer dans le contrat, et, bien entendu, il
m'aurait fait payer jusqu'au dernier kopek les 3.000 rou-
bles si je n'avais pas exécuté quelque article du contrat.
Savez-vous dans quelles conditions ce contrat a été écrit ?
Il a lancé contre moi D... et Gavrilov avec des billets
422 coвREaPo^DANCE ож dostoIevski
que j^avaie reprie à mon nom, pour payer les dettes de
mon frère et d'un autre côté il m'a fait offrir 3.000 rou-
Lies pour mes œuvres ; Ba/ounov m'aurait (ionné six mille
en automne, mais eu été il n'avait ран d'argent. J'ai vendu
mes auvres, et puis j'ai encore écrit pour eux une nou-
veMe de 1.000 roubles (je prends 150 roubles par feuille.)
Et voilà pourquoi, si je prenais les dommages-intérêts de
SlellovHky,je ne ferais que reprendre mon bien, et encore
avec une grande perte.
En général, laissez l'avocat agir comme il le trouvera
mieux et plus avantageux. Le mieux, c'est de faire payer
au plus vile Crime etChàlimenl. Si ce n'est pas possible,
effrayer Slellovsky par les dommages-intérêts, et certaine-
ment l'effrayer en action et non en paroles.
Voilà tout, à ce qu'i 1 me semble, ce qu'il fallait vous dire.
Faites-le ainsi, mon bon ami, comme je vous lo demande;
remettez ma procuration à un avocat. Je me fie entière-
ment à vous pour le choix d'un avocat. Je n'en connais
aucun. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
P.-S. — Ce ne serait pas mal si l'avocat, ayant com-
mencée inviter Stellovsky à payer, lui rappelait que, d'après
tel article, ayant refusé de payer ou bien traînant le paie-
ment, il doit payer des dcmmages-intérêts. D'ailleurs, il
sauia mieux ce qu'il faut faire. Que savons-nous dans ces
affaires?
An même.
Dresde, !•' (13) avril 1871.
Bien estimé Apollon Nicolaïevitch, je reçois à l'instant
voire dépêche. Je n'y comprends rien du tout. Pourquoi
faut-il aller à Saint-Pétersbourg ? Si je demande de l'ar-
gent au « Fonds des littérateurs », dans le meilleur cas,
il se passera trois semaines ou un mois jusqu'à ce que je
touche, et vous envoyez une dépêche. Qu'est-il arrivé?
S'il ne s'agit que de l'ancien procès pour l'anciemie
somme d'argent, cela ne vaut pas la peine que je me décide
à une chose aussi affreuse, c'est-à-dire à partir tout de suite.
Il y a impossibilité matérielle, même si j'avais de 1 argent.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 423
Songez donc : Si je viens tout de suite à Pétersbourg, mes
créanciers ne me permettront pas de revenir à Dresde. Et
alors je serai à Pétersbourg, et ma femme restera à Dresde,
car non seulement pour 100 roubles, mais môme pour
400 roubles, il nous sera impossible de partir avec l'enfant
(dettes, etc.). Et elle sera à Dresde, et cependant au moi*
d'août elle doit accoucher. 3e ne recevrai l'argent du Bousski
\iestnik qu'au commencement de juin (c'est ex&ci). Maie
avec de l'argent, elle ne pourrait revenir seule, sans moi,
dans les derniers temps de sa grossesse et avec un enfant
sur les bras. 11 est d'ailleurs impossible de louer une ser-
vante ; elles ne veulent pas aller en Russie. Ainsi, elle ne
peut partir sans moi, par conséquent, elle serait obligée de
rester à Dresde, d'accoucher, et comme il est impossible
de faire voyager un nouveau-né tard en automne, il faudrait
qu'elle reste ici un an ou dix-huit mois, et moi sans elle, et
puis encore au moment de l'accouchement.
Mais Stellovsky tout entier et toutes mes affaires ne
valent pas cela !
Écrivez-moi une lettre tout de suite, pour l'amour de
Dieu.
Quel est le procès que veut commencer Stellovsky? Mon
ancienne affaire est claire et nette, on ne saurait la dis-
cuter.
Pour l'amour de Dieu, consultez un avocat adroit, un
avocat véritable.
En tout cas, je comprends et je sens combien vous me
traitez en ami. Je l'apprécie et ne l'oublierai pas. Tout à
vous,
Th. Dostoïevski.
Pour l'amour du Christ, écrivez plus vite.
La nuit j'ai eu une crise des plus violentes, et je suis
tout brisé et tout énervé, tout anéanti.
P.-S, — Le Fonds littéraire me donnera-t-il 100 roubles?
En 1864, j'ai demandé un secours pour aller à l'étranger,
pour cause de maladie. (Car autrement comment aurais-je
fait avec l'épilepsie dont je souffrais alors, et surtout avec
le climat de Saint-Pétersbourg ?) A cause de cela Lavrov
et une centaine de personnes ont fait tant de bruit, que j'ai
dû cesser d'être membre du comité. Si c'est un malheureux
424 r.OnnR8PONDANCB DB I>Of«TOl(EV»KI
qui a souiïerl, un malade estropié physiquement el morale-
ment, — un travailleur éternel, — ils ne viendront pas en
aide. Mais si c'est un nihiliste, ib donneront tout de suite.
Souvenez-vous donc de quelles personnes le comité est
formé 1 Ils me refuseront avec honte '.
Aa même.
Dresde, 5(17) avril 1871.
Mon aimable ami Apollon Nicola'fevilch, comme je n'ai
reçu ni hier, ni avant-hier de lettre de votre part (qui
explique la dépêche), je suis obligé mainlenanl de con-
clure, selon toute apparence, que tout cela a été l'œuvre
de quelque vaurien. Le !•' avril j'ai soudain reçu un télé-
gramme de votre part, de Saint-Pétersbourg, dans lequel
vous m'invitiez à tout quitter el à partir pour Saint-Péters-
bourg à propos de l'alTaire Stellovsky (le procès !) et de
prendre l'argent au Fonds littéraire.
Je vois seulement que ce lâche X... connaît bien tou-
tes mes affaires de famille et avec Stellovsky. Je conclus
encore, d'après quelques données, que ce n'est pas une
plaisanterie, mais un calcul quelconque, afin que je vienne
à Saint-Pétersbourg. D'ailleurs, je m'en moque. Mais, en
tout cas, l'affaire paraît tellement vraisemblable, que j'au-
rais pu me laisser tromper et partir, d'autant plus que je
n'ai besoin de demander l'argent à aucun Fonds, mais que
j'en ai en ce moment.
En tout cas je vois et je pressens ce que je puis atten-
dre à mon retour à Saint-Pétersbourg ! D'où est-ce que
je me suis procuré une telle quantité de petits ennemis
qui me ha'issent ? Il me semble, je n'ai fait de mal parti-
culier à personne.
Mais en attendant ils vont être attrapés. Pardonnez-moi,
mon cher ami,rétonnement que vous a pu causer ma der-
nière lettre. Ce serait bien si vous m'écriviez quelque
chose, même à ce propos.
1. Th. -M. Dostoïevski n'a reçu de secours qu'une fois du Foods
littéraire ; en 1863, le 24 juillet, il reçut un prêt de 1.500 roubles jus-
qu'au 1" février 1864, en donnant toutes ses оеи\тез en nantissement
et 5 0/0. La somme empruntée et les intérêts ont été payés à temps.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 425
En attendant, au revoir. Ce serait bien si on pouvait
arranger toutes les affaires. Donnez-moi exactement votre
adresse pour l'été.
Les miens vous saluent et je suis tout à vous,
Tu. Dostoïevski.
Aa même.
Dresde, 21 avril (3 mai) 1871.
Pardonnez-moi, mon cher ami, de n'avoir pas répondu
immédiatement, à votre lettre d'explication du 4 avril, mais
d'avoir laissé cela pour un petit moment, et le petit moment
est devenu un long terme. Je dois encore m'excuser d'avoir
dans ma dernière lettre appelé vaurien le supposé plaisant
anonyme, qui avait envoyé le télégramme. Vous compre-
nez certainement, mon cher ami, que si en effet une chose
pareille avait été faite par un étranger, pour rire (et il
m'est bien arrivé de recevoir des lettres injurieuses anony-
mes), je serais vexé et j'aurais le droit de l'insulter. Toute
cette absurdité s'est produite d'abord à cause de 100 rou~
blés dans la dépêche, ensuite parce que je n'avais nulle-
ment été prévenu par vous, de sorte que, dès que j'ai
ouvert la dépêche, j'ai eu des doutes à ce sujet. Mais ce
qui a surtout confirmé mes soupçons, c'est que votre lettre
d'explication a tardé et n'est pas venue par le premier cour-
rier pour expliquer la dépêche. Alors, j'étais complètement
convaincu et je vous en ai conté. Maintenant, je com-
prends tout, et votre intérêt amical me réjouit excessive-
ment. Mais, voyez vous comme le Fonds a été orgueilleux
envers ma (c'est-à-dire votre demande pour moi) demande
d'emprunt, combien il a fallu de garanties.etc. ;et quel ton
hautain dans la réponse. Si un nihiliste avait demandé, ils
n'auraient pas répondu ainsi. Quant à mon retour, je vais
vous expliquer une chose, pour que vous le sachiez bien :
pour revenir et môme nous trouver à l'arrivée sans le sou,
il nous faut beaucoup plus que vous ne croyez. Quand on a
habité longtemps un endroit, il n'est pas si facile de par-
tir. En quatre années, chaque caftan se trouve percé et le
raccommodage coûte. Sans allégorie, cela nous est impos- ,
426 COHRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
sible à moine de 1 .000 roubles, et cela de la façon la plus
misérable. Vous comprendrez bion qu'il ne s'agit рав
seulfraent du voyage. Pour lout le Noyage, avec Anna et
Luba, nous avons compté 120 roubles. Pour les fêles de
PAquPS,on m'a envoyé de l'argent <lu Housski Vieslnik, maie
pour les 1.000 roubles que j'avais demandés exj>ressément
pour mon voyage, on m'a prié d'attendre jusqu'à la fin de
jiin.Kt cependant, il m'est presque impossible d'attendre.
Au commencement du mois d'août, ma femme doit accou-
cher, et il serait préférable de partir deux mois avant les
couches, plutôt qu'un mois avant, car dans ce dernier cas
ce serait môme impossible. Songez donc, nous devons
partir sans domestique et avoir la charge de Luba. Quant
ù partir après les couches, c'est aussi impossible ; nous ne
pouvons pas revenir au mois d'octobre avec un enfant nou-
veau-né. Enfin, rester à Dresde encore un an c'est encore
plus impossible. Cela veut dire faire mourir Anna Grigo-
rievna d'un désespoir qu'elle ne peut pas surmonter, car
elle souffre du véritable mal du pays. 11 m'est impossible
aussi à moi de ne pas partir : d'abord, pour certaines
raisons, je ne serai pas capable de terminer mon roman si
je reste ici et je puis perdre beaucoup au point de vue
pécunier ; je vous expliquerai tout cela à notre rencontre.
Ainsi, la première chose, c'est de revenir. J'écris à
Katkov une demande particulière et instante pour hâter
l'envoi et je lui en explique la raison. Mais s'il ne se hâte
pas, et il est presque certain qu'il en sera ainsi, alors, que
faire ? Alors justement je n'aurai d'espoir qu'en l'argent
de Slellovsky, et pour parfaire les 1.000 roubles (néces-
saires pour partir) je tâcherai de m'arranger.
Ainsi, ma demande constante, douloureuse, que je vous
adresse toujours est de vous presser avec Stellovsky. On
ne peut d'ailleurs se hâter de faire qu'une chose : c'est de
remettre vos pouvoirs le plus vite possible à l'avocat (Gou-
bine, je crois) et le prier de commencer l'affaire légalement
(c'est-à-dire par voie de justice), immédiatement et énergi-
quement. Et précisément comme vous l'avez écrit dans
votre dernière lettre : c'est-à-dire d'abord exiger le rem-
boursement immédiat et complet, et, s'il ne paie pas,
s'adresser au tribunal pour exiger les dommages-intérêts.
(N. B. — Ce qui est tout à fait légal.) Stellovsky com-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 427
prendra qu'il est très juste de ma part de réclamer les
dommages-intérêts, et je continue à croire encore qu'il ne
voudra pas risquer le procès, mais qu'il paiera. C'est tout
ce qu'il faut. Mais s'il reste longtemps sans payer, et que
le cours du procès montre qu'il serait possible de les obte-
nir, pourquoi perdre ce qui nous revient? En payant ces
dommages-intérêts, il ne paiera rien de plus, à vrai dire,
parce que, en m'achetant mes œuvres, il m'a trompé au
moins pour 3.000 roubles, m'ayant lorcé de \endre pour
3.000 ; parce qu'il avait racheté mes lettres de change et
avait lancé contre moi les créanciers, qui, de la façon la plus
honteuse, avaient soudain exigé le remboui-sement (car
D..., par exemple, m'avait juré après la mort de mon frère
qu'il n'exigerait pas de sitôt le remboursement, pourvu
que je prisse en mon nom les billets de mon frère).
Mais dans tous les cas, ne retardez pas l'affaire, mon cher
ami. Pressez Goubine. Rappelez-\ou8 cela, que de cette
aflaire dépend mon voyage en Russie, et par conséquent,
tout mon avenir, et que si je ne reviens pas, je périrai
presque.
Stellovsky a de l'argent et doit en avoir, toujours. Au
moment même où il vous assurait qu'il n'avait pas d'argent
il achetait Sérov à la veuve, et elle a dû se faire bien payer.
J'aurais voulu causer avec vous de bien des choses. A
nous revoir : nous causerons bien alors. Où pa$serez-vous
l'été ? Pour moi, le changement de vie actuelle est très
important, et c'est un événement qui m'agite jusqu'à pré-
sent, de sorte que je ne puis pas travailler. Quel dommage
supportera mon roman.surtout si je suis lorcé de le retarder 1
C'est affreux I Tout à vous. Griffonnez-moi quelque
chose.-Votre,
Th. Dostoïevski.
A. N. N. Strakhov.
Dresde, 23 avril (5 mai) 1871.
Comme toujours, très estimé Nicolas Nicolaïevitch,
votre lettre a été excessivement intéressante. Mais quelles
étranges nouvelles : je ne pouvais me figurer que vous
en aviez complètement fini avec la Zaria. Je conclus cela
428 CORRESPONDANCE OE DOSTOtEVSKI
do votre lettre, et puis vous dites que vous Ates content de
vous reposer et que vous vous êtes chargé de traductions.
Non, il ne faut pas agir ainsi, Nicolas Nicolalevitch. Vous
ne pouvez abandonner une œuvre aussi importante. Nous
n'avons pas un seul critique. Vous étiez unique, littérale-
ment. Je me suis réjoui pendant deux ans qu'il existât
une revue, dont la spécialité principale, relativement aux
autres revues, était la critique. Eh bien lils ont détruiteux*
mômes ce qu'ils avaient d'indépendant, d'original, leur
appartenant en propre. Je me suis enivré de vos articles,
moi votre admirateur passionné, et je suis bien persuadé
que vous avez, excepté moi, assez d'admirateurs, et
qu'en tout cas vous n'aviez qu'à continuer. L'abandon-
ner c'est de la pusillanimité. Pardonnez-moi ce mol-là :
mais depuis longtemps, connaissant personnellement votre
caractère, j'étais certain que vous perdriez courage outre
mesure au premier échec. Mais l'échec arrive tou-
jours, dans chaque œuvre. El puis ensuite, vous ne le
supporterez pas vous-même : vous vous reposerez, comme
vous le dites, mais vous ne vous bornerez pas aux traduc-
tions et vous publierez des brochures. Alors, pourquoi
donc, au lieu de cela, ne pas se mettre à l'abri du besoin,
ne pas se placer dans une nouvelle re\'ue {la BiesséJa)?
Et il me semble que, dans la Biesséda, il y a des gens
qui sauraient mieux vous comprendre et vous apprécier
plus profondément que dans la Zaria.
En même temps voici la conclusion que j'ai tirée, Nico-
las Nicolaïevitch, et que vous devez connaître aussi ; mais
vous ne vous en êtes pas pénétré entièrement, comme je
ne l'étais pas davantage, jusqu'à ces derniers temps. Voici
de quoi il s'agit : à cause de perturbations énormes, à com-
mencer par celle de la vie ordinaire et en arrivant au
cycle puiement littéraire, la civilisation et l'intelligence
sociales ont été interrompues, dispersées, et abaissées. Les
gens se figurent qu'ils n'ont pas le temps de s'occuper de
littérature (comme si c'était un jouet, quelle fameuse
éducation !) et le niveau du sentiment critique et de tous
les besoins littéraires a baissé effroyablement, de sorte que
n'importe quel critique qui aurait paru, n'aurait pas pro-
duit l'impression nécessaire. Dobrolubov et Pissarev ont
eu du succès précisément à cause de ce qu'ils ont répudié
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
429
la littérature, domaine de l'esprit humain. Mais il est
impossible d'encourager cela et il faut continuer son acti-
vité critique. Pardonnez-moi donc mon conseil, mais voilà
comment j'aurais agi à votre place.
Dans une de vos brochures, vous avez eu une pensée
superbe, et surtout exprimée pour la première fois en
littérature, — c'est que chaque talent, à peine important et
réel, finissait toujours par s'adresser au sentiment natio-
nal, devenait national, slavophile. Ainsi, ce siffleur de
Pouchkine, qui, bien avant les Kiréevsky et les Khomiakov,
crée le chroniqueur du monastère de Tchoudovo, bien
avant tous les slavophiles expose leurs idées essentielles,
et, bien plus encore, les exprime avec une profondeur
incomparable, dont ils n'ont pas été capables jusqu'à pré-
sent. Regardez encore Hertzen : que de tristesse et quel
besoin de revenir dans cette voie-là et l'impossibilité de le
faire à cause des vilaines qualités de la personne ! Mais
c'est peu encore : cette loi de revenir à tout ce qui est
national peut être tracée non seulement chez les poètes et
les littérateurs, mais dans tous les autres domaines de
l'activité. Ainsi l'on peut tirer môme une autre loi: si
l'homme a réellement du talent, d'une couche sociale
dégénérée il cherchera à revenir au peuple ; mais s'il
n'a pas de talent réel, non seulement il ne restera pas
dans cette couche sociale dégénérée, mais il va s'expatrier,
se convertir au catholicisme, etc.,etc Bélinski (que vous
appréciez jusqu'à présent) a eu précisément un talent
impuissant et infirme, et c'est pour cela qu'il a maudit la
Russie et lui a fait sciemment tant de mal (on parlera
encore beaucoup de Bélinski plus tard, vous le verrez).
Mais il s'agit que cette pensée est si forte en vous, qu'elle
doit être absolument développée à part, spécialement.
Écrivez un article sur ce sujet, développez-le spécialement
et placez cela dans la Biesséda.lls en seront bien contents.
Ce sera la môme critique, mais sous une autre forme.
Deux, trois articles pareils par an, et je vous prédis le
succès, et, de plus, le public ne vous oubliera pas, mais dira
précisément que vous avez passé à un milieu dans lequel
on comprend mieux. La Biesséda, ce n'est pas la Zaria.
Surtout, pourquoi abandonner la littérature ?
Mais pardonnez-moi; si nous causions de vive voix, nous
430 COUREXF'O.NDANCE ПК flOSTOlK VSKI
nous serions mieux compris. Hélas ! si vous allrz à Kiev,
je no vous trouverai pour rien au monde к Saint Pétera-
bourg. Je ne reviendrai qu'au mois de juin, ainsi se sont
arrana^ées mes affaires d'arj^enl. Ainsi donc, à l'automne.
Ce serait bien, si, en «piiltant Pétersbi>urg, vous m'écri-
viez une petite lettre. Je reçois vos lettres avec joie. Mais
voici ce que je vous dirai de votre dernier avis sur mon
roman: 1» vous me placez trop haut pour c»; cpie vous avez
trouvé de bon dans le roman ; 2» vous avez très justement
indiqué son principal défaut. Oui. j'ai souffert de cela et
j'en souffre encore i je ne sais pas du tout, jusqu'à présent
(je n'ai pas appris), disposer de mes moyens. Beaucoup
de romans et de nouvelles séparées se confondent chez
moi en un seul, de sorte que je n'ai ni mesure, ni har-
monie. Tout cela est dit avec une justesse étonnante, et
comme j'en ai souffert moi-môme de longues années, <:ar
j'en avais conscience 1 Mais il y a pire encore ; sans m'en-
quérir de mes moyens et entraîné par un transport poéti-
que, je me charge d'exprimer une idée artistique au-des-
sus de mes forces. (N. B. — Ainsi, la force du transport
poétique est toujours, par exemple, chez V. Hugo, plus
forte que les moyens d'exécution. On remarque même chez
Pouchkine des traces de ce dédoublement.) Et je me perds
ainsi. — J'ajouterai que le voyage, et de nombreux sou-
cis que j'aurai cet été nuiront beaucoup au roman. Mais
je vous remercie pour votre sympathie. Combien c'es^
dommage de ne pas se voir encore de longtemps î En atten*
dant,je suis votre entièrement dévoué.
Théodore Dostoïevski.
A V.-J . Goabine.
Dresde, 8 mai 1871.
[Extrait.]
... Stellovsky m'acheta mes oeuvres, en l'été 1863, voici
dans quelles conditions : Je me trouvais en une terrible
passe. Après la mort de mon frère, en 1864, je m'étais
chargé d'une partie de ses dettes ; 10.000 roubles (que
j'avais obtenus de ma tante) furent mis par moi dans la
revue l'Époque, la revue de mon frère, afin d'en pouvoir
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 431
continuer l'édition au profit de sa famille; je n'avais aucun
intérêt dans cette revue, et n'avais pas même le droit d'y
faire figurer mon nom comme directeur. Mais la revue
tomba ; il fallut l'abandonner. Ensuite je continuai à payer
les dettes de mon frère et celles de la revue comme je
pouvais. J'ai souscrit beaucoup de billets à ordre, entre
autres (aussitôt après la mort de mon frère) à uu corUin
D... Ce D... était venu me trouver et m'avait supplié d'en-
dosser le billet à ordre de mon frère (c'était son fournis-
seur de papier) ; il me donna sa parole d'honneur qu'il
attendrait tant qu'on voudrait. Bêtement je signai le
billet.
En été 1865, on commença à me poursuivre avec le bil-
let à ordre de D... et encore quelques autres (j'ai oublié
lesquels).
D'autre part, un employé de la typographie (alors chez
Pratz, Gavrilov)préseata aussi le billet à ordre de 1.000 rou-
bles que je lui avais signé, il avait besoin de Cf^i ;и г.- t
pour continuer la publication d'une autre revue...
Juste à cette époque Stellovsky, tout à coup, mo fait de-
mander si je ne voudrais pas lui vendre mes œuvres pour
3.000 roubles, avec i'engagemenl d'écrire un nouveau
roman, etc., etc., c'est-à-dire les conditions les plus humi-
liantes. Si j'avais attendu j'aurais pu recevoir le double
pour le droit d'édition, et une année plus tard au moins
le triple, car dans une année une seule édition de Crime et
Châtiment fut vendue pour 7.000 roubles de dettes. (Tou-
jours les dettes de la revue à Bazounov, Pratz et un four-
nisseur de papier.) De sorte que pour la revue de mon
frère et pour ses dettes j'ai payé par mon travail de 22.000
à 24.000 roubles, et encore il me reste 5.000 roubles de
dettes.
Stellovsky me donna alors dix à douze jours de réflexion.
C'était aussi le délai de la saisie et de l'arrestation pour
dettes.
Remarquez que les billets à ordre de D... étaient présen-
tés par un certain fonctionnaire, B... (Autrefois il se don-
nait pour traducteur de Goethe, maintenant il est, me sem-
ble-t-il, juge de paix du quartier de lîle Basile.)
Pendant ces dix jours je frappai à toutes les portes, afin
de trouver de l'argent pour les billets à ordre et d'échapper
432 COKRESI'ONDANCE DE DOSTOYeVëKI
à l'obligation de vendre mes œuvres à Stellovsky à de si
fôchcuses conditions. Je fus aussi chez B... huit fois, ean^
jamais le trouver h la maison. J'appris entin (d'un officier
de paix avec qui j'étais très lié et dont le nom m'échapfie
pour le moment) que B... était un ami de Stellovsky, qu'il
s'occupait de ses afTaires, etc.
A'ors je consentis, et nous écrivîmes ce traité dont vous
avez la copie. Je payai D...,Granilov, et les autres, et avec
les 35 louis qui me restaient je partis à l'étranger.
En octobre je revins de l'étranger avec un roman en
train, Crime et Châtiment, et entrai en pourparlers avec le
Rousski Viestnik, qui me donna une petite avance.
Après avoir signé le traité avec Stellovsky, l'été, je lui
déclarai que je ne pourrais pas Onirle roman pour le l** no-
vembre lS65.il me réponditqu'il ne IVxigeail pas pour cette
date, qu'il ne pensait pas l'éditer avant une année; il me
demanda seulement d'être exact pour le 1" novembre 1866.
Tout cela fut dit verbalement, entre quatre yeux ; mais le
dédit draconien, si je ne suis pas prêt pour le 1*' novembre
1866, reste stipulé dans le traité...
A. N. N. Strakhov.
Dresde, 18 (30) mai 1871.
Très estimé Nicolas Nicolaïevitch, vous avez directe-
ment commencé votre lettre par Bélinski. Je le pressen-
tais. Mais regardez donc Paris, la Commune. Est-il possi-
ble que vous soyez l'un de ceux-là qui disent que cela a
raté encore à cause du manque d'hommes, à cause des
circonstances, ainsi de suite ? Dans tout le xix» siècle, ce
mouvement rêve le paradis sur la terre (à commencer par
les phalanstères) et dès qu'on les voit à l'œuvre (48, 49,
maintenant), ils montrent une basse impuissance à pro-
noncer quelque chose de positif. En réalité, c'est toujours
le même Rousseau et le rêve de refaire le monde par la
raison et l'expérience (le positivisme). Il me semble qu'il
y aurait assez de faits prouvant que leur impuissance à dire
quelque chose de nouveau est un phénomène qui n'est pas
accidentel. Ils tranchent des têtes, pourquoi ? Unique-
ment, parce que cela est le plus facile. Il est infiniment
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 433
plus difficile de dire quelque chose. Désirer quelque chose
n'est pas l'atteindre. Ils désirent le bonheur de l'homme
et se contentent de la définition du mot bonheur, don-
née par Rousseau, c'est-à-dire de la fantaisie qui n'est
môme pas justifiée par l'expérience. L'incendie de Paris
est une monstruosité : « Cela n'a pas réussi, périsse le
monde I » car la Commune est au-dessus du bonheur du
monde et de la France. Mais à eux (et beaucoup d'autres)
cette fureur ne paraît pas une monstruosité, mais une
belle chose, au contraire. Ainsi, dans l'humanité nouvelle,
l'idée esthétique est troublée. La base morale de la société
(prise dans le positivisme) non seulement ne donne pas de
résultats, mais ne peut pas se définir elle-même, s'em-
brouille dans les désirs et dans les idéals. Se trouve-t-il
donc enfin trop peu de faits pour prouver que la société
ne se fonde pas ainsi, que ce ne sont pas ces chemins qui
conduisent au bonheur, et qu'il ne provient pas de là,
comme on le croyait jusqu'à présent ? Mais alors d'où
provient-il ? On écrit tant de livres et on perd de vue le
principal : à l'Occident on a perdu le Christ (par la faute
du catholicisme) et l'Occident tombe à cause de cela, uni-
quement à cause de cela. L'idéal est changé et combien
c'est évident 1 Et la chute du pouvoir du pape à côté de
la chute du chef du monde germano-romain (France et
d'autres), quelle coïncidence !
Tout cela exige de gsands et longs discours, mais voilà
ce que je veux dire: Si Bôlinski, Granovsky, et toute celte
bande voyaient à présent, ils diraient : € Non ce n*est pas
ce que nous avons rôvé, non, on s'est éloigné du vrai che-
min : attendons encore, la lumière paraîtra et le progrès
va régner, et l'humanité va se reconstruire s'ir des principes
sains,et sera heureuse ! » Ils n'auraient jamais voulu convenir
que, une fois dans ce chemin,on n'ira plus nulle part ailleurs,
qu'à la Commune et à Félix Pyat. Ils ont été tellement
stupides, qu'à présent môme, après l'événement, ils n'en
conviendraient pas et continueraient à rôver. J'ai blâmé
Bélinski plutôt comme un phénomène de la vie russe que
comme un personnage. Ce fut un pht^nomène puant, stu-
pide et honteux de la vie russe. La seule excuse de ce
phénomène, c'est qu'il est inévitable. Et je vous assure que
Bélinski se serait calmé à l'idée suivante ; « La Commune
28
434 COUHESPONDAMCE DE DOeTOlEVBKI
„-a pas réussi, car avant tout cil» Mail '""«•'»«• ^'««';':
h1 ôa'cllc a Kurdé la conUgion d« la nafonahlé С ..t
поигчиоТ b'druil chercl,..r un peuple dans l.quel ,1 ny
eTpas trace de nationalité Ы qui «oit «us. «.pabl.
nue moi de souffleter sa mère (la Uuasie). . El 1 écume a
voilà encore ; vous ne l'avez jan.ais connu, mo. e 1 a, connu
et le rai v" et maintenant je lai toul à fait b.en compna.
СеГьоште n'était pas capable de s« -"----:
eeu. qui conduisaient les peuples , r^que-^biln il
faire a comparaison. Il ne pouvaii гсша м мчтпя-
y avait en sof et en eu. de même van.t^, '^'■^^b^'^ ^ ™p.
Lnce, d'irritation, de bassesse et surtout d amour prop^
Il ne 9'esl jamaU dit; qui mettrons-nous 4 sa Р'»«'^"*''
I, possibJque ce '«^----^^ГыГсЫа qu'U esr^lTo
n"rcr;r::i^rprbt:riiié-'^^^^
brrnrnnrr/u^é^itqurdF::^.^;:^
Tns dTsês jugements purement artistiques (par exemple,
sur UriLfMor,e,r,i\ se rapportait supertoellement
,lu4 la monstruosité et avec du mépr.s au. types de
^^ Уе. il était heureux jusqu'au transport quand Gogol
rritiaues • il a insulta Pouchkine, quand celui-ci аЬал
dlTsa rausse no. et se P^-- ^ /^ „^::'Га
" ZlVL^^TrblntbZ Ы Nouvelle de Gogol.
Ы „ne n uvelle, mais seulement un récit burlesque Па
Л ^ la fin d'Euaène Onéquine. Lui, le premier, sesi
"Té de ce que Poud кше tW gentilhomme de la сЬаш-
r 1 Л>1 qu'e Tourguenev ne deviendrait^as un artis^-
et cependant cela a été dit après la lecture dun réc.t
COBnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 435
important de Tourguenev : Les trois Portraits. J'aurais pu
vous trouver autant de ces exemples que vous voudrez,
pour prouver la fausseté de son sens critique et de la
« frayeur impressionnable » sur laquelle brodait Grigo-
riev (car il était poète lui-même). Quant à Bélinski, et à
bien des phénomènes de notre vie, nous les jugeons jus-
qu'à présent à travers une quantité de préjugés extraordi-
naires.
Est-ce que je ne vous ai pas parlé de votre article sur
Tourguenev? Je l'ai lu, comme tous vos articles, — avec
ravissement, mais aussi avec un peu de dépit. Si voue
reconnaissez que Tourguenev a perdu le point et biaise et
ne sait pas que dire de certains phénomènes de la vie russe,
(en s'y rapportant eu tout cas sarcastiquement), il aurait
fallu aussi reconnaître que sa grande faculté d'artiste avait
faibli (et devait faiblir) dans ses dernières œuvres. II en
est ainsi, en effet : il a beaucoup faibli comme artiste. Le
Goloss dit que c'est parce qu'il vit à l'étranger; mais la
cause est plus profonde. Quanta vous, vous lui reconnais-
sez dans ses dernières œuvres son ancienne valeur artisti-
que. N'est-ce pas ainsi? D'ailleurs, je me trompe peut-être
(pas dans le jugement de Tourguenev, mais dans votre
article). Peut-être ne vous ôles-vous pas bien exprimé
Savez-vous, tout cela n'est que de la littérature de grande
propriétaires. Elle a dit tout ce qu'elle avait à dire (admi-
rablement chez Léon Tolstoï). Mais celte parole de proprié-
taire au plus haut point a été la dernière. Il n'y a pas eu
de nouvelle parole, qui remplace celle-ci, et il n'en a pas
eu le temps. Les Rechetnikov n'ont rien dit. Mais cepen-
dant, les Rechetnikov expriment l'idée de la nécessité
de quelque chose de nouveau dans la parole de l'art, qui
ne vienne pas des seigneurs, malgré qu'ils l'expriment de
façon monstrueuse.
Gomme j'aurais voulu vous trouver encore à Saint Péters-
bourg! Je n'ai aucune idée, quand je reviendrai. (Entre
nous, je rêve que ce sera dans un mois.) Mais si l'argent ne
vient pas et que je passe l'époque, il faudra rester encore.
Mais c'est affreux et insensé !
Ou bien mon roman sera gâché jusqu'à la boue, jusqu'à
la honte (j'ai déjà commencé à le gâter), ou bien j'en serai
le maître et il en sortira quelque chose de bien. J'écris au
430 CORRESPONDANCE DE DOgrOÏEVSKl
hasard. Voilà raa devise actuelle. (Tout cela entre nous,
pour l'amour de Dieu.)
Et moi j'avais tant rôv<? vous renconlnT le |tremier a
Pétersbourg! U\on entendu, il vous est très né<«H-^aire de
l'aire un voyage. Mais, n'allez pas rester à Kiev tout à fait.
Vos lettres ont commencé à m'efîrayer terriblement pour
vous. Vous êtes un des hommes qui ai<înt fait le plus d'im-
pression sur ma vie, et je vous aime sincèrement. Vous êtes
tout simplement découragé (vous avez commencé à parler
de la mortl ). Ah, comme il serait bon de nous voir !
Et la Zaria semble ne plus devoir paraître. Serait-il
possible? Comme c'est triste. Voilà deux mois que je ne
reçois pas le numéro d'avril et je ne le vois pas dans les
annonces. J'ai une idée que la Zaria aurait pu se sauver de
la chute, — c'est tout un plan. Mais c'est long à écrire,
et je ne connais pas de spécialité de la Zaria. Je pense
seulement, en général, qu'il ne serait pas mal que les revues
(à commencer par une) se spécialisassent. Ainsi, la Zaria
devrait le faire d'un côté esthétique et critique, et ne s'oc-
cuper d'aucune autre chose, d'aucune autre partie. Et vrai-
ment, cela aurait pu réussir. C'est dommage que je ne
puisse développer tout de suite ma pensée devant vous.
J'ai lu avec délice ce que vous dites de Tourguenev
dans votre lettre
J'aurais pu élucider bien des choses, mais je laisse cela
à notre rencontre.
Votre tout sincèrement très dévoué,
Th. Dostoïevski.
Si vous pouvez griffonner, écrivez . Toujours la môme
adresse. Ma femme vous salue.
A S.-D. lanovsky.
Saint-Pétersbourg, 4 février 1872.
Très estimé et inoubliable Stépan Dmitriévitch, combien
je suis heureux de savoir enfin où vous écrire. Au mois de
novembre encore, Alexandre Oustinovitch ' me disait que
vous étiez en Suisse. Y a-t-il si longtemps que vous vous
l.Poretzky.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 437
trouvez à Kiev ? Et pourquoi avez-vous choisi précisément
Kiev ? (A cause du climat ?) Ce qui est mal, c'est que vous
vous plaignez de votre santé. Figurez-vous, moi aussi j'ai
une toux exactement comme celle que vous me décrivez;
mais pour moi, au moins pour cette année, il ne s'agit pas
de songer au climat du Midi. Autre chose cet été , j'irai
peut-être, non pas en Italie, mais à Voro nèje et Kiev, et
Dieu veuille yu'iV m'arrive de vous rencontrer à Kiev. Je
serais très, très content, si nous pouvions nous voir ! Car
vous êtes un des < inoubliables », un de ceux qui ont net-
tement compté dans ma vie, et à votre nom sont liés
mes souvenirs. Il noua est impossible, Stepan Dmitriévilch,
de ne pas nous revoir avant que la vieillesse arrive. Eh
bien! il faut l'avouer, la vieillesse arrive, et cependant, on
n'y songe pas, on se dispose encore à écrire du nouveau,
à publier quelque chose qui puisse contenter enfin, on
attend encore quelque chose de la vie, et cependant il est
possible qu'on ait lout reçu. Je vous parle de moi. Eh
bien, je suis parfaitement heureux, nous faisons bon
ménage à ce qu'il me semble, et nous avons deux enfants,
Luba et Fedka, une fille et un garçon. Vous en souvient-il
quand nous nous sommes vus la dernière fois à Moscou ?
Dieu, que vous étiez solide alors, et maintenant vous vous
plaignez de votre santé ! Eh bien, s'il faut aller à l'étran-
ger, qu'on en rapporte au moins la santé. Quant à moi*
j'y ai passé quatre années à l'étranger, en Suisse, en Alle-
magne,en Italie, et cela m'a enfin terriblement ennuyé. J'ai
commencé à remarquer avec efîroi que je me déshabituais
de la Russie: je lis trois journaux russes, je parle avec des
Russes, et cependant c'est comme si je ne comprenais pas
certaines choses ; il faut revenir et voir de ses yeux. Enfin
me voilà revenu, et je n'ai trouvé aucune énigme parti-
culière, on peut comprendre tout de nouveau dans deux,
trois mois. Mais, en général, ce voyage à l'étranger fut
un grand mécompte de ma part : en allant à l'étranger,
j'ai cru y séjourner environ deux ans, écrire un roman, le
vendre, gagner de l'argent, payer les dettes (qui étaient
restées après la revue) et revenir déjà en homme libre,
et avec une santé rétablie. Eh bien ! les dettes n'ont fait
que croître, ma santé (c'est à-dire l'épilepsie) s'est un
peu améliorée relativement, mais je ne me suis pas guéri
438 C0RnE8P0NDANCE DB DOSTOÏEVSKt
radicalement ; et cependant il nous est né des enfanta,
et plus nous allions, plus il nous était pénible de noue
déplacer pour aller en Russie. J'ai encore contracté des
dettes terribles, mais enfin j'ai fini par revenir, — et voilà
mon épopée, d'un côté.
Je ne suis ici que depuis six mois. Je termine la dernière
partie du roman que je publie dans le Rouathi Viestnik, et
aussitôt fini, vers l'été, j'ai envie d'aller (j'ai cela en vue)
à la campagne, dans le gouvernement de Toula,pour .émet-
tre la santé de ma Lubolchka. Tout va bien, mais elle est
si maigre, et moi je l'aime le plus au monde. Voilà Fedka
{il est venu au monde ici, six jouru après notre arrivée (!)
maintenant il a six mois), il aurait sûrement obtenu le
prix à l'exposition des nourrissons l'année dernière à Lon-
dres, (que ça ne nous porto pas malheur).
Non, nous avons besoin de nous voir et de causer. J'ai
bien dans l'idée d'aller en Orient (Conslantinople, l'Ar-
chipel Grec, Athos, Jérusalem), et d'écrire un livre. Je me
prépare, c'est-à-dire je lis. Le voyage demandera moins
d'un an, et je voudrais écrire beaucoup de choses, et puis
le livre payera.
Ne m'abandonnez pas, cher, inoubliable ami. Car vous
êtes mon bienfaiteur. Vous m'aimiez et vous vous occupiez
de moi, de moi malade menlalement (car je le reconnais à
présent), avant mon voyage en Sibérie, où je me suis guéri.
J'aurais voulu savoir ce que vous avez à présent dans
l'esprit et dans le cœur, ce qui vous occupe, comment vous
considérez les choses, ce que vous désirez ? Ecrivez, écri-
vez même rarement. Les lettres sont des choses stupides,
j'en conviens, on ne peut pas du tout s'épancher ; mais on
peut y raconter quelque chose, et c'est ainsi qu'on apprend
q[uelque chose de son ancien ami.
Je vois Maïkov souvent, et je lui parlerai de Zeidler à
la première rencontre (il me semble que Zeidler est à
Moscou, ou près de Moscou). Ma vie actuelle est une vie
de travail. J'écris avec difficulté, et j'écris la nuit. Mais il
est impossible d'être isolé ici même en travaillant. Voilà
pourquoi je vois d'anciens amis ; je fais aussi de nouvelles
connaissances.
Ma femme vous salue beaucoup et a été très heureuse
quand vous avez donné signe de vie. Elle vous connaissait
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 439
trop par raoi encore bien avant, et vous considère (dès le
premier coup d'œil, à Moscou) comme le plus bien/eillant
de mes amis. Je suis heureux d'avoir de l'argent juste en ce
moment, et je m'empresse de vous envoyer ma dette de
100 roubles. Ne me grondez pas, cher ami, de ne pas vous
les avoir envoyés avant : je n'avais presque rien; à l'étran-
ger je vivais avec une écono'uie terrible, et quand il
m*arrivait d'avoir de l'argent, ou bien je ne savais pas
votre adresse, ou bien il s'envolait si vite que l'on n'avait
pas le temps de se retourner. — Mais, en vous les rendant,
je vous remercie encore une fois. Ces 100 roubles nous ont
décidément soutenus à cette époque, à Genève.
Au revoir. J'attends sans faute une petite leltre . Et peut-
être nous verrons-nous cet éi.é. Ce serait bien !
Pour toute la vie votre sincèrement dévoué et qui vous
aime beaucoup,
Théodore Dostoïevski.
Ma femme vous salue et vous prie de ne pas l'oublier.
Mon adresse : rue Serpoukhovsky, n" 15, près de l'Insti-
tut Technologique.
N. B. — Inutile de mettre : maison Arkhangelsky.
A C.-D. X...
Saint-Pétersbourg, 9 avril 1876.
Très profondément estimée Christine Danilovna 1
Je vous prie bien de m'excuser de ne pas vous avoir
répondu tout de suite. Quand j'ai reçu votre lettre du
9 mars, j'avais déjà commencé mon travail. Quoique j'aie
l'habitude de terminer vers le 25, mais il reste encore les
tracas avec l'imprimerie, l'envoi, etc. Et ce mois-ci, de
plus, j'ai pris un rhume et je ne suis pas encore guéri.
Vos lettres m'ont procuré un grand plaisir, surtoutle sup-
plémeutd'un chapitre de votre journal; c'est ravissant, mais
j'en ai déduit la conclusion que vous êtes une de )lles qui
ont le don de ne voir que le bien.
D'ailleurs, je ne sais rien à propos de l'orphelinat de
M"^ Tchertkov (mais je me renseignerai, à la première
occasion) ; je veux bien croire que tout est exactement
comme vous l'écrivez, mais il serait possible qu'à côté il
440 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Я0 trouvât quelque chose qui laissât à désirer, ceci tout
n'avez pas voulu le remarr/aer. Tout cela peint un caractère
et je vous estime trop pour ce trait. De plus, je vois que
vous appartenez aux gens de la nouvelle couche (dans le
bon sens du mot) : vous êtes active et vous voulez agir.
Je suis très heuHMix d'avoir fait votre connai^^sancc au
moins {)ar vos lettres. Je ne sais pas où les médecins vont
m'onvoyor passer l'étôije pense que ce sera à Ems, où j'ai
été déjà deux ans de suite, mais peut-ôlre aussi h Kssentouki,
au Caucase ; dans ce dernier cas, quoique cela me fasse
faire un détour, je passerai par Kharkov, en revenant.
J'avais depuis longtemps l'intention «le visiter votre Midi,
où je n'ai jamais été. Alors, si Dieu le permet, et si vous
me faites cet honneur, nous ferons connaissance person-
nellement.
Vous me faites part de la pensée que dans la revue Le
Joumnl, je fais la menue monnaie de ma pièce. Je l'ai
entendu dire ici également. Mais, voici ce que je vous
dirai, entre autres : je suis arrivé à la conclusion que
l'écrivain d'art, en dehors des poèmes, doit connaître jus-
qu'aux plus infimes détails (historiques et courants) la
réalité que l'on représente. A mon avis, chez nous, il n'y
a qu'un écrivain qui se distingue par là : le comte Léon
Tolstoï. Victor Hugo, que j'apprécie très haut comme
romancier (ce qui, figurez-vous, avait mis une fois feu
Th. Tutcheven colère contre moi, et il disait que Crime et
Châtiment (mon roman, était supérieur aux Misérables)^
quoiqu'il s'étende quelquefois trop dans l'étude des
détails, a donné cependant des esquisses si admirables qui
sans lui auraient été totalement inconnues au monde. Voilà
pourquoi, me préparant à écrire un très grand roman, j'ai
eu l'idée de me plonger spécialement dans l'étude non
pas précisément de la réalité, je la connais déjà, mais des
détails courants. Un des plus importants problèmes dans
ce courant sera pour moi, par exemple, la jeune généra-
tion, et en même temps la famille russe moderne, qui, j'en
ai le pressentiment, est loin d'être ce qu'elle a été il y a
vingt ans. Mais il y a encore beaucoup en dehors de cel?.
A l'âge de 53 ans, il est facile de se mettre en retard sur
la génération, à la première négligence. J'ai rencontré un
de ces jours Gontcharov, et à ma sincère question : com-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 441
prend-il tout dans l'aclualilé courante, ou bien a-t-il déjà
cessé de comprendre certaines choses ? il m'a répondu
franchement qu'il avait cessé de comprendre beaucoup de
choses, (N.B. — Ceci entre nous.) Certainement je sais par
moi-même que cette vaste intelligence comprend non seu'
lement, et serait capable d'en remontrer aux plus doctes)
mais dans le sens spécial, dans lequel je l'interrogeais
(et qu'il a comprise demi-mot), certainement, ce n'est pas
qu'il ne comprenne pas, mais il ne veut pas comprendre.
« Mon idéal m'est cher, ainsi que tout ce que j'ai aimé dans
la vie », ajouta t-il,« je ne veux pas m'en séparer pendant
le peu d'années qui me reste, et pour étudier ces gens-là
(il désigna la foule qui passait sur la perspective Nevsky
cela me serait Irop pénible, parce que cela me prendrait
un temps précieux... »
Je ne sais si je me suis exprimé d'une façon com-
préhensible, Christine Danilovna, mais j'ai la tentation
d'écrire encore quelque chose en pleine connaissance
du sujet; voilà pourquoi je me propose d'étudier pendant
quelque temps, d'étudier et de mener parallèlement le
Journal d'un Écrivain afin de ne pas perdre une masse
d'impressions. Tout cela n'est cerlaic ement qu'un idéal !
Le croiriez-vous, par exemple, que je n'ai pas encore
eu le temps de me présenter clairement la forme du Joar-
nal, et je ne sais pas si je réussirai jamais à le faire ; de
sorte que le Journal, môme durant deux ans, par exemple,
sera néanmoins une chose manquée. Par exemple ; j'ai
dix ou quinze sujets, quand je commence à écrire (pas
moins); mais les sujets qui me plaisent le plus, je les mets,
malgré moi, de côté: ils prendraient trop de place, il fau-
drait dépenser trop d'ardeur pour les traiter (l'affaire Kro-
neberg, par exemple). Cela nuirait au numéro, ne serait
pas assez varié, il y aurait peu d'articles ; et voilà, on écrit
ce qu'on ne voulait pas. D'un autre côté je croyais trop
naïvement que ce serait un véritable journal. Un véritable
journal est presque impossible, on ne peut en faire un que
pour la montre, pour le public. Je rencontre des faits et
j'emporte beaucoup d'impressions, qui m'occupent beau-
coup parfois; mais comment écrire autre chose? C'est quel-
quefois absolument impossible. Par exemple : voilà déjà
trois mois que je reçois de partout beaucoup de lettres.
442 COHRBSPONDAACE DE DOSTOÏEVSKI
signées et anonymes, — toutes rae sont sympathiques. lj"i
unee sont écrites d'une façon curieuse et originale, etd'uil-
leups (le toutes les tendances existantes possibles.
A propos de toutes ces tendances possibles, qui se sont
confondues en un souhait de bienvenue pour moi, j'aurais
voulu écrire un article, sur l'impression causée par ces
lettres (sans désigner les noms). D'ailleurs, la pensée qui
m'occupe ici le plus c'est en (juoi consiste notre communion
d'idées, quels sont les points sur lesquels nous pourrion»
nous rencontrer, tous de n'importe quelle lendan''^? Mais,
ayant réfléchi ù cet article, je me suis soudain aperçu qu'il
était impossible de l'écrire en toute sincérité ; alors, s'il
n'y a pas de sincérité, est-ce que cela vaut la peine de
l'écrire ? Et puis, il n'y aura pas d'enthousiasme.
Il y a deux jours, le matin, arrivent chez moi deux jeu-
nes filles, d'une vingtaine d'années chacune. Elles entrent
et me disent: « Depuis le carême nous voulions venir faire
votre connaissance. Tout le monde se moquait de nous et on
nous disait que vous ne nous recevriez pas, et que si vous
nous receviez, vous ne nous diriez rien. Mais nous avons
décidé de tenter la chance, et nous voilà, une telle et une
telle. » Ma femme les a reçues d'abord, ensuite je suis
venu. Elles ont raconté qu'elles étaient étudiantes de l'Aca-
démie de médecine, qu'elles sont là déjà environ cinq
cents femmes, et « qu'elles sont entrées à l'Académie pour
recevoir une instruction supérieure, et se rendre utiles
ensuite.» Je n'avais pas rencontré ce type de jeunes filles,
(quant aux vieux nihilistes j'en connais des quantités, je les
connais personnellement et je les ai bien étudiés). Croyez
bien que j'ai rarement passé mon temps mieux que durant
ces deux heures avec ces jeunes filles. Quelle simplicité,
quel naturel, quelle fraîcheur de sentiment, quelle pureté
de l'esprit et du cœur, le sérieux le plas sincère et la plus
sincère gaieté! Par elles, bien entendu, j'ai fa't la connais-
sance de beaucoup d'autres, qui sont pareUIes, et, je vous
avoue l'impression a été forte et lumineuse. Mais comment
la décrire ? Avec toute la sincérité et la joie de mes senti-
ments pour la jeunesse, c'est impossible. Et puis c'est
presque personnel. Mais alors, dans ce cas, quelles impres
sions dois-je noter ?
Hier, j'appris qu'un jeune homme — qui fait encore
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 443
ses études (où, je ne puis le dire) et que l'on m'a montré
— se trouvant dans une maison amie entra dans la chambre
du précepteur des enfants de cette famille, et ayant aperçu
sur la table un livre interdit, vint le rapporter au maître
de la maison qui, aussitôt, mit le précepteur à la porte.
Quand dans une autre famille on fit ob server au jeune
homme qu'il avait commis une lâcheté, il ne le comprit
pas. Voilà le revers de la médaille. Eh bien I Comment
pourrais-je raconter cela ? C'est personnel, et cependant
ce n'est pas sa personnalité qui est caractéristique ; c'est
surtout, à ce que l'on m'a répété, le processus de ses pen-
sées et de ses opinions qui l'ont empoché de comprendre,
et dont on peut dire quelque chose d'intéressant.
Mais, je bavarde. D'ailleurs, j'ignore totalement l'art
épistolaire. Pardonnez-moi mon écriture, j*ai la grippe, j'ai
mal à latôte,ot aujourd'hui j'ai des douleurs dans les yeux,
et j'écris sans presque voir les lettres.
Permettez-moi de vous serrer la main et faites-moi l'hon-
neur de me compter parmi ceux qui vous estiment profon-
dément.
Veuillez en agréer toute l'assurance. Votre serviteur,
Théodore Dostoïevski.
A M. Kovner.
Saint-Pétersbourg, 14 février 1877.
Très honoré monsieur Kovner,
Je suis resté si longtemps sans vous répondre, cai* je suis
malade, et j'ai beaucoup de peine à écrire ma publication
mensuelle. D'ailleurs, tous les mois je suis obligé de répon-
dre à quelques dizaines de lettres. Enfin, j'ai une famille,
j'ai des aCfaires et j'ai des devoirs à remplir. Positivement,
je n'ai pas le temps de vivre et il m'est impossible d'enta-
mer une longue correspondance. Surtout avec vous.
J'ai rarement lu quelque chose de plus intelligent que
la première lettre que vous m'avez adressée (la deuxième
lettre est spéciale). J'ajoute complètement foi à tout ce que
vous me dites de vous-même. Vous vous êtes si clairement
exprimé et si compréhensiblement (à moi au moins), que
441 СОПН1;!<1Ч)>Г)А>ГЕ r»E DOHTiJlKVHKI
moi qui ne connaissais pas voire affaire en délail, à présent
je la consid/îre de la môme façon que vous.
Vous jugez mes romans. Je n'ai rien à voue dire là.
dessus, mais j'ai été content que vous mettiez IJIdiot è
part, comme lo meilleur. Figurez-vous qu»r j'ai entendu ce
jugement une cinquantaine de fois au moins. Le livre ье
vend cha((ue аппЛе, et môme chaque année davantage.
J'ai parlé de l'Idiot à présent, parce que tous ceux qui
m'ont parlé de lui, comme de ma meilleure œuvre, avaient
(juelque chose de parli<'.ulier dans l'organisation de leur
intelligence, qui me frappait et qui me plaisait beaucoup.
El si l'organisation de votre esprit est la môme tant mieux
pour moi. Bien entendu, si vous parlez sincèrement. Mais
si môme ce n'était pas sincère...
Laissons cela. J'aurais bien voulu que vous ne vous décou-
ragiez pas. Vous avez commencé à faire de la littérature,
c'est un bon signe. Quant à les placer ' quelque part, je
ne sais que vous dire. Je pourrais seulem -nt en parler à
Nékrassov, ou à Saltikov, et j'en parlerai sans faute avant
qu'on ne les lise, mais je compte très peu sur le succès,
môme dans ce cas. Si bien disposés qu'ils soient envers
moi, ils ont déjà refusé à une personne une œuvre que
j'avais recommandée et que j'avais apportée moi-môme à
la rédaction ; ils l'ont refusée sans môme décacheter le
paquet, pour la raison que de cette personne, quoi qu'elle
écrive, ils ne pourront rien imprimer et que la reyue
garde son drapeau. Alors je suis parti. Mais je parlera»
de vous quand môme, pour cette raison que, si c'était à
l'époque où feu mon frère publiait la revue Vrémia, votre
comédie ou votre nouvelle seraient indiscutablement
publiées, si elles convenaient à la tendance de la revue
(même fussiez- vous en prison).
N. B. — Je ne trouve pas selon moncœarces deux lignes
de votre lettre, dans lesquelles vous dites que vous ne res-
sentez aucun repentir de l'action que vous avez commise
à la banque. Il existe quelque chose de plus élevé que les
déductions supérieures de la raison, et de toutes les cir-
constances fortuites, et chacun doit s'y soumettre (c'est-à-
dire encore quelque chose comme un drapeau). Peut-ôlre,
1. Il s'agit de deux manuscrits envoyés par Kovner à Dostoïevski.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 445
ôtes-vous assez intelligent pour ne pas vous offenser de
la sincérité de mon observation indiscrète. D'abord, je ne
suis pas meilleur que vous, ni meilleur que personne (et
cela n'est nullement une fausse humilité, et puis, à quoi
bon?) et, deuxièmement, si je vous acquitte dans mon cœur
(comme je vous invite à m'acquitter) il est toujours pré-
férable que ce soit moi qui vous acquitte, que si vous vous
acquittiez vous-même. Il me semble que ce n'est pas clair.
(N. B. — A propos, un petit parallèle : le chrétien,
c'est-à-dire le chrétien partait, supérieur, idéal, dit : « Je
dois partager avec mon plus jeune frère tout mon bien et
les servir tous». Mais le communard dit:« Oui, tu dois par-
tager avec moi, plus jeune et misérable, tout ton bien et tu
dois me servir.» Le chrétien aura raison, et le communard
aura tort. D'ailleurs, maintenant, il est possible que vous
compreniez encore moins ce que je voulais vous dire.)
Maintenant, à propos des Israélites. Il est impossible de
discourir sur des thèmes pareils, surtout ai'ec vous, comme
je l'ai dit plus haut. Vous êtes si intelligent que nous ne
résoudrions pas cette question dans cent lettres môme, et
nous ne ferions que nous fatiguer. Je vous dirai que j'ai
reçu des notes de ce genre, aussi d'autres israélites. Sur-
tout, j'ai reçu dernièrement une lettre idéalement noble
d'une Israélite, qui signait avec d'amers reproches. Je
pense que j'écrirai à propos de ces reproches des israéli-
tes quelques lignes dans le numéro de février de mon Jour-
nal (que je n'ai pas encore commencé à écrire car je suis
encore malade depuis mon dernier accès d'épilepsie). Main-
tenant je vous dirai que je ne suis pas du tout l'ennemi des
israélites, et je ne l'ai jamais été. Mais leur existence depuis
quarante siècles, comme vous le dites, prouve que cette
race a une force vitale excessivement grande, qui ne pou-
vait ne pas se formuler dans divers status in statu pendant
toute leur histoire. Le plus vigoureux status in statu existe
sans contredit chez nos israélites russes. Mais, s'il en est
ainsi, comment pourraient-ils ne pas se mettre, en partie au
moins, en désaccord avec la racine de la nation, avec le
peuple russe ? Vous parlez de l'intelligence Israélite, mais
vous aussi, vous êtes une intelligence, et voyez...
Mais laissons cela, le thème serait trop long. Je n'ai pas
été ennemi des israélites. J'ai des amis israélites des deux
446 COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
sexes qui viennent encore me demander des conseils à
propos de divers sujets, el ils lisent le Journal еГип Écri-
vain; et malgré qu'ils soif ni susceptibles, comme tous les
israélites, ô propos du judaTbme, ils ne sont pas mes enne-
mis, mais ils viennent nie voir.
Л propos de l'afTaire de la Kornilov je remarquerai
seulement que vous nesavezrien et, par conséquent, vous
n'êtes pas compétent non plus. Mais, voyons, quel élève
pouvoz-vous être? Avec une telle façon de comprendre le
cœur de l'homme et ses actes, il ne vous reste qu'à voue
plonger dans les jouissances matérielles
. . Mais jp ne vous connais pas du tout, malgré votre let-
tre. Votre lettre (la première) est tout à fait séduisante. Je
veux croire de tout mon cœur que vous êtes tout à fait
sincère. Mais si vous ne l'êtes pas, cela m'est égal . Car,
dans ce cas, le manque de sincérité est une chose très
compliquée et très profonde dans son genre. Croyez à la
complète sincérité avec laquelle je serre la main que vous
me tendez. Mais élevez votre esprit et formulez votre idéal.
Car vous l'avez bien cherché jusqu'à présent, ou non ?
Avec mon profond respect. Votre,
Théodore Dostoïevski.
A Mademoiselle Gaérassimov.
Saint-Pétersbourg, 7 mars 1877.
Très honorée mademoiselle Guérassimov,
Votre lettre m'a tourmenté, parce que je ne pouvais y
répondre depuis si longtemps. Qxie penserez-vous de moi ?
Et dans votre situation morale pénible, vous prendrez,
peut-être, mon silence pour une injure.
Apprenez que je suis surchargé de besogne. Outre le
travail pressé que j'ai à faire avec mon Journal je suis
débordé par la correspondance. Des lettres, comme celle
que vous m'avez écrite, il m'en arrive tous les jours plusieurs
(positivement), et il est impossible d'y répondre en deux
lignes. Je viens de supporter trois accès de mon épilep-
gie — , ce qui ne m'était pas arrivé de cette force et si sou-
vent. Mais, après les accès, pendant deux ou trois jours, je
ne puis ni travailler, ni écrire, ni même lire, parce que
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 447
je suis brisé, de corps et d'âme. Voilà pourquoi, à présent
que vous le savez, je vous prie de m'excuser d'être resté
si longtemps sans répondre.
Dans aucun cas, je ne saurais considérer que votre lettre
soit ni puérile, ni sotte, comme vous le dites. Le principal,
c'est que maintenant c'est la disposition générale et qu'il y
a beaucoup de ces jeunes filles qui souffrent. Mais je
ne vous écrirai pas beaucoup sur ce sujet, j'exprimerai
seulement mes idées fondamentales, à propos d«^ cette
question, en général, et relativement à vous.en particulier.
Il s'agit de ce que ce n'est pas la peine, il me semble, de
vous demander de vous calmer, et de rester dans la maison
paternelle, en vous occupant de quelque chose d'intelli-
gent (quelque spécialité touchant l'instruction, etc.), car
vous n'écouteriez pas. Mais cependant, pourquoi vous
pressez- vous et où vous hâtez vous ? Vous vous hâtez de
vous rendre plus vite utile. Et cependant, avec une ardeur
morale pareille à la vôtre (en supposant qu'elle soit sin-
cère), on pourrait vraiment, sans se hâter Dieu sait où,
mais en s'occupent régulièrement de son instruction, se
préparer à une activité cent fois plus utile que le rôle
infime el obscur de quelque infirmière, sage-femme ou
doctoresse. Vous aspirez de toutes vos forces à suivre les
cours de médecine. Je ne vous conseille positivement pas
de vous y inscrire. Là, on ne reçoit pas la moindre ins-
truction ; bien plus, il s'y passe quelque chose de pire. Et
qu'importe que vous soyez un jour sage-femme ou docto-
resse ? Une telle spécialité, si vous voulez absolument la
choisir, pourrait venir ensuite ; ne serait-il pas mieux de
poursuivre maintenant d'autres buts, desoccuperde votre
instruction supérieure ? Voyez donc tous nos spécialistes
(môme les professeurs de faculté), quel est leur point fai-
ble et par quoi ils nuisent (au lieu d'être utiles !) à leur
besogne et à leur vocation ? Parce que la plupart de nos
spécialistes sont des gens profondément peu instruits. Cela
se passe autrement en Europe, où vous rencontrez Hum-
boldt et Claude Bernard, et d'autres, des hommes à la
pensée universelle, avec une instruction solide et des сопг-
naissances, ne concernant pas seulement leur spécialité.
Quant à nous, nous avons des hommes d'un talent énorme,
Selchénov, par exemple, qui est eu réalité un homme peu
448 CORRB8PONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
instruit et connaissant peu de choeee en dehors de son
sujet. 11 n'a aucune idée de ses adversaires (philosophe»)
et il est plutôt nuisible qu'utile par ses déductions nci«;nli-
liques. Et la plupart des étudiants et des étudiant4-, sont
tout à fait sans aucune instruction. Quel bien peuvent-ils
taire à riiunianilé ? Ce n'est que pour occuper au plus lAt
une place salariée.
Ici, à Fétersbourg, h l'Ile de Vassili,à un des gymnases,
par les soins do personnages influenLs, on vient d'annexer
des cours univerxilaires pour les femmes. A présetit, beau-
coup de ces personnages influents s'occupent, toujours et
sans cesse, d'obtenir que le gouvernement accorde aux élè-
ves deces cours certains droits, autant que possible pareils
à ceux qu'après avoir subi les examens, les hommes obtien-
nent do l'université, c'est-à dire la possibilité d'occuper
certaines situations et certaines places, ainsi de suite. J'ai
parlé de vous à une dame très influente, qui s'occupe pré-
cisément d'organiser ces cours pour les femmes, jouissant
de certains droits. EWe a accueilli ma demande très chaleu-
reusement, et m'a promis, si vous pouvez venir à Saint-
Pétersbourg, de vous faire admettre à suivre ces cours,
dans très peu de temps, quoiqu'il faille attendre tout de
môme un peu. Croyez bien qu'ici vous élargirez et élève-
rez votre instruction et peut-être bien arriverez-vous à
obtenir les droits dont s'occupent les protecteurs de ces
cours. Alors, vous pourriez choisir une spécialité, ou sim-
plement une place après l'examen. Votre lettre ne me per-
met pas de comprendre votre situation dans votre famille,et
je ne sais pas de quelle façon il faut entendre la phrase :
« me sauver de chez mon père »,car je ne vois pas pourquoi
votre père ne consentirait pas et ne vous permettrait pas
de continuer votre instruction dans ces cours universitai-
res de l'île de Vassili? Ce n'est pas l'Académie de Méde-
cine, ce n'est pas la carrière d'une sage femme, qui aurait
pu l'effrayer tout naturellement, tout comme moi j'aurais
été effrayé pour ma fille (car je voudrais pour ma fille une
instruction supérieure et une activité utile à l'humanité,
et non pas Vinfèriorité). De plus, dans un cas extrême,
votre père aurait pu prendre des renseignements sur ces
cours; précisément chez une des patronnesses, cette même
dame (noble de cœur et généreuse) que j'ai priée pour
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 449
VOUS. C'est Anna Pavlovna Philosophov, la femme du secré-
taire d'Étal, Philosophov. De mon côté au moins, je puis
vous promettre la protection entière de cette dame. Elle
sympathise profondément et de tout son coeur à toute la
jeunesse, et surtout aux femmes qui cherchent à acquérir
de l'instruction.
Avec votre disposition et vos manières d'envisager les
choses, épouser un marchand est certainement impossi-
ble. Mais être une bonne épouse et surtout une bonne
mère, c'est le but le plus élevé pour une femme. Vous
comprendrez vous-même que je ne puis rien vous dire
sur le jeune homme dont vous me parlez. Vous l'appelez
pusillanime, mais s'il vous seconde ainsi et est prêta vous
seconder en tout, il n'est plus pusillanime. D'ailleurs, je
ne sais rien. Le principal, c'est qu'il soit bon et généreux.
Si, de plus, il est vraiment bon et généreux, il est possi-
ble que ce soit vous qui vous trouviez inférieure à lui,
et non pas lui inférieur à vous. D'ailleurs, vous écrivez
que vous ne l'aimez pas, et c'est /oo/. Il ne faut gâcher sa
vie pour aucun but. Si vous n'aimez pas, ne vous mariez
pas. Si vous voulez, écrivez-moi encore. Celte dame (il faut
garder le secret de son nom; d'ailleurs, à la rigueur, vous
pouvez le dire à votre père) vous viendra aussi en aide.
Pardonnez-moisi vous trouvez que ma lettre ne correspond
pas à ce que vous attendiez, mais vous m'avez posé trop
de questions et il n'a pas été facile d'y répondre.
Vôtre entièrement.
Th. Dostoïevski.
A. A. Th...
Saint-Pétersbourg, 16 avril 1877,
Très honorée A. Th...,
J'étais malade et occupé tout le mois, mais quoique je
sois encore bien occupé, de sorte qu'il m'est impossible
de répondre aux lettres, je ne puis pas me refuser le plai-
sir très cordial de vous écrire deux mots au moins en
réponse à votre lettre du 15 mars (quoique vous ne deman-
diez pas de réponse). Je voulais vous dire seulement que
j'ai appris dix fois plus de votre seconde lettre que de la
29
450 CORKBHPONDANCE DE DOflTOlEVtfKI
première, et que j'ai l'irrésistible désir de vous exprimer
mon profond respect. Ce que voue dites de votre père(qui,
quoique malgré lui, est la cause de votre situation péni-
ble), qu'il uVîst pas instruit, mais qu'il est bien meilleur
que bien des gens instruits, que vous l'aimez et que voue
craignez de lui faire de la peine, tout cela peint votre belle
âme. Ne vous étonnez donc pas après cela, si votre fiancé
(que vous n'aimez pas) tient à vous. Votre décision d'atten-
dre six mois est admirable. D'ici là il passera beaucoup
d'eau sous le pont, et puis à la grâce de Dieu. Quant à
moi, en tout cas. je ferai tout ce que je pourrai pour voue
être utile. .\ la mi-raài je quitterai Saint-Pétersbourg , maie
vers la lin d'août, je serai de retour (de plus j'y passerai
une dizaine de jours à la fin de juin). En tout cas, avant
six mois, je serai h Saint-Pétersbourg.
Veuillez agréer mon profond respect,
Th. Dostoïevski.
A.O-A. Anlipov.
21 avril 1877.
Très honorée Olga Athanasievna,
Me suis-je trompé ou non en écrivant votre prénom et
votre dénomination patronymique? C'était trop long de
chercher votre ancienneadresse pour m'en informer, sur-
tout qu'en ce moment le temps me fait complètement
défaut. Si je me trompe, excusez-moi.
Je regrette beaucoup l'échec à l'examen de géographie,
mais ce sont de telles bagatelles, qu'il ne faudrait nulle-
ment les exagérer. Vous m'av^ez écrit une lettre tout à
fait désespérée. En réalité, il ne s'est rien passé que de
bon, car vous avez réussi aux examens des deux matières
les plus difficiles. Quant à la géographie, laissez cela jus-
qu'à l'automne et voilà tout. Pourquoi ces larmes et ce
désespoir ? Je vois que vous vous tourmentez et que vous
avez détraqué vos nerfs, comme il n'est pas permis de le
faire. Oui, il me semble que toute votre famille est
dérangée et inquiétée par vous. C'est très bien, que vous
aimiez tant vos parents, cela m'a beaucoup touché et me
force à vous respecter beaucoup; mais il n'est pas permis
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 451
et il est impardonnable d'être aussi impatiente, de se tant
hâter, et de s'écrier, dans votre si jeune âge : « Je ne
deviendrai rien de bon.» Vous n'êtes qu'une enfant, vous
n'êtes pas encore arrivée à l'âge où l'on a le droit de
s'écrier ainsi. Au contraire, avec votre persévérance, vous
deviendrez sûrement quelque cliose de bien. Restez seule-
ment bonne et généreuse. Vous avez besoin de repos, il
faut vous soigner, c'est pourquoi il faut que vous vous
reposiez absolument quelque part en été (à la campagne,
peut-être). Vous parlez des enfants, vous voudriez vous eu
occuper ; pour<juoi ne vous en occuperiez-vous pas à pré-
sent ? et si ce n'est pas possible à présent, vous avez
encore le temps ; ne vous tracassez donc pas, la vie est
longue ; et quand les choses se seront arrangées, vous
direz que la vie est belle.
Le prêtre qui vous a fait passer votre examen de reli-
gion est certainement un brave homme, mais à sa place
je vous aurais dit que vous ne méritiez pas une bonne
note. C'est parce que dans votre lettre vous citez un texte
de l'évangile sur « ceux auxquels on ôtera ». Mais vous
comprenez cet admirable passage de l'évangile tout au
rebours. C'est honteux. D'ailleurs, ce n'est pas grave.
Vous avez, je crois, du sentiment et un cœur ardent, mal-
gré que vous soyez capricieuse et gâtée. (Vous ne m'en
voulez pas ?) Ne vous fâchez pas, donnez-moi votre main
et calmez-vous. Mon Dieu 1 Qui donc n'a pas éprouvé des
mécomptes? Et puis, que vaudrait la vie qui coulerait trop
doucement? Un peu plus de courage et de la conscience
de soi, — voilà ce qu'il vous faut. Et surtout une bonne
santé. Calmez vos nerfs et soyez heureuse. Voilà le désir
sincère de votre
Th. Dostoïevski.
A Georges Alexandrovitch Muller.
Pétersbourg, 21 septembre 1877.
Très honoré Georges Alexandrovitch,
Je suis allé dans le gouvernement de Koursk et je viens
de recevoir votre lettre seulement à présent. Voilà pour-
quoi je vous prie d'excuser ma réponse tardive. Avant tout
je vous remercie pour votresouhait de bienvenue, trop flal-
452 CORRB8PONDANCE DB DOSTOYEVSKI
leur pour moi. Mais j'apprécie beaucoup plue une décla-
ration comme la vôtre, que toutes les louanges littéraires.
Dans votre douce et cordiale parole, vous avez exprimé
beaucoup plus que je ne mérite, et si mes quelques lignes
de réponse sont jugées dignes par vous d'être remises à
vos enfants en souvenir et pour être conservées, moi, À
mon tour, je conserverai votre lettre pour être remise à
mes enfants, en môme temps que d'autres, qui sont aussi
flatteuses et aussi précieuses pour moi, et qui me viennent
de mes lecteurs, qui m'en ont jugé digne pendant ma car-
rière littéraire.
Encore une fois je vous remercie et je vous serre chaleu-
reusement la main.
Avec mon profond respect.
Th. Dostoïevski.
A. Af"* L.-A. N..., Ancienne inttitutrice en province.
n décembre 1877.
Très honorée Madame,
Pardonnez-moi d'ôtre resté si longtemps sans répondre
à votre si chère, si bonne, si flatteuse lettre, qui m'est au
plus haut degré précieuse. Je ne m'excuserai pas, car il
faudrait dire ici trop de choses: dans ces deux années ma
santé est tellement ébranlée et je mène une existence tel-
lement anormale que, vraiment, je ne saurais par où com-
mencer, si j'avais pensé à m'excuser. Mais voilà encore une
circonstance : figurez-vous que je ne sais pas du tout, si
je vous ai répondu ou non à votre (unique) lettre du 13 oc-
tobre. Je commence à douter de vous avoir répondu, de
vous avoir écrit, mais d'avoir oublié de le marquer sur
mon agenda.
Vous pouvez conclure de là quelle affreuse mémoire je
possède (à cause de mes accès d'épilepsie). J'oublie même
les visages des personnes avec lesquelles je viens de faire
connaissance, et si je les rencontre ensuite, je ne les recon-
nais pas et ainsi (le croiriez-vous?) je me crée des ennemis.
Je serai très content, si vous m'informez que ma lettre
vous est parvenue, et si vous dissipez mes doutes à ce sujet:
si je vous ai écrit ou non ?
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 453
Je VOUS dirai seulement ceci : malgré que dans ces deux
années je sois fatigué avec le Journal, et c'est à cause de
cela que je veux me reposer, ce Journal m'a procuré bien
des moments heureux, par cela que j'ai appris que la
société sympathise à mon activité. J'ai reçu des centaines
de lettres de tous les endroits de la Russie, et j'ai appris
beaucoup de choses que je ne connaissais pas avant. Aupa-
ravant je ne pouvais pas supposer qu'un si grand nombre
de personnes pût s'intéressera ce que je crois. Dans toutes
ces lettres, on m'a loué surtout pour ma franchise et ma
droiture. N'est-ce pas la preuve que cela fait de plus en
plus défaut dans notre littérature, si l'on m'a compris si
rapidement et si chaleureusement? Gela veut dire que tous
ont soif de sincérité et de droiture et en trouvent trop peu.
Mais cette soif est significative et capable de faire ger-
mer dans le cœur les plus heureuses impressions.
Je vous salue profondément, je serre votre main en toute
sincérité.
Votre dévoué et reconnaissant
Théodore Dostoïevski.
Л N.-L. Ozimidov.
Pétersbourg, février 1878
Très bon et très cher Nicolas Loukitch,
1* Pardonnez-moi d'avoir tant tardé à vous répondre; la
cause en est la maladie et divers ennuis.
2» Que puis-je vous répondre ; quelle réponse donner à
votre question vitale et éternelle ? Et peut-on exposer cette
affaire en deux lignes? Si nous causions ensemble plusieurs
heures, ce serait autre chose, et même alors, peut-être n'en
sortirait-il rien. Les mécréants se convertissent bien diffi-
cilement par les paroles et les raisonnements. Ne vaudrait-il
pas mieux pour nous lire attentivement tous les épîtres de
l'âpôtre Paul ? Il est dit beaucoup sur la foi et on ne peut
mieux dire. Ce serait bien aussi pour vous de lire toute la
Bible. Ce livre fait une impression extraordinaire en son
entier : vous en tirez la conclusion qu'il n'existe pas un
4ji CORRBiiPONDANCE DB DOSTOÏEVSKI
autre livre pareil dans rhumanilé et qu'il n'en peut être.
C'est l'impression produite, que vous croyiez ou non.
Il n'y peut être aucune allusion. Je ne vous dirai qu'un
mot : chaque organisme est sur la terre pour vivre et non
pour se détruire. La science l'a déjà déûni ainsi et ses loie
sont déjà assez exactes pour /'tablir cet axiome. L'humanité
en son entier n'est sans doute qu'un organisme. Cet orga-
nisme a ses lois d'existence, et c'est la raison humaine qui
les cherche.
Maintenant, imaginez qu'il n'y ait ni Dieu ni l'immorta-
lité de l'âme (l'immortalité de l'Ame et Dieu c'est la même
chose, c'est toujours la môme idée). Alors dites-moi pour-
quoi il me faut vivre bien, agir bien, si après la vie
terrestre il n'y a plus rien ? Sans l'immortalité, mon seul
but est d'atteindre mon terme et que le reste brûle I Si
c'est ainsi (si je crois en mon habileté et en mon esprit
pour ne pas tomber sous la loi), pourquoi ne pas tuer son
prochain, le piller, le voler, ou plus simplement, pourquoi
ne pas vivre des autres, en ne pensant qu'à son propre
ventre ? Si je meurs, tout mourra et rien ne restera 1
Ainsi seul l'organisme humanité ne tomberait pas soue
l'axiome général; il ne vivrait que pour se détruire au lieu
de vivre pour se conserver et s'accroître. Quelle société
sera-ce si tous ses membres sont les ennemis les uns des
autres? Ce sera un tohu-bohu inimaginable. Ajoutez encore
mon moi qui a conscience du tout. Si ce moi a la conscience
du tout, c'est-à-dire de tout l'univers, alors ce moi est
inférieur à tout cela. Il se met à part de tout cela, au-
dessus de tout cela, le juge et le connaît. Mais dans ce
cas, ce moi non seulement ne se soumet pas à l'axiome
terrestre, à la loi de la terre, il est supérieur à sa loi-
Où donc est cette loi ? Pas sur la terre où tout est limité
et meurt sans traces ni résurrection. N'y a-t-il pas ici allu-
sion à l'immortalité de l'âme ? Si cette allusion n'était pas,
vous-même, Nicolas Loukitch, en seriez-vous inquiet,
auriez-vous écrit les lettres, chercheriez-vous ? Alors vous
ne pouvez vous arranger avec votre moi. Il ne se contente
pas de l'ordre terrestre ; il cherche autre chose de plus que
la terre à quoi il appartient aussi.
D'ailleurs on aura beau écrire, rien n'en sortira.
Je vous serre fortement la main et vous dis adieu.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 455
N'abandonnez pas votre inquiétude. Cherchez, peut-être
trouverez-vous.
Votre serviteur et ami sincère,
Th. Dostoïevski.
A M^^ L.-A. N...
Saint-Pétersbourg, 28 février 1878,
Très honorée madame Lubov Alexandrovna,
En examinant les lettres auxquelles je n'avais pas répondu
par maladie et défaut du temps, je suis tombé sur votre
seconde lettre, du 7 janvier.
Je vois, d'après cette lettre, que vous n'avez pas reçu de
réponse à votre première lettre,et cependant je vous avais
répondu ; il me semble que j'avais mis une des adresses
que vous aviez indiquées, celle de N.-N. Beketov (n'est-ce
pas ? l'avez-vous reçue ?). Ou bien je n'ai tait que me
proposer de vous répondre, mais par manque de temps et
à cause de ma volumineuse correspondance je l'avais remis
à plus tard, ensuite je suis tombé malade, j'ai oublié et vous
n'avez reçu aucune réponse de ma part ? Tout cela a pu
arriver, car j'ai la mémoire la plus détraquée du monde
(par l'épilepsie). Je confonds souvent les intentions avec
l'exécution, et il y a souvent des personnes qui se fâchent
avec moi.
En tout cas, quoiqu'il soit possible que je vous aie
répondu et adressé une lettre (ceci, je crois, est certain),
par acquit de conscience, je vais vous répondre encore
quelques lignes.
J'ai lu vos deux lettres avec un sentiment sincère. • ous
m'avez intéressé, et il m'a été agréable d'apprendre à vous
connaître. Je vous assure, Lubov Alexandrovna, que pas
un instant je n'ai mis en doute le sens des expressions
de votre première lettre, ce qui, je crois, vous inquiète
(2» lettre). Si jamais nous nous rencontrons, ce sera encore
mieux. Quant aux lettres, je suis bien ennuyeux à ce pro-
pos : je ne sais pas écrire les lettres et je crains de le
faire. J'écris avec ardeur, j'écris beaucoup (cela arrive
quelquefois), et soudain, quelque petit trait et toute la
lettre est comprise au rebours. Eh bien, si réellement il y
456 COnnESPONOANCB DE DOSTOlEVHKI
a une idée qiio l'on ne saurait partager ? Traîner une
correspondance à propos de quelque idée, — deut ou Iroie
ans? Quelle admirable occupation I Je ne crains pas d'en-
trer avec vous en correspondance, car votre intelligence
se manifeste dans vos lettres ; on peut causer avec vous,
vous comprendrez et vous ne vous fâcherez pas. Mais der-
nièrement une dame s'était offensée beaucoup, quand (ne
la connaissant pas du tout) j'ai refusé d'entamer la corres-
pondance qu'elle m'avait proposée. Croyez-vous donc que
je soie de ceux qui sauvent les cœurs, qui délivrent les
âmes et qui chassent la douleur ! Beaucoup de personnes
me l'écrivent, mais J6 suis sûr que je suis bien plus capa<
ble d'inspirer le désenchantement et le dégoût. Je ne suis
guère habile à bercer, quoique je m'en soisohargé quelque-
fois. Mais beaucoup de créatures ne d^mninItMit qu'à être
.bercées.
Je ne me rappelle pas ce que je vous ai répondu à votre
première lettre. En tout cas permettez-moi de vous serrer
la main cordialement et amicalement, de vous remercier
<le vos bons sentiments et d'espérer que ce sentiment ne
se transformera pas de sitôt en inimitié.
Au revoir, que la destinée vous soit douce 1
Votre
Théodore Dostoïevski.
A Vladimir Vassiliévilch Mikhaïlov.
Saint-Pétersbourg, 16 mars 1878.
Très estimé VladimirVassiliévitch,
Cher correspondant,
Votre charmante, intelligente et sympathique lettre a
été reçue le 19 novembre de l'année dernière, et mainte-
nant nous avons le 16 mars 1878. Et ce n'est qu'à présent
que j'ai pu vous répondre, — pouvez-vous pardonner
cela ? Il est vrai que dans le Journal de décembre, qui^
paru en janvier, il y avait quelques mots, mais cela ne
modifie pas beaucoup les choses. Je ne me disculpe pas,
mais je donnerai deux raisons. Ma santé trop dérangée
jusqu'au moment même du dernier numéro. J'avais décidé
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 457
alors de ne répondre à personne jusqu'à la publication du
dernier numéro. Et puis ensuite, presque jusqu'à présent,
encore plus malade, l'épilepsie et les humeurs noires.
La seconde raison, c'est mon dégoût terrible, invincible,
inimaginable, d'écrire des lettres. J'aime beaucoup recevoir
des lettres, mais je considère comme presque impossible
et môme stupide d'écrire des lettres raoi-môme ; on écrit
souvent certaine lettre et l'on reçoit des avis ou des réfu-
tations à propos d'idées, soi-disant que l'on avait expri-
mées, et auxquelles on n'avait jamais songé. Et si je vais
en enfer, je serai certainement condamné pour mes péchés
à écrire une dizaine de lettres par jour, pas moins. Voilà
la seconde raison, croyez-moi.
Votre lettre a produit sur moi une impression très char-
mante et très agréable. Je reçois beaucoup de lettres aima-
bles, mais peu de tels correspondants que vous. On sent
que vous êtes un des noires, et maintenant, la vie passe;
et cependant, l'on voudrait encore vivre et agir, mainte-
nant la rencontre avec un des noires me donne de la joie
et soutient mon espérance. Il y a donc des hommes en
Russie, et ils sont nombreux, et ils sont la force vitale; ils
la sauveront pouvu qu'ils se réunissent. Voilà pourquoi,
pour nous réunir, je vous réponds et je vous serre la main
de tout mon cœur.
J'ai lu votre lettre tout entière trois fois,et(excusez-moi)
je l'ai lue encore à quelqu'un et je la lirai encore à quel-
qu'un autre. Je voudrais répandre votre manière de juger
les choses et commenter votre esprit russe (véritable) à
quelques-uns par ici. (N. B. — Je l'ai lue, entre autres, à
Apollon Nicolaïevitch Maïkov, le poète. lia été ravi et il a
même emporté votre lettre pour quelque temps. Je partage
beaucoup les idées de cet homme.)
Je ne parlerai pas des détails de votre lettre. On pour-
rait écrire beaucoup de choses sur ce qui se passe ici, mais
je ne sais pas écrire brièvement, et puis tout simplement
je ne sais pas écrire les lettres. Mais si vous demandez
quelque chose, c'est à-dire si vous voulez précisément une
réponse à propos de quelque chose, je vous répondrai, je
vous le promets. Et maintenant, il s'agit d'une chose: vous
m'écririez volontiers, comme vous l'avez dit dans votre lettre.
Je l'apprécie beaucoup et je comple sur vous. Ce qui m'a
458 CORRSePONDANCB DB DOBTOIeVBKI
bien intéressé dans votre lettre, entre autres, c'est que
vou» aimez les enfants, vous avez beaucoup vécu avec eux
et vous êtes souvent ave<- eux. Eh bien, voilà ce que j'ai
à vous demander, cher Vladimir Vasttiliévitch : j'ai l'idée
d'un grand roman, et je le commencerai bientôt, daoa
lequel, oiilte autre!*, des enfanta figureront; de jeunes
enfants, de sept h (|iiinze ans, par exemple. Il y aura beau-
coup d'enfants. Je les étudie et je les ai étudiés toute ma
vie, et je les nimo beaucoup et j'en ai à moi. Mais lee
observations d'un homme tel que vous me seront précieueea
(je m'en rends compte). Ainsi, écrivez-moi sur les enfaots
tout ce que vous savez; aussi sur les enfants de Saint-
Pétersbourg, qui vous appelaient « mon petit oncle », sur
les enfants d'Elisavetgrad, et tout ce que voas savez. (Les
accidents, les réponses, les mots et petits mots, les rap-
ports avec la famille, la foi, la malice el l'innfw.ence ; la
nature et le maître, le latin, etc., etc. — bref, tout ce que
vous savez.) Vous me serez très utile, je vous en serai très
rec<innaissanl et j'attendrai avidement. Je serai sûrement
à Saint-Pétersbourg jusqu'au 15 mai, après cela je serai
probablement (avec mes enfants) à Starala Roussa, Jus-
qu'au 15 mai l'adresse est la môme.
Je vous envoie ma photographie et je vous prie encore
une fois de m'excuser. Malgré que j'aie été peu poli avec
vous, je vous aime.
Et maintenant, au revoir. Croyez à ma sincérité cordiale
et à mon très profond respect. Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
An général-aide de camp Th.-Th. Radetzky.
Pétersbourg, 16 avril 1878.
Mon général, cher à tous les Russes, et mon vieux cama-
rade inoubliable, Théodore Théodorovitch,
Il est possible que vous ne vous souveniez pas de moi,
votre vieux camarade à l'École Supérieure des Ingénieurs.
Vous étiez dans la seconde classe, celle des conducteurs,
quand je passai mon examen pour entrer dans la troisième;
mais je me souviens de vous quand vous étiez sous-offi-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 459
cier à dragonne d'argent, comme s'il n'y avait pas trente-
cinq ans de cela. Quand l'année dernière commencèrent
vos exploits, qui firent enfin connaître votre nom à la
Russie entière, nous ici, vos anciens camarades (certains,
comme moi, avaient quitté depuis longtemps le service
militaire), nous suivions votre œuvre, comme quelque
chose qui nous tenait au cœur, qui nous concernait non
seulement en qualité de Russes, mais aussi personnelle-
ment. Quand nous nous sommes trouvés cet hiver avec
cet estimable Alexandre Ivanovitch, et quand nous avons
parlé de la guerre, nous nous sommes souvenus avec trans-
port de vous et de vos victoires. Quand Alexandre Ivano-
vitch a su que j'avais formé le projet de vous écrire, il a
insisté chaleureusement afin que je n'abandonne pas mon
intention. Et il se trouve que vous vous souvenez aussi
de nous, vous si cher à tous les Russes. Je vous en remer-
cie infiniment. Ici nous tremblons de crainte sur l'issue
de la guerre, nous tremblons devant notre « européisme ».
Nous n'avons d'espoir qu'en l'Empereur, et qu'en de tels
que vous. Que Dieu vous donne le meilleur et le plus
grand succès! Moi, de mon côté, je vous envoie mes arden-
tes salutations russes, et mon profond respect Nous voici
à Pâques 1 Christ est ressuscité ! Et que la grande race
slave qui est travaillée et chargée ressuscite à la vie par
lesefTorls de ceux qui, comme vous, accomplissent la grande
œuvre russe et universelle.
Et en môme temps, que notre européisme russe rentre
dans la voie du Christ orthodoxe, dans la voie nouvelle et
himineuse. 11 est indiscutable que la meilleure part de la
Russie est en ce moment, avec vous, au delà des Balkans.
Si elle revient couverte de gloire, elle apportera de l'Orient
une lumière nouvelle. Ainsi, beaucoup le croient et l'es-
pèrent.
Recevez, très estimable Théodore Théodorovitch, mes
bons souhaits et mes salutations profondes, comme
l'expression cordiale et sincère des sentiments d'un vieux
camarade et d'un Russe reconnaissant. Votre humble ser-
viteur,
Théodore Dostoïevski.
4вО CORRESPONDANCE DB DOBTOÏkvski
Aax étudiants de Moicoa.
Saint-Pétersbourg, 18 avril 1878.
Très honorés Messieurs les Étudiants qui m'avez écrit.
Pardonnez-moi d'être resté si longtemps sans vous répon-
dre; outre mon indisposition réelle, il y a encore eu des
circonstances qui m'ont mis en retard. Je voulais voue
rôfюndre par les journaux, publiquement; naais il s'est
trouvé soudain que cela était impossible, par suite de cir-
constances qui ne dépendaient pas de moi^ ou bieo au
moins, impossible de répondre avec la plénitude voulue.
Secondement, quanta vous répondre par lettre, je me suis
demandé ce que je pourrais vous répondre ? Vos questions
comprennent tout, absolument toute la vie intérieure con-
temporaine do la Russie; ainsi, il faudrait écrire tout un
livre, n'est-ce pas — une profession de foi?
Je me suis enfin décidé d'écrire cette petite lettre, au
risque de vous paraître au plus haut point incompréhen-
sible, et cela me serait très désagréable .
Vous m'écrivez:* II nous est le plus nécessaire de résou-
dre la question : combien sommes-nous coupables nous-
mêmes, nous autres étudiants, quelles déductions peuvent
être tirées de cet événement par la société et par nous-
mêmes * ? »
Ensuite, très finement et très exactement vous avez
observé les traits essentiels de l'attitude de la presse russe
contemporaine envers la jeunesse :
Dans notre presse règne manifestement* un ton d'excuse
(envers vous) indulgente qui prévient. » C'est très exact :
il prévient justement, il est préparé d'avance, en tout
cas, d'après un certain patron qui est au plus haut point
devenu administratif et usé.
Et plus loin, vous écrivez : « Évidemment, nous n'avons
rien à attendre de ces hommes qui n'attendent rien de
nous et se détournent, ayant prononcé leur jugement irré-
vocable sur les « peuples sauvages >.
C'est tout à fait exact, on se détourne précisément, et
1. Il s'agit d'une bagarre qui avait eu lieu entre les étudiants et les
bouchers du marché Okhotni.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 461
(au moins pour la majorité) ils ne s'intéressent pas du
tout à vous. Mais il y a des gens, et ils sont assez nom-
breux, dans la presse et dans la société, qui sont anéan-
tis par l'idée que la jeunesse s'est écartée du peuple (sur-
tout ceci avant tout) et ensuite, c'est-à-dire à présent, de la
société. Car il en est ainsi. Elle vit rêveuse et abstraite,
suivant les enseignements des étrangers, ne veut rien
savoir concernant la Russie, et cherche à l'instruire elle-
môme. Et enfin, maintenant, indiscutablement^ elle est
tombée entre les mains d'un parti dirigeant de politique
tout à fait extérieure, qui ne s'intéresse nullement à la jeu-
nesse, et qui s'en sert comme d'une matière et d'un trou-
peau de Panurge, pour ses buts extérieurs et particuliers.
Ne songez pas à le nier, messieurs; c'est ainsi.
Vous demandez, messieurs : « Combien nous-mêmes
sommes-nous coupables? » Voici une réponse :à mon avis,
vous n'êtes coupables en rien. Vous n'êtes que les eufa nls
de cette même société que vous abandonnez à présent et
qui est « mensonge de tous les côtés ». Mais, en s'arra-
chant à elle et en l'abandonnant, notre étudiant ne va pas
au peuple, mais quelque part à l'étranger, dans « l'euro-
péisme », dans le règne abstrait de l'homme universel qui
n'a jamais existé ; et de cette façon, il rompt avec le peu-
ple, le méprise et le méconnaît, comme un véritable fils
de la société dont il vient de s'arracher. Et cependant,
c'est dans le peuple que se trouve notre salut (mais c'est
un sujet trop long)... Mais la rupture avec le peuple ne
peut être sévèrement reprochée à la jeunesse. Comment
aurait-elle pu avant d'avoir vécu se rapprocher du peuple,
par suite de ses médilalions ?
Et cependant, le pire est ceci: le peuple a déjà aperçu et
remarqué sa rupture avec la jeunesse intelligente russe et,
pis encore, il appelle du nom d'étudiants les jeunes gens
qu'il veut mettre à l'index. 11 lésa mis à l'index depuis long-
temps, depuis 1860 ; ensuite, cette propagande dans le
/jeu/)Ze a inspiré au peuple du dégoût:* Des jeunes mes-
sieurs ! » dit le peuple (je connais ce nom, je vous garantis
qu'il les appelle ainsi). Et cependant, en réalité, il y a une
erreur du peuple ; car il n'y a jamais eu chez nous, dans
notre vie russe, une pareille époque, où la jeunesse serait
dans sa grande majorité comme en ce moment, plus
462 COHHESPÛNDANCE DE DOSTOÏEVSKI
sincèrn, plus piirft de cœur, plua altérôe de la vt-nli;, plus
heureuse do sacrifier tout, la vie même, pour la v/srité et la
parole de la vériUS (comme si elle pressentait que la Russie
se tient t'i un point final, et se balance au-dessus del'ablm
C'est rôellernenl le grand espoir de la Hus^ie ! Je le
déjà depuis longtemps, et je l'écris depuis longtemps. El
soudain, qu'arrivc-t-il ? Cette parole do vérité dont est
altérée la jeunesse, elle la cherche Dieu sait où, dans des
endroits extraordinaires, mais non pas dans le peuple, dans
la Terre (et elle s'accorde encore une fois avec la société
pourrie de Russes européens qui l'a oaise au monde).
Alors, à la fin, à une époque déterminée, ni la jeunesse, ni
la société ne connaissent plus le peuple. Au lieu de vivre
de sa vie, les jeunes gens, ne le connaiseant pas, et dédai-
gnant au contraire profondément ses bases, telle que la
foi, s'en vont vers le peuple — non pour n'y instruire,
mais pour l'enseigner, l'enseigner avec hauteur, avec mé-
pris, — amusement purement aristocratique, jeu de sei-
gneur ! « Ces jeunes messieurs », dit le peuple, et il a
raison. C'est étrange : partout et toujours, dans tout l'uni-
vers, les démocrates tiennent pour le peuple ; chez nous
seuls, notre démocratisme intellectuel russe s'unit aux
aristocrates contre le peuple : ils vont au peuple,* pour lui
faire du bien y et méprisent ses coutumes et ses bases. Le
mépris ne conduit pas à l'amour !
L'hiver dernier, pendant noire afTaire de Kazan, — il s'agit
d'une grande manifestation politique quia eu lieu devant la
cathédralede Notre-Dame de Kazan à St-Pétersbourg, — une
foule de jeunes gens fait du scandale dans un temple popu-
laire ; ils fument des cigarettes, et provoquent un tumulte.
« Écoutez, aurais-je dit à ces gens de Kazan (et je l'ai dit à
quelques-uns en face), vous ne croyez pasen Dieu, c'est votre
affaire, mais pourquoi insultez-vous le peuple, en outrageant
son temple?» Et le peuple les a appelés encore une fois des
jeunes messieurs », pire encore, il les a désignés sous le
nom « d'étudiants », malgré qu'il s'y trouvât beaucoup
d'Israélites quelconques et d'Arménien s (la démonstration,
comme il a été prouvé, était politique, extérieure). Ainsi,
après l'affaire de Zassoulitch, le peuple a de nouveau appelé
« étudiants »ces porteurs de revolversdans la rue. C'est mai,
quoiqu'il soit hors de doute qu'il s'y trouvait aussi des étu-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 463
diants. C'est mal, que le peuple les remarque, que la haine et
la discorde paraissent. Et voilà que vous-raôraes, messieurs,
vous appelez « bouchers » le peuple de MosCou,d' accord avec
toute la presse intellectuelle. Qu'est-ce que c'est donc ? Les
bouchers ne seraient-ils pas du peuple ? C'est le peuple, le
vrai peuple, Minine aussi était boucher. L'indignation ne
s'éveille que de la façon dont le peuple se manifeste. Maie
savez-vous. messieurs, si le peuple est offensé, il se mani-
feste toujours ainsi. Il est mal élevé, il est moujick. C'était
à proprement dire la résolution d'un malentendu, mais
déjà ancien et qui s'était formé entre le peuple et la
société (ce que l'on n'avait pas remarqué), ou plutôt avec
sa partie la plus ardente et la plus prompte à prendre une
décision : la jeunesse. L'affaire n'a pas été bien belle, et
loin d'être régulière autant qu'il le faudrait, car on ne sau-
rait rien prouver à coups de poing. Mais il en a été ainsi
toujours et partout, dans tout l'univers, chez le peuple.
Dans les meetings le peuple anglais met souvent en
action ses poings contre ses adversaires, et pendant la
révolution française, le peuple hurlait de joie et dansait
devant la guillotine, pendant qu'elle était en marche. Tout
cela est dégoûtant, bien entendu. Mais le fait est que le
peuple (le peuple, et non les bouchers seuls, inutile de se
consoler par l'un ou l'autre mot) s'est révolté contre la jeu-
nesse, et a déjà marqué les étudiants: d'un autre côté, il
est malheureux (et significatif) que la presse, la société et
la jeunesse se réunissent pour méconnaître le peuple :
c'est de la tourbe — ce n'est pas le peuple.
Messieurs, si dans mes paroles il se trouve quelque chose
qui soit en désaccord avec vous, vous ferez mieux de ne
pas vous fâcher. Il y a assez de tristesse comme ça. Dans
la société pourrie, le mensonge règne de tous les côtés. Elle
ne peut se soutenir elle-même. Il n'y a que le peuple de
fort et de puissant, mais depuis deux ans le désaccord avec
le peuple est immense. Nos sentimentalistes, quand ils ont
délivré le peuple du servage, croyaient avec attendrisse-
ment qu'il commencerait à entrer aussitôt dans leur men-
songe européen, dans l'instruction, comme ils disaient.
Mais le peuple s'est montré indépendant, et, surtout,
commence à avoir conscience du mensonge des couches
supérieures de la vie russe. Les événements des deux der-
464 COnilESFONOANCE ПЕ DOêTOÏEVSKI
nières années l'ont bien éclairé et bien fortifié. Maie outre
ses ennemis, il distingue aussi ses amis. Des faits triste»,
douloureux, s«^ sont produits: la jeunesse», sincère, très hon-
nête, qui désire la vérité, avait cherché à aller dans le
peuple, pour soulager ses misères. Eh bien ? le peuple la
chasse, et ne reconnaît pas ces honnêtes efforts. Car cette
jeunesse prend le peuple pour ce <|u'il n'est pas ; elle
hait, elle méprise ses principes fondamentaux, et lui porte
des remèdes, qui lui paraissent sauvages et stupides.
Ici, à Pctersbourg, nous avons Dieu sait quoi. Parmi la
jeunesse on prêche le revolver et on est persuadé que le
gouvernement la craint. Quant au peuple, elle le méprise
toujours, ne tient pas compte de lui, et ne remarque pas
que le peuple, au moins, ne la craint pas, et ne perdra
jamais la tête. Mais alors, si d'autres rencontres se produi-
sent ? Nous vivons à une époque douloureuse, .Messieurs ".
Messieurs, je vous ai écrit ce qae je pouvais. Je réponds
au moins directement, sinon complètement à votre ques-
tion : à mon avis, les étudiants n'étaient pas coupables; au
contraire, jamais la jeunesse n'a été plus sincère et plus
honnête (ce qui n'est pas un fait négligeable, mais un fait
admirable, grandiose, historique). Mais le malheur est que
la jeunesse porte le mensonge des deux siècles de notre his-
toire. £'//en'es< donc pas capable d'étudier la question com-
plètement, et il est impossible de l'accuser, d'autant plus
qu'elle s'est trouvée en cette affaire partisan intéressé (et
offensé). Mais quoiqu'elle ne soit pas capable, béni soit
celui-là, bénis soient ceux-là qui réussiraient dès à présent
à trouver la bonne voie 1 La rupture avec le milieu doit
être beaucoup plus forte que serait, par exemple, la rupture
de la société future avec la société actuelle, selon l'ensei-
gnement socialiste. Bien plus forte ! car, pour aller dans le
peuple et rester avec lui, il faut avant ioui perdre Г habitude
de le mépriser, et ceci est presque impossible aux couches
supérieures de notre société, dans ses rapports avec le peu-
ple. Secondement, il faut, par exemple, croire en Dieu, et
ceci est définitivement impossible à notre européisme
(quoique, en Europe, on croie en Dieu).
Je vous salue, messieurs, et, si vous permettez, je vous
serre la main. Si vous voulez me faire un grand plaisir,
pour l'amour de Dieu, ne me considérez pas comme un
CORREàPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 465
professeur et un prédicateur hautain. Vous m'avez de-
mandé de dire la vérité en mon âme et conscience ; et j'ai
dit la vérité, comme je pense et comme je suis capable de
penser. Car personne ne saurait faire plus que ses forces
et ses capacités ne lui permettent.
Votre entièrement
Théodore Dostoïevski.
Л Madame N. N'"
8 mai 1878.
Très estimée N. N...,
Je vous remercie pour les livres, mais je vous renvoie le
livre de Flerovsky. C'est que dans huit jours au plus je quitte
Saint-Pétersbourg ; et maintenant je suis occupé du matin
jusqu'à la nuit et la nuit de tout ce que j'ai à terminer avant
mon départ. Pendant la journée, pour toute la semaine,
mes heures sont prises par toutes sortes de courses ; je
ne pourrai donc pas lire ici à Pétersbourg, et je n'essaie-
rai pas de le faire ; il est donc nécessaire que je vous rende
Flerovsky, car vous tenez à ce livre. Quant à Taine, je
l'emporte avec moi jusqu'en septembre. Mais si ce livre
vous est nécessaire, prévenez-moi et je vous le rendrai avant
mon départ. D'ailleurs, j'irai sûrement moi-même vous
faire mes adieux. Ainsi, je vous remercie pour vos livres.
Quant au technologue, il y a quelque friponnerie là-des-
sous. Ce monsieur est venu chez moi un de ces jours (pour
la première fois de sa vie). Son nom est N... (Il s'est nommé
ainsi.) Il m'a dit la môme chose qu'à vous (à propos des
marchands; il m'a également assuré qu'il n'avait pas mangé
depuis vingt-quatre heures), il m'a aussi montré ses vête-
ments. Il m'a demandé de quoi acheter du pain. Je lui ai
donné trois roubles, et je le regrette presque, à présent ;
je vois clairement que c'est un chevalier d'industrie. C'est
parce que je ne vous l'ai jamais envoyé, je ne lui ai pas
dit un mot de vous, je n'ai pas prononcé votre nom (et je
n'ai même pas eu l'idée de vous l'envoyer !) Et voilà qu'il
dit tant de mensonges. 11 est clair qu'il a su, par quelqu'un
et quelque part, que je vous connaissais, et il a profité de
mon nom pour se recommander à vous, pour profiter de
vous. (Quelques-uns ont prafité autrefois de mon nom, se
30
466 CORRESPONDANCE DE D08TOiBV8kl
préeentant comme si je les arais envoyée et m'ont bien
compromis par \h, dans les rédactions, par exemple.) Ainsi
c'est un fripon déclaré. Je vous prie de ne pas le re<ieToir.
Je vous certifie encore une fois, et je vous donne ma parole
que je ne vous l'ai pas envoyé, et que je n'ai pas fait men>
lion de vous dans ma conversation avec lui, ni directement,
ni par allusion.
Qu'il soit technologue, cela peut être. Qu'il est fripon,
c'est indiscutable. Ne serait-ce pas un espion ?
Et maintenant, au revoir. Je vous remercie et je tous
serre la main. Votre,
Th. Dostoïevski.
Si Taine vous est bien nécessaire,écrivez un mot, je vous
l'apporterai.
A A/- X...
Staraïa Roussa, 11 juillet 1879.
Chère, estimée et inoubliable****. Voilà exactement un mois
que j'ai reçu votre chère lettre, et je n'ai pas encore répondu,
— ne jugez pas. Est-ce que vous vous mettrez à juger, tous
bonne sans conditions et sans limites, avec votre excel-
lent cœur intelligent. J'ai été tout le temps à Roussa, dans
un état d'esprit insupportablement pénible, et malgré que
j'avais le temps de causer avec vous, j'avais parfois le
cœur si lourd, que je remettais ma lettre chaque lois qu'i
m'arrivait de prendre la plume. Le principal, cest que mon
état de santé a empiré, nous avions tout le temps des
malades — d'abord mon fils a eu la fièvre typhoïde, ensuite,
tous les deux ont eu la coqueluche ; le temps est affreux,
impossible, il pleut à verse depuis le matin jusqu'au soir,
et toute la nuit; il fait froid, il fait humide, l'on s'enrhume;
durant tous ces mois nous n'avons pas eu plus de trois
jours sans pluie, et le soleil ne s'est montré qu'un jour à
peine. Dans cet état d'esprit, j'écrivais tout le temps, je tra-
vaillais la nuit, j'écoutais gémir le vent, qui brisait des
arbres séculaires. J'ai écrit très peu, etpuis j'ai remarqué,
depuis longtemps, que plus je vais, plus mon travail me
devient difficile. Alors, par conséquent, des pensées tou-
jours impossibles à être consolées, des pensées sombres, et
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 467
moi j'aurais voulu causer avec vous dans une autre dispo-
sition d'esprit.
Nous nous sommes extrêmement réjouis, (ma femme et
moi), que vous ayez l'idée d'aller au Caucase ; d'abord,
vous éprouverez un bien incontestable après le traitement,
je le crois parfaitement, pourvu que vous réussissiez à
tomber sur un docteur passable. (Oh 1 gardez- vous des
célébrités médicales I Ils sont tous fous de présomption et
d'orgueil ; ils vous feront mourir.) Choisissez toujours un
médecin de moyenne valeur, quelque modeste Allemand,
car je vous jure qu'en qualité de médecins, les Allemands
valent mieux que les Russes, ceci je vous le certifie, moi,
slavophile ! Ensuite, un voyage lointain, dans un endroit
aussi caractéristique que le Caucase, vous distraira vive-
ment, et vous arrachera de notre absurdité et de notre tri-
vialité pétersbourgeoises, ennuyeusement monotones (quoi-
que en appatence très caractéristiques).
Vous vous reposerez, pourvu que vous ayez la force
d'esprit d'oublier le passé récent, et que vous vous livriez
plus directement aux impressions de la nature et de la
nouveauté des lieux. Et puis, au mois d'août, à la campagne,
auprès de vos chers enfants. Comme c'est bien, que vous
en ayez, combien ils humanisent l'existence dans le sens
le plus élevé. Les enfants, — c'est un tourment, mais un tour^
ment nécessaire, sans eux il n'y a pas de but dans la vie.
Et quand on pense que les socialistes européens prôchent
tous les Enfants-Trouvés ! Je connais des gens doués d'un
cœur admirable, qui sont mariés, mais qui n'ont pas d'en-
fants, eh bien ! avec une intelligence pareille, un cœur
pareil, il leur manque toujours quelque chose, et (je vous
le jure) dans les problèmes et questions supérieures de la
vie, ils ont l'air de clochers.
11 se trouve chez vous des lignes amères à propos de la
cruauté humaine, et de l'imprudence de ceux-là mômes
que vous aimez et auxquels vous avez sacrifié toute votre
vie et toute votre énergie. (On peut le dire de vous.) Mais
ne soyez ni étonnée, ni chagrinée, il ne faut jamais rien
attendre de personne. Ne m'accusez pas d'avoir l'air de
prendre le ton d'un professeur supérieur; je suis blessé
moi-môme par bien des personnes, et quelquefois tout à
fait innocent ; d'autres à leur tour ont été ofTensés par mon
468 COHHESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
caracl^,re(cn réalité parce que je leur parlais franchement,
cara д«1 л г„'л^\ ,.Ь bien ! i'élairt «ûn-ment plu^
Ч11Г leur propre (Icmanaej, <n nicu . j « ,., , '^ ,
'ZU plus' ndigné .,uo vous. .. e»i """'Ч",';"^ ;•;;/;
„affrir davantage q"-- -.us "•''-';.«"'"»^ j," ,.7;„ „.î^
autres, - jcn tu» témoin ; wmbien de loi* J»'"""^''"
'ы Гпош portant l'accusation de l'un cl de 1 autre Mai»
v„ U e quf est toujours bien : sache, qui! existe toujour.
.11 novau de irens qui sauront apprécier, comprendre.
:::; ассСго!1 sûrement leur sympathie. Vous ave.
iTens qui vous portent de l'intérêt, qui comprennent
' : re œuv?e e qui voua aiment tout simplement, à cause
dt leTèn ;i rencontré et je certifie qu'ils existen .Comp-
d elle. J en m ^ ^ j^, admirateurs de
ГгГс^е'ТыпТсеи: si' lein de raison. Ma femme s'est
X à voL aimer tout de suite, et elle vous connaît moins
''"raTu poitrine tellement malade que le 17 juillet je vais
„a ser С six semaines, jusqu'au mois de septembre,
ctt aLuxce que je vais supporter d'ennui pendant liso-
f i7u Umps de mon traitement, ficr.ver-moi donc
'„rûgnc alrZins (Allemagne, Ems. M. Théodore Dos-
%;fprSt;t's . votre mari, au revoir, cbére'",
i.vous serre et vous baise la main ; Anna Grigor.evna vou.s
Cbe^ucoup et vous exprime son éternel dévouement.
^®^^® Théodore Dostoïevski.
Rappelez-moi au bon souvenir de vos enfants.
A Vassili Vassiliévitch Samoîlov К
Pétersbourg, 17 décembre 1879.
Très honoré Monsieur,
Très estimé Vassili Vassiliévitch,
T. vous remercie beaucoup pour votre aimable lettre. Je
J:t:r^ure..deposséde^^^^^^^^^^^^
:;înZT:nrec::p- -- - ^^s o^^ges,
.. Le plus ^a„d artUle dramatique, contenipcain deDo,t»te«4.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
469
I
qu'il me soit jamais arrivé de lire. J'entendis exprimer la
môme chose par un gr and psychologue, qui me ravissait
dans ma jeunesse et dans mon adolescence, quand vous
commenciez à peine votre carrière artistique. Sûrement et
certainement, votre talent génial a eu une grande influence
sur mon cœur et mon esprit. 11 m'est agréable de vous ex-
primer cela, quand je me trouve au déclin de mes jours. Que
Dieu nous accorde à tous les deux longue vie. Je vous
serre fortement la main.
Recevez l'assurance de ma profonde et sincère estime
pour vous et votre admirable talent.
Th. Dostoïevski.
A une auditrice des cours supérieurs,
15 janvier 1880.
N. N...,
Pardonnez-moi d'abord d'avoir tant tardé à vous répon-
dre : il y a quinze jours que je travaille jour et nuit, et
je n'ai terminé qu'hier mon ouvrage pour l'envoyer dans
la revue, où l'on me publie maintenant. Et maintenant
encore j'ai la tête qui tourne après un travail si assidu.
Que puis-je répondre à votre lettre? A ces questions, «7 est
impossible de répondre par écrit. Tout à fait impossible.
Je suis presque toujours chez moi de3 à 5 heures del'après-
midi, pour la plupart, quoique pas toujours. Si vous voulez,
venez me voir, malgré que j'aie peu de temps, mais on
peut se voir et dire infiniment plus de vive voix que par
lettre, où tout est si abstrait. Votre lettre est ardente et
sincère, vous devez réellement souffrir et il n'en peut être
autrement. Mais pourquoi vous découragez-vous? Vous
n'êtes pas la seule qui ayez perdu la foi, mais ensuite ils se
sont sauvés. Vous me dites que l'on a détruit en vous
la foi en Christ. Mais comment ne vous ôtes-vous pas
posé cette question avant tout : quels sont ces gens qui
renient le Christ comme Sauveur ? Je ne veux pas dire par
là s'ils sont bons ou méchants, mais connaissent-ils eux-
mêmes le Christ, dans son être ? Croyez bien que non,
car, dès qu'on le connaît un peu, on voit un être merveil-
leux, et non simple, ressemblant à tous les hommes bons
470 CORnE3PO!4{)ANCIS DB DOSTOÏBVHKI
et meilleur. Easiiile, lou^t ce^ geas-là ont la corucience
fa,cUe,k ua toi point qu'ils ne sont pas ргйрагб* par l'élude
à connaître ce qu'iU nient. Mais leur esprit est-il par et
leur cœur osl-il limpide ? Je ne dis pas, encore une foi»,
que ce soient de mauvaises gens, mais ils sont coatami-
oés par la maladie contemporain*; commune à tous les
intellectuels russes : c'est de se rapporter très légèrement
à leur sujet, d'avoir une présampli;)ii extraordiniipt), dont
ne rêvaient pas les esprits les plus forts de l'Europe, et
d'avoir une ignorance phénoménale, relativement au sujet
qu'ils jugent. Ces considérations seules pourraient, il me
аешЫе, vous arrêter dans la voie de la négation, ou bien
au moins vous faire réfléchir, vous faire douter. Je connais
une masse de négateurs, qui se sont ensuite donnés de
tout leur être au Christ. Mais ceux-là cherchaient la
vérité réellement : qui cherche^ finit par trouver.
Je vous remercie beaucoup pour vos bonnes paroles
à mon adresse. Je vous serre la main et, si vous voulez,
au revoir. Votre
Th. Dostoïevski.
A M^' N. N.
Pétersbourg, 11 avril 1880.
Très honorée et très estimable N. N...,
Pardonnez-moi d'avoir tant tardé à répondre à votre si
admirable et si aimable lettre ; ne croyez pas que cela soit par
négligence. Je voulais vous répondre quelque chose de sin-
cère et de cordial, mais je vous jure que ma vie passe dans
une ébullition désordonnée et dans une telle hâte que, vrai-
ment, je m'appartiens rarement. Et même à présent, quand
j'ai enfin choisi un instant pour vous écrire, je crois que je
serai à peine capable de vous écrire une petite partie de ce
que mon coeur voudrait vous communiquer. Je ne puis
ne pas apprécier l'opinion que vous avez de moi : les
lignes que votre mère m'a montrées, dans la lettre que
vous lui avez adressée, m'ont vivemsnt touché et môma
frappé. Je sais que moi, соттз écrivain, j'ai beaucoup de
défauts, parce que je suis, le premier, bien mécontent de
moi-même. Vous pouvez vous figurer que dans certaines
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 471
minutes d'examen personnel, je constate souvent avec peine
que je n'ai pas exprimé, littéralement, la vingtième partie
de ce que j'aurais voulu, et peut-être môme pu exprimer.
Ce qui me sauve, c'est l'espoir habituel qu'un jour Dieu
m'enverra tant de force et d'inspiration, que je m'exprime-
rai plus complètement, bref, que je pourrai exposer tout ce
que je renferme dans mon cœur et dans ша fantaisie. A la
dernière thèse de doctorat qui a été soutenue dernièremeut,
le jeune philosophe Vladimir Soloviev (le fils de l'histo-
rien) a fait entendre une phrase profonde : « Selon |ma
profonde conviction (disait-il), ГЛиАма/и'/в connaît beaucoup
plus qu'elle n'a su exprimer jusqu'à présent dans les scien-
ces et dans les arts. » La môme chose se passe avec moi ;
je sens qu'il y a beaucoup plus de choses secrètes en moi,
que je n'ai pu exprimer jusqu'ici comme écrivain. Mais
cependant, sans fausse modestie, je sens que dans ce que
j'ai exprimé il y a eu déjà quelque chose qui venait du
coeur et qui était vrai. Et voilà, je vous jure, j'ai rencontré
beaucoup de sypmpathie, peut-ôlre même plus que je ne
méritais ; mais la critique littéraire qui était publiée, s'il
lui arrivait (assez rarement) de me louer, parlait de moi si
légèrement et si superficiellement, qu'elle paraissait ne pas
avoir du tout remarqué ce qui, décidément, venait de naître
de mon cœur avec souffrance, et ce qui découlait vrai-
ment de mon âme. Et ainsi vous pouvez conclure à quel
point doit m'ôtre agréable une appréciation aussi délicate,
aussi profonde de moi, comme écrivain, que celle que j'ai
lue dans votre lettre à votre mère.
Mais ne parlons pas toujours de moi, malgré qu'il soit
difficile de ne pas le faire en parlant avec le critique pro-
tond et sympathique que je vois en vous. Vous me parlez
de vous-même, de votre disposition morale actuelle. Je sais
que vous êtes une artiste, que vous faites de la peinture.
Permettez-mai de vous adresser un conseil, de tout mon
coeur : n'abandonnez pas votre art et donnez-vous à lui
encore plus qu'avant.
Je sais, j'ai entendu dire (pardonnez-moi) que vous n'êtes
pas trop heureuse. Vivant isolée et torturant votre cœur
par les souvenirs, vous pouvez rendre voire vie par trop
sombre. Un rsfuge, uu remède: l'art et la création. Quant
à votre confession, maintenant au moins, ne vous décidez
472 COBRE8PONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
pas d'écrire : cela vous sera, peut-élre,bien pénible. Par-
donnez-moi de vousconseiller, mais j'aurai» bien voulu vous
yoir et vous dire au moins deux mots de vive voix.
Après la lettre que vous m'avez écrite, vous m'êtes de-
venue bien chère, un être proche à mon âme, une sœur par
le cœur, comment pourrais-je ne pas avoir de la sympa-
thie pour vous ?
Que parlez-vous de votre double nature ? Mais c'est un
caractère très ordinaire chez les personnes qui ne sont
pas cependant ordinaires. C'est un trait commun à la
nature humaine, en général, mais qui est très loin de se
rencontrer dans chaque nature humaine à un degré aussi
élevé que chez vous. Voilà pourquoi vous me devenez
proche parce que ce dédoublement est en vousexactement
comme en moi, comme cela a été toute ma vie en moi.
C'est un grand tourment, en même temps aussi une grande
jouissance. C'est: une forte conscience, le besoin de s'ana-
lyser et celui d'accomplir son devoir moral envers soi et
envers l'humanité. Voilà ce que signifie ce double être. Si
vous étiez moins développée intellectuellement, plus bor-
née, vous seriez moins consciencieuse, et cette nature dou-
ble n'existerait pas. Au contraire, il vous serait venu une
grande présomption. Mais quand môme cette double nature
est un tourment pour vous. Chère, profondément estimable
N. N.., croyez-vous à Christ et à ses promesses? Si vous
croyez (ou si vous voulez y croire), abandonnez-vous à lui
entièrement, et les tortures de cette double nature s'adou-
ciront, et vous obtiendrez pour votre âme un grand soula-
gement, et c'est le principal.
Pardonnez-moi de vous avoir écrit une lettre aussi désor-
donnée. Mais si vous saviez combien je sais peu écrire les
lettres, et combien cela m'est à charge. Mais je vous répon-
drai toujours, si vous m'écrivez encore. Ayant acquis une
amie telle que vous, je ne veux pas la perdre. En attendant,
adieu.
Votre ami dévoué de tout cœur et proche en esprit.
Th. Dostoïevski.
(En marge) : Pardonnez l'apparence de ma lettre, les
ratures, etc.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 473
A M. X...
Staraia-Roussa, 18 août 1880.
Cher Nicolas Loukitch,
J'ai lu votre lettre avec beaucoup (l'attention, mais
qu'y puis-je répondre ? Vous avez remarqué très intelli-
gemment que dans une lettre on ne peut tout dire. Je
pense même qu'on ne peut rien écrire d'une lagon satis-
faisante, sauf des phrases générales. Mais aussi, c'est bien
en vain que vous veniez chercher un conseil chez moi, car
je ne me vois раз compétent pour résoudre vos questions.
Vous m'écrivez que jusqu'à ce jour vous n'avez rien
donné à lire à votre petite fille, dans le domaine littéraire,
craignant de développer sa fantaisie. Il me semble que ce
n'est pas tout à fait juste.
La fantaisie est une force naturelle chez l'homme, d'au-
tant plus chez l'enfant, où elle se développe dès le bas-âge
avant toute autre capacité et demande satisfaction. Si on
ne lui donne pas satisfaction, on la tuera ; inversement, on
la laissera se développer d'une façon exagérée, (ce qui est
nuisible) par ses propres forces. Une nature pareille épui-
sera le côté moral de l'enfant avant le temps. Et les im-
pressions du beaa sont précisément nécessaires dans
l'enfance. A l'âge de dix ans j'ai vu, à Moscou, la repré-
sentation des flri^ranJs, de Schiller, avec Motchalov dans le
rôle principal, et je vous assure que cette impression, la plus
forte que j'ai eue alors, a agi sur mon esprit d'une façon
bienfaisante.
A douze ans, à la campagne, pendant les vacances, j'ai
lu tout Walter Scott ; la fantaisie et l'impressionnabilité
se développaient ainsi en moi, mais je les dirigeais du bon
côté, non du mauvais, d'autant plus que de ces lectures j'ai
gardé, dans la vie, quantité d'impressions belles et grandes
qui sans doute ont donné à mon âme une grande force
dans la lutte contre les images séduisantes, passionnées et
dépravantes. Je vous conseille de donner aussi à votre fille,
dès maintenant, Walter Scott, d'autant plus que chez nous,
en Russie, il est complètement oublié, et que plus tard,
quand elle vivra déjà par elle-même, elle ne trouvera ni la
474 CORRESPONDANCE DE DOATOIEVAKI
possibilité, ni le besoin de faire connaissance de ce grand
écrivain.
Profilez du moment de le lui faire connaître, tant qu'elle
est encore dans la maison paternelle. Waltcr Scott a une
grande importance éducative. Qu'elle lise tout Dickens,
sans rien omettre. Faites-lui connaître la littérature des siè-
cles passés, /^on Qutc/io^/e et môm'i Gil lilas. Il vaut mieux
commencer par les vers. Pouchkine, elle doit le lire tout
entier, vers et prose. Gogol aussi, Tourguenev et Gontcha-
rov si vous voulez ; je ne pense pas que mes œuvres lui
peuvent être utiles.
C'est bien qu'elle lise Yllistoire universelle de Schlosser
et l'histoire encore de Soloviev ; il serait bon de ne pas
oublier Karamzine.Ne lui donnez pas encore Koslomarov.
La Conquête du Pérou et du Mexique par Pres<-ott, c'est
nécessaire. En général, les œuvres historiques ont une
très grande importance éducative. Léon Tolstoï doit être
lu en entier; Shakespeare, Schiller, Gœthe sont excellem-
ment traduits en russe.
Eh bien! pour le moment cela suffit. Dans la suite vous
verrez vous-même qu'avec les années on peut encore ajou-
ter. Les journaux, pour le moment du moins, tâchez de les
écarter.
Je ne sais si vous serez content de mes conseils. Je
vous ai écrit d'après le raisonnement et l'expérience ; si
je puis vous être utile, j'en serai très heureux. Je ne crois
pas qu'un rendez-vous soit présentement nécessaire, d'au-
tant plus que je suis fort occupé en ce moment, et, je vous
le répète, je ne suis pas particulièrement compétent en
cette matière.
Le numéro du Journal vous est envoyé. Il revient avec
le transport à 35 kopeks ; je vous redois donc 65 kopeks.
Votre bien dévoué.
Th. Dostoïevski.
A Oreste Théodorovîtch Miller.
Staraïa Roussa, 26 août 1880.
Très estimable Oreste Théodorovitch,
Aucune possibilité de revenir à Pétersbourg pour le
8 septembre 1 A mon grand regret, bien entendu. Je tra-
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 475
vaille ici comme un forçat, et malgré les beaux jours, dont
il faudrait profiter, je suis nuit et jour à l'ouvrage — je
termine les Karamazov. Je n'aurai fini que vers la fin de
septembre, et alors je reviendrai. Le 8 septembre je serai
très occupé avec l'envoi de ce que j'ai écrit pour le Rom-
ski Viestnik. En général, j'ai trop travaillé. Quelle belle
pensée a eue notre Société de faire une séance particulière
et solennelle à l'occasion du cinquième centenaire de la ba-
taille de Koulikovo. Remerciez K. N... pour son bel article.
C'est ce qu'il fallait justement à présent. Il taul faire revi-
vre l'impression des grands événements dans notre société
intellectuelle, qui a oublié notre histoire et qui s'en moque.
J'attends aussi que vous disiez votre mot. Comme il serait
bien de faire mention môme en passant du grand prince
qui € était allé dormir » (peut-être par lâcheté) quand les
autres se battaient. Il faudrait relever grandement cette
belle image et effacer une masse d'idées abominables, qui
ont couru sur notre histoire pendant ces derniers ving-cinq
ans. Comme je regrettai, étant à Moscou, de ne pas vous
trouver; vous auriez su admirablement servir notre bonne
œuvre par votre parole énergique et ardente ! Pour ce que
j'ai dit à Moscou, voyez donc comme j'ai été traité presque
partout dans notre presse : comme si j'avais volé ou escro-
qué dans quelque banque. UkhantzefT ' lui-même ne reçoit
pas tant d'ordures que moi. En tout cas, je n'ai aucune
possibilité de venir le 8 septembre, malgré mon extrême
désir. A. G... vous salue de tout son cœur. Je viens de
recevoir d'Aksakov une lettre admirable, étonnante, en
réponse à mon Journal. Mais il serait aussi très intéres-
sant de lire votre lettre.
Votre bien cordialement dévoué,
Th. Dostoïevski.
A Ivan Serguéïevitch Aksakov.
Staraïa Roussa, 28 août 1880.
Cher et estimé Ivan Serguéïevitch, je voulais répon-
dre immédiatement à votre première lettre, et maintenant,
ayant reçu la seconde lettre, si précieuse pour moi, je
1. Escroc dont le procès eut un grand retentissement.
476 COHKK.SFONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
vois qu'il faul parler beaucoup et «l'une façon <].l.ull.e.
Jamais (lansmavie je n'ai rencontré un critique aussi sincère
et aussi plein d'intérêt pour mon œuvre que vous l'ôtee à
présent. J'avais même oublié de songer que des critiques
pareils peuvent exister. Cela ne veut pas dire que je sois
absolument de votre avis, mais il y a cependant le fait
suivant : c'est que je me trouve plongé dans un grand
doute h propos de beaucoup de choses, quoique j'aie deux
ans d'expérience dans l'édition du Journal. Voici ce que
c'est: Comment dire, de quel ton le dire, et qu'est-ce qu'il
faut ne pas dire du tout? Votre lettre m'a trouvé plongé
dans ces doutes, car j'ai sérieusement l'intention de conti-
nuer le Journal l'année prochaine, et c'est pourquoi je
m'agite et je prie Celui auquel il faut s'adresser de m'en-
voyer des forces et surtout du savoir-faire. Voilà pourquoi
j'étais terriblement content de vous avoir, — car je vois à
présent que je puis vous exposer une partie de mes dou-
tes, et vous me direz toujours une parole profondément sin-
cère et perspicace. Je le vois, je le comprends de vos deux
lettres. Mais voilà le malheur : il faudrait vous écrire pas
mal de choses, et maintenant je ne suis pas libre et je ne
suis pas capable d'écrire. Vous ne sauriez croire à quel
point je suis occupé, jour et nuit, comme aux travaux for-
cés! Car précisément, je termine les Karamazov, par con-
séquent je fais le total de l'œuvre, à laquelle, moi, pour ma
part, je tiens beaucoup, car j'y ai mis beaucoup de moi
et du mien. Je travaille presque toujours nerveusement,
avec peine et souci. Quand je travaille trop, je deviens
même physiquement malade. Maintenant, il faut faire le
compte de ce qui, pendant trois ans, a été pensé, composé,
noté. 11 faut faire bien, c'est-à-dire autant que je serai
capable de le faire. Je ne comprends pas le travail fait à
la hâte, pour de l'argent. Mais le temps est venu, où il faut
finir quand même, et finir sans traîner. Croyez-vous, —
malgré toutce qui a été inscrit pendant ces trois années, —
certains chapitres, aussitôt écrits, sont mis au rebut, écrits
encore et encore. Il n'y a que les endroits d'inspiration qui
viennent tout d'un coup, à la fois, mais le reste est un
travail très pénible. Voilà pourquoi, à présent, tout de suite,
malgré mon ardent désir, je ne peux pas vous écrire : ma
disposition d'esprit n'est pas la même, et puis je ne veux
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 477
pas déranger l'ordre de mes idées. Je vous écrirai vers le
10 du mois prochain (septembre); les questions sont diffi-
ciles et il taut les exposer clairement. Voilà pourquoi
vous ne devez pas m'en vouloir, ni prendre cela pour
de l'indifférence; si vous saviez combien vous vous trom-
periez dans ce cas ! En attendant, je vous embrasse sincè-
rement et je vous remercie de tout mon cœur. Vous
m'êtes nécessaire, et je ne saurais ne pas vous aimer.
Votre sincèrement
Th. Dostoïevski.
Au même.
Saint-Pétersbourg, 4 novembre 1880.
Bien honoré et cher Ivan Serguéïevitch,
Avant-hier j'ai envoyée la rédaction delaRouss un manu»*
crit, nouvelle ou roman, sous le litre La Marâtre. Voilà
ce que c'est : une dame qui écrit depuis fort longtemps,
une personne qui paraît être très convenable, Pélagie
Egorovna Goussev, a fait ma connaissance il y a environ
six ans, aux eaux, à Ems, et maintenant elle a recours à
mon intermédiaire au sujet de son roman. Elle demeure
dans la ville de Riazan, très pauvrement. La Marâtre a été
dans le Housski Viestnik, dans Ogonek. On Га refusée par-
tout. Voilà que Pélagie Egorovna, ayant lu votre annonce
dans les journaux, m'a chargé de prendre dans les bureaux
de rédaction de VOgonek son manuscrit et de vous l'en-
voyer à la Rouss, ce que je viens de faire. Je n'ai pas lu
La Marâtre; je n'ai aucune idée de ses qualités, et ce n'est
que sur la demande très instante de l'auteur que je vous
la remets. Faites comme vous jugerez bon, moi je n'y suis
pour rien. Je ne vous recommande rien, je ne vous charge
de rien. M"»» Goussev ajoute qu'elle vous est peut-être un
peu connue par la traduction de quelques poésies tchèques,
que vous avez publiées dans une édition quelconque,
L'Aide Fraternelle, je crois. D'ailleurs, elle a oublié le
titre. La Marâtre est signée du pseudonyme A. Chomnov .
Elle veut bien remplacer ce pseudonyme par son véri-
table nom : P. Goussev. L'adresse de M"* Goussev : Ria-
zan, rue Vedenskaïa, maison du prêtre |Ouspensky.
478 CORRESPONDANCB DB DOSTOTBVBKI
Ayant fait ma commission, je vais tous parler de moi.
Jusqu'à présent, cher Ivan Serguôïovitch, je n'ai pas en-
core répondu à votre admirable lettre (reçue il y a deux
mois ou un mois et demi). Mais alors, comme à présent,
j'étais aux travaux forcés. Je termine mon roman et je ne
peux pas le finir. Mais un de ces jours, je crois que je le
terminerai tout h fait et alors je serai relativement libre.
Votre annonce de la /louss est admirable, mais il s'est
trouvé ici des personnes (figurez-vous, qui partagent beau-
coup de nos idées) qui trouvent votre annonce présomp-
tueuse, effrontée et obscure. Qu'ils bavardent. Dans bien
des cas, nos premiers ennemis sont nos proches. 11 me
semble seulement que la Roasi a fait une méprise, en
commençant au 15 novembre, au lieu de commencer direc-
tement le l*' janvier de Tannée prochaine. Je crois que le
public trouvera naturel que les numéros de cette année
paraissent, pour ainsi dire, comme essai, pour recom-
mander l'édition. Mais la Bouts et ses tendances doivent
être, à mon avis, assez connues de tous, de même que son
directeur, pour qu'il n'y ait aucun besoin d'essai. Sans essai
il y aurait plus d'importance, plus de fermeté, plus d'a«-
surance, dans le bon sens du mot. A ce point de vue-là, la
société est un peu bote ; elle considère toujours ces numé-
ros d'essai comme si ce n'étaient pas les véritables. D'ail-
leurs ce n'est que mon opinion, et je puis me tromper.
Cependant, je suis persuadé que vous devez absolu ment
frapper fortement l'imagination et attirer l'attention par
les premiers numéros, pour prouver que ce sont les véri-
tables. Si cela commençait à partir du 1*' janvier, il n'y
aurait aucun efîort à faire, car cela serait fait tout seul.
Et encore une fois, je puis me tromper.
La thèse que vous me proposez sur la propagande de
choses saintes dans la société, sans injures ni colères, ne
me sort pas de la tête. Il ne faut pas d'injures, bien
entendu, mais peut-on être différent de soi-même, non sin-
cère ! Gomme je suis, il faut me recevoir : voilà comment
je voudrais être avec mes lecteurs. S'envelopper dans des
nuages de grandeur (le ton de Gogol, par exemple,
dans sa < Correspondance avec ses amis >) manque de si n-
cérité, et le manque de sincérité est facilement reconnu,
même par un lecteur peu expérimenté. C'est la première
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 479
chose qui trahit: Allons, comment s'abstenir d'une polémi-
que, quelquefois ardente? Je vous avoue, en ami, qu'ayant
l'intenlion d'entreprendre dès l'année prochaine l'édition
du. Journal (je fais mettre les annonces un de ces jours),
j'ai souvent et longuement prié Dieu, à genoux, pour qu'il
me donne un cœur pur, une parole pure, sans péché, sans
envie, et incapable d'irriter. Je vous le dis en riant : je
prends quelquefois la résolution de ne lire ni les attaques,
ni les réfutations des revues. A propos, je n'ai pas lu jus-
qu'à présent l'article de Kochelev dans la Яоазякли
Missl. Et je ne veux pas le faire. On sait que ce sont nos
amis qui nous attaquent les premiers. Est-ce que cela peut
être autrement chez nous? Mais voilà mon papier tout rem-
pli, et combien je voulais vous écrire ! Mais j'écrirai. Au
revoir, je vous embrasse très chaleureusement. Que Dieu
vous garde ! Tout à vous,
Théodore Dostoïevski.
An même.
Pétersbourg, 3 décembre 1880.
Bien estimé et cher Ivan Serguéievitch,
Depuis l'apparition du premier numéro de votre Roass^
j'avais l'intention de vous écrire, et je puis satisfaire à
mon désir à présent seulement, après avoir lu le troisième
numéro. La principale cause de ce retard c'est des petits tra-
cas stupides, dans le genre de conférences publiques, etc.,
mais qu'il est impossible d'éviter; et encore plus une
cruelle indisposition, malgré que je sorte ; mon emphy-
sème fait des siennes, l'haleine est courte, et puis mes
forces sont affaiblies. Mais assez sur moi : j'ai pris un
moment et je veux vous faire part de mes impressions.
Elles sont bonnes et mauvaises. D'abord àproposde vos
articles de tond. Oui, il y a longtemps qu'une voix pareille
n'a retenti. Vos articles sont écrits d'une façon ferme et
entière ( concrète). Vous donnez une idée très nette du
zerastvo, — c'est compréhensible comme deux fois deux.
Comme c'est en partie le fond de l'oeuvre, vous continue-
rez certainement à expliquer votre pensée dans les numé-
ros suivants, à l'occasion. C'est ce qu'il faut. Mais ne vous
480 COnnSHPONDANCB DB DOSTOÏEVSKI
attendez pas, oh I ne vous altendez pas à 6tre compris.
Aujourd'hui, nous sommes à une telle époque et les
esprits sont disposés de telle façon, que Ton aime le com-
pliqué, le tortueux, les chemins de traverse, et l'on ae
contredit soi-même à chaque point. L'axiome deux fois
deux font quatre a l'air d'un paradoxe, et le tortueux el le
contradictoire a l'air d'une vérité. Je viens de lire dans le
Novoié Vrémia une citation do la liousska'ia lietch, où le
professeur Gradovsky vous enseigne et vous donne des
instructions : « Non pas d'architecture, dit-il, mais de
savoir-vivre. » Un mort proche la vie, et croyez bien,
c'est le mort qui sera écouté et non pas vous. Dans vos
lettres, vous m'avez assuré que c'est un homme intelligent,
quoique dépravé, et Oreste Théodorovitch Miller m'a
transmis que vous vous intéressiez de savoir quelle était
son opinion, à lui, Gradovsky, sur la Rouss. Eh bien,
maintenant, vous connaissez son opinion. Vous n'avez pas
fait attention, dit-il, à un courant nouveau, vivant, national^
qui existait dans notre société depuis vingt-cinq ans, et qui
avait été provoqué par les réformes. Et vous ayant fait le
reproche de ne pas avoir fait attention, ayant juré qu'il
est^ qu'il existeyû demande tout de suite: Dans quelles con-
ditions notre propra croissance morale serait-elle possible?
c'est-à-dire dans quelles conditions pouvons-nous devenir
plus moraux, plus diligents, plus purs, plus instruits, plus
forts de caractère, plus soucieux du bien public ; dans
quelles conditions cette sainte idée de la patrie sera-t-elle
plus proche de notre cœur et de notre attention ? etc., etc.
Mais il a donc découvert un pareil trésor, ce nouveau
courant national, que demande-t-il et pourquoi s'embar-
rasse-t-il de la solution ? Le fait est accompli, il ne nous
reste qu'à nous incliner. Il faut décrire le courant, étudier
sa direction, d'où il est venu et quelles sont ses qualités, —
voilà la solution de la question. Car autrement, s'il ne peut
résoudre la question, le courant n'existe donc pas, et cela
lui a paru ainsi seulement. Mais il ne la résout pas et, à la
fin, il met la création du courant sur le dos du gouverne-
ment. C'est colossalement bien! Je vous le répète, je l'ai lu
en extrait. Demain, je recevrai probablement la Rousskaïa
Retch et je lirai exprès, dans l'original, les blagues d'Alexan-
dre Dmitriévitch. Mais, croyez-le bien, il aura du succès
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 481
et VOUS. .. non; « il a résolu, il a désigné, et vous n'êtes
qu'un homme paradoxal. >
Bien entendu, vous n'écrivez pas pour lui et non plue
pour la masse énorme de ceux qui détiennent les cerveaux
des intellectuels. Ceux qui peuvent vous comprendre,
existent, et ils sont nombreux, et, je vous le répète, il faut
leur expliquer votre pensée de plus en plus. La force, le
peuple réduit à la servitude, les citadins et entre eux les
quatorze classes : voilà l'œuvre de Pierre. Délivrez le peu-
ple, l'œuvre de Pierre sera ébranlée. Mais la ceinture,
mais la zone entre le pouvoir et le peuple, ne se retirera
jamais et ne cédera pas son privilège de gouverner le bas
peuple.
Les meilleurs diront : nous serons, nous deviendrons
meilleurs, nous nous efforcerons et nous aimerons le peu-
ple, mais nous ne lui donnerons la possibilité de se gou-
verner que par les bureaucrates, car nous ne pouvons
renoncer à nos prérogatives. Voilà précisément ce mur,
contre lequel tout le monde se brise le Iront, vou^ ne
l'indiquez pas. Vous prononcez une vérité absolue, mais
comment sera-t-elle résolue ? Pas un mot. Même le con-
traire, car chez vous, Pierre (numéro 1 de la Rouss) nous
a avancés dans l'Europe et nous a donné une civilisation
européenne. Car vous le louez presque, pour cette civilisa-
tion européenne, et cependant elle, ou plutôt sa fausse
image, se trouve précisément entre le pouvoir et le peuple,
sous forme de la ceinture fatale des « meilleurs hommes »
des quatorze classes. Cela ne me paraît pas bien clair.
Mais assez. C'est toujours un article de vous, ce ne sont
plus des paroles, mais des actes. Je ne parle môme pas
de ses qualités littéraires. C'est remarquablement bien.
Mais, je le répète: continuez d'exposer votre pensée surtout
par des exemples et des indications. Vous aurez semé le
grain, un chêne poussera.
J'aime bien les articles « Essai de feuilleton >, signés par
des initiales (N. B...,je crois). Il y a encore beaucoup de
bon. Mais je vous ai dit que mes impressions étaient
bonnes et mauvaises : Eh bien ! à mon idée voilà ce qui
est mal : voilà trois livraisons de la Rouss et il me semble
que le personnel de votre revue est un peu faible. Excepté
vous, qui donc ? Depuis le premier numéro une triste idée
31
482 CORHE8PONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
m*«st venue : < Si vous mourriez, {>ar exemple, qui donc
resterait pour prêcher « lu tendance russe » ? Il и y a pas
d'ouvriers, il n'y a que de l'impuiesiance, malgré qj'il y ait
beaucoup de sympathie. Et alors, que Dieu vous accorde
de vivre le plus longtemps possible! je le dis du l'iud de
mon cœur. Un petit article dan» le genre de la converea-
lion des trois personnages, dans le premier numéro, et le»
extraits d'un journal (ne serait-ce pas le (ioloaa '/) sont
bien, et c'est très bien visé, que vous vouliez exposer lab-
surditc de notre presse. C'est tout à fait indispensable,
l'idée est excellente et pratique.
Mais dans les deux numéros suivante, il n'y avait pas
de compte rendu des absurdités de la semaine. Vous ne
trouvez donc pas cette idée aussi pratique et aussi utile?
A propos, dans ce petit article, ainsi que dans la conver-
sation dos trois personnages, il y a beaucoup d'esprit et
beaucoup de vérité, mais peu d'aiguillon. Croyez, très
estimable Ivan Serguéïevitch, que l'aiguillon, ce n'est
pas des injures. Au contraire, il s'éraousse dans l'injure.
Je ne provoque pas les injures. Mais l'aiguillon n'est que
l'esprit d'un sentiment profond, c'est pour cela qu'il faut
s'en servir.
Je ne connaissais pas les vers de votre frère, qui ont été
publiés dans le premier numéro; ils sont admirables. Les
articles de Lamansky sont savants, mais languissants. Je
n'ai pas lu les articles de Dm. Samarine. Eh bien 1 voilà,
au vol, mes toutes premières impressions. Mais j'en écri-
rais encore et encore. Si vous saviez comme j'étais heu-
reux de l'apparition de la Rouss ! Je fonde sur elle d'énor-
mes espérances. Mais le personnel, le personnel î
J'attends vos collaborateurs. Ne dédaignez pas encore
un conseil « brutal ». Faites que la Rouss soit plus
variée, plus intéressante, de plus en plus. Car on dirait :
c'est intelligent, mais ce n'est pas amusant, et on ne
le lirait pas.
Je veux publier le Journal, mais c'est encore loin. La
souscription a commencé: j'ai de l'emphysème: je fais des
courses en voiture; je marche, mais pas d'haleine. Dans
la critique des Karamazov, je ne vous remercie que pour
la note du rédacteur, et pour la promesse de dire encore
quelque chose. Dites-le. Je vous embrasse fortement , je
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 483
▼DUS souhaite le plus brillant succès, et croyez que pas
un de vos lecteurs ne le souhaite plus ardemm ent que
moi. Votre dévoué,
Th. Dostoïevski.
P.-S.— Ici, à Pétersbourg, à mon avis, il ne s'est pas formé
d'opinion bien définie à propos de la Roass. Le numéro 1
a été lu avec une grande curiosité. Les numéros iso-
lés ont été enlevés. Je connais un exemple, que le soir les
porteurs procuraient un exemplaire pour un rouble cin-
quante. Mais môme ceux qui sympathisent avec la Roass,
s'abstiennent d'une critique définie. On aperçoit une cer-
taine hésitation à dire son opinion. Et c'est ainsi chez tout
le monde, raôrae ceux qui ont de la sympathie.
P.-S. N. B. — J'ai oublié la politique et la revue intérieure.
Sérieux et clair, très bien composé, mais un peu plus de
feu, d'indications, de comparaisons. Dans la revue inté-
rieure, il se trouve quelques bonnes indications caracléris-
tiques. Dans la politique, j'aurais lancé un peu de sarcasme.
Ad même.
Saiat-Pétersbourg, 18 décembre 1880.
Très estimable Ivan Serguéïevitch,
Vous n'avez certainement pas le temps de correspondre.
Je vous envoie en môme temps un exemplaire de mes Kara-
mazov, yinclus 25 roubles, dans l'intention suivante: Vous
imprimez dans la Roass mon annonce de la publica-
tion prochaine d\i Journal; je vous en remercie; mais,
ne sachant ce que cela coûte, je vous envoie, pour les pre-
miers frais, 25 roubles, en y ajoutant la très humble
demande que voici : à l'annonce du Journal, que vous
imprimez dans la /?ou«5,ajoutez l'annonce de la publication
des ATaramazotJ, dont j'ajoute ici le texte imprimé. Répétez
cette annonce plusieurs fois, trois fois environ, et puis
faites-moi informer, à la fin, combien il faudra payer
encore ? J'enverrai aussitôt. Tout le monde ici est content
de la Rouss. Vos articles de fond et les articles N. B...
(sans les comparer) sont très utiles. Il fallait précisément
en parler mais, ayant parlé, ne pas le laisser, mais expli-
484 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
quor, développer, et « piocher » constamment. Car les tètes
ont beau être iotclligeoles (admettons qu'elles le soient),
s'il surgit une question générale (comme celle des étu-
diants), tous sont en désaccord, et, dans l'obscurité, ils se
donnent (les bosses à но frapper los fronts.
Au revoir, très estimé Ivan Serguéïevitch. Si jamais vous
avez le temps, griffonnez donc quelque chose à votre extrê-
mement dévoué
Théodore Dostoïevski.
Au docteur A. -Th. Blagonravov •.
Pétersbourg, 19 décembre 1880.
Très honoré Alexandre Théodorovilch,
Je vous remercie de voire lettre. Vous devez conclure
que je vois la cause du mal dans l'incrédulité, mais que celui
qui renie la nationalité, renie aussi la religion. Chez nous
cela est ainsi, car notre nationalité est fondée sur le chris-
tianisme. Les mots « Russie orthodoxe », le nom général
de chrétiens, attribué aux paysans, sont chez nous des
bases fondamentales. Chez nous, le Russe qui renie la
nationalité (et il y en a beaucoup) est nécessairement un
athée ou un indifférent. Réciproquement, chaque incré-
dule ou indifférent ne peut absolument pas comprendre
et ne comprendra jamais le peuple russe, ni la nationalité
russe. La question la plus importante : comment en faire
convenir notre monde intellectuel ?
Essayez d'en causer : ils vous dévoreront, ou bien ils
vous considéreront comme un traître.Mais un traître envers
qui ? Envers eux, c'est-à-dire quelque chose qui se porte
dans l'air et auquel il est difficile de donner un nom, car
ils ne sont pas capables d'imaginer comment il faudrait
les nommer. Traître envers le peuple ? Non, je préfère être
avec le peuple ; car de lui seul on peut attendre quelque
chose, et non pas de la classe intelligente russe, peuple
de négation, et qui n'est même pas intelligent.
1. C'est la réponse à la lettre de M. Blagonravov (médecin à Urieso-
Polskoë, gouvernement de \\nadirair; qui avait écrit à Dostoïevski
son opinion au sujet de la description faite de main de maître de
rballucination d'Ivan Karamazov dans la dernière partie du roman.
CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI 485
Mais une nouvelle intelligence paraît: celle-là veut ôtre
avec le peuple. Et le premier indice de l'union étroite avec
le peuple c'est le respect et l'amour pour ce que le peuple
en totalité aime et respecte au-dessus de tout dans l'uni-
vers, c'est-à-dire son Dieu et sa religion.
C'est la nouvelle intelligence russe qui vient, et qui, je
crois, commence à redresser la tôte. Il semble justement
qu'elle soit nécessaire à l'œuvre commune, et elle commence
à le comprendre.
Ici, parce que je professe Dieu et la nationalité, on fait
tout pour m'anéantir. Pour ce chapitre des Karamazov
(sur l'hallucination) dont vous êtes si satisfait, à titre de
médecin, on a déjà essayé de m'appeler rétrograde et
mécréant, qui écrit jusqu'à € tirer le diable par la queue >.
Ils s'imaginent naïvement que tous vont s'écrier : Com-
ment ? Dostoïevski parle du diable ? Ah ! qu'il est vilain !
ah ! qu'il est peu avancé ! Mais je crois que cela ne
leur a pas réussi.
Je remercie particulièrement le médecin pour votre
communication sur l'exactitude de la description de la
maladie psychique de cet homme. L'opinion de l'expert
me soutiendra ; convenez-en que cet homme (Ivan Kara-
mazov) ne pouvait pas avoir d'autre hallucination que
celle-là, dans les circonstances données. Je veux expliquer
moi-môme plus tard critiquement ce chapitre, dans le Jour-
nal futur.
Et maintenant, recevez l'assurance de mes sentiments
les plus sincères et les meilleurs.
Votre tout dévoué
Théodore Dostoïevski.
APPENDICE
REQUÊTK A L'EMPEREUR
Sire,
Ancien criminel politique, j'ose apporter mon humble
requête devant votre trône puissant.
Je sais que je suis indigne des bienfaits de Votre Ma-
jesté ; que je suis le dernier de ceux qui peuvent espérer
mériter votre grâce impériale. Mais je suis malheureux, et
vous, notre Empereur, vous êtes infiniment miséricordieux.
Pardonnez- moi ma hardiesse et ne punissez pas de votre
colère le malheureux qui a besoin de pitié.
Je fus jugé en 1849, à Pétersbourg, pour crime politi-
que. Dégradé, privé de mes droits civils, je fus envoyé au
bagre, en Sibérie, pour quatre ans; après les travaux for-
cés, je devais être incorporé dans l'armée comme soldat.
En 1854, en quittant le bagne d'Omsk, j'entrai comme
soldat dans le septième bataillon de ligne de Sibérie.
En 1855, je fus promu sous-officier, et en 1856, Votre
Majesté m'honora de sa grâce impériale et je repris le
grade d'officier. En 1858, Voire Majesté daigna m'accorder
le droit de noblesse héréditaire. Cette même année je don-
nai ma démission, car je souffrais d'épilepsie, qui m'avait
atteint la première année de ma vie au bagne.
Après avoir obtenu ma démission je me suis installé
dans la ville de Tver, où je vis maintenant. Mon mal s'ag-
grave de jour en jour; chaque nouvel accès affaiblit sensi-
blement ma mémoire, mon imagination, mes forces mo-
rales et physiques. Le résultat en sera l'épuisement, la
mort ou la folie. J'ai une femme et un beau-fils à ma
488 CORRESPONDAiNCE DE DOSTOÏEVSKI
charge. Je ne possède aucune fortune, je n'ai d'autres res-
sources que le travail littéraire, travail accablant et pénible
dans mon élal de santé. (Cependant les médecins me don-
nent l'espoir de la guérison, se basant sur ce tait que ma
maladie n'est pas héréditaire mais accidentelle. Mais je
ne puis être sérieusement et efficacement traité qu'à
Pétersbourg où il y a des médecins qui s'occupent spécia-
lement des maladies nerveuses.
Sire 1 mon sort, ma santé, ma vie, dépendent de votre
volonté ! Permettez-moi de vivre à Pétersbourg pour pro-
fiter des soins des médecins de la capitale. Ressuscitez-
moi et donnez-moi la possibilité, avec le recouvrement de
ma santé, d'être utiln h ma famille et peut-être en quelque
chose aussi, à ma patrie. A Saint-Pétersbourg habitent
deux de mes frères, desquels je suis séparé depuis dix ans.
Leur amitié fraternelle pourrait alléger ma pénible situa-
tion. Mais malgré toutes mes espérances, une mauvaise
issue de ma maladie ou ma mort peuvent laisser sans
aucune ressource ma femme et mon beau-fils.
Tant qu'il me restera une trace de santé et de force, je
travaillerai à assurer leur avenir, mais l'avenir dépend de
Dieu et les espérances humaines sont fragiles.
Très gracieux Empereur, pardonnez-moi encore une nou-
velle demande et faites-moi la plus grande grâce en ordon-
nant d'accepter mon beau-fils, Paul Is3aiev,âgé de douze
ans, en qualité de boursier dans un des lycées de Péters-
bourg. Il est gentilhomme hén'îditaire, fils d'un fonction-
naire, Alexandre Issaiev,mort au service de Votre Majesté,
en Sibérie, à Kouzoietk dans la province de Tomsk, mort
faute de soins médicaux introuvables dans l'endroit désert
où il servait, et quia laissé sa femme et son fils sans aucune
fortune.
S'il est impossible que Paul Issaiev entre au lycée, dai-
gnez. Sire, ordonner de l'accepter dans un des corps de
cadets de Saint-Pétersbourg. Vous rendrez heureuse sa
pauvre mère qui chaque jour apprend à son fils à prier
pour le bonheur de Votre Majesté et de votre auguste
famille.
Sire, vous êtes comme le soleil qui luit sur les bons et
les méchants. Vous avez déjà rendu heureux des millions
de vos sujets ; faites encore le bonheur d'un orphelin, de
APPENDICE
489
sa mère et d'un malheureux malade, sur qui jusqu'à ce
jour pèse l'interdiction de résidence et qui est prêt à don-
ner sa vie pour l'Empereur qui a fait le bonheur de son
peuple !
Avec les sentiments de vénération et de dévouement
infini, j'ose me nommer le plus fidèle et le plus reconnais-
sant des sujets de Votre Majesté Impériale,
Th. Dostoïevski.
Sur l'urif^inal est écrit de la main du chof de la gendarmerie, prince
Dolgoroukov : « Au sujet d'Issaiev, l'Empereur a ordonné de mettre
on rapport avec qui de droit, 27 novembre 1859. Quant à Doatoïevaki
lui-même, sa demande est déjà résolue d'après la lettre qu'il m'a écrite
personnellement. >
п
VOYAGE А L'ÉTRANGER
(Noies (Phiver »ar des impressions d'été.)
Publié dans la revue Vrémi*, en 1M3.
AU LIEU DAVANTPROPOS
Depuis combien de mois m'engagez-vous, chers amis,
à vous communiquer au plus tôt les impressions de mon
voyage à l'étranger, sans soupçonner à quel point votre
demande me met dans l'embarras? Que pourrais-je vous
écrire? Que pourrais-je vous raconter de nouveau, d'in-
connu, d'inédit? Qui donc parmi nous autres, Russes,
c'est-à-dire parmi les lecteurs de revues, ne connaît pas
l'Europe bien mieux que la Russie? deux fois mieux? J'écris
deux fois par politesse, c'est sûrement dix fois qu'il fau-
drait dire. De plus, en dehors de ces considérations géné-
rales, vous savez particulièrement que je n'ai rien d'im-
portant à vous conter, et surtout à décrire en ordre ; car
moi-même je ц'а1 rien vu en ordre, et ce que j'ai vu, je
n'ai pas eu le temps de l'examiner. J'ai été à Berlin,
Dresde, Wiesbaden, Bade, Cologne, Paris, Londres, Lu-
cerne, Genève, Gônes, Florence, Milan, Venise, Vienne;
dans certains endroits je suis allé deux fois, et j'ai par-
couru tout cela exactement en deux mois et demi! Peut-on
examiner quoi que ce soit convenablement et faire tant de
chemin en deux mois et demi? Souvenez-vous-en, j'avais
préparé mon plan de route étant encore à Saint-Péters-
bourg.
Je n'avais jamais tranchi la frontière; presque dès mon
enfance j'avais la nostalgie des pays étrangers, alors
que pendant les longues soirées d'hiver, ne sachant pas
encore lire, j'écoutais, bouche bée et défaillant de ra-
APPENDICE 491
visseraent ou d'horreur, mes pareots qui lisaient des
romans de Radcliffe avant l'heure du coucher : quand
j'avais la fièvre, j'en parlais dans mon délire. Je m'échap-
pai enfin au delà de la frontière à l'âge de quarante ans
et, bien entendu, non seulement je voulais voir le plus
de choses possible, mais encore, malgré mon temps
si limité, je voulais examiner tout, absolument tout.
J'étais du reste complètement incapable de choisir avec
sang-froid les lieux à visiter. Seigneur 1 Que de cho-
ses j'attendais de ce voyage ! « Qu'importe que je n'aie
rien vu en détail, me disais-je, mais aussi j'ai vu tout,
j'ai été partout; de ce que j'ai vu se formera un tout quel-
conque, un panorama général. Je vais voir ainsi d'un seul
coup tout « le pays des merveilles sacrées », à vol d'oi-
seau, et j'en garderai une impression nouvelle, lorte,
merveilleuse. » Car maintenant, revenu dans mon pays,
qu'est-ce qui me fait éprouver le plus d'inquiétude quand
je pense à mes voyages de l'été dernier? Ce n'est pas de
n'avoir rien examiné en détail, mais voilà, d'avoir été
presque partout, et de n'être pas allé, par exemple, à
Rome. Et il aurait peut-être pu arriver qu'à Rome j'eusse
manqué le pape... Bref, une soit inextinguible du nouveau,
de changement d'impressions générales, synthétiques, de
perspective, de panorama s'était emparé de moi. Eh
bien 1 qu'attendez-vous de moi après de pareils aveux?
Que vous raconterai-je?Qu'est-ceque je vais vous décrire?
Est-ce un panorama ? Est-ce une perspective ? Quelque
chose de vu à vol d'oiseau ? Mais vous me diriez peut-être
les premiers que j'avais pris mon vol de trop haut. De plus,
je me juge très consciencieux et je ne voudrais pas du
tout mentir, même en qualité de voyageur. El si je me mets
à ne vous décrire et à ne vous présenter que le panorama,
je mentirai sûrement, et nullement à cause de ma qualité
de voyageur, mais simplement parce qu'il m'est impossi-
ble de ne pas mentir dans les circonstances où je me
trouve. Jugez-en vous-mêmes : Berlin, pour citer un
exemple, a produit sur moi l'impression la plus désagréa-
ble et je n'y ai séjourné que vingt-quatre heures. Et main-
tenant, je sais que je suis coupable envers Berlin, que je
ne saurais oser affirmer positivement qu'il produit géné-
ralement une impression désagréable. Une impression
492 CORRBSPONDANCE DE 1Ю8Т011ВУЯК1
aigro-douce, et non ран aigre seulement. D'ob venait donc
гая funeste erreur? Uniquement de ce que je suis malade,
que j'ai une maladie dot foie, que j'avais passé quarante-
huit heures en chemin de fer, par la pluie et le brouillard,
pour venir h Berlin.
Quand je fus arrivé, privé de sommeil, pftle, fatigué et
brisé, je m'aperçus du premier coup d'œil que Berlin res-
semblait incroyablement Л Saint-Pétersbourg. Ce sont les
mômes rues alignées au cordeau, les môme» odeurs les
mômes... (mais d'ailleurs pourrait-on compter tout ce qui
est identique)! Que diable ! pensai-je : cela valait-il la
peine de passer quarante-huit heures en wagon, pour
voir exactement la môme chose que l'on vient de quit-
ter? Les tilleuls mômes ne m'ont pas plu et cependant,
pour les conserver, le Berlinois serait prôt à sacrifier tout
ce qu'il a de plus cher, voire sa constitution : et le
Berlinois qu'a-t-il de plus cher que sa constitution? D'ail-
leurs, les Berlinois eux-raômes, du premier au dernier,
avaient tellement l'air allemand, que sans faire la moindre
tentative pour voir les fresques de Kaulbars (ô horreur!)
je me sauvai à Dresde, profondément persuadé dans l'âme
qu'il faut ôtre spécialement habitué à l'Allemand et qu'il
serait très difficile de le supporter en grandes masses quand
on n'en a pas l'habitude.
A Dresde, j'ai été coupable môme envers les Allemandes:
aussitôt dans la rue, il me parut que rien ne pouvait être
plus dégoûtant que le type des femmes de Dresde ; le
chantre de l'amour lui-raôme, VsevolodKre5tovski,le poète
russe le plus convaincu et le plus gai, se trouverait perdu
ici et douterait de sa vocation. Deux heures après, tout
s'expliqua. Rentré dans ma chambre, à l'hôtel, ayant tiré
la langue devant la glace, je fus convaincu que mon juge-
ment sur les dames de Dresde ressemblait à la calomnie la
plus noire... Ma langue était jaune, mauvaise... ♦ L'homme,
ce roi de la création, serait-il dépendant à ce point de son
propre foie, pensai-je, quelle humiliation ! »
C'est avec des pensées aussi consolantes que j'allai à
Cologne. Je l'avoue, j'attendais beaucoup delà cathédrale;
je la dessinais avec respect dans ma jeunesse, quand
j'étudiais l'architecture. En revenant à Cologne, à mon
retour de Paris, c'est-à-dire un mois plus tard environ,
APPENDICE
493
quand je revis 1л cathédrale une seconde fois, j'étais prêt
« à lui demander pardon à genoux » de n'avoir pas su
comprendre sa beauté la première fois, exactement comme
Karamzine,qui s'agenouillait devant la chute du Rhin dans
les mêmes intentions. Mais néanmoins, la première fois, la
cathédrale ne me plut pas du tout ; il me parut que ce
n'était que de la dentelle, de la dentelle et seulement de
la dentelle, un bijou en forme de presse-papier pour bu-
reau, d'une hauteur de cent cinciuante mètres environ. Ce
n'est pas assez majestueux, décidai-je, tout à fait comme
nos grands-pères avaient décidé à propos de Pouchkine ;
«Ilécrit trop facilement, c'est peu élevé. > Je soupçonne
que deux circonstances avaient eu de l'influence sur cette
première décision . D'abord l'Eau de Cologne Jean-Marie
Farina. La boutique se trouve là, tout près de la cathé-
drale, et dans n'importe quel hôtel que vous descendiez,
dans quelque disposition d'esprit que vous vous trouviez,
de quelque façon que vous vous cachiez de vos ennemis et
surtout de Jean-Marie Farina, ses représentants vous trou-
veront immanquablement et alors c'est : « lEau de Colo-
gne ou la vie » : il n'y a pas d'autre choix. Je ne saurais
affirmer positivement que l'on crie précisément les paroles:
« l'Eau de Cologne ou la vie », mais qui sait, cela pour-
rait être. Ji- me souviens i]iraU»rs il inr semblait entendre
ces mots.
Le second objet, qui causa ma coulrarictc et me rendit
injuste, fut le nouveau pont de Cologne. Le pont est certai-
nement excellent et la ville en est fière à juste titre, mais
il me sembla qu'elle en était trop fière. Évidemment, cela
me mit aussitôt en colère. D'ailleurs le receveur à l'entrée
de ce pont merveilleux n'aurait pas dû me faire payer cet
impôt raisonnable, d'un air de me faire payer une amende
pour une faute que j'ignorais. Je ne sais pourquoi, il me
parut que l'Allemand se moquait de moi. «11 a certainement
deviné que j'étais étranger etprécisément Russe »,pensai-je.
Ses yeux au moins semblaient me dire : « Vois-tu notre
pont, pitoyable Russe, tu n'es qu'un ver devant notre pont
et devant chaque Allemand, parce que tu n'as pas de pareil
pont. » Avouez donc que c'est blessant. Certainement,
l'Allemand ne disait rien de semblable et n'y songeait
même pas, mais c'est égal : j'étais alors tellement per-
494 COnRESPONDANCE DE DOSTOÏEVHKI
suadé que c'était précisémeril rela qu'il voulait dire, que
je m'emportai complètement. «Que diable! pensai -je, noue
aussi nous avons inventé le samovar... nous avons de»
revues... on fabrique chez nous les équipements d'officier...
nous avons... > Bref, je me mis en colère et ayant acheté
un flacon d'Eau de (Pologne (que je ne pus es(}uiver), je
partis immédiatement pour Paris, espérnnt que les Ь'гап-
çais seraient beaucoup plus gracieux et plus intéressante.
A présent, jugez-en vous-même : si je m'étais surmonté
si j'avais passé à Brrlin huit jours an lieu de vingl-quatre
heures, autant ù Dresde, mettons trois jours, ou même
doux, i\ Cologne, j'aurais certainement regardé d'un autre
œil les mômes objets la seconde ou la troisième fois et je
me serais tormé de ces objets une idée convenable. Un
rayon de soleil, un simple rayon de soleil, avait ici une
grande importance: s'il avait lui au-dessus de la cathé-
drale, comme il le fit justement à ma seconde visite à Co-
logne, le monument m'aurait certainement paru sous son
aspect véritable, et non comme il me parut pendant
cette matinée grise et quelque peu pluvieuse, ce qui ne
pouvait éveiller en moi qu'une boutade de patriotisme
oflensé. D'où il ne faudrait certainement pas conclure que
le patriotisme ne s'éveille qu'avec le mauvais temps.
Ainsi, vous voyez, mes amis : en deux mois et demi, il est
impossible de tout examiner et je ne pourrais vous procu-
rer de renseignements plus exacts. Je serai obligé quel-
quefois de mentir malgré moi, et aussi...
Mais vous m'interrompez ici. Vous dites que cette fois
vous navez pas besoin de renseignements exacts, qu'au
besoin vous les trouverez dans le guide de Reikhard et
qu'il ne serait pas mal du tout, au contraire, que chaque
voyageur cherchât moins l'exactitude absolue (qu'il lui
est presque impossible d'obtenir; que la sincérité ; s'il ne
craignait pas quelquefois de cacher son impression per-
sonnelle ou ses aventures, même celles qui ne lui font pas
honneur, et s'il n'avait pas recours à certaines autorités
connues, dans son intérêt personnel. Bref, il ne vous faut
que mes propres observations sincères.
Ah!m'écrierai-je, il vous faudrait alors un simple bavar-
dage, des impressions personnelles, prises au vol. Je
veux bien et je vais me renseigner aussitôt dans mon
APPENDICE 495
carnet. Je tâcherai aussi d'être bon enfant, autant que pos-
sible. Je vous prie seulement de ne pas oublier qu'il se
pourrait que bien des choses que je vais vous écrire à
présent, fussent pleines d'erreurs. Bien entendu, certai-
nes erreurs seulement. Il est impossible de se tromper,
par exemple, dans ces faits, qu'à Paris il y a Notre-Dame
et le Bal Mabille. Cette dernière circonstance surtout est
certifiée par tous les Russes qui ont décrit Paris, de sorte
qu'il est presque impossible d'en douter. Je ne commet-
trai pas non plus d'erreur h ce propos, et cependant, dans
le sens strict, je n'en réponds pas. Car on dit par exem
pie qu'on a été à Rome et qu'il es! impossible de ne pas
voir la cathédrale de Saint-Pierre. Eh bien ! jugez-en: j'ai
été à Londres, et je n'ai pas vu Saint-Paul. Vraiment
je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas vu la cathédrale de Saint-
Paul. Certainement, il y a une dilTérence entre Pierre et
Paul, mais ce n'est quand môme pas convenable pour un
voyageur. Voilà donc ma première aventure, qui ne me
fait pas grand honneur (c'est-à-dire que je l'ai bien vu de
loin, à 500 mètres, mais je me hâtais d'aller à Pentonville,
je l'abandonnai et je passai plus loin).
Mais, au fait, au fait 1 Savez-vous, je n'ai pas voyagé
tout le temps et examiné tout à vol d'oiseau (à vol d'oi-
seau ne veut pas dire d'en h.\ut. C'est un terme d'archi-
tecture, vous le savez). En dehors des huit joui*s passés
à Londres, j'ai demeuré un mois à Paris. Eh bien ! je
vais vous écrire quelque chose sur Paris, car je l'ai mieux
examiné que la cathédrale de Saint-Paul ou les dames de
Dresde. Allons, je commence.
CHAPITRE PREMIEH
EN WAGON
« Le Français n'a pas de raison cl rejçarderail comme le
plus grand désastre d'en posséder. > Celle phras<' a été écrite
au xviii* siècle par Von-Vizine et, mon Dieu, ce qu'il devait
être contenl de l'avoir écrite ! Je parie que son cœur tres-
saillait de plaisir, quand il l'eut inventée. Et qui sait, peut-
être qu'après V'on-Vizine, nous aussi, trois ou quatre géné-
rations à la suite l'une de l'autre, nous l'avons lue non
sans quelque plaisir. Toutes les phrases pareilles, qui
renferment une critique à l'égard des étrangers, présentent
môme aujourd'hui, quand elles se rencontrent, quelque
chose de particulièrement agréable pour nous autres Rus-
ses. Certainement, nous en faisons un grand mystère,
quelquefois môme nous ne l'avouons pas. On dirait une
vengeance de quelque chose de passé et de vil. Admettons
que cela soil un mauvais sentiment, mais je suis persuadé
qu'il existe en presque chacun de nous. Nous nous fâchons
certainement si on fait mine de nous soupçonner et en
ceci nous sommes de bonne foi ; cependant, je crois que
Bélinski lui-même a été, dans ce sens, secrètement slavo-
phile. Je me souviens d'il y a une quinzaine d'années,
quand je connaissais Bélinski, je me souviens avec quelle
vénération, poussée jusqu'à la bizarrerie, tout le cercle
d'alors s'inclinait devant l'Occident, c'est-à-dire surtout
devant la France. La France était alors à la mode, — c'était
vers 1846. On n'adorait pas uniquement des noms tels que
George Sand, Proudhon et d'autres, mais on en estimait
aussi de tels que Louis Blanc, Ledru-RoUin, etc.. Non,
mais tout simplement, quelques nullités, les noms les plus
obscurs, qui ne valaient rien du tout, examinés de près,
on prisait haut ceux-là également. Et de ceux-là aussi on
APPENDICE 497
attendait quelque chose de grand au profit de l'humanité.
On parlait de certains d'entre eux en baissant la voix par
respect... Eh bien ! Dans ma vie je n'ai pas rencontré de
Russe plus passionné pour son pays que Bélinski, malgré
qu'avant lui Tchaadaev fût le seul qui se soit indigné sou-
vent aussi hardiment, et des fois aussi aveuglément, contre
tout ce qui nous est proche, et qui ait paru mépriser tout ce
qui est russe. D'après certaines données je conçois tout
cela et je me le rappelle. Alors voilà, il se pourrait que le
mot de Von-Vizine n'eût pas fort scandalisé Bélinski. A
certains moments, la tutelle la plus légale et la plus con-
venable peut déplaire. Ah ! au nom du ciel ! ne croyez pas
que l'amour de la patrie consiste à dire du mal des étran-
gers, et que je sois de cet avis. Je ne pense pas du tout
ainsi et je n'ai pas l'intention de penser ainsi, et même
au contraire... C'est dommage que je n'aie pas le loisir de
m'expliquer plus clairement en ce moment.
Et à propos : peut-être seriez-vous porté à croire que
je vais faire de la littérature russe au lieu de décrire Paris?
que je vais écrire un article de critique ? non, je me suis
perdu dans cette digression faute de mieux.
Suivant mon carnet de voyage, me voilà en wagan, prêt
à me trouver demain à Eidkuhnen, c'est-à-dire à éprouver
ma première impression au delà de la frontière, et mon
cœur tressaille par moments. Quand donc verrai-je enfin
l'Europe, moi qui y songeai infructueusement presque qua-
rante ans, moi qui, très sérieusement, depuis l'âge de seize
ans, comme Nékrassov le fait dire à Belopiatkine : € Je
voulais me sauver en Suisse, mais je ne l'ai pas fait et me
voilà enfin entrant dans le « pays des saintes merveilles »,
dans le pays que j'attendais tellement et que j'avais un tel
désir de connaître, auquel je croyais avec tant d'obstination.
Seigneur 1 quels Russes sommes-nous donc ? valictnai-je
parfois, dans ce môme wagon. Sommes- nous vraiment
Russes, en effet? Pourquoi l'Europe produit-elle sur nous,
qui que nous soyons, une impression aussi puissante, aussi
magique, aussi attirante? Je ne parle pas des Russes qui
sont demeurés en Russie, tout simplement des Russes
ordinaires, dont le nom est cinquante millions, que nous
autres, une centaine de mille, prenons très sérieuse-
ment pour rien et que nos profonds journaux satiriques
32
^8 CORHE8PONOANCE DE DOSTOIeTSKI
tournent en ridicule parce qu'ils portent la barbe. Non, je
parle h présent de notre |)elile troupe privilégiée et paten-
tée. Car tout, presque tout ce que nous avons de culture,
de science, d'art, de vertu civique, d'humanité, tout, tout
vient de là, du même pa}s des saintes merveilles ! Toute
noire vie a pris le pli européen depuis notre enfance. Quel-
qu'un de nous a-t-il pu résister ô cette influence, à cet
attrait, h cet appel? Comment ne nous sommes noue pas
complètement transformés en Kuropéens? Que nous ne le
sommes pas devenus, - tout le monde en conviendra, je
pense ; les uns en conviendront атес joie, les autres cer-
tainement avec colère, parce que nous ne sommes pas
mûrs pour la génération. Ça, c'est une autre question. Je
De parle que du fait lui-même, que nous ne soyons pas
régénérés même sous des influences aussi inéluctables, et
je ne puis comprendre ce fait. Car ce ne sont ni nos nour-
rices, ni nos berceuses qui ont empêché notre régénéra-
tion. Il est triste et drôle, en effet, de songer que si la
vieille bonne de Pouchkine, Arina Rodionorna, n'avait
pas existé, nous n'aurions peut-être pas eu de Pouchkine,
C'est de la blague! Est-ce vraiment de la blague? Et si ce
n'était pas de la blague? On conduit beaucoup d'enfante
russes en France pour y faire leur éducation : eh bien, si
on y avait conduit quelque autre Pouchkine et -qu'il n'y
eût trouvé ni Arina Rodionovna, ni le langage russe auprès
de son berceau ? Et Pouchkine n'a-t-il pas été russe jus-
qu'au bout des doigts? Lui, seigneur, n'a-t-il pas deviné le
cœur de Pougatchev et pénétré son âme, et encore au
moment où personne ne savait pénétrer nulle part ? Lui,
aristocrate, il contenait Belkine dans son cœur. Par son
talent d'artiste il s'était éloigné de son milieu, et dans Onè-
guine il le jugeait sévèrement avec l'esprit populaire. C'est
un prophète et un précurseur. II y aurait peut-être, en
vérité, quelque combinaison chimique de l'esprit de l'honime
avec la terre natale, dont il est impossible de s'arracher,
ou bien à laquelle on revient toujours si on vient à s'en
détacher. La slavophilie ne nous est pas tombée du ciel,
quoiqu'elle soit devenue ensuite une fantaisie moscovite;
mais le fondement de celte fantaisie est peut-être plus
étendu que la formule moscovite et est caché plus pro-
fondément dans certains cœurs qu'il ne paraît au premier
APPENDICE 499
abord. Chez les Moscovites mômes, il doit y en avoir plus
que la formule. Car il est très difficile d'être franc dès le
début, même envers soi-même. Certaine pensée vivifiante
et forte ne saurait être exprimée à travers trois généra-
tions, de sorte que la fin ne ressemble pas tout à fait au
commencement.. .
Ce sont toutes ces pensées vagabondes qui m'assaillaient
malgré moi dans le wagon, avant d'arriver en Europe,
d'ailleurs aussi par ennui et par désœuvrement. Car il faut
être franc I Jusqu'à présent, il n'y a chez nous que ceux
qui n'ont rien à faire qui réfléchissent à de pareils sujets.
Ah ! comme c'est ennuyeux d'être en wagon à ne rien
faire; tout autant que de vivre en Russie sans occupation.
On te porte, on te soigne, on te berce même parfois, il
semble qu'il n'y ait rien de plus à désirer et l'on est
envahi par l'ennui; on est envahi par l'ennui parce qu'on
n'a rien à faire, on est trop bien soigné, on n'a qu'à rester
assis jusqu'à ce qu'on vous ait amené. Vraiment, on sau-
terait des fois du wagon, et on courrait sur ses jambes à
côté de la machine. Que cela soit pire, que l'on soit fati-
gué par manque d'habitude, que l'on s'égare, tant pisl
Mais on marche soi-même, avec ses propres jambes, on
s'est trouvé une occupation et on l'exécute soi-même, et
s'il arrive que les wagons se culbutent et se renversent,
on ne sera pas obligé de rester enfermé sans rien faire et
de répondre par ses côtes pour la faute d'autrui...
Que n'imagine-t-on pas par désœuvrement!
Et cependant la nuit approchait. On commençait à
allumer les lampes dans les wagons. En face de moi se
trouvaient le mari et la femme, des propriétaires d'un cer-
tain âge et qui paraissaient être de braves gens. Ils se
hâtaient d'aller à l'exposition de Londres pour quelques
jours seulement, et ils avaient laissé leur famille à la
maison. A ma droite se trouvait un Russe qui demeurait
depuis dix ans à Londres, où il avait une agence commer-
ciale; il n'était venu que pour quinze jours à Saint-Péters-
bourg, pour affaires,et il semblait avoir entièrement perdu
toute nostalgie. A ma gauche se trouvait un Anglais pur
sang, roux, la raie au milieu de la tête et gardant un grand
sérieux. Pendant tout le voyage il ne dit pas un mot à
personne, dans aucune langue ; le jour il lisait obstiné-
500 CORRESPONDANCE DE D08TOlEV8Kt
ment un livre, de cette fine impreseion anglaise que les
Anglais seuls peuvent supporter et dont ils vantent la
commodité, et aussilAt dix heures, il enlerait se» bottes et
chaussait ses pantoufles. (Tétait probablement l'habitude
de toute sa vie et il ne voulait pas changer ses habitudes
en wagon. Bientôt tous s'endormirent ; le sifflet et le
bruit de la machine nous plongeaient dans une somno-
lence invincible. J'étais là à penser, et je ne sais comment
j'arrivai à la pensée que * le Français n'a pas de raison »,
par laquelle j'ai commencé ce chapitre.
Mais savez-vous, quelque chose me tourmente: avant que
d'arriver à Paris, si je vous communiquais les réflexions
que j'ai faites on wagon, par esprit de charité : je me suis
ennuyé en wagon, il faut que vous éprouviez de l'ennui
également. D'ailleurs, il faut épargner cela au reste des
lecteurs, et c'est pourquoi je formerai avec ces réflexions
le sujet d'un chapitre à part et je l'appellerai : chapitre
superflu. Vous éprouverez de l'ennui à le lire, et les autres
pourront le passer tout à fait, comme étant superflu. On
doit être prudent et consciencieux avec les lecteurs, mais
avec les amis on peut agir plus rondement. Ainsi :
CHAPITRE II
ET COMPLÈTEMENT SUPERFLU
Ce ne sont d'ailleurs pas des réflexions, mais plutôt des
méditations, des images fantaisistes, des rêveries. « de çà,
de là, surtout de rien du tout ».
Pour commencer, je revins aux temps anciens, et je
songeai surtout à l'homme qui avait créé l'aphorisme déjà
cité sur la raison française, et je méditai sans rime ni
raison à propos de cet aphorisme. Pour son époque, cet
homme fut très libéral. Mais malgré qu'il portât, Dieu
sait pourquoi, toute sa vie un habit à la française, la pou-
dre et une épée au côté, pour indiquer son origine che-
valeresque (ce qui n'a jamais existé chez nous) et pour
défendre son honneur personnel dans l'antichambre de
Potemkine, aussitôt qu'il eut mis le nez au delà de la fron-
tière, il exorcisa à Paris avec toutes sortes de citations
bibliques, et décida que « le Français n'a pas de raison,
et de plus considère que d'en avoir serait un grand mal-
heur ». A propos, croiriez-vous peut-être que j'ai parlé de
l'épée et de l'habit de velours pour en taire un reproche à
Von-Vizine ? Nullement ! Il n'aurait pu se vêtir d'une
peau de mouton, surtout à cette époque-là, quand, même
aujourd'hui, pour montrer qu'ils sont Russes et qu'ils
veulent se rapprocher du peuple, certains n'ont pas mis de
peau de mouton, mais ont imaginé un costume de ballet,
presque celui dans lequel paraissent sur la scène dans
nos opéras russes populaires les Rouslans, amoureux de
leurs Ludmiles, portant des coiCfes nationales. Non,
rhabit à la française était plus compréhensible au peuple.
« On voit bien un seigneur, dit-il ; un seigneur ne saurait
porter une peau de mouton. » J'avais entendu dire, il y a
peu de temps, qu'un propriétaire aux idées modernes,
502 CORnESPONDANCE DE DORTOKEVSKI
avait OU l'idée de porler le costume ru-i-ie p)ur fusionner
avec le peuple, et qu'il allait aiuni vôlu aux réunions :
aussitôt que les paysans raporcevaienl, ils disaient entre
eux : «Que vient faire cht^z nous ce déguisé? » Kt le pro-
priétaire ne réussit pas à fusionner.
— € Quant à moi, me disait un autre monsieur : je ne
veux rien céder. Je me raserai exprès et je porterai l'ha-
bit, s'il le faut. Je ferai ma besogne, mais je ne montrerai
nullement le désir de fusionner. Je serai le maître, je serai
avare et économe, môme dur et extorqueur, s'il le faut.
On me respectera davantage.» D'après cela on pfiut suivre
l'influence progressive et bienfaisante (jue l'Kurope exerce
sur notre patrie. 11 serait impossible de se figurer, sans
quelque joyeuse vanité,quel genre de livres s'éditaient et se
lisaient alors (avant Le Brigadier, et de son temps). Car en
ce moment nous avons un écrivain remarquable, l'ornement
de notre époque, un certain Gosma Proutkov*. Son défaut
principal est une timidité inconcevable; jusqu'il présent
il n'a pas fait paraître l'édition complète de ses œuvres.
Eh bien, il a imprimé dans les Mélanges du Sovremeri'
ni/f, il y a longtemps déjà, les Mémoires de mon Grand-
Père. Imaginez ce que ce grand-père, du règne de Cathe-
rine II, vieillard corpulent, âgé de soixante-dix ans,
qui avait vu tant de choses, avait assisté aux réceptions
à la cour, et à Olchakov, pouvait écrire, revenu dans ses
terres, en faisant ses Mémoires. Ce que cela serait intéres-
sant I Que n'avait vu cet homme I Eh bien, dans ses Mé-
moires, tout se compose d'anecdotes suivantes :
« Réponse spirituelle du chevalier de Montbazon. Jadis une
jeune et fort belle demoiselle demandait avec saag-froid en
préseace durci au chevalier de Montbazon: — «Monsieur, est-
ce le chienqui est attaché à la queue ou la queue qui estattachée
au chien? » A quoi le chevalier, qui était fort à la riposte,
répondit sans se troubler, d'une voix calme: — « Madame, il
n'est pas défendu à personne de prendre le chien par la
queue ou par la tête. > Cette réponse ayant causé :au roi un
grand plaisir, le chevalier ne resta pas sans récompense. >
Vous croyez que c'est de la blague, que je plaisante,
1. Pseudonyme du célèbre poète russe Jemtchoujnikov.
APPENDICE 503
qu'un grand-père bâti comme ça n'a jamais existé? Mais je
vous jure que moi-môme j'ai lu dans mon enfance. quand
j'avais environ dix ans, un livre du temps de Catherine II,
dans lequel se trouvait l'anecdote suivante. Je l'avais aus-
sitôt apprise par cœur, — tellement elle m'avait frappé
— et je ne l'ai pas oubliée encore :
«Réponse spirituelle du chevalier de RohaniTout le
monde sait que le chevalier de Hohaa avait une mauvaise
haleine. Un jour, qu'il assistait au lever du prince de Condô,
ce dernier lui dit : — « Éloignez-vous, chevalier de Rohan,
car vous sentez bien mauvais. » A quoi le chevalier répondit
aussitôt : — « Ce n'est pas moi, très gracieux prince, mais
vous, car vous venez de vous lever. »
Non, figurez-vous ce seigneur, vieux guerrier, manchot
peut-être, avec sa vieille dame, une centaine de domesti-
ques autour de lui, des enfants gâteux, prenant un bain
russe tous les samedis, et faisant chauffer l'étuve à excès ;
le voyez-vous, miittant ses lunettes sur son nez, épelan t
gravement et solennellement de pareilles anecdotes, et
ajoutantfoià toutcela, presque comme si c'était une ordon-
nance du service. Et quelle foi naïve jadis dans le sérieux
et la nécessité de pareilles informations européennes ; car
le principal consiste à obtenir le véritable respect.
Ahl diable! pensai-je : comme s'ils allaient marcher
contre des étrangers. On dirait une cour martiale.
— Oui, me dit un troisième, un charmant homme
d'ailleurs : — je me serais fait inscrire et puis quoi ? dans
une réunion, le conseil de la commune me condamnerait
à être fouetté pour quelque faute. Et alors, comment
faire ?
< Et quand cela serait», eus-je envie de dire, mais je ne
le dis pas, j'avais trop peur. Qu'est-ce que c'est, pourquoi
jusqu'à présent avons-nous peur parfois de faire connaî-
tre certaines de nos pensées ? « Et quand cela serait, pen-
sais-je, quand on l'aurait fouetté, eh bien ? De telles cir-
constances font le tragique de la vie, d'après les professeurs
d'esthétique, et voilà tout. Est-ce qu'il taut vivre à part
à cause de cela? Dans certains endroits de taibles femmes
et des enfants en supportent bien davantage. >
504 CORRESPONDANCB DE DOSTOIBVRKI
— Mais permettez, quelles femmes et quels enfants I
m'aurait crié mon adversaire: — le conseil «le la commune
aurait fait fouetter pour un rien, pour une vache quelcon-
que qui serait entrée dans un jardin potager ; vous cod-
sidérez cela comme l'afTaire de la commune.
Eh bien, oui 1 c'est ridicule, certainement, l'afTaire
elle-même est ridicule et misérable, on ne voudrait pas
s'en occuper. C'est presque inconvenant d'en parler.
Qu'ils aillent tous au diable : qu'on leur donne le fouet,
tant qu'il ne s'agit pas de moi. Mais, de mon côté, je parie
tout ce que vous voudrez quel serait le verdict du conseil:
mon cher interlocuteur n'aurait pas reçu un seul coup de
verge, si le conseil de la commune avait môme eu le
droit de disposer de lui. — с 11 faut lui faire payer une
amende, mes frères, parce qu'il est de la noblesse. Il o'a
pas rhabilude. C'est bon pour nous autres, qui avons un
postérieur à être fouetté », aurait décidé le conseil, par-
lant comme un maire dans une des nouvelles campagnar-
des de Stchédrine...
— Vous êtes rétrograde 1 criera quelqu'un en lisant ces
lignes. Vous défendez les verges! (Je vous jure qu'il y en
aura pour conclure que je défends les verges.)
— Mais permettez, de quoi parlez-vous? dira un autre.
— Vous voulez décrire Paris, et vous êtes arrivé aux
verges. Où donc est Paris?
— Mais comment, ajoutera un troisième, vous écrivez
vous-même ce que vous venez d'entendre, et c'est en été
que vous avez voyagé. Comment donc avez-vous pu réflé-
chir à tout cela étant en wagon ?
Cela paraît vraiment difficile à résoudre encore, ré-
pondrai-je ; mais permettez : ce sont des souvenirs d'hiver,
d'impressions estivales. Aux souvenirs d'hiver s'étaient
mêlées des impressions hivernales. D'ailleurs, je me sou-
viens qu'en approchant d'Eidkuhnen, je réfléchissais beau-
coup à ma patrie, que je quittais pour aller en Europe et
je me souviens que certaines de mes rêveries étaient dans
le môme ton. Je méditais surtout sur ce sujet : de quelle
façon en tout temps l'Europe s'était-elle réfléchie sur
nous et s'était-elle imposée constamment à nous avec sa
civilisation ; à quel point nous nous étions civilisés et
combien d'entre nous s'étaient civilisés jusqu'à présent ?
APPENDICE
505
Je vois bien, maintenant, que tout cela est très superflu.
Mais je vous avais bien prévenu que tout le chapitre était
superflu. D'ailleurs, où me suis-je arrêté ? Oui ! A l'habit
à la française. C'est par lui que cela a commencé.
« Alors voilà un de ces habits à la française >, avait écrit
Le Brigadier *.
Pour son époque, Le Brigadier était une chose étonnante
et faisait un effet extraordinaire. « Meurs, Denis, tu n'é-
criras jamais rien de mieux», disait Potemkine lui-même.
Tous s'étaient réveillés comme en sursaut. Eh bien ! me
disais-je en continuant ma méditation spontanée, est-il
possible qu'alors même les hommes s'ennuyaient de ne
rien faire et de marcher tenus en lisière ? Je ne parle pas
des lisières françaises de l'époque, et je voudrais ajouter
à ce propos que nous sommes une nation très crédule et
que cela vient de notre bonhomie. Nous voilà tous à ne
rien faire et soudain il nous semble que quelqu'un a dit
quelque chose, a lait quelque chose, que notre propre esprit
s'est éveillé, que l'ouvrage est trouvé, que nous allons nous
y mettre, et nous sommes persuadés que cela va commencer
tout de suite. Une mouche passe en volant, et nous nous
figurons que c'est un éléphant que l'on a amené. C'est
l'inexpérience de la jeunesse, et puis aussi le besoin. Cela
a commencé peut-être avant Le Brigadier ; certainement
encore à l'état microscopique, et cela dure sans aucun
changement : on trouve une occupation et on y glapit de
joie. Glapir et s'emporter de joie — c'est notre premier
mouvement; et puis, un an ou deux après, on se sépare,
le nez long Et l'on ne se fatigue pas, on est prêt à recom-
mencer cent fois. Quant aux autres lisières, à l'époque de
Von-Vizine, dans la masse, presque personne ne doutait
que c'étaient les lisières les plus saintes, les plus européen-
nes, et la tutelle la plus ch armante. Certainement, mainte-
nant encore il y en a peu qui doutent. Tout notre parti
ultra-progressiste détend avec fureur les lisières. Mais alors!
alors c'était l'époque d'une telle foi aux lisières de tous
genres, qu'il est étonnant que nous n'ayons pas remué les
montagnes, et que toutes nos hauteurs plates d'Alaorme,
tous les sommets de Pargolov, tous les pics de Valdaï
1. Comédie de Von-Vizine.
506 CORRESPONDANCE DB DOSTOlSVeKI
soient encore à leurs places. Il est vrai, un poète du temps
parlait d'un héros disant :
« Il s'étend sur les montagnes, les montagnes cra-
quent. »
Et aussi :
« Il jette les tours par-dessus les nuages. »
Mais, semble-t-il, ce n'est qu'une métaphore. Л propos,
messieurs : je ne parle en ce moment que littérature, et
littérature élégante encore. « Tout le monde sait, dit-il,
que le chevalier de Rohan avait une mauvaise haleine... »
Qui lésait ; pourquoi le sait-on, quels ours de Tambov le
savent? Mais des questions aussi libérales ne troublent
pas le grand-père. Avec une crédulité enfantine, il se
figure que ce «Recueil de bons mots » est connu à la cour,
et cela lui suffit. Oui certainement, l'Europe nous était
alors très accessible, au point de vue physique, cela va
sans dire. Mais certainement au point de vue moral, le
fouet existait toujours. On portait des bas de soie, des per-
ruques, on attachait des épées, on devenait un Européen.
Cela ne nuisait en rien, cela plaisait môme. Mais au fond
rien n'était changé: ayant mis de côté Rohan (d'ailleurs,
tout ce que l'on savait de lui, c'est qu'il avait une mau-
vaise haleine) et ayant enlevé les lunettes, on réglait les
comptes avec les serviteurs, on traitait les membres de la
famille aussi patriarcaleraent, on fouettait également à
l'écurie le petit hobereau, s'il s'était permis quelque
impertinence, on faisait des bassesses devant les supé-
rieurs. Le paysan comprenait mieux cela : il était moins
méprisé, on le dédaignait moins, on le connaissait mieux,
on lui était moins étranger, on était moins allemand. Et
si ion prenait avec lui des airs d'importance, — un sei-
gneur avait bien le droit de le faire, — c'est qu'on était le
maître. Et malgré qu'ils vous fouettaient à mort, ils plai-
saient au peuple plus que ceux d'aujourd'hui, par ce qu'ils
leur étaient plus proches. Bref, tous ces seigneurs étaient
des gens simples, des gens trapus ; ils n'en cherchaient
pas si long, ils prenaient, ils écorchaient, ils volaient, ils
courbaient le dos avec attendrissement, et passaient leur
existence dans « une débauche consciencieuse, enfan-
tine». Il me semble que ces grands-pères n'étaient pas du
, tout si naïfs,môme à propos des de Rohan et des Montbazon.
APPENDICE 507
Ils étaient môme peut-être parfois des fripoQS et nour-
rissaient une arrière-pensée envers les influences euro-
péennes qui venaient d'en haut. Toute cette fantasmago-
rie, toute cette mascarade, tous ces habits français, ces
manchettes, ces perruques, ces épées, toutes ces grosses
jambes disgracieuses, serrées dans des bas de soie, les
petits soldats d'autrefois, en perruques allemandes et en
guêtres, tout cela me paraît une grande friponnerie, une
duperie de laquais envers ses maîtres, de aorte que le
peuple s'en apercevait plus d'une fois elle comprenait.
Certainement, il est possible d'être chicaneur et fripon,
et brigadier, et de croire naïvement, d'une façon touchante,
que le chevalier de Rohan était un personnage très raffiné.
Mais cela n'empêchait rien : les Gvosdiiov ' rossaient
comme d'habitude ; notre Potemkine et ses pareils étaient
bien près d'envoyer nos de Rohan à l'écurie pour les faire
fouetter, les Montbazon écorchaient tout le monde : les
poings dans les manchettes et les jambes couvertes de
bas de soie ils envoyaient des coups dans la nuque et dans
le dos ; les jours des réceptions à la cour, les marquis se
faisaient gifler.
En un mot, toute cette Europe de commande et faite par
ordre s'en arrangeait chez nous parfaitement bien, à
commencer par Saint-Pétersbourg, — ville des plus fan-
tastiques, dont l'histoire est l'histoire la plus fantastique
de toutes les villes du globe terrestre.
Maintenant, les temps sont changés, Saint-Pétersbourg
a pris le dessus. Maintenant, nous sommes devenus tout à
fait européens et nous sommes à la hauteur. Maintenant,
Gvosdiiov lui-même se tient sur ses gardes, quand il s'agit
de rosser, il respecte les convenances, il devient un bour-
geois français et dans quelque temps, il fera comme
l'Américain du Sud des États-Unis, et il saura appliquer
des textes à défendre la nécessité de la traite des nègres.
D'ailleurs, en Europe aussi cette façon de se défendre à
coup de textes commence à prendre.
Quand j'y serai, pensais-je, je le verrai bien moi-même.
On n'apprendra jamais au moyen des livres ce qa'on peut
voir par soi-même. A propos de Gvosdiiov : pourquoi n'est-
1. Un des héros de la comédie : Le Brigadier .
508 CORnBSPONDANCE DE DOSTOIbVSKI
ce pas à Sophi<%qui représente dans la comédie Le lirîga-
(lier le (lévploppenKTjt noble et européen, que Von-Vizioea
fait dire une des phrases les plus remarqunbU'sd»* sa pièce;
mais à la sotte femme du brigadier, qu'il a représentée
tellement sotte, et sotte rétrograde encore, qui* tous les file
paraissent et qu'il semble, à toutes les bêtises qu'elle dit,
que ce n'est pas elle qui parle, mais quelqu'un autre caché
derrière elle ? Ht quand il s'est agi de dire la vérité, c'est
encore la femme du brigadier qui l'a dite et non pas
Sophie. Non seulement il Га rendue complM«*ment sotte,
mais encore il en a fait une vilaine femme ; et malgré tout
il a eu l'air d'avoir peur et do trouver impossible au point
de vue de l'art de faire sortir une phrase pareille de la
bouche de la bien élevée et chaste Sophie, et il a trouvé
plus naturel de la faire prononcer par une femme simple
et sotte. Voici le passage, il mérite d'être rappelé. C'est
extrêmement curieux, et justement parce que cela a été
écrit sans aucune intention et sans arrière-pensée, c'est naïf
et peut-être même triste. La femme du ЪпалЛ'ит dit к
Sophie :
... — « Dans notre régiment, il y avait ie capilaine de
la première compagnie, nommé Gvosdilov ; il avait une
femme très gentille, — une gentille petite femme. Quand il
se mettait en colère, surtout quand il avait bu. comme tu
crois en Dieu, ma chère, il la battait comme plâtre, et abso-
lument sans motif.
Sophie:
— « Madame, cessez, je vous prie, de parler de ce qui
révolte l'humanité.
La femme du brigadier:
— « Voilà, ma chère, tu ne veux môme pas en entendre
parler ; juge donc un peu comment elle se trouvait de le
supporter ? >
C'est ainsi que la bien élevée et sentimentale Sophie
cède le pas devant une simple femme.
C'est une remarquable repartie (autrement dit réplique)
de Von-Vizine, et on ne trouve chez lui rien de plus
généreux, déplus juste, — de plus accidentel. Combien en
avons-nous jusqu'à présent de ces progressistes sentimen-
taux parmi nos hommes de progrès les plus avancés, qui
APPENDICE
509
sont très conlents de leur senlimentalilé et ne demandent
rien de plus ? Mais ce qui est le plus remarquable, c'est
que le capitaine Gvosdilov rosse encore sa femme, et peut
être avec encore plus de commodité qu'autrefois. Vraiment.
On dit qu'autrefois cela se faisait mieux, de meilleur cœur!
Qui aime bien, châtie bien 1 On dit même que les femmes
étaient inquiètes si on ne les battait pas : s'il ne me bat
pas, disaient-elles, il ne m'aime pas. Mais tout cela est
primitif, élémentaire, héréditaire. Car maintenant, Gvosdi-
lov rosse presque par principe et aussi parce que c'est un
imbécile, c'est-à-dire un homme de l'ancien temps, qui ne
connaît pas les nouveaux usages. D'après les nouveaux
usages, on peut faire encore mieux sans se servir de ses
poings. Si je m'arrête si longtemps sur Gvosdilov, c'est
que jusqu'à présent on écrit à propos de lui des phrases
très profondes et très humanitaires. Et on en écrit tant,
que cela finit par être ennuyeux. Gvosdilov est tellement
vivace, malgré tous les articles, qu'il est presque immortel.
Oui, monsieur, il est sain et sauf, nourri et ivre. Le voilà
ayant perdu un bras et une jambe, car il a « en quelque
sorte versé son sang », comme le capitaine Kopeikine '.
Sa femme, depuis longtemps, n'est plus la < gentille, gen-
tille petite femme » qu'elle a été autrefois. Elle a vieilli,
son visage a pâli et maigri, la souffrance et les rides y ont
creusé des sillons. Mais quand son mari capitaine se trou-
vait malade, privé de bras, elle ne s'éloignait pas de son
lit, elle passait des nuits blanches, elle le consolait, elle
versait des larmes brûlantes, elle l'appelait son cher ami,
son brave garçon, son brillant faucon, son courageux sol-
dat. Que cela révolte d'un côté, j'en conviens ! J'en con-
viens I Mais d'un autre côté : vive la femme russe, rien n'est
meilleur dans noire monde russe que son amour qui par-
donne jusqu'à l'inflni. Cela est vrai, n'est-ce pas ? D'autant
plus que maintenant Gvosdilov ne bat pas toujours sa
femme, quand il est à jeun, ou bien il le fait rarement, il
respecte les convenances, il va môme jusqu'à lui dire par-
fois une bonne parole. Car avec l'âge il a compris qu'il ne
peut se passer d'elle ; il est économe, il est bourgeois, et
s'il lui arrive de la battre à présent, ce n'est que quand il
1. Uû des héros des Ames morleSf de Gogol.
510 CORRESPONDANCE DB nOBTOÏEVeKI
a bu, pur habiludt', quaod il s'ennuie. Eh bien, ni vous vou-
lez, c'chI un progrès, cela peut servir de consolation. Nous
»onimos tou» umateur» de conHolation...
Oui, monsieur, iiou.s ttummes tout к fait consolés à pré-
MÊ^ nous nous sommes consol<^e nous-mêmes. Qu'autour
de nous tout ne soit pas encore Irèe beau ; mais noue-
mémes nous le sommes à un tel point, nous sommes telle»
ment civilisés, telleaieoi européens, qu'en nous voyant le
peuple en a mal au ctmu. Le peuple nous considère
maintenant comme des étif gMrs, il ne comprend plus ni
une de nos paroles, ni un de шм livres, ni une de noe
pensées, — et cela, si vous voulez. c*eai du progrès. Main-
tenant, nous méprisons profondément le peuple et ses élé-
ments, à ce point que nous nous adressons à lui avec un
dégoût nouveau, sans précédent, qui n'existait р«ш même
au temps de nos Moulbazon et de Rohan, et cela, si трм
voulez, c'est du progrès. Mais, en revanche, quelle asai»»
rance avons-nous dans notre vocation civilisatrice, de
quelle façon hautaine résolvons-nous les questions, et quel-
les questions : Le sol n'existe pas, le peuple non plus, la
nationalité est un certain système de contributions, l'ftme,
— tabula rasa, c'est une cire que l'on peut modeler pour
en faire l'homme véritable, l'homme universel en général,
— l'homonculus; il suffit de se servir des produits de la civi-
lisation européenne et de lire deux ou trois livres. Mais,
aussi, comme nous sommes calmes, majestueusement cal-
mes à présent, car nous ne doutons de rien, nous avons tout
résolu et tout signé. Avec quelle calme suffisance n'avons-
nous pas critiqué, par exemple, Tourguenev; il avait osé ne
pas partager notre calme et ne pas se contenter de nos
personnages majestueux, il avait refusé de les considérer
comme réalisant son idéal, et il cherchait quelque chose de
meilleur que nous. Meilleur que nous, mon Dieu ! Mais
peut-il y avoir quelque chose de plus beau et de plus
impeccable? Eh bien, on lui en a dit pour Bazarov % l'in-
quiet et le chagrin Bazarov (indice d'un grand cœur), mal-
gré tout son nihilisme. Nous lui en avons dit aussi pour sa
Koukchina, pour ce pou du progrès que Tourguenev a
ramassé dans la réalité russe pour nous l'exhiber, et on
1. Héros du roman de Tourguenev, Les Pères et les Enfants.
APPENDICE
511
a ajouté qu'il allait contre rémancipation des femmes.
Mais tout cela c'est du progrès, si vous voulez! Nous jetons
au peuple un regard de suffisance de caporal, comme les
sergents de la civilisation, il fait bon nous voir : les poings
sur les hanches, le regard provocant, l'air d'un petit-
mattre nous regardons en crachotant : « Ce n'est pas auprès
de toi, rustre, que nous irons chercher nos enseignements,
car toute notre nationalité, tout notre chauvinisme revient
à Atre rétrograde, à fixer les impôts et rien de plus ! » Fau-
drait-il céder aux préjugés? Ah 1 mon Dieu, à propos...
messieurs, supposons un instant que mon voyaere soit
terminé et que je sois revenu en Russie.
Permettez-moi donc de vous raconter une anecdote :
Un jour, en automne, je lisais un journal des plus pro-
gressistes. Je tombe sur une communication de Moscou
sous la rubrique : « Un vestige de la barbarie > (ou quel-
que chose d'approchant, mais seulement très violent. Je
regrette de ne plus avoir le journal sous la main). Et on
raconte l'anecdote suivante : un malin de cet automne, à
Moscou, on vit passer un fiacre dans lequel se trouvait une
commère ivre, tout enrubannée, et qui chantait. Le cocher
était également décoré de floLs de ruban, il était ivre
aussi, et il chantonnait aussi ! Le cheval lui-môme portait
des rubans. Je ne sais pas cependant s'il était ivre. Il
l'était probablement. La commère tenait dans ses mains
un petit paquet, qu'elle emportait, pour l'exhiber, de chez
certains jeunes mariés qui venaient évidemment de passer
une heureuse nuit. Gela va sans dire que le paquet renfer-
mait un certain vêtement léger que l'on a coutume dans
le peuple de présenter le lendemain aux parents de la
mariée. Les gens riaient en voyant la commère : le sujet
était assez enjoué. Le journal indigné, dégoûté, racontait
violemment cette barbarie inouïe, « qui s'est conservée
jusqu'à nos jours, malgré tous les progrès de la civilisa-
tion ! » Messieurs, je vous l'avoue, j'éclatai de rire. Oh ! je
vous prie, ne croyez pas que je défende le cannibalisme,
les vêtements légers, les voiles, etc. C'est vilain, c'est impu-
dique, c'est sauvage, c'est slave ; je le sais, j'en conviens,
malgré que tout cela se fasse certainement sans mauvaise
intention, mais au contraire, dans le but de faire honneur à
la mariée, par simplicité, par ignorance de quelque chose
512 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
de mieux, de plus élevé, de plus europt^en. Non, je riais à
propos d'autre chose. Voilà, je songeais soudain à noe dames
et aux ma^^asins de modes.Certainemetil.nos dames civili>
sées n'envoient plus de légers voiles h leurs parents, mais
quand, par exemple, il s'agit de commander une robe à
une couturière, avec- quel tact, avec quelle finesse de calcul
et avec quelle connaissance de cause elles savent mettre
de l'ouate dans certains endroits de leurs ravissants vête-
ments européens ! Pourquoi faire mettre de l'ouate ? Mais
bien entendu, par élégance, par esthétique, pour paraître...
Ce n'est pas tout : leurs filles, ces innocentes créatures,
âgées de dix-sept ans, Л peine sorties du pensionnat, s'en-
tendent très bien en ouate et savent tout; à quoi peut ser-
vir l'ouate, précisément où, dans quels endroits il faut
l'employer, et pourquoi, c'est-à-dire dans quel but on fait
cela... Eh bien, pensai-je en riant, tous ces embarras, tous
ces soucis, toutes ces préoccupations conscientes d'aug-
mentations ouatiies, — tout cela estril plus propre, plus
moral, plus chaste, que ce malheureux vêtement léger que
l'on portait aux parents, avec la simple certitude qu'il le
fallait justement ainsi, que c'était tout h fait moral?...
Ne croyez pas, je vous en prie, mes amis, que j'aie l'in-
tention maintenant de vous exposer longuement que la
civilisation n'est pas le développement intellectuel, et
qu'au contraire, l'Europe empoche tout développement par
la prison et le knout ! Ne croyez pas que j'aille essayer de
vous prouver que l'on confond chez nous avec barbarie la
civilisation et les lois du développement véritable, normal ;
que j'aille prouver que la civilisation est déjà depuis long-
temps condamnée en Occident et qu'il n'y a que le proprié-
taire qui la défende (quoique là-bas tous soient proprié-
taires ou veulent le devenir), pour sauver son argent. Ne
croyez pas que je vais me mettre à démontrer que l'âme
humaine n'est pas une tabula rasa, nest pas une cire
molle avec laquelle on peut modeler l'homme idéal ; qu'il
faut avant tout la nature, puis la science, ensuite la vie
indépendante, productive, libre, et la foi dans ses pro-
pres forces nationales. Ne croyez pas que je vous dise
que je ne sais pas que nos progressistes (mais encore
pas tous) ne défendent pas plus l'ouate que les vêtements
légers. Non, à présent je veux dire seulement ceci :
APPENDICE 513
l'article oe blâmait pas et ne maudissait pas uniquement
les voiles légers, ne disait pas seulement que c'était un
vestige de mœurs barbares, mais il critiquait la barbarie
du peuple, la barbarie élémentaire, nationale, en l'opposant
à la civilisation européenne de notre société de la plus
haute noblesse. L'article raillait, l'article avait l'air d'igno-
rer que les accusateurs étaient peut-être mille fois pires et
plus vils, que nous n'avons fait qu'échanger nos préjugés et
nos vilenies pour des préjugés et des vilenies plus gran-
des. L'article faisait mine de ne pas s'apercevoir de nos
propres préjugés et vilenies. A quoi bon, à quoi bon faire
le petit maître avec le peuple en le considérant le poing sur
la hanche, d'un air dégoûté ?... Car elle est ridicule, elle
est ridicule celle foi dans sa propre infaillibilité et dans le
droit d'accuser. Cette foi doit consister г*! railler simplement
le peuple, ou bien enfin c'est l'adulation servile, aveugle,
des formes européennes de la civilisation ; c'est encore plus
drôle ainsi.
Mais quoi ! On trouverait journellement des milliers de
faits pareils. Pardonnez-moi l'anecdote.
Et cependant je me trompe. Je me trompe certaine-
ment! C'est parce que j'ai voulu passer trop vite des
grands-pères aux petits-fils. Il y a eu cependant des
intervalles. Rappelez-vous Tchatski «. Ce n'est plus le
grand-père naïvement fripon, ni le descendant content
de soi, qui fait le petit-maître et qui tranche toutes les
questions. Tchatski c'est un type tout à fait à part de
potre Europe russe, c'est le type charmant, enthousiaste,
qui soufTre, qui en appelle à la Russie et au sol, et cepen-
dant, qui part de nouveau en Europe, quand il a fallu
chercher
€ Un asile pour 863 sentiments blessés... >
En un mot, c'est un type qui est devenu maintenant com-
plètement inutile et qui a été autrefois très utile. C'est un
phraseur, c'est un parleur, mais c'est un phraseur sincère
qui regrette son inutilité avec conscience. Dans notre
jeune génération, il s'est régénéré et nous avons foi dans
1. Héros de la célèbre comédie russe de Griboiedov : Le Malhear
d'âDOj'r trop d'esprit.
33
Г) H
( :«»Il|tl^Г^>M)A^( к DE U(jM(IK\fKI
ses jeuiu's Гопеь, nous crevons qu'il icviciidra biculAl,
mais non ран énervé, comme nu bol deK I* amouhsov, mais
en vainqueur fier, pui.^sant, doux et aimant. A ce moment,
il corapiendra que l'oHile du sentiment blessé ne se trouve
pas en Europe, mais peul-ôlre tout pri*s de lui, et il trou-
vera ce qu'il devra faire et il l'accomplira. Car eavez-vouM
que je suis certain que nous ne pobs/Mlons [las seulement
les caporaux de la civilisation et des Européens extrava-
gants ; je suis certain, je le maintien», que l'homme nou-
veau vient de naître... mais de ceci nous parlerons plus
tard.
J'aurais voulu parler, m'arrêler encore sur Tchutski. Je
ne comprends seulement pas, sachant que Tchatski était
fort intelligent, comment il se peut qu'un homme intelli-
gent n'ait pus su trouver sa mission. Ils ne l'avaient рае
trouvée non plus tous, pendant deux ou trois générations.
Ceci est un fait, et il n'y aurait rien à dire à propos de ce
fait, mais il est possible de s'inloimer par curiosité. Alors
je ne comprends pas qu'un homme intelligent, à quelque
époque que cela soit, et dans n'importe quelles circona-
tances, ne trouve pas de besogne. C'est un pointa discu-
ter, dit-on, mais je n'y crois pas du tout, dans le fond de
mon cœur. L'intelligence sert précisément à obtenir ce
que l'on veut. Que l'on ne lasse pas un chemin d'une
verste,que l'on ne fasse que cent pas, c'est toujours mieux,
plus près du but, si l'on en a un. Et si l'on veut atteindre
le but immédiatement, d'une seule enjambée, selon moi,
ce n'est plus de l'intelligence. C'est plutôt de l'indolence.
Nous n'aimons pas les difficultés, nous n'avons pas l'habi-
tude d'avancer pas à pas, mieux vaut atteindre son but
aussitôt ou devenir Regulus. Voilà ce que j'appelle man-
quer de courage. D'ailleurs Tchatski a très bien fait de se
sauver aussitôt à l'étranger : s'il avait tardé un peu il aurait
pris le chemin de l'Est au lieu du chemin de l'Occident.
On aime beaucoup l'Occident chez nous, on l'aime à l'ex-
trême, et dès que surgit une dilficulté, on se porte à l'Oc-
cident. Eh bien, moi aussi je m'y suis rendu.
« Mais moi c'est autre chose. > Je les ai tous vus là-bas,
c'est-à-dire j'en ai vu beaucoup, et on ne saurait les
compter, et il semble que tous cherchent un asile pour
leurs sentiments blessés. Ils cherchent bien quelque chose.
APPENDICE 515
La génération des Tchatski des deux sexes après le bal
des Famoussov et, en général, quand le bal a été terminé,
s'est répandue comme les grains de sable de la mer ; les
Tchatski d'ailleurs ne sont pas les seuls ; ils y sont allés
tous de Moscou. Combien y trouve-t-on de Repetilov,
combien de Skalosoub ', qui ont été mis à la retraite et
envoyés aux eaux pour cause d'incapacité? On y trouve
toujours Natalie Dmitrievna et son mari. La comtesse
Khlestov elle-même y vient tous les ans. Moscou elle-même
a lassé ces personnages. Moltchaline * seul ne s'y trouve
pas : il s'est arrangé autrement et est resté chez lui ; il
n'y a que lui qui soit resté chez soi. Il s'est consacré à
son pays, pour ainsi dire, à la patrie... Aujourd'hui, il est
inaccessible dans son élévation ; il ne voudrait pas de
Famoussov dans son antichambre: « Car, disait-il, nous
sommes voisins de campagne, mais je ne le salue pas à la
ville. » Il est dans les affaires et il a su trouver de la beso-
gne. 11 est à Pétersbourg et... il a su réussir. Il con-
naît la Russie, et la Russie le coonatl. Oui, maintenant
on le connaît bien et on ne saurait l'oublier de longtemps.
Il ne se tait même pas à présent, au contraire, il n'y a
([ue lui qui parle. Après lui, il faut tirer l'échelle... Mais
assez parlé de lui. J'ai parlé de tous ceux qui cherchent
un asile agréable en Europe, et vraiment, j'aurais cru
(|u'ils s'y trouvaient mieux. Et cependant leurs visages
expriment un tel ennui... Les pauvres ! Quelle inquiétude
constante, quelle agitation maladive et pénible ! Ils sont
I )us munis de guides, et dans chaque ville ils se précipi-
tent avidement à examiner les curiosités, et ils le font
vraiment comme par devoir, comme s'ils continuaient à
rendre service à la patrie : ils ne manquent pas un palais
à trois fenêtres, pourvu qu'il se trouve indiqué sur ]e
guide, pas un seul hôtel de ville, quoiqu'il ressemble à
n'importe quelle maison de Moscou eu de Saint-Péters-
bourg; ils admirent les chairs peintes par Rubens et se
laissent convaincre que ce sont les Trois Grâces,parce que
le guide l'ordonne ainsi; ils se précipitent vers la Madone
1. Types de la comédie de Griboïedov : Le Malheur d'avoir trop
d'esprit.
2. Type de fonctionnaire servile raillé dans cette comédie.
516 CORRESI'ONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
SixtiDO el restent devant clic plongés dans une attente
stupide : quelque chose doit arriver, quelqu'un va sortir
du plancher el disnipcr leur fatigutr el leur ennui sans
sujet. Et iU s'éloignent lout étonnés que rien ne soit
arrivé. Ce n'est pas la curiosité satisfaite et toute machi-
nale «Ifs tourisb^s anj^lais des deux sexes, qui regardent
plutôt le guidoquo les objets, qui n'atlendt^ol rien d<; neuf,
rien de remarquable et vérifient seulement si les indica-
tion.s du guide sont exactes el combien de pieds ou de
livres l'objel peul avoir. Oh non, notre intérêt à nous
est quelque chose de sauvage, de nerveux, de fortement
altéré, et convaincu en soi que jamais rien ne pourrait
arriver, bien entendu, jusqu'à la première mouche ;
aussitôt qu'une mouche aurait volé, cela commencerait
Je ne dis cela maintenant que pour les gens intelligent-.
Quant aux autres, je ne m'en soucie pas : Dieu les garde
toujours. Je ne parle pas non plus de ceux qui se sont
définitivement installés là-bas, qui oublient leur langue et
commencent à écouter les prêtres catholiques. D'ailleurs
on peut s'exprimer ainsi à propos de toute la masse : aus-
sitôt que nous dépassons Eidkuhnen, nous commençons à
ressembler d'une façon étonnante à ces malheureux petits
chiens perdus, qui courent à la recherche de leurs maîtres.
Mais ne croyez pas que j'écrive en raillant, que j'accuse qui
que ce soit, parce que, voilà! « en ce moment, quand, etc.,
vous voilà à l'étranger I On discute la situation des pay-
sans, et nous voilà à l'étranger I » et ainsi de suite. Oh 1
pas le moins du monde. Qui suis-je donc, pour accuser ?
Accuser de quoi, quoi accuser?* On voudrait bien se met-
tre à la besogne, mais la besogne manque, et le reste est
fait par d'autres. Les places sont prises; les places vacan-
tes ne se présentent pas encore. Ce n'est pas la peine de
se fourrer là4iedans, quand on n'a pas besoin de vous. »
Voilà toute l'excuse. Nous la connaissons par cœur, celle-
là I Mais qu'est-ce donc ? Je me suis emballé ! Ai-je seu-
lement eu le temps de voir les Russes à l'étranger? Nous
ne faisons qu'approcher d'Eidkuhnen... Nous l'avons peuf^
être déjà dépassé. En effet, de même que Berlin, Dresde,
Cologne, nous avons dépassé tout cela. Il est vrai que je
me trouve encore en wagon, mais nous ne nous approchons
pas d'Eidkuhnen, c'est d'Erquelines, et nous entrons en
APPENDICE 517
France. C'est de Paris, c'est de Paris que j'avais l'in-
tention de parler, et je l'avais oublié 1 J'avais rêvé trop à
notre Europe russe ; cela est pardonnable quand on vient
en Europe européenne. D'ailleurs, il est fort inutile de
m'excuser. Car mon chapitre était superflu.
CHAPITRE m
QUI n'est pas superflu pour les voyageurs
Bésolution définitive de la question : le Français
manque-l-il réellement de raison?
Mais non, cepeadaot, pourquoi le Français n*aurait-il
pas (le raison? me demandais-je, examinant quatre nou-
veaux voyageurs, des Français apparemment, qui venaient
d'entrer dans notre wagon. C'étaient les premiers Français
que je venais de rencontrer sur leur sol natal, en ne comp-
tant pas les employés de la douane à Erquelines, que nous
venions de quitter. Les douaniers avaient été extrêmement
polis, avaient vite expédié leur besogne et je montai dans
le wagon, très satisfait de mon entrée en France. Jusqu'à
Erquelines, dans notre compartiment de huit places, n*-
n'étions que deux, moi et un Suisse, très simple et ri
deste, d'un certain âge, compagnon très agréable, a\
lequel nous causâmes pendant environ deux heures sans
arrêt. Maintenant, nous étions six, et à mon étonnement,
mon Suisse était devenu très avare de paroles en présence
de nos quatre nouveaux compagnons. Je m'adressai à lui,
continuant notre conversation précédente, mais il s'em-
pressa d'y couper court, en répondant évasivement, d'une
façon sèche, presque agacé ; il se tourna vers la portière
et se mit à examiner le paysage ; un instant après il sortit
son guide allemand et s'y plongea complètement. Je le
laissai aussitôt et me mis à examiner en silence mes nou-
veaux compagnons. Ces gens paraissaient étranges. Ils
n'étaient pas chargés et ne ressemblaient nullement à des
voyageurs. Ils n'avaient ni paquets, ni rien indiquant des
gens qui se déplacent. Tous portaient des paletots légers,
très fripés et usés, un peu mieux que ceux que portent
chez nous les ordonnances des officiers, ou les domestiques
APPENDICE 519
de propriétaires d'une fortune moyenne, à la campagne.
Leur linge était malpropre, les cravates, de couleurs vives,
étaient très sales aussi; l'un d'eux portait autour du cou
un débris de foulard, de ceux que l'on porte éternellement
et qui finissent par être pénétrés d'une bonne livre de
graisse, après quinze ans de contact avec le cou de leur
possesseur. Le môme portait des boutons de manchette en
strass de la grosseur d'une noisette. D'ailleurs, ils avaient
tous dans leur tenue un certain chic, un air de bravoure
môme. Tous les quatre paraissaient ôtre du môme âge, de
trente-cinq ans environ, et tout en étant dissemblables de
visage, ils se ressemblaient excessivement. Leurs figures
étaient chiffonnées, ornées de barbiches françaises d'uni-
iorme, et qui se ressemblaient aussi beaucoup. On voyait
que c'étaient des gens qui avaient été partout et qui
avaient adopté une expression de figure affairée quoi-
que un peu aigrie. Il me sembla aussi qu'ils se connais-
saient, mais je ne me souviens plus s'ils se dirent un
seul mol entre eux. Nous autres, c'est-à-dire moi et le
Suisse, ils ne voulaient môme pas nous regarder, à ce
qu'il semblait; et, sifflant avec nonchalance, ils s'installè-
rent également avec nonchalance, tout à fait indifférents
et regardant obstinément par les portières. J'allumai une
cigarette et les examinai par désœuvrement. Il est vrai que
la question surgissait : quelle sorte de gens était-ce? Ce
n'était ni des ouvriers, ni des bourgeois. Peut-ôtre des
retraités, quelques demi-soldes ou à peu près? D'ailleurs,
je ne m'en préoccupai pas outre mesure. Au bout de dix
minutes, aussitôt que nous approchâmes de la station sui-
vante, ils sautèrent du wagon tous les quatre l'un après
l'autre, la portière se ferma et nous roulâmes plus loin. Sur
cette ligne ou ne s'arrôte presque pas aux stations : deux
minutes, trois au plus, et l'on va plus loin. On vous mène
admirablement, c'estrà-dire avec une grande vitesse.
Dès qui' nous fûmes seuls, le Suisse ferma immédiate-
ment sou guidi, le mit de cftté, me considéra d'un air de
contentement, avec le désir évident de reprendre notre
conversation.
— Ces messieurs ne sont pas restés longtemps, com-
mençai-je, le regardant avec curiosité.
— Mais ils n'étaient venus que pour une station.
520 COnRESPONDANCB DE DOSTOKeVSKI
— Les connaissez-vous î
— Eux ?... Mais ce sont dos agents de police...
— Comment ? I>«'4 |ю11г1гт«<? (b'maodai-je avec élonne-
ment,
— Mais oui... j'ai bien remarqué, tout à l'heure, que
vous ne le deviniez pas...
— Et... serait-ce des mouchards ? (Je ne voulais tou-
jours pas le croire.)
— Mais oui ; ils sont venus pour nous.
— En ôtes-vous sûr?
— Oh, sans doute I J'ai passé déjà plusieurs fois par ici.
On nous a désignés à eux quand nous étions encore à
la douane; quand on lisait nos passeports, on leur a com-
muniqué nos noms, etc.. Eh bien, voilà, ils sont venus
pour nous accompagner.
— Mais pourquoi nous accompagner, s'ils nous ont déjà
vus? Vous dites donc, qu'on nous a désignés encore à la
station précédente ?
— Mais oui, et on leur a communiqué nos noms. Mais
cela ne suffit pas. Maintenant, ils nous ont étudiés en
détail : le visage, le costume, le sac de nuit, bref, tout
ce qui concerne votre signalement. Ils ont remarqué vos
boutons de manchette. Vous vous êtes servi de votre
porte-cigarette, ils ont remarqué le porte-cigarette, en un
mot tous les détails, toutes les particularités possibles. A
Paris, vous pourriez vous perdre, changer de nom (c'esl^
à-dire si vous étiez suspect). Eh bien, tous ces détails ser-
viraient à vous retrouver. Tout cela a été télégraphié
aussitôt de cette station à Paris. Là on le conserve en lieu
sûr, en cas de nécessité. De plus, les propriétaires des
hôtels sont obligés de communiquer tous les détails sur
les étrangers, jusqu'aux plus petites choses,
— Mais pourquoi donc étaient-ils si nombreux, ils étaient
quatre ? continuai-je à interroger encore tout étonné.
— Oh ! ils sont très nombreux ici. Il y avait probable-
ment peu d'étrangers cette fois, s'il y en avait eu davan-
tage, ils se seraient dispersés dans les wagons.
— Mais permettez, ils ne nous ont même pas regardés.
Ik regardaient à la portière.
— Oh 1 soyez tranquille, ils ont tout observé... Ils sont
venus exprès pour nous.
APPENDICE
521
Eh bien 1 Eh bien ! Voilà donc comment le Français n'a
pas de raison, et (je l'avoue à ma grande honte) je regar-
dai le Suisse un peu de travers avec méfiance ; «Mais, toi-
même, l'ami, n'en serais-tu pas, tout en feignant autre
chose », me vint à l'esprit, mais pour un seul instant, je
vous assure. C'était stupide, mais que faire ; cela vient
malgré soi...
Le Suisse ne m'avait pas trompé. A l'hôtel, où je descen-
dis, on prit mon signalement de la façon la plus détaillée, et
on le communiqua à qui de droit. D'après l'exactitude et
les détails avec lesquels on vous examine en prenant
votre signalement, on peut conclure que, pendant tout
votre séjour à l'hôtel, chacun de vos pas se trouve pour
ainsi dire scrupuleusement observé et compté. D'ailleurs,
la première fois, à l'hôtel, on ne me dérangea pas beaucoup
et on prit mon signalement sans que je m'en aperçusse, en
dehors, bien entendu, des questions que l'on vous pose
d'après le livre dans lequel on inscrit les renseignements
que vous donnez : Qui ôtes-vous, que faites-vous, d'où
venez-vous, quelles intentions avez-vous ? etc.
Mais, après un voyage de huit jours, à Londres, n'ayant
pas trouvé de place dans ce môme hôtel, l'hôtel Coquil-
lière, je descendis dans un autre où l'on fut plus franc
avec moi. Le second, l'Hôtel des Empereurs, paraissait
plus familial à tous les points de vue. Les propriétaires
étaient vraiment de très braves gens, très délicats, de vieux
époux excessivement attentifs envers les locataires. Le soir
du môjne jour où je m'installai chez eux, la propriétaire,
m'ayant guetté dans l'entrée, m'invita à passer dans la
pièce qui servait de bureau. Ici se trouvait aussi le mari,
mais la femme paraissait avoir la haute main dans le
ménage.
— Pardon, monsieur, commença-t-elle très poliment: —
nous aurions besoin de prendre votre signalement.
— Mais je vous l'ai communiqué... mon passeport se
trouve chez vous.
— Sans doute, mais... votre profession?
Ces mots: votre profession .^ est une chose très embar-
rassante et ne me plaisait nulle part. Allons, que peut-on
écrire ? Voyageur, cest trop vague. Homme de lettres, —
on n'inspire aucun respect.
522 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
— Écrivons plutôt propriétaire, qu'en pensez -voue? me
demanda la femme. Cela vaudra mieux.
— Oh oui 1 cela vaudra mieux, approuva le mari.
— C'est fait. Kti bien,maititonant:Ic but de voire séjour
à Paris ?
— Je viens voir Paris comme voyageur, en passant.
— Hein, oui, pour voir Paris. Permettez, monsieur, la
taille ?
— Comment, quelle taille ?
— Mais quelle taille avez-vous ?
— Vous le voyez, je suis de taille moyenne.
— C'est bien cela, monsieur... Mais je voudrais avoir
plus de détails... Je pense, je pense... continua-t-elle un
peu embarrassée, consultant son mari du n-gard.
— Je pense que ce sera tant, décida le mari, prenant à
vue d'œil la mesure de ma taille en centimètres.
— Pourquoi vous le faut-il ? demandai-je.
— Oh, monsieur! C'est indispensable, répondit la pro-
priétaire, en appuyant aimablement sur le mot indispen-
sable, tout en inscrivant ma taille dans un livre. — Main-
tenant, monsieur, vos cheveux? Blonds, hum... d'une
nuance assez claire, droits...
Elle marqua les cheveux.
— Permettez, monsieur, continua-t-elle, en posant la
plume, se levant et s'approchant de moi de l'air le plus
aimable : par ici, deux pas, tout près de la fenêtre. Il faut
examiner la couleur de vos yeux. Hum, ils sont clairs...
Elle consulta encore son mari du regard. Ils parais-
saient s'aimer beaucoup.
— Plutôt gris, dit le mari d'un ton affairé, môme sou-
cieux. Voilà, fit-il un signe à la femme, en indiquant quel-
que chose au4les3us de son sourcil droit, mais je compris
très bien ce qu'il indiquait. J'avais sur le front une petite
cicatrice, et il voulait que sa femme notât ce signe parti-
culier.
— Permettez-moi de vous demander quelque chose à
présent, dis-je à la propriétaire, quand l'examen fut ter-
щ1пе : est-il possible que l'on exige de vous tant de pré-
cision?
— Oh, monsieur ! c'est indis-pen-sable...
— Monsieur 1 confirma le mari d'un air important.
APPENDICE 523
— Mais on ne m'a pas questionné à l'hôtel Coquillière.
— Ce n'est pas possible, reprit vivement la propriétaire.
Ils auraient pu avoir des ennuis. II est probable qu'ils
vous ont examiné, ils n'ont rien dit, mais ils l'ont sûrement
fait. Mais nous, nous sommes plus simples et plus francs
avec nos locataires, nous les traitons en amis. Vous serez
content de nous. Vous allez voir...
— Oh, monsieur I... confirma solennellement le mari, et
son visage exprima môme de l'attendrissement.
C'étaient des époux très honnêtes, très aimables, autant
que je pus les connaître dans la suite. Mais le mot : indis-
pensable n'était pas prononcé d'un ton diminutif ou
d'excuse, mais précisément d'un ton de nécessité absolue
et qui paraissait concorder avec leur propre opinion per-
sonnelle.
Me voilà donc à Paris.
CHAPITRE IV
BAAL
Me voilà donc à Paris... Ne croyez pas cependant que je
vous dirai beaucoup de choses sur Paris lui-môme. Je pense
que vous en avez lu tant de descriptions russes, que cela
a fini par vous ennuyer. De plus, vous j avez été vous-
mêmes, et vous avez certainement observé mieux que
moi. D'ailleurs, quand j'étais à l'étranger, je détestais
examiner les choses en suivant le guide, comme d'après
une loi, comme si cela était une lâche pour le voyageur,
et à cause de cela, j'ai honte de l'avouer, j'ai omis de
visiter bien des choses. J'en ai omis aussi à Paris. Ainsi,
je ne dirai pas précisément que j'ai examiné Paris, mais
voilà ce que je pourrais dire : j'ai défini Paris, je lui ai
trouvé une épithète, et je maintiens celle épithète. Voici :
c'est la ville la plus morale et la plus vertueuse du monde.
Quel ordre, quelle prudence, quels rapports bien définis
et bien établis ; comme tout est gardé et réglé ; comme
tout le monde est content et parfaitement heureux, et
enfin comme tous sont arrivés à être, et se sont persuadés
qu'ils sont complètement contents et heureux, et... et... se
sont arrêtés à cela. Il n'y a pas d'autre chemin. Vous ne
croirez pas qu'ils se sont arrêtés là ; vous allez crier que
j'exagère, que ce n'est qu'une calomnie patriotique, amère,
qu'en efTet tout ne pouvait s'arrêter tout à fait. Mais, mes
chers amis, je vous avais bien prévenus, dans le premier
chapitre de ces notes, que probablement, je mentirais
affreusement. Eh bien, laissez-moi faire. Vous êtes certains
aussi que si je mens, je ne le ferai qu'étant convaincu du
contraire. A mon idée, c'est déjà bien assez. Eh bien, lais-
sez moi donc libre.
Oui, Paris est une ville merveilleuse. Quel confort,
APPENDICE
525
quelle masse de commodités pour ceux qui ont droit à ces
commodités, et encore, quel ordre, on peut dire, quelle
accalmie d'ordre. Je reviens toujours à l'ordre. Vraiment,
un peu plus et Paris avec ses quinze cent mille habitants
se transformera en quelque ville universitaire allemande
pétrifiée dans le calme et dans l'ordre, dans le genre de
quelque Heidelberg, par exemple. Il tend à le devenir.
Est-ce qu'il ne pourrait pas y avoir de Heidelberg de dimen-
sions colossales ? Et quelle ordonnance ! Comprenez-moi :
pas tant l'ordonnance extérieure, qui est infime (bien
entendu, relativement), que l'ordonnance intérieure, spiri-
tuelle, venant du cœur. Paris se resserre, se diminue volon-
tiers, se rétrécit jusqu'à l'attendrissement. Comment le
comparer sous ce rapport à Londres, par exemple? Je n'ai
passé que huit jours à Londres, et, — extérieurement au
moins, — par quelles vastes images, par quelles vives dis-
positions, dispositions originales non adoptées à une seule
mesure, s'est-il dessiné dans mes souvenirs I Chaque rudesse,
chaque contradiction vivent à côté de leur antithèse ets'obs-
iinent à ne pas se quitter, s'opposent l'une à l'autre, et, évi-
demment ne s'excluent pas l'une l'autre. Tout cela paraît
se défendre avec acharnement et vit de sa propre existence
ne semblant pas se gêner nullement. Et cependant, l'on
trouve encore ici la lutte sourde, opiniâtre, invétérée, la
lutte à mort des principes personnels de tout l'occident
avec la nécessité de s'entendre tant bien que mal, de for-
mer d'une façon quelconque une communauté et de s'or-
ganiser dans la môme fourmilière ; que ce ne soit qu'une
fourmilière, mais il faut s'organiser sans se manger les
uns les autres ou gare la métamorphose en anthropophages!
Sous ce rapport, on remarque d'un autre côté la même
chose qu'à Paris : la môme tendance désespérée de s'arrê-
ter au statu quo par désespoir, de s'arracher tous les désirs
et tout l'espoir, de maudire son avenir, dans lequel la foi
manque aux chefs mômes du parti du progrès, et d'adorer
Baal. Je vous prie, cependant, ne vous emportez pas par des
expressions élevées ; il n'y a que les âmes des meneurs
qui ont conscience de la chose, et cela se remarque incons-
ciemment, instinctivement, dans les fonctions vitales de la
masse. Mais, par exemple, à Paris, le bourgeois est sciem-
ment presque très content, et il est assuré que tout est
526 COURESPONDANCE D-E D08T0ÏEVHKI
comme cela doit être, el il serait prêt à vous rosser si voua
aviez l'air d'en douter, il vous battrait, car jusqu'à présent,
il craint toujours quelque chose, malgré son assurance. A
Londres la тЛто chose arrive, mais quelles larg«'s images
vous oppressent ! Extérieurement même, quelle différence
avec Paris! Cette ville immense comme la mer, qui s'agite
jour et nuit, le bruit et le hurlement des machines, сев
chemins de fer qui passent par-dessus les maisons (bien-
tAl aussi en-dessous), celte hardiesse d'entreprise, qu*
n'est en réalité que le degré le plus élevé de l'ordre bour-
geois, cette Tamise empoisonnée, cet air salure de char-
bon de terre, ces splendides squares et ces parcs, ces ter-
ribles coins de la ville, tels que Whitechapel, avec sa
population sauvage, à demi-nue et affamée ; la cité avec
ses millions et son commerce universel, le palais de cris-
tal, l'exposition universelle... Oui, l'exposition est éton-
nante. Vous sentez une force terrible, qui a réuni cette
foule innombrable, venue de tous les points du monde en
un seul troupeau ; vous reconnaissez une pensée gigan-
tesque ; vous sentez qu'ici quelque chose a été déjà
obtenu, qu'ici il y a la victoire, le triomphe. Vous parais-
sez même commencer à craindre quelque chose. Oui, si
indépendant que nous soyez, vous commencez à craindre.
Ceci ne serait-il pas l'idéal atteint? pensez-vous; n'est-ce
pas la fin? Ne serait-ce pas « l'unique troupeau »? Ne fau-
drail-il pas l'accepter en effet comme vérité parfaite et se
taire définitivement? Tout cela est si triomphant, si victo-
rieux et si fier, que vous commencez à respirer avec peine.
Vous regardez ces centaines de mille, ces millions d'hom-
mes, qui y viennent humblement de toute la surface ter-
restre, — des hommes venus avec une seule pensée, qui se
tiennent silencieux et avec un calme entêtement, dans ce
palais colossal, et vous sentez, que quelque chose de défi-
nitif s'est accompli, accompli et terminé. C'est comme une
image biblique, quelque chose de Babylone, une prophétie
de l'Apocalypse, qui s'accomplit devant vos yeux. Vous
sentez qu'il faudrait énormément de résistance et de néga-
tion séculaires, pour ne pas se soumettre, ne pas céder à
l'impression, ne pas s'incliner devant le fait et ne pas ado-
rer Baal, c'est-à-dire ne pas prendre ce qui existe pour
son idéal.
APPENDICE ''*'
Mais c'est une absurdité, direz-vous, une divagation de
malade, une excitation nerveuse, une exagéralion. Per-
sonne n'en tient compte, et personne ne le prendra pour
son idéal. D'ailleurs, la faim et la servitude viennent à bout
dechacun, et sont les premières à inspirer la négation et à
engendrer le scepticisme. Les dileltauti repus, qui se pro-
mènent pour leur plaisir, peuvent certainement évoquer
des images de l'Apocalypse ou céder à leurs nerfs, en exa-
gérant et exploitant chaque phénomène, afin de s'exciter
en provoquant de violentes impressions...
Bien, puis-je répondre : supposons que j'aie été entraîné
par le décor, je veux bien. Mais si vous aviez vu cona-
bien est orgueilleux l'esprit puissant qui a créé ce décor
colossal, et combien cet esprit est fièrement convaincu
de sa victoire et de son triomphe, vous auriez frémi pour
son orgueil, soB entêtement et son aveuglement; vous
auriez aussi frémi pour ceux sur lesquels règne cet esprit
orgueilleux et pour ceux qu'il domine. Auprès de cette
grandeur colossale, auprès de cette immense iierté d'un
esprit dominateur, avec la perfection triomphante des créa-
tions de cet esprit, une créature affamée s'effraie souvent,
se soumet, s'humilie, cherche le salut dans le « gin » et la
débauche, et commence à croire que tout cela doit être
ainsi. Le tait vous oppresse, la masse devient insensible
et imite la Chine, ou bien si le scepticisme est engendré,
sombres et maudissants, ils cherchent le salut dans quelque
chose de pareil au marmonisme. Car à Londres, vous pou-
vez voir la multitude eu tel nombre et dans un tel décor,
comme il ne vous arrivera nulle part au monde de la voir.
On me disait, par exemple, que dans la nuit du samedi un
demi-million d'ouvriers et d'ouvrières, avec leurs entants,
se répandaient comme une mer par toute la ville, se grou-
pant surtout dans certains quartiers, et fêtant toutela nuit
le sabbat jusqu'à cinq heures du matin, c'est-à-dire man-
geant et buvant comme des brutes, pour toute la semaine.
Tout cela apporte l'épargne de la semaine, tout ce qui a
été gagné avec une grande peine et tant de malédictions.
Le gaz à haute pression brûle dans les boutiques de comes-
tibles et dans les boucheries, éclairant vivement les rues.
On dirait qu'un bal s'organise pour les nègres blancs. La
foule s'amasse dans les rues et dans les tavernes ouvertes.
528 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
On y mange et on y boil. Les brasseries sont décorées
comme des palais. Tout est ivre, mais sans joie ; tout est
sombro, toutest lourd et étrangement silencieux. Quelque-
fois seulement des invectives et des rixes sanglantes vien-
nent troubler ce silence suspect, et qui vous impressionne
péniblement... Tout cela se hôte de boire jusr^u'à la perte
de raison... Les femmes ne le cèdent en rien aux hommes
et s'enivrent avec leurs maris ; les enfants courent et ram.
pent entre eux.
Dans une pareille nuit, vers deux heures du matin, je me
perdis un jour et je courus les rues au milieu de la foule
innombrable de ce sombre peuple, demandant mon chemin
presque par signes, car je ne sais pas un mot d'anglais. Je
retrouvai mon chemin, mais l'impression de ce que j'avais
vu me tourmenta durant environ trois jours. Le peuple
reste toujours le peuple, mais ici tout cela était si énorme,
si apparent, qu'il semblait que l'on touchât réellement à ce
que l'on ne pouvait qu'imaginer avant. Ce n'est pas le peu-
ple que vous voyez ici, mais seulement le désir de s'oublier,
désir systématique, désir soumis, désir encourage. Et vous
sentez, en voyant tous ces parias de la société, que la pro-
phétie ne se réalisera pas encore pour eux de longtemps,
que de longtemps encore on ne leur donnera ni palmes, ni
vêtements blancs, et que longtemps encore ils en appelle-
ront au Très Haut : « Jusques à quand, ô Seigneur ! » Et
ils le savent eux-mêmes et, en attendant, ils se vengent de
la société par les mormons, les fiévreux, les chemineaux...
Nous sommes étonnés de cette lubie de devenir fiévreux
ou chemineau et nous ne comprenons pas qu'il n'y a ici
que le désir de s'écarter de notre formule sociale, désir
obstiné, inconscient ; désir instinctif de s'écarter de nous
à tout prix pour se sauver, de s'écarter de nous avec
dégoût et horreur. Ces millions d'êtres, mis au ban et chassés
du festin humain, qui se poussent et s'écrasent dans les
ténèbres souterraines dans lesquelles les ont précipités leurs
frères aînés, frappent à tâtons dans la première porte
venue et cherchent une issue, afin de ne pas étouffer dans
l'obscur sous-sol. C'est la dernière tentative désespérée
de former son groupe, sa propre masse, et de s'écarter de
tout, fût-ce de la figure humaine, afin d'agir à son idée,
de ne pas être avec nous...
APPENDICE 329
J'ai vu à Londres encore une masse pareille, que vous
ne pourrez voir nulle part aussi nombreuse qu'à Londres.
Le décor aussi était particulier. Qui est allé à Londres, a
bien été au moins une fois la nuit à Haymarkel. Dans ce
quartier, pendant la nuit, les femmes publiques s'allrou-
pent dans certaines rues par milliers. Les rues sont éclai-
rées par des faisceaux de lumière, dont nous n'avons
aucune idée. A chaque pas on rencontre de superbes cafés,
ornés de glace et de dorures. On trouve ici les réunions et
les asiles. C'esl pénible d'entrer dans cette foule. Comme
elle est étrangement composée. On trouve ici de vieilles
femmes, et des femmes d'une beauté surprenante, devant
lesquelles on s'arrête étonné. Dans tout l'univers on ne
saurait trouver de femmes aussi belles que les Anglaises.
Tout cela se presse avec peine dans les mes, se serre et
s'épaissit. La foule déborde du trottoir et encombre toute
la rue. Tout cela désire une proie et se jette avec un
cynisme éhonté sur le premier venu. On trouve ici de
riches et brillants vêtements, et des guenilles, et d'extrê-
mes différences d'âges, tout à la fois. Dans cette foule
affreuse on peut coudoyer le vagabond ivre, on y trouve
aussi le richard titré. On y entend des injures, des querel-
les, des appels et le doux chuchotement engageant d'une
beauté encore timide. Et quelquefois une beauté surpre-
nante I Des visages de keepsake. Je me souviens d'être
entré un jour dans un « Casino ». La musique retentissait,
on dansait, il y avait une foule de monde. Le décor était
splendide. Mais l'humeur sombre des Anglais ne change
pas au milieu de la joie : ils dansent avec sérieux, môme
d'un air morne, taisant à peine le pas, comme s'ils le
faisaient par devoir. En haut, dans la galerie, j'aperçus
une jeune fille et je m'arrêtai émerveillé : je n'avais
encore jamais aperçu une beauté aussi idéale. Elle était
assise à une table avec un jeune homme, qui parais-
sait être un riche gentleman, et ne devait pas être un
habitué du Casino. 11 l'avait peut-être cherchée et ils
s'étaient enfin rencontrés, ou bien ils s'y étaient donné
rendez-vous. Us parlaient peu et d'une façon brève, comme
s'ils ne disaient pas ce qu'ils auraient voulu. La conversa-
tion était interrompue par de longs silences. Elle aussi était
bien triste. Ses traits étaient fins, délicats, mais il y avait
34
530 C0RRE8l*o.-4i»A.>t;K DB D08T0ÏBVeKI
quelque chose fie triste cl de concentré dans чоц beau
regard un peu orgueilleux, «juelque chose d<* pensif et de
languissant. KUe devait être poitrinaire. Elle était, elle ne
pouvait pas ne pas être, au dessus de ces malheureuHes
femmes par son instruction : car autrement qu'expri-
merait le visage humain ? Et cependant elle buvait du
« gin > que le jeune homme avait payé. Il se leva enfin,
lui serra la main et ils se séparèrent. Il sortit du Casino,
et elle, toute rose, avec sur ses joues pôles des taches bril-
lantes provoquées par l'alcool, sortit et se perdit dans la
foule des prostituées. A Haymarket j'ai remarqué des
mères qui amenaient leurs jeunes fillettes pour h-s vendre.
Des petites tilles d'une douzaine d'années vous prennent
par la main et vous engagent à les suivre. Je me sou-
viens que j'aperçus un jour dans la rue. au milieu «le la
foule, une petite fille ûgée de six ans au plus, tout en
loques, sale, pieds nus, décharnée et meurtrie : à travers
ses guenilles on voyait son petit corps tout couvert de
bleus. Elle avait l'air d'aller sans savoir où, sans se hâter,
Dieu sait pourquoi elle se trouvait au milieu de la foule ;
peut-être avait-elle faim. Personne ne faisait attention à
elle. Mais ce qui me frappa le plus, c'est qu'elle portait
sur son visage l'expression d'un tel chagrin, d'un tel déses-
poir sans issue, que de voir ce petit être, accablé partant
de malédiction et de désolation, paraissait contre nature
et faisait afifreusement mal. Elle branlait sa tête éche-
velée d'uu côté à l'autre, comme si elle discutait quelqfue
chose, écartait ses petits bras, en gesticulant, ensuite les
réunissait soudain et les serrait contre sa chétive poitrine
nue. Je revins sur mes pas et lui donnai un demi shilling.
Elle prit la pièce, puis me regarda d'un air sauvage, avec
un étonnement craintif et se mit soudain à revenir sur ses
pas en courant, comme si elle avait peur que je ne lui
enlève l'argent. En général, des sujets gais...
Et voilà, une nuit, au milieu de la foule des femmes
perdues et des débauchés, je fus arrêté par une femme, qui
se frayait un chemin en pressant le pas. Elle était vêtue
de noir, coiffée d'un chapeau qui lui couvrait presque tout
le visage ; je n'eus pas le temps de l'examiner : je me rap-
pelle seulement son regard pénétrant. Elle me dit quelque
chose que je ne pus comprendre, en mauvais français, т&
APPENDICE 531
fourra dans la maia un petit papier et alla plus loin. J'exa-
minai le papier à la fenêtre éclairée d'un café : c'était un
petit carré ; d'un côté était imprimé: « Crois-tu cela ? »; de
l'autre côté, en français également : « Je suis la résurrec-
tion et la vie... » et ainsi de suite, plusieurs lignes. Con-
venez-en que c'est assez original. On m'expliqua ensuite
que c'était une propagande catiiolique, qui rôde partout,
opiniâtre et infatigable. Tantôt ce sont ces papiers qui
sont distribués dans les rues, tantôt ce sont des livres qui
contiennent des extraits de l'Évangile et de la Bible. On
les distribue gratuitement, on vous oblige à les prendre,
on vous les met en mains. Il y a une masse de propagan-
distes hommes et femmes. C'est une propagande intéressée
et rouée. Le prôtre catholique cherche lui-môme et tâche
de s'insinuer dans la pauvre famille de quelque ouvrier.
Trouve-t-il, par exemple, quelque malade couché sur un
grabat, par terre, dans l'humidité, entouré d'enfants fous de
froid et de faim, et d'une femme affamée et souvent ivre :
il nourrit, habille, chauffe tout ce monde, soigne le
malade, lui donne des remèdes, devient la Providence de
la famille et enfin il convertit tout le monde au catholi-
cisme. Quelquefois, après la guérison on le chasse en l'in-
sultant et en le rouant de coups. Il ne se décourage pas et
en cherche d'autres. On le chasse encore : il supporte tout
et finit par s'emparer de quelqu'un. Mais le prôtre anglican
ne va pas chez les pauvres. Les pauvres n'ont pas la per-
mission d'entrer à l'église, car ils n'ont pas de quoi payer
leur place sur le banc. Les unions entre ouvriers, et chez
les pauvres, en général, sont souvent illégales, parce que
ça coûte trop cher de se marier. D'ailleurs, beaucoup de
maris frappent leurs femmes cruellement, les défigurent
complètement, surtout avec le tisonnier, dont on se sert
pour secouer le charbon dans la cheminée. Chez eux c'est
un instrument qui est destiné à frapper. Du moins, quand
on décrit dans les journaux les discordes de famille, les
coups et les meurtres, on parle toujours du tisonnier. Leurs
enfants, à peine élevés, vont souvent dans la rue, se con-
fondent avec la foule et enfin ne reviennent plus chez les
parents. Les prêtres et les évoques anglicans sont orgueil-
leux et riches, vivent dans de riches paroisses et s'engrais-
sent avec une parfaite tranquillité de conscience. Ce sont de
532 COnnESPONDANCE DE DOHTOÏEVBKI
grands pédants : ils sont très instruits et croient très gra-
vement et très sérieusement à leur dignité stupidement
morale, à leur droit de faire de la morale tranquille et
assurée, d'engraisser et de vivre pour les riches. C'est U
religion des riches et qui ne s'en cache pas. Au moine
c'est rationnel et sans mensonge. Chez ces professeurs de
religion, convaincus jusqu'à la stupidité, il existe un cer-
tain divertissement : les missions. Ils font le tour du monde,
ils vont dans le fond de l'Afrique, pour convertir un sau-
vage, et ils oublient des millions de sauvages à Londres,
parce qu'ils n'ont pas les moyens de les payer. Mais les
riches anglais et,en général,tous les veaux d'or de l^-bae
sont très pieux, sombres, mornes et originaux. Les poètes
anglais ont toujours aimé à célébrer la beauté des pres-
bytères en province, à l'ombre des chênes et des ormes
séculaires, leurs femmes vertueuses et leurs blondes filles
aux yeux bleus d'une beauté idéale...
Mais quand la nuit est passée et que le jour commence,
le môme esprit sombre et fier plane royalement au-dessus
de la ville gigantesque. Ce qui a été pendant la nuit ne le
trouble pas, ce qu'il voit autour pendant le jour ne le
trouble pas non plus. Baal règne et ne demande pas de
soumission, parce qu'il en est sûr. Sa foi en lui-môme n'a
pas de bornes ; avec dédain et avec calme il donne la cha-
rité organisée et il est impossible ensuite de troubler sa
confiance en soi. Baal ne se cache pas à lui-môme, comme
le fait Paris, par exemple, certains phénomènes sauvages,
suspects et troublants de la vie. La misère, la soufTrance,
le murmure et la stupidité de la masse ne le troublent nulle-
ment. C'est avec dédain qu'il permet à tous ces phénomènes
suspects et de mauvais augure de vivre à côté de sa vie. tout
près en pleinjour.il ne cherche pas à se persuader à lui-
môme lâchement, fortement, comme fait le Parisien, et à s'en-
courager et à se rapporter à lui-même que tout est tranquille
et bien II ne cache pas les pauvres, comme on le fait à Pans,
pour que ceux-là ne le dérangent pas et ne gênent pas inuti-
lement son sommeil. Le Parisien fait comme l'autruche : il
aime à enfouir sa tête dans le sable, pour ne pas voir les chas,
seurs qui vont l'atteindre. A Paris...Mais cependant, qu'est
ce que je fais? Je ne suis plus àParis de nouveau... Quand
donc Seigneur, pourrai-je m'habituer à avoir de l'ordre!...
CHAPITRE V
ESSAI SUR LA BOURGEOISIE
Pourquoi tout se serre-t-il par ici, comme s'il voulait se
réduire en menue monnaie, se gôner, s'effacer?* Je n'existe
pas, je n'existe plus du tout dans le monde ; je me suis
caché, passez votre chemin, je tous en prie, et ne me
remarquez pas ; faites comme si vous ne me voyez pas ;
passez, passez 1 »
— Mais de qui parlez-vous donc ? Qui se serre ?
— C'est le bourgeois.
— Permettez, il est roi, il est tout, le tiers état c'est tout,
et vous dites qu'il se serre 1
— Oui, monsieur 1 Pourquoi s'est-il tellement caché
derrière l'empereur Napoléon ? Pourquoi a-t-il oublié à la
Chambre le style élevé qu'il aimait tant autrefois ? Pour-
quoi ne veut-il se souvenir de rien et pourquoi fait-il un
geste de répulsion quand on le fait penser à quelque
chose de l'ancien temps ? Pourquoi son esprit, ses yeux
et sa langue expriment-ils l'inquiétude aussitôt que quel-
qu'un ose désirer quelque chose en sa présence ? Pour-
quoi dès qu'il se laisse aller par sottise à former un sou-
hait quelconque, tressaille-t-il et se signe-t-il: « Seigneur!
Qu'est-ce que je fais donc 1 » et longtemps après, il cher-
che consciencieusement à effacer sa conduite par l'effort
et l'obéissance ? Pourquoi regarde-t-il ayant l'air de dire :
€ Voilà, je ferai un peu de commerce dans ma boutique,
aujourd'hui, et si le Seigneur le permet, demain aussi,
peut-être aussi après-demain, si le Seigneur veut bien
m'accorder cette grâce... Eh bien, alors, alors, que je
puisse mettre de côté quelque petite chose, et après
moi le déluge. » Pourquoi a-t-il fourré tous les pauvres
dans un endroit quelconque et pourquoi assure-t-il qu'il
53i COBRESPONDAMCE DE OOSTOlEVâKI
n'y en a pas du tout ? Pourquoi la littérature gouvernemen-
tale lui suflit-olle ? Pourquoi a-t-il une envie furieuse de
se рег8иа<1<'Г ^]u^^ ses journaux sont incorruptibles ? [Pour-
quoi consent-il à dépenser tant d'argent pour payer des
espions? Pourquoi n'ose-l^il souffler mot sur rexp<''dition
du Mexique ? Pourquoi au théâtre les maris sont-ils repré-
sentés sous une apparence de richesse et de noblesse, et
pourquoi les amants sont-ils toujours si déguenillés, sans
situation et sans protection, commis ou artistes, *'П géné-
ral très peu de chose ? Pourquoi rôve-l-il que les épouses
sont toutes très nd6ics, que le toyer prospère, que le pot-
au-teu cuit à la flnmme de la vertu, et que leurs coiffures
se trouvent dans le meilleur état que l'on puisse imaginer?
Quant à la coiffure c'est une chose résolue, il en est ainsi
décidé, on n'en parle plus, c'est entendu, et malgré qu'on
voie à chaque instant sur les boulevards des fiacres qui
passent avec les stores baissés, malgré que des nécessités
très inté ressentes trouvent parfois des abris, malgré que
les toilettes des épouses soient fréquemment beaucoup
plus coûteuses qu'on aurait pu le supposer d'après les
revenus de l'époux, cela est ainsi,que voulez-vous encore?
Certainement : s'il n'en était pas ainsi, on pourrait croire
que l'idéal n'est pas trouvé, que Paris n'est pas tout à
lait le paradis terrestre, qu'il serait peut-être possible de
désirer quelque chose, que, par conséquent, le bourgeois
n'est pas content lui-même de l'état de choses, étal de
choses qu'il défend lui-même et qu'il voudrait imposer
à tout le monde ; que dans la société il y a des accrocs
qu'il t audrait raccommoder. Voilà pourquoi le bourgeois
noircit avec delencre les trous de ses bottes, afin que l'on
ne re marque rien ! Les épouses croquent des bonbons, se
gantent à donner des attaques de nerfs aux dames russes
habitant le lointain Saint- Pélerfcbourg, montrent leurs
petits pieds et relèvent gracieusement leurs robes sur les
boulevards. Que laut il de plus pour le bonheur parfait ?
Voilà pourquoi les titres de romans tels que La Femme^
le Mari et V Amant, ne sont plus possibles, dans les con-
ditions ac tuelles, car d'amants il n'y en a pas et il ne peut
y en avoir. Et quand il y en aurait à Paris autant que de
grains de sable dans la mer, il n'y en a pas quand môme
et il ne peut y en avoir, car tout est ainsi accepté et décidé,
APPENDICE 535
саг tout brille par la vertu. Il le faut, que tout brille par
la vertu. Si un soir on venait voir la grande cour du Palais-
Royal, jusqu'à onze heures, on serait absolument forcé de
verser une larme d'attendrissement. D'innombrables maris
se promènent bras dessus bras dessous avec d'innombra-
bles épouses, autour d'eux s'amusent leurs enfants chéris
et sages, la fontaine coule avec bruit, et son clapotement
monotone nous fait penser à quelque chose de calme, de
tranquille, d'éternel, de continuel, de heidelbergeois. Et
ce n'est pas l'unique fontaine à Paris qui coule de cette
façon : il s'y trouve beaucoup de fontaines, partout c'est
la môme chose; le cœur s'en réjouit.
Le besoin de vertu à Paris est inextinguible. Maintenant
le Français est sérieux, solide, et s'attendrit môme souvent,
de sorte que je ne comprends môme pas pourquoi il a tel-
lement peur de quelque chose, tellement peur, malgré
toute sa « gloire militaire », qui fleurit en France et que
Jacques Bonhomme paie si cher. Le Parisien aime beau-
coup le commerce, mais il semble que quand il s'occupe
du commerce el vous écorche dans sa boutique, il ne vous
écorche pas seulement pour avoir des bénéfices, comme
autrefois, mais par vertu, par devoir sacré. Amasser une
fortune et posséder le plus possible, voilà le code moral,
le catéchisme du Parisien. Cela a été toujours, mais à
présent cela a une apparence sacro-sainte. Autrefois on
reconnaissait quelque chose en dehors de l'argent, et
l'homme qui n'en possédait pas, mais qui avait d'autres
qualités, pouvait compter sur quelque estime; à pré-
sent, plus du tout. Maintenant il faut gagner de l'argent
et posséder le plus possible, pour avoir droit à quelque
estime. Et non seulement à l'estime des autres, mais il ne
faut pas compter sur son estime à soi-même. Le Parisien
ne s'attribue aucune valeur, s'il a conscience que sa poche
est vide, et il le fait avec une conviction parfaite. Vous
pouvez vous permettre des choses extraordinaires, si vous
avez de l'argent. Socrate pauvre n'est qu'un phraseur sot
et nuisible, et on ne l'estime qu'au théâtre, car le bour-
sreois tient encore à estimer la vertu au théâtre.
Le bourgeois est un homme étrange : il proclame
directement que l'argent est une vertu supérieure et le
devoir de l'homme, et cependant il aime à jouer aux sen-
536 CORRESPONOANCB DE nOSTOleV^KI
limenls élevés. Tous les Français ont l'air extraordioaire-
ment nobles. Le Français le plus vil, qui vous vendrait son
propre père pour une pièce de vingt sous, et vous donne-
rait volontiers, sans que vous le demandiez, quelque chose
par-dessus le marché, conserve une tenue si imposante, que
TOUS en devenez tout hésitunt. Kntrez dansquelque magasin
acheter quelque chose, le dernier des employés vous écrase,
vraiment il vous écrase, par sa noble altitude. Ce sont ces
employés-là quiservent de modèles aux héros de notre théâ-
tre Michel. Vous êtes anéanti, vous vous sentez coupable
devant cet employé. Vous étiez venu, par exemple, avec
l'intention de dépenser dix francs, et cependant on vous a
accueilli comme si vous étiez Lord Devonshire lui-même.
Aussitôt vous ôtes aiïreusement honteux, vous avez envie
d'assurer au plus tôt que vous n'êtes pas du tout Lord^De-
vonshire, mais seulement un modeste voyageur, et que vous
êtes entré pour n'acheter que pour dix francs. Mais le jeune
homme qui possède une physionomie heureuse et un cœur
des plus nobles, qui vous donne le désir de vous considé-
rer vous-même comme un être vil (car à quel point est-il
noble!), commence à vous dépaqueter une dizaine de
mille francs de marchandises. Il en a couvert le comptoir
dans un clin d'oeil; on se Ggure aussitôt qu'il aura de
nouveau tout cela à empaqueter, lui, Grandison, Alci-
biade, Montmorency et qui encore ? Et quand on songe
que vous avez eu l'impertinence de déranger un pareil
marquis avec votre mine peu enyiable, avec vos vices et
vos défauts, avec vos misérables dix francs, quand on
pense à tout cela, aussitôt, malgré soi, au comptoir môme,
on se méprise souverainement. Vous vous repentez et vous
maudissez votre destinée, parce qu'en ce moment vous
n'avez que cent francs dans votre poche; vous les jetez,
suppliant du regard votre pardon. Mais on enveloppe
généreusement la marchandise pour vos misérables cent
francs, on vous pardonne l'embarras, le dérangement que
vous avez occasionnés dans le magasin et vous vous hâtez
de vous efifacer. Rentré chez vous, vous vous étonnez beau-
coup d'avoir dépensé cent francs, ayant eu l'intention d'en
dépenser seulement dix.
Que de fois, en longeant les boulevards ou la rue Vi-
vienne, où se trouvent tant d'énormes magasins de mer-
APPENDICE
537
cerie, je pensais en moi-même : si on laissait venir ici une
quantité de clames russes, et... mais ce qui s'ensuivrait
est connu, surtout des commis et des intendants dans
les gouvernements d'Orel, Tambov et d'autres. Les Rus-
ses grillent de faire voir dans les magasins qu'ils ont infi-
niment d'argent. Mais aussi trouve-t-on de par le monde
une impudence telle que celle des Anglaises, par exemple,
qui non seulement ne se troublent pas de ce que quelque
Adonis, quelque Guillaume Tell ait recouvert pour elles
tout le comptoir de marchandises, et retourné tout le maga-
sin de fond en comble, mais commencent môme, ô hor-
reur 1 à marchander à propos de quelques francs ? Mais
Guillaume Tell ne perd pas la tête : il saura se rattraper,
et fera payer milady douze mille francs pour un châle de
quinze cenls francs, et elle en sera tout à fait contente, par-
dessus le marché.
Mais malgrécelale bourgeois est fou d'indicible noblesse-
Au théâtre il lui faut absolument des désintéressés. Gustave
ne doit briller que par la noblesse, et le bourgeois pleure
d'attendrissement. Il ne pourrait dormir tranquille sans
indicible noblesse. Mais avoir pris douze mille francs au
lieu de quinze cents francs, c'est môme un devoir : il Га
fait par vertu. Il est vil et bas de voler, — cela mène aux
galères ; le bourgeois est prêt à pardonner beaucoup, mais
il ne pardonne pas le vol,dussiez-vous, vouset vos enfants,
mourir de faim. Mais si vous volez par vertu, oh I alors tout
vous sera pardonné. V^ous voulez donc faire fortune et
amasser du bien, c'est-à-dire accomplir le devoir de la
nature et de l'humanité. Voilà pourquoi on a très claire-
ment désigné dans le code les cas de vol dans une inten-
tion basse, c'est-à-dire par pure nécessité, et le vol par
haute vertu. Ce dernier est fortement appuyé, encouragé
et très solidement organisé.
Pourquoi donc enfin, — j'y reviens encore, — pourquoi
donc enfin le bourgeois a-t-il encore peurde quelque chose ,
comme s'il n'était pas dans son assiette^ De quoi s'inquié-
terait-il ? Des hâbleurs, des phraseurs ? Mais d'un seul
coup de pied il les enverrait au diable ! Des arguments i
de pure raison? Ma|s la raison est en faillite devant la |
réalité, et en outré les plus sages, les plus intelligents, com- ^
mencent à enseigner à présent qu'il n'existe pas d'argu-
^38 COnnESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
ments de pure raison, que la pure raison n'existe pas, que
I la Nigique abstraite n'<" .qu'il
] y a la raison des Ivan, ,i» pas
' de pure raison ; que c'est une invention, sans fondement,
^ du xvin* siècle. Qui craindrait on? Les ouvriers? Maie
les ouvriers sont aussi des propriétaires dans l'ftrae : tout
leur idéal consiste à devenir des propriétaires et à amasser
le plus de biens possible; c'est dans Imir nature. La nature
ne se fait pas toute seule. Kilo est l'œuvre des siècles. La
nationalité ne se refait pas facilement ; il n'est pas facile
de perdre les habitudes séculaires, qui sont entrées dans
la chair ol dans le sang. Des cultivateurs? Mais les culti-
vateurs français sont arrhi-propriétaires, propriétaires les
plus obtus, c'est-à-dire l'idéal le meilleur et le plus complet
de propriétaire que l'on puisse imaginer. iJes communarde?
Dos socialistes enfin? Mais ceux-lù n'ont pas tenu ce qu'ils
avaient promis et le bourgeois les méprise profondément ;
les méprise, et les craint aussi. Oui, il a peur de ceux-là
jusqu'à présent. Et cependant, pourquoi les craindraitr-il ?
L'abbé Sièges n'avait-il pas prédit dans son fameux pam-
phlet, que le bourgeois, c'est tout? с Qu'est-ce que le tiers
état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. » Eh bien, ce qu'il a
dit, est arrivé. Ce sont les seules paroles prononcées à
cette époque-là qui se soient réalisées ; ce sont les seules
qui ijoient restées. Le bourgeois cependant ne croit pas
encore, malgré que tout ce qui a été dit après les paroles
de Sieyès, que tout cela ait éclaté comme une bulle de
savon. En efîet : bientôt après on proclama : liberté, éga-
lité, fraternité. Très bien, monsieur. Quelle liberté ? — La
môme liberté à tous de faire tout ce qui leur plaît dans les
limites de la loi? Quand peut-on faire tout ce qui plaît? —
Quand on possède un million. La liberté donne-t-elle à cha-
cun un million? — Non. Qu'est-ce que c'est que l'homme qui
n'a pas de million? — L'homme qui n'a pas de million n'est
pas celui qui peut faire tout ce qui lui plaît,mais celui avec
lequel on fait tout ce qu'on veut. Qu'est-ce qui en résulte?
Il en résulte qu'en dehors de la liberté, il y a encore l'éga-
lité, précisément l'égalité devant la loi.
A propos de cette égalité devant la loi on pourrait dire
seulement qu'à la façon dont on l'applique, chaque Fran-
çais pourrait et devrait la considérer comme une offense
APPENDICE
539
personnelle. Que reste-t-il de la formule? — La fraternité.
Mais ceci est un article fort bizarre, et qui, nous sommes
forcés de l'avouer, est la principale pierre d'achoppement
en Occident. Les Occidentaux parlent de la fraternité,
comme d'une grande force motrice de l'iiumanilé et ne
comprennent pas qu'il est impossible d'obtenir la fraternité
si elle n'existe pas en réalite. Que faire ?iLiautA tout prix
créer la Iralernité. Mais il se trouve qu'il est impossible de
créer la fraternité, car elle se crée d'elle-môme, elle se
trouve, elle existe dans la nature. Mais dans la nature
française et, en général, dans la nature occidentale, elle
ne se trouve pas, il s'y trouve un principe d»- -,
un principe personnel de préservation exa^. ,
111
personnel, de défînition personnelle dans son propre Moi,
l'opposition de ce Moi à toute la nature et à tous les autres
hommes, comme d'un principe arbitraire à part, complète-
ment égal et équivalent à tout ce qui existe en dehors.
Eh bien, d'une pareille opposition, il serait impossible
de faire naître la fraternité. Pourquoi ? Parce que dans la
fraternité, dans la fraternité vraie, ce n'est pas un indi-
vidu seul, ce n'est pas le Moi qui devrait rétablir son droit
d'équivalence et d'équilibre avec tout le reste, mais ce
devrait être tout ce reste qui, de sa propre impulsion, de-
vrait aller vers cet individu qui réclame ses droits, vers ce
Moi particulier, et de soi-même, sans qu'il le demande,
devrait le reconnaître équivalent et lui attribuer les mômes
droits qu'il possède lui-même, que tout l'univers possède.
Et plus encore: cet individu qui réclame et qui se révolte
devrait avant tout sacrifier son Moi, se sacrifier complète-
ment à la société, et non seulement ne pas réclamer ses
droits, mais, au contraire, les sacrifier à la société sans
condition aucune. Mais l'homme de l'Occident n'est pas
habitué à agir ainsi : il exige de force, il exige ses droits,
il demande le partage, — eh bien I la fraternité n'en résulte
pas. Certes, il serait possible d'être régénéré 1 Mais la régé-
nération demande des milliers d'années pour s'accomplir,
car de pareilles idées doivent auparavant entrer dans la
chair et dans le sang avant de devenir la réalité. Eh bien,
me direz-vous, faudrait-il être impersonnel, afin d'être
he ureux ? Le salut est-il dans l'effacement ? Bien au con-
traire, dis-je, non seulement il ne faudrait pas s'efîacer
510 CORnBSPONOANCB DB DOSTOÏEVSKI
mais il faudrait encore devenir une personnalité, même à
un degré supérieur qu'on no le devient dans l'Occident.
Comprenez-moi : lo sacrifice volontaire, en pleine cons-
cience et libre de toute contrainte, le sacrilicc de^ soi-
même au profit de tous^ est selon moi l'indice du plus grand
développement de la personnalité, de sa supériorité, d'une
possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbi-
tre. Sacrifier volontairement sa vie pour les autres.se cru-
cifier pour tous, monter sur le bûcher, to'it cela n'est pos-
sible qu'avec un puissant développement de la personnal^ité.
Une personnalité fortement développée, tout à fait con-
vaincue de son droit d'être une personnalité, ne craignant
plus pour elle-même, ne peut rien faire d'elle-même, c'est-
à-dire ne peut servir à aucun autre usage que de se sacri-
fier aux autres, afin que tous les autres deviennent exacte-
ment (le pareilles personnalités arbitraires et heureuses.
C'est la loi de la nature: l'homme normal tend à l'atteindre.
Mais il s'y trouve un cheveu, un cheveu d-îs plus fins, mai,
s'il rencontre le rouage, tout éclatera à la fois et sera
détruit. Voilà : il ne faut pas qu'il se trouve le moindre calcul
en faveur de son propre intérêt. Par exemple: je me donne
et me sacrifie entièrement pour tous ; mais, voilà, il faut
que je me sacrifie complètement, définitivement, sans la
moindre pensée d'intérêt, sans penser que si je me sacrifie
à la société, la société va aussi se sacrifier pour moi. Il
faut précisément se sacrifier comme cela, donner tout et
même désirer qu'on ne te donne rien en retour, que per-
sonne ne se mette en frais pour toi. Comment faire cela ?
C'est exactement la même chose que de ne pas penser à
l'ours blanc. Tâchez de vous imposer le problème : ne pas
se souvenir de l'ours et vous verrez que le maudit ours
s'ofTrira tout le temps à votre mémoire. Comment faire
alors ? Il est impossible de le faire, mais il faut que cela
SE FASSE SOI-MÊME, quc Cela SOIT DANS LA NATURE, quc Cela
soit renfermé inconscient dans la nature de toute une race,
en un mot : qu'il y ait un principe fraternel, aimant, —
il faut aimer. Il faut que vous soyez attiré instinctivement
vous-même vers la fraternité, vers la communauté, vers la
concorde ; et que vous soyez attiré malgré les souiTrances
séculaires du peuple, malgré la grossièreté barbare et
l'ignorance, enracinées dans le peuple, malgré l'esclavage
APPENDICE 541
séculaire, malgré l'invasion de l'étranger, en un mot il
faut que le besoia da la commune fraternelle soit dans la
nature de l'homme, qu'il soit venu au monde avec lui
ou bien qu'il ait adopté cette habitude depuis des siècles.
En quoi consisterait donc la fraternité, en exprimant cela
en langage conscient et raisonné ? Chaque individu vien-
drait dire à la société de son propre chet, sans aucune
contrainte, sans aucun profit pour lui-môme : « Nous
ne sommes forts que dans l'union ; prenez- moi tout entier,
si vous avez besoin de moi, ne songez pas à moi en édic-
tant vos lois, que cela ne vous inquiète pas ; je vous
cède tous mes droits et je vous prie de disposer de moi.
C'est pour moi le bonheur suprême de tout vous sacrifier
et de vous éviter tout dommage. Je veux m'anéantir, je
veux me fondre dans l'uniformité complète, pourvu que
votre fraternité reste et soit florissante. » Mais la fraternité
devra dire alors : « Tu nous donnes trop. Ce que tu nous
donnes, nous n'avons pas le droit de ne pas l'accepter,
car tu dis que ce serait un bonheur pour loi ; mais que
faire, quand nous nous intéressons constamment à ton
propre bonheur. Prends-nous donc tous à Ion tour. Nous
nous efforcerons à chaque instant de te procurer le plus
possible de liberté personnelle, le plus d'occasions possi-
ble de te manifester. Tu n'as plus d'ennemis à craindre
maintenant, ni les hommes, ni la nature. Nous sommes
tous pour toi, nous te garantissons la sécurité, nous veil-
lons sur toi sans cesse, car nous sommes frères, nous som-
mes tous tes frères, et nous sommes nombreux et forts ;
sois donc calme et vaillant, ne crains rien et compte sur
nous. »
Il n'y a certainement pas de partage à faire après cela,
le partage se fera naturellement. Aimez-vous les uns les
autres et tout vous sera donné par surcroît.
~"Еп voilà une utopie, messieurs ! Tout est fondé sur les
sentiments, sur la nature, et non sur la raison. C'est
môme une certaine humiliation pour la raison. Qu'en pen-
sez-vous ? Est-ce une utopie, oui ou non?
Mais encore une fois que doit faire le socialiste, si dans
l'homme de l'Occident il n'existe pas de'prîncipe frater-
nel, mais au contraire, un principe singulier, personnel,
s'isolant constamment, exigeant ses droits l'épée à la
542 CORHBSPONDAMCE DE n08T0ÏEV8KI
main? Le socialisle, voyant l'absence de fraternité, engage
à la fraternité. A défaut de fraternité, il veut faire for-
mer une fraternité. Four faire un civet de lièvre, il faut
commencer par avoir un lièvre. Mai» le lièvre n* se
trouve pas, c'est-à-dire qu'il ne не trouve pin de nnliire
capable de fraternité, de nature, ayant foi dans la traler-
nité, attirée d'elle-mAme par la fraterniU'î. En désespoir de
cause, le socialisl<; définit la fraternité future, s'occupe
d'elle, en discute la mesure et le poids ; il séduit par ses
avantages, discute, enseigne, raconte quel intérêt chacun
en recevra, combien chacun y gagnera ; il détermine 4
quoi chaque personnalité est bonne, quelle charge elle
représente, et fait d'avance le partage des biens terrestres :
quelle part chacun en mérite et combien chacun paye
volontairement de sa personne au bien commun. Mais
quelle fraternité y aura-t-il si l'on partage et si l'on déter-
mine à l'avance combien chacun mérite et ce que chacun
doit faire? Cependant, on a proclamé la formule :« Un pour
tous et tous pour un. » Certainement, il est impossible de
trouver mieux, d'autant plus que la formule a été prise
sans y rien changer dans un livre très connu. Mais on
s'est mis à appliquer la formule et au bout de six mois les
frères mirent en jugement Cabet, le fondateur de la con-
frérie. Les fouricristes, dit-on, ont retiré leurs derniers
neuf сепГтШёТгапсз de capital et cherchent toujours à
,^„.^*^-r organiser un phalanstère. Gela ne réussit pas. Il est certes
~~Z7 fort attrayant de vivre suivant le principe de la raison,
sinon de la fraternité, c'est-à-dire convenablement, quand
tous te servent de garantie et ne te demandent que le tra-
vail et l'accord. Mais ici se pose encore l'énigme : l'homme
est assuré, on lui promet de le nourrir, de lui procurer de
l'ouvrage et on ne lui demande qu'un peu de sa liberté indivi-
duelle pour le bien commun, un très petit peu . Non, l'homme
ne veut pas vivre selon ces principes, et le peu qu'il doit
donner lui est à charge. Il croit bêlement que c'est une
prison et qu'il serait mieux tout seul, c'est-à-dire en liberté.
Et cependant, en liberté il est battu, il manque d'ouvrage,
il meurt de faim, et il n'a aucune liberté ; mais cet origi-
nal se figure qu'il est plus heureux étant libre. Bien
entendu, le socialiste n'a plus qu'à n'y pas songer, à lui
dire qu'il est un imbécile, qu'il n'est pas à la hauteur,
APPENDICE МЗ
qu'il n'est pas mûr et qu'il ne comprend pas son propre
intérêt ; qu'une fourmi quelconque, une fourmi qui n'est
pas douée de la parole, une fourmi infime est bien plus
intelligente que lui, car il fait si bon dans une fourmilière,
tout est rôi^lé, tous sont rassasiés, heureux, chacun a sa
besogne ; en un mot : l'homme est encore loin de la four-
milière.
Autrement dit : le socialisme serait possible, mais pas en
France.
Et poussé au désespoir suprême, le socialisme proclame
enfin : liberté, égalité, fraternité ou la mort. Mais alors,
il ne reste plus rien à dire, et le bourgeois triomphe.
Mais SI le bourgeois triomphe, c'est donc que la for-
mule de Sieyès s'est accomplie exactement et à la lettre.
Et si le bourj^eois est tout, pourquoi s'intimide-t-il, pour-
quoi se gône-t-il, que craint-il? Tous ont lâché, tous se
sont montrés insolvables. Avant, du temps de Louis-Phi-
lippe, par exemple, le bourgeois ne s'intimidait pas du tout
et n'avait pas peur, et cependant alors, il régnait déjà.
Oui, alors il luttait encore, il sentait qu'il avait encore des
ennemis et il eut raison d'eux pour la dernière fois, aux
barricades de juin, parle fusil et la baïonnette. Mais le
combat fut terminé et le bourgeois vit soudain qu'il était
seul sur la terre, que rien n'était mieux que lui, qu'il était
l'idéal et n'avait plus comme autrefois à persuader tout
l'univers, qu'il était l'idéal ; mais qu'il n'avait qu'à poser
avec calme et majesté devant l'univers au point de vue de
la beauté suprême et de toutes les perfections humaines
possibles. La situation est gênante comme vous le voyez.
Napoléon 111 les tira d'embarras. Il leur tomba du ciel,
comme l'unique issue d'une difficulté, comme l'unique
moyen. Depuis, le bourgeois possède le bien-être, il paie
très cher pour ce bien-être et il craint tout, parce qu'il est
parvenu à tout. Quand on est parvenu à tout, il est bien
pénible de tout perdre. D'où il résulte directement, mes
amis, que celui qui crainl le plus, possède le plus de bien-
être. Ne riez pas, je vous en prie. Car qu'est-ce donc que
le bourgeois maintenant?
CHAPITRE VI
SUITE DU PRÉCÉDENT
Et pourquoi donc trouve-tron tant de laquais parmi les
nouRGEOis, malgré leur noble apparence? Je vous prie, ne
m'accusez pas, ne criez pas que j'exagère, que je calomnie,
que la haine parle en moi. Pourquoi? Four qui? Pourquoi
par haine? 11 se trouve beaucoup de laquais cl voilà tout.
La servilité s'empare de plus en plus de la nature du bour-
geois, et elle est considérée de plus en plus comme une
vertu. Cela doit être ainsi dans TonJre actuel des choses.
C'est une conséquence naturelle. Et surtout, surtout la
nature s'y prête. Je ne dis môme pas, par exemple, que
chez le bourgeois il y a beaucoup d'espionnage inné. Mon
opinion est que le développement extraordinaire de l'es-
pionnage en France, non pas de l'espionnage ordinaire,
mais de l'espionnage fait de main de maître, par vocation,
de l'espionnage élevé à la hauteur d'un art, ayant des pro-
cédés étudiés, provient d'une servilité innée.
Quel Gustave idéalement noble, mais ne possédant rien
encore, n'ira pas livrer aussitôt pour dix mille francs les
lettres de sa bien-aimée et ne trahira pas sa maîtresse au
profit du mari? 11 se peut que j'exagère, mais il se peut aussi
que je me base sur quelques faits.
Le Français s'avance très volontiers pour plaire au pou-
voir et agir servilement devant lui, môme avec désintéres-
sement, sans prétendre à une récompense immédiate, à
crédit. Souvenez-vous de tous ces chercheurs de postes,
par exemple, avec les fréquents changements de gouver-
nement qui ont lieu en France. Souvenez-vous de quels
tours ils étaient capables et ce qu'ils avouaient eux-mêmes.
Souvenez-vous d'un des iambes de Barbier à ce propos. Je
APPENDICE
M:
pris un jour dans un café un journal du 3 juillet. J'aper-
çois : « Lettre de Vichy. > A Vichy se trouvait alors l'em-
pereur, et la cour, bien entendu ; il y avait des cavalcades,
des fêtes. Le correspondant décrivait tout cela. Il com-
mence :
« Nous avons beaucoup d'excellents cavaliers. Vous avez
certainement deviné le plus brillant de tous. Sa Majesté
se promène tous les joui"s accompagnée de sa suite, etc.,.»
Bien entendu, rien ne l'empêche d'admirer les brillantes
qualités de son empereur. On peut s'incliner devant son
intelligence, sa prudence, ses perfections, etc. On ne peut
accuser un monsieur aussi passionné de feindre. < C'est
mon opinion, voilà tout », vous répond ra-t-il, absolument
comme seraient capables de vous répondre quelques-uns
de nos journalistes contemporains. Comprenez donc : il
est garanti ; il a quelque chose à vous répondre, pour vous
fermer la bouche. La liberté de la conscience et de l'opi-
nion est la première liberté du monde. Mais ici, dans ce
cas particulier, que peut-il vous dire ? Car ici il n'observe
pas les lois de la réalitti, il foule aux pieds toute vraisem-
blance, et il le fait avec intention. Mais cependant, à quoi
bon le faire avec intention ? Car personne ne le croirait.
Le cavalier certainement ne le lira pas, et s'il le lisait? Se-
rait-il possible que le Français qui a écrit cette* corres-
pondance », que lo journal qui l'a publiée, et la rédaction
du journal, fussent tous stupides à ce point, pour ne pas
comprendre que le souverain n'a que faire de la renom-
mée de premier cavalier de France, qu'à son âge il ne
compte plus du tout sur cette renommée? certainement, il
ne le croirait pas, si on l'assurait qu'il est le plus adroit
cavalier de la France ; on le dit très intelligent. Non,
monsieur, il y a ici un autre calcul : que ce soit invraisem-
blable, que ce soit ridicule, que le souverain lui-même le
regarde avec dégoût et un sourire de mépris, tant pis,
tant pis, mais en revanche il verra une soumission aveugle,
une adulation sans borne, servile, bête, invraisemblable,
mais une adulation, et c'est là le point capital.
Raisonnons maintenant : si cela n'était pas dans l'esprit
de la nation, si une aussi basse flatterie n'était pas regardée
€omme possible, ordinaire, tout à fait dans l'ordre des
choses et même convenable, — serait-il possible de pu-
35
546 COBBEePONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
bliordans un journal parisien une pareille correspondance?
Où pourriez-vous rencontrer dans la pntsse une flalterie
pareille, ex(;epl6 en France ? Je parle précisément de Гвв-
pril de la nation, parce que ce n'est pas ce journal seul qui
parle ainsi, mais pr«'sque tous disent ù peu près la môme
chose, à l'exception de deux ou trois qui ne sont pas tout
h fait dépendants.
J'^Hais un jour à une table d'hôte, ce n'était plus en
France, mais en Italie, et à table il y avait beaucoup de
Français. On parlait de Garibaldi. A ce moment, on par-
lait partout de Garibaldi. C'était une quinzaine df* jours
avant Asproraonte. Bien entendu, on parlait à mots cou-
verts ; les uns se taisaient et ne voulaient pas dire leur
opinion : les aulrt^s hochaient la tête. Le sens général de
la conversation était que Garibaldi avait entrepris une
affaire pleine de risque, peu raisonnable môme ; mais cer-
tainement ils énonçaient cette opinion avec certaines réti-
cences, parce que Garibaldi est un homme tellement au-
dessus du niveau ordinaire, qu'il pourrait se faire qu'il
rendît raisonnable ce qui peut paraître trop risqué d'après
les considérations ordinaires. Peu à peu, on passa à la
personne même de Garibaldi. On énuméra ses qualités, le
jugement était assez favorable au héros italien.
— Non, ce qui m'étonne surtout en lui, dit à haute voix
un Français, d'une trentaine d'années, d'un extérieur agréa-
ble et imposant, et portant sur le visage le sceau de cette
noblesse extraordinaire qui vous frappe dans les Français
jusqu'à l'imperLinence. — Il y a une circonstance qui m'é-
tonne particulièrement.
Bien entendu, tous se tournèrent avec intérêt vers l'ora-
teur.
La nouvelle qualité découverte en Garibaldi devait
intéresser tout le monde.
— En 1860, pendant quelque temps, il jouit à Naples
d'un pouvoir illimité et sans aucun contrôle. Il avait en
mains vingt millions de l'État ! Il ne rendait compte à per-
sonne de cette somme I II pouvait prendre et cacher ce
qu'il voulait de cette somme et personne ne lui en aurait
parlé ! Il ne garda rien et il rendit compte au gouverne-
ment de tout absolument, jusqu'au dernier sou. C'est pres-
que incroyable !
APPENDICE 5t7
Ses yeux brillaient, quanrl il parlait des vingt millions
de francs.
On peut dire tout ce que l'on veut de Garibaldi. Mais
opposer le nom de Garibaldi à ceux qui puisent dans le
sac du gouvernement, il n'y avait bien entendu qu'un
Français qui fût capable de faire cela.
Elill'avait dit si franchement, si naïvement! La franchise
fait certainement tout pardonner, môme la perte de la
compréhension et du sens de l'honneur véritable ; mais,
ayant aperçu son visage, tout ému au souvenir des vingt
millions, je pensai tout à fait par hasard :
« Eh bien, camarade, et si c'était loi qui avais occupé
ces fonctions publiques à la place de Garibaldi ?! »
Vous me direz que de nouveau ce n'est pas vrai, que ce
ne sont que des cas particuliers, que chez nous les choses
se passent exactement de la môme façon et qu'il me serait
impossible de répondre pour tous les Français. Certaine-
ment, mais aussi je ne parle pas de tous en général. La
noblesse suprême existe partout, et il se pourrait que chej;
nous il en arrivât de pires. Mais pourquoi alors en faire
une vertu ? Savez-vous ? Il est possible d'ôtre vil et de
ne pas perdre le sens de l'honneur ; mais ici il y a beau-
coup d'honnêtes gens qui ont complètement perdu le sens
de l'honneur et qui rampent, sans savoir ce qu'ils font, par
vertu. Les premiers sont certainement plus vicieux, m ais
les seconds sont plus méprisables, comme vous voudrez .
Un pareil catéchisme de vertu est un mauvais sympLôm e
dans la vie d'une nation. Mais à propos de cas particuliers,
je ne veux pas me mettre à discuter avec vous. Car la
nation tout entière ne consiste qu'en des cas particuliers,
n'est-ce pas ?
Je pense même ainsi : je me suis peut-ôtre trompé en
disant que le bourgeois a l'air d'être gêné, d'avoir peur de
quelque chose. Il est réellement gêné et il a peur, mai s,
somme toute, le bourgeois jouit du bien-être. Malgréqu'il
se trompe lui-môme, malgré qu'il se dise à lui-même, à
chaque instant, que tout va bien, cela n'empêche nullement
son assurance extérieure. De plus, il a énormément d'as-
surance, intérieurement môme, quand il est excité. Com-
ment tout cela peut-il s'accorder en lui, c'est vraiment un
problème, mais c'est ainsi. Le bourgeois n'est pas bote, en
548 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
général, mais son esprit p.iraîl courl, pour ainsi fiire, par
extraits. Il a fait une grande provision de conceplione défi-
nies, comme si c'était du bois pour l'hiver et il voudrait
sérieusoment vivre avec elles mille ans. D'ailleurs, qn • '-
ce Й dire, mille ans? le bourgeois parle rarement de ni.lb
ans, à moins qu'il n'ait un accès d'éloquence. « Après moi
le déluge ! » est beaucoup plus usité et trouve plus d'ap-
plication. Quelle indilTérence pour toute chose, rpiels inté-
rêts banals, épliémères. Je me suis trouvé dans une société,
dans \ine maison.'» Paris, où étaient venus beaucoup
Tous avaient l'air (Pavoir peur de parler de quelque- i
dehors des affaires journalières, en dehors des choses terre
à terre, de s'occuper des intérêts communs, des inlé" '
publics. Il me semble qu'il ne pouvait y avoir ici la crain'-
des espions ; tout simplemepLtûus avaient perdu l'habi-
tude de raîsoanfiT et de parler ' ■ ment. D'ailleurs,
on rencontrait des gens qui s'inl» ut très vivement ;t
l'impression que Paris avait faite sur moi, combien je ren-
dais hommage, combien j'étais étonné, écrasé, anéanti. Le
Français se croit encore capable d'écraser et d'anéantir
moralement. C'est un indice très anriusant. Je me souviens
surtout d'un vieillard charmant, très bon, très aimable,
qui me plaisait sincèrement. Il me cherchait tout le temps
du regard, me demandant toujours mon opinion sur Paris
et il était très chagriné quand je ne tombais pas en extase.
Sa bonne figure exprimait littéralement la souffrance, je
n'exagère pas. Oh! cher M. X !...
Il est impossible de détromper le Français, c'est-à-dire
1b Parisien (caren réalité tousles Français sont Parisiens),
et de l'empêcher de se croire le premier homme de l'uni-
vers. D'ailleurs, il ne sait que très peu de l'univers, en
dehors de Paris. De plus, il ne tient pas à savoir. C'est un
trait commun à toute la nation et très caractéristique.
Mais la particularité la plus caractéristique, — c'est l'élo-
quence. L'amour de l'éloquence vit toujours et augmente
de plus en plus. J'aurais bien voulu savoir à quelle époque
a commencé cet amour de l'éloquence en France. Certaine-
ment, le début principal date de Louis XIV. Il est remar-
q^uable qu'en France tout date de Louis XIV. Comment
a-t-il fait pour prévaloir, — je ne saurais le comprendre I
Car il n'estpas de beaucoup supérieur aux rois précédents.
APPENDICE 549
Peut-être, parce qu'il a été le premier à dire : l'État, c'est
moi. Cela a énormément plu, cela a fait tout le tour de
l'Europe. Je pense que c'est par ce mot seul qu'il s'est
rendu célèbre.
Même chez nous, ce mot a été connu avec une rapidité
étonnante. C'était un souverain populaire par excellence,
ce Louis XIV, tout à t'ait dans l'esprit français ; je ne com-
prends pas comment ont pu avoir lieu en France ces pe-
tites fredaines... enfin, ce qui s'est passé à la fin du
xvm« siècle. On s'est amusé et on est revenu à l'esprit
d'autrefois; c'est tout ce qu'il faut; mais l'éloquence, l'é-
loquence, oh 1 — c'est la pierre d'achoppement pour le
Parisien. Il est prêt à tout oublier, à tenir les conversations
les plus raisonnables, à être le petit garçon le plus obéis-
sant et le plus appliqué, mais quant à l'éloquence, l'élo-
quence seule ne saurait être oubliée. Il languit et soupire
après l'éloquence; il se rappelle Thiers, Guizot, Odilon
Barrot. Y en a-t-il eu de l'éloquence alors ! dit-il quel-
quefois en lui-même et devient pensif. Napoléon III l'avait
compris et décida aussitôt que Jacques Bonhomme ne de-
vait pas devenir pensif et il rétablit l'éloquence peu à peu.
C'est dans cette intention que l'on entretient dans le corps
législatif six députés libéraux, six députés constants, ina-
movibles, véritablement libéraux, c'est-à-dire tels qu'il
serait peut-être impossible d'acheter, si on le voulait, et
cependant ils ne sont que six, — il y en eut six, il y en a
six et six ils resteront. Il n'y en aura pas davantage, soyez
tranquille, et il n'y en aura pas moins. Et c'est une affaire
très malienne, à première vue. La chose est cependant beau-
coup plus simple en réalité, et se fait au moyen du suf-
frage universel. Bien entendu, toutes les mesures sont
prises pour qu'ils ne parlent pas trop. Mais il est permis
de bavarder.
Chaque année, en temps voulu, les affaires d'État les
plus importantes sont discutées et le Parisien est douce-
ment ému. II sait qu'il y aura de l'éloquence et il est con-
tent. Bien entendu, il sait très bien qu'il n'y aura que des
joutes oratoires et rien de plus; qu'il y aura des paroles,
des paroles et encore des paroles et que rien ne résultera;
de ces paroles. Mais il en est très, très content. Et luij
le premier, il trouve que c'est très convenable. Les dis-
ЬоО CORBESPONOAMCB DE DOSTOlEVbKl
cours de certains de сен six représentantH jouissent d'une
popularité particulière. El le représentant est toujours du-
posé h faire dcH discours p<^)ur amusrr le public. Quelle
chose bizarre : il cbt parfaitement persuadé lui-môme que
rien ne pourra résulter de ses discours, que tout cela n*eei
qu'une plaii^anlerie et rien de plus, un j«'u innocent, une
mascurado, et cepemhmtil parle; il parle plusieurs année»
de suite et il parle très bien, et avec ^rand plaisir même.
El tous les membres qui l'écoutent ont l'eau à la bouche
de plaisir. < En voilà un qui parle bien !» — et l'eau vient
à la bouche du président et de toute la France. Mais voilA,
le repiésenlant a terminé, et alors se lève le précepteur de
ces ejfants chéris et sages. Il annonce solennellement
que la composition faile sur le sujet donné : с Le lever da
soleil » a été très bien développée et préparée par l'hono-
rable représentanl. Nous avons admiré le talent de l'ho-
norable orateur, dil-il, ses idées et son excellente conduite,
exprimée dans ses idées, nous en avons tous joui, tous...
Mais, quoique l'honorable membre ait parfaitement mé-
rité en récompense un livre avec l'inscription : « F^our sa
bonne conduite et ses progrès dans ses études », malgré
cela, messieurs, le discours de Thonorable représentant ne
vaut rien, d'après des considérations supérieures. J'espère,
messieuis, que voas êtes parfaitement de mon avis.» II
s'adresse alors aux autres représentants et son regard
commencée» briller de sévérité. Les représentants auxquels
l'eau était venue à ia bouche, applaudissent aussitôt le
précepteur avec des transports furieux, et, en même temps,
ils sérient la main d'un air touchant au représentant libé-
ral, en le remerciant pour le plaisir procuré, elle prient de
leur procurer la prochaine fois aussi ce plaisir libéral avec
la permission du précepteur. Le précepteur accorde la
bienveillante permission; l'auteur de la description du
« Lever du soleil » s'éloigne tout fier de son succès, les
représenlanis s'éloignent, en se pourléchant, au sein de
leur lamille, et de joie ils vont se promener bras dessous
bras dessus avec leurs épouses au Palais-Royal, en écou-
tant le clapotement des fontaines bienfaisantes; tandis
que le précepteur, ayant fait son rapport à qui de droit,
annonce à la France que tout va parfaitement bien.
Quelquefois cependant, quand les affaires sont plus
APPENDICE 551
importantes, le jeu acquiert une plus grande solennité.
On amène à une des séances le prince Napoléon lui-môme.
Le prince Napoléon se met soudain à faire de l'oppo8ition,à la
complète terreur de tous ces adolescents qui s'instruisent.
Le silence règne dans la classe. Le prince Napoléon fait le
libéral, le prince n'est pas d'accord avec le gouvernement,
d'après lui, il faut telle ou telle chose. Le prince accuse le gou ■
vernement, bref, on dit tout à tait la même chose (supposi-
tion faite) qu'auraient dite ces mêmes chers enfants, si le
précepteur était sorti de la classe pour un instant. Bien
entendu, on observe la juste mesure; et d'ailleurs la supposi-
tion est absurde, car tous ces chers enfants sontsibien élevés
qu'ils ne bougeraient pas, môme si le précepteur les quit-
tait pendant une semaine entière. Et aussitôt que le prince
Napoléon a terminé, le précepteur se lève et annonce .solen-
nellement que la composition faite sur le sujet donné :« Le
lever du soleil » a été parfaitement élaborée et développée
par l'honorable orateur. Nous avons admiré le talent, les
idées éloquentes et la sagesse du très gracieux prince.
Nous sommes prêts à accorder un livre, comme prix de
sagesse et de progrès, mais... et ainsi de suite, c'est-à-dire
tout ce qui a été dit précédemment. Bien entendu, toute
la classe applaudit avec transport, qui s'élève à la fureur,
on emmène le prince chez lui, les écoliers sages sortent
comme de bons sujets, et le soir ils vont se promener avec
leurs épouses au Palais-Royal, écouter le clapotement
des jets d'eau bienfaisants, etc., etc., etc., en un mot, l'ordre
établi est remarquable.
Nous nous étions égarés un jour dans la salle des Pas-
Perdus, et, au lieu d'entrer à la Cour d'assises, nous nous
trouvâmes à la Chambre du Tribunal civil. Un avocat tout
frisé, vêtu de sa robe et sa toque, parlait en répandant des
torrents d'éloquence. Le président, les juges, les avocats,
le public, tout le monde était dans le ravissement. Un
pieux silence régnait: nous entrâmes sur la pointe des
pieds. C'était une affaire d'héritage à laquelle des Pères
étaient mêlés. Aujourd'hui les Pères sont constamment
mêlés aux procès, surtout quand il s'agit d'héritage. Les
aventures les plus scandaleuses, les plus abominables
sont révélées ; mais le public garde le silence et se scan-
dalise fort peu, car les Pères ont en ce moment un grand
55*2 CORIIB^PONDANCB DE DOSTOlP.VSKI
pouvoir, cl le bourgeoi» osl extr^metnent sagfe. Lee Pères
se rallient de plue en plu!) à l'opinion que le capital eei au-
<lessii4 fie tout, fie toutes ces rêveries et autrcM choses, et
que si l'on amasse de l'argent, on devient une force; mais
que l'éloquence reste bien au-dessous 1 L'éloquence seule
ne peut rien. A mon avis, cependant, ils se trompent un
peu dans le <iernier cas. Certainement, le capital est une
chose belle et bonne, mais par l'éloquence on peut beau-
coup sur les Français. Les épouses «'è«lent à l'influence des
Pères, beaucoup plus môme qu'autrefois. On espère mdme
avoir raison du bourgeois.
On expliquai! dans le procès comment les Pères, au
moyen d'une pression subtile, savante (car pour cela il
existe une véritable science), qui avait duré de longues
années, surent s'emparer de l'esprit d'une dame belle et
fort riche, l'amenèrent i\ se retirer dans leur couvent ; là-
bas, ils l'effrayaient jusqu'à la rendre malade, jusqu'à lui
donner des attaques de nerfs, toujours avec une gradation
calculée savamment. Knfin ils la rendirent vraiment malade,
elle devint idiote et ils lui firent accroire que voir ses
parents est un grand péché devant le Seigneur.* Sa nièce
elle-même, celle âme virginale et enfantine, cet ange de
pureté et d'innocence, âgée de quinze ans, n'avait pas le
droit d'entrer dans la cellule de sa tante adorée, qui l'aimait
plus que tout au monde et qui, à cause de ces roueries
astucieuses, ne pouvait l'embrasser et déposer un baiser
sur son front virginal où habitait l'ange blanc de l'inno-
cence... » Bref, tout était dans le même ton ; c'était
admirable. L'avocat qui avait la parole paraissait fondre
de joie de savoir si bien parler ; le président fondait
aussi ; le public également. Les Pères avaient perdu la
bataille uniquement à cause de l'éloquence. Certainement,
ils ne perdent pas courage. Un de perdu, quinze de
gagnés.
— Qui est l'avocat ? deraandai-je à un jeune étudiant
qui se trouvait parmi les auditeurs respectueux. Il s y trou-
vait beaucoup d'étudiants et ils étaient tous si convena-
bles. Il me regarda avec étonnement.
— Jules Favre ! répondit-il avec un tel air de pitié
méprisante, que j'eus honte enfin.
C'est ainsi qu'il m'arriva de faire connaissance avec la
APPENDICE
553
fleur de l'éloquence française, pour ainsi dire, à sa source
principale.
Ces sources sont très nombreuses. Le bourgeois est
pénétré d'éloquence jusqu'à la moelle des os. Nous entrâ-
mes un jour au Panthéon pour admirer les grands hom-
mes. L'heure habituelle de la visite était passée et on nous
demanda deux francs. Ensuite un invalide respectable et
tout cassé prit les clefs et nous conduisit dans les caveaux.
Chemin faisant il parlait d'une façon tout à fait ordinaire,
en sifflant un peu à cause des dents qui lui manquaient.
Mais arrivé aux caveaux, il prit une voix chantante, aussi-
tôt que nous approchâmes de la première tombe.
— Gi-gîl Voltaire— Voltaire, ce grand génie de la belle
France. Il a déraciné les préjugés, il a détruit l'ignorance,
il a lutté avec l'ange des ténèbres el il a élevé le flambeau
de l'instruction. Dans ses tragédies, il est parvenu au
sublime, bien que la France eût déjà Corneille.
11 récitait évidemment une leçon apprise par cœur. Un
jour, quehju'un lui avait écrit cette tirade sur un papier et
il l'avait apprise pour toute la vie : sa figure bonasse s'il-
lumina de plaisir, quand il se mit à nous débiter ces ter-
mes pompeux.
— Ci-gît Jean-Jacques Rousseau, continua-l-il, s'appro-
chantdela tombe suivante. Jean-Jacques, l'homme de la
nature et de la vérité 1
J'éprouvais une grande envie de rire. Le style pompeux
avilit tout. On voyait d'ailleurs que le pauvre vieux ne
comprenait rien du tout de quoi il s'agissait, quand il
parlait de la nature et de la vérité.
— Comme c'est étrange ! lui dis-je. De ces deux grands
hommes, l'un a toujours appelé l'autre menteur et mauvais
homme, etl'autre appela le premier tout simplement imbé-
cile. Et les voilà rais à côté l'un de l'autre.
— Monsieur, monsieur ! voulut remarquer l'invalide,
mais il ne dit rien et nous conduisit encore à un tombeau.
— Ci-gît Lannes, le maréchal Lannes, chanta -t il encore
une fois : un des plus grands héros qu'ait possédés la
France, ce pays si fertile en héros. C'était non seulemen t
un grand maréchal, le chef d'armée le plus habile, en
exceptant le grand empereur, mais il jouissait encore d'un
bien plus précieux. Il était l'ami....
554 CORRESPONDANCE ЬЕ DO»TO'iKV.4KI
— Mais oui, c'était l'aini <!<' Naf^Iéon. di»-j<*, voulant
abréger ce discours.
— Monsieur. Permcllfz-iiio» de parler, interrompit 1 in-
valide d'un ton quehjue peu blessé.
— Parlez, parlez, j'écoute.
— Mais il jouissait cncorn d'un bien plus précieux. 11
était l'ami du grand empereur. Aucun des autres maré-
chaux n'avait eu le bonheur de devenir l'ami du grand
homme. Le maréchal Lannes a wail été honoré de cette
grande faveur. Ouand il mourut sur le champ de bataille
pour sa patrie...
— Mais oui, un boulet lui avait emporté les deux jam-
bes.
— Monsieur, monsieur I Permettez-moi de parler moi-
môme, cria l'invalide, d'une voix presque plaintive. Il se
peut que vous sachiez tout cela. ..Mais permettez-moi aussi
de le raconter.
Cet original avait une furieuse envie de raconter, quoi-
que nous sussions tout cela d'avance.
— Quand il mourut, reprit-il, sur le champ de bataille,
pour sa patrie, l'empereur, frappé au cœur et pleurant
cette grande perle...
— Vint lui faire ses adieux, dis-je encore malgré moi, et
je sentis aussitôt que j'avais mal agi ; j'en eus même honte.
— Monsieur, monsieur 1 dit le vieillard, me regardant
dans le blanc des yeux avec un reproche plaintif et ho-
chant sa téie grise : — Monsieur 1 Je sais, je suis sûr que
vous savez tout cela, peut-être mieux que moi. Mais vous
m'avez pris pour vous montrer : pei-mettez-moi de parler.
Il n'y en a plus beaucoup...
Alors l'empereur, frappé au cœur et pleurant (hélas 1
inutilement) cette grande perte, que devaient éprouver
lui-même, l'armée et toute la France, s'approcha de son lit
de mort et adoucit par son dernier adieu les cruelles souf-
frances de celui qui mourut presque sous les yeux de son
chef. C'est fini, monsieur, ajouta-t-il, me regardant avec
reproche, et il alla plus loin...
— Ici se trouve aussi une sépulture :ce sont... quelques
sénateurs, ajouta-t-il avec indifférence'et il fit un signe de
tête en désignant avec négligence plusieurs tombes qui se
trouvaient par là. Toute son éloquence s'était dépensée
APPENDICE 555
pour Voltaire, Jean- Jacques Rousseau et le maréchal
Lannes.
C'était un exemple direct, populaire, de l'amour de l'élo-
quence. Esb4;e que tous les discours des orateurs de l'As-
semblée nationale, de la Convention et des clubs auxquels
le peuple a pris une part presque immédiate, et qui
ont fait son éducation, ne lui ont laissé qu'une seule trace:
— l'amour de l'éloquence pour l'éloquence?
CHAPITIlli VU
€ BRIBRI > ET < MA BICHE »
Que font donc les épouses ? Les époases nagent dans la
félicité, comme il a été dit. A propos : vous devez vous
demander pourquoi j'écris épouses au lieu d'écrire fem-
mes? Pour employer le style élevé, ra'îssieurs, voilà. Si le
bourgeois emploie le style élevé, il dit toujours: mon épouse.
Et quoique dans d'autres couches sociales on dise simple-
ment comme partout: ma femme, il vaut mieux suivre l'es-
prit national de la majorité et employer les terrais choisis.
C'est plus caractéristique. Il existe d'ailleurs d'autres déno-
minations. Quand le bourgeois est attendri ou qu'il a envie
de tromper sa femme, il l'appelle toujours: ста biche». Et
réciproquement, la femm^ aimante, dans un accès de gra-
cieux enjouement, appelle son cher bourgeois: « bribri»,ce
qui fait bien plaisir au bourgeois.* Bribri » et € ma biche »
sont à l'état florissant, maintenant encore plus que jamais.
D'ailleurs, c'est une chose entendue (et qui ne se discute
presque pas) que «ma biche» et* bribri» doivent servir, à
notre époque affairée, de modèle de vertu, de concorde
et de l'état délicieux de la société, en opposition aux viles
divagations des stupides vagabonds communistes. D'ail-
leurs, chaque année* bribri » devient de plus en plus com-
plaisant au point de vue conjugal. Il comprend que quoi
qu'on dise, quoi qu'on fasse, il est impossible de retenir
« ma biche », que la Parisienne est créée pour l'amant,
qu'il est impossible au mari de se passer de coiflTure, qu'il
doit se taire, bien entendu, tant qu'il n'a pas encore amassé
beaucoup et qu'il ne possède pas grand'chose. Mais quand
l'un et l'autre seront accomplis, « bribri > deviendra en
général bien plus exigeant, car il aura beaucoup de res-
APPENDICE
557
pect pour lui- môme. Eh bien, à ce moment il commence
à considérer Gustave tout autrement, surtout si celui-
ci est de plus va-nu-pieds et ne possède rien. D'ailleurs,
à peine le Parisien a-t-il de l'argent, qu'il veut en se
mariant épouser une femme qui a de la fortune. Bien
plus encore : on fait le calcul préalablement, et s'il se
trouve que les francs et le bien s'équivalent des deux
côtés, ils s'unissent. Cela se passe partout de la môme
façon, mais ici la loi de l'égalité des poches est entrée par-
ticulièrement dans les habitudes. Si par exemple la jeune
fille à marier a un sou de plus, on ne la donnera pas au
prétendant qui a moins, mais on cherchera un « bribri »
qui soit mieux.
En outre les mariages d'amour deviennent de plus en
plus impossibles et sont presque considérés comme indé-
cents. Cette habitude prudente de l'égalité obligatoire des
poches et de l'union des capitaux est rarement violée, et je
crois ici encore plus rarement qu'ailleurs. Le bourgeois a \
su très bien utiliser à son profit la disposition de la fortune
de sa femme. Voilà pourquoi il est fort souvent prêt à fer-
mer les yeux sur les aventures de sa « ma biche », et à ne
pas remarquer des choses contrariantes, parce que, autre-
ment, c'est-à-dire à l'occasion d'une brouille, la question
de la dot peut être soulevée désagréablement. De plus, si
« ma biche » devient élégante au-dessus de ses moyens,
« bribri », qui remarque tout, se résigne : sa femme exi-
gera moins de lui pour ses toilettes. « Ma biche » devient
alors beaucoup plus accommodante. Enfin, comme pour la
plupart l'union conjugale est plutôt le mariage des capitaux
et que l'on s'inquiète peu de l'inclination mutuelle, «bribri»
est prêt à faire quelque infidélité à sa « ma biche ». Et il
vaut mieux ne pas se gêner l'un l'autre. Il y a ainsi plus
d'accord dans la maison et on entend le doux gazouillement
des noms chéris : « bribri » et < ma biche », qui se font
entendre plus souvent entre les époux. Enfin, pour tout
dire, « bribri » a su parfaitement bien se garantir pour
ces sortes d'affaire. Le commissaire de police est à sa dis-
position à toute heure. C'est ainsi, d'après les lois, qu'il a
faites lui-môme. A la rigueur, s'il surprend les amants en
flagrant délit, il peut les tuer tous les deux et il est assuré
de l'impunité. « Ma biche » le sait et elle l'approuve. Une
558 COnnEHPONDA.VCE DE DOSTOÏEVSKI
longuo tutelle a fait que « ma biche » ne murmure pas et
ne tait рая, comme dans d'aulreâ pays barbares et ridicules,
le rôve d'ôludior, par exemple, dans les universités et de
siéger dans les clubs et dans les chambres de députés.
Elle préfère rester dans son état aérien, suspendue comme
un canari. On la pare, on la gante, on la conduit aux ièles,
elle danse, elle croque des bonbons, on la traite eu appa-
rence comme une reine, et l'homme paraît s'anéantir dans
la poussière devant elle. Ce genre de rapport est élaboré
très convenablement et avec beaucoup de succès. Bref, les
rapports chevaleresques sont respectés, que faut-il de plus?
Car on ne lui enlèvera pas Gustave. Elle ne demande pas
non plus d'aspirations élevées, vertueuses, etc., etc. : en
réalité, elle est aussi capitaliste et auaei intéressée que son
époux. Quand les années ont passé, et qu'il n'est plus
possible de conserver ses illusions et de se considérer
comme un canari ; quand la possibilité d'avoir un nouveau
Gustave devient une véritable absurdité, malgré l'imagi-
nation la plus ardente et la plus ambitieuse, alors « ma
biche» se transforme soudain rapidement et vilement. Elle
devient méchante et ménagère. Elle fréquente les églises,
elle thésaurise, et un certain cynisme se fait jour de tous
côtés : elle se laisse aller à une lassitude, un dépit, des
instincts grossiers, une existence sans but, une conversa-
tion cynique. Quelques-unes d'entre elles se transforment
en souillon. Certainement, tout n'est pas ainsi ; certaine-
ment, il y a des apparitions plus lumineuses ; certainement,
les rapports sociaux sont les mômes partout, mais... ici, le
sol lui convient davantage, tout est plus original, plus
indépendant, plus complet ; tout est plus national. Ici est
la source, le germe, de la forme sociale bourgeoise, qui
règne maintenant par tout l'univers, imitation éternelle de
la grande nation.
Oui, en apparence, « ma chère biche » est reine. Il est
difficile de se figurer môme quelle exquise politesse, quelle
attention importune l'entoure partout, en société et dans
la rue. C'est d'une subtilité étonnante : elle arrive à un
tel degré de platitude, que certaines âmes honnêtes n'au-
raient pu le supporter. La contrefaçon trop évidente l'aurait
blessée jusqu'au fond du cœur. Mais « ma biche » est elle-
même une grande friponne et...elle ne demande pas mieux.
APPENDICE
559
Elle aura toujours gain de cause et préfère tricher au lieu
d'ail >r honaôteinent tout droit : c'est plus sûr selon elle,
et le jeu est plus amusant. Car le jeu, l'intrigue, c'est tout
pour raa biche ; c'est le principal. Mais comme elles s'ha-
billent, comme elles sorieiiL I « Ma biche » est manié-
rée, disloquée, elle n'est pas naturelle; mais c'est là son
charme, surtout pour des gens blasés et débauchés à un
certain point, qui ont perdu le goût de la beauté fraîche,
naturelle. « Ma biche » est très peu développée ; elle a un
cœur et une cervelle d'oiseau, mais elle est gracieuse, mais
elle possède d'innombrables secrets de tant de tours et de
subterfuges, que vous vous soumettez, et vous la suivez
comme une piquante nouveauté. Elle est môme rarement
belle. Elle a quelque chose de méchant dans l'expression
de son visage. Mais ce n'est rien : ce visage est mobile,
enjoué, et possède au plus haut degré le secret de contre-
faire le sentiment et la nature. Il se peut que ce qui vous
charme en elle ne soit pas qu'elle arrive à contrefaire la
nature, mais c'est le procédé de cette contrefaçon, c'est cet
art qui vous charme. Pour le Parisien l'amour lui-môme
ou une bonne contrefaçon de l'amour produisent le même
effet. La contrefaçon plaît, peut-être môme davantage. A
Paris, la femme est de plus en plus considérée à un cer-
tain point de vue oriental. Les dames aux camélias sont
de plus en plus à la mode.* Prends mon argent et trompe-
moi convenablement, c'est-à-dire contrefais l'amour »,
voilà ce qu'on leur demande. On ne demande presque pas
davantage à l'épouse, au moins on s'en contente, et c'est
pour cela que Gustave est permis tacitement et par indul-
gence. D'ailleurs, le bourgeois sait bien qu'avec l'âge «ma
biche » prendra ses intérêts et sera pour lui une associée
fidèle qui saura thésauriser. Elle lui aide môme à l'époque
de sa jeunesse. C'est quelquefois elle qui tient tout le com-
merce, qui attire la clientèle, qui est son bras droit, son
commis principal. Il faut bien lui pardonner son Gustave.
Dans la rue, la femme est sacrée. Personne ne l'insulte,
tous lui font place ; ce n'est pas comme chez nous, où une
femme qui n'est pas tout à fait vieille ne peut faire deux
pas dans la rue, sans que quelque figure martiale, ou quel-
que coureur ne la regarde sous le chapeau et n'exprime
le désir de faire sa connaissance.
560 COURESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Cependant, malgré la poesibililé «le Gustave, la forme
habituel lo et journalière des rapporte entre < bribri » et
« ma biche » est assez gentille, et тЛгпо Rouvcnl naïve. En
général, à l'étranger, — cela m'avait beaucoup frappé, —
tous sont beaucoup plus naïfs que les Russes. Il est diffi-
cile de bien l'explicpier, il faut ГоЬй<»гугг soi-même. Le
Russe est sceptique et moqueur, disent les Français, et cela
est bien vrai. Nous sommes plutôt cyniques, noua ne tenons
pas h ce qui est à nous, nous n'aimons pas ce (\m est à
nous ; au moins, nous ne l'estimons pas supérieurement,
sans comprendre de quoi il s'agit ; nous prenons part aux
int-réls européens, aux intérêts de l'humanité en général,
sans appartenir h aucune nation, par conséquent nous nous
rapportons à tout plus froidement, comme si nous le fai-
sions par devoir, et, en tout cas, d'une façon abstraite.
Cependant, je m'écarte de mon sujet. « Bribri » est parfois
très naïf. Par exemple, quand il se promène autour des
fontaines, il commence à expliquer à « ma biche » pour-
quoi les fontaines jouent; il lui explique les lois de la
nature, il exprime un orgueil national des beautés du bois
de Boulogne, des illuminations, du jeu des grandes eaux
de Versailles, des succès de l'empereur Napoléon et de sa
gloire militaire ; il jouit de sa curiosité et de son plaisir
et il est très content.* Ma biche» la plus friponne est éga-
lement assez tendre envers son époux, c'est-à-dire ce n'est
pas une simulation quelconque, mais une tendresse désm-
téressée, malgré la coiffure de l'époux. Je n'ai pas encore
la prétention, bien entendu, d'enlever les toits des maisons,
comme le démon de Le Sage. Je raconte seulement ce qui
m'a frappé, ce que j'ai cru observer. « Mon mari n'a pas
vu la mer *, vous dit une « ma biche », et sa voix exprime
une sincère et naïve compassion. Cela veut dire que son
mari n'est jamais allé quelque part, à Brest ou à Boulogne,
pour voir la mer.
Il faut savoir que le bourgeois a certains besoins très
naïfs et très sérieux, qui sont devenus une habitude
commune à la bourgeoisie. Ainsi, par exemple, en dehors
du besoin de thésauriser et du besoin d'éloçpience, il a
encore deux besoins, deux besoins très légitimes, consa-
crés par l'habitude commune et qu'il considère très sérieu-
sement, presque pathétiquement. Le premier de ces besoins,
APPENDICE 561
c'est de voir la mer. Il arrive au Parisien de demeurer et
d'être dans le' coftimerce à Paris toute sa vie sans voir la
mer. Pourquoi lui faut-il voir la mer ? Il ne le sait pas lui-
même, mais il le désire violemment, avec sentiment, il
remet son voyage d'année en année, parce que, habituelle-
ment, les affaires le retiennent, il s*ennuie et sa femme
partage son ennui. En général il y a ici beaucoup de sen-
timent et j'estime cela. Enfin, il trouve le temps et les
moyens ; il se prépare et il part pour plusieurs jours* pour
voir la mer ». Au retour, tout ravi, il raconte eu termes
pompeux ses impressions à sa femme, à ses parents, à ses
amis, et il se rappelle toute la vie avec douceur qu'il a vu la
mer.
Un autre besoin du bourgeois, besoin légitime et non
moins violent, est de se rouler sur l'herbe. C'est que le
Parisien, ayant quitté la ville, aimebeàuîoup à se rouler sur
l'herbe et considère comme un devoir de le faire ; et il le fait
avec dignité, en sentant qu'il se met ainsi en communion
avec la nature, et il aime bien surtout que quelqu'un le
regarde pendant ce temps-là. En général, hors de la ville, le
Parisien considère comme un devoir d'être plus libre, plusen-
joué, plus hardi, de paraître plus naturel, en un mot, plusprès
de la nature. L'homme de la nature et de la vérité ! Ce respect
exagéré de la nature ne se manifeste-t-il pas dans le bour-
geois depuis Jean- Jacques? D'ailleurs ces deux besoins : voir
la mer et se rouler sur l'herbe, le Parisien ne se les permet
que quand il s'est amassé une fortune, en un mot quand il
commence à se respecter, à être fier de lui-môme et à se
coдsidérer comme un homme. Se rouler sur l'herbe est
deux fois, dix fois plus doux, quand cela a lieu sur son pro-
pre terrain, acheté avec l'argent gagné par son labeur. En
général, quand il quitte les affaires, le bourgeois aime bien
à acheter une propriété, construire une maison, avoir un
jardin, un mur, des poules, une vache. Et môme si tout cela
est de dimensions microscopiques, c'est égal, — le bour.
geois répèle dans un transport touchant, enfantin : « mon
arbre, mon mur »; il le répète à tous ceux qu'il reçoit chez
lui, à chaque instant, et il ne cessera pas de le répéter toute
sa vie. C'est là qu'il est le plus doux de se rouler sur
l'herbe. Pour accomplir ce devoir, il se fait une pelouse
devant sa maison. Quelqu'un racontait que chez certain
36
562 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
bourgeois l'herbe no voulait pas pousser à rcndroit dee-
tiné à la pelouse. Il cultivait, il arrosait, il remettait du
gazon pris à un autre endroit, — rien ne poussait sur
le sable ot ne voulait pas prendre. Le hasard avait voula
que la place devant la maison fût ainsi. Alors, il s'acheta
un gazon artificiel ; il était allé exprès à Paris pour com-
mander un rond d'herbe de deux mèlres de diaroèlre, et il
étendait ce tapis d'herbe fabriquée, tous les jours aprèa-
midi, pour se donner une illusion et contenter son besoin
légitime de se rouler sur l'herbe. Dans les premiers mo-
ments d'enchantement d'avoir acquis une prof)riélé, le
bourgeois serait bien capable do cela, de sorte que ce
n'est pas moralement invraisemblable.
Maintenant deux mots de Gustave. Gustave est certai-
nement la même chose que le bourgeois, c'est-à-dire com-
mis, marchand, employé, homme de lettres, officier. Gue-
tave, c'est le môme « bribri », mais qui n'est pas marié.
Mais il ne s'agit pas de cela ; il s'agit de savoir de quoi
se pare et dans quoi se drape Gustave maintenant, quel
aspect il a à présent, quelles plumes il porte. L'idéal de
Gustave change selon les époques et se reflète toujours au
théâtre sous Y apparence qu'il a dans la société. Le bour-
geois aime particulièrement le vaudeville, mais il préfère
le mélodrame. Un vaudeville gai et gras, — c'est l'uni-
que œuvre d'art qui ne soit pas Iransporlable sur un
autre sol, et ne peut vivre que dans le lieu de sa nais-
sance, à Paris — le vaudeville, quoiqu'il plaise au bour-
geois, ne le satisfait pas complètement Le bourgeois n'y
attache p as grand prix. 11 lui faut de la noblesse élevée,
inexplicable, il lui faut du sentiment, et le mélodrame con-
tient tout cela. Le Parisien ne peut vivre sans mélodrame.
Tant que^iyfa-46-4aQurgeois, le mélodrame ne mourra pas.
Il est curieux que le vaudeville lui-même subisse maîn-
tenant une transformation. Malgré qu'il soit encore gai et
excessive ment drôle comme jadis, on commence à y ajou-
ter un autre élément : la morale. Le bourgeois aime
beaucoup et regarde comme son devoir le plus sacré et le
plus nécessaire de se taire la morale à soi-même et d'en
faire à sa « ma biche >. D'ailleurs, aujourd'hui, le bour-
geois possède un pouvoir absolu ; c'est une force ; et les
petits auteurs de vaudevilles et de mélodrames sont ser-
APPENDICE 563
viles et flattent le pouvoir. Voilà pourquoi, môme présenté
sous un aspect ridicule, le bourgeois triomphe, et à la fin
on lui annonce toujours que tout est bien. 11 [faut croire
que de pareilles déclarations tranquillisent sérieusement le
bourgeois. Chaque homme pusillanime, qui n'est pas tout
à fait sûr du succès de son affaire, éprouve un douloureux
besoin de se rassurer, de s'encourager, de se tranquilliser.
Il commence même à croire à des indices favorables. Ici,
cela se passe de même. On présente dans le mélodrame de
grands caractères et de belles leçons. Ce n'est plus de la
gaîlé, il y a ici le triomphe pathétique de tout ce que < bri-
bri » aime tant et de ce qui lui platl. Ce qui lui plaît le
plus, c'est la tranquillité politique et le droit de thésau-
riser afin de s'organiser un intérieur. C'est dans cet esprit-
là que l'on écrit maintenant les mélodrames. Gustave se
présente dans le môme esprit. On peut toujours vérifier,
d'après Gustave, quel est au moment donné pour * bribri »
l'idéal de la suprême noblesse. Jadis, il y a longtemps de
cela, Gustave était poète ou peintre, génie inapprécié, per-
sécuté, martyrisé par les persécutions et les injustices. Il
luttait noblement et toujours, pour terminer, la vicomtesse
qui se mourait d'amour pour lui secrètement, mais envers
laquelle il n'éprouvait qu'une méprisante indifférence,
l'unissait à sa fille adoptive Cécile, qui n'avait pas le sou,
mais qui possédait soudain une masse d'argent. Ordinai-
rement, Gustave se révolte et refuse l'argent. Mais voilà
que ses œuvres ont remporté un grand succès à l'exposi-
tion. Aussi, trois mylords ridicules font irruption dans son
logement et lui offrent cent mille francs chacun pour son
prochain tableau. Gustave se moque d'eux avec mépris et
déclare avec un amer désespoir que tous les hommes sont
lâches, indignes de son pinceau, qu'il ne livrera pas l'art,
l'art sacré, à la profanation de pygmées, qui n'avaient pas
remarqué jusqu'à présent sa supériorité. Mais la vicom-
tesse fait irruption et déclare que Cécile se meurt d'amour
pour lui et qu'à cause de cela il doit peindre des tableaux.
C'est alors que Gustave devine que la vicomtesse, qui était
autrefois son ennemie et qui empêchait ses oeuvres d'être
admises à l'exposition, l'aime secrètement, elle se ven-
geait par jalousie. Bien entendu, Gustave prend aussitôt
Г argent des mylords, en leur disant encore une fois des
564 C0RHE9P0NDANCE DE DOBTOIbVSKI
яоШзея, ce qui leur fait bien plaisir ; il ее précipite chez
Cécile, consent à accepter son million, pardonne h la vi-
comtesse, qui se retire dans ses terres ol, s'étant uni par
le mariage, il commence к se pourvoir d'enraote, de fla-
nelles, de bonnets de colon, et le soir il se promène avec
€ ma bioho » auprès des fontaines bienfaisantes, qui lui
rappellent, bien entendu, par le doux clapotement de leure
jets, la fidélité, la solidité et le calme de son bonheur ter-
restre.
Il arrive quelquefois que Gustave n'e-^t pas un commis,
mais quelqup malheureux orphelin abandonné, dont le
cœur est plein de noblesse ineffable. On apprend tout
à coup qu'il n'est pas du tout orphelin, mais qu'il est le
fils légitime de Rothschild. I! reçoit des millions. Mais
Gustave rejette les millions avec mépris et fierté. Pour-
quoi? Il le faut ainsi pour l'éloquence. Mais voilà madame
Beaupré, une femme de banquier qui est folle de lui, qui
vient faire irruption chez lui ; c'est chez son mari, le ban-
quier, qu'il est employé. M*"» Beaupré déclare que Cécile
va mourir d'amour pour lui et qu'il doit aller la sauver.
Gustave devine que M"" Beaupré est amoureuse de lui,
ramasse les millions, et, adressant à tous des reproches
dans les pires termes, parce que nulle part dans tout
le genre humain on ne peut trouver autant d'ineffable
noblesse qu'en lui-môme, il se rend chez Cécile et l'épouse.
La femme du banquier se retire dans ses terres, Beaupré
triomphe, car sa femme qui était au bord de l'abîme, reste
pure et sainte, et Gustave commence à se pourvoir d'en-
fants et va se promener le soir auprès des fontaines bien-
faisantes, qui lui rappellent par le clapotement de leurs
eaux, etc., etc., etc.
On représente maintenant l'ineffable noblesse le plus
souvent sous les traits d'un officier, ou d'un officier de
génie, ou quelqu'un du même genre, mais surtout mili-
taire et décoré du ruban de la Légion d'honneur, « acheté
avec son sang ». A propos, ce ruban est affreux. Le por-
teur en est si fier,quil est difficile de se trouver avec lui,
de voyager dans le môme compartiment, dôtre à côté de
lui au théâtre, ou au restaurant. C'est tout juste s'il ne vous
crache pas à la figure, il se moque de vous honteusement,
il soufTle, il s'étouffe de moquerie, jusqu'à vous donner des
APPENDICE 565
nausées, vous avez un épanchement de bile et vous êtes
lorcé d'envoyer chercher le médecin. Mais les Français
l'aiment beaucoup. Il est à remarquer qu'on fait trop atten-
tion au théâtre aujourd'hui à M. Beaupré, beaucoup plus
au moins qu'autrefois. Beaupré a certainement amassé
beaucoup d'argent et beaucoup de biens. Il est droit, il est
simple, un peu ridicule avec ses habitudes bourgeoises et
parce qu'il est le mari ; mais il est bon, il est honnête,
généreux et infiniment noble dans l'acte où il doit souffrir
du soupçon que « ma biche » lui est infidèle. Mais quand
môme, généreusement il se décide à lui pardonner. Il se
trouve qu'elle esl pure comme une colombe, qu'elle vou-
lait seulement plaisanter, en s'entichant de Gustave, et que
« bribri », qui l'écrase parsa générosité, lui est plus précieux
que tout. Cécile est toujours sans le sou, bien entendu,
mais seulement au premier acte; il se trouve ensuite qu'elle
possède un million. Gustave est fier et noble avec mépris,
comme toujours, mais il est un peu plus bravache, parce
qu'il est militaire. Ce qu'il a de plus précieux au monde
c'est sa croix, achetée avec son sang et « l'épée de mon
père ». Il parle de cette épée de son père à chaque instant,
mal i\ propos, partout ; vous ne comprenez même pas de
quoi il s'agit ; il insulte tout le monde, il se fiche de tout
le monde, mais tous s'inclinent devant lui, et les specta-
teurs pleurent et applaudissent (ils pleurent à la lettre).
Bien entendu, il n'a pas le sou, c'est la condition sine qua
non. M"»' Beaupré est amoureuse de lui comme de raison,
Cécile aussi, mais il ne soupçonne pas l'amour de Cécile.
Cécile geint d'amour pendant cinq actes. Enfin, il neige,
ou il se passe quelque chose d'analogue, Cécile veut se
jeter parla fenêtre. Mais sous la fenêtre retentissent deux
coups de feu. Tout le monde accourt : Gustave rentre
lentement, tout pâle, le bras en écharpe. Le ruban, acheté
avec son sang, fleurit sa boutonnière. Le calomniateur et
le séducteur de Cécile est puni. Gustave oublie enfin que
Cécile l'aime et que tout cela ce sont des tours de M"» Beau-
pré. Mais M"^ Beaupré est pâle, effrayée ! et Gustave devine
qu'elle l'aime. Voilà qu'un nouveau coup de feu retentiL
C'est Beaupré qui se tue par désespoir. M™^ Beaupré
pousse un cri, s'élance vers la porte, mais M. Beaupré paraît
lui-môme et il porte un renard tué ou quelque chose dans
566 C0RHE9P0NDANCE DE DOSTOÏEVSKI
ce genre. La leçon est donnée : < ma biche » no l'oubliera
jamais. Elle s'altacho к < bribri », qui pardonne Umi. Sou-
dain, il se trouve chez Cécile un million et Gustave ne
révolte encore. Il retuse de se marier, il lait le renchéri,
il dit des gros moU. Il tant absolument que Gustave din*»
des gros mots et qu'il se fiche du million, car autremen
le bourgeois ne lui pardonnerait pas ; il y aurait trop peu
de noblesse ineffable et ne croyez pas, je vous prie, <|ue
le bourgeois soit capable de se contredire. Ne craignez
rien, le million ne manquera pas à l'heureux couple, il est
inévitable et il paraît h la fin comme récompense pour la
vertu. Le bourgeois est fidèle à lui-môme. Enfin, Gustave
prend le million, Cécile, et alors commencent les fontai-
nes inévitables, les bonnets de coton, le clapotement, etc.
Ainsi, se trouvent beaucoup de sentiment et une énorme
quantité de noblesse ineffable, et Beaupré, qui triomphe
et écrase tout le monde par ses vertus familiales et par-
dessus tout, par-dessus tout le million, comme un fatum,
comme une loi de la nature,auquel revient tout l'honneur,
tout le culte, toute la gloire,etc., etc .
* Bribri » et < ma biche > quittent le théâtre complète-
ment satisfaits, calmés et consolés. Gustave les accompa-
gne, et aidant la « ma biche » d'un autre à monter en voi-
lure, il lui baise tout doucement la main. Tout va bien.
m
NOTES DU CARNET
Gela seul est solide sous quoi coule le sang. Seuls les
lâches oublient que c'est solide non chez ceux qui versent
le sang mais chez ceux dont on verse le sang. Voilà la loi
du sang sur la terre l
Comme État il ne pouvait punir ; hormis la volonté du
monarque. Qu'est-ce que c'est que le supplice ? Pour
l'État c'est le sacrifice à l'idée. Mais s'il y a l'Église, il
n'y a pas de supplice. On ne peut confondre l'Église et
l'État. Le fait que cette confusion se produit est un bon
signe. En Angleterre et en France on pendrait certaine-
ment.
Novoié Vrémia, n° 1642. Mardi 23 septembre 1880. Un
mauvais et banal article de Dumas fils. Toute l'erreur de
la question féministe provient de ce qu'on divise l'indivi-
sible. On considère l'homme et la femme séparément, tan-
dis que c'est un seul et unique organisme. // créa Phomme
et la femme. Et môme avec les enfants, avec les descen-
dants et les ascendants, avec toute l'humanité, l'homme
ne forme qu'un seul organisme. Et on écrit les lois en divi-
sant, en séparant. l'Église ne sépare pas.
Dans la nature tout est calculé sur l'état normal. Tout
est calculé sur un saint, sur un ôtre sans péché.
La beauté est donnée à la femme, au commencemen
pour attirer l'homme, car le lien moral est encore faible ;
5Г)8 connESPOM)ANf;K dk г)«)*^1'»ек\>1К1
cnsuiUî la boauto n'est «léjà plus nécessaire ; on aime la
femme par l'union des âmes.
L'opinion publique chez nous esl très vilaine ; l'un d'un
côt6, Tant re de l'autre. Mais, par endroits on la craint,
alors c'est une certaine force qui peut ôlro utile. On dira:
l'existence de notre opinion publique est peu garantie. C'est
vrai, mais elle est utile du fait môme qu'elle existe, faible,
mauvaise, mais elle existe et maintenant on ne peut plus
la réduire. C'est absolument impossible, bien que sonexis»
tence, dit-on, ne soit pas assurée. Si on détruit l'opinion
publique, alors non seulement il n'y aura plus rien mais
môme ce qui existe disparaîtra. Notre opinion publique est
mauvaise parce qu'elle ne vient que de nattre et que tous
sont en désaccord. L'opinion publique se forme par une
longue marche de l'histoire et par plusieurs générations.
Essayez de tracer des limites ; essayez de définir où se
termine votre personnalité et où finit une autre? Définissez
cela par la science ! Précisément la science s'en charge ;
et le socialisme s'appuie précisément sur la science. Avec
le christianisme celte question même est impossible.
La richesse c'est l'augmentation de la personnalité, la
satisfaction matérielle et morale; alors c'est la désunion
de l'individu et de l'entier.
Les Allemands, les Polonais, les Juifs, sont des corpo-
rations et s'entr'aident. La Russie seule n'a pas de corpo-
rations; elle seule est divisée. En outre, le plus important,
c'est l'ancienne routine administrative. On dit : Notre
société n'est pas conservatrice. C'est vrai. La marche his-
torique des événements (depuis Pierre le Grand) la fit
autre, et, le principal, c'est que notre société ne voit pas
ce qu'il lui faut conserver.Tout lui est pris, jusqu'à la plus
légitime initiative. Tous les droits des Russes sont néga-
tifs. Donnez-leur quelque chose de positif et vous verrez
qu'ils seront eux aussi conservateurs.
APPENDICE 569
Notre société n'est pas conservatrice parce qu^elle n'a rien
à conserver. Tant pis tant mieux. Chez nous ce n'est pas
une phrase, mais malheureusement la vie môme.
Novoié Vrémia, n" 1667, 28 octobre 1880, mardi. La
prophétie du baron Hubner sur le prochain mouvement
socialiste en France et en Europe. On invite la Russie à
s'y joindre. (La /iussie ne doit pas le faire; elle doit con-
server ses avantages; le socialisme tombera à ses pieds.)
En France, maintenant, les Jésuites s'unissent au socia-
lisme, et avec eux tous les catholiques chassés de Paris
par la sottise de Gambetta. Les légitimistes et tous les
bonapartistes s'y poussent égalemenL C'est vrai que la
France conservatrice est encore forte ma' gré la sottise des
gouvernements et de la République. Mais c'est le commen-
cement de la fin. La fin du monde arrive.
La fin du siècle sera ébranlée d'une secousse telle qu'il
n'en fut jamais. La Russie doit être prête, ne pas bron-
cher, observer et attendre. Que la Russie ne s'entremette
pas dans celte alliance l Oh ! horreur 1 Alors ce serait la
tin, la fin de tout! Non, chez nous le socialisme n'existe
pas. 11 y a quelques partisans de Pierre le Grand ; mais
la partie saine de la Russie ne bougera pas, et elle est
innombrable.
Que les Juifs se dispersent par toute la Russie, qu'ils
sucent tous les paysans ! Soit, soit, nous ne dirons pas un
mot, autrement on pourrait nous accuser de manquer de
libéralisme. On pensera peut-être que nous trouvons notre
religion supérieure à la leur et que nous les opprimons
par intolérance religieuse? Qu'adviendrait-il alors? Pen-
sez à ce qu'il adviendrait ? 1
Le Juif ! Bismarck, Beaconsfield, la République fran-
çaise, Gambetta, etc., tout cela comme force ce n'est qu'un
mirage. C'est le Juif seul et sa banque qui est leur maître
à eux et à toute l'Europe. Et nous entendrons :
Tout d'un coup, il dira veto et Bismarck tombera comme
une herbe fauchée. Le Juif et la banque sont maintenant
570 CORRESPONDANCE ПК OOSKJIKVsKI
les maîtres de tout, de l'Europtî, de rinslruction, de la
civilisation, du socialisme, du socialisme surtout, par quoi
le Juif arrachera le christianisme et détruira sa civilisa-
lion. Et quand il ne restera plus que l'anarchie, le Juif ее
mettra en tôte de tout. Car en propageant le socialisme les
Juifs resteront unis entre eux; et quand toute la richesse
de l'Europe sera dissipée, il rester» la banqie des Juifs.
L'anléelirist viendra et s'établira sur l'anarchie.
L'idéal de la beauté humaine se trouve dans le peuple
russe. Le peuple russe est tout entier dans l'orthodoxie et
dans son idée. 11 n'y a rien de plus en lui, et il ne faut
rien de plus, car l'orthodoxie c'est tout. L'orthodoxie c'est
l'Église, et l'Église c'est le couronnement de l'édifice pour
l'éternité. Celui qui ne comprend pas l'orthodoxie ne com-
prendra jamais le peuple. C'est peu. Il ne peut pas aimer
le peuple russe, ou il l'aime tel qu'il désirerait qu'il fut.
Inversement, le peuple n'acceptera jamais un tel homme.
Si tu n'aimes pas ce quej 'aime, si tu ne crois pas ce que
je crois et ne respectes pas ce qui m'est sacré, tu n'es pas
des nôtres. Le peuple ne l'insultera pas, ne le ruinera pas,
ne le frappera pas, et même ne lui dira pas un mot. Le
peuple est généreux, patient, tolérant. Si l'homme est intel-
ligent, le peuple l'écoutera, le remerciera pour ses conseils
dont il profitera môme, mais il ne le considérera pas
comme un des siens; il ne lui tendra pas la main; il ne lui
donnera pas son cœur. Et nos intellectuels sortis des marais
finlandais sont passés devant, et ils se fâchent quand on
leur dit qu'ils ne connaissent pas le peuple.
La cause principale du fait que les propriétaires fonciers
ne peuvent s'arranger avec le peuple et trouver des ouvriers,
c'est qu'ils ne sont pas Russes mais des déracinés européens.
Comment le faire ? Je ne sais. Pierre le Grand trouve-
rait. C'est le principe qui est important. C'est que nous
ne savons pas comment commencer. Chez nous, à propos
du déficit de 50 millions de roubles pour l'année cou-
rante, aussitôt on a proposé de diminuer l'armée de
APPENDICE
571
50.000 hommes. Mettons les choses au point: L'argent pas-
sera au bleu et il y aura tout de même 50.000 soldats de
moins. D'autres vont môme jusqu'à proposer de réduire
l'armée de moitié. Mais pourquoi de moitié ? Ne vaudrait-
il pas mieux la supprimer tout à fait et la remplacer par
la garde nationale? A propos nous n'avons pas encore
cette institution européenne, libérale. Ensuite on pourrait
instituer les mobiles. Les directeurs des revues libérales
deviendront colonels et commandants de division. Ce sera
charmant I Ce n'est pas l'aimée qu'il faut diminuer de
50.000 hommes, il faut supprimer les vols dans l'adminis-
tration de l'armée, etc.
Au cas extrême on pourrait diminuer l'effectif de 50.000,
de 100.000 hommes, mais où irait l'argent ? Voilà la ques-
tion. N'y a-t-il pas des poches vides et pleines'qui l'at-
tendent dans ces abtmes sans fond.
Vous direz qu'en Orient l'image du saint Sauveur s'est
obscurcie? Non, je ne dirai pas cette sottise. La conscience
sans Dieu, c'est horrible, elle peut s'égarer jusqu'à la pire
immoralité. Ce n'est pas assez de définir la morale la fidé-
lité à ses convictions ; il faut encore se demander sans
cesse si nos convictions sont justes ? Le contrôle c'est
Christ. Il ne s'agit plus alors de philosophie mais de foi ;
la foi c'est la couleur rouge.
Les hommes d'affaires sont des gens de moralité dou-
teuse. Mais où avez-vous pris cela ?
Je ne puis trouver moral un homme qui brûle les héré-
tiques, car je n'admets pas votre idée que la moralité c'est
la fidélité aux convictions intérieures. J'ai devant moi
l'image morale, l'idéal Christ. Je demande : est4îe que lui
brûlerait les hérétiques ? Non. Alors brûler les hérétiques
est un acte immoral. L'inquisition est immorale par cela
seul que dans le coeur, dans la conscience, ait pu germer
l'idée de la nécessité de brûler des hommes. Orsini c'est
la môme chose, Conrad Valenrod aussi ': le bien, c'est ce
qui est utile ; le mal, ce qui est inutile. Non, c'est ce que
nous aimons. Toutes les idées du Christ sont déformées
par l'esprit humain et semblent impossibles à réaliser.
572 CORHEfll'ONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Présenter la joue, aimor plus qur soi-même. Р<тпи*11<'/ !
Pourquoi toul cela ? Je suis sur la terre pour un tHinps
limité, il n'y a pas d'immortalité, je vivrai h ma guise.
L'État est fait pour le moyen. Quand est-ce que l'État
s'est écrié : Je ne trouve pas le moyen? Vous direz que
l'Histoire a toujours fait ainsi. Non, ce furent toujours des
élus qui conduisirent l'humanité, et aussitAt après ces
grands hommes, la médiocrité, il est vrai, formulait les
idées des gens supérieurs. Mais toujours ensuite un nouvel
homme grand et original, qui ébranlait le code. Il me sem-
ble que vous regardez l'État comme quelque chose d'ab-
solu. Croyez-moi, nous n'avons pas encore vu l'État absolu,
pas môme l'État plus ou moins limité. Tous ne sont que
des embryons. Les sociétés se formèrent par besoin de la
vie commune. Ce n'est pas vrai. Toujours à cause d'une
grande idée.
Vous dites qu'agir moralement c'est seulement agir selon
ses convictions. Mais où avez-vous pris cela? Je ne voue
crois pas. Je dirai au contraire qu'il est immoral d'agir
d'après ses convictions, et sans doute vous ne pourrez pas
me contredire.
Vous ne trouvez pas moral de verger le sang, mais le
verser par conviction vous le trouvez moral. Permettez.
Pourquoi est-ce immoral de verser le sang? Si nous n'avons
pas pour guide la foi et le Christ, nous nous égarerons tou-
jours. Les idées morales existent. Elles naissent du senti-
ment religieux, elles ne peuvent jamais se justifier par la
logique seule. La vie serait impossible.
Le calembour : le Jésuite ment convaincu que c'est
nécessaire pour un noble but. Vous le louez parce qu'il
est fidèle à sa conviction. C'est-à-dire : il ment et c'est mal,
mais puisqu'il ment par conviction, alors c'est bien. Dans
un cas le fait qu'il ment est bien, dans l'autre le fait qu'il
ment est mal. C'est superbe I
Sur le terrain où vous vous placez, vous serez toujours
battu. Vous ne serez pas battu quand vous accepterez que
les idées morales existent, mais qu'on ne peut prouver
qu'elles sont morales.
IV
LA REVUE « VRÉMIA »»
ANNÉE 1861
Avertissement de l'éditeur.
A dater de janvier 1861 paraîtra le Vrémia, revue men-
8uelle,litléraire et politique. Chaque numéro contiendra de
25 à 30 feuilles, grand format.
Avant d'expliquer pourquoi nous croyons nécessaire de
fonder un organe public, littéraire, nous devons dire eu
quelques mots comment nous comprenons notre temps,
et précisément l'époque présente de notre vie sociale. Cela
expliquera en même tempsl'esprit et la tendance de notre
revue.
Nous vivons à une époque exlraordinairement remarqua-
ble et unique. Pour prouver notre opinion nous ne citerons
pas les idées nouvelles et ces besoins nouveaux de la société
russe, indiqués unanimement au cours de ces dernières
années par le monde intellectuel. Nous ne parlerons pas
davantage de la grande question paysanne qui commence
à se poser. Tout cela n'est que des phénomènes et des
indices de l'immense transformation qui doit s'accomplir
pacifiquement dans toute notre patrie, bien qu'elle égale
par son importance les plus grands événements de notre
histoire, môme la réforme de Pierre le Grand. Cette trans-
formation c'est l'union de « l'intelligence » et de ses repré-
sentants avec le peuple et l'adaptation du grand peuple
russe tout entier à tous les éléments de notre vie courante,
l'adaptation de ce peuple qui s'est détourné de la réforme
de Pierre le Grand, il y a cent soixante-dix ans, et qui
depuis reste éloigné de la classe instruite, vivant à part,
d'une vie particulière, indépendante.
1. Le Temps.
574 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVeKI
Nous nvons dit : les phénoinènee et leg indices. Le plus
important parmi eux c'est indiscutablement la question de
Г amélioration du sort dos paysans. Maintenant ce ne sont
plus des milliers, mais plusieurs millions de Rasses qui
entreront dans la vie russe, y apporteront leurs forces frab
ches, intactes, et diront leur mot. Ce n'est pas l'hostililA
des classes, des vainqueurs et des vaincue, comme par-
tout en Kurope, qui doit ôtro donnée comme base au
développement des principes futurs de notre vie. Noue ne
sommes pas Г Kurope et chez nous il ne doit y avoir ni
vainqueurs ni vaincus. La réiorme de Pierre le Grand noue
a déjà coûtas trop cher. Elle nous a détaehés du peuple.
De prime abord le peuple s'en détourna, les formes de la
vie qu'elle lui laissait ne conveuaie«t ni à son esprit, ni
à ses aspirations, n'étaient ni à sa mesure, ni de son âge.
Les partisans du grand tzar appelaient les Allemands, les
étrangers.
La désunion morale entre le peuple et les classes supé-
rieures, avec ses chefs et ses meneurs, nous montre assez
combien la nouvelle vie d'alors nous coûta cher. Mais en
s'éloignant de la réforme, le peuple n'a pas perdu de son
esprit. Plusieurs fois il a montré son indépendance, il l'a
montrée avec des efforts extraordinaires, convulsils, puis-
qu'il était seul et c'était difficile. Il marchait dans l'obscu-
rit,émais gardait opiniâtrement sa route à lui. Il réfléchit
à soi et à sa situation; il essaya de se créer sa conception
du monde, sa philosophie; il forgea des sectes mystérieu-
ses; il chercha pour sa vie de nouvelles issues, de nou-
velles formes. On ne pouvait s'écarter davantage de l'an-
cienne voie, on ne pouvait brûler plus hardiment ses vais,
seaux que le fitnotre peuple à la sortie de ces nouvelles
routes qu'il se chercha lui-même avec tant de souffrances.
Et cependant c'est lui qu'on appela le conservateur du
schisme stupide des vieilles formes d'avant Pierre le
Grand.
11 est évident que les idées du peuple resté sans chef,
abandonné à ses propres forces, furent parfois monstrueu-
ses ; les tentatives de nouvelles formes de vie, hideuses.
Mais il s'y trouvait le principe général, le même esprit,
une foi en soi inébranlable, la force intacte.
Après la réforme, entre le peuple et nous, la classe ins-
APPENDICE
575
truite, il n'y eut qu'un seul cas d'union, en 1812, et nous
avons vu comment le peuple s'est conduit. Nous avons
compris alors ce qu'il est ; malheureusement lui ne nous
connaît pas, ne nous comprend pas.
Cependant voilà que cette discussion prend fin. La
réforme de Pierre, qui s'est prolongée jusqu'à nous, est
arrivée à ses dernières limites. On ne peut aller plus
loin ; il n'y a où aller ; il n'y a plus de route ; elle est
parcourue. Tous ceux qui ont suivi Pierre ont étudié l'Eu-
rope, se sont joints à la vie européenne sans devenir Euro-
péens. Autrefois nous nous reprochions notre incapacité
d' « européenisme », maintenant nous pensons autrement;
nous savons que nous ne pouvons être Européens, que
nous ne pouvons pas nous pousser dans une des formes
occidentales de la vie élaborées par l'Europe, par ses pro-
pres principes nationaux, de môme que nous ne pourrions
pas porter un habit fait sur des mesures n'étant pas les
nôtres. Nous nous sommes convaincus enfin que nous
aussi nous sommes une nation à part, originale au plus
haut degré, dont le problème est de se créer une nouvelle
forme de la vie, propre à soi, puisée dans notre sol, dans
l'esprit et les principes du peuple. Mais sur le terrain de la
patrie nous ne sommes pas vaincus. Nous ne renonçons pas
à notre passé, nous reconnaissons sa raison d'être. Nous
reconnaissons que la réforme a élargi notre conception
do la vie. Par elle nous avons compris notre importance
à venir dans la grande famille de tous les peuples.
Nous savons que désormabnous ne nous séparerons plus
de l'humanité par un mur chinois. Nous entrevoyons, et
nous l'entrevoyons avec vénération, que le caractère de
notre activité future doit être au plus haut degré pan-
humain, que l'idée russe sera peut-être la synthèse de
• toutes les idées que l'Europe développe avec tant de per-
sévérance et de courage dans ses diverses nationalités,
qu'en elle disparaîtra peut-être toute hostilité, en même
temps que d'elle viendra le futur développement de la popu-
lation russe.
Ce n'est pas en vain que nous parlons toutes les langues,
que nous avons compris toutes les civilisations, que nous
sympathisons aux intérêts de chaque peuple européen
que nous comprenons le sens et la raison de phénomènes
576 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏBVHKI
totalement ûlrangera ù noue. Ce n'est pas en vain que noue
avons montn'î tant d'î force dans u:i jugetncnt s+évère sur
nous-raômes, qui 6lonne tous les étrangers. Ils nous l'ont
reproché; ils nous ont appelée des fttres sans personnalité,
sans patrie, ne comprenant pas (juo la capacité de e'arra-
chor pour un moment do son sol afin de se regarder sans
parti pris est l'indice d'une très forte personnalité, en
raôme temps que la capacité de regarder l'étranger avec
indulgence est un des dons les plus grands et les plus no-
bles de la nature, dont peu de nationalités sont suscepti-
bles. Les étrangers n'ont pas encore entravé nos forces
infinies, et maintenant il semble que nous aussi rentrions
dans une nouvelle voie.
Or, au moment d'entrer dans cette nouvelle vie, la récon-
ciliation des partisans de la réforme de Pierre avec l'esprit
du peuple est une nécessité. Nous ne parlons ici ni des
slavopiiiles, ni des occidentaux ; pour leur querelle de
famille notre époque importe peu. Nous parlons de la
réconciliation de la civilisation avec les principes du peu-
ple. Nous sentons que les deux partis doivent enfin se
comprendre entre eux, doivent expliquer les nombreux ma-
lentendus qui se sont accumulés entre eux, et ensuite, une
fois d'accord, avec leurs forces réunies, avancer sur la
voie nouvelle, large et glorieuse. L'union coûte que coûte,
malgré les plus grands sacriGces; l'union le plus vite pos-
sible. Voilà quelle est notre idée maîtresse ; voilà quelle
est notre devise.
Mais où est le point de contact avec le peuple? Comment
faire le premier pas pour se rapprocher de lui ? Voilà la
question ; voilà quel doit être le souci de tous ceux à
qui est cher le nom russe, de tous ceux qui aiment le
peuple et désirent son bonheur. Et son bonheur est le
nôtre.
Il est évident que le premier pas pour atteindre l'accord,
c'est l'instruction ; le peuple doit savoir lire et écrire ; il
ne nous comprendra jamais s'il n'est pas préparé. Il n'y a
pas d'autre chemin et nous savons qu'en disant cela nous
ne disons rien de nouveau. Mais pendant que la classe ins-
truite fait le premier pas, elle doit profiter encore de sa
situation, et en profiter sérieusement. Que le développement
de l'instruction augmente rapidement et coûte que coûte ;
APPENDICE 577
voilà le problème principal de notre temps, le premier pas
de toute activité.
Nous avons exposé seulement l'idée principale de notre
revue ; nous avons fait allusion à son caractère, à son
esprit ; mais une autre raison encore nous a poussés à fon-
der un organe littéraire indépendant.
Ces dernières années nous avons remarqué que dans
notre littérature, se développait une disposition particu-
lière, voulue : la soumission aux autorités littéraires. Inu-
tile de dire que nous n'accuserons pas notre presse de lucre
ni de vénalité ; nous n'avons pas, comme presque partout
en Europe, des revues et des journaux qui vendent leurs
convictions contre argent, qui changent leur méprisable
science et leurs maîtres pour d'autres, uniquement parce
que ceux ci paientdavantage. Remarquons cependant qu'on
peut vendre ses convictions pour autre chose que l'argent.
On peut se vendre par exemple par servilité innée, par
crainte d'être tenu pour un imbécile si on ne partage pas
l'avis des autorités littéraires. La médiocrité dorée tremble
parfois, môme sans raison, devant les opinions établies par
les grands maîtres de la littérature, surtout si ces opinions
sont exprimées hardiment, avec effronterie et audace.
Parfois il suffit de cette effronterie, de cette audace, pour
donner à un écrivain, pas sot, sachant profiter des circons-
tances, le titre de grand maître de la littérature, d'autorité
littéraire, titre qui lui vaut une influence extraordinaire,
bien que temporaire, sur la masse, tandis que la timidité fait
naître l'esclavage littéraire ; et dans la littérature il n'y a
pas place pour l'esclavage. Par soif du pouvoir littéraire,
de la supériorité littéraire, du grade littéraire, un littéra-
teur môme âgé et respectable est parfois capable de se
résoudre à une activité inattendue, étrange, qui fait l'admi-
ration des contemporains et passeraà lapostérité parmi d'au-
tres anecdotes scandaleuses sur la littérature russe du
milieu du xix" siècle. De tels faits deviennent de plus en
plus fréquents, des hommes pareils ont une influence
durable, et la presse n'ose pas les attaquer; elle se tait.
Jusqu'à ce jour il existe dans notre littérature quelques
idées et opinions qui n'ont nulle indépendance, mais qui
existent comme des vérités indiscutables, uniquement
parce que jadis les chefs littéraires en décidèrent ainsi. La
37
578 CORHESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
critique devient vulgaire et mesquine. Dann pluHÏeur»
périodiques on se tait comphHement sur ciTlaiiis écrivains,
par crainte de dire quelque chose de mal ù propjs, (Ju dw-
cut« pour avoir le dernier mol dans la discussion et noa
pour la vérité. Le sceplicieme h bon marché, nuisibl«i par
son inlluence sur la majorité, couvre avec 8uoc<*s le» nulli-
tés, et on l'emploie pour attirer les abonnés. La parole
sévère de la conviction sincère, profonde, se lait de plus
en plus rare. Enhn l'esprit de spéculation, qui se répand
dans la littérature, transforme certains périodiques en
aiVaire principalement commerciale; la valeur littéraire et
l'ulilité sont reportées au second plan quand elle-s subsis-
tent encore.
Nous avons décidé de fonder une revue entière ment indo-
pendante des autorités littéraires, malgré notre respect
pour elles, où nous dénoncerons hardiment les étrangetés
littéraires de notre époque. Nous sommes poussés à agir
ainsi par le respect le plus profond de la littérature russe.
Notre revue n'aura aucune antipathie, aucun parti pris
littéraire. Nous sommes prêts môme à reconnaître nos pro-
pres erreurs et nos fautes, à les reconnaître publiquement,
sans nous trouver ridicules de nous en glorifier (même
avant le temps). Nous ne fuirons pas la polémique ; nous
ne craindrons pas d' « agacer » parfois les oies littéraires.
Le cri de l'oie est parfois utile ; il annonce le beau temps
s'il ne sauve pas toujours le Capitole.
Nous donnerons à la critique une attention toute parti-
culière. Non seulement chaque livre remarquable, mais
chaque article littéraire digne d'intérêt qui paraîtra dans
une revue quelconque sera critiqué dans la nôtre.
La critique ne doit pas disparaître par la raison que les
livres sont publiés d'abord dans les revues, et non en édi-
tion, comme autrefois.
Laissant de côté toute personnalité, se taisant sur tou-
tes les productions médiocres, si elles ne sont pas nuisi-
bles, le Vrémia suivra tous les événements littéraires de
quelque importance ; il appellera l'attention sur les faits
saillants, positifs, ainsi que négatifs et, sans aucun ména-
gement, dénoncera la nullité, la malveillance, les faux
entraînements, l'orgueil mal placé et l'aristocratisme lit-
téraire où qu'ils paraissent.
APPENDICE 579
Les phénomènes de la vie, les opinions courantes, les
principes établis qui sont devenus, à cause d'emplois trop
fréquents et intempestifs, des aphorisraes vulgaires, étran-
ges et fâcheux, seront soumis à la critique comme les livres
nouveaux et les écrits publiés dans la revue.
Notre revue s'impose la règle immuable de dire fran-
chement son opinion sur chaque travail littéraire, hon-
nête. Un grand nom signant une œuvre nous obligera à
un jugement plus sévère, et notre revue ne s'abaissera
jamais à dire à un écrivain connu une dizaine de compli-
ments pour avoir le droit de lui faire une seule observation
désobligeante. La louange est toujours digne, seule la
flagornerie sent l'office.
Ne pouvant dans un simple avertissement entrer dans
tous les détails de notre édition, nous dirons simplement
que notre programme sera très varié.
Saint-Pétersbourg, le 6 septembre 1861.
Le rédacteur en chef.
Th. Dostoïevski.
LA REVUE < VRÉMIA » ; ANNÉE 1862
Avertissement.
La première année de l'édition de notre revue se ter-
mine, et nous lançons notre appel aux lecteurs pour la
deuxième année.
Le public nous a soutenus. Il a répondu à notre appel
de l'an passé et a fortifié en nous l'assurance que l'idée
au nom de laquelle nous avons entrepris cette publication
est juste.
Nous ne voudrions pas nous vanter, mais nous devons
dire que l'appui du public a atteint des proportions incon-
nues depuis longtemps dans notre littérature.
Comment avons-nous servi notre idée ? N'avons-nous
pas trompé le public dans les espoirs que nous lui avions
donnés ? Avons-nous réussi à exprimer quelque chose ?
A ces questions voicice que nous répondrons. Nous n'avons
pas encore pu faire beaucoup, malgré tout notre désir et
nos espérances. Nous sommes les premiers à le reconnaître.
580 CORBESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
Si le public nous a accordé jusqu'au bout sa bienveillance,
noue l'altribuoDs à sa foi en noire honnêlelé et en la sin-
cérité de noire idée matlrease.
C'est ce qui surtout nous est précieux. Nous ne trompe-
roDB pas ^«on attente. Presque une année de l'édition de
la revue, et les circonstances qui l'acrompagn/'rent, loin
d'ébranler nos convictions les ont encore forlifiées. Nous
ne perdons pas l'espoir d'exprimer notre idée complète-
ment. Il y a encore beaucoup de chos<*s à dire, il faut à
tout prix arriver à un résultat; il ne faut pas que les évé-
nements, les faite, prennent nos littérateurs à Timpro-
viste.
Tous déclarent qu'ils sont pour le progrès. C'est néces-
saire ; c'est la condition sine qva non.
Mais qu'est-ce que ce progrès quand, en fait, nous f*n som-
mes encore aux manuels européens 1 Le mouvement en avant
est un phénomène normal, légitime ; que Dieu nous garde
de l'entraver I Mais en renonçant à ce qui dans les phéno-
mènes de notre vie antérieure était stérile et pernicieux,
nous nous sommes soulevés en l'air et nous avons failli
renoncer au sol même. Sans le sol, rien ne poussera ; il n'y
aura aucun fruit. Or à chaque fruit il faut son sol, son
propre climat, sa culture. Sans un sol solide sous les pieds, la
marche en avant est impossible. On peut encore retourner ou
tomber des nues. Comment ne pas convenir que nous avons
mesuré plusieurs phénomènes de notre vie passée par une
mesure trop étroite ? Nous avons mesuré tout avec une
nouvelle archine, à la hâte, avec une opinion toute faite.
Nous avons voulu nous tranquilliser le plus vite possible,
croire que nous avons raison en tout, el cela veut dire que
dans notre for intérieur nous pensons avec crainte : Ne
nous mentons-nous pas !
Dans plusieurs phénomènes classés par nous dans le
Royaume des Ténèbres, nous n'avons pas même remarqué
la force du sol, les lois du développement, l'amour. Il faut
élaborer de tout cela une opinion nouvelle, sans p£u*ti
pris, plus perspicace. Nous avons tout détruit uniquement
parce que c'était vieux. Que Dieu nous garde des vieilles
formes de la vie ; il ne s'agit pas du tout d'elles et nous
ne parlons pas de tout cela.
Lesémigrants qui vont s'installer à des milliers deverstes
APPENDICE
581
de leurs anciennes demeures, parfois, au moment de partir,
en pleurant embrassent la terre où naquirent leurs pères
et leurs grands-pères. Il leur semble que c'est ingratitude de
quitter le vieux sol, leur vieille mère, parce que les mamelles
qui les ont nourris se sont taries et desséchées. Sur la
grande route ils ramassent une motte de terre qu'ils em-
portent comme une chose sacrée pour la laisser à leurs
petits-enfants, souvenir éternel, vénéré.. Mais le temps passe,
les petits-enfants s'étonnent du respect qu'accordait le
grand-père à cette poignée de terre. Et les petits-enfants ont
raison. Ils ont depuis longtemps un nouveau sol à eux, un
sol qui déjà les a nourris.
Mais nous, nous !! Quel nouveau sol avons-nous? Nous
ne sommes môme pas des émigrants. Tout simplement
nous nous sommes soulevés en l'air. En efTet. La sensation
intérieure que nous éprouvons maintenant ressemble sou-
vent à celle qu'éprouve l'aéronaute emporté à 7.000 mè-
tres de la terre. Sans doute d'une pareille hauteur il peut
faire beaucoup d'observations très curieuses, mais trop
abstraites, pas entièrement proches de lui, et surtout terri-
blement dédaigneuses. Cependant, quelque amour qu'il
ressente pour la science, il désire toujours redescendre sur
la terre. Môme il a un peu peur, seul... Il lui est difficile
de respirer... On peut tomber... Le ballon peut éclater
comme une bulle de savon.
Enfin, avouons la vérité: nous aimons notre sol russe,
d'une façon conventionnelle, livresque. Nous nous sommes
enfin habitués à trouver que tout ne vaut rien pour nous.
Nous sommes devenus si paresseux que nous avons pris
l'habitude de laisser les autres travailler pour nous ; ils nous
servent tant bien que mal, mais c'est tout prêt. En revanche
nous avons accumulé une quantité d'amour-propre, de
bile. Ce n'est pas étonnant, c'est la vie sédentaire ! Con-
sultez le médecin. Nous avons soif de pratique et, sans
rien faire, nous nous fâchons parce qu'il n'y en a pas.Peut-
ôtre si nous savions aimer en trouverions-nous. On peut
aimer môme ayant de la bile.
Mais en attendant, nous n'avons que querelles et discus-
sions, il est vrai, toujours sur des sujets élevés : la pensée
russe, la vie russe, la science russe, etc.
Nous sommes arrivés môme à ce point que plusieurs de
58'i CORRE8PON0ANCE OB DOHTOIeVHKI
nos pene^^urs demandenl sincèrement : « Quelle eut celle
pensée russe? Quel est ce mot : le soi 7 »
La franchise de сен questions est un fait 1res important
et qui justifie beaucoup. Nous parlons sôrieusemont. Cela
signifie qu'on désire vraiment s'expliquer si on commence
à demander la raison. D'ailleurs les défunts occidenUax
étaient encore plus conséquents. Kux aussi, dan» le cas
extrême, ne rusaient jamais et disaient tout nettement qu'il
nous fallait devenir, par exemple, au moins des Français.
S'ils ne le disaient pas tout à fait, en tout cas ils ouvraienl
la bouche pour le dire et s'arrêtaient uniquement parce
qu'ils engouaient... Le mot s'arrêtait dans la gorge.
Si Bélinski avait vécu encore une année il serait
devenu slavophile, c'estrà-dire il serait tombé d'un feu dans
l'autre. El même il ne lui restait rien déplus ; en outre il
ne craignait dans le développement de sa pensée aucun
feu. Cet homme aimait déjà trop 1 Plusieurs de ceux d'au-
jourd'hui sont au point où s'arrêta Bélinski, bien qu'ils
affirment être allés plus loin.
Nos autres penseurs ne veulent pas se reconnaître
« peuple » parce qu'ils sont en habit. Les troisièmes veu-
lent faire venir l'esprit nouveau de l'Angleterre, puis-
qu'il est admis que la marchandise anglaise est la meil-
leure. Les quatrièmes rôdent àla veille de la déco ivertedes
lois générales, de la formule générale, pour toute l'huma-
nité ; ils modMent la forme générale universelle dans la-
quelle ils veulent fondre la vie universelle sans distinction
de races et de nationalités, c'est-à-dire la transformation
de l'homme en monnaie dont l'effigie est eCFacée.
Nous suivrons exactement la ligne de conduite que nous
avons décrite dans notre appel au public de l'an passé ;
et bien que jusqu'ici nous n'ayons pu exprimer beaucoup,
néanmoins nous avons en conscience travaillé à notre
œuvre.
Nous aimons et chérissons ce que nous regardons comme
la vérité. Nous avons défendu les belles-lettres, nous avons
envisagé la littérature comme une force indépendante et
non comme un moyen, bien que nous reconnaissions la
légitimité de plusieurs écrits récents de notre monde lit-
téraire.
Nous ne nous sommes pas inclinés devant les autorités
APPENDICE
583
Nous n'avons pas épargné chez les autres l'amour de la
phrage, l'égoïsme, le contentement de soi et l'amour-pro-
pre qui va jusqu'à sacrifier la vérité ; peut-être môme nous
laissâmes-nous entraîner jusqu'à la haine.
Nous fûmes entraînés, en plusieurs occasions, noue
l'avouons, nous ne le regrettons guère. Reconnaissons
encore une erreur. Parfois il nous fut pénible de combat-
tre certaines opinions, en désaccord avec les nôtres ; le
public a peut-ôtre été frappé de notre dureté, de notre assu-
rance trop grande contre des opinions honnêtes, exprimées
hardiment et non sans nobles intentions. Nous le regret-
tons, car nous avons promis une polémique sans parti pris.
D'ailleurs nous ne pensons pas avoir montré beaucoup de
parti pris ; nous nous portons garant de n'en jamais moQ>
trer dans l'avenir. Mais nous considérons qu'à notre épo-
que la polémique des idées est nécessaire. Le scepticisme,
l'opinion sceptique, tue tout, môme l'opinion ; c'est pres-
que l'apathie totale et le rêve mortel, tan<lis que mainte-
nant la littérature est une des manHestations principales
de la vie consciente russe.
Jusqu'à présent tout est arrivé du deliors ; nous avons
presque tout reçu gratuitement, à commencer parla scit'nce
jusqu'aux formes sociales de la vie quotidienne. La litté-
rature, au contraire, est le fruit de notre propre travail,
elle provient de notre propre vie. C'est pourquoi nous l'ap-
précions et l'aimons. C'est pourquoi nous avons foi en elle.
Nous ne donnerons pas la liste de nos futurs collabo-
rateurs ; nous ne nous vanterons pas de nos espérances ;
nous ne mettrons pas en évidence les noms des écrivains
qui ont participé à notre revue ni les articles qu'ils ont
écrits.Si le public en est resté content, il se les rappellera
sans cela.
Kn l'année 1862 notre revue sera éditée suivant le môme
programme et avec les mômes collaborateurs.
Saint-Pétersbourg, 23 septembre 1861.
Th. Dostoïevski,
581 COnRESPONOAMCE [>E 1)Г)ЧТ(>1ЕУЧК I
LA REVUE € VRéMIA » ', ANNÉE 1863
Avertitsemenl.
Avec 1863 commencera la troisième année do l'existence
de notre revue. Notre ligne de conduite reste la mdme.
Nous savons quecertainsde nos adversaires tâchent d'obs*
curcir notre idée maîtresse aux yeux du public, ou de la
défigurer. Nous avons des adversaires; il n'en pouvait être
autrement. Ils se sont montrés tout d'un coup.
Nous sommes partis en campagne avec trop de succès,
pour ne pas provoquer de clabauderies hostiles. C'est bien
compréhensible. Nous ne nous en plaignons pas. Il y a
des revues, des livres, qui durant plusieurs années non
seulement ne provoquent aucune méchanceté, mais même
n'attirent sur eux ni l'attention des littérateurs, ni celle du
public. Avec nous il en est allé autrement et nous en
sommes môme contents. Au moins nous avons provoqué la
discussion, les racontars. C'est plus flatteur que l'inatten-
tion générale.
Bien entendu, nous négligeons les bavardages vils et nuls
des routiniers qui ne comprennent pas notre œuvre etsont
incapables de la comprendre. Excités par la voix étrangère
ils se lancent sur la proie. Ce sont ceux qui les ont à gages,
qui les excitent et pensent pour eux. C'est la coutume. La
routine n'eut jamais une seule pensée originale. Avec eux
il n'est point môme besoin de discuter. Mais dans notre
littérature il y a les théoriciens et les doctrinaires, et tou-
jours ils nous ont attaqués. Ceux-ci agissent consciemment.
Ils nous comprennent et nous les comprenons. Avec eux
nous avons discuté et discuterons. Nous expliquerons
pourquoi ils nous ont attaqués.
Dès l'apparition de notre revue, les théoriciens ont senti
que nous différions sur plusieurs points. Bien que nous
soyons d'accord avec eux sur la question qui doit rallier
l'unanimité (nous parlons du progrès), cependant dans les
moyens,dansridéal,dans les points de départ et d'appui de
l'idée générale, nous ne pouvons nous entendre. Eux sont
les administrateurs et les savants théoriciens des opinions
APPENDICE
585
occidentales. Ils ont tout de suite compris qu'il s'agissait
d'eux quand nous parlions du € sol »,et avec rage ils nous
ont attaqués, nous accusant de pharisaïsme, disant que le
€ sol » c'est un mot vide que nous-mêmes ne comprenons
pas et avons inventé pour produire de l'effet. Et cependant
ils nous ont parfaitement compris, à preuve la rage même
de leurs attaques. On n'attaque pas avec une telle irritation
le mot creux, la métaphore vide. Répétons : il y eut beau-
coup de publications ayant la prétention de dire quelque
chose de neuf, de poursuivre un but, elles vécurent plu-
sieurs années, mais les théoriciens ne daignèrent раз les
honorer de leur attention. Nous, ils nous ont attaqués avec
furie.
Ils savent très bien que les appels au sol, à l'union avec
le peuple, ne sont pas des sons creux, des mots vides
inventés par la spéculation pour produire des effets. Ces
paroles ont été pour eux une réminiscence, un reproche
pour eux qui bâtissent non sur le sol mais dans l'espace.
Nous nous sommes révoltés très sérieusement contre les
théoriciens qui n'admettent pas non seulement qu'en l'es-
prit du peuple est contenu presque tout, mais qui nient
môme cet esprit. Ils désirent uniquement les principes uni-
versels et ils croient que l'esprit du peuple dans son déve-
loppement ultérieur s'efface comme les vieilles monnaies,
que tout se confond dans une seule forme, en un seul type
général, que d'ailleurs eux-mêmes ne sont pas capables
de définir. C'est l'esprit occidental dans son développement
extrême et sans la moindre concession. Dans leur rage, ils
poursuivaient non seulement les côtés hideux et mons-
trueux de l'esprit national, les côtés qui nécessairement
doivent céder devant le développement général, mais môme
ils présentaient sous un aspect monstrueux certaines par-
ticularités de notre peuple qui sont précisément les gages
de son développement indépendant futur, qui font son
espoir et sa force indépendante, éternelle. Dans leur dégoût
de la boue et du hideux, derrière cette boue et ce hideux
ils ont laissé passer beaucoup de choses et n'en ont pas
remarqué un grand nombre. Sans doute, désirant sincè-
rement le bien, furent-ils trop sévères. Avec la passion de
découvrir le mal, ils ne cherchèrent que les points noirs
et n'ont pas vu les côtés clairs et frais. Parfois,sans le vou-
586 nORItBflPONDANCB DB DOSTOÏEVSKI
loir, ilH se Iroiivèrent d'accord avec los caloiimialourH de
notre peuple, avec les grands seigneurs qui le regardent
dt'îdaigneusemenl et, sans le connaître, le condamnent à
rinaclion et ne croient pas à son indépendanc<\
Il va sans dire que nous les distinguons de ces seigneurs.
Nous comprenons et savons appr<^cier l'amour et les sen-
timents magnanimes de ces amis sincftrfs du peuple. Noue
estimons et respectons leur aclivilô sincère et honnôlr^bien
que nous ne soyons point d'accord avec eux sur tous les
points. Mais ces sentiments ne nous feront point cacher
nos convictions. Le silence serait parti pris. De plus, nous
ne nous taisions pas auparavant.
Les théoriciens s'enfonçant dans leur sagesse doctrinaire
non seulement ne comprennent pas le peuple, mais ils le
méprisent môme ; bien entendu sans intention mauvaise,
presque par hasard. Nous sommes convaincus que même
le plus intelligent d'entre eux pense qu'à l'occasion i' lu
suffirait de causer dix minutes avec le peuple pour le com-
prendre entièrement, tandis que le peuple pourra fort bien
ne pas les écouter, de quoi qu'ils parlent.
Jusqu'à ce jour le peuple ne croit ni à la vérité ni à la
sincérité de notre sympathie ; il s'étonne même de ce que
nous défendions ses intérêts et non les nôtres ; il se demande
quel besoin nous avons de lui. Jusqu'à ce jour nous lui
avons causé le langage des oiseaux. Mais les théoriciens
obstinés ne veulent pas le voir, et qui sait, non seulement
les raisonnements mais les faits eux-mêmes ne pourraient
peut-être pas les convaincre qu'ils sont seuls en l'air, com-
plètement isolés et sans aucun point d'appui sur le sol; que
seul cela n'est en rien ce qu'il faut.
Quant à nos doctrinaires, sans doute ils ne nient pas l'es-
prit populaire ; en revanche ils le regardent de très haut.
Toute la discussion est en ceci : comment faut-il compren-
dre le peuple et l'esprit populaire ? Ils le comprennent trop
à la vieille mode. Ils croient en diverses couches et divers
résidus sociaux.
Les doctrinaires veulent éduquer le peuple ; ils consen-
tent à écrire des livres à son usage (cependant jusqu'à ce
jour ils n'en ont pas écrit un seul), et ils ne compren-
nent pas le principal : que le peuple commencera à lire
leurs livres quand eux-mêmes deviendront « peuple » de
APPENDICE 587
tout leur cœur, de toute leur raison, et non en mascarade ;
c'est-à-dire quand les intérêts du peuple deviendront les
nôtres, et les nôtres les leurs. Mais pour eux pareil retour
au sol est impossible. Ce n'est pas en vain qu'ils parlent
tant de leur science, de leur professoral, de leurs qualités
et presque de leurs grades. Les plus indulgents d'entre
eux consentent à peine à hausser le peuple jusqu'à eux en
leur enseignant toutes les sciences et l'instruisant. Ils ne
comprennent pas notre expression : « Lunion avec l'élé-
ment populaire. )»Ils nous attaquent pour cette expression,
comme si c'était une formule mystique quelconque, ren-
fermant un sens mystérieux. — « Et qu'y a-tril de nouveau
dans l'esprit du peuple ? nous disent-ils. On a dit cela
déjà des milliers de fois; on en a parlé récemment et jadis;
en quoi ici la nouvelle pensée, en quoi les particularités? »
Répétons. Toute la question est dans la compréhension
du mot « populisme ». Nos paroles sur l'union ne renfer-
maient aucun sens mystérieux. II fallait les prendre à la
lettre, et nous restons convaincus que nous nous sommes
exprimés clairement. Nous avons dit et répétons que mora-
lement il faut s'unir complètement avec le peuple, le plus
étroitement poirsible. Qu'il faut de toute nécessité se con-
fondre avec lui et devenir moralement une seule unité.
Voilà ce que nous avons dit et répétons. Évidemment, théori-
ciens et doctrinaires ne peuvent concevoir une union aussi
complète. De môme ceux qui pendant cent cinquante ans,
malgré eux, ont été habitués à se regarder comme des êtres
à part ne peuvent le comprendre. Nous convenons que le
comprendre très bien est difficile. Parfois il est très diffi-
cile de comprendre par les livres ce que par les faits de la
vie réelle on comprend. D'ailleurs inutile d'entrer dans
des explications trop détaillées. Nous ne craignons pas pour
notre idée. La pensée juste ne reste jamais incomprise. La
vie et la réalité sont pour nous.
Eh ! mon Dieu 1 quelles objections nous a-t-on faites
parfois 1 On craignait pour la science, pour la civilisation 1
« Que deviendra la science ? Faut-il que nous tous repre-
nions le zipoune et nous fassions inscrire dans une com-
mune quelconque ? >
A cela nous répondrons que la science n'a rien à craindre.
C'est la force éternelle et suprême propre à tous et néoes-
588 CORnBSPONDANCS DE DOeTOlRVftKt
sairo h lous. Klle г'ч1 l'air que nous rospirons. Elle ne diB-
paraîtra jamais el trouvera sa place partout, et quant au
zipoune, peut-ftlre n'y en aura-l-il plus quand noue com-
prendrons d'une façon véritable le peuple et le < popu-
lisme ». Quand nous irons sincèrement vers le peuple, le
zipoune s'en ira peut-^tre de chez lui. Bien entendu nous
faisons celte observation pour consoler les timides et lee
seigneurs. Nous autres, nous respectons le zipoune, c'est
un vêlement honnête ; il ne faut pas le dédaigner.
Nous avouons qu'il est plus difficile à nous qu'à per-
sonncî d'autre d'éditer une revue. Nous apportons l'idée
nouvelle de l'indi^pendance morale, populaire, la plue
entière. Nous défendons la Russie ancienne, noire eou-
che, nos principes. Nous devons parler pathétiquement,
exhorter et lâcher de prouver. Noue devons exprimer
notre idéal avec une clarté absolue. La tâche des accusa-
teurs est plus facile. Ils n'ont qu'i't ailaquer et siffler pour
être compris de tous, souvent môme sans se rendre compte
au nom de quoi ils attaquent et sifflent. Dieu me garde de
parler de haut des accusateurs. Nous respectons l'accusa*
tion honnête, générale, indépendante, fondée sur une idée
profonde, vivante, réfléchie. Nous-mêmes sommes des
accusateurs ; témoin notre revue. Nous voulons dire sim-
plement que pour l'accusateur la sympathie est plus facile
à trouver.
Même ceux qui pensent autrement et qui ne sont pas
entièrement d'accord avec l'accusateur sont prêts à se ral-
lier à lui.
Est-il besoin de dire que nous, avec nos accusateurs et
sérieux et petits, nous repoussons la pourriture des immon-
dices vieillies et des détritus.
Nous n'aspirons pas moins qu'eux à la rénovation, mais
nous ne voulons pas avec la boue rejeter l'or; el la vie et
l'expérience nous ont convaincus que I or existe dans notre
sol, l'or natif, qu'il est à la base naturelle, organique, du
caractère et de la vie mômes ; que le salut est dans le sol
et dans le peuple.
Ce n'est pas en vain que ce peuple a défendu son ori-
ginalité. Certains critiques de pacotille se moquent de lui,
disent qu'il n'a rien fait, qu'jJ''îi'est arrivé à rien. Libre à
eux de ne pas le voir. Nous voulons précisément indiquer
APPENDICE
589
ce qu'il a fait; les conséquences le montreront; la science
le développera. Nous le croyons, du lait seul que le peu-
ple s'est conservé pendant plusieurs siècles, alors qu'à sa
place un autre peuple serait devenu depuis longtemps
des Tchouktchi quelconques. Qu'il y ait beaucoup de boue
sur lui, mais dans ses idées sur la vie, dans certaines de
ses coutumes, dans certaines bases de la société et de la
commune, il y a tant de sens, tant de gages d'avenir, que
les idéals occidentaux ne peuvent s'appliquer à lui qu'en
l'amoindrissant. Ils ne s'appliqueront pas, car ils ne sont
pas issus de notre peuple, de notre histoire. A leur créa-
tion présidèrent d'autres circonstances, et le droit de con-
server sa physionomie propre est plus fort que tous ceux
qui peuvent exister chez un peuple et une société. Cet
axiome est trop connu. Faut-il le répéter? Faut-il répéter
que ceux qui trouvent le peuple inapte à l'indépendance
par cela môme le méprisent?
En réalité, il n'y a que notre revue qui reconnaisse entiè-
rement notre originalité populaire, môme sous sou aspect
actuel. Nous partons directement de lui, du peuple, comme
d'un point d'appui indépendant, du peuple tel qu'il existe
maintenant, sauvage, après deux siècles d'une sombre ser-
vitude, mais nous croyons qu'il porte en soi tous les moyens
de son développement. Nous ne sommes pas allés à l'an-
tique Moscou chorclier des idéals. Nous n'avons pas dit qu'il
faut commencer par tout changer à la façon allemande
avant de considérer notre peuple comme un élément pro-
pre à l'édifice éternel futur. Nous sommes partis de ce qui
est, et nous souhaitons seulement à ce qui est la plus
grande liberté de développement. Avec cette liberté nous
croyons en l'avenir russe ; nous croyons en la possibilité
de son indépendance.
Qui sait I peut-être nous traitera-t-on d'obscurantistes sans
comprendre que nous allons peut-être beaucoup plus loin
et beaucoup plus au fond que nos accusateurs, en tâchant
de prouver que dans certains principes naturels des carac-
tères et des coutumes russes, il y a incomparablement
plus de gages sains et vitaux pour le progrès et la rénova-
tion que dans les rêves des rénovateurs occidentaux les plus
ardents qui ont déjà condamné leur civilisation et en cher-
chent l'issue.
590 COHnESl'ONDANCH DE DOiSTOlBVSKl
l^mioiir. un exemple entre beaucoup: Làba.4,en Occi-
(leut, on regarde comme l'idéal extrême et le plut» ioacco*-
sible «lu bien-être ce qui chez поим existe en réalité depuis
longlemp», non Heulumenl h l'élut naturel non développé,
main organiïié régulièrement. Chez nous il ехЫе со tail,
que sauf un pelit nombre <lr bourgeois et de foDclion-
naires, personne no doit naître pauvre.
Chaque être, à peine eorli du sein de sa mère, eel atta-
ché à la terre ; il a déjù droit à un morceau de la terre
commune el ne doit pas mourir de taim. Si malgré cela
il y a chez nous lanl de pauvres, c'est uniquement parce
que ces principes populistes sont restés jus^iu'à ce jour
non développés, n'ayant pas été honorés de l'atlenlion de
nos gens avancés. Mais depuis le 19 février, une nouvelle
vie a commencé. Nous la saluons avec joie. Longtemps
nous sommes restés inaclifs, comme envoûtés par une
force terrible, et cependant une soif de vie se manifestait
fortement dans notre société. C'est par ce désir de vivre
que la société arrivera à sa vraie voie, jusqu'à la cons-
cience que sans l'union avec le peuple elle ne fera rien.
Mais il faut que cette sortie sur le vrai chemin s'ac-
complisse sans bonds dangereux — salto morlale. Nous
sommes les premiers à le désirer. C'est pourquoi nous
voudrions l'union bienfaisante avec le peuple. En tout cas
mieux vaut le progrès et la vie que l'arrêt et le sommeil
stupide sous lequel tout se contracte et se paralyse. Dans
notre société il y a déjà l'enthousiasme, force précieuse,
sacrée, qui attend où s'appliquer et l'issue. Aussi, Dieu
fasse que cette force ait une issue légitime, normale. Sans
doute la liberté de cette issue, môme dans la liberté de
paroles, se régulariserait d'elle-même, se jugerait, se diri-
gerait légitimement, normalement. Nous l'attendons et le
désirons sincèrement.
Il nous semble que depuis cette année notre vie pro-
gressive doive prendre d'autres formes, et même, en cer-
tains cas, d'autres bases. La nécessité de l'élément popu-
laire dans la vie devient évidente et sensible. Autrement
il n'y aura ni fond ni soutien pour rien, pour aucune ini-
tiative bienfaisante. C'est trop évident ; progressistes et
conservateurs le reconnaissent.
Nous respectons toute initiative noble. En ces temps
APPENDICE ^91
d'obscurcissement, quand partout paraît la discussion sur
le fond et sur les principes, nous tâchons d'avoir les vues
les plus larges, sans tomber dans l'impersonnalité. car
nous avons nos convictions à défendre chaleureusement.
Mais en môme temps, de tout notre cœur nous sympa-
thisons à tout ce qui est sincère et honnête. Par contre,
nous haïssons les êtres vides, sans cervelle, qui rabaissent
tout ce qu'ils touchent et souillent une idée pure et hon-
nête du fait seul qu'ils s'en occupent. Nous haïssons les
siffleurs qui font du bruit uniquement pour leur pain ou
pour siffler. Nous haïssons ceux qui sautent sur une phrase
volée comme à cheval sur un bâton et font claquer le petit
fouet du libéralisme routinier. Les convictions de ces
messieurs ne leur coûtent rien. Ce n'est pas par la souf-
france qu'ils les acquièrent. Ils les vendent aussitôt pour
le prix qu'ils les ont achetées. Ils sont toujours du côté
des plus forts. Ils n'ont que des mots, des mots et des
mots. Nous avons assez des mots, il nous faut des actes.
Nous ne craignons pas les autorités et méprisons la sen-
sibilité littéraire, chez nous assez répandue, surtout ces
derniers temps, quand tout dans la littérature se soulève
et se trouble.
Encore un mot. Nous espérons que durant ces deux
années, le public s'est convaincu de l'impartialité de notre
revue. Nous en sommes particulièrement fiers. Nous louons
ce qui est bon dans les publications de nos adversaires, et
jamais^ par amitié, nous n'avons loué ce qu'il y avait de
mauv6Ùs chez nos amis. Hélas ! est-ce une chose si natu-
relle en notre temps qu'il faille s'en faire un mérite !
Nous défendons les belles-lettres ; nous sommes pour
l'art; nous croyons en sa force indépendante et nécessaire.
Il n'y a que la théorie la plus extrême ou la nullité la
plus vulgaire qui peuvent nier cette force. Mais nous ne
sommes pas les défenseurs de « l'art pour l'art ». Sur ce
sujet nous nous sommes suffisamment expliqués, et les
œuvres de belles-lettres que nous avons publiées le prou-
vent assez.
Nous ne parlerons point des améliorations que nous
avons l'intention d'apporter l'année prochaine à notre
revue ; les lecteurs les remarqueront d'eux mômes.
592 COnRESPONDANCB DB DOSTOlEViiKI
LA REVUE « L'éPOQUB »; ANNÉE 1865
Aiyerlissemenl.
La publication de la revue littéraire et politique L'Époque
sera continuée, en 1865, par la famille du feu Mikhaïl Mi*
khaïlovitch Dostoïevski.
L'/s/^oyueparallracomrae toujours, mensuellement, suivra
le programme ancien; son format sera celui de nos revues
mensuelles; chaque livraison comprendra de30à35 feuilles.
Les propriétaires de la revue prendront une part per-
sonnelle à sa publication.
Tous les collaborateurs anciens du feu directeur et pres-
que tous les écrivains qui ont donné leurs œuvres à la revue
de Michel Dostoïevski (MM. Porietzski. Averkeiev, Slra-
khov, M. Vladislavlev, Akhsharoumov, A.-A. Golovatchov,
Dolgomostiev, Ostrovski, Plestchéiev, Polonsld, Th. Dos-
toïevski, Babikov. Falaiev,Maïkov, Tourguenev, etc.), conti-
nueront de collaborer à Z.'ii/)oyue. Parmi eux A.-N. Ostrovski
nous a promis formellement, pour l'année prochaine, sa
comédie. L-S. Tourguenev nous a fait savoir que sa pro-
chaine nouvelle serait pour notre revue. Th. Dostoïevski,
outre sa participation régulière dans L'Époque, y publiera
l'année prochaine un roman.
La revue élargira sans cesse le cercle de ses collabo-
rateurs.
L'esprit de la revue reste ce qu'il était. L'étude de nos phé-
nomènes sociaux, dans le sens du nationalisme russe, fera,
comme auparavant, le but principal de notre publication.
Nous restons convaincus que dans notre société il n'y
aura aucun progrès, avant que nous ne devenions de vrais
Russes, et, maintenant le signe d'un vrai Russe c'est de
savoir précisément ce qu'en Russie nous ne devons pas
bafouer, ni critiquer, ni condamner, et ce qu'il faut aimer.
Voilà ce que les vrais Russes ont besoin desavoir. En efiTet,
celui qui est capable d'aimer et qui sait exactement ce qu'il
lui faut aimer, en Russie, connaît aussi ce qu'il faut blâ-
mer. Il sait exactement ce qu'il doit désirer, condamner,
plaindre. Il sait mieux que tout autre dire le mot utile.
APPENDICE 593
d'une façon plus compréhensible, et plus utilement qu'un
accusateur attitré.
Nous avons appris à railler beaucoup de choses de notre
patrie et parfois, il faut être juste, nous l'avons fait avec
assez d'esprit et môme d'à-propos. Mais, le plus souvent,
nous avons dit des sottises affreuses, desquelles rougiront
les générations futures, et jusqu'à ce jour nous ignorons ce
qu'il nous faut respecter en Russie. Personne ne nous en
félicitera. En eiTet, sur quoi nous trompons-nous le plus,
sur quoi sommes-nous tous en désaccord absolu; jusqu'à la
furie? Sur ce que nous avons de bon chez nous.
Si nous tombions d'accord seulement sur ce point, aus-
sitôt nous conviendrions aussi de ce qu'il y a de mauvais
chez nous. Voilà pourquoi le peuple, jusqu'à présent, ne
nous comprend pas, ne comprend pas la classe intellec-
tuelle. Le peuple et nous aimons des choses différentes.
C'est le point principal de notre désaccord.
Notre expression « le sol » est devenue pour les autres
incompréhensible et ridicule. Le sol, en général, c'est sur
quoi tous se tiennent et se fortifient. Et bien 1 on se tient
toujours à ce qu'on aime. Or qu'aimons-nous, qui savons-
nous aimer maintenant en Russie, franchement, directement,
de tout notre être ? Qu'y a-t-il maintenant en Russie qui
nous soit cher? Est-ce que jusqu'à ce jouron ne considère
pas chez nous comme une honte, comme un signe d'esprit
rétrograde, l'idée que nous sommes un peuple original,
que nous avons un caractère historique? Ne considère-t-on
pas chez nous comme axiome scientifique que la nationalité
dans le sens du développement maximum, c'est une sorte de
maladie dont nous guérira la civilisation qui nivelle tout?
Selon nous, quelque fertile que soit une idée importée
de l'étranger, elle ne pourra prendre racine chez nous,
s'acclimater et nous être réellement utile que si notre vie
nationale, sans aucune inspiration et poussée du dehors,
faisait surgir d'elle-même cette idée naturellement, prati-
quement, par suite de sa nécessité, de son besoin reconnu
pratiquement par tous. Aucune nation au monde, aucune
société plus ou moins stable, ne s'est formée sur un pro-
gramme de commande importé du dehors. Tout ce qui est
vivant s'est formé spontanément, a vécu en réalité. Les
idées les meilleures et les meilleures institutions de l'Occi-
594 CORBEePONDANCE UL Ij-j.-XOÏEVSKJ
(lenl »<• sont formée» là d'une façon indé|K;ndaulft. par les
siècles, par suit*; d'une néccs.silé organique imm/'diale et
graduelle. Ceux qui créèrent en Angl«'lerr«- le Parlemenlne
prévoyaient pas comment il se transformerait parla suite,
pourquoi donc nos accusateurs nou-t refusent-ils une vie
propre, originale, et se moquenl-il» de nos «^xpreseione :
« la vie organique », с la vie du sol indéjiendante »?
Mais en raillant dédaigneusement h chaque pas, ils »e
trompent eux-mêmes et s'embrouillent dans les phénomè-
nes contemporains de notre vie nationale, ne sachant pas
comment la définir: phénomène organique ou extérieur;
bon ou mauvais, sain ou gâté ? Ils perdent jusqu'à le! point
l'exactitude des définitions qu'ils commencent môme à en
avoir |>eur, et de plus en plus fréquemment tombent dans
les idées abstraites. Dans notre société malade s'- '
de plus en plus la conception du bien et du mal, 'i
et du nuisible. En conscience, qui de nous sait maintenant
ce qui est bien et ce qui est mal? Tout s'est transformé <'П
point litigieux etchacun l'interprète à sa façon. Kn disant
cela nous ne posons pas pour l'infaillibilité et l'omniscience,
au contraire, nous comme les autres pouvons dire des sot-
tises, sincèrement et de bonne foi. Ce que nous venons
dédire n'est point un reproche ; nous n'avons voulu ofTen-
ser personne. Cependant il nous semble que notre point
de vue donne la possibilité de reconnaître sans erreur, de
définir plus exactement ce qui se passe autour de nous.
(Ce n'est pas notre revue que nous louons maintenant, c'est
notre façon d'envisager les choses.) De ce point de vue,
par exemple, nous ne pouvons être étonnés des faits récents
de notre vie nationale, sans savoir comment les envisager;
c'est-à-dire que nous ne pouvons avoir peur pour nos con-
vie lions humaines ni craindre de laisser échapper un fait
indiscutable.
Aucun pays ne renoncera à sa propre vie; il consentira
plutôt à vivre pauvrement, mais cependant à vivre, que de
vivre d'après les autres, ce qui n'est pas vivre.
Les sages et les réformateurs paraissent chez le peuple
organiquement.
Ils n'ont de succès que quand ils ont un lien organique
avec leur peuple. On raconte qu'au moment où on discu-
tait chez nous la question de l'émancipation, un préfet
APPENDICE '>i*'i
français envoya aussi un projet. Selon lui, rien n'était plus
facile à résoudre que le problème de l'émancipation : il
suffisait de promulguer un décret stipulant que quiconque
né sur la terre russe à partir de cette date, naîtrait libre.
C'était tout. C'était très commode et très humanitaire !
Chez nous on s'est beaucoup moqué de ce Français, et,
nous semble-t-il, tout à fait en vain. D'abord il a résolu
la question selon lui, selon l'esprit »ît l'idéal de sa nation,
et dans sa solution il ne pouvait point n'être pas Français.
Or, pour les Français, l'homme sans la terre, le prolétaire,
peutnéanmoins être regardé comme un homme libre. Selon
la conception russe fondamentale, originelle, il ne peut
être de Russe sans le droit à la terre. La science et la vie
occidentales ne sont arrivées que jusqu'au droit de pro-
priété personnelle. Alors en quoi ce Français était-il cou-
pable ? En quoi? quand nous-mêmes, d'après la science
occidentale, regardons notre conception fraternelle, largt',
sur le droit à la terre comme un degré inférieur du déve-
loppement économique ? Et, deuxièmement, en quoi nos
propres penseurs et théoriciens des journaux sont-ils su-
périeurs à ce Français? Toute force saine, terrienne, croit
en elle et en sa vérité; c'est le premier indice de la santé
du peuple. Cette foi populaire en soi et en ses propres tins
ne marque point un arrêt, elle est au contraire le gage de
la vitalité, et cela n'exclut nullement le progrès et le déve-
loppement. Sans cette toi en soi, le peuple de la Russie
blanche n'aurait pu résister pendant des siècles et ne se
serait pas sauvé. Le peuple, quelque grossier qu'il soit,
n'insistera pas sur ce qui ne vaut rien, s'il le reconnaît
lui-même et s'il a la possibilité de le modifier selon sa
propre conviction. Aussi le peuple ne renonce-t-il jamais
librement à la science. Au contraire, si quelqu'un respecte
sincèrement la science, c'est le peuple. Mais dans ce cas
c'est encore la même chose. Il tant absolument que le peu-
ple lui-même, par une voie indépendante, arrive à ce res-
pect. Alors il viendra chez nous de lui-même et nous de-
mandera de l'instruire.
Autrement il n'acceptera pas de vous la science et ne
renoncera jamais à ses « monstruosités ».
Le peuple tire des exemples ses conclusions de la vie
pratique. Pour un exemple à soi, il faut une vie indépen-
596 CORUBSPONDANCB DE OOeTOÏEVSKI
danU% il faut rencontrer cet exemple dans la vraie vie pra-
tique. Que résulte-l-il «ionc ? Il résulte qu'il ш; faut рая
attenter h l'indépendance de la vie nntionalc, qu'il faut au
contraireemployer toute» ses forces à l'élargir, à développer
son originalité et son indépendance. 1^ progrès de la
Ruasie ne peut se définir autrement et se manifester qu'à
mesure du développement de notre vie naturelle et propor-
tionnellement à l'agrandissement du cercle de eon activité
indépendante au point de vue économique et moral, pro-
portionnellement à sa délivrance de l'oppreesion séculaire.
Voilà à quoi il faut aspirer, ce qu'il faut aider. Jus-
qu'alors nous n'avons en vue que la confusion des langues
dans notre société instruite et sa veulerie morale extraor-
dinaire. Nous voyons disparaître notre génération actuelle,
d'olle-môme, veulemcnt, sans laisser de traces, en se
déclarant, par un aveu étrange, incroyable pour la posté-
rité, de ces « gens inutiles ».
Sans doute nous ne parlons que de quelques élus de ces
« gens inutiles » (car même parmi les gens inutiles il y a
des élus), et la nullité jusqu'aujourd'hui croit en soi et ne
remarque pas qu'elle cède la route à des forces russes nou-
velles, inconnues, saines, provoquées enfin à la vie. Dieu
soit loué !
Bien entendu, dans notre littérature, tous, à quelques
rares exceptions, aiment la Russie, lui souhaitent le bon-
heur et cherchent pour elle ce qu'il y a de mieux. Il n'y a
qu'une seule chose de regrettable : tous souhaitent mais
chacun cherche à sa façon et nous nous dispersons dans
les diverses « directions >, comme les écrevisses échappées
d'un sac. Chez nous, presque tous se querellent ou se sont
querellés. C'est vrai, il ne nous est resté rien de plus à
faire en qualité de gens isolés qui, en attendant, ne sont
nécessaires à personne, que personne ne demande. Cepen-
dant si quelque part dans notre société se manifestent les
indices de la vie indépendante (c'est-à-dire, à proprement
parler, dans la société instruite), c'est surtout dans la Ш-
térature.
C'est pourquoi, malgré la confusion des langues et des
conceptions et les querelles générales, regardons-nous
notre littérature avec respect, comme le phénomène vital
en son genre tout à fait organique. En accusant les autres
APPENDICE j97
de querelles et de discordes, nous ne pensons pas nous
excepter. Nous aussi n'avons pas évité notre sort. Nous
ne nous excuserons pas ; nous ne nous justifierons pas.
Disons seulement une chose : dans la discussion nous ne
cherchâmes jamais à avoir raison ; nous n'avions en vue
que la vérité.
Dans notre littérature, il est vrai que se sont introduites
déjà les spéculations habiles sur les convictions ; mais, en
réalité, môme ici, il y a plus de faits ridicules que sérieux;
plus d'histoires comiques, d'amour-propre irrité, de pré-
tentions frisant le grotesque, que des faits vraiment tristes
et honteux.
Nous promettons de suivre attentivement la marche et
le développement de notre littérature, de faire attention à
tout ce qu'il y aura d'important, selon notre opinion. Nous
n'éviterons pas aussi les discussions et les polémiques
sérieuses ; nous sommes également prêts à combattre ce
que nous trouverons nuisible pour notre conscience natio-
nale, mais nous tenons à éviter la polémique personnelle,
bien que nous n'osions affirmer n'en avoir jamais fait jus-
qu'à ce jour. Cela nous répugne et nous ne comprenons
pas comment on peut injurier et calomnier consciemment
des gens par cela seul qu'ils ne partagent pas nos idées.
Louer les vilaines choses et les justifier par principe, nous
ne le pouvons pas et ne le voulons pas. Rédiger la revue
en remplissant les diverses rubriques par les seuls faits
nous agréant ; ne voir dans certains phénomènes unique-
ment ce que nous y désirons voir ; ignorer tout le reste et
l'écarter intentionnellement ; appeler cela une direction et
penser que c'est juste et honnête; cela nous ne le pouvons
pas. Nous n'avons peur ni de la lumière ni des autorités.
Nous sommes toujours prêts à louer le beau, môme chez
nos adversaires les plus acharnés ; nous sommes égale-
ment prêts à reconnaître franchement nos erreurs dès
qu'on nous les prouvera.
L'Époque, dès ses débuts, a éprouvé un insuccès notable
et inattendu. Premièrement, elle a paru tard. Le directeur
défunt n'avait annoncé sa revue qu'en février 1864. Les
deux premiers numéros, dans la même livraison, ne purent
paraître avant le 20 mars. La revue fut donc en retard dès
ses débuts. Le feu directeur avait promis de regagner ce
598 CORRBSPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
retard et il eût tenu parole ; il avait neuf moi* devant lui,
et peu à peu, sans se hâter, sans nuire à la rédaction de la
revue par trop de hAte, il aurait rattrapé le courant. Maie
sa maladie inattendue et sa mort ont arrêté complètement
la publication pendant presque un mois et demi. Enfin la
rédaction nouvelle a vu surgir devant elle tout à coup mille
diflicultés qu'elle a dû vaincre. D'abord on était en retard
de deux mois. Knsuile, les quelques centaines de manus-
crits déposés à la rédaction étaient inconnus, il fallut les
trier, les classer, el parfois n'avait-on pour ce travail
aucun fil conducteur. La correspondance avec des incon-
nus augmentait la complication. Los affaires décidées
exigeaient des explications, un contrôle, de nouvelles déci-
sions. Il fallait revoir tous les manuscrits. Nous ne parle-
rons pas des difficultés matérielles, qui toutes, cependant,
exigeaient une prompte et habile solution et prenaient beau-
coup de temps.
Néanmoins la rédaction s'est imposé le devoir de faire
paraître la revue à temps. Les numéros de septembre et
d'octobre seront imprimés en même temps dans deux typo-
graphies et paraîtront tous deux au mois de novembre.
Les numéros de novembre et de décembre paraîtront en
décembre, et le numéro de janvier 1845 paraîtra sans faute
en janvier.
La rédaction n'a pu accélérer ainsi son travail depuis
le commencement ; elle devait d'abord ne pas nuire à la
composition de la revue par trop de hâte.
UN EPISODE DE LA VIE DE DOSTOÏEVSKI »
En octobre 1876, raltention de la société pétersbour-
geoise était attirée par deux aiTaires criminelles qui se
déroulèrent presque en même temps devant la cour d'as-
sises de Saint Pétersbourg. Dans l'une il s'agissait d'une
marâtre, Catherine Kornilov, qui avait jeté de la fenêtre
du quatrième étage la fille de son mari, âgée de six ans ;
dans l'autre une certaine M"' Kirilov était accusée du
meurtre prémédité de son amant, un architecte nommé
Malevsky.
La première fut condamnée, malgré les indices d'un
état psychique anormal dû à une première grossesse, et
bien que, par miracle, la victime n'eût eu aucun mal. L'au-
tre était acquittée bien que le crime ait été aggravé de
préméditation et de diverses autres circonstances fort peu
à l'avantage de l'accusée.
Ces verdicts étonnèrent tout le monde, et l'inoubliable
Théodore Dostoïevski exprima ses sentiments à ce sujet
dans son Journal (octobre 1876), dans un article remar-
quable intitulé : Une araire simple mais compliquée.
Dans ces pages, Dostoïevski, par une analyse psycholo-
gique remarquable, établit avec une clarté extraordinaire
les causes qui déterminèrent le crime de la malheureuse
marâtre Kornilov, et les relations qui existèrent après le
1. Nous doanons ici cet épisode très p -u coanu de la vie du grand
écrivain, d'après le récit de son ami K. Maslénikov. L'affaire à laquelle
il se rapporte Ht en sou temps un grand bruit, mais le rôle qu'y joua
Dostoïevski fut exposé pour la première fois dans со récit. Masléni-
kov prit aussi une part active à cette affaire.
600 CORRBHPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
crime eulre elle, son mari et sa fiUâlre, pendant qu'elle
était en prison préventive, où elle mil au monde son pre-
mier enTant.
Cet article se terminait par les paroles suivantes, qui
me donnèrent alors la possibilité de faire connaissance du
défunt et do susciter on lui un sentiment extraordinaire
de pitié pour la victime d'Une affaire timpU- maix compli-
quée :
« Ne peut-on vraiment pas adoucir d'une fa^jon quel-
conque l'arrôt qui condamne M"* Kornilov ? Est-ce im-
possible? Vraiment ! Il pouvait y avoir erreur... El il me
semble précisément que c'est une erreur 1 »
Fortement impres^^ionné par les pensées de Dostoïevski
et par ce doute, je lui écrivis immédiatement une lettre
dans laquelle je l'assurais qu'il pensait tout à fait juste, et
je lui proposais mes services pour aider à la malheureuse,
si seulement lui-même désirait vraiment son salut.
J'étais alors fonctionnaire à la Commission des grâces,
de moi dépendait de laisser une supplique « sans suite >,
ou de la présenter sous son véritable aspect, avec tous les
motifs pour et contre.
Partageant entièrement les idées de feu Théodore Mi-
kaïlovilch sur les caractères du crime de la femme Korni-
lov. je désirais lui venir en aide; je complais pour cela
sur notre chef d'alors, très libéral, entre les mains de qui
était le sort de mon rapport.
Ayant exposé tout cela, je conseillais à Dostoïevski
d'adresser au procureur près de la Cour d'appel la demande
d'autorisation de voir l'accusée, en disant franchement au
procureur le but de cette visite.
Ignorant quel accueil Dostoïevski ferait à ma lettre je la
signai seulement de mes initiales K.I. M... et je luideman-
dai de laisser la réponse chez le caissier de la librairie
Issakov.
Je tombai malade et gardai le lit deux semaines ; après
je passai à la librairie et j'appris du caissier qu'il y avait
eu une réponse de Dostoïevski, à mes initiales, mais que
cette lettre avait été retirée par son auteur quelques jours
auparavant.
Le même jour, en arrivant à mon bureau, je fus immé-
diatement appelé chez mon chef, libéral, qui me fit une
APPENDICE
601
réprimande pour mon adresse inopporlune à Dostoïevski.
Cependant il ne se montra pas trop sévère; il m'avoua qu'il
partageait mon opinion sur l'affaire Kornilov, et qu'il la
trouvait digne d'attention.
J'étais ravi de ces paroles de mon chef ; elles me don-
naient l'espoir de venir en aide à la malheureuse et d'être
agréable à Dostoïevski.
Le premier moment de joie passé, je m'intéressai de
savoir comment mon chef avait eu connaissance de ma
lettre ?
Voici ce qui s'était passé : Dostoïevski avait porté une
lettre chez le procureur près de la Cour d'appel, qui me
connaissait assez bien, il avait reconnu mon écriture, et
incidemment, dans une conversation, en avait parlé à mon
chef.
Après cela j'écrivis une deuxième lettre à Dostoïevski,
également signée des lettres K. I. M... En réponse je reçus
deux lettres à la fois, datées des 5 et 21 novembre 1876.
Voici ces lettres.
21 novembre.
«En réponse, je vous envoie ma lettre du э novembre que
j'avais remise au caissier d'Issakov. J'ai eu tort d'écouter
le caissier et de la retirer, de sorte que toute la faute m'en
revient.
« A ma lettre du 5 j'ajouterai seulement que j'ai revu
encore une fois M™» Kornilov et que j'ai éprouvé la même
impression que la première fois, mais plus forte encore.
Elle m'a demandé d'aller voir son mari. J'irai, mais j'irai
aussi chez son avocat.
« Depuis je suis tombé malade et ne me suis occupé de
rien, et maintenant je suis tellement retenu par mes occu-
pations que je crains de laisser passer le délai de la re-
quête à la Cour de cassation. Il faut s'entendre avec son
avocat et je n'en ai jamais le temps. Mais je réussirai d'une
façon quelconque. Surtout je suis heureux que vous vous
intéressiez à cette affaire. Sur vous est maintenant tout
l'espoir, car la Cour de cassation ne décidera pas sans
doute en sa faveur, et alors il lui faudra présenter immé-
diatement une supplique à l'empereur, et, probablement,
nous aiderez-vous, comme vous l'avez promis.
602 CORRESPONDANCE DE DOSTOÏEVSKI
€ Au revoir. Veuillez agréer Гаввигапсе de ma ргоГооде
estime.
« Votre serviteur,
Th. DostoIstskj.
< P.-S. — S'il faut quelque chose, je m'adresserai à tous,
si TOUS êtes toujours aussi boa. >
5 novembre 1876.
< Bien estimé monsieur K. I. M...
« Je crains d'ôtre en retard pour vous répondre, el qu'a-
près vous être renseigné une ou deux lois à la librairie Is-
sakov, vous n'y reveniez plus chercher ma lettre.
€ Premièrement, je vous remercie de votre avis llatteur
sur mon article, el, deuxièmement, de votre bonne opi-
nion sur moi-môme.
€ J'avais eu le désir d'aller voir M"^ Korniiov, du reste
sans espoir de lui porter secours; mais votre lettre m'a mis
directement sur le chemin.
« Aussitôt je me suis rendu chez le procureur Fuchs.
Après avoir ouï mon désir de voir la femme Korniiov et
d'adresser sa demande de grâce à l'empereur, il m'a
répondu que tout cela était possible et m'a prié de venir
le trouver le lendemain, dans la chancellerie, me disant
qu'il se procurerait d'ici là tous les renseignements néces-
saires.
€ Le lendemain, il envoya au directeur de la prison l'or-
dre de me laisser passer plusieurs fois chez la femme
Korniiov ; et lui-même, très obligeamment, me promit de
m'aider dans mes démarches futures.
« Mais, pour le moment on ne peut envoyer la demande
de grâce, car il y a deux jours le défenseur de la femme
Korniiov a adressé une requête à la Cour de cassation. Par
conséquent l'arrêt de la Cour d'assises n'est pas encore
définitif, et ce n'est qu'après rejet par la Cour de cassation
qu'il sera temps d'adresser la grâce à l'empereur.
« Gomme ce jour-là il était déjà trop tard pour aller à la
prison, j'y suis allé seulement le lendemain. Mon idée (que
le procureur approuva) c'était d'abord de me convaincre
APPENDICE
603
si M™' Kornilov désirait sa grâce, c'est-à-dire si elle vou-
lait retourner près de son mari, etc.
« Je l'ai vue à l'hôpital de la prison. 11 n'y a que cinq
jours qu'elle a accouché. Je vous avoue que j'ai été extra-
ordinairement frappé du résultat de l'entrevue. Dans mon
article j'ai presque tout deviné, littéralement. Son mari
vient la voir ; ils pleurent ensemble, et môme il a voulu
amener la lillette, « mais on ne la laisse pas venir de
l'asile », comme m'a dit M"* Kornilov avec tristesse.
€ Il y a toutefois une différence avec le tableau que j'ai
dessiné dans mon article, mais pas grande : lui, est un
vrai paysan, mais il porte le veston et il est employé de la
Monnaie où il gagne 30 roubles par mois. Je crois que
c'est la seule différence.
€ J'ai causé une demi-heure avec la femme Kornilov ; elle
est très sympathique. D'abord je lui ai expliqué qu'en
général, je désirais lui venir en aide; bientôt elle a eu con-
fiance en moi, aussi par cette considération que si le pro-
cureur ma autorisé à la voir, alors c'est sérieux. Son esprit
est assez ferme et lucide, mais c'est un esprit russe, simple
et même naïf. Elle était couturière, et môme mariée conti-
nuait de travailler chez elle: elle gagnait un peu d'argent.
D'apparence elle est jeune et môme pas mal; elle a une
physionomie très ouverte; elle appartient indiï^cutablement
au type de femmes naïf et gai. Maintenant elle est assez
calme mais elle < s'ennuie beaucoup », « qu'on en finisse
le plus vile possible ».
« Sans lui rien dire de son état de grossesse je lui deman-
dai comment elle avait commis son acte. D'une voix
douce, pénétrante, elle me répondit : « Je ne le sais pas
moi-même, comme si une volonté étrangère me poussait. »
« Encore un lait caractéristique : « Quand je me suis
habillée, je ne voulais pas aller au poste ; je suis sortie,
comme ça, dans la rue, et je ne sais pas moi-môme com-
ment je me suis trouvée au poste. »
« A ma question si elle voudrait reprendre la vie com-
mune avec son mari, elle a répondu : « Ah ! oui », et s'est
mise à pleurer. Elle a ajouté d'une voix touchée : € Mon
mari vient et pleure avec moi. »
« Elle pleure amèrement au souvenir de la déposition
du commissaire de police, qui déclara que dès le premier
604 COHRESPONDANCB DE DOSTOÏEVSKI
jour (Je son mariage elle halssail son mari et яа fitlAtre.
« C'est pas vrai, je n'ai jamais pu dini ça. Avec mon mari
à la fin c'était «lovenu pénibU' ; je pleurais tout le temps ;
il m'injuriait, et le matin du crime il m'avait battue. »
€ Je ne lui cachai pas la possibilité d'une: demande de
grâce à l'empereur, dans le cas où la Cour de cassation
rejetterait sa requête. Klle m'écouta très attentivement et
devint très gaie. « Voilà, vous m'avez bien encouragée ;
autrement c'est un tel ennui ! »
< Je lui demandai discrètement si elle n'avait pas besoin
de quelque chose; elle me comprit, et, sans s'offenser, me
répondit tout Л fait simplement qu'elle avait tout ce dont
elle avait besoin, même de l'argent.
< Л côté, son enfant, une petite fille, était sur le lit. En
prenant congé, je m'approchai pour la roir et lui fis com-
pliment de l'enfant. Elle y fut sensible, et quand je lui dis
adieu, elle ajouta d'elle-môme : « On l'a bapti-^tM- hier, on
lui a donné le nom de Catherine. »
« Quand je l'eus quittée, je causai d'elle avec la »iircctrice
de la prison, Anna Pétrovna Borécha, qui m'en fit les plus
grands éloges: «Elle est devenue si simple, si intelligente,
si douce. » Il y a quelques mois, quand on l'amena en pri-
son, elle était, paraît il, tout autre : « Grossière, insolente,
avec tout le monde. Elle était presque folle. » .Mais peu à
peu elle changea complètement. Depuis quelque temps
déjà elle s'inquiète et devient jalouse : « Pourvu que mon
mari ne se remarie pas ! » (Elle s'imagine qu'il a déjà le
droit de le faire.)
< Avant l'arrêt de la Cour d'assises, il venait rarement.
C'est aussi un trait de caractère. Anna Pétrovna аШппе
queKornilov ne vaut pas sa femme, qu'il est stupide et sans
coeur; que M™' Kornilov l'a fait demander deux fois et
qu'enfin il est venu.
« Cependant, en me parlant, M"» Kornilov insistait sur le
fait que son mari venait la voir et pleurait avec elle, elle
voulait me montrer par là quel brave homme c'était !
« En un mot, on ne peut tout décrire et analyser. Je suis
convaincu plus que jamais que la maladie a été cause de
tout cela; je n'ai pas de iaXls positifs, mais l'entretien que
j'ai eu avec elle me confirme dans cette idée.
< Ainsi, avant l'arrêt de la Cour de cassation, il n'y a pas
APPENDICE 605
à penser à la demande de grâce. Quand sera-ce? je ne sais.
Mais aussitôt après, si la décision est défavorable pour elle,
ce qui est plus que probable, je lui écrirai cette demande
de grâce. Le procureur m'a promis son aide, vous aussi»
alors j'ai bon espoir. A Jérusalem il y avait une piscine
dont l'eau devenait miraculeuse quand un ange descendait
du ciel et la troublait. Un malade se plaignait à Dieud'at*
tendre près de la piscine depuis longtemps et de n'avoir
personne pour le plonger dans l'eau quand elle était trou-
blée. D'après le sens de votre lettre, je pense que c'est vous
qui voulez être pour le malade cette personne. Ne laissez
donc pas échapper le moment quand l'eau sera troublée.
Dieu vous en récompensera. Moi aussi. J'agirai jusqu'au
bout.
€ Permettez-moi de vous exprimer les sentiments de mon
profond respect. Votre
Th. Dostoïevski. »
Les doutes de Dostoïevski ne furent pas confirmés par
les faits ; bientôt je lui fis savoir que la Chambre crimi-
nelle de la Cour de cassation avait cassé l'arrêt de la Cour
d'assises et renvoyé l'affaire à une autre session.
En écrivant ce renseignement à Dostoïevski, dont le
Journal d'an écrivain, ainsi que toutes ses œuvres, attirait
l'attention générale, je lui demandai d'écrire de nouveau
quelque chose sur l'affaire Kornilov, dans un des numéros
précédant le nouveau jugement. Je comptais que la pro-
fonde analyse psychologique du caractère de l'accusée et
les conditions qui accompagnèrent son crime produiraient
une vive impression sur n'importe quel jury, et que, par cela
môme, cet article sauverait la victime d'un état maladif.
Dès que je sus que l'affaire Kornilov était fixée pour la
lin de décembre I876,je le fis savoir à Dostoïevski, qui sous
le titre: Encore sur V affaire simple mais compliquée, repro-
duisit dans le numéro de décembre de son Journal presque
toute sa lettre du 5 novembre, en y ajoutant une analyse
fine et profonde de l'état d'âme de M"»» Kornilov au moment
des assises ainsi qu'après la condamnation.
Je ne m'étais pas trompé ! L'œuvre artistique de Dos-
toïevski produisit sur la société pétersbourgeoise et sur les
jurés une impression si forte, que môme le président de
600 «:oai(E»FOM>A.\CB db dostoIevski
la Cour, dans яоп résumé aux juréfl,1es rnilnn ^rdeconlre
l'influence de « quelques littéraUtur» de talent », et leur
demanda « de juger d'après leur propre coDëcience ».
Mais que pouvaient signifier pour les jurés ces parolet
sèches, quand dôjft' ils étaient pénétrés de la conscience
€ qu'il est douloureux h ГАгае humaine de supporter une
secousse telle qu'une seconde condamnation »! Sous l'in-
fluence du puissant talent, ils ont compris clairement que
ce serait € romme si quelqu'un, condamné h être fusillé,
était soudain détaché du poteau d'exécution, et que,
ranimant son espoir, od lui débandait les yeux, lui laissant
revoir le soleil cinq minutes, pour après le ramener devant
le poteau, et l'y attacher de nouveau. »
Ce tableau saisissant atteignit le résultat cherché, et à
la question : « Ne peut-on pas acquitter ? Risquer d'acquit-
ter ? » posée dans son Journal, Dostoïevski entendit lui-
même dans la salle du tribunal la réponse laconique des
jurés : « Non «юираЫе ! »
Quel jour heureux ce fut dans la vie de souffrances de
l'inoubliable maître, je le laisse à juger à tous ceux qui
connurent Dostoïevski personnellement ou à ceux qui l'ont
connu par ses œuvres. Pour le décrire il faudrait peut-
être un autre DostoïevskL
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS CITES
Adlerberg(Cte), 186, 187, 189,
190,191,192.
Akhsharoumov, 592.
Aksakov, 209, 225, 318, 342,
475.
Averkiev, 211, 212, 213, 269,
315,324,592.
Avseenko. 385.
Boutachevitch-Pétrachevsky,
9.
Byron, 27,33,35.
G
Cabet, 542.
Chateaubriand, 27,57.
Condé (prince de), 503.
Corneille, 36,553.
Balzac, 7,24,47.
Barbier, 32,544.
Barrot (Odilon), 549.
Bazounov, 323, 334, 348, 354,
355,407,422,431.
Beaconslield, 569.
Beketov, 9, 11,76,77, 86,88,
90.
Bélinski, 8,10,60,62.63,65,
66,67,68,71,72,73,76,79,
81, 86,88,259,287,295,307,
310,311,375,429,432, 433,
435,496,497,582.
Bélinski (M-"'), 73,74,76,88,
92.
Béranger, 55.
Berezovski, 258.
Bernard (Claude), 447.
Bismarck, 41 1, 569.
Blanc (Louis), 496.
Boborikine, 202,204,225,226,
227.228,229,230.
Bolotov, 32.
Boulgarine, 63,64.
Danilevsky, 197,295,304,309,
310,312,316,317,318,320,
324,329,370,411.
Derjavine, 6,35.
Dickens, 379,474.
Diderot, 323.
Dobrolubov, 175,324,428.
Dolgoroukov (prince), 170,
173,187,189,190,191,192
193,489.
Dostoïevski (André), 43,81,
98,334.
Dostoïevski (Michel), 6,12,
14,106,107,196, 198, 234,
299,592.
Dostoïevski (Nicolas), 98,105,
107,197.
Dostoïevski (M"»* A.-G.),256,
257,260,261,264,272,280,
288,289,292,293,301,315.
Dourov, 9.10,103,123.
Dumas (Alexandre), 92,567.
Elisséiev, 204.
608
INDEX ALPHABÉTIQUE
Favre (JulesJ, 552.
Floroveky, 465.
Fourier. 9.
Gambetta, 569.
Garibaldi, 269,546,547.
Glinka, 4-21.
Goethe. 7,24.72,431,474.
Gogol, 8,10,55,57,68,69,70,
75,85.156,157,290,293,302,
307,347,401,434,474,478,
509.
Golovatchov, 592.
Gontcharov, 72,167,341,360,
388,440,474.
Gradovsky, 312,318,320,480.
Granovsky, 365,369,375,433.
Griboiédov, 513.
Grigorovitch, 8,60,63,64,76,
77,88.
Grigoriev (Apollon), 12,204,
205,295,304,307,318,319,
.324,418,434,435.
Guizot, 549.
Hasford, 130,132,134,135,
137,138.
Hertren, 72,429.
Hoffmann, 7,24,34.
Homère, 31,35,36,37.
Hugo (Victor), 7,24,27,35,
430,440.
Humboldt, 447.
Iakoushkine, 140.
lanichev (prêtre), 241, 243,
246,247.
lasikov, 75,80,83.
Issaiev (A.-I.), 110, 114,488.
Issaiev (M-»* M.-D.), 12,111,
113,115,130,135,138,139,
148,174,178,181,190,205,
209,210,211,222,228,229,
230,234.
Jodelle, 37.
Joukoviki, 6.
Karamzine, 6,20,346,389,417,
418,474,493.
Karr (Alphonse), 64.
Kachpirev, 290.302,312,313,
3 19, 320, 4:îo,3:< 1,332,333,
335, ЗИ< i2,
.343,341 .1,
352 , 353 , ;i54 , 358 , 360, 36 1 ,
368,370,374,377,381.
Katkov. 131,156,158,160,162,
163, 164,167,168,169,183,
198,244,245,246,247,250,
253, 2.54, 25«), 259, 260, 262,
263, 264, 265, 266, 275, 277,
278, 284 , 288, 290. 292, 294,
296,299,312,313,314,318,
319, 330, 332 , :Ш, 340, 367 ,
379,426.
Kelsiev, 272.
Khomiakov, 429.
Kiréevsky, 429.
Klushnikov, 388.
Kochelev, 479.
Kokhanovskaia (M»«), 291,
388.
Kostomarov, 211,212,215,
360,474.
Kouchelev-Bezborodko, 163,
164,166,167,168,169,185,
192.
Koudriavtzev, 24,
Koukolnik, 64.
Kovalevsky (E.-P.), 294.
Kraevsky, 63,65,66,69,72,73,
75,76,78,79,81,82,85,86,87,
88,90,93,95,96, 153, 181,
182,184,185,186,342,347,
379.
Krestovski, 195,492.
Kroneberg, 63.
Lamansky, 293,482.
Lannes (maréchal), 553,554,
555.
INDEX ALPHABÉTIQUE
609
Lassalle, 411.
Lavrov, 423.
Ledru-Rollin, 496.
Lcontiev, 183.
J.e Sage, 560.
Leskov, 339,401.
Lomonossov, 0,370.
Louis XIV, 548,549.
Louis-Philippe, 543.
M
Maïkov, 77,86,93,125,1-27,
131,170,176,178,185, 19i,
301,303,314,315,316,320,
326,327,328,362,303,390,
438,457,592.
Malherbe, 37.
Marbelli, 10.
Mestcherski (prince), 16.
Miller (Oreste), 480.
Milukov, 9,158,176,224,241,
242,329.
Montba/.on (chevalier de),
502,506,507,510.
Motchalov, 473.
N
Nabokov, 117.
Nakhimov, 124.
Napoléon I"', 32,194,408,554.
Napoléon III, 274,405,533,
543,549,551,560.
Nékrassov, 8,60,62,63,64,66,
67,72,74,75.78,79,85,80,88,
90,95,96,170,175,178. 179,
183,184,186,204,205,441,
497.
Nikitenko, 45,47,68.
N isard, 27.
Odoievsky, 65,68,125.
Olkhine, 15.
Osnovianenko, 84.
Ostrovski, 121,209,216,225,
291,324,592.
Panaiev, 65,74,79,175.
Pascal, 23.
89
Paskévilch, 125.
Plestcheev, 103,155,158,160,
164,169,183,592.
Pissarev, 369.428.
Pissemski, 121,157,194,207,
309,310,311,359,388,407.
Pogodine, 212,
Polévoï, 24.
Polonsky, 188,246,385,592.
Potemkme, 501,505,507.
Poui,'atchev, 498.
Pouchkine, 6,7,9,16,27,35,
36, 55, .57, 64, 68, 131, 132,
150, 203, 2 J3, 302,307, 347.
370, 375, 429, 430,434,474 ,
493,498.
Proudhon, 496.
Proutkov, 502.
Pyat (Félix), 433.
Racine, 36.
Kadcliir, 491.
Haphai'l, 55.
Holian (chevalier de), 503,
506,507,510.
Ronsard, 37.
Rousseau (J.-J.), 432,553,
555,561.
Rubens, 5l5.
S
Saint-Simon, 9.
Saltikov (Stchédrine), 204,
342,504.
Samarine, 293,323,482.
Sand (George),7,8,50,64,121,
496.
Schiller. 7,33,34,35,50,51,56,
65.67,96,473,474.
Schlosser, 474.
Scott (VValter), 6,57,473.
Sénèque, 37.
Serov, 427.
Setchenov, 447.
Se vigne (M"»» de), 122.
Shakespeare, 33,34,35,36,37
53,56,63,1 01,102,157,474.,
Skariatine, 252.
Shevirev, 64.
сю
INDEX ALPIIABÉTIÇUl
Sieyèe, 538,543.
Smirdine, 28.
Socratc, 53Г).
SoUo^oub Г)Я,178,180.
Soloviev (vV.), 471.
Soloviev (S.-M.), 474.
Spassovilch, 4 12.
Spiclhagcn, 216.
Slankevitch, 365.
Slellovsky, 15,283,300,347,
349, 35 1 , 354, 357, 358, 373,
3U2,3U3,3U4,3'J7,3'.>8,4(W,
401,405,406,410,412,413,
414,420,421,422,423,424.
420,427,430,431.
Slern, 57.
Strougovlchikov, 50.
Strouve, 378.
Sue (Eugène), 44,59,64.
Taine, 465,466.
Tchaadaev, 375,497 .
Tchaev, 370,388.
Tchernichevsky, 175,207,2 12.
Thackeray, 379.
Thiers, 549.
Tiblen, 201,205.
Timashev (général), 189,191.
Tolstoï (Cle Uon), 121.133,
250,3(v; •' - ■••- - " -H,
328,3 -0,
379,388, i;ij,UU,l il.
Tolleben (Л.), 125,131.
Totlcben KcnéralK.),122,12l,
125,1:Ю,131,135, 136, 140,
141,145,170.173,179,180,
185,186,187,189,190,192,
193.
Tour^,'ucncv, 65,66,67,120,
167, 208,222, 224,225,250.
311,:И1,:шо,зб.»,:182,зн8,
3.49,415,434, 435,4:W,474,
510,592.
Tutchev, 121,122,440.
Vernet(ll.), 55.
Vladislavlev, W2.
Voltaire, 32'
Von-Vizine, i ,»0 1,505,
508.
Vrangel, 117,170,178,179,
185,186.
Zadonski (Tikhon), 375.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction.
LETTRES
A son père : 23 juillet 1837 19
» 6 septembre 1837 20
A soa frère Michel : 9 août 1838 22
» 31 octobre 1838 24
A son père : 10 mai 1839 28
A son frère Michel: !•' janvier 1840 30
> 19 juillet 1840 37
» 27 février 1841 40
» 22 décembre 1841 42
» 31 décembre 1843 4 4
» 1844 46
)» 14 février 1844 48
» 1844 49
» 30 septembre 1844 51
» 24 mars 1845 53
» 4 mai 1845 57
» 1845 59
» 8 octobre 18t5 62
» 16 novembre 1845 65
» 1*"^ février 1846 67
» 1" avril 1846 70
» 16 mai 1846 73
» 8 septembre 1816 74
i> 17 septembre 1846 76
> 7 octobre 1846 78
» 17 octobre 1846 80
» 1846 (?) 82
> 26 novembre 1846 85
fil2
I ми 1 1)1 < MATirnE-*
Лион frère Michel : 1/ dcccminf i-^ib. '^7
» I8i7. '.)
» printemps \H\1. . '.''i
> M ecptcmbrc IHf7 01
» 18 juillet 1849 . . '.»<)
> 27 août 1819 . . '»'.»
» 1i septembre 1849 • 101
> 2-2 décembre 1819 H>:J
» 30 juillet 1854 I<«
A eon frère André : 6 novembre 1854 . . . КЮ
A sa belle-sœur Doménica Ivanovna: 6 novcmmi: 1851. 108
A son frère Michel: 14 mai 1855 109
Au baron Vrangel: Il août 1855. ... .110
» 23 août 1855 ИЗ
A A.-N. Maïkov: 18 janvier 185(i I l*i
AubaronVran^'el: 23 mars 1850 . ... .122
» 13 avril 1856 .... .128
A M. K... : 15 avril 185Г) Ij*;^
Au baron Vrangel : 23 mai 18.'j0 133
14 juillet 1 . i:i«^
> 21 juillet lo.M» 138
» y novembre I8.5(i 1 Ю
» 21 décembre 185»i 1 li
» 25 janvier 1857 1 18
» 9 mars 1857 1j1
A son frère Michel : l"-- mars 1858 152
» 31 mai 1858 .155
» 19 juillet 1858 ...... bVJ
A M. E... : 12 décembre 1H58 161
A son frère Michel : И avril 1859 163
» 9 mai 1859 165
p 19 septembre 18.59 169
Au baron Vran{;el : 22 septembre 1859 171
A son frère Michel : î"' octobre 1859 174
> 2 octobre 1859 П8
Au baron Vrangel : -i octobre 1859 179
A son frère Michel : 11 octobre 1859 181
» 20 octobre 1859 184
» 2.) octobre 1859 185
Au baron Vrangel : 31 octobre 1859 186
» novembre 1859 189
» 19 novembre 1850 191
AM»«Gh,.. : 14 mars 1860 193
» ■ 3 mai 1860 194
A son frère André : 6 jiiin 1862 19э
TABLE DES MATIERES
613
A N.-N. Strakhov
»
A son frère Michel
»
»
»
A M. Boborikiiie :
Au baron Vranij^el :
>
»
»
A N.-N. Strakhov ;
Au baron Vrangel
»
A A.-N. Maïkov
»
»
»
>
A N.-N. Strakhov
»
»
»
A A.-N. Maïkov
»
A N.-N. Strakhov
A A.-N. Maïkov
A N.-N. Strakhov
>,
A A.-N. Maïkov
A N.-N. Strakhov
26 juin 1862 198
18/30 septembre 1863 .... 201
19 novembre 1863 205
9 février 1864 207
29 février 1864 209
2 avril 1864 211
5 avril 1864 214
9 avril 1864 217
13 avril 1861 '-2-^3
14 avril 1864 . 229
14 avril 1864 230
31 mars 1865 232
5 septembre 186Г) . 240
22 septembre l8tV'. . 242
28 septembre .... 244
8 novembre 1 • 246
ISm 247
18 février 1866 . 248
9 mai 1866 . . -'52
: 6/28 août 1867 .. . -'54
15 septembre 1867 . . -67
9/21 octobre 1867 270
9/21 avril 1868. . . 274
18,30 mai 1868. . . :i76
10 22 juin 1868 279
19 juillet-2 août 1868 284
7 octobre 1868 287
11/23 décembre 1868 .... 294
12/24 décembre 1868 301
26 février 1869 30 i
18/30 mars 1869 316
6/18 avril 1869 321
29 avril-11 mai 1869 .... 325
17 août 1869 326
17/29 septembre 1869 . . . . 329
16 28 octobre 1869 335
27 octobre 1869 341
23 novembre 1869 349
7/19 décembre 1869 352
: 10/22 janvier 1870 355
; 12/24 février 1870 356
: 26 février- 10 mars 1870 ... 361
24 mars 1870 366
25 mars 1870 371
28 mai 1870 377
614
тлпг I тч M\Tii:nES
Л л.-л. >"*'ir.iKiiov : 1 1 jum i?3/" ... 381
> 9 oclobrc 1870 . . лил
» 1 déc«'mbrf 1К7«) :tH6
Л Л.-N M;u!.r,v 1Г)/27 décembre 1870 :VM)
'.<> décembre 1870 . 596
» 18 janvier 1871 . lOO
» 2Г» janvier 1871 . iOI
A N.-N. Strakhov : 1 0/2 2 février 1871 106
Л Л.-N. Maïkov : 25 février 1871 110
2/l< mare 1871 112
A N.-N. Slr.ikh )v : 18/30 mars 1871 . . 116
A A.-N. .Muïkov : 19 mars 1871 ... . И9
> 19 mars 1871 IJO
» 1/13 avril 1871 122
> 5/17 avril 1871 124
» 21 avril 1871 . 125
A N.-N. Strakhov : 23 avril 1871 127
A V.-J. Goiibino : S mai 1871 i'M
Л N.-N. .Strakhov : 18/30 mai 1871 4'Л'2
A S.-l). lanovsky : -4 février 1872 1;Ю
A M«- X... : 9 avril 1876 139
A M. Kovner : Il février 1877 113
A M"" Guérassimov : 7 mars 1877 110
A A. Tch. : 16 avril 1877 H9
A M»« O.-A. Antipov : 21 avril 1877 150
A G.-A. MuUer: 21 septembre 1877 451
A M»«L.-A.-N...: 17 décembre 1877 452
A N.-L. Ozimidov : février 1878 453
A M«e L.-A.-N... : 28 février 1878 455
A V.-V. Mikhaïlov: 16 mars 1878 456
Au général Radetzky : 16 avril 1878 458
Aux Étudiants de Moscou: 18 avril 1878 460
A M-"" N.-N... : 8 mai 1878 465
A M— X...: 11 juillet 1879 466
A V.-V. Samoïlov : 17 décembre 1879 468
A une auditrice des Cours supérieurs: 15 janvier 1880. 469
A M"« N.-N... : 11 avril 1880 470
A M. L.-N.-X... : 18 août 1880 473
A O.-T. Miller : 26 août 1880 474
A I.-S. Aksakov : 28 août 1880 475
» 4 novembre 1880 477
> 3 décembre 1880 479
» 18 décembre 1880 483
Au Df Blagonravov : 19 décembre 1880 484
TABLE DES MATIÈRES 615
APPENDICE
Requête à l'Empereur 487
Voyage à l'étranger 190-566
Au lieu d'avant-propos 490
I. — Vax wagon 496
II. — Et complètement superllu 501
III, — Qui n'est passuperllu pourlesvoyagcurs. 518
IV.— Baal 521
V. — Essai sur la bourgeoisie 533
VI. — Suite du précédent 544
VII.— « Bribri » et « Ma biche » 556
Notes du Carnet *^67
La Revue « Vrémia % 1861. Avertissement de l'éditeur. 573
» 1862. » 579
» 1863. » 584
La Revue € l'Époque » 1865. » 592
Un épisode do la vie de Dostoïevski 591»
Index alphabétique des noms cités 607
'Л
Mayenne, Imprimerie Сн. COLIN
y
) -^
/
^>S^-L
г
л
У
Л
^
•^
V
-4jf>
ML
or»
•t3
• CD
•— •{» a о
»-3 П П Q
P «-» 3 M
s • en л* 00
и I »2 <4 ^
H ai о ^ Ak
pi • в ^
et- W & (^ ее
H* H» jto cr
О Ф es Ф
D В О a
№ Ф о
wm^^M
m
\
\
\\
^^;-.